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Full text of "Montesquieu; ses idées et ses œuvres d'après les papiers de La Brède"

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MONTESQUIEU 



UOdLOUMIERS 
Imprimeria P*ul Bbod* 



H. BARCKHAUSEN 

Correspondant de l'Instiiui 



MONTESQUIEU 

SES IDÉES ET SES ŒUVRES 
D'APRÈS LES PAPIERS DE LA BRÉDE 



PARIS 
LIBRAIRIE HACHETTE ET C" 

19, BOULEVARD SAiNT-CERMAlN, '79 

1907 



•v 









1^ 



Nous réunissons dans ce volume les préfaces 
que nous avons eu l'occasion de rédiger pour les 
œuvres de Montesquieu, après que les descendants 
du grand homme eurent résolu de donner généreu- 
sement au public ceux de ses écrits qui n'avaient 
pas encore été imprimés, mais qu'ils conservaient 
pieusement au Château de La Brède. 

A ces préfaces, nous joignons quelques articles 
qui les complètent, et qui ont déjà paru dans 
certaines revues de Paris ou de Bordeaux. 

Le tout est précédé d'une étude inédite, où nous 
avons essayé de résumer les théories politiques et 
morales de l'auteur de V Esprit des Lois. 

Obligés de faire des citations et des renvois très 
nombreux, nous avons adopté, pour indiquer les 
principaux ouvrages que nous avons utilisés, une 
série d'abréviations, dont voici le tableau : 

OE. C. : Œuvres complètes de Montesquieu^ édition d^Édouard 
Laboulaye, 1 volumes (Paris, 1875-1879). 



194175 



VI PREFACE. 

L. P. : Lettres Persanes^ édition Laboulaye [(M. C, t. I<^^). 
L. P. Ex. : Lettres Persanes^ édition publiée par Tlmprimerie 

nationale pour l'Exposition de 1900 (Paris, 1897). 
C. R. : Considérations sur les Causes de la Grandeur des 

Romains et de leur Décadence, édition Laboulaye (OË. Ç., 

t, II). 
C. il. Ex. : Considérations sur les Causes..., édition publiée 

par l'Imprimerie nationale pour l'Exposition de 1900 

(Paris, 1900). 
E. L. : De C Esprit des Lois, édition Laboulaye (OË. G., t. III 

à VI). 
E. L. B. : Montesquieu, V- « Esprit des Lois » et les Archives 

de La Brède, par H. Barckhausen (Bordeaux, 1904). 
M. : Mélanges inédits de Montesquieu, publiés par le baron 

de Montesquieu (Bordeaux, 1892). 
V. : Voyages de Montesquieu, publiés par le baron Albert de 

Montesquieu, 2 vol. (Bordeaux, 1894-1896). 
P. : Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, publiés par 

le baron Gaston de Montesquieu, 2 vol. (Bordeaux, 

1899-1901). 

Nous désignerons dans nos noies : les livres des 
ouvrages cités, par des chiffres romains; les cha- 
pitres, par des chiffres ordinaires ; et les alinéas des 
chapitres, par des chiffres mis entre parenthèses. 



MONTESQUIEU 



PREMIERE PARTIE 



DES IDÉES DE MONTESQUIEU 



Ce qu'une étude approfondie des œuvres de Mon- 
tesquieu y révèle de plus admirable peut-être est la 
cohésion des idées morales et politiques de l'Auteur : 
Tùnité en est parfaite sur tous les points fondamentaux. 
Nous allons essayer de le démontrer dans un exposé 
général. Il a pour objet d'établir que toutes les théories 
du grand philosophe se rattachent à une certaine 
notion de l'Homme considéré dans ses aspirations et 
dans sa puissance, ou plutôt dans sa faiblesse * ! 

L'ordre que nous allons suivre n'est pas celui de 
VEsprit des Lois, Nous ne cherchons point, en effet, à 
mettre en lumière la conclusion de ce livre unique ; à 

4. Dans une note sur la fin de Montesquieu {(E. C, t. VII, 
p. 436), il est rapporté que le curé de Saint-Sulpice dit au mori- 
bond : « Monsieur, vous comprenez mieux qu'un autre combien 
Dieu est grand. >» Le grand homme aurait répondu : • Oui, Mon- 
sieur, et combien les hommes sont petits. » Ces derniers mots 
pourraient servir d'épigraphe à ce volume. 

1 



2 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

montrer la fln commune et suprême des législations les 
plus dissemblables. C'est la série des principes de 
l'Éthique individuelle et sociale, tels que le Maître les a 
compris, que nous passerons méthodiquement en revue. 
Nous ferons ce qu'il n'a pas voulu faire lui-même. Il 
s'en est expliqué formellement au début de son chef- 
d'œuvre ^ 

Dans Y Esprit des Lois, du re.ste, il n'a traité qu'inci- 
demment des idées premières sur lesquelles repose la 
Morale proprement dite. Pour connaître ses opinions 
en ces matières essentielles, il faut s'adresser à ses autres 
ouvrages. On consultera surtout les Lettres Persanes, 
ce grand petit livre, qu'on doit se garder de lire en 
collégien et de juger en vieille fille. Mais des rensei- 
gnements capitaux se trouvent aussi dans les écrits de 
Montesquieu publiés dépuis une douzaine d'années. 
Nous citerons spécialement les deux volumes de ses 
Pensées et Fragments inédits'^. Seulement l'emploi de 
ces nouveaux documents ne laisse point que d'être 
délicat. Les opinions que l'on peut y relever n'ont été 
recueillies par l'auteui* que pour lui-même, et non 
point pour les autres. Bon nombre d'entre elles 
n'expriment qu'une saillie, une hypothèse ou un para- 
doxe à revoir quant à la forme ou quant au fond^ 
L'oublier serait méconnaître les règles les plus certaines 
d'une critique prudente et loyale. 

1. E. L., I, 3 (16j. 

2. Pensées et Fragments inédits..., publiés par le baron Gaston 
de Montesquieu, à Bordeaux, chez G. Gounouilhou (1899-1901). 

3. P., t. I, p. 3, n° 3 : « Je me garderai bien de répondre de 
toutes les pensées qui sont ici. » 



CHAPITRE I 
GÉNIE DE MONTESQUIEU 

Les savants qui cultivent les sciences mathématiques 
et physiques, et même les naturelles, s'attachent à 
dégager les rapports généraux et constants qui exis- 
tent entre des idées, des choses ou des êtres, sans y 
mêler aucun élément personnel. 

Il en est tout autrement pour les études morales et 
politiques. Les règles de conduite que les philosophes 
proposent aux individus et aux sociétés ne sont pas la 
constatation pure et simple de certains phénomènes, 
mais Taffirmation de ce qui pourrait et devrait être. 
Elles s'inspirent d'un idéal qu'il n'est pas possible 
d'induire rigoureusement de quelque fait que ce soit. 
La fin des choses échappe à notre observation courte. 
Des esprits médiocres tranchent sans doute les pro- 
blèmes de cet ordre avec un aplomb qu'expliquent la 
simplicité de leur intelligence, l'étroitesse de leur cœur 
ou l'alanguissément de leur énergie. Mais les hommes 
de génie n'abordent qu'en frémissant des questions 
que l'expérience ne saurait résoudre, non plus que la 
logiques 

U L. P*, 83 (1). 



• <<aâ 



4 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Nées des sentiments les plus mystérieux de notre 
âme *, nos convictions sur ces sujets sont déterminées 
par notre nature propre, se développant dans un milieu 
plus ou moins favorable. L'auteur d'un système 
d'Ethique quelconque y met, sciemment ou non, beau- 
coup de lui-même. Aussi, afin de mieux pénétrer la 
doctrine de Montesquieu, exposerons-nous d'abord ses 
aptitudes natives et les influences qu'il a pu subir. 



I 



Les traits qui caractérisent le génie du grand écri- 
vain semblent être un esprit très étendu et synthé- 
tique, une bienveillance générale et vraie, et une acti- 
vité infatigable et féconde. 

Son intelligence n'était pas de celles qui se vouent à 
l'étude de quelques notions abstraites, strictement 
définies, qu'elles analysent en détail pour en rapprocher 
tous les éléments et pour en saisir les rapports positifs 
et négatifs. Il aimait à contempler de vastes champs 
d'étude aux horizons reculés ou perdus ^ les séries iné- 
puisables des phénomènes naturels et des événements 
historiques, les révolutions du Monde pour en saisir la 
chaîne. Avant d'entreprendre son traité sur VL'sprii 
des Lois de tous les peuples, il songea à composer une 
Histoire de la Terre ancienne et moderne ^ 

Sollicité par des perspectives infinies, Montesquieu 
déployait la faculté qu'il disait être « la... principale de 

1. A/., p. 145 ; « Ce n'est pas l'esprit qui fait les opinions; c'est 
le cœur. » 

2. OE, C.j t. VII, p. 120 : « ... notre âme fuit les bornes. • 

3. CE. C.y t. VU, p. 24. 



1 



GÉNIE DE MONTESQUIEU. 5 

rame * » : il se livrait à des rapprochements aussi 
variés que lumineux, et s'élevait à des conceptions de 
plus en plus générales et hautes. C'est à découvrir les 
sommets qu'il s'attachait vraiment. Quant à tracer 
minutieusement les limites respectives des bases, il 
s'en inquiétait beaucoup moins. Dans une Lettre Per- 
sane^ il est question des hommes d'esprit dont la vue 
« se porte toujours loin », et parfois «à de trop 
grandes distances » ^. Peut-être est-il permis déclasser 
le grand homme lui-même parmi les intelligences 
quelque peu presbytes. 

Ne nous étonnons donc point qu'il n'eût pour les 
mathématiques qu'un goût médiocre. Mais ne le 
regrettons pas trop. Rien n'est dangereux comme de 
porter dans les études morales et politiques les méthodes 
et les habitudes des mathématiciens. On finit toujours 
par céder à la tentation d'imposer aux problèmes une 
précision factice et trompeuse et de leur supposer une 
constance impossible. Nous ne parlons pas delà manie 
d'y introduire des considérations étrangères, empruntées 
à des théories arithmétiques ou géométriques ; de fixer, 
par exemple, la population d'un état, comme le faisait 
Platon, à raison de la divisibilité du nombre o 040 ^ 

Montesquieu n'était guère moins éminent parle cœur 
que par l'esprit. 

Cet éloge surprendra peut-être les lecteurs de ses 
écrits romanesques. Mais il ne faut pas confondre la 
sensibilité aux fins voluptueuses et, par suite, égoïstes, 
qui échauffe l'imagination, avec cette autre qui pénètre 
une existence et la consacre au service du Genre 

\. M,, p. 131. 

2. L. P., 145 (5). 

3. Les Loisy V, 8. 



DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

Celle-ci ne s'épanche point en fictions d'une 
e attendrissante. 

les œuvres qu'il a publiées lui-même, la ten- 
ùme de l'auteur se laisse deviner à quelques 
: elle n'était pas muette, quoique bien concise, 
■t, du reste, elle ne s'est étalée. L'expression la 
; s'en trouve môme dans les endroits où l'on 
hercher le moins. Voici une dissertation sur 
es qui peuvent nourrir les hommes. Il y est 
s années de disette. Elles inspirent au philo- 
:te réflexion incidente,: « ces années si tristes 
pauvres, et mille fois plus encore pour les 
lez un peuple chrétien ' n. Quel texte admirable 
sermon I 

lous découvrons surtout des témoignages de 
lue dans les recueils intimes de réflexions dont 
|ue envieuse a tenté parfois d'exploiter quelques 
ntrc notre publiciste. C'est au tome l" de ses 
nanuscrites qu'on peut lire : » Je n'ai jamais 
■ de larmes sans en être attendri ^ » ; ou bien : 
plaindre les gens malheureux, même ceux qui 
,é de l'être, quand ce ne serait que parce qu'ils 
16 de l'être ' )). Là aussi se développe cette hic- 
e sentiments si caractéristique : i( Si je savais 
;hose qui me fût utile, et qui fiit préjudiciable 
mille, je la rejetterais de mon esprit. Si je 
aelque chose utile à ma famille, et qui ne le 
à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je 
lelque chose utile à ma patrie, et qui fût pré- 
e à l'Europe, on bien qui fût utile à l'Europe et 



GÉNIE DE MONTESQUIEU. 7 

préjudiciable au Genre humain, je la regarderais comme 
un crime* ». Notons que, dans un ouvrage où elle 
était insérée, cette gradation était précédée d'une for- 
mule plus générale encore : « Je croyais que les 

hommes devaient étendre leur bienveillance sur 

toutes les créatures qui peuvent connaître, et qui sont 
capables d'aimer ^ ». On peut dire que la sensibilité 
universelle de Montesquieu était comme une émanation 
de sa vaste intelligence. Elle dut être pour beaucoup 
dans le parti qu'il finit par prendre de réserver aux 
études morales et politiques son activité puissante : 
celle-ci s'humanisait de la sorte. ' 

Lorsqu'on feuillette ce qu'il reste des paquets de 
fiches, des cahiers, des gros volumes d'extraits, qui ont 
servi à la composition del'jÉ'spn^ de% Lou^ on est stu- 
péfait du travail auquel s'est livré l'auteur. Ce n'était 
pasli des manuels qu'il demandait ses notions de droit, 
d'histoire ou d'économie sociale. Autant que possible, 
il travaillait sur les sources. Godes de lois indigestes, 
fastidieuses annales ou récits monotones de voyages, 
notre philosophe s'attaquait à tout résolument. Et ses 
lectures n'étaient pas de ces lectures rapides qui 
suffisent à une curiosité banale. Poursuivant toujours 
la découverte de quelque principe supérieur, il trans- 
crivait ou faisait transcrire, à fur et mesure, dans une 
série de registres, les passages oii il croyait entrevoir 
l'application d'une règle ou la raison d'être d'une 
exception. D'autres fois, il notait ses remarques sur 
des bulletins volants, qu'il groupait ensuite pour 
rédiger un livre ou un chapitre de son grand ouvrage. 



1. P., 1. 1, p. 15, nMÎ. 

2. il/., p. 80. 



DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

:squieu ne se borna point, d'ailleurs, aux ren 
cnts que pouvaient lui fournir les bibliothèque; 
riches : celles de Lu Brède, d'abord ; puis celles 
sédaient ou couservaient ses amis, tels qui 
nt père Oesmolcts, qu'il a peut-être visé dan 
re Persane'. Il voulut voir les principaux pay 
'ope, poiir connaître leurs habitants, leur 
ons et leurs richesses agricoles, commerciale 
trielles. 11 voulut aussi s'entretenir avec le 
hommes contemporains qui avaient pris paH 
ires publiques, comme mmistres, guerriers o» 
tes. De là, les voyages coûteux et fatigants, 
rs plus ou moins longs qu'il iit en Allemagne, 
î, en Angleterre, ou ailleurs. Tout ce qui h 

devenait le sujet de notes substantielles, donl 
,ie seulement nous a été conservée. 
't qu'exigea la réunion de documents si variés 
ibreux était d'auiant plus considérable que le 
lubliciste était menacé de perdre la vue cl 

recourir sans cesse aux yeux des autres. Et 
la fatigue physique qu'il s'imposait, auprès de 
)n continue de son intelligence? Embrasser 
I des peuples de tous les pays et de tous les 

découvrir la raison d'être des institutions 
X plus exceptionnelles ; rapporter à une notion 
it dominante des milliers de règles diverses ou 
mtradictoires en apparence; mettre en séries 
Tioins voisines des observations de tout ordre; 
l'influence respective, directe ou indirecte, des 
icteurs de la vie sociale ; telle fut l'œuvre pro- 

qu'entreprit l'auteur de l'Esprit des Lois, et 



GÉNIE DE MONTESQUIEU. ' 9 

qu'il sut mener à terme en vingt ou plutôt en qua- 
rante ans dclabeiir. 

Pour soutenir un pareil effort, il fallait qu'il eût une 
conviction profonde de l'importance des vérités qu'il 
enseignait, mais surtout un désir ardent de servir 
r Humanité, qu'il cherchait à éclairer par son livre'. 



11 

Quelle que soit la part légitime et large qu'on fasse 
à la personnalité des grands hommes, on ne saurait 
méconnaitre l'action qu'exercent sur eux les conditions 
où ils naissent et grandissent. Le développement de 
leurs facultés est toujours aidé ou gêné par diverses 
influences : telles que celles de leur pays natal, des 
milieux économiques où ils vivent, de leur famille, des 
ressources morales et intellectuelles dont ils disposent, 
et des grands événements auxquels ils assistent. Mon- 
tesquieu n'a pas échappé à la règle commune, dont 
l'application semble avoir, d'ailleurs, plutôt favorisé 
l'essor normal de son. génie, 

It n'est guère de contrée dont le climat et te sol ins- 
pirent des sentiments modérés plus que le Pays Bor- 
delais, où notre philosophe vit le jour. 

Le climat y est tempéré généralement. A peine 
souflre-t-on de froids vifs pendant quelques jours en 
hiver et de chaleurs fortes pendant quelques semaines 
en été. De plus, l'atmosphère, légèrement hum 
exerce une inlluence quelque peuamollisanlc. 

Quant au sol, il s'étend en plaine ondulée au su 
Bordeaux et à l'ouest de la Garonne. Les moindres 

1. E. L., Préface (11}; cf. P., t. 1, p. 104, n« 206. 



10 ' DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

valions y permettent d'apercevoir des horizons circii 
li ne dérobent rien ou presque rien de la 
î9te. Elle se déploie dans son intégrité au 

la tête du spectateur. 

\, dès son plus jeune âge, à contempler libre- 

ôme immense d'air et de lumièrerMontesquieu 
en traversant les Alpes, h Depuis Trente et 
ant (écrivait^il) jusqu'à Munich, on marche 
entre deux montagnes : on ne voit jamais 

it morceau du Ciel, et on est au désespoir de 

durer si longtemps' ». Il avait, pendant ce 
\ nostalgie des vignobles, des champs et des 

cette Guyenne où le firmament se laisse voir 
r. Mois là rien ne trompe l'Homme sur les pro ■ 
reritables des choses, et rien ne suscite en lui 

titanesques. Quand le philosophe s'y prend à 

notre pauvre globe à la coupole qui l'entoure 
iomine de si haut, il ne peut s'empêcher de 
r humblement ; « On entend toujours dire : 
t la Terre ; c'est comme qui dirait : Le Ciel et 

:rre n'est rien, que peuvent être les hommes? 
■e d'exalter ces vermisseaux qui rampent, par 
de millions, sur un point de l'Univers', 
parence de prétention venant de leur part 

rite presque les esprits judicieux. Il faut une 
bienveillante pour se contenter d'en sourire. 

cherche pas ailleurs l'origine de l'ironie que 
t tant de pages des Lettres Pcj'sonesetcertains 

de V Esprit des Lois. 



GENIE DE MONTESQUIEU. Il 

Né en Guyenne, Montesquieu y habita surtout La 
Brède et Bordeaux. 

À La Brède, il passa ses premières et plus tard de 
nombreuses années. Les séjours qu'il y fit, au milieu 
des prés et des bois, expliquent bien des détails litté- 
raires dans son œuvre. Mais ce ne fut point en rimeur 
d'églogues qu'il vécut à la campagne. Grand proprié- 
taire, il améliora ses domaines et sut les exploiter 
avantageusement. L'observation directe des faits Itii 
révéla ainsi le rôle politique et social de Tagriculture et 
des agriculteurs. Lorsqu'il mettait en lumière les 
rapports intimes qui existent entre les lois des peuples 
et le sol qu'ils habitent, ce n'était pas de ses lectures 
seulement qu'il se souvenait. Telles de ses remarques 
sur les sentiments et sur les mœurs des paysans 
révèlent l'homme qui les a pratiqués de près et long- 
temps. Il n'appartenait pas à la classe dangereuse des 
économistes de cabinet. 

Son point de vue s'élargit naturellement quand il 
vint s'établir comme magistrat dans la capitale de la 
province. 

Bordeaux, où il conserva une demeure alors même 
qu'il n'y remplit plus de fonctions, l'instruisit sur le 
commerce. On peut même croire que sa manière 
d'envisager cette source de richesses, surtout en tant 
qu'internationale*, tint au spectacle qu'il eut sous les 
yeux dans un grand port maritime. Sans être taxée de 
présomption, la Garonne, avec ses quais et ses navires, 
peut réclamer une part dans un ou deux livres de 
\ Esprit des Lois ^, 
En revanche, ailleurs qu'à Bordeaux, et dans un 

K E. L., XXI, (3). 
2. E. I., XX et XXI. 



12 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

milieu économique différent, notre philosophe eût peu 
être accordé plus d'attention à Tindustrie. Celle-d 
n'avait pas encore, il est vrai, pris en Europe la pla 
qu'elle occupe de nos jours. Probablement même, Mo 
tesquieu eût été frappé des inconvénients moraux 
politiques, autant que des avantages de ses progrès m 
veilleux. Il s'en tenait aux idées anciennes. A mesu 
qu'il se détache du sol, l'Homme perd de son énergi 
tout comme le Titan de la Fable ^ 

Si l'auteur des Lettres Pei^anes naquit en Guyen 
et y séjourna de longues années, ce fut par suite d 
attaches que sa famillle avait dans la province. 

Par son père, il descendait des Secondats, dont i 
lignée était noble, sinon illustre, depuis quatre ou cinll 
générations pour le moins*. Elle avait rempli des fonc 

1. E. /.., XIV, 6. 

2. On conserve aux archives du Château de La Brède un cahier 
sur lequel un copiste a transcrit quelques fragments ébauchés 
d'un Mémoire de ma Vie que Montesquieu avait voulu composer 
pour son petit-fils. Il n'y est pas question de l'auteur, mais seii 
lement d'une dizaine de personnes de sa famille paternelle, 
spécialement de son père. Le Mémoire débute en ces termes : 

« Quoique ce soit commencer par une très sotte chose que et. 
commencer par sa généalogie, il est bon pourtant que je vous 
donne quelque connaissance de vos pères. Ce n'est pas que je: 
puisse vous en donner beaucoup, parce que les litres de notre, 
famille fur<?nt enlevés pendant les troubles, comme il paraît pat 
un procès-verbal ou information de l'an... » 

Au cahier dont nous parlons est joint un feuillet sur lequel 
notre philosophe avait d'abord écrit lui-même : « Je vais fait^e 
et mit ensuite : « Je vais commencer pcn' une sotte chose : c'est 
ma généalogie. Ala crainte est de la faire sottement. — Mon 
père.... — Mon oncle fut [l'héritier du] président à mortier au 
Parlement de Bordeaux, et c'est lui qui, en me faisant son héri- 
tier, me fit président. •» 

Les onze premiers mots de cette note ont été transcrits avec 
un léger changement, dans le tome II des Pensées manuscrites 
de Montesquieu, où rien ne les rattache à ce qui précède, nia 
ce qui suit; de sorte qu'on n'en saisit guère le sens. 






r 

I GÉNIE DE MONTESQUIEU. 13 

Ife-ons militaires et civiles assez importantes, notamment 
au Parlement de Bordeaux. Du côté maternel, Montes- 
q uieu comptait des ancêtres parmi les seigneurs féodaux 
de la région. Il est donc fort naturel qu'il fût disposé à 
apprécier favorablement le rôle qu'ont joué, en* France, 
la noblesse et la magistrature. Toutefois, on se mon- 
trerait très injuste envers lui, si l'on expliquait par sa 
naissance les jugements qu'il a portés à cet égard. 
Laissons les petites âmes ravaler les grands esprits en 
attribuant leurs opinions à des motifs personnels et 
mesquins I Les^passages de V Esprit des Lois les plus cri- 
tiqués à ce point de vue ne sont qu'une application 
logique des principes les plus généraux de l'auteur. Si 
l'on veut savoir à quel point il s'affranchissait des pré- 
jugés de sa caste, on n'a qu'à lire, au chapitre De la 
Constitution d'Angleterre^ ce qu'il a écrit sur l'organi- 
sation la meilleure de la puissance de juger. Qui devi- 
nerait que la suppression d' (( un sénat permanent » est 
préconisée par un président à mortier d'une cour sou- 
veraine ' ? 

Passons maintenant aux influences d'un ordre 
purement spirituel. 

• Après avoir embrassé la Réforme au xvi* siècle, les 
Secondais étaient rentrés dans le giron de l'Eglise 
romaine. Aussi Montesquieu fut-il élevé au Collège de 
Juilly, par des reUgieux, et y reçut l'instruction d'usage 
dans les établissements semblables. Il n'en professa 
pas moins toujours une grande tolérance, et même il 
épousa une calviniste. Cette union ne paraît pas, 
d'ailleurs, avoir altéré sa manière de comprendre la 
Religion. Il ne goûtait guère les efforts particuliers des 

1. E. L., XI, 6 (13). 



14 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

fidèles pour se faire eux-mêmes leurs croyances 
Quelque part, il loue la prudence du Sénat de Rome 
qui s'était réservé le droit de communiquer les Livre 
sibyllins*. Peut-être eût-il approuvé qu'on appliqua 
à la Bible un régime analogue^. En tout cas, il voyai 
surtout dans la Religion une institution sociale, do 
l'Autorité devait prévenir les abps discrètement. 
peut même dire qu'il garda toujours un fond de sen 
timents catholiques. Ce qui l'attachait à l'Eglise n'étai 
pas la théologie minutieusement arrêtée d'une sec 
chrétienne, non protestante, gardienne d'une traditio 
séculaire et revendiquant une infaillibité contestable ^^ 
Mais, en elle, il aimait une école féconde et glorieuse 
d'idéal et comme une source ancienne de bonté et de 
beauté *. Ajoutez qu'il y voyait encore, au point de vue 
politique, un lien entre sa patrie et les états dont il 
désirait Talliance pour elle". Ce mélange de conceptions 
pouvait être le résultat assez naturel d'une éducation 
ecclésiastique et classique à la fois. 

Lorsqu'il eut quitté le Collège, le futur auteur de 
V Esprit des Lois prit ses inscriptions d'étudiant en 
Droit civil et canonique à l'Université de Bordeaux. 
Tout comme au xvi^ siècle, on n'y « trouvait grand 
exercice^ » au xvni®. Rien ne permet d'attribuer aux 
professeurs, qui y dictaient ou n'y dictaient point de 
cours ^ le mérite d'avoir inspiré notre publiciste. On ne 



1. Œ. C, 1. 11, p. 361. 

2. M., p. 233. 

3. P., t. Il, p. 484, n° 2078. 

4. V., t. II, p. 224. 

5. F., t. II, p. 206. 

6. Rabelais, Pantagruel, II, 5. 

7. H. Barckhausen, Statuts et Règlements de Vancienne Univer- 
sité de BordeauXy pp. xxxix et xl; 



^ GÉNIE DE MONTESQUIEU. 15 



l 



ncontre dans ses œuvres aucune trace d'un ensei- 
gnement théorique fortement lié. La partie didactique 
et, par exemple, les divisions et les définitions en 
semblent avoir plutôt un caractère flottant. Peut-être 
n'est-ce là qu'un procédé de style. Il nous est difficile, 
néanmoins, de ne point y voir la conséquence d'une 
certaine manière 'de travailler. Montesquieu, avant de 
s'occuper d'affaires du Palais, nous paraît avoir étudié 
surtout le Droit dans les textes, en s'aidant de quelques 
commentaires. La seule gloire que puisse revendiquer 
l'Université de Bordeaux est de lui avoir délivré ses 
diplômes. 

L'Académie fondée^, en 1712, dans la même ville 
mérite une mention autrement élogieuse. Dans cette 
compagnie, où il entra à l'âge de 28 ans, notre philo* 
sophe prit le goût des sciences phy signes et naturelles. 
Elles faillirent même l'absorber entièrement. Lorsqu'il 
ne les cultiva guère plus, son esprit avait contracté 
déjà les excellentes habitudes qu'elles donnent ou 
peuvent donner. Il savait se rendre compte de la 
variété infinie des faits, manier les problèmes dont les 
éléments s'imposent, sans qu'on puisse les simplifier 
ou les compliquer à sa guise, enfin, discerner les con- 
ditions deà observations et des expériences rigou- 
reuses. Surtout il avait ap^is à ne pas confondre les 
recherches qui aboutissent à des solutions absolues, 
avec celles qui ne permettent d'atteindre que des 
vérités relatives ou des généralités plus ou moins pro- 
bables. Il s'était ainsi préparé excellemment aux plus 
hautes études morales et politiques. 

Mais quel que soit le profit qu'une intelligence excep- 
tionnelle sache retirer de la fréquentation des collèges, 
des universités et même des académies, il est une école 



16 DES IDRE3 DE MONTESQUIEU. j 

OÙ elle trouve encore à s'instruire : c'est celle de la vie 
Il n'est guère contestable que l'illustre publicist< 
dont nous nous occupons n'ait été impressionné tou 
particulièrement par les grands événements politique 
et sociaux dont il fut témoin de sa quinzième à s 
trente -troisième année. Les revers de Louis XIV pei 
dant la guerre do la Succession d'Espagne l'amenèrei 
à méditer sur les conditions vérilables de lagrandei 
des États. Quant aux bouleversements administratif: 
ilnanciers ou économiques auxquels il assista pendai 
la Régence, ils lui inspirèrent plus que de l'inquiétut 
sur la stabilité des institutions du pays. La constiti 
tion ancienne de la France n'était plus.qu'un souveniE 
Que saurait y substituer un gouvernement arbitraiii^ 
dont les caprices imposaient à la Nation une série dl 
changements improvisés et trop souvent ruineux) 
C'est on cri d'angoisse que cette phrase de Vk'spril da 
Lois : u Les fleuves courent se mêler dans la mer; les 
monarchies vont se perdre dans le despotisme 
A certains égards, on pourrait prétendre que l'œuvH 
capitale du Maître est aussi un Contv'Un. 



Si l'on veut bien ne pas oublier les pages qui pré- 
cèdent, en lisant celles qui vont suivre, on \ 
comment l'àmc d'un grand penseur pénètre ses théories i 
morales et politiques et s'épanche, s'épanouit en quel-' 
que sorte, dans la doctrine qu'il enseigne. On v 
retrouve ses qualités natives et acquises. 11 compoM 
son idéal, comme l'abeille fait son miel, de ce qu'ila 
en lui de meilleur; le marquant à l'empreinte de son 
intelligence, de sa bonté et de son énergie à la fois. 

l.E. t.,vin, i7(G). 



ï 



CHAPITRE II 



DE L'HOMME 



Discipliner Tactivité des Hommes est l'objet commun 
de la Morale et de la Politique. L'une et l'autre sup- 
posent donc la connaissance des mobiles qui nous 
poussent à agir, et. des forces dont nous pouvons dis- 
poser. Selon qu'il existe entre ces forces et ces mobiles 
un rapport plus ou moins parfait, les Hommes réa- 
lisent leur destinée idéale dans une mesure plus ou 
moins complète, 



I 

Eviter la souffrance et jouir d'un état de bien-être, 
tel est l'objet final de l'activité des Hommes. Ils le 
poursuivent inconsciemment et consciemment. Pour 
s'en rapprocher, ils obéissent, du reste, à des mobiles 
moins généraux et moins vagues, tels que l'instinct 
de la conservation, la sympathie pour d'autres êtres et 
l'attrait que certaines conceptions exercent sur leurs 
âmes. 

Montesquieu a bien reconnu que notre premier 
mobile, notre mobile par excellence était l'instinct de 

2 



18 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

la conservation, sur lequel il revient dans toutes S( 
œuvres . 

11 déclare expressémeut que les Hommes sont « faii 
pour se conserver )) *. 

D'après lui, c'est une loi générale : (( Tout le mon( 
sait et tout le monde sent que les Hommes, comi 
toutes les créatures, qui tendent à conserver leur êtr] 
aiment passionnément la vie^. » Aussi « la Nature 
lorsqu'on la fatigue et Tépuise, emploie-t-elle (( toui 
la force qui lui reste à se conserver )) ^. 

Le mot de conservation doit être entendu, d'ailleui 
dans un sens très large. H comprend, outre la poi 
suite de ce qui nous est nécessaire, celle des choses 
nous sont utiles. Dans un passage des Lettres Persani 
il est même dit que « le désir de la gloire n'est poil 
différent de cet instinct que toutes les créatures oj 
pour leur conservation. H semble que nous augmentoi 
notre . être lorsque nous pouvons le porter dans 
mémoire des autres »*. 

Signalons aussi qu*à la fin d'un chapitre des Consit 
rations sur la Grandeur des Romains^ notre philosophi 
en parlant du isuicide, a analysé puissamment jui 
qu'aux effets contradictoires, du moins en apparem 
de l'instinct dont il aimait à constater le rôle capital] 

(( L'amour propre, Tamour de notre conservation 
transforme en tant de manières et agit par des princip( 
si contraires, qu'il nous porte à sacrifier notre êti 
pour l'amour de notre être; et tel est le cas que non 
faisons de nous-mêmes que nous consentons à cess^j 

1. E. /.., XXIV, 11 (1). 

2. L. p., 143 (12). 

3. L. /*., 114(7). 

4. L. P., 89 (1). 



J 



I 

DE L'HOMME. 19 

de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que 
'iious nous aimons plus que notre vie même '. » 

Mais tout n'est pas égoïste dans notre activité. 

Et d'abord, elle est sollicitée fréquemment par des 
sentiments sympathiques, par Taffection que nous 
inspirent d'autres êtres, les êtres humains en parti- 
cnlier. L*auteur de V Esprit des Lois a noté ce phéno- 
mène quand il a dit que nou^ étions portés à nous 
grouper les uns avec les autres (( par le plaisir qu'un 
animal sent à l'approche d'un animal de son espèce » '*^. 
L'Homme aime naturellement. Et non seulement il 
aime, mais il cherche à aimer. Cette aspiration, ce 
besoin n'est rien de moins que la source de la vie col- 
lective et de ses manifestations si diverses. 
. Toutefois, nos sentiments sympathiques sont trop 
souvent contrariés, combattus par notre amour de 
nous-mêmes. Alors entre en ligne un troisième mobile. 
C'est grâce à lui que l'Homme est vraiment un être 
sociable. 

Montesquieu en a indiqué le rôle dans une des plus 
belles pages de ses œuvres : 

u Nous sommes, dit-il, entourés d'hommes plus forts 
que nous; ils peuvent nous nuire de mille manières 
différentes; les trois quarts du temps, ils peuvent le 
faire impunément. Quel repos pour nous de savoir 
qu'il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe 
intérieur qui combat en notre faveur et nous met à 
couvert de leurs entreprises ^ » 

Que peut être ce principe intérieur dont Montesquieu 
ne définit point ici la nature? N'est-il qu'un sentiment 

1. C. /?., 12 (25). 

2. E. L, I, 2 (7). 
3. 1. P., 83 (8). 






20 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

affectueux que nous inspirent des êtres plus ou moi] 
semblables à nous? ou bien a t-il un caractère pi 
abstrait et, pour ainsi dire, absolu? Dans son traité d^ 
Devoirs, qu'il n'acheva point, notre philosophe s'e 
exprimé moins vaguement, en critiquant le systèr 
de Hobbes. Celui-ci, y est-il dit, « m'avertit de 
défier généralement de tous les hommes, et non seu 
ment de tous les hommes, mais aussi de tous les êtr 
qui sont supérieurs au mien : car il me dit que 
Justice n'est rien en elle-même, qu'elle n'est auè 
chose que ce que les lois des Empires ordonhent 
défendent J'en suis fâché : car, étant obligé de vivfl 
avec les hommes, j'aurais été très aise qu'il y eût dam 
leur cœur un principe intérieur qui me rassurât contre 
eux, et, n'étant pas sûr qu'il n'y ait dans la nature 
d'autres êtres plus puissants que moi, j'aurais biea 
voulu qu'ils eussent une règle de justice qui les empf 
chat de me nuire. » Plus loin, l'auteur dit encore des 
Hommes : « S'ils établissent les sociétés, c'est par un 
principe de justice. Ils l'avaient donc ^ » 

On voit que le mobile dont il s'agit ici est d'un ordrf 
nouveau et transcendant, qu; suscite en nous comme 
des élans métaphysiques. 11 rentre dans cet ensemble 
de préférences purement spéculatives qui produisent 
des effets si considérables dans la vie politique comme 
dans la vie morale ou religieuse. Montesquieu, en fin 
psychologue qu'il était, ne les a pas méconnus. Au 
chapitre vi du livre XI de V Esprit des Lois nous lisons: 
« Il est dans la manière de penser des Hommes que 
l'on fasse plus de cas du courage que de la timidité, de 
l'activité que de la prudence, de la force que des'con 

1. P., t. I, pp. 395 et 397. 



J 



DE l'homme. 21 



seils '. » Et, plus loin, dans Je livre XXV, chapitre iv : 
c< Par la nature de Tentendement humain, nous aimons, 
en fait de religion, tout ce qui suppose un effort, 
comme, en matière de morale, nous aimons spéculati- 
vement tout ce qui porte le caractère de la sévérité '. » 
I>e ces deux observations voisines, par une générali- 
sation toute naturelle, on s'élève à la notion de lattraît 
qu'exerce sur nous toute manifestation intense, supé- 
rieure, de l'Être* Il n'est point de phénomène qu'il 
importe plus de constater pour l'intelligence des pro- 
blèmes de rÉthique, et de l'Esthétique aussi (soit dit 
en passant). 



II 



Les mobiles que nous venons d'indiquer provoquent 
l'activité de notre âme, la mise en œuvre des énergies 
dont elle est douée. 

D'après notre philosophe, cette activité tend à se 
déployer sans cesse : « L'âme, dit-il, est une ouvrière 
éternelle » ; « elle souffre quand elle n'est pas 
occupée » ^. Agir en vue d'une fin précise est môme la 
condition du bonheur dont les Hommes peuvent jouir. 
« Pour être heureux,^ il faut avoir un objet, parce que 
c'est le moyen de donner de la vie à nos actions *. » Et 
Tobservation n'est pas moins exacte pour les personnes 
retirées du monde que pour les autres. « Si quelques 
Chartreux sont heureux, ce n'est pas sûrement parce 

\. E.L.,Xl, 6 (63). 

2. E, L., XXV, 4 (7). — Cf. XV, 13 (2) et 15 (2), et surtout XXVF, 
14(10). 

3. P., t. 1, pp. 290 et 285. 

4. P., t. I, p. 284. 



■u 



^, 



V- 



22 DES TDÉES DE MONTESQUIEU. 

qu'ils sont tranquilles; c^st parce que leur âme es^ 
mise en activité par de grandes vérités K » On verr; 
plus loin la relation intime de cette conception di 
Bonheur avec l'idée que Montesquieu se faisait d 
Bien. 

Un caractère de l'activité humaine dont il s'inquia 
tait tout particulièrement était la liberté. Il croyait ei 
elle, sans en ignorer les limites. « L'âme, dit il, ei 
l'ouvrière de sa détermination^ ». Aussi rejetait-il h 
systèmes théologiques ou philosophiques qïii nient 1( 
libre- arbitre, et qui nous « soulagent de toute h 
morale » ^. Il s'efforçait même de concilier ses con\àc-i 
tions à cet égard avec les théories sur la grâce et sur 
la prescience de Dieu qu'on leur oppose spécieusement. 
Le fatalisme, inavoué de certaines sectes chrétiennes 
ne lui allait guère mieux que le fatalisme brutal des 
Mahométans *. 

Nous ne nous en étonnons point. Le déterminisme 
peut bien satisfaire les gens qui se bornent à manier 
des idées, des mots ou des choses, il consterne les 
hommes qui ont charge de disposer du sort de leurs 
semblables, comme magistrats surtout. Ne réduit-il 
pas, en effet, leurs fonctions à n'être qu'une comédie 
plus ou moins tragique, qui même serait odieuse si les 
acteurs en étaient autre chose que des automates incon- 
scienls? Du reste, à tort ou à raison, Montesquieu ne 
voyait dans le libre-arbitre qu'une conséquence de la 
médiocrité de notre nature : (( La liberté, dit-il, est en 
nous une imperfection : nous sommes hbres et incer- 



1. P., 1. 1, p. 286. 

2. L. P., 69 (7); cf. E. L., I, 1 (10). 

3. P., t. I, p. 39o. 

4. L. />., 69, et P., t. 1, p. 453, et t. II, p. 519, n" 2i7o. 



.fl 



DE L'HOMME. 33 

tains, parce que nous ne savons pas certainement ce 
qui nous est le plus convenable '. )» 

Jamais grond penseur ne fut, du reste, moins enclin 
à glorifier noire pauvre espèce. Nulle part, il n'avait 
rencontré dans la vie l'homme qui est parfait, serait-ce 
au moment de sa naissance, ni dans l'histoire le 
Genre humain qui mérite un culte religieux. Lorsqu'il 
considérait v la chaîne des créatures », il se déclarait 
prêt à parier « 400 millions conlre un » que nous no 
faisons point « le dernier chaînon "^. Imbu des 
méthodes vraiment scientifiques, il s'humiliait en toute 
sincérité, lui et ses semblables '. Toujours, il prêcha la 
modestie. Il professait que " l'humilité chrétienne 
n'est pas moins un dogme de philosophie que de reli- 
gion » '. Même il ajoutait qu' « il y a ordinairement si 
peu de différences d'homme à homme qu'il n'y a guère 
sujet d'avoir de la vanité » '. 

Les découvertes que l'on faisait de son temps 
l'inquiétaient comme quelque chose d'anormal, (i Nous 
avons été bien loin pour des hommes », écrivait il 
dans un volume de ses Peniécs^. Qu'aurait il dit des 
progrès matériels réalisés, à notre époque, au moyen 
d'agents mécaniques, phyaiqHes ou cliîmiques? 

Ces progrès, d'ailleurs, n'empêchent point que notre 
faiblesse, notre misère no soit évidente au sx' siècle, 
comme nu xviii", quand nous comparons les forces 
dont nous disposons, aux puissances qui nous enve- 
loppent, bienfaisantes et menaçantes tourà tour. 

t. ('., 1. Il, p. 484. n- 20SU. 
2.P., t. li, p. 531, n"22ill. 
3. t.;-.. 69 (13). 



24 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Placés sur une planète qui « souffre au-dedans d'elle- 
un combat perpétuel de ses principes », les hommes 
(( sont dans un état aussi incertain : cent mille causes 
peuvent agir, capables de les détruire et, à plus forte 
raison, d'augmenter ou de diminuer leur nombre » '. 
Au moindre tressaillement du Globe, des villes, des 
peuples entiers disparaissent sans qu'il leur soitmêmi 
loisible de tenter une lutte inégale contre les élémeati 
qui les anéantissent. Nous sommes à la merci .de ce 
que nous appelons la Nature, par opposition à nous. 

Encore si, dans la sphère restreinte d'une activité 
précaire, nous savions user de ce que nous possédons 
d'énergie. Mais l'ignorance nous égare, et l'égoïsme 
nous aveugle. « Dans le tumulte des passions ^ », nous 
poursuivons au détriment d'intérêts plus généraux, 
nos intérêts soi-disant particuliers. Au lieu d'associer 
équitablement nos efforts à ceux de nos semblables, 
nous ne cherchons trop souvent qu'a exploiter les per- 
sonnes qui nous entourent. Nous méconnaissons 
(( que la justice pour autrui est une charité pour 
nous » '. Et pourtant à quelle misère ne serions-nous 
pas condamnés si nous étions privés d'assistance ! 



III 



Débile et mal dirigée, l'activité individuelle et col- 
lective des hommes ne saurait atteindre qu'imparfai- 
tement les fins qu'elle poursuit. Chacun de nous n'ar- 
rive pas même à se conserver aussi bien qu'il le pourrait 



1. /.. P., 113 (2 et 3). 

2. /.. P. y 83 (3). 

3. L. /»., 12 (2). 



DE L HOMME. 25 

[pendant les quelques années que la Nature lui accorde 
normalement. Nous sommes, à cet égard, inférieurs 
aux bêtes, d'après Montesquieu. Celles-ci conservent, 
: dit-il, leur être « tout comme «ous. Souvent même, 
elles le conservent mieux; l'instinct, qui leur laisse 
toutes les passions nécessaires pour la conservation de 
leur vie, les privant presque toujours de celles qui 
pourraient la détruire. Au lieu que notre raison ne 
nous donne pas seulement des passions destructives, 
mais même nous fait faire souvent un très mauvais 
usage des conservatrices » *. 

Les groupes humains ont une existence précaire, 
tout comme les individus. Fatalement, la famille se 
dissout à la mort du père, qui lui sert de chef et de 
lien ^. Quant aux Etats, dont la durée pourrait être 
indéfinie, ils disparaissent aussi dans la suite des 
siècles. Après avoir exposé la constitution de l'Angle- 
terre, Fauteur da Y Esprit des Lois ajoute mélancoli- 
quement : (( Ccrmme toutes les choses humaines ont 
une fin, l état dont nous parlons perdra sa liberté, il 
périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. 
Il périra lorsque la puissance législative sera plus cor- 
rompue que Texécutrice ^ ». 

Alors même que les passions des hommes ne provo- 
queraient point de catastrophes politiques, le Genre 
humain tout entier resterait toujours sous la menace 
de cataclysmes généraux, plus effroyables encore. La 
géologie et l'astronomie ne promettent pas au Globe ter- 
restre un avenir paisible, ni même certain. Qui peut 
croire ou même espérer que la série des destructions 

1. /V, t. I, p. 376, n» 597; cf. E. L., 1, 1 (13). 

2. E, L., I, 3 (8). 

3. E. L., Xï, 6 (68); cf. V, 7 (3), et VI, 1 (7). 



26 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

dont notre planète a été le théâtre soit épuisée de no^: 
jours *? 

On ne saurait méconnaître le caraclère pessinriiste 
de ces considérations. Elles ne ressemblent guère aux 
perspectives consolantes qu'un savant célèbre devait 
ouvrir à l'Humanité vers la fin du xviii" siècle. Nous 
voudrions que l'expérience du passé et le spectacle d a 
présent confirmassent les hypothèses de Condorcet 
plutôt que celles de Montesquieu. 

Hâtons nous pourtant d'ajouter qu'une chose tem- 
père et corrige ce qu'il y aurait sans elle de trop pénible 
dans les vues de notre philosophe. Il ne s'était pas 
fermé toute issue sur un monde Tueilleur. Très réservé 
sur ce point, comme il convient à un esprit scienti- 
fique, il ne supprimait pas arbitrairement le problème 
parce qu'il n'en découvrait pas une solution assurée. 
Psychologue, il tenait compte des aspirations cons- 
tantes de cette âme humaine qui « fuit les bornes ))^. 
Mais surtout, persuadé qu'a il y a... une Raison primi- 
tive ))^ dont les reflets nous éclairent en tant qu'êtres 
intelligents, il ne pouvait point s'arrêter à cette con- 
ception simpliste et négative de TUnivers qui se résume 
en celte formule sommaire et désespérante : Tout est 
pour rien ! 



1. X. p., 113(11). 

2. œ, C, t vu, p. 120; cf. P., t. H, p. 487, n'* 2086. 

3. E. L, I, 1 (3). 



1 



CHAPITRE III 



DES SOCIÉTÉS 



Les Hommes sont des êtres sociabies tant par sen- 
timent que par besoin. Ils se plaisent ensemble et ne 
sauraient, d'ailleurs, se passer les uns des autres. Aussi 
forment-ils des groupes permanents : car « toutes les 
unions sont fondées sur des besoins mutuels * ». 

L'origine des Sociétés a soulevé entre philosophes et 

publicistes bien des discussions, que Montesquieu 

trouvait « ridicule^ ». Il adoptait l'avis le plus simple, 

celui qui se présente à Tesprit de tout Tiomme vivant à 

la campagne, lorsqu'il est doublé d'un naturaliste 

surtout. Hors des villes, on voit coqs, poules et poulets, 

dans les basses-cours, et taureaux, vaches et veaux, 

dans les pâturages, vivre en commun sans contrat 

social. Ces familles d'animaux issus d'un même père 

font songer aux groupes analogues d'hommes. Les 

Hommes aussi « naissent tous liés les uns aux autres : 

un fils est né auprès de son père, et il s'y tient » ^. 11 

n'en faut pas davantage pour expliquer l'apparition 



1. E. L.,XX, 2 (l); cf. L. P., 76 (3), et E. I , XV, 2 (6). 

2. A. P., 94(1). 



28 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

des premières sociétés. Les autres se formeront ensuite , ; 
plus ou moins, sur le type de la famille. 

A la mort du père, il se produit sans doute une crise 
dans le groupe qu'il a formé. Le lien primitif de géné- 
ration, qui en rattachait les membres au chef, est 
rompu. Toutefois* Taffection et l'habitude peuvent 
bien le remplacer et maintenir entre les descendants 
d'un auteur commun une association profitable à tous. 
Mais il est presque inévitable qu'à la longue mille 
causes amènent des sectionnements, amiables ou non. 
Les sociétés nouvelles n'en ont pas moins encore la 
parenté comme fondement. 

Le caractère des groupes change quand la volonté 
de l'homme entre en jeu et devient le principe de 
Tunion. Une association familiale peut, en effet, s'ad- 
joindre, de gré ou de force, quelques individus étran- 
gers. De gré ou de force aussi, plusieurs associations 
peuvent s'unir et se fondre. 

Ainsi naissent les Sociétés politiques ou Etats. 

Quand ces groupes se forment sans violence, oji dit 
couramment qu'il y a contrat social. Toutefois, la plu- 
part des membres d'un état ancieîi se trouvent liés sans 
avoir exprimé de volonté et pris des engagements 
formels. Les obligations qu'ils ont envers la société 
dont ils sont un élément ont pour source les services 
qu'ils en ont reçus, plus souvent que des promesses 
réciproques. Il y a alors (pour employer la langue des 
juristes) quasi- contrat, bien plutôt que contrat. Nous 
ne nous étonnerons donc point si le terme de contrat 
social ne se rencontre pas dans les œuvres de Mon- 
tesquieu. En revanche, nous lisons, dans une Lettre 
Persane, l'observation suivante : (( Pourquoi veut-on 
que je travaille pour une société dont je consens de 



DES SOCIETES. 29 

n'être plus; que je tienne maigre moi une convention 
qui s'est faite sons moi '? » Ce passage, conlredit 
sinon réfuté plus loin S est à relever. Il montre quel 
argunaent peut fournir, à l'appui d'une thèse contes- 
table, une expression inexacte, qui semble ne donner 
pour source aux obligations des citoyens qu'un contrat 
proprement dit. 

<i Sitôt que les hommes sont en société,,., l'état de 
guerre commence ' », d'après Montesquieu, qui sup- 
posait un état de paix antérieur. Nous ne nous arrê- 
terons pas à ce dernier point, dont l'intérêt n'est qu'his- 
torique. Quant à la discorde, qui, tôt ou tard, met aux 
prises les membres d'une même société et les sociétés 
elles-mêmes entre elles,, rien n'est mieux établi par 
l'expérience des siècles. Le rapprochement des hommes 
n'aboutirait donc qu'à multiplier tes causes de ruine 
pour eux, si Ton n'arrivait à suspendre et à prévenir 
plus ou moins les luttes civiles et même étrangères. 
C'est là la mission des gouvernements, dont les chefs 
pacifient et disciplinent les états qu'ils dirigent, en 
même temps qu'ils s'efforcent de les défendre contre 
les autres. A l'extérieur, comme à l'intérieur, ils dis- 
posent de « la force générale ", au profit de tous. 
« Une société ne saurait subsister sans h eux '. 

Grâce à l'action des autorités civiles, nos semblables 
deviennent pour nous de précieux auxiliaires. Leur 
concours nous permet d'atteindre moins im 
tement la fin naturelle de l'Homme : d'une pi 
éclairent notre ignorance; et, de l'autre, ils rei 

1. L. ;*., 16(3). 

2. L. P., n (3). 

3. fi. t., l, 3(1). 

4. E.J.; 1,3(1). 



30 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

notre égoïsme. Au besoin, ils nous contraignent, ei 
effet, à suivre les règles de la Justice, qui peut êti 
définie : Le bien mutuellement exigible dans les rap-l 
ports d'homme à homme, et même d'être intelligent ^| 
sensible à être semblable. 



i 

■À 



} 



CHAPITRE IV 



DE LA JUSTICE 



Si le Juste est le bien que nos semblables peuvent 
nous obliger à faire, pour en avoir une idée précise, il 
faut, d'abord, définir le Bien; puis spécifier les carac- 
tères qui distinguent le Juste du Bien en général; 
exposer, enfin, comment les hommes déterminent les 
règles applicables aux cas particuliers d'après la notion 
générale, supérieure et souveraine, de la Justice. 



I 



« Les hommes » sont « nés pour être vertueux » 
répétait souvent Usbek à ses amis, d'après les Lettres 
Persanes *. Nous avons, en effet, constaté plus haut 
dans l'âme humaine, outre une sollicitude affectueuse 
pour nos semblables, une attraction particulière vers 
les manifestations intenses et supérieures de TEtre. Il 
n'en faut pas davantage pour expliquer et justifier 
l'opinion du sage Usbek. 

4. /.. K, i0(2). 



32 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Reste à savoir en quoi il faisait consister la v 
supérieure, c'est-à dire le Bien, objet naturel et idé 
à la fois de Tactivité vertueuse des Hommes. 

Tous les systèmes d'Éthique bien liés, qui n'aboU' 
tissent pas au doute ou même à la négation, se ratta- 
chent à Tune des conceptions suivantes : 

La pluralité des êtres et des phénomènes est nna«- 
vaise; 

La pluralité et la variété des êtres et des phénomènes 
sont bonnes. 

Pour opter scientifiquement entre ces deux manière 
de voir, il faudrait connaître le passé et Tavenir de 
toute chose. Or, nous ne savons, et encore mal, qu'un 
peu de ce qui se passe et de ce qui s'est passé la veille 
auprès de nous. Quelles différences, cependant, entre 
les genres de vie qui s'imposent selon que Ton adopte 
la première ou la seconde opinion! Dans le premier 
cas, on tend à se perdre dans l'unité sereine d'une 
essence immobile et immuable. Au contraire, dans le 
second, on s'efforce de multiplier actes et agents au 
sein d'un Monde voué de toute éternité à des chan- 
gements successifs. 

On peut dire qu'en Ethique aussi il y a un mode 
majeur et un mode mineur. 

Dans l'histoire des religions et des philosophies, les 
deux systèmes sont représentés largement. Ainsi des 
influences très générales, dont la plus puissante est 
celle du climat, semblent entraîner le sud-est de l'Asie 
dans un sens, et le nord-oiîest de l'Europe dans l'autre. 
Mais chacun de nous trouve ou peut trouver en lui- 
même et autour de lui des mobiles qui le déterminent 
spécialement. 

On devine quelle direction Montesquieu a dû recevoir 



^ 



\ 



DE LA JUSTICE. 33 



îe son génie propre. G*est pour l'action, Faction féconde, 
ju'il n'hésita point à se prononcer. Carastéristique est, 
i cet égard, la déclaration d'Usbek, qu'il ne peut com- 
prendre « ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte 
rien » * . 

S'inspirant de cette maxime, l'auteur de ï Esprit des 
Lois portait sur la doctrine bouddhiste le jugement le 
plus dur, et disait que, « née de la paresse du climat, 
la favorisant à son tour », elle avait « causé mille 
maux » ^. Il appréciait de même (( le monachisme », qui 
porte moins « à l'action qu'à la spéculation » ^ D'après 
lui, « la Religion ne doit pas... donner » aux Hommes 
« une vie trop contemplative » : car alors elle risque de 
contribuera tout perdre*. Aussi louait-il « les légis- 
lateurs de la Chine » d'avoir considéré « les Hommes... 
dans l'action propre à leur faire remplir les devoirs de 
la vie », et d'avoir fait « leur religion, leur philosophie 
et leurs lois toutes pratiques » ^ Il affirmait comme un 
axiome que « la Religion et les lois civiles doivent 
tendre principalement à rendre les hommes bons 
citoyens»®. 

Plus ardent qu'un janséniste célèbre, il lui répugnait 
de se reposer même après la mort. Visiblement il 
approuve les Chinois de ne pas s'inquiéter de « l'état 
paisible où » les Hommes « seront quelque jour ))\ Et, 
sous le nom de Rica, il proteste, dans les Lettres Per- 
sanes, contre les rêves d'oisiveté perpétuelle, en disant : 

i, L. P.y 117(2). 

2. E. L., XIV, 5 (2). 

3. E. L., XIV, 7 (1;. 

4. E. L., XXIV, 11 (1 et 3). 

5. E. L., XIV, 5 (3). 

6. E. L., XXrV, U (1)/' 

7. E, I., XIV, 5 (3). 

3 



34 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. , 

(( J*ai VU des descriptions du Paradis capables d 
faire renoncer tous les gens de bon sens »*. 

Ignorant ce que pouvait être la vie future en laquelli 
il espérait, il s'attachait à régler Tactivité des Hommesj 
sur la Terre d'après les conditions de leur existence 
actuelle. C'était dans notre nature qu'il cherchait notre 
loi. Respectant toutes les aspirations de notre être, 
il entendait seulement subordonner les inférieures 
aux plus hautes et Aux plus fécondes. La vie ascétique 
n avait rien qui le séduisît. Bien significatifs sont, à 
cet égard, les conseils qu'il adressait à son fils : a II 
vous est permis de souhaiter de monter à des postes 
plus éminents, parce qu'il est permis à chaque citoyen 
de souhaiter d'être en état de rendre de plus grands ser- 
vices à sa patrie. D'ailleurs, une noble ambition est 
un sentiment utile à la société, lorsqu'il se dirige bien. 
— Comme le monde physique ne subsiste que parce 
que chaque partie de la matière tend à s éloigner du 
centre, aussi le monde politique se soutient-il par ce 
désir intérieur et inquiet que chacun a de sortir du lieu 
où il est placé. C'est en vain qu'une morale austère 
veut effacer les traits que le plus grand de tous les 
ouvriers a imprimés dans nos âmes. C'est à la Morale, 
qui veut travailler sur le cœur de THomme, à régler 
ses sentiments, et non pas à les détruire ^ )). 

Dans sa passion pour l'activité productive, notre 
philosophe professait une indulgence particulière à 
l'endroit des mélanges de vices et de vertus, pourvu 
qu'ils excitassent l'Homme à des efforts incessants. 11 
en a fait la théorie dans V Esprit des Lois ^ Lorsqu'elles 

\. L. P., 12o (2). 

2. p., l. 1, p. 27, n*^ 69. 

3. E. L., XIX, 8 à 11. 



i* 



il 



DE LA JUSTICE. 35 



portent au travail, il pardonne, par exemple, à la frivo- 
dté et à la vanité. Sa grande ennemie est partout et 
toujours la paresse, source première de tous les vices. 
[1 ne goûtait guère cette perfection douteuse qui con- 
siste à ne rien faire de nrial, parce qu'on ne fait rien *. 

Nous nous expliquons ainsi sa manière d'apprécier 
^agitation quand elle semble être une conséquence 
fatale d'une vie forte. Il ne s'effrayait point des dis- 
cordes qui troublent un état libre. Dans ses Considé- 
rations sur la Grandeur des Romains^ il refuse d'attribuer 
la perte de la République aux divisions des Patriciens 
et des Plébéiens. Elles « étaient nécessaires..., dit il, 
avaient toujours été, et... devaient toujours être » ''^. 
Ce jugement n'est-il pas singulier de la part d'un paisible 
magistrat, d'un président à mortier du Parlement de 
Bordeaux? 

En revanche, il éprouvait l'aversion la plus vive 
pour l'actioli stérile et stérilisante, alors même qu'elle 
provoquerait la mise en œuvre de qualités exception- 
nelles. A ce point de vue, il est curieux de rapprocher 
ce que Montesquieu a écrit au sujet des héros et au sujet 
des critiques. 

Dans le tome I" de ses Pensées manuscrites, il a con- 
signé, à plusieurs reprises, sur l'avenir de « l'héroïsme)) 
poursuivant « la vaine gloire )), des vœux qui ne sont 
peut être pas près d'être réalisés ^ Ses opinions ont pu 
varier sur tel ou tel conquérant, sur Alexandre, par 
exemple. Mais, sur les conquêtes en général, sur les 
conquêtes d'ambition, de magnificence, il a porté des 
condamnations déplus en plus rigoureuses. Personne 

1. E. L., XIX, 27 (6).' 

2. C. /?., 9 (10). 

3. P., t. H, p. 141, n'» 1228. 



■ri*_l 



36 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

n'a rendu justice plus hautement aux qualités politique 
et militaires des Romains. Il est difficile, toutefois, A 
flétrir leur œuvre comme destructive, plus duremeni 
que ne Ta fait notre philosophe, notamment dans 
quelques lignes : « Établissement de la puissance k 
Rome, c'est à-dire deia plus longue conjuration qi 
ait jamais été faite contre l'Univers * ». . 

Destructif également lui paraissait le rôle de la cri 
tique littéraire. Aussi, bien qu'il reconnût à Boileauà 
« génie » (dans le sens qu'on donnait alors à cetermej, 
il lui reproche son orgueil et son mauvais naturell 
Ailleurs, il accuse les pédants « de diminuer la somme 
du génie national ». Il compare même ceux qui pra- 
tiquent la critique aigre, « aux corbeaux qui fuient Ifô 
corps vivants et volent de tous côtés pour chercher des 
cadavres » ^ Les corbeaux ne lui ont pas pardonné. 



II 



Lorsque l'on ramène l'idée du Bien à celle de l'acliott 
productive, on doit approuver en principe les efforts 
que les hommes font pour se conserver et pour se 
développer. Et comme ils ne peuvent y arriver sans 
leurs semblables, on doit trouver bon également qu'ils 
s'assurent un concours nécessaire. De là naissent les 
obligations plus ou moins impérieuses de la vie 
socialq. 

Montesquieu, sans insister sur la morale philoso 



1. P. y t. II, p. 234, n" 1535; cf. t. I, p. 133, n** 279. 

3. P., t. II, p. 52. 

3. Défense de V « Esprit des Lois >», 3*^ partie. 



1./ 



DE. LA JUSTICE. 37 

phique, dont le rôle est plus restreint*, a distingue 
nettement Tinfluence qu'exercent sur notre conduite la 
Religion, les mœurs et les lois. Confondues chez cer- 
tains peuples, ces trois « causes ^ » n'en sont pas moins 
différentes de nature. Elles ont, chacune, des procédés 
et des effets qui leur sont propres. 
^' A l'inverse des mœurs et des lois, les règles « de la 
Religion ont plus pour objet la bonté de Thomme qui 
les observe, que celle de la société dans laquelle elles 
sont observées » '. 

D'origine plus ou moins mystérieuse, ses enseigne- 
ments ont un caractère idéal, transcendant, presque 
surhumain. Elle propose aux individus une perfection 
dont peu sont capables*. Aussi les peines qu'elle 
inflige ne doivent elles « consister » que « dans la pri- 
vation )) des (( avantages » qu'elle « donne ))^ La 
Religion s'inquiète, du reste, moins des actes que les 
fidèles ont pu commettre, que de leur état moral pré- 
sent et futur ^ Nulle expérience ne permet de contrôler 
les sanctions dont elle renforce ses doctrines. 

Au contraire, les mœurs et les lois poursuivent des 
résultats tangibles. Les unes et les autres ont pour 
objet principal la bonté des sociétés qui se sont for- 
mées sur la Terre, Elles n'ont point, cependant, des 
fins identiques. 

Les mœurs, qu'on peut subdiviser en mœurs propre- 
ment dites et en manières, selon qu'elles se rapportent 



1. E, L., I, 1 (14). 

2. E, L., XIX, 4 (2). 

3. f?. L., XXVI, 9 (2)r- 

4. E, A., XXIV, 7 (2).-^ 

5. E, L., XÏf; 4 (4). 

6. E. L., XXVI, i2. 



38 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

à des faits d'ordre plus ou moins intime *, rendej 
plus douces et plus courtoises les relations des homme 
Elles ne_ s'imposent point, mais s'inspirent pî 
l'exemple ^. On s'y conforme par habitude ou poi 
jouir réciproquement des avantages qu'elles pj 
curent. 

Plus austère et plus ardue est la mission des loi 

C'est grâce à elles que les Sociétés civiles se maia^ 
tiennent et arrivent à constituer le milieu indispea- 
sable à la conservation et au développement des in< 
vidus. Les prescriptions qu'elles édictent ont donc uni 
importance majeure. Par suite, elles doivent êti 
obéies et même craintes au. besoin ^ Il appartient 
l'autorité publique de les faire respecter. Ce caractèii] 
les distingue extérieurement des autres règles de 
l'Ethique, telles que celles de la morale individuelle oa; 
de la civilité mondaine, par exemple. 

L'ensemble des lois^ proprement dites jconstitue te! 
Droite qui doit se confondre avec l'art de la Justice. Cet- 
art n'est, d'ailleurs, que l'application de la notion 
générale du Bien à des rapports d'un ordre spécial. Il 
faut se garder de l'oublier lorsque l'on proclame le 
principe des Romains : Le salut du peuple est la 
suprême loi*. 

L'obéissance aux règles du Droit devant être con-î 
trôlée et assurée par l'autorité publique, dont les yeux] 
et les mains ne sauraient atteindre les consciences, lesJ 
actes extérieurs seuls sont de leur domaine ^ Il ne faut 



1. E. /.., XIX, 16 (2). 

2. E. L., XIX, 12 (2); cf. 14 (1). 

3. E, L., XXVI, 2 (6). 

4. E. L., XXVI, 23 (1). 

5. E. L., XII, H; cf. VII, 10 (3), et XXVI, 12. 



' w 



DE LA JUSTICE- 39 

ndêrae pas^ju'elles s'occupent d'objets indifférents ou 
3nérils, pour ne point restreindre tyranniquement 
'indépendance et lasser la soumission des hommes*. 
Bien plus, comme elles s'adressent à tous les membres 
Je communautés nombreuses, à tous les sujets ou 
citoyens d'états plus ou moins considérables, elles ne 
doivent imposer que les actions et les abstentions dont 
ia moyenne est capable : le bien, plutôt que le meilleur 
3u la perfection^. Montesquieu revient souvent sur 
3ette maxime. Un des livres de VE^prit des Lois 
[le XXIX?) commence en ces termes : « Je le dis, et il 
me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le 
prouver : l'esprit de modération doit être celui du 
législateur. » Ailleurs, il avait déjà déclaré que 
(( l'excès même de la Raison » n'était « pas toujours 
désirable, et que les hommes » s'accommodaient 
« presque toujours mi-eux des milieux que des extré- 
mités » *. 



m 

Un grand nombre de philosophes et de juriscon- 
sultes divisent les lois en naturelles et p^oxi/iye5. Cette 
opposition a le mérite de mettre en lumière que le 
Droit est plus qu'une invention humaine; vérité que 
notre publici»te a proclamée avec une rare énergie, en 
tête de son œuvre capitale : « Dire qu'il n'y a rien de 
juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent 
les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de 

i. E. I., XIX, 44 (I et 2), et XXIV, 1 (2). 

2. E. L., XXIV, 7 (2), XXVI, 2 (4), et XXIX, 16 (23). 

3. E. L., XI, 6 (70). 



40 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

cercle tous les rayons n'étaient pas égaux*. » C 
d'ailleurs, une conséquence directe de la notion 
Juste que nous venons d'exposer. Qui peut contes 
en effet, que les conditions grâce auxquelles les Socié 
politiques se conservent et se développent ne dé 
dent point des décisions des hommes, non plus q 
les conditions de notre existence individuelle? 

Toutefois, nous avouerons que Montesquieu sem 
n'avoir pas exposé très heureusement la théorie d 
Droit naturel. En cette matière, l'ancien naturalist 
qui projetait d'écrire, vers 1719, une histoire de 
Terre, a induit l'auteur de Y Esprit des Lois en u 
confusion fâcheuse. On admettra sans effort avec loi 
que tous les êtres, minéraux, végétaux et animaux, 
obéissent à des lois naturelles. Mais on distinguera 
bien les lois de cet ordre de celles qui servent de fonde- 
ment à la vie sociale, et qui sont aussi dites naturelles 
parce qu'elles ne sont point l'œuvre des Hommes. Les 
premières ne sont pas des règles de conduite. Ce sont 
des nécessités qui s'imposent inconsciemment aux 
êtres qui les suivent. Repos et mouvements, tous les 
effets qu'elles produisent ont un caractère fatal. 

Il en est tout autrement des lois naturelles aux- 
quelles le Genre humain doit se soumettre sciemment 
et librement. 

Par une assimilation inexacte, Montesquieu a mêlé 
ces deux espèces de lois. Dans une première rédaction 
de son grand chef-d'œuvre, il avait même avancé que 
« c'est surtout chez » les animaux « qu'il faut aller 
chercher le Droit naturel » ^. Plus tard, il se ravisa et 



1. E. L., I, 1 (8). 

2. E. L, B,, p. 23. 



DE LA JUSTICE. 41 

restreignit sa définition. Ne s'occupant plus que des 
hommes, il dit « des lois de la Nature », qu'elles sont 
« ainsi -nommées parce qu'elles dérivent uniquement 
de la constitution de notre être », et qu'elles sont 
antérieures à « rétablissement des Sociétés » \ Mais, à 
la suite, dans le même chapitre, il laissa plus que des 
traces de Ja confusion qu'il avait eue quelque temps 
dans l'esprit. 

Dressant une liste de soi-disant lois naturelles, il y 
énumère : l'état "de paix, d'abord; puis, le désir de se 
nourrir, celui de s'unir à un être de même espèce et de 
sexe différent, et celui de vivre en société. Or n'-est-il 
pas évident qu'un état ou des désirs ne sauraient être 
des lois proprement dites, éléments du Droit? Ils 
peuvent en être le principe, lorsqu'ils sont reconnus 
bons ou justes. Pour maintenir la paix et pour satis 
faire des désirs qui répondent aux premiers besoins 
des Hommes, il y a sans doute lieu de prescrire certaines 
actions ou absentions. Mais ce ne sont que ces pres- 
criptions nécessaires qu'on peut qualifier de lois natu- 
relles. 

Montesquieu lui-même parle ailleurs une langue 
plus correcte, en traitant des obligations « naturelles » 
et respectives des pères et des enfants^. On comprend 
que le devoir de nourrir ses enfants en bas-âge ou son 
père indigent soit regardé comme une dette antérieure 
à rétablissement des Sociétés. Il n'est rien moins, en 
effet, qu'une condition primitive et essentielle de la 
conservation des personnes et des familles, avant 
même qu'elles aient constitué des Etats. 



1. E, L., I, 2 (1). 

2. E. L.y XXIII, 2 (i), et XXVI, 5. 



42 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Notre philosophe nous semble, au contraire, avoii! 
été moins bien inspiré quand il n'a vu dans le droit de 
propriété individuelle qu'une création des lois civiles'. 
Il cite le désir de se nourrir comme la deuxième k» 
naturelle. Serait-il possible de se nourrir sans appro-; 
priation préalable? 

De même, en tête d'un de ses chapitres, Montesquieu, 
a Tair d'admettre que les lois positives peuvent modifier' 
c( les principes du Droit naturel )), en y dérogeante 
N'est-ce pas méconnaître la portée de ce droit? On ne 
doit point le concevoir comme un code sommaire, oa 
seraient inscrites quelques lois fondamentales^ mais 
susceptibles d'exceptions. Tel serait, par exemple, te 
(( Tu ne tueras point » du Décalogue; règle à laquelle 
les lois positives viendraient apporter ensuite des 
réserves pour les cas de défense personnelle, d'exécu- 
tions judiciaires, de faits de guerre, etc. Ce n'est pas 
ainsi que nous apparaît l'opposition qu'on peut établir 
entre les lois naturelles et les lois positives. 

Insistons un peu sur ce point. 

Nous avons vu que le Droit est l'ensemble des règles 
que les Hommes doivent s'imposer les uns aux autres à 
raison de l'importance qu'elles présentent pour leur 
conservation et pour Jeur développement communs. 

Ces règles, peuvent s'appliquer à d^s rapports dont 
les éléments sont antérieurs à l'établissement des 
Sociétés politiques, et n'exiger aucune détermination 
spéciale même des autorités qui les reconnaissent et 
les formulent. Nous citerons, à cet égard, le droit de 
défense, dans le cas où un homme est attaqué par un 



1. E. /.., XXVI, 15(1). 

2. E. L., XXVI, 5. 



\ 






DE LA JUSTICE- 43 

autre sans provocation. Bien qu'il soit conflrraé par 
l'art. 328 du Code pénal français (sans parler des 
codes étrangers) ce droit est et reste toujours évidem- 
ment naturel. 

Nous dirons le contraire de toutes les règles qui sup- 
posent l'intervention d'un pouvoir civil, soit qu'il fixe 
une limite à l'exercice de quelque faculté, qu'il institue 
la peine dont un fait délictueux sera passible, ou qu'il 
crée mênae les termes des rapports qu'il entend définir. 
Ce sont bien des lois positives que celles qui déter- 
minent rage où cesse la minorité des enfants, qui 
condamnent les voleurs à un emprisonnement plus ou 
moins sévère, et qui prescrivent aux soldats d'obéir à 
leurs chefs. Mais aucune de ces lois ne déroge au Droit 
naturel bien compris, qu'elles confirment plutôt. En 
Droit aussi, « chaque diversité » doit être « uniformité; 
chaque changement... constance » *. La loi positive la 
plus compliquée, aux dispositions les plus artificielles, 
ne vaut qu'en tant qu'elle est une application plus ou 
moins directe de la notion même du Juste. Des for- 
mules imparfaites peuvent, il est vrai, induire les 
esprits en erreur à cet égard. Mais toutes les règles 
exactes et précises sont parallèles : elles ne se coupent, 
ne se contredisent jamais. 

Ajoutons que nos critiques s'adressent plutôt à 
quelques expressions [de Montesquieu qu'à sa pensée 
même. 11 approuverait sûrement la méthode qui con- 
siste à résoudre des antinomies apparentes dans une 
conception ptus générale et plus haute. A propos d'une 
question politique et de deux lois qui sembleraient 
contraires Tune à l'autre, n'a-t-il pas dit excellemment 

1. E. L., I, 1 (7); cf. XXVI, 14 (14). 



44 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

que la seconde, loin d'être « opposée à la première... »t 
y serait « dans le fond entièrement conforme, puis- 
qu'elles )) dépendraient « toutes deux » du même prin- 
cipe'. 

Qu'il s'agisse de reconnaître une loi naturelle ob 
d'édîcter les articles plus ou moins nombreux d'une loi 
positive, les autorités publiques doivent avoir constam- 
ment présente à l'esprit la notion fondamentale du 
Juste. Il faut que, sans cesse, elles se préoccupent des < 
effets producteurs ou destructeurs, au point dé. vue 
social, des actes qu'elles prescrivent ou proscrivent. 
Mais, le plus souvent, il l^ur est fort difficile de prévoir 
les conséquences, même immédiates, des dispositions 
qu'elles formulent. Les conditions de la vie des iiidi 
vidus sont déjà très complexes. Celles auxquelles sont 
soumises la conservation et le développement des 
Sociétés civiles le sont infiniment davantage. L'expé- 
rience même ne saurait ici fournir que des indications 
imparfaites. Il est très rare que les problèmes à 
résoudre soient identiques de pays à pays et de siècle à 
siècle. 

Montesquieu était tellement convaincu de cette vérité 
capitale, qu'il a dit : « C'est un très grand hasard si » 
les lois « d'une nation peuvent convenir à une autre. ^) 
Ses études de sciences physiques et naturelles l'avaient 
même trop édifié sur les conditions premières de la 
possibilité d'une science quelconque, pour qu'il crût à 
une science véritable des Sociétés humaines. Dans ses 
Pensées, il revient à plusieurs reprises sur la diversité 
infinie des événements politiques et sur l'impossibilité 



\. E. L., XXVI, 23 (1). 
2. E. L., I, 3 (12). 



^î^ui-i 



Iff^ 



DE LA JUSTICE. 45 

de les prévoir. Voici une de ses réflexions à ce sujet : 
« Il y a peu de faits dans le Monde qui ne dépendent 
de tant de circonstances qu'il faudrait l'éternité du 
Monde pour qu'ils arrivassent une seconde fois ^ » Et, 
dans VEsprit des Lois^ parlant du peuple anglais, il 
cite les gens qui y passent « leur vie à calculer des 
événements qui, vu la nature des choses et le caprice 
de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont guère 
soumis au calcul » ^. Aussi, lorsque notre philosophe 
énonce un principe, réserve-t-il les cas particuliers. Ce 
n'est. que sous bénéfice d'inventaire qu'il généralise. 
On constate même en lui une^ défiance visible, peu 
française, à l'endroit des « idées d'uniformité », défiance 
sur laquelle nous aurons à revenir. 

On comprend à quel point est difficile et délicate la 
mission du législateur qui veut adapter les institutions 
d'un peuple à ses besoins véritables. « Dans un temps 
d'ignorance, lit-on en tète de VEsprit des Lois, on n'a 
aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands 
maux; dans un temps de lumière, on tremble encore 
lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus 
anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore 
les abus de la correction même. On laisse le mal, si 
l'on craint le pire; on laisse le bien, si l'on est en 
doute du mieux. On ne regarde les parties que pour 
juger du tout ensemble; on examine toutes les causes 
pour voir les résultats^. » Aussi Montesquieu eût-il 
volontiers exigé du génie, un grand génie, des per- 
sonnes qui assument de toucher aux lois d'un état. Il 
n'ignorait pas, d'ailleurs, qu'on s'en était passé tou- 

1. /'., l. II, p. 309, n° 1763. 

2. E, L., XIX, 27 (63). 

3. E. L,, Préf. (10). 



46 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

t jours et partout, sauf exceptions rares. En 1719, Usbek 
écrivait à Rhédi : « La plupart des législateurs ont été 
des hommes bornés que le hasard a mis à la tête des 
autres, et qui n'ont presque consulté que leurs préjugés 
et leurs fantaisies*. » Dans V Esprit des Lois, Montes- 
(Juieu constate que les plus grands n*ont pas su 
s'affranchir de leurs passions^. Qu'aurait- il dit de ces 
parlements qui traitent de grandes nations comme les 
physiologistes le font d'une douzaine de cobayes, et 
ne craignent pas de les prendre pour sujets d'expé- 
riences imaginées par quelques cervelles hasardeuses? 

Mais la force des choses se venge. Les lois médiocres 
ou mauvaises produisent leurs effets naturels et nui- 
sibles. Les peuples s'efforcent alors de corriger les abus 
dont ils souffrent. Une expérience sévère et quelque- 
fois cruelle les rappelle à la sagesse. Heureux, si les 
conséquences de leurs fautes servent d'avertissements 
utiles à eux-mêmes, et non pas uniquement aux autres. 

On ne saurait trop redire que le Droit ne dépend 
point des décisions de quelque gouvernement que ce 
soit. C'est ce que Montesquieu exprimait en ces termes 
solennels : (( La Loi en général est la Raison humaine, 
en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la Terre, 
et les lois politiques et civiles de chaque nation ne 
doivent être que les cas particuliers où s'applique cette 
Raison humaine ^ » Par Raison, notre philosophe 
ent(3ndait Tlntelligence, s'éclairant de l'expérience des 
siècles et poursuivant le triomphe de la Justice : sorte 
de verbe humain, créant, maintenant et civihsant les 
Sociétés politiques. 

1. L. P., 129 (1). 

2. K, L., XXIX, 19. 

3. E. L., I, 3 (li). 



1 



CHAPITRE V 



DES ÉTATS 



Les sociétés ^que les hommes forment pour se sou- 
mettre respectivement aux règles de la Justice sont dites 
Sociétés politiques o\JL~ civile s, ou plus brièvement Etats. 

Une première question se pose aux auteurs qui choi- 
sissent ces groupes pour sujets de leurs études : Est-il 
possible et désirable que le Genre humain tout entier 
constitue un état unique? ou faut-il et vaut-il mieux 
que les hommes s'assemblent en communautés plus ou 
moins nombreuses? 

Montesquieu se rendait nettement compte de la soli- 
darité (il eût dit de la solidité ^) économique de tous les 
peuples de la Terre ^. Quant à leur unité politique, il 
lui eût fallu, pour qu*il la discutât seulement, avoir 
une notion moins exacte de la médiocrité de notre 
espèce. Dans VEsprit des Lois, il se contente d'affirmer 
que notre planète est si grande (( qu'il est nécessaire 
qull y ait différents peuples ))^ Au chapitre v des 

i. E. /.., XIII, 18(3). 

2. E. L., XX, 23(1). 

3. E. L., l, 3 (3). 



^ 



:S IDEES DE MONTESQUIEU. 

mr la Grandeur des /tomains, il aïîil 
tes plus solennels : « H y a de certsins 
iturc a données aux états pour mortiËer 
lommes '- h En cflet, sans recherchfî 

physiques ou morales, toute sodélé 
jïn d'un gouvernement qui la dirige, 
r un magistrat ou même un corps di 
iibic de satisfaire ou simplement à 
;soins de milliards de personnes dis- 
iurface du Globe? Notre publicîste ne 
temps et sa peine à bâtir des construc- 
upposant des êtres miraculeux. 11 n 
moins, du reste, que des obligatioos 
}nt, les uns aux autres, tous les n 
umain. 

irtisan d'un état unique, Montesquieu 
■ence avouée pour les états moyens el 

les estimait plus favorables que le» 
»eris et au bonheur des hommes '. Déji 

sociétés politiques lui semblait pré- 
[X avantages. Au point de vue dels 

fait ressortir dans les chapitres où il 
js qui ne cultivent pas la terre, et des 
ées par des despotes '. Il les a signalés, 
l'ordre économique, en s'occupantdf 

des monnaies'. 
lous maintenant de quels élémenlj 
ipose un état, 
n'a point écrit VEspril des Lois pour 



DES ÉTATS. 49 

exposer dogmatiquement les principes de la Jurispru- 
dence *. Ses lecteurs étaient supposés par lui, gratui- 
tement et à tort peut-être, posséder les notions fonda- 
mentales des matières qu'il examinait sous un certain 
biais. Aussi ne s'attachait- il point à les en instrqire, 
CQmme il l'eût fait dans un traité élémentaire. C'est 
l'ordre suivi dans son œuvre qui, seul, nous révèle ses 
idées sur certains points. Nous en donnerons comme 
exemple la théorie des éléments constitutifs de l'Etat. 

Dans les livres II à XIII de son grand traité, il ana- 
lyse les effets directs des lois sur Texistence des 
Sociétés politiques. Aussi passe-t-il en revue successi- 
vement ce qui touche les divers facteurs qui forment 
ces sociétés. Il indique comment se conservent : les 
gouvernements, d'abord; et puis, les territoires, les 
personnes et les biens. A partir du XIV® livre, il étudie 
un nouvel ordre de questions : l'influence qu'exercent 
sur les peuples leurs milieux matériels et moraux. Il 
semble donc ramener à quatre, très exactement, les 
éléments essentiels nécessaires à la formation d'un 
état. 

On comprend d'autant mieux qu'il ait mis les gou- 
vernements en première ligne, que ceux-ci sont les 
éléments distihctifs des Sociétés politiques. 11 existe 
des communautés plus ou moins considérables où l'on 
voit combinés également territoires, personnes et biens. 
Mais ce ne sont tout au plus que des tribus, des cités 
ou des provinces, et non des états, tant qu'elles ne 
sont pas dirigées par des gouvernements, c'est-à-dire 
par des autorités indépendantes et souveraines. 

Remarquons encore que Montesquieu traite des biens 

1. E. i.lBvj p. 77. 



If 



DES IDÉES DE MONTESQCIEd. 1 

î d'un quatrième élément, distinct du second;; 
itoirc. 11 est étonnant que des publicistes moiisi 
;acc9 n'aient pas adopté celte analyse et su évil^ 
tnfiision fiicliease. Un état peut, en effet, tirer 
tors des revenus importants par la pèciie, parli 
ition et par le trafic international. Ce n'est poinl 
jment aux produits de son sol que la Grande 
ne doit ses richesses fabuleuses. Il semble n: 
If de considérer comme une portion du terriloiit 
jets fabriques dans les usines ou manufactum 
lays avec des matières indigènes. 
s serions disposé à voir comme un sourenirJe 
i( des Lois dans la répartition des représentaoli 
France que l'Assemblée nationale fit, en 
les 83 déportements d'alors, à raison : 1" d-u ifr 
; 2" de la population; et 3" de la contribulicn 
, soi-disant proportionnée' aux fortunes '. 
r qu'un état subsiste et dure, il ne suffit pat. 
irs, d'allier au hasard quatre éléments quelco"- 
BS espèces énumérées. On n'obtient l'union nécB- 
« une union d'harmonie », ainsi que le S 
e pari Montesquieu ^ qu'en tenant compte à 
es conditions de quantité et de' qualité. Note 
: à revenir sur ce point en exposant la théorie 
iivernements telle qu'elle ressort de i'Esprilài 
lont elle est une des parties les plus originales 
îlus profondes. 

islrtulion de (131, lit. 111, chap. i", secl. i", art. 2. 




CHAPITRE VI 



DES GOUVERNEMENTS 



L'étude du premier élémeat de toute société poli- 
ique soulève, entre autres problèmes, les suivants : 

Les gouvernements sont-ils nécessaires? 

Combien peut-on en distinguer d'espèces? 

A quelles conditions sont-ils établis et se conser- 
œnt-ils le mieux? 

Par suite de quelles circonstances se perdent-ils? 

Quelle est la Valeur, absolue ou relative, des diverses 
'ormes de gouvernements? 



I 

Dans le conte politique ou plutôt moral que Mon- \ 
esquieu a consacré à Thistoire de Troglodytes imagi- 
naires, il indique à quelles conditions exceptionnelles, 
mpossibles, une communauté d'hommes pourrait 
îxister sans gouvernement. Encore n'admet-il pas, 
lans cette fiction même, qu'un semblable état de 
îhoses ait une longue durée. Il supposerait, en effet, 
a persistance d'un esprit général et constant d'abné- 
l^ation sur lequel un penseur sérieux ne comptera \ 



i 

i 



r^i'y:.:^^,-"^^*- 



52 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. * 

jamais pour fonder ici-bas une institution quelcoruque. 
Notre philosophe, qui ne croyait point aux chefs d'Étal 
omniscients et parfaits, ne comptait pas davantage 
sur des peuples tout vertueux. Il connaissait Tigno- 
rance et l'égoïsme fonciers de THomme, dont il ne se 
dissimulait pas les mauvais instincts *. Le plus grand 
des miracles serait la métamorphose de tous les 
citoyens d'une nation^ en Troglodytes de la bonne 
époque. Aussi l'auteur de Y Esprit des Lois déclarait il 
sans hésitation qu' a une société » politique « ne sau- 
rait subsister sans un gouvernement » ^, 

Il faut qu'une autorité supérieure réprime les mau 
vais penchants des hommes pris individuellement oa 
groupés en collectivités plus ou moins redoutables. 
Sinon, la guerre étrangère ou civile met fin sans retard 
à l'existence des états. Quelque destructif que soit le 
despotisme le plus brutal ou le plus cruel, il l'est 
moins que l'anarchie. Le châtiment des peuples qui 
n'acceptent pas une discipline légale est de subir avant 
peu un régime arbitraire. C'est entre les diverses 
espèces de gouvernements que les hommes ont seu- 
lement à choisir. 



II 

Dans sa classification des gouvernements au poii 
de vue de leur nature, Montesquieu a d'abord tenu 
compte du nombre de personnes qui y sont déposi 
taires de la souveraineté, et, ensuite, du mode arbi- 
traire ou non dont elles exercent leur pouvoir ^ 

1. E. L., VI, n (1). 

2. E. L., I, 3 (7). 

3. E. L.^ \\y li 




.TT^',-- y.vfr^- 



DES GOUVERNEMENTS. 53 

En procédant de la sorte, il savait ne rien inventer 
de neuf. Sans parier des pubiicistes modernes, on 
trouve une division presque identique dans les œuvres 
d^écrivains antérieurs de quatre siècles à Tère chré- 
tienne. Aussi notre philosophe avoue-t il n'exprimer 
que des idées familières aux « hommes les moins 
instruits », en opposant le gouvernement d'un seul à 
celui de plusieurs, le despotisme à la monarchie, et 
l'aristocratie à la démocratie *. 

n ne faudrait pas croire, spécialement, que la notion 
d'un chef unique, régnant en se conformant à des lois, 
fût étrangère aux anciens Grecs. Elle est formulée 
nettement tant par Xénopbon que par Platon, entre 
autres ^. On lit, par exemple, dans les Mémoires sur 
Socrate^ que ce philosophe ne confondait point la 
tyrannie et la royauté. « Il pensait que, dans la 
royauté, les peuples obéissent de leur propre consen- 
tement à une autorité conforme aux lois ; mais que, 
sous la tyrannie, ils se courbent malgré eux sous le 
joug d'un homme qui gouverne suivant son caprice 
et sans consulter les lois. » Changez le mot de tyrannie 
en celui de despotisme, et le mot de royauté en celui de 
monarchie : vous retrouvez dans Xénophon la même 
opposition que dans Montesquieu. 

La conception des deux pubiicistes est encore sem- 
blable quant à la démocratie ou au gouvernement du 
peuple en corps, c'est-à-dire de tous les citoyens. 

Ils s'accordent moins visiblement sur l'hypothèse 
où « uli certain nombre de personnes » exercent la 
souveraineté. Xénophon distingue l'aristocratie et la 

1. E. L.,\l,i{i). 

2. Voyez les Mémoires sur Socrale, par Xénophon, IV, 6, et 
La Politique de Platon. 



54 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

ploutocratie, en réservant à la première un respect dés 
lois qu'il exclut de la seconde. Dans le livre II, cha- 
pitre r"", de V Esprit des Lois, il n'est question, au con- 
traire, que de l'aristocratie. Mais, au chapitre v du 
livre VIII, Toligarchie est mise (en note) à part de 
Taristocratie saine et véritable. La subdivision de Fau- 
teur grec finit donc par reparaître chez récrivain 
français. 

Nous avons insisté sur les rapprochements qui pré- 
cèdent, parce qu'il est certain, à nos yeux, que Mon- 
tesquieu s'inspira des Mémoires sur Socrate en rédi- 
geaat les premiers livres de son grand ouvrage. On en 
trouvera la preuve au chapitre Des Lois de la Nature, 
Il y est dit ; a Cette loi qui, en imprimant dans nous- 
mêmes l'idée d'un Créateur, nous porte vers lui, est la 
première des lois naturelles par son importance, et non 
pas dans Tordre de ces lois * ». Cette réflexion, que 
rien ne prépare à l'endroit où elle figure, bien qu'elle 
finisse par une rectification, ne vise-t-elle pas un pas 
sage de Xénophon, affirmant que « la première de 
toutes )) les lois non-écrites, « reconnue dans le Monde 
entier, ordonne de révérer les Dieux ))^? 

Au reste, noire philosophe, qui pensait que « rien 
n'existe dans la Nature qui ait une entière unifor- 
mité ^ », n'imaginait pas que tous les gouvernements 
rentrassent exactement dans les quatre types qu'il 
avait définis. Il n'ignorait point que, de la démocratie 
extrême jusqu'au despotisme le plus excessif, des 
régimes sans nombre se succèdent, indéfiniment variés; 
qu'il n'y a qu'une nuance, presque insensible, entre 

\. E. L.,],'2{2). 

2. Mémoires sw Socvale, IV, 4. 

3. M., p. 124. 



/ 



fî^j 



DES GOUVERNEMENTS. b5 

telle démocratie et telle aristocratie, ou entre telle aris- 
tocratie et telle monarchie; et que le despotisme lui- 
même peut s'exercer en fait avec une douceur dont les 
sujets de quelques rois seraient heureux de jouir. De 
plus, les mélanges- d'institutions lui semblaient très 
acceptables, pour ne pas dire souhaitables K II savait, 
enfin, que, sous l'étiquette de monarchie, la république 
et le despotisme peuvent se dissimuler également * et 
tromper les observateurs superficiels. La vie des Etats, 
tout comme celle des animaux et des plantes, revêt 
des formes nouvelles avec une fécondité incorrecte, 
qui surprend et gêne les esprits étroits, mais qui ins- 
pire aux intelligences ouvertes une admiration humi- 
liée. 

Un autre classement, qui revient souvent dans 
V Esprit des Lois, et qui nous semble plus original, est 
celui des gouvernements en despotiques et en modérés; 
puis, des modérés en libres et en non-libres. Par gou- 
vernements modérés, il nous faut entendre à la fois 
les monarchies et les républiques, aristocratiques ou 
démocratiques, c'est-à-dire tous les régimes où l'auto- 
rité s'exerce conformément à des lois. Mais notre phi- 
losophe était trop versé dans l'histoire des institutions 
humaines pour ne point reconnaître qu'il est possible 
d'organiser légalement une tyrannie abominable. Aussi 
n'a-t il pas dissimulé que, si « la liberté poUtique ne 
se trouve que dans les gouvernements modérés », 
par mnlheur, « elle n' » y « est pas toujours^ ». Pour 
qu'elle y soit garantie, il est nécessaire d'établir un 
ensemble de lois constitutionnelles et criminelles aux- 

1. C. R. Ex,, p. 220, 2«'« note de la p. 60. 

2. E. L.y Y, 19 (9), et XI, 9 (2). 

3. E, I., XI, 4(1). 



56 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

quelles sont consacrés deux livres entiers de VEsprii 
des Lois '. Sans elles, le sort des citoyens d'une répu- 
blique peut n*être guère plus enviable que celui des 
sujets du Grand-Turc. L'expression de gouvernement 
modéré n'est donc point synonyme de gouvernemenl 
doux, mais Topposé de gouvernement arbitraire en droit. 

Signalons ici, en passant, la distinction accessoire 
du despotisme civil et du despotisme militait^e, ayant des 
rapports, le premier, avec la monarchie, et, le second, 
avec l'aristocratie ^. 

Mais nous n'avons jusqu'ici considéré que les états 
où la souveraineté. s'exerce partout uniformément et 
ne souffre aucune division. Or, dans bon nombre de 
contrées, il n'en est pas ainsi. 

Et d'abord, une monarchie et même une république 
peuvent s'annexer des provinces, ou de vastes terri- 
toires, qu'elles soumettent à un régime spécial : au des- 
potique, par exemple. 

On voit aussi des rois et des empereurs investis 
d'une suzeraineté plus ou moins effective sur des 
•princes auxquels ils n'enlèvent qu'une part d'indépen- 
dance. 

Enfin, des états s'unissent entre eux pour former des 
confédérations, dont l'autorité suprême est limitée aux 
objets d'intérêt commun. 

Montesquieu avait médité longuement sur cette der- 
nière forme de gouvernement complexe. Il avait même 
étudié les lois qui conviennent aux confédérations» 
dans une série de chapitres, qu'il n'inséra point dans 
son grand traité, bien qu'il les y eût destinés en les 



1. Les livres XI et XII. 

2. E. L., III, y (3), et VI, 15 (11); cf. C. B., 16 (41). 



DES GOUVERNEMENTS. 57 

rédigeant. L'un d'eux a pour titre : Des diff(\rentes 
Manières de s' unir K On y lit qu'une confédération peut 
avoir un caractère démocratique, aristocratique ou 
monarchique. Tout dépend du pacte qui relie les divers 
états et les met sur un pied d'égalité ou bien d'inéga- 
lité, au profit de plusieurs ou d'un seul d'entre eux. 



III 



Ce n'est point le pur hasard qui détermine l'espèce 
de gouvernement qu'adopte un pays, et qu'il garde. Il y 
a toujours des raisons suffisantes qui expliquent à quel 
régime un peuple est soumis. Montesquieu a consacré 
près de cent chapitres aux causes physiques ou morales 
qui président à l'existence de telles ou telles institu- 
tions dans une société politique donnée. 

Parmi ces causes, il en est de communes à tous les 
Etats de la Terre. 

Il est aisé, par exemple, de comprendre qu'une 
nation doit avoir confiance dans la forme monarchique 
ou dans la forme républicaine pour choisir l'une ou 
l'autre, au moins librement. « Il est nécessire que les 
esprits soient préparés », dit excellemment notre publi- 
ciste^. 

Mais, outre cette condition commune, des conditions 
particulières à chaque nature de gouvernement en 
favorisent l'établissement et le maintien. 

Parmi les conditions physiques, nous citerons, en 
première ligne, l'influence du climat, auquel Y Esprit 



1. E. L. B., p. 49. 

2. E. L., XIX, 2. 



1 



DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

attribue « le premier de tous les empires » '. 
excessif, il paralyse les énergies, de telle sorte 
3 pose les hommes à accepter toutes les servî- 
'empéré, il les pousse, au contraire, à l'action 
lelle, constante cl féconde, incompatible avec 
tisme. 
iture du sol, sa configuration et ses productions 

moins spontanées exercent aussi sur les habi- 
un pays des effets très apfiréciables. Plus elles 
eut à des efforts virils, plus elles leur inspirent 
é. Un gouvernement modéré et même libre 
t seul aux âmes éprises d'indépendance, 
re plus intime, nettement psychologique, sont 
tre principes ou ressorts^ que Montesquieu a 

respectivement nécessaires à la marche nor- 
:s quatre régimes définis en tète de son grand 
'our qu'une démocratie subsiste, il faut que les 
i y pratiquent la vertu, c'est-à-dire l'amour des 

assurent leur égalité. Dans les aristocraties, 
les doivent user avec rnsdéralion (une autre 
le l'amour des lois) de la puissance qui leur 
buée dans un intérêt général, et non persoiinel- 
[onl monarque ménage les sentiments d'fton»eur 
•es intermédiaires et subordonnés qui servent, 
lent et soutiennent son autorité suprême, 
u despote, il ne se tait obéir que par la crainle 
spire, ou plutôt qu'il inflige à ses sujets*, 
ste, après avoir exposé ces règles, Montesquieu 
it qu'un gouvernement d'une certaine nature 
anquer du ressort qui devrait l'animer; mais 

., XIX, li(6). 

., Averthsumenl de l'Auteur, %'. 
, III, 3, 4, e et 3. 



DES GOUVERNEMENTS. 59 

alors il est (( imparfait p et d'une durée fatalement pré- 
caire * . 

Les fortunes immenses ou très inégalement réparties 
ne conviennent que dans les états monarchiques. Elles 
sont un danger pour les institutions républicaines. 
Dans une démocratie, elles détruisent Tamour de Téga- 
lité ; dans une aristocratie, Tesprit de modération *. 

Enfin, rétendue du territoire modifie non moins les 
conditions d'existence des gouvernements. Montesquieu 
lui attribuait une importance capitale. En tôte de trois 
chapitres, il a placé comme des axiomes sur ce sujet : 
(( Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un 
petit territoire. » — « Un état monarchique doit être 
d'une grandeur médiocre. » — « Un grand empire 
suppose une autorité despotique dans celui qui gou 
verne » ^ Ces affirmations parallèles se fondent sur les 
considérations suivantes. 

Plus une société politique est restreinte, moins il 
est facile aux particuliers d'accumuler de grandes 
richesses; et, plus elle est étendue, plus il est indis- 
pensable que les magistrats exercent une autorité éner- 
gique et prompte. Bien entendu, notre auteur fait ici, 
comme partout, la part des cas exceptionnels, h raison 
de la variété des circonstances. La règle n'en reste pas 
moins vraie généralement. 

D'ailleurs, les diverses causes que nous venons de 
passer en revue n'ont pas toujours une action con- 
cordante sur une même société civile. Alors elles 
s'annulent, se tempèrent ou se « forcent * » l'une 

i, E. L.,\U,ii. 

2. E, L.., VII, 2 el 3. 

3. E. L.y VllI, 16, 17 et 18. 

4. E. L., XVI, 12 (4). 



60 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

l'autre. Montesquieu, faisant une apologie de son 
œuvre, a même prétendu « que le livre de V Esprit à^ 
Lok forme un triomphe perpétuel de la morale sur le 
climat ou plutôt, en général, sur les causes physiques»'. 
Il avoue pourtant s'être servi dans certains passages 
d'expressions métaphorigues, dont il faut rabattre. 
Les Gascons allient volontiers quelque exagération dans 
le langage à une entière modération dans'les idées. 



IV 



S'il est des conditions nécessaires à l'existence et au 
bon fonctionnement des gouvernements d'une cer- 
taine nature, ceux-ci ne sauraient se maintenir lorsque 
ces conditions viennent à faire défaut. 

Le climat et le sol d'un pays ne sont point sujets à 
des changements bien sensibles. Aussi l'influence qu'ils 
exercent est-elle constante, presque identique à travers 
les siècles. Mais il n'en est pas de même des sen- 
timents d'un peuple, de l'importance de ses richesses et 
de rétejrdue de sa domination. 

Montesquieu a écrit des pages merveilleuses relati- 
vement à la corruption des principes ou ressorts 
propres aux divers régimes politiques^. Sur la fin des 
gouvernements populaires, en particulier, il a formulé 
des maximes dont nos contemporains ne sauraient trop 
se pénétrer. (( La démocratie a... deux excès à éviter: 
l'esprit d'inégalité, qui la mène à l'arislocratie » ou à 
la monarchie; « et l'esprit d'égalité extrême qui la con 



1. E. L. D., p. 9i. 

2. E. L., VIII. 



DES GOUVERNEMENTS. 61 

duît au despotisme d'un seul * ». Et c*est le second excès 
qu'il redoute le plus, si bien qu'il lui consacre deux 
chapitres spéciaux. Le premier commence en ces 
termes : « Autant que le Ciel est éloigné de la Terre, 
autant le véritable esprit d'égalité Test-il de Tesprit 
d'égalité extrême - ». Il porte, en effet, à l'indiscipline, 
et l'indiscipline est la tnort des démocraties, qui 
sombrent quand Tanarchie règne. Faisons même 
remarquer ici que notre publiciste exige bien que les 
citoyens d'un état populaire concourent tous à Texercice 
de la souveraineté, mais nullement que ce soit dans la 
même niesure. Il n'avait pas dans la sagesse des masses 
une confiance aveugle. On n'a qu'à lire, pour s'en as- 
surer, ce qu'il a dit de la division du peuple en classes 
et des conséquences qu'elle peut avoir sur la durée et 
sur la prospérité des démocraties'. 

Pour les aristocraties, on admettra aisément, avec 
notre philosophe, que, lorsqu'elles perdent leurprincipe, 
c'est-à-dire l'esprit de modération, elles vont à leur 
ruine. Mais no^is n'arrivons pas à comprendre le sens 
d'un passage de V Esprit des Lois, où il est dit à propos 
de ce régime : (( L'extrême corruption est lorsque les 
nobles deviennent héréditaires * ». Il nous semblait que 
l'auteur entendait par aristocratie le gouvernement de 
familles nobles, plus ou moins nombreuses. Or, qu'est 
une famille sans hérédité •? Nous voudrions croire que 
le texte en question (le plus obscur, à nos yeux, de tout 
le livre) ne vise que les aristocraties fermées, n'admet- 
tant plus d'éléments nouveaux. Seulement, dans le pre- 

1. E. L., VIII, 2 (1). 

2. E. L., VIII, ?. 

3. E. L., II, 2 (14). 

4. E. L.i VlIIi 5 (4)» 



62 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

mîer volume de ses Pensées manuscrites, Montesquieu, 
a fait transcrire une réflexion qui nous oblige d'écarter 
cette interprétation, plausible en apparence. « Le gou- 
vernement des nobles, lorsque la noblesse est hérédi- 
taire, et non pas le prix de la vertu, est aussi vlcieuï 
que le monarchique * ». 

Déjà Xénophon n'avait pas su définir heureusement 
Taristocratie, dont il disait qu'elle était « la république 
gouvernée par des citoyens amis des lois » ^. Gomment 
découvrir et trier les amis des lois? Et de même, dans 
la théorie de Montesquieu, qui décernera la noblesse, 
prix de la vertu? On ne peut recourir qu'à la cooptation 
par les nobles eux-mêmes ou à l'élection par le peuple 
tout entier. Mais, dans V Esprit des Lois, il est dit très 
justement de la cooptation que « rien n' )) est « plus 
capable de perpétuer les abus » ^ Elle vaut donc moins 
encore que l'hérédité. Et, quant à l'élection directe ou 
indirecte par le peuple, elle ne serait admissible que 
dans une démocratie. Inutile d'ajouter que l'emploi du 
tirage au sort serait tout au moins grotesque dans notre 
hypothèse. Que reste-t-il alors? 

Après ces critiques, que le Maître nous pardonnera, 
nous relèverons une maxime bien profonde, qu'il a for- 
mulée en ces termes : « Il faut... qu'une république 
redoute quelque chose* ». N'a-t-on pas vu récemment 
un grand état populaire, prêta s'endormir au murmure 
harmonieux des idylles politiques de rhéteurs naïfs ou 
non? Il fallut, pour qu'il se réveillât, se ressaisît lui- 
même et revînt aux résolutions viriles, qu'il entendit 

1. P., t. II, p. 318, n" 1789. 

2. Mémoires sur Socrate^ IV, 6. 

3. E. L., II, 3 (5). 

4. E. L. YIII, 5 (7). 



N 



DES GOUVERNEMENTS. 63 

la voix rude et arrogante d'un souverain étranger. 

La monarchie a un défaut originel, qui tient à ce 
que le Prince y exerce, seul, un pouvoir législatif sans 
limite et supprime, s'il le veut, les barrières qui garan- 
tissent ses sujets et lui-même. En fait, il est contenu 
par des motifs de prudence, par ses habitudes et par ses 
préjugés mêmes. « Le Roi ne peut pas faire tout ce qu'il 
peut* », disait Montesquieu de Louis XV. Mais il avait 
suivi trop anxieusement les progrès de Tautori té royale, 
depuis Tavènement de Louis XI, pour se faire illusion 
sur le résultat final à prévoir. C'étaient les mœurs 
plutôt que les lois qui tempéraient, au xvnp siècle, la 
puissance absolue du Souverain en France, comme 
dans le reste de l'Europe^. Par suite les trônes avaient 
perdu leurs étais nori^aux. Traitant des gouvernements 
appelés monarchiques^ l'auteur des Lettres Persanes 
trouvait leur « état violent » et devant dégénérer tôt ou 
tard (( en despotisme ou en république » ^ 

A la différence des gouvernements modérés, les gou- 
vernements despotiques se perdent par le sentiment 
même qui leur sert de ressort. Plus ils inspirent de 
crainte, moins ils ont chance de durée. Il faut, pour 
qu'ils subsistent, quils se mitigent et suivent en pra- 
tique, quelques règles *. Sinon, naissant du désordre, les 
révolutions succèdent aux révolutions, sans d'ailleurs 
en général, que le régime du pays s'améliore. « Tous les 
coups )) ne portent le plus souvent que « sur les tyrans ; 
aucun sur la tyrannie ))^ Parfois même, celle-ci s'exas- 



irP., t. Il, p. 460, V 2049. 

2. E. L., VIII, 8 (2). 

3. L. P., 102 (2). 

4. E., L., VIII, 16. 

5. E. L., III, 3 (5). 



1 



64 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

père et recourt à des procédés de plus en plus barbares. 
Elle n'arrive par là qu'à provoquer de nouvelles cata- 
strophes. 

Un ordre de changements auquel notre publicisle 
attribuait une action presque infaillible sur la consti- 
tution d'un peuple est celle des variations qui se pro- 
duisent dans l'étendue de son territoire. Il a résumé ses 
opinions en cette matière dans un coiirt chapitre : 
(( Que si la propriété naturelle des petits états est d'être 
gouvernés en république; celle des médiocres, d'être 
soumis à un monarque; celle des grands empires, 
d'être dominés par un despote : il suit que, pour con 
server les principes du gouvernement établi, il faut 
maintenir Tétat dans la grandeur qu'il avait déjà, et 
que cet état changera d'esprit à mesure qu'on étendra 
ses limites M). 

Ailleurs, les gouvernements modérés sont, mis en 
garde contre le (( malheur... de l'agrandissement ))\ 

Nous retrouvons bien iciVeLuienr des Réflexions surk 
Monarchie universelle et des Considérations sur la Gran- 
deur des Romains : le grand ennemi des conquêtes! 

Pour les républiques, en particulier, il leur conseillait 
de ne point s'agrandir, mais de se confédérer entre 
elles pour résister aux attaques du dehors ^ Selon lui 
les extensions ne pouvaient que leur être fatales. On 
opposera peut-être à cette thèse l'exemple de la France 
actuelle. Mais nous ferons remarquer que le régifl 
démocratique n'oxiste vraiment chez nous que dansl« 
métropole. Celle-ci exerce un pouvoir monarchique 
sinon despotique, sur ses possessions d'outre-mer. 

1. E. L., VIII, 20. 

2. E, L., VIII, 17 (5). 
3» E. L., IX, 1. 



jTjà 






DES GOUVERNEMENTS. 65 

Ajoutons que la grandeur d'un territoire est quelque 
îhose de relatif, comme toutes les grandeurs. Les effets 
3n sont atténués en outre, par la création de modes 
aouveaux de communication, faciles et rapides. Seule- 
ment n'oublions jamais que ces modes sont générale- 
ment complexes, et même précaires dans les époques 
critiques surtout. 

Montesquieu avait rédigé deux chapitres spéciaux 
sur le maintien des constitutions fédéra tives. Il ne les 
a pas insérées dans ïEsprit des Lois, Nous en déta- 
cherons la pensée dominante : « Plus la confédération 
approche de la démocratie, plus elle est parfaite* ». 
il faut entendre par démocratie Tégalité de droits entre 
les divers états. Toute prééminence réservée à Tun d'eux 
risque, en effet, de devenir un germe de discorde et de 
dissolution. 



Rechercher le meilleur des gouvernements en soi 
paraissait à Montesquieu une occupation indigne d'un 
Bsprîl sensé ^. Mais il avait Topinion la plus nette sur 
le gouvernement le plus mauvais de tous. Le despo- 
tisme, dont il redoutait le triomphe, surtout pour la 
France, lui inspirait une aversion, une haine profonde. 
Il le qualifiait de gouvernement mons/ntewa^^ Témoin 
ie ses progrès en Europe, il s'indignait à l'idée que, 
« dans cette belle partie du Monde, la Nature humaine 



1. E, L, c, p. 49. 

2. P., t. II, p. 318, n° 1788. 

3. E, L., 111, 9 (5). 



n 



^•T»^^^- 

f >* 



66 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

souffrirait, au moins pour un temps, Jes insultes quon 
lui fait dans les trois autres » *. 

Il n'avait de goût que pour les gouvernements 
modérés et pensait qu'un peuple doit choisir entre euï 
(( celui dont la disposition particulière se rapporte 
mieux » à sa disposition propre ^. Le passage de la 
république à la moaarchie ne présentait guère d'incoD- 
vénients à sçs yeux ^ Dans ses Réponses aux critiques 
de la Sorbonne, qui avait censuré V Esprit des Lois, au 
lit même ce curieux passage : « Toute l'Europe a k 
mon livre, et tout le monde est convenu qu'on ne poo- 
vait découvrir si j'étais plus porté pour le gouvern^ 
ment républicain ou pour le gouvernement monar- 
chique. Et, effectivement, il y aurait eu de la petitesse 
d'esprit à choisir; parce qu'en effet ces deux gouve^ 
nements sont très bons *. » Gomment notre auteur ne 
les aurait-il pas jugés tels? L'un et l'autre excluent 
l'arbitraire et supposent l'application des lois. Or, 
c'était à ses yeux la chose essentielle. 

Du reste, son esprit puissant et point chimérique ne 
s'arrêtait pas (comme nous l'avons signalé déjà) aux 
types simples et abstraits qu'ont déûnis les théori- 
ciens. Il avait même une sympathie avouée pour des 
formes plus complexes, accidents heureux que l'on 
rencontre dans l'histoire. Nul n'ignore quelle admira- 
tion il professait pour le gouvernement de l'Angleterre, 
où sont combinées des institutions monarchiques et 
républicaines. On a relevé moins souvent l'éloge qu'il 
a fait du régime plus ou moins « gothique » et féodal 

1. E. L., VIII, 8 (2). 

2. E. L^, I, 3 (9). 

3. E. L., VIII, 8 (1). 

4. E^ L. B,, p. 105. 



A 



/m '^f' 



/ 



DES GOUVERNEMENTS. 67 

jue Ton pratiquait en France et ailleurs au xiv" siècle, 
[l déclare que ce mélange singulier d'éléments monar- 
chiques, aristocratiques et même démocratiques, for- 
mait (( la meilleure espèce de gouvernement que les 
hommes aient pu imaginer ». « Je ne crois pas, dit-il 
încore, qu'il y ait eu sur la Terre de gouvernement si 
bien tempéré que le fut celui de chaque partie de 
l'Europe, dans le temps qu'il y sutfsista*. » 

Un autre système complexe dont Montesquieu a 
prôné spécialement les mérites est celui des républiques 
fédératives. II n'en avait que peu d'exemples sous les 
»^eux, et encore d'assez médiocres. Mais il semble avoir 
leviné à l'avance les destinées d'une forme politique 
ïu'on a vue, depuis cent trente ans, adoptée tour à 
:our par la plupart des nations du Nouveau Monde. 
Du reste, on ne saurait trop se mettre dans l'esprit 
^ue, pour constituer une république de ce genre, il faut 
grouper des états dont chacun ait déjà plus ou moins 
jne existence propre. Il ne suffît pas de couper en 
norceaux un empire centralisé; puis, d'en relier les 
ragments artificiels par ifti pacte fragile. 

A un point de vue pratique et plutôt vulgaire, 
^fontesquieu reconnaissait un certain avantage au 
lespotisme sur les gouvernements modérés. Rien de 
)lus simple à établir : « tout le monde est bon pour 
;ela »; il « saute, pour ainsi dire aux yeux ». Combiner 
es institutions d'une monarchie ou d'une république 
st autrement délicat : u C'est un chef-d'œuvre de 
égislation que le hasard fait rarement, et que rarement 
>n laisse faire à la prudence ^. » 



1. E. L., XI, 8(3)- 

2. E, /.., V, 14 (30). 



i 



•'ï"s^VTJ^ 




68 DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

D'après notre philosophe, la monarchie, à son tour, 
l'emporte sur la république, en ce qu'elle exige des 
qualités moins rares; car « la politique » y « fait faire 
de grandes choses avec le moins de vertus qu'elle 
peut))*. 

Qu'on se garde, toutefois, d'exagérer l'admiration 
due aux citoyens de certains états populaires de l'Anti- 
quité, à raison de leur patriotisme héroïque surtout. 
L'éducation y était pour beaucoup évidemment. Mais 
un droit public atroce exaltait alors Iqs âmes et leur 
inspirait de beaux désespoirs, pour échapper à une 
mort ou à un esclavage également cruels ^. 

4. E. L., III, 5 (1). 

2. p., t. II, p. 209, n° 1473. 



^1 



'"*, "j."* 



CUAPITRE VII 

DES TERRITOIRES, 
DES PERSONNES ET DES BIENS 



Le gouvernement d'un état exerce son action : sur 
une partie déterminée de lâ surface terrestre ; sur les 
personnes qui l'habitent; et sur les biens dont ces 
personnes disposent. Ce sont là trois éléments égale- 
ment essentiels d'une société politique quelconque, 
mais variant, chacun, de pays à pays. Sans revenir 
sur le rôle qu'ils jouent dans la formation et dans la 
conservation des diverses espèces de gouvernements, 
nous allons rappeler les réflexions d'un autre ordre 
qu'ils ont inspirées à Montesquieu. 



I 

Bien qu'un peuple ne constitue un état que lorsqu'il 
possède en maître le territoire qu'il occupe, il peut ne 
le posséder que passagèrement. Tel est le cas des 
tribus nomades et indépendantes K Mais, aux nations 

1. E. L., XVJII, 13 et 14. 



Jfc*aS"*-A«£t_ 



'•1 



70 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

policées, il faut des demeures fixes, sans lesquelles les 
progrès de ragriculture et de Tindustrie ne sont guère 
imaginables. 

De préférence, les hommes s'établissent là où ils 
trouvent aisément de quoi se nourrir. Mais les facilités 
dedéfense que la configuration du sol offre aux. halii- 
tants d'un pays contre les attaques des étrangers 
favorisent singulièrement la fondation de nouveaui 
états. La Nature a préparé comme des moules ot 
plutôt des cadres aux Sociétés politiques. Dans les îles 
et dans les vallées presque inaccessibles, des commu- 
nautés peu nombreuses se constituent librement. A 
l'abri de larges fleuves ou de hautes montagnes, dess 
nations d'une importance moyenne arrivent encore à 
maintenir leur autonomie. Des plaines immenses, que 
des rivières arrosent, sans les couper profondément, 
semblent, au contraire, être des emplacements réservés 
aux grands empires, sans bornes précises *. Et, comme 
l'étendue d'un état réagit, en principe, sur la nature 
de son gouvernement, il existe un rapport indirect, 
mais appréciable, entre la conformation d'un territoir 
et le régime politique convenant le mieux au peupit 
qui en est le maître. 

Lorsqu'un état est fondé, et qu'il prospère, il est 
porté à s'étendre au moyen de conquêtes ou de coloni- 
sations, selon les circonstances. 

Hostile, en général, aux conquêtes, Montesquieu ne 
les admettait qu'en tant qu'elles étaient nécessaires a 
la conservation du peuple conquérant'. Même alors, il 
imposait au vainqueur tous les ménagements compa- 



1. E. L., XVII, 6. 

2. E. L„ X, 2 (3); cf. 3 (1 el 8). 



)L 



k*- 



DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 71 

tibles avec sa sûreté propre. Dès qu'il n'a plus rien à 
craindre, il doit s'attacher le vaincu, en rendant de 
moins en moins rigoureuse la domination à laquelle il 
le soumets 

Quant aux colonies, notre philosophe était favorable 
à celles où la métropole envoie Texcès de sa population. 
11 conseillait de leur accorder des institutions libérales, 
presque indépendantes. Elles deviennent ainsi des 
alliées fidèles, au lieu d'être des sujettes indociles, tou- 
jours prêtes à la révolte*. 

Si l'auteur de Y Esprit des Lois goûtait peu l'agran- 
dissement des territoires, il s'inquiétait beaucoup d'en 
assurer la défense. Un livre spécial de son oeuvre 
(le IX*) est consacré à cette question capitale. 11 y est 
tenu compte, à la fois, de la sécurité intérieure et de la 
sécurité extérieure des états de chaque espèce. 

Aux républiques, qu'il ne croyait durables qu'à 
condition de rester petites, Montesquieu vantait les 
avantagés du système fédératif. Unissant leurs armées, 
isolément faibles, elles peuvent en former de suffi- 
santes pour résister à un ennemi redoutable. Leurs 
institutions libres ne sont pas, d'ailleurs, mises en péril 
par une association restreinte à des objets limités. 

Même inférieures en nombre, les troupes d'une 
monarchie sont capables d'arrêter des hordes d'envahis- 
seurs, en s'appuyant sur des places fortes. Le Prince 
peut, sans crainte, confier les clés du royaume à des 
généraux dévoués. Une noblesse fidèle tiendra à hon- 
neur de se sacrifier pour lui^ 

Un despote ne saurait, au contraire, compter sur 

1. k, L.y X, 4 (7). 

2. £, h, B,y p. 53. 

3. E. L.f IX, 5. 



72 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

aucun de ses sujets. Il faut donc qu'il isoje ses états 
de tout voisinage dangereux. En les ravageant le long 
des limites, il s'entourejra d'une barrière presque infran- 
chissable. Une avant-garde de principautés vassales et 
tributaires lui sera non moins utile. Elle amortira les 
premiers chocs et préviendra les surprises désas- 
treuses*. 

Dans un ordre didées analogues, le choix d'une capi- 
tale présente aussi une grande importance. Un gouver- 
nement doit avoir son siège à l'endroit d*où il peut le 
mieux surveiller et protéger les points menacés de ses 
frontières*. Ajissi, moins un pays a-t-il d'étendue, plus 
Faction du centre s'y exerce-t-elle sans effort. 

C'est en traitant de la défense des Etats que Montes- 
quieu a fait remarquer le compte à tenir du « degré de 
vitesse que la Nature a donné aux Hommes pour se 
transporter d'un lieu à un autre » ^ ; observation appli- 
cable à bien d'autres matières politiques. 



II 



(( La puissance politique comprend nécessairement 
l'union de plusieurs familles* », dit excellemment 
l'auteur de ï Esprit des Lois. Pour qu'un état existe et 
dure, il faut qu'il groupe, non point des individus 
isolés, mais des hommes avec leurs femmes et leurs 
enfants. On sait à quels subterfuges en étaient réduites 
les Amazones, dont la communauté plus ou moins 

1. E, I., IX, 4. 

2. E. L., XVII, 8. 

3. E, L., IX, 6 (1). 

4. E. L., I, 3 (8). 



DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 73 

légendaire n'admettait que des femmes. Si la population 
d'un pays ne se renouvelle pas, la société civile qu'elle 
forme disparaîtra forcément. Pour avoir une existence 
normale et indéfinie, elle doit se recruter constamment 
et par elle même. 

La famille est donc l'institution fondamentale, dont 
le rôle est de procurer à l'État l'élément qui est sa 
raison d'être, sa fin véritable, c'est-à-dire les êtres 
humains qui en sont citoyens ou sujets. Et c'est la 
famille légime, issue d'un mariage, que vise notre 
publiciste. Il estimait que « les conjonctions illicites 
contribuent peu à la propagation de l'espèce ))K La 
monogamia avait même toutes ses préférences. Bien 
qu'il ait donné les raisons pour lesquelles on peut 
tolérer la polygamie dans certains pays, il ne la jugeait 
(( point utile au Genre humain', ni à aucun des deux 
sexes », ni (( aux enfants ))^. Elle relâche, en effet, les 
liens d'affection les plus naturels. Trop souvent, elle 
devient une école de débauche et de vices répugnants \ 

Le problème de la dépopulation était un de ceux 
dont s'inquiétait beaucoup Montesquieu. Témoin des 
misères qui avaient attristé la fin du règne de Louis XIV, 
il croyait que la France et même l'Europe avaient, au 
^vmV siècle, moins d'habitants qu'à des époques anté- 
rieures. Il accusait les Romains de l'Antiquité d'avoir 
ravagé le monde sur lequel ils avaient étendu leur 
empire, et les puissantes monarchies des Temps 
Modernes de s'être épuisées par des annexions funestes. 
Peut-être raisonnait-il sur des données statistiques 
inexactes. Il s'en faut pourtant que l'augmentation 

' \.E. L., XXIII, 2 (4). 

2. E, L., XVI, 6 (1). 

3. E. L., XVI, 6 (5). 



74 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

constante et générale des habitants du Globe soit 
établie par Thistoire. En France, tout particulièrement, 
il est des contrées moins prospères de nos jours qu'au 
Moyen Age. Et qui pourrait se défendre d'un senti- 
ment d'inquiétude, lorsqu'il songe aux ruines qu'on 
rencontre sur remplacement de tant de villes disparues 
en Asie et en Afrique? 

Quoi qu'il en soit des calculs, plus ou moins justes, 
de notre philosophe, il engageait les autorités des pays 
où se ralentit la propagation de l'Espèce humaine, 
à édicter des règlements en faveur du mariage. A 
Tappui de son conseil, il citait l'exemple du peuple 
romain, « peuple du Monde qui sut le mieux accorder 
ses lois avec ses projets »*. Là où la Nature suffit, au 
contraire, on n'a qu'à s'en remettre a « la fécondité du 
climat », qui « donne assez de peuple ))^, sans que le 
législateur intervienne. 

Plus sage que d'autres écrivains célèbres, Mon- 
tesquieu n'a pas, d'ailleurs, entrepris de préciser le 
nombre de citoyens ou de sujets qu'il convient de 
soumettre aux gouvernements de chaque nature. 11 
mentionne, en passant, des fixations semblables qui 
ont pu jadis être faites en Grèce, et il les explique 
même par des circonstances singulières ^ Mais il avait 
trop le sentiment de la vie pour s'attarder à des pro- 
blèmes qui admettent mille et mille solutions variées. 
11 se contentait des indications générales qui résul- 
taient de ses théories sur la grandeur respective des 
républiques, des monarchies et des états despotiques. 
Les bons esprits se résignent aux approximations, 

1. E, L., XXIII, 20(2). 

2. E, L., XXIII, 16 (1). 

3. E. L., XXIII, 17 (2). 





DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 75 

lorsque la nature des choses ne leur permet point d'aller 
au delà ^ 

Les législateurs, qui ne sauraient exercer qu'une 
action très indirecte sur la multiplication des hommes, 
peuvent en avoir une très efficace sur leur conservation. 
Au moyen de règlements adaptés aux conditions de lieu 
et de choses, ils arrivent à améliorer Thygiène publique 
et à suspendre, au besoin, les progrès des maladies 
« populaires » ou contagieuses^. Telle mesure prescrite 
avec avantage dans un pays ou dans un temps donné 
peut, d'ailleurs, être inutile ou funeste dans un autre. 

Quant à confier aux gouvernants le soin d assurer 
Talimentation générale des gouvernés, Montesquieu 
n'était pas partisan de le faire. Il avait même rédigé 
deux chapitrés (naguère inédits) sur ou plutôt contre 
les Greniers publics^. S'il ne les inséra point dans 
V Esprit des Lois, ce fut peut être à raison des conflits 
graves que provoquèrent, en Guyenne, les expédients 
malheureux auxquels les autorités recoururent pendant 
la famine de 1747 et de 1748. En tout cas, il y recom- 
mande, tout (( cas forcé » mis à part, de « laisser... la 
subsistance du peuple entre les mains du peuple ». Par 
des voies prudentes, Tadministration devra mettre les 
particuliers « en état de faire des réserves », et non pas 
en faire elle-même. 

Notre publiciste ne se montre pas moins libéral dans 
un Mémoire sur la plantation des vignes, où il se 
permet d'insinuer que « presque toujours » un inten- 
dant (( n'y entepd rien » *. 

1. P., t. 1, p. 460, no 679. 

2. E. L., XIV, 11. 
Z.E, L. B., pp. 70 à 72. 
4. Af., p. 253. 






76 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Taxer officiellement les denrées lui paraissait égale- 
ment inutile, ou plutôt absurde et nuisible à la fois*. 

Lorsqu'on a des notions justes sur la médiocrité 
commune des Hommes, on n'impose pas même aux 
magistrats et aux princes des fonctions qu'ils sont 
incapables de rejïiplir. 

Mais le grand et bon penseur ne restait pas insen- 
sible aux souffrances des misérables. L'insuffisance de 
la charité privée n'était pas contestable pour lui, sur- 
tout chez les peuples nombreux et riches. Il eût plutôt 
amplifié les devoirs de la Société , civile envers les 
pauvres qui en sont membres. « Quelques aumônes 
que l'on fait à un homme dans les rues ne remplissent 
point, dit-il, les obligations de l'Etat, qui doit à tous 
les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un 
vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit 
point contraire à la santé - ». Montesquieu avait deviné 
les rapports qui existent entre les progrès du paupé- 
risme et le développement des arts. « Les richesses 
d'un état, lit-on dans son grand traité, supposent 
beaucoup d'industrie. Il n'est pas possible que, dans 
un si grand nombre de branches de commerce, il n'y 
en ait toujours quelqu'une qui souffre, et dont, par 
conséquent, les ouvriers ne soient dans une nécessité 
momentanée. — C'est pour lors que l'Etat a besoin 
d'apporter un prompt secours... ; c'est dans ce cas qu'il 
faut des hôpitaux ou quelque règlement équivalent qui 
puisse prévenir cette misère ^ ». 

-Le plus possible, on doit venir en aide aux malheu- 
reux en leur donnant le travail dont ils sont capables. 

1. E. jL., XXII, 7" (3). 

2. E, I., XXllI, 29 (3). 

3. E, L., XXllJ, 29 (o et 6). 




DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 77 

Quant aux hôpitaux plus ou moins semblables à la 
Manufacture fondée à Bordeaux en 1624, Montesquieu 
n'avait pour eux qu'une sympathie limitée. Il accusait 
« ces établissements perpétuels » d'inspirer « Tesprit 
de paresse » et préférait, en principe, « des secours 
passagers », pour remédier à des maux accidentels*. 

C'est encore la population dont il se préoccupait, 
lorsqu'il appréciait le rôle des machines. Il en approu- 
vait l'emploi dans les mines, où elles épargnent aux 
hommes le « travail forcé », qui épuise^. Quand elles 
ne font que se substituer à la main-d'œuvre, sans 
profit très sérieux, les services qu'elles rendent lui 
semblaient, au contraire, plutôt discutables ^ 

Nous verrons plus loin comment il entendait garantir 
la sûreté des particuliers contre les violences des auto- 
rités publiques, au moyen de lois constitutionnelles et 
pénales. 

III 

Nous avons déjà fait ressortir que Montesquieu 
n'avait point confondu, en tant qu'éléments constitu- 
tifs des Etats, les territoires, qui leur servent d'assiette, 
avec les biens de toute nature que les habitants en 
possèdent. 

Il a distingué ces biens, à leur tour, en fonds de 
terre et en effets mobiliers, appartenant plutôt, les uns, 
à telle ou telle société civile, et, les autres, à l'ensemble 
du Genre humain *. 

à 

4. E, L., XXIII, 29 (7 et suiv.)- 
2. £./.., XV, 8 (3). 
a. E. L., XXIII, 15 (3). 
4. E. L., XX, 23 (1). 



78 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Par la nature des choses, retendue des biens-fonds 
de chaque état ne saurait dépasser celle du territoire 
dont ils ne sont qù*une fraction. Il n'est, au contraire, 
guère de limite qu'on puisse assigner à Taccumulation 
des effets mobiliers, chez un peuple quelconque. Ces 
effets sont l'élément variable, par excellence, de la for- 
tune nationale, bien qu'on puisse exploiter le sol d'un 
pays avec plus ou moins d'ardeur et d'intelligence. 

L'accumulation des biens produit la richesse, d'où 
naît le luxe, que notre auteur, en ami de la vie simple, 
regardait plutôt comme un mal nécessaire à certaines 
sociétés. Il l'estimait funeste aux républiques, en 
général. Cependant, il le tolérait dans les démocraties 
et dans les aristocraties commerçantes, à condition 
qu'elles ne perdissent point le goût du travail et l'esprit 
de modération*. Aussi, mœurs et lois doivent-elles y 
contribuer également au maintien de ces vertus. En 
revanche, dans les états gouvernés par un monarque 
ou par un despote, le luxe convient à la nature des 
institutions, fondées sur l'inégalité ^. 

De ce qui précède il faut induire qu'une grande aug- 
mentation de richesses est désirable, ou non, pour un 
peuple selon le régime auquel il est soumis. Mais, par- 
tout, l'on doit veiller à la production des choses néces- 
saires à la vie : car, partout, elles s'usent et se con- 
somment, tout comme les hommes meurent. 

Les sources principales des biens, dans les pays civi- 
lisés, sont l'agriculture et l'industrie, d'abord; le com- 
merce, ensuite. 

Comparant l'industrie et l'agriculture, à propos d'un 



1. E. L., V, 6 (3). 

2. E. L.i VII* 2 à 4. 



iMlMii 



* 






DES TERRITOIRES, DES PERSONrfES ET DES BCENS. 79 

édit de Constantin, Montesquieu loue cet empereur 
d'avoir senti « que dans les villes » sont w les travaux 
utiles, et dans les campagnes, les travaux néces- 
saires )) *. A moins d'être composées de sauvages ou de 
nomades, c'est aux cultivateurs que les Sociétés poli- 
tiques doivent leur subsistance. On peut même conce- 
voir un petit état dont les membres, comme les bons 
Troglodytes, se voueraient presque exclusivement à 
Texploitation du sol. 

Dès que la population augmente, il se forme des 
artisans qui s'appliquent à des industries spéciales. Ils 
se rapprochent et se groupent. Les produits des arts se 
multiplient alors, se varient et se perfectionnent. 

Ensuite et enfin, par des échanges plus ou moins 
avantageux, les pays divers se procurent les objets qui 
leur manquent, ou les valeurs qui permettent de les 
acquérir. C'est le rôle du commerce. Dans ï Esprit des 
Lois, il u*est guère étudié que de nation à nation, en 
tant qu'il modifie le quatrième élément des Etats, 
• c'est-à-dire l'ensemble de leurs richesses. Les transac- 
tions de ce genre ne sont pas, du reste, toujours profi- 
tables aux peuples qui les font. Elles ne peuvent l'être 
qu'à ceux qui ont un superflu de certaines choses, avec 
des besoins qu'ils ne sauraient satisfaire par leurs res- 
sources propres ^. 

Les trois modes d'acquisition que nous venons 
d'indiquer sont loin de donner les mêmes garanties au 
point de vue du maintien des États. 

Dans un fragment qui est inséré au tome P"" de ses 
Pensées manuscrites, Montesquieu a fait une compa- 



{.E.L., XXIV, 23 (3). 
2. E. L.. XX, 23. 



â 



1 



DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

11 d'uiie haute portée entre les sentiments cfu'ins- 
t l'agriculture, d'une part, et l'industrie, de 
•c, à ceux qui les pratiquent respectivement. 
ia que les uns s'attachent au sol, les autres, qui 
nt pas proprement de patrie et jouissent de leur 
itrio partout »', ont peu h perdre ou à con- 
r, en cas de guerre extérieure. En lisant cette 
:ion — mais non sans faire les réserves qu'elle 
lorte — on songe à ces bandes d'ouvriers qui 
tent l'Internationale de nos jours. Us n'en assom- 
pas moins, à l'occasion, l'étranger qui vient 
;her du travail dans leur pays. 
ant au grand commerce, il est cosmopolite par 
re- C'est même chose délicate pour un peuple que 
fuser ou de restreindre, au profit de ses négociants, 
incours des autres. « La vraie maxime est de 
ilure aucune nation... sans de grandes ^aisons^ « 
s économiste que politique, et grand partisan de 
Bpendance des États, notre auteur n'avait, cepeo- 
, qu'un goût médiocre pour les traités de corn- 
et Il approuvait même les métropoles de s'atlri- 
égoïstement le trafic de leurs colonies '. 
;8t, au contraire, en grand politique et en sage 
omiste à la fois qu'il proclamatt que " fa culture 
erres est le plus grand travail des hommes h', et 
admirait les institutions des Chinois et des Perses 
res à (( exciter les peuples au labourage » '. 



'., t. 11, p. 214, n" 1485. 

r. /,., XX, 8(1)- 

!. t., XX, 7. 

!. L., XXI, 21 (12 ait). 

î. L., XIV 6. 

î, t., XIV, 8. 



de:s territoires, des personnes et des biens. 81 
Ajoulcrons-nous qu'il est d'un intérêt majeur pour 
une nation qu'elle veille tant à la conservatioD qu'à 
l'emploi judicieux de ses biens? Montesquieu s'est élevé 
fortement contre les dépenses publiques qui ne répon- 
dent qu'à (i des besoins imaginoires », et qui ne sont 
dues qu'aux passions et aux faiblesses ii de ceux qui 
gouvernent », séduits par « le charme d'un projet 
extraordinaire, l'envie malade d'une vaine gloire et 
une certaine impuissance d'esprit contre les faiitaî- 
aies »'. Quant aux gaspillages des particuliers, notre 
publiciste admettait qu'on lôs restreignit au moyen de 
lois somptuaires, surtout dans les républiques, et 
même dans les monarchies pauvres, où l'importation 
des marchandises plus chères qu'utiles peut être inter- 
dite ^ 



CHAPITRE VIII 



DU DROIT PUBLIC 



Des quatre éléments de TEtat, il en est deux qui se 
composent de personnes, et deux qui se composent de 
choses. Les deux premiers, le gouvernement et la 
population, sont naturellement les seuls qui soient 
doués d'une activité spontanée, et qui puissent, en 
conséquence, être soumis à une discipline par des lois. 
Selon que les lois d'un pays visent l'action du gou- 
vernement ou l'action des particuliers qui en dépen- 
dent, elles constituent le Droit « politique » ou le Droit 
(( civil », appelés aussi : Droit public ou Droit pritt 
de ce pays*. 

Commençons par rechercher les principes essentiels 
que l'auteur de V Esprit des Lois a formulés en matière 
de Droit public. 

Mal ordonné de nos jours, ce droit l'était encore plus 
mal au xvii'' siècle et au xv^I^ Pour s'en convaincre,^ 
il suffît de parcourir le traité que Domat entreprit d'en 
rédiger sous le règne de Louis XIV; puis, de mettre en 
regard les ouvrages analogues publiés de nos jours. 
Aussi aurons-nous quelque peine à exposer méthodi- 

1. E. L., I, 3 (7, 10 et 16); cf. XXVI, 1. 



i -!i: 



DU DROIT PUBLIC. 



83 



[uement les idées de Montesquieu sur ce sujet. Son 
;"énie synthétique, mais impatient des détails, n'était 
)as propre aux classifications rigoureuses. Voici, du 
este, les questions que nous essaierons de passer en 
•evue dans les paragraphes qui suivent : 

1** Du rôle du Souverain; 

2*" De la délégation de Tautorité publique; 

3o De la séparation des pouvoirs ; 

4^ Du pouvoir législatif; 

5** Du pouvoir judiciaire; 

6° Du pouvoir dit : exécutif \ 

7<^ Des choses publiques. 



I 



Le souverain d'un état est la personne ou l'ensemble 
de personnes qui mettent le gouvernement en action 
et qui le dirigent. Ils y arrivent en statuant eux-mêmes 
sur les affaires publiques, ou bien en désignant ou en 
faisant désigner les autorités qui statuent à leur place. 
C'est par délégation directe ou indirecte que s'exercent 
les pouvoirs qu'ils ne retiennent point. 

Dans les gouvernements constitués sur un type 
simple, la souveraineté est dévolue sans partage à un 
chef unique, à la représentation de certaines familles 
ou au corps de tous les citoyens. Elle est divisée, au 
contraire, dans les pays soumis à un régime mixte ou 
pomplexe, tel que celui des républiques fédératives. La 

éférence que Montesquieu témoigne aux gouver- 

ments de ce genre pourrait naître en grande partie 

cette division même. 

Jamais publiciste ne fut, en effet, moins disposé que 



À 






84 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

lui à confier la toute-puissance à un homme ou à ud 
groupe d'hommes quelconque. Il ne se départait jamais 
de son sentiment sur la médiocrité profonde de notre 
nature. L'étude de Thistoire et de la jurisprudence ra 
porte point à fonder une constitution sur l'existence, 
même exceptionnelle, de magistrats infaillibles, affran- 
chis de tout égoïsme et de toute ignorance, parfaits 
comme le cercle idéal des géomètres. A ces conceptions 
enfantines, notre philosophe opposait la réalité triste, 
lorsqu'il écrivait ces lignes : « C'est une expérience 
éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à 
en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. 
Qui le dirait? La vertu même a besoin de limites * ». 

A plus forte raison faut-il limiter l'action des sou- 
verains ordinaires. Les barrières les meilleures sont 
celles que l'Autorité rencontre dans les lois des gou- 
vernements vraiment modérés. Faute de mieux, il est 
bon qu'un obstacle, quel qu'il soit, arrête les excès d'un 
pouvoir d'ailleurs arbitraire. Peu clérical, certes, Mon- 
tesquieu ne s'en félicitait pas moins de voir, chez des 
peuples réduits à la servitude, la crainte superstitieuse 
des Dieux et de leurs ministres modérer un peu la 
férocité des princes. « Comme le despotisme, dit-il, 
cause à la Nature humaine des maux effroyables, le 
' mal même qui le limite est un bien ^ ». 

De même, nous avons vu qu'il jugeait nécessaire 
aux démocraties de « toujours redouter quelque chose», 
surtout un voisin menaçant et dangereux. 

Quant aux barrières légales, elles peuvent <;onsisler 
d'abord dans l'institution de corps subordonnés a« 



1. E, L., XI, 4 (1). 

2. E. I., 11, 4 (6). 



"- -- — .._^^_^__._ :r^-^J^ 



r^-l.- 



DU DROIT PUBLIC. 85 

Souverain pour l'exercice de leurs fonctions, mais 
indépendants, plus ou moins, quant à leur recru- 
tement. Tel est le cas que présente une monarchie avec 
une noblesse héréditaire et une magistrature pro- 
priétaire de ses offices. Et c'est là, par parenthèse, ce 
qui expliqué l'opinion de notre philosophe sur la véna- 
lité des charges, telle qu'elle se pratiquait autrefois en 
France. S'il l'approuvait, c'était relativement. Il esti- 
mait — et qui s'en étonnera? — qu'elle donnait une 
somme de résultats avantageux, politiques et même 
économiques, que n'aurait pas produits la désignation 
des juges par les ministres d'un Louis XV *. Ajoutons 
que, depuis 1789, il n'a pas été" découvert dans notre 
pays un système de nomination à l'abri de toute cri- 
tique. Quelle juridiction actuelle n'a-t-on pas vu en 
butte à des attaques furieuses, sinon justifiées? La 
Gour de Cassation elle-même a été l'objet de lois de 
défiance. 

Mais revenons-en aux limites que les lois peuvent 
et doivent mettre à l'action du Souverain. Le procédé 
le plus souple et le plus pratique consiste à distribuer 
heureuseùient les divers ordres d'attributions entre le 
Souverain et ses délégués. Examinons la question, 
d'abord, au point de vue de l'accomplissement même 
des fonctions de l'autorité publique. 

Quel qu'il soit, le Souverain ne saurait faire tout. 
Mais sa compétence possible varie en étendue avec sa 
nature, et presque en raison inverse du nombre de 
personnes dont il se compose. Montesquieu a dit jus- 
tement au sujet des démocraties : « Le peuple, qui a 
la souveraine puissance, doit faire par lui-même tout 

i. E. Z,., V, 19 (13 et 14). 



- _ 'jéâ 



\ 




86 DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

ce qu'il peut bien faire; et, ce qu'il ne peut pas bien 
faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres ' )). Ce 
conseil est excellent pour le régime auquel il s'adresse; 
mais, de plus, applicable à tous les au très, quand ils 
seraient aristocratiques ou monarchiques. Seulement, 
un corps nombreux de citoyens est évidemment inca- 
pable de remplir des fonctions auxquelles sont propres 
une assemblée restreinte ou un chef unique. Comment, 
par exemple, des millions ou môme des milliers de per 
sonnes arriveraient-elles à rédiger un code de lois ou à 
négocier une convention diplomatique? Et il leur serait 
moins possible encore de commander une armée sur 
un champ de bataille. Un sénat lui-même n'y vaut 
rien! 

En principe, dans une démocratie importante, le 
Souverain doit se borner à choisir ses mandataires. 
Montesquieu lui attribue même à cet égard une apti 
tude exceptionnelle. « Le peuple, dit-il, est admirable 
pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie 
de son autorité \ » Le Président fondait cette opinion 
sur rhistoire d'Athènes et de Rome. Pour expliquer 
les élections moins surprenantes dont certaines répu- 
bliques modernes nous présentent le spectacle, il est 
bon de rappeler que Rome et Athènes, avec leur grand 
nombre d'esclaves, étaient des aristocraties, plutôt que 
des démocraties, comme nous les entendons. Deplus< 
la vie politique de Tétat entier y était concentrée dans 
une ville unique. Nous croyons que, de nos joyrs, l'au- 
teur de VEsprii des Lois rabattrait beaucoup de ses 
éloges. 



\. E. /.., 11, 2 (6). 
2. E. L.j II, 2 (9). 



\ 



DU DROIT PUBLIC. 87 

Il a fait, d'ailleurs» lui-même, une distinction très 
juste en parlant de TAngleterre, qui n'était pas une 
démocratie saris doute, mais « où la république se » 
cachait « sous la forme de la monarchie » *. Tempérant 
ses affirmations antérieures, il dit que : <( s'il y a peu 
de gens qui connaissent le degré précis de la capacité 
des hommes, chacun est pourtant capable de savoir 
en général si celui qu'il choisit est plus éclairé que la 
plupart des autres » ^. La conclusion à tirer de cette 
remarque est qu'il est sage de restreindre l'intervention 
du peuple aux élections qui n'exigent qu'une appré- 
ciation d'ensemble, et non point technique, des can- 
didats. 

Dans le chapitre de VFsprit des Lois auquel nous 
venons d'emprunter un passage, l'auteur complète et 
précise aussi ce qu'il avait dit plus haut sur la confec- 
tion des lois par le corps des citoyens d'un état. 
« Comme cela est impossible, dit-il, dans les grands 
états et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les 
petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants 
tout ce qu'il ne peut faire par lui-même M). On en 
revient donc encore à la simple nomination de man- 
dataires. 

Plus varié et plus difficile est le rôle que notre publi- 
ciste jugeait convenir au Souverain dans une aristo- 
cratie *. Là, il peut procéder à la désignation de magis- 
trats dont on doit apprécier les aptitudes spéciales et 
môme exceptionnelles. Délibérer un projet de loi ou de 
règlement international n'est pas nécessairement au- 

\. E, I., V, ^9 (9). 

2. E. />., XI, 6 (28). 

3. E. L.,Xl, 6(22); cf. Il, 2 (27). 

4. E. L., II, 3 (1 et 3). 



j 



M 



88 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

dessus de sa compétence. Rien ne s'oppose également 
en principe, à ce qu'il statue sur des affaires conlen- 
tieuses, administratives ou diplomatiques. En somme, 
par la nature des choses, il n'y a que Texécution des 
décisions prises, qu'il soit obligé de confier à des agents. 
entre lesquels il répartit ce soin. 

Par cela même que Taetion proprement dite n'est 
possible qu'à des individus, le chef d'une monarchie 
est capable de remplir des fonctions que les corps sou 
verains doivent s'interdire dans les républiques *. U 
peut, du reste, comme eux, désigner ses ministres, éla 
borer des prescriptions générales et réglCT des points 
particuliers. Bien ou mal, il arrive donc à exercer tous 
les genres d'attributions de l'autorité publique; ce qui 
ne doit point l'engager à se charger de toutes. 

Le nombre des affaires suffirait déjà pour modérer 
un zèle excessif. Mais il y a, en outre, les questions de 
compétences spéciales. L'universalité est la prétention 
des sots et parfois des sots couronnés. Un monarque 
doit pourtant s'appliquer moins à étaler ses mérites 
personnels, contestables ou non, qu'à discerner les 
mérites des autres. C'est le don que -Montesquieu 
exigeait surtout « d'un grand prince », dont il disait 
que « le premier talent... est celui de savoir bien 
choisir les hommes » ^. 

Les règles que nous venons d'exposer jusqu'ici sur 
une sage distribution des fonctions de l'Autorité entre 
les souverains et leurs délégués sont d'ordre technique, 
en quelque sorte. Il en est aussi d'ordre politique, plus 
importantes encore. Nous en traiterons après avoir pre 



\. E. L., V, 10 (1), et XI, 6 (^6). 
2. P., t. I, p. 431, n° 659. 



" ••■-^ 






DU DROIT PUBLIC. 89 

sente quelques observations sur les divers modes aux- 
quels le Souverain peut recourir pour déléguer ses 
pouvcwrs. 



II 



La défiance qu'inspirait à Montesquieu la sagesse 
iiumaine, et, en particulier celle d'un homme seul, 
livré sans contrôle à ses fantaisie», se manifeste nette- 
ment lorsqu*il traite des modes de délégation immé- 
diate ou médiate des pouvoirs du Souverain. Il marque 
une préférence curieuse pour les formes où le choix est 
le moins libre. S'il admire trop les élections populaires, 
où le suffrage individuel de chaque citoyen se subor- 
donne forcément à la volonté collective d'une majorité, 
il va jusqu'à soutenir que„ dans une monarchie, « le 
hasard donnera de meilleurs sujets » pour magistrats 
que la volonté arbitraire du Prince *. 

Du reste, aux démocraties mêmes, il conseille de 
soumettre les élections à des lois restrictives quant aux 
formes du scrutin et quant aux conditions exigées des 
candidats. Pour les choix difficiles, il admet plusieurs 
degrés. Le recours au sort, corrigé par des précautions 
ingénieuses, ne lui* inspire aucune répugnance^. Il 
repousse, au contraire, en en donnant un motif très 
exact, la cooptation pratiquée dans une aristocratie 
pour le remplacement des sénateurs ^ Et, dans une 
monarchie, c'est surtout par la naissance qu'il veut 
maintenir la noblesse, et par l'achat des offices qu'il 



4. E. L., V, 19 (14). 
KE. L., n, 2 (20). 
3. E. L,, II, 3 (5). 



.rùi 




90 DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

entend recruter la magistrature ^ A plus forte raison 
blûme-t-il qu'un prince désigne arbitrairement son 
héritier, auquel une loi précise et fondamentale doit . 
seule déférer la couronne ^ Mais c'est là une question 
qui ne rentre point dans notre sujet actuel. 

Il va de soi que les conditions essentielles de capa- 
cité ne sont pas autres pour les délégués du Souverain 
que pour le Souverain lui-même. On confiera donc les 
fonctions publiques à un groupe d'hommes ou à un 
homme seul, selon qu'il s'agira de prendre des déci- 
sions graves ou de les exécuter. La pensée qui a 
présidé sous le Consulat à la réforme des administra- 
tions révolutionnaires se trouve exprimée très nette- 
ment dans V Esprit des Lois ^, bien que sous une forme 
moins épigraphique que le fameux « administrer doit 
être le fait d'un seul homme, et juger le fait de plu- 
sieurs )), inséré par Rœderer dans un rapport célèbre \ 

D'une heureuse concision est, au contraire, ce 
passage d'un chapitre sur la Nature de V Aristocratie: 
(( Dans toute magistrature, il faut compenser la gran- 
deur de la puissance par la brièveté de sa durée ^ » 
Nous estimons, néanmoins, trop court pour un grand 
pays le temps d'une année que Montesquieu a fixé, en 
principe. Il est vrai que notre publiciste vise un gou- 
vernement républicain, régime qu'il jugeait ne con- 
venir qu'aux états ayant un petit territoire. Du reste, 
il n'excluait pas d'une démocratie même l'institution 
de sénateurs inamovibles. Seulement, il ne les inves 

1. E, /.., V, 9 (3 et 14). 
•2. E. L., V, U (22 à 24). 

3. E. L., XI, 6 (36). 

4. Rapport sur la loi du 28 pluviôse an VIII. {Archives parle- 
mentaires, 2*^ série, t. I, p. 169.) 

5. E. L., II, 3 (8). 



L^ \. ^ "'' 






DU DROIT PUBLIC. 91 

tissait que d'attributions en quelque sorte morales et 
disciplinaires *. A l'occasion des conseils de ce genre, il 
a fait cette observation judicieuse : « L'esprit, dit Aris- 
tote, vieillit comme, le corps. Cette réflexion n*est 
bonne qu'à 1 égard d'un magistrat unique, et ne peut 
être appliquée à une assemblée de sénateurs* ». 

Il est naturel que les mandataires du Souverain lui 
rendent compte de leurs actes à Texpiration de leurs 
pouvoirs ^ Dans les états monarchiques ou despoti- 
ques, le Prince est, d'ailleurs, à même d'exercer une 
inspection générale et continue, lui permettant de 
réprimer sans retard les fautes des agents qu'il a 
choisis*. Cela est plus difficile dans une république; 
parce que le corps des citoyens ou des nobles, n'étant 
pas assemblé toujours, ne saurait soumettre les magis- 
trats qu'à une surveillance intermittente. 



III 

Reprenons l'étude de la distribution des pouvoirs, 
en nous plaçant cette fois à un point de vue politique, 
et en envisageant tout ensemble les rapports du Sou- 
verain et de ses délégués, et les rapports des délégués 
entre eux. De toutes les théories de Montesquieu^^l 
n'en est guère de plus célèbre que celle qu'il a exuj^^ig 
sur ce sujet. Les législateurs du xvnr siècle et dj^j ^ix*' 
s'en sont inspirés largement, tant en Amériqudf q^'^^ 
Europe, lorsqu'ils ont voulu doter leur^pays j^nstitu- 
tiens libérales. 

m 

1. E. L., V, 7 (6). 

2. E. L., V. 1 (8). 

3. E. /..,XI, 6 (44 et 46). 

4. E.L., 111,3(1). 



-^1 



92 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

C'est, en effet, la liberté, plus exactement la M 
poUiitlue, que le grand philosophe prétendait garanU 
au moyen d'une certaine répartition de fonctions. 
liberté politique, il entendait Tassurance qu'a lo 
personne de n'être pas contrainte « de faire leschc 
aux(}uelles la loi ne Toblige pas, et à ne point tai( 
celles que la loi lui permet » ^ On y arrive quand «1 
pouvoir arrête le pouvoir », de telle façon qu'auc\i 
autorité ne veuille ou ne puisse user d'arbitraire. 

« Il y a, dit Montesquieu, trois sortes de pouvA 
la puissance législative, la puissance exécutrice 
choses qui dépendent du Droit des gens, et la piûi 
sance exécutrice de celles qui . dépendent du Drc 
civil *. » 

C'est à chacun de ces pouvoirs qull importe d'atlrî 
huer un rôle déterminé et distinct. 

Si le pouvoir législatif ne fait qu'édicter des rè^l 
générales, les particuliers n'entrent point individuel^ 
ment en contact avec lui et n'ont guère à redouter qui 
décrète des prescriptions s'adressant à tous pour v!\ 
teindre que quelques personnes auxquelles il pourrait 
en vouloir. Quant, au contraire, l'autorité qui fait el 
défait les lois est chargée en même temps de les appli- 
quer, il y a lieu de craindre qu'elle ne les modifie en 
ver. de cas particuliers, qui lui sont soumis spéciale- 
venir, sauf à les modifier encore quand des cas nou- 
il n'e>se présentent. Sujets ou citoyens subissent alors 
de sénàme hypocrite de légalité arbitraire. Les Romains 

1 E L. ^^^^ compris les inconvénients du système 

2. E, /.., orévenir, ils obligèrent leurs préteurs, qu 

3. E. L., \. 

4. Rapport 
menlaireSj 2* S6 (2). 

5. E.L.y II, 3(8,M. 



DU droit; public. 93 

* 

cumulaient des attributions législatives et conten- 
tieusea, à les exercer successivement, en commençant 
par les législatives *. Mais il est plus sûr de confier 
chaque ordre de pouvoirs ^ des corps ou q dès magis- 
trats différents. On obtiendra même ainsi de chacun de 
ces magistrats ou de ces corps qu'il porte, dans Taccom- 
plissement de sa mission propre, les habitudes d'esprit 
qui y conviennent le., mieux, et qui varient d'après la 
nature de la fonction. Rien n'est donc plus saisissable 
que les raisons pour lesquelles Montesquieu proscrivit 
la confusion du pouvoir législatif et du pouvoir 
exécutif^. 

Il n'est pas aussi facile de comprendre ce qu'il a dit 
des deux branches du pouvoir exécutif, qu'il appelle, 
l'une, « la puissance de juger, et l'autre, simplement 
la puissance exécutrice de l'Etat » ^. 

Sa définition de la première : « la puissance exécu- 
trice des choses qui dépendent du Droit civil », est 
satisfaisante. Mais il a caractérisé moins heureusement 
la seconde, lorsqu'il l'a donnée comme « la puissance 
exécutrice des choses qui dépendent du Droit des 
gens ». 

Par cette formule, il a entendu désigner sans aucun 
doute ce que nous appelons le Gouvernement, en 
l'opposant à la Magistrature. Mais le gouvernement 
ne se borne point à l'application des règles du Droit 
des gens et à la gestion des rapports internationaux. 
Quand il le fait, ce n'est même pas aux prescriptions 
édictées par le législateur de son pays qu'il doit sur- 
tout conformer ses actes. Il leur obéit, au contraire, 

1. Voyez la Lex Corneliai de l'an 687 de Rome* 

2. E. L., XI, 6 (4). 

3. E. L., XI, 6 (3). 



04 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

alors qu'il pourvoit aux affaires intérieures et collec- 
tives de la communauté qu'il dirige. On pourrait donc 
s'étonner que notre publiciste, dans sa définition de la 
puissance exécutrice proprement dite, n'ait pas men- 
tionné le Droit public national. Mais, à son époque, 
les mots administrateurs et administration n'avaient 
pas le sens précis qu'ils ont de nos jours," et étaient 
plutôt synonymes de gouvernants et de gouverne- 
ment\ On confondait sous le nom général de police, 
avec ce que nous désignons ainsi, une foule de ser- 
vices publics qui n'avaient rien de judiciaire. Le 
terme dont Montesquieu aurait eu besoin pour une 
définition courte, nette et complète, du troisième pou- 
voir, lui faisait défaut. Il n'en dota point notre langue 
et se contenta d'une expression vague de sa pensée. 

Il suffit pourtant de lire un passage de V Esprit des 
Lois sur la puissance exécutrice du Sénat romain, 
pour ne point douter qu'il attribuât au pouvoir dont 
nous recherchons la nature, aussi bien que les affaires 
internationales, l'administration des finances et des 
armées, le gouvernement des provinces et un certain 
contentieux d'ordre politique ^ 

Le système du Maître revient en somme — si nous le 
comprenons bien — à placer au-dessous du législateur 
deux ordres d'autorités qui appliquent les lois : l'un, 
aux intérêts privés; et l'autre, aux intérêts collectifs. 
Grâce à cette seconde division, les droits des sujets ou 
des citoyens ne sont pas à la merci d'administrateurs 
disposés à les sacrifier aux intérêts plus ou moins réels 
de la communauté. Le législateur a, bien entendu, le 



1. E. L., XI, lo (1); cf. C. R., 11 (15) et 19 (20). 

2. E. L.,XI, 17(4). 



nu DltOlT PUBLIC. 911 

devoir de faire toujours respecter les compétences qu'il 
a établies. 

L'idée d'opposer ainsi aux affaires d'intérêt général 
les affaires d'intérêt privé n'est rien moins qu'une 
invention de Montesquieu. Elle se rencontre même 
dans certains actes officiels antérieurs de plus d'un 
siècle à la publication de l'È'sprit des Lois. Mais les 
éditset arrêts oii les rois de France l'invoquèrent comme 
un principe avaient pour objet de prévenir les empié- 
tements de la mag;istrature sur les fonctions du gou- 
vernement'. Notre pabliciste se proposait, au con- 
traire, de garantir la sûreté et la liberté des particuliers 
contre les excès de pouvoir du gouvernement lui-même. 
C'est en cela qu'il fit preuve d'originalité et de profon- 
deur d'esprit. 

Il ne montra pas moins de finesse et de prudence 
dans l'application de sa théorie. Se défiant d'une 
logique trop rigoureuse, il admit des tempéramenls, 
des dérogations partielles au principe dont il procla- 
mait l'importance. Une certaine collaboration du pou- 
voir législatif et du pouvoir exécutif lui paraissait 
même désirable. L'expression admise et brutale de 
séparation des pouvoirs exagère, trafiit sa pensée. C'est 
plutôt la non- confusion qu'il serait exact do dire : car 
c'est d'elle seule qu'il s'inquiétait vraiment. 

Quel que fiit d'ailleurs, à ses yetax, le mérite des 
dispositions qu'il prônait, 11 n'avait pas en elles une 
confiance absolue et exclusive. D'une part, il savait 
Irop bien que les passions et le.s vices des hommes 
troublent fréquemment la marche des institutions les 



^r^l 



96 DES IDÉES D£ MONTESQUIEU. 

plus ingénieuses. De l'autre, il ne méconnaissait poîat 
les avantages que présentent des combinaisons moins 
parfaites. Il regardait, par exemple, comme une chose 
heureuse qu'un monarque ne retînt que Texerciceffe 
deux pouvoirs sur trois et déléguât la puissance judi- 
ciaire à des magistrats sûrs de leur indépendance*. 
Pour une aristocratie, il ne trouyait pas indifférent 
que les divers ordres d*attributions y fussent confiés à 
des fractions distinctes du corps des nobles ^. On gagôe 
toujours à éviter dans une mesure quelconque la con- 
fuMon entière des pouvoirs. Si Ton n'y arrive point, 
« il règne », même dans une république, « un affreux 
despotisme », comme chez les Turcs*. Employant 
l'expression dont l'auteur abuse quelquefois, on peut 
s'écrier alors : « Tout est perdu! » 



IV 

Nous venons de reconnaître que le pouvoir législatif 
doit occuper le premier rang dans les états libres, où 
les pouvoirs sont bien répartis. Gela n'est nécessaire, 
du reste, qu'en tant qu'il s'agit de l'autorité qui édicté 
les prescriptions d'ordre supérieur, c'est-à-dire les Ids 
véritables. Quant aux simples règlements de police, 
par exemple, ils ..peuvent être l'œuvre de magistrat* 
subordonnés. 

Gomme les autres publicistes de son temps, Mon- 
tesquieu parle bien de lois et de règlements et même de 
lois fondamentales et de lois sans épittiète. Mais il 



1. E. L., XI 6 (7). 

2. E.L., XI, 6 (42). 

3. E. L., XI, 6 (7 et 8). 



**?-■ 






DM DROIT PUBLIC, 97 

néglige de définir ces termes. Encore moins s'est-il 
attaché à faire la distinction des personnes ou des 
corps auxquels il appartient d'établir chacune des trois 
espèces de prescriptions. Il n'oppose même point le 
droit de faire des lois fondamentales ou constitution- 
nelles à celut de porter des lois ordinaires. C'est du 
pouvoir législatif, en général, qu'il traite dans son 
grand ouvrage, en envisageant l'intérêt tantôt des gou- 
vernements et tantôt des particuliers. 

Pour la conservation des gouvernements, il est bon et 
naturel que ce soit le Souverain qui exerce par lui- 
même, ou par ses délégués spéciaux, la fonction légis- 
lative. 11 s'ensuit que, dans, une monarchie pure, 
toutes les institutions sont à la merci d'un homme, du 
Prince*. Quel que soit le rang des sujets, ils n'y 
jouissent que de privilèges éminemment précaires. 

Un système moins simple peut seul assurer leurs 
droits aux particuliers. 

Dans un chapitre de Y Esprit des Lois, Montesquieu 
a fait la théorie, devenue classique, de la monarchie 
parlementaire, avec ses deux assemblées. Tune, plus 
prompte, et l'autre, plus lente aux réformes, contenues 
toutes les deux, au besoin, par le vélo du chef de 
l'état. Il prône, au point de vue libéral, ce régime, 
qu'il avait vu pratiquer en Angleterre. Mais l'apologie 
qu'il en fait n'est pas seulement à retenir dans une 
monarchie limitée. Tout ce qu'il dit sur la représentation 
directe du peuple, sur les attributions de la Chambre 
conservatrice et sur les rapports du Corps législatif 
tout entier avec le pouvoir exécutif, mérite d'être 
médité même dans un état franchement républicain. 

1. E. l., m, 10 (8). 



98 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Ce n'est que par Tadaptation aux gouvernements déiBo- 
cratiques de ces vérités d'ordre général, qu'on évitera 
une tyrannie pire que le despotisme d'un seul homme, 
à savoir la tyrannie d'une assemblée unique, orgaoe 
plus ou moins fidèle et réfléchi d'une majorité d'électeurs 
peut-être infime et aveugle. Partout et toujours, il est 
nécessaire que « le pouvoir arrête le pouvoir ». Les 
masses elles-mêmes n'ont qu'à perdt'e à ce que rien ne 
tempère l'essor de leurs passions et de leurs appétits. 

Nous ne pouvons reproduh'e ici la série des sages 
conseils que Montesquieu prodigue aux législateurs «ff 
la manière dont ils doivent accomplir leur hante 
mission. Sachant tout ce qu'on peut craindre de leurs 
préoccupations mesquines, de leur ignorance des diffi- 
cultés et de leurs entraînements chimériques et funestes, 
il leur prêche par-dessus tout la modération ^ Ilentfiûd 
qu'ils ménagent les opinions et l'esprit général de leur 
peuple, qu'ils ne brusquent point les réformes, qu'ils 
usent de douceur, qu'ils recourent aux voies indirectes, 
et même qu'ils sachent tirer profit des défauts de leurs 
concitoyens^. Spécialement, il les met en garde contre 
les excès de logique ^ Jamais, en effet, nous ne raison- 
nons que sur des données plus ou moins incomplètes, 
sinon inexactes, dont les conséquences successives 
s'écartent de plus en plus de la vérité. 

Les lois humaines sont donc fatalement imparfaites. 
Trop souvent, il se présente des cas qu'elles n'ont pas 
su prévoir. Aussi l'auteur de VEsprit des Loit^ tout 
ennemi qu'il était de l'arbitraire, ne pouvait-il pas 
s'empêcher d'admettre qu'il fallût parfois suspendre k 

1. E. L., XXIX, 1. 

2. E. L., VI, 12 et 13 (2), XIX, 2 et 10, et XXV, 5 (5). 

3. E, L., XI, 6 (70). 



DU DROIT PUBLIC. 99 

cours normal des lois en vigueur. C'est ce qu'il appelait 
« mettre, pour un moment, un voile sur la liberté )) *. 
Mais il exigeait l'intervention du pouvoir législatif 
toutes les fois que Ton recourrait à cette mesure regret- 
table de salut public. Il condamnait l'institution de 
magistratures permanentes et tyranniques, affranchies 
de tout contrôle, ne s'inspirant, comme les Ephores de 
Sparte et les Inqujsiteurs de Venise, que d6 la raison 
d'État bien ou mal appréciée *. 

Signalons ici de nouveau un point sur lequel Montes- 
quieu s'est écarté de la tradition des politiques français 
depuis Comi^ines, au moins, jusqu'à M. Thiers. « Il y 
a, dit-il, de certaines idées d'uniformité qui saisissent 
quelquefois les grands esprits,... mais qui frappent 
infailliblement les petits ». S'inquiétant surtout de la 
vie, aux manifestations intenses et multiples, il n'avait 
pas le souci plastique de l'unité, du parallélisme et de 
la symétrie. A ses yeux, il ne fallait supprimer les 
différences qu'à bon escient. Les commodités qu'un 
régime uniforme offre pour l'exercice du pouvoir cen- 
tral dans un pays, n'étaient pas de nature à le séduire. 
« Lorsque les citoyens suivent les lois, pensait il, 
qu'importe qu'ils suivent la même ^ » 



Le Souverain, qui doit retenir la puissance législative 
pour lui-même ou pour les représentants dont il inspire 
les décisions, se désintéresse, dans les gouvernements 



1. E. L.,xih 19. 

2. E, £., XI, 6 (20 et 21). 

3. E, L., XXIX, 18. 



• •••;• -V" 

• • •-• • • • 




iOO DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

plus OU moins libres, de la puissance judiciaire. 11 faut 
que les autorités qui disposent de la vie, de l'honneor 
et de la fortune des particuliers soient indépendantes 
de ses passions et de ses caprices. Elles n'ont à tenir 
compte que de ses volontés générales, formulées en 
lois. La règle contraire ne convient qu'aux états des- 
potiques, où les pratiques les plus funestes découlent 
d'un principe corrompu. Dans ^un gouvernement 
modéré, il n'est* pas admissible que le Souverà 
s'attribue les fonctions des tribunaux. 

Montesquieu insiste particulièrement dans trois 
chapitres sur les inconvénients que présentent, pour 
les monarchies, les jugements rendus par le Monarque. 
par ses ministres ou par ses commissaires ^ Il rappelif 
à ce sujet, en le blâmant, un des actes les plus regret- 
tables de Louis XIII. Nous avons rappelé plus haut 
qu'il allait jusqu'à préférer la vénalité des charge 
judiciaires à la nomination des magistrats par Ifi 
Prince ^. 

Le système qu'il mettait au-dessus de tous les autres 
était celui que Ton pratiquait, sous des formes diffé- 
rentes, jadis à Athènes et à Rome, et en Angleterre 
depuis. (( La puissance déjuger ne doit pas être donnée à 
un sénat permanent, mais exercée par des personne^ 
tirées du corps du peuple, dan« certains temps de 
Tannée, de la manière prescrite par la loi, pour former 
un tribunal qui ne dure qu'autant que la nécessité le 
requiert^. » Les hommes de loi n'interviennent alor^ 
que pour appliquer les textes aux décisions rendues par 
les juges du fait. 

i. E. L., VI, 5 et 6, et XII, 22. 

2. E. L,, V, 19 (14). 

3. E. L„ XI, 6 (13). 






<, ^ ^ 1^ 

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^ 



DU DROIT PUBLIC. , 101 

Notons que notre publiciste ne détermine point la 
lature et l'importance des affaires à soumettre à des 
urés. Entendait-il leur attribuer une compétence 
ibsolue? Il était hostile, ei^ tout cas, aux magistrats 
iniques*. 

Dans un fragment destiné à V l'esprit des Lois^ mais 
aon inséré dans^ cet ouvrage, Montesquieu a examiné 
la question des appels. Il s'y prononce pour rétablis- 
sement de deux degrés de juridiction, et pas davantage^, 
[^'est la solution que l'Assemblée constituante devait 
idopter, en principe, dans la loi du 2 mai 1790. 

Relativement aux moyens dont les magistrats 
[)euvent se servir pour découvrir la vérité, notre auteur 
i écrit un chapitre célèbre pour combattre l'emploi de 
a torture encore appliquée de son temps aux accusés 
m France. Afin de prouver qu'elle est inutile, il cite 
l'exemple des Anglais, qui l'avaient rejetée « sans 
inconvénients ». Ensuite il ajoute que la (( voix de la 
>Jature » elle-même lui « crie » de condamner abso- 
umeut cet usage barbare ^ 

La bonté de Montesquieu n'éclate pas moins dans ses 
héories sur les peines à faire subir aux criminels. 

Il demande qu'elles soient douces, plutôt que sévères, 
.•es peines excessives sont inutiles : l'imagination des 
lorames s'y 'fait. En outre, elles ont le tort immense 
le corrompre le peuple chez lequel on les inflige, en 
ui donnant « des leçons de cruauté ))*. 

Non moins importantes sont les observations de 
lotre publiciste sur les rapports des peines avec la 

i. E. L., VI, 7. 

2. E, L. B., p. 19. 

3. E. I., VI, 17. 

4. E. L., VI, 12 (9). 






^■T^ 




102 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

nature des délits. Qaant à la gravite, les châtiments 
doivent être proportionnés aux dommages que les 
actions mauvaises causent effectivement à la société'. 
Mais il est aussi désirable qu'il y ait corrélation entre 
la nature de la faute et le genre du châtiment. Mon- 
tesquieu, à ce sujet, traite des crimes qui intéressent 
la Religion, et dit judicieusement : « Pour que la peine ! 
des sacrilèges simples soit tirée de la nature de la chose, 
elle doit consister dans la privation de tous les avan- 
tages que donne la Religion. » Que l'on ne prétende 
point « venger la Divinité... Si Ton se conduisait par 
cette... idée, quelle serait la fin des supplices?^ » Il eût 
été désirable que la magistrature française se fût ins 
pirée de ces principes, alors qu'elle était saisie, au 
xviu® siècle, de certains procès dont le souvenir est 

9 

encore exploité, de notre temps, contre l'Eglise catho- 
lique. 

La bienveillance dont on trouve tant de preuves 
dans V Esprit des Lois ne dégénérait pas, du reste, en 
mièvrerie sentimentale. On ne saurait trop recom- 
mander à nos philanthropes contemporains celte 
remarque sur la multiplication des crimes : (( Qu'on 
examine la cause de tous les relâchements : on verra 
qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la 
modération des peines ^ ». 

Montesquieu ne proscrivait même pas absolument la 
peine capitale, tout en la réservant aux cas où elle est 
indispensable à la répression* . 

Dans un autre chapitre, il célèbre les avantages de 

1. E. L., VI, 13. - 

2. E, L., XU, 4 (4 el 6). 

3. E. L., VI, 12 (4). 
. 4. E. L., Vï, 12 (3), et 16 (7). 







^■^I^.TW "''" " "* • 



DU DROIT PUBLIC. 103 

la clémeîice, mais il en blâme Texcès. Il cite le cas 
d'empereuFs de Byzance qui s'étaient interdit de faire 
mourir qui que ce fût. Ces empereurs, dit-il, « avaient 
oublié que ce n'était pas en vain qu'ils portaient 
répée » *. 



VI 

En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, 
le pouvoir exécutif d'un état dirige, au dehors, ses 
relations avec les autres pays, et gère, au dedans, les 
intérêts collectifs de la Société civile tout entière. Ces 
deux ordres de. fonctions se tiennent étroitement. 
N'est-ce pas l'administration qui prépare les ressources, 
en hommes et en choses, dont le gouvernement ne peut 
se passer pour exercer à Textérieur une action militaire 
et même diplomatique? 

Nulle part le Souverain, quel qu'il soit : prince, classe 
noble ou corps 3e citoyens, ne saurait expédier lui- 
même toutes les affaires qui sont du ressort du pouvoir 
exécutif. Il est donc forcé d'en charger des agents 
qu'il désigne, auxquels il imprime une direction géné- 
rale, et dont il contrôle ou fait contrôler la conduite. 
Dans l'intérêt de tous et de chacun, il importe, 
d'ailleurs, que ces agents-là ne s'immiscent point dans 
les fonctions du pouvoir judiciaire, réservées, comme 
nous savons, à un ordre d'autorités spécial. 

Lorsqu'il s'occupe des rapports internationaux, le 
pouvoir exécutif est tenu de suivre avant tout les règles 
du Droit des gens, dont nous traiterons plus loin. C'est, 

1. E. L., VI, 21 (7). 






104 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

au contraire, la législation administrative spéciale du 
pays, qu'il applique à rintérieur, dans la gestion des 
intérêts collectifs. 

Pendant cinq à six cents ans, au moins, le droit 
administratif de la France ne consista guère qu'en 
usages et en statuts locaux. De plus, le Clergé, les tri 
bunaux civils et criminels, les possesseurs de fiefs, 
exerçaient des attributions qui, de nos jours, appar- 
tiennent à des agences publiques. On devine quel chaos 
- de dispositions diverses, complexes et confuses, 
résultait de cet état de choses. Aussi les jurisconsultes 
du xvm" siècle n'étaient-ils pas arrivés à en dégagerune 
théorie générale, ni les principes supérieurs. Ne nous 
étonnons donc point de rencontrer dans VEsprii à^ 
Lois, en matière administrative, plutôt des observations 
partielles qu'un système bien lié. L'auteur n'a pas 
entrepris de se faire un ensemble d'idées précises sur 
le rôle du pouvoir exécutif à l'intérieur, ni sur l'organi- 
sation des services d'intérêt collectif. Ajoutons que 
l'objet même de son grand ouvrage l'engageait plutôl 
à expliquer les institutions les plus diverses, quà 
rechercher les meilleures. 

Il est, cependant, des question sur lesquelles Mon- 
tesquieu exprime des sentiments qui méritent d'être 
relevés. 

Ainsi les progrès que le pouvoir central avait faits en 
France, depuisie Moyen Age, aux dépens des autorités 
féodales, provinciales et municipales, lui inspiraient des 
réflexions chagrines et presque injustes. Croyant à la 
dépopulation du pays, il en attribuait la cause aux 
(( perpétuelles réunions de plusieurs petits états. 
Autrefois, chaque village de France était une capitale; 
il n'y en a aujourd'hui qu'une grande; chaque partie 

h A •-:.•••• 



••• • • 



X 



DU DROIT PUBLIC. 105 

de l'état était un centre de puissance : aujourd'hui tout 
se rapporte à un centre et ce centre est, pour ainsi dire, 
l'état même » ^ 

Déjà, sous la Régence, alors qu'il remplissait sa 
charge de président, notre philosophe réclamait Texten- 
sion des états provinciaux, avec le rétablissement des 
franchises municipales -. 

On trouve, enfin, dans ses Pensées manuscrites, 
quelques boutades des plus vives, où il exhale sa haine 
de la centralisation abusive : a II y a cinquante ans 
qu'il est décidé au Conseil que les intendants ont 
raison. » Et ailleurs : « Je veux bien que Ton donne la 
toute-puissance aux intendants; mais, si l'on en fait 
des Dieux, il faut, au moins, les choisir parmi les 
hommes, non pas parmi les bêtes ))^ 

Sur un ton plus grave, l'auteur de Y Esprit des Lois 
discute les rapports qui doivent exister entre les 
emplois civils et les emplois militaires. Il conseille de 
les confondre dans les républiques et de les distinguer 
dans les monarchies. Mais il entend que, partout, Télé- 
ihent militaire soit subordonné à Télément civil, pour 
que les gens de guerre ne puissent point abuser de leur 
force*. 

Très curieuse est sa préoccupation constante d'inter- 
dire aux dépositaires de l'autorité publique les spécu- 
lations commerciales et financières. Il déclare que le 
Prince ne doit pas faire le commerce; il s'oppose môme 
à ce que les nobles s'y livrent, non seulement dans 
une aristocratie, mais encore dans un état monarchique. 

1. E, L., XXIII, 24 (3). 

2. Af., pp. 243 et 245, 

3. />.. t. n, p. 341, n*^ 1870, et p. 342, n° 1872. 

4. E. L„ V, 19 (6 à 9). 



i06 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Prince ou nobles feraient aux simples particuliers une 
concurrence écrasante et injuste, qui ruinerait les mar- 
chands et opprimerait les consommateurs. Un peuple 
doit avoir foi dans Téquité et dans le désintéressement 
de ceux qui président à sa destinée *. 

Des raisons analogues ont porté Montesquieu à pré- 
férer la régie à la ferme pour la perception des impôts. 
Il admettait, cependant, une exception à la règle, en 
cas d'établissement de nouveaux droits. Si l'on en cod- 
fîe d'abord la levée à des traitants, soucieux de faire 
des bénéfices, ils sauront l'organiser de manière à la 
rendre productive, en déjouant la fraude ^. 

C'est aussi au Prince ou aux Magistrats qu'il appar- 
tient de fabriquer la monnaie indispensable aux natioos 
civilisées. Mais notre auteur ne leur réserve ce privilège 
que pour assurer la loyauté et la fixité des espèces 
qu'ils frappent. « Rien ne doit être, dit-il, si exempt 
de variation que ce qui est la mesure commune de 
tout*». En conséquence, on doit proscrire toute opé 
ration, plus ou moins lucrative, sur la monnaie, 
qu'on la hausse, ou qu'on la refonde *. Pour déterminer 
plus rigoureusement la valeur des choses, Montesquieu 
eût emprunté volontiers le monométallisme à la 
Hollande ^ 

Nous ne reviendrons pas ici sur le rôle que l'admi- 
nistration doit ou ne doit pas jouer en matière d'appro- 
visionnements et d'assistfmce publique. 

Mais nous devons signaler une lacune qui frappe 



1. E. L., XX, 19 à 22. 

2. E. L.y XIII, 19, et XX, 13. 

3. E. L., XXII, 3 (3). 

4. E. L., XXII, 10 (23 et 24). 

5. P., t. II, p. 427, n" 2010. 




iijji i pi ia w w M i ' ""!! '^ , 




" »" . 



DU DROIT PUBLIC. 407 

nécessairement les lecteurs modernes de VEsprit des 
Lois : c'est l'absence de toute considération, non point 
sur réducation, mais sur les établissements dMnstruc- 
tion publique. On peut expliquer cette omission par le 
caractère ecclésiastique, plutôt que civil, des écoles de 
tout ordre qui existaient en France au commencement 
du xvm* siècle. L'instruction n'était pas regardée pro- 
prement comme un service d*État. Du reste, au sujet 
des collèges et demi-collèges de Tépoque, on trouve, 
dans le tome II des Pensées manuscrites de notre phi- 
losophe, des jugements très sévères*. Il était grand par- 
tisan de réducation paternelle, c'est-à-dire domestique ^. 
Toutefois, il rend hommage aux universités dans un 
fragment qui commence ainsi : « Pour apaiser toutes 
disputes de religion en France, il faudrait défendre aux 
moines de recevoir aucun novice qui n'eût fait sa phi- 
losophie et théologie dans les universités, et leur 
défendre d'avoir des cours de ces sciences chez eux ' ». 



VII 



Pour remplir, à l'intérieur et à l'extérieur, les fonc- 
tions nombreuses et diverses qui lui incombent, l'auto- 
rité publique a besoin d'une infinité de choses mobi- 
lières et immobilières. Elle s en procure une partie en 
se constituant un domaine, dont elle jouit en nature 
ou perçoit les revenus. Le reste lui est fourni surtout 
par les impôts qu'elle exige ou par les emprunts qu'elle 
obtient des particuliers. Nous pouvons négliger ici 

1. P., t. II, p. 307, n° 1757, et p. 308, n*^ 1758. 

2. P., t. II, p. 56, n° 916, et p. 400. 

3. P., t. Il, p. 455, n*» 2046. 




108 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

des modes d'acquérir moins importants ou plus acci- 
dentels. Tel est, par exemple, le produit des amendes, 
des réquisitions ou des contributions de guerre. 

Dans VEspril des Lois, il n'est question du domaine 
qu'incidemment. La règle de Tinaliénabilité y est 
défendue, sous prétexte qu'un domaine est nécessaire 
(( pour faire subsister l'Etat » \ Gela peut se soutenir 
quant aux choses affectées à un usage public, comme 
les fleuves et les routes. Mais il n'est guère contestable 
pour la plupart des biens productifs, que l'on en rem- 
place avantageusement les revenus annuels en éta 
blissant des impôts. Dans un fragment écrit, vers 1723 
sans doute, sur les finances de la France, Montesquieu, 
lui-même, reconnaissait « que tous les domaines du 
Roi » étaient (( toujours mal administrés ». D'où il 
concluait « qu'il faudrait faire passer, par une loi de 
l'Etat, qu'ils seraient aliénés à perpétuité et sans retour, 
et cela, pour le bien de l'état, à l'exception des 
forêts » 2. Ne serait-ce point la crainte trop naturelle 
du gaspillage qui compliquerait le changement d'opinion 
que nous relevons ici? Il eût mieux valu, à notre avis, 
distinguer la nature des biens, selon qu'il importe ou 
qu'il n'importe pas de les conserver dans le patrimoine 
des Sociétés civiles. Au xvii'' siècle, des jurisconsulte? 
avaient entrevu déjà la vraie solution du problème. 

Les impôts, considérés par rapport aux richesses et 
au régime politique des peuples, font l'objet spécial 
du livre XIll de Y Esprit des Lois. 

Toutefois, au XP livre, dans le chapitre sur la con 
stitution de l'Angleterre, l'auteur avait eu l'occasion 



1: E. /.., XXVI, 16 (2). 
2. P., t. II, p. 443. 



rv 



DU DROIT PUBLIC. 109 

d'exposer que, dans un pays libre, rétablissement des 
contributions publiques rentrait dans les attributions 
dû pouvoir législatif. Il faut même que celui-ei ne les 
vote que pour une année, afin de tenir toujours le 
pouvoir exécutif en bride. Bien plus, le corps qui repré- 
sente la masse de la nation et la majorité des rede- 
vables doit avoir un droit d'initiative en cette matière *. 
Dans le livre qu'il consacre aux « tributs^», Montes- 
quieu en étudie surtout trois sortes principales : la 
capitation, la taxe foncière et les droits sur les mar- 
chandises ^. 11 mentionne, en outre, les impôts sur les 
contrats civils et sur le papier timbré. Le second lui 
semble être préférable à l'autre, qui prête aux chi- 
canes 3. 

Quant à la capitation, qui frappe les biens en général, 
notre publiciste admet qu'elle ne suive pas exactement 
la proportion des fortunes. Il dégrève entièrement les 
gens qui sont réduits au a nécessaire physique ». En 
revanche, il soumet les personnes qui ont « le superflu » 
à une contribution relativement plus forte que celle 
des redevables qui n'ont que « l'utile ». Il cite, d'ail- 
leurs, un exemple où la progression s'arrête au troi- 
sième degré. Dans ce système, il y a plutôt dégression 
au profit des moins riches, que progression propre- 
ment dite *. 

Au sujet de la taxe foncière, Montesquieu fait quel- 
ques observations très exactes sur le classement des 
terres, d'après leur valeur plus ou moins grande : « 11 
est très difficile de connaître ces différences, et encore 

1. E. L.y XI, 6 (34, 59 et 60). 

2. E. L., XIII, 7. 

3. E. Z.., XIII, 9. 

4. E. L., XIII, 7 (2). 



• \ 



110 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés 
à les méconnaître. 11 y a donc là deux sortes d'iûjos- 
tices : l'injustice de Thomme et Tin justice de la chose. 
Mais si, en général, la taxe n*est point excessive, sioa 
laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices 
particulières ne seront rien *. » 

Les droits sur les marchandises doivent aussi être 
sagement ménagés. Ils peilvent se confondre alors, 
aux yeux des redevables, avec le prix des choses. Cefe 
est encore plus vrai lorsque le fisc perçoit l'impôt m 
le vendeur, que ses clients remboursent sans s'ea 
rendre toujours compte. Par ce procédé, on évite, en 
outre, aux consommateurs les ennuis de Texercice*. 

Un autre avantage de la modération des droits est 
de décourager la fraude, que la perspective de gains 
minimes ne tente point. Les droits excessifs, au con- 
traire, suscitent la contrebande, en la rendant luoi'atiYe. 
Pour la réprimer, on recourt à des peines que Mon- 
tesquieu qualifie d'extravagantes. Elles sont hors de 
proportion, en effet, avec la nature et la gravité da 
délit. Ce n'est pas alors seulement le fisc qui risque de 
perdre. L'Humanité, la Justice même, souffrent d'un 
pareil régime ^ — Au xvni'' siècle, ces critiques 
avaient en France plus qu'une portée spéculative. 

Dans plusieurs chapitres de V Esprit des Lois, l'auteur 
examine quels sont les impôts les plus naturels aux 
divers états, à raison de leur régime politique. Aux 
pays gouvernés par un despote conviennent les tributs 
les plus simples à percevoir, tels qu'une faible capita- 
tion. Des droits sur les marchandises présentent. 

1. E. L,, XIII, 7 (3). 

2. E. L., XIII, 7 (5 à 7). 

3. E. L., XIII, 8 (3). 




DU DROIT PUBLIC. 111 

au cootraire, des inconvénients moindres dans une 
monarchie ou dans une république modérée et libre : 
les particuliers n'y sont pas exposés à l'arbitraire; sûrs 
de leur fortune, ils peuvent entreprendre des opérations 
compliquées, même à longue échéance, et faire des 
avances au fisc. 

La liberté encourage au travail, qui produit la 
richesse et permet d'établir des tributs plus forts. Ce 
qui n'est pas une raison pour augmenter sans cesse 
les dépenses publiques. Nous avons déjà cité les pro- 
testations de Montesquieu contre les charges ruineuses 
dont « ceux qui gouvernent » accablent les peuples, 
par (( l'envie malade d'une vaine gloire », ou par « une 
certaine impuissance d'esprit contre les fantaisies » *. 

Hostile aux impôts excessifs, notre publiciste ne 
l'était pas moins aux emprunts d'Etat. Il refuse d'y 
voir un moyen de multiplier les richesses. C'est un 
mal, nécessaire dajis certains cas; mal qu'il faut atté- 
nuer, s'il est possible, au moyen de conversions et de 
rachats. 

Montesquieu n'en recommandait pas moins le res- 
pect des engagements pris. Opposant la classe des 
rentiers aux propriétaires fonciers, aux marchands et 
aux travailleurs manuels, il conclut judicieusement 
ainsi : « Comme on ne peut la charger sans détruire 
la confiance publique, dont l'Etat, en général, et » les 
trois autres « classes, en particulier, ont un souverain 
besoin ; comme la foi publique ne peut manquer à un 
certain nombre de citoyens sans paraître manquer à 
tous; comme la classe des créanciers est toujours la 
plus exposée aux projets des ministres, et qu'elle est 

l. E. L., XIII, 1 (2 et 3). 



■•^:*tF 



r -^ 



H 2 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

toujours SOUS les yeux et sous la main, il faut que 
TElat lui accorde une singulière protection et que la 
partie débitrice n'ait jamais le moindre avantage sur 
celle qui est créancière *. » 

Sous la Régence, alors que la France était à bout de 
ressources, le Président avait adressé au ducd'Orta 
un curieux mémoire sur la réduction de la délie 
publique. Il y proposait un système qui devait faire 
supporter la perte par tous les Français, à proportioa 
de leur fortune. La mesure était juste, d'après lui 
(( parce que chaque particulier doit contribuer aui 
dettes de l'Etat », et que « personne ne perdra, a 
chacun perd proportionnellement » ^. 

Il n'est pas question d'expédients de ce genre déni 
V Esprit des Lois, 

L'auteur y prêche simplement l'économie. Il s'ef- 
frayait surtout de Taccroissement des dépenses mili 
taires en Europe. Un chapitre de son livre est consacre 
à cette « maladie contagieuse ». « Chaque monarque. 
y est-il dit, tient sur pied toutes les armées qu'il pour 
rait avoir si ses peuples étaient en danger d'être exter 
minés, et on nomme ;jaia? cet état d'effort de tous 
contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée, que les 
particuliers qui seraient dans la situation où sont les 
trois puissances de cette partie du Monde les pl«^ 
opulentes, n'auraient pas de quoi vivre'. » 

Nous prierons de remarquer que ces lignes ontélf 
imprimées, pour la première fois en 1748, et non poi 
en 1907. 

1. E. L., XXII, 18 (7). 
•2. M,, pp. 239 et 244. 
3. E, L., XIII, 17 (1). 






CEIAPITRE IX 



DU DROIT PRIVÉ 



Il est permis de croire que Montesquieu ne s'intéres- 
sait point au Droit privé antant qu'au Droit public. Ce 
dernier présentait pour lui l'attrait de n'avoir pas été, 
dans son ensemble, l'objet d'études approfondies pon- 
dant une vingtaine do siècles. Il devait tenter autre- 
ment un génie original par les découvertes qu'on pou- 
vait y faire. 

Nous trouvons pourtant à recueillir dans les œuvres 
du Maître bon nombre d'opinions et d'indications pré- 
cieuses, relatives aux lois qui doivent régir l'activité 
des particuliers. 

Essayons d'en résumer ici les principales, en les 
groupant selon qu'elles se rapportent ; o ia condition 
générale des personnes; à leur liberté, et à leurs biens. 



I 

La questionqui domine le droit privé d'un peuple 
quel qu'il soit est celle de savoir dans quelle mesure on 
peut et doit appliquer un régime identique aux divers 
particuliers habitant le territoire de l'état. 



114 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

• 

Très séduisante, par la simplicité, est la formule: 
(( Les Hommes naissent et demeurent libres et égaui 
en droits. » Seulement, dans l'application, on est obligé 
d'y joindre un correctif semblable à celui de la 
Déclaration des Droits de 1789 : (( Les distinctions 
sociales ne peuvent être fondées que sur rulilité 
commune. » Or cette réserve autorise les exceptions les 
plus graves, et les plus variéçs. Elle permet d'instituer 
une monarchie avec uiie famille de princes, et mêmede 
laisser subsister l'esclavage. Les lois édictées par 
l'Assemblée constituante de 1789 à 1791 en sont une 
preuve irréfutable. 

Plus prudent, l'auteur de ï Esprit des Lois s'est borné 
à dire : a Dans l'état de nature, les Hommes naissent... 
dans l'égalité. » A quoi il ajoute : « mais ils n'y sau- 
raient rester : la Société la leur fait perdre » *. Et celte 
affirmation limitée a besoin, elle-même, d'un commen- 
taire qui la restreint singulièrement. N'est-il pas certain 
que les enfants en bas âge ne sont pas les égaux de 
leurs parents, dans l'état de nature! Il est même 
contesté, sinon contestable, qu'une égalité parfaite 
existe entre leurs pères et leurs mères. Ce n'est doncque 
par rapport aux hommes, dans le sens étroit du mol, 
aux hommes faits, du sexe masculin, soit au quart du 
Genre humain environ, que la proposition s'applique. 

A l'égalité originaire succède, d'ailleurs, un régime 
tout opposé, sitôt qu'apparaissent les Sociétés civiles. 
Forcément elles supposent d'abord l'institution d'un 
ou de plusieurs magistrats, auxquels le reste du peuple 
obéit. Mais, à cette inégalité d'ordre public, il s'ea 
ajoute généralement d'autres d'un caractère différent 

1. E. /.., VIII, 3 (2). 



■> 



i 




1 

I 



DU DROIT PRIVÉ. H 5 

St, bien entendu, la subordination primitive des 
înfants et des femmes ne disparaît point pour cela. 

Que pensait notre philosophe sur la légitimité de cet 
Hat de choses nouveau? 

Il proclame que « la Nature. . . ayant fait » les Hommes 
(( égaux, la Raison n'a pu les rendre dépendants que 
pour leur bonheur »'. Cette maxime profonde, qui 
condamne l'exploitation égoïste de Thomme par 
l'homme, est tout aussi vraie de l'autorité paternelle 
ou maritale que des autres supériorités. Passons en 
revue les conséquences que Montesquieu en a tirées au 
point de vue des inégalités d'ordre privé plutôt que 
public, qui se sont produites chez la plupart des nations 
anciennes et modernes. 

On peut rattacher ces différences aux causes sui- 
vantes : âge, sexe, servitude, noblesse, conquête, reli- 
gion et race. 

Quant à celles qui dérivent de Textranéité des per- 
sonnes, elles rentrent moins dans le domaine du Droit 
privé, que dans celui du Droit international. L'auteur 
de VEsprit des Lois ne s'en est guère occupé, du reste, 
que par rapport aux relations commerciales. A cet 
^gard, il se montre, en général, défavorable aux 
mesures restrfctives ^. 

1. De toutes les subordinations la plus naturelle, la 
[)lus nécessaire, la plus féconde, est celle des jeunes 
mfants. Antérieure à la fondation des Sociétés civiles, 
îlle est une conséquence de la faiblesse physique et 
norale de l'homme en bas âge. C'est pour conserver 
les êtres qui ne sauraient se suffire à eux-mêmes, que 



i. Ë. L., XVII, 5 (8). 
; 2. E. L., XX, 19, et XXI, 17 (4). 







116 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

leurs auteurs ou les personnes qui les suppW 
exercent la puissance paternelle. 

De nature essentiellement protectrice et bienfaisante, 
elle cesse d'être légitime dès qu'elle devient inutile et 
surtout nuisible*. Mais notre philosophe avait en elle 
une confiance presque illimitée. Dans les Lettres 
sanes déjà, il regrettait que la loi française eût 
une institution dont il aimait à constater surtout les 
avantages*. Ailleurs, parlant d'un droit rigoureoi 
dont les pères de famille romains étaient investis, ille 
compare à (( un canon qui n'est pas chargé » \ Nous 
savons, du reste, qu'il voyait dans l'Etat lui-même une 
union de familles, plutôt que d'individus*. 

2. Bien plus délicate est la question des effets juri- 
diques que doivent produira les différences de sexe. 

Lorsqu'il écrivait les Lettres Persanes, Montesquieu 
ne se bornait point à revendiquer une âme pour le* 
femmes, comme pour les hommes. Il discutait la supé- 
riorité de ceux-ci et semblait ne leur reconnaître qu'une 
prééminence honorifique'. Mais, plus tard, quand il 
fut moins jeune, il se montra moins galant. 

Nous ne nous étonnerions guère que les lectrices, 
heureusement rares, de VEsprit des Lois s'indignassent 
d'y rencontrer des chapitres sur la vertu des ferom» 
dans un livre où ils font partie d'une étude sur l» 
luxe®. Seules, des souveraines entendraient, peut-être, 
sans colère avancer qu' « il est contre la Raison 
contre la Nature que les femmes soient maîtres 

1. P., t. II, p. 373. 

2. L. P., 129 (11). 

3. P., t. II, p. 373, n° 1934. 

4. E. L., I, 3 (8). 

5. L. P., 38 (6). 

6. E„ L.y VII, 8j 9 et suiv. 



à 



DU DROIT PRIVE. H7 

dans la maison... ; mais » qu' m il ne l'est pas quelles 
gouvernent un empire ». Encore faudrait-il, pour que 
ce langage agréât à des princesses qu'elles ne s'inquié- 
tassent pas trop des auxiliaires que i'auteur leur ofTre 
OQ leur impose, « pour les aider à porter le poids du 
gouverijement »'. ■ 

Uàtons-nous, toutefois, de reconnaître que notre 
publicisle marque .une préférence incontestable pour 
les institutions qui relèvent la dignité de la femme, 
pour la monogamie, par exemple. Il se résigne, sans 
ioute, et trop aisément peut-être, h certains usages 
orientaux, consétjuenccs de fatalités physiques ou phy- 
siologiques °. Nous n'en constatons, pas moins, qu'il 
Hétrit les abus que les hommes peuvent faire de leur 
mtorilé maritale. Les chefs de famille doivent ménager 
!t respecter leurs compagnes. Celles-ci oe sauraient 
;tre les jouets de leurs caprices ou les victimes de leur 
nconslance. Des lois sages leur assureront des garanties 
ndispensables. Il faut notamment qu'elles leur réser- 
vent une faculté de répudier pour le moins égale à celle 
le leurs époux*. 

3. Relativement à l'esclavage, les opinions de Mon- 
esquieu furent plus constantes et plus sûres. Dans le 
iremier, comme dans le dernier de ses chefs-d'œuvre, 
1 s'en montre l'adversaire. Lui prêter des sentiments 
pposés prouve une étrange inintelligence de son lan- 
■age. 

Dans le livre XV de VEspric des Lois, il commence 
ar déclarer, au point de vue moral, que l'esclavage 
'est utile ni au maître, ni à l'esclave : a à celui-ci. 




il8 DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

parce qu'il ne peut rien faire par vertu; à celui-là, 
parce... qu'il s'accoutume insensiblement à manquera 
toutes les vertus morales » * . 

Ensuite, il réfute les arguments par lesquels les 
jurisconsultes ont essayé de légitimer l'institution. 

Pour l'esclavage des Nègres, en particulier, il aligne 
— soi-disant à sa défense — une série de propositions 
grotesques, d'une ironie vengeresse, telles que celles-ci: 
(( Il est impossible que nous supposions que » les 
Nègres « soient des hommes; parce que, si nous les 
supposions des hommes, on commencerait à croire 
que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens ' ». 

Mais d'où vient qu'une institution immorale el 
injuste ait été et soit encore adoptée par tant de 
peuples? Notre philosophe résout 'le problème en 
affirmant qu'elle doit être « fondée sur la nature des 
choses », c'est-à-dire sur quelque « raison naturelle», 
bien qu'elle soit elle-même « contre la nature » ', el 
par suite, injuste. Dans les états despotiques, il arrive 
qu'une personne libre se choisit un maître puissant 
pour la protéger contre les effets généraux d'un régime 
monstrueux. Dans les pays torrides, c'est uniquemeul 
contraints et forcés que les hommes se livrent ani 
travaux pénibles les plus nécessaires. Voilà deux ori- 
gines. Tune, politique, et l'autre, économique,^ ( 
expliquent l'extension d'une coutume, dont elles ^ 
font, d'ailleurs, qu'atténuer le caractère odieux. Mon- 
tesquieu ajoute même à ce qu'il dit sur la seconde, deJ 
restrictions fort significatives. Il veut que, parTemplfi 
de machines, on dispense les ouvriers de tout eto 

1. E, L., XV, 1 (1). 

2. E. L., XV, 5^(9). 

3. E, L., XV, 6 (1) et 7 (4). 



DU DkOIT PRIVÉ. 119 

excessif. Puis il conclut par ces paroles senties : « Je 
ne sais si c'est Tesprit ou le cœur qui me dicte cet 
article... Il n*y a peut-être pas de climat sur la Terre 
où l'on ne pût engager au travail des hommes libres. 
Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des 
hommes paresseux; parce que ces hommes étaient 
paresseux, on les a mis dans Tesclavage* ». 

Les lecteurs qui jugeront cette critique trop modérée 
feront bien de se rappeler que l'esclavage, en 1748, 
était consacré par des lois françaises. Depuis plus d'un 
siècle, on l'avait introduit dans nos colonies. Louis XIU 
l'y avait autorisé, dit on, pour faciliter la conversion 
des Nègres au Christianisme ^. Il parait, en outre, que 
certains publicistes osaient proposer au xviir siècle, le 
rétablissement de la servitude personnelle en Europe. 
Dans un chapitre spécial de V Esprit des Lois, l'auteur 
proteste contre ce « cri du luxe et de la volupté », au 
nom d'un principe fondamental de l'Ethique ^ 

Les pages où il discute l'esclavage civil contrastent 
singulièrement, non sans avantage, avec tel passage 
malencontreux, pour le moins, où le sensible Jean- 
Jacques effleure la question dans un chapitre du 
Contrat social^, 

4. Nous venons d'examiner trois cas de subordi- 
nation de particuliers à d'autres particuliers : leurs 
pères, leurs maris ou leurs maîtres. De nature diffé 
rente ^ont les inégalités auxquelles nous passerons 
maintenant. Ce sont celles qui existent entre des 



1. E, L., XV, 8 (4). 

2. E. L., XV, 4 (3). 

3. E. L., XV, 9. 

4. « Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servi- 
tude?... » — Contrat social^ III, 15. 



i20 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

classes ou des castes soumises dans une société 
à des régimes plus ou moins favorables. 

Les privilèges d'ordre politique n'offusquaient pas | 
Montesquieu lorsqu'ils tenaient à la nature des gou- 
vernements. S'il les jugeait opposés à l'essence des] 
démocraties, il les estimait conformes à celle des aris 
tocraties et des monarchies. Or il admettait que Icj 
régime aristocratique ou monarchique convenait mieuî 
que tout autre à certains peuples. Il eût donc été trèi 
illogique, en proscrivant dans tout pays les préémii 
nences accordées à des classes supérieures. Mais le mainJ 
tien de privilèges politiques exige un ensemble de M 
conférant à ceux qui en jouissent un droit civil exc«p! 
tionnel. Nous ne nous étonnerons donc point qii<l 
notre philosophe admît pour certains états une 
lation spéciale aux familles nobles ». Il n'en avait pal 
moins le goût de l'égalité ^ Ce n'est que pour assure! 
le meilleur fonctionnement des pouvoirs, qu'il suboi! 
donnait son penchant à ce qui lui semblait être ui 
nécessité politique. 

Remarquons, du reste, que Montesquieu était h( 
tile aux noblesses fermées. Il voulait que les ordi 
favorisés s'ouvrissent aux personnes qui feraieni 
preuve d'une (( suffisance » particulière ^. Cette ascei 
sion des capacités, en récompensant les efforts heureux, 
devait être, selon lui, une source de prospérité écono- 
mique et politique pour Tétat dans son ensemble *. 

5. Il arrive qu'un peuple, afin d'assurer sa conser 
vation, en subjugue un autre, auquel il impose un 

1. E. /.., V, 9; cf. 8. 

2. E. A., II, 3 (9), UI, 4 (5), V, 8 (4), et XII, 27. 

Om M, />•, A.A, liz* 
4. E. I., XX, 22 (5). 



■y-r 



DU DROIT PRIVÉ. 121 

régime spécial et rigoureux. L'auteur de ïEiprit des 
Lois ne conteste point, en principe, la justice de cette 
mesure. Seulement, il recommande au vainqueur de 
s'assimiler le A^aîncu le plus tôt possible, dès qu'il n'a 
plus à le^ craindre ^ Même il souhaite que la nation 
soumise profite de sa défaite, qui la place quelquefois 
« sous un meilleur génie ». Avec une élévation remar- 
quable, il définit « le droit de conquête : un droit 
nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours 
à payer une dette immense pour s'acquitter envers la 
Nature humaine » ^. 

6. Quant aux inégalités qui dérivent des différences 
de race, Montesquieu — que nous sachions — n'en a 
pas fait une théorie formelle. Toutefois, lorsqu'il parle 
des « hommes de chair blanche » ou bien des mal- 
heureux Nègres ', il paraît aussi peu enclin à conférer 
des privilèges aux uns, qu'à infliger des déchéances 
aux autres. Dans son Essai sur les Causes qui peuuenl 
affecter les Esprits, il attribue, d'ailleurs, les caractères 
particuliers des divers peuples à l'effet d'actions lentes, 
exercées sur eux par des circonstances extérieures, 
physiques et morales, telles que le climat et l'édu- 
cation *. 

7. Arrivons, enfin, aux restrictions de droits fondées 
sur l'hérésie ou sur tout autre motif religieux. 

Descendant de huguenots et mari d'une protes- 
tante, dans un pays catholique, Montesquieu devait 
n'avoir aucun goût pour elles. Il avait songé à com- 
mencer un chapitre de V Esprit des Lois, par une com- 



1. E. L., X, 3 (9). 

2. E. L., X, 4 (5 et 7). 

3. L. P., 78 (6), et E. L., XV, 5. 

4. A/., pp. 107 et suiv. 



' ■'■'fW-f I 



132 DES IDEES DE MONTESQUIEU. 

paraison que ta crainte de la censure lui fît biffer sans 
doute : « Nous pouvons considérer Dieu comme un 
monarque qui a plusieurs nations dans son empire: 
elles viennent toutes lui porter tour tribut, et chacune 
lui parle sa langue ■ »- 

En 1721, plus hardi, il avait même inséré dansks 
Lettres Persanes cette observation profonde : « Aussi 
a-t-on toujours remarqué qu'une secte nouvelle, intro- 
duite dans un état, était le moyen le plus sur pour 
corriger tous les abus de l'ancienne ^ ». 

Quinze ou vingt ans après, cet avantage ne le tou- 
chait plu£. Il était sous l'impression pénible des que- 
relles dont il avait eu le spectacle affligeant en FraoM 
et hors de France. Les controverses des théologiens 
lui apparaissaient plutôt comme une source de dis 
cordes, même politiques. Mais il n'en conseillait pa- 
moiiis de n'avoir recours, pour rétablir l'unité reli- 
gieuse, qu'aux séductions dont l'autorité dispose : 
faveur, commodités de la vie, espérance de fortune'. 
Il avait pu 'constater autour de lui l'efficacité, sinon 
la valeur mystique, de ce mode de propagande. 

En somme, dans l'ordre spirituel comme dans l'ordre 
temporel, Montesquieu rejetait toutes les inégalilés 
de droits qu'il n'estimait point naturelles ou néces- 
saires à l'existence des États, 

II 

le deuxième volume de ses Pensées manus- 
Montesquieu a consigné une réflexion qui 

.. B., p. 33. 
P.. 85 (11). 
L., XXV, M (31. 



•- ^ ' 



I>U DROIT PRIVÉ. 123 

prouve tout le pçix qu'il attachait à la liberté : « L^a 
liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens * ». Mais 
il ne la confondait point avec Tindépendance, c'est-à- 
dire avec la faculté d'agir à sa fantaisie 2. Pour les 
particuliers, comme pour les autorités publiques, il 
estimait qu'une limite, une règle, était indispensable. 
(( Il faut être gêné, lisons-nous dans le Voyage en 
Italie. L'homme est comme un ressort, qui va mieux 
plus il est bandé ^ ». Nous ne nous, étonnerons donc 
point que notre publiciste ait défini la liberté poli- 
tique : « le droit de faire tout ce que les lois permet- 
tent » \ . 

Pour apprécier la portée exacte de cette formule, il 
ne faut point oublier que l'auteur entendait restreindre 
l'action du législateur aux objets où celui-ci peut inter- 
venir efficacement et utilement. Sur ce point, il con- 
vient même de relever, dans les Pensées^ un passage 
naguère inédit, qui trahit les sentiments les plus libé- 
raux : « La liberté pure est plutôt un état philosophique 
qu'un état civil; ce qui n'empêche pas qu'il n'y ait de 
très bons et de très mauvais gouvernements, et même 
qu'une constitution ne soit plus imparfaite à mesure 
qu'elle s'éloigne plus de cette idée philosophique de 
liberté que nous avons ^ ». 

Ajoutons que Montesquieu prétendait régler la con- 
duite des particuliers par des lois, c'est-à-dire par des 
prescriptions générales, et non point par des décisions 
particulières. Or les prescriptions générales ne sau- 



1. p., t. Il, p. 321, n° 1797. 

2. E. L., XI, 3 (2). 

3. F., t. I, p. 24; cf. P., t. II, p. 142, n° 1230. 

4. E. L., XI, 3 (2). 

5. P., t. II, p. 321, n*» 1798. 



^ 



124 0ES IDÉE8 DB MONTESQUIEU, 

raient uvoîr le carnctère minutieux, indiscret, veïa- 
toire, dos injonctions administratives. Par la force 
des choses, elles respectent davantage l'initiative des 
citoyens, qu'elles soumettent à un régime d'enEemble, 
connu à l'avance et visant les conditions ordinaires de 
la vie sociale. 

On retrouve ici l'aversion de notre philosophe pour 
les volontés arbitraires et capricieuses des hommes 
quels qu'ils soient, gouvernants ou bien sujets. 

Pour des êtres vivants et mortels, la liberté suprême 
est celle de disposerde leur vie. 

Dans l'édition princcps des Lettres Persanes, l'au- 
teur, s'inspirant des doctrines stoïciennes, réclamait 
pour l'homme le droit de se tuer quand il le jugerai! 
bon '. Quelques passages favorables au suicide ee 
lisaient aussi dans la première version des Coiiside- 
lattonssui laGiandem des Romains^. \J Exprit des Loa. 
au contraire condamne le meurtre de soi même, toul 
en 1 excusant par exception, à raison de quelque cir 
constance pathologique '. L'opinion déllnitive de Mon- 
tesquieu Ltlaire par la réflexion (et par la craint* 
salutaire de la ccu'îure} est formulée en ces termes 
dans un alinéa insère en 1754, dans les Lettres Per- 
" in s ( bi un ttre est composé de deux êtres, et que 
la nécessité de conserver l'union marque plus la sou 
mifsion auxordris du Créateur, on en a pu faire une 
religieuse si cetlt. nécessité de conserver l'union 
jn meilleur garant des actions des hommes, on en 
I faire une loi civile ' n. 

L, P. Ex., p. 333. 
C, R. EX., p. 229. 
E. L., XIV, 12. 

/.. /*., n (2): 



,' "v-. ' 



DU DROIT PRIVÉ. i25 

Dès qu'on interdit aux hommes de disposer de leur 
vie, il est juste de leur laisser les moyens de la con- 
server, en leur assurant la liberté de travail la plus 
grande possible. 

Montesquieu ne devait point méconnaître une vérité 
aussf conforme à ses principes sur Factivité en général. 
Il en a fait une application très intéressante dans un 
passage de V Esprit des Lois : « Les lois qui ordonnent 
que chacun reste dans sa profession et la fasse passer 
à ses enfants, ne sont et ne peuvent être utiles que 
dans les états despotiques, où personne ne peut ni ne 
doit avoir d'émulation. — Qu'on ne dise pas que 
chacun fera mieux sa profession lorsqu'on ne pourra 
pas la quitter pour une autre. Je dis qu'on fera mieux 
sa profession lorsque ceux qui y auront excellé espé- 
reront de parvenir à une autre * ». 

Ailleurs, notre publiciste repousse, sauf exceptions, 
les « privilèges exclusifs » de « la liberté du com- 
merce»*. 

Mais il était opposé surtout à l'intervention minu- 
tieuse des agents de l'autorité publique dans les 
affaires des particuliers. Caractéristique, à cet égard, 
est son Mémoire sur les plantations de vignes en 
Guyenne ^ Il y insiste sur l'incompétence des inten- 
dants et de leurs délégués quand il s'agit de suivre 
les variations des besoins et des goûts à satisfaire par 
l'agriculture et par l'industrie. 

Au contraire, il approuvait les encouragements ofTi- 
ciels qui stimulent l'émulation des citoyens. « Détruire 
la paresse par l'orgueil », ou plutôt par l'amour-propre 

1. E. L., XX, 22 (3 et 4). 

2. E, L.,XX, 10(2). 

3. M., p. 253. 






126 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

lui semblait de bonne politique*. Il cite, dans VEspil 
des Lois, à titre d'exemple, les excellents résultats 
obtenus en Irlande pour la fabrication des toiles, au 
moyen de récompenses honorifiques. 

C'est aussi par des voies indirectes qu'il proposait 
de tempérer une liberté d'un autre ordre : celle de 
contracter ou de ne pas contracter mariage. 

Bien qu'il attachât une importance majeure aux 
unions légitimes, source la plus abondante de la popu- 
lation^, il n'allait pas jusqu'à les imposer formelle- 
ment. Il n admettait que l'influence exercée par des 
peines ou par des récompenses générales, telles que 
des incapacités frappant les célibataires et des préro- 
gatives accordées aux pères de familles nombreuses'. 
Surtout, il s'élevait vigoureusement contre les prin- 
cipes qui restreignent le nombre des unions régulières, 
et qui favorisent ainsi le libertinage*. 

Considérant le mariage au point de vue de la popu- 
lation, Montesquieu * ne devait pas être hostile au 
divorce, en tant qu'il rompt les unions malheureuses 
et stériles. Il n'en condamnait pas moins l'abus quon 
serait tenté d'en faire. Selon lui, (( dans le temps 
même de la dissolution », la loi doit songer « à l'éter- 
nité du mariage ))*. 

Nous réservons pour le paragraphe suivant, rexameu 
des restrictions qui intéressent plus spécialement le 
droit de propriété. 



1. E, L., XIV, 9. 

2. E. L., XXIII, 2 (4). 

3. E. L., XXIII, 27. 

4. E. L,, XXIII, 21 (39). 

5. E. L., XVI, 15 (6). 






DU DROIT PRIVÉ. 127 

III 

On a vu plus haut que Montesquieu regardait le 
droit de propriété connme une création du Droit positif, 
c'est-à-dire des lois que se donnent les hommes une 
fois groupés en sociétés civiles. 

Peut-être lui refusait-il une origine antérieure et 
naturelle, en songeant surtout à la propriété foncière 
et rurale. Celle-ci se prête moins que la mobilière h 
une possession matérielle, intégrale et constante. Aussi 
reste-telle précaire tant qu'elle n'est pas protégée par 
une autorité publique, dominant un certain pays. De 
plus, notre philosophe supposait qu'elle résultait, en 
général, de partages faits entre les membres de com- 
munautés devenues maîtresses de territoires plus ou 
moins étendus. L'appropriation par les particuliers 
aurait donc été précédée par une occupation collective. 

Mais quelles qu'aient été ses opinions sur l'origine 
positive ou naj;urelle de la propriété, l'auteur de 
VEsprit des Lois attachait une importance capitale à 
ZQ qu'on la respectât^ dès qu'elle était constituée en 
fait et en droit : (( Le bien public, a-t-il dit, est tou- 
jours que chacun conserve invariablement » ce qu'il 
Dossède. Puis, il rappelle que, d'après Cicéron, « la 
Z\ié n'était établie que pour que chacun conservât ses 
)iens * ». 

Aussi n'admettait-il guère la confiscation, même 
>énale, qu'à titre d'exception, dans les états despo- 
iques, pour réprimer le péculat, qui s'y développe 
atalement^. 

1. E, t., XXVI, 15 (2 et 3). 

2. E. /.., V, 15 (7 et 8). 



» • T 



128 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Il so montrait plus hostile encore aux expropriations 
sans indemnité, telles que Tadrainistration les prati 
quait en France, au xvm'^ siècle. « Posons... pour 
maxime, dit-il h ce sujet, que lorsqu'il s'agit de bien 
public, le bien public n'est jamais que l'on privée 
particulier de son bien ou même qu*on lui en retranche 
la moindre partie... * » Cette proposition semble avoir 
inspiré les rédacteurs des déclarations de droits for 
mulées, en 1793, par les Girondins et par les Monta- 
gnards, à titre de lois constitutionnelles '. 

Les mêmes scrupules se retrouvent dans les cha 
pitres où il est question de la quotité des impôts. Nou? 
en avons indiqué déjà la conclusion principale. L'ao- 
teur recommande à plusieurs reprises de ménagerie 
plus possible la fortune des particuliers. 
. Respectueux du droit des propriétaires, Montesquieu 
n'était, cependant, pas favorable aux accumulationï 
excessives de richesses. Il les redoutait, au point de 
vue moral, comme engendrant la paresse et tousle^ 
vices qui en découlent. Au point de vue politique, il 
estimait qu'elles étaient convenables aux monarcbif*; 
où elles doivent assurer le maintien des pouvoirs inter- 
médiaires entre le Prince et le peuple; mais funestes 
aux autres gouvernements modérés, parce qu'elles y 
développent la haine de l'égalité et le mépris des te 

Il n'entendait point, toutefois, recourir contre ce 
mal redoutable h des mesures grossières et brutales. 
Pour réprimer certains abus, (( une disposition indi 
recte, a-t il dit, marqua plus le bon esprit du législateur 



1. E. L., XVI, 15 (4). 

2. Voyez l'art. 21 de la Déclaration des Girondins, et Tart. I- 
de la Déclaration des Montagnards* 



"*■ ' ' ^ 

DU DROIT PRIVÉ. 129 

qu'une autre qui frapperait sur la chose même »*. 
Mieux, vaut prohiber, dans les états où l'accroissement 
indéfini des fortunés est nuisible, les institutions qui 
le favorisent : le droit d'aînesse et les substitutions, 
par exemple. Partagés à chaque génération, les patri- 
moines se limiteront d'eux-mêmes. Ce n'est que par 
un labeur et par des efforts nouveaux que les fils 
pourront i:econquérir la situation de leurs pères. 

Un genre d'accumulation de richesses contre lequel 
notre philosophe s'est élevé très vivement est celui 
qui résulte de l'existence de personnes civiles ou 
fictives. Il s'en explique à l'oQcasion des biens du 
Clergé; mais les réflexions qu'il a faites à propos de 
ces biens sont applicables aux cas analogues. « Arrêtez 
la main-morte^! » est un conseil dont tous les législa- 
teurs peuvent faire leur profit. Au point de vue écono- 
mique et politique à la fois, il est sage de restreindre 
la multiplication des patrimoines, ecclésiastiques ou 
la'ïques, dont les éléments s'immobilisent en vue de 
services soi-disant éterhels. Mal gérés le plus souvent, 
tant qu^ils subsistent, ils finissent tôt ou tard par 
être l'objet de liquidations toujours délicates et quel- 
quefois périlleuses. Dans le tome P' de ses Pensées 
manuscrites, Montesquieu avait noté la destruction de 
mille cinq cents couvents opérée, par le pape Inno- 
cent X, dans les seuls États du Saint-Siège ^ 

Parncii les divers modes d'acquisition de biens, il en 
est un, le prêt à intérêt, dont l'auteur dcVEsprit des 
Lois a pris la défense en termes particulièrement heu- 
reux et hardis : « L'argent est le signe des valeurs, 

1. E. L., XXV, 5 (4). 

2. E. t., XXV, 5 (6). 

3. i'., t. n, p. 46i, n''2054. 



^.îi^^-^ . 



'^T^'t 



130 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

(lit-il. Il est clair que celui qui a besoin de ce signe 
doit le louer... — C'est bien une action très bonne de 
prêter à un autre son argent sans intérêt; mais on sent 
que ce ne peut être qu*un conseil de religion, et non 
une loi civile*. » Cette proposition, qui n*est plus 
guère contestée de nos jours, provoqua en 1750 les 
censures de la Sorbonne, à laquelle Montesquieu 
faillit la sacrifier par lassitude, autant que par 
prudence*. 



\. E. L., XXIÏ, 19(1 et 2). 
2. E. L. B., p. HO. 



\ 




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CHAPITRE X 



DU DROIT INTERNATIONAL. 

Partant de sa notion profonde et vivante de la 
Justice, notre philosophe assignait pour objet au Droit 
international la conservation des Etats, tout ainsi qu'il 
chargeait le droit spécial de chaque nation d'assurer 
la conservation individuelle et collective des particu- 
liers qui la composent. <c Le Droit des gens, dit-il, 
peut être considéré comme le droit civil de l'Univers, 
dans le sens que chaque peuple en est un citoyen * ». 
Par conséquent, « dans, cette seconde distribution de 
justice, on ne peut employer d'autres maximes que 
ians la première^ ». 

En tant qu'elles s'appliquent au Droit international, 
îes maximes se résument en ces termes : « Les diverses 
lations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, 
t, dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible 
ans nuire à leurs véritables intérêts ^ ». 

Cette formule généreuse ne s'impose point unique- 
nent aux relations des peuples qui l'ont adoptée. Elle 

i. E. L., XXVI, 1 (1). 
\ L. P., 93 (1). 
E, /.., I, 3 (4). 



132 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

est universelle. Montesquieu condamne expressément 
les états qui en ont restreint la mise en pratique. «Le 
Droit des gens, avait-il écrit d'abord dans YEsprii 
des /.ois, s'établit parmi les nations qui se connaissent. 
et ce droit doit être étendu à celles que le hasard ou 
les circonstances nous font connaître : règle que des 
peuples policés ont très souvent violée * >). 

Le Droit international, tel qu'il découle de la nature 
même des choses et des hommes, peut, du reste, être 
complété par des conventions débattues entre les 
diverses puissances. Mais l'auteur de V Esprit des bii 
ne professait qu'une estime médiocre pour l'activité 
des diplomates. Il n'attachait qu'une valeur relative 
aux parchemins signés, paraphés et scellés suivant les 
règles du protocole. Que n'en avait-il pas vu échanger 
depuis un demi siècle, et sans résultats durables! 
« Peu de traités! Aucun engagement! » lit-on dan« 
un des tomes des Pewsee^ manuscrites ^. Et plus loin* 
« La maxime du cardinal de Richelieu, de négocier 
perpétuellement, cette maxime si propre à augmenter 
la méfiance entre les princes, s'est de plus en plus 
établie. Les traités qui en résultent et les clauses qu'oo 
y met pour prévoir ce qui n'arrivera point, et ne 
jamais prévoir ce qui arrivera, ne font que multiplia 
les occasions de rupture, comme la multiplicité te 
lois augmente, entre les citoyens, le nombre des 
procès ^ » 

Les traités de commerce, eux-mêmes, ne trouvaiefll 
pas grâce devant notre publiciste. Il loue TAngleteifl 
de n'avoir « guère de tarif réglé avec les autres nationsi< 

\. E. L. /?., p. 26; cf. P., t. II, p. 362, n° 1908. 

2. P., t. II, p. 317, n« 1785. 

3. P., t. U, p. 318, n^ 1786. 



\ 



DU DROIT INTERNATIONAL 133 

« Elle a voulu, écrit-il, encore conserver sur cela son 
indépendance. Souverainement jalouse du commerce 
qu'on fait chez elle, elle se lie peu par des traités et ne 
dépend que de ses lois *. » 

Le Droit des gens tout entier et spécialement les 
conventions diplomatiques présentent, du reste, une 
grande imperfection : le manque de sanction organisée 
et suffisante- La force, la force aveugle et brutale, 
décide, en fin de compte, du sort des princes et des 
peuples*. «Tous les congrès, plus ou moins philan- 
thropiques d'intention, n'y changeront que fort peu 
de choses. Les grandes puissances pourront bien 
obliger les petites à tenir leurs engagements. Mais qui 
contraindra les grandes? C'est un rôle ingrat, dange- 
reux, pour un état même fort, que celui de champion 
désintéressé de la Justice. On ne court les risques 
terribles de la guerre que dans l'espoir de quelque 
avantage sérieux^ effectif, matériel. 

La guerre!... Montesquieu avait une bienveillance 
sincère et profonde, mais point de sensiblerie, il 
croyait à la légitimité de la guerre défensive entre les 
états, comme à celle de la défense personnelle entre 
les particuliers. Bien plus, il allait jusqu'à permettre 
à un peuple de prendre les devants et de recourir à la 
force contre une nation qui méditerait et préparerait 
sa ruine ^ Où trouverait-il plus tard une protection 
elTicace? Le plus sûr est de déjouer les machinations 
perfides, tant qu'elles sont imparfaites. 

En revanche, notre philosophe recommandait aux 
belligérants de n'user que des violences indispensables. 

1. E, L., XX, 7(1). 

2. E, L„ XXVI, 20 (2). 

3. E. L,y X, 2 (3). 



• ^x- 



I 



134 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Il proscrivait les a moyens » d' « une méchanceté 
supérieure » * , destructeurs de toute vie sociale : 
Fempoisonnement des fontaines ou l'assassinat des 
chefs, par exemple. En particulier, il refusait au vain- 
queur le droit de massacrer les vaincus, dàs qu'il 
n'aurait plus à avoir de craintes sérieuses pour sa 
propre conservation *, 

A plusieurs reprises, il s'est plu à constater les 
progrès du Droit des gens depuis l'Antiquité jusqu'au! 
Temps Modernes. Il les attribuait à l'heureuse influence 
de la Religion et du Christianisme surtout. Aux atro- 
cités commises par les Grecs, par les Romains, parles 
Tartares, il opposait les pratiques plus humaines 
suivies au xviii'' siècle. « Parmi nous, dit-il, la victoire 
laisse aux peuples vaincus ces grandes choses : la vie, 
la liberté, les lois, les biens, et toujours la religion, 
lorsqu'on ne s'aveugle pas soi-même'. » Il se pourrait 
qu'il flattât ses contemporains, en parlant ainsi, pour 
les engager à persister dans la bonne voie. 

Dans un sentiment analogue, il avait rédigé deux 
curieux chapitres, qu'il n'a pas insérés dans VEsfni 
des Lois, pour des raisons d'opportunité, sans doute 
Traitant des corsaires, qu'il appelle armateurs, ilcom 
mence par cette prétérition suggestive : « Je ne discu- 
terai point si )) leur emploi a est une branche naturelle 
du Droit des gens, et si l'état qui s'arme en corps 
contre un autre état peut aussi attaquer les fortunes 
particulières, en armant les citoyens d'un état contre 
les citoyens d'un autre*. » Cette réflexion d'ordre 

1. P., t. I, p. 190. 

2. E. I., X, 3 (5). 
^ L., XIV, 3 (6). 
'-• J^. «., p. 74. 






■i 



DU DROIT INTERNATIONAL 135 

juridique est suivie d'une critique sévère des « arme- 
ments )) au point de vue comrpercfal. Ils sont qualifiés 
(le « chose inutilement pernicieuse » etd' « injustices 
de dupes ». D'après notre auteur, les nations qui les 
autorisent en sont les premières victimes. La valeur 
des marchandises y baisse ou y monte selon que Ton 
y conduit et y vend plus ou moins de prises; c'est- 
à-dire à raison de circonstances fortuites, et non pas 
des besoins du pays. Sans compensation sérieuse, la 
course trouble gravement par là les rapports écono- 
miques. 

On peut dire qu'en abolissant cet usage, le Congrès 
de Paris, ou plutôt les puissances signataires de la 
déclaration du 28 avril 1856 ont ratifié, sans le con- 
naître, le jugement de Montesquieu. 



CHAPITRE XI 
RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION 

De toutes les questions qu*un auteur doit examine 
dans un traité sur les lois, la plus délicate à discuter 
France, vers le milieu du xviii* siècle^ était sûreraeE 
celle des rapports du Droit avec la Religion. Lesqufl 
relies des Molinistes et des Jansénistes avaient misauj 
prises le Clergé et la Magistrature. Qn parlait de schisml 
et même de révolution politique. Le gouvernement (1( 
Louis XV ne savait pas trop duquel des deux parlisei 
présence il avait à se défier davantage. En ouïr 
l'Église catholique était, à celte époque, un des pouvoir 
constitutifs de l'état. 

Dans ces conditions, il n'est guère étonnant qi 
Montesquieu n'exposât de théories sur une matièii 
aussi périlleuse qu'avec force précautions dansicfoni 
et dans la forme, par crainte d'attirer les foudres de 
censure sur son œuvre et les rigueurs de la police si 
sa personne. Il devait se garder d'être trop compW 
et trop clair. Aussi le lecteur est-il réduit à dégager^ 
pensée véritable de toutes les réserves dont H i' 
entourée par prudence, dans VEspril des Lois surtoul 

Nous signalerons ici, d'abord, le rôle moralisatet 
qu'il attribuait à la Religion en général. 



\ 



RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION. i37 

Sans elle, les hommes ont « tidée de leur indépen- 
dance » ', idée fausse et funeste, qui leur permet de 
donner un libre cours à leurs plus mauvais instincts. 
Il importe que les particuliers et encore plus que les 
princes sentent quelque chose au-dessus d'eux. La 
Religion n'exerce pas sans doute une action répressive 
constante ni complète. Mais il ne faut pas en conclure 
que son influence soit nulle ou nuisible. Bien des 
abus, bien des crimes même ont été commis en son 
nom, il est vrai. Quoi de plus injuste, pourtant, que 
d enumérer les maux dont elle a été le prétexte, sans 
mettre en balance les biens qu'elle a faits? Aucune insti- 
tution humaine ne résisterait à une critique pareille. 
« Si je voûtais raconter, dit notre philosophe, tous les 
maux qu'ont produits dans le Monde les lois civiles, la 
monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des 
choses effroyables ^. » 

La plus vulgaire prudence conseille à l'autorité 
civile de ménager le sentiment religieux. Montesquieu 
l'appelle quelque part a l'endroit le plus tendre » du 
Genre humain'. Aussi, le froisser sans motif grave 
constitue un acte de (( tyrannie d'opinion* », rîiala- 
droit et impolitique. 

La Religion influe même sur la vie collective des 
peuples, comme sur la vie individuelle des particuliers. 
Elle créé un lien fort et durable entre les nations qui 
professent les mêmes croyances ^ Une diplomatie 
avisée doit, à toute époque, tenir compte d'un fait 
aussi général. 

d. E. L., XXIV, 2 (I). 
2.E. L., XXIV, 2 (1). 

3. P., t. I, p. 47. 

4. E. I., XIX, 3 (1). 

5. V., t. 11, p. 206. 



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138 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

L*aclion des idées que nous nous formons sur Dfett 
et sur la discipline. qu'il impose est, d'ailleurs, bien 
plus étendue que celle du Droit humain. Elle est plu^ ■ 
profonde et plus haute. Phis profonde rcat* elle pénètre 
jusqu'à notre âme, « enveloppe » toutes nos passiofis 
et surv^eille nos désirs et nos pensées*. Plus haute: 
car elle nous donne des règles, non pas pour le bieB 
seulement, mais pour le meilleur, pour ce qui est par- 
fait ^ Les législateurs des Sociétés civiles, dont les 
sanctions sont brutales et souvent aveugles, n'ont à 
s'occuper que des actes extérieurs, et qu'à prescrire 
une justice exigible de Tuniversalité des Hommes. La ■ 
Religion, alors même qu'elle n'applique que des peines 
ecclésiastiques et spirituelles, n'en reste donc pas 
moins « le meilleur giarant que » nous puissions «avoir 
de la probité de nos semblables » '. , 

Mais, s'il lui appartient de confirmer et de compléter 
la morale humaine, elle doit bien se garder d'en affai- 
blir et d'en ébranler les principes, sous prétexte d'un 
idéal supérieur. 

Avec un certain embarras, Montesquieu s'élève 
contre les excès de l'ascétisme. Il s'attaque aux pratiques 
qui éloignent du travail, et qui nuisent à la conserva- 
tion du Genre humain. Toutefois, il n'ose pas dire tout 
ce qu'il pense du céhbat, d'abord, et puis, de la con- 
templation, des fêtes et des pénitences stériles. La 
censure le guette! De là, bien des atténuations et des 
précautions oratoires. Heureusement, le Mahométisme, 
le Bouddhisme et le Brahmanisme prêtent largement 
à la critique et ne sont pas en France l'objet d'une 

1. E, £., xxiv, 13 (2). 

2. E. L., XXIV, 7 (2). 

3. E. I., XXIV, 8 (4). 



t 



RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION. i 39 

vénération superstitieuse. lis ont bon dos! Infidèles et 
Païens paieront pour d'autres qu'il serait trop impru- 
dent de nommer. 

De nature phis délicate sont les considérations aux- 
quelles notre philosophe se livre sur les rapports de 
quelques doctrines avec la droit des diverses nations. 

Et d'abord, moins la religion d'un peuple est répri- 
mante, plus il est indispensable que sa législation 
pénale soit sévère et sévèrement appliquée*. Il faut, 
d'ailleurs, qu'il y ait partout harmonie entre les règles 
du Droit divin et les règles du Droit humain : autre- 
ment les prescriptions de l'un contrarient et annihilent 
celles de l'autre^. Enfin, les dogmes les plus saints 
eux-mêmes ont besoin d'être dirigés^, pour ne point 
compromettre l'existence des Sociétés politiques. Telle 
conception de l'immortalité de l'âme, par exemple, 
inspire un mépris de la mort dangereux pour l'ordre 
civil. Quelle prise le Magistrat conservera-t-il sur des 
hommos toujours prêts à lui échapper *, pour se rendre 
dans un monde supérieur, où les attendent des joies 
éternelles? 

Dans les pays dont les autorités spirituelles se con- 
fondent ou s'accordent avec les temporelles, il est aisé 
démettre les préceptes de l'Eglise en accord avec les lois 
de l'Etat. Mais comment mettre un terme aux conflits 
qui s'élèvent trop souvent entre les deux puissances? 

Nous ne trouvons point dans l'œuvre capitale du 
Maître une solution précise de ce problème difficile et 
scabreux. On arrive, néanmoins, à découvrir sa pensée 

1. E. L,, XXIV, 14. 

2. E. L., XXIV, 14 (5). 

3. E. I., XXIV, 19(6). 

4. E, L., XXIV, 14 (8). 



( 



4' 



140 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

dans quelques autres de ses écrits. Ses Considéralm 
sur la Grandeur des Romains nous apprennent qui 
attachait l'importance la plus haute à la séparationde 
la puissance ecclésiastique d'avec la séculière. « Cetla 
grande distinction, dit-il, qui est la base sur laquelle 
pose la tranquillité des peuples, est forîdée non seule- 
ment sur la Religion, mais encore sur la Raison etla 
Nature, qui veulent que des choses réellement séparées, 
et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient 
jamais confondues*. » Ailleurs, dans un Mémoiresurk 
Constitution, Montesquieu fail parler ainsi « un priflce 
catholique » : « Je suis établi de Dieu pour maintenir 
dans mes états la paix; pour empêcher les assassinats, 
les meurtres, les rapines; pour que mes sujets ne 
s'exterminent pas les uns les autres; ponr qu'ils vivent 
tranquilles : il faut donc que mes "lois soit telles.. 
qu'elles ne s'écartent pas de cet objet ^. » Dans celle 
mission spéciale et céleste, l autorité civile puise le 
droit d'arrêter l'Église et ses ministres toutes leste 
qu'ils empiètent sur les fonctions qui ne leur appar* 
tiennent point, et qu'ils troublent la vie sociale. 

Notre publiciste, pénétré de la vérité de ce principe' 
en regardait les applications comme presque intan- 
gibles. Une personne lui annonçait, en 1738, tjue 
Louis XV allait enlever les appels comme d'abus auï 
Parlements. Il s'éleva avec force contre la possibilitf? 
de ce dessein périlleux, qui allait jeter tous les gen» 
sages dans l'opposition, et prononça même alors cfô 
paroles mémorables : « Monsieur, apprenez de moi qu^ 
le Roi ne peut pas faire tout ce qu'i^peut^ » 

1. C. /?., 22 (4o). 

2. M., p. 229. 

3. K, t. II, p. 460, n'» 2049. 



"TfirX 



RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION. 14 i 

Entre toutes les questions qui se rapportent à la 
police des cultes, la plus grave assurément est celle de 
la tolérance. 

Nous savons que Montesquieu a toujours condamné 
les persécutions religieuses. Elles lui ont même inspiré 
une Remontrance émue qu'il suppose adressée par 
un Juif aux Inquisiteurs d'Espagne et de PortugaP. 
Au nom de la Raison, de THumanité, du Christ lui- 
même, il y proteste contre les traitements barbares 
infligés à des malheureux qu'on ne sait point convertir 
à la vérité, (c Que si vous avez cette vérité, dit l'auteur 
présumé de la protestation, ne nous la cachez pas par 
la manière dont vous nous la proposez. Le caractère 
de la vérité, c'est son triomphe sur les cœurs et les 
esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez 
lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices. » 

Le spectacle des querelles théologîques, dont l'auteur 
de V Esprit des Lois fut le témoin attristé pendant qua- 
rante ans environ, put ébranler sa confiance primitive 
dans les effets heureux que produit la variété des 
cultes dans un même état. Mais il ne se résigna jamais 
à la supprimer par des procédés brutaux et sanglants. 
C'est en ces termes qu'il formula l'opinion à laquelle il 
s'arrêta daos sa vieillesse : (( Voici donc le principe 
fondamental des lois politiques en fait de religion : 
Quand on est maître de recevoir dans un état une nou- 
velle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas 
l'y établir; quand elle y est établie, il faut la tolérera » 



1. E, L., XXV, 13. 

2. E. r., XXV, 43 (H). 

3. E, L., XXV, 10 (2). 



CHAPITRE XII 
PRÉVISIONS DE MONTESQUIEU 

Les hommes intelligents savent voir; mais les 
hommes de génie prévoient. Personne n*a deviné aussi 
bien que Montesquieu les institutions les plus conve- 
nables aux peuples modernes. Quelle fortune n'ont pas 
eu ses grandes théories sur les confédérations d'états 
et sur la séparation des pouvoirs? Et, si nous enarri 
vous à des dispositions moins générales, nous con 
statons que notre publiciste, bien avant les congrès 
de Vienne et de Paris, songeait à la répression de la 
traite des Noirs et à la suppression de la course man- 
time. Inutile d'insister ici sur le$ services qu'il a 
rendus à l'Humanité par les chapitres, bien connus 
qu'il a rédigés contre la torture et pour la tolérance 
religieuse. 

Mais l'admirable sagacité du grand homme frappe 
encore plus, peut-être, quand on lit ses appréciations 
sur l'avenir qui attendait, en 1748, certains états de 
l'Europe. 

Il n'est pas le seul qui, au milieu du xviu'^ siècle, ait 
deviné que la France marchait à grands pas vers une 
révolution 4 Seulement, il a signalé avec une netteté 



v.< 







i 



PRÉVISIONS DE MONTESQUIEU. 143 

jans égale, que le gouvernement lui-même, par des 
changements dont il ne calculait point les suites, rui- 
nait, dissolvait la constitution monarchique du pays. 
\près Louis XIV et Louis XV, Tavènement prochain 
l'un état populaire ou bien d'un état despotique était 
névitable *. 

La politique extérieure de nos rois et de leurs minis- 
res ne lui semblait guère moins aveugle. 

Dans ses Voyages et dans ses Pensées manuscrites, 
)n rencontre des observations singulièrement perspi- 
îaces sur les alliances que la France devait rechercher, 
^es maximes du cardinal de Richelieu avaient fait 
eur temps, d'après notre auteur. Il ne s'agissait plus 
le s'allier aux États protestants de TEmpire germa- 
nique, pour abaisser la Maison d'Autriche. Cette puis- 
ance était alors menacée, bien plutôt que menaçante, 
^'ennemi à craindre pour nous, comme pour elle, était 
n Prusse, dont Louis XV avait « la démence » de 
avoriser les projets en envoyant hors de nos frontières 
00 millions d'argent et 80 000 hommes de troupes -. 

Encore plus étonnantes que les pages où Mon- 
îsquieu exprime ces idées sont trois notes où il a cri- 
que l'appui que les princes de Savoie obtenaient de 
; côté-ci des Alpes. Dans la deuxième, l'augmentation 
5 la force militaire du roi'de Sardaigne est signalée, 
propos de la guerre de 1733. Puis, dans la dernière, 
:rite dix à quinze ans plus tard, sans doute, on lit 
'S mots prophétiques : « Encore un coup de collier : 
DUS le rendrons maître de l'Italie, et il sera notre 
:al ' ». 

l. E. L., H, 4 (4, 5 et 9). 

>. F., t. II, p. 206, et P. y t. II, pp. 272 et 273. 

I. P., t» n, p. 343. 



L i_A m 



I 



144 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

Passons maintenant à des citations relatives aux 
destinées d'autres peuples de TEurope. 

Dans les Lettres Persanes, Tauteur avait constaté la 
faiblesse et prédit la fin plus ou moins prochaine de 
TEmpire ottoman. Mais il se ravisa dans les ComiH'- 
rations sur la Grandeur des Romnhis. Étudiant les rai 
sons qui permirent à Byzance de résister pendantdes 
siècles aux attaques de tant d'ennemis redoutables, il 
passe en revue les causes particulières qui ont retarde 
la chute de certains états. Le dernier exemple sur lequel 
il insiste est le suivant : 

(( L'Empire des Turcs est à présent à peu près dan? 
le même degré de faiblesse où était autrefois celui des 
Grecs; mais il subsistera longtemps : car, si quelqu* 
prince que ce fût mettait cet empire en péril en ponr 
suivant ses conquêtes, les trois puissances commer- 
çantes de l'Europe connaissent trop leurs affaires pour 
n'en pas prendre la défense sur-le-champ *. » 

Moins difficile était de reconnaître que les repu 
bliques italiennes, puissantes jadis, telles que Veiûse 
et Gènes, n'avaient plus qu'une indépendance pré- 
caire. Nous ne nous étonnons donc point que Mon- 
tesquieu ait pressenti qu'elles ne subsisteraient ^^ 
tant que les grands états de l'Europe ne s'entendraient 
pas pour les détruire ^ 

Il fallait, au contraire, une confiance aussi ferin* 
que justifiée dans ses théories, pour que notre philo^ 
sophe ne craignît point de publier en 1748 la propbéli* 
suivante : (( Qu'un autre royaume du Nord ait perd 
ses lois, on peut s'en fier au climat : il ne les a p«s 



1. C. R., 23(10). 

2. E. L. Z?., p. 30, 



PREVISIONS DE MONTESQUIEU. 14S 

perdues d'une manière irrévocable. » Le Danemark, 
visédanscepassage, devait, en effet, remplaceren 1849, 
parune constitution très libérale, la fameuse et fâcheuse 
JM royale du 14 novembre 1665, par laquelle Fré- 
déric ni avait imposé au pays un régime despotique '. 

L'auteur de VEsprii des Lois n'ignorait pas, cepen- 
dant, que les principes qu'il formulait étaient géné- 
raux, et non pas absolus. Il savait mieux que personne 
qu'ils étaient sujets à des exceptions, au moins appa- 
rentes, par suite de la complexité des phénomènes 
politiques. Nous on donnerons pour preuve un court 
alinéa de son grand chef-d'osuvre, qu'il est impossible 
do lire aujourd'hui sans une onxiété profonde : 

H Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gou- 
vernement moscovite cherche à sortir du despotisme, 
qui lui est plus pesant qu'aux peuples mêmes. On a 
cBssé les grands corps de troupes; on a diminué les 
peines des crimes; on a établi des tribunaux; on a 
commencé à connaître les lois; on a instruit les peu 
pics. Mais il y a des causes particulières qui le ramè- 
neront peut-être au malheur qu'il voulait fuir ^ u. 

De ce passage, il faut rapprocher une observation 
insérée dans un autre chapitre ; « Que la noblesse 
moscovite ait été réduite en servitude por un de ses 
princes, on y verra toujours des traits d'impatience 
que les climats du Midi ne donnent point ' ». Malheu- 
reusement, les a traits d'impatience » suffisent pour 
provoquer des révolutions, et non pour doter un grand 
empire d'un gouvernement modéré et libre. 

Terminons la série de nos citations par une note 

i. E. £.., XVII, 3(6). 
a. B. L., V, 14(4). 
3. E. L., XVn, 3 (8). 



146 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. 

relative à Amérique. « Je ne sais pas ce qui arrivera 
de tant d'habitants que l'on envoie d'Europe et d'Afrique 
dans les Indes occidentales; mais je crois que, si 
quelque nation est abandonnée de ses colonies, cela 
commencera par la nation anglaise * ». L'insurrection 
des futurs Etats-Unis, en J776, devait conflrraercc 
pronostic. 

On ne saurait trop, en vérité, conseiller aux puis- 
sances, temporelles ou spirituelles, dont Montesquieu 
a prédit la ruine, de se bien tenir, d'éviter toute faule 
grave et de redoubler de clairvoyance et de sageé^se. 

1. (JE. C, l. VU; p. t9i. 



V 

\ 

\ 

\ 



CONCLUSION 



Montesquieu n'était pas infaillible et ne prétendait 
pas l'être. Nous doutons pourtant qu'il y ait, sur la 
politique, des ouvrages qu'il fût plus salutaire d'étudier 
que les siens, pour les Frangais du xx' siècle. La plu- 
part de nos hommes d'Etat, ou soi-disant tels, pour- 
raient y puiser bien des notions capitales, qu'ils 
méconnaissent trop souvent. 
En voici les plus importantes : 
L'Homme est et reste un être médiocre et faible, qui 
a toujours cherché, et qui cherchera toujours, péni- 
blement à se conserver lui-même. Selon les circon- 
stances, il recourt h tels moyens plutôt qu'à tels 
autres. Mais ces moyens finissent par s'user ou ont 
besoin, tôt ou lard, d'être adaptés aux conditions nou- 
velles qui se produisent fatalement. 

Vainement on poursuivrait la chimère d'un gouver- 
nement idéal, applicable à tous les États, dans tous les 
siècles et dans tous les pays. Il est même rare que les 
institutions d'un peuple conviennent à un autre, l'our 
cçla, il faudrait que deux nations fussent composées 
l'éléments semblables et soumises à l'inlluence de 
nilieus identiques. 



DEUXIÈME PARTIE 
ES CEUVRES DE MONTESQUIEU 



148 DES IDEES DE MONTESQUIEU. ^ 

De tous les régimes, le despotisme, la serviloif 
politique exige le moins de sagesse et de vertu. Plus 
les particuliers s'ingèrent dans les aflaires de la com- 
munauté, plus ils doivent s'imposer une fortD im- 
pline et faire acte de renoncement. Une républiqut 
dpmocrnliqiie surtout où chacun ne vise que la salis- 
faction de ses intérêts et l'assouvissement de ses désirs 
est prête à recevoir un maitre. 

La Société civile se compose de familles, et non pas 
d'iniiividus; si bien qu'en désagrégeant les faraillesoi 
compromet la solidité de l'État lui-même. 

On doit bien se garder de méconnaître l'imporiancf 
du rôle des idées religieuses. Alors même qu'an coocilt 
de maîtres d'école décréterait qu'il n'y a plus deDiea. 
l'Humanité ne cesserait point d'y croire. Elle cher- 
chera toujours à donner à ses conceptions morales un 
fondement ferme, impersonnel, absolu. Pour favoriser 
l'essor de ses aspirations les plus hautes, jamais fUe 
ne se contentera d'un athéisme superficiel, bruyanlfl 
niais. De grâce, ne limitez point notre rêve de déve- 
loppement spirituel à, la mentalité probable, rudimet" 
taire et plutôt négative, d'un homme des bois supé- 
rieur! 



DEUXIEME l'ARTIE 
DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU 



PRÉFACE AUX « LETTRES PERSANES»'. 

On sait, que le 18 janvier 188!t, c'est-ùdire deux cents 
ans, jour pour jour, après la naissance de Monlesquieti, 
les descendants de ce grand homme ont résolu de 
publier ses œuvres encore inédites. L'entreprise se 
poursuit : témoin les Mélanges et les Voyages qui ont 
paru déjà ', Mais, dès que fut décrétée l'Exposition 

1. Cette préface a été rédigée pour l'édition des Lettres Per- 
sanes publiée par l'Imprimerie nationale, en vue île l'Exposition 
(le IQOO, sous le titre de ■ Montesquieu, lettres l'ersanes. édition 
niue etannotée d'aprËsles manuscrits du Château de La Bréde..., 
par M. H. Barckhansen..., Paris, rmprimerie nationale, 1897 . 
(1 vol. in-rolio). - 

2. C'est sous ies auspices de la Société des Kibliophiles de 
Guyenne qu'onl paru à Bordeaux, chez G. Gounouilhou, en 1892. 
les HManges inédits de Montesquieu, publiés par M. le baron de 
Montesquieu (I vol. in-f), et, en (891-1896, les Voyafies de Mon- 
laquieu, publiés par M. le baron Albert de Montesquieu (2 vol. 
in-4°). — Depuis, les Pensées et Fragmenta inédits... ont élé 
publiés par M. le baron Gaston de Montesquieu, en 1899 et 
1901(2 vol. in-i°). 



^ ^- « • i F 



150 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

(lo 1900, M. Doniol, alors directeur de l'Imprimerie 
nnlionalo, songeant aux volumes qu'aurait à y pro 
duire cet établissement, se souvint que les archives de 
La BHhIc venaient de s'ouvrir. Il se demanda si, parmi 
les manuscrits qu'on y conservait pieusement, quel- 
ques uns ne seraient point relatifs aux ouvrages les 
plus admirés de l'auteur. Imprimer une édition des 
chefs-d'œuvres littéraires de Montesquieu, en utiiisafll 
des documents nouveaux, lui semblait présenter un 
intérêt double : l'un actuel, et l'autre permanent. 

Seulement, il fallait s'assurer le consentement elle 
concours indispensables de M. le baron de Montesquieu, 
et do ses frères. Les démarches dont nous fûmes charge 
auprès d'eux aboutirent sans difficulté aucune. Avec 
une bonne grâce exquise, il nous fut répondu que ce 
que nous cherchions se trouvait aux archives de La 
Brède, et que nous pouvions en disposer. 

C'est alors ^\\(i, sur la proposition de M. Doniol, 
M. le Garde des Sceaux nous fit Thonneur, que nous 
ne saurions trop reconnaître, de nous confier le soin 
d'éditer à l'Imprimerie nationale les Lettres Persanes d 
les Considérations sur les Causes de la Grandeur (fes 
Ihrnains et de leur Décadence, 



I 



Le présent volume est consacré aux Lettres Persanes. 

le plus populaire des ouvrages de l'ancien président au 

Parlement de Bordeaux. 

Nous ne ferons pas ici l'éloge, encore moins la criti- 

de ce livre si original, où toute une époque se 

0, avec ses qualités et ses défauts. On peut dire 



, H.^.*. 1 



LETTRES PERSANES. 151 

qu'il est comme l'ouverture de la littérature française 
du tviii\ siècle. Les compositeurs de musique mettent 
en tête de leurs opéras un morceau où ils rassemblent 
les motifs qu'ils comptent développera la suite. Dans 
le premier chef-d'œuvre de Montesquieu, bien des 
passages annoncent en quelque sorte par leur accent 
les écrits futurs des plus illustres contempomins de 
Fauteur. On s'étonne peu d'y trouver la verve ironique 
de Voltaire, qui, par parenthèse, s'est inspiré plus d'une 
fois des Persanes, dans Zadig surtout. Mais on est plus 
surpris, en lisant les Lettres 67, i05 et i26, par 
exemple, d'y rencontrer la note sentimentale et même 
la note paradoxale familières à Jean- Jacques Rousseau. 
Cette ressemblance a quelque chose d'imprévu, parce 
qu'on méconnaît trop souvent la variété,sinon Tétendue 
du génie auquel nous devons VEsprit des Lois. Doué 
d'une pénétration admirable, qu'un peu de sécheresse 
accompagne en général, il savait pourtant s'attendrir 
en se contenant, et, tout en donnant aux problèmes 
des solutions tempérées et pratiques, il discernait clai- 
rement les raisons spécieuses que pouvait lui opposer 
une logique extrême et aveugle. 

Frivoles, e n apparence, et, en réalité, si profon des, 
les Lettres Per sanes répondaicnj^ trop bien aux sejiti- 
m^nts de la génération qui lesvit^ paraîtrc en M M. 
pour n'avoir pas un succès tout a fait exceptionnel. Et 
d'abord, on en fît, en un an, dix à douze éditions ou 
tirages. Puis, quinze à vingt autres se suivirent de plus 
ou moins près, jusqu'à la mort de Montesquieu *. 

1. Les bibliographes en signalent dix-neuf, dont une de 1729, 
trois de 1730, deux de 17'3d, une de 1737, yne de 1739, une de 1740, 
deux de 1744, une de 1748, une de 1750, une de 1752, une de 1753, 
deux de 1754, et deux de 1755. — Voir MontesquieUy Bibliogra'- 



152 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Mais jamais celui-ci ne reconnut of flciellement son 
œuvre. Tant qu'il vécut, elle resta anonyme. Il assure 
même quelque part* s'être désintéressé (jusqu'en 1754) 
de toutes les éditions qui vinrent après la première. 
C'est ce que nous admettrons sans peine pour le 
plus grand nombre d'entre elles. Il dut, en particu 
lier, n'être pour rien dans cette conibinaison d'un 
imprimeur ingénieux qui, pour donner au livre un 
ragoût nouveau, y joignit les lettres Turques de ce 
pauvre Saint-Foixl 

L'espèce de mystère dont fut entourée trop long 
temps la publication des Lettres Persanes n'en a pas 
moins eu une fâcheuse conséquence : c'est que, de 
tous les chefs-d'œuvre de la littérature française do 
xvni^ siècle, il n'en est guère dont l'histoire soit plus 
obscure et soulève plus de questions, dont quelques- 
unes pourraient bien rester insolubles. 



II 

Nous allons ^numérer les controverses auxquelles 
les Lettres Persanes donnent lieu. 

La première est relative à l'édition princeps. Tout le 
monde s'accorde pour admettre qu'elle fut publiée 
en 1721. Seulement (nous l'avons dit) on trouve dixà 
douze éditions ou tirages divers qui ont cette date. Us 
frontispices des uns portent l'indication : « A Cologne, 

phie de ses Œuvres, par Louis Dangeau [lisez M. Louis Vian, 
(Paris, P. Rouquette, 1874), pp. 3 et ik-, e^i Lettres Persanes, "^^^ 
Montesquieu, éditées par M. André Lefèvre (Paris, A. Lemerre. 
1873), t. II, pp. 212 et 213. 

1. Archives de La Brède, Pensées (manuscriies), t. lll, r 3.. 
verso. 






s 



LETTRES PERSANES. 153 

chez Pierre Marteau », tandis qu'aux autres on lit : 
(( A Amsterdam, chez Pierre Brunel, sur le Dam ». 
Or les amis de l'auteur nous apprennent qult fit 
imprimer d'abord son œuvre en Hollande'. C'est donc 
parmi les éditions de Brunel qu'on semblerait avoir à 
choisir. Les bibliographes les plus compétents n'en 
ont pas moins fini par conclure en faveur d'une édition 
de Marteau que distinguent les fleurons suivants : un 
ornement en forme de monogramme, au tome I, et, au 
tome II, deux enfants assis sur un chérubin. Leur 
argument principal est la présence de cinq à six 
cartons, dont le texte a été reproduit dans toutes les 
autres éditions, jusqu'en 1754. Est-ce là une raison 
péremptoire, qui nous autorise à tie voir dans le nom 
dé Pierre Marteau qu'un pseudonyme pour dépister 
la police? 

D'un autre ordre est la discussion dont Tobjét est 
aussi une édition datée de 1721 ; mais celle-ci ne 
saurait être la première, car elle se donne elle-même 
pour une « seconde édition^ revue, corrigée, diminuée 
et augmentée par l'auteur ». Elle aussi est en deux 
volumes et porte la mention : « A Cologne, cliez Pierre 
Marteau ». Seulement les titres des deux volumes sont 
ornés d'un même fleuron, qui n'est autre que celui du 
tome I de l'édition princeps, ou supposée telle. A cette 
différence s'en ajoutent d'autres,, et plus graves. Au 
lieu de compter cent cinquante lettres, la « seconde 

1. C'est Tabbé de Guasco qui nous l'apprend dans une note 
qu*il a mise à une lettre de Montesquieu au père Gerati. — Voir 
le tome VH, page 230^ note 2, des ÔEnvres complètes de Montes- 
quieu^ éditées par M. Edouard Laboulaye, à Paris, chez Garnier 
frères, 1875-1879. — C'est à l'édition de M. Laboulaye, la plus com- 
plète de toutes celles qui ont paru jusqu'ici, que se rapportent 
les renvois de notre Avant-Propos. 



154 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

édition » n'en a que cent quarante. Bien plus, de ces 
cent quarante, il n'en est que cent trente-sept qu'elle , 
ait en commun avec l'édition princeps, attendu qu^elle 
en a trois de nouvelles. Enfin, les cent trente-sept 
lettres communes y ont des variantes et n'y sont pas 
rangées dans un ordre identique. Pour expliquer tous 
ces changements, un biographe de l'auteur, M.Louis 
Vian, a supposé que cette réimpression (soi-disant 
assagie) des Lettres Persanes aurait été faite par Mon- 
tesquieu, candidat à l'Académie française en 1721, 
dans l'espoir de désarmer l'opposition qui lui était 
faite par le cardinal de Fleury*. Il s'ensuivrait que la 
date de 1721 serait fausse. C'est là, d'ailleurs, la 
moindre objection que suggère une hypothèse que 
nous examinerons tout à l'heure à loisir. 

Maintenant, nous avons à dire un mot des éditions 
aux frontispices desquelles on lit : « A Amsterdam, 
chez Pierre Brunel, sur le Dam, 1721 ». Si Ton en croit 
certains bibliographes, la plupart d'entre elles auraient 
été imprimées à Rouen et dans un ordre qu'on pour- 
rait déterminer d'après le nombre décroissant des 
fautes qu'elles renferment^. Cette classification nous 
semble peu sûre : car, en général, de réimpression 
en réimpression, les erreurs se multiplient. En tout 
cas, il est fort probable que les typographes français 
ont copié une édition hollandaise, sans en modifier le 
titre plus que le texte. Pseudonyme pour pseudonyme, 
Pierre Marteau valait bien Pierre Brunel, S'ils ont 

1. Montesquieu, sa Réception à V Académie française, el /i 
deuxième Édition des « Lettres Persanes » [par Louis Vian], Paris. 
Didier et C" [1860]. 

2. Bibliothèque de feu Rochebîlière, r^' Partie, Éditions origi- 
nales (Paris, A. Claudin, 1892), p. 409. 



iÉMb 






LETTRES PERSANES. i55 

mis Pierre Brunel, c'est quMls avaient sous les yeux 
des exemplaires d'Amsterdam avec ce nom. Serait-il 
possible de discerner Tédilion qui leur a servi de 
modèle, et qui, par suite, serait la plus ancienne de la 
série, alors même qu'elle serait la plus correcte? 

Des éditions primitives, nous allons passer brusque- 
ment à celle qUi parut en 1754 avec un Supplément de 
28 pages, contenant onze lettres et quatre fragments 
de lettres précédés de Quelques /Réflexions sur les 
(( Lettres Persanes ». On a dit que ce Supplément fut 
publié d*abord en 1744 *, Devons-nous l'admettre? 
C'est au moins douteux pour des raisons qu'on verra 
plus loin. Nous rechercherons en môme temps si les 
Quelques Réflexions sont de Montesquieu, ou s'il faut 
les retrancher de ses œuvres, à l'exemple de certains 
éditeurs ^. 

Il nous reste à signaler un dernier problème qui a 
trait à l'édition des Œuvres de Monsieur de Montesquieu 
dont le frontispice porte : « A Amsterdam et à Leip- 
sick, chez Arkstée et Merkus, 1758 ^ ». Les Lettres Per- 
sanes y sont imprimées au commencement du tome III, 
mais avec des centaines de variantes dont rien 
n'indique l'origine. A peine une note de la page 299 
nous apprend-elle que « l'auteur... avait confié de son 
vivant aux libraires » un manuscrit où il avait « jugé 
à propos de faire des retranchements ». Mais tous les 
changements introduits dans le texte ne sont point des 
retranchements, bien s'en faut. Aussi a-t-on vu des 

' 1. Montesquieu^ Bibliographie de ses Œuvres^ par Louis Dan- 
geau, p. 3. 

2. CÈuvres de Montesquieu, à Paris, chez A. Belin, 1817 
(2 vol. in-8**). — On y chercherait vainement les Réflexions , avant 
ou après les Lettres Persanes. 

3. Cette édition est en 3 vol. in-i". 



136 DES ŒUVRES DE MONTESQttlEC. 

édileurs modernes rejeter en bloc lotîtes ces correctioni 
pour s'en tenir a l'édition de 1734 avec Supplimenl'. 
Ont-ils eu raison ou tort d'en agir ainsi? C'est laie pb 
important de tous les problèmes que nous Tenons 
d'indiquer : car, selon la solution qu'on luidonperii 
on devra regarder comme définitif tel texte des Isllm 
Pi-nanes ou tel autre- 

On voit que les littérateurs ne sont pas moins init- 
ressés que les bibliographes et les bibliophiles m 
recherciies que nous allons entreprendre dans les 
manuscrits de La Brède pour trouver réponse aui dDi| 
ou six qnestions précédentes. 



m 

Parmi les papiers de Montesquieu dont nous mw 
eu communication, il en est un certain nombre q» 
forment ce qu'on peut appeler le Dossier des « Wm 
Persanes », dossier qui contient trois cahiers et sii 
feuilles volantes. 

Sur les feuilles volantes, dont trois sont doubles tl 
trois simples, on lit des Lettres ou fragmentsdetf""' 
Persanes inédites, plus quelques notes sur certeins 
passages des Lelires connues. 

Quant aux trois cahiers, ils ont tous rapporta* 
édition du livre que l'auteur proparait vers la fin de» 
vie, pour donner une forme définitive, achevée, à soo 
œuvre. 

'e premier, qui a 23 centimètres de hautsurlSJf 

Voir les Utlres Persanes, par .MonUssquieu, éditées P" 
Lndrè Le[t!vre, et spécialement l'observation qui se '""" 
page 213 du tome I). 




LETTRES PERSANES. 157 

large, n'a pas moins de 120 pages, dont une vingtaine 
est restée en blanc. Il a pour titre : (( Corrections des 
« Lettres Persanes », sur la première édition, imprimée 
à Cologne, chez Pierre Marteau, en 1721, en 2 volumes 
in-12.... — Nouvelle copie ))• Au bas de ce titre, on lit 
une note ainsi conçue : « Cette copie n'est plus la 
dernière : j'ai fak depuis des corrections qui ont été 
mises dans la copie faite en grand papier, et je pourrai 
rectifier celle-ci par celle-là, en cas de besoin. » 

Les corrections du tome I remplissent les pages 3 à 
38, tandis que celles du tome II vont de la page 39 à la 
page 95. Au bas de cette dernière est l'indication 
suivante : Fi7i des Corrections des « Lettres Persanes ». 
Mais, à la suite (pages 97 à 102) se trouvent les Quel- 
ques Réflexions sur les « Lettres Persanes », qui 
sont devenues, depuis 1758, comme l'introduction de 
l'ouvrage. 

Nous n'avons pas découvert dans ce premier cahier, 
très soigneusement transcrit par un secrétaire de 
Montesquieu, un seul mot qui fût de la main du 
Maître. 

Plus grand est le cahier auquel nous donnerons 
le n"* 2, celui qui est visé dans la note dont nous avons 
cité à rinstant le texte. Il n'a pas moins de 37 centi- 
mètres de haut et de 24 de large. En revanche, il ne 
compte que 116 pages, sur lesquelles il en est 22 où il 
n'y a rien d'écrit. 

Le titre fte porte que : (( Corrections des « Lettres 
Persanes ». — Dernière copie ». 

Comme dans l'autre cahier, les corrections du tome II 
suivent naturellement celles du tome I et sont suivies 
à leur tour des Réflexions, 

Seulement ici les ratures et les surcharges abondent. 



158 DES (trUVAES DE MONTESQUIEU. 

En outre, l'écriture vnrie, et l'on petit en quelqoss 
endroits rcconnailre la main de Montesquieu lui-même. 
Bien mieux, n une feuille simple intercalée entre les 
pages cotées iO et 41 est fixée par une épingle une 
feuille double sur laquelle est l'orignal autographe de 
la soixanlc-dis-septiéme Lettre Persane. Celle lellte 
manque dans le cahier n° l,où l'on en trouve pourtanl 
le contenu, mais sous forme d'alinéa Qnal à ajoutera 
une lettre des éditions primitives. Cette différence «I 
la plus curieuse qu'il y ait entre les deux manuscrit. 
Pour le troisième cahier, qui n'a que 48 pages, de 
20 centimètres et demi de haut sur 16 de large, ceI 
une simple mise au net des dix lettres et des /léflewm 
que le grand cahier (n'*2) donne comme devaal être 
inséréesdana les éditions futures des /étires Persana', 
il n'y a donc pas lieu de s'y arrêter. 

Mais, en dehors du dossier spécial que nous veaons 
de décrire, il existe à La Brède d'autres sources de ren- 
seignements qui présentent un intérêt majeur pour 
l'étude que nous poursuivons. 

On y conserve, en effet, trois volumes qu'on pwl 

désigner sous le nom de Pensées de Montesquieu, bieu 

qu'ils renferment aussi de simples notes et même dfs 

extraits de nature très diverse. Dans ces recueils, ilys 

des observations où les Lettres Persanes sont mentioD- 

nées incidemment. Il s'y trouve encore des lignes, des 

pages et même des séries de pages qui ont un rapporl 

" ect avec la même œuvre. 

Au tome il, par exemple, sont transcrits, daboni! 

aigrapheque l'auteur avait choisie pour elle, et plu^ 

n IS pages de texte, en tête desquelles on lit « 

re : (( Fragments de vieux Matériaux des (( Lettm 

rsanes i). — J'ai jeté les autres, ou mis ailleurs h. 






LETTRES PERSANES. i59 

Ce n'est pas tout : si nous feuilletons le tome III des 
Pensées, nous y découvrons trois rédactions successives 
de Tapologie que Montesquieu crut devoir écrire à la 
défense de son premier livre. 

Tels sont les documents inédits qui nous permettront 
sans doute de résoudre au moins quelques-unes des diffi- 
cultés dont nous avons exposé l'objet tout à l'heure. 



IV 



La question de l'édition princeps n'en est plus une 
pour nous. 

Montesquieu lui-même nous apprend que son livre 
a paru, d'abord, en 1721, et en 2 volumes in-12, avec la 
marque : « A Cologne, chez Pierre Marteau ». Or, parmi 
les éditions qui remplissent les conditions indiquées, 
il en est une et rien qu'une dont la pagination corres- 
ponde exactement aux renvois des deux cahiers de 
Corrections où sont consignés les changements que 
l'auteur voulait introduire dans l'édition princeps. 
C'est, du reste, celle que les bibliographes ont fini par 
adopter comme la première pour une raison typogra- 
phique : la présence de cartons, au nombre de six ou 
de sept. Donc nous regardons comme établi que l'édition 
princeps est bien celle qu'ornent les fleurons signalés 
plus haut, soit un ornement en forme de monogramme, 
et deux enfants assis sur un chérubin. Ajoutons que le 
tome I compte 311, et le tome II, 347 pages cotées. 

La mention : « A Cologne, etc. ))cst d'ailleurs fictive 
et dissimule sûrement quelque atelier de Hollande. 
C'est par centaines que des livres plus ou moins témé- 
raires furent publiés, au xvip siècle et au xvni% sous le 



>'/ 



160 DES UCUVRES DE MONTESQUIEU. 

nom (lu soi disant Pierre Marteau *. On ajoutait même 
quelquefois : « Imprimeur libraire près le Collège des 
Jésuites », sans doute pour rassurer les lecte^irs- can- 
dides. 

Nous serions heureux d'obtenir des résultats aussi 
précis pour la fumeuse (( seconde édition ». Malheureu- 
sement nous ne sommes arrivés, par rapport à elle, 
qu'à nous convaincre absolument d'une chose : c'est 
qu'elle n'a point contribué à faire de Montesquieu un 
membre de l'Académie française. 

Parmi les lettres qui y manquent, il y en a qui n'ont 
pu être supprimées que pour des raisons littéraires : 
car le fond en est reproduit ailleurs ^. -D'autres sont 
d'une innocence telle qu'elles n'ont jamais dû choquer 
personnel Enfin, la plupart n'ont trait qu'à des inci- 
dents de sérail, auxquels on peut s'intéresser plus ou 
moins sans doute*. Mais à qui fera-ton croire que le 
cardinal de Fleury se fût ému, par exemple, des 
angoisses de cet esclave qui défend son intégrité contre 
le chef des eunuques noirs d'Usbek? Au xviu*' siècle, les 
soprani chantaient à Rome en public. 

En revanche, dans une édition faite à Tusage d'un 
prince de l'Église, aurait-on laissé la proposition scan- 
daleuse que voici : « Le Pape est... une vieille idole 
qu'on encense par habitude »; ou bien encore : (( Dans 
l'état présent où est l'Europe, il n'est pas possible que 
la Religion catholique y subsiste cinq cents ans »*? 

1. Imprimeurs imagiiiaires et Libraires supposés^ par Gustave 
Brunet (Paris, Tross, 1806), pp. 112 à 144. 

2. C'est le cas de la Lettre 10, résumée au commencement de 
la Lettre H. 

3. Nous citerons comme exemple la Lettre 16, 

4. Voir les Lettres 41, 42, 43, 47, 70 et 71. 

0. Ces propositions se trouvent dans les Lettres £9 et 117. 



LETTRES PEHSANES. 161 

Voilà des passages qu'il eût fallu ôter, arracher du livre, 
et non les histoires orientales de Pharan, de Zachi ou 
de Suphis! 

Et si maintenant Ton examine les lettres ajoutées dans 
cette édition a diminuée et augmentée par Tauteur », 
qu'y remarque-t-on de suite? C'est qu'une des trois, 
sur les libéralités des princes envers leurs courtisans, 
est d'une violence tout exceptionnelle. Fleury n'était 
pas avide, il est vrai. Mais jamais haut fonctionnaire, 
sous l'Ancien Régime, n'eût admis qu'on parlât ainsi 
du Pouvoir. L'addition de la Lettre i 24, pour le moins 
inutile, était donc imprudente et plus qu'imprudente, 
si l'on s'était proposé de séduire le premier ministre de 
Louis XV. 

Des arguments d'un autre ordre, matériel et non plus 
moral, renforcent ceux qui précèdent. 

La « seconde édition » est imprimée avec les mêmes 
caractères que la première et sur du papier analogue. 
Elle a donc été faite en Hollande. Or, dans l'hypothèse 
que nous discutons, on aurait eu moins d'un mois 
pour se décider à l'entreprendre et pour l'achever. 
C'est le 11 décembre 1727 que l'Académie française sut 
que le Cardinal s'opposait à l'élection de Montesquieu, 
et c'est le 5 janvier 1728 que Montesquieu fut élu avec 
l'assentiment du Cardinal. Entre temps, était-il possible, 
au xviiie siècle, qu'un habitant de Paris fît imprimer 
un ouvrage en deux volumes à Amsterdam et se le fit 
apporter d'Amsterdam à Paris ' ? 

De plus, l'édition se distinguje par des détails typo- 

1. Ces considérations ont été développées par M. Laboulaye, 
dans la préface qu'il a mise en tête des Lettres Persanes^ à la 
page 39 du tome I de son édition des Œuvres complètes de Mon- 
tesquieu, 

11 







^ 



162 



DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 



graphiques qui témoignent d'un soin tout parliculii 
On y a, par exemple, introduit des guillemets po 
empêcher de confondre le texte courant avec les cita 
tions plus ou moins fictives qu'il renferme. Seserait-o 
donné cette peine dans un travail exécuté d'urgen 
que Ton compliquait ainsi sans nécessité? 
Tout résiste à Thypo thèse de M. Vian. 
Elle n'explique pas, d'ailleurs, l'apparition en 
chez Jacques Deshordes, à Amsterdam, de .deux repro 
ductions fidèles de l'édition qui nous occupe, 
qu'elles se donnent, l'une et l'autre, pour une « troi 
sième édition », elles diffèrent beaucoup par le forma 
et par la grosseur. La plus grande a pour fleurons u 
phénix, et la plus petite, un monogramme. Celle ci i 
le mérite de rendre, page pour page et ligne pour ligne 
le type dont elle est une copie. Les caractères en son 
semblables, mais neufs, au lieu d'être usés. C'est un 
très joli livre, qui n'est pas sorti de l'officine suspeclei 
de quelque contrefacteur '. Or, lorsqu'il fut imprimé, 
Montesquieu était, depuis deux à trois ans, à l'Aca- 
démie française. Il n'y avait certes plus à s'inquiéter 
de sa candidature. Pourquoi donc, en 1730, republier à 
deux reprises les Lettres Persanes d'après le texte 
modifié d'une édition qui (dit-on) n'aurait été faite que 
pour le cardinal de Fleury? 

Notons, en passant, que des bibliographes, frappés 
des ressemblances matérielles que l'édition au mono- 
gramme de Jacques Desbordes présente avec l'édilion 
princeps, se sont crus autorisés à admettre que la 
marque : (( A Cologne, chez Pierre Marteau », peut se 

1. Nous en parlons d'après un charmanl exemplaire quinoui 
a été communiqué par M. Louis de Bordes de Forlage, prési- 
dent de la Société des Bibliophiles de Guyenne* i 



LETTRES PERSANES. 163 

traduire pai; : « A Amsterdam, chez Jacques Desbordes )). 
La première édition des Lettres Persanes serait alors 
due à llmprimeur qui publia le premier les Considé- 
rations sur,,, la Grandeur des Romains. C'est, en effet, 
des ateliers de Jacques .Desbordes que sortit, en 1734, 
rédition princeps du second chef-d'œuvre de Mon- 
tesquieu. 

' Pour en revenir au problème que nous discutons, 
lorigine de la « seconde édition » des Lettres Persanes 
reste une énigme pour nous. Il n'y a aucune raison 
pour ne pas croire qu'elle fut publiée en 1721, comme 
lïûdique le frontispice. Mais pourquoi et par qui 
furent introduites les corrections, additions et suppres- 
sions qu'elle renferme? 

A part deux ou trois, ces changements ne révèlent 
aucune préoccupation de dogme et semblent trahir 
tout au plus un. critique minutieux et austère dans une 
certaine mesure : ils réduisent la partie romanesque, 
qui sert de cadre à l'ouvrage, et renforcent la partie 
morale et politique. 

Est-ce Montesquieu lui-même qui modifia son 
œuvre de la sorte? Si c'est lui, il faut avouer que son 
goût varia singulièrement. Nous savons, en effet, qu'en 
1754 il prit l'édition princeps pour fondement d'une 
révision générale, et nous ferons remarquer qu'il 
îjouta quatre ou cinq lettres nouvelles à la partie 
romanesque, loin d'en retrancher une seule. 

D'un autre côté, si la « seconde édition ))fut corrigée 
)ar un tiers, ce tiers dut être nanti de papiers inédits 
le notre auteur. Les lettres qu'il inséra étaient bien les 
œurs de celles qu'il laissa ou supprima. Leur père les 
econnut plus tard dans ses cahiers de Corrections défî- 
litives, où s'en trouvent deux sur trois. Seulement; on 



1S( DES ŒUVRES DE UONTESQL'IEU. 

I>eut admettre qu'elles parurent en 1721 par suile^ 
d'une indiscrétion et saus le consentement de Mon- 
tesquieu- Celui-ci annonce, il est vrai, dans sa corres- 
pondance qu'on 'lui u mande de Hollande que Is 
seconde édition des L. P. va paraître avec quelques 
corrections h '. Mais parlait-il de notre « seconde Édi 
tion », et, s'il en parlait, connaissait-il tous les 
niements qu'on avait fait subir au texte primitiC. 
L'imprimeur d'Amsterdam peut s'être permis ia] 
libertés grandes, non autorisées. C'est même te qn( 
semble nous apprendre le projet de préface des L'Mi 
Persanes qu'on lit dans le tome III des Pensées (manu- 
scrites) \ Il y est dit on propres termes : (( De toulfi 
les éditions de ce livre, il n'y a que la première quisoil 
bonne : elle n'a point éprouvé la témérité des libraires. 
Les déclarations des préfaces, au xviii" siècle surtoul, 
nous sont généralement suspectes. Celle qui précMf 
nous confirme néanmoins dans la pensée qu'il (aul 
attribuer h l'éditeur de Hollande la plupart des variante 
de la (( seconde édition ". Peut-être crut-il accroître if 
succès du livre en en retranchant, même sans l'aveu Jt 
l'auteur, alors peu connu, les passages qu'il jugeail 
insignifiants, ou qu'il savait de nature à scandaliser 
telle ou telle catégorie de lecteurs. Entre toutes ces 
rections, il en est une qui mérite une atlentioû s[*' 
ciale. A propos du Pape, dans la vingt-deuxième lelW 
de l'édition princeps ', Rica se raillait de la Triniléd 
haristie. La » seconde édition » conserve te 
iriea sur l'Eucharistie, tandis qu'elle supp"""^ 
i à la Trinité. Elle laisse donc ce qui doit cha- 

3 à M. de Caupos, 1721 (î). — Œ. C, t. Vil, p. »'• 

■et, t. 111. P 322 v°. 

la Lettre H de notre édition. 



''VT 



LETTRES PERSANES. 165 

quer les Catholiques, mais fait disparaître ce qui 
offense les Calvinistes. Ces derniers ne devaient aussi 
goûter que médiocrement certaines phrases sur (( la 
Vierge qui a mis au monde douze prophètes », et sur 
les erreurs dé Moïse en matière de preuves juridiques. 
Les lettres où ces phrases se trouvent * sont exclues du 
tome I. Enfin, les détails physiologiques des histoires 
de Pharan et de Suphis pouvaient offusquer la pru- 
derie huguenote ^. Ne serait-ce point pour cette raison 
qu'on les condamna? 

Dans cette hypothèse, la « seconde édition » et celles 
qui en reproduisent le texte auraient été imprimées en 
vue d'un public protestant, et surtout, sans doute, 
pour les Français réfugiés dans les Provinces-Unies à 
la suite des persécutions religieuses de Louis XIV. 
L'addition d'une diatribe contre les homfties de Cour 
n'était pas de nature à froisser les lecteurs de cet ordre. 
On ne risquait point davantage de leur déplaire en ne 
retranchant rien des saillies les plus violentes contre 
l'Eglise de Rome. 

La « seconde édition » n'est pas, d'ailleurs, la seule 
qui justifie les plaintes de Montesquieu touchant « la 
témérité des libraires ». Il en existe une autre, de 
1731, à laquelle on ne s'est pas contenté d'adjoindre 
les Lettres Turques de Saint-Foix. C'est une étrange 
combinaison de l'édition princeps et de la « seconde 
édition » des Lettres Persanes, On y trouve, dans un 
ordre un peu différent, les lettres de la « seconde édition », 
sans toutes les variantes, et, de plus, trois des lettres 
qui lui manquent. Mais, comme les deux premières 



1. Ce sont les Lettres 1 et 7/. 

2. Voir les Lettres 4iy 42, 43, 70 et 7i. 



166 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

n*y sont pas cotées et que les deux autres ont le même 
numéro d'ordre (31), celle édition se termine aussi 
par une Lettre 140, qui en est en fait une cent qua- 
ranle-lroisième *. Du reste, tout indique, jusqa'aui 
négligences matérielles, qu'on n'a là qu'une simple et 
mauvaise conlrefaçon. Il n'y a donc pas lieu de s'y 
arrêter pins longtemps. 

Pour les quatre, cinq ou six éditions qui ont la 
marque : a A Amsterdam, chez Pierre Brunel, sur le 
Dam, 1721 », on sait que certains bibliographes les esti- 
ment d'autant plus anciennes qu'elles renferment plus 
de fautes. Nous donnerons, au contraire, le premier 
rang à l'une d'entre elles qui est relativement fort 
correcte. Elle a pour fleurons, au tome I, un cartouche 
enguirlandé, dans lequel on distingue un vase de fleurs, 
et, au tome. II, une sphère. Visiblement, elle a été faite 
sur l'édition princeps, qu'elle rend, en caractères ana- 
logues, bien qu'un peu réduits, presque ligne pour 
ligne. Sur 648 pages, il y en a plus de 600 qui com- 
mencent par les mêmes syllabes. Nous sommes per- 
suadé qu'elle fut aussi imprimée en Hollande, et qu'elle 
servit de type aux reproductions attribuées par les 
connaisseurs à des typographes de Rouen ou de Paris. 

C'est également en France que dut être faite l'édi- 
tion de 1754, qui présente un bien autre intérêt au 
point de vue littéraire, grâce au Supplément dont elle 
est suivie ^ Dans cette annexe, on trouve en efiet, le» 

1. C'est à Tobligeance de M. Ernest Labadie que nous devons 
la connaissance de cette édition bizarre, qui porte la mention: 
« A Cologne, chez Pierre Marteau », et qui a pour fleurons une 
sphère, au tome I, et, au tome II, une figure allégorique «le 
femme entourée de divers attributs. 

2. Les caractères, les ornements, l'orthographe de cette édi- 
tion, nous paraissent déceler une origine française. Ne serait-ce 



LETTRES PERSANES. i67 

trois lettres ajoutées à la fameuse (( seconde édition », 
plus huit autres que Montesquieu crut devoir insérer 
dans son œuvre, en lui donnant sa forme définitive. 
Elle renferme aussi les Quelques Réflexions sur les 
« Lettres Persanes », qui sont une apologie du livre. 

Nous avons rappelé déjà que certains bibliographes 
ontprétendu que le Supplément des a Lettres Persanes » 
aurait paru dès 1744. Il est fort possible qu'on en ren- 
contre quelque exemplaire relié à la suite d'une édition 
portant cette date. Mais, nous allons démontrer qu'il 
n'a pu être imprimé que plus tard et même dix ans 
plus tard. 

Dans le tome HT des Pensées (manuscrites), on lit, 
entre autres défenses des Lettres Persanes, une rédaction 
première des Quelques Réflexions, portant le titre de 
Préface de V Éditeur, Or, il y est fait mention d'une 
œuvre de Mme de Grafigny qui ne parut qu'en 1747 *. 
C'est donc en 1747, tout au plus, que les Quelques 
Réflexions auraient pu être écrites. 

En outre, parmi les onze lettres du Supplément se 
trouve la soixante-dix-septième, sur ou plutôt contre 
le suicide. Mais (nous l'avons dit), lorsque fut transcrit 
le petit cahier des Corrections, qui est daté de 1754, 
cette lettre n'existait, pour ainsi dire, qu'en germe, 
sous forme d'un alinéa final à joindre à une autre 
lettre, qui la précède maintenant. L'original autographe 
qui en subsiste fut attaché après coup, par une 
épingle, au grand cahier des Corrections, où l'on avait 
copié d'abord et où l'on biffa ensuite soigneusement le 

pas celle à laquelle Huart, libraire à Paris, songeait en 1752, 
ainsi que Montesquieu nous l'apprend dans une lettre du 4 octobre 
de cette année, adressée à l'abbé de Guasco? 
1. Pensées, t. III, P 321. — Voir la page 307 de notre édition. 



* ^ »' 



168 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

projet d'alinéa complémentaire. La Lettre 7 7 n'existait 
pas en 1753. Elle ne fut donc rédigée qu'en 1754, année 
de sa première, et non de sa' seconde publication. 

Ajoutons qu'en 1744 Montesquieu achevait l'^spri/ 
des Lois et devait avoir en tête autre chose qu'une 
revision des LettresTersanes, Nous savons, au contraire, 
que, lorsque son grand livre eut paru, il soumit à un 
examen nouveau ses œuvres publiées ou inédites. En 
outre, au jnoment où V Esprit des Lois fut en bulle à 
des critiques plus ou moins violentes, le premier chef- 
d'œuvre de notre auteur le fut également. Un certain 
abbé Gautier publia, en 1751, un volume sur les 
(( Lettres Persanes » convaincues d'Impiété, Peut-être 
est-ce à ce factum de 103 pages grand in-12, que nous 
devons les apologies du tome III des Pejisées manu- 
scrites et les Quelques Réflexions du Supplément de 
1754. 

Que ces Réflexions soient de Montesquieu lui-même, 
et non de son éditeur, c'est incontestable. Les copies 
que l'on en conserve à La Brèdene sont pas, il est vrai, 
de sa main'. Mais il y a fait des corrections autographes 
qui confirment ce que le style suffirait à nous 
apprendre. 

L'imprimeur qui fit l'édition que nous sommes en 
train d'étudier fut évidemment en rapports directs ou^ 
indirects avec l'auteur. C'est à lui qu'il dut communi- 
cation des pièces du Supplément, ou, du moins, de la 
plupart d'entre elles. Nous ne croyons point, toutefois, 
que le Président ait pris part à la publication du corps 
même du livre, qui renferme les cent cinquante lettre 
connues depuis 1721. S'il en eût revu les épreuves, il 
y aurait introduit, à la place qui leur revenait, les 
variantes de ses cahiers des Corrections, rédigés alors, 



\ 



LETTRES PERSANES. 169 

et surtout les quatre modifications indiquée$ aux pages 
10, 13 et 15 du Supplément, Remarquons, en outre, 
que l'imprimeur n'a pas même rétabli dans le texte le 
membre de phrase que l'édition princepsometau début 
de la Lettre 86, bien que cet oubli (réparé, par paren- 
thèse, dans la « seconde éditio» ») rende inintelligible 
le premier alinéa. 

Le grand travail de revision des Lettres Persanes dont 
les archives de La Brède nous ont conservé leà résultats 
authentiques fut utilisé seulement par Richer, avocat 
au Parlement de Paris, dans l'édition qu'on trouve au 
tome III des Œuvres de Monsieur de Montesquieu , 
parues en 1758, u chez Arkstèe et Merkus ». Nous 
connaissons maintenant l'origine des variantes alors 
introduites à tant de pages du livre. C'est un des deux 
cahiers des Corrections ou plutôt une copie, plus ou 
moins fidèle, faite exprès pour l'éditeur, qui guida ce 
dernier dans son travail. A quelques exceptions près, 
il se conforma aux intentions de l'auteur, telles que le 
grand cahier les révèle. Donc les changements qui 
distinguent le texte de 1758 sont en principe parfai- 
tement légitimes et doivent être adoptés sans scrupule. 

Toutefois, lorsqu'on examine ce texte de très près, 
on, s'aperçoit que, pour l'établir, c'est l'édition de 1754 
avec Supplément, qui a été prise comme point de 
départ des corrections, et non l'édition princeps, sur 
laquelle Montesquieu avait procédé à la revision de 
son œuvre. De là, bien des menues divergences, qui 
constituent autant d'inexactitudes. Peut-être l'édition 
princeps était-elle alors déjà rare, presque introuvable, 
tellement que Richer s'en passa, à regret sans doute '. 

4. Grâce à l'obligeance de M. le baron de Montesquieu et de 
M. Ernest Labadie, nous avons eu entre les mains deux exem- 



L, 



i70 



DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 



C'est encore à cette substitution que nous attribue- 
rons un autre effet, plus curieux. Dans l'édition de 
1758, après la Lettre i44^ a été insérée celle d'Usbek 
à ***, sur les hommes d'esprit et sur les savants. Of 
cette lettre figure bien dans le Supplément de 1754, à 
la page 20, mais n'a été admise dans aucun des cahiers 
des Corrections-, ce qui nous indique qu'elle fut con- 
damnée par l'auteur en fin de compte. 

Moins explicable est le soin puéril qu'a pris Téditeur 
de 1758, en remplaçant par la préposition De la prépo- 
sition A dans toutes les dates de lettres où cette 
dernière avait été mise primitivement. Montesquieu 
n'a rien prescrit (que nous sachions) à cet égard. 
N'est-il pas, d'ailleurs, naturel que les formules épis- 
tolaires varient dans un recueil de lettres émanant de 
personnes dont l'origine, l'âge, la condition, sont des 
plus divers? 

Il est un autre ordre de changements non autorisés 
sur lequel nous n'insisterons point : c'est celui qui inté- 
resse l'orthographe; par exemple, la manière d'écrire 
le mot même, restant invariable dans nous-mêmes et 
autres cas analogues. 



On nous permettra d'insérer ici de courtes observa- 
tions sur le travail critique auquel Montesquieu soumit 
son premier chef-d'œuvre pendant les derniers temps 
de sa vie. 



plaires de l'édition princeps. L'un d'eux *n'a pas les cartons du 
premier volume. Nous avons pu constater ainsi que ces cartons 
n'avaient pour objet que des corrections typographiques. 



LETTRES PERSANES. 171 

Lorsqu'on feuillette les cahiers des Corrections des 
(( Lettres Persanes », on se prend à admirer la cons- 
cience de Tauteur, conscience d'écrivain et d'artiste. 
Peu lui importe le succès, les trente et quelques édi- 
tions qu'a eues son livre. Il le reprend ligne par ligne 
et mot par mot, au point de vue du fond comme de la 
forme, de la grammaire et du style, comme de l'exac- 
titude des faits ou des idées. 

Dans une lettre qu'il écrivait le 4 octobre 1752, à 
l'abbé de Guasco *, il parle de juvenilia qu'il se propo- 
sait de faire disparaître. Mais sa revision porta sur 
bien d'autres points que sur les passages que l'on pou- 
vait taxer d'imprudenceou estimer d'un goût douteux. 
Peu nombreuses même sont les modifications qu'il fit 
afin d'éviter un de ces deiix reproches. En revanche, 
elles nous paraissent toutes louables. Ce n'est pas 
nous qui les accuserions de trahir une timidité sénile. 
S'il ne suffit point qu'une plaisanterie soit dirigée 
contre des prêtres, voire contre des Jésuites, pour qu'on 
doive la trouver bonne, on ne saurait être surpris que 
le Président ait retranché de la Lettre 143 les joyeu- 
setés pharmaceutiques par lesquelles elle se terminait. 
H songea même à la supprimer complètement; ce qui 
eût été dommage. Mais, en l'allégeant d'une série de 
formules burlesques, il rendit à son ouvrage tout 
entier l'unité de ton, que ces grosses farces lui faisaient 
perdre. 

Nous qualifierons aussi de sagesse, non de crainte, 
le sentiment qui lui inspira les atténuations intro- 
duites dans la métaphysique de la soixante-neuvième 
lettre et les objections présentées, dans la soixante- 

1. Œ. C, t. VII, p. 405. 



^1 



472 - DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

dix-seplième, contre les théories morales de la soixante- 
seizième. Lorsque Ton disserte sur Taccord de la pres- 
cience de Dieu et de la liberté de THomme, il est plus 
prudent de rappeler les opinions des autres que d'en 
exposer de personnelles. Et, quant au suicide, c'est 
une des questions sur lesquelles Montesquieu dut 
varier dès qu'il se mit à envisager les choses moins aa 
point de vue individuel qu'au point de vue social 
Dans VEsprit des Lois^ il s'élève contre les doctrines 
religieuses qui donnent « trop de mépris pour la mort»*, 
parce qu'elles font que les (( hommes... échapperont aa 
législateur ». La même préoccupation lui dicta la lin 
de la Lettre 77, qu'il ne rédiga qu'en 1754, ainsi qu'il 
a été dit plus haut. 

Une série d'autres corrections des Lettres Penmt 
s'explique par un désir de plus grande exactitude. Né 
dans le bassin de la Garonne, l'auteur avait pour 
l'hyperbole un penchant naturel. Pendant ses longs 
séjours au nord de la Loire, il apprit sans doute quil 
était des pays où l'on prenait les mots et les nombres 
à la rigueur. En conséquence, il baissa certains de ses 
chiffres, sauf à en relever d'autres, supprima des fou* 
et des jamais^ et changea des souvent en quelquefois et 
des la plupart en quelques-uns. Du reste, il n'en con- 
serva pas moins jusqu'à sa mort le goût des expressions 
fortes. Qui n'a pas été frappé de l'usage, de l'abus peut- 
être, qu'il fait dans VEsprit des Lois de la formule: 
(( Tout est perdu »? 

Mais c'est surtout en artiste que Montesquien cri 
tiqua son ouvrage. Il supprima les mots inutiles, 
remplaça les expressions lourdes et surannées, et 

1. £. L., XXIV, i4 (9). 





LETTRES PERSANES. 173 

modifia les termes impropres. Toutefois, il ne crut 
point devoir renoncer à l'emploi original qu'il avait 
fait de certains vocables nouveaux ou même de certains 
vocables anciens détournés de leur acception habi- 
tuelle. Il revendiquait une grande liberté pour les 
écrivains qui se servent de langues vivantes ; les dic- 
tionnaires des langues mortes étaient les seuls qu'il 
admît \ Étrange opinion de la part d'un membre de 
TAcadémie française I 

Constatons aussi qu'il persévéra dans les hardiesses 
de sa syntaxe. Il ne cessa point d'opter entre le singu- 
lier et le pluriel, d^éloigner les pronoms des substantifs 
qu'ils remplacent, et d'omettre les compléments indi- 
rects ou directs des verbes, avec une liberté qui étonne 
les grammairiens modernes. Ses éditeurs mêmes ont 
été parfois induits en erreur par l'audace de ses pro 
cédés et n'ont pas craint de changer ce qu'ils ne com- 
prenaient point. 

Il multiplia, au contraire, dans ses cahiers des Cor- 
rections les amendements de style, en grand artiste 
qu'il était. 

Montesquieu est sûrement un des prosateurs qui 
méritent le plus qu'on étudie leur manière d'écrire. 

Au premier abord, on est frappé de l'influence que 
sa profession semble avoir exercée sur lui. Qu'il résume 
ses pensées, ou qu'il les détaille, on devine le légiste, 
même le magistrat : une espèce du genre. Visiblement, 
il aime surtout à formuler des réflexions générales en 



1. Pensées, t. 1, p. 496 : « C'est une mauvaise maxime que de 
faire des dictionnaires des langues vivantes : cela les borne trop. 
Tous les mots qui n'y sont pas sont censés impropres, étran- 
gers ou hors d'usage. C'est l'Académie même qui a produit les 
satires néologiqueSt ou en a été la cause .» 



.;-^ 



174 DES (OUVRES DE MONTESQUIEU. 

\ phrases indépendantes, brèves et concises comme u 
\ article de code. Mais, lorsqu'il expose des séries d'idées 
connexes, il les développe volontiers en propositions 
, successives, parallèles, précédées d'un mot ou d'une 
expression qu'il répète, si bien que Ton songe aux 
considérants ou au dispositif de quelque arrêt solen- 
nel \ Relativement, d'ailleurs, les exemples de ce genre 
sont rares dans ses livres, parce qu'il ne s'attarde guère 
aux analyses minutieuses; c'est aux synthèses que son 
, génie le pousse. 

Si l'on envisage maintenant les termes dont il se 
sert pour donner à ce qu'il écrit du trait ou de la force, 
on est étonné particulièrement des ressources qu'il 
trouve dans les verbes marquant des actions physi- 
ques. Les mots les plus ordinaires, tels que monter d 
descendre, attacher ou iier^charger ou soutenir, poster 
o\T plonger, fatiguer ou suev, lui suffisent pour pré- 
. seater les choses avec une netteté, un relief exception- 
nels. Ce sont eux qui donnent à son style ses qualités 
plastiques (nous ne disons point sa couleur), bien plus 
que certaines comparaisons, un peu laborieuses, où il 
se propose de mettre tout un paysage sous nos yeux. 
Mais c'est sur l'oreille que sa prose produit des 
impressions qu'il est surtout instructif de décomposer. 
L'emploi qu'il fait des mots courts est déjà des plus 
curieux. Dans les Provinciales de Pascal elles-mêmes, 
nous n'avons point relevé une suite de monosyllabes 
ou d'autres vocables qu'on prononce en une fois, aussi 

1. Voir, à cet égard, la fin de la quatre-vingtième Lettre Per- 
sane, la page 61 du tome I et la page 206 du tome II des Voyages, 
le sixième alinéa du chapitre vm des Considérations sur les Causes 
de la Grandeur des Romains, et Favant-dernier alinéa du cha- 
pitre XIV du livre X de V Esprit des Lois. 



; 



LETTRES PERSANES. 175 

formidable que celle du septième alinéa de la vingt- 
quatrième Lettre Persane. Il y en a plus de trente à la 
file, dans une phrase qui nest cependant pas rocail- 
leuse. 

C'est qu'à sa manière Montesquieu était un vrai 
musicien. 

Pour démontrer qu'il l'étail, nous nous bornerons à 
rappeler la grande lettre d'Usbek à Roxane', notam- 
ment le passage qui débute en ces termes : « Quand 
voua relevez l'Mat de votre teint... » 

Un texte inédit nous apprend du reste que le Prési- 
dent avait pleinement conscience de son talent. Au 
tome I de ses Pensées (manuscrites), on lit, en effet, un 
paragraphe dont voici la teneur* : 

" Bien des gens en France, surtout M. de La Motle, 
soutiennent qu'il n'y a pas d'harmonie. Je prouve qu'il 
y en a, comme Diogène prouvait à Zenon qu'il y avait 
iii mouvement, en faisant un tour de chambre. » 

Notons seulement, à propos de cette déclaration si 
îère, que ce que le Président dit de l'harmonie doit 
l'entendre du rythme. 

Pour les sons eux-mêmes, il avait un goût que par- 
ageaient les Grecs d'autrefois, mais que la plupart des 
'rançais désapprouvent, celui des répétitions. 11 se 
laisait, par exemple, à mettre i( un nombre innom- 
rable », toutcomme un Attique eût écrit jadis Tto).:f»,ov 
iXeoleiv. Un emploi itératif du même mot ou des chutes 
3 phrases successives sur une rime ou sur une asso- 
înce ne le gênaient aucunement. Ce n'est pas lui qui 
fût livré au calcul que l'on prôte à un r 



176 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

moderne : jamais il n'a dû se demander au boul de 
combien de lignes on peut faire usage d'une expression 
une seconde fois. 

Néanmoins il semble que son oreille se soit affinée 
avec le temps*. Quelque ami ou quelque critique lui 
fit-il des observations qui le touchèrent? Ce qui n'est 
pas contestable, c'est qu'un grand nombre des change- 
ments indiqués dans les Corrections des « Lettres Per- 
sanes » visent des répétitions. Du reste, si l'auteur fil 
disparaître celles qu'il jugea inutiles, il en laissa 
encore assez pour conserver à l'ouvrage une fermeté de 
style très particulière. 11 amenda sa manière primitiTe 
d'écrire, sans enlever à son livre de début les rares 
qualités qui lui assignent une place si enviable dans 
notre littérature française. ' 



VI 

De ce qui précède, on peut induire aisément quel 
plan nous avons suivi et dû suivre dans notre édition 
des Lettres Persanes, Nous n'avons eu qu'une seule 
ambition : celle d'exécuter les volontés de l'auteur. 
C'est, en conséquence, le texte de l'édition princeps 
que nous avons reproduit; en n'y faisant que les chaa- 
gements prescrits dans le grand cahier des Corrccliot^ 

Par suite, on peut deviner quelles différences exis- 
tent entre le texte que nous publions, et celui qu» 
donné Richer en 1758, dans les Œuvres de Monsieiff 
de Montesquieu. 

1. Nous parlons de cette oreille intérieure dont la finessc^^ 
indépendante de l'épaisseur du tympan ou de la sensibilité do 
nerf auditif. 



W t. W U ^ Kl 



...ridJ 



LETTRES PERSANES. 177 

Travaillant sur Tédition de 1754, Richer n'a point 
écarté certaines variantes qui s'y trouvent, bien qu'elles 
n'aient été introduites que par la (( témérité des 
libraires », mBme dans les éditions supposées con- 
formes à rédition princeps. En grande majorité, ces 
leçons sont insignifiantes. Quelques-unes, cependant, 
constituent des contresens véritables. Ainsi, dans la 
Letlrç 9S^\e mot de fortune a été visiblement employé 
par Montesquieu avec une intention ironique *. Faute 
de s'en être aperçus, les imprimeurs ont bravement 
substitué à ce terme le terme opposé di' in for tune, - que 
nous nous sommes bien gardé d'admettre. 

Nous n'avons pas davantage inséré dans le corps 
des Lettres Persanes, sauf à la mettre dans un Appen- 
dice, la lettre d'Usbek sur les hommes d'esprit. On a 
vu plus haut qu'elle figure dans le Supplément de 
l'édition de •1754, et conséquemment dans l'édition 
de 1758 *. Mais aucune des pièces manuscrites qui 
forment le Dossier des « Lettres Persanes » n'en auto- 
rise l'insertion. L'édition princeps n'avait que cent 
cinquante lettres. C'est cent soixante, pas une de plus, 
que devait compter l'édition définitive, d'après tous les 
documents conservés à La Brède. 

Une autre série de divergences provient ou des dis- 
tractions de Richer, ou bien des modifications plus ou 
moins heureuses qu'il s'est permises spontanément, 
DU encore de ce qu'il n'avait pas entre les mains un 
cahier des Corrections identique à celui dont nous 
ivons pu nous servir. 

Nous n'en croyons pas moins être parvenu à publier 

1. Voir la page m, ligne 8, de notre édition. 

2. Elle y est insérée à la suite de la Lettre US. , ^ 

^ * -.. r t - \ 






178 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

le texte des Lettres Persanes, que Montesquieu avail 
arrêté en déflnitive, mais que la mort l'empêcha de 
faire imprimer lui-même. Les éditeurs qui voudront 
profiter de noire travail feront bien, toutefois, decon 
su lier, pour quelques nuances très légères, les notes 
que nous avons rejetées à la fin du volume. 

Si nous avons établi notre texte en appliquant les 
règles d'une critique rigoureuse, nous n'avons pas cra 
opportun de conserver Torthographe et la ponctuation , 
du xvui* siècle. D'ailleurs, il s'en faut que celles-ci 
soient constantes dans les éditions publiées de 1121 
à 17o8 *. Chaque imprimeur ou libraire a suivi sesins 
pirations personnelles, sans que l'auteur semble en 
avoir eu le moindre souci. En ces matières, il poussait 
la négligence à un degré que l'étude de ses manuscrits 
permet seule d'imaginer. Aussi n'est-ce pas lui que 
nous rendrons responsable, par exemple, des étranges 
séries de deux points qu'on rencontre à telles pagesde 
l'édition princeps. 

Nous avons reproduit, cependant, certaines formes 
vieillies ou insolites qu'expliquent des préoccupations 
spéciales de syntaxe ou d'harmonie, et relevé dans nos 
notes les anciennes manières d'écrire qui préseflteat 
un intérêt quelconque pour l'histoire de la langue. 

Le texte des Lettres Persanes est suivi dans ce 
volume d'un Appendice,^ qui contient, outre la lettre 
d'Usbek sur les hommes d'esprit, tous les. morceau 
inédits que nous avons su découvrir dans les archives 
de La Brède, et que Montesquieu avait destinés d'abori 
à son premier livre. Nous appelons en particulier l'at-; 

1. Les bibliographes qui voudraient discerner les éctiliMi 
françaises des> hoUandaises auraient à tenir grand compte (te 
différences d'/^jrthographe. 

1 



\ 



\ 



LETTRES PERSANES. 179 

tention sur Tépîtredu Grand Eunuque à Janum. L'ana- 
lyse qui y est faite des passions liumaines, en un style 
admirable, paraîtra d'autant^ plus curieuse au lecteur 
qu'il saura que Montesquieu avait eu l'idée d'écrire, 
entre autres ouvrages, une Histoire de la Jalousie, 
dont il subsiste des fragments * . 

Après V Appendice, on trouvera les Notes et Variantes, 
auxquelles nous avons fait déjà allusion plusieurs fois. 
Il eût été bien oiseux de recueillir, à titre de variantes, 
toutes les fautes dont Tinsouciance et J'outrecuidance 
des typographes ou des marchands de livres ont doté 
rien que les trente et quelques éditions des Lettres Per- 
sanes imprimées du vivant de Tauteur. Les seules 
leçons qui nous semblent mériter qu'on en tienne 
compte sont celles des éditions auxquelles le Président 
eut une part directe ou indirecte, au moins probable. 
Aussi nous sommes-nous contenTé d'en conférer sys- 
tématiquement quatre f 1° l'édition princeps; 2° la 
fameuse « seconde édition » ; 3** l'édition de 1754 suivie 
d'un Supplément; et, enfin, l'édition de 1758, due à 
l'avocat Richer. ^ 

Quant à nos notes, elles sont purement explicatives 
et historiques. Nous n'avons pas entrepris de signaler 
les passages qu'on doit blâmer ou admirer au point de 
vue littéraire". Encore moins prétendons-nous mettre 
5n garde contre les erreurs de doctrine, morales, poli- 
tiques ou économiques, commises par Montesquieu. 

Il nous a paru, au contraire, utile d'analyser avec 
Juin, dans un Index nouveau des noms et des choses, • 

1. Pensées, t. I, p. 404 : « J'avais fait un ouvrage intitulé His- 
oire de ta Jalousie; je l'ai changéen un autre : Réflexions sur 
a Jalousie, — Voici les morceaux qui n'ont pu entrer dans le 
louveau plan. » — Suivent une vingtaine de fragments. 









■•■.■< 



180 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

les idées générales qui abondent dans les Lettres P&- 
sajies. La concision de Tauteur fait qu'elles échappent 
trop souvent. Si quelqu'un s'étonnait que nous nous 
soyons donné cette peine pour une œuvre romanesque, 
nous lui citerions le jugement de Michelet : « Dfaut 
être bien étourdi et bien léger soi-même pour trouver 
ce livre léger < ». 

Une planche et quatre fçic-similés sont insérés 
notre édition. La planche reproduit la seule i 
de Montesquieu qui ait une authenticité suffisante. Le 
quatre fac-similés, empruntés à l'édition princepsoo 
au grand cahier des Corrections, sont comme les pièces 
justificatives de notre étude sur l'histoire des L^i^^^ 
Persanes, 



VII 

Pour dédommager un peu les lecteurs de l'aridité de 
cet Avant-Propos, nous leur communiquerons, en ter- 
minant, trois paragraphes extraits des Pensées (manu 
scrites) de Montesquieu et relatifs, plus ou moins, aux 
Lettres Persanes. 

Celles-ci ne sont pas nommées dans le fragment que 
nous citerons d abord, bien qu'elles aient été le motil 
ou le prétexte des dénonciations qui y sont visées*: 

(( Je dis contre les écrivains de lettres anonyiaes 
(comme le père Tournemine, qui écrivit au cardinaliî 
Fleury contre moi, lorsque l'on me nomma à rAcadémie 
française) : (( Les Tartares.sont obligés de mettre leurs 

i. Histoire de France, i. XV, p. 434 (Paris, Ghamerot, t865V 
^P^Pjsnsées, t« L p. 400 4 



» • • • 



i *-> 



LETTRES PERSANES. 181 

noms sur leurs flèches, afin qu'on sache dequi vient ie 
coup. )) 

Cette idée a été reprise par l'auteur, danaïEsprit des 
Lois, au chapitre xxiv du liïre XII. 

D'ordre purement littéraire sont les réflexions expri 
mées dans la note suivante ' : 

K Voiture a de la plaisanterie, et il n'a pas de gaîté. 
Montaigne a de la gaîté, et point de plaisanterie. 
Rabelais et le Homan comique sont admirables pour la 
gaîté. Fonlenelle n'a pas plus de gaité que Voiture. 
Molière est admirable pour l'une et l'autre de ces deux 
qualités, et les Lettres prooinrÂales, aussi. J'ose dire 
que les Lettres Persanes sont riantes et ont de la gaîté, 
etqu'elies ont plu par là. n 

Le troisième et dernier morceau se rapporte à l'his- 
toire d'un genre, d'une forme littéraire ^ : 

" Autrefois le style épistolaire était entre les mains 
les pédants, qui écrivaient en latin. Balzac prit le stylo 
-'pistolaire et la manière d'écrire de ces gens-là. Voiture 
■,n dégoûta, et, comme il avait l'esprit fin, il y mit 
le la finesse et une certaine affectation, qui se trouve 
oujours dans le passage de la pédanterie à l'air et au 
on du monde. M. deFontenelle,presquecontemporain 
le ces gens-là, mêla la finesse de Voiture, un peu de son 
ffectation, avec plus de connaissances et de lumières, 
t plus de philosophie. On ne connaissait point encore 
Ime de Sévigné. Mes Lettres Persanes apprirent à 
lire des romans en lettres. » 

Nous voudrions nous arrêter après celle citation du 
laître; mais il nous reste à accomplir un devoir, à 



,- f,~r 



182 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

remercier les personnes qui nous ont aidé dans notre 
travail par leurs encouragements, leurs conseils, leurs 
prêts de manuscrits ou de livres. 

Et d'abord, nous rappellerons de nouveau que 
M. Henri Doniol, de l'Institut, a eu l'idée decettepubli 
cation, et que la famille de Montesquieu nous en a 
fourni les éléments essentiels, tirés des archives de La 
Brède. 

Nous exprimerons ensuite toute notre gratitude à 
M. Casimir Barbier de Meynard, membre derAcadémie 
des Inscriptions et Belles-Lettres, à M. Raymonil 
Céleste, conservateur de la Bibliothèque de la ville de 
Bordeaux, et à M. Paul Bonnefon, bibliothécaire à 
l'Arsenal, à Paris, pour les indications si diverses qu'ils 
nous ont fournies généreusement. 

M. le baron de Montesquieu, M. Louis de Bordes de 
Fortage et M. Ernest Labadie nous permettront, ainsi 
que M. Reinhold Dezeimeris, notre vieil ami etconfrère. 
de reconnaître publiquement l'obligeance avec laquelle 
ils nous ont confié leurs exemplaires les plus précieuî 
des Lettres Persanes^ obligeance bien méritoire de laparl 
de bibliophiles. 

Enfin, nous serions coupable si nous passions sous 
silence le concours que nous avons obtenu à l'Impri- 
merie nationale. Les typographes de tout ordre sont 
comme les collaborateurs suprêmes d'ua auteur ou 
d'un éditeur quelconque. Mais, pour venir les derniers 
leurs avis n'en sont pas moins utiles, indispensable? 
dans bien des cas. 



r^t-^yr; ^^ --^T-^^r^ \-^-' 



II 



PRÉFACE AUX « CONSIDÉRATIONS 

SUR LES CAUSES 

DE LA GRANDEUR DES ROMAINS »^ 

En tête du volume réservé aux Lettres Persanes^ nous 
avons exposé dans quelles circonstances nous fûmes 
chargé, en 1893, de publier à nouveau les deux chefs- 
d'œuvre littéraires de Montesquieu. M. Doniol, alors 
directeur de Tlmprimerie nationale, eut Tidée d'y faire 
composer, pour l'Exposition de 1900, une édition des 
Lettres Persanes et des Considérations sur les Causes de la 
Grandeur des Romains, revue et annotée d'après les 
papiers que l'auteur aurait pu laisser en mourant, et 
qui existeraient encore dans les archives de La Brède. 
La famille de Montesquieu se prêta gracieusement à 
l'exécution du projet et consentit à communiquer tous 
les documents qu'elle avait en sa possession. M. le 
garde des sceaux Léon Bourgeois approuva l'entreprise 
par une décision officielle. Nous eûmes l'honneur 
d'être choisi pour diriger le travail. 

1. Celle préface a été rédigée pour Tédilion des Considérations 
publiée par l'Imprimerie nalionale, en vue de TExposition de 1900, 
sous le litre de « Montesquieu, Considérations sur les Causes de 
la Grandeur des Romains et de leur Décadence, édition revue et 
annotée d'après les manuscrits du Château de La Brède..., par 
M. H. Barckhâusen.... — Paris, Imprimerie nationale, 1900 » (1 vol. 
in-folio). 



184 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 



I 



L'intérêt que présentent les archives de La Brèdeà 
l'égard des Considérations sur les Causes de la Grandeur 
des Bomains el de leur Décadence diffère complètement 
de celui qu'elles offrent par rapport aux Lettres Per- 
sanes, 

Pour le premier chef-d'œuvre de Montesquieu, elles 
font connaître la forme définitive que l'auteur avait 
entendu lui donner. Sans elles, on ignorerait encore 
quelles lettres il avait, en dernier lieu, voulu com 
prendre dans le recueil, et à quel texte de ces lettres il 
s'était arrêté sans retour. La mort, en effet, l'avait 
empêché de publier lui-même l'édition ne varieturqfil 
avait très soigneusement préparée en 1754. 

Au contraire, quant aux Considérations^ dès 1748, 
c'est-à-dire treize à quatorze ans après l'apparition du 
livre, il en fit paraître une « nouvelle édition, revue, 
corrigée et augmentée ' ». Or, rien de ses papiers inédits 
ne permet de croire qu'il ait eu plus tard l'intention 
d'introduire dans l'ouvrage des modificatioas plus ou 
moins sérieuses. Les variantes que l'on trouve dans les 
textes* imprimés après son décès semblent être abso- 
lument arbitraires et malencontreuse's le plus souvent 

Loiiji d'avoir à proposer ici des leçons inconnues, 
nou« n'aurons qu'à défendre le texte de 1748 contre les 
corrections inintelligentes dont il a été l'objet. 

On n'en trouve pas moins dans les archives de La 



1 . Considérations sur les Causes de la Grandeur des Romains 
et de leur Décadence^ nouvelle édition, revue, corrigée et aug- 
mentée par l'auteur... — A Paris, chez Guillyn..., 1748. 






H^iT» 



CONSIDERATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 185 

Brède des indications d'une haute importance pour les 
éditeurs du livre que Montesquieu appelait familière- 
ment Mes Romains, 

Ce sont, tout d'abord, des renseignements de détail 
sur la genèse d*un grand nombre des idées qu'on y ren- 
contre; et sur les changements que le texte a subis ou 
faillit subir. 

Mais les documents que nous avons en main oiit 
surtout le mérite de nous édifier sur le dessein que se 
proposait l'auteur en rédigeant son œuvre. L'assertion 
paraîtra sans doute paradoxale. Nous oserons dire, 
cependant, que la plupart des nombreux critiques de 
Montesquieu, en appréciant ses Considérations, ont 
méconnu Tobjet même de ce traité classique. 

C'est là un des points, et le plus curieux peut-être, 
que nous espérons établir au moyen des divers ma 
nuscrits dont nous allons maintenant donner une idée 
sommaire, avant d'en tirer les notions nouvelles qu'on 
en peut induire. 



II 



Parmi les manuscrits que l'on conserve à La Brède, 
il en est un seul qui se rapporte exclusivement aux 
Considérations sur la Grandeur des Romains, 

Montesquieu possédait une série de registres où il 
avait Thabitude de consigner la plupart des faits et des 
idées qu'il pensait utiliser tôt ou tard dans ses écrits. 
Sur l'un d'eux, qui subsiste encore, sont notés les 
changements qu'il se proposa de faire subir à son 
deuxième chef-d'œuvre, aussitôt après la publication 
du livre. C'est à cette époque, du moins, que remonte, 



^■>> -'- - ■-' 




186 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

selon nous, le travail de revision dont le texte nousesl 
heureusement parvenu. On y trouve, en effet, le 
brouillon de Y Errata annexé au troisième état de 
l'édition princeps*. De plus, quelques-unes des addi- 
tions qui y sont indiquées trahissent, par une vivacité 
de ton très exceptionnelle, la première surprise d'un 
auteur qui se voit mal compris et mal apprécié parla 
critique *. 

Le registre que nous mentionnons a 4 centimètres 
d'épaisseur sur 24 de hauteur et 18 de largeur. Il était 
à l'origine (sans parler de deux gardes aux couleurs 
voyantes) composé de deux cent trente-deux feuillets 
de papier blanc. De ces feuillets, il en a été coupé cinq 
et mutilé trois. Une reliure solide, en veau fauve, 
protège le volume. Le dos est orné de dorures, mais 
n'a pas de titres. 

Sur la l""* page, une main moderne a écrit quelques 
lignes au crayon. Le travail de Montesquieu ne com 
mence qu'au 2*^ feuillet et s'arrête au recto du 87*. Les 
385 pages qui suivent sont restées en blanc. 

En tête de la 3'^ page, on lit ces huit mots : Dïmm 
Corrections de mes (( Considérations sur les Romains w. 
Puis vient immédiatement l'indication de changements 
à faire à la page 45 de l'édition princeps. Les corrw 
tions qui se rapportent au commencement de l'ouvrage 
sont insérées plus loin. C'est au recto du 4' feuillet, 
par exemple, qu'on rencontre deux remarques visant, 
l'une, la page 21, l'autre, la page 3, et, entre les deux, 
un vers et une moitié de vers d'Horace destinés à 



1. Diverses Collections de mes « Considérations sur les Romaini'^ 
p. 43 et 44. 

2. Diverses Corrections, p. 3 et 37, où l'on trouve deux fois 1» 
môme citation d'Horace. 



S 

\ 



■ ^- 






CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 487 

servir d'épigraphe aux éditions ultérieures des Consi- 
dérations, L'auteur a noté visiblement ses observations 
critiques à mesure qu'elles lui venaient à l'esprit. 
Aussi, la dernière n*a-t-elle trait qu'à la page 128, 
alors que le texte du livre n'en compte pas moins de 
227, et que les 149 pages de la fin ont été revues et 
amendées avec autant de sollicitude que les précédentes. 

Tout le travail est écrit de la main de Montesquieu, 
sauf un long morceau, un chapitre additionnel, inséré 
par un copiste au 37*^ feuillet et aux deux suivants. 

C'est encore Montesquieu lui-même qui a dû rayer 
presque toutes les corrections de notre registre, après 
les avoir utilisées plus ou moins dans l'édition de 1748, 
et qui a marqué celles qu'il adopta, au moins provisoi- 
rement, en inscrivant Mis en marge. Ces annotations 
sont, d'ailleurs, quelquefois trompeuses. On aurait 
tort d'en conclure que tous les changements qu'elles 
visent aient passé effectivement dans le texte définitif 
de l'œuvre. 

Nous n'insisterons pas davantage ici sur le seul 
manuscrit de La Brède qui n'ait trait qu'aux Considé- 
rations sur la Grandeur des Romains^ ainsi que nous 
l'avons dit plus haut. 

Moins intéressant pour nous en est un autre dont le 
titre semble nous promettre bien plus qu'il ne donne. 
Il est formé de deux cahiers de papier non cousus. Sur 
la première page, on lit : Remarques sur dès (sic) cer- 
taines Objections que ma faites un Homme qui m'a 
traduit « Mes Romains » en Angleterre. 

A part cinq ou six lignes qui sont autographes, le 
manuscrit est de la main d'un secrétaire, et d'un secré- 
taire des plus ignorants, auquel Montesquieu a dicté 
les Remarques,' 



-» 



188 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Elles sont, d ailleurs, presque toutes relatives à 
V Esprit des Lois. Une seule a pour objet l'examen d'un 
. passage des Considérations, 

Des renseignements d'une tout autre importance 
nous sont fournis par les trois registres que Montes- 
quieu désignait sous le titre de Mes Pensées, 

Ils nous apprennent que le Président enchâssa dans 
ses Romains des réflexions qu'il avait faites et formulées 
bien avant de travailler à ce livre; qu'en revanche il 
en retrancha des fragments nombreux qu'il y avait 
destinés tout d'abord; et qu'il sacrifia même, à l'occa- 
sion, plus d'un morceau achevé pour n'en conserver 
qu'une ou deux lignes, en artiste qui sait subordonner 
les détails à l'ensemble de son œuvre. 

C'est aussi dans les Pensées (manuscrites), an 
IP tome, qu'on rencontre, outre une liste de change 
ments à faire aux Considérations \ l'épigraphe qœ 
l'auteur choisit en dernier lieu pour cet ouvrage Sel 
qu'il eut bien tort de ne point imprimer en tête da 
volume, dont elle révèle si nettement ridée-mère, 
comme nous le montrerons plus loin. 

Nous devons signaler enfin les notes elles mémoires 
qui se réfèrent aux pérégrinations de Montesquiea 
hors de France. Ils ont été récemment publiés sous le 
titre général de Voyages ^ Grâce à eux, on peut décou- 
vrir l'origine d'un certain nombre de remarques que 
l'on trouve dans la Grandeur des Romains, et que l'on 
est presque étonné d'y voir. Tels sont les passages sur 
les destinées éventuelles de Berne, sur la misère 



1. Pensées, t. II, P 235. 

2. Id., t. II, f 230 w\ 

3. Voyages de Montesquieu^ publiés par M. le baron Albert de 
Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1894-1895). 




CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS» 189 

Lazzaroni et sur les mines du Hartz *. En les rédigeant, 
l'auteur ne faisait que se souvenir d'incidents qui 
l'avaient frappé pendant son séjour en Italie et en 
Allemagne^. 



III 



SU est très probable que les Lettres Persanes furent 
publiées d'abord en Hollande', le fait ne saurait être 
douteux pour les Considérations sur la Grandeur des 
Romains. Nous avons à cet égard le témoignage expli- 
cite du père Castel, qui corrigea les épreuves de 
l'ouvrage *. Le conseiller littéraire ou plutôt théologique 
de Montesquieu nous apprend, en outre, que le comte 
Van Hoey, ambassadeur des Pays-Bas en France, 
servit d'intermédiaire entre l'auteur et l'imprimeur dé 
l'édition prindeps. 

Cette édition est sûrement celle dont le titre porte 
la mention : « A Amsterdam, chez Jaques (sic) Des- 
bordCs, 1734 ». Il n'y en a point qui n'ait unedateplus 
récente. Nous la connaissons, d'ailleurs, en trois états 
dont le second et le dernier se distinguent du premier 
par des variantes qui ont passé dans le texte de toutes 
les autres éditions connues. 

Quelques-uns de ces changements furent imposés 
[)ar la censure. Mais beaucoup d'entre eux sont des 

i. C. R,, 9 (15), 14 (13), et 17 (10, note). 

2. F., t I, p. 187, et t. il, p. 20 et 215, etc. 

3. Voyez V Avant-Propos de notre édition des Lettres Persanes, 
p. V, X et XIII. 

4. VHomme moral opposé à VHomme physique de Monsieur R,„ 
roulouse> 1756), p. 101. 






f90 DBS OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

corrections faites librement parTauteur, qui ne devait 
point s en tenir à cette revision-là. L'histoire des 
ConsidrrationSy comme celle des Lettres Persanes. 
montre le soin, la passion, la conscience admirables, 
avec lesquels Montesquieu amendait ses œuvres. 

Le tirapfe de Tédition princeps était à peine achevé 
sans doute, lorsqu'on en remplaça six ou sept feuillets. 
pour faire disparaître des fautes typographiques ou 
des expressions moins heureuses. Quelques exemplaires 
seulement ne subirent point cette modification. Pour 
les reconnaître, on n'a qu'à voir, au haut de la page 5, si 
Ton y trouve, dans une phrase sur Tarquin le Superbe, 
la leçon originale : « son nom a servi de topique à tom 
les orateurs », au lieu de : « son nom na échappée 
aucun des orateurs ». 

Mais les corrections purement grammaticales ou 
littéraires laissaient subsister les passages qu'à Paris 
la censure estimait scandaleux au point de vue moral 
ou politique. Pour que l'ouvrage pût entrer en France, 
il fallut y insérer de nouveaux cartons. C'est alors 
qu'on supprima un éloge du suicide et deux apprécia- 
tions peu flatteuses pour l'Espagne, qui ne se rencon- 
trent plus dans le troisième état de Tédition princeps. 

Une table d'errata^ visant surtout des détails minu- 
tieux, fut du même coup ajoutée au livre. 

Quand la Grandeur des Romains eut paru, les critiques 
de profession en rendirent compte en France. Mais les 
œuvres de Montesquieu sont dés os à moelle qui résis- 
tent aux dents impatientes ou creuses. Comment de 
simples gazetiers auraient-ils pris le temps et la peine 
de comprendre, avant de l'apprécier, l'écrit d'an 
auteur qui exprime ses pensées plutôt qu'il ne les 
expose? Leur affaire était de gagner (( quelques pièces 



I 




'^^s^^^'^^-^' ■ '• 



CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 191 

de vingt et quatre sols » ^ De là, bien des jugements 
hâtifs, superficiels ou ineptes. 

Montesquieu s'en émut très vivement, même plus 
qu'il n'aurait dû. Susceptible, comme tout artiste, il se 
promit de mettre en tête de son ouyrage une épigraphe 
vengeresse et rinscrivit sur le registre des Corrections ^, 
Mais, en sage qu'il était, il Ty laissa, quand les éditions 
nouvelles parurent. Sa rancune était apaisée. Le succès 
du livre auprès du public compétent l'avait, d'ailleurs, 
consolé des injustices de la critique. 

Noué serions disposé à croire que ce fut à propos des 
Cmsidérations qu'il consigna, au tome II, folio 16, de 
ses Pensées (manuscrites), la réflexion suivante : 

« Le succès de ce livre a pleinement rempli mon 
ambition, puisque toutes les critiques que l'on a faites, 
après un mois de vie ou d'engourdissement, -sont ense- 
velies dans la nuit éternelle du Mercure^ avec les 
énigmes et les relations des gazetiers : 

Hoc ndserde plebi stabat commune sepulchrum. » 

Mais l'auteur des Considérations était trop modeste 
pour se croire infaillible. Tout en s'irritant des censures 
niaises ou perfides, il savait .écouter docilement les 
objections sérieuses. On sait que lui-même épluchait 
passionnément ses ouvrages. 

Il se mit donc à revoir, ligne par ligne, le volume 
qu'il venait de publier et nota, sur le registre que nous 

\. Pensées, t. UI, P 342. 

2. Diverses Corrections, p. 3. Cette épigraphe se composait d'un 
rers et d'un demi- vers empruntés à la 10' satire du i^"" livre des 
'Satires d'Horace : 

Men' moveat cimex Pantiîius ? aut cruc.ier quod 
Véllîcet absentent ? 



jtS^*.' 



192 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

décrivions tout à l'heure, les corrections qu'il comptait 
introduire dans les réimpressions prochaines de la 
Grandeur des Romains, Ce premier travail lui servit 
plus tard, lorsqu'il prépara l'édition de 1748. Toutefois 
un certain nombre des amendements qu'il se propo 
sait de faire en 1734 ou 1735 ne furent pas retenus 
dans le texte définitif du livre. 

Parmi ces changements qu'il ne réalisa point, les 
plus curieux sont relatifs à la coupe et au nombre des 
chapitres. Ils devaient résulter d'un remaniement de 
quelques parties des Considérations. Montesquieu 
songea, en effet, à fondre dans ce traité, plus ou moins 
complètement, les paragraphes i, ii, m, iv, vi, vu, vm, 
et XIII de l'opuscule qu'il avait rédigé naguère sur la 
Monarchie universelle en Europe^. Il eût, de la sorte, 
accentué le sens politique de son œuvre. Mais il en 
eût, en revanche, compromis l'unité et le caractère si 
original. 

Du reste, pendant treize à quatorze ans, il laissa 
publier des éditions successives de ses Romains abso- 
lument conformes à l'édition princeps en son troisième 
état. Sa pensée était ailleurs. Il avait entrepris et vou- 
lait terminer V Esprit des Lois, où il comptait présenter 
le tableau de ses idées politiques et sociales. 

Ce ne fut que lorsqu'il eût achevé ce monument de 
son génie qu'il se remît aux Considérations, pour a 
arrêter sans retour le fond et la forme. 

L'édition de 1748, fruit de cette revision suprême, se 
distingue des précédentes par des corrections de style 
et surtout par des rectifications, qui visent les idées 



1. Deux Opuscules de Montesquieu, j)ubliés par le baron d^ 
Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1891), p. 11. 



CONSIDÉRATIONS SUR Lk GRANDEUR DES ROMAINS. 193 

comme les faits. Un certain nombre de notes y sont 
reportées dans le corps du texte, dont plusieurs alinéas 
sont également transposés. On y relève en quelques 
endroits des références additionnelles et môme des 
développements nouveaux. 

Ces divers remaniements ont eu pour effet d'allonger 
l'ouvrage de vingt et une pages, sans compter ï Index, 
qu'on y adjoignit alors, pour la commodité des lec- 
teur^. 

L'édition ainsi « revue, corrigée et augmentée )) fut 
reproduite à plusieurs reprises, presque lettre pour 
lettre, du vivant de Montesquieu, notamment à Lau- 
sanne, en 1749, et à Edimbourg, en 1751. Elle servit 
aussi de modèle pour la réimpression qui parut avec 
la mention : « A Paris, chez Guillyn..., 1755 j). Mais, à 
la même date et dans la même ville, fut publiée, chez 
Siméon-Prosper Hardy, une autre édition qui diffère 
asez de celle de 1748. 

Nous ne saurions qu'approuver les corrections de 
fautes d'orthographe qu'on y a faites: mais les autres 
changements nous paraissent discutables et purement 
arbitraires. A quoi bon modifier la rédaction de cer- 
:ains passages qu'on ne rend pas meilleurs, loin de là? 
De quel droit reprend on le texte de l'édition princeps, 
|uand Tauteur a cru devoir l'amender? Pourquoi 
ijouter au chapitre xiii une note empruntée au registre 
les Corrections ^] mais non insérée par Montesquieu 
lans l'édition de 1748? Toutes ces variantes sentent 
urieusement « la témérité des libraires - », spéculant 
iur le goût ou sur la curiosité du public. 

1. Diverses Congédions., p. 21. 

2. Voyez V Avant-Propos de notre édition dés Lettres Persanes, 

\. XIV. 

13 



194 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

11 en est surtout ainsi pour Tidée de rétablir dans ie 
chapitre xi l'apologie du suicide. Rien ne me semble 
moins conforme aux intentions dernières du Président. 
Ne s'était-il pas récemment, en 1734^ prononcé contre 
le meurtre de soi-même dans une lettre nouvelle, inter- 
calée par lui dans le recueil des Lettres Persanes ^1 



IV 



Il est très fâcheux pour un grand nombre de critiques 
qu'ils ne sachent pas lire. A cet égard, ils ressembleDt 
à Voltaire. N'a-t-on pas reproché au trop spirituel 
écrivain de refaire les livres qu'il devait juger, et puis 
de juger des livres qu'il avait fait lui-même ^? 

Montesquieu a publié un yolume sous le titre de 
Considérations sur les Causes de la Grandeur rfw 
Romains et de leur Décadence, Presque tous les critiques 
ont traduit : Histoire philosophique de Rome. Ensuite, 
ils ont comparé cette Histoire aux ouvrages soi-disant 
semblables ; ils se sont étonnés de n'y trouver rien sur 
tel événement ou sur telle institution; et même ils ont 
déclaré qu'ils ne saisissaient point l'ordre, la succession 
des chapitres. Ils paraissent ne s'être point douté 
qu'ils étaient en présence d'une œuvre originale par la 
forme comme par le fond, politique autant qu'histo- 
rique, ne rentrant dans aucun genre classiquement 
défini, non plus (soit dit en passant) que les Letittt 
Persanes^ qui sont autre chose qu'un simple roman, ou 
que V Esprit des Lois, qui n'est point un traité de juris- 

1. C'est la 77* Lettre Persane. 

2i Lettre de Montesquieu à l'abbé de Gurnsco, du 8 août 1152» 



V 





CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 195 

)rudence ordinaire. Quelque net et explicite que fût le 
itre du livre, ils n'ont pas su éviter une assimilation 
nexacte. 

En revanche, ils se sont complu à dresser la liste 
les auteurs anciens et modernes, connus ou inconnus, 
lont Montesquieu pourrait bien s'être inspiré. — N'a 
)as qui veut des idées personnelles! — Toutefois, et 
)ien qu'ils se soient appliqués à cette recherche ardue, 
lous croyons qu'ils n'ont point relevé le nom de Flavio 
Wondi. L'omission est regrettable. Hâtons-nous de 
'évéler que les traités de cet illustre érudit du xv« siècle 
îgurent sur le catalogue de la Bibliothèque de La 
Brède*. Or, l'un d'eux est relatif à la grandeur, un 
mtre, à la décadence de Rome. Aurait-il suffi, par 
lasard, de souder ces deux traités pour composer, sauf 
'etouches, le second chef-d'œuvre de Montesquieu? 

Mais, parmi ses inspirateurs prétendus, il en est un 
luquel on a attribué sur lui une influence plus que 
ontestable. C'est Bossuet. Peu s'en faut que certains 
diteurs de la Grandeur des Romains ne représentent 
et ouvrage comm&une sorte d'amplification de quelques 
hapitres du Discours sur VHistoire universelle. Prenez 
îs deux livres, et lisez-les avec soin! Vous verrez 
u'ils ne s'accordent que sur les points oùilestimpos- 
ble de ne pas avoir le même avis : les vertus militaires 



1. Dans le Catalogue de la Bibliothèque de La Brède, à la 

ge 471, on lit : « Blondi (Flavii). De Roma triumpkanle Libri 

tem; IXomse instauratse Libri 1res; De Origine ac Gestis Vene- 

Libet^; Ilalia illustrata inRegiones seu Provincias divisaxMii; 

riarum ab inclina to bnperio Rom. Décades très. {Basileœ, 

en, 1559.) — Fol., 1 vol. » Le dernier traité est également 

dans le registre que Montesquieu appelait son Spicileginm 

5 v°). C'est lui, du moins, qui semble y être désigné ainsi 

tavius BUndus (De la Décadence de V Empire romain) »; 




1 




<" • ^ 






196 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

des légions ou la sagesse politique du Sénat, par 
exemple. Sur les questions douteuses et graves, ils se 
contredisent constamment et si bien, parfois; que telle 
phrase des Considérations semble viser tel passage du 
Discours, pour le réfuter. S'agît-il de remonter à la 
cause de la décadence de Rome? Bossuet la voit «dacs 
la jalousie perpétuelle... des Plébéiens contre les Patri 
ciens » *. A quoi Montesquieu répond : « On n'entend 
parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent 
Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions y étaient 
nécessaires, qu*elles y avaient toujours été, et qu'elles 
y devaient toujours être ^ ». Le dissentiment des deni 
auteurs n'est pas moindre lorsqu'ils apprécient les 
effets de la conquête romaine : Tun assure que « les 
Romains rendaient meilleurs tous les pays qu'il> 
prenaient ))^; l'autre estime que leur domination fut 
« fatale à l'Univers » *. Ces citations, qu'il serait facile 
de multiplier, montrent dans quelle mesure le Président 
s'est inspiré de TEvêque de Meaux. 

Il serait puéril de prétendre que l'auteur de Tfsp'T' 
des Lois n'ait rien appris de personne. Lui-même aimait 
à citer ses sources de faits et d'idées. Nous trouvons, aa 
contraire, une preuve de son génie dans le fruit qu'il 
tirait de ses lectures. Il est très possible que telles 
lignes assez insignifiantes de Platon ou de Machiavel 
ait fait naître dans son esprit certaines de ses théories 
les plus célèbres. Seulement, quand le philosopha 
d'Athènes ou le publiciste de Florence écrivaient te 
passages du Traité des Lois ou des Discours sur TUf- 

1. Discoîtrs sur l'Histoire universelle, HP partie, chap. vi. 

2. C. R., 9 (10). 

3. Discours, III* partie, chap. 6. 

4. C. R., i (34). 






CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 197 

Live auxquels nous faisons allusion, eux-mêmes ne se 
doutaient guère des vérités fécondes qu'un autre pen- 
seur saurait découvrir dans des phrases banales à 
leurs propres yeux. 

C'est par sa puissance de généralisation surtout que 
Montesquieu fut créateur ou, pour mieux dire, inven- 
teur : une étincelle du^ dehors faisait jaillir en lui une 
flamme éclatante. 

Nous ne serions point surpris que quelques mots de 
ce Florus dont il goûtait tant le petit livre ne fussent 
comme le germe des Considérations. Dans VEpitome, 
ou trouve : Ac nescio an satins fuent populo romano 
Sicilia et Africa cqntento fuisse, aut his etiam ipsis 
parcere, dominanti in Italia sua, quant eo magnitudinis 
crescere ut viribus suis conficeretur *. Ne serait-ce pas 
en lisant celte observation, si conforme à ses principes, 
sur les extensions des Etats, que Montesquieu projeta 
de mettre en lumière la folie des vastes conquêtes, par 
l'exemple du peuple conquérant entre tous? 

Déjà Machiavel avait dit que les agrandissements de 
territoires étaient une cause de ruine plutôt que de 
grandeur pour les républiques mal organisées^. Mais 
il avait ajouté qu'il en était autrement pour les états 
qui sauraient suivre les principes des Romains. En 
démontrant le contraire, Montesquieu s'attaquait donc 
à «ce grand homme ^ », dont il admirait profondément 
le génie. Quoiqu'il se fut pénétré de ses œuvres, il 
combattait ses doctrines lorsqu'elles lui paraissaient 
iangereuses. Avant de s'en prendre à une théorie parti- 
îuiière des Discours sur Tiie-Live, il avait composé une 

{. Juin Flori Epilomœ... (Leipsick, B.-G. Teubner, 1879), p. 6i. 

2. Discours sur les Décades de Tite-Live, II, 19. 

3. E. L., VI, 5 (1). 



498 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

réfutation d'ensemble, bien qu'indirecte, de ce livre du 
Prince, où Machiavel à idéalisé la figure de César 
Borgia*. 

A répoque où il se mit à rédiger les Considératiom, le 
problème des conquêtes le préoccupait depuis quelque 
temps, il venait sans doute d'achever et de faire 
imprimer ses Réflexions sur la Monarchie universelle^ 
dont il supprima l'édition lui-même. Or, voici en quels 
termes cet opuscule débute : 

(( C'est une question qu'on peut faire si, dans l'étal 
où est actuellement l'Europe, il peut arriver qu'un 
peuple y ait, comme les Romains, une supériorité cous 
tante sur les autres. » 

Réflexions et Considérations furent inspirées par un 
même sentiment : la haine des grandes extensions 
territoriales. Il est donc tout naturel que Montesquieu 
ait eu, un instant, l'idée de fondre, en partie, son étude 
sur la Monarchie universelle dans son traité sur la 
Grandeur des Romains, On relèverait, d'ailleurs, plus 
d'une ressemblance de détail entre les deux ouvrages. 

Mais il nous faut démontrer ce que nous venons 
d'admettre par avance dans les pages précédentes : que 
les Considérations ont pour objet d'établir, par l'histoire 
romaine, comment les conquêtes exagérées ont pour 
effet de perdre les états qui les font. 

Dans le tome II de ses Pensées (manuscrites) ^ Mon- 
tesquieu lui-même nous révèle son dessein. Ily donne, 
une liste des épigraphes qu'il avait choisies pour ses 

1. On trouvera ce qu'il reste de cette réfutation dans les 
Pensées et Fragments inédits de MontesquieUy publiés par M. l« 
baron Gaston de Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1899), 
t. I, pp. 417 et suiv. 

2. Pensées, t. II, T 230 v°. 







CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 199 

œuvres principales. Celle de la Décadence des Romains 
[sk) est le commencement d'un vers pris à un auteur 
du iv*^ siècle. Après avoir dit, dans son poème contre 
Rufin : 

Tolluntur in altum, 
Claudien avait ajouté : 
Ut lapsu graviore ruant ! 

Imprimés en tête des Considérations^ ces quatre mots 
en résumaient la morale. 

La réflexion lugubre. qu'ils e^xpriment est tellement 
la pensée essentielle du livre qu'on l'y trouve déve- 
loppée magnifiquement dans un alinéa qui est comme 
la clé de voûte de Toeuvre entière. Les critiques avisés 
ont été frappés par l'ampleur de ce morceau*. Mon- 
tesquieu lui-naéme en a indiqué l'importance. « C'est 
ici, dit-il, qu'il faut se donner le spectacle des choses 
humaines ^ )). Puis il continue : (( Qu'on voie dans 
l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de 
sang répandu, tant dépeuples détruits, tant de grandes 
actions, tant de triomphes, tant de politique,, de 
sagesse, de prudence, de constance, de courage; ce 
projet d'envahir tout si bien formé, si bien soutenu, 
si bien fini; à quoi aboutit-il, qu'à assouvir le bonheur 
de cinq ou six monstres? Quoi! ce Sénat n'avait fait 
évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans 
le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus 
indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres 



1. Villemain, Tableau de la Littérature au XVIIP siècle (Paris, 
Didier, 1855), t. 1, p. 346. 

2. C. R., 15 (10). 



200 DES OEUVUES DE MONTESQUIEU. 

arrêts. On n'élève donc sa puissance que pour la voir 
mieux renversée? Les hommes ne travaillent à aug- 
menter leur pouvoir que pour le voir tomber contre 
eux-mêmes dans de plus heureuses mains? » 

Cette explosion est préparée dans les chapitres anté- 
rieurs par le retour périodique de la même idée, 
exprimée plus discrètement : 

« Les puissances établies par le commerce peuvent 
subsister longtemps dans leur médiocrité; mais leur 
grandeur est de peu de durée » (chapitre iv). 

(( Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui com- 
mencèrent à changer la fortune de cette guerre » 
(chapitre iv). 

« L'empire des Perses et celui de Syrie ne furent 
jamais si forts que celui des Parthes, qui n'avait 
qu'une partie des provinces des deux premiers » 
(chapitre v). 

(( Il y a de certaines bornes que la Nature a données 
aux Etats pour mortifier l'ambition des Hommes»: 
témoin l'histoire des Ron>ains, des Parthes et des Turcs 
(chapitre v). 

(( Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses 
victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur 
de Rome : ... le pouvoir n'augmenta pas, et la liberté 
publique n'en fut que plus exposée «'(chapitre \ii). 

(( Lorsque la domination de Rome était bornée dans 
l'Italie, la République pouvait facilement subsister » 
(chapitre ix). 

« Si la grandeur de l'Empire perdit la République, 
la grandeui: de* la Ville ne la perdit pas moins » (cha- 
pitre ix). 

(( Ce fut uniquement la grandeur de la République 
qui fit le mal » (chapitre ix). 




JfUJfLMfJJ'X^^ î5*T 



CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 201 

Arrêtons ici ces citations, qui font Teffet de glas 
funèbres. 

Du reste, même après avoir paraphrasé Thémistiche 
de Claudiea, Montesquieu ne cesse point de rappeler 
les inconvénients des conquêtes : 

« Ainsi, comme la grandeur de la République fut 
fatale au gouvernement républicain, la grandeur de 
l'Empire le fut à la vie des Empereurs )) (chapitre xv). 

« Ainsi, quoique l'Empire ne fût déjà que trop 
grand, la division qu'on en fit le ruina » (cha- 
pitre XVII ). 

« Voici, en un mot^ l'histoire des Romains : ils vain- 
quirent tous les peuples par leurs maximes; mais, lors- 
qu'ils y furent parvenus, leur République ne put 
subsister : il fallut changer de gouvernement; et des 
maximes contraires aux premières, employées dans ce 
gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur » 
(chapitre xviii). 

(( Ces conquêtes, qui avaient pour cause non la force 
de rEmpke, mais de certaines circonstances particu- 
lières, perdirent tout » (chapitre xx). ^ 

Et notre auteur redoutait les extensions violentes 
non moins dans l'ordre spirituel et religieux que dans 
l'ordre matériel et civil : 

(( Mais ce qui fit le plus de tort à l'état politique du 
gouvernement fut le projet qu'il conçut de réduire 
tous les hommes à une même opinion sur les matières 
de religion, dans des circonstances qui rendaient son 
zèle entièrejnent indiscret *. )) 

Puis Montesquieu nous expose que l'intolérance de 
Justinien affaiblit l'Empire (c du côté par où, quelques 

i. C. /?., 20 (3b). 



202 DES ŒUVRES DE MONTESQUIED. 

règnes après, les Arabes pénétrèrent » pour détruire le 
Christianisme. 

Lorsqu'on cherche dans les Considérations^ au lieu 
d'une Histoire romaine^ qu'elles n'ont jamais été, ni 
dû être, une démonstration, parThistoire romaine, de 
la vanité des grandes conquêtes, on saisit aisément 
Tordre des chapitres, bien que certains critiques n'aient 
pas su s'en rendre compte. 

Prenons le commencement, qu'on a censuré bien des 
fois. 

Montesquieu y montre d'abord : que les Romains 
étaient voués à « une guerre éternelle et toujours vio- 
lente », pour des raisons politiques et économiques 
(chapitre i^""); qu'ils (( mirent tout leur esprit » à per- 
fectionner l'art de la guerre (chapitre ii) ; et que lear 
état social leur permit longtemps d'entretenir de 
bonnes et de nombreuses armées (chapitre m). 

Dans ces conditions, ils purent vaincre les Gaulois, 
Pyrrhus, Garthage, les villes grecques, les rois de Macé- 
doine, de Syrie, etc. (chapitres iv et v). 

La prudence du Sénat vint, d'ailleurs puissamment 
en aide à la bravoure des légions (chapitre vi). 

Un seul prince, Mithridate, (( mit en péril » la for- 
tune de Rome, mais ne putl'empêcher d'unir « aucorps 
de son empire des pays infinis » (chapitre vn). 

Avant la conquête de « l'Univers », les divisionsper 
pétuelles que provoquèrent les rivalités des Plébéiens, 
d'une part, et des Patriciens ou des Nobles, de l'autre- 
n'aboutirent, en somme, qu'à la correction des abus, 
grâce au patriotisme général des citoyens (chapitre >Tn!. 

Ce ne furent pas elles qui perdirent ensuite la Repu- 
blique, mais bien la grandeur de l'Etat : retenus pen- 
dant des années dans les pays lointains, les soldats 



\ 




.^UKr^ï^-^X^'ltr ' ■ 



CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 203 

finirent par ne reconnaître que Tautorité de leurs capi- 
taines, dont le pouvoir était conféré à des ambitieux 
sans scrupules par une plèbe qui n'était plus romaine 
que de nom (chapitre ix). 

Ne poursuivons pas davantage cette analyse. 

Dans la seconde partie du livre on voit tomber, une 
à une, les pierres du (( pompe\ix » édifice que les légions 
et le Sénat avaient construit au prix de tant d'efforts 
et de constance. 

Si Montesquieu déplorait les conquêtes de Rome au 
point de vue des vainqueurs, il les condamnait plus 
sévèrement encore au point de vue des vaincus. Elles 
furent, à son avis (nous Tavons rappelé plus haut) 
« fatales à l'Univers ». Dans le tome III de ses Pensées 
(manuscrites) se trouve un curieux fragment où il 
développe ainsi son opinion : 

(( Du superbe Ouvrage des Romains, — Si l'on pouvait 
douter des malheurs qu'une grande conquête apporte 
après soi, il n'y aurait qu'à lire l'histoire des Romains. 
Lés Romains ont tiré le Monde de l'état le plus floris- 
sant où il pût être; ils ont détruit les plus beaux éta- 
blissements, pour en former un seul, qui ne pouvait se 
soutenir; ils ont éteint la liberté de l'Univers et abusé, 
ensuite, de la leur, affaibli le Monde entier, comme 
usurpateurs et comme dépouillés, comme tyrans et 
comme esclaves ». 

Bien entendu, les apologistes du régime impérial ne 
souscrivent point à cette sentence. Ils se plaisent à 
célébrer « la paix romaine » et à glorifier un gouverne- 
ment qui dota de routes, d'aqueducs, de basiliques, de 
temples et de théâtres, des contrées aujourd'hui plus 

1. Pensées, t. III, f° 55. 



Laf-j<v-^* - 



204 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

OU moins désertes. Mais n'oublions point que la 
fameuse paix romaine fut courte et très relative : 
même au siècle des Antonîns, les Barbares pénétrèrent 
jusqu'à la Piave *, et, à partir du m* siècle, la guerre, 
étrangère ou civile, fut, en quelque sorte, permanente. 
Quant aux constructions de T Arabie ou de laNumidie, 
laissons ingénieurs, architectes et archéologues célé- 
brer Tadministration qui les exécuta. Sous elle, l'ItaBe 
(sans parler du reste dé TEmpire) fut réduite à un étal 
telqu^elle n'eut plus de soldats ni de cultivateurs. Un 
esprit politique, comme Tétait Montesquieu, ne saurait 
méconnaître que la mission essentielle de l'Autorité 
est de conserver la société qu'elle dirige, et non pas de 
décorer des paysages. Quand un grand peruple ou grand 
système de peuples en arrive à ne pouvoir plus se 
défendre ni se nourrir, ses institutions d'ordre privé ou 
public sont jugées. 



Il nous reste à exposer le plan que nous avons cru 
devoir suivre dans cette édition de la Grandeur rf« 
Romains. 

Nous avons fidèlement reproduit le texte de Tédition 
de 1748, dont l'authenticité est certaine. Toutefois, 
dans le dernier chapitre, nous avons modifié un renvoi 
qui eût été en désaccord avec la pagination de notre 
volume. De plus, nous avons modernisé l'orthographe 
et la ponctuation et corrigé quelques fautes de gram- 
maire évidentes, pour que rien ne gênât et n'arrêtât le 
lecteur. 

1. En 167 après J.-C, les Marcomans Saccagèrent Oderzo. 



CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 205 

Quant aux passages où Ton peut soupçonner des 
erreurs qui intéresseraient le sens des phrases, nous ne 
nous sommes point reconnu le droit de les rectifier. 
Nous les avons simplement signalés dans nos notes. 
On a trop souvent touché à la prose de Montesquieu 
parce qu'on ne Tentendait point'. En songeant à 
l'audace malheureuse des autres, nous nous sommes 
interdit toute témérité. Sans excuse de la part dun 
simple légiste, elle nous eût attiré justement le reproche 
de suffisance. 

Entre autres procédés qui nous semblent condam- 
nables, citons la pratique des éditeurs qui ont repris 
certaines leçons de l'édition princeps corrigées dans 
fédition de 1748, et cela même lorsqu'elles sont moins 
satisfaisantes que les nouvelles. Ainsi, au chapitre xi, 
c'est bien r administration, non Vadmiration du peuple 2, 
et, au chapitre xxiii, c'est des choses, non des causes ^, 
qu'il faut lire. Dans le premier passage, il s'agit du 
gouvernement de Rome, désigné également par le mot 
d'administration dans un endroit du chapitre xix *, et, 
dans le second passage, il est plus correct de mettre 
que l'Empire était soutenu par des choses que par des 
causes particulières : car une cause ne soutient point. 

On ne saurait trop se défier de la manie de corriger 
les grands écrivains, en substituant des locutions 
inexactes ou plates à des expressions qui étonnent un 
peu au premier abord. 

i. Ainsi presque tous les éditeufs modernes des Considérations 
ont substitué Orient à Occident, dans le 14' alinéa du chap. xxiii, 
parce qu'ils n'ont pas compris qu'il s'agissait de l'Occident de 
l'Empire de Byzance. 

2. G. i{., 11 (15). 

3. C. B., 23 (9). 

4. C, R., 19 (20) : « Cette division dans l'administration... », 
c'est-à-dire de l'Empire. 



J 



206 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Dans V Appendice dont nous avons fait suivre le 
texte des Comidérations, nous avons recueilli tous les 
fragments que nous ont fournis les archives de 
La Brède, et que l'auteur s'était proposé de mettre dans 
son ouvrage alors qu'il le rédigeait, ou quand il le revit 
plus tard. Bien entendu, ces morceaux présentent un 
intérêt inégal. Les plus curieux sont les chapitres addi 
tionnels, où sept ou huit paragraphes de la Monarchk 
universelle en Europe -à&wdXQni être reproduits ou 
refondus. 

D'autres extraits des mêmes manuscrits ont été 
insérés dans les Notes et Variantes de ce volume. Les 
uns sont empruntés au registre des Corrections, dont 
nous avons donné le texte intégral, mais en rangeant 
les divers articles (sauf pour les chapitres additionnels 
dont il vient d'être question) dans l'ordre des pages 
auxquelles les corrections se rapportent. Les autres 
sont pris dans les trois tomes des Pensées : ce sont des 
réflexions politiques ou historiques, ayant trait am 
matières dont il est parlé dans la Grandeur è^ 
Romains, et semblant même, en partie (bien que rien 
n'en avertisse), être une rédaction première de certains 
alinéas de ce livre. 

On peut dire des notes dont nous venons d'indiquer 
l'origine, que Montesquieu s'y commente lui-même. 

Il en est autrement de celles où nous nous sommes 
efforcé de spécifier les faits et les personnes visés ou 
nommés dans la Grandeur des Romains. L'auteur 
comptait beaucoup trop sur la science historique de 
ses lecteurs. Dans sa modestie, il la supposait égale à 
la sienne. 

Pour cette partie de notre travail, nous nous sommes 
aidé principalement de Tédition des Considérations 



i^^ÊÊ 



CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 207 

publiée, en 1896, par M- Camille Julliaa'; de la Chro- 
nologie' df, 'l'Empire romain, par M. Georges Goyau'; 
et de la Chronographie byzantine, par M. Edouard 
deMuralt^ 

Quant aux variantes, nous avons relevé avec le plus 
grand soin celles de l'édition princeps en ses trois états. 
Nous donnons aussi quelques leçons curieuses de 
l'édition publiée à Edimbourg, en 1731. Enfin, nous 
avons cru devoir signaler les changements plus ou 
moins arbitraires, mais adoptés par la plupart des édi- 
teurs modernes, qui distinguent les éditions parues, en 
1735, chez Hardy, et, en 1738, chez Arkstée et Merkus '. 

Pour abréger, nous avons désigné, dans les Notes et 
Variantes, par une lettre spéciale chacune des éditions 
011 chacun des tirtfges que nous avons conférés : A 
signifie édition princeps, i"" état; A', édition princel)s, 
2* état; A", édition princeps, 3° état; B, édition 
de 1748; C, édition de 1751 ; D, édition de 1733; et E, 
édition de 1758. 

Avant la 7'able des Matières, on trouvera un Index 
nouveau, plus complet que celui qu'on réimprime tra- 
ditionnellement depuis un siècle et demi. 

Quant à l'illustration du volume, elle ne consiste que 
dans la reproduction du frontispice allégorique dessiné 
par Eisen pour l'édition de 1748, On y voit, au premier 



ï. Chronologie de l'Empire roaiain... par Georges Goiau (Paris, 
::. Klincksieck, 1891). 

3. Essai de Chronologie byzantine..., de 395 à 1D57, et... de lOal 
' 1433, par Edouard de Murall, 2 vot. in-S", en 3 tomes (Saint- 
'étersbourg, Eggers et G", 1855-1871). 

i. Dana l'édition des Œuvres de Monsieur de Montesquieu 
imslerdam et Leipsick, Arkstée et Merkus, 1758), t. III, p. 34'Ji 



-•-rrr-^i-Tr 



208 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

plan, Rome trônant dans sa gloire, avec une aigle 
plantée fièrement derrière elle. Mais, au fond, on 
l'aperçoit au milieu de ruines, consternée à son tour 
et pleurant sur les débris d'une aigle rompue. 

Il manquerait quelque chose à cet Avant-Prom, si 
nous n'exprimions pas notre gratitude à M. Henri 
Doniol et à la famille de Montesquieu, qui nous ont 
fourni l'occasion et les moyens de faire cette édition 
nouvelle des Considérations, 

Nous avons à remercier aussi M. Henri Monnier, 
professeur à la Faculté de Droit, et M. Raymond Céleste, 
conservateur de la Bibliothèque de la ville de Bordeaux, 
pour les très précieux renseignements dont nous leur ; 
sommes redevable. 

Enfin, nous n'oublierons pas de dire combien nous 
sommes obligé à M. le baron de Montesquieu, à 
M. Ernest Labadie et à M. Reinhold Dezeimeris, de 
nous avoir confié leurs plus rares éditions de la Gf^^^' 
deur des Romains, 
•Ce n'est pas tout. 

Au moment de {^rendre congé de l'Imprimerie natio- 
nale, nous tenons à nous louer encore une fois, publi- 
quement, du concours si courtois que nous y avons 
trouvé, sous la direction de M. Arthur Christian, comme 
sous celle de son prédécesseur. 



[ 







III 



PRÉFACE A L*« ESPRIT DES LOIS >* i. 



La stabilité du Monde moral, 
comme celle du Monde phy- 
sique, tient au . mouvement qui 
l'anime. 



Les archives du Château de La Brède ne renferment 
pas seulement les manuscrits récemment publiés par 
la Société des Bibliophiles de Guyenne, sous les titres 
de Mélanges, de Voyages ou de Pensées et Fragments 
inédits de Montesquieu. Il s'y trouve aussi de précieux 
documents relatifs aux ouvrages les plus connus de 
l'auteur. C'est eux qui nous ont permis de préparer 
pour l'Imprimerie nationale les éditions nouvelles des 
Lettres Persanes et des Considérations sur la Grandeur 
des Romaitis qui ont figuré à l'Exposition de 1900. 

U Esprit des Lois pourrait être l'objet d'un travail 
analogue,, mais plus long et plus difficile, si quelque 
imprimeur généreux consentait à faire les frais d'une 
entreprise pour le moins désintéressée. 

Ici, nous nous bornerons à mettre en lumière ce que 
les papiers de La Brède, gracieusement mis à notre dis- 

1. Cette préface a été rédigée pour l'opuscule que nous avons 
publié sous le titre de « Montesquieu, V « Esprit des Lois » et les 
Archives de La Brède, par H. Barckhausen. Bordeaux, A. Michel 
et A. Forgeot, 1904 » (1 vol. in-4° de 121 pages). 

14 



iafc^. 



aJ^it 



* 7 



[ 



210 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

position par la famille de Montesquieu, nous appren 
nent d'intéressant sur la préparation et sur la compo- 
sition de l'œuvre capitale du Maître. Jamais grand 
penseur et grand écrivain n'apporta plus de scrupules 
dans la recherche du vrai, ni plus de soins dans lexpo 
* sition des idées qu'il dégageait de cette recherche. Pour 
s'en rendre compte, il faudrait avoir, comme nous, 
examiné, page par page et à plusieurs reprises, une 
première rédaction de VEsprit des Lois, incomplète, 
mais bien instructive, que Ton a conservée heureu- 
seme^it, ainsi que la minute de divers chapitres que 
l'auteur a finalement exclus de son chef-d œuvre : le 
plus grand livre d u xviii - siècle, a-t-on dit avec raison '. 



I 



Parmi les manuscrits de La Brède que les Biblio- 
philes de Guyenne ont fait connaître, en 1892, dans le 
volume des Mélanges inédits de Montesquieu, on en 
relève un ^ qui n'est qu'une sorte de monologue où 
l'écrivain discute les critiques qu^un étranger lui avait 
adressées, notamment à l'occasion de quelques pas 
sages de VEsprit des Lois. Ces Remarques sur ceriaimi 
Objections nous révèlent l'origine de divers change- 
ments introduits dans le texte primitif de l'ouvrage. 
Ces changements ne se trouvent, d'ailleurs, que dans 
les éditions posthumes et portent sur le chapitre xvni 
du livre XXII et sur le livre XXVII. 

D'un intérêt plus général sont les nombreux rao^ 
ceaux imprimés dans un autre des volumes dont nous 

i. Histoire de la Science politique^ par Paul Janet; t. II, p. 32i. 
Af., p. 201. 



A-», 



DE L ESPRIT DES LOIS. 2H 

avons rappelé déjà les titres. Au tome I" des Pensées 
et Fragment^ inédits de Montesquieu ^\ il n'y a pas 
moins de cent vingt pages remplies de Matériaux qui 
n'ont pas été insérés dans la rédaction définitive de 
YEsprit des Lois ou de sa Défense. Nous verrons plus 
loin quand et comment ils ont été transcrits dans le 
dernier des trois gros in-4** où Montesquieu consignait 
les idées qui lui venaient à l'esprit, ainsi que les frag- 
ments à conserver d'œuvres ou portions d'œuvres 
qu'il renonçait à donner telles quelles au public. Ces 
Matériaux nous révèlent bien des choses sur les études, 
sur les opinions et sur les desseins de l'auteur. Ils 
facilitent surtout l'intelligence des dernières parties 
de son livre, rattachées aux précédentes par un lien 
qui ne se découvre peut-être pas à première vue. 

Mais ce que le Château de La Brède renferme de plus 
important pour les admirateurs de YEsprit des Lois, 
ce sont les documents que nous mentionnions tout à 
l'heure : une première rédaction de l'ouvrage et la 
minute de chapitres qui n'y ont pas été compris. Le 
tout forme une masse imposante d'environ 50 centi- 
mètres de hauteur, sur 25 de largeur et 19 de pro- 
fondeur. Nous ne nous sommes décidé à l'attaquer 
qu'après la publication du tome II et dernier des 
Pensées et Fragments inédits. 
En voici une description sommaire. 
Un septiènie des papiers dont il s'agit est contenu 
ians un portefeuille en carton. Tout le reste se décom- 
)ose en vingt-six parties, dont vingt-cinq sont enve- 
oppées, chacune, d'une couverture en papier et ren- 
erment, chacune, le manuscrit de l'un des vingt-cinq 

i. /»., t. IvPP. 98 à 218. 



212 DES (EUVRES DE MONTESQUIEU. 

premiers livres de Y Esprit des Lois. La vingt-sixième 
partie comprend, outre un brouillon du livre XXVll, 
des chapitres ou fragments de chapitres ayant trait 
aux livres XXVIII et XXIX, sans parler de certains 
documents relatifs à Tapologie de l'ouvrage, notam- 
ment d'une Réponse aux censures delà Sorbonne. On 
y a joint des extraits et des analyses de traités spéciaux 
que Montesquieu a dû consulter, et même quelques 
pages rédigées par lui pour des œuvres tout à fait dis- 
tinctes de son œuvre capitale. Ce mélange accidentel 
ne remonte sûrement point au temps où vivait notre 
auteur. 

Quant au portefeuille mentionné plus haut, ilren 
ferme aussi des pièces, des analyses et des extraits très 
divers. Mais ce qui le rend précieux, c'est une série de 
chapitres destinés d'abord à ï Esprit des Lois. L'auteur 
crut ne devoir point les y insérer; mais il les conserva 
néanmoins, comptant les utiliser ailleurs. 

Disons, en passant, que, dans les dossiers dont nous 
indiquons le contenu, nous n'avons pas découvert une 
page se rapportant au livre XXVI de l'ouvrage auquel 
nous consacrons cette étude. 

En revanche, on y rencontre un avant-projet de 
préface pour les Considérations sur la Grandeur i^ 
Romains. Montesquieu le jugea sans doute trop msi- 
gnifîant et ne le mit pas en tête du livre dont il nm- 
diquait pas môme la pensée fondamentale. La seule 
chose qui mérite d'en être citée, c'est la déclaration 
suivante : 

« Je n'avais d'abord pensé qu'à écrire quelques pagf^ 

sur l'établissement de la monarchie chez les Romains. 

\ Mais la grandeur du sujet m'a gagné. J'ai (^ic) remonte 

insensiblement aux premiers temps de la République- 




DE l'esprit des LOTS. 213 

et j*ai (sic) descendu jusqu'à la décadence de TEmpire ». 

Pour en revenir au manuscrit de V Esprit des Lois, 
nous dirons qu'il s'en faut bien qu'il soit en entier de 
la main de Montesquieu. Les chapitres et même les 
pages autographes aqnt relativement rares. Ce sont 
des secrétaires qui ont écrit ou transcrit les vingt-neuf 
trentièmes peut-être de l'ouvrage. On y distingue 
jusqu'à cinq ou six manières d'écrire. Les caractères 
sont tantôt très lisibles et tantôt difficiles à déchiffrer, 
tantôt nets et tantôt griffonnés, tantôt ronds et plus 
ou moins droits, et tantôt longs et penchés fortement. 
Bien des pages ont peu ou point de ratures et de sur- 
charges. Mais la plupart sont corrigées; beaucoup 
même sont criblées d'amendements et d'additions. 
Dans certains chapitres, trois ou quatre écritures se 
mêlent ou se succèdent. Les ciseaux ont aussi joué 
leur rôle! Des feuilles ou demi-feuilles ont été substi- 
tuées les unes aux ^autres et souvent ne sont retenues 
qu'au moyen d'onglets ménagés prudemment dans les 
feuilles sacrifiées. L'aspect extérieur du manuscrit 
trahit des remaniements minutieux, réitérés, considé- 
rables. C'est le produit d'un labeur acharné de quinze 
à vingt ans qu'on a devant soi. 

Cette impression es^t encore confirmée par des remar- 
ques mises en marge du manuscrit. Se défiant de sa 
mémoire dans un travail de si longue haleine, Mon- 
tesquieu notait, à mesure qu'ils lui venaient à l'esprit, 
ses doutes sur le fond ou sur la forme de certains pas- 
sages. On le voit s'inquiéter d'une question de style, 
s'imposer des vérifications plus ou moins délicates, ou 
s'inviter lui-même à des réflexions nouvelles sur les 
points qui lui inspirent des scrupules ^ 

1. Voici quelques exemples de ces ajinotations marginales : 



214 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 



n 



Alors qu'il constate l'opposition des mœurs et des 
morales chez les peuples de divers siècles et de divers 
pays, le philosophe éprouve un vif sentiment de tris- 
tesse et même d'angoisse. Il se demande s'il n y a rien 
de stable, de fondé, dans TÉthique. Pour qu'il triompiie 
de ses doutes, il lui faut découvrir un principe unique, 
invariable, auquel il puisse ramener jusqu'aux pré- 
ceptes en apparence les plus disparates K 

Un problème du même ordre se pose aux légistes el 
surtout aux législateurs. 

Il n y a peut-être pas, un seul acte qu'on ne voie 
prescrit, toléré et défendu parles lois adoptées en temps 
et en lieux divers. Les institutions civiles et politiques 
que se donnent les Sociétés humaines ne sont-elles donc 
qu'arbitraires et conventionnelles? Un esprit vraiment 
critique l'admettra douloureusement s'il n'arrive point 
à se convaincre qu'une impulsion constante, identique, 
préside aux efforts plus ou moins heureux des peuples 
en quête de la Justice. 

h' Esprit des Lois est la réponse que Montesquieu a 
donnée à la question dont nous venons d'indiquer 
l'objet et l'importance. 

11 n'était guère possible que le problème ne se posât 



- Voir cela. — Corriger la diction. — Peut-être passer cet alinéa. 

— Cet article est bon; il a été mal effacé. — Chercher où le 
P. Labat a pris cela. — Il faut voir entièrement la G^an(l^ 
Charte, etc., etc., etc. » 

1. Nous nous sommes permis d'aborder ce problème dans one 
s^~ Étude psychologique sur la Conscience, publiée, en 1866, dans la 

\ Revue de Théologie, de Strasbourg. 




ïï^ '*• « .V 



DE l'esprit des LOIS. 215 

point à lui. On sait qu'il avait la passion des idées 
générales, à tel point qu'il s'en grisait effectivement '. 
Ses études juridiques et surtout ses lectures d'histoire 
et de voyages devaient donc Tamener fatalement à 
réfléchir sur les contrastes si étranges que présentent 
les coutumes et les lois positives des Hommes. Com- 
ment ne s'en serait-il pas occupé et même inquiété? 
Admettre qu'il n'y ait point de Raison au fond des 
choses répugne absolument aux intelligences sembla- 
bles à la sienne. . 

Longtemps Montesquieu chercha, mais en vain. 
Bien des fois, il vit s'évanouir comme un songe la 
vérité qu'il pensait avoir découverte. Ce ne fut qu'après 
des déceptions trop nombreuses qu'il sut dégager les 
principes auxquels il jugea pouvoir s'arrêter. 

Il finit par se persuader que les peuples, en adop- 
tant leurs institutions, « n'étaient pas uniquement 
conduits par leurs fantaisies ))^. ((Dans le fond raison- 
nables ^ », les Hommes poursuivent toujours, avec plus 
ou moins de succès, la conservation de Tétat auquel ils 
appartiennent. Sans doute, ils se trompent bien sou- 
vent dans les tentatives qu'ils font pour atteindre un 
but infiniment variable et complexe. Mais les suites 
fâcheuses de leurs erreurs les en avertissent. En effet, 
(( la Raison a » sur eux (( un empire naturel; elle a 
même lin empire tyrannique : on lui résiste; mais 
cette résistance est son triomphe : encore un peu de 
temps, et l'on sera forcé de revenir à elle » *. 

1. Voyez U Homme moral opposé à l'Homme physique de Mon- 
sieur R... [par le P. Castel], Toulouse, 1756, p. 125. 

2. E. L., Préface (3). 

3. E. L., XXVUI, 23 (1) : « Les Hommes, dans le fond raison- 
nables, mettent sous des règles leurs préjugés mêmes^ » 

4. E. L., XXVIII, 38 (4). 



L. . ^.. 



216 DES OEUVRES BE MONTESQUIEU. 

Quand il eut conçu l'idée-mère et saisi les applica- 
tions les plus générales de son système, Montesquieu 
ne s'empressa pas de le publier, mais bien de le vérifier 
rigoureusement. H n'avait rien de commun avec ces 
gavants prétendus qui débitent solennellement leurs 
élucubrations d'une nuit, en parlant sans cesse des 
méthodes scientifiques, dont ils n'usent guère. Agé de 
quarante ans environ, il recueillit ses souvenirs et ses 
notes anciennes, entreprit des lectures de tout genre, 
et s'informa des coutumes ou des lois positives de tous 
les peuples, même des Barbares et des Sauvages. 

Les critiques qui s'étonnent de lui voir relever des 
faits peu communs, bizarres, tératologiques mêine, 
prouvent qu'ils n'ont pas su deviner l'objet intime de 
son ouvrage. Ce sont là les faits qui devaient l'attirer 
spécialement. Ne fallait-il pas démontrer que, malgré 
l'apparence, ils étaient plus ou moins bien raisonnes, 
sinon raisonnables? 

Ce n'est point en érudît que Montesquieu se livrait 
à des recherches immenses. Coutumes et lois ne l'inté- 
ressaient que par leurs rapports avec la conservation 
des Sociétés civiles. Mais ces rapports étaient fréquem- 
ment indirects et parfois imaginaires. Telle institution 
ne s'explique que par les croyances, peut-être erronées, 
des peuples qui l'adoptent. Avant de la comprendre, il 
faut pénétrer les âmes, en surprendre les ressorts 
secrets, et même en suivre la logique spéciale. Ce n'est 
point au moyen de déductions sipples et faciles qu'on 
y arrive. Pour deviner la série des énigmes que l'his- 
toire du Droit public et privé pose au philosophe poli- 
tique, il ne faut pas moins que les intuitions du génie, 
fécondées par de longues et profondes méditations. 

Les papiers de La Brède nous permettent de sur- 



j 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 217 

prendre et de suivre le travail auquel s*est livré Fauteur 
de VEsprit des Lois, Des notes écrites en marge, au 
haut et au bas des pages, d'autres fois ^r des bulletins 
détachés, révèlent tous les scrupules du savant et du 
penseur. Quoique philosophe, il ne dédaignait pas 
; l'exactitude. Tantôt c'est une citation à vérifier, et 
tantôt c'est un fait historique. Ailleurs, la justesse 
d'une réflexion paraît contestable. Ici, un problème 
\ important s'impose tout à coup aux méditations de 
l'écrivain. On lit, par exemple, sur une bandelette de 
papier, cette ligne autographe et révélatrice, : « S'il est 
avantageux d'avoir en France des colonies? » Le publi- 
ciste du xym* siècle discutait ainsi avec lui-même des 
questions qui sont encore à l'ordre du jour. 

L'enquête presque interminable que Montesquieu 
s'imposa était d'autant plus méritoire qu'il était au 
nombre des intelligences desservies par leurs organes. 
Il ne se ressentit pas seulement, vers le milieu de son 
travail, des approches de la vieillesse. Pendant la 
seconde moitié de son existence, la faiblesse de sa vue 
Im fit craindre d'être condamné à devenir aveugle. 
Aussi dut-il recourir sans cesse aux services de secré- 
taires plus ou moins capables. Cet expédient dut être 
pour lui une cause de retards, un obstacle à bien des 
recherches, et même une occasion d'erreurs plus ou 
moins fâcheuses. 

Que de fois le grand homme désespéra-t-il d'achever 
son œuvre, et surtout de lui donner la perfection qu'il 
entrevoyait ! 

Le 2 février 1742, il écrivait à un ami très intime : 
" Mon ouvrage augmente à mesure que mes forces 
diminuent. J'en ai pourtant dix-huit livres à peu près 
de faits, et huit qu'il faut arranger. Si je n'en étais 



218 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

pas fou, je n'en ferais pas une ligne. Mais ce qui me 
désole, c'est de voir les belles choses que je pourrais 
faire, si j'avais des yeux *. » 

Vh^sprit des Lois fut achevé cependant. Il parut en 
1748. Depuis quarante ans et plus, l'auteur s'occupait 
d'études morales et politiques, et depuis vingt, plus 
spécialement, du chef-d'œuvre qu'il crut, enfin, pou 
voir donner alors au public. 



III 



Tout en accumulant notes et extraits, Montesquieu 
jetait sur le papier les idées que lui inspirait l'étude 
des lois et des coutumes lés plus diverses. Il rédigea 
même à l'avance des fragments isolés et notables de 
son futur livre. On a avancé que les Considérations 
sur la Grandeur des Romains étaient le développement 
d'un chapitre destiné à V Esprit des Lois, 

Un moment vint où notre auteur dut se demander 
quel ordre il suivrait dans l'exposition de son système. 
Nulle part, il n'a indiqué son plan. Trop modeste, le 
pauvre grand homme s'imaginait que tout le monde 
comprenait ce qu'il saisissait lui-même sans peine. Il 
aurait dû méditer le joli mot de Commynes parlant de ses 
lecteurs : a Combien que leur sens soit grans, un peu 
d'avertissement sert aulcunes foiz^ ». Moins pratique 
est de se borner à dire : « Si l'on veut chercher le dessein 



1. C'est d'une lettre au président Barbot que nous extrayons 
ces lignes, dont nous devons la connaissance à M. Rav-mond 
Céleste, bibliothécaire de la ville de Bordeaux, qui prépare la 
publication de la Correspondance inédile de Montesquieu, 

2. Mémoires de Philippe de Commynes^ VI, 1. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 219 

de l'auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le 

dessein de l'ouvrage ' . » 

Des critiques, connus de leur temps, mois plus 
fsmiliers avec les règles de grammaire et les principes 
delitléroture qu'avec les fondements du Droit public, 
od[ affirmé qu'il n'y avait pas de suite, de lien, de 
chaîne, dans la grande œuvre. Nous citerons, à titre 
d'eiemple, l'abbé de La Porte, un contemporain de 
Montesquieu. Qui donc a dit autrefois ; A'e sul«r utlrii 
mpidam? 

On n.ous permettra d'aligner ici cinq ou six propo- 
sitions, qu'un Anglais qualifierait sans doute de 
Iruùmt. 

i°Tout État est dirigé, d'après des règles plus ou 
moins fixes, par un gouvernement composé d'une ou 
plasieurs personnes. 

2" Les autres éléments essentiels d'un État sont : un 
Territoire plus ou moins étendu ; des Citoyens plus ou 
moins nombreux ; et des Richesses plus ou moins cou - 
sidérables. 

3° Les conditions d'existence d'un État varient avec 
le Climat où il se trouve, avec la Nature du Sol qu'il 
possède, et avec les Mœurs et les Opinions des per- 
sonnes qui en sont les membres. 

4" Gràee ou Commerce, les États se procurent rcspec- 
livement lea objets dont ils peuvent avoir besoin. 

a" Le Mariage est la source la plus abondante de la 
population, et la Religion, le garant le plus sûr de la 
probité des Hommes, 

\ous espérons que personne n'accusera ces propo- 
sitioDs d'être nouvelles et paradoxales. 

I. B. t.. Préface (2). 



220 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Et maintenant, passons en revue les vingt-cinq pre- 
miers livres de l'Esprit des Lois. 

Nous y constatons que Montesquieu, après avoir dis 
tingué les lois d'après leur généralité plus ou moins 
grande, expose les règles à suivre dans les divers états 
par rapport : 
. l"* A la conservation des Gouvernements; 

2^ A celle des Territoires, des Personnes et des Biens 
dont les Etats se composent; 

3** A l'influence qu'exercent, dans chaque pays, le 
Climat, la Nature du Terrain et l'Esprit général de» 
Habitants; 

4* Au Commerce pratiqué de nation à nation-; 

5" Au rôle de la Famille et de l'Autorité religieuse. 

Donc notre auteur a considéré les lois, d'abord, en 
ce qui concerne les divers éléments et les milieux 
divers des états pris à part les uns des autres ; et puis, 
en ce qui touche les relations des Etats, en général, soit 
entre eux, soit avec les Société* familiales et ecclé- 
siastiques ^ 

Peut-on méconnaître qu'il y ait là un arrangement 
réfléchi et d'une simplicité parfaite? Autant vaudrait 
soutenir que Montesquieu s'y conforma sans s'en 
rendre compte. C'est aussi par hasard, très probable- 
ment, qu'il appela onzième le livre mis après le dixième 
et avant le douzième dans son ouvrage. 

On raconte qu'un savant archéologue n'arriva 
jamais à déchiffrer l'inscription d'un écriteau indiquant 
aux âniers le chemin d'un moulin. Des points mis à 

1. Nous avons exposé plu^ longuement, et sons une forme 
difTérente, les idées qui précèdent, dans un article de la Revue 
du Droit public (1898), intitulé : Le Désordre de V *^ Esprit des 
Lois ». 



,-,J 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 221 

la suite de chaque lettre l'avaient déroute complètement. 
Ne seraient-ce pas les points, nous voulons dire les 
coupures abondantes et surabondantes de Y Esprit dos 
ioM, qui ont empêché de savants critiques d'apercevoir 
le plan général du chef-d'œuvre? 

Mais, jusqu'à présent, nous n'en avons considéré que 
les vingt-cinq premiers livres. Sauf à revenir plus loin 
sur les six derniers, nous dirons ici que, des six, il en 
est quatre que Tauteur donne lui-même, dans le titre 
des éditions primitives, comme des appendices ne 
rentrant pas dans le corps de l'ouvrage'. Quant aux 
deux autres, le XXVI« et leXXIX«, ils ont un caractère 
technique en quelque sorte. Ils indiquent les règles que 
le législateur doit observer dans le choix des principes 
qu'il applique aux divers ordres de choses, et dans la 
mise en œuvre et en formules de ces mômes principes. 
N est-ce point la conclusion la plus logique et la plus 
naturelle d'une théorie générale des lois? 

Après avoir arrêté un programme pour l'ensemble, 
il fallut s'occuper de la disposition des parties. 

On peut affirmer que Montesquieu ne prévit pas, au 
début, l'extension que prendrait l'iÊ'spn^ des Lois. Nous 
trouvons quelques indications à ce sujet dans le manu- 
scrit de La Brède. Les chemises qui enveloppaient 
autrefois les vingt cinq premiers livres de l'ouvrage 
n'ont pas été toutes conservées. Mais celles qui sub- 
sistentportent généralement plusieurs numéros et même 
plusieurs titres quileuront été attribués successivement. 
Peut-être l'auteur se proposa-t-il d'abord" de ne diviser 

1. Le titre de l'édition princeps porte :*« De VEspril des Loix..., 
à quoi TAuteur a ajouté des Recherches nouvelles sur les Loix 
romaines touchant les Successions, sur les Loix françoises et 
sur les Loix féodales •». 



222 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

son traité qu'en chapitres. En tout cas, le nombre des 
livres devait être moindre à Torigine. Il semble que les 
trois premiers n'en faisaient d'abord qu'un ^ De même, 
pour les deux qui sont consacrés aux rapports des Lois 
et de la Religion *. Bien plus, les chapitres sur le Climat 
et sur la Nature du Terrain paraissent a voir été destinés 
quelque temps à ne former qu'un livre unique ^ 

Quoi qu'il en soit, Montesquieu, en vrai légiste, prit 
tinalement modèle sur un code. Il divisa son œuvre en 
livres, en chapitres et en articles. Nous pouvons nous 
servir de ce dernier terme sans scrupule. L'auteur, lui 
même, l'employait couramment pour désigner les 
alinéas de ses chapitres. Us rappellent le plus souvent, 
en effet, par leur brièveté, par leur précision et surtout 
par leur indépendance respective, les dispositions des 
règlements ou des lois. 

Quant aux chapitres et aux livres, l'étendue en est 
très inégale. Elle varie selon la richesse de la matière. 
On rencontre, de même, dans nos codes, des titres de 
dix articles ou de moins, à côté d'autres qui en comptent 
deux cents et plus. 

L'arrangement que Montesquieu adopta convenait 
par excellence au genre de travail qu'il avait entrepris. 

Il n'entendait point composer des dissertations aca- 
démiques, où les lieux communs s'épanouissent, et 



1. Sur la chemise du livre III on lit, à la page 3 : « Livre [pre- 
mier, second] troisième. — Des Principes [des Gouvernemens 
divers,].., » — Nous imprimons, ici et plus loin, entre crochets 
les mots et les chiffres qui sont biffés dans le manuscrit. 

2. Sur la chemise du livre XXIV on lit, à la page 3 : - Livre 
{sic) XXII... et XXill. — Du Rapport des Loix et de la Religion. » 

3. Sur la chemise du livre XIV on lit : • Livre [onzième, 15, 
14, 15] 14. — Des Loix dans le Rapport qu'elles ont avec la Nature 
du [Climat^ Terrain et celle du Climat] Climat. » 




DE L'ESPRIT DES LOIS. 223 

dont toutes les parties se balancent élégamment. 
S'attaquant à un sujet nouveau et presque infini, un 
cadre très souple lui était indispensable. Jusqu'au der- 
nier moment, il devait pouvoir insérer dans son œuvre 
quelque fait ou quelque réflexion à l'appui de sa thèse. 
Une forme savante, arrêtée, lui eût imposé, en pareil 
cas, des remaniements considérables ou même des 
refontes complètes. Rien, au contraire, de plus simple 
avecla disposition en quelque sorte élémentaire, qu'il 
préféra. 

Il usa très largement des facilités qu'il s'était assurées 
ainsi. Elles lui permirent d'ajouter sans peine, dès qu'il 
le jugeait à propos, un article dans un chapitre, un 
chapitre dans un livre. Quand il l'estimait convenable, 
il put, non moins aisément, couper un chapitre en deux 
ou fondre deux chapitres en un. Les transpositions heu- 
reuses ne lui coûtèrent pas davantage. Aussi le 
manuscrit de La Brèdenous révèle-t-il que la plupart des 
chapitres de V Esprit des Lois reçurent successivement 
plusieurs numéros, et quelques-uns jusqu'à douze ou 
treize. 

Des raisons physiques et impérieuses obligeaient, du 
reste, notre auteur à ménager son temps. Ses yeux et 
son âge l'avertissaient qu'il devait finir sa grande 
œuvre le plus tôt possible. Il n'avait pas de semaines, 
pas de jours à perdre, et il le sentait bien. Une dispo- 
Bition qui lui permettait des corrections, des modifi- 
cations rapides, était doublement précieuse pour lui. 
Se nous étonnons donc point qu'il en ait choisi une 
des plus élastiques. 

Dans Je cadre austère d'un code, Montesquieu ne 
«astreignit d'ailleurs point à n'exprimer ses pensées 
qu'avec une gravité continue et dogmatique. 




224 DES GEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Il ne s'interdit l'emploi ni des ironies morilantes, ni 
même des lettres et des discours fictifs. Cependant il 
supprima du livre XXV, qu'elle terminait, une pré- 
tendue dépêche où le roi de Thibet se plaignait, à la 
Propagande de Rome, des agissements de ses mission- 
naires*. La Censure aurait, sûrement, trouvé indis- 
crète et compromettante la publication d'un document 
confidentiel par nature. 



ÎV 



Le manuscrit de YEsprit des Lois que Ton conserve 
à La Brède est loin d'être complet, puisqu'il y manque 
cinq livres. Il n'en est pas moins très précieux. Le texte 
qu'il donne n'est pas identique à celui de Tédition 
pfînceps. Il fait connaître un état antérieur de l'ouvrage. 
Bien plus, avec les papiers qui en sont les annexes, il 
nous révèle que la rédaction qu'on y trouve est, elle- 
même, le résultat de corrections sans nombre et de sup- 
pressions importantes. Sans parler de phrases et 
d'alinéas raturés, des chapitres et des livres qui devaient 
primitivement figurer dans l'œuvre n'y ont pas été 
compris en fin de compte. De ces parties sacrifiées, il 
reste à peine dans le texte quelques passages intercalés 
à gauche ou à droite, avec ou sans modifications. 

Mais, ainsi que nous l'avons indiqué déjà, ce sont 
des additions surtout que fit Montesquieu en revoyant 
son traité. 

D'après sa correspondance, on peut croire qu'il ne 

i. Voyez les Pensées et Fragments inédits de Montesquieu^ 1. 1^ 

p. 48. • 






TP^ 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 225 

songea d'abord à composer VEsprit des Lois que de 
vingt-six livres. C'est le nombre dont il parle dans une 
lettre de 1742*. Nous savons aussi qu'en février 1745 
il donna lecture de son « grand ouvrage » à deux de 
ses plus intimes amis ^ Or, l'année suivante, il n'y 
avait encore de finis que vingt-six livres, auxquels il 
était question d'en ajouter quelques autres ^ Mais trois 
de ceux-ci ne furent achevés qu'en 1747 et 1748*. On 
peut donc affirmer, au moins, que notre auteur rédigea 
d'abord vingt-six livres à part du reste de son œuvre. 
11 serait curieux de savoir quels étaient au juste ces 
livres-là. 

Etaient-ce les vingt- six premiers de l'œuvre imprimée 
en 1748? C'est possible, sans être certain. Le manuscrit 
deLaBrède nous apprend, en effet, que le livre XXIII, 
sur le Nombre des Habitants, porta quelque temps le 
numéro vingt-six. Parmi les vingt-cinq livres qui le 
précédaient, on comptait alors les deux livres qui le 
suivent maintenant, sur les rapports des lois avec la 
Religion, et peut-être un livre sur les Colonies. Ce der- 
nier a été supprimé par Montesquieu alors qu'il en avait 
rédigé déjà plusieurs chapitres.il eût complété heureu- 
sement la théorie de la grandeur des États. Dans VEs- 
• frit dès Lois, les colonies ne tiennent vraiment pas la 
place que leur assigne leur rôle économique, et politique 
surtout. 

Si l'hypothèse indiquée est exacte, le XXVI^ livre 
actuel n'aurait pas fait partie des vingt-six livres pri- 
mitifs. Nous serions sans doute fixés sur la question si 

1. Lettre (déjà citée) au président Barbot, du 2 février 1742. 

2. Lettre à Fabbé de Guasco, du 40 février 1745. 

3. Lettre à Tabbé de Guascoj de 1746. 

4. Lettre à Mgr Cerati, du 28 mars 1748. 

15 



F^--^" 






226 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

la minute du livre n'était pas malheureusement perdue. 
Faute de la posséder, nous sommes condamnés au doute. 

Des indices, plus ou moins probants, nous dispose- 
raient à admettre que Montesquieu projeta tout d'abord 
de terminer son ouvrage par un livre unique sur la 
Composition des Lois K Peu à peu, cette partie finale 
aurait pris des dimensions telles qu'il se serait décidé 
à la sectionner. Des six livres obtenus ainsi, deux 
auraient conservé le caractère théorique, tandis que les 
quatre autres seraient devenus devrais morceaux d'his- 
toire. On trouvera, à Tappui de notre hypothèse, dans 
VAppendice de cette étude, un fragment duquel il 
résulte, au moins, que notre auteur eut, quelque temps, 
le dessein de terminer son ouvrage par l'histoire des 
successions à Rome, qui forme aujourd'hui le livre 
XXVIl *. Elle n'était alors que le xvii'^ chapitre du livre 
sur la Composition des Lois. 

Le problème que nous venons d'examiner n'est pas 
le seul que soulèvent les cinq ou six dernières parties 
du grand traité. 

On peut s'étonner, par exemple, que les livres XXVll 
et XXVIU, signalés par Montesquieu lui-même comme 
des hors-d'œuvre ou des illustrations, n'aient pas été 
rejetés après le livre sur la Manière de composer des 
Lois, ainsi que les livres XXX et XXXI. Ce sont aussi 
des morceaux d'histoire, plus encore que de jurispru- 
dence. Y avait-il donc quelque raison pour ne pas les 
éloigner du livre XXVI? 

Essayons de le deviner en nous aidant des papiers 
de La Brède. 

Le livre XXVI considère les lois au point de vue de 

1. Voyez la fin du chap. vu du Uv. XUde VEspnt des Lois. 

2. E, L. B., p. 82. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 227 

I 

l'indépendance des divers ordres de principes et des 
inconvénients qu'en présente la confusion. Les livres 
XXVII et XXVIII, au contraire, exposent comment les 
lois d'un pays dépendent les unes des autres ou, toutes 
ensemble, des opinions dominantes à une époque. Ce 
point de vue eçt Topposé, mais le complément de celui 
du livre XXVI. Rien de plus naturel que de passer du 
premier au second. Notre auteur a donc eu un motif 
des plus simples pour mettre les livres XX Vil et XXVIII 
là où ils se trouvent. 

Pour le livre XXVII, nous savons, du reste, que 
Montesquieu se promit plus ou moins longtemps d*en 
faire autre chose qu'une simple histoire des successions 
à Rome. Dans le manuscrit de La Brède, cette histoire 
est précédée de la mention : « Chapitre [1, 2] 7 »; et 
dk est recouverte d'une chemise sur laquelle on lit : 

Théorie de quelques Loix grecques et romaines Une 

autre page de la même couverture porte aussi le même 
titre, mais il est biffé et suivi de lignes ainsi conçues : 
De quelques Dépendances des Loix ; et au-dessous : De 
la. Dépendance des Loix, Ces dernières indications 
auraient pu comprendre jusqu'aux chapitres du livre 
XXVIIL On conçoit, du reste, que le génie de Mon- 
tesquieu ait été tenté de construire une théorie générale 
et complète de la dépendance des lois. 

Nous regrettons qu'il ne l'ait pas dégagée. Il aurait, 
au moins, dû ne- pas exclure de son œuvre ces intro- 
ductions aux livres XXVII et XXVIIÏ qu'il a fait trans- 
crire dans le tome III de ses Pensées ou Réflexions '. 
Les lecteurs eussent suivi plus facilement la marche 
parfois trop mystérieuse de ses idées. 

1. Voyez les Pensées et Fragments inédits.,. y t, 1, p. 193 et 194* 






228 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Ce n'est pas la seule élimination qui nous semble 
regrettable. 

Nous avons déjà parlé du livre des Colonies, Citons 
maintenant deux chapitres très soigneusement rédigés : 
Tun sur les Ai^naleurs ou Corsaires; et l'autre sur les 
Greniers publics. Sûrement, ils n'auraient point déparé, 
le premier, le livre du Commerce, et, le second, le livre 
du Nombres des Habitants. Qui sait quels scrupules de 
logique ou de prudence déterminèrent notre auteur au 
sacrifice de deux morceaux qu'il ne jugeait cependant 
point méprisables, puisqu'il les fit conserver? 

Les notes mises sur les papiers de La Brède nous 
découvrent les préoccupations presque excessives qu'il 
apportait dans le choix et dans le classement de ses 
chapitres. 

Il en avait composé un sur les caractères différents 
des Etats confédérés, et un autre sur quelques parti- 
cularités des lois des Peuples barbares. Ces deux cha- 
pitres ne figurent point dans Y Esprit des Lois. Voici les 
raisons subtiles qui les en ont fait retrancher. 

Sur le premier, Montesquieu a faitépingler une note 
où est écrit : (( Ceci ne saurait être bon pour le livre de 
la Force défensive, où j'ai dit que les républiques ne 
se maintiennent que par leur confédération. Or, je 
parle ici de la manière dont les républiques fédéra- 
tives se maintiennent; ce qui est une autre chose et 
ne peut être bon que dans un livre où je parlerais 
des lois de ces républiques fédérales, ou pour mes 
Réflexions, » 

Sur le second, on lit au haut de la première page : 
« Peut-être bon pour la Composition des Lois »; puis : 
(( Je n'ai pu le mettre dans le chapitre ii du livre XXIX, 
parce qu'il contient des objets particuliers et que, dans 






DE l'esprit des LOIS. 229 

le commencement du livre XXÎX, il n'est question que 
des idées générales. » 

Et Ton prétendra encore qu'il n'y a pas de plan dans 
Y Esprit des Lois! 

Mais n'insistons pas davantage sur la rédaction géné- 
rale de Tœuvre. Il nous faut examiner de près le texte 
du manuscrit de La Brède. On peut, en effet, y relever 
bien des détails curieux, qu'on l'étudié en lui-même, ou 
qu'on le compare à l'édition princeps. 

Sans vouloir nous imposer une méthode trop rigide, 
nous indiquerons successivement les additions, lescor^ 
rections et les suppressions que Montesquieu ^ cru 
devoir faire à la première rédaction de son grand 
ouvmge, qu'elles présentent de l'intérêt au point de vue 
du fond ou au point de vue de la forme. 



Jusqu'au jour où Montesquieu eut expédié à l'impri- 
meur de Geiiève tout le manuscrit de son œuvre, il dut 
y ajouter sinon des livres, au moins des chapitres et 
des articles. Gomme nous l'avons fait remarquer déjà, 
la forme qu'il avait adoptée lui facilitait singulièrement 
les modifications de ce genre. Aussi trouve-t-on dans 
l'édition princeps de V Esprit des Lois trente et quelques 
chapitres qui manquent dans le manuscrit de La Brède. 
Quelques-uns d'entre eux étaient rédigés depuis long- 
temps. C'est le cas du chapitre sur Charles XII, extrait 
du tome I^ des Pensées (manuscrites) de l'auteur. De 
même, pour le chapitre vu du livre LK, dont les deux 
alinéas sont des paragraphes détachés du petit traité 
sur la Monarchie universelle que Montesquieu n'avait 



230 DES (KtVRES DE MONTESQUIEU. 

pas donné au public, après l'avoir cependant fait 
imprimer. 

D'autres additions furent provoquées par des lec- 
tures nouvelles. 

A cet égard, le manuscrit de La Brède nous fournit 
un renseignement très curieux. On y trouve au cha- 
pitre vni du livre XVIII, en marge de Talinéa final, 
deux notes autographes et biffées. La couleur de l'encre 
et la forme des caractères Indiquent qu'elles sont de 
dates plus ou moins distantes : 

(( Voir les divers codes de lois faits par les Barbares. 
Le P. Desmolets m'a prêté Leges Francoriim Salicœ et 
Ripuariorum, par George Ecchard (Francfort, 1720). » 

(( Voir les codes de lois faites par les Barbares : Leges 
Francorum Salie œ,.. » 

C'est donc un prêt du P. Desmolets, dont l'obligeance 
fut mise souvent à contribution par notre auteur, qui 
amena ce dernier à l'étude âpre et pénible du droit des 
Francs, des Goths, des Lombards, des Saxons et 
d'autres peuples d'origine germanique. L'influence que 
ces recherches purent avoir sur la rédaction des livres 
relatifs aux Lois civiles chez les Français et aux Lois 
féodales fut sûrement très considérable; mais rien ne 
permet de l'évaluer nettement. Au contraire, en rap- 
prochant le texte du manuscrit de La Brède du texte 
de l'édition princeps, nous arrivons aux constatations 
suivantes par rapport aux vingt-cinq premiers livres. 
En dehors de passages insérés dans cinq ou six cha- 
pitres, quatorze chapitres entiers visant les lois des 
Barbares ont été ajoutés, dans l'impression de 1748, à 
la première rédaction de V Esprit des Lois. On en trouve 
aux livres XIV, XV, XVIIl, XIX et XXI ^ Si mainte- 

i. Ce sont les chapitres xiv du livre XIV, xiii et xiv du livre XV, 



DE l'esprit des lois. â3J 

nantquelqii'un estimait que Montesquieu a peut être 
abusé de ses lectures tardives dans le livre XVIII, sur 
l'influence de la Nature du Terrain, nous n'y contredi- 
rions guère. Nous verrions seulement dans le fait une 
preuve des entraînements passionnés que la conception 
d'idées nouvelles excitait dans l'âme du grand homme. 



II serait fastidieux de dresser la liste des simples 
i corrections que Montesquieu a fait subir au texte de 
\'SsprU des Lois, et que le manuscrit de La Brëde nous 
férèle directement par les ratures qui y abondent, et 
indirectement lorsqu'on le compare à la première édi- 
tion de l'ouvrage. Par corrections simples, nous enten- 
dons ici ce qui ne constitue que des changements de 
redaction sans additions ou suppressions notables de 
faits ou de pensées. Ces changements portent tantôt 
sur le style et tantôt intéressent quelque peu le sens. 
Les derniers s'expliquent par la poursuite d'une exac- 
titude plus grande ou par des motifs de prudence, qui 
ont fait préférer une formule nouvelle à une formule 
antérieure et moins heureuse. Une autre espèce de 
modifications résulte des déplacements de morceaux 
plus ou moins étendus. Ils sont très nombreux. Quel- 
quefois, l'auteur a transféré, dans le même livre ou 
d'un livre à un autre, un alinéa pour en faire un cha- 
pitre, ou bien un chapitre pour le réduire à la condition 
d'alinéa. 

Nous pouvons ranger aussi parmi les corrections les 



232 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

cas de division d'un chapitre en plusieurs. A la fin du 
livre XI, on trouve un curieux exemple du goût 
qu'avait Montesquieu pour les opérations dé ce genre. 
Les six ou sept chapitres sur la séparation des pouvoirs 
à Rome n'en formaient primitivement qu'un seul. 

Pour en revenir aux corrections proprement dites, 
celles qui sont purement de style trahissent le soin 
minutieux d'un auteur qui possède tous les secrets du 
métier, mais qui subordonne toujours la forme au 
fond. Si nous devions y relever une préoccupation 
spéciale, ce serait celle d'atténuer les termes trop forts 
et aussi « ces traits saillants » dont il est dit quelque 
chose en tête àeïEsprit des Lois K Montesquieu paraît 
s'être défié lui-même de la disposition qu'il avait à se 
servir d'expressions absolues et hyperboliques, sous 
l'influence de sa verve d'écrivain, de sa passion pour 
les idées générales, et peut-être de son origine gas- 
conne. 

Mais passons aux changements qu'expliquent l'amour 
de l'exactitude, et aussi quelquefois la simple pru- 
dence. 

Dans le livre XI, au chapitre xi, Montesquieu avait 
désigné sous le titre d'^symnètes les rois des temps 
héroïques chez les Grecs. Il se rendit compte de 
l'impropriété du terme et le remplaça. Nous croyons 
qu'il renonça volontiers à l'emploi d'un mot d'aspect 
pédantesque. 

Nous empruntons au livre P"" deux exemples de cor- 
rections faites déjà dans la rédaction du manuscrit, 
pour des motifs d'ordre philosophique. 



1. Préface (8) : « On ne trouvera point ici ces traits saillants qui 
semblent caractériser les ouvrages d^aujourd'hui. » 



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/ - 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 233 

Le onzième alinéa du chapitre m n était pas conçu 
primitivement comme il Test aujourd'hui : « La Loi en 
général est la Raison humaine en tant qu'elle gouverne 
tous les peuples de la Terre, et les lois politiques et 
civiles de chaque natiou ne doivent être que les cas par- 
ticuliers où s'applique cette Raison humaine. » L'auteur 
avait mis d'abord ^ : u * La Raison humaine donne des 
lois politiques et civiles à tous les peuples delà Terre, et 
les lois de chaque nation n'en doivent être que les cas 
particuliers. * » Cette formule, plus ou moins logique, 
semblait attribuer à la Raison la paternité effective de 
toutes les lois positives et fut rectifiée justement. 

Eacore plus contestable était le début des explica- 
tions biffées qu'on trouve dans le manuscrit de La 
Brède, au chapitre ii du même livre, sur l'état de paix 
deâ sociétés primitives. Voici quelle en était la teneur : 
« Les animaux {et c'est surtout chez eux quil faut aller 
chercher le Droit naturel) ne font pas la guerre à ceux 
de leur espèce, parce que, se sentant égaux, ils n'ont 
point le désir de s'attaquer. » Peut être est-il permis de 
dire que le Droit naturel préside à la vie animale de 
l'Homme. Mais prétendre qu'il faut le chercher dans 
les animaux, c'est aller bien loin! Nous approuvons 
donc le retranchement d'une théorie bien singulière. A 
peine en est-il resté quelques traces dans la réfutation 
des idées de Hobbes sur l'état de guerre naturel aux 
hommes primitifs. 

Un procédé dont Montesquieu s'est servi plusieurs 
fois, afin d'atténuer l'amertume de ses critiques, est 
celui de supprimer les noms propres. Il avait rappelé 



i. Nous imprimerons entre deux astérisques les passages biffes 
dans le manuscrit de La Brède. 



^^"■'*" 



234 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

quelque part un mot, des plus naïfs, du pape « Clé- 
ment X (Altieri) » *, et flétri ailleurs la conduite des 
(( Génois » envers les « Corses » ^. Prudemment, il sub- 
stitua à un texte trop précis des phrases plus vagues, 
où il ne mentionna plus qu* « un pape » quelconque, 
ou (( une république d'Italie » tenant des insulaires 
sous sa domination. 

Serait-ce par prudence aussi qu'ont été biffés dans 
le livre XIX, aux chapitres vi, vni et x, les mots qui 
indiquaient expressément qu'il s'y agissait de la nation 
française? On ne s'en doute pas moins. 

Nous reconnaissons, au contraire, qu'il était indis- 
pensable d'adoucir, au XIP livre, le début primitif et 
brutal du chapitre xxiu : « Chercher à connaître les 
secrets des familles, et avoir des espions pour cela, est 
une chose que les bons princes n'ont jamais faite. » 
Dans quelle catégorie de souverains la maxime rélé- 
guait elle Louis XV? 

Mais il est inutile d'insister sur les corrections de 
cet ordre, et nous avons hâte d'arriver aux transla- 
tions, dont plusieurs sont vraiment originales. 

Montesquieu était porté à terminer ses chapitres par 
une métaphore ou par une comparaison de nature à 
frapper l'esprit des lecteurs. C'est ainsi que, dans le 
manuscrit de La Brède, le chapitre ^r le Droit de Con- 
quête finissait par un souvenir de VOdyssée^ : « La 
Fable nous dit que Circé, après avoir fait des hommes 
des bêtes, faisait encore des bêtes des hommes. » Dans 
l'édition princeps, Circé n'apparaît plus. Mais au cha- 
pitre xxvn du livre XII de VEsprit des Lois, on 

1. E. L., lï, 5 (2). 

2. E. L., X, 8 (2). 

o* lié, Li»^ A., o. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 235 

trouve cette maxime : « Les mœurs du Prince contri- 
buent autant à la liberté que les lois ; il peut^ comme 
elles, faire des hommes des bêtes et des bêtes faire des 
hommes. » 

Citons maintenant le cas du chapitre célèbre sur 
Vidée du Despotisme : (( Quand les Sauvages de la Loui- 
siane veulent avoir du fruit, ils coupent Tarbre au 
pied, et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement des- 
potique. » 

Primitivement, le cliapitre xv actuel du V livre con- 
cluait en ces termes : « * Je finirai ce chapitre. Quand 
les Sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils 
coupent l'arbre au pied. Voilà Timage des princes 
despotiques. * » L'auteur détacha donc l'alinéa final du 
chapitre, le reporta en arrière, et le mit en vedette, 
pour qu'il donnât le ton aux morceaux qui suivent. 

En revanche, dans le livre VI, un chapitre était con- 
sacré d'abord à la Sujétion de l'Irlande, Il a disparu. 
Mais, au livre XIX, chapitre xxvii, sur le Caractère 
d'une Nation, les réfiexions sur l'Irlande sont repro- 
duites en deux articles. 

Comme la plupart des questions qu'étudiait Montes- 
quieu étaient fort complexes, il les considérait tour à 
tour à des points de vue divers et les rattachait finale- 
ment aux parties de l'œuvre où il jugeait qu'elles 
feraient le mieux. 



VII 



Des divers changements que Montesquieu a fait subir 
à Y Esprit des Lois, et que le manuscrit de La Brède 
nous révèle, ceux qui consistent en suppressions, 



■ •■1 



236 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

présentent sûrement le plus d'intérêt. Qu'ils aient été 
libres ou bien imposés, il nous renseignent pour le 
moins, sur des idées qui ont traversé l'esprit de l'auteur. 
On peut y trouver, en outre, des documents sur 
l'histoire de la Censure au xvni* siècle. 

Dans V Appendice de cette étude S nous publierons les 
quelques chapitres qui manquent (comme tels) dans 
l'édition princeps. Nous n'estimons pas utile de faire ua 
choix parmi eux. Quand même Télimination dont ils 
ont été l'objet ne tiendrait point au caractère plus ou 
moins hardi des idées qu'ils expriment, mais simple- 
ment aux ressemblances qu'ils présentent avec d'autres 
parties de l'ouvrage, il leur resterait la qualité de 
variante. 

Ici nous ne donnerons que le texte des phrases ou des 
articles omis dans les chapitres conservés par l'auteur, 
et encore n'insérerons-nous pas tous ceux que nous 
avons relevés. Bon nombre ne sont guère que des 
exposés de faits historiques ou géographiques. Nous 
nous proposons de transcrire seulement les endroits où 
l'on rencontre quelques réflexions personnelles. 

Au préalable, nous avouerons, d'ailleurs, ne point 
deviner les raisons pour lesquelles Montesquieu a 
sacrifié certains passages dont l'omission nous jiaraît 
peu justifiable. 

Il y avait lieu, semble-t-il, de laisser au livre V cette 
remarque fine et juste : « * Les grandes récompenses 
nous portent au désir d'en jouir, et non pas à remplir 
l'objet de celui qui gratifie. ^* » 

Et n'est-il pas bien fâcheux qu'on ne lise plus dans 



i. E. L. B., pp. 44 à H7. 

2. E, /.., V, 18; cf. C. /?., 13 (8). 



^r^my^:-7--' 



DE l'esprit des LOIS. 237 

le 1" livre cette maxime si humaine : « * Le Droit des 
gens s'établit parmi les nations qui se connaissent, et 
ce droit doit être étendu à celles que le hasard ou les 
circonstances nous font connaître : règle que des peuples 
policés ont très souvent violée * *)), 

Au point de vue purement littéraire, nous ne saurions 
aussi ne pas regretter la conclusion primitive du 
premier chapitre du livre XXIV, quand ce ne serait que 
parce qu'elle rappelle une Légende des Siècles de Victor 
Hugo 2 : « Lorsque Salomon bâtit le Temple, on choisit 
les matériaux les plus propres à la construction de 
l'édifice sacré. Le reste fut employé à des ouvrages 
profanes. Ces ouvrages se présentent à notre vue, et 
nous les regardons. » 

S'il est des retranchements que nous ne saurions 
expliquer, nous imaginons sans peine les motifs de cer- 
tains autres. 

La révolution qui se produisit, en 1747, dans les 
Pays-Bas dut décider Montesquieu à supprimer quel- 
ques-uns des passages où, d'abord, il parlait de la 
Hollande. 

Ce n'est point le cas pour l'alinéa que voici : « * En 
Hollande, les impôts sur tout ce qui se consomme pour 
la vie y vont presque au tiers de la valeur de la chose, 
et il semble que cette nation, qui calcule si bien ses 
avantages et ses pertes, consente dans ce cas seul à se 
tromper elle-même ^ *» 

Mais le rétablissement du stathoudérat ne fut 
sûrement pas étranger à la disparition de deux mor- 



i. E. L., I, 3 (6); cf. P., t. II, p. 362, n*» 1908. 

2. La Légende des Siècles, t. I, Le Temple* 

3. E, L., XUI, 1* 



mL. 



238 DES œuVRES DE MONTESQUIEU. 

ccaux importants, dont Tun se trouvait au livre XI, et 
l'autre, au livre VIIÏ. 

Au livre XI, le 64* alinéa du chapitre vi, plus long 
de quatre phrases, finissait en ces termes : « * Enfin 
on a accoutumé Tarmée de ces pays à recevoir des 
députés du Corps' législatif, qui, sous prétexte de 
pourvoir à sa subsistance, où sous d'autres prétextes, 
la dirigent, quoiqu'ils ne la commandent pas. C'est un 
moyen tempéré : les troupes voient à leur tête un 
homme de guerre; mais elles voient aussi sa dépen- 
dance, et elles y restent elles-mêmes. * » 

Quant au retranchement du livre VIII, il y avait, 
après le premier alinéa du chapitre xiv : « De nos 
jours, dans une grande république, le magistrat qui 
faisait la fonction des deux rois de Lacédémone a été 
aboli. Les magistrats n'ont plus eu besoin de vertu 
pour maintenir la république contre ce roi; ils n'ont 
plus eu besoin de vertu pour se rendre agréables au 
peuple contre ce roi. On a vu naître en foule les incon- 
vénients, parce que leur constitution n'était point faite 
pour ce changement ni préparée à ce changement. >) 

Est-ce à cet alinéa que Montesquieu faisait allusion 
dans une lettre qu'il écrivait, le 17 juillet 1747, à l'abbé 
de Cïuasco? Il lui annonce qu'il a « jugé à propos de 
retrancher...' le chapitre sur lestathoudérat » provisoi- 
rement et pour des maisons politiques. S'il s'agissait là 
d'un chapitre proprement dit et nouveau, notre auteur 
se serait pressé singulièrement d'ajouter à son ouvrage 
les observations que lui inspirait l'élévation si récente 
de Guillaume IV d'Orange. 

Des raisons d'ordre plus intime rendent compte 
d'une série d'autres suppressions. 

C'est un sentiment de modestie qui détermina sans 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 239 

doute au retranchement de cet aveu : « J*ai du plaisir 
quand je trouve l'occasion de faire voir le rapport que 
les lois civiles ont avec les lois politiques : chose que 
je ne sache pas que personne ait faite avant moi * )). 

La bienveillance native de Montesquieu lui a fait 
omettre la phrase dédaigneuse où, niant que les 
Romains h^onorassent le commerce, il disait : « M. Huet 
a ramassé et calfeutré tous les passages qui peuvent le 
faire croire ^. » 

Enfin, c'est par respect pour le génie, même quand il 
segare, que Fauteur a dû biffer la protestation géné- 
reuse qui terminait le chapitre ix du livre III : « Mais 
c'est le délire de Machiavel d'avoir donné aux Princes 
pour le maintien de leur grandeur des principes qui 
ne sont nécessaires que dans le gouvernement despo- 
tique, et qui sont inutiles, dangereux et même impra- 
ticables dans le monarchique. Cela vient de ce qu'il 
n'en a pas bien connu la lîature et les distinctions : ce 
qui n'est pas digne de son grand esprit. » 

Citons maintenant un morceau curieux sur un 
sujet très spécial et peu juridique que ce caractère a fait 
élaguer peut-être : 

« Je ne parle ici que des vaisseaux de commerce. 
Mais la différence des effets est encore plus grande 
dans les navires de guerre. Ceux qui sont d'une forme 
à ne pouvoir naviguer près du vent ne sauraient se 
présenter comme ils veulent, pour lâcher leur bordée, 
tii se tourner comme ils veulent, pour éviter celle de 
l'ennemi. Qu'on se représente deux champions dont l'un 
ne peut aller que d'un côté, et l'autre peut attaquer de 



1. E. L., VI, 15; cf. XVII, 3, (5) et XXVII (1) 

2. E. L., XXI, 14. 



Liim 



240 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

tous. Ce sont une infinité d'actions subites qui font le 
succès des combats de mer *. » 

Ce n'est pas à la Censure, ni même à la crainte 
qu'elle inspirait, qu'on peut attribuer la disparition du 
fragment qui précède. Pour les réflexions qui vont 
suivre, il en est tout autrement. Les susceptibilités 
diplomatiques, ou les craintes d'un gouvernement 
absolu mais ébranlé, ou encore les méfiances d'une 
Église dominante aux prises avec les Philosophes, 
suggérèrent sans doute possible, plus ou moins direc- 
tement, les modifications que nous allons signaler. 

Qu'auraient dit Génois et Vénitiens d'un passage 
ainsi conçu? « Sans cette vertu (de la modération], 
toute aristocratie tombe d'abord. Jetons les yeux sur 
ces républiques qui languissent aujourd'hui dans 
l'Italie. Il semble qu'on ignore leur existence. Elles ne 
la doivent, en effet, qu'aux jalousies que pourrait 
donner leur destruction ^ » ' 

D'autre part, un glorieux monarque se serait senti 
atteint par cet alinéa sur les vicissitudes du Droit 
public : « Qu'on ne regarde pas comme chimériques 
les changements de cette espèce! Ne venons-nous pas 
de voir le Droit des gens entièrement changé parmi 
nous, et l'Allemagne étonnée d'un nouveau genre de 
guerre qu'elle ne connaissait pas ^ » 

Si l'on se place au point de vue intérieur, peut-être 
aurait-on moins applaudi d'un côté de la Manche que 
de l'autre, à cette remarque sur les lois criminelles : 
(( De deux royaumes voisins en Europe, Tun est devenu 



1. E. L., XXI, 6. 

2. E. L., m, 4. 

3. En marge : « En 1741 et 1742. Guerre de Siléaie. » — E, I., 
VUl, 8. 



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DE L'ESPRIT DES LOIS. 241 

plus libre, et les peines soudain y ont été adoucies; 
l'autre a vu augmenter le pouvoir arbitraire, et la 
rigueur des peines y a cru en proportion *. » 

Ce n*est pas, d'ailleurs, le seul article de la rédaction 
première de V Esprit des Lois que Louis XV, son gouver- 
nement et son entourage auraient pu juger malsonnant. 
Il n était pas admissible qu'un prophète de malheur 
détaillât ainsi, en 1748, les causes d'une catastrophe 
prochaine : « La monarchie se perd lorsque le Prince 
veut tout faire par lui-même, ou que ses ministres se 
servent de son nom pour faire tout; qu'il ambitionne 
les détails ; que là où il ne peut pas agir, il ne veut pas 
qu'on agisse, et que là où il ne peut pas examiner, il ne 
veut pas qu'on examine; lorsqu'il croit qu'il montre 
plus sa puissance en changeant l'ordre des choses 
qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles 
des emplois pour les donner arbitrairement à d'autres; 
lorsqu'il est trop jaloux de ses tribunaux et de ses 
grands, et pas assez de son Conseil; en un mot, lors- 
qu'il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses 
volontés^. » 

Quelle irrévérence encore que de parler des ministres 
en ces termes! u II est vrai que les ministres, dans la 
monarchie, doivent avoir plus d'habileté. Aussi en ont- 
ils davantage. Ils y ont plus d'affaires; ils y sont donc 
plus rompus. Il est vrai que, pour s'en débarrasser, ils 
veulent souvent renverser les lois. Ce gouvernement, 
en formant de pareils génies, est cet oiseau qui fournit 
la plume qui le tue ^ » 

4. E. L., VI, 9. 

2. E. L.j VIII, 6. — Dans le texte imprimé, ce passage est très 
réduit. 

3. E. //.,III, 10. — Dans le texte imprimé, ce passage est anodin, 

16 



T^TV" 



242 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Et les favorites auraient-elles toléré qu*on estimât 
déplorable leur influence sur les chefs d'Etat? « Je 
dirai même qu'il est plus dangereux que les femmes 
no veuillent gouverner, qu'il n'est à craindre qu'elles 
ne gouvernent. Le mal est lorsqu'elles emploient tous 
leurs artifices pour attirer à elles un pouvoir qu'elles 
ne doivent pas avoir; lorsqu'elles donnent au Prince 
du dégoût pour le gouvernement; lorsqu'elles le font 
languir dans la mollesse; lorsqu'elles corrompent son 
cœur, afîaiblissent son esprit, abattent son âme '. » 

Avec des ménagements, on pouvait, à la rigueur, 
déconseiller l'emploi des commissions judiciaires. Mais 
il ne fallait pas s'attendre à ce qu'ori permît de discuter 
l'institution des lettres de cachet, si précieuses au 
despotisme. De là, un remaniement complet du cha- 
pitre XXII au livre XII. 

Il commençait, d'abord, par un alinéa qu'il fallut 
refondre plus tard : « Les deux choses du monde les 
plus inutiles au Prince ont affaibli la liberté dans nos 
monarchies : les commissaires qu'il nomme quelque- 
fois pour juger un particulier, etjes lettres qu'il donne 
pour mettre en prison ceux qu'il juge à propos. )) Puis 
venaient, sur les commissaires, les observations qu'on 
lit encore dans V Esprit des Lois. Mais toutes les propo- 
sitions suivantes, si justes, si modérées, sur les lettres 
de cachet ont disparu. Heureusement, le manuscrit de 
La Brède nous a conservé la teneur de cet important 
morceau : * 

(( Les lettres du Prince qui ordonnent la prison 
ne sont pas moins étrangères à la monarchie. Mais, 
comme, dans quelques états, elles^sont au nombre des 

1. E. L., VU, n. 



/ 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 243 

anciens malheurs, si Ton ne veut pas les abolir, on 
devrait, du moins, chercher à les régler. 

)) Il faudrait pour cela renoncer au mauvais usage de 
les donner sur un simple rapport d'un ministre, sans 
une délibération du Conseil. On devrait exprimer dans 
les lettres mêmes les motifs qui les ont fait donner; 
pernfjettre à celui qui est en prison de présenter une 
requête au Conseil pour débattre ces motifs, avec un 
second rapport fait par un autre ministre; après lequel, 
la lettre serait confirmée ou supprimée. 

)) Elles ne devraient avoir d'effet que pour un an; 
après lequel, il faudrait un autre rapport et de nou- 
velles lettres. Que si Ton trouve des cas où la pratique 
ordinaire est nécessaire, ils sont si rares qu'il vaudrait 
beaucoup mieux, quand ils arrivent, violer les règles 
dont nous parlons, que de choquer l'esprit du gouver- 
nement en ne les établissant pas. Lorsque le Prince est 
offensé, l'exil hors de sa présence et même de sa capi- 
tale convient mieux que toute autre peine à l'esprit de 
son gouvernement et à la majesté de sa personne. 

» Les Empereurs romains qui voulaient se réserver 
la puissance de juger, firent de cette sorte de lettres 
un usage qui, par bonheur, a fini avec eux. Gratien, 
dijl Jean d'Antiôche*, donnait à toute sorte de gens et 
surtout à ses domestiques des lettres en blanc ^ signées 
de lui. Par là, on s'appropriait le bien de qui on vou- 
lait^ : les uns, pendant leur vie, se voyaient frustrés de 
leurs biens par leurs héritiers; à des maris, on ravis- 



1. En marge : « Dans un fragment de son Hist. depuis Adam, 
\ lire de Gonst. Porph., Des Vertus et des Vices. » 
' 2. En marge : •« Voy. ce que j'ai dit au Uv. VI, chap. v. • 

3. En marge : « Cum mutire quidem contra Imperaloris res- 
cnplum audei'ent. » 



" -i 



244 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

sait les femmes; à des pères, on enlevait les enfants. » 
Si les propositions les plus sages de réformes poli- 
tiques étaient arrêtées par la Censure sous Louis XV, il 
n'était pas même nécessaire d'une critique pour exciter 
des susceptibilités tenaces et redoutables dès qu'on 
traitait, qu*on effleurait même les questions religieuses. 
Aussi Montesquieu enleva-t-il de son œuvre bien des 
choses qui de nos jours sembleraient banales. En voici 
un exemple. Le chapitre sur la Tolérance^ au livre XXV, 
commençait par une comparaison qui a disparu : 
(( Nous pouvons considérer Dieu comme lin monarque 
qui a plusieurs nations dans son empire : elles vien 
nent toutes lui porter leur tribut, et chacune lui parle 
sa langue. » 

Un sentiment de prudence extrême fît également 
retrancher un passage où il s'agissait d'un cas tout 
particulier de suggestion : « * On voit, en Allemagne, 
des gens de la lie du peuple condamnés au dernier 
supplice pour avoir dansé sur le crucifix. C'est encore 
la punition qui fait ce crime. Là où on ne le punit pas, 
qui est-ce qui songe à le commettre? Une fille dont le 
cerveau est frappé que (sic) c'est une action de déses- 
pérée de danser sur le crucifix tombe dans quelque 
désespoir et va dans sa chambre danser sur le cru- 
cifix*.^» 

Nous flous étonnons moins, tout en les regrettant, 
que certaines réflexions d'une psychologie pénétrante 
sur les changements forcés de religion aient 'été mises 
de côté. « Si le gouvernement est modéré la difficulté 
n'est pas moindre. Je veux que, dans cet état, les 
sujets soient peu attachés à l'ancienne religion; je 

li E. L.y XIIj î>i ^ 




DE L'ESPRIT DES LOIS. 345 



suppose même que les principaux de la nation n'en 
aient point du tout. Mais, si, parmi eux, il y a quelque 
esprit de liberté, ils ne pourront souffrir qu*on veuille 
leur ôter la religion qu'ils auraient s'ils en avaient une, 
parce qu'ils sentiront que le Prince, qui peut leur ôter 
la religion, peut encore mieux leur ôter la vie et les 
biens \ ». 

Plus explicable encore est le retranchement de quel- 
ques considérations sur les vœux monastiques, au 
chapitre sur les Esséens^ dans le livre XXIV. « Les 
vœux de nos moines ne sont pas proprement moraux ; 
ils ne le sont que relativement à celui qui les fait. 
J'aime mieux celui de commander avec modestie, que 
celui d'obéir exactement; celui de ne faire tort à 
personne, quand ce serait pour obéir, que celui d'obéir 
aveuglément; celui de fuir tous les gains illicites, que 
celui de renoncer à son bien; celui de garder la foi à 
tout le monde, que celui de ne la point donner, etc. ^ » 
Une suppression qu'exigeait le bon goût, en dehors 
de toute préoccupation différente, est celle de cette 
dépêche fictive du roi de Thibet, dont il a été question 
pins haut. Destinée sans doute, à l'origine, aux Lettres 
Penanes, elle aurait détonné dans V Esprit des Lois. 
On la trouvera imprimée au tome P' des Pensées et 
Fragments inédits de Montesquieu, Toutefois, le texte du 
manuscrit que nous étudions ici n'est pas absolument 
identique à celui qui a été^ publié. La conclusion en est 
autrement téméraire, pour ne rien dire de plus. 

De nos jours, où une presse grossière traite couram- 
ment, en France, et sans danger, le Chef de l'Etat de 



1. E, L., XXV, H; cf. XIX, 27 (47). 
•2. E. L., XXIV, 9. 






246 DES (EUVRE8 DE MONTESQUIEU. 

pleutre et les Ministres de voleurs, quelques personnes 
accuseront, sans doute, Montesc[uieu de s'être résigné 
trop docilement aux exigences de la Censure. Avant de 
lui infliger un blâme, il faudrait se rappeler qu'une 
attitude plus raide aurait empêché la libre circulation 
de son ouvrage dans le royaume. L'Esprit des Lois 
n'était pas une de ces brochures qui se glissent de 
poche en poche. Les principes fondamentaux, essen- 
tiels, du système de l'auteur restaient, d'ailleurs, abso- 
lument intacts. Qu'importait au triomphe final de la 
Vérité le retranchement de quelques applications par- 
ticulières ! 

Encore toutes les concessions de Montesquieu failli- 
rent-elles être insuffisantes. Il n'en fut pas moins en 
proie aux attaques les plus hargneuses. Le grand 
homme, menacé dans son repos, se demanda s'il n'irait 
pas hors de France expier Tœuvre de génie dont il 
venait de doter le Genre humain. 



VIII 



Pour une conscience scrupuleuse comme Tétait celle 
de Montesquieu, un travail nouveau s'impose après la 
publication d'un ouvrage. Les papiers de La Brèdenous 
fournissent des renseignements inédits sur les correc- 
tions faites à VEsprit des Lois dès qu'il fut imprimé, 
tout aussi bien que sur les. critiques dont ce traité fut 
l'objet. On sait que le texte actuel, courant, diffère sur 
bien des points de celui de l'édition princeps, par suite , 
de modifications introduites dans les éditions nouvelles, 
mises au jour, les unes, du vivant, et les autres, après 
la mort de l'auteur. 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 247 

Si l'on confère, même superficiellement, les deux: gros 
volumes de l'édition de 1748 avec un exemplaire 
imprimé de nos jours^ on s'aperçoit que ce dernier 
intervertit Tordre de certains chapitres, en divise un des 
plug longs en quatre remaniés, ^et même en ajoute six 
ou sept de toute pièce. 

Parmi ces additions, nous n'en relèveroas qu'une, 
celle du chapitre ix au livre XV. Elle fut provoquée par 
une observation de* Grosley, l'érudit de Troyes, 
en Champagne. Noua y voyons qu'en France, au 
XMH^ siècle, on entendait « dire tous les jours qu'il 
serait bon que », dans le pays, « il y eût des escla- 
ves ». Mais c'est la conclusion du morceau qui lui 
donne de l'importance. Il est, en effet, possible qu'elle 
ait inspiré à Kant l'idée du précepte essentiel de sa 
morale K 

Pour en revenir aux papiers de La Brède, on y trouve 
des feuilles, grandes et petites, indiquant les amélio- 
rations que Montesquieu songeait à apporter à son chef-, 
d'oeuvre. Il en est beaucoup qu'il réalisa soigneusement ; 
d'autres auxquelles il ne donn^ pas suite. On rencontre, 
par exemple, dans un dossier tout un chapitre encore 
inédit, et destiné au livre XXII, sur l'usure que les 
Romains pratiquaient dans les provinces. 

Cette question de l'usure à Rome semble avoir infi- 
niment tracassé notre auteur. L'étranger qui mit en 
anglais ses Considérations avait critiqué, dans sa pré- 
face, quelques passages de V Esprit des Lois relatifs aux 
lois romaines sur le prêt à intérêt et sur les droits suc- 
cessoraux des femmes. Montesquieu s'en émut au point 

1. Voici la fin du chapitre : « Dans ces choses voulez-vous 
savoir si les désirs de chacun sont légitimes? Examinez les 
désirs de tous. » 



248 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

de dicter le mémoire en réponse qui a été mis au jour 
dans ses Mélanges. Toutefois, de son vivant, on ne fit 
point de changements au texte imprimé des chapitres 
qui étaient en cause. C*est dans Tédition de 1758 
qu*apparurent, la première fois, les remaniements con- 
sidérables que subirent le chapitre xvn du livre XXU 
et le chapitre unique du livre XXVII. 

C'est à ces modifications que fait allusion, san^ 
doute, une notice transcrite sur une feuille double, qui 
sert encore d'enveloppe à quelques remarques (plus ou 
' moins rédigées) ayant trait surtout à l'usure. 

Voici cette déclaration intime : 

(( Je n'ai gardé tout ceci que dans le cas où Ton me 
ferait quelque critique ou chicane concernant l'usure 
chez les Romains. J'ai retranché toute matière d'hosti- 
lité, pour aller droit à mon sujet et ne point disputer 
sur des minuties érudites. Gela sera bon en casque l'on 
m'attaque là-dessus, comme a fait un certain Irlandais 
qui a traduit mes Romains, et qui a ajouté une disser- 
tation hérissée de minuties d'érudition et qu'il a jointe 
à mes Homains pour la vendre. Je n'ai pas voulu me 
jeter dans tous ces petits détails; mais, en lisant l'ou- 
vrage, j'y ai répondu, et j'ai mieux fait : j'ai appro- 
fondi les choses qui étaient de mon sujet, et ai ôté tout 
ce qui n'était que bagatelle. » 

Si Montesquieu crut devoir tenir plus ou moins 
compte des objections qu'un Irlandais lui avait faites 
sur quelques lois romaines, il tira profit ailleurs d'une 
Remarque qu'on lui envoya sans doute d'Italie. Il avait 
flétri, au chapitre viii du livre X, un prétendu traité où 
les Génois auraient garanti aux Gorses qu'ils ne seraient 
plus condamnés à mort (( sur la conscience informée » 
de leur gouverneur. Une rédaction nouvelle du passage 



V» 



■l 



DE L'ESPRIT DES LOIS. 249 

en corrigea les inexactitudes, conformément aux obser- 
vations d'un lecteur bénévole. 

Les critiques du Clergé français eurent un caractère 
moins gracieux. C'est à nos théologiens qu'est due la 
Défense de V « Esprit des Lois », sans parler d'un Aver- 
tmement et &' Eclaircissements complémentaires. 

Dans les papiers de La Brèdef on rencontre d'autres 
fragmentsd'apologiedont les arguments essentiels sont, 
du reste, connus. 

Plus importante est une pièce inédite, un mémoire 
de trente-quatre pages in-folio provoqué par la Sor- 
bonne. Il a pour titre : Réponses et Explications 
données à la Faculté de Théologie sur i 7 Propositions 
extraites de /'Esprit des Loix, quelle avoit ceiisurées. 
Montesquieu y donne unepreuve nouvelle de sa nature 
conciliante. Pour avoir la paix, il aurait consenti à 
biffer des passages qu'on jugeait hérétiques, bien qu'ils 
nous semblent anodins. Nous ignorons quelle fut la 
fin de l'affaire, où l'archevêque de Paris, Christophe de 
Beaumont, intervint pacifiquement. 

Signalons encore ici quelques morceaux destinés 
d abord à la Défense de V a Esprit des Lois ». L'auteur 
ne les y inséra point, mais les fit transcrire dans le 
tome m de ses Pensées ou Réflexions manuscrites. Il y 
donne à ses critiques une leçon de modestie trop méritée. 
Avec une ironie pénétrante et douce, il sourit de leur 
suffisance, en disant : a Comment serait-il possible que 
nous eussions toujours raison, et que les autres eussent 
toujours tort? Les bons esprits trembleront donc de 
décider, et les autres auront reçu en dédommagement 
le plaisir de l'affirmative ^ » Que de gens se dédom- 
magent ainsi de leur sottise et de leur ignorance ! 

1. P., 1. 1, p. 215. 



È^ 



250 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 



IX 



Ajoutons, pour terminer cette étude, quelques détails 
nouveaux sur cequ*on peut appeler le rejet de Y Esprit 
des Lois. Nous nous refusons à le qualifier de déchet ou. 
de rebut. En effet, Montesquieu ne jugeait point sans 
valeur les morceaux dont nous allons parler, qu'il des- 
tina quelque temps à son grand ouvrage, et qu'il finit 
par en exclure. S'il les élagua, c'est qu'ils lui semblè- 
rent étrangers ou inutiles à l'exposition de son système. 
Mais, comme il ne perdait rien, il s'abstint de les 
détruire et les fit mettre décote. 

Et d'abord, nous mentionnerons de nouveau, parmi 
les papiers de La Brède, ces dossiers qui renferment 
des chapitres ou portions de chapitres sur des questions 
juridiques ou économiques. Les couvertures en portent 
des notes significatives, rédigées, par exemple, en ces 
termes : « Il y a ici de très bonnes choses sur le com- 
merce, qui pourront peut-être servir à une dissertation; 
sinon remettre dans mes Réflexions. Il y aura peut-être 
là des choses pour une seconde édition de Y Esprit des 
Lois. » On sait que, par Mes Réflexions, l'auteur enten- 
dait le tome III de ses Pensées (manuscrites). Quant aux 
chapitres contenus dans les dossiers, il en est plusieurs 
en tête desquels est écrit ; « Pour des dissertations »; 
ou : (( Ce chapitre est très bon et pourra faire une très 
bonne dissertation ». Ailleurs, la formule change : 
(( Cela pourra servir à un ouvrage particulier, ou bien 
le mettre dans mes Réflexions, par extrait. » 

En somme, Montesquieu divisa en deux parts le rejet 
de Y Esprit des Lois. Les morceaux plus étendus et plus 



J 






DE L'ESPRIT DES LOIS. 21^1 

achevés furent mis en réserve pour la rédaction éven- 
tuelle de quelques opuscules indépendants. Quant au 
reste, tout ce qui en était utilisable fut simplement 
transcrit dans le dernier des volumes où Tauteur con- 
signait d'habitude ses idées. 

Signalons ici qu'en marge d'un ichapitre sur les 
Greniers publics, on lit : « Pour mes Réflexions ou Le 
Pnnce ». Cette note nous révèle que, vers 1748, Montes- 
quieu songeait encore à reprendre le traité où il com- 
battait les doctrines de Machiavel. On en possède des 
morceaux notables, que les Bibliophiles de Guyenne 
ont imprimés naguère*. 

Nous donnerons à la suite de cette étude le texte des 
chapitres exclus de V Esprit des Lois et réservés pour 
des dissertations à faire. 

La seconde partie du rejet a paru déjà dans le pre- 
mier tome des Pensées et Fragments inédits. 

On y trouve bien des pages et des paragraphes remar- 
quables, qui sembleraient devoir figurer avantageuse- 
ment dans le chef-d'œuvre pour lequel ils furent rédigés . 
Nous n'imaginons pas les raisons qui ont fait distraire 
tel jugement historique, ni telle observation profonde 
sur le Droit. Pourquoi n'avoir pas aussi laissé en tête 
des livres XXVII et XXVIIl les préambules qui en indi- 
quaient clairement l'objet général? Enfin, nous ne 
saurions approuver, tout en le respectant, le sentiment 
de pudeur excessive qui, sans doute, a poussé le grand 
homme à retrancher de sa préface cette effusion person- 
nelle et suprême quiTaurait si éloquemment terminée: 

(( J'avais conçu le dessein de donner plus d'étendue 



1. Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, t. I, pp. 417 
à 441. 



252 DES GEUVRES DE MONTESQUIEU. 

et plus de profondeur à quelques endroits de cet 
ouvrage: j'en suis devenu incapable. Mes lectures ont 
affaibli mes yeux, et il me semble que ce qui me reste 
encore de kimière n'est que l'aurore du jour où ils se 
fermeront pour jamais. 

« Je touche presque au moment où je dois commencer 
et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au mo- 
' ment mêlé d'amertume et de joie, au moment où je per- 
drai jusqu'à mes faiblesses mêmes. 

(( Pourquoi m'occuperais-je encore de quelques écrits 
frivoles? Je cherche l'immortalité, et elle est dans moi 
même. Mon âme, agrandissez- vous! Précipitez-vous 
dans l'immensité! Rentrez dans le grand Être!... 

(( Dans l'état déplorable où je me trouve, il ne m'a pas 
été possible de mettre à cet ouvrage la dernière main, 
et je laurais brûlé mille fois, si je n'avais pensé qu'il 
était beau de se rendre utile aux Hommes jusqu'aux 
derniers soupirs mêmes... 

« Dieu immortel! le Genre humain est votre plus 
digne ouvrage. L'aimer, c'est vous aimer, et, en finis- 
sant ma vie, je vous consacre cet amour. )) 




IV 



LE DÉSORDRE DE L' «• ESPRIT DES LOIS»!. 



C'est une qualité bien précieuse dans un livre que 
l'ordre, alors même quil ne serait qu'apparent. 

Elle a suffi à des auteurs d'un mérite très secondaire 
pour exercer sur leur temps une influence considé- 
rable. Le public trouvait dans leurs ouvrages comme 
un meuble à tiroirs étiquetés, où il classait aisément 
ses idées, plus ou moins disparates, en croyant avoir 
une philosophie. Plus tard il s'apercevait que les tiroirs 
se suivaient fort arbitrairement, et que les étiquettes 
confondaient des choses distinctes et distinguaient des 
choses semblables. Aussitôt le coryphée de la veille 
perdait son prestige et se voyait relégué dans les rangs 
des humbles caudataires. Il n'en avait pas moins passé, 
pendant lîn demi-siècle, pour un maître, sinon pour le 
Maître. 

Les grands avantages que l'ordre bien visible a pu 
procurer ainsi à certains écrivains ne font pourtant 
pas que cette qualité soit essentielle aux œuvres de 

1. Cet article a été publié, en 1898^ dans la Revue du Droit 
publie. 



254 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

(ïénic, sornit ce de génie littéraire. Dans tous noscol- 
lêgon, on fail admirer, en rhétorique, le Dhcotirs pour 
lu Couriiiii»' de DémostJiène. Ce n'est certes point ta 
iiettPtc du plan qui vaut tant d'honneur au chef- 
d'icuvre. 

Et, plus forte raison en est-il de même pour les 
écrits de ces grands penseurs dont les enscig^nemeals 
s'imposeront toujours au Genre humain. La Politique 
d'Aristotc, par exemple, nous est parvenue dans un 
état très peu satisfaisant au point de vue logique, si 
l'on en croit dos éditeurs fort autorisés. Toutefois, 
qu'il faille, ou non, en bouleverser les huit parties, on 
l'a lue, la lit et la lira de générations en générations. 

Mais, entre tous les livres célèbres, s'il en est un 
dont le plan ne saule point aux yeux, c'est assurément 
l'Esprit des Lois. 

Aussi quelques professeurs de littérature se sont-ils 

montrés peu satisfaits. Ils ont même, avec la candeur 

que les Muses conservent à leurs sectateurs exclusifs, 

affirmé qu'il n'y avait pas de plan dans l'ouvrage. 

esquieu y aurait vidé ses cartons, à la fin de sa 

re, voyant approcher la mort, sans que le pauvre 

ird eût la force de classer .sommairement ses 

papiers. De là proviendrait une absence mani- 

Ic suite dans l'exposition. On assure qu'un juge 

!, pris d'un accès de franchise, n'a pas craint 

iloyer le terme de désordre. 

mot est bien dur; mais plus imprudent encore. 

nlin, si le désordre de l'Esprit des Lois n'existait 

Dur les lecteurs incapables de suivre la pensée de 

luîeu, faute d'avoir fait les études ou les 

sufAsantes? 

professeur de Droit public, ayant quelque 



LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 255 

goût pour les idées générales, nous avions lu et relu 
jusqu'ici, pendant cinquante ans, la grande œuvre du 
Maître, nous laissant guider par lui dans un sentiment 
de pleine confiance. Ravi de cette succession de pensées 
éclatantes ou profondes qui réveillent tant de souve- 
nirs et suscitent tant de vues nouvelles, nous nous 
inquiétions assez peu de la place que chacune d'elles 
pouvait occuper dans l'ensemble. Lorsque Ton vous 
verse généreusement des vins exquis, n'y a-t-il pas 
quelque ingratitude à chicaner sur le rang dans lequel 
on vous les fait boire? 

Mais naguère, en nous occupant des œuvres inédites 
de l'auteur, nous fûmes presque obligé de chercher à 
nous rendre compte du plan mystérieux de Y Esprit 
des Lois. Supposer qu'il n'y en eût point n'était pas 
admissible un seul instant. Un grand penseur, doublé 
d'un grand artiste, ne donne pas au public une macé- 
doine informe comme fruit de vingt ans de travail. A 
l'avance, nous étions même convaincu, par une longue 
et respectueuse intimité avec le grand écrivain, que 
l'ouvrage devait être d'un dessin très simple, fortement 
rythmé, et d'une logique rigide au fond, malgré des 
apparences capricieuses. Il s'agissait seulement d'en 
dégager le point de départ, l'idée- maîtresse, qui pouvait 
être complexe et malcommode à bien définir. 

En tout cas, la méthode à suivre était assez simple. 
Nous devions évidemment commencer par entre- 
prendre sur chaque livre de V Esprit des Lois un tra- 
vail analogue à celui que nous nous proposions de 
hire sur le tout. Une fois en possession de la série des 
idées dominantes de tous les livres^ nous verrions sans 
doute se former des groupes, groupes nettement dis- 
tincts ou reliés l'un à l'autre par quelque caractère 



\^^, 



256 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. ' 

commun. Nous élevant ensuite, peu à peu, de caractère 
commun en caractère commun, nous arriverions logi- 
quement à une conception générale plus haute et sou- 
veraine..., s*il y en avait une. De cela, nous ne doutions 
guère. 

Mais, auparavant, il était indispensable de simpli- 
fier le problème autant que possible. Par suite, il fallait 
éliminer les parties de l'œuvre que l'auteur lui-même 
a données pour des additions, des illustrations en 
quelque sorte. Ce sont le livre XXVII, sur les Lois 
romaines touchant les Successions, le livre XXVIII, 
sur les Lois françaises, et les livres XXX et XXXÏ, sur 
les Lois féodales ^ 

Les analyses à faire ne portaient donc que sur le 
reste, c*est-à-dire sur les livres I à XXVI et sur le livre 
XXIX. 

Dans le livre P*", Montesquieu, après avoir iiidiqué 
ce qu'il entend par lois, par lois naturelles et par lois 
positives, annonce qu'il ne va pas traiter des lois elles- 
mêmes, mais des rapports que les lois « doivent » avoir 
avec certains ordres de choses. Pourquoi doivent-elles 
les avoir? Il ne juge pas nécessaire de le dire en termes 
formels, absolus et généraux. Sa pensée n'en ressort 
pas moins nettement des passages où il déclare que la 
Société (( doit être maintenue », et que l'objet. de la 
conquête elle-même est « la conservation u^. Ailleurs, 
nous trouvons cette assertion topique et bien instruc- 
tive, que la conservation d'un état est « juste comme 
toute autre conservation » ^ 

1. Voyez le frontispice des premières éditions de VEspiHt des 
Lois. 

2. E. L., I, 3 (3 et 5). 
8. E, L., X» 2 (2). 



^1 ■ ^ i^mi 



LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 257 

Ce terme de conservation revient sans cesse dans 
l'Esprit des Lois. Il y a, du reste, un sens large, qui 
n'exclut point le développement normal des êtres. On 
aurait bien tort de croire qu'il vise uniquement le 
maintien du statu quo ^ 

Le livre P"" est suiyi de sept livres où fauteur expose 
la manière de conserver les divers gouvernements, 
après en avoir énuméré les trois genres fondamentaux, 
avec les trois principes qui leur sont respectivement 
propres. Rien de plus logique que ces préliminaires! 
liCs moyens de conservation ne sont pas les mêmes 
pour les états républicains, monarchiques ou despo- 
tiques. Ces états ont tous pour ressort un sentiment, 
qui varie avec le genre dans lequel ils rentrent. Pour 
qu'ils subsistent, il faut que les lois éveillent et entre- 
tiennent ce ressort essentiel. 

L'Autorité peut atteindre cette fin, d'abord, au 
moyen des lois sur l'éducation. Mais celles-ci ne suffi- 
sent pas : là même pensée doit présider à l'ensemble 
des institutions de chaque pays. Il faut, en particu- 
lier, qu'elle en pénètre le droit criminel, au point de 
vue des juridictions et de la procédure, comme de la 
fixation des peines. 

Bu reste, il n'est pas moins important de tenir 
compte des mœurs que des lois proprement dites : car 
le luxe et les habitudes qui en dérivent sont nuisibles 
à certains gouvernements et utiles à d'autres. 

Enfin, nombre de circonstances ruinent ou préser- 
vent aussi les principes vitaux des constitutions : 
notamment, l'étendue plus ou moins grande du terri- 
toire de chaque eitipire. 

1. Voyez la 89* Lettre Persane (1). 



258 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Cette dernière considération, par laquelle se termine 
le livre VIII, sert de transition aux deux livres suivants. 
Il y est traité de la manière dont les Etats peuvent 
défendre leur territoire, l'agrandir pour n'être pas 
détruits, et s*y prendre pour garder leurs conquêtes. 
L'idée de conservation est donc toujours celle que 
poursuit notre auteur dans les livres IX et X. 

Il en est de même des trois suivants. 

Les livres XI et XII roulent, en effet, sur la liberté 
politique, qui, pour Montesquieu, n*est autre chose que 
la « sûreté » des citoyens \ la protection de leur vie, 
de leur honneur et de leurs droits. Il expose comment 
on peut l'obtenir par les lois politiques, d'abord, et par 
les lois criminelles, ensuite. Ces deux ordres sont exa- 
minés, chacun, dans une section spéciale. 

Quant au livre XIII, on y voit (fomment les lois 
fiscales garantissent aux particuliers la « sûreté » et la 
jouissance de leurs patrimoines ^. 

Arrêtons-nous ici un instant, et jetons un regard 
en arrière. 

On a vu que c'est toujours au point de vue de la 
conservation que les lois ont été envisagées dans ce qui 
précède. Montesquieu nous y découvre successivement 
comment on préserve, dans un état, le gouvernement, 
le territoire, les citoyens et les patrimoines. Mais ces 
quatre objets n'ont-ils. pas un caractère qui les relie? 
Rien de moins douteux. Ce sont les quatre éléments 
constitutifs d'une société civile quelconque. 

Ces quatre éléments peuvent être envisagés dans 
leurs rapports mutuels ou dans leur essence propre. 



1. E. L., XII, 1 et 2 (1). 

2. E. L., XUl, 1 (1). 




X^'IP ' 



LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 259 

Au premier point de vue, on dira que l'un d'eux est 
dominant^ tandis que les autres sont dominés. Le gou- 
vernement exerce, en effet, sa puissance à la fois sur 
le territoire, sur les citoyens et sur les patrimoines. 

Le classement estmoins simple lorsqu'on se met au 
second point de vue. 

Alors on découvre que, sur les quatre éléments, il en 
est deux dont chacun est unique dans chaque état, et 
deux qui sont, au contraire, multiples^ en nombre 
indéfini, dans un empire quelconque. L'on a, d'un 
côté, le gouvernepient et le territoire; de l'autre, les 
citoyens et les patrimoines. De plus, il esta noter que, 
des deux éléments uniques, comme des deux éléments 
multiples, le premier se compose de personnes, et le 
second, de choses. Si bien qu'on arrive à la classifica- 
tion suivante : 
l'' Elément unique personnel : le Gouvernement; 
2^ — — réel : le Territoire ; 

3° — multiple personnel : les Citoyens; 
4° — — réel : les Patrimoines. 

Reprenons à présent V Esprit des Lois! Nous consta- 
tons aussitôt que la série des livres II à Xlll est irré- 
prochable, quelque système de classification que l'on y 
applique. Impossible d'étudier la préservation des élé- 
ments constitutifs de la Société civile dans un ordre 
plus niéthodique. 

Mais cette étude ne suffit point au législateur pour 
lui faire connaître toutes les conditions qui assurent 
le maintien et la prospérité des Etats. Une société 
civile n'est point quelque chose d'isolé dans le Monde. 
Il faut donc la considérer dans ses relations avec les 
agents extérieurs qui peuvent exercer sur elle une 
influence favorable ou nuisible. 



260 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

C'est ce qu'a fait Montesquieu dans la série de livres 
qui commence au XIV^ 

Tout d*abord, il en consacre quatre à l'influence des 
climats, un à celle de la nature des terrains, et un à 
celle de cet ensemble de sentiments, d'idées et d'usages 
traditionnels, qu'il désigne sons le nom d'esprit général 
d'une nation. 

A la suite, il avait intercalé dans son manuscrit une 
Invocation aux Muses, qu'il supprima sur les observa- 
tions d'un ami. On peut, cependant, induire du fait 
que, dans sa pensée, il devait y avoir dans cet endroit 
une sorte de halte dans la marche de l'ouvrage. Les 
livres XIV à XÏX formeraient-ils donc un groupe dis- 
tinct et complet? 

On peut regarder le climat et le terrain d'un état 
comme deux milieux physiques — Fun cosmique et 
l'autre foncier — qui modiûent jusqu'aux habitants de 
cet état par les conditions d'existence qu'ils leur impo- 
sent. D'autre part, l'esprit général d'une nation est 
une atmosphère morale qui lenveloppe et y détermine 
sans cesse les actes des gouvernants et des gouvernés. 
C'est donc de l'influence que les milieux d'une société 
civile exercent sur elle dont Montesquieu traite dans la 
partie de VLspril des Lois que nous essayons de carac- 
tériser. 

Jusqu'ici, qu*il s'agit des milieux ou des éléments 
constitutifs dune société civile. Fauteur ne nous a 
entretenus que de rapports d'ordre particulier à chaque 
état. 

A partir du XX* livre, les matières qu'il expose 
s'étendent en tout sens. 

Et . premièrement, il considère l'ensemble des nations, 
en tant que celles-ci contribuent à leur conservation 




Tf-^ 



LE DÉSORDRE DE L* « ESPRIT DES LOIS ». 261 

mutuelle. Mais comment les peuples s'aident-îls effica- 
cement à vivre? C'est au moyen de leurs échanges, 
en se procurant, les uns aux autres, toutes les choses 
dont ils manquent et peuvent avoir besoin. Or, c'est 
là précisément le rôle du commerce. 

En conséquence, deux livres de Y Esprit des Lois sont 
consacrés au commerce lui-même : aux avantages et 
désavantages qu'il engendre; aux prescriptions qui lui 
sojit applicables; et aux vicissitudes qu'il a subies 
depuis les temps historiques. Un troisième livre 
(le XXIP) traite, ensuite, de la monnaie, le grand ins- 
trument des échanges, lorsqu'elle n'en est pas l'objet 
même. 

Notons, en passant, que Montesquieu ne s'occupe, 
pour ainsi dire, que des transactions internationales. 
La nature cosmopolite du commerce Tavait tellement 
frappé qu'il a dit, en cédant à son goût pour les for- 
mules absolues : « L'histoire du commerce est celle de 
la communication des peuples * ». Trop heureux les 
hommes s'ils n'avaient eu que des rapports de cet 
ordre ! 

Mais, quelle que soit l'action bienfaisante que puis- 
sent exercer les sociétés civiles les unes sur les autres, 
elles ne sauraient se suffire. L'auteur de V Esprit des 
Lois estimait qu'il leur fallait emprunter à d'autres 
groupes des éléments de durée. Dans les livres XXIII à 
XXV, il passe, en effet, aux relations de l'État avec la 
Famille, d'abord, et avec la Société religieuse, ensuite. 
Pour la Famille, il l'envisage en tant que source de 
la population '(( Les conjonctions illicites contribuent 
peu à la propagation de l'espèce ^ ». Donc, si les habi- 

U E, I., XXI, (3). 
2. E. L., XXllI, 2 (4). 



L. 



2^ DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

tants d'un pays diminaent en nombre, le devoir du 
législateur est d'encourager les mariages. 

Quanta la Société religieuse, son utilité découle de 
ce que la Religion est « le meilleur garant' que les 
Hommes puissent avoir de la probité des Hommes »'. 
Il faut seulement veiller à ce que ses enseignements ne 
contrarient J)oint Faction nécessaire de l'autorité civile. 
Dans chaque état, il y a, en plus, des mesures à 
prendre relativement aux cultes qui y sont établis, ou 
qui voudraient y être reçus. 

C'est ainsi que Montesquieu, agrandissant peu à 
peu sou sujet, finit par considérer jusqu'à Tinfluence 
de ridée de Dieu sur les destinées des Etats, c'est-à dire 
l'influence la plus haute et la plus générale qu'il y ait. 

11 aurait pu s'arrêter ici si les lois n'étaient que des 
rapports théoriques, bons pour satisfaire la curiosité. 
Mais elles sont des rapports pratiques, qu'il faut 
imposer aux hommes pour leur bien. 

C'est pourquoi il insiste, dans le livre XXVI, sur 
l'inconvénient qu'il peut y avoir à statuer sur un cer- 
tain ordre de faits, en sinspirant de principes qui leur 
sont étrangers, et, dans le livre XXIX, sur la manière 
dont les vrais principes d'un ordre quelconque doivent 
être appliqués, quant au fond et quant à la forme. 

On voit que l'ouvrage, dans toutes ses parties, n'est 
qu'un long développement de l'idée que l'auteur se fai- 
sait des lois positives. Celles-ci ont pour objet la conser- 
vation des Sociétés civiles, conservation qui dépend, non 
des (( fantaisies ^ » de l'Homme, mais bien de « la nature 
des choses^ ». Il y a donc lieu, pour qui veut légiférer : 

1. K. L,, XXI v, 8 (1). 

2. E. L.j Préface (3). 

3. E. L., 1, (I). 




i 

LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 263 

1° D^étudier les conditions auxquelles les divers 
états se maintiennent et se développent; 

2° D'imposer, prudemment, à tel état déterminé 
celles de ces conditions qui conviennent et à lui, et à 
chaque ordre spécial de matière. 

Une fois qn^on a saisi Tidée-mère et « la chaîne * » 
de VEsprit des Lois, on n*est plus étonné d'une foule 
de choses qui sans cela paraissent étranges. 

Pourquoi Montesquieu s'étend-il sur les lois crimi- 
nelles, d'une part, au livre VI, et, de l'autre, au livre 
XII? C'est qu'il les envisage, tour à tour, au point de 
vue de la conservation des gouvernements, et au point 
de vue de la sûreté des citoyens. 

Pourquoi ne rapproche-t-il point ce qu'il dit, au livre 
XXII, des dettes publiques, de ce qu'il ditj au livre 
XIII, des contributions, puisque les deux matières sa 
rattachent également aux finances? C'est que les lois 
d'impôts sont d'ordre intérieur pour chaque état, 
tandis qu'on emprunte indifféremment les capitaux 
de toute la Terre. 

On voit que la logique même imposait ces vices 
apparents de composition. 

Qu'on ne s'imagine point davantage que les digres- 
sions auxquelles notre auteur se plaît soient de véri- 
tables hors-d'œuvre! Sans grande attention, on 
découvre qu'elles se rattachent fortement à ce qui pré- 
cède. Le livre XXIII, par exemple, dont le sujet essen- 
tiel est le rôle social de la Famille, finit par un cha- 
pitre sur les Hôpitaux. C'est que la Famille y est con- 
sidérée (ainsi qu'on l'a vu) en tant que source de 

1. ■ Dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on 
ne lient toute la chaîne. » Défense de V « Esprit des Lois », 
3" partie. 



26i DBS OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

la population. Or, un des moyens de combattre la dépo- 
pulation et de coopérer ainsi, indirectement, à la mul- 
tiplication des hommes, fin principale de la Famille, est 
l'établissement d'hôpitaux plus ou moins nombreux. 

Et maintenant, Montesquieu s'est-il livré à tous les 
raisonnements que nous venons de faire, en composant 
son Esf/rii des Lois? Rien n'est moins probable. Les 
procédés du génie ne sont pas ceux d'une intelligence 
ordinaire. Il vole, là où nous grimpons péniblement. 
Le jour où le grand homme arrêta le dessin général 
de son œuvre, il saisit, sans doute, d'un regard tous 
les facteurs essentiels de la vie sociale convergeant en 
ordre vers leur fin commune. 

Nous n'en sommes pas moins convaincu que nous 
donnons un sommaire très exact de son livre dans le 
court tableau qui suit : 

Objet de 1' « Esprit dps lois » : Liv. i 

I. Conditions de Conservation des Sociétés civiles. 

1. Conditions directes ou Préservation des Éléments 
constitutifs de toute Société civile. 

Préser- ( . (El. personnel. Gouvernement.. 2 à 8 

vation \""^^"®^*/ lil.réel Territoire 9et10 

des J ,,. , ( r.l. personnel. Citoyens U et 12 

Éléments ("^"'^P^^^i El. réel : Patrimoines.... 13 

2. Conditions indirectes ou Relations de chaque So- 
ciété civile avec les Agents extérieurs. 

Milieux/ (M. cosmique: Climat. 14 à 17 

parti- \Mil. phys.|j^^^^^.^^.T^^^^i^ ^g 

1 cuhers W^ moral. Esprit général de la 
Rela- la chaque y ^^^.^^ ^9 

lions \ Société. ^ 

avec les i [Soc. sem-( Transactions com - 

Sociétés \ biables. ( merciales. . . .- 20 à 22 

en < (S. familiale : Source 

général. #S. dissem-V de la Population.. 23 

( biables. )S. religieuse : Prin- 

( cipe de Moralité.. 24 et 25 



LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 268 

II. Application des Condilion^ de Conservation des Sociétés 
civiles, 

i. Choix des Conditions applicables à chaque ordre de 

choses. . Liv. 26 

2. Mode d*application de ces Conditions. 29 

Et voilà à quoi se ramène le désordre de V Esprit des 
Loisl 

Conseillerions-nous à personne d'écrire un traité 
quelconque dans le système qu'a suivi Tauteur, et sans 
indiquer plus nettement sa marche? Tant s'en faut. Il 
y a quinze ou seize ans, nous nous sommes permis 
d'imprimer que ï Esprit des lois était bien le moins 
classique des grands chefs-d'œuvre de notre litté- 
rature'. Mais chef-d'œuvre il reste! L'élogequ'en a/ait 
un philosophe, en l'appelant le plus grand livre du 
xnii'' siècle ^ n'a rien d'excessif, au contraire. 

Montesquieu n'avait guère de goût pour l'architec- 
lure du moyen âge, bien qu'il ait su apprécier le dôme 
de Cologne. Par une sorte d'ironie, c'est une immense 
église gothique que son livre capital rappelle. Lorsqu'on 
pénètre dans certaines cathédrales à bas-côtés doubles, 
on n'aperçoit, d'abord, qu'une forêt confuse de pilastres, 
de colonnes et de colonnettes, ornés de sculptures, par- 
fois étranges, et entremêlés de tombes monumentales, 
souvent historiques. Peu à peu l'œil se fait à ce qu'il 



i' Un paragraphe de V • Esprit des Lois » (Paris, Cotillon et C'*, 
^882), p. 3. — Au point de vue des détails il n'est pas de livre 
célèbre qui prête davantage aux critiques matériellement exactes, 
et néanmoins absurdes, des lecteurs naïfs. II suffit de prendre 
"ne foule de passages à la lettre. Jamais V Esprit des Lois ne 
sera apprécié à sa valeur par une intelligence simpUste et 
roide. 

2. Histoire de la Science politique, par M. Paul Janet, t. II, 
p. 322. 



266 DES CECTRES DE MœrTESQUIEU. 

voîl. Bîenti^t on distingue la nef, le transept, le chœur, 
le* bas-iV>lés, les chapelles, et Ton décourre que tout 
l'éditioe est disposé sur un plan bien simple, qu'on peut 
(icuror au moyen de deux lignes se coupant à angle 
droit. 




"-^■A , 



UN PARAGRAPHE DE L' « ESPRIT DES LOIS »^ 



Tous les publicistes et les jurisconsultes qui traitent 
delà séparation des pouvoirs citent consciencieusement 
YEsprit des Lois, et, en particulier, le célèbre chapitre vi 
du livre XI. Je n'en connais cependant qu'un seul qui, 
jusqu'ici, ait relevé le passage de ce chapitre sans 
lequel on méconnaît, si je ne me trompe, la véritable 
pensée de Montesquieu. Encore cet auteur, -M. Blunt- 
schU, a-t-il relégué dans une note une observation qui 
méritait peut-être une place plus honorable ^ Il est 
vrai qu'il n'en tire aucune conséquence juridique. 
J'essaierai de cominenter ici le passage en question, 
qui n'est autre que le premier paragraphe du chapitre 
De la Constilution d'Angleterre : 

« Il y a, dans chaque état, trois sortes de pouvoirs : 
la puissance législative, la puissance exécutrice des 
choses qui dépendent du Droit des gens, et la puissance 
exécutrice de celles qui dépendent du Droit civil. » 

l. Cet article a été publié, en 1882, dans la Revue critique de 
Législation et de Jurisprudence, 

^- Allgemeine Stalslehre (5" édit.), p. 591. (Stuttgart, J.-G. Gotta, 
i875). 



268 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

Certes VEiprit des lois est un livre de génie! Mais 
c'est bien le moins classique des grands chefs-d'œuvre 
de notre littérature. Il se distingue par la profondeur 
originale des idées, et non par la clarté et la méthode. 
Ainsi, dans plus d'un endroit, l'auteur donne à des 
termes connus un sens nouveau, qu'il n'explique 
qu'incidemment, dans une partie ultérieure de l'ou- 
vrage. En outre, ses définitions sont parfois fort loin 
d'être irréprochables. * 

Lorsque, par exemple, à la suite du passage que nous 
venons de reproduire, Montesquieu dit que la puissance 
législative « fait des lois », les a corrige » ou les 
(( abroge », on peut affirmer qu'il n'apprend rien à per- 
sonne. En revanche, on ne saisit pas tout d'abord 
comment cette formule s'accorde avec celles où le phi- 
losophe proclame, d'une part, que les lois sont « les 
rapports nécessaires qui dérivent de la nature des 
choses * », et, de l'autre^ qu'elles sont « les cas particu- 
liers où s'applique... la Raison humaine, en tant qu'elle 
gouverne tous les peuples de la Terre ^ ». Chicanant sur 
les mots, un critique peut faire observer que le légis- 
lateur ne « fait » point <( les rapports nécessaires », non 
plus qu'il ne « corrige ou abroge » « les cas particuliers 
où s'applique » la Raison. 

Mais c'est aux définitions des deux branches de la 
puissance exécutrice qu'on est surtout obligé de s'arrêter 
si l'on veut en comprendre le vrai sens, et, par suite, 
apprécier sainement la théorie qui en découle sur la 
séparation des pouvoirs. 

L'auteur s'y prend à deux fois pour chacune des deux 
branches. 

1. E L., I, 1 (1). 

2. E. L,, I, 3 (H). 



V - 



UN PARAGRAPHE DE L* « ESPRIT DES LOIS ». 269 

Nous venons de voir qu'il définit d'abord la première 
« la puissance exécutrice des choses qui dépendent du 
droit des gens », opposé tout seul au Droit civil. Oublle- 
lil donc qu'entre ces deux droits il en a classé lui- 
même un troisième, qui, cependant, n'est pas à négliger, 
le Droit politique, sur lequels les Sociétés se fondent * ? 
Non! il le sous-entend ici, et le rattache au Droit des 
gens. Le paragraphe suivant, en effet, nous apprend 
que c'est par la même puissance que le Prince ou le 
Magistrat « fait la paix ou la guerre » et « établit la 
sûreté» : ce qui doit s'entendre de la sûreté intérieure. 
Je n'en veux d'autre preuve que le chapitre xvii du 
même livre, où, traitant de la puissance exécutrice 
du Sénat romain, l'auteur confond ce qui touche à 
l'administration avec ce qui regarde les relations 
étrangères, comme une dépendance du même pouvoir. 

Donc, nous ne ferons que compléter la pensée de 
Montesquieu en disant que la première branche de la 
puissance exécutrice est exécutrice à la fois des choses 
qui dépendent du Droit des gens et de celles qui 
dépendent du Droit politique. 

J'arrive maintenant à la seconde branche. 

D'après le passageque je commente, c'estla puissance 
exécutrice des choses « qui dépendent du Droit civil ». 
A quoi le second paragraphe ajoute que, « par elle, le 
Prince où le Magistrat punit les crimes, ou juge les 
différends des particuliers ». Celte dernière formule 
diffère-t-elle au fond de la première? Nullement, dans 
la langue de Y Esprit des Lois. On y lit ailleurs que, par 
le Droit civil, (( un citoyen peut défendre ses biens et 
sa vie contre tout autre citoyen ^ ». Le Droit civil com- 

i. E. Z,., I, 3 (7). 

2. E. L., XXVI, ^ (1). 



t70 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

prend donc, en même temps que le Droit privé, au 
moins une part du Droit criminel. 

Mais ce nu*il importe de faire ressortir, c'est que 
jamais Montesquieu n'attribue au pouvoir qu'il appelle 
« la puissance de juger*», une juridiction générale 
absolue. C'est aux crimes, et aux différends des parti- 
cw/î>r5, qu'il en restreint soigneusement la compétence. 
Après l'avoir dit, il le répète presque aussitôt, au 
sixième paragraphe du même chapitre, et en termes 
identiques, qui excluent les différends où l'autorité 
publique est en cause. 

Cette exclusion est d'autant plus significative que le 
grand publiciste se plaît à opposer le domaine du Droit 
civil à celui du Droit politique. Dans le livre XXVI de 
V Esprit des Lois, il consacre une série de chapitres à ce 
sujet. L'un d'eux commence même par ces mots qu'on 
ne saurait trop méditer : « On verra le fond de toutes 
les questions, si l'on ne confond point les règles qui 
dérivent de la propriété de la Cité avec celles qui 
naissent de la liberté de la Cité *. » 

La séparation des pouvoirs que Montesquieu réclame 
n'est donc pas celle qui confie à un ordre de magistrats 
la gestion des intérêts dont l'administration peut appar- 
tenir à l'autorité publique, tandis qu'un ordre distinct 
doit spécialement redresser, réparer les violations du 
droit. Tout autre est la pensée! Le livre XI de V Esprit 
des-Lois s'explique par le livre XXVI. Ce que l'auteur 
demande, c'est que l'on réserve à une puissance l'exé- 
cution du Droit civil : la garde des droits et même des 
intérêts privés, dans leurs rapports respectifs. Jalouse 



1. E. /.., XI, 6 (2). 

2. E. L., XXVI, 16 (1). 




UN PARAGRAPHE DE l' <' ESPRIT DES LOIS ». 271 

de sa mission, cette puissance limitera, arrêtera, au 
besoin \ celle qui a la charge des droits et des intérêts 
publics, qui doit mettre dans les affaires une certaine 
passion ^, et qui serait entraînée peut être à tout sacrifier 
au but général qu'elle poursuit. 

Telle est la vraie pensée, l'unique préoccupation de 
Montesquieu, lorsqu'il insiste sur la division en deux 
branches de la puissance exécutrice. 

Il ne songe même pas, comme l'Assemblée nationale 
le fera en- 1790, à protéger le gouvernement et les 
administrations subordonnées contre les empiétements 
possibles des tribunaux judiciaires. Qu'aurait-il à 
craindre d'une « puissance de juger » qu'il veut rendre 
K invisible et nulle w^? Il envisage un seul des deux 
effets que la séparation des pouvoirs doit produire. Ce 
n'est que (( la liberté politique* » des citoyens qu'il à 
en vue. Quant à l'indépendance du pouvoir exécutif 
proprement dit, il ne s'en inquiète nullement. 

Les législateurs français de la Révolution ont décou- 
vert un avantage nouveau à la théorie mise en lumière 
par YEsprit des Lois; mais ils n'en sont pas moins 
restés fidèles à la conception primitive de l'auteur sur 
les caractères propres à chaque puissance. 

Il faut noter, en effet, que si Ton définit exactement 
fcs deux branches de l'exécutif, certaines anomalies 
prétendues de notre constitution politique apparaissent 
comme l'application pure et simple, non comme la vio- 
lation du principe de la séparation des pouvoirs. — 
L'ordre judiciaire prend chaque jour des mesures d'admi- 

1. E. L., XI, 4 (2;. 

2. E. L., VI, 6 (2). 

3. E. L., XI, 6 (14). 

4. E. L., XI, 6 (3) et XII, 1 (1 et 2). 



272 Des ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

nistralion pour conserver les patrimoines des parti- 
culiers incapables, en fait ou en droit. C'est de son 
ressort. N*est-ilpas exécuteur des choses qui dépendent 
du Droit civil? — Des tribunaux administratifs jugent, 
par milliers, des affaires contentieuses. Rien de plus 
naturel. N'est-ce poilit aux crimes, et aux différends 
entre particuliers, que se borne la compétence de la 
magistrature? 

Le départ fait entre les deux puissances par notre 
droit positif peut sans doute laisser à désirer sur plus 
d'un point de détail. Mais la vraie pensée de Montesquieu 
en inspire Tensemble. Lorsque le Code pénal (art. 131) 
défend aux administrateurs d'entreprendre sur les 
fonctions judiciaires, « en s'ingérant des droits et inté- 
rêts privés du ressort des tribunaux )),âl indique très 
nettement ce que doit être la puissance dont VEspvil 
des Lois a dit qu'on V « appellera* » {d'une expression 
plus ou moins adéquate) (( la puissance de juger ». 

1. E. L,j XI, 6. 



PRÉFACE 
"MÉLANGES INÉDITS DE M0NTE5âUIEU< 



Le volume des Mélanges inédits de Monlest/uieu ' 
comprend douze opuscules, auxquels ou a joint la cri- 
fique du troisième faite par J.-J. Bel, ami de lauteur. 

Voici les titres des douze opuscules : 

i. Discours sur Cicéron. 

2. Éloge de la Sincérité. 

3. Histoire véritable. 

4. Dialogue de Xanlippe et de Xénocrale. 

ÎS. Essai sur les Causes gui peuvent aff'ecler les Esprits 
fl les Caractères. 

6. De la Politique. 

7. Réflexions sur le Caractère de quelques Princes et 
>ur quelques Événements de leur Vie. 

8. Lettres de Xénocrale à Phérès. 

9. Remarques sur certaines Objections que m'a faites 
un Homme qui m'a traduit mes Romains en Angletei-re . 

I. Celte préface a élé rédigée pour l'ouvrage qne la Société 
lies Bibliophiles de (liiyenne a Tait paraître, en 1893, sious le 
litre de - Mélangea inédits de Munleiquiru, publiés par le baron 
de Montesquieu. • Bordeaux, G. Gounouilhou (1 vol. in-4°). 



L.. 



274 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

10. Mémoire sur la Constilulion. 

11. Mémoire sur les Délies de racial, 

12. Mémoire contre V Arrêt du Conseil du M 7 fé- 
vrier 1725, 

Ces douze opuscules différent singulièrement par le 
fond et par la forme. Quelques-uns sont visiblement 
achevés. D'autres, au contraire, et non les moins 
curieux, ne se présentent qu'à l'état d'ébauches ou de 
simples matériaux, débris d'ouvrages plus étendus, 
dont le Président avait délaçhé et utilisé ailleurs cer- 
taines parties, et dont il comptait recomposer le reste. 
Aux discours académiques et aux traités scientifiques 
se mêlent, dans notre recueil, des œuvres de pure 
imagination, tels que conte, dialogue ou lettres fictives 
et des mémoires d'affaires sur des questions d'intérêt 
particulier ou général. Les sujets de ces divers mor- 
ceaux touchent à la littérature, à la morale, à la phi- 
losophie, à la politique, à Thistoire, à l'administration 
et à l'économie politique. Mais, dans tous ou presque 
tous, on retrouve les préoccupations et la méthode 
connues de Montesquieu, ainsi que ses idées fonda- 
mentales, exprimées parfois avec plus de liberté que 
dans ses œuvres classiques. 

Les lecteurs familiers avec les Lettres Persanes, les 
Considérerions sur les Romains et Y Esprit des Lois, 
feront sans peine des rapprochements qui s'imposent. 
Nous leur laisserons même le plaisir de relever ce quil 
y a de nouveau dans le Montesquieu que iious font 
connaître les mémoires sur la Constilulion et sur les 
Dettes de r/^tat. Il nous suffira de décrire ici les manu- 
scrits que nous publions, en cherchani à fixer pour 
quelques-uns l'époque où ils furent rédigés. 

Si nous avions eu les éléments nécessaires pour 



i_ 




MÉLANGES INÉDITS DE MONTESQUIEU., 275 

dater les douze opuscules, nous les aurions rangés 
tous dans Tordre chronologique. Mais ces éléments 
nous manquent. Aussi adoptons-nous un certain 
ordre de matières, que nous allons suivre, sans pré- 
tendre à une rigueur absolue. De la littérature, nous 
passerons aux théories abstraites, et, des théories, aux 
considérations historiques et pratiques. On ne s'éton- 
nera' point, en lisant le Discours sur Cicéron; que cette 
œuvre de jeunesse soit placée au nombVe et en tête 
des œuvres littéraires. 

Les manuscrits dont nous disposons sont, les uns, 
de la main de Montesquieu, et, les autres, de la main 
de ses secrétaires. Nous les avons reproduits également 
mot pour mot. A peine nous sommes-nous permis de 
corriger ou d'intercaler dans le texte quelques parti- 
cules omises ou défigurées par une distraction évidente 
de l'écrivain. L'important pour le lecteur est d'avoir 
du Montesquieu authentique. Nous aimons mieux, 
pour notre part, encourir le reproche de' respect servile 
que celui d'outrecuidance. 

Toutefois, quant à l'orthographe, souvent incorrecte 
et parfois fantasque, de nos manuscrits, nous n'avons 
pa^ cru devoir .la conserver. Elle eût inutilement 
1 dérouté le public. Nous signalerons seulement que 
! l'illustre président au Parlement de Bordeaux gas- 
I connaît en écrivant, comme en parlant. Il mettait, par 
I exemple, hureux, au lieu de heureux^ ou ottçr^ au lieu 
; de ôtPA\ Au point de vue de ses habitudes de langage, 
! le manuscrit des Remarques sur certaines Objections 
I présente même un intérêt tout spécial. Le secrétaire 
auquel fut dicté ce travail (qui n'est qu'une sorte de 
i monologue) semble avoir noté fidèlement les into- 
nations de l'auteur. Il écrit dès (avec un accent) et du 



i ' 



276 ■ DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

pour de. Comme les phonographes modernes, il enre- 
gistrait mécaniquement les sons qu'il percevait. A 
titre de curiosité, nous avons donné son texte, en en 
conservant les fautes les plus caractéristiques. 

Un dernier mot sur les notes. Toutes les notes; 
observations et variantes que Ton trouvera au bas du 
texte sont de Montesquieu lui-même. Nous rejetons à 
la fin du volume, mais avant ï Index, les remarques 
que d'autres ont insérées sur les manuscrits, tout aussi 
bien que celles dont nous jugeons nécessaire d'acconi- 
pagner cette édition *. 

1. Cette préface est suivie, dans le volume des Mélanges^ par 
une description des manuscrits qui y sont imprimés. 




VII 



PRÉFACES AUX «VOYAGES DE MONTESQUIEU »^ 



TOME PREMIER 

Nous nous proposons d'indiquer sommairement, en 
\ tête des Voyages de Montesquieu, quels mobiles déter- 
miiièrent le Président à visiter des pays étrangers; 
dans quel état flottant et précaire se trouvait l'Europe 
au moment de son départ; quel itinéraire il suivit; les 
impressions dominantes qu'il rapporta de ses péré- 
grinations lointaines; enfin, ce qui subsiste des notes 
et des mémoires où il consigna les souvenirs qu'il 
, avait recueillis en traversant les Etats des Habsbourgs, 
puis, l'Italie, l'Allemagne du Sud, de l'Ouest et du 
Nord, et, en dernier lieu, la Hollande. 

Nous n'aurons point à parler de son séjour en Angle- 
terre- Il ne semble pas qu'il ait continué à Londres 
l'espèce de journal qu'il avait tenu sur le Continent. 
En dehors des I\otes publiées en 1818, pour la première 

\. Les deux préfaces qui suivent ont été rédigées pour l'ouvrage 
que la Société des Biblioplnles de Guyenne a fait paraître, 
en 18'.)4-18%, sous le titre de « Voyar/e^ de Montesquieu^ publiés 
par le baron Albert de Montesquieu ». Bordeaux, G. Gounouilliou 
(2 vol. in-'O- 



^-^^^^^ 'M^ 



2 '8 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

fois ', cest b peine si Ion trouve dans ses œuvres 
même inédites, quelques renseignements, trop rares. 
surcequ'il put faire ou observer au milieu des Anglais'. 
Quant à la question de sovpir quelle iniluence les 
voyages de Montesquieu exercèrent sur la direction 
générale et sur le développement de son génie nous 
nous bornenms à la poser. Il est à croire que, même 
avant 1 ,28, l'auteur des /Mires Persanes, se délachanl 
peu a peu des sciences physiques et naturelles, qui 
faillirent l'obsorber, avait voué, sans retour, le meil- 
leur de SCS forces aux études morales et politiques. 
Mais, lorsqu'il eut comparé, ailleurs que dans les 
livres, les mœurs et les lois de quatre ou cinq peuples 
civilisés, ne dut-il pas envisager les hommes el les 
choses humaines à un point de vue plus large et plus 
haut qu'à l'époque où son expérience était restreinte à 
la France et aux Français? 

.iJn.'i'!^,'^'''*,^?''./."^"'''*'*'''"^ <*•" P*"""' P»""" ''i première fois, 
IThV .y,^* ' *''""•" ^** ^"vres complètes de Montesquieu 

publK-e, en 1818, chei Lefèvre. Elles ont été réimprimées plu- 

d.T/r "r"- "" ''' ''""^^ "-"* '« '"""^ Vil (p m à m) 
ic i tciition de Monleaiimeu publiée par M. ÉJouard Lahoulave 
(Mans, (.armer frères. 181S-1879), édilion à laquelle nous ren- 
voyons toujours le lecteur. 

ait-il laissé davantage. Une 
ic sont pas revenus d'Angle- 
Sb au commencement du xiï' 
Cyrille de Secondât écrivait, 
■e(l'Ètat,et que " 



s petit nombre (m'a dit mon 
.■leil'eïéeu leur lesLamen taire 
quieui, qui les lui renverra à 
si qu*jl en a été convenu res- 



ipjmbràiés. 



r, *;i" : 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 279 



I 



Les livres ne suffisent point aux intelligences 
curieuses et criticjues à la fois : elles tiennent à voir, 
entendre et toucher les choses par elles-mêmes. Or, 
Montesquieu avait, au plus haut degré, Tesprit curieux 
et critique. Toute manifestation de force, de vie, d'ac- 
tivité individuelle ou collective, l'intéressait et Vin- 
duisait aussitôt à tenter des généralisations plus ou 
moins hardies. Il était donc trop heureux de recueillir 
letémoignagede quiconque pouvait rédifier sur quelque 
fait inconnu. Seulement, il n'admettait les allégations 
de personne que sous bénéfice d'inventaire, dès qu'il 
avait le moyen d'en contrôler l'exactitude. 

Lorsqu'il s'agissait de l'Orient, de la Perse et de la 
Chine, il était réduit à croire les explorateurs sur parole. 
Mais il lui était plus facile de visiter l'Europe, et il n'y 
manqua point. Certains passages de son premier chef- 
d'œuvre font penser qu'il songea à ses voyages bien 
avant de les entreprendre. 

Dans la 31^ Lettre Persane, Rhédi écrit à Usbek 
qu'il est à Venise, et qu'il se plaît à vivre dans une 
ville où son esprit se forme tous les jours. « Je m'ins- 
truis, dit-il, des secrets du commerce, des intérêts des 
princes, de la forme de leur gouvernement; je ne 
néglige pas même les superstitions européennes; je 
m'applique à la médecine, à la physique, à l'astro- 
nomie; j'étudie les arts : enfin, je sors des nuages qui 
couvraient* mes yeux dans le pays de ma naissance. » 
Si l'on ignorait à quelle date cette lettre fut imprimée 
la première fois (c'est-à-dire en 1721), qui n'y verrait 
un souvenir personnel de l'auteur? Cependant, il ne 



280 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

faisait qu'y résumer à l'avance un programme qu'il 
devait suivre rigoureusement plus de sept ans après. 
Mais il est clair qu'il avait réfléchi déjà sur le profit 
qu'il pourrait tirer d'un séjour hors de la France. Peu 
importe qu'il méditât dès lors les Considérations sur 
la Grandeur des Romains, ouxiette Histoire de Louis XIV 
dont la préface nous a été conservée, ou bien quelques- 
unes de ces dissertations dont il fit plus tard des cha- 
pitres de son Esprii des Lois! Il ne pouvait point 
n'être pas sollicité par le désir de voir l'Italie, d'abord; 
mais, de plus, l'Empire d'Allemagne, la Hollande et 
l'Angleterre. Qu'il étudiât, en philosophe, les vicissi- 
tudes ou le droit des peuples anciens et modernes, ces 
pays devaient également l'attirer. C'est, en effet, là 
que s'étaient passés tanl de grands événements dont 
il avait à rechercher la suite ou les causes, et là où 
s'appliquaient encore une foule d'institutions dont il 
entendait découvrir la raison d'être profonde. 

A ces mobiles scientifiques s'en ajoutaient d'autres 
d'une nature moins spéculative. 

Montesquieu n'avait qu'un goût très médiocre pour 
les fonctions judiciaires qu'il remplit dans sa jeunesse, 
n'abhorrait la chicane. La pratique des lois criminelles 
de son temps devait répugner à cette bienveillance 
générale qui le caractérisait. Nous soupçonnons même 
que les questions litigieuses soulevées par ses justi- 
ciables le passionnèrent toujours moins que les que- 
relles antiques de Pompée et de César, surtout de 
Carthage et de Rome. Aussi vendit-il sa charge de pré- 
sident à mortier au Parlement de Bordeaux dès qu'il 
se fut créé à Paris, grâce à son mérite littéraire, une 
situation plus conforme à ses goûts. 

Ses relations lui ouvrirent les portes de l'Académie 



z^ 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 281 

française, le 5 janvier 1728. Mais alors il ne bornait 
point son ambition à l'acquisition du titre de membre 
de l'illustre compagnie. Il songeait à la carrière diplo- 
matique, où plus d'un magistrat s'était distingué sous 
les règnes précédents *. 

Or, pour compléter ce qu'on apprend dans les livres 
sur le Droit des gens, idéal ou positif, rien ne vaut un 
voyage qui vous donne l'expérience des cours, des 
ministres et des princes étrangers. Aussi, quand l'oc- 
casion d'en faire un semblable fut offerte à Montes- 
quieu, la saisit-il avidement. C'est ce qui se produisit 
lorsque lord Waldegrave fut choisi pour représenter le 
roi George II à la cour de l'empereur Charles VL 

Le nouvel ambassadeur d'Angleterre à Vienne appar- 
tenait à la descendance de Jacques II et d'Anna Chur- 
chill. Son oncle, le maréchal de Berwick, avait habité 
Bordeaux pendant la Régence, à titre de gouverneur 
de la Guyenne. Un commerce suivi et même intime 
s'était établi alors entre le Maréchal et le baron de La 
Brède. Quand Berwick quitta la province, ces rapports 
De cessèrent point ^. Montesquieu put ainsi connaître, 
dans la famille des Fitz-James, leur parent lord Wal- 
degrave', et se lier avec lui. 

Il n'était guère possible de trouver un plus séduisant 



1. Ce fait ressort du brouillon d'une lettre écrite par Montes- 
quieu au due de Richelieu (brouillon conservé aux archives 
du Château de La Brède), aussi bjen que de la lettre à l'abbé 
I'01ivet(du 10 mai 4728) imprimée dans le tome Vil (p. 220) des 
(Xiuvres complètes de notre auteur. 

2. D'après un brouillon de lettre, du 27 juillet 1726, quand 
Montesquieu vendit sa charge, il écrivit au maréchal de Berwick, 
qui se félicitait à l'idée de le voir plus souvent chez lui : 
•N'étant plus président, je serai, au moins, concierge de 
FilX-James » (Archives de La Brcde), 



«. -y 



282 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. 

introducteur dans le monde politique et diplomatique. 
L'idée de raccompagner en Autriche dut venir natu* 
relicment à celui qu'il honorait de son amitié. L'ancien 
président au Parlement do Bordeaux était, d'ailleurs, 
certain que sa qualité officielle de membre de l'Aca- 
démie française et sa qualité officieuse d'auteur des 
Lettres Persanes lui assureraient à la Cour impériale 
une réception personnelle, digne de son caractère et 
ilatteuse pour son amour-propre. 



II 

Au moment où Montesquieu se mit en route, les 
états qu'il devait visiter traversaient une crise dont 
peu de contemporains semblent avoir deviné Timpôr- 
tance. L'ancien état de choses était ébranlé profondé- 
ment en Europe. Des puissaaces qui, depuis un, deux 
ou trois siècles, jouaient les pren^iers rôles, allaient 
s'effacer devant d'autres, qu'elles dédaignaient naguère. 
Et, comme s'il fallait des acteurs nouveaux à une 
pièce nouvelle, les plus glorieuses dynasties s'étei- 
gnaient, l'une après l'autre, sur leurs trônes, quand 
ce n'était pas dans l'exil. La même fatalité semblait 
s'acharner, du reste, sur les monarchies et sur les 
républiques. Si la décadence de Gênes et de Venise était 
évidente dans le sud, celles des Provinces-Unies, que 
la Hollande groupait autour d'elle, n'hélait guère moins 
visible au nord. On eût même vu, sans la bienveil- 
lance d'un pape, disparaître vers cette époque l'inno- 
cente république do Saint-Marin! 

La guerre de la Succession d'Espagne contribua 
pour beaucoup à l'ébranlement général dont nous 




VOYAGtS DE MONTESQUIEU. 283 

rappelons les conséquences. Elle avait abouti, sans 
doute, à des partages solennels. Mais aucun des héri- 
tiers du roi Charles II n'avait renoncé franchement à 
ses prétentions exclusives. Peu satisfaits de leurs lots, 
ils n'attendaient tous qu'une occasion pour réclamer ce 
qu'ils ne possédaient point. Les attributions des traités 
de 1713 et de 1714 furent modifiées dès 1718, en atten- 
dant qu'on les modifiât encore. 

Les grandes puissances s'étaient fait, d'ailleurs, une 
habitude de dispose'r à leur gré des petits états. Villes, 
provinces ou royaumes changeaient de maîtres sans 
qu^on daignât consulter les habitants, ni même les 
autorités publiques. L'instabilité qui naissait de cet 
usage familiarisait les esprits avec l'idée d'un change- 
ment quelconque. Au reste, il semble que, dans leurs 
combinaisons, les gouvernements n'eussent pas alors 
à tenir grand compte du sentiment patriotique. N'était- 
il pas affaibli singulièrement dans un temps où les 
hommes les mieux doués mettaient sans scrupule leurs 
talents, même leur génie politique ou militaire, au 
service de pays qui n'étaient pas le leur? 

Sans insister davantoge sur ces considérations 
d'ensemble, passons en revue les contrées où Montes- 
quieu s'arrêta pendant son grand voyage sur le Conti- 
nent. 

A Vienne, c'était. un Habsbourg qui régnait encore, 
mais ce devait être le dernier. La descendance mascu- 
line de l'archiduq Philippe le Beau s'était divisée, au 
xvi^ siècle, en deux branches destinées à finir de même, 
coup sur coup. L'espagnole était morte en 1700, avec 
le roi Charles II, comme Tautrichienne allait dispa- 
raître en 1740, avec l'empereur Charles VI. Ces deux 
souverains n'eurent, en effet, ni l'un, ni l'autre, de fils 



284 DES CEUVHES DE MONTESQUIEU. 

pour leur succéder. Plus heureux, cependant, que son 
cousin, l'Empereur devait laisser tous ses états à 
quelqu'un de sou sang, à l'aince de ses trois filles, à 
l'illustre M a rie- Thérèse. Parvenir à lui transmettre 
rciiscmble de ses duchés et de ses royaumes fut même 
l'objet capital de sa politique, aussitôt qu'il n'espéra 
plus d'héritier mâle et direct. 

Par les traités de Rastatl et de Londres, d'une 
part, et le traité de Pasearowitz, de l'autre, le dernier 
des llabsbourgs avait étendu les possessions de ses 
ancêtres. Mais l'Autriche noput conserver déflnilive- 
menl oucune de ses acquisitions. Lui-même eut la 
douleur de rélrocCder, par le traité de Vienne de l'^S, 
une de ses conifuèlcs les plus importantes, le royaume 
de Sicile, sans parler des districts que lui enleva, dans 
le bassin du Danube, le traité de Belgrade de 1739. 

€es perles, qui devaient être suivies de bien d'autres, 
étaient d'autant plus fâcheuses pour l'état qui les 
subissait, qu'il voyait s'élever alors des puissances 
rivales même au sein de cet Empire germanique où il 
dominait depuis la fin du Moyen Age. En moins de 
vingt ans, trois électeurs d'Allemagne étaient devenus 
rois. C'étaient celui de Saxe, roi de Tologne {1697}, 
celui de Brandebourg, roi de Prusse {1701], et celui 
de Hanovre, roi de ta Grande-Bretagne (1714). Des 
trois, le plus dangereux ne paraissait pas encore êlre 
celui dontragrandissement avait étéle moins brusque, 
le moins avantageux en apparence, Mais un esprit 
supérieur ne pouvait point méconnaître combien la 

Autriche catholique était menacée par 

eux monarchies redoutables et protes- 
de l'Empire. Ce n'étaient plus les rois 
icnto craindre pour la cour de Vienne, 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 285 

Les successeurs de Charles XII ne gardaient au sud de 
la mer Baltique que quelques débris des conquêtes de 
Gustave-Adolphe. Seulement le rôle de ce dernier 
prince pouvait être repris avec avantage. Il était de 
nature à tenter un de ces deux rois nouveaux,- alle- 
mands, non plus étrangers, qui venaient précisément 
d'obtenir à Stockholm des cessions de territoires : Tun, 
les duchés de Brème et de Verden (1719); et Tautre, 
Stettin, une partie de la Poméranie et deux îles (1720). 
Les dissensions qu'un article du traité de Ryswick 
provoquaient dans TEmpire ne prouvaient <ïue trop la 
persistance des haines religieuses. 

Pour découvrir, vers le milieu du règne de Charles VI, 
ce qu'avait de précaire la grandeur de la maison 
d'Autriche, il suffisait (semblet-il) d'une intelligence 
peu ordinaire. Mais une inspiration prophétique eût 
seule permis d'annoncer alors que .l'Italie n'était pas 
vouée à une éternelle servitude. Elle paraissait n'avoir 
que la chance très équivoque de changer, tôt ou tard, 
de maître. 

Jusqu'à nouvel ordre, elle obéissait à l'empereur 
d'Allemagne. 

Celui ci la tenait par les deux bouts, occupant, au 
nord, Mantoue et Milan, et, au sud, Naples et Palerme. 
Les états de la Péninsule se voyaient ainsi réduits au 
rôle d'humbles satellites. Du reste, Venise était obligée 
par sa position de cultiver l'alliance du prince qui pou- 
vait le mieux la secourir contre le péril du Turc. Mais 
Gênes aussi sollicitait volontiers son intervention, 
lorsqu'elle s'était, par son imprudence, attiré quelque 
méchante affaire. Bien entendu, le duc de Modène 
n'agissait qu'en fidèle vassal du suzerain qui, naguère, 
l'avait investi de La Mirandole en récompense de ses 



ïj<^'>. 



286 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

bons services. Quant au roi de Sardaigne, moins siir, 
il se soumettait provisoirement (et sauf à méditer une 
défection prochaine) aux injonctions plus ou moins 
discrètes qu'il recevait de Vienne. Enfln, il n'y avait 
pas jusqu'aux Etats du Saint-Siège qui ne fussent 
exposés à une occupation des troupes impériales, quand 
le Pape résistait aux exigences de leur maître. 

Pourtant Charles VI n'était pas encore satisfait. Il 
eût voulu disposer à sa guise des successions qui 
devaient sous peu s'ouvrir à Parme et a Florence, par 
la mort du dernier des Farnèses et du dernier des 
Médicis. Mais l'Angleterre, la France et TEspagne sur- 
tout ne l'entendaîent pas ainsi. De là, des négociations, 
des intrigues diplomatiques, des menaces de guerre : 
tout un ensemble de symptômes peu rassurants. 
Qu'adviendrait-il, en effet, si la paix était rompue, de 
l'autorité, directe ou indirecte, que TAutriche exerçait 
en Italie depuis vitigt ans, mais qu'on n'y supportait 
qu'avec répugnance, à Naples comme à Turin et à 
Venise? • . ' 

Pour les Provinces Unies, il est facile de résumer en 
quelques lignes la situation que leur avait faite le 
traité d'Utrecht. 

Elles payaient clier l'honneur d'avoir une fois 
humilié Louis XIV. C'était, en somme, au proflt de 
leurs alliés qu'elles avaient remporté des victoires bril- 
lantes, mais ruineuses. Epuisées, à bout de ressources, 
accablées du poids do leurs dettes, elles semblaient 
résignées maintenant à une décadence irrémédiable, à 
la fois pôh tique, financière et commerciale. 

Môme à part toute autre cause, l'état instable et 
critique où se trouvait une si grande partie de l'Europe 
expliquerait, sans l'excuser, le spectacle étrange que 



X,. 



VOYAGES DK MONTESQUIEU. 287 

donna le monde diplomatique à la suite des traités de 
1713 et de 1714. Il inspira sûrement à Montesquieu le 
jugement si sévère qu'il porte sur les politiques dans 
certains de "ses ouvrages *. Jamais, en effet, on ne vit 
plus d'incertitude et d'inconstance dans les desseins 
des gouvernements. Il n'est pas facile de suivre, encore 
moins de comprendre les agissements de leurs ministres 
à cette époque. On les voit signer traités sur traités, 
s'assembler en congrès impuissants, conclure et rompre 
des alliances passagères : d'année en année, sinon de 
m(»is en mois, le groupement des états varie. 

Il s'en fallut même de bien peu qu'une guerre géné- 
rale n'éclatât dès 1727. Le Pape intervint, par bonheur, 
et ménagea un rapprochement enlrc les signataires 
des traités conclus en 1725, à Vienne, d'une part, et à 
Hanovre, de l'autre. Les ministres d'Angleterre et de 
France s'entendirent, avec les représentants de Tempe- 
reur Charles VI et du roi Philippe V, .surpris de se 
voir, depuis peu, alliés l'un de l'autre. Des articles 
préliminaires d'engagements qu'on devait prendre, 
ensuite, à titri) définitif arrêtèrent les hostilités par- 
tielles. A la mort de Georges V% tout, il est vrai, faillit 
être remis en question. On finit, néanmoins par éviter 
une guerre immédiate, qu'il n'y avait, d'ailleurs, 
aucune raison sérieuse d'entreprendre; pas de quoi 
« faire tuer un poulet » devait dire le prince Eugène, 
en 1730, à lord Waldegrave lui-môme*. 

i. Voir, dans les Mélanges im^dils, page 157, l'opuscule qui a 
pour litre De la Poliliqiie, et qui semble être le chapitre xiii du 
Traité des Devoirs quasaii composé Montesquieu. 

2. W. Coxe, UUlory of the îîouse of Austria, 3' édition (Lon- 
Ji-es, (j. Bell et fils, 1889), t. III, p. 151. 



288 DES GËUVRES DE MONTESQUIEU. 



III 



C'est (paraît-il) le 5 avril 1728 * que lord Waldegrave 
et son compagnon de route quittèrent Paris. Nous ne 
connaissons qu'un incident de leur voyage jusqu'à 
Vienne. Une voiture versée ou cassée les obligea à faire 
à cheval une de ces longues traites qui laissent de dou- 
loureux souvenirs aux écuyers novices *. 

Us n'en arrivèrent pas moins à destination avant 
le 2 mai. En effet, à cette date, le représentant de 
George II échangea des instruments diplomatiques 
avec un représentant de Charles VI'. Le noble lord 
s'empressa, ensuite, avec son ami, de faire sa cour à 
l'Empereur et à Tlmpératrice, ainsi qu'aux ministres 
de la Conférence* et aux autres grands personnages de 
l'État. 

Dans ses notes et dans ses lettres, Montesquieu a 
consigné le souvenir de l'accueil gracieux qu'il reçut. 
Bien des années après, il se rappelait avec émotion les 
noms des Lichtenstein, des Kinski et des Harrach*. 
Nous ne disons rien du prince Eugène et du feld- 

1. Mémoire pour sentir à t Éloge de M. de Montesquieu, par 
M. de Secondât» publie dans YHistoire de Montesquieu^ par 

L- Vian .Paris, Didier et 0% 1878). p. 399. 

2. Lettre inédite) de M. de Buickley à Montesquieu, do 
25 mai 1T2S (Archives de La Brêde). 

3. H'^cu^il des Instructions données aux Amltassadeut^.., de 
France, Autriche, avec... notes par M. AtbeFt Sorel (Paris,' 
F. Alcan. IS.^^^ p. 238, note 3. 

4. On appelait» à Vienne, ministres de la Con/enenee, les mem- 
bres du Conseil privé, qui délibérait avec rEHapereur sur la 
direction générale des atlaires intérieures et exlêrieores de 
rÊtat. 

3. Œuvres complètes,, t. Vil, p. 402. 






VOYAGES DE MONTESQUIEU. 289 

maréchal de Starhemberg, qui firent connaître au futur 
auteur de VEsj)rU des Lois la joie ineffable qu'éprouve 
un grand penseur en feuilletant Tâme d'un grand 
homme d'action. 

C'est à Viqnne encore que Montesquieu s'initia à la 
théorie des arts plastiques. Un certain chevalier Jacob, 
artiste sans doute lui-même, fut le premier maître qui 
lui exposa les principes de l'architecture, de la sculp- 
ture et de la peinture ^ L'élève se passionna pour cette 
étade nouvelle. Son Voyage en Italie le prouve et 
contraste (par parenthèse), à cet égard, avec le Journal 
de Voyage de son compatriote Montaigne. Il suffît, du 
reste, de prendre les Lettres Persanes, d'analyser les 
termes et les figures dont l'auteur se sert, pour en 
induire qu'une affinité étroite existait entre son génie 
et le génie d'un peintre. , 

Mais l'Autriche n'était pas le seul des Etats hérédi- 
taires des Habsbourgs que le Président fût curieux de 
voir. La Hongrie l'attirait par ses mœurs antiques, 
remontant au Moyen Age^ Il résolut de s'y rendre 
dans les circonstances qu'il expose ainsi lui-même : 

1. Spicilegium de Montesquieu, p. 389. — Ce Spicilegium est 
un gros volume relié, d'environ 870 pages, dont une partie est 
restée en blanc, Montesquieu y a inséré du fait insérer des ren- 
seignements de toute sorte, dont la plupart sont manuscrits, 
mais dont quelques-uns sont imprimés. Ce volume est paginé 
au commencement et folioté ensuite, d'une façon irrégulière et 
incomplète. Certaines séries de chilTres manquent, tandis que 
d'autres se répètent, même deux fois. Aussi nous est-il arrivé 
de faire, dans les notes du tome V' des Voyages de Montesquieu, 
des renvois inexacts. H faut lire, à la page 281, ligne 4 : 575 "', 
au lieu de : 375; et ligne 13 : à la par/ e 373 "% au lieu de: 
au folio 373 ""; et, plus loin, à la page 287, lignes 12 et 13 : 
3Se »•'• à 388 "" et aux feuilles 4S9, v% au lieu de : 386 à 388 et 
aux feuilles 430. 

2. Pensées manuscrites), t. I, p. 338. 

19 



890 DES (KDVBES DE MONTESQUIEU. 

(( L'Empereur doit partir le 20 pour Gralz, On 
compte que ie voyage sera d'environ trois mois el 
demi. Cela m'a déterminé à aller voir une partie delà 
Hongrie, et je partirai au commencement de la semaine 
proctiaiuepour Presbourg, pour voir la Diète'. » 

Outre la Diète, il vit les mines de Kremnitz et de 
Schemnilz et celles de Neu-Sohi. 11 emporta même de 
ces dernières une bouteille d'une eau merveilleuse qu'il - 
analysa plus tard à Venise. De retour eii France, il 
devait rédiger, sur les mines de Hongrie et du Hartz, 
plusieurs mémoires, qui montrent à quel point il 
s'intéressait encore aux sciences naturelles ^ 

Le 26 juin 1728, il était de nouveau à Vienne, d'où 
il partit pour Gratz {une fois de plus avec lord Walde- 
gpave) le 9 du mois suivant. Ce n'était pas, du reste, 
sans esprit de retour qu'il quittait la capitale de 
l'Autriche. Il emportait le meilleur souvenir de l'ai- 
mable ville, qui lui inspira cette réflexion galante : 

« Les Grecs disaient : « Il n'est beau de vieillir qu'à 
« Sparte, H — Moi, je disais : « Il n'est beau devieillir 
n qu'à Vienne. » — Les femmes de soixante ans y 
avaient des amants; les laides y avaient des amants. 
Enfm, on meurtà Vienne; mais onn'y vieillit jamais"-» 
Montesquieu fit un séjour d'un mois environ à Gratz. 
La cour d'Autriche s'y était transportée. Aussi eut-ii 
occasion d'avoir là avec le comte de Wurmbrand, 
président du Conseil aulique, des entretiens sur le droit 
public de l'Empire, entreliens qu'il devait poursuivre 
olus tard, dans le nord de l'Allemagne, avec le baron 

le leilre de Montesquieu au duc de Richelieu 
Bréde). 
«■ les Mines (Archives de La Brède). 
nuacritesj, 1. 111, f 3S1. 



.*' 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 291 

de Stein, président des finances du duc de Brunswick. 
Mais il ne négligea point, pour cela, de recueillir des 
notes sur l'histoire et sur les services administratifs 
de la Styrie, où il se trouvait. L'état des voies nou- 
velles de communication le frappa tout particulière- 
ment. 

Ce ne fut que le 7 août qu'il partit, avec le chevalier 
Jacob, dé Gratz pour Venise. Un diplomate l'avait 
amené en Autriche; son professeur d'esthétique l'intro- 
duisit en Italie. Arrivé, au bout de quatre jours, dans 
la Ville des Doges, l'auteur des Lettres Persanes réalisa, 
point par point, le programme de son Rhédi. Il étudia 
la situation topographique et politique, le gouverne- 
ment, les mœurs, l'industrie et le commerce, les 
œuvres d'art, etc., çle la République, jadis si puissante. 
Mais, de j>lus, il recueillit de précieux renseignements 
sur des faits contemporains, qui s'étaient passés dans 
le reste de l'Europe, et qui lui furent racontés par 
deux aventuriers célèbres, pour lors échoués au bord 
de l'Adriatique : le financier Law et le comte de Bon- 
neval. Une rencontre moins singulière qu'il fit, dans 
la même ville, est celle de l'abbé Gonti, savant, poète 
et philosophe italien, dont il enregistra, dans son 
Spicilegium \ quelques théories littéraires. G'est pro- 
bablement cet abbé qui lui révéla l'existence d'une 
œuvre célèbre, dont il nota le titre, mais dont il ne 
semble point s'être inspiré : La Science noitvelle, par 
Jean-Baptiste Vico. 

Une anecdote, plus que suspecte, se rattache au 
séjour de Montesquieu à Venise. 
Lord Chesterfîeld s'y serait trouvé en même temps 

1. Spicilegium^ p. 387 ter. 



?.92 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

que lui. Une discussion se serait élevée entre les deux 
voyageurs sur les mérites respectifs des Anglais et des 
Français. Pour prouver que le sang-froid des uns est 
bien supérieur à Tesprit des autres, Chesterfîeld aurait 
détaché à Montesquieu un inconnu chargé de lui dire 
que les Inquisiteurs d'Etat avaient Toeil sur lui et 
allaient faire saisir les notes, plus ou moins compro- 
mettantes, qu'il prenait sur le gouvernement de la 
République. Aussitôt le Président aurait supprimé tout 
ce qu'il avait écrit. Sur quoi, lord Chesterfîeld se serait 
fait un malin plaisir de lui démontrer logiquement 
qu'il avait agi à la française, c'est-à-dire à la légère. 

L'auteur dos Lellres à son Fils a-t-il jamais débité 
cette histoire, qu'on Jui prête*? S'il l'a fait, il n*a 
démontré qu'une chose, c'est qu'un Anglais peut être 
plus gascon qu'un enfant de La Brède, et gascon dans 
la pire acception d'un terme qui en a tant d'excellentes! 
En voici la preuve : 

D'abord, les notes de Montesquieu sur Venise sub- 
sistent et remplissent plus de cinquante pages d'un livre 
in-quarfo. — Supposera-t-on qu'elles ont été récrites de 
mémoire? — Rien ne l'indique, bien au contraire! 
Témoin les commencements de divers alinéas, tels que : 
(( J'ai été aujourd'hui... J'ai fait hier. . », et autres 
semblables. 

De plus, le Président ne cite point lord Chesterfîeld 
parmi les personnes qu'il a fréquentées à Venise. — ^ 
On dira peut-être qu'il omit son nom par honte ou par 
rancune. — Mais il ne le connut que l'année suivante, 
ainsi qu'il nous l'apprend lui-même dans sou Voyage 
en Hollande! 

1. Histoire de Montesquieu, par L. Vian, |>. 118. 



t 



^s' • 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 293 

Nous y lisons, en effet : « J'ai vu à La Haye M. Sau- 
rin... Le général des Brosses, envoyé de Polog-ne, m*a 
cherché, et je l'ai cherché. J'ai, de plus, connu milord 
Chesterfield, ambassadeur d'Angleterre : je lui rendis 
une lettte de milord Waldegrave. )) 

Ce passage suffirait pour détruire une légende que 
les biographes de Montesquieu ont accueillie légère- 
ment. 

Mais reprenons son itinéraire. 

Du 14 au 24 septembre 1728, il se rendit de Venise à 
Milan, s'arrêtant un ou deux jours à Padoue, puis à 
Vicence, et puis à Vérone. En passant, il visita lés 
collections d'histoire naturelle et les galeries d'oeuvres 
d'art et contempla les édifices, anciens et modernes, 
les plus remarquables de ces villes. Mais il fit aussi et 
consigna dans ses notes des remarques sur les cultures, 
les mœurs et les institutions des pays qu'il traversait. 

Pendant les trois semaines qu'il resta en Lombardie, 
il put apprécier l'hospitalité de l'aristocratie milanaise, 
surtout celle des Borromées et des Trivulces. Les 
nobles Vénitiens, auxquels un gouvernement soup- 
çonneux imposait une réserve absolue, ne l'avaient 
pas gâté à cet égard. Aussi le charme d'une société 
avenante et instruite s'ajouta-t-il pour lui au plaisir 
qu'il éprouva en voyant les belles choses dont Milan 
était justement fière. Il visita soigneusement jusqu'à 
l'Hôpital et à la Citadelle. Est-ce pour mieux apprécier 
cette dernière qu'il emprunta au prince Trivulce et 
analysa par écrit un traité sur les fortifications *? 

Le 16 octobre, il partit pour le Piémont, en faisant 
un détour par le Lac Majeur et les Iles Borromées. 

1. Spicilegium, p. 390 bis. 



Jà. 



194 DBS OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

A Turin, il obtint audience du roi Victor-Amédée H 
et de son héritier présomptif. Mais il jugea bien 
sérieuse et bien froide cette capitale d'un royaume où 
la vie était en quelque sorte tendue par un effort con- 
tinuel. Un politique, qui aspirait aux fonctions de 
diplomate, n'en devait pas moins trouver bien des 
observations à faire dans un état qui; à cheval sur les 
Alpes, n'avait pas cessé, depuis des siècles, d'être 
mêlé à l'histoire dn la France, comme à celle de 
ritalie. 

C'est, probablement, sur la recommandation de 
deux amis qu'il s'était faits à Vienne, le marquis de 
Breil et le commandeur de Solar, son frère, que Montes- 
quieu dut les politesses qu'il reçut à Turin de leur 
parent, le marquis de Dogliani *. En général, les Plé- 
montais n'étaient guère plus accessibles que les Véni- 
tiens. L'usage imposait, surtout aux hauts fonction- 
naires, la réserve la plus grande envers les étrangers 
notables. De. là vient peut-être que le Président ne 
nous dit rien des rapports qu'il eut, sans doute, avec 
le père du marquis de Breil, avec le comte de Govone, 
minisire d'Etat à l'époque. Bieu qu'il n'en parle pas, 
nous voulons croire qu'il lui porta quelques lettres de 
ses fils, et qu'il pénétra dans sa demeure, où un autre 
des plus illustres écrivains à venir de la France vivait 
déjà ou allait vivre. C'est, en effet, chez le comte de 
Gôvone que Jean-Jacques Rousseau entra comme 
domestique, après sa conversion, c'est-à-dire vers la 
fin de ^T2>S^. Il ne semble donc pas impossible que 
l'auteur futur de V Esprit des Lois ait rencontré le 

i. Lettre de Charles Solar, marquis de Dogliani, à Montes- 
quieu, du 17 novembre 1728 (Archives de La Brède). 
2. Les Confessions de J.-J. Rousseau, T* partie, livre IIL 



\ 



f 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 295 

futur auteur du Contrat social dans Tantichambre du 
ministre dé Victor- Amédée II. 

Si Turin, qu'il quitta le 5 novembre, laissa à Mon- 
tesquieu rimpression « d'une ville assez ennuyeuse », 
Gênes lui parut absolument maussade. La prose ne lui 
suffit même point pour exhaler son humeur. l\ eut 
recours à la poésie, ou plutôt à des stances rimées*. 
Au bout de dix jours, il abandonna la Ville, en se pro- 
mettant de rie plus y revenir. L'avarice de ses habitants 
l'avait offusqué, non moins que leurs manières arro- 
gantes et peu courtoises. 

Il eut, cependant, l'occasion de faire à Gênes quel- 
ques connaissances illustres : le prince de Modène ; sa 
femme, qui était fille du Ragent, et le prince de 
Portugal, qui devait être un jour le roi Joseph. 

Rapidement, il visita Lucques, Pise et Livourne. 

Mais Florence, où il arriva le 1^'* décembre, le garda 
six semaines et Tenchanta par ses mœurs simples, par 
la sociabilité de ses habitants, et même par le régime 
peu tracassier dont l'indolence du dernier des Médicis 
laissait jouir le pays. Il s'y fit, d'ailleurs, un ami 
nouveau : l'abbé Niccolini, avec lequel il resta depuis 
en rapports affectueux. Mais il consacra le meilleur de 
son temps à l'étude des antiquités et des œuvres d'art 
que renfermaient la Galerie du Grand-Duc, le Palais Pitti 
et les autres édifices publics ou privés de la Ville. Les 
notes relatives à Florence, insérées dans le Voyage en 
Italie, ne sont qu'une très faible partie de celles qu'il 
recueillit là, pendant son séjour. D^autres se trouvent 
dans deux cahiers que possèdent les archives de La 
Brède, et dont plus de soixante-dix pages sont cou- 

i. Œuvres complètes^ t. Vil, p. 198. 



* . 



296 DES OEUVRES DE MONTESQUfEU. 

vertes d'écritures. Ils montrent avec quelle ardettf et 
quelle minutie Montesquieu étudia surtout les bustes, 
les statues, les bas-reliefs qu'il put voir dans la capi 
taie de la toscane. Un amateur ^t un artiste, Blanchi' 
et Piemontini, lui servirent de cicérone; mais de 
ricpvone dont il contrôlait les dires avec sa critique 
ordinaire. 

C'est aussi à Florence que le Président prit goût à la 
musique italienne. 

Le 15 janvier 1729, il se mit en route pour Rome, où 
il ne parvint que le quatrième jour, après avoir visité 
Sienne et Viterbe. 

Son confrère à TAcadémie française, le cardinal de 
Polignac, représentait alors notre pays auprès du Saint- 
Siège. Il fut on ne peut mieux accueilli par lui. Le car- 
dinal, diplomate, philosophe, et de plus poète latin, lui 
apprit une foule d'anecdotes sur l'histoire du temps, 
lui exposa des idées générales avec une aisance et une 
abondance qui le surprirent, et, bien entendu, lui lut 
un livre de L Anti-Lucrèce, sia'il admira* ^ 

Montesquieu fît, d'ailleurs, à l'Ambassade de France 
des connaissances précieuses ; par exemple, celle du 
père Cerati, auquel il s'attacha si fidèlement qu'il lui 
écrivait vingt-cinq ans plus tard, presque à la veille de 
sa mort : « Je commence par vous embrasser, bras 
dessus et bras dessous ^. » 

Mentionnons aussi Mgr Fouquet, ancien mission- 
naire, devenu évoque inpartibus, lequel fut mêlé à la trop 

1. Ce Blanchi est-il Jean Bianchi, qui fut nommé conservateur 
des Antiques à Florence, en 1758, et que Ghr Justi juge si sévè- 
rement dans son Winckelmann.,. (Leipsig, G.-W. Vogel, 4872), 
t. II, r« partie, p. 2i0? 

2. Œuvres coynplètes, t. VII, p. 438. 



f^ 



^r r 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 297 

célèbre affaire des cérémonies chinoises. Il était mieux 
à même que personne de fournir des renseignements 
sur le Céleste Empire. Un des registres manuscrits de 
notre voyageur prouve que ce dernier ne négligea point 
cette source d'informations directes *. 

11 retrouva à Rome «on ami de Florence, Tabbé Nicco- 
lini, qui le présenta aux Corsini, ses parents. C'est ainsi 
qu'il fut mis en relations avec le cardinal qui allait 
être élu pape (en 1730) et régner dix ans, sous le nom 
de Clément XII. Il ne prévit point, du reste, Texalta- 
tion si prochaine di] successeur de Benoît XIII. 

Quant à ce pontife, rien n'indique que Montesquieu 
l'ait connu personnellement. On raconte, il est vrai, 
qu'il fut admis auprès du Saint-Père, et l'on cite même 
un mot trop spirituel qu'il aurait dit à Foccasion d'une 
grâce dispendieuse à lui accordée en cours d'audience^. 
Mais, comme le Voyage en Italie se tait sur cet incident, 
nousletiendrons pour douteux jusqu'à preuvecontraire. 

Le Président ne semble point avoir fréquenté plus 
que leur maître les favoris du pieux Benoît XIII, 
favoris qu'il juge sévèrement, pour la plupart. 

En revanche, il eut l'occasion d'entretenir quelques 
cardinaux qui jadis avaient joué à Rome ou hors de 
ntalieun rôle plus ou moins notable. Tels étaient les 
neveux de Clément XI, les deux Albani : l'un, politique 
avisé; l'autre, amateur fanatique d'œuvres d'art. Il vit 
plusieurs fois également cet aventurier célèbre, qui eut 
du génie peut-être et fut premier ministre d'un roi 
d'Espagne, cet Albéroni, dont il n'emporta, d'ailleurs, 
qu'une impression médiocre. 



1. Spicilerpum, (" 397 bis. 

2. Histoire de Montesquieu, par L. Vian, p. 119. 



298 DES CEUVRE8 BE UONTBSQITIBU. 

Mais il va de soi que l'attrait capital du séjour de 
Rome fut pour lui Rome elle-même, Rome aux ruines 
imposantes et aui chefs-d'œuvre innombrables : les 
ruines parlaient à son esprit de la majesté du Peuple- 
Roi, dont il allait raconter dignement la grandeur et la 
décadence; tandis que les chefs-d'œuvre dévoilaient à 
ses yeuï, sous mille formes diverses, les éternelles 
splendeurs de la Beauté plastique. 

Dans ses études sur l'architecture, la sculpture et la 
peinture anciennes et modernes, il recourut aux avis 
des hommes les plus compétents, entre lesquels il cite 
deux Français : Bouchardon et Adam l'aîné. 

Jl ne se lassa point d'admirer pendant trois mois! 
Puis il prit le chemin de Naples- Mais il se promit de 
s'arrÈter une seconde fois à Rome, au retout- 

C'est le 23 avril 1729 qu'il arriva dans la capitale du 
Sud de l'Italie, encore ébloui de tout ce qu'il venait de 
voir. Aussi ne fut-il guère séduitau point de vue artis- 
tique. Il écrivit même dans son Voijage ces lignes 
paradoxales : « On peut voir Naples dans deux 
minutes; il faut six mois pour voir Rome, » 

Huit à dix jours lui suffirent pour visiter la Ville et, 
de plus, les environs, qui semblent l'avoir intéressé 
davanlage. Il eût fallu être bien étranger » l'histoire de 
et des hommes pour voir d'un œil indiftérenl 
!, aux phénomènes merveilleux et aux souve- 
iques, qui s'étend du Vésuve au cap Misène. 
quelle joie n'eût-it pas été comblé si l'on eiH 
lors les fouilles d'Herculanum, à la recherche 
isors d'archéologie qu'on ne devait mettre à 
; qu'à partir de 1738 eti7391 
quieu retrouva au fond de l'Italie une de ses 
ince de Vienne : le comte de Harrach, qui y 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 299 

remplissait les fonctions de vice-roi, et qui le reçut 
fort bien. 

II parait n'en avoir pas moins deviné ce qu'avait de 
précaire la domination autrichienne dans le Royaume 
des Deux-Siciles, témoin cette note significative : « Pen- 
dant que j'ai été à Naples, je n'ai pas vu un Allemand 
qui connût un Napolitain, ni un Napolitain qui connût 
un Allemand. » 

Il repartit le 6 mai pour Rome. En allant, il avait vu 
Capoue. Il vit Gaëte, en revenant. 

Son second séjour dans la Ville éternelle fut plus 
court que le premier : il n'y resta que deux mois 
environ. 

Pendant ce temps, il reprit ses études d'Esthétique, 
qu'il semble avoir cette fois dirigées plutôt vers l'archi- 
tecture; mais, en outre, il recueillit des notes histo- 
riques, politiques et statistiques, et parcourut les sites 
les plus célèbres de la campagne voisine : Frascati et 
Tivoli, par exemple. 

Notons qu'il se fît aussi présenter alors aux Stuart 
qui se trouvaient dans la Ville : la Prétendante et ses 
fils. Triste spectacle que celui de cette cour d'exilés! 
Par leurs dissensions publiques et scandaleuses, Jac- 
ques III et sa femme ajoutaient encore « aux malheurs 
que la Providence leur avait envoyés » ^ 

Le moment de quitter Rome finit par arriver cepen- 
dant. Montesquieu se décida à partir le 4 juillet 1729, 
après avoir pris^ongé des personnes qu'il avait le 
plus fréquentées pendant son séjour. Plusieurs d'entre 
elles lui remirent des lettres de recommandation, dont 
il profita tant en Italie qu'en Allemagne. 

1. Toutes les citations dont nous n'indiquons pas la source 
sont tirées du Voyage en Italie^ en Allemagne ou en Hollande, 



M 



300 DES OEUVRBS DE MONTESQUIEU. 

Nous ne le suivrons pas dans sa course, relative- 
ment rapide, à travers TOmbrie, les Marches et la 
Romagne, les duchés de Modène et de Parme et le 
Mantouan. En vingt et quelques jours, il se rendit à 
Vérone, qu'il revit ainsi au bout de dix mois. De tous 
les détails qu'il donne sur les villes où il s'arrêta, nous 
n'en relèverons que deux. A Bologne, il admira l'Institut 
de cette ville, tant pour la richesse des collections que 
pour le zèle des professeurs. A Modène, il vit le duc 
régnant et son bibliothécaire, le savant Muratori, 
(( un habUe homme », plus connu aujourd'hui que son 
maître Renaud d'Esté. 

Maintenant, ce netait plus Rome, c'était l'Italie 
elle-même dont il fallait se séparer 1 Notre voyageur 
en franchit la frontière dans la nuit du 29 au 30 juillet. 
Mais il emportait, dans l'esprit et dans le cœur, les 
plus précieux souvenirs de la Péninsule, qu'il par- 
courait depuis près d'un an. 

C'est par le Tyrol, et non par la Suisse (comme le 
disent ses biographes*), qu'il pénétra en Allemagne. 
Le spectacle des Alpes lui fit une impression pénible 
plutôt qu'agréable. « On ne voit jamais, écrit-il, qu'un 
petit morceau du Ciel, et on est au désespoir de voir 
cela durer si longtemps. » Il est vrai qu'il mit quatre à 
cinq jours pour aller de Vérone à Munich. Ajoutez 
qu'il souffrit du froid dans la montagne, malgré la 
saison, et bien qu'il eût mis ses habits d'hiver. 

A Munich, il fut reçu par l'électeur de Bavière. Pen- 
dant une douzaine de jours, il étudia la cour de ce 
prince, ses ressources et ses inclinations politiques. 
La France pouvait-elle encore compter sur un allié 

1. Histoire de Montesquieu, par L. Vian, p. 401. 



i 




VOYAGES DE MONTESQUIEU. 301 

si lointain et pl^cé « sous la patte de TEmpereur »? 

En quittant la capitale de Charles-Albert, Montes- 
quieu se rendit à Augsbourg, où il s'arrêta plus long- 
temps qu'il n'aurait voulu : car il y fut malade, lui et 
son valet. Ce retard lui fournit Toccasion d'apprécier 
le régime très compliqué auquel obéissait la Ville. Il 
y releva un effet curieux du principe de la séparation 
des pouvoirs entre magistrats de religions diverses. 
Quant à la médecine allemande, dont il dut faire l'essai, 
elle ne lui inspira que des réflexions irrévérencieuses. 
C'était de l'ingratitude, puisque lïpécacuana que lui 
prescrivit son docteur le mit en état de continuer sa 
route, au bout d'une semaine. 

Il ne fît, pour ainsi dire, que traverser le Wur- 
temberg, le Palatînat, Francfort, Mayence et Coblentz. 

Les bords du Rhin parurent « charmants » au pro- 
priétaire de La Brède; « la plupart (dit-il) couverts de 
vignobles, qui valent beaucoup : car le vin du Rhin 
est cher dans le pays et vaut — me semble — le double 
qu'il ne se vend dans la Guyenne. » 

Notre voyageur ne s'arrêta quelques jours que lors- 
qu'il fut arrivé à Bonn, résidence de l'électeur et 
archevêque de Cologne. Ce dernier, propre frère de 
l'électeur de Bavière, se trouvait pour l'heure dans un 
autre de ses cinq diocèses. Montesquieu n'en resta pas 
moins à sa cour du 3 au 8 septembre 1729. Il y prit 
une foule de notes sur les ressources militaires et finan- 
cières de Clément-Auguste. Le rôle que le prédéces- 
seur de ce prince avait joué sous Louis XIV, en tant 
qu'allié de la France, explique la place que cette sta* 
tistique occupe dans le Voyage en Allemagne, 

Nous ferons, du reste, observer que ce n'est plus 
Fart, comme dans les notes rédigées à Rome, mais 



UÙljl 



302 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU. 

bien la politique qui domine dans les réflexions que le 
Président consigna par écrit en parcourant les états 
de l'Empire, du sud au nord. U s*enquit particuliè- 
rement des affaires qui intéressaient les différentes 
églises du pays. Convaincu de l'importance que les 
questions religieuses avaient au point de vue inter- 
national, il relevait avec soin, partout, la situation 
respective des Catholiques et des Protestants, ou des 
sectes protestantes entre elles. 

Mais ce ne fut pas seulement pour parfaire ses études 
diplomatiques qu'après avoir descendu le Rhin jus- 
qu'à Dusseldorf et Duisbourg, il tourna, le 10 septem- 
bre, vers l'est. Un mobile d'un ordre plus doux l'en- 
trainait vers Hanovre, où il se rendit par Munster et 
Osnabrùck. 11 était attendu à la cour de l'Électeur, roi 
de la Grande-Bretagne, par lord Waldegrave. 

Ce dernier le présenta à George II, dont l'accueil 
fut^des plus aimables. 

Au bout de quelques jours, les deux amis firent en 
commun un nouveau voyage. Ils allèrent à Brunswick, 
où Montesquieu fut reçu par le vieux duc Auguste- 
Guillaume et se lia avec le premier ministre du prince. 
C'était un baron de Stein, qui paraît avoir uni l'intel- 
ligence la plus haute à une science des plus variées. 

Grâce à lui, notre voyageur put visiter commo- 
dément les mines du Hartz, qu'il désirait connaître, 
et dont il put comparer l'exploitation à celle des mines 
de la Hongrie. 

Ce fut là, d'ailleurs, le dernier incident de son 
voyage en Allemagne : car, le 8 octobre, il partit de 
Zellerfeld pour Utrecht, où il arriva le 12, sans avoir 
quitté sa chaise de poste pendant quatre jours et 
quatre nuits. 



h 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 303 

Lorsqu'il entra « dans les terres des États-Géné- 
raux )), il y avait neuf à dix semaines qu'il était en 
pays allemand. Il ne devait rester qu'une vingtaine de 
jours à Utrecht, Amsterdam et La Haye. L'impression 
qu'il reçut en Hollande ne fut pas bonne. H amassa des 
renseignements sur la situation commerciale, financière 
et politique de la République. Puis, il se disposa à 
passer en Angleterrç. 

Ce fut le 31 octobre 1729 qu'il quitta La Haye, dans 
le yacht de lord Chesterfleld, auquel lord Waldegrave 
l'avait adressé, ainsi que nous avons eu déjà l'occasion 
de le dire. 



IV 



Montesquieu rapporta de son voyage à travers l'Au- 
triche, la Hongrie, Tltalie, l'Allemagne et la Hollande 
une foule de notions sur les. sujets les plus variés. 
Rien n'était étranger à cet esprit curieux, sinon les 
spéculations mathématiques. Agriculture, commerce 
et industrie, travaux publics et constructions navales, 
liygiène et finances, stratégie même, sciences physiques 
et naturelles, beaux-arts, tout l'intéressait. Sur tout, 
il s'efforçait d'obtenir des renseignements exacts et 
précis. Pour mieux se rendre compte des choses, il 
traçait, au besoin, des croquis rapides, qu'il dessinait 
d'une main inhabile, mais intelligente. 

La diversité des notes que le Président recueillit 
ainsi au passage témoigne à quel point il avait le désir 
de tout connaître et le don de tout comprendre. Il pos- 

1. ÛE. C, t. VU, p. 183. 



bdb^. 



ZO'k DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

sédait a un degré supérieur, éminent, ces deux qualités 
précieuses, nécessaires à Thistorien, plus encore qu'au 
philosophe peut-être. Et, chez lui, elles s'alliaient à 
l'art essentiel de contrôler les renseignements de 
détail au moyen de vues d'ensemble, qui en fixent la 
valeur relative et absolue: 

Ce n'était pas seulement ses souvenirs personnels 
qu'il consignait par écrit. Il ne négligeait point ceux 
des personnes qu'il rencontrait, lorsqu'elles pouvaient 
l'éclairer sur des faits ou sur des pays inconnus de lui. 
Dans la préface d'un livre qu il n'a jamais achevé, il se 
vantait d'avoir « recueilli de bons mémoires » en visi- 
tant les peuples étrangers. 

Mais ce qui nous touche le plus dans la série bigarrée 
des observations que les voyages du Président lui 
inspirèrent, ce sont celles qui nous instruisent sur les 
impressions générales qu'il reçut dans ses pérégrina- 
tions, et qui modifièrent son génie ou fixèrent ses con- 
ceptions dominantes. 

Et d'abord, il est certain que les beaux-arts, les arts 
plastiques surtout, lui furent en quelque sorte révélés 
à Vienne, à Florence 'et à Rome. Quelques-uns des 
jugements qu'il formule sur les chefs-d'œuvre devant 
lesquels il s'arrêta nous étonnent, tant ils nous parais- 
sent raisonnes et raisonnables. Gardons-nous de croire 
cependant que Montesquieu ne sentit rien, parce qu'il 
analysait tout. Pour être exprimées en phrases con- 
cises, ou même sous une forme ironique^ ses émotions 
n'en étaient pas moins sincères et durables. Mais il 
répugnait à sa nature d'étaler avec complaisance ce 
qu'il éprouvait dans l'âme. 

1. Pensées (manuscrites), t. II, t° 83. 







VOYAGES DE MONTESQUIEU. 305 

Il n'en a pas moins trahi, dans ses Voyages, Teflet 
pénétrant que fit sur lui cet ensemble de grandes et 
belles choses qu'il avait contemplées, notamment sur 
les bords du Tibre : ce ne furent point simplement des 
impressions esthéticfues qu'il en emporta : « Je sens, 
dit-il, que je suis plus attaché à ma religion depuis 
que j'ai vu Rome et les chefs d'œuvre de Tart qui sont 
dans ses églises. Je suis comme ces chefs de Lacédé- 
mone qui ne voulurent pas qu'Athènes pérît, parce 
qu'elle avait produit Sophocle et Euripide, et qu'elle 
était la mère de tant de beaux esprits ». 

Ces lignes, qui font songer au Génie du Chritianisme, 
ne se trouvent point (remarquons-le en passant) dans le 
Voyage en Italie, mais bien dans le Voyage en Hollande, 
Le copiste aurait-il transposé le feuillet où elles étaient 
écrites? Nous ne le croyons pas. Le Président dut les 
rédiger àUtrecht, sous l'empire d'un sentiment double : 
l'un agréable et l'autre pénible. Le souvenir des chefs- 
d'œuvre qu'il avait contemplés naguère l'enchantait 
encore. Mais il était affecté tout autrement par le spec- 
tacle des dissensions religieuses doot il avait constaté 
en Allemagne les conséquences regrettables. Delà, sans 
doute, le retour-qu'il fît sur Rome et sur l'Eglise romaine. 

Son éducation classique et catholique à la fois lui 
inspirait, d'ailleurs, le goût de l'unité ecclésiastique, et 
son esprit, que préoccupaient sans cesse les causes de 
la grandeur et de la décadence des Empires, devait être 
frappé des inconvénients pour l'Etat de la coexistence 
de sectes hostiles*. 

Mais relevons à présent les observations capitales 

i. 11 est curieux de rapprocher sur celte question la 
S6* CtUre Persane et le chapitre x du livre XXV de VEsptit des 
Lois, 

20 



306 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

que l'auteur de VEsprit des Lois recueillit sur la 
puissance des pays qu'il visita, alors qu'il rêvait encore 
de quelque mission diplomatique. 

La grandeur apparente de la maison d'Autriche ne 
lui en imposa point. Il devina même combien peu les 
acquisitions récentes des Habsbourgs ajoutaient à leurs 
forces réelles. Nous avons cité tout à l'heure une note 
bien curieuse sur la situation des Allemands à Naples. 
Eu voici une autre, non moins topique, sur les Pays- 
Bas : 

(( L'Empereur serait un des grands princes du 
Monde, si les Pays-Bas étoient abîmés par un tremble- 
ment de terre : c'est son foible que les Pays-Bas ' »; 

Symptôme plus grave encore ! Dès 1729, Montesquieu 
voyait que le prestige de Charles VI baissait là où ce 
prince devait tenir davantage à le conserver intact. 
(( Depuis un an, écrit il dans ses Voyages, l'Empereur a 
perdu son crédit dans l'Empire ». 

A quoi il ajoutait ces conclusions pratiques relative- 
ment aux rapports que la France pouvait entretenir 
avec les princes protestants de Germanie : 

« Pour moi, je crois que cette politique de s'unir avec 
les princes protestants est une vieille 'politique, qui 
n'est plus bonne dans ce temps-ci; que la France n'a 
et n'aura jamais de plus mortels ennemis que les Pro- 
testants : témoin les guerres passées; qu'elle est en 
état de faire des alliances avec les princes catholiques, 
comme avec les princes protestants, toutes les fois 
qu'il s'agira d'abaisser la Maison d'Autriche; qu'il ne 
faut pas en revenir aux vieilles maximes du cardinal 
de Richelieu, parce qu'elles ne sont plus admissibles ; 

1. Pensées (manuscrites), t. I, p. 3 H. 



VOYAGES DE MONTESQUIEU, 307 

que les Protestants d'Allemagne seront toujours joints 
avec les Anglais et les Hollandais; que c'est un lien de 
tous les temps que celui de la Religion ; que la Maison 
d'Autriche n*est plus, comme elle .était, à la tête du 
monde catholique; que ce qui nous a pensé perdre en 
France, c'est Tinvasion de TAnglnterre par un prince 
protestant. » 

De ce long passage, qu'un ardent patriotisme inspi- 
rait à Montesquieu, il ne faudrait point induire que ce 
dernier s'exagérât la puissance de tous les états protes- 
tants d'Europe. Le jugement qu'il porte sur les Pro- 
vinces-Unies, par exemple est des plus sévères. (( Cette 
république, écrit-il à Amsterdam, ne se relèvera jamais 
sans un stathouder. » 

Quant aux monarchies et aux républiques italiennes, 
■ ses impressions furent encore moins favorables. C'est 
dans le tome V de ses Pensées manuscrites qu'il 
s'exprime sur leur compte de la manière la plus nette, 
fl s'y fonde même sur l'influence politique de moins en 
moins grande du Saint Siège pour démontrer qu' (( il 
faut changer de maximes d'État tout les vingt ans, 
parce que le Monde change » *. 

Dans le mên^e volume, il est une page étonnante, où 
l'auteur a consigné ses opinions successives sur le rôle 
possible de la maison de Savoie. Il serait inutile de 
commenter les trois notes qu'on va lire. La première 
remonte évidemment à l'époque où Montesquieu était 
encore sous l'impression de son voyage en Italie, tandis 
<îue la seconde peut être datée de 1737 environ, et la 
dernière, de 1748. 
[1731 (?)]. « On dit ^ Une ligue avec les princes 

1. Pensées (manuscrites), t. I, p. 354. 



308 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

dltalie. Mais comment se liguer avec rien? C'est une 
ligue sur le papier. Il n*y a que le roi de Sardaigne qui 
ait conservé la puissance militaire, et il la perdra 
encore si la neutralité de Tltalie et notre dégoût pour y 
faire des conquêtes subsistent longtemps. » 

[1737 (?)]. (( Depuis ceci, notre dernière guerre en 
Italie a mis le roi de Sardaigne en état de maintenir 
plus que jamais sa puissance militaire*. » 

[1748 (?)]. (( * C'était la guerre de 1733. Celle de 1741 a 
rendu la sottise paumée. Encore un coup de collier, nous 
le rendrons maître de Tltâlie, et il sera notre égal'. » 

En lisant ces lignes, on déplore que Montesquieu ne 
soit pas entré dans la carrière diplomatique, où il eût 
pu être si, utile, grâce à une sagacité exceptionnelle. 
Quand il vit les suites de la politique anti-autrichienne, 
dont il reconnaissait les périls dès 1729, il le regretta 
lui-même. On trouve, en efiFet, la note suivante dans le 
tome II de ses Pensées (manuscrites) : 

(( Je me repentirai toujours de n'avoir pas sollicité, 
après le retour de mes voyages, quelque place dans 
les Affaires étrangères. Il est sûr que, pensant comme 
je pensais, j'aurais croisé les projets de ce fou de Belle- 
Isle, et j'aurais rendu parla le plus grand service qu'un 
citoyen pût rendre à sa patrie. Il y a des sots qui ont 
de la pesanteur et des sots qui ont de la vivacité, mais 
ce sont les sots qui ont de la vivacité qui accouchent 
des projets les plus stupides^ » 

i. Pensées (manuscrites), t. I, p. U42. — Les deux premières 
notes sont autographes; mais la seconde a été intercalée entre 
la première et une note sur les pêches hoUandoises^ visiblement 
après coup. La troisième est écrite en marge, de la main d'un 
secrétaire, il y a un renvoi à la fin de la seconde, pour mar- 
quer que la troisième se rattache à elle. 

2. Pensées (manuscrites), t. II, f° 216. 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 309 

Ce fragment prouve, entre autres choses, que Mon- 
tesquieu ne persista point dans les velléités diploma- 
tiques qui le prirent certainement vers 1728. Nous ne 
nous en éjlonnons guère. Les esprits spéculatifs peuvent 
se laisser tenter un instant par l'action, où ils comptent 
trouver un moyen nouveau de s'instruire; mais ils y 
renoncent sans peine, au premier obstacle, heureux de 
rentrer dans ces régions plus sereines qui sont leur 
milieu véritable et comme leur atmosphère naturelle. 



Montesquieu écrivit beaucoup depuis son arrivée en 
Autriche, jusqu'à son départ des Provinces-Unies. Mais 
il s*en faut que toutes les notes qu'il jeta sur le papier 
en voyageant nous soient parvenues. La partie la plus 
iffi portante de celles que nous possédons, nous ne 
l'avons même qu'à Tétat de copie, et de copie très 
médiocre. 

Deux petits cahiers et deux feuilles volantes nous 
renseignent sur son séjour à Vienne et à Gratz, mais 
très incomplètement. 

Pour ce qu'il put voir en Hongrie, nous n'avons 
d'autres documents que quelques paragraphes insérés 
par erreur dans le Voyage en Italie ou en Allemagne et 
les Mémoires qu'il rédigea, de retour en France, sur 
certaines mines et sur les machines dont on y faisait 
usage. 

Nous ne connaissons bien que les incidents de son 
trajet de Gratz à La Haye. Le manuscrit où ils sont 
consignés n'a pas moins de 603 pages. Il commence 
par le titre : Voyage en Italie^ et se termine par les 



310 DES diUVKEii DE MONTESQUIEU. 

mola:' Fin du Voyage en Hollande, sans que rien 
indiqiio au lecteur, daas le texte, l'endroit où il passe 
d'Italie en Allemagne et d'Allemagne aux Provinces- 
Unies. 

Ce manuscrit est entièrement l'œuvre de deux secré- 
taires du Président. 11 ne subsiste qu'un feuillet des 
notes originales et autographes. Il a été conservé, sans 
doute, parce que le copiste avait négligé d'en transcrire 
le verso. 

On peut donc se demander si- le manuscrit des 
Voija<jn est une copie pure et simple des notes que 
Montesquieu avait prises de ville en viUe et au jour le 
jour. Il est incontestable qu'à certains endroits des 
phrases ont été insérées après coup dans le texte pri- 
mitif. Pendant son second séjour à Rome, par exemple, 
notre voyageur s'était convaincu que te cardinal Cor- 
sini ne serait jamais pape, et en avait consigné les 
raisons dans ses papiers. C'est évidemment plus tard, 
après l'éleclion de Clément XII, qu'il a ajouté, à la fin 
d'un paragraphe, cette exclamation ironique : n J'ai 
fait tù une belle conjecture! >i Mais nous estimons que 
les modifications de ce genre sont rares et non déguisées. 
Le caractère général des articles est bien celui de notes 
Improvisées; témoin les confusions de mots, les fautes 
de syntaxe, les phrases interrompues, l'inexactitude 
de certaines dates, la violence de quelques expressions. 

Au Voyage en Italie et au Voyage en Allemagne se 

rattachent deux manuscrits complémentaires : l'un, 

is objets d'art de Florence, et l'autre, sur les 

du Hartz. Tous les deux sont autographes '. Le 

ur les mines du Hartz, outre les noies originales de Mon- 
u, on possËde un mémuire qui est écrit de fa main (1 un 



\ 






r 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 311 

dernier surtout montre à quel labeur Montesquieu se 
soumettait pour ne rien perdre des observations qu'il 
pouvait faire. 

Ce n'est pas tout! — Dans le volume relié, intitulé 
Spicileglum, où l'on trouve, pêle-mêle des extraits de 
lecture^ des réflexions personnelles et même des frag- 
ments de gazettes, le Président a noté bon nombre de 
renseignements, très variés, qu'il devait à des hommes 
d'État ou d'Église avec lesquels il s'était entretenu à 
Vienne ou à Rome. Mais ces renseignements, pour la 
plupart, n'ont pas trait aux pays qu'il visita en 1728 et 
1729. Quelques-uns seulement font exception à cette 
règle. 

Lorsqu'il fut revenu en France, Montesquieu reprit 
UDcpartiedes observations qu'il avait faites à l'étranger,' 
pour leur donner une forme nouvelle. 

C'est ainsi qu'il composa ^es Mémoires sur les Mines 
de Hongrie et du Harlz qne nous avons mentionnés 
plusieurs fois, et qu'il entreprit deux dissertations spé- 
ciales : Tune, sur « la Manière gothique », et l'autre, 
sur « les Habitants de Rome ». 

En outre, vers 1754, il songea à communiquer au 
public les impressions et les souvenirs qu'il avait jadis 
rapportés d'Italie et d'Allemagne. Mais il hésita sur la 
forme à adopter ^ Devait il écrire des récits ou des 
lettres? Une Lettre sur Gênes nous montre comment il 
entendait mettre ses notes en œuvre sous forme épis- 
tolaire. Quant aux récits qu'il eût faits, peut-être en 
existe-t-il un spécimen dans les quatre pages qu'on lira 
plus loin sur la Styrie, pages qui nous semblent être 
une refonte d'une rédaction première et hâtive. 

1. Lettre de Montesquieu à Tabbé de Guasco, du 8 dé- 
cembre 1754. — Voyez (JE, C, Vil, t. p. 445, note 2. 



L^::. 



312 DES OECVRES DE MONTESQUIEU. 

Au reste, la mort empêcha l'achèvement d'un travail 
qui eût été considérable, à quelque parti queTauteur se 
fût arrêté. 

Nous n'avons rien à dire ici des pensées et des notes 
éparses où le Président s'est exprimé sur le compte de 
l'Angleterre. 

Mais nous ne terminerons point cette préface sans y 
signaler quelques pages relatives au voyage qu'il fît en 
Lorraine. On sait qu'au mois de juin 1747 il se rendit 
auprès du duc Stanislas. 11 eut soin de noter ce qu'il 
entendit et ce qu'il vit de plus remarquable à la cour 
de l'ancien roi de Pologne, qui le reçut avec sa grâce 
ordinale. 

Un dernier mot sur notre publication même. 

Des raisons chronologiques nous ont décidé à mettre 
en tête de ce volume toutes les notes qui se rapportent 
au séjour de Montesquieu en Autriche. 

A la suite, nous imprimons le manuscrit dont le 
titre exact serait : Voyage de Graiz à la Haye, Bien 
qu'il ne forme qu'un tout indivis, nous l'avons coupé 
en trois parties principales, consacrées : la première, à 
l'Italie; la seconde, à l'Allemagne, et la troisième, à la 
Hollande. Deux de ces parties ont été sectionnées, à 
leur tour, en chapitres, pour en rendre la lecture plus 
commode. Enfin, des blancs ont été jetés entre les 
paragraphes qui traitent de sujets divers. Mais nous 
avons respecté scrupuleusement {sauf indication con- 
traire de la copie) l'ordre, parfois critiquable, dans 
lequel se présentent les phrases et les alinéas du texte. 

Quant à la Lettre sur Gênes^ aux deux cahiers entête 
desquels on lit Florence, aux dissertations et aux 
mémoires que nous avons mentionnés plus haut, etc., 



J 






VOYAGES DE MONTESQUIEU. 313 

Us formeront commç un appendice aux notes de voyage 
proprement dites. 

Bien entendu, nous reproduisons sans changement 
le texte du manuscrit, alors même qu'il nous semble 
altéré par l'ignorance ou l'inadvertance de Técrivain. 

Nous nous permettons simplement de corriger 
l'orthographe de la copie dont nous nous servons, 
orthographe plus qu'originale, surtout en ce qui 
concerne les mots étrangers et les noms propres*. 
Tout le monde ne devinerait peut-être pas que fraisles 
signifie frwulein, et que Taon veut dire Daun. Nous 
signalerons, d'ailleurs, à la fin de chaque tome les 
rectifications qui modifieraient sensiblement le son des 
vocables. 

En publiant les Mélanges inédits, nous avons pu 
être sobres de notes. Nous le serons moins pour les 
volumes des Voyages, Ecrits par l'auteur pour lui- 
même, ils sont remplis d'allusions à des personnes ou 
bien à des faits qui ne sont point indiqués nettement. 
Peu de lecteurs de nos jours sont assez familiers avec 
l'histoire du xviii® siècle et des siècles antérieurs pour 
deviner sans effort de qui ou de quoi Montesquieu 
parle ainsi à demi-mot. Nous confesserons même 
humblement qu'il est encore des points que nous avons 
dû laisser dans l'ombre, malgré les recherches les plus 
actives. 

Dans nos éclaircissements, nous, avons inséré les 
fragments des œuvres inédites du Président qui expli- 
quent ou complètent les Voyages. C'est surtout au 
Spicilegium et aux trois volumes des Pensées manu- 

1. On trouvera dans les Notes que nous imprimons à la fin 
du volume un certain nombre de rectifications complémentaires 
pour les mots étrangers et pour les noms propres. 



I 

L^^ 



314 DES OBUVRES DE MONTESQUIEU. 

scrilcs que nous avons fait ces emprunts, lia forment 
le commentaire le plus autorisé du texte que nous 
publions. 

Pour la rédaction des autres notes, il nous a fallu con- 
sulter bien des livres. Inutile de citer les dictionnaires 
historiques et biographiques, anciens et modernes, 
français, allemands ou anglois! Parmi les ouvrages 
spéciaux nous croyons, au contraire, devoir mentionner 
ici la vie du Prince hugènede Savoie, par M. le chevalier 
d'Arncth', et les Mémoires de Saint-Simon, dans l'édi- 
tion de M. Chcruel *, et surtout dans celle de M. de 
Boislisle '. 

Mais il est aussi des personnes auxquelles nous 
sommes redevable^ d'indications précieuses, et auï- 
quolles nous tenons à exprimer toute notre gratitude. 

Nous avons eu recours, à Bordeaux, aux lumières de 
MM. les abbés AUain et Bertrand (pour ce qui touche 
les institutions de l'Église), de M. le colonel Plazanet 
(pour des faits d'histoire militaire), de MM- Eugène 
Bouvy et Henri Monnier (pourcequi relève delà langue 
et de la littérature italiennes}, de MM. Charles Braque- 
haye et Jacques Valleton (pour ce qui intéresse l'his- 
toire de l'art). 

A Paris, nous avons réclamé et obtenu le concours 
obligeant de MM. Eugène Muntz (de l'Institut}, Paul 
Bonnefon et Frantz Schrader, qui nous ont édifié sur 
quelques points spéciaux. 

Eugea voit .Sauoyen, par. H. Alfred, chevalier d'Arnelh 

V. Braumûller, 18Gi), 3 vol. in-S°. 

if**... du duc de Saint-Simon, édiliis par M. Cliéruel 

rtacliettc et C'% tSOl.1865), 13 vol. m-12. 

ires de Sainl-Simon, édités par M. de Boislisle (Paris. 

•À C". i)î79-l893), )0 vol. in-8°. — On sait que celle 

. encore el malheureusement incomplète. 



VOYAGES DE MONTESQUIEU. 3i5 

Enfin, à Tétranger même, le biographe du prince 
Eugène, M. le chevalier. d'Arneth, et M. le professeur 
Alexandre d'Ancona, l'éditeur des Voxjages de Montai- 
gne, n'ont pas refusé de répondre à nos questions. Ils 
ont pard<î>nné à un. indiscret qui s'adressait à eux en 
leur annonçant une œuvre inédite de Montesquieu. 
Les grands noms ont le privilège d'unir les hommes, 
par-dèssus les frontières, dans un sentiment de bien- 
veillance et de sympathie mutuelles. 

Malgré tout, notre édition des Voyagea est et reste 
une première édition, c'est-à-dire un essai. Que le lec- 
teur veuille donc excuser les omissions ou les méprises 
qu'il découvrira dans notre travail '. Il jouira toujours 
d'un plaisir qu'un critique illustre lui eût envié. Sur 
un exemplaire des Œuvres de Montesquieu, Sainte- 
Beuve a crayonné la phrase suivante (quelque peu 
blasphématoire aux yeux d'un légiste) : « Je disais que 
j'aimerais mieux un Journal de Voyage complet, conte- 
nant les observations directes de Montesquieu, que 
tout V Esprit des Lois^. » 



1. L'organisation de ce que nous appelons Vélat civil étant 
plus que défectueuse à la fin du xvii« siècle et au commence- 
ment du xviii% les auteurs spéciaux, les plus sérieux, sont loin 
de s'accorder sur la date de la naissance et de la mort des per- 
sonnages historiques. Us ne s'entendent pas même toujours lors- 
qu'il s'agit des empereurs d'Allemagne. On voudra donc bien ne 
pas s'étonner si les dates que nous donnons dans nos notes 
diffèrent parfois de celles que l'on rencontre ailleurs; surtout 
en songeant que les pays civilisés de l'Europe n'avaient pas 
tous adopté le même style à l'époque dont nous nous occupons : 
témoin la Grande-Bretagne, qui ne renonça qu'en 1751 au calen- 
drier julien. 

2. L'exemplaire où se trouve cette note appartient à M. Ueinhold 
Dezeimeris. Sainte-Beuve a repris et développé son idée dans un 
de 868 articles. Voyez les Causeries du Lundi (Paris, Garnier 
frères, 1854), t. VII, p. 48. 



316 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 



TOME SECOND 

Nous n'ajouterons ici que quelques mots à la préface 
générale que nous avons mise en tête dij premier 
volume. 

Il nous faut remercier encore les personnes obli- 
géantes qui, en France et à l'Etranger surtout, oat 
bien voulu nous fournir des renseignements pour les 
notes dont nous continuons à accompagner le texte de 
Montesquieu. 

M. Alexandre d'Ancona n*a pas refusé à la fin du 

Voyage en Italie le concours qu'il nous avait prêté pour 

le commencement. L'auteur de VEsprit des Lois se 

trouve ainsi bénéficier quelque peu- d'une science à 

laquelle doit tant son compatriote, ïauieuv des Essais*, 

Pour le Voyage en Allemagne^ nous avons eu la 
chance imprévue d'obtenir une collaboration spontanée. 
Grand admirateur de Montesquieu, M. Charles Walker, 
privât docent à l'Université de Leipsick, nous a offert 
courtoisement de nous procurer les indications qui 
nous manqueraient. Grâce à lui, nous avons pu iden- 
tifier les personnes et expliquer les faits mentionnés 
en termes trop sommaires dans quelques passages, 
passages bien mystérieux pour des Français du 
XIX® siècle. 

Quant aux éclaircissements dont nous avons eu 
besoin touchant les Pays-Bas, leurs auteurs trop 
modestes nous refusent le plaisir d'en témoigner plus 
explicitement notre gratitude. 

1. Les bibliophiles de la Guyenne et de toute la France seront 
heureux d'apprendre qu'il vient de paraître une seconde édition 
des Voyages de Montaigne annotés par M. d'Ancona. 



\ , 



r- 



VOYAGEA DE MONTESQUIEU. 317 

A la suite de nos notes, on trouvera un Index, où 
sont relevés particulièrement les noms des lieux et des 
personnes dont Montesquieu parle dans ses Voyages, 
Nous aurions voulu faire une table analytique. Mais 
elle eût grossi abusivement ce volume. 

Et, maintenant, il ne nous reste qu*à répéter ce que 
nous avons dit déjà. Cette première édition, publiée 
sur des manuscrits peu corrects et souvent d'une lec- 
ture peu commode, ne se donne que comme un essai. 
Au point de vue de Torthogr^iphe des noms propres 
sourtout, il y aurait bien des améliorations à apporter 
dans une édition nouvelle. Nous avons, d'ailleurs, 
rectifié dans les Notes et dans Y Index plus d'une leçon 
critiquable imprimée dans le texte. Les lecteurs qui 
ont Texpérience des travaux semblables à celui que 
nous imprimons seront le? premiers à se montrer 
indulgents. Ils savent qu'il en est d'une œuvre litté- 
raire comme de la vie : c'est lorsqu'on l'achève qu'on 
voit nettement ce qu'on aurait pu et dû faire. 



VIII 

PRÉFACE AUX 

« PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS 

DE MONTESQUIEU • '. 

Bien que nous donnions aai volâmes qu'on va lire 
le titre de Ptust^es et Fragments itipdits de Montesquieu, 
plusieurs des morceaux qui s'y trouvent sont déjà 
connus. Dans les recueils des Œuvres — soi-disant 
romplètes — de Tauteur, on rencontre, en effet, un 
nombre variable d extraits plus ou moins étendus des 
manuscrits que nous allons publier intégralement. 
Mais les plus riches ne reproduisent pas même un 
vingtième du contenu des trois gros volumes auxquels 
ils font des emprunts. De plus, les textes y ont été 
imprimés sur des transcriptions hâtives, pas toujours 
exactes '. Enfin, beaucoup des réflexions de Mon- 



1. Cette préface a été rédigée pour Pouvrage que la Société 
des Bibliophiles de Guyenne a fait paraître, en 1899-1901, sous 
le titre de « Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, publiés 
par le baron Gaston de Montesquieu ». Bordeaux, G. Gounouilhou 
(2 vol. in-4*»). 

2. Dans le tome II des Pensées (manuscrites), au verso du 
folio 100, Montesquieu a écrit, entre une réflexion sur les neveux 
et une citation (biffée) d*un mot plus ou moins drôle : « Je vay 



■jr,"^""?!.'. ^- 



PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 31^ 

tesquieu sont rapprochées arbitrairement les unes des 
autres, ou bien isolées de l'ensemble qui en fixe le 
sens et la valeur. 

A la lecture des quelques pages dont nous parlons, 
nul n'aurait imaginé que l'auteur de V Esprit des Lois 
eût laissé une riche mine de documents, pleins de, 
détails précieux sur toute sa vie intellectuelle ou litté- 
raire, et particulièrement sur la seconde moitié. 

Il en est, cependant, ainsi. 

Si les Voyages de Montesquieu indiquent, presque 
jour par jour, ses étapes à travers l'Enipire d'Alle- 
magne, l'Italie et les Pays-Bas, en 1728 et 1729, le 
recueil complet de ses Pensées, par ce qu'il nous révèle 
sur la genèse de ses idées et de ses œuvres, permet de 
le suivre, pendant une trentaine d'années, dans sa 
marche laborieuse à la découverte des vérités morales 
et politiques. 

Nous espérons donc qu'on ne contestera point que 
nous apportons un livre vraiment nouveau au public 
qu'intéressent les choses de la littérature, de l'histoire 
et de la philosophie. 



I 



Montesquieu possédait une série de volumes in-4**, 
solidement reliés et composés de feuilles toutes blan- 
ches primitivement. De Tun d'eux, il n a utilisé que 
quelques pages, pour y consigner les corrections qu'il 

comencer par vnc sotte chose, qui est ma généalogie. » Les édi- 
teurs ont imprimé : • Je fais faire une assez sotte chose, c'est, etc. » 
Ce texte altéré a fourni à un critique grave une preuve de la 
vanité de Montesquieu ! 




lJ*. 



320 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

voulut, d'abord, introduire dans son traité sur la 
Grandeur des Romains. Mais les autres étaient appelés 
à lui rendre des services plus variés et plus durables. 
Tantôt il y inscrivait lui-même et tantôt il y faisait 
inscrire des notes relatives à des faits curieux, ou des 
extraits de ses lectures, ou encore Texpression de ses 
idées personnelles, résumées en courtes formules ou 
plus ou moins longuement développées. Dans celui de 
ces registres qui nous semble être le plus ancien \ et 
qui est intitulé Spicilegium, on trouve surtout des 
notes; au besoin, des recettes médicales. C'est, aucon 
traire, à des analyses de livres qu'étaient réservés 
presque exclusivement six à huit tomes environ, dont 
un seul nous est parvenu *, mais dont chacun était 
affecté à un ordre spécial d'études, tel que le Droit, la 
Politique, la Géographie, etc. Enfin, trois volumes, 
autrement précieux que le reste, constituent un recueil 
où des réflexions détachées sont mêlées à de petites 
œuvres inédites pu à des fragments inédits d'œuvres 
que l'auteur de V Esprit des Lois n'a jamais terminées 

1. Certaines parties du Spicilegium nous paraissent être anlé- 
rieures aux Lettres Persanes. Il commence, en effet, par des 
extraits •« d'un gros recueil » que le père Desmolets avait prêté 
à Montesquieu. Or, parmi ces extraits, à la page "8, se trouve 
le suivant ; 

« Ferdinand, roi d'Aragon, assembloit les États d'Aragon et 
de Catalogne, quand il entreprenoit quelque guerre importante, 
et leur demandoit un don gratuit ou des subsides pendant le 
cours de la guerre. L'an 1510, les États de ces deux provinces 
étant assemblés dans une ville limitrophe, les préliminaires 
furent : en quelle langue seroit conçue la délibération; et celle 
difficulté dura plusieurs jours. Enfin, on convint que la demande 
se feroit en langage catalan, et la réponse en aragonois. » 

Il est bien probable que cette anecdote du « gros recueil » a 
Inspiré à notre auteur la fin de la 409" Lettre Persane , bien 
qu'il y rapporte, dans une note, le fait dont il parle à l'an 1610. 

2. Ce volume a pour titre ; Geographica, t. IL 



• 



PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 321 

OU n'a terminées qu'en en retranchant des parties plus 
ou moins importantes. C'est à la publication de ce 
recueil que nous consacrons le présent ouvrage. 

Le, premier des trois volumes dont nous parlons 
semble avoir été commencé après l'impression des 
Lettres Persanes; le second, après celle des Considéra- 
lions sur la Grandeur des Romains; et le troisième, 
après celle de V Esprit des Lois, 

Mais il s'en faut bien qu'on puisse induire sûrement 
de ce qu'un morceau se trouve à la suite d'un autre, 
qu'il n'ait pas été transcrit avant lui dans le registre 
où il figure. Les intercalalions sont visibles dans une 
foule d'endroits. C'est même par dizaines, sinon par 
centaines, que l'on compte dans les tomes II et III, 
entre les pages écrites, celles qui sont demeurées en 
blanc, et qui, sans doute, étaient destinées à recevoir 
des pièces ayant quelques rapports avec les fragments 
qu'elles auraient immédiatement suivis. 

Nos volumes n'en fournissent pas moins des ren- 
seignements chronologiques, mais il est parfois délicat 
de les en tirer. 

Ajoutons que, bien qu'ils comprissent, outre un 
millier de courtes réflexions, des œuvres ou fragments 
d'œuvres de plus longue haleine, Montesquieu lui- 
même les désignait ordinairement sous le titre de Mes 
Pensées. Nous suivrons son exemple. En parlant des 
manuscrits que nous éditons, nous les appellerons 
tome I, II ou III des Pensées ou encore des Pensées 
(manuscrites) de Montesquieu. 



•21 



Liiài^ 



- j 



322 DES OELVmSS DE MONTESQUIEU. 



II 



11 serait fort difficile d'énumérer ici les divers sujets 
abordés par Montesquieu dans ses Penséeà (manus- 
crites). Le grand curieux qu'il était s'intéressait plus 
ou moins à tout. Une seule branche des connaissances 
humaines semble lui être restée vraiment étrangère : 
les mathématiques; et visiblement il leur en voulait de 
ne pas lui être accessibles. 

Cette lacune, bien entendu, n'empêche pas notre 
recueil d'être singulièrement mêlé. Aussi, dans une 
courte préface, ne peut-on le considérer que d'ensemble; 
en insistant, tout au plus, sur quelques points essen- 
tiels. 

Nous ferons donc remarquer, d'abord, que le tome P" 
des Pensées ne fut commencé qu'à l'époque où l'auteur 
renonça presque aux sciences physiques et naturelles, 
pour se consacrer de préférence aux études morales eX 
politiques. De là vient que les sciences n'occupent 
qu'une place très restreinte dans les trois volumes 
dont nous éditons le texte. Il est même assez curieux 
de constater qu'on y chercherait vainement, sur deux 
mille deux cent et quelques articles, plus de douze à 
quinze ayant trait, peut-être, à V Histoire de la Terre 
ancienne et moderne dont f( M. de Montesquieu, pré- 
sident au Parlement de Guyenne, à Bordeaux », avait 
inséré une sorte de prospectus dans les journaux 
de 1719 ^ 

Nous regrettons davantage l'absence, dans les manu- 

\. Œ. C, t. Vn, p. 24. 



^v 



^'^^y > ; 



i PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 323 

serits que nous publions, d'un plus grand nombre de 
détails sur la vie proprement dite de Fauteur. Le peu 
qu'ils nous apprennent à cet égard est même très vague, 
le plus souvent. Presque tout, d'ailleurs, en est relatif 
moins à Thomme qu'à l'écrivain. 

Dans le tome II, par exemple, nous trouvons la 
harangue que Montesquieu adressa au roi Louis XV, 
le 3 juin 1739, en qualité de directeur de l'Académie 
française K II y félicite le Prince de la paix qu'il venait 
de conclure^ à Vienne, avec l'Empereur d'Allemagne. 
Nous savons par lui-même qu'il fut très ému en s'ac- 
' quittant de sa tâche *. 

Un autre sentiment pénible qu'il avoue, c'est Tirri- 
tation que lui causaient les critiques superficielles 
dirigées contre ses ouvrages ^ 

Il s'en vengeait cruellement! De sa propre main, il 
écrivait une épigramme acérée sur une page quelconque 
de l'un de ces in-quartos intimes dont nous indiquions 
tout à l'heure l'emploi. Puis, il l'y laissait dqrmir. Sa 
rancune était assouvie. Et même, quand Tépigramme 
était trop vive, il la biffait soigneusement et la rendait 
presque indéchiffrable *. 

En parlant de lui, le père Castel pouvait bien dire 
qu^il n'avait jamais connu de plus belle âme M 

Ne s'est-elle pas révélée, avec toute sa noblesse, 
dans ce précepte touchant et vraiment évangélique : 
« Il faut plaindre les gens malheureux, même ceux qui 

{. Les Registres de r Académie française (Paris, F. Didot, 1895), 
t. Il, p. 445. 

2. Pensées (manuscrites), t. III, P 210 v*. 

3. M., t. II, f*» 180. 

4. Id,, ibid., P 436. " 

5. U Homme moral opposé à V Homme physique de Monsieur R.,i 
[par le P. Castel] (Toulouse, 1756), p. 11^.' 



! 



.--*. 



324 DES (EUVRES DE MONTESQUIEU. 

ont mérité de l'être, quand ce ne seroit que parce qu'ils 
ont mérilé de 1 être * ?» * 

Mais (répétons le) ce n'est point Thomme que les 
Pensées (manuscrites) font surtout connaître; c'est le 
philosophe et l'auteur : le philosophe, avec ses méthodes 
et ses principes; et l'auteur, avec ses théories littéraires 
et ses productions successives, allant de l'ébauche en 
vers jusqu'au chef-d'œuvre en prose. 



III 



Quant aux méthodes du philosophe^ nous relèverons 
un seul point, mais capital. 

Montesquieu s'était appliqué trop sérieusement aux 
sciences physiques et naturelles pour méconnaître le 
rôle des observations ou des expériences rigoureuses 
dans la découverte de la vérité. A ce point de vue, il 
est instructif de lire sa note sur la peste et la manière 
de la combattre ^ Mais, précisément, comme il se ren- 
dait bien compte des conditions sous lesquelles l'in- 
duction est légitime, il se défiait des applications qu'on 
voudrait en faire aux études politiques et sociales. Ce 
n'est que lorsqu'elles portent sur des phénomènes 
semblables que les généralisations sont fécondes. Avec 
des éléments divers, n'ayant que de l'analogie, on ne 
fonde point de vraies sciences. 

Dans ses Pensées^ l'auteur de VEspril des Lois met 
en garde, à plusieurs reprises^ contre les illusions que 
se font certaines gens; et notamment dans le passage 
qui suit : 

1. Pewfe'e* (manuscrites), t. I, p« 392. 

2. /d., ibid,i p. 122* 



PENSÉES ET FRAGMENTS INEDITS. 325 

(( Les politiques ont beau étudier leur Tacite; ils n'y 
trouveront que des réflexions subtiles sur des faits qui 
auroient besoin de l'éternité du Monde, pour revenir 
dans les mêmes circonstances '. )) 

Est-ce à dire que^oute généralisation soit stérile en 
ces matières? Nulleinent! Une philosophie prudente 
peut arriver à des conclusions vraies et utiles par 
l'examen de ce qu'il y a de permanent dans l'histoire. 
Or qu'y trouve-t-on partout et- toujours? L'Homme, 
avec ses facultés, ses instincts et ses passions, causes 
intimes et éternelles de toutes les vicissitudes des 
Peuples. 

C'est parce qu'ils sont (comme les Lettres Persines) 
l'œuvre d'un moraliste, d'un moraliste hors ligne, que 
V Esprit des Lois et les Considérations sur la Grandeur 
des Romains rie cesseront point d'exciter l'admiration 
des penseurs à venir. 



IV 



Les fragments que nous publions permettront aussi 
de mieux comprendre les idées fondamentales de Mon- 
tesquieu, telles qu'elles ressortent de ses œuvres anté- 
rieurement connues. Us nous en découvrent quelque- 
fois l'origine, et souvent en montrent le développement 
graduel. On assiste (comme nous l'avons déjà dit) au 
travail qui s'est fait, pendant trente et quelques années, 
dans un des plus grands esprits dont l'Humanité 
s'honore. 

Spécialement, les Pensées doivent nous empêcher de 

\. Pensées (manuscrites), t. I, p. 539. 



326 Ues (KLVBES DE MONTESQUIEU. 

confondre ce que nous appellerons le rêve, rêve idyl- 
lique, de Tauteur avec ses théories proprement dites. 

Un certain état social peut lui paraître supérieur aux 
autres pour assurer aux habitants de la T^rre ce qu'il 
juge être leur vrai bonheur. Mais jamais il n'eut la 
naïveté de croire qu'un législateur quelconque pût 
imposer ce bonheur à une vieille société, ni même en 
garantir la durée dans une société qu'il fonderait et 
constituerait. A ses yeux, rien n'était précaire comme 
les régimes les meilleurs et les plus nobles. Ils ne sub- 
sistent que par un concours de vertus fatalenaent 
rare*. Les Troglodytes se lassent de n'obéir qu'à leur 
conscience trop rigide et secouent le joug d'une liberté 
que les mœurs seules restreignent. 

Nous touchons ici à la conception centrale de Mon- 
tesquieu, à sa conception de THomme, pauvre être 
médiocre pour le bien et même pour le maL 

Dans tous ses écrits, il Insiste sur le sentiment de 
notre faiblesse. Aussi n'est-il point de vertu qu'il 
recommande plus fortement que la modestie. Il en 
définit ainsi la forme la plus parfaite : 

(( L'humilité chrétienne n'est pas moins un dogme 
de philosophie que de religion. Elle ne signifie pas 
qu'un homme vertueux doive se croire plus malhon- 
nête homme qu'un fripon, ni qu'un homme qui a du 
génie doive croire qu'il n'en a pas; parce que c'est un* 
jugement qu'il est impossible à resprit,de former. Elle 
consiste à nous faire envisager la réalité de nos vices 
et les imperfections de nos vertus^. » 

Depuis l'époque où il rédigeait son premier cbef- 



1 . Pensées (manuscriles), 1. 1, page 534, et t. Il, f^' 10 et 17. 

2. Id., ibid.y page 20. 



PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 327 

d'œuvre, jusqu'à ia veille de sa mort, Montesquieu est 
sans cesse revenu sur l'éloge de la modestie et sur la 
condamnation de Torgueil, qu'il distingue avec soin 
d'une juste fierté, pure de dédain. 

Usbek écrit dans la ^44"" Lettre Persane : 

(( Hommes modestes, venez, que je vous embrasse 1 
Vous faîtes la douceur et le ^haitne de la vie. Vous 
croyez que vous n'avez rien ; et, moi, je vous dis que 
vous avez toyt. » 

Un article du Timté des Devoirs est conçu en ces 
termes : 

« Une âme basse orgueilleuse est descendue au seul 
point de bassesse où elle pouvoit descendre. Une grande 
âme qui s'abaisse est au plus haut point de la gran- 
deur*. )) 

Enfin, dans les conseils A mon Petit-Fils, nous déta- 
chons cette phrase : 

(( Sachez aussi que rien n'approche plus des senti- 
ments bas que l'orgueil, et que rien n*estplus près des 
sentiments élevés que la modestie^. » 

Nous ne continuerons point nos citations : celles que 
nous venons de faire permettront de saisir le lien 
intime qui rattache la politique de Montesquieu à sa 
morale. ^ 

Si l'Homme est un être médiocre, rien d'extrême ne 
lui convient. 

Pour les particuliers, il n'est pas bon qu'ils disposent 
d'une liberté absolue ou d« richesses immenses. 

C'est un danger pour des autorités publiques que 
d'avoir une puissance à laquelle des lois fixes et les 



1. Pensées (manuscrites), t. II, î° 108 v". 

2. Id.y t. m, r 359 v«. 



328 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

attributions d'autres magistrats n'assignent point de 
Jiniites. 

El, pour les Etats eux mêmes, les grandes conquêtes, 
les extensions indéfinies sont, tôt ou tard, une cause de 
ruine. 

On peut critiquer, rejeter cette manière de voir, la 
juger mesquine et bourgeoise; on ne saurait en mécon- 
naître l'unité rigoureuse et logique. 

Notons qu'à la différence de tant de faux modestes, 
Montesquieu, en humiliant le Genre humain, ne crée 
point une catégorie d'hommes exceptionnels, dans 
laquelle il se rangerait naturellement. 



Passons, maintenant, du philosophe à Tauteur. 

Les Pensées et Fragments inédits découvrent dans 
Montesquieu un artiste très conscient de son art : de 
l'art qu'il apporte dans la construction de ses phrases, 
autant que dans la composition même de ses œuvres. 

Pour bien apprécier le grand prosateur, il importe de 
lire ces écrits à haute voix, comme s'il s'agissait d'un 
poème, de La Divine Comédie, par exemple. Ce procédé 
a un double avantage. Une lecture ralentie permet de 
saisir plus aisément toutes les idées qui se suivent, 
drues et serrées, dans une langne parfois trop concise. 
Mais, surtout, on jouit mieux ainsi de l'œuvre littéraire.. 
Un rythme harmonieux se dégage à la lecture d'une 
série. d'alinéas, n'ayant que quelques lignes en général 
et formant comme autant de couplets, dont chacun 
flatte l'oreille. 

La qualité que nous relevons ne distingue pas exclu- 



1 PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 329 

sivement ce qu'on pourrait appeler les morceaux de 
bravoure, tels que les portraits d'hommes illustres. 
Prenez, dans V Esprit des Lois, les définitions par les- 
quelles le livre II commence. Qui ne discerne dans 
cette prose sévère un tour général, un mouvement 
ordonné? 

Montesquieu se rendait compte des mérites de son 
style à cet égard. On lit, en effet, dans le tome P'' de 
ses Pensées : « Bien des gens, en France, surtout 
M. de La Motte, soutiennent qu'il y a pas d'harmonie. 
Je prouve qu'il y en a, comme Diogène prouvoit à 
Zenon qu'il y avoit du mouvement, en faisant un tour 
de chambre *. » 

C'est également à dessein que notre auteur disposait 
le sujet de ses œuvres d'une manière qui lui a valu le 
reproche d'impuissance. N'a-t-on pas dit qu'il avait 
Tintelligence « fragmentaire »? Lui qui a suivi cons- 
tamment, dans un ordre rigoureux, une idée unique, 
à travers les trois à quatre volumes de VEsprit des 
Lois! 

11 est vrai qu'il lui répugnait de faire quelque chose 
d'analogue à une dissertation, à un traité doctoral. Sa 
nature le portait à suivre une méthode plus libre et 
plus dégagée. Non content d'éviter les transitions 
dans ses grands ouvrages, il se plaisait à couper encore 
les petits en morceaux. 

Le portrait du Régent qu'il a esquissé dans les cinq 
Lettres de Xénocrate à Phérès n'en formait qu'une à 
l'origine. 

Dans ï Esprit des Lois, il avait, d'abord, expliqué 
pourquoi il y insérait les livres XXVII et XXVIII. Il se 

|. Pensées (manuscriles), t. I, p. 374. 



330 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

ravisa ensuite, jugeant inutile de le dire. Ne s'inaagi- 
nait-il point que, ce qu'il voyait clairement, lecteurs 
et critiques s'en rendraient compte de même *? Illusion 
étrange, mais touchante! Elle était bien digne du génie 
qui se disait : « Il y a ordinairement si peu de différence 
d*homme à homme, qu'il n'y a guère sujet d'avoir de 
la vanité ^. » 

Mais d'oii pouvait lui venir sa haine des transitions 
et des expositions bien liées? 

Il avait pour le pédantisme une aversion instinctive 
et réfléchie. Ennemi d'un sot orgueil, il voulut, sans 
doute, ressembler le moins possible aux cuistres de son 
temps, pauvres hères jugeant le Monde du sommet 
des minuties qu'ils savaient peut être. C'est pourquoi 
il s'écarta avec soin, mais non sans excès, des procédés 
didactiques qui leur étaient habituels. 

De plus, il sentait probablement qu'une prose très 
concise doit être très coupée, sous peine de fatiguer les 
lecteurs. 

Quoi qu'il en soit, Montesquieu a fait, en ces term^^s, 
sa profession de foi littéraire : 

« Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermé- 
diaires : assez, pour n'être pas ennuyeux; pas trop, de 
peur de n'être pas entendu. Ce sont ces suppressions 
heureuses qui ont fait dire à M. Nicole que « tous les 
bons livres étoient doubles ^ » 

Reconnaissons, toutefois, qu'on ne doit appliquer 
ce précepte que sous bénéfice d'inventaire. Il a nui 
certainement à notre auteur lui-même. Et d abord, il a 
dérouté les esprits subtils qui mesurent la logique d'une 

1. Pensées (manuscrites), t. III, f** 4 V; 

2. 1(1., ibid., f° 343. 

3. IfL, ibid., f" 277, 



1 PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 331 

œuvre au nombre et au poids des conjonctions qui s'y 
trouvent. 



VI 

Que Montesquieu eût écrit ou voulu écrire quelques 
ouvrages d'une certaine étendue, autres que les Lettrés 
Persanes^ les Considérations ou V Esprit des Lois^ on le 
savait jusqu'ici assez vaguement. 11 était question d'une 
Histoire de Louis XI, dont le brouillon et la mise aii 
net auraient été consumés par les flammes. On possé- 
dait même l'analyse des premiers chapitres d'un Traité 
des Devoirs, lus, en 1725, à l'Académie de Bordeaux *. 
Rien ne permettait, cependant, de croire que notre 
auteur eut commencé plusieurs autres livres, qu'il 
aurait abandonnés ensuite : jmtriœ cecidere manus ^. 
Encore moins avait-on des raisons sérieuses pour 
soupçonner que la fameuse Hutoire de Louis XI n'avait 
jamais été mise au feu, parce qu'elle n'avait existé 
jamais. 

Les trois tomes des Pensées (manuscrites) fournissent 
des renseignements nombreux sur les questions que 
nous venons de poser. 

Ils nous révèlent un Montesquieu qui se cherche lui- 
raéme pendant des années, qui médite une série 
d'œuvres de plus en plus complexes, sans qu'elles arri- 
vent à terme, et qui passe par des crises d'abattement, 
où il s écrie avec dégoût : « J'ai la maladie de faire des 
livres et d'en être honteux quand je les ai faits ^ » 

i. CE. C, t. VII, p. 66. 

2. E. L., Préface (15). 

3. Pensées (manuscrites), t. l, p. 538. 



332 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

Nous n'insisterons point sur la tragédie de Brito- 
mare^ ni sur les Dialogues mythologiques, dont cer- 
tains passages nous ont été conservés. Quelques opus- 
cules de moindre importance ne nous arrêteront pas 
davantage. Au contraire, nous signalerons que Tau- 
teur des Lettres Persanes, après avoir entrepris une 
Histoire de la Jalousie, qu'il changea plus tard en 
Héflexions sur le même sujet, voulut composer, sous 
une forme nouvelle : un De Officiis, comme Gicéron, 
et un // Principe, comme Machiavel. 

Ainsi Montesquieu passa de la Psychologie à la 
Morale et de la Morale à la Politique. La Politique ne 
le lâcha plus. Mais il demeura toujours moraliste et 
psychologue; ce qui donne à ses doctrines une incom- 
parable fermeté. 

Notez que, même lorsqu'il écrivit sur l'histoire, il y 
chercha la démonstration de quelques vérités politi- 
ques. On n'estimait pas, alors, que le plus noble 
emploi du génie fût de produire un livre qui ne prouvât 
rien. Dans ses Considérations sur la. Grandeur des 
Homqins (comme dans sa Monarchie universelle), il 
s'efforce d'établir les périls qu'entraînent les grandes 
conquêtes. Ut lapsu graviore ruant^ telle était l'épi- 
graphe qu'il avait empruntée à Glaudien, pour son 
œuvre. Il l'a traduite, en la commentant, dans un 
passage du chapitre xv, qui est comme la clé de voûte 
de l'œuvre entière. 

Et ce qui nous est parvenu des ouvrages qu'avait 
commencés Montesquieu, l'un, sur l'ensemble de l'his- 
toire de France, et l'autre, sur le règne de Louis XIV, 
nous permet d'induire aussi que les réflexions politi- 
ques devaient y occuper une large place. 

A mesure que notre auteur se voua, de plus en plus 



r^.'ï^ 



PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 333 

exclusivement, à l'étude des lois et des règles qui pré- 
sident à la destinée des nations, il exposa ses idées 
SOUS des formes plus simples et plus graves. Les Pensées 
(manuscrites) nous révèlent qu'après avoir mis en 
scène Usbek et Rica, dans les Lettres Persanes, il songea 
à présenter ses opinions sous le nom d'écrivains étran- 
gers et imaginaires. Certains de ses opuscules étaient 
destinés à un ou plusieurs recueils^ intitulés : Biblio- 
thèque Espagnole, ou Journaux de Livres peu connus. 
Ses Princes eux-mêmes étaient (soi-disant) l'ouvrage 
« qu'aurait fait M. Zamega, s'il était jamais venu au 
Monde»*. Montesquieu sentit probablement qu'il y 
avait moins d'art que d'artifice dans ce procédé de 
publication. Il y renonça et mit au jour les Considéra- 
tions sur la Grandeur des Romains, le phef-d 'œuvre le 
plus compact et le plus austère de la prose française. 

Parmi les fragments que nous publions, signalons 
encore les préfaces inédites que le Président avait 
rédigées, les unes pour ses œuvres propres, et les 
autres pour quelque œuvre d'autrui. Nous ignorons 
à laquelle de ces deux catégories appartient l'intro- 
duction qui semble destinée à une histoire des Jésuites^. 
Mais il est certain que Montesquieu composa pour un 
M. RoUin ou Raulin (ne pas confondre avec le bon 
Rollin, (( l'Abeille de la France ») un projet d'épître à 
mettre en tête d'un livre dédié au trop galant maréchal 
de Richelieu ^ 

Ajoutons ici un mot sur la prétendue Histoire de 
Louis XL Dans les tomes des Pensées (manuscrites), 
on. ne rencontre pas une ligne qui fasse supposer que 

1. Pensées (manuscrites), t. III, T 296 v". 

2. Id., ibid.y 1. 1, p. 253. 

3. Id,, ihid., t. III, P 475, 



L. 



^ 



334 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

l'auteur ait jamais consacré un livre spécial au fils de 
Charles VU. Il y est bien question d'une Histoire de 
Louis XIV, dont nous possédons même la préface*. 
Mais, quant au règne de Louis XI, Montesquieu paraît 
n'en avoir traité que dans un chapitre de son livre 
sur l'histoire de France en général. Ce qu'il y eut de 
brûlé, ce ne furent que les matériaux qui servirent 
pour ce chapitre -. Le travail lui-même, on le trouvera 
à la page 338 du tome I*^"* des Pensées. 



VII 



H nous eût été facile de faire, dans les trois tomes 
des Pensées, un choix restreint de passages remarqua- 
bles à la fois par la forme et parle fond. Ces extraits 
auraient rempli un volume de grosseur moyenne, 
s'adressant au grand public, qu'il eût charmé sans 
doute. Nous avons préféré, néanmoins, entreprendre 
une édition intégrale, sans, du reste, en méconnaître 
les dangers. 

Nous n'ignorons point qu'on relèvera, dans les deux 
gros tomes que nous imprimons, plusd'un article insi- 
gnifiant en lui-même. Mais l'ensemble des morceaux 
constitue un document tout à fait hors Hgne. Quel est 
l'homme de génie dont, jusqu'à ce jour, on ait pu 
suivre le travail intérieur pendant trente à trente-cinq 
années de son existence? Pour Montesquieu, la chose 
devient presque aisée à l'avenir. Et nous espérons 
qu'une étude plus complète de son œuvre finira par 
découvrir à tous l'originalité et l'unité profondes et 

1. Pensées (manuscrites), t. H, f 83* 

2. (JE. C, t. VII, p. 301* 



r 



PENSÉES ET FRAGMENTS JNÉDITS. 3a5 



trop méconnues de ses conceptions morales et poli- 
tiques. 

Quand nous annonçons une publication intégrale, 
il ne faudrait point prendre le mot dans un sens absolu. 
Nous laisserons, par exemple, de côté quelques cita- 
tions pures et simples, que ne suit aucun commen- 
taire ^ A plus forte raison, n'imprimerôns-nous qu'une 
fois les morceaux transcrits à deux reprises dans Tori- 
ginal. Nous nous permettrons même de très rares 
suppressions : celles d'un fragment par trop Régence 
et de deux ou trois phrases très libres, gans portée phi- 
- losophique. Au contraire, pour les passages biffés dans 
les manuscrits, par l'auteur lui-même ou par quelque 
autre, nous n'avons pas cru devoir les omettre sans 
distinction. 

Quelques-uns présentent, en effet, un intérêt véri- 
table, soit qu'ils trahissent une impression passagère, 
soit qu'ils découvrent la suite d'un raisonnement ou 
les formes progressives d'une même idée. Nous les 
donnerons donc, mais entre deux astérisques, pour 
qu'on les distingue à première vue. Il y a même un 
fragment que nous reproduisons barré, afin de bien 

1. Voici, du reste, la plupart de ces citations, que nous n'au- 
rions su où classer dans le corps de l'ouvrage : 

T. I, p- 316 (298). — San PietrOy portitore del Paradiso. — 
Cerbero, da gli Antichi, era creduto esser alla porta del Inferno» 

T. II, r 16 (926). — Jure perhorrui. 

Late conspicuum toUere vcrlicem. 

[Horace, Od,, llï, xvi, v. 18 et 19.] 

Ibid. (927). -^ Virtutem incolumem odimus; 

Sublatam ex oculis guœrimus invidi. 

[Ibid., 111, XXIV, V. 31 et 32.] 

Ibidt (928)» — Jam nec spes anîmi credula mutui, 

[Ibid., IV, I, V. 30.] 



336 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

indiquer qu'il n'est qu'une boutade, dont Montesquieu 
eut regret dans sa modestie foncière. 

Une autre question délicate qu'il nous a fallu résoudre 
est celle de Tordre à adopter dans notre publication. 

L'ordre des manuscrits serait d'un intérêt capital, 
s'il était strictement chronologique. Mais on ne peut 
méconnaître que les interversions et les intercalations 
abondent dans les trois volumes des Pensées. En outre, 
quelle fatigue pour les lecteurs que d'aller incessam- 
ment d'un sujet à un autre, sans lien et sans transi- 
tion ! 

Donc nous soumettrons à un classement méthodique 
les 2200 et quelques morceaux que nous allons 
imprimer. 

On les trouvera groupés sous les rubriques suivantes : 

Avertissement, 
L Montesquieu, 
IL Œuvres connues de 'Montesquieu, 

III. Œuvres et Fragments d' Œuvres inédiles de 

Montesquieu, 

IV. Science et Industrie, 
V. Lettres et Arts. 

VI. Psychologie. 
VIL Histoire» 
VllL Education^ Politique et Economie politique. 

IX. Philosophie, 
X. Religion. 

La partie qui vient après V Avertissement a un carac- 
tère autobiographique; les deux suivantes sont rela- 
tives à des ouvrages devant constituer un tout par eux- 
mêmes; et les sept autres ne renferment guère que des 
notes et des réflexions détachées* 



PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 337 

Les indications que Ton trouvera en tête de chaque 
article, après le numéro initial, font connaître le tome 
et la page où cet article se trouve, ainsi que le rang 
qu'il occupe dans la série des 2251 fragments que les 
volumes des Pensées contiennent. 
. Quant au numéro initial lui-même, nous l'avons 
niarqué d'un astérisque toutes les fois qu'il est suivi 
d'un fragment transcrit par un secrétaire de Tauteur, 
et non par l'auteur lui-même. 

N'oublions pas de mentionner ici que nous avons 
cru devoir joindre aux articles des Pensées quelques 
extraits d'un quatrième in-quarto : le Spicilegium de 
Montesquieu. Il renferme surtout des notes littéraires, 
historiques et politiques. Mais les passages, peu nom- 
breux, que nous lui empruntons révèlent des détails 
curieux sur la vie et sur les opinions du Président*^ 

Les notes qu'on Hra au bas du texte sont exclusive- 
ment celles qui se trouvent dans les originaux, et qui 
ne sont point des additions modernes. Bon nombre 
d'entre elles renvoient aux pages d'un ou de plusieurs 
des tomes des Pensées. Pour les autres notes que pour- 
rait désirer un lecteur instruit, nous les placerons à la 
fin du volume auquel elles se rapporteront *. 

De plus, nous terminerons la publication tout 
entière par un Index général, que précédera «ne table 
de concordance. Celle-ci permettra de lire le contenu 
des deux tomes, en suivant l'ordre des manuscrits. 
Avec elles, on retrouvera aussi les articles que visent 

1. Nous nous sommes contentés, dans nos annotations, de 
rappeler quelques faits moins connus, de signaler les change- 
ments de rédaction qui présentent un intérêt véritable, et d'in- 
diquer avec précision, dans la mesure où cela nous a été pos- 
sible avec le concours de nos amis,' les livres et les passages 
d'auteurs que Montesquieu a citést 

22 



338 DES CECVBES DE MONTESQUIEU. 

les renvois mis, par Fauteur, en marge, au haut ou au 
bas du texte. 

Bien entendu, nous rfiproduisons scrupuleusement 
la teneur des manuscrits, à Torthographe et à la ponc- 
tuation près. Nous n'avons pas même corrigé (sauf à 
les faire suivre d'un sic) quelques articles ou adjectifs 
qui étonnent, et dont il suffirait de changer une lettre * 
pour donner à certaines phrases un sens plus naturel. 
A peine nous permettrons-nous d'ajouter, entre cro- 
chets, quelques syllabes ou quelques petits mots visi- 
blement oubliés par l'auteur ou par ses secrétaires. 



Peut-être notre temps n'est-il guère favorable à la 
publication d'un livre dont là lecture exigera quelque 
effort. De plus, les théories pondérées de Montesquieu 
n'ont point actuellement la vogue. Nous ne nous fai- 
sons donc pas illusion sur le succès immédiat qu'ob- 
tiendra le présent ouvrage. Par bonheur, les vérités 
fondamentales peuvent attendre ; elles ne passent pas. 
Une expérience, plus ou moins amère, Ramènera tôt ou 
tard aux sages théories exposées par l'auteur de 
Y Esprit des Lois, On ne dédaignera point alors des 
volumes qui complètent et commentent les œuvres 
classiques du grand écrivain. Nous espérons même 
qu'un critique autorisé leur appliquera un jour le mot 
du rhéteur de Home : 

Ille se profecisse sciât, cui valde placebit ^. 



1. Montesquieu faisait souvent les / comme les c, les s ou les t. 
De là, peut-être, des erreurs de copie. Cette remarque est appli- 
cable même aux œuvres déjà connues de l'auteur. 

2. Quintilien, Institutions oratoires, X, 1* 



IX 



DE L' c HISTOIRE DE LOUIS XI », PAR 

MONTESQUIEU^ 



Nous avons déjà annoncé aux lecteurs de la Revue 
Philomathique, la publication des Pensées (manuscrites) 
de Montesquieu. Permettront-ils qu'on leur parle une 
seconde fois du même ouvrage, au moment où s'achève 
l'impression du premier volume? Nous en profiterions 
pour entreprendre de consoler les amis des lettres de la 
perte déplorable — et déplorée très souvent — ' d'un 
chef-d'œuvre qui pourrait bien n'avoir existé jamais. 

Les éditeurs des Pensées et Fragments inédits de 
Montesquieu en ont divisé le tome P' en plusieurs par- 
ties. Dans la troisième sont rassemblés environ deux 
cents morceaux qui tous se rapportent à des ouvrages, 
plus ou moins considérables, inachevés ou abandonnés 
par l'auteur. Tels sont une Histoire de la Jalousie^ un 
traité des Devoirs et un traité des Princes, Mais on n'y 
trouvera pas une ligne provenant de la fameuse His- 



i. Cette noie a été publiée, en 1898, dans la Revue Philoma 
thique de Bordeaux. 



340 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU. 

toire de Louis Xl^ dont la légende assure que Montes- 
quieu aurait jeté le brouillon au feu, pendant que son 
secrétaire aurait brûlé, par erreur, la mise au net. Bien 
plus, dans les deux mille deux cents et quelques frag- 
ments que contiennent les trois volumes des Pensées 
(manuscrites), il n'y a pas un mot qui fasse croire que 
l'auteur ait eu Tidée de consacrer un travail spécial 
au règne de ce Louis XI, pour lequel il s'est toujours 
montré fort sévère. En revanche, il déclare formelle- 
ment qu'il avait songé à faire une Hutoire de 
Louis XIV \ histoire dont la préface nous est même 
heureusement parvenue^. N'est-ce pas le cas d'appli- 
quer le brocard des juristes : Qui dicit de uno negat de 
altero"! 

Peut-être noffs opposera-t-on un passage d'une lettre 
adressée par Montesquieu à l'abbé de Guasco, où il est 
dit, sous la date du 17 octobre 1747 : « Si les mémoires 
sur lesquels je travaillai l'histoire de Louis XI n'avaient 
point été brûlés, j'aurais pu vous fournir quelque 
chose sur ce sujet'. » Mais nous ferons remarquer 
qu'il ressort évidemment de cette |)hrase que notre 
auteur a travaillé l'histoire de Louis XI, nullement 
qu'il ait écrit un livre à part sur ce prince, et encore 
moins que l'ouvrage, en deux exemplaires, ait péri dans 
les flammes, comme les mémoires au moyen desquels 
il aurait été rédigé. Vraiment, il y a trop d'incendies 
dans cette affaire! 

Que Montesquieu se soit occupé très sérieusement de 



i. Pensées (manuscrites), t. Il, P 75 : « Histoire de France. — 
Si je la fais (j'avois songé à faire celle de Louis XIV), il faudra 
y mettre.... » 

2. Pensées (manuscrites), t. II, f" 83. 

3. OE. C, t. Vil, p. 301. 



HISTOIRE DE LOUIS XI. 341 

Louis XI, rien n*est plus certain. Dans le tome II des 
Pensées (manuscrites), une «oixantaine de pages nous 
ont, en effet, conservé d'importants morceaux d'un 
livre général Sur V Histoire de France, Or, de ces pages, 
plus de vingt sont consacrées au fils et successeur de 
Charles VII. Nous allons les reproduire à la suite de 
cette note, comme un spécimen du volume qui paraîtra 
dans quelques semaines. Les lecteurs de la Revue 
pourront ainsi lire à l'avance la seule Histoire de 
Louis A'/ qu'ait, sans doute, rédigée le grand écrivain, 
et dont il ne semble pas même avoir arrêté définitive- 
ment la forme*. 

Quant à la légende du chef-d'œuvre brûlé, elle n'est 
fondée, à notre connaissance, que sur un article de 
Fréron et sur une note de l'abbé de Guasco, témoi- 
gnages qui ne s'accordent point, à quatorze ou 
quinze ans près, sur l'époque où l'accident se serait 
produit, et qui sont postérieurs également à la mort de 
Montesquieu. Nous pensons qu'on aura confondu 
Louis XI avec Louis XIV, un chapitre de livre avec un 
livre entier, et les documents, destinés à la rédaction 
d'un ouvrage avec cet ouvrage lui-même. Du tout se 
sera formée une des sept ou huit anecdotes, apocryphes 
sûrement pour la plupart, qui ont constitué, en 
quelque sorte, la biographie de Montesquieu jusqu'à 
la publication de ses œuvres inédites. Un hypercri- 
tique serait presque tenté d'en induire que l'auteur des 
Lettres Persanes lui-même n'a jamais existé. Mais 

1. On trouvera l'étude de Montesquieu sur le règne de Louis XI 
dans le tome V des Pensées et Fragments inédits, p. 338 et suiv. 
Elle commence par un jugement où l'auteur révèle ses pensées 
intimes : « La mort de Charles VII fut le dernier jour de la 
liberté française. On vit, dans un moment, un autre roi, un 
autre peuple, une autre politique.... » 



«■■■> . -L 



348 DES Œl.'VRES Dlî MONTESQUIEU. 

rappelons-nous qu'en tout temps l'Esprit humain s'est 
plu Q enrichir de ses fantaisies, avec un goût tantôt 
sAr et tantôt douteux, la vie des grands génies qu'il 
admirait, lorsqu'il la jugeait trop simple, trop nue et 
trop vide. 



I 



TABLE DES MATIÈRES 



Avertissement v 

PRExMIÈRE PARTIE 
DES IDÉES DE MONTESQUIEU 

Préambule 1 

I. Génie de Montesquieu. . . ' 3 

11. De l'Homme 17 

III. Des Sociétés 27 

IV. De la Justice 31 

V. Des États 47 

VI. Des Gouvernements 51 

VU. Des Territoires, des Personnes et des Biens .... 69 

VIII. Du Droit public 82 

IX. Du Droit privé 113 

X. Du Droit international # . 131 

XI. Rapports des Lois avec la Religion 136 

Xll. Prévisions de Montesquieu 142 

GONCLI'SION i 147 



1 



344 TABLE DES MATIERES. 

DEUXIÈME PARTIE 
DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU 

1. PrétACe aMi Leltres Persanes 149 

II. Préface auï Considérations sur les Couses de la Gran- 

deur des Romains 183 

III. Proface à VEspril des Lois 2D9 

IV. Le Desordre de ÏEspril des Lois 2SÎ 

V. Un Paragraphe de VEspril des Lois 261 

•VI. Prituce aii\ Mélanpes inédits de MonUsiuleu 213 

VU. Préfaces aux Voyages de Montesquieu 217 

VIII. Préface aui Pensées et Fragments in-fdits de Montes- 
quieu 318 

IX. De ['Histoire de Louis XI. par Montesquieu 339 



r