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Mièc
/
\
MONTESQUIEU
UOdLOUMIERS
Imprimeria P*ul Bbod*
H. BARCKHAUSEN
Correspondant de l'Instiiui
MONTESQUIEU
SES IDÉES ET SES ŒUVRES
D'APRÈS LES PAPIERS DE LA BRÉDE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C"
19, BOULEVARD SAiNT-CERMAlN, '79
1907
•v
1^
Nous réunissons dans ce volume les préfaces
que nous avons eu l'occasion de rédiger pour les
œuvres de Montesquieu, après que les descendants
du grand homme eurent résolu de donner généreu-
sement au public ceux de ses écrits qui n'avaient
pas encore été imprimés, mais qu'ils conservaient
pieusement au Château de La Brède.
A ces préfaces, nous joignons quelques articles
qui les complètent, et qui ont déjà paru dans
certaines revues de Paris ou de Bordeaux.
Le tout est précédé d'une étude inédite, où nous
avons essayé de résumer les théories politiques et
morales de l'auteur de V Esprit des Lois.
Obligés de faire des citations et des renvois très
nombreux, nous avons adopté, pour indiquer les
principaux ouvrages que nous avons utilisés, une
série d'abréviations, dont voici le tableau :
OE. C. : Œuvres complètes de Montesquieu^ édition d^Édouard
Laboulaye, 1 volumes (Paris, 1875-1879).
194175
VI PREFACE.
L. P. : Lettres Persanes^ édition Laboulaye [(M. C, t. I<^^).
L. P. Ex. : Lettres Persanes^ édition publiée par Tlmprimerie
nationale pour l'Exposition de 1900 (Paris, 1897).
C. R. : Considérations sur les Causes de la Grandeur des
Romains et de leur Décadence, édition Laboulaye (OË. Ç.,
t, II).
C. il. Ex. : Considérations sur les Causes..., édition publiée
par l'Imprimerie nationale pour l'Exposition de 1900
(Paris, 1900).
E. L. : De C Esprit des Lois, édition Laboulaye (OË. G., t. III
à VI).
E. L. B. : Montesquieu, V- « Esprit des Lois » et les Archives
de La Brède, par H. Barckhausen (Bordeaux, 1904).
M. : Mélanges inédits de Montesquieu, publiés par le baron
de Montesquieu (Bordeaux, 1892).
V. : Voyages de Montesquieu, publiés par le baron Albert de
Montesquieu, 2 vol. (Bordeaux, 1894-1896).
P. : Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, publiés par
le baron Gaston de Montesquieu, 2 vol. (Bordeaux,
1899-1901).
Nous désignerons dans nos noies : les livres des
ouvrages cités, par des chiffres romains; les cha-
pitres, par des chiffres ordinaires ; et les alinéas des
chapitres, par des chiffres mis entre parenthèses.
MONTESQUIEU
PREMIERE PARTIE
DES IDÉES DE MONTESQUIEU
Ce qu'une étude approfondie des œuvres de Mon-
tesquieu y révèle de plus admirable peut-être est la
cohésion des idées morales et politiques de l'Auteur :
Tùnité en est parfaite sur tous les points fondamentaux.
Nous allons essayer de le démontrer dans un exposé
général. Il a pour objet d'établir que toutes les théories
du grand philosophe se rattachent à une certaine
notion de l'Homme considéré dans ses aspirations et
dans sa puissance, ou plutôt dans sa faiblesse * !
L'ordre que nous allons suivre n'est pas celui de
VEsprit des Lois, Nous ne cherchons point, en effet, à
mettre en lumière la conclusion de ce livre unique ; à
4. Dans une note sur la fin de Montesquieu {(E. C, t. VII,
p. 436), il est rapporté que le curé de Saint-Sulpice dit au mori-
bond : « Monsieur, vous comprenez mieux qu'un autre combien
Dieu est grand. >» Le grand homme aurait répondu : • Oui, Mon-
sieur, et combien les hommes sont petits. » Ces derniers mots
pourraient servir d'épigraphe à ce volume.
1
2 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
montrer la fln commune et suprême des législations les
plus dissemblables. C'est la série des principes de
l'Éthique individuelle et sociale, tels que le Maître les a
compris, que nous passerons méthodiquement en revue.
Nous ferons ce qu'il n'a pas voulu faire lui-même. Il
s'en est expliqué formellement au début de son chef-
d'œuvre ^
Dans Y Esprit des Lois, du re.ste, il n'a traité qu'inci-
demment des idées premières sur lesquelles repose la
Morale proprement dite. Pour connaître ses opinions
en ces matières essentielles, il faut s'adresser à ses autres
ouvrages. On consultera surtout les Lettres Persanes,
ce grand petit livre, qu'on doit se garder de lire en
collégien et de juger en vieille fille. Mais des rensei-
gnements capitaux se trouvent aussi dans les écrits de
Montesquieu publiés dépuis une douzaine d'années.
Nous citerons spécialement les deux volumes de ses
Pensées et Fragments inédits'^. Seulement l'emploi de
ces nouveaux documents ne laisse point que d'être
délicat. Les opinions que l'on peut y relever n'ont été
recueillies par l'auteui* que pour lui-même, et non
point pour les autres. Bon nombre d'entre elles
n'expriment qu'une saillie, une hypothèse ou un para-
doxe à revoir quant à la forme ou quant au fond^
L'oublier serait méconnaître les règles les plus certaines
d'une critique prudente et loyale.
1. E. L., I, 3 (16j.
2. Pensées et Fragments inédits..., publiés par le baron Gaston
de Montesquieu, à Bordeaux, chez G. Gounouilhou (1899-1901).
3. P., t. I, p. 3, n° 3 : « Je me garderai bien de répondre de
toutes les pensées qui sont ici. »
CHAPITRE I
GÉNIE DE MONTESQUIEU
Les savants qui cultivent les sciences mathématiques
et physiques, et même les naturelles, s'attachent à
dégager les rapports généraux et constants qui exis-
tent entre des idées, des choses ou des êtres, sans y
mêler aucun élément personnel.
Il en est tout autrement pour les études morales et
politiques. Les règles de conduite que les philosophes
proposent aux individus et aux sociétés ne sont pas la
constatation pure et simple de certains phénomènes,
mais Taffirmation de ce qui pourrait et devrait être.
Elles s'inspirent d'un idéal qu'il n'est pas possible
d'induire rigoureusement de quelque fait que ce soit.
La fin des choses échappe à notre observation courte.
Des esprits médiocres tranchent sans doute les pro-
blèmes de cet ordre avec un aplomb qu'expliquent la
simplicité de leur intelligence, l'étroitesse de leur cœur
ou l'alanguissément de leur énergie. Mais les hommes
de génie n'abordent qu'en frémissant des questions
que l'expérience ne saurait résoudre, non plus que la
logiques
U L. P*, 83 (1).
• <<aâ
4 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Nées des sentiments les plus mystérieux de notre
âme *, nos convictions sur ces sujets sont déterminées
par notre nature propre, se développant dans un milieu
plus ou moins favorable. L'auteur d'un système
d'Ethique quelconque y met, sciemment ou non, beau-
coup de lui-même. Aussi, afin de mieux pénétrer la
doctrine de Montesquieu, exposerons-nous d'abord ses
aptitudes natives et les influences qu'il a pu subir.
I
Les traits qui caractérisent le génie du grand écri-
vain semblent être un esprit très étendu et synthé-
tique, une bienveillance générale et vraie, et une acti-
vité infatigable et féconde.
Son intelligence n'était pas de celles qui se vouent à
l'étude de quelques notions abstraites, strictement
définies, qu'elles analysent en détail pour en rapprocher
tous les éléments et pour en saisir les rapports positifs
et négatifs. Il aimait à contempler de vastes champs
d'étude aux horizons reculés ou perdus ^ les séries iné-
puisables des phénomènes naturels et des événements
historiques, les révolutions du Monde pour en saisir la
chaîne. Avant d'entreprendre son traité sur VL'sprii
des Lois de tous les peuples, il songea à composer une
Histoire de la Terre ancienne et moderne ^
Sollicité par des perspectives infinies, Montesquieu
déployait la faculté qu'il disait être « la... principale de
1. A/., p. 145 ; « Ce n'est pas l'esprit qui fait les opinions; c'est
le cœur. »
2. OE, C.j t. VII, p. 120 : « ... notre âme fuit les bornes. •
3. CE. C.y t. VU, p. 24.
1
GÉNIE DE MONTESQUIEU. 5
rame * » : il se livrait à des rapprochements aussi
variés que lumineux, et s'élevait à des conceptions de
plus en plus générales et hautes. C'est à découvrir les
sommets qu'il s'attachait vraiment. Quant à tracer
minutieusement les limites respectives des bases, il
s'en inquiétait beaucoup moins. Dans une Lettre Per-
sane^ il est question des hommes d'esprit dont la vue
« se porte toujours loin », et parfois «à de trop
grandes distances » ^. Peut-être est-il permis déclasser
le grand homme lui-même parmi les intelligences
quelque peu presbytes.
Ne nous étonnons donc point qu'il n'eût pour les
mathématiques qu'un goût médiocre. Mais ne le
regrettons pas trop. Rien n'est dangereux comme de
porter dans les études morales et politiques les méthodes
et les habitudes des mathématiciens. On finit toujours
par céder à la tentation d'imposer aux problèmes une
précision factice et trompeuse et de leur supposer une
constance impossible. Nous ne parlons pas delà manie
d'y introduire des considérations étrangères, empruntées
à des théories arithmétiques ou géométriques ; de fixer,
par exemple, la population d'un état, comme le faisait
Platon, à raison de la divisibilité du nombre o 040 ^
Montesquieu n'était guère moins éminent parle cœur
que par l'esprit.
Cet éloge surprendra peut-être les lecteurs de ses
écrits romanesques. Mais il ne faut pas confondre la
sensibilité aux fins voluptueuses et, par suite, égoïstes,
qui échauffe l'imagination, avec cette autre qui pénètre
une existence et la consacre au service du Genre
\. M,, p. 131.
2. L. P., 145 (5).
3. Les Loisy V, 8.
DES IDEES DE MONTESQUIEU.
Celle-ci ne s'épanche point en fictions d'une
e attendrissante.
les œuvres qu'il a publiées lui-même, la ten-
ùme de l'auteur se laisse deviner à quelques
: elle n'était pas muette, quoique bien concise,
■t, du reste, elle ne s'est étalée. L'expression la
; s'en trouve môme dans les endroits où l'on
hercher le moins. Voici une dissertation sur
es qui peuvent nourrir les hommes. Il y est
s années de disette. Elles inspirent au philo-
:te réflexion incidente,: « ces années si tristes
pauvres, et mille fois plus encore pour les
lez un peuple chrétien ' n. Quel texte admirable
sermon I
lous découvrons surtout des témoignages de
lue dans les recueils intimes de réflexions dont
|ue envieuse a tenté parfois d'exploiter quelques
ntrc notre publiciste. C'est au tome l" de ses
nanuscrites qu'on peut lire : » Je n'ai jamais
■ de larmes sans en être attendri ^ » ; ou bien :
plaindre les gens malheureux, même ceux qui
,é de l'être, quand ce ne serait que parce qu'ils
16 de l'être ' )). Là aussi se développe cette hic-
e sentiments si caractéristique : i( Si je savais
;hose qui me fût utile, et qui fiit préjudiciable
mille, je la rejetterais de mon esprit. Si je
aelque chose utile à ma famille, et qui ne le
à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je
lelque chose utile à ma patrie, et qui fût pré-
e à l'Europe, on bien qui fût utile à l'Europe et
GÉNIE DE MONTESQUIEU. 7
préjudiciable au Genre humain, je la regarderais comme
un crime* ». Notons que, dans un ouvrage où elle
était insérée, cette gradation était précédée d'une for-
mule plus générale encore : « Je croyais que les
hommes devaient étendre leur bienveillance sur
toutes les créatures qui peuvent connaître, et qui sont
capables d'aimer ^ ». On peut dire que la sensibilité
universelle de Montesquieu était comme une émanation
de sa vaste intelligence. Elle dut être pour beaucoup
dans le parti qu'il finit par prendre de réserver aux
études morales et politiques son activité puissante :
celle-ci s'humanisait de la sorte. '
Lorsqu'on feuillette ce qu'il reste des paquets de
fiches, des cahiers, des gros volumes d'extraits, qui ont
servi à la composition del'jÉ'spn^ de% Lou^ on est stu-
péfait du travail auquel s'est livré l'auteur. Ce n'était
pasli des manuels qu'il demandait ses notions de droit,
d'histoire ou d'économie sociale. Autant que possible,
il travaillait sur les sources. Godes de lois indigestes,
fastidieuses annales ou récits monotones de voyages,
notre philosophe s'attaquait à tout résolument. Et ses
lectures n'étaient pas de ces lectures rapides qui
suffisent à une curiosité banale. Poursuivant toujours
la découverte de quelque principe supérieur, il trans-
crivait ou faisait transcrire, à fur et mesure, dans une
série de registres, les passages oii il croyait entrevoir
l'application d'une règle ou la raison d'être d'une
exception. D'autres fois, il notait ses remarques sur
des bulletins volants, qu'il groupait ensuite pour
rédiger un livre ou un chapitre de son grand ouvrage.
1. P., 1. 1, p. 15, nMÎ.
2. il/., p. 80.
DES IDEES DE MONTESQUIEU.
:squieu ne se borna point, d'ailleurs, aux ren
cnts que pouvaient lui fournir les bibliothèque;
riches : celles de Lu Brède, d'abord ; puis celles
sédaient ou couservaient ses amis, tels qui
nt père Oesmolcts, qu'il a peut-être visé dan
re Persane'. Il voulut voir les principaux pay
'ope, poiir connaître leurs habitants, leur
ons et leurs richesses agricoles, commerciale
trielles. 11 voulut aussi s'entretenir avec le
hommes contemporains qui avaient pris paH
ires publiques, comme mmistres, guerriers o»
tes. De là, les voyages coûteux et fatigants,
rs plus ou moins longs qu'il iit en Allemagne,
î, en Angleterre, ou ailleurs. Tout ce qui h
devenait le sujet de notes substantielles, donl
,ie seulement nous a été conservée.
't qu'exigea la réunion de documents si variés
ibreux était d'auiant plus considérable que le
lubliciste était menacé de perdre la vue cl
recourir sans cesse aux yeux des autres. Et
la fatigue physique qu'il s'imposait, auprès de
)n continue de son intelligence? Embrasser
I des peuples de tous les pays et de tous les
découvrir la raison d'être des institutions
X plus exceptionnelles ; rapporter à une notion
it dominante des milliers de règles diverses ou
mtradictoires en apparence; mettre en séries
Tioins voisines des observations de tout ordre;
l'influence respective, directe ou indirecte, des
icteurs de la vie sociale ; telle fut l'œuvre pro-
qu'entreprit l'auteur de l'Esprit des Lois, et
GÉNIE DE MONTESQUIEU. ' 9
qu'il sut mener à terme en vingt ou plutôt en qua-
rante ans dclabeiir.
Pour soutenir un pareil effort, il fallait qu'il eût une
conviction profonde de l'importance des vérités qu'il
enseignait, mais surtout un désir ardent de servir
r Humanité, qu'il cherchait à éclairer par son livre'.
11
Quelle que soit la part légitime et large qu'on fasse
à la personnalité des grands hommes, on ne saurait
méconnaitre l'action qu'exercent sur eux les conditions
où ils naissent et grandissent. Le développement de
leurs facultés est toujours aidé ou gêné par diverses
influences : telles que celles de leur pays natal, des
milieux économiques où ils vivent, de leur famille, des
ressources morales et intellectuelles dont ils disposent,
et des grands événements auxquels ils assistent. Mon-
tesquieu n'a pas échappé à la règle commune, dont
l'application semble avoir, d'ailleurs, plutôt favorisé
l'essor normal de son. génie,
It n'est guère de contrée dont le climat et te sol ins-
pirent des sentiments modérés plus que le Pays Bor-
delais, où notre philosophe vit le jour.
Le climat y est tempéré généralement. A peine
souflre-t-on de froids vifs pendant quelques jours en
hiver et de chaleurs fortes pendant quelques semaines
en été. De plus, l'atmosphère, légèrement hum
exerce une inlluence quelque peuamollisanlc.
Quant au sol, il s'étend en plaine ondulée au su
Bordeaux et à l'ouest de la Garonne. Les moindres
1. E. L., Préface (11}; cf. P., t. 1, p. 104, n« 206.
10 ' DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
valions y permettent d'apercevoir des horizons circii
li ne dérobent rien ou presque rien de la
î9te. Elle se déploie dans son intégrité au
la tête du spectateur.
\, dès son plus jeune âge, à contempler libre-
ôme immense d'air et de lumièrerMontesquieu
en traversant les Alpes, h Depuis Trente et
ant (écrivait^il) jusqu'à Munich, on marche
entre deux montagnes : on ne voit jamais
it morceau du Ciel, et on est au désespoir de
durer si longtemps' ». Il avait, pendant ce
\ nostalgie des vignobles, des champs et des
cette Guyenne où le firmament se laisse voir
r. Mois là rien ne trompe l'Homme sur les pro ■
reritables des choses, et rien ne suscite en lui
titanesques. Quand le philosophe s'y prend à
notre pauvre globe à la coupole qui l'entoure
iomine de si haut, il ne peut s'empêcher de
r humblement ; « On entend toujours dire :
t la Terre ; c'est comme qui dirait : Le Ciel et
:rre n'est rien, que peuvent être les hommes?
■e d'exalter ces vermisseaux qui rampent, par
de millions, sur un point de l'Univers',
parence de prétention venant de leur part
rite presque les esprits judicieux. Il faut une
bienveillante pour se contenter d'en sourire.
cherche pas ailleurs l'origine de l'ironie que
t tant de pages des Lettres Pcj'sonesetcertains
de V Esprit des Lois.
GENIE DE MONTESQUIEU. Il
Né en Guyenne, Montesquieu y habita surtout La
Brède et Bordeaux.
À La Brède, il passa ses premières et plus tard de
nombreuses années. Les séjours qu'il y fit, au milieu
des prés et des bois, expliquent bien des détails litté-
raires dans son œuvre. Mais ce ne fut point en rimeur
d'églogues qu'il vécut à la campagne. Grand proprié-
taire, il améliora ses domaines et sut les exploiter
avantageusement. L'observation directe des faits Itii
révéla ainsi le rôle politique et social de Tagriculture et
des agriculteurs. Lorsqu'il mettait en lumière les
rapports intimes qui existent entre les lois des peuples
et le sol qu'ils habitent, ce n'était pas de ses lectures
seulement qu'il se souvenait. Telles de ses remarques
sur les sentiments et sur les mœurs des paysans
révèlent l'homme qui les a pratiqués de près et long-
temps. Il n'appartenait pas à la classe dangereuse des
économistes de cabinet.
Son point de vue s'élargit naturellement quand il
vint s'établir comme magistrat dans la capitale de la
province.
Bordeaux, où il conserva une demeure alors même
qu'il n'y remplit plus de fonctions, l'instruisit sur le
commerce. On peut même croire que sa manière
d'envisager cette source de richesses, surtout en tant
qu'internationale*, tint au spectacle qu'il eut sous les
yeux dans un grand port maritime. Sans être taxée de
présomption, la Garonne, avec ses quais et ses navires,
peut réclamer une part dans un ou deux livres de
\ Esprit des Lois ^,
En revanche, ailleurs qu'à Bordeaux, et dans un
K E. L., XXI, (3).
2. E. I., XX et XXI.
12 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
milieu économique différent, notre philosophe eût peu
être accordé plus d'attention à Tindustrie. Celle-d
n'avait pas encore, il est vrai, pris en Europe la pla
qu'elle occupe de nos jours. Probablement même, Mo
tesquieu eût été frappé des inconvénients moraux
politiques, autant que des avantages de ses progrès m
veilleux. Il s'en tenait aux idées anciennes. A mesu
qu'il se détache du sol, l'Homme perd de son énergi
tout comme le Titan de la Fable ^
Si l'auteur des Lettres Pei^anes naquit en Guyen
et y séjourna de longues années, ce fut par suite d
attaches que sa famillle avait dans la province.
Par son père, il descendait des Secondats, dont i
lignée était noble, sinon illustre, depuis quatre ou cinll
générations pour le moins*. Elle avait rempli des fonc
1. E. /.., XIV, 6.
2. On conserve aux archives du Château de La Brède un cahier
sur lequel un copiste a transcrit quelques fragments ébauchés
d'un Mémoire de ma Vie que Montesquieu avait voulu composer
pour son petit-fils. Il n'y est pas question de l'auteur, mais seii
lement d'une dizaine de personnes de sa famille paternelle,
spécialement de son père. Le Mémoire débute en ces termes :
« Quoique ce soit commencer par une très sotte chose que et.
commencer par sa généalogie, il est bon pourtant que je vous
donne quelque connaissance de vos pères. Ce n'est pas que je:
puisse vous en donner beaucoup, parce que les litres de notre,
famille fur<?nt enlevés pendant les troubles, comme il paraît pat
un procès-verbal ou information de l'an... »
Au cahier dont nous parlons est joint un feuillet sur lequel
notre philosophe avait d'abord écrit lui-même : « Je vais fait^e
et mit ensuite : « Je vais commencer pcn' une sotte chose : c'est
ma généalogie. Ala crainte est de la faire sottement. — Mon
père.... — Mon oncle fut [l'héritier du] président à mortier au
Parlement de Bordeaux, et c'est lui qui, en me faisant son héri-
tier, me fit président. •»
Les onze premiers mots de cette note ont été transcrits avec
un léger changement, dans le tome II des Pensées manuscrites
de Montesquieu, où rien ne les rattache à ce qui précède, nia
ce qui suit; de sorte qu'on n'en saisit guère le sens.
r
I GÉNIE DE MONTESQUIEU. 13
Ife-ons militaires et civiles assez importantes, notamment
au Parlement de Bordeaux. Du côté maternel, Montes-
q uieu comptait des ancêtres parmi les seigneurs féodaux
de la région. Il est donc fort naturel qu'il fût disposé à
apprécier favorablement le rôle qu'ont joué, en* France,
la noblesse et la magistrature. Toutefois, on se mon-
trerait très injuste envers lui, si l'on expliquait par sa
naissance les jugements qu'il a portés à cet égard.
Laissons les petites âmes ravaler les grands esprits en
attribuant leurs opinions à des motifs personnels et
mesquins I Les^passages de V Esprit des Lois les plus cri-
tiqués à ce point de vue ne sont qu'une application
logique des principes les plus généraux de l'auteur. Si
l'on veut savoir à quel point il s'affranchissait des pré-
jugés de sa caste, on n'a qu'à lire, au chapitre De la
Constitution d'Angleterre^ ce qu'il a écrit sur l'organi-
sation la meilleure de la puissance de juger. Qui devi-
nerait que la suppression d' (( un sénat permanent » est
préconisée par un président à mortier d'une cour sou-
veraine ' ?
Passons maintenant aux influences d'un ordre
purement spirituel.
• Après avoir embrassé la Réforme au xvi* siècle, les
Secondais étaient rentrés dans le giron de l'Eglise
romaine. Aussi Montesquieu fut-il élevé au Collège de
Juilly, par des reUgieux, et y reçut l'instruction d'usage
dans les établissements semblables. Il n'en professa
pas moins toujours une grande tolérance, et même il
épousa une calviniste. Cette union ne paraît pas,
d'ailleurs, avoir altéré sa manière de comprendre la
Religion. Il ne goûtait guère les efforts particuliers des
1. E. L., XI, 6 (13).
14 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
fidèles pour se faire eux-mêmes leurs croyances
Quelque part, il loue la prudence du Sénat de Rome
qui s'était réservé le droit de communiquer les Livre
sibyllins*. Peut-être eût-il approuvé qu'on appliqua
à la Bible un régime analogue^. En tout cas, il voyai
surtout dans la Religion une institution sociale, do
l'Autorité devait prévenir les abps discrètement.
peut même dire qu'il garda toujours un fond de sen
timents catholiques. Ce qui l'attachait à l'Eglise n'étai
pas la théologie minutieusement arrêtée d'une sec
chrétienne, non protestante, gardienne d'une traditio
séculaire et revendiquant une infaillibité contestable ^^
Mais, en elle, il aimait une école féconde et glorieuse
d'idéal et comme une source ancienne de bonté et de
beauté *. Ajoutez qu'il y voyait encore, au point de vue
politique, un lien entre sa patrie et les états dont il
désirait Talliance pour elle". Ce mélange de conceptions
pouvait être le résultat assez naturel d'une éducation
ecclésiastique et classique à la fois.
Lorsqu'il eut quitté le Collège, le futur auteur de
V Esprit des Lois prit ses inscriptions d'étudiant en
Droit civil et canonique à l'Université de Bordeaux.
Tout comme au xvi^ siècle, on n'y « trouvait grand
exercice^ » au xvni®. Rien ne permet d'attribuer aux
professeurs, qui y dictaient ou n'y dictaient point de
cours ^ le mérite d'avoir inspiré notre publiciste. On ne
1. Œ. C, 1. 11, p. 361.
2. M., p. 233.
3. P., t. Il, p. 484, n° 2078.
4. V., t. II, p. 224.
5. F., t. II, p. 206.
6. Rabelais, Pantagruel, II, 5.
7. H. Barckhausen, Statuts et Règlements de Vancienne Univer-
sité de BordeauXy pp. xxxix et xl;
^ GÉNIE DE MONTESQUIEU. 15
l
ncontre dans ses œuvres aucune trace d'un ensei-
gnement théorique fortement lié. La partie didactique
et, par exemple, les divisions et les définitions en
semblent avoir plutôt un caractère flottant. Peut-être
n'est-ce là qu'un procédé de style. Il nous est difficile,
néanmoins, de ne point y voir la conséquence d'une
certaine manière 'de travailler. Montesquieu, avant de
s'occuper d'affaires du Palais, nous paraît avoir étudié
surtout le Droit dans les textes, en s'aidant de quelques
commentaires. La seule gloire que puisse revendiquer
l'Université de Bordeaux est de lui avoir délivré ses
diplômes.
L'Académie fondée^, en 1712, dans la même ville
mérite une mention autrement élogieuse. Dans cette
compagnie, où il entra à l'âge de 28 ans, notre philo*
sophe prit le goût des sciences phy signes et naturelles.
Elles faillirent même l'absorber entièrement. Lorsqu'il
ne les cultiva guère plus, son esprit avait contracté
déjà les excellentes habitudes qu'elles donnent ou
peuvent donner. Il savait se rendre compte de la
variété infinie des faits, manier les problèmes dont les
éléments s'imposent, sans qu'on puisse les simplifier
ou les compliquer à sa guise, enfin, discerner les con-
ditions deà observations et des expériences rigou-
reuses. Surtout il avait ap^is à ne pas confondre les
recherches qui aboutissent à des solutions absolues,
avec celles qui ne permettent d'atteindre que des
vérités relatives ou des généralités plus ou moins pro-
bables. Il s'était ainsi préparé excellemment aux plus
hautes études morales et politiques.
Mais quel que soit le profit qu'une intelligence excep-
tionnelle sache retirer de la fréquentation des collèges,
des universités et même des académies, il est une école
16 DES IDRE3 DE MONTESQUIEU. j
OÙ elle trouve encore à s'instruire : c'est celle de la vie
Il n'est guère contestable que l'illustre publicist<
dont nous nous occupons n'ait été impressionné tou
particulièrement par les grands événements politique
et sociaux dont il fut témoin de sa quinzième à s
trente -troisième année. Les revers de Louis XIV pei
dant la guerre do la Succession d'Espagne l'amenèrei
à méditer sur les conditions vérilables de lagrandei
des États. Quant aux bouleversements administratif:
ilnanciers ou économiques auxquels il assista pendai
la Régence, ils lui inspirèrent plus que de l'inquiétut
sur la stabilité des institutions du pays. La constiti
tion ancienne de la France n'était plus.qu'un souveniE
Que saurait y substituer un gouvernement arbitraiii^
dont les caprices imposaient à la Nation une série dl
changements improvisés et trop souvent ruineux)
C'est on cri d'angoisse que cette phrase de Vk'spril da
Lois : u Les fleuves courent se mêler dans la mer; les
monarchies vont se perdre dans le despotisme
A certains égards, on pourrait prétendre que l'œuvH
capitale du Maître est aussi un Contv'Un.
Si l'on veut bien ne pas oublier les pages qui pré-
cèdent, en lisant celles qui vont suivre, on \
comment l'àmc d'un grand penseur pénètre ses théories i
morales et politiques et s'épanche, s'épanouit en quel-'
que sorte, dans la doctrine qu'il enseigne. On v
retrouve ses qualités natives et acquises. 11 compoM
son idéal, comme l'abeille fait son miel, de ce qu'ila
en lui de meilleur; le marquant à l'empreinte de son
intelligence, de sa bonté et de son énergie à la fois.
l.E. t.,vin, i7(G).
ï
CHAPITRE II
DE L'HOMME
Discipliner Tactivité des Hommes est l'objet commun
de la Morale et de la Politique. L'une et l'autre sup-
posent donc la connaissance des mobiles qui nous
poussent à agir, et. des forces dont nous pouvons dis-
poser. Selon qu'il existe entre ces forces et ces mobiles
un rapport plus ou moins parfait, les Hommes réa-
lisent leur destinée idéale dans une mesure plus ou
moins complète,
I
Eviter la souffrance et jouir d'un état de bien-être,
tel est l'objet final de l'activité des Hommes. Ils le
poursuivent inconsciemment et consciemment. Pour
s'en rapprocher, ils obéissent, du reste, à des mobiles
moins généraux et moins vagues, tels que l'instinct
de la conservation, la sympathie pour d'autres êtres et
l'attrait que certaines conceptions exercent sur leurs
âmes.
Montesquieu a bien reconnu que notre premier
mobile, notre mobile par excellence était l'instinct de
2
18 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
la conservation, sur lequel il revient dans toutes S(
œuvres .
11 déclare expressémeut que les Hommes sont « faii
pour se conserver )) *.
D'après lui, c'est une loi générale : (( Tout le mon(
sait et tout le monde sent que les Hommes, comi
toutes les créatures, qui tendent à conserver leur êtr]
aiment passionnément la vie^. » Aussi « la Nature
lorsqu'on la fatigue et Tépuise, emploie-t-elle (( toui
la force qui lui reste à se conserver )) ^.
Le mot de conservation doit être entendu, d'ailleui
dans un sens très large. H comprend, outre la poi
suite de ce qui nous est nécessaire, celle des choses
nous sont utiles. Dans un passage des Lettres Persani
il est même dit que « le désir de la gloire n'est poil
différent de cet instinct que toutes les créatures oj
pour leur conservation. H semble que nous augmentoi
notre . être lorsque nous pouvons le porter dans
mémoire des autres »*.
Signalons aussi qu*à la fin d'un chapitre des Consit
rations sur la Grandeur des Romains^ notre philosophi
en parlant du isuicide, a analysé puissamment jui
qu'aux effets contradictoires, du moins en apparem
de l'instinct dont il aimait à constater le rôle capital]
(( L'amour propre, Tamour de notre conservation
transforme en tant de manières et agit par des princip(
si contraires, qu'il nous porte à sacrifier notre êti
pour l'amour de notre être; et tel est le cas que non
faisons de nous-mêmes que nous consentons à cess^j
1. E. /.., XXIV, 11 (1).
2. L. p., 143 (12).
3. L. /*., 114(7).
4. L. P., 89 (1).
J
I
DE L'HOMME. 19
de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que
'iious nous aimons plus que notre vie même '. »
Mais tout n'est pas égoïste dans notre activité.
Et d'abord, elle est sollicitée fréquemment par des
sentiments sympathiques, par Taffection que nous
inspirent d'autres êtres, les êtres humains en parti-
cnlier. L*auteur de V Esprit des Lois a noté ce phéno-
mène quand il a dit que nou^ étions portés à nous
grouper les uns avec les autres (( par le plaisir qu'un
animal sent à l'approche d'un animal de son espèce » '*^.
L'Homme aime naturellement. Et non seulement il
aime, mais il cherche à aimer. Cette aspiration, ce
besoin n'est rien de moins que la source de la vie col-
lective et de ses manifestations si diverses.
. Toutefois, nos sentiments sympathiques sont trop
souvent contrariés, combattus par notre amour de
nous-mêmes. Alors entre en ligne un troisième mobile.
C'est grâce à lui que l'Homme est vraiment un être
sociable.
Montesquieu en a indiqué le rôle dans une des plus
belles pages de ses œuvres :
u Nous sommes, dit-il, entourés d'hommes plus forts
que nous; ils peuvent nous nuire de mille manières
différentes; les trois quarts du temps, ils peuvent le
faire impunément. Quel repos pour nous de savoir
qu'il y a dans le cœur de tous ces hommes un principe
intérieur qui combat en notre faveur et nous met à
couvert de leurs entreprises ^ »
Que peut être ce principe intérieur dont Montesquieu
ne définit point ici la nature? N'est-il qu'un sentiment
1. C. /?., 12 (25).
2. E. L, I, 2 (7).
3. 1. P., 83 (8).
20 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
affectueux que nous inspirent des êtres plus ou moi]
semblables à nous? ou bien a t-il un caractère pi
abstrait et, pour ainsi dire, absolu? Dans son traité d^
Devoirs, qu'il n'acheva point, notre philosophe s'e
exprimé moins vaguement, en critiquant le systèr
de Hobbes. Celui-ci, y est-il dit, « m'avertit de
défier généralement de tous les hommes, et non seu
ment de tous les hommes, mais aussi de tous les êtr
qui sont supérieurs au mien : car il me dit que
Justice n'est rien en elle-même, qu'elle n'est auè
chose que ce que les lois des Empires ordonhent
défendent J'en suis fâché : car, étant obligé de vivfl
avec les hommes, j'aurais été très aise qu'il y eût dam
leur cœur un principe intérieur qui me rassurât contre
eux, et, n'étant pas sûr qu'il n'y ait dans la nature
d'autres êtres plus puissants que moi, j'aurais biea
voulu qu'ils eussent une règle de justice qui les empf
chat de me nuire. » Plus loin, l'auteur dit encore des
Hommes : « S'ils établissent les sociétés, c'est par un
principe de justice. Ils l'avaient donc ^ »
On voit que le mobile dont il s'agit ici est d'un ordrf
nouveau et transcendant, qu; suscite en nous comme
des élans métaphysiques. 11 rentre dans cet ensemble
de préférences purement spéculatives qui produisent
des effets si considérables dans la vie politique comme
dans la vie morale ou religieuse. Montesquieu, en fin
psychologue qu'il était, ne les a pas méconnus. Au
chapitre vi du livre XI de V Esprit des Lois nous lisons:
« Il est dans la manière de penser des Hommes que
l'on fasse plus de cas du courage que de la timidité, de
l'activité que de la prudence, de la force que des'con
1. P., t. I, pp. 395 et 397.
J
DE l'homme. 21
seils '. » Et, plus loin, dans Je livre XXV, chapitre iv :
c< Par la nature de Tentendement humain, nous aimons,
en fait de religion, tout ce qui suppose un effort,
comme, en matière de morale, nous aimons spéculati-
vement tout ce qui porte le caractère de la sévérité '. »
I>e ces deux observations voisines, par une générali-
sation toute naturelle, on s'élève à la notion de lattraît
qu'exerce sur nous toute manifestation intense, supé-
rieure, de l'Être* Il n'est point de phénomène qu'il
importe plus de constater pour l'intelligence des pro-
blèmes de rÉthique, et de l'Esthétique aussi (soit dit
en passant).
II
Les mobiles que nous venons d'indiquer provoquent
l'activité de notre âme, la mise en œuvre des énergies
dont elle est douée.
D'après notre philosophe, cette activité tend à se
déployer sans cesse : « L'âme, dit-il, est une ouvrière
éternelle » ; « elle souffre quand elle n'est pas
occupée » ^. Agir en vue d'une fin précise est môme la
condition du bonheur dont les Hommes peuvent jouir.
« Pour être heureux,^ il faut avoir un objet, parce que
c'est le moyen de donner de la vie à nos actions *. » Et
Tobservation n'est pas moins exacte pour les personnes
retirées du monde que pour les autres. « Si quelques
Chartreux sont heureux, ce n'est pas sûrement parce
\. E.L.,Xl, 6 (63).
2. E, L., XXV, 4 (7). — Cf. XV, 13 (2) et 15 (2), et surtout XXVF,
14(10).
3. P., t. 1, pp. 290 et 285.
4. P., t. I, p. 284.
■u
^,
V-
22 DES TDÉES DE MONTESQUIEU.
qu'ils sont tranquilles; c^st parce que leur âme es^
mise en activité par de grandes vérités K » On verr;
plus loin la relation intime de cette conception di
Bonheur avec l'idée que Montesquieu se faisait d
Bien.
Un caractère de l'activité humaine dont il s'inquia
tait tout particulièrement était la liberté. Il croyait ei
elle, sans en ignorer les limites. « L'âme, dit il, ei
l'ouvrière de sa détermination^ ». Aussi rejetait-il h
systèmes théologiques ou philosophiques qïii nient 1(
libre- arbitre, et qui nous « soulagent de toute h
morale » ^. Il s'efforçait même de concilier ses con\àc-i
tions à cet égard avec les théories sur la grâce et sur
la prescience de Dieu qu'on leur oppose spécieusement.
Le fatalisme, inavoué de certaines sectes chrétiennes
ne lui allait guère mieux que le fatalisme brutal des
Mahométans *.
Nous ne nous en étonnons point. Le déterminisme
peut bien satisfaire les gens qui se bornent à manier
des idées, des mots ou des choses, il consterne les
hommes qui ont charge de disposer du sort de leurs
semblables, comme magistrats surtout. Ne réduit-il
pas, en effet, leurs fonctions à n'être qu'une comédie
plus ou moins tragique, qui même serait odieuse si les
acteurs en étaient autre chose que des automates incon-
scienls? Du reste, à tort ou à raison, Montesquieu ne
voyait dans le libre-arbitre qu'une conséquence de la
médiocrité de notre nature : (( La liberté, dit-il, est en
nous une imperfection : nous sommes hbres et incer-
1. P., 1. 1, p. 286.
2. L. P., 69 (7); cf. E. L., I, 1 (10).
3. P., t. I, p. 39o.
4. L. />., 69, et P., t. 1, p. 453, et t. II, p. 519, n" 2i7o.
.fl
DE L'HOMME. 33
tains, parce que nous ne savons pas certainement ce
qui nous est le plus convenable '. )»
Jamais grond penseur ne fut, du reste, moins enclin
à glorifier noire pauvre espèce. Nulle part, il n'avait
rencontré dans la vie l'homme qui est parfait, serait-ce
au moment de sa naissance, ni dans l'histoire le
Genre humain qui mérite un culte religieux. Lorsqu'il
considérait v la chaîne des créatures », il se déclarait
prêt à parier « 400 millions conlre un » que nous no
faisons point « le dernier chaînon "^. Imbu des
méthodes vraiment scientifiques, il s'humiliait en toute
sincérité, lui et ses semblables '. Toujours, il prêcha la
modestie. Il professait que " l'humilité chrétienne
n'est pas moins un dogme de philosophie que de reli-
gion » '. Même il ajoutait qu' « il y a ordinairement si
peu de différences d'homme à homme qu'il n'y a guère
sujet d'avoir de la vanité » '.
Les découvertes que l'on faisait de son temps
l'inquiétaient comme quelque chose d'anormal, (i Nous
avons été bien loin pour des hommes », écrivait il
dans un volume de ses Peniécs^. Qu'aurait il dit des
progrès matériels réalisés, à notre époque, au moyen
d'agents mécaniques, phyaiqHes ou cliîmiques?
Ces progrès, d'ailleurs, n'empêchent point que notre
faiblesse, notre misère no soit évidente au sx' siècle,
comme nu xviii", quand nous comparons les forces
dont nous disposons, aux puissances qui nous enve-
loppent, bienfaisantes et menaçantes tourà tour.
t. ('., 1. Il, p. 484. n- 20SU.
2.P., t. li, p. 531, n"22ill.
3. t.;-.. 69 (13).
24 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Placés sur une planète qui « souffre au-dedans d'elle-
un combat perpétuel de ses principes », les hommes
(( sont dans un état aussi incertain : cent mille causes
peuvent agir, capables de les détruire et, à plus forte
raison, d'augmenter ou de diminuer leur nombre » '.
Au moindre tressaillement du Globe, des villes, des
peuples entiers disparaissent sans qu'il leur soitmêmi
loisible de tenter une lutte inégale contre les élémeati
qui les anéantissent. Nous sommes à la merci .de ce
que nous appelons la Nature, par opposition à nous.
Encore si, dans la sphère restreinte d'une activité
précaire, nous savions user de ce que nous possédons
d'énergie. Mais l'ignorance nous égare, et l'égoïsme
nous aveugle. « Dans le tumulte des passions ^ », nous
poursuivons au détriment d'intérêts plus généraux,
nos intérêts soi-disant particuliers. Au lieu d'associer
équitablement nos efforts à ceux de nos semblables,
nous ne cherchons trop souvent qu'a exploiter les per-
sonnes qui nous entourent. Nous méconnaissons
(( que la justice pour autrui est une charité pour
nous » '. Et pourtant à quelle misère ne serions-nous
pas condamnés si nous étions privés d'assistance !
III
Débile et mal dirigée, l'activité individuelle et col-
lective des hommes ne saurait atteindre qu'imparfai-
tement les fins qu'elle poursuit. Chacun de nous n'ar-
rive pas même à se conserver aussi bien qu'il le pourrait
1. /.. P., 113 (2 et 3).
2. /.. P. y 83 (3).
3. L. /»., 12 (2).
DE L HOMME. 25
[pendant les quelques années que la Nature lui accorde
normalement. Nous sommes, à cet égard, inférieurs
aux bêtes, d'après Montesquieu. Celles-ci conservent,
: dit-il, leur être « tout comme «ous. Souvent même,
elles le conservent mieux; l'instinct, qui leur laisse
toutes les passions nécessaires pour la conservation de
leur vie, les privant presque toujours de celles qui
pourraient la détruire. Au lieu que notre raison ne
nous donne pas seulement des passions destructives,
mais même nous fait faire souvent un très mauvais
usage des conservatrices » *.
Les groupes humains ont une existence précaire,
tout comme les individus. Fatalement, la famille se
dissout à la mort du père, qui lui sert de chef et de
lien ^. Quant aux Etats, dont la durée pourrait être
indéfinie, ils disparaissent aussi dans la suite des
siècles. Après avoir exposé la constitution de l'Angle-
terre, Fauteur da Y Esprit des Lois ajoute mélancoli-
quement : (( Ccrmme toutes les choses humaines ont
une fin, l état dont nous parlons perdra sa liberté, il
périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri.
Il périra lorsque la puissance législative sera plus cor-
rompue que Texécutrice ^ ».
Alors même que les passions des hommes ne provo-
queraient point de catastrophes politiques, le Genre
humain tout entier resterait toujours sous la menace
de cataclysmes généraux, plus effroyables encore. La
géologie et l'astronomie ne promettent pas au Globe ter-
restre un avenir paisible, ni même certain. Qui peut
croire ou même espérer que la série des destructions
1. /V, t. I, p. 376, n» 597; cf. E. L., 1, 1 (13).
2. E, L., I, 3 (8).
3. E. L., Xï, 6 (68); cf. V, 7 (3), et VI, 1 (7).
26 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
dont notre planète a été le théâtre soit épuisée de no^:
jours *?
On ne saurait méconnaître le caraclère pessinriiste
de ces considérations. Elles ne ressemblent guère aux
perspectives consolantes qu'un savant célèbre devait
ouvrir à l'Humanité vers la fin du xviii" siècle. Nous
voudrions que l'expérience du passé et le spectacle d a
présent confirmassent les hypothèses de Condorcet
plutôt que celles de Montesquieu.
Hâtons nous pourtant d'ajouter qu'une chose tem-
père et corrige ce qu'il y aurait sans elle de trop pénible
dans les vues de notre philosophe. Il ne s'était pas
fermé toute issue sur un monde Tueilleur. Très réservé
sur ce point, comme il convient à un esprit scienti-
fique, il ne supprimait pas arbitrairement le problème
parce qu'il n'en découvrait pas une solution assurée.
Psychologue, il tenait compte des aspirations cons-
tantes de cette âme humaine qui « fuit les bornes ))^.
Mais surtout, persuadé qu'a il y a... une Raison primi-
tive ))^ dont les reflets nous éclairent en tant qu'êtres
intelligents, il ne pouvait point s'arrêter à cette con-
ception simpliste et négative de TUnivers qui se résume
en celte formule sommaire et désespérante : Tout est
pour rien !
1. X. p., 113(11).
2. œ, C, t vu, p. 120; cf. P., t. H, p. 487, n'* 2086.
3. E. L, I, 1 (3).
1
CHAPITRE III
DES SOCIÉTÉS
Les Hommes sont des êtres sociabies tant par sen-
timent que par besoin. Ils se plaisent ensemble et ne
sauraient, d'ailleurs, se passer les uns des autres. Aussi
forment-ils des groupes permanents : car « toutes les
unions sont fondées sur des besoins mutuels * ».
L'origine des Sociétés a soulevé entre philosophes et
publicistes bien des discussions, que Montesquieu
trouvait « ridicule^ ». Il adoptait l'avis le plus simple,
celui qui se présente à Tesprit de tout Tiomme vivant à
la campagne, lorsqu'il est doublé d'un naturaliste
surtout. Hors des villes, on voit coqs, poules et poulets,
dans les basses-cours, et taureaux, vaches et veaux,
dans les pâturages, vivre en commun sans contrat
social. Ces familles d'animaux issus d'un même père
font songer aux groupes analogues d'hommes. Les
Hommes aussi « naissent tous liés les uns aux autres :
un fils est né auprès de son père, et il s'y tient » ^. 11
n'en faut pas davantage pour expliquer l'apparition
1. E. L.,XX, 2 (l); cf. L. P., 76 (3), et E. I , XV, 2 (6).
2. A. P., 94(1).
28 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
des premières sociétés. Les autres se formeront ensuite , ;
plus ou moins, sur le type de la famille.
A la mort du père, il se produit sans doute une crise
dans le groupe qu'il a formé. Le lien primitif de géné-
ration, qui en rattachait les membres au chef, est
rompu. Toutefois* Taffection et l'habitude peuvent
bien le remplacer et maintenir entre les descendants
d'un auteur commun une association profitable à tous.
Mais il est presque inévitable qu'à la longue mille
causes amènent des sectionnements, amiables ou non.
Les sociétés nouvelles n'en ont pas moins encore la
parenté comme fondement.
Le caractère des groupes change quand la volonté
de l'homme entre en jeu et devient le principe de
Tunion. Une association familiale peut, en effet, s'ad-
joindre, de gré ou de force, quelques individus étran-
gers. De gré ou de force aussi, plusieurs associations
peuvent s'unir et se fondre.
Ainsi naissent les Sociétés politiques ou Etats.
Quand ces groupes se forment sans violence, oji dit
couramment qu'il y a contrat social. Toutefois, la plu-
part des membres d'un état ancieîi se trouvent liés sans
avoir exprimé de volonté et pris des engagements
formels. Les obligations qu'ils ont envers la société
dont ils sont un élément ont pour source les services
qu'ils en ont reçus, plus souvent que des promesses
réciproques. Il y a alors (pour employer la langue des
juristes) quasi- contrat, bien plutôt que contrat. Nous
ne nous étonnerons donc point si le terme de contrat
social ne se rencontre pas dans les œuvres de Mon-
tesquieu. En revanche, nous lisons, dans une Lettre
Persane, l'observation suivante : (( Pourquoi veut-on
que je travaille pour une société dont je consens de
DES SOCIETES. 29
n'être plus; que je tienne maigre moi une convention
qui s'est faite sons moi '? » Ce passage, conlredit
sinon réfuté plus loin S est à relever. Il montre quel
argunaent peut fournir, à l'appui d'une thèse contes-
table, une expression inexacte, qui semble ne donner
pour source aux obligations des citoyens qu'un contrat
proprement dit.
<i Sitôt que les hommes sont en société,,., l'état de
guerre commence ' », d'après Montesquieu, qui sup-
posait un état de paix antérieur. Nous ne nous arrê-
terons pas à ce dernier point, dont l'intérêt n'est qu'his-
torique. Quant à la discorde, qui, tôt ou tard, met aux
prises les membres d'une même société et les sociétés
elles-mêmes entre elles,, rien n'est mieux établi par
l'expérience des siècles. Le rapprochement des hommes
n'aboutirait donc qu'à multiplier tes causes de ruine
pour eux, si Ton n'arrivait à suspendre et à prévenir
plus ou moins les luttes civiles et même étrangères.
C'est là la mission des gouvernements, dont les chefs
pacifient et disciplinent les états qu'ils dirigent, en
même temps qu'ils s'efforcent de les défendre contre
les autres. A l'extérieur, comme à l'intérieur, ils dis-
posent de « la force générale ", au profit de tous.
« Une société ne saurait subsister sans h eux '.
Grâce à l'action des autorités civiles, nos semblables
deviennent pour nous de précieux auxiliaires. Leur
concours nous permet d'atteindre moins im
tement la fin naturelle de l'Homme : d'une pi
éclairent notre ignorance; et, de l'autre, ils rei
1. L. ;*., 16(3).
2. L. P., n (3).
3. fi. t., l, 3(1).
4. E.J.; 1,3(1).
30 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
notre égoïsme. Au besoin, ils nous contraignent, ei
effet, à suivre les règles de la Justice, qui peut êti
définie : Le bien mutuellement exigible dans les rap-l
ports d'homme à homme, et même d'être intelligent ^|
sensible à être semblable.
i
■À
}
CHAPITRE IV
DE LA JUSTICE
Si le Juste est le bien que nos semblables peuvent
nous obliger à faire, pour en avoir une idée précise, il
faut, d'abord, définir le Bien; puis spécifier les carac-
tères qui distinguent le Juste du Bien en général;
exposer, enfin, comment les hommes déterminent les
règles applicables aux cas particuliers d'après la notion
générale, supérieure et souveraine, de la Justice.
I
« Les hommes » sont « nés pour être vertueux »
répétait souvent Usbek à ses amis, d'après les Lettres
Persanes *. Nous avons, en effet, constaté plus haut
dans l'âme humaine, outre une sollicitude affectueuse
pour nos semblables, une attraction particulière vers
les manifestations intenses et supérieures de TEtre. Il
n'en faut pas davantage pour expliquer et justifier
l'opinion du sage Usbek.
4. /.. K, i0(2).
32 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Reste à savoir en quoi il faisait consister la v
supérieure, c'est-à dire le Bien, objet naturel et idé
à la fois de Tactivité vertueuse des Hommes.
Tous les systèmes d'Éthique bien liés, qui n'aboU'
tissent pas au doute ou même à la négation, se ratta-
chent à Tune des conceptions suivantes :
La pluralité des êtres et des phénomènes est nna«-
vaise;
La pluralité et la variété des êtres et des phénomènes
sont bonnes.
Pour opter scientifiquement entre ces deux manière
de voir, il faudrait connaître le passé et Tavenir de
toute chose. Or, nous ne savons, et encore mal, qu'un
peu de ce qui se passe et de ce qui s'est passé la veille
auprès de nous. Quelles différences, cependant, entre
les genres de vie qui s'imposent selon que Ton adopte
la première ou la seconde opinion! Dans le premier
cas, on tend à se perdre dans l'unité sereine d'une
essence immobile et immuable. Au contraire, dans le
second, on s'efforce de multiplier actes et agents au
sein d'un Monde voué de toute éternité à des chan-
gements successifs.
On peut dire qu'en Ethique aussi il y a un mode
majeur et un mode mineur.
Dans l'histoire des religions et des philosophies, les
deux systèmes sont représentés largement. Ainsi des
influences très générales, dont la plus puissante est
celle du climat, semblent entraîner le sud-est de l'Asie
dans un sens, et le nord-oiîest de l'Europe dans l'autre.
Mais chacun de nous trouve ou peut trouver en lui-
même et autour de lui des mobiles qui le déterminent
spécialement.
On devine quelle direction Montesquieu a dû recevoir
^
\
DE LA JUSTICE. 33
îe son génie propre. G*est pour l'action, Faction féconde,
ju'il n'hésita point à se prononcer. Carastéristique est,
i cet égard, la déclaration d'Usbek, qu'il ne peut com-
prendre « ce que c'est qu'une vertu dont il ne résulte
rien » * .
S'inspirant de cette maxime, l'auteur de ï Esprit des
Lois portait sur la doctrine bouddhiste le jugement le
plus dur, et disait que, « née de la paresse du climat,
la favorisant à son tour », elle avait « causé mille
maux » ^. Il appréciait de même (( le monachisme », qui
porte moins « à l'action qu'à la spéculation » ^ D'après
lui, « la Religion ne doit pas... donner » aux Hommes
« une vie trop contemplative » : car alors elle risque de
contribuera tout perdre*. Aussi louait-il « les légis-
lateurs de la Chine » d'avoir considéré « les Hommes...
dans l'action propre à leur faire remplir les devoirs de
la vie », et d'avoir fait « leur religion, leur philosophie
et leurs lois toutes pratiques » ^ Il affirmait comme un
axiome que « la Religion et les lois civiles doivent
tendre principalement à rendre les hommes bons
citoyens»®.
Plus ardent qu'un janséniste célèbre, il lui répugnait
de se reposer même après la mort. Visiblement il
approuve les Chinois de ne pas s'inquiéter de « l'état
paisible où » les Hommes « seront quelque jour ))\ Et,
sous le nom de Rica, il proteste, dans les Lettres Per-
sanes, contre les rêves d'oisiveté perpétuelle, en disant :
i, L. P.y 117(2).
2. E. L., XIV, 5 (2).
3. E. L., XIV, 7 (1;.
4. E. L., XXIV, 11 (1 et 3).
5. E. L., XIV, 5 (3).
6. E. L., XXrV, U (1)/'
7. E, I., XIV, 5 (3).
3
34 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. ,
(( J*ai VU des descriptions du Paradis capables d
faire renoncer tous les gens de bon sens »*.
Ignorant ce que pouvait être la vie future en laquelli
il espérait, il s'attachait à régler Tactivité des Hommesj
sur la Terre d'après les conditions de leur existence
actuelle. C'était dans notre nature qu'il cherchait notre
loi. Respectant toutes les aspirations de notre être,
il entendait seulement subordonner les inférieures
aux plus hautes et Aux plus fécondes. La vie ascétique
n avait rien qui le séduisît. Bien significatifs sont, à
cet égard, les conseils qu'il adressait à son fils : a II
vous est permis de souhaiter de monter à des postes
plus éminents, parce qu'il est permis à chaque citoyen
de souhaiter d'être en état de rendre de plus grands ser-
vices à sa patrie. D'ailleurs, une noble ambition est
un sentiment utile à la société, lorsqu'il se dirige bien.
— Comme le monde physique ne subsiste que parce
que chaque partie de la matière tend à s éloigner du
centre, aussi le monde politique se soutient-il par ce
désir intérieur et inquiet que chacun a de sortir du lieu
où il est placé. C'est en vain qu'une morale austère
veut effacer les traits que le plus grand de tous les
ouvriers a imprimés dans nos âmes. C'est à la Morale,
qui veut travailler sur le cœur de THomme, à régler
ses sentiments, et non pas à les détruire ^ )).
Dans sa passion pour l'activité productive, notre
philosophe professait une indulgence particulière à
l'endroit des mélanges de vices et de vertus, pourvu
qu'ils excitassent l'Homme à des efforts incessants. 11
en a fait la théorie dans V Esprit des Lois ^ Lorsqu'elles
\. L. P., 12o (2).
2. p., l. 1, p. 27, n*^ 69.
3. E. L., XIX, 8 à 11.
i*
il
DE LA JUSTICE. 35
portent au travail, il pardonne, par exemple, à la frivo-
dté et à la vanité. Sa grande ennemie est partout et
toujours la paresse, source première de tous les vices.
[1 ne goûtait guère cette perfection douteuse qui con-
siste à ne rien faire de nrial, parce qu'on ne fait rien *.
Nous nous expliquons ainsi sa manière d'apprécier
^agitation quand elle semble être une conséquence
fatale d'une vie forte. Il ne s'effrayait point des dis-
cordes qui troublent un état libre. Dans ses Considé-
rations sur la Grandeur des Romains^ il refuse d'attribuer
la perte de la République aux divisions des Patriciens
et des Plébéiens. Elles « étaient nécessaires..., dit il,
avaient toujours été, et... devaient toujours être » ''^.
Ce jugement n'est-il pas singulier de la part d'un paisible
magistrat, d'un président à mortier du Parlement de
Bordeaux?
En revanche, il éprouvait l'aversion la plus vive
pour l'actioli stérile et stérilisante, alors même qu'elle
provoquerait la mise en œuvre de qualités exception-
nelles. A ce point de vue, il est curieux de rapprocher
ce que Montesquieu a écrit au sujet des héros et au sujet
des critiques.
Dans le tome I" de ses Pensées manuscrites, il a con-
signé, à plusieurs reprises, sur l'avenir de « l'héroïsme))
poursuivant « la vaine gloire )), des vœux qui ne sont
peut être pas près d'être réalisés ^ Ses opinions ont pu
varier sur tel ou tel conquérant, sur Alexandre, par
exemple. Mais, sur les conquêtes en général, sur les
conquêtes d'ambition, de magnificence, il a porté des
condamnations déplus en plus rigoureuses. Personne
1. E. L., XIX, 27 (6).'
2. C. /?., 9 (10).
3. P., t. H, p. 141, n'» 1228.
■ri*_l
36 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
n'a rendu justice plus hautement aux qualités politique
et militaires des Romains. Il est difficile, toutefois, A
flétrir leur œuvre comme destructive, plus duremeni
que ne Ta fait notre philosophe, notamment dans
quelques lignes : « Établissement de la puissance k
Rome, c'est à-dire deia plus longue conjuration qi
ait jamais été faite contre l'Univers * ». .
Destructif également lui paraissait le rôle de la cri
tique littéraire. Aussi, bien qu'il reconnût à Boileauà
« génie » (dans le sens qu'on donnait alors à cetermej,
il lui reproche son orgueil et son mauvais naturell
Ailleurs, il accuse les pédants « de diminuer la somme
du génie national ». Il compare même ceux qui pra-
tiquent la critique aigre, « aux corbeaux qui fuient Ifô
corps vivants et volent de tous côtés pour chercher des
cadavres » ^ Les corbeaux ne lui ont pas pardonné.
II
Lorsque l'on ramène l'idée du Bien à celle de l'acliott
productive, on doit approuver en principe les efforts
que les hommes font pour se conserver et pour se
développer. Et comme ils ne peuvent y arriver sans
leurs semblables, on doit trouver bon également qu'ils
s'assurent un concours nécessaire. De là naissent les
obligations plus ou moins impérieuses de la vie
socialq.
Montesquieu, sans insister sur la morale philoso
1. P. y t. II, p. 234, n" 1535; cf. t. I, p. 133, n** 279.
3. P., t. II, p. 52.
3. Défense de V « Esprit des Lois >», 3*^ partie.
1./
DE. LA JUSTICE. 37
phique, dont le rôle est plus restreint*, a distingue
nettement Tinfluence qu'exercent sur notre conduite la
Religion, les mœurs et les lois. Confondues chez cer-
tains peuples, ces trois « causes ^ » n'en sont pas moins
différentes de nature. Elles ont, chacune, des procédés
et des effets qui leur sont propres.
^' A l'inverse des mœurs et des lois, les règles « de la
Religion ont plus pour objet la bonté de Thomme qui
les observe, que celle de la société dans laquelle elles
sont observées » '.
D'origine plus ou moins mystérieuse, ses enseigne-
ments ont un caractère idéal, transcendant, presque
surhumain. Elle propose aux individus une perfection
dont peu sont capables*. Aussi les peines qu'elle
inflige ne doivent elles « consister » que « dans la pri-
vation )) des (( avantages » qu'elle « donne ))^ La
Religion s'inquiète, du reste, moins des actes que les
fidèles ont pu commettre, que de leur état moral pré-
sent et futur ^ Nulle expérience ne permet de contrôler
les sanctions dont elle renforce ses doctrines.
Au contraire, les mœurs et les lois poursuivent des
résultats tangibles. Les unes et les autres ont pour
objet principal la bonté des sociétés qui se sont for-
mées sur la Terre, Elles n'ont point, cependant, des
fins identiques.
Les mœurs, qu'on peut subdiviser en mœurs propre-
ment dites et en manières, selon qu'elles se rapportent
1. E, L., I, 1 (14).
2. E, L., XIX, 4 (2).
3. f?. L., XXVI, 9 (2)r-
4. E, A., XXIV, 7 (2).-^
5. E, L., XÏf; 4 (4).
6. E. L., XXVI, i2.
38 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
à des faits d'ordre plus ou moins intime *, rendej
plus douces et plus courtoises les relations des homme
Elles ne_ s'imposent point, mais s'inspirent pî
l'exemple ^. On s'y conforme par habitude ou poi
jouir réciproquement des avantages qu'elles pj
curent.
Plus austère et plus ardue est la mission des loi
C'est grâce à elles que les Sociétés civiles se maia^
tiennent et arrivent à constituer le milieu indispea-
sable à la conservation et au développement des in<
vidus. Les prescriptions qu'elles édictent ont donc uni
importance majeure. Par suite, elles doivent êti
obéies et même craintes au. besoin ^ Il appartient
l'autorité publique de les faire respecter. Ce caractèii]
les distingue extérieurement des autres règles de
l'Ethique, telles que celles de la morale individuelle oa;
de la civilité mondaine, par exemple.
L'ensemble des lois^ proprement dites jconstitue te!
Droite qui doit se confondre avec l'art de la Justice. Cet-
art n'est, d'ailleurs, que l'application de la notion
générale du Bien à des rapports d'un ordre spécial. Il
faut se garder de l'oublier lorsque l'on proclame le
principe des Romains : Le salut du peuple est la
suprême loi*.
L'obéissance aux règles du Droit devant être con-î
trôlée et assurée par l'autorité publique, dont les yeux]
et les mains ne sauraient atteindre les consciences, lesJ
actes extérieurs seuls sont de leur domaine ^ Il ne faut
1. E. /.., XIX, 16 (2).
2. E. L., XIX, 12 (2); cf. 14 (1).
3. E, L., XXVI, 2 (6).
4. E. L., XXVI, 23 (1).
5. E. L., XII, H; cf. VII, 10 (3), et XXVI, 12.
' w
DE LA JUSTICE- 39
ndêrae pas^ju'elles s'occupent d'objets indifférents ou
3nérils, pour ne point restreindre tyranniquement
'indépendance et lasser la soumission des hommes*.
Bien plus, comme elles s'adressent à tous les membres
Je communautés nombreuses, à tous les sujets ou
citoyens d'états plus ou moins considérables, elles ne
doivent imposer que les actions et les abstentions dont
ia moyenne est capable : le bien, plutôt que le meilleur
3u la perfection^. Montesquieu revient souvent sur
3ette maxime. Un des livres de VE^prit des Lois
[le XXIX?) commence en ces termes : « Je le dis, et il
me semble que je n'ai fait cet ouvrage que pour le
prouver : l'esprit de modération doit être celui du
législateur. » Ailleurs, il avait déjà déclaré que
(( l'excès même de la Raison » n'était « pas toujours
désirable, et que les hommes » s'accommodaient
« presque toujours mi-eux des milieux que des extré-
mités » *.
m
Un grand nombre de philosophes et de juriscon-
sultes divisent les lois en naturelles et p^oxi/iye5. Cette
opposition a le mérite de mettre en lumière que le
Droit est plus qu'une invention humaine; vérité que
notre publici»te a proclamée avec une rare énergie, en
tête de son œuvre capitale : « Dire qu'il n'y a rien de
juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent
les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de
i. E. I., XIX, 44 (I et 2), et XXIV, 1 (2).
2. E. L., XXIV, 7 (2), XXVI, 2 (4), et XXIX, 16 (23).
3. E. L., XI, 6 (70).
40 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
cercle tous les rayons n'étaient pas égaux*. » C
d'ailleurs, une conséquence directe de la notion
Juste que nous venons d'exposer. Qui peut contes
en effet, que les conditions grâce auxquelles les Socié
politiques se conservent et se développent ne dé
dent point des décisions des hommes, non plus q
les conditions de notre existence individuelle?
Toutefois, nous avouerons que Montesquieu sem
n'avoir pas exposé très heureusement la théorie d
Droit naturel. En cette matière, l'ancien naturalist
qui projetait d'écrire, vers 1719, une histoire de
Terre, a induit l'auteur de Y Esprit des Lois en u
confusion fâcheuse. On admettra sans effort avec loi
que tous les êtres, minéraux, végétaux et animaux,
obéissent à des lois naturelles. Mais on distinguera
bien les lois de cet ordre de celles qui servent de fonde-
ment à la vie sociale, et qui sont aussi dites naturelles
parce qu'elles ne sont point l'œuvre des Hommes. Les
premières ne sont pas des règles de conduite. Ce sont
des nécessités qui s'imposent inconsciemment aux
êtres qui les suivent. Repos et mouvements, tous les
effets qu'elles produisent ont un caractère fatal.
Il en est tout autrement des lois naturelles aux-
quelles le Genre humain doit se soumettre sciemment
et librement.
Par une assimilation inexacte, Montesquieu a mêlé
ces deux espèces de lois. Dans une première rédaction
de son grand chef-d'œuvre, il avait même avancé que
« c'est surtout chez » les animaux « qu'il faut aller
chercher le Droit naturel » ^. Plus tard, il se ravisa et
1. E. L., I, 1 (8).
2. E. L, B,, p. 23.
DE LA JUSTICE. 41
restreignit sa définition. Ne s'occupant plus que des
hommes, il dit « des lois de la Nature », qu'elles sont
« ainsi -nommées parce qu'elles dérivent uniquement
de la constitution de notre être », et qu'elles sont
antérieures à « rétablissement des Sociétés » \ Mais, à
la suite, dans le même chapitre, il laissa plus que des
traces de Ja confusion qu'il avait eue quelque temps
dans l'esprit.
Dressant une liste de soi-disant lois naturelles, il y
énumère : l'état "de paix, d'abord; puis, le désir de se
nourrir, celui de s'unir à un être de même espèce et de
sexe différent, et celui de vivre en société. Or n'-est-il
pas évident qu'un état ou des désirs ne sauraient être
des lois proprement dites, éléments du Droit? Ils
peuvent en être le principe, lorsqu'ils sont reconnus
bons ou justes. Pour maintenir la paix et pour satis
faire des désirs qui répondent aux premiers besoins
des Hommes, il y a sans doute lieu de prescrire certaines
actions ou absentions. Mais ce ne sont que ces pres-
criptions nécessaires qu'on peut qualifier de lois natu-
relles.
Montesquieu lui-même parle ailleurs une langue
plus correcte, en traitant des obligations « naturelles »
et respectives des pères et des enfants^. On comprend
que le devoir de nourrir ses enfants en bas-âge ou son
père indigent soit regardé comme une dette antérieure
à rétablissement des Sociétés. Il n'est rien moins, en
effet, qu'une condition primitive et essentielle de la
conservation des personnes et des familles, avant
même qu'elles aient constitué des Etats.
1. E, L., I, 2 (1).
2. E. L.y XXIII, 2 (i), et XXVI, 5.
42 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Notre philosophe nous semble, au contraire, avoii!
été moins bien inspiré quand il n'a vu dans le droit de
propriété individuelle qu'une création des lois civiles'.
Il cite le désir de se nourrir comme la deuxième k»
naturelle. Serait-il possible de se nourrir sans appro-;
priation préalable?
De même, en tête d'un de ses chapitres, Montesquieu,
a Tair d'admettre que les lois positives peuvent modifier'
c( les principes du Droit naturel )), en y dérogeante
N'est-ce pas méconnaître la portée de ce droit? On ne
doit point le concevoir comme un code sommaire, oa
seraient inscrites quelques lois fondamentales^ mais
susceptibles d'exceptions. Tel serait, par exemple, te
(( Tu ne tueras point » du Décalogue; règle à laquelle
les lois positives viendraient apporter ensuite des
réserves pour les cas de défense personnelle, d'exécu-
tions judiciaires, de faits de guerre, etc. Ce n'est pas
ainsi que nous apparaît l'opposition qu'on peut établir
entre les lois naturelles et les lois positives.
Insistons un peu sur ce point.
Nous avons vu que le Droit est l'ensemble des règles
que les Hommes doivent s'imposer les uns aux autres à
raison de l'importance qu'elles présentent pour leur
conservation et pour Jeur développement communs.
Ces règles, peuvent s'appliquer à d^s rapports dont
les éléments sont antérieurs à l'établissement des
Sociétés politiques, et n'exiger aucune détermination
spéciale même des autorités qui les reconnaissent et
les formulent. Nous citerons, à cet égard, le droit de
défense, dans le cas où un homme est attaqué par un
1. E. /.., XXVI, 15(1).
2. E. L., XXVI, 5.
\
DE LA JUSTICE- 43
autre sans provocation. Bien qu'il soit conflrraé par
l'art. 328 du Code pénal français (sans parler des
codes étrangers) ce droit est et reste toujours évidem-
ment naturel.
Nous dirons le contraire de toutes les règles qui sup-
posent l'intervention d'un pouvoir civil, soit qu'il fixe
une limite à l'exercice de quelque faculté, qu'il institue
la peine dont un fait délictueux sera passible, ou qu'il
crée mênae les termes des rapports qu'il entend définir.
Ce sont bien des lois positives que celles qui déter-
minent rage où cesse la minorité des enfants, qui
condamnent les voleurs à un emprisonnement plus ou
moins sévère, et qui prescrivent aux soldats d'obéir à
leurs chefs. Mais aucune de ces lois ne déroge au Droit
naturel bien compris, qu'elles confirment plutôt. En
Droit aussi, « chaque diversité » doit être « uniformité;
chaque changement... constance » *. La loi positive la
plus compliquée, aux dispositions les plus artificielles,
ne vaut qu'en tant qu'elle est une application plus ou
moins directe de la notion même du Juste. Des for-
mules imparfaites peuvent, il est vrai, induire les
esprits en erreur à cet égard. Mais toutes les règles
exactes et précises sont parallèles : elles ne se coupent,
ne se contredisent jamais.
Ajoutons que nos critiques s'adressent plutôt à
quelques expressions [de Montesquieu qu'à sa pensée
même. 11 approuverait sûrement la méthode qui con-
siste à résoudre des antinomies apparentes dans une
conception ptus générale et plus haute. A propos d'une
question politique et de deux lois qui sembleraient
contraires Tune à l'autre, n'a-t-il pas dit excellemment
1. E. L., I, 1 (7); cf. XXVI, 14 (14).
44 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
que la seconde, loin d'être « opposée à la première... »t
y serait « dans le fond entièrement conforme, puis-
qu'elles )) dépendraient « toutes deux » du même prin-
cipe'.
Qu'il s'agisse de reconnaître une loi naturelle ob
d'édîcter les articles plus ou moins nombreux d'une loi
positive, les autorités publiques doivent avoir constam-
ment présente à l'esprit la notion fondamentale du
Juste. Il faut que, sans cesse, elles se préoccupent des <
effets producteurs ou destructeurs, au point dé. vue
social, des actes qu'elles prescrivent ou proscrivent.
Mais, le plus souvent, il l^ur est fort difficile de prévoir
les conséquences, même immédiates, des dispositions
qu'elles formulent. Les conditions de la vie des iiidi
vidus sont déjà très complexes. Celles auxquelles sont
soumises la conservation et le développement des
Sociétés civiles le sont infiniment davantage. L'expé-
rience même ne saurait ici fournir que des indications
imparfaites. Il est très rare que les problèmes à
résoudre soient identiques de pays à pays et de siècle à
siècle.
Montesquieu était tellement convaincu de cette vérité
capitale, qu'il a dit : « C'est un très grand hasard si »
les lois « d'une nation peuvent convenir à une autre. ^)
Ses études de sciences physiques et naturelles l'avaient
même trop édifié sur les conditions premières de la
possibilité d'une science quelconque, pour qu'il crût à
une science véritable des Sociétés humaines. Dans ses
Pensées, il revient à plusieurs reprises sur la diversité
infinie des événements politiques et sur l'impossibilité
\. E. L., XXVI, 23 (1).
2. E. L., I, 3 (12).
^î^ui-i
Iff^
DE LA JUSTICE. 45
de les prévoir. Voici une de ses réflexions à ce sujet :
« Il y a peu de faits dans le Monde qui ne dépendent
de tant de circonstances qu'il faudrait l'éternité du
Monde pour qu'ils arrivassent une seconde fois ^ » Et,
dans VEsprit des Lois^ parlant du peuple anglais, il
cite les gens qui y passent « leur vie à calculer des
événements qui, vu la nature des choses et le caprice
de la fortune, c'est-à-dire des hommes, ne sont guère
soumis au calcul » ^. Aussi, lorsque notre philosophe
énonce un principe, réserve-t-il les cas particuliers. Ce
n'est. que sous bénéfice d'inventaire qu'il généralise.
On constate même en lui une^ défiance visible, peu
française, à l'endroit des « idées d'uniformité », défiance
sur laquelle nous aurons à revenir.
On comprend à quel point est difficile et délicate la
mission du législateur qui veut adapter les institutions
d'un peuple à ses besoins véritables. « Dans un temps
d'ignorance, lit-on en tète de VEsprit des Lois, on n'a
aucun doute, même lorsqu'on fait les plus grands
maux; dans un temps de lumière, on tremble encore
lorsqu'on fait les plus grands biens. On sent les abus
anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore
les abus de la correction même. On laisse le mal, si
l'on craint le pire; on laisse le bien, si l'on est en
doute du mieux. On ne regarde les parties que pour
juger du tout ensemble; on examine toutes les causes
pour voir les résultats^. » Aussi Montesquieu eût-il
volontiers exigé du génie, un grand génie, des per-
sonnes qui assument de toucher aux lois d'un état. Il
n'ignorait pas, d'ailleurs, qu'on s'en était passé tou-
1. /'., l. II, p. 309, n° 1763.
2. E, L., XIX, 27 (63).
3. E. L,, Préf. (10).
46 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
t jours et partout, sauf exceptions rares. En 1719, Usbek
écrivait à Rhédi : « La plupart des législateurs ont été
des hommes bornés que le hasard a mis à la tête des
autres, et qui n'ont presque consulté que leurs préjugés
et leurs fantaisies*. » Dans V Esprit des Lois, Montes-
(Juieu constate que les plus grands n*ont pas su
s'affranchir de leurs passions^. Qu'aurait- il dit de ces
parlements qui traitent de grandes nations comme les
physiologistes le font d'une douzaine de cobayes, et
ne craignent pas de les prendre pour sujets d'expé-
riences imaginées par quelques cervelles hasardeuses?
Mais la force des choses se venge. Les lois médiocres
ou mauvaises produisent leurs effets naturels et nui-
sibles. Les peuples s'efforcent alors de corriger les abus
dont ils souffrent. Une expérience sévère et quelque-
fois cruelle les rappelle à la sagesse. Heureux, si les
conséquences de leurs fautes servent d'avertissements
utiles à eux-mêmes, et non pas uniquement aux autres.
On ne saurait trop redire que le Droit ne dépend
point des décisions de quelque gouvernement que ce
soit. C'est ce que Montesquieu exprimait en ces termes
solennels : (( La Loi en général est la Raison humaine,
en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la Terre,
et les lois politiques et civiles de chaque nation ne
doivent être que les cas particuliers où s'applique cette
Raison humaine ^ » Par Raison, notre philosophe
ent(3ndait Tlntelligence, s'éclairant de l'expérience des
siècles et poursuivant le triomphe de la Justice : sorte
de verbe humain, créant, maintenant et civihsant les
Sociétés politiques.
1. L. P., 129 (1).
2. K, L., XXIX, 19.
3. E. L., I, 3 (li).
1
CHAPITRE V
DES ÉTATS
Les sociétés ^que les hommes forment pour se sou-
mettre respectivement aux règles de la Justice sont dites
Sociétés politiques o\JL~ civile s, ou plus brièvement Etats.
Une première question se pose aux auteurs qui choi-
sissent ces groupes pour sujets de leurs études : Est-il
possible et désirable que le Genre humain tout entier
constitue un état unique? ou faut-il et vaut-il mieux
que les hommes s'assemblent en communautés plus ou
moins nombreuses?
Montesquieu se rendait nettement compte de la soli-
darité (il eût dit de la solidité ^) économique de tous les
peuples de la Terre ^. Quant à leur unité politique, il
lui eût fallu, pour qu*il la discutât seulement, avoir
une notion moins exacte de la médiocrité de notre
espèce. Dans VEsprit des Lois, il se contente d'affirmer
que notre planète est si grande (( qu'il est nécessaire
qull y ait différents peuples ))^ Au chapitre v des
i. E. /.., XIII, 18(3).
2. E. L., XX, 23(1).
3. E. L., l, 3 (3).
^
:S IDEES DE MONTESQUIEU.
mr la Grandeur des /tomains, il aïîil
tes plus solennels : « H y a de certsins
iturc a données aux états pour mortiËer
lommes '- h En cflet, sans recherchfî
physiques ou morales, toute sodélé
jïn d'un gouvernement qui la dirige,
r un magistrat ou même un corps di
iibic de satisfaire ou simplement à
;soins de milliards de personnes dis-
iurface du Globe? Notre publicîste ne
temps et sa peine à bâtir des construc-
upposant des êtres miraculeux. 11 n
moins, du reste, que des obligatioos
}nt, les uns aux autres, tous les n
umain.
irtisan d'un état unique, Montesquieu
■ence avouée pour les états moyens el
les estimait plus favorables que le»
»eris et au bonheur des hommes '. Déji
sociétés politiques lui semblait pré-
[X avantages. Au point de vue dels
fait ressortir dans les chapitres où il
js qui ne cultivent pas la terre, et des
ées par des despotes '. Il les a signalés,
l'ordre économique, en s'occupantdf
des monnaies'.
lous maintenant de quels élémenlj
ipose un état,
n'a point écrit VEspril des Lois pour
DES ÉTATS. 49
exposer dogmatiquement les principes de la Jurispru-
dence *. Ses lecteurs étaient supposés par lui, gratui-
tement et à tort peut-être, posséder les notions fonda-
mentales des matières qu'il examinait sous un certain
biais. Aussi ne s'attachait- il point à les en instrqire,
CQmme il l'eût fait dans un traité élémentaire. C'est
l'ordre suivi dans son œuvre qui, seul, nous révèle ses
idées sur certains points. Nous en donnerons comme
exemple la théorie des éléments constitutifs de l'Etat.
Dans les livres II à XIII de son grand traité, il ana-
lyse les effets directs des lois sur Texistence des
Sociétés politiques. Aussi passe-t-il en revue successi-
vement ce qui touche les divers facteurs qui forment
ces sociétés. Il indique comment se conservent : les
gouvernements, d'abord; et puis, les territoires, les
personnes et les biens. A partir du XIV® livre, il étudie
un nouvel ordre de questions : l'influence qu'exercent
sur les peuples leurs milieux matériels et moraux. Il
semble donc ramener à quatre, très exactement, les
éléments essentiels nécessaires à la formation d'un
état.
On comprend d'autant mieux qu'il ait mis les gou-
vernements en première ligne, que ceux-ci sont les
éléments distihctifs des Sociétés politiques. 11 existe
des communautés plus ou moins considérables où l'on
voit combinés également territoires, personnes et biens.
Mais ce ne sont tout au plus que des tribus, des cités
ou des provinces, et non des états, tant qu'elles ne
sont pas dirigées par des gouvernements, c'est-à-dire
par des autorités indépendantes et souveraines.
Remarquons encore que Montesquieu traite des biens
1. E. i.lBvj p. 77.
If
DES IDÉES DE MONTESQCIEd. 1
î d'un quatrième élément, distinct du second;;
itoirc. 11 est étonnant que des publicistes moiisi
;acc9 n'aient pas adopté celte analyse et su évil^
tnfiision fiicliease. Un état peut, en effet, tirer
tors des revenus importants par la pèciie, parli
ition et par le trafic international. Ce n'est poinl
jment aux produits de son sol que la Grande
ne doit ses richesses fabuleuses. Il semble n:
If de considérer comme une portion du terriloiit
jets fabriques dans les usines ou manufactum
lays avec des matières indigènes.
s serions disposé à voir comme un sourenirJe
i( des Lois dans la répartition des représentaoli
France que l'Assemblée nationale fit, en
les 83 déportements d'alors, à raison : 1" d-u ifr
; 2" de la population; et 3" de la contribulicn
, soi-disant proportionnée' aux fortunes '.
r qu'un état subsiste et dure, il ne suffit pat.
irs, d'allier au hasard quatre éléments quelco"-
BS espèces énumérées. On n'obtient l'union nécB-
« une union d'harmonie », ainsi que le S
e pari Montesquieu ^ qu'en tenant compte à
es conditions de quantité et de' qualité. Note
: à revenir sur ce point en exposant la théorie
iivernements telle qu'elle ressort de i'Esprilài
lont elle est une des parties les plus originales
îlus profondes.
islrtulion de (131, lit. 111, chap. i", secl. i", art. 2.
CHAPITRE VI
DES GOUVERNEMENTS
L'étude du premier élémeat de toute société poli-
ique soulève, entre autres problèmes, les suivants :
Les gouvernements sont-ils nécessaires?
Combien peut-on en distinguer d'espèces?
A quelles conditions sont-ils établis et se conser-
œnt-ils le mieux?
Par suite de quelles circonstances se perdent-ils?
Quelle est la Valeur, absolue ou relative, des diverses
'ormes de gouvernements?
I
Dans le conte politique ou plutôt moral que Mon- \
esquieu a consacré à Thistoire de Troglodytes imagi-
naires, il indique à quelles conditions exceptionnelles,
mpossibles, une communauté d'hommes pourrait
îxister sans gouvernement. Encore n'admet-il pas,
lans cette fiction même, qu'un semblable état de
îhoses ait une longue durée. Il supposerait, en effet,
a persistance d'un esprit général et constant d'abné-
l^ation sur lequel un penseur sérieux ne comptera \
i
i
r^i'y:.:^^,-"^^*-
52 DES IDÉES DE MONTESQUIEU. *
jamais pour fonder ici-bas une institution quelcoruque.
Notre philosophe, qui ne croyait point aux chefs d'Étal
omniscients et parfaits, ne comptait pas davantage
sur des peuples tout vertueux. Il connaissait Tigno-
rance et l'égoïsme fonciers de THomme, dont il ne se
dissimulait pas les mauvais instincts *. Le plus grand
des miracles serait la métamorphose de tous les
citoyens d'une nation^ en Troglodytes de la bonne
époque. Aussi l'auteur de Y Esprit des Lois déclarait il
sans hésitation qu' a une société » politique « ne sau-
rait subsister sans un gouvernement » ^,
Il faut qu'une autorité supérieure réprime les mau
vais penchants des hommes pris individuellement oa
groupés en collectivités plus ou moins redoutables.
Sinon, la guerre étrangère ou civile met fin sans retard
à l'existence des états. Quelque destructif que soit le
despotisme le plus brutal ou le plus cruel, il l'est
moins que l'anarchie. Le châtiment des peuples qui
n'acceptent pas une discipline légale est de subir avant
peu un régime arbitraire. C'est entre les diverses
espèces de gouvernements que les hommes ont seu-
lement à choisir.
II
Dans sa classification des gouvernements au poii
de vue de leur nature, Montesquieu a d'abord tenu
compte du nombre de personnes qui y sont déposi
taires de la souveraineté, et, ensuite, du mode arbi-
traire ou non dont elles exercent leur pouvoir ^
1. E. L., VI, n (1).
2. E. L., I, 3 (7).
3. E. L.^ \\y li
.TT^',-- y.vfr^-
DES GOUVERNEMENTS. 53
En procédant de la sorte, il savait ne rien inventer
de neuf. Sans parier des pubiicistes modernes, on
trouve une division presque identique dans les œuvres
d^écrivains antérieurs de quatre siècles à Tère chré-
tienne. Aussi notre philosophe avoue-t il n'exprimer
que des idées familières aux « hommes les moins
instruits », en opposant le gouvernement d'un seul à
celui de plusieurs, le despotisme à la monarchie, et
l'aristocratie à la démocratie *.
n ne faudrait pas croire, spécialement, que la notion
d'un chef unique, régnant en se conformant à des lois,
fût étrangère aux anciens Grecs. Elle est formulée
nettement tant par Xénopbon que par Platon, entre
autres ^. On lit, par exemple, dans les Mémoires sur
Socrate^ que ce philosophe ne confondait point la
tyrannie et la royauté. « Il pensait que, dans la
royauté, les peuples obéissent de leur propre consen-
tement à une autorité conforme aux lois ; mais que,
sous la tyrannie, ils se courbent malgré eux sous le
joug d'un homme qui gouverne suivant son caprice
et sans consulter les lois. » Changez le mot de tyrannie
en celui de despotisme, et le mot de royauté en celui de
monarchie : vous retrouvez dans Xénophon la même
opposition que dans Montesquieu.
La conception des deux pubiicistes est encore sem-
blable quant à la démocratie ou au gouvernement du
peuple en corps, c'est-à-dire de tous les citoyens.
Ils s'accordent moins visiblement sur l'hypothèse
où « uli certain nombre de personnes » exercent la
souveraineté. Xénophon distingue l'aristocratie et la
1. E. L.,\l,i{i).
2. Voyez les Mémoires sur Socrale, par Xénophon, IV, 6, et
La Politique de Platon.
54 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
ploutocratie, en réservant à la première un respect dés
lois qu'il exclut de la seconde. Dans le livre II, cha-
pitre r"", de V Esprit des Lois, il n'est question, au con-
traire, que de l'aristocratie. Mais, au chapitre v du
livre VIII, Toligarchie est mise (en note) à part de
Taristocratie saine et véritable. La subdivision de Fau-
teur grec finit donc par reparaître chez récrivain
français.
Nous avons insisté sur les rapprochements qui pré-
cèdent, parce qu'il est certain, à nos yeux, que Mon-
tesquieu s'inspira des Mémoires sur Socrate en rédi-
geaat les premiers livres de son grand ouvrage. On en
trouvera la preuve au chapitre Des Lois de la Nature,
Il y est dit ; a Cette loi qui, en imprimant dans nous-
mêmes l'idée d'un Créateur, nous porte vers lui, est la
première des lois naturelles par son importance, et non
pas dans Tordre de ces lois * ». Cette réflexion, que
rien ne prépare à l'endroit où elle figure, bien qu'elle
finisse par une rectification, ne vise-t-elle pas un pas
sage de Xénophon, affirmant que « la première de
toutes )) les lois non-écrites, « reconnue dans le Monde
entier, ordonne de révérer les Dieux ))^?
Au reste, noire philosophe, qui pensait que « rien
n'existe dans la Nature qui ait une entière unifor-
mité ^ », n'imaginait pas que tous les gouvernements
rentrassent exactement dans les quatre types qu'il
avait définis. Il n'ignorait point que, de la démocratie
extrême jusqu'au despotisme le plus excessif, des
régimes sans nombre se succèdent, indéfiniment variés;
qu'il n'y a qu'une nuance, presque insensible, entre
\. E. L.,],'2{2).
2. Mémoires sw Socvale, IV, 4.
3. M., p. 124.
/
fî^j
DES GOUVERNEMENTS. b5
telle démocratie et telle aristocratie, ou entre telle aris-
tocratie et telle monarchie; et que le despotisme lui-
même peut s'exercer en fait avec une douceur dont les
sujets de quelques rois seraient heureux de jouir. De
plus, les mélanges- d'institutions lui semblaient très
acceptables, pour ne pas dire souhaitables K II savait,
enfin, que, sous l'étiquette de monarchie, la république
et le despotisme peuvent se dissimuler également * et
tromper les observateurs superficiels. La vie des Etats,
tout comme celle des animaux et des plantes, revêt
des formes nouvelles avec une fécondité incorrecte,
qui surprend et gêne les esprits étroits, mais qui ins-
pire aux intelligences ouvertes une admiration humi-
liée.
Un autre classement, qui revient souvent dans
V Esprit des Lois, et qui nous semble plus original, est
celui des gouvernements en despotiques et en modérés;
puis, des modérés en libres et en non-libres. Par gou-
vernements modérés, il nous faut entendre à la fois
les monarchies et les républiques, aristocratiques ou
démocratiques, c'est-à-dire tous les régimes où l'auto-
rité s'exerce conformément à des lois. Mais notre phi-
losophe était trop versé dans l'histoire des institutions
humaines pour ne point reconnaître qu'il est possible
d'organiser légalement une tyrannie abominable. Aussi
n'a-t il pas dissimulé que, si « la liberté poUtique ne
se trouve que dans les gouvernements modérés »,
par mnlheur, « elle n' » y « est pas toujours^ ». Pour
qu'elle y soit garantie, il est nécessaire d'établir un
ensemble de lois constitutionnelles et criminelles aux-
1. C. R. Ex,, p. 220, 2«'« note de la p. 60.
2. E. L.y Y, 19 (9), et XI, 9 (2).
3. E, I., XI, 4(1).
56 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
quelles sont consacrés deux livres entiers de VEsprii
des Lois '. Sans elles, le sort des citoyens d'une répu-
blique peut n*être guère plus enviable que celui des
sujets du Grand-Turc. L'expression de gouvernement
modéré n'est donc point synonyme de gouvernemenl
doux, mais Topposé de gouvernement arbitraire en droit.
Signalons ici, en passant, la distinction accessoire
du despotisme civil et du despotisme militait^e, ayant des
rapports, le premier, avec la monarchie, et, le second,
avec l'aristocratie ^.
Mais nous n'avons jusqu'ici considéré que les états
où la souveraineté. s'exerce partout uniformément et
ne souffre aucune division. Or, dans bon nombre de
contrées, il n'en est pas ainsi.
Et d'abord, une monarchie et même une république
peuvent s'annexer des provinces, ou de vastes terri-
toires, qu'elles soumettent à un régime spécial : au des-
potique, par exemple.
On voit aussi des rois et des empereurs investis
d'une suzeraineté plus ou moins effective sur des
•princes auxquels ils n'enlèvent qu'une part d'indépen-
dance.
Enfin, des états s'unissent entre eux pour former des
confédérations, dont l'autorité suprême est limitée aux
objets d'intérêt commun.
Montesquieu avait médité longuement sur cette der-
nière forme de gouvernement complexe. Il avait même
étudié les lois qui conviennent aux confédérations»
dans une série de chapitres, qu'il n'inséra point dans
son grand traité, bien qu'il les y eût destinés en les
1. Les livres XI et XII.
2. E. L., III, y (3), et VI, 15 (11); cf. C. B., 16 (41).
DES GOUVERNEMENTS. 57
rédigeant. L'un d'eux a pour titre : Des diff(\rentes
Manières de s' unir K On y lit qu'une confédération peut
avoir un caractère démocratique, aristocratique ou
monarchique. Tout dépend du pacte qui relie les divers
états et les met sur un pied d'égalité ou bien d'inéga-
lité, au profit de plusieurs ou d'un seul d'entre eux.
III
Ce n'est point le pur hasard qui détermine l'espèce
de gouvernement qu'adopte un pays, et qu'il garde. Il y
a toujours des raisons suffisantes qui expliquent à quel
régime un peuple est soumis. Montesquieu a consacré
près de cent chapitres aux causes physiques ou morales
qui président à l'existence de telles ou telles institu-
tions dans une société politique donnée.
Parmi ces causes, il en est de communes à tous les
Etats de la Terre.
Il est aisé, par exemple, de comprendre qu'une
nation doit avoir confiance dans la forme monarchique
ou dans la forme républicaine pour choisir l'une ou
l'autre, au moins librement. « Il est nécessire que les
esprits soient préparés », dit excellemment notre publi-
ciste^.
Mais, outre cette condition commune, des conditions
particulières à chaque nature de gouvernement en
favorisent l'établissement et le maintien.
Parmi les conditions physiques, nous citerons, en
première ligne, l'influence du climat, auquel Y Esprit
1. E. L. B., p. 49.
2. E. L., XIX, 2.
1
DES IDEES DE MONTESQUIEU.
attribue « le premier de tous les empires » '.
excessif, il paralyse les énergies, de telle sorte
3 pose les hommes à accepter toutes les servî-
'empéré, il les pousse, au contraire, à l'action
lelle, constante cl féconde, incompatible avec
tisme.
iture du sol, sa configuration et ses productions
moins spontanées exercent aussi sur les habi-
un pays des effets très apfiréciables. Plus elles
eut à des efforts virils, plus elles leur inspirent
é. Un gouvernement modéré et même libre
t seul aux âmes éprises d'indépendance,
re plus intime, nettement psychologique, sont
tre principes ou ressorts^ que Montesquieu a
respectivement nécessaires à la marche nor-
:s quatre régimes définis en tète de son grand
'our qu'une démocratie subsiste, il faut que les
i y pratiquent la vertu, c'est-à-dire l'amour des
assurent leur égalité. Dans les aristocraties,
les doivent user avec rnsdéralion (une autre
le l'amour des lois) de la puissance qui leur
buée dans un intérêt général, et non persoiinel-
[onl monarque ménage les sentiments d'fton»eur
•es intermédiaires et subordonnés qui servent,
lent et soutiennent son autorité suprême,
u despote, il ne se tait obéir que par la crainle
spire, ou plutôt qu'il inflige à ses sujets*,
ste, après avoir exposé ces règles, Montesquieu
it qu'un gouvernement d'une certaine nature
anquer du ressort qui devrait l'animer; mais
., XIX, li(6).
., Averthsumenl de l'Auteur, %'.
, III, 3, 4, e et 3.
DES GOUVERNEMENTS. 59
alors il est (( imparfait p et d'une durée fatalement pré-
caire * .
Les fortunes immenses ou très inégalement réparties
ne conviennent que dans les états monarchiques. Elles
sont un danger pour les institutions républicaines.
Dans une démocratie, elles détruisent Tamour de Téga-
lité ; dans une aristocratie, Tesprit de modération *.
Enfin, rétendue du territoire modifie non moins les
conditions d'existence des gouvernements. Montesquieu
lui attribuait une importance capitale. En tôte de trois
chapitres, il a placé comme des axiomes sur ce sujet :
(( Il est de la nature d'une république qu'elle n'ait qu'un
petit territoire. » — « Un état monarchique doit être
d'une grandeur médiocre. » — « Un grand empire
suppose une autorité despotique dans celui qui gou
verne » ^ Ces affirmations parallèles se fondent sur les
considérations suivantes.
Plus une société politique est restreinte, moins il
est facile aux particuliers d'accumuler de grandes
richesses; et, plus elle est étendue, plus il est indis-
pensable que les magistrats exercent une autorité éner-
gique et prompte. Bien entendu, notre auteur fait ici,
comme partout, la part des cas exceptionnels, h raison
de la variété des circonstances. La règle n'en reste pas
moins vraie généralement.
D'ailleurs, les diverses causes que nous venons de
passer en revue n'ont pas toujours une action con-
cordante sur une même société civile. Alors elles
s'annulent, se tempèrent ou se « forcent * » l'une
i, E. L.,\U,ii.
2. E, L.., VII, 2 el 3.
3. E. L.y VllI, 16, 17 et 18.
4. E. L., XVI, 12 (4).
60 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
l'autre. Montesquieu, faisant une apologie de son
œuvre, a même prétendu « que le livre de V Esprit à^
Lok forme un triomphe perpétuel de la morale sur le
climat ou plutôt, en général, sur les causes physiques»'.
Il avoue pourtant s'être servi dans certains passages
d'expressions métaphorigues, dont il faut rabattre.
Les Gascons allient volontiers quelque exagération dans
le langage à une entière modération dans'les idées.
IV
S'il est des conditions nécessaires à l'existence et au
bon fonctionnement des gouvernements d'une cer-
taine nature, ceux-ci ne sauraient se maintenir lorsque
ces conditions viennent à faire défaut.
Le climat et le sol d'un pays ne sont point sujets à
des changements bien sensibles. Aussi l'influence qu'ils
exercent est-elle constante, presque identique à travers
les siècles. Mais il n'en est pas de même des sen-
timents d'un peuple, de l'importance de ses richesses et
de rétejrdue de sa domination.
Montesquieu a écrit des pages merveilleuses relati-
vement à la corruption des principes ou ressorts
propres aux divers régimes politiques^. Sur la fin des
gouvernements populaires, en particulier, il a formulé
des maximes dont nos contemporains ne sauraient trop
se pénétrer. (( La démocratie a... deux excès à éviter:
l'esprit d'inégalité, qui la mène à l'arislocratie » ou à
la monarchie; « et l'esprit d'égalité extrême qui la con
1. E. L. D., p. 9i.
2. E. L., VIII.
DES GOUVERNEMENTS. 61
duît au despotisme d'un seul * ». Et c*est le second excès
qu'il redoute le plus, si bien qu'il lui consacre deux
chapitres spéciaux. Le premier commence en ces
termes : « Autant que le Ciel est éloigné de la Terre,
autant le véritable esprit d'égalité Test-il de Tesprit
d'égalité extrême - ». Il porte, en effet, à l'indiscipline,
et l'indiscipline est la tnort des démocraties, qui
sombrent quand Tanarchie règne. Faisons même
remarquer ici que notre publiciste exige bien que les
citoyens d'un état populaire concourent tous à Texercice
de la souveraineté, mais nullement que ce soit dans la
même niesure. Il n'avait pas dans la sagesse des masses
une confiance aveugle. On n'a qu'à lire, pour s'en as-
surer, ce qu'il a dit de la division du peuple en classes
et des conséquences qu'elle peut avoir sur la durée et
sur la prospérité des démocraties'.
Pour les aristocraties, on admettra aisément, avec
notre philosophe, que, lorsqu'elles perdent leurprincipe,
c'est-à-dire l'esprit de modération, elles vont à leur
ruine. Mais no^is n'arrivons pas à comprendre le sens
d'un passage de V Esprit des Lois, où il est dit à propos
de ce régime : (( L'extrême corruption est lorsque les
nobles deviennent héréditaires * ». Il nous semblait que
l'auteur entendait par aristocratie le gouvernement de
familles nobles, plus ou moins nombreuses. Or, qu'est
une famille sans hérédité •? Nous voudrions croire que
le texte en question (le plus obscur, à nos yeux, de tout
le livre) ne vise que les aristocraties fermées, n'admet-
tant plus d'éléments nouveaux. Seulement, dans le pre-
1. E. L., VIII, 2 (1).
2. E. L., VIII, ?.
3. E. L., II, 2 (14).
4. E. L.i VlIIi 5 (4)»
62 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
mîer volume de ses Pensées manuscrites, Montesquieu,
a fait transcrire une réflexion qui nous oblige d'écarter
cette interprétation, plausible en apparence. « Le gou-
vernement des nobles, lorsque la noblesse est hérédi-
taire, et non pas le prix de la vertu, est aussi vlcieuï
que le monarchique * ».
Déjà Xénophon n'avait pas su définir heureusement
Taristocratie, dont il disait qu'elle était « la république
gouvernée par des citoyens amis des lois » ^. Gomment
découvrir et trier les amis des lois? Et de même, dans
la théorie de Montesquieu, qui décernera la noblesse,
prix de la vertu? On ne peut recourir qu'à la cooptation
par les nobles eux-mêmes ou à l'élection par le peuple
tout entier. Mais, dans V Esprit des Lois, il est dit très
justement de la cooptation que « rien n' )) est « plus
capable de perpétuer les abus » ^ Elle vaut donc moins
encore que l'hérédité. Et, quant à l'élection directe ou
indirecte par le peuple, elle ne serait admissible que
dans une démocratie. Inutile d'ajouter que l'emploi du
tirage au sort serait tout au moins grotesque dans notre
hypothèse. Que reste-t-il alors?
Après ces critiques, que le Maître nous pardonnera,
nous relèverons une maxime bien profonde, qu'il a for-
mulée en ces termes : « Il faut... qu'une république
redoute quelque chose* ». N'a-t-on pas vu récemment
un grand état populaire, prêta s'endormir au murmure
harmonieux des idylles politiques de rhéteurs naïfs ou
non? Il fallut, pour qu'il se réveillât, se ressaisît lui-
même et revînt aux résolutions viriles, qu'il entendit
1. P., t. II, p. 318, n" 1789.
2. Mémoires sur Socrate^ IV, 6.
3. E. L., II, 3 (5).
4. E. L. YIII, 5 (7).
N
DES GOUVERNEMENTS. 63
la voix rude et arrogante d'un souverain étranger.
La monarchie a un défaut originel, qui tient à ce
que le Prince y exerce, seul, un pouvoir législatif sans
limite et supprime, s'il le veut, les barrières qui garan-
tissent ses sujets et lui-même. En fait, il est contenu
par des motifs de prudence, par ses habitudes et par ses
préjugés mêmes. « Le Roi ne peut pas faire tout ce qu'il
peut* », disait Montesquieu de Louis XV. Mais il avait
suivi trop anxieusement les progrès de Tautori té royale,
depuis Tavènement de Louis XI, pour se faire illusion
sur le résultat final à prévoir. C'étaient les mœurs
plutôt que les lois qui tempéraient, au xvnp siècle, la
puissance absolue du Souverain en France, comme
dans le reste de l'Europe^. Par suite les trônes avaient
perdu leurs étais nori^aux. Traitant des gouvernements
appelés monarchiques^ l'auteur des Lettres Persanes
trouvait leur « état violent » et devant dégénérer tôt ou
tard (( en despotisme ou en république » ^
A la différence des gouvernements modérés, les gou-
vernements despotiques se perdent par le sentiment
même qui leur sert de ressort. Plus ils inspirent de
crainte, moins ils ont chance de durée. Il faut, pour
qu'ils subsistent, quils se mitigent et suivent en pra-
tique, quelques règles *. Sinon, naissant du désordre, les
révolutions succèdent aux révolutions, sans d'ailleurs
en général, que le régime du pays s'améliore. « Tous les
coups )) ne portent le plus souvent que « sur les tyrans ;
aucun sur la tyrannie ))^ Parfois même, celle-ci s'exas-
irP., t. Il, p. 460, V 2049.
2. E. L., VIII, 8 (2).
3. L. P., 102 (2).
4. E., L., VIII, 16.
5. E. L., III, 3 (5).
1
64 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
père et recourt à des procédés de plus en plus barbares.
Elle n'arrive par là qu'à provoquer de nouvelles cata-
strophes.
Un ordre de changements auquel notre publicisle
attribuait une action presque infaillible sur la consti-
tution d'un peuple est celle des variations qui se pro-
duisent dans l'étendue de son territoire. Il a résumé ses
opinions en cette matière dans un coiirt chapitre :
(( Que si la propriété naturelle des petits états est d'être
gouvernés en république; celle des médiocres, d'être
soumis à un monarque; celle des grands empires,
d'être dominés par un despote : il suit que, pour con
server les principes du gouvernement établi, il faut
maintenir Tétat dans la grandeur qu'il avait déjà, et
que cet état changera d'esprit à mesure qu'on étendra
ses limites M).
Ailleurs, les gouvernements modérés sont, mis en
garde contre le (( malheur... de l'agrandissement ))\
Nous retrouvons bien iciVeLuienr des Réflexions surk
Monarchie universelle et des Considérations sur la Gran-
deur des Romains : le grand ennemi des conquêtes!
Pour les républiques, en particulier, il leur conseillait
de ne point s'agrandir, mais de se confédérer entre
elles pour résister aux attaques du dehors ^ Selon lui
les extensions ne pouvaient que leur être fatales. On
opposera peut-être à cette thèse l'exemple de la France
actuelle. Mais nous ferons remarquer que le régifl
démocratique n'oxiste vraiment chez nous que dansl«
métropole. Celle-ci exerce un pouvoir monarchique
sinon despotique, sur ses possessions d'outre-mer.
1. E. L., VIII, 20.
2. E, L., VIII, 17 (5).
3» E. L., IX, 1.
jTjà
DES GOUVERNEMENTS. 65
Ajoutons que la grandeur d'un territoire est quelque
îhose de relatif, comme toutes les grandeurs. Les effets
3n sont atténués en outre, par la création de modes
aouveaux de communication, faciles et rapides. Seule-
ment n'oublions jamais que ces modes sont générale-
ment complexes, et même précaires dans les époques
critiques surtout.
Montesquieu avait rédigé deux chapitres spéciaux
sur le maintien des constitutions fédéra tives. Il ne les
a pas insérées dans ïEsprit des Lois, Nous en déta-
cherons la pensée dominante : « Plus la confédération
approche de la démocratie, plus elle est parfaite* ».
il faut entendre par démocratie Tégalité de droits entre
les divers états. Toute prééminence réservée à Tun d'eux
risque, en effet, de devenir un germe de discorde et de
dissolution.
Rechercher le meilleur des gouvernements en soi
paraissait à Montesquieu une occupation indigne d'un
Bsprîl sensé ^. Mais il avait Topinion la plus nette sur
le gouvernement le plus mauvais de tous. Le despo-
tisme, dont il redoutait le triomphe, surtout pour la
France, lui inspirait une aversion, une haine profonde.
Il le qualifiait de gouvernement mons/ntewa^^ Témoin
ie ses progrès en Europe, il s'indignait à l'idée que,
« dans cette belle partie du Monde, la Nature humaine
1. E, L, c, p. 49.
2. P., t. II, p. 318, n° 1788.
3. E, L., 111, 9 (5).
n
^•T»^^^-
f >*
66 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
souffrirait, au moins pour un temps, Jes insultes quon
lui fait dans les trois autres » *.
Il n'avait de goût que pour les gouvernements
modérés et pensait qu'un peuple doit choisir entre euï
(( celui dont la disposition particulière se rapporte
mieux » à sa disposition propre ^. Le passage de la
république à la moaarchie ne présentait guère d'incoD-
vénients à sçs yeux ^ Dans ses Réponses aux critiques
de la Sorbonne, qui avait censuré V Esprit des Lois, au
lit même ce curieux passage : « Toute l'Europe a k
mon livre, et tout le monde est convenu qu'on ne poo-
vait découvrir si j'étais plus porté pour le gouvern^
ment républicain ou pour le gouvernement monar-
chique. Et, effectivement, il y aurait eu de la petitesse
d'esprit à choisir; parce qu'en effet ces deux gouve^
nements sont très bons *. » Gomment notre auteur ne
les aurait-il pas jugés tels? L'un et l'autre excluent
l'arbitraire et supposent l'application des lois. Or,
c'était à ses yeux la chose essentielle.
Du reste, son esprit puissant et point chimérique ne
s'arrêtait pas (comme nous l'avons signalé déjà) aux
types simples et abstraits qu'ont déûnis les théori-
ciens. Il avait même une sympathie avouée pour des
formes plus complexes, accidents heureux que l'on
rencontre dans l'histoire. Nul n'ignore quelle admira-
tion il professait pour le gouvernement de l'Angleterre,
où sont combinées des institutions monarchiques et
républicaines. On a relevé moins souvent l'éloge qu'il
a fait du régime plus ou moins « gothique » et féodal
1. E. L., VIII, 8 (2).
2. E. L^, I, 3 (9).
3. E. L., VIII, 8 (1).
4. E^ L. B,, p. 105.
A
/m '^f'
/
DES GOUVERNEMENTS. 67
jue Ton pratiquait en France et ailleurs au xiv" siècle,
[l déclare que ce mélange singulier d'éléments monar-
chiques, aristocratiques et même démocratiques, for-
mait (( la meilleure espèce de gouvernement que les
hommes aient pu imaginer ». « Je ne crois pas, dit-il
încore, qu'il y ait eu sur la Terre de gouvernement si
bien tempéré que le fut celui de chaque partie de
l'Europe, dans le temps qu'il y sutfsista*. »
Un autre système complexe dont Montesquieu a
prôné spécialement les mérites est celui des républiques
fédératives. II n'en avait que peu d'exemples sous les
»^eux, et encore d'assez médiocres. Mais il semble avoir
leviné à l'avance les destinées d'une forme politique
ïu'on a vue, depuis cent trente ans, adoptée tour à
:our par la plupart des nations du Nouveau Monde.
Du reste, on ne saurait trop se mettre dans l'esprit
^ue, pour constituer une république de ce genre, il faut
grouper des états dont chacun ait déjà plus ou moins
jne existence propre. Il ne suffît pas de couper en
norceaux un empire centralisé; puis, d'en relier les
ragments artificiels par ifti pacte fragile.
A un point de vue pratique et plutôt vulgaire,
^fontesquieu reconnaissait un certain avantage au
lespotisme sur les gouvernements modérés. Rien de
)lus simple à établir : « tout le monde est bon pour
;ela »; il « saute, pour ainsi dire aux yeux ». Combiner
es institutions d'une monarchie ou d'une république
st autrement délicat : u C'est un chef-d'œuvre de
égislation que le hasard fait rarement, et que rarement
>n laisse faire à la prudence ^. »
1. E. L., XI, 8(3)-
2. E, /.., V, 14 (30).
i
•'ï"s^VTJ^
68 DES IDEES DE MONTESQUIEU.
D'après notre philosophe, la monarchie, à son tour,
l'emporte sur la république, en ce qu'elle exige des
qualités moins rares; car « la politique » y « fait faire
de grandes choses avec le moins de vertus qu'elle
peut))*.
Qu'on se garde, toutefois, d'exagérer l'admiration
due aux citoyens de certains états populaires de l'Anti-
quité, à raison de leur patriotisme héroïque surtout.
L'éducation y était pour beaucoup évidemment. Mais
un droit public atroce exaltait alors Iqs âmes et leur
inspirait de beaux désespoirs, pour échapper à une
mort ou à un esclavage également cruels ^.
4. E. L., III, 5 (1).
2. p., t. II, p. 209, n° 1473.
^1
'"*, "j."*
CUAPITRE VII
DES TERRITOIRES,
DES PERSONNES ET DES BIENS
Le gouvernement d'un état exerce son action : sur
une partie déterminée de lâ surface terrestre ; sur les
personnes qui l'habitent; et sur les biens dont ces
personnes disposent. Ce sont là trois éléments égale-
ment essentiels d'une société politique quelconque,
mais variant, chacun, de pays à pays. Sans revenir
sur le rôle qu'ils jouent dans la formation et dans la
conservation des diverses espèces de gouvernements,
nous allons rappeler les réflexions d'un autre ordre
qu'ils ont inspirées à Montesquieu.
I
Bien qu'un peuple ne constitue un état que lorsqu'il
possède en maître le territoire qu'il occupe, il peut ne
le posséder que passagèrement. Tel est le cas des
tribus nomades et indépendantes K Mais, aux nations
1. E. L., XVJII, 13 et 14.
Jfc*aS"*-A«£t_
'•1
70 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
policées, il faut des demeures fixes, sans lesquelles les
progrès de ragriculture et de Tindustrie ne sont guère
imaginables.
De préférence, les hommes s'établissent là où ils
trouvent aisément de quoi se nourrir. Mais les facilités
dedéfense que la configuration du sol offre aux. halii-
tants d'un pays contre les attaques des étrangers
favorisent singulièrement la fondation de nouveaui
états. La Nature a préparé comme des moules ot
plutôt des cadres aux Sociétés politiques. Dans les îles
et dans les vallées presque inaccessibles, des commu-
nautés peu nombreuses se constituent librement. A
l'abri de larges fleuves ou de hautes montagnes, dess
nations d'une importance moyenne arrivent encore à
maintenir leur autonomie. Des plaines immenses, que
des rivières arrosent, sans les couper profondément,
semblent, au contraire, être des emplacements réservés
aux grands empires, sans bornes précises *. Et, comme
l'étendue d'un état réagit, en principe, sur la nature
de son gouvernement, il existe un rapport indirect,
mais appréciable, entre la conformation d'un territoir
et le régime politique convenant le mieux au peupit
qui en est le maître.
Lorsqu'un état est fondé, et qu'il prospère, il est
porté à s'étendre au moyen de conquêtes ou de coloni-
sations, selon les circonstances.
Hostile, en général, aux conquêtes, Montesquieu ne
les admettait qu'en tant qu'elles étaient nécessaires a
la conservation du peuple conquérant'. Même alors, il
imposait au vainqueur tous les ménagements compa-
1. E. L., XVII, 6.
2. E. L„ X, 2 (3); cf. 3 (1 el 8).
)L
k*-
DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 71
tibles avec sa sûreté propre. Dès qu'il n'a plus rien à
craindre, il doit s'attacher le vaincu, en rendant de
moins en moins rigoureuse la domination à laquelle il
le soumets
Quant aux colonies, notre philosophe était favorable
à celles où la métropole envoie Texcès de sa population.
11 conseillait de leur accorder des institutions libérales,
presque indépendantes. Elles deviennent ainsi des
alliées fidèles, au lieu d'être des sujettes indociles, tou-
jours prêtes à la révolte*.
Si l'auteur de Y Esprit des Lois goûtait peu l'agran-
dissement des territoires, il s'inquiétait beaucoup d'en
assurer la défense. Un livre spécial de son oeuvre
(le IX*) est consacré à cette question capitale. 11 y est
tenu compte, à la fois, de la sécurité intérieure et de la
sécurité extérieure des états de chaque espèce.
Aux républiques, qu'il ne croyait durables qu'à
condition de rester petites, Montesquieu vantait les
avantagés du système fédératif. Unissant leurs armées,
isolément faibles, elles peuvent en former de suffi-
santes pour résister à un ennemi redoutable. Leurs
institutions libres ne sont pas, d'ailleurs, mises en péril
par une association restreinte à des objets limités.
Même inférieures en nombre, les troupes d'une
monarchie sont capables d'arrêter des hordes d'envahis-
seurs, en s'appuyant sur des places fortes. Le Prince
peut, sans crainte, confier les clés du royaume à des
généraux dévoués. Une noblesse fidèle tiendra à hon-
neur de se sacrifier pour lui^
Un despote ne saurait, au contraire, compter sur
1. k, L.y X, 4 (7).
2. £, h, B,y p. 53.
3. E. L.f IX, 5.
72 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
aucun de ses sujets. Il faut donc qu'il isoje ses états
de tout voisinage dangereux. En les ravageant le long
des limites, il s'entourejra d'une barrière presque infran-
chissable. Une avant-garde de principautés vassales et
tributaires lui sera non moins utile. Elle amortira les
premiers chocs et préviendra les surprises désas-
treuses*.
Dans un ordre didées analogues, le choix d'une capi-
tale présente aussi une grande importance. Un gouver-
nement doit avoir son siège à l'endroit d*où il peut le
mieux surveiller et protéger les points menacés de ses
frontières*. Ajissi, moins un pays a-t-il d'étendue, plus
Faction du centre s'y exerce-t-elle sans effort.
C'est en traitant de la défense des Etats que Montes-
quieu a fait remarquer le compte à tenir du « degré de
vitesse que la Nature a donné aux Hommes pour se
transporter d'un lieu à un autre » ^ ; observation appli-
cable à bien d'autres matières politiques.
II
(( La puissance politique comprend nécessairement
l'union de plusieurs familles* », dit excellemment
l'auteur de ï Esprit des Lois. Pour qu'un état existe et
dure, il faut qu'il groupe, non point des individus
isolés, mais des hommes avec leurs femmes et leurs
enfants. On sait à quels subterfuges en étaient réduites
les Amazones, dont la communauté plus ou moins
1. E, I., IX, 4.
2. E. L., XVII, 8.
3. E, L., IX, 6 (1).
4. E. L., I, 3 (8).
DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 73
légendaire n'admettait que des femmes. Si la population
d'un pays ne se renouvelle pas, la société civile qu'elle
forme disparaîtra forcément. Pour avoir une existence
normale et indéfinie, elle doit se recruter constamment
et par elle même.
La famille est donc l'institution fondamentale, dont
le rôle est de procurer à l'État l'élément qui est sa
raison d'être, sa fin véritable, c'est-à-dire les êtres
humains qui en sont citoyens ou sujets. Et c'est la
famille légime, issue d'un mariage, que vise notre
publiciste. Il estimait que « les conjonctions illicites
contribuent peu à la propagation de l'espèce ))K La
monogamia avait même toutes ses préférences. Bien
qu'il ait donné les raisons pour lesquelles on peut
tolérer la polygamie dans certains pays, il ne la jugeait
(( point utile au Genre humain', ni à aucun des deux
sexes », ni (( aux enfants ))^. Elle relâche, en effet, les
liens d'affection les plus naturels. Trop souvent, elle
devient une école de débauche et de vices répugnants \
Le problème de la dépopulation était un de ceux
dont s'inquiétait beaucoup Montesquieu. Témoin des
misères qui avaient attristé la fin du règne de Louis XIV,
il croyait que la France et même l'Europe avaient, au
^vmV siècle, moins d'habitants qu'à des époques anté-
rieures. Il accusait les Romains de l'Antiquité d'avoir
ravagé le monde sur lequel ils avaient étendu leur
empire, et les puissantes monarchies des Temps
Modernes de s'être épuisées par des annexions funestes.
Peut-être raisonnait-il sur des données statistiques
inexactes. Il s'en faut pourtant que l'augmentation
' \.E. L., XXIII, 2 (4).
2. E, L., XVI, 6 (1).
3. E. L., XVI, 6 (5).
74 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
constante et générale des habitants du Globe soit
établie par Thistoire. En France, tout particulièrement,
il est des contrées moins prospères de nos jours qu'au
Moyen Age. Et qui pourrait se défendre d'un senti-
ment d'inquiétude, lorsqu'il songe aux ruines qu'on
rencontre sur remplacement de tant de villes disparues
en Asie et en Afrique?
Quoi qu'il en soit des calculs, plus ou moins justes,
de notre philosophe, il engageait les autorités des pays
où se ralentit la propagation de l'Espèce humaine,
à édicter des règlements en faveur du mariage. A
Tappui de son conseil, il citait l'exemple du peuple
romain, « peuple du Monde qui sut le mieux accorder
ses lois avec ses projets »*. Là où la Nature suffit, au
contraire, on n'a qu'à s'en remettre a « la fécondité du
climat », qui « donne assez de peuple ))^, sans que le
législateur intervienne.
Plus sage que d'autres écrivains célèbres, Mon-
tesquieu n'a pas, d'ailleurs, entrepris de préciser le
nombre de citoyens ou de sujets qu'il convient de
soumettre aux gouvernements de chaque nature. 11
mentionne, en passant, des fixations semblables qui
ont pu jadis être faites en Grèce, et il les explique
même par des circonstances singulières ^ Mais il avait
trop le sentiment de la vie pour s'attarder à des pro-
blèmes qui admettent mille et mille solutions variées.
11 se contentait des indications générales qui résul-
taient de ses théories sur la grandeur respective des
républiques, des monarchies et des états despotiques.
Les bons esprits se résignent aux approximations,
1. E, L., XXIII, 20(2).
2. E, L., XXIII, 16 (1).
3. E. L., XXIII, 17 (2).
DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 75
lorsque la nature des choses ne leur permet point d'aller
au delà ^
Les législateurs, qui ne sauraient exercer qu'une
action très indirecte sur la multiplication des hommes,
peuvent en avoir une très efficace sur leur conservation.
Au moyen de règlements adaptés aux conditions de lieu
et de choses, ils arrivent à améliorer Thygiène publique
et à suspendre, au besoin, les progrès des maladies
« populaires » ou contagieuses^. Telle mesure prescrite
avec avantage dans un pays ou dans un temps donné
peut, d'ailleurs, être inutile ou funeste dans un autre.
Quant à confier aux gouvernants le soin d assurer
Talimentation générale des gouvernés, Montesquieu
n'était pas partisan de le faire. Il avait même rédigé
deux chapitrés (naguère inédits) sur ou plutôt contre
les Greniers publics^. S'il ne les inséra point dans
V Esprit des Lois, ce fut peut être à raison des conflits
graves que provoquèrent, en Guyenne, les expédients
malheureux auxquels les autorités recoururent pendant
la famine de 1747 et de 1748. En tout cas, il y recom-
mande, tout (( cas forcé » mis à part, de « laisser... la
subsistance du peuple entre les mains du peuple ». Par
des voies prudentes, Tadministration devra mettre les
particuliers « en état de faire des réserves », et non pas
en faire elle-même.
Notre publiciste ne se montre pas moins libéral dans
un Mémoire sur la plantation des vignes, où il se
permet d'insinuer que « presque toujours » un inten-
dant (( n'y entepd rien » *.
1. P., t. 1, p. 460, no 679.
2. E. L., XIV, 11.
Z.E, L. B., pp. 70 à 72.
4. Af., p. 253.
76 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Taxer officiellement les denrées lui paraissait égale-
ment inutile, ou plutôt absurde et nuisible à la fois*.
Lorsqu'on a des notions justes sur la médiocrité
commune des Hommes, on n'impose pas même aux
magistrats et aux princes des fonctions qu'ils sont
incapables de rejïiplir.
Mais le grand et bon penseur ne restait pas insen-
sible aux souffrances des misérables. L'insuffisance de
la charité privée n'était pas contestable pour lui, sur-
tout chez les peuples nombreux et riches. Il eût plutôt
amplifié les devoirs de la Société , civile envers les
pauvres qui en sont membres. « Quelques aumônes
que l'on fait à un homme dans les rues ne remplissent
point, dit-il, les obligations de l'Etat, qui doit à tous
les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un
vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit
point contraire à la santé - ». Montesquieu avait deviné
les rapports qui existent entre les progrès du paupé-
risme et le développement des arts. « Les richesses
d'un état, lit-on dans son grand traité, supposent
beaucoup d'industrie. Il n'est pas possible que, dans
un si grand nombre de branches de commerce, il n'y
en ait toujours quelqu'une qui souffre, et dont, par
conséquent, les ouvriers ne soient dans une nécessité
momentanée. — C'est pour lors que l'Etat a besoin
d'apporter un prompt secours... ; c'est dans ce cas qu'il
faut des hôpitaux ou quelque règlement équivalent qui
puisse prévenir cette misère ^ ».
-Le plus possible, on doit venir en aide aux malheu-
reux en leur donnant le travail dont ils sont capables.
1. E. jL., XXII, 7" (3).
2. E, I., XXllI, 29 (3).
3. E, L., XXllJ, 29 (o et 6).
DES TERRITOIRES, DES PERSONNES ET DES BIENS. 77
Quant aux hôpitaux plus ou moins semblables à la
Manufacture fondée à Bordeaux en 1624, Montesquieu
n'avait pour eux qu'une sympathie limitée. Il accusait
« ces établissements perpétuels » d'inspirer « Tesprit
de paresse » et préférait, en principe, « des secours
passagers », pour remédier à des maux accidentels*.
C'est encore la population dont il se préoccupait,
lorsqu'il appréciait le rôle des machines. Il en approu-
vait l'emploi dans les mines, où elles épargnent aux
hommes le « travail forcé », qui épuise^. Quand elles
ne font que se substituer à la main-d'œuvre, sans
profit très sérieux, les services qu'elles rendent lui
semblaient, au contraire, plutôt discutables ^
Nous verrons plus loin comment il entendait garantir
la sûreté des particuliers contre les violences des auto-
rités publiques, au moyen de lois constitutionnelles et
pénales.
III
Nous avons déjà fait ressortir que Montesquieu
n'avait point confondu, en tant qu'éléments constitu-
tifs des Etats, les territoires, qui leur servent d'assiette,
avec les biens de toute nature que les habitants en
possèdent.
Il a distingué ces biens, à leur tour, en fonds de
terre et en effets mobiliers, appartenant plutôt, les uns,
à telle ou telle société civile, et, les autres, à l'ensemble
du Genre humain *.
à
4. E, L., XXIII, 29 (7 et suiv.)-
2. £./.., XV, 8 (3).
a. E. L., XXIII, 15 (3).
4. E. L., XX, 23 (1).
78 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Par la nature des choses, retendue des biens-fonds
de chaque état ne saurait dépasser celle du territoire
dont ils ne sont qù*une fraction. Il n'est, au contraire,
guère de limite qu'on puisse assigner à Taccumulation
des effets mobiliers, chez un peuple quelconque. Ces
effets sont l'élément variable, par excellence, de la for-
tune nationale, bien qu'on puisse exploiter le sol d'un
pays avec plus ou moins d'ardeur et d'intelligence.
L'accumulation des biens produit la richesse, d'où
naît le luxe, que notre auteur, en ami de la vie simple,
regardait plutôt comme un mal nécessaire à certaines
sociétés. Il l'estimait funeste aux républiques, en
général. Cependant, il le tolérait dans les démocraties
et dans les aristocraties commerçantes, à condition
qu'elles ne perdissent point le goût du travail et l'esprit
de modération*. Aussi, mœurs et lois doivent-elles y
contribuer également au maintien de ces vertus. En
revanche, dans les états gouvernés par un monarque
ou par un despote, le luxe convient à la nature des
institutions, fondées sur l'inégalité ^.
De ce qui précède il faut induire qu'une grande aug-
mentation de richesses est désirable, ou non, pour un
peuple selon le régime auquel il est soumis. Mais, par-
tout, l'on doit veiller à la production des choses néces-
saires à la vie : car, partout, elles s'usent et se con-
somment, tout comme les hommes meurent.
Les sources principales des biens, dans les pays civi-
lisés, sont l'agriculture et l'industrie, d'abord; le com-
merce, ensuite.
Comparant l'industrie et l'agriculture, à propos d'un
1. E. L., V, 6 (3).
2. E. L.i VII* 2 à 4.
iMlMii
*
DES TERRITOIRES, DES PERSONrfES ET DES BCENS. 79
édit de Constantin, Montesquieu loue cet empereur
d'avoir senti « que dans les villes » sont w les travaux
utiles, et dans les campagnes, les travaux néces-
saires )) *. A moins d'être composées de sauvages ou de
nomades, c'est aux cultivateurs que les Sociétés poli-
tiques doivent leur subsistance. On peut même conce-
voir un petit état dont les membres, comme les bons
Troglodytes, se voueraient presque exclusivement à
Texploitation du sol.
Dès que la population augmente, il se forme des
artisans qui s'appliquent à des industries spéciales. Ils
se rapprochent et se groupent. Les produits des arts se
multiplient alors, se varient et se perfectionnent.
Ensuite et enfin, par des échanges plus ou moins
avantageux, les pays divers se procurent les objets qui
leur manquent, ou les valeurs qui permettent de les
acquérir. C'est le rôle du commerce. Dans ï Esprit des
Lois, il u*est guère étudié que de nation à nation, en
tant qu'il modifie le quatrième élément des Etats,
• c'est-à-dire l'ensemble de leurs richesses. Les transac-
tions de ce genre ne sont pas, du reste, toujours profi-
tables aux peuples qui les font. Elles ne peuvent l'être
qu'à ceux qui ont un superflu de certaines choses, avec
des besoins qu'ils ne sauraient satisfaire par leurs res-
sources propres ^.
Les trois modes d'acquisition que nous venons
d'indiquer sont loin de donner les mêmes garanties au
point de vue du maintien des États.
Dans un fragment qui est inséré au tome P"" de ses
Pensées manuscrites, Montesquieu a fait une compa-
{.E.L., XXIV, 23 (3).
2. E. L.. XX, 23.
â
1
DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
11 d'uiie haute portée entre les sentiments cfu'ins-
t l'agriculture, d'une part, et l'industrie, de
•c, à ceux qui les pratiquent respectivement.
ia que les uns s'attachent au sol, les autres, qui
nt pas proprement de patrie et jouissent de leur
itrio partout »', ont peu h perdre ou à con-
r, en cas de guerre extérieure. En lisant cette
:ion — mais non sans faire les réserves qu'elle
lorte — on songe à ces bandes d'ouvriers qui
tent l'Internationale de nos jours. Us n'en assom-
pas moins, à l'occasion, l'étranger qui vient
;her du travail dans leur pays.
ant au grand commerce, il est cosmopolite par
re- C'est même chose délicate pour un peuple que
fuser ou de restreindre, au profit de ses négociants,
incours des autres. « La vraie maxime est de
ilure aucune nation... sans de grandes ^aisons^ «
s économiste que politique, et grand partisan de
Bpendance des États, notre auteur n'avait, cepeo-
, qu'un goût médiocre pour les traités de corn-
et Il approuvait même les métropoles de s'atlri-
égoïstement le trafic de leurs colonies '.
;8t, au contraire, en grand politique et en sage
omiste à la fois qu'il proclamatt que " fa culture
erres est le plus grand travail des hommes h', et
admirait les institutions des Chinois et des Perses
res à (( exciter les peuples au labourage » '.
'., t. 11, p. 214, n" 1485.
r. /,., XX, 8(1)-
!. t., XX, 7.
!. L., XXI, 21 (12 ait).
î. L., XIV 6.
î, t., XIV, 8.
de:s territoires, des personnes et des biens. 81
Ajoulcrons-nous qu'il est d'un intérêt majeur pour
une nation qu'elle veille tant à la conservatioD qu'à
l'emploi judicieux de ses biens? Montesquieu s'est élevé
fortement contre les dépenses publiques qui ne répon-
dent qu'à (i des besoins imaginoires », et qui ne sont
dues qu'aux passions et aux faiblesses ii de ceux qui
gouvernent », séduits par « le charme d'un projet
extraordinaire, l'envie malade d'une vaine gloire et
une certaine impuissance d'esprit contre les faiitaî-
aies »'. Quant aux gaspillages des particuliers, notre
publiciste admettait qu'on lôs restreignit au moyen de
lois somptuaires, surtout dans les républiques, et
même dans les monarchies pauvres, où l'importation
des marchandises plus chères qu'utiles peut être inter-
dite ^
CHAPITRE VIII
DU DROIT PUBLIC
Des quatre éléments de TEtat, il en est deux qui se
composent de personnes, et deux qui se composent de
choses. Les deux premiers, le gouvernement et la
population, sont naturellement les seuls qui soient
doués d'une activité spontanée, et qui puissent, en
conséquence, être soumis à une discipline par des lois.
Selon que les lois d'un pays visent l'action du gou-
vernement ou l'action des particuliers qui en dépen-
dent, elles constituent le Droit « politique » ou le Droit
(( civil », appelés aussi : Droit public ou Droit pritt
de ce pays*.
Commençons par rechercher les principes essentiels
que l'auteur de V Esprit des Lois a formulés en matière
de Droit public.
Mal ordonné de nos jours, ce droit l'était encore plus
mal au xvii'' siècle et au xv^I^ Pour s'en convaincre,^
il suffît de parcourir le traité que Domat entreprit d'en
rédiger sous le règne de Louis XIV; puis, de mettre en
regard les ouvrages analogues publiés de nos jours.
Aussi aurons-nous quelque peine à exposer méthodi-
1. E. L., I, 3 (7, 10 et 16); cf. XXVI, 1.
i -!i:
DU DROIT PUBLIC.
83
[uement les idées de Montesquieu sur ce sujet. Son
;"énie synthétique, mais impatient des détails, n'était
)as propre aux classifications rigoureuses. Voici, du
este, les questions que nous essaierons de passer en
•evue dans les paragraphes qui suivent :
1** Du rôle du Souverain;
2*" De la délégation de Tautorité publique;
3o De la séparation des pouvoirs ;
4^ Du pouvoir législatif;
5** Du pouvoir judiciaire;
6° Du pouvoir dit : exécutif \
7<^ Des choses publiques.
I
Le souverain d'un état est la personne ou l'ensemble
de personnes qui mettent le gouvernement en action
et qui le dirigent. Ils y arrivent en statuant eux-mêmes
sur les affaires publiques, ou bien en désignant ou en
faisant désigner les autorités qui statuent à leur place.
C'est par délégation directe ou indirecte que s'exercent
les pouvoirs qu'ils ne retiennent point.
Dans les gouvernements constitués sur un type
simple, la souveraineté est dévolue sans partage à un
chef unique, à la représentation de certaines familles
ou au corps de tous les citoyens. Elle est divisée, au
contraire, dans les pays soumis à un régime mixte ou
pomplexe, tel que celui des républiques fédératives. La
éférence que Montesquieu témoigne aux gouver-
ments de ce genre pourrait naître en grande partie
cette division même.
Jamais publiciste ne fut, en effet, moins disposé que
À
84 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
lui à confier la toute-puissance à un homme ou à ud
groupe d'hommes quelconque. Il ne se départait jamais
de son sentiment sur la médiocrité profonde de notre
nature. L'étude de Thistoire et de la jurisprudence ra
porte point à fonder une constitution sur l'existence,
même exceptionnelle, de magistrats infaillibles, affran-
chis de tout égoïsme et de toute ignorance, parfaits
comme le cercle idéal des géomètres. A ces conceptions
enfantines, notre philosophe opposait la réalité triste,
lorsqu'il écrivait ces lignes : « C'est une expérience
éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à
en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites.
Qui le dirait? La vertu même a besoin de limites * ».
A plus forte raison faut-il limiter l'action des sou-
verains ordinaires. Les barrières les meilleures sont
celles que l'Autorité rencontre dans les lois des gou-
vernements vraiment modérés. Faute de mieux, il est
bon qu'un obstacle, quel qu'il soit, arrête les excès d'un
pouvoir d'ailleurs arbitraire. Peu clérical, certes, Mon-
tesquieu ne s'en félicitait pas moins de voir, chez des
peuples réduits à la servitude, la crainte superstitieuse
des Dieux et de leurs ministres modérer un peu la
férocité des princes. « Comme le despotisme, dit-il,
cause à la Nature humaine des maux effroyables, le
' mal même qui le limite est un bien ^ ».
De même, nous avons vu qu'il jugeait nécessaire
aux démocraties de « toujours redouter quelque chose»,
surtout un voisin menaçant et dangereux.
Quant aux barrières légales, elles peuvent <;onsisler
d'abord dans l'institution de corps subordonnés a«
1. E, L., XI, 4 (1).
2. E. I., 11, 4 (6).
"- -- — .._^^_^__._ :r^-^J^
r^-l.-
DU DROIT PUBLIC. 85
Souverain pour l'exercice de leurs fonctions, mais
indépendants, plus ou moins, quant à leur recru-
tement. Tel est le cas que présente une monarchie avec
une noblesse héréditaire et une magistrature pro-
priétaire de ses offices. Et c'est là, par parenthèse, ce
qui expliqué l'opinion de notre philosophe sur la véna-
lité des charges, telle qu'elle se pratiquait autrefois en
France. S'il l'approuvait, c'était relativement. Il esti-
mait — et qui s'en étonnera? — qu'elle donnait une
somme de résultats avantageux, politiques et même
économiques, que n'aurait pas produits la désignation
des juges par les ministres d'un Louis XV *. Ajoutons
que, depuis 1789, il n'a pas été" découvert dans notre
pays un système de nomination à l'abri de toute cri-
tique. Quelle juridiction actuelle n'a-t-on pas vu en
butte à des attaques furieuses, sinon justifiées? La
Gour de Cassation elle-même a été l'objet de lois de
défiance.
Mais revenons-en aux limites que les lois peuvent
et doivent mettre à l'action du Souverain. Le procédé
le plus souple et le plus pratique consiste à distribuer
heureuseùient les divers ordres d'attributions entre le
Souverain et ses délégués. Examinons la question,
d'abord, au point de vue de l'accomplissement même
des fonctions de l'autorité publique.
Quel qu'il soit, le Souverain ne saurait faire tout.
Mais sa compétence possible varie en étendue avec sa
nature, et presque en raison inverse du nombre de
personnes dont il se compose. Montesquieu a dit jus-
tement au sujet des démocraties : « Le peuple, qui a
la souveraine puissance, doit faire par lui-même tout
i. E. Z,., V, 19 (13 et 14).
- _ 'jéâ
\
86 DES IDEES DE MONTESQUIEU.
ce qu'il peut bien faire; et, ce qu'il ne peut pas bien
faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres ' )). Ce
conseil est excellent pour le régime auquel il s'adresse;
mais, de plus, applicable à tous les au très, quand ils
seraient aristocratiques ou monarchiques. Seulement,
un corps nombreux de citoyens est évidemment inca-
pable de remplir des fonctions auxquelles sont propres
une assemblée restreinte ou un chef unique. Comment,
par exemple, des millions ou môme des milliers de per
sonnes arriveraient-elles à rédiger un code de lois ou à
négocier une convention diplomatique? Et il leur serait
moins possible encore de commander une armée sur
un champ de bataille. Un sénat lui-même n'y vaut
rien!
En principe, dans une démocratie importante, le
Souverain doit se borner à choisir ses mandataires.
Montesquieu lui attribue même à cet égard une apti
tude exceptionnelle. « Le peuple, dit-il, est admirable
pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie
de son autorité \ » Le Président fondait cette opinion
sur rhistoire d'Athènes et de Rome. Pour expliquer
les élections moins surprenantes dont certaines répu-
bliques modernes nous présentent le spectacle, il est
bon de rappeler que Rome et Athènes, avec leur grand
nombre d'esclaves, étaient des aristocraties, plutôt que
des démocraties, comme nous les entendons. Deplus<
la vie politique de Tétat entier y était concentrée dans
une ville unique. Nous croyons que, de nos joyrs, l'au-
teur de VEsprii des Lois rabattrait beaucoup de ses
éloges.
\. E. /.., 11, 2 (6).
2. E. L.j II, 2 (9).
\
DU DROIT PUBLIC. 87
Il a fait, d'ailleurs» lui-même, une distinction très
juste en parlant de TAngleterre, qui n'était pas une
démocratie saris doute, mais « où la république se »
cachait « sous la forme de la monarchie » *. Tempérant
ses affirmations antérieures, il dit que : <( s'il y a peu
de gens qui connaissent le degré précis de la capacité
des hommes, chacun est pourtant capable de savoir
en général si celui qu'il choisit est plus éclairé que la
plupart des autres » ^. La conclusion à tirer de cette
remarque est qu'il est sage de restreindre l'intervention
du peuple aux élections qui n'exigent qu'une appré-
ciation d'ensemble, et non point technique, des can-
didats.
Dans le chapitre de VFsprit des Lois auquel nous
venons d'emprunter un passage, l'auteur complète et
précise aussi ce qu'il avait dit plus haut sur la confec-
tion des lois par le corps des citoyens d'un état.
« Comme cela est impossible, dit-il, dans les grands
états et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les
petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants
tout ce qu'il ne peut faire par lui-même M). On en
revient donc encore à la simple nomination de man-
dataires.
Plus varié et plus difficile est le rôle que notre publi-
ciste jugeait convenir au Souverain dans une aristo-
cratie *. Là, il peut procéder à la désignation de magis-
trats dont on doit apprécier les aptitudes spéciales et
môme exceptionnelles. Délibérer un projet de loi ou de
règlement international n'est pas nécessairement au-
\. E, I., V, ^9 (9).
2. E. />., XI, 6 (28).
3. E. L.,Xl, 6(22); cf. Il, 2 (27).
4. E. L., II, 3 (1 et 3).
j
M
88 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
dessus de sa compétence. Rien ne s'oppose également
en principe, à ce qu'il statue sur des affaires conlen-
tieuses, administratives ou diplomatiques. En somme,
par la nature des choses, il n'y a que Texécution des
décisions prises, qu'il soit obligé de confier à des agents.
entre lesquels il répartit ce soin.
Par cela même que Taetion proprement dite n'est
possible qu'à des individus, le chef d'une monarchie
est capable de remplir des fonctions que les corps sou
verains doivent s'interdire dans les républiques *. U
peut, du reste, comme eux, désigner ses ministres, éla
borer des prescriptions générales et réglCT des points
particuliers. Bien ou mal, il arrive donc à exercer tous
les genres d'attributions de l'autorité publique; ce qui
ne doit point l'engager à se charger de toutes.
Le nombre des affaires suffirait déjà pour modérer
un zèle excessif. Mais il y a, en outre, les questions de
compétences spéciales. L'universalité est la prétention
des sots et parfois des sots couronnés. Un monarque
doit pourtant s'appliquer moins à étaler ses mérites
personnels, contestables ou non, qu'à discerner les
mérites des autres. C'est le don que -Montesquieu
exigeait surtout « d'un grand prince », dont il disait
que « le premier talent... est celui de savoir bien
choisir les hommes » ^.
Les règles que nous venons d'exposer jusqu'ici sur
une sage distribution des fonctions de l'Autorité entre
les souverains et leurs délégués sont d'ordre technique,
en quelque sorte. Il en est aussi d'ordre politique, plus
importantes encore. Nous en traiterons après avoir pre
\. E. L., V, 10 (1), et XI, 6 (^6).
2. P., t. I, p. 431, n° 659.
" ••■-^
DU DROIT PUBLIC. 89
sente quelques observations sur les divers modes aux-
quels le Souverain peut recourir pour déléguer ses
pouvcwrs.
II
La défiance qu'inspirait à Montesquieu la sagesse
iiumaine, et, en particulier celle d'un homme seul,
livré sans contrôle à ses fantaisie», se manifeste nette-
ment lorsqu*il traite des modes de délégation immé-
diate ou médiate des pouvoirs du Souverain. Il marque
une préférence curieuse pour les formes où le choix est
le moins libre. S'il admire trop les élections populaires,
où le suffrage individuel de chaque citoyen se subor-
donne forcément à la volonté collective d'une majorité,
il va jusqu'à soutenir que„ dans une monarchie, « le
hasard donnera de meilleurs sujets » pour magistrats
que la volonté arbitraire du Prince *.
Du reste, aux démocraties mêmes, il conseille de
soumettre les élections à des lois restrictives quant aux
formes du scrutin et quant aux conditions exigées des
candidats. Pour les choix difficiles, il admet plusieurs
degrés. Le recours au sort, corrigé par des précautions
ingénieuses, ne lui* inspire aucune répugnance^. Il
repousse, au contraire, en en donnant un motif très
exact, la cooptation pratiquée dans une aristocratie
pour le remplacement des sénateurs ^ Et, dans une
monarchie, c'est surtout par la naissance qu'il veut
maintenir la noblesse, et par l'achat des offices qu'il
4. E. L., V, 19 (14).
KE. L., n, 2 (20).
3. E. L,, II, 3 (5).
.rùi
90 DES IDEES DE MONTESQUIEU.
entend recruter la magistrature ^ A plus forte raison
blûme-t-il qu'un prince désigne arbitrairement son
héritier, auquel une loi précise et fondamentale doit .
seule déférer la couronne ^ Mais c'est là une question
qui ne rentre point dans notre sujet actuel.
Il va de soi que les conditions essentielles de capa-
cité ne sont pas autres pour les délégués du Souverain
que pour le Souverain lui-même. On confiera donc les
fonctions publiques à un groupe d'hommes ou à un
homme seul, selon qu'il s'agira de prendre des déci-
sions graves ou de les exécuter. La pensée qui a
présidé sous le Consulat à la réforme des administra-
tions révolutionnaires se trouve exprimée très nette-
ment dans V Esprit des Lois ^, bien que sous une forme
moins épigraphique que le fameux « administrer doit
être le fait d'un seul homme, et juger le fait de plu-
sieurs )), inséré par Rœderer dans un rapport célèbre \
D'une heureuse concision est, au contraire, ce
passage d'un chapitre sur la Nature de V Aristocratie:
(( Dans toute magistrature, il faut compenser la gran-
deur de la puissance par la brièveté de sa durée ^ »
Nous estimons, néanmoins, trop court pour un grand
pays le temps d'une année que Montesquieu a fixé, en
principe. Il est vrai que notre publiciste vise un gou-
vernement républicain, régime qu'il jugeait ne con-
venir qu'aux états ayant un petit territoire. Du reste,
il n'excluait pas d'une démocratie même l'institution
de sénateurs inamovibles. Seulement, il ne les inves
1. E, /.., V, 9 (3 et 14).
•2. E. L., V, U (22 à 24).
3. E. L., XI, 6 (36).
4. Rapport sur la loi du 28 pluviôse an VIII. {Archives parle-
mentaires, 2*^ série, t. I, p. 169.)
5. E. L., II, 3 (8).
L^ \. ^ "''
DU DROIT PUBLIC. 91
tissait que d'attributions en quelque sorte morales et
disciplinaires *. A l'occasion des conseils de ce genre, il
a fait cette observation judicieuse : « L'esprit, dit Aris-
tote, vieillit comme, le corps. Cette réflexion n*est
bonne qu'à 1 égard d'un magistrat unique, et ne peut
être appliquée à une assemblée de sénateurs* ».
Il est naturel que les mandataires du Souverain lui
rendent compte de leurs actes à Texpiration de leurs
pouvoirs ^ Dans les états monarchiques ou despoti-
ques, le Prince est, d'ailleurs, à même d'exercer une
inspection générale et continue, lui permettant de
réprimer sans retard les fautes des agents qu'il a
choisis*. Cela est plus difficile dans une république;
parce que le corps des citoyens ou des nobles, n'étant
pas assemblé toujours, ne saurait soumettre les magis-
trats qu'à une surveillance intermittente.
III
Reprenons l'étude de la distribution des pouvoirs,
en nous plaçant cette fois à un point de vue politique,
et en envisageant tout ensemble les rapports du Sou-
verain et de ses délégués, et les rapports des délégués
entre eux. De toutes les théories de Montesquieu^^l
n'en est guère de plus célèbre que celle qu'il a exuj^^ig
sur ce sujet. Les législateurs du xvnr siècle et dj^j ^ix*'
s'en sont inspirés largement, tant en Amériqudf q^'^^
Europe, lorsqu'ils ont voulu doter leur^pays j^nstitu-
tiens libérales.
m
1. E. L., V, 7 (6).
2. E. L., V. 1 (8).
3. E. /..,XI, 6 (44 et 46).
4. E.L., 111,3(1).
-^1
92 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
C'est, en effet, la liberté, plus exactement la M
poUiitlue, que le grand philosophe prétendait garanU
au moyen d'une certaine répartition de fonctions.
liberté politique, il entendait Tassurance qu'a lo
personne de n'être pas contrainte « de faire leschc
aux(}uelles la loi ne Toblige pas, et à ne point tai(
celles que la loi lui permet » ^ On y arrive quand «1
pouvoir arrête le pouvoir », de telle façon qu'auc\i
autorité ne veuille ou ne puisse user d'arbitraire.
« Il y a, dit Montesquieu, trois sortes de pouvA
la puissance législative, la puissance exécutrice
choses qui dépendent du Droit des gens, et la piûi
sance exécutrice de celles qui . dépendent du Drc
civil *. »
C'est à chacun de ces pouvoirs qull importe d'atlrî
huer un rôle déterminé et distinct.
Si le pouvoir législatif ne fait qu'édicter des rè^l
générales, les particuliers n'entrent point individuel^
ment en contact avec lui et n'ont guère à redouter qui
décrète des prescriptions s'adressant à tous pour v!\
teindre que quelques personnes auxquelles il pourrait
en vouloir. Quant, au contraire, l'autorité qui fait el
défait les lois est chargée en même temps de les appli-
quer, il y a lieu de craindre qu'elle ne les modifie en
ver. de cas particuliers, qui lui sont soumis spéciale-
venir, sauf à les modifier encore quand des cas nou-
il n'e>se présentent. Sujets ou citoyens subissent alors
de sénàme hypocrite de légalité arbitraire. Les Romains
1 E L. ^^^^ compris les inconvénients du système
2. E, /.., orévenir, ils obligèrent leurs préteurs, qu
3. E. L., \.
4. Rapport
menlaireSj 2* S6 (2).
5. E.L.y II, 3(8,M.
DU droit; public. 93
*
cumulaient des attributions législatives et conten-
tieusea, à les exercer successivement, en commençant
par les législatives *. Mais il est plus sûr de confier
chaque ordre de pouvoirs ^ des corps ou q dès magis-
trats différents. On obtiendra même ainsi de chacun de
ces magistrats ou de ces corps qu'il porte, dans Taccom-
plissement de sa mission propre, les habitudes d'esprit
qui y conviennent le., mieux, et qui varient d'après la
nature de la fonction. Rien n'est donc plus saisissable
que les raisons pour lesquelles Montesquieu proscrivit
la confusion du pouvoir législatif et du pouvoir
exécutif^.
Il n'est pas aussi facile de comprendre ce qu'il a dit
des deux branches du pouvoir exécutif, qu'il appelle,
l'une, « la puissance de juger, et l'autre, simplement
la puissance exécutrice de l'Etat » ^.
Sa définition de la première : « la puissance exécu-
trice des choses qui dépendent du Droit civil », est
satisfaisante. Mais il a caractérisé moins heureusement
la seconde, lorsqu'il l'a donnée comme « la puissance
exécutrice des choses qui dépendent du Droit des
gens ».
Par cette formule, il a entendu désigner sans aucun
doute ce que nous appelons le Gouvernement, en
l'opposant à la Magistrature. Mais le gouvernement
ne se borne point à l'application des règles du Droit
des gens et à la gestion des rapports internationaux.
Quand il le fait, ce n'est même pas aux prescriptions
édictées par le législateur de son pays qu'il doit sur-
tout conformer ses actes. Il leur obéit, au contraire,
1. Voyez la Lex Corneliai de l'an 687 de Rome*
2. E. L., XI, 6 (4).
3. E. L., XI, 6 (3).
04 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
alors qu'il pourvoit aux affaires intérieures et collec-
tives de la communauté qu'il dirige. On pourrait donc
s'étonner que notre publiciste, dans sa définition de la
puissance exécutrice proprement dite, n'ait pas men-
tionné le Droit public national. Mais, à son époque,
les mots administrateurs et administration n'avaient
pas le sens précis qu'ils ont de nos jours," et étaient
plutôt synonymes de gouvernants et de gouverne-
ment\ On confondait sous le nom général de police,
avec ce que nous désignons ainsi, une foule de ser-
vices publics qui n'avaient rien de judiciaire. Le
terme dont Montesquieu aurait eu besoin pour une
définition courte, nette et complète, du troisième pou-
voir, lui faisait défaut. Il n'en dota point notre langue
et se contenta d'une expression vague de sa pensée.
Il suffit pourtant de lire un passage de V Esprit des
Lois sur la puissance exécutrice du Sénat romain,
pour ne point douter qu'il attribuât au pouvoir dont
nous recherchons la nature, aussi bien que les affaires
internationales, l'administration des finances et des
armées, le gouvernement des provinces et un certain
contentieux d'ordre politique ^
Le système du Maître revient en somme — si nous le
comprenons bien — à placer au-dessous du législateur
deux ordres d'autorités qui appliquent les lois : l'un,
aux intérêts privés; et l'autre, aux intérêts collectifs.
Grâce à cette seconde division, les droits des sujets ou
des citoyens ne sont pas à la merci d'administrateurs
disposés à les sacrifier aux intérêts plus ou moins réels
de la communauté. Le législateur a, bien entendu, le
1. E. L., XI, lo (1); cf. C. R., 11 (15) et 19 (20).
2. E. L.,XI, 17(4).
nu DltOlT PUBLIC. 911
devoir de faire toujours respecter les compétences qu'il
a établies.
L'idée d'opposer ainsi aux affaires d'intérêt général
les affaires d'intérêt privé n'est rien moins qu'une
invention de Montesquieu. Elle se rencontre même
dans certains actes officiels antérieurs de plus d'un
siècle à la publication de l'È'sprit des Lois. Mais les
éditset arrêts oii les rois de France l'invoquèrent comme
un principe avaient pour objet de prévenir les empié-
tements de la mag;istrature sur les fonctions du gou-
vernement'. Notre pabliciste se proposait, au con-
traire, de garantir la sûreté et la liberté des particuliers
contre les excès de pouvoir du gouvernement lui-même.
C'est en cela qu'il fit preuve d'originalité et de profon-
deur d'esprit.
Il ne montra pas moins de finesse et de prudence
dans l'application de sa théorie. Se défiant d'une
logique trop rigoureuse, il admit des tempéramenls,
des dérogations partielles au principe dont il procla-
mait l'importance. Une certaine collaboration du pou-
voir législatif et du pouvoir exécutif lui paraissait
même désirable. L'expression admise et brutale de
séparation des pouvoirs exagère, trafiit sa pensée. C'est
plutôt la non- confusion qu'il serait exact do dire : car
c'est d'elle seule qu'il s'inquiétait vraiment.
Quel que fiit d'ailleurs, à ses yetax, le mérite des
dispositions qu'il prônait, 11 n'avait pas en elles une
confiance absolue et exclusive. D'une part, il savait
Irop bien que les passions et le.s vices des hommes
troublent fréquemment la marche des institutions les
^r^l
96 DES IDÉES D£ MONTESQUIEU.
plus ingénieuses. De l'autre, il ne méconnaissait poîat
les avantages que présentent des combinaisons moins
parfaites. Il regardait, par exemple, comme une chose
heureuse qu'un monarque ne retînt que Texerciceffe
deux pouvoirs sur trois et déléguât la puissance judi-
ciaire à des magistrats sûrs de leur indépendance*.
Pour une aristocratie, il ne trouyait pas indifférent
que les divers ordres d*attributions y fussent confiés à
des fractions distinctes du corps des nobles ^. On gagôe
toujours à éviter dans une mesure quelconque la con-
fuMon entière des pouvoirs. Si Ton n'y arrive point,
« il règne », même dans une république, « un affreux
despotisme », comme chez les Turcs*. Employant
l'expression dont l'auteur abuse quelquefois, on peut
s'écrier alors : « Tout est perdu! »
IV
Nous venons de reconnaître que le pouvoir législatif
doit occuper le premier rang dans les états libres, où
les pouvoirs sont bien répartis. Gela n'est nécessaire,
du reste, qu'en tant qu'il s'agit de l'autorité qui édicté
les prescriptions d'ordre supérieur, c'est-à-dire les Ids
véritables. Quant aux simples règlements de police,
par exemple, ils ..peuvent être l'œuvre de magistrat*
subordonnés.
Gomme les autres publicistes de son temps, Mon-
tesquieu parle bien de lois et de règlements et même de
lois fondamentales et de lois sans épittiète. Mais il
1. E. L., XI 6 (7).
2. E.L., XI, 6 (42).
3. E. L., XI, 6 (7 et 8).
**?-■
DM DROIT PUBLIC, 97
néglige de définir ces termes. Encore moins s'est-il
attaché à faire la distinction des personnes ou des
corps auxquels il appartient d'établir chacune des trois
espèces de prescriptions. Il n'oppose même point le
droit de faire des lois fondamentales ou constitution-
nelles à celut de porter des lois ordinaires. C'est du
pouvoir législatif, en général, qu'il traite dans son
grand ouvrage, en envisageant l'intérêt tantôt des gou-
vernements et tantôt des particuliers.
Pour la conservation des gouvernements, il est bon et
naturel que ce soit le Souverain qui exerce par lui-
même, ou par ses délégués spéciaux, la fonction légis-
lative. 11 s'ensuit que, dans, une monarchie pure,
toutes les institutions sont à la merci d'un homme, du
Prince*. Quel que soit le rang des sujets, ils n'y
jouissent que de privilèges éminemment précaires.
Un système moins simple peut seul assurer leurs
droits aux particuliers.
Dans un chapitre de Y Esprit des Lois, Montesquieu
a fait la théorie, devenue classique, de la monarchie
parlementaire, avec ses deux assemblées. Tune, plus
prompte, et l'autre, plus lente aux réformes, contenues
toutes les deux, au besoin, par le vélo du chef de
l'état. Il prône, au point de vue libéral, ce régime,
qu'il avait vu pratiquer en Angleterre. Mais l'apologie
qu'il en fait n'est pas seulement à retenir dans une
monarchie limitée. Tout ce qu'il dit sur la représentation
directe du peuple, sur les attributions de la Chambre
conservatrice et sur les rapports du Corps législatif
tout entier avec le pouvoir exécutif, mérite d'être
médité même dans un état franchement républicain.
1. E. l., m, 10 (8).
98 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Ce n'est que par Tadaptation aux gouvernements déiBo-
cratiques de ces vérités d'ordre général, qu'on évitera
une tyrannie pire que le despotisme d'un seul homme,
à savoir la tyrannie d'une assemblée unique, orgaoe
plus ou moins fidèle et réfléchi d'une majorité d'électeurs
peut-être infime et aveugle. Partout et toujours, il est
nécessaire que « le pouvoir arrête le pouvoir ». Les
masses elles-mêmes n'ont qu'à perdt'e à ce que rien ne
tempère l'essor de leurs passions et de leurs appétits.
Nous ne pouvons reproduh'e ici la série des sages
conseils que Montesquieu prodigue aux législateurs «ff
la manière dont ils doivent accomplir leur hante
mission. Sachant tout ce qu'on peut craindre de leurs
préoccupations mesquines, de leur ignorance des diffi-
cultés et de leurs entraînements chimériques et funestes,
il leur prêche par-dessus tout la modération ^ Ilentfiûd
qu'ils ménagent les opinions et l'esprit général de leur
peuple, qu'ils ne brusquent point les réformes, qu'ils
usent de douceur, qu'ils recourent aux voies indirectes,
et même qu'ils sachent tirer profit des défauts de leurs
concitoyens^. Spécialement, il les met en garde contre
les excès de logique ^ Jamais, en effet, nous ne raison-
nons que sur des données plus ou moins incomplètes,
sinon inexactes, dont les conséquences successives
s'écartent de plus en plus de la vérité.
Les lois humaines sont donc fatalement imparfaites.
Trop souvent, il se présente des cas qu'elles n'ont pas
su prévoir. Aussi l'auteur de VEsprit des Loit^ tout
ennemi qu'il était de l'arbitraire, ne pouvait-il pas
s'empêcher d'admettre qu'il fallût parfois suspendre k
1. E. L., XXIX, 1.
2. E. L., VI, 12 et 13 (2), XIX, 2 et 10, et XXV, 5 (5).
3. E, L., XI, 6 (70).
DU DROIT PUBLIC. 99
cours normal des lois en vigueur. C'est ce qu'il appelait
« mettre, pour un moment, un voile sur la liberté )) *.
Mais il exigeait l'intervention du pouvoir législatif
toutes les fois que Ton recourrait à cette mesure regret-
table de salut public. Il condamnait l'institution de
magistratures permanentes et tyranniques, affranchies
de tout contrôle, ne s'inspirant, comme les Ephores de
Sparte et les Inqujsiteurs de Venise, que d6 la raison
d'État bien ou mal appréciée *.
Signalons ici de nouveau un point sur lequel Montes-
quieu s'est écarté de la tradition des politiques français
depuis Comi^ines, au moins, jusqu'à M. Thiers. « Il y
a, dit-il, de certaines idées d'uniformité qui saisissent
quelquefois les grands esprits,... mais qui frappent
infailliblement les petits ». S'inquiétant surtout de la
vie, aux manifestations intenses et multiples, il n'avait
pas le souci plastique de l'unité, du parallélisme et de
la symétrie. A ses yeux, il ne fallait supprimer les
différences qu'à bon escient. Les commodités qu'un
régime uniforme offre pour l'exercice du pouvoir cen-
tral dans un pays, n'étaient pas de nature à le séduire.
« Lorsque les citoyens suivent les lois, pensait il,
qu'importe qu'ils suivent la même ^ »
Le Souverain, qui doit retenir la puissance législative
pour lui-même ou pour les représentants dont il inspire
les décisions, se désintéresse, dans les gouvernements
1. E. L.,xih 19.
2. E, £., XI, 6 (20 et 21).
3. E, L., XXIX, 18.
• •••;• -V"
• • •-• • • •
iOO DES IDEES DE MONTESQUIEU.
plus OU moins libres, de la puissance judiciaire. 11 faut
que les autorités qui disposent de la vie, de l'honneor
et de la fortune des particuliers soient indépendantes
de ses passions et de ses caprices. Elles n'ont à tenir
compte que de ses volontés générales, formulées en
lois. La règle contraire ne convient qu'aux états des-
potiques, où les pratiques les plus funestes découlent
d'un principe corrompu. Dans ^un gouvernement
modéré, il n'est* pas admissible que le Souverà
s'attribue les fonctions des tribunaux.
Montesquieu insiste particulièrement dans trois
chapitres sur les inconvénients que présentent, pour
les monarchies, les jugements rendus par le Monarque.
par ses ministres ou par ses commissaires ^ Il rappelif
à ce sujet, en le blâmant, un des actes les plus regret-
tables de Louis XIII. Nous avons rappelé plus haut
qu'il allait jusqu'à préférer la vénalité des charge
judiciaires à la nomination des magistrats par Ifi
Prince ^.
Le système qu'il mettait au-dessus de tous les autres
était celui que Ton pratiquait, sous des formes diffé-
rentes, jadis à Athènes et à Rome, et en Angleterre
depuis. (( La puissance déjuger ne doit pas être donnée à
un sénat permanent, mais exercée par des personne^
tirées du corps du peuple, dan« certains temps de
Tannée, de la manière prescrite par la loi, pour former
un tribunal qui ne dure qu'autant que la nécessité le
requiert^. » Les hommes de loi n'interviennent alor^
que pour appliquer les textes aux décisions rendues par
les juges du fait.
i. E. L., VI, 5 et 6, et XII, 22.
2. E. L,, V, 19 (14).
3. E. L„ XI, 6 (13).
<, ^ ^ 1^
w w V w
^
DU DROIT PUBLIC. , 101
Notons que notre publiciste ne détermine point la
lature et l'importance des affaires à soumettre à des
urés. Entendait-il leur attribuer une compétence
ibsolue? Il était hostile, ei^ tout cas, aux magistrats
iniques*.
Dans un fragment destiné à V l'esprit des Lois^ mais
aon inséré dans^ cet ouvrage, Montesquieu a examiné
la question des appels. Il s'y prononce pour rétablis-
sement de deux degrés de juridiction, et pas davantage^,
[^'est la solution que l'Assemblée constituante devait
idopter, en principe, dans la loi du 2 mai 1790.
Relativement aux moyens dont les magistrats
[)euvent se servir pour découvrir la vérité, notre auteur
i écrit un chapitre célèbre pour combattre l'emploi de
a torture encore appliquée de son temps aux accusés
m France. Afin de prouver qu'elle est inutile, il cite
l'exemple des Anglais, qui l'avaient rejetée « sans
inconvénients ». Ensuite il ajoute que la (( voix de la
>Jature » elle-même lui « crie » de condamner abso-
umeut cet usage barbare ^
La bonté de Montesquieu n'éclate pas moins dans ses
héories sur les peines à faire subir aux criminels.
Il demande qu'elles soient douces, plutôt que sévères,
.•es peines excessives sont inutiles : l'imagination des
lorames s'y 'fait. En outre, elles ont le tort immense
le corrompre le peuple chez lequel on les inflige, en
ui donnant « des leçons de cruauté ))*.
Non moins importantes sont les observations de
lotre publiciste sur les rapports des peines avec la
i. E. L., VI, 7.
2. E, L. B., p. 19.
3. E. I., VI, 17.
4. E. L., VI, 12 (9).
^■T^
102 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
nature des délits. Qaant à la gravite, les châtiments
doivent être proportionnés aux dommages que les
actions mauvaises causent effectivement à la société'.
Mais il est aussi désirable qu'il y ait corrélation entre
la nature de la faute et le genre du châtiment. Mon-
tesquieu, à ce sujet, traite des crimes qui intéressent
la Religion, et dit judicieusement : « Pour que la peine !
des sacrilèges simples soit tirée de la nature de la chose,
elle doit consister dans la privation de tous les avan-
tages que donne la Religion. » Que l'on ne prétende
point « venger la Divinité... Si Ton se conduisait par
cette... idée, quelle serait la fin des supplices?^ » Il eût
été désirable que la magistrature française se fût ins
pirée de ces principes, alors qu'elle était saisie, au
xviu® siècle, de certains procès dont le souvenir est
9
encore exploité, de notre temps, contre l'Eglise catho-
lique.
La bienveillance dont on trouve tant de preuves
dans V Esprit des Lois ne dégénérait pas, du reste, en
mièvrerie sentimentale. On ne saurait trop recom-
mander à nos philanthropes contemporains celte
remarque sur la multiplication des crimes : (( Qu'on
examine la cause de tous les relâchements : on verra
qu'elle vient de l'impunité des crimes, et non pas de la
modération des peines ^ ».
Montesquieu ne proscrivait même pas absolument la
peine capitale, tout en la réservant aux cas où elle est
indispensable à la répression* .
Dans un autre chapitre, il célèbre les avantages de
1. E. L., VI, 13. -
2. E, L., XU, 4 (4 el 6).
3. E. L., VI, 12 (4).
. 4. E. L., Vï, 12 (3), et 16 (7).
^■^I^.TW "''" " "* •
DU DROIT PUBLIC. 103
la clémeîice, mais il en blâme Texcès. Il cite le cas
d'empereuFs de Byzance qui s'étaient interdit de faire
mourir qui que ce fût. Ces empereurs, dit-il, « avaient
oublié que ce n'était pas en vain qu'ils portaient
répée » *.
VI
En vertu du principe de la séparation des pouvoirs,
le pouvoir exécutif d'un état dirige, au dehors, ses
relations avec les autres pays, et gère, au dedans, les
intérêts collectifs de la Société civile tout entière. Ces
deux ordres de. fonctions se tiennent étroitement.
N'est-ce pas l'administration qui prépare les ressources,
en hommes et en choses, dont le gouvernement ne peut
se passer pour exercer à Textérieur une action militaire
et même diplomatique?
Nulle part le Souverain, quel qu'il soit : prince, classe
noble ou corps 3e citoyens, ne saurait expédier lui-
même toutes les affaires qui sont du ressort du pouvoir
exécutif. Il est donc forcé d'en charger des agents
qu'il désigne, auxquels il imprime une direction géné-
rale, et dont il contrôle ou fait contrôler la conduite.
Dans l'intérêt de tous et de chacun, il importe,
d'ailleurs, que ces agents-là ne s'immiscent point dans
les fonctions du pouvoir judiciaire, réservées, comme
nous savons, à un ordre d'autorités spécial.
Lorsqu'il s'occupe des rapports internationaux, le
pouvoir exécutif est tenu de suivre avant tout les règles
du Droit des gens, dont nous traiterons plus loin. C'est,
1. E. L., VI, 21 (7).
104 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
au contraire, la législation administrative spéciale du
pays, qu'il applique à rintérieur, dans la gestion des
intérêts collectifs.
Pendant cinq à six cents ans, au moins, le droit
administratif de la France ne consista guère qu'en
usages et en statuts locaux. De plus, le Clergé, les tri
bunaux civils et criminels, les possesseurs de fiefs,
exerçaient des attributions qui, de nos jours, appar-
tiennent à des agences publiques. On devine quel chaos
- de dispositions diverses, complexes et confuses,
résultait de cet état de choses. Aussi les jurisconsultes
du xvm" siècle n'étaient-ils pas arrivés à en dégagerune
théorie générale, ni les principes supérieurs. Ne nous
étonnons donc point de rencontrer dans VEsprii à^
Lois, en matière administrative, plutôt des observations
partielles qu'un système bien lié. L'auteur n'a pas
entrepris de se faire un ensemble d'idées précises sur
le rôle du pouvoir exécutif à l'intérieur, ni sur l'organi-
sation des services d'intérêt collectif. Ajoutons que
l'objet même de son grand ouvrage l'engageait plutôl
à expliquer les institutions les plus diverses, quà
rechercher les meilleures.
Il est, cependant, des question sur lesquelles Mon-
tesquieu exprime des sentiments qui méritent d'être
relevés.
Ainsi les progrès que le pouvoir central avait faits en
France, depuisie Moyen Age, aux dépens des autorités
féodales, provinciales et municipales, lui inspiraient des
réflexions chagrines et presque injustes. Croyant à la
dépopulation du pays, il en attribuait la cause aux
(( perpétuelles réunions de plusieurs petits états.
Autrefois, chaque village de France était une capitale;
il n'y en a aujourd'hui qu'une grande; chaque partie
h A •-:.••••
••• • •
X
DU DROIT PUBLIC. 105
de l'état était un centre de puissance : aujourd'hui tout
se rapporte à un centre et ce centre est, pour ainsi dire,
l'état même » ^
Déjà, sous la Régence, alors qu'il remplissait sa
charge de président, notre philosophe réclamait Texten-
sion des états provinciaux, avec le rétablissement des
franchises municipales -.
On trouve, enfin, dans ses Pensées manuscrites,
quelques boutades des plus vives, où il exhale sa haine
de la centralisation abusive : a II y a cinquante ans
qu'il est décidé au Conseil que les intendants ont
raison. » Et ailleurs : « Je veux bien que Ton donne la
toute-puissance aux intendants; mais, si l'on en fait
des Dieux, il faut, au moins, les choisir parmi les
hommes, non pas parmi les bêtes ))^
Sur un ton plus grave, l'auteur de Y Esprit des Lois
discute les rapports qui doivent exister entre les
emplois civils et les emplois militaires. Il conseille de
les confondre dans les républiques et de les distinguer
dans les monarchies. Mais il entend que, partout, Télé-
ihent militaire soit subordonné à Télément civil, pour
que les gens de guerre ne puissent point abuser de leur
force*.
Très curieuse est sa préoccupation constante d'inter-
dire aux dépositaires de l'autorité publique les spécu-
lations commerciales et financières. Il déclare que le
Prince ne doit pas faire le commerce; il s'oppose môme
à ce que les nobles s'y livrent, non seulement dans
une aristocratie, mais encore dans un état monarchique.
1. E, L., XXIII, 24 (3).
2. Af., pp. 243 et 245,
3. />.. t. n, p. 341, n*^ 1870, et p. 342, n° 1872.
4. E. L„ V, 19 (6 à 9).
i06 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Prince ou nobles feraient aux simples particuliers une
concurrence écrasante et injuste, qui ruinerait les mar-
chands et opprimerait les consommateurs. Un peuple
doit avoir foi dans Téquité et dans le désintéressement
de ceux qui président à sa destinée *.
Des raisons analogues ont porté Montesquieu à pré-
férer la régie à la ferme pour la perception des impôts.
Il admettait, cependant, une exception à la règle, en
cas d'établissement de nouveaux droits. Si l'on en cod-
fîe d'abord la levée à des traitants, soucieux de faire
des bénéfices, ils sauront l'organiser de manière à la
rendre productive, en déjouant la fraude ^.
C'est aussi au Prince ou aux Magistrats qu'il appar-
tient de fabriquer la monnaie indispensable aux natioos
civilisées. Mais notre auteur ne leur réserve ce privilège
que pour assurer la loyauté et la fixité des espèces
qu'ils frappent. « Rien ne doit être, dit-il, si exempt
de variation que ce qui est la mesure commune de
tout*». En conséquence, on doit proscrire toute opé
ration, plus ou moins lucrative, sur la monnaie,
qu'on la hausse, ou qu'on la refonde *. Pour déterminer
plus rigoureusement la valeur des choses, Montesquieu
eût emprunté volontiers le monométallisme à la
Hollande ^
Nous ne reviendrons pas ici sur le rôle que l'admi-
nistration doit ou ne doit pas jouer en matière d'appro-
visionnements et d'assistfmce publique.
Mais nous devons signaler une lacune qui frappe
1. E. L., XX, 19 à 22.
2. E. L.y XIII, 19, et XX, 13.
3. E. L., XXII, 3 (3).
4. E. L., XXII, 10 (23 et 24).
5. P., t. II, p. 427, n" 2010.
iijji i pi ia w w M i ' ""!! '^ ,
" »" .
DU DROIT PUBLIC. 407
nécessairement les lecteurs modernes de VEsprit des
Lois : c'est l'absence de toute considération, non point
sur réducation, mais sur les établissements dMnstruc-
tion publique. On peut expliquer cette omission par le
caractère ecclésiastique, plutôt que civil, des écoles de
tout ordre qui existaient en France au commencement
du xvm* siècle. L'instruction n'était pas regardée pro-
prement comme un service d*État. Du reste, au sujet
des collèges et demi-collèges de Tépoque, on trouve,
dans le tome II des Pensées manuscrites de notre phi-
losophe, des jugements très sévères*. Il était grand par-
tisan de réducation paternelle, c'est-à-dire domestique ^.
Toutefois, il rend hommage aux universités dans un
fragment qui commence ainsi : « Pour apaiser toutes
disputes de religion en France, il faudrait défendre aux
moines de recevoir aucun novice qui n'eût fait sa phi-
losophie et théologie dans les universités, et leur
défendre d'avoir des cours de ces sciences chez eux ' ».
VII
Pour remplir, à l'intérieur et à l'extérieur, les fonc-
tions nombreuses et diverses qui lui incombent, l'auto-
rité publique a besoin d'une infinité de choses mobi-
lières et immobilières. Elle s en procure une partie en
se constituant un domaine, dont elle jouit en nature
ou perçoit les revenus. Le reste lui est fourni surtout
par les impôts qu'elle exige ou par les emprunts qu'elle
obtient des particuliers. Nous pouvons négliger ici
1. P., t. II, p. 307, n° 1757, et p. 308, n*^ 1758.
2. P., t. II, p. 56, n° 916, et p. 400.
3. P., t. Il, p. 455, n*» 2046.
108 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
des modes d'acquérir moins importants ou plus acci-
dentels. Tel est, par exemple, le produit des amendes,
des réquisitions ou des contributions de guerre.
Dans VEspril des Lois, il n'est question du domaine
qu'incidemment. La règle de Tinaliénabilité y est
défendue, sous prétexte qu'un domaine est nécessaire
(( pour faire subsister l'Etat » \ Gela peut se soutenir
quant aux choses affectées à un usage public, comme
les fleuves et les routes. Mais il n'est guère contestable
pour la plupart des biens productifs, que l'on en rem-
place avantageusement les revenus annuels en éta
blissant des impôts. Dans un fragment écrit, vers 1723
sans doute, sur les finances de la France, Montesquieu,
lui-même, reconnaissait « que tous les domaines du
Roi » étaient (( toujours mal administrés ». D'où il
concluait « qu'il faudrait faire passer, par une loi de
l'Etat, qu'ils seraient aliénés à perpétuité et sans retour,
et cela, pour le bien de l'état, à l'exception des
forêts » 2. Ne serait-ce point la crainte trop naturelle
du gaspillage qui compliquerait le changement d'opinion
que nous relevons ici? Il eût mieux valu, à notre avis,
distinguer la nature des biens, selon qu'il importe ou
qu'il n'importe pas de les conserver dans le patrimoine
des Sociétés civiles. Au xvii'' siècle, des jurisconsulte?
avaient entrevu déjà la vraie solution du problème.
Les impôts, considérés par rapport aux richesses et
au régime politique des peuples, font l'objet spécial
du livre XIll de Y Esprit des Lois.
Toutefois, au XP livre, dans le chapitre sur la con
stitution de l'Angleterre, l'auteur avait eu l'occasion
1: E. /.., XXVI, 16 (2).
2. P., t. II, p. 443.
rv
DU DROIT PUBLIC. 109
d'exposer que, dans un pays libre, rétablissement des
contributions publiques rentrait dans les attributions
dû pouvoir législatif. Il faut même que celui-ei ne les
vote que pour une année, afin de tenir toujours le
pouvoir exécutif en bride. Bien plus, le corps qui repré-
sente la masse de la nation et la majorité des rede-
vables doit avoir un droit d'initiative en cette matière *.
Dans le livre qu'il consacre aux « tributs^», Montes-
quieu en étudie surtout trois sortes principales : la
capitation, la taxe foncière et les droits sur les mar-
chandises ^. 11 mentionne, en outre, les impôts sur les
contrats civils et sur le papier timbré. Le second lui
semble être préférable à l'autre, qui prête aux chi-
canes 3.
Quant à la capitation, qui frappe les biens en général,
notre publiciste admet qu'elle ne suive pas exactement
la proportion des fortunes. Il dégrève entièrement les
gens qui sont réduits au a nécessaire physique ». En
revanche, il soumet les personnes qui ont « le superflu »
à une contribution relativement plus forte que celle
des redevables qui n'ont que « l'utile ». Il cite, d'ail-
leurs, un exemple où la progression s'arrête au troi-
sième degré. Dans ce système, il y a plutôt dégression
au profit des moins riches, que progression propre-
ment dite *.
Au sujet de la taxe foncière, Montesquieu fait quel-
ques observations très exactes sur le classement des
terres, d'après leur valeur plus ou moins grande : « 11
est très difficile de connaître ces différences, et encore
1. E. L.y XI, 6 (34, 59 et 60).
2. E. L., XIII, 7.
3. E. Z.., XIII, 9.
4. E. L., XIII, 7 (2).
• \
110 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
plus de trouver des gens qui ne soient point intéressés
à les méconnaître. 11 y a donc là deux sortes d'iûjos-
tices : l'injustice de Thomme et Tin justice de la chose.
Mais si, en général, la taxe n*est point excessive, sioa
laisse au peuple un nécessaire abondant, ces injustices
particulières ne seront rien *. »
Les droits sur les marchandises doivent aussi être
sagement ménagés. Ils peilvent se confondre alors,
aux yeux des redevables, avec le prix des choses. Cefe
est encore plus vrai lorsque le fisc perçoit l'impôt m
le vendeur, que ses clients remboursent sans s'ea
rendre toujours compte. Par ce procédé, on évite, en
outre, aux consommateurs les ennuis de Texercice*.
Un autre avantage de la modération des droits est
de décourager la fraude, que la perspective de gains
minimes ne tente point. Les droits excessifs, au con-
traire, suscitent la contrebande, en la rendant luoi'atiYe.
Pour la réprimer, on recourt à des peines que Mon-
tesquieu qualifie d'extravagantes. Elles sont hors de
proportion, en effet, avec la nature et la gravité da
délit. Ce n'est pas alors seulement le fisc qui risque de
perdre. L'Humanité, la Justice même, souffrent d'un
pareil régime ^ — Au xvni'' siècle, ces critiques
avaient en France plus qu'une portée spéculative.
Dans plusieurs chapitres de V Esprit des Lois, l'auteur
examine quels sont les impôts les plus naturels aux
divers états, à raison de leur régime politique. Aux
pays gouvernés par un despote conviennent les tributs
les plus simples à percevoir, tels qu'une faible capita-
tion. Des droits sur les marchandises présentent.
1. E. L,, XIII, 7 (3).
2. E. L., XIII, 7 (5 à 7).
3. E. L., XIII, 8 (3).
DU DROIT PUBLIC. 111
au cootraire, des inconvénients moindres dans une
monarchie ou dans une république modérée et libre :
les particuliers n'y sont pas exposés à l'arbitraire; sûrs
de leur fortune, ils peuvent entreprendre des opérations
compliquées, même à longue échéance, et faire des
avances au fisc.
La liberté encourage au travail, qui produit la
richesse et permet d'établir des tributs plus forts. Ce
qui n'est pas une raison pour augmenter sans cesse
les dépenses publiques. Nous avons déjà cité les pro-
testations de Montesquieu contre les charges ruineuses
dont « ceux qui gouvernent » accablent les peuples,
par (( l'envie malade d'une vaine gloire », ou par « une
certaine impuissance d'esprit contre les fantaisies » *.
Hostile aux impôts excessifs, notre publiciste ne
l'était pas moins aux emprunts d'Etat. Il refuse d'y
voir un moyen de multiplier les richesses. C'est un
mal, nécessaire dajis certains cas; mal qu'il faut atté-
nuer, s'il est possible, au moyen de conversions et de
rachats.
Montesquieu n'en recommandait pas moins le res-
pect des engagements pris. Opposant la classe des
rentiers aux propriétaires fonciers, aux marchands et
aux travailleurs manuels, il conclut judicieusement
ainsi : « Comme on ne peut la charger sans détruire
la confiance publique, dont l'Etat, en général, et » les
trois autres « classes, en particulier, ont un souverain
besoin ; comme la foi publique ne peut manquer à un
certain nombre de citoyens sans paraître manquer à
tous; comme la classe des créanciers est toujours la
plus exposée aux projets des ministres, et qu'elle est
l. E. L., XIII, 1 (2 et 3).
■•^:*tF
r -^
H 2 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
toujours SOUS les yeux et sous la main, il faut que
TElat lui accorde une singulière protection et que la
partie débitrice n'ait jamais le moindre avantage sur
celle qui est créancière *. »
Sous la Régence, alors que la France était à bout de
ressources, le Président avait adressé au ducd'Orta
un curieux mémoire sur la réduction de la délie
publique. Il y proposait un système qui devait faire
supporter la perte par tous les Français, à proportioa
de leur fortune. La mesure était juste, d'après lui
(( parce que chaque particulier doit contribuer aui
dettes de l'Etat », et que « personne ne perdra, a
chacun perd proportionnellement » ^.
Il n'est pas question d'expédients de ce genre déni
V Esprit des Lois,
L'auteur y prêche simplement l'économie. Il s'ef-
frayait surtout de Taccroissement des dépenses mili
taires en Europe. Un chapitre de son livre est consacre
à cette « maladie contagieuse ». « Chaque monarque.
y est-il dit, tient sur pied toutes les armées qu'il pour
rait avoir si ses peuples étaient en danger d'être exter
minés, et on nomme ;jaia? cet état d'effort de tous
contre tous. Aussi l'Europe est-elle si ruinée, que les
particuliers qui seraient dans la situation où sont les
trois puissances de cette partie du Monde les pl«^
opulentes, n'auraient pas de quoi vivre'. »
Nous prierons de remarquer que ces lignes ontélf
imprimées, pour la première fois en 1748, et non poi
en 1907.
1. E. L., XXII, 18 (7).
•2. M,, pp. 239 et 244.
3. E, L., XIII, 17 (1).
CEIAPITRE IX
DU DROIT PRIVÉ
Il est permis de croire que Montesquieu ne s'intéres-
sait point au Droit privé antant qu'au Droit public. Ce
dernier présentait pour lui l'attrait de n'avoir pas été,
dans son ensemble, l'objet d'études approfondies pon-
dant une vingtaine do siècles. Il devait tenter autre-
ment un génie original par les découvertes qu'on pou-
vait y faire.
Nous trouvons pourtant à recueillir dans les œuvres
du Maître bon nombre d'opinions et d'indications pré-
cieuses, relatives aux lois qui doivent régir l'activité
des particuliers.
Essayons d'en résumer ici les principales, en les
groupant selon qu'elles se rapportent ; o ia condition
générale des personnes; à leur liberté, et à leurs biens.
I
La questionqui domine le droit privé d'un peuple
quel qu'il soit est celle de savoir dans quelle mesure on
peut et doit appliquer un régime identique aux divers
particuliers habitant le territoire de l'état.
114 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
•
Très séduisante, par la simplicité, est la formule:
(( Les Hommes naissent et demeurent libres et égaui
en droits. » Seulement, dans l'application, on est obligé
d'y joindre un correctif semblable à celui de la
Déclaration des Droits de 1789 : (( Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur rulilité
commune. » Or cette réserve autorise les exceptions les
plus graves, et les plus variéçs. Elle permet d'instituer
une monarchie avec uiie famille de princes, et mêmede
laisser subsister l'esclavage. Les lois édictées par
l'Assemblée constituante de 1789 à 1791 en sont une
preuve irréfutable.
Plus prudent, l'auteur de ï Esprit des Lois s'est borné
à dire : a Dans l'état de nature, les Hommes naissent...
dans l'égalité. » A quoi il ajoute : « mais ils n'y sau-
raient rester : la Société la leur fait perdre » *. Et celte
affirmation limitée a besoin, elle-même, d'un commen-
taire qui la restreint singulièrement. N'est-il pas certain
que les enfants en bas âge ne sont pas les égaux de
leurs parents, dans l'état de nature! Il est même
contesté, sinon contestable, qu'une égalité parfaite
existe entre leurs pères et leurs mères. Ce n'est doncque
par rapport aux hommes, dans le sens étroit du mol,
aux hommes faits, du sexe masculin, soit au quart du
Genre humain environ, que la proposition s'applique.
A l'égalité originaire succède, d'ailleurs, un régime
tout opposé, sitôt qu'apparaissent les Sociétés civiles.
Forcément elles supposent d'abord l'institution d'un
ou de plusieurs magistrats, auxquels le reste du peuple
obéit. Mais, à cette inégalité d'ordre public, il s'ea
ajoute généralement d'autres d'un caractère différent
1. E. /.., VIII, 3 (2).
■>
i
1
I
DU DROIT PRIVÉ. H 5
St, bien entendu, la subordination primitive des
înfants et des femmes ne disparaît point pour cela.
Que pensait notre philosophe sur la légitimité de cet
Hat de choses nouveau?
Il proclame que « la Nature. . . ayant fait » les Hommes
(( égaux, la Raison n'a pu les rendre dépendants que
pour leur bonheur »'. Cette maxime profonde, qui
condamne l'exploitation égoïste de Thomme par
l'homme, est tout aussi vraie de l'autorité paternelle
ou maritale que des autres supériorités. Passons en
revue les conséquences que Montesquieu en a tirées au
point de vue des inégalités d'ordre privé plutôt que
public, qui se sont produites chez la plupart des nations
anciennes et modernes.
On peut rattacher ces différences aux causes sui-
vantes : âge, sexe, servitude, noblesse, conquête, reli-
gion et race.
Quant à celles qui dérivent de Textranéité des per-
sonnes, elles rentrent moins dans le domaine du Droit
privé, que dans celui du Droit international. L'auteur
de VEsprit des Lois ne s'en est guère occupé, du reste,
que par rapport aux relations commerciales. A cet
^gard, il se montre, en général, défavorable aux
mesures restrfctives ^.
1. De toutes les subordinations la plus naturelle, la
[)lus nécessaire, la plus féconde, est celle des jeunes
mfants. Antérieure à la fondation des Sociétés civiles,
îlle est une conséquence de la faiblesse physique et
norale de l'homme en bas âge. C'est pour conserver
les êtres qui ne sauraient se suffire à eux-mêmes, que
i. Ë. L., XVII, 5 (8).
; 2. E. L., XX, 19, et XXI, 17 (4).
116 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
leurs auteurs ou les personnes qui les suppW
exercent la puissance paternelle.
De nature essentiellement protectrice et bienfaisante,
elle cesse d'être légitime dès qu'elle devient inutile et
surtout nuisible*. Mais notre philosophe avait en elle
une confiance presque illimitée. Dans les Lettres
sanes déjà, il regrettait que la loi française eût
une institution dont il aimait à constater surtout les
avantages*. Ailleurs, parlant d'un droit rigoureoi
dont les pères de famille romains étaient investis, ille
compare à (( un canon qui n'est pas chargé » \ Nous
savons, du reste, qu'il voyait dans l'Etat lui-même une
union de familles, plutôt que d'individus*.
2. Bien plus délicate est la question des effets juri-
diques que doivent produira les différences de sexe.
Lorsqu'il écrivait les Lettres Persanes, Montesquieu
ne se bornait point à revendiquer une âme pour le*
femmes, comme pour les hommes. Il discutait la supé-
riorité de ceux-ci et semblait ne leur reconnaître qu'une
prééminence honorifique'. Mais, plus tard, quand il
fut moins jeune, il se montra moins galant.
Nous ne nous étonnerions guère que les lectrices,
heureusement rares, de VEsprit des Lois s'indignassent
d'y rencontrer des chapitres sur la vertu des ferom»
dans un livre où ils font partie d'une étude sur l»
luxe®. Seules, des souveraines entendraient, peut-être,
sans colère avancer qu' « il est contre la Raison
contre la Nature que les femmes soient maîtres
1. P., t. II, p. 373.
2. L. P., 129 (11).
3. P., t. II, p. 373, n° 1934.
4. E. L., I, 3 (8).
5. L. P., 38 (6).
6. E„ L.y VII, 8j 9 et suiv.
à
DU DROIT PRIVE. H7
dans la maison... ; mais » qu' m il ne l'est pas quelles
gouvernent un empire ». Encore faudrait-il, pour que
ce langage agréât à des princesses qu'elles ne s'inquié-
tassent pas trop des auxiliaires que i'auteur leur ofTre
OQ leur impose, « pour les aider à porter le poids du
gouverijement »'. ■
Uàtons-nous, toutefois, de reconnaître que notre
publicisle marque .une préférence incontestable pour
les institutions qui relèvent la dignité de la femme,
pour la monogamie, par exemple. Il se résigne, sans
ioute, et trop aisément peut-être, h certains usages
orientaux, consétjuenccs de fatalités physiques ou phy-
siologiques °. Nous n'en constatons, pas moins, qu'il
Hétrit les abus que les hommes peuvent faire de leur
mtorilé maritale. Les chefs de famille doivent ménager
!t respecter leurs compagnes. Celles-ci oe sauraient
;tre les jouets de leurs caprices ou les victimes de leur
nconslance. Des lois sages leur assureront des garanties
ndispensables. Il faut notamment qu'elles leur réser-
vent une faculté de répudier pour le moins égale à celle
le leurs époux*.
3. Relativement à l'esclavage, les opinions de Mon-
esquieu furent plus constantes et plus sûres. Dans le
iremier, comme dans le dernier de ses chefs-d'œuvre,
1 s'en montre l'adversaire. Lui prêter des sentiments
pposés prouve une étrange inintelligence de son lan-
■age.
Dans le livre XV de VEspric des Lois, il commence
ar déclarer, au point de vue moral, que l'esclavage
'est utile ni au maître, ni à l'esclave : a à celui-ci.
il8 DES IDEES DE MONTESQUIEU.
parce qu'il ne peut rien faire par vertu; à celui-là,
parce... qu'il s'accoutume insensiblement à manquera
toutes les vertus morales » * .
Ensuite, il réfute les arguments par lesquels les
jurisconsultes ont essayé de légitimer l'institution.
Pour l'esclavage des Nègres, en particulier, il aligne
— soi-disant à sa défense — une série de propositions
grotesques, d'une ironie vengeresse, telles que celles-ci:
(( Il est impossible que nous supposions que » les
Nègres « soient des hommes; parce que, si nous les
supposions des hommes, on commencerait à croire
que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens ' ».
Mais d'où vient qu'une institution immorale el
injuste ait été et soit encore adoptée par tant de
peuples? Notre philosophe résout 'le problème en
affirmant qu'elle doit être « fondée sur la nature des
choses », c'est-à-dire sur quelque « raison naturelle»,
bien qu'elle soit elle-même « contre la nature » ', el
par suite, injuste. Dans les états despotiques, il arrive
qu'une personne libre se choisit un maître puissant
pour la protéger contre les effets généraux d'un régime
monstrueux. Dans les pays torrides, c'est uniquemeul
contraints et forcés que les hommes se livrent ani
travaux pénibles les plus nécessaires. Voilà deux ori-
gines. Tune, politique, et l'autre, économique,^ (
expliquent l'extension d'une coutume, dont elles ^
font, d'ailleurs, qu'atténuer le caractère odieux. Mon-
tesquieu ajoute même à ce qu'il dit sur la seconde, deJ
restrictions fort significatives. Il veut que, parTemplfi
de machines, on dispense les ouvriers de tout eto
1. E, L., XV, 1 (1).
2. E. L., XV, 5^(9).
3. E, L., XV, 6 (1) et 7 (4).
DU DkOIT PRIVÉ. 119
excessif. Puis il conclut par ces paroles senties : « Je
ne sais si c'est Tesprit ou le cœur qui me dicte cet
article... Il n*y a peut-être pas de climat sur la Terre
où l'on ne pût engager au travail des hommes libres.
Parce que les lois étaient mal faites, on a trouvé des
hommes paresseux; parce que ces hommes étaient
paresseux, on les a mis dans Tesclavage* ».
Les lecteurs qui jugeront cette critique trop modérée
feront bien de se rappeler que l'esclavage, en 1748,
était consacré par des lois françaises. Depuis plus d'un
siècle, on l'avait introduit dans nos colonies. Louis XIU
l'y avait autorisé, dit on, pour faciliter la conversion
des Nègres au Christianisme ^. Il parait, en outre, que
certains publicistes osaient proposer au xviir siècle, le
rétablissement de la servitude personnelle en Europe.
Dans un chapitre spécial de V Esprit des Lois, l'auteur
proteste contre ce « cri du luxe et de la volupté », au
nom d'un principe fondamental de l'Ethique ^
Les pages où il discute l'esclavage civil contrastent
singulièrement, non sans avantage, avec tel passage
malencontreux, pour le moins, où le sensible Jean-
Jacques effleure la question dans un chapitre du
Contrat social^,
4. Nous venons d'examiner trois cas de subordi-
nation de particuliers à d'autres particuliers : leurs
pères, leurs maris ou leurs maîtres. De nature diffé
rente ^ont les inégalités auxquelles nous passerons
maintenant. Ce sont celles qui existent entre des
1. E, L., XV, 8 (4).
2. E. L., XV, 4 (3).
3. E. L., XV, 9.
4. « Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servi-
tude?... » — Contrat social^ III, 15.
i20 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
classes ou des castes soumises dans une société
à des régimes plus ou moins favorables.
Les privilèges d'ordre politique n'offusquaient pas |
Montesquieu lorsqu'ils tenaient à la nature des gou-
vernements. S'il les jugeait opposés à l'essence des]
démocraties, il les estimait conformes à celle des aris
tocraties et des monarchies. Or il admettait que Icj
régime aristocratique ou monarchique convenait mieuî
que tout autre à certains peuples. Il eût donc été trèi
illogique, en proscrivant dans tout pays les préémii
nences accordées à des classes supérieures. Mais le mainJ
tien de privilèges politiques exige un ensemble de M
conférant à ceux qui en jouissent un droit civil exc«p!
tionnel. Nous ne nous étonnerons donc point qii<l
notre philosophe admît pour certains états une
lation spéciale aux familles nobles ». Il n'en avait pal
moins le goût de l'égalité ^ Ce n'est que pour assure!
le meilleur fonctionnement des pouvoirs, qu'il suboi!
donnait son penchant à ce qui lui semblait être ui
nécessité politique.
Remarquons, du reste, que Montesquieu était h(
tile aux noblesses fermées. Il voulait que les ordi
favorisés s'ouvrissent aux personnes qui feraieni
preuve d'une (( suffisance » particulière ^. Cette ascei
sion des capacités, en récompensant les efforts heureux,
devait être, selon lui, une source de prospérité écono-
mique et politique pour Tétat dans son ensemble *.
5. Il arrive qu'un peuple, afin d'assurer sa conser
vation, en subjugue un autre, auquel il impose un
1. E. /.., V, 9; cf. 8.
2. E. A., II, 3 (9), UI, 4 (5), V, 8 (4), et XII, 27.
Om M, />•, A.A, liz*
4. E. I., XX, 22 (5).
■y-r
DU DROIT PRIVÉ. 121
régime spécial et rigoureux. L'auteur de ïEiprit des
Lois ne conteste point, en principe, la justice de cette
mesure. Seulement, il recommande au vainqueur de
s'assimiler le A^aîncu le plus tôt possible, dès qu'il n'a
plus à le^ craindre ^ Même il souhaite que la nation
soumise profite de sa défaite, qui la place quelquefois
« sous un meilleur génie ». Avec une élévation remar-
quable, il définit « le droit de conquête : un droit
nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours
à payer une dette immense pour s'acquitter envers la
Nature humaine » ^.
6. Quant aux inégalités qui dérivent des différences
de race, Montesquieu — que nous sachions — n'en a
pas fait une théorie formelle. Toutefois, lorsqu'il parle
des « hommes de chair blanche » ou bien des mal-
heureux Nègres ', il paraît aussi peu enclin à conférer
des privilèges aux uns, qu'à infliger des déchéances
aux autres. Dans son Essai sur les Causes qui peuuenl
affecter les Esprits, il attribue, d'ailleurs, les caractères
particuliers des divers peuples à l'effet d'actions lentes,
exercées sur eux par des circonstances extérieures,
physiques et morales, telles que le climat et l'édu-
cation *.
7. Arrivons, enfin, aux restrictions de droits fondées
sur l'hérésie ou sur tout autre motif religieux.
Descendant de huguenots et mari d'une protes-
tante, dans un pays catholique, Montesquieu devait
n'avoir aucun goût pour elles. Il avait songé à com-
mencer un chapitre de V Esprit des Lois, par une com-
1. E. L., X, 3 (9).
2. E. L., X, 4 (5 et 7).
3. L. P., 78 (6), et E. L., XV, 5.
4. A/., pp. 107 et suiv.
' ■'■'fW-f I
132 DES IDEES DE MONTESQUIEU.
paraison que ta crainte de la censure lui fît biffer sans
doute : « Nous pouvons considérer Dieu comme un
monarque qui a plusieurs nations dans son empire:
elles viennent toutes lui porter tour tribut, et chacune
lui parle sa langue ■ »-
En 1721, plus hardi, il avait même inséré dansks
Lettres Persanes cette observation profonde : « Aussi
a-t-on toujours remarqué qu'une secte nouvelle, intro-
duite dans un état, était le moyen le plus sur pour
corriger tous les abus de l'ancienne ^ ».
Quinze ou vingt ans après, cet avantage ne le tou-
chait plu£. Il était sous l'impression pénible des que-
relles dont il avait eu le spectacle affligeant en FraoM
et hors de France. Les controverses des théologiens
lui apparaissaient plutôt comme une source de dis
cordes, même politiques. Mais il n'en conseillait pa-
moiiis de n'avoir recours, pour rétablir l'unité reli-
gieuse, qu'aux séductions dont l'autorité dispose :
faveur, commodités de la vie, espérance de fortune'.
Il avait pu 'constater autour de lui l'efficacité, sinon
la valeur mystique, de ce mode de propagande.
En somme, dans l'ordre spirituel comme dans l'ordre
temporel, Montesquieu rejetait toutes les inégalilés
de droits qu'il n'estimait point naturelles ou néces-
saires à l'existence des États,
II
le deuxième volume de ses Pensées manus-
Montesquieu a consigné une réflexion qui
.. B., p. 33.
P.. 85 (11).
L., XXV, M (31.
•- ^ '
I>U DROIT PRIVÉ. 123
prouve tout le pçix qu'il attachait à la liberté : « L^a
liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens * ». Mais
il ne la confondait point avec Tindépendance, c'est-à-
dire avec la faculté d'agir à sa fantaisie 2. Pour les
particuliers, comme pour les autorités publiques, il
estimait qu'une limite, une règle, était indispensable.
(( Il faut être gêné, lisons-nous dans le Voyage en
Italie. L'homme est comme un ressort, qui va mieux
plus il est bandé ^ ». Nous ne nous, étonnerons donc
point que notre publiciste ait défini la liberté poli-
tique : « le droit de faire tout ce que les lois permet-
tent » \ .
Pour apprécier la portée exacte de cette formule, il
ne faut point oublier que l'auteur entendait restreindre
l'action du législateur aux objets où celui-ci peut inter-
venir efficacement et utilement. Sur ce point, il con-
vient même de relever, dans les Pensées^ un passage
naguère inédit, qui trahit les sentiments les plus libé-
raux : « La liberté pure est plutôt un état philosophique
qu'un état civil; ce qui n'empêche pas qu'il n'y ait de
très bons et de très mauvais gouvernements, et même
qu'une constitution ne soit plus imparfaite à mesure
qu'elle s'éloigne plus de cette idée philosophique de
liberté que nous avons ^ ».
Ajoutons que Montesquieu prétendait régler la con-
duite des particuliers par des lois, c'est-à-dire par des
prescriptions générales, et non point par des décisions
particulières. Or les prescriptions générales ne sau-
1. p., t. Il, p. 321, n° 1797.
2. E. L., XI, 3 (2).
3. F., t. I, p. 24; cf. P., t. II, p. 142, n° 1230.
4. E. L., XI, 3 (2).
5. P., t. II, p. 321, n*» 1798.
^
124 0ES IDÉE8 DB MONTESQUIEU,
raient uvoîr le carnctère minutieux, indiscret, veïa-
toire, dos injonctions administratives. Par la force
des choses, elles respectent davantage l'initiative des
citoyens, qu'elles soumettent à un régime d'enEemble,
connu à l'avance et visant les conditions ordinaires de
la vie sociale.
On retrouve ici l'aversion de notre philosophe pour
les volontés arbitraires et capricieuses des hommes
quels qu'ils soient, gouvernants ou bien sujets.
Pour des êtres vivants et mortels, la liberté suprême
est celle de disposerde leur vie.
Dans l'édition princcps des Lettres Persanes, l'au-
teur, s'inspirant des doctrines stoïciennes, réclamait
pour l'homme le droit de se tuer quand il le jugerai!
bon '. Quelques passages favorables au suicide ee
lisaient aussi dans la première version des Coiiside-
lattonssui laGiandem des Romains^. \J Exprit des Loa.
au contraire condamne le meurtre de soi même, toul
en 1 excusant par exception, à raison de quelque cir
constance pathologique '. L'opinion déllnitive de Mon-
tesquieu Ltlaire par la réflexion (et par la craint*
salutaire de la ccu'îure} est formulée en ces termes
dans un alinéa insère en 1754, dans les Lettres Per-
" in s ( bi un ttre est composé de deux êtres, et que
la nécessité de conserver l'union marque plus la sou
mifsion auxordris du Créateur, on en a pu faire une
religieuse si cetlt. nécessité de conserver l'union
jn meilleur garant des actions des hommes, on en
I faire une loi civile ' n.
L, P. Ex., p. 333.
C, R. EX., p. 229.
E. L., XIV, 12.
/.. /*., n (2):
,' "v-. '
DU DROIT PRIVÉ. i25
Dès qu'on interdit aux hommes de disposer de leur
vie, il est juste de leur laisser les moyens de la con-
server, en leur assurant la liberté de travail la plus
grande possible.
Montesquieu ne devait point méconnaître une vérité
aussf conforme à ses principes sur Factivité en général.
Il en a fait une application très intéressante dans un
passage de V Esprit des Lois : « Les lois qui ordonnent
que chacun reste dans sa profession et la fasse passer
à ses enfants, ne sont et ne peuvent être utiles que
dans les états despotiques, où personne ne peut ni ne
doit avoir d'émulation. — Qu'on ne dise pas que
chacun fera mieux sa profession lorsqu'on ne pourra
pas la quitter pour une autre. Je dis qu'on fera mieux
sa profession lorsque ceux qui y auront excellé espé-
reront de parvenir à une autre * ».
Ailleurs, notre publiciste repousse, sauf exceptions,
les « privilèges exclusifs » de « la liberté du com-
merce»*.
Mais il était opposé surtout à l'intervention minu-
tieuse des agents de l'autorité publique dans les
affaires des particuliers. Caractéristique, à cet égard,
est son Mémoire sur les plantations de vignes en
Guyenne ^ Il y insiste sur l'incompétence des inten-
dants et de leurs délégués quand il s'agit de suivre
les variations des besoins et des goûts à satisfaire par
l'agriculture et par l'industrie.
Au contraire, il approuvait les encouragements ofTi-
ciels qui stimulent l'émulation des citoyens. « Détruire
la paresse par l'orgueil », ou plutôt par l'amour-propre
1. E. L., XX, 22 (3 et 4).
2. E, L.,XX, 10(2).
3. M., p. 253.
126 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
lui semblait de bonne politique*. Il cite, dans VEspil
des Lois, à titre d'exemple, les excellents résultats
obtenus en Irlande pour la fabrication des toiles, au
moyen de récompenses honorifiques.
C'est aussi par des voies indirectes qu'il proposait
de tempérer une liberté d'un autre ordre : celle de
contracter ou de ne pas contracter mariage.
Bien qu'il attachât une importance majeure aux
unions légitimes, source la plus abondante de la popu-
lation^, il n'allait pas jusqu'à les imposer formelle-
ment. Il n admettait que l'influence exercée par des
peines ou par des récompenses générales, telles que
des incapacités frappant les célibataires et des préro-
gatives accordées aux pères de familles nombreuses'.
Surtout, il s'élevait vigoureusement contre les prin-
cipes qui restreignent le nombre des unions régulières,
et qui favorisent ainsi le libertinage*.
Considérant le mariage au point de vue de la popu-
lation, Montesquieu * ne devait pas être hostile au
divorce, en tant qu'il rompt les unions malheureuses
et stériles. Il n'en condamnait pas moins l'abus quon
serait tenté d'en faire. Selon lui, (( dans le temps
même de la dissolution », la loi doit songer « à l'éter-
nité du mariage ))*.
Nous réservons pour le paragraphe suivant, rexameu
des restrictions qui intéressent plus spécialement le
droit de propriété.
1. E, L., XIV, 9.
2. E. L., XXIII, 2 (4).
3. E. L., XXIII, 27.
4. E. L,, XXIII, 21 (39).
5. E. L., XVI, 15 (6).
DU DROIT PRIVÉ. 127
III
On a vu plus haut que Montesquieu regardait le
droit de propriété connme une création du Droit positif,
c'est-à-dire des lois que se donnent les hommes une
fois groupés en sociétés civiles.
Peut-être lui refusait-il une origine antérieure et
naturelle, en songeant surtout à la propriété foncière
et rurale. Celle-ci se prête moins que la mobilière h
une possession matérielle, intégrale et constante. Aussi
reste-telle précaire tant qu'elle n'est pas protégée par
une autorité publique, dominant un certain pays. De
plus, notre philosophe supposait qu'elle résultait, en
général, de partages faits entre les membres de com-
munautés devenues maîtresses de territoires plus ou
moins étendus. L'appropriation par les particuliers
aurait donc été précédée par une occupation collective.
Mais quelles qu'aient été ses opinions sur l'origine
positive ou naj;urelle de la propriété, l'auteur de
VEsprit des Lois attachait une importance capitale à
ZQ qu'on la respectât^ dès qu'elle était constituée en
fait et en droit : (( Le bien public, a-t-il dit, est tou-
jours que chacun conserve invariablement » ce qu'il
Dossède. Puis, il rappelle que, d'après Cicéron, « la
Z\ié n'était établie que pour que chacun conservât ses
)iens * ».
Aussi n'admettait-il guère la confiscation, même
>énale, qu'à titre d'exception, dans les états despo-
iques, pour réprimer le péculat, qui s'y développe
atalement^.
1. E, t., XXVI, 15 (2 et 3).
2. E. /.., V, 15 (7 et 8).
» • T
128 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Il so montrait plus hostile encore aux expropriations
sans indemnité, telles que Tadrainistration les prati
quait en France, au xvm'^ siècle. « Posons... pour
maxime, dit-il h ce sujet, que lorsqu'il s'agit de bien
public, le bien public n'est jamais que l'on privée
particulier de son bien ou même qu*on lui en retranche
la moindre partie... * » Cette proposition semble avoir
inspiré les rédacteurs des déclarations de droits for
mulées, en 1793, par les Girondins et par les Monta-
gnards, à titre de lois constitutionnelles '.
Les mêmes scrupules se retrouvent dans les cha
pitres où il est question de la quotité des impôts. Nou?
en avons indiqué déjà la conclusion principale. L'ao-
teur recommande à plusieurs reprises de ménagerie
plus possible la fortune des particuliers.
. Respectueux du droit des propriétaires, Montesquieu
n'était, cependant, pas favorable aux accumulationï
excessives de richesses. Il les redoutait, au point de
vue moral, comme engendrant la paresse et tousle^
vices qui en découlent. Au point de vue politique, il
estimait qu'elles étaient convenables aux monarcbif*;
où elles doivent assurer le maintien des pouvoirs inter-
médiaires entre le Prince et le peuple; mais funestes
aux autres gouvernements modérés, parce qu'elles y
développent la haine de l'égalité et le mépris des te
Il n'entendait point, toutefois, recourir contre ce
mal redoutable h des mesures grossières et brutales.
Pour réprimer certains abus, (( une disposition indi
recte, a-t il dit, marqua plus le bon esprit du législateur
1. E. L., XVI, 15 (4).
2. Voyez l'art. 21 de la Déclaration des Girondins, et Tart. I-
de la Déclaration des Montagnards*
"*■ ' ' ^
DU DROIT PRIVÉ. 129
qu'une autre qui frapperait sur la chose même »*.
Mieux, vaut prohiber, dans les états où l'accroissement
indéfini des fortunés est nuisible, les institutions qui
le favorisent : le droit d'aînesse et les substitutions,
par exemple. Partagés à chaque génération, les patri-
moines se limiteront d'eux-mêmes. Ce n'est que par
un labeur et par des efforts nouveaux que les fils
pourront i:econquérir la situation de leurs pères.
Un genre d'accumulation de richesses contre lequel
notre philosophe s'est élevé très vivement est celui
qui résulte de l'existence de personnes civiles ou
fictives. Il s'en explique à l'oQcasion des biens du
Clergé; mais les réflexions qu'il a faites à propos de
ces biens sont applicables aux cas analogues. « Arrêtez
la main-morte^! » est un conseil dont tous les législa-
teurs peuvent faire leur profit. Au point de vue écono-
mique et politique à la fois, il est sage de restreindre
la multiplication des patrimoines, ecclésiastiques ou
la'ïques, dont les éléments s'immobilisent en vue de
services soi-disant éterhels. Mal gérés le plus souvent,
tant qu^ils subsistent, ils finissent tôt ou tard par
être l'objet de liquidations toujours délicates et quel-
quefois périlleuses. Dans le tome P' de ses Pensées
manuscrites, Montesquieu avait noté la destruction de
mille cinq cents couvents opérée, par le pape Inno-
cent X, dans les seuls États du Saint-Siège ^
Parncii les divers modes d'acquisition de biens, il en
est un, le prêt à intérêt, dont l'auteur dcVEsprit des
Lois a pris la défense en termes particulièrement heu-
reux et hardis : « L'argent est le signe des valeurs,
1. E. L., XXV, 5 (4).
2. E. t., XXV, 5 (6).
3. i'., t. n, p. 46i, n''2054.
^.îi^^-^ .
'^T^'t
130 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
(lit-il. Il est clair que celui qui a besoin de ce signe
doit le louer... — C'est bien une action très bonne de
prêter à un autre son argent sans intérêt; mais on sent
que ce ne peut être qu*un conseil de religion, et non
une loi civile*. » Cette proposition, qui n*est plus
guère contestée de nos jours, provoqua en 1750 les
censures de la Sorbonne, à laquelle Montesquieu
faillit la sacrifier par lassitude, autant que par
prudence*.
\. E. L., XXIÏ, 19(1 et 2).
2. E. L. B., p. HO.
\
.-■-*■■■'' I
CHAPITRE X
DU DROIT INTERNATIONAL.
Partant de sa notion profonde et vivante de la
Justice, notre philosophe assignait pour objet au Droit
international la conservation des Etats, tout ainsi qu'il
chargeait le droit spécial de chaque nation d'assurer
la conservation individuelle et collective des particu-
liers qui la composent. <c Le Droit des gens, dit-il,
peut être considéré comme le droit civil de l'Univers,
dans le sens que chaque peuple en est un citoyen * ».
Par conséquent, « dans, cette seconde distribution de
justice, on ne peut employer d'autres maximes que
ians la première^ ».
En tant qu'elles s'appliquent au Droit international,
îes maximes se résument en ces termes : « Les diverses
lations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien,
t, dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible
ans nuire à leurs véritables intérêts ^ ».
Cette formule généreuse ne s'impose point unique-
nent aux relations des peuples qui l'ont adoptée. Elle
i. E. L., XXVI, 1 (1).
\ L. P., 93 (1).
E, /.., I, 3 (4).
132 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
est universelle. Montesquieu condamne expressément
les états qui en ont restreint la mise en pratique. «Le
Droit des gens, avait-il écrit d'abord dans YEsprii
des /.ois, s'établit parmi les nations qui se connaissent.
et ce droit doit être étendu à celles que le hasard ou
les circonstances nous font connaître : règle que des
peuples policés ont très souvent violée * >).
Le Droit international, tel qu'il découle de la nature
même des choses et des hommes, peut, du reste, être
complété par des conventions débattues entre les
diverses puissances. Mais l'auteur de V Esprit des bii
ne professait qu'une estime médiocre pour l'activité
des diplomates. Il n'attachait qu'une valeur relative
aux parchemins signés, paraphés et scellés suivant les
règles du protocole. Que n'en avait-il pas vu échanger
depuis un demi siècle, et sans résultats durables!
« Peu de traités! Aucun engagement! » lit-on dan«
un des tomes des Pewsee^ manuscrites ^. Et plus loin*
« La maxime du cardinal de Richelieu, de négocier
perpétuellement, cette maxime si propre à augmenter
la méfiance entre les princes, s'est de plus en plus
établie. Les traités qui en résultent et les clauses qu'oo
y met pour prévoir ce qui n'arrivera point, et ne
jamais prévoir ce qui arrivera, ne font que multiplia
les occasions de rupture, comme la multiplicité te
lois augmente, entre les citoyens, le nombre des
procès ^ »
Les traités de commerce, eux-mêmes, ne trouvaiefll
pas grâce devant notre publiciste. Il loue TAngleteifl
de n'avoir « guère de tarif réglé avec les autres nationsi<
\. E. L. /?., p. 26; cf. P., t. II, p. 362, n° 1908.
2. P., t. II, p. 317, n« 1785.
3. P., t. U, p. 318, n^ 1786.
\
DU DROIT INTERNATIONAL 133
« Elle a voulu, écrit-il, encore conserver sur cela son
indépendance. Souverainement jalouse du commerce
qu'on fait chez elle, elle se lie peu par des traités et ne
dépend que de ses lois *. »
Le Droit des gens tout entier et spécialement les
conventions diplomatiques présentent, du reste, une
grande imperfection : le manque de sanction organisée
et suffisante- La force, la force aveugle et brutale,
décide, en fin de compte, du sort des princes et des
peuples*. «Tous les congrès, plus ou moins philan-
thropiques d'intention, n'y changeront que fort peu
de choses. Les grandes puissances pourront bien
obliger les petites à tenir leurs engagements. Mais qui
contraindra les grandes? C'est un rôle ingrat, dange-
reux, pour un état même fort, que celui de champion
désintéressé de la Justice. On ne court les risques
terribles de la guerre que dans l'espoir de quelque
avantage sérieux^ effectif, matériel.
La guerre!... Montesquieu avait une bienveillance
sincère et profonde, mais point de sensiblerie, il
croyait à la légitimité de la guerre défensive entre les
états, comme à celle de la défense personnelle entre
les particuliers. Bien plus, il allait jusqu'à permettre
à un peuple de prendre les devants et de recourir à la
force contre une nation qui méditerait et préparerait
sa ruine ^ Où trouverait-il plus tard une protection
elTicace? Le plus sûr est de déjouer les machinations
perfides, tant qu'elles sont imparfaites.
En revanche, notre philosophe recommandait aux
belligérants de n'user que des violences indispensables.
1. E, L., XX, 7(1).
2. E, L„ XXVI, 20 (2).
3. E. L,y X, 2 (3).
• ^x-
I
134 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Il proscrivait les a moyens » d' « une méchanceté
supérieure » * , destructeurs de toute vie sociale :
Fempoisonnement des fontaines ou l'assassinat des
chefs, par exemple. En particulier, il refusait au vain-
queur le droit de massacrer les vaincus, dàs qu'il
n'aurait plus à avoir de craintes sérieuses pour sa
propre conservation *,
A plusieurs reprises, il s'est plu à constater les
progrès du Droit des gens depuis l'Antiquité jusqu'au!
Temps Modernes. Il les attribuait à l'heureuse influence
de la Religion et du Christianisme surtout. Aux atro-
cités commises par les Grecs, par les Romains, parles
Tartares, il opposait les pratiques plus humaines
suivies au xviii'' siècle. « Parmi nous, dit-il, la victoire
laisse aux peuples vaincus ces grandes choses : la vie,
la liberté, les lois, les biens, et toujours la religion,
lorsqu'on ne s'aveugle pas soi-même'. » Il se pourrait
qu'il flattât ses contemporains, en parlant ainsi, pour
les engager à persister dans la bonne voie.
Dans un sentiment analogue, il avait rédigé deux
curieux chapitres, qu'il n'a pas insérés dans VEsfni
des Lois, pour des raisons d'opportunité, sans doute
Traitant des corsaires, qu'il appelle armateurs, ilcom
mence par cette prétérition suggestive : « Je ne discu-
terai point si )) leur emploi a est une branche naturelle
du Droit des gens, et si l'état qui s'arme en corps
contre un autre état peut aussi attaquer les fortunes
particulières, en armant les citoyens d'un état contre
les citoyens d'un autre*. » Cette réflexion d'ordre
1. P., t. I, p. 190.
2. E. I., X, 3 (5).
^ L., XIV, 3 (6).
'-• J^. «., p. 74.
■i
DU DROIT INTERNATIONAL 135
juridique est suivie d'une critique sévère des « arme-
ments )) au point de vue comrpercfal. Ils sont qualifiés
(le « chose inutilement pernicieuse » etd' « injustices
de dupes ». D'après notre auteur, les nations qui les
autorisent en sont les premières victimes. La valeur
des marchandises y baisse ou y monte selon que Ton
y conduit et y vend plus ou moins de prises; c'est-
à-dire à raison de circonstances fortuites, et non pas
des besoins du pays. Sans compensation sérieuse, la
course trouble gravement par là les rapports écono-
miques.
On peut dire qu'en abolissant cet usage, le Congrès
de Paris, ou plutôt les puissances signataires de la
déclaration du 28 avril 1856 ont ratifié, sans le con-
naître, le jugement de Montesquieu.
CHAPITRE XI
RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION
De toutes les questions qu*un auteur doit examine
dans un traité sur les lois, la plus délicate à discuter
France, vers le milieu du xviii* siècle^ était sûreraeE
celle des rapports du Droit avec la Religion. Lesqufl
relies des Molinistes et des Jansénistes avaient misauj
prises le Clergé et la Magistrature. Qn parlait de schisml
et même de révolution politique. Le gouvernement (1(
Louis XV ne savait pas trop duquel des deux parlisei
présence il avait à se défier davantage. En ouïr
l'Église catholique était, à celte époque, un des pouvoir
constitutifs de l'état.
Dans ces conditions, il n'est guère étonnant qi
Montesquieu n'exposât de théories sur une matièii
aussi périlleuse qu'avec force précautions dansicfoni
et dans la forme, par crainte d'attirer les foudres de
censure sur son œuvre et les rigueurs de la police si
sa personne. Il devait se garder d'être trop compW
et trop clair. Aussi le lecteur est-il réduit à dégager^
pensée véritable de toutes les réserves dont H i'
entourée par prudence, dans VEspril des Lois surtoul
Nous signalerons ici, d'abord, le rôle moralisatet
qu'il attribuait à la Religion en général.
\
RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION. i37
Sans elle, les hommes ont « tidée de leur indépen-
dance » ', idée fausse et funeste, qui leur permet de
donner un libre cours à leurs plus mauvais instincts.
Il importe que les particuliers et encore plus que les
princes sentent quelque chose au-dessus d'eux. La
Religion n'exerce pas sans doute une action répressive
constante ni complète. Mais il ne faut pas en conclure
que son influence soit nulle ou nuisible. Bien des
abus, bien des crimes même ont été commis en son
nom, il est vrai. Quoi de plus injuste, pourtant, que
d enumérer les maux dont elle a été le prétexte, sans
mettre en balance les biens qu'elle a faits? Aucune insti-
tution humaine ne résisterait à une critique pareille.
« Si je voûtais raconter, dit notre philosophe, tous les
maux qu'ont produits dans le Monde les lois civiles, la
monarchie, le gouvernement républicain, je dirais des
choses effroyables ^. »
La plus vulgaire prudence conseille à l'autorité
civile de ménager le sentiment religieux. Montesquieu
l'appelle quelque part a l'endroit le plus tendre » du
Genre humain'. Aussi, le froisser sans motif grave
constitue un acte de (( tyrannie d'opinion* », rîiala-
droit et impolitique.
La Religion influe même sur la vie collective des
peuples, comme sur la vie individuelle des particuliers.
Elle créé un lien fort et durable entre les nations qui
professent les mêmes croyances ^ Une diplomatie
avisée doit, à toute époque, tenir compte d'un fait
aussi général.
d. E. L., XXIV, 2 (I).
2.E. L., XXIV, 2 (1).
3. P., t. I, p. 47.
4. E. I., XIX, 3 (1).
5. V., t. 11, p. 206.
(
•t,<
138 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
L*aclion des idées que nous nous formons sur Dfett
et sur la discipline. qu'il impose est, d'ailleurs, bien
plus étendue que celle du Droit humain. Elle est plu^ ■
profonde et plus haute. Phis profonde rcat* elle pénètre
jusqu'à notre âme, « enveloppe » toutes nos passiofis
et surv^eille nos désirs et nos pensées*. Plus haute:
car elle nous donne des règles, non pas pour le bieB
seulement, mais pour le meilleur, pour ce qui est par-
fait ^ Les législateurs des Sociétés civiles, dont les
sanctions sont brutales et souvent aveugles, n'ont à
s'occuper que des actes extérieurs, et qu'à prescrire
une justice exigible de Tuniversalité des Hommes. La ■
Religion, alors même qu'elle n'applique que des peines
ecclésiastiques et spirituelles, n'en reste donc pas
moins « le meilleur giarant que » nous puissions «avoir
de la probité de nos semblables » '. ,
Mais, s'il lui appartient de confirmer et de compléter
la morale humaine, elle doit bien se garder d'en affai-
blir et d'en ébranler les principes, sous prétexte d'un
idéal supérieur.
Avec un certain embarras, Montesquieu s'élève
contre les excès de l'ascétisme. Il s'attaque aux pratiques
qui éloignent du travail, et qui nuisent à la conserva-
tion du Genre humain. Toutefois, il n'ose pas dire tout
ce qu'il pense du céhbat, d'abord, et puis, de la con-
templation, des fêtes et des pénitences stériles. La
censure le guette! De là, bien des atténuations et des
précautions oratoires. Heureusement, le Mahométisme,
le Bouddhisme et le Brahmanisme prêtent largement
à la critique et ne sont pas en France l'objet d'une
1. E, £., xxiv, 13 (2).
2. E. L., XXIV, 7 (2).
3. E. I., XXIV, 8 (4).
t
RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION. i 39
vénération superstitieuse. lis ont bon dos! Infidèles et
Païens paieront pour d'autres qu'il serait trop impru-
dent de nommer.
De nature phis délicate sont les considérations aux-
quelles notre philosophe se livre sur les rapports de
quelques doctrines avec la droit des diverses nations.
Et d'abord, moins la religion d'un peuple est répri-
mante, plus il est indispensable que sa législation
pénale soit sévère et sévèrement appliquée*. Il faut,
d'ailleurs, qu'il y ait partout harmonie entre les règles
du Droit divin et les règles du Droit humain : autre-
ment les prescriptions de l'un contrarient et annihilent
celles de l'autre^. Enfin, les dogmes les plus saints
eux-mêmes ont besoin d'être dirigés^, pour ne point
compromettre l'existence des Sociétés politiques. Telle
conception de l'immortalité de l'âme, par exemple,
inspire un mépris de la mort dangereux pour l'ordre
civil. Quelle prise le Magistrat conservera-t-il sur des
hommos toujours prêts à lui échapper *, pour se rendre
dans un monde supérieur, où les attendent des joies
éternelles?
Dans les pays dont les autorités spirituelles se con-
fondent ou s'accordent avec les temporelles, il est aisé
démettre les préceptes de l'Eglise en accord avec les lois
de l'Etat. Mais comment mettre un terme aux conflits
qui s'élèvent trop souvent entre les deux puissances?
Nous ne trouvons point dans l'œuvre capitale du
Maître une solution précise de ce problème difficile et
scabreux. On arrive, néanmoins, à découvrir sa pensée
1. E. L,, XXIV, 14.
2. E. L., XXIV, 14 (5).
3. E. I., XXIV, 19(6).
4. E, L., XXIV, 14 (8).
(
4'
140 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
dans quelques autres de ses écrits. Ses Considéralm
sur la Grandeur des Romains nous apprennent qui
attachait l'importance la plus haute à la séparationde
la puissance ecclésiastique d'avec la séculière. « Cetla
grande distinction, dit-il, qui est la base sur laquelle
pose la tranquillité des peuples, est forîdée non seule-
ment sur la Religion, mais encore sur la Raison etla
Nature, qui veulent que des choses réellement séparées,
et qui ne peuvent subsister que séparées, ne soient
jamais confondues*. » Ailleurs, dans un Mémoiresurk
Constitution, Montesquieu fail parler ainsi « un priflce
catholique » : « Je suis établi de Dieu pour maintenir
dans mes états la paix; pour empêcher les assassinats,
les meurtres, les rapines; pour que mes sujets ne
s'exterminent pas les uns les autres; ponr qu'ils vivent
tranquilles : il faut donc que mes "lois soit telles..
qu'elles ne s'écartent pas de cet objet ^. » Dans celle
mission spéciale et céleste, l autorité civile puise le
droit d'arrêter l'Église et ses ministres toutes leste
qu'ils empiètent sur les fonctions qui ne leur appar*
tiennent point, et qu'ils troublent la vie sociale.
Notre publiciste, pénétré de la vérité de ce principe'
en regardait les applications comme presque intan-
gibles. Une personne lui annonçait, en 1738, tjue
Louis XV allait enlever les appels comme d'abus auï
Parlements. Il s'éleva avec force contre la possibilitf?
de ce dessein périlleux, qui allait jeter tous les gen»
sages dans l'opposition, et prononça même alors cfô
paroles mémorables : « Monsieur, apprenez de moi qu^
le Roi ne peut pas faire tout ce qu'i^peut^ »
1. C. /?., 22 (4o).
2. M., p. 229.
3. K, t. II, p. 460, n'» 2049.
"TfirX
RAPPORTS DES LOIS AVEC LA RELIGION. 14 i
Entre toutes les questions qui se rapportent à la
police des cultes, la plus grave assurément est celle de
la tolérance.
Nous savons que Montesquieu a toujours condamné
les persécutions religieuses. Elles lui ont même inspiré
une Remontrance émue qu'il suppose adressée par
un Juif aux Inquisiteurs d'Espagne et de PortugaP.
Au nom de la Raison, de THumanité, du Christ lui-
même, il y proteste contre les traitements barbares
infligés à des malheureux qu'on ne sait point convertir
à la vérité, (c Que si vous avez cette vérité, dit l'auteur
présumé de la protestation, ne nous la cachez pas par
la manière dont vous nous la proposez. Le caractère
de la vérité, c'est son triomphe sur les cœurs et les
esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez
lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices. »
Le spectacle des querelles théologîques, dont l'auteur
de V Esprit des Lois fut le témoin attristé pendant qua-
rante ans environ, put ébranler sa confiance primitive
dans les effets heureux que produit la variété des
cultes dans un même état. Mais il ne se résigna jamais
à la supprimer par des procédés brutaux et sanglants.
C'est en ces termes qu'il formula l'opinion à laquelle il
s'arrêta daos sa vieillesse : (( Voici donc le principe
fondamental des lois politiques en fait de religion :
Quand on est maître de recevoir dans un état une nou-
velle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas
l'y établir; quand elle y est établie, il faut la tolérera »
1. E, L., XXV, 13.
2. E. r., XXV, 43 (H).
3. E, L., XXV, 10 (2).
CHAPITRE XII
PRÉVISIONS DE MONTESQUIEU
Les hommes intelligents savent voir; mais les
hommes de génie prévoient. Personne n*a deviné aussi
bien que Montesquieu les institutions les plus conve-
nables aux peuples modernes. Quelle fortune n'ont pas
eu ses grandes théories sur les confédérations d'états
et sur la séparation des pouvoirs? Et, si nous enarri
vous à des dispositions moins générales, nous con
statons que notre publiciste, bien avant les congrès
de Vienne et de Paris, songeait à la répression de la
traite des Noirs et à la suppression de la course man-
time. Inutile d'insister ici sur le$ services qu'il a
rendus à l'Humanité par les chapitres, bien connus
qu'il a rédigés contre la torture et pour la tolérance
religieuse.
Mais l'admirable sagacité du grand homme frappe
encore plus, peut-être, quand on lit ses appréciations
sur l'avenir qui attendait, en 1748, certains états de
l'Europe.
Il n'est pas le seul qui, au milieu du xviu'^ siècle, ait
deviné que la France marchait à grands pas vers une
révolution 4 Seulement, il a signalé avec une netteté
v.<
i
PRÉVISIONS DE MONTESQUIEU. 143
jans égale, que le gouvernement lui-même, par des
changements dont il ne calculait point les suites, rui-
nait, dissolvait la constitution monarchique du pays.
\près Louis XIV et Louis XV, Tavènement prochain
l'un état populaire ou bien d'un état despotique était
névitable *.
La politique extérieure de nos rois et de leurs minis-
res ne lui semblait guère moins aveugle.
Dans ses Voyages et dans ses Pensées manuscrites,
)n rencontre des observations singulièrement perspi-
îaces sur les alliances que la France devait rechercher,
^es maximes du cardinal de Richelieu avaient fait
eur temps, d'après notre auteur. Il ne s'agissait plus
le s'allier aux États protestants de TEmpire germa-
nique, pour abaisser la Maison d'Autriche. Cette puis-
ance était alors menacée, bien plutôt que menaçante,
^'ennemi à craindre pour nous, comme pour elle, était
n Prusse, dont Louis XV avait « la démence » de
avoriser les projets en envoyant hors de nos frontières
00 millions d'argent et 80 000 hommes de troupes -.
Encore plus étonnantes que les pages où Mon-
îsquieu exprime ces idées sont trois notes où il a cri-
que l'appui que les princes de Savoie obtenaient de
; côté-ci des Alpes. Dans la deuxième, l'augmentation
5 la force militaire du roi'de Sardaigne est signalée,
propos de la guerre de 1733. Puis, dans la dernière,
:rite dix à quinze ans plus tard, sans doute, on lit
'S mots prophétiques : « Encore un coup de collier :
DUS le rendrons maître de l'Italie, et il sera notre
:al ' ».
l. E. L., H, 4 (4, 5 et 9).
>. F., t. II, p. 206, et P. y t. II, pp. 272 et 273.
I. P., t» n, p. 343.
L i_A m
I
144 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
Passons maintenant à des citations relatives aux
destinées d'autres peuples de TEurope.
Dans les Lettres Persanes, Tauteur avait constaté la
faiblesse et prédit la fin plus ou moins prochaine de
TEmpire ottoman. Mais il se ravisa dans les ComiH'-
rations sur la Grandeur des Romnhis. Étudiant les rai
sons qui permirent à Byzance de résister pendantdes
siècles aux attaques de tant d'ennemis redoutables, il
passe en revue les causes particulières qui ont retarde
la chute de certains états. Le dernier exemple sur lequel
il insiste est le suivant :
(( L'Empire des Turcs est à présent à peu près dan?
le même degré de faiblesse où était autrefois celui des
Grecs; mais il subsistera longtemps : car, si quelqu*
prince que ce fût mettait cet empire en péril en ponr
suivant ses conquêtes, les trois puissances commer-
çantes de l'Europe connaissent trop leurs affaires pour
n'en pas prendre la défense sur-le-champ *. »
Moins difficile était de reconnaître que les repu
bliques italiennes, puissantes jadis, telles que Veiûse
et Gènes, n'avaient plus qu'une indépendance pré-
caire. Nous ne nous étonnons donc point que Mon-
tesquieu ait pressenti qu'elles ne subsisteraient ^^
tant que les grands états de l'Europe ne s'entendraient
pas pour les détruire ^
Il fallait, au contraire, une confiance aussi ferin*
que justifiée dans ses théories, pour que notre philo^
sophe ne craignît point de publier en 1748 la propbéli*
suivante : (( Qu'un autre royaume du Nord ait perd
ses lois, on peut s'en fier au climat : il ne les a p«s
1. C. R., 23(10).
2. E. L. Z?., p. 30,
PREVISIONS DE MONTESQUIEU. 14S
perdues d'une manière irrévocable. » Le Danemark,
visédanscepassage, devait, en effet, remplaceren 1849,
parune constitution très libérale, la fameuse et fâcheuse
JM royale du 14 novembre 1665, par laquelle Fré-
déric ni avait imposé au pays un régime despotique '.
L'auteur de VEsprii des Lois n'ignorait pas, cepen-
dant, que les principes qu'il formulait étaient géné-
raux, et non pas absolus. Il savait mieux que personne
qu'ils étaient sujets à des exceptions, au moins appa-
rentes, par suite de la complexité des phénomènes
politiques. Nous on donnerons pour preuve un court
alinéa de son grand chef-d'osuvre, qu'il est impossible
do lire aujourd'hui sans une onxiété profonde :
H Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gou-
vernement moscovite cherche à sortir du despotisme,
qui lui est plus pesant qu'aux peuples mêmes. On a
cBssé les grands corps de troupes; on a diminué les
peines des crimes; on a établi des tribunaux; on a
commencé à connaître les lois; on a instruit les peu
pics. Mais il y a des causes particulières qui le ramè-
neront peut-être au malheur qu'il voulait fuir ^ u.
De ce passage, il faut rapprocher une observation
insérée dans un autre chapitre ; « Que la noblesse
moscovite ait été réduite en servitude por un de ses
princes, on y verra toujours des traits d'impatience
que les climats du Midi ne donnent point ' ». Malheu-
reusement, les a traits d'impatience » suffisent pour
provoquer des révolutions, et non pour doter un grand
empire d'un gouvernement modéré et libre.
Terminons la série de nos citations par une note
i. E. £.., XVII, 3(6).
a. B. L., V, 14(4).
3. E. L., XVn, 3 (8).
146 DES IDÉES DE MONTESQUIEU.
relative à Amérique. « Je ne sais pas ce qui arrivera
de tant d'habitants que l'on envoie d'Europe et d'Afrique
dans les Indes occidentales; mais je crois que, si
quelque nation est abandonnée de ses colonies, cela
commencera par la nation anglaise * ». L'insurrection
des futurs Etats-Unis, en J776, devait conflrraercc
pronostic.
On ne saurait trop, en vérité, conseiller aux puis-
sances, temporelles ou spirituelles, dont Montesquieu
a prédit la ruine, de se bien tenir, d'éviter toute faule
grave et de redoubler de clairvoyance et de sageé^se.
1. (JE. C, l. VU; p. t9i.
V
\
\
\
CONCLUSION
Montesquieu n'était pas infaillible et ne prétendait
pas l'être. Nous doutons pourtant qu'il y ait, sur la
politique, des ouvrages qu'il fût plus salutaire d'étudier
que les siens, pour les Frangais du xx' siècle. La plu-
part de nos hommes d'Etat, ou soi-disant tels, pour-
raient y puiser bien des notions capitales, qu'ils
méconnaissent trop souvent.
En voici les plus importantes :
L'Homme est et reste un être médiocre et faible, qui
a toujours cherché, et qui cherchera toujours, péni-
blement à se conserver lui-même. Selon les circon-
stances, il recourt h tels moyens plutôt qu'à tels
autres. Mais ces moyens finissent par s'user ou ont
besoin, tôt ou lard, d'être adaptés aux conditions nou-
velles qui se produisent fatalement.
Vainement on poursuivrait la chimère d'un gouver-
nement idéal, applicable à tous les États, dans tous les
siècles et dans tous les pays. Il est même rare que les
institutions d'un peuple conviennent à un autre, l'our
cçla, il faudrait que deux nations fussent composées
l'éléments semblables et soumises à l'inlluence de
nilieus identiques.
DEUXIÈME PARTIE
ES CEUVRES DE MONTESQUIEU
148 DES IDEES DE MONTESQUIEU. ^
De tous les régimes, le despotisme, la serviloif
politique exige le moins de sagesse et de vertu. Plus
les particuliers s'ingèrent dans les aflaires de la com-
munauté, plus ils doivent s'imposer une fortD im-
pline et faire acte de renoncement. Une républiqut
dpmocrnliqiie surtout où chacun ne vise que la salis-
faction de ses intérêts et l'assouvissement de ses désirs
est prête à recevoir un maitre.
La Société civile se compose de familles, et non pas
d'iniiividus; si bien qu'en désagrégeant les faraillesoi
compromet la solidité de l'État lui-même.
On doit bien se garder de méconnaître l'imporiancf
du rôle des idées religieuses. Alors même qu'an coocilt
de maîtres d'école décréterait qu'il n'y a plus deDiea.
l'Humanité ne cesserait point d'y croire. Elle cher-
chera toujours à donner à ses conceptions morales un
fondement ferme, impersonnel, absolu. Pour favoriser
l'essor de ses aspirations les plus hautes, jamais fUe
ne se contentera d'un athéisme superficiel, bruyanlfl
niais. De grâce, ne limitez point notre rêve de déve-
loppement spirituel à, la mentalité probable, rudimet"
taire et plutôt négative, d'un homme des bois supé-
rieur!
DEUXIEME l'ARTIE
DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU
PRÉFACE AUX « LETTRES PERSANES»'.
On sait, que le 18 janvier 188!t, c'est-ùdire deux cents
ans, jour pour jour, après la naissance de Monlesquieti,
les descendants de ce grand homme ont résolu de
publier ses œuvres encore inédites. L'entreprise se
poursuit : témoin les Mélanges et les Voyages qui ont
paru déjà ', Mais, dès que fut décrétée l'Exposition
1. Cette préface a été rédigée pour l'édition des Lettres Per-
sanes publiée par l'Imprimerie nationale, en vue île l'Exposition
(le IQOO, sous le titre de ■ Montesquieu, lettres l'ersanes. édition
niue etannotée d'aprËsles manuscrits du Château de La Bréde...,
par M. H. Barckhansen..., Paris, rmprimerie nationale, 1897 .
(1 vol. in-rolio). -
2. C'est sous ies auspices de la Société des Kibliophiles de
Guyenne qu'onl paru à Bordeaux, chez G. Gounouilhou, en 1892.
les HManges inédits de Montesquieu, publiés par M. le baron de
Montesquieu (I vol. in-f), et, en (891-1896, les Voyafies de Mon-
laquieu, publiés par M. le baron Albert de Montesquieu (2 vol.
in-4°). — Depuis, les Pensées et Fragmenta inédits... ont élé
publiés par M. le baron Gaston de Montesquieu, en 1899 et
1901(2 vol. in-i°).
^ ^- « • i F
150 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
(lo 1900, M. Doniol, alors directeur de l'Imprimerie
nnlionalo, songeant aux volumes qu'aurait à y pro
duire cet établissement, se souvint que les archives de
La BHhIc venaient de s'ouvrir. Il se demanda si, parmi
les manuscrits qu'on y conservait pieusement, quel-
ques uns ne seraient point relatifs aux ouvrages les
plus admirés de l'auteur. Imprimer une édition des
chefs-d'œuvres littéraires de Montesquieu, en utiiisafll
des documents nouveaux, lui semblait présenter un
intérêt double : l'un actuel, et l'autre permanent.
Seulement, il fallait s'assurer le consentement elle
concours indispensables de M. le baron de Montesquieu,
et do ses frères. Les démarches dont nous fûmes charge
auprès d'eux aboutirent sans difficulté aucune. Avec
une bonne grâce exquise, il nous fut répondu que ce
que nous cherchions se trouvait aux archives de La
Brède, et que nous pouvions en disposer.
C'est alors ^\\(i, sur la proposition de M. Doniol,
M. le Garde des Sceaux nous fit Thonneur, que nous
ne saurions trop reconnaître, de nous confier le soin
d'éditer à l'Imprimerie nationale les Lettres Persanes d
les Considérations sur les Causes de la Grandeur (fes
Ihrnains et de leur Décadence,
I
Le présent volume est consacré aux Lettres Persanes.
le plus populaire des ouvrages de l'ancien président au
Parlement de Bordeaux.
Nous ne ferons pas ici l'éloge, encore moins la criti-
de ce livre si original, où toute une époque se
0, avec ses qualités et ses défauts. On peut dire
, H.^.*. 1
LETTRES PERSANES. 151
qu'il est comme l'ouverture de la littérature française
du tviii\ siècle. Les compositeurs de musique mettent
en tête de leurs opéras un morceau où ils rassemblent
les motifs qu'ils comptent développera la suite. Dans
le premier chef-d'œuvre de Montesquieu, bien des
passages annoncent en quelque sorte par leur accent
les écrits futurs des plus illustres contempomins de
Fauteur. On s'étonne peu d'y trouver la verve ironique
de Voltaire, qui, par parenthèse, s'est inspiré plus d'une
fois des Persanes, dans Zadig surtout. Mais on est plus
surpris, en lisant les Lettres 67, i05 et i26, par
exemple, d'y rencontrer la note sentimentale et même
la note paradoxale familières à Jean- Jacques Rousseau.
Cette ressemblance a quelque chose d'imprévu, parce
qu'on méconnaît trop souvent la variété,sinon Tétendue
du génie auquel nous devons VEsprit des Lois. Doué
d'une pénétration admirable, qu'un peu de sécheresse
accompagne en général, il savait pourtant s'attendrir
en se contenant, et, tout en donnant aux problèmes
des solutions tempérées et pratiques, il discernait clai-
rement les raisons spécieuses que pouvait lui opposer
une logique extrême et aveugle.
Frivoles, e n apparence, et, en réalité, si profon des,
les Lettres Per sanes répondaicnj^ trop bien aux sejiti-
m^nts de la génération qui lesvit^ paraîtrc en M M.
pour n'avoir pas un succès tout a fait exceptionnel. Et
d'abord, on en fît, en un an, dix à douze éditions ou
tirages. Puis, quinze à vingt autres se suivirent de plus
ou moins près, jusqu'à la mort de Montesquieu *.
1. Les bibliographes en signalent dix-neuf, dont une de 1729,
trois de 1730, deux de 17'3d, une de 1737, yne de 1739, une de 1740,
deux de 1744, une de 1748, une de 1750, une de 1752, une de 1753,
deux de 1754, et deux de 1755. — Voir MontesquieUy Bibliogra'-
152 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
Mais jamais celui-ci ne reconnut of flciellement son
œuvre. Tant qu'il vécut, elle resta anonyme. Il assure
même quelque part* s'être désintéressé (jusqu'en 1754)
de toutes les éditions qui vinrent après la première.
C'est ce que nous admettrons sans peine pour le
plus grand nombre d'entre elles. Il dut, en particu
lier, n'être pour rien dans cette conibinaison d'un
imprimeur ingénieux qui, pour donner au livre un
ragoût nouveau, y joignit les lettres Turques de ce
pauvre Saint-Foixl
L'espèce de mystère dont fut entourée trop long
temps la publication des Lettres Persanes n'en a pas
moins eu une fâcheuse conséquence : c'est que, de
tous les chefs-d'œuvre de la littérature française do
xvni^ siècle, il n'en est guère dont l'histoire soit plus
obscure et soulève plus de questions, dont quelques-
unes pourraient bien rester insolubles.
II
Nous allons ^numérer les controverses auxquelles
les Lettres Persanes donnent lieu.
La première est relative à l'édition princeps. Tout le
monde s'accorde pour admettre qu'elle fut publiée
en 1721. Seulement (nous l'avons dit) on trouve dixà
douze éditions ou tirages divers qui ont cette date. Us
frontispices des uns portent l'indication : « A Cologne,
phie de ses Œuvres, par Louis Dangeau [lisez M. Louis Vian,
(Paris, P. Rouquette, 1874), pp. 3 et ik-, e^i Lettres Persanes, "^^^
Montesquieu, éditées par M. André Lefèvre (Paris, A. Lemerre.
1873), t. II, pp. 212 et 213.
1. Archives de La Brède, Pensées (manuscriies), t. lll, r 3..
verso.
s
LETTRES PERSANES. 153
chez Pierre Marteau », tandis qu'aux autres on lit :
(( A Amsterdam, chez Pierre Brunel, sur le Dam ».
Or les amis de l'auteur nous apprennent qult fit
imprimer d'abord son œuvre en Hollande'. C'est donc
parmi les éditions de Brunel qu'on semblerait avoir à
choisir. Les bibliographes les plus compétents n'en
ont pas moins fini par conclure en faveur d'une édition
de Marteau que distinguent les fleurons suivants : un
ornement en forme de monogramme, au tome I, et, au
tome II, deux enfants assis sur un chérubin. Leur
argument principal est la présence de cinq à six
cartons, dont le texte a été reproduit dans toutes les
autres éditions, jusqu'en 1754. Est-ce là une raison
péremptoire, qui nous autorise à tie voir dans le nom
dé Pierre Marteau qu'un pseudonyme pour dépister
la police?
D'un autre ordre est la discussion dont Tobjét est
aussi une édition datée de 1721 ; mais celle-ci ne
saurait être la première, car elle se donne elle-même
pour une « seconde édition^ revue, corrigée, diminuée
et augmentée par l'auteur ». Elle aussi est en deux
volumes et porte la mention : « A Cologne, cliez Pierre
Marteau ». Seulement les titres des deux volumes sont
ornés d'un même fleuron, qui n'est autre que celui du
tome I de l'édition princeps, ou supposée telle. A cette
différence s'en ajoutent d'autres,, et plus graves. Au
lieu de compter cent cinquante lettres, la « seconde
1. C'est Tabbé de Guasco qui nous l'apprend dans une note
qu*il a mise à une lettre de Montesquieu au père Gerati. — Voir
le tome VH, page 230^ note 2, des ÔEnvres complètes de Montes-
quieu^ éditées par M. Edouard Laboulaye, à Paris, chez Garnier
frères, 1875-1879. — C'est à l'édition de M. Laboulaye, la plus com-
plète de toutes celles qui ont paru jusqu'ici, que se rapportent
les renvois de notre Avant-Propos.
154 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
édition » n'en a que cent quarante. Bien plus, de ces
cent quarante, il n'en est que cent trente-sept qu'elle ,
ait en commun avec l'édition princeps, attendu qu^elle
en a trois de nouvelles. Enfin, les cent trente-sept
lettres communes y ont des variantes et n'y sont pas
rangées dans un ordre identique. Pour expliquer tous
ces changements, un biographe de l'auteur, M.Louis
Vian, a supposé que cette réimpression (soi-disant
assagie) des Lettres Persanes aurait été faite par Mon-
tesquieu, candidat à l'Académie française en 1721,
dans l'espoir de désarmer l'opposition qui lui était
faite par le cardinal de Fleury*. Il s'ensuivrait que la
date de 1721 serait fausse. C'est là, d'ailleurs, la
moindre objection que suggère une hypothèse que
nous examinerons tout à l'heure à loisir.
Maintenant, nous avons à dire un mot des éditions
aux frontispices desquelles on lit : « A Amsterdam,
chez Pierre Brunel, sur le Dam, 1721 ». Si Ton en croit
certains bibliographes, la plupart d'entre elles auraient
été imprimées à Rouen et dans un ordre qu'on pour-
rait déterminer d'après le nombre décroissant des
fautes qu'elles renferment^. Cette classification nous
semble peu sûre : car, en général, de réimpression
en réimpression, les erreurs se multiplient. En tout
cas, il est fort probable que les typographes français
ont copié une édition hollandaise, sans en modifier le
titre plus que le texte. Pseudonyme pour pseudonyme,
Pierre Marteau valait bien Pierre Brunel, S'ils ont
1. Montesquieu, sa Réception à V Académie française, el /i
deuxième Édition des « Lettres Persanes » [par Louis Vian], Paris.
Didier et C" [1860].
2. Bibliothèque de feu Rochebîlière, r^' Partie, Éditions origi-
nales (Paris, A. Claudin, 1892), p. 409.
iÉMb
LETTRES PERSANES. i55
mis Pierre Brunel, c'est quMls avaient sous les yeux
des exemplaires d'Amsterdam avec ce nom. Serait-il
possible de discerner Tédilion qui leur a servi de
modèle, et qui, par suite, serait la plus ancienne de la
série, alors même qu'elle serait la plus correcte?
Des éditions primitives, nous allons passer brusque-
ment à celle qUi parut en 1754 avec un Supplément de
28 pages, contenant onze lettres et quatre fragments
de lettres précédés de Quelques /Réflexions sur les
(( Lettres Persanes ». On a dit que ce Supplément fut
publié d*abord en 1744 *, Devons-nous l'admettre?
C'est au moins douteux pour des raisons qu'on verra
plus loin. Nous rechercherons en môme temps si les
Quelques Réflexions sont de Montesquieu, ou s'il faut
les retrancher de ses œuvres, à l'exemple de certains
éditeurs ^.
Il nous reste à signaler un dernier problème qui a
trait à l'édition des Œuvres de Monsieur de Montesquieu
dont le frontispice porte : « A Amsterdam et à Leip-
sick, chez Arkstée et Merkus, 1758 ^ ». Les Lettres Per-
sanes y sont imprimées au commencement du tome III,
mais avec des centaines de variantes dont rien
n'indique l'origine. A peine une note de la page 299
nous apprend-elle que « l'auteur... avait confié de son
vivant aux libraires » un manuscrit où il avait « jugé
à propos de faire des retranchements ». Mais tous les
changements introduits dans le texte ne sont point des
retranchements, bien s'en faut. Aussi a-t-on vu des
' 1. Montesquieu^ Bibliographie de ses Œuvres^ par Louis Dan-
geau, p. 3.
2. CÈuvres de Montesquieu, à Paris, chez A. Belin, 1817
(2 vol. in-8**). — On y chercherait vainement les Réflexions , avant
ou après les Lettres Persanes.
3. Cette édition est en 3 vol. in-i".
136 DES ŒUVRES DE MONTESQttlEC.
édileurs modernes rejeter en bloc lotîtes ces correctioni
pour s'en tenir a l'édition de 1734 avec Supplimenl'.
Ont-ils eu raison ou tort d'en agir ainsi? C'est laie pb
important de tous les problèmes que nous Tenons
d'indiquer : car, selon la solution qu'on luidonperii
on devra regarder comme définitif tel texte des Isllm
Pi-nanes ou tel autre-
On voit que les littérateurs ne sont pas moins init-
ressés que les bibliographes et les bibliophiles m
recherciies que nous allons entreprendre dans les
manuscrits de La Brède pour trouver réponse aui dDi|
ou six qnestions précédentes.
m
Parmi les papiers de Montesquieu dont nous mw
eu communication, il en est un certain nombre q»
forment ce qu'on peut appeler le Dossier des « Wm
Persanes », dossier qui contient trois cahiers et sii
feuilles volantes.
Sur les feuilles volantes, dont trois sont doubles tl
trois simples, on lit des Lettres ou fragmentsdetf""'
Persanes inédites, plus quelques notes sur certeins
passages des Lelires connues.
Quant aux trois cahiers, ils ont tous rapporta*
édition du livre que l'auteur proparait vers la fin de»
vie, pour donner une forme définitive, achevée, à soo
œuvre.
'e premier, qui a 23 centimètres de hautsurlSJf
Voir les Utlres Persanes, par .MonUssquieu, éditées P"
Lndrè Le[t!vre, et spécialement l'observation qui se '"""
page 213 du tome I).
LETTRES PERSANES. 157
large, n'a pas moins de 120 pages, dont une vingtaine
est restée en blanc. Il a pour titre : (( Corrections des
« Lettres Persanes », sur la première édition, imprimée
à Cologne, chez Pierre Marteau, en 1721, en 2 volumes
in-12.... — Nouvelle copie ))• Au bas de ce titre, on lit
une note ainsi conçue : « Cette copie n'est plus la
dernière : j'ai fak depuis des corrections qui ont été
mises dans la copie faite en grand papier, et je pourrai
rectifier celle-ci par celle-là, en cas de besoin. »
Les corrections du tome I remplissent les pages 3 à
38, tandis que celles du tome II vont de la page 39 à la
page 95. Au bas de cette dernière est l'indication
suivante : Fi7i des Corrections des « Lettres Persanes ».
Mais, à la suite (pages 97 à 102) se trouvent les Quel-
ques Réflexions sur les « Lettres Persanes », qui
sont devenues, depuis 1758, comme l'introduction de
l'ouvrage.
Nous n'avons pas découvert dans ce premier cahier,
très soigneusement transcrit par un secrétaire de
Montesquieu, un seul mot qui fût de la main du
Maître.
Plus grand est le cahier auquel nous donnerons
le n"* 2, celui qui est visé dans la note dont nous avons
cité à rinstant le texte. Il n'a pas moins de 37 centi-
mètres de haut et de 24 de large. En revanche, il ne
compte que 116 pages, sur lesquelles il en est 22 où il
n'y a rien d'écrit.
Le titre fte porte que : (( Corrections des « Lettres
Persanes ». — Dernière copie ».
Comme dans l'autre cahier, les corrections du tome II
suivent naturellement celles du tome I et sont suivies
à leur tour des Réflexions,
Seulement ici les ratures et les surcharges abondent.
158 DES (trUVAES DE MONTESQUIEU.
En outre, l'écriture vnrie, et l'on petit en quelqoss
endroits rcconnailre la main de Montesquieu lui-même.
Bien mieux, n une feuille simple intercalée entre les
pages cotées iO et 41 est fixée par une épingle une
feuille double sur laquelle est l'orignal autographe de
la soixanlc-dis-septiéme Lettre Persane. Celle lellte
manque dans le cahier n° l,où l'on en trouve pourtanl
le contenu, mais sous forme d'alinéa Qnal à ajoutera
une lettre des éditions primitives. Cette différence «I
la plus curieuse qu'il y ait entre les deux manuscrit.
Pour le troisième cahier, qui n'a que 48 pages, de
20 centimètres et demi de haut sur 16 de large, ceI
une simple mise au net des dix lettres et des /léflewm
que le grand cahier (n'*2) donne comme devaal être
inséréesdana les éditions futures des /étires Persana',
il n'y a donc pas lieu de s'y arrêter.
Mais, en dehors du dossier spécial que nous veaons
de décrire, il existe à La Brède d'autres sources de ren-
seignements qui présentent un intérêt majeur pour
l'étude que nous poursuivons.
On y conserve, en effet, trois volumes qu'on pwl
désigner sous le nom de Pensées de Montesquieu, bieu
qu'ils renferment aussi de simples notes et même dfs
extraits de nature très diverse. Dans ces recueils, ilys
des observations où les Lettres Persanes sont mentioD-
nées incidemment. Il s'y trouve encore des lignes, des
pages et même des séries de pages qui ont un rapporl
" ect avec la même œuvre.
Au tome il, par exemple, sont transcrits, daboni!
aigrapheque l'auteur avait choisie pour elle, et plu^
n IS pages de texte, en tête desquelles on lit «
re : (( Fragments de vieux Matériaux des (( Lettm
rsanes i). — J'ai jeté les autres, ou mis ailleurs h.
LETTRES PERSANES. i59
Ce n'est pas tout : si nous feuilletons le tome III des
Pensées, nous y découvrons trois rédactions successives
de Tapologie que Montesquieu crut devoir écrire à la
défense de son premier livre.
Tels sont les documents inédits qui nous permettront
sans doute de résoudre au moins quelques-unes des diffi-
cultés dont nous avons exposé l'objet tout à l'heure.
IV
La question de l'édition princeps n'en est plus une
pour nous.
Montesquieu lui-même nous apprend que son livre
a paru, d'abord, en 1721, et en 2 volumes in-12, avec la
marque : « A Cologne, chez Pierre Marteau ». Or, parmi
les éditions qui remplissent les conditions indiquées,
il en est une et rien qu'une dont la pagination corres-
ponde exactement aux renvois des deux cahiers de
Corrections où sont consignés les changements que
l'auteur voulait introduire dans l'édition princeps.
C'est, du reste, celle que les bibliographes ont fini par
adopter comme la première pour une raison typogra-
phique : la présence de cartons, au nombre de six ou
de sept. Donc nous regardons comme établi que l'édition
princeps est bien celle qu'ornent les fleurons signalés
plus haut, soit un ornement en forme de monogramme,
et deux enfants assis sur un chérubin. Ajoutons que le
tome I compte 311, et le tome II, 347 pages cotées.
La mention : « A Cologne, etc. ))cst d'ailleurs fictive
et dissimule sûrement quelque atelier de Hollande.
C'est par centaines que des livres plus ou moins témé-
raires furent publiés, au xvip siècle et au xvni% sous le
>'/
160 DES UCUVRES DE MONTESQUIEU.
nom (lu soi disant Pierre Marteau *. On ajoutait même
quelquefois : « Imprimeur libraire près le Collège des
Jésuites », sans doute pour rassurer les lecte^irs- can-
dides.
Nous serions heureux d'obtenir des résultats aussi
précis pour la fumeuse (( seconde édition ». Malheureu-
sement nous ne sommes arrivés, par rapport à elle,
qu'à nous convaincre absolument d'une chose : c'est
qu'elle n'a point contribué à faire de Montesquieu un
membre de l'Académie française.
Parmi les lettres qui y manquent, il y en a qui n'ont
pu être supprimées que pour des raisons littéraires :
car le fond en est reproduit ailleurs ^. -D'autres sont
d'une innocence telle qu'elles n'ont jamais dû choquer
personnel Enfin, la plupart n'ont trait qu'à des inci-
dents de sérail, auxquels on peut s'intéresser plus ou
moins sans doute*. Mais à qui fera-ton croire que le
cardinal de Fleury se fût ému, par exemple, des
angoisses de cet esclave qui défend son intégrité contre
le chef des eunuques noirs d'Usbek? Au xviu*' siècle, les
soprani chantaient à Rome en public.
En revanche, dans une édition faite à Tusage d'un
prince de l'Église, aurait-on laissé la proposition scan-
daleuse que voici : « Le Pape est... une vieille idole
qu'on encense par habitude »; ou bien encore : (( Dans
l'état présent où est l'Europe, il n'est pas possible que
la Religion catholique y subsiste cinq cents ans »*?
1. Imprimeurs imagiiiaires et Libraires supposés^ par Gustave
Brunet (Paris, Tross, 1806), pp. 112 à 144.
2. C'est le cas de la Lettre 10, résumée au commencement de
la Lettre H.
3. Nous citerons comme exemple la Lettre 16,
4. Voir les Lettres 41, 42, 43, 47, 70 et 71.
0. Ces propositions se trouvent dans les Lettres £9 et 117.
LETTRES PEHSANES. 161
Voilà des passages qu'il eût fallu ôter, arracher du livre,
et non les histoires orientales de Pharan, de Zachi ou
de Suphis!
Et si maintenant Ton examine les lettres ajoutées dans
cette édition a diminuée et augmentée par Tauteur »,
qu'y remarque-t-on de suite? C'est qu'une des trois,
sur les libéralités des princes envers leurs courtisans,
est d'une violence tout exceptionnelle. Fleury n'était
pas avide, il est vrai. Mais jamais haut fonctionnaire,
sous l'Ancien Régime, n'eût admis qu'on parlât ainsi
du Pouvoir. L'addition de la Lettre i 24, pour le moins
inutile, était donc imprudente et plus qu'imprudente,
si l'on s'était proposé de séduire le premier ministre de
Louis XV.
Des arguments d'un autre ordre, matériel et non plus
moral, renforcent ceux qui précèdent.
La « seconde édition » est imprimée avec les mêmes
caractères que la première et sur du papier analogue.
Elle a donc été faite en Hollande. Or, dans l'hypothèse
que nous discutons, on aurait eu moins d'un mois
pour se décider à l'entreprendre et pour l'achever.
C'est le 11 décembre 1727 que l'Académie française sut
que le Cardinal s'opposait à l'élection de Montesquieu,
et c'est le 5 janvier 1728 que Montesquieu fut élu avec
l'assentiment du Cardinal. Entre temps, était-il possible,
au xviiie siècle, qu'un habitant de Paris fît imprimer
un ouvrage en deux volumes à Amsterdam et se le fit
apporter d'Amsterdam à Paris ' ?
De plus, l'édition se distinguje par des détails typo-
1. Ces considérations ont été développées par M. Laboulaye,
dans la préface qu'il a mise en tête des Lettres Persanes^ à la
page 39 du tome I de son édition des Œuvres complètes de Mon-
tesquieu,
11
^
162
DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
graphiques qui témoignent d'un soin tout parliculii
On y a, par exemple, introduit des guillemets po
empêcher de confondre le texte courant avec les cita
tions plus ou moins fictives qu'il renferme. Seserait-o
donné cette peine dans un travail exécuté d'urgen
que Ton compliquait ainsi sans nécessité?
Tout résiste à Thypo thèse de M. Vian.
Elle n'explique pas, d'ailleurs, l'apparition en
chez Jacques Deshordes, à Amsterdam, de .deux repro
ductions fidèles de l'édition qui nous occupe,
qu'elles se donnent, l'une et l'autre, pour une « troi
sième édition », elles diffèrent beaucoup par le forma
et par la grosseur. La plus grande a pour fleurons u
phénix, et la plus petite, un monogramme. Celle ci i
le mérite de rendre, page pour page et ligne pour ligne
le type dont elle est une copie. Les caractères en son
semblables, mais neufs, au lieu d'être usés. C'est un
très joli livre, qui n'est pas sorti de l'officine suspeclei
de quelque contrefacteur '. Or, lorsqu'il fut imprimé,
Montesquieu était, depuis deux à trois ans, à l'Aca-
démie française. Il n'y avait certes plus à s'inquiéter
de sa candidature. Pourquoi donc, en 1730, republier à
deux reprises les Lettres Persanes d'après le texte
modifié d'une édition qui (dit-on) n'aurait été faite que
pour le cardinal de Fleury?
Notons, en passant, que des bibliographes, frappés
des ressemblances matérielles que l'édition au mono-
gramme de Jacques Desbordes présente avec l'édilion
princeps, se sont crus autorisés à admettre que la
marque : (( A Cologne, chez Pierre Marteau », peut se
1. Nous en parlons d'après un charmanl exemplaire quinoui
a été communiqué par M. Louis de Bordes de Forlage, prési-
dent de la Société des Bibliophiles de Guyenne* i
LETTRES PERSANES. 163
traduire pai; : « A Amsterdam, chez Jacques Desbordes )).
La première édition des Lettres Persanes serait alors
due à llmprimeur qui publia le premier les Considé-
rations sur,,, la Grandeur des Romains. C'est, en effet,
des ateliers de Jacques .Desbordes que sortit, en 1734,
rédition princeps du second chef-d'œuvre de Mon-
tesquieu.
' Pour en revenir au problème que nous discutons,
lorigine de la « seconde édition » des Lettres Persanes
reste une énigme pour nous. Il n'y a aucune raison
pour ne pas croire qu'elle fut publiée en 1721, comme
lïûdique le frontispice. Mais pourquoi et par qui
furent introduites les corrections, additions et suppres-
sions qu'elle renferme?
A part deux ou trois, ces changements ne révèlent
aucune préoccupation de dogme et semblent trahir
tout au plus un. critique minutieux et austère dans une
certaine mesure : ils réduisent la partie romanesque,
qui sert de cadre à l'ouvrage, et renforcent la partie
morale et politique.
Est-ce Montesquieu lui-même qui modifia son
œuvre de la sorte? Si c'est lui, il faut avouer que son
goût varia singulièrement. Nous savons, en effet, qu'en
1754 il prit l'édition princeps pour fondement d'une
révision générale, et nous ferons remarquer qu'il
îjouta quatre ou cinq lettres nouvelles à la partie
romanesque, loin d'en retrancher une seule.
D'un autre côté, si la « seconde édition ))fut corrigée
)ar un tiers, ce tiers dut être nanti de papiers inédits
le notre auteur. Les lettres qu'il inséra étaient bien les
œurs de celles qu'il laissa ou supprima. Leur père les
econnut plus tard dans ses cahiers de Corrections défî-
litives, où s'en trouvent deux sur trois. Seulement; on
1S( DES ŒUVRES DE UONTESQL'IEU.
I>eut admettre qu'elles parurent en 1721 par suile^
d'une indiscrétion et saus le consentement de Mon-
tesquieu- Celui-ci annonce, il est vrai, dans sa corres-
pondance qu'on 'lui u mande de Hollande que Is
seconde édition des L. P. va paraître avec quelques
corrections h '. Mais parlait-il de notre « seconde Édi
tion », et, s'il en parlait, connaissait-il tous les
niements qu'on avait fait subir au texte primitiC.
L'imprimeur d'Amsterdam peut s'être permis ia]
libertés grandes, non autorisées. C'est même te qn(
semble nous apprendre le projet de préface des L'Mi
Persanes qu'on lit dans le tome III des Pensées (manu-
scrites) \ Il y est dit on propres termes : (( De toulfi
les éditions de ce livre, il n'y a que la première quisoil
bonne : elle n'a point éprouvé la témérité des libraires.
Les déclarations des préfaces, au xviii" siècle surtoul,
nous sont généralement suspectes. Celle qui précMf
nous confirme néanmoins dans la pensée qu'il (aul
attribuer h l'éditeur de Hollande la plupart des variante
de la (( seconde édition ". Peut-être crut-il accroître if
succès du livre en en retranchant, même sans l'aveu Jt
l'auteur, alors peu connu, les passages qu'il jugeail
insignifiants, ou qu'il savait de nature à scandaliser
telle ou telle catégorie de lecteurs. Entre toutes ces
rections, il en est une qui mérite une atlentioû s[*'
ciale. A propos du Pape, dans la vingt-deuxième lelW
de l'édition princeps ', Rica se raillait de la Triniléd
haristie. La » seconde édition » conserve te
iriea sur l'Eucharistie, tandis qu'elle supp"""^
i à la Trinité. Elle laisse donc ce qui doit cha-
3 à M. de Caupos, 1721 (î). — Œ. C, t. Vil, p. »'•
■et, t. 111. P 322 v°.
la Lettre H de notre édition.
''VT
LETTRES PERSANES. 165
quer les Catholiques, mais fait disparaître ce qui
offense les Calvinistes. Ces derniers ne devaient aussi
goûter que médiocrement certaines phrases sur (( la
Vierge qui a mis au monde douze prophètes », et sur
les erreurs dé Moïse en matière de preuves juridiques.
Les lettres où ces phrases se trouvent * sont exclues du
tome I. Enfin, les détails physiologiques des histoires
de Pharan et de Suphis pouvaient offusquer la pru-
derie huguenote ^. Ne serait-ce point pour cette raison
qu'on les condamna?
Dans cette hypothèse, la « seconde édition » et celles
qui en reproduisent le texte auraient été imprimées en
vue d'un public protestant, et surtout, sans doute,
pour les Français réfugiés dans les Provinces-Unies à
la suite des persécutions religieuses de Louis XIV.
L'addition d'une diatribe contre les homfties de Cour
n'était pas de nature à froisser les lecteurs de cet ordre.
On ne risquait point davantage de leur déplaire en ne
retranchant rien des saillies les plus violentes contre
l'Eglise de Rome.
La « seconde édition » n'est pas, d'ailleurs, la seule
qui justifie les plaintes de Montesquieu touchant « la
témérité des libraires ». Il en existe une autre, de
1731, à laquelle on ne s'est pas contenté d'adjoindre
les Lettres Turques de Saint-Foix. C'est une étrange
combinaison de l'édition princeps et de la « seconde
édition » des Lettres Persanes, On y trouve, dans un
ordre un peu différent, les lettres de la « seconde édition »,
sans toutes les variantes, et, de plus, trois des lettres
qui lui manquent. Mais, comme les deux premières
1. Ce sont les Lettres 1 et 7/.
2. Voir les Lettres 4iy 42, 43, 70 et 7i.
166 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
n*y sont pas cotées et que les deux autres ont le même
numéro d'ordre (31), celle édition se termine aussi
par une Lettre 140, qui en est en fait une cent qua-
ranle-lroisième *. Du reste, tout indique, jusqa'aui
négligences matérielles, qu'on n'a là qu'une simple et
mauvaise conlrefaçon. Il n'y a donc pas lieu de s'y
arrêter pins longtemps.
Pour les quatre, cinq ou six éditions qui ont la
marque : a A Amsterdam, chez Pierre Brunel, sur le
Dam, 1721 », on sait que certains bibliographes les esti-
ment d'autant plus anciennes qu'elles renferment plus
de fautes. Nous donnerons, au contraire, le premier
rang à l'une d'entre elles qui est relativement fort
correcte. Elle a pour fleurons, au tome I, un cartouche
enguirlandé, dans lequel on distingue un vase de fleurs,
et, au tome. II, une sphère. Visiblement, elle a été faite
sur l'édition princeps, qu'elle rend, en caractères ana-
logues, bien qu'un peu réduits, presque ligne pour
ligne. Sur 648 pages, il y en a plus de 600 qui com-
mencent par les mêmes syllabes. Nous sommes per-
suadé qu'elle fut aussi imprimée en Hollande, et qu'elle
servit de type aux reproductions attribuées par les
connaisseurs à des typographes de Rouen ou de Paris.
C'est également en France que dut être faite l'édi-
tion de 1754, qui présente un bien autre intérêt au
point de vue littéraire, grâce au Supplément dont elle
est suivie ^ Dans cette annexe, on trouve en efiet, le»
1. C'est à Tobligeance de M. Ernest Labadie que nous devons
la connaissance de cette édition bizarre, qui porte la mention:
« A Cologne, chez Pierre Marteau », et qui a pour fleurons une
sphère, au tome I, et, au tome II, une figure allégorique «le
femme entourée de divers attributs.
2. Les caractères, les ornements, l'orthographe de cette édi-
tion, nous paraissent déceler une origine française. Ne serait-ce
LETTRES PERSANES. i67
trois lettres ajoutées à la fameuse (( seconde édition »,
plus huit autres que Montesquieu crut devoir insérer
dans son œuvre, en lui donnant sa forme définitive.
Elle renferme aussi les Quelques Réflexions sur les
« Lettres Persanes », qui sont une apologie du livre.
Nous avons rappelé déjà que certains bibliographes
ontprétendu que le Supplément des a Lettres Persanes »
aurait paru dès 1744. Il est fort possible qu'on en ren-
contre quelque exemplaire relié à la suite d'une édition
portant cette date. Mais, nous allons démontrer qu'il
n'a pu être imprimé que plus tard et même dix ans
plus tard.
Dans le tome HT des Pensées (manuscrites), on lit,
entre autres défenses des Lettres Persanes, une rédaction
première des Quelques Réflexions, portant le titre de
Préface de V Éditeur, Or, il y est fait mention d'une
œuvre de Mme de Grafigny qui ne parut qu'en 1747 *.
C'est donc en 1747, tout au plus, que les Quelques
Réflexions auraient pu être écrites.
En outre, parmi les onze lettres du Supplément se
trouve la soixante-dix-septième, sur ou plutôt contre
le suicide. Mais (nous l'avons dit), lorsque fut transcrit
le petit cahier des Corrections, qui est daté de 1754,
cette lettre n'existait, pour ainsi dire, qu'en germe,
sous forme d'un alinéa final à joindre à une autre
lettre, qui la précède maintenant. L'original autographe
qui en subsiste fut attaché après coup, par une
épingle, au grand cahier des Corrections, où l'on avait
copié d'abord et où l'on biffa ensuite soigneusement le
pas celle à laquelle Huart, libraire à Paris, songeait en 1752,
ainsi que Montesquieu nous l'apprend dans une lettre du 4 octobre
de cette année, adressée à l'abbé de Guasco?
1. Pensées, t. III, P 321. — Voir la page 307 de notre édition.
* ^ »'
168 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
projet d'alinéa complémentaire. La Lettre 7 7 n'existait
pas en 1753. Elle ne fut donc rédigée qu'en 1754, année
de sa première, et non de sa' seconde publication.
Ajoutons qu'en 1744 Montesquieu achevait l'^spri/
des Lois et devait avoir en tête autre chose qu'une
revision des LettresTersanes, Nous savons, au contraire,
que, lorsque son grand livre eut paru, il soumit à un
examen nouveau ses œuvres publiées ou inédites. En
outre, au jnoment où V Esprit des Lois fut en bulle à
des critiques plus ou moins violentes, le premier chef-
d'œuvre de notre auteur le fut également. Un certain
abbé Gautier publia, en 1751, un volume sur les
(( Lettres Persanes » convaincues d'Impiété, Peut-être
est-ce à ce factum de 103 pages grand in-12, que nous
devons les apologies du tome III des Pejisées manu-
scrites et les Quelques Réflexions du Supplément de
1754.
Que ces Réflexions soient de Montesquieu lui-même,
et non de son éditeur, c'est incontestable. Les copies
que l'on en conserve à La Brèdene sont pas, il est vrai,
de sa main'. Mais il y a fait des corrections autographes
qui confirment ce que le style suffirait à nous
apprendre.
L'imprimeur qui fit l'édition que nous sommes en
train d'étudier fut évidemment en rapports directs ou^
indirects avec l'auteur. C'est à lui qu'il dut communi-
cation des pièces du Supplément, ou, du moins, de la
plupart d'entre elles. Nous ne croyons point, toutefois,
que le Président ait pris part à la publication du corps
même du livre, qui renferme les cent cinquante lettre
connues depuis 1721. S'il en eût revu les épreuves, il
y aurait introduit, à la place qui leur revenait, les
variantes de ses cahiers des Corrections, rédigés alors,
\
LETTRES PERSANES. 169
et surtout les quatre modifications indiquée$ aux pages
10, 13 et 15 du Supplément, Remarquons, en outre,
que l'imprimeur n'a pas même rétabli dans le texte le
membre de phrase que l'édition princepsometau début
de la Lettre 86, bien que cet oubli (réparé, par paren-
thèse, dans la « seconde éditio» ») rende inintelligible
le premier alinéa.
Le grand travail de revision des Lettres Persanes dont
les archives de La Brède nous ont conservé leà résultats
authentiques fut utilisé seulement par Richer, avocat
au Parlement de Paris, dans l'édition qu'on trouve au
tome III des Œuvres de Monsieur de Montesquieu ,
parues en 1758, u chez Arkstèe et Merkus ». Nous
connaissons maintenant l'origine des variantes alors
introduites à tant de pages du livre. C'est un des deux
cahiers des Corrections ou plutôt une copie, plus ou
moins fidèle, faite exprès pour l'éditeur, qui guida ce
dernier dans son travail. A quelques exceptions près,
il se conforma aux intentions de l'auteur, telles que le
grand cahier les révèle. Donc les changements qui
distinguent le texte de 1758 sont en principe parfai-
tement légitimes et doivent être adoptés sans scrupule.
Toutefois, lorsqu'on examine ce texte de très près,
on, s'aperçoit que, pour l'établir, c'est l'édition de 1754
avec Supplément, qui a été prise comme point de
départ des corrections, et non l'édition princeps, sur
laquelle Montesquieu avait procédé à la revision de
son œuvre. De là, bien des menues divergences, qui
constituent autant d'inexactitudes. Peut-être l'édition
princeps était-elle alors déjà rare, presque introuvable,
tellement que Richer s'en passa, à regret sans doute '.
4. Grâce à l'obligeance de M. le baron de Montesquieu et de
M. Ernest Labadie, nous avons eu entre les mains deux exem-
L,
i70
DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
C'est encore à cette substitution que nous attribue-
rons un autre effet, plus curieux. Dans l'édition de
1758, après la Lettre i44^ a été insérée celle d'Usbek
à ***, sur les hommes d'esprit et sur les savants. Of
cette lettre figure bien dans le Supplément de 1754, à
la page 20, mais n'a été admise dans aucun des cahiers
des Corrections-, ce qui nous indique qu'elle fut con-
damnée par l'auteur en fin de compte.
Moins explicable est le soin puéril qu'a pris Téditeur
de 1758, en remplaçant par la préposition De la prépo-
sition A dans toutes les dates de lettres où cette
dernière avait été mise primitivement. Montesquieu
n'a rien prescrit (que nous sachions) à cet égard.
N'est-il pas, d'ailleurs, naturel que les formules épis-
tolaires varient dans un recueil de lettres émanant de
personnes dont l'origine, l'âge, la condition, sont des
plus divers?
Il est un autre ordre de changements non autorisés
sur lequel nous n'insisterons point : c'est celui qui inté-
resse l'orthographe; par exemple, la manière d'écrire
le mot même, restant invariable dans nous-mêmes et
autres cas analogues.
On nous permettra d'insérer ici de courtes observa-
tions sur le travail critique auquel Montesquieu soumit
son premier chef-d'œuvre pendant les derniers temps
de sa vie.
plaires de l'édition princeps. L'un d'eux *n'a pas les cartons du
premier volume. Nous avons pu constater ainsi que ces cartons
n'avaient pour objet que des corrections typographiques.
LETTRES PERSANES. 171
Lorsqu'on feuillette les cahiers des Corrections des
(( Lettres Persanes », on se prend à admirer la cons-
cience de Tauteur, conscience d'écrivain et d'artiste.
Peu lui importe le succès, les trente et quelques édi-
tions qu'a eues son livre. Il le reprend ligne par ligne
et mot par mot, au point de vue du fond comme de la
forme, de la grammaire et du style, comme de l'exac-
titude des faits ou des idées.
Dans une lettre qu'il écrivait le 4 octobre 1752, à
l'abbé de Guasco *, il parle de juvenilia qu'il se propo-
sait de faire disparaître. Mais sa revision porta sur
bien d'autres points que sur les passages que l'on pou-
vait taxer d'imprudenceou estimer d'un goût douteux.
Peu nombreuses même sont les modifications qu'il fit
afin d'éviter un de ces deiix reproches. En revanche,
elles nous paraissent toutes louables. Ce n'est pas
nous qui les accuserions de trahir une timidité sénile.
S'il ne suffit point qu'une plaisanterie soit dirigée
contre des prêtres, voire contre des Jésuites, pour qu'on
doive la trouver bonne, on ne saurait être surpris que
le Président ait retranché de la Lettre 143 les joyeu-
setés pharmaceutiques par lesquelles elle se terminait.
H songea même à la supprimer complètement; ce qui
eût été dommage. Mais, en l'allégeant d'une série de
formules burlesques, il rendit à son ouvrage tout
entier l'unité de ton, que ces grosses farces lui faisaient
perdre.
Nous qualifierons aussi de sagesse, non de crainte,
le sentiment qui lui inspira les atténuations intro-
duites dans la métaphysique de la soixante-neuvième
lettre et les objections présentées, dans la soixante-
1. Œ. C, t. VII, p. 405.
^1
472 - DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
dix-seplième, contre les théories morales de la soixante-
seizième. Lorsque Ton disserte sur Taccord de la pres-
cience de Dieu et de la liberté de THomme, il est plus
prudent de rappeler les opinions des autres que d'en
exposer de personnelles. Et, quant au suicide, c'est
une des questions sur lesquelles Montesquieu dut
varier dès qu'il se mit à envisager les choses moins aa
point de vue individuel qu'au point de vue social
Dans VEsprit des Lois^ il s'élève contre les doctrines
religieuses qui donnent « trop de mépris pour la mort»*,
parce qu'elles font que les (( hommes... échapperont aa
législateur ». La même préoccupation lui dicta la lin
de la Lettre 77, qu'il ne rédiga qu'en 1754, ainsi qu'il
a été dit plus haut.
Une série d'autres corrections des Lettres Penmt
s'explique par un désir de plus grande exactitude. Né
dans le bassin de la Garonne, l'auteur avait pour
l'hyperbole un penchant naturel. Pendant ses longs
séjours au nord de la Loire, il apprit sans doute quil
était des pays où l'on prenait les mots et les nombres
à la rigueur. En conséquence, il baissa certains de ses
chiffres, sauf à en relever d'autres, supprima des fou*
et des jamais^ et changea des souvent en quelquefois et
des la plupart en quelques-uns. Du reste, il n'en con-
serva pas moins jusqu'à sa mort le goût des expressions
fortes. Qui n'a pas été frappé de l'usage, de l'abus peut-
être, qu'il fait dans VEsprit des Lois de la formule:
(( Tout est perdu »?
Mais c'est surtout en artiste que Montesquien cri
tiqua son ouvrage. Il supprima les mots inutiles,
remplaça les expressions lourdes et surannées, et
1. £. L., XXIV, i4 (9).
LETTRES PERSANES. 173
modifia les termes impropres. Toutefois, il ne crut
point devoir renoncer à l'emploi original qu'il avait
fait de certains vocables nouveaux ou même de certains
vocables anciens détournés de leur acception habi-
tuelle. Il revendiquait une grande liberté pour les
écrivains qui se servent de langues vivantes ; les dic-
tionnaires des langues mortes étaient les seuls qu'il
admît \ Étrange opinion de la part d'un membre de
TAcadémie française I
Constatons aussi qu'il persévéra dans les hardiesses
de sa syntaxe. Il ne cessa point d'opter entre le singu-
lier et le pluriel, d^éloigner les pronoms des substantifs
qu'ils remplacent, et d'omettre les compléments indi-
rects ou directs des verbes, avec une liberté qui étonne
les grammairiens modernes. Ses éditeurs mêmes ont
été parfois induits en erreur par l'audace de ses pro
cédés et n'ont pas craint de changer ce qu'ils ne com-
prenaient point.
Il multiplia, au contraire, dans ses cahiers des Cor-
rections les amendements de style, en grand artiste
qu'il était.
Montesquieu est sûrement un des prosateurs qui
méritent le plus qu'on étudie leur manière d'écrire.
Au premier abord, on est frappé de l'influence que
sa profession semble avoir exercée sur lui. Qu'il résume
ses pensées, ou qu'il les détaille, on devine le légiste,
même le magistrat : une espèce du genre. Visiblement,
il aime surtout à formuler des réflexions générales en
1. Pensées, t. 1, p. 496 : « C'est une mauvaise maxime que de
faire des dictionnaires des langues vivantes : cela les borne trop.
Tous les mots qui n'y sont pas sont censés impropres, étran-
gers ou hors d'usage. C'est l'Académie même qui a produit les
satires néologiqueSt ou en a été la cause .»
.;-^
174 DES (OUVRES DE MONTESQUIEU.
\ phrases indépendantes, brèves et concises comme u
\ article de code. Mais, lorsqu'il expose des séries d'idées
connexes, il les développe volontiers en propositions
, successives, parallèles, précédées d'un mot ou d'une
expression qu'il répète, si bien que Ton songe aux
considérants ou au dispositif de quelque arrêt solen-
nel \ Relativement, d'ailleurs, les exemples de ce genre
sont rares dans ses livres, parce qu'il ne s'attarde guère
aux analyses minutieuses; c'est aux synthèses que son
, génie le pousse.
Si l'on envisage maintenant les termes dont il se
sert pour donner à ce qu'il écrit du trait ou de la force,
on est étonné particulièrement des ressources qu'il
trouve dans les verbes marquant des actions physi-
ques. Les mots les plus ordinaires, tels que monter d
descendre, attacher ou iier^charger ou soutenir, poster
o\T plonger, fatiguer ou suev, lui suffisent pour pré-
. seater les choses avec une netteté, un relief exception-
nels. Ce sont eux qui donnent à son style ses qualités
plastiques (nous ne disons point sa couleur), bien plus
que certaines comparaisons, un peu laborieuses, où il
se propose de mettre tout un paysage sous nos yeux.
Mais c'est sur l'oreille que sa prose produit des
impressions qu'il est surtout instructif de décomposer.
L'emploi qu'il fait des mots courts est déjà des plus
curieux. Dans les Provinciales de Pascal elles-mêmes,
nous n'avons point relevé une suite de monosyllabes
ou d'autres vocables qu'on prononce en une fois, aussi
1. Voir, à cet égard, la fin de la quatre-vingtième Lettre Per-
sane, la page 61 du tome I et la page 206 du tome II des Voyages,
le sixième alinéa du chapitre vm des Considérations sur les Causes
de la Grandeur des Romains, et Favant-dernier alinéa du cha-
pitre XIV du livre X de V Esprit des Lois.
;
LETTRES PERSANES. 175
formidable que celle du septième alinéa de la vingt-
quatrième Lettre Persane. Il y en a plus de trente à la
file, dans une phrase qui nest cependant pas rocail-
leuse.
C'est qu'à sa manière Montesquieu était un vrai
musicien.
Pour démontrer qu'il l'étail, nous nous bornerons à
rappeler la grande lettre d'Usbek à Roxane', notam-
ment le passage qui débute en ces termes : « Quand
voua relevez l'Mat de votre teint... »
Un texte inédit nous apprend du reste que le Prési-
dent avait pleinement conscience de son talent. Au
tome I de ses Pensées (manuscrites), on lit, en effet, un
paragraphe dont voici la teneur* :
" Bien des gens en France, surtout M. de La Motle,
soutiennent qu'il n'y a pas d'harmonie. Je prouve qu'il
y en a, comme Diogène prouvait à Zenon qu'il y avait
iii mouvement, en faisant un tour de chambre. »
Notons seulement, à propos de cette déclaration si
îère, que ce que le Président dit de l'harmonie doit
l'entendre du rythme.
Pour les sons eux-mêmes, il avait un goût que par-
ageaient les Grecs d'autrefois, mais que la plupart des
'rançais désapprouvent, celui des répétitions. 11 se
laisait, par exemple, à mettre i( un nombre innom-
rable », toutcomme un Attique eût écrit jadis Tto).:f»,ov
iXeoleiv. Un emploi itératif du même mot ou des chutes
3 phrases successives sur une rime ou sur une asso-
înce ne le gênaient aucunement. Ce n'est pas lui qui
fût livré au calcul que l'on prôte à un r
176 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
moderne : jamais il n'a dû se demander au boul de
combien de lignes on peut faire usage d'une expression
une seconde fois.
Néanmoins il semble que son oreille se soit affinée
avec le temps*. Quelque ami ou quelque critique lui
fit-il des observations qui le touchèrent? Ce qui n'est
pas contestable, c'est qu'un grand nombre des change-
ments indiqués dans les Corrections des « Lettres Per-
sanes » visent des répétitions. Du reste, si l'auteur fil
disparaître celles qu'il jugea inutiles, il en laissa
encore assez pour conserver à l'ouvrage une fermeté de
style très particulière. 11 amenda sa manière primitiTe
d'écrire, sans enlever à son livre de début les rares
qualités qui lui assignent une place si enviable dans
notre littérature française. '
VI
De ce qui précède, on peut induire aisément quel
plan nous avons suivi et dû suivre dans notre édition
des Lettres Persanes, Nous n'avons eu qu'une seule
ambition : celle d'exécuter les volontés de l'auteur.
C'est, en conséquence, le texte de l'édition princeps
que nous avons reproduit; en n'y faisant que les chaa-
gements prescrits dans le grand cahier des Corrccliot^
Par suite, on peut deviner quelles différences exis-
tent entre le texte que nous publions, et celui qu»
donné Richer en 1758, dans les Œuvres de Monsieiff
de Montesquieu.
1. Nous parlons de cette oreille intérieure dont la finessc^^
indépendante de l'épaisseur du tympan ou de la sensibilité do
nerf auditif.
W t. W U ^ Kl
...ridJ
LETTRES PERSANES. 177
Travaillant sur Tédition de 1754, Richer n'a point
écarté certaines variantes qui s'y trouvent, bien qu'elles
n'aient été introduites que par la (( témérité des
libraires », mBme dans les éditions supposées con-
formes à rédition princeps. En grande majorité, ces
leçons sont insignifiantes. Quelques-unes, cependant,
constituent des contresens véritables. Ainsi, dans la
Letlrç 9S^\e mot de fortune a été visiblement employé
par Montesquieu avec une intention ironique *. Faute
de s'en être aperçus, les imprimeurs ont bravement
substitué à ce terme le terme opposé di' in for tune, - que
nous nous sommes bien gardé d'admettre.
Nous n'avons pas davantage inséré dans le corps
des Lettres Persanes, sauf à la mettre dans un Appen-
dice, la lettre d'Usbek sur les hommes d'esprit. On a
vu plus haut qu'elle figure dans le Supplément de
l'édition de •1754, et conséquemment dans l'édition
de 1758 *. Mais aucune des pièces manuscrites qui
forment le Dossier des « Lettres Persanes » n'en auto-
rise l'insertion. L'édition princeps n'avait que cent
cinquante lettres. C'est cent soixante, pas une de plus,
que devait compter l'édition définitive, d'après tous les
documents conservés à La Brède.
Une autre série de divergences provient ou des dis-
tractions de Richer, ou bien des modifications plus ou
moins heureuses qu'il s'est permises spontanément,
DU encore de ce qu'il n'avait pas entre les mains un
cahier des Corrections identique à celui dont nous
ivons pu nous servir.
Nous n'en croyons pas moins être parvenu à publier
1. Voir la page m, ligne 8, de notre édition.
2. Elle y est insérée à la suite de la Lettre US. , ^
^ * -.. r t - \
178 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
le texte des Lettres Persanes, que Montesquieu avail
arrêté en déflnitive, mais que la mort l'empêcha de
faire imprimer lui-même. Les éditeurs qui voudront
profiter de noire travail feront bien, toutefois, decon
su lier, pour quelques nuances très légères, les notes
que nous avons rejetées à la fin du volume.
Si nous avons établi notre texte en appliquant les
règles d'une critique rigoureuse, nous n'avons pas cra
opportun de conserver Torthographe et la ponctuation ,
du xvui* siècle. D'ailleurs, il s'en faut que celles-ci
soient constantes dans les éditions publiées de 1121
à 17o8 *. Chaque imprimeur ou libraire a suivi sesins
pirations personnelles, sans que l'auteur semble en
avoir eu le moindre souci. En ces matières, il poussait
la négligence à un degré que l'étude de ses manuscrits
permet seule d'imaginer. Aussi n'est-ce pas lui que
nous rendrons responsable, par exemple, des étranges
séries de deux points qu'on rencontre à telles pagesde
l'édition princeps.
Nous avons reproduit, cependant, certaines formes
vieillies ou insolites qu'expliquent des préoccupations
spéciales de syntaxe ou d'harmonie, et relevé dans nos
notes les anciennes manières d'écrire qui préseflteat
un intérêt quelconque pour l'histoire de la langue.
Le texte des Lettres Persanes est suivi dans ce
volume d'un Appendice,^ qui contient, outre la lettre
d'Usbek sur les hommes d'esprit, tous les. morceau
inédits que nous avons su découvrir dans les archives
de La Brède, et que Montesquieu avait destinés d'abori
à son premier livre. Nous appelons en particulier l'at-;
1. Les bibliographes qui voudraient discerner les éctiliMi
françaises des> hoUandaises auraient à tenir grand compte (te
différences d'/^jrthographe.
1
\
\
LETTRES PERSANES. 179
tention sur Tépîtredu Grand Eunuque à Janum. L'ana-
lyse qui y est faite des passions liumaines, en un style
admirable, paraîtra d'autant^ plus curieuse au lecteur
qu'il saura que Montesquieu avait eu l'idée d'écrire,
entre autres ouvrages, une Histoire de la Jalousie,
dont il subsiste des fragments * .
Après V Appendice, on trouvera les Notes et Variantes,
auxquelles nous avons fait déjà allusion plusieurs fois.
Il eût été bien oiseux de recueillir, à titre de variantes,
toutes les fautes dont Tinsouciance et J'outrecuidance
des typographes ou des marchands de livres ont doté
rien que les trente et quelques éditions des Lettres Per-
sanes imprimées du vivant de Tauteur. Les seules
leçons qui nous semblent mériter qu'on en tienne
compte sont celles des éditions auxquelles le Président
eut une part directe ou indirecte, au moins probable.
Aussi nous sommes-nous contenTé d'en conférer sys-
tématiquement quatre f 1° l'édition princeps; 2° la
fameuse « seconde édition » ; 3** l'édition de 1754 suivie
d'un Supplément; et, enfin, l'édition de 1758, due à
l'avocat Richer. ^
Quant à nos notes, elles sont purement explicatives
et historiques. Nous n'avons pas entrepris de signaler
les passages qu'on doit blâmer ou admirer au point de
vue littéraire". Encore moins prétendons-nous mettre
5n garde contre les erreurs de doctrine, morales, poli-
tiques ou économiques, commises par Montesquieu.
Il nous a paru, au contraire, utile d'analyser avec
Juin, dans un Index nouveau des noms et des choses, •
1. Pensées, t. I, p. 404 : « J'avais fait un ouvrage intitulé His-
oire de ta Jalousie; je l'ai changéen un autre : Réflexions sur
a Jalousie, — Voici les morceaux qui n'ont pu entrer dans le
louveau plan. » — Suivent une vingtaine de fragments.
■•■.■<
180 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
les idées générales qui abondent dans les Lettres P&-
sajies. La concision de Tauteur fait qu'elles échappent
trop souvent. Si quelqu'un s'étonnait que nous nous
soyons donné cette peine pour une œuvre romanesque,
nous lui citerions le jugement de Michelet : « Dfaut
être bien étourdi et bien léger soi-même pour trouver
ce livre léger < ».
Une planche et quatre fçic-similés sont insérés
notre édition. La planche reproduit la seule i
de Montesquieu qui ait une authenticité suffisante. Le
quatre fac-similés, empruntés à l'édition princepsoo
au grand cahier des Corrections, sont comme les pièces
justificatives de notre étude sur l'histoire des L^i^^^
Persanes,
VII
Pour dédommager un peu les lecteurs de l'aridité de
cet Avant-Propos, nous leur communiquerons, en ter-
minant, trois paragraphes extraits des Pensées (manu
scrites) de Montesquieu et relatifs, plus ou moins, aux
Lettres Persanes.
Celles-ci ne sont pas nommées dans le fragment que
nous citerons d abord, bien qu'elles aient été le motil
ou le prétexte des dénonciations qui y sont visées*:
(( Je dis contre les écrivains de lettres anonyiaes
(comme le père Tournemine, qui écrivit au cardinaliî
Fleury contre moi, lorsque l'on me nomma à rAcadémie
française) : (( Les Tartares.sont obligés de mettre leurs
i. Histoire de France, i. XV, p. 434 (Paris, Ghamerot, t865V
^P^Pjsnsées, t« L p. 400 4
» • • •
i *->
LETTRES PERSANES. 181
noms sur leurs flèches, afin qu'on sache dequi vient ie
coup. ))
Cette idée a été reprise par l'auteur, danaïEsprit des
Lois, au chapitre xxiv du liïre XII.
D'ordre purement littéraire sont les réflexions expri
mées dans la note suivante ' :
K Voiture a de la plaisanterie, et il n'a pas de gaîté.
Montaigne a de la gaîté, et point de plaisanterie.
Rabelais et le Homan comique sont admirables pour la
gaîté. Fonlenelle n'a pas plus de gaité que Voiture.
Molière est admirable pour l'une et l'autre de ces deux
qualités, et les Lettres prooinrÂales, aussi. J'ose dire
que les Lettres Persanes sont riantes et ont de la gaîté,
etqu'elies ont plu par là. n
Le troisième et dernier morceau se rapporte à l'his-
toire d'un genre, d'une forme littéraire ^ :
" Autrefois le style épistolaire était entre les mains
les pédants, qui écrivaient en latin. Balzac prit le stylo
-'pistolaire et la manière d'écrire de ces gens-là. Voiture
■,n dégoûta, et, comme il avait l'esprit fin, il y mit
le la finesse et une certaine affectation, qui se trouve
oujours dans le passage de la pédanterie à l'air et au
on du monde. M. deFontenelle,presquecontemporain
le ces gens-là, mêla la finesse de Voiture, un peu de son
ffectation, avec plus de connaissances et de lumières,
t plus de philosophie. On ne connaissait point encore
Ime de Sévigné. Mes Lettres Persanes apprirent à
lire des romans en lettres. »
Nous voudrions nous arrêter après celle citation du
laître; mais il nous reste à accomplir un devoir, à
,- f,~r
182 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
remercier les personnes qui nous ont aidé dans notre
travail par leurs encouragements, leurs conseils, leurs
prêts de manuscrits ou de livres.
Et d'abord, nous rappellerons de nouveau que
M. Henri Doniol, de l'Institut, a eu l'idée decettepubli
cation, et que la famille de Montesquieu nous en a
fourni les éléments essentiels, tirés des archives de La
Brède.
Nous exprimerons ensuite toute notre gratitude à
M. Casimir Barbier de Meynard, membre derAcadémie
des Inscriptions et Belles-Lettres, à M. Raymonil
Céleste, conservateur de la Bibliothèque de la ville de
Bordeaux, et à M. Paul Bonnefon, bibliothécaire à
l'Arsenal, à Paris, pour les indications si diverses qu'ils
nous ont fournies généreusement.
M. le baron de Montesquieu, M. Louis de Bordes de
Fortage et M. Ernest Labadie nous permettront, ainsi
que M. Reinhold Dezeimeris, notre vieil ami etconfrère.
de reconnaître publiquement l'obligeance avec laquelle
ils nous ont confié leurs exemplaires les plus précieuî
des Lettres Persanes^ obligeance bien méritoire de laparl
de bibliophiles.
Enfin, nous serions coupable si nous passions sous
silence le concours que nous avons obtenu à l'Impri-
merie nationale. Les typographes de tout ordre sont
comme les collaborateurs suprêmes d'ua auteur ou
d'un éditeur quelconque. Mais, pour venir les derniers
leurs avis n'en sont pas moins utiles, indispensable?
dans bien des cas.
r^t-^yr; ^^ --^T-^^r^ \-^-'
II
PRÉFACE AUX « CONSIDÉRATIONS
SUR LES CAUSES
DE LA GRANDEUR DES ROMAINS »^
En tête du volume réservé aux Lettres Persanes^ nous
avons exposé dans quelles circonstances nous fûmes
chargé, en 1893, de publier à nouveau les deux chefs-
d'œuvre littéraires de Montesquieu. M. Doniol, alors
directeur de Tlmprimerie nationale, eut Tidée d'y faire
composer, pour l'Exposition de 1900, une édition des
Lettres Persanes et des Considérations sur les Causes de la
Grandeur des Romains, revue et annotée d'après les
papiers que l'auteur aurait pu laisser en mourant, et
qui existeraient encore dans les archives de La Brède.
La famille de Montesquieu se prêta gracieusement à
l'exécution du projet et consentit à communiquer tous
les documents qu'elle avait en sa possession. M. le
garde des sceaux Léon Bourgeois approuva l'entreprise
par une décision officielle. Nous eûmes l'honneur
d'être choisi pour diriger le travail.
1. Celle préface a été rédigée pour Tédilion des Considérations
publiée par l'Imprimerie nalionale, en vue de TExposition de 1900,
sous le litre de « Montesquieu, Considérations sur les Causes de
la Grandeur des Romains et de leur Décadence, édition revue et
annotée d'après les manuscrits du Château de La Brède..., par
M. H. Barckhâusen.... — Paris, Imprimerie nationale, 1900 » (1 vol.
in-folio).
184 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
I
L'intérêt que présentent les archives de La Brèdeà
l'égard des Considérations sur les Causes de la Grandeur
des Bomains el de leur Décadence diffère complètement
de celui qu'elles offrent par rapport aux Lettres Per-
sanes,
Pour le premier chef-d'œuvre de Montesquieu, elles
font connaître la forme définitive que l'auteur avait
entendu lui donner. Sans elles, on ignorerait encore
quelles lettres il avait, en dernier lieu, voulu com
prendre dans le recueil, et à quel texte de ces lettres il
s'était arrêté sans retour. La mort, en effet, l'avait
empêché de publier lui-même l'édition ne varieturqfil
avait très soigneusement préparée en 1754.
Au contraire, quant aux Considérations^ dès 1748,
c'est-à-dire treize à quatorze ans après l'apparition du
livre, il en fit paraître une « nouvelle édition, revue,
corrigée et augmentée ' ». Or, rien de ses papiers inédits
ne permet de croire qu'il ait eu plus tard l'intention
d'introduire dans l'ouvrage des modificatioas plus ou
moins sérieuses. Les variantes que l'on trouve dans les
textes* imprimés après son décès semblent être abso-
lument arbitraires et malencontreuse's le plus souvent
Loiiji d'avoir à proposer ici des leçons inconnues,
nou« n'aurons qu'à défendre le texte de 1748 contre les
corrections inintelligentes dont il a été l'objet.
On n'en trouve pas moins dans les archives de La
1 . Considérations sur les Causes de la Grandeur des Romains
et de leur Décadence^ nouvelle édition, revue, corrigée et aug-
mentée par l'auteur... — A Paris, chez Guillyn..., 1748.
H^iT»
CONSIDERATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 185
Brède des indications d'une haute importance pour les
éditeurs du livre que Montesquieu appelait familière-
ment Mes Romains,
Ce sont, tout d'abord, des renseignements de détail
sur la genèse d*un grand nombre des idées qu'on y ren-
contre; et sur les changements que le texte a subis ou
faillit subir.
Mais les documents que nous avons en main oiit
surtout le mérite de nous édifier sur le dessein que se
proposait l'auteur en rédigeant son œuvre. L'assertion
paraîtra sans doute paradoxale. Nous oserons dire,
cependant, que la plupart des nombreux critiques de
Montesquieu, en appréciant ses Considérations, ont
méconnu Tobjet même de ce traité classique.
C'est là un des points, et le plus curieux peut-être,
que nous espérons établir au moyen des divers ma
nuscrits dont nous allons maintenant donner une idée
sommaire, avant d'en tirer les notions nouvelles qu'on
en peut induire.
II
Parmi les manuscrits que l'on conserve à La Brède,
il en est un seul qui se rapporte exclusivement aux
Considérations sur la Grandeur des Romains,
Montesquieu possédait une série de registres où il
avait Thabitude de consigner la plupart des faits et des
idées qu'il pensait utiliser tôt ou tard dans ses écrits.
Sur l'un d'eux, qui subsiste encore, sont notés les
changements qu'il se proposa de faire subir à son
deuxième chef-d'œuvre, aussitôt après la publication
du livre. C'est à cette époque, du moins, que remonte,
^■>> -'- - ■-'
186 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
selon nous, le travail de revision dont le texte nousesl
heureusement parvenu. On y trouve, en effet, le
brouillon de Y Errata annexé au troisième état de
l'édition princeps*. De plus, quelques-unes des addi-
tions qui y sont indiquées trahissent, par une vivacité
de ton très exceptionnelle, la première surprise d'un
auteur qui se voit mal compris et mal apprécié parla
critique *.
Le registre que nous mentionnons a 4 centimètres
d'épaisseur sur 24 de hauteur et 18 de largeur. Il était
à l'origine (sans parler de deux gardes aux couleurs
voyantes) composé de deux cent trente-deux feuillets
de papier blanc. De ces feuillets, il en a été coupé cinq
et mutilé trois. Une reliure solide, en veau fauve,
protège le volume. Le dos est orné de dorures, mais
n'a pas de titres.
Sur la l""* page, une main moderne a écrit quelques
lignes au crayon. Le travail de Montesquieu ne com
mence qu'au 2*^ feuillet et s'arrête au recto du 87*. Les
385 pages qui suivent sont restées en blanc.
En tête de la 3'^ page, on lit ces huit mots : Dïmm
Corrections de mes (( Considérations sur les Romains w.
Puis vient immédiatement l'indication de changements
à faire à la page 45 de l'édition princeps. Les corrw
tions qui se rapportent au commencement de l'ouvrage
sont insérées plus loin. C'est au recto du 4' feuillet,
par exemple, qu'on rencontre deux remarques visant,
l'une, la page 21, l'autre, la page 3, et, entre les deux,
un vers et une moitié de vers d'Horace destinés à
1. Diverses Collections de mes « Considérations sur les Romaini'^
p. 43 et 44.
2. Diverses Corrections, p. 3 et 37, où l'on trouve deux fois 1»
môme citation d'Horace.
S
\
■ ^-
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 487
servir d'épigraphe aux éditions ultérieures des Consi-
dérations, L'auteur a noté visiblement ses observations
critiques à mesure qu'elles lui venaient à l'esprit.
Aussi, la dernière n*a-t-elle trait qu'à la page 128,
alors que le texte du livre n'en compte pas moins de
227, et que les 149 pages de la fin ont été revues et
amendées avec autant de sollicitude que les précédentes.
Tout le travail est écrit de la main de Montesquieu,
sauf un long morceau, un chapitre additionnel, inséré
par un copiste au 37*^ feuillet et aux deux suivants.
C'est encore Montesquieu lui-même qui a dû rayer
presque toutes les corrections de notre registre, après
les avoir utilisées plus ou moins dans l'édition de 1748,
et qui a marqué celles qu'il adopta, au moins provisoi-
rement, en inscrivant Mis en marge. Ces annotations
sont, d'ailleurs, quelquefois trompeuses. On aurait
tort d'en conclure que tous les changements qu'elles
visent aient passé effectivement dans le texte définitif
de l'œuvre.
Nous n'insisterons pas davantage ici sur le seul
manuscrit de La Brède qui n'ait trait qu'aux Considé-
rations sur la Grandeur des Romains^ ainsi que nous
l'avons dit plus haut.
Moins intéressant pour nous en est un autre dont le
titre semble nous promettre bien plus qu'il ne donne.
Il est formé de deux cahiers de papier non cousus. Sur
la première page, on lit : Remarques sur dès (sic) cer-
taines Objections que ma faites un Homme qui m'a
traduit « Mes Romains » en Angleterre.
A part cinq ou six lignes qui sont autographes, le
manuscrit est de la main d'un secrétaire, et d'un secré-
taire des plus ignorants, auquel Montesquieu a dicté
les Remarques,'
-»
188 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Elles sont, d ailleurs, presque toutes relatives à
V Esprit des Lois. Une seule a pour objet l'examen d'un
. passage des Considérations,
Des renseignements d'une tout autre importance
nous sont fournis par les trois registres que Montes-
quieu désignait sous le titre de Mes Pensées,
Ils nous apprennent que le Président enchâssa dans
ses Romains des réflexions qu'il avait faites et formulées
bien avant de travailler à ce livre; qu'en revanche il
en retrancha des fragments nombreux qu'il y avait
destinés tout d'abord; et qu'il sacrifia même, à l'occa-
sion, plus d'un morceau achevé pour n'en conserver
qu'une ou deux lignes, en artiste qui sait subordonner
les détails à l'ensemble de son œuvre.
C'est aussi dans les Pensées (manuscrites), an
IP tome, qu'on rencontre, outre une liste de change
ments à faire aux Considérations \ l'épigraphe qœ
l'auteur choisit en dernier lieu pour cet ouvrage Sel
qu'il eut bien tort de ne point imprimer en tête da
volume, dont elle révèle si nettement ridée-mère,
comme nous le montrerons plus loin.
Nous devons signaler enfin les notes elles mémoires
qui se réfèrent aux pérégrinations de Montesquiea
hors de France. Ils ont été récemment publiés sous le
titre général de Voyages ^ Grâce à eux, on peut décou-
vrir l'origine d'un certain nombre de remarques que
l'on trouve dans la Grandeur des Romains, et que l'on
est presque étonné d'y voir. Tels sont les passages sur
les destinées éventuelles de Berne, sur la misère
1. Pensées, t. II, P 235.
2. Id., t. II, f 230 w\
3. Voyages de Montesquieu^ publiés par M. le baron Albert de
Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1894-1895).
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS» 189
Lazzaroni et sur les mines du Hartz *. En les rédigeant,
l'auteur ne faisait que se souvenir d'incidents qui
l'avaient frappé pendant son séjour en Italie et en
Allemagne^.
III
SU est très probable que les Lettres Persanes furent
publiées d'abord en Hollande', le fait ne saurait être
douteux pour les Considérations sur la Grandeur des
Romains. Nous avons à cet égard le témoignage expli-
cite du père Castel, qui corrigea les épreuves de
l'ouvrage *. Le conseiller littéraire ou plutôt théologique
de Montesquieu nous apprend, en outre, que le comte
Van Hoey, ambassadeur des Pays-Bas en France,
servit d'intermédiaire entre l'auteur et l'imprimeur dé
l'édition prindeps.
Cette édition est sûrement celle dont le titre porte
la mention : « A Amsterdam, chez Jaques (sic) Des-
bordCs, 1734 ». Il n'y en a point qui n'ait unedateplus
récente. Nous la connaissons, d'ailleurs, en trois états
dont le second et le dernier se distinguent du premier
par des variantes qui ont passé dans le texte de toutes
les autres éditions connues.
Quelques-uns de ces changements furent imposés
[)ar la censure. Mais beaucoup d'entre eux sont des
i. C. R,, 9 (15), 14 (13), et 17 (10, note).
2. F., t I, p. 187, et t. il, p. 20 et 215, etc.
3. Voyez V Avant-Propos de notre édition des Lettres Persanes,
p. V, X et XIII.
4. VHomme moral opposé à VHomme physique de Monsieur R,„
roulouse> 1756), p. 101.
f90 DBS OEUVRES DE MONTESQUIEU.
corrections faites librement parTauteur, qui ne devait
point s en tenir à cette revision-là. L'histoire des
ConsidrrationSy comme celle des Lettres Persanes.
montre le soin, la passion, la conscience admirables,
avec lesquels Montesquieu amendait ses œuvres.
Le tirapfe de Tédition princeps était à peine achevé
sans doute, lorsqu'on en remplaça six ou sept feuillets.
pour faire disparaître des fautes typographiques ou
des expressions moins heureuses. Quelques exemplaires
seulement ne subirent point cette modification. Pour
les reconnaître, on n'a qu'à voir, au haut de la page 5, si
Ton y trouve, dans une phrase sur Tarquin le Superbe,
la leçon originale : « son nom a servi de topique à tom
les orateurs », au lieu de : « son nom na échappée
aucun des orateurs ».
Mais les corrections purement grammaticales ou
littéraires laissaient subsister les passages qu'à Paris
la censure estimait scandaleux au point de vue moral
ou politique. Pour que l'ouvrage pût entrer en France,
il fallut y insérer de nouveaux cartons. C'est alors
qu'on supprima un éloge du suicide et deux apprécia-
tions peu flatteuses pour l'Espagne, qui ne se rencon-
trent plus dans le troisième état de Tédition princeps.
Une table d'errata^ visant surtout des détails minu-
tieux, fut du même coup ajoutée au livre.
Quand la Grandeur des Romains eut paru, les critiques
de profession en rendirent compte en France. Mais les
œuvres de Montesquieu sont dés os à moelle qui résis-
tent aux dents impatientes ou creuses. Comment de
simples gazetiers auraient-ils pris le temps et la peine
de comprendre, avant de l'apprécier, l'écrit d'an
auteur qui exprime ses pensées plutôt qu'il ne les
expose? Leur affaire était de gagner (( quelques pièces
I
'^^s^^^'^^-^' ■ '•
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 191
de vingt et quatre sols » ^ De là, bien des jugements
hâtifs, superficiels ou ineptes.
Montesquieu s'en émut très vivement, même plus
qu'il n'aurait dû. Susceptible, comme tout artiste, il se
promit de mettre en tête de son ouyrage une épigraphe
vengeresse et rinscrivit sur le registre des Corrections ^,
Mais, en sage qu'il était, il Ty laissa, quand les éditions
nouvelles parurent. Sa rancune était apaisée. Le succès
du livre auprès du public compétent l'avait, d'ailleurs,
consolé des injustices de la critique.
Noué serions disposé à croire que ce fut à propos des
Cmsidérations qu'il consigna, au tome II, folio 16, de
ses Pensées (manuscrites), la réflexion suivante :
« Le succès de ce livre a pleinement rempli mon
ambition, puisque toutes les critiques que l'on a faites,
après un mois de vie ou d'engourdissement, -sont ense-
velies dans la nuit éternelle du Mercure^ avec les
énigmes et les relations des gazetiers :
Hoc ndserde plebi stabat commune sepulchrum. »
Mais l'auteur des Considérations était trop modeste
pour se croire infaillible. Tout en s'irritant des censures
niaises ou perfides, il savait .écouter docilement les
objections sérieuses. On sait que lui-même épluchait
passionnément ses ouvrages.
Il se mit donc à revoir, ligne par ligne, le volume
qu'il venait de publier et nota, sur le registre que nous
\. Pensées, t. UI, P 342.
2. Diverses Corrections, p. 3. Cette épigraphe se composait d'un
rers et d'un demi- vers empruntés à la 10' satire du i^"" livre des
'Satires d'Horace :
Men' moveat cimex Pantiîius ? aut cruc.ier quod
Véllîcet absentent ?
jtS^*.'
192 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
décrivions tout à l'heure, les corrections qu'il comptait
introduire dans les réimpressions prochaines de la
Grandeur des Romains, Ce premier travail lui servit
plus tard, lorsqu'il prépara l'édition de 1748. Toutefois
un certain nombre des amendements qu'il se propo
sait de faire en 1734 ou 1735 ne furent pas retenus
dans le texte définitif du livre.
Parmi ces changements qu'il ne réalisa point, les
plus curieux sont relatifs à la coupe et au nombre des
chapitres. Ils devaient résulter d'un remaniement de
quelques parties des Considérations. Montesquieu
songea, en effet, à fondre dans ce traité, plus ou moins
complètement, les paragraphes i, ii, m, iv, vi, vu, vm,
et XIII de l'opuscule qu'il avait rédigé naguère sur la
Monarchie universelle en Europe^. Il eût, de la sorte,
accentué le sens politique de son œuvre. Mais il en
eût, en revanche, compromis l'unité et le caractère si
original.
Du reste, pendant treize à quatorze ans, il laissa
publier des éditions successives de ses Romains abso-
lument conformes à l'édition princeps en son troisième
état. Sa pensée était ailleurs. Il avait entrepris et vou-
lait terminer V Esprit des Lois, où il comptait présenter
le tableau de ses idées politiques et sociales.
Ce ne fut que lorsqu'il eût achevé ce monument de
son génie qu'il se remît aux Considérations, pour a
arrêter sans retour le fond et la forme.
L'édition de 1748, fruit de cette revision suprême, se
distingue des précédentes par des corrections de style
et surtout par des rectifications, qui visent les idées
1. Deux Opuscules de Montesquieu, j)ubliés par le baron d^
Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1891), p. 11.
CONSIDÉRATIONS SUR Lk GRANDEUR DES ROMAINS. 193
comme les faits. Un certain nombre de notes y sont
reportées dans le corps du texte, dont plusieurs alinéas
sont également transposés. On y relève en quelques
endroits des références additionnelles et môme des
développements nouveaux.
Ces divers remaniements ont eu pour effet d'allonger
l'ouvrage de vingt et une pages, sans compter ï Index,
qu'on y adjoignit alors, pour la commodité des lec-
teur^.
L'édition ainsi « revue, corrigée et augmentée )) fut
reproduite à plusieurs reprises, presque lettre pour
lettre, du vivant de Montesquieu, notamment à Lau-
sanne, en 1749, et à Edimbourg, en 1751. Elle servit
aussi de modèle pour la réimpression qui parut avec
la mention : « A Paris, chez Guillyn..., 1755 j). Mais, à
la même date et dans la même ville, fut publiée, chez
Siméon-Prosper Hardy, une autre édition qui diffère
asez de celle de 1748.
Nous ne saurions qu'approuver les corrections de
fautes d'orthographe qu'on y a faites: mais les autres
changements nous paraissent discutables et purement
arbitraires. A quoi bon modifier la rédaction de cer-
:ains passages qu'on ne rend pas meilleurs, loin de là?
De quel droit reprend on le texte de l'édition princeps,
|uand Tauteur a cru devoir l'amender? Pourquoi
ijouter au chapitre xiii une note empruntée au registre
les Corrections ^] mais non insérée par Montesquieu
lans l'édition de 1748? Toutes ces variantes sentent
urieusement « la témérité des libraires - », spéculant
iur le goût ou sur la curiosité du public.
1. Diverses Congédions., p. 21.
2. Voyez V Avant-Propos de notre édition dés Lettres Persanes,
\. XIV.
13
194 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
11 en est surtout ainsi pour Tidée de rétablir dans ie
chapitre xi l'apologie du suicide. Rien ne me semble
moins conforme aux intentions dernières du Président.
Ne s'était-il pas récemment, en 1734^ prononcé contre
le meurtre de soi-même dans une lettre nouvelle, inter-
calée par lui dans le recueil des Lettres Persanes ^1
IV
Il est très fâcheux pour un grand nombre de critiques
qu'ils ne sachent pas lire. A cet égard, ils ressembleDt
à Voltaire. N'a-t-on pas reproché au trop spirituel
écrivain de refaire les livres qu'il devait juger, et puis
de juger des livres qu'il avait fait lui-même ^?
Montesquieu a publié un yolume sous le titre de
Considérations sur les Causes de la Grandeur rfw
Romains et de leur Décadence, Presque tous les critiques
ont traduit : Histoire philosophique de Rome. Ensuite,
ils ont comparé cette Histoire aux ouvrages soi-disant
semblables ; ils se sont étonnés de n'y trouver rien sur
tel événement ou sur telle institution; et même ils ont
déclaré qu'ils ne saisissaient point l'ordre, la succession
des chapitres. Ils paraissent ne s'être point douté
qu'ils étaient en présence d'une œuvre originale par la
forme comme par le fond, politique autant qu'histo-
rique, ne rentrant dans aucun genre classiquement
défini, non plus (soit dit en passant) que les Letittt
Persanes^ qui sont autre chose qu'un simple roman, ou
que V Esprit des Lois, qui n'est point un traité de juris-
1. C'est la 77* Lettre Persane.
2i Lettre de Montesquieu à l'abbé de Gurnsco, du 8 août 1152»
V
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 195
)rudence ordinaire. Quelque net et explicite que fût le
itre du livre, ils n'ont pas su éviter une assimilation
nexacte.
En revanche, ils se sont complu à dresser la liste
les auteurs anciens et modernes, connus ou inconnus,
lont Montesquieu pourrait bien s'être inspiré. — N'a
)as qui veut des idées personnelles! — Toutefois, et
)ien qu'ils se soient appliqués à cette recherche ardue,
lous croyons qu'ils n'ont point relevé le nom de Flavio
Wondi. L'omission est regrettable. Hâtons-nous de
'évéler que les traités de cet illustre érudit du xv« siècle
îgurent sur le catalogue de la Bibliothèque de La
Brède*. Or, l'un d'eux est relatif à la grandeur, un
mtre, à la décadence de Rome. Aurait-il suffi, par
lasard, de souder ces deux traités pour composer, sauf
'etouches, le second chef-d'œuvre de Montesquieu?
Mais, parmi ses inspirateurs prétendus, il en est un
luquel on a attribué sur lui une influence plus que
ontestable. C'est Bossuet. Peu s'en faut que certains
diteurs de la Grandeur des Romains ne représentent
et ouvrage comm&une sorte d'amplification de quelques
hapitres du Discours sur VHistoire universelle. Prenez
îs deux livres, et lisez-les avec soin! Vous verrez
u'ils ne s'accordent que sur les points oùilestimpos-
ble de ne pas avoir le même avis : les vertus militaires
1. Dans le Catalogue de la Bibliothèque de La Brède, à la
ge 471, on lit : « Blondi (Flavii). De Roma triumpkanle Libri
tem; IXomse instauratse Libri 1res; De Origine ac Gestis Vene-
Libet^; Ilalia illustrata inRegiones seu Provincias divisaxMii;
riarum ab inclina to bnperio Rom. Décades très. {Basileœ,
en, 1559.) — Fol., 1 vol. » Le dernier traité est également
dans le registre que Montesquieu appelait son Spicileginm
5 v°). C'est lui, du moins, qui semble y être désigné ainsi
tavius BUndus (De la Décadence de V Empire romain) »;
1
<" • ^
196 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
des légions ou la sagesse politique du Sénat, par
exemple. Sur les questions douteuses et graves, ils se
contredisent constamment et si bien, parfois; que telle
phrase des Considérations semble viser tel passage du
Discours, pour le réfuter. S'agît-il de remonter à la
cause de la décadence de Rome? Bossuet la voit «dacs
la jalousie perpétuelle... des Plébéiens contre les Patri
ciens » *. A quoi Montesquieu répond : « On n'entend
parler dans les auteurs que des divisions qui perdirent
Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions y étaient
nécessaires, qu*elles y avaient toujours été, et qu'elles
y devaient toujours être ^ ». Le dissentiment des deni
auteurs n'est pas moindre lorsqu'ils apprécient les
effets de la conquête romaine : Tun assure que « les
Romains rendaient meilleurs tous les pays qu'il>
prenaient ))^; l'autre estime que leur domination fut
« fatale à l'Univers » *. Ces citations, qu'il serait facile
de multiplier, montrent dans quelle mesure le Président
s'est inspiré de TEvêque de Meaux.
Il serait puéril de prétendre que l'auteur de Tfsp'T'
des Lois n'ait rien appris de personne. Lui-même aimait
à citer ses sources de faits et d'idées. Nous trouvons, aa
contraire, une preuve de son génie dans le fruit qu'il
tirait de ses lectures. Il est très possible que telles
lignes assez insignifiantes de Platon ou de Machiavel
ait fait naître dans son esprit certaines de ses théories
les plus célèbres. Seulement, quand le philosopha
d'Athènes ou le publiciste de Florence écrivaient te
passages du Traité des Lois ou des Discours sur TUf-
1. Discoîtrs sur l'Histoire universelle, HP partie, chap. vi.
2. C. R., 9 (10).
3. Discours, III* partie, chap. 6.
4. C. R., i (34).
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 197
Live auxquels nous faisons allusion, eux-mêmes ne se
doutaient guère des vérités fécondes qu'un autre pen-
seur saurait découvrir dans des phrases banales à
leurs propres yeux.
C'est par sa puissance de généralisation surtout que
Montesquieu fut créateur ou, pour mieux dire, inven-
teur : une étincelle du^ dehors faisait jaillir en lui une
flamme éclatante.
Nous ne serions point surpris que quelques mots de
ce Florus dont il goûtait tant le petit livre ne fussent
comme le germe des Considérations. Dans VEpitome,
ou trouve : Ac nescio an satins fuent populo romano
Sicilia et Africa cqntento fuisse, aut his etiam ipsis
parcere, dominanti in Italia sua, quant eo magnitudinis
crescere ut viribus suis conficeretur *. Ne serait-ce pas
en lisant celte observation, si conforme à ses principes,
sur les extensions des Etats, que Montesquieu projeta
de mettre en lumière la folie des vastes conquêtes, par
l'exemple du peuple conquérant entre tous?
Déjà Machiavel avait dit que les agrandissements de
territoires étaient une cause de ruine plutôt que de
grandeur pour les républiques mal organisées^. Mais
il avait ajouté qu'il en était autrement pour les états
qui sauraient suivre les principes des Romains. En
démontrant le contraire, Montesquieu s'attaquait donc
à «ce grand homme ^ », dont il admirait profondément
le génie. Quoiqu'il se fut pénétré de ses œuvres, il
combattait ses doctrines lorsqu'elles lui paraissaient
iangereuses. Avant de s'en prendre à une théorie parti-
îuiière des Discours sur Tiie-Live, il avait composé une
{. Juin Flori Epilomœ... (Leipsick, B.-G. Teubner, 1879), p. 6i.
2. Discours sur les Décades de Tite-Live, II, 19.
3. E. L., VI, 5 (1).
498 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
réfutation d'ensemble, bien qu'indirecte, de ce livre du
Prince, où Machiavel à idéalisé la figure de César
Borgia*.
A répoque où il se mit à rédiger les Considératiom, le
problème des conquêtes le préoccupait depuis quelque
temps, il venait sans doute d'achever et de faire
imprimer ses Réflexions sur la Monarchie universelle^
dont il supprima l'édition lui-même. Or, voici en quels
termes cet opuscule débute :
(( C'est une question qu'on peut faire si, dans l'étal
où est actuellement l'Europe, il peut arriver qu'un
peuple y ait, comme les Romains, une supériorité cous
tante sur les autres. »
Réflexions et Considérations furent inspirées par un
même sentiment : la haine des grandes extensions
territoriales. Il est donc tout naturel que Montesquieu
ait eu, un instant, l'idée de fondre, en partie, son étude
sur la Monarchie universelle dans son traité sur la
Grandeur des Romains, On relèverait, d'ailleurs, plus
d'une ressemblance de détail entre les deux ouvrages.
Mais il nous faut démontrer ce que nous venons
d'admettre par avance dans les pages précédentes : que
les Considérations ont pour objet d'établir, par l'histoire
romaine, comment les conquêtes exagérées ont pour
effet de perdre les états qui les font.
Dans le tome II de ses Pensées (manuscrites) ^ Mon-
tesquieu lui-même nous révèle son dessein. Ily donne,
une liste des épigraphes qu'il avait choisies pour ses
1. On trouvera ce qu'il reste de cette réfutation dans les
Pensées et Fragments inédits de MontesquieUy publiés par M. l«
baron Gaston de Montesquieu (Bordeaux, G. Gounouilhou, 1899),
t. I, pp. 417 et suiv.
2. Pensées, t. II, T 230 v°.
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 199
œuvres principales. Celle de la Décadence des Romains
[sk) est le commencement d'un vers pris à un auteur
du iv*^ siècle. Après avoir dit, dans son poème contre
Rufin :
Tolluntur in altum,
Claudien avait ajouté :
Ut lapsu graviore ruant !
Imprimés en tête des Considérations^ ces quatre mots
en résumaient la morale.
La réflexion lugubre. qu'ils e^xpriment est tellement
la pensée essentielle du livre qu'on l'y trouve déve-
loppée magnifiquement dans un alinéa qui est comme
la clé de voûte de Toeuvre entière. Les critiques avisés
ont été frappés par l'ampleur de ce morceau*. Mon-
tesquieu lui-naéme en a indiqué l'importance. « C'est
ici, dit-il, qu'il faut se donner le spectacle des choses
humaines ^ )). Puis il continue : (( Qu'on voie dans
l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de
sang répandu, tant dépeuples détruits, tant de grandes
actions, tant de triomphes, tant de politique,, de
sagesse, de prudence, de constance, de courage; ce
projet d'envahir tout si bien formé, si bien soutenu,
si bien fini; à quoi aboutit-il, qu'à assouvir le bonheur
de cinq ou six monstres? Quoi! ce Sénat n'avait fait
évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans
le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus
indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres
1. Villemain, Tableau de la Littérature au XVIIP siècle (Paris,
Didier, 1855), t. 1, p. 346.
2. C. R., 15 (10).
200 DES OEUVUES DE MONTESQUIEU.
arrêts. On n'élève donc sa puissance que pour la voir
mieux renversée? Les hommes ne travaillent à aug-
menter leur pouvoir que pour le voir tomber contre
eux-mêmes dans de plus heureuses mains? »
Cette explosion est préparée dans les chapitres anté-
rieurs par le retour périodique de la même idée,
exprimée plus discrètement :
« Les puissances établies par le commerce peuvent
subsister longtemps dans leur médiocrité; mais leur
grandeur est de peu de durée » (chapitre iv).
(( Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui com-
mencèrent à changer la fortune de cette guerre »
(chapitre iv).
« L'empire des Perses et celui de Syrie ne furent
jamais si forts que celui des Parthes, qui n'avait
qu'une partie des provinces des deux premiers »
(chapitre v).
(( Il y a de certaines bornes que la Nature a données
aux Etats pour mortifier l'ambition des Hommes»:
témoin l'histoire des Ron>ains, des Parthes et des Turcs
(chapitre v).
(( Ce fut alors que Pompée, dans la rapidité de ses
victoires, acheva le pompeux ouvrage de la grandeur
de Rome : ... le pouvoir n'augmenta pas, et la liberté
publique n'en fut que plus exposée «'(chapitre \ii).
(( Lorsque la domination de Rome était bornée dans
l'Italie, la République pouvait facilement subsister »
(chapitre ix).
« Si la grandeur de l'Empire perdit la République,
la grandeui: de* la Ville ne la perdit pas moins » (cha-
pitre ix).
(( Ce fut uniquement la grandeur de la République
qui fit le mal » (chapitre ix).
JfUJfLMfJJ'X^^ î5*T
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 201
Arrêtons ici ces citations, qui font Teffet de glas
funèbres.
Du reste, même après avoir paraphrasé Thémistiche
de Claudiea, Montesquieu ne cesse point de rappeler
les inconvénients des conquêtes :
« Ainsi, comme la grandeur de la République fut
fatale au gouvernement républicain, la grandeur de
l'Empire le fut à la vie des Empereurs )) (chapitre xv).
« Ainsi, quoique l'Empire ne fût déjà que trop
grand, la division qu'on en fit le ruina » (cha-
pitre XVII ).
« Voici, en un mot^ l'histoire des Romains : ils vain-
quirent tous les peuples par leurs maximes; mais, lors-
qu'ils y furent parvenus, leur République ne put
subsister : il fallut changer de gouvernement; et des
maximes contraires aux premières, employées dans ce
gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur »
(chapitre xviii).
(( Ces conquêtes, qui avaient pour cause non la force
de rEmpke, mais de certaines circonstances particu-
lières, perdirent tout » (chapitre xx). ^
Et notre auteur redoutait les extensions violentes
non moins dans l'ordre spirituel et religieux que dans
l'ordre matériel et civil :
(( Mais ce qui fit le plus de tort à l'état politique du
gouvernement fut le projet qu'il conçut de réduire
tous les hommes à une même opinion sur les matières
de religion, dans des circonstances qui rendaient son
zèle entièrejnent indiscret *. ))
Puis Montesquieu nous expose que l'intolérance de
Justinien affaiblit l'Empire (c du côté par où, quelques
i. C. /?., 20 (3b).
202 DES ŒUVRES DE MONTESQUIED.
règnes après, les Arabes pénétrèrent » pour détruire le
Christianisme.
Lorsqu'on cherche dans les Considérations^ au lieu
d'une Histoire romaine^ qu'elles n'ont jamais été, ni
dû être, une démonstration, parThistoire romaine, de
la vanité des grandes conquêtes, on saisit aisément
Tordre des chapitres, bien que certains critiques n'aient
pas su s'en rendre compte.
Prenons le commencement, qu'on a censuré bien des
fois.
Montesquieu y montre d'abord : que les Romains
étaient voués à « une guerre éternelle et toujours vio-
lente », pour des raisons politiques et économiques
(chapitre i^""); qu'ils (( mirent tout leur esprit » à per-
fectionner l'art de la guerre (chapitre ii) ; et que lear
état social leur permit longtemps d'entretenir de
bonnes et de nombreuses armées (chapitre m).
Dans ces conditions, ils purent vaincre les Gaulois,
Pyrrhus, Garthage, les villes grecques, les rois de Macé-
doine, de Syrie, etc. (chapitres iv et v).
La prudence du Sénat vint, d'ailleurs puissamment
en aide à la bravoure des légions (chapitre vi).
Un seul prince, Mithridate, (( mit en péril » la for-
tune de Rome, mais ne putl'empêcher d'unir « aucorps
de son empire des pays infinis » (chapitre vn).
Avant la conquête de « l'Univers », les divisionsper
pétuelles que provoquèrent les rivalités des Plébéiens,
d'une part, et des Patriciens ou des Nobles, de l'autre-
n'aboutirent, en somme, qu'à la correction des abus,
grâce au patriotisme général des citoyens (chapitre >Tn!.
Ce ne furent pas elles qui perdirent ensuite la Repu-
blique, mais bien la grandeur de l'Etat : retenus pen-
dant des années dans les pays lointains, les soldats
\
.^UKr^ï^-^X^'ltr ' ■
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 203
finirent par ne reconnaître que Tautorité de leurs capi-
taines, dont le pouvoir était conféré à des ambitieux
sans scrupules par une plèbe qui n'était plus romaine
que de nom (chapitre ix).
Ne poursuivons pas davantage cette analyse.
Dans la seconde partie du livre on voit tomber, une
à une, les pierres du (( pompe\ix » édifice que les légions
et le Sénat avaient construit au prix de tant d'efforts
et de constance.
Si Montesquieu déplorait les conquêtes de Rome au
point de vue des vainqueurs, il les condamnait plus
sévèrement encore au point de vue des vaincus. Elles
furent, à son avis (nous Tavons rappelé plus haut)
« fatales à l'Univers ». Dans le tome III de ses Pensées
(manuscrites) se trouve un curieux fragment où il
développe ainsi son opinion :
(( Du superbe Ouvrage des Romains, — Si l'on pouvait
douter des malheurs qu'une grande conquête apporte
après soi, il n'y aurait qu'à lire l'histoire des Romains.
Lés Romains ont tiré le Monde de l'état le plus floris-
sant où il pût être; ils ont détruit les plus beaux éta-
blissements, pour en former un seul, qui ne pouvait se
soutenir; ils ont éteint la liberté de l'Univers et abusé,
ensuite, de la leur, affaibli le Monde entier, comme
usurpateurs et comme dépouillés, comme tyrans et
comme esclaves ».
Bien entendu, les apologistes du régime impérial ne
souscrivent point à cette sentence. Ils se plaisent à
célébrer « la paix romaine » et à glorifier un gouverne-
ment qui dota de routes, d'aqueducs, de basiliques, de
temples et de théâtres, des contrées aujourd'hui plus
1. Pensées, t. III, f° 55.
Laf-j<v-^* -
204 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
OU moins désertes. Mais n'oublions point que la
fameuse paix romaine fut courte et très relative :
même au siècle des Antonîns, les Barbares pénétrèrent
jusqu'à la Piave *, et, à partir du m* siècle, la guerre,
étrangère ou civile, fut, en quelque sorte, permanente.
Quant aux constructions de T Arabie ou de laNumidie,
laissons ingénieurs, architectes et archéologues célé-
brer Tadministration qui les exécuta. Sous elle, l'ItaBe
(sans parler du reste dé TEmpire) fut réduite à un étal
telqu^elle n'eut plus de soldats ni de cultivateurs. Un
esprit politique, comme Tétait Montesquieu, ne saurait
méconnaître que la mission essentielle de l'Autorité
est de conserver la société qu'elle dirige, et non pas de
décorer des paysages. Quand un grand peruple ou grand
système de peuples en arrive à ne pouvoir plus se
défendre ni se nourrir, ses institutions d'ordre privé ou
public sont jugées.
Il nous reste à exposer le plan que nous avons cru
devoir suivre dans cette édition de la Grandeur rf«
Romains.
Nous avons fidèlement reproduit le texte de Tédition
de 1748, dont l'authenticité est certaine. Toutefois,
dans le dernier chapitre, nous avons modifié un renvoi
qui eût été en désaccord avec la pagination de notre
volume. De plus, nous avons modernisé l'orthographe
et la ponctuation et corrigé quelques fautes de gram-
maire évidentes, pour que rien ne gênât et n'arrêtât le
lecteur.
1. En 167 après J.-C, les Marcomans Saccagèrent Oderzo.
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 205
Quant aux passages où Ton peut soupçonner des
erreurs qui intéresseraient le sens des phrases, nous ne
nous sommes point reconnu le droit de les rectifier.
Nous les avons simplement signalés dans nos notes.
On a trop souvent touché à la prose de Montesquieu
parce qu'on ne Tentendait point'. En songeant à
l'audace malheureuse des autres, nous nous sommes
interdit toute témérité. Sans excuse de la part dun
simple légiste, elle nous eût attiré justement le reproche
de suffisance.
Entre autres procédés qui nous semblent condam-
nables, citons la pratique des éditeurs qui ont repris
certaines leçons de l'édition princeps corrigées dans
fédition de 1748, et cela même lorsqu'elles sont moins
satisfaisantes que les nouvelles. Ainsi, au chapitre xi,
c'est bien r administration, non Vadmiration du peuple 2,
et, au chapitre xxiii, c'est des choses, non des causes ^,
qu'il faut lire. Dans le premier passage, il s'agit du
gouvernement de Rome, désigné également par le mot
d'administration dans un endroit du chapitre xix *, et,
dans le second passage, il est plus correct de mettre
que l'Empire était soutenu par des choses que par des
causes particulières : car une cause ne soutient point.
On ne saurait trop se défier de la manie de corriger
les grands écrivains, en substituant des locutions
inexactes ou plates à des expressions qui étonnent un
peu au premier abord.
i. Ainsi presque tous les éditeufs modernes des Considérations
ont substitué Orient à Occident, dans le 14' alinéa du chap. xxiii,
parce qu'ils n'ont pas compris qu'il s'agissait de l'Occident de
l'Empire de Byzance.
2. G. i{., 11 (15).
3. C. B., 23 (9).
4. C, R., 19 (20) : « Cette division dans l'administration... »,
c'est-à-dire de l'Empire.
J
206 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Dans V Appendice dont nous avons fait suivre le
texte des Comidérations, nous avons recueilli tous les
fragments que nous ont fournis les archives de
La Brède, et que l'auteur s'était proposé de mettre dans
son ouvrage alors qu'il le rédigeait, ou quand il le revit
plus tard. Bien entendu, ces morceaux présentent un
intérêt inégal. Les plus curieux sont les chapitres addi
tionnels, où sept ou huit paragraphes de la Monarchk
universelle en Europe -à&wdXQni être reproduits ou
refondus.
D'autres extraits des mêmes manuscrits ont été
insérés dans les Notes et Variantes de ce volume. Les
uns sont empruntés au registre des Corrections, dont
nous avons donné le texte intégral, mais en rangeant
les divers articles (sauf pour les chapitres additionnels
dont il vient d'être question) dans l'ordre des pages
auxquelles les corrections se rapportent. Les autres
sont pris dans les trois tomes des Pensées : ce sont des
réflexions politiques ou historiques, ayant trait am
matières dont il est parlé dans la Grandeur è^
Romains, et semblant même, en partie (bien que rien
n'en avertisse), être une rédaction première de certains
alinéas de ce livre.
On peut dire des notes dont nous venons d'indiquer
l'origine, que Montesquieu s'y commente lui-même.
Il en est autrement de celles où nous nous sommes
efforcé de spécifier les faits et les personnes visés ou
nommés dans la Grandeur des Romains. L'auteur
comptait beaucoup trop sur la science historique de
ses lecteurs. Dans sa modestie, il la supposait égale à
la sienne.
Pour cette partie de notre travail, nous nous sommes
aidé principalement de Tédition des Considérations
i^^ÊÊ
CONSIDÉRATIONS SUR LA GRANDEUR DES ROMAINS. 207
publiée, en 1896, par M- Camille Julliaa'; de la Chro-
nologie' df, 'l'Empire romain, par M. Georges Goyau';
et de la Chronographie byzantine, par M. Edouard
deMuralt^
Quant aux variantes, nous avons relevé avec le plus
grand soin celles de l'édition princeps en ses trois états.
Nous donnons aussi quelques leçons curieuses de
l'édition publiée à Edimbourg, en 1731. Enfin, nous
avons cru devoir signaler les changements plus ou
moins arbitraires, mais adoptés par la plupart des édi-
teurs modernes, qui distinguent les éditions parues, en
1735, chez Hardy, et, en 1738, chez Arkstée et Merkus '.
Pour abréger, nous avons désigné, dans les Notes et
Variantes, par une lettre spéciale chacune des éditions
011 chacun des tirtfges que nous avons conférés : A
signifie édition princeps, i"" état; A', édition princel)s,
2* état; A", édition princeps, 3° état; B, édition
de 1748; C, édition de 1751 ; D, édition de 1733; et E,
édition de 1758.
Avant la 7'able des Matières, on trouvera un Index
nouveau, plus complet que celui qu'on réimprime tra-
ditionnellement depuis un siècle et demi.
Quant à l'illustration du volume, elle ne consiste que
dans la reproduction du frontispice allégorique dessiné
par Eisen pour l'édition de 1748, On y voit, au premier
ï. Chronologie de l'Empire roaiain... par Georges Goiau (Paris,
::. Klincksieck, 1891).
3. Essai de Chronologie byzantine..., de 395 à 1D57, et... de lOal
' 1433, par Edouard de Murall, 2 vot. in-S", en 3 tomes (Saint-
'étersbourg, Eggers et G", 1855-1871).
i. Dana l'édition des Œuvres de Monsieur de Montesquieu
imslerdam et Leipsick, Arkstée et Merkus, 1758), t. III, p. 34'Ji
-•-rrr-^i-Tr
208 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
plan, Rome trônant dans sa gloire, avec une aigle
plantée fièrement derrière elle. Mais, au fond, on
l'aperçoit au milieu de ruines, consternée à son tour
et pleurant sur les débris d'une aigle rompue.
Il manquerait quelque chose à cet Avant-Prom, si
nous n'exprimions pas notre gratitude à M. Henri
Doniol et à la famille de Montesquieu, qui nous ont
fourni l'occasion et les moyens de faire cette édition
nouvelle des Considérations,
Nous avons à remercier aussi M. Henri Monnier,
professeur à la Faculté de Droit, et M. Raymond Céleste,
conservateur de la Bibliothèque de la ville de Bordeaux,
pour les très précieux renseignements dont nous leur ;
sommes redevable.
Enfin, nous n'oublierons pas de dire combien nous
sommes obligé à M. le baron de Montesquieu, à
M. Ernest Labadie et à M. Reinhold Dezeimeris, de
nous avoir confié leurs plus rares éditions de la Gf^^^'
deur des Romains,
•Ce n'est pas tout.
Au moment de {^rendre congé de l'Imprimerie natio-
nale, nous tenons à nous louer encore une fois, publi-
quement, du concours si courtois que nous y avons
trouvé, sous la direction de M. Arthur Christian, comme
sous celle de son prédécesseur.
[
III
PRÉFACE A L*« ESPRIT DES LOIS >* i.
La stabilité du Monde moral,
comme celle du Monde phy-
sique, tient au . mouvement qui
l'anime.
Les archives du Château de La Brède ne renferment
pas seulement les manuscrits récemment publiés par
la Société des Bibliophiles de Guyenne, sous les titres
de Mélanges, de Voyages ou de Pensées et Fragments
inédits de Montesquieu. Il s'y trouve aussi de précieux
documents relatifs aux ouvrages les plus connus de
l'auteur. C'est eux qui nous ont permis de préparer
pour l'Imprimerie nationale les éditions nouvelles des
Lettres Persanes et des Considérations sur la Grandeur
des Romaitis qui ont figuré à l'Exposition de 1900.
U Esprit des Lois pourrait être l'objet d'un travail
analogue,, mais plus long et plus difficile, si quelque
imprimeur généreux consentait à faire les frais d'une
entreprise pour le moins désintéressée.
Ici, nous nous bornerons à mettre en lumière ce que
les papiers de La Brède, gracieusement mis à notre dis-
1. Cette préface a été rédigée pour l'opuscule que nous avons
publié sous le titre de « Montesquieu, V « Esprit des Lois » et les
Archives de La Brède, par H. Barckhausen. Bordeaux, A. Michel
et A. Forgeot, 1904 » (1 vol. in-4° de 121 pages).
14
iafc^.
aJ^it
* 7
[
210 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
position par la famille de Montesquieu, nous appren
nent d'intéressant sur la préparation et sur la compo-
sition de l'œuvre capitale du Maître. Jamais grand
penseur et grand écrivain n'apporta plus de scrupules
dans la recherche du vrai, ni plus de soins dans lexpo
* sition des idées qu'il dégageait de cette recherche. Pour
s'en rendre compte, il faudrait avoir, comme nous,
examiné, page par page et à plusieurs reprises, une
première rédaction de VEsprit des Lois, incomplète,
mais bien instructive, que Ton a conservée heureu-
seme^it, ainsi que la minute de divers chapitres que
l'auteur a finalement exclus de son chef-d œuvre : le
plus grand livre d u xviii - siècle, a-t-on dit avec raison '.
I
Parmi les manuscrits de La Brède que les Biblio-
philes de Guyenne ont fait connaître, en 1892, dans le
volume des Mélanges inédits de Montesquieu, on en
relève un ^ qui n'est qu'une sorte de monologue où
l'écrivain discute les critiques qu^un étranger lui avait
adressées, notamment à l'occasion de quelques pas
sages de VEsprit des Lois. Ces Remarques sur ceriaimi
Objections nous révèlent l'origine de divers change-
ments introduits dans le texte primitif de l'ouvrage.
Ces changements ne se trouvent, d'ailleurs, que dans
les éditions posthumes et portent sur le chapitre xvni
du livre XXII et sur le livre XXVII.
D'un intérêt plus général sont les nombreux rao^
ceaux imprimés dans un autre des volumes dont nous
i. Histoire de la Science politique^ par Paul Janet; t. II, p. 32i.
Af., p. 201.
A-»,
DE L ESPRIT DES LOIS. 2H
avons rappelé déjà les titres. Au tome I" des Pensées
et Fragment^ inédits de Montesquieu ^\ il n'y a pas
moins de cent vingt pages remplies de Matériaux qui
n'ont pas été insérés dans la rédaction définitive de
YEsprit des Lois ou de sa Défense. Nous verrons plus
loin quand et comment ils ont été transcrits dans le
dernier des trois gros in-4** où Montesquieu consignait
les idées qui lui venaient à l'esprit, ainsi que les frag-
ments à conserver d'œuvres ou portions d'œuvres
qu'il renonçait à donner telles quelles au public. Ces
Matériaux nous révèlent bien des choses sur les études,
sur les opinions et sur les desseins de l'auteur. Ils
facilitent surtout l'intelligence des dernières parties
de son livre, rattachées aux précédentes par un lien
qui ne se découvre peut-être pas à première vue.
Mais ce que le Château de La Brède renferme de plus
important pour les admirateurs de YEsprit des Lois,
ce sont les documents que nous mentionnions tout à
l'heure : une première rédaction de l'ouvrage et la
minute de chapitres qui n'y ont pas été compris. Le
tout forme une masse imposante d'environ 50 centi-
mètres de hauteur, sur 25 de largeur et 19 de pro-
fondeur. Nous ne nous sommes décidé à l'attaquer
qu'après la publication du tome II et dernier des
Pensées et Fragments inédits.
En voici une description sommaire.
Un septiènie des papiers dont il s'agit est contenu
ians un portefeuille en carton. Tout le reste se décom-
)ose en vingt-six parties, dont vingt-cinq sont enve-
oppées, chacune, d'une couverture en papier et ren-
erment, chacune, le manuscrit de l'un des vingt-cinq
i. /»., t. IvPP. 98 à 218.
212 DES (EUVRES DE MONTESQUIEU.
premiers livres de Y Esprit des Lois. La vingt-sixième
partie comprend, outre un brouillon du livre XXVll,
des chapitres ou fragments de chapitres ayant trait
aux livres XXVIII et XXIX, sans parler de certains
documents relatifs à Tapologie de l'ouvrage, notam-
ment d'une Réponse aux censures delà Sorbonne. On
y a joint des extraits et des analyses de traités spéciaux
que Montesquieu a dû consulter, et même quelques
pages rédigées par lui pour des œuvres tout à fait dis-
tinctes de son œuvre capitale. Ce mélange accidentel
ne remonte sûrement point au temps où vivait notre
auteur.
Quant au portefeuille mentionné plus haut, ilren
ferme aussi des pièces, des analyses et des extraits très
divers. Mais ce qui le rend précieux, c'est une série de
chapitres destinés d'abord à ï Esprit des Lois. L'auteur
crut ne devoir point les y insérer; mais il les conserva
néanmoins, comptant les utiliser ailleurs.
Disons, en passant, que, dans les dossiers dont nous
indiquons le contenu, nous n'avons pas découvert une
page se rapportant au livre XXVI de l'ouvrage auquel
nous consacrons cette étude.
En revanche, on y rencontre un avant-projet de
préface pour les Considérations sur la Grandeur i^
Romains. Montesquieu le jugea sans doute trop msi-
gnifîant et ne le mit pas en tête du livre dont il nm-
diquait pas môme la pensée fondamentale. La seule
chose qui mérite d'en être citée, c'est la déclaration
suivante :
« Je n'avais d'abord pensé qu'à écrire quelques pagf^
sur l'établissement de la monarchie chez les Romains.
\ Mais la grandeur du sujet m'a gagné. J'ai (^ic) remonte
insensiblement aux premiers temps de la République-
DE l'esprit des LOTS. 213
et j*ai (sic) descendu jusqu'à la décadence de TEmpire ».
Pour en revenir au manuscrit de V Esprit des Lois,
nous dirons qu'il s'en faut bien qu'il soit en entier de
la main de Montesquieu. Les chapitres et même les
pages autographes aqnt relativement rares. Ce sont
des secrétaires qui ont écrit ou transcrit les vingt-neuf
trentièmes peut-être de l'ouvrage. On y distingue
jusqu'à cinq ou six manières d'écrire. Les caractères
sont tantôt très lisibles et tantôt difficiles à déchiffrer,
tantôt nets et tantôt griffonnés, tantôt ronds et plus
ou moins droits, et tantôt longs et penchés fortement.
Bien des pages ont peu ou point de ratures et de sur-
charges. Mais la plupart sont corrigées; beaucoup
même sont criblées d'amendements et d'additions.
Dans certains chapitres, trois ou quatre écritures se
mêlent ou se succèdent. Les ciseaux ont aussi joué
leur rôle! Des feuilles ou demi-feuilles ont été substi-
tuées les unes aux ^autres et souvent ne sont retenues
qu'au moyen d'onglets ménagés prudemment dans les
feuilles sacrifiées. L'aspect extérieur du manuscrit
trahit des remaniements minutieux, réitérés, considé-
rables. C'est le produit d'un labeur acharné de quinze
à vingt ans qu'on a devant soi.
Cette impression es^t encore confirmée par des remar-
ques mises en marge du manuscrit. Se défiant de sa
mémoire dans un travail de si longue haleine, Mon-
tesquieu notait, à mesure qu'ils lui venaient à l'esprit,
ses doutes sur le fond ou sur la forme de certains pas-
sages. On le voit s'inquiéter d'une question de style,
s'imposer des vérifications plus ou moins délicates, ou
s'inviter lui-même à des réflexions nouvelles sur les
points qui lui inspirent des scrupules ^
1. Voici quelques exemples de ces ajinotations marginales :
214 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
n
Alors qu'il constate l'opposition des mœurs et des
morales chez les peuples de divers siècles et de divers
pays, le philosophe éprouve un vif sentiment de tris-
tesse et même d'angoisse. Il se demande s'il n y a rien
de stable, de fondé, dans TÉthique. Pour qu'il triompiie
de ses doutes, il lui faut découvrir un principe unique,
invariable, auquel il puisse ramener jusqu'aux pré-
ceptes en apparence les plus disparates K
Un problème du même ordre se pose aux légistes el
surtout aux législateurs.
Il n y a peut-être pas, un seul acte qu'on ne voie
prescrit, toléré et défendu parles lois adoptées en temps
et en lieux divers. Les institutions civiles et politiques
que se donnent les Sociétés humaines ne sont-elles donc
qu'arbitraires et conventionnelles? Un esprit vraiment
critique l'admettra douloureusement s'il n'arrive point
à se convaincre qu'une impulsion constante, identique,
préside aux efforts plus ou moins heureux des peuples
en quête de la Justice.
h' Esprit des Lois est la réponse que Montesquieu a
donnée à la question dont nous venons d'indiquer
l'objet et l'importance.
11 n'était guère possible que le problème ne se posât
- Voir cela. — Corriger la diction. — Peut-être passer cet alinéa.
— Cet article est bon; il a été mal effacé. — Chercher où le
P. Labat a pris cela. — Il faut voir entièrement la G^an(l^
Charte, etc., etc., etc. »
1. Nous nous sommes permis d'aborder ce problème dans one
s^~ Étude psychologique sur la Conscience, publiée, en 1866, dans la
\ Revue de Théologie, de Strasbourg.
ïï^ '*• « .V
DE l'esprit des LOIS. 215
point à lui. On sait qu'il avait la passion des idées
générales, à tel point qu'il s'en grisait effectivement '.
Ses études juridiques et surtout ses lectures d'histoire
et de voyages devaient donc Tamener fatalement à
réfléchir sur les contrastes si étranges que présentent
les coutumes et les lois positives des Hommes. Com-
ment ne s'en serait-il pas occupé et même inquiété?
Admettre qu'il n'y ait point de Raison au fond des
choses répugne absolument aux intelligences sembla-
bles à la sienne. .
Longtemps Montesquieu chercha, mais en vain.
Bien des fois, il vit s'évanouir comme un songe la
vérité qu'il pensait avoir découverte. Ce ne fut qu'après
des déceptions trop nombreuses qu'il sut dégager les
principes auxquels il jugea pouvoir s'arrêter.
Il finit par se persuader que les peuples, en adop-
tant leurs institutions, « n'étaient pas uniquement
conduits par leurs fantaisies ))^. ((Dans le fond raison-
nables ^ », les Hommes poursuivent toujours, avec plus
ou moins de succès, la conservation de Tétat auquel ils
appartiennent. Sans doute, ils se trompent bien sou-
vent dans les tentatives qu'ils font pour atteindre un
but infiniment variable et complexe. Mais les suites
fâcheuses de leurs erreurs les en avertissent. En effet,
(( la Raison a » sur eux (( un empire naturel; elle a
même lin empire tyrannique : on lui résiste; mais
cette résistance est son triomphe : encore un peu de
temps, et l'on sera forcé de revenir à elle » *.
1. Voyez U Homme moral opposé à l'Homme physique de Mon-
sieur R... [par le P. Castel], Toulouse, 1756, p. 125.
2. E. L., Préface (3).
3. E. L., XXVUI, 23 (1) : « Les Hommes, dans le fond raison-
nables, mettent sous des règles leurs préjugés mêmes^ »
4. E. L., XXVIII, 38 (4).
L. . ^..
216 DES OEUVRES BE MONTESQUIEU.
Quand il eut conçu l'idée-mère et saisi les applica-
tions les plus générales de son système, Montesquieu
ne s'empressa pas de le publier, mais bien de le vérifier
rigoureusement. H n'avait rien de commun avec ces
gavants prétendus qui débitent solennellement leurs
élucubrations d'une nuit, en parlant sans cesse des
méthodes scientifiques, dont ils n'usent guère. Agé de
quarante ans environ, il recueillit ses souvenirs et ses
notes anciennes, entreprit des lectures de tout genre,
et s'informa des coutumes ou des lois positives de tous
les peuples, même des Barbares et des Sauvages.
Les critiques qui s'étonnent de lui voir relever des
faits peu communs, bizarres, tératologiques mêine,
prouvent qu'ils n'ont pas su deviner l'objet intime de
son ouvrage. Ce sont là les faits qui devaient l'attirer
spécialement. Ne fallait-il pas démontrer que, malgré
l'apparence, ils étaient plus ou moins bien raisonnes,
sinon raisonnables?
Ce n'est point en érudît que Montesquieu se livrait
à des recherches immenses. Coutumes et lois ne l'inté-
ressaient que par leurs rapports avec la conservation
des Sociétés civiles. Mais ces rapports étaient fréquem-
ment indirects et parfois imaginaires. Telle institution
ne s'explique que par les croyances, peut-être erronées,
des peuples qui l'adoptent. Avant de la comprendre, il
faut pénétrer les âmes, en surprendre les ressorts
secrets, et même en suivre la logique spéciale. Ce n'est
point au moyen de déductions sipples et faciles qu'on
y arrive. Pour deviner la série des énigmes que l'his-
toire du Droit public et privé pose au philosophe poli-
tique, il ne faut pas moins que les intuitions du génie,
fécondées par de longues et profondes méditations.
Les papiers de La Brède nous permettent de sur-
j
DE L'ESPRIT DES LOIS. 217
prendre et de suivre le travail auquel s*est livré Fauteur
de VEsprit des Lois, Des notes écrites en marge, au
haut et au bas des pages, d'autres fois ^r des bulletins
détachés, révèlent tous les scrupules du savant et du
penseur. Quoique philosophe, il ne dédaignait pas
; l'exactitude. Tantôt c'est une citation à vérifier, et
tantôt c'est un fait historique. Ailleurs, la justesse
d'une réflexion paraît contestable. Ici, un problème
\ important s'impose tout à coup aux méditations de
l'écrivain. On lit, par exemple, sur une bandelette de
papier, cette ligne autographe et révélatrice, : « S'il est
avantageux d'avoir en France des colonies? » Le publi-
ciste du xym* siècle discutait ainsi avec lui-même des
questions qui sont encore à l'ordre du jour.
L'enquête presque interminable que Montesquieu
s'imposa était d'autant plus méritoire qu'il était au
nombre des intelligences desservies par leurs organes.
Il ne se ressentit pas seulement, vers le milieu de son
travail, des approches de la vieillesse. Pendant la
seconde moitié de son existence, la faiblesse de sa vue
Im fit craindre d'être condamné à devenir aveugle.
Aussi dut-il recourir sans cesse aux services de secré-
taires plus ou moins capables. Cet expédient dut être
pour lui une cause de retards, un obstacle à bien des
recherches, et même une occasion d'erreurs plus ou
moins fâcheuses.
Que de fois le grand homme désespéra-t-il d'achever
son œuvre, et surtout de lui donner la perfection qu'il
entrevoyait !
Le 2 février 1742, il écrivait à un ami très intime :
" Mon ouvrage augmente à mesure que mes forces
diminuent. J'en ai pourtant dix-huit livres à peu près
de faits, et huit qu'il faut arranger. Si je n'en étais
218 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
pas fou, je n'en ferais pas une ligne. Mais ce qui me
désole, c'est de voir les belles choses que je pourrais
faire, si j'avais des yeux *. »
Vh^sprit des Lois fut achevé cependant. Il parut en
1748. Depuis quarante ans et plus, l'auteur s'occupait
d'études morales et politiques, et depuis vingt, plus
spécialement, du chef-d'œuvre qu'il crut, enfin, pou
voir donner alors au public.
III
Tout en accumulant notes et extraits, Montesquieu
jetait sur le papier les idées que lui inspirait l'étude
des lois et des coutumes lés plus diverses. Il rédigea
même à l'avance des fragments isolés et notables de
son futur livre. On a avancé que les Considérations
sur la Grandeur des Romains étaient le développement
d'un chapitre destiné à V Esprit des Lois,
Un moment vint où notre auteur dut se demander
quel ordre il suivrait dans l'exposition de son système.
Nulle part, il n'a indiqué son plan. Trop modeste, le
pauvre grand homme s'imaginait que tout le monde
comprenait ce qu'il saisissait lui-même sans peine. Il
aurait dû méditer le joli mot de Commynes parlant de ses
lecteurs : a Combien que leur sens soit grans, un peu
d'avertissement sert aulcunes foiz^ ». Moins pratique
est de se borner à dire : « Si l'on veut chercher le dessein
1. C'est d'une lettre au président Barbot que nous extrayons
ces lignes, dont nous devons la connaissance à M. Rav-mond
Céleste, bibliothécaire de la ville de Bordeaux, qui prépare la
publication de la Correspondance inédile de Montesquieu,
2. Mémoires de Philippe de Commynes^ VI, 1.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 219
de l'auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le
dessein de l'ouvrage ' . »
Des critiques, connus de leur temps, mois plus
fsmiliers avec les règles de grammaire et les principes
delitléroture qu'avec les fondements du Droit public,
od[ affirmé qu'il n'y avait pas de suite, de lien, de
chaîne, dans la grande œuvre. Nous citerons, à titre
d'eiemple, l'abbé de La Porte, un contemporain de
Montesquieu. Qui donc a dit autrefois ; A'e sul«r utlrii
mpidam?
On n.ous permettra d'aligner ici cinq ou six propo-
sitions, qu'un Anglais qualifierait sans doute de
Iruùmt.
i°Tout État est dirigé, d'après des règles plus ou
moins fixes, par un gouvernement composé d'une ou
plasieurs personnes.
2" Les autres éléments essentiels d'un État sont : un
Territoire plus ou moins étendu ; des Citoyens plus ou
moins nombreux ; et des Richesses plus ou moins cou -
sidérables.
3° Les conditions d'existence d'un État varient avec
le Climat où il se trouve, avec la Nature du Sol qu'il
possède, et avec les Mœurs et les Opinions des per-
sonnes qui en sont les membres.
4" Gràee ou Commerce, les États se procurent rcspec-
livement lea objets dont ils peuvent avoir besoin.
a" Le Mariage est la source la plus abondante de la
population, et la Religion, le garant le plus sûr de la
probité des Hommes,
\ous espérons que personne n'accusera ces propo-
sitioDs d'être nouvelles et paradoxales.
I. B. t.. Préface (2).
220 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Et maintenant, passons en revue les vingt-cinq pre-
miers livres de l'Esprit des Lois.
Nous y constatons que Montesquieu, après avoir dis
tingué les lois d'après leur généralité plus ou moins
grande, expose les règles à suivre dans les divers états
par rapport :
. l"* A la conservation des Gouvernements;
2^ A celle des Territoires, des Personnes et des Biens
dont les Etats se composent;
3** A l'influence qu'exercent, dans chaque pays, le
Climat, la Nature du Terrain et l'Esprit général de»
Habitants;
4* Au Commerce pratiqué de nation à nation-;
5" Au rôle de la Famille et de l'Autorité religieuse.
Donc notre auteur a considéré les lois, d'abord, en
ce qui concerne les divers éléments et les milieux
divers des états pris à part les uns des autres ; et puis,
en ce qui touche les relations des Etats, en général, soit
entre eux, soit avec les Société* familiales et ecclé-
siastiques ^
Peut-on méconnaître qu'il y ait là un arrangement
réfléchi et d'une simplicité parfaite? Autant vaudrait
soutenir que Montesquieu s'y conforma sans s'en
rendre compte. C'est aussi par hasard, très probable-
ment, qu'il appela onzième le livre mis après le dixième
et avant le douzième dans son ouvrage.
On raconte qu'un savant archéologue n'arriva
jamais à déchiffrer l'inscription d'un écriteau indiquant
aux âniers le chemin d'un moulin. Des points mis à
1. Nous avons exposé plu^ longuement, et sons une forme
difTérente, les idées qui précèdent, dans un article de la Revue
du Droit public (1898), intitulé : Le Désordre de V *^ Esprit des
Lois ».
,-,J
DE L'ESPRIT DES LOIS. 221
la suite de chaque lettre l'avaient déroute complètement.
Ne seraient-ce pas les points, nous voulons dire les
coupures abondantes et surabondantes de Y Esprit dos
ioM, qui ont empêché de savants critiques d'apercevoir
le plan général du chef-d'œuvre?
Mais, jusqu'à présent, nous n'en avons considéré que
les vingt-cinq premiers livres. Sauf à revenir plus loin
sur les six derniers, nous dirons ici que, des six, il en
est quatre que Tauteur donne lui-même, dans le titre
des éditions primitives, comme des appendices ne
rentrant pas dans le corps de l'ouvrage'. Quant aux
deux autres, le XXVI« et leXXIX«, ils ont un caractère
technique en quelque sorte. Ils indiquent les règles que
le législateur doit observer dans le choix des principes
qu'il applique aux divers ordres de choses, et dans la
mise en œuvre et en formules de ces mômes principes.
N est-ce point la conclusion la plus logique et la plus
naturelle d'une théorie générale des lois?
Après avoir arrêté un programme pour l'ensemble,
il fallut s'occuper de la disposition des parties.
On peut affirmer que Montesquieu ne prévit pas, au
début, l'extension que prendrait l'iÊ'spn^ des Lois. Nous
trouvons quelques indications à ce sujet dans le manu-
scrit de La Brède. Les chemises qui enveloppaient
autrefois les vingt cinq premiers livres de l'ouvrage
n'ont pas été toutes conservées. Mais celles qui sub-
sistentportent généralement plusieurs numéros et même
plusieurs titres quileuront été attribués successivement.
Peut-être l'auteur se proposa-t-il d'abord" de ne diviser
1. Le titre de l'édition princeps porte :*« De VEspril des Loix...,
à quoi TAuteur a ajouté des Recherches nouvelles sur les Loix
romaines touchant les Successions, sur les Loix françoises et
sur les Loix féodales •».
222 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
son traité qu'en chapitres. En tout cas, le nombre des
livres devait être moindre à Torigine. Il semble que les
trois premiers n'en faisaient d'abord qu'un ^ De même,
pour les deux qui sont consacrés aux rapports des Lois
et de la Religion *. Bien plus, les chapitres sur le Climat
et sur la Nature du Terrain paraissent a voir été destinés
quelque temps à ne former qu'un livre unique ^
Quoi qu'il en soit, Montesquieu, en vrai légiste, prit
tinalement modèle sur un code. Il divisa son œuvre en
livres, en chapitres et en articles. Nous pouvons nous
servir de ce dernier terme sans scrupule. L'auteur, lui
même, l'employait couramment pour désigner les
alinéas de ses chapitres. Us rappellent le plus souvent,
en effet, par leur brièveté, par leur précision et surtout
par leur indépendance respective, les dispositions des
règlements ou des lois.
Quant aux chapitres et aux livres, l'étendue en est
très inégale. Elle varie selon la richesse de la matière.
On rencontre, de même, dans nos codes, des titres de
dix articles ou de moins, à côté d'autres qui en comptent
deux cents et plus.
L'arrangement que Montesquieu adopta convenait
par excellence au genre de travail qu'il avait entrepris.
Il n'entendait point composer des dissertations aca-
démiques, où les lieux communs s'épanouissent, et
1. Sur la chemise du livre III on lit, à la page 3 : « Livre [pre-
mier, second] troisième. — Des Principes [des Gouvernemens
divers,].., » — Nous imprimons, ici et plus loin, entre crochets
les mots et les chiffres qui sont biffés dans le manuscrit.
2. Sur la chemise du livre XXIV on lit, à la page 3 : - Livre
{sic) XXII... et XXill. — Du Rapport des Loix et de la Religion. »
3. Sur la chemise du livre XIV on lit : • Livre [onzième, 15,
14, 15] 14. — Des Loix dans le Rapport qu'elles ont avec la Nature
du [Climat^ Terrain et celle du Climat] Climat. »
DE L'ESPRIT DES LOIS. 223
dont toutes les parties se balancent élégamment.
S'attaquant à un sujet nouveau et presque infini, un
cadre très souple lui était indispensable. Jusqu'au der-
nier moment, il devait pouvoir insérer dans son œuvre
quelque fait ou quelque réflexion à l'appui de sa thèse.
Une forme savante, arrêtée, lui eût imposé, en pareil
cas, des remaniements considérables ou même des
refontes complètes. Rien, au contraire, de plus simple
avecla disposition en quelque sorte élémentaire, qu'il
préféra.
Il usa très largement des facilités qu'il s'était assurées
ainsi. Elles lui permirent d'ajouter sans peine, dès qu'il
le jugeait à propos, un article dans un chapitre, un
chapitre dans un livre. Quand il l'estimait convenable,
il put, non moins aisément, couper un chapitre en deux
ou fondre deux chapitres en un. Les transpositions heu-
reuses ne lui coûtèrent pas davantage. Aussi le
manuscrit de La Brèdenous révèle-t-il que la plupart des
chapitres de V Esprit des Lois reçurent successivement
plusieurs numéros, et quelques-uns jusqu'à douze ou
treize.
Des raisons physiques et impérieuses obligeaient, du
reste, notre auteur à ménager son temps. Ses yeux et
son âge l'avertissaient qu'il devait finir sa grande
œuvre le plus tôt possible. Il n'avait pas de semaines,
pas de jours à perdre, et il le sentait bien. Une dispo-
Bition qui lui permettait des corrections, des modifi-
cations rapides, était doublement précieuse pour lui.
Se nous étonnons donc point qu'il en ait choisi une
des plus élastiques.
Dans Je cadre austère d'un code, Montesquieu ne
«astreignit d'ailleurs point à n'exprimer ses pensées
qu'avec une gravité continue et dogmatique.
224 DES GEUVRES DE MONTESQUIEU.
Il ne s'interdit l'emploi ni des ironies morilantes, ni
même des lettres et des discours fictifs. Cependant il
supprima du livre XXV, qu'elle terminait, une pré-
tendue dépêche où le roi de Thibet se plaignait, à la
Propagande de Rome, des agissements de ses mission-
naires*. La Censure aurait, sûrement, trouvé indis-
crète et compromettante la publication d'un document
confidentiel par nature.
ÎV
Le manuscrit de YEsprit des Lois que Ton conserve
à La Brède est loin d'être complet, puisqu'il y manque
cinq livres. Il n'en est pas moins très précieux. Le texte
qu'il donne n'est pas identique à celui de Tédition
pfînceps. Il fait connaître un état antérieur de l'ouvrage.
Bien plus, avec les papiers qui en sont les annexes, il
nous révèle que la rédaction qu'on y trouve est, elle-
même, le résultat de corrections sans nombre et de sup-
pressions importantes. Sans parler de phrases et
d'alinéas raturés, des chapitres et des livres qui devaient
primitivement figurer dans l'œuvre n'y ont pas été
compris en fin de compte. De ces parties sacrifiées, il
reste à peine dans le texte quelques passages intercalés
à gauche ou à droite, avec ou sans modifications.
Mais, ainsi que nous l'avons indiqué déjà, ce sont
des additions surtout que fit Montesquieu en revoyant
son traité.
D'après sa correspondance, on peut croire qu'il ne
i. Voyez les Pensées et Fragments inédits de Montesquieu^ 1. 1^
p. 48. •
TP^
DE L'ESPRIT DES LOIS. 225
songea d'abord à composer VEsprit des Lois que de
vingt-six livres. C'est le nombre dont il parle dans une
lettre de 1742*. Nous savons aussi qu'en février 1745
il donna lecture de son « grand ouvrage » à deux de
ses plus intimes amis ^ Or, l'année suivante, il n'y
avait encore de finis que vingt-six livres, auxquels il
était question d'en ajouter quelques autres ^ Mais trois
de ceux-ci ne furent achevés qu'en 1747 et 1748*. On
peut donc affirmer, au moins, que notre auteur rédigea
d'abord vingt-six livres à part du reste de son œuvre.
11 serait curieux de savoir quels étaient au juste ces
livres-là.
Etaient-ce les vingt- six premiers de l'œuvre imprimée
en 1748? C'est possible, sans être certain. Le manuscrit
deLaBrède nous apprend, en effet, que le livre XXIII,
sur le Nombre des Habitants, porta quelque temps le
numéro vingt-six. Parmi les vingt-cinq livres qui le
précédaient, on comptait alors les deux livres qui le
suivent maintenant, sur les rapports des lois avec la
Religion, et peut-être un livre sur les Colonies. Ce der-
nier a été supprimé par Montesquieu alors qu'il en avait
rédigé déjà plusieurs chapitres.il eût complété heureu-
sement la théorie de la grandeur des États. Dans VEs-
• frit dès Lois, les colonies ne tiennent vraiment pas la
place que leur assigne leur rôle économique, et politique
surtout.
Si l'hypothèse indiquée est exacte, le XXVI^ livre
actuel n'aurait pas fait partie des vingt-six livres pri-
mitifs. Nous serions sans doute fixés sur la question si
1. Lettre (déjà citée) au président Barbot, du 2 février 1742.
2. Lettre à Fabbé de Guasco, du 40 février 1745.
3. Lettre à Tabbé de Guascoj de 1746.
4. Lettre à Mgr Cerati, du 28 mars 1748.
15
F^--^"
226 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
la minute du livre n'était pas malheureusement perdue.
Faute de la posséder, nous sommes condamnés au doute.
Des indices, plus ou moins probants, nous dispose-
raient à admettre que Montesquieu projeta tout d'abord
de terminer son ouvrage par un livre unique sur la
Composition des Lois K Peu à peu, cette partie finale
aurait pris des dimensions telles qu'il se serait décidé
à la sectionner. Des six livres obtenus ainsi, deux
auraient conservé le caractère théorique, tandis que les
quatre autres seraient devenus devrais morceaux d'his-
toire. On trouvera, à Tappui de notre hypothèse, dans
VAppendice de cette étude, un fragment duquel il
résulte, au moins, que notre auteur eut, quelque temps,
le dessein de terminer son ouvrage par l'histoire des
successions à Rome, qui forme aujourd'hui le livre
XXVIl *. Elle n'était alors que le xvii'^ chapitre du livre
sur la Composition des Lois.
Le problème que nous venons d'examiner n'est pas
le seul que soulèvent les cinq ou six dernières parties
du grand traité.
On peut s'étonner, par exemple, que les livres XXVll
et XXVIU, signalés par Montesquieu lui-même comme
des hors-d'œuvre ou des illustrations, n'aient pas été
rejetés après le livre sur la Manière de composer des
Lois, ainsi que les livres XXX et XXXI. Ce sont aussi
des morceaux d'histoire, plus encore que de jurispru-
dence. Y avait-il donc quelque raison pour ne pas les
éloigner du livre XXVI?
Essayons de le deviner en nous aidant des papiers
de La Brède.
Le livre XXVI considère les lois au point de vue de
1. Voyez la fin du chap. vu du Uv. XUde VEspnt des Lois.
2. E, L. B., p. 82.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 227
I
l'indépendance des divers ordres de principes et des
inconvénients qu'en présente la confusion. Les livres
XXVII et XXVIII, au contraire, exposent comment les
lois d'un pays dépendent les unes des autres ou, toutes
ensemble, des opinions dominantes à une époque. Ce
point de vue eçt Topposé, mais le complément de celui
du livre XXVI. Rien de plus naturel que de passer du
premier au second. Notre auteur a donc eu un motif
des plus simples pour mettre les livres XX Vil et XXVIII
là où ils se trouvent.
Pour le livre XXVII, nous savons, du reste, que
Montesquieu se promit plus ou moins longtemps d*en
faire autre chose qu'une simple histoire des successions
à Rome. Dans le manuscrit de La Brède, cette histoire
est précédée de la mention : « Chapitre [1, 2] 7 »; et
dk est recouverte d'une chemise sur laquelle on lit :
Théorie de quelques Loix grecques et romaines Une
autre page de la même couverture porte aussi le même
titre, mais il est biffé et suivi de lignes ainsi conçues :
De quelques Dépendances des Loix ; et au-dessous : De
la. Dépendance des Loix, Ces dernières indications
auraient pu comprendre jusqu'aux chapitres du livre
XXVIIL On conçoit, du reste, que le génie de Mon-
tesquieu ait été tenté de construire une théorie générale
et complète de la dépendance des lois.
Nous regrettons qu'il ne l'ait pas dégagée. Il aurait,
au moins, dû ne- pas exclure de son œuvre ces intro-
ductions aux livres XXVII et XXVIIÏ qu'il a fait trans-
crire dans le tome III de ses Pensées ou Réflexions '.
Les lecteurs eussent suivi plus facilement la marche
parfois trop mystérieuse de ses idées.
1. Voyez les Pensées et Fragments inédits.,. y t, 1, p. 193 et 194*
228 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Ce n'est pas la seule élimination qui nous semble
regrettable.
Nous avons déjà parlé du livre des Colonies, Citons
maintenant deux chapitres très soigneusement rédigés :
Tun sur les Ai^naleurs ou Corsaires; et l'autre sur les
Greniers publics. Sûrement, ils n'auraient point déparé,
le premier, le livre du Commerce, et, le second, le livre
du Nombres des Habitants. Qui sait quels scrupules de
logique ou de prudence déterminèrent notre auteur au
sacrifice de deux morceaux qu'il ne jugeait cependant
point méprisables, puisqu'il les fit conserver?
Les notes mises sur les papiers de La Brède nous
découvrent les préoccupations presque excessives qu'il
apportait dans le choix et dans le classement de ses
chapitres.
Il en avait composé un sur les caractères différents
des Etats confédérés, et un autre sur quelques parti-
cularités des lois des Peuples barbares. Ces deux cha-
pitres ne figurent point dans Y Esprit des Lois. Voici les
raisons subtiles qui les en ont fait retrancher.
Sur le premier, Montesquieu a faitépingler une note
où est écrit : (( Ceci ne saurait être bon pour le livre de
la Force défensive, où j'ai dit que les républiques ne
se maintiennent que par leur confédération. Or, je
parle ici de la manière dont les républiques fédéra-
tives se maintiennent; ce qui est une autre chose et
ne peut être bon que dans un livre où je parlerais
des lois de ces républiques fédérales, ou pour mes
Réflexions, »
Sur le second, on lit au haut de la première page :
« Peut-être bon pour la Composition des Lois »; puis :
(( Je n'ai pu le mettre dans le chapitre ii du livre XXIX,
parce qu'il contient des objets particuliers et que, dans
DE l'esprit des LOIS. 229
le commencement du livre XXÎX, il n'est question que
des idées générales. »
Et Ton prétendra encore qu'il n'y a pas de plan dans
Y Esprit des Lois!
Mais n'insistons pas davantage sur la rédaction géné-
rale de Tœuvre. Il nous faut examiner de près le texte
du manuscrit de La Brède. On peut, en effet, y relever
bien des détails curieux, qu'on l'étudié en lui-même, ou
qu'on le compare à l'édition princeps.
Sans vouloir nous imposer une méthode trop rigide,
nous indiquerons successivement les additions, lescor^
rections et les suppressions que Montesquieu ^ cru
devoir faire à la première rédaction de son grand
ouvmge, qu'elles présentent de l'intérêt au point de vue
du fond ou au point de vue de la forme.
Jusqu'au jour où Montesquieu eut expédié à l'impri-
meur de Geiiève tout le manuscrit de son œuvre, il dut
y ajouter sinon des livres, au moins des chapitres et
des articles. Gomme nous l'avons fait remarquer déjà,
la forme qu'il avait adoptée lui facilitait singulièrement
les modifications de ce genre. Aussi trouve-t-on dans
l'édition princeps de V Esprit des Lois trente et quelques
chapitres qui manquent dans le manuscrit de La Brède.
Quelques-uns d'entre eux étaient rédigés depuis long-
temps. C'est le cas du chapitre sur Charles XII, extrait
du tome I^ des Pensées (manuscrites) de l'auteur. De
même, pour le chapitre vu du livre LK, dont les deux
alinéas sont des paragraphes détachés du petit traité
sur la Monarchie universelle que Montesquieu n'avait
230 DES (KtVRES DE MONTESQUIEU.
pas donné au public, après l'avoir cependant fait
imprimer.
D'autres additions furent provoquées par des lec-
tures nouvelles.
A cet égard, le manuscrit de La Brède nous fournit
un renseignement très curieux. On y trouve au cha-
pitre vni du livre XVIII, en marge de Talinéa final,
deux notes autographes et biffées. La couleur de l'encre
et la forme des caractères Indiquent qu'elles sont de
dates plus ou moins distantes :
(( Voir les divers codes de lois faits par les Barbares.
Le P. Desmolets m'a prêté Leges Francoriim Salicœ et
Ripuariorum, par George Ecchard (Francfort, 1720). »
(( Voir les codes de lois faites par les Barbares : Leges
Francorum Salie œ,.. »
C'est donc un prêt du P. Desmolets, dont l'obligeance
fut mise souvent à contribution par notre auteur, qui
amena ce dernier à l'étude âpre et pénible du droit des
Francs, des Goths, des Lombards, des Saxons et
d'autres peuples d'origine germanique. L'influence que
ces recherches purent avoir sur la rédaction des livres
relatifs aux Lois civiles chez les Français et aux Lois
féodales fut sûrement très considérable; mais rien ne
permet de l'évaluer nettement. Au contraire, en rap-
prochant le texte du manuscrit de La Brède du texte
de l'édition princeps, nous arrivons aux constatations
suivantes par rapport aux vingt-cinq premiers livres.
En dehors de passages insérés dans cinq ou six cha-
pitres, quatorze chapitres entiers visant les lois des
Barbares ont été ajoutés, dans l'impression de 1748, à
la première rédaction de V Esprit des Lois. On en trouve
aux livres XIV, XV, XVIIl, XIX et XXI ^ Si mainte-
i. Ce sont les chapitres xiv du livre XIV, xiii et xiv du livre XV,
DE l'esprit des lois. â3J
nantquelqii'un estimait que Montesquieu a peut être
abusé de ses lectures tardives dans le livre XVIII, sur
l'influence de la Nature du Terrain, nous n'y contredi-
rions guère. Nous verrions seulement dans le fait une
preuve des entraînements passionnés que la conception
d'idées nouvelles excitait dans l'âme du grand homme.
II serait fastidieux de dresser la liste des simples
i corrections que Montesquieu a fait subir au texte de
\'SsprU des Lois, et que le manuscrit de La Brëde nous
férèle directement par les ratures qui y abondent, et
indirectement lorsqu'on le compare à la première édi-
tion de l'ouvrage. Par corrections simples, nous enten-
dons ici ce qui ne constitue que des changements de
redaction sans additions ou suppressions notables de
faits ou de pensées. Ces changements portent tantôt
sur le style et tantôt intéressent quelque peu le sens.
Les derniers s'expliquent par la poursuite d'une exac-
titude plus grande ou par des motifs de prudence, qui
ont fait préférer une formule nouvelle à une formule
antérieure et moins heureuse. Une autre espèce de
modifications résulte des déplacements de morceaux
plus ou moins étendus. Ils sont très nombreux. Quel-
quefois, l'auteur a transféré, dans le même livre ou
d'un livre à un autre, un alinéa pour en faire un cha-
pitre, ou bien un chapitre pour le réduire à la condition
d'alinéa.
Nous pouvons ranger aussi parmi les corrections les
232 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
cas de division d'un chapitre en plusieurs. A la fin du
livre XI, on trouve un curieux exemple du goût
qu'avait Montesquieu pour les opérations dé ce genre.
Les six ou sept chapitres sur la séparation des pouvoirs
à Rome n'en formaient primitivement qu'un seul.
Pour en revenir aux corrections proprement dites,
celles qui sont purement de style trahissent le soin
minutieux d'un auteur qui possède tous les secrets du
métier, mais qui subordonne toujours la forme au
fond. Si nous devions y relever une préoccupation
spéciale, ce serait celle d'atténuer les termes trop forts
et aussi « ces traits saillants » dont il est dit quelque
chose en tête àeïEsprit des Lois K Montesquieu paraît
s'être défié lui-même de la disposition qu'il avait à se
servir d'expressions absolues et hyperboliques, sous
l'influence de sa verve d'écrivain, de sa passion pour
les idées générales, et peut-être de son origine gas-
conne.
Mais passons aux changements qu'expliquent l'amour
de l'exactitude, et aussi quelquefois la simple pru-
dence.
Dans le livre XI, au chapitre xi, Montesquieu avait
désigné sous le titre d'^symnètes les rois des temps
héroïques chez les Grecs. Il se rendit compte de
l'impropriété du terme et le remplaça. Nous croyons
qu'il renonça volontiers à l'emploi d'un mot d'aspect
pédantesque.
Nous empruntons au livre P"" deux exemples de cor-
rections faites déjà dans la rédaction du manuscrit,
pour des motifs d'ordre philosophique.
1. Préface (8) : « On ne trouvera point ici ces traits saillants qui
semblent caractériser les ouvrages d^aujourd'hui. »
i
\
.^- _• j
/ -
DE L'ESPRIT DES LOIS. 233
Le onzième alinéa du chapitre m n était pas conçu
primitivement comme il Test aujourd'hui : « La Loi en
général est la Raison humaine en tant qu'elle gouverne
tous les peuples de la Terre, et les lois politiques et
civiles de chaque natiou ne doivent être que les cas par-
ticuliers où s'applique cette Raison humaine. » L'auteur
avait mis d'abord ^ : u * La Raison humaine donne des
lois politiques et civiles à tous les peuples delà Terre, et
les lois de chaque nation n'en doivent être que les cas
particuliers. * » Cette formule, plus ou moins logique,
semblait attribuer à la Raison la paternité effective de
toutes les lois positives et fut rectifiée justement.
Eacore plus contestable était le début des explica-
tions biffées qu'on trouve dans le manuscrit de La
Brède, au chapitre ii du même livre, sur l'état de paix
deâ sociétés primitives. Voici quelle en était la teneur :
« Les animaux {et c'est surtout chez eux quil faut aller
chercher le Droit naturel) ne font pas la guerre à ceux
de leur espèce, parce que, se sentant égaux, ils n'ont
point le désir de s'attaquer. » Peut être est-il permis de
dire que le Droit naturel préside à la vie animale de
l'Homme. Mais prétendre qu'il faut le chercher dans
les animaux, c'est aller bien loin! Nous approuvons
donc le retranchement d'une théorie bien singulière. A
peine en est-il resté quelques traces dans la réfutation
des idées de Hobbes sur l'état de guerre naturel aux
hommes primitifs.
Un procédé dont Montesquieu s'est servi plusieurs
fois, afin d'atténuer l'amertume de ses critiques, est
celui de supprimer les noms propres. Il avait rappelé
i. Nous imprimerons entre deux astérisques les passages biffes
dans le manuscrit de La Brède.
^^"■'*"
234 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
quelque part un mot, des plus naïfs, du pape « Clé-
ment X (Altieri) » *, et flétri ailleurs la conduite des
(( Génois » envers les « Corses » ^. Prudemment, il sub-
stitua à un texte trop précis des phrases plus vagues,
où il ne mentionna plus qu* « un pape » quelconque,
ou (( une république d'Italie » tenant des insulaires
sous sa domination.
Serait-ce par prudence aussi qu'ont été biffés dans
le livre XIX, aux chapitres vi, vni et x, les mots qui
indiquaient expressément qu'il s'y agissait de la nation
française? On ne s'en doute pas moins.
Nous reconnaissons, au contraire, qu'il était indis-
pensable d'adoucir, au XIP livre, le début primitif et
brutal du chapitre xxiu : « Chercher à connaître les
secrets des familles, et avoir des espions pour cela, est
une chose que les bons princes n'ont jamais faite. »
Dans quelle catégorie de souverains la maxime rélé-
guait elle Louis XV?
Mais il est inutile d'insister sur les corrections de
cet ordre, et nous avons hâte d'arriver aux transla-
tions, dont plusieurs sont vraiment originales.
Montesquieu était porté à terminer ses chapitres par
une métaphore ou par une comparaison de nature à
frapper l'esprit des lecteurs. C'est ainsi que, dans le
manuscrit de La Brède, le chapitre ^r le Droit de Con-
quête finissait par un souvenir de VOdyssée^ : « La
Fable nous dit que Circé, après avoir fait des hommes
des bêtes, faisait encore des bêtes des hommes. » Dans
l'édition princeps, Circé n'apparaît plus. Mais au cha-
pitre xxvn du livre XII de VEsprit des Lois, on
1. E. L., lï, 5 (2).
2. E. L., X, 8 (2).
o* lié, Li»^ A., o.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 235
trouve cette maxime : « Les mœurs du Prince contri-
buent autant à la liberté que les lois ; il peut^ comme
elles, faire des hommes des bêtes et des bêtes faire des
hommes. »
Citons maintenant le cas du chapitre célèbre sur
Vidée du Despotisme : (( Quand les Sauvages de la Loui-
siane veulent avoir du fruit, ils coupent Tarbre au
pied, et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement des-
potique. »
Primitivement, le cliapitre xv actuel du V livre con-
cluait en ces termes : « * Je finirai ce chapitre. Quand
les Sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils
coupent l'arbre au pied. Voilà Timage des princes
despotiques. * » L'auteur détacha donc l'alinéa final du
chapitre, le reporta en arrière, et le mit en vedette,
pour qu'il donnât le ton aux morceaux qui suivent.
En revanche, dans le livre VI, un chapitre était con-
sacré d'abord à la Sujétion de l'Irlande, Il a disparu.
Mais, au livre XIX, chapitre xxvii, sur le Caractère
d'une Nation, les réfiexions sur l'Irlande sont repro-
duites en deux articles.
Comme la plupart des questions qu'étudiait Montes-
quieu étaient fort complexes, il les considérait tour à
tour à des points de vue divers et les rattachait finale-
ment aux parties de l'œuvre où il jugeait qu'elles
feraient le mieux.
VII
Des divers changements que Montesquieu a fait subir
à Y Esprit des Lois, et que le manuscrit de La Brède
nous révèle, ceux qui consistent en suppressions,
■ •■1
236 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
présentent sûrement le plus d'intérêt. Qu'ils aient été
libres ou bien imposés, il nous renseignent pour le
moins, sur des idées qui ont traversé l'esprit de l'auteur.
On peut y trouver, en outre, des documents sur
l'histoire de la Censure au xvni* siècle.
Dans V Appendice de cette étude S nous publierons les
quelques chapitres qui manquent (comme tels) dans
l'édition princeps. Nous n'estimons pas utile de faire ua
choix parmi eux. Quand même Télimination dont ils
ont été l'objet ne tiendrait point au caractère plus ou
moins hardi des idées qu'ils expriment, mais simple-
ment aux ressemblances qu'ils présentent avec d'autres
parties de l'ouvrage, il leur resterait la qualité de
variante.
Ici nous ne donnerons que le texte des phrases ou des
articles omis dans les chapitres conservés par l'auteur,
et encore n'insérerons-nous pas tous ceux que nous
avons relevés. Bon nombre ne sont guère que des
exposés de faits historiques ou géographiques. Nous
nous proposons de transcrire seulement les endroits où
l'on rencontre quelques réflexions personnelles.
Au préalable, nous avouerons, d'ailleurs, ne point
deviner les raisons pour lesquelles Montesquieu a
sacrifié certains passages dont l'omission nous jiaraît
peu justifiable.
Il y avait lieu, semble-t-il, de laisser au livre V cette
remarque fine et juste : « * Les grandes récompenses
nous portent au désir d'en jouir, et non pas à remplir
l'objet de celui qui gratifie. ^* »
Et n'est-il pas bien fâcheux qu'on ne lise plus dans
i. E. L. B., pp. 44 à H7.
2. E, /.., V, 18; cf. C. /?., 13 (8).
^r^my^:-7--'
DE l'esprit des LOIS. 237
le 1" livre cette maxime si humaine : « * Le Droit des
gens s'établit parmi les nations qui se connaissent, et
ce droit doit être étendu à celles que le hasard ou les
circonstances nous font connaître : règle que des peuples
policés ont très souvent violée * *)),
Au point de vue purement littéraire, nous ne saurions
aussi ne pas regretter la conclusion primitive du
premier chapitre du livre XXIV, quand ce ne serait que
parce qu'elle rappelle une Légende des Siècles de Victor
Hugo 2 : « Lorsque Salomon bâtit le Temple, on choisit
les matériaux les plus propres à la construction de
l'édifice sacré. Le reste fut employé à des ouvrages
profanes. Ces ouvrages se présentent à notre vue, et
nous les regardons. »
S'il est des retranchements que nous ne saurions
expliquer, nous imaginons sans peine les motifs de cer-
tains autres.
La révolution qui se produisit, en 1747, dans les
Pays-Bas dut décider Montesquieu à supprimer quel-
ques-uns des passages où, d'abord, il parlait de la
Hollande.
Ce n'est point le cas pour l'alinéa que voici : « * En
Hollande, les impôts sur tout ce qui se consomme pour
la vie y vont presque au tiers de la valeur de la chose,
et il semble que cette nation, qui calcule si bien ses
avantages et ses pertes, consente dans ce cas seul à se
tromper elle-même ^ *»
Mais le rétablissement du stathoudérat ne fut
sûrement pas étranger à la disparition de deux mor-
i. E. L., I, 3 (6); cf. P., t. II, p. 362, n*» 1908.
2. La Légende des Siècles, t. I, Le Temple*
3. E, L., XUI, 1*
mL.
238 DES œuVRES DE MONTESQUIEU.
ccaux importants, dont Tun se trouvait au livre XI, et
l'autre, au livre VIIÏ.
Au livre XI, le 64* alinéa du chapitre vi, plus long
de quatre phrases, finissait en ces termes : « * Enfin
on a accoutumé Tarmée de ces pays à recevoir des
députés du Corps' législatif, qui, sous prétexte de
pourvoir à sa subsistance, où sous d'autres prétextes,
la dirigent, quoiqu'ils ne la commandent pas. C'est un
moyen tempéré : les troupes voient à leur tête un
homme de guerre; mais elles voient aussi sa dépen-
dance, et elles y restent elles-mêmes. * »
Quant au retranchement du livre VIII, il y avait,
après le premier alinéa du chapitre xiv : « De nos
jours, dans une grande république, le magistrat qui
faisait la fonction des deux rois de Lacédémone a été
aboli. Les magistrats n'ont plus eu besoin de vertu
pour maintenir la république contre ce roi; ils n'ont
plus eu besoin de vertu pour se rendre agréables au
peuple contre ce roi. On a vu naître en foule les incon-
vénients, parce que leur constitution n'était point faite
pour ce changement ni préparée à ce changement. >)
Est-ce à cet alinéa que Montesquieu faisait allusion
dans une lettre qu'il écrivait, le 17 juillet 1747, à l'abbé
de Cïuasco? Il lui annonce qu'il a « jugé à propos de
retrancher...' le chapitre sur lestathoudérat » provisoi-
rement et pour des maisons politiques. S'il s'agissait là
d'un chapitre proprement dit et nouveau, notre auteur
se serait pressé singulièrement d'ajouter à son ouvrage
les observations que lui inspirait l'élévation si récente
de Guillaume IV d'Orange.
Des raisons d'ordre plus intime rendent compte
d'une série d'autres suppressions.
C'est un sentiment de modestie qui détermina sans
DE L'ESPRIT DES LOIS. 239
doute au retranchement de cet aveu : « J*ai du plaisir
quand je trouve l'occasion de faire voir le rapport que
les lois civiles ont avec les lois politiques : chose que
je ne sache pas que personne ait faite avant moi * )).
La bienveillance native de Montesquieu lui a fait
omettre la phrase dédaigneuse où, niant que les
Romains h^onorassent le commerce, il disait : « M. Huet
a ramassé et calfeutré tous les passages qui peuvent le
faire croire ^. »
Enfin, c'est par respect pour le génie, même quand il
segare, que Fauteur a dû biffer la protestation géné-
reuse qui terminait le chapitre ix du livre III : « Mais
c'est le délire de Machiavel d'avoir donné aux Princes
pour le maintien de leur grandeur des principes qui
ne sont nécessaires que dans le gouvernement despo-
tique, et qui sont inutiles, dangereux et même impra-
ticables dans le monarchique. Cela vient de ce qu'il
n'en a pas bien connu la lîature et les distinctions : ce
qui n'est pas digne de son grand esprit. »
Citons maintenant un morceau curieux sur un
sujet très spécial et peu juridique que ce caractère a fait
élaguer peut-être :
« Je ne parle ici que des vaisseaux de commerce.
Mais la différence des effets est encore plus grande
dans les navires de guerre. Ceux qui sont d'une forme
à ne pouvoir naviguer près du vent ne sauraient se
présenter comme ils veulent, pour lâcher leur bordée,
tii se tourner comme ils veulent, pour éviter celle de
l'ennemi. Qu'on se représente deux champions dont l'un
ne peut aller que d'un côté, et l'autre peut attaquer de
1. E. L., VI, 15; cf. XVII, 3, (5) et XXVII (1)
2. E. L., XXI, 14.
Liim
240 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
tous. Ce sont une infinité d'actions subites qui font le
succès des combats de mer *. »
Ce n'est pas à la Censure, ni même à la crainte
qu'elle inspirait, qu'on peut attribuer la disparition du
fragment qui précède. Pour les réflexions qui vont
suivre, il en est tout autrement. Les susceptibilités
diplomatiques, ou les craintes d'un gouvernement
absolu mais ébranlé, ou encore les méfiances d'une
Église dominante aux prises avec les Philosophes,
suggérèrent sans doute possible, plus ou moins direc-
tement, les modifications que nous allons signaler.
Qu'auraient dit Génois et Vénitiens d'un passage
ainsi conçu? « Sans cette vertu (de la modération],
toute aristocratie tombe d'abord. Jetons les yeux sur
ces républiques qui languissent aujourd'hui dans
l'Italie. Il semble qu'on ignore leur existence. Elles ne
la doivent, en effet, qu'aux jalousies que pourrait
donner leur destruction ^ » '
D'autre part, un glorieux monarque se serait senti
atteint par cet alinéa sur les vicissitudes du Droit
public : « Qu'on ne regarde pas comme chimériques
les changements de cette espèce! Ne venons-nous pas
de voir le Droit des gens entièrement changé parmi
nous, et l'Allemagne étonnée d'un nouveau genre de
guerre qu'elle ne connaissait pas ^ »
Si l'on se place au point de vue intérieur, peut-être
aurait-on moins applaudi d'un côté de la Manche que
de l'autre, à cette remarque sur les lois criminelles :
(( De deux royaumes voisins en Europe, Tun est devenu
1. E. L., XXI, 6.
2. E. L., m, 4.
3. En marge : « En 1741 et 1742. Guerre de Siléaie. » — E, I.,
VUl, 8.
k,-
■wpp^^
DE L'ESPRIT DES LOIS. 241
plus libre, et les peines soudain y ont été adoucies;
l'autre a vu augmenter le pouvoir arbitraire, et la
rigueur des peines y a cru en proportion *. »
Ce n*est pas, d'ailleurs, le seul article de la rédaction
première de V Esprit des Lois que Louis XV, son gouver-
nement et son entourage auraient pu juger malsonnant.
Il n était pas admissible qu'un prophète de malheur
détaillât ainsi, en 1748, les causes d'une catastrophe
prochaine : « La monarchie se perd lorsque le Prince
veut tout faire par lui-même, ou que ses ministres se
servent de son nom pour faire tout; qu'il ambitionne
les détails ; que là où il ne peut pas agir, il ne veut pas
qu'on agisse, et que là où il ne peut pas examiner, il ne
veut pas qu'on examine; lorsqu'il croit qu'il montre
plus sa puissance en changeant l'ordre des choses
qu'en le suivant; lorsqu'il ôte les fonctions naturelles
des emplois pour les donner arbitrairement à d'autres;
lorsqu'il est trop jaloux de ses tribunaux et de ses
grands, et pas assez de son Conseil; en un mot, lors-
qu'il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses
volontés^. »
Quelle irrévérence encore que de parler des ministres
en ces termes! u II est vrai que les ministres, dans la
monarchie, doivent avoir plus d'habileté. Aussi en ont-
ils davantage. Ils y ont plus d'affaires; ils y sont donc
plus rompus. Il est vrai que, pour s'en débarrasser, ils
veulent souvent renverser les lois. Ce gouvernement,
en formant de pareils génies, est cet oiseau qui fournit
la plume qui le tue ^ »
4. E. L., VI, 9.
2. E. L.j VIII, 6. — Dans le texte imprimé, ce passage est très
réduit.
3. E. //.,III, 10. — Dans le texte imprimé, ce passage est anodin,
16
T^TV"
242 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Et les favorites auraient-elles toléré qu*on estimât
déplorable leur influence sur les chefs d'Etat? « Je
dirai même qu'il est plus dangereux que les femmes
no veuillent gouverner, qu'il n'est à craindre qu'elles
ne gouvernent. Le mal est lorsqu'elles emploient tous
leurs artifices pour attirer à elles un pouvoir qu'elles
ne doivent pas avoir; lorsqu'elles donnent au Prince
du dégoût pour le gouvernement; lorsqu'elles le font
languir dans la mollesse; lorsqu'elles corrompent son
cœur, afîaiblissent son esprit, abattent son âme '. »
Avec des ménagements, on pouvait, à la rigueur,
déconseiller l'emploi des commissions judiciaires. Mais
il ne fallait pas s'attendre à ce qu'ori permît de discuter
l'institution des lettres de cachet, si précieuses au
despotisme. De là, un remaniement complet du cha-
pitre XXII au livre XII.
Il commençait, d'abord, par un alinéa qu'il fallut
refondre plus tard : « Les deux choses du monde les
plus inutiles au Prince ont affaibli la liberté dans nos
monarchies : les commissaires qu'il nomme quelque-
fois pour juger un particulier, etjes lettres qu'il donne
pour mettre en prison ceux qu'il juge à propos. )) Puis
venaient, sur les commissaires, les observations qu'on
lit encore dans V Esprit des Lois. Mais toutes les propo-
sitions suivantes, si justes, si modérées, sur les lettres
de cachet ont disparu. Heureusement, le manuscrit de
La Brède nous a conservé la teneur de cet important
morceau : *
(( Les lettres du Prince qui ordonnent la prison
ne sont pas moins étrangères à la monarchie. Mais,
comme, dans quelques états, elles^sont au nombre des
1. E. L., VU, n.
/
DE L'ESPRIT DES LOIS. 243
anciens malheurs, si Ton ne veut pas les abolir, on
devrait, du moins, chercher à les régler.
)) Il faudrait pour cela renoncer au mauvais usage de
les donner sur un simple rapport d'un ministre, sans
une délibération du Conseil. On devrait exprimer dans
les lettres mêmes les motifs qui les ont fait donner;
pernfjettre à celui qui est en prison de présenter une
requête au Conseil pour débattre ces motifs, avec un
second rapport fait par un autre ministre; après lequel,
la lettre serait confirmée ou supprimée.
)) Elles ne devraient avoir d'effet que pour un an;
après lequel, il faudrait un autre rapport et de nou-
velles lettres. Que si Ton trouve des cas où la pratique
ordinaire est nécessaire, ils sont si rares qu'il vaudrait
beaucoup mieux, quand ils arrivent, violer les règles
dont nous parlons, que de choquer l'esprit du gouver-
nement en ne les établissant pas. Lorsque le Prince est
offensé, l'exil hors de sa présence et même de sa capi-
tale convient mieux que toute autre peine à l'esprit de
son gouvernement et à la majesté de sa personne.
» Les Empereurs romains qui voulaient se réserver
la puissance de juger, firent de cette sorte de lettres
un usage qui, par bonheur, a fini avec eux. Gratien,
dijl Jean d'Antiôche*, donnait à toute sorte de gens et
surtout à ses domestiques des lettres en blanc ^ signées
de lui. Par là, on s'appropriait le bien de qui on vou-
lait^ : les uns, pendant leur vie, se voyaient frustrés de
leurs biens par leurs héritiers; à des maris, on ravis-
1. En marge : « Dans un fragment de son Hist. depuis Adam,
\ lire de Gonst. Porph., Des Vertus et des Vices. »
' 2. En marge : •« Voy. ce que j'ai dit au Uv. VI, chap. v. •
3. En marge : « Cum mutire quidem contra Imperaloris res-
cnplum audei'ent. »
" -i
244 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
sait les femmes; à des pères, on enlevait les enfants. »
Si les propositions les plus sages de réformes poli-
tiques étaient arrêtées par la Censure sous Louis XV, il
n'était pas même nécessaire d'une critique pour exciter
des susceptibilités tenaces et redoutables dès qu'on
traitait, qu*on effleurait même les questions religieuses.
Aussi Montesquieu enleva-t-il de son œuvre bien des
choses qui de nos jours sembleraient banales. En voici
un exemple. Le chapitre sur la Tolérance^ au livre XXV,
commençait par une comparaison qui a disparu :
(( Nous pouvons considérer Dieu comme lin monarque
qui a plusieurs nations dans son empire : elles vien
nent toutes lui porter leur tribut, et chacune lui parle
sa langue. »
Un sentiment de prudence extrême fît également
retrancher un passage où il s'agissait d'un cas tout
particulier de suggestion : « * On voit, en Allemagne,
des gens de la lie du peuple condamnés au dernier
supplice pour avoir dansé sur le crucifix. C'est encore
la punition qui fait ce crime. Là où on ne le punit pas,
qui est-ce qui songe à le commettre? Une fille dont le
cerveau est frappé que (sic) c'est une action de déses-
pérée de danser sur le crucifix tombe dans quelque
désespoir et va dans sa chambre danser sur le cru-
cifix*.^»
Nous flous étonnons moins, tout en les regrettant,
que certaines réflexions d'une psychologie pénétrante
sur les changements forcés de religion aient 'été mises
de côté. « Si le gouvernement est modéré la difficulté
n'est pas moindre. Je veux que, dans cet état, les
sujets soient peu attachés à l'ancienne religion; je
li E. L.y XIIj î>i ^
DE L'ESPRIT DES LOIS. 345
suppose même que les principaux de la nation n'en
aient point du tout. Mais, si, parmi eux, il y a quelque
esprit de liberté, ils ne pourront souffrir qu*on veuille
leur ôter la religion qu'ils auraient s'ils en avaient une,
parce qu'ils sentiront que le Prince, qui peut leur ôter
la religion, peut encore mieux leur ôter la vie et les
biens \ ».
Plus explicable encore est le retranchement de quel-
ques considérations sur les vœux monastiques, au
chapitre sur les Esséens^ dans le livre XXIV. « Les
vœux de nos moines ne sont pas proprement moraux ;
ils ne le sont que relativement à celui qui les fait.
J'aime mieux celui de commander avec modestie, que
celui d'obéir exactement; celui de ne faire tort à
personne, quand ce serait pour obéir, que celui d'obéir
aveuglément; celui de fuir tous les gains illicites, que
celui de renoncer à son bien; celui de garder la foi à
tout le monde, que celui de ne la point donner, etc. ^ »
Une suppression qu'exigeait le bon goût, en dehors
de toute préoccupation différente, est celle de cette
dépêche fictive du roi de Thibet, dont il a été question
pins haut. Destinée sans doute, à l'origine, aux Lettres
Penanes, elle aurait détonné dans V Esprit des Lois.
On la trouvera imprimée au tome P' des Pensées et
Fragments inédits de Montesquieu, Toutefois, le texte du
manuscrit que nous étudions ici n'est pas absolument
identique à celui qui a été^ publié. La conclusion en est
autrement téméraire, pour ne rien dire de plus.
De nos jours, où une presse grossière traite couram-
ment, en France, et sans danger, le Chef de l'Etat de
1. E, L., XXV, H; cf. XIX, 27 (47).
•2. E. L., XXIV, 9.
246 DES (EUVRE8 DE MONTESQUIEU.
pleutre et les Ministres de voleurs, quelques personnes
accuseront, sans doute, Montesc[uieu de s'être résigné
trop docilement aux exigences de la Censure. Avant de
lui infliger un blâme, il faudrait se rappeler qu'une
attitude plus raide aurait empêché la libre circulation
de son ouvrage dans le royaume. L'Esprit des Lois
n'était pas une de ces brochures qui se glissent de
poche en poche. Les principes fondamentaux, essen-
tiels, du système de l'auteur restaient, d'ailleurs, abso-
lument intacts. Qu'importait au triomphe final de la
Vérité le retranchement de quelques applications par-
ticulières !
Encore toutes les concessions de Montesquieu failli-
rent-elles être insuffisantes. Il n'en fut pas moins en
proie aux attaques les plus hargneuses. Le grand
homme, menacé dans son repos, se demanda s'il n'irait
pas hors de France expier Tœuvre de génie dont il
venait de doter le Genre humain.
VIII
Pour une conscience scrupuleuse comme Tétait celle
de Montesquieu, un travail nouveau s'impose après la
publication d'un ouvrage. Les papiers de La Brèdenous
fournissent des renseignements inédits sur les correc-
tions faites à VEsprit des Lois dès qu'il fut imprimé,
tout aussi bien que sur les. critiques dont ce traité fut
l'objet. On sait que le texte actuel, courant, diffère sur
bien des points de celui de l'édition princeps, par suite ,
de modifications introduites dans les éditions nouvelles,
mises au jour, les unes, du vivant, et les autres, après
la mort de l'auteur.
DE L'ESPRIT DES LOIS. 247
Si l'on confère, même superficiellement, les deux: gros
volumes de l'édition de 1748 avec un exemplaire
imprimé de nos jours^ on s'aperçoit que ce dernier
intervertit Tordre de certains chapitres, en divise un des
plug longs en quatre remaniés, ^et même en ajoute six
ou sept de toute pièce.
Parmi ces additions, nous n'en relèveroas qu'une,
celle du chapitre ix au livre XV. Elle fut provoquée par
une observation de* Grosley, l'érudit de Troyes,
en Champagne. Noua y voyons qu'en France, au
XMH^ siècle, on entendait « dire tous les jours qu'il
serait bon que », dans le pays, « il y eût des escla-
ves ». Mais c'est la conclusion du morceau qui lui
donne de l'importance. Il est, en effet, possible qu'elle
ait inspiré à Kant l'idée du précepte essentiel de sa
morale K
Pour en revenir aux papiers de La Brède, on y trouve
des feuilles, grandes et petites, indiquant les amélio-
rations que Montesquieu songeait à apporter à son chef-,
d'oeuvre. Il en est beaucoup qu'il réalisa soigneusement ;
d'autres auxquelles il ne donn^ pas suite. On rencontre,
par exemple, dans un dossier tout un chapitre encore
inédit, et destiné au livre XXII, sur l'usure que les
Romains pratiquaient dans les provinces.
Cette question de l'usure à Rome semble avoir infi-
niment tracassé notre auteur. L'étranger qui mit en
anglais ses Considérations avait critiqué, dans sa pré-
face, quelques passages de V Esprit des Lois relatifs aux
lois romaines sur le prêt à intérêt et sur les droits suc-
cessoraux des femmes. Montesquieu s'en émut au point
1. Voici la fin du chapitre : « Dans ces choses voulez-vous
savoir si les désirs de chacun sont légitimes? Examinez les
désirs de tous. »
248 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
de dicter le mémoire en réponse qui a été mis au jour
dans ses Mélanges. Toutefois, de son vivant, on ne fit
point de changements au texte imprimé des chapitres
qui étaient en cause. C*est dans Tédition de 1758
qu*apparurent, la première fois, les remaniements con-
sidérables que subirent le chapitre xvn du livre XXU
et le chapitre unique du livre XXVII.
C'est à ces modifications que fait allusion, san^
doute, une notice transcrite sur une feuille double, qui
sert encore d'enveloppe à quelques remarques (plus ou
' moins rédigées) ayant trait surtout à l'usure.
Voici cette déclaration intime :
(( Je n'ai gardé tout ceci que dans le cas où Ton me
ferait quelque critique ou chicane concernant l'usure
chez les Romains. J'ai retranché toute matière d'hosti-
lité, pour aller droit à mon sujet et ne point disputer
sur des minuties érudites. Gela sera bon en casque l'on
m'attaque là-dessus, comme a fait un certain Irlandais
qui a traduit mes Romains, et qui a ajouté une disser-
tation hérissée de minuties d'érudition et qu'il a jointe
à mes Homains pour la vendre. Je n'ai pas voulu me
jeter dans tous ces petits détails; mais, en lisant l'ou-
vrage, j'y ai répondu, et j'ai mieux fait : j'ai appro-
fondi les choses qui étaient de mon sujet, et ai ôté tout
ce qui n'était que bagatelle. »
Si Montesquieu crut devoir tenir plus ou moins
compte des objections qu'un Irlandais lui avait faites
sur quelques lois romaines, il tira profit ailleurs d'une
Remarque qu'on lui envoya sans doute d'Italie. Il avait
flétri, au chapitre viii du livre X, un prétendu traité où
les Génois auraient garanti aux Gorses qu'ils ne seraient
plus condamnés à mort (( sur la conscience informée »
de leur gouverneur. Une rédaction nouvelle du passage
V»
■l
DE L'ESPRIT DES LOIS. 249
en corrigea les inexactitudes, conformément aux obser-
vations d'un lecteur bénévole.
Les critiques du Clergé français eurent un caractère
moins gracieux. C'est à nos théologiens qu'est due la
Défense de V « Esprit des Lois », sans parler d'un Aver-
tmement et &' Eclaircissements complémentaires.
Dans les papiers de La Brèdef on rencontre d'autres
fragmentsd'apologiedont les arguments essentiels sont,
du reste, connus.
Plus importante est une pièce inédite, un mémoire
de trente-quatre pages in-folio provoqué par la Sor-
bonne. Il a pour titre : Réponses et Explications
données à la Faculté de Théologie sur i 7 Propositions
extraites de /'Esprit des Loix, quelle avoit ceiisurées.
Montesquieu y donne unepreuve nouvelle de sa nature
conciliante. Pour avoir la paix, il aurait consenti à
biffer des passages qu'on jugeait hérétiques, bien qu'ils
nous semblent anodins. Nous ignorons quelle fut la
fin de l'affaire, où l'archevêque de Paris, Christophe de
Beaumont, intervint pacifiquement.
Signalons encore ici quelques morceaux destinés
d abord à la Défense de V a Esprit des Lois ». L'auteur
ne les y inséra point, mais les fit transcrire dans le
tome m de ses Pensées ou Réflexions manuscrites. Il y
donne à ses critiques une leçon de modestie trop méritée.
Avec une ironie pénétrante et douce, il sourit de leur
suffisance, en disant : a Comment serait-il possible que
nous eussions toujours raison, et que les autres eussent
toujours tort? Les bons esprits trembleront donc de
décider, et les autres auront reçu en dédommagement
le plaisir de l'affirmative ^ » Que de gens se dédom-
magent ainsi de leur sottise et de leur ignorance !
1. P., 1. 1, p. 215.
È^
250 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
IX
Ajoutons, pour terminer cette étude, quelques détails
nouveaux sur cequ*on peut appeler le rejet de Y Esprit
des Lois. Nous nous refusons à le qualifier de déchet ou.
de rebut. En effet, Montesquieu ne jugeait point sans
valeur les morceaux dont nous allons parler, qu'il des-
tina quelque temps à son grand ouvrage, et qu'il finit
par en exclure. S'il les élagua, c'est qu'ils lui semblè-
rent étrangers ou inutiles à l'exposition de son système.
Mais, comme il ne perdait rien, il s'abstint de les
détruire et les fit mettre décote.
Et d'abord, nous mentionnerons de nouveau, parmi
les papiers de La Brède, ces dossiers qui renferment
des chapitres ou portions de chapitres sur des questions
juridiques ou économiques. Les couvertures en portent
des notes significatives, rédigées, par exemple, en ces
termes : « Il y a ici de très bonnes choses sur le com-
merce, qui pourront peut-être servir à une dissertation;
sinon remettre dans mes Réflexions. Il y aura peut-être
là des choses pour une seconde édition de Y Esprit des
Lois. » On sait que, par Mes Réflexions, l'auteur enten-
dait le tome III de ses Pensées (manuscrites). Quant aux
chapitres contenus dans les dossiers, il en est plusieurs
en tête desquels est écrit ; « Pour des dissertations »;
ou : (( Ce chapitre est très bon et pourra faire une très
bonne dissertation ». Ailleurs, la formule change :
(( Cela pourra servir à un ouvrage particulier, ou bien
le mettre dans mes Réflexions, par extrait. »
En somme, Montesquieu divisa en deux parts le rejet
de Y Esprit des Lois. Les morceaux plus étendus et plus
J
DE L'ESPRIT DES LOIS. 21^1
achevés furent mis en réserve pour la rédaction éven-
tuelle de quelques opuscules indépendants. Quant au
reste, tout ce qui en était utilisable fut simplement
transcrit dans le dernier des volumes où Tauteur con-
signait d'habitude ses idées.
Signalons ici qu'en marge d'un ichapitre sur les
Greniers publics, on lit : « Pour mes Réflexions ou Le
Pnnce ». Cette note nous révèle que, vers 1748, Montes-
quieu songeait encore à reprendre le traité où il com-
battait les doctrines de Machiavel. On en possède des
morceaux notables, que les Bibliophiles de Guyenne
ont imprimés naguère*.
Nous donnerons à la suite de cette étude le texte des
chapitres exclus de V Esprit des Lois et réservés pour
des dissertations à faire.
La seconde partie du rejet a paru déjà dans le pre-
mier tome des Pensées et Fragments inédits.
On y trouve bien des pages et des paragraphes remar-
quables, qui sembleraient devoir figurer avantageuse-
ment dans le chef-d'œuvre pour lequel ils furent rédigés .
Nous n'imaginons pas les raisons qui ont fait distraire
tel jugement historique, ni telle observation profonde
sur le Droit. Pourquoi n'avoir pas aussi laissé en tête
des livres XXVII et XXVIIl les préambules qui en indi-
quaient clairement l'objet général? Enfin, nous ne
saurions approuver, tout en le respectant, le sentiment
de pudeur excessive qui, sans doute, a poussé le grand
homme à retrancher de sa préface cette effusion person-
nelle et suprême quiTaurait si éloquemment terminée:
(( J'avais conçu le dessein de donner plus d'étendue
1. Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, t. I, pp. 417
à 441.
252 DES GEUVRES DE MONTESQUIEU.
et plus de profondeur à quelques endroits de cet
ouvrage: j'en suis devenu incapable. Mes lectures ont
affaibli mes yeux, et il me semble que ce qui me reste
encore de kimière n'est que l'aurore du jour où ils se
fermeront pour jamais.
« Je touche presque au moment où je dois commencer
et finir, au moment qui dévoile et dérobe tout, au mo-
' ment mêlé d'amertume et de joie, au moment où je per-
drai jusqu'à mes faiblesses mêmes.
(( Pourquoi m'occuperais-je encore de quelques écrits
frivoles? Je cherche l'immortalité, et elle est dans moi
même. Mon âme, agrandissez- vous! Précipitez-vous
dans l'immensité! Rentrez dans le grand Être!...
(( Dans l'état déplorable où je me trouve, il ne m'a pas
été possible de mettre à cet ouvrage la dernière main,
et je laurais brûlé mille fois, si je n'avais pensé qu'il
était beau de se rendre utile aux Hommes jusqu'aux
derniers soupirs mêmes...
« Dieu immortel! le Genre humain est votre plus
digne ouvrage. L'aimer, c'est vous aimer, et, en finis-
sant ma vie, je vous consacre cet amour. ))
IV
LE DÉSORDRE DE L' «• ESPRIT DES LOIS»!.
C'est une qualité bien précieuse dans un livre que
l'ordre, alors même quil ne serait qu'apparent.
Elle a suffi à des auteurs d'un mérite très secondaire
pour exercer sur leur temps une influence considé-
rable. Le public trouvait dans leurs ouvrages comme
un meuble à tiroirs étiquetés, où il classait aisément
ses idées, plus ou moins disparates, en croyant avoir
une philosophie. Plus tard il s'apercevait que les tiroirs
se suivaient fort arbitrairement, et que les étiquettes
confondaient des choses distinctes et distinguaient des
choses semblables. Aussitôt le coryphée de la veille
perdait son prestige et se voyait relégué dans les rangs
des humbles caudataires. Il n'en avait pas moins passé,
pendant lîn demi-siècle, pour un maître, sinon pour le
Maître.
Les grands avantages que l'ordre bien visible a pu
procurer ainsi à certains écrivains ne font pourtant
pas que cette qualité soit essentielle aux œuvres de
1. Cet article a été publié, en 1898^ dans la Revue du Droit
publie.
254 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
(ïénic, sornit ce de génie littéraire. Dans tous noscol-
lêgon, on fail admirer, en rhétorique, le Dhcotirs pour
lu Couriiiii»' de DémostJiène. Ce n'est certes point ta
iiettPtc du plan qui vaut tant d'honneur au chef-
d'icuvre.
Et, plus forte raison en est-il de même pour les
écrits de ces grands penseurs dont les enscig^nemeals
s'imposeront toujours au Genre humain. La Politique
d'Aristotc, par exemple, nous est parvenue dans un
état très peu satisfaisant au point de vue logique, si
l'on en croit dos éditeurs fort autorisés. Toutefois,
qu'il faille, ou non, en bouleverser les huit parties, on
l'a lue, la lit et la lira de générations en générations.
Mais, entre tous les livres célèbres, s'il en est un
dont le plan ne saule point aux yeux, c'est assurément
l'Esprit des Lois.
Aussi quelques professeurs de littérature se sont-ils
montrés peu satisfaits. Ils ont même, avec la candeur
que les Muses conservent à leurs sectateurs exclusifs,
affirmé qu'il n'y avait pas de plan dans l'ouvrage.
esquieu y aurait vidé ses cartons, à la fin de sa
re, voyant approcher la mort, sans que le pauvre
ird eût la force de classer .sommairement ses
papiers. De là proviendrait une absence mani-
Ic suite dans l'exposition. On assure qu'un juge
!, pris d'un accès de franchise, n'a pas craint
iloyer le terme de désordre.
mot est bien dur; mais plus imprudent encore.
nlin, si le désordre de l'Esprit des Lois n'existait
Dur les lecteurs incapables de suivre la pensée de
luîeu, faute d'avoir fait les études ou les
sufAsantes?
professeur de Droit public, ayant quelque
LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 255
goût pour les idées générales, nous avions lu et relu
jusqu'ici, pendant cinquante ans, la grande œuvre du
Maître, nous laissant guider par lui dans un sentiment
de pleine confiance. Ravi de cette succession de pensées
éclatantes ou profondes qui réveillent tant de souve-
nirs et suscitent tant de vues nouvelles, nous nous
inquiétions assez peu de la place que chacune d'elles
pouvait occuper dans l'ensemble. Lorsque Ton vous
verse généreusement des vins exquis, n'y a-t-il pas
quelque ingratitude à chicaner sur le rang dans lequel
on vous les fait boire?
Mais naguère, en nous occupant des œuvres inédites
de l'auteur, nous fûmes presque obligé de chercher à
nous rendre compte du plan mystérieux de Y Esprit
des Lois. Supposer qu'il n'y en eût point n'était pas
admissible un seul instant. Un grand penseur, doublé
d'un grand artiste, ne donne pas au public une macé-
doine informe comme fruit de vingt ans de travail. A
l'avance, nous étions même convaincu, par une longue
et respectueuse intimité avec le grand écrivain, que
l'ouvrage devait être d'un dessin très simple, fortement
rythmé, et d'une logique rigide au fond, malgré des
apparences capricieuses. Il s'agissait seulement d'en
dégager le point de départ, l'idée- maîtresse, qui pouvait
être complexe et malcommode à bien définir.
En tout cas, la méthode à suivre était assez simple.
Nous devions évidemment commencer par entre-
prendre sur chaque livre de V Esprit des Lois un tra-
vail analogue à celui que nous nous proposions de
hire sur le tout. Une fois en possession de la série des
idées dominantes de tous les livres^ nous verrions sans
doute se former des groupes, groupes nettement dis-
tincts ou reliés l'un à l'autre par quelque caractère
\^^,
256 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU. '
commun. Nous élevant ensuite, peu à peu, de caractère
commun en caractère commun, nous arriverions logi-
quement à une conception générale plus haute et sou-
veraine..., s*il y en avait une. De cela, nous ne doutions
guère.
Mais, auparavant, il était indispensable de simpli-
fier le problème autant que possible. Par suite, il fallait
éliminer les parties de l'œuvre que l'auteur lui-même
a données pour des additions, des illustrations en
quelque sorte. Ce sont le livre XXVII, sur les Lois
romaines touchant les Successions, le livre XXVIII,
sur les Lois françaises, et les livres XXX et XXXÏ, sur
les Lois féodales ^
Les analyses à faire ne portaient donc que sur le
reste, c*est-à-dire sur les livres I à XXVI et sur le livre
XXIX.
Dans le livre P*", Montesquieu, après avoir iiidiqué
ce qu'il entend par lois, par lois naturelles et par lois
positives, annonce qu'il ne va pas traiter des lois elles-
mêmes, mais des rapports que les lois « doivent » avoir
avec certains ordres de choses. Pourquoi doivent-elles
les avoir? Il ne juge pas nécessaire de le dire en termes
formels, absolus et généraux. Sa pensée n'en ressort
pas moins nettement des passages où il déclare que la
Société (( doit être maintenue », et que l'objet. de la
conquête elle-même est « la conservation u^. Ailleurs,
nous trouvons cette assertion topique et bien instruc-
tive, que la conservation d'un état est « juste comme
toute autre conservation » ^
1. Voyez le frontispice des premières éditions de VEspiHt des
Lois.
2. E. L., I, 3 (3 et 5).
8. E, L., X» 2 (2).
^1 ■ ^ i^mi
LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 257
Ce terme de conservation revient sans cesse dans
l'Esprit des Lois. Il y a, du reste, un sens large, qui
n'exclut point le développement normal des êtres. On
aurait bien tort de croire qu'il vise uniquement le
maintien du statu quo ^
Le livre P"" est suiyi de sept livres où fauteur expose
la manière de conserver les divers gouvernements,
après en avoir énuméré les trois genres fondamentaux,
avec les trois principes qui leur sont respectivement
propres. Rien de plus logique que ces préliminaires!
liCs moyens de conservation ne sont pas les mêmes
pour les états républicains, monarchiques ou despo-
tiques. Ces états ont tous pour ressort un sentiment,
qui varie avec le genre dans lequel ils rentrent. Pour
qu'ils subsistent, il faut que les lois éveillent et entre-
tiennent ce ressort essentiel.
L'Autorité peut atteindre cette fin, d'abord, au
moyen des lois sur l'éducation. Mais celles-ci ne suffi-
sent pas : là même pensée doit présider à l'ensemble
des institutions de chaque pays. Il faut, en particu-
lier, qu'elle en pénètre le droit criminel, au point de
vue des juridictions et de la procédure, comme de la
fixation des peines.
Bu reste, il n'est pas moins important de tenir
compte des mœurs que des lois proprement dites : car
le luxe et les habitudes qui en dérivent sont nuisibles
à certains gouvernements et utiles à d'autres.
Enfin, nombre de circonstances ruinent ou préser-
vent aussi les principes vitaux des constitutions :
notamment, l'étendue plus ou moins grande du terri-
toire de chaque eitipire.
1. Voyez la 89* Lettre Persane (1).
258 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Cette dernière considération, par laquelle se termine
le livre VIII, sert de transition aux deux livres suivants.
Il y est traité de la manière dont les Etats peuvent
défendre leur territoire, l'agrandir pour n'être pas
détruits, et s*y prendre pour garder leurs conquêtes.
L'idée de conservation est donc toujours celle que
poursuit notre auteur dans les livres IX et X.
Il en est de même des trois suivants.
Les livres XI et XII roulent, en effet, sur la liberté
politique, qui, pour Montesquieu, n*est autre chose que
la « sûreté » des citoyens \ la protection de leur vie,
de leur honneur et de leurs droits. Il expose comment
on peut l'obtenir par les lois politiques, d'abord, et par
les lois criminelles, ensuite. Ces deux ordres sont exa-
minés, chacun, dans une section spéciale.
Quant au livre XIII, on y voit (fomment les lois
fiscales garantissent aux particuliers la « sûreté » et la
jouissance de leurs patrimoines ^.
Arrêtons-nous ici un instant, et jetons un regard
en arrière.
On a vu que c'est toujours au point de vue de la
conservation que les lois ont été envisagées dans ce qui
précède. Montesquieu nous y découvre successivement
comment on préserve, dans un état, le gouvernement,
le territoire, les citoyens et les patrimoines. Mais ces
quatre objets n'ont-ils. pas un caractère qui les relie?
Rien de moins douteux. Ce sont les quatre éléments
constitutifs d'une société civile quelconque.
Ces quatre éléments peuvent être envisagés dans
leurs rapports mutuels ou dans leur essence propre.
1. E. L., XII, 1 et 2 (1).
2. E. L., XUl, 1 (1).
X^'IP '
LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 259
Au premier point de vue, on dira que l'un d'eux est
dominant^ tandis que les autres sont dominés. Le gou-
vernement exerce, en effet, sa puissance à la fois sur
le territoire, sur les citoyens et sur les patrimoines.
Le classement estmoins simple lorsqu'on se met au
second point de vue.
Alors on découvre que, sur les quatre éléments, il en
est deux dont chacun est unique dans chaque état, et
deux qui sont, au contraire, multiples^ en nombre
indéfini, dans un empire quelconque. L'on a, d'un
côté, le gouvernepient et le territoire; de l'autre, les
citoyens et les patrimoines. De plus, il esta noter que,
des deux éléments uniques, comme des deux éléments
multiples, le premier se compose de personnes, et le
second, de choses. Si bien qu'on arrive à la classifica-
tion suivante :
l'' Elément unique personnel : le Gouvernement;
2^ — — réel : le Territoire ;
3° — multiple personnel : les Citoyens;
4° — — réel : les Patrimoines.
Reprenons à présent V Esprit des Lois! Nous consta-
tons aussitôt que la série des livres II à Xlll est irré-
prochable, quelque système de classification que l'on y
applique. Impossible d'étudier la préservation des élé-
ments constitutifs de la Société civile dans un ordre
plus niéthodique.
Mais cette étude ne suffit point au législateur pour
lui faire connaître toutes les conditions qui assurent
le maintien et la prospérité des Etats. Une société
civile n'est point quelque chose d'isolé dans le Monde.
Il faut donc la considérer dans ses relations avec les
agents extérieurs qui peuvent exercer sur elle une
influence favorable ou nuisible.
260 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
C'est ce qu'a fait Montesquieu dans la série de livres
qui commence au XIV^
Tout d*abord, il en consacre quatre à l'influence des
climats, un à celle de la nature des terrains, et un à
celle de cet ensemble de sentiments, d'idées et d'usages
traditionnels, qu'il désigne sons le nom d'esprit général
d'une nation.
A la suite, il avait intercalé dans son manuscrit une
Invocation aux Muses, qu'il supprima sur les observa-
tions d'un ami. On peut, cependant, induire du fait
que, dans sa pensée, il devait y avoir dans cet endroit
une sorte de halte dans la marche de l'ouvrage. Les
livres XIV à XÏX formeraient-ils donc un groupe dis-
tinct et complet?
On peut regarder le climat et le terrain d'un état
comme deux milieux physiques — Fun cosmique et
l'autre foncier — qui modiûent jusqu'aux habitants de
cet état par les conditions d'existence qu'ils leur impo-
sent. D'autre part, l'esprit général d'une nation est
une atmosphère morale qui lenveloppe et y détermine
sans cesse les actes des gouvernants et des gouvernés.
C'est donc de l'influence que les milieux d'une société
civile exercent sur elle dont Montesquieu traite dans la
partie de VLspril des Lois que nous essayons de carac-
tériser.
Jusqu'ici, qu*il s'agit des milieux ou des éléments
constitutifs dune société civile. Fauteur ne nous a
entretenus que de rapports d'ordre particulier à chaque
état.
A partir du XX* livre, les matières qu'il expose
s'étendent en tout sens.
Et . premièrement, il considère l'ensemble des nations,
en tant que celles-ci contribuent à leur conservation
Tf-^
LE DÉSORDRE DE L* « ESPRIT DES LOIS ». 261
mutuelle. Mais comment les peuples s'aident-îls effica-
cement à vivre? C'est au moyen de leurs échanges,
en se procurant, les uns aux autres, toutes les choses
dont ils manquent et peuvent avoir besoin. Or, c'est
là précisément le rôle du commerce.
En conséquence, deux livres de Y Esprit des Lois sont
consacrés au commerce lui-même : aux avantages et
désavantages qu'il engendre; aux prescriptions qui lui
sojit applicables; et aux vicissitudes qu'il a subies
depuis les temps historiques. Un troisième livre
(le XXIP) traite, ensuite, de la monnaie, le grand ins-
trument des échanges, lorsqu'elle n'en est pas l'objet
même.
Notons, en passant, que Montesquieu ne s'occupe,
pour ainsi dire, que des transactions internationales.
La nature cosmopolite du commerce Tavait tellement
frappé qu'il a dit, en cédant à son goût pour les for-
mules absolues : « L'histoire du commerce est celle de
la communication des peuples * ». Trop heureux les
hommes s'ils n'avaient eu que des rapports de cet
ordre !
Mais, quelle que soit l'action bienfaisante que puis-
sent exercer les sociétés civiles les unes sur les autres,
elles ne sauraient se suffire. L'auteur de V Esprit des
Lois estimait qu'il leur fallait emprunter à d'autres
groupes des éléments de durée. Dans les livres XXIII à
XXV, il passe, en effet, aux relations de l'État avec la
Famille, d'abord, et avec la Société religieuse, ensuite.
Pour la Famille, il l'envisage en tant que source de
la population '(( Les conjonctions illicites contribuent
peu à la propagation de l'espèce ^ ». Donc, si les habi-
U E, I., XXI, (3).
2. E. L., XXllI, 2 (4).
L.
2^ DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
tants d'un pays diminaent en nombre, le devoir du
législateur est d'encourager les mariages.
Quanta la Société religieuse, son utilité découle de
ce que la Religion est « le meilleur garant' que les
Hommes puissent avoir de la probité des Hommes »'.
Il faut seulement veiller à ce que ses enseignements ne
contrarient J)oint Faction nécessaire de l'autorité civile.
Dans chaque état, il y a, en plus, des mesures à
prendre relativement aux cultes qui y sont établis, ou
qui voudraient y être reçus.
C'est ainsi que Montesquieu, agrandissant peu à
peu sou sujet, finit par considérer jusqu'à Tinfluence
de ridée de Dieu sur les destinées des Etats, c'est-à dire
l'influence la plus haute et la plus générale qu'il y ait.
11 aurait pu s'arrêter ici si les lois n'étaient que des
rapports théoriques, bons pour satisfaire la curiosité.
Mais elles sont des rapports pratiques, qu'il faut
imposer aux hommes pour leur bien.
C'est pourquoi il insiste, dans le livre XXVI, sur
l'inconvénient qu'il peut y avoir à statuer sur un cer-
tain ordre de faits, en sinspirant de principes qui leur
sont étrangers, et, dans le livre XXIX, sur la manière
dont les vrais principes d'un ordre quelconque doivent
être appliqués, quant au fond et quant à la forme.
On voit que l'ouvrage, dans toutes ses parties, n'est
qu'un long développement de l'idée que l'auteur se fai-
sait des lois positives. Celles-ci ont pour objet la conser-
vation des Sociétés civiles, conservation qui dépend, non
des (( fantaisies ^ » de l'Homme, mais bien de « la nature
des choses^ ». Il y a donc lieu, pour qui veut légiférer :
1. K. L,, XXI v, 8 (1).
2. E. L.j Préface (3).
3. E. L., 1, (I).
i
LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 263
1° D^étudier les conditions auxquelles les divers
états se maintiennent et se développent;
2° D'imposer, prudemment, à tel état déterminé
celles de ces conditions qui conviennent et à lui, et à
chaque ordre spécial de matière.
Une fois qn^on a saisi Tidée-mère et « la chaîne * »
de VEsprit des Lois, on n*est plus étonné d'une foule
de choses qui sans cela paraissent étranges.
Pourquoi Montesquieu s'étend-il sur les lois crimi-
nelles, d'une part, au livre VI, et, de l'autre, au livre
XII? C'est qu'il les envisage, tour à tour, au point de
vue de la conservation des gouvernements, et au point
de vue de la sûreté des citoyens.
Pourquoi ne rapproche-t-il point ce qu'il dit, au livre
XXII, des dettes publiques, de ce qu'il ditj au livre
XIII, des contributions, puisque les deux matières sa
rattachent également aux finances? C'est que les lois
d'impôts sont d'ordre intérieur pour chaque état,
tandis qu'on emprunte indifféremment les capitaux
de toute la Terre.
On voit que la logique même imposait ces vices
apparents de composition.
Qu'on ne s'imagine point davantage que les digres-
sions auxquelles notre auteur se plaît soient de véri-
tables hors-d'œuvre! Sans grande attention, on
découvre qu'elles se rattachent fortement à ce qui pré-
cède. Le livre XXIII, par exemple, dont le sujet essen-
tiel est le rôle social de la Famille, finit par un cha-
pitre sur les Hôpitaux. C'est que la Famille y est con-
sidérée (ainsi qu'on l'a vu) en tant que source de
1. ■ Dans les livres de raisonnement, on ne tient rien, si on
ne lient toute la chaîne. » Défense de V « Esprit des Lois »,
3" partie.
26i DBS OEUVRES DE MONTESQUIEU.
la population. Or, un des moyens de combattre la dépo-
pulation et de coopérer ainsi, indirectement, à la mul-
tiplication des hommes, fin principale de la Famille, est
l'établissement d'hôpitaux plus ou moins nombreux.
Et maintenant, Montesquieu s'est-il livré à tous les
raisonnements que nous venons de faire, en composant
son Esf/rii des Lois? Rien n'est moins probable. Les
procédés du génie ne sont pas ceux d'une intelligence
ordinaire. Il vole, là où nous grimpons péniblement.
Le jour où le grand homme arrêta le dessin général
de son œuvre, il saisit, sans doute, d'un regard tous
les facteurs essentiels de la vie sociale convergeant en
ordre vers leur fin commune.
Nous n'en sommes pas moins convaincu que nous
donnons un sommaire très exact de son livre dans le
court tableau qui suit :
Objet de 1' « Esprit dps lois » : Liv. i
I. Conditions de Conservation des Sociétés civiles.
1. Conditions directes ou Préservation des Éléments
constitutifs de toute Société civile.
Préser- ( . (El. personnel. Gouvernement.. 2 à 8
vation \""^^"®^*/ lil.réel Territoire 9et10
des J ,,. , ( r.l. personnel. Citoyens U et 12
Éléments ("^"'^P^^^i El. réel : Patrimoines.... 13
2. Conditions indirectes ou Relations de chaque So-
ciété civile avec les Agents extérieurs.
Milieux/ (M. cosmique: Climat. 14 à 17
parti- \Mil. phys.|j^^^^^.^^.T^^^^i^ ^g
1 cuhers W^ moral. Esprit général de la
Rela- la chaque y ^^^.^^ ^9
lions \ Société. ^
avec les i [Soc. sem-( Transactions com -
Sociétés \ biables. ( merciales. . . .- 20 à 22
en < (S. familiale : Source
général. #S. dissem-V de la Population.. 23
( biables. )S. religieuse : Prin-
( cipe de Moralité.. 24 et 25
LE DÉSORDRE DE L' « ESPRIT DES LOIS ». 268
II. Application des Condilion^ de Conservation des Sociétés
civiles,
i. Choix des Conditions applicables à chaque ordre de
choses. . Liv. 26
2. Mode d*application de ces Conditions. 29
Et voilà à quoi se ramène le désordre de V Esprit des
Loisl
Conseillerions-nous à personne d'écrire un traité
quelconque dans le système qu'a suivi Tauteur, et sans
indiquer plus nettement sa marche? Tant s'en faut. Il
y a quinze ou seize ans, nous nous sommes permis
d'imprimer que ï Esprit des lois était bien le moins
classique des grands chefs-d'œuvre de notre litté-
rature'. Mais chef-d'œuvre il reste! L'élogequ'en a/ait
un philosophe, en l'appelant le plus grand livre du
xnii'' siècle ^ n'a rien d'excessif, au contraire.
Montesquieu n'avait guère de goût pour l'architec-
lure du moyen âge, bien qu'il ait su apprécier le dôme
de Cologne. Par une sorte d'ironie, c'est une immense
église gothique que son livre capital rappelle. Lorsqu'on
pénètre dans certaines cathédrales à bas-côtés doubles,
on n'aperçoit, d'abord, qu'une forêt confuse de pilastres,
de colonnes et de colonnettes, ornés de sculptures, par-
fois étranges, et entremêlés de tombes monumentales,
souvent historiques. Peu à peu l'œil se fait à ce qu'il
i' Un paragraphe de V • Esprit des Lois » (Paris, Cotillon et C'*,
^882), p. 3. — Au point de vue des détails il n'est pas de livre
célèbre qui prête davantage aux critiques matériellement exactes,
et néanmoins absurdes, des lecteurs naïfs. II suffit de prendre
"ne foule de passages à la lettre. Jamais V Esprit des Lois ne
sera apprécié à sa valeur par une intelligence simpUste et
roide.
2. Histoire de la Science politique, par M. Paul Janet, t. II,
p. 322.
266 DES CECTRES DE MœrTESQUIEU.
voîl. Bîenti^t on distingue la nef, le transept, le chœur,
le* bas-iV>lés, les chapelles, et Ton décourre que tout
l'éditioe est disposé sur un plan bien simple, qu'on peut
(icuror au moyen de deux lignes se coupant à angle
droit.
"-^■A ,
UN PARAGRAPHE DE L' « ESPRIT DES LOIS »^
Tous les publicistes et les jurisconsultes qui traitent
delà séparation des pouvoirs citent consciencieusement
YEsprit des Lois, et, en particulier, le célèbre chapitre vi
du livre XI. Je n'en connais cependant qu'un seul qui,
jusqu'ici, ait relevé le passage de ce chapitre sans
lequel on méconnaît, si je ne me trompe, la véritable
pensée de Montesquieu. Encore cet auteur, -M. Blunt-
schU, a-t-il relégué dans une note une observation qui
méritait peut-être une place plus honorable ^ Il est
vrai qu'il n'en tire aucune conséquence juridique.
J'essaierai de cominenter ici le passage en question,
qui n'est autre que le premier paragraphe du chapitre
De la Constilution d'Angleterre :
« Il y a, dans chaque état, trois sortes de pouvoirs :
la puissance législative, la puissance exécutrice des
choses qui dépendent du Droit des gens, et la puissance
exécutrice de celles qui dépendent du Droit civil. »
l. Cet article a été publié, en 1882, dans la Revue critique de
Législation et de Jurisprudence,
^- Allgemeine Stalslehre (5" édit.), p. 591. (Stuttgart, J.-G. Gotta,
i875).
268 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
Certes VEiprit des lois est un livre de génie! Mais
c'est bien le moins classique des grands chefs-d'œuvre
de notre littérature. Il se distingue par la profondeur
originale des idées, et non par la clarté et la méthode.
Ainsi, dans plus d'un endroit, l'auteur donne à des
termes connus un sens nouveau, qu'il n'explique
qu'incidemment, dans une partie ultérieure de l'ou-
vrage. En outre, ses définitions sont parfois fort loin
d'être irréprochables. *
Lorsque, par exemple, à la suite du passage que nous
venons de reproduire, Montesquieu dit que la puissance
législative « fait des lois », les a corrige » ou les
(( abroge », on peut affirmer qu'il n'apprend rien à per-
sonne. En revanche, on ne saisit pas tout d'abord
comment cette formule s'accorde avec celles où le phi-
losophe proclame, d'une part, que les lois sont « les
rapports nécessaires qui dérivent de la nature des
choses * », et, de l'autre^ qu'elles sont « les cas particu-
liers où s'applique... la Raison humaine, en tant qu'elle
gouverne tous les peuples de la Terre ^ ». Chicanant sur
les mots, un critique peut faire observer que le légis-
lateur ne « fait » point <( les rapports nécessaires », non
plus qu'il ne « corrige ou abroge » « les cas particuliers
où s'applique » la Raison.
Mais c'est aux définitions des deux branches de la
puissance exécutrice qu'on est surtout obligé de s'arrêter
si l'on veut en comprendre le vrai sens, et, par suite,
apprécier sainement la théorie qui en découle sur la
séparation des pouvoirs.
L'auteur s'y prend à deux fois pour chacune des deux
branches.
1. E L., I, 1 (1).
2. E. L,, I, 3 (H).
V -
UN PARAGRAPHE DE L* « ESPRIT DES LOIS ». 269
Nous venons de voir qu'il définit d'abord la première
« la puissance exécutrice des choses qui dépendent du
droit des gens », opposé tout seul au Droit civil. Oublle-
lil donc qu'entre ces deux droits il en a classé lui-
même un troisième, qui, cependant, n'est pas à négliger,
le Droit politique, sur lequels les Sociétés se fondent * ?
Non! il le sous-entend ici, et le rattache au Droit des
gens. Le paragraphe suivant, en effet, nous apprend
que c'est par la même puissance que le Prince ou le
Magistrat « fait la paix ou la guerre » et « établit la
sûreté» : ce qui doit s'entendre de la sûreté intérieure.
Je n'en veux d'autre preuve que le chapitre xvii du
même livre, où, traitant de la puissance exécutrice
du Sénat romain, l'auteur confond ce qui touche à
l'administration avec ce qui regarde les relations
étrangères, comme une dépendance du même pouvoir.
Donc, nous ne ferons que compléter la pensée de
Montesquieu en disant que la première branche de la
puissance exécutrice est exécutrice à la fois des choses
qui dépendent du Droit des gens et de celles qui
dépendent du Droit politique.
J'arrive maintenant à la seconde branche.
D'après le passageque je commente, c'estla puissance
exécutrice des choses « qui dépendent du Droit civil ».
A quoi le second paragraphe ajoute que, « par elle, le
Prince où le Magistrat punit les crimes, ou juge les
différends des particuliers ». Celte dernière formule
diffère-t-elle au fond de la première? Nullement, dans
la langue de Y Esprit des Lois. On y lit ailleurs que, par
le Droit civil, (( un citoyen peut défendre ses biens et
sa vie contre tout autre citoyen ^ ». Le Droit civil com-
i. E. Z,., I, 3 (7).
2. E. L., XXVI, ^ (1).
t70 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
prend donc, en même temps que le Droit privé, au
moins une part du Droit criminel.
Mais ce nu*il importe de faire ressortir, c'est que
jamais Montesquieu n'attribue au pouvoir qu'il appelle
« la puissance de juger*», une juridiction générale
absolue. C'est aux crimes, et aux différends des parti-
cw/î>r5, qu'il en restreint soigneusement la compétence.
Après l'avoir dit, il le répète presque aussitôt, au
sixième paragraphe du même chapitre, et en termes
identiques, qui excluent les différends où l'autorité
publique est en cause.
Cette exclusion est d'autant plus significative que le
grand publiciste se plaît à opposer le domaine du Droit
civil à celui du Droit politique. Dans le livre XXVI de
V Esprit des Lois, il consacre une série de chapitres à ce
sujet. L'un d'eux commence même par ces mots qu'on
ne saurait trop méditer : « On verra le fond de toutes
les questions, si l'on ne confond point les règles qui
dérivent de la propriété de la Cité avec celles qui
naissent de la liberté de la Cité *. »
La séparation des pouvoirs que Montesquieu réclame
n'est donc pas celle qui confie à un ordre de magistrats
la gestion des intérêts dont l'administration peut appar-
tenir à l'autorité publique, tandis qu'un ordre distinct
doit spécialement redresser, réparer les violations du
droit. Tout autre est la pensée! Le livre XI de V Esprit
des-Lois s'explique par le livre XXVI. Ce que l'auteur
demande, c'est que l'on réserve à une puissance l'exé-
cution du Droit civil : la garde des droits et même des
intérêts privés, dans leurs rapports respectifs. Jalouse
1. E. /.., XI, 6 (2).
2. E. L., XXVI, 16 (1).
UN PARAGRAPHE DE l' <' ESPRIT DES LOIS ». 271
de sa mission, cette puissance limitera, arrêtera, au
besoin \ celle qui a la charge des droits et des intérêts
publics, qui doit mettre dans les affaires une certaine
passion ^, et qui serait entraînée peut être à tout sacrifier
au but général qu'elle poursuit.
Telle est la vraie pensée, l'unique préoccupation de
Montesquieu, lorsqu'il insiste sur la division en deux
branches de la puissance exécutrice.
Il ne songe même pas, comme l'Assemblée nationale
le fera en- 1790, à protéger le gouvernement et les
administrations subordonnées contre les empiétements
possibles des tribunaux judiciaires. Qu'aurait-il à
craindre d'une « puissance de juger » qu'il veut rendre
K invisible et nulle w^? Il envisage un seul des deux
effets que la séparation des pouvoirs doit produire. Ce
n'est que (( la liberté politique* » des citoyens qu'il à
en vue. Quant à l'indépendance du pouvoir exécutif
proprement dit, il ne s'en inquiète nullement.
Les législateurs français de la Révolution ont décou-
vert un avantage nouveau à la théorie mise en lumière
par YEsprit des Lois; mais ils n'en sont pas moins
restés fidèles à la conception primitive de l'auteur sur
les caractères propres à chaque puissance.
Il faut noter, en effet, que si Ton définit exactement
fcs deux branches de l'exécutif, certaines anomalies
prétendues de notre constitution politique apparaissent
comme l'application pure et simple, non comme la vio-
lation du principe de la séparation des pouvoirs. —
L'ordre judiciaire prend chaque jour des mesures d'admi-
1. E. L., XI, 4 (2;.
2. E. L., VI, 6 (2).
3. E. L., XI, 6 (14).
4. E. L., XI, 6 (3) et XII, 1 (1 et 2).
272 Des ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
nistralion pour conserver les patrimoines des parti-
culiers incapables, en fait ou en droit. C'est de son
ressort. N*est-ilpas exécuteur des choses qui dépendent
du Droit civil? — Des tribunaux administratifs jugent,
par milliers, des affaires contentieuses. Rien de plus
naturel. N'est-ce poilit aux crimes, et aux différends
entre particuliers, que se borne la compétence de la
magistrature?
Le départ fait entre les deux puissances par notre
droit positif peut sans doute laisser à désirer sur plus
d'un point de détail. Mais la vraie pensée de Montesquieu
en inspire Tensemble. Lorsque le Code pénal (art. 131)
défend aux administrateurs d'entreprendre sur les
fonctions judiciaires, « en s'ingérant des droits et inté-
rêts privés du ressort des tribunaux )),âl indique très
nettement ce que doit être la puissance dont VEspvil
des Lois a dit qu'on V « appellera* » {d'une expression
plus ou moins adéquate) (( la puissance de juger ».
1. E. L,j XI, 6.
PRÉFACE
"MÉLANGES INÉDITS DE M0NTE5âUIEU<
Le volume des Mélanges inédits de Monlest/uieu '
comprend douze opuscules, auxquels ou a joint la cri-
fique du troisième faite par J.-J. Bel, ami de lauteur.
Voici les titres des douze opuscules :
i. Discours sur Cicéron.
2. Éloge de la Sincérité.
3. Histoire véritable.
4. Dialogue de Xanlippe et de Xénocrale.
ÎS. Essai sur les Causes gui peuvent aff'ecler les Esprits
fl les Caractères.
6. De la Politique.
7. Réflexions sur le Caractère de quelques Princes et
>ur quelques Événements de leur Vie.
8. Lettres de Xénocrale à Phérès.
9. Remarques sur certaines Objections que m'a faites
un Homme qui m'a traduit mes Romains en Angletei-re .
I. Celte préface a élé rédigée pour l'ouvrage qne la Société
lies Bibliophiles de (liiyenne a Tait paraître, en 1893, sious le
litre de - Mélangea inédits de Munleiquiru, publiés par le baron
de Montesquieu. • Bordeaux, G. Gounouilhou (1 vol. in-4°).
L..
274 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
10. Mémoire sur la Constilulion.
11. Mémoire sur les Délies de racial,
12. Mémoire contre V Arrêt du Conseil du M 7 fé-
vrier 1725,
Ces douze opuscules différent singulièrement par le
fond et par la forme. Quelques-uns sont visiblement
achevés. D'autres, au contraire, et non les moins
curieux, ne se présentent qu'à l'état d'ébauches ou de
simples matériaux, débris d'ouvrages plus étendus,
dont le Président avait délaçhé et utilisé ailleurs cer-
taines parties, et dont il comptait recomposer le reste.
Aux discours académiques et aux traités scientifiques
se mêlent, dans notre recueil, des œuvres de pure
imagination, tels que conte, dialogue ou lettres fictives
et des mémoires d'affaires sur des questions d'intérêt
particulier ou général. Les sujets de ces divers mor-
ceaux touchent à la littérature, à la morale, à la phi-
losophie, à la politique, à Thistoire, à l'administration
et à l'économie politique. Mais, dans tous ou presque
tous, on retrouve les préoccupations et la méthode
connues de Montesquieu, ainsi que ses idées fonda-
mentales, exprimées parfois avec plus de liberté que
dans ses œuvres classiques.
Les lecteurs familiers avec les Lettres Persanes, les
Considérerions sur les Romains et Y Esprit des Lois,
feront sans peine des rapprochements qui s'imposent.
Nous leur laisserons même le plaisir de relever ce quil
y a de nouveau dans le Montesquieu que iious font
connaître les mémoires sur la Constilulion et sur les
Dettes de r/^tat. Il nous suffira de décrire ici les manu-
scrits que nous publions, en cherchani à fixer pour
quelques-uns l'époque où ils furent rédigés.
Si nous avions eu les éléments nécessaires pour
i_
MÉLANGES INÉDITS DE MONTESQUIEU., 275
dater les douze opuscules, nous les aurions rangés
tous dans Tordre chronologique. Mais ces éléments
nous manquent. Aussi adoptons-nous un certain
ordre de matières, que nous allons suivre, sans pré-
tendre à une rigueur absolue. De la littérature, nous
passerons aux théories abstraites, et, des théories, aux
considérations historiques et pratiques. On ne s'éton-
nera' point, en lisant le Discours sur Cicéron; que cette
œuvre de jeunesse soit placée au nombVe et en tête
des œuvres littéraires.
Les manuscrits dont nous disposons sont, les uns,
de la main de Montesquieu, et, les autres, de la main
de ses secrétaires. Nous les avons reproduits également
mot pour mot. A peine nous sommes-nous permis de
corriger ou d'intercaler dans le texte quelques parti-
cules omises ou défigurées par une distraction évidente
de l'écrivain. L'important pour le lecteur est d'avoir
du Montesquieu authentique. Nous aimons mieux,
pour notre part, encourir le reproche de' respect servile
que celui d'outrecuidance.
Toutefois, quant à l'orthographe, souvent incorrecte
et parfois fantasque, de nos manuscrits, nous n'avons
pa^ cru devoir .la conserver. Elle eût inutilement
1 dérouté le public. Nous signalerons seulement que
! l'illustre président au Parlement de Bordeaux gas-
I connaît en écrivant, comme en parlant. Il mettait, par
I exemple, hureux, au lieu de heureux^ ou ottçr^ au lieu
; de ôtPA\ Au point de vue de ses habitudes de langage,
! le manuscrit des Remarques sur certaines Objections
I présente même un intérêt tout spécial. Le secrétaire
auquel fut dicté ce travail (qui n'est qu'une sorte de
i monologue) semble avoir noté fidèlement les into-
nations de l'auteur. Il écrit dès (avec un accent) et du
i '
276 ■ DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
pour de. Comme les phonographes modernes, il enre-
gistrait mécaniquement les sons qu'il percevait. A
titre de curiosité, nous avons donné son texte, en en
conservant les fautes les plus caractéristiques.
Un dernier mot sur les notes. Toutes les notes;
observations et variantes que Ton trouvera au bas du
texte sont de Montesquieu lui-même. Nous rejetons à
la fin du volume, mais avant ï Index, les remarques
que d'autres ont insérées sur les manuscrits, tout aussi
bien que celles dont nous jugeons nécessaire d'acconi-
pagner cette édition *.
1. Cette préface est suivie, dans le volume des Mélanges^ par
une description des manuscrits qui y sont imprimés.
VII
PRÉFACES AUX «VOYAGES DE MONTESQUIEU »^
TOME PREMIER
Nous nous proposons d'indiquer sommairement, en
\ tête des Voyages de Montesquieu, quels mobiles déter-
miiièrent le Président à visiter des pays étrangers;
dans quel état flottant et précaire se trouvait l'Europe
au moment de son départ; quel itinéraire il suivit; les
impressions dominantes qu'il rapporta de ses péré-
grinations lointaines; enfin, ce qui subsiste des notes
et des mémoires où il consigna les souvenirs qu'il
, avait recueillis en traversant les Etats des Habsbourgs,
puis, l'Italie, l'Allemagne du Sud, de l'Ouest et du
Nord, et, en dernier lieu, la Hollande.
Nous n'aurons point à parler de son séjour en Angle-
terre- Il ne semble pas qu'il ait continué à Londres
l'espèce de journal qu'il avait tenu sur le Continent.
En dehors des I\otes publiées en 1818, pour la première
\. Les deux préfaces qui suivent ont été rédigées pour l'ouvrage
que la Société des Biblioplnles de Guyenne a fait paraître,
en 18'.)4-18%, sous le titre de « Voyar/e^ de Montesquieu^ publiés
par le baron Albert de Montesquieu ». Bordeaux, G. Gounouilliou
(2 vol. in-'O-
^-^^^^^ 'M^
2 '8 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
fois ', cest b peine si Ion trouve dans ses œuvres
même inédites, quelques renseignements, trop rares.
surcequ'il put faire ou observer au milieu des Anglais'.
Quant à la question de sovpir quelle iniluence les
voyages de Montesquieu exercèrent sur la direction
générale et sur le développement de son génie nous
nous bornenms à la poser. Il est à croire que, même
avant 1 ,28, l'auteur des /Mires Persanes, se délachanl
peu a peu des sciences physiques et naturelles, qui
faillirent l'obsorber, avait voué, sans retour, le meil-
leur de SCS forces aux études morales et politiques.
Mais, lorsqu'il eut comparé, ailleurs que dans les
livres, les mœurs et les lois de quatre ou cinq peuples
civilisés, ne dut-il pas envisager les hommes el les
choses humaines à un point de vue plus large et plus
haut qu'à l'époque où son expérience était restreinte à
la France et aux Français?
.iJn.'i'!^,'^'''*,^?''./."^"'''*'*'''"^ <*•" P*"""' P»""" ''i première fois,
IThV .y,^* ' *''""•" ^** ^"vres complètes de Montesquieu
publK-e, en 1818, chei Lefèvre. Elles ont été réimprimées plu-
d.T/r "r"- "" ''' ''""^^ "-"* '« '"""^ Vil (p m à m)
ic i tciition de Monleaiimeu publiée par M. ÉJouard Lahoulave
(Mans, (.armer frères. 181S-1879), édilion à laquelle nous ren-
voyons toujours le lecteur.
ait-il laissé davantage. Une
ic sont pas revenus d'Angle-
Sb au commencement du xiï'
Cyrille de Secondât écrivait,
■e(l'Ètat,et que "
s petit nombre (m'a dit mon
.■leil'eïéeu leur lesLamen taire
quieui, qui les lui renverra à
si qu*jl en a été convenu res-
ipjmbràiés.
r, *;i" :
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 279
I
Les livres ne suffisent point aux intelligences
curieuses et criticjues à la fois : elles tiennent à voir,
entendre et toucher les choses par elles-mêmes. Or,
Montesquieu avait, au plus haut degré, Tesprit curieux
et critique. Toute manifestation de force, de vie, d'ac-
tivité individuelle ou collective, l'intéressait et Vin-
duisait aussitôt à tenter des généralisations plus ou
moins hardies. Il était donc trop heureux de recueillir
letémoignagede quiconque pouvait rédifier sur quelque
fait inconnu. Seulement, il n'admettait les allégations
de personne que sous bénéfice d'inventaire, dès qu'il
avait le moyen d'en contrôler l'exactitude.
Lorsqu'il s'agissait de l'Orient, de la Perse et de la
Chine, il était réduit à croire les explorateurs sur parole.
Mais il lui était plus facile de visiter l'Europe, et il n'y
manqua point. Certains passages de son premier chef-
d'œuvre font penser qu'il songea à ses voyages bien
avant de les entreprendre.
Dans la 31^ Lettre Persane, Rhédi écrit à Usbek
qu'il est à Venise, et qu'il se plaît à vivre dans une
ville où son esprit se forme tous les jours. « Je m'ins-
truis, dit-il, des secrets du commerce, des intérêts des
princes, de la forme de leur gouvernement; je ne
néglige pas même les superstitions européennes; je
m'applique à la médecine, à la physique, à l'astro-
nomie; j'étudie les arts : enfin, je sors des nuages qui
couvraient* mes yeux dans le pays de ma naissance. »
Si l'on ignorait à quelle date cette lettre fut imprimée
la première fois (c'est-à-dire en 1721), qui n'y verrait
un souvenir personnel de l'auteur? Cependant, il ne
280 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
faisait qu'y résumer à l'avance un programme qu'il
devait suivre rigoureusement plus de sept ans après.
Mais il est clair qu'il avait réfléchi déjà sur le profit
qu'il pourrait tirer d'un séjour hors de la France. Peu
importe qu'il méditât dès lors les Considérations sur
la Grandeur des Romains, ouxiette Histoire de Louis XIV
dont la préface nous a été conservée, ou bien quelques-
unes de ces dissertations dont il fit plus tard des cha-
pitres de son Esprii des Lois! Il ne pouvait point
n'être pas sollicité par le désir de voir l'Italie, d'abord;
mais, de plus, l'Empire d'Allemagne, la Hollande et
l'Angleterre. Qu'il étudiât, en philosophe, les vicissi-
tudes ou le droit des peuples anciens et modernes, ces
pays devaient également l'attirer. C'est, en effet, là
que s'étaient passés tanl de grands événements dont
il avait à rechercher la suite ou les causes, et là où
s'appliquaient encore une foule d'institutions dont il
entendait découvrir la raison d'être profonde.
A ces mobiles scientifiques s'en ajoutaient d'autres
d'une nature moins spéculative.
Montesquieu n'avait qu'un goût très médiocre pour
les fonctions judiciaires qu'il remplit dans sa jeunesse,
n'abhorrait la chicane. La pratique des lois criminelles
de son temps devait répugner à cette bienveillance
générale qui le caractérisait. Nous soupçonnons même
que les questions litigieuses soulevées par ses justi-
ciables le passionnèrent toujours moins que les que-
relles antiques de Pompée et de César, surtout de
Carthage et de Rome. Aussi vendit-il sa charge de pré-
sident à mortier au Parlement de Bordeaux dès qu'il
se fut créé à Paris, grâce à son mérite littéraire, une
situation plus conforme à ses goûts.
Ses relations lui ouvrirent les portes de l'Académie
z^
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 281
française, le 5 janvier 1728. Mais alors il ne bornait
point son ambition à l'acquisition du titre de membre
de l'illustre compagnie. Il songeait à la carrière diplo-
matique, où plus d'un magistrat s'était distingué sous
les règnes précédents *.
Or, pour compléter ce qu'on apprend dans les livres
sur le Droit des gens, idéal ou positif, rien ne vaut un
voyage qui vous donne l'expérience des cours, des
ministres et des princes étrangers. Aussi, quand l'oc-
casion d'en faire un semblable fut offerte à Montes-
quieu, la saisit-il avidement. C'est ce qui se produisit
lorsque lord Waldegrave fut choisi pour représenter le
roi George II à la cour de l'empereur Charles VL
Le nouvel ambassadeur d'Angleterre à Vienne appar-
tenait à la descendance de Jacques II et d'Anna Chur-
chill. Son oncle, le maréchal de Berwick, avait habité
Bordeaux pendant la Régence, à titre de gouverneur
de la Guyenne. Un commerce suivi et même intime
s'était établi alors entre le Maréchal et le baron de La
Brède. Quand Berwick quitta la province, ces rapports
De cessèrent point ^. Montesquieu put ainsi connaître,
dans la famille des Fitz-James, leur parent lord Wal-
degrave', et se lier avec lui.
Il n'était guère possible de trouver un plus séduisant
1. Ce fait ressort du brouillon d'une lettre écrite par Montes-
quieu au due de Richelieu (brouillon conservé aux archives
du Château de La Brède), aussi bjen que de la lettre à l'abbé
I'01ivet(du 10 mai 4728) imprimée dans le tome Vil (p. 220) des
(Xiuvres complètes de notre auteur.
2. D'après un brouillon de lettre, du 27 juillet 1726, quand
Montesquieu vendit sa charge, il écrivit au maréchal de Berwick,
qui se félicitait à l'idée de le voir plus souvent chez lui :
•N'étant plus président, je serai, au moins, concierge de
FilX-James » (Archives de La Brcde),
«. -y
282 DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU.
introducteur dans le monde politique et diplomatique.
L'idée de raccompagner en Autriche dut venir natu*
relicment à celui qu'il honorait de son amitié. L'ancien
président au Parlement do Bordeaux était, d'ailleurs,
certain que sa qualité officielle de membre de l'Aca-
démie française et sa qualité officieuse d'auteur des
Lettres Persanes lui assureraient à la Cour impériale
une réception personnelle, digne de son caractère et
ilatteuse pour son amour-propre.
II
Au moment où Montesquieu se mit en route, les
états qu'il devait visiter traversaient une crise dont
peu de contemporains semblent avoir deviné Timpôr-
tance. L'ancien état de choses était ébranlé profondé-
ment en Europe. Des puissaaces qui, depuis un, deux
ou trois siècles, jouaient les pren^iers rôles, allaient
s'effacer devant d'autres, qu'elles dédaignaient naguère.
Et, comme s'il fallait des acteurs nouveaux à une
pièce nouvelle, les plus glorieuses dynasties s'étei-
gnaient, l'une après l'autre, sur leurs trônes, quand
ce n'était pas dans l'exil. La même fatalité semblait
s'acharner, du reste, sur les monarchies et sur les
républiques. Si la décadence de Gênes et de Venise était
évidente dans le sud, celles des Provinces-Unies, que
la Hollande groupait autour d'elle, n'hélait guère moins
visible au nord. On eût même vu, sans la bienveil-
lance d'un pape, disparaître vers cette époque l'inno-
cente république do Saint-Marin!
La guerre de la Succession d'Espagne contribua
pour beaucoup à l'ébranlement général dont nous
VOYAGtS DE MONTESQUIEU. 283
rappelons les conséquences. Elle avait abouti, sans
doute, à des partages solennels. Mais aucun des héri-
tiers du roi Charles II n'avait renoncé franchement à
ses prétentions exclusives. Peu satisfaits de leurs lots,
ils n'attendaient tous qu'une occasion pour réclamer ce
qu'ils ne possédaient point. Les attributions des traités
de 1713 et de 1714 furent modifiées dès 1718, en atten-
dant qu'on les modifiât encore.
Les grandes puissances s'étaient fait, d'ailleurs, une
habitude de dispose'r à leur gré des petits états. Villes,
provinces ou royaumes changeaient de maîtres sans
qu^on daignât consulter les habitants, ni même les
autorités publiques. L'instabilité qui naissait de cet
usage familiarisait les esprits avec l'idée d'un change-
ment quelconque. Au reste, il semble que, dans leurs
combinaisons, les gouvernements n'eussent pas alors
à tenir grand compte du sentiment patriotique. N'était-
il pas affaibli singulièrement dans un temps où les
hommes les mieux doués mettaient sans scrupule leurs
talents, même leur génie politique ou militaire, au
service de pays qui n'étaient pas le leur?
Sans insister davantoge sur ces considérations
d'ensemble, passons en revue les contrées où Montes-
quieu s'arrêta pendant son grand voyage sur le Conti-
nent.
A Vienne, c'était. un Habsbourg qui régnait encore,
mais ce devait être le dernier. La descendance mascu-
line de l'archiduq Philippe le Beau s'était divisée, au
xvi^ siècle, en deux branches destinées à finir de même,
coup sur coup. L'espagnole était morte en 1700, avec
le roi Charles II, comme Tautrichienne allait dispa-
raître en 1740, avec l'empereur Charles VI. Ces deux
souverains n'eurent, en effet, ni l'un, ni l'autre, de fils
284 DES CEUVHES DE MONTESQUIEU.
pour leur succéder. Plus heureux, cependant, que son
cousin, l'Empereur devait laisser tous ses états à
quelqu'un de sou sang, à l'aince de ses trois filles, à
l'illustre M a rie- Thérèse. Parvenir à lui transmettre
rciiscmble de ses duchés et de ses royaumes fut même
l'objet capital de sa politique, aussitôt qu'il n'espéra
plus d'héritier mâle et direct.
Par les traités de Rastatl et de Londres, d'une
part, et le traité de Pasearowitz, de l'autre, le dernier
des llabsbourgs avait étendu les possessions de ses
ancêtres. Mais l'Autriche noput conserver déflnilive-
menl oucune de ses acquisitions. Lui-même eut la
douleur de rélrocCder, par le traité de Vienne de l'^S,
une de ses conifuèlcs les plus importantes, le royaume
de Sicile, sans parler des districts que lui enleva, dans
le bassin du Danube, le traité de Belgrade de 1739.
€es perles, qui devaient être suivies de bien d'autres,
étaient d'autant plus fâcheuses pour l'état qui les
subissait, qu'il voyait s'élever alors des puissances
rivales même au sein de cet Empire germanique où il
dominait depuis la fin du Moyen Age. En moins de
vingt ans, trois électeurs d'Allemagne étaient devenus
rois. C'étaient celui de Saxe, roi de Tologne {1697},
celui de Brandebourg, roi de Prusse {1701], et celui
de Hanovre, roi de ta Grande-Bretagne (1714). Des
trois, le plus dangereux ne paraissait pas encore êlre
celui dontragrandissement avait étéle moins brusque,
le moins avantageux en apparence, Mais un esprit
supérieur ne pouvait point méconnaître combien la
Autriche catholique était menacée par
eux monarchies redoutables et protes-
de l'Empire. Ce n'étaient plus les rois
icnto craindre pour la cour de Vienne,
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 285
Les successeurs de Charles XII ne gardaient au sud de
la mer Baltique que quelques débris des conquêtes de
Gustave-Adolphe. Seulement le rôle de ce dernier
prince pouvait être repris avec avantage. Il était de
nature à tenter un de ces deux rois nouveaux,- alle-
mands, non plus étrangers, qui venaient précisément
d'obtenir à Stockholm des cessions de territoires : Tun,
les duchés de Brème et de Verden (1719); et Tautre,
Stettin, une partie de la Poméranie et deux îles (1720).
Les dissensions qu'un article du traité de Ryswick
provoquaient dans TEmpire ne prouvaient <ïue trop la
persistance des haines religieuses.
Pour découvrir, vers le milieu du règne de Charles VI,
ce qu'avait de précaire la grandeur de la maison
d'Autriche, il suffisait (semblet-il) d'une intelligence
peu ordinaire. Mais une inspiration prophétique eût
seule permis d'annoncer alors que .l'Italie n'était pas
vouée à une éternelle servitude. Elle paraissait n'avoir
que la chance très équivoque de changer, tôt ou tard,
de maître.
Jusqu'à nouvel ordre, elle obéissait à l'empereur
d'Allemagne.
Celui ci la tenait par les deux bouts, occupant, au
nord, Mantoue et Milan, et, au sud, Naples et Palerme.
Les états de la Péninsule se voyaient ainsi réduits au
rôle d'humbles satellites. Du reste, Venise était obligée
par sa position de cultiver l'alliance du prince qui pou-
vait le mieux la secourir contre le péril du Turc. Mais
Gênes aussi sollicitait volontiers son intervention,
lorsqu'elle s'était, par son imprudence, attiré quelque
méchante affaire. Bien entendu, le duc de Modène
n'agissait qu'en fidèle vassal du suzerain qui, naguère,
l'avait investi de La Mirandole en récompense de ses
ïj<^'>.
286 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
bons services. Quant au roi de Sardaigne, moins siir,
il se soumettait provisoirement (et sauf à méditer une
défection prochaine) aux injonctions plus ou moins
discrètes qu'il recevait de Vienne. Enfln, il n'y avait
pas jusqu'aux Etats du Saint-Siège qui ne fussent
exposés à une occupation des troupes impériales, quand
le Pape résistait aux exigences de leur maître.
Pourtant Charles VI n'était pas encore satisfait. Il
eût voulu disposer à sa guise des successions qui
devaient sous peu s'ouvrir à Parme et a Florence, par
la mort du dernier des Farnèses et du dernier des
Médicis. Mais l'Angleterre, la France et TEspagne sur-
tout ne l'entendaîent pas ainsi. De là, des négociations,
des intrigues diplomatiques, des menaces de guerre :
tout un ensemble de symptômes peu rassurants.
Qu'adviendrait-il, en effet, si la paix était rompue, de
l'autorité, directe ou indirecte, que TAutriche exerçait
en Italie depuis vitigt ans, mais qu'on n'y supportait
qu'avec répugnance, à Naples comme à Turin et à
Venise? • . '
Pour les Provinces Unies, il est facile de résumer en
quelques lignes la situation que leur avait faite le
traité d'Utrecht.
Elles payaient clier l'honneur d'avoir une fois
humilié Louis XIV. C'était, en somme, au proflt de
leurs alliés qu'elles avaient remporté des victoires bril-
lantes, mais ruineuses. Epuisées, à bout de ressources,
accablées du poids do leurs dettes, elles semblaient
résignées maintenant à une décadence irrémédiable, à
la fois pôh tique, financière et commerciale.
Môme à part toute autre cause, l'état instable et
critique où se trouvait une si grande partie de l'Europe
expliquerait, sans l'excuser, le spectacle étrange que
X,.
VOYAGES DK MONTESQUIEU. 287
donna le monde diplomatique à la suite des traités de
1713 et de 1714. Il inspira sûrement à Montesquieu le
jugement si sévère qu'il porte sur les politiques dans
certains de "ses ouvrages *. Jamais, en effet, on ne vit
plus d'incertitude et d'inconstance dans les desseins
des gouvernements. Il n'est pas facile de suivre, encore
moins de comprendre les agissements de leurs ministres
à cette époque. On les voit signer traités sur traités,
s'assembler en congrès impuissants, conclure et rompre
des alliances passagères : d'année en année, sinon de
m(»is en mois, le groupement des états varie.
Il s'en fallut même de bien peu qu'une guerre géné-
rale n'éclatât dès 1727. Le Pape intervint, par bonheur,
et ménagea un rapprochement enlrc les signataires
des traités conclus en 1725, à Vienne, d'une part, et à
Hanovre, de l'autre. Les ministres d'Angleterre et de
France s'entendirent, avec les représentants de Tempe-
reur Charles VI et du roi Philippe V, .surpris de se
voir, depuis peu, alliés l'un de l'autre. Des articles
préliminaires d'engagements qu'on devait prendre,
ensuite, à titri) définitif arrêtèrent les hostilités par-
tielles. A la mort de Georges V% tout, il est vrai, faillit
être remis en question. On finit, néanmoins par éviter
une guerre immédiate, qu'il n'y avait, d'ailleurs,
aucune raison sérieuse d'entreprendre; pas de quoi
« faire tuer un poulet » devait dire le prince Eugène,
en 1730, à lord Waldegrave lui-môme*.
i. Voir, dans les Mélanges im^dils, page 157, l'opuscule qui a
pour litre De la Poliliqiie, et qui semble être le chapitre xiii du
Traité des Devoirs quasaii composé Montesquieu.
2. W. Coxe, UUlory of the îîouse of Austria, 3' édition (Lon-
Ji-es, (j. Bell et fils, 1889), t. III, p. 151.
288 DES GËUVRES DE MONTESQUIEU.
III
C'est (paraît-il) le 5 avril 1728 * que lord Waldegrave
et son compagnon de route quittèrent Paris. Nous ne
connaissons qu'un incident de leur voyage jusqu'à
Vienne. Une voiture versée ou cassée les obligea à faire
à cheval une de ces longues traites qui laissent de dou-
loureux souvenirs aux écuyers novices *.
Us n'en arrivèrent pas moins à destination avant
le 2 mai. En effet, à cette date, le représentant de
George II échangea des instruments diplomatiques
avec un représentant de Charles VI'. Le noble lord
s'empressa, ensuite, avec son ami, de faire sa cour à
l'Empereur et à Tlmpératrice, ainsi qu'aux ministres
de la Conférence* et aux autres grands personnages de
l'État.
Dans ses notes et dans ses lettres, Montesquieu a
consigné le souvenir de l'accueil gracieux qu'il reçut.
Bien des années après, il se rappelait avec émotion les
noms des Lichtenstein, des Kinski et des Harrach*.
Nous ne disons rien du prince Eugène et du feld-
1. Mémoire pour sentir à t Éloge de M. de Montesquieu, par
M. de Secondât» publie dans YHistoire de Montesquieu^ par
L- Vian .Paris, Didier et 0% 1878). p. 399.
2. Lettre inédite) de M. de Buickley à Montesquieu, do
25 mai 1T2S (Archives de La Brêde).
3. H'^cu^il des Instructions données aux Amltassadeut^.., de
France, Autriche, avec... notes par M. AtbeFt Sorel (Paris,'
F. Alcan. IS.^^^ p. 238, note 3.
4. On appelait» à Vienne, ministres de la Con/enenee, les mem-
bres du Conseil privé, qui délibérait avec rEHapereur sur la
direction générale des atlaires intérieures et exlêrieores de
rÊtat.
3. Œuvres complètes,, t. Vil, p. 402.
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 289
maréchal de Starhemberg, qui firent connaître au futur
auteur de VEsj)rU des Lois la joie ineffable qu'éprouve
un grand penseur en feuilletant Tâme d'un grand
homme d'action.
C'est à Viqnne encore que Montesquieu s'initia à la
théorie des arts plastiques. Un certain chevalier Jacob,
artiste sans doute lui-même, fut le premier maître qui
lui exposa les principes de l'architecture, de la sculp-
ture et de la peinture ^ L'élève se passionna pour cette
étade nouvelle. Son Voyage en Italie le prouve et
contraste (par parenthèse), à cet égard, avec le Journal
de Voyage de son compatriote Montaigne. Il suffît, du
reste, de prendre les Lettres Persanes, d'analyser les
termes et les figures dont l'auteur se sert, pour en
induire qu'une affinité étroite existait entre son génie
et le génie d'un peintre. ,
Mais l'Autriche n'était pas le seul des Etats hérédi-
taires des Habsbourgs que le Président fût curieux de
voir. La Hongrie l'attirait par ses mœurs antiques,
remontant au Moyen Age^ Il résolut de s'y rendre
dans les circonstances qu'il expose ainsi lui-même :
1. Spicilegium de Montesquieu, p. 389. — Ce Spicilegium est
un gros volume relié, d'environ 870 pages, dont une partie est
restée en blanc, Montesquieu y a inséré du fait insérer des ren-
seignements de toute sorte, dont la plupart sont manuscrits,
mais dont quelques-uns sont imprimés. Ce volume est paginé
au commencement et folioté ensuite, d'une façon irrégulière et
incomplète. Certaines séries de chilTres manquent, tandis que
d'autres se répètent, même deux fois. Aussi nous est-il arrivé
de faire, dans les notes du tome V' des Voyages de Montesquieu,
des renvois inexacts. H faut lire, à la page 281, ligne 4 : 575 "',
au lieu de : 375; et ligne 13 : à la par/ e 373 "% au lieu de:
au folio 373 ""; et, plus loin, à la page 287, lignes 12 et 13 :
3Se »•'• à 388 "" et aux feuilles 4S9, v% au lieu de : 386 à 388 et
aux feuilles 430.
2. Pensées manuscrites), t. I, p. 338.
19
890 DES (KDVBES DE MONTESQUIEU.
(( L'Empereur doit partir le 20 pour Gralz, On
compte que ie voyage sera d'environ trois mois el
demi. Cela m'a déterminé à aller voir une partie delà
Hongrie, et je partirai au commencement de la semaine
proctiaiuepour Presbourg, pour voir la Diète'. »
Outre la Diète, il vit les mines de Kremnitz et de
Schemnilz et celles de Neu-Sohi. 11 emporta même de
ces dernières une bouteille d'une eau merveilleuse qu'il -
analysa plus tard à Venise. De retour eii France, il
devait rédiger, sur les mines de Hongrie et du Hartz,
plusieurs mémoires, qui montrent à quel point il
s'intéressait encore aux sciences naturelles ^
Le 26 juin 1728, il était de nouveau à Vienne, d'où
il partit pour Gratz {une fois de plus avec lord Walde-
gpave) le 9 du mois suivant. Ce n'était pas, du reste,
sans esprit de retour qu'il quittait la capitale de
l'Autriche. Il emportait le meilleur souvenir de l'ai-
mable ville, qui lui inspira cette réflexion galante :
« Les Grecs disaient : « Il n'est beau de vieillir qu'à
« Sparte, H — Moi, je disais : « Il n'est beau devieillir
n qu'à Vienne. » — Les femmes de soixante ans y
avaient des amants; les laides y avaient des amants.
Enfm, on meurtà Vienne; mais onn'y vieillit jamais"-»
Montesquieu fit un séjour d'un mois environ à Gratz.
La cour d'Autriche s'y était transportée. Aussi eut-ii
occasion d'avoir là avec le comte de Wurmbrand,
président du Conseil aulique, des entretiens sur le droit
public de l'Empire, entreliens qu'il devait poursuivre
olus tard, dans le nord de l'Allemagne, avec le baron
le leilre de Montesquieu au duc de Richelieu
Bréde).
«■ les Mines (Archives de La Brède).
nuacritesj, 1. 111, f 3S1.
.*'
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 291
de Stein, président des finances du duc de Brunswick.
Mais il ne négligea point, pour cela, de recueillir des
notes sur l'histoire et sur les services administratifs
de la Styrie, où il se trouvait. L'état des voies nou-
velles de communication le frappa tout particulière-
ment.
Ce ne fut que le 7 août qu'il partit, avec le chevalier
Jacob, dé Gratz pour Venise. Un diplomate l'avait
amené en Autriche; son professeur d'esthétique l'intro-
duisit en Italie. Arrivé, au bout de quatre jours, dans
la Ville des Doges, l'auteur des Lettres Persanes réalisa,
point par point, le programme de son Rhédi. Il étudia
la situation topographique et politique, le gouverne-
ment, les mœurs, l'industrie et le commerce, les
œuvres d'art, etc., çle la République, jadis si puissante.
Mais, de j>lus, il recueillit de précieux renseignements
sur des faits contemporains, qui s'étaient passés dans
le reste de l'Europe, et qui lui furent racontés par
deux aventuriers célèbres, pour lors échoués au bord
de l'Adriatique : le financier Law et le comte de Bon-
neval. Une rencontre moins singulière qu'il fit, dans
la même ville, est celle de l'abbé Gonti, savant, poète
et philosophe italien, dont il enregistra, dans son
Spicilegium \ quelques théories littéraires. G'est pro-
bablement cet abbé qui lui révéla l'existence d'une
œuvre célèbre, dont il nota le titre, mais dont il ne
semble point s'être inspiré : La Science noitvelle, par
Jean-Baptiste Vico.
Une anecdote, plus que suspecte, se rattache au
séjour de Montesquieu à Venise.
Lord Chesterfîeld s'y serait trouvé en même temps
1. Spicilegium^ p. 387 ter.
?.92 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
que lui. Une discussion se serait élevée entre les deux
voyageurs sur les mérites respectifs des Anglais et des
Français. Pour prouver que le sang-froid des uns est
bien supérieur à Tesprit des autres, Chesterfîeld aurait
détaché à Montesquieu un inconnu chargé de lui dire
que les Inquisiteurs d'Etat avaient Toeil sur lui et
allaient faire saisir les notes, plus ou moins compro-
mettantes, qu'il prenait sur le gouvernement de la
République. Aussitôt le Président aurait supprimé tout
ce qu'il avait écrit. Sur quoi, lord Chesterfîeld se serait
fait un malin plaisir de lui démontrer logiquement
qu'il avait agi à la française, c'est-à-dire à la légère.
L'auteur dos Lellres à son Fils a-t-il jamais débité
cette histoire, qu'on Jui prête*? S'il l'a fait, il n*a
démontré qu'une chose, c'est qu'un Anglais peut être
plus gascon qu'un enfant de La Brède, et gascon dans
la pire acception d'un terme qui en a tant d'excellentes!
En voici la preuve :
D'abord, les notes de Montesquieu sur Venise sub-
sistent et remplissent plus de cinquante pages d'un livre
in-quarfo. — Supposera-t-on qu'elles ont été récrites de
mémoire? — Rien ne l'indique, bien au contraire!
Témoin les commencements de divers alinéas, tels que :
(( J'ai été aujourd'hui... J'ai fait hier. . », et autres
semblables.
De plus, le Président ne cite point lord Chesterfîeld
parmi les personnes qu'il a fréquentées à Venise. — ^
On dira peut-être qu'il omit son nom par honte ou par
rancune. — Mais il ne le connut que l'année suivante,
ainsi qu'il nous l'apprend lui-même dans sou Voyage
en Hollande!
1. Histoire de Montesquieu, par L. Vian, |>. 118.
t
^s' •
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 293
Nous y lisons, en effet : « J'ai vu à La Haye M. Sau-
rin... Le général des Brosses, envoyé de Polog-ne, m*a
cherché, et je l'ai cherché. J'ai, de plus, connu milord
Chesterfield, ambassadeur d'Angleterre : je lui rendis
une lettte de milord Waldegrave. ))
Ce passage suffirait pour détruire une légende que
les biographes de Montesquieu ont accueillie légère-
ment.
Mais reprenons son itinéraire.
Du 14 au 24 septembre 1728, il se rendit de Venise à
Milan, s'arrêtant un ou deux jours à Padoue, puis à
Vicence, et puis à Vérone. En passant, il visita lés
collections d'histoire naturelle et les galeries d'oeuvres
d'art et contempla les édifices, anciens et modernes,
les plus remarquables de ces villes. Mais il fit aussi et
consigna dans ses notes des remarques sur les cultures,
les mœurs et les institutions des pays qu'il traversait.
Pendant les trois semaines qu'il resta en Lombardie,
il put apprécier l'hospitalité de l'aristocratie milanaise,
surtout celle des Borromées et des Trivulces. Les
nobles Vénitiens, auxquels un gouvernement soup-
çonneux imposait une réserve absolue, ne l'avaient
pas gâté à cet égard. Aussi le charme d'une société
avenante et instruite s'ajouta-t-il pour lui au plaisir
qu'il éprouva en voyant les belles choses dont Milan
était justement fière. Il visita soigneusement jusqu'à
l'Hôpital et à la Citadelle. Est-ce pour mieux apprécier
cette dernière qu'il emprunta au prince Trivulce et
analysa par écrit un traité sur les fortifications *?
Le 16 octobre, il partit pour le Piémont, en faisant
un détour par le Lac Majeur et les Iles Borromées.
1. Spicilegium, p. 390 bis.
Jà.
194 DBS OEUVRES DE MONTESQUIEU.
A Turin, il obtint audience du roi Victor-Amédée H
et de son héritier présomptif. Mais il jugea bien
sérieuse et bien froide cette capitale d'un royaume où
la vie était en quelque sorte tendue par un effort con-
tinuel. Un politique, qui aspirait aux fonctions de
diplomate, n'en devait pas moins trouver bien des
observations à faire dans un état qui; à cheval sur les
Alpes, n'avait pas cessé, depuis des siècles, d'être
mêlé à l'histoire dn la France, comme à celle de
ritalie.
C'est, probablement, sur la recommandation de
deux amis qu'il s'était faits à Vienne, le marquis de
Breil et le commandeur de Solar, son frère, que Montes-
quieu dut les politesses qu'il reçut à Turin de leur
parent, le marquis de Dogliani *. En général, les Plé-
montais n'étaient guère plus accessibles que les Véni-
tiens. L'usage imposait, surtout aux hauts fonction-
naires, la réserve la plus grande envers les étrangers
notables. De. là vient peut-être que le Président ne
nous dit rien des rapports qu'il eut, sans doute, avec
le père du marquis de Breil, avec le comte de Govone,
minisire d'Etat à l'époque. Bieu qu'il n'en parle pas,
nous voulons croire qu'il lui porta quelques lettres de
ses fils, et qu'il pénétra dans sa demeure, où un autre
des plus illustres écrivains à venir de la France vivait
déjà ou allait vivre. C'est, en effet, chez le comte de
Gôvone que Jean-Jacques Rousseau entra comme
domestique, après sa conversion, c'est-à-dire vers la
fin de ^T2>S^. Il ne semble donc pas impossible que
l'auteur futur de V Esprit des Lois ait rencontré le
i. Lettre de Charles Solar, marquis de Dogliani, à Montes-
quieu, du 17 novembre 1728 (Archives de La Brède).
2. Les Confessions de J.-J. Rousseau, T* partie, livre IIL
\
f
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 295
futur auteur du Contrat social dans Tantichambre du
ministre dé Victor- Amédée II.
Si Turin, qu'il quitta le 5 novembre, laissa à Mon-
tesquieu rimpression « d'une ville assez ennuyeuse »,
Gênes lui parut absolument maussade. La prose ne lui
suffit même point pour exhaler son humeur. l\ eut
recours à la poésie, ou plutôt à des stances rimées*.
Au bout de dix jours, il abandonna la Ville, en se pro-
mettant de rie plus y revenir. L'avarice de ses habitants
l'avait offusqué, non moins que leurs manières arro-
gantes et peu courtoises.
Il eut, cependant, l'occasion de faire à Gênes quel-
ques connaissances illustres : le prince de Modène ; sa
femme, qui était fille du Ragent, et le prince de
Portugal, qui devait être un jour le roi Joseph.
Rapidement, il visita Lucques, Pise et Livourne.
Mais Florence, où il arriva le 1^'* décembre, le garda
six semaines et Tenchanta par ses mœurs simples, par
la sociabilité de ses habitants, et même par le régime
peu tracassier dont l'indolence du dernier des Médicis
laissait jouir le pays. Il s'y fit, d'ailleurs, un ami
nouveau : l'abbé Niccolini, avec lequel il resta depuis
en rapports affectueux. Mais il consacra le meilleur de
son temps à l'étude des antiquités et des œuvres d'art
que renfermaient la Galerie du Grand-Duc, le Palais Pitti
et les autres édifices publics ou privés de la Ville. Les
notes relatives à Florence, insérées dans le Voyage en
Italie, ne sont qu'une très faible partie de celles qu'il
recueillit là, pendant son séjour. D^autres se trouvent
dans deux cahiers que possèdent les archives de La
Brède, et dont plus de soixante-dix pages sont cou-
i. Œuvres complètes^ t. Vil, p. 198.
* .
296 DES OEUVRES DE MONTESQUfEU.
vertes d'écritures. Ils montrent avec quelle ardettf et
quelle minutie Montesquieu étudia surtout les bustes,
les statues, les bas-reliefs qu'il put voir dans la capi
taie de la toscane. Un amateur ^t un artiste, Blanchi'
et Piemontini, lui servirent de cicérone; mais de
ricpvone dont il contrôlait les dires avec sa critique
ordinaire.
C'est aussi à Florence que le Président prit goût à la
musique italienne.
Le 15 janvier 1729, il se mit en route pour Rome, où
il ne parvint que le quatrième jour, après avoir visité
Sienne et Viterbe.
Son confrère à TAcadémie française, le cardinal de
Polignac, représentait alors notre pays auprès du Saint-
Siège. Il fut on ne peut mieux accueilli par lui. Le car-
dinal, diplomate, philosophe, et de plus poète latin, lui
apprit une foule d'anecdotes sur l'histoire du temps,
lui exposa des idées générales avec une aisance et une
abondance qui le surprirent, et, bien entendu, lui lut
un livre de L Anti-Lucrèce, sia'il admira* ^
Montesquieu fît, d'ailleurs, à l'Ambassade de France
des connaissances précieuses ; par exemple, celle du
père Cerati, auquel il s'attacha si fidèlement qu'il lui
écrivait vingt-cinq ans plus tard, presque à la veille de
sa mort : « Je commence par vous embrasser, bras
dessus et bras dessous ^. »
Mentionnons aussi Mgr Fouquet, ancien mission-
naire, devenu évoque inpartibus, lequel fut mêlé à la trop
1. Ce Blanchi est-il Jean Bianchi, qui fut nommé conservateur
des Antiques à Florence, en 1758, et que Ghr Justi juge si sévè-
rement dans son Winckelmann.,. (Leipsig, G.-W. Vogel, 4872),
t. II, r« partie, p. 2i0?
2. Œuvres coynplètes, t. VII, p. 438.
f^
^r r
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 297
célèbre affaire des cérémonies chinoises. Il était mieux
à même que personne de fournir des renseignements
sur le Céleste Empire. Un des registres manuscrits de
notre voyageur prouve que ce dernier ne négligea point
cette source d'informations directes *.
11 retrouva à Rome «on ami de Florence, Tabbé Nicco-
lini, qui le présenta aux Corsini, ses parents. C'est ainsi
qu'il fut mis en relations avec le cardinal qui allait
être élu pape (en 1730) et régner dix ans, sous le nom
de Clément XII. Il ne prévit point, du reste, Texalta-
tion si prochaine di] successeur de Benoît XIII.
Quant à ce pontife, rien n'indique que Montesquieu
l'ait connu personnellement. On raconte, il est vrai,
qu'il fut admis auprès du Saint-Père, et l'on cite même
un mot trop spirituel qu'il aurait dit à Foccasion d'une
grâce dispendieuse à lui accordée en cours d'audience^.
Mais, comme le Voyage en Italie se tait sur cet incident,
nousletiendrons pour douteux jusqu'à preuvecontraire.
Le Président ne semble point avoir fréquenté plus
que leur maître les favoris du pieux Benoît XIII,
favoris qu'il juge sévèrement, pour la plupart.
En revanche, il eut l'occasion d'entretenir quelques
cardinaux qui jadis avaient joué à Rome ou hors de
ntalieun rôle plus ou moins notable. Tels étaient les
neveux de Clément XI, les deux Albani : l'un, politique
avisé; l'autre, amateur fanatique d'œuvres d'art. Il vit
plusieurs fois également cet aventurier célèbre, qui eut
du génie peut-être et fut premier ministre d'un roi
d'Espagne, cet Albéroni, dont il n'emporta, d'ailleurs,
qu'une impression médiocre.
1. Spicilerpum, (" 397 bis.
2. Histoire de Montesquieu, par L. Vian, p. 119.
298 DES CEUVRE8 BE UONTBSQITIBU.
Mais il va de soi que l'attrait capital du séjour de
Rome fut pour lui Rome elle-même, Rome aux ruines
imposantes et aui chefs-d'œuvre innombrables : les
ruines parlaient à son esprit de la majesté du Peuple-
Roi, dont il allait raconter dignement la grandeur et la
décadence; tandis que les chefs-d'œuvre dévoilaient à
ses yeuï, sous mille formes diverses, les éternelles
splendeurs de la Beauté plastique.
Dans ses études sur l'architecture, la sculpture et la
peinture anciennes et modernes, il recourut aux avis
des hommes les plus compétents, entre lesquels il cite
deux Français : Bouchardon et Adam l'aîné.
Jl ne se lassa point d'admirer pendant trois mois!
Puis il prit le chemin de Naples- Mais il se promit de
s'arrÈter une seconde fois à Rome, au retout-
C'est le 23 avril 1729 qu'il arriva dans la capitale du
Sud de l'Italie, encore ébloui de tout ce qu'il venait de
voir. Aussi ne fut-il guère séduitau point de vue artis-
tique. Il écrivit même dans son Voijage ces lignes
paradoxales : « On peut voir Naples dans deux
minutes; il faut six mois pour voir Rome, »
Huit à dix jours lui suffirent pour visiter la Ville et,
de plus, les environs, qui semblent l'avoir intéressé
davanlage. Il eût fallu être bien étranger » l'histoire de
et des hommes pour voir d'un œil indiftérenl
!, aux phénomènes merveilleux et aux souve-
iques, qui s'étend du Vésuve au cap Misène.
quelle joie n'eût-it pas été comblé si l'on eiH
lors les fouilles d'Herculanum, à la recherche
isors d'archéologie qu'on ne devait mettre à
; qu'à partir de 1738 eti7391
quieu retrouva au fond de l'Italie une de ses
ince de Vienne : le comte de Harrach, qui y
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 299
remplissait les fonctions de vice-roi, et qui le reçut
fort bien.
II parait n'en avoir pas moins deviné ce qu'avait de
précaire la domination autrichienne dans le Royaume
des Deux-Siciles, témoin cette note significative : « Pen-
dant que j'ai été à Naples, je n'ai pas vu un Allemand
qui connût un Napolitain, ni un Napolitain qui connût
un Allemand. »
Il repartit le 6 mai pour Rome. En allant, il avait vu
Capoue. Il vit Gaëte, en revenant.
Son second séjour dans la Ville éternelle fut plus
court que le premier : il n'y resta que deux mois
environ.
Pendant ce temps, il reprit ses études d'Esthétique,
qu'il semble avoir cette fois dirigées plutôt vers l'archi-
tecture; mais, en outre, il recueillit des notes histo-
riques, politiques et statistiques, et parcourut les sites
les plus célèbres de la campagne voisine : Frascati et
Tivoli, par exemple.
Notons qu'il se fît aussi présenter alors aux Stuart
qui se trouvaient dans la Ville : la Prétendante et ses
fils. Triste spectacle que celui de cette cour d'exilés!
Par leurs dissensions publiques et scandaleuses, Jac-
ques III et sa femme ajoutaient encore « aux malheurs
que la Providence leur avait envoyés » ^
Le moment de quitter Rome finit par arriver cepen-
dant. Montesquieu se décida à partir le 4 juillet 1729,
après avoir pris^ongé des personnes qu'il avait le
plus fréquentées pendant son séjour. Plusieurs d'entre
elles lui remirent des lettres de recommandation, dont
il profita tant en Italie qu'en Allemagne.
1. Toutes les citations dont nous n'indiquons pas la source
sont tirées du Voyage en Italie^ en Allemagne ou en Hollande,
M
300 DES OEUVRBS DE MONTESQUIEU.
Nous ne le suivrons pas dans sa course, relative-
ment rapide, à travers TOmbrie, les Marches et la
Romagne, les duchés de Modène et de Parme et le
Mantouan. En vingt et quelques jours, il se rendit à
Vérone, qu'il revit ainsi au bout de dix mois. De tous
les détails qu'il donne sur les villes où il s'arrêta, nous
n'en relèverons que deux. A Bologne, il admira l'Institut
de cette ville, tant pour la richesse des collections que
pour le zèle des professeurs. A Modène, il vit le duc
régnant et son bibliothécaire, le savant Muratori,
(( un habUe homme », plus connu aujourd'hui que son
maître Renaud d'Esté.
Maintenant, ce netait plus Rome, c'était l'Italie
elle-même dont il fallait se séparer 1 Notre voyageur
en franchit la frontière dans la nuit du 29 au 30 juillet.
Mais il emportait, dans l'esprit et dans le cœur, les
plus précieux souvenirs de la Péninsule, qu'il par-
courait depuis près d'un an.
C'est par le Tyrol, et non par la Suisse (comme le
disent ses biographes*), qu'il pénétra en Allemagne.
Le spectacle des Alpes lui fit une impression pénible
plutôt qu'agréable. « On ne voit jamais, écrit-il, qu'un
petit morceau du Ciel, et on est au désespoir de voir
cela durer si longtemps. » Il est vrai qu'il mit quatre à
cinq jours pour aller de Vérone à Munich. Ajoutez
qu'il souffrit du froid dans la montagne, malgré la
saison, et bien qu'il eût mis ses habits d'hiver.
A Munich, il fut reçu par l'électeur de Bavière. Pen-
dant une douzaine de jours, il étudia la cour de ce
prince, ses ressources et ses inclinations politiques.
La France pouvait-elle encore compter sur un allié
1. Histoire de Montesquieu, par L. Vian, p. 401.
i
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 301
si lointain et pl^cé « sous la patte de TEmpereur »?
En quittant la capitale de Charles-Albert, Montes-
quieu se rendit à Augsbourg, où il s'arrêta plus long-
temps qu'il n'aurait voulu : car il y fut malade, lui et
son valet. Ce retard lui fournit Toccasion d'apprécier
le régime très compliqué auquel obéissait la Ville. Il
y releva un effet curieux du principe de la séparation
des pouvoirs entre magistrats de religions diverses.
Quant à la médecine allemande, dont il dut faire l'essai,
elle ne lui inspira que des réflexions irrévérencieuses.
C'était de l'ingratitude, puisque lïpécacuana que lui
prescrivit son docteur le mit en état de continuer sa
route, au bout d'une semaine.
Il ne fît, pour ainsi dire, que traverser le Wur-
temberg, le Palatînat, Francfort, Mayence et Coblentz.
Les bords du Rhin parurent « charmants » au pro-
priétaire de La Brède; « la plupart (dit-il) couverts de
vignobles, qui valent beaucoup : car le vin du Rhin
est cher dans le pays et vaut — me semble — le double
qu'il ne se vend dans la Guyenne. »
Notre voyageur ne s'arrêta quelques jours que lors-
qu'il fut arrivé à Bonn, résidence de l'électeur et
archevêque de Cologne. Ce dernier, propre frère de
l'électeur de Bavière, se trouvait pour l'heure dans un
autre de ses cinq diocèses. Montesquieu n'en resta pas
moins à sa cour du 3 au 8 septembre 1729. Il y prit
une foule de notes sur les ressources militaires et finan-
cières de Clément-Auguste. Le rôle que le prédéces-
seur de ce prince avait joué sous Louis XIV, en tant
qu'allié de la France, explique la place que cette sta*
tistique occupe dans le Voyage en Allemagne,
Nous ferons, du reste, observer que ce n'est plus
Fart, comme dans les notes rédigées à Rome, mais
UÙljl
302 DES CEUVRES DE MONTESQUIEU.
bien la politique qui domine dans les réflexions que le
Président consigna par écrit en parcourant les états
de l'Empire, du sud au nord. U s*enquit particuliè-
rement des affaires qui intéressaient les différentes
églises du pays. Convaincu de l'importance que les
questions religieuses avaient au point de vue inter-
national, il relevait avec soin, partout, la situation
respective des Catholiques et des Protestants, ou des
sectes protestantes entre elles.
Mais ce ne fut pas seulement pour parfaire ses études
diplomatiques qu'après avoir descendu le Rhin jus-
qu'à Dusseldorf et Duisbourg, il tourna, le 10 septem-
bre, vers l'est. Un mobile d'un ordre plus doux l'en-
trainait vers Hanovre, où il se rendit par Munster et
Osnabrùck. 11 était attendu à la cour de l'Électeur, roi
de la Grande-Bretagne, par lord Waldegrave.
Ce dernier le présenta à George II, dont l'accueil
fut^des plus aimables.
Au bout de quelques jours, les deux amis firent en
commun un nouveau voyage. Ils allèrent à Brunswick,
où Montesquieu fut reçu par le vieux duc Auguste-
Guillaume et se lia avec le premier ministre du prince.
C'était un baron de Stein, qui paraît avoir uni l'intel-
ligence la plus haute à une science des plus variées.
Grâce à lui, notre voyageur put visiter commo-
dément les mines du Hartz, qu'il désirait connaître,
et dont il put comparer l'exploitation à celle des mines
de la Hongrie.
Ce fut là, d'ailleurs, le dernier incident de son
voyage en Allemagne : car, le 8 octobre, il partit de
Zellerfeld pour Utrecht, où il arriva le 12, sans avoir
quitté sa chaise de poste pendant quatre jours et
quatre nuits.
h
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 303
Lorsqu'il entra « dans les terres des États-Géné-
raux )), il y avait neuf à dix semaines qu'il était en
pays allemand. Il ne devait rester qu'une vingtaine de
jours à Utrecht, Amsterdam et La Haye. L'impression
qu'il reçut en Hollande ne fut pas bonne. H amassa des
renseignements sur la situation commerciale, financière
et politique de la République. Puis, il se disposa à
passer en Angleterrç.
Ce fut le 31 octobre 1729 qu'il quitta La Haye, dans
le yacht de lord Chesterfleld, auquel lord Waldegrave
l'avait adressé, ainsi que nous avons eu déjà l'occasion
de le dire.
IV
Montesquieu rapporta de son voyage à travers l'Au-
triche, la Hongrie, Tltalie, l'Allemagne et la Hollande
une foule de notions sur les. sujets les plus variés.
Rien n'était étranger à cet esprit curieux, sinon les
spéculations mathématiques. Agriculture, commerce
et industrie, travaux publics et constructions navales,
liygiène et finances, stratégie même, sciences physiques
et naturelles, beaux-arts, tout l'intéressait. Sur tout,
il s'efforçait d'obtenir des renseignements exacts et
précis. Pour mieux se rendre compte des choses, il
traçait, au besoin, des croquis rapides, qu'il dessinait
d'une main inhabile, mais intelligente.
La diversité des notes que le Président recueillit
ainsi au passage témoigne à quel point il avait le désir
de tout connaître et le don de tout comprendre. Il pos-
1. ÛE. C, t. VU, p. 183.
bdb^.
ZO'k DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
sédait a un degré supérieur, éminent, ces deux qualités
précieuses, nécessaires à Thistorien, plus encore qu'au
philosophe peut-être. Et, chez lui, elles s'alliaient à
l'art essentiel de contrôler les renseignements de
détail au moyen de vues d'ensemble, qui en fixent la
valeur relative et absolue:
Ce n'était pas seulement ses souvenirs personnels
qu'il consignait par écrit. Il ne négligeait point ceux
des personnes qu'il rencontrait, lorsqu'elles pouvaient
l'éclairer sur des faits ou sur des pays inconnus de lui.
Dans la préface d'un livre qu il n'a jamais achevé, il se
vantait d'avoir « recueilli de bons mémoires » en visi-
tant les peuples étrangers.
Mais ce qui nous touche le plus dans la série bigarrée
des observations que les voyages du Président lui
inspirèrent, ce sont celles qui nous instruisent sur les
impressions générales qu'il reçut dans ses pérégrina-
tions, et qui modifièrent son génie ou fixèrent ses con-
ceptions dominantes.
Et d'abord, il est certain que les beaux-arts, les arts
plastiques surtout, lui furent en quelque sorte révélés
à Vienne, à Florence 'et à Rome. Quelques-uns des
jugements qu'il formule sur les chefs-d'œuvre devant
lesquels il s'arrêta nous étonnent, tant ils nous parais-
sent raisonnes et raisonnables. Gardons-nous de croire
cependant que Montesquieu ne sentit rien, parce qu'il
analysait tout. Pour être exprimées en phrases con-
cises, ou même sous une forme ironique^ ses émotions
n'en étaient pas moins sincères et durables. Mais il
répugnait à sa nature d'étaler avec complaisance ce
qu'il éprouvait dans l'âme.
1. Pensées (manuscrites), t. II, t° 83.
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 305
Il n'en a pas moins trahi, dans ses Voyages, Teflet
pénétrant que fit sur lui cet ensemble de grandes et
belles choses qu'il avait contemplées, notamment sur
les bords du Tibre : ce ne furent point simplement des
impressions esthéticfues qu'il en emporta : « Je sens,
dit-il, que je suis plus attaché à ma religion depuis
que j'ai vu Rome et les chefs d'œuvre de Tart qui sont
dans ses églises. Je suis comme ces chefs de Lacédé-
mone qui ne voulurent pas qu'Athènes pérît, parce
qu'elle avait produit Sophocle et Euripide, et qu'elle
était la mère de tant de beaux esprits ».
Ces lignes, qui font songer au Génie du Chritianisme,
ne se trouvent point (remarquons-le en passant) dans le
Voyage en Italie, mais bien dans le Voyage en Hollande,
Le copiste aurait-il transposé le feuillet où elles étaient
écrites? Nous ne le croyons pas. Le Président dut les
rédiger àUtrecht, sous l'empire d'un sentiment double :
l'un agréable et l'autre pénible. Le souvenir des chefs-
d'œuvre qu'il avait contemplés naguère l'enchantait
encore. Mais il était affecté tout autrement par le spec-
tacle des dissensions religieuses doot il avait constaté
en Allemagne les conséquences regrettables. Delà, sans
doute, le retour-qu'il fît sur Rome et sur l'Eglise romaine.
Son éducation classique et catholique à la fois lui
inspirait, d'ailleurs, le goût de l'unité ecclésiastique, et
son esprit, que préoccupaient sans cesse les causes de
la grandeur et de la décadence des Empires, devait être
frappé des inconvénients pour l'Etat de la coexistence
de sectes hostiles*.
Mais relevons à présent les observations capitales
i. 11 est curieux de rapprocher sur celte question la
S6* CtUre Persane et le chapitre x du livre XXV de VEsptit des
Lois,
20
306 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
que l'auteur de VEsprit des Lois recueillit sur la
puissance des pays qu'il visita, alors qu'il rêvait encore
de quelque mission diplomatique.
La grandeur apparente de la maison d'Autriche ne
lui en imposa point. Il devina même combien peu les
acquisitions récentes des Habsbourgs ajoutaient à leurs
forces réelles. Nous avons cité tout à l'heure une note
bien curieuse sur la situation des Allemands à Naples.
Eu voici une autre, non moins topique, sur les Pays-
Bas :
(( L'Empereur serait un des grands princes du
Monde, si les Pays-Bas étoient abîmés par un tremble-
ment de terre : c'est son foible que les Pays-Bas ' »;
Symptôme plus grave encore ! Dès 1729, Montesquieu
voyait que le prestige de Charles VI baissait là où ce
prince devait tenir davantage à le conserver intact.
(( Depuis un an, écrit il dans ses Voyages, l'Empereur a
perdu son crédit dans l'Empire ».
A quoi il ajoutait ces conclusions pratiques relative-
ment aux rapports que la France pouvait entretenir
avec les princes protestants de Germanie :
« Pour moi, je crois que cette politique de s'unir avec
les princes protestants est une vieille 'politique, qui
n'est plus bonne dans ce temps-ci; que la France n'a
et n'aura jamais de plus mortels ennemis que les Pro-
testants : témoin les guerres passées; qu'elle est en
état de faire des alliances avec les princes catholiques,
comme avec les princes protestants, toutes les fois
qu'il s'agira d'abaisser la Maison d'Autriche; qu'il ne
faut pas en revenir aux vieilles maximes du cardinal
de Richelieu, parce qu'elles ne sont plus admissibles ;
1. Pensées (manuscrites), t. I, p. 3 H.
VOYAGES DE MONTESQUIEU, 307
que les Protestants d'Allemagne seront toujours joints
avec les Anglais et les Hollandais; que c'est un lien de
tous les temps que celui de la Religion ; que la Maison
d'Autriche n*est plus, comme elle .était, à la tête du
monde catholique; que ce qui nous a pensé perdre en
France, c'est Tinvasion de TAnglnterre par un prince
protestant. »
De ce long passage, qu'un ardent patriotisme inspi-
rait à Montesquieu, il ne faudrait point induire que ce
dernier s'exagérât la puissance de tous les états protes-
tants d'Europe. Le jugement qu'il porte sur les Pro-
vinces-Unies, par exemple est des plus sévères. (( Cette
république, écrit-il à Amsterdam, ne se relèvera jamais
sans un stathouder. »
Quant aux monarchies et aux républiques italiennes,
■ ses impressions furent encore moins favorables. C'est
dans le tome V de ses Pensées manuscrites qu'il
s'exprime sur leur compte de la manière la plus nette,
fl s'y fonde même sur l'influence politique de moins en
moins grande du Saint Siège pour démontrer qu' (( il
faut changer de maximes d'État tout les vingt ans,
parce que le Monde change » *.
Dans le mên^e volume, il est une page étonnante, où
l'auteur a consigné ses opinions successives sur le rôle
possible de la maison de Savoie. Il serait inutile de
commenter les trois notes qu'on va lire. La première
remonte évidemment à l'époque où Montesquieu était
encore sous l'impression de son voyage en Italie, tandis
<îue la seconde peut être datée de 1737 environ, et la
dernière, de 1748.
[1731 (?)]. « On dit ^ Une ligue avec les princes
1. Pensées (manuscrites), t. I, p. 354.
308 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
dltalie. Mais comment se liguer avec rien? C'est une
ligue sur le papier. Il n*y a que le roi de Sardaigne qui
ait conservé la puissance militaire, et il la perdra
encore si la neutralité de Tltalie et notre dégoût pour y
faire des conquêtes subsistent longtemps. »
[1737 (?)]. (( Depuis ceci, notre dernière guerre en
Italie a mis le roi de Sardaigne en état de maintenir
plus que jamais sa puissance militaire*. »
[1748 (?)]. (( * C'était la guerre de 1733. Celle de 1741 a
rendu la sottise paumée. Encore un coup de collier, nous
le rendrons maître de Tltâlie, et il sera notre égal'. »
En lisant ces lignes, on déplore que Montesquieu ne
soit pas entré dans la carrière diplomatique, où il eût
pu être si, utile, grâce à une sagacité exceptionnelle.
Quand il vit les suites de la politique anti-autrichienne,
dont il reconnaissait les périls dès 1729, il le regretta
lui-même. On trouve, en efiFet, la note suivante dans le
tome II de ses Pensées (manuscrites) :
(( Je me repentirai toujours de n'avoir pas sollicité,
après le retour de mes voyages, quelque place dans
les Affaires étrangères. Il est sûr que, pensant comme
je pensais, j'aurais croisé les projets de ce fou de Belle-
Isle, et j'aurais rendu parla le plus grand service qu'un
citoyen pût rendre à sa patrie. Il y a des sots qui ont
de la pesanteur et des sots qui ont de la vivacité, mais
ce sont les sots qui ont de la vivacité qui accouchent
des projets les plus stupides^ »
i. Pensées (manuscrites), t. I, p. U42. — Les deux premières
notes sont autographes; mais la seconde a été intercalée entre
la première et une note sur les pêches hoUandoises^ visiblement
après coup. La troisième est écrite en marge, de la main d'un
secrétaire, il y a un renvoi à la fin de la seconde, pour mar-
quer que la troisième se rattache à elle.
2. Pensées (manuscrites), t. II, f° 216.
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 309
Ce fragment prouve, entre autres choses, que Mon-
tesquieu ne persista point dans les velléités diploma-
tiques qui le prirent certainement vers 1728. Nous ne
nous en éjlonnons guère. Les esprits spéculatifs peuvent
se laisser tenter un instant par l'action, où ils comptent
trouver un moyen nouveau de s'instruire; mais ils y
renoncent sans peine, au premier obstacle, heureux de
rentrer dans ces régions plus sereines qui sont leur
milieu véritable et comme leur atmosphère naturelle.
Montesquieu écrivit beaucoup depuis son arrivée en
Autriche, jusqu'à son départ des Provinces-Unies. Mais
il s*en faut que toutes les notes qu'il jeta sur le papier
en voyageant nous soient parvenues. La partie la plus
iffi portante de celles que nous possédons, nous ne
l'avons même qu'à Tétat de copie, et de copie très
médiocre.
Deux petits cahiers et deux feuilles volantes nous
renseignent sur son séjour à Vienne et à Gratz, mais
très incomplètement.
Pour ce qu'il put voir en Hongrie, nous n'avons
d'autres documents que quelques paragraphes insérés
par erreur dans le Voyage en Italie ou en Allemagne et
les Mémoires qu'il rédigea, de retour en France, sur
certaines mines et sur les machines dont on y faisait
usage.
Nous ne connaissons bien que les incidents de son
trajet de Gratz à La Haye. Le manuscrit où ils sont
consignés n'a pas moins de 603 pages. Il commence
par le titre : Voyage en Italie^ et se termine par les
310 DES diUVKEii DE MONTESQUIEU.
mola:' Fin du Voyage en Hollande, sans que rien
indiqiio au lecteur, daas le texte, l'endroit où il passe
d'Italie en Allemagne et d'Allemagne aux Provinces-
Unies.
Ce manuscrit est entièrement l'œuvre de deux secré-
taires du Président. 11 ne subsiste qu'un feuillet des
notes originales et autographes. Il a été conservé, sans
doute, parce que le copiste avait négligé d'en transcrire
le verso.
On peut donc se demander si- le manuscrit des
Voija<jn est une copie pure et simple des notes que
Montesquieu avait prises de ville en viUe et au jour le
jour. Il est incontestable qu'à certains endroits des
phrases ont été insérées après coup dans le texte pri-
mitif. Pendant son second séjour à Rome, par exemple,
notre voyageur s'était convaincu que te cardinal Cor-
sini ne serait jamais pape, et en avait consigné les
raisons dans ses papiers. C'est évidemment plus tard,
après l'éleclion de Clément XII, qu'il a ajouté, à la fin
d'un paragraphe, cette exclamation ironique : n J'ai
fait tù une belle conjecture! >i Mais nous estimons que
les modifications de ce genre sont rares et non déguisées.
Le caractère général des articles est bien celui de notes
Improvisées; témoin les confusions de mots, les fautes
de syntaxe, les phrases interrompues, l'inexactitude
de certaines dates, la violence de quelques expressions.
Au Voyage en Italie et au Voyage en Allemagne se
rattachent deux manuscrits complémentaires : l'un,
is objets d'art de Florence, et l'autre, sur les
du Hartz. Tous les deux sont autographes '. Le
ur les mines du Hartz, outre les noies originales de Mon-
u, on possËde un mémuire qui est écrit de fa main (1 un
\
r
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 311
dernier surtout montre à quel labeur Montesquieu se
soumettait pour ne rien perdre des observations qu'il
pouvait faire.
Ce n'est pas tout! — Dans le volume relié, intitulé
Spicileglum, où l'on trouve, pêle-mêle des extraits de
lecture^ des réflexions personnelles et même des frag-
ments de gazettes, le Président a noté bon nombre de
renseignements, très variés, qu'il devait à des hommes
d'État ou d'Église avec lesquels il s'était entretenu à
Vienne ou à Rome. Mais ces renseignements, pour la
plupart, n'ont pas trait aux pays qu'il visita en 1728 et
1729. Quelques-uns seulement font exception à cette
règle.
Lorsqu'il fut revenu en France, Montesquieu reprit
UDcpartiedes observations qu'il avait faites à l'étranger,'
pour leur donner une forme nouvelle.
C'est ainsi qu'il composa ^es Mémoires sur les Mines
de Hongrie et du Harlz qne nous avons mentionnés
plusieurs fois, et qu'il entreprit deux dissertations spé-
ciales : Tune, sur « la Manière gothique », et l'autre,
sur « les Habitants de Rome ».
En outre, vers 1754, il songea à communiquer au
public les impressions et les souvenirs qu'il avait jadis
rapportés d'Italie et d'Allemagne. Mais il hésita sur la
forme à adopter ^ Devait il écrire des récits ou des
lettres? Une Lettre sur Gênes nous montre comment il
entendait mettre ses notes en œuvre sous forme épis-
tolaire. Quant aux récits qu'il eût faits, peut-être en
existe-t-il un spécimen dans les quatre pages qu'on lira
plus loin sur la Styrie, pages qui nous semblent être
une refonte d'une rédaction première et hâtive.
1. Lettre de Montesquieu à Tabbé de Guasco, du 8 dé-
cembre 1754. — Voyez (JE, C, Vil, t. p. 445, note 2.
L^::.
312 DES OECVRES DE MONTESQUIEU.
Au reste, la mort empêcha l'achèvement d'un travail
qui eût été considérable, à quelque parti queTauteur se
fût arrêté.
Nous n'avons rien à dire ici des pensées et des notes
éparses où le Président s'est exprimé sur le compte de
l'Angleterre.
Mais nous ne terminerons point cette préface sans y
signaler quelques pages relatives au voyage qu'il fît en
Lorraine. On sait qu'au mois de juin 1747 il se rendit
auprès du duc Stanislas. 11 eut soin de noter ce qu'il
entendit et ce qu'il vit de plus remarquable à la cour
de l'ancien roi de Pologne, qui le reçut avec sa grâce
ordinale.
Un dernier mot sur notre publication même.
Des raisons chronologiques nous ont décidé à mettre
en tête de ce volume toutes les notes qui se rapportent
au séjour de Montesquieu en Autriche.
A la suite, nous imprimons le manuscrit dont le
titre exact serait : Voyage de Graiz à la Haye, Bien
qu'il ne forme qu'un tout indivis, nous l'avons coupé
en trois parties principales, consacrées : la première, à
l'Italie; la seconde, à l'Allemagne, et la troisième, à la
Hollande. Deux de ces parties ont été sectionnées, à
leur tour, en chapitres, pour en rendre la lecture plus
commode. Enfin, des blancs ont été jetés entre les
paragraphes qui traitent de sujets divers. Mais nous
avons respecté scrupuleusement {sauf indication con-
traire de la copie) l'ordre, parfois critiquable, dans
lequel se présentent les phrases et les alinéas du texte.
Quant à la Lettre sur Gênes^ aux deux cahiers entête
desquels on lit Florence, aux dissertations et aux
mémoires que nous avons mentionnés plus haut, etc.,
J
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 313
Us formeront commç un appendice aux notes de voyage
proprement dites.
Bien entendu, nous reproduisons sans changement
le texte du manuscrit, alors même qu'il nous semble
altéré par l'ignorance ou l'inadvertance de Técrivain.
Nous nous permettons simplement de corriger
l'orthographe de la copie dont nous nous servons,
orthographe plus qu'originale, surtout en ce qui
concerne les mots étrangers et les noms propres*.
Tout le monde ne devinerait peut-être pas que fraisles
signifie frwulein, et que Taon veut dire Daun. Nous
signalerons, d'ailleurs, à la fin de chaque tome les
rectifications qui modifieraient sensiblement le son des
vocables.
En publiant les Mélanges inédits, nous avons pu
être sobres de notes. Nous le serons moins pour les
volumes des Voyages, Ecrits par l'auteur pour lui-
même, ils sont remplis d'allusions à des personnes ou
bien à des faits qui ne sont point indiqués nettement.
Peu de lecteurs de nos jours sont assez familiers avec
l'histoire du xviii® siècle et des siècles antérieurs pour
deviner sans effort de qui ou de quoi Montesquieu
parle ainsi à demi-mot. Nous confesserons même
humblement qu'il est encore des points que nous avons
dû laisser dans l'ombre, malgré les recherches les plus
actives.
Dans nos éclaircissements, nous, avons inséré les
fragments des œuvres inédites du Président qui expli-
quent ou complètent les Voyages. C'est surtout au
Spicilegium et aux trois volumes des Pensées manu-
1. On trouvera dans les Notes que nous imprimons à la fin
du volume un certain nombre de rectifications complémentaires
pour les mots étrangers et pour les noms propres.
I
L^^
314 DES OBUVRES DE MONTESQUIEU.
scrilcs que nous avons fait ces emprunts, lia forment
le commentaire le plus autorisé du texte que nous
publions.
Pour la rédaction des autres notes, il nous a fallu con-
sulter bien des livres. Inutile de citer les dictionnaires
historiques et biographiques, anciens et modernes,
français, allemands ou anglois! Parmi les ouvrages
spéciaux nous croyons, au contraire, devoir mentionner
ici la vie du Prince hugènede Savoie, par M. le chevalier
d'Arncth', et les Mémoires de Saint-Simon, dans l'édi-
tion de M. Chcruel *, et surtout dans celle de M. de
Boislisle '.
Mais il est aussi des personnes auxquelles nous
sommes redevable^ d'indications précieuses, et auï-
quolles nous tenons à exprimer toute notre gratitude.
Nous avons eu recours, à Bordeaux, aux lumières de
MM. les abbés AUain et Bertrand (pour ce qui touche
les institutions de l'Église), de M. le colonel Plazanet
(pour des faits d'histoire militaire), de MM- Eugène
Bouvy et Henri Monnier (pourcequi relève delà langue
et de la littérature italiennes}, de MM. Charles Braque-
haye et Jacques Valleton (pour ce qui intéresse l'his-
toire de l'art).
A Paris, nous avons réclamé et obtenu le concours
obligeant de MM. Eugène Muntz (de l'Institut}, Paul
Bonnefon et Frantz Schrader, qui nous ont édifié sur
quelques points spéciaux.
Eugea voit .Sauoyen, par. H. Alfred, chevalier d'Arnelh
V. Braumûller, 18Gi), 3 vol. in-S°.
if**... du duc de Saint-Simon, édiliis par M. Cliéruel
rtacliettc et C'% tSOl.1865), 13 vol. m-12.
ires de Sainl-Simon, édités par M. de Boislisle (Paris.
•À C". i)î79-l893), )0 vol. in-8°. — On sait que celle
. encore el malheureusement incomplète.
VOYAGES DE MONTESQUIEU. 3i5
Enfin, à Tétranger même, le biographe du prince
Eugène, M. le chevalier. d'Arneth, et M. le professeur
Alexandre d'Ancona, l'éditeur des Voxjages de Montai-
gne, n'ont pas refusé de répondre à nos questions. Ils
ont pard<î>nné à un. indiscret qui s'adressait à eux en
leur annonçant une œuvre inédite de Montesquieu.
Les grands noms ont le privilège d'unir les hommes,
par-dèssus les frontières, dans un sentiment de bien-
veillance et de sympathie mutuelles.
Malgré tout, notre édition des Voyagea est et reste
une première édition, c'est-à-dire un essai. Que le lec-
teur veuille donc excuser les omissions ou les méprises
qu'il découvrira dans notre travail '. Il jouira toujours
d'un plaisir qu'un critique illustre lui eût envié. Sur
un exemplaire des Œuvres de Montesquieu, Sainte-
Beuve a crayonné la phrase suivante (quelque peu
blasphématoire aux yeux d'un légiste) : « Je disais que
j'aimerais mieux un Journal de Voyage complet, conte-
nant les observations directes de Montesquieu, que
tout V Esprit des Lois^. »
1. L'organisation de ce que nous appelons Vélat civil étant
plus que défectueuse à la fin du xvii« siècle et au commence-
ment du xviii% les auteurs spéciaux, les plus sérieux, sont loin
de s'accorder sur la date de la naissance et de la mort des per-
sonnages historiques. Us ne s'entendent pas même toujours lors-
qu'il s'agit des empereurs d'Allemagne. On voudra donc bien ne
pas s'étonner si les dates que nous donnons dans nos notes
diffèrent parfois de celles que l'on rencontre ailleurs; surtout
en songeant que les pays civilisés de l'Europe n'avaient pas
tous adopté le même style à l'époque dont nous nous occupons :
témoin la Grande-Bretagne, qui ne renonça qu'en 1751 au calen-
drier julien.
2. L'exemplaire où se trouve cette note appartient à M. Ueinhold
Dezeimeris. Sainte-Beuve a repris et développé son idée dans un
de 868 articles. Voyez les Causeries du Lundi (Paris, Garnier
frères, 1854), t. VII, p. 48.
316 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
TOME SECOND
Nous n'ajouterons ici que quelques mots à la préface
générale que nous avons mise en tête dij premier
volume.
Il nous faut remercier encore les personnes obli-
géantes qui, en France et à l'Etranger surtout, oat
bien voulu nous fournir des renseignements pour les
notes dont nous continuons à accompagner le texte de
Montesquieu.
M. Alexandre d'Ancona n*a pas refusé à la fin du
Voyage en Italie le concours qu'il nous avait prêté pour
le commencement. L'auteur de VEsprit des Lois se
trouve ainsi bénéficier quelque peu- d'une science à
laquelle doit tant son compatriote, ïauieuv des Essais*,
Pour le Voyage en Allemagne^ nous avons eu la
chance imprévue d'obtenir une collaboration spontanée.
Grand admirateur de Montesquieu, M. Charles Walker,
privât docent à l'Université de Leipsick, nous a offert
courtoisement de nous procurer les indications qui
nous manqueraient. Grâce à lui, nous avons pu iden-
tifier les personnes et expliquer les faits mentionnés
en termes trop sommaires dans quelques passages,
passages bien mystérieux pour des Français du
XIX® siècle.
Quant aux éclaircissements dont nous avons eu
besoin touchant les Pays-Bas, leurs auteurs trop
modestes nous refusent le plaisir d'en témoigner plus
explicitement notre gratitude.
1. Les bibliophiles de la Guyenne et de toute la France seront
heureux d'apprendre qu'il vient de paraître une seconde édition
des Voyages de Montaigne annotés par M. d'Ancona.
\ ,
r-
VOYAGEA DE MONTESQUIEU. 317
A la suite de nos notes, on trouvera un Index, où
sont relevés particulièrement les noms des lieux et des
personnes dont Montesquieu parle dans ses Voyages,
Nous aurions voulu faire une table analytique. Mais
elle eût grossi abusivement ce volume.
Et, maintenant, il ne nous reste qu*à répéter ce que
nous avons dit déjà. Cette première édition, publiée
sur des manuscrits peu corrects et souvent d'une lec-
ture peu commode, ne se donne que comme un essai.
Au point de vue de Torthogr^iphe des noms propres
sourtout, il y aurait bien des améliorations à apporter
dans une édition nouvelle. Nous avons, d'ailleurs,
rectifié dans les Notes et dans Y Index plus d'une leçon
critiquable imprimée dans le texte. Les lecteurs qui
ont Texpérience des travaux semblables à celui que
nous imprimons seront le? premiers à se montrer
indulgents. Ils savent qu'il en est d'une œuvre litté-
raire comme de la vie : c'est lorsqu'on l'achève qu'on
voit nettement ce qu'on aurait pu et dû faire.
VIII
PRÉFACE AUX
« PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS
DE MONTESQUIEU • '.
Bien que nous donnions aai volâmes qu'on va lire
le titre de Ptust^es et Fragments itipdits de Montesquieu,
plusieurs des morceaux qui s'y trouvent sont déjà
connus. Dans les recueils des Œuvres — soi-disant
romplètes — de Tauteur, on rencontre, en effet, un
nombre variable d extraits plus ou moins étendus des
manuscrits que nous allons publier intégralement.
Mais les plus riches ne reproduisent pas même un
vingtième du contenu des trois gros volumes auxquels
ils font des emprunts. De plus, les textes y ont été
imprimés sur des transcriptions hâtives, pas toujours
exactes '. Enfin, beaucoup des réflexions de Mon-
1. Cette préface a été rédigée pour Pouvrage que la Société
des Bibliophiles de Guyenne a fait paraître, en 1899-1901, sous
le titre de « Pensées et Fragments inédits de Montesquieu, publiés
par le baron Gaston de Montesquieu ». Bordeaux, G. Gounouilhou
(2 vol. in-4*»).
2. Dans le tome II des Pensées (manuscrites), au verso du
folio 100, Montesquieu a écrit, entre une réflexion sur les neveux
et une citation (biffée) d*un mot plus ou moins drôle : « Je vay
■jr,"^""?!.'. ^-
PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 31^
tesquieu sont rapprochées arbitrairement les unes des
autres, ou bien isolées de l'ensemble qui en fixe le
sens et la valeur.
A la lecture des quelques pages dont nous parlons,
nul n'aurait imaginé que l'auteur de V Esprit des Lois
eût laissé une riche mine de documents, pleins de,
détails précieux sur toute sa vie intellectuelle ou litté-
raire, et particulièrement sur la seconde moitié.
Il en est, cependant, ainsi.
Si les Voyages de Montesquieu indiquent, presque
jour par jour, ses étapes à travers l'Enipire d'Alle-
magne, l'Italie et les Pays-Bas, en 1728 et 1729, le
recueil complet de ses Pensées, par ce qu'il nous révèle
sur la genèse de ses idées et de ses œuvres, permet de
le suivre, pendant une trentaine d'années, dans sa
marche laborieuse à la découverte des vérités morales
et politiques.
Nous espérons donc qu'on ne contestera point que
nous apportons un livre vraiment nouveau au public
qu'intéressent les choses de la littérature, de l'histoire
et de la philosophie.
I
Montesquieu possédait une série de volumes in-4**,
solidement reliés et composés de feuilles toutes blan-
ches primitivement. De Tun d'eux, il n a utilisé que
quelques pages, pour y consigner les corrections qu'il
comencer par vnc sotte chose, qui est ma généalogie. » Les édi-
teurs ont imprimé : • Je fais faire une assez sotte chose, c'est, etc. »
Ce texte altéré a fourni à un critique grave une preuve de la
vanité de Montesquieu !
lJ*.
320 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
voulut, d'abord, introduire dans son traité sur la
Grandeur des Romains. Mais les autres étaient appelés
à lui rendre des services plus variés et plus durables.
Tantôt il y inscrivait lui-même et tantôt il y faisait
inscrire des notes relatives à des faits curieux, ou des
extraits de ses lectures, ou encore Texpression de ses
idées personnelles, résumées en courtes formules ou
plus ou moins longuement développées. Dans celui de
ces registres qui nous semble être le plus ancien \ et
qui est intitulé Spicilegium, on trouve surtout des
notes; au besoin, des recettes médicales. C'est, aucon
traire, à des analyses de livres qu'étaient réservés
presque exclusivement six à huit tomes environ, dont
un seul nous est parvenu *, mais dont chacun était
affecté à un ordre spécial d'études, tel que le Droit, la
Politique, la Géographie, etc. Enfin, trois volumes,
autrement précieux que le reste, constituent un recueil
où des réflexions détachées sont mêlées à de petites
œuvres inédites pu à des fragments inédits d'œuvres
que l'auteur de V Esprit des Lois n'a jamais terminées
1. Certaines parties du Spicilegium nous paraissent être anlé-
rieures aux Lettres Persanes. Il commence, en effet, par des
extraits •« d'un gros recueil » que le père Desmolets avait prêté
à Montesquieu. Or, parmi ces extraits, à la page "8, se trouve
le suivant ;
« Ferdinand, roi d'Aragon, assembloit les États d'Aragon et
de Catalogne, quand il entreprenoit quelque guerre importante,
et leur demandoit un don gratuit ou des subsides pendant le
cours de la guerre. L'an 1510, les États de ces deux provinces
étant assemblés dans une ville limitrophe, les préliminaires
furent : en quelle langue seroit conçue la délibération; et celle
difficulté dura plusieurs jours. Enfin, on convint que la demande
se feroit en langage catalan, et la réponse en aragonois. »
Il est bien probable que cette anecdote du « gros recueil » a
Inspiré à notre auteur la fin de la 409" Lettre Persane , bien
qu'il y rapporte, dans une note, le fait dont il parle à l'an 1610.
2. Ce volume a pour titre ; Geographica, t. IL
•
PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 321
OU n'a terminées qu'en en retranchant des parties plus
ou moins importantes. C'est à la publication de ce
recueil que nous consacrons le présent ouvrage.
Le, premier des trois volumes dont nous parlons
semble avoir été commencé après l'impression des
Lettres Persanes; le second, après celle des Considéra-
lions sur la Grandeur des Romains; et le troisième,
après celle de V Esprit des Lois,
Mais il s'en faut bien qu'on puisse induire sûrement
de ce qu'un morceau se trouve à la suite d'un autre,
qu'il n'ait pas été transcrit avant lui dans le registre
où il figure. Les intercalalions sont visibles dans une
foule d'endroits. C'est même par dizaines, sinon par
centaines, que l'on compte dans les tomes II et III,
entre les pages écrites, celles qui sont demeurées en
blanc, et qui, sans doute, étaient destinées à recevoir
des pièces ayant quelques rapports avec les fragments
qu'elles auraient immédiatement suivis.
Nos volumes n'en fournissent pas moins des ren-
seignements chronologiques, mais il est parfois délicat
de les en tirer.
Ajoutons que, bien qu'ils comprissent, outre un
millier de courtes réflexions, des œuvres ou fragments
d'œuvres de plus longue haleine, Montesquieu lui-
même les désignait ordinairement sous le titre de Mes
Pensées. Nous suivrons son exemple. En parlant des
manuscrits que nous éditons, nous les appellerons
tome I, II ou III des Pensées ou encore des Pensées
(manuscrites) de Montesquieu.
•21
Liiài^
- j
322 DES OELVmSS DE MONTESQUIEU.
II
11 serait fort difficile d'énumérer ici les divers sujets
abordés par Montesquieu dans ses Penséeà (manus-
crites). Le grand curieux qu'il était s'intéressait plus
ou moins à tout. Une seule branche des connaissances
humaines semble lui être restée vraiment étrangère :
les mathématiques; et visiblement il leur en voulait de
ne pas lui être accessibles.
Cette lacune, bien entendu, n'empêche pas notre
recueil d'être singulièrement mêlé. Aussi, dans une
courte préface, ne peut-on le considérer que d'ensemble;
en insistant, tout au plus, sur quelques points essen-
tiels.
Nous ferons donc remarquer, d'abord, que le tome P"
des Pensées ne fut commencé qu'à l'époque où l'auteur
renonça presque aux sciences physiques et naturelles,
pour se consacrer de préférence aux études morales eX
politiques. De là vient que les sciences n'occupent
qu'une place très restreinte dans les trois volumes
dont nous éditons le texte. Il est même assez curieux
de constater qu'on y chercherait vainement, sur deux
mille deux cent et quelques articles, plus de douze à
quinze ayant trait, peut-être, à V Histoire de la Terre
ancienne et moderne dont f( M. de Montesquieu, pré-
sident au Parlement de Guyenne, à Bordeaux », avait
inséré une sorte de prospectus dans les journaux
de 1719 ^
Nous regrettons davantage l'absence, dans les manu-
\. Œ. C, t. Vn, p. 24.
^v
^'^^y > ;
i PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 323
serits que nous publions, d'un plus grand nombre de
détails sur la vie proprement dite de Fauteur. Le peu
qu'ils nous apprennent à cet égard est même très vague,
le plus souvent. Presque tout, d'ailleurs, en est relatif
moins à Thomme qu'à l'écrivain.
Dans le tome II, par exemple, nous trouvons la
harangue que Montesquieu adressa au roi Louis XV,
le 3 juin 1739, en qualité de directeur de l'Académie
française K II y félicite le Prince de la paix qu'il venait
de conclure^ à Vienne, avec l'Empereur d'Allemagne.
Nous savons par lui-même qu'il fut très ému en s'ac-
' quittant de sa tâche *.
Un autre sentiment pénible qu'il avoue, c'est Tirri-
tation que lui causaient les critiques superficielles
dirigées contre ses ouvrages ^
Il s'en vengeait cruellement! De sa propre main, il
écrivait une épigramme acérée sur une page quelconque
de l'un de ces in-quartos intimes dont nous indiquions
tout à l'heure l'emploi. Puis, il l'y laissait dqrmir. Sa
rancune était assouvie. Et même, quand Tépigramme
était trop vive, il la biffait soigneusement et la rendait
presque indéchiffrable *.
En parlant de lui, le père Castel pouvait bien dire
qu^il n'avait jamais connu de plus belle âme M
Ne s'est-elle pas révélée, avec toute sa noblesse,
dans ce précepte touchant et vraiment évangélique :
« Il faut plaindre les gens malheureux, même ceux qui
{. Les Registres de r Académie française (Paris, F. Didot, 1895),
t. Il, p. 445.
2. Pensées (manuscrites), t. III, P 210 v*.
3. M., t. II, f*» 180.
4. Id,, ibid., P 436. "
5. U Homme moral opposé à V Homme physique de Monsieur R.,i
[par le P. Castel] (Toulouse, 1756), p. 11^.'
!
.--*.
324 DES (EUVRES DE MONTESQUIEU.
ont mérité de l'être, quand ce ne seroit que parce qu'ils
ont mérilé de 1 être * ?» *
Mais (répétons le) ce n'est point Thomme que les
Pensées (manuscrites) font surtout connaître; c'est le
philosophe et l'auteur : le philosophe, avec ses méthodes
et ses principes; et l'auteur, avec ses théories littéraires
et ses productions successives, allant de l'ébauche en
vers jusqu'au chef-d'œuvre en prose.
III
Quant aux méthodes du philosophe^ nous relèverons
un seul point, mais capital.
Montesquieu s'était appliqué trop sérieusement aux
sciences physiques et naturelles pour méconnaître le
rôle des observations ou des expériences rigoureuses
dans la découverte de la vérité. A ce point de vue, il
est instructif de lire sa note sur la peste et la manière
de la combattre ^ Mais, précisément, comme il se ren-
dait bien compte des conditions sous lesquelles l'in-
duction est légitime, il se défiait des applications qu'on
voudrait en faire aux études politiques et sociales. Ce
n'est que lorsqu'elles portent sur des phénomènes
semblables que les généralisations sont fécondes. Avec
des éléments divers, n'ayant que de l'analogie, on ne
fonde point de vraies sciences.
Dans ses Pensées^ l'auteur de VEspril des Lois met
en garde, à plusieurs reprises^ contre les illusions que
se font certaines gens; et notamment dans le passage
qui suit :
1. Pewfe'e* (manuscrites), t. I, p« 392.
2. /d., ibid,i p. 122*
PENSÉES ET FRAGMENTS INEDITS. 325
(( Les politiques ont beau étudier leur Tacite; ils n'y
trouveront que des réflexions subtiles sur des faits qui
auroient besoin de l'éternité du Monde, pour revenir
dans les mêmes circonstances '. ))
Est-ce à dire que^oute généralisation soit stérile en
ces matières? Nulleinent! Une philosophie prudente
peut arriver à des conclusions vraies et utiles par
l'examen de ce qu'il y a de permanent dans l'histoire.
Or qu'y trouve-t-on partout et- toujours? L'Homme,
avec ses facultés, ses instincts et ses passions, causes
intimes et éternelles de toutes les vicissitudes des
Peuples.
C'est parce qu'ils sont (comme les Lettres Persines)
l'œuvre d'un moraliste, d'un moraliste hors ligne, que
V Esprit des Lois et les Considérations sur la Grandeur
des Romains rie cesseront point d'exciter l'admiration
des penseurs à venir.
IV
Les fragments que nous publions permettront aussi
de mieux comprendre les idées fondamentales de Mon-
tesquieu, telles qu'elles ressortent de ses œuvres anté-
rieurement connues. Us nous en découvrent quelque-
fois l'origine, et souvent en montrent le développement
graduel. On assiste (comme nous l'avons déjà dit) au
travail qui s'est fait, pendant trente et quelques années,
dans un des plus grands esprits dont l'Humanité
s'honore.
Spécialement, les Pensées doivent nous empêcher de
\. Pensées (manuscrites), t. I, p. 539.
326 Ues (KLVBES DE MONTESQUIEU.
confondre ce que nous appellerons le rêve, rêve idyl-
lique, de Tauteur avec ses théories proprement dites.
Un certain état social peut lui paraître supérieur aux
autres pour assurer aux habitants de la T^rre ce qu'il
juge être leur vrai bonheur. Mais jamais il n'eut la
naïveté de croire qu'un législateur quelconque pût
imposer ce bonheur à une vieille société, ni même en
garantir la durée dans une société qu'il fonderait et
constituerait. A ses yeux, rien n'était précaire comme
les régimes les meilleurs et les plus nobles. Ils ne sub-
sistent que par un concours de vertus fatalenaent
rare*. Les Troglodytes se lassent de n'obéir qu'à leur
conscience trop rigide et secouent le joug d'une liberté
que les mœurs seules restreignent.
Nous touchons ici à la conception centrale de Mon-
tesquieu, à sa conception de THomme, pauvre être
médiocre pour le bien et même pour le maL
Dans tous ses écrits, il Insiste sur le sentiment de
notre faiblesse. Aussi n'est-il point de vertu qu'il
recommande plus fortement que la modestie. Il en
définit ainsi la forme la plus parfaite :
(( L'humilité chrétienne n'est pas moins un dogme
de philosophie que de religion. Elle ne signifie pas
qu'un homme vertueux doive se croire plus malhon-
nête homme qu'un fripon, ni qu'un homme qui a du
génie doive croire qu'il n'en a pas; parce que c'est un*
jugement qu'il est impossible à resprit,de former. Elle
consiste à nous faire envisager la réalité de nos vices
et les imperfections de nos vertus^. »
Depuis l'époque où il rédigeait son premier cbef-
1 . Pensées (manuscriles), 1. 1, page 534, et t. Il, f^' 10 et 17.
2. Id., ibid.y page 20.
PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 327
d'œuvre, jusqu'à ia veille de sa mort, Montesquieu est
sans cesse revenu sur l'éloge de la modestie et sur la
condamnation de Torgueil, qu'il distingue avec soin
d'une juste fierté, pure de dédain.
Usbek écrit dans la ^44"" Lettre Persane :
(( Hommes modestes, venez, que je vous embrasse 1
Vous faîtes la douceur et le ^haitne de la vie. Vous
croyez que vous n'avez rien ; et, moi, je vous dis que
vous avez toyt. »
Un article du Timté des Devoirs est conçu en ces
termes :
« Une âme basse orgueilleuse est descendue au seul
point de bassesse où elle pouvoit descendre. Une grande
âme qui s'abaisse est au plus haut point de la gran-
deur*. ))
Enfin, dans les conseils A mon Petit-Fils, nous déta-
chons cette phrase :
(( Sachez aussi que rien n'approche plus des senti-
ments bas que l'orgueil, et que rien n*estplus près des
sentiments élevés que la modestie^. »
Nous ne continuerons point nos citations : celles que
nous venons de faire permettront de saisir le lien
intime qui rattache la politique de Montesquieu à sa
morale. ^
Si l'Homme est un être médiocre, rien d'extrême ne
lui convient.
Pour les particuliers, il n'est pas bon qu'ils disposent
d'une liberté absolue ou d« richesses immenses.
C'est un danger pour des autorités publiques que
d'avoir une puissance à laquelle des lois fixes et les
1. Pensées (manuscrites), t. II, î° 108 v".
2. Id.y t. m, r 359 v«.
328 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
attributions d'autres magistrats n'assignent point de
Jiniites.
El, pour les Etats eux mêmes, les grandes conquêtes,
les extensions indéfinies sont, tôt ou tard, une cause de
ruine.
On peut critiquer, rejeter cette manière de voir, la
juger mesquine et bourgeoise; on ne saurait en mécon-
naître l'unité rigoureuse et logique.
Notons qu'à la différence de tant de faux modestes,
Montesquieu, en humiliant le Genre humain, ne crée
point une catégorie d'hommes exceptionnels, dans
laquelle il se rangerait naturellement.
Passons, maintenant, du philosophe à Tauteur.
Les Pensées et Fragments inédits découvrent dans
Montesquieu un artiste très conscient de son art : de
l'art qu'il apporte dans la construction de ses phrases,
autant que dans la composition même de ses œuvres.
Pour bien apprécier le grand prosateur, il importe de
lire ces écrits à haute voix, comme s'il s'agissait d'un
poème, de La Divine Comédie, par exemple. Ce procédé
a un double avantage. Une lecture ralentie permet de
saisir plus aisément toutes les idées qui se suivent,
drues et serrées, dans une langne parfois trop concise.
Mais, surtout, on jouit mieux ainsi de l'œuvre littéraire..
Un rythme harmonieux se dégage à la lecture d'une
série. d'alinéas, n'ayant que quelques lignes en général
et formant comme autant de couplets, dont chacun
flatte l'oreille.
La qualité que nous relevons ne distingue pas exclu-
1 PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 329
sivement ce qu'on pourrait appeler les morceaux de
bravoure, tels que les portraits d'hommes illustres.
Prenez, dans V Esprit des Lois, les définitions par les-
quelles le livre II commence. Qui ne discerne dans
cette prose sévère un tour général, un mouvement
ordonné?
Montesquieu se rendait compte des mérites de son
style à cet égard. On lit, en effet, dans le tome P'' de
ses Pensées : « Bien des gens, en France, surtout
M. de La Motte, soutiennent qu'il y a pas d'harmonie.
Je prouve qu'il y en a, comme Diogène prouvoit à
Zenon qu'il y avoit du mouvement, en faisant un tour
de chambre *. »
C'est également à dessein que notre auteur disposait
le sujet de ses œuvres d'une manière qui lui a valu le
reproche d'impuissance. N'a-t-on pas dit qu'il avait
Tintelligence « fragmentaire »? Lui qui a suivi cons-
tamment, dans un ordre rigoureux, une idée unique,
à travers les trois à quatre volumes de VEsprit des
Lois!
11 est vrai qu'il lui répugnait de faire quelque chose
d'analogue à une dissertation, à un traité doctoral. Sa
nature le portait à suivre une méthode plus libre et
plus dégagée. Non content d'éviter les transitions
dans ses grands ouvrages, il se plaisait à couper encore
les petits en morceaux.
Le portrait du Régent qu'il a esquissé dans les cinq
Lettres de Xénocrate à Phérès n'en formait qu'une à
l'origine.
Dans ï Esprit des Lois, il avait, d'abord, expliqué
pourquoi il y insérait les livres XXVII et XXVIII. Il se
|. Pensées (manuscriles), t. I, p. 374.
330 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
ravisa ensuite, jugeant inutile de le dire. Ne s'inaagi-
nait-il point que, ce qu'il voyait clairement, lecteurs
et critiques s'en rendraient compte de même *? Illusion
étrange, mais touchante! Elle était bien digne du génie
qui se disait : « Il y a ordinairement si peu de différence
d*homme à homme, qu'il n'y a guère sujet d'avoir de
la vanité ^. »
Mais d'oii pouvait lui venir sa haine des transitions
et des expositions bien liées?
Il avait pour le pédantisme une aversion instinctive
et réfléchie. Ennemi d'un sot orgueil, il voulut, sans
doute, ressembler le moins possible aux cuistres de son
temps, pauvres hères jugeant le Monde du sommet
des minuties qu'ils savaient peut être. C'est pourquoi
il s'écarta avec soin, mais non sans excès, des procédés
didactiques qui leur étaient habituels.
De plus, il sentait probablement qu'une prose très
concise doit être très coupée, sous peine de fatiguer les
lecteurs.
Quoi qu'il en soit, Montesquieu a fait, en ces term^^s,
sa profession de foi littéraire :
« Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermé-
diaires : assez, pour n'être pas ennuyeux; pas trop, de
peur de n'être pas entendu. Ce sont ces suppressions
heureuses qui ont fait dire à M. Nicole que « tous les
bons livres étoient doubles ^ »
Reconnaissons, toutefois, qu'on ne doit appliquer
ce précepte que sous bénéfice d'inventaire. Il a nui
certainement à notre auteur lui-même. Et d abord, il a
dérouté les esprits subtils qui mesurent la logique d'une
1. Pensées (manuscrites), t. III, f** 4 V;
2. 1(1., ibid., f° 343.
3. IfL, ibid., f" 277,
1 PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 331
œuvre au nombre et au poids des conjonctions qui s'y
trouvent.
VI
Que Montesquieu eût écrit ou voulu écrire quelques
ouvrages d'une certaine étendue, autres que les Lettrés
Persanes^ les Considérations ou V Esprit des Lois^ on le
savait jusqu'ici assez vaguement. 11 était question d'une
Histoire de Louis XI, dont le brouillon et la mise aii
net auraient été consumés par les flammes. On possé-
dait même l'analyse des premiers chapitres d'un Traité
des Devoirs, lus, en 1725, à l'Académie de Bordeaux *.
Rien ne permettait, cependant, de croire que notre
auteur eut commencé plusieurs autres livres, qu'il
aurait abandonnés ensuite : jmtriœ cecidere manus ^.
Encore moins avait-on des raisons sérieuses pour
soupçonner que la fameuse Hutoire de Louis XI n'avait
jamais été mise au feu, parce qu'elle n'avait existé
jamais.
Les trois tomes des Pensées (manuscrites) fournissent
des renseignements nombreux sur les questions que
nous venons de poser.
Ils nous révèlent un Montesquieu qui se cherche lui-
raéme pendant des années, qui médite une série
d'œuvres de plus en plus complexes, sans qu'elles arri-
vent à terme, et qui passe par des crises d'abattement,
où il s écrie avec dégoût : « J'ai la maladie de faire des
livres et d'en être honteux quand je les ai faits ^ »
i. CE. C, t. VII, p. 66.
2. E. L., Préface (15).
3. Pensées (manuscrites), t. l, p. 538.
332 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
Nous n'insisterons point sur la tragédie de Brito-
mare^ ni sur les Dialogues mythologiques, dont cer-
tains passages nous ont été conservés. Quelques opus-
cules de moindre importance ne nous arrêteront pas
davantage. Au contraire, nous signalerons que Tau-
teur des Lettres Persanes, après avoir entrepris une
Histoire de la Jalousie, qu'il changea plus tard en
Héflexions sur le même sujet, voulut composer, sous
une forme nouvelle : un De Officiis, comme Gicéron,
et un // Principe, comme Machiavel.
Ainsi Montesquieu passa de la Psychologie à la
Morale et de la Morale à la Politique. La Politique ne
le lâcha plus. Mais il demeura toujours moraliste et
psychologue; ce qui donne à ses doctrines une incom-
parable fermeté.
Notez que, même lorsqu'il écrivit sur l'histoire, il y
chercha la démonstration de quelques vérités politi-
ques. On n'estimait pas, alors, que le plus noble
emploi du génie fût de produire un livre qui ne prouvât
rien. Dans ses Considérations sur la. Grandeur des
Homqins (comme dans sa Monarchie universelle), il
s'efforce d'établir les périls qu'entraînent les grandes
conquêtes. Ut lapsu graviore ruant^ telle était l'épi-
graphe qu'il avait empruntée à Glaudien, pour son
œuvre. Il l'a traduite, en la commentant, dans un
passage du chapitre xv, qui est comme la clé de voûte
de l'œuvre entière.
Et ce qui nous est parvenu des ouvrages qu'avait
commencés Montesquieu, l'un, sur l'ensemble de l'his-
toire de France, et l'autre, sur le règne de Louis XIV,
nous permet d'induire aussi que les réflexions politi-
ques devaient y occuper une large place.
A mesure que notre auteur se voua, de plus en plus
r^.'ï^
PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 333
exclusivement, à l'étude des lois et des règles qui pré-
sident à la destinée des nations, il exposa ses idées
SOUS des formes plus simples et plus graves. Les Pensées
(manuscrites) nous révèlent qu'après avoir mis en
scène Usbek et Rica, dans les Lettres Persanes, il songea
à présenter ses opinions sous le nom d'écrivains étran-
gers et imaginaires. Certains de ses opuscules étaient
destinés à un ou plusieurs recueils^ intitulés : Biblio-
thèque Espagnole, ou Journaux de Livres peu connus.
Ses Princes eux-mêmes étaient (soi-disant) l'ouvrage
« qu'aurait fait M. Zamega, s'il était jamais venu au
Monde»*. Montesquieu sentit probablement qu'il y
avait moins d'art que d'artifice dans ce procédé de
publication. Il y renonça et mit au jour les Considéra-
tions sur la Grandeur des Romains, le phef-d 'œuvre le
plus compact et le plus austère de la prose française.
Parmi les fragments que nous publions, signalons
encore les préfaces inédites que le Président avait
rédigées, les unes pour ses œuvres propres, et les
autres pour quelque œuvre d'autrui. Nous ignorons
à laquelle de ces deux catégories appartient l'intro-
duction qui semble destinée à une histoire des Jésuites^.
Mais il est certain que Montesquieu composa pour un
M. RoUin ou Raulin (ne pas confondre avec le bon
Rollin, (( l'Abeille de la France ») un projet d'épître à
mettre en tête d'un livre dédié au trop galant maréchal
de Richelieu ^
Ajoutons ici un mot sur la prétendue Histoire de
Louis XL Dans les tomes des Pensées (manuscrites),
on. ne rencontre pas une ligne qui fasse supposer que
1. Pensées (manuscrites), t. III, T 296 v".
2. Id., ibid.y 1. 1, p. 253.
3. Id,, ihid., t. III, P 475,
L.
^
334 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
l'auteur ait jamais consacré un livre spécial au fils de
Charles VU. Il y est bien question d'une Histoire de
Louis XIV, dont nous possédons même la préface*.
Mais, quant au règne de Louis XI, Montesquieu paraît
n'en avoir traité que dans un chapitre de son livre
sur l'histoire de France en général. Ce qu'il y eut de
brûlé, ce ne furent que les matériaux qui servirent
pour ce chapitre -. Le travail lui-même, on le trouvera
à la page 338 du tome I*^"* des Pensées.
VII
H nous eût été facile de faire, dans les trois tomes
des Pensées, un choix restreint de passages remarqua-
bles à la fois par la forme et parle fond. Ces extraits
auraient rempli un volume de grosseur moyenne,
s'adressant au grand public, qu'il eût charmé sans
doute. Nous avons préféré, néanmoins, entreprendre
une édition intégrale, sans, du reste, en méconnaître
les dangers.
Nous n'ignorons point qu'on relèvera, dans les deux
gros tomes que nous imprimons, plusd'un article insi-
gnifiant en lui-même. Mais l'ensemble des morceaux
constitue un document tout à fait hors Hgne. Quel est
l'homme de génie dont, jusqu'à ce jour, on ait pu
suivre le travail intérieur pendant trente à trente-cinq
années de son existence? Pour Montesquieu, la chose
devient presque aisée à l'avenir. Et nous espérons
qu'une étude plus complète de son œuvre finira par
découvrir à tous l'originalité et l'unité profondes et
1. Pensées (manuscrites), t. H, f 83*
2. (JE. C, t. VII, p. 301*
r
PENSÉES ET FRAGMENTS JNÉDITS. 3a5
trop méconnues de ses conceptions morales et poli-
tiques.
Quand nous annonçons une publication intégrale,
il ne faudrait point prendre le mot dans un sens absolu.
Nous laisserons, par exemple, de côté quelques cita-
tions pures et simples, que ne suit aucun commen-
taire ^ A plus forte raison, n'imprimerôns-nous qu'une
fois les morceaux transcrits à deux reprises dans Tori-
ginal. Nous nous permettrons même de très rares
suppressions : celles d'un fragment par trop Régence
et de deux ou trois phrases très libres, gans portée phi-
- losophique. Au contraire, pour les passages biffés dans
les manuscrits, par l'auteur lui-même ou par quelque
autre, nous n'avons pas cru devoir les omettre sans
distinction.
Quelques-uns présentent, en effet, un intérêt véri-
table, soit qu'ils trahissent une impression passagère,
soit qu'ils découvrent la suite d'un raisonnement ou
les formes progressives d'une même idée. Nous les
donnerons donc, mais entre deux astérisques, pour
qu'on les distingue à première vue. Il y a même un
fragment que nous reproduisons barré, afin de bien
1. Voici, du reste, la plupart de ces citations, que nous n'au-
rions su où classer dans le corps de l'ouvrage :
T. I, p- 316 (298). — San PietrOy portitore del Paradiso. —
Cerbero, da gli Antichi, era creduto esser alla porta del Inferno»
T. II, r 16 (926). — Jure perhorrui.
Late conspicuum toUere vcrlicem.
[Horace, Od,, llï, xvi, v. 18 et 19.]
Ibid. (927). -^ Virtutem incolumem odimus;
Sublatam ex oculis guœrimus invidi.
[Ibid., 111, XXIV, V. 31 et 32.]
Ibidt (928)» — Jam nec spes anîmi credula mutui,
[Ibid., IV, I, V. 30.]
336 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
indiquer qu'il n'est qu'une boutade, dont Montesquieu
eut regret dans sa modestie foncière.
Une autre question délicate qu'il nous a fallu résoudre
est celle de Tordre à adopter dans notre publication.
L'ordre des manuscrits serait d'un intérêt capital,
s'il était strictement chronologique. Mais on ne peut
méconnaître que les interversions et les intercalations
abondent dans les trois volumes des Pensées. En outre,
quelle fatigue pour les lecteurs que d'aller incessam-
ment d'un sujet à un autre, sans lien et sans transi-
tion !
Donc nous soumettrons à un classement méthodique
les 2200 et quelques morceaux que nous allons
imprimer.
On les trouvera groupés sous les rubriques suivantes :
Avertissement,
L Montesquieu,
IL Œuvres connues de 'Montesquieu,
III. Œuvres et Fragments d' Œuvres inédiles de
Montesquieu,
IV. Science et Industrie,
V. Lettres et Arts.
VI. Psychologie.
VIL Histoire»
VllL Education^ Politique et Economie politique.
IX. Philosophie,
X. Religion.
La partie qui vient après V Avertissement a un carac-
tère autobiographique; les deux suivantes sont rela-
tives à des ouvrages devant constituer un tout par eux-
mêmes; et les sept autres ne renferment guère que des
notes et des réflexions détachées*
PENSÉES ET FRAGMENTS INÉDITS. 337
Les indications que Ton trouvera en tête de chaque
article, après le numéro initial, font connaître le tome
et la page où cet article se trouve, ainsi que le rang
qu'il occupe dans la série des 2251 fragments que les
volumes des Pensées contiennent.
. Quant au numéro initial lui-même, nous l'avons
niarqué d'un astérisque toutes les fois qu'il est suivi
d'un fragment transcrit par un secrétaire de Tauteur,
et non par l'auteur lui-même.
N'oublions pas de mentionner ici que nous avons
cru devoir joindre aux articles des Pensées quelques
extraits d'un quatrième in-quarto : le Spicilegium de
Montesquieu. Il renferme surtout des notes littéraires,
historiques et politiques. Mais les passages, peu nom-
breux, que nous lui empruntons révèlent des détails
curieux sur la vie et sur les opinions du Président*^
Les notes qu'on Hra au bas du texte sont exclusive-
ment celles qui se trouvent dans les originaux, et qui
ne sont point des additions modernes. Bon nombre
d'entre elles renvoient aux pages d'un ou de plusieurs
des tomes des Pensées. Pour les autres notes que pour-
rait désirer un lecteur instruit, nous les placerons à la
fin du volume auquel elles se rapporteront *.
De plus, nous terminerons la publication tout
entière par un Index général, que précédera «ne table
de concordance. Celle-ci permettra de lire le contenu
des deux tomes, en suivant l'ordre des manuscrits.
Avec elles, on retrouvera aussi les articles que visent
1. Nous nous sommes contentés, dans nos annotations, de
rappeler quelques faits moins connus, de signaler les change-
ments de rédaction qui présentent un intérêt véritable, et d'in-
diquer avec précision, dans la mesure où cela nous a été pos-
sible avec le concours de nos amis,' les livres et les passages
d'auteurs que Montesquieu a citést
22
338 DES CECVBES DE MONTESQUIEU.
les renvois mis, par Fauteur, en marge, au haut ou au
bas du texte.
Bien entendu, nous rfiproduisons scrupuleusement
la teneur des manuscrits, à Torthographe et à la ponc-
tuation près. Nous n'avons pas même corrigé (sauf à
les faire suivre d'un sic) quelques articles ou adjectifs
qui étonnent, et dont il suffirait de changer une lettre *
pour donner à certaines phrases un sens plus naturel.
A peine nous permettrons-nous d'ajouter, entre cro-
chets, quelques syllabes ou quelques petits mots visi-
blement oubliés par l'auteur ou par ses secrétaires.
Peut-être notre temps n'est-il guère favorable à la
publication d'un livre dont là lecture exigera quelque
effort. De plus, les théories pondérées de Montesquieu
n'ont point actuellement la vogue. Nous ne nous fai-
sons donc pas illusion sur le succès immédiat qu'ob-
tiendra le présent ouvrage. Par bonheur, les vérités
fondamentales peuvent attendre ; elles ne passent pas.
Une expérience, plus ou moins amère, Ramènera tôt ou
tard aux sages théories exposées par l'auteur de
Y Esprit des Lois, On ne dédaignera point alors des
volumes qui complètent et commentent les œuvres
classiques du grand écrivain. Nous espérons même
qu'un critique autorisé leur appliquera un jour le mot
du rhéteur de Home :
Ille se profecisse sciât, cui valde placebit ^.
1. Montesquieu faisait souvent les / comme les c, les s ou les t.
De là, peut-être, des erreurs de copie. Cette remarque est appli-
cable même aux œuvres déjà connues de l'auteur.
2. Quintilien, Institutions oratoires, X, 1*
IX
DE L' c HISTOIRE DE LOUIS XI », PAR
MONTESQUIEU^
Nous avons déjà annoncé aux lecteurs de la Revue
Philomathique, la publication des Pensées (manuscrites)
de Montesquieu. Permettront-ils qu'on leur parle une
seconde fois du même ouvrage, au moment où s'achève
l'impression du premier volume? Nous en profiterions
pour entreprendre de consoler les amis des lettres de la
perte déplorable — et déplorée très souvent — ' d'un
chef-d'œuvre qui pourrait bien n'avoir existé jamais.
Les éditeurs des Pensées et Fragments inédits de
Montesquieu en ont divisé le tome P' en plusieurs par-
ties. Dans la troisième sont rassemblés environ deux
cents morceaux qui tous se rapportent à des ouvrages,
plus ou moins considérables, inachevés ou abandonnés
par l'auteur. Tels sont une Histoire de la Jalousie^ un
traité des Devoirs et un traité des Princes, Mais on n'y
trouvera pas une ligne provenant de la fameuse His-
i. Cette noie a été publiée, en 1898, dans la Revue Philoma
thique de Bordeaux.
340 DES OEUVRES DE MONTESQUIEU.
toire de Louis Xl^ dont la légende assure que Montes-
quieu aurait jeté le brouillon au feu, pendant que son
secrétaire aurait brûlé, par erreur, la mise au net. Bien
plus, dans les deux mille deux cents et quelques frag-
ments que contiennent les trois volumes des Pensées
(manuscrites), il n'y a pas un mot qui fasse croire que
l'auteur ait eu Tidée de consacrer un travail spécial
au règne de ce Louis XI, pour lequel il s'est toujours
montré fort sévère. En revanche, il déclare formelle-
ment qu'il avait songé à faire une Hutoire de
Louis XIV \ histoire dont la préface nous est même
heureusement parvenue^. N'est-ce pas le cas d'appli-
quer le brocard des juristes : Qui dicit de uno negat de
altero"!
Peut-être noffs opposera-t-on un passage d'une lettre
adressée par Montesquieu à l'abbé de Guasco, où il est
dit, sous la date du 17 octobre 1747 : « Si les mémoires
sur lesquels je travaillai l'histoire de Louis XI n'avaient
point été brûlés, j'aurais pu vous fournir quelque
chose sur ce sujet'. » Mais nous ferons remarquer
qu'il ressort évidemment de cette |)hrase que notre
auteur a travaillé l'histoire de Louis XI, nullement
qu'il ait écrit un livre à part sur ce prince, et encore
moins que l'ouvrage, en deux exemplaires, ait péri dans
les flammes, comme les mémoires au moyen desquels
il aurait été rédigé. Vraiment, il y a trop d'incendies
dans cette affaire!
Que Montesquieu se soit occupé très sérieusement de
i. Pensées (manuscrites), t. Il, P 75 : « Histoire de France. —
Si je la fais (j'avois songé à faire celle de Louis XIV), il faudra
y mettre.... »
2. Pensées (manuscrites), t. II, f" 83.
3. OE. C, t. Vil, p. 301.
HISTOIRE DE LOUIS XI. 341
Louis XI, rien n*est plus certain. Dans le tome II des
Pensées (manuscrites), une «oixantaine de pages nous
ont, en effet, conservé d'importants morceaux d'un
livre général Sur V Histoire de France, Or, de ces pages,
plus de vingt sont consacrées au fils et successeur de
Charles VII. Nous allons les reproduire à la suite de
cette note, comme un spécimen du volume qui paraîtra
dans quelques semaines. Les lecteurs de la Revue
pourront ainsi lire à l'avance la seule Histoire de
Louis A'/ qu'ait, sans doute, rédigée le grand écrivain,
et dont il ne semble pas même avoir arrêté définitive-
ment la forme*.
Quant à la légende du chef-d'œuvre brûlé, elle n'est
fondée, à notre connaissance, que sur un article de
Fréron et sur une note de l'abbé de Guasco, témoi-
gnages qui ne s'accordent point, à quatorze ou
quinze ans près, sur l'époque où l'accident se serait
produit, et qui sont postérieurs également à la mort de
Montesquieu. Nous pensons qu'on aura confondu
Louis XI avec Louis XIV, un chapitre de livre avec un
livre entier, et les documents, destinés à la rédaction
d'un ouvrage avec cet ouvrage lui-même. Du tout se
sera formée une des sept ou huit anecdotes, apocryphes
sûrement pour la plupart, qui ont constitué, en
quelque sorte, la biographie de Montesquieu jusqu'à
la publication de ses œuvres inédites. Un hypercri-
tique serait presque tenté d'en induire que l'auteur des
Lettres Persanes lui-même n'a jamais existé. Mais
1. On trouvera l'étude de Montesquieu sur le règne de Louis XI
dans le tome V des Pensées et Fragments inédits, p. 338 et suiv.
Elle commence par un jugement où l'auteur révèle ses pensées
intimes : « La mort de Charles VII fut le dernier jour de la
liberté française. On vit, dans un moment, un autre roi, un
autre peuple, une autre politique.... »
«■■■> . -L
348 DES Œl.'VRES Dlî MONTESQUIEU.
rappelons-nous qu'en tout temps l'Esprit humain s'est
plu Q enrichir de ses fantaisies, avec un goût tantôt
sAr et tantôt douteux, la vie des grands génies qu'il
admirait, lorsqu'il la jugeait trop simple, trop nue et
trop vide.
I
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement v
PRExMIÈRE PARTIE
DES IDÉES DE MONTESQUIEU
Préambule 1
I. Génie de Montesquieu. . . ' 3
11. De l'Homme 17
III. Des Sociétés 27
IV. De la Justice 31
V. Des États 47
VI. Des Gouvernements 51
VU. Des Territoires, des Personnes et des Biens .... 69
VIII. Du Droit public 82
IX. Du Droit privé 113
X. Du Droit international # . 131
XI. Rapports des Lois avec la Religion 136
Xll. Prévisions de Montesquieu 142
GONCLI'SION i 147
1
344 TABLE DES MATIERES.
DEUXIÈME PARTIE
DES ŒUVRES DE MONTESQUIEU
1. PrétACe aMi Leltres Persanes 149
II. Préface auï Considérations sur les Couses de la Gran-
deur des Romains 183
III. Proface à VEspril des Lois 2D9
IV. Le Desordre de ÏEspril des Lois 2SÎ
V. Un Paragraphe de VEspril des Lois 261
•VI. Prituce aii\ Mélanpes inédits de MonUsiuleu 213
VU. Préfaces aux Voyages de Montesquieu 217
VIII. Préface aui Pensées et Fragments in-fdits de Montes-
quieu 318
IX. De ['Histoire de Louis XI. par Montesquieu 339
r