Présent ed to the
UNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARY
bythe
ONTARIO LEGISLATIVE
LIBRARY
1980
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MORALISTES
FRANÇAIS.
PENSEES DE BLÂISE PASCAL;
RÉFLEXIONS ET MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD,
SUIVIES d'une Réfutation, paj\ m. l. aimé-martin;
CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE;
OEUVRES COMPLÈTES DE VAUVENARGUES;
CONSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS OE CE SIÈCLE, PAR DICLOS
LIBRAIRIK DE FIRMIN DIDOT FRERES, ÉniIEl RS,
IMPlUMjaiRS l>E l/iNSTITLT DE KRANCE ,
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PENSÉES DE PASCAL.
VIE DE B. PASCAL,
ÉCRITE
PAR M"'<= PÉRIER, SA SOEUR.
Mon frère naquit à Clermont , le 19 juin de l'année
1623. Mon père s'appelait Etienne Pascal , président
en la cour des aides, et ma mère, Antoinette Begon.
Dès que mon frère fut en âge qu'on lui pût parler ,
il donna des marques d'un esprit extraordinaire par
les petites reparties qu'il faisait fort à propos, mais
encore plus par les questions qu'il faisait sur la na-
ture des choses , qui surprenaient tout le monde. Ce
commencement, qui donnait de belles espérances, ne
se démentit jamais ; car à mesure qu'il croissait il
augmentait toujours en force de raisonnement , en
sorte qu'il était toujours beaucoup au-dessus de son
âge.
Cependant ma mère étant morte dès l'année 1626,
que mon frère n'avait que trois ans, mon père se
voyant seul s'appliqua plus fortement au soin de sa
famille; et comme il n'avait point d'autres fils que
celui-là , cette qualité de fils unique et les grandes
marques d'esprit qu'il reconnut dans cet enfant lui
donnèrent une si grande affection pour lui , qu'il ne
put se résoudre à commettre son éducation à un
autre, et se résolut dès lors à l'instruire lui-même,
comme il a fait; mon frère n'ayant jamais entré dans
aucun collège, et n'ayant jamais eu d'autre maître
que mon père.
En l'année 1631 , mon père se retira à Paris , nous
y mena tous , et y établit sa demeure. Mon frère , qui
n'avait que huit ans , reçut un grand avantage de
cette retraite, dans le dessein que mon père avait de
l'élever ; car il est sans doute qu'il n'aurait pas pu en
prendre le même soin dans la province, où l'exercice
de sa charge et les compagnies continuelles qui
abordaient chez lui l'auraient beaucoup détourné :
mais il était à Paris dans une entière liberté ; il s'y
appliqua tout entier, et il eut tout le succès que pu-
rent avoir les soins d'un père aussi intelligent et aussi
affectionné qu'on le puisse être.
Sa principale maxime dans cette éducation était
de tenir toujours cet enfant au-dessus de son ou-
vrage ; et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point
commencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze
ans , afin qu'il le fît avec plus de facilité.
Pendant cet intervalle il ne le laissait pas inu-
tile, car il l'entretenait de toutes les choses dont il
le voyait capable. Il lui faisait voir en général ce que
c'était que les langues ; il lui montrait comme on les
avait réduites en grammaires sous de certaines rè-
gles ; que ces règles avaient encore des exceptions
qu'on avait eu soin de remarquer ; et qu'ainsi l'on
avait trouvé le moyen par là de rendre toutes les
langues communicables d'un pays en un autre.
Cette idée générale lui débrouillait l'esprit et lui
faisait voir la raison des règles de la grammaire ; de
sorte que, quand il vint à l'apprendre, il savait pour-
quoi il le faisait, et il s'appliquait précisément aux
choses à quoi il fallait le plus d'application.
Après ces connaissances, mon père lui en donna
d'autres ; il lui parlait souvent des effets extraordi-
naires de la nature, comme de la poudre à canon, et
d'autres choses qui surprennent quand on les consi-
dère. Mon frère prenait grand plaisir à cet entretien,
mais il voulait savoir la raison de toutes choses ; et
comme elles ne sont pas toutes connues , lorsque
mon père ne les disait pas , ou qu'il disait celles qu'on
allègue d'ordinaire , qui ne sont proprement que des
défaites , cela ne le contentait pas : car il a toujours
eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le
faux ; et on peut dire que toujours et en toutes cho-
ses la vérité a été le seul objet de son esprit , puisque
jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connaissance.
Ainsi dès son enfance il ne pouvait se rendre qu'à ce
qui lui paraissait vrai évidemment; de sorte que,
quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en
cherchait lui-même, et quand il s'était attaché à
quelque chose , il ne la quittait point qu'il n'en eût
trouvé quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois
entre autres quelqu'un ayant frappé à table un plat
de faïence avec un couteau , il prit garde que cela
rendait un grand son , mais qu'aussitôt qu'on eut
mis la main dessus , cela l'arrêta. Il voulut en même
temps en savoir la cause , et cette expérience le porta
à en faire beaucoup d'autres sur les sons. II y re-
1
VIE DE PASCAL.
marqua tant de choses qu'il en fit un traité à l'âge de
douze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné.
Son génie pour la géométrie commença à paraître
lorsqu'il n'avait encore que douze ans, par une ren-
contre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mé-
rite bien d'être déduite en particulier.
Mon père était homme savant dans les mathéma-
tiques , et avait habitude par là avec tous les habiles
gens en cette science, qui étaient souvent chez lui;
mais comme il avait dessein d'instruire mon frère
dans les langues, et qu'il savait que la mathéma-
tique est une science qui remplit et qui satisfait
beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère
en eiU aucune connaissance, de peur que cela ne
le rendit négligent pour la latineet les autres langues
dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette
raison il avait serré tous les livres qui en traitent, et
il s'abstenait d'en parler avec ses amis en sa pré-
sence; mais cette précaution n'empêchait pas que la
curiosité de cet enfant ne fi\t excitée , de sorte qu'il
priait souvent mon père de lui apprendre la mathé-
matique; mais il le lui refusait, lui promettant cela
comme une récompense. 11 lui promettait qu'aussitôt
qu'il saurait le latin et le grec, il la lui apprendrait.
Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un
jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y
traitait; mon père lui dit en général que c'était le
i^ioyen de faire des figures justes, et de trouver les
proportions qu'elles avaient entre elles , et en même
temps lui défendit d'en parler davantage et d'y pen-
ser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer
dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture,
que la mathématique donnait des moyens de faire des
figures infailliblement justes, il se mit lui-même à
rêver sur cela à ses heures de récréation ; et étant
seul dans une salle où il avait accoutumé de se diver-
tir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des
carreaux , cherchant les moyens de faire , par exem-
ple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont
les côtés et les angles fussent égaux , et les autres
<'hoses semblables. Il trouvait tout cela lui seul ; en-
suite il cherchait les proportions des figures entre
elles. Mais comme le soin de mon père avait été si
grand de lui cacher toutes ces choses , il n'en savait
pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-
mJme des définitions; il appelait un cercle un rond,
une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces
définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des dé-
monstrations parfaites ; et comme l'on va de l'un à
l'autre dans ces choses, il poussa ses recherches si
avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième pro-
position du premier livre d'Euclide. Comme il en
était là-dessus, mon père entra dans le lieu ou il
était , sans que mon frère l'entendît ; il le trouva si
fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir
de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus sur-
pris, ou le fils de voir son père, à cause de la dé-
fense expresse qu'il lui en avait faite, ou du père de
voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la
surprise du père fut bien plus grande, lorsque lui
ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cher-
ciiait telle chose qui était la trente-deuxième propo-
sition du premier livre d'Euclide. Mon père lui de-
manda ce qui l'avait fait penser à chercher cela : il
dit que c'était qu'il avait trouvé telle autre chose; et
sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui
ditencorequelques démonstrations qu'il avaitfaites;
et enfin en rétrogradant et s'expliquant toujours par
les noms de rond et de barre , il en vint à ses défini-
tions et à ses axiomes.
Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de |a
puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le
quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui était son ami in-
time, et qui était aussi très-savant. Lorsqu'il y fut
arrivé, il y demeura immobile comme un homme
transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant
même qu'il versait quelques larmes , fut épouvanté ,
et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause
de son déplaisir. Mon père lui répondit : y Je ne pleure
pas d'affliction , mais de joie ; vous savez les soins
que j'ai pris pourôter à mon fils la connaissance de
la géométrie , de peur de le détourner de ses autres
études : cependant voici ce qu'il a fait. » Sur cela il lui
montra tout ce qu'il avait trouvé , par où l'on pou-
vait dire en quelque façon qu'il avait inventé les ma-
thématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris
que mon père l'avait été , et il lui dit qu'il ne trouvait
pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et
de lui cacher encore cette connaissance ; qu'il fallait
lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.
Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna
les Éléments d'Euclide pour les lire à ses heures de
récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans 1
avoir jamais eu besoin d'aucune explication ; et pen- ^ '
dant qu'il les voyait , il composait , et allait si avant,
qu'il se trouvait régulièrement aux conférences qui
se faisaient toutes les semaines, où tous les habiles
gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ou-
vrages, ou pour examiner ceux des autres », Mon
frère y tenait fort bien son rang, tant pour l'examen
que pour la production; car il était de ceux qui y
* Cette société, dont l'amitié et le goût pour les sciences
formaient le double lien , se composait du père Mersenne, de
Roberval, Mydorge, Carcavi, Le Pailleur, et de plusieurs
antres savants distingués. Elle fut le berceau de l'Académie
royale des Sciences, dont l'autorité souverair^e sanctionna
l'exi.stence en lefic. fAim(''-Marlin.)
VIE DE PASCAL.
3
portaient le plus souvent des choses nouvelles. On
voyait souvent aussi dans ces assemblées-là des pro-
positions qui étaient envoyées d'Italie, d'Allemagne,
et d'autres pays étrangers , et l'on prenait son avis
sur tout avec autant de soin que de pas un des au-
tres; car il avait des lumières si vives, qu'il est
arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont
les autres ne s'étaient point aperçus. Cependant il
n'employait à cette étude de géométrie que ses heu-
res de récréation ; car il apprenait le latin sur les
règles que mon père lui avait faites exprès. Mais
comme il trouvait dans cette science la vérité qu'il
avait si ardemment recherchée , il en était si satis-
fait, qu'il y mettait son esprit tout entier; de sorte
que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançait telle-
ment , qu'à l'âge de seize ans il lit un Traité des Co-
niques qui passa pour être un si grand effort d'esprit,
qu'on disait que depuis Archimède on n'avait rien
vu de cette force. Les habiles gens étaient d'avis
qu'on les imprimât dès lors, parce qu'ils disaient
qu'encore que ce fût un ouvrage qui serait toujours
admirable, néanmoins si on l'imprimait dans le
temps que celui qui l'avait inventé n'avait encore
que seize ans, cette circonstanceajouterait beaucoup
à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu
de passion pour la réputation , il ne fit pas de cas de
cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé ^
Durant tous ces temps-là il continuait toujours
d'apprendre le latin et le grec ; et outre cela , pen-
dant et après le repas , mon père l'entretenait tantôt
de la logique, tantôt de la physique et des autres
parties de la philosophie ; et c'est tout ce qu'il en a
appris, n'ayant jamais été au collège, ni eu d'autres
maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon
père prenait un plaisir tel qu'on le peut croire de ces
grands progrès que mon frère faisait dans toutes les
sciences , mais il ne s'aperçut pas que les grandes et
continuelles applications dans un âge si tendre pou-
vaient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle
commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge
de dix-huit ans. Mais comme les incommodités
qu'il ressentait alors n'étaient pas encore dans une
grande force , elles ne l'empêchèrent pas de con-
tinuer toujours dans ses occupations ordinaires ; de
sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf
ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par
laquelle on fait non-seulement toutes sortes de sup-
putations sans plume et sans jetons, mais on les fait
même sans savoir aucune rède d'arithmétique, et
avec une sûreté infaillible.
* Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes kii-
méme , «t ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme
l'Ouvrage des maîtres de Pascal , ne pouvant croire qu'im
enfant de seize am en fût l'aulenr. (A. -M.)
Cet ouvrage a été considéré comme une chose
nouvelle dans la nature d'avoir réduit en machine
une science qui réside tout entière dans l'esprit, et
d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opéra-
tions avec une entière certitude , sans avoir besoin
de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non
pas pour la pensée ou pour le mouvement qu'il trouva
sans peine, mais pour faire comprendre aux ou-
vriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans
à le mettre dans cette perfection oii il est à présent ».
Mais cette fatigue, et la délicatesse où se trouvait
sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des
incommodités qui ne l'ont plus quitté ; de sorte qu'il
nous disait quelquefois que depuis l'âge de dix-huit
ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ces
incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans
une égale violence, dès qu'il avait un peu de relâ-
che, son esprit se portait incontinent à chercher
quelque chose de nouveau.
Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois
ans qu'ayant vu l'expérience de Toricelli , il inventa
ensuite et exécuta les autres expériences qu'on
nomme ses expériences : celle du vide, qui prouvait si
clairement que tous les effets qu'on avait attribués
jusque-là à l'horreur du vide sont causés par la pe-
' La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière , et
qui est cependant la préface indispensable de l'invention du
jeune géomètre. En IC38, le gouvernement ayant ordonné des
retranchements sur les renies de l'Hôtel de Ville de Paris ,
Etienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et
Tordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à
la Bastille. Instruit à temps , il se déroba à la colère du mi-
nistre , et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque , la duchesse
d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une
pièce de Scudéry, intitulée V Amour tyrannique , et jeta les
yeux pour l'un des rôles sur Jacqueline Pascal , sœur cadette
de Biaise. La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune
fille s'acquitta si bien de son rôle, que le cardinal de Riche-
lieu lui accorda la grâce de son père , qu'elle avait osé lui
demander dans une supplique en vers. Bien plus , le ministre
voulut voir le coupable; , et , frappé de ses vastes connaissances ,
il résolut de l'employer, et lui accorda, peu de temps après,
l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il
remplit pendant sept années, Etienne Pascal apprit à son fils
les opérations de calcul , et ce fut dans l'intention d'abréger
ce travail que l'enfant inventa la machine arithmétique. La
combinaisoti et l'exécufion de cette machine, qui exécutf
mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux
des yeux et de la main , lui donnèrent des peines incroyables ,
et finirent par altérer sa santé. Étonné de cette découverte, le
célèbre Leibnitz voulut encore la perfectionner ; mais de no?;
jours , en Angleterre , un célèbre mécanicien nommé Babbage ,
suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une
machine mathématique qui résout les problèmes les plus
compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement
des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal
a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous
remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal
avaient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette .
autrement nommée vinaigrette , ou chaise roulante traînée à
bras d'homme, et le haquct^ ou charrette h longs brancards,
qui est une heureuse combinaison du levier et du plan in-
cliné. A.-M.)
VIE DE PASCAL.
sauteur de l'air ' . Cette occupation fut la dernière où
il appliqua son esprit pour les sciences humaines, et
quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne con-
tredit |K)int à ce que je dis; car il la trouva sans y
penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y
avait pas d'application, commeje dirai dans son lieu.
Immédiatement après cette expérience, et lors-
(pi'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la provi-
dence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'o-
bligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de
telle sorte par cette lecture , qu'il comprit parfaite-
njent que la religion chrétienne nous oblige à ne
vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre ob-
jet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si
nécessaire, et si utile , qu'elle termina toutes ses re-
cherches : de sorte que dès ce temps-là il renonça à
toutes les autres connaissances pour s'appliquer uni-
quement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle
nécessaire.
Il avait été jusqu'alors préservé, par une protec-
lion de Dieu particulière, de tous les vices de la jeu-
nesse; et ce qui est encore plus étrange à un eisprit
de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était ja-
nuus porté au libertinage pour ce qui regarde la re-
ligion , ayant toujours borné sa curiosité aux choses
naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignait cette
obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père,
qui , ayant lui-même un très-grand respect pour la
religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui don-
nant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la
foi, ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins
y être soumis. Ces maximes, qui lui étaient souvent
réitérées par un père pour qui il avait une très-
grande estime , et en qui il voyait une grande science
accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puis-
sant, faisaient une si grande impression sur son es-
prit, que quelques discours qu'il entendît faire aux
libertins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il
fiU fort jeune, il les regardait comme des gens qui
étaient dans ce faux principe , que la raison humaine
est au-dessus de toutes choses, etquineconnaissaient
• La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expé-
rience du baromètre,, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite
le lOseptembre 1648. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers
Descartes , et même de plagiat, à propos de celte expérience ,
mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en
quelques mots, toute l'histoire de cette découverte. Galilée
soupçonne la pesanteur de l'air , et le premier nie l'horreur du
vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de
l'eau dans les pompes , à une élévation de trente-deux pieds ;
viiiïn Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration ,
en imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et
décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de
l'air. Les deux traités de Pascal sur VÉquiUbrc des Liqueurs
ei sur la Pesanteur de la masse de VAir furent achevés en
l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première
fois (|u'en iC6t un an après la mort de l'auteur. ( A.-M.)
1
pas la nature de la foi ; et ainsi cet esprit si grand, si
vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec
tant de soin la cause et la raison de tout , était en
même temps soumis à toutes les choses de la reli-
gion comme un enfant; et cette simplicité a régné
en lui toute sa vie : de sorte que depuis même qu'il
se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de
la religion , il ne s'est jamais appliqué aux questions
curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de
son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de
la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les
talents que Dieu lui avait donnés, n'ayant fait autre
chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi
de Dieu jour et nuit.
Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière
de la scolastique, il n'ignorait pourtant pas les dé-
cisions de l'Église contre les hérésies qui ont été in-
ventées par la subtilité de Pesprit ; et c'est contre ces
sortes de recherches qu'il était le plus animé, et Dieu
lui donna dès ce temps-là une occasion de faire pa-
raître le zèle qu'il avait pour la religion.
Il était alors à Rouen , où mon père était employé
pour le service du roi , et il y avait aussi en ce mêhie
temps un homme qui enseignait une nouvelle philo-
sophie qui attirait tous les curieux. Mon frère ayant
été pressé d'y aller par deux jeunes hommesr de séfc
amis, y fut avec eux : mais ils' furent bien surpris
dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme , qu'en
leur débitant les principes de sa philosophie, il en
tirait des conséquences sur des points de foi con-
traires aux décisions de l'Église. Il prouvait par ses
raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'était
pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une
autre matière éféée exprès, et plusieurs autres cho-
ses semblable^. Ils voulurent le contredire; mais il
demeura ferme dans ce sentiment.'De sorte qu'ayant
considéré entre eux le danger qu'il y'àVùrt de laisser
la liberté d'instruire la jeunesse à un homme H^x
avait des seîrtiments erronés, iî^ résolurent de l'aVè^-
tir premièrement , et puis de le dénoncer s'il résis-
tait à l'avis qu'on lui donnait. La chose arriva ainsi,
car il méprisa cet avis : de sorte qu'ils crurerit qu'il
était de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay,
qui faisait pour lork les fonctions épiscopales dans le
diocèse de Rouen , par commission de M. l'archevê-
que. M. du Bellay envoya quérir cet homme , et ,
l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession
de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main,
faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette impor-
tance, qui lui était donné par trois jeunes hommes.
Cependant aussitôt qu'ils vi rent cette confession de
foi , ils connurent ce défaut ; ce qui les obligea d'aller
trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui,
VIE DE PASCAL.
ayant examiné toutes ces choses, les trouva si im-
portantes , qu'il écrivit une patente à son conseil , et
donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire ré-
tracter cet homme sur tous les points dont il était
accusé , et de ne recevoir rien de lui que par la com-
munication de ceux qui l'avaient dénoncé. La chose
fut exécutée ainsi , et il comparut dans le conseil de
M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments :
et on peut dire que ce fut sincèrement ; car il n'a ja-
mais témoigné de fiel contre ceux qui lui avaient
causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il était lui-
même trompé par les fausses conclusions qu'il tirait
de ses faux principes. Aussi était-il bien certain qu'on
n'avait eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni
d'autre vue que de le détromper par lui-même, et
l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent
pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux
dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se
termina doucement; et mon frère continuant de
chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu ,
cet amour de la profession chrétienne s'enflamma de
telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se ré-
pandait sur toute sa maison. Mon père même n'ayant
pas de honte de se rendre aux enseignements de son
fils, embjiassa pour lors une manière de vie plus
exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à
sa mort, qui a été tout à fait chrétienne ; et ma sœur,
qui avait des talents d'eçprit tout extraordinaires, et
qui était dès son enfance dans une réputation où
peu de filles parviennent , fut tellement touchée des
discours de mon frère , qu'elle se résolut de renoncer
à tous ces avantages qu'elle avait tant aimés jus-
qu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière,
comme elle a fait depuis , s'étant fait religieuse ^
dans une maison très-sainte et très-austère, où elle a
fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avait
ornçe, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus
di^eile^i dont elle s'est toujours acquittée avec toute
la fidélité, imaginable , et où elle est morte sainte-
m^ent le 4 octobre 166i , âgée de trente-six ans.
Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour
opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies
continuelles et qui allaient toujours en augmentant,
lyiais comme aIors.il ne connaissait pas d'autre
science que la perfection , il trouvait une grande dif-
férence entre celle-lp et celle qui avait opupé son es-
prit jusqu'alors; car au lieu que ses indispositions
retardaient le progrès des autres, celle-cj au con-
traire le perfectionnait dans ces mêmes indisposi-
tions, par la patience adnnrable avec laquelle il les
•souffrait. Je me contenterai , pour le faire voir , d'en
^apporter un exemple.
• A Porl-nov.il.
Il avait entre autres incommodités celle de ne
pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu'il ne fût
chaud; encore ne le pouvait-il faire que goutte à
goutte : mais comme il avait outre cela une douleur
de tête insupportable, une chaleur d'entrailles exces-
sive, et beaucoup d'autres maux , les médecins lui
ordonnèrent de se purger de deux jours l'un du-
rant trois mois ; de sorte qu'il fallut prendre toutes
ces médecines , et pour cela les faire chauffer et les
avaler goutte à goutte : ce qui était un véritable sup-
plice, et qui faisait mal au cœur à tous ceux qui
étaient auprès de lui , sans qu'il s'en soit jamais
plaint.
La continuation de ces remèdes, avec d'autres
qu'on lui fit pratiquer , lui apportèrent quelque sou-
lagement , mais non pas une santé parfaite ; de sorte
que les médecins crurent que pour la rétablir entiè-
rement il fallait qu'il quittât toute sorte d'applica-
tion d'esprit , et qu'il cherchât autant qu'il pourrait
les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque
peine à se rendre à ce conseil , parce qu'il y voyait
du danger : mais enfin il le suivit, croyant être
obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour re-
mettre sa santé, et il s'imagina que les divertisse-
ments honnêtes ne pourraient pas lui nuire ; et ainsi
il se mit dans le monde. Mais quoique par la miséri-
corde de Dieu il se soit toujours exempté des vices ,
néanmoins comme Dieu l'appelait à une plus grande
perfection , il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit
de ma sœur pour ce dessein ; comme il s'était autre-
fois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer
ma sœur des engagements où elleétaitdans le monde.
Elle était alors religieuse, et elle menait une vie
si sainte, qu'elle édifiait toute la maison : étant en
cet état^ elle eut de la peine de voir que celui à qui
elle était redevable, après Dieu, des grâces dont elle
jouissait, ne fût pas dans la possession de ces grâces ;
et comme mon frère la voyait souvent , elle lui en
parlait souvent aussi , et enfin elle le fit avec tant de
force et de douceur , qu'elle lui persuada ce qu'il lui
avait persuadé le premier , de quitter absolument le
monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout à
fait toutes les conversations du monde , et de retran-
cher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa
santé, parce qu'il crut que le salut était préférable
à toutes choses.
Il avait pour lors trente ans, et il était toujours in
firme; et c'est dépuis ce temps-là qu'il a embrab^i;
la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort i.
'Il y a ici une assez Iouruc lacune: M"" IVrier no parlf
ni d»*s Provi nef aies, qui paruro.ni trois ans plus lard , vu iflôrt,
ni(l<'s (jucslions proposées à Pascal par l'Vrniat, ri discufôcs
dans les Irlhcs de ces deux {grands r,<'<"n«>lns , cl ipii av.ii«^nl
6
VrE DE PASCAL.
Pour parvenir ù ce dessein et rompre toutes ses
habitudes , il changea de quartier, et fut demeurer
quelque temps à la campagne ; d'où étant de retour ,
il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde,
qu'eiifin le monde le quitta ; et il établit le règlement
de sa vie dans cette retraite sur deux maximes prin-
cipales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à
toutes superfluités ; et c'est dans cette pratique qu'il
a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença
dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer
du service de ses dorjiestiques autant qu'il pouvait.
Il faisait son lit lui-nX^me , il allait prendre son dîner
à la cuisine et le portait à sa chambre , il le rappor-
tait , et enfin il ne se servait de son monde que pour
faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les au-
tres choses qu'il ne pouvait absolument faire. Tout
son temps était employé à la prière et à la lecture de
r Écriture sainte : et il y prenait un plaisir incroya-
ble. Il disait que l'Écriture sainte n'était pas une
science de l'esprit, mais une science du cœur, qui
n'était intelligible que pour ceux qui ont le cœur
droit , et que tous les autres n'y trouvent que de
l'obscurité.
C'est dans cette disposition qu'il la lisait, renon-
çant à toutes les lumières de son esprit ; et il s'y était
si fortement appliqué, qu'il la savait toute par cœur ;
de sorte qu'on ne pouvait la lui citer à faux ; car
lorsqu'on lui disait une parole sur cela , il disait po-
sitivement : Cela n'est pas de l'Écriture sainte , ou
Cela en est ; et alors il marquait précisément l'en-
droit. Il lisait aussi tous les commentaires avec
grand soin ; car le respect pour la religion où il avait
été élevé dès sa jeunesse était alors changé en un
amour ardent et sensible pour toutes les vérités de
la foi ; soit pour celles (jui regardent la soumission
dé l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique
dans le monde , à quoi toute la religion se termine ;
et cet amour le portait à travailler sans cesse à dé-
truire tout ce qui se pouvait opposer à ces vérités.
Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait
une facilité merveilleuse à dire ce qu'il voulait ; mais
il avait ajouté à cela des règles dont on ne s'était
pas encore avisé, et dont il se servait si avantageuse-
ment, qu'il était maître de son style; en sorte que
non-seulement il disait tout ce qu'il voulait, mais il
le disait en la manière qu'il le voulait, et son, dis-
produit en 1654 le Traité du triangle arithmétique ; oiwragfi
très-court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes
dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les
nombres naturels triangulaires pyramidaux , et à trouver aiissi
les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Les
formiUes données par Pascal ont cela d'important, qu'elles
conduisent à celles du binôme de Newton , lorsque l'exposant
du binôme est positif et entier. ( rayez à ce eujet VÉloffe de
Paseaf j\ar CondoTce\.) (A. -M.)
cours faisait l'effet qu j1 s'était proposé. Et cette ma-
nière d'écrire naturelle, naïve, et forte en même
temps , lui était si propre et si particulière , qu'aussi-
tôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial, on vit
bien qu'elles étaient de lui , quelque soin qu'il ait
toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce
fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma
fille d'une fistule lacrymale qui avait fait un si grand
progrès dans trois ans et demi , que le pus sortait
non-seulement par l'œil , mais aussi par le nez et par
la bouche. Et cette fistule était d'une si mauvaise
qualité, que les plus habiles chirurgiens de Paris la
jugeaient incurable. Cependant elle fut guérie en un
moment par l'attouchement d'une sainte épine ' ; et
ce miracle fut si authentique , qu'il a été avoué de
tout le monde , ayant été attesté par de très-grands
médecins et par les plus habiles chirurgiens de
France, et ayant été autorisé par un jugement so-
lennel de l'Église.
INIon frère fut sensiblement touché de cette grâce,
qu'il regardait comme faite à lui-même , puisque c'é-
tait sur une personne qui , outre sa proximité, était
encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa con-
solation fut extrême de voir que Dieu se manifestait
si clairement dans un temps où la foi paraissait
comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde.
La joie qu'il en eut fut si grande, qu'il en était pé-
nétré, de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé,
Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables
sur les miracles» , qui , lui donnant de nouvelles lu-
mières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et
le respect qu'il avait toujours eus pour elle.
Et ce fut cette occasion qui fit paraître cet ex-
trême désir qu'il avait de travailler à réfuter les prin-
cipaux et les plus faux raisonnements des athées. ÏI
les avait étudiés avec grand soin , et avait employé
tout son esprit à chercher tous les moyens de les con-
vaincre. C'est à quoi il s'était mis tout entier. La
dernière année de son travail a été toute employée à
recueillir diverses pensées sur ce sujet : mais Dieu,
qui lui avait inspiré ce dessein et toutes ses pensées ^
n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection,
pour des raisons qui nous sont inconnues \
' Cette sainte épine est au Port-Royal d« faubourg Sainf"
Jac(ines , à Paris. , ,
' Voyez les P<;nse(7« de Pascal.
^ Telle est l'origine du beau livre qtle les êiitejifsonl in-
titulé Pensées. Ces pensées étaient écrites sans ordre stir des
feuilles détachées. Les solitaires de Port-Royal les recueilli-
rent dans une première édition bien incomplète, en 1670. De-
puis, le père Desmolets, de l'Oratoire, réunit en un petit
^ oiumo supplémentaire toutes les pensées supprimées. Enfin
une édition plus complète fut publiée à Paris en 1687, 2 vo-
lâmes in-l2 , avecla vie de Pascal par M""> Périer , un discours
de IHibois sur les Pensées , et un autre discours sur les preuves
de? livfes de Moïse. Mais c'est Bossut qui le premier a ré-
VIE DE PASCAL.
Cependant l'éloigiiement du monde qu'il prati-
quait avec tant de soin n'empécliait point qu'il ne
vît souvent des gens de grand esprit et de grande
condition, qui, ayant ces pensées de retraite, deman-
daient ses avis et les suivaient exactement ; et d'au-
tres qui étaient travaillés de doutes sur les matières
de la foi , et qui , sachant qu'il avait de grandes lu-
mières là-dessus, venaient à lui le consulter, et s'en
retournaient toujours satisfaits ; de sorte que toutes
ces personnes qui vivent présentement fort chrétien-
nement témoignent encore aujourd'hui que c'est à
ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il
leur a donnés , qu'ils sont redevables de tout le bien
qu'ils font.
Les conversations auxquelles il se trouvait souvent
engagé , quoiqu'elles fussent toutes de charité , ne
laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne
s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvait
pas aussi en conscience refuser le secours que les
personnes lui demandaient , il avait trouvé un re-
mède à cela. Il prenait dans les occasions une cein-
ture de fer pleine de pointes , il la mettait à nu sur sa
chair ; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité
ou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou
quelque chose semblable, il se donnait des coups de
co)Lide pour redoubler la violence des piqûres , et se
faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette
pratique lui parut si utile, qu'il la conserva jusqu'à
(9 mort , et même dans les derniers temps de sa vie ,
où il était dans des douleurs continuelles, parce qu'il
qe pouvait écrire ni lire ; il était contraint de demeu-
rer sans rien faire et de s'aller promeper. Il était
dans une continuelle crainte que ce manque d'occu-
pation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su
toutes ces choses qu'après sa mort, et par une per-
sonne de.jlfès-grande vertu qui avait beaucoup de
confiance, en, lui , à qui il avait été obligé de le dire
pour des raisons qui la regardaient elle-même.
" Cette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était.ti-
rée de cette grande maxime de renoncer à tout plai-
sir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de
sa vie. Dès le commencement; de ?a retraite il ne
manquait pas nonplus de pratiquer exactement cette
autre qui l'obligeait de renoncer à toute superfluité ;
car il retranchait avec tant de soin toutes les choses
inutiles, qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus
de tapis;seriedans sa chambre, parce qu'il ne croyait
pas que cela fût nécessaire , et de plus n'y étant
obligé par aucune bienséance , parce qu'il n'y venait
que ses gens, à qui il recommandait sans cesse le re-
tranchement ; de sorte qu'ils n'étaient pas surpris de
iiihh les Pensées dans truite leur hifésiilê. On lui doit aussi
l'ordre dans |p<|(m.'1 ou les voit nujourd'hui. (A. -M.)
ce qu'il vivait lui-même de la manière qu'il conseil-
lait aux autres de vivre.
Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie , depuis
trente ans jusqu'à trente-cinq ^ : travaillant sans cesse
pour Dieu , pour le prochain , et pour lui-même , en
tachant de se perfectionner de plus en plus ; et on
pouvait dire en quelque façon que c'est tout le temps
qu'il a vécu ; car les quatre années que Dieu lui a
données après n'ont été qu'une continuelle lan-
gueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui
fût venue nouvellement , mais un redoublement des
grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeu-
nesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de vio-
lence , qu'enfin il y est succombé ; et durant tout ce
temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce
grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion ,
ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour
avoir des avis , ni de bouche ni par écrit : car ses
maux étaient si grands , qu'il ne pouvait les satis-
faire , quoiqu'il en eût un grand désir.
Ce renouvellement de ses maux commença par un
mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil.
Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'es-
prit sans dessein quelques pensées sur la proposition
de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre ,
et celle-ci d'une autre , enfin une multitude de pen-
sées qui se succédèrent les unes aux autr-es, lui dé-
couvrirent comme malgré lui la démonstration de
toutes ces choses dont il fut lui-même surpris >. Mais
comme il y avait long temps qu'il avait renoncé à
' C'est dans cet intervalle , en 1C54, que lui arriva le mal-
heureux accident qui opéra cette révolution dans ses idées ,
et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques
les plus rigoureuses de la pénitence. Il allait se promener du
côté du pont de Neuilh" , dans un carrosse à quatre chevaux ,
suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux
premiers chevaux prirent le mors aux dents, et se précipitè-
rent dans la rivière; heureusement les traits se rompirent, et
la voiture resta sur les bords. lia commotion subite et violente
que reçut Pascal faillit lui coûter la vie , et ébranla son ima-
gination au point que depuis cette époque il crut voir un
précipice ouvert à ses côtés. Mais le précipice véritable dans
lequel sa raison s'était engloutie , c'était le doute sur toqtes
les matières métaphysiques qui occupent les âmes supérieures ;
doute terrible dont les pratiques positives du christianisme
purent seules l'affranchir. Quand on lit que Pascal en était
venu à poi'ter sous ses vêtements un symbole formé de pa-
roles mystiques , on sent , sui vaut l'expression de M. V illemain,
que cette puissante intelligence avait reculé jusqu'à ces pra-
tiques superstitieuses pour fuir de plus loin une effrayante
incertitude. C'était là sa terreur. Le précipice imaj^inaù-e que
dépuis un accident funeste les sens affaiblis de Pascal croyaient
voir s'ouvrir sous ses pas , n'était qu'une faible image de cet
abîme du doute qui épouvantait intérieurement son àme.(A.-M.)
» Baillet prête au travail sur la cycloïde un motif tout re-
ligieux. On croyait alors en France que l'étude des scien<TS
naturelles, et des mathématiques surtout, men<ut à l'incré-
dulité; c'est principalenjent aux géomètres et aux physiciens,
à ces hommes qui doivent être les plus dlfliciles en preuves,
que Pascal de-ftinait son ouvrage; il voulait leur prouver, paf
la solution d'un problème vainement cherclM* jusqu'à lui , que
a
VIE DE PASCAL.
toutes ses connaissances , il ne s'avisa pas seulement
de les écrire ; néanmoins en ayant parlé par occasion
à une personne à qui il devait toute sorte de défé-
rence , et par respect et par reconnaissance de l'af-
fection dont il l'honorait, cette personne, qui est
aussi considérable par sa piété que par les éminentes
qualités de son esprit et par la grandeur de sa nais-
sance, ayant formé sur cela undessein qui ne regardait
que la gloire de Dieu , trouva à propos qu'il en usât
comme il fit , et qu'ensuite il le fit imprimer.
Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit , mais avec
une précipitation extrême , en huit jours ; car c'était
en même temps que les imprimeurs travaillaient,
fournissant à deux en même temps sur deux diffé-
rents traités , sans que jamais il en eût d'autre copie
que celle qui fut faite pour l'impression ; ce qu'on
ne sut que six mois après que la chose fut trouvée.
Cependant ses infirmités continuant toujours sans
lui donner un seul moment de relâche, le réduisi-
rent, comme j'ai dit , à ne pouvoir plus travailler et
à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent
de servir le public et les particuhers, elles ne furent
point inutiles pour lui-même , et il les a souffertes
avec tant de paix et tant de patience , qu'il y a sujet
de croire que Dieu a voulu achever par là de le ren-
dre tel qu'il le voulait pour paraître devant lui : car
durant cette longue maladie il ne s'est jamais dé-
tourné de ces vues , ayant toujours dans l'esprit ces
deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et
à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort
de son mal avec une vigilance continuelle sur ses
sens , leur refusant absolument tout ce qui leur était
agréable : et quand la nécessité le contraignait à faire
quel que chose qui pouvait lui donner quelque satis-
faction , il avait une ^dresse merveilleuse pour en
détourner son esprit , afin qu'il n'y prît point de
part : par exemple , ses continuelles maladies l'obli-
geant de se nourrir délicatement, il avait un soin
très-grand de ne point goûter ce qu'il mangeait; et
nous avons pris garde que , quelque peii|e qu'on prît
à lui chercher quelque viande agréable ,^ cause.des
dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit : Voilà
qui est bon ; et encore lorsqu'on lui seryait quelque
chose de nouveau selon les saisons,, si l'on lui de-
mandait après le rejpas s'il l'avait trouvé bon, il di-
sait simplement : Il fallait m'çn avertir devant , et je
vous avoue que je n'y ai point pris garde. Et lorsqu'il
arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque
le même écrivain qui avait entrepris de les éclairer sur la foi
aurait pu les instruire même dans les sciences abstraites , objet
de leurs plus profondes méditations. (Foyezle récit de l'exa-
men et du jugement des écrits envoyés pour les prix attachés
h la solution des problèmes concernant la cycloïde , tome V
des OEuvres ffc Pasral) (A..-M.) , . . ;!
viande en sa présence , il ne le pouvait souffrir; il
appelait cela être sensuel , encore même que ce n«
fût que des choses communes ; parce qu'il disait que
c'était une marque qu'on mangeait pour contenter
le goût, ce qui était toujours mal.
Pour éviter d'y tomber , il n'a jamais voulu per-
mettre qu'on lui fît aucune sauce ni ragoût , non pas
même de l'orange et du verjus, ni rien de tout Ce qui
excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes
ces choses. Et pour se tenir dans des bornes réglées,
il avait pris garde , dès le commencement de sa re-
traite, à ce qu'il fallait pour son estomac; et depuis
cela il avait réglé tout ce qu'il devait manger; en
sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passait ja-
mais cela ; et quelque dégoût qu'il eût , il fallait qu'il
le mangeât; et lorsqu'on lui demandait la raison
pourquoi il se contraignait ainsi , il répondait que
c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire; et
non pas l'appétit.
La mortification de ses sens n'allait pas seulement
à se retrancher tout ce qui pouvait leur être agréa-
ble, mais encore à ne leur rien refuser, par cette
raison qu'il pourrait leur déplaire, soit par sa nour-
riture , soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans du-
rant des consommés sans en témoigner le moindre
dégoût; il prenait toutes les choses qu'on lui ordon-
nait pour sa santé, sans aucune peine, quelque diffi-
ciles qu'elles fussent : et lorsque je m'étonnais de ce
qu'il ne témoignait pas la moindre répugnance eh
les prenant, il se moquait de moi , et me disait qu'il
ne pouvait pas comprendre lui-même comment on
pouvait témoigner de la répugnance quand on pre-
nait une médecine volontairement, après qu'on avait'
été averti qu'elle était mauvaise , et qu'il n'y àVait
que la violence ou la surprise qui dussent produire
cet effet. C'est en. cette manière qu'il travaillait sans
cesse à la mortification.
Il avait un amour si grand pour lar pàuvi'eté,
qu'elle lui était toujours présente; de sorte que dès
qu'il voulait entreprendre quelque chose, ou que
quelqu'un lui demandait conseil , la première pen-
sée qui lui venait en l'esprit, c'était de voir si la pau-
vreté pouvait être pratiquée. Une des choses sur les-
quelles il s'examinait le plus, t'était cette fantaisie
de vouloir exceHer en tout , comme de se servir en
toutes chosesdes meilleurs ouvriers, etautrés choses
semblables. Il ne pouvait encore souffrir qu'on cher-
chât avec soin toutes ses commodités, comme d'à- »
voir toutes choses près de soi ; et mille autres çhoèe'^
qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit J)as '
qu'ily aifdu mal. Mais il n'en jugeait pas de même,
et nous disait qu'il n'y avait rien de si capable d'é-
teindre l'esprit depauvreté, comme cette recherche '*
VIE DE PASCAL.
9
I
curieuse de ses coniinodités , de cette bienséance qui
porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du
mieux fait; et il nous disait que pour les ouvriers, il
fallait toujours choisir les plus pauvres et les plus
gens de bien , et non pas cette excellence qui n'est
jamais nécessaire, et qui ne saurait jamais être utile.
11 s'écriait quelquefois : Si j'avais le cœur aussi pau-
vre que l'esprit , je serais bien heureux; car je suis
merveilleusement. persuadé que la pauvreté est un
grand moyen pour faire son salut.
Cet amour qu'il avait pour la pauvreté le portait à
aimer les pauvres avec tant de tendresse , qu'il n'a
jamais pu refuser l'aumône , quoiqu'il n'en fît que de
son nécessaire , ayant peu de bien , et étant obligé de
faire une dépense qui excédait son revenu , à cause
de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui voulait repré-
senter cela , quand il faisait quelque aumône consi-
dérable , il se fâchait , et disait : J'ai remarqué une
chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse tou-
jours quelque chose en mourant. Ainsi il fermait la
bouche : et il a été quelquefois si avant , qu'il s'est
réduit à prendre de l'argent au change, pour avoir
donné aux pauvres tout ce qu'il avait , et ne voulant
pas après cela injportuner ses amis.
Dès que l'affaire des carrosses fut établie , il me
dit qu'il voulait demander mille francs par avance
sur sa part à des fermiers avec qui l'on traitait , si
l'on pouvait demeurer d'accord avec eux, parce
qu'ils étaient de sa connaissance , pour envoyer aux
pauvres de Blois ; et comme je lui disais que l'affaire
n'était pas assez sûre pour cela , et qu'il fallait atten-
dre à une autre année , il me fit tout aussitôt cette
réponse : Qu'il ne voyait pas un grand inconvénient
à cela, parce que s'ils perdaient, il le leur rendrait
de soii bien, et qu'il n'avait garde d'attendre à une
autre année , parce que le besoin était trop pressant
pour différer la charité. Et comme on ne s'accordait
pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette réso-
lution , paç laquelle il nous faisait voir la vérité de ce
qu'il nous avait dit tant de fois , et qu'il ne souhaitait
avoir du bien que pour en assister les pauvres , puis-
qu'on même temps que Dieu lui donnait l'espérance
d'en avoir, il coinmençait à le distribuer par avance,
avant même qu'il en f lit assuré.
Sa charité enyers les pauvres avait toujours été
fort grande ; mais elle était si fort redoublée à la fin
de sa vie, que je ne pouvais le satisfaire davantage
que de l'en entretenir. Il m'exhortait avec grand
soin depuis quatre ans à me consacrer au service des
pauvres, et à y porter mes enfants. Et quand je hù
disais que je craignais que cela ne me divertît du
soin de nia famille^ il me disait que ce n'était que
mapqi^e de ))onne volonté , et que comme il y a di-
vers degrés dans cette vertu , on peut bien la prati-
quer en sorte que cela ne nuise point aux affaires
domestiques. Il disait que c'était la vocation générale
des chrétiens , et qu'il ne fallait point de marque
particulière pour savoir si on y était appelé, parce
que cela était certain; que c'est sur cela que Jésus-
Christ jugera le monde ; et que quand on considérait
que la seule omission de cette vertu est cause de la
damnation , cette seule pensée serait capable de nous
porter à nous dépouiller de tout , si nous avions de la
foi. Il nous disait encore que la fréquentation des
pauvres est extrêmement utile, en ce que voyant con-
tinuellement les misères dont ils sont accablés, et que
même dans l'extrémité de leurs maladies ils man-
quaient des choses les plus nécessaires, qu'après cela
il faudrait être bien dur pour ne pas se priver volon-
tairement des commodités inutiles, et des ajuste-
ments superflus.
Tousces discours nous excitaient et nous portaient
quelquefois à faire des propositions pour trouver des
moyens pour des règlements généraux qui pourvus-
sent à toutes les nécessités ; mais il ne trouvait pas
cela bon , et il disait que nous n'étions pas appelés au
général , mais au particulier , et qu'il croyait que la
manière là plus agréable à Dieu était de servir les
pauvres pauvrement , c'est-à-dire chacun selon son
pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands des-
seins qui tiennent de cette excellence dont il blâmait
la recherche en toutes choses. Ce n'est pas qu'il
trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux géné-
raux ; au contraire il avait beaucoup d'amour pour
cela , comme il l'a bien témoigné par son testament ;
mais il disait que ces grandes entreprises étaient ré-
servées à de certaines personnes que Dieu destinait à
cela, et qu'il conduisait quasi visiblement ; mais que
ce n'était pas la vocation générale de tout le monde,
comme l'assistance journalière et particulière des
pauvres.
Voilà iine partie des instructions qu'il nous don-
nait pour nous porter à la pratique de cette vertu
qui tenait une si grande place dans son cœur ; c'est
un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de
sa chiarité. Sa pureté n'était pas moindre, et il avait
un si grand respect pour cette vertu , qu'il était con-
tinuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fdt
blessée ou dans lui ou dans les autres , et il n'est pas
croyable combien il était exact sur ce point. J'en
étais même dans la crainte; car il trouvait à redire à
des discours que je faisais , et que je croyais très-in-
nocents, et dont il me faisait ensuite voir les défauts,
que je n'aurais jamais connus sans ses avis. Si je di-
sais quelquefois par occasion que j'avais vu une belle
femme, il se fâchait, et mo disait qu'il ne fallait ja-
10
VIE DE PASCAL.
mais tenir ce discours devant des laquais ai des jeu-
nes gens , parce que je ne savais pas quelles pensées
je pourrais exciter par là en eux. Il ne pouvait souf-
frir aussi les caresses que je recevais de mes enfants,
et il me disait qu'il fallait les en désaccoutumer, et
que cela ne pouvait que leur nuire; et qu'on leur
pouvait témoigner de la tendresse en mille autres
manières. Voilà les instructions qu'il me donnait là-
dessus ; et voilà quelle était sa vigilance pour la con-
servation de la pureté dans lui et dans les autres.
Il lui arriva une rencontre, environ trois mois
avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible,
et qui fait voir en même temps la grandeur de sa
charité : comme il revenait un jour de la messe de
Saiut-Sulpice , il vint à lui une jeune fille d'environ
quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône;
il fut touché de voir cette personne exposée à un
danger si évident; il lui demanda qui elle était, et ce
qui l'obligeait ainsi à demander l'aumône; et ayant
su qu'elle était de la campagne , et que son père était
mort , et que sa mère étant tombée malade , on l'a-
vait portée à l'Hô tel-Dieu ce jour-là môme, il crut
que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu'elle avait
été dans le besoin ; de sorte que dès l'heure même il
la mena au séminaire, où il la mit entre les mains
d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent , et le
pria d'en prendre soin, et de la mettre en quelque
condition où elle pût recevoir de la conduite à cause
de sa jeunesse, et où elle fôt en sûreté de sa per-
sonne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit
qu'il lui enverrait le lendemain unfr femme pour lui
acheter des habits, et tout ce qui lui serait nécessaire
pour la mettre en état de pouvoir servir une maî-
tresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui
travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir
fait habiller , ils la mirent dans une bonne condition.
Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme
le nom de celui qui faisait cette charité, elle lui dit
qu'elle n'avait point charge de le dire, mais qu'elle
le viendrait voir de temps en temps pour pourvoir
pvec lui aux besoins de cette ûlle; et il la pria d'ob-
ienir de lui la permission de lui dire son nom : Je
vous promets, dit-il, que je n'en parlerai jamais
pendant sa vie ; mais si Dieu permettait qu'il mourût
avant moi , j'aurais de la consolation de publier cette
action : car je la trouve si belle , que je ne puis souf-
frir qu'elle demeure dans l'oubli. Ainsi par cette
seule rencontre ce bon ecclésiastique, sans le con-
naître, jugeait combien il avait de charité et d'a-
mour pour la pureté. Il avait une extrême tendresse
pour nous ; mais cette affection n'allait pas jusqu'à
l'attachement. Il en donna une preuve bien sensible
à la mort de ma sœur, qui précéda la prenne de dix
mois. LorM}u'il reçut cette nouvelle il ne dit rien ;
sinon : Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir !
et il s'est toujours depuis tenu dans une soumission
admirable aux ordres de la providence de Dieu , sans
faire jamais réflexion que sur les grandes grâces que
Dieu avait faites à ma sœur pendant sa vie, et les
circonstances du temps de sa mort , ce qui lui faisait
dire sans cesse : Bienheureux ceux qui meurent,
pourvu qu'ils meurent au Seigneur! Lorsqu'il me
voyait dans de continuelles afflictions pour cette
perte que je ressentais si fort, il se fâchait, et me
disait que cela n'était pas bien . et qu'il ne fallait pas
avoir ces sentiments pour la mort des justes , et qu'il
fallait au contraire louer Dieu de ce qu'il l'avait si
fort récompensée des petits services qu'elle lui avait
rendus.
C'est ainsi qu'il faisais voir quMl n'avait nulle atta-
che pour ceux qu'il a-mait; car s'il eût été capable
d'en avoir, c'eût été sans doute pour ma sœur, parce
que c'était assurénient la personne du monde qu'il
aimait le plus. Mais il n'en demeurait pas là; car
non-seulement il n'avait point d'attache pour les au-
tres, mais il ne voulait point du tout que les autres
en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches
criminelles et dangereuses : car cela est grossier , et
tout le monde le voit bien ; mais je parle de ces ami-
tiés ics plus innocentes ; et c'était une des choses
sur laquelle il s'observait le plus régulièrement, afin
de n'y point donner de sujet , et même pour l'em-
pêcher : et comme je ne savais pas cela-, j'étais toute
surprise des rebuts qu'il me faisait quelquefois , et je
le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon
frère ne m'aimait pas , et qu'il semblait que je luf
faisais de la peine , lors même que je lui rendais mes
services les plus aifectionnés dans ses infirmités. Ma
sœur me disait là-dessus que je me trompais , qu'elle
savait le contraire ; qu'il avait ï>our moi une affec-
tion aussi grande que je le pouvais souhaiter.- C'est
ainsi que ma sœur remettait Aion- esprit , et je ne
tardais guère à en voir des preuves ; car aussitôt qu'il
se présentait quelque occasion où j'avais besoin du
secours de mon frère, il l'embrassait avec tant de
soin et de témoignage d'affection , que je n'avais pas
lieu de douter qu'il ne m'aimât beaucoup ; de sorto •
que j'attribuais au chagrin de sa maladie les manié-'''
res froides dont il recevait les assiduités que je lui
rendais pour le désennuyer , et cette énigme ne m'a
été expliquée que le jour même de sa ^nort , qu'tine'
personne des plus considérables par la grandeur d« '
son esprit etdesa piété, avecqui il avait eu de grandipiT
communications sur la pratique de la vertu , me dit *«
qu'il lui avait donné ceiie instruction 6ntr««utres, *^
qu'il ne souffrM jamais de qui que ee ftU qu-on »/
VI K DE PASCAL.
U
Tainiât avec attachement; que c'était une faute sur
laquelle on ne s'examine pas assez, parce qu'on
n'en conçoit pas assez la grandeur, et qu'on ne con-
sidérait pas qu'en fomentant et souffrant ces atta-
chements , on occupait un cœur qui ne devait être
qu'à Dieu seul : que c'était lui faire un larcin de la
chose du monde qui lui était la plus précieuse. Nous
avoiis bien vu ensuite que ce principe était bien
avant dans son cœur ; car, pour l'avoir toujours pré-
sent , il l'avait écrit de sa main sur un petit papier
séparé où il y avait ces mots : « Il est injuste qu'on
« s'attache, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volon-
« tairement : je tromperais ceux en qui je ferais
« naître ce désir, car je ne suis la fin de personne,
« et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suis-je pas prêt à
« mourir Pet ainsi l'objet de leur attachement mourra
« donc? Comme je serais coupable de faire croire
« unefausseté, quoique je la persuadasse doucement,
« qu'on la crût avec plaisir , et qu'en cela on me fit
« plaisir : de même je suis coupable si je me fais
|i « aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je
« dois avertir ceux qui seraient prêts à consentir au
« mensonge , qu'ils ne le doivent pas croire , quelque
« avantage qu'il m'en revienne; et de même qu'ils
« ne doivent pas s'attacher à moi , car il faut qu'ils
« passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu et
« à le chercher. »
Voilà de quelle manière il s'instruisait lui-même,
et comme il pratiquait si bien ses instructions , que
j'y avais été trompée moi-même. Par ces marques
que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues
à notre connaissance que par hasard , on peut voir
une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la
perfection de la vie chrétienne.
Il avait un si grand zèle pour la gloire de Dieu ,
qu'il ne pouvait souffrir qu'elle fût violée en quoi que
ce soit ; c'est ce qui le rendait si ardent pour le ser-
vice du roi , qu'il résistait à tout le monde lors des
troubles de Paris, et toujours depuis il appelait des
prétextes toutes les raisons qu'on donnait pour ex-
cuser cette rébellion ; et il disait que dans un état
établi en république comme Venise, c'était un
grand mal de contribuer à y mettre un roi , et op-
primer \^ liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée;
mais que dans un état où la puissance royale est
établie, on ne pouvait violer le respect qu'on lui doit
que par une espèce de sacrilège ; puisque c'est non-
seulement une image de la puissance de Dieu , mais
une participation de cette même puissance, à U\-
quelle on ne pouvait s'opposer sans résister visible-
ment à l'ordre de Dieu ; et qu'ainsi l'on ne pouvait
assez exagérer la grandeur de cette faute, outre
qu'elle est toujours accompagnée de In ?;uerre civile.
qui est le plus grand péché que l'on puisse commettre
contre la charité du prochain. Et il observait cette
maxime si sincèrement , qu'il a refusé dans ce temps-
làdes avantages très-considérables pour n'y pas man-
quer. Il disait ordinairement qu'il avait un aussi
grand éloignement pour ce péché-là, que pour assas-
siner le monde ou pour voler sur les grands che-
mins ; et qu'enfin il n'y avait rien qui fût plus con-
traire à son naturel , et sur quoi il fût moins tenté.
Ce sont là les sentiments où il était pour le service
du roi : aussi était-il irréconciliable avec ceux qui s'y
opposaient ; et ce qui faisait voir que ce n'était pas
par tempérament ou par attachement à ses senti-
ments, c'est qu'il avait une douceur admirable pour
ceux qui l'offensaient en particulier. En sorte qu'il
n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les
autres ; et il oubliait si absolument ce qui ne regar-
dait que sa personne, qu'on avait peine à l'en faire
souvenir, et il fallait pour cela circonstancier les
choses. Et comme on admirait quelquefois cela, il
disait : Ne vous en étonnez pas, ce n'est pas par vertu ,
c'est par oubli réel ; je ne m'en souviens point du
tout. Cependant il est certain qu'on voit par là que
les offenses qui ne regardaient que sa personne ne
lui faisaient pas de grandes impressions, puisqu'il les
oubliait si facilement ; car il avait une mémoire si
excellente, qu'il disait souvent qu'il n'avait jamais
rien oublié des choses qu'il avait voulu retenir.
Il a pratiqué cette douceur dans la pratique des'
choses désobligeantes jusqu'à la fin; car peu de temps
avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui
lui était fort sensible, par une personne qui lui avait
de grandes obligations, et ayant en même temps reçu
un service de cette personne , il la remercia avec
tant de compliments et de civilités, qu'il en était ex^
cessif : cependant ce n'était pas par oubli , puisque
c'était dans le même temps ; mais c'est qu'en effet il
n'avait point de ressentiment pour les offenses qui ne.
regardaient que sa personne.
Toutes ces inclinations, dont j'ai remarqué les par-
ticularités, se verront mieux en abrégé par une pein-
ture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier
écrit de sa main en cette manière :
« J'aime la pauvreté , parce que Jésus-Christ l'a
«aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent
« moyen d'en assister les misérables. Je garde la fidé-
« lité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux
« qui m'en font, mais je leur souhaite une condition
« pareille à la mienne , où l'on ne reçoit pas le mal
« ni le bien de la plupart des hommes. J'essaye
« d'être toujours véritable, sincère, et fidèle à tous
« les hommes, et j'ai une tendresse de cœur pour
« ceux que Dieu m'a unis plus étroitement; et soit
12
VIE DE PASCAL.
• que je sois seul ou à la vue des honunes , j'ai en
« toutes mes actions la vue de Dieu qui les doit ju-
« ger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà
(« quels sont mes sentiments , et je bénis tous les
«< jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en
•• moi, et qui d'un homme plein de faiblesse, de
u misère , de concupiscence, d'orgueil, et d'ambi-
« tion , a fait un honnne exempt de touii ces maux
» par la force de la grâce à laquelle tout en est dd ,
» n'ayant de moi que la misère et l'horreur. »
Il s'était ainsi dépeint lui-même, afm qu'ayant
continuellement devant les yeux la voie par laquelle
Dieu le conduisait , il ne pût jamais s'en détourner.
Les lumières extraordinaires, jointes à la grandeur
de son esprit, n'empêchaient pas une simplicité mer-
veilleuse qui paraissait dans toute la suite de sa vie,
et qui le rendait exact à toutes les pratiques qui re-
gardaient la religion. U avait un amour sensible pour
tout l'office divin, mais surtout pour les petites heu-
res, parce qu'elles sont composées du psaume 118,
dans lequel il trouvait tant de choses admirables ,
qu'il sentait de la délectation à le réciter. Quand il
s'entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume,
il se transportait en sorte qu'il paraissait hors de lui-
uiême; et cette méditation l'avait rendu si sensible à
toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer
Dieu, qu'il n'en négligeait pas une. Lorsqu'on lui
envoyait des billets tous les mois , comme on fait en
beaucoup de lieux , il les recevait avec un respect ad-
mirable ; il en récitait tous les jours la sentence ; et
dans les quatre dernières années de sa vie, comme
il ne pouvait travailler, son principal divertissement
était d'aller visiter les églises oii il y avait des reli-
ques exposées , ou quelque solennité ; et il avait pour
cela un almanach spirituel qui l'instruisait des lieux
oii il y avait des dévotions particulières ; et il faisait
tout cela si dévotement et si simplement , que ceux
qui le voyaient en étaient surpris : ce qui a donné
lieu à cette belle parole d'une personne très-Acr-r
tueuse et très-éclairée : Que la grâce de Dieu se fait
connaître dans les grands esprits par les petites chor
ses, et dans les esprits communs pa^r les grandes.
Cette grande simplicité paraissait lorsqu'on- lui
l»arlait de Dieu, ou de lui-même;. de sorte que, la
veille de sa mort, un ecclésiastique qui est un ^komme
d'une très-grande science et d'une très-grande ver-
tu l'étant venu voir, comme il l'avait ^ouhaité, et
ayant demeuré une heure aye^c lui, il ,en sortit si
édifié , qu'il me dit : Allez , cpqsolez-yous ; si Dieu
l'appelle, vous avçz bien sujet de le louer des grâces
qu'il lui fait. J'avais toujours admiré beaucoup de
grandes choses en lui , mais je n'y avajs jamais re-
marqué la grande simplicité que je viens de voir :
cela est incomparable dans un esprit tel que le sienj
je voudrais de tout mon cœur être en sa place.
Monsieur le curé de Saint-Étienne ' , qui Ta vu
dans sa maladie, y voyait la même chose, et disait à
toute heure : C'est un enfant : il est humble , il est
soumis comme un enfant. C'est par cette même sim-
plicité qu'on avait une liberté tout entière pour l'a-
vertir de ses défauts, et il se rendait aux avis qu'on
lui donnait, sans résistance. L'extrême vivacité de
son esprit le rendait quelquefois si impatient , qu'on
avait peine à le satisfaire; mais quand on l'avertis-
sait, ou qu'il s'apercevait qu'il avait fâché quelqu'un
dans ses impatiences, il réparait incontinent cela par
des traitements si doux et par tant de bienfaits , que
jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. .le
tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurais
bien des particularités à dire sur chacune des choses
que j'ai marquées; mais comme je ne veux pas m'é-
tendre, je viens à sa dernière maladie.
Ellecommença par un dégoût étrange qui lui prit
deux mois avant sa mort : son médecin lui conseilla
de s'abstenir de manger du solide, et de se purger;
pendant qu'il était en cet état, il fit une action de
charité bien remarquable. Il avait chez lui un bon
homme avec sa femme et tout son ménage, à qui il
avait donné une chambre, et à qui il fournissait du
bois, tout cela par charité; car il n'en tirait point
d'autre service que de n'être point seul dans sa mai-
son. Ce bon homme avait un fils, qui étant tombé
malade, en ce temps-là, de la petite vérole, mon
frère, qui avait besoin de mes assistances, eut peur
que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à
cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se
séparer de ce malade; mais comme il craignait qu'il
ne fûten danger si on le transportait en cet état hors
de sa maisoh, il aima mieux en sortir luî-mêifie, quoi-
qu'il fût déjà fort mal, disant : Il y à moins de danger
pour moi dans ce changement de demeure, c'est
pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. Ainsi il
sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous,
et il n'y rentra jamais ; car trois jours après il com-
mença d'être attaqué d'une colique très-violente qiii
lui ôtait absolument le sommeil. Mais comme il avait
une^rande force d'esprit et un grand courage*, il endu-
rait ses douleurs avec une patience admirable.' If ne
laissait pas de se lever tous lesjonrs et de prendre lui-
même ses remèdes^ sans vouloir souffrir qu'on lui ren-
dît le moindre service. Les médecinsqui letraitaient
vopient que ses douleurs étaient considérables ; mais
parce qu'il avait le pouls fort bon, sah^ aùcime âlté-.
ration ni apparence de fièvre, ils assuraient qu'il nY* .
} G¥l.«i»lopèrf Bcurn^r,' (lrpfi«,iW)«di^'S.1inté-dciKrtiêve! '
VIE DE P-ÏSC/VL.
VA
;ivait aucun péril, se servant même dt ces mots : li
n'y a pas la moindre ombre de danger. Nonobstant
ce discours, voyant que la continuation de ses dou-
leurs et de ses grandes veilles l'affaiblissait, dès le
quatrième jour de sa colique, et avant même que
d'être alité, il envoya quérir M. le curé et se confessa.
Cela fit du bruit parmi ses amis, et en obligea quel-
ques-uns de le venir voir , tout épouvantés d'appré-
hension. Les médecins mêmes en furent si surpris,
qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant
que c'était une marque d'appréhension à quoi ils ne
s'attendaient pas de sa part. Mon frère voyant l'émo-
tion que cela avait causée, en fut fâché, et me dit :
J 'eusse voulu communier ; mais puisque je vois qu'on
est surpris dp ma confession, j'aurais peur qu'on ne
le fût davantage; c'est pourquoi il vaut mieux diffé-
rer. M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia
pas. Cependant son mal continuait , et conmie M. le
curé le venait voir de temps en temps par visite, il
ne perdait pas une de ces occasions pour se confes-
ser , et n'en disait rien , de peur d'effrayer le monde,
parce que les médecins assuraient toujours qu'il n'y
avait nul danger à sa maladie; et en effet il y eut
quelque diminution en ses douleurs, en sorte qu'il se
levait quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quit-
tèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles
revenaient quelquefois , et il maigrissait aussi beau-
coup , ce qui n'effrayait pas beaucoup les médecins :
mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il
était en danger, et ne manqua pas de se confesser
toutes les fois que M. le curé le venait voir. Il fit
même son testament durant ce temps-là, où les pau-
vres ne furent pas oubliés , et il se fit violence pour
ne leur pas donner davantage, car il me dit que si
M. Périer eût été à Paris, et qu'il yeût consenti, il
aurait disposé de tout son bien en faveur des pau-
vres; et enfin il n'avai^ riep dans l'esprit et dans le
cœur que les pauvres, et il me disait quelquefois ;
D'où vient que je n'f^i jamais rien fait pour les pau-
vres , quoique j'aie toujours eu un si grand amour
pour eux? Je lui dis : C'est que vous n'avez jamais
eu as^ez de bien pour Içur donner de grandes assis-
tances. Et il me répondit : Puisque je n'avais pas de
bien pour leur ei?^ donner , je devais leur avoir donné
mop temps et ma peine; c'est à quoi j'^i failli ; et si
les médecins disent vrai , et si Dieu permet que je me
relève de cette maladie , je suis résolu de n'avoir point
d'autre emploi lU ppjnt d'autre occupiation tout le
reste de ma vie,que le seryice xles pauvres. Ce sont
les sentiments dans lesquels Dieu l'a pris.
H joignait ç^ cette ardente charité pendant sa ma-
ladie une patience si admirable, qu'il édifiait et sur-
prenait toutes ,le^ personnes qui étaient autour de
lui , et il disait à ceux qui lui témoignaient avoir de la
peine de voir l'état où il était, que, pour lui, il n'en
avait pas , et qu'il appréhendait même de guérir ; et
quand on lui en demandait la raison, il disait : C'est
que je connais les dangers de la santé et les avanta-
ges de la maladie. Il disait encore au plus fort de ses
douleurs , quand on s'affligeait de les lui voir souf-
frir : Ne me plaignez point , la maladie est l'état na-
turel des chrétiens, parce qu'on est par là, comme on
devrait toujours être, dans la souffrance des maux ,
dans la privation de tous les biens et de tous les plai-
sirs des sens , exempt de toutes les passions qui tra-
vaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambi-
tion, sans avarice, dans l'attente continuelle de la
mort. N'est-ce pas ainsi que les chrétiens devraient
passer la vie.^ Et n'est-ce pas un grand bonheur
quand on se trouve par nécessité dans l'état où l'on
est obligé d'être, et qu'on n'a autre chose à faire qu'à
se soumettre humblement et paisiblement .5* C'est
pourquoi je ne demande autre chose que de prier
Dieu qu'il me fasse cette grâce. Voilà dans quel
esprit il endurait tous ses maux.
Il souljaitait beaucoup de communier; mais les
médecins s'y opposaient , disant qu'il ne le pouvait
faire à jeun, à moins que ce ne fût la nuit : ce qu'il
ne trouvait pas à propos de faire sans nécessite , et
que pour communier en viatique il fallait être en
danger de mort ; ce qui ne se trouvant pas en lui , ils
ne pouvaient pas lui donner ce conseil. Cette résis-
tance le fâchait ; mais il était contraint d'y céder!
Cependant sa colique continuant toujours , on lui or-
donna de boire des eaux , qui en effet le soulagèrent
beaucoup : mais au sixième d'août il sentit un grand
étourdissement avec une grande douleur de tête ; et
quoique les médecins ne s'étonnassent pas de cela, et
qu'ils l'assurassent que ce n'était que la vapeur des
eaux , il ne laissa pas de se confesser , et il demanda
avec des instances incroyables qu'on le fit commu-
nier , et qu'au nom de Dieu on trouvât moyen de re-
médier à tous les inconvénients qu'on lui avait
allégués jusqu'alors; et il pressa tant pour cela,
qu'une personne qui se trouva présente lui repro-
cha qu'il avait de l'inquiétude, et qu'il devait se
rendre au sentiment de ses amis; qu'il se portait
mieux . et qu'il n'avait presque plus de colique; et
que ne lui restant plus qu'une vapeur d'eau, il n'é-
tait pas juste qu'il se fît porter le saint-sacrement,
qu'il valait mieux différer, pour faire cette action
à l'église. Il répondit à cela : On ne sent pas mon
mal , et on y sera trompé ; ma douleur de tête a quel-
que chose de fort extraordinaire. Néanmoins voyant
une si grande opposition à son désir, il n'osa plus
en parler ; mais il dit : Puisqu'on ne me veut pas ac-
14
VIE DK PASCAL.
corder cette grâce, j'y voudrais bien suppléer par quel-
que bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans
le chef, je voudrais bien communier dans les mem-
bres ; et pour cela j'ai pensé d'avoir céans un pauvre
malade à qui on rende les mêmes services comme à
moi, qu'on prenne une garde exprès, et enlin qu'il
n'y ait aucune différence de lui à moi , afin que j'aie
cette consolation de savoir qu'il y a un pauvre aussi
bien traité que moi , dans la confusion que je souffre
de me voir dans la grandeabondancede toutes choses
où je me vois. Car quand je pense qu'au même temps
que je suis si bien , il y a une infînité de pauvres qui
sont plus malades que moi , et qui manquent des
choses les plus nécessaires, cela me fait une peine
que je ne puis supporter; et ainsi je vous prie de de-
mander un malade à monsieur le curé pour le dessein
que j'ai.
J'envoyai à monsieur le curé à l'heure même,
qui manda qu'il n'y en avait point qui fût en état
d'être transporté; mais qu'il lui donnerait, aussitôt
qu'il serait guéri, un moyen d'exercer sa charité,
en se chargeant d'un vieux homme dont il prendrait
soin le reste de sa vie : car monsieur le curé ne dou-
, tait pas alors qu'il ne dilt guérir.
*'■ Comme il vit qu'il ne pouvait pas avoir un pauvre
;.en sa maison avec lui, il me pria donc de lui faire
cette grâce de le faire porter aux Incurables, parce
qu'il avait grand désir de mourir en la compagnie
des pauvres. Je lui dis que les médecins ne trou-
vaient pas à propos de le transporter en l'état où il
était : ce qui le fâcha beaucoup ; il me fit promettre
que s'il avait un peu de relâche, je lui donnerais
cette satisfaction.
Cependant cette douleur de tête augmentant, il
la souffrait toujours comme tous les autres maux,
c'est-à-dire sans se plaindre; et une fois, dans le
plus fort de sa douleur , le dix-septième d'août , il me
pria de faire une consultation; mais il entra en
même temps en scrupule, et me dit : Je crains qu'il
n'y ait trop de recherche dans cette demande. Je ne
laissai pourtant pas de la faire; et les médecins lui
ordonnèrent de boire du petit-lait , lui assurant tou-
jours qu'il n'y avait nul danger, et que ce n'était
que la migraine mêlée avec la vapeur des eaux.
Néanmoins, quoi qu'ils pussent dire, il ne les crut
jamais, et me pria d'avoir un ecclésiastique pour
passer la nuit auprès de lui; et moi-même je le
trouvai si mal, que je donnai ordre, sans en rien
dire, d'apportei^ des cierges et tout ce qu'il fallait
pour le faire communier le lendemain matin.
Ces apprêts ne furent pas inutiles ; mais ils servi-
rent plustôt que nous n'avions pensé : car environ
minuit, il lui prit une convulsion si violente, que,
quand elle tut passée , nous cnlmes qu'il était mort, i
et nous avions cet extrême déplaisir, avec tous les
autres, de le voir mourir sans le saint-sacrement ,
après l'avoir demandé si souvent avec tant d'in-
stance. Mais Dieu, qui voulait récompenser un désir
si fervent et si juste , suspendit comme par un mira-
cle cette convulsion , et lui rendit son jugement en-
tier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que
monsieur le curé entrant dans sa chambre avec le
saint -sacrement, lui cria : Voici celui que vous
avez tant désiré. Ces paroles achevèrent de le ré-
veiller; et comme monsieur le curé approcha pour
lui donner la communion, il fit un effort, et il se
leva seul à moitié , pour le recevoir avec plus de res-
pect; et monsieur le curé l'ayant interrogé, suivant
la coutume , sur les principaux mystères de la foi , il
répondit distinctement: Oui, monsieur, je crois tout
cela de tout mon cœur. Ensuite il reçut le saint
viatique et l'extrême-onction avec des sentiments
si tendres, qu'il en versait des larmes. Il répondit à
tout, remercia monsieur le curé ; et lorsqu'il le bénit
avec le saint ciboire, il dit : Que Dieu ne m'aban-
donne jamais ! Ce qui fut comme ses dernières paro-
les; car, après avoir fait son action de grâces, un
moment après ses convulsions le reprirent , qui ne le
quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant
de liberté d'esprit : elles durèrent jusqu'à sa mort ,
qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième
d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du
matin , âgé de trente-neuf ans deux mois.
««»«»«•«»•
1 '♦ll»î*»r.r;{». lî 1^
PREFACE
Où l'on fait voir de quelle manière ces Pehsées ont été écrites
et recueillies ; ce qui en a fait retarder l'impression ; quel
était le dessein de l'auteur dans cet ouvrage , et comment il
a passé les dernières années de sa vie. '
Avr^iL.
TÎ î'^
raécal, ayant qtiitté fort jeune l'étude des ma-
thématiques , de la physique , et des autres sciences
profanes, dans lesquelles il avait fait un si grand pro-
grès, commença, vers la trentième année de son
âge , à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus
relevées , et à s'adonner uniquement , autant que sa
santé le put permettre , à l'étude de l'Écriture , des
Pères , et de la morale chrétienne.
Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ce» 1
sortes de sciences, comme il l'a bien fait paraître par ^
des ouvrages qui passent pour assez achevés en lèttr ]
genre, on peut dire néanmoins que, si Dieu eût ^
PREFACi:.
15
pfrmisqu'il eût travaillé quelque temps à celui qu'il
avait dessein de faire sur la religion , et auquel il
voulait employer tout le reste de sa vie , cet ouvrage
eilt beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vus
de lui; parce qu'en effet les vues qu'il avait sur ce
sujet étaient infiniment au-dessus de celles qu'il
avait sur toutes les autres choses.
Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit fa-
cilement persuadé en voyant seulement le peu que
l'on en donne à présent, quelque imparfait qu'il
paraisse, et principalement sachant la manière dont
il y a travaillé, et toute l'histoire du recueil qu'on en
a fait. Voici comment tout cela s'est passé.
Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs
années avant sa mort ; mais il ne faut pas néanmoins
s'étonner s'il fut si longtemps sans en rien mettre
par écrit : car il avait toujours accoutumé de songer
beaucoup aux choses , et de les disposer dans son
esprit avant que de les produire au dehors , pour
bien considérer et examiner avec soin celles qu'il
fallait mettre les premières ou les dernières, et l'or-
dre qu'il leurdevait donner à toutes, afin qu'elles pus-
sent faire l'effet qu'il désirait. Et comme il avait une
mémoire excellente, et qu'on peut dire même prodi-
gieuse , en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avait
jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien
imprimé dans son esprit ; lorsqu'il s'était ainsi quel-
que temps appliqué à un sujet , il ne craignait pas
que les pensées qui lui étaient venues lui pussent
jamais échapper; et c'est pourquoi il différait assez
souvent de les écrire, soit qu'il n'en eût pas le loisir,
soit que sa santé , qui a presque toujours été languis-
sante , ne fût pas assez forte pour lui permettre de
travailler avec application.
C'est ce qui a été cause que l'on a perdu à.sa
mort la plus grande partie de cequ'il avait déjà conçu
touchant son dessein ; car il n'a presque rien écrit
des principales raisons dont il voulait se servir, des
fondements sur lesquels il prétendait appuyer son
I ouvrage , et de l'ordre qu'il voulait y garder : ce qui
était assurément très -considérable. Tout cela était
parfaitement bien gravé dans son esprit et dans sa
mémoire; mais, ayant négligé de l'écrire lorsqu'il
l'aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu'il
l'aur^iit bien voulu, hors d'état d'y pouvoir .du tout
travailler. -
ïlfSe rencontrq, néanmoins une occasion, il y a
environ dix ou douze ans, en laquelle on l'obligea,
non pas d'écrire ce qu'il avait dans l'esprit sur ce
sujet-là^ mais d'en dire quelque chose de vive voix.
!! le fitdçnc en présence et à la prière de plusieurs
personnes très-considérables de ses amis. Il leur dé-
veloppa en peu de mots le plan de tout son ouvrage :
il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la
matière : il leur en rapporta en abrégé les raisons
et les principes , et il leur expliqua l'ordre et la suite
des choses qu'il y voulait traiter. Et ces personnes,
qui sont aussi capables qu'on le puisse être de juger
de ces sortes de choses, avouent qu'elles n'ont jamais
rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus
touchant, ni de plus convaincant; qu'elles en furent
charmées ; et que ce qu'elles virent de ce projet et
de ce dessein dans un discours de deux ou trois heu-
res fait ainsi sur-le-champ , et sans avoir été prémé-
dité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être
un jour, s'il était jamais exécuté et conduit à sa per-
fection par une personne dont elles connaissaient la
force et la capacité; qui avait accoutumé de travail-
ler tellement tous ses ouvrages, qu'il ne se contentait
presque jamais de ses premières pensées, quelque
bonnes qu'elles parussent aux autres, et qui a refait
souvent jusqu'à huit ou dix fois des pièces que
tout autre que lui trouvait admirables dès la pre-
mière.
Après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preu-
ves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hom-
mes , et qui sont les plus propres à les persuader , il
entreprit de montrer que la religion chrétienne avait
autant de marques de certitude et d'évidence que les
choses qui sont reçues dans le monde pour les plus
indubitables.
Il commença d'abord par une peinture de l'homme,
où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire
connaître et au dedans et au dehors de lui-même, et
jusqu'aux plus secrets mouvements de son cœur. Il
supposa ensuite un homme qui , ayant toujours vécu
dans une ignorance générale , et dans l'indifférence
à l'égard de toutes choses , et surtout à l'égard de
soi-même, vient enfin à seconsidérer dans ce tableau»
et à examiner ce qu'il est. Il est surpris d'y découvrir
une infinité de choses auxquelles il n'a jamais pensé ;
et il ne saurait remarquer, sans étonnement et sans
admiration , tout ce que Pascal lui fait sentir de sa
grandeur et de sa bassesse , de ses avantages et de
ses faiblesses , du peu de lumières qui lui reste, et
des ténèbres qui l'environnent presque de toutes
parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes
qui se trouvent dans^ sa nature. Il ne peut plus après
cela dememrer dans l'indifférence, s'il a tant soit peu
de raison ; et quelque insensible qu'il ait été jusques
alors , il doit Souhaiter , après avoir ainsi connu ce
qu'il est , de connaître aussi d'où il vient et ce qu'il
doit devenir.
Pascal, l'ayant mis dans celte disposition de cher-
cher à s'instruire sur un doutesi im|)ortant, l'adresse
premièrement aux philosophes; et c'est là qu'apVès
(5
PKNSKES DE PASCAL.
lui avoir développé tout ce que les plus grands phi-
losophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de
rhoiinne, il lui fait observer tant de défauts, tant
de faiblesses, tant de contradictions, et tant de faus-
setés dans tout ce qu'ils en ont avancé, qu'il n'est pas
difficile à cet homme déjuger que ce n'est pas là où
il doit s'en tenir.
Il lui fait ensuite parcourir tout l'univers et tous
les âges, pour lui faire remarquer une infinité de
religions qui s'y rencontrent; mais il lui fait voir
en même temps , par des raisons si fortes et si con-
vaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies
que de vanité, de folies, d'erreurs, d'égarements, et
d'extravagances , qu'il n'y trouve rien encore qui
le puisse satisfaire.
Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif,
et il lui en fait observer des circonstances si extraor-
dinaires, qu'il attire facilement son attention. Après
lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de sin-
gulier, il s'arrête particulièrement à lui faire remar-
quer un livre unique par lequel il se gouverne , et
qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi, et
sa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu'il lui
apprend que le monde est l'ouvrage d'un Dieu , et
que c'est ce même Dieu qui a créé l'homme à son
image, et qui l'a doué de tous les avantages du corps
et de l'esprit qui convenaient à cet état. Quoiqu'il
n*ait rien encore qui le convainque de cette vérité,
elle ne laisse pas de lui plaire ; et la raison seule suffit
pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans
cette supposition qu'un Dieu est l'auteur des hom-
mes et de tout ce qu'il y a dans l'univers, que dans tout
ce que ces mêmes hommes se sont imaginé par leurs
propres lumières. Ce qui l'arrête en cet endroit est
de voir, par la peinture qu'on lui a faite de l'homme,
qu'il est bien éloigné de posséder tous ces avantages
qu'il a dû avoir lorsqu'il est sorti des mains de son
auteur; mais il ne demeure pas longtemps dans ce
doute : car, dès qu'il poursuit la lecture de ce même
livre , il y trouve qu'après que l'homme eut été créé
de Dieu dans l'état d'innocence , et avec toute sorte
de perfections, sa première action fut de se révolter
contre son créateur, et d'employer à l'offenser tous
les avantages qu'il en avait reçus.
Pascal lui fait alors comprendre que ce crime
ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes
ses circonstances , il avait été puni non-seulement
dans cepremier homme, qui, étant déchu par là de
son état, tomba tout d'un coup dans la misère, dans
la faiblesse, dans l'erreur, et dans l'aveuglement, mais
encore dans tous ses descendants , à qui ce même
homme a communiqué et communiquera encore sa
corruption dans toute la suite des temps.
Il lui montre ensuite divers endroits de ce livre
où il a découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde
qu'il n'y est plus parlé de l'homme que par rapport
à cet état de faiblesse et de désordre; qu'il y est dit
souvent que toute chair est corrompue, que les hom-
mes sont abandonnés à leurs sens, et qu'ils ont une
pente au mal dès leur naissance. 11 lui fait voir en-
core que cette première chute est la source, non-seu-
lement de tout ce qu'il y a de plus incompréhensible
dans la nature de l'homme, mais aussi d'une infinité
d'effets qui sont hors de lui , et dont la cause lui est
inconnue. Enfin il lui représente l'homme si bien
dépeint dans tout ce livre, qu'il ne lui paraît plus dif-
férent de la première image qu'il lui en a tracée.
Ce n'est pas assez d'avoir fait connaître à cet
homme son état plein de misère; Pascal lui apprend
encore qu'il trouvera dans ce même livre de quoi se
consoler. Et en effet, il lui fait remarquer qu'il y est
dit que le remède est entre les mains de Dieu ; que
c'est à lui que nous devons recourir pour avoir les
forces qui nous manquent ; qu'il se laissera fléchir,
et qu'il enverra même aux hommes un libérateur,
qui satisfera pour eux , et qui suppléera à leur im-
puissance.
Après qu'il lui a expliqué un grand nombre de re-
marques très-particuHères sur le livre de ce peuple ,
il lui fait encore considérer que c'est le seul qui ait
parlé dignement de l'Être souverain, et qui ait donné
l'idée d'une véritable religion. Il lui en fait concevoir
les marques les plus sensibles qu'il applique à celles
que ce livre a enseignées ; et il lui fait faire une atten-
tion particulière sur ce qu'elle fait consister l'essence
de son culte dans l'amour du Dieu qu'elle adore : ce
qui est un caractère tout singulier , et qui la distin-
gue visiblement de toutes les autres religions , dont
la fausseté paraît par le défaut de cette marque si
essentielle.
Quoique Pascal , après avoir conduit si avant cet
homme qu'il s'était proposé de persuader insensi-
blement, ne lui ait encore rien dit qui le puisse con-
vaincre des vérités qu'il lui a fait découvrir, il l'a mis
néanmoins dans la disposition de les recevoir avec
plaisir, pourvu qu'on puisse lui faire voir qu'il doit
s'y rendre , et de souhaiter même de tout son cœur
qu'elles soient solides et bien fondées , puisqu'il y
trouve de si grands avantages pour son repos et pour
l'éclaircissement de ses doutes. C'est aussi l'état où
devrait être tout homme raisonnable , s'il était une
fois bien entré dans la suite de toutes les choses que
Pascal vient de représenter : il y a sujet de croire,
qu'après cela il se rendrait facilement à toutes les
preuves que l'auteur apportera ensuite pour confir-
mer la certitude et l'évidence de toutes ces vérités
PREFACE.
17
imporlaiites dont il avait parlé, et qui font le fonde-
ment delà religion chrétienne, qu'il avait dessein
de persuader.
Pour dire en peu de mots quelque chose de ces
preuves , après qu'il eut montré en général que les
vérités dont il s'agissait étaient contenues dans un
livre de la certitude duquel tout homme de bon sens
ne pouvait douter, il s'arrêta principalement au li-
vre de Moïse, où ces vérités sont particulièrement ré-
pandues, et il fit voir, par un très-grand nombre de
circonstances indubitables, qu'il était également im-
possible que Moïse eût laissé par écrit des choses
fausses , ou que le peuple à qui il les avait laissées
s'y fût laissé tromper, quand même Moïse aurait
été capable d'être fourbe.
Il parla aussi des grands miracles qui sont rappor-
tés dans ce livre ; et comme ils sont d'une grande
conséquence pour la religion qui y est enseignée , il
prouva qu'il n'était pas possible qu'ils ne fussent
vrais, non-seulement par l'autorité du livre oii ils
sont contenus , mais encore par toutes les circonstan-
ces qui les accompagnent et qui les rendent indubi-
tables.
Il fit voir encore de quelle manière toute la loi de
Moïse était figurative; que tout ce qui était arrivé aux
Juifs n'avait été que la figure des vérités accomplies
à la venue du Messie, et que, le voile qui couvrait
ces figures ayant été levé, il était aisé d'en voir l'ac-
complissement et la consommation parfaite en fa-
veur de ceux qui ont reçu Jésus-Christ.
Il entreprit ensuite de prouver la vérité de la reli-
gion par les prophéties ; et ce ftlt sur ce sujet qu'il
s'étendit beaucoup plus que sur les autres. Comme il
avait beaucoup travaillé là-dessus, et qu'il y avait des
vues qui lui étaient toutes particulières , il les expli-
qua d'une manière fort intelligible : il en fit voir le
sens et la suite avec une facilité merveilleuse, et il les
mit dans tout leur jour et dans toute leur force.
Enfin, après avoir parcouru les livres de l'Ancien
Testament, et fait encore plusieurs observations con-
vaincantes pour servir de fondements et de preuves
à la vérité de la religion , il entreprit encore de parler
du Nouveau Testament, et de tirer ses preuves de la
vérité même de l'Évangile.
11 commença par Jésus-Christ ; et quoiqu'il l'eût
déjà prouvé invinciblement par les prophéties et par
toutes les figures de la loi , dont on voyait en lui l'ac-
complissement parfait , il apporta encore beaucou])
de preuves tirées de sa personne même, de ses mira-
cles , de sa doctrine , et des circonstances de sa vie.
. II s'arrêta ensuite sur les apôtres ; et pour faire
voir la vérité de la foi qu'ils ont publiée hautement
partout, après avoir établi qu'on ne pouvait les accu-
I ser de fausseté qu'en supposant , ou qu'ils avaient
été des fourbes , ou qu'ils avaient été trompés eux-
mêmes, il fit voir clairement que l'une et l'autre de
ces suppositions était également impossible.
Enfin il n'oublia rien de tout ce qui pouvait servir
à la vérité de l'histoire évangélique, faisant de très-
belles remarques sur l'Évangile même , sur le style
des évangélistes et sur leurs personnes , sur les apô-
tres en particulier , et sur leurs écrits ; sur le nom-
bre prodigieux de miracles ; sur les martyrs ; sur les
saints ; en un mot, sur toutes les voies par lesquelles
la religion chrétienne s'est entièrement établie. Et
quoiqu'il n'eût pas le loisir, dans un simple discours,
de traiter au long une si vaste matière , comme il
avait dessein de faire dans son ouvrage , il en dit
néanmoins assez pour convaincre que tout cela ne
pouvait être l'ouvrage des hommes , et qu'il n'y avait
que Dieu seul qui eût pu conduire l'événement de
tant d'effets différents , qui concourent tous égale-
ment à prouver d'une manière invincible la religion
qu'il est venu lui-même établir parmi les hommes.
Voilà en substance les principales choses dont il
entreprit de parler dans tout ce discours , qu'il ne
proposa à ceux qui l'entendirent que comme l'abrégé
du grand ouvrage qu'il méditait; et c'est par le
moyen d'un de ceux qui y furent présents qu'on a su
depuis le peu que je viens d'en rapporter.
Parmi les fragments que l'on donne au public, on
verra quelque chose de ce grand dessein : mais on y
en verra bien peu ; et les choses mêmes que l'on y
trouvera sont si imparfaites, si peu étendues, et si
peu digérées , qu'elles ne peuvent donner qu'une idée
très-grossière de la manière dont il se proposait de
les traiter.
Au reste, il ne faut pas s'étonner si , dans le peu
qu'on en donne, on n'a pas gardé son ordre et sa
suite pour la distribution des matières. Comme on
n'avait presque rien qui se suivît , il eût été inutile de
s'attacher à cet ordre ; et l'on s'est contenté de les
disposer à peu près en la manière qu'on a jugé être
plus propre et plus convenable à ce que l'on en avait.
On espère même qu'il y aura peu de personnes qui ,
aprèsavoirbienconçuunefoisle dessein de l'auteur,
ne suppléent d'eux-mêmes au défaut de cet ordre , et
qui , en considérant avec attention les diverses ma-
tières répandues dans ces fragments , ne jugent faci-
lement où elles doivent être rapportées suivant l'idée
de celui qui les avait écrites.
Si l'on avait seulement ce discours-là par écrit tout
au long et en la manière qu'il fut prononcé, l'on au-
rait quelque sujet de se consoler de la perte de cet
ouvrage , et l'on pourrait dire qu'on en aurait au
moins un petit échantillon , quoique fort imparfait.
18
PENSÉES DE PASCAL.
Mais Dieu n'a pas permis qu'il nous ait laissé ni Tun
ni l'autre; car peu de temps après il tomba malade
d'une maladie de langueur et de faiblesse qui dura
les quatre dernières années de sa vie, et qui, quoi-
qu'elle parût fort peu au dehors et qu'elle ne l'obli-
geât pas de garder le lit ni la chambre , ne laissait pas
de l'incommoder beaucoup, et de le rendre presque
incapable de s'appliquer à quoi que ce fût : de sorte
que le plus grand soin et la principale occupation de
ceux qui étaient auprès de lui était de le détourner
d'écrire , et même de parler de tout ce qui demandait
quelque contention d'esprit , et de ne l'entretenir que
de choses indifférentes et incapables de le fatiguer.
C'est néanmoins pendant ces quatre dernières an-
nées de langueur et de maladie qu'il a fait et écrit
tout ce que l'on a de lui de cet ouvragequ'il méditait ,
et tout ce que l'on en donne au public. Car , quoiqu'il
attendît que sa santé fût entièrement rétablie pour y
travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu'il
avait déjà digérées et disposées dans son esprit, ce-
pendant, lorsqu'il lui survenait quelques nouvelles
pensées , quelques vues , quelques idées , ou même
(juclque tour et quelques expressions qu'il prévoyait
lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme
il n'était pas alors en état de s'y appliquer aussi for-
tement que lorsqu'il se portait bien , ni de les impri-
mer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimait
mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne les
pas oublier ; et pour cela il prenait le premier mor-
ceau de papier qu'il trouvait sous sa main , sur lequel
il mettait sa pensée en peu de mots , et fort souvent
même seulement à demi-mot : car il ne l'écrivait que
pour lui ; et c'est pourquoi il se contentait de le faire
fort légèrement , pour ne pas se fatiguer l'esprit , et
d'y mettre seulement les choses qui étaient néces-
saires pour le faire ressouvenir des vues et des idées
qu'il avait.
C'est ainsi qu'il a fait la plupart des fragments
qu'on trouvera dans ce recueil : de sorte qu'il ne
faut pas s'étonner s'il y en a quelques-uns qui sem-
blent assez imparfaits , trop courts et trop peu expli-
qués, dans lesquels on peut même trouverdes termes
et des expressions moins propres et moins élégantes.
Il arrivait néanmoins quelquefois qu'ayant la plume
à la main, il ne pouvait s'empêcher, en suivant son
inclination, de pousser ses pensées, et de les éten-
dre un peu davantage , quoique ce ne fût jamais avec
la même force et la même application d'esprit que s'il
eût été en parfaite santé. Et c'est pourquoi l'on en
trouvera aussi quelques-unes plus étendues et mieux
écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits
que les autres.
Voilà de quelle manière ont été écrites ces Pen-
sées. Et je crois qu'il n'y aura personne qui ne juge
facilement, par ces légers commencements et par ces
faibles essais d'une personne malade, qu'il n'avait
écrits que pour lui seul , et pour se remettre dans l'es-
prit des pensées qu'il craignait de perdre, qu'il n'a
jamais revus ni retouchés, quel eût été l'ouvrage
entier, s'il eût pu recouvrer sa parfaite santé et y
mettre la dernière main , lui qui savait disposer les
choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui
donnait un tour si particulier, si noble et si relevé , à
tout ce qu'il voulait dire, qui avait dessein de tra-
vailler cet ouvrage plus que tous ceux qu'il avait ja-
mais faits , qui y voulait employer toute la force d'es-
prit et tous les talents que Dieu lui avait donnés , et
duquel il a dit souvent qu'il lui fallait dix ans de
santé pour l'achever.
Comme l'on savait le dessein qu'avait Pascal de
travaille!' sur la religion , l'on eut un très-grand soin,
après sa mort, de recueillir tous les écrits qu'il avait
faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble
enfilés en diverses liasses, mûis sans aucun ordre,
sans aucune suite,. parce que, comme je l'ai déjà re-
marqué , ce n'était que les premières expressions de
ses pensées qu'il écrivait sur de petits morceaux de
papier à mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit. Et
tout cela était si imparfait et si mal écrit, qu'on a eu
toutes les peines du monde à le déchiffrer.
La première chose que l'on fit fut de les faire co-
pier tels qu'ils étaient , et dans la même confusion
qu'on les avait trouvés. Mais lorsqu'on les vit en cet
état, et qu'on eut plus de facilité de les lire et de les
examiner que dans les originaux , ils parurent d'a-
bord si informes , si peu suivis , et la plupart si peu
expliqués,v qu'on fut fort longtemps sans penser du
tout à les faire imprimer, quoique plusieurs per-
sonnes de très-grande considération le demandassent
souvent avec des instances et des sollicitations fort
pressantes, parcequel'on jugeaitbien qu'en donnant
ces écrits en l'état oii ils étaient , on ne pouvait pas
remplir l'attente et l'idée que tout le monde avait de
cet ouvrage, dont on avait déjà beaucoup entendu
parler.
Mais enfin on fut obligé de céder à l'impatience et
au grand désir que tout le monde témoignait de les
voir imprimés. Et l'on s'y porta d'autant plus aisé-
ment , que l'on crut que ceux qui les liraient seraient
assez équitables pour faire le discernement d'un des-
sin ébauché d'avec une pièce achevée, et pour juger
de l'ouvrage par l'échantillon, quelque imparfait
qu'il fût. Et ainsi l'on se résolut de le donner au pu-
blic. Mais comme il y avait plusieurs manières de
l'exécuter, l'on a été quelque temps à se déterminer
sur celle que l'on devait prendre.
PREFACE.
19
La première qui vint dans l'esprit, et celle qui
était sans doute la plus facile, était de les faire impri-
mer tout de suite dans le même état où on les avait
trouvés. Mais l'on jugea bientôt que, de le faire de
cette sorte , c'eût été perdre presque tout le fruit
qu'on en pouvait espérer , parce que les pensées plus
suivies, plus claires, et plus étendues, étant mêlées
et comme absorbées parmi tant d'autres à demi digé-
rées , et quelques-unes même presque inintelligibles
à tout autre qu'à celui qui les avait écrites , il y avait
tout sujet de croire que les unes feraient rebuter les
autres, et que l'on ne considérerait ce volume,
grossi inutilement de tant de pensées imparfaites ,
que comme un amas confus, sans ordre, sans suite,
et qui ne pouvait servir à rien.
Il y avait une autre manière de donner ces écrits
au public , qui était d'y travailler auparavant , d'é-
claircir les pensées obscures , d'achever celles qui
étaient imparfaites, et, en prenant dans tous ces
fragments le dessein de l'auteur, de suppléer en
quelque sorte l'ouvrage' qu'il voulait faire. Cette voie
eût été assurément la meilleure; mais il était aussi
très-difficile de la bien exécuter. L'on s'y est néan-
moins arrêté assez longtemps , et l'on avait en effet
commencé à y travailler. Mais enfin on s'est résolu
de la rejeter aussi bien que la première, parce que
l'on a considéré qu'il était presque impossible de bien
entrer dans la pensée et dans le dessein d'un auteur ,
et surtout d'un auteur tel que Pascal, et que ce n'eût
pas été donner son ouvrage, mais un ouvrage tout
différent.
Ainsi , pour éviter les inconvénients qui se trou-
vaient dans l'une et l'autre de ces manières de faire
paraître ces écrits , on en a choisi une entre deux ,
qui est celle que l'on a suivie dans ce recueil. On a
pris seulement parmi ce grand nombre de pensées
celles qui ont paru les plus claires et les plus ache-
vées ; et on les donne telles qu'on les a trouvées, sans
y rien ajouter ni changer; si ce n'est qu'au lieu
qu'elles étaient sans suite, sans liaison, et dispersées
confusément de côté et d'autre, on les a mises dans
quelque sorte d'ordre, et réduit sous les mêmes titres
celles qui étaient sur les mêmes sujets ; ^ î'on a sup-
primé toutes les autres qui étaient ou trop obscures,
ou trop imparfaites.
Ce n'est pas qu'elles ne continssent aussi de très-
belles choses, et qu'elles ne fussent capables de don-
ner de grandes vues à ceux qui les entendraient bien.
Mais comme on ne voulait pas travailler à les éclair-
cir et à les achever, elles eussent été entièrement inu-
tiles en l'état où elles sont. Et afin que l'on en ait
quelque idée, j'en rapporterai ici seulement une pour
servir d'exemple, et par laquelle on pourra juger de
toutes les autres que l'on a retranchées. Voici donc
quelle est cette pensée , et en quel état on l'a trouvée
parmi ces fragments : « Un artisan qui parle des rl-
« chesses , un procureur qui parle de la guerre, de la
« royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses,
<i le roi parle froidement d'un grand don qu'il vient
« de faire , et Dieu parle bien de Dieu. »
Il y a dans ce fragment une fort belle pensée ; mais
il y a peu de personnes qui la puissent voir , parce
qu'elle y est expliquée très-imparfaitement et d'une
manière fort obscure, fort courte, et fort abrégée;
en sorte que, si on ne lui avait souvent ouï dire de
bouche la même pensée , il serait difficile de la re-
connaître dans une expression si confuse et si em-
brouillée. Voici à peu près en quoi elle consiste.
Il avait fait plusieurs remarques très-particulières
sur le style de l'Écriture, et principalement de l'É-
vangile; et il y trouvait des beautés que peut-être
personne n'avait remarquées avant lui. Il admirait
entre autres choses la naïveté, la simplicité , et, pour
le dire ainsi , la froideur avec laquelle il semble que
Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et
les plus relevées, comme sont, par exemple, le
royaume de Dieu, la gloire que posséderont les saints
dans le ciel , les peines de l'enfer , sans s'y étendre ,
comme ont fait les Pères et tous ceux qui ont écrit sur
ces matières. Et il disait que la véritable cause de
cela était que ces choses , qui à la vérité sont infini-
ment grandes et relevées à notre égard , ne le sont
pas de même à l'égard de Jésus-Christ , et qu'ainsi
il ne faut pas trouver étrange qu'il en parle de
cette sorte sans étonnement et sans admiration;
comme l'on voit, sans comparaison, qu'un général
d'armée parle tout simplement et sans s'émouvoir
du siège d'une place importante, et du gain d'une
grande bataille; et qu'un roi parle froidement d'une
somme de quinze ou vingt millions , dont un particu-
lier et un artisan ne parleraient qu'avec de grandes
exagérations.
Voilà quelle est la pensée qui est contenue et ren-
fermée sous le peu de paroles qui composent ce frag-
ment ; et dans l'esprit des personnes raisonnables, et
qui agissent de bonne foi, cette considération, jointe
à quantité d'autres semblables , pouvait servir assu-
rément de quelque preuve de la divinité de Jésus-
Christ.
Je crois que ce seul exemple peut suffire, non-seu-
lement pour faire Juger quels sont à peu près les au-
tres fragments qu'on a retranchés , mais aussi pour
faire voir le peu d'application et la négligence, pour
ainsi dire, avec laquelle ils ont presque tous été
écrits; ce qui doit bien convaincre de ce que j'ai dit ,
que Pascal ne les avait écrits en effet que pour lui
21)
PENSÉES DE PASCAL.
seul , et sans présumer aucunement qu'ils dussent
jamais paraître en cet état. Et c'est aussi ce qui fait
«spérer que Ton sera assez porté à excuser les dé-
fauts qui s'y pourront rencontrer.
Que s'il se trouve encore dans ce recueil quelques
pensées un peu obscures, je pense que, pour peu
qu'on s'y veuille appliquer, on les comprendra néan-
moins très facilement , et qu'on demeurera d'accord
que ce ne sont pas les moins belles, et qu'on a mieux
fait de les donner telles qu'elles sont , que de les
éclaircir par un grand nombre de paroles qui n'au-
raient servi qu'à les rendre traînantes et languis-
santes, et qui en auraient ôté une des principales
beautés, qui consiste à dire beaucoup de choses en
peu de mots.
L'on en peut voir un exemple dans un des frag-
ments du chapitre des Preuves de Jésus- Christ par
les prophéties ^ qui est conçu en ces termes : « Les
« prophètes sont mêlés de prophéties particulières,
• et de celles du Messie ; afin que les prophéties du
« Messie ne fussent pas sans preuves , et que les pro-
« phéties particulières ne fussent pas sans fruit. »
Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle
les prophètes, qui n'avaient en vue que le Messie, et
qui semblaient ne devoir prophétiser que de lui et de
ce qui le regardait, ont néanmoins souvent prédit
des choses particulières qui paraissaient assez indif-
férentes, et inutiles à leur dessein. Il dit que c'était
afin que ces événements particuliers s'acconiplissant
de jour en jour aux yeux de tout le monde , en la ma-
nière qu'ils les avaient prédits , ils fussent incontes-
tablement reconnus pour prophètes, et qu'ainsi l'on
ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes
les choses qu'ils prophétisaient du Messie. De sorte
que, par ce moyen, les prophéties du Messie tiraient,
en quelque façon , leurs preuves et leur autorité de
ces prophéties particulières vérifiées et accomplies ;
et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver
et à autoriser celles du Messie, elles n'étaient pas iim-
tiles et infructueuses. Voilà le sens de ce fragment
étendu et développé. Mais il n'y a' sans doute per-
sonne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir
soi-même dans les seules paroles de l'auteur, que de
le voir ainsi éclairci et expliqué.
Il est encore, ce me semble, assez à propos, pour
détromper quelques personnes qui pourraient peut-
être s'attendre de trouver ici des preuves et des dé-
monstrations géométriques de l'existence de Dieu, de
l'immortalité de l'âme, et de plusieurs autres arti-
cles de la foi chrétienne, de les avertir que ce n'était
pas là le dessein de Pascal. Il ne prétendait point
prouver toutes ces vérités de la religion par de telles
démonstrations fondées sur des orincipes évidents,
c^ipables de convaincre l'obstination des plus endur-
cis , ni par des raisonnements métaphysiques , qui i
souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, |
ni par des lieux communs tirés de divers effets de la
nature, mais par des preuves morales qui vont plus
au cœur qu'à l'esprit : c'est-à-dire qu'il voulait plus
travailler à toucher et à disposer le cœur, qu'à con-
vaincre et à persuader l'esprit ; parce qu'il savait que
les passions et les attachements vicieux qui corrom-
pent le cœur et la volonté sont les plus grands obsta-
cles et les principaux empêchements que nous ayons
à la foi, et que, pourvu qu'on pût lever ces obstacles,
il n'était pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lu-
mières et les raisons qui pouvaient le convaincre.
On sera facilement persuadé de tout cela en lisant
ces écrits. Mais Pascal s'en est encore expliqué lui-
même dans un de ses fragments qui a été trouvé
parmi les autres, et que l'on n'a point mis dans ce
recueil. Voici ce qu'il dit dans ce fragment : « Je
« n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons
« naturelFes, ou l'existence de Dieu, ou la Trinité,
« ou l'immortalité de l'âme, ni aucune des choses de
« cette nature; non-seulement parce que je ne me
« sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature
« de quoi convaincre des athées endurcis, mais en-
« core parce que cette connaissance, sans Jésus-
« Christ, est inutile et stérile. Quand un homme se-
« rait persuadé que les proportions des nombres sont
a des vérités immatérielles, éternelles, etdépendan-
« tes d'une première vérité en qui elles subsistent et
« qu'on appelle Dieu , je ne le trouverais pas beau-
« coup avancé pour son salut. »
On s'étonnera peut-être aussi de trouver dans ce
recueil une si grande diversité de pensées, dont il y
en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du
sujet que Pascal avait entrepris de traiter. Mais il
faut considérer que son dessein était bien plus ample
et plus étendu que l'on ne se l'imagine, et qu'il ne se
bornait pas seulement à réfuter les raisonnements
des athées, et de ceux qui combattent quelques-unes
des vérités de la foi chrétienne. Le grand amour et
l'estime singulière qu'il avait pour la religion faisait
que non-seulement il ne pouvait souffrir qu'on la
voulût détruire et anéantir tout à fait , mais même
qu'on la blessât et qu'on la corrompît en la moindre
chose. De sorte qu'il voulait déclarer la guerre à tous
ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté,
c'est-à-dire non-seulement aux athées, aux infidèles, ^
et aux hérétiques , .qui refusent de soumettre les ^
fausses lumières de leur raison à la foi , et de recon-
naître les vérités qu'elle nous enseigne ; mais même
aux chrétiens et aux catholiques qui , étant dans le |
corps de la véritable Église, ne vivent pas néanmoins
PRÉFACE.
)1\
selon la pureté des maximes de l'Évangile, qui nous
y sont proposées comme le modèle sur lequel nous
devons nous régler et conformer toutes nos actions.
Voilà quel était son dessein; et ce dessein était
assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre
la plupart des choses qui sont répandues dans ce re-
cueil. Il s'y en pourra néanmoins trouver quelques-
unes qui n'y ont nul rapport, et qui en effet n'y
étaient pas destinées , comme, par exemple , la plu-
part de celles qui sont dans le chapitre des Pensées
diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les pa-
piers de Pascal , et que l'on a jugé à propos de
joindre aux autres ; parce que l'on ne donne pas ce
livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les
athées ou sur la religion, mais comme un recueil de
Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets.
Je pense qu'il ne reste plus, pour achever cette
préface, que de dire quelque chose de l'auteur après
avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non-seule-
ment cela sera assez à propos, mais que ce que j'ai
dessein d'en écrire pourra même être très-utile pour
faire connaître comment Pascal est entré dans l'es-
time et dans les sentiments qu'il avait pour la reli-
gion , qui lui firent concevoir le dessein d'entrepren-
dre cet ouvrage.
On voit , dans la préface des Traités de l'équilibre
des liqueurs, de quelle manière il a passé sa jeunesse,
et le grand progrès qu'il y fit en peu de temps dans
toutes les sciences humaines et profanes auxquelles
il voulut s'appliquer, et particulièrement en la géo-
métrie et aux mathématiques ; la manière étrange et
surprenante dont il les apprit à l'âge de onze ou douze
«ans ; les petits ouvrages qu'il faisait quelquefois , et
qui surpassaient toujours beaucoup la force et la
portée d'une personne de son âge; l'effort étonnant
et prodigieux de son imagination et de son esprit qui
parut dans sa machine arithmétique , qu'il inventa ,
âgé seulement de dix-neuf à vingt ans; et enfin les
belles expériences du vide qu'il fit en présence des
personnes les plus considérables de la ville de Rouen,
où il demeura quelque te nps , pendant que le prési-
dent Pascal, son père, y était employé pour le service
du roi dans la fonction d'intendant de justice. Ainsi
je ne répéterai rien ici de tout cela , et je me conten-
terai seulement de représenter en peu de mots com-
ment il a méprisé toutes ces choses , et dans quel es-
prit il a passé les dernières années de sa vie , en quoi
il n'a pas moins fait paraître la grandeur et la soli-
dité de sa vertu et de sa piété , qu'il avait montré au-
paravant la force, l'étendue, et la pénétration adnu-
rable de son esprit.
Il avait été préservé pendant sa jeunesse, par
une protection particulière de Dieu, des vires où
0
tombent la plupart des jeunes gens; et ce qui est
assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que 1«
sien , il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce
qui regarde la religion, ayant toujours borné sa cu-
riosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois
qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il
avait à son père, qui , ayant lui-même un très-grand
respect pour la religion , le lui avait inspiré dès l'en-
fance, lui donnant pour maxime que tout ce qui est
l'objet de la foi ne saurait l'être de la raison , et beau-
coup moins y être soumis.
Ces instructions , qui lui étaient souvent réitérées
par un père pour qui il avait une très-grande estime ,
et en qui il voyait une grande science accompagnée
d'un raisonnement fort et puissant , faisaient tant
d'impression sur son esprit , que , quelques discours
qu'il entendît faire aux libertins , il n'en était nulle-
ment ému ; et , quoiqu'il fût fort jeune , il les regar-
dait comme des gens qui étaient dans ce faux prin-
cipe, que la raison humaine est au-dessus de toutes
choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi.
Mais enfin, après avoir ainsi passé sa jeunesse
dans des occupations et des divertissements qui pa-
raissaient assez innocents aux yeux du monde. Dieu
le toucha de telle sorte, qu'il lui fit comprendre par-
faitement que la religion chrétienne nous oblige à ne
vivre que pour lui, et à n'avoir point d'autre objet
que lui. Et cette vérité lui parut si évidente, si utile
et si nécessaire, qu'elle le fit résoudre de se retirer,
et de se dégager peu à peu de tous les attachements
qu'il avait au monde pour pouvoir s'y appliquer
uniquement.
Ce désir de la retraite, et de mener une vie plus
chrétienne et plus réglée, lui vint lorsqu'il était ei -
core fort jeune; et il le porta dès-lors à quitter entiè-
rement l'étude des sciences profanes pour ne s'appli-
quer plus qu'à celles qui pouvaient contribuer à son
salut et à celui des autres. Mais de continuelles mala-
dies qui lui survinrent le détournèrent quelque temps
de son dessein , et l'empêchèrent de le pouvoir exé-
cuter plus tôt qu'à l'âge de trente ans.
Ce fut alors qu'il commença à y travailler tout de
bon ; et, pour y parvenir plus facilement et rom{)r«
tout d'un coup toutes ses habitudes , il changea do
quartier, et ensuite se retira à la campagne, où il
demeura quelque temps; d'où étant de retour, il
témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde,
qu enfin le monde le quitta. Il établit le règlenicnt
de sa vie dans sa retraite sur deux maximes princi -
pales , qui sont , de renoncer à tout plaisir et à toute
superfluité. Il les avait sans cesse devant les yeux, et
il tâchait de s'y avancer et do s'y perfectionner tou-
jours dejilus en plus.
22
, C'est rapplicatioii continuelle qu'il avait à ces deux
grandes maximes qui lui faisait témoigner une si
grande patience dans ses maux et dans ses maladies ,
qui ne l'ont presque jamais laissé sans douleur pen-
dant toute sa vie ; qui lui faisait pratiquer des mortifi-
cations très-rudes et très-sévères envers lui-même;
qui faisait que non-seulement il refusait à ses sens
tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore
qu'il prenait sans peine , sans dégoût , et même avec
joie, lorsqu'il le fallait, tout ce qui leur pouvait dé-
plaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes ;
qui le portait à se retrancher tous les jours de plus en
plus tout ce qu'il ne jugeait pas lui être absolument
nécessaire, soit pour le vêtement , soit pour la nour-
riture, pour les meubles, et pour toutes les autres
choses ; qui lui donnait un amour si grand et si ar-
dent pour la pauvreté, qu'elle lui était toujours pré-
sente, et que , lorsqu'il voulait entreprendre quelque
chose, la première pensée qui lui venait en l'esprit
était de voir si la pauvreté pouvait être pratiquée , et
qui lui faisait avoir en même temps tant de tendresse
et tant d'affection pour les pauvres , qu'il ne leur a ja-
mais pu refuser l'aumône, et qu'il en a fait même fort
souvent d'assez considérables , quoiqu'il n'en fît que
de son nécessaire ; qui faisait qu'il ne pouvait souffrir
qu'on cherchât avec soin toutes ses commodités , et
qu'il blâmait tant cette recherche curieuse et cette
fantaisie de vouloir exceller en tout , comme de se
servir en toutes choses des meilleurs ouvriers , d'a-
voir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille
autres choses semblables qu'on fait sans scrupule,
parce qu'on ne croit pas qu'il y ait de mal, mais dont
il ne jugeait pas de même; et enfin qui lui a fait faire
plusieurs actions très-remarquables et très-chrétien-
nes , que je ne rapporte pas ici , de peur d'être trop
long, et parce que mon dessein n'est pas d'écrire sa
vie, mais seulement de donner quelque idée de sa
piété et de sa vertu.
PREMIÈRE PARTIE,
CONTENANT LES PENSEES QUI SE BAPPOBTENT
A LA PHILOSOPHIE, A LA MORALE^
ET AUX BELLES -LETTBES.
ARTICLE PREMIER.
De Vautorité en matière de philosophie.
Le respect que l'on porte à l'antiquité est au-
jourd'hui à tel point , dans les matières ou il de-
PENSÉES DE PASCAL,
vrait avoir le moins de force, que l'on se fait des
oracles de toutes ses pensées, et des mystères
même de ses obscurités , que l'on ne peut plus
avancer de nouveautés sans péril, et (jue le texte
d'un auteur suffit pour détruire les plus fortes
raisons. Mon intention n'est point de corriger un
vice par un autre, et de ne faire nulle estime des
anciens, parce que l'on en fait trop ; et je ne pré-
tends pas bannir leur autorité pour relever le rai-
sonnement tout seul , quoique l'on veuille établir
leur autorité seule au préjudice du raisonnement.
Mais parmi les choses que nous cherchons à con-
naître, il faut considérer que les unes dépendent
seulement de la mémoire, et sont purement his-
toriques, n'ayant alors pour objet que de savoir
ce que les auteurs ont écrit ; les autres dépendent
seulement du raisonnement , et sont entièrement
dogmatiques, ayant pour objet de chercher à dé-
couvrir les vérités cachées. Cette distinction doit
servir à régler l'étendue du respect pour les an-
ciens.
Dans les matières où l'on recherche seulement
de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme
dans l'histoire , dans la géographie, dans les lan-
gues, dans la théologie; enfin dans toutes celles
qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l'in-
stitution, soit divine, soit humaine, il faut néces-
sairement recourir à leurs livres , puisque tout
ce que l'on peut en savoir y est contenu : d'où il
est évident que l'on peut en avoir la connaissance
entière , et qu'il n'est pas possible d'y riçn ajou-
ter. Ainsi , s'il est question de savoir qui fut le
premier roi des Français , en quel lieu les géo-
graphes placent le preiliier méridien, quels mots
sont usités dans tme langue morte, et toutes les
choses de cette nature, quels autres moyens que
les livres pourraient nous y conduire? Et qui
pourra rien ajouter de nouveau à ce qu'ils nous
en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce
qu'ils contiennent ? C'est l'autorité seule qui peut
nous en éclaircir. Mais où cette autorité a la prin-
cipale force, c'est dans la théologie, parce qu'elle
y est inséparable de la vérité, et que nous ne la
connaissons que par elle : de sorte que , pour
donner la certitude entière des matières les plus
incompréhensibles à la raison, il suffit de les
faire voir dans les livres sacrés; comme pour
montrer l'incertitude des choses les plus vrai-
semblables, il faut seulerflent faire voir qu'elles
n'y sont pas comprises ; parce que les principes
de la théologie sont au-dessus de la nature et
de la raison , et que , l'esprit de l'homme étajit
trop faible |>our y arriver par ses propres efforts^
PREMIERE PARTIE, ART. 1.
n
!
il lie peut parvenir à ces iiautes intelligences ,
s'il n'y est porté par une force toute-puissante
et surnaturelle.
Il n'en est pas de même des sujets qui tom-
bent sous les sens ou sous le raisonnement. L'au-
torité y est inutile, la raison seule a lieu d'en
connaître ; elles ont leurs droits séparés. L'une
avait tantôt tout l'avantage ; ici l'autre règne à
son tour. Et comme les sujets de cette sorte sont
proportionnés à la portée de l'esprit, il trouve
une liberté tout entière de s'y étendre; sa fé-
condité inépuisable produit continuellement, et
ses inventions peuvent être tout ensemble sans
fin et sans interruption.
C'est ainsi que la géométrie , l'arithmétique ,
la musique, la physique, la médecine, l'architec-
ture , et toutes les sciences qui sont soumises à
l'expérience et au raisonnement , doivent être
augmentées pour devenir parfaites. Les anciens
les ont trouvées seulement ébauchées par ceux
qui les ont précédés ; et nous les laisserons à ceux
qui viendront après nous en un état plus accom-
pli que nous ne les avons reçues. Comme leur
perfection dépend du temps et de la peine, il est
évident qu'encore que notre peine et notre temps
mus eussent moins acquis que leurs travaux sé-
parés des nôtres, tous deux néanmoins, joints
ensemble , doivent avoir plus d'effet que chacun
en particulier.
L'éclaircissement de cette différence doit nous
faire plaindre l'aveuglement de ceux qui appor-
tent la seule autorité pour preuve d?ins les ma-
tières physiques, au lieu du raisonnement ou des
expériences ; et nous donner de l'horreur pour
la malice des autres , qui emploient le raisonne-
ment seul dans la théologie , au lieu de l'auto-
rité de l'Écriture et des Pères. Il faut relever le
courage de ces gens timides qui n'osent rien in-
venter en physique , et confondre l'insolence de
ces téméraires qui produisent des nouveautés en
théologie.
Cependant le malheur du siècle est tel, qu'on
voit beaucoup d'opinions nouvelles en théologie,
inconnues à toute l'antiquité, soutenues avec
obstination, et reçues avec applaudissement ; au
lieu que celles qu'on produit dans la physique,
quoique en petit nombre , semblent devoir être
convaincues de fausseté dès qu'elles choquent
tant soit peu les opinions reçues : comme si le
respect qu'on a pour les anciens philosophes
était de devoir, et que celui que l'on porte aux
plus anciens des Pères était seulement de bien-
séance.
Je laisse aux personnes judicieuses à remar-
quer l'importance de cet abus, qui pervertit l'or-
dre des sciences avec tant d'mjustice; et je crois
qu'il y en aura peu qui ne souhaitent que nos re-
cherches prennent un autre cours , puisque les
inventions nouvelles sont infailliblement des er-
reurs dans les matières théologiques que l'on
profane impunément, et qu'elles sont absolu-
ment nécessaires pour la perfection de tant d'au-
tres sujets d'un ordre inférieur, que toutefois on
n'oserait toucher.
Partageons avec plus de justice notre crédu-
Uté et notre défiance , et bornons ce respect que
nous avons pour les anciens. Comme la raison
le fait naître, elle doit aussi le mesurer; et con-
sidérons que s'ils fussent demeurés dans cette
retenue de n'oser rien ajouter aux connaissances
qu'ils avaient reçues, ou que ceux de leur temps
eussent fait la même difiiculté de recevoir les
nouveautés qu'ils leur offraient, ils se seraient
privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de
leurs inventions.
Comme ils ne se sont servis de celles qui leur
avaient été laissées que comme de moyens pour
ea avoir de nouvelles, et que cette heureuse
hardiesse leur a ouvert le chemin aux grandes
choses, nous devons prendre celles qu'ils nous
ont acquises delà même sorte, et, à leur exemple,
en faire les moyens et non pas la fin de notre
étude, et ainsi tâcher de les surpasser en les
imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de
traiter nos anciens avec plus de retenue qu'ils
n'ont fait ceux qui les ont précédés, et d'avoir
pour eux ce respect incroyable , qu'ils n'o.'it mé-
rité de nous que parcequ'ils n'en ont pas eu un
pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même
avantage ?
Les secrets de la nature sont cachés ; quoi-
qu'elle agisse toujours , on ne découvre pas tou-
jours ses effets : le temps les révèle d'âge en âge;
et , quoique toujours égale en elle-même , elle
n'est pas toujours également connue. Les expé-
riences qui nous en donnent l'intelligence se
multiplient continuellement; et comme elles sont
les seuls principes de la physique , les consé-
quences se multiplient à proportion.
C'est de cette façon que l'on peut aujourd'hui
prendre d'autres sentiments et de nouvelles opi-
nions , sans mépriser les anciens et sans ingra-
titude envers eux , puisque les premières con-
naissances qu'ils nous ont données ont servi de
degrés aux nôtres ; que , dans ces avantages ,
nous leur sommes redevables de l'ascendant que
24
PENSEES DE PASCAL,
iR)us UN ons sur eux ; parce qiu; , s'étant élevés
jusqu'à un certain degré où ils nous ont portés ,
le moindre effort nous fait monter plus haut ; et
avec moins de peine et moins de gloire nous nous
trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous
pouvons découvrir des choses qu'il leur était im-
possible d'apercevoir. Notre vue a plus d'éten-
due; et quoiqu'ils connussent aussi bien que
nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la
nature , ils n*en connaissaient pas tant néan-
moins, et nous voyons plus qu'eux.
Cependant il est étrange de quelle sorte on
ré> ère leui*s sentiments. On fait un crime de les
contredire et un attentat d'y ajouter, comme
s'ils n'avaient plus laissé de vérités à connaître.
N'est-ce pas là traiter indignement la raison
de l'homme , et la mettre en parallèle avec l'ins-
tinct des animaux, puisqu'on en ôte la princi-
pale différence, qui consiste en ce que les effets
du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu
que l'instinct demeure toujours dans un état égal?
Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesu-
rées il y a mille ans qu'aujourd'hui , et chacune
d'elles forme cet hexagone aussi exactement la
première fois que la dernière. Il en est de même
de tout ce que les animaux produisent par ce
mouvement occulte. La nature les instruit à me-
sure que la nécessité les presse; mais cette science
fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont :
comme ils la reçoivent sans étude , ils n'ont pas
le bonheur de la conserver ; et toutes les fois
qu'elle leur est donnée , elle leur est nouvelle ,
puisque la nature n'ayantpour objet que de main-
tenir les animaux dans un ordre de perfection
bornée, elle leur inspire cette science simplement
nécessaire et toujours égale , de peur qu'ils ne
tombent dans le dépérissement, et ne permet
pas qu'ils y ajoutent , de peur qu'ils ne passent
les limites qu'elle leur a prescrites.
Il n'en est pas ainsi de l'homme, qui n'est pro-
duit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au
premier âge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse
dans son progrès : car il tire avantage, non-seu-
lement de sa propre expérience , mais encore de
celle de ses prédécesseurs ; parce qu'il garde tou-
jours dans sa mémoire les connaissances qu'il
s'est une fois acquises, et que celles des anciens
lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils
en ont laissés. Et comme il conserve ces connais-
sances , il peut aussi les augmenter facilement ;
de sorte que les hommes sont aujourd'hui en
quelque sorte dans le même état où se trouve-
ra ient cfs anciens plijlosophes , s'ils pouvaient
I
avoir vieilli jusqu'à présent , en ajoutant aux
connaissances qu'ils avaient celles que leurs
études auraient pu leur acquérir à la faveur de
tant de siècles. De là vient que , par une préro-
gative particulière , non-seulement chacun des
hommes s'avance de jour en jour dans les scien-
ces, mais que tous les hommes ensemble y font un
contiimel progrès à mesure que l'univers vieil-
lit, parce que la même chose arrive dans la suc-
cession des homiiîes, que dans les âges différents
d'un particulier. De sorte que toute la suite des j
hommes , pendant le cours de tant de siècles ,
doit être considérée comme un même homme
qui subsiste toujours , et qui apprend continuel-
lement : d'où l'on voit avec combien d'injustice
nous respectons l'antiquité dans ses philosophes;
car , comme la vieillesse est l'âge le plus distant
de l'enfance , qui ne ^ oit que la vieillesse de cet
homme universel ne doit pas être cherchée dans
les temps proches de sa naissance, mais dans
ceux qui en sont les plus éloignés ?
Ceux que nous appelons anciens étaient véri-
tablement nouveaux en toutes choses , et for-
maient l'enfance des hommes proprement; et
comme nous avons joint à leurs connaissances
l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est
en nous que l'on peut trouver cette antiquité que
nous révérons dans les autres. Ils doivent être
admirés dans les conséquences qu'ils ont bien ti-
rées du peu de principes qu'ils avaient, et ils
doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt
manqué du bonheur de l'expérience que de la
force du raisonnement.
Car, par exemple, n'étaient-ils pas excusables
dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie lactée,
quand, la faiblesse de leurs yeux n'ayant pas en-
core reçu le secours de l'art, ils ont attribué cette
couleur à uric plus grande solidité en cette partie
du ciel, qui renvoie la lumière avec plus de force?
Mais ne serions-nous pas inexcusables de de-
meurer dans la même pensée, maintenant qu'ai-
dés des avantages que nous donne la lunette
d'approche , nous y avons découvert une infinité \
de petites étoiles , dont la splendeur plus abon-
dante nous a fait reconnaître quelle est la véri-
table cause de cette blancheur?
N'avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous
les corps corruptibles étaient renfermés dans la
sphère du ciel delà lune, lorsque, durant le cours
de tant de siècles, ils n'avaient point encore re-
marqué de corruptions , ni de générations hors
de cet espace ? Mais ne devons-nous pas assurer
le contraire, lorsque toute la terre a vu sensible-
PREMIÈRE PARTIE, ART. H.
ment des comètes s'enflammer', et disparaître
bien loin au delà de cette sphère ?
C'est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient
droit de dire que la nature n'en souffrait point ;
parce que toutes leurs expériences leur avaient
toujours fait remarquer qu'elle l'abhorrait et ne
pouvait le souffrir. Mais si les nouvelles expé-
riences leur avaient été connues , peut-être au-
raient-ils trouvé sujet d'affirmer ce qu'ils ont eu
sujet de nier, par la raison que le vide n'avait
point encore paru. Aussi, dans le jugement qu'ils
ont fait, que la nature ne souffrait point de vide ,
ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'état
où ils la connaissaient ; puisque, pour le dire gé-
néralement , ce ne serait pas assez de l'avoir vu
constamment en cent rencontres, ni en mille, ni
en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit :
car s'il restait un seul cas à examiner , ce seul
cas suffirait pour empêcher la décision générale.
En effet, dans toutes les matières dont la preuve
consiste en expériences , et non en démonstra-
tions, on ne peut faire aucune assertion univer-
selle que par l'énumération générale de toutes
les parties et de tous les cas différents.
De même, quand nous disons que le diamant
est le plus dur de tous les corps, nous entendons
de tous les corps que nous connaissons , et nous
ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que
, nous ne connaissons point; et quand nous disons
que l'or est le plus pesant de tous les corps ,
nous serions téméraires de comprendre dans
cette proposition générale ceux qui ne sont point
encore en notre connaissance, quoiqu'il ne soit
pas impossible qu'ils soient dans la nature.
Ainsi, sans contredire les anciens, nous pou-
vons assurer le contraire de ce qu'ils disaient; et
quelque face enfin qu'ait cette antiquité, la vé-
rité doit toujours avoir l'avantage, quoique nou-
vellement découverte , puisqu'elle est toujours
plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a
eues, et que ce serait ignorer la nature de s'ima-
giner qu'elle a commencé d'être au temps qu'elle
a commencé d'être connue.
ARTICLE II.
Héflexions sur la géométrie en général.
On peut avoir trois prmcipaux objets dans l'é-
tude de la vérité : l'un , de la découvrir quand
on la cherche ; l'autre , de la démontrer quand
' La vraie nature dos comètes était encore ignorée au temps
de PaRc.il.
25
on la possède ; le dernier, de la discerner d'avec
le faux quand on l'examine.
Je ne parle point du premier. Je traite par-
ticulièrement du second , et il enferme le troi-
sième. Car si l'on sait la méthode de prouver la
vérité, on aura en même temps celle de la dis-
cerner ; puisqu'en examinant si la preuve qu'on
en donne est conforme aux règles qu'on connaît ,
on saura si elle est exactement démontrée.
La géométrie, qui excelle en ces trois genres,
a expliqué l'art de découvrir les vérités incon-
nues ; et c'est ce qu'elle appelle analyse^ et dont
il serait inutile de discourir, après tant d'excel-
lents ouvrages qui ont été faits.
Celui de démontrer les vérités déjà trouvées ,
et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en
soit invincible , est le seul que je veux donner ;
et je n'ai pour cela qu'à expliquer la méthode
que la géométrie y observe ; car elle l'enseigne
parfaitement. Mais il faut auparavant que je
donne l'idée d'une méthode encore plus émi-
nente et plus accomplie, mais où les hommes ne
sauraient jamais arriver : car ce qui passe la
géométrie nous surpasse ; et néanmoins il est né-
cessaire d'en dire quelque chose , quoiqu'il soit
impossible de le pratiquer.
Cette véritable méthode, qui formerait les
démonstrations dans la plus haute excellence,
s'il était possible d'y arriver , consisterait en
deux choses principales : l'une , de n'employer
aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué
nettement le sens ; l'autre, de n'avancer jamais
aucune proposition qu'on ne démontrât par des
vérités déjà connues, c'est-à-dire, en un mot, à
définir tous les termes et à prouver toutes les
propositions. Mais , pour suivre l'ordre même
que j'explique , il faut que je déclare ce que
j'entends par définition.
On ne reconnaît, en géométrie, que les seules
définitions que les logiciens appellent défini-
tions de nom y c'est-à-dire que les seules impo-
sitions de nom aux choses qu'on a clairement
désignées en termes parfaitement connus ; et je
ne parle que de celles-là seulement.
Leur utilité et leur usage est d'éclaircir et d'a-
bréger le discours, en exprimant, par le seul
nom qu'on impose , ce qui ne pourrait se dire
qu'en plusieurs termes ; en sorte néanmoins que
le nom imposé demeure dénué de tout autre sens,
s'il en a, pour n'avoir plus que celui auquel on
le destine uniquement. En voici un exemple.
Si l'on a besoin de distinguer dans les nom-
bres ceux qui sont divisibles en deux également
26
d'avec ceux qui ne le sont pas , pour éviter de
répéter souvent cette condition , on lui donne
un nom en cette sorte : J'appelle tout nombre
divisible en deux également, nombre pair.
Voilà une définition géométrique ; parce qu'a-
près avoir clairement désigné une chose , savoir
tout nombre divisible en deux également , on
lui donne un nom que l'on destitue de tout autre
sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose
désignée.
D'où il paraît que les définitions sont très-
libres , et qu'elles ne sont jamais sujettes à être
contredites ; car il n'y a rien de plus permis que
de donner à une chose qu'on a clairement dési-
gnée un nom tel qu'on voudra. 11 faut seule-
ment prendre garde qu'on n'abuse de la liberté
qu'on a d'imposer des noms , en donnant le
même à deux choses différentes. Ce n'est pas
que cela ne soit permis, pourvu qu'on n'en con-
fonde pas les conséquences, et qu'on ne les
étende pas de l'une à l'autre. Mais si l'on tombe
dans ce vice , on peut lui opposer un remède
très-sûr et très-infaillible. : c'est de substituer
mentalement la définition à la place du défini ,
et d'avoir toujours la définition si présente, que
toutes les fois qu'on parle, par exemple, de
nombre pair, on entende précisément que c'est
celui qui est divisible en deux parties égales, et
que ces deux choses soient tellement jointes et
inséparables dans la pensée , qu'aussitôt que le
discours exprime l'une, l'esprit y attache immé-
diatement l'autre. Car les géomètres, et tous ceux
qui agissent méthodiquement, n'imposent des
noms aux choses que pour abréger le discours,
et non pour diminuer ou changer l'idée des
choses dont ils discourent; et ils prétendent
que l'esprit supplée toujours la définition entière
aux termes courts, qu'ils n'emploient que pour
éviter la confusion que la multitude des paroles
api)orte.
Rien n'éloigne plus promptement et plus puis-
samment les surprises captieuses des sophistes
que cette méthode, qu'il faut avoir toujours
présente, et qui suffit seule pour bannir toutes
sortes de difficultés et d'équivoques.
Ces choses étant bien entendues , je reviens à
l'explication du véritable ordre , qui consiste ,
comme je disais, à tout définir et à tout prouver.
Certainement cette méthode serait belle, mais
elle est absolument impossible : car il est évi-
dent que les premiers termes qu'on voudrait dé-
finir en supposeraient de précédents pour servir
à leur explication, et que de même les premiè-
PENSÉES DE PASCAL,
res propositions qu on voudrait prouver en sup-
poseraient d'autres qui les précédassent ; et ainsi
il est clair qu'on n'arriverait jamais aux pre-
mières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en
plus , on arrive nécessairement à des mots pri-
mitifs qu'on ne peut plus défmir, et à des prin-
cipes si clairs, qu'on n'en trouve plus qui le
soient davantage pour servir à leur preuve.
D'où il paraît que les hommes sont dans une
impuissance naturelle et immuable de traiter
quelque science que ce soit dans un ordre abso-
lument accompli ; mais il ne s'ensuit pas de là
qu'on doive abandonner -toute sorte d'ordre.
Car il y en a un , et c'est celui de la géomé-
trie, qui est à la vérité inférieur, en ce qu'il est
moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est
moins certain. Il ne définit pas tout et ne
prouve pas tout, et c'est en cela qu'il est infé-
rieur ; mais il ne suppose que des choses claires
et constantes par la lumière naturelle, et c'est
pourquoi il est parfaitement véritable, la nature
le soutenant au défaut du discours.
Cet ordre le plus parfait entre les hommes
consiste, non pas à tout définir ou à tout démon-
trer, ni aussi à ne rien définir ou à ne rien dé-
montrer , mais à se tenir dans ce milieu de ne
point définir les choses claires et entendues de
tous les hommes, et de définir toutes les autres ;
de ne point prouver toutes les choses connues
des hommes , et de prouver toutes les autres.
Contre cet ordre pèchent également ceux qui
entreprennent de tout définir et de tout ptrouver,
et ceux qui négligent de le faire dans les choses
qui ne sont pas évidentes d'elles-mêmes.
C'est ce que la géométrie enseigne parfaite-
ment. Elle ne définit aucune de ces choses , es-
pace, temps j mouvement, nombre, égalit^ym
les semblables qui sont en grand nombre^ ^ parce
que ces termes-là désignent si naturellement les
choses qu'ils signifient, à ceux qui entendent la
langue, que l'éclaircissement qu'on voudrait en
faire apporterait plus d'obscurité que d'instruc-
tion.
Car il n'y a rien de plus faible que le discours
de ceux qui veulent définir ces mots primitifs.
Quelle nécessité y a-t-il, par exemple, d'expli-
quer ce qu'on entend par le mot homme? Ne
sait-on pas assez quelle est la chose qu'on veut
désigner par ce terme? et quel avantage pensait
nous procurer Platon , en disant que c'était un
animal à deux jambes, sans plumes? comme si
l'idée que j'en ai naturellement, et que je ne puis
PREMIERE PARTIE, ART. Il
27
exprimer, n'était pas plus nette et plus sûre que
celle qu'il me donne par son explication inutile,
et même ridicule ; puisqu'un homme ne perd pas
l'humanité en perdant les deux jambes, et qu'un
chapon ne l'acquiert pas en perdant ses plumes.
Il y en a qui vont jusqu'à cette absurdité d'ex-
pliquer un mot par le mot même. J'en sais qui
ont défini la lumière en cette sorte : La lumière
est un mouvement luminaire des corps lumi-
neux, comme si on pouvait entendre les mots
de luminaire et de lumineux sans celui de lu-
mière.
On ne peut entreprendre de définir l'être sans
tomber dans la même absurdité. Car on ne peut
définir un mot sans commencer par celui-ci, c 'est,
soit qu'on l'exprime ou qu'on le sous- entende.
Donc pour définir l'être il faudrait dire, c'est; et
ainsi employer dans la définition le mot à définir.
On voit assez de là qu'il y a des mots incapa-
bles d'être définis; et si la nature n'avait suppléé
à ce défaut par une idée pareille qu'elle a don-
née à tous les hommes , toutes nos expressions
seraient confuses ; au heu qu'on en use avec la
même assurance et la même certitude que s'ils
étaient expliqués d'une manière parfaitement
exempte d'équivoques, parce que la nature nous
en a elle-même donné , sans paroles , une intelli-
gence plus nette que celle que l'art nous acquiert
par nos explications.
Ce n'est pas que tous les hommes aient la même
idée de l'essence des choses que je dis qu'il est
impossible et inutile de définir; car, par exem-
ple, le temps est de cette sorte. Qui pourra le dé-
finir? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous
les hommes conçoivent ce qu'on veut dire en par-
lant du temps, sans qu'on le désigne davantage?
Cependant il y a bien de différentes opinions
touchant l'essence du temps. Les uns disent que
c'est le mouvement d'une chose créée ; les autres,
la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n'est pas
la nature de ces choses que je dis qui est connue
à tous : ce n'est simplement que le rapport entre
le nom et la chose ; en sorte qu'à cette expression
temps, tous portent la pensée vers le même ob-
jet : ce qui suffit pour fah-e que ce terme n'ait
pas besoin d'être défini, quoique ensuite, en exa-
minant ce que c'est que le temps, on vienne à
différer de sentiment,"après s'être mis à y penser;
car les définitions ne sont faites que pour dési-
gner les choses que l'on nomn^, et non pas pour
en montrer la nature.
II est bien permis d'appeler du nom de temps
le mouvement d'une chose créée: car, comme
j'ai dit tantôt, rien n'est plus libre que les défi-
nitions. Mais ensuite de cette définition, il y aura
deux choses qu'on appellera du nom de temps :
l'une est celle que tout le monde entend naturel-
lement par ce mot , et que tous ceux qtii parlent
notre langue nomment par ce terme; l'autre sera
le mouvement d'une chose créée; car on l'appel-
lera aussi de ce nom, suivant cette nouvelle dé-
finition.
Il faudra donc éviter les équivoques, et né pas
confondre les conséquences. Car il ne s'ensuivra
pas de là que la chose qu'on entend naturellement
par le mot de temps soit en effet le mouvement
d'une chose créée. Il a été libre de nommer ces
deux choses de même; mais il ne le sera pas de
les faire convenir de nature aussi bien que de
nom.
Ainsi, si l'on avance ce discours, le temps est
le mouvement d'une chose créée, il faut deman-
der ce qu'on entend par le mot de temps, c'est-
à-dire si on lui laisse le sens ordinaire et reçu de
tous, ou si on l'en dépouille pour lui donner en
cette occasion celui de mouvement d'une chose
créée. Si on le destitue de tout autre sens, on ne
peut contredire, et ce sera une définition libre,
ensuite de laquelle, comme j'ai dit, il y aura deux
choses qui auront ce même nom ; mais si on lui
laisse son sens ordinaire, et qu'on prétende néan-
moins que ce qu'on entend par ce mot soit le
mouvement d'une chose créée , on peut contre-
dire. Ce n'est plus une définition libre, c'est une
proposition qu'il faut prouver, si ce n'est qu'elle
soit très évidente d'elle-même, et alors ce sera
un principe et un axiome, mais jamais une défi-
nition; parce que, dans cette énonciation, on
n'entend pas que le mot de temps signifie la même
chose que ceux-ci, le mouvement d'une chose
créée , mais on entend que ce que l'on conçoit
par le terme de temps soit ce mouvement sup-.
posé.
Si je ne savais combien il est nécessaire d'en-
tendre ceci parfaitement, et combien il arrive
à toute heure, dans les discours familiers et dans
les discours de science, des occasions pareilles à
celle-ci que j'ai donnée en exemple, je ne m'y se»
rais pas arrêté. Mais il me semble , par l'expé-
rience que j'ai de la confusion des disputes, qu'on
ne peut trop entrer dans cet esprit de netteté
pour lequel je fais tout ce traité , plus que pour
le sujet que j'y traite.
Car combien y a-t-il de personnes qui croient
avoir défini le temps quand ils ont dit (jue c'est
la mesure du mouvement, en lui laissant cepen-i
28
PENSÉES DE PASCAL,
dant son sens ordinaire! et néanmoins ils ont
fait une proposition, et non pas une définition.
Combien y en a-t-il de même qui croient avoir
défini le mouvement quand ils ont dit: Motus
vec simpliciter motus , non mera potentia est,
sed actus entis in potentia! Et cependant, s'ils
laissent au mot de mouvement son sens ordinaire,
comme ils font, ce n'est pas une définition, mais
une proposition; et confondant ainsi les défini-
tions, qu'ils appellent d/ifmiiions de nom, qui
sont les véritables définitions libres, permises et
géométriques, avec celles qu'ils appellent dé/mi-
tions de chose, qui sont proprement des propo-
sitions nullement libres, mais sujettes à contra-
diction, ils s'y donnent la liberté d'en former
aussi bien que les autres; et chacun définissant
les mêmes choses à sa manière , par une liberté
qui est aussi défendue dans ces sortes de défini-
tions, que permise dans les premières, ils em-
brouillent toutes choses ; et, perdant tout ordre
et toute lumière, ils se perdent eux-mêmes, et
s'égarent dans des embarras inexplicables.
On n'y tombera jamais en suivant l'ordre de
la géométrie. Cette judicieuse science est bien
éloignée de définir ces mots primitifs, espace,
temps, mouvement, égalité, majorité, diminu-
tion, tout, et les autres que le monde entend de
soi-même. Mais hors ceux-là, le reste des termes
qu'elle emploie y sont tellement éclaircis et dé-
finis qu'on n'a pas besoin de dictionnaire pour
en entendre aucun ; de sorte qu'en un mot tous
ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par
la lumière naturelle, ou par les définitions qu'elle
en donne.
Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices
qui peuvent se rencontrer dans le premier point,
lequel consiste à définir les seules choses qui en
ont besoin. Elle en use de même à l'égard de
l'autre point, qui consiste à prouver les propo-
sitions qui ne sont pas évidentes.
Car quand elle est arrivée aux premières vé-
rités connues, elle s'arrête là, et demande qu'on
les accorde , n'ayant rien de plus clair pour les
prouver ; de sorte que tout ce que la géométrie
propose est parfaitement démontré, ou par la lu-
mière naturelle, ou par les preuves.
De là vient que si cette science ne définit pas
et ne démontre pas toutes choses, c'est par cette
seule raison que cela nous est impossible.
On trouvera peut-être étrange que la géomé-
trie ne puisse définir aucune des choses qu'elle
a pour principaux objets. Car elle ne peut défi-
nir ni le mouvement, ni les nombres, ni l'espace;
et cependant ces tmis choses sont celles qu'elle
considère particulièrement, et selon la recherche
desquelles elle prend ces trois différents noms de
mécanique, (ï arithmétique, de géométrie, ce
dernier nom appartenant au genre et à l'espèce.
Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque
que cette admirable science ne s'attachant qu'aux
choses les plus simples, cette même qualité qui
les rend dignes d'être ses objets les rend incapa-
bles d'être définies ; de sorte que le manque de
définition est plutôt une perfection qu'un défaut,
parce qu'il ne vient pas de leur obscurité, mais
au contraire de leur extrême évidence, qui est
telle, qu'encore qu'elle n'ait pas la conviction des
démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle
suppose donc que l'on sait quelle est la chose
qu'on entend par ces mots, mouvement , nom-
bre, espace ; et sans s'arrêter à les définir inuti-
lement, elle en pénètre la nature et en découvre
les merveilleuses propriétés.
Ces trois choses, qui comprennent tout l'uni-
vers, selon ces paroles, Deusfecil omnia in pon-
dère, in numéro et mensura\ ont une liaison
réciproque et nécessaire. Car on ne peut imagi-
ner de mouvement sans quelque chose qui se
meuve, et cette chose étant une, cette unité est
l'origine de tous les nombres. Et enfin le mou-
vement ne pouvant être sans espace, on voit ces
trois choses enfermées dans la première.
Le temps même y est aussi compris ; car le
mouvement et le temps sont relatifs l'un à l'au-
tre , la promptitude et la lenteur , qui sont les
différences des mouvements , ayant un rapport
nécessaire avec le temps.
Ainsi il y a des propriétés communes à toutes
ces choses , dont la connaissance ouvre l'esprit
aux plus grandes merveilles de la nature.
La principale comprend les deux infinités qui
se rencontrent dans toutes , l'une de grandeur ,
l'autre de petitesse.
Car, quelque prompt que soit un mouvement ,
on peut en concevoir un qui le soit davantage ,
et hâter encore ce dernier , et ainsi toujours à
l'infini , sans jamais arriver à un qui le soit de
telle sorte qu'on ne puisse plus y ajouter ; et ,
au contraire, quelque lent que soit un mouve-
ment , on peut le retarder davantage, et encore
ce dernier; et ainsi à l'infini, sans jamais arri-
ver à un tel degré de lenteur , qu'on ne puisse
encore en descendre à une infinité d'autres sans
tomber dans le repos. De même, quelque grand
' Omnia in mensura et numéro, et pondère disposuistl
.<>r7;>.,\î, 21,
REMIERE PARTIE, ART. II.
29
(juc soit un nombre, on peut en concevoir un
plus grand, et encore un qui surpasse le dernier;
et ainsi à l'infini sans jamais arriver à un qui ne
puisse plus être augmenté; et, au contraire,
quelque petit que soit un nombre, comme la
centième ou la dix millième partie, on peut en-
core en concevoir un moindre, et toujours à l'in-
fini, sans arriver au zéro ou néant. Quelque
grand que soit un espace , on peut en concevoir
un plus grand , et encore un qui le soit davan-
tage ; et ainsi à l'infini , sans jamais arriver à un
qui ne puisse plus être augmenté : et , au con-
traire, quelque petit que soit un espace, on
peut encore en considérer un moindre, et tou-
jours à l'infini, sans jamais arriver à un indivi-
sible qui n'ait plus aucune étendue.
Il en est de même du temps. On peut toujours
en concevoir un plus grand sans dernier, et un
moindre , sans arriver à un instant et à un pur
néant de durée.
C'est-à-dire, en un mot , que quelque mouve-
ment, quelque nombre, quelque espace, quel-
que temps que ce soit , il y en a toujours un plus
grand et un moindre ; de sorte qu'ils se soutien-
nent tous entre le néant et l'infini, étant toujours
infiniment éloignés de ces extrêmes.
Toutes ces vérités ne peuvent se démontrer ;
et cependant ce sont les fondements et les prin-
cipes de la géométrie. Mais comme la cause qui
les rend incapables de démonstration n'est pas
leur obscurité , mais au contraire leur extrême
évidence , ce manque de preuve n'est pas un dé-
faut, mais plutôt une perfection.
D'où Ton voit que la géométrie ne peut défi-
nir les objets , ni prouver les principes ; mais par
cette seule et avantageuse raison que les uns et
les autres sont dans une extrême clarté natu-
relle, qui convainc la raison plus puissamment
que ne ferait le discours.
Car qu'y a-t-il de plus évident que cette vé-
rité, qu'un nombre, tel qu'il soit , peut être aug-
menté; qu'on peut le doubler; que la prompti-
tude d'un mouvement peut être doublée, et
qu'un espace peut être doublé de même? Et qui
peut aussi douter qu'un nombre, tel qu'il soit ,
ne puisse être divisé par la moitié , et sa moitié
encore par la moitié ? Car cette moitié serait-
elle un néant? Et comment ces deux moitiés, qui
seraient deux zéros, feraient-elles un nombre?
De même , un mouvement , quelque lent qu'il
soit , ne peut-il pas être ralenti de moitié , en
parcoure le même espace dans le
temps, et ce dernier mouvement
sorte qu'il
double du
encore ? Car serait-ce un pur repos ? Et comment
se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse ,
qui seraient deux repos, fissent la première
vitesse ?
Enfin un espace , quelque petit qu'il soit , ne
peut-il pas être divisé en deux , et ces moitiés
encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces
moitiés fussent indivisibles , sans aucune éten-
due, elles qui , jointes ensemble, ont fait la pre-
mière étendue ?
Il n'y a point de connaissance naturelle dans
l'homme qui précède celles-là, et qui les sur-
passe en clarté. Néanmoins, afin qu'il y ait
exemple de tout, on trouve des esprits excellents
en toutes autres choses , que ces infinités cho-
quent, et qui ne peuvent, en aucune sorte, y
consentir.
Je n'ai jamais connu personne qui ait pensé
qu'un espace ne puisse être augmenté. Mais j'en
ai vu quelques-uns , très-habiles d'ailleurs , qui
ont assuré qu'un espace pouvait être divisé en
deux parties indivisibles, quelque absurdité qu'il
s'y rencontre.
Je me suis attaché à rechercher en eux quelle
pouvait être la cause de cette obscurité , et j'ai
trouvé qu'il n'y en avait qu'une principale , qui
est qu'ils ne sauraient concevoir un continu di-
visible à l'infini : d'où ils concluent qu'il n'est
pas ainsi divisible. C'est une maladie naturelle
à l'homme , de croire qu'il possède la vérité di-
rectement, et de là vient qu'il est toujours dis-
posé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ;
au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement
que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour
véritables que les choses dont le contraire lui pa-
raît faux.
Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une propo-
sition est inconcevable , il faut en suspendre le
jugement, et ne pas la nier à cette marque, mais
en examiner le contraire ; et si on le trouve ma-
nifestement faux, on peut hardiment affirmer la
première, tout incompréhensible qu'elle est. Ap-
pliquons cette règle à notre sujet.
Il n'y a point de géomètre qui ne croie l'es-
pace divisible à l'infini. On ne peut non plus
l'être sans ce principe , qu'être homme sans éme.
Et néanmoins il n'y en a point qui comprenne
une division infinie ; et l'on ne s'assure de cette
vérité que par cette seule raison , mais qui est
certainement suffisante , qu'on comprend parfai-
tement qu'il est faux qu'en divisant un espace
on puisse arriver à une partie indivisible , c'est-
à-dire qui n'ait aucune étendue. Car qu'y a-t-il
t>ENSÉES DE PASCAL,
30
de plus absurde que de prétendre qu'en divisant
toujours un espace, on «arrive enfin à une divi-
sion telle , qu'en la divisant en deux , chacune
des moitiés reste indivisible et sans aucune éten-
due? Je voudrais demander à ceux qui ont cette
idée s'ils conçoivent nettement que deux indivi-
sibles ge touchent ; si c'est partout , ils ne sont
qu'une même chose, et partant les deux ensem-
ble sont indivisibles ; et si ce n'est pas partout ,
ce n'est donc qu'en une partie ; donc ils ont des
parties , donc ils ne sont pas indivisibles.
Que s'ils confessent , comme en effet ils l'a-
vouent quand on les en presse, que leur proposi-
tion est aussi inconcevable que l'autre; qu'ils
reconnaissent que ce n'est pas par notre capacité
à concevoir ces choses que nous devons juger
de leur vérité, puisque, ces deux contraires
étant tous deux inconcevables , il est néanmoins
nécessairement certain que l'un des deux est vé-
ritable.
Mais qu'à ces difficultés chimériques , et qui
n'ont de proportion qu'à notre faiblesse , ils op-
posent ces clartés naturelles et ces vérités soli-
des : s'il était véritable que l'espace fût composé
d'un certain nombre fini d'indivisibles , il s'en-
suivrait que deux espaces dont chacun serait
carré , c'est-à-dire égal et pareil de tous côtés ,
étant doubles l'un de l'autre , l'un contiendrait
un nombre de ces indivisibles double du nombre
des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien
cette conséquence, et qu'ils s'exercent ensuite à
ranger dej points en carrés, jusqu'à ce qu'ils en
aient rencontré deux dont l'un ait le double des
points de l'autre ; et alors je leur ferai céder tout
ce qu'il y a de géomètres au monde. Mais si la
chose est naturellement impossible , c'est-à-dire
s'il y a impossibilité invincible à ranger des
joints en carrés , dont l'un en ait le double de
l'autre, comme je le démontrerais en ce lieu-là
même , si la chose méritait qu'on s'y arrêtât ,
qu'ils en tirent la conséquence.
Et pour les soulager dans les peines qu'ils au-
raient en de certaines rencontres, <;omme à con-
cevoir qu'un espace ait une infinité de divisibles,
vu qu'on les parcourt en si peu de temps, il faut
les avertir qu'ils ne doivent pas comparer des
choses aussi disproportionnées qu'est l'infinité
des divisibles avec le peu de temps où ils sont
parcourus : mais qu'ils comparent l'espace entier
avec le temps entier , et les infinis divisibles de
l'espace avec les infinis instants de ce temps; et
ainsi ils trouveront que l'on parcourt une infi-
nité de divisibles en une infinité d'instants, et
un petit espace en un petit temps ; en quoi il n'y
a plus la disproportion qui les avait étonnés.
Enfin , s'ils trouvent étrange qu'un petit es-
pace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils
entendent aussi qu'elles sont plus petites à me-
sure; et qu'ils regardent le firmament au travers
d'un petit verre, pour se familiariser avec cette
connaissance, en voyant chaque partie du ciel
et chaque partie du verre.
Mais s'ils ne peuvent comprendre que des par-
ties , si petites qu'elles nous sont imperceptibles,
puissent être autant divisées que le firmament,
il n'y a pas de meilleur remède que de les leur
faire regarder avec des lunettes qui grossissent
cette pointe délicate jusqu'à une prodigieuse
masse; d'où ils concevront aisément que, par le
secours d'un autre verre encore plus artiste-
ment taillé, on pourrait les grossir jusqu'à égaler
ce firmament dont ils admirent l'étendue. Et
ainsi ces objets leur paraissant maintenant très
facilement divisibles, qu'ils se souviennent que
la nature peut infiniment plus que l'art.
Car enfin, qui les a assurés que ces verres
auront changé la grandeur naturelle de ces ob-
jets, ou s'ils auront, au contraire, rétabli la vé-
ritable, que la figure de notre œil avait changée
et raccourcie, comme font les lunettes qui amoin-
drissent ? Il est fâcheux de s'arrêter à ces baga-
telles ; mais il y a des temps de niaiser.
Il suffit de dire à des esprits clairs en cette
matière , que deux néants d'étendue ne peuvent
pas faire une étenâue. Mais parce qu'il y en a
qui prétendent échapper à cette lumière par cette
merveilleuse réponse, que deux néants d'étendue
peuvent aussi bien faire une étendue que deux
unités, dont aucune n'est nombre, font un
nombre par leur assemblage , il faut leur repartir
qu'ils pourraient opposer de la même sorte que
vingt mille hommes font une armée, quoique
aucun d'eux ne soit armée ; que mille maisons
font une ville, quoique aucune ne soit ville; ou
que les parties font le tout, quoique aucune ne
soit le tout ; ou , pour demeurer dans la compa-
raison des nombres , que deux binaires font le
quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoi-
que aucun ne le soit. Mais ce n'est pas avoir
l'esprit juste que de confondre, par des compa-
raisons si inégales, la nature immuable des
choses avec leurs noms libres et volontaires , et
dépendant du caprice des hommes qui les ont
composés. Car il est clair que, pour faciliter les
discours , on a donné le nom d'armée à vingt
mille hommes , celui de ville à plusieurs mai-
PREMIERE PARTIE, ART. Il
31
sons , celui de dizaine à dix imités , et que de
cette liberté naissent les noms à'unitéf binaire^
quaternaire, dizaine, centaine, différents par
nos fantaisies , quoique ces choses soient en ef-
fet de même genre par leur nature invariable ,
et qu'elles soient toutes proportionnées entre
elles , et ne diffèrent que du plus ou du moins ,
et quoique , ensuite de ces noms , le binaire ne
soit pas quaternaire , ni une maison une ville ,
non plus qu'une ville n'est pas une maison. Mais
quoique une maison ne soit pas une ville , elle
n'est pas néanmoins un néant de ville ; il y a
bien de la différence entre n'être pas une chose
et en être un néant.
Car , afin qu'on entende la chose à fond , il
faut savoir que la seule raison pour laquelle l'u-
nité n'est pas au rang des nombres , est qu'Eu-
clide et les premiers auteurs qui ont traité
d'arithmétique ayant plusieurs propriétés à
donner , qui convenaient à tous les nombres ,
hormis à l'unité, pour éviter de dire souvent qu'en
tout nombre, hors l'unité, telle condition se
rencontre, ils ont exclu l'unité de la significa-
tion du mot de nombre, par la liberté que nous
avons déjà dit qu'on a de faire à son gré des
définitions. Aussi, s'ils eussent voulu, ils en eus-
sent de même exclu le binaire et le ternaire, et
tout ce qui leur eût plu ; car on en est maître,
pourvu qu'on en avertisse : comme au contraire
l'unité se met, quand on veut, au rang des nom-
bres, et les fractions de même. Et en effet, l'on
est obligé de le faire dans les propositions gé-
nérales, pour éviter de dire à chaque fois : à tout
nombre et à l'unité et aux fractions, une telle
propriété convient ; et c'est en ce sens indéfini
que je l'ai pris dans tout ce que j'en ai écrit.
Mais le même Euclide, qui a ôté à l'unité le
nom de nombre, ce qui lui a été permis, pour
faire entendre néanmoins qu'elle n'en est pas un
néant, mais qu'elle est, au contraire, du même
genre, définit ainsi les grandeurs homogènes :
Les grandeurs, dit-il , sont dites être de même
genre, lorsque l'une, étant plusieurs fois multi-
pliée, peut arriver à surpasser l'autre ; et par
conséquent, puisque l'unité peut, étant multi-
pliée plusieurs fois, surpasser quelque nombre
que ce soit, elle est de même genre que les nom-
bres, précisément par son essence et par sa na-
ture immuable, dans le sens du même Euclide,
iqui a voulu qu'elle ne fût pas appelée nombre.
Il n'en est pas de même d'un indivisible à l'é-
.gard d'une étendue; car non-seulement il diffère
.de nom, ce qui est volontaire, mais il diffère de
genre, par la même définition ; puisqu'un indi-
visible, multiplié autant de fois qu'on voudra,
est si éloigné de pouvoir surpasser une étendue,
qu'il ne peut jamais former qu'un seul et
unique indivisible ; ce qui est naturel et néces-
saire, ainsi que nous l'avons déjà montré. Et
comme cette dernière preuve est fondée sur la
définition de ces deux choses indivisible et éten-
due, on va achever et consommer la démons-
tration.
Un indivisible est ce qui n'a aucune partie,
et l'étendue est ce qui a diverses parties séparées.
Sur ces définitions, je dis que deux indivisibles,
étant unis , ne font pas une étendue.
Car, quand ils sont unis, ils se touchent cha-
cun en une partie ; et ainsi les parties par où ils
se touchent ne sont pas séparées, puisque autre-
ment elles ne se toucheraient pas. Or, par leur
définition , ils n'ont point d'autres parties ; donc
ils n'ont pas de parties séparées; donc ils ne sont
pas une étendue, par la définition de l'étendue
qui porte la séparation des parties.
On montrera la même chose de tous les autres
indivisibles qu'on y joindra, par la même raison.
Et partant, un indivisible, multiplié autant
qu'on voudra , ne fera jamais une étendue. Donc
il n'est pas de même genre que l'étendue, par
la définition des choses du même genre.
Voilà comment on démontre que les indivis
sibles ne sont pas de même genre que les nom^
bres. De là vient que deux unités peuvent bien
faire un nombre, parce qu'elles sont de même
genre, et que deux indivisibles ne font pas une
étendue, parcequ'ils ne sont pas de même genre^
D'où l'on voit combien il y a peu de raison do
comparer le rapport qui est entre l'unité et les
nombres à celui qui est entre les indivisibles et
l'étendue.
Mais si l'on veut prendre dans les nombres
une comparaison qui représente avec justesse ce
que nous considérons dans l'étendue, il faut que
ce soit le rapport du zéro aux nombres ; car le
zéro n'est pas du même genre que les nombres,
parce qu'étant multiplié , il ne peut les surpasser.
De sorte que c'est un véritable indivisible de
nombre, comme l'indivisible est un véritable
zéro d'étendue. On trouvera un pareil rapport
entre le repos et le mouvement, et entre un in-
stant et le temps ; car toutes ce§ choses sont hé-
térogènes à leurs grandeurs, parce qu'étant in-
finiment multipliées, elles ne peuvent jamais
faire que des indivisibles, non plus que les indi-
visibles d'étendue, et par la même raison. Et
32
PENSÉES DE PASC/VL,
alors on verra une correspondance parfaite entre
ces choses ; car toutes ces grandeurs sont divi-
sibles à l'infini, sans tomber dans leurs indivi-
sibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu
entre l'infini et le néant.
Voilà l'admirable rapport que la nature a mis
entre ces choses et les deux merveilleuses infinités
qu'elle a proposées aux hommes, non pas à con-
cevoir , mais à admirer ; et pour en finir la con-
sidération par une dernière remarque , j'ajoute-
rai que ces deux infinis, quoique infiniment
différents, sont néanmoins relatifs l'un à l'autre
de telle sorte , que la connaissance de l'un mène
nécessairement à la connaissance de l'autre.
Car dans les nombres, de ce qu'ils peuvent
toujours être augmentés, il s'ensuit absolument
qu'ils peuvent toujours être diminués, et cela est
clair ; car si l'on peut multiplier un nombre jus-
qu'à cent mille, par exemple, on peut aussi en
prendre une cent millième partie, en le divisant
par le même nombre qu'on le multiplie ; et ainsi
tout terme d'augmentation deviendra terme de
division en changeant l'entier en fraction. De
sorte que l'augmentation infinie enferme néces-
sairement aussi la division infinie.
Et dans l'espace, le même rapport se voit
entre ces deux infinis contraires, c'est-à-dire
que, de ce qu'un espace peut être infiniment
prolongé, il s'ensuit qu'il peut être infiniment
diminué, comme il paraît en cet exemple : si on
regarde au travers d'un verre un vaisseau qui
s'éloigne toujours directement, il est clair que
le lieu du corps diaphane où l'on remarque un
point tel qu'on voudra du navire haussera tou-
jours par un flux continuel , à mesure que le
vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est
toujours allongée et jusqpi'à l'infini, ce point
haussera continuellement ; et cependant il n'ar-
rivera jamais à celui où tombera le rayon hori-
zontal mené de l'œil au verre, de sorte qu'il en
approchera toujours sans y arriver jamais, divi-
sant sans cesse l'espace qui restera sur ce point
horizontal, sans y arriver jamais. D'où l'on voit
la conséquence nécessaire qui se tire de l'infi-
nité de l'étendue du cours du vaisseau à la di-
vision infinie et infiniment petite de ce petit es-
pace restant au-dessous de ce point horizontal.
Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces rai-
sons , et qui demeureront dans la croyance que
l'espace n'est pas divisible à l'infini , ne peuvent
rien prétendre aux démonstrations géométri-
ques; et quoiqu'ils puissent être éclairés en d'au-
tres choses, ils le seront fort peu en celles-ci ;
car on peut aisément être très-habile homme et
mauvais géomètre.
Mais ceux qui verront clairement ces vérités
pourront admirer la grandeur et la puissance de
la nature dans cette double infinité qui nous ert- \
vironne de toutes parts, et apprendre, par
cette considération merveilleuse , à se connaître
eux-mêmes, en se regardant placés entre une ]
infinité et un néant d'étendue, entre une infinité
et un néant de nombre , entre une infinité et un
néant de mouvement , entre une infinité et un
néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à
s'estimer son juste prix, et former des réflexions
très-importantes qui valent mieux que tout le
reste de la géométrie même.
J'ai cru être obligé de faire cette longue con-
sidération en faveur de ceux qui, ne comprenant
pas d'abord cette double infinité , sont capables
d'en être persuadés ; et , quoiqu'il y en ait plu-
sieurs qui aient assez de lumière pour s'en pas-
ser , il peut néanmoins arriver que ce discours ,
qui sera nécessaire aux uns , ne sera pas entiè-
rement inutile aux autres.
ARTICLE III.
De Vart de persuader.
L'art de persuader a un rapport nécessaire
à la manière dont les hommes consentent à ce
qu'on leur propose , et aux conditions des choses
qu'on veut faire croire.
Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par
où les opinions s'insinuent dans l'âme , qui sont
ces deux principales puissances : l'entendement
et la volonté. La plus naturelle est celle de l'en-
tendement ; car on ne devrait jamais consentir
qu'aux vérités démontrées : mais la plus ordi-
naire , quoique contre la nature , est celle de la
volonté ; car tout ce qu'il y a d'hommes sont
presque toujours emportés à croire , non pas par
la preuve , mais par l'agrément. Cette voie est
basse, indigne et étrangère : aussi tout le monde
la désavoue. Chacun fait profession de ne croire
et même de n'aimer que ce qu'il sait le mériter.
Je ne parle pas ici des vérités divines , que je
n'aurais garde de faire tomber sous l'art de
persuader ; car elles sont infiniment au-dessus
de la nature; Dieu seul peut les mettre dans
l'dme , et par la manière qu'il lui plaît. Je sais
qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'es-
prit , et non pas de l'esprit dans le cœur, pour
humilier cette superbe puissance du raisonne-
PREMIÈRE PÂRTrE, ART. II!
33
ment , qui prétend devoir être juge des choses
que la volonté choisit , et pour guérir cette vo-
lonté infirme qui s'est toute corrompue par ses
indignes attachements. Et de là vient qu'au lieu
qu'en parlant des choses humaines , on dit qu'il
faut les connaître avant que de les aimer, ce qui
a passé en proverbe; les saints, au contraire,
disent , en parlant des choses divines , qu'il faut
les aimer pour les connaître , et qu'on n'entre
dans la vérité que par la charité , dont ils ont
fait une de leurs plus utiles sentences.
En quoi il paraît que Dieu a établi cet ordre
surnaturel, et tout contraire à l'ordre qui devait
être naturel aux hommes dans les choses natu-
relles. Ils ont néanmoins corrompu cet ordre ,
en faisant des choses profanes ce qu'ils devaient
faire des choses* saintes , parce qu'en effet nous
ne croyons presque que ce qui nous plaît. Et de
^, ià vient l'éloignement où nous sommes de con-
\ sentir aux vérités de la religion chrétienne,
: tout opposée à nos plaisirs. Dites -nous des
choses agréables, et nous vous écouterons, di-
saient les Juifs à Moïse ; comme si l'agrément
devait régler la croyance! Et c'est pour punir ce
désordre par un ordre qui lui est conforme , que
Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'a-
près avoir dompté la rébellion de la volonté par
' une douceur toute céleste , qui la charme et qui
Tentraîne.
Je ne parle donc que des vérités de notre
♦ portée ; et c'est d'elles que je dis que l'esprit et
le cœur sont comme les portes par où elles sont
reçues dans l'âme ; mais que bien peu entrent
par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites
en foule par les caprices téméraires de la vo-
lonté , sans le conseil du raisonnement.
Ces puissances ont chacune leurs principes et
les premiers moteurs de leurs actions.
Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et
connues à tout le monde , comme que le tout est
plus giand que sa partie, outre plusieurs axiomes
particuliers , que les uns reçoivent , et non pas
d'autres; mais qui, dès qu'ils sont admis, sont
aussi puissants , quoique faux , pour emporter
la croyance , que les plus véritables.
Ceux de la volonté sont de certains désirs
naturels et communs à tous les hommes, comme
le désir d'être heureux, que personne ne peut
ne pas avoir , outre plusieurs objets particuliers
que chacun suit pour y arriver , et qui, ayant la
force de nous plaire , sont aussi forts , quoique
pernicieux en effet , pour faire agir la volonté,
que s'ils faisaient son véritable bonheur.
Voilà pour ce qui regarde les puissances qui
nous portent à consentir.
Mais pour les qualités des choses que nous de-
vons persuader , elles sont bien diverses.
Les unes se tirent , par une conséquence né-
cessaire , des principes communs et des vérités
avouées. Celles-là peuvent être infailliblement
persuadées ; car, en montrant le rapport qu'elles
ont avec les principes accordés , il y a une né-
cessité inévitable de convaincre ; et il est impos-
sible qu'elles ne soient pas reçues dans l'âme
dès qu'on a pu les enrôler à ces vérités déjà ad-
mises.
Il y en a qui ont une liaison étroite avec les
objets de notre satisfaction ; et celles-là sont en-
core reçues avec certitude. Car aussitôt qu'on
fait apercevoir à l'âme qu'une chose peut la con-
duire à ce qu'elle aime souverainement , il est
inévitable qu'elle ne s'y porte avec joie.
Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble,
et avec les vérités avouées , et avec les désirs du
cœur, sont si sûres de leur effet, qu'il n'y a rien
qui le soit davantage dans la nature; comme, au
contraire, ce qui n'a de rapport ni à nos croyan-
ces, ni à nos plaisirs, nous est importun, faux, et
absolument étranger.
En toutes ces rencontres il n'y a point à dou-
ter. Mais il y en a où les choses qu'on veut faire
croire sont bien établies sur des vérités connues ,
mais qui sont en même temps contraires aux
plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-là
sont en grand péril de faire voir, par une expé-
rience qui n'est que trop ordinaire , ce que je
disais au commencement , que cette âme impé-
rieuse, qui se vantait de n'agir que par rai-
son, suit, par un choix honteux et téméraire,
ce qu'une volonté corrompue désire, quelque
résistance que l'esprit trop éclairé puisse y op-
poser.
C'est alors qu'il se fait un balancement dou-
teux entre la vérité et la volupté , et que la con-
naissance de l'une et le sentiment de l'autre font
un combat dont le succès est bien incertain,
puisqu'il faudrait, pour en juger, connaître
tout ce qui se passe dans le plus intérieur de
l'homme, que l'homme même ne connaît presque
jamais.
Il paraît de là que, quoi que ce soit qu'on
veuille persuader, il faut avoir égard à la per-
sonne à qui on en veut, dont il faut connaître
l'esprit et le cœur , quels principes il accorde ,
quelles choses il aime; et ensuite remarquer dans
la chose dont il s'agit quel rapport elle a avec les
3
H
w rif«*ÈE«| iW.pAeCrtl#,îMM
cieux , par les charmes qu'on leur attribue. ^
sorte que l'art de persuader consiste autant en
celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les
hommes se gouvernent plus par caprices que par
raison 1
Or , de ces deux méthode , Tune de convain-
cre, l'autre d'agréer, je ne donnerai ici les règles
que de la première} et encore au cas qu'on ait
accordé les principes , et qu'on demeure ferme à
les avouer : autrement je ne sais s'il y aurait un
art pour accommoder les preuves à rinçonstance
de nos caprices. La manière d'agréer est bien ,
sans comparaison, plus difficile, plus subtile,
plus utile et plus admirable; aussi si je n'en traite
pas , c'est parce que je n'en suis pas capable; et
je m'y sens tellement disproportionné, que je
crois pour moi la chose absolument impossible.
. Ce n'est pas que je croie qu'il n'y ait des règles
aussi sûres pour plaire que pour démontrer ; et
que celui qui les saurait parfaitement connaître
et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire
aimer des rois et de toutes sortes de personnes ,
qu'i\ démontrer les éléments de la géométrie ^
ceux qui ont assez d'imagination pour^ en com-
prendre les hypothèses. Mais j'estime, et, c'est
peut-être ma faiblesse qui lïie le fait croii*e ,
qp'il est impossible d'y arriver. Au moins je sais
que, si quelqu'un en est capable, ce sont des
personnes que je connais, et qu'aucim antre
n'a sur cela de si claires çt de si ftbop^«^pteç,Jki-
inières. • ':, '■- , ; r r,-\ .,^, ;^
V) hsi raison de cette extrême difficulté vient de
f^ que les principes du plaisir ne sont pps fermes
^ stables. Ils sont divers en tous les hommes,
et variables dans chaque particulier, avec une
telle diversité, qu'il n'y a point d'homme plus
différent d'un autre que de soi-même, dans les
divers temps. Un homme a d'autres plaisii^s
qu'une femme ; un riche et un pauvre en ont de
différents; un prince, un homme de guerrCf, un
marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux,
les jeunes , les sains, les malades, toïf^ayf^fi^;
les moindres accidents les changent. 5 nWfK h'^
Or , il y a un art, et c'est celui que je d^ne ,
pour faire voir la liaison des vérité^ aveetil^îcs
principes, soit de vrai, soit de plaisir:, >,p<i«Bfu
que les principes qu'on a une fois avo^^s-*^ii^eu-
ront fermes, et sans être jamais d^«nt4S,.f>ip-?i
Mais comme il y a peu de principes dfe p^^
sorte, et que, hors de la géométrie, qui nQCpn-l
«dère que des figures très-simples^ il n'y a près- i
que point de vérités dont nous demeurions tou
jounp d'^Wvd,.»b,«icone imm «l-pbjel» de ptoi-
sirs dont nousinf:iA^)aiigi0oȈ'ta^teli^Hre.,j&iiiQ
sais *»'il y rU mQy«n 4e) -damH'f <k» . rùgley fernies
pour ^çcor4er le^ dKicpups à, ^itxem^UmnA^ m^
caprices. <:>tjjnl|
Cet art, que j'appelle Y art de persuader, et qui
n'est proprement que la «onduite des preuves
méthodiques et parfaite^ , consiste en trois par-
ties ci^senÉl^flëife :' à iéxpliquéi: l^à tef/ries dont oii
doit se servir par àes d^fiî^tions claires- à ptcf-
poser des principes ou àxioîries évidents , ][)pùr
prouver les choses dont il s'agît; et à substituer
toujours mentaletnent dans là démonstration les
définitions à la place dps djéfinis.
La raison de cette niétliodè est évidente, puis-
qu'il sçjfait jinut^ç,.dç piropos^i; qe qu'qn \^ut
prouver, et d'en entreprendre la démonstration,
si on n'avait auparavmit défini clairement tous
les termes qui ne sont pas intelligibles; qu'il faut
d^ ;nçiêïïiÇ quç.la démonstration ^it précédée de
i^L demande des principes évidents qwi y. çontné-
cesSfiires.; car^ s| l'on n'assure le fondement , ç^n
ne peut assurer l'édifice; et qu'il faut enfin, en
démontrant , substituer mentalement les défini-
tions à la place des définis , puisque autrement
on pourrait abuser des divers sens qui se rencon-
trent dans les termes. Il est facile dé voir qu'en
obsçrvant cette méthode on est sûr de convain-
cre, puisque les termes étant tous entendus et
parfaitement exempts d'éciuivoques par les défl-
.juitions, et les principes étant accordés, si, dans
|a démonstration, on substitue toujours mentale-
ment Içs définitions à la place des définis, Ip
force invincible des conséquenQei9.i^^,ï^]i^^.ïû,9û-
quer d'avoir tout son effet. j.^^j goj j^^^ .>.,
Aussi jamais une démonstration dans laqja^te
ces circonstances sont;gardées n'a pu receveur le
moindre doute ; et jamais celles où elles mî|p-
quentnepeuventavoir de force.
Il îjgnporte donc bien de les comprendre et de
les posséder ; et c'est pourquoi , pour rendre la
chose plus facile.et pl^s présente,'je les dom^erai
toutes en peu de règles, qui enferment tout, ce
.qui est nécessaire pour la perfection des déflni-
tioQS, des axiomes et des démonsti-ations, et par
^p^oriséquent de la méthode entière des M^^v^
géométriques de l'art de persuader.^ oïlistrio'h
rrm? ft'i do /usq sa isfp
_,.,^^)?Ç^^t|5Bp^Cudre de définir aucune deseho-
ies telîenjent connues d'elles-mêmes , qu'on n'^t
point .de ^tçsrjLues j^lus, clai rs ^ J>ouç ifs , ex j)Jjqi|eç.
t
PREMIÈRE pAftirtÊl 'km ' ni.
se
I
flv îN'omettre aucun des termes Utt |)€« tiibsi*.
eersiou éqfoivoques sans définitldinf'<J'ï >î^'i<^>^> ^^^^
lilr N'employer daiis la d^finîtifilft deS Ic^rri^
<!»€ des mots parfaitement connus^ ou déjà ex-
pliqués. .è!y/î"qi>a
".yyuoiq 'jMègtesî'pmtmkêiipiciûmnsiqfyiq Jgs'n
I. N omettre aucun des prmcipes nécessaires
sans avoir demandé si on l'accorde^ quelaue
çj^r et évident qu'il puisse être. -^^îj ^40(1
il. Ne demander, en axiomes, quedèL<àpses
parfaitement évidentes d'elles-mêmes.^ ^îijorfJ<>1
^lua f^^^¥^'jP9W^^^ démonstrations,
^^'f. ifPéhtreï^réndre de démontrer MMiJ^ifê^ |
cliosès qui sont tellement évidentes dWlés-
mêmes , qu'on n'ait rien de plus clair pour les
•prouver. ?^'iiïviJl tak
' ÏI. Prouver toutes les propositions uK^'fM'ob&-
cures, et n'employer à leur preuve que des axio-
mes très-évidents, ou des propositions déjà accor-
dées ou démontrées.
III. Substituer toujours mentalement les défi-
nitions à la place des définis, pour ne pas se trom-
per par l'équivoque des termes que les définitions
ont restreints.
Voilà les huit règles qui contiennent tous les
préceptes des preuves solides et immuables,
desquelles il y en a trois qui ne sont pas abso-
lument nécessaires , et qu'on peut négliger sans
erreur, qu'il est même difficile et comme impos-
sible d'observer toujours exactement , quoiqu'il
soit plus parfait de le faire autant qu'on peut :
ce sont les trois premières de chacune des
parties.
Pour les définitions. Ne définir aucun des ter-
mes qui sont parfaitement connus.
Pour les axiomes. N'omettre à demander au-
cun des axiomes parfaitement évidents et sim-
ples.
•' ' Pour les démonstrations. Ne démontrer au-
cune des choses très-connues d'elles-mêmes.
Car il est sans doute que ce n'est pas une grande
faute de définir et d'expliquer bien clairement des
choses, quoique très-claires d'elles-mêmes; ni
d'omettre à demander par avance des axiomes
qui ne peuvent être refusés au lieu où ils sont
nécessaires ; ni enfin de prouver des propositions
qu'on accorderait sans preuve.
Mais les cinq autres règles sont d'une néces-
sité absolue ; et on ne peut s'en dispenser sans
un défaut essentiel, et souvent sans erreur :
c'est pottrqti<rfjé*'lei8 tejri'ènattor^ï^éi^^Hi^!^^
lîKf Hit t-i
Règles fiécessmrès 3^md,ëfmmfi^''''
N'omettre aucun des termes un peu 6\mm%
ou équivoques sans définition./^ mh 8co oh lO
N'employer dans les définiti«!W'iqnetdfiS ym
mes parfaitement connus ©u déjà expliquék oop
an iuWÇte nécessaire pour les^ usQiom^^y,^.^ g<^j
Ne demander , en axiomes que des choses j^ar-
faitement évidentes», ,- ", " ^^
Rèm'nèWsm%à^m^miAMmdmm\<^
I.'Prdavërîmrtes les proposition^', Cn n'em-
ployant à leur preuve que des axiomes très-évi-
dents d'eux-mêmes, ou des propositions déjè^é-
montrées ou accordées. '*j
II. N'abuser jamais de l'équivoque des tëK
mes, en manquant de substituer mentalement
les définitions qui les restreignent et les expli-
quent.
Telles sont les cinq règles qui forment tout ce
qu'il y a de nécessaire pour rendre les preuves
convaincantes, immuables, et, pour tout dire,
géométriques-, et les huit règles ensemble les
rendent encore plus parfaites. .
Voilà en quoi consiste cet art de persùadeil.
qui se renferme dans ces deux principes : définir
tous les noms qu'on impose; prouver tout, en
substituant mentalement les définitions à la place
des définis. Sur quoi il me semble à propos de
prévenir trois objections principales qu'on pourra
faire.
L'une, que cette méthode n'a rien de nouveau ;
l'autre, qu'elle est bien facile à apprendre, sans
qu'il soit nécessaire , pour cela, d'étudier les élé-
ments de géométrie, puisqu'elle consiste en ces
deux mots, qu'on sait à la première lecture; et
eniln qu'elle est assez inutile , puisque son usage
est presque renfermé dans les seules matières
géométriques.
II faut donc faire voir qu'il n'y a rien de si in-
connu , rien de plus difficile à pratiquer, et rien
de plus utile et de plus universel.
Pour la première objection , qui est que ces
règles sont connues dans le monde, qu'il faut
tout définir et tout prouver, et que les logiciens
mêmes les ont mises entre les préceptes de leur
art ' , je voudrais que la chose i\it véritable , et
•' Voyez la Lof/iqur de Port-Boy ni, pnrt. IV, c. 3.
3(i
,l>I^Ç^Î^Éï^ti,.V^J>AiS(^/^^,,
l.l'l
qu'elle, (iH..?ii cof^W^^ ttM^ j^. u'jiw^ç, D^^eu,.!^
peii^e d^e r.qcherci)e|- aycc tant ^ ^pii^, h M^f^f^
tié!tou9 leé cîcfaiitç des raisQiiixciwçDts ,quv;^n^
véri^^Jéi^ent fJoipiWMns/jJVÎais celqi.Vc^^ si jpeu,
que; silW ep*e?ccept(?'|e^^efils géoinctiT^, ei^ si
petit uonil)re chez tous les peuples et dans tous
les temps ^ on ne voit personne qui |e,sachçen
effet! Il sera aisé dé le faire entçndreA ceux .qui
n^jropt parfaiiemènt çpmpri^ Je peu qn^ j^'jçp ai
(lit; s'ils ne To^t pas conçu parfait^mea^^,j'a,Yj(^uje
qu'ils h'duiront rieii à y apprendre. . , *J ' ^^. .
jVtais s'ils sont entrés dans l'esprit de qes rè-
gles, et qu'elles aient assez fait d^impressionjpour
s y enraciner et s'y affermir, ils sentiront coni-
bien il y a de différence ent^e pe qui est dit i<;i
et ice que^quelqnes logiciens en o^nt peut-être éprit
^^approchant au h^sa|rd^|çi:| ^efg;^fâ|i^ijiji^d^leu^
ouvrages. V'. ;,/:'..;. 'Il ''^^;Jm;„-1 . i-!
^^(Jleux qui o^t l'esprit de discernement. savent
combien il y a de différence entre deux mo^
semblables, selon les liienx et les circonstances
qui les acconipagnejit. Croira-jtrOjâj.en vérité,
que deux personnes^qui ont lu et appris,pf|r cœur
Iç n^ême livre le isachênt également, si l'un Je
ÇQmprend en sorte qu'il en sache tous les prin-
cipes, la force des conséquences, les réponses
aux, objections qu'on peut y faire, et toute l'éco-
nomie de l'ouvrage ;' au lieu qu'en l'autre ce
soient des paroles mortes et des semences qui,
quoique pareilles à celles qui ont produit des ar-
bres si fertiles, sont demeurées sèches et infruc-
tueuses dans l'esprit stérile qui les a reçues en
y^n?
.Tous ceux qui disent les mêmes choses ne lés
possèdent pas de la même sorte ; et c'est pourquoi
l'incomparable auteur de I'Akt de conférek'
s'arrête avec tant de soin à faire entendre qu'il
ne faut pas juger de la capacité d'un homme par
l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire :
mais au lieu d'étendre l'admiration d'un bon dis-
cours à la personne, qu'on pénètre, dit-il, l'es-
prit d'où il sort; qu'on tente s'il le tient de sa
mémoire ou d'un heureux hasard; qu'on le re-
çoive avec froideur et avec mépris, afin de voir
s'il ressentira qu'on ne donne pas à ce qu'il dit
l'estime que son prix mérite ; on verra le plus
» Montaigne. Voyez ses Essais, Liv. III, ch. 8, qui a pour
litre : De l'art de canférer. On pourrait être étonné que Pas-
cal donne ici l'éplthète d'incomparable à ce philosoptie , en
voyantailleurs qu'il lui reconnaît de grands défauts ; mais dans
ses réQexions sur Épictète et Montaigne, où il montre les dé-
fauts de ce dernier, il lui donne encore la même épithète, et
ftiit voir dans quel sens il l'entend. Voyez ci-après, part. I,
art. XI, § 5.
{ Note (le l'édiL de 1787.)
ef,fm'9^ Je^ii:wVM?»^'ï<¥n4fî.q^Ue p^p^éq jpm*r>
Içuf^ qu'il f)f^,f^\'9y^}t, ,ppur le jeter dai^ ,m^
î^^l;re.tPHte ])asse.çt l'idicu Iqvïl £aut. donc^on^^
çp^nrae ^çtt^ pçnséc çst, log^e w? son a^^eur^
cpmmcjnt, paf où > jusqu'où U la pvs^djç.^j^qT
tçem.ei^t Iç jugera^J sere^ Précipité,, ,f;,„ ,.,.i;,„;h
^e voyc^'ais, d^wandpr à de^ persppjaf s,équitqt
^es^si ce principe, la ^laffèr^ e^sf dans une^i^r.
cqpfiç^fé naturelle inpincibla dépenser; etcdui-
cj.JwWfje, ^n^cjç suis y^wiiiw effet Uîs mêmes
dâhs 1 esprit de D(»scartes et dans l'esprit die; Stfinjt
Au^usjtin^ qui a fUt Ic^ mêipe chpsedouzp^ ç|Çf\t»
an|.a^p^ay^^,'^,„. .,.;'; Z, .A^ ;,^,, l[ ^^
En vente, je ç^s J)jjÇ]^,éloign4 de dire que Jîje^r
C9^te,s.n'çcf so^.P^ Iç xépWle.aùteur.^qu^^
liç rai^;'aj|; appris, que ,4 W lia leç^re de cq grapd
saint : car; je ^^îiis con^|)ien, il y ^a^d^ différeiiçe
entre écrire un fnot à Jl'aYentiu*e, sauj^ y ,^aireJ^ne
réflexion plus longue et p]us étendi^ , et ape^c^-
yoir d^s ce mot une .suite admirajtAe» d^, consé-
quences, qui prQuyept la 4i^tinctf|[?n,d^s n,^iur-es
matérielle et spirituelle, pour en-fai^(e un prjn-
cipe ferme et soutenu d'une métaphysique.. p^^
tièi;ç, coiiime Descartes a prétendu fiiire. Ç^^:,
sans examiner s'il a réussi efficacement dans^ça
prétention, je suppose qu'il Tait fait; ,et c'ê^t
dans cette supposition que je dis q\ie ce piQt,pst
aussi différent dans ses écrits, d'avec, le ipefii^
mot dans les autres qui font dit en passanti,
qu'un homme p|0in^^^e^yie^j^^,fo|r<^.^d;a^^^
homme mort. , , '
. lel dira une chose de soi-même, sans en com-
prendre l'excellence, où un autre comprendra
une suite merveilleuse de conséquences qui nous
font dire hardiment que ce n'est plus le mêipç
mot, et qu'il ne le doit non plus à celui d'où'il
l'a appris, qu'un arbre admirable n'appar.tien-
dra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans
y penser et sans la connaître, dans une t*i:e
abondante qui en aurait profité de la sorte par sa
propre fertilité. . , • i %
Les mêmes pensées poussent qttelcpiefois tout
autrement dans un autre que dans leur autejir :
infertiles dans leur champ naturel , abondantes
étant transplantées. Mais il arrive bien plus sou-
vent qu'un bon esprit fait produire lui-même à
ses propres pensées tout le fi^it dont elle^, sçnt
capables, et qu'ensuite quelques autres, les aj'ant
ouï estimer, les empruntent et s'en parent, njais
sans en connaître rexcellence ; et c'est alors que
la différence d'un même niof, ep diyerses j)Qi^-
ches, paraît le plus. '' '^ '
■! hV
A u
.X»J'JJ II»'
PREMfEtttf 1>Â^»rtfêv''^ii1*; IV.
1^
eiftprurtté'lë^ règles dë'là ^ébWiétï^è sans en ^ôhi^
[rt^hdf t^ l^ fôi-éie;'fet'âiWsi eiiléè Mettant a NVëii-
ttf^é'^ai*riii'eèlles (jui lui sont propres ,' il ne s'èn-
silit pas de là que les logiciens soient entrés dans
l'esprit delà géométrie; et s'ils n'en donrient pas
d'autres marques que de Tavoir dit en passant,
je serai' bien éloigné de les mettre en paralîèlç
avec les géoniëtresqui apprennent la véritable
manière de conduire la raison. Je serai, au con-
traire, bien disposé à les en exclure, et presque
sans retour. Car de l'avoir dit en passant, sans
ûtoir pris garde que tout est renferrhé la dedans,
et, au lieu de suivre ces lumières, s'égarer à
périé de vue après des recherches inutîleà, pour
fcourir à ce qu'elles offt-ent et qu'elles ne peuvent
doniier, c%st véritablement montrer qu'on n'est
guère clairvoyant, et bien moins que si l'on
n'avait manqué de les suivre , que 'parce' qu'on
ne' les avait pas aperçues. .c..ijLJi^
La méthode de ne point errer est recherchée
de tout le monde. Les logiciens font profession
d'y conduire, les géomètres seuls? y arrivent, et
hors de leur science et de ce qui Tinfiite, il n'y a
point de véritables démonstrations; tout l'art en
est renfermé dans les seuls préceptes que nous
avons dit; ils suffisent seuls, ils prouvent seuls;
toutes les autres règles sont inutiles ou nuisibles.
Voiïà ce que je sriis par une longue expqri^uce
dé toute sorte de livres et de personnes.
"'^Et sur cela je fais le même jugement de ceux
qui disent que les géomètres ne leur donnent
riài de nouveau par ces règles, parce qu'ils les
avaient en effet, mais confondues parmi une mul-
titude d'auti-es inutiles ou fîiusses dont ils ne pou-
vaient pas les discerner, que de ceux qui, cher-
chant un diamant de grand prix parmi un grand
nombre de faux , mais qu'ils ne sauraient pas en
distinguer, se vanteraient, en les tenant tous
ensemble, de posséder le véritable; aussi bien
que celui qui, sans s'arrêter à ce vil amas, porte
la main sur la pierre choisie que l'on recherche ;
et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.
Le défaut d'un raisonnement faux est une
maladie qui se guérit par les deux remèdes in-
diqués. Ôii eii a composé un autre d'une infinité
d'herbes inutiles, où les bonnes se trouvent en-
veloppées, et' où elles démeurent sans ej^et, par
fés mauvaises' qualités de ce mélange. ' ' ■..
Pour décofuvrir tous les sophismes et toutes les
équivoques des raisonnements captieux, les logi-
ciens ont inventé deà noms barbares qui élon-
)K»nt ceux (|ui les entendent; et au ficu qu'on no
t^ëut dê^^lbtoiik les 1-epii^ dk%ëMÙd4%iii'
Mi^s(Ssé'qii*én tarant' les deuit bouts que les g&-
mè?trés à^si^nent , ils 'ek biit marqué uh nombre
étrâhge d'autres où ceUxMâ se tronvèiit èompris,
sans qu'ils sachent lequel est le boil.' ■ ' ''^ *i'
Et ainsi, en nous montrant un norhlîfé'âe^èfe-
miris différents, qu'ils diseiit nous conduire où
nous tendons, quoiqu'il n'y en ait que deux qui
/ihênent, et qu'il faut savoir marquer eiiparti-
Mïiéi', On prétendra que la géométrie, qui les as-
signe certainement , ne donne que c^ qu'on te-
nait déjà d'eux, parce qu'ils donnaient en effet
la même chose, et davantage; sans prendre garde
que ce présent perdait son prix par son abon-
dance, et' qu'il ôtait en ajoutant. '^'"
R'ieU n'est plus commun que les bonnes cho-
ses ; il n'est question que de les discerner^, ' et 'il
est certain qu'elles. sont toutes naturelles et à' no-
tre portée, et même connues de tout ïe'ttiptlde.
Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est'tiriî-
verèel. Ce n'est pas datis les choses extraordi-
naires et bizarres que se trouve l'excellence de
quelque genre que ce soit. On s'élève pour y ài*-
river, et on s'en éloigne. Il faut le plus souvent
s'abaisser. Le^ meilleurs livres soiit ceux' que
chaque lecteur croît qu'il aurait pu faire; la na-
ture, qui seule est bonnéé est toute, faniîlière et
commune, "^-^''f ^^ i.^.i..o. ..^ ..i^.r
Je iie faiS^'Mic pi^s'^iàe'dmité- qèe ^ès réglée,
étaùt les véritables, ne doivent être simples,
naïves , naturelles , comme elles le sont. Ce n*est
pas Barbara et Baralipton qui forment le raison-
nement. Il ne faut pas gninder l'esprit; les ïïia-
nières tendues et pénibles le remplissent d*une
sotte présomption , par une élévation étrangère
et par une enflure vaine et ridicule, au lieu d'Une
nourriture solide et vigoureuse. L'une dés rai-
sons principales qui éloignent le plus ceux qui
entrent dans ces connaissances, du véritable che-
min qu'ils doivent suivre, est l'imagination qu^on
prend d'abord que les bomies choses sont inac-
cessibles, en leur donnant le nom de grandes',
hautes, élevées j sublitAes. Cela perd tout. '3e
voudrais les nommer basses, communes , fami-
lières : aç^^ noms-là leur conviennent mieux; je
haie les mots d'CnflUrèJ " '
l'.i 1 i ; ' * ' '' ' ' '
" ^.
^^\ pK'inieic chose qui s'oflVeà rhonnncipinml
C38
tt"8ô regarde ; c'est sWi» C6tp$*, É^fe^à-dlré me
tërtîaine portion de matière qui lui est propre.
Mflls, pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il
la compare avCc tdut eo qui est au-dessus de lui
el'tout ce qui est au-dessous, alin de reconnaître
lies justes bornes.
w*' Qu'il ne s'arrétd donc pas à regarder simple-
ment les objets qui l'eiivironnent; qu'il contemple
la natuix» entière dans sa haute et pleine majesté ;
qu'il considère cette éclatante lumière, mise
' comme une lampe éternelle pour éclairer l'uni-
vei*s ; que la terre lui paraisse comme un point
au prix du vaste tour que cet astre décrit ' ; et
qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour n'est lui-
mêrflC qu'un point très-délicat à régai'd de celui
, qve Iqs astres qui roulent dans le fiiunament em-
jj^f^sent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'ima-
, ig^ation passe outre. Elle se lassera plutôt de con-
cevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous
voyous du monde n'est qu'un ti*ait imperceptible
dans l'ampk sein de la nature. Nulle idée n'ap-
proche de l'étendue de ces espaces. Nous avons
Leau enller nos conceptions , nous n'enfantons
que des atomes au prix de la réalité des choses.
; C'est une sphère infinie dont le centre est par-
tout, la circonférence nulle part. Enfm c'est un
des plus grands caraqjères sensibles de la toute-
puissance de Dieu, que notre imagination se perde
:4^ cette pensée.
' , Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce
qu'U est au pi'ix de ce qui est; qu'il se regarde
comme égaré dans ce canton détourné de la na-
ture ; et que de ce que lui paraîtra ce petit cachot
où il se trouve logé, c'est-à-dire ce monde visible,
il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les
villes, et soi-même, son juste prix.
Qu'est-ce que l'homme dans l'infini? Qui peut
le comprendre? Mais pour lui présenter un autre
prodige aussi étonmmt, qu'il recherche dans ce
qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un
. ciron, par exemple , lui offre dans la petitesse de
son corps des parties incomparablement plus pe-
tites, des jambes avec des jointures, des veines
dans ces jambes, du sang dans ces veines, des
humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces hu-
meurs, des vapeure dans ces gouttes; que, divi-
sant encore ces dernières dioses, il épuise ses
* Pascal s'exprime ici d'après les idées populaires conformes
au système de Ptoléniée , qui faisait tourner le soleil et les
planètes autour de la terre , regardée comme le centre de l'u-
nivers. Cependant Copernic avait, dès l'an Iô30, publié son
système , ou plutôt celui de Pythngore , ou de Philolaiis son
disciple; et, après la découverte des télescopes par Galilée,
en 1610, les savants en avaient reconmi l'évidence;
'I PENSÉfB'I>E»PI^MAl;','<'«
forcer et 'ms côtiéëptAm^yt ffdé'ït'ûhniiér ^bjet
où U peut arriver ^It maintenant ccïai de ^btre
discours. Il pensera peut-être que c'est là l'ex-
trême petitesse de la nature: Je veux lui faire
voir là dedans un abhne liouveau. Je tcuX !tii
peindre, non-seulement l'univers visible, maïs
encore tout ce qu'il est capable de concevoir de
l'immensité de la nature, dans l'enceinte dé Cet
atome imperceptible. Qu'il y v<Me tine infinité de
mondes, dont chacun a son firmanwnt, se» x^-
nètes, sa terre, en la même proportion quelle
monde visible; dans cette terre, des animaux, «t
enfin des cirons, dans lescjucls il retrouvera ce
que les premiers ont donné, trouvant encore datis
les autres la même chose, sans fin et sans repos.
Qu'ilse perde dans ces merveilles, aussi étonnantes
par leur petitesse que les autres par leur étendue.
Car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt
n'était pas perceptible dans l'univers, impercep-
tible lui-même dans le sein du tout, soit mainte-
nant un colosse, un monde, ou plutêt un tout, à
l'égard de la dwnièPC' petitesse où l'on h0<>p^t
arriver? ■ '' ^noh-'Ki <iin)f. .iv.UA'^'">',\\ M.loit <
Qui se considérera de la sorte s'effraiera, sans
doute, de se voir conime sui^endu dans la mrtsse
que la nature lui a donnée entre ces deux abî-
mes de l'infini et du néant, dont il est également
éloigné. Il tremblera dans la vue de ces merveil-
les; et je crois que, sa curiosité se changeant en
admiration, il sera plus disposé à les contempler
en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car, enfin, qu'est-ce que l'homme dans la na-
ture ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à
l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. It
est infiniment éloigné des deux extrêmes, et son
être n'est pas moins distant du néant d'où il est
tiré que de l'infini où il est englouti.
Son intelligence tient dans l'ordre des choses
intelligibles le même rang que son corps dans
l'étendue de la nature; et tout ce qu'elle peut
faire est d'apei*cevoir quelque apparence du mi-
lieu des choses, dans un désespoir éternel d'en
connaître ni le principe ni la fin. Toutes choses
sont sorties du néant, et portées jusqu'à l'infini.
Qui peut suivre ces étonnantes démarches? L'au-
teiu* de ces merveilles les compreiskd; nul autre^nc
peut le faire. ero .1- t\H Ui i/tMii^,'
Cet état, qui tient le milieu c^treleç extrêmes,
se trouve en toutes nos puissances. Nos sens
n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous
assourdit, trop de lumière nous éblouit, trop de
distance et trop de proximité empêchent la vue,
trop de longueur et ti'op de brièveté obscurcis-
PREMlWVa Pàllï*«:V;W[]. IV.
30
Mrs 4f»<«W^n*WWccsdéf)iaisfinî, um^mm^M
n\ ^*ç|^tvémp çh&ud ni Tcxtrôme froid. Les quaii-
,t|é^ excessives nous août ennemies, et non pas
sensibles. Nous ne le^ sentons plus, nous les
souffrons» Trop de jeunesse .et trop de vieillesse
empêchant l'iesprit; trop et trop peu de noui'ri-
^ Jurc^ troublent ses actions ; trop et trop pevtjd'iu-|
#tri}ction l'abêtissent. Les choses extrém§%|»|gitj
/pour nous comme si elles n'étaient pas, et nous
:.|ne sommes point à leur égard. Elles nous échap-
pent, ou nous à elles. i / ubin^iu
Voilà notre état véritable. C'est vCerjfipifiies'
^€9:re nos connaissances en de cerlmaf»'jl)OCi)i!e,î
que nous ne passons pas, incapables dcrsfmJii
toat et d'ignorer tout absolument. Nous soiiiï^s
sur un milieu vaste, toujours incertains 6t flot-
tants entre ^'ignorance et la connaissance,^ et si
nous pensons aller plus avant, notre objet branle
-et échappe à nos prises; il se dérobe et fuit d'une
Q fuite éternelle : rien ne peuiti'arréter. C'est noti-e
j jC<mditiçHi naturelle, et toutefois la plus Contraii-ê
à notre inclination. Nous brûlons du désir d'apr
; profondir tout, et d'édifier une tour qui s'élève
jusqu'à l'infini. Mais tout notre édifice craque
et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes,, m u dij]>
Je puis bien concevoir un homme sans mains,
sans pieds; et je le concevrais même sans tête,
Si l'expérience ne m'apprenait que c'est parla
iju'il pense. C'est donc la pensée qui fait l'être de
l'homme, et sans quoi on ne peut le concevoir.
Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous? Est-ce la
main? est-ce le bras? est-ce la chair? est-ce le
sahg? On verra qu'il faiit 'que œ' soit quelque
chose d;imiiiàtéH€l. . ; f^^ '"' «^^ ^
«îifJL»!) ^q*i';-i tioa iijp ;ii«f|t*K)!'j«ïj 'À r/jia'yil''ijui j
^j'iq -ilb'ijp 'j'i Uiiï\ y* ;tniihHi u\ ih 'nl..«^J'*l j
j »' liTioramc est si gi^and , que sa gràûdèur paraît
niême en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre
ne se connaît pas misérable : il est vrai que c'est
^^tre misérable"* que de se connaître misérable;
Jamais aussi c'est être grand que de connaître
•^qu'on est misérable. Ainsi toutes ses misères
prouvent sa grandeur; ce sont misères de grand
leur , misères d'un roi dépossédée ' ' *
[.
BQ[alheiM^'«l«i!^de ft'I^re plus cs&usul ? Au contraire ,
^^t.le ï&Q>^^ tirouvait qu'il était heureux do l'a-
voir été, parce que sa condition n'était pas de
l'être toujours. Mais on trouvait Persée si mal-
heureux de n'être plus roi, parce qu§ sa condi-
tion était de l'être toujours, qu'on trouvait^trange
qu'il pût supporter la vie. Qui se trouve malheu-
reux de n'avoir qu'une bouche? et qui ne se trouve
malheureux de n'avoir qu'un œil? On ne s'est
peut-être jamais avisé de s'affliger de n'avoir pas
trois yeux; mais on est iuppjisqlable de n'en avoir
if ri }«?.'n luoî olarv 90 9i/p o*) 9b Sfrao^j^. ium
^^'^^ùs 'âHôns une" sf ' gramîe Idée ' dé'l'àhié âe
^Witeme, que nous ne pouvons souffrir d'en être
^ftiéprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une
âîtie; et toute la félicité des hommes consiste
dans cette estime. --^ '-'^ ^mm tl oijp ^v^rr^
Si d'un côté cette finfesé gloite(îiîè1& hbttiÏÏcs
cherchent est une grande marque de leur misère
et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur
excellence; car, quelques possessions qu'il ait
sur la terre , de quelque santé et commodité es-
sentielle qu'if jouisse , il n'est pas satisfait, s'il
-ti'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande
la raison de l'homme, que, quelque avantage
|k|u'îl ait dans le monde, il se croit malheureux,
s'il n'est placé aussi avantageusement dans la
raison de l'homme. C'est la plus belle place du
monde ; rien ne peut le détourner de ce désir, et
c'est la qualfté la plus ineffaçable du cœur de
riiomme : jusque-là que ceux qui méprisent le
plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes,
veulent encore en être admirés, et se contredisent
à eux-mêmes par leur propre sentiment ; la na-
ture, qui est plus puissante que toute leur rai-
son , les convainquant plus fortement de la gran-
deur de l'homme , que la raison ne les convainc
de sa bassesse.
w
«f.VlV;
Qui se trouve malheureux de n'être pas roi,
sinon un rqi dépossédé? Trouvait-on.PauI Emile
.v.u\
¥L
L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de
la nature; mais c'est un roseau pensant. Il ne
faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écra-
ser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le
tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme
serait encore plus noble que ce qui le tue, parce
qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers
a sur lui, l'univers n'en sait rien. Ainsi toute no-
tre dignité consiste dans la pensée. C'est de là
qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la
4P
PKNSÉE8 IDE l>A5SCMK-ï^«"*
-10C . mie** «no Ji 9noo If 1110 ^ vjnô^Bnira -) ^ cldi<i
c6Wbiéh'!l'^%âl âfiiii' t^ôtcs, snns'iVn niôilW
ta'^ftfift«éUk'J'll*Mten(iorc (]an-(>rcu.\ de lui faire^
trdiJ'vbif isa'ghflîiddîV'sails ^a bassesse. 11 est, çp^J
co^e plhis 'duégerè/d^faë lui' laisser Jmiorpr iW
et'r«ûtreî 'mïti!^ ii'fei ti^-à'^ritâgëu5t.'^ê'iul k^l
présenter ruh' et «rautrè. , , ..;^
•h iiiq •it'>b 'jMf» bwir iu« ojuol» «fin- j«') J
?•»! lic.l'iof hv(x\ ''H ''l' ^» 'i'^^»a »'»^'> "'''^ '*^'^'
,QU£ V^paqio dwo $^timetHtei| prfkt^^Qtff)
s*Aifpe,jcar,U a e» luiunenatwe capable de blea;
ni^qu^il n'aUne pas pour.cela les- bassesses* qui
y çpnt. Qu'il se nwprise, paixîe que cette capa^
cité e^t yjl^ej naais qu'il ne méprise pas pour cela'
cetl« capacité , naturelle», ■. Qu'il se haïsse ,, qu'H '
s'aime : il a çu lui la capacité de connaître la vé-
rité, et d'être heureux, mais il n'a point de 'Vé^
rit^u ou coqstaûtCy ou ^satisfaisante. Je voudrais
donc porter l'homme à désirer d'en trouver,? à'
être prêt et dégagé des passions pour la suivre oà*
il la trouvera; et sachant combien sa connais-
sance s'est obscurcie par les passions, je voudrais
qu'il haït en lui la concupiscence qui la détermine
d'eHe-même, afin qu'elle ne l'aveuglât point en
faisant son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point
qu^nd il aura choisl,Uj> ,^ .f vv^ Uï î«*iii, -.i^j '
■*■ ' ' IX. ' ^ ..?/mî
Je blâme égaîement,efcet^j^' ^ûï prennent le
parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent
de le blâmer, et ceux qui le prennent de le di-
vertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cher:
chent en gémissant." '^' * ' ^'^ " '- . *'""
Lès stoiques disent : Rëutrèï âu-Sedans ' iïe
vous-mêmes, c'est là où vous trouverez votre
repos : et cela n'est pas vrai. Les autres disent:
Sortez dehors, et cherchez le bonheiir en vous
divertissant : et cela n'est pas vrai. Les maladies
viennent: le bonheur n'est ni daiis nqu^, ni ^oj-s.
de noiis; il est en Dieu et en nous ^ '' '
'\\\'^) ■ av<
La nature de l'homme se considère eu deux
manières: l'une selon sa.lîn, et alors il est grand
et incompréhensible; l'autre selon l'habitude,
con^me l'on juge de la,tiatui:« du cheval et du
chien; par l'habitude d'y voir la course, e^ ani^
mum arcendi; et alors l*A^mme est abject et vil.
iVoilà lea ^eu^.y^i^ q^l.ç^^/fln^^jug^.iâjiver^.
lAent, et qûî font tant disputer 1^ philosoplnsi^,
car l'un hi^é la supposition djii l'outre : .liun4rt;v
Ji'h^'st pas né à cette fiq^ par, toutes, ses, açtiona^
y 'répugnent ; l'autre dit; Il , s'éloigne de sq fîft,
quand il fait cé^ actions ^asstj^.^ P^Hx, ç^osesiii»n^
^j ligïifc ;iioiijb''
I Je sens que je peux n^âvoir point été: car le
'moi consiste dans ma pensée; donc mol' gui
Ip^nse n^àurais point été, i?i luu mère eût ^U^l^à^i
aVant qûe^'eusse été anjpié.. J^onc je n^ si^s 1^ ,
un être nécessaire. Je ne suis pas a\i^|^^çfte^j^>
pi infini ; mais je vois bien qu'il y a dans la na-
jture un être nécessah*e éternel, infini.
! I"- / 8H<:iI ^)IJp ^ 'r»oulqf'*0<<'JTiq *«? 29r»m08 ^mA
nf-p iLLviba'M^ iiip?«3îi
I «jdum^ gïioL Inaui'OTVnî) 8^o:t iLp ^^ano^isq xi<?
I ."iîaa^iioo jucn î'j
; Nous ne nous contenton&pas de la vie que nous
avons en nous et en notre propre être : nous vou-
lons Yivr<ed«uas l'idée des ^tttees 4'«ae.^ ima-
ginaire, et i^ous nous efforçons pour celade pa*. >
raître. Nous travaillons incessamment à embellir^ ;
0t à. conserver cet être imaginaire,, et nous nég^-ti
geons le vérit^dile; et si nous a>?ous.outiaîtratt^^j
^uillité,ou la générosité, ou la fidélité, nous nous
empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces
vertus à cet être d'imagination: nous les déta-
cherions plutôt de nous poui* les y joindre ', À
nous serions volontiers poltrons pour acquérir la' ,^
réputation d'être vaillants. Grande marque du "
néant de notre propre être, de n'être pas satisfait '
de l'un sans l'autre, et de reùôiiéer soùvêht à' iHiAî '
pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conser-
ver son honneur, celui-là serait infâme. La dou-
ceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chosl
qu'on j;a^çb^, ïjj^n^e ^,ia^or^,<?ftVMBie^^ nuar.
' '')r,'rj 'Mviiinc:. ^n M lîi-i*f>r>1 ««op fcicU \o^w^
! LWgueil 'eMrë-pé^^ tëdteS û^^^^kèr^- ç^^^^
ou il les cache, ou s'il les découvre, il Se gfôrine . .
de les connaître. Il nous tient d\iné pissessiop'
si naturelle au miheu de nos miéères et de nôi "
erreurs, que nous perdons bême la vie avec lojè. .
pourvu (pi 'on en parle. ' ' "'
pREMiÈfte; îPAjRinEv'ÀRi.: v.
4ï
rj^tù^lt , liiî nia rmiton , un crocheteiir sçf^
v^Ê^ ,*tt veut avoir ses admirateurs : et les pliilo
sôpbie^é'lpnêmes en veulent. Ceux ([ui écrivent con-
tre- làr gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien
écrit ; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire
dè>P^dii^ lui^ét mot-qu:! éétîè'cêéi, ^'ai peut-être
cette envie; et peut-être que ceux qui le liront
l'auront aussi.
1/
'Malgré la vue de toutes nos misères qui nous
totrelient et qiii nous tiennent à la gorge , nous
avetes un instinct que nous ne pouvons répHiiier,
qui nous élève. ^" i ^ -^ ": ' 1 / «^ V-
^( Uup ifôi'l ai^/ ; s.giBir junK-i -
Nous sommes si présomptueux , que nous vou-
drions être connus Ûe iiÂtèïit tiAe, et même des
gens qui viendront quand nous ne s^i^ons plus ;
et ti^i'âoWimëé &i vains, qtie l'estime de cinq ou
six personnes qui nous environnent nous amuse
et nous contente.
«;r(.n 9rji tth ni âb 8C(waolfl9iiiou 80 > ^n c^O^
on ne ^U^SâVOÎf qûé pour éh parler. On ne voya-
ga-âît pas stih-fâ'ttîèr^our ne Jamais en rien dire,
et pour leiseiilpMsîi^ de Voir, sans espérance de
s'en entretenir jamais atec personne
0' Jb àA0^ii^1l
rrîl3 3 j'y »• 8«î'
On ne se soucie pas d être estime dans les villes
ou l'on ne fait que passer; mais quand on doit y
demeurer un peu de temps, wj s'en soucip. Com-
bien de temps faut-il ? Un^ temps jf oportignaé À
notre dui^ée vaine, et chétive.*.^ ^ t • ff;^î ifi:,& f i/J >
,t.ib iiT i/rn'i' iiAr^nn iîjl'r» ,5'i')iîiîf>(' ^o^'•
Isa iiature de ramoùr-prôpre et àe jè'e riiof Iia-
main est'den'aime^ qtiesoi, et dé nié cbiisîderiér
que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empê-
cher que cet objet qu'il aime ne soit plein de dé-
fauts et de misères: il Yei||;^trp^rand,;etilsevoit
petit: il veut être heureux, et jl se voit miséra-
ble :' il veut, être, p^^rfait, et, il se ;Voit pjlein d'im-
perfections : il yeijt êtrç l'obiiet jcjLe Tamour et de
l'estime des hommes, ^|iJly,oJit qijc ses- défauts ne
méritent que leur aversion ut leur, méprijs. <^et
lealbabcffs où^a^se trouve produit è^h<î la plus i^^
jjuste et la plus criminelle pà^Mt^ qii^iï^soii fk)!^-*
[sible de s'imaginer; car il conçoit une haine mor-
jtelle contre cette vérité*<^tii le reprend et qui le
convainc.de ses défauts. Il 4ésirerait de l'anéan-
tii', et ne pouvant la détruire en elle-même, il 4a^
détruit, autant qullp^ut, dans sa iconn^^i^ancg.
et dans celle des autres, c'est-à-dire, qq'ilniig^j
toîite son application à couvrir ses défauts ^^
aux autres et à soi-meii^e^vet^qu'il nejpeuttsoiifjit
!frir qu'on les lui fasse votç^jj^iq^^pn, les yoi€.,.,>
C'est sans doute un mal que dêtre plein de*
défauts; mais c'est enqore un plus grand mal
ique d'en être plein et de ne point vouloir les
\r^pmsLitm^ puisque é'est y ajouter^ncbte ^Kii
d'une ûiluslon|Volontaipe. Nous ne Voulons'^ks^
qp^J^^utresInotis trompent ^"'nott^%ë #(5uV^s'^
pas jjuste quf ils veuillent étrë'e^ilnés de^ôôusphis^
qu'ils ne le méritent: il n'est dbnc pas juste ^
aussi que nous les trompions , et que hcmis' vôtt-^/
lions qu'ils nous estiment phiS^tifenoHS'iie 'mé-
ritons. r^!ÇS'rjf9:î JllBb JJ (^3h
; Ainsi , lorsqu'ils ne nous déeôl^feW 'que' <èè* *
inipeFfeetionset des vices que nbû^ Wôn's «i léf-f
feyt, il estïVisibleqn'ils^^Bê'ttou^ font point detbft,^;
ui|qu#j6e ne sont pas eux qui en sont cause; et
jlifenous font un bien, puisqulls nous^ aident
npjg^idéliFrèr'^'iini mal qui est l'ignorance de
egdmjl^ecait^ns.^ Nous ne devons pas être fâ- ;
cl^^^'ilstoF/donnaisseû*^ étant juste et qti*ife
nous connaissent pour ce que noUs sommes ;'fet:>
qu'ils nous méprisent, si nous sommes mépri-
/: iables. '*
»^^f • i' Yoiià les sentiments qui naîtraient d'un'coçjlr
qui serait plein d'equite et de justice. Que de-;,^
vons-nous donc dire du nôtre, en y voysaptairei
(disposition toute contraire? Car )^'i^str*ijpûg,vrjM.r
que nous îiaïssons la vérité et ceux qui nous \^ \
disent, et que noys aimons qu'ils se trompent à
i^oti'e avantage, et que nous voulons être esti-
més d'eux autres que nous ne sommes en effet?
: En voici une preuve qui méfait horreur* La
lieligion catholique n'obhge pas à découvrir* ses;
péchés indifféremment à tout le monde : elle gouf-
fre qu'on demeure caché à tous les autres hom-
rhes ; mais elle en excepte un seul , à qui elle
commande de découvrir le fond de son cœur, et
de se faire voir tel qu'on est. Il n'y a que ce seul
homme au monde qu'elle nous ordonne de désa-
bjuser, et elle l'oblige à un secret inviolable , qui
fait que cette connaissance est dans lui comme
si elle n'y était pas. •Pent'-oiî s'imaginer rien de
pïus charitable et de plus doux? Kt néanmoins
fô
• /
IfBOiSÉBS.PEi l^ti«^rfP
4esprUicipaIes: raisins qui a fait ly^oUl^.f^^itfr^
rÉglise uue grande partie de l'I^Bqp^,,,) u^v^ j
Que le cœur de l'iioiume est Uy'uiil^i «^ 4w"ai-
(goriuftble, pour trouver mauvais qu pu JVblige
,d£ fwire à régwd d'uu Iwniiue ce qu'il ^r,ait
,1 justOy en queiquo sorte, qu'U i^k^mf^ ^^ l^ous
u^tJllMIpneslCQji* est-il â^to qM&)i^Ç^s ^.jt^mi
pions? jf II. />!!.. M 1
Il y a différents degrés dans cette aversion pouii
la vérité : mais on peut dire qu'elle est dans toué
.e^^quelque d^gré^, parce qu;<?Uç e^t inséparable
.j^ç l'amourrpropfe,. Ç'içs^ (jette mauvaise délica-l
.,t^^ qui,ol)ligp çç\^^ qi4 sçnt; dans It^ nécessité
J4|5>fyfirendre les, çiutr^ •> ,4^ choisi»; tant ^e tou^
\ct de teinpéraments pour èyijter de les choqiîer^
Il faut qu'ils dimiiuient nos défauts, qu'ils fast
^nt semblant de les excuser, qu'ils y méleqt deâ
Ipuanges et des témoignages d'affeption et d'es*
lime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas
d'être amère à l'amour-propre. Il en prend le
, moins qu'il peut, et toujours ayec, dégoût, et sou-
vent même avec up i^r^t; 4éj3>it contre ,ç)eiiK <|ui
Ift lui présentent. .;,,,, ^ .,■• , , .ji:. . ^,;„,/
Il a^-rive de là quie si on a quelque mtérêt' d'ê-
tre aimé de nous, on s'éloigne de nous rendre un
office qu'on sait nous être désagréable ; on nous
traite comme nous voulons être traités : nous
haïssons la vérité, on nous la cache; nous vou-
. Ions être flattés, on nous flatte j nous aimons à
^tre trompés, on nous trompe, '
C'est ce qui fait que chaque degré de bonne
fortune qui nous élève dans le monde nous éloi-
gne davantage de la vérité, parce qu'on apprêt
hende plus de blesser ceux dont l'affection est
. plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un princQ
sera la fable de toute l'Europe , et lui seul n'en
saura rien. Je ne m'en étonne pas : dire la vérité
est utile à celui à qui on la dit, mais désavanta-
geux à ceux qui la disent , parce qu'ils se font
haïr. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment
mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils
servent ; et ainsi ils n'ont garde de lui procurer
un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus
ordinaire dans les plus grandes fortunes ; mais
les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il
y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des
hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illu-
sion perpétuelle ; on ne fait que s'cntre-tromper
et s entre-flatter. Personne ne parle de nous en
notre présence connue il en parle en notre ab^
.^qnw. .|♦'jp^^,(^^uj,^, e^tya Jç^.^9^n(àes^,i^e^t
jfoi>,an4,4U d^;i^),lpj:^jl.rtje^Ç p^j.quoiqi^^i^
qvfiarlci alpf^fili^^^ge^^Bit^ptsaiîs passif
L'hommC; n'ejft |d9?iÇ/ qifc 4iigm3emçnt(, qwe
mt^soi^V» e^ihyppcrisiç, etp^.s<^irmême,,et ^1 é-
.g^j-d d^^f^mu-cf. ILpe yjeu^t.pas qu'on luidi^çJa
vçriitç., jL^Vijt^ de Ija^^ircau^ 9;u.trqs ; et tpijfes
1^ m^n^o;^, mPj (TWrW«.i^at.urem (ians,»?»
^m^*^^ fcuol «j^<i ^ d'il /iif.q a'je .^^ihh a^^ ^ >»biil
■■'^ Fïiiméié'ïïê rnMiné j'ÛêërtUhïïéWyei^
•f ViH> î,! » cbnHàissttnces naturelles J ■ - " '''f'
«î /u?Kj -il ^îii;ji)iji<| r. >l jijp -i'jarifn-/u9 ifi :fî'jm
Hiiol liijh'ffïJï'V' h\\ .iilfclq 'j8înoifl'>l(lifmo?im
; (delçjuilm^^
le monde n est ^ pas étonne de'sa'faiDlêsse^ On
agit sérieusement, et chacun suit sa condition,
non pas parce qu'il est bon en eff'et de la suivi'e,
puisque la mode en est; mais comme si chacun
savait certainement où est la raiéljin et IH jilkic^e.
On se trouve déçu à toute heui^é;^/pai' uie
plaisante humilité, on croit que c'est sa faute , et
non pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'a-
voir. Il est bon qu'il y ait beaucoup de ces géns-
là au monde, afin de montrer que l'homme est
bien capable des plus extravagantes opinions ,
puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans
cette faiblesse naturelle et inévitable, et qu'ii «àt,
au contraire, dans la sagesse naturelle. /!^ ''''
1
•iii.iin t;ij jijoi yl l«^iupBuL«'idatKj al Vj it^>iim{ ai
.1^ faiblesse de 1^ xm^U A^ rhommç paraît
bien davantage en ceux qui ne la connaissent
pas qu'e^ ceux qui la connaissent. Si on est trop
jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieux,
de même. Si on n'y songe pas assez, si on y songo
trop, on s'entête, et l'on ne peut trouver la vé-
rité. Si l'on considère son ouvrage incontinent
après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu. Si
trop longtemps après , on n'y entre plus. Il n'y a
qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu
de voir les tableaux : les autres sont trop près ,
trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l'as-
signe dans l'ai't de la peinture. Mais dans la -ijé-
rité et dans lamorol^^ gu^ rias^ignprja,^^^
•> » >i /
Ht.'
r î.
;i <«Jp
^niiip
■T>iî
Cettje maîtresse 4'ejrreur, q^p, ^'bjftvfi^!|e,|an-
PREMIÈRE P*AtltîE*/Am\ VI.
'ii3
'1àlfeié^'^ïïA<]«\' éét 'd'àutaYit 'plu^' fôUi-lie, Qu'elle
lïè i'èst pas toujours ; car elle serait règle infail-
lible dé la yérltë, si elle l'était infaillible du men-
songe. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne
donne aucuiié marque de sa iqnatité^ mart^uant
dé môme caractère le vrai et le fknt.
' Cette superbe puissance, ennemie de la raison,
qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour
montrer combien elle peut en toutes choses , a
établi dans l'homme une seconde nature. Elle a
'ses heureux et ses malheureux; ses sains, seis iiia-
lades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous et ses sa^
ges : et rien ne pou^ j dépite, ^avantage que dé
voir qu'elle remplit ses hôtes" d'une satisfaction
bpaïicoup plus pleine et ei^tière qi^e la raison : les
habiles paiv imagination se plaisant tout autre-
ment en eux-mêmes que les prudents ne peuvent
raisonnablement se plaire. Ils regardent les gens
avec empire ; ils disputent avec hardiesse et con-
fiance; les autres avec crainte et défiance: et
cette gaieté de visage leur donne souvent l'avan-
tage dans l'opinion des écoutants, tant les sages
imaginaires ont de faveur auprès de leurs juges
de même nature ! Elle ne peut rendre sages les
fous ; mais elle les rend contents , à l'envi de la
. raison, qui ne peut rendre ses amis que miséra-
^^.^es. L'une le^^fl[x]b/|Ç^^,^9if§^r^^fjr^,l^^
^Yj;ç de honte^,,,,,..^,j ^^ ' ,;/ ^ .g..."}T ^d. . '
Qui dispense la réputation ? qui donne le res-
pect et la vénération aux personnes , aux ouvra-
.^.ges, aux grands, sinon l'opinion? Combien toutes
.les richesses de la terre |SQn^-^lles insuffisantes
^ sans son consentement!,,^ ^, 1 . t .. . ,„,„ . .,
L opinion dispose de tout; elle lait la beauté,
la justice et le bonheur, qui est le tout du monde.
Je voudrais de bon cœur voir le livre italien,
dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul
bien des livres, Délia opinione, regina del mondo.
J'y souscris saiis le connaître, sauf le nrnl, s'il
O;^;^)/; / ao \y .sfvr.fi /f\{\ m;»<.(»<-. /'îf m. \?, /hit m >l'
''' "Là chose la plus Importante à la vie, c'est le
clioîx d'un métier. Le hasard en dispose. La cou-
tume fait les maçons, les soldats, les couvreurs.
"Ç'estun excellent couvreur, dit-on; et en par-
■''tant des soldats : Ils sont bien fous, dit-on; et
les autres, au contraire : Il n'y a rien de grand
que la guêtre; le reste des hommes sont des co-
quins. A force d'ouïr louer en l'enfance cx*s mé-
tiers, et mépriser tous les autr<»s, on choisit;
car'ritttiirriretTicrllon tiime là vi^jjtw, et fou' hait
l'imprudence: €es most nous émeuveBffc r «n he
pèch^il**^ dëtis l'application ; ^t la force de la
coutume 'est él grande, que des pays entiers
sont tous de maçons , d'autres tous de soldats.
Sans doute que la nature n'est pas si uniforme.
C'est donc la coutume qui fait cela, et qui en-
traîne la nature; mais quelquefois aussi la na-
ture la surmonte, et retient l'homme dans son
instinct , rtialgré toiïte la coutume, bonne ou
mauvaise, > .;» ,j
'^'''Ï^oIb ne^n^us tenons jamais au présent.'Dffib
anticipons l'avenir comme trop lent, et comme
pour le hâter; ou nous rappelons le passé, pour
l'arrêter conime trop prompt : si imprudents,
qiie nous errons dans les temps qui ne sont pas
à nous, et ne pensons point au seul qui nous ap-
partient ; et si vains, que nous songeons à Ceux
qui ne sont point , et laissons échapper sans ré- -
flexion le seul qui subsiste. C'est que le présent
d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre
vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est
agréable , nous regrettons de le voir échapper.
Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et nous
pensons à disposer les choses qui ne sOnt pas en
notre puissance, pour un temps où noiis n'a-
vons aucune assurance d'arriver. ' ' ' ^ ... .
Que chacun examine sa pensée , il la trôùVèra
toujours occupée au passé et à l'avenir. Nous ne
pensons presque point au préseiit; et si nous y
pensons, ce n'est que pour en prendre des lu-
mières pour disposer l'avenir. Le présent n'est
jamais notre but : le passé et le présent sont nos
moyens. Le seul avenir est notre objet. Ainsi nous
ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre;
et nous disposant toujours à être heureux , il
est indubitable que nous ne le serons jamais, si
nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle
dont on peut jouir en cette vie.
. i!f-'»:H:
n-iq
:1^^...i:.i
'h. *
.. l^otre imagination nous grossit si fort le temps
présent , à force d'y faire des réflexions conti-
nuelles, et amoindrit tellement l'éternité, man-
que d'y faire réflexion , que nous faisons d£ l'é-
ternité un néant, et du néant une éternité; et
tout cela a ses racines si vives eu nous , que
toute notre raison ne peut nous e^ défeiidre.
YIL
:,i;î u-\'.
Croniwcll allait ravager toute la chrétienté
m
PEWifeE^'fcriugdà'r'"'*
(ji-jAT n.ui irri !f-no/»«»vi ">?, j^Ki
de la Jo\ ; elle ,eçt toute i;a;îias^(» eu soij.e^
8cf ^itddhs sou . .
trembler sôùs' lui; ^tfs ce "petit gfayier, (qui,
n'était rien ailienïi^, ïViîè eii m endroit, le Voiïà
mort, sa famille abaissée^ e^ le roi rétabli.
On ne v»«lt>re^è rteh'<}e'lttstiè''«; «InJ^i^
qui ne change de qualité » en changeant de cli-
mat. Trois degrés d'élévaikm du i^ôle renver-
sent toute la jurisprudence. Un méridien décide
de la vérité , ou peu 4'a^nées de possession 3.
Les lois fondamentales changent. Le droit a ses
époqqe^. ,pia|sante , justice , . qu'une rivièi'e ou
une montagne borne JYjéJâi»^«iV^te^'4efr»»RyT
réftées,.çrr^urau deIà.,,,,r,,HtM«tj -s^^hx-A vnuo.
'^Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants
et des pères, tout a eu èa place entre les actions
vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant
qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il
demeure au delà de l'eau, et qu^ ^oii^ p^lpçe a
querelle avec iVmien, quoique je^n'içn aie.auçuue
avec'ïiiisf ''''/j''_'^/ ^'^/ ,,,.j,,*.>. , .?,, ,, ,,
i\ y à sans'sioute ,S(Bs1m^ mais
cette belle rai^'n corrompiiie a tout corrompu :
Nihil amplins nostri est; quod nq^ruin dici-
mtàj artis est; ex seîiatusconsultis çt plebisch
lis crimina exercèntur; ut olifii vi^jiiSf sjc f^tiûîc^l ^
legibus laboraMs. " '" ' ''' ^ ^^,/^ , ,'
De cette confusion arhye que vun qitque
réà'sënce dé la justice est l'autorité du législa-
teur; fautrë, la commodité du souverain; l'au-
tre, la ebutume présente , et c'est le plus sûr :,
rien , suivant la seule raisoii , n'est juste de soi ;
tout branle avec le temps; la coutume fait toute
l'équité, par cela seul qu'elle est reçue; c'est le
fondement mystique dé son autorité. Qui la ra-
mène à son principe l'anéantit ; rien n'est si
fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui ,
leur obéit parce qu'elles sont justes obéit à la
justice qu'il imagine, Inais non pas a l'essence
» Quelques nouvelles éditions mellent ici urètre; mais on
Ut uretère dans les anciennes^ ot j'ai cru devoir les suivre.
* C'est-à-dire, de qualité dans l'opinion des hommes , mai^
non pas de nature en soi. Cette pensée est imitée de Montaigiiè.
3 Peut-être conviendrait-il de lire : Un méridien décide de
la vérité. En peu d'années de possession, les lois foudamen-
tales changent, {tjùiiloïnle \1S7.)
♦ Presque tout ce paragraphe. est tiré oU imité de Hfonlaigne.
Voyez ses Essais^ liv. Il, ch. XII, cte , , - ?
^ Voyez part. I, i\i\. TA', ^ 3. ' ' "' ' ' ' ' " '
est _ lo^ ^ et f jçn , ^i^yf^Çagp, , Qui ,youd^a. ep pxfl,.
jmi^^er ii n^P^ifi,^ tro^ypr^. 4 ûOWf et.^i l^g^i
^ue,^ s^ij n',^^^.^âccoijtivïn4>,coi^|^pteïl, Iç^pw-
digeç^ de l'^ajgi;)iit|pi^ , ,^y majj^^p ,il , .^dmirora' j
^luun sfèclQÎ^ui.m^ ^^t^a^ul^ 4e,ponïnç:^t,49 .
jrévor.ence. J[|^àrt ; ^ ^ iiouleyer;ser le^|é^a^,,!^'^ii
d'epra^icf les coutume^ . établies y en, soi^s^t, i
jusque dan^ . lei^r ^Qui;çe jpour y fîiire, ^•e;n^rq^e^^ .
leur 'défaut d'av|prité (^td«^iu§tice.(l Jfaut,4if'Qn^
tecourir aux lois fondamentales et primitives de
J'état, qu'une coutume injuste a abolies; et c'est
I
un
jeu sûr pour tout perdre :^ rien ne spra
juste à cette ' l)afènfcéf. ' Oepériiîapt le | j^Ûp^e
prête aisément l'oréillé a cîîs àiscburs': il 'séî^'j
cotre le jduè dès cjii'îl le reconnaît; et lès ci'ahd's*'
eri profitent à sa ruine, et A celle de ces éurièiix
éxainlnateurs dies cdntiime^ i-éçûes. Mais,' Mi-
un' défaiit coiitrail^t '^ 1es''hb<nmes ci-b^etit ^tVéF- ^|
quèfois pbiivoii* fàïre' ' àvèb ' fièiice tout ce'qùf "
n'est pas saris exéiiiple' . C'est po'urqni^'i ïb' jilii^'
sage des législateurs disait que ; pbui^ le bM'' ■
des hommes , il faut souvent lés piper; et iîb
autre, bon politique '. Cwn veritatèrk qua ïibe^
retiir igiiùret, eècpedit quoÛfallatur, Il ne f^iit^
pas qu'il sente la vérité de riisùrpàtion *: elfe" à' *
été introduite autrefois y sjkps raison; il faut la
faire regarder comme authentique , éternelle ,
et , en cacher le commencement, à diirâ^vv^t
mi'elljepreiiipe bientôt fm i
vr ifpi<>^'«ui"q 89aorta >h
f.J
' Lc^plus grand philosophe dii monde^Sjjf; ^iiji^ft^j^
planche plus large qu'il ne faut 'pour- ma^j^. ^
cher à son ordinaire , s'il y a à.|i-desspi|S up,i.^
précipice, quoique sa raison ,1e convainque. ^^.
sa sûreté, son imagination prévaudra, Plusiçup^,^;^
ne sauraient en soutenir la pensée sans pâlir étjj,^
suer. Je ne veux pas en rapporter tous les effëts
Qui ne sait qu'il y en a à qui la vue des chats,
des rats, l'écrasement d'un charbon, empor-
tent ; la £aiM)njhoi'i dos gOD^^?- '-'^ -' '^^ '''**'^
Jii y-ii
Mi.
1 f »i>ni
..a*>q v^.luoh .'if»
' Ne diriez-vous pas que ce magistrat, ^Qnti^
vieillesse vénérable impose Je respecî; à tout up
i . ' .' D '.^ ^auii '=' '1 '•''»'"*- ' ^^'■**
i» TDaltis rédîtiori de 1779, on lit Ici, jKtu^r , marquer ; ^ax» ^f)\
diautreaplus modernes ,'î*dï*r'y rerkàrqûe'^ 1- mais lés âncienpes
et celle de 1787 portent pour y/aire remarqtccr) ce qui ine' *''
parait être le sens de l'autei^r
2 Cette phrasé, qui est clans l'édition de 1787
ni dans .celle de 1779, ni (tons les nouvelles
consrrvt'r, ♦
ne sç trouve
j'ai cf u (fevoir 1^ ' '
peuple, se gouverne par une raison pur^ et su-
bll'iîte, et ^u'irjtifèe des clioscspai- leur nàtilre.*
sans s'ah'êtèl^'hifx Vaines circonstances^ qui né'
blessent que l'înïaginatlon des faibles ? Voyez-
le entrer dàïîs là place ou il doit rendre la jus-
tice.' Le' voilà pi'è^ à' écouter avec une gravité
e^^emplaîre: iSi l'avocat vient à paraître, et que'
la nature lui ait donné une voix enrouée et un
tout de visage bizarre, que son barbier l'ait mal
rasé, et si lé hasard l'aencore barbouillé, je pa-
rie la "perte de la gravité du magistrat. ^ * ^
^)L*|Ç^prit du p|^s gi:ai\d n9fl[||ïfp4tt.i^9oad|?n^r
pas si indépendant, qu'il ne soft ^pjfif à çtrp trou-
bla par le moindre tintamarre qui se fait autour
de lui. Il ne faut pas le bruit. d'un, jcaijpn pour
empêcher ses pensées : il ne faut que Je bruit
d'unç^ girpuette ou d'une poulie. JV^e vou^ éto^-
nçz pas s!ii ne raisonne pas bien à présent| unes
mouche, bourdonne à ses oreilles ; c'en est assez
pçjir le rendre incapable de bon conseil. Si vousr,/
voulez qu'il, puisse trouver la vérité, chassez cet
animal qui tient sa raison en échec, et trouble
ce^e puissante intellig^j^qç^, q^ .g;p,uvçrn.e içs
villes^tle? royap[}p^.,ji;yj-f^^ ^1 eUsc: liijp é
fil Jwjj'1 \i ^.M/ihi r^ij|^^j<'toVi3rjb,tiiiiii«0'!;îiu ^
La volonté est un des principaux organes de
la croyance : non qu'elle forme la croyance ;
mais parce que les choses paraissent vraies ou
fausses , selon la face par-où on les regarde. La
volonté qui se plaît à l'une plus qu'à l'autre
détourne l'esprit dé considérer les qualités de
celle qu'elle n'aime pas : et ainsi l'esprit, mar-
chant d'une pièce avec la volonté , s'arrête à re-
garder la face qu'elle aime; et en jugeant par
ce qu'il y voit, il règle insensiblement sa croyance
suivant l'inclination de la volonté. ,/ , ? .,
humain,j;en sai^^qui,, poin;,pp pj^p Jpml?pr jj^«ip^^
jcet araQur-proj)re , qnt été le^.plu^ |njy^{,^s^fi%
Imonde à coiitre-biai^. Le moyen,^sûr^^^ pèï;4rç|,
une affaire toute juste était, de ^a^le|;p,f£^ir|ô,r,ç- ■
commander par;ieu^p,;o^^ W^v^h J(^jf>
tii!
.,M .. xiy. -- -• "'
■o.n'o . ;,0U'.f;i''i iiiU ;fi'"î '^>''>
Nous avons un autre principe d'erreur^ savôii?,
les maladies. Elles nous gâtent le jugement et le
sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je
ne doute point que les petites n'y fassent im?
pre^ibn à proportion. '^ '7 '■iui'.'!^'..v/'ri'i''.',
Noti-e propre iutérêt éûi ' encore ïïli merveit- '
leux instniment pour nous crever agréablement
les yeux. L'affection ou la haine change la jus-
tice. En effet, combien un avocat, bien payé par
avance, trouve-t-il plus juste la cause qu'il
plaideJ.M^iis, par une autre bizarrerie de l'esprit
Uiniiî fia çhoiïi
iN'
î L'imagination grossit souvent les plus petits
pbjet^ par une , estimation fai^tastique, jusqU^à
jenrenqplir, notre âme; et, par une insolence téT*,.
méraire, ellejan^oitt^ritries phis grands jusqu'àui
notre mesur^.. .i^J .^ ?, jf i/ui:! ,1, ai;»? inji
I p'-> h I01I il .tntJï^nnrit) ?5*rrî+r.'>(ar-:a()^ fh*l '^j f
La justiôe fet là ' vérité éont deux pointée"^
subtiles, que tlbsInstrtiïAents sotii trop éhibussé'â'*
pour y toucher exactement. S^ls y arrivent, ils
en écachent la pointe , et appuient tout autour,
plus sur le faux que sur Te vrai.
! ^ lies impressions anciennes ne sont pas seules
capâWes de nous amuser : les charmes de Ja;
nouveauté ont le même pouvoir. De la viennent !
toutes les disputes des hommes qui se repro-
chent, ou de suivre les fausses impressions de
leur enfance, ou de courir témérairement apr^ès ,
les nouvelles. " '*" \ '^".'^''-Jv "^'■■^.." " vy
Qui tient té juste milieu ? Ou'il paraisse , et
qu'il le prouve. Il n'y a principe , quelque na-
turel qu'il puisse être , même depuis l'enfance ,
qu'on ne fasse passer pour une fausse impres-
sioii, soit de l'instruction, soit des sens. Parce
que, dit-on, vous avez cru dès l'enfance qu'uj^ .
coffre était vide lorsque vous n'y voyiez rien,
vous avez ci^u le vide possible ; c'est une illusio^n
de vos sens, fortifiée par la coutume , qu'il.faûl;
que la science corrige. Et les autres disent , au
cjontraire : Parce qu'on vous a dit dans l'école
qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre
sens commun , qui le comprenait si nettemeut
aVant cette mauvaise impression qu'il faut coi;-./
riger en recourant à votre première nature. Qui
^ donc trompé, les sens ou l'instruction ?
Toutes les occupations des hommes sont af
avoir du bien ; et le titre par lequel ils le pos-
sèdent n'est, dans son origine, que la fantaisie
de ceux qui ont fait les lois. Ils n'ont aussi au-
cune force pour le posséder sûrement : millg
46
^EN8ÉEs: «ôB ^Pxmmp>^'^
aiJddenls le leur ravissent. lï en ë*t denaême de"
la- science : la maladie nous Tôte.
»lil<ii*t' XIX. . flu'l '^irub ^hif^di
.ûtt*e*tT«^ ique n<>9 pripclpea iM^tuifeJs.,, «inon
nos principes accoutumés'? Dans lès enfants,
ceux qu'ils ont reçus de la coutumedc leurs pères,
comme la chasse dans les ïmimaux.
Une différente coutume donnera d!autrcs
principes naturels. Cela se voit par expérience ;
et s'il y en a d'ineffaçables à la coutume, il y
en a aussi de la coutume ineffaçables à la na-
ture. Gela dépend de la disposition.
-Les pères craignent que l'amour naturel des
^auts ne s'efface. Quelle est donc cette na-
ture sujette à être effacée?, La coutume est une
seeonde nature qui détruit la premièi-e. Pour?.,
q«oi la coutume ii'est-eUe pas naturelle? J'ai,
bien peur que cette nature ne soit elle-même
qu'une première coutume, comme la coutume
est une seconde nature.,
fih f*i,^MJi> »uoq i^qfrj' )h {\
V Si nous rêvions toutes les nuits la même
chose, elle nous affecterait peut-être autant que
les objets que nous voyons tous les jours;
^i si un artisan était sûr de rêver toutes les
nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je
crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un
roi qui rêverait toutes les nuits , douze heures
durant , qu'il serait artisan. Si nous rêvions
toutes les nuits que nous sommes poursuivis par
des ennemis , et agités par des fantômes pé-
nibles, et qu'on passât tous les jours en di-
verses occupations, comme quand on fait un
voyage, on souffrirait presque autant que si
cela était véritable, et on appréhenderait de
dormir, comme on appréhende le réveil quand
on craint d'entrer réellement dans de tels mal-
heurs. En effet, ces rêves feraient à peu près
les mêmes maux que la réalité. Mais parce que
les songes sont tous différents et se diversifient,
ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on
voit en veillant, à cause de la continuité, qui
n'^st pas pourtant si continue et égale, qu'elle
ne change aussi , mais moins brusquement , si
c,e' n'est réellement , comme quand on voyage;
et, alors on dit : Il me semble que je rêve ; car la
y\^,est m songe un peu moins inconstant. ,^,,. /^
' L'auteur fait ici allusion à une pensée de Montaigne au'il
rappelle plus loin. Voyez part. 1 , art. VIII , S 10.
j ^çm^ s^|]|>98(>ns que , X^m-, M .hQn;w»^ ,-çf?^.,
Iço^yent et sentent de U m4^)e,^rte|les pj^€^;
iqui se présentent à eux : mais nous le support
soiiks bien graUutemen^,,oar nousu'eiv avons au-
cune preuve Je .vois bien qu'on applique le»
mêmes mots dans les mêmes occasions, et que i
toutes les fois quC; deux hommes vojent,,par,
exemple, ide la neige, ils expriment, tous dey X(
1g vue de ce même objet par les mêmes mots,,,
en disant l'un et l'autre qu'elle est blanche;,
et de cette conformité d'application on tire une
puissante coojecture d'une conformité d'idées :
mais cela n'est pas absolument convaincai^i^.,
quoiqu'il y ait bien à pariejc pour l'affirmatiK^^
Quand nous voyons un effièt arriver toujours
de même , nous en concluons une nécessité na-
turelle, comme qu'il sera demain jour, etc.;
j mais souvent la nature nous dément, et ne sfa^
sujettit pas à ses propres règles. '"^^^«'^ *''' '*'" '^
XXJl».
Plusieurs choses certaines sont contredites;
plusieurs fausses passent sans contradiction:
ni la contradiction n'est marque de fausseté;
ni l'incontradiction n'est marque de vérité. 'n;,r
Quand on est instruit, on comprend que',' la
nature portant l'empreinte de son auteur gra-
vée dans toutes choses, elles tiennent presque
toutes de sa double infinité. C'est ainsi que
nous voyons que toutes les sciences sont infi.-
nies en Tét^due de leurs recherches. Car qui
doute que la géométrie, par exemple, a u^e
infinité d'iniinités de propositions à exposer^
Elle sera aussi infmie dans la multitude et là
délicatesse de leurs principes; car qui ne voit
que ceux qu'on propose pour les derniers ne
se soutiennent pas d'eux-mêmes , et qu'ils sont
appuyés sur d'autres, qui, en ayant d'autres pour
appui, ne souffrent jamais de derniers?
On voit, d'une première vue, que l'arithmé-
tique seule fournit des principes sans nombre,
et chaque science de même.
Mais si l'infinité en petitesse est bien moins
visible, les philosophes ont bien plus tôt pré-
tendu y arriver; et c'est là où tous ont choppé.
C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordi-
pREMwiRflAmiiw%iAR2rif<yL
^%i
naires, des Principes d^mhoses, des Principes
de la philosophie , et autres semblables , aussi
raStti*éul''M'èfîet ,'' qt^èî^uè 1iotf<'ett"iipfparence ,
qttfe"dét1àfàti-ë*^r'erèVe ^k'^mt^mdmni sêP
We chélxîhoite^a^ôc'' iMoiAl! «^aféfe^i'attcé' m de
féWneté. Notre ¥îiièoiléât'to(ijdtirs décile par
rhï'éoManéfe dés apparences ; riëïi ne peut fixer
le fini entre les deux infinis qui rénfernient et
It* fuient. Cela étant bien comprisVJé erois qu'on
s'dn tiendra au repos, chacun dans l'état où la
nature l'a placé. Ce milieu qui nous est échu
étant toùjôul-s distant des extrêmes, qulm-
»portë que Fhomnie ait utt ped ï^us d'intelli-
géiee des choses? S'il en a, il les prend d'un
pëii' plue ' haut; N'est-il pas toujôui'S infiniment
éloigné des extrêmes? et la durée de notre
plus longue vie n'est-élîe pas infiniment éloi-
gnée de l'éternité?
Dans la vue de ces infinis , tous les finis sont
égaux; et je ne vois pas pourquoi asseoir son
imagination .plutôt sur l'un qiie sur l'autre. La
* seule comparaison (jue nous faisons de nous au
fmi nous fait peine. >
, Les sciences ont deux extrémités qui se tou-
chent : la première est la pure ignorance natu-
relle où se trouvent tous les hommes en nais-
sant ; l'autre extrémité est celle où arrivent les
grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que
les hommes peuvent Savoir , trouvent qu'ils ne
savent rien , et se rencontrent dans cette même
ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est iine
ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre
deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle,
èï^n'ont pu arriver à l*autre, ont quelque tein-
ture de cette science suffisante , et font les en-
tendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent
plus mal de tout que les autres. Le peuple et
les habiles composent, pour l'ordinaire, le train
du monde : les autres le méprisent et en sont
*"'Oii'*Sè'^rôît naturellement bien plus capable
d'arriver au centime des choses que d'embrasser
leur cîrconféren<;e. L'étendue visible du monde
nous surpasse visibleinent; mais comme c'est
nous qui surpassons les petites choses, nous
€>•'■.- '.■■■'.''
* Quelqnos édilions jnctU-nt moins au lU^u de non.
' » C'f'sl l(' litre, des thèses que Jcan-l*îc de U Mirandolc sou-
Unl avw «roiid éclat à Rome* àl'àgc <le'Vlngt-qualroftn3,
en H87. ^ . »
PW^MPy9^: plus capables de les posséd^^jiei
cependant il ne faat pas moiqs 4e capacité pqur
aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut
infinie dans l'un et dans r&utre; et il me semble
que qui aurait compris les derniers principes
des chose^' "pourrait àu^î arriver jusqu-à con-
naître l'ihflni. L'un dépend de Tautre , et l'un *
conduit à l'autre. Les extrémités se touchent et
se réunissent à force de s'être éloignées, et se
retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.
Si rhotnme commençait par s'étudier lul-ti
même , il verrait combien il est incapable de
passer outre. Comment pOurrait41 se faire
qu'une partie Connût le tout? D aspirera peut-
être à connaître au moins les parties avec les-
quelles il a de la proportion. Mais les parties
du monde ont toutes un tel rapport et un tel en-
chaînement l'une avec l'autre , que je crois ira-
possible de connaître l'une sans Vautre y et sans
le tout. . /j '
L'homme, par exemple, a rapport à tout ce
qu'il connaît. Il a besoin de lieu pour le conte-
nir, de temps pour durer, de mouvement pour
vivre, d'éléments pour le composer , de chaleur
et d'ahments pour le nourrir, d'air pour respirpr.
Il voit la lumière, il sent les corps, ei^fm tout
tombe sous son alliance.
Il faut donc , pour connaître l'hotnme , savoi
d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister ; et
pour connaître l'air, il faut savoir par où if à
rapport à la vie de l'homme.
La flamme ne subsiste point sans l'air :/âonc,
pour connaître l'un, il faut connaître l'autre.
Donc toutes choses étant causées et causantes,
aidées et aidantes , médiatement et immédiate-
ment, et toutes s'entretenant par un lien naturel
et sensible qui lie les plus éloignées et les plus
différentes , je tiens impossible de connaître les
parties sans connaître le tout, non plus que dé
connaître le tôi^t salis ijonnaître en détail lés
parties. ^ '' '"' " l^'" '■'.'"' ' ' ' "; '
Et ce qui achève peut-être notre impuissance
à connaître les choses , c'est qu'elles sont sim-
plles en elles-mêmes, et que nous sommes com-
posés de deux natures opposées et de divers
genres, d'âme et de corps : car il est impossible
que la partie qui raisonne en nous soit autre
que spirituelle; et quand on prétendrait que
nous fussions simplement corporels, cela nous
exclurait bien davantage de la connaissanfce des
choses, n'y ayant rien de si inconcevable q^e
de dire que la matière puisse se connaître soi-
48
PENSEES DE PASCAL,
C'est cette composition d'esprit et de corps
qui a fait que presque tous les plnlosophes ont
confondu les idées des choses, et attribué aux
corps ce qui n'appartient qu'aux esprits, et aux
esprits ce qui ne peut convenir qu'aux corps ;
car ils disent hardiment que les corps tendent
en bas, qu'ils aspirent à leur centre, qu'ils
fuient leur destruction , qu'ils craignent le vide,
qu'ils ont des inclinations, des sympathies, des
antipathies, qui sont toutes choses qui n'appar-
tiennent qu'aux esprits. Et en parlant des es-
prits, ils les considèrent comme en un lieu, et
leur attribuent le mouvement d'une place à une
autre , qui sont des choses qui n'appartiennent
qu'aux corps , etc.
Au lieu de recevoir les idées des choses en
nous, nous teignons des qualités de notre être
composé toutes les choses simples que nous con-
templons.
Qui ne croirait, à nous voir composer toutes
choses d'esprit et de corps, que ce mélange-là
nous serait bien compréhensible? C'est néanmoins
la chose que l'on comprend le moins. L'homme
est à lui-même le plus prodigieux objet de la
nature; car il ne peut concevoir ce que c'est que
corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit,
et moins qu'aucune chose comment un corps
peut être uni avec un esprit. C'est là le comble
de ses difficultés, et cependant c'est son propre
être : Modus quo corporibus adhœret spiritus
comprehcndi ab hominibus nonpotest; et hoc
tamen homo est
XXVII.
L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'er-
reurs, ineffaçables sans la grâce. Rien ne lui
montre la vérité : tout l'abuse. Les deux prin-
cipes de vérité, la raison et les sens, outre
qu'ils manquent souvent de sincérité , s'abusent
réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la
raison par de fausses apparences; et cette même
piperie qu'ils lui apportent , ils la reçoivent d'elle
à leur tour : elle s'en revanche. Les passions de
l'âme troublent les sens, et leur font des impres-
sions fâcheuses : ils mentent et se trompent à
l'envi.
ARTICLE VII.
Misère de Vhomme,
I.
Rien n'est plus capable de nous faire entrer
dans la connaissance de la misère des hommes,
que de considérer la cause véritable de l'agita-
tion perpétuelle dans laquelle ils passent leur
vie.
L'âme est jetée dans le corps pour y faire un
séjour de peu de durée. Elle sait que ce n'est
qu'un passage à un voyage éternel , et qu'elle
n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y
préparer. Les nécessités de la nature lui en ra-
vissent une très-grande partie. Il ne lui en reste
que très-peu dont elle puisse disposer. Mais ce
peu qui lui reste l'incommode si fort et l'embarrasse
si étrangement, qu'elle ne songe qu'à le perdre.
Ce lui est une peine insupportable d'être obligée
de vivre avec soi , et de penser à soi. Ainsi tout
son soin est de s'oublier soi-même, et de laisser
couler ce temps si court et si précieux sans ré-
flexion , en s'occupant des choses qui l'empêchent
d'y penser.
C'est l'origine de toutes les occupations tu-
multuaires des hommes, et de tout ce qu'on
appelle divertissement ou passe-temps, dans
lesquels on n'a, en effet, pour but que d'y
laisser passer le temps sans le sentir , ou plutôt
sans se sentir soi-même, et d'éviter, en per-
dant cette partie de la vie , l'amertume et le dé-
goût intérieur qui accompagnerait nécessaire-
ment l'attention que l'on ferait sur soi-même
durant ce temps-là. L'âme ne trouve rien en
elle qui la contente ; elle n'y voit rien qui ne
l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la
contraint de se répandre au dehors , et de cher-
cher dans l'application aux choses extérieures
à perdre le souvenir de son état véritable. Sa
joie consiste dans cet oubli ; et il suffit , pour la
rendre misérable, de l'obliger de se voir et
d'être avec soi.
On charge les hommes , dès l'enfance, du soin
de leur honneur, de leurs biens, et même du
bien et de l'honneur de leurs parents et de
leurs amis. On les accable de l'étude des lan-
gues, des sciences, des exercices et des arts.
On les charge d'affaires : on leur fait entendre
qu'ils ne sauraient être heureux s'ils ne font en
sorte , par leur industrie et par leur soin , que
leur fortune et leur honneur, et même la fortune
et l'honneur de leurs amis , soient en bon état ,
et qu'une seule de ces choses qui manque les
rend malheureux. Ainsi on leur donne des
charges et des affaires qui les font tracasser dès
la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange
manière de les rendre heureux. Que pourrait-on
faire de mieux pour les rendre malheureux?
Jl-
îltM^4i¥icî5-\'(ma i€e^ qttkm» pcmifcait » faire ? • 5l »ttfe
Êa^rJSijyt.ftuf, l^iii'^ôt«»}MiSsC€& scttns?>catPialors
ils se verraient, et ils penseraient à eux-mêmesf
çj^c'^ftîC^ qmc; leuFvest in^portablie. A^nsfei ,
§OT ^-être , cl^ai-gés (de tant î d'affairqs ,» Ss'ite: otJ*
q^^eigne ,t!em|>s de relâche ^il&^tèehentenqore de
1^ pe^àrç à quelque divertissement qui les occupe
tout jçntiers et les dérobe à. euxrmêaaeb^j^iBqi'i^
j C'est pourquoi, quand je me sui$ ans àioôflv
sjdérer les diverses agitAtîonsrdes hommes, le$>
pei;i}s et les peines où ils s'exposent^. à la cpur»',-
à. la, guerre, dans la poursuite > de i leurs préten-
tions, ambitieuses, d où naissent tantide^querel-
les^^dp, passions et d'entreprises périlleuses etfu^
Hy^i^SjX'ai^uY^ut dit que tout le* malheur des
hojmmes vient4e. ne savoir,spa^;Sç, teair en repos
dans une chambre. Un hpn^n^ .qui ê^? assez; ^é-
biens po^ur vivre , s'il savait demeurer cheZ' soi^
n'ei?L s|9ji*tifait pas pour aller: sur. la mer, ou au
sjégq.d'uTfe place; et si on ne cherchait simple**
lïient qu'^ vivre, on aurait peu de besoin dé ces
occupations si dangereuses. , ^ ^^':t nu «i')ji]^*j?
j' Mais quand j'y ai r^gar44 4^ pl^3•ïtt'è»,^J'ai■
trouvé que cet éloigneme^^l^que.lesliommes ont
du repos, et de. denie^rer!aYec,puj^ -mêmes ,
viei^t d'un e cause bien, effectivei , , c'est-à-tdire du
malheur naturel de notre condition . faible; et
mortelie , et si misérable que^ rien ne peut nous"
consoler lorsque rien ne e^us fii^pêiclje d'>^ pen^
seç, et que nous ne voyons que nous, p -, ■ '> r;
' Jejiie pai'le que de ceux qui se regardent sans
aucune vue de religion. Car, il est, vrai quec'esH
une des merveilles de la religion. cbrétienne ^
réconcilier l'homme avec soi^rmêmeen le récon-
àveç Dif^u y dfi . lu\ rendre la vue de soi-
même supportable, et de faire que «Ja; solitude
et le repos soient plus agréable?" à plusieurs que
l'agitation et le commerce des hommes. Aussi i
n'est-ce pas en arrêtant rhoiT^me dans lui-même
([u'elle produit tous ces effets merveilleux. Ge
n'est qu'en le portant jusqu'à, J)^<eii y et en le
soutenant 4ans le sentimer^t de ses misères, par
l'espérancç d'une ^iil^Çj.y,ie^qui doit entièrement
l'en déhvrer.^,. '^ , ,. *,, 'j!', ,^ ..- ' „,,
Mai^ ^ji^r^^,Çôu;ç: ,cnxi.jn, agissent s qvQaP»rr,1les
mouvements qu'ils trouvent en pux et d^ms leut*
nature, il est impossible qu'il^, su^si^^^Ut dc^ns ce
repos, qui leui: ^onpp lieu .<le se considérer fet
de se voir, s^n? 4*^ej ^continent; attaqués de.
chagrin çt de Iristess^ Ûliiop^ni^ quÂ^'aime que
soi ne haft rien t^ant que 4'etr,e seul avec soi 4 II
ne recHefcKp kçn que pour soi, et ne fuit rien
tant que soi; parce que^ quand il se voit, il ne
^^?^îil?^F!^m> 4Rïr mi> ..>ih.>CîuiO.
sé'voit'ï)«ag;'^él'*(in*rf se ciésïre^' él'cju'jï t^opViÇp,
soî^méîrifeto aùthas dé misères mëvi'te^^
yi*B Ôfef Mëifi1-é# et s!)li(lès qu'il est incapable
1 et qu'on 'l^^'àèseniWe îou^ les'îiiens et toutes le^
sattsfacftiohs qui semblent pouvoir contenter un.
homme : si celui "qu'on aura mis en cet état est
j sans occupation et sans divertissement^ et qù'oja
j le îaissie ftiire réflexion sur ce qu'il est , cette fé-,
lifeité' languissante ne le soutiendra pas; il toni-|
bfera pa^ lïécèssité ôktë les vues affligeantes 4^
l^avenîi- i et si oiiiie l'occupe hors dé M^ jfi^
voilà nécessairement malheureux.
•La^ dignité royale n'est-elle pas assez grande
d'elle-même pour rendre celui qui la possède, ^
heui*en^'par!â 'seule 'vue "de ce qu'il est? Fau-^
dra-t-il encore le divertir de cette pensée conUne
les 'gens du (èoMmÙn? Je vois bien que c'est
rendre «n homme heureux que de le détourner ^
de la vue de ses miisèi-es domestiques , pour rem-j
ipHr toute sa pensée du soin de bien danser. Mais
!en?sera^tr-il deniême d'un roi? et sera-t-il plus,
heujpcux en s'attachàiit a ces vains amusements,
'qu'à la vue de' sa grandeur? "Quel objet plus èa^,'
ti8faisant'potiri*ait-on donner à son esprit? Nç
s^ait-ee pas faire tort à sa joie , d'occuper son^
âme à ^ penser , à ajuster ses pas à la cadence ^,
ô.'m\ ai», ou à placer adroitement une balle, àii
lieuse le laisser jouir en rèposde la contempla-
tion de la gloire majestueuse qui l'environné f
Qu'on en fasse l'épreuve j qu'on laisse un roi
tout seul sans aucune satisfaction des sens,
sans aucun soin dans l'esprit, sans compa-
gnie, penser à soi tout à loisir, et l'on verra *
qu!un,roi qui se voit est urt hoinme plein de'*
mis.èI^es, et qui les ressent eOmme un àutrêi'
Aussi on évite cela soigneusement , et il ne man-
que jamais d'y avoir auprès dés personnes des
rois un grand nombre de gens qui veillent à faire
succéder le divertissement aux affaires, et" qui
observent tout le temps de leur loisir pour leur
fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il
n'y ^it pointjde vide; c'est-^à- dire qu'ils sont éii-'
vironnés de personnes qui ont un soin merveil-
leux de prendre garde que le roi ne soit seul et
en état de penser a soi , sàcRKnt qu'il sera mal-
heureux, tout roi qu'il est , s'il y pense.
Aussi la principale chose qui soutient les
hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si
pénibles , c'est qu'ils sont sans cesse détournés
de penser à eux.
Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'érre
4
50
PENSÉES DE PASCAL,
surintendant, chancelier, premier président,
que d'avoir un grand nombre de gens qui vien-
nent de tous côtés pour ne pas leur laisser une
heure en la journée où ils puissent penser à eux-
mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce, et
qu'on les envoie à leui-s maisons de campagne ,
où ils ne manquent ni de biens , ni de domesti-
ques pour les assister en leurs besoins, ils ne
laissent pas d'être misérables, parce que per-
sonne ne les empêche plus de songer à eux.
De là vient que tant de personnes se plaisent
au jeu, à la chasse, et aux autres divertissements
qui occupent toute leur ôme. Ce n'est pas qu'il
y ait, en effet, du bonheur dans ce que l'on
peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni
qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans
l'argent qu'on peut gagner au jeu , ou dans le
lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il
était offert. Ce n'est pas cet usage mou et pai-
sible, et qui nous laisse penser à notre malheu-
reuse condition , qu'on recherche , mais le tra-
cas qui nous détourne d'y penser.
De là vient que les hommes aiment tant le
bruit et le tumulte du monde, que la prison est
un supplice si horrible, et qu'il y a si peu de per-
sonnes qui soient capables de souffrir la solitude.
Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer
pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent
simplement à montrer la vanité et la bassesse
des divertissements des hommes connaissent
bien, à la vérité, une partie de leurs misères;
car c'en est une bien grande, que de pouvoir
prendre plaisir à des choses si basses et si mé-
prisables; mais ils n'en connaissent pas le fond,
qui leur rend ces misères mêmes nécessaires ,
tant qu'ils ne sont pas guéris de cette misère
intérieure et naturelle, qui consiste à ne pou-
voir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu'ils
auraient acheté ne les garantirait pas de cette
vue; mais la chasse les en garantit. Ainsi, quand
on leur reproche que ce qu'ils cherchent avec
tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, qu'il n'y
a rien de plus bas et de plus vain : s'ils répon-
daient comme ils devraient le faire , s'ils y pen-
saient bien, ils en demeureraient d'accord;
mais ils diraient en même temps qu'ils ne
cherchent en cela qu'une occupation violente
et impétueuse qui les détourne de la vue d'eux-
mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se propo-
sent un objet attirant qui les charme et qui les
occupe tout entiers. Mais ils ne répondent pas
cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-
mêmes. Un gentilhomme croit sincèrement qu'il
y a quelque chose de grand et de noble à la
chasse : il dira que c'est un plaisir royal. Il en
est de même des autres choses dont la plupart
des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a
quelque chose de réel et de solide dans les ob-
jets mêmes. On se persuade que si on avait ob-
tenu cette charge , on se reposerait ensuite avec
plaisir; et l'on ne sent pas la nature insatiable
de sa cupidité. On croit chercher sincèrement
le repos, et l'on ne cherche, en effet, que l'agi-
tation.
Les hommes ont un instinct secret qui les
porte à chercher le divertissement et l'occupa-
tion au dehors, qui vient du ressentiment de
leur misère continuelle. Et ils ont un autre in-
stinct secret, qui reste de la grandeur de leur
première nature, qui leur fait connaître que le
bonheur n'est, en effet, que dans le repos. Et
de ces deux instincts contraires, il se forme en
eux un projet confus qui se cache à leur vue
dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre
au repos par l'agitation , et à se figurer toujours
que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arri-
vera, si, en surmontant quelques difficultés
qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la
porte au repos.
Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le re-
pos en combattant quelques obstacles ; et si on
les a surmontés , le repos devient insupportable.
Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à
celles dont on est menacé. Et quand on se ver-
rait même assez à l'abri de toutes parts , l'en-
nui, de son autorité privée, ne laisserait pas de
sortir du fond du cœur, où il a des racines na-
turelles, et de remplir l'esprit de son venin.
C'est pourquoi lorsque Cinéas disait à Pyr-
rhus, qui se proposait de jouir du repos avec ses
amis après avoir conquis une grande partie du
monde , qu'il ferait mieux d'avancer lui-même
son bonheur en jouissant dès loi*s de ce repos ,
sans aller le chercher par tant de fatigues , il lui
donnait un conseil qui souffrait de grandes diffi-
cultés , et qui n'était guère plus raisonnable que
le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre
supposaient que l'homme peut se contenter de
soi-même et de ses biens présents , sans remplir
le vide de son cœur d'espérances imaginaires; ce
qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux ,
ni avant, ni après avoir conquis le monde; et
peut-être que la vie molle que lui conseillait son
ministre était encore moins capable de le satis-
faHpe que l'agitation de tant de guerres et de tant
de voyages qu'il méditait.
PREMIERE PARTIE, 4RT. VII.
fil
On doit donc reconnaître que l'homme est si
mallieureux , qu'il s'ennuierait même sans au-
cune cause étrangère d'ennui , par le propre état
de sa condition naturelle ; et il est avec cela si
vain et si léger, qu'étant plein de mille causes
essentielles d'ennui , la moindre bagatelle suffit
pour le divertir. De sorte qu'à le considérer sé-
rieusement , il est encore plus à plaindre de ce
qu'il peut se divertir à des choses si frivoles et si
basses, que de ce qu'il s'afflige de ses misères ef-
fectives ; et ses divertissements sont mfiniment
moins raisonnables que son ennui.
IL
D'où vient que cet homme qui a perdu depuis
peu son fils unique , et qui , accablé do proo^c pt
de querelles, était ce matin si troublé , n'y pense
plus maintenant? Ne vous en étonnez pas : il est
tout occupé à voir par où passera un cerf que ses
chiens poursuivent avec ardeur depuis six heu-
res. Il n'en faut pas davantage pour l'homme ,
quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut
gagner sur lui de le faire entrer en quelque di-
vertissement, le voilà heureux pendant ce temps-
là , mais d'un bonheur faux et imaginaire , qui
ne vient pas de la possession de quelque bien réel
et solide, mais d'une légèreté d'esprit qui lui fait
perdre le souvenir de ses véritables misères, pour
s'attacher à des objets bas et ridicules , indignes
de son application, et encore plus de son amour.
C'est une joie de malade et de frénétique, qui ne
vient pas de la santé de son âme , mais de son
dérèglement; c'est un ris de foHe et d'illusion.
Car c'est une chose étrange , que de considérer
ce qui plaît aux hommes dans les jeux et dans les
divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit ,
ils le détournent du sentiment de ses maux ; ce
qui est réel. Mais ils ne l'occupent que parce que
l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion
auquel il s'attache.
Quel pensez -vous que soit l'objet de ces gens
qui jouent à la paume avec tant d'application
d'esprit et d'agitation du corps? Celui de se van-
ter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux
joué qu'un autre. Voilà la source de leur attache-
ment. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets
pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une
question d'algèbre qui n'avait pu l'être jusqu'ici.
Et tant d'autres s'exposent aux plus grands pé-
rils pour se vanter ensuite d'une place qu'ils au-
raient prise , aussi sottement à mon gré. Et enfin
les autres se tuent à remarquer toutes ces cho-
ses , non pas pour en devenir plus sages , mais
seulement pour montrer qu'ils en connaissent la
vanité ; et ceux-là sont les plus sots de la bande,
puisqu'ils le sont avec connaissance; au lieu
qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient
pas , s'ils avaient cette connaissance.
III.
Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant
tous les jours peu de chose , qu'on rendrait mal-
heureux en lui donnant tous les matins l'argent
qu'il peut gagner chaque jour, à condition de ne
point jouer. On dira peut-être que c'est l'amuse-
ment du jeu qu'il cherche , et non pas le gain.
Mais qu'on le fasse jouer pour rien , il ne s'y
échauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc
pas 1 aiiiusciii^xxt v.v.«i ^v*-ii v^i^v,^ ^1-, . „„ amuse-
ment languissant et sans passion l'ennuiera. Il
faut qu'il s'y échauffe, et qu'il se pique lui-
même, en s'imaginant qu'il serait heureux de
gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât
à condition de ne point jouer, et qu'il se forme
un objet de passion qui excite son désir, sa co-
lère , sa crainte , son espérance.
Ainsi les divertissements qui font le bonheur
des hommes ne sont pas seulement bas ; ils sont
encore faux et trompeurs : c'est-à-dire qu'ils ont
pour objet des fantômes et des illusions qui se-
raient incapables d'occuper l'esprit de l'homme ,
s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai
bien, et s'il n'était rempli de bassesse, de vanité,
de légèreté, d'orgueil, et d'une infinité d'autres
vices : et ils ne nous soulagent dans nos misères
qu'en nous causant une misère plus réelle et plus
effective. Car c'est ce qui nous empêche princi-
palement de songer à nous , et qui nous fait per-
dre insensiblement le temps. Sans cela nous se-
rions dans l'ennui; et cet ennui nous porterait
à chercher quelque moyen plus solide d'en sor-
tir. Mais le divertissement nous trompe, nous
amuse , et nous fait arriver insensiblement à la
mort.
ÏV.
Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la
misère , l'ignorance , se sont avisés , pour se ren-
dre heureux , de ne point y penser : c'est tout ce
qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de
maux. Mais c'est une consolation bien miséra-
ble , puisqu'elle va , non pas à guérir le mal ,
mais à le cacher simplement pour un peu de
1.
PENSÉES DE PASCAL,
temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne
pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par
un étrange renversement de la nature de l'homme,
il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus
sensible, est, en quelque sorte, son plus grand
bien , parce qu'il peut contribuer plus que tou-
tes choses à lui faire chercher sa véritable gué-
rison ; et que le divertissement , qu'il regarde
comme son plus grand bien , est , en effet , son
plus grand mal , parce qu'il l'éloigné plus que
toutes choses de chercher le remède à ses maux :
et l'un et l'autre sont une preuve admirable de
la misère et de la corruption de l'homme , et
en même temps de sa grandeur; puisque l'homme
ne s'ennuie de tout , et ne cherche cette multi-
tude d'occupations , que parce qu'il a l'idée du
bonheur qu'il a perdu , lequel ne trouvant point
en soi, il leni--»^— ^u^ *c« choses
rxteneures, sans pouvoir jamais se contenter,
parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatu-
res, mais en Dieu seul.
La nature nous rendant toujours malheureux
en tous états , nos désirs nous figurent un état
heureux , parce qu'ils joignent à l'état où nous
sommes les plaisirs de l'état où nous ne sommes
pas; et quand nous arriverions à ces plaisirs,
nous ne serions pas heureux pour cela, parce que
nous aurions d'autres désirs conformes à un
nouvel état.
VL
Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans
les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont
les uns étant chaque jour égorgés à la vue des
autres , ceux qui restent voient leur propre con-
dition dans celle de leurs semblables, et, se re-
gardant les uns les autres avec douleur et sans
espérance, attendent leur tour; c'est l'image de
la condition des hommes.
ARTICLE VIIL
Haisons de quelques opinions du peuple.
I.
J'écrirai ici mes pensées sans ordre , et non
pas peut-être dans une confusion sans dessein :
c'est le véritable ordre, et qui marquera tou-
jours mon objet par le désordre même.
Nous allons voir que toutes les opinions du
peuple sont très-saines; que le peuple n'est pas
si vain qu'on le dit ; et ainsi l'opinion qui dé-
truisait celle du peuple sera elle-même dé-
truite.
IL
Il est vrai, en un sens, de dire que tout le
monde est dans l'illusion : car encore que les
opinions du peuple soient saines, elles ne le sont
pas dans sa tête, parce qu'il croit que la vérité
est où elle n'est pas. La vérité est bien dans leurs
opinions , mais non pas au point où ils se le fi-
gurent.
III.
To po«pio ixuiiuru les personnes de grande
naissance. Les demi-habiles les méprisent, di-
sant que la naissance n'est pas un avantage de
la personne, mais du hasard. Les habiles les
honorent, non par la pensée du peuple, mais
par une pensée plus relevée. Certains zélés , qui
n'ont pas grande connaissance , les méprisent ,
malgré cette considération qui les fait honorer
par les habiles ; parce qu'ils en jugent par une
nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais
les chrétiens parfaits les honorent par une autre
lumière supérieure. Ainsi vont les opinions se
succédant du pour au contre, selon qu'on a de
lumière.
IV.
Le plus grand des maux est les guerres civiles.
Elles sont sûres , si on veut récompenser le mé-
rite; car tous diraient qu'ils méritent. Le mal
à craindre d'un sot, qui succède par droit de
naissance, n'est ni si grand, ni si sûr.
V.
Pourquoi suit-on la pluralité? est-ce à cause
qu'ils ont plus de raison? non, mais plus de force.
Pourquoi suit-on les anciennes lois et les ancien-
nes opinions? est-ce qu'elles sont plus saines? non,
mais elles sont uniques, et nous ôtent la racine
de diversité.
VL
L'empire fondé sur l'opinion et l'imagination
règne quelque temps , et cet empire est doux et
volontaire : celui de la force règne toujours.
Ainsi Popinion est comme la reine du monde,
mais la force en est le tyran.
I
PREMIERE PARTIE, ART. VïlI.
53
VII.
Que l'on a bien fait de distinguer les hommes
par l'extérieur plutôt que par les qualités inté-
rieures! Qui passera de nous deux? qui cédera
la place à l'autre? le moins habile? Mais je suis
aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela,
n a quatre laquais, et je n'en ai qu'un : cela est
visible; il n'y a qu'à compter; c'est à moi à cé-
der, et je suis un sot si je conteste. Nous voilà
en paix par ce moyen : ce qui est le plus grand
des biens.
VIII.
La coutume de voir les rois accompagnés de
gardes, de tambours, d'officiers, et de toutes
les choses qui plient la machine vers le respect
et la terreur, fait que leur visage, quand il est
quelquefois seul et sans ces accompagnements,
imprime dans leurs sujets le respect et la ter-
reur , parce qu'on ne sépare pas dans la pensée
leur personne d'avec leur suite, qu'on y voit
d'ordinaire jointe. Le monde , qui ne sait pas
que cet effet a son origine dans cette coutume,
croit qu'il vient d'une force naturelle : et de là
ces mots : Le caractère de la Divinité est em-
preint sur son visage , etc,
La puissance des rois est fondée sur la raison
et sur la folie du peuple, et bien plus sur la
folie. La plus grande et la plus importante chose
du monde a pour fondement la faiblesse : et ce
fondement-là est admirablement sûr; car il n'y
a rien de plus sûr que cela, que le peuple sera
faible; ce qui est fondé sur la seule raison est
bien mal fondé , comme l'estime de la sagesse.
ÏX.
Nos magistrats ont bien connu ce mystère.
Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils
s'emmaillottent en chats fourrés , les palais où
ils jugent , les fleurs de lis ; tout cet appareil au-
guste était nécessaire : et si les médecins n'a-
vaient des soutanes et des mules, et que les
docteurs n'eussent des bonnets carrés , et des
robes trop amples de quatre parties , jamais ils
n'auraient dupé le monde, qui ne peut résister
à cette montre authentique. Les seuls gens de
guerre ne se sont pas déguisés de la sorte,
parce qu'en effet leur part est plus essentielle.
Ils s'établissent par la force, les autres par gri-
maces.
C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché
ces déguisements, ils ne se sont pas masqués
d'habits extraordinaires pour paraître tels ; mais
ils se font accompagner de gardes et de halle-
bardes, ces trognes armées, qui n'ont de mains
et de force que pour eux : les trompettes et les
tambours qui marchent au-devant , et ces légions
qui les environnent , font trembler les plus fer-
mes. Ils n'ont pas l'habit seulement, ils ont la
force. Il faudrait avoir une raison bien épurée
pour regarder comme un autre homme le grand-
seigneur, environné dans son superbe sérail de
quarante mille janissaires.
Si les magistrats avaient la véritable justice ,
si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils
n'auraient que faire de bonnets carrés. La ma-
jesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-
même. Mais , n'ayant que des sciences imaginai-
res, il faut qu'ils prennent ces vains ornements
qui frappent l'imagination, à laquelle ils ont
affaire ; et par là en effet ils s'attirent le res-
pect.
Nous ne pouvons pas voir seulement un avo-
cat en soutane et le bonnet en tête, sans une
opinion avantageuse de sa suffisance.
Les Suisses s'offensent d'être dits gentils
hommes, et prouvent la roture de race pour
être jugés dignes de grands emplois.
X.
On ne choisit pas pour gouverner un vais-
seau celui des voyageurs qui est de meilleure
maison.
Tout le monde voit qu'on travaille pour l'in-
certain , sur mer , en bataille , etc. ; mais tout
le monde ne voit pas la règle des partis qui dé-
montre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on
s'offense d'un esprit boiteux , et que la coutume
fait tout ; mais il n'a pas vu la raison de cet ef-
fet. Ceux qui ne voient que les effets, et qui
ne voient pas les causes, sont, à l'égard de ceux
qui découvrent les causes, comme ceux qui n'ont
que des yeux à l'égard de ceux qui ont de l'es-
prit. Car les effets sont comme sensibles , et les
raisons sont visibles seulement à l'esprit. Et
quoique ce soit par l'esprit que ces effets-là se
voient, cet esprit est, à l'égard de l'esprit qui
voit les causes , comme les sens corporels sont à
l'égard de l'esprit.
XL
D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas,
et qu'un es[)rit boiteux nous irrite? C'est à
cause (ju'un boiteux reconnaît que nous allons
ft4
PENSÉES DE PASCAL,
droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous | différence il y a, d'admirer qu'on y en trouve, et
qui boitons; sans cela nous en aurions plus de d'en demander la raison,
pitié que de colère.
Épictète demande aussi pourquoi nous ne
nous fâchons point si on dit que nous avons mai
à la tête , et que nous nous fâchons de ce qu'on
dit que nous raisonnons mal, ou que nous
choisissons mal? Ce qui cause cela, c'est que
nous sommes bien certains que nous n'avons
pas mal à la tète, et que nous ne sommes pas
boiteux ; mais nous ne sommes pas aussi assurés
que nous choisissions le vrai. De sorte que, n'en
ayant d'assurance qu'à cause que nous le voyons
de toute notre vue, quand un autre voit de
toute sa vue le contraire, cela nous met en sus-
pens et nous étonne , et encore plus quand mille
autres se moquent de notre choix ; car il faut
préférer nos lumières à celles de tant d'autres,
et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais
cette contradiction dans les sens , touchant un
boiteux.
XII.
Le respect est, incommodez- vous : cela est
vain en apparence, mais très-juste; car c'est
dire : Je m'incommoderais bien , si vous en aviez
besoin, puisque je* le fais sans que cela vous
serve : outre que le respect est pour distinguer
les grands. Or, si le respect était d'être dans un
fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi
on ne distinguerait pas; mais étant incommodés,
on distingue fort bien.
XIII.
Être brave ' n'est pas trop vain : c'est mon-
trer qu'un grand nombre de gens travaillent pour
soi; c'est montrer, par ses cheveux, qu'on a un
valet de chambre, un parfumeur, etc.; par son
rabat , le fil et le passement , etc.
Or , ce n'est pas une simple superficie , ni un
simple harnois, d'avoir plusieurs bras à son
service.
XIV.
Cela est admirable : on ne veut pas que j'ho-
nore un homme vêtu de brocatelle et suivi de
sept à huit laquais! Eh quoi! il me fera donner
les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est
une force; il n'en est pas de même d'un cheval
bien enharnaché à l'égard d'un autre.
Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle
^ ^<fia mis.
XV.
Le peuple a des opinions très-saines, par
exemple, d'avoir choisi le divertissement et la
chasse plutôt que la poésie : les demi-savants
s'en moquent , et triomphent à montrer là-des-
sus sa folie ; mais, par une raison qu'ils ne pé-
nètrent pas, il a raison. Il fait bien aussi de dis-
tinguer les hommes par le dehors , comme
par la naissance ou le bien : le monde triomphe
encore à montrer combien cela est déraisonna-
ble; mais cela est très-raisonnable.
XVI.
C'est un grand avantage que la qualité, qui ,
dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en
passe , connu et respecté , comme un autre pour-
rait avoir mérité à cinquante ans : ce sont trente
ans gagnés sans peine.
xvn.
Il y a de certaines gens qui, pour faire voir qu'on
a tort de ne pas les estimer, ne manquent jamais
d'alléguer l'exemple de personnes de qualité qui
font cas d'eux. Je voudrais leur répondre : Mon-
trez-nous le mérite par où vous avez attiré l'es-
time de ces personnes-là, et nous vous estimerons
de même.
XVIII.
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir
les passants; si je passe par là, puis-je dire qu'il
s'est mis là pour me voir? Non; car il ne pense
pas à moi en particulier. Mais celui qui aime
une personne à cause de sa beauté, l'aime- t-il?
Non ; car la petite vérole , qui ôtera la beauté
sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera
plus : et si on m'aime pour mon jugement, ou
pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non;
car je puis perdre ces qualités sans cesser d'être.
Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps,
ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou
l'âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point
ce qui fait ce moi , puisqu'elles sont périssables ?
Car aimerait-on la substance de l'âme d'une per-
sonne abstraitement , et quelques qualités qui y
fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On
n'aime donc jamais la personne , mais seulemeni
les qualités; ou, si on aime la personne, il feut
PREMIERE PARTIE, ART. IX.
55
dire que. c'est l'assemblage des qualités qui fait
la personne.
XIX.
Les choses qui nous tiennent le plus au cœur
ne sont rien le plus souvent ; comme, par exem-
ple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un
néant que notre imagination grossit en monta-
gne. Un autre tour d'imagination nous le fait
découvrir sans peine.
XX.
Ceux qui sont capables d'inventer sont rares ;
ceux qui n'inventent point sont en plus grand
nombre, et par conséquent les plus forts ; et l'on
voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux in-
venteurs la gloire qu'ils méritent et qu'ils cher-
chent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la
vouloir, et à traiter avec mépris ceux qui n'in-
ventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on
leur donne des noms ridicules , et qu'on les
traite de visionnaires. Il faut donc bien se gar-
der de se piquer de cet avantage, tout grand
qu'il est ; et l'on doit se contenter d'être estimé
du petit nombre de ceux qui en connaissent le
prix.
^^, ^^, ARTICLE IX.
Pensées morales détachées.
Toutes les bonnes maximes sont dans le
monde , on ne manque qu'à les appliquer. Par
exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer
sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs
le font; mais presque personne ne le fait pour
la religion. Il est nécessaire qull y ait de l'iné-
galité parmi les hommes ; mais cela étant ac-
cordé, voilà la porte ouverte , non-seulement à
la plus haute domination , mais à la plus haute
tyrannie. II est nécessaire de relâcher un peu
l'esprit ; mais cela ouvre la porte aux plus grands
débordements. Qu'on en marque les limites; il
n'y a point de bornes dans les choses : les lois
ventent y en mettre, et l'esprit ne peut le souf-
frir.
II.
La raison nous commande bien plus impé-
rieusement qu'un maître : car , en désobéissant
à l'un, on est malheureux; et en désobéissant à
l'autre, on est un sot.
m.
Pourquoi me tuez-vous ? Eh quoi ! ne demeu-
rez-vous pas de l'autre coté de l'eau? Mon ami,
si vous demeuriez de ce côté, je serais un assas-
sin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte ;
mais puisque vous demeurez de l'autre côté , je
suis un brave, et cela est juste'.
IV.
Ceux qui sont dans le dérèglement disent a
ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui
s'éloignent de la nature, et ils croient la suivre :
comme ceux qui sont dans un vaisseau croient
que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le lan-
gage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un
point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui
sont dans le vaisseau : mais où trouverons-nous
ce point dans la morale?
V.
Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle
la justice. Si l'homme connaissait réellement la
justice, il n'aurait pas établi cette maxime, la
plus générale de toutes celles qui sont parmi les
hommes : Que chacun suive les mœurs de son
pays : l'éclat de la véritable équité aurait assu-
jetti tous les peuples , et les législateurs n'au-
raient pas pris pour modèle , au lieu de cette
justice constante , les fantaisies et les caprices
des Perses et des Allemands; on la verrait plan-
tée par tous les états du monde et dans tous les
temps '.
VI.
La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes
nos lois établies seront nécessairement tenues
pour justes sans être examinées, puisqu'elles
sont établies.
VIL
Les seules règles universelles sont les lois du
pays, aux choses ordinaires; et la pluralité aux
autres. D'où vient cela? De la force qui y est^
Et de là vient que les rois , qui ont la force
' Pour l'intelligence de cette pensée, voyez part. 1, arl . V f, S ».
* Cette pensée et la suivante sont Urées de Montaij^no. On
est fondé à croire qno Pascal, en les rappelant, avait le projet
on de les réfuler , ou d'en faire sentir le sophisme et le pant-
doxe.
PENSEES DE PASCAL,
d'ailleurs , ne suivent pas la pluralité de leurs
ministres.
VIII.
Sans doute que l'égalité des biens est juste ;
mais ne pouvant faire que l'homme soit forcé
d'obéir à la justice, on l'a fait obéir à la force ;
ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la
force , afin que la justice et la force fussent en-
semble, et que la paix fût : car elle est le sou-
verain bien : Summum Jus, summa injuiia.
La pluralité est la meilleure voie, parce
qu'elle est visible, et qu'elle a la force pour se
faire obéir; cependant c'est l'avis des moins
habiles.
Si on avait pu , on aurait mis la force entre
les mains de la justice ; mais comme la force ne
se laisse pas manier comme on veut, parce que
c'est une qualité palpable , au lieu que la jus-
tice est une qualité spirituelle dont on dispose
comme on veut , on a mis la justice entre les
mains de la force , et ainsi on appelle justice ce
qu'il est force d'observer.
IX.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi : il
est nécessaire que ce qui est le plus fort soit
suivi. La justice sans la force est impuissante :
la puissance sans la justice est tyrannique. La
justice sans la force est contredite , parce qu'il
y a toujours des méchants : la force sans la jus-
tice est accusée. Il faut donc mettre ensemble
la justice et la force, et pour cela faire que ce
qui est juste soit fort , et que ce qui est fort
soit juste.
La justice est sujette à disputes : la force
est très-reconnaissable et sans dispute. Ainsi on
n'a qu'à donner la force à la justice. Ne pou-
vant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait
que ce qui est fort fût juste.
X.
Il est dangereux de dire au peuple que les
lois ne sont pas justes, car il n'obéit qu'à cause
qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui
dire en même temps qu'il doit obéir parce
qu'elles sont lois , comme il faut obéir aux su-
périeurs, non parce qu'ils sont justes, mais parce
qu'ils sont supérieurs. Par là toute sédition est
prévenue , si on peut faire entendre cela. Voilà
tout ce que c'est proprement que la définition
de la justice.
XI.
Il serait bon qu'on obéît aux lois et coutumes
parce qu'elles sont lois , et que le peuple com-
prît que c'est là ce qui les rend justes. Par ce
moyen, on ne les quitterait jamais : au lieu que
quand on fait dépendre leur justice d'autre
chose, il est aisé de la rendre douteuse; et
voilà ce qui fait que les peuples sont sujets à se
révolter.
XII.
Quand il est question de juger si on doit faire
la guerre et tuer tant d'hommes , condamner
tant d'Espagnols à la mort , c'est un homme
seul qui en juge, et encore Intéressé : ce de-
vrait être un tiers indifférent.
XIII.
Ces discours sont faux et tyranniques : Je
suis beau, donc on doit me craindre; je suis
fort, donc on doit m'aimer. Je suis..... La
tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce
qu'on ne peut avoir que par une autre. On rçnd
différents devoirs aux différents mérites ; de-
voir d'amour à l'agrément; devoir de crainte
à la force ; devoir de croyance à la science, etc.
On doit rendre ces devoirs-là ; on est injuste de
les refuser, et injuste d'en demander d'autres.
Et c'est de même être faux et tyran de dire :
Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas; il
n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas.
La tyrannie consiste au désir de domination
universelle et hors de son ordre.
XIV.
Il y a des vices qui ne tiennent à nous que
par d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'empor-
tent comme des branches.
XY-
Quand la nrialignité a la raison de son côté ,
elle devient fièrc, et étale la raison en tout son
lustre : quand l'austérité ou le choix sévère n'a
pas réussi au vrai bien , et qu'il faut revenir à
suivre la nature, elle devient fière par le retour.
XVI.
Ce n'est pas être liem-eux que de pouvoir
être réjoui par le divertissement; car il vient
d'ailleurs et de dehors : et ainsi il est dépen-
I
PREMIERE PARTIE, ART. IX.
57
daut, et par conséquent sujet à être troublé
par mille accidents, qui font les afflictions iné-
vitables.
XVII.
L'extrême esprit est accusé de folie comme
l'extrême défaut. Rien ne passe pour bon que
la médiocrité. C'est la pluralité qui a établi
cela, et qui mord quiconque s'en échappe par
quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai
pas; je consens qu'on m'y mette; et si je re-
fuse d'être au bas bout, ce n'est pas parce qu'il
est bas, mais parce qu'il est bout; car je refuse-
rais de même qu'on me mît au haut. C'est sor-
tir de l'humanité que de sortir du milieu : la
grandeur de l'âme humaine consiste à savoir s'y
tenir; et tant s'en faut que sa grandeur soit
d'en sortir, qu'elle est à n'en point sortir.
XVIII.
On ne passe point dans le monde pour se
connaître en vers , si l'on n'a mis l'enseigne de
poëte, ni pour être habile en mathématiques , si
l'on n'a mis celle de mathématicien. Mais les
vrais honnêtes gens ne veulent point d'en-
seigne, et ne mettent guère de différence entre
le métier de poëte et celui de brodeur. Ils ne
sont point appelés ni poètes, ni géomètres ; mais
ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine
point. Ils parleront des choses dont l'on parlait
quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point
en eux d'une qualité plutôt que d'une autre ,
hors de la nécessité de la mettre en usage;
mais alors on s'en souvient : car il est égale-
ment de ce caractère qu'on ne dise point d'eux
qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question
du langage ; et qu'on dise d'eux qu'ils parlent
bien , quand il en est question. C'est donc une
fausse louange quand on dit d'un homme, lors-
qu'il entre , qu'il est fort habile en poésie ; et
c'est une mauvaise marque, quand on n'a
recours à lui que lorsqu'il s'agit de juger de
quelques vers. L'homme est plein de besoins :
il n'aime que ceux qui peuvent les remplir.
C'est un bon mathématicien, dira-t-on; mais je
n'ai que faire de mathématiques. C'est un
homme qui entend bien la guerre ; mais je ne
veux la faire à personne. Il faut donc mi hon-
nête homme qui puisse s'accmnmoder à tous nos
besoins.
XIX.
Quand on se porte bien , on ne comprend
pas comment on pourrait faire si on était ma-
lade; et quand on l'est, on prend médecine
gaiement : le mal y résout. On n'a plus les pas-
sions et lès désirs des divertissements et des
promenades, que la santé donnait, et qui sont
incompatibles avec les nécessités de la maladie.
La nature donne alors des passions et des dé-
sirs conformes à l'état présent. Ce ne sont que
les craintes que nous nous donnons nous-mê-
mes, et non pas la nature, qui nous troublent ;
parce qu'elles joignent à l'état où nous sommes
les passions de l'état où nous ne sommes pas.
XX.
Les discours d'humilité sont matière d'or-
gueil aux gens glorieux , et d'humilité aux
humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme et du
doute sont matière d'affirmation aux affirma-
tifs. Peu de gens parlent de l'humilité humble-
ment ; peu de la chasteté chastement ; peu du
doute en doutant. Nous ne sommes que men-
songe, duplicité, contrariétés. Nous nous ca-
chons et nous nous déguisons à nous-mêmes.
XXI.
Les belles actions cachées sont les plus esti-
mables. Quand j'en vois quelques-unes dans
l'histoire, elles me plaisent fort. Mais enfin
elles n'ont pas été tout à fait cachées , puis-
qu'elles ont été sues ; et ce peu par où elles ont
paru en diminue le mérite, car c'est là le plus
beau d'avoir voulu les cacher.
xxn.
Diseur de bons mots , mauvais caractère.
XXIII.
Le moi est haïssable : ainsi ceux qui ne l'ô-
teut pas, et qui se contentent seulement de le
couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout,
direz- vous; car en agissant, comme nous fai
sons, obligeamment pour tout le monde, on n'a
pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne
haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous
en revient. Mais si je le hais parce qu'il est in
juste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai
toujours. En un mot, le moi a deux qualités :
il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de
tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il
veut les asservir : c«»r chaque 7noi est l'ennemi
et voudrait être le tyran de tous les autres.
58
PENSEES DE PASCAL,
Vous en ôtez l'Incommodité, mais non pas l'in-
justice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable À
ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne le ren-
dez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent
plus leur ennemi; et ainsi vous demeurez in-
juste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.
XXIV.
Je n'admire point un homme qui possède une
vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède
en même temps, dans un pareil degré, la vertu
opposée, tel qu'était Épaminondas, qui avait
l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité ;
car autrement ce n'est pas monter, c'est tom-
ber. On ne montre pas sa grandeur pour être
en une extrémité, mais bien en touchant les
deux à la fois, et remplissant tout l'entre-deux.
Mais peut-être que ce n'est qu'un soudain mou-
vement de l'âme de l'un à l'autre de ces extrê-
mes , et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un
point, comme le tison de feu que l'on tourne.
Mais au moins cela marque l'agilité de l'âme, si
cela n'en marque l'étendue.
XXV.
"ï)< Si notre condition était véritablement heu-
reuse, il ne faudrait pas uou» divertir d'y
penser.
Peu de chose nous console, parce que peu de
chose nous afflige.
XXVI.
J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude
des sciences abstraites; mais le peu de gens
avec qui on peut en communiquer m'en avait
dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'hom-
me, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui
sont pas propres, et que je m'égarais plus de
ma condition en y pénétrant, que les autres en
les ignorant ; et je leur ai pardonné de ne point
s'y apphquer. Mais j'ai cru trouver au moins
bien des compagnons dans l'étude de l'homme ,
puisque c'est celle qui lui est propre. J'ai été
trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient
que la géométrie.
xxvn.
Quand tout se remue également, rien ne se
remue en apparence, comme en un vaisseau.
Quand tous vont vers le dérèglement, nul ne
sesftble y aller. Qui s'arrête fait remarquer
renïix>rtement des autres comme un point fixe.
xxvm.
Les philosophes se croient bien fins, d'avoir
renfermé toute leur morale sous certaines divi-
sions. Mais pourquoi la diviser en quatre plutôt
qu'en six ? Pourquoi faire plutôt quatre espèces
de vertus que dix? Pourquoi la renfermer en
ahstine et sustine plutôt qu'en autre chose?
Mais voilà, direz- vous, tout renfermé en un
seul mot. Oui; mais cela est inutile, si on ne
l'explique; et dès qu'on vient à l'expliquer, et
qu'on ouvre ce précepte qui contient tous les
autres, ils en sortent en la première confusion
que vous vouliez éviter ; et ainsi, quand ils
sont tous renfermés en un , ils y sont cachés et
inutiles; et lorsqu'on veut les développer, ils
reparaissent dans leur confusion naturelle. La
nature les a tous établis chacun en soi-même ;
et quoiqu'on puisse les enfermer l'un dans
l'autre, ils subsistent indépendamment l'un de
l'autre. Ainsi toutes ces divisions et ces mots
n'ont guère d'autre utilité que d'aider la mé-
moire, et de servir d'adresse pour trouver ce
qu'ils renferment.
XXIX.
Quand on veut reprendre avec utilité, et
montrer à un autre qu'il se trompe, il faut ob-
server par quel côté il envisage la chose ( car
elle est vraie ordinairement de ce côté-là), et
lui avouer cette vérité. II se contente de cela,
parce qu'il voit qu'il ne se trompait pas, et qu'il
manquait seulement à voir tous les côtés. Or
on n'a pas de honte de ne pas tout voir ; mais
on ne veut pas s'être trompé ; et peut-être que
cela vient de ce que naturellement l'esprit ne
peut se tromper dans le côté qu'il envisage,
comme les appréhensions des sens sont toujours
vraies.
XXX.
W'La vertu d'un homme ne doit pas se mesurer
par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordi-
naire.
XXXI.
^ Les grands et les petits ont mêmes accidents^
mêmes fâcheries et mêmes passions ; mais le»
uns sont au haut de la roue, et les autres près
du centre, et ainsi moins agités par les mémef
mouvements.
XXXU.
^Quoique les personnes n'aient point d'intérêt
à ce qu'ils disent, il n0 faut pas conclure de
absolument qu'ils ne mentent point; car n
y a des gens qui mentent simplement pour
mentir.
XXXIII.
L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas
tant fait de continents que celui de son ivro-
gnerie a fait d'intempérants. On n'a pas de
honte de n'être pas aussi vertueux que lui, et
il semble excusable de n'être pas plus vicieux
que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les
vices du commun des hommes, quand on se
voit dans les vices de ces grands hommes ; et
cependant on ne prend pas garde qu'ils sont
en cela du commun des hommes. On tient à
eux par le bout par où ils tiennent au peuple.
Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au
reste des hommes par quelque endroit. Ils ne
sont pas suspendus en l'air, et séparés de notre
société. S'ils sont plus grands que nous, c'est
qu'ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les
pieds aussi bas que les nôtres. Us sont tous à
même niveau, et s'appuient sur la même terre;
et, par cette extrémité, ils sont aussi abaissés
que nous, que les enfants, que les bêtes.
XXXIV. /
C'est le combat qui nous plaît, et non pas la
victoire. On aime à voir les combats des ani-
maux, non le vainqueur acharné sur le vaincu.
Que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire?
Et dès qu'elle est arrivée , on en est soûl. Ainsi
dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité.
On aime à voir dans les disputes le combat des
opinions ; mais de contempler la vérité trouvée,
point du tout. Pour la faire remarquer avec
plaisir, il faut la faire voir naissant de la dis-
pute. De même dans les passions, il y a du
plaisir à en voir deux contraires se heurter;
mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus
que brutalité. Nous ne cherchons jamais les
choses, mais la recherche des choses. Ainsi,
dans la comédie, les scènes contentes sans crainte
ne valent rien, ni les extrêmes misères sans
espérance, ni les amours brutales.
XXXV.
On n'apprend piis aux hommes à être hon-
nêtes gens, et on leur apprend tout le reste; et
cependant ils ne se piquent de rien tant que de
PREMIÈRE PARTIE, ART. IX.
59
cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la
seule chose qu'ils n'apprennent point.
XXXVI.
Le sot projet que Montaigne a eu de se pein-
dre ! et cela non pas en passant et contre ses
maximes, comme il arrive à tout le monde de
faillir, mais par ses propres maximes, et par
un dessein premier et principal. Car de dire des
sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal
ordinaire; mais d'en dire à dessein, c'est ce qui
n'est pas supportable, et d'en dire de telles que
celles-là.
XXXVII.
Plaindre les malheureux n'est pas contre la
concupiscence; au contraire, on est bien aise
de pouvoir se rendre ce témoignage d'huma-
nité, et de s'attirer la réputation de tendresse
sans qu'il en coûte rien : ainsi ce n'est pas
grand'chose.
XXXVIII.
Qui aurait eu l'amitié du roi d'Angleterre,
du roi de Pologne, et de la reine de Suède,
aurait-il cru pouvoir manquer de retraite et d'a-
sile au monde * ?
XXXIX.
^ Les choses ont diverses qualités, et l'âme
diverses inchnations; car rien n'est simple de
ce qui s'offre à l'âme, et l'âme ne s'offre jamais
simple à aucun sujet. De là vient qu'on pleure
et qu'on rit quelquefois d'une même chose.
XL.
Il y a diverses classes de forts, de beaux, de
bons esprits et de pieux, dont chacun doit ré-
gner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent
quelquefois ; et le fart et le beau se battent sot-
tement à qui sera le maître l'un de l'autre ; car
leur maîtrise est de divers genres. Ils ne s'en-
tendent pas, et leur faute est de vouloir régner
partout. Rien ne le peut, non pas même la
force : elle ne fait rien au royaume des sa-
* Pascal veut parler Ici de trois révolutions arrivées de son
temps : la cruelle catastrophe de Charles P»", roi d'Angleterre,
en 1649; la retraite de Jean Casimir, roi de Pologne, dans la
Silésie, en IG55; et l'ahdication de Christine, reine do Suède,
en 1654. II ne faut pas confondre cette première retraite de
Casinnr avec la seconde, qui n'arriva qu'après son abdioodon,
en I6«8 : alors Patcal était mort.
60
PENSÉES DE PASCAL,
vaiits; elle u'est maltresse que des actions exté-
rieures.
XLI.
Fp.rox gens nullam esse vitam sine armis
pulat. Ils aiment mieux la mort que la paix : les
autres aiment mieux la mort que la guerre.
Toute opinion peut être préférée à la vie , dont
l'amour paraît si fort et si naturel.
XLII.
Qu'il est difficile de proposer une chose au
jugement d'un autre , sans corrompre son juge-
ment par la manière de la lui proposer ? Si on
dit : Je le trouve beau, je le trouve obscur, on
entraîne l'imagination à ce jugement, ou on
l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire ;
car alors il juge selon ce qu'il est, c'est-à-dire
selon ce qu'il est alors, et selon que les autres
circonstances dont on n'est pas auteur l'auront
disposé ; si ce n'est que ce silence ne fasse aussi
son effet, selon le tour et l'interprétation qu'il
sera en humeur d'y donner, ou selon qu'il con-
jecturera de l'air du visage ou du ton de la voix :
tant il est aisé de démonter un jugement de
son assiette naturelle, ou plutôt tant il y en a
peu de fermes et de stables !
XLIII.
Montaigne a raison : la coutume doit être
suivie dès -là qu'elle est coutume, et qu'on la
trouve établie, sans examiner si elle est raison-
nable ou non ; cela s'entend toujours de ce qui
n'est point contraire au droit naturel ou divin.
Il est vrai que le peuple ne la suit que par cette
seule raison qu'il la croit juste, sans quoi il ne
la suivrait plus ; parce qu'on ne veut être assu-
jetti qu'à la raison ou à la justice. La coutume,
sans cela , passerait pour tyrannie ; au lieu que
l'empire de la raison et de la justice n'est non
plus tyrannie que celui de la délectation.
XLIV.
"^ La science des choses extérieures ne nous
consolera pas de l'ignorance de la morale au
temps de l'affliction ; mais la science des mœurs
nous consolera toujours de l'ignorance des choses
exlérieures.
XLV.
Le temps amortit les afflictions et les que-
relles, parce qu'on change, et qu'on de%ient
comme une autre personne. Ni l'offensant, ni
l'offensé , ne sont plus les mêmes. C'est comme
un peuple qu'on a irrité, et qu'on reverrait
après deux générations. Ce sont encore les Fran-
çais, mais non les mêmes.
XLVI.
Condition de l'homme : inconstance, ennui,
inquiétude. Qui voudra connaître à plein la va-
nité de l'homme n'a qu'à considérer les causes
et les effets de l'amour. La cause en est un je
ne sais quoi ( Cobneille ) ; et les effets en sont
effroyables. Ce. je ne sais quoi, si peu de chose
qu'on ne saurait le reconnaître, remue toute la
terre, les princes, les armées, le monde entier.
Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute
la face de la terre aurait changé.
XLVIL
César était trop vieux, ce me semble, pour
aller s'amuser à conquérir le monde. Cet amu-
sement était bon à Alexandre : c'était un jeune
homme qu'il était difficile d'arrêter ; mais César
devait être plus mûr.
XLVIII.
4fcLe sentiment de la fausseté des plaisirs pré-
sents, et l'ignorance de la vanité des plaisirs ab-
sents, causent l'inconstance.
XLIX.
Les princes et les rois se jouent quelquefois.
Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes ; ils s'y
ennuieraient. La grandeur a besoin d'être quittée
pour être sentie.
■•L.
Mon humeur ne dépend guère du temps. J'ai
mon brouillard et mon beau temps au dedans
de moi ; le bien et le mal de mes affaires mêmes
y font peu. Je m'efforce quelquefois de moi-
même contre la mauvaise fortune ; et la gloire
de la dompter me la fait dompter gaiement, au
lieu que d'autres fois je fais l'indifférent et le
dégoûté dans la bonne fortune.
LI.
"^ En écrivant ma pensée , elle m'échappe quel-
quefois ; mais cela me fait souvenir de ma fai-
blesse, que j'oublie à toute heure j ce qui m*in-
PREMIERE PARTIE, ART. IX.
Gl
struit autant que ma pensée oubliée, car je ne
tends qu'à connaître mon néant.
Tt^est
LU.
, „^st une plaisante chose à considérer, de ce
qu'il y a des gens dans le monde qui, ayant re-
noncé à toutes les lois de Dieu et de la nature,
s'en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéis-
sent exactement ; comme, par exemple, les vo-
leurs, etc.
LUI.
^ Ce chien est à moi, disaient ces pauvres en-
fants; c'est là ma place au soleil : voilà le com-
mencement et l'image de l'usurpation de toute
la terre.
LIV.
Vous avez mauvaise grâce; excusez-moi, s'il
vous plaît. Sans cette excuse, je n'eusse pas
aperçu qu'il y eût d'injure. Révérence parler, il
n'y a de mauvais que l'excuse.
LV.
On ne s'imagine d'ordinaire Platon et Aris-
tote qu'avec de grandes robes , et comme des
personnages toujours graves et sérieux. C'étaient
d'honnêtes gens qui riaient comme les autres
avec leurs amis ; et quand ils ont fait leurs lois
et leurs traités de politique , c'a été en se jouant
et pour se divertir. C'était la partie la moins
philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La
plus philosophe était de vivre simplement et
tranquillement.
LVI.
L'homme aime la malignité : mais ce n'est
pas contre les malheureux, mais contre les heu-
reux superbes ; et c'est se tromper que d'en juger
autrement.
L'épigramme de Martial sur les borgnes ne
vaut rien , parce qu'elle ne les console pas , et ne
fait que donner une pointe à la gloire de l'au-
teur. Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut
rien. Amhitiosa recidet ornamenta '. Il faut
plaire à ceux qui ont les sentiments humains et
tendres, et non aux âmes barbares et inhu-
maines.
LVII.
Je me suis mal trouvé de ces compliments :
' Horat. , Àrspoet.
Je vous ai donné bien de la peine ; je crains de
vous ennuyer ; je crains que cela ne soit trop
long : ou l'on m'entraîne, ou l'on m'irrite.
LVIII.
Un vrai ami est une chose si avantageuse,
même pour les grands seigneurs, afin qu'il dise
du bien d'eux, et qu'il les soutienne en leur ab-
sence même, qu'ils doivent tout faire pour en
avoir un. Mais qu'ils choisissent bien ; car s'ils
font tous leurs efforts pour un sot, cela leur sera
inutile , quelque bien qu'il dise d'eux : et même
il n'en dira pas du bien , s'il se trouve le plus
faible; car il n'a pas d'autorité, et ainsi il en
médira par compagnie.
LIX.
Voulez-vous qu'on dise du bien de vous ? n'en
dites point.
LX.
Qu'on ne se moque pas de ceux qui se font
honorer par des charges et des offices ; car on
n'aime personne que pour des qualités emprun-
tées. Tous les hommes se haïssent naturellement.
Je mets en fait que , s'ils savaient exactement
ce qu'ils disent les uns des autres , il n'y aurait
pas quatre amis dans le monde. Cela paraît par
les querelles que causent les rapports indiscrets
qu'on en fait quelquefois.
LXI.
La mort est plus aisée à supporter sans y pen-
ser, que la pensée de la mort sans péril.
LXII.
Qu'une chose aussi visible qu'est la vanité du
monde soit si peu connue, que ce soit une chose
étrange et surprenante de dire que c'est une
sottise de chercher les grandeurs, cela est ad-
mirable.
Qui ne voit pas la vanité du monde est bien
vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de
jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le
divertissement, et sans la pensée de l'avenir?
Mais ôtez-leur leurs divertissements, vous les
voyez sécher d'ennui; ils sentent alors leur
néant sans le connaître ; car c'est être bien mal-
heureux que d'être dans une tristesse insup-
portable aussitôt qu'on est réduit à se considé-
rer, et à n'en être pas diverti.
62
PENSÉES DE PASCAL,
LXIII.
Chaque chose est vraie en partie, et fausse
en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi :
elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la
déshonore et l'anéantit. Rien n'est vrai, en l'en-
tendant du pur vrai. On dira que l'homicide est
mauvais : oui ; car nous connaissons bien le mal
et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La
chasteté ? Je dis que non : car le monde finirait.
Le mariage ? Non : la continence vaut mieux.
De ne point tuer ? Non ; car les désordres se-
raient horribles, et les méchants tueraient tous
les bons. De tuer? Non; car cela détruit la na-
ture. Nous n'avons ni vrai, ni bien qu'en partie,
et méié de mal et de faux.
LXIV.
Le mal est aisé, il y en a une infinité; le bien
presque unique. Mais un certain genre de mal est
aussi difûcile à trouver que ce qu'on appelle bien;
et souvent on fait passer à cette marque le mal
pai'ticulier pour bien... Il faut même une gran-
deur d'âme extraordinaire pour y arriver comme
au bien.
LXV.
Les cordes qui attachent les respects des uns
envers les autres sont, en général, des cordes i
de nécessité; car il faut qu'il y ait différents de- !
grés; tous les hommes voulant dominer, et tous !
ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. !
Mais les cordes qui attachent le respect à tel et ■
tel en particulier sont des cordes d'imagination.
LXVL I
Nous sommes si malheureux, que nous ne
pouvons prendre plaisir à une chose qu'à condi- ,
tion de nous fâcher si elle nous réussit mal , ce '
que mille choses peuvent faire, et font à toute
heure. Qui aurait trouvé le secret de se réjouir ;
du bien, sans être touché du mal contraire, aurait |
trouvé le point.
ARTICLE X.
Pensées diverses de philosophie et de littérature.
L
A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve
qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du
commun ne trouvent pas de différence entre les
hommes.
U.
On peut avoir le sens droit, et ne pas aller éga-
lement à toutes choses; car il y en a qui, l'ayant
droit dans un certain ordre de choses, s'éblouis-
sent dans les autres. Les uns tirent bien les con-
séquences de peu de principes, les autres tirent
bien les conséquences des choses où il y a beau-
coup de principes. Par exemple, les uns com-
prennent bien les effets de l'eau , en quoi il y a
peu de principes, mais dont les conséquences
sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande pénétra-
tion qui puisse y aller; et ceux-là ne seraient
peut-être pas grands géomètres, parce que la
géométrie comprend un grand nombre de prin-
cipes, et qu'une nature d'esprit peut être telle,
qu'elle puisse bien pénétrer peu de principes jus
qu'au fond, et qu'elle ne puisse pénétrer les choses
où il y a beaucoup de principes.
Il y a donc deux sortes d'esprits : l'un de pé
nétrer vivement et profondément les consé-
quences des principes, et c'est là l'esprit de jus-
tesse * ; l'autre de comprendre un grand nombre
de principes sans les confondre, et c'est là l'es-
prit de géométrie. L'un est force et droiture d'es-
prit, l'autre est étendue d'esprit. Or l'un peut
être sans l'autre, l'esprit pouvant être fort et
étroit, et pouvant être aussi étendu et faible.
Il y a beaucoup de différence entre l'esprit de
géométrie et l'esprit de finesse. En l'im, les prin-
cipes sont palpables, mais éloignés de l'usage
commun; de sorte qu'on a peine à tourner la tête
de ce côté-là, manque d'habitude : mais, pour
peu qu'on s'y tourne , on voit les principes à
plein; et il faudrait avoir tout à fait l'esprit
faux pour mal raisonner sur des principes si
gros, qu'il est presque impossible qu'ils échap-
pent.
Mais, dans l'esprit de finesse, les principes
sont dans l'usage commun et devant les yeux
de tout le monde. On n'a que faire de tourner
la tête, ni de se faire violence. Il n'est question
que d'avoir bonne vue; mais il faut l'avoir bonne,
car les principes en sont si déliés et en si grand
nombre , qu'il est presque impossible qu'il n'en
échappe. Or l'omission d'un principe mène à
l'erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette
' Je pense qu'il faut lire ici Y esprit de finesse, par opposi-
tion à V esprit de géométrie , qui est proprement l'esprit de
méthode , Vesprit de jmtesse. Toute la suite de cette pensée
semble d'ailleurs le prouver. Ea effet , on peut avoir beaucoup
de vivacité, beaucoup de finesse d'esprit, et manquer de ju-
gement, c'est-à-dire de cet esprit de méditation , de raisonne-
ment, qui pénètre les principes , saisit les rapports des choses
entre elles, et sait en tirer les conséquences.
PREMIÈRE PARTIE, ART. X.
63
pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit
juste pour ne pas raisonner faussement sur des
principes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s'ils
avaient la vue bonne ; car ils ne raisonnent pas
faux sur les principes qu'ils connaissent; et les
esprits fins seraient géomètres , s'ils pouvaient
plier leur vue vers les principes inaccoutumés de
géométrie.
Ce qui fait donc que certains esprits fins ne
sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du
tout se tourner vers les principes de géométrie :
mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas
fins , c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant
eux , et qu'étant accoutumés aux principes nets
et grossiers de géométrie, et à ne raisonner
qu'après avoir bien vu et manié leurs principes,
ils se perdent dans les choses de finesse, où les
principes ne se laissent pas ainsi manier. On les
voit à peine : on les sent plutôt qu'on ne les
voit : on a des peines infinies à les faire sentir
à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce
sont choses tellement délicates et si nombreuses,
qu'il faut un sens bien délié et bien net pour les
sentir , et sans pouvoir le plus souvent les dé-
montrer par ordre comme en géométrie, parce
qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et
que ce serait une chose infinie de l'entreprendre.
Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul
regard, et non par progrès de raisonnement,
au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il
est rare que les géomètres soient fins, et que
les esprits fins soient géomètres, à cause que
les géomètres veulent traiter géométriquement
les choses fines, et se rendent ridicules, voulant
commencer par les définitions, et ensuite par
les principes , ce qui n'est pas la manière d'a-
gir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas
que l'esprit ne le fasse; mais il le fait tacitement,
naturellement, sans art; car l'expression en passe
tous les hommes, et le sentiment n'en appartient
qu'à peu.
Et les esprits fins, au contraire, ayant accou-
tumé de juger d'une seule vue , sont si étonnés
quand on leur présente des propositions où ils
ne comprennent rien , et où , pour entrer , il faut
passer par des définitions et des principes stériles,
et qu'ils n'ont pas accoutumé de voir ainsi en dé-
tail , qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent. Mais
les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géo-
mètres.
Les géomètres , qui ne sont que géomètres ,
ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur
explique bien toutes choses par définitions et par
principes : autrement ils sont faux et insupporta-
bles ; car ils ne sont droits que sur les principes
bien éclaircis. Et les esprits fins, qui ne sont que
fins , ne peuvent avoir la patience de descendre
jusqu'aux premiers principes des choses spécula-
tives et d'imagination, qu'ils n'ont jamais vue»
dans le monde et dans l'usage.
m.
11 arrive souvent qu'on prend, pour prouver
certaines choses, des exemples qui sont tels, qu'on
pourrait prendre ces choses pour prouver ces
exemples : ce qui ne laisse pas de faire son effet;
car, comme on croit toujours que la difficulté est
à ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples
plus clairs. Ainsi , quand on veut montrer une
chose générale, on donne la règle particulière
d'un cas. Mais si on veut montrer un cas parti-
culier, on commence par la règle générale. On
trouve toujours obscure la chose qu'on veut
prouver, et claire celle qu'on emploie à la prou-
ver; car, quand on propose une chose à prouver,
d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle
est donc obscure; et au contraire, que celle qui
doit la prouver est claire , et ainsi on l'entend
aisément.
IV.
Tout notre raisonnement se réduit à céder au
sentiment. Mais la fantaisie est semblable et
contraire au sentiment; semblable, parce qu'elle
ne raisonne point ; contraire , parce qu'elle est
fausse : de sorte qu'il est bien difficile de dis-
tinguer entre ces contraires. L'un dit que mon
sentiment est fantaisie, et que sa fantaisie est
sentiment; et j'en dis de même de mon côté.
On aurait besoin d'une règle. La raison s'offre ;
mais elle est pliable à tous sens ; et ainsi il n'y
en a point.
V.
Ceux qui jugent d'un ouvrage par règle sont ,
à l'égard des autres, comme ceux qui ont une
montre à l'égard de ceux qui n'en ont point.
L'un dit : Il y a deux heui-es que nous sommes
ici. L'autre dit : Il n'y a que trois quarts d'heure.
Je regarde ma montre; je dis à l'un : Vous
vous ennuyez ; et à l'autre : Le temps ne vous
dure guère ; car il y a une heure et demie ; et
je me moque de ceux qui me disent que le
temps me dure à moi, et que j'en juge par fan-
64
PENSÉES DE PASCAL
tûisie : Ils ne savent pas que j'en juge par ma
montre.
VI.
Il y en a qui parlent bien, et qui n'écrivent pas
de même. C'est que le lieu , les assistants , etc. ,
les échauffent , et tirent de leur esprit plus (pi'ils
n'y trouveraient sans cette chaleur.
VIL
Ce que Montaigne a de bon ne peut être ac-
quis que difilcilement. Ce qu'il a de mauvais (j'en-
tends hors les mœurs) eût pu être corrigé en un
moment, si on l'eût averti qu'il faisait trop
d'histoires , et qu'il parlait trop de soi.
VIII.
C'est un grand mal de suivre l'exception au
lieu de la règle. Il faut être sévère et contraire
à l'exception. Mais, néanmoins, comme il est
certain qu'il y a des exceptions de la règle , il
faut en juger sévèrement , mais justement.
ÏX.
Il y a des gens qui voudraient qu'un auteur
ne parlât jamais des choses dont les autres ont
parlé ; autrement on l'accuse de ne rien dire de
nouveau. Mais si les matières qu'il traite ne sont
pas nouvelles, la disposition en est nouvelle.
Quand on joue à la paume , c'est une même balle
dont on joue l'un et l'autre ; mais l'un la place
mieux. J'aimerais autant qu'on l'accusât de se
servir des mots anciens : comme si les mêmes
pensées ne formaient pas un autre corps de dis-
cours par une disposition différente, aussi bien que
les mêmes mots forment d'autres pensées par les
différentes dispositions. ^ ,
X.
On se persuade mieux , pour l'ordinaire , par
les raisons qu'on a trouvées soi-même , que par
celles qui sont venues dans l'esprit des autres.
XL
L'esprit croit naturellement, et la volonté
aime naturellement ; de sorte que , faute de vrais
objets, il faut qu'ils s'attachent aux faux.
XII.
Ces grands efforts d'esprit où l'âme touche
quelquefois sont choses oî) elle ne se tient pas.
]^lle y saute seulement, mais pour retomber
aussitôt.
XIII.
I
L'homme n'est ni
heur veut que qui
bête.
ange,
veut faire
XIV.
ni bête; et
l'ange
le mal-
fait la
Pourvu qu'on sache la passion dominante de
quelqu'un , on est assuré de lui plaire , et néan-
moins chacun a ses fantaisies contraires à son
propre bien , dans l'idée même qu'il a du bien :
et c'est une bizarrerie qui déconcerte ceux qui
veulent gagner leur affection.
XV.
Un cheval ne cherche point à se faire admi-
rer de son compagnon. On voit bien entre eux
quelque sorte d'émulation à la course; mais
c'est sans conséquence : car, étant à l'étable,
le plus pesant et le plus mal taillé ne cède pas
pour cela son avoine à l'autre. Il n'en est pas
de même parmi les hommes : leur vertu ne se
satisfait pas d'elle-même, et ils ne sont point
contents s'ils n'en tirent avantage contre les
autres.
XVI.
Comme on se gâte l'esprit , on se gâte aussi
le sentiment. On se forme l'esprit et le senti-
ment par les conversations. Ainsi les bonnes ou
les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe
donc de tout bien savoir choisir, pour se le for-
hier et ne point le gâter ; et on ne saurait faire
ce choix, si on ne l'a déjà formé et point gâté.
Ainsi cela fait un cercle, d'où bienheureux sont
ceux qui sortent.
XVIL
Lorsque dans les choses de la nature, dont la
connaissance ne nous est pas nécessaire, il y en
a dont on ne sait pas la vérité, il n'est peut-être
pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui
fixe l'esprit des hommes, comme, par exemple,
la lune, à qui on attribue les changements de
temps, les progrès des maladies, etc. Car c'est
une des principales maladies de l'homme, que,
d'avoir une curiosité inquiète pour les choses
qu'il ne peut savoir; et je ne sais si cène lui est
PREMIERE PARTIE, ART. X.
65
point un moindre mal d'être dans l'erreur pour
les choses de cette nature , que d'être dans cette
curiosité inutile.
XVIII.
Si la foudre tombait sur les lieux bas, les
poètes , et ceux qui ne savent raisonner que sur
les choses de cette nature, manqueraient de
preuves.
XIX.
L'esprit a son ordre, qui est par principes et
démonstrations; le cœur en a un autre. On ne
prouve pas qu'on doit être aimé , en exposant
par ordre les causes de l'amour : cela serait ri-
dicule.
Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivi
cet ordre du cœur , qui est celui de la charité ,
que celui de l'esprit; car leur but principal n'é-
tait pas d'instruire, mais d'échauffer. Saint Au-
gustin de même. Cet ordre consiste principa-
lement à la digression sur chaque point qui a
rapport à la fin , pour la montrer toujours.
XX.
Il y en a qui masquent toute la nature. Il n'y
a point de roi parmi eux , mais un auguste mo-
narque; point de Paris, mais une capitale du
royaume. Il y a des endroits où il faut appeler
Paris , Paris ; et d'autres où il faut l'appeler ca-
pitale du royaume.
XXI.
Quand dans un discours on trouve des mots
répétés , et qu'essayant de les corriger , on les
trouve si propres , qu'on gâterait le discours , il
faut les laisser , c'en est la marque ; et c'est la
part de l'envie qui est aveugle, et qui ne sait
pas que cette répétition n'est pas faute en cet
endroit : car il n'y a point de règle générale.
XXII.
Ceux qui font des antithèses en forçant les
mots sont comme ceux qui font de fausses fe-
nêtres pour la symétrie. Leur règle n'est pas de
parler juste , mais de faire des figures justes.
XXIII.
Une langue à l'égard d'une autre est un chiffre
où les mots sont changés en mots , et non les
lettres en lettres; ainsi une langue inconnue est
déchiffrable.
XXIV.
Il y a un modèle d'agrément et de beauté ,
qui consiste en un certain rapport entre notre
nature faible ou forte, telle qu'elle est, et la
chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur
ce modèle nous agrée : maison , chanson , dis-
cours , vers , prose , femmes , oiseaux , rivières ,
arbres, chambres, habits. Tout ce qui n'est point
sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goûl
bon.
XXV.
Comme on dit beauté poétique, on devrait
dire aussi beauté géométrique , et beauté médi-
cinale. Cependant on ne le dit point : et la rai-
son en est qu'on sait bien quel est l'objet de la
géométrie et quel est l'objet de la médecine;
mais on ne sait pa« en quoi consiste l'agrément ,
qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que
c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter;
et, faute de cette connaissance , on a inventé de
certains termes bizarres : siècle d'or, merveilles
de nos jours , fatal laurier , bel astre , etc. ; et
on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui
s'imaginera une femme vêtue sur ce modèle
verra une jolie demoiselle toute couverte de mi-
roirs et de chaînes de laiton; et au lieu de la
trouver agréable , il ne pourra s'empêcher d'en
rire, parce qu'on sait mieux en quoi consiste
l'agrément d'une femme que l'agrément des
vers. Mais ceux qui ne s'y connaissent pas l'ad-
mireraient peut-être en cet équipage; et il y a
bien des villages où on la prendrait pour la reine;
et c'est pourquoi il y en a qui appellent des
sonnets faits sur ce modèle, des reines de vil-
lage.
XXVI
Quand un discours naturel peint une passion
ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité
de ce qu'on entend, qui y était sans qu'on le sût,
et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait
sentir ; car il ne nous fait pas montre de son bien ,
mais du nôtre; et ainsi ce bienfait nous le rend
aimable : outre que cette communauté d'intelli-
gence que nous avons avec lui incline nécessai-
rement le cœur à l'aimer.
XXVIJ.
II faut qu'il y ait dans l'éloquence de l'agréa-
6()
PENSÉES DE PASCAL,
ble et du réel; mais il faut que cet agréable soit
réel.
XXVUI.
Quand on volt le style naturel , on est tout
étonné et ravi; car on s'attendait de voir un au-
teur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux
qui ont le goût bon, et qui, en voyant un livre,
croient trouver un homme, sont tout surpris de
trouver un auteur : plus poetice quant humane
locutus est. Ceux-là honorent bien la nature, qui
lui apprennent qu'elle peut parler de tout, et
même de théologie.
XXIX.
La dernière chose qu'on trouve, en faisant
un ouvrage, est desavoir celle qu'il faut mettre
la première.
XXX.
Dans le discours, il ne faut point détourner
l'esprit d'une chose à une autre, si ce n'est pour
le délasser; mais dans le temps où cela est à
propos, et non autrement : car qui veut délas-
ser hors de propos lasse. On se rebute, et on
quitte tout là : tant il est difficile de rien ob-
tenir de l'homme que par le plaisir, qui est la
monnaie pour laquelle nous donnons tout ce
qu'on veut I
XXXI.
Quelle vanité que la peinture, qui attire l'ad-
miration par la ressemblance des choses dont
on n'admire pas les originaux !
XXXII.
Un même sens change selon les paroles qui
l'expriment. Les sens reçoivent des paroles leur
dignité, au lieu de la leur donner.
XXXIII.
Ceux qui sont accoutumés à juger par le sen-
timent ne comprennent rien aux choses de rai-
sonnement, car ils veulent d'abord pénétrer
d'une vue, et ne sont point accoutumés à cher-
cher les principes. Et les autres, au contraire,
qui sont accoutumés à raisonner par principes ,
ne comprennent rien aux choses de sentiment,
y cherchant des principes, et ne pouvant voir
d'une vue.
XXXIV.
La vraie éloquence se moque de l'éloquence;
la vraie morale se moque de la morale ; c'est-à-
dire que la morale du jugement se moque de la
morale de l'esprit , qui est sans règle. •
XXXV.
Toutes les fausses beautés que nous blâmons
dans Cicéron ont des admirateurs en grand
nombre.
XXXVI.
Se moquer de la philosophie, c'est vraiment
philosopher.
XXXVII.
Il y a beaucoup de gens qui entendent le
sermon de la même manière qu'ils entendent
vêpres.
XXXVIII.
Les rivières sont des chemins qui marchent ,
et qui portent où l'on veut aller.
XXXIX.
Deux visages semblables , dont aucun ne fait
rire en particulier, font rire ensemble par leur
ressemblance.
XL.
Les astrologues, les alchimistes, etc., ont
quelques principes; mais ils en abusent. Or, l'a-
bus des vérités doit être autant puni que l'in-
troduction du mensonge.
XLI.
Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait
bien voulu , dans toute sa philosophie , pouvoir
se passer de Dieu ; mais il n'a pu s'empêcher de
lui faire donner une chiquenaude pour mettre
le monde en mouvement; après cela il n'a plus
que faire de Dieu.
ARTICLE XI.
Sur Épictète et Montaigne \
I.
Epictète est un des philosophes du monde qui
^ Tout cet article sur Épictète et Montaigne est extrait d'un
dialogue de Pascal avec Sacy , extrait dans lequel on a con-
PREMIERE PARTIE, ART. XI.
G7
ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il
veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu
comme son principal objet; qu'il soit persuadé
qu'il gouverne tout avec justice; qu'il se sou-
mette à lui de bon cœur; et qu'il le suive volon-
tairement en tout, comme ne faisant rien qu'a-
vec une très -grande sagesse : qu'ainsi cette
disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les
murmures, et préparera son esprit à souffrir
paisiblement les événements les plus fâcheux.
rc Ne dites jamais , dit-il , J'ai perdu cela ; dites
« plutôt, Je l'ai rendu : mon fils est mort, je l'ai
« rendu : ma femme est morte, je l'ai rendue.
« Ainsi des biens, et de tout le reste. Mais celui
« qui me l'ôte est un méchant homme, direz-
«< vous : pourquoi vous mettez-vous en peine
« par qui celui qui vous l'a prêté vient le rede-
« mander? Pendant qu'il vous en permet l'u-
« sage , ayez-en soin comme d'un bien qui appar-
<c tient à autrui , comme un voyageur fait dans
« une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il en-
« core, désirer que les choses se fassent comme
« vous le voulez; mais vous devez vouloir
« qu'elles se fassent comme elles se font. Sou-
« venez-vous, ajoute-t-il, que vous êtes ici comme
« un acteur, et que vous jouez votre person-
« nage dans une comédie, tel qu'il plaît au maî-
« tre de vous le donner. S'il vous le donne
« court, jouez-le court; s'il vous le donne long,
« jouez-le long : soyez sur le théâtre autant de
« temps qu'il lui plaît; paraissez -y riche ou pau-
« vre , selon qu'il l'a ordonné. C'est votre fait
« de bien jouer le personnage qui vous est
« donné; mais de le choisir, c'est le fait d'un
« autre. Ayez tous les jours devant les yeux la
« mort et les maux qui semblent les plus insup-
« portables; et jamais vous ne penserez rien de
« bas, et ne désirerez rien avec excès. »
Il montre en mille manières ce que l'homme
doit faire. Il veut qu'il soit humble ; qu'il cache
ses bonnes résolutions, surtout dans les com-
mencements, et qu'il les accomplisse en secret :
rien ne les ruine davantage que de les produire.
Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude
et le désir de l'homme doivent être de connaître
la volonté de Dieu, et de la suivre.
Telles étaient les lumières de ce grand esprit
qui a si bien connu les devoirs de l'homme :
heureux s'il avait aussi c(^nu sa faiblesse 1 Mais
gervé seulement les pensées de Pascal. Ceux qui voudront lire
le dialogue même pourront consulter le père Desmolets ,
tome V de la continuation des Mémoires d'histoire et de litté-
rature, ou les Mémoires de Fontaine, tome 11.
après avoir si bien compris ce qu'on doit faire ,
il se perd dans la présomption de ce que l'on
peut. « Dieu, dit-il, a donné à tout homme les
« moyens de s'acquitter de toutes ses obliga-
« tions; ces moyens sont toujours en sa puis-
« sance; il ne faut chercher la félicité que par
« les choses qui sont toujours en notre pouvoir,
« puisque Dieu nous les a données à cette fin :
« il faut voir ce qu'il y a en nous de libre. Les
« biens, la vie, l'estime, ne sont pas en notre
« puissance, et ne mènent pas à Dieu; mais
« l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il
« sait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle
« sait qui la rend malheureuse : ces deux puis-
« sauces sont donc pleinement libres , et par
« elles seules nous pouvons nous rendre par-
« faits, connaître Dieu parfaitement, l'aimer,
« lui obéir, lui plaire , surmonter tous les vices ,
« acquérir toutes les vertus , et ainsi nous ren-
« dre saints et compagnons de Dieu. « Ces or*
gueilleux principes conduisent Épictète à d'au-
tres erreurs, comme, que l'âme est une portion
de la substance divine; que la douleur et la
mort ne sont pas des maux ; qu'on peut se tuer
quand on est si persécuté qu'on peut croire que
Dieu nous appelle , etc.
IL
Montaigne, né dans un état chrétien, fait
profession de la religion catholique, et en cela
il n'a rien de particulier ; mais comme il a voulu
chercher une morale fondée sur la raison , sans
les lumières de la foi, il prend ses principes
dans cette supposition, et considère l'homme
destitué de toute révélation. Il met donc toutes
choses dans un doute si universel et si général ,
que l'homme doutant même s'il doute, son in-
certitude roule sur elle-même dans un cercle
perpétuel et sans repos : s' opposant également
à ceux qui disent que tout est incertain, et à
ceux qui disent que tout ne l'est pas , parce qu'il
ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui
doute de soi , et dans cette ignorance qui s'i-
gnore, que consiste l'essence de son opinion.
Il ne peut l'exprimer par aucun terme positif :
car s'il dit qu'il doute, il se trahit, en assurant
au moins qu'il doute; ce qui étant formellement
contre son intention, il est réduit à s'expliquer
par interrogation; de sorte que ne voulant pas
dire. Je ne sais, il dit. Que sais-je? De quoi il
a fait sa devise, en la mettant sous les bassins
d'une balance, lesquels pesant les contradic;-
m
PENSEES HE PASCAL
toires, se trouvenl dans un parfait équilibre. En
uji mot , il est pur pyrrhonien. Tous ses discours,
tous ses essais y roulent sur ce principe; et c'est
la seule chose qu'il prétend bien établir. Il dé-
truit insensiblement tout ce qui passe pour le
plus certain parmi les hommes, non pas pour
établir le contraire, avec une certitude de la-
quelle seule il est ennemi, mais pour faire voir
seulement que , Içs apparences étant égales de
jMurt et d'autre, on ne sait où asseoir sa croyance.
Dans cet esprit , il se moque de toutes les as-
surances; il combat, par exemple, ceux qui ont
pensé établir un grand remède contre les pro-
cès, par la multitude et la prétendue justesse
des lois : comme si on pouvait couper la racine
des doutes , d'où naissent les procès ! comme s'il
y avait des digues qui pussent arrêter le tor-
rent de l'incertitude , et captiver les conjectu-
res! Il dit, à cette occasion, qu'il vaudrait au-
tant soumettre sa cause au premier passant
qu'à des juges armés de ce nombre d'ordon-
nances. Il n'a pas l'ambition de changer l'ordre
de l'état ; il ne prétend pas que son avis soit
meilleur, il n'en croit aucun bon. Il veut seule-
ment prouver la vanité des opinions les plus re-
çues : montrant que l'exclusion de toutes lois
diminuerait plutôt le nombre des différends, que
cette multitude de lois qui ne sert qu'à l'aug-
menter, parce que les difficultés croissent à me-
sure qu'on les pèse, les obscurités se multiplient
par les commentaires ; et que le plus sûr moyen
d'entendre le sens d'un discours est de ne pas
l'examiner, de le prendre sur la première appa-
rence : car, si peu qu'on l'observe, toute sa
clarté se dissipe. Sur ce modèle il juge à l'aven-
ture de toutes les actions des hommes et des
points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt
d'une autre ; suivant librement sa première vue,
et sans contraindre sa pensée sous les règles de
la raison , qui n'a , selon lui , que de fausses me-
sures. Ravi de montrer, par son exemple, les
contrariétés d'un même esprit dans ce génie tout
libre , il lui est également bon de s'emporter ou
non dans les disputes , ayant toujours , par l'un
ou l'autre exemple , un moyen de faire voir la
faiblesse des opinions : étant porté avec tant d'a-
vantage dans ce doute universel , qu'il s'y forti-
fie également par son triomphe et par sa dé-
faite.
C'est dans cette assiette, toute flottante et
toute chancelante qu'elle est , qu'il combat avec
une fermeté invincible les hérétiques de son
temps, sur ce qu'ils assuraient connaître seuls
le véritable sens de l'Écriture ; et c'est de là en^
core qu'il foudroie l'impiété horrible de ceux qui
osent dire que Dieu n'est point. Il les entreprend
particulièrement dans l'apologie de Raimond de
Sébonde;et,les trouvant dépouillés volontaire-
ment de toute révélation , et abandonnés à leur
lumière naturelle , toute foi mise à part , il les
I interroge de quelle autorité ils entreprennent de
i juger de cet Être souverain , qui est infini par
sa propre définition : eux qui ne connaissent
véritablement aucune des moindres choses de la
nature ! 11 leur demande sur quels principes ils
s'appuient , et il les presse de les lui montrer. Il
examine tous ceux qu'ils peuvent produire; et il
pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu'il
montre la vanité de tous ceux qui passent pour
les plus éclairés et les plus fermes. Il demande si
l'âme connaît quelque chose ; si elle se connaît
elle-même; si elle est substance ou accident,
corps ou esprit ; ce que c'est que chacune de ces
choses ^ et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de
ces ordres ; si elle connaît son propre corps ; si
elle sait ce que c'est que matière ; comment elle
peut raisonner , si elle est matière ; et comment
elle peut être unie à un corps particulier et en
ressentir les passions, si elle est spirituelle. Quand
a-t-elle commencé d'être? avec ou devant le
corps? finit-elle avec lui , ou non? ne se trompe-
t-elle jamais ? sait-elle quand elle erre ? vu que
l'essence de la méprise consiste à la méconnaître.
Il demande encore si les animaux raisonnent,
pensent , parlent : qui peut décider ce que c'est
que le temps , V espace , V étendue , le mouve-
ment y Vunité , toutes choses qui nous environ-
nent, et entièrement inexplicables; ce que c'est
cpiQ santé, maladie, mort, vie, bien, mal, jus-
tice, péché, dont nous parlons à toute heure;
si nous avons en nous des principes du vrai ;
et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle
axiomes, ou notions communes à tous les
hommes , sont conformes à la vérité essentielle.
Puisque nous ne savons que par la seule foi
qu'un Être tout bon nous les a données vérita-
bles, eu nous créant pour connaître la vérité, qui
saura, sans cette lumière de la foi, si, étant for-
mées à l'aventure , nos notions ne sont pas incer-
taines , ou si , étant formées par un être faux et
méchant, il ne nous les a pas données fausses
pour nous séduire ? Montrant par là que Dieu et
le vrai sont inséparables , et que si l'un est ou
n'est pas , s'il est certain ou incertain , l'autre est
nécessairement de même. Qui sait si le sens com-
mun , que nous prenons ordinairement pour juge
PREMIERE PARTIE, ART. XI.
m
du vrai , a été destiné à cette fonction par celui
qui l'a créé ? qui sait ce que c'est que vérité ? et
comment peut-on s'assurer de l'avoir sans la
connaître? qui sait même ce que c'est qu'un
être , puisqu'il est impossible de le définir , qu'il
n'y a rien de plus général , et qu'il faudrait, pour
l'expliquer , se servir de l'Être même, en disant.
C'est telle ou telle chose ? Puis donc que nous ne
savons ce que c'est qu'âme, corps, temps, espace,
mouvement, vérité, bien, ni même Yeire, ni
expliquer l'idée que nous nous en formons , com-
ment nous assurerons-nous qu'elle est la même
dans tous les hommes ? Nous n'en avons d'autres
marques que l'uniformité des conséquences , qui
n'est pas toujours un signe de celle des princi-
pes ; car ceux-ci peuvent bien être différents , et
conduire néanmoins aux mêmes conclusions,
chacun sachant que le vrai se conclut souvent
du faux.
Enfin Montaigne examine profondément les
sciences : la géométrie , dont il tâche de démon-
trer l'incertitude dans ses axiomes et dans les
termes qu'elle ne définit point , comme d'éten-
due, de mouvement, etc.; la physique et la
médecine, qu'il déprime en une infinité de fa-
çons ; l'histoire , la politique , la morale , la ju-
risprudence , etc. De sorte que , sans la révéla-
tion, nous pourrions croire, selon lui, que la
vie est un songe dont nous ne nous éveillons
qu'à la mort , et pendant lequel nous avons aussi
peu les principes du vrai que durant le sommeil
naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement
et si cruellement la raison dénuée de la foi, que,
lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les
animaux le sont ou non , ou plus ou moins que
l'homme, il la fait descendre de l'excellence
qu'elle s'est attribuée, et la met, par grâce, eu
parallèle avec les bêtes , sans liii permettre de
sortir de cet ordre , jusqu'à ce qu'elle soit in-
struite, par son Créateur même, de son rang
qu'elle ignore : la menaçant , si elle gronde , de
la mettre au-dessous de toutes , ce qui lui paraît
aussi facile que le contraire ; et ne lui donnant
pouvoir d'agir cependant que pour reconnaître
sa faiblesse avec une humilité sincère , au lieu
de s'élever par une sotte vanité. On ne peut
voir sans joie, dans cet auteur , la superbe raison
si invinciblement froissée par ses propres armes,
et cette révolte si sanglante de l'homme contre
l'homme , laquelle , de la société avec Dieu où il
s'élevait par les maximes de sa faible raison , le
précipite dans la condition des bêtes ; et on ai-
merait de tout son cœur le ministre d'une si
grande vengeance , si , étant humble disciple de
l'Église par la foi , il eût suivi les règles de la
morale, en portant les hommes, qu'il avait si uti-
lement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux
crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il
les a convaincus de ne pas pouvoir seulement
connaître. Mais il agit au contraire en païen :
voyons sa morale.
De ce principe, que hors de la foi tout est dans
l'incertitude, et en considérant combien il y a de
temps qu'on cherche le vrai et le bien , sans au-
cun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on
doit en laisser le soin aux autres ; demeurer ce-
pendant en repos, coulant légèrement sur ces ^i-
jets, de peur d'y enfoncer en appuyant; prendre
le vrai et le bien sur la première apparence, sans
les presser, parce qu'ils sont si peu sohdes, que,
quelque peu que l'on serre la main, ils échappent
entre les doigts , et la laissent vide. Il suit donc
le rapport des sens, et les notions communes,
parce qu'il faudrait se faire violence pour les dé-
mentir, et qu'il ne sait s'il y gagnerait, ignorant
où est le vrai. Il fuit aussi la douleur et la mort,
parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut
pas y résister par la même raison. Mais il ne se
fie pas trop à ces mouvements de crainte, et n'o-
serait en conclure que ce soient de véritables
maux : vu qu'on sent aussi des mouvements de
plaisir qu'on accuse d'être mauvais , quoique la
nature , dit-il , parle au contraire. « Ainsi je n'ai
« rien d'extravagant dans ma conduite , poursuit-
« il ; j'agis comme les autres ; et tout ce qu'ils
« font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai
« bien , je le fais par un autre principe , qui est
« que les vraisemblances étant pareillement de
« l'un et de l'autre côté , l'exemple et la commo-
« dite sont les contre-poids qui m'entraînent. '> 11
suit les mœurs de son pays, parce que la coutume
l'emporte ; il monte son cheval, parce que le che-
val le soufft-e , mais sans croire que ce soit de
droit : au contraire , il ne sait pas si cet animal
n'a pas celui de se servir de lui. Il se fait même
quelque violence pour éviter certains vices; il
garde la fidélité au mariage , à cause de la peine
qui suit les désordres : la règle de ses actions
étant en tout la commodité et la tranquillité. Il
rejette donc bien loin cette vertu stoique qu'on
peint avec une mine sévère, un regard farouche,
des cheveux hérissés , le front ridé et en sueur ,
dans une posture pénible et tendue , loin des
hommes , dans un morne silence , et seule sur la
pointe d'un rocher : fantôme, dit Montaigne,
capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait au
70
PENSÉES DE PASCAL,
tre chose, avec un travail continuel, que de
chercher un repos où elle n'arrive jamais ; au
lieu que la sienne est naïve, familière, plaisante,
enjouée , et , pour ainsi dire , folâtre : elle suit
ce qui la charme , et badine négligemment des
accidents bons et mauvais, couchée mollement
dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle
montre aux hommes qui cherchent la félicité
avec tant de peine , que c'est là seulement où elle
repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont
deux doux oreillers pour une tête bien faite,
comme il le dit lui-même.
III.
En lisant Montaigne, et le comparant avec
Épictète , on ne peut se dissimuler qu'ils étaient
assurément les deux plus grands défenseurs des
deux plus célèbres sectes du monde infidèle , et
qui sont les seules, entre celles des hommes
destitués de la lumière de la religion, qui soient
en quelque sorte liées et conséquentes. En effet,
que peut-on faire sans la révélation , que de
suivre l'un ou l'autre de ces deux systèmes ? Le
premier : Il y a un Dieu , donc c'est lui qui a
créé l'homme ; il l'a fait pour lui-même : il l'a
créé tel qu'il doit être pour être juste et deve-
nir heureux : donc l'homme peut connaître la
vérité , et il est à portée de s'élever par la sa-
gesse jusqu'à Dieu , qui est son souverain bien.
Second système : L'homme ne peut s'élever jus-
qu'à Dieu , ses inclinations contredisent la loi ;
il est porté à chercher son bonheur dans les biens
visibles , et même en ce cju'il y a de plus hon-
teux. Tout paraît donc incertain, et le vrai bien
l'est aussi : ce qui semble nous réduire à n'avoir
ni règle fixe pour les mœurs , ni certitude dans
les sciences.
Il y a un plaisir extrême à remarquer dans
ces divers raisonnements en quoi les uns et les
autres ont aperçu quelque chose de la vérité
qu'ils ont essayé de connaître. Car s'il est agréa-
ble d'observer dans la nature le désir qu'elle a de
peindre Dieu dans tous ses ouvrages où l'on en
voit quelques caractères, parce qu'ils en sont les
images, combien plus est-il juste de considéier
dans les productions des esprits les efforts qu'r te
font pour parvenir à la vérité , et de remarquer
en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en égarent?
C'est la principale utilité qu'on doit tirer de ses
lectures.
Il semble que la source des erreurs d'Épictète
et des stoïciens d'une part , de Montaigne et des
épicuriens de l'autre , est de n'avoir pas su que
l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa
création. Les uns, remarquant quelques traces
de sa première grandeur , et ignorant sa corrup-
tion, ont traité la nature comme saine, et sans
besoin de réparateur; ce qui les mène au comble
de l'orgueil. Les autres, éprouvant sa misère
présente , et ignorant sa première dignité , trai-
tent la nature comme nécessairement infirme et
irréparable ; ce qui les précipite dans le déses-
poir d'arriver à un véritable bien, et de là,
dans une extrême lâcheté. Ces deux états , qu'il
fallait connaître ensemble pour voir toute la vé-
rité, étant connus séparément, conduisent né-
cessairement à l'un de ces deux vices : à l'orgueil
ou à la paresse , où sont infailliblement plongés
tous les hommes avant la grâce ; puisque , s'ils
ne sortent point de leurs désordres par lâcheté,
ils n'en sortent que par vanité , et sont toujours
esclaves des esprits de malice , à qui , comme le
remarque saint Augustin , on sacrifie en bien des
manières.
C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il
arrive que les uns connaissant l'impuissance et
non le devoir , ils s'abattent dans la lâcheté ; les
autres connaissant le devoir sans connaître leur
impuissance , ils s'élèvent dans leur orgueil. On
s'imaginera peut-être qu'en les alliant, on pour-
rait former une morale parfaite : mais, au lieu de
cette paix , il ne résulterait de leur assemblage
qu'une guerre et une destruction générale : car
les uns établissant la certitude , et les autres le
doute , les uns la grandeur de l'homme , les au-
tres sa faiblesse , ils ne sauraient se réunir et se
concilier; ils ne peuvent ni subsister seuls à cause
de leurs défauts , ni s'unir à cause de la contra-
riété de leurs oppositions.
IV.
Mais il faut qu'ils se brisent et s'anéantissent
pour faire place à la vérité de la révélation. C'est
elle qui accorde les contrariétés les plus for
melles par un art tout divin. Unissant tout ce
qui est de vrai, chassant tout ce qu'il y a de
faux, elle enseigne avec une sagesse véritable-
ment céleste le point où s'accordent les princi-
pes opposés , qui paraissent incompatibles dans
les doctrines purement humaines. En voici la
raison : les sages du monde ont placé les con-
trariétés dans un même sujet ; l'un attribuait la
force à la nature , l'autre la faiblesse à cette même
nature ; ce qui ne peut subsister : au lieu que la
PREMIÈRE PARTIE, ART. XII.
71
foi nous apprend à les mettre en des sujets dif-
férents ; toute l'infirmité appartient à la nature,
toute la puissance au secours de Dieu. Voilà l'u-
nion étonnante et nouvelle qu'un Dieu seul pou-
vait enseigner, que lui seul pouvait faire, et qui
n'est qu'une image et qu'un effet de l'union inef-
fable des deux natures dans la seule personne
d'un Homme- Dieu. C'est ainsi que la philosophie
conduit insensiblement à la théologie : et il est
difficile de ne pas y entrer, quelque vérité que
l'on traite, parce qu'elle est le centre de toutes
les vérités; ce qui paraît ici parfaitement, puis-
qu'elle renferme si visiblement ce qu'il y a de
vrai dans ces opinions contraires. Aussi on ne
voit pas comment aucun d'eux pourrait refuser
de la suivre. S'ils sont pleins de la grandeur de
l'homme, qu'en ont-ils imaginé qui ne cède aux
promesses de l'Évangile, lesquelles ne sont autre
chose que le digne prix de la mort d'un Dieu ?
Et s'ils se plaisent à voir l'infirmité de la nature,
leur idée n'égale point celle de la véritable fai-
blesse du péché, dont la même mort a été le
remède. Chaque parti y trouve plus qu'il ne dé-
sire ; et , ce qui est admirable , y trouve une union
solide : eux qui ne pouvaient s'allier dans un de-
gré infiniment inférieur !
V.
Les chrétiens ont, en général, peu de besoin
de ces lectures philosophiques. Néanmoins Épic-
tète a un art admirable pour troubler le repos de
ceux qui le cherchent dans les choses extérieures,
et pour les forcer à reconnaître qu'ils sont de
véritables esclaves et de misérables aveugles;
qu'il est impossible d'éviter l'erreur et la douleur
qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans réserve à
Dieu seul. Montaigne est incomparable pour
confondre l'orgueil de ceux qui , sans la foi , se
piquent d'un e véritable justice ; pour désabuser
ceux qui s'attachent à leur opinion, et qui croient ,
Indépendamment de l'existence et des perfec-
tions de Dieu , trouver dans les sciences des vé-
rités inébranlables ; et pour convaincre si bien la
raison de son peu de lumière et de ses égarements,
qu'il est difficile après cela d'être tenté de rejeter
les mystères, parce qu'on croit y trouver des
répugnances : car l'esprit en est si battu, qu'il
est bien éloigné de vouloir juger si les mystères
sont possibles ; ce que les hommes du commun
n'agitent que trop souvent. Mais Épictète, en
combattant la paresse , mène à l'orgueil , et pour-
rait être nuisible à ceux ([ui ne sont pas persuadés
de la corruption de toute justice qui ne vient pas
de la foi. Montaigne est absolument pernicieux,
de son côté , à ceux qui ont quelque pente à l'im-
piété et aux vices. C'est pourquoi ces lectures
doivent être réglées avec beaucoup de soin, de
discrétion et d'égard à la condition et aux mœurs
de ceux qui s'y appliquent. Mais il semble qu'en
les joignant elles ne peuvent que réussir, parce
que l'une s'oppose au mal de l'autre. Il est vrai
qu'elles ne peuvent donner la vertu , mais elles
troublent dans les vices : l'homme se trouvant
combattu par les contraires, dont l'un chasse
l'orgueil, et l'autre la paresse, et ne pouvant
reposer dans aucun de ces vices par ses raison-
nements, ni aussi les fuir tous.
ARTICLE XII.
Sur la condition des grands.
h
Pour entrer dans la véritable connaissance
de votre condition ', considérez - la dans cette
image.
Un homme fut jeté par la tempête dans une
île inconnue, dont les habitants étaient en peine
de trouver leur roi , qui s'était perdu : et comme
il avait, par hasard, beaucoup de ressemblance
de corps et de visage avec ce roi, il fut pris
pour lui , et reconnu en cette qualité par tout
ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre ;
mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne
fortune. Il reçut donc tous les respects qu'on
voulut lui rendre , et il se laissa traiter de roi.
Mais, comme il ne pouvait oublier sa condi-
tion naturelle , il pensait , en même temps qu'il
recevait ces respects , qu'il n'était pas le roi que
ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui
appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée,
l'une par laquelle il agissait en roi , l'autre par
laquelle il reconnaissait son état véritable , et
que ce n'était que le hasard qui l'avait mis en la
place où il était. Il cachait cette dernière pensée,
et il découvrait l'autre. C'était par la première
qu'il traitait avec le peuple, et par la dernière
qu'il traitait avec soi-même.
' Pascal adresse la parole à M. Arthus Gouffier , duc de
Roannez , duc et pair de France. Après avoir été gouverneur
du Poitou , il se retira à la maison de l'Institution des pères
de l'Oratoire. Il eut la plus grande part aux soins que les amis
de Pascal prirent, en 1668, de recueillir et mettre au jour ses
Pensées.
Tout cet article est tiré du livre : De l'Éducation cfm
Prince , par Chanleresne (Nicole ). Les pensées sont de Pasca
la rédaction est de Nicole.
72
PENSÉES DE PASCAL,
Ne vous imaginez pas que ce soit par un
moindre hasard que vous possédez les richesses
dont vous vous trouvez maître, que celui par
lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez
aucun droit de vous-même et par votre nature ,
non plus que lui : et non-seulement vous ne vous
trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez
au monde que par une infinité de hasards. Votre
naissance dépend d'un mariage, ou plutôt de
tous les mariages de ceux dont vous descendez.
Mais d'où dépendaient ces mariages? d'une vi-
site faîte par rencontre, d'un discours en l'air,
de mille occasions imprévues.
Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos
ancêtres; mais n'est-ce pas par mille hasards
que vos ancêtres les ont acquises , et qu'ils vous
les ont conservées? Mille autres aussi habiles
qu'eux, ou n'ont pu en acquérir, ou les ont per-
dues après les avoir acquises. Vous imaginez-
vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle
que tes biens ont passé de vos ancêtres à vous ?
Cela n'est pas véritable. Cet ordre n'est fondé
que sur la seule volonté des législateurs, qui ont
pu avoir de bonnes raisons pour l'établir, miàs
dont aucune certainement n'est prise d'un droit
naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur
avait plu d'ordonner que ces biens , après avoir
été possédés par les pères durant leur vie, re-
tourneraient à la république après leur mort,
vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.
Ainsi, tout le titre par lequel vous possédez
votre bien n'est pas un titre fondé sur la nature,
mais sur un établissement humain. Un autre
tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois
vous aurait rendu pauvre ; et ce n'est que cette
rencontre du hasard qui vous a fait naître avec
la fantaisie des lois, qui s'est trouvée favorable
à votre égard, qui vous met en possession de
tx)us ces biens.
Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartien-
nent pas légitimement, et qu'il soit permis à un
autre de vous les ravir ; car Dieu , qui en est le
maître, a permis aux sociétés de faire des lois
pour les partager : et quand ces lois sont une
fois établies, il est injuste de les violer. C'est ce
qui vous distingue un peu de cet homme dont
nous avons parlé, qui ne posséderait son royaume
que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'au-
toriserait pas cette possession, et l'obligerait à
y renoncer, au lieu qu'il autorise la vôtre. Mais
ce qui vous est entièrement commun avec lui ,
c'est que ce droit que vous y avez n'est point
fondé, non plus que le sien, sur quelque qualité
et sur quelque mérite qui soit en vous, et qui
vous en rende digne. Votre âme et votre corps
sont d'eux-mêmes indifférents à l'état de bateliei
ou à celui de duc : et il n'y a nul lien naturel
qui les attache à une condition plutôt qu à une
autre.
Que s'ensuit-il de là? Que vous devez avoir,
comme cet homme dont nous avons parlé , une
double pensée; et que, si vous agissez ex;érieu-
rement avec les hommes selon votre rang , vous
devez reconnaître par une pensée plus cachée,
mais plus véritable, que tous n'avez rien natu-
rellement au-dessus d'eux. Si la pensée publique
vous élève au-dessus du commun des hommes,
que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une
parfaite égalité avec tous les hommes; car c'est
votre état naturel.
Le peuple qui vous admire ne connaît pas peut-
être ce secret. Il croit que la noblesse est une
grandeur réelle , et il considère presque les grands
comme étant d'une autre nature que les autres.
Ne leur découvrez pas cette erreur, si vous vou-
lez ; mais n'abusez pas de cette élévation avec
insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas
vous-même, en croyant que votre être a quel-
que chose de plus élevé que celui des autres.
Que diriez-vous de cet homme qui aurait été
fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait à ou-
blier tellement sa condition naturelle, qu'il s'i-
maginât que ce royaume lui était dû, qu'il le
méritait, et qu'il lui appartenait de droit? Vous
admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il
moins dans les personnes de qualité , qui vivent
dans un si étrange oubli de leur état naturel ?
Que cet avis est important ! Car tous les em-
portements, toute la violence et toute la fierté
des grands ne viennent que de ce qu'ils ne con-
naissent point ce qu'ils sont : étant difficile que
ceux qui se regarderaient intérieurement comme
égaux à tous les hommes, et qui seraient bien
persuadés qu'ils n'ont rien en eux qui mérite ces
petits avantages que Dieu leur a donnés au-dessus
des autres , les traitassent avec insolence. Il faut
s'oublier soi-même pour cela, et croire qu'on a
quelque excellence réelle au-dessus d'eux : en
quoi consiste cette illusion que je tâche de vous
découvrir.
H.
Il est bon que vous sachiez ce que Ton vous
doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des
hommes ce qui ne vous serait pas dû ; car c'est
PREMIÈRE PARTIE, ART. XII.
une injustice visible : et cependant elle est fort
commune à ceux de votre condition, parce qu'ils
en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ;
car il y a des grandeurs d'établissement et des
grandeurs naturelles. Les grandeurs d'établisse-
ment dépendent de la volonté des hommes, qui
ont cru, avec raison, devoir honorer certains
états, et y attacher certains respects. Les di-
gnités et la noblesse sont de ce genre. En un pays
on honore les nobles, et en l'autre les roturiers :
en celui-ci les aînés , en cet autre les cadets. Pour-
quoi cela ? parce qu'il a plu aux hommes. La chose
était indifférente avant J'établissement : après
l'établissement elle devient juste , parce qu'il est
injuste de le troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont
indépendantes de la fantaisie des hommes, parce
qu'elles consistent dans les qualités réelles et ef-
fectives de l'âme et du corps, qui rendent l'une
ou l'autre plus estimable, comme les sciences,
ia lumière, l'esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre
de ces grandeurs; mais, comme elles sont d'une
nature différente, nous leur devons aussi diffé-
rents respects. Aux grandeurs d'établissement,
nous leur devons des respects d'établissement,
c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures , qui
doivent être néanmoins accompagnées, comme
nous l'avons montré, d'une reconnaissance inté-
rieure de la justice de cet ordre, mais qui ne
nous font pas concevoir quelque qualité réelle en
ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut par-
ler aux rois à genoux : il faut se tenir debout
dans la chambre des princes. C'est une sottise et
une bassesse d'esprit que de leur refuser ces
devoirs.
Mais pour les respects naturels, qui consis-
tent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux
grandeurs naturelles; et nous devons, au con-
traire, le mépris et l'aversion aux qualités con-
traires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas
nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous
estime ; mais il est nécessaire que je vous salue.
Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai
ce que je dois à l'une et à l'autre de ces qualités.
Je ne vous refuserai point les cérémonies que
mérite votre qualité de duc , ni l'estime que mé-
rite celle d'honnête homme. Mais si vous étiez
duc sans être honnête homme, je vous ferais
encore justice ; car en vous rendant les devoirs
extérieurs que l'ordre des hommes a attachés
À votre qualité , je ne manquerais pas d'avoir
73
pour vous le mépris intérieur que mériterait la
bassesse de votre esprit.
Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs.
Et l'injustice consiste à attacher les respects na-
turels aux grandeurs d'établissement, ou à exi-
ger les respects d'établissement pour les gran-
deurs naturelles. Monsieur N. est un plus grand
géomètre que moi; en cette qualité, il veut
passer devant moi : je lui dirai qu'il n'y entend
rien. La géométrie est une grandeur naturelle ;
elle demande une préférence d'estime ; mais les
hommes n'y ont attaché aucune préférence exté-
rieure. Je passerai donc devant lui, et l'esti-
merai plus que moi, en qualité de géomètre. De
même, si, étant duc et pair, vous ne vous con-
tentiez pas que je me tinsse découvert devant
vous, et que vous voulussiez encore que je vous
estimasse, je vous prierais de me montrer les
qualités qui méritent mon estime. Si vous le
faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais
vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le
faisiez pas, vous seriez injuste de me la deman-
der ; et assurément vous n'y réussiriez pas. ius-
siez-vous le plus grand prince du monde.
m.
Je veux donc vous faire connaître votre con-
dition véritable ; car c'est la chose du monde
que les personnes de votre sorte ignorent le plus.
Qu'est-ce, à votre avis, que d'être grand sei-
gneur ? C'est être maître de plusieurs objets de
la concupiscence des hommes, et pouvoir ainsi
satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs.
Ce sont ces besoins et ces désirs qui les attirent
auprès de vous, et qui vous les assujettissent :
sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement ;
mais ils espèrent, par ces services et ces défé-
rences qu'ils vous rendent, obtenir de vous quel-
que part de ces biens qu'ils désirent, et dont ils
voient que vous disposez.
Dieu est environné de gens pleins de charité,
qui lui demandent les biens de la charité, qui
sont en sa puissance : ainsi il est proprement le
roi de la charité.
Vous êtes de même environné d'un petit
nombre de personnes sur qui vous régnez en
votre manière. Ces gens sont pleins de concupis-
cence. Ils vous demandent les biens de la con-
cupiscence. C'est la concupiscence qui les attache
à vous. Vous êtes donc proprement un roi de
concupiscence. Votre royaume est de peu d'é-
tendue ; mais vous êtes égal , dans le genre d^
74
PENSÉES DE PASCAL,
royauté, aux plus grands rois de la terre. Ils
sont comme vous des rois de concupiscence.
C'est la concupiscence qui fait leur force ; c'est-
à-dire la possession des choses que la cupidité
des hommes désire.
Mais en connaissant votre condition natu-
relle, usez des moyens qui lui sont propres, et
ne prétendez pas régner par une autre voie que
par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre
force et votre puissance naturelle qui vous as-
sujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc-
pas les dominer par la force, ni les traiter avec
dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez
leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bien-
faisant ; avancez-les autant que vous le pourrez,
et vous agirez en vrai roi de concupiscence.
Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et si
vous en demeurez là, vous ne laisserez pas de
vous perdre ; meiis au moins vous vous perdrez
en honnête homme. Il y a des gens qui se dam-
nent si sottement , par l'avarice , par la bruta-
lité, par la débauche, par la violence, par les
emportements, par les blasphèmes 1 Le moyen
que je vous ouvre est sans doute plus honnête ;
mais c'est toujours une grande folie que de se
damner : et c'est pourquoi il ne faut pas en de-
meurer là. Il faut mépriser la concupiscence et
son royaume, et aspirer à ce royaume de cha-
rité où tous les sujets ne respirent que la charité,
et ne désirent que les biens de la charité. D'au-
tres que moi vous en diront le chemin ; il me
suffit de vous avoir détourné de ces voies bru-
tales où je vois que plusieurs personnes de qua-
lité se laissent emporter, faute de bien en con-
naître la véritable nature.
SECONDE PARTIE,
CONTENANT LES PENSEES IMMEDIATEMENT
BELATIVES A LA RELIGION.
ARTICLE PREMIER.
Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans la
nature de l'homme à Végar§ de la vérité^
du bonheur, et de plusieurs autres choses.
Rien n'est plus étrange dans la nature de
l'homme que les contrariétés qu'on y découvre
à l'égard de toutes choses. Il est fait pour con-
naître la vérité; il la désire ardemment, il la
cherche; et cependant, quand il tâche de la
saisir, il s'éblouit et se confond de telle sorte,
qu'il donne sujet de lui en disputer la posses-
sion. C'est ce qui a fait naître les deux sectes
de pyrrhoniens et de dogmatistes , dont les uns
ont voulu ravir à l'homme toute connaissiance
de la vérité , et les autres tâchent de la lui assu-
rer ; mais chacun avec des raisons si peu vrai-
semblables , qu'elles augmentent la confusion et
l'embarras de l'homme , lorsqu'il n'a point d'autre
lumière que celle qu'il trouve dans sa nature.
Les principales raisons des pyrrhoniens sont
que nous n'avons aucune certitude de la vérité
des principes , hors la foi et la révélation , sinon
en ce que nous les sentons naturellement en
nous. Or ce sentiment naturel n'est pas un«
preuve convaincante de leur vérité, puisque,
n'y ayant point de certitude hors la foi, si
l'homme est créé par un Dieu bon ou par un
démon méchant, s'il a été de tout temps, ou
s'il s'est fait par hasard , il est en doute si ces
principes nous sont donnés, ou véritables, ou
faux, ou incertîûns, selon notre origine. De
plus, que personne n'a d'assurance hors la foi,
s'il veille, ou s'il dort, vu que, durant le som-
meil, on ne croit pas moins fermement veiller
qu'en veillant effectivement. On croit voir les
espaces, les figures, les mouvements; on sent
couler le temps, on le mesure, et enfin on agit
de même qu'éveillé. De sorte que, la moitié de
la vie se passant en sommeil par notre propre
aveu, où, quoi qu'il nous en paraisse, nous n'a-
vons aucune idée du vrai , tous nos sentiments
étant alors des illusions ; qui sait si cette autre
moitié de la vie où nous pensons veiller n'est
pas un sommeil un peu différent du premier
dont nous nous éveillons quand nous pensons
dormir, comme on rêve souvent qu'on rêve en
entassant songes sur songes ?
Je leiisse les discours que font les pyrrho-
niens contre les impressions delà coutume, de
l'éducation, des mœurs, des pays, et les autres
choses semblables , qui entraînent la plus grande
partie des hommes qui ne dogmatisent que sur
ces vains fondements.
L'unique fort des dogmatistes, c'est qu'en
parlant de bonne foi et sincèrement , on ne peut
douter des principes naturels. Nous connais-
sons, disent-ils, la vérité, non -seulement par
raisonnement, mais aussi par sentiment, et par
une intelligence vive et lumineuse; et c'est dé
SECONDE PARTIE, ART. 1.
cette dernière sorte que nous connaissons les
premiers principes. C'est en vain que le raison-
nement, qui n'y a point de part, essaie de les
combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela
pour objet, y travaillent inutilement. Nous sa-
vons que nous ne rêvons point, quelque impuis-
sance où nous soyons de le prouver par raison.
Cette impuissance ne conclut autre chose que
la faiblesse de notre raison, mais non pas l'in-
certitude de toutes nos connaissances, comme
ils le prétendent : car la connaissance des pre-
miers principes, comme, par exemple, qu'il y
a espace, temps, mouvement, nombre, matière,
est aussi ferme qu'aucune de celles que nos rai-
sonnements nous donnent. Et c'est sur ces con-
naissances d'intielligence et de sentiment qu'il
faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout
son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions
dans l'espace , et que les nombres sont infinis ;
et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point
deux nombres carrés, dont l'un soit double de
l'autre. Les principes se sentent , les propositions
se concluent; le tout avec certitude, quoique
par différentes voies. Et il est aussi ridicule que
la raison demande au sentiment et à l'intelli-
gence des preuves de ces premiers principes
pour y consentir, qu'il serait ridicule que l'in-
telligence demandât à la raison un sentiment
de toutes les propositions qu'elle démontre. Cette
mpuissance ne peut donc servir qu'à humilier
a raison qui voudrait juger de tout, mais non
pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y
avait que la raison capable de nous instruire.
Plût à Dieu que nous n'en eussions au con-
traire jamais besoin, et que nous connussions
toutes choses par instinct et par sentiment!
Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle
ne nous a donné que très-peu de connaissances
de cette sorte : toutes les autres ne peuvent
être acquises que par le raisonnement.
Voilà donc la guerre ouverte entre les hom-
mes. Il faut que chacun prenne parti, et se
range nécessairement, ou au dogmatisme, ou
au pyrrhonisme; car qui penserait demeurer
neutre serait pyrrhonien par excellence : cette
neutralité est l'essence du pyrrhonisme; qui
n'est pas contre eux est excellemment pour eux.
Que fera donc l'homme en cet état? Doutera-
t-ildetout?doutera-t-il s'il veille, si on le pince,
si on le brûle ? doutera-t-il s'il doute ? doutera-t-il
s'il est? On ne saurait en venir là; et je mets
en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien
effectif et parfait. I-a nature soutient la raison
75
impuissante, et l'empêche d'extra vaguer jus-
qu'à ce point. Dira-t-il, au contraire, qu'il pos-
sède certainement la vérité, lui qui, si peu
qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre,
et est forcé de lâcher prise ?
Qui démêlera cet embrouillement ? La nature
confond les pyrrhoniens, et la raison confond
les dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, ô
homme I qui cherchez votre véritable condition
par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir
une de ces sectes, ni subsister dans aucune.
Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la vérité.
Considérons-le maintenant à l'égard de la fé-
licité qu'il recherche avec tant d'ardeur en
toutes ses actions; car tous les hommes dési-
rent d'être heureux : cela est sans exception.
Quelque différents moyens qu'ils y emploient,
ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un
va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est
ce même désir qui est dans tous les deux, ac-
compagné de différentes vues. La volonté ne
fait jamais la moindre démarche que vers cet
objet. C'est le motif de toutes les actions de
tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tuent et
qui se pendent. Et cependant, depuis un si
grand nombre d'années, jamais personne, sans
la foi, n'est arrivé à ce point, où tous tendent
continuellement. Tous se plaignent, princes,
sujets; nobles, roturiers; vieillards, jeunes^
forts, faibles; savants, ignorants; sains, ma-
lades; de tout pays, de tout temps; de tous
âges et de toutes conditions.
Une épreuve si longue, si continuelle et si
uniforme devrait bien nous convaincre de l'im-
puissance où nous sommes d'arriver au bien par
nos efforts : mais l'exemple ne nous instruit
point. Il n'est jamais si parfaitement semblable,
qu'il n'y ait quelque déUcate différence ; et c'est
là que nous attendons que notre espérance ne
sera pas déçue en cette occasion comme en
l'autre. Ainsi le présent ne nous satisfaisant ja-
mais, l'espérance nous pipe, et de malheur en
malheur nous mène jusqu'à la mort , qui en est
le comble éternel.
C'est une chose étrange , qu'il n'y a rien dans
la nature qui n'ait été capable de tenir la place
de la fin et du bonheur de l'homme, astres,
éléments, plantes, animaux, insectes, maladies,
guerres, vices, crimes, etc. L'homme étant
déchu de son état naturel , il n'y a rien à quoi
il n'ait été capable de se porter. Depuis qu'il a
perdu le vrai bien, tout également peut lui
paraître tel, jusqu'à sa destruction propre, toute
76
PENSÉES DE PASCAL,
contraire qu'elle est à la raison et à la nature
tout ensemble.
Les uns ont cherché la féUcité dans l'auto-
rité, les autres dans les curiosités et dans les
sciences , les autres dans les voluptés. Ces trois
concupiscences ont fait trois sectes; et ceux
qu'on appelle philosophes n'ont fait effective-
ment que suivre une des trois. Ceux qui en ont
le plus approché ont considéré qu'il est néces-
saire que le bien universel, que tous les hommes
désirent , et où tous doivent avoir part , ne soit
dans aucune des choses particulières qui ne peu-
vent être possédées que par un seul, et qui,
étant partagées, affligent plus leur possesseur
par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles
ne le contentent par la jouissance de celle qui
lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien
devait être tel , que tous pussent le posséder à
la fois sans diminution et sans envie, et que
personne ne pût le perdre contre son gré. Ils
l'ont compris ; mais ils n'ont pu le trouver : et
au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont
embrassé que l'image creuse d'une vertu fantas-
tique.
Notre instinct nous fait sentir qu'il faut cher-
cher notre bonheur dans nous. Nos passions
nous poussent au dehors, quand même les ob-
jets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les
objets du dehors nous tentent d'eux-mêmes et
nous appellent, quand même nous n'y pensons
pas. Ainsi les philosophes ont beau dire : Ren-
trez en vous-même , vous y trouverez votre bien,
on ne les croit pas ; et ceux qui les croient sont
les plus vides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de
plus ridicule et de plus vain que ce que propo-
sent les stoïciens , et de plus faux que tous leurs
raisonnements? Ils concluent qu'on peut tou-
jours ce qu'on peut quelquefois ; et que , puisque
le désir de la gloire fait bien faire quelque chose
à ceux qu'il possède, les autres le pourront
bien aussi. Ce sont des mouvements fiévreux,
que la santé ne peut imiter.
IL
La guerre intérieure de la raison contre les
passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la
paix se sont partagés en deux sectes. Les uns
ont voulu renoncer aux passions, et devenir dieux :
les autres ont voulu renoncer à la raison, et
devenir bêtes. Mais ils ne l'ont pas pu, ni les
uns, ni les autres; et la raison demeure toujours,
qui accuse la bassesse et l'injustice des passions.
et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent,
et les passions sont toujours vivantes dans ceux
mêmes qui veulent y renoncer.
III.
Voilà ce que peut l'homme par lui-même et
par ses propres efforts à l'égard du vrai et du
bien. Nous avons une impuissance à prouver,
invincible à tout le dogmatisme : nous avons
une idée de la vérité , invincible à tout le pyr-
rhonisme. Nous souhaitons la vérité, et ne trou-
vons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le
bonheur, et ne trouvons que misère. Nous som-
mes incapables de ne pas souhaiter la vérité et
le bonheur, et nous sommes incapables et de
certitude et de bonheur. Ce désir nous est laissé ,
tant pour nous punir que pour nous faire sentir
d'où nous sommes tombés.
IV.
Si l'homme n'est pas fait pour Dieu , pourquoi
n'est-il heureux qu'en Dieu ? Si l'homme est fait
pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu?
L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est
visiblement égaré , et sent en lui des restes d'un
état heureux , dont il est déchu , et qu'il ne peut
recouvrer. Il le cherche partout avec inquié-
tude et sans succès dans des ténèbres impéné-
trables.
C'est la source des combats des philosophes,
dont les uns ont pris à tâche d'élever l'homme
en découvrant ses grandeurs, et les autres de
l'abaisser en représentant ses misères. Ce qu'il y
a de plus étrange, c'est que chaque parti se
sert des raisons de l'autre pour établir son opi-
nion ; car la misère de l'homme se conclut de sa
grandeur, et sa grandeur se conclut de sa mi-
sère. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la
misère, qu'ils en ont pris pour preuve la gran-
deur ; et les autres ont conclu la grandeur avec
d'autant plus de force , qu'ils l'ont tirée de la
misère même. Tout ce que les uns ont pu dire
pour montrer la grandeur n'a servi que d'un ar-
gument aux autres pour conclure la misère,
puisque c'est être d'autant plus misérable , qu'on
est tombé de plus haut : et les autres au con-
traire. Ils se sont élevés les uns sur les autres^
par un cercle sans fin : étant certain qu'à me-
sure que les hommes ont plus de lumière, iU
découvrent de plus en plus en l'homme de U
SECONDE PARTIE, ART. II.
77
misère et de la grandeur. En un mot, l'homme
connaît qu'il est misérable : il est donc misé-
rable , puisqu'il le connaît ; mais il est bien grand,
puisqu'il connaît qu'il est misérable.
Quelle chimère est-ce donc que l'homme !
Quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de
contradiction! Juge de toutes choses, imbécile
ver de terre, dépositaire du vrai , amas d'incer-
titude , gloire et rebut de l'univers : s'il se vante,
je l'abaisse; s'il s'abaisse, je levante; et le con-
tredis toujours , jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il
est un monstre incompréhensible.
ARTICLE II.
Nécessité d'étudier la religion.
Que ceux qui combattent la religion appren-
nent au moins quelle elle est, avant que de la
combattre. Si cette religion se vantait d'avoir
une vue claire de Dieu, et de le posséder à dé-
couvert et sans voile , ce serait la combattre que
de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le
montre avec cette évidence. Mais puisqu'elle
dit, au contraire, que les hommes sont dans
les ténèbres et dans l'éloignement de Dieu;
qu'il s'est caché à leur connaissance; et que
c'est même le nom qu'il se donne dans les Écri-
tures, Deus ahsconditus : et eniin si elle tra-
vaille également à établir ces deux choses : que
Dieu a mis des marques sensibles dans l'Église
pour se faire reconnaître à ceux qui le cher-
cheraient sincèrement; et qu'il les a couvertes
néanmoins de telle sorte, qu'il ne sera aperçu
que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur :
quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque, dans
la négligence où ils font profession d'être de
chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur
montre, puisque cette obscurité où ils sont, et
qu'ils objectent à l'Église, ne fait qu'établir
une des choses qu'elle soutient , sans toucher à
l'autre , et confirme sa doctrine , bien loin de la
ruiner?
Il faudrait, pour la combattre, qu'ils crias-
sent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour la
chercher partout, et même dans ce que l'É-
glise propose pour s'en instruire, mais sans
aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte ,
ils combattraient, à la vérité, une de ses pré-
tentions. Mais j'espère montrer ici qu'il n'y a
point de personne raisonnable qui puisse par-
ler de la sorte ; et j'ose même dire que jamais
personne ne l'a fait. On sait assez de quelle
manière agissent ceux qui sont dans cet esprit.
Ils croient avoir fait de grands efforts pour
s'instruire, lorsqu'ils ont employé quelques
heures à la lecture de l'Écriture , et qu'ils ont
interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités
de la foi. Après cela, ils se vantent d'avoir
cherché sans succès dans les livres et parmi les
hommes. Mais, en vérité, je ne puis m'empê-
cher de leur dire ce que j'ai dit souvent, que
cette négligence n'est pas supportable. Il ne s'a-
git pas ici de l'intérêt léger de quelque personne
étrangère; il s'agit de nous-mêmes et de notre
tout.
L'immortalité de l'âme est une chose qui
nous importe si fort , et qui nous touche si pro-
fondément, qu'il faut avoir perdu tout senti-
ment pour être dans l'indifférence de savoir ce
qui en est. Toutes nos actions et toutes nos
pensées doivent prendre des routes si diffé-
rentes, selon qu'il y aura des biens éternels à
espérer , ou non , qu'il est impossible de faire
une démarche avec sens et jugement qu'en la
réglant par la vue de ce point, qui doit être
notre premier objet.
Ainsi notre premier intérêt et notre premier
devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où
dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi ,
parmi ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais
une extrême différence entre ceux qui travail-
lent de toutes leurs forces à s'en instruire , et
ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et
sans y penser.
Je ne puis avoir que de la compassion pour
ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute ,
qui le regardent comme le dernier des mal-
heurs, et qui , n'épargnant rien pour en sortir,
font de cette recherche leur principale et leur
plus sérieuse occupation. Mais pour ceux qui
passent leur vie sans penser à cette dernière fin
de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils
ne trouvent pas en eux-mêmes des lumières qui
les persuadent , négligent d'en chercher ailleurs,
et d'examiner à fond si cette opinion est de
celles que le peuple reçoit par une simplicité
crédule, ou de celles qui, quoique obscures
d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement
très-solide ; je les considère d'une manière toute
différente. Cette négligence en une affaire où il
s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur
tout , m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle
m'étonne et m'épouvante ; c'est un monstre pour
moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une
dévotion spirituelle. Je prétends , au contraire ,
que l'amour-propre, que l'intérêt humain, que
78
PENSÉES DE PASCAL,
la plus simple lumière de la raison doit nous
donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela
que ce que voient les personnes les moins éclai-
rées.
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour
comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction
véritable et solide ; que tous nos plaisirs ne sont
que vanité; que nos maux sont infinis ; et qu'en-
fin la mort, qui nous menace à chaque instant,
doit nous mettre dans peu d'années , et peut-
être en peu de jours , dans un état éternel de
bonheur, ou de malheur, ou d'anéantissement.
Entre nous et le ciel , l'enfer ou le néant , il n'y
a donc que la vie , qui est la chose du monde
la plus fragile; et le ciel n'étant pas certaine-
ment pour ceux qui doutent si leur âme est
immortelle, ils n'ont à attendre que l'enfer,
ou le néant.
Il n'y a rien de plus réel que cela , ni de plus
terrible. Faisons tant que nous voudrons les
braves , voilà la fm qui attend la plus belle vie
du monde.
C'est en vain qu'ils détournent leur pensée
de cette éternité qui les attend , comme s'ils
pouvaient l'anéantir en n'y pensant point. Elle
subsiste malgré eux, elle s'avance; et la mort,
qui doit l'ouvrir, les mettra infailliblement,
dans peu de temps, dans l'horrible nécessité
d'être éternellement ou anéantis, ou malheu-
reux.
Voilà un doute d'une terrible conséquence ;
et c'est déjà assurément un très-grand mal que
d'être dans ce doute ; mais c'est au moins un
devoir indispensable de chercher quand on y est.
Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est
tout ensemble , et bien injuste , et bien malheu-
reux. Que s'il est avec cela tranquille et satis-
fait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en
fasse vanité , et que ce soit de cet état même
qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je
n'ai point de termes pour qualifier une si ex-
travagante créature.
Où peut-on prendre ces sentiments? Quel
sujet de joie trouve-fe-on à n'attendre plus que
des misères sans ressource? Quel sujet de va-
nité de se voir dans des obscurités impénétra-
bles ? Quelle consolation de n'attendre jamais
de consolateur?
Ce repos dans cette ignorance est une chose
monstrueuse, et dont il faut faire sentir l'extra-
vagance et la stupidité à ceux qui y passent
leur vie , en leur représentant ce qui se passe
en eux-mêmes pour les confondre par la vue
de leur folie : car voici comment raisonnent les
hommes, quand Ils choisissent de vivre dans
cette ignorance de ce qu'ils sont , et sans en
rechercher d'éclaircissement.
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que
c'est que le monde , ni que moi-même. Je suis
dans une ignorance terrible de toutes choses.
Je ne sais ce que c'est que mon corps , que mes
sens, que mon âme : et cette partie même de
moi qui pense ce que je dis , et qui fait réflexion
sur tout et sur elle-même , ne se connaît non
plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces
de l'univers qui m'enferment , et je me trouve
attaché à un coin de cette vaste étendue , sans
savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu
qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps
qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce
point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité
qui m'a précédé , et de toute celle qui me suit.
Je ne vois que des infinités de toutes parts ,
qui m'engloutissent comme un atome, et
comme une ombre qui ne dure qu'un instant
sans retour. Tout ce que je connais, c'est que
je dois bientôt mourir ; mais ce que j'ignore le
plus , c'est cette mort même que je ne saurais
éviter.
Comme je ne sais d'où je viens , aussi ne sais-
je où je vais; et je sais seulement qu'en sortant
de ce monde je tombe pour jamais , ou dans le
néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans
savoir à laquelle de ces deux conditions je dois
être éternellement en partage.
Voilà mon état, plein de misère, de fai-
blesse , d'obscurité. Et de tout cela je conclus
que je dois donc passer tous les jours de ma vie
sans songer à ce qui doit m'arriver; et que je
n'ai qu'à suivre mes incfinations, sans réflexion
et sans inquiétude , en faisant tout ce qu'il faut
pour tomber dans le malheur éternel , au cas
que ce qu'on en dit soit véritable. Peut-être que
je pourrais trouver quelque éclaircissement
dans mes doutes ; mais je n'en veux pas pren-
dre la peine , ni faire un pas pour le chercher :
et en traitant avec mépris ceux qui se travaille-
raient de ce soin, je veux aller, sans prévoyance
et sans crainte , tenter un si grand événement ,
et me laisser mollement conduire à la mort ,
dans l'incertitude de l'éternité de ma condition
future.
En vérité , il est glorieux à la religion d'avoir
pour ennemis des hommes si déraisonnables ;
et leur opposition lui est si peu dangereuse ,
qu'elle sert au contraire à l'établissement des
SECONDE PARTIE, ART. 11.
79
principales vérités qu'elle nous enseigne. Car la
foi chrétienne ne va principalement qu'à établir
ces deux choses , la corruption de la nature et
la rédemption de Jésus-Christ. Or, s'ils ne ser-
vent pas à montrer la vérité de la rédemption
par la sainteté de leurs mœurs , ils servent au
moiBS admirablement à montrer la corruption
de la nature par des sentiments si dénaturés.
Rien n'est si important à l'homme que son
état ; rien ne lui est si redoutable que l'éternité.
Et ainsi , qu'il se trouve des hommes indiffé-
rents à la perte de leur être, et au péril d'une
éternité de misère , cela n'est point naturel. Ils
sont tout autres à l'égard de toutes les autres
choses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils
les prévoient, ils les sentent; et ce même
homme qui passe les jours et les nuits dans la
rage et dans le désespoir pour la perte d'une
charge, ou pour quelque offense imagmaire à
son honneur , est celui-là même qui sait qu'il va
tout perdre par la mort , et qui demeure néan-
moins sans inquiétude, sans trouble et sans
émotion. Cette étrange insensibilité pour les
choses les plus terribles , dans un cœur si sen-
sible aux plus légères, est une chose mons-
trueuse; c'est un enchantement incompréhensi-
ble , et un assoupissement naturel.
Un homme dans un cachot , ne sachant si
son arrêt est donné , n'ayant plus qu'une heure
pour l'apprendre , et cette heure suffisant , s'il
sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il
est contre la nature qu'il emploie cette heure-
là non à s'informer si cet arrêt est donné,
mais à jouer et à se divertir. C'est l'état où se
trouvent ces personnes, avec cette différence
que les maux dont ils sont menacés sont bien
autres que la simple perte de la vie, et un
supplice passager que ce prisonnier appréhen-
derait. Cependant ils courent sans souci dans
le précipice, après avoir mis quelque chose
devant leurs yeux pour s'empêcher de le voir ,
et ils se moquent de ceux qui les en avertis-
sent.
Aussi, non seulement le zèle de ceux qui
cherchent Dieu prouve la véritable religion ,
mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le
cherchent pas , et qui vivent dans cette horri-
ble négligence. Il faut qu'il y ait un étrange
renversement dans la nature de l'homme pour
vivre dans cet état, et encore plus pour en
faire vanité. Car quand ils auraient une certi-
tude entière qu'ils n'auraient rien à craindre
après la mort que de tomber dans le néant ,
ne serait-ce pas un sujet de désespoir plutôt
que de vanité ? N'est-ce donc pas une folie in-
concevable, n'en étant pas assurés, de faire gloire
d'être dans ce doute?
Et néanmoins il est. certain que l'homme est
si dénaturé , qu'il y a dans son cœur une se-
mence de joie en cela. Ce repos brutal entre
la crainte de l'enfer et du néant semble si
beau , que non-seulement ceux qui sont vérita-
blement dans ce doute malheureux s'en glori-
fient, mais que ceux mêmes qui n'y sont pas
croient qu'il leur est glorieux de feindre d'y
être. Car l'expérience nous fait voir que la plu-
part de ceux qui s'en mêlent sont de ce dernier
genre , que ce sont des gens qui se contrefont ,
et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paraître.
Ce sont des personnes qui ont ouï dire que les
belles manières du monde consistent à faire
ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir
secoué le joug ; et la plupart ne le font que
pour imiter les autres.
Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens
commun , il n'est pas difficile de leur faire en-
tendre combien ils s'abusent en cherchant par
là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en ac-
quérir, je dis même parmi les persoimes du
monde qui jugent sainement des choses, et
qui savent que la seule voie d'y réussir , c'est
de paraître honnête , fidèle , judicieux , et capa-
ble de servir utilement ses amis ; parce que les
hommes n'aiment naturellement que ce qui
peut leur être utile. Or , quel avantage y a-t-il
pour nous à ouïr dire à un homme qu'il a se-
coué le joug ; qu'il ne croit pas qu'il y ait un
Dieu qui veille sur ses actions ; qu'il se consi-
dère comme seul maître de sa conduite; qu'il
ne pense à en rendre compte qu'à soi-même?
Pense-t-il nous avoir portés par là à avoir dé-
sormais bien de la confiance en lui , et à en at-
tendre des consolations , des conseils et des se-
cours dans tous les besoins de la vie ? Pense-t-il
nous avoir bien réjouis de nous dire qu'il doute
si notre âme est autre chose qu'un peu de vent
et de fumée , et encore de nous le dire d'un ton
de voix fier et content ? Est-ce donc une chose
à dire gaiement ? et n'est-ce pas une chose à dire
au contraire tristement, comme la chose du
monde la plus triste ?
S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient
que cela est si mal pris, si contraire au bon
sens , si opposé à l'honnêteté , et si éloigné en
toute manière de ce bon air qu'ils cherchent ,
que rien n'est plus capable de leur attirer le
so
mépris et l'aversion des hommes , et de les faire
passer pour des personnes sans esprit et sans
jugement. Et en effet , si on leur fait rendre
compte de leurs sentiments, et des raisons qu'ils
ont de douter de la religion, ils diront des
choses si faibles et si basses, qu'ils persuade-
ront plutôt du contraire. C'était ce que leur
disait un jour fort à propos une personne : Si
vous continuez à discourir de la sorte, leur
disait-il , en vérité , vous me convertirez. Et il
avait raison; car qui n'aurait horreur de se
voir dans des sentiments où l'on a pour com-
pagnons des personnes si méprisables ?
Ainsi , ceux qui ne font que feindre ces sen-
timents sont bien malheureux de contraindre
leur naturel pour se rendre les plus impertinents
des hommes. S'ils sont fâchés dans le fond de
leur cœur de ne pas avoir plus de lumière,
qu'ils ne le dissimulent point. Cette déclaration
ne sera pas honteuse. Il n'y a de honte qu'à ne
point en avoir. Rien ne découvre davantage
une étrange faiblesse d'esprit, que de ne pas
connaître quel est le malheur d'un homme sans
Dieu ; rien ne marque davantage une extrême
bassesse de cœur , que de ne pas souhaiter la vé-
rité des promesses éternelles; rien n'est plus
lâche, que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils
laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez
mal nés pour en être véritablement capables;
qu'ils soient au moins honnêtes gens , s'ils ne
peuvent encore être chrétiens ; et qu'ils recon-
naissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de
personnes qu'on puisse appeler raisonnables :
ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur,
parce qu'ils le connaissent; ou ceux qui le cher-
chent de tout leur cœur, parce qu'ils ne le con-
naissent pas encore.
C'est donc pour les personnes qui cherchent
Dieu sincèrement, et qui, reconnaissant leur
misère , désirent véritablement d'en sortir, qu'il
est juste de travailler, afin de leur aider à
trouver la lumière qu'ils n'ont pas.
Mais pour ceux qui vivent sans le connaître
et sans le chercher , ils se jugent eux-mêmes si
peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas di-
gnes du soin des autres; et il faut avoir toute
la charité de la religion qu'ils méprisent, pour
ne pas les mépriser jusqu'à les abandonner dans
leur folie. Mais parce que cette religion nous
oblige de les regarder toujours , tant qu'ils se-
ront en cette vie , comme capables de la grâce ,
qui peut les éclairer; et de croire qu'ils peu-
vent être dans peu de temps plus remplis de
PENSÉES DE PASCAL,
foi que nous ne sommes ; et que nous pouvons
au contraire topaber dans l'aveuglement où Us .
sont : il faut faire pour eux ce que nous vou-
drions qu'on fit pour nous si nous étions à leur
place, et les appeler à avoir pitié d'eux-n>ê'.
mes, et à faire a,u moins quelques pas pour ten-
ter s'ils ne trouveront point de lumière., Qu'Us
donnent à la lecture de cet. ouvrage quelques-
unes de ces heures qu'ils emploient si inutile-
ment aUleurs; peut-être y rencontreront^- ils
quelque chose , ou du moins ils n'y perdront pas
beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront
une sincérité parfaite et un véritable désir de
connaître la vérité, j'espère qu'ils y auront s&
tisfaction, et qu'ils seront convaincus des preuves
d'une religion si divine quç ^'on^y.a ramassées.
_ .^ÎMvriCLEiiL
Quand Userait difficile de démontrer r existence
de Dieu par les lumières naturelles, le plus
sûr est de la croire ^ .
."^ .tM^mr:^ ,j<
•LS ♦
i,1[.:
I. Parlons selon les lumières naturelles. S'U y
a un Dieu, il est infiniment incompréhensible,
puisque , n'ayant ni parties, ni bornes, il n'a nul
rapport à nous : nous sommes donc incapables
de connaître ni ce qu'il est, ni s'il est. Cela étant
ainsi, qui osera entreprendre de résoudre cette
question? Ce n'est pas nous, qui n'avons aucun
rapport à lui.
'!f1rr»» »»
II.
P. Je n'entreprendrai pas ici de prouver, par
des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou
la Trinité, ou l'immortaUté de l'âme, ni aucune
des choses de cette nature, non-seulement parce
que je ne me sentirais pas assez fort pour trou-
ver dans la nature de quoi convaincre des athées
endurcis ^, mais encore parce que cette con-
* Cet article , dans toutes les éditions » excepté celle de 1 787 ,
a pour titre : Qu'il est difficile de démontrer l'existence de
Dieu par les lumières naturelles; mais que le plus sûr est de
la croire. Ce titre annonce une proposition affirmative qu'on
ne peut supposer dans l'intention de l'auteur des Pensées.
C'est ce que l'éditeur de 1787 a très-bien senti. Il n'a vu , daçs
les premiers paragraphes de cet article, qu'une suite d'objec-
tions que Pascal met dans la bouche d'un incrédule, pour y ré-
pondre victorieusement. J'ai, en conséquence, adopté la
forme d'un dialogue régulier qui m'a paru évidemment le but
de l'auteur, et qui justifie le titre que j'ai mis en tête de l'ar-
ticle. J'ai distingué, par les lettres I et P , l'Incrédule et Pas-
cal. {Note de l'édit. de 1822.)
» Ce n'est pas que Pascal n'aperçût dans la nature dea
preuves convaincantes de l'existence* de Dieu , et qu'il n*en
SECONDE PARTIE, ART. 111.
81
naissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile.
Quand un homme serait persuadé que les pro-
portions des nombres sont des vérités immaté-
rielles, éternelles, et dépendantes d'une première
vérité en qui elles subsistent et qu'on appelle
Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé
pour son salut.
III.
I. C'est une chose admirable , que jamais au-
teur canonique ne s'est servi de la nature pour
prouver Dieu : tous tendent à le faire croire ; et
jamais ils n'ont dit : Il n'y a point de vide ; donc
il y a un Dieu. Il fallait qu'ils fussent plus habi-
les que les plus habiles gens qui sont venus de-
puis, qui s'en sont tous servis.
P. Si c'est une marque de faiblesse de prou-
ver Dieu par la nature , ne méprisez pas l'Écri-
ture ; si c'est une marque de force d'avoir connu
ces contrariétés, estimez-en l'Écriture \ ^
IV.
I. L'unité jointe à l'infmi ne l'augmente de
rien, non plus qu'un pied à une mesure infinie.
Le fini s'anéantit en présence de l'infini , et de-
vient un pur néant. Ainsi notre esprit devant
Dieu ; ainsi notre justice devant la justice divine.
Il n'y a pas si grande disproportion entre l'u-
nité et l'infini qu'entre notre justice et celle de
Dieu. '-'
V.
P. Nous connaissons qu'il y a un infini , et
nous ignorons sa nature. Ainsi, par exemple,
nous savons qu'il est faux que les nombres soient
finis : donc il est vrai qu'il y a un infini en nom-
bre. Mais nous ne savons ce qu'il est. Il est faux
qu'il soit pair , il est faux qu'il soit impair : car ,
en ajoutant l'unité, il ne change point de nature ;
cependant c'est un nombre , et tout nombre est
pair ou impair : il est vrai que cela s'entend de
tous nombres finis.
On peut donc bien connaître qu'il y a un Dieu
senUt toute la force. {Foyez part. I , art. IV, S ". ) Il n'entend
parler ici que de l'endurcissement des athées , qui seul est
capable de résister à la force de ces preuves.
^ C'est-à-dire ne méprisez pas l'Ecriture , où vous préten-
dez ne pas trouver ce genre de preuves ; mais estimez l'Écri-
ture , qui tend tout entière à faire croire l'existence de Dieu ,
sans employer, selon vous, ces preuves, et qui semble ainsi
se contrarier en voulant nous faire croire ce qu'elle vous pa
ralt ne pas prouver. Elle parle à un peuple qui reconnaît l'exis-
tence de Dieu , et elle sait tirer de la nature même les preuves
do ce dogme quand l'occasion s'en présente. '' IVnte de. Védit.
de 1787.)
sans savoir ce qu'il est : et vous ne devez pas
conclure qu'il n'y a point de Dieu, de ce que nous
ne connaissons pas parfaitement sa nature.
Je ne me servirai pas, pour vous convaincre
de son existence , de la foi par laquelle nous la
connaissons certainement, ni de toutes les autres
preuves que nous en avons, puisque vous ne vou-
lez pas les recevoir. Je ne veux agir avec vous
que par vos principes mêmes ; et je prétends vous
faire voir, par la manière dont vous raisonnez
tous les jours sur les choses de la moindre con-
séquence , de quelle sorte vous devez raisonner
en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans
la décision de cette importante question de l'exis-
tence de Dieu. Vous dites donc que nous som-
mes incapables de connaître s'il y a un Dieu'.
Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il
n'est pas ; il n'y a point de milieu. Mais de quel
côté pencherons-nous? La raison, dites- vous, ne
peut rien y déterminer. Il y a un chaos infini qui
nous sépare. Il se joue un jeu à cette distance in-
finie, où il arrivera croix ou pile. Que gagnerez-
vous ? Par raison, vous ne pouvez assurer ni l'un
ni l'autre 5 par raison, vous ne pouvez nier aucun
des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont
fait un choix ; car vous ne savez pas s'ils ont tort,
et s'ils ont mal choisi.
I. Je les blâmerai d'avoir fait , non ce choix ,
mais un choix ; et celui qui prend croix, et celui
qui prend pile, ont tous deux tort : le juste est de
ne point parier.
P, Oui, mais il faut parier: cela n'est pas vo-
lontaire ; vous êtes embarqué , et ne point parier
que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel
choisirez-vous donc? Voyons ce qui vous inté-
resse le moins : vous avez deux choses à perdre ,
le vrai et le bien ; et deux choses à engager, vo-
tre raison et votre volonté, votre connaissance et
votre béatitude : et votre nature a deux choses a
fuir, l'erreur et la misère. Pariez donc qu'il est,
sans hésiter ; votre raison n'est pas plus blessée
en choisissant l'un que l'autre , puisqu'il faut né-
cessairement choisir. Voilà un point vidé ; mais
votre béatitude ? Pesons le gain et la perte : en
prenant le parti de croire, si vous gagnez, vous
gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien.
Croyez donc, si vous le pouvez.
' Cette phrase, qui est bien certainement dans le manuscrit
de Pascal , manque dans quelques éditions modernes : on voit
qu'elle sert à ramener l'Interlocuteur au point de la question
principale , et qu'il ne rappelle ici la proposition de son adver-
saire que pour y appliquer de suite la manière même 0»' '-''-
snniirr de rinrn''<lulo.
{\
82
PENSÉES DE PASCAL
I. Cela est admirable : oui, il faut croire ; mais
je hasarde peut-être trop.
P. Voyons : puisqu'il y a pareil hasard de gain
et de perte, quand vous n'auriez que deux vies à
«>;agner pour une, vous pourriez encore gager. Et
s'il y en avait dix à gagner, vous seriez impru-
dent de ne pas liasarder votre vie pour en gagner
dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et
de gain. Mais il y a ici une infinité de vies infini-
ment heureuses à gagner, avec pareil hasard de
perte et de gain ; et ce que vous jouez est si peu
de chose et de si peu de durée, qu'il y a de la fo-
lie à le ménager en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain
si on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde ;
et que l'infinie distance qui est entre la certitude
de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que l'on
gagnera égale le bien fini, qu'on expose certaine-
ment, à l'infini qui est incertain. Cela n'est pas
ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour
gagner avec incertitude, et néanmoins il hasarde
certainement le fini pour gagner incertainement
le fini , sans pécher contre la raison. Il n'y a pas
infinité de distance entre cette certitude de ce
qu'on expose et l'incertitude du gain; cela est
faux. Il y a, à la vérité, infinité entre la certitude
de gagner et la certitude de perdre. Mais l'incer-
titude de gagner est proportionnée à la certitude
(îe ce qu'on hasarde , selon la proportion des ha-
sards de gain et de perte ; et de là vient que, s'il
y a autant de hasards d'un côté que de l'autre ,
la partie est à jouer égal contre égal ; et alors la
certitude de ce qu'on expose est égale à l'incer-
titude du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infi-
niment distante. Et ainsi notre proposition est
dans une force infinie , quand il n'y a que le fini
a hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de
gain que de perte , et l'infini à gagner. Cela est
démonstratif ; et si les hommes sont capables de
({uelques vérités, ils doivent l'être de celle-là.
ï. Je le confesse, je l'avoue. Mais encore n'y
aurait-il point de moyen de voir le dessous du
jeu?
P. Oui, par le moyen de l'Écriture, et par
toutes les autres preuves de la religion qui sont
infinies.
I. Ceux qui espèrent leur salut, direz- vous,
sont heureux en cela; mais ils ont pour contre-
poids la crainte de l'enfer.
P. Mais qui a le plus sujet de craindre l'enfer,
ou celui qui est dans l'ignorance s'il y a un enfer,
et dans la certitude de damnation , s'il y en a ;
ou celui qui est dans une persuasion certaine qu'il
y a un enfer, et dans l'c^spérance d être sauvjÉjj
s'il est? , > * : .,;
Quiconque, n'ayant plus que huit jours ^^y|r»
vro, ne jugerait pas que le parti le plus sûr est de
croire que tout cela n'est pas un coup de hasard ,
aurait entièrement perdu l'esprit. Or, si les pas-
sions ne nous tenaient point, huit jours et cent
ans sont une même chose.
Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti?
Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnais-
sant, bienfaisant, sincère, véritable. A la vérité,'
vous ne serez point dans les plaisirs empestés,
dans la gloire, dans les délices. Mais n'en aurez-
vous point d'autres? Je vous dis que vous ga-
gnerez en cette vie ; et qu'à chaque pas que vous
ferez dans ce chemin , vous verrez tant de cer-
titude de gain , et tant de néant dans ce que vous
iiasardez , que vous connaîtrez à la fin que vous
avez parié pour une chose certaine et infinie, et
que vous n'avez rien donné pour l'obtenir.
I. Oui, mais j'ai les mains liées et la bouche
muette ; on me force à parier, et je ne suis pas en
liberté, on ne me relâche pas; et je suis fait de
telle sorte que je ne puis croire. Que voulez-
vous donc que je fasse ? ^ ■ <
P. Apprenez au moins votre impuissâitee' à
croire, puisque la raison vous y porte, et que
néanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc à
vous convaincre, non pas par l'augmentation des
preuves de Dieu, mais par la diminution de vos
passions. Vous voulez aller à la foi, et vous n'en
savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de
l'infidélité, et vous en demandez les remèdes:
apprenez-les de ceux qui ont été tels que vous
et qui n'ont présentement aucun doute. Ils sa-
vent ce chemin que vous voudriez suivre ; et ils
sont guéris d'un mal dont vous voulez guérir.
Suivez la manière par où ils ont commencé ; imi-
tez leurs actions extérieures , si vous ne pouvez
encore entrer dans leurs dispositions intérieures ;
quittez ces vains amusements qui vous occupent
tout entier.
J'aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous,
si j'avais la foi. Et moi, je vous dis que vous au-
riez bientôt la foi, si vous aviez quitté ces plai-
sirs. Or, c'est à vous à commencer. Si je pouvais,
je vous doimerais la foi : je ne le puis, ni par
conséquent éprouver la vérité de ce que vous
dites; mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs,
et éprouver si ce que je dis est vrai.
I. Ce discours me transporte, me ravit
P. Si ce discours vous plaît et vous semble
fort, sachez qu'il est fait par un homme qui s'est
I
SECONDE PARTIE, àKT. TV.
mis à genoux auparavant et après pour prier cet
être infini et sans parties , auquel il soun^et tout
le sien, de se soumettre aussi le vôtre, pour votre
propre bien et pour sa gloire; et qu'ainsi la force
s'accorde avec cette bassesse '.
vr.
11 ne faut pas se méconnaître : nous sommes
corps autant qu'esprit; et de là vient que l'iri-
strument par lequel la persuasion se fait n'est
pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu
de choses démontrées ! Les preuves ne convain-
quent que l'esprit. La coutume fait nos preuves
les plus fortes; elle incline les sens, qui entraî-
nent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démontré
qu'il sera demain jour, et que nous mourrons?
et qu'y a-t-il de plus universellement cru? C'est
donc la coutume qui nous en persuade ; c'est elle
qui fait tant de turcs et de païens; c'est elle qui
fait les métiers, les soldats, etc. Il est vrai qu'il ne
faut pas commencer par elle pour trouver la vé-
rité; mais il faut avoir recours à elle, quand une
fois l'esprit a vu où est la vérité, afin de nous
abreuver et de nous teindre de cette croyance
qui nous échappe à toute heure : car d'en avoir
toujours les preuves présentes, c'est trop d'af-
faire. Il faut acquérir une croyance plus facile ,
qui est celle de l'habitude, qui, sans violence,
sans art, sans argument, nous fait croire les
choses, et incline toutes nos puissances à cette
croyance, en sorte que notre âme y tombe na-
turellement. Ce n'est pas assez de ne croire que
par la force de la conviction, si les sens nous por-
tent à croire le contraire. Il faut donc faire mar-
cher nos deux pièces ensemble : l'esprit, par les
raisons qu'il suffit d'avoir vues une fois en sa vie;
et les sens, par la coutume, et en ne leur per-
mettant pas de s'incliner au contraire.
ARTICLE IV.
Marques de la véritable religion.
I.
La vraie religion doit avoir pour marque d'o-
bliger à aimer Dieu. Cela est bien juste. Et ce-
pendant aucune autre que la nôtre ne l'a ordonné.
Klle doit encore avoir connu la concupiscence de
l'homme, et l'impuissance où il est par lui-même
d'acquérir la vertu. Elle doit y avoir apporté les
remèdes, dont Ja prière est le prin('ipal. Notre
* Id Unit \(' (|}nIo"Uf.
83
religion a fait tout cela; et nulle autre n'a jamais
demandé à Dieu de l'aimer et de le suivre.
IL
11 faut, pour faire qu'une religion soit vraie,
qu'elle ait connu notre nature; car la vraie nature
de l'homme, son vrai bien, la vraie vertu et la
vraie religion, sont choses dont la connaissance
est inséparable. Elle doit avoir connu la gran-
deur et la bassesse de l'homme, et la raison de
l'une et de l'autre. Quelle autre religion que la
chrétienne a connu toutes ces choses?
{,it
III.
Les autres reUgions, comme les païennes, sont
plus populaires, car elles consistent toutes en ex-
térieur : mais elles ne sont pas pour les gens ha-
biles. Une religion purement intellectuelle serait
plus proportionnée aux habiles; mais elle ne ser-
virait pas au peuple. La seule religion chrélienue
est proportionnée à tous, étant mêlée d'extérieur
et d'intérieur. Elle élève le peuple à l'intérieur ,
et abaisse les superbes à l'extérieur, et n'est pas
parfaite sans les deux : car il faut que le peuple
entende l'esprit de la lettre, et que les habiles
soumettent leur esprit à la lettre, en pratiquant
ce qu'il y a d'extérieur.
» n
ly.
Nous sommes haïssables : la raison nous en
convainc. Or, nulle autre religion que la chré-
tienne ne propose de se haïr. Nulle autre religion
ne peut donc être reçue de ceux qui savent qu'ils
ne sont dignes que de haine. Nulle autre religion
que la chrétienne n'a connu que l'homme est la
plus excellente créature, et en même temps la
plus misérable. Les uns, qui ont bien connu la
réalité de son excellence , ont pris pour lâcheté
et pour ingratitude les sentiments bas que les
hommes ont naturellement d'eux-mêmes; et les
autres, qui ont bien connu combien cette bas-
sesse est effective, ont traité d'une superbe ' ri-
dicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi
naturels à l'homme. Nulle religion que la nôtre
n'a enseigné que l'homme naît en péché; nulle
secte de philosophes ne Ta dit : nulle n'a donc dit
vrai.
J)icu cta)it caché, toule reliuion qui ne dit pas
' Orgueil.
0.
PENSÉES DR PASCAL,
que Dieu est caché n'est pas véritable ; et toute
religion qui n'en rend pas la raison n'est pas in-
struisante. La notre fait tout cela. Cette religion,
qui consiste à croire que l'homme est tombé d'un
état de gloire et de communication avec Dieu en
un état de tristesse, de pénitence et d'éloignement
de Dieu, mais qu'enfin il serait rétabli par un
Messie qui devait venir, a toujours été sur la
terre. Toutes choses ont passé, et celle-là a sub-
sisté pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu
voulant se former un peuple saint , qu'il sépare-
rait de toutes les autres nations , qu'il délivrerait
de ses ennemis , qu'il mettrait dans un lieu de re-
pos, a promis de le faire, et de venir au monde
pour cela ; et il a prédit par ses prophètes le temps
et la manière de sa venue. Et cependant , pour af-
fermir l'espérance de ses élus dans tous les temps,
il leur en a toujours fait voir des images et des
ligures; et il ne les a jamais laissés sans des assu-
rances de sa puissance et de sa volonté pour leur
salut. Car, dans la création de l'homme, Adam
était le témoin et le dépositaire de la promesse du
Sauveur, qui devait naître de la femme. Et quoi-
que les hommes, étant encore si proches de la
création , ne pussent avoir oublié leur création et
leur chute , et la promesse que Dieu leur avait
faite d'un Rédempteur; néanmoins, comme dans
ce premier âge du monde ils se laissèrent em-
porter à toutes sortes de désordres, il y avait
cependant des saints, comme Enoch, Lamech,
et d'autres , qui attendaient en patience le Christ
promis dès le commencement du monde. Ensuite
Dieu a envoyé Noé, qui a vu la malice des
hommes au plus haut degré ; et il l'a sauvé en
noyant toute la terre , par un miracle qui mar-
quait assez et le pouvoir qu'il avait de sauver le
monde , et la volonté qu'il avait de le faire , et de
faire naître de la femme celui qu'il avait promis.
Ce miracle suffisait pour affermir l'espérance des
Jiommes; et la mémoire en étant encore assez
fraîche parmi eux. Dieu fit des promesses à
Abraham , qui était tout environné d'idolâtres ,
et il lui lit connaître le mystère du Messie qu'il
devait envoyer. Au temps d'Isaac et de Jacob,
l'abomination s'était répandue sur toute la terre :
mais ces saints vivaient en la foi; et Jacob, mou-
rant et bénissant ses enfants, s'écrie, par un
transport qui lui fait interrompre son discours :
J'attends, ô mon Dieu ! le Sauveur que vous avez
promis : Salutarc tuum expectabo, Domine. [Gè-
nes., XI.TX, 18).
Les Égyptiens étaient infectés , et d'idolâtrie ,
et de magie; le peuple de Dieu même était en-
traîné par leurs exemples. Mais cependant Moisc
et d'autres voyailiit ' celui qu'ils ne voyaient
pas, et l'adoraient en regardant les biens étèN
nels qu'il leur préparait. ». .
Les Grecs et les Latins ensuite ont fait régnef
les fausses divinités; les poètes ont fait diverses
théologies ; les philosophes se sont séparés en mille
sectes différentes : et cependant il y avait tou-
jours au cœur de la Judée des hommes choisis qui
prédisaient la venue de ce Messie, qui n'était
connu que d'eux.
11 est venu enfin en la consommation des
temps: et depuis, quoiqu'on ait vu naîti-e tant de
schismes et d'hérésies,, tant renverser d'états,
tant de changements en toutes choses, cette
Eglise , qui adore celui qui a toujours été adoré ,
a subsisté sans interruption. Et ce qui est admi-
rable, incomparable et tout à fait divin, c'wst
que cette religion, qui a toujours duré, a toujours
été combattue. Mille fois elle a été à la veille
d'une destruction universelle ; et toutes les fois
qu'elle a été en cet état. Dieu l'a relevée par des
coups extraordinaires de sa puissance. C'est ce
qui est étonnant , et qu'elle s'est maintenue sans
fléchir et plier sous la volonté des tyrans.
VL
Les états périraient , si on ne faisait plier sou-
vent les lois à la nécessité. Mais jamais la religion
n'a souffert cela , et n'en a usé. Aussi il faut ces
accommodements , ou des miracles. Il n'est pas
étrange qu'on se conserve en pliant, et ce n'est
pas proprement se maintenir ; et encore périssent-
ils enfin entièrement : il n'y en a point qui ait duré
quinze cents ans. Mais que cette religion se soit
toujours maintenue et inflexible^ , cela est divin.
Il y am'ait trop d'obscurité, si la vérité n'avait
pas des marques visibles. C'en est une admirable
qu'elle se soit toujoure conservée dans une Église et
une assemblée visible. Il y aurait trop de clarté s'il
n'y avait qu'un sentiment dans cette Église ; mais ,
pour reconnaître quel est le vrai, il n'y a qu*à
voir quel est celui qui y a toujours été : car il est
certain que le vrai y a toujours été, et qu'aucun
faux n'y a toujours été. Ainsi le Messie a tou-
jours été cru. La tradition d'Adam était encore
nouvelle en Noé et en Moïse. Les prophètes l'ont
prédit depuis , en prédisant d'autres choses dont
les événements, qui arrivaient de temps en temps
' Peut-être devrait-on lire ici croyaient.
^ (-'est-.Vilin; et soit toujours demeurée inflexible.
SECOJNDE PAKTIE, ART. IV.
85
ùlu vue. dt's hommes, marquaient la vérité de
lemr, mission , et par conséquent celle de leurs
promesses touchant le Messie. Ils ont tous dit
que la loi qu'ils avaient n'était qu'en attendant
celle du Messie ; que jusque-là elle serait perpé-
tuejle , ,mais que l'autve durerait éternellement ;
q^i]ai,i?^i leur loi , ou celle du Messie , dont elle
étt^it la promesse , seraient toujours sur la terre.
En effet , elle a toujours duré : et Jésus-Christ e^t,
venu, dans toutes les circonsta,nces prédites. H a
fait des miracles, et les apôtres aussi, qui ont
converti les païens; et par là les prophéties étant
accomplies , le Messie est prouvé pour jamais.
vm.
Je vois plusieurs religions contraires, et par
conséquent toutes fausses , excepté une. Chacune
\îeut être crue par sa propre autorité , et menace
tes incrédules. Je ne les crois donc pas là-dessus ;
chacun peut dire cela, chacun peut se dire pro-
phète. Mais je vois la religion chrétienne où je
trouve des prophéties accomplies, et une infinité
de miracles si bien attestés, qu'on ne peut rai-
sonnablement en douter; et c'est ce que je ne
trouve point dans les autres.*
IX.
La seule religion contraire à la nature en Té-
tât qu'elle est, qui combat tous nos plaisirs, et
qui paraît d'abord contraire au sens commun ,
est la seule qui ait toujours été.
X.' "•* ■ ■'''"'
Toute la conduite des choses doit avoir pour
objet l'établissement et la grandeur de la religion ;
les hommes doivent avoir en eux-mêmes des sen-
timents conformes à ce qu'elle nous enseigne ; et
enfin elle doit être tellement l'objet et le centre
où toutes choses tendent , que qui en saura les
principes puisse rendre raison , et de toute la na-
ture de l'homme en particulier , et de toute la
conduite du monde en général.
Sur ce fondement, les impies prennent lieu de
blasphémer la religion chrétienne, parce qu'ils
la connaissent mal. Ils s'imaginent qu'elle con-
siste simplement en l'adoration d'un Dieu consi-
déré comme grand, puissant et éternel: ce qui
est proprement le déisme, presque aussi éloigné
de la religion chrétienne que l'athéisme , qui y
c«t tout à fait contraire. Et de là ils concluent
que cette religion n'est pas véritable, parce que,
si elle l'était, il faudr-'ut que Dieu se manifestât
aux hommes par des preuves si sensibles, qu'il
fût impossible que personne le méconnût.
Mais qu'ils en concluent ce qu'ils voudront
contre le déisme, ils n'en concluront rien contre
la religion chrétienne, qui reconnaît que, depuis
le péché , Dieu ne se montre point aux hommes
avec toute l'évidence qu'il pourrait faire ; et qui
consiste proprement au mystère du Rédempteur,
qui , unissant en lui les deux natures , divine et
humaine , a retiré les hommes de la corruption
du péché , pour les réconcilier à Dieu en sa per-
sonne divine.
Elle enseigne donc aux hommes ces deux vé-
rités, et qu'il y a un Dieu dont ils sont capables,
et qu'il y a une corruption dans la nature qui
les en rend indignes. Il importe également aux
hommes de connaître l'un et l'autre de ces points :
et il est également dangereux à l'homme de con-
naître Dieu sans connaître sa misère , et de con-
naître sa misère sans connaître le Rédempteur
qui peut l'en guérir. Une seule de ces connais-
sances fait , ou l'orgueil des philosophes qui ont
connu Dieu, et non leur misère, ou le désespoir
des athées, qui connaissent leur misère sans Ré-
dempteur. Et ainsi , comme il est également de la
nécessité de l'homme de connaître ces deux points,
il est aussi également de la miséricorde de Dieu
de nous les avoir fait connaître. La religion chré-
tienne le fait; c'est en cela qu'elle consiste. Qu'on
examine l'ordre du monde sur cela , et qu'on voie
si toutes choses ne tendent pas à l'établissement
des deux chefs de cette religion.
XL
Si l'on ne se connaît plein d'orgueil , d'ambi-
tion, de concupiscence , de faiblesse , de misère ,
d'injustice , on est bien aveugle. Et si en le re-
connaissant on ne désire d'en être délivré, que
peut-on dire d'un homme si peu raisonnable?
Que peut-on donc avoir que de l'estime pour une
religion qui connaît si bien les défauts de Thomme,
et que du désir pour la vérité d'une religion
qui y promet des remèdes si souhaitables?
XII.
Il est impossible d'envisager toutes les preuves
de la religion chrétienne ramassées ens(wble,
sans en ressentir la force, à laquelle nul homme
raisonnable ne peut résister.
Que l'on considère son établissement; qu'une
religion si contraire à la nature se soit établie par
elle-même si dinioement, sans aucune force, ni
8G
PEMSÉES DE PASCAL
coutraiiite, et si fortement néanmoins qu'aucuns
tourments n'ont pu empêcher les martyrs de la
confesser; et que tout cela se soit fait , non-seule-
ment sans l'assistance d'aucun prince, mais malgré
tous les princes de la terre , qui l'ont combattue.
Que l'on considère la sainteté , la hauteur et
l'humilité d'une âme chrétienne. Les philosophes
païens se sont quelquefois élevés au-dessus du
reste des hommes par une manière de vivre plus
i*églée , et par des sentiments qui avaient quel-
que conformité avec ceux du christianisme; Mais
ils n'ont jamais reconnu pour vertu ce que les
chrétiens appellent humilité, et ils l'auraient
même crue incompatible avec les autres dont ils
faisaient profession. Il n'y a que la religion chré-
tienne qui ait su joindre ensemble des clioies qui
avaient paru jusque-là si opposées , et qui ait
appris aux hommes que , bien loin que l'humi-
lité soit incompatible avec les autres vertus, sans
^Ue toutes les autres vertus ne sont que des vices
et des défauts.
Que l'on considère les merveilles de l'Écriture
sainte, qui sont infinies, la grandeur et la subli-.
mité plus qu'humaine des choses qu'elle contient,
et la simplicité admirable de son style , qui n'a
rien d'affecté, rien de recherché, et qui porte un
caractère de vérité qu'on ne saurait désavouer.
Que l'on considère la personne de Jésus-Christ
en particulier. Quelque sentiment qu'on ait de
lui, on ne peut pas disconvenir qu'il n'eût un es-
prit très-grand et très-relevé, dont il avait donné
des marques dès son enfance , devant les docteurs
de la loi : et cependant , au lieu de s'appliquer à
cultiver ses talents par l'étude et la fréquenta-
tion des savants , il passe trente ans de sa vie
dans le travail des mains et dans une retraite en-
tière du monde ; et pendant les trois années de
sa prédication , il appelle à sa compagnie et choi-
sit pour ses apôtres des gens sans science , sans
étude , sans crédit ; et il s'attire pour ennemis
ceux qui passaient pour les plus savants et les
plus sages de son temps. C'est une étrange con-
duite pour un homme qui a dessein d'établir une
nouvelle religion.
Que l'on considèie en particulier ces apôtres
choisis par Jésus-Christ, ces gens sans lettres,
sans étude , et qui se trouvent tout d'un coup
assez savants pour confondre les plus habiles
philosophes, et assez forts pour résister aux rois
et aux tyrans qui s'opposaient à l'établissement
de la religion chrétienne qu'ils annonçaient.
Que l'oji considère cette suite merveilleuse de
prophètes qui se sont succédé les uns aux autres
pendant deux mille ans , et qui ont tous prédit
en tant de manières différentes jusques aux moin-
dres circonstances de la vie de Jésus -Christ, de
sa mort , de sa résurrection , de la mission des
apôtres , de la prédication de l'Évangile , de la
conversion des nations , et de plusieurs autres
choses qui concernent l'établissement de la re-
ligion chrétienne et l'abolition du judaïsme.
Que l'on considère l'accomplissement admira-
ble de ces prophéties, qui conviennent si parfai-
tement à la personne de Jésus-Christ , qu'il est
impossible de ne pas le reconnaître, à moins de
vouloir s'aveugler soi-même.
Que l'on considère l'état du peuple juif, et de-
vant et après la venue de Jésus-Christ , son état
florissant avant la venue du Sauveur , et son état
plein de misères depuis qu'ils l'ont rejeté : car ils
sont encore aujourd'hui sans aucune marque de
religion , sans temple , sans sacrifices , dispersés
par toute la terr€, le mépris et le rebut de toutes
les nations.
Que l'on considère la perpétuité de la religion
chrétienne , qui a toujours subsisté depuis le
commencement du monde , soit dans les saints
de l'Ancien Testament, qui ont vécu dans l'at-
tente de Jésus-Christ avant sa venue; soit dans
ceux qui l'ont reçu et qui ont cru en lui depuis sa
venue : au lieu que nulle autre religion n'a la
perpétuité, qui est la principale marque de la
véritable.
Enfin, que l'on considère la sainteté de cette
religion , sa doctrine , qui rend raison de tout
jusques aux contrariétés qui se rencontrent dans
l'homme, et toutes les autres choses singulières,
surnaturelles et divines qui y éclatent de toutes
parts.
Et qu'on juge , après tout cela , s'il est possi-
ble de douter que la religion chrétienne soit la
seule véritable , et si jamais aucune autre a rien
eu qui en approchât.
ARTICLE V
Véritable religion prouvée par les contrariétés
qui sont clans l'homme, et par le péché
originel.
Les grandeurs et les misères de l'homme sont
tellement visibles, qu'il faut nécessairement que
la véritable religion nous enseigne qu'il y a en
lui quelque grand principe de grandeur , et en
même temps quelque grand principe de misère.
SECONDE PARTIE, ART. V.
87
Car il faut que la véritable religion connaisse à
fond notre nature ; c'est-à-dire qu'elle connaisse
tout ce qu'elle a de grand et tout ce qu'elle a de
misérable, et la raison de l'un et de l'autre. Il
faut encore qu'elle nous rende raison des éton-
nantes contrariétés qui s'y rencontrent. S'il y a
un seul principe de tout, une seule fin de tout, il
faut que la vraie religion nous enseigne à n'ado-
rer que lui et à n'aimer que lui. Mais comme nous
nous trouvons dans l'impuissance d'adorer ce que
nous ne connaissons pas , et d'aimer autre chose
que nous, il faut que la religion, qui instruit
de ces devoirs , nous instruise aussi de cette im-
puissance , et qu'elle nous en apprenne les re-
mèdes. ' î ' - ■'■ -'
Il faut, pour rendre l'homme heureux, qu'elle
lui montre qu'il y a un Dieu; qu'on est obligé
de l'aimer; que notre véritable félicité est d'être
à lui , et notre unique mal d'être séparés de lui ;
qu'elle nous apprenne que nous sommes pleins de
ténèbres qui nous empêchent de le connaître et
de l'aimer; et qu'ainsi nos devoirs nous obli-
geant d'aimer Dieu , et notre concupiscence nous
en détournant, nous sommes pleins d'injustice. Il
faut qu'elle nous rende raison de l'opposition que
nous avons à Dieu et à notre propre bien ; il
faut qu'elle nous en enseigne les remèdes , et les
moyens d'obtenir ces remèdes. Qu'on examine
sur cela toutes les religions du monde , et qu'on
voie s'il y en a une autre que la chrétienne qui y
satisfasse.
Sera-ce celle qu'enseignaient les philosophes ,
qui nous proposent pour tout bien un bien qui
est en nous? Est-ce là le vrai bien? Ont-ils ti'ouvé
le remède à nos- maux? Est-ce avoir guéri la
. présomption de l'homme , que de l'avoir égalé à
Dieu? Et ceux qui nous ont égalés aux bêtes, et
qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour
tout bien , ont-ils apporté le remède à nos concu-
piscences? Levez vos yeux vers Dieu , disent les
uns : voyez celui auquel vous ressemblez , et qui
vous a fait pour l'adorer ; vous pouvez vous ren-
dre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera ,
si vous voulez la suivre. Et les autres disent :
Baissez vos yeux vers la terre , chétif ver que
vous êtes , et regardez les bêtes dont vous êtes
le compagnon.
^Que deviendra donc l'homme ? Sera-t-il égal à
Dieu, ou aux bêtes? Quelle effroyable distance !
Que serons-nous donc? Quelle religion nous en-
jieignera à guérir l'orgueil et la concupiscence?
Quelle religion nous enstîignera notre bien , nos
Revoirs, les faiblesses qui nous en détournent,
les remèdes qui peuvent les guérir, et le moyen
d'obtenir ces remèdes ? Voyons ce que nous dit
sur cela la sagesse de Dieu , qui nous parle dans
la religion chrétienne.
C'est en vain , ô homme ! que vous cherchez
dans vous-même le remède à vos misères. Toutes
vos lumières ne peuvent arriver qu'à connaître
que ce n'est point en vous que vous trouverez ni
la vérité ni le bien. Les philosophes vous l'ont
promis , ils n'ont pu le faire ' . Ils ne savent ni
quel est votre véritable bien , ni quel est votre
véritable état. Comment auraient- ils donné des
remèdes à vos maux , puisqu'ils ne les ont pas
seulement connus? Vos maladies principales sont
l'orgueil , qui vous soustrait à Dieu , et la concu-
piscence , qui vous attache à la terre ; et ils n'ont
fait autre chose qu'entretenir au moins une de
ces maladies. S'ils vous ont donné Dieu pour ob-
jet, ce n'a été que pour exercer votre orgueil. Ils
vous ont fait penser que vous lui êtes semblable
par votre nature. Et ceux qui ont vu la vanité
de cette prétention vous ont jeté dans l'autre pré-
cipice , en vous faisant entendre que votre nature^
était pareille à celle des bêtes , et vous ont porté
à cherche i- votre bien dans les concupiscences ,
qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas là
le moyen de vous instruire de vos injustices.
N'attendez donc ni vérité, ni consolation des
hommes. Je suis celle qui vous ai formé , et qui
puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais vous
n'êtes plus maintenant en l'état où je vous ai for-
mé. J'ai créé l'homme saint, innocent, parfait; je
l'ai rempli de lumière et d'intelligence ; je lui ai
communiqué ma gloire et mes merveilles. L'œil de
l'homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n'é-
tait pas dans les ténèbres qui l'aveuglent , ni dans
la mortalité et dans les misères qui l'affligent.
Mais il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber
dans la présomption. Il a voulu se rendre centre
de lui-même, et indépendant de mon secours.
Il s'est soustrait à ma domination ; et s'égalant à ,
moi par le désir de trouver sa félicité en lui-
même , je l'ai abandonné à lui ; et révoltant toutes
les créatures qui lui étaient soumises, je les lui ai
rendues ennemies: en sorte qu'aujourd'hui l'hom-
me est devenu semblable aux bêtes , et dans un
tel éloignement de moi, qu'à peine lui restc-t-il
quelque lumière confuse de son auteur, tant toutes
ses connaissances ont été éteintes ou troublées !
Les sens, indépendants de la raison, et souvent
maîtres de la raison , l'ont emporté à la recher-
' C'est-à-dire v'ont pu trouver lu
vtif'rrs rir /a raison.
h'Uc à l'aidr fies lu-
88
PElNSÉEJi UK PASCAL,
che des plaisirs. Toutes les créatures ou l'aflligent,
ou le teutent, et dominent sur lui, ou en le sou-
mettant par leur force , ou en le charmant par
leurs douceurs : ce qui est encore une domination
plus terrible et plus impérieuse.
yoiià l'état où les hommes sont aujourd'hui.
Il leur reste quelque instinct puissant du bon-
heur de leur première nature, et ils sont plongés
dans les misères de leur aveuglement et de leur
concupiscence, ijui est devenue leur seconde
nature / . ,.Vm;lj UiftM iir ^nfrv*i*vi«*!
fil îc- . :«?|?f M i»>' "*i* '^'' ' •
De ces principes ' que je vous ouvre , vous
pouvez reconnaître la cause de tant de contra-
riétés qui ont étonné tous les hommes ,'et qui
les ont partagés. Observez maintenant tous les
mouvements de grandeur et de gloire que le sen-
timent de tant de misères ne peut étouffer, et
voyez s'il ne faut pas que la cause en soit une
autre nature. -j.M-îi^^
III.
Connaissez donc, superbe, quel paradoxe
vous êtes à vous-même. Humiliez - vous , raison
impuissante ; taiséz-vous , nature imbécile ; ap-
prenez que l'homme passe infmiment l'homme,
et entendez de votre maître votre condition vé-
ritable , que vous ignorez.
Car enfin , si l'homme n'avait jamais été cor-
l'ompu , il jouirait de la vérité et de la félicité
avec assurance. Et si l'homme n'avait jamais été
que corrompu , il n'aurait aucune idée , ni de la
vérité, ni de la béatitude. Mais, malheureux que
nous sommes , et plus que s'il n'y avait aucune
grandeur dans notre condition , nous avons une
idée de bonheur, et ne pouvons y arriver; nous
sentons une image de la vérité , et ne possédons
que le mensonge : incapables d'ignorer absolu-
ment , et de savoir certainement ; tant il est ma-
nifeste que nous avons été dans un degré de
perfection dont nous sonunes malheureusement
tombés!
Qu'est-ce donc que hous crie cette avidité et
cette impuissance , sinon qu'il y a eu autrefois:
en l'homme un véritable bonheur, dont il ne lui
reste maintenant que la mai'que et . la trace
inl^ni ne peut.étre^ rempli que par un objet infini
et imi^iuable ?
IV.
Chose étonnante pependant , que le |i,iyslère le
plus éloigné de notre connaissance^ qui est ce-
lui de la transmission du péché originel , soit une
chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune,
connaissance de nous-mêmes! Car il est sans
doute qu'il n'y a rien qui choque plus notre rai-
son que de dire que le péché du premier homme
ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de
cette source , semblent incapables d'y participer.
Cet écoulement ne nous paraît pas seulement inj,-
possible, il nous semble même très-injuste ; car
qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre
misérable justice que de damner éternellement
un enfant incapable de volonté , pour un péché
où il paraît avoir eu si peu de part, qu'il est
commis six mille ans avant qu'il fût en être?
Certainement rien ne nous heurte plus rudement
que cette doctrine ; et cependant , sans ce mysr
tère, le plus incompréhensible de tous, nous
sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le
nœud de notre condition prend ses retours et ses
plis dans cet abîme. De sorte que l'homme est
plus inconcevable sans ce mystèrç^ que qe mystère
n'est inconcevable à l'homme.
Le péché originel est une folie devant les
hommes ; mais on le donne pour tel. On ne doit
donc pas reprocher le défaut de raison en cette
doctrine , puisqu'on ne prétend pas que la raison
puisse y atteindre. Mais cette folie est plus sagç
que toute la sagesse des hommes : Quod slultum
est Deij sapientius est hominihus (/. Con,
1 , 25 ). Car, sans cela, que dh'a-t-on qu'est
l'homme ? Tout son état dépend de ce point im-
perceptible. Et comment s'en fut-il aperçu par sa
raison , puisque c'est une chose au -dessus de sa
raison ; et que sa raison , bien loin de l'inventer
par ses voies , s'en éloigne quand on le lui pré>T
sente?
tîr
de tout ce qui l'environne , en cherchant dans
les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas
des présentes , et que les unes et les autres sont
incapables de lui donner , parce que ce gouffre
Vj
'■■■A .
Ces deux états d'innocence et de corniption
étant ouverts , il est impossible que -nous ne les
reconnaissions pas. Suivons nos mouvements,
toute vide, qu'il essaie inutilement de remplir J observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous
n'y trouverons pas les caractères vivants de ces
deux natures. Tant de contradictions se trouve-
raient-elles dans un sujet simple? -
Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'ïl
SKCONIVK PARTIE, ART. V.
89
y eu a qui ont peiisé»que nous avions deux âmes :
un sujet simple leur paraissant incapable de
telles et si soudaines variétés , d'une présomp-
tion démesurée à un horrible abattement de
cœur.
Ainsi toutes ces contrariétés , qui semblaient
devoir le plus éloigner les hommes de la connais-
sance d'une religion , sont ce qui, doit plus tôt les
conduire à la véritable. ; ' /,
Pour moi , j'avoue qu'aussitôt que la religion
chrétienne découvre ce principe , que la nature
des hommes est corrompue et déchue de Dieu ,
cela ouvre les yeux à voir partout le caractère
de cette vérité : car la nature est telle , qu'elle
marque partout un Dieu perdu,^t,dans l'homme,
et hors de l'homme. . • >
Sans ces divines connaissances, qu'ont pu
faire les hommes , sinon , ou s'élever dans le sen-
timent intérieur qui leur reste de leur grandeur
passée, ou s'abattre dans la vue de leur faiblesse
présente? Car, ne voyant pas la vérité entière, ils
n'ont pu arriver à une parfaite vertu. Les uns
considérant la nature comme incorrompue , les
autres comme irréparable , ils n'ont pu fuir, ou
l'orgueil , ou la paresse , qui sont les deux sour-
ces de tous les vices ; puisqu'ils ne pouvaient ,
sinon, ou s'y abandonner par lâcheté, ou en
sortir par l'orgueil. Car s'ils connaissaient l'ex-
cellence de l'homme, ils en ignoraient la corrup-
tion ; de sorte qu'ils évitaient bien la paresse ,
mais ils se perdaient dans l'orgueil. Et s'ils re-
connaissaient l'infirmité de la nature, ils en igno-
raient la dignité ; de sorte qu'ils pouvaient bien
éviter la vanité , mais c^étajt en se précipitant
dans le désespoir. ' vcs "«
De là viennent les diverses sectes des stoïciens
et des épicuriens , des dogmatistes et des acadé-
miciens , etc. La seule religion chrétienne a pu
guérir ces deux vices , non pas en chassant l'un
par l'autre par la sagesse de la terre, mais en
chassant l'un et l'autre par la simphcité de l'É-
vangile. Car elle apprend aux justes qu'elle
élève, jusqu'à la participation de la Divinité
même , qu'en ce sublime état ils portent encore
la source de toute la corruption qui les rend , du-
rant toute la vie , sujets à Terreur , à la misère ,
à la mort, au péché ; et elle crie aux plus impies
qu'ils sont capables de la grâce de leur Rédemp-
teur. Ainsi , donnant à trembler à ceux qu'elle
justifie , et consolant ceux qu'eUe condamne, elle
tempère avec tant de justesse la crainte avec
l'espérance, par cette double capacité qui est
commune à tous, et de la grâce et du péché.
qu'elle abaisse infiniment plus que la seule rai-
son ne peut faire , mais sans désespérer ; et
qu'elle élève infiniment plus que l'orgueil de la
nature , mais sans enfler : faisant bien voir par
là qu'étant seule exempte d'erreur et de vice , il
n'appartient qu'à elle , et d'instruire, et de corri-
ger les hommes.
%ï,(^V/'
VL
Nous ne concevons ni l'état glorieux d'Adam,
ni la nature de son péché , ni la transmission
qui s'en est faite en nous. Ce sont des choses qui se
sont passées dans un état de nature tout diffé-
rent du nôtre, et qui passent notre capacité pré-
sente. Ainsi tout cela nous est inutile à savoir
pour sortir de nos misères ; et tout ce qu'il nous
importe de connaître , c'est que par Adam nous
sommes misérables , corrompus , séparés de
Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ; et c'est de
quoi nous avons des preuves admirables sur la
terre.
VIL
Le christianisme est étrange! Il ordonne à
l'homme de reconnaître qu'il est vil , et même
abominable ; et il lui ordonne en même temps
de vouloir être semblable à Dieu. Sans un tel
contre-poids, cette élévation le rendrait horrible-
ment vain, ou cet abaissement le rendrait horri-
blement abject.
La misère porte au désespoir : la grandeur
inspire la présomption.
L'incarnation montre à l'homme la grandeur
de sa misère, par la grandeur du remède qu'il
a fallu.. > , t -a , ;
IX.
On ne trouve pas dans la religion chrétienne
un abaissement qui nous rende incapables du
bien, ni une sainteté exempte du mal. Il n'y a
point de doctrine plus propre à l'homme que
celle-là, qui l'instruit de sa double capacité de
recevoir et de perdre la grâce , à cause du dou-
ble péril où il est toujours exposé, de désespoir
ou d'orgueil.
X.
Les philosophes ne prescrivaient point des
sentiments proportionnés aux deuK états. Ils
90
PENSEES DE PASCAl.,
inspiraient des mouvements de grandeur pure ,
et ce n'est pas l'état de l'homn^e. Ils inspiraient
des mouvements de bassesse pure , et c'est aussi
peu l'état de Ihomme. Il faut des mouvements
de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais
de pénitence; non pour y demeurer, mais pour
aller à la grandeur. Il faut des mouvenjents de
grandeur , mais d'une grandeur qui vienne de
la' gr<1ce , et non du mérite , et après avoir passé
par la bassesse.
XI.
Nul n'est heureux comme un vrai chrétien ,
ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Avec
combien peu d'orgueil un chrétien se croit-il
uni à Dieul avec combien peu d'abjection s'é-
gale-t-il aux vers de la terre 1
Qui peut donc refuser à ces célestes lu-
mières de les croire et de les adorer ? Car n'est-
il pas plus clair que le jour que nous sentons
en nous-mêmes des caractères ineffaçables d'ex-
cellence? Et n'est-il pas aussi véritable que
nous éprouvons à toute heure les effets de no-
tre déplorable condition? Que nous crie donc
ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon
la vérité de ces deux états, avec une voix si
puissante, qu'il est impossible d'y résis.«r?
XII.
Ce qui détourne les hommes de croire qu'ils
sont capables d'être unis à Dieu, n'est autre
chose que la vue de leur bassesse. Mais s'ils l'ont
bien sincère, qu'ils la suivent aussi loin que
moi , et qu'ils reconnaissent que cette bassesse
est telle en effet, que nous sommes par nous-
mêmes incapables de connaître si sa miséricorde
ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je
voudrais bien savoir d'où cette créature, qui se
reconnaît si faible, a le droit de mesurer la
miséricorde de Dieu , et d'y mettre les bornes
que sa fantaisie lui suggère. L'homme sait si
peu ce que c'est que Dieu , qu'il ne sait pas ce
qu'il est lui-même : et, tout troublé de la vue
de son propre état, il ose dire que Dieu ne
peut pas le rendre capable de sa communica-
tion! Mais je voudrais lui demander si Dieu
demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime
et le connaisse; et pourquoi il croit que Dieu ne
peut se rendre connaissable et aimable à lui,
puisqu'il est naturellement capable d'amour et
de connaissance. Car il est sans doute qu'il
connaît au moins qu'il est , et quMl aime quelque
chose. Donc ^'il voit quelque chose dans les té-
nèbres où il est, et s'il trouve quelque sujet
d'amour pai*mi les choses de la terre , pourquoi,
si Dieu lui donne quelques rayons de son es-
sence, ne sera-t-il pas capable de le connaître
et de l'aimer en la manière qu'il lui plaira de
se communiquer à lui? Il y a donc sans doute M
une présomption insupportable dans ces sortes «
de raisonnements, quoiqu'ils paraissent fondés
sur une humilité apparente, qui n'est ni sin-
cère, ni raisonnable, si elle ne nous fait con-
fesser que , ne sachant de nous-mêmes qui nous
sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de
Dieu.
ARTICLE VI.
Soumission et usage de la raison.
La dernière démarche de la raison, c'est de
eormaître qu'il y a une infinité de choses qui la
surpassent. Elle est bien faible si elle ne va jus-
que-là. Il faut savoir douter où il faut, assurer
où il faut, se soumettre où il fafit. Qui ne fait
ainsi n'entend pas la force de la raison. 11 y ^n
a qui pèchent contre ces trois principes, ou ^i
assurant tout comme démonstratif, manque de
se connaître en démonstrations; ou en doutant
de tout, manque de savoir où il faut se soumet-
tre; ou en se soumettant ç^ tout^ m^qiMs^.de
savoir où il faut juger. ,. ,,,»•>;,- rr, -
II.
Si on soumet tout à la raison, notre religion
n'aura rien de mystérieux ni de surnaturel. Si
on choque les principes de la raison , notre re-
Ugion sera absurde et ridicule.
La raison , dit saint Augustin , ne se soumet-
trait jamais, si elle ne jugeait qu'il y a des occa-
sions où elle doit se soumettre. Il est donc juste
qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle doit
se "soumettre; et qu'elle ne se soumette pas,
quand elle juge avec fondement qu'elle ne doit
pas le faire : mais il faut prendre garde à ne
pas se tromper.
III.
La piété est différente de la superstition.
Pousser la piété jusqu'à la superstition , c'est la
détruire. Les hérétiques nous reprochent cette
soumission superstitieuse. C'est faire ce qu'ils
nous reprochent, que d'exiger cette soumission
SECONDE PARTIE, ART. VU.
91
dans les choses qui ne sont pas matière de sou-
mîssion.
Il n'y a rien de si conforme à la raison que
le désaveu de la raison dans les choses qui sont
de foi, et rien de si contraire à la raison que le
désaveu de la raison dans les choses qui ne sont
pas de foi. Ce sont deux excès également dan-
gereux, d'exclure la raison, de n'admettre que
la raison. . -ji^v; ,îUu./' >...>. ♦i-, ,:
IV.
La foi dit l)ien ce que les sens ne disent pas,
mais jamais le contraire. Elle est au-dessus , et
non pas contre.
Si j'avais vu un niiracle, disent quelques
Pgens, je me convertirais. Ils ne parleraient pas
ainsi , s'ils savaient ce que c'est que conversion.
Ils s'imaginent qu'il ne faut pour cela que re-
connaître qu'il y a un Dieu , et que l'adoration
consiste à lui tenir de certains discours, tels à
peu près que les païens en faisaient à leurs ido-
les. La conversion véritable consiste à s'anéantir
devant cet Être souverain qu'on a irrité tant de
fois, et qui peut nous perdre légitimement à
toute heure; à reconnaître qu'on ne peut rien
sans lui , et qu'on n'a rien mérité de lui que sa
disgrâce. Elle consiste à connaître qu'il y a une
opposition invincible entre Dieu et nous ; et que ,
sans un médiateur , il ne peut y avoir de com-
merce.
VI.
' Ne vous étonnez pas de voir des personnes
'simples croire sans raisonnement. Dieu leur
donne l'amour de sa justice et la haine d'eux-
Vnêmes. Il incline leur cœur à croire. On ne
croira jamais d'une croyance utile et de foi, si
Dieu n'incline le cœur; et qn croira dès qu'il
l'inclinera. Et c'est ce que David connaissait
bien lorsqu'il disait : Inclina cor meum, D'eits,
in teslimonia tua {Ps.j cxviii, 36),
VII.
Ceux qui croient sans avoir examiné les preu-
ves de la religion croient parce qu'ils ont une
disposition intérieure toute sainte, et que ce
qu'ils entendent dire de notre religion y est con-
forme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne
veulent aimer que lui; ils ne veulent haïr
qu'eux-mêmes. Ils s<mterït qu'ils non ont pas la
force; qu'ils sont incapables d'aller à Dieu; et
que, si Dieu ne vient à eux, ils ne peuvent
avoir aucune communication avec lui. Et ils en-
tendent dire dans notre religion qu'il ne faut
aimer que Dieu, et ne haïr que soi-même:
mais qu'étant tous corrompue et incapables de
Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous.
Il n'en faut pas davantage pour persuader des
hommes qui ont cette disposition dans le cœur,
et cette connaissance de leur devoir et de leur
incapacité.
VIII.
Ceux que nous voyons chrétiens sans la con-
naissance des prophéties et des preuves ne
laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui
ont cette connaissance. Ils en jugent par le
cœur, comme les autres en jugent par l'esprit.
C'est Dieu lui-même qui les incline à croire; et
ainsi ils sont très-efficacement persuadés.
J'avoue bien qu'un de ces chrétiens qui croient
sans preuves n'aura peut-être pas de quoi con-
vaincre un infidèle qui en dira autant de soi.
Mais ceux qui savent les preuves de la religion
prouveront sans difficulté que ce fidèle est véri-
tablement inspiré de Dieu , quoiqu'il ne pût le
prouver lui-même.
ARTICLE VIL
Image d'un homme qui s'est lassé de chercher
Dieu par le seul raisonnement , et qui corn-
menée à lire l'Écriture.
En voyant l'aveuglement et la misère de
l'homme, et ces contrariétés étonnantes qui se
découvrent dans sa nature, et regardant tout
l'univers muet, et l'homme sans lumière, aban-
donné à lui-même, et comme égaré dans ce re-
coin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce,
qu'il est venu y faire, ce qu'il deviendra en
mourant, j'entre en effroi comme un homme
qu'on aurait porté endormi dans une île déserte
et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître
où il est, et sans avoir aucun moyen d'en sor-
tir. Et sur cela j'admire comment on n'entre
pas en désespoir d'un si misérable état. Je vois
d'autres personnes auprès de moi de semblable
nature : je leur demande s'ils sont mieux in-,
struits que moi, et ils me disent que non; et
sur cela, ces misérables égarés, ayant regardé
autour d'eux, et ayant vu quelques objets plai-
92
PKNSKKS J)E PASCAI.,
sanls, s'y sont donnés et s'y sont attachés.
Pour moi je n'ai pii m'y arrêter, ni' me' rejxisèr
dans la société de ces personnes kemblribles à*
moi,' misérables comme moi, impuiss»nntcs
comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideraient pas
à mourir : je mourrai seul; il faut donc faire
comme si j'étais seul : or, slj'étais seul, je ne
bâtirais point des maisons, je ne m'embar^as-
serais point dans les occupations tumultuaires ,
je ne chercherais l'estime de personne; mais je
tâcherais seulement de découvrir la vérité.- '
Ainsi , considérant combien il y a d'apparence
qu'il y a autre cliose que ce que je vois , j'ai re-
cherché si ce Dieu , dont tout le monde pai'le ,
n'aurait pas laissé quelques marques de lui. Je
regarde de toutes parts, et ne, vois partout
qu'obscurité. La nature ne .m'offre rien qui ne
soit matière de doute et d'inquiétude. Si je
n'y voyais riiu qui, marquât une Divinité,
je me déterm aierais à n'ep rien croire. Si je
voyais partov t les marques, d'un Créateur , je
reposerais en paix dans la foi. Mais , voyant
trop pour niir, et trop peu pour m 'assurer, je
suis dans un état à plaindre , et où j'ai souhaité
cent fois qu3, si un Dieu soutient la nature,
elle le marquât sans équivoque; et que si les
mai'ques qu'elle en donne sont trompeuses, elle
les supprimât tout à fait; qu'elle dît tout ou
rien , afin que je visse quel parti je dois suivre.
Au lieu qu'en l'état où je suis, ignorant ce que
je suis et ce que je dois faire , je ne connais ni
ma condition , ni mon devoir. Mon cœur tend
tout entier à connaître où est le vrai bien , pour
le suivre. Rien ne me serait trop cher pour cela.
Je vois des multitudes de religions en plu-
sieurs endroits du monde, et dans tous les
temps. Mais elles n'ont, ni morale qui puisse
me plaire , ni preuves capables de m'arrêter. Et
ainsi j'aurais refusé également la religion de
Mahomet, et celle de la Chine, et celle des an-
ciens Romains , et celle des Égyptiens , par cette
seule raison, que l'une n'ayant pas plus de
marques de vérité que l'autre , ni rien qui dé-
termine, la raison ne peut pencher plutôt vers
Tune que vers l'autre.
Mais , en considérant ainsi cette inconstante
et bizarre variété de mœurs et de croyance
dans les divers temps, je trouve en une petite
partie du monde un peuple particulier, séparé
de tous les autres peuples de la terre, et dont
les histoires précèdent de plusieurs siècles les
plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc
ce peuple grand et nombi-cux, qui adore un seul
Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils di- ,
sent 'tenir dtî sa main'.' Ils soutiennent qu^ils spnV
les seuls dû 'm'ondé' auxquels Dieu \i révèle ^s'
myst(*res; que tous le^ hommes sont corrompùsV-
et dans la disgrâce dé Dieu;' qu'ils '^ôhwoùs*
abandonnés à leurs sens et à leur propre es-
prit; et qiiè àé là Yieiin^iit les' étranges (é^ci-|
méhts et les changléinent's continuels qùf arfi-*
yent entre eux ',' et dé religion , et dé coutume';
au' lieu qu'eux démeuïent' inébVanlables dans
leur conduite : mais ([ue Dïcu r»e laissera pas
éternellement les autres peuples dans ces ténè-
bres; (Ju'il viendra un libérateur pour tous;,
qu'ils sont' au monde pour Fannoncer; qu'ils
sont formés exprès pour être les héfauis de ce
grand événement, et pour appeler tous les peu-
ples à s'unir à eux dans l'attente de ce libérateur.
La rencontre de ce peuple m'étonne, et me '
semble digne d'une extrême attention, par
quantité de ëhoses 'adinirables et singulières
qtii y paraissent. . ,
C'est un peuple tout cômpbsS de frères ;*èf au
lieu que tous les autres sont formés de l'assem-
blage d'une infinité de familles, celui-ci, quoi-,
que si étrangement abondimt^ est tout sorti
d'un seul homme; et étant ainsi une même çliair
et membres les uns des autres, ils çompiosent
une puissance extrême d'une seule famille. Cela
est unique. ' ^^^ ^
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la
connaissance des hommes : ce qui me semble
devoir lui attirer une vénération particulière,
et principalement dans la recherche que'uous^
faisons; puisque, si Dieu s'est de tout temps,
communiqué aux hommes, c'est à ceux-ci qu'il
faut recourir pour en savoir la tradition. ^
Ce peuple n'est pas seulement considérable
par son antiquité ; mais il est encore singulier
en sa durée, qui a toujours continué depuis 9on,
origine jusqu'à maintenant : car, au lieu que les.
peuples de la Grèce, d'Italie, de Lacédémonç,
d'Athènes, de Rome, et les autres qui sont ve-,
nus si longtemps après, ont fini il y a long-
temps, ceux-ci subsistent toujours; et malgré,
les entreprises de tant de puissants rois qui,
ont cent fois essayé de les faire périr, comme
les historiens le témoignent, et comme il est
aisé de le juger par l'ordre naturel des choses ,
pendant un si long espace d'années, ils se sont
toujours conservés; et, s'éténdànt dei)uis les pre- .
miers temps jusqu'aux derniers , leur histoire en- ,,
ferme dans sa durée celle de toutes nos histoires^*
La loi par laquelle ce peuple est gouverp.é es^,
SECONDE PAKTIe/'MT. Vlll.
93
tout enseinble la plus anciemiç loi du monde ,
la plus parfaite, et la seule qui ait toujours été
gardée sans interruption dans un état. C'est ce
que Pliilon, juif, monti-e en divers lieux,. et Jo-
sèphe admirablement, contre Appion, où il fait
voir qu'elle est si ancienne, que le nom même
de loi n'a été connu des plus anciens que plus
de mille ans après; en sorte qu'Homère, qui a
parlé de tant de peuples , ne s'en est jamais servi.
Et il est aisé de juger de la perfection de cette
loi par sa simple lecture , où l'on voit qu'on y a
pourvu à toutes choses avec tant de sagesse,
tant d'équité, tant de jugement, que les plus
anciens législateurs grecs et romains, en ayant
ijuelque lumière, en ont emprunté leurs prin-
cipales lois ; ce qui parait par celles qu'ils appel-
lent des douze tables , et par les autres preuves
que Josèphe en donne.
Mais cette loi est en même temps la plus sé-
vère et la plus rigoureuse de toutes, obligeant
ce peuple , pour le retenir dans son devoir^ à
mille observations particulières et pénibles, sur
peine de la vie. De sorte que c'est une chose
étonnante qu'elle se soit toujours conservée du-
rant tant de siècles, parmi un peuple rebelle et
impatient comme celui-ci; pendant que tous les
autres états ont changé de temps en temps
leurs lois , quoique tout autrement faciles à ob-
server. . , , , : . ' • .
' >■■ ,. ()'■ H,.!'-' ! ■... ^ .-/■-':- r
Ce peuple est encore admirable en sincérité.
Ils gardent avec amour et fidélité le livre où
Moïse déclare qu'ils ont toujours été ingrats en-
vers Dieu , et qu'il sait qu'ils le seront encore
plus après sa mort; mais qu'il appelle le ciel et
la terre à témoin contre eux, qu'il le leur a as-
sez dit : qu'enlm Dieu, s'irritant contre eux, les
dispersera par tous les peuples de la terre : que,
comme ils l'ont irrité en adorant des dieux qui
n'étaient point leurs dieux , il les irritera en ap-
pelant un peuple qui n'était point son peuple.
Cependant ce livre , qui les déshonore en tant
de façons, ils le conservent aux dépens de leur
vie. C'est une sincérité qui n'a point d'exemple
dans le monde , ni sa racine dans la nature.
Au reste, je ne trouve aucun sujet de douter
de la vérité du hvre qui contient toutes ces cho-
ses; car il y a bien de la différence entre un
livre que fait un particulier, et qu'il jette parmi
le peuple, et un livre qui fait lui-même un peu-
ple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi
ancien que le peuple. • ;
C'est un livre fcut par des auteurs contempo-
rains. Toute histoire qui n'est pas contempo-
raine est suspecte , comme les livres des Sibylles
et de Trismégiste, et tant d'autres qui ont eu
crédit au monde , et se trouvent faux dans la
suite des temps. Mais il n'en est pas de même-,
des auteurs contemporains. ,r„.i
,;*() >y*':
ht
-,.ni' Jwi<
Qu'il y a de différence d'un livre à un autre !
Je ne m'étonne pas de ce que les Grecs ont fait
l'Iliade, ni les Égyptiens et les Chinois leurs
histoires. Il ne faut que voir coflimient cela
est né. " " *
Ces historiens fabuleux ne sont pas contem-
porains des choses dont ils écrivent. Homère fait
un [roman , qu'il donné pour tel ; car personne
ne doutait que Troie et A gamemnon n'avaient
non plus été que la pomme d'or. Il ne pensait
pas aussi à en faire une histoire, mais seulement
un divertissement. Son livre est le seul qui était
de son temps : la beauté de l'ouvrage fait durer
la chose : tout le monde l'apprend et en parle :
il faut la savoir ; chacun la sait par cœur. Quatre
cents ans après , les témoins des choses ne sont
plus vivants , personne ne sait plus par sa con-
naissance si c'est une fable ou une histoire : on
l'a seulement apprise de ses ancêtres, cela peut
passer pour vrai.
■ ',••> -, . L, .
ARTICLE VIII. ;; >
Des Juifs considérés par rapport à, notre religion.
.!;••»
I.
La création et le déluge étant passés , et Dieu
ne devant plus détruire le monde, non plus que
le créer , ni donner de ces grandes marques de
lui, il commença d'établir un peuple sur la terre,
formé exprès, qui devait durer jusqu'au peuple
que le Messie formerait par son esprit.
IL
Dieu , voulant faire paraître qu'il pouvait for-
mer un peuple saint d'une sainteté invisible, et
le remplir d'une gloire éternelle, a fait dans les
biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux
de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire
les choses invisibles, puisqu'il faisait bien les vi-
sibles. Il a donc sauvé son peuple du déluge dans
la personne de Noé ; il l'a fait naître d'Abraham ;
il l'a racheté d'entre ses ennemis, et Ta mis dans
le repos.
94
PENSÉES DE PASCAL,
L'objet de Dieu n'était pas de sauver du dé-
luge et de faire naître d'Abraham tout un peu-
ple, simplement pour l'introduire dans une terre
abondante. Mais comme la nature est une image
de la grâce, aussi ces miracles visibles sont les
images des invisibles qu'il voulait faire.
' "m: - . ■' ■' ■ ■
jit ; i\n, .1/. ni: '' /.»;i ^.
Une autre raison pour laquelle il a formé le
peuple juif, c'est qu'ayant dessein de priver les
siens des biens charnels et périssables, il vou-
lait montrer, par tant de miracles, que ce n'était
pas par impuissance.
Ce peuple était plongé dans ces pensées ter-
restres, que Dieu aimait leur père Abraham, sa
chair et ce qui en sortirait ; et que c'était pour
cela qu'il les avait multipliés , et distingués de
tous les autres peuples , sans souffrir qu'ils s'y
mêlassent ; qu'il les avait retirés de l'Egypte avec
tous ces grands signes qu'il fit en leur faveur ;
qu'il les avait nourris de la manne dans le dé-
sert ; qu'il les avait menés dans une terre heu-
reuse et abondante ; qu'il leur avait donné des
rois , et un temple bien bâti , pour y offrir des
bêtes , et pour y êti-e purifiés par l'effusion de
leur sang ; et qu'il devait leur envoyer le Mes-
sie , pour les rendre maîtres de tout le monde,
Les Juifs étaient accoutumés aux grands et
éclatants miracles ; et n'ayant regardé les grands
coups de la mer Rouge et la terre de Chanaan
que comme un abrégé des grandes choses de
leur Messie, ils attendaient de lui encore des
choses plus éclatantes, et dont tout ce qu'avait
fait Moïse ne fût que l'échantillon.
Ayant donc vieilli dans ces erreurs charnelles,
Jésus-Christ est venu dans le temps prédit, mais
non pas dans l'éclat attendu ; et ainsi ils n'ont
pas pensé que ce fût lui. Après sa mort , saint
Paul est venu apprendre aux hommes que toutes
ces choses étaient arrivées en figures; que le
royaume de Dieu n'était pas dans la chair , mais
dans l'esprit ; que les ennemis des hommes n'é-
taient pas les Babyloniens , mais leurs passions ;
que Dieu ne se plaisait pas aux temples faits de
la main des hommes, mais dans un cœur pur et
humilié; que la circoncision du corps était inu-
tile , mais qu'il fallait celle du cœur , etc.
IV.
Dieu n'ayant pas voulu découvrir ces choses à
ce peuple qui en était indigne , et ayant voulu
néanmoins les prédire, afin qu'elles fussent crues,
en avait prédit le temps clairement , et les avait
même quelquefois exprimées clairement, mais
ordinairement en figures; afin; que ceux qui ai^
maient les choses ' ligurantes s'y arrêtassent, et
que ceux qui aimaient les * figurées les y vissent.
C'est ce qui a fait qu'au temps du Messie les peu-
ples se sont partagés : les spirituels l'ont reçu, et
les charnels, qui l'ont rejeté, sont demeurés
pour lui servir de témoins»
Les Juifs charnels n'entendaient ni la gran-
deur, ni l'abaissement du Messie prédit dans
leurs prophéties. Ils l'ont méconnu dans sa gran-
deur, comme quand il est dit que le Messie sera
seigneur de David, quoique son fils; qu'il est avant
Abraham , et qu'il ^ l'a vu. Ils ne le croyaient
pas si grand , qu'il fût de toute éternité^, et ils
l'ont méconnu de même dans son abaissement et
dans sa mort. Le Messie, disaient-ils, demeure
éternellement, et celui-ci dit qu'il mourra. Ils ne
le croyaient donc ni mortel , ni éternel : ils ne
cherchaient en lui qu'une grandeur chamelle.
Ils ont tant aimé les choses figurantes , et les
ont si uniquement attendues, qu'ils ont méconnu
la réalité, quand elle est venue dans le temps et
en la manière prédite.
Ceux qui ont peine à croire en cherchent un
sujet en ce que les Juifs ne croient pas. Sî cela
était si clair , dit-on , pourquoi ne croyaienttils
pas? Mais c'est leur refus même qui est lé" fon-
dement de notre croyance. Nous y serions bien
moins disposés, s'ils étaient des nôtres. Nous
aurions alors un bien plus ample prétexte d'in-
crédulité et de défiance. Cela est admirable , de
voir des Juifs, grands amateurs des choses prédi-
tes , et grands ennemis de l'accomplissement , et
que cette aversion même ait été prédite !
VIL
9(.A> y-
Il fallait que , pour donner foi au Sïessie , il y
eût des prophéties précédentes , et qu'elles fus-
sent portées par des gens non suspects, et d'une
diligence, d'une fidélité, et d'un zèle extraordi-
naire, et connu de toute la terre.
^ C'est-à-dire les choses chamelles qui servaient de Jigiires.
» C'est-à-dire les vérités spirituelles figurées par les choses
chamelles.
^ Ce dernier qu'il pourrait être équivoque, s'il n'était dé-
terminé par les textes évangéliques que l'auteur a ici en vue.
Abraliam votre père , dit Jésus-Christ , a désiré avec ardeur
de voir mon jour : il Va vu , et il en a été comblé de joie
Avant qu'Abraham fût, j'étais (Jean, VIII, 56 et 58). C'est
donc Abraham qui a \\i.
SECONDE PARTIE, ART. VIU
95
Pour faire réussii- tmit cola, Dieu a choisi ce
fKiuple charnel, auquel il a mis en dépôt les pro-
rjhéties qui prédisent le Messie comme libérateur
et dispensateur des biens charnels que ce peuple
nimait; et ainsi il a eu une ardeur extraordi-
naire pour ses prophètes, et a porté à la vue de
tout le monde ces livres où le Messie est prédit:
assurant toutes les nations qu'il devait venir , et
en la manière prédite dans leurs livres , qu'ils
tenaient ouverts à tout le monde. Mais étant
déçus par l'avènement ignominieux et pauvre
du Messie , ils ont été ses plus grands ennemis.
De sorte que voilà le peuple du monde le moins
suspect de nous favoriser qui fait pour nous , et
qui, par le zèle qu'il a pour sa loi et pour ses
prophètes , porte et conserve, avec une exacti-
tude incorruptible , et sa condamnation , et nos
preuves. "
vm.
Ceux qui ont rejeté et crucifié Jésus-Christ ,
qui leur a été en scandale , sont ceux qui portent
les livres qui témoignent de lui , et qui disent
qu'il sera rejeté et en scandale. Ainsi ils ont
mai'qué que c'était lui en le refusant ; et il a été
également prouvé, et par les Juifs justes qui
l'ont reçu , et par les injustes qui l'ont rejeté :
Tun et l'autre ayant été prédits.
.,_ .C'est pour cela que les prophéties ont un sens
caché, le spirituel, dont ce peuple était ennemi,
sous le charnel qu'il aimait. Si le sens spirituel
eût été découvert , ils n'étaient pas capables de
laimer ; et ne pouvant le porter , ils n'eussent
pas eu de zèle pour la conservation de leurs livres
et de leurs cérémonies. Et s'ils avaient aimé ces
promesses spirituelles , et qu'ils les eussent con-
servées incorrompues jusqu'au Messie, leur té-
moignage n'eût pas eu de force , puisqu'ils en
eussent été amis. Voilà pourquoi il était bon que
le sens spirituel fût couvert. Mais , d'un autre
côté, si ce sens eût été tellement caché qu'il
n'eût point du tout paru , il n'eût pu servir de
preuve au Messie. Qu'a-t-il donc été fait ? Ce sens
a été couvert sous le temporel dans la foule des
passages, et a été découvert clairement en quel-
(fues-uns : outre que le temps et l'état du monde
ont été prédits si clairement , que le soleil n'est
pas plus clair. Et ce sens spirituel est si claire-
ment expliqué en quelques endroits , qu'il fallait
un aveuglement pareil à celui que la chair jette
dans l'esprit quand il lui est assujetti , pour ne
pas le reconnaître.
Voilà donc quelle a été la conduite de Dieu.
Ce sens spirituel est couvert d'un autre en une
infinité d'endroits , et découvert en quelques-uns,
rarement , à la vérité , mais en telle sorte néan-
moins , que les lieux où il est caché sont équi-
voques , et peuvent convenir aux deux : au lieu
que les lieux où il est découvert sont univoques,
et ne peuvent convenir qu'au sens spirituel.
De sorte que cela ne pouvait induire en er-
reur, et qu'il n'y avait qu'un peuple aussi char-
nel que celui-là qui pût s'y méprendre. 'j
Car quand les biens sont promis en abon-
dance, qui les empêchait d'entendre les vérita-
bles biens, sinon leur cupidité, qui déterminait
ce sens aux biens de la terre ? Mais ceux qui
n'avaient des biens qu'en Dieu les rapportaient
uniquement à Dieu. Car il y a deux principes
qui partagent les volontés des hommes , la cupi-
dité et la charité. Ce n'est pas que la cupidité
ne puisse demeurer avec la foi, et que la charité
ne subsiste avec les biens de la terre. Mais la
cupidité use de Dieu et jouit du monde ; et la
charité, au contraire , use du monde et jouit de
Dieu.
Or , la dernière fin est ce qui donne le nom
aux choses. Tout ce qui nous empêche d'y arriver
est appelé ennemi. Ainsi les créatures , quoique
bonnes , sont ennemies des justes , quand elles
les détournent de Dieu ; et Dieu même est l'en-
nemi de ceux dont il trouble la convoitise.
Ainsi le mot d'ennemi dépendant de la der-
nière fin, les justes entendaient par là leurs
passions , et les charnels entendaient par là les
Babyloniens : de sorte que ces termes n'étaient
obscurs que pour les injustes. Et c'est ce que dit
Isaïe : Signa legem in discipulis meis (Is., viii,
1 6) ; et que Jésus-Christ sera pierre de scandale
[Ib.j VIU, 14). Mais bienheureux ceux qui ne se-
ront point sca7idalisés en lui (Matth., xi, 6).
Osée le dit aussi parfaitement : Oii est le sage, et
il entendra ce que je dis? caries voies de Dieu
sont droites; les justes y marcheront, mais les
méchants y trébucheront (0^^^ ^ xiv, 10).
Et cependant ce testament fait de telle sorte
qu'en éclairant les uns il aveugle les autres, mar-
quait, en ceux mêmes qu'il aveuglait , la vérité
qui devait être connue des autres ; car les biens
visibles qu'ils recevaient de Dieu étaient si grands
et si divins , qu'il paraissait bien qu'il avait le
pouvoir de leur donner les invisibles, et un
Messie.
IX.
r.e temps du premier avènement de Jésus-
%
PENSEES DE PASCAL,
Christ est prédit ; le temps du second ne l'est
point ' , parce que le premier devait être caché ,
au lieu que le second doit être éclatant , et tel-
lement manifeste, que ses ennemis mêmes le
reconnaîtront. Mais comme il ne devait venir
qu'obscurément , et pour être connu seulement
de ceux qui sonderaient les Écritures, Dieu avait
tellement disposé les choses , que tout servait à
le faire reconnaître. Les Juifs le prouvaient en
le recevant : car ils étaient les dépositaires des
prophéties; et ils le prouvaient aussi en ne le
recevant point , parce qu'en cela ils accomplis-
saient les prophéties.
X.
Les Juifs avaient des miracles , des prophéties
qu'ils voyaient accomplir ; et la doctrine de leur
loi était de n'adorer et de n'aimer qu'un Dieu ;
elle était aussi perpétuelle. Ainsi elle avait toutes
les marques de la vraie religion : aussi l'était-elle.
Mais il faut distinguer la doctrine des Juifs d'avec
la doctrine de la loi des Juifs. Or, la doctrine
des Juifs n'était pas vraie, quoiqu'elle eût les
miracles , les prophéties et la perpétuité , parce
qu'elle n'avait pas cet autre point de n'adorer
et de n'aimer que Dieu.
La religion juive doit donc être regardée dif-
féremment dans la tradition de leurs saints et
dans la tradition du peuple. La morale et la fé-
licité en sont ridicules dans la tradition du peu-
ple; mais elle est incomparable dans celle de
leurs saints. Le fondement en est admirable.
C'est le plus ancien livre du monde , et le plus
authentique; et au lieu que Mahomet, pour
faire subsister le sien, a défendu de le lire,
Moïse , pour faire subsister le sien , a ordonné à
tout le monde de le lire.
XL
. La religion juive est toute divine dans son au-
torité , dans sa durée , dans sa perpétuité , dans
sa morale , dans sa conduite , dans sa doctrine ,
dans ses effets, etc. Elle a été formée sur la res-
semblance de la vérité du Messie; et la vérité du
*Au lieu de la négation absolue, l'auteur aurait pu dire,
ne Pest pas aussi clairement ; car les trois temps et demi de
Daniel (Dan., VII, 25, et XII, 7) et les quarante-deux mois de
saint Jean {^poc. , XI, 2, et XIII, 5) paraissent conduire là,
suivant les théologiens. Mais que signifient ces temps et ces
mois? C'est ce que l'Écriture ne dit pas. Jésus-Christ annonce
aussi les signes qui précéderont la fin du monde , et il ajoute :
Lorsque vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de
l'homme est près (Matth., XXIV, 33; Marc, XII, 29; Lue,
XXI. 31). (i^fote de l'édit. de 1787).
Messie a été reconnue par la religion des Juifs ,
qui en était la ligure.
Parmi les Juifs , la vérité n'était qu'en figure.
Dans le ciel , elle est découverte. Dans l'Église ,
elle est couverte , et reconnue par le rap^wrt à
la figure. La figure a été faite sur la vérité, et la
vérité a été reconnue sur la figure.
XIL
Qui jugera de la religion des Juifs par les gros-
siers la connaîtra mal. Elle est visible dans les
saints livres, et dans la tradition des prophètes ,
qui ont assez fait voir qu'ils n'entendaient pas la
loi à la lettre. Ainsi notre religion est divine
dans l'Évangile, les apôtres et la tradition ; mais
elle est toute défigurée dans ceux qui la traitent
mal.
XIIL
Les Juifs étaient de deux sortes : les uns n'a-
vaient que les affections païennes , les autres
avaient les affections chrétiennes. Le Messie,
selon les Juifs charnels , doit être un grand
prince temporel. Selon les chrétiens charnels,
il est venu nous dispenser d'aimer Dieu , et nous
donner des sacrements qui opèrent tout sans
nous. Ni l'un ni l'autre n'est la religion chré-
tienne, ni juive. Les vrais Juifs et les vrais chré-
tiens ont reconnu un Messie qui les ferait aijner
Dieu , et , par cet amour , triompher de leurs
ennemis. ..^^^ .>* ^o .u.i-^ -
Le voile qui est sur les livres de l'Écriture pour
les Juifs y est aussi pour les mauvais chrétiens ,
et pour tous ceux qui ne se haïssent pas eux-
mêmes. Mais qu'on est bien disposé à les en-
tendre et à connaître Jésus-Christ , quand on se
hait véritablement soi-même !
XV.
Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les
chrétiens et les païens. Les païens ne connais-
sent point Dieu , et n'aiment que la terre. Les
Juifs connaissent le vrai Dieu , et n'aiment que
la terre. Les chrétiens connaissent le vrai Dieu ,
et n'aiment point la terre. Les Juifs et les païens
aiment les mêmes biens. Les Juifs et les chrétiens
connaissent le même Dieu.
XVL
C'est visiblement un peuple fait exprès pour
SECÔJVDE PARTIE, ART. IX,
U7
servir d^ témoin au Messie^ Il porte les livres ,
et les aime , et ne les entend point. Et tout cela
est prédit; cai; il est djt; que les jugements de
Dieii ieuirjûût çpç^fié§,,.ii3i^ cpmiqe m A\VXP
Tandis que les prophètes ont été pour main-
tenir la loi, le peuple a été négligent. Mais de-
puis qu'il n'y a plus de prophète , le zèle a suc-
cédé , ce qui est une providence admirable.
La création du monde commençant à s'éloi-
gner , Dieu a pourvu d'un historien contempo-
rain , et a commis tout un peuple pour la garde
de ce livre , afin que cette histoire fût la plus
authentique du monde, et que tous les hommes
pussent apprendre une chose si nécessaire à sa-
voir , et qu'on ne peut savoir que par là.
.»tr
XVIII. ,
-r-f' .;A
Moïse était habile homtnie : cela est clair. Donc,
s'il eût eu dessein de tromper , il eût fait en sorte
qu'on n'eût pu le convaincre de tromperie. Il a
fait tout le contraire ; car , s'il eût débité des fa-
bles , il n'y eût point eu de Juif qui n'en eût pu
reconnaître l'imposture.
Pourquoi , par exemple , a-t-il fait la vie des
premiers hommes si longue , et si peu de géné-
rations ? Il eût pu se cacher dans une multitude
ûe générations, mais il ne le pouvait en si peu ;
car ce n'est pas le nombre des années , mais la
multitude des générations , qui rend les choses
obscures.
La vérité ne s'altère que par le changement
des hommes. Et cependant il met deux choses
les plus mémorables qui se soient jamais imagi-
nées, savoir, la création et le déluge, si proches,
qu'on y touche par le peu qu'il fait de généra-
tions. De sorte qu'au temps où il écrivait ces
choses , la mémoire devait encore en être toute
récente dans l'esprit de tous les Juifs.
Sem, qui a vu Lamech , qui a vu Adam , a vu
au moins Abraham ; et Abraham a vu Jacob, qui
a vu ceux qui ont vu Moïse. Donc le déluge et
la création sont vrais. Cela conclut entre de cer-
taines gens qui l'entendent bien.
La longueur de la vie des patriarches , au lieu
de faire que les histoires passées se perdissent ,
servait , au contraire , à les conserver. Car ce
qui fait que l'on n'est pas quelquefois assez in-
struit dans l'histoire de ses ancêtres, c'est qu'on
n'a jamais guère vécu avec eux, et qu'ils sont
morts souvent avant que Ton eût atteint l'âge
de raison. Mais lorsque les homiiies vivaient si
longtemps, les enfants vivaient longtemps avec
leurs pères, et ainsi ils les entretenaient long-
temps. Or, de quoi les eussent-ils entretenus, si-
non de l'histoire de leurs ancêtres, puisque toute
l'histoire était réduite à celle-là , et qu'ils n'a-
vaient ni les science^, ni les arts qui occupent
une grande partie des discours de la vie? Aussi
l'on voit qu'en ce temp^-là les peuples avaient
un soin pariicHilier *de Qoijserveip leurs- généalo-
gies. .,,=..,, ^'; .j-.,; ;t-,\-p --vy: ./i':v>i K^^ -* *^
Plus j'examine les Juifs , plus j'y trouve de
vérités; et cette marque qu'ils sont sans pro-
phètes, ni roi, et qu'étant nos ennemis, ils sont
d'admirables témoins de la vérité de ces- pro-
phéties , où leur vie et leur aveuglement même
est prédit. Je trouve en cette enchâssure cette
religion toute divine dans son autorité , dans sa
durée, dans sa perpétuité , dans sa morale, dans
sa conduite , dans ses effets. Et ainsi je tends les
bras à mon libérateur, qui , ayant été prédit du-
rant quatre mille ans , est venu souffrir et mou-
rir pour moi sur la terre dans les temps et dans
toutes les circonstances qui en ont été prédites ,
et, par sa grâce, j'attends la mort en paix, dans
l'espérance de lui être éternellement uni; et je
vis cependant avec joie , soit dans les biens qu'il
lui plaît de me donner, soit dans les maux qu'il
m'envoie pour mon bien , et qu'il m'a appris à
souffrir par son exemple.
Dès-là je réfute toutes les autres religions :
par là je trouve réponse à toutes les objections.
II est juste qu'un Dieu si pur ne se découvre
qu'à ceux dont le cœur est purifié.
Je trouve d'effectif que, depuis que la mémoire
des hommes dure , voici un peuple qui subsiste
plus ancien que tout autre peuple. Il est annoncé
constamment aux hommes qu'ils sont dans une
corruption universelle , mais qu'il viendra un
réparateur : ce n'est pas un seul homme qui le
dit , mais une infinité , et un peuple entier pro-
phétisant durant quatre mille ans.
'article IX.
Desfigv/res; que r ancienne loi était figurative.
1. '
Il y a des figures claires et démonstratives ;
mais il y en a d'autres qui semblent moins na-
7
98
PKNSÉES Ï>E PASC\L
turelles, et qui ne prouvent qu'à ceux qui sont
IHTsuadés d'ailleurs. Ces ft<^ures-lù seraient sem-
blables à celles de ceux qui fondent des prophé-
ties sur l'ApoeaJypse , qu'ils expliquent à leur
fantaisie. Mais la différence qu'il y a, c'est qu'ils
n'en ont point d'indui>itables <fui les appuient.
Tellement qu'il n'y a rien de si injuste que quand
ils prétendent que les leurs sont aussi bien fon-
dées que quelques-unes des nôtres; car ils n'en
ont pas de démonstratives comme nous en avons.
La partie n'est donc pas égale. Il ne fdut pas
égaler et confondre ces choses, parce qu'elles
semblent être semblables par un bout, étant si
différentes par l'autre.
II.
Une des principales raisons pour lesquelles
les prophètes ont voilé les biens spirituels qu'ils
promettaient sous les figures des biens tempo-
rels, c'est qu'ils avaient affaire à un peuple char-
ael, qu'il fallait rendre dépositaire du testament
spirituel.
Jésus-Christ, figuré par Joseph, bien-aimé de
son pèi'c , envoyé du père pour voir ses frères ,
est ' finnocent vendu par ses frères vingt de-
niers, et par là devenu leur seigneur, leui* sau-
veur, et le sauveur des étrangers, et le sauveur
du monde ; ce qui n'eût point été sans le dessein
de le pei-dre , sans la vente et la répî'ohation
qu'ils en firent.
Dans la prison, Joseph innocent entre deux
criminels : Jésus en la croix entre deux larrons.
Joseph prédit le salut à l'un , et la mort à l'ajutre,
sur les mêmes apparences : Jésus-Christ sauve
l'un , et laisse l'autre , après les mêmes crimes.
Jxjsepli ne fait que prédire : Jésus-Christ fait.
Joseph demande à celui qui sera sauvé qu'il se
souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire ;
et celui que Jésus -Christ sauve lui demande
qu'il se souvienne de lui quand il sera en son
royaume.
m.
La grâce est la figure de la gloire ; car elle
^ Le mot est n'a-t-il point été transposé ici par erreur de
copiste? Ne faudrait-il pas lire: Jésus-Christ est figuré par
Joseph, hien-aimé de son père, envoyé du père pour voir ses
frères, l'innocent vendu par ses frères vingt deniers, et le
reste? Car cette circonstance des vingt deniers regarde Jo-
seph , et non Jésus-Christ, qui fut vendu trente deniers. Tout
ce qui suit regarde également Joseph ; le nom même de Sau-
veur du monde est celui qui fut doimé à Joseph , selon la Vul-
gate : Salvatorcm mundi (Gen. , XLI, 45). Tout cela regarde
Joseph; et en tout cela Jésu^-Christ est figuré par Joseph.
Voilà bien ce que l'auteur a voulu dire.
{Note de ledit, de 1787.)
n'est pas la dernière (In. Elle a été figurée par la
loi, et elle figure elle-même la gloire; mais de
telle manière , qu'elle est en même temps un
moyen pour y arriver.
IV.
La synagogue ne périssait point, parce qu'elle
était la figure de l'Égiise; mais parce qu'elle
n'était que la ligure, elle est tombée dans la ser-
vitude. La figure a subsisté jusqu'à la vérité,
afin que l'Église fût toujours visible, ou dans la
peinture qui la promettait, ou dans l'effet.
V.
Pour prouver tout d'un coup les deux Testa-
ments , il ne faut que voir si les prophéties de
l'un sont accomplies en l'autre. Pour examiner
les prophéties, il faut les entendre; car si l'on
croit qu'elles n'ont qu'un sens, il est sûr que le
Messie ne sera point venu; mais si elles ont
deux sens , il est sûr qu'il sera venu en Jésus-
Christ.
Toute la question est donc de savoir si elles
ont deux sens, si elles sont figures ou réahtés;
c'est-à-dire s'il faut y chercher quelque auire
chose que ce qui paraît d'abord, ou s'il faut
s'arrêter uniquement à ce premier sens qu'elles
présentent.
Si la loi et les sacrifices sont la vérité, il faut
qu'ils plaisent à Dieu , et qu'ils ne lui déplaisent
point. S'ils sont figures , il faut qu'ils plaisent et
déplaisent.
Or, dans toute l'Écriture ils plaisent et dé-
plaisent. Donc ils sont figures.
VI.
Pour voir clairement que l'Ancien Testament
n'est que figuratif, et que par les twens tempo-
rels les prophètes entendaient d'autres biens, ii
ne faut que prendre garde, premièrement, qu'il
serait indigne de Dieu de n'appder les homnaes
qu'à la jouissance des félicités temporelles ; se-
condement , que les discours des prophètes ex-
priment clairement la promesse des biens tem-
porels; et qu'ils disent néanmoins que leurs
discours sont obscurs , et que leur sens n'est pas
celui qu'ils expriment à découvert : qu'on ne
l'entendra qu'à la fm des temps (JÉaÉM.,xxiii,22,
et XXX, 24). Donc ils entendaient parler d'autres
sacrifices, d'un autre libérateur, etc.
Enfin , il faut remarquer que leurs discours
sont contraires et se détruisent, si l'on pense
qu'ils n'aient entendu par les mots de loi et dc^
SECONDE PARTIE, ART. IX.
\)\)
sacrifice autre chose que la loi de Moïse et ses
sacrilices; et il y aurait contradiction manifeste
et grossière dans leurs livres, et quelquefois
dans un même chapitre. D'où il s'ensuit qu'il
faut qu'ils aient entendu autre chose.
VIL
Il est dit que la loi sera changée ; que le sacri-
fice sera changé; qu'ils seront sans roi, sans
princes et sans sacrifices; qu'il sera fait une
nouvelle alliance; que la loi sera renouvelée;
que les préceptes qu'ils ont reçus ne sont pas
bons; que leurs sacrifices sont abominables; que
Dieu n'en a point demandé.
Il est dit, au contraire, que la loi durera éter-
nellement; que cette alliance sera éternelle ; que
le sacrifice sera éternel; que le sceptre ne sor-
tira jamais d'avec eux , puisqu'il ne doit point
en sortir que le roi éternel n'arrive. Tous ces
passages marquent-ils que ce soit réalité? Non.
Marquent -ils aussi que ce soit figure? Non :
mais que c'est réalité ou figure. Mais les pre-
miers, excluant la réalité , marquent que ce n'est
que figure.
Tous ces passages ensemble ne peuvent être
dits de la réalité : tous peuvent être dits de la
figure. Donc ils ne sont pas dits de la réalité ,
mais de la figure.
VIIÏ.
Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réa-
lité ou figure , il faut voir si les prophètes , en
parlant de ces choses , y arrêtaient leur vue et
leur pensée , en sorte qu'ils ne vissent que cette
ancienne alliance , ou s'ils y voyaient quelque
autre chose dont elles fussent la peinture ; car
dans un portrait on voit la chose figurée. Il ne
faut pour cela qu'examiner ce qu'ils disent.
Quand ils disent qu'elle sera éternelle , enten-
dent-ils parler de l'alliance de laquelle ils disent
qu'elle sera changée? Et de même des sacri-
fices, etc.
IX.
Les prophètes ont dit clairement qu'Israël se-
rait toujours aimé de Dieu , et (|ue la loi serait
éternelle; et ils ont dit que l'on n'entendrait
point leur sens , et qu'il était voilé.
Le chiffre a deux sens. Quand ou surprend
une lettre importante où l'on trouve un sens
clair, et où il est dit néanmoins que le sens est
voilé et obscurci ; qu'il est cac^ é en sorte qu'on
verra cette lettre sans la voir, et qu'on l'enten-
dra sans l'entendre , que doit-on penser, sinon
que c'est un chiffre à double sens , et d'autant
plus qu'on y trouve des contrariétés manifestes
dans le sens littéral? Combien doit-on donc es-
timer ceux qui nous découvrent le chiffre et
nous apprennent à connaître le sens caché , et
principalement quand les principes qu'ils en
prennent sont tout à fait naturels et clairs? C'est
ce qu'ont fait Jésus-Christ et les apôtres. Ils ont
levé le sceau, ils ont rompu le voile et décou-
vert l'esprit. Ils nous ont appris pour cela que
les ennemis de l'homme sont ses passions ; que
le Rédempteur serait spirituel; qu'il y aurait deux
avènements, l'un de misère, pour abaisser
l'homme superbe ; l'autre de gloire , pour élever
l'homme humilié; que Jésus-Christ sera Dieu et
homme,
X.
Jésus-Christ n'a fait autre chose qu'apprendre
aux hommes qu'ils s'aimaient eux-mêmes, et
qu'ils étaient esclaves , aveugles, malades, mal-
heureux et pécheurs ; qu'il fallait qu'il les déli-
vrât , éclairât , guérît et béatifiât ; que cela se
ferait en se haïssant soi-même , et en le suivant
par la misère et la mort de la croix.
La lettre tue; tout arrivait en figure : il fallait
que le Christ souffrit : un Dieu humilié , circon-
cision du cœur , vrai jeûne , vrai sacrifice , vrai
temple, double loi, double table de la loi, dou-
ble temple, double captivité : voilà le chiffre qu'il
nous a donné.
Il nous a appris enfin que toutes ces choses
n'étaient que des figures ; et ce que c'est que vrai-
ment fibre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai
pain du ciel , etc.
XL
Dans ces promesses-lâ chacun trouve ce qu'il
a dans le fond de son cœur; les biens temporels,
ou les biens spirituels ; Dieu , ou les créatures ;
mais avec cette différence que ceux qui y cher-
chent les créatures les y trouvent, mais avec
plusieurs contradictions, avec la défense de les
aimer, avec ordre de n'adorer que Dieu, et de
n'aimer que lui ; au lieu que ceux qui y cher-
chent Dieu le trouvent, et sans aucune contra-
diction , et avec commandement de n'aimer que
lui.
XII.
Les sources des contrariétés de l'Écriture sont
7.
100
PENSÉES DE PASCAL,
un Dieu humilié jusqu'à la mort de la croix, un
Messie triomphant de la mort par sa mort, deux
natures en Jésus-Christ, deux avènements, deux
états de la nature de l'homme.
Comme on ne peut bien faire le caractère
d'une personne qu'en accordant toutes les con-
trariétés, et qu'il ne suffit pas de suivre une suite
de qualités accordantes sans concilier les con-
traires; aussi , pour entendre le sens d'un auteur,
il faut concilier tous les passages contraires.
Ainsi, pour entendre l'Écriture, il faut avoir
un sens dans lequel tous les passages contraires
s'accordent. Il ne suffit pas d'en avoir un qui
<îon vienne à plusieurs passages accordants, mais
il faut en avoir un qui concilie les passages même
contraires.
Tout auteur a un sens auquel tous les passages
contraires s'accordent , ou il n'a point de sens du
tout. On ne peut pas dire cela de l'Écriture, ni
des prophètes. Ils avaient effectivement trop bon
sens. Il faut donc en chercher un qui accorde
toutes les contrariétés.
Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs;
mais en Jésus-Christ toutes les contradictions
sont accordées.
Les Juifs ne sauraient accorder la cessation de
la royauté et principauté , prédite par Osée , avec
la prophétie de Jacob.
Si on prend la loi , les sacrifices et le royaume
pour réalité, on ne peut accorder tous les pas-
sages d'un même auteur, ni d'un même livre, ni
quelquefois d'un même chapitre. Ce qui marque
assez quel était le sens de l'auteur.
XIII.
Il n'était point permis de sacrifier hors de Jé-
rusalem, qui était le lieu que le Seigneur avait
choisi , ni même de manger ailleurs les décimes.
Osée a prédit qu'ils seraient sans roi, sans
prince, sans sacrifices et sans idoles; ce qui est
accompli aujourd'hui, (les Juifs) ne pouvant faire
de sacrifice légitime hors de Jérusalem.
XIV.
Quand la parole de Dieu , qui est véritable, est
fausse littéralement, elle^st vraie spirituellement.
Sede a dextris meis. Cela est faux, littéralement
dit; cela est vrai spirituellement. En ces expres-
sions il est parlé de Dieu à la manière des hom-
mes; et cela ne signifie autre chose, sinon que
l'intention que les hommes ont en faisant asseoir
à leur droite, Dieu l'aura aussi. C'est donc une
marque de l'intention de Dieu, et non de sa m/i-
nière de l'exécuter.
Ainsi quand il est dit : Dieu a reçu l'odeur de
vos parfums, et vous donnera en récompense
une terre fertile et abondante; c'est-à-dire que
la même intention qu'aurait un homme qui,
agréant vos parfums, vous donnerait en récom-
pense une terre abondante, Dieu l'aura pour
vous, parce que vous avez eu pour lui la même
intention qu'un homme a pour celui à qui il
donne des parfums.
XV.
L'unique objet de l'Écriture est la charité.
Tout ce qui ne va point à l'unique but en est la
figure : car, puisqu'il n'y a qu'un but, tout ce
qui n'y va point en mots propres est figure.
Dieu diversilie ainsi cet unique précepte de
charité pour satisfaire notre faiblesse qui re-
cherche la diversité, par cette diversité qui
nous mène toujours à notre unique nécessaire.
Car une seule chose est nécessaire, et nous ai-
mons la diversité; et Dieu satisfait à l'un et à
l'autre par ces diversités , qui mènent à ce seul
nécessaire.
XVI.
Les rabbins prennent pour figures les ma-
melles de l'épouse , et tout ce qui n'exprime pas
l'unique but qu'ils ont des biens temporels.
XVII.
Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre
ennemi de l'homme que la concupiscence qui le
détourne de Dieu , ni d'autre bien que Dieu , et
non pas une terre fertile. Ceux qui croient que
le bien de l'homme est en la chair , et le mal en
ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu'ils
s'en soûlent , et qu'ils y meurent. Mais ceux qui
cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n'ont de
déplaisir que d'être privés de sa vue , qui n'ont
de désir que pour le posséder , et d'ennemis que
ceux qui les en détournent ; qui s'affligent de se
voir environnés et dominés de tels ennemis, qu'ils
se consolent; il y a un libérateur pour eux, il y a
un Dieu pour eux. Un Messie a été promis pour
délivrer des ennemis ; et il en est venu un pour
délivrer des iniquités , mais non pas des ennemis.
XVIII.
Quand David prédit que le Messie délivrera
son peuple de ses ennemis, on peut croire char-
nellement que ce sera des Egyptiens; et alors je
ne saurais montrer que la prophétie soit accom-
SECONDE PARTIE, ART. X.
101
plie. Mais on peut bien croire aussi que ce sera
des iniquités : car, dans la vérité, les Égyptiens
ne sont pas des ennemis; mais les iniquités le
sont. Ce mot d'ennemis est donc équivoque.
Mais s'il dit à l'homme, comme il fait, qu'il
délivrera son peuple de ses péchés, aussi bien
qu'Isaïe et les autres, l'équivoque est ôtée, et
le sens double des ennemis réduit au sens sim-
ple d'iniquités : car s'il avait dans l'esprit les pé-
chés , il pouvait bien les dénoter par ennemis ;
mais s'il pensait aux ennemis, il ne pouvait pas
les désigner par iniquités.
Or Moïse, David et Isaïe usaient des mêmes
termes. Qui dira donc qu'ils n'avaient pas le
même sens , et que le sens de David, qui est
manifestement d'iniquités lorsqu'il parlait d'en-
nemis , ne fût pas le même que celui de Moïse
en parlant d'ennemis ?
Daniel , chap. ix, prie pour la délivrance du
peuple delà captivité de leurs ennemis; mais il
pensait aux péchés : et pour le montrer , il dit
que Gabriel vint lui dire qu'il était exaucé , et
qu'il n'avait que septante semaines à attendre ,
après quoi le peuple serait délivré dïniquité, le
péché prendrait fm; et le libérateur, le saint des
saints, amènerait la justice éternelle, non la lé-
gale, mais l'éternelle.
Dès qu'une fois on a ouvert ce secret , il est
impossible de ne pas le voir. Qu'on lise l'Ancien
Testament en cette vue, et qu'on voie si les sa-
crifices étaient vrais, si la parenté d'Abraham
était la vraie cause de l'amitié de Dieu , si la
terre promise était le véritable lieu de repos.
Non. Donc c'étaient des figures. Qu'on voie de
même toutes les cérémonies ordonnées et tous
les commandements qui ne sont pas de la cha-
rité, on verra que c'en sont les figures.
^ ^' ARTICLE X.
De Jésus- Christ.
I.
La distance infinie des corps aux esprits fi-
gure la distance infiniment plus infinie des es-
prits à la charité, car elle est surnaturelle.
Tout l'éclat des grandeurs n'a point de lustre
pour les gens qui sont dans les recherches de
l'esprit. La grandeur des gens d'esprit est invi-
sible aux riches, aux rois , aux conquérants , et
à tous ces grands de chair. La grandeur de la sa-
gesse qui vient de Dieu est invisible aux char-
nels et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres de
différents genres.
Les grands génies ont leur empire, leur éclat,
leur grandeur, leurs victoires, et n'ont nul be-
soin des grandeurs charnelles, qui n'ont nul
rapport avec celles qu'ils cherchent. Ils sont
vus des esprits, non des yeux; mais c'est assez.
Les saints ont leur empire, leur éclat, leurs gran-
deurs, leurs victoires, et n'ont nul besoin des
grandeurs charnelles ou spirituelles , qui ne sont
pas de leur ordre , et qui n'ajoutent ni n'ôtent
à la grandeur qu'ils désirent. Ils sont vus de
Dieu et des anges , et non des corps ni des es-
prits curieux : Dieu leur suffit.
Archimède, sans aucun éclat de naissance ,
serait en même vénération. Il n'a pas donné des
batailles ; mais il a laissé à tout l'univers des
inventions admirables. 0 qu'il est grand et écla-
tant aux yeux de l'esprit! Jésus-Christ, sans
bien et sans aucune production de science au
dehors, est dans son ordre de sainteté. Il n'a point
donné d'inventions, il n'a point régné; mais il
est humble, patient, saint devant Dieu, terrible
aux démons, sans aucun péché. 0 qu'il est venu
en grande pompe et en une prodigieuse magni-
ficence aux yeux du cœur , et qui voient la sa-
gesse !
Il eût été inutile à Archimède de faire le prince
dans ses Hvres de géométrie , quoiqu'il le fût.
Il eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ,
pour éclater dans son règne de sainteté , de ve-
nir en roi : mais qu'il est bien venu avec l'é*
clat de son ordre !
Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse
de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était
du même ordre que la grandeur qu'il venait
faire paraître. Qu'on considère cette grandeur-là
dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité,
dans sa mort, dans l'élection des siens, dans
leur fuite, dans sa secrète résurrection , et dans
le reste ; on la verra si grande , qu'on n'aura pas
sujet de se scandaUser d'une bassesse qui n'y
est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer
que les grandeurs charnelles , comme s'il n'y en
avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'ad-
mirent que les spirituelles, comme s'il n'y en
avait pas d'infiniment plus hautes dans la sa-
gesse.
Tous les corps, le firmament, les étoiles, la
terre et les royaumes, ne valent pas le moindre
des esprits, car il connaît tout cela, et soi-même;
et le corps, rien. Et tous les corps , et tous les
esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne
valent pas le moindre mouvement de charité, car
elle est d'un ordre infiniment plus élevé.
102
PENSÉES DE PASCAL
De tous les corps ensemble on ne saurait tirer
la moindre pensée : cela est impossible, et d'un
autre ordre. Tous les corps et les esprits en-
semble ne sauraient produire un mouvement de
vraie charité : cela est impossible, et d'un autre
ordre tout surnaturel.
11.
Jésus-Christ a été dans une obscurité ( selon
ce que le monde appelle obscurité) telle, que les
historiens , qui n'écrivent que les choses impor-
tantes , l'ont à peine aperçu.
m.
Quel homme eut jamais plus d'éclat que Jésus-
Christ? Le peuple juif tout entier le prédit avant
sa venue. Le peuple gentil l'adore après qu'il est
venu. Les deux peuples gentil et juif le regardent
comme leur centre. Et cependant quel homme
jouit jamais moins de tout cet éclat? De trente-
trois ans, il en vit trente sans paraître. Dans les
trois autres, il passe pour un imposteur; les
prêtres et les principaux de sa nation le rejet-
tent; ses amis et ses proches le méprisent. Enfin
il meurt d'une mort honteuse, trahi par un des
siens , renié par l'autre, et abandonné de tous.
Quelle part a-t-il donc à cet éclat? Jamais
homme n'a eu tant d'éclat ; jamais homme n'a
eu plus d'ignominie. Tout cet éclat n'a servi qu'à
nous , pour nous le rendre reconnaissable ; et il
n'en a rien eu pour lui.
IV.
Jésus-Christ parle des plus grandes choses si
simplement, qu'il semble qu'il n'y a pas pensé;
et si nettement néanmoins , qu'on voit bien ce
qu'il en pensait. Cette clarté, jointe à cette naï-
veté, est admirable.
Qui a appris aux évangélistes les qualités d'une
^me véritablement héroïque, pour la peindre
si parfaitement en Jésus-Christ? Pourquoi le
font-ils faible dans son agonie? Ne savent-ils
pas peindre une mort constante? Oui, sans
doute; car le même saint Luc peint celle de
saint Etienne plus forte que celle de Jésus-
Christ. Ils le font donc capable de crainte avant
que la nécessité de mourir soit arrivée , et en-
suite tout fort. Mais quand ils le font troublé,
c'est quand il se trouble lui-même ; et quand les
hommes le troublent, il est tout fort.
L'Eglise s'est vue obligée de montrer que Jé-
sus Christ était homme, contre ceux qui le
niaient, aussi bien que de montrer qu'il était
Dieu; et les apparences étaient aussi grandes
contre l'un et contre l'autre.
Jésus-Christ est un Dieu dont on s'approche
sans orgueil, et sous lequel on s'abaisse sans
désespoir.
V.
La conversion des païens était réservée à la
grâce du Messie. Les Juifs ou n'y ont point tra-
vaillé , ou l'ont fait sans succès : tout ce qu'en
ont dit Salomon et les prophètes a été inutile.
Les sages , comme Platon et Socrate , n'ont pu
leur persuader de n'adorer que le vrai Dieu.
L'Évangile ne parle de la virginité de la Vierge
que jusqu'à la naissance de Jésus-Christ ; tout
par rapport à Jésus-Christ.
Les deux Testaments regardent Jésus-Christ,
l'Ancien comme son attente, le Nouveau comme
son modèle ; tous deux comme leur centre.
Les prophètes ont prédit, et n'ont pas été
prédits. Les saints ensuite sont prédits , mais
non prédisants. Jésus-Christ est prédit et pré-
disant.
Jésus-Christ pour tous, Moïse pour un peuple.
Les Juifs bénis en Abraham. /e bénirai ceux
qui U béniront (Gen., xii , 3). Mais toutes na-
tions bénies en sa semence ( Gen.^ xviii, 1 8).
Lumen adrevelationem gentium (Luc , ii, 32).
Non fecit taliter omni nationi [Ps. cxlvii,
20 ) , disait David en parlant de la loi. Mais en
parlant de Jésus-Christ, il faut dire : Fecit tali-
ter omni nationi.
Aussi c'est à Jésus-Christ d'être universel.
L'Église même n'offre le sacrifice que pour les
fidèles : Jésus-Christ a offert celui de la croix
pour tous.
ARTICLE XL
Preuves de Jésus- Christ par les prophéties.
I.
La plus grande des preuves de Jésus-Christ, ce
sont les prophéties. C'est aussi à quoi Dieu a le
plus pourvu ; car l'événement qui les a remplies
est un miracle subsistant depuis la naissance de
l'Église jusqu'à la fin. Ainsi Dieu a suscité des
prophètes durant seize cents ans; et, pendant
quatre cents ans après, il a dispersé toutes ces
prophéties, avec tous les Juifs qui les portaient,
dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été
la préparation à la naissance de Jésus-Christ,
dont l'Évangile devant être cru par tout k
monde , il a fallu non-seulement qu'il y ait eu
SECOINDE PARTIE, ART. XI.
H):î
des prophéties pour le faire croire , mais encore
que ces prophéties fussent répandues par tout le
inonde, pour le faire embrasser par tout le monde.
Quand un seul homme aurait fait un livre des
prédictions de Jésus-Christ pour le temps et pour
la manière, et que Jésus-Christ serait venu con-
formément à ces prophéties, ce serait une force
infinie. Mais il y a bien plus ici. C'est une suite
d'hommes durant quatre mille ans qui , constam-
ment et sans variation , viennent l'un ensuite de
l'autre prédire ce même avènement. C'est un peu-
ple tout entier qui l'annonce , et qui subsiste pen-
dmit quatre mille années ' pour rendre encore
témoignage des assurances qu'ils en ont, et dont
ils ne peuvent être détournés par quelques me-
naces et quelque persécution qu'on leur fasse ;
ceci est tout autrement considéral>le.
IL
Le temps est prédit par l'état du peuple juif,
par l'état du peuple païen, par l'état du temple,
par le nombre des années.
Les prophètes ayant donné diverses marques
qui devaient toutes arriver à l'avènement du Mes-
sie, il fallait que toutes ces marques arrivassent
en même temps; et ainsi il fallait que la qua-
trième monarchie fût veime lorsque les septante
semaines de Daniel seraient accomplies ; que le
sceptre fût ôté de Juda, et qu'alors le Messie ar-
rivât. Et Jésus-Christ est arrivé alors, qui s'est
dit le Messie.
11 est prédit que dans la quatrième monarchie,
avant la destruction du second temple , avant que
la domination des Juifs fut ôtée , et en la septan-
tième semaine de Daniel , les païens seraient in-
struits et amenés à la connaissance du Dieu adoré
par les Juifs; que ceux qui l'aiment seraient dé-
livrés de leurs ennemis , et remplis de sa crainte
et de son amour.
Et il est arrivé qu'en la quatrième monarchie ,
avant la destruction du second temple, etc., les
païens en foule adorent Dieu , et mènent une vie
angélique ; les filles consacrent à Dieu leur virgi-
nité et leur vie; les hommes renoncent à tout
plaisir. Ce que Platon n'a pu persuader à quel-
que peu d'hommes choisis et si instruits, une
' Les quat re mille ans dont l'auteur vient de parler dans la
phrase précédente forment bien l'espace compris depuis la
création jusqu'à l'avènement de Jésus-Christ ; mais dans celle-
ci il n'est question c/ue du peuple juif, dont Abraham est la
souche. Alors a; ne serait qu'environ deux mille ans di^puis
ce patriarche jusqu'à Jésus-Christ. Si , comme la suite semble
l'indiquer, l'auteur a (;ntendu compter depuis Abraham jus-
qu'à nos jours, il faudrait lin;, et qni subsiste depuis quatre
mille ans.
{Note de V Ml t. de 1822.)
I force secrète le persuade à cent milliers d'hommes
ignorants, par la vertu de peu de paroles.
j Qu'est-ce que tout cela? C'est ce qui a été pré-
, dit si longtemps auparavant : Effundam spiri-
i tum meum super omnem carnem (Joël , ii , 28).
j Tous les peuples étaient dans l'infidélité et dans
j la concupiscence : toute la terre devient ardente
de charité; les princes renoncent à leurs gran-
deurs; les riches quittent leurs biens; les filles
souffrent le martyre; les enfants abandonnent
la maison de leurs pères pour aller vivre dans
les déserts. D'où vient cette force? C'est que le
Messie est arrivé. Voilà l'effet et les marques de
sa venue.
Depuis deux mille ans , le Dieu des Juifs était
demeuré inconnu parmi l'infinie multitude des
nations païennes : et dans le temps prédit , les
païens adorent en foule cet unique Dieu; les
temples sont détruits ; les rois mêmes se soumet-
tent à la croix. Qu'est-ce que tout cela? C'est l'es-
prit de Dieu qui est répandu sur la terre.
Il est prédit que le Messie viendrait établir une
nouvelle alliance , qui ferait oublier la sortie d'E-
gypte (JÉiiÉM.,xxiii, 7); qu'il mettrait sa loi, non
dans l'extérieur, mais dans les cœurs (Is., li, 7);
qu'il mettrait sa crainte, qui n'avait été qu'au
dehors, dans le milieu àxx cœur (Jéhém.,xxxi,
33, et xxxii, 40).
Que les Juifs réprouveraient Jésus-Christ , et
qu'ils seraient réprouvés de Dieu , parce que la vi-
gne élue ne doimerait que du verjus (Is., v, 2, 3,
4, etc.). Que le peuple choisi serait infidèle, ingrat
et incrédule : Populum non credentem et con-
tradicentem (Is., lxv, 2). Que Dieu les frapperait
d'aveuglement , et qu'ils tâtonneraient en plein
midi comme des aveugles [Deut., xxviii, 2S^ 29).
Que l'Église seraitpetite en son commencement,
et croîtrait ensuite (Ezéch., xlvit, 1 et suiv.).
Il est prédit qu'alors l'idolâtrie serait renver-
sée; que ce Messie abattrait toutes les idoles, et
ferait entrer les hommes dans le culte du vrai
Dieu (Ezéch., xxx, 13).
Que les temples des idoles seraient abattus, et
que, parmi toutes les nations et en tous les lieux
du monde , on lui offrirait une hostie pure , et non
pas des animaux (Malach. , i, 1 1 ).
Qu'il enseignerait aux hommes lia voie parfaite
(Is.,ii, 3; MicH.,iv, 2, etc.).
Qu'il serait roi des Juifs et des Gentils (Ps.
H, 6 et 8; Lxxi, 8 et 11 , etc.).
Et jamais il n'est venu, ni devant, ni après,
aucun homme qui ait rien enseigné approchant
de cela.
104
PENSÉES DE PASCAL,
Après tant de gens qui ont prédit cet événe-
ment, Jésus-Christ est enfin venu dire : Me voici,
et voici le temps. Il est venu dire aux honmies
qu'ils n'ont point d'autres ennemis qu'eux-mêmes;
que ce sont leurs passions qui les séparent de
Dieu; qu'il vient pour les en délivrer, et pour
leur donner sa grâce, afin de former de tous les
hommes une Eglise sainte; qu'il vient ramener
dans cette Église les païens et les Juifs, qu'il vient
détruire les idoles des uns et la superstition des
autres.
Ce que les prophètes , leur a-t-il dit , ont prédit
devoir arriver, je vous dis que mes apôtres vont
le faire. Les Juifs vont être rebutés; Jérusalem
sera bientôt détfuite; les païens vont entrer dans
la connaissance de Dieu ; et mes apôtres vont les
y faire entrer, après que vous aurez tué l'héritier
de la vigne.
Ensuite les apôtres ont dit aux Juifs : Vous
allez être maudits; et aux païens : Votis allei en-
trer dans la connaissance de Dieu.
A cela s'opposent tous les hommes , par l'op-
position naturelle de leur concupiscence. Ce roi
des Juifs et des Gentils est opprimé par les uns
et par les autres qui conspirent sa mort. Tout ce
qu'il y a de grand dans le monde s'unit contre
cette religion naissante; les savants, les sages,
les rois. Les uns écrivent , les autres condamnent,
les autres tuent. Et malgré toutes ces oppositions,
voilà Jésus-Christ, en peu de temps , régnant sur
les uns et les autres, et détruisant, et le culte ju-
daïque dans Jérusalem , qui en était le centre , et
dont il fait sa première Église , et le culte des
Idoles dans Rome, qui en était le centre, et dont
Il a fait sa principale Église.
Des gens simples et sans force, comme les apô-
tres et les premiers chrétiens, résistent à toutes
les puissances de la terre, se soumettent les rois,
les savants et les sages, et détruisent l'idolâtrie
si établie. Et tout cela se fait par la seule force
de cette parole qui l'avait prédit.
Les Juifs, en tuant Jésus-Christ pour ne pas
le recevoir pour Messie, lui ont donné la der-
nière marque de Messie. En continuant à le mé-
connaître, ils se sont rendus témoins irréprocha-
bles; et en le tuant et continuant à le renier, ils
ont accompli les prophéties.
Qui ne reconnaîtrait Jésus-Christ à tant de
circonstances particulières qui en ont été pré-
dites? Car il est dit :
Qu'il aura un précurseur (Malach., m, 1);
Qu'il naîtra enfant (Is., ix, 6);
Qu'il naîtra dans la ville de Bethléem (Mich.,
v, 2); qu'il sortira de la famille de Juda [Gen.,
XLix , 8 et suiv. ), et de la postérité de David (II,
HoiSj VII, laetsuiv. ; Is., vu, 1 3 et suiv.); qu'il pa-
raîtra principalement dans Jérusalem (Mal., ui,
1. Agg., II, 10);
Qu'il doit aveugler les sages et les savants (Is.,
VI , 1 0 ) , et annoncer l'Évangile aux pauvres et
aux petits (Is., lxi, l) ; ouvrir les yeux des aveu-
gles, et rendre la santé aux infirmes (Is., xxxv,
6 et 6) , et mener à la lumière ceux qui languis-
sent dans les ténèbres (Is., xlii, 16);
Qu'il doit enseigner la voie parfaite (Is., xxx,
21), et être le précepteur des Gentils (Is., lv, 4) ,
Qu'il doit être la victime pour les péchés du
monde (Is., lui, 5);
Qu'il doit être la pierre fondamentale et pré-
cieuse ( Is. , XXVIII ,16);
Qu'il doit être la pierre d'achoppement et de
scandale (Is. , viii ,14);
Que Jérusalem doit heurter contre cette pierre
(Is., VIII, 15);
Que les édifiants ' doivent rejeter cette pierre
{Ps. cxvii, 22); •■*^* ^
Que Dieu doit faire de cette pierre le chef dt(
coin ^ ( Jbid. ) ;
Et que cette pierre doit croître en une mon-
tagne immense , et remplir toute la terre ( Dan.,
11,35);
Qu'ainsi il doit être rejeté (Ps. cxvii, 22),
méconnu (Is.,Lni,2 et3), trahi [Ps.xl^ 10),
vendu ( Zach. , xi , 12), souffleté ( Is. , l , 6 ) ,
moqué (Is. , xxxiv, 1 6), affligé en une infinité de
manières [Ps. lxyiii, 27), abreuvé de fiel [Ps.
LXYiii , 22 ) ; qu'il aurait les pieds et les mains
percés [Ps. xxi, 17); qu'on lui cracherait au
visage (Is., l, 6); qu'il serait tué (Dan., ix,
26), et ses habits jetés au sort [Ps. xxi, 19);
Qu'il ressusciterait le troisième jour ( Ps. xv ,
10; Osée, vi, 3);
Qu'il monterait au ciel ( Ps. xlvi, 6, et lxvii,
19), pour s'asseoir à la droite de Dieu [Ps. cix, 1 );
Que les rois s'armeraient contre lui (Ps. ii, 2) ;
Qu'étant à la droite du Père, il sera victorieux
de ses ennemis ( Ps. cix , 5 ) ;
Que les rois de la terre et tous les peuples l'a-
doreraient ( Ps. lxxi ,11);
Que les Juifs subsisteront en nation ( Jéhém. ,
XXXI, 36);
Qu'ils seront errants (Amos, ix, 9), sans rois,
* yEd{ficantes , ceux qui travaillent à Tédifice du temple
spirituel où Dieu veut habiter.
2 C'est-à-dire de Y angle qui doit réunir les deux peupks ,
le juif et le gentil , dans l'adoration du même Dieu.
SECONDE PARTIE, ART. XI.
105
sans sacrifices, sans autel, etc. (Osée, m, 4 ), sans
prophètes (Ps. lxxiii, 9), attendant le salut, et
neletrouvantpoàiit(Is.,i^ix>?- Jéhém., viii, 15).
Le Messie devait lui seul produire un grand
peuple, élu, saint et choisi; le conduire, le
nourrir, l'introduire dans le lieu de repos et de
sainteté; le rendre saint à Dieu, en faire le
temple de Dieu, le réconcilier à Dieu, le sauver
de la colère de Dieu, le délivrer de la servitude
du péché, qui règne visiblement dans l'homme;
donner des lois à ce peuple, graver ces lois dans
leur cœur, s'offrir à Dieu pour eux, se sacrifier
pour eux, être une hostie sans tache, et lui-
même sacrificateur : il devait s'offrir lui-même,
et offrir son corps et son sang, et néanmoins
offrir pain et vin à Dieu. Jésus -Christ a faiit
tout cela.
Il est prédit qu'il devait venir un libérateur
qui écraserait la tête au démon, qui devait dé-
livrer son peuple de ses péchés, ex omnibus
iniquitatibus (Ps,, cxxix, 8); qu'il devait y
avoir un Nouveau Testament qui serait éternel ;
qu'il devait y avoir une autre prêtrise selon l'or-
dre de Melchisédech ; que celle-là serait éter-
nelle; que le Christ devait être glorieux, puis-
sant, fort, et néanmoins si misérable, qu'il ne
serait pas reconnu ; qu'on ne le prendrait pas
pour ce qu'il est; qu'on le rejetterait, qu'on le
tuerait; que son peuple, qui l'aurait renié, ne
serait plus son peuple ; que les idolâtres le rece-
vraient, et auraient recours à lui; qu'il quitterait
Sion pour régner au centre de l'idolâtrie ; que
néanmoins les Juifs subsisteraient toujours; qu'il
devait sortir de Juda, et quand il n'y aurait
plus de rois.
'"^- IV. .
p Qu'on considère que , depuis le commencement
' du monde , l'attente ou l'adoration du Messie
subsiste sans interruption; qu'il a été promis
au premier homme aussitôt après sa chute; qu'il
s'est trouvé depuis des hommes qui ont dit que
Dieu leur avait révélé qu'il devait naître un Ré-
dempteur qui sauverait son peuple ' ; qu'Abra-
ham est venu ensuite dire qu'il avait eu révéla-
tion qu'il naîtrait de lui, par un fils qu'il aurait ;
* C'est-à-dire des hommes qui ont transmis , de race en
race, depuis Adam jusqu'à Noé, et depuis Noi^ Jusqu'à Abra-
ham , la ppomcsse qui en avait été faite au premier homme.
roycz partie II , art. 4 , S 5 , où l'auteur entre dans quelques
développements à ce sujet.
que Jacob a déclaré que de ses douze enfants ,
ce serait de Juda qu'il naîtrait ; que Moïse et les
prophètes sont venus ensuite déclarer le temps
et la manière de sa venue ; qu'ils ont dit que la
loi qu'ils avaient n'était qu'en attendant celle du
Messie ; que jusque-là elle subsisterait, mais que
l'autre durerait éternellement ; qu'ainsi leur loi
ou celle du Messie , dont elle était la promesse ,
serait toujours sur la terre ; qu'en effet elle a tou-
jours duré; et qu'enfin Jésus -Christ est venu
dans toutes les circonstances prédites. Cela est
admirable.
Si cela était si clairement prédit aux Juifs,
dira-t-on, comment ne l'ont-ils pas cru? ou com-
ment n'ont-ils pas été exterminés pour avoir ré-
sisté à une chose si claire ? Je réponds que l'un
et l'autre a été prédit, et qu'ils ne croiraient point
une chose si claire , et qu'ils ne seraient point
exterminés. Et rien n'est plus glorieux au Mes-
sie ; car il ne suffisait pas qu'il y eût des prophètes ,
il fallait que leurs prophéties fussent conservées
sans soupçon. Or, etc. i ,
V. ■•'■"*■
Les prophètes sont mêlés de prophéties parti-
culières, et de celles du Messie, afin que les pro-
phéties du Messie ne fussent pas sans preuves, et
que les prophéties particulières ne fussent pas
sans fruit.
Non habemus regem nisi Cœsarem, disaient les
Juifs (JoAN.,xix, 15). Donc Jésus-Christ était le
Messie , puisqu'ils n'avaient plus de roi qu'un
étranger, et qu'ils n'en voulaient point d'autre.
Les septante semaines de Daniel sont équivo-
ques pour le terme du commencement , à cause
des termes de la prophétie; et pour le terme de la
fin, à cause des diversités dès chronologistes. Mais
toute cette différence ne va qu'à deux cents ans * .
Ml y a évidemment faute ici; et il est surprenant que, de
tous les éditeurs qui m'ont précédé , celui de 1787 soit le seul
qui l'ait fait observer. Pascal, comme on l'a dit, écrivait ses
pensées à la hâte , sans suite , et comme de simples notes. Il
y a tout lieu de présumer qu'en voulant mettre 20 ans , il aura ,
par inadvertance, ajouté un zéro qui a formé 200. Pour
justifier cette présomption , je ne puis mieux faire que de
rapporter ici la note de ^éditeur de 1787.
« Avant Jésus-Christ, la différence dont il est ici question
ne pouvait rouler que sur environ quatre-vingts ans , depuis
le premier ordre donné par Cyrus pour renvoyer les Juifs à
Jérusalem, vers l'an 536 avant notre ère vulgaire, jusqu'au
dernier ordre donné par Artaxerxès-Longue-Main pour le ré-
tablissement des murs de Jérusalem, vers l'an 454, Depuis
Jésus-Christ, la différence ne roule plus que sur environ
vingt ans ; car les cnronologlstes conviennent assez que les
septante s(!maines ne peuvent commencer que sous le ri'gne
d'Artaxerxès-i^ongue-Main; mais les uns les prennent delà
permission donnée à Esdras par ce prince dons la septième
tm
PENSÉES DE PASCAL,
Les pi'ophétiea qtii i*eprë9cntent JésiK-Chri^
panivre kr représentent onssi mattre des nations
(is. y Lin , 2 et soiv. Zacu. ^ ix , » et 10).
Le» jji'ophéties qiii prédisent le temps ne le
prédisent que maître des Gentils et souffrant , et
non dans les nnes^ ni juge ç et eelkes qfui le repré-
sentent ainsi jugeant le» natioBS, et glorieux, ne
marquent point te temps.
Quand ij est parlé du Messie ctxmme grand et
glorieux , if est visible que c'est pour jogcr le
fttoifcde, et Don pour le raiîhetei (Is^y lxtï, 1 6. y 1 6).
ARTICLE XIL
Diverses preuves de Jésus- Christ,
L
Pour ne pas crodrc^ les apôtres, îl faut dire qu'ifs
ont été trompés on trompeurs. L'un et Kantre est
diffîcfle. Car, pour le premier, fl n'est pas possi-
ble de s'abuser à prendre un homme pour être
ressuscité ; et pour l'autre, Fhypothèse qu'ils aient
été fourbes est étrangement absurde. Qu'on la
suive tout au long; qu'on s'imagine ces douze
hommes assemblés après la mort de Jésus-Christ,
faisant le complot de dire qu'il est ressuscité. Ils
attaquent par là toutes les puissances. Le cœur
des hommes est étrangenjent penchant à la légè-
reté, a» changement, aux promesses, aux biens.
Si peu qu'un d'eux se fût démenti par tous ces
attraits, et, qui plus est, par les prisons, par
les tortures et par la mort , ils étaient perdus.
Qu'on suive cela.
Tandis que Jésus-Christ était avec eux , il pou^
vait les soutenir. Mais après cela , s'il ne leur est
appaiu , qui les a fait agir ?
•tL
Le style de l'Évangile est admirable en une
année de son règne , et les autres les prennent de la permission
donnée à Néhéimas par ce même prince, dans la Tingfième
année : les uns comptent ces années depuis son association à
l'empire pai' son père Xerxès, vers l'an 474 avant notre ère
vulgaire, en sorte que la septième année tomberait en 467,
qui est l'année de la mort de Xerxès ; les autres les comptent
depuis la mort de Xerxès , en sorte que la vingtième tombe-
rait en 447 , ce qui donne précisément un inter%'aHe de vingt
ans, depuis 467 jusqu'à 447. Les uns pensent que les années
(iont parle Daniel sont des années lunaires; les autres les pren-
nent pour des années wHaires. Enfin tous varient sur l'époque
précise de la septième et de la vmgtièmv année; mais aussi
tous s'accordent à mettre ces deux époques dans l'intervalle
de ces vingt année», depuis 4«7 jusqu'à 447. »
Ces faits- et les opinions des chronoïogistes ne pouvaient
ôlre ignorés de Pascal : comment pourrait-il donc se faire
qu'rl eut mis denx cents ans e» connaissance de cause, et,
par là, afftiibli volontairenrent Tauforité des prophéties? On
ne peut rafeonnablemeni le s«ï^ser.
( Note de redit, de 1822.)
iRâniléde maAièfes,et entre autres en ee qu'il n'ji
a aucune invective de la part des historiens contre
Judas, ou Pilate , ni contre aucun des ennemis ou
des bourreaux de Jésus-Christ.
Si cette modestie des historiens évangéliques
avait été affectée , aussi bien que tant d'autres
traits d'un si beau caractère , et qu'ils ne l'eussent
affectée que pour la faire remarquer ; s'ils n'a-
vaient osé la remarquer eux-mêmes, ils n'auraient
pas manqué de se procurer des amis , qui eussent
fait ees remarques à leur avantage. Mais comme
il» OTrt agi de Fa sorte sans affectation , et par un
mowvement tout désintéressé, ils ne l'ont fait re-
marquer par personne : je ne sais même si cela a
été remarqué jusqu'ici ; et c'est ce qui témoigi>e
la naïveté avec laquelle la chose a été faite.
liL
Jésus-Christ a fait des miracles , et les apôtres
ensuite , et les premiers saints en ont fait aussi
beaucoup ; parce que les prophéties n'étant pas
encore accomplies , et s'accompMssant par eux ,
rien ne rendait témoignage que les miracles. Il
était prédit que le Messie convertirait les nations.
Comment cette prophétie se fût -elle accomplie
sans la conversion des nations 7 Et comment les
nations se fussent-elles converties au Messie , ne
voyant pas ce dernier effet des prophéties qui le
prouvent? Avant donc qu'il fût mort, qu'il fût
ressuscité , et que les nations fussent converties ,
tout n'était pas accompli ; et ainsi il a fallu des
miracles pendant tout ce temps -là. Maintenant
îl n'en faut plus pour prouver la vérité de la re-
ligion chrétienne ; car les prophéties accomplies
sont un miracle subsistant.
IV.
L'état où l'on voit les Juifs est encore une grande
preuve de la religion. Car c'est une chose éton-
nante de voir ce peuple subsister depuis tant
d'années , et de le voir toujours misérable : étant
nécessaire pour la preuve de Jésus -Christ, et
qu'ils subsistent pour le prouver, et qu'ils soient
misérables puisqu'ils l'ont crucifié : et quoiqu'il
soit contraire d'être misérable et de subsister , il
subsiste néanmoins toujours malgré sa misère.
Mais n'ont-ils pas été presque au même état au
temps de la captivité ? Non. Le sceptre ne fut point
interrompu par la captivitédeBabylone, à cause
que le retour était promis et prédit. Quand Na-
buchodonosor emmena le peuple, de peur qu'on ne
crût que le sceptre fût ôté de Juda , il leur fut dit
SECOINDE PARTIE, ART. XII.
07
auparavant Éfo'ils y seraient {)eu, et qu'ils seraient
réIaWis. T!s furent toujours consolés par les pra-
phètes , et leurs rois continuèrent. Mais la se-
conde destruction est sans promesse de rétablis-
sement y sans pi-ophètes , sans rois , sans conso^
lation , sans espérance , parce que le sceptre est
ôté pour jamais.
Ce n'est pas avoir été captif cpie de l'avoir été
avec assurance d'être délivré dans soixante-dix
ans. Mais maintenant ils le sont sans aucun espoir.
Dlieu leur a promis , qu'encore qu'il les disper-
sât aux extrémités du monde , néanmoins , s'ils
étaient fidèles à sa loi , il les rassemblerait. Ils y
sont donc très-fidèles , et demeurent opprimés. Il
faut donc que le Messie soit venu , et que la loi
qui contenait ces promesses soit finie par l'éta-
blissement d'une loi nouvelle.
V.
Mahomet est sans autorité. Il faudrait donc
que ses raisons fussent bien puissantes , n'ayant
que leur propre force.
Si deux hommes disent des choses qui parais-
sent basses , mais que tes discours de l'un aient
un double sens , entendu par ceux qui le suivent,
et que les discours de l'autre n'aient qu'un seul
sens : si quelqu'un n'étant pas du secret entend
discourir les deux en cette sorte , il en fera un
même jugement. Mais si ensuite , dans le reste du
discours , l'un dit des choses angéliques , et l'au-
tre toujours des choses basses et communes , et
; même des sottises , il jugera que l'un parlait avec
mystère , et non pas l'autre : l'un ayant assez
montré qu'il est incapable de telles sottises , et
capable d'être mystérieux ; et l'autre , qu'il est
incapable de mystères , et capable de sottises.
Si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-
Christ, nous n'aurions plus que des témoins sus-
pects; et s'ils avaient été exterminés, nous n'en
aurions point du tout.
Les Juifs le refusent, non pas tous. Les, saints
le reçoivent , et non les charnels. Et tant s'en
faut que cela soit contre sa gloire , que c'est le
dernier trait qui l'achève. La raison qu'ils en ont,
et la seule qui se trouve dans tous leurs écrits , dans
le Talmud et dans les rabbins, n'est que parce que
Jésus-Christ n'a pas dompté les nations à main
armée. Jésus -Christ a été tué, disent -ils; il a
succombé ; il n'a pas dompté les païens par sa
force ; il ne nous a pas donné leurs dépouilles ; il
ne donne point de richesses. N'ont-ils que cela à
dire? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne vou-
drais point celui qu'ils se figurent.
VL
Qu'il est beau de voir, par les yeux de la foi ,
Darius , Cyrus , Alexandre , les Romains , Pom-
pée et Hérode, agir, sans le savoir, pour la gloire
de l'Évangile !
VII.
La religion mahométane a pour fondement
l'Alcoran et Mahomet. Mais ce prophète , qui de-
vait être la dernière attente du monde, a-t-il été
prédit? Et quelle marque a-t-il que n'ait aussi
tout homme qui voudra se dire i)rophète? Quels
miracles dit-il lui-même avoir faits? Quel mystère
a-t-il enseigné selon sa tradition même? Quelle
morale et (pielle félicité ?
IX.
Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Ma-
homet , et qu'on peut faire passer pour avoir un
sens mystérieux , que je veux qu'on en juge y
mais par ce qu'il y a de clair , par son paradis , et
par le reste. C'est en cela qu'il est ridicule. Il n'en
est pas de même de l'Écriture. Je veux qu'il y ait
des obscurités , mais il y a des clartés admira-
bles, et des prophéties manifestes accomplies. La
partie n'est donc pas égale. Il ne faut pas con-
fondre et égaler les choses qui ne se ressemblent
que par l'obscurité , et non pas par les clartés ,
qui méritent, quand elles sont divines, qu'on ré-
vère les obscurités.
L'Alcoran dit que saint Matthieu était homme
de bien. Donc Mahomet était faux prophète , ou
en appelant gens de bien des méchants , ou en,
ne les croyant pas sur ce qu'ils ont dit de Jésus-.
Christ.
X.
Tout homme peut faire ce qu'a fait Mahomet :
car il n'a point fait de miracles ; il n'a point été.
prédit , etc. Nul homme ne peut faire ce qu'a fait
Jésus-Christ.
Mahomet s^est établi en tuant , Jésus-Christ en,
faisant tuer les siens; Mahomet en défendant de,
lire , Jésus-Christ en ordonnant de Krc. Etiftn cela
est si contniirc , que si Mahomet a pris la voie do
réussir humainement, Jésus-Christ a pris celle de
périr humainement. Et au lieu de conclure que
puisque Mnhomet a réussi , Jésus-Christ a bien
108
PENSÉES DE PASCAL
pu réussir , U faut dire que puisque Mahomet a
réussi, le christianisme 'devait périr, s'il n'eût été
soutenu par une force toute divine.
ARTICLE XIII.
Dessein de Dieu de se cacher aux uns,
et de se découvrir aux autres.
I.
Dieu a voulu racheter les hommes , et ouvrir
le salut à ceux qui le chercheraient. Mais les
hommes s'en rendent si indignes , qu'il est juste
qu'il refuse à quelques-uns, à cause de leur en-
durcissement , ce qu'il accorde aux autres par une
miséricorde qui ne leur est pas due. S'il eût voulu
suiTuonter l'obstination des plus endurcis , il l'eût
pu , en se découvrant si manifestement à eux ,
qu'ils n'eussent pu douter de la vérité de son exis-
tence; et c'est ainsi qu'il paraîtra au dernier jour,
avec un tel éclat de foudres et un tel renverse-
ment de la nature, que les plus aveugles le verront.
Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraître
d£ms son avènement de douceur, parce que tant
d'hommes se rendant indignes de sa clémence , il
a voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils
ne veulent pas. Il n'était donc pas juste qu'il parût
d'une manière manifestement divine , et absolu-
ment capable de convaincre tous les hommes; mais
il n'était pas juste aussi qu'il vînt d'une manière
si cachée , qu'il ne pût être reconnu de ceux qui
le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre
parfaitement connaissable à ceux-là ; et ainsi, vou-
lant paraître à découvert à ceux qui le cherchent
de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de
tout leur cœur, il tempère sa connaissance en sorte
qu'il a donné des marques de soi visibles à
ceux qui le cherchent , et obscures à ceux qui
ne le cherchent pas.
IL
Il y a assez de lumière pour ceux qui ne dési-
rent que de voir, et assez d'obscurité pour ceux
qui ont une disposition contraire. Il y a assez de
clarté pour éclairer les élus, et assez d'obscurité
pour les humiUer. Il y a assez d'obscurité pour
aveugler les réprouvés , et assez de clarté pour
les condamner et les rendre inexcusaj)les.
Si le monde subsistait pour instruire l'homme
de l'existence de Dieu, sa divinité y reluirait de
toutes parts d'une manière incontestable; mais
comme il ne subsiste que par Jésus -Christ et
pour Jésus-Christ, et pour instruire les hommes,
et de leur corruption , et de la rédemption , tout*
y éclate des preuves de ces deux vérités. Ce
qui y paraît ne marque ni une exclusion totale ,
ni une présence manifeste de divinité , mais la
présence d'un Dieu qui se cache : tout porte ce
caractère.
S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette
privation éternelle serait équivoque, et pourrait
aussi bien se rapporter à l'absence de toute di-
vinité , qu'à l'indignité où seraient ies hommes
de le connaître. Mais de ce qu'il paraît quelque-
fois, et non toujours, cela ôte l'équivoque. S'il
paraît une fois, il est toujours; et ainsi on ne
peut en conclure autre chose , sinon qu'il y a un
Dieu , et que les hommes en sont indignes.
m.
Le dessein de Dieu est plus de perfectionner
la volonté que l'esprit. Or , la clarté parfaite ne
servirait qu'à l'esprit, et nuirait à la volonté.
S'il n'y avait point d'obscurité , l'homme ne sen-
tirait pas sa corruption. S'il n'y avait point de
lumière , l'homme n'espérerait point de remède.
Ainsi il est non-seulement juste , mais utile pour
nous, que Dieu soit caché en partie et décou-
vert en partie, puisqu'il est également dangereux
à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa
misère, et de connaître sa misère sans connaître
Dieu.
.IV.
Tout instruit l'homme de sa condition ; mais
il faut bien l'entendre : car il n'est pas vrai que
Dieu se découvre en tout, et il n'est pas vrai
qu'il se cache en tout. Mais il est vrai tout en-
semble qu'il se cache à ceux qui le tentent, et
qu'il se découvre à ceux qui le cherchent ; parce
que les hommes sont tout ensemble indignes
de Dieu , et capables de Dieu ; indignes par leur
corruption , capables par leur première nature.
V.
Il n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la
misère de l'homme, ou la miséricorde de Dieu;
ou l'impuissance de l'homme sans Dieu, ou la
puissance de l'homme avec Dieu. Tout l'univers
apprend à l'homme ou qu'il est corrompu, ou
qu'il est racheté. Tout lui apprend sa grandeur
ou sa misère. L'abandon de Dieu paraît dans
les païens ; la protection de Dieu paraît dans les
Juifs.
VI.
Tout tourne en bien pour les élus , jusqu'aiix
SECONDE PARTIE, ART. XIII.
109
obscurités de rÉcriture ; car ils les honorent , à
cause des clartés divines qu'ils y voient ; et tout
tourne en mal aux réprouvés, jusqu'aux clartés ;
car ils les blasphèment, à cause des obscurités
qu'ils n'entendent pas.
VII.
Si Jésus-Christ n'était venu que pour sancti-
fier, toute l'Écriture et toutes choses y ten-
draient, et il serait bien aisé de convaincre les
infidèles. Mais comme il est venu in sanctijica-
tionem etinscandalum, comme dit Isaïe (Is., viii,
14), nous ne pouvons convaincre l'obstination
des infidèles : mais cela ne fait rien contre nous,
puisque nous disons qu'il n'y a point de convic-
tion dans toute la conduite de Dieu pour les
esprits opiniâtres , et qui ne cherchent pas sin-
cèrement la vérité.
Jésus-Christ est venu afin que ceux qui ne
voyaient point vissent , et que ceux qui voyaient
devinssent aveugles : il est venu guérir les ma-
lades, et laisser mourir les sains; appeler les
pécheurs à la pénitence et les justifier , et lais-
ser ceux qui se croyaient justes dans leurs pé-
chés ; remplir les indigents , et laisser les riches
vides.
Que disent les prophètes de Jésus -Christ?
Qu'il sera évidemment Dieu? Non : mais qu'il
est un Dieu véritablement caché ; qu'il sera mé-
connu ; qu'on ne pensera point que ce soit lui ;
qu'il sera une pierre d'achoppement , à laquelle
plusieurs heurteront , etc.
C'est pour rendre le Messie connaissable aux
bons et méconnaissable aux méchants , que Dieu
l'a fait prédire de la sorte. Si la manière du Mes-
sie eût été prédite clairement , il n'y eût point
eu d'obscurité , même pour les méchants. Si le
temps eût été prédit obscurément, il y eût eu
obscurité , même pour les bons ; car la bonté de
leur coeur ne leur eût pas fait entendre qu'un Q ,
par exemple, signifie six cents ans^ Mais le
temps a été prédit clairement , et la manière en
figures.
Par ce moyen les méchants , prenant les biens
promis pour des biens temporels , s'égarent mal-
gré le temps prédit clairement ; et les bons ne
s'égarent pas : car l'intelligence des biens pro-
mis dépend du cœur , qui appelle bien ce qu'il
aime; mais l'intelligence du temps promis ne
dépend point du cœur; et ainsi la prédiction
' L'auteur fait Ici allusion à ce que chez les Hébreux , comme
chee les Grecs , toutes les lettres de l'alphabet ont leur valeur
numérale, en sorte qu'elles tiennent lieu de chiffres.
claire du temps , et obscure des biens, ne trompe
que les méchants.
VIII.
Comment fallait-il que fût le Messie , puisque
par lui le sceptre devait être éternellement en
Juda, et qu'à son arrivée le sceptre devait être
ôté de Juda ?
Pour faire qu'en voyant ils ne voient point ,
et qu'en entendant ils n'entendent point , rien ne
pouvait être mieux fait.
Au lieu de se plaindre de ce que Dieu s'est
caché , il faut lui rendre grâce de ce qu'il s'est
tant découvert, et lui rendre grâce aussi de ce
qu'il ne s'est pas découvert aux sages , ni aux
superbes , indignes de connaître un Dieu si saint.
IX.
La généalogie de Jésus-Christ dans l'Ancien
Testament est mêlée parmi tant d'autres inutiles,
qu'on ne peut presque la discerner. Si Moïse
n'eût tenu registre que des ancêtres de Jésus-
Christ, cela eût été trop visible. Mais, après
tout , qui regarde de près voit celle de Jésus-
Christ bien discernée par Thamar, Ruth, etc.
Les faiblesses les plus apparentes sont des for-
ces à ceux qui prennent bien les choses : par
exemple , les deux généalogies de saint Matthieu
et de saint Luc ; il est visible que cela n'a pas
été fait de concert.
X.
Qu'on ne nous reproche donc plus le manque
de clarté, puisque nous en faisons profession.
Mais que l'on reconnaisse la vérité de la religion
dans l'obscurité même de la religion , dans le peu
de lumière que nous en avons, et dans l'indiffé-
rence que nous avons de la connaître.
S'il n'y avait qu'une reUgion , Dieu serait trop
manifeste ; s'il n'y avait de martyrs qu'en notre
religion , de même.
Jésus-Christ, pour laisser les méchants dans
l'aveuglement, ne dit pas qu'il n'est point de
Nazareth , ni qu'il n'est point le fils de Joseph.
XI.
Comme Jésus -Christ est demeuré inconnu
parmi les hommes, la vérité demeure aussi parmi
les opinions communes , sans différence à l'ex-
térieur : ainsi l'Eucharistie parmi le pain com-
mun.
Si la miséricorde de Dieu est si grande, qu'il
no
PENSÉES DE PASCAL
nous instiniit salutairement même lorequ'il se
cache, quelle lumière ne devons-nous pas en at-
tendre lorsqu'il se découvre ?
On n'entend rien aux ouvrages de Dieu , si on
ne prend pour principe qu'il aveugle les uns et
•éclaire les autres.
ARTICLE XIV.
Que les vrais chrétiens et les vrais Juifs
n'ont qu'une même religion.
; • La religion des Juifs semblait consister essen-
llellemcnt en la paternité d'Abraham , en la cir-
concision, aux sacrifices, aux cérémonies, en
l'arche , au temple de Jérusalem , et enfin en la
loi et en l'alliance de Moïse.
Je dis qu'elle ne consistait en aucune de ces
choses , mais seulement en l'amour de Dieu , et
que Dieu réprouvait toutes les autres choses.
Que Dieu n'avait pomt d'égard au peuple
charnel qui devait sortir d'Abraham.
Que les Juifs seront punis de Dieu comme les
étrangers, s'ils l'offensent. Si vous oubliez Dieu ,
et que vous suiviez des dieux étrangers , je vous
prédis que vous périrez de la même manière
que les nations que Dieu a exterminées devant
vous [Deut.j VIII, 19, 20).
Que les étrangers seront reçus de Dieu comme
les Juifs , s'ils l'aiment.
Que les vrais Juifs ne considéraient leur mé-
rite que de Dieu , et non d'Abraham. Vous êtes
véritablement notre Père, et Abraham ne nous
a pas connus, et Israël n\i pas eu connais-
sance de nous; mais c*est vous qui êtes notre
Père et notre Rédempteur (Is. , lxiit ,16).
Moïse même leur a dit que Dieu n'accepterait
pas les personnes. D/ew, dit-il, n'accepte pas les
personnes, ni les sacrifices [Deut,^ x, 17).
Je dis que la circoncision du cœur est ordon-
née. Soyez circoncis du cœur; retranchez les
superfluités de votre cœur, et ne vous endurcissez
pas; car votre Dieu est un Dieu grand, puis-
sant et terrible, qui n'accepte pas les personnes
(Deut.^x^ 16, 17; JÉBÉM.,iv, 4).
Que Dieu dit qu'il le ferait un jour. Dieu te
circoncira le cœur et à tes enfants, afin que tu
l'aimes de tout ton cœur [DeuL , xxx ,6). j
Que les kicirconcis de cœur seront jugés. Car ;
Dieu jugera les peuples încirconcis, et tout le \
peuple d'Israël, parce qu'il est incirconcis de '
cœur (JÉRÉM. , IX , 25 , 26).
IL
Je dis qoe la cUxxMicision étaii une figure»
qui avait été établie poui* distinguer le peuple
juif de toutes les autres nations { Gen., xvii, 1 1 ).
Et de là vient qu'étant dans le désert , ils ne
furent pas circoncis : parce qu'ils ne pouvaient
se confondre avec les autres peuples, et que
depuis que Jésus-Christ est venu , cela n'est plus
nécessaire.
Que l'amour de Dieu est recommandé en tout.
Je prends à témoin le ciel et la terre que j'ai
mis devant vous la mort et la vie, afin que
vous choisissiez la vie, et que vous aimiez
Dieu, et que vous lui obéissiez; car c'est Dieu
qui est votre vie [DeuL , xxx , 19 , 20).
Il est dit que les Juifs , faute de cet amour ,
seraient réprouvés pour leurs crimes, et les
païens élus en leur place. Je me cacherai d'eux
dans la vue de leurs derniers crimes; car c'est
une nation méchante et infidèle {Deut. , xxxii ,
20 , 21). Ils m'ont provoqué à courroux par les
choses qui ne sont point des dieux; et je les
provoquerai à jalousie par un peuple qui n*est
p>as mon peuple , et par une nation sans science
et sans intelligence (Is. , lxv).
Que les biens temporels sont feux , et que le
vrai bien est d'être uni à Dieu [Ps. lxxii).
Que leurs fêtes déplaisent à Dieu (Amos, v,
21).
Que les sacrifices des Juife déplaisent à Dieu ,
et non-seulement des méchants Juifs, mais qu'il
ne se plaît pas même en ceux des bons ; comme
il paraît par le psaume xlix , où , avant que d'a-
dresser son discours aux méchants par ces pa-
roles : Peccatori autem dixit Deus, il dit qu'il
ne veut point des sacrifices des bêtes, ni de leur
sang (Is., Lxvij Jébém., vï, 20).
Que les sacrifices des païens seront reçus de
Dieu ; et que Dieu retirera sa volonté des sacri-
fices des Juifs (Malach. , i, 11).
Que Dieu fera une nouvelle alliance pai* le
Messie, et que l'ancienne sera rejetée [itmu. ,
XXXI, 31).
Que les anciennes choses seront oubliées (Is. ,
XUII, 18, 19).
Qu'on ne se souviendra plus de l'arche (Jé-
RÉM. , III, 16).
Que le temple serait rejeté (Jébém., vu, 12,
13,14). ^ \ , , ,
Que les sacrifices seraient rejetés, et d'autres
' Figure n'est pas le mot propre; il fallait dire un sigm»
une marque. La Vulgate porte : Vt signum fœderis interme
et vos.
SECONDE PARTIE, ART. XV.
11
sacWflces purs établis (Ma^lach., i, 10, 11).
Que Tordre de la sacriflcature d'Aaron sera
réprouvé, et celle de Meiefaisédech introduite
par le Messie (Ps. cix).
Que cette sacrificature serait éternelle (Ibid.).
Que Jérusalem serait réprouvée , et un nou-
veau nwn donné (Is. , lxv).
Que ce dernier nom serait màlleur que celui
des Juifs , €t éternel ( Is. , lvi , 5).
Que les Juifs devaieat être sans prophètes,
sans rois , sans pi-inces , sans sacrifices , sans au-
tel (Osée, m, 4).
Que les Juifs subsisteraient toujours néanmoins
en peuple (Jébém. , xxxi, 36).
ARTICLE XV.
On ne connaît Dieu utilement que par
Jésus-Christ.
I.
La plupart de ceux qui entreprennent de prou-
ver la divinité aux impies commencent d'ordi-
naire par les ouvrages de la nature , et ils réussis-
sent rarement. Je n'attaque pas la solidité de
ces preuves consacrées par l'Ecriture sainte : elles
sont conformes à la raison ; mais souvent elles
ne sont pas assez conformes et assez proportion-
nées à la disposition de î'esprit de ceux p®ur qui
elles sont destinées.
Car il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce
discours à ceux qui ont la foi vive dans le cœur,
et qui voient incontinent que tout ce qui est
n'est autre chose que l'ouvrage du Diai qu'ils
adorent. C'est à eux que toute la nature parle
pour son auteur , et que les cieux annoncent la
gloire de Dieu. Mais pour ceux en qui cette lu-
mière est éteinte , et dans lesquels on a dessein
âe la faire revivre , ces personnes destituées de
foi et de charité , qui ne trouvent que ténèbres
et obscurité dans toute la nature , il semble que
ce ne soit pas le moyen de les ramener, que
de ne leur donner pour preuves de ce grand et
important sujet que le cours de la lune ou des
planètes, ou des raisonnements communs, et
contre lesquels ils se sont continuellement roi-
dis. L'endurcissement de leur esprit les a rendus
sourds à cette voix de la nature , qui a retenti
continuellement à leurs oreilles ; et rexpérienee
fait voir que , bien loin qu'on les emporte par ce
moyen , rien n'est plus capable au contraire de
les rebuter , et de leur ôter l'espérance de trou-
ver la vérité , que de prétendre les en convaincre
seulement par ces sortes de raisomiements , et
de leur dire qu'ils doivent y voir la vérité à dé-
couvert.
Ce n'est pas de cette sorte que l'Écriture, qui
connaît mieux que nous les choses qui sont de
Dieu , en parle. Elle nous dit bien que la beauté
des créatures fait connaître celui qui en est l'au-
teur ; mais elle ne nous dit pas qu'elles fassent
cet effet dans tout le monde. Elle nous avertit,
au contraire, que , quand elles le font , ce n'est
pas par elles-mêmes , mais par la lumière que
Dieu répand en même temps dans l'esprit de
ceux à qui il se découvre par ce moyai : Quod
notum est Dei, manifestum est in illis; Beus
enim illis manifestavit [Rom. , i, 19). Elle nous
dit généralement que Dieu est un Dieu cadié :
Vere tu es Deus absconditus (Is, , xlv, 15); et
que depuis la corruption de la nature , il a laissé
les hommes dans un aveuglement dont ils ne
peuvent sortir que par Jésus-Christ , hors duquel
toute communication avec Dieu nous est ôtée :
Nemo novii patrem nisi filius , et cui voluerit
filius revelare (Matth., xi, 27).
C'est encore ce que l'Écriture nous marque ,
lorsqu'elle nous dit , en tant d'endroits , que ceux
qui cherchent Dieu le trouvent ; car on ne parle
point ainsi d'une lumière claire et évidente : on
ne la cherche point \ elle se découvre et se fait
voir d'elle-même.
IL
Les preuves de Dieu métaphysiques sont si
éloignées du raisonnement des hommes, et si
impliquées , qu'elles frappent peu ; et quand cela
servirait à quelques-uns , ce ne serait que pen-
dant l'instant qu'ils voient cette démonstration ;
mais , une heure après , ils craignent de s'être
trompés. Quodcuriositate cognoverint, superbia
amiserunt.
D'ailleurs ces sortes de preuves ne peuvent
nous conduire qu'à une connaissance spéculative
de Dieu : et ne ie connaître que de cette sorte ,
c'est ne pas le connaître.
La Divinité des chrétiens ne consiste pas en
un Dieu simplement auteur des vérités géomé-
triques et de l'ordre des éléments ; c'est la part
des païens. Elle ne consiste pas simplement en
un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et
sur les biens des hommes , pour donner une heu-
reuse suite d'années à ceux qui l'adorent ; c'est
le partage des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham et
de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu
d'amom* et de consolation : c'est un Dieu qui
112
PENSÉES DE PASCAL,
remplit l'âme et le cœur qu'il possède : c'est un
Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur
misère et sa miséricorde infinie; qui s'unit au
fond de leur âme ; qui la remplit d'humilité , de
joie , de confiance , d'amour ; qui les rend inca-
pables d'autre fin que de lui-même.
Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait
sentir à l'âme qu'il est son unique bien ; que tout
son repos est en lui, et qu'elle n'aura de joie qu'à
l'aimer; et qui lui fait en même temps abhorrer
les obstacles qui la retiennent, et l'empêchent de
l'aimer de toutes ses forces. L'amour-propre et la
concupiscence qui l'arrêtent lui sont insupporta-
bles. Ce Dieu lui fait sentir qu'elle a ce fonds
d'amour-propre, et que lui seul peut l'en guérir.
Voilà ce que c'est que de connaître Dieu en
chrétien. Mais pour le connaître de cette manière,
il faut connaître en même temps sa misère , son
indignité, et le besoin qu'on a d'un médiateur
pour se rapprocher de Dieu, et pour s'unir à lui.
Il ne faut point séparer ces connaissances, parce
qu'étant séparées , elles sont non-seulement inu-
tiles, mais nuisibles. La connaissance de Dieu,
sans celle de notre misère , fait l'orgueil. La con-
naissance de notre misère , sans celle de Jésus-
Christ, fait le désespoir. Mais la connaissance de
Jésus- Christ nous exempte, et de l'orgueil, et du
désespoir, parce que nous y trouvons Dieu, notre
misère, et la voie unique de la réparer.
Nous pouvons connaître Dieu sans connaître
nos misères; ou nos misères, sans connaître
Dieu; ou même Dieu et nos misères, sans con-
naître le moyen de nous délivrer des misères qui
nous accablent. Mais nous ne pouvons connaître
Jésus-Christ sans connaître tout ensemble, et
Dieu, et nos misères, et le remède de nos misères ;
parce que Jésus-Christ n'est pas simplement Dieu,
mais que c'est un Dieu réparateur de nos misères.
Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans Jésus-
Christ ne trouvent aucune lumière qui les satis-
fasse, ou qui leur soit véritablement utile. Car,
ou ils n'arrivent pas jusqu'à connaître qu'il y a
un Dieu, ou s'ils y arrivent, c'est inutilement
pour eux ; parce qu'ils se forment un moyen de
communiquer sans médiateur avec ce Dieu qu'ils
ont connu sans médiateur. De sorte qu'ils tom-
bent ou dans l'athéisme, ou dans le déisme, qui
sont deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également.
Il faut donc tendre uniquement à connaître
Jésus-Christ, puisque c'est par lui seul que nous
pouvons prétendre connaître Dieu d'une manière
qui nous soit utile.
C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes,
c'est-à-dire des misérables et des pécheurs. Il est
le centre de tout et l'objet de tout : et qui ne le
connaît pas ne connaît rien dans l'ordre du
monde, ni dans soi-même. Car non-seulement
nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ,
mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que
par Jésus-Christ.
Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit
dans le vice et dans la misère; avec Jésus-Christ ,
l'homme est exempt de vice et de misère. En lui
est tout notre bonheur, notre vertu, notre vie,
notre lumière, notre espérance; et hors de lui il
n'y a que vice, misère, ténèbres, désespoir, et
nous ne voyons qu'obscurité et confusion dans
la nature de Dieu et dans notre propre nature.
. ARTICLE XVI.
Pensées sur les miracles.
I.
Il faut juger de la doctrine par les miracles,
il faut juger des miracles par la doctrine. La doc-
trine discerne les miracles, et les miracles dis-
cernent la doctrine. Tout cela est vrai; mais cela
ne se contredit pas.
n.
Il y a des miracles qui sont des preuves cer-
taines de la vérité, et il y en a qui ne sont pas
des preuves certaines de la vérité. Il faut une
marque pour les connaître; autrement ils se*
raient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles, et
sont au contraire fondements. Il faut donc que
la règle qu'on nous donne soit telle, qu'elle ne
détruise pas la preuve que les vrais miracles
donnent de la vérité, qui est la fin principale des
miracles.
S'il n'y avait point de miracles Joints à la faus-
seté, il y aurait certitude. S'il n'y avait point de
règle pour les discerner, les miracles seraient
inutiles, et il n'y aurait pas de raison de croire.
Moïse en a donné une, qui est lorsque le mi-
racle mène à l'idolâtrie (Deut.y xiii, 1 , 2, 3); et
Jésus-Christ une : Celui, dit-il, qui fait des mi-
racles en mon nom ne peut à V heure même
mal parler de moi (Marc, ix, 38). D'où il s'en-
suit que quiconque se déclare ouvertement con-
tre Jésus-Christ ne peut faire de miracles en son
nom. Ainsi, s'il en fait, ce n'est point au nom de
Jésus-Christ, et il ne doit pas être écouté. Voilà
les occasions d'exclusion à la foi des miracles
secondf: partie, \m\ xvi.
113
marquées. 11 ne faut pas > donner d'autres exclu-
sions : dans l'ancien Testament, quand on vous
détournera de Dieu; dans le nouveau, quand on
vous détournera de Jésus-Christ.
D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut ou
se soumettre, ou avoir d'étranges marques du
contraire; il faut voir si celui qui le fait nie un
Dieu , ou Jésus-Christ et l'Église.
m.
Toute religion est fausse, qui, dans sa foi,
n'adore pas un Dieu , comme principe de toutes
choses, et qui, dans sa morale, n'aime pas un
seul Dieu, comme objet de toutes choses. Toute
religion qui ne reconnaît pas maintenant Jésus-
Christ est notoirement fausse, et les miracles ne
peuvent lui servir de rien.
Les Juifs avaient une doctrine de Dieu, comme
nous en avons une de Jésus-Christ, et confirmée
par miracles ; et défense de croire à tous faiseurs
de miracles qui leur enseigneraient une doctrine
contraire; et, de plus, ordre de recourir aux
grands-prêtres, et de s'en tenir à eux. Et ainsi
toutes les raisons que nous avons pour refuser
de croire les faiseurs de miracles, il semble
qu'ils les avaient à l'égard de Jésus-Christ et des
apôtres.
Cependant il est certain qu'ils étaient très-cou-
pables de refiiSêr de les croire, à cause de leurs
miracles, puisque Jésus-Christ dit qu'ils n'eus-
sent pas été coupables s'ils n'eussent point vu ses
miracles : Si opéra nonfecissem in eis quœ nemo
alius fecit , peccatum non haberent ( Joàn., xv,
24). Si je n^ avais fait parmi eux des œuvres
que jamais aucun autre n'a faites, ils n'auraient
point de péché:
Il s'ensuit donc qu'il jugeait que ses miracles
étaient des preuves certaines de ce qu'il ensei-
gnait, et que les Juifs avaient obligation de le
croire. Et, en effet, c'est particulièrement les
miracles qui rendaient les Juifs coupables dans
leur incrédulité. Car les preuves qu'on eût pu ti-
rer de l'Écriture, pendant la vie de Jésus-Christ,
n'auraient pas été démonstratives. On y voit, par
exemple , que Moïse a dit qu'un prophète vien-
drait; mais cela n'aurait pas prouvé que Jésus-
Christ fût ce prophète : et c'était toute la ques-
tion. Ces passages faisaient voir qu'il pouvait être
le Messie; et cela, avec ses miracles, devait dé-
terminer à croire qu'il l'était effectivement.
a%; 'A. tf IV.
Les prophéties seules ne pouvaient pas prouver
Jésus-Christ pendant sa vie. Et ainsi on n'eût pas
été coupable de ne pas croire en lui avant sa
mort, si les miracles n'eussent pas été décisifs
Donc les miracles suffisent , quand on ne voit pas
que la doctrine soit contraire ; et on doit y croire.
Jésus-Christ a prouvé qu'il était le Messie, en
vérifiant plutôt sa doctrine et sa mission par ses
miracles que par l'Écriture et par les prophéties.
C'est par les miracles que Nicodéme reconnaît
que sa doctrine est de Dieu : Scimus quia a Deo
venistij magister; nemo enimpotest hœc signa
facere quœ tufacis, nisi fuerit Deus cum eo
(JoAN., III, 2). Il ne juge pas des miracles par la
doctrine, mais de la doctrine par les miracles.
Ainsi, quand même la doctrine serait suspecte,
comme celle de Jésus-Christ pouvait l'être à Nf-
codême, à cause qu'elle semblait détruire les tra-
ditions des pharisiens; s'il y a des miracles clairs
et évidents du même côté, il faut que l'évidence
du miracle l'emporte sur ce qu'il pourrait y avoir
de difficulté de la part de la doctrine : ce qui est
fondé sur ce principe immobile , que Dieu ne peut
induire en erreur.
Il y a un devoir réciproque entre Dieu et les
hommes. Accusez-moi, dit Dieu dans Isaïe (Is. ,
I, 18). Et en un autre endroit : Qu'ai-je dû faire
à ma vigne que je ne lui aie fait? ( Ibid., v , 4 ).
Les hommes doivent à Dieu de recevoir la re-
ligion qu'il leur envoie; Dieu doit aux hommes
de ne pas les induire en erreur. Or, ils seraient
induits en erreur , si les faiseurs de miracles an-
nonçaient une fausse doctrine qui ne parût pas vi-
siblement fausse aux lumières du sens commun ,
et si un plus grand faiseur de miracles n'avait
déjà averti de ne pas les croire. Ainsi , s'il y avait
division dans l'Église, et que les ariens, par
exemple, qui se disaient fondés sur l'Écriture
comme les catholiques , eussent fait des miracles ,
et non les catholiques, on eût été induit en erreur.
Car, comme un homme qui nous annonce les se-
crets de Dieu n'est pas digne d'être cru sur son au-
torité privée , aussi un homme qui , pour marque
de la communication qu'il a avec Dieu , ressuscite
les morts , prédit l'avenir , transporte les monta-
gnes, guérit les maladies, mérite d'être cru; et on
est impie si on ne s'y rend , à moins qu'il ne soit
démenti par quelque autre qui fasse encore de
plus grands miracles.
Mais n'est-il pas dit que Dieu nous tente? Et
ainsi ne peut-il pas nous tenter par des miracles
qui semblent porter à la fausseté?
Il y a bien de la différence entre tenter et in-
duire en erreur. Dief tente; mais il n'induit \yomi
8
Il
PENSÉES DE PASCAL,
en erreur. Tenter , c'est procurer les occasions qui
n'imposent point de nécessité. Induire en erreur,
c'est mettre l'iiomme dans la nécessité de con-
(îlure et suivre une fausseté : c'est ce que Dieu ne
peut faire, et ce qu'il ferait néanmoins, s'il per-
mettait que, dans une question obscure, il se fît
des miracles du côté de la fausseté.
On doit conclure de là qu'il est impossible
qu'un homme cachant sa mauvaise doctrine, et
n'en faisant paraître qu'une bonne, et se disant
conforme à Dieu et à l'Église, fasse des miracles
pour couler insensiblement une doctrine fausse et
subtile : cela ne se peut. Et encore moins que
Dieu, qui connaît les cœurs, fasse des miracles
en faveur d'une personne de cette sorte.
V.
11 y a bien de la différence entre n'être pas
|)our Jésus-Christ, et le dire; ou n'être pas pour
Jésus-Christ, et feindre d'en être. Les premiers
pourraient peut-être faire des miracles, non les
autres : car il est clair des uns qu'ils sont contre
la vérité , non des autres ; et ainsi les miracles
sont plus clairs.
Les miracles discernent donc les choses dou-
teuses, entre les peuples, juif et païen, juif et
chrétien; catholique, hérétique; calomniés, ca-
lomniateurs; entre les trois croix.
C'est ce que l'on a vu dans tous les combats de
la vérité contre l'erreur, d'Abel contre Cain, de
Moïse contre les magiciens de Pharaon, d'Elie
contre les faux prophètes, de Jésus-Christ contre
les pharisiens, de saint Paul contre Barjésu, des
apôtres contre les exorcistes, des chrétiens contre
les infidèles, des catholiques contre les héréti-
(|ues; et c'est ce qui se verra aussi dans le combat
d'Elie et d'Enoch contre l'Antéchrist. Toujours le
\ rai prévaut en miracles.
Enfm , jamais en la contention du vrai Dieu ,
ou de la vérité de la religion , il n'est arrivé de
miracle du côté de l'erreur , qu'il n'en soit aussi
arrivé de plus grand du côté de la vérité.
Par cette règle , il est clair que les Juifs étaient
obligés de croire Jésus-Christ. Jésus-Christ leur
était suspect; mais ses miracles étaient infini-
ment plus clairs que les soupçons que l'on avait
contre lui. Il fallait donc le croire.
Du temps de Jésus-Christ , les uns croyaient en
lui , les autres n'y croyaient pas , à cause des pro-
phéties qui disaient que le Messie devait naître
en Bethléem, au lieu qu'on croyait que Jésus-
Christ était né dans Nazareth. Mais ils devaient
mieux prendre garde s'il n'était pas né en Beth-
léem; c^u' ses miracles étant convaincants, ces
prétendues contradictions de sa doctrine à l'Écri-
ture , et cette obscurité , ne les excusaient pas ,
mais les aveuglaient.
Jésus-Christ guérit l'aveugle-né, et fit quantité
de miracles au jour du sabbat , par où il aveu-
glait les pharisiens , qui disaient qu'il fallait juger
des miracles par la doctrine.
Mais, par la même règle qu'on devait croire
Jésus-Christ, on ne devra point croire l'Anté-
christ.
Jésus-Christ ne parlait ni contre Dieu , ni con-
tre Moïse. L'Antéchrist et les faux prophètes,
prédits par l'un et l'autre Testament, parleront
ouvertement contre Dieu et contre Jésus-Christ.
Qui serait ennemi couvert , Dieu ne permettrait
pas qu'il fît des miracles ouvertement.
Moïse a prédit Jésus-Christ, et ordonné de le
suivre. Jésus-Christ a prédit l'Antéchrist , et dé-
fendu de le suivre.
Les miracles de Jésus-Christ ne sont pas pré-
dits par l'Antéchrist ; mais les miracles de l'An-
téchrist sont prédits par Jésus-Christ. Et ainsi , si
Jésus-Christ n'était pas le Messie, il aurait bien
induit en erreur ; mais on ne saurait y être in-
duit avec raison par les miracles de l'Antéchrist.
Et c'est pourquoi les miracles de l'Antéchrist ne
nuisent point à ceux de Jésus-Christ. En effet,
quand Jésus-Christ a prédit les miracles de l'An-
téchrist , a-t-il cru détruire la foi de ses propres
miracles ?
Il n'y a nulle raison de croire à l'Antéchrist
qui ne soit à croire en Jésus-Christ.; mais il y cîi
a à croire en Jésus-Christ, qui ne sont point à
croire à l'Antéchrist.
VL
Les miracles ont servi à la fondation, et servi-
ront à la continuation de l'Église jusqu*à l'Anté-
christ, jusqu'à la fin.
C'est pourquoi Dieu, afin de conserver cette
preuve à son Église , ou il a confondu les faux
miracles, ou il les a prédits; et par l'un et l'au-
tre il s'est élevé au-dessus de ce qui est surna-
turel à notre égard, et nous y a élevés nous-
mêmes.
Il en arrivera de même à l'avenir : ou Dieu ne
permettra pas de faux miracles , ou il en procu-
rera de plus grands : car les miracles ont une telle
force, qu'il a fallu que Dieu ait averti qu'on n'y
pensât point quand ils seraient contre lui, tout
clair qu'il soit qu'il y a un Dieu ; sans quoi ils eus-
sent été capables de troubler.
SECOINDE PARTIE, ART. XVI
11
Et ainsi, tant s'en faut que ces passages du
treizième chapitre du Deutéronome , qui portent
qu'il ne faut point croire ni écouter ceux qui fe-
ront des miracles , et qui détourneront du service
de Dieu; et celui de saint Marc : Il s'élèvera de
faux christs et de faux prophètes ^ qui feront
des prodiges et des choses étonnantes , jusqu'à
séduire, sHl est possible, les élus mêmes (Marc,
XIII, 22) , et quelques autres semblables, fassent
contre l'autorité des miracles, que rien n'en mar-
que davantage la force.
VU. <
Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais mira-
cles , c'est le défaut de charité : Vous ne croyez-
pas, dit Jésus-Christ parlant aux iwit^^ parce
que vous n'êtes pas de mes brebis (Joan., x,
26). Ce qui fait croire les faux, c'est le défaut de
charité : Eo quod charitatem veritatis non rece-
perunt ut salvi fièrent , ideo mittet illis Deus
operationem erroris, ut credant mendacio (ii
Thess,, 2, 10).
Lorsque j'ai considéré d'où vient qu'on ajoute
tant de foi à tant d'imposteurs qui disent qu'ils
ont des remèdes, jusqu'à mettre souvent sa vie
entre leurs mains, il m'a paru que la véritable
cause est qu'il y a de vrais remèdes; car il ne
serait pas possible qu'il y en eût tant de faux , et
qu'on y donnât tant de croyance , s'il n'y en avait
de véritables. Si jamais il n'y en avait eu , et que
tous les maux eussent été incurables, il est im-
possible que les hommes se fussent imaginé qu'ils
pourraient en donner; et encore plus que tant
d'autres eussent donné croyance à ceux qui se
fussent vantés d'en avoir. De même que, si un
homme se vantait d'empêcher de mourir, per-
sonne ne le croirait, parce qu'il n'y a aucun
exemple de cela. Mais comme il y a eu quantité
de remèdes qui se sont trouvés véritables par la
connaissance même des plus grands hommes, la
croyance des hommes s'est pliée par là, parce
que, la chose ne pouvant être niée en général,
puisqu'il y a des effets particuliers qui sont vé-
ritables , le peuple , qui ne peut pas discerner les-
quels d'entre ces effets particuliers sont les véri-
tables, les croit tous. De même, ce qui fait qu'on
croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y
en a de vrais, comme le flux de la mer.
Ainsi il me paraît aussi évidemment qu'il n'y
a tant de faux miracles, de fausses révélations,
de sortilèges, etc., que parce qu'il y en a de
vrais; ni défausses religions, que parce qu'il y
en a une véritable. Car s'il n'y avait jamais eu
rien de tout cela , il est comme impossible que les
hommes se le fussent imaginé, et encore plus
que d'autres l'eussent cru. Mais comme il y a eu
de très-grandes choses véritables, et qu'ainsi
elles ont été crues par de grands hommes, cette
impression a été cause que presque tout le monde
s'est rendu capable de croire aussi les fausses. Et
ainsi, au lieu de conclure qu'il n'y a point de
vrais miracles, puisqu'il y en a de faux, il faut
dire, au contraire, qu'il y a de vrais miracles,
puisqu'il y en a tant de faux ; et qu'il n'y en a de
faux que par cette raison qu'il y en a de vrais ;
et qu'il n'y a de même de fausses religions que
parce qu'il y en a une véritable. Cela vient de ce
que l'esprit de l'homme , se trouvant plié de ce
côté-là par la vérité, devient susceptible par là
de toutes les faussetés.
VIII.
Il est dit , Croyez à l'Église ; mais il n'est pas
dit, Croyez aux miracles; à cause que le dernier
est naturel , et non pas le premier. L'un avait
besoin de précepte , non pas l'autre.
Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse
paraître par ces coups extraordinaires , qu'on doit
bien profiter de ces occasions, puisqu'il ne sort
du secret de la nature qui le couvre que pour ex-
citer notre foi à le servir avec d'autant plus d'ar-
deur, que nous le connaissons avec plus de cer-
titude.
Si Dieu se découvrait continuellement au>
hommes , il n'y aurait point de mérite à le croire ;
et s'il ne se découvrait jamais, ii y aurait peu de
foi. Mais il se cache ordinairement , et se décou-
vre rarement à ceux qu'il veut engager dans son
service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu
s'est retiré , impénétrable à la vue des hommes ,
est une grande leçon pour nous porter à la soli-
tude, loin de la vue des hommes. 11 est demeuré
caché sous le voile de la nature , qui nous le cou
vre, jusques à l'incarnation; et quand il a fallu
qu'il ait paru , il s'est encore plus caché en se
couvrant de l'humanité. Il était bien plus recon-
naissable quand il était invisible que non pas
quand il s'est rendu visible. Et enlin , quand il a
voulu accomplir la promesse qu'il fit à ses apô-
tres de demeurer avec les hommes jusqu'à son
dernier avènement, il a choisi d'y demeurer dans
le plus étrange et le plus obscur secret de tous,
savoir, sous les espèces de l'Eucharistie. C'est ce
sacrement que saint Jean appelle, dans l'Apoca-
lypse, ^ine manne cachée [Apoc, ii, 17); et je
crois qu'Isaie le voyait en cet état, lorsqu'il dit
8.
110
PENSEES DE PASCÂ!.
vi\ esprL de prophétie : Véritablement vous êtes
un Dieu caché (Is., xlv, 15). C'est là le dernier
secret où il peut être. Le voile de la nature qui
couvre Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles,
(jui, comme dit saint Paul {liom., l, 20), ont
reconnu un Dieu invisible par la nature visible.
Be4iucoup de chrétiens hérétiques l'ont connu à
travers son humanité, et adorent Jésus-Christ
Dieu et homme. Mais pour nous, nous devons
nous estimer heureux de ce que Dieu nous éclaire
jusqu'à le reconnaître sous les espèces du pain et
du vin.
On peut ajouter à ces considérations le secret
de l'esprit de Dieu caché encore dans l'Écriture.
Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le mys-
tique; et les Juifs, s'arrêtant à l'un, ne pensent
pas seulement .qu'il y en ait un autre, et ne son-
gent pas à le chercher : de même que les impies,
voyant les effets naturels , les attribuent à la na-
ture, sans penser qu'il y en ait un autre auteur;
et comme les Juifs , voyant un homme parfait en
Jésus-Christ , n'ont pas pensé à y chercher une
autre nature : Notes n'avons point pensé que ce
fût lui, dit encore Isaïe (Is., lui, 3) : et de même
enfin que les hérétiques, voyant les apparences
parfaites du pain dans l'Eucharistie, ne pensent pas
à y chercher une autre substance. Toutes choses
couvrent quelque mystère; toutes choses sont
des voiles qui couvrent Dieu. Les chrétiens doi-
vent le reconnaître en tout. Les afflictions tem-
porelles couvrent les biens éternels où elles con-
duisent. Les joies temporelles couvrent les maux
éternels qu'elles causent. Prions Dieu de nous le
faire reconnaître et servir en tout ; et rendons-lui
des grâces infinies de ce qu'étant caché en toutes
choses pour tant d'autres , il s'est découvert en
toutes choses et en tant de manières pour nous.
IX.
Les filles de Port-Royal , étonnées de ce qu'on
dit qu'elles sont dans une voie de perdition ; que
leurs confesseurs les mènent à Genève; qu'ils
leur inspirent que Jésus-Christ n'est pas en l'Eu-
charistie , ni à la droite du Père : sachant que tout
cela était faux , s'offrirent à Dieu en cet état, en
lui disant avec le prophète : Vide si via iniqui-
tatis in me est ( Ps. cxxxviii , 24 ). Qu'arrive-t-il
là-dessus? Ce lieu, qu'on dit être le temple du
diable. Dieu en fait son temple. On dit qu'il faut
en ôter les enfants ; on dit que c'est V arsenal de
V enfer : Dieu en fait le sanctuaire de ses grâces.
Enfin on les menace de toutes les fureurs et de
toutes les vengeances du ciel , et Dieu les comble
de ses faveurs. Il faudrait avoir perdu le sens
pour en conclure qu'elles sont dans la voie de per-
dition.
Les jésuites n'ont pas laissé néanmoins d'en
tirer cette conclusion ; car ils concluent de tout
que leurs adversaires sont hérétiques. S'ils leur
reprochent leurs excès, ils disent qu'ils parlent
comme des hérétiques. S'ils disent que la grâce
de Jésus nous discerne, et que notre salut dé-
pend de Dieu , c'est le langage des hérétiques.
S'ils disent qu'ils sont soumis au pape; c'est
ainsi, disent-ils, (jue les hérétiques se cachent et
se déguisent. S'ils disent qu'il ne faut pas tuer
pour une pomme; ils combattent, disent les jé-
suites, la morale des catholiques. Enfin, s'il se
fait des miracles parmi eux, ce n'est pas une
marque de sainteté ; c'est au contraire un soup-
çon d'hérésie.
Voilà l'excès étrange où la passion des jésuites
les a portés ; et il ne leur restait plus que cela
pour détruire les principaux fondements de la re-
ligion chrétienne. Car les trois marques de la vé-
ritable religion sont la perpétuité , la bonne vie ,
et les miracles. Ils ont déjà détruit la perpétuité
par la probabilité , qui introduit leurs nouvelles
opinions à la place des vérités anciennes : ils ont
détruit la bonne vie par leur morale corrompue :
et maintenant ils veulent détruire les miracles en
détruisant ou leur vérité, ou leur conséquence.
Les adversaires de l'Éghse les nient, ou en nient
la conséquence : les jésuites de même. Ainsi, pour
affaiblir leurs adversaires, ils désarment l'Église,
et se joignent à tous ses ennemis, en empruntant
d'euix toutes les raisons car lesquelles ils combat-
tent les miracles. Car l'Église a trois sortes d'en-
nemis : les Juifs, qui n'ont jamais été de son corps;
les hérétiques, qui s'en sont retirés; et les mau-
vais chrétiens , qui la déchirent en dedans.
Ces trois sortes de différents adversaires la
combattent d'ordinaire diversement; mais ici ils
la combattent d'une même sorte. Comme ils sont
tous sans miracles , et que l'Église a toujours eu
contre eux des miracles, ils ont tous eu le même
intérêt à les éluder, et se sont tous servis de cette
défaite : qu'il ne faut pas juger de la doctrine par
les miracles, mais des miracles par la doctrine. Il
y avait deux partis entre ceux qui écoutaient Jé-
sus-Christ : les uns qui suivaient sa doctrine par
ses miracles ; les autres qui disaient : // chasse
les démons au nom de Belzébuth. Il y avait
deux partis au temps de Calvin : celui de l'Église,
et celui des sacramentaires, qui la combattaient.
Il y a maintenant les jésuites, et ceux qu'ils ap-
SECONDE PARTIE, ART. XVI.
117
j^eWent jansénistes , qui contestent. Mais les mi-
racles étant du côté des jansénistes, les jésuites
ont recours à cette défaite générale des Juifs et
des hérétiques, qui est qu'il faut juger des mira-
cles par la doctrine.
Ce n'est point ici le pays de la vérité : elle est
inconnue parmi les hommes. Dieu l'a couverte
d'un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui
n'entendent pas sa voix. La porte est ouverte aux
blasphèmes, et même sur les vérités les plus cer-
taines de la morale. Si 1 on publie les vérités de
l'Évangile, on en publie de contraires, et on obs-
curcit les questions : en sorte que le peuple ne
peut discerner. Aussi on demande : Qu'avez-vous
pour vous faire plutôt croire que les autres? Quel
signe faites-vous? Vous n'avez que des paroles,
et nous aussi. Si vous n'avez point de miracles ,
on dit que la doctrine doit être soutenue par les
miracles; cela est une vérité dont on abuse pour
blasphémer la doctrine. Et si les miracles arri-
vent, on dit que les miracles ne suffisent pas
sans la doctrine ,- et c'est une autre vérité pour
blasphémer les miracles.
Que vous êtes aises, mes pères, de savoir les
règles générales, pensant par là jeter le trouble,
et rendre tout inutile I On vous en empêchera ,
mes pères : la vérité est une et ferme.
X.
Si le diable favorisait la doctrine qui le détruit,
il serait divisé, omne regnum divisum, etc. Car
Jésus-Christ agissait contre le diable, et détrui-
sait son empire sur les cœurs, dont l'exorcisme
est la figure, pour étabUr le royaume de Dieu.
Et ainsi il ajoute : Tn digito Dei, etc.y regnum
Deiadvos, etc. (Luc,xi, 17, 20).
Il était impossible qu'au temps de Moïse on
réservât sa croyance à l'Antéchrist, qui leur était
inconnu. Mais il est bien aisé au temps de l'Ante-
ehrist de croire en Jésus-Christ, déjà connu.
Quand les schismatiques' feraient des mira-
cles , ils n'induiraient point à erreur. Et ainsi il
n'est pas certain qu'ils ne puissent en faire. Le
schisme est visible; le miracle est visible. Mais
le schisme est plus marqué d'erreur que le mi-
racle n'est marqué de vérité. Donc le miracle
d'un sclîismatique ne peut induire à l'erreur.
Mais hors le scWsme , l'erreur n'est pas si visible
que le miracle est visible. Donc le miracle in-
duirait à l'erreur. Ainsi un miracle parmi les
' Pascal veut parler d'un schisme ouvert et reconnu <l« part
«•t (l'autre, U;!, par exemple, que celui des donatlstes, des
calvinistes, elc. Il ne faut point prendre le change.
schismatiques n'est pas tant à craindre ; car le
schisme, qui est plus visible que le miracle,
marque visiblement leur erreur. Mais quand il
n'y a point de schisme , et que l'erreur est en
dispute, le miracle discerne.
Il en est de même des hérétiques. Les mira-
cles leur seraient inutiles; car l'Église, auto-
risée par les miracles qui ont préoccupé la
croyance, nous dit qu'ils n'ont pas la vraie foi.
Il n'y a pas de doute qu'ils ne l'ont pas, puis-
que les premiers miracles de l'Église^ excluent
la foi des leurs , quand ils en auraient. Il y au-
rait ainsi miracles contre miracles, mais pre-
miers et plus grands du côté de l'Église; ainsi il
faudrait toujours la croire contre les miracles.
Voyons par là ce qu'on doit conclure des mi-
racles de Port-Royal.
Les pharisiens disaient : Non est hic homo a
Deo, qui sabbatum non custodit {,]oAîi .^ ix, 16).
Les autres disaient : Quomodo potest homopec-
cator hœc signa facere? Lequel est le plus
clair ?
Dans la contestation présente , les uns disent :
Cette maison n'est pas de Dieu ; car on n'y croit
pas que les cinq propositions sont dans Jansé-
nius. Les autres : Cette maison est de Dieu ; car
il s'y fait de grands miracles. Lequel est le plus
clair ?
Ainsi la même raison qui rend coupables les
Juifs de n'avoir pas cru en Jésus-Christ, rend
les jésuites coupables d'avoir continué de per-
sécuter la maison de Port-Royal.
Il avait été dit aux Juifs, aussi bien qu'aux
chrétiens, qu'ils ne crussent pas toujours les
prophètes. Mais néanmoins les pharisiens et les
scribes font grand état des miracles de Jésus-
Christ, et essaient de montrer qu'ils sont faux,
ou faits par le diable : étant nécessités d'être
convaincus, s'ils reconnaissaient c[ii'ils fussent
de Dieu.
Nous ne sommes pas aujourd'hui dans la peine
de fôire ce discernement; il est pourtant bien
facile à faire. Ceux qui ne nient ni Dieu, ni
Jésus-Christ, ne font point de miracles qui ne
soient sûrs. Mais nous n'avons point à faire ce
discernement. Voici une relique sacrée. Voici
une épine de la couronne du Sauveur du monde,
en qui le prince de ce monde n'a point de puis-
sance, qui fait des miracles par la propre puis-
sance de ce sang répandu pour nous. Dieu choi-
sit lui-même cette maison pour y faire éclater
sa puissance.
Ce ne sont point des hommes qui font ces mi-
118
►EINSEES DE PASCAL,
racles par une vertu inconnue et douteuse , qui
nous oblige à un difficile discernement. C'est
Dieu même; c'est l'instrument de la passion de
son fils unique qui, étant en plusieurs lieux , a
choisi celui-ci, et fait venir de tous côtés les
hommes pour y recevoir ces soulagements mi-
raculeux dans leurs langueurs.
La dureté des jésuites surpasse donc celle des
Juifs, puisqu'ils ne refusaient de croire Jésus-
Christ innocent que parce qu'ils doutaient si ses
miracles étaient de Dieu. Au lieu que les jésuites
ne pouvant douter que les miracles de Port-
Royal ne soient de Dieu , ils ne laissent pas de
douter encore de l'innocence de cette maison.
Mais, disent-ils, les miracles ne sont plus né-
cessaires, à cause qu'on en a déjà; et ainsi ils ne
sont plus des preuves de la vérité de la doc-
trine. Oui. Mais quand on n'écoute plus la tra-
dition; qu'on a surpris le peuple; et qu'ainsi,
ayant exclu la vraie source de la vérité, qui est
la tradition, et ayant prévenu le pape, qui en
est le dépositaire , la vérité n'a plus de liberté
de paraître : alors les hommes ne parlant plus
de la vérité , la vérité doit parler elle-même aux
hommes. C'est ce qui arriva au temps d'Arius.
Ceux qui suivent Jésus-Christ à cause de ses
miracles honorent sa puissance dans tous les mi-
racles qu'elle produit; mais ceux qui, en faisant
profession de le suivre pour ses miracles, ne le
suivent en effet que parce qu'il les console et les
rassasie des biens du monde : ils déshonorent
ses miracles, quand ils sont contraires à leurs
commodités.
C'est ce que font les jésuites. Ils relèvent les
miracles : ils combattent ceux qui les convain-
quent. Juges injustes , ne faites pas des lois sur
l'heure; jugez par celles qui sont établies par
vous-mêmes : Vos qui conduis leges iniquas.
La manière dont l'Église a subsisté est que
la vérité a été sans contestation; ou si elle a été
contestée , il y a eu le pape , et sinon il y a eu
l'Église.
Le miracle est un effet qui excède la force
naturelle des moyens qu'on y emploie, et le non-
miracle est un effet qui n'excède pas la force
qu'on y emploie. Ainsi ceux qui guérissent par
l'invocation du diable ne font pas un miracle;
car cela n'excède pas la force naturelle du diable.
Les miracles prouvent le pouvoir que Dieu a sur
les cœurs par celui qu'il exerce sur les corps.
Il importe aux rois, aux princes, d'être en
estime de piété; et pour cela, il faut qu'ils se
confessent à vous {Des Jésuites),
Les jansénistes ressemblent aux hérétiques
par la réformation des mœurs; mais vous leur
ressemblez eu mal.
ARTICLE XVIL
Pensées diverses sur la religion,
1.
Le pyrrhonisme a servi à la religion; car,
après tout, les hommes, avant Jésus-Christ, ne
savaient où ils en étaient , ni s'ils étaient grands
ou petits. Et ceux qui ont dit l'un ou l'autre
n'en savaient rien , et devinaient sans raison et
par hasard : et même ils croyaient toujours , en
excluant l'un ou l'autre.
II.
Qui blâmera les chrétiens de ne pouvoir ren-
dre raison de leur croyance , eux qui professent
une religion dont ils ne peuvent rendre raison ?
Ils déclarent au contraire, en l'exposant aux
Gentils , que c'est une sottise , stultitiam , etc. ;
et puis vous vous plaignez de ce qu'ils ne la
prouvent pas? S'ils la prouvaient , ils ne tien-
draient pas parole : c'est en manquant de preuves
qu'ils ne manquent pas de sens. Oui. Mais en-
core que cela excuse ceux qui l'offrent telle,
et que cela les ôte du blâme de la produire
sans raison, cela n'excuse pas ceux qui, sur
l'exposition qu'ils en font , refusent de la croire.
III.
Croyez-vous qu'il soit impossible que Dieu soit
infini sans parties? Oui. Je veux donc vous faire
voir une chose infinie et indivisible : c'est un
point se mouvant partout d'une vitesse infinie;
car il est en tous lieux, et tout entier dans
chaque endroit.
Que cet effet de nature, qui vous semblait im-
possible auparavant, vous fasse connaître qu'il
peut y en avoir d'autres que vous ne connais-
sez pas encore. Ne tirez pas cette conséquence
de votre apprentissage , qu'il ne vous reste rien
à savoir; mais qu^il vous reste infiniment à
savoir.
IV.
La conduite de Dieu , qui dispose toutes cho-
ses avec douceur, est de mettre la rehgion dans
l'esprit par les raisons , et dans le cœur par sa
grâce. Mais de vouloir la mettre dans le cœur
et dans l'esprit par la force et par les menaces ,
SECONDE PARTIE, ART. XVII.
119
ce n*est pas y mettre la religion , mais la ter-
reur. Commencez par plaindre les incrédules;
ils sont assez malheureux. Il ne faudrait les in-
jurier qu'au cas que cela servît ; mais cela leur
nuit.
Toute la foi consiste en Jésus-Christ et en
Adam ; et toute la morale , en la concupiscence
et en la grâce.
Le cœur à ses raisons , que la raison ne con-
naît pas : on le sent en mille manières. Il aime
l'être universel naturellement , et soi-même na-
turellement , selon qu'il s'y adonne ; et il se dur-
cit contre l'un et l'autre , à son choix. Vous avez
rejeté l'un et conservé l'autre : est-ce par raison?
VI.
Le monde subsiste pour exercer miséricorde
et jugement : non pas comme si les hommes y
étaient sortant des mains de Dieu , mais comme
des ennemis de Dieu , auxquels il donne , par sa
grâce , assez de lumière pour revenir , s'ils veu-
lent le chercher et le suivre : mais pour les pu-
nir , s'ils refusent de le chercher et de le suivre.
VIL
On a beau dire , il faut avouer que la religion
chrétienne a quelque chose d'étonnant! C'est
parce que vous y êtes né , dira-t-on ; tant s'en
faut : je me roidis contre par cette raison-là
même , de peur que cette prévention ne me su-
borne. Mais quoique j'y sois né , je ne laisse pas
de le trouver ainsi.
VIII.
11 y a deux manières de persuader les vérités
de notre religion : l'une par la force de la rai-
son, l'autre par l'autorité de celui qui parle. On
ne se sert pas de la dernière , mais de la pre-
mière. On ne dit pas : Il faut croire cela ; car
l'Ecriture , qui le dit , est divine ; mais on dit ,
Qu'il faut le croire par telle et telle raison , qui
sont de faibles arguments , la raison étant flexi-
ble à tout.
Ceux qui semblent les plus opposés à la gloire
de la religion n'y seront pas inutiles pour les au-
tres. Nous en ferons le premier argument , qu'il
y a quelque chose de surnaturel : car un aveu-
glement de cette sorte n'est pas une chose natu-
relle; et si leur folie les rend si contraires à
leur propre bien , elle servira à en garantir les
autres par l'horreur d'un exemple si déplorable
et d'une folie si digne de compassion.
IX.
Sans Jésus-Christ , le monde ne subsisterait
pas; car il faudrait, ou qu'il fût détruit, ou qu'il
fût comme un enfer.
Le seul qui connaît la nature ne la connaitra-
t-il que pour être misérable? le seul qui la con-
naît sera-t-il le seul malheureux ?
Il ne faut pas que l'homme ne voie rien du
tout; il ne faut pas aussi qu'il en voie assez pour
croire qu'il possède la vérité , mais qu'il en voie
assez pour connaître qu'il l'a perdue : car , pour
connaître ce qu'on a perdu , il faut voir et ne pas
voir ; et c'est précisément l'état où est la nature.
Il fallait que la véritable religion enseignât la
grandeur et la misère, portât à l'estime et au
mépris de soi , et à l'amour , et à la haine.
Je vois la religion chrétienne fondée sur une
religion précédente, et voilà ce que je trouve
d'effectif.
Je ne parle pas ici des miracles de Moïse , de
Jésus-Christ et des apôtres , parce qu'ils ne pa-
raissent pas d'abord convaincants , et que je ne
veux mettre ici en évidence que tous les fonde-
ments de cette religion chrétienne qui sont in-
dubitables, et qui ne peuvent être mis en doute
par quelque personne que ce soit.
La religion est une chose si grande, qu'il est
juste que ceux qui ne voudraient pas prendre la
peine de la chercher , si elle est obscure, en soient
privés. De quoi donc se plaint-on , si elle est telle
qu'on puisse la trouver en la cherchant?
L'orgueil contre-pèse et emporte toutes les mi-
sères. Voilà un étrange monstre , et un égare-
ment bien visible de l'homme. Le voilà tombé
de sa place, et il la cherche avec inquiétude.
Après la corruption , il est juste que tous ceux
qui sont dans cet état le connaissent ; et ceux qui
s'y plaisent, et ceux qui s'y déplaisent. Mais il
n'est pas juste que tous voient la rédemption.
Quand on dit que Jésus-Christ n'est pas mort
pour tous, vous abusez d'un vice des hommes
qui s'appliquent incontinent cette exception : w
qui favorise le désespoir, au lieu de les en dé-
tourner pour favoriser l'espérance.
XL
Les impies, qui s'abandonnent aveuglénjent
à leurs passions sans connaître Oieu et sans sr
120
PENSÉES DE PASCAL,
mettre en peine de le chercher, vérifient par
eux-mêmes ce fondement de la foi qu'ils com-
battent , qui est que la nature des hommes est
dans la corruption. Et les Juifs, qui combattent
si opiniiitrément la religion chrétienne , vérifient
encore cet autre fondement de cette même foi
qu'ils attaquent : qui est que Jésus-Christ est le
véritable Messie , et qu'il est venu racheter les
hommes, et les retirer de la corruption et de la
misère où ils étaient, tant par l'état où on les
voit aujourd'hui , et qui se trouve prédit dans les
prophéties, que par ces mêmes prophéties qu'ils
portent, et qu'ils conservent inviolablement
comme les marques auxquelles on doit recon-
naître le Messie. Ainsi les preuves de la corrup-
tion des hommes et de la rédemption de Jésus-
Christ, qui sont les deux principales vérités
qu'établit le christianisme, se tirent des impies
qui vivent dans l'indifférence de la religion , et
des Juifs qui en sont les ennemis irréconciliables.
XII.
La dignité de l'homme consistait, dans son
innocence, à dominer sur les créatures, et à en
user ; mais aujourd'hui elle consiste à s'en sépa-
rer, et à s'y assujettir.
XIII.
Il y en a plusieurs qui errent d'autant plus
dangereusement, qu'ils prennent une vérité pour
le principe de leur erreur. Leur faute n'est pas
de suivre une fausseté, mais de suivre une vérité
à l'exclusion d'une autre.
Il y a un grand nombre de vérités , et de foi ,
et de morale, qui semblent répugnantes et con-
traires , et qui subsistent toutes dans un ordre
admirable.
La source de toutes les hérésies est l'exclu-
sion de quelques-unes de ces vérités ; et la source
de toutes les objections que nous font les héré-
tiques est l'ignorance de quelques-unes de nos
vérités.
Et l'ordinaire il arrive que , ne pouvant con-
cevoir le rapport de deux vérités opposées, et
croyant que l'aveu de l'une renferme l'exclusion
de l'autre, ils s'attachent à l'une et ils excluent
l'autre.
Les nestoriens voulaient qu'il y eût deux per-
sonnes en Jésus-Christ , parce qu'il y a deux na-
tures ; et les euty chiens , au contraire , qu'il n y
eût qu'une nature , parce qu'il n'y a qu'une per-
sonne. Les catholiques sont orthodoxes, parce
qu'ils joignent ensemble les deux vérités de
deux natures et d'une seule personne.
Nous croyons que la substance du pain étant
changée en celle du corps de notre Seigneur Jé-
sus-Christ, il est présent réellement au saint
sacrement. Voilà une des vérités. Une autre est,
que ce sacrement est aussi une figure de la croix
et de la gloire, et une commémoration des deux.
Voilà la foi catholique, qui comprend ces deux
vérités qui semblent opposées.
L'hérésie d'aujourd'hui , ne concevant pas que
ce sacrement contient tout ensemble, et la pré-
sence de Jésus-Christ, et sa figure, et qu'il soit
sacrifice et commémoration de sacrifice, croit
qu'on ne peut admettre l'une de ces vérités sans
exclure l'autre.
Par cette raison ils s'attachent à ce point ,
que ce sacrement est figuratif; et en cela ils ne
sont pas hérétiques. Ils pensent que nous ex-
cluons cette vérité; et de là vient qu'ils nous
font tant d'objections sur les passages des Pères
qui le disent. Enfin ils nient la présence réelle ;
et en cela ils sont hérétiques.
C'est pourquoi le plus court moyen pour em-
pêcher les hérésies est d'instruire de toutes les
vérités; et le plus sûr moyen de les réfuter est
de les déclarer toutes.
La grâce sera toujours dans le monde, et aussi
la nature. Il y aura toujours des pélagiens, et
toujours des cathoUques, parce que la première
naissance fait les uns, et la seconde naissance
fait les autres.
C'est l'Église qui mérite avec Jésus-Christ,
qui en est inséparable, la conversion de tous
ceux qui ne sont pas dans la véritable rehgion;
et ce sont ensuite ces personnes converties qui
secourent la mère qui les a délivrées.
Le corps n'est non plus vivant sans le chef,
que le chef sans le corps. Quiconque se sépare
de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et
n'appartient plus à Jésus-Christ. Toutes les ver-
tus , le martyre , les austérités et toutes les bon-
nes œuvres, sont inutiles hors de l'Église, et de
la communion du chef de l'Église, qui est le
pape.
Ce sera une des confusions des damnés, de
voir qu'ils seront condamnés par leur propre
raison par laquelle ils ont prétendu condamner
la religion chrétienne.
XIV.
11 y a cela de commun entre la vie ordinaire
des hommes et celle des saints, qu'ils aspirent
SECONDE PARTIE, ART. XVlï.
121
tous à la félicité; et ils ne diffèrent qu'en l'objet !
où ils la placent. Les uns et les autres appellent '
leurs ennemis ceux qui les empêchent d'y arriver, j
Il faut juger de ce qui est bon ou mauvais par
la volonté de Dieu , qui ne peut être ni injuste , I
ni aveugle; et non pas par la nôtre propre, qui j
est toujours pleine de malice et d'erreur.
XV.
Jésus-Christ a donné dans l'Évangile cette
marque pour reconnaître ceux qui ont la foi, qui
est qu'ils parleront un langage nouveau; et en
effet, le renouvellement des pensées et des désirs
cause celui des discours. Car ces nouveautés,
qui ne peuvent déplaire à Dieu , comme le vieil
homme ne peut lui plaire, sont différentes des
nouveautés de la terre , en ce que les choses du
monde , quelque nouvelles qu'elles soient , vieil-
lissent en durant : au lieu que cet esprit nouveau
se renouvelle d'autant plus, qu'il dure davantage.
L'homme extérieur se détruit, dit saint Paul
(II, Cor., IV, 16) , et l'homme intérieur se renou-
velle de jour en jour; et il ne sera parfaitement
nouveau que dans l'éternité, où l'on chantera
sans cesse ce cantique nouveau dont parle David
dans ses psaumes (Ps. xxxii, 3), c'est-à-dire ce
chant qui part de l'esprit nouveau de la charité.
XVI.
Quand saint Pierre et les apôtres [Act. xv)
délibèrent d'abolir la circoncision, où il s'agis-
sait d'agir contre la loi de Dieu, ils ne consul-
tent point les prophètes , mais simplement la ré-
ception du Saint-Esprit en la personne des
incirconcis. Ils jugent plus sûr que Dieu ap-
prouve ceux qu'il remplit de son Esprit, que non
pas qu'il faille observer la loi; ils savaient que
la fin de la loi n'était que le Saint-Esprit; et
qu'ainsi, puisqu'on l'avait bien sans circoncision,
elle n'était pas nécessaire.
XVII.
Deux lois suffisent pour régler toute la répu-
blique chrétienne, mieux que toutes les lois
politiques : l'amour de Dieu, et celui du pro-
chain.
La religion est proportionnée à toutes sortes
d'esprits. Le commun des hommes s'arrête à
l'état et à l'établissement où elle est; et cette
religion est telle , que son seul établissement est
suffisant pour en prouver la vérité. Les autres
vont jusques aux apôtres. Les plus instruits vont
jusques au commencement du monde. Les anges
la voient encore mieux , et de plus loin ; car il»
la voient en Dieu même.
Ceux à qui Dieu a donné la religion par sen-
timent de cœur sont bienheureux et bien per-
suadés. Mais pour ceux qui ne l'ont pas, nous
ne pouvons la leur procurer que par raisonne-
ment, en attendant que Dieu la leur imprime
lui-même dans le cœur ; sans quoi la foi est inu-
tile pour le salut.
Dieu , pour se réserver à lui seul le droit de
nous instruire, et pour nous rendre la difficulté de
notre être ininteUigible, nous en a caché le nœud
si haut, ou, pour mieux dire, si bas, que nous
étions incapables d'y arriver : de sorte que ce
n'est pas par les agitations de notre raison , mais
par la simple soumission de la raison , que nous
pouvons véritablement nous connaître.
XVIII.
Les impies qui font profession de suivre la
raison doivent être étrangement forts en raison.
Que disent-ils donc? Ne voyons-nous pas, disent-
ils, mourir et vivre les bêtes comme les hommes,
et les Turcs comme les chrétiens? Ils ont leurs
cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs,
leurs saints, leurs religieux, comme nous, etc.
Cela est-il contraire à l'Écriture? ne dit-elle pas
tout cela? Si vous ne vous souciez guère dé sa-
voir la vérité , en voilà assez pour demeurer en
repos. Mais si vous désirez de tout votre cœur
de la connaître , ce n'est pas assez ; regardez au
détail. C'en serait peut-être assez pour une
vaine question de philosophie ; mais ici , où il y
va de tout... Et cependant, après une réflexion
légère de cette sorte, on s'amusera, etc.
C'est une chose horrible , de sentir continuel
lement s'écouler tout ce qu'on possède; et qu'on
puisse s'y attacher, sans avoir envie de chercher
s'il n'y a point quelque chose de permanent.
Il faut vivre autrement dans le monde selon
ces diverses suppositions : si on pouvait y être
toujours; s'il est sûr qu'on n'y sera pas long-
temps; et incertain si on y sera une lieure. Cette
dernière supposition est la nôtre.
XIX.
Par les partis, vous devez vous mettre en
peine de chercher la vérité. Car si vous mourez
sans adorer le vrai principe , vous êtes perdu.
Mais, dites- vous, s'il avait voulu que je l'ado-
rasse, il m'aurait laissé des signes de sa volonté.
Aussi a-t-il fait; mais vous les négligez. CUer-
chez-les du moins; cela le vaut bien.
(22
PENSEES DE PASCAL,
Les athées doivent dire des choses parfaite-
ment claires. Or, il faudrait avoir perdu le bon
sens pour dire qu'il est parfaitement clair que
l'âme est mortelle. Je trouve bon qu'on n'ap-
profondisse pas l'opinion de Copernic : mais il
importe à toute la vie de savoir si l'âme est
mortelle ou immortelle.
XX.
Les pk-ophéties, les miracles mêmes, et les au-
tres preuves de notre religion, ne sont pas de
telle sorte qu'on puisse dire qu'elles sont géo-
métriquement convaincantes. Mais il me suffit
présentement que vous m'accordiez que ce n'est
pas pécher contre la raison que de les croire.
Elles ont de la clarté et de l'obscurité, pour
éclairer les uns et obscurcir les autres. Mais la
clarté est telle, qu'elle surpasse, ou égale pour
le moins, ce qu'il y a de plus clair au contraire :
de sorte que ce n'est pas la raison qui puisse
déterminer à ne pas la suivre ; et ce n'est peut-
être que la concupiscence et la malice du cœur.
Ainsi il y a assez de clarté pour condamner
ceux qui refusent de croire, et non assez poul-
ies gagner; afin qu'il paraisse qu'en ceux qui
la suivent c'est la grâce , et non la raison , qui
la fait suivre; et qu'en ceux qui la fuient, c'est
la concupiscence, et non la raison, qui la fait
fuir.
Qui peut ne pas admirer et embrasser une
religion qui connaît à fond ce qu'on reconnaît
d'autant plus qu'on a plus de lumière?
Un homme qui découvre des preuves de la
religion chrétienne est comme un héritier qui
trouve les titres de sa maison. Dira-t-il qu'ils
sont faux, et négligera-t-il de les examiner?
XXI.
Deux sortes de personnes connaissent un
Dieu : ceux qui ont le cœur humilié , et qui
aiment le mépris et l'abaissement , quelque
degré d'esprit qu'ils aient, bas ou relevé; ou
ceux qui ont assez d'esprit pour voir la vérité ,
quelque opposition qu'ils y aient.
Les sages, parmi les païens , qui ont dit qu'il
n'y a qu'un Dieu, ont été persécutés, les Juifs
haïs, les chrétiens encore plus.
XXIL
Je ne vois pas qu'il y ait plus de difficulté
de croire la résurrection des corps et l'enfan-
tement de la Vierge, que la création. Est-il plus
difficile de reproduire un homme que de le
produire? Et si on n'avait pas su ce que c'est
que génération, trouverait-on plus étrange qu'un
enfant vînt d'une fille seule que d'un homme et
d'une femme?
XXIIL
Il y a une grande différence entre repos et
sûreté de conscience. Rien ne doit donner le
repos, que la recherche smcère de la vérité; et
rien ne peut donner l'assurance, que la vérité.
Il y a deux vérités de foi également con-
stantes : l'une, que l'homme, dans l'état de la
création, ou dans celui de la grâce, est élevé
au-dessus de toute la nature, rendu semblable
à Dieu , et participant de la Divinité ; l'autre ,
qu'en l'état jde corruption et du péché, il est
déchu de cet état , et rendu semblable aux
bêtes. Ces deux propositions sont également
fermes et certaines. L'Ecriture nous les déclare
manifestement, lorsqu'elle dit en quelques lieux :
Deliciœmeœ, esse cunifiliis hominum {Prov.y
VIII, 31). EJJundam spiritum meum super om-
nem carnetn (Joel,ii , 28). Diieslis, etc. [Psal,
Lxxxi , 6 ). Et qu'elle dit en d'autres : Omnis caro
fœnum (Is., xx, 6). Homo comparatus estju-
mentis insipientibus , et similis factus est illis
( Ps. xLviii ,13). Dixi in corde meo dejiliis ho^
minum , ut probarei eos JJeus , et oslenderct
similes esse bestiis , etc. (Eccles., m, 18).
XXIV.
Les exemples des morts généreuses des La-
cédémoniens et autres ne nous touchent guère;
car qu'est-ce que tout cela nous apporte? Mais
l'exemple de la mort des martyrs nous touche ;
car ce sont nos membres. Nous avons un lien
commun avec eux : leur résolution peut former
la nôtre. Il n'est rien de cela aux exemples des
païens : nous n'avons point de liaison à eux ;
comme la richesse d'un étranger ne fait pas la
nôtre, mais bien celle d'un père ou d'un mari.
XXV.
On ne se détache jamais sans douleur. On ne
sent pas son lien , quand on suit volontairement
celui qui entraîne, comme dit saint Augustin;
mais quand on commence à résister et à mar-
cher en s'éloignant, on souffre bien; le lien
s'étend , et endure toute la violence ; et ce lien
est notre propre corps, qui ne se rompt qu'à
la mort. Notre Seigneur a dit que, depuis 1;\
venue de Jean-Baptiste , c'est-à-dire depuis son
avènement dans chaque fidèle, le royaume de
SIX.OINDE PARTIE, ART. XVll.
12a
Dieu souffre violeuee, et que les violents le
ravissent (Matth., xt, 12). Avant que l'on
soit touché, on n'a que le poids de sa concu-
piscence, qui porte à la terre. Quand Dieu
attire en haut , ces deux efforts contraires font
cette violence que Dieu seul peut faire surmon-
ter. Mais nous pouvons tout , dit saint Léon ,
avec celui sans lequel nous ne pouvons rien.
Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre
toute sa vie ; car il n'y a point ici de paix.
Jésus-Christ est venu apporter le couteau , et
non pas la paix (Matth., x, 34). Mais néan-
moins il faut avouer que , comme l'Écriture dit
que la sagesse des hommes n'est que folie
devant Dieu (I. Coî\f m, 19), aussi on peut dire
que cette guerre , qui paraît dure aux hommes,
est une paix devant Dieu ; car c'est cette paix
que Jésus-Christ a aussi apportée. Elle ne sera
néanmoins parfaite que quand le corps sera
détruit ; et c'est ce qui fait souhaiter la mort ,
en souffrant néanmoins de bon cœur la vie
pour l'amour de celui qui a souffert pour
nous et la vie et la mort, et qui peut nous
donner plus de biens que nous ne pouvons ni
en demander , ni imaginer , comme dit saint
Paul (Eph., m, 20).
XXVI.
Il faut tâcher de ne s'affliger de rien , et de
prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je
crois que c'est un devoir , et qu'on pèche en ne
le faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle
les péchés sont péchés est seulement parce
qu'ils sont contraires à la volonté de Dieu : et
ainsi l'essence du péché consistant à avoir une
volonté opposée à celle que nous connaissons
en Dieu , il est visible , ce me semble , que ,
quand il nous découvre sa volonté par les évé-
nements , ce serait un péché de ne pas s'y ac-
commoder.
XXVII.
Lorsque la vérité est abandonnée et persécu-
tée, il semble que ce soit un temps où le ser-
vice que l'on rend à Dieu en la défendant lui
est bien agréable. Il veut que nous jugions de
la grâce par la nature , et ainsi il permet de
considérer que, comme un prince chassé de
son pays par ses sujets a des tendresses extrê-
mes pour ceux qui lui demeurent fidèles dans
la révolte publique, de même il semble que
Dieu considère avec une bonté particulière ccuix
(jui défendent la pureté de la religion , quand
elle est combattue. Mais il y â cette différence
entre les rois de la terre et le roi des rois , que
les princes ne rendent pas leurs sujets fidèles ,
mais qu'ils les trouvent tels : au lieu que Dieu
ne trouve jamais les hommes qu'infidèles sans
sa grâce , et qu'il les rend fidèles quand ils le
sont. De sorte qu'au lieu que les rois témoignent
d'ordinaire avoir de l'obligation à ceux qui de-
meurent dans le devoir et dans leur obéissance,
il arrive , au contraire , que ceux qui subsistent
dans le service de Dieu lui en sont eux-mêmes
infiniment redevables.
XXVIII.
Ce ne sont ni les austérités du corps , ni les
agitations de l'esprit, mais les bons mouve-
ments du cœur, qui méritent, et qui soutien-
nent les peines et du corps et de l'esprit. Car en-
fin il faut ces deux choses pour sanctifier :
peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui
entreront dans la bonne vie trouveront des trou-
bles et des inquiétudes en grand nombre {Act.y
XIV, 21). Cela doit consoler ceux qui en sentent,
puisque, étant avertis que le chemin du ciel
qu'ils cherchent en est rempli, ils doivent se
réjouir de rencontrer des marques qu'ils sont
dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne
sont pas sans plaisirs , et ne sont jamais surmon-
tées que par le plaisir. Car de même que ceux
qui quittent Dieu pour retourner au monde ne
le font que parce qu'ils trouvent plus de dou-
ceurs dans les plaisirs de la terre que dans ceux
de l'union avec Dieu, et que ce charme victo-
rieux les entraîne, et, les faisant repentir de
leur premier choix, les rend des pénitents du
diable, selon la parole de Tertullien : de même
on ne quitterait jamais les plaisirs du monde
pour embrasser la croix de Jésus-Christ , si on
ne trouvait plus de douceur dans le mépris ,
dans la pauvreté , dans le dénûment et dans le
rebut des hommes , que dans les délices du pé-
ché. Et ainsi, comme dit Tertullien , il ne faut
pas croire que la vie des chrétiens soit une vie
de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour
d'autres plus grands. Priez toujours, dit saint
Paul , rendez grâces toujours , réjouissez-vous
toujours (I. Thess.., v, 16, 17, 18). C'est la
joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de
la tristesse de l'avoir offensé , et de tout le chan*
gement de vie. Celui qui a trouvé un trésor dans
un champ en a une telle joie , selon Jésus-Christ,
qu elle lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter
['SîvTxn., XIII, 14). Les gens du monde ont leur
124
tristesse ; mais ils n'ont point cette joie que le
monde ne peut donner, ni ôter, dit Jésus-Christ
même (Joan., xiv, 27 , et xvi , 22). Les bienlieu-
reux ont cette joie sans aucune tristesse ; et les
chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d'avoir
suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la per-
dre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous
tentent sans relâche. Ainsi nous devons travail-
ler sans cesse à nous conserver cette crainte, qui
conserve et modère notre joie ; et , selon qu'on
se sent trop emporter vers l'un , se pencher vers
l'autre pour demeurer debout. Souvenez-vous
des biens dans les jours d'affliction, et souvenez-
vous de l'affliction dans les jours de réjouissance,
dit l'Écriture (EccL, xi, 27), jusqu'à ce que la
promesse que Jésus-Christ nous a faite de ren-
dre sa joie pleine en nous soit accomplie. Ne
nous laissons donc pas abattre à la tristesse , et
ne croyons pas que la piété ne consiste qu'en
une amertume sans consolation. La véritable
piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel,
est si pleine de satisfactions , qu'elle en remplit
et l'entrée, et le progrès, et le couronnement.
C'est une lumière si éclatante , qu'elle rejaillit
sur tout ce qui lui appartient. S'il y a quelque
tristesse mêlée, et surtout à l'entrée, c'est de
nous qu'elle vient , et non pas de la vertu ; car
ce n'est pas l'effet de la piété qui commence d'être
en nous, mais de l'impiété qui y est encore.
Otons l'impiété, et la joie sera sans mélange.
Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais
à nous-mêmes, et n'y cherchons du soulagement
que par notre correction.
XXIX.
Le passé ne doit point nous embarrasser ,
puisque nous n'avons qu'à avoir regret de nos
fautes ; mais l'avenir doit encore moins nous tou-
cher, puisqu'il n'est point du tout à notre égard,
et que nous n'y arriverons peut-être jamais. Le
présent est le seul temps qui est véritablement
à nous, et dont nous devons user selon Dieu.
C'est là où nos pensées doivent être principale-
ment rapportées. Cependant le monde est si
inquiet , qu'on ne pense presque jamais à la vie
présente et à l'instant où l'on vit , mais à celui
où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en
état de vivre à l'avenir , et jamais de vivre
maintenant. Notre Seigneur n'a pas voulu que
notre prévoyance s'étendît plus loin que le jour
où nous sommes. Ce sont les bornes qu'il nous
fait garder , et pour notre salut , et pour notre
propre repos.
PENSÉES DE PASCAL,
XXX.
On se corrige quelquefois mieux par la vue
du mal que par l'exemple du bien ; et il est bon
de s'accoutumer à profiter du mal , puisqu'il est
si ordinaire , au lieu que le bien est si rare.
XXXL
Dans le treizième chapitre de saint Mare ,
Jésus-Christ fait un grand discours à ses apô-
tres sur son dernier avènement : et comme tout ce
qui arrive à l'Église arrive aussi à chaque chrétien
en particulier, il est certain que tout ce chapi-
tre prédit aussi bien l'état de chaque personne
qui , en se convertissant , détruit le vieil homme
en elle, que l'état de l'univers entier qui sera
détruit pour faire place à de nouveaux cieux et
à une nouvelle terre, comme dit l'Écriture (If,
PiER.,iii, 13). La prédiction qui y est contenue
de la ruine du temple réprouvé, qui ligure la
ruine de l'homme réprouvé qui est en chacun de
nous, et dont il est dit qu'il ne sera laissé pierre
sur pierre , marque qu'il ne doit être laissé au-
cune passion du vieil homme ; et ces effroyables
guerres civiles et domestiques représentent si
bien le trouble intérieur que sentent ceux qui
se donnent à Dieu, qu'il n'y a rien de mieux
peint, etc.
XXXIL
Le Saint-Esprit repose invisiblement dans les
reliques de ceux qui sont morts dans la grâce
de Dieu , jusqu'à ce qu'il y paraisse visiblement
dans la résurrection ; et c'est ce qui rend les re-
liques des saints si dignes de vénération. Cai
Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas
même dans le sépulcre , où leurs corps , quoique
morts aux yeux des hommes , sont plus vivants
devant Dieu , à cause que le péché n'y est plus ;
au lieu qu'il y réside toujours durant cette vie ,
au moms quant à sa racine : car les fruits du pé-
ché n'y sont pas toujours; et cette malheureuse
racine, qui en est inséparable pendant la vie,
fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors ,
puisqu'ils sont plutôt dignes d'être haïs. C'est
pour cela que la mort est nécessaire pour mor-
tifier entièrement cette malheureuse racine; et
c'est ce qui la rend souhaitable.
XXXIIL
Les élus ignoreront leurs vertus, et les ré-
prouvés leurs crimes. Seigneur, diront les uns
et les autres , quand vous avons-nous vu avoir
faim? etc. (Matth., xxv, 37, 44).
SECONDE PARTIE, ART. XVII
125
.lésus-Clu'ist ii'u point voulu du témoignage
des démons y ni de eeux qui n'avaient pas voca-
tion ; mais de Dieu et de Jean-Baptiste.
XXXIV.
Les défauts de Montaigne sont grands. Il est
plein de mots sales et déshonnêtes. Cela ne vaut
rien. Ses sentiments sur l'homicide volontaire
et sur la mort sont horribles. Il inspire une non-
chalance du salut , sans crainte et sans repentir.
Son livre n'étant point fait pour porter à la piété,
il n'y était pas obligé : mais on est toujours obligé
de ne pas en détourner. Quoi qu'on puisse dire
pour excuser ses sentiments trop libres sur plu-
sieurs choses , on ne saurait excuser en aucune
sorte ses sentiments tout païens sur la mort ; car
il faut renoncer à toute piété , si on ne veut au
moins mourir chrétiennement : or , il ne pense
qu'à mourir lâchement et mollement par tout son
livre.
XXXV.
Ce qui nous trompe, en comparant ce qui s'est
passé autrefois dans l'Éghse à ce qui s'y voit
maintenant, c'est qu'ordinairement on regarde
saint Athanase, sainte Thérèse et les autres
saints, comme couronnés de gloire. Présente-
ment que le temps a éclairci les choses, cela
paraît véritablement ainsi. Mais au temps que
['on persécutait ce grand saint , c'était un homme
([ui s'appelait Athanase ; et sainte Thérèse , dans
le sien, était une religieuse comme les autres.
É lie était un homme comme nous y et sujet aux
mêmes passions que nous, dit l'apôtre saint Jac-
ques ( Jacq., V, 1 7 ), pour désabuser les chrétiens
de cette fausse idée qui nous fait rejeter l'exem-
ple des saints, comme disproportionné à notre
état : c'étaient des saints, disons-nous, ce n'est
pas comme nous.
XXXVI.
A ceux qui ont de la répugnance pour la reli-
l gion , il faut commencer par leur montrer qu'elle
n'est point contraire à la raison ; ensuite , qu'elle
est vénérable, et en donner du respect; après, la
rendre aimable, et faire souhaiter qu'elle fût
vraie; et puis, montrer par des preuves incon-
^ testables qu'elle est vraie; faire voir son anti-
quité et sa sainteté par sa grandeur et par son
élévation; et enfin qu'elle est aimable, parce
qu'elle promet le vrai bien.
Un mot de David ou de Moïse, comme celui-
ci. Dieu circoncira les cœurs ( Dcut., xxx , 6) ,
fait juger de leur esprit. Que tous les autres dis-
cours soient équivoques, et qu'il soit incertain
s'ils sont de philosophes ou de chrétiens , un mot
de cette nature détermine tout le reste. Jusque-là
l'ambiguïté dure, mais non pas après.
De se tromper en croyant vraie la religion
chrétienne, il n'y a pas grand'chose à perdre.
Mais quel malheur de se tromper en la croyant
fausse I
XXXVII.
Les conditions les plus aisées à vivre selon le
monde sont les plus difficiles à vivre selon Dieu :
et, au contraire, rien n'est si difficile selon le
monde que la vie religieuse; rien n'est plus fa-
cile que de la passer selon Dieu ; rien n'est plus
aisé que d'être dans une grande charge et dans
de grands biens selon le monde ; rien n'est plus
difficile que d'y vivre selon Dieu, et sans y
prendre de part et de goût.
XXXVIII.
L'Ancien Testament contenait les figures de la
joie future, et le Nouveau contient les moyens d'y
arriver. Les figures étaient de joie, les moyens
sont de pénitence ; et néanmoins l'agneau pascal
était mangé avec des laitues sauvages , cum ama-
ritudinihus (Exod., xii, 8, ex Hebr.)^ pour
marquer toujours qu'on ne pouvait trouver la
joie que par l'amertume.
XXXIX.
Le mot de Galilée, prononcé comme par ha-
sard par la foule des Juifs, en accusant Jésus-
Christ devant Pilate (Luc , xxiii , 5 ), donna sujet
à Pilate d'envoyer Jésus-Christ à Hérodé; en
quoi fut accompli le mystère, qu'il devait être
jugé par les Juifs et les Gentils. Le hasard en
apparence fut la cause de l'accomplissement du
mystère.
XL.
Un homme me disait un jour qu'il avait grande
joie et confiance en sortant de confession; un
autre me disait qu'il était en crainte. Je pensai
sur cela que de ces deux on en ferait un bon , et
que chacun manquait en ce qu'il n'avait pas le
sentiment de l'autre.
XLI.
Il y a plaisir d'être dans un vaisseau battu de
l'orage, lorsqu'on est assuré qu'il ne périra point.
126
PENSEES DE PASCAL
Les persécutions qui travaillent l'Église sont de
cette nature.
L'histoire de l'Église doit être proprement ap-
pelée ïhistoire de la vérité,
XLIL
Comme les deux sources de nos péchés sont
l'orgueil et la paresse , Dieu nous a découvert en
lui deux qualités poui' les guérir : sa miséricorde
et sa justice. Le propre de la justice est d'abattre
l'orgueil; et le propre de la miséricorde est de
combattre la paresse en invitant aux bonnes
œuvres, selon ce passage :Za miséricorde de
Dieu invite à la pénitence ( Kom., ii , 4 ) ; et cet
autre des Nini vîtes : Faisons pénitence, pour
voir s'il n'aurait point pitié de nous (Jon., m,
9). Ainsi, tant s'en faut que la miséricorde de
Dieu autorise le relâchement , qu'il n'y a rien ,
au contraire, qui le combatte davantage; et qu'au
lieu de dire : S'il n'y avait point en Dieu de misé-
ricorde, il faudrait faire toutes sortes d'efforts
pour accomplir ses préceptes; il faut dire, au
contraire, que c'est parce qu'il y a en Dieu de
la miséricorde, qu'il faut faire tout ce qu'on peut
pour les accomplir.
XLin.
Tout ce qui est au monde est concupiscence
de la chair, ou concupiscence des yeux, ou or-
gueil de la vie (I, Joan., ii, 16) , libido sentien-
diy libido sciendi, libido dominandi. Malheu-
reuse la terre de malédiction cpie ces trois fleuves
de feu embrasent plutôt qu'ils n'arrosent ! Heu-
reux ceux qui, étant sur ces fleuves, non pas
plongés, non pas entraînés, mais immobilement
affermis; non pas debout, mais assis dans une
assiette basse et sûre, dont ils ne se relèvent ja-
mais avant la lumière, mais, après s'y être re-
posés en paix, tendent la main à celui qui doit
les relever, pour les faire tenir debout et fermes
dans les porches de la sainte Jérusalem, où ils
n'auront plus à craindre les attaques de l'orgueil;
et qui pleurent cependant , non pas de voir écou-
ler toutes les choses périssables, mais dans le
souvenir de leur chère patrie, de la Jérusalem
céleste, après laquelle ils soupirent sans cesse
dans la longueur de leur exil !
XLIV.
Un miracle, dît-on, affermirait ma croyance.
On parle ainsi quand on ne le voit pas. Les rai-
sons qui, étant vues de loin, semblent borner
uoîie >aie, ne la bornent plus quand on y est ar-
rivé. On commence à voir au delà. Uien n'arrête
la volubilité de notre esprit. 11 n'y a point, dit-on,
de règle qui n'ait quelque exception , ni de vérité
si générale qui n'ait quelque face par où elle
manque. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument
universelle pour nous donner prétexte d'appli-
quer l'exception au sujet présent , et de dire :
Cela n'est pas toujours vrai; donc il y a des cas
où cela n'est pas. Il ne reste plus qu'à montrer
que celui-ci en est; et il faut être bien maladroit,
si on n'y trouve quelque jour.
XLV.
La charité n'est pas un précepte figuratif.
Dire que Jésus-Christ, qui est venu ôter les
figures pour mettre la vérité, ne soit venu que
pour mettre la figure de la charité, et pour en
ôter la réalité qui était auparavant : cela est hor-
rible.
XLVL
Combien les lunettes nous ont-elles découvert
d'êtres qui n'étaient point pour nos philosophes
d'auparavant ! On attaquait franchement l'Écri-
ture sainte sur le grand nombre des étoiles, en
disant : Il n'y en a que mille vingt-deux ; nous le
savons.
XLVII.
L'homme est ainsi fait, qu'à force de lui dire
qu'il est un sot , il le croit ; et à force de se le
dire à soi-même, on se le fait croire. Car l'homme
fait lui seul une conversation intérieure, qu'il
importe de bien régler : Corrumpunt mores bo-
nos colloquia mala (I, Cor., xv, 33). Il faut se
tenir en silence autant qu'on peut, et ne s'en-
tretenir que de Dieu ; et ainsi on se le persuade
à soi-même.
XLVIII.
Quelle différence entre un soldat et un char-
treux, quant à l'obéissance? Car ils sont égale-
ment obéissants et dépendants, et dans des
exercices également pénibles. Mais le soldat es-
père toujours devenir maître, et ne le devient
jamais, car les capitaines et les princes mêmes
sont toujours esclaves et dépendants; mais il
espère toujours l'indépendance, et travaille tou-
jours à y venir; au lieu que le chartreux fait vœu
de ne jamais être indépendant. Ils ne diffèrent
pas dans la servitude perpétuelle que tous deux
ont toujours, mais dans l'espérance que l'un a
toujours, et que l'autre n'o pas.
SECONDE PARTIE, ART. XVII.
127
XLIX.
La propre volonté ne se satisferait jamais ,
(juand elle aurait tout ce qu'elle souhaite; mais
on est satisfait dès l'instant qu'on y renonce.
Avec elle, on ne peut être que malcontent; sans
elle, on ne peut être que content.
La vraie et unique vertu est de se haïr, car on
est haïssable par sa concupiscence; et de cher-
cher un être véritablement aimable, pour l'aimer.
Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est
hors de nous, il faut aimer un être qui soit en
nous, et qui ne soit pas nous. Or, il n'y a que
l'Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu
est en nous ( Luc , xvii, 21 ) ; le bien universel est
en nous, et n'est pas nous.
Il est injuste qu'on s'attache à nous, quoiqu'on
le fasse avec plaisir et volontairement. Nous
tromperons ceux à qui nous en ferons naître le
désir; car nous ne sommes la fin de personne,
et nous n'avons pas de quoi les satisfaire. Ne
sommes-nous pas prêts à mourir'? Et ainsi l'ob-
jet de leur attachement mourrait. Comme nous
serions coupables de faire croire une fausseté,
{{iioique nous la persuadassions doucement, et
(|u'on la crût avec plaisir , et qu'en cela on nous
fît plaisir : de même nous sommes coupables si
nous nous faisons aimer, et si nous attirons les
gens à s'attacher à nous. Nous devons avertir
ceux qui seraient prêts à consentir au mensonge
qu'ils ne doivent pas le croire, quelque avantage
qui nous en revînt. De même nous devons les
avertir qu'ils ne doivent pas s'attacher à nous;
car il faut qu'ils passent leur vie à plaire à Dieu,
ou à le chercher.
L.
C'est être superstitieux de mettre son espé-
rance dans les formalités et dans les cérémonies;
mais c'est être superbe de ne pas vouloir s'y sou-
mettre.
LT.
Toutes les religions et toutes les sectes du
monde ont eu la raison naturelle pour guide.
Les seuls chrétiens ont été astreints à prendre
leurs règles hors d'eux-mêmes, et à s'informer
' Tout en suivant scrupuleusement le texte, je crois devoir
relever celte faute d'expression. Pr/îts à mourir signifie pré-
parés, disposés à la mort. La pensée même de l'auteur indique
que ce n'e.st pas là ce qu'il a voulu dire. Il faudrait donc lire
ici : Ne iommca-nmis pas près de mourir P Ce qui signifie, en
d'autres termes : Wolre vie est .si courte, et sujette à tant d'ac-
^ , cidents , que noas ne pouvons jamais regarder la mort comme
!, fort éloignée. (Note de l'édit. de IH12. )
de celles que Jésus-Christ a laissées aux anciens
pour nous être transmises. Il y a des gens que
cette contrainte lasse. Ils veulent avoir, comme
les autres peuples, la liberté de suivre leurs
imaginations. C'est en vain que nous leur crions
comme les prophètes faisaient autrefois aux
Juifs : Allez au milieu de V Église; informez-
vous des lois que les anciens lui ont laissées,
et suivez ses sentiers. Ils répondent comme les
Juifs : Nous n\j marcherons pas : nous voulom
suivre les pensées de notre cœur, et être comme
les autres peuples.
LIL
Il y a trois moyens de croire :1a raison, la
coutume, et l'inspiration. La religion chrétienne ,
qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais
enfants ceux qui croient sans inspiration : ce
n'est pas qu'elle exclue la raison et la coutume ;
au contraire, il faut ouvrir son esprit aux preu-
ves par la raison, et s'y conformer par la cou-
tume; mais elle veut qu'on s'offre par l'humi-
liation aux inspirations, qui seules peuvent faire
le vrai et salutaire effet : Ut non evacuetur
crux Christi (l, Cor., i, 17).
LUI.
Jamais on ne fait le mal si pleinement et si
gaiement que quand on le fait par un faux prin-
cipe de conscience:
LIV.
Les Juifs, qui ont été appelés à dompter les
nations et les rois", ont été esclaves du péché; et
les chrétiens, dont la vocation a été à servir et
à être sujets, sont les enfants libres.
LV.
Est-ce courage a un homme mourant d'aller,
dans la faiblesse et dans l'agonie, afft*onter un
Dieu tout-puissant et éternel?
LVI.
Je crois volontiers les histoires dont les té-
moins se font égorger.
LVII.
La bonne crainte vient de la foi; la fausse
crainte vient du doute. La bonne crainte porte à
l'espérance, parce qu'elle naît de la foi, et qu'on
espère au Dieu que l'on croit : la mauvaise porte
au désespoir, parce qu'on craint le Dieu nuquel
128
PENSÉES DE PASCAL,
on n'a point de foi. Les uns craignent de le per-
dre, et les autres de le trouver.
LVIII.
Salomon et Job ont le mieux connu la misère
de l'homme, et en ont le mieux parlé : l'un le
plus heureux des hommes, et l'autre le plus mal-
heureux ; l'un connaissant la vanité des plaisirs
par expérience, l'autre la réalité des maux.
LIX.
Les païens disaient du mal d'Israël, et le pro-
phète aussi : et tant s'en faut que les Israélites
eussent droit de lui dire : Vous parlez comme les
païens; qu'il fait sa plus grande force sur ce que
les païens parlent comme lui (Ézéchiel).
LX.
Dieu n'entend pas que nous soumettions notre
croyance à lui sans raison, ni nous assujettir avec
tyrannie. Mais il ne prétend pas aussi nous ren-
dre raison de toutes choses; et, pour accorder ces
contrariétés, il entend nous faire voir clairement
des marques divines en lui, qui nous convain-
quent de ce qu'il est , et s'attirer autorité par des
merveilles et des preuves que nous ne puissions
refuser ; et qu'ensuite nous croyions sans hésiter
les choses qu'il nous enseigne quand nous n'y
trouverons d'autre raison de les refuser, sinon
que nous ne pouvons par nous-mêmes connaître
si elles sont, ou non.
LXI.
Il n'y a que trois sortes de personnes : les uns
qui servent Dieu l'ayant trouvé; les autres qui
s'emploient à le chercher ne l'ayant pas encore
trouvé ; et d'autres enfin qui vivent sans le cher-
cher ni l'avoir trouvé. Les premiers sont raison-
nables et heureux; les derniers sont fous et mal-
heureux; ceux
raisonnables.
du milieu sont malheureux et
LXII.
Les hommes prennent souvent leur imagina-
tion pour leur cœur; et ils croient être conver-
tis dès qu'ils pensent à se convertir.
La raison agit avec lenteur, et avec tant de
vues et de principes différents qu'elle doit avoir
toujours présents , qu'à toute heure elle s'assou-
pit ou elle s'égare, faute de les voir tous à la
fois. Il n'en est pas ainsi du sentiment; il agit
en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut
donc , après avoir connu la vérité par la raison ,
tâcher de la sentir , et de mettre notre foi dans
le sentiment du cœur; autrement elle sera tou-
joui*s incertaine et chancelante.
Le cœur a ses raisons, que la raison ne con-
naît point : on le sent en mille choses. C'est le
cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce
que c'est que la foi parfaite. Dieu sensible au
cœur.
LXIII.
Il est de l'essence de Dieu que sa justice soit
infinie aussi bien que sa miséricorde : cependant
sa justice et sa sévérité envers les réprouvés est
encore moins étonnante que sa miséricorde en-
vers les élus.
LXIV.
L'homme est visiblement fait pour penser :
c'est toute sa dignité et tout son mérite. Tout
son devoir est de penser comme il faut; et l'or-
dre de la pensée est de commencer par soi , par
son auteur et sa fin. Cependant à quoi pense-
t-on dans le monde? Jamais à cela; mais à se di
vertir, à devenir riche, à acquérir de la réputa-
tion , à se faire roi , sans penser à ce que c'est que
d'être roi et d'être homme.
La pensée de l'homme est une chose admira-
ble par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges
défauts pour être méprisable. Mais elle en a de
tels, que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est
grande par sa nature! qu'elle est basse par ses
défauts !
LXV.
S'il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et
non les créatures. Le raisonnement des impies,
dans le livre de la Sagesse , n'est fondé que sur
ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu.
Cela posé, disent-ils, jouissons donc des créa-
tures. Mais s'ils eussent su qu'il y avait un Dieu,
ils eussent conclu tout le contraire. Et c'est la
conclusion des sages : Il y a un Dieu , ne jouis-
sons donc pas des créatures. Donc tout ce qui
nous incite à nous attacher à la créature est
mauvais, puisque cela nous empêche, ou de
servir Dieu si nous le connaissons, ou de le
chercher si nous l'ignorons. Or, nous sommes
pleins de concupiscence : donc nous sommes
pleins de mal; donc nous devons nous haïr
nous-mêmes, et tout ce qui nous attache à autre
chose qu'à Dieu seul.
LXVI.
Quand nous voulons penser à Dieu , combien
SECONDE PÂKTIE, ART. XYlî.
IB
sentons-nous de choses qui nous en détournent,
et qui nous tentent de penser ailleurs I Tout cela
est mauvais et même né avec nous.
LXVII.
Il est faux que nous soyons dignes que les
autres nous aiment : il est injuste que nous le
voulions. Si nous naissions raisonnables, et avec
quelque connaissance de nous-mêmes et des au-
tres , nous n'aurions point cette inclination. Nous
naissons pourtant avec elle : nous naissons donc
injustes ; car chacun tend à soi. Cela est Contre
tout ordre : il faut tendre au général ; et la pente
Vers soi est le commencement de tout désordre ,
en guerre, en police, en économie, etc.
Si les membres des communautés naturelles
et civiles tendent au bien du corps , les commu-
nautés elles-mêmes doivent telidre à Uh autre
corps plus général.
Quiconque ne hait point en soi cet amour-
propre et cet instinct qui le porte à se mettre
au-dessus de tout, est bien aveugle, puisque
rien n'est si oppose à la justice et à la vérité.
Car il est faux que nous méritions cela ; et il est
injuste et impossible d'y arriver, puisque tous
demandent la même chose. C'est donc une ma-
nifeste injustice où nous sommes nés, dont nous
ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous
défaire.
Cependant nulle autre religion que la chré-
tienne n'a remarqué que ce fût un péché, ni que
nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés
d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les
remèdes.
LXVIII.
Il y a une guerre intestine dans l'homme en-
tre la raison et les passions. Il pourrait jouir de
quelque paix, s'il n'avait que la raison sans pas-
sions, ou s'il n'avait que les passions sans raison.
Mais ayant l'un et l'autre, il ne peut être sans
guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il
ne soit en guerre avec l'autre. Ainsi il est tou-
jours divisé et contraire à lui-même.
Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel,
de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est
encore un bien plus terrible, de vivre mal en
croyant Dieu. Tous les hommes presque sont
dans l'un ou dans l'autre de ces deux aveugle-
ments.
LXIX.
n est Ihdubitable que l'âme est mortelle ou
immortelle. Cela doit mettre une différence en-
tière dans la morale ; et cependant les philoso-
phes ont conduit la morale indépendamment de
cela. Quel étrange aveuglement!
Le dernier acte est toujours sanglant, quel-
que belle que soit la comédie en tout le reste.
On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà
pour jamais.
LXX.
Dieu ayant fait le ciel et la terre , qui ne sen-
tent pas le bonheur de leur être, a voulu faire
des êtres qui le connussent, et qui composas-
sent un corps de membres pensants. Tous les
hommes sont membres de ce corps; et pour
être heureux , il faut qu'ils conforment leur vo-
lonté particulière à la volonté universelle qui
gouverne le corps entier. Cependant il arrive
souvent que l'on croit être un tout, et que, ne
se voyant point de corps dont on dépende , l'on
Croit ne dépendre que de soi, et l'on veut se
faire centre et corps soi-même. Mais on se trouve
en cet éteit comme un membre séparé de son
corps, qui, n'ayant point en soi de principe de
vie, ne fait que s'égarer et s'étonner dans l'in-
certitude de son être. Enfin, quand on com-
mence à se connaître, l'on est comme revenu
chez soi; on sent que l'on n'est pas corps; on
comprend que l'on n'est qu'un membre du corps
universel; qu'être membre est n'avoir de vie,
d'être et de mouvement, que par l'esprit du
corps et pour le corps; qu'un membre séparé
du corps auquel il appartient n'a plus qu'un être
périssant et mourant ; qu'ainsi l'on ne doit s'ai-
mer que pour ce corps , ou plutôt qu'on ne doit
aimer que lui, parce qu'en l'aimant on s'aime
soi-même, puisqu'on n'a d'être qu'en lui, par
lui et pour lui.
Pour régler l'amour qu'on se doit à soi-même,
il faut s'imaginer un corps composé de mem-
bres pensants (car nous sommes membres du
tout) , et voir comment chaque membre devrait
s'aimer.
Le corps aime la main ; et la main , si elle avait
une volonté, devrait s'aimer de la même sorte
que le corps l'aime. Tout amour qui va au-delà
est injuste.
Si les pieds et les mains avaient une volonté
particulière , jamais ils ne seraient dans leur or-
dre, qu'en la soumettant à celle du corps : horâ
de là, ils sont dans le désordre et dans le mal-
heur; mais eu ne voulant que le bien du corps,
ils font leur pro«|^re bien.
130
PENSÉES DF/ PASCAii
>>:i*^
Les membres de notre corps no sentent pas le
l)onheur de leur union, de leur admirable intel-
ligence, du soin que la nature a d'y influer les
esprits, de les fïiire croître et durer. S'ils étaient
capables de le connaître, et qu'ils se servissent
de cette connaissance pour retenir en eux-mêmes
la nourriture qu'ils reçoivent, sans la laisser
passer aux autres membres, ils seraient non-
seulement injustes, mais encore misérables, et
se haïraient plutôt (fue de s'aimer : leur béati-
tude, aussi bien que leur devoir, consistant à
consentir à la conduite de l'âme universelle à
qui ils appartiennent , qui les aime mieux qu'ils
ne s'aiment eux-mêmes.
Qui adhœret Domino, unus spiritus est (I.
Cor., VI, 1 7). On s'aime parce qu'on est membre
de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ parce qu'il
est le chef du corps dont on est le membre ; tou^
est un, l'un est en l'autre. ' io. . : • \
La concupiscence et la force sont les sources
de toutes nos actions purement humaines : la
concupiscence fait les volontaires ; la force , les
involontaires.
■ il'-f 11'.:. ■■" ; ■,' . .;•-,. LXXls,' 'M'.Jfiv:' --.;■ '-,
^ Les platoniciens , et même Épictète et ses sec-
tateurs , croient que Dieu est seul digne d'être
aimé et admiré ; et cependant ils ont désiré d'ê-
tre aimés et admirés des hommes. Ils ne connais-
sent pas leur corruption. S'ils se sentent portés
à l'aimer et à l'adorer , et qu'ils y trouvent leur
principale joie , qu'ils s'estiment bons, à la bonne
heure. Mais s'ils y sentent de la répugnance;
s'ils n'ont aucune pente qu'à vouloir s'établir
dans l'estime des hommes , et que pour toute
perfection ils fassent seulement que, sans for-
cer les hommes, ils leur fassent trouver leur
bonheur à les aimer , je dirai que cette perfec-
tion est horrible. Quoi ! ils ont connu Dieu , et
n'ont pas désiré uniquement que les hommes
l'aimassent ; ils ont voulu que les hommes s'ar-
rêtassent à eux; ils ont voulu être l'objet du
bonheur volontaire des hommes !
LXXIL
il est vrai qu'il y a de la peine en s'exerçant
dans la piété. Mais cette peine ne vient pas de
la piété qui commence d'être en nous, mais de
l'impiété qui y est encore. Si nos sens ne s'op-
posaient pas à la pénitence, et que notre cor-
ruption ne s'opposât pas à la pureté de Dieu ,
il n'y aurait en cela rien de pénible pour nous.
Nous ne souffrons qu'à proportion que le vice
qui nous, est naturel résiste ù la grâce surnatu-
i-elle. Notre cœur se sent décliiré entre ces ef-
forts contraires. Mais il serait bien injuste d'jUn-
puter cette violence à Dieu qui nous attire , au
lieu de l'attribuer au monde qui nous retient.
C'est comme un enfant que sa mère arrache
d'entre les bras des voleurs, et qui doit aimer
dans la peine qu'il souffre la violence amoure^
et légitime de celle qui procure sa Uberté^ et
ne détester que la violence impétueuse et tyran-
nique de ceux qui le retiennent injustement.
La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux
hommes dans cette vie, est de les laisser sans
cette guerre qu'il est venu apporter. Je suis venu
apporter la guerre j dit-il; et pour instruire de
cette guerre, Je suis venu apporter et le fer et le
feu (Matth., X , 34; Luc, xii, 49). Avant lui ,
1/e, p^pdA vi3w4|;^|^s une fausse paix!
■ .:aLt. ^vim, ,...-. LXXIII. ■
Dieu ne regarde que l'iijLtérieur : l'Ëglise, ne
juge que par l'extérieur. Dieu absout aussitôt
qu'il voit la pénitence dans le cœur; l'Église,
quand elle la voit dans les œuvres. Dieu fera
une Église pure au dedans, qui confonde par
sa sainteté intérieure et toute spirituelle l'impiété
extérieure des sages superbes et des pharisiens :
et l'Église fera une assemblée d'hommes dont
les mœurs extérieures soient si pures, qu'elles
confondent les mœurs des païens. S'il y a des
hypocrites si bien déguisés qu'elle n'en con-
naisse pas le venin,- elle les souffre; car encore
qu'ils ne soient pas reçus de Dieu, qu'ils ne
peuvent tromper, ils le sont des hommes , qu'ils
trompent. Ainsi elle n'est pas déshonorée par
leur conduite , qui paraît sainte.
LXXIV.-^ '---^^ ^'^
La loi n'a pas détruit là nature; raàis èHe Fa
instruite : la grâce n'a pas détruit la loi; mais
elle l'a fait exercer.
On se fait une idole de la vérité même : car la
vérité, hors de la charité, n'est pas Dieu; elle
est son image, et une idole qu'il ne faut point
aimer ni adorer; et encore moins faut-il aimer
et adorer son contraire, qui est le mensonge.
LXXV.
Tous les grands divertissements sont dange-
reux pour la vie chrétienne; mais entre tous
ceux que le monde a inventés , il n'y éh a point
qui soit plus à craindre que la comédie. C'est
une représentation si natiu'eljiç/et si.d^îicàte des
SECONDE PARTIE, ART. XVll,
131
passions , qu'elle les émeut et les fait naître dans
notre cœur, et surtout celle de l'amour : princi-
palement lorsqu'on le représente fort chaste et
fort honnête. Car plus il paraît innocent aux
âmes innocentes, plus elles sont capables d'en
être touchées. Sa violence plaît à notre amour-
propre, qui forme aussitôt un désir de causer les
mêmes effets que l'on voit si bien représentés ;
et l'on se fait en même temps une conscience
fondée sur l'honnêteté des sentiments qu'on y
voit , qui éteint la crainte des âmes pures , les-
quelles s'imaginent que ce n'est pas blesser *la
pureté, d'aimer d'un amour qui leur semble si
sage. Ainsi l'on s'en va de la comédie le cœur
si rempli de toutes les beautés et de toutes les
douceurs de l'amour, l'âme et l'esprit si persua-
dés de son innocence, qu'on est tout préparé à
recevoir ses premières impressions, ou plutôt à
chercher l'occasion de les faire naître dans le
cœur de quelqu'un, pour recevoir les mêmes
plaish's et les mêmes sacrifices que l'on a vus si
bien dépeints dans la comédie.
LXXVI.
Lés opinions relâchées plaisent tant aux hom-
mes naturellement, qu'il est étrange qu'elles
leur déplaisent. C'est qu'ils ont excédé toutes les
bornes. Et de plus, il y a bien des gens qui
voient le vrai , et qui ne peuvent y atteindre.
Mais il y en a peu qui ne sachent que la pureté
de la religion est contraire aux opinions trop re-
lâchées, et qu'il est ridicule de dire qu'une ré-
compense éternelle est offerte à des mœurs li-
cencieuses. . . j.=
LXXVII.
J'ai craint que je n'eusse mal écrit, me
, Toyant condamné; mais l'exemple de tant de
. /pîéux écrits me fait croire au contraire. Il n'est
plus permis de bien écrire.
^ Toute l'Inquisition est corrompue ou igno-
^^'*.rante. Il est meilleur d'obéir à Dieu qu'aux
hommes. Je ne crains rien, je n'espère rien ; le
Port-Royal craint , et c'est une mauvaise poli-
tique de les séparer; car quand ils ne craindront
plus, ils se feront plus craindre.
Le silence est la plus grande persécution.
Jamais les saints ne se sont tus. Il est vrai qu'il
; faut vocation; mais ce n'est pas des arrêts du
conseil qu'il faut apprendre si l'on est appelé;
c't«t de la nécessité de parler.
'*"\Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce
^efy condamne est condamné dans le ciel.
L'Inquisition et la Société sont les dent
fléaux de la vérité. *
On m'a demandé , premièrement , si je ne me
repens pas d'avoir fait les Provinciales. Je ré-
ponds que, bien loin de m'en repentir, si j'é-
tais à les faire, je les ferais encore plus fortes.
Secondement, on m'a demandé pourquoi j'ai
dit le nom des auteurs où j'ai pris toutes ces
propositions abominables que j'y ai citées. Je
réponds que , « j'étais dans une ville où il y eût
douze fontaines, et que je susse certainement
qu'il y en eût une empoisonnée , je serais obligé
d'avertir tout le monde de ne point aller puiser
de l'eau à cette fontaine; et comme on pourrait
croire que c'est une pure imagination de ma
part, je serais obligé de nommer celui qui l'a
empoisonnée, plutôt que d'exposer toute une
ville à s'empoisonner.
En troisième lieu , on m'a demandé pourquoi
j'ai employé un style agréable , railleur et diver-
tissant. Je réponds que si j'avais écrit d'un style
dogmatique, il n'y aurait eu que les savants
qui les auraient lues , et ceux-là n'en avaient pas
besoin, en sachant, pour le moins, autant que
moi là-dessus. Ainsi j'ai cru qu'il fallait écrire
d'une manière propre à faire lire mes lettres par
les femmes et les gens du monde , afin qu'ils
connussent le danger de toutes ces maximes et
de toutes ces propositions qui se répandaient
alors, et dont on se laissait facilement persuader.
Enfin , on m'a demandé si j'ai lu moi-même
tous les livres que j'ai cités. Je réponds que non. '
Certainement il aurait fallu que j'eusse passée
une grande partie de ma vie à lire de très-mau-
vais livres : mais j'ai lu deux fois Escobar tout
entier ; et pour les autres , je les ai fait lire par
quelques-uns de mes amis; mais je n'en ai pas
employé un seul passage sans l'avoir lu moi-
même dans le livre cité, et sans avoir examiné
la matière sur laquelle il est avancé, et sans
avoir lu ce qui précède et ce qui suit, pour ne
point hasarder de citer une objection pour une
réponse, ce qui aurait été reprochable et in-
juste.'
LXXÏX.
La machine arithmétique fait des effets qui
approchent plus de la pensée que tout ce que
font les animaux; mais elle ne fait rien qui
puisse faire dir^ qu'elle a de la volonté comme
les animaux.
y.
nt
PKNSÉE^'ïfE ^pMiiÙ. ,
Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages ,
disent : Mon livre, mon commentaire, mon his-
toire , etc. Us sentent leurs bourgeois qui ont
pignon sur rue , et toujours un chez-moi à la
bouche. Ils feraient mieux de dire : Notre li-
vre, notre commentaire, notre histoire, etc.,
vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien
d'autrui que du leur.
LXXXI.
La piété chrétienne anéantit le moi humain ,
et la civilité humaine le cache et le supprime.
.iAl.
^. LXXXII,^^^^.^-^j uiii) ^31
Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit ,
je serais bienheureux ; car je suis merveilleuse-
ment persuadé que la pauvreté est un grand
moyen pour faire son salut.
Lxxxm.'^^*^^^^*'^*"^'^^^
J*ai remarqué une chose, que, quelque pau*
vre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose
en mourant.
LXXXIV.
J'aime la pauvreté , parce que Jésus-CliMst
l'a aimée. J'aime les biens , parce qu'ils donnent
moyen d'en assister les misérables. Je garde la
fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal
à ceux qui m'en font; mais je leur souhaite une
condition pareille à la mienne, où l'on ne reçoit
pas le mal , ni le bien de la plupart des hommes.
J'essaye d'être toujours véritable, sincère et
lidèle à tous les hommes. J'ai une tendresse de
cœur pour ceux que Dieu m'a unis plus étroite-
ment. Soit que je sois seul , ou à la vue des
hommes, j'ai en toutes mes actions la vue de
Dieu qui doit les juger, et à qui je les ai toutes
consacrées. Voilà quels sont mes sentiments ; et
je bénis tous les jours de ma vie mon Rédemp-
teur, qui les a mis en moi, et qui , d'un homme
plein de faiblesse, de misère, de concupiscence,
d'orgueil et d'ambition, a fait un homme exempt
de tous ces maux par la force de la grâce à la-
quelle tout en est dû , n'ayant de moi que la
misère et l'horreur. ,. . :.
LXXXV.
La maladie est l'état naturel des chrétiens ,
parce qu'on est par là, comme on devrait tou-
jours être , dans la souffrance des maux , dans
la privation de tous lésWns et Sa lôus les plai^
sirs des sens , exempt de toutes les passions qui
travaillent pendant tout le cours de la vie , sans
ambition, sans avarice, dans l'attente conti-
nuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les
chrétiens devraiejit passer la vie ? Et n'est-ce
pas un grand bonheur quand on se trouve par
nécessité dans l'état où l'on est obligé d'être ,
et qu'on n'a autre chose à faire qu'à se soumet-
tre humblement et paisiblement ? C'est pourquoi
je ne demande autre chose que de prier Dieu
qu'il me fasse cette grâce./ » \, o\?MbA s % Â
Cest une chose étrange que les hommes aieut
voulu comprendre les principes des choses , et
arriver jusqu'à connaître tout 1 car il est sans
doute qu'on ne peut former ce dessein sans une
présomption ou sans une capacité infmie comme
la nature. sJiii\\
LXXXVIL
La nature a des perfections , pour montrer
qu'elle est l'image de Dieu ; et des défauts ,
pour, moiitrer, qu'elle n'en est que J[,'iç»age.
"•' ^"^ ^'^"^ •>"' Lxxxvm. '- ^'^'
Les hommes sont si nécessairement fous , que
ce serait être fou par un autre tour de folie
que de i:e pas être fou. ^ :i • ^u^'i
îfsc»'" f-A ah ■■ T V xxtX^^^'^^" ln^iit>. /lO-
Otez la probabilité, on ne peut plus plaire au
monde : mettez la probabilité, on ne peut plus
lui déplaire. . . <; i
^jJ " 3.PU J-*/; îi t 'ri^'uu') :*L'p i»fti»'ii
L'ardeur des saints à rechercher et pratiquer
le bien était inutile, si la probabilité est sùrje.
xci. '^i'" "«-q
Pour faire d'un homme un saint, il faut que
ce soit la grâce; et qui en doute ne sait ce que
c'est qu'un saint ,et qu'un homme. , * .
On aime la sûreté. On aime que le pape soit
infaillible en la foi , et que les docteurs graves
le soient dans leurs mœurs , afm d'avoir çon
assurance. ,{;v:roH< f^.a.Kr.-^iim'ii'^triJiV^'H'i^.
Il ne faut pas jugerde ce qu'est le pape par
SECONDE PARTIE, ART. XVII.
133
quelques paroles des Pères, comme disaient
les Grecs dans un concile ( règle importante I ),
iiiàis par les actions de TÉglise et des Pères ,
*èVpar les canoy:'' ' ^' '^'l' '''^' ' '' '' "'V,'!.',„
,î 9jrp tiiiih ^i\q ^^^V* .;h(.a^' jl A^ o'^rif^
Ëëj^ecpè esf le pWniief. Qttéï àùti'e 6ât bdnhti
de tous ? Quel autre est reconnu de tous ayant
pouvoir d'influer par tout le corps, parce qu'il
tient la maîtresse branche qui influe partout ?
Il y a hérésie à expliquer toujours omnes de
tous, et hérésie à ne pas l'expliquer quelque-
fois de tous. Bibite ex hoc omnes : les hugue-
nots , hérétiques , en l'expliquant de tous. In
quo omnes peccaverunt : les huguenots, héré-
tiques, en exceptant les enfants des fidèles. Il
faut donc suivre les Pères et la tradition pour
savoir quand, puisqu'il y a hérésie à craindre
de part et d'autre.
XCVIf ^
-^'«M moindre mouvement importe à toute la
nature ; la mer entière change pour une pierre.
Ainsi, dans la grâce, la moindre action im-
porte pour ses suites à tout. Donc tout est im-
portant.
Tous les hommes se haïssent naturellement.
On s'est servi comme on a pu de la concupis-
cence pour la faire servir au bien public. Mais
ce n'est que feinte , et une fausse image de la
charité; réellement ce n'est que haine. Ce vi-
lain fonds de l'homme, figmentum malum,
n'est que couvert ; il n'est pas ôté.
t.n'.T.fq ' -i- xcvra.
'Si^l*<kl Veut dil'C que l'homme est trop peu
pour mériter la communication avec Dieu , il
faut être bien grand pour en juger.
^j,, ^ XCIX.
11 est indigne de Dieu de se joindre à l'homme
misérable ; mais il n'est pas indigne de Dieu de
le tirer de sa misère.
îs>? a*f(,
C.
Qui l'a jamais compris ! Que d'absurdités !...
Des pécheurs purifiés sans pénitence , des justes
sanctifiés sans la grâce de Jésus-Christ, Dieu
sans pouvoir sur la volonté des hommes , une
prédestination sans mystère, un Rédempteur
sans certitude.
CI.
■^îi. . ••
r- Unité, multitude. En considérant l'Églisç
comme unité, le pape en est le chef, comme tout.
En la considérant comme multitude , le pape n'en
est qu'une partie. La multitude qui ne se réduit
pas à l'unité est confusion ; l'unité qui n'est pas
multitude est tyrannie.
Cil.
Dieu ne fait point de miracles dans la con-
duite ordinaire de son Église. C'en serait un
étrange, si l'infaillibilité était dans un; mais
d'être dans la multitude , cela paraît si naturel ,
que la conduite de Dieu est cachée sous la na-
ture, comme en tous ses ouvrages.
De ce que la religion chrétienne n'est pas uni-
que, ce n'est pas une raison de croire qu'elle
n'est pas la véritable. Au contraire, c'est ce qui
fait voir qu'elle l'est,
CIV.
Dans un état établi en république, comme
Venise, ce serait un très-grand mal de contri-
buer à y mettre un roi, et à opprimer la li-
berté des peuples à qui Dieu l'a donnée. Mais
dans un état où la puissance royale est établie,
on ne pourrait violer le respect qu'on lui doit
sans une espèce de sacrilège; parce que la puis-
sance que Dieu y a attachée étant non-seule-
ment une image, mais une participation de la
puissance de Dieu, on ne pourrait s'y opposer
sans résister manifestement à l'ordre de Dieu.
De plus , la guerre civile , qui en est une suite ,
étant un des plus grands maux qu'on puisse
commettre contre la charité du prochain , on ne
peut assez exagérer la grandeur de cette faute.
Les premiers chrétiens ne nous ont pas appris
la révolte, mais la patience, quand les princes
ne s'acquittent pas bien de leur devoir.
M. Pascal ajoutait : J'ai un aussi grand cioi-
gnement de ce péché que pour assassiner le
monde et voler sur les grands chemins : il n'y a
rien qui soit plus contraire à mon naturel , et
sur quoi je sois moins tenté.
CV.
L'élocpience «st un art de dire les choses de
134
telle façoû : l" que ceux à qui l'on parle puissent
les entendre sims peine et avec plaisir ; 2" qu'ils
s'y sentent intéressés, en sorte que l'amour-
propre les porte plus volontiers à y faire ré-
flexion. Elle consiste donc dans une correspon-
dance qu'on tâche d'établir entre l'esprit et le
cœur de ceux a qui l'on pax'le, d'un côté, et , de
l'autre , les pensées et les expressions dont on se
sert ; ce qui suppose qu'on aura bien étudié le
cœur de l'homme pour en savoir tous les ressorts,
et pour trouver ensuite les justes proportions du
discours qu'on veut y assortir. Il faut se mettre
à la place de ceux qui doivent nous entendre ,
et faire essai sur son propre cœur du tour qu'on
donne à son discours, pour voir si l'un est fait
pour l'autre , et si l'on peut s'assurer que l'audi-
teur sera comme forcé de se rendre. Il faut se
renfermer le plus qu'il est possible dans le
simple naturel ; ne pas faire grand ce qui est
petit, ni petit ce qui est grand. Ce n'est pas
assez qu'une chose soit belle, il faut qu'elle soit
propre au sujet , qu'il n'y ait rien de trop , ni
rien de manque.
L'éloquence est une peinture de la pensée ; et
ainsi ceux qui, après avoir peint, ajoutent en-
core , font un tableau au lieu d'un portrait.
CVI. "'"' "'■ '-''■■•'"
L'Écriture sainte n'est pas une science de l'es-
prit , mais du cœur. Elle n'est intelligible que
pour ceux qui ont le cœur dreit. Le voile qui
est sur l'Écriture pour les Juifs y est aussi pour
les chrétiens. La charité est non - seulement
l'objet de l'Écriture sainte, mais elle en est
aussi la porte.
CVIL -/M. ■::vr:^-V
S'il ne fallait rien faire que pour le certain ,
on ne devrait rien faire pour la religion ; car elle
n'est pas certaine. Mais combien de choses fait-
on pour l'incertain , les voyages sur mer , les
batailles ! Je dis donc qu'il ne faudrait rien faire
du tout, car rien n'est certain; et il y a plus de
certitude à la religion qu'à l'espérance que nous
voyions le jour de demain : car il n'est pas
certain que nous voyions demain ; mais il est
certainement possible que nous ne le voyions
pas. On n'en peut pas dire autant de la reli-
gion. Il n'est pas certain qu'elle soit; mais qui
osera dire qu'il est certainement possible qu'elle
ne soit pas? Or, quand on travaille pour demain
et pour l'incertain, on agit avec raison.
PENSÉES DE PASCAL,
Les inventions des honnnes vont en avançant
de siècle en siècle. La bonté et la malice du
monde en général reste Ja.mème.
Il faut avoir une pensée de derrière , et juger
du tout par là : en parlant cependant comme le
peuple.
La force est la reine du monde, et non pas
l'opinion ; mais l'opinion est celle qui use de la
force.
CXL
Le hasard donne les pensées; le hasard
les ôte; point d'art pour conserver ni pour ac-
quérir.
CXII.
Ml<jli bb
Vous voulez que l'Église ne juge ni de l'inté-
rieur, parce que cela n'appartient qu'à Dieu, ni
de l'extérieur, parce que Dieu ne s'arrête qu'à
l'intérieur ; et ainsi , lui ôtant tout choix des
hommes, vous retenez dans l'Église les plus
débordés , et ceux qui la déshonorent si fort ,
que les synagogues des Juifs et les sectes des
philosophes les auraient exilés comme indignes ,
et les auraient abhorrés.
lî
^^cm:^^^^^
Est fait prêtre maintenant '<ïui veut Têtrè ,
comme dans Jéroboam. ' ^ - -
CXIV.
La multitude qui ne se réduit pas à l'unité est
confusion ; l'unité qui ne dépend pas de la Mul-
titude est tyrannie. - ■ .■
On ne consulte que l'oreille, parce qu'on
manque de cœur. ■./ .1 sjI ëiiiii) la
Il faut , en tout dialogue et discours, <fa^\i
puisse dire à ceux qui s'en offensent : De quoi
vous plaignez-vous ? '^ .^ .on-Kj^-rin
cxvii "'"•"•■'«•'" ;'^
Les enfants qui s'effraient du visage qu'ils
SECONDE PARTIE, ART. XVlll.
135
out barbouillé sont des enfants ; mais le moyen
que ce qui est si faible , étant enfant , soit bien
fort étant plus âgé? wne fait que changer .de
faiblesse,,, .,, ,.-^ .j.^ ,. , , . .,.^p. ,,, ,^i,y,y, ,,,,
Incompréhensible que Dieu soit, et incom-
préhensible qu'il ne soit pas; que l'âme soit
avec le corps , que nous n'ayons pas d'âme ; que
le monde soit créé , qu'il ne le soit pas, etc.; que
le péché originel soit, ou qu'il ne soit pas.
CXIX.
Les athées doivent dire des choses parfaite-
ment claires ; or , il n'est point parfaitement clair
que l'âme soit matérielle.
cxx.
Incrédules , les plus crédules. lis croient les
miracles de Vespasienj pour ne pas croire ceux
de Moïse.
&ur la philosophie de Descartes.
î>j
Il faut dire en gros : Cela se fait par figure
et mouvement , car cela est vrai. Mais de dire
quelle figure et mouvement, et composer la
machine, cela est ridicule; car cela est inutile,
et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai,
nous n'estimons pas que toute la philosophie
vaille une heure de peine.
ARTICLE XVIII.
Pensées sur la mort, qui ont été extraites
cVune lettre écrite par Pascal y au sujet de
la mort de son père,
*?^ ètircii'! s^p.t'-a U'b"!f *.:i%jr n^r ïi>w.:iiii;.nf 0.^
Quand nous sommes dans l'affliction à cause
de la mort de quelque personne pour qui nous
avons de l'affection , ou pour quelque autre
malheur qui nous arrive, nous ne devons pas
chercher de la consolation dans nous-mêmes ,
ni dans les hommes, ni dans tout ce qui est
créé; mais nous devons la chercher en Dieu
seul. Et la raison en est, que toutes les créa-
tures ne sont pas la première cause des acci-
dents que nous appelons maux; mais que la
providence de Dieu en étant l'unique et vérita-
ble cause, l'arbitre et la souveraine, il est in-
dubitable qu'il faut recourir directement à la
source, et remonter jusques à l'origine, pour
trouver un solide allégement. Que si nous sui-
vons ce précepte , et que nous considérions cette
mort qui nous afflige, non pas comme un effet
du hasard, ni comme une nécessité fatale de
la nature, ni comme le jouet des éléments et
des parties qui composent l'homme (car Dieu
n'a pas abandonné ses élus au caprice du ha-
sard), mais comme une suite indispensable,
inévitable, juste, et sainte, d'un arrêt de la
providence de Dieu , pour être exécuté dans la
plénitude de son temps ; et enfin que tout ce qui
est arrivé a été de tout temps présent et préor-
donné en Dieu : si , dis-je , par un transport de
grâce , nous regardons cet accident , non dans
lui - même et hors de Dieu , mais hors de lui-
même et dans la volonté même de Dieu ; dans
la justice de son arrêt, dans l'ordre de sa pro-
vidence, qui en est la véritable cause, sans qui
il ne fût pas arrivé , par qui seul il est arrivé ,
et de la manière dont il est arrivé ; nous adore-
rons dans un humble silence la hauteur impé-
nétrable de ses secrets ; nous vénérerons la sain-
teté de ses arrêts , nous bénirons la conduite de
sa providence ; et , unissant notre volonté à celle
de Dieu même, nous voudrons avec lui, en lui,
et pour lui, la chose qu'il a voulue en nous et
pour nous de toute éternité.
II-
Il n'y a de consolation qu'en la vérité seule.
Il est sans doute que Socrate et Sénèque n'ont
rien qui puisse nou%persuader et consoler dans
ces occasions. Ils ont été sous l'erreur qui a
aveuglé tous les hommes dans le premier : ils
ont tous pris la mort comme naturelle à l'homme ;
et tous les discours qu'ils ont fondés sur ce faux
principe sont si vains et si peu solides , qu'ils ne
servent qu'à montrer par leur inutilité combien
l'homme en général est faible, puisque les plus
hautes productions des plus grands d'entre les
hommes sont si basses et si puériles.
Il n'en est pas de même de Jésus-Christ , il
n'en est pas ainsi des livres canoniques : la vé-
rité y est découverte ; et la consolation y est
jointe aussi infailliblement qu'elle est infaillible-
ment séparée de l'erreur. Considérons donc la
mort dans la vérité que le Saint-Esprit nous a
apprise. Nous avons cet admirable avantage de
connaître que véritablement et effectivement la
mort est une peine du péché, imposée à l'homme
pour expier son crime, nécessaire à l'homme
pour le purger du péché ; que c'est la seul» qui
136
,ÇEiNSEES D^ PASÇAJL,
peut déliviiîr l'ûine de la concupiscence des mem-
bres, sans laquelle les saints ne Vivent point en
ce monde. Nous savons que la vie , et la vie des
chrétiens , est un sacrifice continuel qui ne peut
être achevé que \^r la mort : nous savons que
Jésus-Christ, entrant au monde, s'est considéré
et s'est offert a Dieu comme un holocauste et
une véritable victime ; que sa naissance, sa vie,
sa mort, sa résurrection, son ascension, sa séance
éternelle tu. la droite de son père, et sa présence
dans l'Eucharistie, ne sont qu'un seul et unique
sncriflce ; nous savons que ce qui est arrivé en
Jésus-Christ doit arriver en tous ses membres.
. Considérons donc la viç comme un sacrifice ;
et que les accidents de la vie ne fassent d'impres-
sion dans l'esprit des chrétiens qu'à proportion
qu'ils interrompent ou qu'ils accomplissent ce
sacrilice. N'appelons mal que ce qui rend la vic-
time de Dieu victime du diable ; mais appelons
bien ce qui rend la victime du diable en Adam
victime de Dieu ; et, sur cette règle, examinons
la nature de la mort.
Pour cela il faut rçcourir à la personne de
Jésus-Christ ; car, comme Dieu ne considère les
hommes que par le médiateur Jésus-Christ, les
hommes aussi ne devraient regarder ni les au-
tres, ni eux-mêmes, que médiatement par Jésus-
Christ.
Si nous ne passons par ce milieu , nous ne
trouverons en nous que de véritables malheurs ,
ou des plaisirs abominables : mais si nous con-
sidérons toutes ces choses en Jésus-Christ , nous
trouverons toute consolation , toute satisfaction ,
toute édification, *
Considérons donc la mort en Jésus-Christ, et
non pas sans Jésus-Christ. Sans Jésus-Christ elle
est horrible, elle e$t détestable, et l'horreur de
la nature. En Jésus-Christ, elle est tout autre,
elle est aimable, saiilte, et la joie du fidèle. Tout
est doux en Jésus-Christ jusqu'à la mort ; et c'est
pourquoi il a souffert et est mort pour sanctifier
la mort et les souffrances : et comme Dieu et
comme hommç, il a été tout ce qu'il y a de grand
et tout ce qu'il y a d'abject, afin de sanctifier
en soi toutes choses, excepté le péché, et pour
être le modèle de toutes les conditions.
Pour considérer ce que c'est que la mort, et
la mort en Jésus-Christ, il faut voir quel rang
elle tient dans son sacrifice continuel et sans
interruption , et pour cela remarquer que , dans
les sacrifices, la principale partie est la mort de
l'hostie. L'oblation et la sanctification qui pré-
cèdent sont des dispositions ; mais laccomplis-
sement est la mort, dans laquelle, par l'anéan-
tissement de la vie, la créature rend à Dieu tout
l'hommage dont elle est capable, en s'anéantis-
sant devant les yeux de sa majesté , et en ado-
rant sa souveraine existence, qui existe seule
essentiellement, 11 est vrai qu'il y a encore une
autre partie après la mort de l'hostie , sans la-
quelle sa mort est inutile ; c'est l'acceptation que
Dieu fait du sacrifice. C'est ce qui est dit dans
l'Écriture: Et odoratus est Dominus odoren^
suavitatis ( Gènes,, viii, 21 ) .• Et Dieu a reçu
rôdeur du sacrifice. C'est véritablement celle-là
qiû couronne l'oblation ; mais elle est plutôt une
action de Dieu vers la créature , que de la créa-
ture vers Dieu ; et elle n'empêche pas que la der-
nière action de la créature ne soit la mort.
Toutes ces choses ont été accomplies en Jésus-
Christ. En entrant au monde, il s'est offert : Ob-
tulit semelipsum per Spiritum sançtum ( Hebr.y
IX , 14). Ingrediens mundum dixit : Hostiam et
oblationem noluisii: corpus autemaptasti mihi.
Tune diod : Ecce venio. In capiteLibriscriptum
est de me, utfaciam, Deus, voluntatem tuam:
{Hebr.jX, 5, et 7). Deus meus, volui, et legemx'
tuam in medio cordis mei ( Psalm. Z%), Il s'est
offert lui-même par le Saint-Esprit, Entrant
dans le monde, il a dit: Seigneur, les sacrifices
ne vous sont point agréables ; mais vous m'avez
formé un corps. Alors f ai dit: Me voici, je viens
selon qu'il est écrit de moi dans le Libre, pou^
faire, mon Dieu, votre volonté : c'est aussi, mon
Dieu, ce que j'ai voulu, et votre loi est dans. le
milieu de mon cœur. Voilà son oblation. Sa,,
sanctification a suivi immédiatement son oblaéa
tion. Ce sacrifice a duré toute sa vie, et a été 9,^5*^
compli par sa mort, II. a fallu qu'il ait passé ^ûflfiu
les souffrances pour entrer en sa gloire (Luc^-q
XXIV, 26 ). Aux jours de sa chair, ayant offert x ,
avec un grand cri et avec larmes ses prières et
ses supplications à celui qui pouvait le tirer ^ey,,
la mort, il a été exaucé selon son humble re^;^
pect par son Père; et quoiqu'il fût le Fils ^ i^
Dieu, il a appris l'obéissance par tout ce qu'il ,.'
a souffert {Ilebr., v, 7, 8). Et Dieu l'a ressus-
cité, et lui a envoyé sa gloire, figurée autrefois ,,
par le feu du ciel qui tombait sur les victimes , ;
pour brûler et consumer son corps, et le îm§,,i
vivre de la vie de la gloire. C'est ce que Jés«|ntio!)
Christ a obtenu , et ^ui a e);|é^j^c,cç>^gji ufir. iS^;G'
résurrection: " ' ' ■'\"'l!/,* -'.. yjîo. o<rp
Ainsi ce sacrifice étant parfait parla mort de j
Jésus-Christ, et consommé même en soi) porps , j
par sa résurrection., pu l'iniage dei la;Chair.4]^fo;
SECONDE PARTIE, ART. XVIII.
13'
péché a été absorbée par la gloire, Jésus-Christ
avait tout achevé de sa part ; et il ne restait plus
sinon que le sacrifice fût accepté de Dieu, et que,
comme la fumée s'élevait, et portait l'odeur au
trône de Dieu, aussi Jésus -Christ fût, en cet état
d'immolation parfaite, offert, porté, et reçu au
trône de Dieu même : et c'est ce qui a été ac-
compli en l'Ascension, en laquelle il est monté,
et par sa propre force, et par la force de son
Saint-Esprit , qui l'environnait de toutes parts.
Il a été enlevé comme la fumée des victimes,
qui est la figure de Jésus-Christ, était portée en
haut par l'air qui la soutenait, qui est la figure
du Saint-Esprit: et les Actes des apôtres nous
marquent expressément qu'il fut reçu au ciel ,
pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli
en terre a été accepté et reçu dons le sein de
Dieu.
Voilà l'état des choses en notre souverain Sei-
gneur. Considérons-les en nous maintenant.
Lorsque nous entrons dans l'Église , qui est le
monde des fidèles, et particulièrement des élus,
où Jésus -Christ entra dès le moment de son
incarnation , par un privilège particulier au Fils
unique de Dieu , nous sommes offerts et sancti-
fiés. Ce sacrifice se continue par la vie , et s'ac-
complit à la mort, dans laquelle l'âme, quittant
véritablement tous les vices et l'amour de la
terre, dont la contagion l'infecte toujours du-
rant cette vie , elle achève son immolation , et
est reçue dans le sein de Dieu.
Ne nous affligeons donc pas de la mort des
fidèles, comme les païens qui n'ont point d'es-
pérance. Nous ne les avons pas perdus au mo-
ment de leur mort. Nous les avions perdus, pour
ainsi dire, dès qu'ils étaient entrés dans l'Eglise
par le baptême. Dès lors ils étaient à Dieu. Leur
vie était vouée à Dieu ; leurs actions ne regar-
daient le monde que pour Dieu. Dans leur mort,
ils se sont entièrement détachés des péchés ; et
c'est en ce moment qu'ils ont été reçus de Dieu,
et que leur sacrifice a reçu son accomplissement
et son couronnement.
Ils ont fait ce qu'ils avaient voué: ils ont
achevé l'œuvre que Dieu leur avait donné à faire :
ils ont accompli la seule chose pour laquelle ils
avalent été créés. La volonté de Dieu s'est ac-
complie en eux , et leur volonté est absorbée en
Dieu. Que notre volonté ne sépare donc pas ce
que Dieu a uni ; et étouffons ou modérons par
l'intelligence de la vérité les sentiments de la na-
ture corrompue et déçue, qui n'a que de fausses
images, et qui trouble, par ses illusions, la sain-
teté des sentiments que la vérité de l'Évangile
doit nous donner. ^
Ne considérons donc plus la mort comme des
païens , mais comme des chrétiens , c'est-à-dire
avec l'espérance , comme saint Vaxil l'ordonne,
puisque c'est le privilège spécial des chrétiens.
Ne considérons plus un corps comme une cha-
rogne infecte , car la nature trompeuse nous le
représente de la sorte, mais comme le temple
inviolable et éternel du Saint-Esprit, comme la
foi l'apprend.
Car nous savons que les corps des saints sont
habités par le Saint-Esprit jusques à la résur-
rection, qui se fera par la vertu de cet Esprit
qui réside en eux pour cet effet. C'est le senti-
ment des Pères. C'est pour cette raison que nous
honorons les reliques des morts, et c'est sur ce
vrai principe que l'on donnait autrefois l'Eucha-
ristie dans la bouche des morts; parce que,
comme on savait qu'ils étaient le temple du
Saint-Esprit, on croyait qu'ils méritaient d'être
aussi unis à ce saint sacrement. Mais l'Église a
changé cette coutume ; non pas qu'elle croie que
ces corps ne soient pas saints, mais par cette
raison que l'Eucharistie étant le pain de vie et
des vivants, il ne doit pas être donné aux morts.
Ne considérons plus les fidèles qui sont morts
eu la grâce de Dieu comme ayant cessé de vivre,
quoique la nature le suggère ; mais comme com-
mençant à vivre , comme la vérité l'assure. Ne
considérons plus leurs âmes comme péries et
réduites au néant , mais comme vivifiées et unies
au souverain vivant : et corrigeons ainsi , par
l'attention à ces vérités, les sentiments d'erreur
qui sont si empreints en nous-mêmes, et ces
mouvements d'horreur qui sont si naturels à
l'homme. *' i" "i** v '■ ^-- — - -
- -ia. •■ - ■■'-■^'^
Dieu à créé l'homme avec deux arnours, l'un
pour Dieu, l'autre pour soi-même; mais avec
cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini,
c'est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu
même, et que l'amour pour soi-même serait
fini et ' rapportant à Dieu,
L'homme en cet état, non-seulement s'aimait
sans péché, mais il ne pouvait pas ne point s'ai-
mer sans péché.
Depuis, le péché étant arrivé, l'homme a
perdu le premier de ces amours; et l'amour
pour soi-même étant resté seul dans cette grande
âme capable d'un amour infini , cet amour-pro-
II fuiU sous-entendro se.
i Ay/f de l'àlit. de l«*^.;
138
pre s'est étendu et débordé dans le vide que
l'amour de Dieu a laissé; et ainsi il s'est ainié
seul, et toutes choses pour soi, c'est-à-dire infi-
niment. „./.„,,, ,„,, ,,,.,,.,
Voilà l'origine de l'amour-propre. Il était na-
turel à Adam, et juste en son innocence ; mais
il est devenu et criminel et immodéré, ensuite
de son péché. Voilà la source de cet amour, et
la cause de sa défectuosité et de son excès.
Il en est de même du désir de dominer, de la
paresse , et des autres vices. L'application en
est aisée à faire au sujet de l'horreur que nous
avons de la mort. Cette horreur était naturelle
et juste dans Adam innocent , parce que sa vie
étant très-agréable à Dieu , elle devait être
agréable à l'homme : et la mort eût été horri-
ble, parce quelle eût fini une vie conforme à la
volonté de Dieu. Depuis , l'homme ayant péché,
sa vie est devenue corrompue, son corps et
son âme ennemis l'un de l'autre, et tous deux
de Dieu.
Ce changement ayant infecté une si sainte
vie , l'amour de la vie est néanmoins demeuré ;
et l'horreur de la mort étant restée la même, ce
qui était juste en Adam est injuste en nous.
Voilà l'origine de l'horreur de la mort , et la
cause de sa défectuosité. Éclairons donc l'erreur
de la nature par la lumière de la foi.
L'horreur de la mort est naturelle ; mais c'est
dans l'état d'innocence, parce qu'elle n'eût pu
entrer dans le paradis qu'en finissant une vie
toute pure. Il était juste de la haïr, quand elle
n'eût pu arriver qu'en séparant une âme sainte
d'un corps saint : mais il est juste de l'aimer,
quand elle sépare une âme sainte d'un corps im-
pur. Il était juste de la fuù*, quand elle eût rompu
la paix entre l'âme et le corps ; mais non pas
quand elle en calme la dissension irréconciliable.
Enfui, quand elle eût affligé un corps innocent,
quand elle eût ôté au corps la liberté d'honorer
Dieu , quand elle eût séparé de l'âme un corps
soumis et coopérateur à ses volontés, quand
elle eût fini tous les biens dont l'homme est ca-
pable , il était juste de l'abhorrer ; mais quand
elle finit une vie impure, quand elle ôte au corps
la liberté de pécher, quand elle délivre l'âme
d'un rebelle très-puissant, et contredisant tous
les motifs de son salut, il est très-injuste d'en
conserver les mêmes sentiments.
Ne quittons donc pas cet amour que la nature
nous a donné pour la vie, puisque nous l'avons
reçu de Dieu ; mais que ce soit pour la même vie
pour laquelle Dieu nous la donné, et non pas
PENSÉES DE PASCAL, ^-j^^
pour un objet contraire. Et en consentant à Tj^-
mour qu'Adam avait pour sa vie innocente , et
que Jésus-Christ même a eu pour la sienne, por-
tons-nous à haïr une vie contraire à celle que
Jésus-Christ a aimée, et à n'appréhender que la
mort que Jésus-Christ a appréhendée, qui arrive
à un corps agréable à Dieu ; mais non pas à crain-
dre une mort qui , punissant un corps coupable
et purgeant un corps vicieux , doit nous donner
des sentiments tout contraires, si nous avons un
peu de foi, d'espérance et de charité.
C'est un des grands principes du christia-
nisme , que tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ
doit se passer et dans l'âme et dans le corps de
chaque chrétien; que comme Jésus -Christ a
souffert durant sa vie mortelle, est mort à cette
vie mortelle, est ressuscité d'une nouvelle vie,
et est monté au ciel, où il est assis à la droite de
Dieu son père, ainsi le corps et l'âme doivent souf
frir, mourir, ressusciter, et monter au ciel.
Toutes ces choses s'accomplissent dans l'âme
durant cette vie^ mais non dans le corps.
L'âme souffre et meurt au péché dans la pé-
nitence et dans le baptême ; l'âme ressuscite à
une nouvelle vie dans ces sacrements ; et enfin
l'âme quitte la terre et monte au ciel en menant
une vie céleste ; ce qui fait dire à saint Paul :
Nostra conversatio in cœlis est {Philipp,, m, 20).
Aucune de ces choses n'arrive dans le corps
durant cette vie, mais les mêmes choses s'y pas-
sent ensuite. Car à la mort, le corps meurt à sa
vie mortelle : au jugement, il ressuscitera à une
nouvelle vie : après le jugement, il montera au
ciel, et y demeurera éternellement. Ainsi les mê-
mes choses arrivent au corps et à l'âme, mais en
différents temps ; et les changements du corps
n'arrivent que quand ceux de l'âme sont accom-
plis, c'est-à-dire après la mort: de sorte que la
mort est le couronnement de la béatitude de l'âme
et le commencement de la béatitude du corps.
Voilà les admirables conduites de la sagesse
de Dieu sur le salut des âmes ; et saint Augustin
nous apprend, sur ce sujet, que Dieu en a dis-
posé de la sorte, de peur que, si le corps de
l'homme fût mort et ressuscité pour jamais dans
le baptême, on ne fût entré dans l'obéissance
de l'Évangile que par l'amour de la vie ; au lieu
que la grandeur de la foi éclate bien davantage
lorsque l'on tend à l'immortalité par les ombres
de la mort.^ ^^ -■^,} ^j^i ^ /cj/iijq 'cia^i h uotaisi
11 n'est pas juste que nous soyons sans ressen-
SECONDE PARtIE, ART. XIX.
39
timent et sans douleur dans les afflictions et les
accidents fâcheux qui nous arrivent, comme des
anges qui n'ont aucun sentiment de la nature :
il n'est pas juste aussi que nous soyons sans con-
solation, comme des païens qui n'ont aucun sen-
timent de la grâce : mais il est juste que nous
soyons affligés et consolés comme chrétiens , et
que la consolation de la grâce l'emporte par-des-
sus les sentiments de la nature, afin que la grâce
soit non-seulement en nous, mais victorieuse en
nous ; qu'ainsi en sanctifiant le nom de notre père,
sa volonté devienne la nôtre ; que sa grâce règne
et domine sur la nature, et que nos afflictions
soient comme la matière d'un sacrifice que sa
grâce consomme et anéantisse pour la gloire de
Dieu , et que ces sacrifices particuliers honorent
et préviennent le sacrifice universel où la nature
entière doit être consommée par la puissance de
Jésus-Christ.
Ainsi nous tirerons avantage de nos propres
imperfections , puisqu'elles serviront de matière
à cet holocauste : car c'est le but des vrais chré-
tiens de profiter de leurs propres imperfections ,
parce que tout coopère en bien pour les élus.
Et si nous y prenons garde de près, nous trou-
verons de grands avantages pour notre édifica-
tion, en considérant la chose dans la vérité ; car
puisqu'il est véritable que la mort du corps n'est
que l'image de celle de l'âme, et que nous bâtis-
sons sur ce principe , que nous avons sujet d'es-
pérer du salut de ceux dont nous pleurons la
mort, il est certain que, si nous ne pouvons arrê-
ter le cours de notre tristesse et de notre déplai-
sir, nous devons en tirer ce profit, que, puisque
la mort du corps est si terrible qu'elle nous cause
de tels mouvements , celle de l'âme devrait nous
en causer de plus inconsolables. Dieu a envoyé la
première à ceux que nous regrettons ; mais nous
espérons qu'il a détourné la seconde. Considérons
donc la grandeur de nos biens dans la grandeur
ûe nos maux, et que l'excès de notre douleur
feoit la mesure de celle de notre joie.
Il n'y a rien qui puisse la modérer, sinon la
crainte que leurs âmes ne languissent pour quel-
le temps dans les peines qui sont destinées à
|)urger le reste des péchés de cette vie : et c'est
pour fléchir la colère de Dieu sur eux , que nous
devons soigneusement nous employer.
La prière et les sacrifices sont un souverain
remède à leurs peines. Mais une des plus solides
et des plus utiles charités envers les morts est
de faire les choses qu'ils nous ordonneraient, s'ils
étalent encore au monde, et de nous mettre pour
eux en l'état auquel ils nous souhaitent à présent.
Par cette pratique, nous les faisons revivre'
en nous en quelque sorte, puisque ce sont leurs
conseils qui sont encore vivants et agissants en
nous ; et comme les hérésiarques sont punis en
l'autre vie des péchés auxquels ils ont engagé
leurs sectateurs, dans lesquels leur venin vit
encore ; ainsi les morts sont récompensés, outre
leur propre mérite, pour ceux auxquels ils ont
donné suite par leurs conseils et leur exemple.
?),"L'f\' *'«,!
rfM
¥*■
L'homme est assurément trop infirme pour
pouvoir juger sainement de la suite des choses
futures. Espérons donc en Dieu, et ne nous fati-
guons pas par des prévoyances indiscrètes et té-
méraires. Remettons-nous à Dieu pour la con-
duite de nos vies, et que le déplaisir ne soit pas
dominant en nous.
Saint Augustin nous apprend qu'il y a dans
chaque homme un serpent, une Eve et un Adam.
Le serpent sont les sens et notre nature ; l'Eve
est l'appétit concupiscible, et l'Adam est la raison.
La nature nous tente continuellement; l'appétit
concupiscible désire souvent ; mais le péché n'est
pas achevé, si la raison ne consent.
Laissons donc agir ce serpent et cette Eve , si
nous ne pouvons l'empêcher : mais prions Dieu
que sa grâce fortifie tellement notre Adam , qu'il
demeure victorieux ; que Jésus-Christ en soit vain-
queur, et qu'il règne éternellement en nous.
'V ,7 ARTICLE XIX.
Prière pour demander à Dieu le l^on usage
' ' des maladies.
:'"^ ---j: - 1.
Seigneur, dont l'esprit est si bon et si doux en
toutes choses, et qui êtes tellement miséricor-
dieux, que non-seulement les prospérités, mais
les disgrâces mêmes qui arrivent à vos élus sont
des effets de votre miséricorde; faites -moi la
grâce de ne pas agir en païen dans l'état où votre
justice m'a réduit; que, comme un vrai chrétien,
je vous reconnaisse pour mon père et pour mon
Dieu, en quelque état que je me trouve, puisque
le changement de ma condition n'en apporte pas
à la vôtre ; que vous êtes toujours le même, quoi-
que je sois sujet au changement ; et que vous n'êtes
pas moins Dieu quand vous affligez et quand
vous punissez, que quand vous consolez et que
vous usez d'indulgence.
140
PENSÉES DE PASCAL,
Vous m'aviez donné la santé pour vous servir,
et j'en ai fait un usage tout profane. Vous m'en-
voyez maintenant la maladie pour me corriger;
ne permettez pas que j'en use pour vous irriter
pai- mon impatience. J'ai mal usé de ma santé,
et vous m'en avez justement puni. Ne souffrez
pas que j'use mal de votre punition. Et puisque
la corruption de ma nature est telle , qu'elle me
rend vos faveurs pernicieuses, faites, ô mon Dieu I
que voti-e grâce toute-puissante me rende vos
châtiments salutaires. Si j'ai eu le cœur plein de
l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque
vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon sa-
lut; et rendez-moi incapable de jouir du monde,
soit par faiblesse de corps, soit par zèle de cha-
rité, pour ne jouir que de vous seuK {)„n-. r,ji,v
0 Dieu , devant qui je dois rendre un compte
exact de toutes mes actions à la fin de ma vie et
à la fin du monde ! ô Dieu , qui ne laissez sub-
sister le monde et toutes les choses du monde que
pour exercer vos élus ou pour punir les pécheurs I
ô Dieu, qui laissez les pécheurs endurcis dans
l'usage délicieux et criminel du monde ! ô Dieu ,
qui faites mourir nos corps, et qui, à l'heure de
la mort, détachez notre âme de tout ce qu'elle
aimait au monde ! ô Dieu, qui m'arrachez, à ce
dernier moment de ma vie , de toutes les choses
auxquelles je me suis attaché, et où j'ai mis mon
cœur! ô Dieu, qui devez consumer, au dernier
jour, le ciel et la terre, et toutes les créatures
qu'ils contiennent, pour montrer à tous les hom-
mes que rien ne subsiste que vous , et qu'ainsi
rien n'est digne d'amour que vous , puisque rien
n'est durable que vous I ô Dieu , qui devez dé-
truire toutes ces vaines idoles et tous ces fu-
nestes objets de nos passions ! je vous loue, mon
Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie,
de ce qu'il vous a plu prévenir en ma faveur ce
jour épouvantable, en détruisant à mon égard
toutes choses, dans l'affaiblissement où vous m'a-
vez réduit. Je vous loue, mon Dieu, et je vous
bénirai tous les jours de ma vie, de ce qu'il vous
a plu me réduire dans l'incapacité de jouir des
douceurs de la santé et des plaisirs du monde; et
de ce que vous avez anéanti en quelque sorte,
pour mon avantage, les idoles trompeuses que
vous anéantirez effectivement pour la confusion
des méchants au jour de votre colère. Faites, Sei-
gneur, que je méjuge moi-même ensuite de cette
destruction que vous avez faite à mpn égard, afin
que vous ne me jugiez pas vous-même ensuite d^
l'entière destruction que vous ferez de ma v;ie et
du mondé. Car, Seigneur, comme à l'iustant de
ma mort je me trouverai séparé du monde, dépw^
de toutes choses, seul en votre présence, ppijr.
répondre à votre justice de tous les mouvements
démon cœur; faites que je me considère en cette^
maladie comme en une espèce de mort, séparé
du monde, dénué de tous les objets de mes atta-
chements, seul en votre présence, pour implorer
de votre miséricorde la conversion de mon cœur^
et qu'ainsi j'aie une extrême consolation de ce
que vous m'envoyez maintenant une espèce de.
mort pour exercer votre miséricorde, avant que,
vous m'envoyiez effectivement la mort pour
exercer votre jugement. Faites donc, ô mon Dieu,
que , comme vous avez prévenu ma mort , je pré-
vienne la rigueur de votre sentence, et que je
m'examine moi-même avant votre jugement,
pour trouver miséricorde en votre présence. .
Mte^, 'ô mon Dieu 1 que j'adore en silence
l'ordre de votre providence adorable sur la con-
duite de ma vie ; que votre fléau me console ; et
qu'ayant vécu dans l'amertume de mes péchés
pendant la paix , je goûte les douceurs célestes
de votre grâce durant les maux salutaires dont
vous m'affligez ! Mais je reconnais, mon Dieu,
que mon cœur est tellement endurci et plein desi
idées , des soins , des inquiétudes et des attache- ,
ments du monde, que la maladie non plus que la
santé, ni les discours, ni les livres, ni vos Écri-
tures sacrées , ni votre Évangile , ni vos mystères .,
les plus saints, ni les aumônes, ni les jeûnes, ni,
les mortifications, ni les miracles, ni l'usage des^
sacrements, ni le sacrifice de votre corps, ni tous
mes efforts, ni ceux de tout le monde ensemble,
ne peuvent rien du tout pour commencer ma con-
version , si vous n'accompagnez toutes ces choses
d'une assistance tout extraordinaire de votre^
grâce. C'est pourquoi, mon Dieu, je m'adresse à<
vous. Dieu tout -puissant, pour vous demander,
un don que toutes les créatures ensemble ne peu- .
vent m'accorder. Je n'aurais pas la hardiesse de y
vous adresser mes cris, si quelque autre pouvait -,
les exaucer. Mais, mon Dieu, comme la conver- ï
sion de mon cœur que je vous demande est un :
ouvrage qui passe tous les efforts de la nature , je >
ne puis m'adresser qu'à l'auteur et au maître tout-i>
puissant de la nature et de mon cœur. A qui .^
criorai-je, Soigneur, à qui aurai-je recours, si ce i
SECONDÉ PARTIE^ kkTi XIX.
141
tf est é vous ? Tout ce qui n'est pas Dieu ne peut
pas remplir mon attente. C'est Dieu même que je
demande et que je cherche ; et c'est à vous seul,
mon Dieu, que je m'adresse pour vous obtenir.
Ouvrez mon cœur. Seigneur, entrez dans cette
place rebelle que les vices ont occupée. Ils la tien-
nent sujette. Entrez-y comme dans la maison du
fort ; mais liez auparavant le fort et puissant en-
nemi qui la maîtrise, et prenez ensuite les trésors
qui y sont. Seigneur, prenez mes affections que
le monde avait volées; volez vous-même ce tré-
sor, ou plutôt reprenez -le, puisque c'est à vous
qu'il appartient, comme un tribut que je vous
dois , puisque votre image y est empreinte. Vous
l'y aviez formée. Seigneur, au moment démon
baptême, qui est ma seconde naissance; mais
elle est tout effacée. L'idée du monde y est telle-
ment gravée, que la vôtre n'est plus connaissable.
Vous seul avez pu créer mon âme, vous seul pou-
vez la créer de nouveau; vous seul avez pu y
former votre image, vous seul pouvez la reformer,
et y réimprimer votre portrait effacé; c'est-à-dire
Jésus-Christ mon Sauveur, qui est votre image
et le caractère de votre substance. ., .^ , ,^^ .^.^^^,,^^
' '.u^>iu;> y.? M.>..- ;^'..- „iM. ..♦•■/ i^ns •)*> J^'î
0 mon Dieu , qu'un cœur est heureux qui peut
aimer un objet si charmant , qui ne le déshonore
point, et dont l'attachement lui est si salutaire !
Je sens que je ne puis aimer le monde sans vous
déplaire , sans me nuire et sans me déshonorer ;
et néanmoins le monde est encore l'objet de mes
délices. 0 mon Dieu , qu'une âme est heureuse
dont vous êtes les délices, puisqu'elle peut s'aban-
donner à vous aimer, non-seulement sans scru-
pule , mais encore avec mérite I Que son bonheur
est ferme et durable , puisque son attente ne sera
point frustrée, parce que vous ne serez jamais
détruit, et que ni la vie ni la mort ne la sépare-
ront jamais de l'objet de ses désirs; et que le
même moment qui entraînera les méchants avec
leurs idoles dans une ruine commune unira les
justes avec vous dans une gloire commune ; et
que comme les uns périront avec les objets péris-
sablés auxquels ils se sont attachés, les autres
subsisteront éternellement dans l'objet éternel et
subsistant par soi-même auquel ils se sont étroi-
tement unis 1 Oh I qu'heureux sont ceux qui ,
avec une liberté entière et une pente invincible
de leur volonté, aiment parfaitement et libre-
ment ce qu'ils sont obligés d'aimer nécessaire-
ment !
VI.
Achevez, ô mon Dieu! les bons mouvements
que vous me donnez. Soyez-en la fin comme vous
en êtes le principe. Couronnez vos propres dons;
car je reconnais que ce sont vos dons. Oui, mon
Dieu, et bien loin de prétendre que mes prières
aient du mérite qui vous oblige de les accorder
de nécessité, je reconnais très - humblement
qu'ayant donné aux créatures mon cœur, que
vous n*aviez formé que pour vous, et non pas
pour le monde, ni pour moi-même, je ne puis
attendre aucune grâce que de votre miséricorde,
puisque je n'ai rien en moi qui puisse vous y en-
gager, et que tous les mouvements naturels de
mon cœur, se portant vers les créatures, ou
vers moi-même , ne peuvent que vous irriter. Je
vous rends donc grâces, mon Dieu, des bons
mouvements que vous me donnez, et de celui
même que vous me donnez de vous en rendre
Touchez mon cœur du repentir de mes fautes;
puisque, sans cette douleur intérieure, les maux
extérieurs dont vous touchez mon corps me se-
raient une nouvelle occasion de péché. Faites-
moi bien connaître que les maux du corps ne
sont autre chose que la punition et la figure tout
ensemble des maux de l'âme. Mais, Seigneur,
faites aussi qu'ils en soient le remède, en me fai-
sant considérer dans les douleurs que je sens celle
queje ne sentais pas dans mon âme, quoique toute
malade et couverte d'ulcères. Car, Seigneur, la
plus grande de ses maladies est cette insensibihté
et cette extrême faiblesse qui lui avait ôté tout
sentiment de ses propres misères. Faites-les-moi
sentir vivement , et que ce qui me reste de vie
soit une pénitence continuelle, pour laver les
offenses que j'ai commises. . :;.-
VIII.
Seigneur, bien que ma vie passée ait été exempte
de grands crimes, dont vous avez éloigné de moi
les occasions, elle vous a été néanmoins très-
odieuse par sa négligence continuelle , par le mau-
vais usage de vos plus augustes sacrements, par
le mépris de votre parole et de vos inspirations,
par l'oisiveté et l'inutilité totale de mes actions
et de mes pensées, par la perte entière du temps
que vous ne m'aviez donné que pour vous adorer ,
pour rechercher en toutes mes occupations les
moyens de vous plaire, et pour faire pénitence
142
PENSÉES 1>E PASC\T;,
des fautes qui se commettent tous les jours, et
qui même sont ordinaires aux plus justes ; de
sorte que leur vie doit être une pénitence conti-
nuelle , sans laquelle ils sont en danger de déchoir
de leur justice : ainsi , mon Dieu , je vous al tou-
jours été contraire.
IX.
'^'Oui, Seigneur, jusques ici j'ai toujours été
sourd à vos inspirations ; j'ai méprisé vos oracles ;
j'ai jugé au contraire de ce que vous jugez ; j'ai
contredit aux saintes maximes que vous avez ap-
portées au monde du sein de votre père éternel,
et suivant lesquelles vous jugerez le monde. Vous
dites : Bienheureux sont ceux qui pleurent, et mal-
heur à ceux qui sont consolés. Et moi j'ai dit :
Malheureux ceux qui gémissent, et très-heureux
ceux qui sont consolés. J'ai dit : Heureux ceux
qui jouissent d'une fortune avantageuse, d'une
réputation glorieuse, et d'une santé robuste. Et
pourquoi les ai-je réputés heureux, sinon parce
que tous ces avantages leur fournissaient une
facilité très-ample de jouir des créatures, c'est-à-
dire de vous offenser? Oui, Seigneur, je confesse
que j'ai estimé la santé un bien , non pas parce
qu'elle est un moyen facile pour vous servir avec
utilité, pour consommer plus de soins et de veilles
à votre service et pour l'assistance du prochain ;
mais parce qu'à sa faveur je pouvais m'aban-
donner avec moins de retenue dans l'abondance
des délices de la vie, et mieux en goûter les fu-
nestes plaisirs. Faites-moi la grâce , Seigneur , de
réformer ma raison corrompue, et de conformer
mes sentiments aux vôtres. Que je m'estime heu-
reux dans l'affliction, et que, dans l'impuissance
d'agir au dehors , vous purifiiez tellement mes
sentiments, qu'ils ne répugnent plus aux vôtres; et
qu'ainsi je vous trouve au dedans de moi-même ,
puisque je ne puis vous chercher au dehors à
cause de ma faiblesse. Car, Seigneur, votre
royaume est dans vos fidèles , et je le trouverai
dans moi-même, si j'y trouve votre esprit et vos
sentiments. . ■>
Mais, Seigneur, que ferai-je pour vous obliger
à répandre votre esprit sur cette misérable terre?
Tout ce que je suis vous est odieux, et je ne trouve
rien en moi qui puisse vous agréer. Je n'y vois
rien. Seigneur, que mes seules douleurs, qui ont
quelque ressemblance avec les vôtres. Considérez
donc les maux que je souffre et ceux qui me me-
nacent. Voyez d'un œil de miséricorde les plaies
que votre main m'a faites, 6 mon Sauveur, qui
avez aimé vos souffrances en la mort 1 ô Bien ,
qui ne vous êtes fait homme que pour souffrir
plus qu'aucun homme pour le salut des hommes!
ô Dieu , qui ne vous êtes incamé après le péché
des hommes, et qui n'avez pris un corps que pour
y souffrir tous les maux que nos péchés ont mé-
rités 1 ô Dieu , qui aimez tant les corps qui souf-
frent, que vous avez choisi pour vous le corps le
plus accablé de souffrances qui ait jamais été au
monde ! ayez agréable mon corps, non pas pôur
lui-même, ni pour tout ce qu'il contient, car tout
y est digne de votre colère, mais pour les maux
qu'il endure, qui seuls peuvent être dignes de
votre amour. Aimez mes souffrances. Seigneur,
et que mes maux vous invitent à me visiter. Mais,
pour achever la préparation de votre demeure,
faites , ô mon Sauveur I que si mon corps a cela
de commun avec le vôtre, qu'il souffre pour mes
offenses, mon âme ait aussi cela de commun avec
la vôtre, qu'elle soit dans la tristesse pour les
mêmes offenses ; et qu'ainsi je souffre avec vous,
et comme vous, et dans mon corps, et dans mon
âme, pour les péchés que j'ai commis!
■:)-^-. XI.
Faites-moi la grâce. Seigneur, de joindre vos
consolations à mes souffrances , afm que je souffre
en chrétien. Je ne demande pas d'être exempt
des douleurs ; car c'est la récompense des saints :
mais je demande de ne pas être abandonné aux
douleurs de la nature sans les consolations de
votre esprit 5 car c'est la malédiction des Juifs
et des païens. Je ne demande pas d'avoir une
plénitude de consolations sans aucune souffrance;
car c'est la vie de la gloire. Je ne demande pas
aussi d'être dans une plénitude de maux sans
consolation ; car c'est un état de judaïsme. Mais
je demande. Seigneur, de ressentir tout ensemble,
et les douleurs de la nature pour mes péchés, et
les consolations de votre esprit par votre grâce ;
car c'est le véritable état du christianisme. Que
, je ne sente pas des douleurs sans consolation ;
mais que je sente des douleurs et de la consola-
tion tout ensemble, pour arriver enfin à ne plus
sentir que vos consolations sans aucune douleur.
Car, Seigneur, vous avez laissé languir le monde
dans les souffrances natin-elles sans consolation,
avant la venue de votre Fils unique : vous con-
solez maintenant, et vous adoucissez les souf-
frances de vos fidèles par la grâce de votre Fiis
unique ; et vous comblez d'une béatitude tout^
pure vos saints dans la gloire de votre Fiis unique.
SECONDE PARTIE, ART. XIX,
143
Co sont les admirables degrés par lesquels vous
conduisez vos ouvrages. Vous m'avez tiré du pre-
mier : faites-moi passer par le second, pour ar-
■ river au troisième. Seigneur, c'est la grâce que
je vous demandfi»uv.ii ^^îi ^.'o/ j^- ..^^ ^^^ii -
■TXïKO
'tX
d Pi^b
-snj
Ne permettez pas que je sois dans un tel éloi-
gnement de vous, que je puisse considérer votre
âme triste jusques à la mort , et votre corps
abattu par la mort pour mes propres péchés ,
sans me réjouir de souffrir , et dans mon corps ,
et dans mon âme. Car qu'y a-t-il de plus honteux,
et néanmoins de plus ordinaire dans les chré-
tiens et dans moi-même, que, tandis que vous
suez le sang pour l'expiation de nos offenses,
nous vivions dans les délices; et que des chré-
tiens qui font profession d'être à vous ; que ceux
qui , par le baptême, ont renoncé au monde pour
I vous suivre ; que ceux qui ont juré solennelle-
ment à la face de l'Église de vivre et de mourir
avec vous ; que ceux qui font profession de croire
que le monde vous a persécuté et crucifié ; que
ceux qui croient que vous vous êtes exposé à la
colère de Dieu et à la cruauté des hommes pour
les racheter de leurs crimes ; que ceux , dis-je ,
*, qui croient toutes ces vérités, qui considèrent
votre corps comme l'hostie qui s'est livrée pour
. leur salut , qui considèrent les plaisirs et les pé-
chés du monde comme l'unique sujet de vos
souffrances, et le monde même comme votre
; bourreau, recherchent à flatter leurs corps par
ces mêmes plaisirs, parmi ce même monde;
et que ceux qui ne pourraient, sans frémir
d'horreur , voir un homme caresser et chérir le
meurtrier de son père qui se serait livré pour lui
, donner la vie , puissent vivre , comme j'ai fait ,
, avec une pleine joie parmi le monde , que je sais
avoir été véritablement le meurtrier de celui que
î .• je reconnais pour mon Dieu et mon père , qui
s'est livré pour mon propre salut , et qui a porté
. en sa personne la peine de mes iniquités? Il est
. juste^ Seigneur, que vous ayez interrompu une
joie aussi criminelle que celle dans laquelle je me
( i reposais à l'ombre de la mort. <> r:. ,.
Otez donc de moi. Seigneur, la tristesse que
Tamour de moi-même pourrait me donner de mes
propres souffrances , et des choses du monde qui
ne réussissent pas au gré des inclinations de mon
cœur , et qui ne regardent pas votre gloire; mais
mettez en moi une tristesse conforme à la vôtre.
Que mes souffrances servent à apaiser votre co-
lère. Faites-en une occasion de mon salut et de
ma conversion. Que je ne souhaite désormais
de santé et de vie qu'afin de l'employer et de la
finir pour vous, avec vous, et en vous. Je ne
vous demande ni santé , ni maladie , ni vie , ni
mort ; mais que vous disposiez de ma santé et de
ma maladie, de ma vie et de ma mort, pour votre
gloire, pour mon salut, et pour l'utilité de l'Église
et de vos saints , dont j'espère , par votre grâce,
faire une portion. Vous seul savez ce qui m'est
expédient : vous êtes le souverain maître , faites
ce que vous voudrez. Donnez-moi, ôtez-moi,
mais conformez ma volonté à la vôtre ; et que ,
dans une soumission humble et parfaite , et dans
une sainte confiance, je me dispose à recevoir
les ordres de votre providence éternelle , et que
j'adore également tout ce qui me vient de vous.
:■::[' :cz:-W:''''': ''■"''. ^^\:'':
Faites , mon Dieu , que, dans une uniformité
d'esprit toujours égale , je reçoive toutes sortes
d'événements, puisque nous ne savons ce que
nous devons demander , et que je ne puis en sou-
haiter l'un plutôt que l'autre sans présomption ,
et sans me rendre juge et responsable des suites
que votre sagesse a voulu justement me cacher.
Seigneur , je sais que je ne sais qu'une chose ,
c'est qu'il est bon de vous suivre, et qu'il est
mauvais de vous offenser. Après cela , je ne sais
lequel est le meilleur ou le pire en toutes choses ;
je ne sais lequel m'est profitable , ou de la santé ,
ou de la maladie , des biens ou de la pauvreté ,
ni de toutes les choses du monde. C'est un dis-
cernement qui passe la force des hommes et des
anges , et qui est caché dans les secrets de votre
providence que j'adore , et que je ne veux pas
approfondir. - . i - • • ;' •■ " '; r^"- .
Faites donc. Seigneur, que, tel que je sois, je
me conforme à votre volonté ; et qu'étant malade
comme je suis , je vous glorifie dans mes souf-
frances. Sans elles , je ne puis arriver à la gloire ;
et vous-même, mon Sauveur, n'avez voulu y
parvenir que par elles. C'est par les marques de
vos souffrances que vous avez été reconnu de
vos disciples; et c'est par les souffrances que
vous reconnaissez aussi ceux qui sont vos disci-
ples. Reconnaissez-moi donc pour votre disciple
dans les maux que j'endure , et dans mon corps ,
et dans mon esprit , pour les offenses que j'ai
commises ; et parce que rien n'est agréable à
144
PENSÉES DE PASCAL,
Dieu , s'il ne lui est offert par vous , unissez ma
volonté à la vôtre , et mes douleurs à celles que
vous avez souffertes. Faites que les miennes de-
viennent les vôtres : unissez-moi à vous , rem-
plissez-moi de vous et de votre Esprit -Saint.
Entrez dans mon cœur et dans mon âme pour
y porter mes souffrances, et pour continuer
d'endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de
votre passion , que vous achevez dans vos mem-
bres jusqu'à la consommation parfaite de votre
corps; afin qu'étant plein de vous, ce ne soit
plus moi qui vive et qui souffre , mais que ce
soit vous qui viviez et qui souffriez en moi , ô
mon Sauveur I et qu'ainsi ayant quelque petite
part à vos souffrances , vous me remplissiez en-
tièrement de la gloire qu'elles vous ont acquise ,
dans laquelle vous vivez avec le Père et le Saint-
Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit^l.
COMPARAISON
DES ANCIENS CHRÉTIENS
AVEC CEUX d'aujourd'hui^
On ne voyait , à la naissance de l'Église , que
des chrétiens parfaitement instruits dans tous les
points nécessaires au salut : au lieu que l'on voit
aujourd'hui une ignorance si grossière, qu'elle
fait gémir tous ceux qui ont des sentiments de
tendresse pour l'Église. On n'entrait alors dans
l'Église qu'après de grands travaux et de longs
désirs : on s'y trouve maintenant sans aucune
peine , sans soin , et sans travail. On n'y était
admis qu'après un examen très-exact ; on y est
reçu maintenant avant qu'on soit en état d'être
examiné. On n'y était reçu alors qu'après avoir
abjuré sa vie passée , qu'après avoir renoncé au
monde , et à la chair , et au diable : on y entre
maintenant avant qu'on soit en état de faire au-
cune de ces choses. Enfin il fallait autrefois sor-
tir du monde pour être reçu dans l'Église : au
lieu qu'on entre aujourd'hui dans l'Eglise au
même temps que dans le monde. On connaissait
alors, par ce procédé, une distinction essen-
tielle du monde avec l'Église ; on les considérait
comme deux contraires , comme deux ennemis
irréconciliables , dont l'un persécute l'autre sans
discontinuation, et dont le plus faible, en ap-
parence , doit un jour triompher du plus fort :
entre ces deux partis contraires , on quittait l'un
pour entrer dans l'autre; on abandonnait les
maximes de l'un pour suivre celles de l'autre ;
on se dévêtait des sentiments de l'un pour se re-
vêtir des sentiments de l'autre : enfin on quit-
tait , on renonçait , on abjurait le monde où l'on
avait reçu sa première naissance , pour se vouer
totalement à l'Église , où l'on prenait comme sa
seconde naissance; et ainsi on concevait une
très-grande différence entre l'un et l'autre ; au-
jourd'hui on se trouve presque en même temps
dans l'un comme dans l'autre ; et le même mo-
ment qui nous fait naître au monde nous fait
renaître dans l'Église; de sorte que la raison
survenant ne fait plus de distinction de ces deux
mondes si contraires; elle s'élève et se forme
dans l'un et dans l'autre tout ensemble ; on, fré-
quente les sacrements , et on jouit des plaisirs
de ce monde ; et ainsi , au lieu qu'autrefois on
voyait une distinction essentielle entre l'un et
l'autre , on les voit maintenant confondus et mê-
lés , en sorte qu'on ne les discerne quasi plus.
De là vient qu'on ne voyait autrefois entre les
chrétiens que des personnes très-instruites; au
lieu qu'elles sont maintenant dans une ignorance
qui fait horreur ; de là vient qu'autrefois ceux
qui avaient été rendus chrétiens par le baptême,
et qui avaient quitté les vices du monde pour
entrer dans la piété de l'Église , retombaient si
rarement de l'Eglise dans le monde; au lieu
qu'on ne voit maintenant rien de plus ordinaire
que les vices du monde dans le cœur des chré*
tiens. L'Église des saints se trouve toute souillée
par le mélange des méchants ; et ses enfants ,
qu'elle a conçus et portés dès l'enfance dans ses
flancs , sont ceux-là mêmes qui portent dans son
cœur , c'est-à-dire jusqu'à la participation de ses
plus augustes mystères, le plus grand de ses
ennemis , l'esprit du monde , l'esprit d'ambition,
l'esprit de vengeance , l'esprit d'impureté , l'es-
prit de concupiscence : et l'amour qu'elle a pour
ses enfants l'oblige d'admettre jusque dans ses
entrailles le plus cruel de ses persécuteurs. Mais
ce n'est plus à l'Église que l'on doit imputer les
malheurs qui ont suivi un changement si funeste;
car comme elle a vu que le délai du baptême
laissait un grand nombre d'enfants dans la ma*
lédiction d'Adam , elle a voulu les délivrer de
cette masse de perdition en précipitant le secours
qu'elle leur donne ; et cette bonne mère ne voit
qu'avec un regret extrême que ce qu'elle a pro-
curé pour le salut de ses enfants devienne l'occa-
sion de la perte des adultes.
Son véritable esprit est que ceux qu'elle re-
tire dans un âge si tendre de la contagion du
COMP^Ï^AISON DES CHRÉTIENS.
145
monde, s'écartent bien loin des senfimenjts du
môhdé. Elle prévient riisagé de la raison , pour
prévenir les vices où la raison corrompue les
èfitraînerait; et avant que leur esprit puisse ,
agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils
vivent dans l'ignorance du monde , et dans un
état d'autant plus éloigné du vice, qu'ils ne l'au-
ront jamais connu. Cela paraît par les cérémo-
nies du baptême; car elle n'accorde le baptême
aux enfants qu'après qu'ils ont déclaré, par la
bouche des parrains, qu'ils le désirent, qu'ils
croient, qu'ils renoncent au monde et à Satan :
et comme elle veut qu'ils conservent ces dispo-
sitions dans toute la suite de leur vie , elle leur
commande expressément de les garder inviola-
blement ; et elle enjoint, par un commandement
indispensable, aux parrains d'instruire les en-
fants de toutes ces choses ; car elle ne souhaite
pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein de-
puis l'enfance soient aujourd'hui moins instruits
et moins zélés que ceux qu'elle admettait autre-
fois au nombre des siens ; elle ne désire pas une
moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit
que dans ceux qu'elle reçoit.
Cependant on en use d'une façon si contraire
à l'intention de l'Église , qu'on ne peut y penser
sans horreur. On ne fait quasi plus de réflexion
sur un aussi grand bienfait, parce qu'on ne l'a
jamais demandé, parce qu'on ne se souvient pas
même de l'avoir reçu. Mais comme il est évident
que l'Église ne demande pas moins de zèle dans
ceux qui ont été élevés esclaves de la foi, que dans
ceux qui aspirent à le devenir , il faut se mettre
devant les yeux l'exemple des catéchumènes , con-
sidérer leur ardeur, leur dévotion, leur horreur
pour le monde, leur généreux renoncement au
monde ; et si on ne les jugeait pas dignes de rece-
voir le baptême sans ces dispositions, ceux qui ne
les trouvent pas en eux doivent donc se soumettre
à recevoir l'instruction qu'ils auraient eue, s'ils
Commençaient à entrer dans la communion de
l'Église : il faut de plus qu'ils se soumettent à
une pénitence telle, qu'ils n'aient plus envie de
la rejeter , et qu'ils aient moins d'aversion pour
l'austérité de la mortification des sens qu'ils ne
trouvent de charmes dans l'usage des délices vi-
cieuses du péché.
Pour les disposer à s'instruire, il faut leur
faire entendre la différence des coutumes qui
ont été pratiquées dans l'Église suivant la diver-
sité des temps. Dans l'Église naissante on en-
seignait les catéchumèjies , c'est-à-dire ceux qui
prétendaient au baptême, avant que de le leur
conférer ; et on ne les y admettait qu'après une
pleine instruction des mystères de la religion ,
qu'après une pénitence de leur vie passée , qu'a-
près une grande connaissance de la grandeur
et de l'excellence de la profession de la foi et
des maximes chrétiennes où ils désiraient entrer
pour jamais, qu'après des marques éminentes
d'une conversion véritable du cœur, et qu'après
un extrême désir du baptême. Ces choses étant
connues de toute l'Eglise, on leur conférait le
sacrement d'incorporation , par lequel ils deve-
naient membres de l'Église. Aujourd'hui le bap-
tême ayant été accordé aux enfants avant l'usage
de la raison , par des considérations très-impor-
tantes , il arrive que la négligence des parents
laisse vieillir les chrétiens sans aucune connais-
sance de notre religion.
Quand l'instruction précédait le baptême,
tous étaient instruits; mais maintenant que le
baptême précède l'instruction, l'enseignement
qui était nécessaire pour le sacrement est de-
venu volontaire, et ensuite négligé, et enfin
presque aboli. La raison persuadait de la néces-
sité de l'instruction ; de sorte que , quand l'in-
struction précédait le baptême, la nécessité de
l'un faisait que l'on avait recours à l'autre né-
cessairement : au lieu que le baptême précédant
aujourd'hui l'instruction, comme on a été fait
chrétien sans avoir été instruit, on croit pou-
voir demeurer chrétien sans se faire instruire ;
et au lieu que les premiers chrétiens témoi-
gnaient tant de reconnaissance pour une grâce
que l'Église n'accordait qu'à leurs longues priè-
res, les chrétiens d'aujourd'hui ne témoignent
que de l'ingratitude pour cette même grâce
qu'elle leur accorde avant même qu'ils aient été
en état de la demander. Si elle détestait si fort
les chutes des premiers chrétiens, quoique si
rares, combien doit-elle avoir en abomina-
tion les chutes et les rechutes continuelles des
derniers, quoiqu'ils lui soient beaucoup plus
redevables, puisqu'elle les a tirés bien plus tôt
et bien plus libéralement de la damnation où ils
étaient engagés par leur première naissance!
Elle ne peut voir, sans gémir, abuser de la plus
grande de ses grâces, et que ce qu'elle a fait
pour assurer leur salut devienne l'occasion pres-
que assurée de leur perte; car elle n'a pas changé
d'esprit, quoiqu'elle ait changé de coutume.
FIN DES PENSEES DE PASCAI.
fO
\
RÉFLEXIONS
OU
SENTENCES ET MAXIMES
MORALES
DE LA ROCHEFOUCAULD,
AVEC UN EXAMEN CRITIQUE
PAR LOUIS AIMÉ-MARTIN.
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RÉFLEXIONS
ou
SENTENCES ET MAXIMES
MORALES
DE LA ROCHEFOUCAULD.
AVIS DE L'ÉDITEUR.
Depuis la mort de la Rochefoucauld , les éditions
du livre des Maximes ont été très-multipliées ; mais
il n'en est aucune dont le texte n'ait souffert de
nombreuses altérations. M. Suard est le premier qui
se soit permis cette espèce d'infidélité : il est vrai
qu'il annonça la découverte d'un manuscrit de l'au-
teur ; mais ce qui prouve jusqu'à l'évidence que ce
manuscrit est supposé , c'est que toutes les correc-
tions sont grammaticales , et qu'on y fait parler à
la Rochefoucauld une langue dont les règles n'ont
été posées que par les grammairiens du dix-hui-
tième siècle.
Un autre reproche non moins grave qu'on peut
lui adresser, c'est d'avoir replacé dans le corps de
l'ouvrage vingt-quatre des Maximes que l'auteur en
avait retranchées.
Le savant Brottier s'est élevé avec force contre
cette falsification du texte de la Rochefoucauld ;
mais soit qu'il n'ait pu se procurer les éditions origi-
nales i soit qu'il n'ait pas eu le temps de mettre la
dernière main à son travail , l'édition qui porte son
nom n'est point exempte de ce genre de fautes. Nous
en avons compté cinquante-cinq qui n'ont pu être
faites que par l'éditeur.
Ces deux éditions ont servi de type à toutes les
autres, personne n'ayant pris la peine de les com-
parer avec celles publiées du vivant de l'auteur, et
qui sont au nombre de rjnq.
L'édition de 1665 renferme trois cent dix -sept
Maximes , en comptant la dernière sur la Mort , qui
ne porte pas de numéro. L'édition de 1666 fut ré-
duite à trois cent deux Maximes. Celle de 1671 en
renferme trois cent quarante-une , et celle de 1675,
quatre cent treize : c'est dans cette édition que se
trouve , pour la première fois , l'épigraphe : Nos ver^
tus ne sont le plus souvent que des vkes déguisés.
Enfin l'édition de 1678 , où le nombre des Maximes
s'élève à cinq cent quatre; c'est la dernière que
l'auteur ait revue. Nous la reproduisons ici sans
aucune altération.
Tout ce que nous a fourni notre travail sur les
premières éditions se retrouve dans celle-ci ; mais
nous avons cru nécessaire de faire une distinction
entre les Maximes que l'auteur avait supprimées et
celles dont il n'avait que changé la rédaction. Les
premières sont rejetées dans un supplément ; les se-
condes, devant être considérées comme des va-
riantes , ont trouvé place au bas du texte.
Ce travail devait nécessairement précéder celui
que nous avons essayé de faire sur la partie morale
du livre; car il importait de n'attaquer l'auteur que
sur ses paroles , et surtout de ne lui point reprocher
des Maximes qu'il semblait avoir jugées lui-même
en les supprimant ».
L. AlMK-MARTiIf.
Mal 1822.
' I,es Maximes stir Irsquclles portent les oL»«crvn1ion8 de
l'Éditeur sont indiquées par un nstérisfjue.
150
PORTRAIT
PORTRAIT
DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,
FAIT PAR LUI-MÊME, UfFRIMS SR 1658.
Je suis d'une taille médiocre, libre, et bieu propor-
tionnée. J'ai le teint brun , mais assez uni ; le front élevé ,
et dune raisonnable grandeur; les yeux noirs, petits et
enfoncés ; et les sourcils uoirs et épais, mais bien tournés.
Je serais fait empêché de dire de quelle sorte j'ai le nez
fait; car il n'est ni camus, ni aquilin, ni gros ni pointu,
au moins à ce que je crois : tout ce que je sais, c'est qu'il
est plutôt grand que petit , et qu'il descend un peu trop
bas. J'ai la bouche grande , et les lèvres assez rouges d'or-
diuairc, et ni bien ni mal taillées. J^ai les dents blanches,
et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois que j'a-
vais un peu trop de menton ; je viens de me regarder dans
le miroir pour savoir ce qui en est ; et je ne sais pas trop
bien qu'en juger. Pour le tour du visage , je l'ai ou carré ,
ou en ovale ; lequel des deux, il me serait fort difficile de
le dire. J'ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec
cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en
belle tète.
J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ;
cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant,
quoique je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort aisée,
et même un peu trop , et jusqu'à faire beaucoup de gestes
en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis
fait au dehors , et l'on trouvera , je crois , que ce que je
pense de moi là-Jessus n'est pas fort éloigné de ce qui en
est. J'en userai avec la même fidélité dans ce qui me reste
à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour
me bieu connaitre, et je ne manquerai ni d'assurance
pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes quali-
tés, ni de sincérité pour avouer franchement ce que j'ai de
défauts.
Premièrement , pour parler de mon humeur , je suis
mélancolique , et je le suis à un point que , depuis trois ou
quatre ans , à peine m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois.
J'aurais pourtant, ce me semble, une mélancolie assez
supportable et assez douce, si je n'en avais point d'autre
que celle qui me vient de mon tempérament ; mais il m'en
vient tant d'ailleurs , et ce qui m'en vient me remplit de
telle sorte l'imagination , et m'occupe si fort l'esprit, que
la plupart du temps , ou je rêve sans dire mot , ou je n'ai
presque point d'attache à ce que je dis. Je suis fort res-
serré avec ceux que je ne connais pas , et je ne suis pas
même extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je
connais. C'est un défaut, je le sais bien, et je ne néglige-
rai rien pour m'en corriger; mais comme un certain air
sonjbre que j'ai dans le visage contiihue à -me faire pa-
faîire encore plus réservé que je ne le suis , et qu'il n'est
pas en notre pouvoir de nous défaire d'un méchant air qui
nous vient de la disposition naturelle des traits, je pense
qu'après m'étre corrigé au dedans , il ne laissera pas de me
demeurer toujours de mauvaises marques au dehors.
J'ai de l'esprit , et je ne fais point difficulté de le dire ;
car à quoi bon farouner là dessus ? Tant biaiser et tant
ap-
porter d'adoucis-semout pour dire les avantages que l'on a
c'est, ce me semble , cacher un peu de vanité sous une
modestie apparente, et se servir d'une manière bien adroits
pour faire croire de soi beaucoup plus de bien que l'on n'en
dit. Pour moi , je suis content qu'on ne me croie ni plus
beau que je me fais , ni de meilleure humeur que je me dé-
peins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je le suis.
J'ai donc de l'esprit , encore une fois , mais un esprit que
la mélancolie gâte ; car, encore que je possède assez bien
ma langue , que j'aie la mémoire heureuse , et que je ne
pense pas les choses fort confusément , j'ai pourtant une si
forte application à mon chagrin, que souvent j'exprime
assez mal ce que je veux dire.
La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs
qui me touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse el
que la morale en fasse la plus grande partie. Cependant je
sais la goûter aussi lorsqu'elle est enjouée ; et si je ne dis pas
beaucoup de petites choses pour rire, ce n'est pas du moins
que je ne connaisse pas ce que valent les bagatelles bien
dites , et que je ne trouve fort divertissante cette manière
de badiner, où il y a certains esprits prompts et aisés qui
réussissent si bien. J'écris bien en prose, je fais bien en
vers; et si j'étais sensible à la gloire qui vient de ce côté-là,
je pense qu'avec peu de travail je pourrais m'acquérir assez
de réputation.
J'aime la lecture , en général ; celle où il se trouve quel,
que chose qui peut façonner l'esprit et fortifier l'âme est
celle que j'aime le plus. Surtout j'ai une extrême satisfac-
tion à lire avec une personne d'esprit ; car, de cette sorte ,
on réfléchit à tout moment sur ce qu'on lit; et des réflexions
que l'on fait, il se forme une conversation la plus agi-éable
du monde et la plus utile.
Je juge assez bien des ouvrages de vers et de prose que
l'on me montre ; mais j'en dis peut-être mon sentiment
avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a encore de mal en
moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse trop scrupu-
leuse et une critique trop sévère. Je ne hais pas entendre
disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers dans
la dispute ; mais je soutiens d'ordinaire mon opinion avec
trop de chaleur; et lorsqu'on défend un parti injuste con-
tre moi, quelquefois, à force de me passionner pour la rai-
son , je deviens moi-même fort peu raisoimable.
J'ai les sentiments vertueux, les inclinations belles, el
une si forte envie d'être tout à fait honnête homme, que
mes amis ne me sauraient faire un plus grand plaisir que
de m'avertir sincèrement de mes défauts. Ceux qui me
connaissent un peu particulièrement, et qui ont eu la
bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus , savent
que je les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable el
toute la soumission d'esprit que l'on saurait désirer.
J'ai toutes les passions assez douces et assez réglées : on
ne m'a presque jamais vu en colère , et je n'ai jamais eu de
haine pour personne. Je ne suis pas pourtant incapable de
me venger, si l'on m'avait offensé , et qu'il y allât de mon
honneur à me ressentir de l'injure qu'on m'aurait faite.
Au contraire, je suis assuré que le devoir ferait si bien en
moi l'office de la haine , que je poursuivrais ma vengeance
avec encore plus de vigueur qu'un autre.
L'ambition ne me travaille point. Je ne crains guère de
choses , et ne crains aucunement la mort. Je suis peu sen-
sible à la pitié, et je voudrais ne l'y être point du tout,
('epcndant il n'est rien <[nc je ne fisse pour le soulagement
DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD.
151
d'une personne afiBligce ; e\ je crois effectivement que l'on
doit tout faire, jusqu'à lui témoigner même beaucoup de
compassion de son mal : car les misérables sont si sots, que
cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens
aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner , et se garder
soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne
à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à
affaiblir le cœur, et qu'on doit laisser au peuple, qui,
n'exécutant jamais rien par la raison, a besoin de passions
pour le porter à faire les choses.
J'aime mes amis ; et je les aime d'une façon que je ne
balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux
leurs. J'ai de la condescendance pour eux ; je souffre pa-
tiemment leurs mauvaises humeurs ; seulement je ne leur
fais beaucoup de caresses , et je n'ai pas non plus de gran-
des inquiétudes en leur absence.
J'ai naturellement fort peu de curiosité pour la plus
grande partie de tout ce qui en donne aux autres gens.
Je suis fort secret, et j'ai moins de difficulté que personne
à taire ce qu'on m'a dit en confidence. Je suis extrêmement
régulier à ma parole ; je n'y manque jamais , de quelque
conséquence que puisse être ce que j'ai promis, et je m'en
suis fait toute ma vie une loi indispensable. J'ai une civilité
fort exacte parmi les femmes ; et je ne crois pas avoir jamais
rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la peine.
Quand elles ont l'esprit bien fait , j'aime mieux leur con-
versation que celle des hommes ; on y trouve une certaine
douceur qui ne se rencontre point parmi nous; et il me sem-
ble , outre cela , qu'elles s'expliquent avec plus de netteté ,
et qu'elles donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles
disent. Pour galant, je l'ai été un peu autrefois; présente-
ment je ne le suis plus , quelque jeune que je sois. J'ai
renoncé aux fleurettes; et je m'étonne seulement de ce
qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui s'occupent à en
débiter.
J'approuve extrêmement les belles passions ; elles mar-
quent la grandeur de l'âme : et quoique , dans les inquiétu-
des qu'elles donnent, il y ait quelque chose de contraire à
la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs
avec la plus austère vertu , que je crois qu'on ne les saurait
condamner avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a
de délicat et de fort dans les grands sentiments de l'amour,
si jamais je viens à aimer, ce sera assurément de cette sorte;
mais, de la façon dont je suis, je ne crois pas que celte
connaissance que j'ai me passe jamais de l'esprit au cœur.
PORTRAIT
■ DU DUC DE LA ROCHEFOUCAULD,
PAR tE CARDINAL DE RETZ.
Il y a toujours eu duyc ne sais quoi en M. de la Roche-
foucauld. Il a voulu se mêler d'intrigues dès son enfance ,
et en un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui
n'ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les
grands , (|ui d'un autre sens n'ont pas été son fort. Il n'a
jamais été capable d'aucunes affaires , et je ne sais pour-
quoi; car il avait des qualités qui eussent suppléé eu tout
autre celles qu'il n'avait pas. Sa vue n'était pas assez éten-
due, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à
sa portée ; mais son bon sens, très-bon dans la spéculation,
joint à sa douceur , à son insinuation , et à sa facilité de
mœurs , qui est admirable , devait récompenser plus qu'il
n'a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une
irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attri-
buer cette irrésolution. Elle n'a pu venir en lui de la fécon-
dité de son imagination, qui 'est rien moins que vive. Je
ne la puis donner à la stérilité de son jugement; car, quoi-
qu'il ne l'ait pas exquis dans l'action , il a un bon fonds
de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution ,
quoique nous n'en connaissions pas la cause. Il n'a jamais
été guerrier, quoiqu'il fût très-soldat. Il n'a jamais été par
lui-même bon courtisan , quoiqu'il ait eu toujours bonne
intention de l'être. Il n'a jamais été bon homme de parti,
quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte
et de timidité , que vous lui voyez dans la vie civile, s'était
tourné dans les affaires en air d'apologie. Il croyait toujours
en avoir besoin ; ce qui , joint à ses maximes qui ne mar-
quent pas assez de foi à la vertu, et à sa pratique qui a tou-
jours été à sortir des affaires avec autant d'impatience
qu'il y était entré, me fait conclure qu'il eût beaucoup
mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme
il eût pu, pour le courtisan le plus poli , et le plus honnête
homme , à l'égard de la vie commune , qui eût paru dans
son siècle.
RÉFLEXIONS
ou
SENTENCES ET MAXIMES
MORALES.
Nos vertus ne sont le plus souvent
que des vices déguisés ^
*L
Ce que nous prenons pour des vertus n'est
souvent qu'un assemblage de diverses actions
et de divers intérêts, que la fortune ou notre
industrie savent arranger; et ce n'est pas tou-
jours par valeur et par chasteté que les hommes
sont vaillants, et que les femmes sont chastes*.
^ Cette pensée , qui peut être considérée comme la base du
système de la Rochefoucauld , se trouve dans la première
édition , sous la forme suivante : « Ce que le monde nomme
vertu n'est d'ordinaire qu'un fantôme forme par nos passion»,
à qui on donne un nom honnête pour faire impunéinent ce
qu'on veut. » ( 1605— n" 179.) Elle ne se retrouve ni dans l.i
seconde, ni dans la troisième édition , et ce n'est que dans h s
deux dernières ( 1075 , 1078 ) qu'elle reparut comme éplprnphe,
et sous une autre forme, i\ la télc <1('5 Réflexions morale.s.
* rariaiilc. Nous sommes prt'uK'cupés de telle sorte en uolto
faveur , que ce que nous prenons souvent pour des vertus
152
MAXIMKS
II.
L'amour-propre est le plus grand de tous les
flatteurs.
Mil.
Quelque découverte que l'on ait faite dans le
pays de l'amour-propre , il y reste encore bien
des terres inconnues.
IV.
L'amour-propre est plus habile que le plus
liabile homme du monde.
La durée de nos passions ne dépend pas plus
de nous, que la durée de notre vie.
VI.
La passion fait souvent un fou du plus habile
homme, et rend souvent les plus sots habiles '.
VII.
Ces grandes et éclatantes actions qui éblouis-
sent les yeux sont représentées par les politi-
ques comme les effets des grands desseins , au
lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'hu-
meur et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste
et d'Antoine, qu'on rapporte à l'ambition qu'ils
avaient de se rendre maîtres du monde , n'était
peut-être qu'un effet de jalousie *.
*VIIJ.
Les passions sont les seuls orateurs qui per-
suadent toujours. Elles sont comme un art de
la nature dont les règles sont infaillibles; et
l'homme le plus simple, qui a de la passion,
persuade mieux que le plus éloquent qui n'en
a point '.
D'est en effet qu'un nombre de vices qui leur ressemblent ,
et que l'orgueil et l'amour-propre nous ont déguisés (1605
~n° 181).
De plusieurs actions différentes que la fortune arrange
comme il lui plaît, il s'en fait plusieurs vertus ( 1665 -n" 293 ).
Dans la seconde et la troisième édition ( 1666, I67i ), la
Rochefoucauld refondit ces deux pensées en une seule, qu'il
plaça au commencement de son ouvrage ; ce ne fut que dans
les deux dernières éditions ( 1675, 1678} que cette maxime
parut telle qu'on la voit anjourd'liui.
* Far. On lit dans l'édition de 1665 : « La passion fait sou-
vent du plus habile homme un fol , et rend quasi toujours les
plus sots habiles. «Les mols/o/ et quasi disparurent dans la
deuxième édition ( 1666),
* Far. La Rochefoucauld avait d'abord présenté d'une ma-
nière affirmative le motif de cette guerre; voici comment il
s'exprimait : « .... Ainsi, la guerre d'Auguste et d'Antoine,
qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maî-
tres du monde, était un effet de jalousie. » ( 1665- n° 7.) De-
puis, l'auteur employa la forme aubitative.
^ Far. On lit dans la projni'^re édition : « et l'homnie
IX.
Les passions ont une injustice et un propre In-
térêt, qui fait qu'il est dangereux de les suivre,
et qu'on s'en doit défier, lors même qu'elles
paraissent les plus raisonnables.
*X.
Il y a dans le cœur humain une génération
perpétuelle de passions; en sorte que la ruine
de l'une est presque toujours l'établissement
d'une autre.
XL
Les passions en engendrent souvent qui leur
sont contraires : l'avarice produit quelquefois
la prodigalité, et la prodigalité l'avarice; on
est souvent ferme par faiblesse, et audacieux
par timidité'.
XII.
Quelque soin que l'on prenne de couvrir ses
passions par des apparences de piété et d'hon-
neur, elles paraissent toujours au travers de ces
voiles ^
XIII.
Notre amour-propre souffre plus impatiem-
ment la condamnation de nos goûts que de nos
opinions.
XIV.
Les hommes ne sont pas seulement sujets à
perdre le souvenir des bienfaits et des injures ;
ils haïssent même ceux qui les ont obligés , et
cessent de haïr ceux qui eur ont fait des ou-
trages. L'application à récompenser le bien et
à se venger du mal leur paraît une servitude
à laquelle ils ont peine de se soumettre.
XV.
La clémence des princes n'est souvent qu'une
politique pour gagner l'affection des peuples.
XVI.
Cette clémence, dont on fait une vertu, se
pratique, tantôt par vanité, quelquefois par
le plus simple que la passion fait parler persuade mieux que
celui qui n'a que la seule éloquence. » (1665— n** 8.)
ï Far. Le mot prodigalité a remplacé dans les quatre der-
nières éditions celui de libéralité, que la Rochefoucauld avait
mis dans la première.
* Far. Quelque industrie que Ion ait à cacher ses passions
sous le voile de la piété et de l'Iionneur, il y en a toujours
quoique endroit qui se montre (I6G5— n" 12).
DE L\ ROCHEFOUCAULD.
153
paresse, souvent par crainte, et presque tou-
jours par tous les trois ensemble '.
XVII.
La modération des personnes heureuses vient
du calme que la bonne fortune donne à leur hu-
meur \
* XVIII.
La modération est une crainte de tomber
dans l'envie et dans le mépris que méritent
ceux qui s'enivrent de leur bonheur : c'est une
vaine ostentation de la force de notre esprit;
et enfin la modération des hommes dans leur
plus haute élévation est un désir de paraître
plus grands que leur fortune.
XIX.
Nous avons tous assez de force pour sup-
porter les maux d'autrui.
*XX.
La constance des sages n'est que l'art de ren-
fermer leur agitation dans leur cœur.
XXI.
Ceux qu'on condamne au supplice affectent
quelquefois une constance et un mépris de la
mort , qui n'est en effet que la crainte de l'en-
visager; de sorte qu'on peut dire que cette
constance et ce mépris sont à leur esprit ce
que le bandeau est à leurs yeux ^
"'?■"''■ *xxn.
La philosophie triomphe aisément des maux
passés et des maux à venir ; mais les maux pré-
sents triomphent d'elle''.
* XXIII.
Peu de gens connaissent la mort; on ne la
soufftè pas ordinairement par résolution, mais
par stupidité et par coutume; et la plupart des
^ Far. La clémence , dont nous faisons une vertu , se pra-
tique tantôt pour la gloire , quelquefois par paresse , souvent
par crainte , et presque toujours par tous les trois ensemble
(1665— n" 16).
» For. La modération des personnes heureuses est le calme
de leur humeur adoucie par la possession du bien ( I6C5—
U" 19).
3 Far. Ceux qu'on fait mourir affectent quelquefois des
constances , des froideurs , et des mépris de la mort, pour ne
pas penser à elle ; de sorte qu'on peut dire que ces froideurs
et ces mépris font à leur esprit ce que le bandeau fait à leurs
yeux (i665-n'"i4).
'• Far. La philosophie triomphe aisément des maux passés
et de ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux
présents triomphent d'elle (iceo—n" 25).
hommes meurent, parce qu'on ne peut s'em-
pêcher de mourir*.
XXIV.
Lorsque les grands hommes se laissent abattre
par la longueur de leurs infortunes, ils font voir
qu'ils ne les soutenaient que par la force de
leur ambition , et non par celle de leur âme ; et
qu'à une grande vanité près, les héros sont faits
comme les autres hommes ".
XXV.
Il faut de plus grandes vertus pour soutenir
la bonne fortune que la mauvaise 3.
*XXVI.
Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder
fixement.
XXVII.
On fait souvent vanité des passions, même
les plus criminelles; mais l'envie est une pas-
sion timide et honteuse que l'on n'ose jamais
avouer ^.
^XXVIIL . V
La jalousie est, en quelque manière, juste et
raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver
un bien qui nous appartient ou que nous croyons
nous appartenir : au lieu que l'envie est une fu-
reur qui ne peut souffrir le bien des autres \
"XXIX.
Le mal que nous faisons ne nous attire pas
tant de persécution et de haine que nos bonnes
qualités.
XXX.
Nous avons plus de force que de volonté; et
^ Far. Dans la première édition , cette réflexion se termine
ainsi : « et la plupart des hommes meurent parce qu'on
meurt» (1665— n° 26).
2 Far. Les grands hommes s'abattent et se démontent à la
tin par la longueur de leurs infortunes ; cela fait bien voir
qu'ils n'étaient pas forts quand ils les supportaient, mais seu-
lement qu'ils se donnaient la gêne pour le paraître , et qu'ils
soutenaient leurs malheurs par la force de leur ambition , et
non pas par celle de leur Ame ; enfin, à une grande vanité prés,
les héros sont faits comme les autres hommes (1665— n° 27).
^ Far. Il faut de plus grandes vertus et en plus grand nombre
pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise (1665— n" 28).
* Far. Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles
ne craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une
passion timide et honteuse qu'on n'ose jamais avouer ( 1666
-n'' 30).
û Far. La jalousie est raisonnable et juste en quelque ma-
nière, puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous
appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que
l'envie esl une fureur (|ui nous fait toujours souhaiter la ruino
du bien dos autres (1605- u" 31).
154
MAXIMES
c'est souvent pour nous excuser à nous-mêmes ,
que nous nous imaginons que les choses sont
impossibles.
XXXI.
Si nous n'avions point de défauts, nous ne
prendrions pas tant de plaisir à en remarquer
dans les autres ' .
XXXII.
La jalousie se nourrit dans les doutes; et elle
devient fUreur, ou elle fmit, sitôt qu'on passe
du doute à la certitude *.
XXXUI.
L'orgueil se dédommage toujours et ne perd
rien, lors même qu'il renonce à la vanité.
* XXXIV.
Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne
nous plaindrions pas de celui des autres.
^ XXXV.
L'orgueil est égal dans tous les hommes, et
il n'y a de différence qu'aux moyens et à la ma-
nière de le mettre à jour.
XXXVI.
Il semble que la nature, qui a si sagement
disposé les organes de notre corps pour nous
rendre heureux, nous ait aussi donné l'orgueil
pour nous épargner la douleur de connaître nos
imperfections ^.
* XXXVII.
L'orgueil a plus de part que la bonté aux re-
montrances que nous faisons à ceux qui com-
mettent des fautes, et nous ne les reprenons
pas tant pour les en corriger, que pour leur
persuader que nous en sommes exempts.
» Far. Si nous n'avions point de défauts , nous ne serions
pas si aises d'en remarquer aux autres (1665— n" 34).
2 Far. La jalousie ne subsiste que dans les doutes : l'incer-
titude est sa matière ; c'est une passion qui cherche tous les
jours de nouveaux sujets d'inquiétude et de nouveaux tour-
ments. On cesse d'être jaloux dès que l'on est éclairci de ce
qui causait la jalousie ( 1665 — n° 35). —La jalousie se nourrit
dans les doutes. C'est une passion qui cherche toujours de
nouveaux sujets d'inquiétude et de nouveaux tourments, et
elle devient fureur sitôt qu'on passe du doute à la certitude
(I663-n°32).
^Far. La nature, qui a si sagement pourvu à la vie de
l'homme par la disposition admirable des organes du corps ,
lui a sans doute donné l'orgueil pour lui épargner la douleur
de connaitre ses imperfections et ses misères (iGG5~n° 40).
*XXXVI1L
Nous promettons selon nos espérances, et
nous tenons selon nos craintes.
XXXIX.
L'intérêt parle toutes sortes de langues, et
joue toutes sortes de personnages, même celui
de désintéressé.
XL.
L'intérêt qui aveugle les uns fait la lumière
des autres'.
XLI.
Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses ,
deviennent ordinairement incapables des gran-
des '.
* XLII.
Nous n'avons pas assez de force pour suivre
toute notrr. raison.
XLIU.
L'hcmme croit souvent se conduire lorsqu'il
est conduit; et, pendant que par son esprit il
tend à un but, son cœur l'entraîne insensible-
ment à un autre ^.
* XLIV.
La force et la faiblesse de l'esprit sont mal
nommées; elles ne sont en effet que la boime
ou la mauvaise disposition des organes du corps.
XLV.
Le caprice de notre humeur est encore plus
bizarre que celui de la fortune.
XLVI.
L'attachement ou l'indifférence que les philo-
sophes avaient pour la vie n'étaient qu'un goût
de leur amour-propre, dont on ne doit non plus
disputer que du goût de la langue ou du choix
des couleurs ^ .
* Far. L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est
tout ce qui fait la lumière des autres (1665— u" 44),
=» Far. La complexion qui fait le talent pour les petites
choses, est contraire à celle qu'il faut pour le talent des
grandes (l6G5-n° 51).
3 Far. L'homme est conduit , lorsqu'il croit se conduire ; et ,
pendant que par son esprit il vise à un endroit, son cœur
l'achemine insensiblement à un autre ( 1665— n° 47).
* Far. L'attachement ou l'indifférence pour la vie sont des
goûts de l'amour-propre, dont on ne doit non plus disputer
que de ceux de la langue, ou du choix des couleurs (1665 —
n" 52).
DE L4 ROCllEKOUCAULD.
¥55
XLVII.
Notre humeur met le prix à tout ce qui nous
vient de la fortune.
* XLVIII.
La félicité est dans le goût, et non pas dans
les cluses .; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on
est heureux, et non par avoir ce que les autres
trouvent aimable.
XLIX.
On n'est jamais si heureux ni si malheureux
qu'on s'imagine ^ .
*L.
Ceux qui croient avoir du mérite se font un
honneur d'être malheureux, pour persuader aux
autres et à eux-mêmes qu'ils sont dignes d'être
en butte à la fortune '.
LI.
Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que
nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous
désapprouvons dans un temps ce que nous ap-
prouvions dans un autre ' .
LH,
i Quelque différence qui paraisse entre les for-
tunes , il y a néanmoins une certaine compen-
sation de biens et de maux qui les rend égales * .
LUI.
Quelques grands avantages que la nature
donne, ce n'est pas elle seule, mais la fortune
avec elle qui fait les héros ^ .
LIV.
Le mépris djes richesses était , dans les philo-
» Far. On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si
heureux qu'on avait espéré ( 1665— n° 59). — On n'est jamais
si heureux ni si malheureux que Ton pense ( i666-n° 50).
' Far. Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours
d'être malheureux , pour persuader aux autres et à eux-mêmes
qu'ils sont au-dessus de leurs malheurs , et qu'ils sont dignes
d'être en butte à la fortune ( 1665— n" 57 ). On trouve dans la
même édition ( n° 60) la même pensée ainsi rédigée : « On se
console sou v(!nt d'être malheureux par un certain plaisk qu'on
trouve à le paraître. »
3 Far. Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous
avons de nous-mêmes , que de voir que nous avons été con-
tents dans l'état et dans les sentiments que nous désapprou-
vons à cette heure ( 10.65— n° 58).
4 Far. Quelque diffén^nce qu'il y ait entre les fortunes, il
y a pourtant ime certaine proportion de biens et do maux
qui les rend égales (1605— n° 01).
•' Far. Quelques grands avantage» que la nature donne , ce
n''sl pas ell<', m;iis la fortime, qui fait les héros (1665— n" 62),
sophes, un désir caché de venger leur mérite de
l'injustice de la fortune par le mépris des mêmes
biens dont elle les privait ; c'était un secret pour
se garantir de l'avilissement de la pauvreté ; c'é-
tait un chemin détourné pour aller à la con-
sidération qu'ils ne pouvaient avoir par les ri-
*LV.
La haine pour les favoris n'est autre chose
que l'amour de la faveur. Le dépit de ne la pas
posséder se console et s'adoucit par le mépris
que l'on témoigne de ceux qui la possèdent ; et
nous leur refusons nos hommages, ne pouvant
pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le
monde.
LVI.
Pour s'établir dans le monde , on fait tout ce
que l'on peut pour y paraître établi.
LVIL
Quoique les hommes se flattent de leurs
grandes actions, elles ne sont pas souvent les
effets d*UD grand dessein, mais des effets du ha-
sard \
LVIIL
Il semble que nos actions aient des étoiles
heureuses ou malheureuses , à qui elles doivent
une grande partie de la louange et du blâme
qu'on leur donne.
LIX.
Il n'y a point d'accidents si malheureux dont
les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni
de si heureux que les imprudents ne puissent
tourner à leur préjudice.
LX.
La fortune tourne tout à l'avantage de ceux
qu'elle favorise =* .
LXI.
Le bonheur et le malheur des hommes ne
dépend pas moins de leur humeur que de la
fortune.
LXII.
La sincérité est une ouverture de cœur. On
' Far. Quoique la grandeur des ministres se flatte de celle
d(; leurs aclions, elles sont bien .souvent les effets du hasard
ou de quel(|ue petit dessein ( l«05— n'^ 66).
' Far. La forlune ne laisse lien perdre pour 1rs hon\me<*
hnireux (KiOf.-n" O'J).
156
MAXIMES
la trouve en fort peu de gens j et celle que l'on
voit d'ordinaire n'est qu'une flne dissimulation
pour attirer la confiance des autres.
LXIII,
L'aversion du mensonge est souvent une im-
perceptible ambition de rendre nos témoignages
considérables , et d'attirer à nos paroles un res-
pect de religion.
LXIV.
La vérité ne fait pas tant de bien dans le
monde, que ses apparences y font de mal.
*LXV.
Il n'y a point d'éloges qu'on ne donne à la
prudence ; cependant elle ne saurait nous assurer
du moindre événement ' .
LXVL
Un habile homme doit régler le rang de ses
Intérêts, et les conduire chacun dans son ordre.
Notre avidité le trouble souvent, en nous faisant
courir à tant de choses à la fois, que, pour dé-
sirer trop les moins importantes, on manque les
plus considérables.
* LXVIL
La bonne grâce est au corps ce que le bon
sens est à l'esprit.
* Lxvm.
Il est difficile de définir l'amour : ce qu'on en
l^eut dire est que, dans l'âme, c'est une passion
* Far. L'auteur s'est essayé plusieurs fois avant d'arriver à
une précision si parfaite. Voici comment il s'exprimait dans
sa première édition : « On élève la prudence jusqu'au ciel, et
il n'est sorte d'éloges qu'on ne lui donne ; elle est la rcgiè de
nos actions et de notre conduite , elle est la maitresse de la
fortune , elle fait le destin des empires ; sans elle on a tous les
maux, avec elle on a tous les biens; et, comme disait autrefois
un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque
aucune divinité : Nullum numen abest, si sit pritdentia ( Ju-
vénal , Sat. X), pour dire que nous trouvons dans la prudence
tout le secours que nous demandons aux dieux. Cependant la
prudence la plus consommée ne saurait nous assurer du plus
petit effet du monde , parce que^, travaillant sur une matière
aussi changeante et aussi inconnue qu'est l'homme, elle ne
peut exécuter sûrement aucun de ses projets : d'où il faut
conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre pru-
dence ne sont que des effets de notre amour - propre , qui
s'applaudit en toutes choses et en toutes rencontres » ( 1665
— n" 75). Dès la seconde édition, l'auteur se corrigea ainsi ;
« Il n'y a point d'éloges qu'on ne donne à la prudence. Ce-
pendant, quelque grande qu'elle soit, elle ne saurait nous
assurer du moindre événement, parce qu'elle travaille sur
l'homme, qui est le sujet du monde le plus changeant » ( 1666
-n° 66; - 1671 , l675-n° 65). Enfin, dans sa dernière édi-
tion , l'auteur refit celte pensée telle qu'elle est aujourd'hui.
Ces différents essais offrent une élude de style bien digne
d'être méditée.
de régner ; dans les esprits, c'est une sympathie ;
et dans le corps, ce n'est qu'une envie cachée et
délicate de posséder ce que l'on aime, après beau-
coup de mystères.
LXIX.
S'il y a un amour pur et exempt du mélange
de nos autres passions, c'est celui qui est caché
au fond du cœur, et que nous ignorons nous-
mêmes ».
LXX.
Il n'y a point de déguisement qui puisse long-
temps cacher l'amour où il est, ni le feindre où
il n'est pas.
LXXI.
Il n'y a guère de gens qui ne soient honteux
de s'être aimés, quand ils ne s'aiment plus.
LXXII.
Si on juge de l'amour par la plupart de ses
eftets, il ressemble plus à la haine qu'à l'amitié.
LXXIII.
On peut trouver des femmes qui n'ont jamais
eu de galanterie ; mais il est rare d'en trouver
qui n'en aient jamais eu qu'une » .
LXXIV.
Il n'y a que d'une sorte d'amour, mais il y en
a mille différentes copies.
LXXV.
L'amour, aussi bien que le feu, ne peut sub-
sister sans un mouvement continuel ; et il cesse
de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de craindre.
LXXVI.
Il est du véritable amour comme de l'appa-
rition des esprits : tout le monde en parle, mais
peu de gens en ont vu.
LXXVII.
L'amour prête son nom à un nombre infini
de commerces qu'on lui attribue, et où il n'a
non plus de part que le doge à ce qui se fait à
Venise.
* LXXVIII.
L'amour de la justice n'est, en la plupart des
* rar. Il n'y a point d'amour pur et exempt du mélange
des autres passions , que celui qui est caché au fond du cœur ,
et que nous ignorons nous-mêmes (1665— n° 79).
^ r<ir. Qui n'ont jamais fait de galanterie ( 1665 r^ 83),
DE LA ROCHEFOUCAULD.
Il>7
hommes, que la crainte de souffrir l'injustice ' .
LXXIX.
Le silence est le parti le plus sûr pour celui
qui se défie de soi-même.
LXXX.
Ce qui nous rend si changeants dans nos ami-
tiés, c'est qu'il est difficile de connaître les qua-
lités de l'âme, et facile de connaître celles de
l'esprit ' .
* LXXXL
Nous ne pouvons rien aimer que par rapport
à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût
et notre plaisir quand nous préférons nos amis
à nous-mêmes ; c'est néanmoins par cette préfé-
rence seule que l'amitié peut être vraie et par-
faite.
* LXXXIL
La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un
désir de rendre notre condition meilleure , une
lassitude de la guerre, et une crainte de quelque
mauvais événement » .
♦LXXXIIL
Ce que les hommes ont nommé amitié n'est
qu'une société, qu'un ménagement réciproque
d'intérêts, et qu'un échange de bons offices; ce
n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre
se propose toujours quelque chose à gagner * .
LXXXIV.
Il est plus honteux de se défier de ses amis ,
que d'en être trompé.
LXXXV.
Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens
plus puissants que nous, et néanmoins c'est l'in-
* Far. La Justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne
nous ôte ce qui nous appartient : de là vient cette considéra-
lion et ce respect pour tous les intérêts du prochain , et cette
scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice : cette
crainte relient l'homme dans les bornes des biens que la nais-
sance ou la fortune lui ont donnés; et sans celte crainte, il
ferait des courses continuelles sur les autres ( 1665— n° 88).
—On blâme l'injustice, non pas pour l'aversion que l'on a pour
elle, mais pour Je préjudice que l'on en reçoit ( 1665— n° 90).
' Far. Ce qui rend nos inclinations si légères et si chan-
geantes, c'est qu'il est aisé de connaître les qualités de l'es-
prit, et difficile de connaître celles de l'âme ( i665--n° 93.)
^ rar. La réconciliation avec nos ennemis , qui se fait au
nom de la sincérité, de la douceur, et de la tendresse
(1665—0" 95).
* rar. L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un trafic, où
notre amour-propre se propose toujours quelque chose à ga-
gner f 605— n" 94).
térêt seul qui produit notre amitié ; nous ne nous
donnons pas à eux pour le bien que nous leur
voulons faire, mais pour celui que nous en vou-
lons recevoir.
* LXXXVI.
Notre défiance justifie la tromperie d'autrui.
* LXXXVIL
Les hommes ne vivraient pas longtemps en
société, s'ils n'étaient les dupes les uns des au-
tres.
LXXXVIIL
L'amour-propre nous augmente ou nous di-
minue les bonnes qualités de nos amis , à pro-
portion de la satisfaction que nous avons d'eux ,
et nous jugeons de leur mérite par la manière
dont ils vivent avoc nous.
LXXXIX.
Tout le monde se plaint de sa mémoire, et
personne ne se plaint de son jugement.
*XC.
Nous plaisons plus souvent dans le commerce
de la vie par nos défauts que par nos bonnes
qualités. •
XCL
La plus grande ambition n'en a pas la moin-
dre apparence, lorsqu'elle se rencontre dans une
impossibilité absolue d'arriver où elle aspire.
XCIL
Détromper un homme préoccupé de son mé-
rite est lui rendre un aussi mauvais office que
celui que l'on rendit à ce fou d'Athènes, qui
croyait que tous les vaisseaux qui arrivaient
dans le port étaient à lui \
* XCIIL
Les vieillards aiment à domier de bons pré-
ceptes, pour se consoler de n'être plus en état
de donner de mauvais exemples.
XCIV.
Les grands noms abaissent , au lieu d'élever
ceux qui ne les savent pas soutenir,
*xcv.
La marque d'un mérite extraordinaire est de
' Far. On a autant de sujet de se plaindre de ceux qui nous
apprennent à nous connaître nous-mêmes, mi'en eut ce fou
d'Athènes de se plaindre du médecin qui T'avait guéri d«
l'opinion d'être riche (1665— n" 104).
158
MAXIMES
voir que ceux qui 1 envient le plus sont contraints
de le louer.
* XCVI.
Tel homme est ingrat, qui est moins coupable
(le son ingratitude que celui qui lui a fait du
bien.
XCVII.
On s'est trompé lorsqu'on a cru que l'esprit
et le jugement étaient deux choses différentes:
le jugement n'est que la grandeur de la lumière
de l'esprit. Cette lumière pénètre le fond des
choses; elle y remarque tout ce qu'il faut re-
marquer , et aperçoit celles qui semblent imper-
ceptibles. Ainsi il faut demeurer d'accord que
c'est l'étendue de la lumière de l'esprit qui pro-
duit tous les effets qu'on attribue au jugement * .
* XCVIII.
Chacun dit du bien de son cœur , et personne
n'en ose dire de son esprit.
XCIX.
La politesse de l'esprit consiste à penser des
choses honnêtes et délicates'.
La galanterie de l'esprit est de dire des choses
flatteuses d'une manière agréable ^
CL
Il arrive souvent que des choses se présentent
plus achevées à notre esprit , qu'il ne les pourrait
faire avec beaucoup d'art *.
CIL
L'esprit est toujours la dupe du cœur.
' Far. Le jugement n'est autre chose que la grandeur de la
lumière de l'esprit , son étendue est la mesure de sa lumière >
sa profondeur est celle qui pénètre le fond des choses , son
discernement les compare et les distingue , sa justesse ne voit
que ce qu'il faut voir, sa droiture les prend toujours par le
bon biais , sa délicatesse aperçoit celles qui paraissent imper-
ceptibles, et le jugement décide ce que les choses sont; si on
l'examine bien , on trouvera que toutes ces qualités ne sont
autre chose que la grandeur de l'esprit, lequel voyant tout,
rencontre dans la plénitude de ses lumières tous les avantages
dont nous venons de parler (1665— n° I07).
2 Far. La. politesse de l'esprit est un tour par lequel il pense
toujours des choses honnêtes et délicates (1665— n» 99).
3 Far. La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit , par
lequel il entre dans les choses les plus flatteuses , c'est-à-dire
celles qui sont le plus capables de plaire aux autres (1665—
n" IIO).
♦ Far. n y a des jolies choses que l'esprit ne cherche point,
et qu'il trouve toutes achevées en lui-même; il semble qu'elles
y soient cachées comme l'or et les diamaols dans le sein de
la terre ('F665~n° lU).
CIIL
Tous ceux qui connaissent leur esprit ne
connaissent pas leur cœur ' .
CIV.
Les hommes et les affaires ont leur point de
perspective. Il y en a qu'il faut voir de près pour
en bien juger, et d'autres dont on ne juge ja-
mais si bien que quand on en est éloigné*.
CV.
Celui-là n'est pas raisonnable, à qui le hasard
fait trouver la raison; mais celui qui la connaît,
qui la discerne , et qui la goûte.
CVI.
Pour bien savoir les choses, il en faut savoir
le détail; et comme il est presque infmi, nos
connaissances sont toujours superficielles et im-
parfaites.
CVII.
C'est une espèce de coquetterie , de faire re-
marquer qu'on n'en fait jamais.
CVIII.
L'esprit ne saurait jouer longtemps le per-
sonnage du cœur.
CIX.
La jeunesse change ses goûts par l'ardeur du
sang, et la vieillesse conserve les siens par l'ac-
coutumance.
CX.
On ne donne rien si libéralement que ses con-
seils ^ .
CXI.
Plus on aime une maîtresse, plus on est près
de la haïr.
cxn.
Les défauts de l'esprit augmentent en veillis-
sant, comme ceux du visage.
CXIII.
Il y a de bons mariages; mais H n'y en a
point de délicieux.
» Far. Bien des gens connaissent leur esprit, qui ne con-
naissent pas leur cœur ( 1666— n° Ii3).
^ Far. Toutes les grandes choses ont leur pmnt de perspec-
tive, comme les statues; il y en a etc. (1665— n» i M).
3 Far. Il n'y a point de plaisir qu'on fasse plus volontiers
à un ami que celui de lui donner conseil (i666-rv" m).
DE L\ ROCHEFOUCAULD.
159
CXIV.
On ne se peut consoler d'être trompé par ses
ennemis et trahi par ses amis, et l'on est souvent
satisfait de l'être par soi-même.
GXV.
Il est aussi facile de se tromper soi-même sans
s'en apercevoir, qu'il est difficile de tromper les
autres sans qu'ils s'en aperçoivent.
CXVI.
Rien nest moins sincère que la manière de
demander et de donner des conseils. Celui qui
en demande paraît avoir une déférence respec-
tueuse pour les sentiments de son ami, bien
qu'il ne pense qu'à lui faire approuver les siens ,
et à le rendre garant de sa conduite; et celui
qui conseille paye la confiance qu'on lui té-
moigne d'un zèle ardent et désintéressé, quoi-
qu'il ne cherche le plus souvent, dans les con-
seils qu'il donne, que son propre intérêt ou sa
gloire'.
CXVII.
La plus subtile de toutes les finesses est de
savoir bien feindre de tomber dans les pièges
qu'on nous tend; et l'on n'est jamais si aisément
trompé que quand on songe à tromper les
autres.
CXVIII.
L'intention de ne jamais tromper nous expose
à être souvent trompés.
CXIX.
Nous sommes si accoutumés à nous déguiser
aux autres, qu'enfin nous nous déguisons à nous-
mêmes ^
CXX.
L'on fait plus souvent des trahisons par fai-
blesse que par un dessein formé de trahir.
' Far. Rien n'est plus divertissant quede voir deux hommes
as&emblés, l'un pour demander conseil et l'autre pour le don-
ner ; l'un paraît avec une déférence respectueuse, et dit qu'il
vient reo^evoir des instructions pour sa conduite, et son des-
sein le plus souvent est de faire approuver ses sentiments , et
de rendre celui qu'il vient consulter garant de l'affaire qu'il
lui propose. Celui qui conseille paye d'abord la confiance de
son ami des marques d'un zèle ardent et désintéressé, et il
cherche en même temps , dans ses propres intérêts , des refiles
de conseiller ; de sorte que son conseil lui est bien plus propre
qu'à celui qui le reçoit (1665— n° 118).
'' Var. La coutume que nous avons de nous déguiser aux
autres, pour acquérir leur estime, fait qu'enfin nous nous dé-
guisons à nous-mêmes (1665- n" n^^).
GXXL
On fait souvent du bien pour pouvoir impu-
nément faire du mal.
Gxxn.
Si nous résistons à nos passions, c'est plus
par leur faiblesse que par notre force.
cxxm.
On n'aurait guère de plaisir si on ne se flat-
tait jamais.
*CXXIV.
Les plus habiles affectent toute leur vie de
blâmer les finesses , pour s'en servir en quelque
grande occasion et pour quelque grand intérêt.
cxxv.
L'usage ordinaire de la finesse est la marque
d'un petit esprit, et il arrive presque toujours
que celui qui s'en sert pour se couvrir en un en-
droit se découvre en un autre.
CXXVI.
Les fmesses et les trahisons ne viennent que
de manque d'habileté ' .
* CXXVIL
Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se
croire plus fin que les autres^ .
CXXVIIL
La trop grande subtilité estime fausse délica-
tesse ; et la véritable délicatesse est une solide
subtilité.
CXXIX.
Il suffît quelquefois d'être grossier pour n'être
pas trompé par un habile homme.
cxxx.
La faiblesse est le seul défaut que l'on ne sau-
rait corriger.
* CXXXL
Le moindre défaut des femmes qui se sont
abandonnées à faire l'amour , c'est de fîiire l'a-
mour.
CXXXIL
Il est plus aisé d'être sage pour les autres ,
que de l'être pour soi-même.
' Var. Si on était toujours assez habile, on ne ferait Jamais
de finesses ni de trahisons (<66B- n° 128).
^ Var. On est fort sujet à être trompé , quand on croit être
phis fin que Ien autres ( Hifils— n" 129).
160
MAXIMES
CXXXIII.
Les seules bonnes copies sont celles qui nous
font voir le ridicule des méchants originaux ' .
* CXXXIV.
On n'est jamais si ridicule par les qualités que
l'on a, que par celles que l'on affecte d'avoir.
cxxxv.
On est quelquefois aussi différent de soi-
même que des autres.
CXXXVI.
Il y a des gens qui n'auraient jamais été
amoureux , s'ils n'avaient jamais entendu parler
de l'amour. ^i^ j '^
CXXXVII.
On parle peu quand la vanité ne fait pas
parler'.
CXXXVIII.
On aime mieux dire du mal de soi-même ,
que de n'en point parler.
CXXXIX.
Une des choses qui fait que l'on trouve si peu
de gens qui paraissent raisonnables et agréa-
bles dans la conversation , c'est qu'il n'y a pres-
que personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut
dire, qu'à répondre précisément à ce qu'on lui
dit. Les plus habiles et les plus complaisants se
contentent de montrer seulement une mine at-
tentive , au même temps que l'on voit dans leurs
yeux et dans leur esprit un égarement pour ce
qu'on leur dit, et une précipitation pour retour-
ner à ce qu'ils veulent dire ; au lieu de consi-
dérer que c'est un mauvais moyen de plaire aux
autres ou de les persuader, que de chercher si
fort à se plaire à soi-même , et que bien écouter
et bien répondre est une des plus grandes per-
fections qu'on puisse avoir dans la conversation.
*CXL.
Un homme d'esprit serait souvent bien em-
barrassé sans la compagnie des sots.
CXLL
Nous nous vantons souvent de ne nous point
ennuyer, et nous sommes si glorieux, que nous
' Far. Dans l'édition de 1666 , qui est celle où cette réflexion
a paru pour la première fois, on lit des excellents originaux^
au lieu de des méchants originaux.
^ Var. Quand la vanité ne fait point parler , on n'a pas en-
vie de dire grand'chose (1665— n° 139).
ne voulons pas nous trouver de mauvaise com-
pagnie * .
CXLIL
Comme c'est le caractère des grands esprits
de faire entendre en peu de paroles beaucoup
de choses, les petits esprits, au contraire, ont
le don de beaucoup parler et de ne rien dire.
*cxLm.
C'est plutôt par l'estime de nos propres senti-
ments que nous exagérons les bonnes qualités
des autres, que par l'estime de leur mérite; et
nous voulons nous attirer des louanges, lors-
qu'il semble que nous leur en donnons ^^
CXLIV.
On n'aime point à louer , et on ne loue ja-
mais personne sans intérêt. La louange est une
flatterie habile , cachée et délicate, qui satisfait
différemment celui qui la donne et celui qui la
reçoit : l'un la prend comme une récompense
de son mérite; l'autre la donne pour faire re-
marquer son équité et son discernement.
CXLV.
Nous choisissons souvent des louanges empoi-
sonnées, qui font voir par contre-coup en ceux
que nous louons des défauts que nous n'osons
découvrir d'une autre sorte.
CXLVL
On ne loue d'ordinaire que pour être loué.
CXLVIL
Peu de gens sont assez sages pour préférer le
blâme qui leur est utile à la louange qui les
trahit.
CXLVIIL
Il y a des reproches qui louent , et des louan-
ges qui médisent.
CXLIX.
Le refus des louanges est un désir d'être loué
deux fois\
^ Far. On se vante souvent mal à propos de ne se point en-
nuyer ; et l'homme est si glorieux , qu'il ne veut pas se trouver
de mauvaise compagnie (1665— n° 143).
^ Far. C'est plutôt par l'estime de nos sentiments que non»
exagérons les bonnes qualités des autres , que par leur mérite ;
et nous nous louons en effet , lorsqu'il semble que nous leur
donnons des louanges (1665 — n° 146).
^ Far. La modestie qui semble refuser les louanges , n'est
en effet qu'un désir d'oi) avoir de plus délicates ( 1665— n" 147 )
DE lA ROCHEI'UUCAIJLTX
Wl
CL. ,
Le désir de mériter les louanges qu'on nous
donne fortifie notre vertu; et celles que l'on
donne à l'esprit, à la valeur et à la beauté,
contribuent à les augmenter *.
* CLL
Il est plus difficile de s'empêcher d'être gou-
verné, que de gouverner les autres.
CLIL
Si nous ne nous flattions pas nous-mêmes , la
flatterie des autres ne nous pourrait nuire.
CLIIL
La nature fait le mérite, et la fortune le met
en œuvre.
CLIV.
La fortune nous corrige de plusieurs défauts
que la raison ne saurait corriger.
*CLV.
Il y a des gens dégoûtants avec du mérite , et
d'autres qui plaisent avec des défauts*.
CLVI.
Il y a des gens dont tout le mérite consiste à
dire et à faire des sottises utilement, et qui gâ-
teraient tout s'ils changeaient de conduite.
* CLVII.
La gloire des grands hommes se doit toujours
mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour
l'acquérir.
CLVIII.
La flatterie est une fausse monnaie qui n'a de
cours que par notre vanité.
CLIX.
Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités j
il en faut avoir l'économie.
GLX.
Quelque éclatante que soit une action, elle
ne doit pas passer pour grande , lorsqu'elle n'est
pas l'effet d'un grand dessein «.
* Far. L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté
et à la valeur, les augmente, les perfectionne, et leur fait faire
de plus grands effets qu'ils n'auraient été capables de faire
d'eux-mêmes (1665— n" I66).
a far. Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le
cœur, il y a un mérite fade, et des personnes qui dégoûtent
avec des qualités bonnes et estimables (1665— n" 162),
3 rar. On se mécompte toujours dans le jugement que l'on
fait de nos actions , quand elles sont plus grandes que nos dcs-
»>€ios(lC65— n» 167).
CLXI.
Il doit y avoir une certaine proportion entre
les actions et les desseins, si on en veut tirer
tous les effets qu'elles peuvent produire.
CLXII.
L'art de savoir bien mettre en œuvre de mé-
diocres qualités dérobe l'estime, et donne sou-
vent plus de réputation que le véritable mérite.
CLXIIL
Il y a une infinité de conduites qui paraissent
ridicules , et dont les raisons cachées sont très-
sages et très-solides * .
* CLXIV.
Il est plus facile de paraître digne des em-
plois qu'on n'a pas, que de ceux que l'on exerce.
CLXV.
Notre mérite nous attire l'estime des hon^
nêtes gens , et notre étoile celle du public.
CLXVL
Le monde récompense plus souvent les àppa-^
rences du mérite , qUe le mérite mêmev
CLXVIL
L'avarice est plus opposée à l'économie , que
la libéralité.
*CLXvni.
L'espérance , toute trompeuse qu'elle est , sei^t
au moins à nous mener à la fin de la vie par un
chemin agréable.
CLXIX.
Pendant que la paresse et la timidité nous
retiennent dans notre devoir , notre vertu en a
souvent tout l'honneur * .
* CLXX.
Il est difficile déjuger si un procédé net, sin*
cère et honnête, est un effet de probité ou d'ha-
bileté^..
» Far. Il y a une infloilé de conduites qui ont un ridfcule
apparent , et qui sont , dans leurs raisons cachées , très-sages
et très-solides (l865-n° 170).
* Far. Pendant que la paresse et la timidité ont seules le
mérite de nous tenir dans notre devoir, notre vertu en a tout
l'honneur (1 665- n° 177).
3 rar. Il n'y a personne qui sache si un procédé net , sin-
cère et honnête est plutôt un effet de probité que d'habile Ul
(1665— n" 178).
11
\(i^
MAXIMES
CLXXI.
Les vertus se perdent dans l'intérêt , comme
les fleuves se perdent dans la mer.
CLXXII.
Si on examine bien lés divers effets de l'en-
nui , on trouvera qu'il fait manquer à plus de
devoirs que l'intérêt.
* CLXXIII.
Il y a diverses sortes de curiosités : l'une d'in-
térêt, qui nous porte à désirer d'apprendre ce
qui nous peut être utile; et l'autre d'orgueil,
qui vient du désir de savoir ce que les autres
ignorent ' .
CLXXIV.
Ilvaut mieux employer notre esprit à sup-
porter les infortunes qui nous arrivent, qu'à
prévoir celles qui nous peuvent arriver.
CLXXV.
La constance en amour est une inconstance
perpétuelle, qui fait que notre cœur s'attache
successivement à toutes les qualités de la per-
sonne que nous aimons , donnant tantôt la pré-
férence à l'une, tantôt à l'autre; de sorte que
cette constance n'est qu'une inconstance arrêtée
et renfermée dans un même sujet.
CLXVL
Il y a deux sortes de constance en amour :
l'une vient de ce que l'on trouve sans cesse dans
la personne que l'on aime de nouveaux sujets
d'aimer; et l'autre vient de ce que l'on se fait
un honneur d'être constant.
* CLXXVIL
La persévérance n'est digne ni de blâme ni
de louange , parce qu'elle n'est que la durée des
goûts et des sentiments , qu'on ne s'ôte et qu'on
ne se donne point.
CLXXVIII.
Ce qui nous fait aimer les nouvelles connais-
sances n'est pas tant la lassitude que nous avons
des vieilles , ou le plaisir de changer , que le dé-
goût de n'être pas assez admirés de ceux qui nous
connaissent trop, et l'espérance de l'être da-
' rar. La curiosité n'est pas , comme l'on croit , un simple
amour de la nouveauté ; il y en a une d'intérêt qui fait que
nous voulons savoir les choses pour nous en prévaloir; il y
en a une autre d'orgueil qui nous donne envie d'être au-dessus
de ceux qui ignorent les choses , et de n'être pas au-dessous
de ceux qui les savent (1665-n° 18-2).
vantage de ceux qui ne nous connaissent pas
tant.
CLXXIX.
Nous nous plaignons quelquefois légèrement
de nos amis, pour justifier par avance notre
légèreté.
CLXXX.
Notre repentir n'est pas tant un regret du
mal que nous avons fait , qu'une crainte de ce-
lui qui nous en peut arriver.
CLXXXL
Il y a une inconstance qui vient de la légè-
reté de l'esprit , ou de sa faiblesse , qui lui fait
recevoir toutes les opinions d'autrui ; et il y en
a une autre , qui est plus excusable , qui vient
du dégoût des choses.
* CLXXXII.
Les vices entrent dans la composition des
vertus, comme les poisons entrent dans la com-
position des remèdes. La prudence les assemble
et les tempère , et elle s'en sert utilement con-
tre les maux de la vie.
*CLXXXIU.
Il faut demeurer d'accord , à l'honneur de la
vertu , que les plus grands malheurs des hommes
sont ceux où ils tombent par les crimes.
CLXXXIV.
Nous avouons nos défauts, pour réparer pat
notre sincérité le tort qu'ils nous font dans Te*-
prit des autres *
*CLXXXV.
Il y a des héros en mal comme en bien.
CLXXXVI.
On ne méprise pas tous ceux qui ont des
vices; mais on méprise tous ceux qui n'ont au-
cune vertu '.
CLXXXVII.
Le nom de la vertu sert à l'intérêt aussi utile-
ment que les vices.
* Far. Nous avouons nos défauts , afin qu'en donnant bonne
opinion de la justice de notre esprit, nous réparions le tort
qu'ils nous ont fait dans l'esprit des autres ( 1665— n" 193 ).
— Nous n'avouons jamais nos défauts que par vanité. (1665
-n° 200.)
^ rar. On peut haïr et mépriser les vices, sans haïr ni mé
priser les vicieux; mais on a toujours du mépris pour ceai
qui manquent de vertu (IC65— n° 196).
1)F^ l.\ ï\OCHFlOl]CAULD.
IG.'i
CLXXXVÏII
La santé de l'âme n'est pas plus assurée que j
celle du corps; et quoique l'on paraisse éloigné i
des passions , on n'est pas moins en danger de |
s'y laisser emporter, que de tomber malade ■
quand on se porte bien.
CLXXXIX.
Il semble que la nature ait prescrit à chaque
homme, dès sa naissance, des bornes pour les
vertus et pour les vices.
cxc.
Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir
de grands défauts.
* CXCL
On peut dire que les vices nous attendent dans
le cours de la vie, comme des hôtes chez qui il
faut successivement loger; et je doute que l'ex-
périence nous les fît éviter, s'il nous était permis
de faire deux fois le même chemin.
GXCIL
Quand les vices nous quittent , nous nous flat-
tons de la créance que c'est nous qui les quit-
tons.
CXCIII.
Il y a des rechutes dans les maladies de Tâme
comme dans celles du corps. Ce que nous pre-
nons pour notre guérison n'est le plus souvent
qu'un relâche ou un changement de mal.
GXCIV.
Les défauts de l'âme sont comme les blessures
du corps ; quelque soin qu'on prenne de les gué-
rir , la cicatrice paraît toujours , et elles sont à
tout moment en danger de se rouvrir.
cxcv.
Ce qui nous empêche souvent de nous aban-
donner à un seul vice, est.que nous en avons
plusieurs.
CXGVI.
Nous oublions aisément nos fautes, lors-
qu'elles ne. sont sues que de aous '.
CXGVII.
Il y a des gens de qui l'on peut ne jamais
croire du mal sans l'avoir vu ; mais il n'y en
* rar. Quand il n'y a que nous qui savons nos crimes , ils
«ont bientôt oubliés (i 665— n= '207;.
a imnt en qui il nous doive surprendre en le
voyant.
GXGVIII.
Nous élevons la gloire des uns , pour abaisser
celle des autres : et quelquefois on louerait moins
monsieur le Prince et monsieur de Turenne , si
on ne les voulait point blâmer tous deux '.
GXGIX.
Le désir de paraître habile empêche souvent
de le devenir.
^GG.
La vertu n'irait pas si loin, si la vanité ne lui
tenait compagnie.
GGI.
Gelui qui croit pouvoir trouver en soi-même
de quoi se passer de tout le monde, se trompe
fort ; mais celui qui croit qu'on ne peut se passer
de lui , se trompe encore davantage.
GGII.
Les faux honnêtes gens sont ceux qui dégui-
sent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes ; les
vrais honnêtes gens sont ceux qui les connais-
sent parfaitement et les confessent.
GGIII.
Le vrai honnête homme est celui qui ne se
pique de rien,
*GGIV.
La sévérité des femmes est un ajustement et
un fard qu'elles ajoutent à leur beauté ^.
^ GGV.
L'homiêteté des femmes est souvent l'amoiif
de leur réputation et de leur repos.
GGYI.
G'est être véritablement honnête homme, que
de vouloir être toujours exposé à la vue des hon-
nêtes gens.
GGVII.
La folie nous suit dans tous les temps de la
vie. Si quelqu'un paraît sage, c'est seulement
ï Dans la première édition ( 1665— n" liD), colle réflexion
et la 145" n'en faisaient qu'une seule, et étaient comprises
sous le même n". Dès la 2'= édition (iG(i6) , la Rochefoucauld
les sépara, et les plaça dans l'ordre où elles sont aujourd'hui.
' Far. Dans la première édition, la pensée se terminait
ainsi : «c'est un attrait lin et délicat, et une douceur déguisée- >.
(io«5- n" 'iir.^
11.
I(Î4
MVXlMEvS
piirce que ses folies sont proi>ortioniiées à son âge
et à sa fortune.
CCVIII.
Il y a des gens niais qui se connaissent, et
qui emploient habilement leur niaiserie.
CCIX.
Qui vit sans folie, n'est pas si sage qu'il croit.
ccx.
En vieillissant, on devient plus fou et plus sage.
* CCXI.
Il y a des gens qui ressemblent aux vaude-
villes, qu'on ne chante qu'un certain temps '.
CCXII.
La plupart des gens ne jugent des hommes que
par la vogue qu'ils ont, ou par leur fortune.
ccxm.
L'amour de la gloire, la crainte de la honte,
le dessein de faire fortune, le désir de rendre
notre vie commode et agréable, et l'envie d'a-
baisser les autres, sont souvent les causes de
cette valeur, si célèbre parmi les hommes.
CCXIV.
La valeur est dans les simples soldats un mé-
tier périlleux qu'ils ont pris pour gagner leur vie.
ccxv.
La parfaite valeur et la poltronnerie complète
sont deux extrémités où l'on arrive rarement.
L'espace qui est entre deux est vaste, et contient
toutes les autres espèces de courage. Il n'y a
pas moins de différence entre elles qu'entre les
visages et les humeurs. Il y a des hommes qui
s'exposent volontiers au commencement d'une
action, et qui se relâchent et se rebutent aisé-
ment par sa durée. Il y en a qui sont contents
quand ils ont satisfait à l'honneur du monde, et
qui font fort peu de chose au delà. On en voit
qui ne sont pas toujours également maîtres de
leur peur. D'autres se laissent quelquefois en-
traîner à des terreurs générales; d'autres vont
à la charge parce qu'ils n'osent demeurer dans
leurs postes. Il s'en trouve à qui l'habitude des
moindres périls affermit le courage, et les pré-
pare à s'exposer à de plus grands. Il y en a qui
' Var. 11 y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles ,
que tout le monde chante un certain temps , quelque fades
et dégoûtants qu'ils soient (1065— n° 223).
sont braves à coups d'épce, ot qui craignent les
coups de mousquet; d'autres sont assurés aux
coups de mousquet, et appréhendent de se battre
à coups d'épée. Tous ces courages de différentes
espèces conviennent en ce que la nuit augmen-
tant la crainte et cachant les bonnes et les mau-
vaises actions, elle donne la liberté de se ména-
ger. Il y a encore un autre ménagement plus
général : car on ne voit point d'homme qui
fasse tout ce qu'il serait capable de faire dans
une occasion, s'il était assuré d'en revenir; de
sorte qu'il est visible que la crainte de la mort
ôte quelque chose de la valeur.
CCXVI.
La parfaite valeur est de faire sans fémolns
ce qu'on serait capable de faire devant tout le
monde '.
CCXVII.
L'intrépidité est une force extraordinaire de
l'éme, qui l'élève au-dessus des troubles, des
désordres et des émotions que la vue des grands
périls pourrait exciter en elle; et c'est par cette
force que les héros se maintiennent en un état
paisible, et conservent l'usage libre de leur rai-
son dans les accidents les plus surprenants et
les plus terribles.
* CCXVIII.
L'hypocrisie est un hommage que le vice
rend à la vertu.
CGXIX.
La plupart des hommes s'exposent assez dans
la guerre pour sauver leur honneur; mais peu
se veulent toujours exposer autant qu'il est né-
cessaire pour faire réussir le dessein pour le-
quel ils s'exposent.
CCXX.
La vanité, la honte, et surtout le tempéra-
ment, font souvent la valeur des hommes et la
vertu des femmes *.
CCXXI.
On ne veut point perdre la vie, et on veut
acquérir de la gloire : ce qui fait que les braves
! ont plus d'adresse et d'esprit pour éviter la
I mort, que les gens de chicane n'en ont pour
1 conserver leur bien.
* Var. La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans
témoins, etc. (1665— n° 229).
2 Dans la première édition , la Rochefoucauld n'avait pas
étendu ce raisonnement à la vertu des femmes.
DE LA ROCHEFOUCAULD.
165
CCXXII.
n n'y a guère de personnes qui, dans le pre-
mier penchant de l'âge, ne fassent connaître par
où leur corps et leur esprit doivent défaillir.
* CCXXIIL
Il est de la reconnaissance comme de la bonne
foi des marchands : elle entretient le commerce ;
et nous ne payons pas parce qu'il est juste de
nous acquitter, mais pour trouver plus facile-
ment des gens qui nous prêtent.
CCXXIV.
Tous ceux qui s'acquittent des devoirs de la
reconnaissance ne peuvent pas pour cela se flat-
ter d'être reconnaissants.
ccxxv.
Ce qui fait le mécompte dans la reconnais-
sance qu'on attend des grâces que l'on a faites ,
c'est que l'orgueil de celui qui donne , et l'or-
gueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir
du prix du bienfait.
CCXXVL
Le trop grand empressement qu'on a de s'ac-
quitter d'une obligation est une espèce d'ingra-
titude.
CCXXVIL
Les gens heureux ne se corrigent guère; ils
croient toujours avoir raison , quand la fortune
soutient leur mauvaise conduite.
ccxxvin.
L'orgueil ne veut pas devoir , et l'amour-pro-
pre ne veut pas payer.
CGXXIX.
Le bien que nous avons reçu de quelqu'un
veut que nous respections le mal qu'il nous
tait '.
ccxxx.
Rien n'est si contagieux que l'exemple, et
nous ne faisons jamais de grands biens ni de
grands maux qui n'en produisent de semblables.
Nous imitons les bonnes actions par émulation,
il les mauvaises par la malignité de notre na-
' rar. Le bien qu'on nous a fait veut (jne nous respections
U mal que l'on nous fait après (lfi(55-ir' 213 >. — Le l)ien que
nous avons reru veut que nous n^specllous le mal (ju'on nous
Jflit (KWi K57I - IG75 • n" 229).
ture, que la nonte retenaU prisonnià-e > et que
l'exemple met en liberté.
CCXXXL
C'est une grande folie de vouloir être sage
tout seul.
CCXXXIL
Quelque prétexte que nous donnions à nos
afflictions, ce n'est souvent que l'intérêt et la
vanité qui les causent.
CCXXXIIL
Il y a dans les afflictions diverses sortes d'hy-
pocrisie. Dans l'une, sous prétexte de pleurer la
perte d'une personne qui nous est chère, nous
nous pleurons nous-mêmes ; nous regrettons la
bonne opinion qu'elle avait de nous ; nous pleu-
rons la diminution de notre bien, de notre plai-
sir, de notre considération. Ainsi les morts ont
l'honneur des larmes qui ne coulent que pour
les vivants. Je dis que c'est une espèce d'hypo-
crisie , à cause que dans ces sortes d'afflictions
on se trompe soi-même. Il y a une autre hypo-
crisie qui n'est pas si innocente, parce qu'elle
impose à tout le monde : c'est l'affliction de
certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une
belle et immortelle douleur. Après que le temps,
qui consume tout, a fait cesser celle qu'elles
avaient en effet, elles ne laissent pas d'opiniâ-
trer leurs pleurs, leurs plaintes et leurs soupirs ;
elles prennent un personnage lugubre, et tra-
vaillent à persuader, par toutes leurs actions,
que leur déplaisir ne finira qu'avec leur vie. Cette
triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire
dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe
leur ferme tous les chemins qui mènent à la
gloire , elles s'efforcent de se rendre célèbres par
la montre d'une inconsolable affliction. Il y a
encore une autre espèce de larmes qui n'ont que
de petites sources qui coulent et se tarissent fa-
cilement. On pleure pour avoir la réputation
d'être tendre; on pleure pour être plaint; on
pleure pour être pleuré; enfin on pleure pour
éviter la honte de ne pleurer pas.
CCXXXIV.
C'est plus souvent par orgueil que par défaut
de lumières qu'on s'oppose avec tant d'opiniâ-
treté aux opinions les plus suivies : on trouve
les premières plîjces prises dans le bon parti, et
on ne veut îx)int des dernières.
166
ccxxxv.
Nous nous consolons aisément des disgrâces
de nos amis, lorsqu'elles servent à signaler notre
tendresse pour eux.
CCXXXVI.
Il semble que Tamour-propre soit la dupe de
la bonté, et qu'il s'oublie lui-même lorsque
nous travaillons pour l'avantage des autres.
Cependant c'est pi-endi-e le chemin le plus as-
suré pour arriver à ses lins; c'est prêter a
usure, sous prétexte do domier : c'est enlin
s'acquérir tout le monde par un moyen subtil
et délicat \
* CCXXXVII.
Nul ne mérite d'être loué de sa bonté, s'il
n'a pas la force d'être méchant. Toute autre
bonté n'est le plus souvent qu'une paresse ou une
impuissance de la volonté.
* CCXXXVIII.
11 n'est pas si dangereux de faire le mal à la
plupart des hommes, que de leur faire trop de
bien.
CCXXXIX.
Rien ne flatte plus notre orgueil que la con-
iiance des grands, parce que nous la regardons
comme un effet de notre mérite, sans consi-
dérer qu'elle ne vient le plus souvent que de
vanité, ou d'impuissance de garder le secret "*,
CCXL. -
On peut dire de l'agrément séparé de la
beauté, que c'est une symétrie dont on ne sait
' Far. Qui considérera superficiellement tous les effets de
la bonté qui nous fait sortir hors de nous-mêmes , et qui nous
Immole continuellement à l'avantage de tout le monde , sera
tenté de croire que lorsqu'elle agit , Tamour-propre s'oublie
cl s'abandonne lui-même , ou se laisse dépouiller et appauvrir
«ans s'en apercevoir. De sorte qu'il semble que l'amour-propre
soit la dupe de la bonté : cependant c'est le plus utile de tous
les moyens dont l'amour-propre se sert pour arriver à ses
(ins ; c'est un chemin dérobé par où il revient à lui-même plus
riche et plus abondant , c'est un désintéressement qu'il met
à une furieuse usure , c'est enfin un ressort délicat avec lequel
il réunit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur
(1665— n° 250).
2. rar. Rien ne nous plail tant que la confiance des grands
cl des personnes considérables parleurs emplois, par leur
esprit, ou par leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir ex-
quis , et élève merveilleusement notre orgueil , parce que nous
la regardons comme un effet de notre fidélité; cependant nous
serions remplis de confusion , si nous considérions l'imper-
tection et la bassesse de sa naissance , car elle vient de la va-
nité, de l'envie de parler, et de l'hupuissance de retenir le
secret : de sorte (ju'on peut dire que la confiance est comme
im relâchement de l'àme causé par le nombre et par le poids
des choses dont elle est pleine (1665— n" 255).
MAXIMES
j point les règles, et un rapport secret des traits
ensemble et des traits avec les couleurs et avec
l'air de la personne.
CCXLI.
La coquetterie est le fond de l'humeur des
femmes; mais toutes ne la mettent pas en pra-
tique, parce que la coquetterie de quelques-uneà
est retenue par la crainte ou par la raison \
CCXLII.
On incommode souvent les autres, quand on
croit ne les pouvoir jamais incommoder.
CCXLIIl.
Il y a peu de choses impossibles d'elles-
mêmes; et l'application pour les faire réussir
nous manque plus que les moyens.
GGXLIV.
La souveraine habileté consiste à bien con-
naître le prix des choses.
CCXLV.
C'est une grande habileté que de savoir ca-
cher son habileté ^ .
CCXLVL
Ce qui paraît générosité n'est souvent qu'une
ambition déguisée qui méprise de petits intérêts,
pour aller à de plus grands ^
* CCXLVIL
La fidélité qui paraît en la plupart des hom-
mes, n'est qu'une invention de l'amour-propre
pour attirer la confiance; c'est un moyen de
nous élever au-dessus des autres, et de nous
rendre dépositaires des choses les plus impor-
tantes *.
» Far. La coquetterie est le fonds et l'humeur de toutes les
femmes ; mais toutes ne la mettent pas en pratique , parce
que la coquetterie de quelques-unes est retenue par \eut tem-
pérament et par leur raison (1665— n° 263),
2 rar. Le plus grand art d'un habile homme est celui de
savoir cacher son habileté (1665— n" 267).
3 Far. La générosité est un industrieux emploi du désinté-
ressement, pour aller plus tôt à mi plus grand intérêt ( 1665
-n° 268).
* Far. La fidélité est une inA'ention rare de l'amour-pro-
pre, par laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses
précieuses , se rend lui-môme infiniment précieux ; de tous
les trafics de l'amour-propre , c'est celui où il fait le moins
d'avances et de plus grands profits ; c'est un raffinement de
sa politique avec lequel il engage les hommes par leurs bieni»,
par leur honneur, par leur liberté et par leur vie, qu'ils sont
forcés de confier en quelques occasions , t^ élever l'homme
fidèle au-dessus de tout le monde (1665 -n' 269).
DE L/V ROCHEFOUCAULD.
CCXLVIII.
La magnanimité méprise tput pour avoir
tout.
CCXLIX.
Il n'y a pas moins d'élocjuence dans le ton de
la voix , dans les yeux et dans l'air de la per-
sonne , que dans le choix des paroles ' .
CCL.
La véritable éloquence consiste à dire tout
ce qu'il faut , et à ne dire que ce qu'il faut.
* CGLL
Il y a des personnes à qui les défauts siéent
bien, et d'autres qui sont disgraciées avec leurs
bonnes qualités.
CGLII.
Il est aussi ordinaire de voir changer les
goûts , qu'il est extraordinaire de voif changer
les inclinations.
^ CCLIII.
L'intérêt met en œuvre toutes sortes de ver-
tus et de vices ^.
CCLIV.
L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumis-
sion dont on se sert pour soumettre les autres.
C'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour
s'élever; et bien qu'il se transforme en mille
manières, il n'est jamais mieux déguisé et plus
capable de tromper que lorsqu'il se cache sous
la figure de l'humilité^.
CGLV.
Tous les sentiments ont chacun un ton de
^ Far. Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix
que dans le choix des paroles ( 1665— n° 272). — H y a une
éloquence dans les yeux et dans l'air de la personne , qui ne
persuade pas moins que celle de la parole (/df.— n° 274).
^ Far. L'intérêt donne toutes sortes de vertus et de vices
(1665~n° 276).
3 Far. L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission
que nous employons pour soumettre effectivement tout le
monde ; c'est un mouvement de l'orgueil par lequel il s'abaisse
devant les hommes pour s'élever sur eux ; c'est un déguise-
ment, et son premier stratagème; mais quoique ses change-
ments soient presque infinis, et qu'il soit admirable sous
toutes sortes de figures , il faut aveuer néanmoins qu'il n'est
jamais si rare ni si extraordinaire que lorsqu'il se cache sous
la forme et sous l'habit de l'humilité : car alors on le voit les
yeux baissés , dans une contenance modeste et reposée ; toutes
ses paroles sont douces et respectueuses , pleines d'estime pour
les autres et de dédain pour lui-même. Si on l'en veut croire ,
il est indigne de tous les honneurs, il n'est capable d'aucun
emploi, il ne reçoit les charges où on l'élève que comme un
effet de la bonté des liommes, et de la faveur aveugle de la
fortune. C'est l'orgueil qui jou(^ tous les pcrsonniigcs que l'on
prend pour l'humilité (I6G6— n" 277).
IG7-
voix, des gestes et des mines qui leur sont pro-
pres; et ce rapport, bon ou mauvais, agréable
ou désagréable, est ce qui fait que les person-
nes plaisent ou déplaisent '.
CCLVl.
Dans toutes les professions, chacun affecte
une mine et un extérieur pour paraître ce qu'il
veut qu'on le croie. Ainsi on peut dire que le
monde n'est composé que de mines '.
*CCLVIL
La gravité est un mystère du corps, inventé
pour cacher les défauts de l'esprit.
^CCLVIII.
Le bon goût vient plus du jugement que de
l'esprit.
CCLIX.
Le plaisir de l'amour est d'aimer , et l'on est
plus heureux par la passion que l'on a, que par
celle que l'on donne.
* CCLX.
La civilité est un désir d'en recevoir, et d'être
estimé poli.
* CCLXI.
L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux
jeunes gens est un second amour-propre qu'on
leur inspire.
* CCLXII.
Il n'y a point de passion où l'amour de soi-
même règne si puissamment que dans l'amour ;
et on est toujours plus disposé à sacrifier le repos
de ce qu'on aime , qu'à perdre le sien.
* CCLXIIÏ.
Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus sou-
vent que la vanité de donner, que nous aimons
mieux que ce que nous donnons ^ .
^ Far. Tous les sentiments ont chacun un ton de voix , un
geste et des mines qui leur sont propres; ce rapport, bon ou
mauvais, fait les bons ou les mauvais comédiens, cl c'est ce
qui fait aussi que les personnes plaisent ou déplaisent ( I6fl5
— n° 278).
2 Far. Dans toutes les professions et dans tous les arts ,
chacun se fait une mine et un extérieur (ju'il met en la place
de la chose dont il veut avoir le mérite ; de sorte que tout le
monde n'est composé que de mines, et c'est inutilement que
nous travaillons à y trouver rien de réel (IGG5— n° 279).
s Far. Il n'y a point de libéralilé; ce n'est que la vanilé «le
donner (lue nous aimons tnieux (jue ce (jue nous donnons
(\m'j~i\" 9.s(i).
iGS
MAXIMES
CCLXÏV.
La pitié est souvent un sentiment de nos pro-
pres maux dans les maux d'autrui. C'est une
habile prévoyance des mallieurs où nous pouvons
tomber. Nous donnons du secours aux autres,
pour les engager à nous en donner en de sem-
blables occasions; et ces services que nous leur
rendons sont, à proprement parler, des biens
que nous nous faisons ù. nous-mêmes par avance.
CCLXV.
La petitesse de l'esprit fait l'opiniâtreté, et
nous ne croyons pas aisément ce qui est au delà
de ce que nous voyons ' .
CCLXVI,
C'est se tromper que de croire qu'il n'y ait
que les violentes passions, comme l'ambition et
l'amour , qui puissent triompher des autres. La
paresse , toute languissante qu'elle est, ne laisse
pas d'eu être souvent la maîtresse; elle usurpe
sur tous les desseins et sur toutes les actions de
la vie; elle y détruit et y consume insensible-
ment les passions et les vertus.
CCLXVII.
La promptitude h croire le mai sans l'avoir
(vssez examiné , est un effet de l'orgueil et de la
paresse. On veut trouver des coupables, et on
ne veut pas se donner la peine d'examiner les
crimes.
CGLXVIIL
Nous récusous des juges pour ies plus petits
iutérêts, et nous voulons bien que notre répu-
tation et notre gloire dépendent du jugement
des hommes , qui nous sont tous contraires, ou
par leur jalousie ou par leur préoccupation , ou
par leur peu de lumières ; et ce n'est que pour
les faire prononcer en notre faveur, que nous
exposoQ^ en tant de manières notre repos et
notre vie '.
* La seconde partie de celte réflexion se trouve répétée deux
fois dans la première édition (n"» 257, 288).
2 rar. Nous récusons tous ies jours des juges pour les plus
potils intérêts, et nous faisons dépendre notre gloire et notre
réputation, qui sont les plus grands biens du monde, du ju-
gement des hommes qui nous sont tous contraires , ou par
leur jalousie, ou par leur malignité, ou par leur préoccu-
pation, ou par leur sottise; et c'est pour obtenir d'eux
un arrêt en notre faveur, que nous exposons notre repos
et noJre vie en cent manières, et que nous la condamnons
a nm infinité de soucis, de peines et de travaux ( 1605 —
\V' 292). • *^ ^ '
CCLXIX
Il n'y a guère d'homme assez habile pour con?
naître tout le mal qu'il fait.
CCLXX.
L'honneur acquis est caution de celui qu'on
doit acquérir.
* CCLXXL
La jeunesse est une ivresse continuelle ; c'est
la flèvre de la raison'.
CCLXXIL
Rien ne devrait plus humilier les hommes qui
ont mérité de grandes louanges, que le soin
qu'ils prennent encore de se faire valoir par de
petites choses.
CCLXXIIL
Il y a des gens qu'on approuve dans le monde,
qui n'ont pour tout mérite que les vices qui ser-
vent au commerce de la vie.
CCLXXIV.
La grâce de la nouveauté est à l'amour ce que
la fleur est sur les fruits; elle y donne un lustre
qui s'efface aisément, et qui ne revient jamais.
* CCLXXV.
Le bon naturel, qui se vante d'être si sensible,
est souvent étouffé par le moindre intérêt.
CCLXXVI.
L'absence diminue les médiocres passions , et
augmente les grandes , comme le vent éteint les
bougies et allume le feu.
CCLXXVII.
Les femmes croient souvent aimer, encore
qu'elles n'aiment pas. L'occupation d'une in-
trigue, l'émotion d'esprit que donne la galante-
rie, la pente naturelle au plaisir d'être aimées,
et la peine de refuser, leur persuadent qu'elles
ont de la passion lorsqu'elles n'ont que de la
coquetterie.
CGLXXVIII.
Ce qui fait que Ton est souvent mécontent de
ceux qui négocient, est qu'ils abandonnent pres-
que toujours l'intérêt de leurs amis pour l'm-
térêt du succès de la négociation , qui devient le
' rar. La jeunesse est une ivresse continuelle : c'est la fièvre
(le la santé, c'est la folie de la raison (lC65-n° 295).
DE LA ROCHEFOUCAULD.
160
leur, par l'honneur d'avoir réussi à ce qu'ils
avaient entrepris.
CGLXXIX.
Quand nous exagérons la tendresse que nos
amis ont pour nous, c'est souvent moins par
reconnaissance que par le désir de faire juger
de notre mérite.
GCLXXX.
L'approbation que l'on donne à ceux qui en-
trent dans le monde , vient souvent de l'envie
secrète que l'on porte à ceux qui y sont établis.
CCLXXXL
L'orgueil qui nous inspire tant d'envie nous
sert souvent aussi à la modérer.
CCLXXXII.
Il y a des faussetés déguisées qui représentent
si bien la vérité , que ce serait mal juger que de
ne s'y pas laisser tromper.
CCLXXXIIL
Il n'y a pas quelquefois moins d'habileté à sa-
voir profiter d'un bon conseil , qu'à se bien con-
seiller soi-même.
CCLXXXIV.
Il y a des méchants qui seraient moins dange-
reux , s'ils n'avaient aucune bonté,
* CCLXXXV.
La magnanimité est assez définie par son nom ;
néanmoins on pourrait dir€ que c'est le bon sens
de l'orgueil , et la voie la plus noble pour rece-
voir des louanges.
CCLXXXVI.
II est impossible d'aimer une seconde fois ce
qu'on a véritablement cessé d'aimer.
CCLXXXVII.
Ce n'est pas tant la fertilité de l'esprit qui nous
fait trouver plusieurs expédients sur une même
affaire , que c'est le défaut de lumières qui nous
fait arrêter à tout ce qui se présente à notre ima-
gination , et qui nous empêche de discerner d'a-
bord ce qui est le meilleur.
CCLXXXVIII.
Il y a des affaires et des maladies c{ue les re-
mèdes aigrissent en certains temps; et la grande [
habileté consiste à connaître quand il est dange-
reux d'en user '.
CCLXXXIX.
La simplicité affectée est une Imposture déli-
cate.
CGXC.
Il y a plus de défauts dans l'humeur que dans
l'esprit.
* CCXCI.
Le mérite des hommes a sa saison aussi bien
que les fruits.
CGXCII.
On peut dire de l'humeur des hommes comme
de la plupart des bâtiments, qu'elle a diverses
faces: les unes agréables, et les autres dés-
agréables.
* GCXGIII.
La modération ne peut avoir le mérite de
combattre l'ambition et de la soumettre; elles
ne se trouvent jamais ensemble. La modération
est la langueur et la paresse de l'âme, comme
l'ambition en est l'activité et l'ardeur \
GGXGIV.
Nous armons toujoui-s ceux qui nous admirent,
et nous n'aimons pas toujours ceux que nous ad-
mirons.
GGXGV.
Il s'en faut bien que nous ne connaissions
toutes nos volontés ^ .
^ Far. Il est des affaires et des maladies que les remèdes
aigrissent ; et on peut dire que la grande habileté consiste à
savoir connaître les te^mps où il est dangereux d'en faire ( 1665
-n° 316).
^ Far. La modération dans la plupart des honmies n'a garde
de combattre et de soumettre l'ambition , puisqu'elles ne se
peuvent trouver ensemble ; la modération n'étant d'ordinaire
qu'une paresse , une langueur , et un manque de courage : de
manière qu'on peut justement dire , à leur égard , que la mo-
dération est une bassesse de l'àme , comme l'ambition en e,sl
l'élévation (1665— n° 17).
» Far. Comment peut-on répondre de ce qu'on voudra h l'a-
venir, puisque l'on ne sait pas précisément ce que l'on veut
dans le temps présent (lae^-n" 74)?
Dans le temps où la Rochefoucauld écrivait, et il y a peu
d'années encore, lorsqu'après il s'en faut il n'y avait point
d'adverbe, ou qu'il y en avait un autre que peu, on pouvait
indifféremment employer ou retrancher ne. Aujourd'hui la
langue est fixée sur ce point; et toutes les fois qu(î le vprbo
77 «'ew/a«/ n'est accompagné ni d'une négatirm, ni de quel-
ques mots qui aient un sens négatif, tels que peu, f/nère,
presque, rien, etc., la proposition subordonnée s'emploie
sans la négative ne. Tous les éditeurs se sot)t permis de f(»r-
rlger cette faute, qui se retrouve plusieurs loi* <laiis l'ouvrage.
170
MAXIMES
CCXCVI.
11 est difllcile d'aimer ceux que nous n'esti-
mons point; mais il ne l'est pas moins d'aimer
ceux que nous estimons beaucoup plus que nous.
CCXCVil.
Les humeurs du corps ont un cours ordinaire
et réglé, qui meut et qui tourne imperceptible-
ment notre volonté. Elles roulent ensemble , et
exercent successivement un empire secret en
nous : de sorte qu'elles ont une part considérable
à toutes nos actions , sans que nous le puissions
connaître \
CCXCVIII.
La reconnaissance de la plupart des hommes
n'est qu'une secrète envie de recevoir de plus
grands bienfaits.
CCXCIX.
Presque tout le monde prend plaisir à s'ac-
quitter des petites obligations : beaucoup de
gens ont de la reconnaissance pour les médio-
cres ; mais il n'y a quasi personne qui n'ait de
l'ingratitude pour les grandes.
CGC.
11 y a des folies qui se premient comme les
maladies contagieuses.
ceci.
Assez de gens méprisent le bien; mais peu
savent le donner.
CCCII.
Ce n'est d'ordinaire que dans de petits intérêts
où nous prenons le hasard de ne pas croire aux
apparences.
cccin.
Quelque bien qu'on nous dise de nous , on ne
nous apprend rien de nouveau.
CCCIV.
Nous pardonnons souvent à ceux qui nous
' Far. Nous ne nous apercevons que des emportements, et
des mouvements extraordinaires de nos humeurs et de notre
tempérament, comme de la violence de la colère; mais per-
sonne quasi ne s'aperçoit que ces humeurs ont un cours or-
dinaire et réglé , qui râeut et tourne doucement et impercep-
tiblement notre volonté à des actions différentes ; elles roulent
ensemble, s'il faut ainsi dire, et exercent successivement un
empire secret en nous-mêmes : de sorte qu'elles ont une
l>art considérable en toutes nos actions, sans que nous le
puissions reconnaitre (1665 -\f 48).
ennuient; mab» nous ne pouvons pardonner à
ceux que nous ennuyons.
CCCV.
L'intérêt, que l'on accuse de tous nos crimes,
mérite souvent d'être loué de nos bonnes ac-
tions.
CCCVL
On ne trouve guère d'ingrats , tant qu'on est
en état de faire du bien.
* CCCVII.
Il est aussi honnête d'être glorieux avec soi-
même, qu'il est ridicule de l'être avec les autres.
CCCVIII.
On a fait une vertu de la modération , pour
borner l'ambition des grands hommes , et pour
consoler les gens médiocres de leur peu de for-
tune et de leur peu de mérite.
CCCIX.
Il y a des gens destinés à être sots, qui ne
font pas seulement des sottises par leur choix ,
mais que la fortune même contraint d'en faire.
* CCCX.
Il arrive quelquefois des accidents dans la vie ,
d'où il faut être un peu fou pour se bien tirer.
CCCXI.
S'il y a des hommes dont le ridicule n'ait ja-
mais paru , c'est qu'on ne l'a jamais bien cherché.
^CCCXIL
Ce qui fait que les amants et les maîtresses
ne s'ennuient point d'être ensemble , c'est qu'ils
parlent toujours d'eux-mêmes.
CCCXIII.
Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mé-
moire pour retenir jusqu'aux moindres particu-
larités de ce qui nous est arrivé, et que nous n'en
ayons pas assez pour nous souvenir combien de
fois nous les avons contées à une même personne ?
CCCXIV,
L'extrême plaisir que nous prenons à parler
de nous-mêmes , nous doit faire craindre de n'en
donner guère à ceux qui nous écoutent.
CCCXV.
Ce qui nous empêche d'ordinaire de faire voir
le fond de notre cœur à nos amis , n'est pas tant
la défiance que nous avons d'eux , que celle que
nous avons de nous-mêmes.
GGCXVI.
Les personnes faibles ne peuvent être sincères.
^CCGXVII.
Ce n'est pas un grand malheur d'obliger des
ingrats; mais c'en est un insupportable d'être
obligé à un malhonnête homme.
CCCXVIII.
On trouve des moyens pour guérir de la folie,
mais on n'en trouve point pour redresser un es-
prit de travers.
* CCCXIX.
On ne saurait conserver longtemps les senti-
ments qu'on doit avoir pour ses amis et pour ses
bienfaiteurs , si on se laisse la liberté' de parler
souvent de leurs défauts,
cccxx.
Louer les princes des vertus qu'ils n'ont pas,
c'est leur dire impunément des injures.
CCGXXL
Nous sommes plus près d'aimer ceux qui nous
haïssent, que ceux qui nous aiment plus que
nous ne voulons.
^ cccxxn.
Il n'y a que ceux qui sont méprisables qui
craignent d'être méprisés,
* cccxxm.
Notre sagesse n'est pas moins à la merci de la
fortune que nos biens.
CCCXXIV.
11 y a dans la jalousie plus d'amour-propre
que d'amour.
cccxxv.
Nous nous consolons souvent par faiblesse des
maux dont la raison n'a pas la force de nous con-
soler.
*GCCXXVI.
Le ridicule déshonore plus que le déshonneur.
* cccxxvn.
Nous n'avouons do petits défauts q\w, pour
persuader (|ue nous n'en avons pas de grands.
DE LA ROCHEFOUCAULD. i7
CCCXXVIII.
L'envie est plus irréconciliable que la haine.
CCCXXIX.
i ,',x-i.ii'Kf'\'ru\f^f
On croit quelquefois haïr la flatterie; mais on
ne hait que la manière de flatter.
cccxxx.
On pardonne tant que l'on aime.
CCCXXXI.
Il est plus difficile d'être fidèle à sa maîtresse
quand on est heureux, que quand on en est mal-
traité.
* CCCXXXII.
Les femmes ne connaissent pas toute leur
coquetterie.
CCCXXXIII.
Les femmes n'ont point de sévérité complète
sans aversion.
* CCCXXXIV.
Les femmes peuvent moins surmonter leur
coquetterie que leur passion.
cccxxxv.
Dans l'amour , la tromperie va presque tou-
jours plus loin que la méfiance.
* CCCXXXVI.
H y a une certaine sorte d'amour dont l'excès
empêche la jalousie.
CCGXXXVII.
Il est de certaines bonnes qualités comme des
sens : ceux qui en sont entièrement privés , ne
les peuvent apercevoir ni les comprendre.
^ CCCXXXVIII.
Lorsque notre haine est trop vive, elle nous
met au-dessous de ceux que nous haïssons.
* CGCXXXIX.
Nous ne ressentons nos biens et nos maux
qu'à proportion de notre amour-pjopre.
CCCXL.
L'esprit de la plupart des femmes sert plus à
fortifier leur folie que leur raison.
CCCXLL
Les passions de la jeunesse ne sont guère plus
opposées au snlul cpie la tiédeur dos vieilles gens.
Î72
MAXIMES
* CCCXLII.
L'accent du pays où l'on est né demeure dans
l'esprit et dans le cœur comme dans le langage.
* CCCXLIU.
Pour être un grand homme, il faut savoir
profiter de toute sa fortune.
CCCXLIV.
La plupart des hommes ont , comme les plan-
tes, des propriétés cachées que le hasard fait
découvrir «.
CCCXLV.
Les occasions nous font connaître aux autres,
et encore plus à nous-mêmes.
* CGGXLVL
11 ne peut y avoir de règle dans l'esprit ni
dans le cœur des femmes, si le tempérament
n'en est d'accord.
CCCXLVn.
Nous ne trouvons guère de gens de Iwn sens
que ceux qui sont de notre avis.
*CCGXLVin.
Quand on aime, on doute souvent de ce que
l'on croit le plus.
CCGXLIX.
Le plus grand miracle de l'amour, c'est de
guérir de la coquetterie.
CGGL.
Ce c{ui nous donne tant d'aigreur contre ceux
qui nous font des finesses , c'est qu'ils croient
être plus habiles que nous.
GGGLL
On a bien de la peine à rompre quand on ne !
s'aime plus.
GGGLIL
On s'ennuie presque toujours avec les gens
avec qui il n'est pas permis de s'ennuyer.
CGGLin. 1
Vu honnête homme peut être amoureux comme \
un fou, mais non pas comme un sot. |
' rar. Chaque talent dans les hommes, <lo même que clia- j
({-.ic arhre, a ses propriété et ses effets qui hii sont tous par-
ticuliers (lfi65-n^ 138). 1
CCCLIV.
Il y a de certains défauts qui , bien mis en
œuvre , brillent plus que la vertu même.
CCCLV.
On perd quelquefois des personnes qu'on re-
grette plus qu'on n'en est aflligé, et d'autres
dont on est aflligé , et qu'on ne regrette guère.
^CCGLVI.
Nous ne louons d'ordinaire de bon cœur que
ceux qui nous admirent.
CCGLVII.
Les petits esprits sont trop blessés des petites
choses ; les grands esprits les voient toutes , et
n'en sont point blessés.
CCGLVni.
L'humilité est la véritable preuve des vertus
chrétiennes : sans elle nous conservons tous nos
défauts , et ils sont seulement couverts par l'or-
gueil qui les cache aux autres, et souvent à nous-
mêmes.
GGGLIX.
Les infidélités devraient éteindre l'amour, et
il ne faudrait point être jaloux quand on a sujet
de l'être. Il n'y a que les personnes qui évitent
de donner de la jalousie, qui soient dignes qu'on
en ait pour elles.
*GGGLX.
On se décrie beaucoup plus auprès de nous
par les moindres infidélités qu'on nous fait, que
par les plus grandes qu'on fait aux autres.
CGGLXI.
La jalousie naît toujours avec l'amour; nu'is
elle ne meurt pas toujours avec lui.
CGGLXIT.
La plupart des femmes ne pleurent pas tant la
mort de leurs amants pour les avoir aimés, que
pour paraître plus dignes d'être aimées.
CGGLXIÏT.
^ Les violences qu'on nous fait nous font sou-
\fmt moins de peine que celles que nous nous
fLîisoDs à nous-mêmes.
CGGLXIV.
On sait assez qu'il ne fout guère parler de sa
DE LA ROGHEIOIICAIJLD.
173
femme ; mais on ne sait pas assez qu'on devrait
encore moins parier de soi.
CCCLXV.
Il y a de bonnes qualités cfui dégénèrent en
défauts , quand elles sont naturelles , et d'autres
qui ne sont jamais parfaites , quand elles sont
acquises. Il faut, par exemple, que la raison
nous fasse ménagers de notre bien et de notre
confiance ; et il faut au contraire que la nature
nous donne la bonté et la valeur.
CCCLXVI.
Quelque défiance que nous ayons de la sincé-
rité de ceux qui nous parlent, nous croyons tou-
jours qu'ils nous disent plus vrai qu'aux autres.
*CCCLXVII.
Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient
lasses de leur métier.
CCGLXVIII.
La plupart des honnêtes femmes sont des tré-
sors cachés, qui ne sont en sûreté que parce
qu'on ne les cherche pas.
CCGLXIX.
Les violences qu'on se fait pour s'empêcher
d'aimer, sont souvent plus cruelles que les ri-
gueurs de ce qu'on aime.
CCCLXX.
Il n'y a guère de poltrons qui connaissent tou-
jours toute leur peur.
CCCLXXI.
C'est presque toujours la faute de celui qui
aime , de ne pas connaître quand on cesse de
l'aimer.
CCCLXXII.
La plupart des jeunes gens croient être natu-
rels, lorsqu'ils ne sont que mal polis et grossiers.
CCCLXXIII.
Il y a de certaines larmes qui nous trompent
souvent nous-mêmes, après avoir trompé les
autres.
CCCLXXIV.
Si on croit aimer sa maîtresse pour
d'elle, on est bien trompé.
amour
CCGLXXV.
Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire
tout ce qui passe leur portée.
CCCLXXVI.
L'envie est détruite par la véritable amitié, et
la coquetterie par le véritable amour.
CGCLXXVII.
Le plus grand défaut de la pénétration n'est
pas de n'aller point jusqu'au but, c'est de le pas-
ser.
CGGLXXVIII.
On donne des conseils, mais on n'inspire point
de conduite.
GGGLXXIX.
Quand notre mérite baisse , notre goût baisse
aussi.
GCCLXXX.
La fortune fait paraître nos vertus et nos vi-
ces , comme la lumière fait paraître les objets.
GGGLXXXI.
La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle
à ce qu'on aime, ne vaut guère mieux qu'une
infidélité.
CGGLXXXII.
Nos actions sont comme les bouts-rimés que
chacun fait rapporter à ce qu'il lui plaît.
GGGLXXXIIT.
L'envie de parler de nous, et de faire voir nos
défauts du côté que nous voulons bien les mon-
trer, fait une grande partie de notre sincérité.
GCGLXXXIV.
On ne devrait s'étonner que de pouvoir encore
s'étonner.
GGGLXXXV.
On est presque également difficile à contenter
quand on a beaucoup d'amour, et quand on n'en
a plus guère.
GGGLXXXVI.
Il n'y a point de gens qui aient plus souvent
tort, que ceux qui ne peuvent souffrir d'en avoir.
GGGLXXXVII.
Un sot n'a pas assez d'étoffe pour être bon.
174
MAXIMES
CCCLXXXVIII.
CCCXGIX.
Si la vanité ne renverse pas entièrement les
vertus f (lu moins elle les ébranle toutes.
*CCCLXXX1X.
Ce qui nous rend la vanité des autres insup-
portable , c'est qu'elle blesse la nôtre.
*CCCXC.
On renonce plus aisément à son intérêt qu'à
son goût.
CCCXCI.
La fortune ne paraît jamais si aveugle qu'à
ceux à qui elle ne fait pas de bien.
CCCXCII.
Il faut gouverner la fortune comme la santé ;
en jouir quand elle est bonne, prendre patience
quand elle est mauvaise , et ne faire jamais de
grands remèdes sans un extrême besoin.
CCCXCIII.
L'air bourgeois se perd quelquefois à l'armée ;
mais il ne se perd jameiis à la cour.
CCGXCIV.
On peut être plus fin qu'un autre , mais non
pas plus fin que tous les autres.
CCCXCV.
On est quelquefois moins malheureux d'être
trompé de ce qu'on aime, que d'en être détrompé.
CCCXCVL
On garde longtemps son premier amant,
quand on n'en prend point de second.
CCCXCVIL
Nous n'avons pas le courage de dire en gêné*
rai que nous n'avons point de défauts, et que nos
ennemis n'ont point de bonnes qualités ; juais en
détail nous ne sommes pas trop éloignés de le
croire.
*cccxcvm.
De tous nos défauts , celui dont nous demeu-
rons le plus aisément d'accord , c'est de la pa-
resse : nous nous persuadons qu'elle tient à toutes
les vertus paisibles , et que sans détruire entiè-
rement les autres, elle en suspend seulement les
fonctions.
Il y a une élévation qui ne dépend point de la
fortune : c'est un certain air qui nous distingue ,
et qui semble nous destiner aux grandes choses ;
c'est un prix que nous nous donnons impercep-
tiblement à nous-mêmes ; c'est par cette qualité
que nous usurpons les déférences des autres hom-
mes , et c'est elle d'ordinaire qui nous met plus
au-dessus d'eux que la naissance , les dignités et
le mérite même.
CCCC.
Il y a du mérite sans élévation, mais il n'y a
point d'élévation sans quelque mérite.
CCCCI.
L'élévation est au mérite ee que la parure est
aux belles personnes.
CCCCII.
Ce qui se trouve le moins dans la galanterie ,
c'est de l'amour.
CCCCIII.
La fortune se sert quelquefois de nos défauts
pour nous élever ; et il y a des gens incommodes
dont le mérite serait mal récompensé , si on ne
voulait acheter leur absence.
*CCCCIV.
Il semble que la nature ait caché dans le fond
de notre esprit des talents et une habileté que
nous ne connaissons pas : les passions seules ont
le droit de les mettre au jour, et de nous donner
quelquefois des vues plus certaines et plus ache-
vées , que l'art ne saurait faire.
ccccv.
Nous arrivons tout nouveaux aux divers éges
de la vie , et nous y manquons souvent d'expé-
rience , malgré le nombre des années.
CCCCVI.
Les coquettes se font honneur d'être jalouses
de leurs amants , pour cacher qu'elles sont en-
vieuses des autres femmes.
CCCCVII.
Il s'en faut bien que ceux qui s'attrapent à
nos finesses ne nous paraissent aussi ridicules que
nous nous le paraissons à nous-mêmes, quand
les finesses des autres'wms ont attrapés.
DE Lk ROCHEFOUCAULD.
175
^CCCGVm.
\
Le plus dangereux ridicule des vieilles person-
luîs qui ont été aimables, c'est d'oublier qu'elles
ne le sont plus.
CCCCIX.
Nous aurions souvent honte de nos plus belles
actions, si le monde voyait tous les motifs qui
les produisent.
GCCCX.
Le plus grand effort de l'amitié n'est pas de
montrer nos défauts à un ami , c'est de lui faire
voir les siens.
CGCCXL
On tf a guère de défauts qui ne soient plus par-
donnables que les moyens dont on se sert pour
les cacher.
CCCGXIL
Quelque honte que nous ayons méritée, il est
presque toujours en notre pouvoir de rétablir
notre réputation.
, ^CCGCXIIL
On ne plaît pas longtemps, quand on n'a
qu'une sorte d'esprit '.
CCCCXIV.
Les fous et les sottes gens ne voient que par
leur humeur.
ccccxv.
L'esprit nous sert quelquefois hardiment à faire
des sottises.
CCCCXVL
La vivacité qui augmente en vieillissant , ne
va pas loin de la folie.
CCCGXVIL
En amour, celui qui est guéri le premier est
toujours le mieux guéri.
ccccxvm.
Les jeunes femmes qui ne veulent point paraî-
tre coquettes, et les hommes d'un âge avancé qui
ne veulent pas être ridicules, ne doivent jamais
parler de l'amour comme d'une chose où ils puis-
sent avoir part.
' Far. C'est une grande pauvreté de n'avoir qu'une sorte
d^esprit. {Fanante indiquée par Brotier.)
CCCCXIX.
Nous pouvons paraître grands dans un emploi
au-dessous de notre mérite ; mais nous parais-
sons souvent petits dans un emploi plus grand
que nous.
CCCCXX.
Nous croyons souvent avoir de la constance
dans les malheurs, lorsque nous n'avons que de
l'abattement ; et nous les souffrons sans oser les
regarder, comme les poltrons se laissent tuer, de
peur de se défendre.
CGCGXXL
La confiance fournit plus à la conversation
que l'esprit.
CGCCXXIL
Toutes les passions nous font faire des fautes,
mais l'amour nous en fait faire de plus ridicules.
GGGGXXm.
Peu de gens savent être vieux.
GGGGXXIV.
Nous nous faisons honneur des défauts opposés
à ceux que nous avons ; quand nous sommes fai-
bles, nous nous vantons d'être opiniâtres.
GGGGXXV.
La pénétration a un air de deviner, qui flatte
plus notre vanité que toutes les autres qualités
de l'esprit.
^GGGGXXVL
La grâce de la nouveauté et la longue habi-
tude, quelque opposées qu'elles soient, nous em-
pêchent également de sentir les défauts de nos
amis.
GGGGXXVIL
La plupart des amis dégoûtent de l'amitié, et
la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion.
GGGGXXVIIL
Nous pardonnons aisément à nos amis les dé-
fauts qui ne nous regaMent pas.
CGGGXXIX.
Les femmes qui aiment pardonnent plus aisé-
ment les grandes indiscrétions que les petites in-
fidélités.
ccccxxx.
Dans la vieillesse de Tamour, comme dans celle
iit
170 M/VXIMES
de lïîge, on vit encore pour les maux, mais on j
ne vit plus pour les plaisirs.
CGCCXXXI.
Rien n'empêche tant d'6tre naturel cjué l'eriVle
de le paraître.
CCCCXXXIT.
' tî^ést en'quelque sorte se donner part aux bêl-
es actions que de les louer de bon cœur.
CCCCXXXIII. ar , «.1
La plus véritable marque d'être né avec de
grandes qualités, c'est d'être ne sans envie.
CCCCXXXIV. ,.V n r n
Quand nos amis nous ont trompés, on ne doit
que de Tindifférence aux marques de leur ami-
tié; mais on doit toujours de la sensibilité à leurs
malheurs.
CCCCXXXV.
La fortune et l'humeur gouvernent le monde.
S.ii
CCCCXXXVL
Il est plus aisé de connaître l'homme en géné-
ral , que de connaître un homme en particulier.
*CCCCXXXVIT.
On ne doit pas juger du mérite d'un homme
par ses grandes qualités, mais par l'usage qu'il
en sait faire.
ccccxxxvin.
Il y a une certaine reconnaissance vive qui ne
nous acquitte pas seulement des bienfaits que
nous avons reçus, mais qui fait même que nos
amis nous doivent en leur payant ce que nous
leur Rêvons.
*CCCCXXXIX.
Nous ne désirerions guère de choses avec ar-
deur, si nous connaissions parfaitement ce que
nous désirons.
CCCGXL.
Ce qui fait que la plupart des femmes sont
peu touchées de l'amitié , c'est qu'elle est fade
quand on a senti de l'amour.
CCCCXLI.
Dans l'amitié, comme dans l'amour, on est
souvent plus heureux par les chose-s qu'on ignore,
que par celles que l'on sait.
CCCOXLH.
Nous essayons de nous faire honneur des dé-
fauts que nous ne voulons pas corriger.
CCCCXUll.
Les passions les plus violentes nous laissent
quelquefois du relâche; mais la vanité nous agite
toujours.
CCCCXLIV.
Les vieux fous sont plus fous que les jeunes.
CCCCXLV.
La faiblesse est plus opposée à la vcr«u que le
vice.
'fllO^I/î
CCCCXLVI.
Ce qui rend les douleurs de la honte et de la
jalousie si aiguës, c'est que la vanité ne peut
servir à les supporter.
*CCCCXLVII.
La bienséance est la moindre de toutes les lois,
et la plus suivie. ; ■ - . .. * v.
CCCCXLVIIL ' qr.
Un esprit droit a moins de peine de se sou-
mettre aux esprits de travers , que de les con-
duire.
CCCCXLIX.
Lorsque la fortune nous surprend en nous doiv-
nant une grande place , sans nous y avoir con-
duits par degrés, ou sans que nous nous y soyons
élevés par nos espérances, il est presque impos-
sible de s'y bien soutenir, et de paraître digne
de l'occuper.
CCCCL.
Notre orgueil s'augmente souvent de ce que
nous retranchons de nos autres défauts.
CCCGLI. ird^f^iimdi^taà
Il n'y a point de sots si incommodes que ceûjî
qui ont de l'esprit.
»CCCCLII. '^'"^
Il n'y a point d'homme qui se croie, en cha-
cune de ses qualités, au-dessous de l'homme dU
monde qu-'il estime le plus. - jiî r;
CCCCLIIL
Dans les grandes affaires, on doit moins s'ab-
DE LA KOCHKIOIJCA.II1J).
177
pliquer à faire naître des occasions, qu'à profiter
de celles qui se présentent.
CCCCLIV.
Il n'y a guère d'occasion où l'on fît un méchant
marché de renoncer au bien qu'on dit de nous, à
condition de n'en dire point de mal.
CCCCLV.
Quelque disposition qu'ait le monde à mal ju-
ger, il fait encore plus souvent grâce au faux
mérite, qu'il ne fait injustice au véritable.
CCCCLVI.
On est quelquefois un sot avec de l'esprit ;
mais on ne l'est jamais avec du jugement.
CCGCLVIL
Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels
que nous sommes , que d'essayer de paraître ce
que nous ne sommes pas.
CCCCLVIII.
Nos ennemis approchent plus de la vérité dans
les jugements qu'ils font de nous , que nous n'en
approchons nous-mêmes.
CCCCLIX.
Il y a plusieurs remèdes qui guérissent de l'a-
mour ; mais il n'y en a point d'infaillible.
CCCCLX.
Il s'en faut bien que nous connaissions tout ce
que nos passions nous font faire.
^CCCCLXI.
La vieillesse est un tyran qui défend, sur peine
de la vie, tous les plaisirs de la jeunesse.
CCCCLXII.
Le même orgueil qui nous fait blâmer les dé-
fauts dont nous nous croyons exempts, nous porte
à mépriser les bonnes qualités que nous n'avons
pas.
CCCCLXIII.
Il y a souvent plus d'orgueil que de bonté
à plaindre les malheurs de nos ennemis; c'est
pour leur faire sentir que nous sommes au-
dessus d'eux , que nous leur donnons des mar-
ques de compassion.
CCCCLXIV.
II y a un excès de biens et de maux qui passe
notre sensibilité.
CCCCLXV.
Il s'en faut bien que l'innocence trouve au-
tant de protection que le crime.
CCCCLXVI.
De toutes les passions violentes, celle qui sied
le moins mal aux femmes, c'est l'amour.
CCCCLXVII.
La vanité nous fait faire plus de choses contre
notre goût que la raison.
* CCCCLXVIII.
Il y a des méchantes qualités qui font de
grands talents.
CCCCLXIX.
On ne souhaite jamais ardemment ce qu'on ne
souhaite que par raison.
" CCCCLXX.
Toutes nos qualités sont incertaines et dou-
teuses, en bien comme en mal; et elles sont
presque toutes à la merci des occasions.
* CCCCLXXT.
Dans les premières passions, les femmes
aiment l'amant ; et dans les autres , elles aiment
l'amour.
CCCCLXXII.
L'orgueil a ses bizarreries comme les autres
passions : on a honte d'avouer que l'on ait de
la jalousie, et on se fait honneur d'en avoir eu et
d'être capable d'en avoir.
CCCCLXXIII.
Quelque rare que soit le véritable amour, il
l'est encore moins que la véritable amitié.
^CCCCLXXIV.
Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus
que la beauté.
CCCCLXXV.
L'envie d'être plaint ou d'être admiré fait
souvent la plus grande partie de notre confiance.
CCCCLXXVÏ.
Notre envie dure toujours plus longtemps que
le bonheur de ceux que nous envions.
CCCCLXXVII.
La même fermeté qui sert à résister à l'amour,
J2
I7«
MAXIMES
sert aussi à le rendre violent et durable ; et les
personnes faibles, qui sont toujours agitées des
passions, n'en sont presque jamais véritablement
remplies. -'•• ••■; ■'■ ■■-^l ^>«''^'4 - ' ' ''T
L'imagination ne saurait inventer tant de di-
verses contrariétés , qu'il y en a natwrdlement
^aip Iç ctç^ujçde qhaque personne.
tr,cn r.l i*Ki!v»n .*CCCCLXXIX.
' h'nV a que les personnes qui ont d« la fer-
meté qui puissent avoir une véritable douceur ;
celles qui paraissent douces, n'ont d'ordinaire
que de la faiblesse, qui se convertit aisément en
jfiigreur. ,^ ,,,
,.?0.!'i<n-:viM'rt: CCCCLXXXil (i')'u;;?:','nMMu
La timidité est un défaut dont il est dangereux
de reprendre les personnes qu'on en veut corriger.
CCGCLXXXL
lUen n'est plus rare que la véritable bonté;
ceux mêmes qui croient en avoir n'ont d'ordi-
naire que de la complaisance ou de la faiblesse.
CCCCLXXXIL
L'esprit s'attache par paresse et par constance
à ce qui lui est facile ou agréable. Cette habitude
met toujours des bornes à nos connaissances;
et jamais personne ne s'est donné la peine d'é-
tendre et de conduire son esprit aussi loin qu'il
pourrait aller.
CCCCLXXXIIL
On est d'ordinaire plus médisant par vanité
que par malice.
CCCCLXXXIV.
Quand on a le cœur encore agité pai* les restes
d'une passion, on est plus près d'en prendre une
nouvelle, que quand on est entièrement guéri.
CCCCLXXXV.
Ceux qui ont eu de grandes passions, se trou-
vent toute leur vie heureux et malheureux d'en
être guéris.
CCCCLXXXVL
Il y a encore plus de gens sans intérêt que
sans envie.
CCCCLXXXVII.
Nous avons plus de paresse dans l'esprit que
dans le corps.
CCC(!XXXXVUÎ.
Le calme ou l'agitation de notre humeur ne
dépend pas tant de ce qui nous arrive de plus
considérable dans la vie, que d'un arrangement
commode ou désagréable de petites choses qui
arrivent tous les jours.
,.( M^'. ..rir.;>.^€CCCLXXXLX.
Quelque méchants que soient les hommes, ils
n'oseraient paraître ennemis de la vertu ; et lors-
qu'ils la veulent persécuter, ils feignent de croire
qu'elle est fausse ou ils lui supposent des crimes.
ccccxa
On passe souvent de l'amour à l'ambition;
mais on ne revient guère de l'ambition à l'amour.
r.air ia(« as aî>it^ '* CCCCXCI.' "
L'extrême avarice se méprend presque tou-
jours; il n'y a point de passion qui s'éloigne
plus souvent de son but, ni sur qui le présent
ait tant de pouvoir, au préjudice de l'avenir.
* CCCCXCIL
L'avarice produit souvent des effets contrai-
res : il y a un nombre infini de gens qui sacri-
fient tout leur bien à des espérances douteuses et
éloignées; d'autres méprisent de grands avan-
tages à venir pour de petits intérêts présents.
CCCCXCIII. ,^,^„,,^
Il semble que les hommes ne se tronvent pas
assez de défauts; ils en augmentent encore le
nombre par de certaines qualités singulières
dont ils affectent de se parer, et ils les cultivent
avec tant de soin, qu'elles deviennent à la fin
des défauts naturels qu'il ne dépend plus d'eux
de corriger.
CCCCXCIV.
Ce qui fait voir que les hommes connaissent
mieux leurs fdutes qu'on ne pense, c'est qu'ils
n'ont jamais tort quand on les entend parler de
leur conduite : le même amour-propre qui les
aveugle d'ordinaire les éclaire alors, et leur
donne des vues si justes , qu'il leur fait suppri-
mer ou déguiser les moindres choses qui peuvent
être condamnées.
*CCCCXCV.
Il faut que les jeunes gens qui entrent dam
le monde soient honteux ou étourdis : un air cà-
DE LA ROCHEFOUCAULD.
179
pable et composé se tourne d'ordinaire en im-
pertinence.
jii wirxiU r-o'^. CCCCXGVI. . '''' '^'^'"t '"'' , .
mf\" •)!; ■...'i-nn e.i' '■ 'i'«s^>> ^-^m bm»q'*o
. les querelles ne dureraient pas longtemps,
si, le tort n'était que d'un côté.
«ccccxcvii; '-"""■"■""*■
Il ne sert de rien d'être jeune sans être belle ,
Vl d'être belle sans être jeune. ,r ; v « ?
•mA ;■> , v'--v *i- CCCCXCVUL "^:^^^^"''»^^'
' ti y a des personnes si légères et si frivoles,
qu'elles sont aussi éloignées d'avoir de véritables
défauts, que des qualités solides,
^^j^-uu ccccxcix. "- -'^^n "^■
' Oii ne compte d'ordinaire la première galan-
terie des femmes que lorsqu'elles en ont une
seconde.
Il y a des gens si remplis d'eux-mêmes, que,
lorsqu'ils sont amoureux, ils trouvent moyen
d'être occupés de leur passion , sans l'être de la
personne qu'ils aiment.
L'amour, tout agr^éable qu'il est, plaît encore
plus par les manières dont il se montre , que par
lui-même.
i\mt^-i-\éi
BIL
Peu d'esprit avec de la droiture ennuie moins
à la longue , que beaucoup d'esprit avec du tra-
vers.
* i^^i DIIL
' ta jalousie est le plus grand de tous les maux,
et celui qui fait le moins de pitié aux personnes
qui le causent.
*DIV.
Après avoir parlé de la fausseté de tant de
vertus apparentes, il est raisonnable de dire
quelque chose de la fausseté du mépris de la
mort. J'entends parler de ce mépris de la mort
que les païens se vantent de tirer de leurs pro-
pres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie.
Tl y a différence entre souffrir la mort constam-
ment, et la mépriser. Le premier est assez ordi-
naire; mais je crois que l'autre n'est jamais sin-
cère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le
plus persuader que la mort n'est point un mal ;
et les hommes les plus faibles, aussi bien que les
héros, ont donné mille exemples célèbres pour
établir cette opinion. Cependant je doute que
personne de bon sens l'ait jamais cru; et la peine
que l'on prend pour le persuader aux autres et
à soi-même, fait assez voir que cette entreprise
n'est pas aisée. On peut avoir divers sujets de
dégoût dans la vie; mais on n'a jamais raison
de mépriser la mort. Ceux mêmes qui se la don-
nent volontairement ne la comptent pas pour
si peu de chose, et ils s'en étonnent et la rejet-
tent comme les autres, lorsqu'elle vient à eux
par une autre voie que celle qu'ils ont choisie.
L'inégalité que l'on remarque dans le courage
d'un nombre infini dé vaillants hommes, vient
de ce que la mort se découvre différennnent à
leur imagination, et y paraît plus présente en
un temps qu'en un autre. Ainsi il arrive qu'après
avoir méprisé ce qu'ils ne connaissent pas, ils
craignent enfin ce qu'ils connaissent. Il faut évi-
ter de l'envisager avec toutes ses circonstances,
si on ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand
de tous les maux. Les plus habiles et les plus
braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes
prétextes pour s'empêcher de la considérer ; mais
tout homme qui la sait voir telle qu'elle est,
trouve que c'est une chose épouvantable. La né-
cessité de mourir faisait toute la constance des
philosophes. Ils croyaient qu'il fallait aller de
bonne grâce où l'on ne saurait s'empêcher d'aller;
et ne pouvant éterniser leur vie , il n'y avait rien
qu'ils ne fissent pour éterniser leur réputation ,
et sauver du naufrage ce cjui en peut être ga-
ranti. Contentons-nous, pour faire bonne mine,
de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que
nous en pensons, et espérons plus de notre tem-
pérament que de ces faibles raisonnements, qui
nous font croire que nous pouvons approcher de
la mort avec indifférence. La gloire de mourir
avec fermeté, l'espérance d'être regretté, le dé-
sir de laisse^ une belle réputation, l'assurance
d'être affranchi des misères de la vie, et de ne
dépendre plus des caprices de la fortune, sont
des remèdes qu'on ne doit pas rejeter. Mais on
ne doit pas croire aussi qu'ils soient infaillibles.
Ils fout pour nous assurer ce qu'une simple haie
fciit souvent à la guerre, pour assurer ceux qui
doivent approcher d'un lieu d'où l'on tire : quand
on en est éloigné, on s'imagine qu'elle peut
mettre à couvert; mais quand on en est proche,
on trouve que c'est un faible secours. C'est nous
flatter, de croire que la mort nous paraisse de
près ce que nous en avons jugé de loin , et que
nos sentiments, ((ui ne sont que faiblesse, soient
180
PKNSÉES DE LA ROCHEFODCAIUJ),
il'unc trciupc îissez l'ortc pour ne point souffrir
d'atteinte par la plus rude de loult;s les épreuves.
C'est aussi mal connaître les effets de l'amour-
propre, ([ue de penser qu'il puisse nous aider à
compter pour rien ce qui le doit nécessairement
détruire; et la raison, dans laquelle on croit
trouver tant de ressources , est trop faible en
cette rencontre pour nous persuader ce que nous
voulons. C'est elle au contraire qui nous trahit
le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer
le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce
qu'elle a d'affreux et de terrible. Tout ce qu'elle
peut faire pour nous est de nous conseiller d'en
détourner les yeux pour les arrêter sur d'autres
objets. Caton et Brutus en choisirent d'illustres.
Un laquais se contenta, il y a quelque temps,
de danser sur l'échafaud ou il allait être roué.
Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils
produisent les mêmes effets : de sorte qu'il est
vrai que, quelque disp.roportion qu'il y ait entre
les grands hommes et les gens du commun, on a
\ u mille fois les uns et les autres recevoir la mort
d'un même visage; mais c'a toujours été avec
cette différence, que, dans le mépris que les
grands hommes font paraître pour la mort, c'est
l'amour de la gloire qui leur en ôte la vue ; et
dans les gens du commun , ce n'est qu'un effet
(le leur peu de lumières qui les empêche de con-
naître la grandeur de leur mal , et leur laisse la
liberté de penser à autre chose.
PREMIER SUPPLEMENT.
PENSEES
SUPPRIMÉES PAR L'AUTEUR,
AVEC I.A DATE DES EDITIONS.
AVIS DE L'ÉDITEUR.
La Rochefoucauld avait inséré dans les premières édi-
tions plusieurs Maximes qu'il a successivement rejelées.
Hrolier en a compté ceut-vini;t et une; mais des recher-
ches exacles nous ont appris que les n"* 6 , 49 , 58 , 59 ,
74, 75, 77, 85, 96, 118 et 121 des Pensées , rangées
par IJrotier sous le titre de premières Pensées, sont la ré-
pétition de celles comprises soiis les n°' 18, 31, 162, 177,
178 , 223 , 228, 265 , 251 et 284 des Réflexions morales,
f l qui par conséquent doivent être supprimées pour éviter
un double emploi. Les autres Pensées que Brotier a placées
sous le même litre , et qu'on ne retrouve point ici, ne sont
(lue des Variantes. On les trouvera au bas du texte : les
sui\au(e-(pialri'. -i,v ,, ,. , ^ . ^ ')|,
Nous repruduisuns ici les deux Avis au lecteur des
éditions 1665 il 1G60, qui ont été supprimés dans toutes
les éditions publiées après la mort de l'auteur. Une Lellro
de là Rochefoucauld à madame de .Sablé semble prouver
qu'il avait lui-même rédigé au moins une de ces Prét'aceSé
Voici c«lte Lettre : « Je vous envoie une manière de Pré-:
'• face pour les Maximes; mais comme je la dois rendre
<• dans deux heures, je vous supplie Ués - humblement ,
•< madame , de me la renvoyer par le même lacpiais (|ui
<• vous porte ce billet. Je vous demande aussi de me dire
« ^e t|ue 'swkA «p trottvez^«'
H> jLp j^Y js AU LECTEU R ,
Void un portrait du cœur de l'homme que je
donne au public, sous le nom de Réflexions ou
Maximes morales. Il court fortune de ne plaire pas
à tout le monde, parce qu'on trouvera peut-être qu'il
ressemble trop, et qu'il ne flatte pas assez. Il y a
apparence que l'intention du peintre n'a jamais été
de faire paraître cet ouvrage , et qu'il serait encore
renfermé dans son cabinet, si une méchante copie ,
qui en a couru, et qui a passé même depuis quelque
temps en Hollande, n'avait obligé un de ses amis
de m'en donner une autre , qu'il dit être tout à fait
conforme à l'original ; mais, toute correcte qu'elle
est , possible n'évitera-t-elle pas la censure de cer-
taines personnes qui ne peuvent souffrir que l'on se
mêle de pénétrer dans le fond de leur cœur, et qui
croient être en droit d'empêcher que les autres les
connaissent , parce qu'elles ne veulent pas se con-
naître elles-mêmes. Il est vrai que, comme ces
Maximes sont remplies de ces sortes de vérités dont
l'orgueil humain ne se peut accommoder, il est
presque impossible qu'il ne se soulève contre elles ,
et qu'elles ne s'attirent des censeurs. Aussi est-ce
pour eux que je mets ici une Lettre que l'on m'a
donnée , et qui a été faite depuis que le manuscrit
a paru , et dans le temps que chacun se mêlait d'en
dire son avis ; elle m'a semblé assez propre pour
répondre aux principales difflcultés que l'on peut
opposer aux Réflexions , et pour expliquer les sen-
timents de leur auteur : elle suffit pour faire voir
que ce qu'elles contiennent n'est autre chose que
l'abrégé d'une morale conforme aux pensées de plu-
sieurs Pères de l'Église , et que celui qui les a écrites
a eu beaucoup de raison de croire qu'il ne pouvait
s'égarer en suivant de si bons guides , et qu'il lui
était permis de parler de l'homme comme les Pères
en ont parlé ; mais si le respect qui leur est dû n'est
pas capable de retenir le chagrin des critiques . s'ils
PREMIER SUPPLÉMENT.
18!
ne font point de scrupule de condamner l'opinion
de ces grands hommes en condamnant ce livre , je
prie le lecteur de ne les pas imiter, de ne laisser
point entraîner son esprit au premier mouvjement
de son cœur , et de donner ordre, s'il est possible,
que l'amour-propre ne se mêle point dans le juge-
ment qu'il en fera : car s'il le consulte, il ne faut
li_ pas s'attendre qu'il puisse être favorable à ces
Maximes ; comme elles traitent l'amour-propre de
corrupteur de la raison , il ne manquera pas de pré-
venir l'esprit contre elles. Il faut donc prendre garde
que cette prévention ne les justifie , et se persuader
qu'il n'y a rien de plus propre à établir la vérité de
ces Réflexions que la chaleur et la subtilité que l'on
témoignera pour les combattre. En effet , il sera
difficile de faire croire à tout homme de bon sens ,
que l'on les condamne par d'autre motif que par
celui de l'intérêt caché, de l'orgueil et de l'amour-
propre. En un mot , le meilleur parti que le lecteur
ait à prendre est de se mettre d'abord dans l'esprit,
qu'il n'y a aucune de ces Maximes qui le regarde en
particulier, et qu'il en est seul excepté , bien qu'elles
paraissent générales. Après cela, je lui réponds
qu'il sera le premier à y souscrire , et qu'il croira
qu'elles font encore grâce au cœur humain. Voilà
ce que j'avais à dire sur cet écrit en général : pour
ce qui est de la méthode que l'on y eût pu observer ,
je crois qu'il eût été à désirer que chaque Maxime
eût eu un titre du sujet qu'elle traite, et qu'elles
eussent été mises dans un plus grand ordre; mais
je ne l'ai pu faire sans renverser entièrement celui
de la copie qu'on m'a donnée ; et comme il y a plu-
seiurs Maximes sur une même matière , ceux à qui
j'en ai demandé avis ont jugé qu'il était plus expé-
dient de faire une Table à laquelle on aura recours
ttour trouver celles qui traitent d'une même chose.
eW-T'i^VIS AU LECTEUR,
■*iT><silJ i>K l'édition de 1666.
mi y
u f -iMON CHER LeCTEUB,
Voici une seconde édition des Réflexions morales
que vous trouverez sans doute plus correcte et plus
exacte en toutes façons que n'a été la première.
Ainsi , vous pouvez maintenant en faire tel jugement
que vous voudrez sans que je me mette en peine de
tâcher à vous prévenir en leur faveur , puisque si
elles sont telles que je le crois, on ne pourrait leur
faire plus de tort que de se persuader qii'elles eussent
besoin d'apologie. Je me contenterai de vous avertir
de deux choses : l'une, que, par le mot d'intérêt,
on n'entend pas toujours un intérêt de bien , mais
le plus souvent un intérêt d'honneur ou de gloire ;
et l'autre, qui est la principale et comme le fonde-
ment de toutes ces Réflexions , est que celui qui les
a faites n'a considéré les hommes que dans cet état
déplorable de la nature corrompue par le péché ;
et qu'ainsi la manière dont il parle de ce nombre
infini de défauts qui se rencontrent dans leurs vertus
apparentes , ne regarde point ceux que Dieu en pré-
serve par une grâce particulière.
Pour ce qui est de l'ordre de ces Réflexions , vous
n'aurez pas de peine à juger, mon cher Lecteur,
que comme elles sont toutes sur des matières diffé-
rentes, il était difficile d'y en observer. Et bien qu'il
y en ait plusieurs sur un même sujet , on n'a pas
cru les devoir mettre de suite, de crainte d'ennuyer
le lecteur ; mais on les trouvera dans la Table!
i^
iU-(V:U
Ib^^iLi
1.- iKiip.h.. PENSEES ^^1 n^,^u:.r!..
tirées' des PREMIÈRES ÉDITIONS,
KT aS^PLACÉKâ OAKS l'oRDRE OÙ E^^LtESS'y TROUVENT.
'>l ^'.fp -.'iq'Hii
vJ-
L'amour-propre est l'amour de soi-même et
de toutes choses pour soi; il rend les hommes
idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les ty-
rans des autres , si la fortune leur en donnait les
moyens : il ne se repose jamais hors de soi, et ne
s'arrête dans les sujets étrangers que comme les
abeilles sur les fleurs , pour en tirer ce qui lui est
propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs,
rien de si caché que ses desseins , rien de si ha-
bile que ses conduites : ses souplesses ne se peu-
vent représenter, ses transformations passent
celles des métamorphoses, et ses raffinements
ceux de la chimie. On ne peut sonder la pro-
fondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes.
Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants,
il y fait mille insensibles tours et retours. Là, il
est souvent invisible à lui-même : il y conçoit,
il y nourrit et il y élève , sans le savoir , un grand
nombre d'affections et de haines ; il en forme de
si monstrueuses, que lorsqu'il les a mises au jour,
il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les
avouer. De cette nuit qui le cou\ re, naissent les
ridicules persuasions qu'il a de lui-même; de là
viennent ses erreurs, ses ignorances, ses gros-
sièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient
qu'il croit que ses sentiments sont morts h>rs-
qu'ils ne sont qu'endormis; qu'il s'imaiiine n'a-
M)ir plus envie de courir dès qu'il se rerosr, ot
im
FEJNSÉES DE LK ROCHEFOUCAULD,
qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a
rassasiés : mais cette obscurité épaisse qui le
cache à lui-même , n'empêclie pas qu'il ne voie
parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il
est semblable à nos yeux qui découvrent tout,
et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. En
effet, dans ses plus grands intérêts et. dans ses
plus importantes affaires où la violence de ses
souhaits appelle toute son attention, il voit, il
sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pé-
nètre, il devine tout; de sorte qu'on est tenté de
croire que chacune de ses passions a une espèce
de magie qui lui est propre. Rien n'est si intime
et si fort que ses attachements qu'il essaie de
rompre Inutilement à la vue des malheurs ex-
trêmes qui le menacent. Cependant il fait quel-
quefois en peu de temps, et sans aucun effort,
ce qu'il n'a pu faire avec tous ceux dont il est
capable dans le cours de plusieurs années : d'où
l'on pourrait conclure assez vraisemblablement
que c'est par lui-même que ses désirs sont allu-
més, plutôt que par la beauté et par le mérite
de ses objets; que son goût est le prix qui les
relève, et le fard qui les embellit ; que c'est après
lui-même qu'il court , et qu'il suit son gré lors-
qu'il suit les choses qui sont à son gré. Il est
tous les contraires , il est impérieux et obéissant ,
sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel,
timide et audacieux : il a de différentes incli-
nations, selon la divei'sité des tempéraments qui
le tournent et le dévouent tantôt à la gloire,
tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs. Il
en change selon le changement de nos âges , de
nos fortunes et de nos expériences; mais il lui
est indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en
avoir qu'une, parce qu'il se partage en plusieurs,
et se ramasse en une quand il le faut, et comme
il lui plaît. Il est inconstant, et outre les chan-
gements qui viennent des causes étrangères, il
y en a une infinité qui naissent de lui et de son
propre fonds. Il est inconstant d'inconstance, de
légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et
de dégoût. Il est capricieux , et on le voit quel-
quefois travailler avec le dernier empressement
'8t avec des travaux incroyables à obtenir des
choses qui ne lui sont point avantageuses, et
qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit
parce qu'il les veut. Il est bizarre, et met sou-
vent toute son application dans les emplois les
plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les
plus fades , et conserve toute sa fierté dans les
phis méprisables. Il est dans tous les états de la
vie et dans toutes les conditions; il vit partout,
et il vit de tout ; il vit de rien , il s'accommode
des choses et de leur privation; il passe même
dans le parti des gens qui lui font la guerre; il
entre dans leurs desseins, et, ce qui est admi-
rable, il se hait lui-même avec eux, il conjure
sa perte, il travaille lui-même à sa ruine; enfin
il ne se soucie que d'être , et poui-vu qu'il soit ,
il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas
s'étonner s'il se joint quelquefois à la phis rude
austérité, et s'il entre si hardiment en société
avec elle pour se détruire, parce que, dans le
même temps qu'il se ruine en un endroit, il se
rétablit en un autre. Quand on pense qu'il quitte
son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le
changer ; et lors même qu'il est vaincu et qu'on
croit en être défait, on le retrouve qui triom-
phe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de
l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une
grande et longue agitation. La mer en est une
image sensible; et l'amour-propre trouve dans
le tlux et le reflux de ses vagues continuelles
une fidèle expression de la succession turbulente
de ses pensées et de ses éternels mouvements
(1665 — n" 1).
IL
Toutes les passions ne sont autre chose que
les divers degrés de la chaleui* et de la froideur
du sang (1665 — n** 13).
, f IIL
La modération dans la bonne fortune n'est
que l'appréhension de la honte qui suit l'empor-
tement, ou la peur de perdre ce que l'on a
(1665 — n" 18).
IV.
ï Wja
La modération est comme la sobriété ; on vou-
drait bien manger davantage, mais on craint de
se faire mal (1665 — n° 21).
V. ^- .;OiVh.^
Tout le monde trouve à redire en aujtcai ce
qu'on troiwe a redire en lui (1665 — n" 33).
VI.
L'orgueil, comme lassé de ses artifices et de
ses différentes métamorphoses, apim avoir joué
tout seul les personnages de la comédie humaine,
se montre avec un visage naturel , et se découvre
par la fierté; de sorte qu'à proprement parler,
la fierté est l'éclat et la déclaration de l'orgueil
(1665 — n^^ 37).
fj J^ïltiiMlJm.jSA3PPLEME]NT.r^^/î ï
\m
C'est une espèce de bonlieur de connaître jus-
qu«s à qHcl poiat Oft doit être malheureux
(1665 — 11° 6>3).
Quand on ne trouve pas son repos en soi-
même, il est inutile de .le chercher ailleurs
(1665— n" 55). .iT^,:.,h>ïj 'moi^^ ïf» loicrol
■'■ IX. ■ ■ "' ■ ^^^-'^ ^
Il faudrait pouvoii^ répojïdre de sa fortune,
pour pouvoir répondre de ce que l'on fera
(1665 — n° 70). , ; , , „„,
L'amour est à L'âme de celui qui aime, ce que
l'âme est au corps qu'elle anime (1665 — n** 77).
XI.
CTeiTime on' n'est jamais en liberté d'aimer, ou
èfe cesser d''aimer, Famant ne peut se plaindre
avec justice de l'inconstance de sa maîtresse , ni
elle de la légèreté de son amant ( 1 665 — n" 8 1 ) .
XII.
La justice dans les juges qui sont modérés ,
n'est que l'amour de l«ur érévatiion' (1665 —
nf5'89')i*Û *î tfii ^tt -iUiUJù'! «! ^*-> .-rix-iv ■■
Quand nous sommes las d'aimer, nous sommes
bien aises que l'on devienne infidèle pour nous
dégager de notre fidélité' (1665 -n"" 85).
XIV.
Le premier mouvement de joie que nous avons
du bonheur de nos amis, ne vient ni de la bonté
de notre naturel, ni de l'amitié que nous avons
pour eux; c'est un effet de l'amour-propre , qui
nous flatte de l'espérance d'être heureux à notre
tour, ou de retirer quelque utilité de leur bonne
fortune (1665 — n"* 97).
XV.
Dans l'adversité dé nos meiiîeufô amis, nous
trouvons toujours quelque chose qui ne nous dé-
plaît jpas (1665 —n'' 99).
XVI.
Comment prétendbns-nouB qtt'un auti^e garde
' OïT ut dans les éditions de Bmtier et de M. de Fortia :
pour nous déffager de noire inJldêlUé. Cependant les éditions
rtte 1006', I67I eMfl75,dnnsles(jijcIIeR on retrouve encore celte
pensée, sont conformes j< celle de irtfir>.
notre secret, si nous n'avons pas pu le gîu'dcr
nous-mêmes (1665 — n° 100)! gi^rr iU>&'
U lorf) ]■;:>': 5!'? •;/ /■'^-.W? . <oï>- ;-« 3iî"mî>tîjjlni)<i
Comme si ce n'était pas assez à l'amour-
propre d'avoir la vertu de se transformer lui-
même, iî a encore celle de transformer les ob-
jets, ce qu'il fait d'une manière fort étonnante-;
car non-seulement il les déguise si bien qu'il y
est lui-même trompé , mais il change aussi l'état
et la nature des choses. En effet, lorsqu'une
personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa
haine et sa persécution contre nous, c'est avec
toute la sévérité de la justice que l'amour-propre
juge de ses actions : il donne à ses défauts une
étendue qui les rend énormes, et il met ses
bonnes qualités dans un jour si désavantageux ,
qu'elles deviennent plus dégoûtantes que ses dé-
fauts. Cependant dès que cette même personne
nous devient favorable, ou que quelqu'un de
nos intérêts la réconcilie avec nous, notre seule
satisfaction rend aussitôt à son mérite le lustre
que notre aversion venait de lui ôter. Les mau-
vaises qualités s'effacent , et les bonnes parais-
sent avec plus d'avantage qu'auparavant; nous
rappelons même toute notre indulgence pour la
forcer à justifier la guerre qu'elle nous a faite.
Quoique toutes les passions montrent cette vé-
rité, l'amour la fait voir plus clairement que les
autres ; car nous voyons un amoureux , agité de
la rage où l'a mis l'oubli ou l'infidélité de ce
qu'il aime, méditer pour sa vengeance tout ce
que cette passion inspire de plus violent. Néan-
moins, aussitôt que sa vue a calmé la fureur de
ses mouvements, son ravissement rend cette
beauté innocente; il n'accuse plus que lui-même,
il condamne ses condamnations; et, par cette
vertu miraculeuse de l'amour-propre, il ôte la
noirceur aux mauvaises actions de sa maîtresse,
et en sépare le crime pour s'en charger lui-
même.
XVIII.
Il n'y en a point qui pressent tant les autres
que tes paresseux lorsqu'ils ont satisfait à leur pa-
resse, afin de paraître diligents (1666 — n" 91).
XIX.
L'aveuglement des hommes est le plus dan-
gereux effet de leur orgueil : il sert à le nour-
rir et à l'augmenter, et nous ôte la connais-
sance des remèdes qui pourraient soulager nos
misères et nous gttéïir de nos défauts ( roo/i —
n" 102).
184 PENSÉES /DB lh\
XX.
On n'a plus de raison, quand on rx'^jf^i-e pips
d'en trouver aux autres (1665,—^*' iQ8]j,j^ '^f,.
XXI 'è.i'^él'T'Ùvàï
Les philosophes , et Sénèque sur tous , n'ont
point ôté les crimes par leurs préceptes : ils n'ont
fait que les employer au bâtiment de l'orgueil
(1665— n° 106).
XXII,
C'est une preuve de peu d'amitié de ne s'aper-
cévoir pas du refroidissement de celle de iios^
amis (1666 — n*^ 97). .
Lès plus sages le sont dans les choses indiffé-
rentes , mais ils ne le sont presque jamais dans
leurs plus sérieuses affaires (1^65 — n** 132).
La plus subtile folie se fait de la plus subtile
sagesse (1665 — n** 134).
La sobriété est l'amour de la santé , ou l'im-
puissance de manger beaucoup (1665 — n** 135).
XXVI.
On n'oublie jamais mieux les choses, que quand
on s'est lassé d'en parler (i 665 — n"" 1 44).
i^iu-)li;î(ib!rj.>x'» XXVIJ.
La'louàngè'qu*on nous donne sert au moins à
nous fixer dans la pratique des vertus. (1665 —
n** 155).
xxvm.
L'amour-propre empêche bien que celui qui
nous flatte ne soit jamais celui qui nous flatte le
plus (1665— n** 157).
xxix.
On ne blâme le vice, et on ne loue la vertu,
que par intérêt 1 665 — n** 151).
XXX.
On lie fait point de distinction dans les espèces
de colère , bien qu'il y en ait une légère et quasi
innocente, qui vient de l'ardeur de la com-
plexion , et une autre très-criminelle , qui est à
proprement parler la fureur de l'orgueil (1665
— n"159).
ROCHEFODCAliLD,
XXXI.
Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont
moins de passions et plus de vertus que les âmes
communes, mais celles seulement qui ont de plus
grands desseins 1 665 — n" 161).
xxxn.
Les rois font des hommes comme des pièces
de monnaie; ils les font valoir ce qu'ils veulent,
et l'on est forcé de les recevoir selon leur coursj*'
et non pas selon leur véritable prix (1665 —
n^l65).^
La férocité naturelle fait moins de cruels quê'i
l'amour-propre (1 665 — n* 174|.
XXXIV.
On peut dire de toutes nos vertus ce qu'un
poète italien a dit de l'honnêteté des femmes, que
ce n'est souvent autre chose qu'un art de paraître
honnête (1665 — n° 176).
XXXV
Il y a des crimes qui deviennent innocents et
même glorieux par leur éclat , leur nombre et
leur excès : de là vient que les voleries publiques
sont des habiletés , et que prendre des provinces
injustement s'appelle faire des conquêtes (1665
n" 192
:.!,l
!(> ]'
XXXVI.
On ne trouve point dans l'homme le bien ni
le mal dans l'excès (1665 — n** 201).
xxxviïi ::^^ \^^^^^;M^Mit
Ceux qui sont incapables de commettre de
grands crimes n'en soupçonnent pas facilement
les autres (1665 — n" 208).
XXXVIII. ;r!r,minH-^'
La pompe des enterrements regarde plus la
vanité des vivants que l'honneur des morts
(1665 — n** 213).
. , XXXIX. .-1,'^ uoJ'M*^ Jii»>M
Quelque incertitude et quelque variété 'qiifpa- ^
raisse dans le monde, on y remarque néanmoins
un certain enchaînement secret , et un ordre ré-
glé de tout temps par la Providence, qui fait que
chaque chose marche en son rang, et suit |(ç^ ,;,
cours de sa destinée (1665 — n° 225l
tld'/PRKMlEK SlJPPLÉMENt:
^^?.m^
185
L'intrépidité doit soutenir le cœur dans les
conjurations, au lieu que la seule valeur lui four-
nit toute la fermeté qui lui est nécessaire dans
les périls de la guerre (1665 — n^ 231);^^ ^^"^'"^
XLI.
^,^eux qui voudraient définir la victoire par
sa naissance seraient tentés, comme les poètes^
de l'appeler la fille du ciel, puisqu'on ne trouve
point son origine sur la terre. En effet, elle est
reproduite par une infinité d'actions, qui, au
lieu de l'avoir pour but, regardent seulement
les intérêts particuliers de ceux qui les font;
puisque tous ceux qui composent une armée,
allant à leur propre gloire et à leur élévation,
procurent un bien si grand et si général (1665
— n''232).
^n^ peut répondre de son courage, quand
oii' n*a jamais été dans le péril (1665 — n" 236).
XLIII.
On donne plus souvent des bornes à sa re-
connaissance qu'à ses désirs et à ses espérances
(1665— n** 241). ^ ; ,^-
^■"'" XLIV.
L'imitation est toujours malheureuse, et tout
ce qui est contrefait déplaît avec les mêmes
choses qui charment lorsqu'elles sont naturelles
(1665— n° 245).
Nous ne regrettons pas la perte de nos amis
selon leur mérite, mais selon nos besoins, et se-
lon l'opinion que nous croyons leur avoir donnée
de ce que nous valons (1665 — n*^ 248).
XLVI.
Il est bien malaisé de distinguer la bonté gé-
nérale et répandue sur tout le monde, de la
grande habileté (1665 — n" 252).
XLVII.
Pour pouvoir être toujours bon, il faut que les
autres croient qu'ils ne peuvent jamais nous être
impunément méchants ( 1665 — n" 254).
XLIX.
fj m
XLVIII.
I.a conAancc de plaire est souvent un moyen
de déplaire infailliblement (1665 —n 256).
{ ^«1 fM
La confiance que rori a en soi fait naître la
plus grande partie de celle que l'on a aux autres
(1665 — n° 258).
Il y a une révolution générale qui change le
goût des esprits, aussi bien que les fortunes du
monde (1665— n" 259).
LL^
La vérité est le fondement et la raison de la
perfection et de la beauté; une chose, de quel-
que nature qu'elle soit, ne saurait être belle et
parfaite, si elle n'est véritablement tout ce qu'elle
doit être, et si elle n'a tout ce qu'elle doit avoir
(1665 — n" 260).
LI BISi
Il y a de belles choses qui ont plus d'éclat
quand elles demeurent imparfaites , que quand
elles sont trop achevées (1665 — n" 262).
LIL ' '"^
La magnanimité est un noble effort de l'or-
gueil par lequel il rend l'homme maître de lui-
même, pour le rendre maître de toutes choses
(1665— n" 271.)
LUI.
Le luxe et la trop grande politesse dans les
états sont le présage assuré de leur décadence ,
parce que tous les particuliers s'attachant à leurs
intérêts propres , ils se détournent du bien pu-
blic (1665 — n*' 282).
LIV.
De toutes les passions, celle qui est la plus in-
connue à nous-mêmes, c'est la paresse; elle est
la plus ardente et la plus maligne de toutes,
quoique sa violence soit insensible, et que les
dommages qu'elle cause soient très-cachés : si
nous considérons attentivement son pouvoir,
nous verrons qu'elle se rend en toutes rencon-
tres maîtresse de nos sentiments, de nos inté-
rêts et de nos plaisirs : c'est la rémore qui a la
force d'arrêter les plus grands vaisseaux, c'est
une bonace plus dangereuse aux plus impor-
tantes affaires que les écueils et que les plus
g)*andes tempêtes. Le repos de la paresse est un
charme secret de Vâme qui suspend soudaine-
ment les plus ardentes poursuites et les plus opi-
niâtres résolutions. Pour donner enfin la véri-
table idée (le cette passion, il faut dire que la
186
PENSÉES DE L\ RGGHEFOUCAULDil ' "îi IWi^
paresse est comme une béatitude de l'éme, qui
la console de toutes ses pertes , et qui lui tient
lieu de tous les biens (i666 — n" 290).
On aime bien à deviner les autres , mais l'on
n'aime pas à être deviné (1665 — n" 296).
LVI.
C'est une ennuyeuse maladie que de conser-
ver sa santé par un trop grand régime (1665 —
n** 298).
LVii.
Il est plus facile de prendre de Vamour quand
on n'en a pas, que de s'en défaire quand oa en a
(1665 — n° 300). t> ^.MMatîr.Ui uurd •^î>H^î ,l'i<«|Cjr.
Lvm. '
La plupart des femmes se rendent plutôt par
faiblesse que par passion. De là vient que, pour
l'ordinaire, les hommes entreprenants réussis-
sent mieux que les autres, quoi(iu'ils ne soient
pas plus aimables (1665 — n" 301).
LIX.
N'aimer guère en amour, est un moyen as-
suré pour être aimé (1665 — n" 302).
:•■■:„: M- i:v:
La sincérité que se demandent les amants et
les maîtresses pour savoir l'un et l'autre quand
ils cesseront de s'aimer, est bien moins poui*
vouloir être avertis quand on ne les aimera plus,,
que pour être mieux assurés qu'on les aime,
lorsque l'on ne dit point le contraire (1665 —
n" 30 a).
La plus juste comparaison qu'on puisse faire
de l'amour, c^ést celle de la fièvre; nous n'avons
non plus de pouvoir sur l'un que sur l'autre,
soit pour sa violence ou pour sa durée (1665 —
n"" 305).
LXIL
La plus grande habileté des moins habiles est
de savoir se soumettre à la bonne conduite d'au-
trui (1665— n*' 309).
Lxm.
On; craint toujours de voir ce qu'on aime ,
quand on vient de faire des coquetteries ailleurs
V675- -n" 372],
On doit sémiMItët âé *rs feiitési'quand on a
la force de les avouer (l 675— n" 375).
i '■■',' \ '
■ ■".;sfiço'ND,'S«pptÉMENT: ';;" ';;;;'
PEN'SÊES" ■-':;•.'■
TIRÉES DES LETTRES MANUSCRITES
Ql)t SE TaOUVEITT A LA BIBLIOTHEQUE UU KOI ».
-lBO««^
; ,;.,...,„ .„ ,..I- ,.
> Lfintérêt est Fâme de ramour-propre : di;
sorte que comme le corps privé de son éme
est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans
sentiment et sans mouvement ; de même l'amour-
propre séparé, s'il le faut dire ainsi, de son in-
térêt, ne voit, n'entend, ne sent et ne se remue
plus : de là vient qu'un même homme qui court
la terre et les mers pour son intérêt devient
soudainement paralytique pour l'intérêt des au-
tres; de là vient le soudain assoupissement et
cette mort que nous causons à tous ceux à qui
nous contons nos affaires ; de là vient leur
prompte résurrection lorsque dans notre narra-
tion nous y mêlons quelque chose qui les regarde :
de sorte que nous voyons, dans nos conversations
et dans nos traités , que dans un même moment
un homme perd connaissance et revient à soi ,
selon que son propre intérêt s'approche de lui
ou qu'il s'en retire.
Lettre à madame de Sablé j manusc, folio 211.
II.
Ce qui fait tant crier contre les maximes qui
découvrent le cœur de l'homme, est que l'on
craint d'y être découvert (Maxime 103). ' '
Manusc. , folio ^10.
III.
L'espérance et la crainte sont inséparables
(Maxime 168).
Lettre à madame de Sablé, manusc, folio 222.
IV.
Il est assez ordinaire de hasarder sa vie pour
empêcher d'être déshonoré ; mais quand cela
*■ Nous avons indiqué les numéros d(% Maximes auxquelles
les Penséi^s de ce Supplément ptuvent servir de variantes.
RÉl LEXIONS DIVERSES DE LA ROCHElOpCAULD.
187
est fait, on eu est assez content pour ne se met-
tre pas d'ordinaire fort en peine du succès de
l'entreprise que l'on veut faire réussir ; et il est
certain que ceux qui s'exposent et font autant
qu'il est nécessaire pour prendre une place que
l'on attaque , ou pour conquérir une province ,
ont plus de mérite, sont meilleurs officiers, et
ont de plus grandes et plus utiles vues que ceux
qui s'exposent seulement pour mettre leur hon-
neur à couvert ; il est fort commun de trouver
des gens de la dernière espèce, et fort rai-e d'en
trouver de l'autre (Maxime 219).
Lettre à M. Esprit, manusc, folio 173.
V.
Le goût change, mais l'inclination ne change
point (Maxime 252). l'n^'î,
Lettre à madame de Sablé, manusc, folio 223.
T.e pMVon*'^ùe'deé personnes que nous ai-
mons ont sur nous, est presque toujours plus
grand que celui que nous avons nous-mêmes
(Maxime 259).
Lettre à madame de Sablé, manusc, folio 211.
toute gaieté en cet état-là est bien suspecte '■ .
(Maxime 504). ■■i'"- S-
Lettre à madame de Sablé, manusc., folio 16 !v^^
vxn^ ^ x'»*i'^
Vïli
Ce qui fait croire si facilement que les autres
ont des défauts, c'est la facilité que l'on a de
croire ce qjue l'on souhaite (Maxime 397).
Lettre à madam£ de Sablé, manusc, folio 223.
: VIII.
3e sais bien que le bon sens et le bon esprit
ennuient à tous les âges, mais les goûts n'y mè-
nent pas toujours, et ce qui serait bien en un
temps ne serait pas bien en un autre. Ce qui me
fait croire que peu de gens savent être vieux
(Maxime 423).
Lettre à madame de Sablé, manusc, folio 202.
IX.
Dieu a permis, pour punir l'homme du pèche
originel , qu'il se fît un bien de son amour-pro-
pre pour en être tourmenté dans toutes les ac-
tions de sa vie (Maxime 494).
Manusc, folio 310.
il me semble que voilà jusqu'où la philoso-
phie d'un laquais méritait d'aller; je crois que
' "»'' -'"^"REFLEXIONS ■•■'■-''""'-^
divebses
DU DUC DE Lk ROCHEFOUCAULD ^
. , , ,, De la Confiance. - , ^ . ^ , »*
Bien que la sincérité et la coniianfie aient du
rapport, elles sont néanmoins différentes en plu- '
sieurs choses.
La sincérité est une ouverture de cœur qui
nous montre tels que nous sommes; c'est un
amour de la vérité, une répugnance à se dégui-
ser, un désir de se dédommager de ses défauts,
et de les diminuer même par le mérite de les
avouer.
La confiance ne nous laisse pas tant de li-
berté : ses règles sont plus étroites ; elle demande
plus de prudence et de retenue, et nous ne som-
mes pas toujours libres d'en disposer. Il ne s'agit
pas de nous uniquement, et nos intérêts sont
mêlés d'ordinaire avec les intérêts des autres:
elle a besoin d'une grande justesse pour ne pas
livrer nos amis en nous livrant nous-mêmes, et
pour ne pas faire des présents de leur bien, dans
la vue d'augmenter le prix de ce que nous don-
nons.
La confiance plaît toujours à celui qui la re-
çoit : c'est un tribut que nous payons à son mé-
rite ; c'est un dépôt que l'on commet à sa foi ;
ce sont des gages qui lui donnent un droit sur
nous, et une sorte de dépendance où nous nous
assujettissons volontairement.
Je ne prétends pas détruire, par ce que je dis^
la confiance si nécessaire entre les hommes, puis-
qu'elle est le lien de la société et de l'amitié. Je
prétends seulement y mettre des bornes, et la
rendre honnête et fidèle. Je veux qu'elle soit
toujours vraie et toujours prudente, et qu'elle
n'ait ni faiblesse ni intérêt. Je sais bien qu'il est
' La Rochefoucauld cite, dansla504« Maxime, le trait d'un
laquais qui dansa sur Téchafaud où il allait être roué.
^ Les réflexions suivantes sont tirées d'un Recueil de places
d' histoire et de littérature, Paris, I73I, tome I*% page 32.
Gabriel Brotier est le premier qui les ail insérées à la suite des
Maximes, dans l'édition qu'il a donnée de cet ouvrage.
188
RÉFLEXIOiNS DIVERSES!, f
malaisé de donner de justes limites à la manière
de recevoir toute sorte de coniiauce de WS amis,,
et de leur faire part de la nôtre. . -.j yvi»! » lir!
On se contie le plus souvent par vanité, par
envie de parler, par le désir de s'attirer la con-
fiance des autres, et pour £aire un échange de
secrets.
Il y a des personnes qui peuvent avoir raison
de st^ lier en nous , vers qui nous n'aurions pas
raison d'avoir la même conduite ; et on s'acquitte
avec ceux-ci en leur gardaut le secret, et; eu les
payant de légères conlidences. i ,.;,.,
, 11 y en a d'autres dont la fidélité nous est
connue, qui ne ménagent rien avec nous, et à
qui on peut se confier par choix et par estime.
On doit ne leur rien cacher de ce qui ne re-
garde que nous ; se montrer à eux toujours viais
dans nos bonnes qualités et dans nos défauts
même, sans exagérer les unes et sans diminuer
les autres ; se faire une loi de ne leur faire jamais
des demi-confidences: elles embarrassent tou-
jours ceux qui les font, et ne contentent jamais
ceux qui les reçoivent. On leur donne des lumiè-
res confuses de ce qu'on veut cacher ; on aug-
mente leur curiosité ; on les met en droit de vou-
loir en savoir davantage, et ils se croient en
liberté de disposer de ce qu'ils ont pénétré. Il
est plus sûr et plus honnête de ne leur rien dire,
que de se taire quand on a commencé à parler.
Il y a d'autres règles à suivre pour les choses
qui nous ont été confiées; plus elles sont im-
portantes, et plus la prudence et la fidélité y sont
nécessaires.
Tout le monde convient que le secret doit être
inviolable ; mais on ne convient pas toujours de
la nature et de l'importance du secret. Nous ne
consultons le plus souvent que nous-mêmes sur
ce que nous devons dire et sur ce que nous de-
vons taire. Il y a peu de secrets de tous les temps,
et le scrupule de le révéler ne dure pas toujours.
On a des liaisons étroites avec des amis dont
on connaît la fidélité ; ils nous ont toujours parlé
sans réserve , et nous avons toujours gardé les
mêmes mesures avec eux. Ils savent nos habi-
tudes et nos commerces, et ils nous voient de
trop près pour ne pas s'apercevoir du moindre
changement. Ils peuvent savoir par ailleurs ce
que nous sommes engagés de ne dire jamais à
personne. Il n'a pas été en notre pouvoir de les
faire entrer dans ce qu'on nous a confié ; ils ont
peut-être même quelque intérêt de le savoir; on
est assuré d'eux comme de soi,et on se voit ré-
duit à la cruelle nécessité de perdre leur ami! lé,
qui nous est précieuse , ou de manquer à la fol
du secret. Cet état est sans doute la plus rude
épreuve de la fidélité; mais il ne doit pas ébraui
1er un honnête homme : c'est alors qu'il lui est
l)ermls de se préférer aux autres. Son premier
devoir est de conserver indispensablement ce dé-
l)ôt en son entier. Il doit non-seulement méiuiger
ses paroles et ses tons, il doit encore ménager
ses conjectui'es, et ne laisser rieu voir, dans ses
discours ni dans son air, qui puisse tourner l'es-
prit des autres vers ce qu'il ne veut pas dire. ,
Ou a souvent l)esoiu de force et de prudeneC;
pour les opposer à la tyrannie de la plupart de.
nos amis , qui ise font un droit sur notre con-
fiance, et qui veulent tout savoir de nous: ou,
ne doit jamais leur laisser établir ce di-oit sausj
exception. Il y a des rencontres et des circquri
stances qui ne sont pas de leur juridiction : s'ils
s'en plaignent, on doit souffrir leurs plaintes,
et s'en justifier avec douceur ; mais s'ils demeur
rent injustes, on doit sacrifier leur amitié àsjon
devoir, et choisir entre deux maux inévitables,
dont.i;uu,^.pjBjHt ^ép0rer,,et r,9.utr^ çsst sans re-^
'Hii nj .;. ^ II.
De la Différence des esprits.
Bien que toutes les qualités de l'esprit se puis-
sent rencontrer dans un grand génie , il y en a
néanmoins qui lui sont propres et particulières ;
ses lumières n'ont point de borneç , il agit tou-
jours également et avec la même activité ; il dis-
cerne les objets éloignés comme s'ils étaient pré-
sents; il comprend, il imagine les plus grandes
choses; il voit et connaît les plus petites; ses
pensées sont relevées, étendues, justes et intelli-
gibles : rien n'échappe à sa pénétration , et elle
lui fait souvent découvrir la vérité au travers des
obscurités qui la cachent aux autres. ;;;, i
Un bel esprit pense toujours noblement ;f il
produit avec facilité des choses claires, agréa-
bles et naturelles ; il les fait voir dans leur plus
beau jour , et il les pare de tous les ornements
qui leur conviennent ; il entre dans le goût des
autres, et retranche de ses pensées ce qui esti
inutile, ou ce qui peut déplaire. , „^
Un esprit adroit, facile, insmuant, sait éviter;»
et surmonter les difficultés. Il se plie aisément à •
ce qu'il veut, il sait comiaitre l'esprit et l'humeur .
de ceux avec qui il traite; et en ménageant»
leurs intérêts, il avance et il établit les siens. '
Un bon esprit voit toutes choses comme elles
doivent être vues; il leur donne le prix fpi'el les
DE LA ROCHEFOUCAULD.
189
militent , il ies fait tounior du côté qui lui est
le plus avantageux, et il s'attache avec fermeté
à ses pensées, parce qu'il en connaît toute la force
et toute la raison.
'Il y a de la différence entre un esprit utile et
un^ esprit d'affaires ; on peut entendre les affai-
res, sans s'appliquer à son intérêt particulier. Il
y a des gens habiles dans tout ce qui ne les re-
garde pas, et très-malhabiles dans tout ce qui
les regarde; et il y en a d'autres au contraire
qui ont une habileté bornée à ce qui les touche ,
et qui savent trouver leur avantage en toutes
choses. .
On peut avoir lotit ensemble Tin air sérieux
dans l'esprit, et dire souvent des choses agréa-
bles et enjouées. Cette sorte d'esprit convient à
toutes personnes et à tous les âges de la vie. Les
jeunes gens ont d'ordinaire l'esprit enjoué et
moqueur, sans l'avoir sérieux ; et c'est ce qui les
rend souvent incommodes.
Rien n'est plus aisé à soutenir que le dessein
d'être toujours plaisant ; et les applaudissements
qu'on reçoit quelquefois, en divertissant les au-
tres , ne valent pas que l'on s'expose à la honte
de les ennuyer souvent quand ils sont de mé-
chante humeur.
La moquerie est une des plus agréables et des
plus dangereuses qualités de l'esprit. Elle plaît
toujours quand elle est délicate ; mais on craint
aussi toujours ceux qui s'en servent trop sou-
vent. La moquerie peut néanmoins être permise
quand elle n'est mêlée d'aucune malignité, et
quand on y fait entrer les personnes mêmes dont
on parle.
Il est malaisé d'avoir un esprit de raillerie
sans affecter d'être plaisant , ou sans aimer à
se moquer; il faut une grande justesse pour
railler longtemps sans tomber dans l'une ou
l'autre de ces extrémités.
La raillerie est un air de gaieté qui remplit l'i-
magination , et qui lui fait voir en ridicule les
objets qui se présentent : l'humeur y mêle plus
ou moins de douceur ou d'ûpreté.
Il y a une manière de railler, délicate et flat-
teuse, qui touche seulement les défauts que les
personnes dont on parle veulent bien avouer,
qui sait déguiser les louanges qu'on leur donne
sous des apparences de blâme , et qui découvre
ce (fu'elles ont d'aimable, en feignant de le vou-
loir cacher.
Un esprit fin et un esprit de finesse sont très-
différents. Le premier plaît toujours : il est délié.
Il pense des choses délicates, et voit les plus im-
perceptibles ; un esprit de iinesse ne va jamais
droit : il cherche des biais et des détours pour
faire réussir ses desseins. Cette conduite est bien-
tôt découverte; elle se fait toujours craindre, et
ne mène presque jamais aux grandes choses: —
Il y a quelque différence entre un esprit de
feu et un esprit brillant : un esprit de feu va plus
loin et avec plus de rapidité. Un esprit brillant
a de la vivacité , de l'agrément et de la justesse.
La douceur de l'esprit est un air facile et ac-
commodant , et qui plaît toujours quand il n'est
point fade.
Un esprit de détail s'applique avec de l'ordre
et de la règle à toutes les particularités des su-
jets qu'on lui présente. Cette application le ren-
ferme d'ordinaire à de petites choses ; elle n'est
pas néanmoins toujours incompatible avec de
grandes vues; et quand ces deux qualités se
trouvent ensemble dans un même esprit, elles
rélèvent infiniment au-dessus des autres.
On a abusé du terme de bel esprit,' et bien
que tout ce qu'on vient de dire des différentes
qualités de l'esprit puisse convenir à un bel es-
prit , néanmoins comme ce titre a été donné à
un nombre infini de mauvais poètes et d'auteurs
ennuyeux , on s'en sert plus souvent pour tour-
ner les gens en ridicule que pour les louer.
Bien qu'il y ait plusieurs épithètes pour l'es-
prit , qui paraissent une même chose , le ton et
la manière de les prononcer y mettent de la dif-
férence : mais comme les tons et les manières
ne se peuvent écrire, je n'entrerai point dans un
détail qu'il serait impossible de bien expliquer.
L'usage ordinaire le fait assez entendre ; et en
disant qu'un homme a de l'esprit, qu'il a beau-
coup d'esprit , et qu'il a un bon esprit , il n'y a
que les tons et les manières qui puissent mettre
de la différence entre ces expressions , qui pa-
raissent semblables sur le papier , et qui expri-
ment néanmoins différentes sortes d'esprit.
On dit encore qu'un homme n'a qu'une sorte
d'esprit , qu'il a de plusieurs sortes d'esprit , et
qu'il a toutes sortes d'esprit.
On peut être sot avec beaucoup d'esprit , et
on peut n'être pas sot avec peu d'esprit.
Avoir beaucoup d'esprit est un terme équivo-
que. Il peut comprendre toutes les sortes d'es-
prit dont on vient de parler ; mais il peut aussi
n'en marquer aucune distinctement. On peut
quelquefois faire paraître de l'esprit dans ce
qu'on dit, sans en avoir dans sa conduite. On
peut avoir de l'esprit , et l'avoir borné. Un es-
prit peut être propre î\ de certaines choses , et
im
REFLEXIONS DIVERSES
ne l'être pas à d'autres : on peut avoir beaucoup
d'esprit , et n'être propre à rien ; et avec beau-
coup d'esprit on est souvent fort incommode. Il
semble néanmoins que le plus grand mérite de
cette sorte d'esprit est de plaire quelquefois dans
la conversation.
Bien que les productions d'esprit soient infi-
nies , on peut , ce me semble , les distinguer de
cette sorte :
Il y a des choses si belles, que tout le monde
est capable d'en voir et d'en sentir la beauté.
Il y en a qui ont de la beauté, et qui ennuient.
Il y en a qui sont belles, et que tout le monde
sent , bien que tous n'en sachent pas la raison.
Il y en a qui sont si fines et si délicates , que
peu de gens sont capables d'en remai-quer toutes
les beautés.
Il y en a d'autres qui ne sont pas parfaites ,
mais qui sont dites avec tant d'art , et qui sont
soutenues et conduites avec tant de raison et
tant de grâce, qu'elles méritent d'être admirées.
lU. -. vJL -fi!.. ..;....
Des Gouis, * ' ''
Il y a des perswines qui ont plus d'esprit que
de goût , et d'autres qui ont plus de goût que
d'esprit. Il y a plus de variété et de caprice
dans le goût que dans l'esprit.
Ce terme de goût a diverses significations, et
il est aisé de s'y méprendre. Il y a différence
entre le goût qui nous porte vers les choses , et
le goût qui nous en fait connaître et discerner
les qualités en nous attachant aux règles.
On peut aimer la comédie sans avoir le goût
assez fin et assez délicat pour en bien juger ; et
on peut avoir le goût assez bon pour bien juger
de la comédie sans l'aimer. Il y a des goûts qui
nous approchent imperceptiblement de ce qui
se montre à nous , et d'autres nous entraînent
par leur force ou par leur durée.
Il y a des gens qui ont le goût faux en tout ,
d'autres ne l'ont faux qu'en certaines choses;
et ils l'ont droit et juste dans tout ce qui est de
leur portée. D'autres ont des goûts particuliers ,
qu'ils connaissent mauvais, et ne laissent pas de
les suivre. Il y en a qui ont le goût incertain ; le
hasard en décide : ils changent par légèreté , et
sont touchés de plaisir ou d'ennui sur la parole
de leurs amis. D'autres sont toujours prévenus ;
ils sont esclaves de tous leurs goûts , et les res-
pectent en toutes choses. Il y en a qui sont sen-
sibles à ce qui est bon , et choqués de ce qui ne
Test pas : leurs vues sont nettes et justes , et ils
trouvent la raison de leur goût dans leur esprit
et dans leur discernement.
Il y en a qui , par une sorte d'instinct dont
ils ignorent la cause , décident de ce qui se pré-
sente à eux , et prennent toujours le bon parti.
Ceux-ci font paraître plus de goût que d'es-
prit , parce que leur amour-propre et leur hu-
meur ne prévalent point sur leurs lumières na-
turelles. Tout agit de concert en eux , tout y est
sur un même ton. Cet accord les fait juger sai-
nement des objets, et leur en forme une idée
véritable : mais à parler généralement, il y a
peu de gens qui aient le goût fixe et indépen-
dant de celui des autres ; ils suivent l'exemple
et la coutume, et ils en empruntent presque
tout ce qu'ils ont de goût.
Dans toutes ces différences de goûts qu'on
vient de marquer , il est très-rare , et presque
impossible, de rencontrer cette sorte de bon
goût qui sait donner le prix à chaque chose, qui
en connaît toute la valeur , et qui se porte gé-
néralement sur tout. Nos connaissances sont
trop bornées , et cette juste disposition de qua-
lités qui font bien juger ne se maintient d'or-
dinaire que sur ce qui ne nous regarde pas di-
rectement.
Quand il s'agit de nous , notre goût n'a plus
cette justesse si nécessaire ; la préoccupation le
trouble ; tout ce qui a du rapport à nous paraît
sous une autre figure. Personne ne voit des mê-
mes yeux ce qui le touche, et ce qui ne le touche
pas. Notre goût n'est conduit alors que par la
pente de l'amour-propre et de l'humeur, qui
nous fournissent des vues nouvelles , et nous as-
sujettissent à un nombre infini de changements
et d'incertitudes. Notre goût n'est plus à nous ,
nous n'en disposons plus. Il change sans notre
consentement ; et les mêmes objets nous parais-
sent par tant de côtés différents , que nous mé-
connaissons enfin ce que nous avons vu et ce
que nous avons senti. . .- > . , -, , .
t!j jiiî^ il .MidffK»8/î«'ïiV
IV.
De la Société.
Mon dessein n'est pas de parler de l'amitié
en parlant de la société; bien qu'elles aient
quelque rapport , elles sont néanmoins très-dif-
férentes : la première a plus d'élévation et d'hu-
milité , et le plus grand mérite de l'autre est de
lui ressembler.
Je ne parlerai donc présentement que du eom»
DE la: ROCHEIOljCâULD.
191
meice particulier que les honnêtes gens doivent
avoir ensemble. Il serait inutile de dire combien
la société est nécessaire aux hommes : tous la
désirent , et tous la cherchent ; mais peu se ser-
vent des moyens de la rendre agréable et de la
faire durer.
Chacun veut trouver son plaisir et ses avan-
tages aux dépens des autres. On se préfère tou-
jours à ceux avec qui on se propose de vivre, et
on leur fait presque toujours sentir cette préfé-
rence : c'est ce qui trouble et ce qui détruit la
société. Il faudrait du moins savoir cacher ce
désir de préférence, puisqu'il est trop naturel
en nous pour nous en pouvoir défaire. Il fau-
drait faire son plaisir de celui des autres , mé-
nager leur amour-propre, et ne le blesser ja-
mais.
L'esprit a beaucoup de part à un si grand ou-
vrage; mais il ne suffit pas seul pour nous con-
duire dans les divers chemins qu'il faut tenir.
Le rapport qui se rencontre entre les esprits ne
maintiendrait pas long temps la société , si elle
n'était réglée et soutenue par le bon sens , par
l'humeur, et par les égards qui doivent être
entre les personnes qui veulent vivre ensemble.
S'il arrive quelquefois que des gens opposés
d'humeur et d'esprit paraissent unis, ils tien-
nent sans doute par des raisons étrangères , qui
ne durent pas longtemps. On peut être aussi
en société avec des personnes sur qui nous avons
de la supériorité par la naissance, ou par des
qualités personnelles; mais ceux qui ont cet
avantage n'en doivent pas abuser : ils doivent
rarement le faire sentir , et ne s'en servir que
pour instruire les autres. Ils doivent leur faire
apercevoir qu'ils ont besoin d'être conduits , et
les mener par la raison, en s'accommodant , au-
tant qu'il est possible , à leurs sentiments et à
leurs intérêts.
Pour rendre la société commode , il faut que
chacun conserve sa liberté. Il ne faut point se
voir , ou se voir sans sujétion , et pour se diver-
tir ensemble. Il faut pouvoir se séparer sans que
cette séparation apporte de changement. Il faut
se pouvoir passer les uns des autres , si on ne
veut pas s'exposer à embarrasser quelquefois;
et on doit se souvenir qu'on incommode sou-
vent , quand on croit ne pouvoir jamais incom-
moder. Il faut contribuer autant qu'on le peut
au divertissement des personnes avec qui on
veut vivre, mais il ne faut pas être toujours
chargé du soin d'y contribuer.
La complaisance est nécessaire dans la so-
ciété , mais elle doit avoir 4€s bornes : dte de-
vient une servitude qttafkd elle est excessive. Il
faut du moins qu'elle paraisse libre, et qu'en
suivant le sentiment de nos amis, ils soient per-
suadés que c'est le nôtre aussi que nous sui-
vons.
Il faut être facile à excuser nos amis , quand
leurs défauts sont nés avec eux , et qu'ils sont
moindres que leurs bonnes qualités. Il faut sou-
vent éviter de leur faire voir qu'on les ait re-
marqués, et qu'on en soit choqué. On doit
essayer de faire en sorte qu'ils puissent s'en
apercevoir eux-mêmes , pour leur laisser le mé-
rite de s'en corriger.
Il y a une sorte de politesse qui est nécessaire
dans le commerce des honnêtes gens : elle leur
fait entendre raillerie , et elle les empêche d'être
choqués , et de choquer les autres par de cer-
taines façons de parler trop sèches et trop dures,
qui échappent souvent sans y penser quand on
soutient son opinion avec chaleur.
Le commerce des honnêtes gens ne peut sub-
sister sans une certaine sorte de confiance; elle
doit être commune entre eux ; il faut que cl.a-
cun ait un air de sûreté et de discrétion qui ne
donne jamais lieu de craindre qu'on puisse rien
dire par imprudence.
Il faut de la variété dans l'esprit : ceux qui
n'ont que d'une sorte d'esprit ne peuvent pas
plaire longtemps ; on peut prendre des routes
diverses , n'avoir pas les mêmes talents , pourvu
qu'on aide au plaisir de la société , et qu'on y
observe la même justesse que les différentes
voix et les divers instruments doivent observer
dans la musique.
Comme il est malaisé que plusieurs personi)«a
puissent avoir les mêmes intérêts , il est néces-
saire , au moins pour la douceur de la société y
qu'ils n'en aient pas de contraires.
On doit aller au-<levant de ce qui peut plaire
à ses amis , chercher les moyens de leur être
utile, leur épargner des chagrins, leur faire voir
qu'on les partage avec eux , quand on ne peut
les détourner, les effacer insensiblement sans
prétendre de les arracher tout d'un coup, et
mettre à la place des objets agréables , ou du
moins qui les occupent. On peut leur parler de
choses qui les regardent, mais ce n'est qu'autant
qu'ils le permettent , et on doit y garder beau-
coup de mesure. Il y a de la politesse, et quel-
quefois même de l'humanité, à ne pas entrer
trop avant dans les replis de leur cœur ; ils ont
souvent de la peine à laisser voir tout ce qu'ils
192
RÉFLEXIONS DlVERSlis
en connaissent , et ils en ojil encore davantage
quand on pénètre ce qu'ils ne connaissent pas
bien. Que le commerce que les honnêtes gens
ont ensemble leur donne de la familiarité, et
leur fournisse un nombre inllni de sujets de se
parler sincèrement.
Personne presque n'a assez <le docilité et de
bon sens pour bien recevoir plusieurs avis qui
sont nécessaires pour maintenir la société. On
veut être averti jus(iu'i\ un certain point , mais
on ne veut pas l'être en toutes choses, et on
craint de savoir toutes sortes de vérités.
Comme on doit garder des distances pour voir
les objets , il en faut garder aussi pour la so-
ciété ; chacun a son point de vue , d'où il veut
être regardé. On a raison le plus souvent de ne
vouloir pas être éclairé de trop près ; et il n'y a
presque point d'homme qui veuille en toutes
choses se laisser voir tel qu'il est.
Y.
p^'r^'V De la Conversationï' ""'^'
Ce qui fait que peu de personnes sont agréa-
bles dans la conversation, c'est que chacun
songe plus à ce qu'il a dessein de dire qu'à ce
que les autres disent , et que l'on n'écoute guère
quand on a bien envie de parler.
Néanmoins il est nécessaire d'écouter ceux
qui parlent. Il faut leur donner le temps de se
faire entendre, et souffrir même qu'ils disent
des choses inutiles. Bien loin de les contredire
et de les interrompre , on doit au contraire en-
trer dans leur esprit et dans leur goût, montrer
qu'on les entend , louer ce qu'ils disent autant
qu'il mérite d'être loué , et faire voir que c'est
plutôt par choix qu'on les loue que par com-
plaisance.
Pour plaire aux autres , il faut parler de ce
qu'ils aiment et de ce qui les touche , éviter les
disputes sur les choses indifférentes , leur faire
rarement des questions, et ne leur laisser ja-
mais croire qu'on prétend avoir plus de raison
qu'eux.
On doit dire les choses d'un air plus ou moins
sérieux , et sur des sujets plus ou moins relevés ,
selon l'humeur et la capacité des personnes que
l'on entretient, et leur céder aisément l'avantage
de décider , sans les obliger de répondre quand
ils n'ont pas envie de parler.
Après avoir satisfait de cette sorte aux de-
voirs de la politesse, on peut dire ses sentiments
en montrant qu'on cherche à les appuyer de
l'avis de ceux qui écoutent, sans mar((jLi^\.4e
présomption ni d'opiniâtreté.
Évitons surtout de pai-ler souvent de nous-
mêmes , et de nous donner pour exemple. Rien
n'est plus désagréable qu'un homme qui se cite
lui-même à tout propos.
On ne peut aussi apporter trop d'application
à connaître la pente et la portée de ceux à qui
l'on parle, pour se joindi'c à l'esprit de celui qui
en a le plus , sans blesser l'inclination ou l'inté-
rêt des autres par cette préférence.
Alors on doit faire valoir toutes les raisons
qu'il a dites, ajoutant modestement nos propres
pensées aux siennes , et lui faisant croire , au-
tant qu'il est possible , que c'est de lui qu'on les
prend.
Il ne faut jamais rien dire avec un air d'auto-
rité , ni montrer aucune supériorité d'espilt.
Fuyons les expressions trop recherchées, les
termes durs ou forcés , et ne nous servons point
de paroles plus grandes que les choses.
•- Il n'est pas défendu de conserver ses opi-
nions, si elles sont raisonnables. Mais il faut se
rendre à la raison aussitôt qu'elle paraît, de
quelque part qu'elle vienne ; elle seule doit ré-
gner sur nos sentiments : mais suivons-la sans
heurter les sentiments des autres , et sans faire
paraître du mépris de ce qu'ils ont dit.
Il est dangereux de vouloir être toujours le
maître de la conversation , et de pousser trop
loin une bonne raison quand on l'a trouvée.
L'honnêteté veut que l'on cache quelquefois la
moitié de son esprit , et qu'on ménage un opi-
niâtre qui se défend mal , pour lui épargner la
honte de céder.
On déplaît sûrement quand on parle trop
longtemps et trop souvent d'une même chose ,
et que l'on cherche à détourner la conversation
sur des sujets dont on se croit plus instruit que
les autres. Il faut entrer indifféremment sur tout
ce qui leur est agréable, s'y arrêter autant qu'ils
le veulent , et s'éloigner de tout ce qui ne leur
convient pas.
Toute sorte de conversation, quelque spiri-
tuelle qu'elle soit , n'est pas également propre à
toutes sortes de gens d'esprit. Il faut choisir ce
qui est de leur goût , et ce qui est convenable à
leur condition , à leur sexe , à leurs talents , et
choisir même le temps de le dire.
Observons le lieu , l'occasion , l'humeur où se
trouvent les personnes qui nous écoutent : car
s'il y a beaucoup d'art à savoir parler à propos ,
il n'y en a pas moins à savoir se taire. Il y a un
DE LA ROCHEl QUCAULD.
/ j h
193
silence éloquent qui sert à approuver et à con-
damner; il y a un silence de discrétion et de
respect. Il y a enfin des tons, des airs et des
manières qui font tout ce qu'il y a d'agréable
ou de désagréable , de délicat ou de choquant
dans la conversation. '
Mais le secret de s'en bien servir est donné à
peu de personnes. Ceux mêmes qui en font des
règles s'y méprennent souvent; et la plus sûre
qu'on en puisse donner, c'est écouter beaucoup,
parler peu , et ne rien dire dont on puisse avoir
sujet de se repentif.V 1 "--"^ '' *i
liob
De la torwersùÉân t^>^;^^ï
'>yi Ge qui fait que si peu de personnes sont agréables dans
la conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il veut
dire , qu'à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux
qui parlent, si on en veut être écouté ; il faut leur laisser
la liberté de se faire entendre, et même de dire des choses
inutiles. Au lieu de les contraindre et de les interrompre,
comme on fait souvent , on doit au contraire entrer dans
leur esprit et dans leur goût , montrer qu'on les entend ,
leur parler de ce qui les touche, louer ce qu'ils disent
autant qu'il mérite d'être loué, et faire voir que c'est
plus par choix qu'on les loue que par complaisance.
Il faut éviter de contester sur des choses indifférentes ,
faire rarement des questions inutiles , ne laisser jamais
croire qu'on prétend avoir plus de raison que les autres ,
et céder aisément l'avantage de décider.
On doit dire des choses naturelles , faciles , et plus ou
moins sérieuses , selon l'humeur ou l'inclination des per-
sonnes que l'on entretient ; ne les presser pas d'approuver
'ce qu'on dit, ni même d'y répondre,
-itjVQyand on a satisfait de cette sorte aux devoirs de la
politesse, on peut dire ses sentiments sans prévention et
sans opiniâtreté , en faisant paraître qu'on cherche à les
appuyer de l'avis de ceux qui écoutent.
Il faut éviter de parler longtemps de soi-même , et de
se donner souvent pour exemple. On ne saurait avoir trop
d'applicalion à connaître la pente et la pensée de ceux à
qui on parle, pour se joindre à l'esprit de celui qui en a
le plus , et pour ajouter ses pensées aux siennes , en lui
faisant croire, autant qu'il est possible, que c'est de lui
qu'on les prend.
Il y a de l'habileté à n'épuiser pas les sujets qu'on traite,
et à laisser toujours aux autres quelque chose à penser et
à dire.
On ne doit jamais parler avec des airs d'autorité, ni se
servir de paroles ni de termes plus grands que les choses.
On peut conserver ses opinions si elles sont raisonnables;
mais en les conservant, il ne faut jamais blesser les senti-
ments des autres, ni paraître choqué de ce qu'ils ont dit.
Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la
♦conversation, et de parler trdf) souvent d'une même chose.
On doit entrer indifféremment sur tous les sujets agréables
» Nous croyons utile de donner ici cette seconde leçon du
morceau-qu'on vient do lire. Elle se trouTe dans l'f^ditiondB
ll.deFortla
qui 86 présentent, et ne (aire jamais voir qu'on veut en-
traîner la conversation sur ce qu'on a envie de dire. *"
Il est nécessaire d'observer que toute sorte de conver-
sation, quelque honnête et quelque spirituelle qu'elle soit,
n'est pas également propre à toute sorte d'honnêtes gens ;
il faut choisir ce qui convient à chacun, et choisir même
le temps de le dire. '' '^
Mais s'il y a beaucoup d'art à parler , il n'y en a pas
moins à se taire. Il y a un silence éloquent ; il sert quel-
quefois à approuver et à condamner ; il y a im sileQpe
moqueur; il y a un silence respectueux.
Il y a des airs , des tours et des manières qui font sou-
vent ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat
ou de choquant dans la conversation. Le secret de s'en
bien servir est donné à peu de personnes ; ceux mêmes
qui en font des règles s'y méprennent quelquefois : la plus
sûre , à mon avis, c'est de n'eu point avoir qu'on ne puisse
changer, de laisser plutôt voir des négligences dans ce
qu'on dit , que de l'affectation ; d'écouter , de ne parler
guère , et de ne se forcer jamais à parler. '^
Jas il Jip foi lio/ leèî^iiil E>8 ècéOilii
Du Faux.
On est faux en différentes manières. Il y a
des hommes faux qui veulent toujours paraître
ce qu'ils ne sont pas. Il y en a d'autres de meil-
leure foi, qui sont nés faux, qui se trompent
eux-mêmes , et qui ne volent jamais les choses
comme elles sont. Il y en a dont l'esprit est droit
et le goût faux; d'autres ont l'esprit faux, et
quelque droiture dans le goût ; et il y en a qui
n'ont rien de faux dans le goût ni dans l'esprit.
Ceux-ci sont très-rares, puisqu'a pailer généra-
lement, il n'y a personne qui n'ait de la faus-
seté dans quelque endroit de l'esprit ou du
goût.
Ce qui fait cette fausseté si universelle, c'est
que nos qualités sont incertaines et confuses, et
que nos goûts le sont aussi. On ne voit point les
choses précisément comme elles sont ; on les es-
time plus ou moins qu'elles ne valent, et on ne
les fait point rapporter à nous en la manière qui
leur convient, et qui convient à notre état et à
nos qualités.
Ce mécompte met un nombre infmi de faus-
setés dans le goût et dans l'esprit ; notre amour-
propre est flatté de tout ce qui se présente à nous
sous les apparences du bien.
Mais comme il y a plusieurs sortes de biens
qui touchent notre vanité ou notre tempérament,
on les suit souvent par coutume ou par commo-
dité. On les suit parce que les autres les suivent,
sans considérer qu'un même sentiment ne doit
pas être également embrassé par toutes sortes
de personnes, et qu'on s'y doit attacher pkus ou
13
|\ÉFI,EXJlOfi^J))yii:R$£$
m
moins fortement, selon /^ il convient ^ plus ou
moins à ceux qui le suivent. '" ^ ' ^' ' ' ';'
On craint encore plus de se nlôiitfer'jfiittit' |ai*
le goût que par l'esprit. Les honnôtes gens doi-
vent approuver sans prévention ce qui mérite
d'être approuvé, suivre ce qui mérite d'être
suivi, et ne se piquer de rien ; mais il y faut Une
grande proportion et une grande justesse. Il faut
savoir discerner ce qui est bon en général, et
ce qui nous est propre, et suivre alors avec raison
la pente naturelle qui nous porte vers les choses
qui nous plaisent.
Si les hommes ne voulaient exceller que par
leurs propres talents, et en suivant leurs de-
voirs, il n'y aurait rien de faux dans leur goût
et dans leur conduite : ils se montreraient tels
qu'ils sont ; ils jugeraient des choses par leurs
lumières, et s'y attacheraient par raison. Il y
aurait de la proportion dans leurs vues, dans
leurs sentiments : leur goût serait vrai , il vien-
drait d'eux, et non pas des autres; ils le sui-
vraient par choix, et non pas par coutume et
par hasard. Si on est faux en approuvant ce
qui ne doit pas être approuvé, on ne l'est pas
moins le plus souvent par l'envie de se faire va-
loir par des qualités qui sont bonnes de soi,
mais qui ne nous conviennent pas. Un magistrat
est faux quand il se pique d'être brave, bien
qu'il puisse être hardi dans de certaines rencon-
tres. Il doit être ferme et assuré dans une sédi-
tion qu'il a droit d'apaiser, sans craindre d'être
faux ; et il serait faux et ridicule de se battre en
duel.
Une femme peut aimer les sciences ; mais tou-
tes les sciences ne lui conviennent pas , et l'entê-
tement de certaines sciences ne lui convient ja-
mais , et est toujours faux.
Il faut que la raison et le bon sens mettent le
prix aux choses, et qu'elles déterminent notre
goût à leur donner le rang qu'elles méritent, et
qu'il nous convient de leur donner. Mais presque
tous les hommes se trompent dans ce prix et
dans ce rang ; et il y a toujours de la fausseté
dans ce mécompte.
VII.
De VAir et (les Manières.
Il y a un air qui convient à la figure et aux
talents de chaque personne : on perd toujours
quand on le quitte pour en prendre un autre.
Il faut essayer de connaître celui qui nous est
naturel, n'en point sortir, et le perfectionner au-
tant qu'il nous est possible.
€e qui fait que la plupart; des petits enfants
plaisent, c'est qu'ils sont encore renfermés dans
cet air et dans ces manières que la nature leur a
donnés, et qu'ils n'en connaissent point d'au-
tres. Ils les changent et les corrompent qu<md ils
sortent de l'enfance : ils croient qu'il faut imiter
ce qu'ils voient, et ils ne le peuvent parfaitement
imiter j il y a toujours quelque chose de faux ^
d'incertain dans cette imitation. Ils n'ont rieri,
de lixe dans leurs manières et dans leurs senti-
ments; au lieu d'être en effet ce qu'ils veulent
paraître, ils cherchent à p^raîtrip ce qu'ils ne
sont pas.
Chacun veut être un autre , et n'être plus ce
qu'il est : ils cherchent une contenance hors
d'eux-mêmes, et un autre esprit que le leur; il^
prennent des tons et des manières au hasard;
ils en font des expériences sur eux , sans considé-
rer que ce qui convient à quelques-uns ne coi^
vient *pas à tout le monde , qu'il n'y a point de
règle générale pour les tons et pour les manières,
et qu'il n'y a point de bonnes copies.
Deux hommes néanmoins peuvent avoir du
rapport en plusieurs choses, sans être copie l'un
de l'autre, si chacun suit son naturel ; mais per-
sonne presque ne le- suit entièrement : on aime
à imiter. On imite souvent, même sans s'en
apercevoir , et on néglige ses propres biens pour
des biens étrangers, qui d'ordinaire ne nous
conviennent pas.
Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous
renfermer tellement en nous-mêmes , que nous
n'ayons pas la liberté de suivre des exemples,
et de joindre à nous des qualités utiles et néces-
saires que la nature ne nous a pas données. Les
arts et les sciences conviennent à la plupart de
ceux qui s'en rendent capables. La bonne grâce
et la politesse conviennent à tout le monde; mais
ces qualités acquises doivent avoir un certain
rapport et une certaine union avec nos propres
qualités , qui les étende et les augmente imper-
ceptiblement.
Nous sommes élevés à un rang et à des digni-
tés au-dessus de nous; nous sommes souvent
engagés dans une profession nouvelle où la na-
ture ne nous avait pas destinés. Tous ces états
ont chacun un air qui leur convient , mais qui
ne convient pas toujours avec notre air naturel.
Ce changement de notr^fortune change souvent
notre air et nos manières, et y ajoute l'air de la
dignité, qui est toujours faux quand il est trop
marqué, et qu'il n'est pas joint et confondu avec
l'air que la nature nous a donné. Il faut les uni;-
DÉ tA' kolCHEFM^AÏftfi.
û^
'ri ^H'i.
paraissent jamais séparés. ; ^^^ ,^ ^.^ ,
On ne parle pas de toutes chosessùr un même
ton , et avec les mêmes manières. On ne marche
pas à la tête d'un régiment comme on marche en
se promenant. Mais il faut qu'un même air nous
fasse dire naturellement des choses différentes, et
qu'il nous fasse marcher différemment, mais tou-
jours naturellement , et comme il convient de mar-
cher à la tête d'un régiment et à une promenade.
Il y en a qui ne se contentent pas de renoncer
à leur air propre et naturel , pour suivre celui du
rang et des dignités où ils sont parvenus. Il y en
a même qui prennent par avance l'air des digni-
tés et du rang où ils aspirent. Combien de lieute-
nants généraux apprennent à être maréchaux de
France 1 combien de gens de robe répètent inuti-
lement l'air de chancelier, et combien de bour-
geoises se donnent l'air de duchesses !./*' 'J'
.«;.>. ^o:f fîjf^iiod ;>!> il' î'...j «^ X'^ ^^'^-î* '' -^^ ^^■^«**»^-' '^''^l ^^^'^ *i*^'^ ^-' ,/.l(i>S 'iM\Jn'hiv:\f
lih iW^t* im^mq ^M(nim^r.ri ..^rr-rn-à .-.'in" | j < • ■^■- ■ ■.,■{■> m- jlû à^:f vs i^ ..,i,:>r.^ ■^/;>
-n»'' jHOOO yi-îi^ ?«.!■<; ^'^':>''' ''■> -i^^-*' 'k. ?ï'i j^'<-;i'V- | -.< .:.A.-i' :r; ,,'y,î,:*"iqi;H O'y'? ^..q ^oh \>ii lUn
î;ti4-fto: 'juimimUib ïJi^)^ m '^-l-^'^ f 'y:ni>' \ ^-^v^ J, ^,ifMod .tro: -jI: ^:;:^.'i i^'^- ^''b h.m vo^
•ithq emUi \f* ipiv f^>i 'Li'; f> • fu^j des hèflexions diveuses
^v*'ii '■ i ;>'»;>? uirio'b !JJp, ;'i' '.'.^ ■ ^
Ce qui fait qu'on déplaît souvent, c'est quje
personne ne sait accorder son air et ses manières
avec sa figure, ni ses tons et ses paroles avec
ses pensées et ses sentiments : on s'oublie soi-
même, et on s'en éloigne insensiblement; tout
le monde presque tombe par quelque endroit
dans ce défaut ; personne n'a l'oreille assez juste
pour enjendrçi j^ar^ijten^nt cette^^rt^^
dence. '/'": ^^ %''^*^J^'^ ■', r,w>',r'^?— -^w'!^* -\''^
Mille gens déplaisent avec des qualités àima|-
bles; mille gens plaisent avec de moindres ta-
lents. C'est que les uns veulent paraître ce qu'ils
ne sont pas , les autres sont ce qu'ils paraissent.;,
et enfin, quelques avantages ou quelques désa-
vantages que nous ayons reçus de la nature , op^
plaît à proportion de ce qu'on suit l'air, les tons,
les manières et les sentiments qui conviennent a
notre état et à notre figure, et on déjplaît k pra^
portion de ce; qu'on s'en éloigne!, ^ !, jj^^
'sy)
A .i'yU-h ^:.n. ^Xm A.-iï i:f . lïJ'^'b Àiï^^
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' nf.oîiaoo Jnoa zir .. «"►win. ■
m »>:oà . £.^> jn> lii -J tas
EXAMEN CRITIQUE
DES
RÉFLEXIONS OU SENTENCES
ET MAXIMES MORALES
DE LA ROCHEFOUCAULD,
Par Louis AIME-MARTIN.
Intueri naturam et seqm.
QUIWT.
INTRODUCTION.
Voulant écrire de i'Homme, et se tracer une route
nouvelle, l'illustre auteur des Maximes nie, dès l'abord,
l'existence de la vertu. Ainsi débarrassé du seul titre que
nous ayons devant Dieu , il nous livre au néant * , et mar-
che rapidement à l'athéisme. Cette accusation, qui peut
surprendre, ne restera pas sans preuve 2. Les Doctrines
de la Rochefoucauld sont beaucoup plus mauvaises que
leur réputation. Elles s'appuient sur l'égoïsme, vice honteux
qui isole l'homme, mais que l'auteur confond à dessein
avec l'amour de soi, sentiment conservateur qui unit les
sociétés. Il est donc indispensable de remarquer cette con-
fusion, presque toujours inaperçue, parce qu'elle donne à
son système une apparence de vérité : elle est le trait le
plus subtil de son génie, et c'est ainsi que l'incertitude où
il nous jette nous persuade trop souvent qu'il prend dans
notre conscience le principe fondamental de son livre.
Ce n'est point ici le lieu d'examiner le fond de ce sys-
tème 3; mais je ne puis m'empêcher de remarquer que
l'idée de soumettre toutes nos actions à un mobile unique,
est peut-être la plus grande injure que l'homme ait jamais
faite à l'homme. Les animaux n'ont reçu qu'un rayon
d'intelligence qui , sous le nom d'instinct , règle leur vie
entière ; ils sont commandés par la nécessité : mais notre
âme est une sphère parfaite d'intelligence et d'amour; elle
s'étudie, se connaît et se juge. Le signe de son excellence
est la liberté de choisir entre le bien et le mal ; et la preuve
de cette liberté est le repentir qui nous presse lorsque ce
» royez la Maxime 504.
'' Foyez les Maximes 44 et 50*.
^ Foyez la Maxime 262.
choix est mauvais. Borner notre âme à une seule passion,
c'est ravaler la nature de l'homme; c'est l'assimiler à
l'instinct des animaux. Telle est la conclusion rigoureuse
du livre des Maximes : il faut ou rejeter le système , ou
en subir les conséquences.
Frappé des vices de la cour , la Rochefoucauld s'est
contenté de les peindre. Il a vu l'homme ouvrage de la
société, il a oublié l'homme ouvrage de Dieu. Son livre
est un tableau du siècle , digne d'être étudié ; et l'histoire
y répand une vive lumière qui nous en fait reconnaître les
personnages. A le considérer sous ce rapport, il offre des
lignes admirables. Jamais, dans un espace si court, on ne
renferma tant de vérités de détails, d'aperçus neufs, et de
ces observations déliées qui entrent dans la partie perverse
des cœurs. C'est quelquefois le pinceau de Tacite, ce n'est
jamais son âme. Tacite nous émeut pour la vertu, la
Rochefoucauld nous laisse froids devant la dégradation
humaine : on voit que le but de son livre n'est pas de faire
haïr le vice, mais de faire croire à son triomphe. Plein de
cette pensée, il nie jusqu'à la possibilité de le combattre * :
sa confiance est dans le mal * , sa vertu dans l'intérêt , sa
volonté dans la disposition de ses organes 3. H commence
par nous flétrir, et finit par nous corrompre; et c'est en
nous inspirant le mépris de notre cœur qu'il nous accou-
tume aux actions méprisables. Sent-on en soi quelque
penchant à la vanité , à l'envie , à l'égoïsme , à l'ingrati-
tude, on s'applique ses maximes insidieuses qui se gravent
si facilement dans la mémoire ; puis on se dit : La nature
est ainsi faite ; et l'on cesse de rougir de soi-même.
Pour écrire de la morale, il a manqué à la Rochefou-
cauld de bien connaître ce qui était vice et vertu. Il s'est
I Foyez la Maxime 177.
» Foyez la Maxime 238.
"* Foyez la Maxime 44.
^1%
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
égaré faute de (lélînilion, et ses erreur!) oui été d'autant
plus graves que suu esprit avait plus d'éleiKliie : lorsque
l'âme re^te sans priucipes, les ténèbres sei^bleut croître
avec notre intelligence. ,
Vauvcnargues, plus habile, posa Ib ptilkipë a\:ànt tfen-
»rer dans la carrière : «« 4fin, dit- il, ^t/tme chos& soitre-
» gardée comme un bien par toute la société, il faut qu'elle
M tende à l'avantage de toute la société ; « c'est le propre
de la vertu. « Et afin qu'on la regarde comme un mal, il
«faut qu'elle tende à sa ruine; »> c'est le propre du vice.
Ce principe, ^ue U mauvaise foi mûne u« saurait eo»-
tester, est une i-éfutalion complète du système d« la Ro-
cberoucauld : rien dans ce système ne tend à l'avantage de
la société; tout, au contraire, y tend à sa ruine. Kappor-
.(er nos inclinations les plus natupelies, nos niouveraents
Ijîs plus Imprévus, nos actions les plus innocentes à la va-
nité ou à l'intérêt, c'est méconnaître la yertu;-et q^écop-
naître la vertu , c'est anéaalir Vltomme^
La vertu est la loi sublime qui veille à notre conserva-
tion : sans elle il n'y aurait ni famille, ni société, ni genre
humain. Voyer seulement ce que deviennent las. ùonitlés
qui ont un guide corrompu , et songez à ce que deviendrait
un pays où les lois, qui sont la vertu des nations, ne ré-
primeraient rien. L'homme sans vertu est comme un peu-
ple sans loi. Vous lui ôlez la force qui triomphe des pas-
^ sions, et vous vous étonnez de sa faiblesse ! Vous lui donnez
le vice pour guide, et vous vous étonnez de sa perversité !
Vous saisissez habilement les bassesses, les ruses, les tur-
pitudes de quelques âmes dépravées, vous les surprenez
dans leur hypocrisie, et vous attribuez à tous la. honte de
quelques-uns ! Cest comme si vous écriviez au bas de lt^
statue de Thersite ou de Néron : Voità Hiomme !
Celui qui a pu tracer un pareil tableau n'est pas loin dé
l'athéisme; toutes les doctrines immorales nous y poussent,
et l'auteur y arrive enfin environné du cortège de tous les
vices. Alors seulement, Forcé de reconnaître qii'il n'y à
rien d'immortel dans une créature sans vertu , il s'effraie
de trouver le néant et de ne pouvoir l'éviter. Voilà com-r
ment, après nous avoir rédliits à l'intelligence, il s'est vu
dans la nécessité de réduire l'intelligence à rien : tant il
est dangereux de calomnier l'humanité! L'injustice en-
vers l'homme conduit presque toujours à l'impiété envers
Dieu.
Ma tâche à moi était d'opposer la raison à tant de so-^
phismes ; les sentiments naturels du. cœur, aux fausses lu-
mières d'un esprit superbe ; et des vérités consolantes, an
système le plus désolant : j'ai voulu prouver qu'tine cor-
ruption générale est impossible , parce qu'elle entraînerait
la perte de la société ; d'où j'ai tiré cette conclusion, que
la vertu a été donnée à l'homme parce qu'elle lui est né-
cessaire, et qu'elle lui est nécessaire parce qu'il importe à
Dieu de conserver son propre ouvrage.
Pour atteindre ce but, je ne me suis point appuyé de
cette haute philosophie qui maintint la sagesse de Marc-
Aurèle, malgré les flatteurs et le trône. Ni la Rochefou-
cauld, ni Marc-Aurèle n'ont tracé un tableau fidèle de
l'humanité, qui n'est ni si dépravée, ni si sublime. C'est
le cœur de l'homme naturel qu'il fallait opposer au cœur
de l'homme avili. Ma philosophie, pour parler le langage
de Montaigne, devait être toute familière et commune : et
«n me réduisant aux principes vulgaires, j'étais bien sûr
d'.> ne point affaiblir ma cause. C'est une vérité qui atteste
k la fois la bonté de la Providence et la dignité de notre
être, que la morale la plus simple conduit aux mêiues fp-
sultats que la plus haute philosophie; elle suffit à qui veut
la suivre, noa pas seulement pour être un bon citoyen,
mais pour devenir vn héros. Une mère, en recevant les
adietix de son ffls, lui recommande d'aimer Dieu, de fuir
l'envie, d'être loyal en faiU et dits, et charitable envers
les malheureux : la vie entière du jeune guerrier est con-
sacrée à l'accomplissement de ces trois préi-eples; et ce
guerrier, qui reçut de la l<Yance le titre de chevalier sans
peut' et sanj reproche, fut Bayard »,
Tef est le plan que nous avons cm deroîr suivre. Il
nous a privé sans doute de quelques développements phi-
losophiques,; mais iit nous a permis de nous appuyer des
vérité» de Thistoire ; vérités que nous devions préférer à
tout, parce qu'elles étaient des exemples. Rousseau a dit
qu'une mauvaise maxime est pire qu'une mauvaise action :
il aurait pn ajouter, avec non moins de sens, que les bons
exemples valent mieux que les meilleurs préceptes.
La Rochefoucauld a peint les hommes comme les fait
<|uek|tiQfc>iac le monde; Marc-Aurèle, comme les fait ra-
rement la philosophie ; et nous, comme les fait toujours
la nature.
Qu'il nous soit permis, en terminant, d'adresser une
prière à nos lecteurs : c'est de ne pas nous juger d'après
les passions de la société, mais d'après les sentiments de
leur âme. Nous croirons avoir tout obtenu s'ils s'interro-
gent eux-mêmes : car il suffit de descendre profondément
en soi pour y trouver le bien ; et la vériié qui est dans
notre cœur nous instruit mieux que les paroles qui passent.
htm A ni'»'^^' ■^**^"*^'^'^'*''^* <i
-ÉPIGRAPHE. .
Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices âègnisés.
Dès la première ligne, l'auteur nou» met en
garde contre ce qu'il y a de plus sacré sur la terre,
la vertu. Il ne la nie point encore, mais il la ré-
duit aux apparences , il en empoisonne la source ;
et, jetant notre âme dans le doute de ses propres
sentiments, il nous laisse flotter indécis entre le
bien et le mal , le vice et la vertu. On objectera ,
sans doute, que la Rochefoucauld ne présente
pas sa pensée d'une manière absolue ; mais , poUr
détruire cette objection , il surffît de tourner quel-
ques feuillets. L'auteur ne reste pas longtemps
dans le cercle étroit qu'il vient de se tracer , et
bientôt, négligeant toute précaution oratoire, il
reproduit les mêmes maximes sans exceptions et
' Foyez les Mémoires du Secrétaire de Bayardy chap. 2.
DE LA ROCHEFOUCAlILDf^^i^^
M>0
sans restrictions ' : contradiction évidente , mais
iilévitable. La Rochefoucauld devait , ou renoncer
à son système, ou généraliser sa pensée : car,
|K)ur détruire un système , il suffit d'une exception,
nu. Maintenant il faut choisir entre deux opinions :
ou Ton restreint le sens de cette maxime à quel-
ques cas particuliers, et alors elle ne renferme
pMs qu'une vérité commune dont il est inutile de
nous occuper; ou l'on veut en faire une applica-
tion générale, et alors c'est une calomnie qui tend
à déshonorer le genre humain. Dans cette dernière
hypothèse , il faudrait ainsi traduire la pensée : Tous
tes hommes sont des hypocrites; rien fi' est lirai
que le vice. Poser ainsi la question , c'est la juger.
,j^, Jviais comment une pareille maxime se trouve-
t-elle à la tête d'un livre qui porte le titre de Ré-
fiexions ou sentences et maximes morales ? Tous
ces titres promettent, non une suite de sophismes
propres à renverser tout principe , mais un déve-
loppement des bonnes et saintes doctrines propres
à faire aimer la vérité. Un titre plus convenable
eût été celui-ci : Observations critiques sur les
mœurs. Plus on étudie le tour d'esprit de la Roche-
Téucauld et le secret de sa composition, plus on est
convaincu que le livre des Maximes est une critique
du siècle, et non un traité de morale. Condé, Tu-
renne, Richelieu, Mazarin, le cardinal de Retz, la
duchesse de Longueville, Ninon, la Fayette, Sévi-
gné, Anne d'Autriche , viennent tour à tour se pré-
senter à lui , mais il ne les montre qu'en partie.
Ni la reconnaissance, ni l'amour, ni la justice, ne
peuvent lui arracher un éloge. Il semble que ces
divers personnages se soient refusés à laisser voir
leurs vertus au peintre du vice. Ce livre est donc
une satire du monde, et non un portrait de l'homme.
Rien n'y est d'une application générale : chaque
maxime , au contraire , rappelle celui dont elle ex-
prime les opinions ou les actions; et lorsque, tou-
jours préoccupé de la corruption qui l'environne,
l'auteur essaie de généraliser sa triste philosophie ,
nous lui échappons par les plus doux sentiments
dô la^nature.
^1 9ila h ',0 MAXIME I.
Ce que nous prenons pour des vertus, n'est souvent qu'un
assemblage de diverses actions et de divers intérêts que la
fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n'est pas
toi^Jours par valeur et par chasteté que les hommes sont
vaillants, et que les femmes sont chastes.
■. ' Lé caractère de la vertu est d'être immuable.
Ées événements les plus opposés la trouvent tou-
jours la même , car son intérêt est de faire le bien,
et cet intérêt ne change pas. Les vices, au con-
' royez les Maximes 5, I8, 20, 20, 44 , Hc.
traire , se déguisent suivant les circonstances ; leur
hypocrisie ne peut tromper qu'un moment, car ils
ne s'attachent qu'à des intérêts passagers; et à
mesure que ces intérêts changent, l'âme se montre,
et la vérité resté, ^ ... ., ' ,';- ,. ' .^''": ','r* ,,
Ainsi disparaît I par la force des choses, l'es-
pèce de confusion que la Rochefoucauld voulait
établir entre le vice et la vertu.
La fausse vertu est celle du publicain qui S'en-
vironne de faste et de mensonge; la véritable est
celle du samaritain qui fait le bien par amour de
l'humanité; et s'il existe une vertu supérieure, elle
est le partage des humbles qui exercent la charité
sur la terre en attachant leurs regards au ciel : de
pauvres filles renoncent au monde pour se consa-
crer à des œuvres de piété; ce monde qu'elles
abandonnent doit ignorer jusqu'à leur sacrifice;
elles ne seront vues que des malheureux. La con-
tagion ravage l'Espagne : elles y courent S et
s'enferment avec les pestiférés. Tous les maux
qu'elles viennent soulager les menacent; déjà elles
exhalent l'odeur des cadavres ; on s'effraie, on fuit
à leur approche; rien ne les occupe que les souf-
frances qu'elles soulagent; elles supportent avec
calme d'horribles travaux.. .. des choses dont la
seule pensée peut glacer les plus fermes courages, et
dénaturer même le cœur d'une mère ! Pensez-vous
que leur récompense soit de ce monde ? Serait-ce
la gloire ? leur nom même nous est inconnu ! Les
richesses ? elles ont fait vœu de pauvreté ! L'inté-
rêt ? oh oui ! l'intérêt de l'humanité, celui du ciel; car
elles ne tiennent plus à la terre que par nos maux,
et c'est dans la mort qu'elles ont mis leur espérance.
Voilà la vertu telle que la fait la religion; mais
la Rochefoucauld ne suit point notre âme dans ces
hauteurs où elle se divinise. Il ne voit que la cour;
ses maximes sont le fruit d'un temps de trouble et
de discorde; elles s'appliquent aux hommes déshu-
manisés par les factions , et non aux sociétés bien
ordonnées. Car si la plupart de nos vices naissent
de la société, nous lui devons aussi la plupart de
nos vertus; c'est le commerce des hommes qui
nous inspire les beaux dévouements de la charité ,
et c'est la pensée de Dieu qui les rend sublimes.
Le seul trait des sœurs de Sainte-Camille suffit
pour nous convaincre que la Providence règle l'his-
toire des hommes comme celle de la nature, et
qu'il peut résulter de l'étude même des désordres
et des maux de nos sociétés , une théologie aussi
lumineuse que celle qui résulte de l'étude de l'hai-
monie des mondes.
Il faut encore conclure de ces observations , que
* Les sœurs de Sainte-Camille.
200
EXAMEN CKlTiQCJE DES MAXIMES
1
l'auteur a peint les liommes d'une manière au moins
bien incomplète. 11 est comme ces artistes qui sa-
crifient l'ensemble de leurs tableaux à un seul
coup de lumière : on ne voit sortir de la toile
qu'une figure éclatante ; l'obscurité couvre le reste,
Ainsi la Rochefoucauld nous éblouit en éclairant
nos vices , et nous emp^.che de reconnaître la vertu
qu'il a rejetée dans l'ombre. Sa plume, dont on a
justement vanté l'élégance, est guidée souvent par
les aperçus d'un esprit fin et délicat, mais elle ne
l'est jamais par ce sentiment vif qui, en s'écbap-
pant du cœur, nous fait aimer la vertu, et qui suf-
liruit seul pour confondre les sophistes qui la nient.
Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'a-
njQur-propre, il y reste encore bien des terres inconnues.
.-C-est ici le premier mot du système que l'au-
teur va développer. Il a voulu chercher dans un
vice le mobile de toutes nos actions; mais il est
utile de remarquer que ce mobile unique ne lui
suffisant pas, il s'est vu obligé d'appeler d'autres
passions au secours de son système, et de con-
fondre sans cesse l'orgueil , la vanité , l'intérêt et
l'égoïsme, avec l'amour-propre. Non - seulement
cette confusion détruit l'unité de son principe,
mais encore elle le conduit souvent à des résultats
opposés à ce principe. Le mobile de nos actions
cessant d'être vil, la vertu doit reprendre ses
droits, et c'est ce qui arrive toutes les fois que
l'auteur confond l'amour de soi avec l'intérêt ou
l'égoïsme; car l'amour de soi n'est pas toujours un
vice. Le législateur qui a le mieux connu la nature
de l'homme , sa force et sa faiblesse , pose eji prin-
cipe qu'il faut aimer le prochain comme soi-même^
et Dieu par-dessus tout. Tant que nous ne dépas-
sons pas cette proportion, nous sommes dans
Tordre ; tant que nous ne nous faisons pas centre ,
nous sommes dans l'ordre ; tant que nous ne vou-
lons notre bien-être qu'avec celui des autres , nous
sommes dans l'ordre. L'amour de soi peut donc
entrer dans une action vertueuse : ce n'est pas
Kabnégation entière de ce sentiment qui fait la
vertu, c'est sa juste proportion. Aimer le prochain
comme soi-même, voilà la vertu; s'aimer plus
que tous les autres , voilà le vice ; aimer les autres
plus que nous, c'est s'élever au-dessus de l'huma-
nité, c'est être un sage, un saint, un héros, So-
crate, Fénélon, saint Louis! [f^oijez la note de la
Maxime 202).
V.
La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous ^ que
la durée de notre vie.
Si e^ïla était juste, de quoi nous servirait la vo-
lonté.^ La vojonté des hommes fait leur caractère,:
c'est la puissance donnée au génie de régner sur \^.
monde, c'est la puissance donnée au sage de régner
sur lui-même. Nier cette puissance , c'est nier 1^
vertu, c'est-à-dire la possibilité des sacrifices;
c'est nier le repentir qui tourmente le coupable,
et rejeter la sagesse , cette noble faculté qui nous
montre dans l'homme un Dieu déchu, mais libr^
encore de reprendre son rang. Won- seulement la
conscience repousse ce système, mais il est en
contradiction avec l'assentiment de tous les peU: ,
pies de la terre. Tous attachent une gloire i|n-
mense à triompher de l'amour, de l'ambition, de
la haine , de la vengeance ; tous élèvent le courage
qui surmonte ces passions au-dessus de celui qui
dédaigne la vie. Cette pensée du genre humain ne
serait-elle qu'une erreur? et les grands exemples
de nos grands hommes , Fénélon condamnant ses
propres ouvrages , Louis XIV rendant les sceaux
au président Voisin, saint Louis maître de son
âme, et ne lui permettant que des vertus,, ne se- ,
raient-ils que des mensonges qu'il faudrait effâceif
de notre histoire? , ..
. ^ .„ .. ... K c.?l j.'u-iilil l,e.ui-iJ 3!!' ■-.• M-
Les passions sont leî seuls ôi-ateurs qui persuadent tot^|ours.
Elles sont comme un art de la nature, dont les règles sont itt-
failliblcs ; et l'homme le plus simple , qui a de la passion , per-
suade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.
Cette pensée est trop générale. L'art de persuà;
der ne vient pas tant de la passion qu'on éprouvé»
que de, celle qu'on sait exciter. C'est le véritable
objet de l'éloquence. On se méfie d'un homme co-
lère, à moins qu'il ne réveille un sentiment d'ii^- ,,
dignation; d'un orgueilleux, s'il n'a l'adresse d^/
flatter l'orgueil. Or on peut être très-passionné,' ,
et manquer ce l?ut, qui vient de la réflexion.
X.
Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de , ^
passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujoli^
l'étiiblissement d'une autre. *" h
Et cependant, quelles que soient leur rapidité éf'
notre inconstance, les passions, dit énergiquemeriï ,'
Bossuet, ont une infinité qui se fâche de ne pou- ^.
voir être assouvie \ Ah! sans doute, cette infinité
est comme l'instinct de l'âme , qui sent le besoin
de s'attacher à quelque chose d'éternel. Ainsi ta ,
pensée de la Rochefoucauld nous révèle un bien-
fait de la nature , car , dans leur passage rapide','
KJ'j
toutes les passions nous laissent mécontents d'elles ^
et de nous, de leurs plaisirs comme de leurs'*
peines; et ce mécontentement nous conduit peàV'
' Sermon pour le troisième dimanche de l'A vent.
^^4iÉ M Rochefoucauld!^- i^y
à i)€u à la seule passion qiii puisse avoir de la du-
rée, la vertu. '" '* ' '
Cette clémence , dont on fait une vertu , se pratique , tantôt
par vanité, quelquelois par paresse, souvent par crainte, et
presque toujours par tous les trois enseEoble,
'Vyyîci une dé ces maximes fondamentales qui
proiivent la fausseté de tout le système. Le vice
est ce qui fait le malheur des hommes, la vertu
ce qui les rend heureux. Une maxime qui tend à
détruire une vertu , pour y substituer un vice , est
donc une maxime fatale au bonheur des hommes ;
et une maxime fatale au bonheur des hommes ne
peut être la vérité : le caractère de la vérité est
d'élever l'âme, et non de l'avilir; de répandre la
vie dans les sociétés humaines, et non d'y propa-
ger la destruction ; de faire trembler les tyrans ,
et non de les encourager. Ces principes suffiraient
sans doute pour condamner la Rochefoucauld,
lors même que l'expérience ne serait pas contre
lui. En effet, que penser d'un système qui se
trouve contredit par tout ce qu'il y a de beau et
de sublime dans l'histoire des hommes ? Y avait-
il donc un sentiment de crainte, de vanité ou de
paresse dans l'âme de Henri IV , lorsque , se reti-
rant devant le duc de Parme , il laissait échapper
la victoire , plutôt que de livrer Paris aux horreurs
du pillage ? « J'aime mieux n'avoir point de Paris,
disait-il , que de l'avoir tout ruiné et tout dissipé
par la mort de tant de personnes. » Non , la Ro-
chefoucauld n'avait pas lu dans le cœur de Henri IV ;
il ne connaissait pas la véritable clémence, celle
qu'on adore dans Charles V, dans Louis XII , et
même dans César, qu'on haïrait sans elle. La clé-
mence est la bonté appliquée aux grandes choses ;
c'est un sentiment de générosité et d'amour en-
vers nos ennemis, qui met les rois au rang des
dieux : elle est, dit Plutarque, la partie divine de
la vertu. Ainsi s'accordent ensemble , et les actions
des grands hommes, et les maximes des vrais
sages. Cette vertu existe parce que l'humanité en
a besoin : elle existe parce que son absence serait
la perte du faible , et la malédiction des hautes for-
tunes.
If^ous avons dit que la Rochefoucauld se con-
tente trop souvent de peindre son siècle , et de ré-
duire en maximes ce qui se passait en lui et au-
tour de lui. Cette remarque trouve ici son appli-
cation, car la pensée sur la clémence n'est autre
chose que l'expression de la politique d'Anne
d'Autriche. I^a Rochetoucauld lui avait tout sacri-
fié, jusqu'à la faveur du cardinal de Richelieu *.
' lyfnnohrs delà /îw/</:/V»»/r</?//(/, pr^'inière part , pa^ena.
201
Devenue régente, elle ne laissa tomber ses grâces
que sur ceux qu'elle haïssait; ses amis furent ou-
bliés. Croyant montrer sa force dans sa générosité ,.
elle ne montra que sa faiblesse dans son ingrati-
tude. Les criminels furent justifiés ^ ; on donnait
tout à qui savait se faire craindre. lEn un mot , Ri-
chelieu avait cessé de vivre, non de régner : on
eût dit que lui-même , longtemps après sa mort ,
écrasait encore ses ennemis , et se ressaisissait du
pouvoir dans la personne de Mazarin, sa créature.
Ainsi , Anne d'Autriche , en comblant de faveurs
les anciens protégés de Richelieu , se montra clé-
mente envers ses persécuteurs, mais de cette clé-
mence dont parle la Rochefoucauld , qui se prati-
que par vanité, par paresse ou par crainte. La
guerre de la Fronde fut la suite de tant d'injus-
tices : Anne d'Autriche ne tarda pas à se convaincre
que la fidélité des courtisans ne s'attache qu'aux
récompenses , et c'est alors que la Rochefoucauld
eut le triste honneur ^ de faire trembler sa souve-
raine. Tous les Mémoires du temps parlent de ses
intrigues avec la duchesse de Longueville, qui fut
l'aventurière d'un parti dont le cardinal de Retz
se fit l'enfant perdu ^. Après de tels événements,
doit-on s'étonner de trouver dans le livre de la
Rochefoucauld des traces de toutes les passions
qu'il avait allumées, et qui auraient perdu la
France si Louis XIV ne fût venu remettre tout à
sa place? .:-» ^t-j-t tîn%, .,.2y _/■■ ::.^'- 4^ ^^''■■\,
xviir;
La modération est une crainte de toml)er dans l'envie et
dans le mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bon-
heur; c'est une vaine ostentation de la force de notre esprit;
et enfin la modération des hommes dans leur plus haute élé-
vation , est un désir de paraître plus grands que leur fortune.
Nouvelle preuve que la Rochefoucauld avait
puisé ses maximes dans son siècle , et non dans la
morale du genre humain. Ce qu'il dit ici de la mo-
dération est un trait du caractère de Mazarin,
qui, selon madame de Molteville, « affectait d'être
« gai quand ses affaires allaient mal , pour mon-
<i trer qu'il ne s'étonnait point dans le péril; et
« froid quand elles allaient bien, pour faire voir
« qu'il ne s'emportait pas dans la prospérité \ >»
On n'admettra donc pas, comme une maxime gé-
nérale , cette critique particulière. Sans doute per-
sonne n'était dupe de la gaieté ou de l'indifférence
de Mazarin : on savait trop que cette hypocrisie
était le voile de son ingratitude et de son ambi-
» Mémoires du cardinal de liefz, tome I, page 03.
* Mémoires de viadome de Molteville, tome 1, paR<> l'iO.
3 Mémoires du cardinal de Retz , ton»' I , page 29».
* Mémoires de madame de Motteville , tonu; II, paj^f ir..
202
EXAMEN CRmQUE DES MAXIMES
lion; mais le moiid« entier crut k Phocion, lors-
que avant de boire la ciguë il se tourna vers son
fils, et lui dit : « Je te commande et te prie de ne
« porter point rancune |ïour ma mort aux Athé-
« niens. » La vie entière du héros attestait la vé-
rité de ce» paroles.
XX.
!iM*La'«onstaHco des sages n*e8t que l'art de renfermer leur
Ai^taUoQ duns leur cœur.
Ainsi la sagesse n'est encore que de Thypocrisie!
Remarquez que cette définition de la constance est
une suite de la Maxime 18, et ne peut, comme
elle, s'appliquer qu'à Richelieu ou à Mazarin.
Voyez d'ailleurs quels seraient ses résultats. Ne
faudrait-il pas en conclure que la sagesse est fu-
neste à l'humanité, puisque, sans nous ôter les
maux, elle nous priverait des consolations? La
constance du vrai sage est l'art d'opposler aux agi-
tations de la vie une force qui les détruise; c'est
un amour de la vertu qui ne peut être ébranlé ni
par la crainte, ni par l'espérance. Mais il est une
autre vertu supérieure à celle des sages : c'est la
résignation du chrétien, vertu qui met à la place
de nos souffrances un sentiment d'amour pour
celui qui les envoie; vertu pleine de vigueur, qui
écarte toutes les incertitudes, car elle ne s'appuie
plus sur nous, mais sur Dieu, et, transportant
nos désirs de la terre au ciel, elle nous console
des douleurs qui passent par l'espérance d'une
joie qui ne passera jamais. Épictète était pénétré
de tout ce que cette morale a de plus sublime, lors-
qu'il disait, en s'adressant aux dieux : « J'ai été
« malade parce que vous l'avez voulu, et je l'ai
« voulu de même ; j'ai été pauvre parce que vous
« l'avez voulu, et j'ai été content de ma pauvreté; j'ai
« été dans la bassesse parce que vous l'avez voulu,
« et je n'ai jamais désiré d'en sortir. » Pensées
touchantes , qui ne peuvent s'échapper que d'une
âme paisible , et qui n'arrivent à la nôtre que pour
la remplir de courage et d'amour. Si la constance
des sages n'était que l'art de renfermer leurs agi-
tations dans leur cœur, Épictète aurait eu l'enfer
dans le sien. Peu d'hommes furent aussi malheu-
reux , et c'est du sein de ses misères qu'il poussa
ce cri sublime : « Je suis Épictète , esclave , estro-
« pié , un autre Irus en pauvreté et en misère , et
« cependant aimé des dieux! »
XXII.
La philosophie triomphe aisément des maux passés et des
»-»aux à venir ; mais les maux présents triomphent d'elle.
Anaxarque , Diogène , Épictète , Socrate , appri-
rent au monde que la philosophie est supérieure à
la misère, à l'esclavage , à la douleury à l« mon.
La Rochefoucauld prétendait- il nier ces grands
exemples, ou les renverser par une maxime?
( f^'oyez la note de la Maxime 20).
XXIIL
Peu de geDs connaissent la mort ; on ne la souffre pas ordi-
nairement par résolution , mais par stupidité et par coutume;
et la plupart des hommes meurent parce qu'on ne peut s'em-
pêcher de mourir.
La crainte de la mort n'est , si l'on peut S'expri-
mer ainsi , qu'un sentiment physique , un mstmct
nécessaire à notre conservation. C'est une senti-
nelle commise à la garde de l'être matériel , et qui
se retire à mesure que la morale nous éclaire , ou
que notre intelligence s'agrandit. L'homme laissé
à lui-même n'éviterait aucun mal; les animaux
partagent cet instinct avec l'homme , l'âme n'y est
pour rien : ou plutôt c'est de l'âme seule que nous
apprenons , contre le témoignage de tous nos sens,
que la mort est le plus grand des biens , jusque-là
que le malheureux l'appelle , que le héros la brave,
que le chrétien la bénit. La mort n'est pas notre
affaire, c'est celle de la nature; pour ne la pas
craindre , loin d'en détourner la vue , il suffit de
l'envisager et de la comprendre, {t^oyez les riëtès
des Maximes 26 et 604.>.i>. , ,i.>.».i /». i. i .
Le soleil ni laf itM^t ne se peuvent regarder Ëxement.
Les anciens redoutaient la mort , ne pouvant ni
la comprendre, ni consentir à paraître la craindre.
Ils l'embrassèrent avec mépris, et ce mépris fit
leur grandeur. Politique , mœurs , philosophie , tout
fut dirigé dans ce but. Socrate seul, en méditant
sur la mission de l'homme , pressentit que la mort
devait renfermer le prix de la vertu. Il mit sa con-
fiance en Dieu, et, le cœur pénétré de ce senti-
ment nouveau , il s'endormit sur la terre pour se
réveiller dans le ciel. Mais la foi du chrétien a pé-
nétré plus avant dans ces abîmes. Ce n'est point
assez pour lui de regarder la mort fixement , il la
contemple avec joie , il l'attend avec amour. Tous
ses mystères lui sont dévoilés : elle n'accroît pas
ses peines , elle les dissipe ; elle ne trouble pas ses
espérances, elle les accomplit; elle ne lui ôte pas
la vie , elle la lui donne. Ainsi le passé comme le
présent, la fin des sages les plus illustres comme
«elle des chrétiens les plus obscurs, démentent
cette pensée calomnieuse. Caton en eût rougi,
Bayard ne l'eût pas comprise. Et vous , pieuses vic-
times de notre révolution , qu'auriez-vous dit de
ce langage, vous qu'on vit prier pour vos assas-
sins, et qui, au moment de quitter la terre, ne
»?V ïPE 1.A ROCHEFOUCAULÏÏF,/^/:!
203
cépandiex des pleuf s que sur iioa okmix? ( f^oyezki -,
4io4e de 1» Maxime ô04)ii i - 5 ..v ;iv;vf>'i j
La jalousie est, en quelque manière, juste et raisonnaWe, |
puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient ^
(Ml tfue nous croyons nous appartenir : au lieu que l'envie est \
iriie (tir^MX qsui ne peut souffrir le Lien des autrest !
«"'fci'f comme dans iinefottle d'autres Maximes, Fau-
teur n'envisage qu'un des cotés de la passion qu'il
r«ut excuser. Il n'y a point de coupable qui n'ait
ses raisons. Dans les âmes communes, la jalousie
ne dévelopi)e que bassesses, méfiances, soupçons;
éims les âmes vigoureuses, ses fruits sont la fureur
et le crime. Chacun en supporte te poids suivant sa
force ; mais l'avilissement est pour tous. Quant à
Feuvie, passion obscure, lâche, honteuse d'^elle-
même, elle ne souffre pas toujours du bien des au-
tres, mais seuleiiaent de n'être pas aussi bien que
les autres. Charroa l'a supérieurement définie, lors-
qu'il a dit : « C'est un regret du bien que les autre?
^ssè(kni^.8t qui tourne ce^ bien à notre mal. »i ^ j
jtiofi ?j ] tgyV lïi'td K.^ Jm^*> fil rjo''àiî' » 'i. eep |
.î^ Le mal que nous faisons ne nous attire pa» tant depersé-
mlion et de liaine que nos bonnes qualités.
Il est deux manières de considérer cette Maximîe ;
comme maxime générale, et comme maxime d'excep-
tion. La première proposition serait une absurdité.
La Roéhefoueaxïfd n'a pas pu dire que, dans le
commerce habituel de la vie, la sincérité, l'inno-
eeoce, la générosité, la modestie, nous attirent la
haine et la persécution ; tandis que la colère , Fin-
justice, la violence, la mauvaise foi, nous donnent
des amis. En se bornant donc à la seconde propo-
.sition , tl faut avouer que les grandes qualités irri-
tent quelquefois les méchants, et qu'elles excitent
la persécution ; mais dire qu'elles appellent la haine,
c'est calomnier le genre humain. Socrate et Fénélon
furent persécutés, ils ne furent point haïs ; ou phir
tôt jamais ils n'inspirèrent autant d'amour qu'au
moment Gii ils recueillaient le prix de leurs vertus,
fwi dans une prison, l'autre dans Fexil. Si vous
êtes méchants, les hommes vous haïssent ; si vous
êtes bons, ils vous persécutent. Heureusement le
choix est facile entre ces deux extrémités, car on
peut supporter Finjustice des hommes ; mais leur
haine est un supplice qui ne nous laisse ni conso-
tetion ni refuge. {Foy. h note de la Maxime 238).
XXXIV.
l'orgueil ne nous rend point insensible ; on peut donc,
sans avoir de l'oigueil y être blessé de celui di»
iOI&nittK; ii'i j-r -V iii,lli.«iOy >] C*t » 1 iïb lui J9 ^«Ul
^^dl/v n:f H-^i'i r.iT? XXÎXV^- ■*'3f^ï ^hi<.,q fsiir,q ■•
' l'orguèfï est ^al "dans fous les homine», et il tt*fa ^Wf-
férenee qu'aux moyens et à la marûère dé le mettre aurjdUli
L'orgueil n'étant qu'une fausse mesure de nous-
mêmes, il est évident que cette mesure a plus ou
moins d'étendue, suivant notre caractère ou nos pas-
sions. Soutenir que l'orgueil est égal dans tous les
hommes, c'est donc soutenir qu'Alexandre et saint
Louis avaient le même caractère et les mêmes pas-
sions; c'est ne mettre nulle différence entre Pra-
don, qui se plaignait de Finjustice du public soulevé
contre ses pièces, et Racine, qui, frappé de la froi-
deur de ce même public pour Âthalie, emporta dans
la tombe la douloureuse pensée qu'il s'était trompé ;
enfin, c'est nier la modestie, vertu des âmes ^li-
cates, et qui sert de voile aux autres vertus.
► ciLiGt'îà fiTij i'jjo : d il' -'w *-în mf'
.^ ., ^ .:..,^ _.:, .xxxvn. ,. .,..; ..„• , ..,_
^ ^'orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que
BOUS fMsons à ceux qui commettent des fautes , et nous ne le»
reprenons pas tant pour les en corriger , que pour leur per-
suader que nous en sommes exempts.
.ji,y^a,âu moins de grandes exceptions à cette rè-
gle ; et la Rochefoucauld ne pensait pas sans doute
en faire l'application aux ieçons paternelles et aux
conseils de l'amitié. Avertir et être averti , dit Ci-
céron, c'est le propre de l'amitié. Au reste, l'auteur
en convient lui-même dans une autre pensée qu'il
est difficile de mettre d'accord avec celle-ci.
« Le plus grand effet de l'amitié, dit-il, n'est pas
« de montrer nos défauts à un ami, c'est de lui
« fa^jfe voir lessivas. » (Maxime 41,0),^
. ^\; nous nVvions point d'orgueil , nous ne nous plaindrions
pas de Celui des autres.
Pensée plus brillante que solide. L'absence de
xxxviii;
Hi^- \ 3\\ liii-Ài
NoTis promettons selon nos espérances ,,et nous tenons seloq
nos craintes.
Nouveau trait du caractère de Mazarin. Sans re-
connaissance pour les services passés , il ne laissai!
tomber les grâces de la cour que sur ceux qui avaient
Faudace de s'en faire crainclre. L'art de promettre
ftit pour lui l'art de régner. Prodigue seulement
d'espérance, flatteur de ses propres courtisans, il
amusait leur vanité, laissant entrevoir dans l'avenir
des faveurs considérables , pour se dispenser d'en
accorder de légères. La Rochefoucauld fut victime
de ses promesses hypocrites; mais il ne pensait
pas, sans doute, que lire dans le cœur de Mazarin
c'était lire dans le creur de tous les hommes.
On trouve, dans les Fragments historiques de Ra-
cine, une explication ingénieuse de cette politique
^204
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
de Mazdpin : nous la citons comme le complément
de la pensée de la Rochefoucauld.
« La raison pourquoi , dit-il , le cardinal différait
« tant à accorder les grâces quMl avait promises,
« c'est qu'il était persuadé que l'espérance était
« bien plus capable de retenir les hommes dans le
« devoir, que non pas la reconnaissance '. »
XLII.
Nous n'avons pas assez de force poor saivre toute notre
raison.
Cette pensée fut ainsi retournée par madame de
Grignan : « Nous n'avons pas assez de raison pour
employer toute notre force. » Madame de Sévigné
trouvait cette Maxime plus vraie que celle de la
Rochefoucauld. .>! ^ .
La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées ; elles
ne sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des
organes du corps. fihi\' -ut U{>ëit[ u}-»ii> htl-
Si la bonne oùià'^ii^fte'^^isiiosîtioîi dîi corps
réglait la force ou la faiblesse de l'esprit , il en ré-
sulterait nécessairement que tous ceux dont les or-
ganes sont sains devraient avoir l'esprit vigoureux,
et que tous ceux dont les organes sont malades de-
vraient avoir l'esprit faible : chose que l'expérience
dément , et que par cela même il est inutile de com-
battre. La Rochefoucauld a-t-il voulu dire que l'âme
est une harmonie de toutes les parties du corps , et
que la puissance de la pensée augmente ou dimi-
nue, suivant la perfection de cette harmonie? Il
faudrait toujours en conclure qu'un corps faible ne
donnerait qu'une âme faible, ce qui est également
contraire à l'expérience. César était d'une complexion
délicate ; et c'est dans un corps débile que brûlait
l'âme la plus énergique de Rome, celle de Caton.
D'un autre côté , si la force de l'esprit était un ré-
sultat de l'harmonie de tous les membres du corps ,
lorsqu'un homme aurait perdu un bras, sa pensée
devrait s'affaiblir, ce qui n'est point encore arrivé.
L'esprit agit , au contraire , avec d'autant plus de
liberté que le corps le charge moins. Le délicat
Athénien avait une âme bien autrement énergique
que les Cimbres et les Teutons , dont la taille était
énorme. Mais l'absurdité du système paraît mieux
encore , lorsqu'au lieu d'un membre on retranche
iHn organe ou même un sens ; car la perte d'un or-
gane devrait anéantir une partie de l'âme, si celle-
ci n'était qu'une harmonie de toutes les parties du
corps. Et cependant a-t-on vu que la cécité d'Ho-
mère, de Milton et de Delille eût affaibli leur gé-
' Œuvros de Racine, tome V, p. 299; Pam, Lefèvre, 1821.
nie? et ne semble-t-il pas, au contraire, que leurs
inspirations devenaient plus sublimes, à mesure
que la perte de leurs organes les détachait de la
terre ?
Notre pensée est infinie; elle se porte dans le
passé et dans l'avenir. J'entends , par le passé, com-
munication avec Plutarque, Socrate et Platon. Et
quant au présent, ma pensée pénètre aussi facile-
ment dans les pays les plus éloignés qu'elle a pé-
nétré dans les siècles .-jusque-là, qu'elle me trans-
porte à volonté dans toutes les contrées que j'ai
parcourues. Or, si l'âme était une modification de
la matière, elle irait par les mêmes degrés ; et comme
pour aller à Rome il faut traverser les Alpes et
l'Italie , de même mon esprit ne pourrait se pein-
dre le Colisée ou le Panthéon qu'après avoir par-
couru successivement tous les pays intermédiaires.
On m'objectera peut-être qu'en réfutant les ma-
térialistes je cesse de réfuter la Rochefoucauld.
Si cela était, mes arguments subsisteraient encore
pour répondre à ceux qui seraient tentés de don-
ner cette extension à sa doctrine. Mais est-il bien
sûr que je ne combatte pas l'auteur des Maximes,
et faut-il révéler avec quel art perfide il sait jeter
comme au hasard une opinion dangereuse , se ré-
servant de la développer ensuite sans scandale ; of-
frant le poison à ceux qui le cherchent, ne le déro-
bant qu'aux âmes indifférentes , et marquant enfin
le véritable point de départ de toutes les doctrines
funestes qui ont ravagé le dix-huitième siècle ? Pour
mettre cette triste vérité dans tout son jour, il suf-
fit de rapprocher la Maxime 44 de la 297% ainsi
conçue :
« Les humeurs du corps ont un cours ordinaire
« et réglé, qui meut et qui tourne imperceptible-
«ment notre volonté; elles roulent ensemble et
« exercent successivement un empire secret en
« noiis, de sorte qu'elles ont une part considérable
« à toutes nos actions , sans que nous le puissions
« connaître. »
Une pareille Maxime n'est-elle pas un cours com-
plet de matérialisme ? Ainsi s'éblouit lui-même un
esprit supérieur, lorsque, cessant de s'appuyer sur
les principes de la saine morale, il ne songe qu'à
flétrir la vertu. Rousseau lui aurait dit : Tu crois
me montrer un homme, et je ne vois dans tes
mains qu'un cadavre. Ainsi donc, suivant la Ro-
chefoucauld, la disposition de nos organes fait
notre force ou notre faiblesse, et nos actions dé-
pendent en grande partie du cours de nos humeurs.
Il a dit plus haut que la sagesse n'était que de l'hy-
pocrisie, que la vertu n'était que de l'amour-pro-.
pre; il dira plus loin que la fortune gouverne le
DE LA ROCHEFOUCAULD.
205
monde. Que nous laissera-t-il poxir nous consoler? !
nos vices et sa philosophie! l
On n'a que trop , de nos jours , vanté cette in-
fluence du tempérament , pour nier celle de la vertu.
Nos physiologistes croient sérieusement avoir tout
expUqué lorsqu'ils nous apprennent que la férocité
de Sylla dépendait d'une rigidité de fibres j et la
modestie de Fabius d'une humeur pituiteuse k
Cette découverte est brillante , et sans doute elle
çst aussi vraie que morale. Mais comment l'appli-
(jVier au caractère de ïitus, par exemple, qui,
avant d'être l'amour du genre humain , faisait dire
aux citoyens de Rome, épouvantés de ses cruau-
tés et de ses débauches , qu'il serait un autre Né-
ron ? Denique pî'opalam alium Neronem et opina-
hantur et prœdicabant^. Quel changement s'est
donc apéré dans les fibres ou dans les humeurs de
cet homme aujourd'hui cruel, demain vertueux?
Un semblable exemple suffirait pour détruire toutes
les théories des matérialistes , lors même que nous
ne sentirions pas en nous la fbrce de vaincre nos
passions , qui n'est que la liberté de choisir entre
le vice et la vertu. Il est vrai que cette force mo-
rale ne se produit pas tout à coup et d'elle-même ,
mais qu'il faut y exercer son âme : et ceci prouve
encore en notre faveur , car ce n'est pas en formant
son corps qu'on devient un être moral, mais en
formant sa pensée. Voyez l'absurdité de votre doc-
trine! Si elle était vraie, il faudrait en conclure
que les remèdes de l'âme ne se trouvent ni dans
Platon , ni dans l'Évangile , mais dans la Pharma-
copée universelle, ou dans le Dictionnaire des
sciences médicales. Quelle morale lumineuse que
celle où , pour faire de Néron un Socrate , il suffi-
rait d'une ordonnance de médecin!...
Je sais que les propagateurs de la doctrine de
là Rochefoucauld s'appuient des aberrations de la
raison humaine , suite du dérangement de quelques
organes. Ils triomphent lorsqu'ils ont dit : Les fous
et les imbéciles prouvent pour nous. Voilà un sin-
gulier raisonnement et un singulier triomphe ! Ainsi
donc , parce qu'une taie s'est formée sur votre œil ,
vous en concluez que votre œil n'existe pas. Eh
bien ! moi je conclus que l'âme des fous existe dans
le cerveau , comme l'œil existe sous la taie ; mais
çlle dort, elle est au cachot. Faites tomber la taie
de l'œil, et il reverra la lumière; rétablissez les
conditions nécessaires à la vue de l'âme , et sa rai-
son brillera. Au reste, toutes ces erreurs prennent
leur source dans une vérité dont les conséquences
ont été exagérées : c'est que l'harmonie établie enti^
> Arl de per/ectiortner l'homme , lomft H , pagns 'i^l ol 400.
«Sueton., Titm, ^ VIT.
le corps et l'âme ne peut être dérangée sans que
l'un ou l'autre ne s'en ressente. Mais ceci est un
effet purement moral , une prévoyance conserva-
trice, une voie ouverte à la vertu. Tout excès
rompt l'accord de notre double nature, dont la
raison est la règle commune. Or, pour en conser-
ver l'harmonie, il n'y a pas deux routes; celle de
la vertu est forcée, parce que la vertu seule peut
borner les passions de l'âme et refréner les appé-
tits du corps. Les effets opposés de ces passions et
de ces appétits offrent d'ailleurs une preuve bien
remarquable de ce que nous avons déjà appelé
notre double nature. Les plaisirs des sens s'usent
avec les sens : ils sont rapides et pleins de retours
amers, tandis que les plaisirs de l'âme, l'étude,
la bienfaisance, toutes les vertus enfin, ont d'au-
tant plus de douceur que nous nous y exerçons
davantage. Les premiers nous épuisent vite, les
seconds accroissent nos forces ; l'abus des uns nous
précipite vers la mort , l'usage constant des autres
nous fait chérir jusqu'aux maux de la vie, en
nous ouvrant un horizon sans borne dans l'éter-
nité.
\Ta?4'^ -■»
XL VIII.
d! .i i^^ivv
La félicité est dans le goût, et non pas dans les choses; et
c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux , et non par
avoir ce que les autres trouvent aimable.
Voici une merveilleuse inadvertance. Si la Maxime
était juste , elle renverserait de fond en comble le
système d'orgueil et de vanité élevé par l'auteur.
Malheureusement elle souffre d'assez iwmbreuses
exceptions, et l'on peut, en la retournant , lui don-
ner un sens absolument contraire, et cependant
vrai. — Nous nous estimons heureux, non par avoir
ce qui nous plaît , mais par avoir ce que les autres
trouvent aimable.
Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d'èdc
malheureux , pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils
sont dignes d'être en butte à la fortune.
Cette Maxime a besoin d'être expliquée. On a
honte de la mauvaise fortune, parce qu'elle sup-
pose toujours vice ou faiblesse ; mais la persécution
donne à ses victimes une importance qui les honore
et les console. On ne les plaint pas seulement, oo
les admire ; et le malheur prend alors le caractère
auguste de la vertu. C'est donc à ceux qu'on per-
sécute que s'adresse la Maxime de la Rochefon-
cauld , et il faut s'étonner que l'aspect même du
malheur n'ait pu lui arracher qu'une pensée flétris-
sante. Il est bien à plaindre, celui qui ne voit ((uc
la vanité dans nos douleurs! Ah! sans doute, un
autre senliinent transportait le Im)i\ Tlularque,
206
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
lorsque tout pénétré d'amour pour la sagesse , en-
viaot jusques aux maux qui l'honorent. Il s'écriait :
•« Ne redoutons ni le bannissement d'Aristide^ ni
« la prison d'Anaxagore , ni la pauvreté de Socrate,
« ni la condamnation de Phocion , ains réputons
« avec tout cela leur vertu aimable et désirable , et
« courons droit à elle pour l'embrasser, ayant tou-^
«< jours ^u la bouche, à chacun de leurs «cctdionts,.
« Que tout sied bien à un coeur généreux Hn^\ ^ùo^h x
LV.
; J|^ balno pour le» («voris n'est autre cbOKc que ramour de
la faveur. I^ d<^pil de ne la pas possédt-r se console et s'adou-
cit par le mépris que l'on témoigne de ceux qui la possèdent;
et nous leur refusons nos tiommafies, ne poumnt pas leur
ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.
Que la haine de la Rochefoucauld ou du cardi-
nal de Retz pour Mazarin ne soit que l'amour de
la faveur, je veux le croire, «t la guerre de la
Fronde en est une preuve bien déplorable : ce fut
la guerre des courtisans ; mais que, placés dans la
même situation, Sully, PHospital , Fénélon, se fus-
sent livrés au même sentiment; que dans leur in-
térêt particulier ils eussent troublé le repos géné-
ral , c'est ce qu'il est permis de révoquer en doute :
leur prospérité comme leurs revers ne nous mon-
tra que des vertus. Certains hommes , il est vrai ,
sont esclaves de la faveur; ils en font une passion
que toutes les autres servent. Les flatteurs lassè-
rent Tibère et Mazarin; ils firent rougir Auguste,
et ne purent satisfaire Cromwell : mais qu'impor-
tent ces archives de la bassesse? elles ne sont point
l'histoire du genre humain. Il est des âmes indé-
pendantes qui , en présence de nos Séjans et de nos
Tibères, n'éprouvaient que l'horreur de leur crime;
et la haine de Tacite pour les Pison et les Tigellin
ne fut point l'amour de la faveur de Néron.
LXV,
11 n'y a point d'éloges qu'on ne donne à îa prudence; ce-
pendant elle ne saurait nous assurer du moindre événement.
Il faudrait conclure de cette Maxime que la pru-
dence est inutile, et s'abandonner à la fortune.
Mais si nos désirs étaient toujours justes, la pru-
dence nous tromperait moins. Remarquez d'ailleurs
que l'homme donne souvent le nom de prudence à
la faiblesse, à la timidité, à la fausseté, et à une
foule d'autres passions qui, se déguisent pour le
tromper. Notre essence est de délibérer, celle de
Dieu de décider. ïl tient son conseil à part , et notre
prudence est si incertaine , que si nous n'avions la
sienne, le genre humain périrait. Au reste, il faut
^ Vlnie^tqne . Sur les progrès de la vertu.
encore remarquer que l'auteur ne considère la pm*-
dence que sous un point de vue , ce qui rend sa
pensée au moins très - incomplète. La prudence
n'est pas seulement un moyen de prévenir te»
maux , elle est aussi un moyen de les adoucir lors-
qu'ils sont arrivés.
LXVII.
La bonne f^ce est au oorpi ce que le bon senâ est à lV>spiil.
Il semble, par cette Maxime, que le mot bon
fèns signifiait, du temps de l'auteur , quelque chôàë
de plus que du nôtre. Le bon sens s'arrête aux piriil-
cipes grossiers des choses; principes qui échappèttt
souvent aux esprits les plus délicats. A mesure qûMI
découvre les principes fins et déliés , qu'il les saisît'
etqu'illesjuge, il change de nom, et prend celui'dfe'
goût. Le goût est le bon sens des âmes tendres' è^'
délicates. C*est peut-être dans cette dernière ac-'
ception que la Rochefoucauld l'a employé. 11 di-
rait aujourd'hui : La bonne grâce est au corps ce
quete^feitoestiresàW?^ 'p oc.i'j>. > u^....
â<{ "i uW,U iy,til jî>L3pfB|pfnniorf'.* «jo/ '^| i i^iu
Il est dlracile de dennir l'amour; ce qu'on en peut dire est
que , dans l'âme , c'est une passion de régner ; dans les esprits ,
c'est une syrapaiiiie; dedans le corps, ce n'est qu'une envie
cachée et délicate de posséder ce que l'on aime , après beau-
coup de mystères.
Maxime de l'école de Ninon ; dites de la galant,
terie tout ce que l'auteur dit de l'amour, et la
pensée sera vraie. Le véritable amour, loin d'éti^e
une passion de régner, compose son bonheur du
bonheur de l'objet aimé. Un perpétuel désir de
plaire l'entretient dans un doute modeste qui adou-
cit toutes ses volontés. Heureux de se dévouer,
l'amour emprunte ses plus doux charmes de l'in-
nocence et de la vertu; il ne vit que par elles, et pas
plus qu'elles; aussi n'est-il jamais si vif et si pur
qu'au sortir de l'enfance : c'est alors qu'il semble
donner à notre âme des ailes qui relèvent vers la
Divinité. Toutes les autres passions cherchent
leurs jouissances dans les choses de la terre , celle-
ci ne s'attache qu'aux clioses du ciel. Ce n'est pas
la beauté physique qu'on regrette dans les objets
qu'on a perdus, mais la douceur, la générosité, la
sagesse, ou quelques autres beautés morales. Ce
ne sont pas les plus belles femmes qui inspirent
les plus violentes passions, mais celles qui possè-
dent des vertus dans un degré éminent, comme la
bonté, la bienfaisance, la naïveté, qui suppose l'in-
nocence. Voilà ce qu'on aime , et ce qui ne meurt
pas. Cette esquisse des effets du véritable amour
nous dispense de répondre à la dernière partie de
la pensée de la Rochefoucauld. « Je ne Crois pas.
' îrDe lA ROCHEFOUGAULTO/,X'«
disait madame de Se vigne en parlant de cet écri-
vain, que ce qui s^ appelle amoureux il Vait ja-
207
rw<ws e7é?. » En effet, définir l'amour comme Lu-
crèce, c'est déclarer qu'on ne le connaît pas.
- Lxxvm. .C./,,^'^s
L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, (|ue
la crainte de souffrir l'injustice.
La justice est, comme la vérité, le premier be-
soin de la conscience. Elle naît avec nous : c'est le
sentiment le plus énergique de la jeunesse, et celui
qu'il est le plus facile de blesser. Il lui est aussi
naturel que l'amour; mais à mesure que nous
avançons dans la vie, il cesse d'être une inspira-
tion et devient une vertu. C'est ainsi qu'il s'échappe
de notre âme , d'abord sans aucun retour sur nous-
mêmes , ensuite avec la crainte de souffrir l'injus-
tice , qui n'est que le fruit de l'expérience. Il faut
donc se garder de confondre le mouvement de la
nature avec le mouvement de la réflexion. L'une
produit les actions généreuses , l'autre produit la
loi qui empêche les actions injustes. JDans le pre-
mier, je vois l'homme œuvre de Dieu; dans le se-
cond , je vois l'homme œuvre de la société ; et ce
sont ces nuances délicates que l'ouvrage de la Ro-
chefoucauld tend toujours à nous faire oublier.
Le règne de saint Louis , de ce bon roi droic-
turier, comme l'appelait son peuple, offre les
exemples les plus sublimes de cet amour de la
justice , qui n'est que l'inspiration du cœur. La
volonté d'être juste en fit un grand roi ; elle ne
l'abandonna pas même au lit de la mort, et il
voulut la léguer à son fils dans ces paroles , qu'il
est impossible de lire sans reconnaissance et sans
admiration : « Cher fils , s'il advient qu'il y ait
« aucune querelle d'aucun pauvre contre aucun
« riche, soutiens plus le pauvre que le riche ^ jus-
« ques à tant que tu en saches la vérité; et quand
« tu entendras la vérité, fais le droit. Et s'il ad-
« Vient que tu aies querelle encontre aucun au-
«"ti^i, soutiens la querelle de l'étranger devant
« ton conseil, et ne fais pas semblant d'aimer trop
c( là querelle jusqu'à ce que tu connoisses la vé-
« rite. Et si tu entends dire que tu tiennes rien
« à tort , tantôt le rends , combien que la chose
« soit grand. Et combien oncques que tu oies dire
« que tes ancesseurs aient rendu, mets -toi tou-
« jours en peine savoir si rien y a encore à reu'
(' dre\ »
Mil -r-, ,.,„:■ LXXXI.
Nous ue poavoos rien aimer que par rapport à nous , et
« Pr<*reptrs de saint T.ouis à Philippe III , son fds , tirés doS
rcftistrcg de la chambre des comptes.
nous ne faisons que suivre notre goût et notw pUisir , <$ua»d
nous préférons nos amis à nous-raémes; c'est néanmoins par
celle préférence seule que l'amitié peut être vraie et parfaite.
Ici l'auteur change de système, et l'amour de
soi prend la place de l'égoïsme et de la vanité.
Nous avons déjà remarqué cette confusion de prin-
cipes, en établissant que l'amour de soi peut entrer
dans les actions vertueuses. Mais quel est le but
de cette Maxime ? La Rochefoucauld pensait-il avilir
l'amitié ? L'erreur serait étrange : dire que nous ne
faisons que suivre notre plaisir, lorsque nausjjré-
ferons nos amis à nous-mêmes , c'est donner à
l'amitié le caractère de la plus liante vertu. Que
le mot plaisir soit employé à dessein de rabaisser
le sentiment qu'il exprime, qu'importe, puisque
le sentiment existe et qu'on ne peut le nier ? L'ou-
bli de nos intérêts , celui de notre vie en faveur
d'un ami sera donc, si l'on veut, un plaisir; mais
ce sera un plaisir héroïque, tel que les plus belles
âmes s'honoreront de l'éprouver. Cette Maxime
nous paraît en opposition avec les idées habituelles
de l'auteur; et c'est une chose singulière que , dans
un livre si court , il lui soit échappé plusieurs aveux
qui détruisent son système. Mais il ne tardera pas
à se repentir de celui-ci, et à calomnier ce qu'il
vient de consacrer involontairement. Nous allons
le voir nier froidement l'amitié et l'amour, et
s'efforcer de nous isoler; ce qui n'aurait d'autre
résultat que de nous rendre méchants, car celui
qui est bon a encore besoin de l'amour et de
l'amitié pour rester bon. ? 'p i^ «^^^1 in-xi
LXXilL '"'''"'"''"'"' ''^
La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un désir de
rendre notre condition meilleure , une lassitude de la guerre ,
et une crainte de quelque mauvais événement.
Ainsi se termina cette fameuse guerre de la
Fronde , qui , après avoir trompé et lassé tous ses
partisans, les laissa dans une éternelle disgrâce*.
Le duc de la Rochefoucauld, qui s'était jeté dans
cette guerre par intérêt , souhaita la paix dès que
des blessures graves et ses maisons rasées' lui
eurent appris à craindre de plus tristes événements.
D'un autre côté, la reine, qui s'était montrée
ingrate envers des amis trop ambitieux, ne cessait
d'éprouver l'amertume de leur ressentiment. « Je
voudrais , disait-elle , je voudrais qu'il fUt toujours
nuit, parce que dans le jour je ne vois que des
gens qui me trahissent 3. » Dès lors la paix de-
vint plus facile entre les deux partis, également
fatigués. On peut donc, en appliquant à cette
époque la pensée de la Rochefoucauld, dire (juç
> Mémoire» de madame de MotteviUe , tome
' Ibid. , lonie IV, pn^e 21 r.
^ ffjid. , ibid., page (iU.
page 141».
208
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
la cour et les frondeurs ne se réconcilièrent que
par lassitude de la guerre , par crauite de quel-
ques mauvais événements, et avec le désir de ren-
dre leur condition meilleure. C'est ainsi qu'en
suivant chaque Maxime, on pourrait en trouver
la lumière dans l'histoire du temps.
LXXXIÏI.
Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société ,
qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un éoimnge
de bons oflices; oe n'est enlin qu'un commerce oU l'amour-
propre se propose toCJours quelque ctiose à gagner.
Ce ne sont point des questions frivoles que nous
avons à décider,; il s'agit de savoir si la vertu
existe ou n'existe pas ; justice , clémence , modé-
ration, modestie, la Rochefoucauld nous ravit
tout; comment nous laisserait-il un ami? En effet,
Panéantissement de l'amitié était une conséquence
nécessaire de l'anéantissement de toutes les ver-
tus, puisque l'amitié ne peut exister qu'entre les
hommes vertueux. La vertu, dit énergiquement
un vieil auteur en parlant des amis, la vertu
est l'outil avec lequel on les fait ^ Mais une fois le
système de la Rochefoucauld détruit, la consé-
quence opposée nous reste, et nous disons : L'amitié
existe, parce qu'il est des âmes vertueuses. Dira-t-on
que l'auteur des Maximes n'a pas nié l'existence
de l'amitié ? je réponds : L'amitié se compose d'actes
de dévouement, et vous la composez d'actes d'a-
mour-propre et d'intérêt; je puis donc en con-
clure qu'elle n'existe pas pour vous. Que dans un
certain monde l'amitié soit un commerce de po-
litique et de bienséance où l'on s'oblige par hon-
neur et par intérêt, je le crois; mais n'est-elle
jamais que cela? voilà la question. Si vous me
répondez , Elle n'est jamais que cela , je vous de-
mande alors ce que vous comprenez de la dernière
pensée du pauvre Eudamidas , lorsque , près d'ex-
pirer,'il léguait sa mère et sa fille à ses deux amis.
Je vous supplie de me dire quel sentiment péné-
trait l'âme de Dubreuil, lorsque, sur son lit de
mort, il disait à Pehmeja : Mon ami, pourquoi
fout ce monde dans ma chambre ? il ne devrait
y avoir que vous; ma maladie est contagieuse...
Que m'importe? dites-vous; ce sont des excep-
tions. J'attendais cette dernière parole. Eh bien!
j'ose l'affirmer, n'y eût-il qu'une exception à votre
déplorable système, seule elle serait la vérité, seule
elle serait l'image de l'homme au milieu des êtres
corrompus , le trait de lumière à travers les ténè-
bres ; j'y verrais le genre humain tout entier. La
vertu est naturelle , c'est le vice qui ne l'est pas :
' Duvair, Traité de la consolation , livre I.
elle nait avec nous sous le nom d'innocence; il
vient avec l'âge, la corruption et l'avilissement.
Le vice, si l'on peut s'exprimer ainsi, nous est
ajouté : loin d'être l'ordre de la nature , il ne fait
que le détruire; et, au milieu de toutes les ini-
quités du monde, il suffirait d'un sentiment gé-
néreux pour nous révéler ce que nous sommes et
nous apprendre ce que nous devrions être.
LXXXVL
Notre défiance Justifie la tromperie d'aatrui.
Maxime qui pourrait entrer dans le code des
fripons vulgaires, quoiqu'elle semble dérobée à la
haute politique du temps , mais qu'on s'étonne de
trouver dans un traité de morale.
Lxxxvn.
I.,es hommes ne vivraient pas longtemps en société, s'ils
n'étaient les dupes les uns des autres.
Si les hommes étaient assez éclairés pour n'être
jamais dupes, la vérité, qui est le plus grand des
biens, loin de briser le nœud qui les unit, le
resserrerait encore , en leur montrant combien ils
ont besoin les uns des autres.
XC.
Nous plaisons plus souvent dans le commerce de la vie par
nos défauts que par nos bonnes qualités.
Ceci ne veut pas dire, sans doute, que l'ava-
rice sait mieux plaire que la générosité, la colère
que la douceur, la paresse que l'activité, et la
débauche que la sagesse. Une pareille assertion
serait absurde. Mais, dites-vous, le vice peut se
donner des apparences aimables , et il est des dé-
fauts qui déparent la vertu. J'entends ! il y a des
fripons polis et d'honnêtes gens incivils ; et dans
les uns , vous estimez la politesse ; dans les au-
tres, vous blâmez la grossièreté. Cela est juste.
Ainsi , même à vos yeux , ce n'est pas le vice qui
charme, c'est la qualité qui le cache; ce n'est
pas la vertu qui éloigne, c'est le défaut qui la
gâte. L'homme vicieux vous plaît par une qualité
d'honnête homme, et l'honnête homme vous dé-
plaît par un défaut d'homme vicieux. Pour être
vrai , voilà tout ce qu'il fallait dire ; mais est-il
bien sûr que l'auteur n'ait voulu dire que cela ?
( f'oyez les notes des Maximes 166 et 251 ). ,
XCIIL
Les vieillards aiment à donner de bons préceptes , pour se
consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.
Maxime qui flétrirait l'humanité, si elle n'était
démentie par l'expérience . Les empreintes que
tfj.
iM^^cimmiiM^^
m
laisse le vice ne s'effacent que par le repentir,
et il est plus rare qu'on ne pense de voir de bons
préceptes sortir d'une âme corrompue. Celui qui
a dégradé sa vie , et qui ne se relève pas , ne sau-
rait parler dignement de la vertu ; et le vice , qui
a pénétré jusqu'à la moelle de ses os, le con-
damne à donner toujours de tristes exemples. Mais
Dieu a voulu que nous apprissions quelque chose
du temps et du malheur ; il a voulu aussi que tous
les hommes ne flétrissent pas leur jeunesse , afin
que parmi nous il se trouvât des vieillards qui
eussent acquis le droit de calmer dans les autres
les passions qu'ils avaient vaincues dans eux-mêmes.
Comme des dieux tutélaires , impuissants pour le
mal , ils nous montrent jusqu'au terme que la
vertu a des grâces que rien ne saurait effacer. C'est
ainsi que vous quittâtes la terre , vénérable Sully,
divin Fénélon, et toi aussi , ô mon maître ! lorsque
déjà penché vers la tombe, tu répandais autour
de toi la persuasion et la sagesse qui respirent
dans tes ouvrages , avec l'amour du genre humain
et celui de la Divinité!
La marque d'un mérite extraordinaire est de voir que ceux
qui l'envient le plus sont contraints de le louer.
Montesquieu s'est saisi de cette pensée dans son
fameux Dialogue d'Eucrate et de Sylla , et l'a mise
en action de manière qu'elle forme presque seule
la politique profonde du dictateur romain. Ce
n'est point un faible éloge de la Rochefoucauld,
que de montrer dans ces deux lignes le type d'une
des plus belles pages de notre langue; mais pour
que rien ne manque à cet éloge, nous citerons
ce passage; c'est Sylla qui parle : « J'allais faire
« la guerre à Mithridate , et je crus détruire Ma-
« rius à force de vaincre l'ennemi de Marins. Pen-
« dant que je laissais ce Romain jouir de son
« pouvoir sur la populace , je multipliais ses mor-
« tifications , et je le forçais tous les jours d'aller
« rendre grâce aux dieux des succès dont je le
« désespérais. Je lui faisais une guerre de répu-
« tation plus cruelle cent fois que celle que mes
« légions faisaient au roi barbare. Il ne sortait
« pas un seul mot de ma bouche qui ne marquât
« mon audace; et mes moindres actions, toujours
« superbes, étaient pour Marins de funestes pré-
« sages. Enfin, Mithridate demanda la paix; les
« conditions étaient raisonnables ; et si Rome avait
« été tranquille , ou si ma fortune n'avait pas été
« chancelante, je les aurais acceptées. Mais le mau-
« vais état de mes affaires m'obligea de les ren-
« dre plus dures ; j'exigeai qu'il détruisît sa flotte ,
« et qu'il rendît aux rois , ses voisins , tous les
« états dont il les avait dépouillés. Je te laisse,
« lui dis-je, le royaume de tes pères, à toi qui
« devrais me remercier de ce que je te laisse lu
« main avec laquelle tu as signé l'ordre de faire
« mourir en un jour cent mille Romains. Mi-
« thridate resta immobile, et Marius, au milieu
« de Rome , en tremblai » Qu'on relise la Maxime
de la Rochefoucauld, et l'on verra qu'elle est
tout entière dans ce passage. Il a dit : « Voici la
« marque d'un génie extraordinaire; Montesquieu a
« tracé le caractère , et lui a donné le mouvement. «
' Tel homme est ingrat , qui est moins coupable de son ingra-
titude que celui qui lui a fait du bien. ..
Quelle que soit la cause de l'ingratitude, elle Wë
peut excuser les ingrats. ( royez la note de la
Maxime 223).
XCVIII.
Chacun dit du bien de son cœur ,
de son esprit.
et personne n'en ose dira
Cette Maxime est généralement vraie ; mais l'au-
teur s'est plu à la contredire dans le portrait qu'îl
a tracé de lui-même . « J'ai de l'esprit, dit-il, j'écris
bien en prose , je fais bien les vers , et je suis peu
sensible à la pitié. » On ne peut dire plus de bien
de son esprit, ni médire plus franchement de son
cœur. .
■-. :„:\:'-cii:'' /- --^ *"";^
L'esprit est toujours la dupe du cœur^ j ?:>; v i» .!i/,;-î /
Faible imitation de cette grande pensée de TÉ'
criture : Toute folie vient du cœur, c'est-à-dire de
la déviation de nos sentiments. L'esprit juge seul
de la convenance des choses de la vie ; le cœur a
seul la conscience de ce qui est au delà : c'est lui
qui aime, c'est lui qui croit. Mais si, venant à s'é-
garer, il s'attache à des intérêts purement maté-
riels, au lieu de se porter vers les biens célestes
qu'il est appelé à connaître, aussitôt le voilà en
proie aux folles agitations, aux ambitieux désirs,
à tous les vices , à toutes les passions qui éteignent
la vertu ; il égare l'esprit , il le trompe , il lui donne
sa folie, et, pour parler le langage de la Roche-
foucauld, il le fait sa dupe.
En résumé, il est vrai de dire que tout l'esprit
qui est au monde devient inutile à l'homme qui
a des passions , et point de volonté pour les com-
battre.
Cette Maxime a exerce la sagacité des amis de
la Rochefoucauld ; madame de Schomberg en a
donné une explication ingénieuse que nous rap-
porterons ici. « Je ne sais, écrivait-elle à l'auteur,
11
210
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
« si vous l'entendez comme moi ; mais je l'entends,
« ce me semble, bien joliment , et voici com-
«« Oient : c'est que l'esprit croit toujours , par son
« habileté et par ses raisonnements , faire faire au
« cœur ce qu'il veut; mais il se trompe, il en est
« la dupe; c'est toujours le cœur qui fait agir l'es-
« prit ; l'on sert tous ses mouvements, malgré que
« l'on en ait, et l'on les suit, même sans croire
« les suivre. « Terminons, en faisant remarquer
au moins une exception à cette règle générale. La
vanité est aveugle et rend crédule, et il arrive
assez souvent , soit qu'on aime , soit qu'on n'aime
pas, qu'une louange délicate rend le cœur dupe de
Tesprit
CXXIV.
Les plus habiles affectent toute leur vie de blâmer les
finesses , pour s'en servir en (fuelque grande occasion et pour
quelque grand intérêt.
L'auteur dit avec plus de justesse, quelques lignes
plus loin : « Les finesses et les trahisons ne viennent
que du manque d'habileté.
CXXVIL
Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que
les autres.
La Rochefoucauld en a dit la raison dans cette
autre pensée : « On peut être plus fin qu'un autre,
« mais non plus fin que tous les autres. «
CXXXL
Le moindre défaut des femmes qui se sont abandonnées à
faire l'amour , c'est de faire l'amour.
J. J. Rousseau a dit quelque part qu'il n'aurait
voulu de Ninon ni pour maîtresse ni pour amie.
Sans doute il avait appris de la Maxime de la
Rochefoucauld ce que la Rochefoucauld lui-même
avait appris de l'expérience et de Ninon.
CXXXIV.
On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a , que
par celles que l'on affecte d'avoir.
La Rochefoucauld était l'homme le plus poli et
le plus ami des bienséances ^ Il détestait l'affec-
tation , et ce genre de travers lui a paru si ridicule
qu'il l'a critiqué dans cinq Maximes ', Mais il trou-
vait aussi tant de charme à la vertu opposée, que
pour l'exprimer il a enrichi notre langue d'une
locution nouvelle. Dire d'une personne qu'elle est
vraîe^, c'est faire entendre qu'elle est simple et
naturelle. La Rochefoucauld trouva cette heureuse
' Mémoires de Segrais , p. 22.
* Dans les Maximes 133, 134, 372, 431
^ Mémoires de Segrais, p. 36,
457
expression pour louer et peindre en même temps
le caractère de madame de la Fayette.
CXL.
Un homme d'esprit serait souvent bien embarrassé sans la
compagnie des sots.
Vauvenargues en a dit la raison dans cette autre
Maxime : « Les gens d'esprit seraient presque seuls,
sans les sots qui s'en piquent. »
CXLin.
C'est plutôt par l'estime de nos propres sentiments que nous
exagérons les bonnes qualités des autres, que par l'estime
de leur mérite; et nous voulons nous attirer des louanges,
lorsqu'il semble que nous leur en donnons.
Il y a dans cette Maxime plus de subtilité d'es-
prit que de véritable observation. On loue par
surprise , par ignorance , par admiration , par per-
suasion; on loue sans intérêt des princes qu'on
n'a jamais vus , des sages , des savants , des héros,
qu'on ne saurait ni juger ni envier, mais qui plai-
sent, mais qu'on aime, mais qu'on admire; on
loue enfin une belle action parce qu'elle touche ,
un bon mot parce qu'il amuse; et la louange part
plus souvent d'une satisfaction qu'on éprouve, que
de l'espérance d'une louange qu'on voudrait re-
cevoir.
CLI.
Il est plus diflicile de s'empêcher d'être gouverné, que de
gouverner les autres.
Thémistocle, montrant son fils , disait que c'était
le plus puissant homme de la Grèce : « Pour ce
« que les Athéniens commandent au demourant de
« la Grèce , je commande aux Athéniens , sa mère
« à moi, et lui à sa mère ». »
CLV.
Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, el d'autres qui
plaisent avec des défauts.
.Vérité commune présentée d'une manière pi-
quante, mais insidieuse; car s'il est certain que ce
n'est pas le mérite qui dégoûte, et que ce ne sont
pas les défauts qui plaisent , il fallait le dire ; mais
l'auteur n'avait d'autre but que de peindre un tra-
vers de société. Ceci n'est donc point une maxime
de morale , c'est une de ces observations de mœurs
qu'il jette de temps à autre au milieu de son livre ,
comme pour dérouter son lecteur; et il suffit, pour
s'en convaincre , de lire la Maxime 273 , qui est le
développement nécessaire de celle-ci. ( Foyez les
notes des Maximes 90 et 251 ).
CLVII.
La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux
moyens dont ils se sont servis pour l'acquérir.
* Plutarque, Apophthegmes des Rois et Capitaines, § XL.
DE lA ROCHEFOUCAULD.
211
Celte pensée seifa juste quand les hommes n'at-
tacheront la gloire qu'aux actions vertueuses. Mon-
tesquieu a dit : « Le despote ne saurait donner une
« grandeur qu'il n'a pas lui-même ; chez lui il n'y
« a point de gloire'. » Il faudrait pouvoir dire de
tous ceux qui font le mal avec la puissance du
génie : Chez eux il n'y a point de gloire !
CLXIV.
Il est plus facile de paraître digne des einj^ois qn'ou n'a
pas , que de ceux que l'on exerce.
Dans les premières éditions , l'auteur disait :
« Il y a des gens qui paraissent mériter certains
« emplois, dont ils font voir eux-mêmes qu'ils
« sont indignes. » D'après une remarque de Segrais,
cette Maxime fut faite à l'occasion de madame de
Montausier, à qui la cour fit oublier tous ses an-
ciens amis. La tournure de la pensée, telle que
l'auteur l'a refaite , paraît empruntée de Tacite ,
qui disait , en parlant d'un empereur romain : « Il
eût paru digne de l'empire s'il n'avait jamais régné.»
CLXVIII.
L'espérance , toute trompeuse qu'elle est , sert au moins à
nous mener à la* tin de la vie par un chemin agréable.
L'espérance qui nous console, celle qui nous
rend plus prompt à entreprendre les choses belles
et louables, ne nous trompe pas, car elle donne
force, courage, vertu; c'est tout ce qu'elle pro-
met. Mais l'espérance qui nous arrache sans cesse
au présent pour nous jeter dans un avenir loin-
tain et incertain , celle qui accroît nos désirs , ir-
rite nos vices, flatte nos passions, doit toujours
être déçue, car elle promet le bonheur qu'elle ne
peut nous donner : c'est une ambition déguisée
qui augmente sa convoitise de tout ce qu'elle re-
çoit. Alexandre distribue ses trésors à son armée ,
et ne se réserve que l'espérance : espérance or-
gueilleuse et trompeuse, que la conquête du
monde entier ne put assouvir.
CLXX.
Il est difficile déjuger si un procédé net, sincère et hon-
nête, est un effet de probité ou d'habileté.
Oui , mais aussi c'est être véritablement habile
que d'être honnête et sincère. Ce qui nous est
demandé par la vertu nous eût été commandé par
notre intérêt.
CLXXÏII.
Il y a diverses sortes de curiosité : l'une d'intérêt , qui nous
porte à désirer d'apprendre ce qui nous peut être utile ; et
l'autre d'orgueil , qui vient du désir de savoir ce que les autres
ignorent.
^ Esprit des Loîs^ livre V, chap. 12.
Ce n'est ni l'intérêt , ni l'orgueil , qui inspirent
la curiosité du génie. Dieu mit dans notre âme
le besoin de la vérité, et un sentiment d'amour
pour arriver à elle. Que Pythagore sacrifie une
hécatombe après la découverte du carré de l'hy-
pothénuse ; qu'Archimède s'élance du bain et coure
dans les rues de Syracuse, heureux de pouvoir re-
connaître la quantité d'or que renferme la cou-
ronne du roi Hiéron ; qu'assis au sommet du cap
Sunium , Platon s'exalte par la contemplation des
choses morales et divines; la curiosité qui éveille
leur âme , la volupté qui les pénètre , ont une au-
tre origine que l'orgueil ou l'intérêt. De pareils
ravissements ne peuvent être donnés par le vice !
Sans doute ces vérités n'étaient point inconnues
à la Rochefoucauld, seulement il n'entrait pas
dans son plan de les dire : mais puisqu'il ne son-
dait le cœur humain que pour en dévoiler les fai-
blesses , pourquoi n'a-t-il pas parlé de cette autre
sorte de curiosité que Plutarque définissait un
désir de savoir les tares et imperfections d'au-
trui , qui est un vice (yrdinairement conjoint avec
envie et malignité ^?
CLXXVII.
La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange , parce
qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments , qu'on
ne s'ôte et qu'on ne se donne point.
Quel jugement porteriez -vous d'un moraliste
qui viendrait vous dire : Le vice n'a rien d'o-
dieux, la vertu n'a rien de louable : les crimes
de Sylla , la sagesse de Caton , choses égales , cho-
ses indifférentes, qui ne méritent ni blâme ni
louange , car elles furent l'effet d'un pouvoir que
l'homme ne peut changer ? Telle est cependant la
traduction littérale de la Maxime de la Roche-
foucauld. D'un mot il anéantit la conscience, la
raison et la liberté. Il dit à l'homme vicieux : Tu
n'es pas coupable ; à l'homme vertueux : Tes ac-
tions sont sans mérite ; à ceux qui furent grands
par la sagesse, et qui ne reçurent de leurs siè-
cles d'autres récompenses que le mépris et la mort :
Vous ne fîtes point de sacrifices; et à Socrate,
qui pour acquérir la vertu fut obligé de vaincre
tous ses penchants, de maîtriser toutes ses pas-
sions : Tu n'eus point de volonté!
CLXXXII.
Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les
poisons entrent dans la composition des remèdes. La prudence
les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement contre
les maux de la vie.
Les vices n'entrent point dans la composition
'Phitarquo, De ht Curinsitr.
rii
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
de la vertu, car ils ne pourraient y entrer sans
la détruire; mais il est quelquefois dans les ac-
tions les plus criminelles un certain mélange de
sentiments nobles et généreux, ce qui explique
l'éblouissement du vulgaire. « Lorsque les vices
vont au bien, dit Vauvenargues , c'est qu'ils sont
mêlés de quelques vertus, de patience, de tem-
pérance, de courage ou de modération. »
CLXXXIII.
Il faut demeurer d'accord , à l'honneur de la vertu , que les
plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent
par les crimes.
Qui méditerait utilement cette grande vérité,
serait en état de réfuter souvent l'auteur des
Maximes : on sent qu'il redevient homme toutes
les fois qu'il sort de son siècle.
CLXXXV.
Il y a des héros en mal comme en bien.
L'auteur a pris soin de se réfuter lui-même en
disant : « Quelque éclatante que soit une action ,
« elle ne doit pas passer pour grande lorsqu'elle
« n'est pas l'effet d'un grand dessein. « (Maxime
160.)
CXCL
On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de
la vie , comme des hôtes chez qui il faut successivement loger ;
et Je doute que l'expérience nous les fît éviter, s'il nous était
permis de faire deux fois le même chemin.
Les passions sont inconstantes , le vice ne l'est
pas; il croît, au contraire, avec le temps, qui est
le grand remède des premières. « C'est un fâcheux
« compagnon , dit Plutarque ; il n'y a point de di-
•< vorce avec lui. Il adhère aux entrailles de celui
« dont il s'est emparé, lui demeurant attaché jour
« et nuit '. » Pour bien entendre la pensée de la
Rochefoucauld, il faut donc substituer le mot pas-
sion au mot vice. C'est ainsi que l'esprit de sys-
tème dénature tout , fait tout confondre : car c'est
l'usage des passions, et non les passions elles-
mêmes qui font le vice ou la vertu. L'expérience
qui nous apprendrait à éviter nos passions, au lieu
de nous apprendre à en faire un bon usage , nous
ôterait par cela seul tous vices et toutes vertus :
elle effacerait l'homme. Mais si, en naissant, il
nous était donné de choisir entre les résultats de
la vertu et ceux du vice, nous choisirions évidem-
ment la vertu, car nous voulons être heureux,
et le vice rend misérable. « C'est, dit encore Plu-
« tarque, une chose infructueuse, stérile et iii-
« grate. Ceux qui s'y abandonnent n'ont besoin
'^ Plutarque, Du Fice et de la Vertu.
d'aucun dieu ni d'aucun homme qui les punis-
sent. Leur vie suffit assez, étant travaillée de
toute méchanceté
ce.
La vertu n'irait pas si loin, si la vanité ne lui tenait com-
pagnie.
Comment la vanité donnerait-elle la puissance
des grandes choses , elle qui rapetisse tous les no-
bles sentiments qu'elle n'étouffe pas ? Ce qui abaisse
l'homme l'élèvera-t-il? et, pour aller bien loin
dans le sentier de la vertu, faudra-t-il nous y
laisser conduire par le vice.î» Heureusement pour
l'humanité, tout est faux dans ce système; il suf-
fit de le mettre à nu pour le réfuter. C'est dans
les inspirations de notre cœur qu'il faut chercher
le mobile des actions qui l'honorent. Amour de
la patrie, amour maternel, amour de Dieu et des
hommes, voilà ce qui fait les actions sublimes.
Et quel autre sentiment eût pu vous conduire aux
Thermopyles, noble Léonidas? Et toi, généreux
Régulus, quel autre sentiment eût pu te ramener
à Carthage.î» Ah! lorsque la France vit tomber le
brave d'Assas sous le fer qu'il pouvait détourner ,
lorsqu'elle vit Rotrou courir au-devant de la mort
qui l'attendait dans sa patrie, l'évêque de Bel-
zunze et le chevalier Rose au milieu des pestifé-
rés de Marseille , elle donna à leur vertu d'autres
compagnons que l'orgueil et la vanité! elle les
récompensa par une reconnaissance qui n'était
point une envie de recevoir de plus grands bien-
faits \
ccv.
L'honnêteté des femmes est souvent l'amour de leur répu-
tation et de leur repos.
L'innocence et l'amour du devoir composent
l'honnêteté des femmes. Pour être sages et heu-
reuses, il faut qu'elles ignorent le mal, et qu'elles
vivent obscures et aimées. Celles qui , avec de la
beauté, conservent dans le monde une vertu sans
tache, méritent d'être honorées; car l'amour de
la réputation et du repos ne fera jamais une femme
sage, si elle n'y joint l'amour de la vertu.
CCXL
Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles ^ qu'on ne
chante qu'un certain temps.
L'auteur reproduit cette pensée dans la Maxime
291. (royez la note de cette Maxime).
ccxvin.
L'hj-pocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu.
^ Plutarque, Des Délais de la Justice divine,
2 Maximes 223 et 298
22,23.
DE LA ROCHEFOUCAULD.
*iia
« Oui ! comme celui des assassins de César , qui
se prosternaient à ses pieds pour l'égorger plus sû-
rement. Cette pensée, pour être brillante, n'en
est pas plus juste. Dira-t-on jamais d'un filou qui
prend la livrée d'une maison pour faire son coup
plus commodément , qu'il rend hommage au maî-
tre de la maison qu'il vole ? Non : couvrir sa mé-
chanceté du dangereux manteau de l'hypocrisie,
ce n'est point honorer la vertu, c'est l'outrager
en profanant ses enseignes ; c'est ajouter la lâcheté
et la fourberie à tous les autres vices; c'est se
fermer pour jamais tout retour vers la probité '. »
Telle est la réponse foudroyante de J. J. Rous-
seau à cette Maxime. Mais il lui est arrivé ce qui
arrive presque toujours aux adversaires de la
Rochefoucauld : pendant qu'on l'attaque d'un côté ,
il s'échappe de l'autre. En effet, J. J. Rousseau
semble n'avoir pas embrassé la pensée tout en-
tière. Lorsque le vice imite la vertu, ce ne peut
être que par intérêt : or, imiter la vertu par in-
térêt, c'est prouver que la vertu est bonne; et
prouver que la vertu est bonne, c'est lui rendre
hommage. Sous ce rapport, la pensée de la Ro-
chefoucauld est juste; et il semble que Vauvc-
nargues n'ait fait que la traduire lorsqu'il a dit :
« L'utilité de la vertu est si manifeste , que les mé-
chants la pratiquent par intérêt. »
ccxxin.
Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des mar-
chands : elle entretient le commerce ; et nous ne payons pas
parce qu'il est juste de nous acquitter , mais pour trouver plus
facilement des gens qui nous prêtent.
Cette comparaison avilissante tend à faire con-
fondre deux choses absolument opposées, l'inté-
rêt pécuniaire, qui est purement matériel, avec
une affection de l'âme qui est purement morale.
L'intérêt et la vanité , qui parfois sont les mobi-
les de nos actions , ne le deviennent jamais de nos
sentiments. S'ils l'étaient, les plus grandes re-
connaissances devraient naître des plus grands
bienfaits. Il n'en va pas ainsi. Le cœur ne calcule
point, mais il sait démêler les bienfaits du cœur
d'avec ceux qui prennent leur source dans la va-
nité; il aime tout ce qui encourage à la vertu,
et tout ce qui la récompense. Tel soldat , au champ
d'honneur, a reçu avec transport une simple épau-
lette , qui plus tard reçoit avec indifférence le bâ-
ton de maréchal. L'épaulette avait été accordée à
son mérite , le bâton de maréchal au besoin qu'on
avait de ses talents, ou à d'autres motifs politi-
ques. La reconnaissance ne s'attache donc point
a la valeur du bienfait, mais au sentiment oui
' J J. Rousseau, Réponse au roi de Pologne,
l'accorde; elle n'est donc pofnt inspirée par l'in-
térêt, mais par l'amour. Cette vérité honore le
cœur humain, mais elle n'excuse pas les ingrats,
quoiqu'elle puisse expliquer bien des ingratitudes ;
car la reconnaissance n'est pas seulement un sen-
timent, elle est aussi un devoir. Alors ce n'est
plus l'affaire du cœur, c'est celle de la vertu. L'in-
gratitude embrasse à elle seule tous les vices, et
c'est un mot heureux que celui-ci de la Roche-
foucauld : « L'orgueil ne veut pas devoir , et l'a-
« mour-propre ne veut pas payer. » (Maxime 228.)
Mais vouloir faire entrer dans la reconnaissance
les mêmes vices qui entrent dans l'ingratitude,
c'est une contradiction évidente , et que rien ne peut
ni excuser ni expliquer, à moins qu'on ne dise
encore avec la Rochefoucauld : « Nos actions sont
« comme des bouts-rimés que chacun fait rappor-
« ter à ce qu'il lui plaît. »
CCXXXVIL
Nul ne mérite d'être loué de sa bonté , s'il n'a pas la force
d'être méchant. Toute autre bonté n'est le plus souvent qu'une
pacesse ou une impuissance de la volonté.
En opposant le mot méchant sa mot bonté ^ l'au-
teur a sacrifié la vérité de la pensée à l'élégance de
la phrase. La dernière partie de la Maxime donne
le véritable sens de la première. On ne peut l'en-
tendre qu'ainsi : Nul ne mérite d'être loué de sa
bonté s'il n'a la force d'être juste; ou, en d'autres
termes , la pitié envers les méchants est une cruauté
envers les gens de bien ^ Il est facile de reconnaî-
tre que la Maxime de la Rochefoucauld est encore
une critique du caractère d'Anne d'Autriche.
CCXXXVIII.
Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart dea
hommes , que de leur faire trop de bieuw
Après avoir établi que nous ne sommes vertueux
que par intérêt , l'auteur veut établir qu'il est dans
notre intérêt de ne pas l'être. L'enchaînement du
système révèle le sens de cette pensée; c'est un
prétexte pour suivre le vice , c'est une maxime en-
courageante pour le crime , et qui semble lui pro-
mettre même du repos. Ainsi donc vous trouvez le
crime moins dangereux que la vertu, voilà vos
principes ; ainsi donc il est dans notre intérêt de
faire le mal , voilà votre morale. Sans doute le sage
qui consacre sa vie au bonheur des hommes , en
peut recevoir des outrages ; mais celui qui les frappe
et les écrase , pensez-vous qu'il soit hors de leur
atteinte? Si l'un est persécuté, l'autre est toujours
puni. L'histoire est là pour attester qu'aucun
homme n'a jamais triomphé impunément des dou-
» Bernardin de Saint-Pierre, Études de la !Vature.
214
KXAMEN CKITIQUE DES MAXIMES
leurs des hommes. Vôiis dites, Sans doute, que
cette punition est souvent tardive : qu'importe ,
pourvu que justice soit faite? « Qu'un méchant,
« dit Plutarque , soit puhi de son forfait trente ans
<' après qu'il l'a commis, est autant comme s'il
« étoit gehenfté ou pendu sur l'heure de Vêpres, et
« non pas dès îe matin \ » Mais je vais plus loin.
S'il est vrai que la victime soit toujours plus heu-
reuse que les persécuteurs, que deviennent vos
principes ? et ici je ne demande d'autre juge que
vous-même; vous prononcerez dans votre propre
cause ; et c'est une cause où le méchant se con-
damne ; car , dit encore Plutarque : « !1 n'y a homme
« de si bas coeur qui n'aimât mieux êtrie Thémisto-
« cle tout banni , que non pas I.éobates , celui qui
« le fit bàUnir; et Cicéron, qui filt déchassé, que
« non pas Clodius qui le chassa ; ou Timothée , qui
« fut contraint d'abandonner son pays, qu'Aristo-
« phon son accusateur; ou Socrate mourant , qu'A-
« nitus qui le fit mourir *. » Il est donc moins dan-
gereux de faire du bien aux hommes que de leur
faire du mal. L'histoire l'atteste, la conscience
l'atteste , et toutes deux parlent comme l'Écriture :
« La méchanceté ne sauvera point celui qui est
« méchant ^ »
CCXLVII.
La fidélité qai paraît en la plupart des hommes , n'est qu'une
invention de l'amour-propre pour attirer la confiance ; c'est
un moyen de nous élever au-dessus des autres , et de nous
rendre dépositaires des choses les plus importantes.
Avec une semblable idée de la fidélité , comment
la Rochefoucauld a-t-il pu se plaindre de l'ingrati-
tude d'Anne d' Autriche ? Cette reine ne pouvait-elle
pas lui dire : Vous avez été jfidéle à mes intérêts ,
mais c^était une invention de votre amour-pro-
pre pour attirer ma confiance^ que je ne puis
vous donner ; en un mot , je ne dois aucune recon-
naissance à une fidélité dont j'ai été le but et non
l'objet? Qu'aurait-il pu répondre? Payer l'amour-
propre par l'ingratitude , c'est l'estimer à sa juste
valeur : qui adopte les principes doit en supporter
les conséquences; ce sont les fruits de l'arbre, ne
le secouez pas si vous craignez leur amertume.
Heureusement qu'il est toujours auprès des vices
que la Rochefoucauld décrit , une vertu qu'il ou-
blie. La fidélité n'est point une invention de l'a-,
mour-propre , elle est une condition de l'honneur.
Dans le monde, on n'excuse l'infidélité que chez
les amants ; et quand l'amour est fidèle on en fait
une vertu. Pour être juste, l'auteur devait dire :
La fidélité qui parait en la plupart des courtisans ,
^ Plutarque, Des Délais de la Justice divine.
^Plutarque, Du Bannissement.
' Ecclésiast. , chap. XIV.
et non en la plupart des hommes. Quand on a eu
le malheur de vivre à la cour, on peut avoit acquis
le droit de juger les courtisans , mais non celui de
calomnier le genre humain.
GCLL
Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien , et d'autres
qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.
Répétition des Maximes 90, 155 et 278. Ainsi,
dans un des ouvrages les plus courts de notre lan-
gue, la même pensée se retrouve quatre fois.
CCLin.
L'intérêt met en œuvre toutes sortes de vertus et de vices.
Répétition de la Maxime 187.
CCLVIL
La gravité est un mystère du corps , inventé pour cadier les
défauts de l'esprit.
Il ne peut être question ici que de la gravité af-
fectée. On sait que le duc de la Rochefoucauld
voulut avoir sur cette Maxime l'avis de deux per-
sonnes d'un caractère bien différent , le grand Ar-
nauld et Ninon de Lenclos ; Arnauld approuva la
Maxime, Ninon la condamna. 11 est malheureux
qu'on ne nous ait pas conservé les raisons qui du-
rent appuyer ces deux jugements contraires.
CCLVIIL
I^ bon goût vient plus du jugement que de l'esprit.
Pour montrer combien cette Maxime est incom-
plète, il faut établir les principes.
Il y a deux espèces de goût bien distincts, le
goût fondé sur le jugement de l'esprit, et le goût
fondé sur le jugement du cœur : l'un est intelli-
gence, l'autre sentiment; l'un s'éclaire par l'étude,
l'autre est inspiré par la nature : leur réunion peut
seule composer le goût parfait. Ces deux espèces
de goût sont distribuées avec une grande inégalité:
celui qui vient du cœur et qui s'exerce sur les beau-
tés morales appartient à tous les hommes; et, à
cet égard , on ne peut trop admirer la suprême sa-
gesse qui a répandu, avec tant de profusion, les
facultés nécessaires à notre existence, et qui ne
s'est montrée avare que des talents inutiles à iiO-
tre bonheur. Ainsi , dans tout ce qui tient au sen-
timent et à la vertu , notre goût est éclairé par la
nature : c'est l'âme qui juge alors, et tous les
hommes ont reçu assez de sensibilité pour r^on-
naître ce qui leur est bon , et pour en porter un
jugement. Il n'en est pas de même du goût qui
vient de l'intelligence , et qui s'exerce sur les œu-
vres de l'esprit. Celui-là est plus rare : il n'a été
donné qu'à un petit nombre d'hommes , parce qu'il
n'était pas utile à tous. C'est un Juge qui analyse
DE LA ROCHEFOUCAULD.
216,
les plaisirs , qui y ajoute ou qui en retranche ; c'est
un choix plus ou moins délicat , ce n'est jamais
ime inspiration. Lorsque dans une immense as-
semblée le vieil Horace prononce le fameux QuHl
mourût! l'amour dé la patrie qui pénètre le cœur
de ce malheureux père est compris de la multi-
tude, qui prononce le même jugement parce qu'elle
a ressenti la même émotion. Mais quelle différence
dans ce qui tient au goût de l'esprit! A la pre-
mière représentation du Misanthrope , au moment
où Oronte consulte Alceste sur ces vers ,
Belle Philis , on désespère
Alors qu'on espère toigours I
les applaudissements s'élevèrent de toutes les par-
ties de la salle, et le public trouva charmant le
sonnet que Molière lui présentait comme un mo-
dèle de ridicule. La foule ne se serait pas méprise
ainsi sur des beautés morales ou héroïques. L'âme
de Corneille pouvait élever l'âme de ses auditeurs :
elle était sûre d'y trouver des sentiments que son
génie savait réveiller; mais il fallait plus de temps
à Molière pour éclairer l'intelligence du public,
former son goût, instruire son esprit. Il résulte
des principes que nous avons établis, que les ju-
gements du cœur et ceux de l'esprit n'étant que
les conséquences des impressions reçues, ils se-
ront d'autant plus profonds que l'un aura plus de
sensibilité, et l'autre plus de lumière.
Cette division entre le goût qui vient de la sen-
sibilité et le goût qui vient de l'mtelligence , jette
une grande lumière sur les divers jugements que
nous portons des mêmes choses aux divers âges
de la vie. Dans la jeunesse, on prend facilement
l'exagération pour de la grandeur , l'affectation pour |
de l'esprit, la hauteur pour de la noblesse. C'est
ainsi qu'on préfère d'abord Sénèque à Cicéron,
Lucain à Virgile, Ovide à Horace, parce que l'ex-
périence et l'étude peuvent seules nous apprendre
à connaître l'opposition qui règne entre ces pré-
tendues beautés et la nature. Aussi voit-on nos ju-
gements changer à mesure que le goût de l'intelli-
gence se perfectionne. Alors on rentre dans la
vérité.
J'étais poor Ovide à vingt ans ,
Je suis pour Horace h quarante ,
a dit un poète ; et en parlant ainsi il faisait l'his-
toire complète du goût.
RevenantdoncàlaMaxime de la Rochefoucauld,
nous conclurons de nos observations , que le goût
parfait ne vient pas plus du jugement que de l'es-
prit, mais qu'il naît de la réunion d'un bon esprit
rt d'un bon cœur.
CCLX. -..i-v--^' •■•■
La civilité est un désir d'en recevoir, et d'être estimé poli.
La civilité est l'art de rendre à chacun ce qui lui
est dû, suivant son sexe, son âge, son rang ou
son mérite; c'est l'art de laisser chacun à sa place
sans sortir de la sienne : dans un certain monde
tout cela se fait par habitude, et peut-être la pen-
sée de la Rochefoucauld n'est-elle applicable qu'fi
ceux qui ont besoin d'y songer.
CCLXL
L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens va[
un second amour-propre qu'on leur inspire.
C'est par l'amour-propre qu'on excite l'émula-
tion, et l'émulation du premier âge fait l'ambition
de toute la vie. Vous me répétez sans cesse : Sois
le premier; vous m'excitez à devenir dominateur,
envieux et jaloux; vous éveillez les passions, puis
vous vous étonnez de leur ouvrage! Quel fruit
prétendiez -vous donc recueillir d'une éducation
dont le mobile est un vice, si ce n'est le vice ou
même le crime , les succès de quelques-uns et le
malheur de tous.? Telles sont les conclusions rigou-
reuses d'une Maxime dont il faut savoir gré à l'au-
teur, car elle a inspiré de belles pages à J. J. Rous-
seau; et Rernardin de Saint-Pierre aurait pu la
prendre pour épigraphe de l'excellent traité d'édu-
cation qui termine les Études de la Nature.
CCLXIÏ.
Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si
puissamment que dans l'amour; et on est toujours plus dis-
posé à sacrifier le repos de ce qu'on aime, qu'à perdre le sien.
Comme si l'on pouvait sacrifier le repos de ce
qu'on aime sans perdre le sien? Remarquez que
Vamour de soi n'est ici que l'égoïsme. Helvétius
et les philosophes du dix-huitième siècle ne l'ont
pas autrement entendu. Ils savaient bien qu'avilir
l'origine de nos sentiments , c'était avilir l'homme ;
et comme la Rochefoucauld , leur maître , ils es-
péraient nous dérober la vérité à la faveur d'une
définition incomplète. Il est donc indispensable de
remonter à la source des passions humaines , afin
de décider si notre nature est bonne ou mauvaise ,
c'est-à-dire si l'amour de soi doit être confondu
avec l'égoïsme , et si l'homme est un être mépri-
sable ou divin.
L'amour de soi existe dans tous les hommes,
mais il se partage en deux sentiments divers qu'il
est important de bien distinguer : l'un nous dirige
vers les choses physiques , l'autre vers les choses
morales. C'est le double flambeau de notre doubU»
nature. Nous donnons au i)romier le nom iVinU-
216
EXAMEN CRITIQUE ÏJ£S MAXIMES
rêi physique , parce qu'il est le moteur de toutes
les actions qui n'ont d'autre but que le bien-être
matériel ; intérêt trompeur qui nous persuade trop
souvent que le mal peut produire le bien. La dé-
bauche, les friponneries, la lâcheté, ce qui amuse
les sens, ce qui sauve le corps aux dépens de la
vertu, sont les objets de cette passion. Si quel-
quefois elle inspire de bonnes actions , c'est qu'elle
espère recevoir plus qu'elle ne donne ; se montrer
bienfaisant, généreux, magnanime, pour acquérir
des richesses ou de la considération , c'est calculer,
c'est opérer des échanges : or, comment un pareil
commerce pourrait-il constituer la vertu , lorsqu'il
ne peut faire un honnête homme qu'autant qu'il y
a quelque chose à gagner? Mais il est un intérêt
d'un ordre supérieur qui, loin de nuire à la pureté
de nos actions, les rend dignes des regards de
Dieu; nous lui donnons le nom d'intérêt moral y
parce que, négligeant tous les biens matériels, il
ne s'attache qu'à ceux de l'âme ; et il ne faut pas
le considérer comme l'ennemi du corps, il n'est
que l'ennemi des excès. Être vertueux , c'est donc
agir dans notre véritable intérêt , c'est s'aimer soi-
même , mais d'un amour dont les effets se répan-
dent avec bienveillance autour de nous. Car, il faut
le remarquer, toutes les actions qui sont dans no-
tre intérêt moral sont en même temps dans l'in-
térêt du genre humain, tandis que toutes les
actions qui sont dans notre intérêt physique se
concentrent dans un égoïsme fatal aux autres hom-
mes et à nous-même. Mourir comme Socrate,
c'est agir dans l'intérêt moral ; vivre comme Any-
tus , c'est agir dans l'intérêt physique : l'un nous
avilit, l'autre nous élève : l'un ne s'étend pas au
delà des choses de la terre , l'autre va chercher sa
récompense jusque dans le ciel ; et cependant il est
vrai de dire que chacun rapporte tout à soi , mais
avec cette différence que le centre de l'intérêt phy-
sique , c'est le moi matériel , et que le centre de
l'intérêt moral , c'est l'humanité tout entière.
Les effets de ces detix intérêts ne sont pas moins
opposés que leurs passions. L'intérêt physique est
purement sensuel : celui qui s'y abandonne sacrifie
tout à lui, et ses sacrifices le laissent dans une
volupté insatiable et mécontente : ne pouvant sor-
tir de ses vices , il marche ainsi vers la mort , à
qui il voudrait en vain ne présenter qu'une vile
poussière. L'intérêt moral, au contraire, est pu-
rement intellectuel ; il sacrifie tout aux autres , et
de ses plus grands sacrifices naissent ses plus dou-
ces jouissances. Que Vincent de Paul semble s'ou-
blier soi-même en prodiguant ses biens et ses jours
aux malheureux, qu'il pousse l'abnégation jusqu'à
se charger des chaînes d'un forçat pour le sauver
du désespoir, il reçoit un contentement au-dessus
de ce qu'il donne; dans ce sens, il est vrai de dire
qu'il travaille à son bonheur en songeant à celui
d'un autre ; c'est donc son intérêt qu'il suit ; inté-
rêt vertueux qui entre dans les sentiments qui
nous portent vers le ciel !
Ainsi l'amour de soi se divise en deux intérêts :
de l'un vient notre faiblesse , de l'autre vient notre
force; l'un est un faux calcul de l'esprit, l'autre
est une sublime inspiration de l'âme; et, comme
nous donnons au premier le nom d'égoïsme , nous
donnerons au second le nom de sagesse. Pris dans
ce dernier sens , l'amour de soi devient un senti-
ment que la conscience éclaire et qui produit la
vertu; et pour tout résoudre par un exemple,
voyez ce que l'intérêt physique fit de Tibère et de
Cromwell , voyez ce que l'intérêt moral fit de So-
crate et de Fénélon.
Cette distinction peut jeter un grand jour non-
seulement sur le livre de la Rochefoucauld , mais
encore sur ceux d'Helvétius et de ses disciples. Si
tout nous semble vil dans l'homme des philoso-
phes, c'est qu'ils ont confondu, à dessein, ces
deux sortes d'intérêt, ou, pour mieux dire, c'est
qu'ils ont présenté l'intérêt physique comme le
mobile de toutes nos actions , quoiqu'il ne soit que
la source de nos vices. Quant à la Maxime qui a
servi de texte à ces réflexions, elle reçoit naturel-
lement l'application de nos principes. Celtd qui est
plus disposé à sacrifier le repos de ce qu'il aime
qu'à perdre le sien , n'aime pas même sa maîtresse
comme il devrait aimer son prochain ; et si l'on
veut appeler cela de l'amour, il ne faut pas au
moins en chercher la source dans l'intérêt moral.
En terminant , nous remarquerons que la Maxime
de la Rochefoucauld a été mise en vers par Cor-
neille, dans la troisième scène du premier acte de
Bérénice; et, sans examiner si de pareilles idées
sont bien à leur place dans une tragédie, nous
mettrons sous les yeux du lecteur ce passage vrai-
ment singulier : ;..,,, r, tfiF'ïa of/!
' DOMITIÏW. t i « ?lb '
Je trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime^ 1't«V{*j»*'*<'
Quand elle ne regarde et n'aime f/ue soi-même. r^fj;^^
ALBIN. '^hi^ -
Seigneur, s'il m'est permis de parler librement, p^ ^''f *
Dans toute la nature aime-t-on autrement? '■ !n '«'5 >*
L'amour-propre est la source eu nous de tous les autres^ .
C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres : . ,.
Lui seul allume , éteint ou change nos désirs ,
I^s objets de nos vœux le sont de nos plaisirs. *n'"^.
Vous-même qui brûlez d'une ardeur si fidèle.
Aime/.- vous Domitie ou vos plaisirs en elle?
^T>E lA ROCHEFOUCAULD.
•■^■i*
217
Kt quanti vous aspirez ii des liens si doux ,
Est-ce pour l'amour d'elle ou pour l'amour de vous?
De sa possession l'aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée;
Mais si vous connaissiez quelques destins meilleurs,
Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs.
Sa conquête est pour vous le comble des délices;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices;
C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer ,
Et vous n'aimez que vous quand vous croyez l'aimer.
Il faut convenir que Domitien doit être un peu
étourdi d'une semblable tirade; et l'on peut, sans
nuire à la mémoire du grand Corneille, rendre à
la Rochefoucauld tout l'honneur de ce raisonne-
ment.
CCLXIII.
Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la va-
nité de donner , que nous aimons mieux que ce que nous
donnons.
L'action de celui qui donne étant celle d'un
égoïste, les sentiments de celui qui reçoit seront
ceux d'un ingrat. Que penseriez-vous d'un malheu-
reux dont une main généreuse viendrait soulager
la misère, et qui remercierait son bienfaiteur en
lui disant : rotre libéralité n'est que de la va-
nité, qice voîis aimez mieux que ce que vous
me donnez? Est -ce donc là ce que votre philo-
sophie peut nous apprendre ? Certes , on ne sau-
rait trop le répéter, une maxime qui pourrait
détruire le repos du genre humain ne peut être
qu'une maxime fausse. Ici, vous tuez la recon-
naissance dans l'âme du malheureux; plus loin,
vous tuerez la pitié dans l'âme du bienfaiteur. Vous
ôtez à la créature la plus faible les deux seuls re-
fuges de sa misère, la pitié et la bienfaisance. Je
ne dis rien de la religion , vous n'en parlez pas ;
et pour remplacer ces biens inestimables, je ne
vois dans votre livre que le mépris de nous-mêmes ,
la crainte de la mort, la haine des hommes, et
l'oubli de Dieu !
"Ainsi, plus on avance dans l'étude de ce livre ,
etf'plus on est tenté de lui appliquer ces paroles de
Montaigne : « De tant d'âmes et effets qu'il juge ,
« de tant de mouvements et de conseils , il n'en
« rapporte jamais un seul à la vertu , à la reli-
« gion , à la conscience ; comme si ces parties-là
« étoient du tout éteintes au monde : et de toutes
« les actions pour belles par apparence qu'elles
« soient d'elles-mesmes , il en rejette la cause à
« quelque occasion vicieuse , ou à quelque profit.
« Il est impossible d'imaginer que parmi cet infini
« nombre d'actions de quoi il juge , il n'y en ait
« eu quelqu'une produite par la voie de la raison.
a Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si
« universellement que quelqu'un n'échappe à le
e contagion. Cela me fait craindre qu'il y ait un
« peu de vice de son goût; et peut être advenu
« qu'il ait estimé un autre selon soi '. » '^
CCLXIV. ^ ^^ji( f^
La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux
dans les maux d'autrui; c'est une habile prévoyance des mal-
heurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux
autres , pour les engager à nous en donner en de semblables
occasions; et ces services que nous leur rendons sont, à pro-
prement parler, des biens que nous nous faisons à nous-
mêmes par avance.
En nous livrant à la douleur, Dieu nous donna
la pitié ; la pitié si dédaignée des gens heureux, et
qui est un baume salutaire pour les infortunés. Ce
sentiment est un des liens de la société , car il
unit le fort au faible, le premier au dernier; et
cela par un mouvement naturel que la bienfaisance
suit aussitôt. La Rochefoucauld veut y trouver
une habile prévoyance des malheurs où nous pou-
vons tomber j il se trompe : nous n'avons pas la
crainte de redevenir enfant; cependant c'est l'âge
qui inspire les plus vifs sentiments de pitié. L'as-
pect d'un homme souffrant nous touche, mais
nous courons vers l'enfant dont les cris nous ap-
pellent. Des peuples barbares contempleront avec
une stupide indifférence l'incendie d'un palais, ou
la ruine d'un empire; mais jamais ils ne verront,
sans être émus, des enfants en bas âge suivre
tout éplorés le corps de leur mère au tombeau.
Tant qu'il y aura des hommes , la pitié restera sur
la terre , parce que tant qu'il y aura des hommes ,
il y aura des malheureux.
Qu'on ne s'étonne point, au reste, de l'erreur de
la Rochefoucauld; on peut dire ici sans le ca-
lomnier qu'il a écrit selon son cœur, puisque, dans
le portrait qu'il trace de lui-même , il ne craint pas
de s'exprimer ainsi sur la pitié : « On peut té-
« moigner beaucoup de compassion , car les mal-
« heureux sont si sots, que cela leur fait le plus
« grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il
« faut se contenter d'en témoigner, et se garder
« soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui
« n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien
« faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on
« doit laisser au peuple, etc.» Cet aveu est non-
seulement la plus grande injure qu'un homme
puisse se faire à lui-même , c'est encore une réfu-
tation complète de tout ce que l'auteur a écrit de
la pitié. Comment aurait -il apprécié un senti-
ment qu'il regardait comme une faiblesse, et dont
il se défendait comme d'un vice ? Mais ne l'accu-
» Esmis, Iivrell,chap. lo.
218
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
sons ni d'ignorance, ni d'insensibilité; cherchons
plutôt à pénétrer le secret de sa pensée, et nous
apprendrons pourquoi il a jeté tant de mépris sur
la pitié. Tout se lie dans ce système où tout sem-
ble dispersé sans ordre , et la Maxime qu'on vient
de lire est la conséquence du livre entier. La pitié
est un sentiment naturel qui tend à modérer dans
chacun l'activité de l'amour de soi'. Elle ne réflé-
ctnt pas, elle agit; par ses inspirations le bien est
fait avant qu'on sache que c'est le bien, et quel-
quefois contre notre intérêt. C'est une loi de la
nature qui prouve notre misère , car elle ne pou-
vait être donnée qu'à des êtres destinés au malheur;
mais aussi c'est un sentiment généreux qui prouve
notre excellence, car il inspire des actions ver-
tueuses à ceux mêmes qui croient n'être guidés
que par l'égoïsme. On voit maintenant comment
la pitié détruit le système de la Rochefoucauld ,
qui s'est vu forcé de la nier, ou de renoncer à son
livre. Nous disons qu'il nie la pitié, car donner
un motif intéressé à un sentiment qui précède
toute réflexion, c'est nier le sentiment; et nier le
sentiment , c'est nier l'action qui en est la suite :
ce qui est absurde. Veut-on dire seulement que, la
première émotion affaiblie, il se fait un retour
sur nous-mêmes? cela est possible; mais ce re-
tour intéressé qui peut combattre la pitié ne doit
pas être confondu avec elle. La pitié est pure, su-
blime , naturelle : c'est la marque de l'humanité !
par elle les êtres les plus dépravés exercent encore
des vertus involontaires , et sans doute elle nous a
été donnée afin que les méchants mêmes ne pussent
passer sur la terre sans avoir senti qu'ils sont
hommes !
CCLXXL
La jeunesse est une ivresse eontiouelie ; c'est la fièvre de la
raison.
Fénélon a marqué d'une manière admirable,
dans le quatrième livre de Télémaque, ce temps
d'ivresse que la Rochefoucauld appelle la fièvre
de Ja raison. Vénus apparaît en songe au fils
d'Ulysse: « Jeune Grec, lui dit-elle, tu vas en-
« trer dans mon empire. » Télémaque est au
printemps de la vie, et il touche aux rives char-
mantes de l'île consacrée à la déesse. Dans la des-
cription de ces lieux, l'auteur semble vouloir épui-
ser toutes les séductions de l'amour; en l'écoutant,
on sent fondre son âme, elle se perd dans un
torrent de délices , et de tous côtés la volupté l'ef-
fleure comme le souffle d'un vent gracieux : « O
' Rousseau , Discours sur l'origine de Vinégalité , etc. ,
p. loi.
<« malheureuse jeunesse ! s'écrie Télémaque, ô dieux
« qui vous jouez cruellement des hommes, pour-
« quoi les faites-vous passer par cet âge qui est
« un temps de folie et de fièvre ardente! » D'a-
bord on est tenté de dire comme lui ; mais bien-
tôt on comprend que les jours d'épreuve sont
nécessaires pour nous apprendre le prix de la sa-
gesse. Les amertumes de la volupté révèlent à
Télémaque les délices de la vertu; de la vertu
qu'on ne peut voir sans ravissement, et que Fé-
nélon ne présente pas comme un devoir, mais
comme un moyen de bonheur. A son doux aspect,
le fils d'Ulysse , qui voulait mourir pour fuir l'es-
clavage, demande l'esclavage comme une faveur
pour fuir le vice. Les maux de la fortune ne lui
semblent plus que des peines légères, car il a
compris que les plus grands malheurs des hommes
sont ceux où ils tombent par les crimes^. Quel
chef-d'œuvre que ce quatrième livre! c'est un
hymne à la vertu ; c'est , avec le livre VII et le li-
vre XXIV , tout ce qu'il a été donné aux hommes
d'écrire de divin.
CCLXXV.
Le bon naturel, qui se vante d'être si sensible, est souveinl
étouffé par le moindre intérêt.
Le bon naturel a plus de force que ne lui en
suppose l'auteur des Maximes. Voyez tout ce qu'il
inspire à l'enfance et à la jeunesse ! que de nobles
actions, que de sublimes sentiments il fait jaillir
de notre âme , avant que nous sachions que ce sont
des vertus ! Il dure vingt ans , trente ans ; il pour-
rait durer toujours; l'éducation, le mondes
l'exemple , la corruption générale, les récompenses
accordées au vice, le ridicule jeté sur la vertu,
tout travaille à le détruire , et cependant il résiste
encore ; il faut pour l'étouffer les efforts de la so-
ciété entière. Lorsque vous dites que le plus faible
intérêt peut remporter une aussi grande victoire,
c'est que vous ne demandez rien au passé. La
dernière goutte ne vide pas le verre, elle achève
de le vider ; un petit intérêt ne tue pas le bon na-
turel, il achève de le tuer. Chose digne de re-
marque! la société même recomiaît cette force,
car si elle ne la reconnaissait pas , oserait-elle flé-
trir ceux qui tombent dans la bassesse et le crime .î*
Les parents qui se méconnaissent, les frères que
l'intérêt divise, les enfants qui poursuivent leurs
pères, les pères qui haïssent leurs enfants, tous
sont livrés au mépris ou à l'exécration publique.
La société semble leur dire : Vous aviez assez de
force pour me résister, et j'ai le droit de punir
» Maxime 183.
ié i^\ ROCHËFOIJC/^ULD.
votre faiblesse. Après cette vengeance de la so-
ciété, il y a celle de la conscience et celle de Dieu.
Terminons en faisant observer que l'auteur cher-
che à affaiblir l'effet du bon naturel par les mêmes
motifs qui l'ont porté à flétrir la pitié. Une fois la
pitié et le bon naturel chassés de notre cœur , il
ne reste plus qu'un être méchant : l'homme de
la Rochefoucauld. ( Foyez la note de la Maxime
274).
CCLXXXV.
La magnanimité est assez définie par son nom ; néanmoins
on pourrait dire que c'est le bon sens de l'orgueil , et la voie
ia plus noble pour recevoir des louanges.
On dit d'un prince qui a dé la grandeur, de
l'élévation naturelle, qu'il est tnagnanime. Appeler
ces heureuses dispositions le bon sens de l'orgueil,
c'est montrer jusqu'à l'évidence la vanité d'un
système qui, ne pouvant anéantir toutes les vertus,
recourt à de si misérables subtilités pour empoi-
sonner leur source.
Cette pensée est encore une preuve que l'auteur
n'a voulu juger que la cour et les hommes de
cour, car la magnanimité est une vertu de prince
comme la clémence : c'est pour eux seuls que ces
mots existent. Dans le monde vulgaire, ces vertus
prennent le nom de bonté et de générosité.
CCXCI.
Le mérite des hommes a sa saison aussi bien que les Truils.
Répétition de la Maxime 211. Cette pensée ne
doit être appliquée qu'à une certaine fleur de ré-
putation qui dure chez les hommes à peu près
autant que la beauté cliez les femmes. Quant au
vrai mérite, il est inaltérable; le temps, loin de le
détruire , en augmente l'éclat : je n'en veux d'au-
tre exemple que la vie entière de ces héros , de ces
ministres ) de ces magistrats, éternel honneur de
la patrie : Sully, Bayard, l'Hospital , et vous
aussi, grand Condé, illustre Turenne, vous dont
la Rochefoucauld fut assez malheureux pour mé-
connaître la gloire , et qu'une aveugle passion
voulut peut-être désigner dans cette Maxime.
CCXOHL
La iiftodératiort ne peut avoît le mérite t*e combattre l'am-
bition et de la soumettre; elles ne se trouvent jamais ensemble.
La modération est lu langueur et la paresse de l'Ame, comme
l'ambition en est l'activité et l'ardeur.
La modération des hommes qui, suivant l'ex-
pression de la Rochefoucauld, n'' oni pas la force
d'être méchants, ust paresse et non vertu. Mais
la modération de Marc-Aurcle et de saint Louis,
relie de Scipion et de Bayard , est force d'âme et
210
non langueur. « La modération des grands hommes,
dit Vauvenargues, ne borne que leurs vices. » Or,
l'ambition est toujours un vice lorsqu'elle n'est
pas un crime : la modération peut donc combattre
l'ambition et la soumettre, elle peut aussi la ser-
vir; mais alors elle n'est plus qu'un effet de la
politique : tel fut le pardon d'Auguste. Au reste ,
il est utile de remarquer que l'auteur ne veut peut-
être détruire la modération que parce qu'il a déjà
tenté de détruire la clémence , qui en est la suite
naturelle. Mais il n'est pas toujours d'accord avec
lui-même; et l'on s'étonne, par exemple ^ de le
voir nier ici ce qu'il avoue quelques lignes plus
loin , lorsqu'il dit : « On a fait une vertu de la
« modération pour borner l'ambition des grands
« hommes. » (Maxime 308). Or, je le demande,
comment la modération pourra-t-elle borner l'am-
bition, si, comme vous le dites id, elles ne se trou-
vent jamais ensemble ? J'ajoute que votre définition
conduit à un résultat absurde. Si la modération
est la paresse de l'âme , si l'ambition en est l'acti-
vité, il faut en conclure que le repos de l'âme est
une vertu , et que son action est un vice ou un
crime. Voilà cependant ce que vous avez dit, et
ce que peut-être vous n'avez pas cru dire.
CXXNW.
Il est aussi honnête d'être glorieux avec srâHDènae, qu'il e«t
ridicule de l'être avec les autres.
Cette Maxime est digne d'Épictète et de Socrate.
Être glorieux avec soi-même , c'est connaître la di-
gnité de sa nature et la respecter ; c'est être mo-
deste , sobre , continent , rougir du vice et se parer
de vertus.
cccx.
Il arrive quelquefois des accidents <lans la vie, d^où il faut
être un peu fou pour se bien tirer.
Cette pensée rappelle peut-être les aventures du
marquis de Pomenars , sa gaieté , ses folies et ses
procès criminels , oii il ne s'agissait de rien moins
que de sa vie. Madame de Sévigné nous a conservé
plusieurs traits de cet homme singulier : tantôt
elle le peint sollicitant ses juges avec une longue
barbe, sous prétexte qu'il n'était pas assez fou
pour prendre soin d'une tête que le roi lui dispu-
tait ; tantôt elle le montre chez M. de la Roche-
foucauld, le nez dans son manteau, et caché parmi
les laquais, pour entendre une lecture du grand
Corneille, attendu, dit-elle, que le comte de Créance
le veut faire pendre, quelque résistance qu'il y
fasse. « L'autre jour ( dit-elle encore à sa fille ) ,
« Pomenars passa par ici ; il venait de Laval , où
« il trouva une grande assemblée de peuple II de-
220
EXAMEN CRITIQUE DES MA.XIMES
« manda ce que c'était : C'est , lui dit-on , que Ton
« pend en effigie un gentilhomme qui a enlevé la
« fille de M. le comte de Créance. Cet homme-là .
« c'était lui-même. Il approcha , et trouva que le
« peintre l'avait mal habillé; il s'en plaignit, puis
« il alla souper et coucher chez le juge qui l'avait
« condamné. Le lendemain, il vint ici se pâmant
« de rire ; il en partit cependant de grand matin. »
Pomenars ayant été poursuivi pour crime de fausse
monnaie, gagna son procès, et fut ensuite accusé
d'avoir payé les épices de son arrêt en fausses
pièces. Quoi qu'il en soit, ses aventures se termi-
nèrent assez heureusement ; et sans doute on peut
dire, avec la Rochefoucauld, qu'W fallait être un
peu fou pour s'en bien tirer.
CCCXII.
Ce qui fait que les amants et les maltresses ne s'ennuient
point d'être ensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'eux-
mêmes.
Parler de soi est un plaisir dont le charme dure
peu. L'égoïsme et l'amour-propre font une pauvre
conversation; ce n'est pas au moins celle de l'a-
mour. Les amants se plaisent ensemble , non parce
qu'ils parlent d'eux , mais parce qu'ils s'aiment.
cccxvn.
Ce «'est pas un grand malheur d'obliger des ingrats ; mais
c'en est, un insupportable d'être obligé à un malhonnête
homme.
Cela doit s'entendre seulement du vulgaire; car
c'est le sort inévitable des rois d'être obligés à de
malhonnêtes gens , et de les servir pour en être
servis.
CCCXIX.
On ne saurait conserver longtemps les sentiments qu'on
doit avoir pour ses amis et pour ses bienfaiteurs , si on se laisse
la liberté de parler souvent de leurs défauts.
Il y a dans cette pensée une observation délicate,
et un sentiment exquis des convenances du cœur.
On aime à surprendre l'auteur dans un de ces mo-
ments où il oublie qu'en étendant trop la critique
de son siècle il s'était fait le calomniateur du genre
humain.
CCCXXII.
Il n'y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d'être
méprisés.
On pourrait dire avec autant de vérité : Le
comble de la bassesse est de ne plus craindre le
mépris.
cccxxni.
Notre sagesse n'est pas moins à la merci de la fortune que
nos biens.
Est-ce donc que la volonté de l'homme dépend
de la fortune ? Non , il peut commander ou obéir;
qu'il fasse un choix, il lui est loisible. ( f^oyez la
note de la Maxime 6).
CCCXXVI.
Le ridicule déshonore plus qœ le déshonneur.
Grâce au ciel , ce qui déshonore , c'est le vice 1
Pour être vrai, il fAllait dire : Le ridicule est plus
nuisible que le déshonneur. Et cela ne vient pas
d'une corruption générale , mais de ce que le ridi-
cule qui s'ignore se présente hardiment et de
front ; tandis que le vice qui se connaît cache son
déshonneur sous des marques d'honneur ou sous
le masque de l'hypocrisie.
CCCXXVII.
Nous n'avouons de petits défauts que pour persuader que
nous n'en avons pas de grands.
Cette Maxime est reproduite avec quelques mo-
difications sous les numéros 383 et 442.
CCCXXXII.
Les femmes ne connaissent pas toute leur coquetterie.
L'auteur a dit un peu plus haut : « Il s'en faut
« bien que nous connaissions toutes nos volontés. »
(Maxime 295).
CCCXXXIV.
Les femmes peuvent moins surmonter leur coquetterie que
leur passion.
Dans l'ordre de nos sociétés, les femmes étant
presque toujours sacrifiées aux convenances de la
fortune , il arrive que la plupart d'entre elles res-
tent indifférentes et coquettes ; car chez les femmes
la coquetterie suit l'indifférence, et ceci est un
heureux caprice de la nature , et non une déprava-
tion du cœur. Effectivement , cet art d'attirer la
foule, ou, si l'on veut, ce désir de plaire à tous,
ne leur est donné que pour choisir celui qu'elles
doivent aimer : le choix fait , la coquetterie devient
inutile et s'évanouit. Cette observation est si
vraie, que l'auteur l'a répétée deux fois dans les
Maximes 349 et 376, qui peuvent servir de réfu-
tation à celle-ci.
CCCXXXVI.
Il y a une certaine sorte d'amour dont l'excès empêche la
jalousie.
Cette pensée est la suite naturelle de celle-ci : « Il
« y a dans la jalousie plus d'amour-propre que
« d'amour. » (Maxime 324).
CCCXXXVIII.
Lorsque notre haine est trop vive, elle nous met au-dessous
de ceux que nous haïssons.
t)E LA R
^.F
km
mm^
22 i
Elle produit toujours cet effet ; le degré n'y fait
ïien. La haine de l'homme ne doit jamais entrer
dans le cœur de l'homme. Il faut avoir de la com-
passion pour les méchants , et ne haïr que leurs
vices. « Garde-toi, dit Marc-Aurèle, de ressentir
« pour ceux mêmes qui sont inhumains , autant
« d'indifférence que le vulgaire en éprouve pour le
« vulgaire. » Remarquez que cette douce pitié que
nous recommande Marc-Aurèle est dans notre in-
térêt comme toutes les vertus, car elle remplit
l'âme d'un sentiment de bienveillance et d'amour,
tandis que la haine est un effort douloureux pour
le méchant lui-même; elle met en nous la peine
du mal que nous voulons à autrui.
CCCXXXIX.
Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu'à proportion
de notre amour-propre.
L'amour-propre, l'amour de soi, l'orgueil, la
vanité, que l'auteur des Maximes confond sans
cesse, peuvent augmenter ou diminuer les biens
factices qu'ils nous donnent, mais leur pouvoir ne
va pas plus loin; et, par exemple, je voudrais que
le duc de la Rochefoucauld pût me dire quel se-
cours il tirait de l'amour-propre pour adoucir les
tortures de la goutte, et comment cette passion
vint à son aide lorsqu'en 1672 il apprit en un
même jour qu'un de ses fils était mort au passage
du Rhin, un autre blessé, et que la cour pleurait
la perte du jeune duc de Longueville , qu'il chéris-
sait comme ses propres enfants. Madame de Sévi-
gné , témoin de ce désastre , écrit à sa fille : « J'ai
« vu son cœur à découvert dans cette cruelle aven-
« ture : il est au premier rang de ce que j'ai ja-
« mais vu de courage , de mérite , de tendresse et
« de raison ; je compte pour rien son esprit et son
« agrément. » Et en effet, que peuvent l'esprit et
l'agrément oui il ne faut que du courage et de la
résignation? Combien madame de Sévigné, dans
ces quatre lignes, nous fait regretter que la Ro-
chefoucauld ait si souvent fait usage de cet esprit,
de cet agrément qu'elle compte pour rien , et qu'il
ait presque toujours craint d'exprimer les senti-
ments de ce cœur généreux dont elle admirait la
résignation !
CCCXLIL
L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans
le cœur, comme dans le langage.
Cette vieille observation, qui surprend ici par
son tour, est un trait de satire contre Mazarin ,
qui , devenu maître de la France , resta toujours
Italien par l'esprit, par l'accent, et par le cœur.
c(ïcjcLïir '"
Pour être un grand homme, il faut savoir pr(^ter de toute
sa fortune.
Peut-être cette pensée serait-elle plus vraie en
la tournant ainsi : Pour être un grand homme , il
faut savoir se placer au-dessus de la bonne et de
la mauvaise fortune.
CCCXLVL
■<'j
Il ne peut y avoir de règle dans l'esprit ni dans le cœur des
femmes , si le tempérament n'en est d'accord.
Il y a quelque chose de supérieur au tempéra-
ment, c'est la volonté : faites seulement qu'elle
soit vertueuse , vous en êtes le maître. Nous avons
déjà réfuté ces imputations déshonorantes dans
la note de la Maxime 44, et nous offrons la même
réponse aux mêmes erreurs.
CCCXLVIII. ^
Quand on aime , on doute souvent de ce que l'on croît le
plus.
Vous vous en rapportez plus à vos yeux qu'à
moi, disait une femme à son amant; vous ne
m'aimez donc plus?
CCCLVI.
Nous ne louons d'ordinaire de bon cœur que ceux qui nmis
admirent.
L'auteur a pris la peine de retourner plusieurs
fois cette Maxime, qui manque de justesse. La
louange est quelquefois, comme il l'observe, un
retour sur nous-même, une flatterie habile, un
blâme perfide ou empoisonné '; mais elle est aussi
l'expression d'un plaisir. On loue la grâce d'un
jeune enfant, la valeur d'un général; on loue jus-
ques aux talents d'un acteur; toutes personnes
qui peuvent ignorer à jamais les plaisirs qu'elles
nous donnent , et ne pas payer nos louanges de
leur admiration. {Foyez la note de la Maxime 143).
CCCLX.
On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres
infidélités qu'on nous fait , que par les plus grandes qu'on fait
aux autres.
Ainsi la Rochefoucauld trouvait tout naturel
que, pour favoriser son ambition et son amour,
la belle madame de Longueville eût oublié ce
qu'elle devait à son mari , à sa souveraine , à sa
patrie, à elle-même; et il ne put lui pardonner
l'inclination qu'il crut reconnaître en elle pour le
duc de Nemours. Devenu l'ennemi de celle qu'il
avait aimée , il passa si rapidement de la recon-
» /'oyez les Maximes 143, 144, 145, I40.
222
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
naissance à l'ingratitude, que plus tard tout le
monde put le reconnaître dans cette autre Maxime
de son livre : « Plus on aime une maîtresse , plus
« on est près de la haïr '. » £UiGn, la Iiaine lui in-
spira des offenses qui auraient pu le déshonorer,
s'il eût eu moins de trouble , et que sans doute il
ne se pardonna jamais. « Si l'on juge de l'amour
« par la plupart de ses effets , il ressemble plus à
« la haine qu'à l'amitié. » C'est encore une de ses
Maximes* dont on peut trouver le commentaire
dans sa propre conduite. Au reste, ses mauvais
procédés eurent un résultat auquel il était loin de
s'attendre : madame de Longueville en éprouva
toute l'amertume , mais ils lui firent sentir la honte
de sa chute. Alors d'un objet de scandale elle de-
vint un exeio|)Je merveilleux de repentir et de
vertu ^»
cccLxvn.
Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur
m^er.
Pour ne pas se lasser de la vertu , il doit suf-
fire aux femmes de voir quel est le métier de celles
qui en manquent.
CCCLXXXIX.
Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c'est
qu'elle blesse la nôtre.
Répétition de la Maxime 34.
(XCXC
'' On renonce plus aisément à son intérêt qu'à son goût.
Cela veut dire que l'on renonce plus facilement
à sa fortune qu'à sa paresse et à ses habitudes.
Préférence qu'on peut dire heureuse ! si le goût ne
prévalait pas , on se heurterait plus rudement en-
core sur le chemin de l'ambition.
ÇCCXCVIII.
De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus ai-
sément d'accord , c'est de la paresse : nous nous persuadons
qu'elle tient à toutes les vertus paisibles , et que sans détruire
entièrement les autres, elle en suspend seulement les fonctions.
La paresse est la plus terrible ennemie de la
vçrtu , elle l'est de toutes les grandes choses , et
c'est ce que la Rochefoucauld a très-bien déve-
loppé dans la Maxime 266.
CCCCIV.
Il semble que la nature ait caché dans le fond de notre esprit
des talents et une habileté que nous ne connaissons pas : les
passions seules ont le droit de les mettre au Jour et de nous
* Maxime m.
' Maxime 72,
^ Mémoires de madame de MotteviHe, tome ÏV, page 342.
donner quelquefois des vues plus certaines et plus achevées
que l'art ne saurait faire.
L'auteur a exprimé la même pensée d'une ma-
nière beaucoup plus concise dans les Maximes 344
et 380 ; mais pour les bien comprendre il faut le»
rapprocher.
CCCCVIII.
Le plus dangereux ridicule des vieilles personnes qui ont
été aimables , c'est d'oublier qu'elles ne le sont plus.
Aimable ne peut avoir ici le sens qu'on lui
donne généralement, car on ne cesse pas d'avoir
de l'esprit. Il faut donc l'entendre seulement des
agréments passagers qui font qu'on nous aime ; et
il est bien vrai que rien n'est plus ridicule que les
prétentions qui survivent à ces agréments lors-
qu'elles ne sont point accompagnées d'un mérite
solide : la beauté est si fugitive, que les femmes
vieillissent toutes préoccupées de l'admiration
qu'on leur prodigue , et que déjà le temps a chan-
gée en dégoût. Voltaire a donné au mot aimable,
dans la stance suivante, le même sens que lui
donne ici la Rochefoucauld :
On meurt deux fois , je le vois bien :
Cesser d'aimer et d'être aimable
Est une mort insupportable;
Cesser de vivre, ce n'est rien.
CCCCXIIL
On ne plalt pas longtemps, quand on n'a qu'une sorte d'es-
prit.
Selon Segrais , cette Maxime est une critique de
Racine et de Boileau, qui , dédaignant le train or-
dinaire de la conversation dans le monde , parlaient
incessamment de littérature. Cependant il est per-
mis de révoquer en doute cette anecdote, du
moins quant à Racine , qui disait à ses fils : « Cor-
« neille fait des vers cent fois plus beaux que les
« miens , et cependant personne ne le regarde , on
« ne les aime que dans la bouche de ses acteurs ;
« au lieu que sans fatiguer les gens du monde du
«^ récit de mes ouvrages , dont je ne leur parle ja-
« mais , je me contente de leur tenir des propos
« amusants, et de les entretenir de choses qui
« leur plaisent. Mon talent, avec eux, n'est pas de
« leur faire sentir que j'ai de l'esprit, mais de leur
« apprendre qu'ils en ont '. »
CCCCXXVI.
La grâce de la nouveauté et la longue habitude, quelque
opposées qu'elles soient, nous empêchent également de senUr
les défauts de nos amis.
La Bruyèrç a généraUsé cette pensée en l'expri-
' Mémoires sur la vie de Jean Hacinr.
DE LA ROCHEFOUCAULD.
223
mant ainsi : « Deux choses toutes contraires nous
« préviennent également, l'habitude et la nou-
« veauté. »
ccccxxxv.
La fortune et l'humeur gouvernent le monde.
Plutarque, dans le Traité de la Fortune, avait
répondu d'avance à cette accusation : « Comment,
« dit-il, n'y a-t-il donc point de justice es affaires
« du monde , ni d'équité , ni de tempérance , ni de
« modestie ? et a-ce été de fortune et par fortune
« qu'Aristide a mieux aimé demeurer en sa pau-
« vreté, combien qu'il fût en sa puissance se faire
« seigneur de beaucoup de bien , et que Scipion ,
« ayant pris de force Carthage, ne toucha ni ne
« vit oncques rien de tout le pillage ? » Ces objec-
tions sont de véritables réfutations, et il serait
inutile d'y rien ajouter, si la pensée de la Roche-
foucauld, appliquée à l'ensemble de l'univers, n'é-
chappait au raisonnement de Plutarque. L'auteur
prétendait-il lui donner un sens aussi étendu? je
ne le crois pas , car il a écrit de l'homme et rien
que de l'homme. C'est dans la société qu'il l'ob-
serve, et jamais dans la solitude, qui nous rappro-
che de Dieu. D'ailleurs, il suffit de montrer les
résultats de la pensée ainsi entendue, pour ab-
soudre la Rochefoucauld. En effet , attribuer à la
fortune les événements dont on ne comprend pas
les causes , c'est se faire un dieu de son ignorance ;
et cependant ceux qui veulent donner le gouverne-
ment du monde au hasard se gardent bien de lui
laisser gouverner leur maison , leur femme et leurs
enfants. Les insensés ! ils voient qu'une petite fa-
mille ne pourrait subsister un an sans une grande
prudence, et ils enseignent que le monde, pris
dans son ensemble, a pu subsister cinq mille ans
sans le pouvoir d'une volonté éclairée! Ce serait
donc faire injure à la Rochefoucauld, que de pla-
cer dans son livre la réfutation d'un système que
sa vie, sa mort et ses ouvrages mêmes désavouent.
Mais on peut au moins lui faire l'application d'une
de ses Maximes : « Il n'y a guère d'homme assez
« habile pour connaître tout le mal qu'il fait. »
(Maxime 269).
CCCCXXXVL
Il est plus aisé de connaître l'homme en général que de con-
naître un homme en particulier.
Le livre des Maximes est une réfutation de cette
pensée; l'auteur y montre la prétention de pein-
dre l'homme en général , et ne peut sortir des ex-
ceptions. Pour savoir quelque chose de l'homme,
il ne suffit pas de peindre le monde et de s'étudier
soi-même, comme le fait souvent la Rochefou-
cauld avec beaucoup de sagacité; il faut encore
comprendre quelle est notre mission sur la terre,
et pour la comprendre, cette mission, il faut con-
sidérer l'humanité tout entière. Les peuples ne sont
que les membres de ce grand tout que nous appe-
lons le genre humain : et c'est en étudiant le but
du genre humain qu'on apprendra celui de chaque
homme en particulier; on saura si sa mission est
la reconnaissance et l'amour, si le désir du bon-
heur, que rien ne peut satisfaire, lui a été donné en
vain, et si tout ce qu'il y a de grand dans sa pen-
sée, de sublime dans son cœur, doit s'^v^uaquir à
jamais avec la poussière de son corps. .,
"' r -' " CCCCXXXVIL .' -, ■ '""' ^': '' '*
On ne doit pas Juger du mérite d'un hoimne par ses grandes
qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire.
Cette Maxime , que l'on peut appliquer au car-
dinal de Retz , condamne également le duc de la
Rochefoucauld. Tous deux eurent de grandes qua-
lités , et tous deux en firent un mauvais usage. La
même pensée est reproduite dans la Maxime lô9.
CCCCXXXIX.
Nous ne désirerions guère de choses avec ardeur» si nous
connaissions parfaitement ce que nous désirons.
« Si tu connaissais en quoi consiste le bien de la
« vie, disait Léonidas à Xerxès, tu ne convoiterais
« pas ce qui est à autrui. » Il semble que nous ne
sachions pas souhaiter ce qui pourrait nous rendre
heureux, et c'est une chose remarquable que notre
bonheur vient rarement de l'accomplissement de
nos désirs; c'est que nous désirons d'après les
passions qui nous aveuglent , et que le bonheur ne
nous est donné que par la sagesse qui nous éclaire.
CCCCXLVII.
La bienséance est la moindre de toutes les lois , çt la plus
suivie.
« Un vieillard désirant voir l'ébattement des jeux
olympiques , ne pouvoit trouver place à s'asseoir ,
et passant par devant beaucoup de lieux, on se gau-
dissoit et se moquoit de lui , sans que personne le
voulût recevoir, jusque là qu'il arriva à l'endroit où
étoient les Lacédémoniens assis, là où tous les
enfants et beaucoup d'hommes se levèrent au-de-
vant de lui , et lui cédèrent leur place. Toute l'as-
semblée des Grecs remarqua bientôt cette honnête
façon de faire , et avec battement de mains décla-
rèrent qu'ils la louoient grandement. Adonc le pau-
vre vieillard,
Croulant sa tête et sa bflrbe chenue
224
EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES
en pleurant ; * Eh Dieu ! dit-il , que de maux ! on
h voit bien que tous les Grecs entendent ce qui est
«« honnête , mais il n'y a que les Lacédémoniens
« qui le fassent * . »
Cet exemple prouve assez que la bienséance tient
aux mœurs et fait partie de la morale : c'est le sa-
voir-vivre, c'est la décence, c'est le respect des
autres et de soi , c'est enfin le respect des choses
divines ; car il ne faut pas la confondre avec le bien
dire, elle est le bien faire. Un baladin ne saurait
l'enseigner, l'éducation de l'âme la donne, et il
n*est peut-être pas un signe extérieur, non-seule-
ment de bienséance , mais encore de simple poli-
tesse, qui n'ait son principe moral éloigné. On ne
dira donc point , avec l'auteur , que la bienséance
est la moindre de toutes les lois , puisqu'elle res-
sort de la vertu , et qu'on ne peut la méconnaître
sans entrer dans la carrière du vice. Nous l'avons
vu disparaître aux jours sanglants de la terreur ;
et ce qui donne à cette époque un caractère unique
dans l'histoire, ce n'est pas qu'il y ait eu des bour-
reaux , mais que ces bourreaux aient pris plaisir à
se montrer sous les formes les plus abjectes. C'est
un spectacle digne des méditations du législateur,
que celui d'un peuple entier, civilisé et sans bien-
séance. Aujourd'hui même le sentiment des bien-
séances s'est altéré parmi nous. Chez les peuples
anciens, il était réglé par la vertu; chez nos pères,
par les délicatesses de l'honneur. Mais nos révolu-
tions successives ont affaibli ce dernier mobile, et
changé le caractère de la nation : elle ne tend plus
qu'au pouvoir ; et l'ambition qui s'y propage efface
tout et remplace tout. ' " ' ' '
•,l *.t
.-A -Ur
CCCCLII.
Il n*y a point d*hoinme qui se croie , en chacune de ses qua-
lités , au-dessous de l'homme du monde qu'il estime le plus.
La Rochefoucauld était doué du plus rare mérite,
et cependant je ne pense pas qu'il se soit jamais cru
l'égal de Bossuet en éloquence, de Richelieu en po-
litique, de l'Hospital en vertu, et du grand Condé
dans l'art funeste de la guerre. Que s'il a pu le croire,
au moins lui a-t-il fallu reconnaître qu'il n'avait
pas su donner de l'éclat à ces grandes qualités , ce
qui le plaçait dès lors au-dessous de ceux dont il
s'estimait l'égal ; car, pour me servir d'une de ses
expressions , ce nWtpas assez d'avoir de grandes
qualités, il en faut avoir l'ééonomie. (Maxime^ 169).
CCCCLXI. '
La vieillesse est un tyran qui défend, sur peftie de la vie,
tous les plaisirs de la Jeunesse.
»Plutarqae, Apophthegmes des Lacédémoniens, % LXIX.
L'auteur ne mettait-il au nombre des plaisirs que
les vices qui abusent la jeunesse ? Cette Maxime
semble le faire entendre , car la vieillesse , qu'il ap'
pelle un tyran , n'enlève guère que cette sorte de
plaisirs-là. Elle ne dérobe ni la confiance en Dieu ,
ni les jouissances de l'étude , ni la joie de faire le
bien , ni le bonheur d'aimer ses amis , sa famille, sa
patrie ! Sans doute elle affaiblit le corps, mais l'âine
nous reste ; et pour être surchargés d'années, nous
ne cessons ni d'aimer, ni d'être aimés. Les délices
de la jeunesse ne sont-elles pas dans l'amouinle notre
père , comme les délices de la vieillesse sont dans
l'amour de nos enfants ? voilà les véritables plai-
sirs , et ils appartiennent à tous les âges. Ah ! si
Dieu n'avait pas mêlé l'amour aux choses de la
terre , quel être le remercierait de lui avoir donné
la vie ?
CCCCLXVin.
Il y a des méchantes qualités qui font de grands talents.
Répétition des Maximes 90 et 354.
CCCCLXX.
Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses , en bien
comme en mal ; et elles sont presque toutes à la merci des oc-
casions.
Cette pensée est moins tranchante que la 177%
dont cependant elle n'est qu'une modification, {f^oy.
la note.)
CCCCLXXL
Dans les premières passions, les femmes aiment l'amant;
et dans les autres , elles aiment l'amour.
La pensée serait plus juste en la renversant ainsi :
Dans les premières passions , les femmes aiment
l'amour ; dans les autres, elles aiment l'amant.
CCCCLXXIV.
Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté.
Je me représente l'auteur de cette Maxime, tantôt
se rappelant l'ambition de madame de Chevreuse,
la légèreté de Ninon , et surtout l'inconstance de
madame de Longueville ; tantôt environné des la
Fayette, des Sévigné, des Scudéry, et de cette ai-
mable madame de Coulanges qui donna tant de
charmes à la vieillesse. Alors je me demande : La
Rochefoucauld a-t-il voulu se venger des premières,
ou offrir aux secondes une marque de son estime ?
CCCCLXXIX.
n n*y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent
avoir une véritable douceur ; celles qui paraissent douces n'ont
d'ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en
aigreur.
Il est une autre espèce de douceur que Vauvenar-
liÉ* LA^^ ROCHEFOUCAULD.
22!^
gués a très-bien désignée dans la Maxime suivante :
« Il n'y a guère de gens plus aigres que ceux qui
« sont doux par intérêt. »
CCCCLXXXIX.
Quelque méchants que soient les hommes ^ ils n'oseraient
paraître ennemis de la vertu; et lorsqu'ils la veulent persécu-
ter , ils feignent de croire qu'elle est fausse , ou ils lui sup-
posent des crimes.
S'efforcer de prouver qU'Un vice est le principe
de nos plus belles actions , n'est-ce pas aussi fein-
dre de croire que la vertu est fausse, et la persé-
cuter ? Tel est cepëiidant le système de la Roche-
foucauld ; sa condamnation est dans cette Maxime ;
mais on se diémande en vain dans quel but il l'a
écrite. Veut-il faire entendre que son livre n'est
qu'un jeu brillant dé son esprit, ou préteiid-il ren-
verser , par son exemple , sa théorie de vanité et
d'amour-propre, en nous démontrant qu'il peut,
avec la même indifféréiice, faire la critique de son
ouvrage et la satire du cœiir humain ? Quoi qu'il
en soit, il est au moins permis de conduire de cette
Maxime, que l'auteur ne tenait pas beaucoup à des
opinions qu'il traitait avec tant de mépris.
CCCXCI.
i.'extrôme avarice se méprend pre&que toujours ; il n'y a
jpoint de passion qui s'éloigne plus souvent de son but , ni sur
qui le présent ait tant de pouvoir, au préjudice de l'avenir.
Tous les vices se méprennent ainsi , tous s'éloi-
gnent dé leur but , qui est le bien-être matériel , et
iR'est une chose qui devrait être dite au moins une
fois dans chaque livre : rien ne nous est défendu
que ce qui fait notre malheur : l'intempérance et
l'incontinence , parce qu'elles tuinetlt notre santé ;
là colère et l'oî-gueil , parce qu'ils aveuglent notre
tâisori ; l'âvaricé, parce qu'elle contraint d'acquérir
et défend de jouir ; là paresse, parce qu'elle enfante
la misère; et l'irréligion j parce qu'elle nous laisse
sans appui et sans vertu.
CCCCXCIL
X'avarice produit souvent des effets contraires : il y a un
nombre infmi de gens qui sacrilîenl tout leur bien à des espé-
rarices dotitèuses éloignées; d'autres méprisent de grands
avantages à venir pour de petits intérêts présents.
L'auteur confond ici l'avidité, la cupidité et l'a-
varice, passions qui ont peut-êti'e une source com-
munie, niais dont les effets sont bien différents.
L^homme avide est presque toujoui*s pressé de pos-
séder , et souvent il sacrifie de grands avantages à
venir à de petits intérêts ptésents : le cupide , au
conttaire , méprise les avantages présents pour de
grandes espérances dans l'avenir; tous deux veulent
posséder et jouir. Mais l'avare possède et ne jouit
I que du plaisir de posséder, il ne hasarde rien, il ne
j donne rien, il n'espère rien ; toute sa vie est con-
; centrée dans son coffre-fort ; hoi'S de là, il n'a plus
de besoin !
(XGC^CV.
il faut que les jeunes gens qui entrent dans le monde soient
honteux ou étourdis : un air capable et composé se tourne
d'ordinaire en impertinence.
Cette observation appuie celle de Plutarque, qui
compare la timidité des jeunes gens à une plante
inutile , mais dont la présence décèle toujours un
bon terrain. Le vieux Caton disait aussi qu'il fallait
préférer les jeunes gens qui rougissaient à ceux qui
palissaient ; les uns ne témoignant que la crainte
d'être blâmés , tandis que dans les autres on voyait
la crainte d*être Convaincus.
CCCCXCVIÎ.
Il rie Sert de rien d'être jeune sans être belle, ni d'être belle
sans êti-e jeune.
Maxime trop générale. La jeunesse tient souvent
lieu de beauté, et l'exemple de Ninon prouve que
la beauté peut quelquefois tenir lieu de jeunesse.
L'amour, tout agréable qu'il est, plaît encore plus par leê
manières dont il se montre , que par lui-même.
Cette Maxime renferme dans un tour délicat une
pensée fine, spirituelle et galante, mais elle fait
voir aussi que la Rochefoucauld ne connut jamais
le véritable amour ; et , pour me servir de ses pro-
pres expressions, son esprit en eut la connaissance,
mais elle ne passa jamais jusqu'à son cœur ». Au
reste, cet aveu lui est échappé plusieurs fois, puis-
qu'on lit dans les Mémoires de Segrais : « La Ro-
chefoucauld disait avoir vu l'amour dans les romans^
mais ne l'avoir jamais éprouvé >. »
DIV;
Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes .
il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mé-
pris de la mort. J^ entends parler de ce mépris de la niort que
les païens se vantent de tirer de leurs pwpres forces , sans
l'espérance d'une meilleure vie. Il y a différence entre souf-
frir la mort constamment et la mépriser. Le premier est assez
ordinaire ; mais je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a
écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort
n'est point un mal; et les hommes los plus faibles, aussi bien
que les héi-os, ont donné mille exemples célèbres pour établir
cette opinion. Cependant je doute que personne de bon sens
l'ait jattials ttu; et la peine que l'on prend pour le persuadel-
aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise
n'est pas aisée. On peut avoir divers sujets de dégoût dans la
vie; mais on n'a jamais raison de mépriser la mort. Ceux
mêmes qui se la donnent Volontairement ne la comptent pas
pour si peu de chose, et ils s'en étonnent, et la rejettent comme
' Ce singulier aveu termine le portrait que la Rorliefoti-
rmk\ a tracé de lui-même.
^ Mémoires de Svijrii'nf, p. W2.
là
•>2G
EXAMEN CKmOl^lM>ES MAXIMES
les autres, loisqu'ol le vienlhoux par une autre vole que celle
qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on reniur(|ue dans le cou-
lage d'un nombre infini de vaillants hommes \ ient de ce que
la mort se découvre différemment à leur imagination, cl y
parait plus présente en un temps tju'en \m autre. Ainsi il ar-
rive qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connaissent pas. Ils
craignent enfin ce qu'ils connaissent. // faut éviti-r de l'en-
visager avec tontes ses circonstances, si on ne veut pas croire
qu'elle soit le plus grand de tous les maux. 1^3 plus habiles
et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes
prétextes poiir s'empèclier de la consltlérer ; wio/.« tout homme
gui la sait voir telle qu'elle est, trouve que c'est une chose
épouvantable. La nécessité de mourir faisait toute la constance
des philosophes. Ils croyaient qu'il fallait aller de bonne grâce
où l'on ne saurait s'empêcher d'aller; et ne pouvant éterniser
leur vie, il n'y avait rien qu'ils ne fissent pour éterniser leur
réputation , et sauver du naufrage ce qui en peut être garanti.
Contentons-nous, pour faire bonne mine , de ne nou^ pas dire
à nous-nicmcs tout ce que nous en pensons, et espérons plus
de notre tempérament que de ces faibles raisonnements, qui
nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec
indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l'espérance
d'être regretté, le désir de laisser une belle réputation , l'as-
surance d'être affranchi des misères de la vie , et de ne dé-
pendre plus des caprices de la fortune , sont des remèdes qu'on
ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient
infaillibles. Ils font, pour nous assurer, ce qu'une simple haie
fait souvent à la guerre, pour assurer ceux qui doivent appro-
cher d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on
s'imagine qu'elle peut mettre à couvert ; mais quand on en
est proche, on trouve que c'est un faible secours. C'est nous
flatter, de croire que la mort nous 'paraisse de près ce ([ue
nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui no
sont que faiblesse, soient d'une trempe assez forte pour ne
point souffrir d'atteinte par la plus rude de toutes les épreuves.
rcst aussi mal connaitrc les effets de l'amouj^propre , que de
penser qu'il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le
doit nécessairement détruire; et la raison , dans laquelle on
croit trouver tant de ressources , est trop faible en cette ren-
contre pour nous persuader ce que nous voulons. C'est elle
au contraire qui nous trahit le plus souvent, et qui, au ligu
de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir
ce qu'elle a d'affreux et de terrible. Tout ce qu'elle peut faire
pour 7WUS est de nous conseiller d'en détourner les yeux , pour
les arrêter sur (Fautres objets. Caton et Brutus en choisirent
d'illustres. Un laquais se contenta, il y a quelque temps, de
danser sur l'échafaud où il allait être roué. Ainsi, bien que
les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets :
de sorte qu'il est vrai que, quelque disproportion qu'il y ait
entre les grands hommes et les gens du commun , on a vu
mille fois les uns et les autres recevoir la mort d'un même
visage, mais c'a toujours été avec cette différence que, dans
le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort,
c'est l'amour de la gloire qui leur en ôte la vue; et dans les
gens du commun , ce n'est qu'un effet de leur peu de lumières
qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal , et leur
laisse la liberté de penser à autre chose.
Pour bien apprécier l'esprit de cette Maxime, il
faut se rappeler les principes de l'auteur , et tracer
un tableau rapide de toute sa doctrine ; il a dit : La
modération «, la clémence s la justice 3, l'amitié * ,
la reconnaissance ^ la libéralité 6, la pitié ', n'exis-
tent qu'en apparence , et ne se pratiquent que par
vanité, par crainte, ou par égoïsme. Le vice n'a
rien d'odieux, la vertu n'a rien dé louable; ils sont
4'effet d'un pouvoir que l'homme ne peut changera ,
Maxime 18.
Ib. 1'.;.
Ib. 7^.
Ih. 63.
^ Maxime 223.
ti/è. 263. '.
' Ib. 264. • ■. ,
* Ib. 177 ■'■'
c'est l'inlluence dti tempérament «, c'est l'œuvre des
organes ' ; que s'il est de beaux dévouements , de
hautes vertus, on n'arrive jusque-là qu'autant qu'on
est conduit par le vice 3. En un mot, nous n'agis-
sons que par intérêt; or, il est dans notre intérêt
d'être méchant, parce qu'il y a moins de danger à
faire du mal qu'à faire trop de bien * : voilà l'homme
tel que l'a fait l'auteur des Maximes ! Et si un tel
homme existe, doit-on s'étonner de le voir effrayé
de sa dernière heure ? La peur est la conséquence
des actions, comme la maxime est la conséquence
du système. En effet, l'écrivain qui s'est efforcé
d'anéantir la vertu devait nous considérer conmie
des êtres stupides que la nature pousse d'une main
dédaigneuse vers la mort, chose épouvantable l
Mais , pour la représenter ainsi , songez à tout ce
qu'il a fait, et voyez tout ce qu'il va faire. Ce n'est
pas dans la vérité qu'il raisonne, c'est dans l'er-
reur ; il l'établit pour en étayer sa doctrine, il dit :
Je considère la mort comme les païens , sans Tes-
pérance crime meilleiire vie: Ainsi , caché sous le
manteau de quelques anciens sophistes, et se croyant
en sûreté , il se hâte de tout dire : la honte de l'a-
théisme ne retombera pas sur sa tête. Dès lors ce
qui n'était qu'une supposition devient un principe,
sur lequel repose non la doctrine des anciens, mais
la sienne. Il ne présente pas l'homme à la mort, il
le présente au néant, et il s'étonne de ses cris d'ef-
froi ! Dans cette extrémité il le montre la rougeur
sur le front , le blasphème à la bouche , s'attachant
même à ses douleurs ; et , semblable au Satan de
Milton , préférant les tourments de l'enfer à l'hor-
reur de n'être pas. Ainsi ce n'est pas la terreur de
la mort qui fait le sujet de cette dernière Maxime,
c'est la terreur du néant : et cette terreur, loin
d'être une cruauté de la nature, est un de ses plus
grands bienfaits. La Rochefoucauld l'avait donc en-
tendue aussi, cette voix secrète de sa conscience
qui lui révélait son immortalité !
« Être des êtres ! Dieu créateur de mon inteili-
« gence, qui vous conçoit! serait-il vrai que la vie
« fût un présent si funeste .? elle est, je l'avoue, un
« mélange de joie et de misère, de travail et de
« repos, et vous nous y avez attachés par un dou-
« ble lien, l'amour du plaisir et la crainte de la dou-
« leur ! Je reconnais que cette barrière posée par
« vos puissantes mains était nécessaire pour nous
« arrêter quelques moments dans cette vallée de
« larmes! Sans elle, nous nous serions précipités
« vers vous pour .jouir de votre gloire et de vos
« bienfaits; car, attendu que je «uis capable de
Maxime 297.
IV. 44. "'
3 Maxime 200.
'^' Ib. 2.-^8.
DE LA ROCFIEtÔlJCAULl).
227
« croire à vous , je sens que vous êtes ; et attendu
* que je suis capable de beaucoup souhaiter, je
« sens que vous êtes capable de beaucoup donner.
« Mais parce qu'il n'est pas entré dans vos plans
« de nous inspirer le mépris de la mort, s'ensuit-
« il que la mort soit une chose horrible, et que
« l'effroi qu'elle inspire soit un sentiment général ?
« Les petits enfants , que déjà vous avez attachés
« à la vie par le plaisir, ignorent ces craintes dou-
« loureuses : comme les fleurs superflues de nos
« vergers, poussées par un doux zéphyr, tombent
« doucement sur le gazon , de même nos enfants ,
« ces tendres fleurs du genre humain, tombent
« chaque jour entre les bras de la mort. S'il est des
tt craintes dans un autre âge , elles ne viennent pas
u tant de notre amour pour la vie, que de nos cri-
« minelles défiances envers vous qui nous l'avez
« donnée ; et cependant rien ne nous annonce que
« vous soyez cruel ! Toutes vos œuvres sont des
« bienfaits; partout je vois votre justice, partout la
« nature m'avertit de votre bonté. La grandeur de
« mon intelligence devrait seule m'effrayer, car elle
« m'unit à vous; et mon âme embrasse à la fois
« iMmmensité et l'éternité, puisqu'elle vous connaît.
« Oui, tout nous dit que vous êtes, et que vous êtes
« bon ; cette joie de faire le bien qui nous élève à
« vous, cette inquiétude de l'immortalité, ces am-
« bitions sans bornes, ce souci du plaisir d'aimer,
« notre ivresse, nos ravissements, nos douleurs,
ft tout nous dit que l'homme n'est lui-même qu'un
« dieu exilé.
« La plainte est donc une ingratitude , et le plus
« hotrible des blasphèmes est de dire : la mort est
« un mal. Quoi ! nous ne recevons la vie que pour
« aller à la mort, et la mort serait un mal? Il y
tt aurait un supplice inévitable avant qu'il y eût
« un crime commis? L'horreur de cette assertion,
« ô mon Dieu! en prouve la fausseté; car il s'en-
« suivrait que tant d'êtres innocents étant con-
« damnés, vous cesseriez d'être juste, d'être bon;
« vous cesseriez d^être Dieu , votre essence étant
« la bonté et la justice. Ah ! sans doute il en coû-
« terait moins alors de rejeter votre existence >, que
i\ de supposer celle d'un tyran. »
Ainsi , la crainte de la mort conduit les esprits
élevés à l'athéisme , comme elle conduit les esprits
vulgaires à la superstition : d'où je conclus qu'un
pareil sentiment ne peut être qu'un mensonge,
parce qu'il ne peut produire que du mal.
Mais la mort, loin d'être la plus épouvantable
des choses, est le plus grand des biens. Considérée
dans l'ensemble de la création, elle est, comme
dit Montaigne, une des pièces de Tordre de l'imi-
Vers. Elle devait y régner , puisque la douleur y
règne ; elle devait y régner, puisque le crime y règne ;
elle devait y régner pour terminer les maux du juste
et le triomphe du méchant. La voici assise aux
portes de l'éternité; les infortunés la bénissent
comme l'unique refuge où l'homme ne peut atteindre
l'homme. Osez donc la bannir de ce monde ! oU plutôt
écoutez la nature qui vous dit : Si vous n'aviez la
mort , Vous me maudiriez de vous en avoir privés ' »
Non-Seulement il ne la faut pas craindre , mais il
la faut chérir , parce qtie son amour doit nous faire
vivre heureusement. Aimer la mort, c'est s'ôter
la moitié des peines de la vie; c'est s*ouvrir une
perspective qui rend le malheur supportable et la
vertu facile. J'ai perdu ma fortune : irai-je regretter
ce qu'il faut quitter sitôt et si certainement? J'ai
perdu un ami : lui envierai-je le bonheur d'être
arrivé plus tôt que moi au terme de mes désirs ?
Suis-je comme Épictète accablé sous le poids de
la misère et des infirmités, j'entrevois l'heure sa-
crée du repos , qui m'apprend que je suis aimé des
dieux ! Enfin , les satellites d'un tyran me deman-
dent-ils une action infâme, je leur réponds comme
les Lacédémoniens à Antipater : «Si tu nous com-^
mandes choses plus grièves que la mort, nous en
mourrons tant plus facilement * ! » La vie est une
épreuve imposée au genre humain; c'est l'appren-
tissage d'un état plus digne de nous : bonne, je
.la quitte sans peine , ainsi qu'une tâche agréable
finie avec le jour ; mauvaise , je la supporte , parce
que la mort m'encourage et me rassure. Que fait
d'ailleurs sa brièveté? « La plus longue vie, dit Plu-
tarque , n'est pas la meilleure , mais bien la plus
vertueuse. On ne loue pas celui qui a le plus lon-
guement harangué ou gouverné, mais celui qui l'a
bien fait ^. » La mort est donc un bien qui ne me
saurait manquer; je marche à elle joyeusement :
heureux si je pouvais hâter son secours par quel-
que action vertueuse! Mourir pour la patrie, pour
l'humanité, c'est hâter notre récompense : et qui
ne s'écrie alors avec Èpaminondas : « Embrassons
la mort sacrée, non comme une nécessité, mais
comme le plus grand des biens? »
Mais, dites- vous, un laquais sait aussi braver
la mort. Insensé, qui ne distinguez pas la fureur
de la vertu! Un laquais criminel est mort en dan-
sant, et vous opposez au courage, à la résigna-
tion des plus grands hommes, la bassesse d'un
misérable qui connaissait si peu le prix de la vie ,
qu*il a donné et sa Vie et son âme pour un crime !
I Essais, livre I, cliap. 19.
? Plutarqiie, Apnphth. des Larédémonirns.
■\ Cnusnldiions à /Ipnllnu^us^ ^ 33.
ÎÎ28 EXAMEN CRITIQUE DES MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD.
Croyez-vous que s'il avait compris , je ne dis pas
comme Féuélon , mais comme le dernier des chré-
tiens, que la mort est un bienfait, il s'y serait
préparé par des actions infâmes ? Ceux qui con-
naissent la mort ne la méprisent pas , ils l'aiment ;
et c'est le défaut de lumière qui empêche de sen-
tir non la grandeur d'un tel mal , mais l'immensité
d'un tel bien.
Ainsi, l'auteur débute par soutenir qu'on ne
peut avoir du courage contre la mort; et il ter-
mine en cherchant à déshonorer, par un rappro-
chement avilissant, les païens mêmes qui ont eu
ce courage.
Une religion qui n'enseigne que l'amour aurait
pu me fournir contre mon adversaire des armes
invincibles. Mais devais -je en faire usage pour
renverser un prétendu traité de morale où le nom
DE DIEU NE SE TBOUVE PAS UNE SEULE FOIS?
Qu'on ne s'étonne donc plus des erreurs de la
Rochefoucauld. C'est une vérité que le monde en-
tier révèle, que nous ne pouvons, sans nous éga-
rer, oublier un moment la plus haute de nos pen-
sées : CELLE DE DIEU ! J'ai donc préféré combattre
l'auteur des Maximes à armes égales , d'autant que
dès l'entrée de la carrière il s'était refusé à toute
autre lutte, en s'exprimant ainsi : « J'entends par-
« 1er de ce mépris de la mort que les païens se
a vantent de tirer de leur propre force , sans l'es-
« pérance d'une meilleure vie. » Comme si Épic-
tète , Marc-Aurèle, Socrate et tant d'autres, étaient
morts sans espérance! Je le demande, l'erreur
d'un système n'est-elle pas démontrée lorsque son
auteur, pour lui donner un air de vraisemblance,
est obligé de raisonner dans la supposition que
tout meurt avec nous?
Mais force était à lui de partir d'un faux prin-
cipe , pour n'être pas renversé par sa propre con-
viction avant même d'avoir combattu.
d:ï':i i 'f^^'-
FIN DE l'examen C&ITIQUÊ.
■\ l"r1/-rli.r^«
« - ;-' •^ f/'
-*i,.>*aiy ^">. «'"-ir M"^
i4»j-^^ £■
LES CARACTÈRES
DE LA BRUYÈRE,
SUIVIS
DES CARACTÈRES
DE THÉOPHRASTE,
TRADUITS DU GREC PAR LE MÊMR,
^'i>-^i^iif^^^UU%^iè^^B&U^'^i^mèB}à-ëUë^&BB%&^B&iè&U^&W&&9UB^^éW^^
LES CARACTÈRES
ou
LES MOEURS DE CE SIECLE
Admoncre voluinuis, non mord«ro, pro(U:ï>st', nou
Ict'dere-, consulcie moribus liominum, non offtct^re.
Er.vsm.
/VVERTISSEMEM.
C'est un sujet continuel de scandale et de chagrin j>our
ceux qui aiment les bons livres et les livres bien fails, que
de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se
réinq)riment journellement. L'ignorance, l'étourderie, on
le faux jugement des divers éditeurs, y ont successivement
introduit des fautes et des altérations de texte, que l'on
répèle avec une désolante fidéliié. On fait plus : on y ajoute
chaque fois des fautes nouvelles; et la dernière édition,
ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la
plus mauvaise. Que fallait-il faire pour échapper à ce re-
proche ? Simplement recourir à la dernière édition donnée
ou avouée par l'auteur, et la rejjroduire avec exactitude.
C'est ce que nous avons fait poui' les Caractères de la
Bruyère ». Nous ne voulons pas nous prévaloir d'un soin
si facile et si peu méritoire ; mais nous devons juslifier ,
par quelques exemples , la sévérité avec laquelle nous ve-
nons de parler de ceux qui l'ont négligé.
La Bruyère , écrivain original et hardi , s'est souvent
permis des expressions qu'un usage universel n'avait pas
encore consacrées; mais il a eu la prudenie attention de
les souligner : c'était avertir le lecteur de ses témérités ,
et s'en justifier par là même. L'aversion des nouveaux ty-
pographes pour les lettres italiques les a portés à inq)ri-
nier ces mêmes mots on caractères ordinaires. Ce change-
ment, qui semble être sans conséquence, fait disparaître
chaque fois la trace d'un fait qui n'est pas sans utilité
pour l'histoire de notre langue; il nous empêche de con-
naître à quelle époque tel mot , employé aujourd'hui sans
scrupule , n'était encore qu'un néologisme plus ou moins
audacieux. INous avons rétabli partout les caractères ita-
liques '.
* la huilièmc et dernière édition publiée par l'auteur, en
ififl'i , est celle qui m'a servi de copie. (Le/ivre).
VA même les petites capitales. Il csl ct-rtain (|uc la
La Bruyère ne peint pas toujours des caractères ; il iw.
fait pas toujours de ces |)ortraits où l'on doit reconnaître,
noii pas un individu, mais une espèce. Quelquefois il par-
ticularise, et écrit des personnalités, tantôt malignes, tan-
tôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins délicate,
ou la louange plus directe, il use de certains artifices qui
ne trompent aucun lecteur; il jette, sur son expression
plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent
aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales, ou des nonis
tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms mo-
dernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n'ignore persoinie,
nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclair-
cissement inutile , mais innocent , ont altéré le texte de
l'auteur, soit en suppléant ce qu'il avait omis à dessein,
soit en substituant le nom véritable au nom supposé.
Ainsi, quand la Bruyère dit : <« Quel besoin a Tropliinie
d'être cardinal ? » bien sûr que ni son siècle, ni la posté-
rité, ne pourront hésiter à reconnaître dans cette phrase
le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu
de la pourpre romaine, et de qui elle eut reçu plus d'éclat
qu'il n'aurait pu en recevoir d'elle, ces éditeurs changent
témérairement Trophhne en Bénigne; et, comme si ce
n'était pas assez clair encore , ils écrivent au bas de la
page ; « Jacques-Bénigne Bossuet , évêque de Meaux. »
Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule
manie d'instruire un lecteur qui n'en a ([ue faire, en clti-
cidant un auteur qui croyait être assez clair, ou qui ne
voulait pas l'élre davantage. Dans le cha|)itre De la cour,
la Bruyère fait une description qui conin»;iice par ces
mots ; « On parle d'une région, etc. , >» et cpii se terujine
ainsi : « Les gens du pays le nomment ***; il est à qucl-
« que quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus
« de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Murons. »
Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs,
l'allégorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et
Bruyère a voulu que cert;iins noms fussent imprimés avec dos
capitales, t'oyez ci-après la rréfacc de son discours à l'Aca-
démie française. ( /.'/. ... )
r^'À
AVERTISSEMJEINT.
maligne; nul ne peut douter qu'il ue s'agisse de la rési-
dence loyale de France ; et chacun , en nommant ce lieu,
lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de péné-
tration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux
éditeurs? Ils impriment ei\ toutes lettres le nom de f^er-
^aifles , et ils ne s'aperçoiveql pas que ce seul nom déna-
ture entièrement le morceau , dont tout l'effet , tout le
fJiarme, consiste à décrire Versailles en termes de Rela-
tion, comme on ferait de quelque ville de l'Afrique 014
des Indes occidentales récemment découverte par les voya-
geurs, et à nous faire sentir par cette heureuse fiction
cc^iiUien les mœurs de ce pays nous sembleraient singu-
lières , bizarres et ridicules , s'il appartenait à un autre
continent (|ue TEuropc, à un autre royaume que la France.
Depuis plus d'un siècle les éditions de la Bruyère sont
accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui
ant pour objet de désigner ceux des contemporains de
l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses
portraits de caractères, Nous avons exclu de notre édition
tes notes, qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse
superfluité. Nous allons exposer nos motifs.
Aussitôt que parut le livre de la Bruyère, la malignité
s'en empara. On crut que chaque caractère était le por-
trait de quelque personnage connu , et l'on voulut savoir
les noms des Qriginaux. On osa s'adresser à l'auteur lui-
même pour en avoir la liste. Il eut beau s'indigner, se
courroucer, nier avec serment que son intention eût été
de peindre telle ou telle personne en particulier ; on s'obs-
tina, et, ce qu'il ne voulait ni ne pouvait faire, on le fit
à son défaut. Des listes coururent, et la Bruyère, qu'elles
^lésola^ent, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer.
^Icureus^meu^ , ^ur ce point, il ne lui fut pas difûpile de
se justifier. Il n'y avait pa^ une seule clef; il y en avait
plusieurs , il y en av^it un grand nombfç : c'est assez dire
(lU'elles n'étaient point semblables , qu'en beaucoup de
points elles ne s'accordaient pas entre elles. Comme elles
étaient différentes, et ne pouvaient, suivant l'ejçpression
de lu Bruyère , senùr à une même entrée », elles ne pou-
vaient pas non plus avoir été forgées et distribuées par
une même main; et la main de l'auteur devait être soup-
çonnée moins qu'aucune autre.
Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de la
Bruyçre, se sont, depuis sa mort, attachées inséparable-
ment à son livre, comme pour faire une continuelle in-
culte à ^a mémqire : c'était perpétuer un scandale en pure
perle. Quand elles circulaient manugerites, les personnages
qu'elles désignaient presque toujoup faussement étaient
vivants encore ou dçcédés depuis peu : elles étaient alors
des calomnies ])i<|uanles , du moins pour ceux dont elles
blessaient l'amotu- propre qu les affeçtiqns; mais plus tard,
mais quctnd les générations intéressées eurent disparu,
elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout
le monde. Fussent -elle^ aussi yéridiques qu'en général
elles sont trompeuses, la malignité, la curiosité actuelle
n'y pqprrait trouver son compte. Pouï un fort pelit nom-
bre de noms qi»i appartiennent à l'histoire de l'ayant-
dernier siècle, et que nqus ont conservés les écrits con-
temporains, combien de noms plus qu'obscurs, qui ne
«ont point arrivés jusqu'à nous, et dont on découvrirait
tout au pins la trace dans les vieilles matricules des com-
pagnies de finance ou des marguilleries de paroisse ! Ajou-
*■ Foyer la Préface du discours à VJcadémie française.
Ions que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, mal-
gré l'assurance naturelle à cette espèce de faussaires , ont
souvent hésité entre deux et jusqu'à trois personnages
divers , et que , n'osant décider eux - mêmes , ils en ont
laissé le soin au lecteur, qui n'a ni la possibilité, ni heu-
reusement l'envie de faire un choix. Ce n'est pas tout en-
core : plus d'une fois le nom d'un même {)ersonnage se
trouve inscrit au bas de deux portraits tout à fait dissem-
blables. Ici le duc de Beauvilljers est nommé comme le
modèle du courtisan hypocrite ; et , à deux pages de dis-
tance , comme le type du courtisan dont la dévotion est
sincère.
Quand les personnages nommés par les fabricateurs de
clefs seraient tous aussi célèbres qu'ils sont presque tous
ignorés ; quand l'indécision et la contradiction même d'un
certain nombre de désignations ne les feraient pas juste-
ment soupçonner toutes de fausseté, il y aurait encqre lieu
de rejeter ces prétendues révélations du secret de l'auteur»
On ne peut douter, il est vrai, que la Bruyère, en faisant
ses portraits, n'ait eu fréquemment en vue des personnages
de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de
suite combien il est téméraire , souvent faux , et toujours
nuisible, d'affirmer que tel personnage est précisément
celui qui lui a servi de modèle? n'est-ce pas borner le
mérite, et restreindre l'utilité de Sion travail ? Si les vices ,
les travers, les ridicules marqués dans cette image ont été
ceux d'un homme et non de l'humanité , d'im individu et
non d'une espèce, le prétendu peintre d'histoire ou de
genre n'est plus qu'un peintre de portraits, et le moraliste
n'est plus qu'un satirique ». Quel piofit y aurait-il pour
les mœurs, quel avantage y aurait-il pour la gloire de
Molière, à prouver que ce grand homme n'a pas voulu
peindre l'avarice , mais quelque avare de son temps , dont
il a caché le nom , par prudence , sous le nom forgé
d'Harpagon ?
Il n'est pas interdit toutefois de savoir et de faire con-
naître aux autres quels personnages et quelles anecdotes
peuvent avoir fourni des traits à l'écrivain qui a peint les
mceurs d'une époque sur la scène ou dans un livre, quand
ces personnages ont quelque célébrité, et ces anecdotes
quelque intérêt, Sans nuire à l'effet moral, ces sortes d'é-
claircissements satisfont la curiosité httéraire. Chaque fpis
donc que la Bruyère fait évidemment allusion à un homme
ou à un fait de quelque importance, nous avons pris soin
de le remarquer; c'est à ce genre d'explicatiçn que nos
notes se bornent.
La notice qui suit est celle que M. Suard a placée en
tête du petit volume intitulé Maximes et Réflexions mora-
les extraites de la Bruyère. Ce morceau, qui renferme
une analyse délicate et une appréciation aussi juste qu'in-
génieuse du talent de la Bruyère, considéré comme écri-
vain, est un des meilleurs qui soient sortis de la plume de
cet académicien , si distingué par la finesse de son esprit ,
la politesse de ses manières, et l'élégance de son langage,
\ « J'ai peint, dit »la Bruyère, d'après nature; mais Je n'ai
pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là. Je ne me suis
point loué an public pour faire des portraits qui ne fussent
que vrais et ressemblants , de peur que quelquefois ils ne fus-
sent pas croyables , et ne parussent feints ou imaginés : me
rendant plus difficile, Je suis allé plus lom; j'ai pris un trait
d'un côté, et mi trait d'un autre; et de ces divers traits, qui
pouvaient convenir à une même personne, j'en ai fait des
peintures vraisemblables » Foycz la Préface déjà citée.
NOTICE SUR LA BRllYEHE.
^33
Nous y avons ajouté un petit nombre de notes principa-
lement faites pour compléter ce qui regarde la personne
de la Bruyère, par quelques particularités que l'auteur a
omises ou ignorées.
^ .IioS. AUGER.
•«>»»»«»att««<fc
NOTICE
4 -t, if -^>
SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS
DE LA BRUYÈRE. . . .
Jean de laRruyère naquit à Dourdan » en 1639.
H venait d'acheter une charge de trésorier de France
à Caen , lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour
enseigner l'histoire à M. le Duc ^ ; et il resta jus-
qu'à la fin de sa vie attaché au prince en qualité
d'homme de lettres , avec mille écus de pension.
Il publia son livre des Caractères en 1687, fut
reçu à l'Académie française en 1693 , et mourut
en' 1696 3.
Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous ap-
prend de cet écrivain, à qui nous devons un des
meilleurs ouvrages qui existent dans aucune lan-
gue; ouvrage qui, par le succès qu'il eut dès sa
naissance , dut attirer les yeux du public sur son
auteur, dans ce beau règne où l'attention que le
monarque donnait aux productions du génie réflé-
chissait sur les grands talents un éclat dont il ne
reste plus que le souvenir.
On ne connaît rien de la famille de la Bruyère 4,
et cela est fort indifférent; mais on aimerait à sa-
voir quel était son caractère, son genre de vie,
la tournure de son esprit dans la société; et c'est
ce qu'on ignore aussi s.
Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un
qssez grand éloge de son caractère. Il vécut dans
* D'autres ont dit dans un village proche de Dourdan.
* M. le duc Louis de Bourbon , petit-tils du grand Condé ,
et père de celui qui fut premier ministre sous Louis XV :
mort en I7I0. Des biographes ont prétendu que l'élève de
la Bruyère avait été le duc de Bourgogne; ils se sont trompés.
* L'abbé d'Olivet racqnte ainsi sa mort : « Quatre jours au-
« paravant, il était à Paris dans une compagnie de gens qui
« me l'ont conté, où tout à coup il s'aperçut qu'il deve-
« nait sourd, mais absolument sourd. Il s'en retourna à
« Versailles , où il avait son logement à l'hôtel de Condé; et
« une apoplexie d'un quart d'heure l'emporta, n'étant âgé
« (îoe de cinquante-deux ans. »
* On sait au moins qu'il descendait d'un fameux ligueur du
même nom , qui , dans le temps des barricades de Paris , exerça
la charge de lieutenant civil.
^ On ne l'Ignore pas totalement; cl l'auteur même de cette
notice va citer quelques lignes de l'abbé d'OUvet, où il est
question précisément du caractère de la Bruyère, de son
genre de vie , et de son esprif dans la sorif'lé..
la maison d'un prince; il souleva contre lui une
foule d'hommes vicieux ou ridicules , qu'il désigna
dans son livre, ou qui s'y crurent désignés »; il
eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux
que donnent les succès : on ne le voit cependant
mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune
querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me sem-
ble, un exc^ellent esprit, et une conduite sage et,
modeste. , î ' '^ ^,
« On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme
« un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tran-
« quille avec des amis et des livres ; faisant un bon
« choix des uns et des autres ; ne cherchant ni ne
« fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie
« modeste , et ingénieux à la faire naître ; poli dans
« ses manières, et sage dans ses discours ; craignant
« toute sorte d'ambition , même celle de montrer de
« l'esprit 2. » (Histoire de V Académie française).
On conçoit aisément que le philosophe qui releva
avec tant de finesse et de sagacité les vices, les
travers et les ridicules, connaissait trop les hom-
mes pour les rechercher beaucoup ; mais qu'il put
aimer la société sans s'y livrer; qu'il devait être
très-réservé dans son ton et dans ses manières,
attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sen-
tait si bien , trop accoutumé enfin à observer dans
les autres les défauts du caractère et les faiblesses
de l'amour - propre , pour ne pas les réprimer en
lui-même.
1 M. de Malezieux , à qui la Bruyère montra son livre avant
de le publier, lui dit : Foilà de quoi vous attirer beaucoup de
lecteurs et beaucoup d'ennemis.
2 On peut ajouter à ce peu de mots sur la Bruyère ce que
dit de lui Boileau dans une lettre à Racine, sous la date du
19 mai 1687, année même de la publication des Caractères :
« Maximilien m'est venu voir à Auteuil , et m'a lu quelque
(c chose de son Théophraste. C'est un fort honnête homme,
<( et à qui il ne manquerait rien , si la nature l'avait fait aussi
« agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du
(( savoir et du mérite. )> Pourquoi Boileau désigne-t-il la
Bruyère par le nom de Maximilien, qu'il ne portait p^is?
Était-ce pour faire comme la Bruyère lui-même, qui peignait
ses contemporains sous des noms empruntés de l'histoire an-
cienne? Par le Théophraste de la Bruyère, Boileau entend-il
sa traduction de Théophraste, on l'ouvrage composé par lui
à l'imitation du moraliste gçec? Je croirais qu'il s'agit du der-
nier. Boileau semble reprocher à la Bruyère d'avoir poussé
un peu plus loin qu'il ne convient l'envie d'être agréable; et,
suivant ce que rapporte d'Olivet , il n'avait aucune ambition ,
pas même celle de montrer do l'esprit. C'est une contradiction
assez frappante entre les deux témoignages. La Bruyère, dans
Son ouvrage, parait trop constanunent ^nimé du désir de
produire de l'effet, pour que sa conversation ne s'en ressentit
pas un peu; je me rangerais donc volontiers à l'opinion <lo
Boileau. Quoicju'il en soit, ce grand poète eslimaii la Bruyère
et son livre : il n'en faudrait p^is d'autre preuve que ce qua-
Irain qu'il lit pour mettre au bas de son portçait :
Tout esprit orgueilleux qui s'aime
Par mes l(^(*ons se voit guéri ,
i;i, dans ce livre si chéri.
Apprend .'i se haïr lui-niên!e.
234
NOTICE SUR LA BRUYERK.
Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit
dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits
satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir.
On ne peut pas douter que cette circonstance n'y
contribuât en effet. Peut-être que les hommes en
général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit
assez éclairé, pour sentir tout le mérite d'un ou-
vrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils
ont besoin d'être avertis de ses beautés par quel-
que passion particulière, qui fixe plus fortement
leur attention sur elles. Mais si la malignité hâta
le succès du livre de la Bruyère, le temps y a mis
le sceau : on l'a réimprimé cent fois; on l'a tra-
duit dans toutes les langues ■ ; et, ce qui distingue
les ouvrages originaux, il a produit une foule de
copistes : car c'est précisément ce qui est inimita-
ble que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.
Sans doute la Bruyère, en peignant les mœurs
de son temps , a pris ses modèles dans le monde
où il vivait ; mais il peignit les hommes , non en
peintre de portraits, qui copie servilement les
objets et les formes qu'il a sous les yeux , mais en
peintre d'histoire , qui choisit et rassemble diffé-
rents modèles ; qui n'en imite que les traits de ca-
ractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que
lui fournit son imagination, pour en former cet
ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui
constitue la perfection des beaux-arts.
C'est là le talent du poète comique : aussi a-t-on
comparé -la Bruyère à Molière; et ce parallèle of-
fre des rapports frappants : mais il y a si loin de
l'art d'observer des ridicules et de peindre des ca-
ractères isolés , à celui de les animer et de les faire
mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons
pas à ce genre de rapprochement, plus propre à
faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût.
D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la ba-
lance entre des hommes de génie? On peut bien
comparer le degré de plaisir , la nature des impres-
sions qu'on reçoit de leurs ouvrages ; mais qui peut
fixer exactement la mesure d'esprit et de talent
qui est entrée dans la composition de ces mêmes
ouvrages ">
On peut considérer la Bruyère comme moraliste
et comme écrivain. Comme moraliste, il paraît moins
' Je doute dé la vérité de cette assertion , prise au moins
dans toute son étendue. La Bruyère ayant parlé quelque part
d'un bon livre, traduit en plusieurs langues, on prétendit
qu'il avait parlé de son propre ouvrage; et l'opinion s'en éta-
l)lit tellement, que ses ennemis même lui tirent honneur de
ce grand nombre de traductions. Mais un admirateur, un
imilateur et un apologiste de la Bruyère nia que les Carac-
tères eussent été traduits en aucune langue. J'ignore s'il s'en
est fail depuis cette discussion; mais j'auraLs peine à croire
qu'il s'en fut fait beaucoup : pour le fond et pour la forme ,
les Caractères mut peu f raduisibles.
ren)arquable par la profondeur que par la sagacité.
Montaigne, étudiant Thomme en soi-même, avait
pénétré plus avant dans les principes essentiels de
la nature humaine ; la Rochefoucauld a présenté
l'homme sous un rapport plus général, en rappor-
tant à un seul principe le ressort de toutes les actions
humaines; la Bruyère s'est attaché particulièrement
à observer les différences que le choc des passions
sociales, les habitudes d'état et de profession, établis-
sent dans les mœurs et la conduite des hommes. Mon-
taigne et la Rochefoucauld ont peint l'homme de tous
les temps et de tous les lieux ; la Bruyère a peint le
courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois
du siècle de Louis XIV.
Peut-être que sa vue n'embrassait pas un grand
horizon , et que son esprit avait plus de pénétra-
tion que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les
individus , lors même qu'il traite des plus grandes
choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé Du Sou-
verain, ou de la République, au milieu de quel-
ques réflexions générales sur les principes et les
vices du gouvernement , il peint toujours la cour
et la ville , le négociateur et le nouvelliste. On s'at-
tendait à parcourir avec lui les républiques ancien-
nes et les monarchies modernes ; et l'on est étonné,
à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de V^-
sailles. ' **
Il y a cependant, dans ce même chapitre, des
pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au
premier coup d'œil. J'enciterai quelques-unes, et
je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez au-
« jourd'hui, dit-il, ôter à cette ville ses franchi-
« ses , ses droits , ses privilèges ; mais demain ne
« songez pas même à réformer ses enseignes. »
« Le caractère des Français demande du sérieux
« dans le souverain. »
« Jeunesse du prince, source des ï)elles fortu-
« nés. » On attaquera peut-être la vérité de cette
dernière observation; mais, si elle se trouvait dé-
mentie par quelque exemple, ce serait l'éloge du
prince, et non la critique de l'observateur '.
Un grand nombre des maximes de la Bruyère
paraissent aujourd'hui communes; mais ce n'est
pas non plus la faute de la Bruyère, la justesse
même , qui fait le mérite et le succès d'une pensée
lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt
familière , et même triviale : c'est le sort dé toutes
les vérités d'un usage universel.
On peut croire que la Bruyère avait plu^ de
* Cette phrase est une louange délicate adressée par l'auteur
de cette notice à Louis XVI, qui était jeune encore quand le
morceau parut, et qui, dès le commencement de son règne,
avait manifesté l'intention de réprimer la dilapidation des
linances de l'Éla!.
NOTICE SUR ÎA BRUYÈRE.
255
sons que de philosophie. Il n'est pas exempt de
préjugés, même populaires. On voit avec peine
qu'il n'était pas éloigné de croire un peu à la ma-
gie et au sortilège. « En cela, dit-il, chap. XIV,
« De quelques Usages, il y a un parti à trouver en-
«c tre les âmes crédules et les esprits forts. » Ce-
pendant il a eu l'honneur d'être calomnié comme
philosophe ; car ce n'est pas de nos jours que ce
genre de persécution a été inventé. La guerre que
la sottise, le vice et l'hypocrisie ont déclarée à la
philosophie , est aussi ancienne que la philosophie
même, et durera vraisemblablement autant qu'elle.
« Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un
« de philosophe ; ce sera toujours lui dire une in-
« jure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en
« ordonner autrement. « Mais comment se récon-
ciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode,
qui , en attaquant tout ce que les hommes ont de
plus cher, leurs passions et leurs habitudes, vou-
drait les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réflé-
diir et à penser par eux-mêmes ?
En lisant avec attention les Caractères de la
Bruyère , il me semble qu'on est moins frappé des
pensées que du style ; les tournures et les expressions
paraissent avoir quelque chose de plus brillant , de
plus fin , de plus inattendu , que le fond des choses
mêmes, et c'est moins l'homme de génie que le
grand écrivain qu'on admire.
Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose
pas le génie, demande une réunion des dons de
l'esprit, aussi rare que le génie.
L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent
la plupart des hommes, la plupart même de ceux
qui font des livres.
Il ne suffit pas de connaître les propriétés des
mots, de les disposer dans un ordre régulier, de
donner même aux membres de la phrase une tour-
nure symétrique et harmonieuse ; avec cela on n'est
encore qu'un écrivain correct, et tout au plus élé-
gant.
Le langage n'est que l'interprète de l'âme; et
c'est dans une certaine association des sentiments
et des idées avec les mots qui en sont les signes ,
qu'il faut chercher le principe de toutes les pro-
priétés du style.
Les langues sont encore bien pauvres et bien
imparfaites. Il y a une infinité de nuances , de sen-
timents et d'idées qui n'ont point de signes : aussi
ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent.
D'un autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une
manière précise et abstraite une idée simple et iso-
lée; par une association secrète et rapide qui se
f^it dans l'esprit, un mot réveille encore des idées
accessoires à l'idée principale 'âbht%1 est îe signe.
Ainsi, par exemple, les mots cheval et coursier,
aimer et chérir, bonheur a félicité, peuvent ser-
vir à désigner le même objet ou le même sentiment,
mais avec des nuances qui en "changent sensible-
ment l'effet principal.
Il en est des tours, des figures, des liaisons de
phrase, comme des mots : les uns et les autres ne
peuvent représenter que des idées, des vues de l'es-
prit, et ne les représentent qu'imparfaitement.
Les différentes qualités du style, comme la clarté,
l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc.,
dépendent donc essentiellement de la nature et du
choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les
dispose ; des rapports sensibles que l'imagination y
attache; des sentiments enfin que l'âme y associe,
et du mouvement qu'elle y imprime.
Le grand secret de varier et de faire contraster
les images , les formes et les mouvements du dis-
cours, suppose un goût délicat et éclairé: l'har-
monie , tant des mots que de la phrase , dépend de
la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe;
la correction ne demande que la connaissance ré-
fléchie de sa langue.
Dans l'art d'écrire , comme dans tous les beaux-
arts , les germes du talent sont l'œuvre de la na-
ture ; et c'est la réflexion qui les développe et les
perfectionne.
Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heu-
reux instinct semble avoir dispensés de toute étude,
et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements
de leur imagination et de leur pensée, ont écrit
avec grâce, avec feu, avec intérêt; mais ces dons
naturels sont rares : ils ont des bornes et des im-
perfections très-marquées, et ils n'ont jamais suffi
pour produire un grand écrivain.
Je ne parle pas des anciens , chez qui l'élocution
était un art si étendu et si compliqué; je citerai
Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Vol-
taire et Rousseau : ce n'était pas l'instinct qui pro-
duisait sous leur plume ces beautés et ces grands
effets auxquels notre langue doit tant de richesse
et de perfection ; c'était le fruit du génie sans doute ,
mais du génie éclairé par des études et des obser-
vations profondes.
Quelque universelle que soit la réputation dont
jouit la Bruyère, il paraîtra peut-être hardi de le
placer, comme écrivain, sur la même ligne que les
grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est
qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères,
que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beau-
tés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au
rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.
236
NOTICE SUR LA BRUYERE.
Sans doute la Bruyère n'a ni les élans et les traits
sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et
l'harmonie de Fénélon ; ni la grâce brillante et aban-
donnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de
Rousseau : mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au
même degré la variété, la finesse et l'originalité des
formes et des tours qui étonnent dans la Bruyère.
Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à
notre idiome, dont on ne trouve des exemples et
des modèles dans cet écrivain.
Despréaux observait, à ce qu'on dit, que la
Bruyère, en évitant les transitions, s'était épargné
ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette
observation ne me paraît pas digne d'un si grand
maître. Il savait trop bien qu'il y a dans l'art d'é-
crire des secrets plus importants que celui de trou-
ver ces formules qui servent à lier les idées , et à
unir les parties du discours.
Ce n'est point sans doute pour éviter les transi-
tions que la Bruyère a écrit son livre par fragments ,
et par pensées détachées. Ce plan convenait mieux
à son objet; mais il s'imposait dans l'exécution
une tâche tout autrement difficile que celle dont il
s'était dispensé.
L'écueil des ouvrages de ce genre est la mono-
tonie. La Bruyère a senti vivement ce danger : on
peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y
échapper. Des portraits, des observations de moeurs,
des maximes générales, qui se succèdent sans liai-
son ; voilà les matériaux de son livre. Il sera cu-
rieux d'observer toutes les ressources qu'il a trou-
vées dans son génie pour varier à l'infini , dans un
cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mou-
vements. Cet examen, intéressant pour tout homme
de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour les
jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent
au grand ar.t de l'éloquence.
Il serait difficile de définir avec précision le ca-
ractère distinctif de son esprit : il semble réunir
tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et fa-
milier, éloquent et railleur, fin et profond, amer
et gai, il change avec une extrême mobilité de ton,
de personnage, et même de sentiment, en parlant
cependant des mêmes objets.
Et ne croyez pas que ces mouvements si divers
soient l'explosion naturelle d'une âme très-sensible,
qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des ob-
jets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice,
s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les
mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout
les sentiments d'un honnête homme ; mais il n'est
ni apôtre, ni jnisanthrope. Il se passionne, il est
vrai ; mais c'est comme le poète dramatique qui a
des caractères opposés à mettre en action. Racine
n'est ni Néron, ni Burrhus ; mais il se pénètre for-
tement des idées et des sentiments qui appartien-
nent au caractère et a la situation de ces person-
nages, et il trouve dans son imagination échauffée
tous les traits dont il a besoin pour les peindre.
Ne cherchons donc dans le style de la Bruyère
ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement
involontaire de son âme : mais observons les for-
mes diverses qu'il prend tour à tour pour nous in-
téresser ou nous plaire.
Une grande partie de ses pensées ne pouvait guère
se présenter que comme les résultats d'une obser-
vation tranquille et réfléchie ; mais, quelque vérité,
quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y
eût dans les pensées, cette forme froide et mono-
tone aurait bientôt ralenti et fatigué l'attention, si
elle eût été trop continûment prolongée.
Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire
lire , il veut persuader ce qu'il écrit ; et la convic-
tion de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'âme, est
toujours proportionnée au degré d'attention qu'on
donne aux paroles.
Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'atten-
tion par la vivacité ou la singularité des tours, et
de la réveiller sans cesse par une inépuisable va-
riété ?
Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte
d'enthousiasme : « Je voudrais qu'il me fût permis
« de crier de toute ma force à ces hommes saints
« qui ont été autrefois blessés des femmes : Ne les
« dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur
« salut. »
Tantôt, par un autre mouvement aussi extraor-r
dinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez,
« retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin.... Je suis,
« dites- vous, sous l'autre tropique.... Passez sous
« le pôle et dans l'autre hétnisphère.... M'y voilà....
« Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur
« la terre un homme avide, insatiable, inexora-
« ble, etc. » C'est dommage peut-être que la mo-
rale qui en résulte n'ait pas une importance pro-
portionnée au mouvement qui la prépare.
Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante
qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule :
« Tu te trompes , Philémon , si avec ce carrosse
« brillant, ce grand nombre de coquins qui te sui-
« vent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses
« qu'on t'en estime davantage : on écarte tout cet
« attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à
" toi , qui n'es qu'un fat. »
'< Vous aimez, dans un combat ou pendant un
'< swiie, à paraître m cent endroits, pour n'être
NOTICE SUR LA BRUYERE.
237
« nulle part ; à prévenir les ordres du général , de
• peur de les suivre, et à chercher les occasions
« plutôt que de les attendre et les recevoir : votre
« valeur serait-elle douteuse ? »
Quelquefois une réflexion qui n'est que sensée
est relevée par une image ou un rapport éloigné,
qui frappe l'esprit d'une manière inattendue* « Après
« l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde
« de plus rare, ce sont les diamants et les perles. »
Si la Bruyère avait dit simplement que rien n'est
plus rare que l'esprit de discernement, on n'aurait
pas trouvé cette réflexion digne d'être écrite ^
C'est par des tournures semblables qu'il sait at-
tacher l'esprit sur des observations qui n'ont rien
de neuf pour le fond, mais qui deviennent pi-
quantes par un certain air de naïveté sous lequel
il sait déguiser la satire.
« Il n'est pas absolument impossible qu'une per-
« sonne qui se trouve dans une grande faveur
« perde son procès. »
« C'est une grande simplicité que d'apporter à
« la cour la moindre roture, et de n'y être pas
« gentilhomme. »
Il emploie la même finesse de tour dans le por-
trait d'un fat, lorsqu'il dit : « Iphis met du rouge,
« mais rarement ; il n'en fait pas habitude. »
Il serait difficile de n'être pas vivement frappé
du tour aussi fin qu'énergique qu'il donne à la pen-
sée suivante, malheureusement aussi vraie que
profonde : « Un grand dit de Timagène, votre
« ami, qu'il est un sot; et il se trompe. Je ne de-
« mande pas que vous répliquiez qu'il est homme
« d'esprit . osez seulement penser qu'il n'est pas
« un sot. »
C'est dans les portraits surtout que la Bruyère
a eu besoin de toutes les ressources de son talent.
Théophraste , que la Bruyère a traduit , n'emploie
pour peindre ses Caractères que la forme d'énu-
raération ou de description. En admirant beaucoup
l'écrivain grec , la Bruyère n'a eu garde de l'imi-
ter ; ou , si quelquefois il procède comme lui par
énumération , il sait ranimer cette forme languis-
sante par un art dont on ne trouve ailleurs aucun
exemple.
Relisez les portraits du riche et du pauvre =* :
« Giton a le teint frais , le visage plein , la démar-
« che ferme, etc. Phédon a les yeux creux, le teint
* La Harpe dit, à propos de cette réflexion de la Bruyère :
« Quel rapprocliement bizarre et frivole, pour dire que le
« discernement est rare I et puis les diamants et les perles ,
« sont-ce des choses si rares? » Je ne puis m'empécher d'être
ici du sentiment de la Harpe contre Tingénieux auteur de la
notice.
* royez le chapitre VI.
« échauffé, etc.; » et voyez comment ces mots, il
est riche , il est pauvre , rejetés à la fin des deux
portraits , frappent comme deux coups de lumière,
qui , en se réfléchissant sur les traits qui précèdent,
y répandent un nouveau jour, et leur donnent un
effet extraordinaire.
Quelle énergie dans le choix des traits dont il
peint ce vieillard presque mourant qui a la manie
de planter, de bâtir, de faire des projets pour un
avenir qu'il ne verra point ! « Il fait bâtir une mai-
« son de pierre de taille, raffermie dans les encoi-
« gnures par des mains de fer, et dont il assure ,
c< en toussant, et avec une voix frêle et débile ,
« qu'on ne verra jamais la fin. Il se promène tous
« les jours dans ses ateliers sur les bras d'un va-
« let qui le soulage ; il montre à ses amis ce qu'il
« a fait , et leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce
« n'est pas pour ses enfants qu'il bâtit , car il n'en
« a point; ni pour ses héritiers, personnes viles et
« qui sont brouillées avec lui : c'est pour lui seul ;
« et il mourra demain. »
Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme
aimable , comme un fragment imparfait trouvé par
hasard, et ce portrait est charmant; je ne puis me
refuser au plaisir d'en citer un passage : « Loin
« de s'appliquer à vous contredire avec esprit,
« Arténice s'approprie vos sentiments : elle les
« croit siens, elle les étend, elle les embellit :
« vous êtes content de vous d'avoir pensé si bien ,
<» et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez cru.
« Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit
« qu'elle parle , soit qu'elle écrive : elle oublie les
« traits où il faut des raisons ; elle a déjà compris
« que la simplicité peut être éloquente. «
Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule
d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle
vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la faiblesse et
les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop
molle .î» Il en fait un apologue. C'est Ibène qui va
au temple d'Épidaure consulter Esculape. D'a-
bord elle se plaint qu'elle est fatiguée : « L'oracle
« prononce que c'est par la longueur du chemin
« qu'elle vient de faire. Elle déclare que le vin lui
« est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau.
« Ma vue s'affaiblit, dit Irène. Prenez des lunettes,
« dit Esculape. Je m'affaiblis moi-même, continue-
« t-elle; je ne suis ni si forte, ni si saine que j'ai
« été. C'est, dit le dieu, que vous vieillissez. Mais
« quel moyen de guérir de cette langueur? Le plus
« court, Irène, c'est de mourir comme ont fait
« votre mère et votre aïeule. « A ce dialogue,
d'une tournure naïve et originale, substituez uno
simple description à la manière de Théophraste,
238
NOTICE SUR LA BRUYERE.
et vous verrez coniiMcnt la même pensée peut pa-
raître commune ou piquante, suivant que l'esprit
ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par
les idées et les sentiments accessoires dont l'écri-
vain a su l'embellir.
La Bruyère emploie souvent cette forme d'apo-
logue, et presque toujours avec autant d'esprit
que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue
d'aussi parfait que l'histoire d'ÉMiBE ' : c'est un
petit roman plein de finesse, de grâce, et même
d'intérêt.
Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par
la variété des mouvements et des tours que le ta-
lent de la Bruyère se fait remarquer : c'est encore
par un choix d'expressions vives , figurées , pitto-
resques ; c'est surtout par ces heureuses alliances
de mots , ressource féconde des grands écrivains
dans une langue qui ne permet pas , comme pres-
que toutes les autres, de créer ou de composer
des mots , ni d'en transplanter d'un idiome étranger.
« Tout excellent écrivain est excellent peintre, »
dit la Bruyère lui-même ; et il le prouve dans tout
le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son
pinceau; tout y parle à l'imagination : « La véri-
« table grandeur se laisse toucher et manier
« elle se courbe avec bonté vers ses inférieurs , et
« revient sans effort à son naturel. »
« Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus su-
« bitement un homme à la mode , et qui le sou-
« lève davantage , que le grand jeu. »
Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un
avis sur un ouvrage avant de savoir le jugement
du public : « Ils ne hasardent point leurs suf-
« frages; ils veulent être portés par la foule, et
« entraînés par la multitude. »
La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste :
il vous le montre planté et ayant pris racine de-
vant ses tulipes ; il en fait un arbre de son jardin.
Cette figure hardie est piquante , surtout par l'a-
nalogie des objets.
« Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme
« d'avoir su éviter une sottise. » C'est une figure
bien heureuse que celle qui transforme ainsi en
sensation le sentiment qu'on veut exprimer.
L'énergie de l'expression dépend de la force avec
laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de
l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi la Bruyère , s'é-
levant contre l'usage des serments, dit : «• Un
« honnête homme qui dit oui, ou 'non, mérite
« d'être cru; son caractère Jwre pour lui. »
Il est d'autres figures de style d'un effet mpins
.' /"oî/ee le chapitiTlII.
frappant, parce que les rapports qu'elles expri-
ment demandent, pour être saisis, plus de finesse
et d'attention dans l'esprit; je n*en citerai qu'un'
exemple.
« Il y a dans quelques femmes i un mérite pai-
« sible , mais solide , accompagné de mille vertus
« qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur mo^
n destie. »
Ce mérite paisible offre à l'esprit une combinai-
son d'idées très-fines, qui doit, ce me semble,
plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat
et plus exercé.
Mais les grands effets de l'art d'écrire , comme
de tous les arts, tiennent surtout aux contrastes.
Ce sont les rapprochements ou les oppositions
de sentiments et d'idées , de formes et de couleurs ,
qui, faisant ressortir tous les objets les uns par
les autres , répandent dans une composition la va-
riété, le mouvement et la vie. Aucun écrivain peut-
être n'a mieux connu ce secret , et n'en a fait un
plus heureux usage, que la Bruyère. Il a un grand
nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le
contraste.
a II s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu,
« de la santé, de la ferveur, et une bonne voca-
« tion, mais qui n*étaient pas assez riches pour
« faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté. »
Ce dernier trait , rejeté si heureusement à la fin
de la période pour donner plus de saillie au eon*
traste , n'échappera pas à ceux qui aiment à obser-
ver dans les productions des arts les procédés de
l'artiste. Mettez à la place, « qui n'étaient pas as*
« sez riches pour faire vœu de pauvreté dans une
« riche abbaye ; » et voyez combien cette légère
transposition , quoique peut-être plus favorable à
l'harmonie , affaiblirait l'effet de la phrase ! Ce
sont ces artifices que les anciens recherchaient
avec tant d'étude , et que les modernes négligent
trop : lorsqu'on en trouve des exemples chez nos
bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet
de l'instinct que de la réflexion.
On a cité ce beau trait de Florus , lorsqu'il nous
montre Scipion, encore enfant, qui croît pour la
ruine de l'Afrique : Qui in exitium Jfricœ crescif.
Ce rapport supposé entre deux faits naturellement
indépendants l'un de l'autre plaît à l'imagination ,
et attache l'esprit. Je trouve un effet semblable
dans cette pensée de la Bruyère :
« Pendant qu'Oronte augmente , avec ses années,
« son fonds et ses revenus, une fille naît dans
«quelque famille, s'élève, croît, s'embellit, et
« entre dans sa seizième année II se fait prier à
« cinquante ans pour l'épouser, jeune ^ belle * spi-
i
NOTICK SUR Là BRUYERE.
239
« rituelle ; cet homme, sans naissance, sans esprit,
« et sans le moindre mérite , est préféré à tous ses
« rivaux. »
Si je voulais, par un seul passage, donner à la
fois une idée du grand talent de la Bruyère, et
un exemple frappant de la puissance des contrastes
dans le style, je citerais ce bel apologue qui con-
tient la plus éloquente satire du faste insolent et
scandaleux des parvenus :
« Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre em-
« pire , ni la guerre que vous soutenez virilement
« contre une nation puissante depuis la mort du roi
« votre époux , ne diminuent rien de votre magni-
« ficence. Vous avez préféré à toute autre contrée
« les rives de l'Euphrate , pour y élever un superbe
« édifice : l'air y est sain et tempéré ; la situation
« en est riante : un bois sacré l'ombrage du côté
« du couchant ; les dieux de Syrie , qui habitent
« quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une
« plus belle demeure. La campagne autour est cou-
u verte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui
« vont et qui viennent, qui roulent ou qui char-
« rient le bois du Liban, l'airain et le porphyre;
« les grues et les machines gémissent dans l'air, et
« font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie de
« revoir à leur retour en leurs foyers ce palais
« achevé, et dans cette splendeur oii vous désirez
« de le porter avant de l'habiter, vous et les princes
« vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine :
« employez-y l'or et tout l'art des plus excellents
« ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre
« siècle déploient toute leur science sur vos pla-
« fonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et
« de délicieux jardins, dont l'enchantement soit
« tel qu'ils ne paraissent pas faits de la main des
« hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie
« sur cet ouvrage incomparable ; et après que vous
« y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quel-
« qu'un de ces pâtres qui habitent les sables voi-
« sins de Palmyre, devenu riche par les péages de
'» vos rivières, achètera un jour à deniers comp-
« tants cette royale maison, pour l'embellir, et la
« rendre plus digne de lui et de sa fortune. »
Si l'on examine avec attention tous les détails
de ce beau tableau , on verra que tout y est pré-
paré, disposé, gradué avec un art infini pour pro-
duire un grand effet. Quelle noblesse dans le dé-
but ! quelle importance on donne au projet de ce
palais! que de circonstances adroitement accumu-
lées pour en relever la magnificence et la beauté!
et, quand l'imagination a été bien pénétrée de la
grandeur de l'objet , l'auteur amène un pâtre , en-
richi du péage de vos rivièreHy qui achète à de-
niers comptants cette royale maison, pour l'em-
bellir, et la rendre plus digne de lui.
Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a
enrichi notre langue de tant de formes nouvelles ,
et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si ap-
profondie, ait laissé dans son style des négli-
gences , et même des fautes qu'on reprocherait à
de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent em-
barrassée; il a des constructions vicieuses, des
expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On
voit qu'il avait encore plus d'imagination que de
goût , et qu'il recherchait plus la finesse et l'éner-
gie des tours que l'harmonie de la phrase.
Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts,
que tout le monde peut relever aisément; mais il
peut être utile de remarquer des fautes d'un autre
genre, qui sont plutôt de recherche que de négli-
gence , et sur lesquelles la réputation de l'auteur
pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas
un goût assez sûr et assez exercé.
N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée
peut-être fausse par une image bien forcée et
même obscure, que de dire : « Si la pauvreté est
« la mère des crimes , le défaut d'esprit en est le
« père ? »
La comparaison suivante ne paraît pas d'un
goût bien délicat : « Il faut juger des femmes de-
« puis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusive-
« ment , à peu près comme on mesure le poisson ,
« entre tête et queue. »
On trouverait aussi quelques traits d'un style
précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendi-
quer cette pensée : « Personne presque ne s'avise
« de lui-même du mérite d'un autre. »
Mais ces taches sont rares dans la Bruyère :
on sent que c'était l'effet du soin même qu'il pre-
nait de varier ses tournures et ses images ; et elles
sont effacées par les beautés sans nombre dont
brille son ouvrage.
Je terminerai cette analyse par observer que cet
écrivain , si original , si hardi , si ingénieux et si
varié, eut de la peine à être admis à l'Académie
française après avoir publié ses Caractères. II
eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de
quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et les
clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui,
dans tous les temps , sont importunés des grands
talents et des grands succès ; mais la Bruyère
avait pour lui Bossuet, Bacine, Despréaux, et le
cri public : il fut reçu. Son discours est un des
plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette
Académie. Il est le premier qui ait loué des aca-
démiciens vivants. On se r;'ppelle encore les traits
240
LES CARACTÈRES DE LA BRIYERE,
heureux dont il caractérisa Bossuet , la Fontaine
et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent
de regarder ce discours comme une satire. Ils in-
triguèrent pour en faire défendre l'impression; et,
n'ayant pu y réussir , ils le firent déchirer dans les
journaux , qui dès lors étaient déjà , pour la plu-
part , des instruments de la malignité et de l'envie
entre les mains de la bassesse et de la sottise. On
vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons
où la rage est égale à la platitude, et qui sont
tombées dans le profond oubli qu'elles méritent.
On aura peut-être peine à croire que ce soit pour
l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet :
Quand la Bruyère se présente ,
Pourquoi faut-il crier haro?
Pour faire un nombre de quarante j
Ne fallait-il pas un zéro?
Cette plaisanterie a été trouvée si bôniie , qu'on
Ta renouvelée depuis à la réception de plusieurs
académiciens.
Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la mé-
diocrité contre le génie? Les épigrammes et les
libelles ont bientôt disparu; les bons ouvrages
restent , et la mémoire de leurs auteurs est honorée
et bénie par la postérité.
Cette réflexion devrait consoler les hommes su-
périeurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les suc-
cès et les travaux ; mais la passion de la gloire ,
comme toutes les autres , est impatiente de jouir :
l'attente est pénible , et il est triste d'avoir besoin
d'être consolé ^
PREFACE.
Je rends au public ce qu'il m'a prêté : j'ai em-
prunté de lui la matière de cet ouvrage; il est
juste que, l'ayant achevé avec toute l'attention
pour la vérité dont je suis capable, et qu'il mé-
* On trouva, dans les papiers de la Bruyère, des Dialo-
gues sur le Qniétisme , qu'il n'avait-qu' ébauchés. Ils étaient au
nombre de sept : M. Dupin , docteur de Sorbonne , y en ajouta
deux , et publia le tout en IC99. Il peut paraître étonnant d'a-
bord que la Bruyère , homme du monde et simple philosophe,
se soit engagé dans une dispute théologique. Mais la surprise
cesse lorsqu'on vient à songer que, dans cette querelle qui divisa
l'Église et la société, Bossuet combattit les erreurs du quiétisme,
que semblait défendre Fénélon ; que la Bruyère devait sa
fortune au premier de ces deux illustres prélats , et qu'il put
être porté par un simple mouvement de reconnaissance à
combattre , sous les drapeaux de son bienfaiteur , pour une
cause qui paraissait d'ailleurs lui être étrangère. Du reste , les
Dialogues sur le Quiétisme sont bien peu dignes de son ta-
lent. Quelques personnes ont nié qu'il en fut l'auteur; on
aimerait à les en croire.
rite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut
regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de
lui d'après nature, et, s'il se connaît quelques-
uns des défauts que je touche, s'en corriger.
C'est l'unique fin que l'on doit se proposer en
écrivant, et le succès aussi que l'on doit moins
se promettre. Mais, comme les hommes ne se
dégoûtent point du vice, il ne fout pas aussi
se lasser de leur reprocher : ils seraient peut-
être pires s'ils venaient à manquer de censeurs
ou de critiques : c'est ce qui fait que l'on prêche
et que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sau-
raient vaincre la joie qu'ils ont d'être applau-
dis; mais ils devraient rougir d'eux-mêmes s'ils
n'avaient cherché, par leurs discours ou par
leurs écrits, que des éloges : outre que l'appro-
bation la plus sûre et la moins équivoque est le
changement de mœurs, et la réformation de ceux
qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit
parler , on ne doit écrire que pour l'instruction ;
et, s'il arrive que l'on plaise, il ne faut pas néan-
moins s'en repentir, si cela sert à insinuer et
à faire recevoir les vérités qui doivent instruire:
quand donc il s'est glissé dans un livre quelques
penàéeâ ou quelques réflexions qui n'ont ni le
feu, ni le tour, ni la vivacité des autres, bien
qu'elles semblent y être admises pour la variété,
pour délasser l'esprit, pour le rendre plus pré-
sent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins
que d'ailleurs elles ne soient sensibles, familières,
instructives, accommodées au simple peuple,
qu'il n'est pas permis de négliger, le lecteur
peut les condamner, et l'auteur les doit proscrire:
voilà la règle. Il y en a une autre, et que j'ai
intérêt que l'on veuille suivre, qui est de ne
pas perdre mon titre de vue , et de penser tou-
jours, et dans toute la lecture de cet ouvrage,
que ce sont les caractères ou les mœurs de ce
siècle que je décris: car, bien que je les tire
souvent de la cour de France , et des hommes
de ma nation, on ne peut pas néanmoins les
restreindre à une seule cour, ni les renfermer
en un seul pays, sans que mon livre ne perde
beaucoup de son étendue et de son utilité, ne s'é-
carte du plan que je me suis fait d'y peindre les
hommes en général, comme des raisons qui
entrent dans l'ordre des chapitres , et dans une
certaine suite insensible des réflexions qui les
composent. Après cette précaution si nécessaire,
et dont on pénètre assez les conséquences, je
crois pouvoir protester contre tout chagrin,
toute plainte, toute maligne interprétation, toute
fnussc application, et toute censure; contre les
DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.
24!
froids plaisants et les lecteurs malintentionnés.
U faut savoir lire, et ensuite se taire, ou pou-
voir rapporter ce qu'on a lu, et ni plus ni moins
que ce qu'on a lu ; et, si on le peut quelquefois,
ce n'est pas assez, il faut encore le vouloir faire :
sans ces conditions, qu'un auteur exact et scru-
puleux est en droit d'exiger de certains esprits
pour Tunique récompense de son travail, je
doute qu'il doive continuer d'écrire, s'il préfère
du moins sa propre satisfaction à l'utilité de
plusieurs et au zèle de la vérité. J'avoue d'ail-
leurs que j'ai balancé dès l'année 1690, et avant
\a cinquième édition, entre l'impatience de don-
ner à mon livre plus de rondeur et une meil-
leure forme par de nouveaux caractères , et la
crainte de faire dire à quelques-uns : Ne fini-
ront-ils point, ces caractères , et ne verrons-nous
jamais autre chose de cet écrivain? des gens
sages me disaient d'une part : La matière est
solide, utile, agréable, inépuisable; vivez long-
temps^ et traitez-la sans interruption pendant
que vous vivrez; que pourriez-vous faire de
mieux ? il n'y a point d'année que les folies des
hommes ne puissent vous fournir un volume.
D'autres, avec beaucoup de raison, me faisaient
redouter les caprices de la multitude et la lé-
gèreté du public, de qui j'ai néanmoins de si
grands sujets d'être content , et ne manquaient
pas de me suggérer que , personne presque de-
puis trente années ne lisant plus que pour lire ,
il fallait aux hommes, pour les amuser, de nou-
veaux chapitres et un nouveau titre : que cette
indolence avait rempli les boutiques et peuplé
le monde, depuis tout ce temps, de livres froids
et ennuyeux, d'un mauvais style et de nulle
; > ressource, sans règles et sans la moindre jus-
tesse, contraires aux mœurs et aux bienséances,
écrits avec précipitation, et lus de même, seu-
lement par leur nouveauté; et que, si je ne sa-
vais qu'augmenter un livre raisonnable, le mieux
l que je pouvais faire était de me reposer. Je pris
alors quelque chose de ces deux avis si opposés,
et je gardai un tempérament qui les rappro-
chait : je ne feignis point d'ajouter quelques nou-
velles remarques à celles qui avaient déjà grossi
du double la première édition de mon ouvrage ;
mais, afin que le public ne fût point obligé de
parcourir ce qui était ancien pour passer à ce
qu'il y avait de nouveau, et qu'il trouvât sous
ses yeux ce qu'il avait seulement envie de lire,
je pris soin de lui désigner cette seconde aug-
mentation par une marque particulière : je crus
aussi qu'il ne serait pas inutile de lui distin-
guer la première augmentation par une autre
marque plus simple, qui servît à lui montrer le
progrès de mes caractères, et à aider son choix
dans la lecture qu'il en voudrait faire': et, comme
il pouvait craindre que ce progrès n'allât à l'in-
fini, j'ajoutais à toutes ces exactitudes une pro-
messe sincère de ne plus rien hasarder en ce
genre. Que si quelqu'un m'accuse d'avoir man-
qué à ma parole, en insérant dans les trois édi-
tions qui ont suivi un assez grand nombre de
nouvelles remarques, il verra du moins qu'en
les confondant avec les anciennes par la sup-
pression entière de ces différences, qui se voient
par apostille, j'ai moins pensé à lui faire lire
rien de nouveau , qu'à laisser peut-être un ou-
vrage de mœurs plus complet , plus fini et plus
régulier, à la postérité. Ce ne sont p«/int au reste
des maximes que j'ai voulu écrire : elles sont
comme des lois dans la morale; et j'avoue que
je n'ai ni assez d'autorité ni assez de génie pour
faire le législateur. Je sais même que j'aurais
péché contre l'usage des maximes, qui veut qu'à
la manière des oracles elles soient courtes et
concises. Quelques-unes de ces remarques le
sont , quelques autres sont plus étendues : on
pense les choses d'une manière différente, et on
les explique par un tour aussi tout différent, par
une sentence, par un raisonnement, par une mé-
taphore ou quelque autre figure, par un parallèle,
par une simple comparaison , par un fait tout en-
tier, par un seul trait, par une description, par une
peinture : de là procède la longueur ou la briè-
veté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des
maximes veulent être ei-us : je consens au contraire
que l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois
bien remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.
CHAPITRE PREMIER.
Des ouvrages de l'esprit.
Tout est dit : et l'on vient trop tard depuis
plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et
qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le
plus beau et le meilleur est enlevé : l'on ne fait
que glaner après les anciens et les habiles d'entre
les modernes.
Il faut chercher seulement à penser et à par-
ler juste, sans vouloir amener les autres à notre
goût et à nos sentiments : c'est une trop grande
entreprise.
* On a rplranolu; ers niatfnics, dovcnuos adiiollrmpnt init-
lilps.
W2
LKS CAHACTKRKS DE LA BHDYEKE,
C'est un métier que de faire un livre, comme
(le faire une pendule. H faut plus que de l'esprit
lK)ur être auteur. Un magistrat allait par son
mérite à la première dignité, il était homme dé-
lié et pratique dans les affaires ; il a fait imprimer
un ouvrage moral qui est rare par le ridicule.
Il n'est pas si aisé de se faire un nom par un
Hivrage parfait, que d'en faire valoir un mé-
diocre par le nom qu'on s'est déjà acquis.
Un ouvrage satirique ou qui contient des faits,
qui est donné en feuilles sous le manteau , aux
conditions d'être rendu de même , s'il est mé-
diocre, passe pour merveilleux : l'impression est
recueil.
Si l'on Ate de beaucoup d'ouvrages de morale
l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire,
la préface , la table , les approbations , il reste à
peine assez de pages pour mériter le nom de livre.
Il y a de certaines choses dont la médiocrité
est insupportable : la poésie, la musique, la pein-
ture, le discours public.
Quel supplice que celui d'entendre déclamer
|)ompeusement un froid discours , ou prononcer
de médiocres vers avec toute l'emphase d'un
mauvais poète !
Certains poètes sont sujets dans le dramati-
que à de longues suites de vers pompeux , qui
semblent forts, élevés, et remplis de grands sen-
timents. Le peuple écoute avidement , les yeux
élevés et la bouche ouverte , croit que cela lui
plaît, et à mesure qu'il y comprend moins , l'ad-
mire davantage ; il n'a pas le temps de respirer ,
il a à peine celui de se récrier et d'applaudir.
J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse,
que ces endroits étaient clairs et intelligibles
pour les acteurs, pour le parterre et l'amphi-
théâtre; que leurs auteurs s'entendaient eux-
mêmes; et qu'avec toute l'attention que je donnais
a leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre : je
suis détrompé.
L'on n'a guère vu , jusqu'à présent , un chef-
d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs.
Homère a fait l'Iliade ; Virgile , l'Enéide ; Tite-
Live, ses Décades; et l'Orateur romain, ses
Oraisons.
Il y a dans l'art un point de perfection, comme
de bonté ou de maturité dans la nature : celui
qui le sent et qui l'aime a le goût parfait ; celui
qui ne le sent pas , et qui aime en deçà ou au
delà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon
et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts
^vec fondement.
Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût
parmi les hommes; ou, pour mieux dire, il y a
l)eu d'hommes dont l'esprit soit accompagné
d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.
La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'his-
toire a embelli les actions des héros : ainsi je ne
sais qui sont plus redevables , ou ceux qui ont
écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une
si noble matière , ou ces grands hommes à leurs
historiens.
Amas d'épithètes, mauvaises louanges : ce
sont les faits qui louent, et la manière de les
raconter.
Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien dé-
finir et à bien peindre. Moïse', Homèke , Pla-
ton , Virgile , Horace , ne sont au-dessus des
autres écrivains que par leurs expressions et
leurs images : il faut exprimer le vrai , pour
écrire naturellement, fortement, délicatement.
On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'ar-
chitecture ; on a entièrement abandonné l'ordre
gothique que la barbarie avait introduit pour
les palais et pour les temples ; on a rappelé le
dorique , l'ionique , et le corinthien : ce qu'on ne
voyait plus que dans les ruines de l'ancienne
Rome et de la vieille Grèce , devenu moderne ,
éclate dans nos portiques et dans nos péristyles.
De même on ne saurait en écrivant rencontrer
le parfait , et, s'il se peut, surpasser les anciens,
que par leur imitation.
Combien de siècles se sont écoulés avant que
les hommes dans les sciences et dans les arts
aient pu revenir au goût des anciens , et repren-
dre enfin le simple et le naturel !
On se nourrit des anciens et des habiles mo-
dernes ; on les presse , on en tire le plus que l'on
peut , on en renfle ses ouvrages ; et quand enfin
Ton est auteur , et que l'on croit mareher tout
seul , on s'élève contre eux , on les maltraite ,
semblable à ces enfants dms et forts d'un bon
lait qu'ils ont sucé, qui battent leur nourrice.
Un auteur moderne» prouve ordinairement
que les anciens nous sont inférieurs en deux
manières , par raison et par exemple : il tire la
raison de son goût particulier , et l'exemple de
ses ouvrages.
Il avoue que les anciens, quelque inégaux et
peu corrects qu'ils soient , ont de beaux traits ,
il les cite ; et ils sont si beaux qu'ils font lire sa
critique.
^ Quand même on ne le considère que comme un homme
qui a écrit. (Note de la Bruyère).
^ Il est probable que la Bruyère désigne ici Charles Per-
rault, (le l'Académie française, qui venait de faire paraître
son Parallèle des anciens et des modernes.
DES OUVRAGES DE L'ESPRIT
^243
Quelques habiles ' prononcent en faveur des
anciens contre les modernes ; mais ils sont sus-
pects , et semblent juger en leur propre cause ,
tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'an-
tiquité : on les récuse.
L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux
qui en savent assez pour les corriger et les es-
timer.
Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son
ouvrage, est un pédantisme.
Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale
modestie les éloges et la critique que l'on fait de
ses ouvrages.
Entre toutes les différentes expressions qui
peuvent rendre une seule de nos pensées , il n'y
en a qu'une qui soit la bonne ; on ne la rencon-
tre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est
vrai néamnoins qu'elle existe , que tout ce qui
ne l'est point est faible , et ne satisfait point un
homme d'esprit qui veut se faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve
souvent que l'expression qu'il cherchait depuis
longtemps sans la connaître, et qu'il a enfin
trouvée, est celle qui était la plus simple, la plus
naturelle , et qui semblait devoir se présenter
d'abord et sans effort.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à
retoucher à leurs ouvrages. Comme elle n'est
pas toujours fixe, et qu'elle varie en eux selon
les occasions, ils se refroidissent bientôt pour
les expressions et les termes qu'ils ont le plus
aimés.
La même justesse d'esprit qui nous fait écrire
de bonnes choses, nous fait appréhender qu'elles
ne le soient pas assez pour mériter d'être lues.
Un esprit médiocre croit écrire divinement :
un bon esprit croit écrire raisonnablement.
L'on m'a engagé , dit Ariste , à lire mas ou-
vrages à Zoïie, je l'ai fait; ils l'ont saisi d'a-
bord , et , avant qu'il ait eu le loisir de les trou-
ver mauvais , il les a loués modestement en ma
présence , et il ne les a pas loués depuis devant
personne; je l'excuse, et je n'en demande pas
davantage à un auteur ; je le plains même d'a-
voir écouté de belles choses qu'il n'a point faites.
Ceux qui, par leur condition, se trouvent
exempts de la jalousie d'auteur , ont ou des pas-
sions, ou des besoins qui les distraient et les
rendent froids sur les conceptions d'autrui : per-
sonne presque, par la disposition de son esprit,
de son cœur et de sa fortune , n'est en état de
' Boîleau et Racine.
se livrer au plaisir que donne la perfection d'un
ouvrage.
Le plaisir de la critique nous Ôte celui d'être
vivement touchés de très-belles choses.
Bien des gens vont jusqu'à sentir le mérite
d'un manuscrit qu'on leur lit , qui ne peuvent se
déclarer en sa faveur , jusqu'à ce qu'ils aient vu
le cours qu'il aura dans le monde par l'impres-
sion , ou quel sera son sort parmi les habiles :
ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils
veulent être portés par la foule et entraînés car
la multitude. Ils disent alors qu'ils ont les pre-
miers approuvé cet ouvrage, et que le public est
de leur avis.
Ces gens laissent échapper les plus belles oc-
casions de nous convaincre qu'ils ont de la ca-
pacité et des lumières, qu'ils savent juger, trou-
ver bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est
meilleur. Un bel ouvrage tombe entre ieurs
mains; c'est un premier ouvrage, l'auteur ne
s'est pas encore fait un grand nom , il n'a rien
qui prévienne en sa faveur : il ne s'agit point de
faire sa cour ou de flatter les grands en applau-
dissant à ses écrits. On ne vous demande pas ,
ZéloteSy de vous récrier : « C'est un chef-d'œuvre
« de l'esprit ; l'humanité ne va pas plus loin ;
« c est jusqu'où la parole humaine peut s'élever :
" on ne jugera à l'avenir du goût de quelqu'un
« qu'à proportion qu'il en aura pour cette pièce ! »
phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent la
pension ou l'abbaye ; nuisibles à cela même qui
est louable , et qu'on veut louer. Que ne disiez-
vous seulement : Voilà un bon livre ? Vous le
dites, il est vrai, avec toute la France, avec les
étrangers comme avec vos compatriotes , auand
il est imprimé par toute l'Europe, et qu'il est
traduit en plusieurs langues : il n'est plus iemj)s.
Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage
en rapportent certains traits dont ils n'ont pas
compris le sens, et quils altèrent encore par tout
ce qu'ils y mettent du leur ; et ces traits ainsi
corrompus et défigurés ^ qui ne sont autre chose
que leurs propres pensées et leurs expressions ,
ils les exposent à la censure, soutiennent qu'ils
sont mauvais, et tout le monde convient qu'ils
sont mauvais; mais l'endroit de l'ouvrage que
ces critiques croient citer , et qu'on effet ils ne
citent point , n'en est pas pire.
Que dites- vous du livre à'Hermodore? Qu'il
est mauvais, répond Anthime; qu'il est mau-
vais ; qu'il est tel , continue-t-U , que ce n'est pas
un livre , ou qui mérite du moins que le monde
en parle. Mais l'avez-vous lu? IVon, dit Anthime.
IC.
^244
LES CARÂCTKRES DE LA BRUYÈRE,
Que n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l'ont i
l'ondamué sans l'avoir lu, et qu'il est. ami de
Fulvie et de Mélanie? .f.f^». >î.
Arsène^ du plus haut de son esprit, contem-
ple les hommes; et, dans l'éloignement d'où il
les voit , il est comme effrayé de leur petitesse.
Loué, exalté, et porté jusqu'aux cieux par de
certaines gens qui se sont promis de s'admirer
réciproquement, il croit, avec quelque mérite
qu'il a, posséder tout celui qu'on peut avoir, et
qu'il n'aura jamais : occupé et rempli de ses su-
blimes idées , il se donne à peine le loisir de pro-
noncer quelques oracles : élevé par son carac-
tèi*e au-dessus des jugements humains , il aban-
donne aux âmes communes le mérite d'une vie
suivie et uniforme; et il n'est responsable de ses
inconstances qu'à ce cercle d'amis qui les ido-
lâtrent. Eux seuls savent juger , savent penser ,
savent écrire , doivent écrire. Il n'y a point d'au-
tre ouvrage d'esprit si bien reçu dans le monde,
et si universellement goûté des honnêtes gens ,
je ne dis pas qu'il veuille approuver, mais qu'il
daigne lire, incapable d'être corrigé par cette
peinture , qu'il ne lira point.
Théocrine sait des choses assez inutiles , il a
des sentiments toujours singuliers ; il est moins
profond que méthodique, il n'exerce que sa mé-
moire ; il est abstrait , dédaigneux , et il semble
toujours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne
le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon
ouvrage , il l'écoute. Est-il lu , il me parle du
sien. Et du vôtre , me direz-vous , qu'en pense-
t-il ? Je vous l'ai déjà dit , il me parle du sien.
Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne
fondît tout entier au milieu de la critique, si son
auteur voulait en croire tous les censeurs , qui
ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins.
C'est une expérience faite, que, s'il se trouve
dix perspnnes qui effacent d'un livre une ex-
pression ou un sentiment , l'on en fournit aisé-
ment un pareil nombre qui les réclame ; ceux-ci
s'écrient : Pourquoi supprimer cette pensée? elle
est neuve , elle est belle , et le tour en est admi-
rable; et ceux-là affirment, au contraire, ou
qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui
auraient donné un autre tour. Il y a un terme ,
disent les uns , dans votre ouvrage , qui est ren-
contré, et qui peint la chose au naturel ; il y a un
mot , disent les autres , qui est hasardé , et qui
d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous vou-
lez peut-être faire entendre ; et c'est du même
trait et du même mot que tous ces gens s'expli-
quent ainsi ; et tous sont connaisseurs et passent
pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que
d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'ap-
prouvent?
Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir
son esprit de toutes les extravagances, de toutes
les saletés, de tous les mauvais mots que l'on
peut dire , et de toutes les ineptes applications
que l'on peut faire au sujet de quelques endroits
de son ouvrage , et encore moins de les suppri-
mer. Il est convaincu que , quelque scrupuleuse
exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire,
la raillerie froide des mauvais plaisants est un
mal inévitable , et que les meilleures choses ne
leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer
une sottise.
Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus,
ce serait encore trop que les termes pour expri-
mer les sentiments; il faudrait leur parler par
signes, ou sans parler se faire entendre. Quelque
soin qu'on apporte à être serré et concis, et quel-
que réputation qu'on ait d'être tel, ils vous trou-
vent diffus. Il faut leur laisser tout à suppléer,
et n'écrire que pour eux seuls; ils conçoivent
une période par le mot qui la commence, et par
une période tout un chapitre : leur avez-vous lu
un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez ; ils sont
dans le fait, et entendent l'ouvrage. Un tissu
d'énigmes leur serait une lecture divertissante ;
et c'est une perte pour eux que ce style estropié
qui les enlève soit rare, et que peu d'écrivains
s'en accommodent. Les comparaisons tirées d'un
fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et
uniforme, ou d'un embrasement qui, poussé par
les vents , s'épand au loin dans une forêt où il
consume les chênes et les pins , ne leur fournis-
sent aucune idée de l'éloquence. Montrez-leur
un feu grégeois qui les surprenne , ou un éclair
qui les éblouisse , ils vous quittent du bon et du
beau.
Quelle prodigieuse distance entre un bel ou-
vrage et un ouvrage parfait ou régulier I Je ne
sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier
genre. Il est peut-être moins difficile aux rares
génies de rencontrer le grand et le sublime,
que d'éviter toutes sortes de fautes. Le Cid n'a
eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a
été celle de l'admiration : il s'est vu plus fort
que l'autorité et la politique, qui ont tenté vai-
nement de le détruire; il a réuni en sa faveur
des esprits toujours partagés d'opinions et de
sentiments, les grands et le peuple : ils s'accor-
dent tous à le savoir de mémoire, et à préve-
nir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid
DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.
245
enfin est l'un des plus beaux poëmes que l'on
puisse faire ; et l'une des meilleures critiques qui
aient été faites sur aucun sujet, est celle duCid.
Quand une lecture vous élève l'esprit, et
qu'elle vous inspire des sentiments nobles et cou-
rageux, ne cherchez pas une autre règle pour
juger de l'ouvrage ; il est bon , et fait de main
d'ouvrier.
Capys, qui s'érige en juge du beau style, et
qui croit écrire comme Bouhours et Rabutin ,
résiste à la voix du peuple , et dit tout seul que
Damis n'est pas un bon auteur. Damis cède à
la multitude, et dit ingénument, avec le public,
que Capys est froid écrivain.
Le devoir du nouvelliste est de dire : Il y a
un tel livre qui court, et qui est imprimé chez
Cramoisy , en tel caractère ; il est bien relié , et
en beau papier; il se vend tant. Il doit savoir
jusqu'à l'enseigne du libraire qui le débite : sa
folie est d'en vouloir faire la critique.
Le sublime du nouvelliste est le raisonnement
creux sur la politique.
Le nouvelliste se couche le soir tranquille-
ment sur une nouvelle qui se corrompt la nuit,
et qu'il est obligé d'abandonner le matin à son
réveil.
Le philosophe consume sa vie à observer les
hommes , et il use ses esprits à en démêler les
vices et le ridicule : s'il donne quelque tour à
ses pensées , c'est moins par une vanité d'auteur,
que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans
tout le jour nécessaire pour faire l'impression
qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs
croient néanmoins le payer avec usure, s'ils
disent magistralement qu'ils ont lu son livre , et
qu'il y a de l'esprit ; mais il leur renvoie tous
leurs éloges qu'il n'a pas cherchés par son tra-
vail et par ses veilles. 11 porte plus haut ses pro-
jets, et agit pour une fin plus relevée : il demande
des hommes un plus grand et un plus rare suc-
cès que les louanges, et même que les récom-
penses , qui est de les rendre meilleurs.
Les sots lisent un livre, et ne l'entendent
point; les esprits médiocres croient l'entendre
parfaitement; les grands esprits ne l'entendent
(juelquefois pas tout entier ; ils trouvent obscur
ce qui est obscur , comme ils trouvent clair ce
qui est clair. Les beaux esprits veulent trouver
obscur ce qui ne l'est point , et ne pas entendre
ce qui est fort intelligible.
Un auteur cherche vainement à se faire admi-
rer par son ouvrage. Les sots admirent quelque-
fois, mais ce sont des sots. Iwcs personnes d'es-
prit ont en eux les semences de toutes les vérités
et de tous les sentiments; rien ne leur est nou-
veau; ils admirent peu, ils approuvent.
Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans
des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'a-
grément, et plus de style, que l'on en voit dans
celles de Balzac et de Voiture. Elles sont vides
de sentiments qui n'ont régné que depuis leur
temps, et qui doivent aux femmes leur nais-
sance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce
genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume
des tours et des expressions qui souvent en nous
ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pé-
nible recherche : elles sont heureuses dans le
choix des termes , qu'elles placent si juste , que ,
tout connus qu'ils sont , ils ont le charme de la
nouveauté , et semblent être faits seulement pour
l'usage où elles les mettent. Il n'appartient qu'à
elles de faire lire dans un seul mot tout un senti-
ment , et de rendre délicatement une pensée qui
est délicate. Elles ont un enchaînement de dis-
cours inimitable qui se suit naturellement, et
qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient
toiyours correctes , j'oserais dire que les lettres
de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être
ce que nous avons dans notre langue de mieux
écrit*.
Il n'a manqué à Tébence que d'être moins
ft-oid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle
politesse , quelle élégance , quels caractères I 11
n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon,
et d'écrire purement : quel feu , quelle naïveté ,
quelle source de la bonne plaisanterie, quelle
imitation des mœurs, quelles images, et quel
fléau du ridicule ! mais quel homme on aurait
pu faii*e de ces deux comiques !
J'ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous
deux connu la nature, avec cette difterence
que le premier , d'un style plein et uniforme ,
montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et
de plus noble, de plus naïf et de plus simple;
il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre, sans
choix, sans exactitude, d'une plume libre et
inégale , tantôt charge ses descriptions , s'appe-
santit sur les détails; il fait une anatomie : tantôt
il feint, il exagère, il passe le vrai dans la na-
ture , il en fait le roman.
* Tout ce passage semblerait avoir été inspiré par la lecture
des Lettres de madame de Sévigné; et il en serait le plu« bel
éloge. Le recueil n'en fut cependant public que longtemps après
la mort de la Bruyère; mais petit-tMre en avait-il eu connais-
sance pendant qu'elles circulaient manuscrites. Au reste,
madame de Sévigné n'élail pas la seule femme de cette épo-
que qui écrivit (tes lelhes avec un abandon plein de gr.ice et
une piquante orij^innlUé de si y le.
246
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE,
RoiNVABD et Balzac ont eu ^ chacun dans leur
genre , assez de bon et de mauvais pour former
après eux de très-grands hommes en vers et en
prose.
Mabot, par son tour et par son style , semble
avoir écrit depuis Ronsabd : il n'y a guère entre
ce premier et nous que la différence de quelques
mots.
Ronsabd et les auteurs ses contemporains ont
plus nui au style qu'ils ne lui ont servi. Ils l'ont
retardé dans le chemin de la perfection ; ils l'ont
exposé à la manquer pour toujours, et à n'y plus
revenir. Il est étonnant que les ouvrages de
Mabot, si naturels et si faciles, n'aient su faire
de Ronsard , d'ail leui-s plein de verve et d'en-
thousiasme , un plus grand poète que Ronsard et
que Marot; et, au contraire, que Belleau, Jo-
delle et Saint-Gelais , aient été sitôt suivis d'un
Racan et d'un Malhebbe ; et que notre langue ,
à peine corrompue , se soit vue réparée.
Mabot et Rabelais sont inexcusables d'avoir
semé l'ordure dans leurs écrits : tous deux avaient
assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en
passer , même à l'égard de ceux qui cherchent
moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Ra-
belais surtout est incompréhensible. Son livre
est une énigme , quoi qu'on veuille dire , inexpli-
cable ; c'est une chimère , c'est le visage d'une
belle femme avec des pieds et une queue de ser-
pent , ou de quelque autre bête plus difforme :
c'est un monstrueux assemblage d'une morale
fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il
est mauvais , il passe bien loin au delà du pire ,
c'est le charme de la canaille ; où il est bon , il
va jusqu'à l'exquis et à l'excellent , il peut être
îe mets des plus délicats.
Deux écrivains * dans leurs ouvrages ont blâ-
mé Montagne , que je ne crois pas , aussi bien
qu'eux , exempt de toute sorte de blâme : il pa-
raît que tous deux ne l'ont estimé en nulle ma-
nière. L'un ne pensait pas assez pom* goûter un
auteur qui pense beaucoup ; l'autre pense trop
subtilement pour s'accommoder de pensées qui
sont naturelles.
Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort
loin : on lit Amyot et Coeffeteau : lequel lit-on
de leurs contemporains? Balzac, pour les ter-
mes et pour l'expression , est moins vieux que
VoiTUBE : mais si ce dernier, pour le tour, pour
l'esprit et pour le naturel, n'est pas moderne,
et ne ressemble en rien à nos écrivains, c'est
' Nicole el le P. Malebranche. Le premier est celui qui ne
pense pas assez , et le second celui qui pense trop subtilement.
(ju'il leur a été plus facile de le négliger que de
l'imiter ; et que le petit nombre de ceux qui cou-
rent après lui ne peut l'atteindre.
Le H. G. ' est immédiatement au-dessous du
rien : il y a bien d'autres ouvrages qui lui res-
semblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir
par un sot livre , qu'il y a de sottise à l'acheter :
c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas
hasarder quelquefois de grandes fadaises.
L'on voit bien que V opéra est l'ébauche d'un
grand spectacle : il en donne l'idée.
Je ne sais pas comment X opéra j avec ime mu-
sique si parfaite et une dépense toute royale , a
pu réussir à m'ennuyer.
11 y a des endroits dans ï opéra qui laissent
en désirer d'autres. 11 échappe quelquefois de
souhaiter la fm de tout le spectacle : c'est faute
de théâtre, d'action, et de choses qui inté-
ressent.
V opéra jusqu'à ce jour n'est pas un poème ,
ce sont des vers ; ni un spectacle , depuis que les
machines ont disparu par le bon ménage d'^m-
phion et de sa race ^ : c'est un concert , ou ce
sont des voix soutenues par des instruments.
C'est prendre le change , et cultiver un mauvais
goût, que de dire, comme l'on fait, que la ma-
chine n'est qu'un amusement d'enfants , et qui
ne convient qu'aux marionnettes : elle augmente
et embellit la fiction, soutient dans les specta-
teurs cette douce illusion qui est tout le plaisir
du théâtre , où elle jette encore le merveilleux.
11 ne faut point de vols, ni de chars, ni de chan-
gements , aux Bérénices ' et à Pénélope * ; il en
faut aux opéras : et le propre de ce spectacle est
de tenir les esprits, les yeux et les oreilles, dans
un égal enchantement.
Ils ont fait le théâtre ces empressés , les ma-
chines , les ballets , les vers , la musique , tout le
spectacle ; jusqu'à la salle où s'est donné le spec-
tacle, j'entends le toit et les quatre murs dès
leurs fondements : qui doute que la chasse sur
l'eau , l'enchantement de la table % la merveille'^
^ Le Mercure galant, par de Visé. C'est par ces initiales
H. G., dont la première est fausse, qu'il est désigné dans
toutes les éditions des Caractères, faites du vivant de la
Bruyère. Il dit lui-même, dans la Préface de son discours de
réception à l'Académie française , qu'il a poussé le soin d'é-
viter les applications directes jusqu'à employer quelquefois
des lettres initiales qui n'ont qu'une signification vaine et
incertaine; c'en est ici un exemple.
* LulU , et son école , sa famille.
•^ La Bérénice de Corneille et celle de Racine.
■' La Pénélope de l'abbé Genest, représentée en 1684.
s Rendez-vous de chasse dans la forêt de Chantilly. {Note de
la Bruyère).
^' Collation très -ingénieuse donnée dans le labyrinthe de
Chantilly. (JSoic de la Bruyère).
DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.
U^
du labyrinthe , ne soient encore de leur inven-
tion? J'en juge par le mouvement qu'ils se don-
nent , et par l'air content dont ils s'applaudissent
sur tout le succès. Si je me trompe, et qu'ils
n'aient contribué en rien à cette fête si superbe ,
si galante, si longtemps soutenue, et où un
seul a suffi pour le projet et pour la dépense ,
j'admire deux choses, la tranquillité et le flegme
de celui qui a tout remué , comme l'embarras et
l'action de ceux qui n'ont rien fait.
Les connaisseurs , ou ceux qui se croient tels,
se donnent voix délibérative et décisive sur les
spectacles , se cantonnent aussi , et se divisent
en des partis contraires, dont chacun, poussé
par un tout autre intérêt que par celui du public
ou de l'équité , admire un certain poëme ou une
certaine musique , et siffle toute autre. Ils nuisent
également , par cette chaleur à défendre leurs
préventions, et à la faction opposée, et à leur
propre cabale : ils découragent par mille contra-
dictions les poètes et les musiciens , retardent le
progrès des sciences et des arts , en leur ôtant le
fruit qu'ils pourraient tirer de l'émulation et de
la liberté qu'auraient plusieurs excellents maîtres
de faire chacun dans leur genre , et selon leur
génie , de très-beaux ouvrages.
D'où vient que l'on rit si librement au théâtre ,
et que l'on a honte d'y pleurer? Est-il moins
dans la nature de s'attendrir sur le pitoyable que
d'éclater sur le ridicule ? Est-ce l'altération des
traits qui nous retient? Elle est plus grande dans
un ris immodéré que dans la plus amère douleur ;
et l'on détourne son visage pour rire comme pour
pleurer en la présence des grands et de tous
ceux que l'on respecte. Est-ce une peine que l'on
sent à laisser voir que l'on est tendre , et à mar-
quer quelque faiblesse, surtout en un sujet faux,
et dont il semble que l'on soit la dupe? Mais, sans
citer les personnes graves ou les esprits forts qui
trouvent du faible dans un ris excessif comme
dans les pleurs , et qui se les défendent égale-
ment, qu'attend-on d'une scène tragique? qu'elle
fasse rire ? Et d'ailleurs la vérité n'y règne-t-elle
pas aussi vivement par ses images que dans le
comique? l'âme ne va-t-elle pas jusqu'au vrai dans
l'un et l'autre genre avant que de s'émouvoir ?
est-elle même si aisée à contenter? ne lui faut-il
pas encore le vraisemblable? Comme donc ce
n'est point une chose bizarre d'entendre s'élever
de tout un amphithéâtre un ris universel sur
quelque endroit d'une comédie, et que cela sup-
pose au contraire qu'il est plaisant et très-naïve-
ment exécuté ; aussi l'extrême violence que cha-
cun se fait à contraindre ses larmes , et le mau-
vais ris dont on veut les couvrir, prouvent clai-
rement que l'effet naturel du grand tragique
serait de pleurer tous franchement et de con-
cert à la vue l'un de l'autre, et sans autre em-
barras que d'essuyer ses larmes; outre qu'a-
près être convenu de s'y abandonner, on éprou-
verait encore qu'il y a souvent moins lieu de
craindre de pleurer au théâtre que de s'y mor-
fondre.
Le poëme tragique vous serre le cœur dès son
commencement , vous laisse à peine dans tout
son progrès la liberté de respirer et le temps de
vous remettre; ou , s'il vous donne quelque relâ-
che , c'est pour vous replonger dans de nouveaux
abîmes et dans de nouvelles alarmes. Il vous
conduit à la terreur par la pitié , ou réciproque-
ment à la pitié par le tei-rible ; vous mène par les
larmes , par les sanglots , par l'incertitude , par
l'espérance, par la crainte, par les surprises, et
par l'horreur, jusqu'à la catastrophe. Ce n'est
donc pas un tissu de jolis sentiments , de décla-
rations tendres, d'entretiens galants, de por-
traits agréables , de mots doucereux , ou quel-
quefois assez plaisants pour faire rire , suivi à la
vérité d'une dernière scène ' où les mutins n'en-
tendent aucune raison , et ou pour la bienséance
il y a enfin du sang répandu , et quelque mal-
heureux à qui il en coûte la vie.
Ce n'est point assez que les mœurs du théâ-
tre ne soient point mauvaises, il faut encore
qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y
avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même
si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis
au poète d'y faire attention, ni possible aux
spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'i-
vrogne fournit quelques scènes à un farceur,
il n'entre qu'à peine dans le vrai comique :
comment pourrait -il faire le fond ou l'action
principale de la comédie ? Ces caractères , dit-
on , sont naturels : ainsi par cette règle on oc-
cupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais
qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un
homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien
de plus naturel ? C'est le propre d'un efféminé
de se lever tard , de passer une partie du jour a
sa toilette, de se voir au miroir, de separfunier,
de se mettre des mouches , de recevoir des bil-
lets et d'y faire réponse : mettez ce rôle sur la
scène , plus longtemps vous le ferez durer , nn
acte, deux actes, plus il sera naturel et cou-
' Sédition , dénoûmcnt nilgalie des tragédies. (IS'otc de la
Bruyère).
248
LKS CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
forme a son original; mais plus aussi il sera
froid et insipide*.
il semble que le roman et la comédie pour-
raient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles : l'on
y voit de si grands exemples de constance , de
vertu, de tendresse et de désintéressement, dç si
beaux et de si parfaits caractères, cfue quand
une jeune personne jette de là sa vue sur tout
ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets in-
dignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'ad-
mirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux
de la moindre faiblesse.
Corneille ne peut être égalé dans les en-
droits où il excelle : il a pour lors un caractère
original et inimitable; mais il est inégal. Ses pre-
mières comédies sont sèches, languissantes, et
ne laissaient pas espérer qu'il dût ensuite aller
si loin, comme ses dernières font qu'on s'étonne
qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-
unes de ses meilleures pièces il y a des fautes
inexcusables contre les mœurs ; un style de dé-
clamateur qui arrête l'action et la fait languir;
des négligences dans les vers et dans l'expres-
sion , qu'on ne peut comprendre en un si grand
homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent ,
c'est l'esprit, qu'il avait sublime, auquel il a été
redevable de certains vers, les plus heureux
qu'on ait jamais lus ailleurs , de la conduite de
son théâtre, qu'il a quelquefois hasardée contre
les règles des anciens, et enfin de ses dénoû-
ments : car il ne s'est pas toujours assujetti au
goût des Grecs et à leur grande simplicité ; il a
aimé , au contraire , à charger la scène d'événe-
ments dont il est presque toujours sorti avec
succès : admirable surtout par l'extrême variété
et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein
entre un si grand nombre de poèmes qu'il a
composés. Il semble qu'il y ait plus de ressem-
blance dans ceux de Racine , et qui * tendent
un peu plus à une même chose ; mais il est égal ,
soutenu, toujours le même partout, soit pour
le dessein et la conduite de ses pièces , qui sont
justes, régulières , prises dans le bon sens et dans
Ja nature ; soit pour la versification , qui est cor-
recte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse,
tiarmonieuse : exact imitateur des anciens , dont
il a suivi scrupuleusement la netteté et la sim-
plicité de l'action ; à qui le grand et le merveil-
' On ne peut douter que la Bruyère n'ait eu en vue ici
l'Homme à bonnes fortunes , comédie de Baron.
' Et qui tendent, etc. , est la leçon de toutes les éditions
originales : dans les éditions modernes on lit, et qu'ils ten-
dent, mais je n'ai pas cru devoir corriger le texte de la
Bruyère. ( Lef.).
leux n'ont pas même manqué , ainsi qu'à Cor-
neille ni le touchant, ni le pathétique. Quelle
plus grande tendresse que celle qui est répandue
dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les
Horaces? quelle grandeur ne se remarque point
en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces pas-
sions encore favorites des anciens , que les tra-
giques aimaient à exciter sur les théâtres, et
qu'on nomme la terreur et la pitié , ont été con-
nues de ces deux poètes : Oreste , dans l'Andro-
maque de Racine , et Phèdre du même auteur ,
comme l'OEdipe et les Horaces de Corneille,
en sont la preuve. Si cependant il est permis de
faire entre eux quelque comparaison, et les
marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont de plus
propre , et par ce qui éclate le plus ordinaire-
ment dans leurs ouvrages , peut-être qu'on pour
rait parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses
caractères et à ses idées , Racine se conforme
aux nôtres : celui-là peint les hommes comme
ils devraient être , celui-ci les peint tels qu'ils
sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on
admire , et de ce que l'on doit même imiter ; il y
a plus dans le second de ce que l'on reconnaît
dans les autres , ou de ce que l'on éprouve dans
soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit;
l'autre plaît , remue , touche , pénètre. Ce qu'il y
a de plus beau , de plus noble , et de plus impé-
rieux dans la raison , est manié par le premier ;
et, par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de
plus délicat dans la passion. Ce sont , dans celui-
là, des maximes , des règles , des préceptes ; et ,
dans celui-ci, du goût et des sentiments. L'on
est plus occupé aux pièces de Corneille ; l'on est
plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine.
Corneille est plus moral ; Racine plus naturel. Il
semble que l'un imite Sophocle , et que l'autre
doit plus à Euripide.
Le peuple appelle éloquence la facilité que
quelques-uns ont de parler seuls et longtemps,
jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la
voix, et à la force des poumons. Les pédants ne
l'admettent aussi que dans le discours oratoire,
et ne la distinguent pas de l'entassement des fi-
gures, de l'usage des grands mots et de la ron-
deur des périodes.
Il semble que la logique est l'art de convaincre
de quelque vérité ; et l'éloquence un don de l'âme,
lequel nous rend maîtres du cœur et de l'esprit
des auti-es ; qui fait que nous leur inspirons ou
que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît.
L'éloquence peut se trouver dans les entretiens
et dans tout genre d'écrire. Elle est rarement où
DES OUVRAGES DE L'ESPRIT.
249
011 la cherche, et elle est quelquefois où on ne la
cherche point.
L'éloquence est au sublime ce que le tout est
à sa partie.
Qu'est-ce que le sublime ? Il ne paraît pas qu'on
l'ait délini. Est-ce une figure ? naît-il des figures,
ou du moins de quelques ligures ? tout genre d'é-
crire reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les
grands sujets qui en soient capables? peut -il
briller autre chose dans l'églogue qu'un beau na-
turel, et dans les lettres familières, comme dans
les conversations, qu'une grande délicatesse ? ou
plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le
sublime des ouvrages dont ils font la perfection ?
qu'est-ce que le sublime ? où entre le sublime ?
Les synonymes sont plusieurs dictions, ou
plusieurs phrases différentes qui signifient une
même chose. L'antithèse est une opposition de
deux vérités qui se donnent du jour l'une à l'au-
tre. La métaphore, ou la comparaison, emprunte
d'une chose étrangère une image sensible et na-
turelle d'une vérité. L'hyperbole exprime au delà
de la vérité ; pour ramener l'esprit à la mieux
connaître. Le sublime ne peint que la vérité,
mais en un sujet noble ; il la peint tout entière,
dans sa cause et dans son effet ; il est l'expres-
sion ou l'image la plus digne de cette vérité. Les
esprits médiocres ne trouvent point l'unique ex-
pression, et usent de synonymes. Les jeunes
gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse, et
s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à
faire des images qui soient précises, donnent na-
turellement dans la comparaison et la métaphore.
Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste
imagination emporte hors des règles et de la jus-
tesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour
le sublime, il n'y a même entre les grands génies
que les plus élevés qui en soient capables.
Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se
mettre à la place de ses lecteurs, examiner son
propre ouvrage comme quelque chose qui lui est
nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a
nulle part, et que l'auteur aurait soumis à sa cri-
tique ; et se persuader ensuite qu'on n'est pas en-
tendu seulement à cause que l'on s'entend soi-
même, mais parce qu'on est en effet intelligible.
L'on n'écrit que pour être entendu; mais il
faut du moins en écrivant faire entendre de belles
choses. L'on doit avoir une diction pure, et user
de termes qui soient propres, il est vrai ; mais il
faut que ces termes si propres expriment des pen-
sées nobles, vives, solides, et qui renferment un
très-beau sens. C'est faire de la pureté et de la
clarté du discours un mauvais usage que de les
faire servir à une matière aride, infructueuse, qui
est sans sel, sans utilité, sans nouveauté : que
sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans
peine des choses frivoles et puériles, quelquefois
fades et communes, et d'être moins incertains de
la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage ?
Si l'on jette quelque profondeur dans certains
écrits ; si l'on affecte une finesse de tour, et quel-
quefois une trop grande délicatesse, ce n'est que
par la bonne opinion qu'on a de ses lecteurs.
L'on a cette incommodité ' à essuyer dans la
lecture des livres faits par des gens de parti et
de cabale, que l'on n'y voit pas toujours la vérité.
Les faits y sont déguisés, les raisons réciproques
n'y sont point rapportées dans toute leur force,
ni avec une entière exactitude ; et, ce qui use la
plus longue patience, il faut lire un grand nombre
de termes durs et injurieux que se disent des
hommes graves, qui, d'un point de doctrine ou
d'un fait contesté, se font une querelle person-
nelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu'ils
ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont pen-
dant un certain temps, ni le profond oubli où ils
tombent lorsque, le feu et la division venant à
s'éteindre, ils deviennent des almanachs de l'autre
année.
La gloire ou le mérite de certains hommes est
de bien écrire ; et de quelques autres , c'est de
n'écrire point.
L'on écrit régulièrement depuis vingt années :
Ton est esclave de la construction : l'on a enrichi
la langue de nouveaux mots, secoué le joug du
latinisme, et réduit le style à la phrase purement
française : l'on a presque retrouvé le nombre que
Malhebbe et Balzac avaient les premiers ren-
contré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé
perdre. L'on a mis enfin dans le discours tout
l'ordre et toute la netteté dont il est capable ; cela
conduit insensiblement à y mettre de l'esprit.
Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit
est aussi vaste que l'art et la science qu'ils pro-
fessent : ils lui rendent avec avantage, par le
génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle
et de ses principes ; ils sortent de l'art pour l'en-
noblir, s'écartent des règles, si elles ne les con-
duisent pas au grand et au sublime ; ils marchent
seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut
et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés
^ On ne sait si la Bruyère a voulu désigner les jésuites et
les jansénistes; mais on peut en dire autant de tous les livres
écrits dans quelque temps que ce soit par des gens de partis
opposés. - Cette note , dont nous ignorons l'auteur , nous a
par-j bonne <1 conserver.
250
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
par le succès des avantages que l'on tire quelque-
fois de l'irrégularité. Les esprits justes, doux,
modérés, non-seulement ne les atteignent pas,
ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent
point, et voudraient encore moins les imiter. Ils
demeurent tranquilles dans l'étendue de leur
sphère, vont jusqu'à un certain point qui fait les
bornes de leur capacité et de leurs lumières ; ils
ne vont pas plus loin, parce qu'ils ne voient rien
au delà ; ils ne peuvent au plus qu'être les pre-
miers d'une seconde classe, et exceller dans le
médiocre.
il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieui's et
subalternes, qui ne semblent faits que pour être
le recueil, le registre, ou le magasin de toutes
les productions des autres génies. Ils sont pla-
giaires, traducteurs, compilateurs : ils ne pensent
point, ils disent ce que les auteurs ont pensé ; et,
comme le choix des pensées est invention, ils
l'ont mauvais, peu juste, et qui les détermine
plutôt à rapporter beaucoup de choses que d'ex-
cellentes choses : ils n'ont rien d'original et qui
soit à eux : ils ne savent que ce qu'ils ont appris ;
et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut
bien ignorer, une science vaine, aride, dénuée
d'agrément et d'utilité, qui ne tombe point dans
la conversation, qui est hors de commerce, sem-
blable à une monnaie qui n'a point de cours. On
est tout à la fois étonné de leur lecture, et ennuyé
de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont
ceux que les grands et le vulgaire confondent
avec les savants, et que les sages renvoient au
pédantisme.
La critique souvent n'est pas une science : c'est
un métier, où il faut plus de santé que d'esprit,
plus de travail que de capacité, plus d'habitude
que de génie. Si elle vient d'un homme cfui ait
moins de discernement que de lecture, et qu'elle
s'exerce sur de certains chapitres , elle corrompt
et les lecteurs et l'écrivain.
Je conseille à un auteur né copiste, et qui a
l'extrême modestie de travailler d'après quel-
qu'un, de ne se choisir pour exemplaires que ces
sortes d'ouvrages où il entre de l'esprit , de l'ima-
gination, ou même de l'érudition : s'il n'atteint
pas ses originaux, du moins il en approche, et il
se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un
écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par
humeur, que le cœur fait parler, à qui il inspire
les termes et les figures, et qui tirent, pour amsi
dire, de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment
sur le papier : dangereux modèles, et tout propres
à faire tomber dans le froid , dans le bas et dans
le ridicule, ceux qui s'ingèrent de les suivre. Eu
effet, je rirais d'un homme qui voudrait sérieuse-
ment parler mon ton de voix , ou me ressembler
de visage.
Un homme né chrétien et Français se trouve
contraint dans la satire : les grands sujets lui
sont défendus; il les entame quelquefois , et se
détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève
par la beauté de son génie et de son style.
Il faut éviter le style vain et puéril , de peur
de ressembler à Dorilas et Handbunj^. L'on
peut au contraire en une sorte d'écrits hasarder
de certaines expressions , user de termes trans-
posés et qui peignent vivement, et plaindre ceux
qui ne sentent pas le plaisir qu'il y aà s'en servir
ou à les entendre.
Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de
son siècle, songe plus à sa personne qu'à ses
écrits. Il faut toujours tendre à la perfection ; et
alors cette justice qui nous est quelquefois re-
fusée par nos contemporains, la postérité sait
nous la rendre.
Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y
en a point : c'est se gâter le goût, c'est corrompre
son jugement et celui des autres. Mais le ridicule
qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer
avec grâce, et d'une manière qui plaise et qui
instruise.
HoBACE,ou Despréaux, l'a dit avant vous.
Je le crois sur votre parole, mais je l'ai dit comme
mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose
vraie, et que d'autres encore penseront après moi ?
CHAPITRE IL
Du mérite personnel.
Qui peut , avec les plus rares talents et le plus
excellent mérite, n'être pas convaincu de son
inutilité, quand il considère qu'il laisse, en mou-
rant, un monde qui ne se sent pas de sa perte,
et où tant de gens se trouvent pour le remplacer?
De bien des gens il n'y a que le nom qui vaille
quelque chose. Quand vous les voyez de fort près,
c'est moins que rien : de loin ils imposent.
Tout persuadé que je suis que ceux que l'on
choisit pour de différents emplois, chacun selon
^ On prétend que , par le nom de Dorilas , la Bruyère dé-
signe Varilas, historien assez agréable, mais fort inexact.
Quant au nom de Handburg, il n'y a pas la moindre incerti-
tude : il est la parodie exacte de Mainibourg ; hand voulant
dire main en allemand et en anglais. Madame de Sévigné a
dit du P. Maimbourg , q\ïil a ramassé te délicat des mau-
vaises ruelles. Ce jugement s'accorde fort bien avec celui de
In Bruvère.
.|>, jPU MÉRITE PERSONNEL.
251
son génie et sa profession, font bien, je me
hasarde de dire qu'il se peut faire qu'il y ait au
monde plusieurs personnes connues ou inconnues,
que l'on n'emploie pas , qui feraient très-bien ; et
je suis induit à ce sentiment par le merveilleux
succès de certaines gens que le hasard seul a
placés, et de qui jusques alors on n'avait pas at-
tendu de fort grandes choses.
Combien d'hommes admirables, et qui avaient
de très -beaux génies, sont morts sans qu'on en
ait parlé! Combien vivent encore dont on ne
parle point, et dont on ne parlera jamais !
Quelle horrible peine à un homme qui est sans
prôneurs et sans cabale , qui n'est engagé dans
aucun corps, mais qui est seul, et qui n'a que
beaucoup de mérite pour toute recommandation,
de se faire jour à travers l'obscurité où il se trouve,
et de venir au niveau d'un fat qui est en crédit !
Personne presque ne s'avise de lui-même du
mérite d'un autre.
Les hommes sont trop occupés d'eux-mêmes
pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner
les autres : de là vient qu'avec un grand mérite
et une plus grande modestie l'on peut être long-
temps ignoré.
Le génie et les grands talents manquent sou-
vent, quelquefois aussi les seules occasions : tels
peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de
ce qu'ils auraient fait.
11 est moins rare de trouver de l'esprit que des
gens qui se servent du leur, pu qui fassent valoir
celui des autres , et le mettent à quelque usage.
Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces
derniers plus de mauvais que d'excellents : que
pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot,
et qui prend sa scie pour raboter ?
11 n'y a point au monde un si pénible métier
que celui de se faire un grand nom : la vie s'a-
chève , que l'on a à peine ébauché son ouvrage.
Que faire d'Égésippe qui demande un emploi?
Le mettra-t-on dans les finances ou dans les
troupes? Cela est indifférent, et il faut que ce
soit l'intérêt seul qui en décide ; car il est aussi
capable de manier de l'argent, ou de dresser des
comptes, que de porter les armes. Il est propre à
tout, disent ses amis : ce qui signifie toujours
qu'il n'a pas plus de talent pour une chose que
pour une autre; ou, en d'autres termes, qu'il
n'est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes,
occupés d'eux seuls dans leur jeunesse, corrompus
par la paresse ou par le plaisir, croient fausse-
ment, dans un âge plus avancé, qu'il leur suffit
d'être inutiles ou dans l'indigence, .'ifin que la ré-
publique soit engagée à les placer ou à les se-
courir ; et ils profitent rarement de cette leçon si
importante : que les hommes devraient employer
les premières années de leur vie à devenir tels
par leurs études et par leur travail, que la répu-
blique elle-même eût besoin de leur industrie et
de leurs lumières ; qu'ils fussent comme une pièce
nécessaire à tout son édifice, et qu'elle se trouvât
portée par ses propres avantages à faire leur for-
tune ou à l'embellir.
Nous devons travailler à nous rendre très -di-
gnes de quelque emploi : le reste ne nous regarde
point , c'est l'affaire des autres.
Se faire valoir par des choses qui ne dépendent
point des autres, mais de soi seul, ou renoncer
à se faire valoir : maxime inestimable et d'une
ressource infinie dans la pratique, utile aux
faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l'esprit,
qu'elle rend maîtres de leur fortune ou de leur
repos : pernicieuse pour les grands ; qui diminue-
rait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs es-
claves ; qui ferait tomber leur morgue avec une
partie de leur autorité, et les réduirait presque à
leurs entremets et à leurs équipages ; qui les pri-
verait du plaisir qu'ils sentent à se faire priei',
presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser,
à promettre et à ne pas donner ; qui les traverse-
rait dans le goût qu'ils ont quelquefois à mettre
les sots en vue , et à anéantir le mérite quand il
leur arrive de le discerner; qui bannirait des
cours les brigues, les cabales , les mauvais offices,
la bassesse, la flatterie, la fourberie; qui ferait
d'une cour orageuse , pleine de mouvements et
d'intrigues, comme une pièce comique ou même
tragique , dont les sages ne seraient que les specta-
teurs ; qui remettrait de la dignité dans les diffé-
rentes conditions des hommes , de la sérénité sur
leur visage ; qui étendrait leur liberté ; qui réveil-
lerait en eux, avec les talents naturels , l'habitude
du travail et de l'exercice ; qui les exciterait à
l'émulation, au désir de la gloire, à l'amour de
la vertu; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets,
inutiles, souvent onéreux à la république, en fe-
rait ou de sages économes ou d'excellents pères
de famille, ou des juges intègres, ou de bons
officiers, ou de grands capitaines, ou des orateui*s,
ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous
nul autre inconvénient que celui peut-être de
laisser à leurs héritiers moins de trésoi*s que de
bons exemples.
Il faut en France beaucoup de fermeté et une
grande étendue d'esprit pour se passer des
charges et des emplois , et wnsentir ainsi à
252
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE,
demeurer chez soi et à ne rien faire. Personne
presque n'a assez de mérite pour jouer ce
rôle avec dignité , ni assez de fonds pour rem-
plir le vide du temps , sans ce que le vulgaire
appelle des affaires. 11 ne manque cependant à
l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom ; et que
méditer , parler , lire , et être tranquille , s'ap-
pelât travailler.
Un homme de mérite , et qui est en place ,
n'est jamais incommode par sa vanité; il s'é-
tourdit moins du poste qu'il occupe , qu'il n'est
humilié par un plus grand qu'il ne remplit pas,
et dont il se croit digne : plus capable d'inquié-
tude que de fierté ou de mépris pour les autres,
il ne pèse quà soi-même.
Il coûte à un homme de mérite de faire assi-
dûment sa cour , mais par une raison bien op-
posée à celle que l'on pourrait croire. 11 n'est point
tel sans une grande modestie, qui l'éloigné de pen-
ser qu'il fasse le moindre plaisir aux princes s'il
se trouve sur leur passage, se poste devant leurs
yeux et leur montre son visage. 11 est plus pro-
che de se persuader qu'il les importune ; et il a
besoin de toutes les raisons tirées de l'usage et
de son devoir pour se résoudre à se montrer.
Celui au contraire qui a bonne opinion de soi ,
et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût
à se faire voir ; et il fait sa cour avec d'autant
plus de confiance , qu'il est incapable de s'ima-
giner que les grands dont il est vu pensent autre-
ment de sa personne qu'il fait lui-même.
Un honnête homme se paie par ses mains de
l'application qu'il a à son devoir par le plaisir
qu'il sent à le faire , et se désintéresse sur les
éloges, l'estime et la reconnaissance, qui lui
manquent quelquefois.
Si j'osais faire une comparaison entre deux
conditions tout à fait inégales , je dirais qu'un
homme de cœur pense à remplir ses devoirs à
peu près comme le couvreur songe à couvrir :
ni l'un ni l'î^jitre ne cherchent à exposer leur
vie, ni ne sont détournés par le péril; la mort
pour eux est un inconvénient dans le métier , et
jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère
plus vain d'avoir paru à la tranchée , emporté
un ouvrage ou forcé un retranchement, que ce-
lui-ci d'avoir monté sur de hauts combles ou sur
la pointe d'un clocher. Ils ne sont tous deux ap-
pliqués qu'à bien faire, pendant que le fanfaron
travaille à ce que l'on dise de lui qu'il a bien fait.
La modestie est au mérite ce que les ombres
sont aux figures dans un tableau : elle lui donne
de la force et du relief.
Un extérieur simple est l'habit dés hommes
vulgaires ; il est taillé pour eux et sur leur me-
sure : mais c'est une parure pour ceux qui ont
rempli leur vie de grandes actions; je les com-
pare à une beauté négligée, mais plus piquante.
Certains hommes , contents d'eux-mêmes , dé
quelque action ou de quelque ouvrage qui ne
leur a pas mal réussi , et ayant ouï dire que la
modestie sied bien aux grands hommes, osent
être modestes , contrefont les simples et les na-
turels ; semblables à ces gens d'une taille mé-
diocre qui se baissent aux portes, de peur de se
heurter.
Votre fils est bègue ; ne le faites pas monter
sur la tribune. Votre fille est née pour le monde ;
ne l'enfermez pas parmi les vestales. Xantus,
votre affranchi, est faible et timide; ne différez
pas, retirez-le des légions et de la milice. Je
veux l'avancer, dites-vous : comblez-le de biens,
surchargez-le de terres, de titres et de posses-
sions ; servez-vous du temps ; nous vivons dans
un siècle où elles lui feront plus d'honneur que
la vertu. Il m'en coûterait trop , ajoutez-vous.
Parlez-vous sérieusement , Crassus ? Songez-
vous que c'est une goutte d'eau que vous puisez
du Tibre pour enrichir Xantus que vous aimez ,
et pour prévenir les honteuses suites d'un enga-
gement où il n'est pas propre ?
11 ne faut regarder dans ses amis que la seule
vertu qui nous attache à eux , sans aucun exa-
men de leur bonne ou de leur mauvaise fortune ;
et, quand on se sent capable de les suivre dans
leur disgrâce , il faut les cultiver hardiment et
avec confiance jusque dans leur plus grande
prospérité.
S'il est ordinaire d'être vivement touché des
choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de
la vertu?
S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne
l'est pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus
si vous en avez.
Il apparaît de temps en temps sur la face de
la terre des hommes rares, exquis, qui brillent
par leur vertu , et dont les qualités éminentes
jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces
étoiles extraordinaires dont on ignore les causes,
et dont on sait encore moins ce qu'elles devien-
nent après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls, ni
descendants ; ils composent seuls toute leur
race.
Le bon esprit nous découvre notre devoir,
notre engagement à le faire ; et s'il y a du péril,
avec péril : il inspire le courage, ou il y supplée.
DU MERITE PERSONNEL.
253
Quand on excelle dans son art, et qu'on lui
donne toute la perfection dont il est capable,
l'on en sort en quelque manière, et l'on s'égale
à ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé.
V*** ' est un peintre; C***^ un musicien; et
l'auteur de Pyrame^ est un poëte : mais Mi-
GNAJID est MlGNARD, LULLI CSt LULLI , Ct COB-
NEiLLE est Corneille.
Un homme libre, et qui n'a point de femme,
s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de
sa fortune , se mêler dans le monde , et aller de
pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins
facile à celui qui est engagé ; il semble que le
mariage met tout le monde dans son ordre.
Après le mérite personnel , il faut l'avouer,
ce sont les éminentes dignités et les grands
titres dont les hommes tirent plus de distinction
et plus d'éclat; et qui ne sait être un Ébasme
doit penser à être évêque. Quelques-uns , pour
étendre leur renommée, entassent sur leurs
personnes des pairies , des colliers d'ordre , des
primaties, la pourpre, et ils auraient besoin
d'une tiare : mais quel besoin a Trophime *
d'être cardinal ?
L'or éclate, dites-vous, sur les habits de
Philémon : il éclate de même chez les mar-
chands. Il est habillé des plus belles étoffes :
le sont-elles moins toutes déployées dans les
boutiques, et à la pièce ? Mais la broderie et les
ornements y ajoutent encore la magnificence :
je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui de-
mande quelle heure il est, il tire une montre qui
est un chef-d'œuvre ; la garde de son épée est
un onyx ' ; il a au doigt un gros diamant qu'il
fait briller aux yeux, et qui est parfait : il ne
lui manque aucune de ces curieuses bagatelles
que l'on porte sur soi autant pour la vanité que
pour l'usage ; et il ne se plaint non plus toute
sorte de parures qu'un jeune homme qui a
épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin
de la curiosité; il faut voir du moins des choses
si précieuses : envoyez -moi cet habit et ces bi-
joux de Philémon ; je vous quitte de la per-
sonne.
Tu te trompes , Philémon , si , avec ce car-
rosse brillant, ce grand nombre de coquins qui
* Vignon.
^ Colasse.
^ Pradon.
< Les éditions publiées par la Bruyère lui-même portent
Trophime. Les éditeurs qui sont venus ensuite ont mis Béni-
gne, pour mieux désigner Bossuet, qu'apparemment la
Bruyère avait en vue.
' Agate. ( IVote de la nruyh-e ).
te suivent , et ces six bêtes qui te traînent , tu
penses que l'on t'en estime davantage. L'on
écarte tout cet attirail qui t'est étranger , pour
pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat.
Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner
à celui qui , avec un grand cortège, un habit
riche, et un magnifique équipage, s'en croit
plus de naissance et plus d'esprit : il lit cela
dans la contenance et dans les yeux de ceux qui
lui parlent.
Un homme à la cour , et souvent à la ville ,
qui a un long manteau de soie ou de drap de
Hollande, une ceinture large et placée haut sur
l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte de
même, d'un beau grain, un collet bien fait et
bien empesé, les cheveux arrangés et le teint
vermeil , qui avec cela se souvient de quelques
distinctions métaphysiques , expUque ce que
c'est que la lumière de gloire , et sait précisé-
ment comment l'on voit Dieu : cela s'appelle
un docteur. Une personne humble, qui est en-
sevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché,
consulté , confronté , lu ou écrit pendant toute
sa vie, est un homme docte.
Chez nous , le soldat est brave, et l'homme
de robe est savant : nous n'allons pas plus loin.
Chez les Romains, l'homme de robe était
brave, et le soldat était savant : un Romain
était tout ensemble et le soldat et l'homme de
robe.
Il semble que le héros est d'un seul métier,
qui est celui de la guerre ; et que le grand
homme est de tous les métiers, ou de la robe,
ou de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour:
l'un et l'autre mis ensemble ne pèsent pas un
homme de bien.
Dans la guerre, la distinction entre le héros
et le grand homme est délicate : toutes les ver-
tus militaires font l'un et l'autre. Il semble
néanmoins que le premier soit jeune, entrepre-
nant, d'une haute valeur, ferme dans les périls,
intrépide ; que l'autre excelle par un grand sens,
par une vaste prévoyance, par une haute capa-
cité, et par une longue expérience. Peut-être
qu'ALEXANDBE n'était qu'un héros, et que Césab
était un grand homme.
jEmile ' était né ce que les plus grands hommes
ne deviennent qu'à force de règles, de médita-
tion et d'exercice. Il n'a eu dans ses premières
* La plupart des traits rassemblés dans ce portrait semblent
appartenir au grand Coudé. On conçoit que la Bruyère , em-
ployé à l'éducation du petit-lils de ce béros, se soit plu à tra-
cer l'image du prince qui avait jeté tant d'éclat sur Taujiustti
famille à Inquelle lui-inéme était attaché.
254
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
années qu'à remplir des talents qui étaient natu-
rels, et qu'à se livrer à son génie. Il a fait, il a
agi avant que de savoir , ou plutôt il a su ce
qu'il n'avait jamais appris. Dirai -je que les
jeux de son enfance ont été plusieurs victoires ?
Une vie accompagnée d'un extrême bonheur
joint à une longue expérience serait illustre par
les seules actions qu'il avait achevées dès sa
jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se
sont depuis offertes, il les a embrassées; et
celles qui n'étaient pas, sa vertu et son étoile les
ont fait naître : admirable même et par les
choses qu'il a faites, et par celles qu'il aurait pu
faire. On l'a regardé comme un homme inca-
pable de céder à l'ennemi, de plier sous le
nombre ou sous les obstacles ; comme une âme
du premier ordre, pleine de ressources et de lu-
mières, et qui voyait encore où personne ne voyait
plus ; comme celui qui , à la tête des légions,
était pour elles un présage de la victoire, et qui
valait seul plusieurs légions ; qui était grand
dans la prospérité, plus grand quand la fortune
lui a été contraire : la levée d'un siège, une re-
traite, l'ont plus ennobli que ses triomphes ; l'on
ne met qu'après les batailles gagnées et les villes
prises ; qui était rempli de gloire et de modes-
tie ; on lui a entendu dire , Je fuyais , avec la
même grâce qu'il disait, Nous les battîmes ; un
homme dévoué à l'État , à sa famille , au chef
de sa famille : sincère pour Dieu et pour les
hommes, autant admirateur du mérite que s'il
lui eût été moins pi*opre et moins familier : un
homme vrai, simple, magnanime, à qui il n'a
manqué que les moindres vertus.
Les enfants des dieux*, pour ainsi dire, se ti-
rent des règles de la nature , et en sont comme
l'exception : ils n'attendent presque rien du temps
et des années. Le mérite chez eux devance l'âge.
Ils naissent instruits, et ils sont plus tôt des
hommes parfaits que le commun des hommes ne
sort de l'enfance.
Les vues courtes , je veux dire les esprits bor-
nes et resserrés dans leur petite sphère , ne peu-
vent comprendre cette universalité de talents que
l'on remarque quelquefois dans un même sujet :
où ils voient l'agréable, ils en excluent le solide;
où ils croient découvrir les grâces du corps , l'a-
gilité, la souplesse, la dextérité, ils ne veulent
plus y admettre les dons de l'âme, la profondeur,
la réflexion, la sagesse : ils ôtent de l'histoire de
Soc RATE qu'il ait dansé.
^ Fils , petits-lils , issus de rois. {Note de la Bruyère). \
Il n'y a guère d'homme si accompli et si nécie»-
saire aux siens, qu'il n'ait de quoi se faire moing
regretter.
Un homme d'esprit et d'un caractère simple et
droit peut tomber dans quelque piège; il ne pense
pas que personne veuille lui en dresser, et le choi-
sir pour être sa dupe : cette confiance le rend
moins précautionné, et les mauvais plaisants
l'entament par cet endroit. Il n'y a qu'à perdre
pour ceux qui en viendraient à une seconde char-
ge : il n'est trompé qu'une fois.
J'éviterai avec soin d'offenser personne , si je
suis équitable ; mais sur toutes choses un homme
d'esprit, si j'aime le moins du monde mes in-
térêts.
Il n'y a rien de si délié , de si simple , et de si
imperceptible, où il n'entre des manières qui nous
décèlent. Un sot ni n'entre , ni ne sort , ni ne
s'assied , ni ne se lève , ni ne se tait , ni n'est sur
ses jambes , comme un homme d'esprit.
Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a rendue
sans me connaître. Il prie des gens qu'il ne con-
naît point de le mener chez d'autres dont il n'est
pas connu ; il écrit à des femmes qu'il connaît
de vue ; il s'insinue dans un cercle de personnes
respectables, et qui ne savent quel il est ; et là,
sans attendre qu'on l'interroge, ni sans sentir
qu'il interrompt , il parle , et souvent , et ridicu-
lement. Il entre une autre fois dans une assem-
blée , se place où il se trouve , sans nulle atten-
tion aux autres, ni à soi-même : on l'ôte d'une
place destinée à un ministre , il s'assied à celle
d'un duc et pair : il est là précisément celui dont
la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit
point. Chassez un chien du fauteuil du roi , il
grimpe à la chaire du prédicateur ; il regarde le
monde indifféremment , sans embarras , sans
pudeur : il n'a pas , non plus que le sot, de quoi
rougir.
Celse est d'un rang médiocre; mais des grands
le souffrent : il n'est pas savant; il a relation avec
des savants : il a peu de mérite; mais il connaît
des gens qui en ont beaucoup : il n'est pas habile,
mais il a une langue qui peut servir de truche-
ment, et des pieds qui peuvent le porter d'un
lieu à un autre. C'est un homme né pour des al-
lées et venues , pour écouter des propositions et
les rapporter, pour en faire d'office , pour aller
plus loin que sa commission, et en être désavoué;
pour réconcilier des gens qui se querellent à leur
première entrevue; pour réussir dans une affaire
et en manquer mille ; pour se donner toute la
gloire de la réussite, et pour détourner sur les au*
* Dl] MÉRITE PERSONNEL.
251
très la haine d'un mauvais succès. Il sait les
bruits communs, les historiettes de la ville ; il ne
fait rien; il dit ou il écoute ce que les autres font;
il est nouvelliste; il sait même le secret des fa-
milles : il entre dans de plus hauts mystères ; il
vous dit pourquoi celui-ci est exilé , et pourquoi
on rappelle cet autre : il connaît le fond et les
causes de la brouillerie des deux frères, et delà
rupture des deux ministres. N'a-t-il pas prédit
aux premiers les tristes suites de leur mésintelli-
gence? n'a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union
ne serait pas longue? n'était-il pas présent à de
certaines paroles qui furent dites? n'entra-t-il pas
dans une espèce de négociation? le voulut -on
croire? fut-il écouté? à qui parlez-vous de ces
choses ? qui a eu plus de part que Celse à toutes ces
intrigues de cour? et si cela n'était ainsi , s'il ne
l'avait du moins ou rêvé ou imaginé , songerait-
il à vous le faire croire? aurait-il l'air important
et mystérieux d'un homme revenu d'une am-
bassade ?
Ménippe est l'oiseau paré de divers plumages
qui ne sont pas à lui : il ne parle pas , il ne sent
pas; il répète des sentiments et des discours , se
sert même si naturellement de l'esprit des autres,
qu'il y est le premier trompé, et qu'il croit souvent
dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu'il
n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quit-
ter. C'est un homme qui est de mise un quart
d'heure de suite , qui le moment d'après baisse ,
dégénère , perd le peu de lustre qu'un peu de mé-
moire lui donnait , et montre la corde : lui seul
ignore combien il est au-dessous du sublime et de
l'héroïque; et, incapable de savoir jusqu'où l'on
peut avoir de l'esprit, il croit naïvement que ce
qu'il en a est tout ce que les hommes en sauraient
avoir : aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui
n'a rien à désirer sur ce chapitre , et qui ne porte
envie à personne. Il se parle souvent à soi-même,
et il ne s'en cache pas, ceux qui passent le voient ;
et il semble toujours prendre un parti, ou décider
qu'une telle chose est sans réplique. Si vous le sa-
luez quelquefois, c'est le jeter dans l'embarras de
savoir s'il doit rendre le salut, ou non; et, pen-
dant qu'il délibère , vous êtes déjà hors de portée.
Sa vanité l'a fait honnête homme, l'a mis au-
dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était
pas. L'on juge en le voyant qu'il n'est occupé
que de sa personne ; qu'il sait que tout lui sied
bien, et que sa parure est assortie; qu'il croit que
tous les yeux sont ouverts sur lui , et que les liom-
nies se relaient pour le contempler.
Celui qui , logé chez soi dans un palais avec
deux appartements pour les deux saisons , vient
coucher au Louvre dans un entre-sol , n'en use
pas ainsi par modestie. Cet autre , qui pour con-
server une taille fine s'abstient du vin , et ne fait
qu'un seul repas , n'est ni sobre ni tempérant ;
et d'un troisième qui , importuné d'un ami pau-
vre , lui donne enfin quelque secours , l'on dit
qu'il achète son repos, et nullement qu'il est
libéral. Le motif seul fait le mérite des actions
des hommes, et le désintéressement y met la
perfection.
La fausse grandeur est farouche et inacces-
sible : comme elle sent son faible, elle se cache,
ou du moins ne se montre pas de front , et ne se
fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne
paraître point ce qu'elle est, je veux dire une
vraie petitesse. La véritable grandeur est libre ,
douce , familière , populaire. Elle se laisse tou-
cher et manier ; elle ne perd rien à être vue de
près : plus on la connaît , plus on l'admire. Elle
se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient
sans effort dans son naturel. Elle s'abandonne
quelquefois, se néglige, se relâche de ses avan-
tages , toujours en pouvoir de les reprendre et
de les faire valoir : elle rit, joue, et badine, mais
avec dignité. On l'approche tout ensemble avec
liberté et avec retenue. Son caractère est noble
et facile , inspire le respect et la confiance , et
fait que les princes nous paraissent grands et
très-grands, sans nous faire sentir que nous som-
mes petits.
Le sage guérit de l'ambition par l'ambition
même ; il tend à de si grandes choses , qu'il ne
peut se borner à ce qu'on appelle des trésors,
des postes , la fortune , et la faveur. Il ne voit
rien dans de si faibles avantages qui soit assez
bon et assez solide pour remplir son cœur, et
pour mériter ses soins et ses désirs ; il a même
besoin d'efforts pour ne les pas trop dédaigner.
Le seul bien capable de le tenter est cette sorte
de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure
et toute simple : mais les hommes ne l'accordent
guère ; et il s'en passe.
Celui-là est bon, qui fait du bien aux autres ,
s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très-bon ;
s'il souffre de ceux à qui il a fait ce bien , il a
une si grande bonté qu'elle ne peut être aug-
mentée que dans le cas où ses souffrances vien-
draient à croître; et, s'il en meurt, sa vertu ne
saurait aller plus loin : elle est héroïque, elle est
parfaite.
256
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
CHAPITRE III.
Des femmes.
Les hommes et les femmes conviennent rare-
ment sur le mérite d'une fenmie : leurs intérêts
sont trop différents. Les femmes ne se plaisent
point les unes aux autres par les mêmes agréments
qu'elles plaisent aux hommes : mille manières,
qui allument dans ceux-ci les grandes passions ,
forment entre elles l'aversion et l'antipathie.
Il y a dans quelques femmes une grandeur
artificielle attachée au mouvement des yeux, à
un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne
va pas plus loin ; un esprit éblouissant qui im-
pose , et que l'on n'estime que parce qu'il n'est
pas approfondi. Il y a dans quelques autres une
grandeur simple, naturelle, indépendante du
geste et de la démarche , qui a sa source dans
le cœur, et qui est comme une suite de leur haute
naissance ; un mérite paisible , mais solide , ac-
compagné de mille vertus qu'elles ne peuvent
couvrir de toute leur modestie , qui échappent ,
et qui se montrent à ceux qui ont des yeux.
J'ai vu souhaiter d'être fille, et une belle fille,
depuis treize ans jusqu'à vingt-deux , et après
cet âge de devenir un homme.
Quelques jeunes personnes ne connaissent
point assez les avantages d'une heureuse nature,
et combien il leur serait utile de s'y abandonner.
Elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et si
fragiles , par des manières affectées et par une
mauvaise imitation. Leur son de voix et leur dé-
marche sont empruntés. Elles se composent, elles
se recherchent, regardent dans un miroir si elles
s'éloignent assez de leur naturel : ce n'est pas
sans peine qu'elles plaisent moins.
Chez les femmes , se parer et se farder n'est
pas , je l'avoue , parler contre sa pensée ; c'est
plus aussi que le travestissement et la masca-
rade, où Ton ne se donne point pour ce que l'on
paraît être, mais où l'on pense seulement à se
cacher et à se faire ignorer ; c'est chercher à im-
poser aux yeux, et vouloir paraître, selon l'ex-
térieur , contre la vérité ; c'est une espèce de
menterie.
Il faut juger des femmes depuis la chaussure
jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près
comme on mesure le poisson entre queue et tête.
Si les femmes veulent seulement être belles à
leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes,
elles peuvent sans doute, dans la manière de
s'embellir, dans le choix des ajustements et de
la parure, suivre leur goût et leur caprice : mais
si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire ,
si c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu'elles
s'enluminent, j'ai recueilli les voix, et je leur
prononce, de la part de tous les hommes ou de
la plus grande partie , que le blanc et le rouge
les rendent affreuses et dégoûtantes ; que le rouge
seul les vieillit et les déguise ; qu'ils haïssent au-
tant à les voir avec de la céruse sur le visage
qu'avec de fausses dents en la bouche , et des
boules de cire dans les mâchoires ; qu'ils protes-
tent sérieusement contre tout l'artifice dont elles
usent pour se rendre laides ; et que , bien loin
d'eu répondre devant Dieu, il semble au con-
traire qu'il leur ait réservé ce dernier et infail-
lible moyen de guérir des femmes.
Si les femmes étaient telles naturellement
qu'elles le deviennent par artifice , qu'elles per-
dissent en un moment toute la fraîcheur de leur
teint , qu'elles eussent le visage aussi allumé et
aussi plombé qu'elles se le font par le rouge et
par la peinture dont elles se fardent, elles seraient
inconsolables.
Une femme coquette ne se rend point sur la
passion de plaire , et sur l'opinion qu'elle a de sa
beauté. Elle regarde le temps et les années comme
quelque chose seulement qui ride et qui enlaidit
les autres femmes : elle oublie du moins que l'âge
est écrit sur le visage. La même parure qui a
autrefois embelli sa jeunesse défigure enfin sa
personne , éclaire les défauts de sa vieillesse. La
mignardise et l'affectation l'accompagnent dans
la douleur et dans la fièvre : elle mem't parée et
en rubans de couleur.
Lise entend dire d'une autre coquette qu'elle
se moque de se piquer de jeunesse, et de vouloir
user d'ajustements qui ne conviennent plus à une
femme de quarante ans. Lise les a accomplis;
mais les années pour elle ont moins de douze
mois, et ne la vieillissent point. Elle le croit
ainsi; et, pendant qu'elle se regarde au miroir,
qu'elle met du rouge sur son visage , et qu'elle
place des mouches , elle convient qu'il n'est pas
permis à un certain âge de faire la jeune, et que
Clarice en effet, avec ses mouches et son rouge,
est ridicule.
Les femmes se préparent pour leurs amants ,
si elles les attendent : mais si elles en sont sur-
prises, elles oublient à leur arrivée l'état où elles
se trouvent; elles ne se voient plus. Elles ont
plus de loisir avec les indifférents ; elles sentent
le désordre où elles sont, s'ajustent en leur pré-
sence, ou disparaissent un moment, et reviennent
parées.
DES femmf:s.
257
Un beau visage est le plus beau de tous les
spectacles ; et l'harmonie la plus douce est le son
de voix de celle que l'on aime.
L'agrément est arbitraire : la beauté est quel-
que chose de plus réel et de plus indépendant du
goût et de l'opinion.
L'on peut être touché de certaines beautés si
parfaites, et d'un mérite si éclatant , que l'on se
borne à les voir et à leur parler.
Une belle femme qui a les qualités d'un hon-
nête homme est ce qu'il y a au monde d'un com-
merce plus délicieux : l'on trouve en elle tout le
mérite des deux sexes.
Il échappe à une jeune personne de petites
choses qui persuadent beaucoup , et qui flattent
sensiblement celui pour qui elles sont faites : il
n'échappe presque rien aux hommes ; leurs ca-
resses sont volontaires, ils parlent, ils agissent,
ils sont empressés, et persuadent moins.
Le caprice est dans les femmes tout proche de
la beauté , pour être son contre-poison , et afin
qu'elle nuise moins aux hommes, qui n'en guéri-
raient pas sans remède.
Les femmes s'attachent aux hommes par les
faveurs qu'elles leur accordent : les hommes gué-
rissent par ces mêmes faveurs.
Une femme oublie d'un homme qu'elle n'aime
plus , jusqu'aux faveurs qu'il a reçues d'elle.
Une femme qui n'a qu'un galant croit n'être
point coquette ; celle qui a plusieurs galants croit
n'être que coquette.
Telle femme évite d'être coquette par un ferme
attachement à un seul, qui passe pour folle par
son mauvais choix.
Un ancien galant tient à si peu de chose, qu'il
cède à un nouveau mari ; et celui-ci dure si peu,
qu'un nouveau galant qui survient lui rend le
change.
Un ancien galant craint ou méprise un nouveau
> rival, selon le caractère de la personne qu'il sert.
Il ne manque souvent à un ancien galant, au-
. près d'une femme qui l'attache , que le nom de
mari : c'est beaucoup ; et il serait mille fois perdu
sans cette circonstance.
Il semble que la galanterie dans une femme
ajoute à la coquetterie. Un homme coquet , au
contraire, est quelque chose de pire qu'un homme
galant. L'homme coquet et la femme galante
vont assez de pair.
Il y a peu de galanteries secrètes : bien des
femmes ne sont pas mieux désignées par le nom
de leurs maris que par celui de leurs amants.
Une femme galante veut qu'on l'aime ; il suffit
à une coquette d'être trouvée aimable, et de
passer pour belle. Celle-là cherche à engager,
celle-ci se contente de plaire. La première passe
successivement d'un engagement à un autre;
la seconde a plusieurs amusements tout à la fois.
Ce qui domine dans l'une, c'est la passion et le
plaisir; et, dans l'autre, c'est la vanité et la lé-
gèreté. La galanterie est un faible du cœur, ou
peut-être un vice de la complexion ; la coquet-
terie est un dérèglement de l'esprit. La femme
galante se "fait craindre, et la coquette se fait
haïr. L'on peut tirer de ces deux caractères de
quoi en faire un troisième, le pire de tous.
Une femme faible est celle à qui l'on reproche
une faute, qui se la reproche à elle-même, dont
le cœur combat la raison ; qui veut guérir, qui
ne guérira point, ou bien tard.
Une femme inconstante est celle qui n'aime
plus; une légère, celle qui déjà en aime un au-
tre; une volage, celle qui ne sait si elle aime et
ce qu'elle aime ; une indifférente, celle qui n'aime
rien.
La perfidie, si je l'ose dire, est une menterie
de toute la personne : c'est dans une femme l'art
de placer un mot ou une action qui donne le
change , et quelquefois de mettre en œuvre des
serments et des promesses qui ne lui coûtent pas
plus à faire qu'à violer.
Une femme infidèle , si elle est connue pour
telle de la personne intéressée, n'est qu'infidèle;
s'il la croit fidèle , elle est perfide.
On tire ce bien de la perfidie des femmes,
qu'elle guérit de la jalousie.
Quelques femmes ont, dans le cours de leur
vie, un double engagement à soutenir, égale-
ment difficile à rompre et à dissimuler : il ne
manque à l'un que le contrat, et à l'autre que le
cœur.
A juger de cette femme par sa beauté, sa jeu-
nesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a personne
qui doute que ce ne soit un héros qui doive un
jour la charmer : son choix est fait, c'est un pe-
tit monstre qui manque d'esprit.
Il y a des femmes déjà flétries qui , par leur
complexion ou par leur mauvais caractère, sont
naturellement la ressource des jeunes gens qui
n'ont pas assez de bien. Je ne sais qui est plus à
plaindre, ou d'une femme avancée en âge qui a
besoin d'un cavalier, ou d'un cavalier qui a be-
soin d'une vieille.
Le rebut de la cour est reçu à la ville dans
une ruelle , où il défait le magistrat même en
cravate et en habit gris, ainsi que le bourgeois
i7
258
LES CARACTERES DE LA BRU\ERE,
en baudrier, les écarte, et devient mattre de la
place : il est écouté, il est aimé ; on ne tient guère
plus d'un moment contre une écharpe d'or et une
plume blanche, contre un homme qui parle au
roi et voit les ministres. Il fait des jaloux et des
jalouses; on l'admire, il fait envie : à quatre
lieues de là il fait pitié.
Un homme de la ville est pour une femme de
province ce qu'est jwur une femme de ville un
l)omme de la cour.
A un homme vain , indiscret , qui est grand
parleur et mauvais plaisant, qui parle de soi
avec confiance, et des autres avec mépris; im-
pétueux , altier , entreprenant , sans mœui-s ni
probité, de nul jugement et d'une imagination
très-libre, il ne lui manque plus, pour être adoré
de bien des femmes , que de beaux traits et la
taille belle.
Est-ce en vue du secret , ou par un goût hy-
|)ocondrc, que cette femme aime un valet ; cette
autre, un moine ; et Dorine, son médecin ?
Roscius ' entre sur la scène de bonne grâce :
oui, Lélie; et j'ajoute encore qu'il a les jambes
bien tournées, qu'il joue bien, et de longs rôles ;
et que pour déclamer parfaitement il ne lui man-
que, comme on le dit, que de parler avec la bou-
che: mais est-il le seul qui ait de l'agrément
dans ce qu'il fait? et ce qu'il fait, est-ce la chose
la plus noble et la plus honnête que l'on puisse
faire? Roscius d'ailleurs ne peut être à vous; il
est à une autre ; et quand cela ne serait pas ainsi,
il est retenu : Claudie attend, pour l'avoir, qu'il
se soit dégoûté de Messaline. Prenez Bathtjlle,
Lélie : où trouverez-vous , je ne dis pas dans
l'ordre des chevaliers que vous dédaignez, mais
même parmi les farceurs, un jeune homme qui
s'élève si haut en dansant, et qui passe mieux la
capriole? Voudriez-vous le sauteur Cobus, qui,
jetant ses pieds en avant, tourne une fois en
l'air avant que de tomber à terre ? ignorez-vous
qu'il n'est plus jeune ? Pour Bathylle, dites-vous,
la presse y est trop grande ; et il refuse plus de
femmes qu'il n'en agrée. Mais vous avez Dracon,
le joueur de flûte : nul autre de son métier n'en-
fle plus décemment ses joues en soufflant dans
le hautbois ou le flageolet : car c'est une chose
infinie que le nombre des instruments qu'il fait
^ Sans traduire les noms antiques par des noms modernes,
comme l'ont fait hardiment des fabricateurs de clefs, on peut
croire que, dans tout ce paragraphe, la Bruyère dirige les
traits de son ironie amère contre quelques grandes dames de
ce temps, qui se disputaient scandaleusement la possession
de certains comédiens, danseurs ou musiciens, tels que Ba-
ron , Pécourt, et autres.
parler; plaisant d'ailleurs, il fait rire juscju'aux
enfants et aux femmelettes. Qui mange et qui
l)oit mieux que Dracon en un seul repas? Il eni-
vre toute une compagnie, et il se rend le dernier.
Vous soupirez , Lélie : est-ce que Dracon aurait
fait un choix , ou que malheureusement on vous
aurait prévenue? Se serait-il enfin engagé à Cé-
sonie, qui l'a tant couru, qui lui a sacrifié une si
grande foule d'amants , je dirai même toute la
fleur des Romains ; à Césonie , qui est d'une fa-
mille patricienne, qui est si jeune, si belle, et si
sérieuse? Je vous plains, Lélie, si vous avez pris
par contagion ce nouveau goût qu'ont tant de
femmes romaines pour ce qu'on appelle des
hommes publics, et exposés par leur condition à
la vue des autres. Que ferez-vous, lorsque le
meilleur en ce genre vous est enlevé? Il reste en-
core Bronte le questionnaire* : le peuple ne
parle que de sa force et de son adresse ; c'est un
jeune homme qui a les épaules larges et la taille
ramassée, un nègre d'ailleurs, un homme noir.
Pour les femmes du monde un jardinier est
un jardinier , et un maçon est un maçon ; pour
quelques autres plus retirées , un maçon est un
homme , un jardinier est un homme. Tout est
tentation à qui la craint.
Quelques femmes donnent aux couvents et à
leurs amants : galantes et bienfaitrices, elles ont
jusciue dans l'enceinte de l'autel des tribunes et
des oratoires où elles lisent des billets tendres ,
et où personne ne voit qu'elles ne prient point
Dieu.
Qu'est-ce qu'une femme que l'on dirige?
est-ce une femme plus complaisante pour son
mari , plus douce pour ses domestiques, plus ap-
pliquée à sa famille et à ses affaires, plus ardente
et plus sincère pour ses amis ; qui soit moins es-
clave de son humeur, moins attachée à ses inté-
rêts ; qui aime moins les commodités de la vie ;
je ne dis pas qui fasse des largesses à ses enfants ,
qui sont déjà riches, mais qui, opulente elle-même
et accablée du superflu, leur fournisse le néces-
saire, et leur rende au moins la justice qu'elle leur
doit; qui soit plus exempte d'amour de soi-même,
et d'éloignement pour les autres ; qui soit plus
libre de tous attachements humains? Non, dites-
vous, ce n'est rien de toutes ces choses. J'insiste,
et je vous demande : Qu'est-ce donc qu'une femme
que l'on dirige? Je vous entends, c'est une
femme qui a un directeur.
Si le confesseur et le directeur ne conviennent
' Le bourreau.
DES FEMMES.
259
point sur une règle de conduite, qui sera le tiers
qu'une femme prendra pour surarbitre?
Le capital pour une femme n'est pas d'avoir
un directeur, mais de vivre si uniment qu'elle
s'en puisse passer.
Si une femme pouvait dire à son confesseur ,
avec ses autres faiblesses, celles qu'elle a pour
son directeur, et le temps qu'elle perd dans son
entretien, peut-être lui serait-il donné pour pé-
nitence d'y renoncer.
Je voudrais qu'il me fût permis de crier de
toute ma force à ces hommes saints qui ont été
autrefois blessés des femmes : Fuyez les femmes,
ne les dirigez point ; laissez à d'autres le soin de
leur salut.
C'est trop contre un mari d'être coquette et
dévote : une femme devrait opter.
J'ai différé à le dire, et j'en ai souffert ; mais
enfin il m'échappe, et j'espère même que ma fran-
chise sera utile à celles qui , n'ayant pas assez
d'un confesseur pour leur conduite, n'usent d'au-
cun discernement dans le choix de leurs direc-
teurs. Je ne sors pas d'admiration et d'étonnement
à la vue de certains personnages que je ne nomme
point. J'ouvre de fort grands yeux sur eux ; je
les contemple : ils parlent, je prête l'oreille, je
m'informe ; on me dit des faits , je les recueille ;
et je ne comprends pas comment des gens en qui
je crois voir toutes choses diamétralement oppo-
sées au bon esprit, au sens droit, à l'expérience
des affaires du monde, à la connaissance de
l'homme, à la science de la religion et des mœurs,
présument que Dieu doive renouveler en nos
jours la merveille de l'apostolat, et faire un mi-
racle en leurs personnes, en les rendant capables,
tout simples et petits esprits qu'ils sont , du mi-
nistère des âmes, celui de tous le plus délicat et
le plus sublime : et si au contraire ils se croient
nés pour un emploi si relevé, si difficile, accordé
à si peu de personnes, et qu'ils se persuadent de
ne faire en cela qu'exercer leurs talents naturels
et suivre une vocation ordinaire, je le comprends
encore moins.
Je vois bien que le goût qu'il y a à deve-
nir le dépositaire du secret des familles, à se
rendre nécessaire pour les réconciliations, à
procurer des commissions ou à placer des do-
mestiques , à trouver toutes les portes ouvertes
dans les maisons des grands , à manger souvent
à de bonnes tables , à se promener en carrosse
dans une grande ville , et à faire de délicieuses
retraites à la campagne, à voir plusieurs per-
sonnes de nom et de distinction s'intéresser à sa
vie et à sa santé, et à ménager pour les autres et
pour soi-même tous les intérêts humains : je vois
bien, encore une fois, que cela seul a fait ima-
giner le spécieux et irrépréhensible prétexte du
soin des âmes , et semé dans le monde cette pé-
pinière intarissable de directeurs.
La dévotion vient à quelques-uns , et surtout
aux femmes , comme une passion , ou comme le
faible d'un certain âge, ou comme une mode
qu'il faut suivre. Elles comptaient autrefois une
semaine par les jours de jeu , de spectacle , de
concert, de mascarade, ou d'un joli sermon.
Elles allaient le lundi perdre leur argent chez
Ismène; le mardi , leur temps chez Climène; et
le mercredi, leur réputation chez Célimène;
elles savaient dès la veille toute la joie qu'elles
devaient avoir le jour d'après et le lendemam :
elles jouissaient tout à la fois du plaisir présent
et de celui qui ne leur pouvait manquer ; elles
auraient souhaité de les pouvoir rassembler tous
en un seul jour. C'était alors leur unique inquié-
tude , et tout le sujet de leurs distractions ; et , si
elles se trouvaient quelquefois à V opéra, elles y
regrettaient la comédie. Autres temps, autres
mœurs : elles outrent l'austérité et la retraite ;
elles n'ouvrent plus les yeux qui leur sont donnés
pour voir; elles ne mettent plus leurs sens à aucun
usage , et , chose incroyable I elles parlent peu ;
elles pensent encore et assez bien d'elles-mêmes,
comme assez mal des autres. Il y a chez elles
une émulation de vertu et de réforme qui tient
quelque chose de la jalousie. Elles ne haïssent
pas de primer dans ce nouveau genre de vie ,
comme elles faisaient dans celui qu'elles vien-
nent de quitter par politique ou par dégoût.
Elles se perdaient gaiement par la galanterie,
par la bonne chère , et par l'oisiveté ; et elles
se perdent tristement par la présomption et par
l'envie.
Si j'épouse, Hermas , une femme avare, elle
ne me ruinera point ; si une joueuse , elle pourra
s'enrichir; si une savante, elle saura m'instruire;
si une prude , elle ne sera point emportée ; si une
emportée , elle exercera ma patience ; si une co-
quette , elle voudra me plaire ; si une galante ,
elle le sera peut-être jusqu'à m'aimer ; si une dé-
vote ' , répondez , Hermas , que dois-je attendre
de celle qui veut tromper Dieu , et qui se trompe
elle-même ?
Une femme est aisée à gouverner, pourvu que
ce soit un homme qui s'en donne la peine. lin
Fausse dévote. ( Note de lu Bruyère. )
17.
'2G0
LES CARATÈRESDE LA BRUYÈRE,
seul même en gouverne plusieurs; il cultive leur
esprit et leur mémoire , fixe et détermine leur
religion; il entreprend même de régler leur
cœur. Elles n'approuvent et ne désapprouvent,
ne louent et ne condamnent qu'après avoir con-
sulté ses yeux et son visage. Il est le dépositaire
de leurs joies et de leurs chagrins, de leurs dé-
sirs , de leurs jalousies , de leurs haines et de
leui*s amours ; il les fait rompre avec leurs ga-
lants ; il les brouille et les réconcilie avec leurs
maris; et il profite des interrègnes. Il prend soin
de leurs affaires, sollicite leurs procès, et voit
leurs juges ; il leur donne son médecin, son mar-
chand, ses ouvriers; il s'ingère de les loger, de
les meubler, et il ordonne de leur équipage. On
le voit avec elles dans leurs carrosses , dans les
rues d'une ville, et aux promenades, ainsi que
dans leur banc à un sermon, et dans leur loge à
la comédie. Il fait avec elles les mêmes visites ;
il les accompagne au bain, aux eaux, dans les
voyages; il a le plus commode appartement
chez elles à la campagne. Il vieillit sans déchoir
de son autorité : un peu d'esprit et beaucoup
de temps à perdre lui suffit pour la conserver.
Les enfants, les héritiers, la bru, la nièce, les
domestiques, tout en dépend. Il a commencé
par se faire estimer , il finit par se faire crain-
dre. Cet ami si ancien, si nécessaire, meurt
sans qu'on le pleure; et dix femmes, dont il
était le tyran , héritent par sa mort de la li-
berté.
Quelques femmes ont voulu cacher leur con-
duite sous les dehors de la modestie ; et tout ce
(jue chacune a pu gagner par une continuelle af-
fectation , et qui ne s'est jamais démentie, a été
de faire dire de soi : On l'attrait prise pour une
vestale.
C'est dans les femmes une violente preuve
d'une réputation bien nette et bien établie,
qu'elle ne soit pas même effleurée par la fami-
liarité de quelques-unes qui ne leur ressemblent
point ; et qu'avec toute la pente qu'on a aux ma-
lignes explications, on ait recours à une tout
autre raison de ce commerce qu'à celle de la
convenance des mœurs.
Un comique outre sur la scène ses person-
nages; un poète charge ses descriptions; un
peintre qui fait d'après nature force et exagère
une passion , un contraste , des attitudes ; et celui
qui copie , s'il ne mesure au compas les gran-
deurs et les proportions, grossit ses figures,
donne à toutes les pièces qui entrent dans l'or-
donnance de son tableau plus de volume que n'en
ont celles de l'original : de même la pruderie est
une imitation de la sagesse.
Il y a une fausse modestie qui est vanité ; une
fausse gloire qui est légèreté ; une fausse gran-
deur qui est petitesse ; une fausse vertu qui est
hypocrisie; une fausse sagesse qui est pruderie.
Une femme prude paye de maintien et de pa-
roles; une femme sage paye de conduite. Celle-là
suit son humeur et sa complexion, celle-ci sa rai-
son et son cœur. L'une est sérieuse et austère ;
l'autre est , dans les diverses rencontres , préci-
sément ce qu'il faut qu'elle soit. La première
cache des faibles sous de plausibles dehors ; la
seconde couvre un riche fonds sous un air libre
et naturel. La pruderie contraint l'esprit, ne
cache ni l'âge ni la laideur; souvent elle les
suppose. La sagesse, au contraire , pallie les dé-
fauts du corps, ennobUt l'esprit, ne rend la jeu-
nesse que plus piquante , et la beauté que plus
périlleuse.
Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que
les femmes ne sont pas savantes? Par quelles
lois , par quels édits , par quels rescrits , leur a-
t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire , de re-
tenir ce qu'elles ont lu , et d'en rendre compte
ou dans leur conversation , ou par leurs ouvra-
ges? Ne se sont-elles pas au contraire établies
elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir ,
ou par la faiblesse de leur complexion , ou par
la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur
beauté , ou par une certaine légèreté qui les em-
pêche de suivre mie longue étude , ou par le ta-
lent et le génie qu'elles ont seulement pour les
ouvrages de la main, ou par les distractions que
donnent les détails d'un domestique, ou par un
éloignement naturel des choses pénibles et sé-
rieuses , ou par une curiosité toute différente de
celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre
goût que celui d'exercer leur mémoire? Mais, à
quelque cause que les hommes puissent devoir
cette ignorance des femmes, ils sont heureux
que les femmes, qui les dominent d'ailleurs
par tant d'endroits , aient sur eux cet avantage
de moins.
On regarde une femme savante comme on
fait une belle arme : elle est ciselée artistement,
d'une polissure admirable , et d'un travail fort
recherché ; c'est une pièce de cabinet que l'on
montre aux curieux, qui n'est pas d'usage, qui
ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus
qu'un cheval de manège, quoique le mieux in-
struit du monde.
Si la science et la sagesse se trouvent unies en
DES FEMMES.
261
un même sujet , je ne m'informe plus du sexe ,
j'admire ; et , si vous me dites qu'une femme
sage ne songe guère à être savante , ou qu'une
femme savante n'est guère sage, vous avez déjà
oublié ce que vous venez de lire , que les femmes
ne sont détournées des sciences que par de cer-
tains défauts : concluez donc vous-même que
moins elles auraient de ces défauts, plus elles
seraient sages; et qu'ainsi une femme sage n'en
serait que plus propre à devenir savante, ou
qu'une femme savante, n'étant telle que parce
qu'elle aurait pu vaincre beaucoup de défauts ,
n'en est que plus sage.
La neutralité entre des femmes qui nous sont
également amies , quoiqu'elles aient rompu pour
des intérêts où nous n'avons nulle part , est un
point difficile : il faut choisir souvent entre elles,
ou les perdre toutes deux.
Il y a telle femme qui aime mieux son argent
que ses amis , et ses amants que son argent.
Il est étonnant de voir dans le cœur de cer-
taines femmes quelque chose de plus vif et de
plus fort que l'amour pour les hommes, je veux
dire l'ambition et le jeu : de telles femmes ren-
dent les hommes chastes; elles n'ont de leur sexe
que les habits.
Les femmes sont extrêmes ; elles sont meil-
leures ou pires que les hommes.
La plupart des femmes n'ont guère de prin-
cipes; elles se conduisent par le cœur, et dépen-
dent pour leurs mœurs de ceux qu'elles ai-
ment.
Les femmes vont plus loin en amour que la
plupart des hommes ; mais les hommes l'empor-
tent sur elles en amitié.
liCS hommes sont cause que les femmes ne
s'aiment point.
Il y a du péril à contrefaire. Lise, déjà vieille,
veut rendre une jeune femme ridicule , et elle-
même devient difforme ; elle me fait peur. Elle
use, pour l'imiter, de grimaces et de contorsions :
la voilà aussi laide qu'il faut pour embellir celle
dont elle se moque.
On veut à la ville que bien des idiots et des
idiotes aient de l'esprit. On veut à la cour que
bien des gens manquent d'esprit, qui en ont
beaucoup ; et , entre les personnes de ce dernier
genre, une belle femme ne se sauve qu'à peine
avec d'autres femmes.
Un homme est plus fidèle au secret d'autrui
qu'au sien propre; une femme, au contraire,
garde mieux son secret que celui d'autrui.
Il n'y a point dans le cœur d'une jeune per-
sonne un si violent amour auquel l'intérêt ou
l'ambition n'ajoute quelque chose.
Il y a un temps où les filles les plus riches
doivent prendre parti. Elles n'en laissent guère
échapper les premières occasions sans se prépa-
rer un long repentir. Il semble que la réputation
des biens diminue en elles avec celle de leur
beauté. Tout favorise au contraire une jeune per-
sonne , jusques à l'opinion des hommes , qui ai-
ment à lui accorder tous les avantages qui peu-
vent la rendre plus souhaitable.
Combien de filles à qui une grande beauté n'a
jamais servi qu'à leur faire espérer une grande
fortune !
Les belles filles sont sujettes à venger ceux de
leurs amants qu'elles ont maltraités , ou par de
laids, ou par de vieux , ou par d'indignes maris.
La plupart des femmes jugent du mérite et
de la bonne mine d'un homme par l'impression
qu'ils font sur elles, et n'accordent presque ni
l'un ni l'autre à celui pour qui elles ne sentent
rien.
Un homme qui serait en peine de connaître
s'il change , s'il commence à vieillir , peut con-
sulter les yeux d'une jeune femme qu'il aborde ,
et le ton dont elle lui parle : il apprendra ce qu'il
craint de savoir. Rude école I
Une femme qui n'a jamais les yeux que sur
une même personne, ou qui les en détourne tou-
jours , fait penser d'elle la même chose.
Il coûte peu aux femmes de dire ce qu'elles ne
sentent point : il coûte encore moins aux hommes
de dire ce qu'ils sentent.
Il arrive quelquefois qu'une femme cache à un
homme toute la passion qu'elle sent pour lui ,
pendant que de son côté il feint pour elle toute
celle qu'il ne sent pas.
L'on suppose un homme indifférent , mais qui
voudrait persuader à une femme une passion
qu'il ne sent pas ; et l'on demande s'il ne lui se-
rait pas plus aisé d'imposer à celle dont il est
aimé qu'à celle qui ne l'aime point.
Un homme peut tromper une femme par im
feint attachement, pourvu qu'il n'en ait pas ail-
leurs un véritable.
Un homme éclate contre une femme qui ne
l'aime plus, et se console : une femme fait moins
de bruit quand elle est quittée, et demeure long-
temps inconsolable.
Les femmes guérissent de leur paresse par la
vanité ou par l'amour.
La paresse , au contraire , dan« les femmes vi-
ves , est le présage de l'amour
202
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
Tl est fort sûr qu'une femme qui écrit avec em-
portement est emportée; il est moins clair qu'elle
soit touchée. Il semble qu'une passion vive et
tendre est morne et silencieuse ; et que le plus
pressant intérêt d'une femme qui n'est plus li-
bre, celui qui l'agite davantage, est moins de
persuader qu'elle aime que de s'assurer si elle
est aimée.
Glycère n'aime pas les femmes ; elle hait leur
commerce et leurs visites, se fait celer pour elles,
et souvent pour ses amis , dont le nombre est
petit , à qui elle est sévère , qu'elle resserre dans
leur ordre , sans leur permettre rien de ce qui
passe l'amitié : elle est distraite avec eux , leur
répond pai* des monosyllabes , et semble cher-
cher à s'en défaire. Elle est solitaire et farouche
dans sa maison ; sa porte est mieux gardée , et
sa chambre plus inaccessible, que celles de Mon-
thoron ' et d'Hémery '. Une seule , Corinne , y
est attendue , y est reçue, et à toutes les heures :
on l'embrasse à plusieurs reprises ; on croit l'ai-
mer ; on lui parle à l'oreille dans un cabinet où
elles sont seules ; on a soi-même plus de deux
oreilles pour l'écouter; on se plaint à elle de toute
autre que d'elle ; on lui dit toutes choses, et on ne
lui apprend rien ; elle a la confiance de tous les
deux. L'on voit Glycère en partie carrée au bal ,
au théâtre , dans les jardins publics , sur le che-
min de Venouze , où l'on mange les premiers
fruits ; quelquefois seule en litière sur la route
du grand faubourg où elle a un verger délicieux,
ou à la porte de Canidie , qui a de si beaux se-
crets, qui promet aux jeunes femmes de secondes
noces, et qui en dit le temps et les circonstances.
Elle paraît ordinairement avec une coiffure plate
et négligée , en simple déshabillé , sans corps , et
avec des mules : elle est belle en cet équipage ,
et il ne lui manque que de la fraîcheur. On re-
marque néanmoins sur elle une riche attache ,
qu'elle dérobe avec soin aux yeux de son mari ;
elle le flatte , elle le caresse ; elle invente tous
les jours pour lui de nouveaux noms ; elle n'a
pas d'autre lit que celui de ce cher époux, et elle
ne veut pas découcher. Le matin, elle se partage
entre sa toilette et quelques billets qu'il faut
écrire. Un affranchi vient lui parler en secret ;
» Monlhoron ou Monlauron, trésorier de l'épargne, le
même ,à (îui Corneille dédia sa tragédie de Cinna, en le com-
parant à Auguste.
' D'Hémery, ou plutôt Emery , fils d'un paysan de Sienne,
et protégé du cardinal Mazarin , fut d'abord contrôleur géné-
ral sous le surintendant des finances Nicolas Bailleul, et de-
vint lui-même surintendant après la démission du maréchal
do le Mv'illoravo.
c'est Parmenon, qui est favori, qu'elle sou-
tient contre l'antipathie du maître et la jalousie
des domestiques. Qui, à la vérité, fait mieux
connaître des intentions, et rapporte mieux une
réponse que Parmenon ? qui parle moins de ce
qu'il faut taire? qui sait ouvrir une porte secrète
avec moins de bruit ? qui conduit plus adroite-
ment par le petit escalier? qui fait mieux gortir
par où l'on est entré ?
Je ne comprends pas comment un mari qui
s'abandonne à son humeur et à sa complexion ,
qui ne cache aucun de ses défauts , et se montre
au contraire par ses mauvais endroits , qui est
avare , qui est trop négligé dans son ajustement ,
brusque dans ses réponses , incivil , froid et ta-
citurne , peut espérer de défendre le cœur d'une
jeune femme contre les entreprises de son galant,
qui emploie la parure et la magnificence, la com-
plaisance, les soins , l'empressement, les dons, la
flatterie.
Un mari n'a guère un rival qui ne soit de sa
main, et comme un présent qu'il a autrefois fait à
sa femme. Il le loue devant elle de ses belles
dents et de sa belle tête ; il agrée ses soins ; il re-
çoit ses visites ; et , après ce qui lui vient de son
crû , rien ne lui paraît de meilleur goût que le
gibier et les truffes que cet ami lui envoie. Il
donne à souper, et il dit aux conviés : Goûtez
bien cela, il est de Léandre, et il ne me coûte
qu'un grand merci.
Il y a telle femme qui anéantit ou qrji enterre
son mari, au point qu'il n'en est fait dans le
monde aucune mention : vit-il encore ? ne ^1t-il
plus ? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à
montrer l'exemple d'un silence timide et d'une
parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire ni
conventions; mais à cela près, et qu'il n'accouche
pas , il est la femme , et elle le mari. Ils passent
les mois entiers dans une même maison sans le
moindre danger de se rencontrer ; il est vrai seu-
lement qu'ils sont voisins. Monsieur paye le rôtis-
seur et le cuisinier; et c'est toujours chez madame
qu'on a soupe. Ils n'ont souvent rien de commun,
ni le lit, ni la table, pas même le nom : ils vivent
à la romaine ou à la grecque ; chacun a le sien ;
et ce n'est qu'avec le temps , et après qu'on est
initié au jargon d'une ville , qu'on sait enfin que
M. B... est publiquement , depuis vingt années,
le mari de madame L.... '.
Telle autre femme , à qui le désordre manque
* B et L sont encore de ces lettres initiales d'une significa-
tion vaine et incertaine , que la Bruyère employait pour (fc-
payser ses lecteurs, et les dégoûter des applications.
DES FEMMES.
2()3
pour mortifier son mari , y revient par sa no-
blesse et ses alliances , par la riche dot qu'elle
a apportée , par les charmes de sa beauté , par
son mérite , par ce que quelques-uns appellent
vertu.
Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles em-
pêchent un mari de se repentir , du moins une
fois le jour , d'avoir une femme , ou de trouver
heureux celui qui n'en a point.
Les douleurs muettes et stupides sont hors
d'usage : on pleure , on récite , on répète , on est
si touchée de la mort de son mari , qu'on n'en
oublie pas la moindre circonstance.
Ne pourrait-on point découvrir l'art de se
faire aimer de sa femme ?
Une femme insensible est celle qui n'a pas en-
core vu celui qu'elle doit aimer.
Il y avait à Smyrne une très-belle fille qu'on
appelait Émire , et qui était moins connue dans
toute la ville par sa beauté que par la sévérité
de ses mœurs, et surtout par l'indifférence
qu'elle conservait pour tous les hommes , qu'elle
voyait, disait-elle, sans aucun péril, et sans
d'autres dispositions que celles où elle se trou-
vait pour ses amies ou pour ses frères. Elle ne
croyait pas la moindre partie de toutes les folies
qu'on disait que l'amour avait fait faire dans
tous les temps ; et celles qu'elle avait vues elle-
même , elle ne les pouvait comprendre ; elle ne
connaissait que l'amitié. Une jeune et charmante
personne , à qui elle devait cette expérience , la
lui avait rendue si douce, qu'elle ne pensait
qu'à la faire durer, et n'imaginait pas par quel au-
tre sentiment elle pourrait jamais se refroidir sur
celui de l'estime et de la confiance , dont elle
était si contente. Elle ne parlait que d'Euphro-
sine , c'était le nom de cette fidèle amie ; et tout
Smyrne ne parlait que d'elle et d'Euphrosine ;
leur amitié passait en proverbe. Émire avait
deux frères qui étaient jeunes , d'une excellente
beauté , et dont toutes les femmes de la ville
étaient éprises : et il est vrai qu'elle les aima
toujours comme une sœur aime ses frères. Il y
eut un prêtre de Jupiter qui avait accès dans la
maison de son père, à qui elle plut, qui osa le
lui déclarer , et ne s'attira que du mépris ; un
vieillard , qui , se confiant en sa naissance et en
ses grands biens , avait eu la même audace , eut
aussi la même aventure. Elle triomphait cepen-
dant, et c'était jusqu'alors au milieu de ses
frères , d'un prêtre et d'un vieillard , qu'elle se
disait insensible. Il sembla que le ciel voulût
l'exposer à de plus fortes épreuves , qui ne ser-
virent néanmoins qu'à la rendre plus vaine , et
qu'à l'affermir dans la réputation d'une fille que
l'amour ne pouvait toucher. De trois amants que
ses charmes lui acquirent successivement, et
dont elle ne craignit pas de voir toute la pas-
sion , le premier , dans un transport amoureux ,
se perça le sein à ses pieds ; le second , plein de
désespoir de n'être pas écouté , alla se faire tuer
à la guerre de Crète ; et le troisième mourut de
langueur et d'insomnie. Celui qui les devait ven-
ger n'avait pas encore paru. Ce vieillard qui
avait été si malheureux dans ses amours s'en
était guéri par des réflexions sur son âge , et sur
le caractère de la personne à qui il voulait plaire :
il désira de continuer de la voir ; et elle le souf-
frit. Il lui amena un jour son fils , qui était
jeune , d'une physionomie agréable , et qui avait
une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt ; et,
comme il se tut beaucoup en la présence de son
père , elle trouva qu'il n'avait pas assez d'esprit,
et désira qu'il en eût eu davantage. Il la vit
seul , parla assez , et avec esprit ; et comme il
la regarda peu , et qu'il parla encore moins d'elle
et de sa beauté , elle fut surprise et comme indi-
gnée qu'un homme si bien fait et si spirituel
ne fût pas galant. Elle s'entretint de lui avec
son amie , qui voulut le voir. Il n'eut des yeux
que pour Euphrosine : il lui dit qu'elle était
belle; et Émire, si indifférente, devenue ja-
louse , comprit que Ctésiphon était persuadé de
ce qu'il disait , et que non-seulement il était ga-
lant, mais même qu'il était tendre. Elle se
trouva depuis ce temps moins libre avec son
amie : elle désira de les voir ensemble une se-
conde fois , pour être plus éclaircie ; et une se-
conde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle
ne craignait de voir , et changea ses soupçons
en certitude. Elle s'éloigne d'Euphrosine , ne lui
connaît plus le mérite qui l'avait charmée , perd
le goût de sa conversation : elle ne l'aime plus ;
et ce changement lui fait sentir que l'amour
dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctési-
phon et Euphrosine se voient tous les jours , et
s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent. La
nouvelle s'en répand par toute la ville ; et l'on
publie que deux personnes enfin ont eu cette
joie si rare de se marier à ce qu'ils aimaient.
Émire l'apprend, et s'en désespère. Elle ressent
tout son amour; elle recherche Euphrosine pour
le seul plaisir de revoir Ctésiphon; mais ce
jeune mari est encore l'amant de sa femme , et
trouve une maîtresse dans une nouvelle épous(^;
il ne voit dans Émire (juc rnmie d'une personne
2G4
LES CARACTEKESDE LA BRUYÈRE,
qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le
sommeil , et ne veut plus manger : elle s'affai-
blit; son esprit s'égare; elle prend son frère
pour Ctésiphon et elle lui parle comme à un
amant. Elle se détrompe , rougit de son égare-
ment : elle retombe bientôt dans de plus grands,
et n'en rougit plus; elle ne les connaît plus.
Alors elle craint les hommes, mais trop tard ;
c'est sa folie : elle a des intervalles ou sa rai-
son lui revient , et où elle gémit de la retrouver.
La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et
si insensible, trouve que les dieux l'ont trop
punie.
CHAPITRE IV.
Du cœur.
Il y a un goût dans la pure amitié où ne peu-
vent atteindre ceux qui sont nés médiocres.
L'amitié peut subsister entre des gens de dif-
férents sexes, exempte même de toute gros-
sièreté. Une femme cependant regarde toujours
un homme comme un homme ; et réciproque-
ment, un homme regarde une femme comme
une femme. Cette liaison n'est ni passion ni
amitié pure ; elle fait une classe à part.
L'amour naît brusquement, sans autre ré-
flexion , par tempérament , ou par faiblesse :
un trait de beauté nous fixe, nous détermine.
L'amitié, au contraire, se forme peu à peu, avec
le temps, par la pratique, par un long commerce.
Combien d'esprit , de bonté de cœur, d'attache-
ment , de services et de complaisance , dans les
amis, pour faire en plusieurs années bien moins
que ne fait quelquefois en un moment un beau
visage ou une belle main !
Le temps , qui fortifie les amitiés , affaiblit
l'amour.
Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-
même, et quelquefois par les choses qui sem-
blent le devoir éteindre , par les caprices , par
les rigueurs , par l'éloignement , par la jalousie.
L'amitié , au contraire , a besoin de secours ;
elle périt faute de soins, de conliance et de
complaisance.
Il est plus ordinaire de voir un amour extrême
qu'une parfaite amitié.
L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre.
Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour
néglige l'amitié ; et celui qui est épuisé sur l'a-
mitié n'a encore rien fait pour l'amour.
L'amour commence par l'amour, et l'on ne
saurait passer de la plus forte amitié qu'à un
amour faible.
Rien ne ressemble mieux à une vive amitié
que ces liaisons que l'intérêt de notre amour
nous fait cultiver.
L'on n'aime bien qu'une seule fois, c'est la
première. Les amours qui suivent sont moins
involontaires.
L'amour qui naît subitement est le plus long
à guérir.
L'amour qui croît peu à peu, et par degrés,
ressemble trop à l'amitié pour être une passion
violente.
Celui qui aime assez pour vouloir aimer un
million de fois plus qu'il ne fait, ne cède en
amour qu'à celui qui aime plus qu'il ne voudrait.
Si j'accorde que dans la violence d'une grande
passion on peut aimer quelqu'un plus que soi-
même, à qui ferai-je plus de plaisir, ou à ceux
qui aiment, ou à ceux qui sont aimés ?
Les hommes souvent veulent aimer, et ne
sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite
sans pouvoir la rencontrer; et, si j'ose ainsi
parler, ils sont contraints de demeurer libres.
Ceux qui s'aiment d'abord avec la plus vio-
lente passion contribuent bientôt chacun de leur
part à s'aimer moins , et ensuite à ne s'aimer
plus. Qui d'un homme ou d'une femme met da-
vantage du sien dans cette rupture? Il n'est pas
aisé de le décider. Les femmes accusent les
hommes d'être volages; et les hommes disent
qu'elles sont légères.
Quelque délicat que l'on soit en amour, on
pardonne plus de fautes que dans l'amitié.
C'est une vengeance douce à celui qui aime
beaucoup , de faire , par tout son procédé , d'une
personne ingrate une très-ingrate.
Il est triste d'aimer sans une grande fortune ,
et qui nous donne les moyens de combler ce
que l'on aime , et le rendre si heureux qu'il n'ait
plus de souhaits à faire.
S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu
une grande passion, et qui ait été indifférente,
quelque important service qu'elle nous rende
dans la suite de notre vie, l'on court un grand
risque d'être ingrat.
Une grande reconnaissance emporte avec soi
beaucoup de goût et d'amitié pour la personne
qui nous oblige.
Être avec des gens qu'on aime , cela suffit :
rêver, leur parler, ne leur parler point, penseï
à eux, penser à des choses plus indifférentes,
mais auprès d'eux , tout est égal.
DU CiWAm.
265
Il n'y a pas si loin de la haine à l'amitié que
de l'antipathie.
Il semble qu'il est moins rare de passer de
l'antipathie à l'amour qu'à l'amitié.
L'on confie son secret dans l'amitié; mais il
échappe dans l'amour.
L'on peut avoir la confiance de quelqu'un
sans en avoir le cœur : celui qui a le cœur n'a
pas besoin de révélation ou de confiance ; tout
lui est ouvert.
L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui
peuvent nuire à nos amis ; l'on ne voit en amour
de défauts dans ce qu'on aime que ceux dont on
souffre soi-même.
Il n'y a qu'un premier dépit en amour, comme
la première faute dans l'amitié , dont on puisse
faire bon usage.
Il semble que, s'il y a un soupçon injuste,
bizarre, et sans fondement, qu'on ait une fois
appelé jalousie , cette autre jalousie qui est un
sentiment juste, naturel , fondé en raison et su
l'expérience , mériterait un autre nom.
Le tempérament a beaucoup de part à la ja-
lousie, et elle ne suppose pas toujours une
grande passion : c'est cependant un paradoxe
qu'un violent amour sans délicatesse.
Il arrive souvent que l'on souffre tout seul de
la délicatesse : l'on souffre de la jalousie, et l'on
fait souffrir les autres.
Celles qui ne nous ménagent sur rien, et ne
nous épargnent nulles occasions de jalousie , ne
mériteraient de nous aucune jalousie , si l'on se
réglait plus par leurs sentiments et leur con-
duite que par son cœur.
Les froideurs et les relâchements dans l'ami-
tié ont leurs causes : en amour, il n'y a guère
d'autre raison de ne s'aimer plus que de s'être
trop aimés.
L'on n'est pas plus maître de toujours aimer
qu'on ne l'a été de ne pas aimer.
Les amours meurent par le dégoût, et l'oubli
les enterre.
Le commencement et le déclin de l'amour se
font sentir par l'embarras où l'on est de se trou-
ver seuls.
Cesser d'aimer , preuve sensible que l'homme
est borné , et que le cœur a ses limites.
C'est faiblesse que d'aimer ; c'est souvent une
autre faiblesse que de guérir.
On guérit comme on se console ; on n'a pas
dans le cœur de quoi toujours pleurer et tou-
jours aimer.
Il devrait y avoir dans le cœur des sources
inépuisables de douleur pour de certaines pertes.
Ce n'est guère par vertu ou par force d'esprit
que l'on sort d'une grande affliction : l'on pleure
amèrement, et l'on est sensiblement touché j
mais l'on est ensuite si faible, ou si léger, que
l'on se console.
Si une laide se fait aimer, ce ne peut être
qu'éperdument ; car il faut que ce soit ou par
une étrange faiblesse de son amant , ou par de
plus secrets et de plus invincibles charmes que
ceux de la beauté.
L'on est encore longtemps à se voir par ha-
bitude , et à se dire de bouche que l'on s'aime ,
après que les manières disent qu'on ne s'aime
plus.
Vouloir oublier quelqu'un, c'est y penser. L'a-
mour a cela de commun avec les scrupules,
qu'il s'aigrit par les réflexions et les rétours que
l'on fait pour s'en délivrer. Il faut, s'il se peut,
ne point songer à sa passion, pour l'affaiblir.
L'on veut faire tout le bonheur, ou , si cela ne
se peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime.
Regretter ce que l'on aime est un bien , en
comparaison de vivre avec ce que l'on hait.
Quelque désintéressement qu'on ait à l'égard
de ceux qu'on aime , il faut quelquefois se con-
traindre pour eux , et avoir la générosité de re-
cevoir.
Celui-là peut prendre, qui goûte un plaisir
aussi délicat à recevoir que son ami en sent à lui
donner.
Donner, c'est agir ; ce n'est pas souffrir de ses
bienfaits, ni céder à l'importunité ou à la néces-
sité de ceux qui nous demandent.
Si l'on a donné à ceux que l'on aimait , quel-
que chose qu'il arrive , il n'y a plus d'occasions
où l'on doive songer à ses bienfaits.
On a dit en latin qu'il coûte moins cher de
haïr que d'aimer ; ou, si l'on veut, que l'amitié
est plus à charge que la haine. Il est vrai qu'on
est dispensé de donner à ses ennemis ; mais ne
coûte-t-il rien de s'en venger? ou, s'il est doux
et naturel de faire du mal à ce que l'on hait,
l'est-il moins de faire du bien à ce qu'on aime?
ne serait-il pas dur et pénible de ne leur en poinî
faire ?
Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui
à qui l'on vient de donner.
Je ne sais si un bienfait qui tombe sur un in-
grat, et ainsi sur un indigne , ne change pas de
nom, et s'il méritait plus de reconnaissance.
La libéralité consiste moins à donner beau-
coup qu'à donner à propos.
266
LES CARACTÈRES DE lA BRUYÈRE,
S'il est vrai que la pitié ou la compassion soit
un retour vers nous-mêmes, qui nous met en la
place des malheureux, pourquoi tirent-ils de
nous si peu de soulagement dans leurs misères?
Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de
manquer aux misérables.
L'expérience confirme que la mollesse ou l'in-
dulgence pour soi et la dureté pour les autres
n'est qu'un seul et même vice.
Un homme dur au travail et à la peine, inexo-
rable à soi-même, n'est indulgent aux autres
que par un excès de raison.
Quelque désagrément qu'on ait à se trouver
chargé d'un indigent, l'on goûte à peine les
nouveaux avantages qui le tirent enfin de notre
sujétion : de même, la joie que l'on reçoit de
l'élévation de son ami est un peu balancée par
la petite peine qu'on a de le voir au-dessus de
nous, ou s'égaler à nous. Ainsi l'on s'accorde
mal avec soi-même; car l'on veut des dépen-
dants, et qu'il n'en coûte rien : l'on veut aussi
le bien de ses amis; et, s'il arrive, ce n'est pas
toujoui-s par s'en réjouir que l'on commence.
On convie ; on invite; on offre sa maison, sa
table , son bien , et ses services : rien ne coûte
qu'à tenir parole.
C'est assez pour soi d'un fidèle ami; c'est
même beaucoup de l'avoir rencontré : on ne
peut en avoir trop pour le service des autres.
Quand on a assez fait auprès de certaines
personnes pour avoir dû se les acquérir , si cela
ne réussit point, il y a encore une ressource,
qui est de ne plus rien faire.
Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient
un jour être nos amis, et vivre avec nos amis
comme s'ils pouvaient devenir nos ennemis,
n'est ni selon la nature de la haine , ni selon les
règles de l'amitié : ce n'est point une maxime
morale , mais politique.
On ne doit pas se fhire des ennemis de ceux
qui, mieux connus, pourraient avoir rang entre
nos amis. On doit faire choix d'amis si sûrs et
d'une si exacte probité, que, venant à cesser de
l'être, ils ne veuillent pas abuser de notre con-
fiance, ni se faire craindre comme nos ennemis.
Il est doux de voir ses amis par goût et par
estime; il est pénible de les cultiver par intérêt,
c'est solliciter.
Il faut briguer la faveur de ceux à qui l'on
veut du bien, plutôt que de ceux de qui l'on es-
père du bien.
On ne vole point des mêmes ailes pour sa for-
tune, que l'on fait pour des choses frivoles et de
fantaisie. 11 y a un sentiment de liberté à suivre
ses caprices, et tout au contraire de servitude
à courir pour son établissement : il est naturel
de le souhaiter beaucoup et d'y travailler peu ,
de se croire digne de le trouver sans l'avoir
cherché.
Celui qui sait attendre le bien qu'il souhaite
ne prend pas le chemin de se désespérer s'il ne
lui arrive pas; et celui au contraire qui. désire
une chose avec une grande impatience y met
trop du sien pour en être assez récompensé par
le succès.
Il y a de certaines gens qui veulent si ardem-
ment et si déterminément une certaine chose ,
que, de peur de la manquer, ils n'oublient rien de
ce qu'il faut faire pour la manquer.
Les choses les plus souhaitées n'arrivent point ;
ou , si elles arrivent, ce n'est ni dans le temps ni
dans les circonstances où elles auraient fait un
extrême plaisir.
Il fiiut rire avant que d être heureux , de peur
de mourir sans avoir ri.
La vie est courte , si elle ne mérite ce nom
que lorsqu'elle est agréable; puisque, si l'on cou-
sait ensemble toutes les heures que l'on passe
avec ce qui plaît , l'on ferait à peine d'un grand
nombre d'années une vie de quelques mois.
Qu'il est difficile d'être content de quelqu'un I
On ne pourrait se défendre de quelque joie à
voir périr un méchant homme; l'on jouirait alors
du fruit de sa haine, et l'on tirerait de lui tout ce
qu'on en peut espérer , qui est le plaisir de sa
perte. Sa mort enfin arrive , mais dans une con-
joncture où nos intérêts ne nous permettent pas
de nous en réjouir : il meurt trop tôt ou trop tard.
Il est pénible à un homme fier de pardonner
à celui qui leT surprend en faute, et qui se plaint
de lui avec raison : sa fierté ne s'adoucit que
lorsqu'il reprend ses avantages, et qu'il met
l'autre dans son tort.
Comme nous nous affectionnons de plus en plus
aux personnes à qui nous faisons du bien , de
même nous haïssons violemment ceux que nous
avons beaucoup offensés.
Il est également difficile d'étouffer dans. les
commencements le sentiment des injures , et de
le conserver après un certain nombre d'années.
C'est par faiblesse que l'on hait un ennemi ,
et que Ton songe à s'en venger ; et c'est par pa-
resse que l'on s'apaise, et qu'on ne se venge point.
Il y a bien autant de paresse que de faiblesse
à se laisser gouverner.
11 ne faut pas penser à gouverner un homme
DU COEUR,
267
tout d'un coup et sans autre préparation dans une
affaire importante , et qui serait capitale à lui ou
aux siens ; il sentirait d'abord l'empire et l'ascen-
dant qu'on veut prendre sur son esprit , et il se-
couerait le joug par honte ou par caprice. Il faut
tenter auprès de lui les petites choses , et de là
le progrès jusqu'aux plus grandes est immanqua-
ble. Tel ne pouvait au plus , dans les commen-
cements , qu'entreprendre de le faire partir pour
la campagne ou retourner à la ville, qui finit
par lui dicter un testament où il réduit son fils
à la légitime.
Pour gouverner quelqu'un longtemps et abso-
lument , il faut avoir la main légère , et ne lui
faire sentir que le moins qu'il se peut sa dépen-
dance.
Tels se laissent gouverner jusqu'à un certain
point, qui au delà sont intraitables, et ne se'gou-
vernent plus ; on perd tout à coup la route de
leur cœur et de leur esprit ; ni hauteur , ni sou-
plesse, ni force, ni industrie , ne les peuvent domp-
ter, avec cette différence que quelques-uns sont
ainsi faits par raison et avec fondement, et quel-
ques autres par tempérament et par humeur.
Il se trouve des hommes qui n'écoutent ni la
raison ni les bons conseils , et qui s'égarent vo-
lontairement par la crainte qu'ils ont d'être
gouvernés.
D'autres consentent d'être gouvernés par leurs
amis en des choses presque indifférentes , et s'en
font un droit de les gouverner à leur tour en des
choses graves et de conséquence.
Drance veut passer pour gouverner son maî-
tre, qui n'en croit rien, non plus que le public :
parler sans cesse à un grand que l'on sert, en des
lieux et en des temps où il convient le moins; lui
parler à l'oreille ou en des termes mystérieux ,
rire jusqu'à éclater en sa présence, lui couper la
parole, se mettre entre lui et ceux qui lui par-
lent, dédaigner ceux qui viennent faire leur
cour, ou attendre impatiemment qu'ils se reti-
rent, se mettre proche de lui en une posture trop
libre, figurer avec lui le dos appuyé à une che-
minée , le tirer par son habit, lui marcher sur les
talons, faire le familier, prendre des libertés,
marquent mieux un fat qu'un favori.
Un homme sage ni ne se laisse gouverner, ni
ne cherche à gouverner les autres ; il veut que
la raison gouverne seule , et toujours.
Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance
à une personne raisonnable, et d'en être gouverné
en toutes choses, et absolument, et toujours : je
serais sûr de bien faire sans avoir le soin de déli-
bérer ; je jouirais de la tranquillité de celui qui
est gouverné par la raison.
Toutes les passions sont menteuses : elles se
déguisent autant qu'elles le peuvent aux yeux des
autres ; elles se cachent à elles-mêmes ; il n'y a
point de vice qui n'ait une fausse ressemblance
avec quelque vertu , et qui ne s'en aide.
On ouvre un livre de dévotion , et il touche ;
on en ouvre un autre qui est galant , et il fait son
impression. Oserai-je dire que le cœur seul con-
cilie les choses contraires , et admet les incom-
patibles?
Les hommes rougissent moins de leurs crimes
que de leurs faiblesses et de leur vanité : tel est
ouvertement injuste, violent, perfide, calomnia-
teur, qui cache son amour ou son ambition, sans
autre vue que de la cacher.
Le cas n'arrive guère où l'on puisse dire : J'étais
ambitieux ; ou on ne l'est point , ou on l'est tou-
jours ; mais le temps vient où l'on avoue que l'on
a aimé.
Les hommes commencent par l'amour , finis-
sent par l'ambition , et ne se trouvent souvent
dans une assiette plus tranquille que lorsqu'ils
meurent.
Rien ne coûte moins à la passion que dese mettre
au-dessus de la raison : son grand triomphe est de
l'emporter sur l'intérêt.
L'on est plus sociable et d'un meilleur com-
merce par le cœur que par l'esprit.
Il y a de certains grands sentiments, de cer-
taines actions nobles et élevées , que nous devons
moins à la force de notre esprit qu'à la bonté de
notre naturel.
Il n'y a guère au monde un plus bel excès
que celui de la reconnaissance.
Il faut être bien dénué d'esprit, si l'amour, la
malignité, la nécessité, n'en font pas trouver.
Il y a des lieux que l'on admire ; il y en a d'au-
tres qui touchent, et où l'on aimerait à vivre.
Il me semble que l'on dépend des lieux pour
l'esprit , l'humeur, la passion, le goût, et les sen-
timents.
Ceux qui font bien mériteraient seuls d'être
enviés, s'il n'y avait encore un meilleur parti à
prendre, qui est de faire mieux : c'est une douce
vengeance contre ceux qui nous donnent cette
jalousie.
Quelques-uns se défendent d'aimer et de fairc
des vers, comme de deux faibles qu'ils n'osent
avou(!r, l'un du cœur, l'autre de l'esprit.
Il y a (|uelquef()is dans le cours de la vie de si
ehcrs plaisirs et de si tendres engagements qwe
268
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE,
l'on nous défend , qu'il est naturel de désirer du
moins qy'ils fussent permis : de si grands charmes
ne peuvent être surpassés que par celui de savoir
y renoncer par vertu.
CHAPITRE V.
De la société et de la conversation.
Un caractère bien fade est celui de n'en avoir
aucun.
C'est le rôle d'un sot d'étreimportun : un homme
habile sent s'il convient ou s'il ennuie ; il sait dis-
paraître le moment qui précède celui où il serait
de trop quelque part.
L'on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut
par tout pays de cette sorte d'insectes. Un bon
plaisant est une pièce rare : à un homme qui est
né tel, il est encore fort délicat d'en soutenir
longtemps le personnage; il n'est pas ordinaire
que celui qui fait rire se fasse estimer.
Il y a beaucoup d'esprits obscènes, encore plus
de médisants ou de satiriques, peu de délicats.
Pour badiner avec grâce , et rencontrer heureu-
sement sur les plus petits sujets, il faut trop de
manières , trop de politesse, et même trop de fé-
condité : c'est créer que de railler ainsi , et faire
quelque chose de rien.
Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce
qui se dit de froid, de vain et de puéril , dans les
entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler
ou d'écouter ; et l'on se condamnerait peut-être à
un silence perpétuel, qui serait une chose pire
dans le commerce que les discours inutiles. Il
faut donc s'accommoder à tous les esprits , per-
mettre comme un mal nécessaire le récit des
fausses nouvelles, les vagues réflexions sur le
gouvernement présent ou sur l'intérêt des prin-
ces, le débit des beaux sentiments, et qui revien-
nent toujours les mêmes : il faut laisser Aronce
parler proverbe, et Mélinde parler de soi , de ses
vapeurs, de ses migraines, et de ses insomnies.
L'on voit des gens qui, dans les conversations
ou dans le peu de commerce que l'on a avec eux,
vous dégoûtent par leurs ridicules expressions ,
par la nouveauté, et j'ose dire par l'impropriété
des termes dont ils se servent, comme par l'al-
liance de certains mots qui ne se rencontrent en-
semble que dans leur bouche, et à qui ils font si-
gnifier des choses que leurs premiers inventeurs
n'ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils
ne suivent en parlant ni la raison ni l'usage, mais
leur bizarre génie , que l'envie de toujours plai-
santer, et peut-être de briller, tourne insensible-
ment à un jargon qui leur est propre , et (|ui de-
vient enfin leur idiome naturel; ils accompagnent
un langage si extravagant d'un geste affecté , et
d'une prononciation qui est contrefaite. Tous
sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de
leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient
entièrement dénués; mais on les plaint de ce
peu qu'ils en ont ; et , ce qui est pire, on en souffre.
Que dites-vous ? comment ? je n'y suis pas :
vous plairait-il de recommencer ? j'y suis encore
moins; je devine enfin , vous voulez, Acis, me
dire qu'il fait froid; que ne disiez -vous : Il fait
froid ? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou
qu'il neige ; dites : Il pleut , il neige. Vous me
trouvez bon visage, et vous désirez de m'en fé-
liciter; dites : Je vous trouve bon visage. Mais,
répondez-vous , cela est bien uni et bien clair :
et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant ?
Qu'importe, Acis ? est-ce un si grand mal d'être
entendu quand on parle, et de parier comme tout
le monde? Une chose vous manque, Acis, à vous
et à vos semblables, les diseurs dephébuSj vous
ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans
l'étonnement; une chose voui manque, c'est l'es-
prit : ce n'est pas tout ; il y a en vous une chose
de trop, qui est l'opinion d'en savoir plus que les
autres : voilà la source de votre pompeux gali-
matias, de vos phrases embrouillées, et de vos
grands mots qui ne signifient rien. Vous abor-
dez cet homme , ou vous entrez dans cette cham-
bre, je vous tire par votre habit, et je vous dis
à l'oreille : Ne songez point à avoir de l'esprit ,
n'en ayez point ; c'est votre rôle : ayez , si vous
pouvez , un langage simple , et tel que l'ont ceux
en qui vous ne trouvez aucun esprit ; peut - être
alors croira-t-on que vous en avez.
Qui peut se promettre d'éviter dans la société
des hommes la rencontre de certains esprits vains,
légers, familiers, qui sont toujours dans une
compagnie ceux qui parlent et qu'il faut que les
autres écoutent ? On les entend de l'antichambre,
on entre impunément, et sans crainte de les in-
terrompre : ils continuent leur récit sans la moin-
dre attention pour ceux qui entrent ou qui sor-
tent, comme pour le rang ou le mérite des
personnes qui composent le cercle : ils font taire
celui qui commence à conter une nouvelle, pour
la dire de leur façon, qui est la meilleure; ils la
tiennent de Zamet, de Ruccelaï , ou de Con-
chini % qu'ils ne connaissent point, à qui ils n'ont
' Sans dire monsieur. ( La Bruyère. ) — La Bruyère trans-
DE LA SOCIÉTÉ ET DE ÏA CONVERSATION.
269
jamais parlé, et qu'ils traiteraient de monsei-
gneur s'ils leur parlaient ; ils s'approchent quel-
quefois de l'oreille du plus qualifié de l'assem-
blée pour le gratifier d'une circonstance que
personne ne sait, et dont ils ne veulent pas que
les autres soient instruits ; ils suppriment quel-
ques noms pour déguiser l'histoire qu'ils racon-
tent , et pour détourner les applications : vous
les priez, vous les pressez inutilement, il y a des
choses qu'ils ne diront pas ; il y a des gens qu'ils
ne sauraient nommer, leur parole y est engagée;
c'est le dernier secret , c'est un mystère , outre
que vous leur demandez l'impossible; car, sur ce
que vous voulez apprendre d'eux, ils ignorent le
fait et les personnes.
Arrias a tout lu, a tout vu ; il veut le persuader
ainsi : c'est un homme universel , et il se donne
pour tel ; il aime mieux mentir que de se taire ,
ou de paraître ignorer quelque chose. On parle
à la table d'un grand d'une cour du Nord ; il
prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire
ce qu'ils en savent : il s'oriente dans cette région
lointaine comme s'il en était originaire ; il dis-
court des mœurs de cette cour , des femmes du
pays , de ses lois et de ses coutumes ; il récite des
historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plai-
santes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quel-
qu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve
nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas
vraies ; Arrias ne se trouble point , prend feu au
contraire contre l'interrupteur. Je n'avance, lui
dit-il , je ne raconte rien que je ne sache d'ori-
ginal; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de
France dans cette cour, revenu à Paris depuis
quelques jours, que je connais familièrement, que
j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune
circonstance. Il reprenait lefil de sa narration avec
plus de confiance qu'il ne l'avait commencée,
lorsque l'un des conviés lui dit : C'est Sethon à
qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîche-
ment de son ambassade.
Il y a un parti à prendre dans les entretiens
entre une certaine paresse qu'on a de parler, ou
quelquefois un esprit abstrait , qui , nous jetant
loin du sujet de la conversation , nous fait faire
ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses;
et une attention importune qu'on a au moindre
mot qui échappe pour le relever, badiner autour,
y trouver un mystère que les autres n'y voient
porte ici la scène sous le règne de Henri IV. Zamet, Ruccelaï
et Concliini étaient trois Italiens amenés en France par la
reine Marie de Médicis, et comblés de ses laveurs. On sait
l'horrible fin du dernier, qui était deveno le maréchal d'Ancre.
pas, y chercher de la finesse et de la subtilité ,
seulement pour avoir occasion d'y placer la
sienne.
Être infatué de soi, et s'être fortement persuadé
qu'on a beaucoup d'esprit, est un accident qui
n'arrive guère qu'à celui qui n'en a point , ou
qui en a peu : malheur pour lors à qui est exposé
à l'entretien d'un tel personnage 1 Combien de
jolies phrases lui faudra-t-il essuyer I combien
de ces mots aventuriers qui paraissent subite-
ment, durent un temps, et que bientôt on ne re-
voit plus! S'il conte une nouvelle, c'est moins
pour l'apprendre à ceux qui l'écoutent que pour
avoir le mérite de la dire, et de la dire bien ; elle
devient un roman entre ses mains ; il fait penser
les gens à sa manière, leur met en la bouche ses
petites façons de parler, et les fait toujours par-
ler longtemps; il tombe ensuite en des paren-
thèses qui peuvent passer pour des épisodes,
mais qui font oublier le gros de l'histoire, et à
lui qui vous parle, et à vous qui le supportez : que
serait-ce de vous et de lui, si quelqu'un ne sur-
venait heureusement pour déranger le cercle et
faire oublier la narration?
J'entends Théodecte de l'antichambre ; il gros-
sit sa voix à mesure qu'il s'approche : le voilà en-
trée; il rit, il crie, il éclate; on bouche ses
oreilles ; c'est un tonnerre : il n'est pas moins re-
doutable par les choses qu'il dit que par le ton
dont il parle; il ne s'apaise et il ne revient de ce
grand fracas que pour bredouiller des vanités et
des sottises; il a si peu d'égard au temps , aux
personnes, aux bienséances, que chacun a son
fait sans qu'il ait eu intention de le lui donner ; il
n'est pas encore assis, qu'il a, à son insu, déso-
bligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met
le premier à table, et dans la première place ; les
femmes sont à sa droite et à sa gauche : il mange,
il boit , il conte , il plaisante, il interrompt tout
à la fois ; il n'a nul discernement des personnes, ni
du maître , ni des conviés ; il abuse de la folle
déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eu-
tidème qui donne le repas? il rappelle à soi toute
l'autorité de la table ; et il y a un moindre in-
convénient à la lui laisser entière qu'à la lui dis-
puter : le vin et les viandes n'ajoutent rien à son
caractère. Si l'on joue , il gagne au jeu ; il veut
railler celui qui perd, et il l'offense : les rieurs
sont pour lui ; il n'y a sorte de fatuités qu'on ne
lui passe. Je cède enfin, et je disparais, incapa-
ble de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux
qui le souffrent.
Troïle est utile à ceux qui ont trop de bien ;
270
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE,
il leur ôte l'embarras du superflu ; il leur sauve la
peine d'amasser de l'argent , de faire des contrats,
de fermer des coffres, déporter des clefs sur soi,
et de craindre un vol domestique; il les aide dans
leurs plaisirs , et il devient capable ensuite de les
servir dans leurs passions : bientôt 11 les règle et
les maîtrise dans leur conduite. 11 est l'oracle
d'une maison, celui dont on attend, que dis -je?
dont on prévient, dont on devine les décisions;
il dit de cet esclave : Il faut le punir, et on le
fouette; et de cet autre : Il faut l'affranchir, et on
l'affranchit. L'on voit qu'un parasite ne le fait
pas rire ; il peut lui déplaire, il est congédié : le
maître est heureux si Troile lui laisse sa femme
et ses enfants. Si celui-ci est à table, et qu'il pro-
nonce d'un mets qu'il est friand , le maître et les
conviés, qui en mangeaient sans réflexion, le
trouvent friand , et ne s'en peuvent rassasier; s'il
dit au contraire d'un autre mets qu'il est insi-
pide, ceux qui commençaient à le goûter n'osant
avaler le morceau qu'ils ont à la bouche , ils le
jettent à terre: tous ont les yeux sur lui, ob-
servent son maintien et son visage avant de pro-
noncer sur le vin ou sur les viandes qui sont
servies* Ne le cherchez pas ailleurs que dans la
maison de ce riche qu'il gouverne; c'est là qu'il
mange, qu'il dort, et qu'il fait digestion, qu'il
querelle son valet, qu'il reçoit ses ouvriers, et
qu'il remet ses créanciers : il régente , il domine
dans une salle; il y reçoit la cour , et les homma-
ges de ceux qui, plus fins que les autres , ne veu-
lent aller au maître que par Troïle. Si l'on entre
par malheur sans avoir une physionomie qui lui
agrée, il ride son front et il détourne sa vue; si
on l'aborde , il ne se lève pas; si l'on s'assied au-
près de lui , il s'éloigne; si on lui parle, il ne ré-
pond point ; si l'on continue de parler, il passe
dans une autre chambre; si on le suit, il gagne
l'escalier : il franchirait tous les étages , ou il se
lancerait par une fenêtre, plutôt que de se laisser
joindre par quelqu'un qui a un visage ou un son
de voix qu'il désapprouve ; l'un et l'autre sont
agréables en Troïle, et il s'en est servi heureuse-
ment pour s'insinuer ou pour conquérir. Tout
devient, avec le temps, au-dessous de ses soins,
comme il est au-dessus de vouloir se soutenir ou
continuer de plaire par le moindre des talents
qui ont commencé à le faire valoir. C'est beau-
coup qu'il sorte quelquefois de ses méditations et
de sa taciturnité pour contredire , et que même
pour critiquer il daigne une fois le jour avoir de
l'esprit : bien loin d'attendre de lui qu'il défère
îi vos sentiments, qu'il soit complaisant, qu'il
vous loue, vous n'êtes pas sûr qu'il aime toujours
votre approbation , ou qu'il souffre votre com-
plaisance.
Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard
a placé auprès de vous dans une voiture pul)U-
que , à une fête , ou à un spectacle ; et il ne vous
coûtera bientôt, pour le connaître, que de l'avoir
écouté : vous saurez son nom , sa demeure , son
pays, l'état de son bien , son emploi, celui de son
père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses
alliances, les armes de sa maison; vous compren-
drez qu'il est noble, qu'il a un château, de beaux
meubles , des valets , et un carrosse.
Il y a des gens qui parlent un moment avant
que d'avoir pensé; il y en a d'autres qui ont une
fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on
souffre dans la conversation de tout le travail de
leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et
de petits tours d'expression , concertés dans leur
geste et dans tout leur maintien; ils sont puristes*
et ne hasardent pas le moindre mot, qpiandil de-
vrait faire le plus bel effet du monde : rien d'heu-
reux ne leur échappe ; rien ne coule de source et
avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeu-
sement.
L'esprit de la conversation consiste bien moins
à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux
autres : celui qui sort de votre entretien content
de soi et de son esprit , l'est de vous parfaitement.
Les hommes n'aiment point à vous admirer ; ils
veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits,
et même réjouis , qu'à être goûtés et applaudis ; et
le plaisir le plus délicat est défaire celui d'autrui.
Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination
dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne
produit souvent que des idées vaines et puériles ,
qui ne servent point à perfectionner le goût, et à
nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être
prises dans le bon sens et la droite raison, et doi-
vent être un effet de notre jugement.
C'est une grande misère que de n'avoir pas
assez d'esprit pour bien parler, ni assez de ju-
gement pour se taire. Voilà le principe de toute
impertinence.
Dire d'une chose modestement, ou qu'elle est
bonne , ou qu'elle est mauvaise , et les raisons
pourquoi elle est telle, demande du bon sens et
de l'expression; c'est une affaire. Il est plus court
de prononcer d'un ton décisif, et qui emporte la
preuve de ce qu'on avance, ou qu'elle est exécra-
ble, ou qu'elle est miraculeuse.
ï Gens qiii affectent une grande pureté de langage. (iN«U: de
la Bruyère).
DE Là SOCIETE ET DE LA CONVERSATION.
27
Hien n'est moins selon Dieu et selon le monde
que d'appuyer tout ce que l'on dit dans la conver-
sation , jusqu'aux choses les plus indifférentes ,
par de longs et de fastidieux serments. Un hon-
nête homme qui dit oui et non mérite d'être cru :
son caractère jure pour lui , donne créance à ses
paroles , et lui attire toute sorte de confiance.
Celui qui dit incessamment qu'il a de l'honneur
et de la probité , qu'il ne nuit à personne, qu'il
consent que le mal qu'il fait aux autres lui arrive,
et qui jure pour le faire croire , ne sait pas même
contrefaire l'homme de bien.
Un homme de bien ne saurait empêcher, par
toute sa modestie , qu'on ne dise de lui ce qu'un
malhonnête homme sait dire de soi.
Cléon parle peu obligeamment ou peu juste,
c'est l'un ou l'autre ; mais il ajoute qu'il est fait
ainsi , et qu'il dit ce qu'il pense.
Il y a parler bien , parler aisément , parler
juste, parler à propos : c'est pécher contre ce der-
nier genre que de s'étendre sur mi repas magni-
fique que l'on vient de faire, devant des gens qui
sont réduits à épargner leur pain ; de dire mer-
veilles de sa santé devant des infirmes ; d'entre-
tenir de ses richesses , de ses revenus et de ses
ameublements, un homme qui n'a ni rentes ni
domicile ; en un mot , de parler de son bonheur
devant des misérables. Cette conversation est
trop forte pour eux; et la comparaison qu'ils font
alors de leur état au vôtre est odieuse.
Pour vous, dit Eutiphron , vous êtes riche, ou
vous devez l'être: dix mille livres de rente, et
en fonds de terre, cela est beau, cela est doux,
et l'on est heureux à moins; pendant que lui , qui
parle ainsi, a cinquante mille livres de revenu, et
qu'il croit n'avoir que la moitié de ce qu'il mérite :
il vous taxe, il vous apprécie, il fixe votre dé-
pense ; et s'il vous jugeait digne d'une meilleure
fortune, et de celle même où il aspire, il ne man-
querait pas de vous la souhaiter. Il n'est pas le
seul qui fasse de si mauvaises estimations ou des
comparaisons si désobligeantes; le monde est
plein d'Eutiphrons.
Quelqu'un, suivant la pente de la coutume qui
veut qu'on loue, et par l'habitude qu'il a à la flat-
terie et à l'exagération , congratule Théodème
sur un discours qu'il n'a point entendu , et dont
personne n'a pu encore lui rendre compte; il ne
laisse pas de lui parler de son génie, de son geste ,
et surtout de la fidélité de sa mémoire : et il est
vrai que Théodème est demeuré court.
L'on voit des gens brusques, inquiets, suffi-
sants ^ qui, bien qu'oisifs, et sans aucune affaire
qui les appelle ailleurs , vous expédient, pour ainsi
dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se
dégager de vous : on leur parle encore, qu'ils sont
partis, et ont disparu. Ils ne sont pas moins im-
pertinents que ceux qui vous arrêtent seulement
pour vous ennuyer; ils sont peut-être moins in-
commodes.
Parler et offenser pour de certaines gens est
précisément la même chose : ils sont piquants et
amers ; leur style est mêlé de fiel et d'absinthe ;
la raillerie, l'injure, l'insulte, leur découlent des
lèvres comme leur salive. Il leur serait utile d'ê-
tre nés muets ou stupides. Ce qu'ils ont de viva-
cité et d'esprit leur nuit davantage que ne fait à
quelques autres leur sottise. Ils ne se contentent
pas toujours de répliquer avec aigreur, ils atta-
quent souvent avec insolence : ils frappent sur
tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les
présents, sur les absents ; ils heurtent de front et
de côté, comme des béliers : demande-t-on à des
béliers qu'ils n'aient pas de cornes? de même
n'espère-t-on pas de réformer par cette peinture
des naturels si durs, si farouches, si indociles? Ce
que l'on peut faire de mieux, d'aussi loin qu'on
les découvre , est de les fuir de toute sa force , et
sans regarder derrière soi.
Il y a des gens d'une certaine étoffe ou d'un
certain caractère avec qui il ne faut jamais se
commettre, de qui l'on ne doit se plaindre que le
moins qu'il est possible, et contre qui il n'est pas
même permis d'avoir raison.
Entre deux personnes qui ont eu ensemble une
violente querelle, dont l'un a raison et l'autre ne
l'a pas, ce que la plupart de ceux qui y ont as-
sisté ne manquent jamais de faire, ou pour se dis*
penser de juger, ou par un tempérament qui m'a
toujours paru hors de sa place , c'est de condam-
ner tous les deux : leçon importante, motif pres-
sant et indispensable de fuir à l'orient quand le
fat est à l'occident, pour éviter de partager avec
lui le même tort.
Je n'aime pas un homme que je ne puis abor-
der le premier, ni saluer avant qu'il me salue,
sans m'avilir à ses yeux, et sans tremper dans la
bonne opinion qu'il a de lui-même. Montagne
dirait' : « Je veux avoir mes coudées franches,
« et être courtois et affable à mon point, sans re-
« mords ni conséquence. Je ne puis du tout estri-
« ver contre mon penchant, et aller au rebours
« de mon naturel, qui m'emmène vers celui que
«je trouve à ma rencontre. Quand il m'est égal,
' Imité de Montiq^ne. ( La Bruyère).
272
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE,
«et qu'il ne m'est point ennemi, j'anticipe son
« bon accueil ; je le questionne sur sa disposition
• et santé ; je lui fais offre de mes offices sans
« tant marchander sur le plus ou sur le moins,
« ne être, comme disent aucuns, sur le qui-vive.
« Celui-là me déplaît qui , par la connaissance
« que j'ai de ces coutumes et façons d'agir, me
« tire de cette liberté et franchise : comment me
« ressouvenir tout à propos, et d'aussi loin que je
« vois cet homme , d'emprunter une contenance
« grave et importante, et qui l'avertisse que je
«t crois le valoir bien et au-delà ; pour cela de me
« ramentevoir de mes bonnes qualités et condi-
« tions, et des siennes mauvaises, puis en faire la
« comparaison? C'est trop de travail pour moi,
* et ne suis du tout capable de si roide et si
«subite attention; et, quand bien même elle
« m'aurait succédé une première fois, je ne lais-
« serais de fléchir et me démentir à une seconde
« tâche : je ne puis me forcer et contraindre
« pour quelconque à être fier. »
Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne
conduite , l'on peut être insupportable. Les ma-
nières, que l'on néglige comme de petites choses,
sont souvent ce qui fait que les hommes déci-
dent de vous en bien ou en mal ; une légère at-
tention à les avoir douces et polies prévient leurs
mauvais jugements. Il ne faut presque rien pour
être cru lier, incivil, méprisant, désobligeant ; il
faut encore moinspour être estimé tout le contraire.
La politesse n'inspire pas toujours la bonté ,
l'équité , la complaisance , la gratitude ; elle en
donne du moins les apparences , et fait paraître
l'homme au dehors comme il devrait être inté-
rieurement.
L'on peut définir l'esprit de politesse ; l'on ne
peut en fixer la pratique : elle suit l'usage et les
coutumes reçues; elle est attachée aux temps,
aux lieux, aux personnes, et n'est point la même
dans les deux sexes , ni dans les différentes con-
ditions: l'esprit tout seul ne la fait pas deviner; il
fait qu'on la suit par imitation, et que l'on s'y
perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne
sont susceptibles que de la politesse, et il y en a
d'autres qui ne servent qu'aux grands talents,
ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières
polies donnent cours au mérite , et le rendent
agréable; et qu'il faut avoir de bien éminentes
qualités pour se soutenir sans la politesse.
Il me semble que l'esprit de politesse est une
certaine attention à faire que, par nos paroles et
par nos manières, les autres soient contents de
nous et d'eux-mêmes.
C'est une faute contre la politesse que de louer
immodérément , en présence de ceux que vous
faites chanter ou toucher un instrument, quelque
autre personne qui a ces mêmes talents ; comme
devant ceux qui vous lisent leurs vers, un autre
poète.
Dans les repas ou les fêtes que l'on donne aux
autres , dans les présents qu'on leur fait, et dans
tous les plaisirs qu'on leur procure, il y a faire
bien et faire selon leur goût : le dernier est pré-
férable.
Il y aurait une espèce de férocité à rejeter in-
différemment toutes sortes de louanges : l'on doit
être sensible à celles qui nous viennent des gens
de bien, qui louent en nous sincèrement des cho-
ses louables.
Un homme d'esprit, et qui est né fier, ne perd
rien de sa fierté et de sa roideur pour se trouver
pauvre : si quelque chose au contraire doit amol-
lir son humeur, le rendre plus doux et plus so-
ciable, c'est un peu de prospérité.
Ne pouvoir supporter tous les mauvais carac-
tères dont le monde est plein , n'est pas un fort
bon caractère : il faut, dans le commerce, des
pièces d'or et de la monnaie.
Vivre avec des gens qui sont brouillés, et dont
il faut écouter de part et d'autre les plaintes ré-
ciproques, c'est, pour ainsi dire, ne pas sortir de
l'audience, et entendre du matin au soir plaider
et parler procès.
L'on sait des gens qui avaient coulé leurs jours
dans une union étroite : leurs biens étaient en
commun ; ils n'avaient qu'une même demeure ;
ils ne se perdaient pas de vue. Ils se sont aperçus
à plus de quatre-vingts ans qu'ils devaient se
quitter l'un l'autre , et finir leur société; ils n'a-
vaient plus qu'un jour à vivre, et ils n'ont osé
entreprendre de le passer ensemble; ils se sont dé -
péchés de rompre avant que de mourir; ils n'a -
valent de fonds pour la complaisance que jus-
que-là. Ils ont trop vécu pour le bon exemple ;
un moment plus tôt ils mouraient sociables, et
laissaient après eux un rare modèle de la persé-
vérance dans l'amitié.
L intérieur des familles est souvent troublé par
les défiances, par les jalousies et par l'antipathie,
pendant que des dehors contents, paisibles et en-
joués nous trompent, et nous y font supposer une
paix qui n'y est point : il y en a peu qui gagnent
à être approfondies. Cette visite que vous rendez
vient de suspendre une querelle domestique qui
n'attend que votre retraite pour recommencer.
Dans la société, c'est la raison qui plie la pre-
DE LA. SOCIÉTÉ ET DE LA CONVERSATION.
inière. Les plus sages sont souvent raenés par le
plus fou et le plus bizarre : l'on étudie son faible,
son humeur, ses caprices ; l'on s'y accommode :
l'on évite de le heurter; tout le monde lui cède :
la moindre sérénité qui paraît sur son visage lui
attire des éloges ; on lui tient compte de n'être
pas toujours insupportable. Il est craint, ménagé,
obéi, quelquefois aimé.
Il n'y a que ceux qui ont eu de vieux collaté-
raux, ou qui en ont encore, et dont il s'agit d'hé-
riter, qui puissent dire ce qu'il en coûte.
Cléante ' est un très-honnête homme ; il s'est
choisi une femme qui est la meilleure personne
du monde, et la plus raisonnable : chacun, de sa
part, fait tout le plaisir et tout l'agrément des so-
ciétés où il se trouve ; l'on ne peut voir ailleurs
plus de probité, plus de politesse : ils se quittent
demain , et l'acte de leur séparation est tout
dressé chez le notaire. Il y a, sans mentir, de cer-
tains mérites qui ne sont point faits pour être en-
semble, de certaines vertus incompatibles.
L'on peut compter sûrement sur la dot, le
douaire et les conventions , mais faiblement sur
les nourritures; elles dépendent d'une union fra-
gile de la belle-mère et de la bru, et qui périt sou-
vent dans l'année du mariage.
Un beau-père aime son gendre, aime sa bru * ;
une belle-mère aime son gendre, n'aime point sa
bru : tout est réciproque.
Ce qu'une marâtre aime le moins de tout ce
qui est au monde, ce sont les enfants de son mari :
plus elle est folle de son mari, plus elle est
marâtre.
Les marâtres font déserter les villes et les
bourgades , et ne peuplent pas moins la terre de
mendiants, de vagabonds, de domestiques et
d'esclaves , que la pauvreté.
G** et H**^ sont voisins de campagne , et leurs
' Ce passage en rappelle un de Plutarque, que nous allons
rapporter ici : « 11 y a quelquefois de petites hargnes et riottes
« souvent répétées , procédantes de quelques fâcheuses condi-
« tions , ou de quelque dissimilitude ou incompatibilité de na-
« ture, qjpe les étrangers ne connoissent pas, lesquelles par
« succession de temps engendrent de si grandes aliénations de
« volontés entre des personnes , qu'elles ne peuvent plus vivre
« ni habiter ensemble. » ( Vie de Paulus jïmilius , ch. III de
la version d'Amyot. )
2 Un hcavrpère aime son gendre , aime sa bru : telle est la
leçon de toutes les éditions publiées par l'auteur ; mais il a
sans doute voulu dire , un beau-père n'aime point son gendre,
aime sa bru. Nous nous sommes fait une loi de ne pas changer
le texte. (Lef.)
' Ici , les auteurs de clefs donnent des noms qui se rappor-
tent aux initiales du texte, ce qui pourrait faire croire qu'ils
ont rencontré juste. Voici comme ils racontent l'aventure :
« Vedeau de Grammont, conseiller de la cour en la seconde
«» des enquêtes , eut un très-grand procès avec M. Hervé , doyen
« du parlement, au sujet d'une bècho. Ce procès, commencé
terres sont contiguës ; ils habitent une contrée
déserte et solitaire : éloignés des villes et de tout
commerce, il semblait que la fuite d'une entière
solitude ou l'amour de la société eût dû les assu-
jettir à une liaison réciproque ; il est cependant
difficile d'exprimer la bagatelle qui les a fait
rompre, qui les rend implacables l'un pour l'au-
tre , et qui perpétuera leurs haines dans leurs
descendants. Jamais des parents, et même des
frères, ne se sont brouillés pour une moindre
chose.
Je suppose qu'il n'y ait que deux hommes sur
la terre qui la possèdent seuls, et qui la parta-
gent toute entre eux deux ; je suis persuadé qu'il
leur naîtra bientôt quelque sujet de rupture ,
quand ce ne serait que pour les hmites.
Il est souvent plus court et plus utile de cadrer
aux autres, que de faire que les autres s'ajus-
tent à nous.
J'approche d'une petite ville , et je suis déjà
sur une hauteur d'où je la découvre. Elle est si-
tuée à mi-côte ; une rivière baigne ses murs, et
coule ensuite dans une belle prairie : elle a une
forêt épaisse qui la couvre des vents froids et d(
l'aquilon. Je la vois dans un jour si favorable ,
que je compte ses tours et ses clochers : elle me
paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me
récrie , et je dis : Quel plaisir de vivre sous un
si beau ciel et dans ce séjour si délicieux I Je des-
cends dans la ville , où je n'ai pas couché deux
nuits, que je ressemble à ceux qui l'habitent :
j'en veux sortir.
Il y a une chose qu'on n'a point vue sous le
ciel, et que selon toutes les apparences on ne
verra jamais : c'est une petite ville qui n'est di-
visée en aucuns partis; où les familles sont
unies, et où les cousins se voient avec confiance;
où un mariage n'engendre point une guerre ci-
vile ; où la querelle des rangs ne se réveille pas
à tous moments par l'offrande, l'encens et le
pain bénit , par les processions et par les obsè-
ques ; d'où l'on a banni les caquets, le mensonge
et la médisance ; où l'on voit parler ensemble le
bailli et le président , les élus et les assesseurs ;
où le doyen vit bien avec ses chanoines , où les
chanoines ne dédaignent pas les chapelains , et
où ceux-ci souffrent les chantres.
Les provinciaux et les sots sont toujours prêts
« pour une bagatelle , donna lieu à une inscription en faux de
« titre de noblesse dudit Vedeau, et cette affaire alla si loin,
« qu'il fut dégradé publiquement, sa robe déchirée sur lui;
« outre cela , cond<anné ii un bannissement perpétuel , depuis
« converti en une prispn k Plerre-Encise : ce qui le ruina ab
« solument. 11 avait épousé la fille de M. Genou, conseiller en
« la graud'clianibre. »
18
274
à se fâcher, et à croire qu'on se moque d'eux, ou
qu'on les méprise : il ne faut jamais hasarder la
plaisanterie, même la plus douce et la plus per-
mise, qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit.
On ne prime point avec les grands , ils se dé-
fendent par leur grandeur ; ni avec les petits,
ils vous repoussent par le qui-mve?
Tout ce qui est mérite se sent , se discerne ,
se devine réciproquement : si l'on voulait être
estimé, il faudrait vivre avec des personnes esti-
mables.
Celui qui est d'une éminence au-dessus des
autres qui le met à couvert de la répartie, ne
doit jamais faire une raillerie piquante.
11 y a de petits défauts que l'on abandonne
volontiers à la censure, et dont nous ne haïssons
pas à être raillés ; ce sont de pareils défauts que
nous devons choisir pour railler les autres.
Rire des gens d'esprit, c'est le privilège des sots :
ils sont dans le monde ce que les fous sont à la
cour, je veux dire sans conséquence.
La moquerie est souvent indigence d'esprit.
Vous le croyez votre dupe : s'il feint de l'être,
qui est plus dupe de lui ou de vous ?
Si vous observez avec soin qui sont les gens
qui ne peuvent louer, qui blâment toujours , qui
ne sont contents de personne, vous reconnaî-
trez que ce sont ceux mêmes dont personne n'est
content.
Le dédain et le rengorgement dans la société
attire précisément le contraire de ce que l'on
cherche , si c'est à se faire estimer.
Le plaisir de la société entre les amis se cul-
tive par une ressemblance de goût sur ce qui
regarde les mœurs , et par quelque différence
d'opinions sur les sciences : par là , ou l'on s'af-
fermit dans ses sentiments , ou l'on s'exerce et
l'on s'instruit par la dispute.
L'on ne peut aller loin dans l'amitié , si l'on
n'est pas disposé à se pardonner les uns aux
autres les petits défauts.
Combien de belles et inutiles raisons à étaler
à celui qui est dans une grande adversité , pour
essayer de le rendre tranquille! Les choses de
dehors, qu'on appelle les événements, sont quel-
quefois plus fortes que la raison et que la nature.
Mangez , dormez , ne vous laissez point mourir
de chagrin, songez à vivre : harangues froides,
et qui réduisent à l'impossible. Ètes-vous raison-
nable de vous tant inquiéter? n'est-ce pas dire :
Etes- vous fou d'être malheureux?
Le conseil , si nécessaire pour les affaires , est
quelquefois , dans la société , nuisible à qui le
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
donne, et inutile à celui à qui il est donné : sur
les mœurs, vous faites remarquer des défauts ou
que l'on n'avoue pas , ou que l'on estime des ver-
tus ; sur les ouvrages , vous rayez les endroits
qui paraissent admirables à leur auteur, où il se
complaît davantage , où il croît s'être surpassé
lui-même. Vous perdez ainsi la confiance de vos
amis, sans les avoir rendus ni meilleurs ni plus
habiles.
L'on a vu , il n'y a pas longtemps , un cercle
de personnes • des deux sexes , liées ensemble par
la convei-sation et par un commerce d'esprit : ils
laissaient au vulgaire l'art de parler d'une ma-
nière intelligible; une chose dite entre eux peu
clairement en entraînait une autre encore plus
obscure, sur laquelle on enchérissait par de
vraies énigmes, toujours suivies de longs ap-
plaudissements, par tout ce qu'ils appelaient
délicatesse, sentiments, tour et finesse d'expres-
sion ; ils étaient enfin parvenus à n'être plus en-
tendus , et à ne s'entendre pas eux-mêmes. Il ne
fallait, pour fournir à ces entretiens, ni bon
sens, ni jugement, ni mémoire, ni la moindre
capacité; il fallait de l'esprit, non pas du meil-
leur , mais de celui qui est faux , et où l'imagi-
nation a trop de part.
Je le sais, Thêobalde, vous êtes viefili; mais
voudriez-vous que je crusse que vous êtes baissé,
que vous n'êtes plus poëte ni bel esprit , que vous
êtes présentement aussi mauvais juge de tout
genre d'ouvrage que méchant auteur , que vous
n'avez plus rien de naïf et de délicat dans la
conversation ? Votre air libre et présomptueux
me rassure , et me persuade tout le contraire.
Vous êtes donc aujourd'hui tout ce que vous fûtes
jamais, et peut-être meilleur; car, si à votre âge
vous êtes si vif et si impétueux, quel nom , Théo-
balde, fallait-il vous donner dans votre jeunesse,
et lorsque vous étiez la coqueluche ou l'entête-
ment de certaines femmes qui ne juraient que
par vous et sur votre parole , qui disaient : Cela
est délicieux; qu'a-t-il dit?
L'on parle impétueusement dans les entre-
tiens, souvent par vanité ou par humeur, rare-
ment avec assez d'attention : tout occupé du
désir de répondre à ce qu'on n'écoute point , l'on
suit ses idées, et on les explique sans le moindre
égard pour les raisonnements d'autrui ; l'on est
bien éloigné de trouver ensemble la vérité , l'on
n'est pas encore convenu de celle que l'on cher-
che. Qui pourrait écouter ces sortes de couver-
* Les précieuses et leurs alcovtstes.
DE LA SOCIÉTÉ ET DE lA CONVERSATION.
275
sations , et les écrire, ferait voir quelquefois de
bonnes choses qui n'ont nulle suite.
Il a régné pendant quelque temp^ une sorte
de conversation fade et puérile, qui roulait toute
sur des questions frivoles qui avaient relation au
cœur, et à ce qu'on appelle passion ou tendresse.
La lecture de quelques romans les avait intro-
duites parmi les plus honnêtes gens de la ville et
de la cour ; ils s'en sont défaits , et la bourgeoi-
sie les a reçues avec les pointes et les équi-
voques.
Quelques fenames de la ville ont la délicatesse
de ne pas savoir ou de n'oser dire le nom des
rues, des places, et de quelques endroits publics
qu'elles ne croient pas assez nobles pour être
connus. Elles disent le Louvre, la place Royale :
mais elles usent de tours et de phrases plutôt
que de prononcer de certains noms; et, s'ils leur
échappent, c'est du moins avec quelque altéra-
tion du mot, et après quelques façons qui les ras-
surent : en cela moins naturelles que les femmes
de la cour, qui, ayant besoin, dans le discours,
des Halles , du Châtelet, ou de choses sembla-
bles , disent les Halles, le Châtelet.
Si l'on feint quelquefois de ne se pas souvenir
de certains noms que l'on croit obscurs , et si
l'on affecte de les corrompre en les prononçant ,
c'est par la bonne opinion qu'on a du sien '.
L'on dit par belle humeur , et dans la liberté
de la conversation , de ces choses froides qu'à la
vérité l'on donne pour telles , et que l'on ne trouve
bonnes que parce qu'elles sont extrêmement mau-
vaises. Cette manière basse de plaisanter a passé
du peuple, à qui elle appartient , jusque dans une
grande partie de la jeunesse de la cour, qu'elle a
déjà infectée. Il est vrai qu'il y entre trop de fa-
deur et de grossièreté pour devoir craindre qu'elle
s'étende plus loin, et qu'elle fasse de plus grands
progrès dans un pays qui est le centre du bon
goût et de la politesse ; l'on doit cependant en
inspirer le dégoût à ceux qui la pratiquent : car,
bien que ce ne soit jamais sérieusement, elle ne
laisse pas de tenir la place dans leur esprit, et
dans le commerce ordinaire, de quelque chose
de meilleur.
Entre dire de mauvaises choses ou en dire de
bonnes que tout le monde sait , et les donner pour
nouvelles , je n'ai pas à choisir.
" Lucain a dit une jolie chose ; il y a un beau
* C'est ce que faisait, diton, k-, maréchal de Richelieu,
qui estropiait impitoyablement les noms de tous les roturiers
de sa connaissance, même de ses confrères à l'Académie fran-
çaise.
« mot de Claudien ; il y a cet endroit de Séne-
« que : » et là-dessus une longue suite de latin
que l'on cite souvent devant des gens qui ne
l'entendent pas , et qui feignent de l'entendre.
Le secret serait d'avoir un grand sens et bien
de l'esprit ; car ou l'on se passerait des anciens ,
ou, après les avoir lus avec soin, l'on saurait
encore choisir les meilleurs, et les citer à propos.
Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hon-
grie; il s'étonne de n'entendre faire aucune men-
tion du roi de Bohême : ne lui parlez pas des
guerres de Flandre et de Hollande , dispensez-
le du moins de vous répondre; il confond les
temps, il ignore quand elles ont commencé,
quand elles ont fini : combats, sièges, tout lui
est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des
géants , il en raconte le progrès et les moindres
détails; rien ne lui est échappé : il débrouille de
même l'horrible chaos des deux empires , le ba-
bylonien et l'assyrien; il connaît à fond les
Égyptiens et leurs dynasties. Il n'a jamais vu
Versailles, il ne le verra point; il a presque vu
la tour de Babel ; il en compte les degrés ; il sait
combien d'architectes ont présidé à cet ouvrage;
il sait le nom des architectes. Dirai-je qu'il croit
Henri IV ' fils de Henri III ? Il néglige du moins
de rien connaître aux maisons de France , d'Au-
triche, de Bavière : quelles minuties! dit-il,
pendant qu'il récite de mémoire toute une liste
des rois des Mèdes ou de Babylone , et que les
noms d'Apronal , d'Hérigebal , de Noesnemor-
dach, de Mardokempad , lui sont aussi familiers
qu'à nous ceux de Valois et de Bourbon. Il
demande si l'Empereur a jamais été marié; mais
personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux
femmes. On lui dit que le roi jouit d'une santé
parfaite ; et il se souvient que Thetmosis , un roi
d'Egypte, était valétudinaire, et qu'il tenait
cette complexion de son aïeul Alipharmutosis.
Que ne sait-il point ? quelle chose lui est cachée
de la vénérable antiquité? Il vous dira que Sé-
miramis, ou, selon quelques-uns, Sérimaris,
parlait comme son fils Ninyas ; qu'on ne les dis-
tinguait pas à la parole : si c'était parce que la
mère avait une voix mâle comme son fils , ou le
fils une voix efféminée comme sa mère , qu'il
n'ose pas le décider. Il nous révélera que Nem-
brot était gaucher, et Sésostris ambidextre ; que
c'est une erreur de s'imaginer qu'un Artaxerce
ait été appelé Longuemain parce que les bras lui
tombaient jusqu'aux genoux, et non à cause
Henri le Grand. ( Ln Bruyère).
IH.
27G
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
qu'il avait une main plus longue que l'autre ; et
il ajoute qu'il y a des auteurs graves qui affir-
ment que c'était la droite; qu'il croit néanmoins
être bien fondé à soutenir que c'est la gauche.
Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Es-
chine foulon , et Cydias bel esprit ; c'est sa pro-
fession. Il a une enseigne , un atelier , des ou-
vrages de commande, et des compagnons qui
travaillent sous lui ; il ne vous saurait rendre de
plus d'un mois les stances qu'il vous a promises,
s'il ne manque de parole k Dosilhée qui l'a en-
gagé à faire une élégie ; une idylle est sur le
métier : c'est pour Cranlor qui le presse , et qui
lui laisse espérer un riche salaire. Prose , vers ,
que voulez-vous ? il réussit également en l'un et
en l'autre. Demandez-lui des lettres de consola-
tion, ou sur une absence, il les entreprendra;
prenez-les toutes faites et entrez dans son ma-
gasin , il y a à choisir. Il a un ami qui n'a point
d'autre fonction sur la terre que de le promettre
longtemps à un certain monde, et de le présenter
enfin dans les maisons comm^homme rare et d'une
exquise conversation ; et là , ainsi que le musicien
chante et que le joueur de luth touche son luth de-
vant les persomies à qui il a été promis, Cydias,
après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu
la main et ouvert les doigts, débite gravement ses
pensées quintessenciées et ses raisonnements so-
phistiqués. Différent de ceux qui , convenant de
principes, et connaissant la raison ou la vérité qui
est une , s'arrachent la parole l'un à l'autre pour
s'accorder sur leurs sentiments, il n'ouvre la
bouche que pour contredire : « Il me semble ,
« dit-il gracieusement, que c'est tout le contraire
« de ce que vous dites; » ou, «je ne saurais être
« de votre opinion ; » ou bien , « c'a été autrefois
« mon entêtement , comme il est le vôtre ; mais...
« il y a trois choses , ajoute-t-il , à considérer.... «
et il en ajoute une quatrième : fade discoureur
qui n'a pas mis plutôt le pied dans une assem-
blée , qu'il cherche quelques femmes auprès de
qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit
ou de sa philosophie , et mettre en œuvre ses
rares conceptions : car, soit qu'il parle ou qu'il
écrive , il ne doit pas être soupçonné d'avoir en
vue ni le vrai ni le faux , ni le raisonnable ni le
ridicule ; il évite uniquement de donner dans le
sens des autres , et d'être de l'avis de quelqu'un :
aussi attend-il dans un cercle que chacun se soit
expliqué sur le sujet qui s'est offert , ou souvent
qu'il a amené lui-même , pour dire dogmatique-
ment des choses toutes nouvelles, mais à son gré
décisives et sans réplique. Cydias s'égale à Lu-
cien et à Sénèque*, se met au-dessus de Platon ,
de Virgile et de Théocrite ; et son flatteur a soin
de le confirmer tous les matins dans cette opi-
nion. Uni de goût et d'intérêt avec les contemp-
teurs d'Homère , il attend paisiblement que les
hommes détrompés lui préfèrent les poètes mo-
dernes ; il se met en ce cas à la tête de ces der-
niers , et il sa^t à qui il adjuge la seconde place.
C'est , en un mot , un composé du pédant et du
précieux , fait pour être admiré de la bourgeoisie
et de la province , en qui néanmoins on n'aper-
çoit rien de grand que l'opinion qu'il a de lui-
même.
C'est la profonde ignorance qui inspire le ton
dogmatique. Celui qui ne sait rien croit ensei-
gner aux autres ce qu'il vient d'apprendre lui-
même ; celui qui sait beaucoup pense à peine
que ce qu'il dit puisse êtr^ ignoré , et parle plus
indifféremment.
Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être
dites simplement ; elles se gâtent par l'emphase :
il faut dire noblement les plus petites ; elles ne
se soutiennent que par l'expression , le ton , et
la manière.
Il me semble que l'on dit les choses encore
plus finement qu'on ne peut les écrire.
Il n'y a guère qu'une naissance honnête , ou
une bonne éducation , qui rende les hommes ca-
pables de secret.
Toute confiance est dangereuse , si elle n'est
entière : il y a peu de conjonctures où il ne faille
tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de
son secret à celui à qui l'on croit devoir en déro-
ber une circonstance.
Des gens vous promettent le secret , et ils le
révèlent eux-mêmes , et à leur insu ; ils ne re-
muent pas les lèvres , et on les entend : on lit
sur leur front et dans leurs yeux ; on voit au
travers de leur poitrine ; ils sont transparents ;
d'autres ne disent pas précisément une chose qui
leur a été confiée ; mais ils parlent et agissent de
manière qu'on la découvre de soi-même : enfin
quelques-uns méprisent votre secret , de quelque
conséquence qu'il puisse être : « C'est un mys-
« tère , un tel m'en a fait part , et m'a défendu
« de le dire ; » et ils le disent.
Toute révélation d'un secret est la faute de
celui qui l'a confié.
Nicandre s'entretient avec Élise de la ma-
nière douce et complaisante dont il a vécu avec
sa femme , depuis le jour qu'il en fit le choix jus-
^ Philosophe et poëte tragique. ( La Bruyère.)
DES BIENS DE EORTUINE.
277
ques à sa mort : il a déjà dit qu'il regrette qu'elle
ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète; il
parle des maisons qu'il a à la ville , et bientôt
d'une terre qu'il a à la campagne; il calcule le
revenu qu'elle lui rapporte ; il fait le plan des
bâtiments, en décrit la situation, exagère la
commodité des appartements, ainsi que la ri-
chesse et la propreté des meubles. Il assure qu'il
aime la bonne chère , les équipages ; il se plaint
que sa femme n'aimait point assez le jeu et la
société. Vous êtes si riche , lui disait un de ses
amis , que n'achetez-vous cette charge? pourquoi
ne pas faire cette acquisition, qui étendrait votre
domaine ? On me croit , ajoute-t-il , plus de bien
que je n'en possède. Il n'oublie pas son extrac-
tion et ses alliances : M. le surintendant, qui
est mon cousin; madame la chancelière , qui
est ma parente : voilà son style. Il raconte un
fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir
de ses plus proches , et de ceux mêmes qui sont
ses héritiers : Ai-je tort? dit-il à Élise; ai-je
grand sujet de leur vouloir du bien ? et il l'en
fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé
faible et languissante ; et il parle de la cave où
il doit être enterré. Il est insinuant , flatteur ,
officieux , à l'égard de tous ceux qu'il trouve
auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise
n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On
annonce , au moment qu'il parle , un cavalier ,
qui de sa seule présence démonte la batterie de
l'homme de ville : il se lève déconcerté et cha-
grin , et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.
Le sage quelquefois évite le monde , de peur
d'être ennuyé.
CHAPITRE VI.
Des biens de fortune.
Un homme fort riche peut manger des entre-
mets, faire peindre ses lambris et ses alcôves ,
jouir d'un palais à la campagne , et d'un autre à
la ville , avoir un grand équipage , mettre un
duc dans sa famille, et faire de son fils un grand
seigneur : cela est juste et de son ressort. Mais
il appartient peut-être à d'autres de vivre con-
tents.
Une grande naissance ou une grande fortune
annonce le mérite , et le fait plus tôt remarquer.
Ce qui disculpe le fat ambitieux de son am-
bition est le soin que l'on prend, s'il a fait une
grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a
jamais eu, et aussi grand qu'il croit l'avoir.
A mesure que la faveur et les grands biens se
retirent d'un homme, ils laissent voir en lui le ri-
dicule qu'ils couvraient, et qui y était sans que
personne s'en aperçût.
Si l'on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on
jamais s'imaginer l'étrange disproportion que le
plus ou le moins de pièces de monnaie met entre
les hommes?
Ce plus ou ce moins détermine à l'épée , à la
robe, ou à l'Église : il n'y a presque point d'autre
vocation.
Deux marchands étaient voisins, et faisaient
le même commerce, qui ont eu dans la suite une
fortune toute différente. Ils avaient chacun une
fille unique ; elles ont été nourries ensemble , et
ont vécu dans cette familiarité que donnent un
même âge et une même condition : l'une des deux,
pour se tirer d'une extrême misère, cherche à se
placer; elle entre au service d'une fort grande
dame, et l'une des premières de la cour : chez sa
compagne.
Si le financier manque son coup, les courti-
sans disent de lui : C'est un bourgeois, un homme
de rien, un malotru; s'il réussit, ils lui deman-
dent sa fille.
Quelques-uns ' ont fait dans leur jeunesse l'ap-
prentissage d'un certain métier, pour en exer-
cer un autre, et fort différent, le reste de leur
vie.
Un homme est laid , de petite taille , et a peu
d'esprit. L'on me dit à l'oreille : Il a cinquante
mille livres de rente; cela le concerne tout seul,
et il ne m'en fera jamais ni pis ni mieux , si je
commence à le regarder avec d'autres yeux , et
si je ne suis pas maître de faire autrement : quelle
sottise !
Un projet assez vain serait de vouloir tourner
un homme fort sot et fort riche en ridicule; les
rieurs sont de son côté.
N**, avec un portier rustre, farouche, tirant
sur le Suisse, avec un vestibule et une anticham-
bre, pour peu qu'il y fasse languir quelqu'un et
se morfondre, qu'il paraisse enfin avec une mine
grave et une démarche mesurée, qu'il écoute
un peu et ne reconduise point, quelque subal-
terne qu'il soit d'ailleurs, il fera sentir de lui-
même quelque chose qui approche de la considé-
ration.
Je vais, CHUphon, à votre porte; le besoin
que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma
chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre
' I,ps pnrlisans, qui avali'iil souvonl commencé par i^tro la-
(|unis.
278
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE,
client, ni votre fâcheux I Vos esclaves me disent
que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez
m'écouter que d'une heure entière : je reviens
avant le temps qu'ils m'ont marque, et ils me
disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Cli-
tiphon , dans cet endroit le plus reculé de votre
appartement, de si laborieux qui vous empê-
che de m'entendre? Vous enfilez quelques mé-
moires, vous collationnez un registre, vous si-
gnez, vous paraphez; je n'avais qu'une chose à
vous demander , et vous n'aviez qu'un mot à me
répondre, oui ou non. Voulez-vous être rare?
rendez service à ceux qui dépendent de vous :
vous le serez davantage par cette conduite que
par ne vous pas laisser voir. 0 homme impor-
tant et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez
besoin de mes offices, venez dans la solitude de
mon cabinet 1 le philosophe est accessible; je ne
vous remettrai point à un autre jour. Vous me
trouverez sur les livres de Platon qui traitent de
la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec
le corps, ou la plume à la main pour calculer les
distances de Saturne et de Jupiter : j'admire
Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la
connaissance de la vérité, à régler mon esprit et
devenir meilleur. Entrez , toutes les portes vous
sont ouvertes : mon antichambre n'est pas faite
pour s'y ennuyer en m'attendant; passez jusqu'à
moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quel-
que chose de plus précieux que l'argent et l'or ,
si c'est une occasion de vous obliger : parlez, que
voulez-vous que je fasse pour vous? faut-il quit-
ter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette
ligne qui est commencée? quelle interruption
heureuse pour moi que celle qui vous est utile î
Le manieur d'argent, l'homme d'affaires, est un
ours qu'on ne saurait apprivoiser; on ne le voit
dans sa loge qu'avec peine, que dis-je? on ne le
voit point; car d'abord on ne le voit pas encore,
et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres,
au contraire, est trivial comme une borne au
coin des places; il est vu de tous, et à toute heure,
et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain,
ou malade : il ne peut être important, et il ne le
veut point être.
N'envions point à une sorte de gens leurs
grandes richesses : ils les ont à titre onéreux, et
qui ne nous accommoderait point. Ils ont mis leur
repos, leur santé, leur honneur, et leur con-
science, pour les avoir : cela est trop cher, et il
n'y a rien à gagner à un tel marché.
Les P. T. S. ' nous font sentir toutes les pas-
C'esl sous Je voile assez transparent de tes trois lettres
siens Tune après l'autre. L'on commence par le
mépris, à cause de leur obscurité. On les envie
ensuite., on les hait, on les craint, on les estime
quelquefois, et on les respecte. L'on vit assez
pour finir è leur égard par la compassion.
Sosie de la livrée a passé , par une petite re-
cette, à une sous-ferme; et, par les concussions,
la violence, et l'abus qu'il a fait de sas pouvoirs,
il s'est enfin , sur les ruines de plusieurs familles,
élevé à quelque grade : devenu noble par une
charge, il ne lui manquait que d'être homme de
bien; une place de marguillier a fait ce prodige.
Arfure cheminait seule et à pied vers le grand
portique de Saint-**, entendait de loin le sermon
d'un carme ou d'un docteur qu'elle ne voyait
qu'obliquement, et dont elle perdait bien des pa-
roles. Sa vertu était obscure, et sa dévotion con-
nue comme sa personne. Son mari est entré dans
le huitième denier : quelle monstrueuse fortune
en moins de six années ! Elle n'arrive à l'église
que. dans un char; on lui porte une lourde queue;
l'orateur s'interrompt pendant qu'elle se place ;
elle le voit de front, n'en perd pas une seule pa-
role, ni le moindre geste : il y a une brigue entre
les prêtres pour la confesser; tous veulent l'ab-
soudre, et le curé l'emporte.
L'on porte Crésus au cimetière : de toutes ses
immenses richesses, que le vol et la concussion
lui avaient acquises, et qu'il a épuisées par le
luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas de-
meuré de quoi se faire enterrer; il est mort in-
solvable, sans biens, et ainsi privé de tous les se-
cours : l'on n'a vu chez lui ni julep, ni cordiaux,
ni médecins, ni le moindre docteur qui l'ait as-
suré de son salut.
Champagne, au sortir d'nn long dîner qui lui
enfle l'estomac , et dans les douces fumées d'un
vin d'Avenay ou de Sillery , signe un ordre qu'on
lui présente, qui ôterait le pain à toute une pro-
vince si l'on n'y remédiait : il est excusable; quel
moyen de comprendre, dans la première heure
de la digestion, qu'on puisse quelque part mou^
rir de faim?
Sylvain de ses deniers a acquis de la nais-
sance et un autre nom. Il est seigneur de la pa-
roisse où ses aïeux payaient la taille : il n'aurait
pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est
son gendre,
que la Bruyère avait jugé à propos de cacher le nom Ae par-
tisans , que les éditeurs venus après lui ont écrit en entier.
On ne peut pas croire que ce fut de sa part un ménagement
pour les partisans de son temps , puisque ailleui-s il les nomme
en toutes lettres. Il ne voulait peut-être que procurer à ses^
lecteurs le petit plaisir de deviner cette espèce d'énigme.
DES BIENS DE FORTUNE.
279
Doras passe en litière par la voie Appienne,
précédé de ses affranchis et de ses esclaves, qui
détournent le peuple et font faire place : il ne lui
manque que des licteurs. Il entre à Rome avec ce
cortège, où il semble triompher de la bassesse et
de la pauvreté de son père Sanga.
On ne peut mieux user de sa fortune que fait
Périandfe : elle lui donne du rang, du crédit, de
l'autorité ; déjà on ne le prie plus d'accorder son
amitié, on implore sa protection. Il a commencé
par dire de soi-même, un homme de ma soHe;
il passe à dire, un homme de ma qualité : il se
donne pour tel; et il n'y a personne de ceux à qui
il prête de l'argent, ou qu'il reçoit à sa table, qui
est délicate, qui veuille s'y opposer. Sa demeure
est superbe, un dorique règne dans tous ses de-
hors; ce n'est pas une porte, c'est un portique :
est-ce la maison d'un particulier? est-ce un tem-
ple? le peuple s'y trompe. Il est le seigneur do-
minant de tout le quartier : c'est lui que l'on en-
vie, et dont on voudrait voir la chute; c'est lui
dont la femme, par son collier de perles, s'est
fait des ennemies de toutes les dames du voisi-
nage. Tout se soutient dans cet homme ; rien en-
core ne se dément dans cette grandeur qu'il a
acquise, dont il ne doit rien, qu'il a payée. Que
son père, si vieux et si caduc, n'est-il mort il y
a vingt ans, et avant qu'il se fît dans le monde
aucune mention de Périandre ! Comment pourra-
t-il soutenir ces odieuses pancartes ^ qui déchif-
frent les conditions, et qui souvent font rougir la
veuve et les héritiers? Les supprimera-t-il aux
yeux de toute une ville jalouse, maligne, clair-
voyante, et aux dépens de mille gens qui veulent
absolument aller tenir leur rang à des obsèques?
Veut-on d'ailleurs qu'il fasse de son père un noble
homme, et peut-être un honorable homme, lui
qui est messire?
Combien d'hommes ressemblent à ces arbres
déjà forts et avancés que l'on transplante dans
les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux
qui les voient placés dans de beaux endroits où
ils ne les ont point vus croître, et qui ne con-
naissent ni leurs commencements , ni leurs pro-
grès 1
Si certains morts revenaient au monde , et s'ils
voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres
les mieux titrées, avec leurs châteaux et leurs
maisons antiques, possédées par des gens dont
les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle
opinion pourraient-ils avoir de notre siècle?
■ Blllds dVnterrpment. ( La liniyrrc.)
Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose
que Dieu croit donner aux hommes, en leur
abandonnant les richesses, l'argent, les grands
établissements et les autres biens, que la dispen-
sation qu'il en fait, et le genre d'hommes qui en
sont le mieux pourvus.
Si vous entrez dans les cuisines , où l'on voit
réduit en art et en méthode le secret de flatter
votre goût, et de vous faire manger au delà du
nécessaire; si vous examinez en détail tous les
apprêts des viandes qui doivent composer le fes-
tin que l'on vous prépare; si vous regardez par
quelles mains elles passent, et toutes les formes
différentes qu'elles prennent avant de devenir un
mets exquis, et d'arriver à cette propreté et à cette
élégance qui charment vos yeux, vous font hési-
ter sur le choix , et prendre le parti d'essayer de
tout ; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur
une table bien servie, quelles saletés I quel dé-
goût I Si vous allez derrière un théâtre, et si vous
nombrez les poids, les roues, les cordages, qui
font les vols et les machines; si vous considérez
combien de gens entrent dans l'exécution de ces
mouvements , quelle force de bras et quelle ex-
tension de nerfs ils y emploient, vous direz : Sont-
ce là les principes et les ressorts de ce spectacle
si beau , si naturel , qui paraît animé et agir de
soi-même? vous vous récrierez : Quels efforts I
quelle violence I De même n'approfondissez pas
la fortune des partisans.
Ce garçon si frais, si fleuri, et d'une si belle
santé, est seigneur d'une abbaye et de dix autres
bénéfices : tous ensemble lui rapportent six vingt
mille livres de revenu , dont il n'est payé qu'en
médailles d'or. Il y a ailleurs six vingts familles
indigentes qui ne se chauffent point pendant
l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir,
et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté
est extrême et honteuse : quel partage 1 et cela ne
prouve-t-il pas clairement un avenir?
Chrysippe, homme nouveau, et le premier no-
ble de sa race, aspirait, il y a trente années, à
se voir un jour deux mille livres de rente pour
tout bien : c'était là le comble de ses souhaits et
sa plus haute ambition; il l'a dit ainsi, et on
s'en souvient. Il arrive, je ne sais par quels che-
mins, jusqu'à donner en revenu à l'une de ses
filles, pour sa dot, ce qu'il désirait lui-même
d'avoir en fonds pour toute fortune pendant sa
vie : une pareille somme est comptée dans ses
coffres pour chacun de ses autres enfants qu'il
doit pourvoir ; et il a un grand nombre d'enfants :
ce n'est qu'en avancement d'hoirie, il y a d'au-
280
LES CARACTÈRES DE lA BRUYERE,
très biens à espérer après sa mort : il vit encore,
quoique assez avancé en âge, et il use le reste
de ses jours à travailler pour s'enrichir.
Laissez faire Ergasie, et il exigera un droit
de tous ceux qui boivent de l'eau de la rivière, ou
qui marchent sur la terre ferme. Il sait conver-
tir en or jusqu'aux roseaux , aux joncs et à l'or-
tie; il écoute tous les avis, et propose tous ceux
qu'il a écoutés. Le prince ne donne aux autres
qu'aux dépens d'Ergaste, et ne leur fait de grâces
que celles qui lui étaient dues : c'est une faim in-
satiable d'avoir et de posséder; il trafiquerait
des arts et des sciences, et mettrait en parti jus-
qu'à l'harmonie. Il faudrait, s'il en était cru, que
le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche,
de lui voir une meute et une écurie, pût perdre
le souvenir de la musique d'Orphée, et se con-
tenter de la sienne.
Ne traitez pas avec Crilon, il n'est touché que
de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé
à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu'il pos-
sède, feront envie : il vous imposera des condi-
tions extravagantes. Il n'y a nul ménagement et
nulle composition à attendre d'un homme si plein
de ses intérêts et si ennemi des vôtres : il lui faut
une dupe.
Brontin, dit le peuple, fait des retraites, et
s'enferme huit jours avec des saints : ils ont leurs
méditations, et il a les siennes.
Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie;
il voit périr sur le théâtre du monde les person-
nages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal
dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs.
Si l'on partage la vie des P. ï. S. en deux
portions égales : la première, vive et agissante,
est tout occupée à vouloir affliger le peuple; et
la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à
se ruiner les uns les autres.
Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs,
qui a fait la vôtre, n'a pu soutenir la sienne, ni
assurer avant sa mort celle de sa femme et de
ses enfants; ils vivent cachés et malheureux :
quelque bien instruit que vous soyez de la mi-
sère de leur condition, vous ne pensez pas à
l'adoucir; vous ne le pouvez pas en effet, vous
tenez table, vous bâtissez; mais vous conservez
par reconnaissance le portrait de votre bienfai-
teur, qui a passé, à la vérité, du cabinet à l'an-
tichambre : quels égards! il pouvait aller au
garde-meuble.
Il y a une dureté de complexion ; il y en a u^e
autre de condition et d'état. L on tire de celle-
ci , comme de la première , de quoi s'endurcir sur
la misère des autres, dirai-je même de quoi ne
pas plaindre les malheurs de sa famille ! Un bon
financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni
ses enfants.
Fuyez, retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin.
Je suis, dites- vous, sous l'autre tropique. Passez
sous le pôle et dans l'autre hémisphère; montez
aux étoiles, si vous le pouvez. M'y voilà. Fort
bien ; vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre
un homme avide, insatiable, inexorable, qui
veut , aux dépens de tout ce qui se trouvera sur
son chemin et à sa rencontre , et quoi qu'il en
puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul,
grossir sa fortune , et regorger de biens.
Faire fortune est une si belle phrase, et qui
dit une si bonne chose, qu'elle est d'un usage uni-
versel. On la reconnaît dans toutes les langues :
elle plaît aux étrangers et aux barbares; elle rè
gne à la cour et à la ville; elle a percé les cloî-
tres et franchi les murs des abbayes de l'un el
de l'autre sexe : il n'y a point de lieux sacrés où
elle n'ait pénétré, point de désert ni de solitude
où elle soit inconnue.
A force de faire de nouveaux contrats, ou de
sentir son argent grossir dans ses coffres, on se
croit enfin une honnêteté, et presque capable
de gouverner.
Il faut une sorte d'esprit pour faire fortune,
et surtout une grande fortune. Ce n'est ni le bon,
ni le bel esprit, ni le grand, ni le sublime, ni le
fort, ni le délicat; je ne sais précisément lequel
c'est, et j'attends que quelqu'un veuille m'en
instruire.
Il faut moins d'esprit que d'habitude ou d'ex-
périence pour faire sa fortune : l'on y songe trop
tard; et, quand enfin l'on s'en avise, l'on com-
mence par des fautes que l'on n'a pas toujours le
loisir de réparer : de là vient peut-être que les
fortunes sont si rares.
Un homme d'un petit génie peut vouloir s'a-
vancer : il néglige tout ; il ne pense du matin au
soir, il ne rêve la nuit, qu'à une seule chose, qui
est de s'avancer. Il a commencé de bonne heure,
et dès son adolescence, à se mettre dans les voies
de la fortune : s'il trouve une bfurière de front
qui ferme son passage, il biaise naturellement,
et va à droite ou à gauche, selon qu'il y voit de
jour et d'apparence; et, si de nouveaux obstacles
l'arrêtent, il rentre dans le sentier qu'il avait
quitté. Il est déterminé par la nature des difficul-
tés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter,
ou à prendre d'autres mesures : son intérêt, Tu-
sage, les conjonctures, le dirigent. Faut-il de si
DES BIENS DE FORTUNE.
Î28i
grands talents et une si bonne tête à un voyageur
pour suivre d'abord le grand chemin, et, s'il est
plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à
travers champs, puis regagner sa première route,
la continuer, arriver à son terme? Faut-il tant
d'esprit pour aller à ses fins? Est-ce donc un pro-
dige qu'un sot riche et accrédité?
Il y a même des stupides, et j'ose dire des im-
béciles , qui se placent en de beaux postes , et
qui savent mourir dans l'opulence, sans qu'on
les doive soupçonner en nulle manière d'y avoir
contribué de leur travail ou de la moindre in-
dustrie : quelqu'un les a conduits à la source
d'un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait
rencontrer ; on leur a dit : Voulez-vous de l'eau ?
puisez ; et ils ont puisé.
Quand on est jeune, souvent on est pauvre : ou
l'on n'a pas encore fait d'acquisitions, ou les suc-
cessions ne sont pas échues. L'on devient riche
et vieux en même temps : tant il est rare que les
hommes puissent réunir tous leurs avantages!
et, si cela arrive à quelques-uns, il n'y a pas de
quoi leur porter envie : ils ont assez à perdre par
la mort pour mériter d'être plaints.
Il faut avoir trente ans pour songer à sa for-
tune ; elle n'est pas faite à cinquante : l'on bâtit
dans sa vieillesse, et l'on meurt quand on en est
aux peintres et aux vitriers.
Quel est le fruit d'une grande fortune , si ce
n'est de jouir de la vanité, de l'industrie, du tra-
vail et de la dépense de ceux qui sont venus
avant nous, et de travailler nous-mêmes, de plan-
ter, de bâtir, d'acquérir pour la postérité ?
L'on ouvre, et l'on étale tous les matins pour
tromper son monde ; et l'on ferme le soir après
avoir trompé tout le jour.
Le marchand fait des montres pour donner de
sa marchandise ce qu'il y a de pire : il a le cati
et les faux jours, afin d'en cacher les défauts, et
qu'elle paraisse bonne ; il la surfait pour la ven-
dre plus cher qu'elle ne vaut ; il a des marques
fausses et mystérieuses, afin qu'on croie n'en
donner que son prix, un mauvais aunage pour
en livrer le moins qu'il se peut ; et il a un trébu-
chet, afin que celui a qui il l'a livrée la lui paye
en or qui soit de poids.
Dans toutes les conditions, le pauvre est bien
proche de l'homme de bien, et l'opulent n'est guère
éloigné de la friponnerie. Le savoir-faire et l'ha-
bileté ne mènent pasjusqu'aux énormes richesses.
L'on peut s'enrichir dans quelque art, ou dans
quelque commerce (pie ce soit, par l'ostentation
d'une certaine probité.
De tous les moyens de faire sa fortune, le plus
court et le meilleur est de mettre les gens à voir
clairement leurs intérêts à vous faire du bien.
Les hommes, pressés par les besoins de la vie,
et quelquefois par le désir du gain ou de la gloire,
cultivent des talents profanes, ou s'engagent
dans des professions équivoques, et dont ils se
cachent longtemps à eux-mêmes le péril et les
conséquences. Ils les quittent ensuite par une dé-
votion discrète qui ne leur vient jamais qu'après
qu'ils ont fait leur récolte, et qu'ils jouissent d'une
fortune bien établie.
Il y a des misères sur la terre qui saisissent le
cœur : il manque à quelques-uns jusqu'aux ali-
ments ; ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de
vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces,
l'on force la terre et les saisons pour fournir à
sa délicatesse; de simples bourgeois, seulement
à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'a-
valer en un seul morceau la nourriture de cent
familles. Tienne qui voudra contre de si grandes
extrémités ; je ne veux être, si je le puis, ni mal-
heureux, ni heureux : je me jette et me réfugie
dans la médiocrité.
On sait que les pauvres sont chagrins de ce
que tout leur manque, et que personne ne les
soulage ; mais s'il est vrai que les riches soient
colères, c'est de ce que la moindre chose puisse
leur manquer, ou que quelqu'un veuille leur ré-
sister.
Celui-là est riche, qui reçoit plus qu'il ne con-
sume; celui-là est pauvre, dont la dépense ex-
cède la recette.
Tel, avec deux millions de rente, peut être
pauvre chaque année de cinq cent mille livres.
Il n'y a rien qui se soutienne plus longtemps
qu'une médiocre fortune ; il n'y a rien dont on
voie mieux la fin que d'une grande fortune.
L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de
grandes richesses.
S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont
on n'a pas besoin, un homme fort riche c'est un
homme qui est sage.
S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les
choses que l'on désire, l'ambitieux et l'avare lan-
guissent dans une extrême pauvreté.
Les passions tyrannisent l'homme ; et l'ambi-
tion suspend en lui les autres passions, et lui
donne pour un temps les apparences de toutes
les vertus. Ce Triphon qui a tous les vices, je l'ai
cru sobre, chaste, libéral, humble et même dé-
vot ; je le croirais encore s'il n'eût enfin fait sa
fortune.
28%
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
L'on ne se rend point sur le désir de posséder
et de s'agrandir : la bile gagne , et la mort ap-
proche, qu'avec un visage flétri, et des jambes
déjà faibles, l'on dit : Ma fortune y mon établis-
sement.
li n'y a au monde que deux manières de s'é-
lever, ou par sa propre industrie, ou par l'imbé-
cillité des autres.
Les traits découvrent la complexlon et les
mœurs ; mais la mine désigne les biens de for-
tune : le plus ou le moins de mille livres de rente
se trouve écrit sur les visages.
Chrysante, homme opulent et impertinent, ne
veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de
mérite , mais pauvre : il croirait en être désho-
noré. Kugène est pour Chrysante dans les mêmes
dispositions : ils ne courent pas risque de se
heurter.
Quand je vois de certaines gens , qui me pré-
venaient autrefois par leurs civilités, attendre au
contraire que je les salue, et en être avec moi
sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même :
Fort bien, j'en suis ravi ; tant mieux pour eux : vous
verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux
meublé, et mieux nourri qu'à l'ordinaire; qu'il
sera entré depuis quelques mois dans quelque af-
faire, où il aura déjà fait un gain raisonnable.
Dieu veuille qu'il en vienne dans peu de temps
jusqu'à me mépriser I
Si les pensées , les livres et leurs auteurs dé-
pendaient des riches et de ceux qui ont fait une
belle fortune, quelle proscription I II n'y aurait
plus de rappel : quel ton, quel ascendant, ne
prennent-ils pas sur les savants 1 quelle majesté
n'observent-ils pas à l'égard de ces hommes ché-
tifs que leur mérite n'a ni placés ni enrichis, et
qui en sont encore à penser et à écrire judicieu-
sement ! Il faut l'avouer, le présent est pour les
riches, et l'avenir pour les vertueux et les habi-
les. HoMÈBE est encore, et sera toujours ; les re-
ceveurs de droits, les publicains, ne sont plus :
ont-ils été ? leur patrie, leurs noms, sont-ils con-
nus? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans? que
sont devenus ces importants personnages qui mé-
prisaient Homère, qui ne songeaient dans la
place qu'à l'éviter, qui ne lui rendaient pas le
salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne
daignaient pas l'associer à leur table, qui le re-
gardaient comme un homme qui n'était pas riche,
et qui faisait un livre? que deviendront les Fau-
oonnets * ? iront-ils aussi loin dans la postérité
^ II y avait un bail de» f^nnes soos ce nom.
que Descartes, né Français et mort en Suède • ^
Du même fonds d'orgueil dont l'on s'élève fiè-
rement au-dessus de ses inférieurs, l'on rampe vi-
lement devant ceux qui sont au-dessus de soi.
C'est le propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur
le mérite personnel ni sur la vertu , mais sur les
richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines
sciences, de nous porter également à mépriser
ceux qui ont moins que nous de cette espèce de
biens, et à estimer trop ceux qui en ont une me-
sure qui excède la nôtre.
Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'or-
dure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les
belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; ca-
pables d'une seule volupté, qui est celle d'acqué-
rir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du
denier dix ; uniquement occupées de leurs débi-
teurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le
décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées
dans les contrats, les titres, et les parchemins.
De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni ci-
toyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes :
ils ont de l'argent.
Commençons par excepter ces âmes nobles et
courageuses, s'il en reste encore sur la terre, se-
courables, ingénieuses à faire du bien, que nuls
besoins, nulle disproportion, nuls artifices, ne
peuvent séparer de ceux qu'ils se sont une fois
choisis pour amis ; et, après cette précaution, di-
sons hardiment une chose triste et douloureuse
à imaginer : Il n'y a personne au monde si bien
lié avec nous de société et de bienveillance, qui
nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille
offres de services, et qui nous sert quelquefois,
qui n'ait en soi, par l'attachement à son intérêt,
des dispositions très-proches à rompre avec nous,
et à devenir notre ennemi.
Pendant qu'Oronte augmente avec ses années
son fonds et ses revenus, une fille naît dans quel-
que famille, s'élève, croît, s'embellit^ et entre dans
sa seizième année ; il se fait prier à cinquante ans
pour l'épouser jeune, belle, spirituelle : cet homme,
sans naissance, sans esprit, et sans le moindre
mérite, est préféré à tous ses rivaux.
Le mariage, qui devrait être à l'homme une
source de tous les biens, lui est souvent, par la
disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous
» On connaissait déjà, du temps de la Bruyère , ce qu'on a
appelé depuis l'éloquence des italiques. En imprimant ainsi les
mots mort en Suède, il a certainement voulu insister sur cette
circonstance , et rappeler à ses lecteurs les déplorables cabales
qui ont éloigné Descartes de son pays , et l'ont «jvoyé mourir
dans un royaume voisin du pôle.
DES BIENS DE FORTUNE.
283
lequel il succombe : c'est alors qu'une femme et
des enfants sont une violente tentation à la fraude,
au mensonge, et aux gains illicites. Il se trouve
entre la friponnerie et l'indigence : étrange si-
tuation !
Épouser une veuve, en bon français, signifie
faire sa fortune : il n'opère pas toujours ce qu'il
signifie.
Celui qui n'a de partage avec ses frères que
pour vivre à l'aise bon praticien , veut être offi-
cier; le simple officier se fait magistrat, et le
magistrat veut présider; et ainsi de toutes les
conditions où les hommes languissent serrés et
indigents, après avoir tenté au delà de leur for-
tune, et forcé pour ainsi dire leur destinée, inca-
pables tout à la fois de ne pas vouloir être riches
et de demeurer riches.
Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du
bois au feu, achète un manteau, tapisse ta cham-
bre : tu n'aimes point ton héritier, tu ne le con-
nais point, tu n'en as point.
Jeune, on conserve pour sa vieillesse; vieux,
on épargne pour la mort. L'héritier prodigue
paye de superbes funérailles, et dévore le reste.
L'avare dépense plus mort, en un seul jour,
qu'il ne faisait vivant en dix années ; et son hé-
ritier plus en dix mois, qu'il n'a su faire lui-même
en toute sa vie.
Ce que l'on prodigue , on l'ôte à son héritier :
ce que l'on épargne sordidement, on se l'ôte à
soi-même. Le milieu est justice pour soi et pour
les autres.
Les enfants peut-être seraient plus chers à
leurs pères , et réciproquement les pères à leurs
enfants, sans le titre d'héritiers.
Triste condition de l'homme, et qui dégoûte
de la vie ! il faut suer, veiller, fléchir, dépendre,
pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l'a-
gonie de nos proches : celui qui s'empêche de
souhaiter que son père y passe bientôt est homme
de bien.
Le caractère de celui qui veut hériter de quel-
qu'un rentre dans celui du complaisant : nous
ne sommes point mieux flattés, mieux obéis,
plus suivis, plus entourés, plus cultivés, plus mé-
nagés , plus caressés de personne pendant notre
vie, que de celui qui croit gagner à notre mort,
et qui désire qu'elle arrive.
Tous les hommes, par les postes différents, par
les titres, et par les successions, se regardent
comme héritiers les uns des autres, et cultivent
par cet intérêt, pendant tout le cours de leur
vie, un désir secret et enveloppé de la mort d'au-
trui : le plus heureux dans chaque condition est
celui qui a plus de choses à perdre par sa mort,
et à laisser à son successeur.
L'on dit du jeu qu'il égale les conditions ; mais
elles se trouvent quelquefois si étrangement dis-
proportionnées, et il y a entre telle et telle con-
dition un abîme d'intervalle si immense et si
profond , que les yeux souffrent de voir de telles
extrémités se rapprocher : c'est comme une mu-
sique qui détonne, ce sont comme des couleurs
mal assorties , comme des paroles qui jurent et
qui offensent l'oreille, comme de ces bruits ou
de ces sons qui font frémir ; c'est, en un mot, un
renversement de toutes les bienséances. Si l'on
m'oppose que c'est la pratique de tout l'Occident,
je réponds que c'est peut-être aussi l'une de ces
choses qui nous rendent barbares à l'autre partie
du monde, et que les Orientaux qui viennent
jusqu'à nous remportent sur leurs tablettes : je
ne doute pas même que cet excès de familiarité
ne les rebute davantage que nous ne sommes
blessés de leur zombaye ' , et de leurs autres
prosternations.
Une tenue d'états, ou les chambres assemblées
pour une affaire très-capitale, n'offre point aux
yeux rien de si grave et de si sérieux qu'une ta-
ble de gens qui jouent un grand jeu : une triste
sévérité règne sur leur visage ; implacables l'un
pour l'autre, et irréconciliables ennemis pendant
que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni
liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions.
Le hasard seul, aveugle et farouche divinité,
préside au cercle, et y décide souverainement :
ils l'honorent tous par un silence profond, et pai
une attention dont ils sont partout ailleurs fort
incapables; toutes les passions, comme suspen-
dues, cèdent à une seule : le courtisan alors n'est
ni doux, ni flatteur, ni complaisant, ni même
dévot.
L'on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et
le gain ont illustrés la moindre trace de leur pre-
mière condition. Ils perdent de vue leurs égaux,
et atteignent les plus grands seigneurs. Il est
vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les.
remet souvent où elle les a pris.
Je ne m'étonne pas qu'il y ait des brelans pu-,
blics, comme autant de pièges tendus à l'avarice
des hommes, comme des gouffres où l'argent de^
particuliers tombe et se précipite sans retour,
comme d'affreux écueils où les joueurs viennent
se briser et se perdre ; qu'il parte de ces lieux
» Voyez les relations du roynumc de Siam. {La Bruyèrr).
284
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
des émissaires pour savoir à heure marquée qui
a descendu à terre avec un argent frais d'une
nouvelle prise, qui a gagné un procès d'où on
lui a compté une grosse somme, qui a reçu un
don, qui a fait au jeu un gain considérable, quel
fils de famille vient de recueillir une riche suc-
cession, ou quel commis imprudent veut hasar-
der sur une carte les deniers de sa caisse. C'est
un sale et indigne métier, il est vrai, que de
tromper; mais c'est un métier qui est ancien,
connu, pratiqué de tout temps par ce genre
d'hommes que j'appelle des brelandiers. L'ensei-
gne est à leur porte ; on y lirait presque. Ici Von
trompe de bonne foi; car se voudraient-ils don-
ner pour irréprochables ? Qui ne sait pas qu'en-
trer et perdre dans ces maisons est une même
chose ? Qu'ils trouvent donc sous leur main au-
tant de dupes qu'il en faut pour leur subsistance,
c'est ce qui me passe.
Mille gens se ruinent au jeu , et vous disent
froidement qu'ils ne sauraient se passer de jouer :
quelle excuse ! Y a-t-il une passion, quelque vio-
lente ou honteuse qu'elle soit , qui ne pût tenir
ce même langage ? serait-on reçu à dire qu'on ne
peut se passer de voler, d'assassiner, de se pré-
cipiter ? Un jeu effroyable , continuel , sans rete-
nue, sans bornes, où l'on n'a en vue que la ruine
totale de son adversaire, où l'on est transporté
du désir du gain, désespéré sur la perte, consumé
par l'avarice , où l'on expose sur une carte ou à
la fortune du dé la sienne propre , celle de sa
femme et de ses enfants, est-ce une chose qui soit
permise, ou dont l'on doive se passer? Ne faut-il
pas quelquefois se faire une plus grande violence,
lorsque, poussé par le jeu jusqu'à une déroute
universelle, il faut même que l'on se passe d'ha-
bits et de nourriture , et de les fournir à sa fa-
mille?
Je ne permets à personne d'être fripon ; mais
je permets à un fripon déjouer un grand jeu : je
le défends à un honnête homme. C'est une trop
grande puérilité que de s'exposer à une grande
perte.
Il n'y a qu'une affliction qui dure, qui est celle
qui vient de la perte de biens : le temps, qui adou-
cit toutes les autres, aigrit celle-ci. Nous sentons
à tous moments, pendant le cours de notre vie,
où le bien que nous avons perdu nous manque.
Il fait bon avec celui qui ne se sert pas de son
bien à marier ses filles, à payer ses dettes, ou
è faire des contrats , pourvu que l'on ne soit ni
ses enfants, ni sa femme.
Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre
«mplre , ni la guerre que vous soutenez virile-
ment contre une nation puissante depuis la mort
du roi votre époux , ne diminuent rien de votre
magnificence : vous avez préféré à toute autre
contrée les rives de l'Euphrate pour y élever un
superbe édifice ; l'air y est sain et tempéré, la si-
tuation en est riante ; un bois sacré l'ombrage du
côté du couchant ; les dieux de Syrie , qui habi-
tent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir
une plus belle demeure ; la campagne autour est
couverte d'hommes qui taillent et qui coupent,
qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui char-
rient le bois du Liban , l'airain et le porphyre ;
les grues et les machines gémissent dans l'air, el
font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie
de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais
achevé, et dans cette splendeur où vous désirez
de le porter avant de l'habiter, vous et les princes
vos enfants. N'y épargnez rien , grande reine ;
employez-y l'or et tout l'art des plus excellents
ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre
siècle déploient toute leur science sur vos plafonds
et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de dé-
licieux jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils
ne paraissent pas faits de la main des hommes ;
épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ou-
vrage incomparable ; et après que vous y aurez
mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces
pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre,
devenu riche par les péages de vos rivières, achè-
tera un jour à deniers comptants cette royale
maison, pour l'embellir, et la rendre plus digne
de lui et de sa fortune.
Ce palais , ces meubles , ces jardins , ces belles
eaux, vous enchantent, et vous font récrier d'une
première vue sur une maison si délicieuse , et sur
l'extrême bonheur du maître qui la possède. Il
n'est plus; il n'en a pas joui si agréablement ni
si tranquillement que vous; il n'y a jamais eu un
jour serein, ni une nuit tranquille; il s'est noyé
de dettes pour la porter à ce degré de beauté où
elle vous ravit : ses créanciers l'en ont chassé ;
il a tourné la tête, et il l'a regardée de loin une
dernière fois ; et il est mort de saisissement.
L'on ne saurait s'empêcher de voir dans cer-
taines familles ce qu'on appelle les caprices du
hasard ou les jeux de la fortune : il y a cent ans
qu'on ne parlait point de ces familles, qu'elles
n'étaient point. Le ciel tout d'un coup s'ouvre en
leur faveur : les biens, les honneurs, les di-
gnités, fondent sur elles à plusieurs reprises ;
elles nagent dans la prospérité. Eumolpe, l'un
de ces hommes qui n'ont point de grands-péres ,
DE LA VILLE.
a eu un père du moins qui s'était élevé si haut ,
que tout ce qu'il a pu souhaiter pendant le cours
d'une longue vie, c'a été de l'atteindre ; et il l'a
atteint. Était-ce dans ces deux personnages émi-
nence d'esprit, profonde capacité? était-ce les
conjonctures? La fortune enfin ne leur rit plus ;
elle.se joue ailleurs, et traite leur postérité
comme leurs ancêtres.
La cause la plus immédiate de la ruine et de
la déroute des personnes des deux conditions, de
la robe et de l'épée, est que l'état seul, et non
le bien, règle la dépense.
Si vous n'avez rien oublié pour votre fortune,
quel travail ! si vous avez négligé la moindre
chose, quel repentir I
Giton a le teint frais , le visage plein et les
joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules
larges , l'estomac haut , la démarche ferme et
délibérée : il parle avec confiance; il fait répéter
celui qui l'entretient, et il ne goûte que médio-
crement tout ce qu'il lui dit ; il déploie un ample
mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il
crache fort loin, et il éternue fort haut ; il dort
le jour , il dort la nuit , et profondément ; il
ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la
promenade plus de place qu'un autre ; il tient
le milieu en se promenant avec ses égaux ; il
s'arrête, et l'on s'arrête; il continue de mar-
cher, et l'on marche; tous se règlent sur lui : il
interrompt , il redresse ceux qui ont la parole ;
on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi long-
temps qu'il veut parler ; on est de son avis, on
croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied ,
vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croi-
ser les jambes l'une sur l'autre , froncer le sour-
cil , abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne
voir personne, ou le relever ensuite, et décou-
vrir son front par fierté ot par audace. Il est
enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux,
colère , libertin , politique , mystérieux sur les
affaires du temps ; il se croit des talents et de
l'esprit. Il est riche.
Phédon a les yeux creux , le teint échauffé ,
le corps sec, et le visage maigre : il dort peu et
d'un sommeil fort léger ; il est abstrait , rêveur,
et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide ; il ou-
blie de dire ce qu'il sait , ou de parler d'événe-
ments qui lui sont connus : et , s'il le fait quel-
quefois , il s'en tire mal ; il croit peser à ceux à
qui il parle ; il conte brièvement , mais froide-
ment ; il ne se fait pas écouter , il ne fait point
rire : il applaudit , il sourit à ce que les autres
lui disent , il est de leur avis ; il court , il vole
285
pour leur rendre de petits services : il est com-
plaisant , flatteur , empressé ; il est mystérieux
sur ses affaires , quelquefois menteur ; il est su-
perstitieux , scrupuleux , timide : il marche dou-
cement et légèrement ; il semble craindre de
fouler la terre ; il marche les yeux baissés , et il
n'ose les lever sur ceux qui passent : il n'est jamais
du nombre de ceux qui forment un cercle pour dis-
courir; il se met derrière celui qui parle, recueille
furtivement ce quit se dit, et il se retire si on le re-
garde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de
place : il va les épaules serrées, le chapeau abaissé
sur ses yeux pour n'être point vu ; il se replie
et se renferme dans son manteau : il n'y a point de
rues* ni de galeries si embarrassées et si remplies
de monde, où fl ne trouve moyen de passer sans
effort , et de se couler sans être aperçu : si on
le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord
d'un siège ; il parle bas dans la conversation ,
et il articule mal : libre néanmoins sur les af-
faires publiques , chagrin contre le siècle , mé-
diocrement prévenu des ministres et du minis-
tère , il n'ouvre la bouche que pour répondre :
il tousse, il se mouche sous son chapeau; il
crache presque sur soi , et il attend qu'il soit
seul pour éternuer , ou , si cela lui arrive , c'est
à l'insu de la compagnie ; il n'en coûte à per-
sonne ni salut , ni compliment. Il est pauvre.
CHAPITRE VIL
De la ville.
L'on se donne à Paris , sans se parler , comme
un rendez-vous public , mais fort exact , tous
les soirs, au Cours ou aux Tuileries, pour se
regarder au visage et se désapprouver les uns
les autres.
L'on ne peut se passer de ce même monde que
l'on n'aime point , et dont l'on se moque.
L'on s'attend au passage réciproquement dans
une promenade publique ; l'on y passe en revue
l'un devant l'autre : carrosse, chevaux, livrées,
armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est
curieusement ou malignement observé; et, selon
le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on res-
pecte les personnes, ou on les dédaigne.
Tout le monde connaît cette longue levée '
qui borne et qui resserre le lit de la Seine du
côté où elle entre à Paris avec la Marne qu'elle
vient de recevoir : les hommes s'y baignent au
' Le quai Saint-Bernard,
286
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
pied pendant les chaleurs de la canicule : on les
voit de fort près se jeter dans l'eau , on les en
voit sortir : c'est un amusement. Quand cette
saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne
s'y promènent pas encore ; et , quand elle est
passée , elles ne s'y promènent plus *.
Dans ces lieux d'un concoui*s général , où les
femmes se rassemblent pour montrer une belle
étoffe , et pour recueillir le fruit de leur toilette,
on ne se promène pas avec une compagne par
la nécessité de la conversation ; on se joint en-
semble pour se rassurer sur le théâtre, s'appri-
voiser avec le public, et se raffermir contre la
critique : c'est là précisément qu'on se parle
sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour les
passants, pour ceux mêmes en faveur de qui l'on
hausse sa voix; l'on gesticule et l'on badine,
l'on penche négligemment la tête, l'on passe
et l'on repasse.
La ville est partagée en diverses sociétés, qui
sont comme autant de petites républiques, qui
ont leurs lois, leurs usages, leur jargon, et leurs
mots pour rire : tant que cet assemblage est
dans sa force, et que l'entêtement subsiste.
Ton ne trouve rien de bien dit ou de bien fait
que ce qui part des siens, et l'on est incapable
de goûter ce qui vient d'ailleurs ; cela va jus-
qu'au mépris pour les gens qui ne sont pas ini-
tiés dans leurs mystères. L'homme du monde
d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au
milieu d'eux, leur est étranger. II se trouve là
comme dans un pays lointain, dont il ne connaît
ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la
coutume : il voit un peuple qui cause, bourdonne,
parle à l'oreille , éclate de rire, et qui retombe
ensuite dans un morne silence ; il y perd son
maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et
n'a pas même de (juoi écouter. Il ne manque ja-
mais là un mauvais plaisant qui domine , et qui
est coiTime le héros de la société : celui-ci s'est
chargé de la joie des autres, et fait toujours rire
avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une
femme survient qui n'est point de leurs plaisirs,
la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne
sache point rire des choses qu'elle n'entend point,
et paraisse insensible à des fadaises qu'ils n'en-
tendent eux-mêmes que parce qu'ils les ont
' Dans ce temps-là les hommes allaient se baigner dans la
Seine, au-dessus de la porte Saint-Bernard; et, dans la sai-
son des bains, le bord de la rivière, à cet endroit , était fré-
quenté par beaucoup de femmes. Plusieurs auteurs satiriques
ou comiques se sont moqués du choix peu décent de cette
promenade. Les Bains de la Porte Saint-Bernard sont le titre
d'une comédie jouée au Théâtre Italien, en 1696.
faites : ils ne lui pardoiment ni son ton de voix ,
ni son silence, ni sa taille, ni son visage^ ni son
habillement , ni son entrée , ni la manière dont
elle est sortie. Deux années cependant ne passent
point sur une même coterie. Il y a toujours, dès la
première année , des semences de division pour
rompre dans celle qui doit suivre. L'intérêt de
la beauté , les incidents du jeu , l'extravagance
des repas , qui , modestes au commencement,
dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et
en banquets somptueux, dérangent la républi-
que, et lui portent enfin le coup mortel : il
n'est en fort peu de temps non plus parlé
de cette nation que des mouches de l'aimée
passée.
Il y a dans la ville la grande et la petite
robe; et la première se venge sur l'autre des
dédains de la cour, et des petites humiliations
qu'elle y essuie : de savoir quelles sont leurs li-
mites, où la grande finit et où la petite com-
mence , ce n'est pas une chose facile. Il se trouve
même un corps considérable qui refuse d'être
du second ordre , et à qui l'on conteste le pre-
mier : il ne se rend pas néanmoins ; il cherche
au contraire, par la gravité et par la dépense,
à s'égaler à la magistrature, ou ne lui cède
qu'avec peine : on l'entend dire que la noblesse
de son emploi , l'indépendance de sa profession ,
le talent de la parole, et le mérite personnel,
balancent au moins les sacs de mille francs que
le fils du partisan ou du banquier a su payer
pour son office.
Vous moquez-vous de rêver en carrosse, ou
peut-être de vous y reposer ? Vite , prenez votre
livre ou vos papiers ; hsez , ne saluez qu'à peine
ces gens qui passent dans leur équipage ; ils
vous en croiront plus occupé ; ils diront : Cet
homme est laborieux, infatigable; il lit, il tra-
vaille jusque dans les rues ou sur la route : ap-
prenez du moindre avocat , qu'il faut paraître
accablé d'affaires , froncer le sourcil , et rêver
à rien très-profondément ; savoir à propos per-
dre le boire et le manger, ne faire qu'apparoir
dans sa maison, s'évanouir et se perdre comme
un fantôme dans le sombre de son cabinet ; se
cacher au public, éviter le théâtre , le laisser à
ceux qui ne courent aucun risque à s'y montrer,
qui en ont à peine le loisir, aux Gomoas , aux
DUHAMELS.
Il y a un certain nombre de jeunes magistrats
que les grands biens et les plaisirs ont associés
à quelques-uns de ceux qu'on nomme à la cour
de petits-maîtres : ils les imitent; ils se tiennent
DE LA VILLE.
287
fort au-dessus de la gravité de la robe , et se
croient dispensés, par leur âge et par leur for-
tune, d'être sages et modérés. Ils prennent de
la cour ce qu'elle a de pire : ils s'approprient la
vanité, la mollesse, l'intempérance, le liberti-
nage, comme si tous ces vices lui étaient dus ;
et , affectant ainsi un caractère éloigné de celui
qu'ils ont à soutenir, ils deviennent enfm, selon
leurs souhaits, des copies fidèles de très-mé-
chants originaux.
Un homme de robe à la ville , et le même à
la cour, ce sont deux hommes. Revenu chez soi,
il reprend ses mœurs, sa taille et son visage,
qu'il y avait laissés : il n'est plus ni si embarrassé,
ni si honnête.
Les Crispins se cotisent, et rassemblent dans
leur famille jusqu'à six chevaux pour allonger un
équipage qui , avec un essaim de gens de livrée
où ils ont fourni chacun leur part, les fait triom-
pher au Cours ou à Vincennes, et aller de pair
avec les nouvelles mariées, avec Jason qui se
ruine, et avec Thrason qui veut se marier, et
qui a consigné '.
J'entends dire des Saunions, même nom,
mêmes armes ; la branche aînée , la branche ca-
dette, les cadets de la seconde branche : ceux-
là portent les armes pleines, ceux-ci brisent d'un
lambel, et les autres, d'une bordure dentelée. Ils
ont avec les Bourbons, sur une même couleur,
un même métal ; ils portent , comme eux, deux
et une : ce ne sont pas des fleurs de lis, mais ils
s'en consolent ; peut-être dans leur cœur trou-
vent-ils leurs pièces aussi honorables , et ils les
ont communes avec de grands seigneurs qui en
sont contents. On les voit sur les litres et sur les
vitrages, sur la porte de leur château , sur le
pilier de leur haute justice , où ils viennent de
faire pendre un homme qui méritait le bannis-
sement : elles s'offrent aux yeux de toutes
parts; elles sont sur les meubles et sur les ser-
rures ; elles sont semées sur les carrosses : leurs
livrées ne déshonorent point leurs armoiries. Je
dirais volontiers aux Saunions : Votre folie est
prématurée, attendez du moins que le siècle s'a-
chève sur votre race ; ceux qui ont vu votre
grand-père , qui lui ont parlé , sont vieux , et ne
sauraient plus vivre longtemps ; qui pourra dire
comme eux : Là il étalait, et vendait très-cher ?
Les Saunions et les Crispins veulent encore
davantage que l'on dise d'eux qu'ils font une
grande dépense, qu'ils n'aiment à la faire : ils
' Déposé son argent au trésor public pour une grande charge.
{La Brtiyère).
font un récit long et ennuyeux d'une fête ou d'un
repas qu'ils ont donné; ils disent l'argent qu'ils
ont perdu au jeu, et ils plaignent fort haut celui
qu'ils n'ont pas songé à perdre. Ils parlent jargon
et mystère sur de certaines femmes; ils ont réci-
proquement cent choses plaisantes à se conter;
ils ont fait depuis peu des découvertes ; ils se
passent les uns aux autres qu'ils sont gens à belles
aventures. L'un d'eux , qui s'est couché tard à
la campagne, et qui voudrait dormir, se lève
matin, chausse des guêtres, endosse un habit de
toile , passe un cordon où pend le fourniment ,
renoue ses cheveux, prend un fusil; le voilà
chasseur, s'il tirait bien : il revient de nuit,
mouillé et recru, sans avoir tué; il retourne à
la chasse le lendemain , et il passe tout le jour à
manquer des grives ou des perdrix.
Un autre , avec quelques mauvais chiens , au-
rait envie de dire. Ma meute : il sait un rendez-
vous de chasse, il s'y trouve, il est au laisser-
courre, il entre dans le fort, se mêle avec les
piqueurs ; il a un cor. Il ne dit pas, comme Mé-
nalippe : Ai-je du plaisir? il croit en avoir; il
oublie lois et procédure : c'est un Hippolyte.
Ménandre, qui le vit hier sur un procès qui est
en ses mains , ne reconnaîtrait pas aujourd'hui
son rapporteur. Le voyez-vous le lendemain à
sa chambre , où l'on va juger une cause grave
et capitale ; il se fait entourer de ses confrères,
il leur raconte comme il n'a point perdu le cerf
de meute , comme il s'est étouffé de crier après
les chiens qui étaient en défaut , ou après ceux
des chasseurs qui prenaient le change, qu'il a
vu donner les six chiens : l'heure presse : il
achève de leur parler des abois et de la curée,
et il court s'asseoir avec les autres pour juger.
Quel est l'égarement de certains particuliers
qui , riches du négoce de leurs pères , dont ils
viennent de recueillir la succession , se moulent
sur les princes pour leur garde-robe et pour leur
équipage, excitent, par une dépense excessive
et par un faste ridicule , les traits et la raillerie
de toute une ville qu'ils croient éblouir, et se rui-
nent ainsi à se faire moquer de soi !
Quelques-uns n'ont pas même le triste avan-
tage de répandre leurs folies plus loin que le
quartier où ils habitent ; c'est le seul théâtre de
leur vanité. L'on ne sait point dans l'Ile qu'^7i-
dré brille au Marais , et qu'il y dissipe son pa-
trimoine : du moins , s'il était connu dans toute
la ville et dans ses faubourgs, il serait difficile
qu'entre un si grand nombre de citoyens qui ne
savent pas tous juger sainement de toutes choses,
288
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
Il ne s'en trouvât quelqu'un qui dirait de lui ,
Jl est magnifique, et qui lui tiendrait compte
des régals qu'il fait à Xante et à Ariston, et des
fêtes qu'il donne à Élamire ; mais il se ruine
obscurément. Ce n'est qu'en faveur de deux ou
trois personnes qui ne l'estiment point, qu'il
court à l'indigence, et qu'aujourd'hui en car-
rosse, il n'aura pas dans six mois le moyen d'al-
ler à pied.
Narcisse se lève le matin pour se coucher le
soir; il a ses heures de toilette comme une
femme ; il va tous les jours fort régulièrement à
la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes :
il est homme d'un bon commerce, et l'on compte
sur lui au quartier de ** pour un tiers ou pour
un cinquième à l'hombre ou au reversi; là il
tient le fauteuil quatre heures de suite chez Ari-
de, où il risque chaque soir cinq pistoles d'or.
Il lit exactement la Gazette de Hollande et le
Mercure galant : il a lu Bergerac % Desma-
rets ^ , Lesclache , les historiettes de Barbin , et
quelques recueils de poésies. Il se promène avec
des femmes à la Plaine ou au Cours , et il est
d'une ponctualité religieuse sur les visites. Il
fera demain ce qu'il fait aujourd'hui et ce qu'il
fit hier; et il meurt ainsi après avoir vécu.
Voilà un homme, dites-vous , que j'ai vu quel-
que part : de savoir où, il est difficile; mais son
visage m'est familier. Il l'est à bien d'autres ; et
je vais , s'il se peut , aider votre mémoire : est-ce
au boulevard sur un strapontin , ou aux Tuile-
ries dans la grande allée , ou dans le balcon à la
comédie ? est-ce au sermon , au bal , à Rambouil-
let? où pourriez-vous ne l'avoir point vu? où
n'est-il point ? s'il y a dans la place une fameuse
exécution ou un feu de joie, il paraît à une fe-
nêtre de l'hôtel de ville ; si l'on attend une ma-
gnifique entrée , il a sa place sur un échafaud ;
s'il se fait un carrousel , le voilà entré, et placé
sur l'amphithéâtre ; si le roi reçoit des ambas-
sadeurs, il voit leur marche, il assiste à leur
audience , il est en haie quand ils reviennent de
leur audience. Sa présence est aussi essentielle
aux serments des figues suisses que celle du chan-
celier et des ligues mêmes. C'est son visage que
l'on voit aux almanachs représenter le peuple
ou l'assistance. Il y a une chasse publique, une
Saint- Hubert , le voilà à cheval : on parle d'un
camp et d'une revue, il est à Houilles, il est à
Achères; il aime les troupes, la milice, la guerre ;
il la voit de près, et jusqu'au fort de Bernardi.
^ Cyrano. (La Bruyère). » Saint-Sorlin. { Id. )
Chanley sait les marches. Jacquier les vivres,
Du Metz l'artillerie : celui-ci voit, il a vieilU sous
le hamois en voyant, il est spectateur de profes-
sion, il ne fait rien de ce qu'un homme doit
faire, il ne sait rien de ce qu'il doit savoir; mais
il a vu, dit-il, tout ce qu'on peut voir, et il
n'aura point regret de mourir : quelle perte alors
pour toute la ville! Qui dira après lui, le Cours
est fermé, on ne s'y promène point; le bourbier
de Vincennes est desséché et relevé , on n'y ver-
sera plus? qui annoncera un concert, un beau
salut, un prestige de la foire? qui vous avertira
que Beauma vielle mourut hier, que Bochois est
enrhumée , et ne chantera de huit jours ? qui con-
naîtra comme lui un bourgeois à ses armes et à
ses livrées? qui dira, Scapin porte des fleurs de
fis; et qui en sera plus édifié? qui prononcera
avec plus de vanité et d'emphase le nom d'une
simple bourgeoise? qui sera mieux fourni de
vaudevilles? qui prêtera aux femmes les Annales
galantes et le Journal amoureux? qui saura
comme lui chanter à table tout un dialogue de
V Opéra, et les fureurs de Roland dans une
ruelle ? enfin , puisqu'il y a à la vfile comme ail-
leurs de fort sottes gens, des gens fades, oisife ,
désoccupés, qui pourra aussi parfaitement leur
convenir?
Théramène était riche et avait du mérite ; il a
hérité, il est donc très-riche et d'un très-grand
mérite : voilà toutes les femmes en campagne
pour l'avoir pour galant, et toutes les filles pour
épouseur. Il va de maisons en maisons faire es-
pérer aux mères qu'il épousera : est-il assis, elles
se retirent pour laisser à leurs filles toute la liberté
d'être aimables, et à Théramène de faire ses dé-
clarations. Il tient ici contre le mortier ; là il efface
le cavalier ou le gentilhomme : un jeune homme
fleuri, vif, enjoué, spirituel, n'est pas souhaité
plus ardemment ni mieux reçu ; on se l'arrache
des mains, on a à peine le loisir de sourire à qui
se trouve avec lui dans une même visite : com-
bien de galants va-t-il mettre en déroute I quels
bons partis ne fera-t-il pas manquer ! pourra-t-il
suffire à tant d'héritières qui le recherchent ? Ce
n'est pas seulement la terreur des maris, c'est Té-
pouvantail de tous ceux qui ont envie de l'être,
et qui attendent d'un mariage à remplir le vide
de leur consignation. On devrait proscrire de tels
personnages si heureux, si pécunieux, d'une ville
bien policée; ou condamner le sexe, sous peine
de folie ou d'indignité, à ne les traiter pas mieux
que s'ils n'avaient que du mérite.
Paris, pour l'ordinaire le singe de la cour, ne
DE LA VILLE.
289
sait pas toujours la contrefaire ; il ne l'imite en
aucune manière dans ces deliors agréables et
caressants que quelques courtisans, et surtout les
femmes, y ont naturellement pour un homme de
mérite, et qui n'a même que du mérite : elles ne
s'informent ni de ses contrats, ni de ses ancêtres ;
elles le trouvent à la cour , cela leur suffit ; elles
le souffrent, elles l'estiment; elles ne demandent
pas s'il est venu en chaise ou à pied, s'il a une
charge, une terre, ou un équipage : comme elles
regorgent de train, de splendeur, et de dignité,
elles se délassent volontiers avec la philosophie
ou la vertu. Une femme de ville entend-elle le
bruissement d'un carrosse qui s'arrête à sa porte,
elle pétille de goût et de complaisance pour qui-
conque est dedans , sans le connaître : mais si elle
a vu de sa fenêtre un bel attelage , beaucoup de
livrées, et que plusieurs rangs de clous parfaite-
ment dorés l'aient éblouie, quelle impatience n'a-
t-elle pas de voir déjà dans sa chambre le cava-
lier ou le magistrat ! quelle charmante réception
ne lui fera-t-elle point ! ôtera-t-elle les yeux de
dessus lui ? Il ne perd rien auprès d'elle ; on lui
tient compte des doubles soupentes, et des ressorts
qui le font rouler plus mollement ; elle l'en estime
davantage, elle l'en aime mieux.
Cette fatuité de quelques femmes de la ville,
qui cause en elles une mauvaise imitation de celles
de la cour, ( st quelque chose de pire que la gros-
sièreté des femmes du peuple, et que la rusticité
des villageoises : elle a sur toutes deux l'affecta-
tion de plus.
La subtile invention, de faire de magnifiques
présents de noces qui ne coûtent rien, et qui doi-
vent être rendus en espèces !
L'utile et la louable pratique , de perdre en
frais de noces le tiers de la dot qu'une femme
apporte ! de commencer par s'appauvrir de con-
cert par l'amas et l'entassement de choses super-
flues , et de prendre déjà sur son fonds de quoi
payer Gaultier, les meubles, et la toilette I
Le bel et le judicieux usage , que celui qui ,
préférant une sorte d'effronterie aux bienséances
et à la pudeur, expose une femme d'une seule
nuit sur un lit comme sur un théâtre , pour y
faire pendant quelques jours un ridicule person-
nage, et la livre en cet état à la curiosité des
gens de l'un et de l'autre sexe, qui, connus ou
inconnus, accourent de toute une ville à ce spec-
tacle pendant qu'il dure ! Que manque-t-il à une
telle coutume, pour être entièrement bizarre et
incompréhensible, que d'être lue dans quelque
relation de la Mingrélie?
Pénible coutume, asservîssëmeh! Iiiëbmmodel
se chercher incessamment les unes les autres avec
l'impatience de ne se point rencontrer, he se ren-
contrer que pour se dire des riens, que pour s'ap-
prendre réciproquement des choses dont on est
également instruite, et dont il importe peu que
l'on soit instruite; n'entrer dans une chambre
précisément que pour en sortir ; ne sortir de chez
soi l'après-dînée que pour y rentrer le soir, fort
satisfaite d'avoir vu en cinq petites heures trois
suisses, une femme que l'on connaît à peine, et
une autre que l'on n'aime guère ! Qui considére-
rait bien le prix du temps , et combien sa perte
est irréparable, pleurerait amèrement sur de si
grandes misères.
On s'élève à la ville datis une indifférence gros-
sière des choses rurales et champêtres ; on dis-
tingue à peine la plante qui porte le chanvre d'avec
celle qui produit le lin, et le blé froment d'aved
les seigles^ et l'un ou l'autre d'avec le méteil : on
se contente de se nourrir et de s'habiller. Ne par*
lez pas à un grand nombre de bourgeois, ni de
guérets^ ni de baliveaux, ni de provins, ni de re-
gains, si vous voulez être entendu; ces termes
pour eux ne sont pas français : parlez aux uns
d'aunage, de tarif, ou de sou pour livre, et aux
autres, de voie d'appel, de requête civile, d'ap»
pointement, d'évocation. Ils connaissent le monde,
et encore par ce qu'il a de moins beau et de mointi
spécieux ; ils ignorent la nature, ses commence-
ments, ses progrès, ses dons et ses largesses : leur
ignorance souvent est volontaire , et fondée sur
l'estime qu'ils ont pour leur profession et pour
leurs talents. Il n'y a si vil praticien qui, au fond
de son étude sombre et enfumée , et l'esprit oc-
cupé d'une plus noire chicane , ne se préfère au
laboureur qui jouit du ciel , qui cultive la terre ,
qui sème à propos, et qui fait de riches moissons;
et, s'il entend quelquefois parler des premiers
hommes ou des patriarches, de leur vie cham-
pêtre, et de leur économie, il s'étonne qu'on ait
pu vivre en de tels temps , où il n'y avait encore
ni offices, ni commissions, ni présidents, ni pro-
cureurs ; il ne comprend pas qu'on ait jamais pu
se passer du greffe , du parquet , et de la buvette.
Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome
si mollement, si commodément, ni si sûrement
même, contre le vent, la pluie, la poudre, et le
soleil , que le bourgeois sait à Paris se faire mener
par toute la ville : quelle distance de cet usage à
la mule de leurs ^ancêtres ! Ils ne savaient point
encore se priver du nécessaire pour avoir le su-
perflu, ni préférer le faste aux choses utiles : o)i
lî)
290
1J:S CAKACTKfXKS DK LA liRl^YRRR,
CHAPITRE VIII.
ne les voyait point s'éclairer avec des bougies et (
se chauffer à un petit feu ; la cire était pour l'autel |
et pour le Louvre, lis ne sortaient point d'un !
mauvais dîner pour monter dans leur carrosse ;
ils se persuadaient que l'homme avait des jambes
pour marcher, et ils marchaient. Ils se conser-
vaient propres quand il faisait sec, et dans un
temps humide ils gâtaient leur chaussure, aussi
peu embarrassés de franchir les rues et les carre-
fours, que le chasseur de traverser un guéret, ou
le soldat de se mouiller dans une tranchée : on
n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hom-
mes à une litière ; il y avait même plusieurs ma-
gistrats qui allaient à pied à la chambre, ou aux
enquêtes, d'aussi bonne grâce qu'Auguste autre-
fois allait de son pied au Capitole. L'étain dans
ce temps brillait sur les tables et sur les buffets,
comme le fer et le cuivre dans les foyers ; l'argent
et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se
faisaient servir par des femmes; on mettait celles-
ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouver-
neurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus
à nos pères ; ils savaient à qui l'on confiait les
enfants des rois et des plus grands princes ; mais
ils partageaient le service de leurs domestiques
avec leurs enfants, contents de veiller eux-
mêmes immédiatement à leur éducation. Ils
comptaient en toutes choses avec eux-mêmes :
leur dépense était proportionnée à leur recette ;
leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles,
leur table, leurs maisons de la ville et de la cam-
pagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur
leur condition. Il y avait entre eux des distinc-
tions extérieures qui empêchaient qu'on ne prit
la femme du praticien pour celle du magistrat,
et le roturier ou le simple valet pour le gentil-
homme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir
leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient
entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une
vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient
point ; Le siècle est dur, la misère est grande,
C argent est rare ; ils en avaient moins que nous,
et en avaient assez , plus riches par leur écono-
mie et par leur modestie, que de leurs revenus et
de leurs domaines. Enfin l'on était alors pénétré
de cette maxime, que ce qui est dans les grands
splendeur, somptuosité, magnificence, est dissi-
pation , folie, ineptie, dans le particulier.
De la cour.
Le reproche en un sens le plus honorable que
l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire
qu'il ne sait pas la cour : il n'y a sorte de vertus
qu'on ne rassemble en lui par ce seul mot.
Un homme qui sait la cour est maître de son
geste, de ses yeux, et de son visage ; il est pro-
fond, impénétrable; il dissimule les mauvais
offices, sourit à ses ennemis, contraint son hu-
meur, déguise ses passions, dément son cœur,
parle , agit contre ses sentiments. Tout ce grand
rafihiement n'est qu'un vice que l'on appelle
fausseté; quelquefois aussi inutile au courtisan,
pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et
la vertu.
Qui peut nommer de certaines couleurs chan-
geantes, et qui sont diverses selon' les divers
jours dont on les regarde? de même, qui peut
définir la cour ?
Se dérober à la cour un seul moment , c'est y
renoncer : le courtisan qui l'a vue le matin la
voit le soir, pour la reconnaître le lendemain,
ou afin que lui-même y soit connu.
L'on est petit à la cour; et, quelque vanité
que l'on ait, on s'y trouve tel : mais le mal est
commun, et les grands mêmes y sont petits.
La province est l'endroit d'où la cour, comme
dans son point de vue, paraît une chose admi-
rable : si Fon s'en approche, ses agréments di-
minuent comme ceux d'une perspective que l'on
voit de trop près.
L'on s'accoutume difficilement à une vie qui
se passe dans une antichambre, dans des cours,
ou sur l'escalier.
La cour ne rend pas content; elle empêche
qu'on ne le soit ailleurs.
Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la
cour : il découvre, en y entrant, comme un nou-
veau monde qui lui était inconnu , où il voit ré-
gner également le vice et la politesse, et où tout
lui est utile, le bon et le mauvais.
La cour est comme un édifice bâti de marbre ;
je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort
durs, mais fort polis.
L'on va quelquefois à la cour pour en revenir,
et se faire par là respecter du noble de sa pro-
vince, ou de son diocésain.
Le brodeur et le confiseur seraient superflus,
et ne feraient qu'une montre inutile, si l'on était
modeste et sobre: les cours seraient désertes,
.(^
DE LA COim.
20
et les rois presque seuls, si l'on était guéri de
la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être
esclaves quelque part, et puiser là de quoi do-
miner ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux
premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté,
et de commandement , afin qu'ils le distribuent
en détail dans les provinces ' : ils font précisé-
ment comme on leur fait, vrais singes de la
royauté.
Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans
comme la présence du prince : à peine les puis-je
reconnaître à leurs visages ; leurs traits sont al-
térés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers
et superbes sont les plus défaits, car ils perdent
plus du^jeur; celui qui est honnête et modeste
s'y soutient mieux : il n'a rien à réformer.
L'air de cour est contagieux : il se prend à V * * %
comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise ;
on l'entrevoit en des fourriers, en de petits con-
trôleurs , et en des chefs de fruiterie ; l'on peut
avec une portée d'esprit fort médiocre y faire de
grands progrès. Un homme d'un génie élevé et
d'un mérite solide ne fait pas assez de cas de
cette espèce de talent pour faire son capital de
l'étudier et selerendre ^opre ; il l'acquiert sans
réflexion , et il ne pense point à s'en défaire.
N** arrive avec grand bruit; il écarte le
monde, se fait faire place; il gratte, il heurte
presque; il se nomme : on respire, et il n'entre
qu'avec la foule.
Il y a dans les cours des apparitions de gens
aventuriers et hardis, d'un caractère libre et fa-
milier , qui se produisent eux-mêmes , protestent
qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui
manque aux autres, et qui sont crus sur leur
parole. Ils profitent cependant de l'erreur pu-
blique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour
la nouveauté : ils percent la foule , et parvien-
nent jusqu'à l'oreille du prince, à qui le courtisan
les voit parler, pendant qu'il se trouve heureux
d'en être vu. Ils ont cela de commode pour les
grands , qu'ils ensont^soijiiferts sans conséquence,
et congédiés de même : alors ifs disparaissent
tout à la fois riches et décrédités ; et le monde
qu'ils viennent de tromper est encore près d'être
trompé par d'autres.
* C'est ainsi que Voltaire a dit des courtisans : Ils
Vont en poste à Versaille essuyer des mépris,
Qu'ils reviennent soudain rendre en poste à Paris.
^ C'est Versailles que la Bruyère désigne par cette lettre
initiale. Dans la première édition de ces Caractères, il n'a-
vait pas même employé cette lettre; le nom tout entier était
eu blanc.
Vous voyez deà gens qui entrent sans saluer
que légèrement, qui marchentdes épaules , et
qui se rengorgent comme une femme : ils vous
interrogenTlans vous regarder; ils parlent d'un
ton élevé, et qui marque qu'ils se sentent au-
dessus de ceux qui se trouvent présents. Ils s'ar-
rêtent, et on les entoure : ils ont la parole, pré-
sident au cercle, et persistent dans cette hauteur
ridicule et contrefaite , jusqu'à ce qu'il survienne
un grand qui , la faisant tomber tout d'un coup
par sa présence, les réduise à leur naturel, qui
est moins mauvais.
Les cours ne sauraient se passer d'une certaine
espèce de courtisans, hommes flatteurs, complai-
sants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils
ménagent les plaisirs, étudient les faibles, et flat*
tent toutes les passions ; ils leur soufflent à l'o-
reille des grossièretés, leur parlent de leurs maris
et de leurs amants dans les termes convenables,
devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent
leurs couches ; ils font les modes , raffinent sur le
luxe et sur la dépense , et apprennent à ce sexe
de prompts moyens de consumer de grandes
sommes en habits, en meubles, et en équipages ;
ils ont eux-mêmes des habits où brillent l'inven-
tion et la richesse, et ils n'habitent d'anciens
palais qu'après les avoir renouvelés et embellis.
Ils mangent délicatement et avec réflexion ; il n'y
a sorte de volupté qu'ils n'essaient, et dont ils ne
puissent rendre compte. Ils doivent à eux-mêmes
leur fortune, et ils la soutiennent avec la même
adresse qu'ils l'ont élevée : dédaigneux et fiers,
ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent
plus; ils parlent où tous les autres se taisent;
entrent, pénètrent en des endroits et à des heures
où les grands n'osent se faire voir : ceux-ci , avec
de longs services, bien des plaies sur le corps,
de beaux emplois, ou de grandes dignités, ne
montrent pas un visage si assuré, ni une conte-
nance si libre. Ces gens ont l'oreille des plus
grands princes, sont de tou"§^Tein-s plaisirs et de
toutes leurs fêtes, ne sortent pas du Louvre ou
du château , où ils marchent et agissent comme
chez eux et dans leur domestique, semblent se
multiplier en mille endroits, et sont toujours les
premiers visages qui frappent les nouveaux venus
à une cour : ils embrasvsent, ils sont embrassés;
ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font
des contes : personnes commodes, agréables, ri-
ches, qui prêtent, et qui sont sans conséquence.
Ne croirait-on pas de Cimon et de CJilandre
qu'ils sont seuls chargés des détails de tout l'État,
et que seuls aussi ils en doivent répondre? L'un
19.
292
LES CAKACTEKKS DE LA BRUYEKE,
a du moins les affaires de terre , et l'autre les
maritimes. Qui pourrait les représenter exprime-
rait l'empressement, l'inquiétude, la curiosité,
l'activité , saurait peindre le mouvement. On ne
les a jamais vus assis , jamais fixes et arrêtés :
qui même les a vus marciier ? On les voit courir,
parler en courant , et vous interroger sans at-
tendre de réponse. Ils ne viennent d'aucun en-
droit , ils ne vont nulle part ; ils passent et ils
repassent. Ne les retardez pas dans leur course
précipitée , vous démonteriez leur machine : ne
leur faites pas de questions , ou donnez-leur du
moins le temps de respirer, et de se ressouvenir
qu'ils n'ont nulle affaire , qu'ils peuvent demeurer
avec vous et longtemps , vous suivre même où
il vous plaira de les emmener. Ils ne sont pas les
satelliles de Jupiter, je -veux dire ceux qui
pressent et qui entourent le prince ; mais ils l'an-
noncent et le précèdent ; ils se lancent impétueu-
sement dans la foule des courtisans ; tout ce qui
se trouve sur leur passage est en péril : leur pro-
fession est d'être vus et revus ; et ils ne se cou-
chent jamais sans s'être acquittés d'un emploi si
sérieux , et si utile à la république. Ils sont au
reste instruits à fond de toutes les nouvelles indif-
férentes , et ils savent à la cour tout ce que l'on
peut y ignorer : il ne leur manque aucun des
talents nécessaires pour s'avancer médiocrement.
Gens néanmoins éveillés et alertes sur tout ce
qu'ils croient leur convenir, un peu entreprenants,
légers et précipités : le dirai-je ? ils portent au
vent , attelés tous deux au char de la fortune , et
tous deux fort éloignés de s'y voir assis.
Un homme de la cour qui n'a pas un assez
beau nom, doit l'ensevelir sous un meilleur;
mais s'il l'a tel qu'il ose le porter, il doit alors
insinuer qu'il est de tous les noms le plus illustre,
comme sa maison de toutes les- maisons la plus
ancienne : il doit tenir aux princes Lobrains ,
aux RoHANS , aux Chatillons , aux Montmo-
rencys, et, s'il se peut, aux princes du sang;
ne parler que de ducs , de cardinaux , et de mi-
nistres ; faire entrer dans toutes les conversations
ses aïeux paternels et maternels, et y trouver
place pour l'oriflamme et pour les croisades;
avoir des salles parées d'arbres généalogiques ,
d'écussons chargés de seize quartiers , et de ta-
bleaux de ses ancêtres et des alliés de ses an-
cêtres ; se piquer d'avoir un ancien château à
tourelles , à créneaux et à mâchecoulis ; dire en
toute rencontre ma race, ma branche, mon
nmn, et mes armes; dire de celui-ci qu'il n'est
pas homme de qualité , de celle-là qu'elle n'est
pas demoiselle ; ou , si on lui dit qu'Hyacinthe
a eu lji-gJC9!5 lot , demander s'il est gentilhomme.
Quelques-uns riront de ces contre-temps ; mais
il les laissera rire : d'autres en feront des contes ,
et il leur permettra de conter ; il dira toujours
qu'il marche après la maison régnante; et, à
force de le dire, il sera cru.
(C'est une grande simplicité que d'apporter à
la cour la moindre rature, et de n'y être pas
gentilhomme.
L'on se couche à la cour, et l'on se lève sur
l'intérêt : c'est ce que l'on digère le matin et le
soir , le jour et la nuit ; c'est ce qui fait que l'on
pense , que l'on parle , que l'on se tait , que l'on
agit ; c'est dans cet esprit qu'on aborde les uns
et qu'on néglige les autres , que l'on monte et
que l'on descend ; c'est sur cette règle que l'on
mesure ses soins, ses complaisances, son estime,
son indifférence, son mépris. Quelques pas que
quelques-ims fassent par vertu vers la modéra-
tion et la sagesse, un premieiMnobile_d]am^^
les emmène avec les plus avares , les plus vio-
lents dans leurs désirs, et les plus ambitieux :
quel moyen de demeurer immobile où tout
marche , où tout se remue , et de ne pas courir où
les autres courent ? On croit même être respon-
sable à soi-même de son élévation et de sa for-
tune : celui qui ne l'a point faite à la cour est^
censé n^'avoirpasdû faire; on n'en appelle pas.
Cependant s'en éloignera-t-onli?ant'cren avoir
tiré le moindre fruit , ou persistera-t-on à y de-
meurer sans grâces et sans récompenses ? ques-
tion si épineuse, si embarrassée, et d'une si
pénible décision , qu'un nombre infini de cour-
tisans vieillissent sur le oui et sur le non , et
meurent dans le doute.
Il n'y a rien à la cour de si méprisable et de
si indigne qu'un homme qui ne peut contribuer
en rien à notre fortune : je m'étonne qu'il ose se
montrer.
Celui qui voit loin derrière soi un homme de
son temps et de sa condition, avec qui il est venu
à la cour la première fois , s'il croit avoir une
raison solide d'être pi;éyjeœii de son propre mé-
rite , et de s'estimer davantage que cet autre qui
est demeuré en chemin , ne se souvient plus de
c^ qu'avant sa faveur il pensait de soi-même et
de ceux qui l'avaient devancé.
. C'est beaucoup tirer de notre ami , si ayant
monté à une grande faveur, il est encore un
i homme de notre connaissance.
Si celui qui est en faveur ose s'en prévaloir
avant qu'elle lui échappe , s'il se seTTd'îmÎJDn
y
y
t
DE LA COUR.
293
vent qui souffle pour faire son chemin , s'il a les
yeux ouverts sur tout ce qui vaque , poste , ab-
baye , pour les demander et les obtenir , et qu'il
soit muni de pensions , de brevets , et de survi-
vances, vous luT reprochez son avidité et son
ambition ; vous dites que tout le tente , que tout
lui est pro^):e , aux siens , à ses créatures , et
que , par le nombre et la diversité des grâces
dont il se trouve comblé , lui seul a fait plusieurs
fortunes. Cependant qu'a-t-il dû faire ? Si j'en
juge moins par vos discours que par le parti que
vous auriez pris vous-même en pareille situa-
tion , c'est précisément ce qu'il a fait.
L'on blâme les gens qui font une grande for-
tune pendant qu'ils en ont les occasions , parce
que l'on désespère, par la médiocrité de la
sienne, d'être jamais en état de faire comme
eux, et de s'attirer ce reproche. Si l'on était à
portée de leur succéder, l'on commencerait à
sentir qu'ils ont moins de tort, et l'on serait
plus retenu , de peur de prononcer d'avance sa
condamnation.
Il ne faut rien exagérer , ni dire des cours le
mal qui n'y est point ; l'on n'y attente rien de
pis contre le vrai mérite que de le laisser quel-
quefois sans récompense : on ne l'y méprise pas
toujours, quand on a pu une fois le discerner :
on l'oublie ; et c'est là où l'on sait parfaitement
ne faire rien , ou faire très-peu de chose , pour
ceux que l'on estime beaucoup.
Il est difficile à la cour que , de toutes les
pièces que l'on emploie à l'édifice de sa fortune,
il n'y en ait quelqu'une qui porte à faux : l'un
de mes amis qui a promis de parler ne parle
point ; l'autre parle mollement : iléchappe à un
troisième de parler contre mes intérêts et contre
ses intentions : à celui-là manque la bonne vo-
lonté ; à celui-ci , l'habileté et la prudence : tous
n'ont pas assez de plaisir à me voir heureux pour
contribuer de tout leur pouvoir à me rendre tel.
Chacun se souvient assez de tout ce que son éta-
blissement lui a coûté à faire , ainsi que des se-
cours qui lui en ont frayé le chemin : on serait
même assez porté à justifier les services qu'on a
j reçus des uns par ceux qu'en de pareils besoins
I on rendrait aux autres , si le premier et l'unique
/ soin qu'on a après sa fortune faite n'était pas de
songer a soi.
Les courtisans n'emploient pas ce qu'ils ont
d'esprit , d'adresse , et de finesse , pour trouver
les expédients d'obliger ceux de leurs amis qui
implorent leur secours, mais seulement pour
leur trouver des misons iipparentes , de spécieux
prétextes , ou ce qu'ils appellent une impossibi-
lité de le pouvoir faire ; et ils se persuadent d'être
quittes par là en leur endroit de tous les devoirs
de l'amitié ou de la reconnaissance.
Personne à la cour ne veut entamer; on
s'offre d'appuyer, parce que, jugeant des autres
par soi-même , on espère que nul n'entamera ,
et qu'on sera ainsi dispensé d'appuyer : c'est
une manière douce et polie de refuser son cré-
dit , ses offices , et sa médiation , à qui en a be-
soin, p, , J^ t.
Combien de gens vous étouffent de caresses
dans le particulier, vous aiment et vous estiment,
qui sont embarrassés de vous dans le public , et
qui , au le^r ou à la messe, évitent vos yeux et
votre rencontre ! Il n'y a qu'un petit nombre de
courtisans qui, par grandeur ou par une con-
fiance qu'ils ont d'eux-mêmes, osent honorer
devant le monde le mérite qui est seul, et dénué
de grands établissements.
Je vois un homme entouré et suivi ; mais il
est en place : j'en vois un autre que tout le
monde aborde; mais il est en faveur : celui-ci
est embrassé et caressé, même des grands; mais
il est riche : celui-là est regardé de tous avec
curiosité , on le montre du doigt ; mais il est sa-
vant et éloquent : j'en découvre un que personne
n'oublie de saluer; mais il est méchant ; je veux
un homme qui soit bon, qui ne soit rien davan-
tage , et qui soit recherché.
Vient-on de placer quelqu'un dans un nouveau
poste , c'est un débordement de louanges en sa
faveur qui inonde les cours et la chapelle , qui
gagne l'escalier, les salles , la galerie , tout l'ap-
partement : on en a au-dessus des yeux; on n'y
tient pas. Il n'y a pas deux voix différentes %m
ce personnage; l'envie, la jalousie, parlent
comme l'adulation : tous se laissent entraîner au
torrent qui les emporte , qui les force de dire
d'un homme ce qu'ils en pensent ou ce qu'ils
n'en pensent pas , comme de louer souvent celui
qu'ils ne connaissent pomt. L'homme d'esprit,
de mérite, ou de valeur, devient en un instant
un génie du premier ordre , un héros , un demi-
dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes
les peintures que l'on fait de lui , qu'il parait
diffoi'me près de ses portraits : il lui est impos-
sible d'arriver jamais jusqu'où la bassesse et la
complaisance viennent de le porter ; il rougit de
sa propre réputation. Commence-t-il à chanceler
dans ce poste où on l'avait mis , tout le monde
passe facilement à un autre avis : en est-il entiè-
rement déchu , les machines qui l'avaient guhidé
a
294
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
si haut, par l'applaudissement et les éloges, sont
encore toutes dressées pour le faire tomber dans
le dernier mépris ; je veux dire qu'il n'y en a
point qui le dédaignent mieux , qui le blâment
plus aigrement, et qui en disent plus de mal,
que ceux qui s'étaient comme dévoués à la fU-
reur d'en dire du bien.
Je crois pouvoir dire d'un poste émlnent et
délicat, qu'on y monte plus aisément qu'on ne
s'y conserve.
L'on voit des hommes tomber d'une haute for-
lune par les mêmes défauts qui les y avaient fait
monter.
Il y a dans les cours deux manières de ce que
l'on appelle congédier son monde ou se défaire
des gens : se fâcher contre eux , ou faire si bien
qu'ils se fâchent contre vous , et s'en dégoûtent.
L*on dit à la cour du bien de quelqu'un pour
deux raisons : la première , afin qu'il apprenne
que nous disons du bien de lui ; la seconde , afin
qu'il en dise de nous.
Il est aussi dangereux à la cour de faire les
avances , qu'il est embarrassant de ne les point
faire.
Il y a des gens à qui ne connaître point le
nom et le visage d'un homme est un titre pour
en rire et le mépriser. Ils demandent qui est cet
homme : ce n'est ni Rousseau, ni un Fabry ^,
ni la Couture''; ils ne pourraient le mécon-
naître.
L'on me dit tant de mal de cet homme, et j'y
en vois si peu , que je commence à soupçonner
qu'il n'ait un mérite importun qui éteigne celui
des autres.
Vous êtes homme de bien, vous ne songez
ni à plaire ni à déplaire aux favoris, unique-
ment attaché à votre maître et à votre devoir :
vous êtes perdu.
On n'est point effronté par choix , mais par
compîèxion : c'est un vice de Têtre , mats^mturel.
Céîuî qui n'est pas né tel est modeste , et ne
passe pas aisément de cette extrémité à l'autre :
c'est une leçon assez inutile que de lui dire,
Soyez effronté , et vous réussirez ; une mauvaise
imitation ne lui profiterait pas, et le ferait
échouer. Il ne faut rien de moins dans les cours
qu'une vraie et naïve impudence pour réussir.
On cherche , on s'empresse , on brigue , on se
^ Bi'ùlé il y a vingt ans. {La Brinjère). — Dans la première
cùitioii , la Bruyère avait mis : Puni pour des saletés.
=» La Couture, tailleur d'habits de madame la Dauphins : il
était devenu fou; et, sur ce pied, il demeurait à la cour, où
il faisait des contes fort extravagants. Il allait sou^ ent à la
ioUette de madame la Danphine.
tourmente , on demande , on est refusé , on de-
mande et on obtient ; mais , dit-on , sans l'avoir
demandé , et dans le temps que l'on n'y pensait
pas , et que l'on songeait même à tout autre
chose : vieux style , menterie innocente , et qui
ne trompe personne.
On fait sa brigue pour parvenir à un grand
poste , on prépare toutes ses machines , toutes
les mesures sont bien prises , et Ton doit être
servi selon ses souhaits : les uns doivent en-
tamer, les autres appuyer : l'amorce est déjà
conduite, et la mme prête à jouer : alors on s'é-
; loigue de la cour. Qui oserait soupçonner d'Ar-
temon qu'il ait pensé à se mettre dans une si
belle place , lorsqu'on le tire de sa terre ou do
son gouvernement pour l'y faire asseoir ? Arti-
fice grossier, finesses usées , et dont le courtisan
^'est servi tant de fois que , si je voulais donner
|e change à tout le public, et lui dérober hion
ambition , je me trouverais sous l'œil et sous la
main du prince, pour recevoir de lui la grâce que
j'aurais recherchée avec le plus d'emportement.
Les hommes ne veulent pas que l'on découvre
les vues qu'ils ont sur leur fortune , ni que l'on
pénètre qu'ils pensent à une telle dignité, parce
que, s'ils ne l'obtiennent point, il y a de la honte,
se persuadent-ils , à être refusés ; et , s'ils y par-
viennent, il y a plus de gloire pour eux d'en être
crus dignes par celui qui la leur accorde , que
de s'en juger dignes eux-mêmes par leurs brigues
et par leurs cabales : ils se trouvent parés tout
à la fois de leur dignité et de leur modestie.
Quelle plus grande honte y a-t-il d'être refusé
d'un poste que l'on mérite , ou d'y être placé
sans le mériter ?
Quelques grandes difficultés qu'il y ait à se
placer à la cour, il est encore plus âpre et plus
difficile de se rendre digne d'être placé.
11 coûte moins à faire dire de soi : Pourquoi
a-t-il obtenu ce poste ? qu'à faire demander :
Pourquoi ne l'a-t-il pas obtenu?
L'on se présente encore pour Jes_çharges^ de
ville , l'on postule une place dans l'Académie
française; l'on demandait le consulat : quelle
moindre raison y aurait-il de travailler les pre-
mières années de sa vie à se rendre capable d'un
grand emploi , et de demander ensuite sans nul
mystère et sans nulle intrigue , mais ouverte-
ment et avec confiance , d'y servir sa patrie , le
I ï>rince , la république ?
j Je ne vois aucun courtisan à qui le prince
j vienne d'accorder un bon gouvernement , une
i place éminente , ou une forte pension , qui n'as-
^
DE L\ COUR.
fe^-
î/^
v^'
2tK)
sure par vanité , ou pour marquer son désinté-
ressement , qu'il est bien moins content du don
que de la manière dont il lui a été fait : ce qu'il
y a en cela de sûr et d'indubitable , c'es|^ull le
dit^aJuûLsi.
C'est rusticifé que de donner de mauvaise
grâce : le plus fort et le plus pénible est de don-
ner; que coûte-t-il d'y ajouter un sourire?
Il faut avouer néanmoins qu'il s'est trouvé
des hommes qui refusaient plus honnêtement
que d'autres ne savaient donner ; qu'on a dit de
quelques-uns qu'ils se faisaient si longtemps
prier , qu'ils donnaient si sèchement , et char-
geaient une grâce qu'on leur arrachait de con-
ditions^~sî desagf éâBIes7 qu'une plus grande
grâce était d'obtenir d'eux d'être dispensé de
rien recevoir.
L'on remarque dans les cours des hommes
avides qui se revêtent de toutes les conditions
pour en avoir les avantages : gouvernement,
charge, bénéfice , tout leur convient : ils se sont
si bien ajustés que, par leur état, ils deviennent
capables de toutes les grâces; ils sont amphi-
bies; ils vivent de l'Église et de l'épée, et auront
le secret d'y joindre la robe. Si vous demandez :
Que font ces gens à la cour? ils reçoivent, et
envient tous ceux à qui l'on donne.
Mille gens à la cour y traînent leur vie à em-
brasser, serrer et congratuler ceux qui reçoi-
vent, jusqu'à ce qu'ils y meurent sans rien avoir.
Ménophile emprunte ses mœurs d'une pro-
fession, et d'une autre son habit : il masque
toute l'année, quoiqu'à visage découvert; il pa-
raît à la cour, à lâ'vïire", àiïréïïrs, toujours sous
un certain nom et sous le même déguisement.
On le reconnaît, et on sait quel il est à son
visage.
Il y a , pour arriver aux dignités , ce qu'on
appelle la grande voie ou le chemin battu; il y
a le chemin détourné ou de traverse , qui est le
plus court.
L'on court les malheureux pour les envisager;
l'on se range en haie , ou l'on se place aux fe-
nêtres, pour observer les traits et la contenance
d'un homme qui est condamné, et qui sait qu'il
va mourir : vaine, maligne, inhumaine curio-
sité I Si les hommes étaient sages , la place pu-
blique serait abandonnée, et il serait établi qu'il
y aurait de J'ignominie seulement à voir de tels
spectacles. Si vous êtes si touchés de curiosité,
exercez-la du moins en un sujet noble : voyez
un heureux, contemplez-le dans le jour même
où il a été nommé à un nouveau poste , et qu'il
en reçoit les compliments; lisez 'dans ses yeux,
et au travers d'un calme étudié et d'une feinte
modestie , combien il est content et pénétré de
soi-même : voyez quelle sérénité cet accomplis-
sement de ses désirs répand dans son cœur et
sur son visage ; comme il ne songe plus qu'à
vivre et à avoir de la santé ; comme ensuite sa
joie lui échappe , et ne peut plus se dissimuler ;
comme il plie sous le poids de son bonheur; quel
air froid et sérieux il conserve pour ceux qui ne
sont plus ses égaux ; il ne leur répond pas , il ne
les voit pas : les embrassements et les caresses
des grands , qu'il ne voit plus de si loin , achè-
vent de lui nuire : il se déconcerte , il s'étour-
dit; c'est une courte aliénation. Vous voulez
être heureux, vous désirez des grâces; que de
choses pour vous à éviter !
Un homme qui vient d'être placé ne se sert
plus de sa raison et de son esprit pour régler sa
conduite et ses dehors à l'égard des autres ; il
emprunte sa règle de son poste et de son état :
de là l'oubli, la fierté, l'arrogance, la dureté,
l'ingratitude.
Théonas , abbé depuis trente ans , se lassait
de l'être. On a moins d'ardeur et d'impatience
de se voir habillé de pourpre qu'il en avait de
porter une croix d'or sur sa poitrine ; et , parce
que les grandes fêtes se passaient toujours sans
rien changer à sa fortune , il murmurait contre
le temps présent, trouvait l'État mal gouverné,
et n'en prédisait rien que de sinistre : convenant
en son cœur que le mérite est dangereux dans
les cours à qui veut s'avancer , il avait enfin pris
son parti, et renoncé à la prélature, lorsque
quelqu'un accourt lui dire qu'il est nommé à un
évêché. Rempli de joie et de confiance sur une
nouvelle si peu attendue : Vous verrez, dit-il,
que je n'en demeurerai pas là, et qu'ils me feront
archevêque.
Il faut des fripons à la cour auprès des grands \
et des ministres, même les mieux intentionnés; \
mais l'usage en est délicat, et il faut savoir les \
mettre en œuvre : il y a des temps et des occa- \
sions où ils ne peuvent être suppléés par d'autres. :
Honneur, vertu, conscience, qualités toujours j
respectables, souvent inutiles : que voulez- vous '
quelquefois que l'on fasse d'un homme de bien ?
Un vieil auteur ' , et dont j'ose ici rapporter
les propres termes, de peur d'en affiiiblir le sens
* La Bruyère, clans un des chapitres précédents, s'est amusé
à écrire (juèlques plirascs en style de Montaigne. Il est pro-
I)al)le qu'il a fait la même chose Ici , et que le passage du pn^-
tendu vieil auteur n est qu'un pastiche de sa composition.
2%
V
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
^
par ma traduction, dit que « s'eslongner des pe-
« tits, voire de ses pareils, et iceulx vilainer et
« despriser, s'accointer de grands et puissants en
« tous biens et chevances, et en cette leur coin-
.t tise et privante estre de tous esbats, gabs, mom-
« meries, et vilaines besoignes; estre eslionté,
* saffrannier, et sans point de vergogne; endurer
l n brocards et gausseries de tous chacuns, sans
\ « pour ce feindre de cheminer en avant, et à tout
^ « son entregent, engendre heur et fortune. »
Jeunesse du prince, source des belles fortunes.
TimantCy toujours le même, et sans rien per-
dre de ce mérite qui lui a attiré la première fois
de la réputation et des récompenses, ne laissait
pas de dégénérer dans l'esprit des courtisans :
ils étaient las de l'estimer, ils le saluaient froide-
ment, ils ne lui souriaient plus ; ils commençaient
à ne le plus joindre, ils ne l'embrassaient plus.
Us ne le tiraient plus a l'écart pour lui parler
mystérieusement d'une chose indifférente, ils n'a-
vaient plus rien à lui dire. Il lui fallait cette pen-
sion ou ce nouveau poste dont il vient d'être ho-
noré pour faire revivre ses vertus à demi effacées
de leur mémoire, et en rafraîchir l'idée : ils lui
fbnt comme dans les commencements, et encore
mieux.
Que d'amis, que de parents naissent en une
nuit au nouveau ministre I Les uns font valoir
leurs anciennes liaisons, leur société d'études,
les droits du voisinage; les autres feuillettent
leur généalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul,
rappellent le côté paternel et le maternel : l'on
veut tenir à cet homme par quelque endroit, et
l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient ; on
l'imprimerait volontiers: Cest mon ami, et je
suis fort aise de son élévation; f y dois pren-
dre part, il m'est assez proche. Hommes vains
et dévoués à la fortune, fades courtisans, parliez-
vous ainsi il y a huit jours ? Est-il devenu depuis
ce temps plus homme de bien, plus digne du
choix que le prince en vient de faire ? Attendiez-
vous cette circonstance pour le mieux connaître ?
Ce qui me soutient et me rassure contre les
petits dédains que j'essuie quelquefois des grands
et de mes égaux, c'est que je me dis à moi-même :
Ces gens n'en veulent peut-être qu'à ma fortune,
çt ils ont raison: elle est bien petite. Ils m'ado-
reraient sans doute, si j'étais ministre.
Bois-je bieiitôt être en place? le sait-il ? est-ce
\ en lui un pressentimeut ? il me prévient, il me
\ salue.
Celui qui dit : Je dinai hier à Tibur, owfy
mupe ce soir, qui le répète, qui fait entrer dix
fois le nom de Plancus dans les tnoindres con-
versations, qui dit : Plancus ' me demandait...
Je disais à Plancus..., celui-là niême apprend
dans ce moment que son héros vien^ d'être enlevé
par une mort extraordinaire. Il part de la main>,_
il rassemble le peuple dans les places ou sous
les portiques, accuse le mort, décrie sa con-
duite, dénigre son consulat, lui ôte jusqu'à la
science des détails que la voix publique lui ac-
corde, ne lui passe point une mémoire heureuse,
lui refuse l'éloge d'un homme sévère et laborieux,
ne lui fait pas l'honneur de lui croire parmi les
ennemis de l'empire un ennemi.
Un homme de mérite se donne, je crois, un
joli spectacle lorsque la même place à une as-
semblée, ou à un spectacle, dont il est refusé, il
la voit accorder à un homme qui n'a point d'yeux
pour voir, ni d'oreilles pour entendre, ni d'esprit
pour connaître et pour juger; qui n'est recom-
mandable que par de certaines livrées, que même
il ne porte plus.
Théodote ', avec un habit austère, a un visage
comique, et d'un homme qui entre sur la scène:
sa voix, sa démarche, son geste, son attitude,
accompagnent son visage ; il est fm, cauteleux,
doucereux, mystérieux; il s'approche de vous,
et il vous dit à l'oreille : Voilà un beau temps,
voilà un grand dégel. S'il n'a pas les grandes ma:
nières, il a du moins toutes les petites, et celles
mêmes qui ne conviennent guère qu'à une jeune
précieuse. Imaginez-vous l'application d'un en-
fant à élever un château de cartes, ou à se saisir
d'un papillon ; c'est celle de Théodote pour une
affaire de rien, et qui ne mérite pas qu'on s'en
remue : il la traite sérieusement, et comme quel-
que chose qui est capital; il agit, il s'empresse,
il la fait réussir : le voilà qui respire et qui se re-
pose, et il a raison : elle lui a coûté beaucoup de
peine. L'on voit des gens enivrés, ensorcelés de
la faveur : ils y pensent le jour , ils yTêvent la
nuit; ils montent l'escalier d'un ministre, et ils
en descendent; ils sortent de son antichambre,
^ Dans ce passage, ajouté au]^ Caractères en 1692, un an
après la mort de Louvois, il est difficile de ne pas reconnaî-
tre, sous le nom de Plancus, ce fameux ministre , enlevé par
une mort si extraordinaire , qu'on crut ne pouvoir l'expli-
quer que par le poison , et laissant une mémoire si peu re-
grettée, qu'on dut être tenté de lui contester ses qualités 1^
plus incontestables, la science des détails, une heureuse mé'
moire , et jusqu'au titre ù' homme sévère et laborieux. Si Plaw
eus est Louvois, Tibur est Meudon, habitation où Louvois
avait fait des dépenses royales , et tenait une cour de monarque.
2 Les clefs nomment l'abbé de Choisy. En effet, la double
qualité de courtisan et d'auteur semble lui convenir assez par-
ticulièrement, et le reste du portrait s'accorde assez avec
l'idée qu'on a conservée de lui.
DE Là COUR.
297
et ils y rentrent ; ils n'ont rien à lui dire , et ils
lui parlent ; ils lui parlent une seconde fois : les
voilà contents, ils lui ont parlé. Pressez-les, tor-
dez-les, ils dégouttent l'orgueil, l'arrogance, la
présomption ; vous leur adressez la parole, ils ne
vous répondent point, ils ne vous connaissent
point, ils ont les yeux égarés et l'esprit aliéné :
c'est à leurs parents à en prendre soin et à les
renfermer, de peur que leur folie ne devienne fu-
reur, et que le monde n'en souffre. Théodote a
une plus douce manie : il aime la faveur éperdu-
ment ; mais sa passion a moins d'éclat : il lui fait
des vœux en secret, il la cultive, il la sert mys-
térieusement ; il est au guet et à la jdécouyerte
sur tout ce qui paraît de nouveau avec les livrées
de la faveur. Ont-ils une prétention , il s'offre à
eux, il s'intrigue pour eux, il leur sacrifie sour-
dement mérite, alliance, amitié, engagement, re-
connaissance. Si la place d'un Cassini devenait
vacante, et que le suisse ou le postillon du favori
s'avisât de la demander, il appuierait sa demande,
il le jugerait digne de cette place, il le trouverait
capable d'observer et de calculer, de parler de
parhélies et de ^aralkxes. Si vous demandiez de
Théodote s'il est auteur ou plagiaire, original ou
copiste, je vous donnerais ses ouvrages, et je vous
dirais: Lisez, et jugez; mais, s'il est dévot ou
courtisan, qui pourrait le décider sur le portrait
que j'en viens de faire ? Je prononcerais plus har-
j diment sur son étoile : oui, Théodote, j'ai observé
I le point de votre naissance ; vous serez placé, et
j bientôt : ne veillez plus, n'imprimez plus ; le pu-
blic vous demande quartier.
N'espérez plus de candeur, de franchise, d'é-
quité, de bons offices, de services, de bienveil-
lance, de générosité, de fermeté, dans un homme
qui s'est depuis quelque temps livré à la cour,
et qui secrètement veut sa fortune. Le reconnais-
sez-vous à son visage, à ses entretiens? Il ne
nomme plus chaque chose par son nom ; il n'y a
plus pour lui de fripons, de fourbes, de sots, et
d'impertinents. Celui dont il lui échapperait de
dire ce qu'il en pensé est celui-là même qui, ve-
nant à le savoir, l'empêcherait ùq cheminer.
Pensant mal de tout le monde , il n'en dit de
personne; ne voulant du bien qu'à lui seul, il
veut persuader qu'il en veut à tous, afin que
tous lui en fassent , ou que nul du moins lui soit
contraire. Non content de n'être pas sincère,
il ne souffre pas que personne le soit; la vérité
blesse son oreille ; il est froid et indifférent sur
les observations que l'on fait sur la cour et sur
le courtisan; et, parce qu'il les a entendues, il
s'en croit complice et responsable. Tyran de la
société et martyr de son ambition , il a une triste
circonspection dans sa conduite et dans ses dis-
cours, une raillerie innocente, mais froide et
contrainte, un ris forcé, des caresses contrefai-
tes, une conversation interrompue, et des dis-
tractions fréquentes : il a une profusion , le dî-
rai-je ? des torrents de louanges pour ce qu'a fait
ou ce qu'a dit un homme placé et qui est en fa-
veur, et pour tout autre une sécheresse de pul-
monique ; il a des formules de compliments dif-
férents pour l'entrée et pour la sortie à l'égard
de ceux qu'il visite ou dont il est visité ; et il n'y a
personne de ceux qui se payent de mines et de
façons de parler qui ne sorte d'avec lui fort satis-
fait. Il vise également à se faire des patrons et
des créatures : il est médiateur , confident , en-
tremetteur; il veut gouverner ; il a une ferveur
de" novice pour toutes les petites pratiques de
cour ; il sait où il faut se placer pour être vu ; il
sait vous embrasser , prendre part à votre joie ,
vous faire coup sur coup des questions empres-
sées sur votre santé , sur vos affaires ; et , pen-
dant que vous lui répondez , il perd le fil de sa
curiosité , vous interrompt , entame un autre su-
jet ; ou , s'il survient quelqu'un à qui il doive un
discours tout différent, il sait , en achevant de
vous congratuler, lui faire un compliment de
condoléance ; il pleure d'un œil , et il rit de l'au-
tre. Se formant quelquefois sur les ministres ou
sur le favori, il parle en pubhc de choses fri-
voles , du vent , de la gelée : il se tait au contraire,
et fait le mystérieux, sur ce qu'il sait de plus im-
portant , et plus volontiers encore sur ce qu'il
ne sait point.
Il y a un pays ^ où les joies sont visibles, mais
fausses , et les chagrins cachés , mais réels. Qui
croirait que l'empressement pour les spectacles ,
que les éclats et les applaudissements aux théâ-
tres de Molière et d'Arlequin, les repas, la
chasse, les ballets, les carrousels, couvrissent
tant d'inquiétudes , de soins et de divers intérêts,
tant de craintes et d'espérances , des passions si
vives , et des affaires si sérieuses ?
La vie de la cour est un jeu sérieux , mélan-
colique , qui..ap£,liSL^ie : il faut arranger ses pièces
et ses* batteries, avoir un dessein , le suivre , pa-
rer celui de son adversaire , hasarder quelque-
fois , et jouer de caprice ; et après toutes ses
rêveries et toutes ses mesures on est échec , ([uel-
(luefois niat. Souvent avec des pions qu'on nié-
' la (OUI. , '
298
LES CAKACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
nage bien on va à dame , et l'on gagne la partie :
le plus habile l'emporte, ou le plus heureux.
Les roues , les ressorts , les mouvements , sont
cachés; rien ne paraît d'une montre que son
aiguille , qui insensiblement s'avance et achève
son tour : image du courtisan d'autant plus par-
faite , qu'après avoir fait assez de chemin , il re-
vient souvent au même point d'où il est parti.
Les deux tiers de ma vie sont écoulés ; pour-
quoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste?
La plus bi'illante fortune ne mérite point ni le
tourment que je me donne, ni les petitesses
où je me surprends , ni les humiliations , ni les
hontes que j'essuie : trente années détruiront
ces colosses de puissance qu'on ne voyait bien
qu'à force de lever la tête ; nous disparaîtrons ,
moi qui suis si peu de chose, et ceux que je
contemplais si avidement , et de qui j'espérais
toute ma grandeur : le meilleur de tous les biens ,
s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et
un endroit qui soit son domaine. N** a pensé
cela dans sa disgrâce, et l'a oublié dans la pros-
périté.
Un noble , s'il vit chez lui dans sa province ,
il vit libre , mais sans appui ; s'il vit à la cour ,
il est protégé , mais il est esclave : cela se com-
pense.
Xantippe , au fond de sa province , sous un
vieux toit et dans un mauvais lit , a rêvé pen-
dant la nuit qu'il voyait le prince , qu'il lui par-
lait, et qu'il en ressentait une extrême joie :
il a été triste à son réveil ; il a conté son songe ,
et il a dit : Quelles chimères ne tombent point
dans l'esprit des hommes pendant qu'ils dor-
ment I Xantippe a continué de vivre : il est venu
à la cour , il a vu le prince , il lui a parlé; et il
a été plus loin que son songe , il est favori.
Qui est plus esclave qu'un courtisan assidu ,
si ce n'est un courtisan plus assidu ?
L'esclave n'a qu'un maître ; l'ambitieux en a
autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune.
' Mille gens à peine connus font la foule au le-
ver pour être vus du prince, qui n'en saurait
voir mille à la fois ; et , s'il ne voit aujourd'hui
que ceux qu'il vit hier et qu'il verra demain,
combien de malheureux !
De tous ceux qui s'empressent auprès des
grands et qui leur font la cour , un petit nom-
bre les honore dans le cœur , un grand nombre
les recherche par des vues d'ambition et d'intérêt ,
un plus grand nombre par une ridicule vanité ,
ou par une sotte impatience de se faire voir.
!l y a de certaines familles qui, par les lois
du monde , ou ce qu on appelle de la bienséance,
doivent être irrœonclliables : les voilà réunies ;
jet où la religion a échoué quand elle a voulu
(l'entreprendre, l'intérêt s'en joue, et le fait
sans peine.
L'on parle d'une région' où les vieillards sont
galants, polis, et civils ; les jeunes gens au con-
traire durs , féroces , sans mœurs ni politesse ;
ils se trouvent affranchis de la passion des fem-
mes dans un âge où l'on commence ailleurs à la
sentir ; ils leur préfèrent des repas , des viandes,
et des amours ridicules. Celui-là chez eux est
sobre et modéré , qui ne s'enivre que de vin ; l'u-
sage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu
insipide. Ils cherchent à réveiller leur goût déjà
éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les li-
queurs les plus violentes : il ne manque à leur dé-
bauche que de boire de l'eau-forte. Les femmes
du pays précipitent le déclin de leur beauté par
des artifices qu'elles croient servir à les rendre
belles : leur coutume est de peindre leurs lè-
vres, leurs joues, leurs sourcils, et leurs épau-
les, qu'elles étalent avec leur gorge, leurs bras,
et leurs oreilles, comme si elles craignaient de
cacher l'endroit par où elles pourraient plaire,
ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habi-
tent cette contrée ont une physionomie qui n'est
pas nette, mais confuse, embarrassée dans une
épaisseur de cheveux étrangers qu'ils préfèrent
aux naturels, et dont ils font un long tissu pour
couvrir leur tête; il descend à la moitié du corps,
change les traits , et empêche qu'on ne connaisse
les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs
ont leur dieu et leur roi : les grands de la nation
s'assemblent tous les jours, à une certaine heure,
dans un temple qu'ils nomment église. Il y a au
fond de ce temple un autel consacré à leur dieu ,
où un prêtre célèbre des mystères qu'ils ap-
pellent saints, sacrés, et redoutables. Les grands
forment un vaste cercle au pied de cet autel , et
paraissent debout, le dos tourné directement
aux prêtres et aux saints mystères, et les faccj
élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux
sur une tdbjjne , et à qui ils semblent avoir tout
l'esprit et tout le cœur appliqué. On ne laisse
pas de voir dans cet usage une espèce de subor-
dination : car ce peuple paraît adorer le prince,
et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le
nomment*** ^\ il est à quelque quarante-huit de-
* La cour.
^ La Bruyère ayant parlé de la cour en style de relation , e*-
comme d'un pays lointain et inconnu, il y a eu quelque sot-
tise de la pari dos éditeurs modernes à écrire eq toutes lettres
DE LA COUR.
299
grés d'élévation du pôle , et à plus d'onze cents
lieues de mer des Iroquois et des Hurons.
Qui considérera que le visage du prince fait
toute la félicité du courtisan , qu'il s'occupe et
se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en
être vu , comprendra un peu comment voir Dieu
peut faire toute la gloire et tout le bonheur des
saints.
/ Les grands seigneurs sont pleins d'égards pour
1 les princes, c'est leur affaire; ils ont des infé-
I rieurs : les petits courtisans se relâchent sur ces
\ devoirs, font les familiers, et vivent comme gens
V qui n'ont d'exemples à donner à personne.
r Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse?
I elle peut , et elle sait ; ou du moins , quand elle
( saurait autant qu'elle peut, elle ne serait pas
Y plus décisive.
Faibles hommes ! un grand dit de Tbnagène,
votre ami, qu'il est un sot, et il se trompe; je
ne demande pas que vous répliquiez qu'il est
homme d'esprit; osez seulement penser qu'il n'est
pas un sot.
De même il prononce à'Iphicrale qu'il man-
que de cœur : vous lui avez vu faire une belle
action, rassurez -vous; je vous dispense de la
raconter, pourvu qu'après ce que vous venez
d'entendre vous vous souveniez encore de la lui
avoir vu faire.
Qui sait parler aux rois, c'est peut-être où se
termine toute la prudence et toute la souplesse
du courtisan. Une parole échappe , et elle tombe
de l'oreille du prince bien avant dans sa mémoire,
et quelquefois jusque dans son cœur : il est im-
possible de la ravoir; tous les soins que l'on
prend et toute l'adresse dont on use pour l'ex-
pliquer ou pour l'affaiblir servent à la graver
plus profondément, et à l'enfoncer davantage :
si ce n'est que contre nous-mêmes que nous
ayons parlé , outre que ce malheur n'est pas or-
dinaire, il y a encore un prompt remède, qui est
de nous instruire par notre faute, et de souffrir
la peine de notre légèreté; mais si c'est contre
quelque autre, quel abattejnent ! quel repentir!
Y a-t-il une règle plus utile contre un si dange-
reux inconvénient que de parier des autres au
souverain, de leurs personnes, de leurs ouvra-
ges, de leurs actions, de leurs mœurs, ou de
leur conduite, du moins avec l'attention, les pré-
cautions et les mesures dont on parle de soi?
Diseurs jJsJjons mots , iiiauvais-.cai5«KJtèrc : je
le dirais , s'il n'avait été dit. Ceux qui nuisent à
le nom de f^ersaitles : (•'('•tait d'un seul mot nni-aulir tout l'es-
prit du passait'.
la réputation ou à la fortune des autres , plutôt
que de perdre un bon mot, méritent une peine
infamante : cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.
Il y a un certain nombre de phrases toutes
faites que l'on prend comme dans un magasin ,
et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les
autres sur les événements. Bien qu'elles se disent
souvent sans affection , et qu'elles soient reçues
sans reconnaissance , il n'est pas permis avec cela
de les omettre , parce que du moins elles sont
l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur ,
qui est l'amitié , et que les hommes , ne pouvant
guère compter les uns sur les autres pour la réa-
lité , semblent être convenus entre eux de se con-
tenter des apparences.
Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de
plus, l'on se donne pour connaisseur en musi-
que, en tableaux, en bâtiments, et en bonne
chèrç : l'on croit avoir plus de plaisir qu'un autr?
à entendre, à voir, et à manger; l'on impose à
ses semblables , et l'on se trompe soi-même.
La cour n'est jamais dénuée d'un certain nom-
bre de gens en qui l'usage du monde , la poli-
tesse ou la fortune, tiennent lieu d'esprit, et
suppléent au mérite. Ils savent entrer et sortir ;
ils se tirent de la conversation en ne s'y mêlant
point ; ils plaisent à force de se taire , et se ren-
dent importants par un silence longtemps sou-
tenu, ou tout au plus par quelques monosylla-
bes; ils payent de mines, d'une inflexion de voix,
d'un geste , et d'un sourire : ils n'ont pas , si je
l'ose dire, deux pouces de profondeur; si vous
les enfoncez , vous rencontrez le t^f. i.ju^'l^l:^
Il y a des gens à qui la faveur arrive comme
un accident; ils en sont les premiers surpris et
consternés : ils se reconnaissent enfin , et se trou-
vent dignes de leur étoile ; et comme si la stupi*
dite et la forlune étaient deux choses incompa-
tibles, ou qu'il fût impossible d'être heureux et
sot tout à la fois, ils_se croient de l'esprit, ils
hasardent, que dis-je? ils ont la confiance de
parler en toute rencontre, et sur quelque matièixi
qui puisse s'offrir , et sans nul discernement des
personnes qui les écoutent : ajouterai-jc qu ils
épouvantent ou qu'ils donnent le dernier dégoût
par leur fîittiité et par leurs fadaises ? il est vrai
du moins qu'ils déshonorent sans ressource ceux
qui ont quelque part au hasard de leur élévation.
Comment nommerai-je cette sorte de gens qui
ne sont fins que pour les sots? je sais du moins
que les habiles les confondent avec ceux qu'ils
savent tromper.
(/est avoir fait un grand pas dans la finesse
a
3()0
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
que de faire penser de soi que l'on n'est que mé-
diocrement fin.
La finesse n'est ni une trop bonne ni une trop
mauvaise qualité; elle flotte entre le vice et la
vertu : il n'y a point de rencontre où elle ne
puisse et peut-être où elle ne doive être suppléée
par la prudence.
La finesse est l'occasion prochaine de la four-
berie ; de l'une à l'autre le pas est glissant : le
mensonge seul en fait la différence; si on l'ajoute
à la finesse, c'est fourberie.
Avec les gens qui par finesse écoutent tout et
parlent peu , parlez encore moins ; ou si vous
parlez beaucoup , dites peu de chose.
Vous dépendez , dans une affaire qui est juste
et importante, du consentement de deux per-
sonnes. L'un vous dit : J'y donne les mains,
pourvu qu'un tel y condescende ; et ce tel y con-
descend , et ne désire plus que d'être assuré des
intentions de l'autre. Cependant rien n'avance :
les mois, les années, s'écoulent inutilement. Je
m'y perds, dites -vous, et je n'y comprends
rien : il ne s'agit que de faire qu'ils s'aboucheiit,
et qu'ils se parlent. Je vous dis , moi , que j'y
vois clair, et que j'y comprends tout : ils se sont
parlé.
Il me semble que qui sollicite pour les autres
a la confiance d'un homme qui demande justice ,
et qu'en parlant ou en agissant pour soi-même
on a l'embarras et la pudeur de celui qui de-
mande grâce.
Si l'on ne se précautionne à la cour contre
les pièges que l'on y tend sans cesse pour faire
tomber dans le ridicule, l'on est étonné, avec
tout son esprit , de se trouver la dupe de plus
sots que soi.
, Il y a quelques rencontres dans la vie où la
vérité et la simplicité sont le meilleur manège
du monde.
Êtes-vous en faveur, tout manège est bon;
vous ne faites point de fautes , tous les chemins
vous mènent au terme : autrement tout est
faute , rien n'est utile , il n'y a pomt de sentier
qui ne vous égare.
Un homme qui a vécu dans l'intrigue un cer-
tain temps ne peut plus s'en passer : toute autre
vie pour lui est languissante.
Il faut avoir de Tesprit pour être homme de
/cabale : l'on peut cependant en avoir à un certain
/ point que l'on est au-dessus de l'intrigue et de la
i cabale, et que l'on ne saurait s'y assujettir; l'on
\va alors à une grande fortune ou à une haute
Véputation par d'autres chemins.
. Avec un esprit sublime , une doctrine univer-
selle, une probité à toutes épreuves, et un mé-
rite très-accompli , n'appréhendez pas , 6 Aris-
tide, de tomber à la cour , ou de perdre la faveur
des grands pendant tout le temps qu'ils auront
besoin de vous.
Qu'un favori s'observe de fort près ; car , s'il
me fait moins attendre dans son antichambre
qu'à l'ordinaire , s'il a le visage plus ouvert , s'il
fronce moins le sourcil , s'il m'écoute plus volon-
tiers , et s'il me reconduit un peu plus loin , je
penserai qu'il commence à tomber , et je penserai
vrai.
L'homme a bien peu de ressources dans soi-
même , puisqu'il lui faut une disgrâcfe ou une
mortification pour le rendre plus humain , plus
traitable , moins féroce , plus honnête homme.
L'on contemple dans les cours de certaines
gens , et l'on voit bien à leurs discours et à toute
leur conduite qu'ils ne songent ni à leui's grands-
pères , ni à leurs petits-fils : le présent est pour
eux; ils n'en jouissent pas, ils en abusent.
Straton' est né sous deux étoiles : malheu-
reux , heureux dans le même degré. Sa vie est
un roman : non, il lui manque le vraisemblable.
Il n'a point eu d'aventures; il a eu de beaux
songes , il en a eu de mauvais ; que dis-je ? on
ne rêve point comme il a vécu. Personne n'a tiré
d'une destinée plus qu'il a fait ; l'extrême et le
médiocre lui sont connus: il a brillé, il a souffert,
il a mené une vie commune; rien ne lui est
échappé. Il s'est fait valoir par des vertus qu'il
assurait fort sérieusement qui étalent en lui ; il
a dit de soi. J'ai de resprit,fai du courage;
et tous ont dit après lui, // a de resprit, il a du
courage. Il a exercé dans Tune et l'autre fortune
le génie du courtisan , qui a dit de lui plus de
bien peut-être et plus de mal qu'il n'y en avait.
Le joli , Taimable , le rare , le merveilleux , l'hé-
roïque , ont été employés à son éloge ; et tout le
contraire a servi depuis pour le ravaler : carac-
tère équivoque , mêlé , enveloppé ; une énigme ,
une question presque indécise.
La faveur met l'homme au-dessus de ses
égaux ; et sa chute au-dessous.
Celui qui , un beau jour , sait renoncer ferme-
ment ou à un grand nom , ou à une grande au-
torité, ou à une grande fortune, se délivre en
' Ce n'est pas ici un caractère , c'est-à-dire la peinture d'une
espèce d'Iiommes ; c'est le portrait d'un individu , d'un homme
à part ; et cet liomme est évidemment le duc de I^uzun , dont
la destinée, le caractère et l'esprit offrirent tous les extrêmes.
j e! réunirent tous les contraires, que la Bruyère a mar(ju<a
: dans celte peinture.
DES GRANDS.
301
un moment de bien des peines, de bien des v^les,
et quelquefois de bien des crimes.
Dans cent ans le monde subsistera encore en
son entier : ce sera le même théâtre et les mê-
mes décorations ; ce ne seront plus les mêmes
acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce
reçue , ou ce qui s'attriste et se désespère sur un
refus , tous auront disparu de dessus la scène. Il
s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui
vont jouer dans une même pièce les mêmes
rôles : ils s'évanouiront à leur tour ; et ceux qui
ne sont pas encore, un jour ne seront plus; de
nouveaux acteurs ont pris leur place : quel fond
à faire sur un personnage de comédie !
Qui a vu la cour a vu du monde ce qui est le
plus beau , le plus spécieux , et le plus orné : qui
méprise la cour , après l'avoir vue , méprise le
monde.
La ville dégoûte de la province ; la cour dé-
trompe de la ville , et guérit de la cour.
Un esprit sain puise à la cour le goût de la
solitude et de la retraite.
CHAPITRE IX.
Des grands.
La prévention du peuple en faveur des grands
est si aveugle , et l'entêtement pour leur geste ,
leur visage, leur ton de voix, et leurs manières,
si général, que, s'ils s'avisaient d'être bons,
cela irait à l'idolâtrie.
Si vous êtes né vicieux , ô Théagène ', je vous
plains ; si vous le devenez par faiblesse pour
ceux qui ont intérêt que vous le soyez , qui ont
juré entre eux de vous corrompre, et qui se
vantent déjà de pouvoir réussir , souffrez que je
vous méprise. Mais si vous êtes sage, tempé-
rant , modeste , civil , généreux , reconnaissant ,
laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance
à donner des exemples plutôt qu'à les prendre
d'autrui , et à faire les règles plutôt qu'à les rece-
voir , convenez avec cette sorte de gens de suivre
par complaisance leurs dérèglements , leurs vices
et leur folie, quand ils auront, par la déférence
qu'ils vous doivent , exercé toutes les vertus que
vous chérissez : ironie forte , mais utile , très-
^ Le nom de Théagène est traduit dans les clefs par celui
du grand-prieur de Fendôme. Il est certain que ces mots,
d'un rang et d'une naissance à donner des exemples plutôt
qu'à les prendre d'autrui, s'appliquent assez bien à ce pelit-
lils légitimé d'Henri IV. Malheureusement les mots de dérè-
glements, de vices et de folie conviennent encore mieux à la
vie plus que voluptueuse que ce prince et ses familiers me-
naient au Temple.
propre à mettre vos mœurs en sûreté , à renver-
ser tous leurs projets , et à les jeter dans le parti
de continuer d'être ce qu'ils sont, et de vous
laisser tel que vous êtes.
L'avantage des grands sur les autres hommes
est immense par un endroit. Je leur cède leur
bonne chère , leurs riches ameublements , leui'S
chiens, leurs chevaux, leurs singes, leurs Rains,
leurs fous , et leurs flatteurs ; mais je leur envie
le bonheur d'avoir à leur service des gens qui
les égalent par le cœur et par l'esprit , et qui les
passent quelquefois.
Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans
une forêt , de soutenir des terres par de longues
murailles , de dorer des plafonds , de faire venir
dix pouces d'eau, de meubler une orangerie;
mais de rendre un cœur content, de combler
une âme de joie , de prévenir d'extrêmes besoins
ou d'y remédier , leur curiosité ne s'étend point
jusque-là.
On demande si , en comparant ensemble les
différentes conditions des hommes , leurs peines ,
leurs avantages, on n'y remarquerait pas un
mélange ou une espèce de compensation de bien
et de mal qui établirait entre elles l'égalité , ou
qui ferait du moins que l'un ne serait guère
plus désirable que l'autre. Celui qui est puissant,
riche , et à qui il ne manque rien , peut former
cette question ; mais il faut que ce soit un homme
pauvre qui la décide.
Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme
attaché à chacune des différentes conditions , et
qui y demeure jusqu'à ce que la misère l'en ait
ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès , et
les petits aiment la modération ; ceux-là ont le
goût de dominer et de commander , et ceux-ci
sentent du plaisir et même de la vanité à les ser-
vir et à leur obéir : les grands sont entourés ,
salués, respectés; les petits entourent, saluent,
se prosternent , et tous sont contents.
Il coûte si peu aux grands à ne donner que
des paroles, et leur condition les dispense si
fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont
faites , que c'est modestie à eux de ne promettre
pas encore plus largement.
Il est vieux et usé , dit un grand ; il s'est crevé
à me suivre : qu'en faire? Un autre, plus jeune,
enlève ses espérances , et obtient le poste qu'on
ne refuse à ce malheureux que parce qu'il l'a
trop mérité.
Je ne sais , dites-vous avec un air froid et dé-
daigneux, Philante a du mérite, de l'esprit,
de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir,
302
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
de la fidélité et de l'attachement pour son maî-
tre, et il en est médiocrement considéré; iï ne
plaît pas, il n'est pas goûté: expliquez -vous;
est-ce Philante , ou le grand qu'il sert , que vous
condamnez ?
Il est souvent plus utile de quitter les grands
que de s'en plaindre.
Qui peut dire pourquoi quelques-uns ont le
gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?
Les grands sont si heureux , qu'ils n'essuient
pas même , dans toute leur vie , l'inconvénient
de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs
ou des personnes illustres ' dans leur genre , et
dont ils ont tiré le plus de plaisir et le plus d'uti-
lité. La première chose que la flatterie sait faire
après la mort de ces hommes uniques , et qui ne
se réparent point , est de leur supposer des en-
droits faibles , dont elle prétend que ceux qui
leur succèdent sont très-exempts : elle assure que
l'un , avec toute la capacité et toutes les lumières
de l'autre dont il prend la place , n'en a point
les défauts ; et ce style sert aux princes à se
consoler du grand et de l'excellent par le mé-
diocre.
Les grands dédaignent les gens d'esprit qui
n'ont que de l'esprit ; les gens d'esprit méprisent
les grands qui n'ont que de la grandeur; les
gens de bien plaignent les uns et les autres qui
ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle
vertu. Quand je vois, d'une part, auprès des
grands , à leur table , et quelquefois dans leur
familiarité, de ces hommes alertes, empressés,
intrigants, aventuriers, esprits dangereux et
nuisibles, et que je considère, d'autre part,
quelle peine ont les personnes de mérite à en
approcher, je ne suis pas toujours disposé à
croire que les méchants soient soufferts par in-
térêt, ou que les gens de bien soient regardés
comme inutiles; je trouve plus mon compte à
me confirmer dans cette pensée, que grandeur
et discernement sont deux choses différentes,
et l'amour pour la vertu et pour les vertueux
une troisième chose.
Lucile aime mieux user sa vie à se faire sup-
porter de quelqjues grands que d'être réduit à
vivre familièrement avec ses égaux.
* Louis XIV apprit la mort de Lonvois sans en témoigner
aucun chagrin , quelque utilité qu'il eut tirée du zèle infati-
gable de ee ministre; et, s'il eût eu des regrets, ses courtisans
se seraient sans doute empressés de les adoucir, en lui per-
suadant qu'il n'avait pas fait une si grande perte, et qu'il
l'avait amplement réparée par le choix de son nouveau mi-
nistre. C'est à cela probablement que la Bruyère fait ici al-
lusion.
La règle de voir de plus grands que «oi doit
avoir ses restrictions ; il faut quelquefois d'étran-
ges talents pour la réduire en pratique.
Quelle est l'incurable maladie de Théophile^?
elle lui dure depuis plus de trente années : il ne
guérit point : il a voulu, il veut, et il voudra
gouverner les grands; la mort seule lui ôtera
avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur
les esprits : est-ce en lui zèle du prochain ? est-
ce habitude? est-ce une excessive opinion de
soi-même? Il n'y a point de palais où il ne s'in
sinue; ce n'est pas au milieu d'une chambr
qu'il s'arrête ; il passe à une embrasure , ou au
cabinet : on attend qu'il ait parlé, et longtemps,
et avec action , pour avoir audience , pour être
vu. Il entre dans le secret des familles; il est de
quelque chose dans tout ce qui leur arrive de
triste ou d'avantageux : il prévient , il s'offre ,
il se fait de fête; il faut l'admettre. Ce n'est pas
assez , pour remplir son temps ou son ambition,
que le soin de dix mille âmes dont il répond à
Dieu comme de la sienne propre ; il en a d'un
plus haut rang et d'une plus grande distinction,
dont il ne doit aucun compte, et dont il se
charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur
tout ce qui peut servir de pâture à son esprit
d'intrigue, de médiation, ou de manège : à
peine un grand est-il débarqué , qu'il l'empoigne
et s'en saisit ; on entend plus tôt dire à Théophile
qu'il le gouverne , qu'on n'a pu soupçonner qu'il
pensait à le gouverner.
Une froideur ou une incivilité qui vient de
ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait
haïr ; mais un salut ou un sourire nous les ré*
concilie.
Il y a des hommes superbes que l'élévation
de leurs rivaux humilie et apprivoise ; ils en vien-
nent, par cette disgrâce, jusqu'à rendre le salut :
mais le temps, qui adoucit toutes choses, les
remet enfin dans leur naturel.
Le mépris que les grands ont pour le peuple
les rend indifférents sur les flatteries ou sur les
louanges qu'ils en reçoivent, et tempère leur
vanité; de même, les princes loués sans fin et
sans relâche des grands ou des courtisans en
^ Les clefs désignent l'abbé de Roquette, évêque d'Autan',
qui avait effectivement la manie de vouloir gouverner les
grands. Ce qui prouve que le personnage peint id par la
Bruyère est un évéque, c'est qu'il est quesUon des dix mille
âmes dont il répond à Dieu ; et le trait : A peine un grand
est-il débarqué, etc., s'applique parfaitement à l'évéque
d'Autun , qui , à l'arrivée de Jacques II en France , avait fait
les plus grands efforts pour s'insinuer dans la faveur de ce
pruice.
DES GRANDS.
303
seraient plus vains, s'ils estimaient davantage
ceux qui les louent.
Les grands croient être seuls parfaits , n'ad-
mettent qu'à peine dans les autres hommes la
droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et
s'emparent de ces riches talents, comme de
choses dues à leur naissance. C'est cependant
en eux une erreur grossière de se nourrir de si
fausses préventions : ce qu'il y a jamais eu de
mieux pensé , de mieux dit , de mieux écrit , et
peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous
est pas toujours venu de leur fond. Ils ont de
grands domaines et une longue suite d'ancêtres :
cela ne leur peut être contesté.
Avez- vous de l'esprit, de la grandeur, de l'ha-
bileté, du goût, du discernement? en croirai-je la
prévention et la flatterie, qui publient hardiment
votre mérite? elles me sont suspectes, et je les ré-
cuse. Me laisserai-je éblouir par un air de capa-
cité ou de hauteur qui vous met au-dessus de
tout ce qui se fait, de ce qui se dit, et de ce qui
s'écrit; qui vous rend sec sur les louanges, et
empêche qu'on ne puisse arracher de vous la
moindre approbation? Je conclus de là, plus na-
turellement, que vous avez de la faveur, du cré-
dit, et de grandes richesses. Quel moyen de vous
définir, Téléjphon? on n'approche de vous que
comme du feu, et dans une certaine distance; et
il faudrait vous développer, vous manier, vous
confronter avec vos pareils, pour porter de vous
un jugement sain et raisonnable. Votre homme
de confiance, qui est dans votre familiarité, dont
vous prenez conseil , pour qui vous quittez So-
crate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit
plus haut que vous, Dave enfin, m'est très connu :
serait-ce assez pour vous bien connaître?
Il y en a de tels que, s'ils pouvaient connaître
leurs subalternes et se connaître eux-mêmes, ils
auraient honte de primer,
S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien
des gens qui puissent les entendre? S'il n'y a pas
assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent
lire? De même on s'est toujours plaint du petit
nombre de personnes capables de conseiller les
rois, et de les aider dans l'administration de
leurs affaires. Mais s'ils naissent enfin ces hommes
habiles et intelligents, s'ils agissent selon leurs
vues et leurs lumières, sont-ils aimés, sont-ils
estimés, autant qu'ils le méritent? sont-ils loués
de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la
patrie? Ils vivent, il suffit : on les censure s'ils
échouent, et on les envie s'ils réussissent. Blâ-
mons le peuple où il serait ridicule de vouloir
l'excuser : son chagrin et sa jalousie , regardés
des grands ou des puissants comme inévitables,
les ont conduits insensiblement à le compter pour
rien, et à négliger ses suffrages dans toutes leurs
entreprises , à s'en faire même une règle de po-
litique.
Les petits se haïssent les uns les autres lors-
qu'ils se nuisent réciproquement. Les grands sont
odieux aux petits par le mal qu'ils leur font, et
par tout le bien qu'ils ne leur font pas : ils leur
sont responsables de leur obscurité , de leur pau-
vreté et de leur infortune; ou du moins ils leur
paraissent tels.
C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une même
religion et un même Dieu : quel moyen encore de
s'appeler Pierre , Jean , Jacques , comme le mar-
chand ou le laboureur? Évitons d'avoir rien de
commun avec la multitude ; affectons au contraire
toutes les distinctions qui nous en séparent : qu'elle
s'approprie les douze apôtres, leurs disciples , les
premiers martyrs (telles gens, tels patrons); qu'elle
voie avec plaisir revenir toutes les années ce jour
particulier que chacun célèbre comme sa fête.
Pour nous autres grands, ayons recours aux noms
profanes : faisons-nous baptiser sous ceux d'An-
nibal, de César, et de Pompée, c'étaient de
grands hommes; sous celui de Lucrèce, c'était
une illustre Romaine; sous ceux de Renaud, de
Roger, d'Olivier et de Tancrède, c'étaient des
paladins, et le roman n'a point de héros plus
merveilleux; sous ceux d'Hector, d'Achille,
d'Hercule, tous demi-dieux; sous ceux même
de Phébus et de Diane : et qui nous empêchera
de nous faire nommer Jupiter, ou Mercure, ou
Vénus, ou Adonis?
Pendant que les grands négligent de rien con-
naître, je ne dis pas seulement aux intérêts des
princes et aux affaires publiques, mais à leurs
propres affaires ; qu'ils ignorent l'économie et la
science d'un père de famille, et qu'ils se louent
eux-mêmes de cette ignorance; qu'ils se laissent
appauvrir et maîtriser par des intendants; qu'ils
se contentent d'être gourmets ou cotcaux\ d'aller
chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la
meute et de la vieille meute, de dire combien il
y a de postes de Paris à Besançon ou à Philis-
bourg; des citoyens s'instruisent du dedans et
du dehors d'un royaume, étudient le gouverne-
ment, deviennent fins et politiques, savent le
^ Boilcau parle ainsi des coteaux dans la satire du Repas ri-
dicule. « Ce nom, dil-il en noie, fut donné à trois grands
«seigneurs tenant taille, qui étaient partagés sur l'estime
« qu'on devait faire des vins des coteaux (jul sont aux en vi-
te rons de Reims. »
304
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
fbrt et le faible de tout un état, songent à se
mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent
puissants, soulagent le prince d'une partie des
soins publics. Les grands qui les dédaignaient
les révèrent : heureux s'ils deviennent leurs
gendres 1
Si je compare ensemble les deux conditions
des hommes les plus opposées, je veux dire les
grands avec le peuple, ce dernier me paraît con-
tent du nécessaire, et les autres sont inquiets et
pauvres avec le superflu. Un homme du peuple
ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut
faire aucun bien, et est capable de grands maux :
l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses
qui sont utiles ; l'autre y joint les pernicieuses :
là se montrent ingénument la grossièreté et la
franchise; ici se cache une sève maligne et cor-
rompue sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a
guère d'esprit, et les grands n'ont point d'âme :
celui-là a un bon fonds, et n'a point de dehors ;
ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple
superficie. Faut-il opter? je ne balance pas, je
veux être peuple.
Quelque profonds que soient les grands de
la cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître
ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paraître
ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur mali-
gnité, leur extrême pente à rire aux dépens
d'autrui , et à jeter un ridicule souvent où il n'y
en peut avoir; ces beaux talents se découvrent
en eux du premier coup d'œil : admirables sans
doute pour envelopper une dupe et rendre sot
celui qui l'est déjà, mais encore plus propres à
leur ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer
d'un homme d'esprit qui saurait se tourner et
se plier en mille manières agréables et réjouis-
santes, si le dangereux caractère du courtisan
ne l'engageait pas aune fort grande retenue. Il lui
oppose un caractère sérieux, dans lequel il se
retranche, et il fait si bien que les railleurs,
avec des intentions si mauvaises, manquent
^'occasions de se jouer de lui.
Les aises de la vie, l'abondance, le calme
l'une grande prospérité, font que les princes
3nt de la joie de reste pour rire d'un nain , d'un
singe, d'un imbécile et d'un mauvais conte :
les gens moins heureux ne rient qu'à propos.
Un grand aime la Champagne, abhorre la
Brie; il s'enivre de meilleur vin que l'homme
du peuple, seule différence que la crapule laisse
entre les conditions les plus disproportionnées,
entre le seigneur et l'estafier.
Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs
des princes un peu de celui d'incommoder les
autres : mais non, les princes ressemblent aux
hommes; ils songent à eux-mêmes, suivent leur
goût, leurs passions, leur commodité : cela est
naturel.
11 semble que la première règle des com-
pagnies, des gens en place, ou des puissîmts,
est de donner, à ceux qui dépendent d'eux pour
le besoin de leurs affaires, toutes les traverses
qu'ils en peuvent craindre.
Si un grand a quelque degré de bonheur sur
les autres hommes, je ne devine pas lequel, si
ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le
pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et,
si elle naît, cette conjoncture, il semble qu'il
doive s'en servir : si c'est en faveur d'un homme
de bien, il dr^it appréhender qu'elle ne lui
échappe. Mais comme c'est en une chose juste,
il doit prévenir la sollicitation , et n'être vu que
pour être remercié; et, si elle est facile, il ne
doit pas même la lui faire valoir : s'il la lui re-
fuse , je les plains tous deux.
Il y a des hommes nés inaccessibles, et ce
sont précisément ceux de qui les autres ont be-
soin , de qui ils dépendent : ils ne sont jamais
que sur un pied ; mobiles comme le mercure , ils
pirouettent, ils gesticulent, ils crient, ils s'agi-
tent; semblables à ces figures de carton qui
servent de montre à une fête publique, ils jet-
tent feu et flamme, tonnent et foudroient : on
n'en approche pas, jusqu'à ce que, venant à
s'éteindre, ils tombent, et par leur chute de-
viennent traitables , mais inutiles.
Le suisse, le valet de chambre, l'homme de
livrée, s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur
condition, ne jugent plus d'eux-mêmes par leur
première bassesse, mais par l'élévation et la
fortune des gens qu'ils servent, et mettent tous
ceux qui entrent par leur porte et montent leur
escalier indifféremment au-dessous d'eux et de
leurs maîtres : tant il est vrai qu'on est destiné
à souffrir des grands et de ce qui leur appartient !
Un homme en place doit aimer son prince,
sa femme, ses enfants, et après eux les gens
d'esprit : il les doit adopter; il doit s'en fournir,
et n'en jamais manquer. Il ne saurait payer, je
ne dis pas de trop de pensions et de bienfaits,
mais de trop de familiarité et de caresses, les
secours et les services qu'il en tire, même sans
le savoir : quels petits bruits ne dissipent-ils
pas! quelles histoires ne réduisent-ils pas à la
fable et à la fiction ! ne savent-ils pas justifier
les mauvais succès par les bonnes intentions,
DES GRANDS.
305
prouver la bonté d'un dessein et la justesse des
mesures par le bonheur des événements, s'éle-
ver contre la malignité et l'envie pour accorder
à de bonnes entreprises de meilleurs motifs,
donner des explications favorables à des appa-
rences qui étaient mauvaises , détourner les pe-
tits défauts, ne montrer cfue les vertus, et les
mettre dans leur jour, semer en mille occasions
des faits et des détails qui soient avantageux , et
tourner le ris et la moquerie contre ceux qui
oseraient en douter, ou avancer des faits con-
traires? Je sais que les grands ont pour maxime
de laisser parler, et de continuer d'agir; mais
je sais aussi qu'il leur arrive , en plusieurs ren-
contres , que laisser dire les empêche de faire.
Sentir le mérite, et, quand il est une fois
connu, le bien traiter : deux grandes démar-
ches à faire tout de suite , et dont la plupart des
grands sont fort incapables.
Tu es grand, tu es puissant; ce n'est pas
assez : fais que je t'estime, afin que je sois triste
d'être déchu de tes bonnes grâces , ou de n'avoii-
pu les acquérir.
Vous dites d'un grand ou d'un homme en
place qu'il est prévenant, officieux; qu'il aime
à faire plaisir : et vous le confirmez par un long
détail de ce qu'il a fait en une affaire où il a su
que vous preniez intérêt. Je vous entends; on
va pour vous au-devant de la sollicitation, vous
avez du crédit, vous êtes connu du ministre,
vous êtes bien avec les puissances : désiriez-vous
que je susse autre chose ?
Quelqu'un vous dit : « Je me plains d'un tel ;
'<■ il est fier depuis son élévation, il me dédai-
« gne, il ne me connaît plus. — Je n'ai pas
«pour moi, lui répondez-vous, sujet de m'en
« plaindre : au contraire, je m'en loue fort; et
■< il me semble même qu'il est assez civil. » Je
crois encore vous entendre; vous voulez qu'on
sache qu'un homme en place a de l'attention pour
vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre
entre mille honnêtes gens de qui il détourne
ses yeux, de peur de tomber dans l'inconvé-
nient de leur rendre leur salut ou de leur sou-
rire.
Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand,
phrase délicate dans son origine, et qui signifie
sans doute se louer soi-même en disant d'un
grand tout le bien qu'il nous a fait, ou qu'il n'a
pas songé à nous faire.
On loue les grands pour marquer qu'on les
voit de près, rarement par estime ou par gra-
titude : on ne connaît pas souvent ceiix <\\q l'on
loue. La vanité ou la légèreté l'emporte quel-
quefois sur le ressentiment : on est mal content
d'eux , et on les loue.
S'il est périlleux de tremper dans une affaire
suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver
complice d'un grand : il s'en tire, et vous laisse
payer doublement, pour lui et pour vous.
Le prince n'a point assez de toute sa fortune
pour payer une basse complaisance, si l'on eni
juge par tout ce que celui qu'il veut récompen-
ser y a mis du sien ; et il n'a pas trop de toute
sa puissance pour le punir, s'il mesure sa ven-
geance au tort qu'il en a reçu.
La noblesse expose sa vie pour le salut de
l'État , et pour la gloire du souverain ; le magis-
trat décharge le prince d'une partie du soin de
juger les peuples : voilà de part et d'autre des
fonctions bien sublimes, et d'une merveilleuse
utilité. Les hommes ne sont guère capables de
plus grandes choses; et je ne sais d'où la robe
et l'épée ont puisé de quoi se mépriser récipro-
quement.
S'il est vrai qu'un grand donne plus à la for-
tune lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler
dans les ris, le plaisir et l'abondance, qu'un
particulier qui ne risque que des jours qui sont
misérables, il faut avouer aussi qu'il a un
tout autre dédommagement , qui est la gloire et
la haute réputation. Le soldat ne sent pas qu'il
soit connu; il meurt obscur et dans la foule : il
vivait de même à la vérité, mais il vivait; et
c'est l'une des sources du défaut de courage
dans les conditions basses et serviles. Ceux au
contraire que la naissance démêle d'avec le
peuple , et expose aux yeux des hommes , à leur
censure et à leurs éloges, sont même capables
de sortir par effort de leur tempérament, s'il
ne les portait pas à la vertu ; et cette disposition
de cœur et d'esprit, qui passe des aïeux par les
pères dans leurs descendants, est cette bravoure
si familière aux personnes nobles, et peut-être la
noblesse même.
Jetez-moi dans les troupes comme un simple
soldat , je suis Thersite ; mettez-moi à la tête
d'une armée dont j'aie à répondre à toute l'Eu-
rope, je suis Achille.
Les princes, sans autre science ni autre règle,
ont un goût de comparaison : ils sont nés et éle-
vés au milieu et comme dans le centre des meilleu-
res choses, à quoi ils rapportent oe qu'ils lisent,
ce qu'ils voient, et ce qu'ils entendent. Tout ce
qui s'éloigne trop de Lulli, de R.vcine et de
LE Brun est condamné.
20
306
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
Ne parler aux jeunes princes que du iioin de
leur rang est un excès de précaution, lorsciue
route une cour met son devoir et une partie de
sa politesse à les respecter, et qu'ils sont bien
moins sujets à ignorer aucun des égards dus à
leur naissance qu'à confondre les personnes, et
les traiter indifféremment et sans distinction
des conditions et des titres. Ils ont une lie«-té
naturelle qu'ils retrouvent dans les occasions;
il ne leur faut des leçons que pour la régler, que
pour leur inspirer la bonté, l'honnêteté, et l'es-
prit de discernement.
C'est une pure hypocrisie à un homme d'une
certaine élévation de ne pas prendre d'abord le
rang qui lui est dû, et que tout le monde lui
cède. 11 ne lui coûte rien d'être modeste, de se
mêler dans la multitude qui va s'ouvrir pour
lui, de prendre dans une assemblée une der-
nière place, afin que tous l'y voient et s'em-
pressent de l'en ôter. La modestie est d'une
pratique plus amère aux hommes d'une condi-
tion ordinaire : s'ils se jettent dans la foule, on
les écrase; s'ils choisissent un poste incom-
mode, il leur demeure.
Aristarque^ se transporte dans la place avec
un héraut et un trompette ; celui-ci commence ,
toute la multitude accourt et se rassemble.
Ecoutez, peuple, dit le héraut; soyez attentif;
silence, silence : Arisiarque, que vous voyez-
présent, doit faire demain une bomie action. Je
dirai plus simplement et sans figure : Quelqu'un
fait bien ; veut-il faire mieux ? que je ne sache
pas qu il fait bien, ou que je ne le soupçonne pas
du moins de me l'avoir appris.
Les meilleures actions s'altèrent et s'affaiblis-
sent par la manière dont on les fait , et laissent
même douter des intentions. Celui qui protège ou
qui loue la vertu pour la vertu, qui corrige ou qui
blâme le vice à cause du vice, agit simplement,
naturellement , sans aucun tour , sans nulle sin-
gularité, sans faste, sans affectation : il n'use
point de réponses graves et sentencieuses, en-
core moins de traits piquants et satiriques; ce
n'est jamais une scène qu'il joue pour le pu-
blic, c'est un bon exemple qu'il donne et un
devoir dont il s'acquitte; il ne fournit rien aux
visites des femmes, ni au cabinet % ni aux nou-
^ Ce trait, dit-on, appartient au premier président de Har-
Jay, qui, ayant reçu un legs de vingt-cinq mille livres, se
transporta tout exprès de sa terre à Fontainebleau, pour y
faire donation de cette somme aux pauvres , en présence de
toute la cour.
'' Rendez-vous à Paris de quelques honnêtes gens pour la
conversation. ( [m Bruyère )
vellistes; il ne donne \mnt à un homme agréa-
ble la matièi-e d'un joli conte. Le bien qu'il vient
de faire est un peu moins su, à la vérité; mais
il a fait ce bien : que voudrait-il davantage?
Les grands ne doivent point aimer les pre-
miers temps; ils ne leur sont point favorables :
il. est triste pour eux d'y voir que nous sortions
tous du frère et de la sœur. Les hommes com-
posent ensemble une même famille : il n'y a
que le plus ou le moins dans le degré de pa-
renté.
Théognis est recherché dans son ajustement ,
et il sort paré comme une femme : il n'est pas
hors de sa maison qu'il a déjà ajusté ses yeux et
son visage, afin que ce soit une chose faite
quand il sera dans le public, qu'il y paraisse
tout concerté , que ceux qui passent le trouvent
déjà gracieux et leur souriant, et que nul ne
lui échappe. Marche-t-il dans les salles, il se
tourne à droite où il y a un grand monde, et à
gauche où il n'y a personne; il salue ceux qui
y sont et ceux qui n'y sont pas. Il embrasse un
homme qu'il trouve sous sa main ; il lui presse
la tête contre sa poitrine : il demande ensuite
qui est celui qu'il a embrassé. Quelqu'un a be-
soin de lui dans une affaire qui est facile, il va
le trouver, lui fait sa prière : Théognis l'écoute
favorablement; il est ravi de lui être bon à quel-
que chose, il le conjure de faire naître des oc-
casions de lui rendre service; et, comme celui-
ci insiste sur son affaire, il lui dit qu'il ne la
fera point; il le prie de se mettre en sa place,
il l'en fait juge : le client sort reconduit, caressé,
confus, presque content d'être refusé.
C'est avoir une très -mauvaise opinion des
hommes, et néanmoins les bien connaître, que
de croire dans un grand poste leur imposer par
des caresses étudiées, par de longs et stériles
embrassements.
Pamphile ne s'entretient pas avec les gens
qu'il rencontre dans les salles ou dans les cours :
si l'on en croit sa gravité et l'élévation de sa
voix, il les reçoit, leur donne audience , les con-
gédie. Il a des termes tout à la fois civils et hau-
tains, une honnêteté impérieuse, et qu'il emploie
sans discernement : il a une fausse grandeur qui
l'abaisse , et qui embarrasse fort ceux qui sont
ses amis , et qui ne veulent pas le mépriser.
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se
perd pas de vue , ne sort point de l'idée de sa
grandeur , de ses alliances , de sa charge , de sa
dignité : il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses
pièces , s'en enveloppe pour se faire valoir ; \i
DES GKàiNDS.
307
dit : Mon ordre y mon cordon bleu; il l'étaie
ou il le cache par ostentation : un Pamphile, en
vin mot, veut être grand; il croit l'être, il ne
l'est pas, il est d'après un grand. Si quelquefois
il sourit à un homme du dernier ordre, à un
homme d'esprit, il choisit son temps si juste
qu'il n'est jamais pris sur le fait : aussi la rou-
geur lui monterait-elle au visage s'il était malheu-
reusement surpris dans la moindre familiarité
avec quelqu'un qui n'est ni opulent , ni puissant,
ni ami d'un ministre , ni son allié , ni son do-
mestique. Il est sévère et inexorable à qui n'a
point encore fait sa fortune : il vous aperçoit un
jour dans une galerie , et il vous fuit ; et le len-
demain s'il vous trouve en un endroit moins pu-
blic, ou, s'il est public, en la compagnie d'un
grand, il prend courage, il vient à vous, et il
vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de
nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement
pour joindre un seigneur ou un premier commis;
et tantôt, s'il les trouve avec vous en conversa-
tion , il vous coupe et vous les enlève. Vous l'a-
bordez une autre fois, et il ne s'arrête pas; il se
filit suivre , vous parle si haut que c'est une scène
pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont-
ils toujours comme sur un théâtre ; gens nourris
dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que
d'être naturels; vrais personnages de comédie,
des Floridors , des Mondoris.
On ne tarit poipt sur les Pamphiles : ils sont
bas et timides devant les princes et les minis-
tres , pleins de hauteur et de confiance avec ceux
qui n'ont que de la vertu , muets et embarrassés
avec les savants; vifs, hardis, et décisife, avec
ceux qui ne savent rien. Ils parlent de guerre à
un homme de robe , et de politique à mi finan-
cier; ils savent l'histoire avec les femmes; ils
sont poètes avec un docteur , et géomètres avec
un poète. De maximes , ils ne s'en chargent pas ;
de principes, encore moins : ils vivent à l'aven-
ture, poussés et entraînés par le vent de la fa-
veur, et par l'attrait des richesses. Ils n'ont point
d'opinion qui soit à eux, qui leur soit propre : ils
en empruntent à mesure qu'ils en ont besoin ; et
celui à qui ils ont recours n'est guère un homme
sage, ou habile, ou vertueux ; c'est un homme à
la mode.
Nous avons pour les grands et pour les gens
en place une jalousie stérile, ou une haine im-
puissante qui ne nous venge point de leur splen-
deur et de leur élévation, et qui ne fait qu'ajou-
ter à notre propre misère le poids insupportable
du bonheur d'autrui : que faire contre une ma-
ladie de l'âme si invétérée et si contagieuse?
Contentons-nous de peu, et de moins encore,
s'il est possible ; sachons ptrdre dans l'occasion ;
la recette est infaillible, et je consens à l'éprou-
ver : j'évite par là d'apprivoiser un suisse , ou de
fléchir un commis; d'être repoussé à une porte
par la foule innombrable de clients ou de cour-
tisans dont la maison d'un ministre se dégorge
plusieurs fois le jour ; de languir dans sa salle
d'audience , de lui demander en tremblant et en
balbutiant une chose juste; d'essuyer sa gra-
vité, son ris amer, et son laconisme. Alors je
ne le hais plus, je ne lui porte plus d'envie; il
ne me fait aucune prière , je ne lui en fais pas ;
nous sommes égaux , si ce n'est peut-être qu'il
n'est pas tranquille , et que je le suis.
Si les grands ont les occasions de nous faire
du bien , ils en ont rarement la volonté; et, s'ils
désirent de nous faire du mal , ils n'en trouvent
pas toujours les occasions. Ainsi l'on peut être
trompé dans l'espèce de culte qu'on leur rend ,
s'il n'est fondé que sur l'espérance ou sur la
crainte ; et une longue vie se termine quelque-
fois sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le
moindre intérêt , ou qu'on leur doive sa bonne
ou mauvaise fortune. Nous devons les honorer
parce qu'ils sont grands , et que nous sommes
petits ; et qu'il y en a d'autres plus petits que
nous , qui nous honorent.
A la cour , à la ville , mêmes passions , mêmes
faiblesses , mêmes petitesses , mêmes travers d'es-
prit , mêmes brouilleries dans les familles et en-
tre les proches , mêmes envies , mêmes antipa-
thies : partout des brus et des belles-mères , des
maris et des femmes, des divorces, des ruptu-
res , et de mauvais raccommodements ; partout
des humeurs , des colères , des partialités , des
rapports, et ce qu'on appelle de mauvais dis-
cours : avec de bons yeux on voit sans peine la
petite ville , la rue Saint-Denis , comme trans-
portées à V** ' ou à F** '. Ici l'on croit se haïr
avec plus de fierté et de hauteur, et peut-être
avec plus de dignité : on se nuit réciproquement
avec plus d'habileté et de finesse; les colères
sont plus éloquentes, et l'on se dit des injures
plus poliment et en meilleurs termes; Ton n'y
bk'sse point la pureté de la langue; l'on n'y of-
fense que les hommes ou que leur réputation ;
tous les dehors du vice y sont spécieux; mais le
fond , encore une fois , y est le même que dans
les conditions les plus ravalées : tout le bris , tout
' VcisailU's.
Foiilainphl<\*m.
l'O.
308
LES CARACTERKS DE \A liKllYÈKE,
le faible et tout riiidigne s'y trouvent. Ces hom-
mes, si grands ou par leur naissance, ou par
leurs faveurs, ou par leurs dignités, ces têtes si
fortes et si habiles, ces femmes si polies et si
spirituelles , tous méprisent le peuple ; et ils sont
peuple.
Qui dit le peuple dit plus d'une chose : c'est
une vaste expression ; et l'on s'étonnerait de voir
ce qu'elle embrasse , et jusqu'où elle s'étend. Il y
a le peuple qui est opposé aux grands : c'est la
populace et la multitude ; il y a le peuple qui est
opposé aux sages , aux habiles et aux vertueux :
ce sont les grands comme les petits.
Les grands se gouvernent par sentiment : âmes
oisives sur lesquelles tout fait d'abord une vive
impression. Une chose arrive, ils en parlent trop,
bientôt ils en parlent peu , ensuite ils n'en par-
lent plus , et ils n'en parleront plus : action , con-
duite , ouvrage , événement , tout est oublié ; ne
leur demandez ni correction, ni prévoyance, ni
réflexion, ni reconnaissance, ni recompense.
L'on se porte aux extrémités opposées à l'é-
gard de certains personnages. La satire, après
leur mort, court parmi le peuple, pendant que
les voûtes des temples retentissent de leurs élo-
ges. Ils ne méritent quelquefois ni libelles, ni
discours funèbres ; quelquefois aussi ils sont di-
gnes de tous les deux.
L'on doit se taire sur les puissants : il y a
presque toujours de la flatterie à en dire du bien ;
il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils
vivent , et de la lâcheté , quand ils sont morts.
CHAPITRE X.
Du souverain ou de la république.
Quand l'on parcourt sans la prévention de son
pays toutes les formes de gouvernement , l'on ne
sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le
moins l)on et le moins mauvais. Ce qu'il y a de
plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer
celle où Ton est né la meilleure de toutes, et de
s'y soumettre.
Il ne faut ni art ni science pour exercer la
tyrannie ; et la politique qui ne consiste qu'à ré-
pandre le sang est fort bornée et de nul raffine-
ment ; elle inspire de tuer ceux dont la vie est
un obstacle à notre ambition : un homme né
cruel fait ceèà sans peine ; c'est la manière la plus
horrible et la plus grossière de se maintenir ou
de s'agrandir.
C'est une politique sûre et ancienne dans les
républiques que d'y laisser le peuple s'endormir
dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe,
dans le faste , dans les plaisirs , dans la vanité et
la mollesse ; le laisser se remplir du vide , et sa-
vourer la bagatelle : quelles grandes démarches
ne fait-on pas au despotique par cette indul-
gence !
H n'y a point de patrie dans le despotique ;
d'autres choses y suppléent, l'intérêt, la gloire,
le service du prince.
Quand on veut changer et innover dans une
république , c'est moins les choses que le temps
que l'on considère. Il y a des conjonctures où
l'on sent bien qu'on ne saurait trop attenter con-
tre le peuple; et il y en a d'autres où il est clair
qu'on ne peut trop le ménager. Vous pouvez au-
jourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses
droits, ses privilèges; mais demain ne songez
pas même à réformer ses enseignes.
Quand le peuple est en mouvement , on ne
comprend pas par où le calme peut y entrer ; et ,
quand il est paisible, on ne voit pas par où le
calme peut en sortir.
Il y a de certains maux dans la république qui
y sont soufferts, parce qu'ils préviennent ou em-
pêchent de plus grands maux ; il y a d'autres
maux qui sont tels seulement par leur établisse-
ment , et qui, étant dans leur origine un abus ou
un mauvais usage , sont moins pernicieux dans
leurs suites et dans la pratique qu'une loi plus
juste, ou une coutume plus raisonnable. L'on
voit une espèce de maux que l'on peut corriger
par le changement ou la nouveauté, qui est un
mal , et fort dangereux ; Il y en a d'autres ca-
chés et enfoncés comme des ordures dans un
cloaque, je veux dire ensevelis sous la honte,
sous le secret, et dans l'obscurité : on ne peut
les fouiller et les remuer qu'ils n'exhalent le poi-
son et l'infamie ; les plus sages doutent quelque-
fois s'il est mieux de connaître ces maux que de
les ignorer. L'on tolère quelquefois dans un état
un assez grand mal , mais qui détourne un mil-
lion de petits maux ou d'inconvénients, qui
tous seraient inévitables et irrémédiables. Il se
trouve des maux dont chaque particulier gémit,
et qui deviennent néanmoins un bien public,
quoique le public ne soit autre chose que tous
les particuliers. Il y a des maux personnels qui
concourent au bien et à l'avantage de chaque
famille.
Il y en a qui affligent, ruinent, ou déshono-
rent les familles, mais qui tendent au bien et à
la conservation de la machine de l'Etat et du
DU SOUVERAIN OU DE LA REPUBLIQUE.
3m
gouvernement. D'autres maux renversent des
États, et sur leurs ruines en élèvent de nou-
veaux. On en a vu enfin qui ont sapé par les
fondements de grands empires , et qui les ont
fait évanouir de dessus la terre , pour varier et
renouveler la face de l'univers.
Qu'importe à l'État qvCErgaste soit riche,
qu'il ait des chiens qui arrêtent bien , qu'il crée
les modes sur les équipages et sur les habits,
qu'il abonde en superlluités ? Où il s'agit de l'in-
térêt et des commodités de tout le public , le
particulier est-il compté? La consolation des
peuples dans les choses qui leur pèsent un peu
est de savoir qu'ils soulagent le prince , ou qu'ils
n'enrichissent que lui : ils ne se croient point
redevables à Ergaste de l'embellissement de sa
fortune.
La guerre a pour elle l'antiquité ; elle a été
dans tous les siècles : on l'a toujours vue rem-
plir le monde de veuves et d'orpheUns , épuiser
les familles d'héritiers , et faire périr les frères
à une même bataille. Jeune Sovecoub ' , je re-
grette ta vertu , ta pudeur , ton esprit déjà mur,
pénétrant , élevé , sociable ; je plains cette mort
prématurée , qui te joint à ton intrépide frère ,
et t'enlève à une cour où tu n'as fait que te mon-
trer : malheur déplorable , mais ordinaire ! De
tout temps les hommes , pour quelque morceau
de terre de plus ou de moins, sont convenus en-
tre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'é-
gorger les uns les autres; et, pour le faire plus
ingénieusement et avec plus de sûreté , ils ont
inventé de belles règles qu'on appelle l'art mili-
taire : ils ont attaché à la pratique de ces règles
la gloire, ou la plus solide réputation ; et ils ont
depuis enchéri de siècle en siècle sur la manière
de se détruire réciproquement. De l'injustice des
premiers liommes , comme de son unique source ,
est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils
se sont trouvés de se donner des naîtres qui
fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si,
content du sien, on eût pu s'abstenir du bien de
ses voisins, on avait pour toujours la paix et la
liberté.
Le peuple paisible dans ses foyers, au milieu
des siens, et dans le sein d'une grande ville où
il n'a rien à craindre ni pour ses biens ni pour
sa vie, respire le feu et le sang, s'occupe de
guerres, de ruines, d'embrasements et de mas-
sacres, souffre impatiemment que des armées
' Le chevalier de Soyccour, dont le frère avait élé UuS a la
Imlaille de Fleurns, en Jiiillel 10!>0, el qui mourut «rois jours
r\prh lui dos blessures qu'il avait renies à eetteinémc bataille.
qui tiennent la campagne ne viennent point à se
rencontrer, ou si elles sont une fois en présence,
qu'elles ne combattent point , ou si elles se mê-
lent , que le combat ne soit pas sanglant, et qu'il
y ait moins de dix mille hommes sur la place.
Il va même souvent jusqu'à oublier ses intérêts
les plus chers, le repos et la sûreté, par l'amour
qu'il a pour le changement, et par le goût de la
nouveauté ou des choses extraordinaires. Quel-
ques-uns consentiraient à voir une autre fois les
ennemis aux portes de Dijon ou de Corbie, à
voir tendre des chaînes , et faire des barricades ,
pour le seul plaisir d'en dire ou d'en apprendre
la nouvelle.
Démophile , à ma droite , se lamente et s'é-
crie : Tout est perdu, c'est fait de l'État; il est
du moins sur le penchant de sa ruine. Cpmment
résister à une si forte et si générale conjuration?
Quel moyen, je ne dis pas d'être supérieur, mais
de suffire seul à tant et de si puissants ennemis?
Cela est sans exemple dans la monarchie. Un
héros, un Achille y succomberait. On a fait,
ajoute-t-il , de lourdes fautes : je sais bien ce
que je dis, je suis du métier, j'ai vu la guenv,
et l'histoire m'en a beaucoup appris. Il parle là-
dessus avec admiration d'Olivier le Daim et de
Jacques Cœur ' : c'étaient là des hommes , dit-il ,
c'étaient des ministres. Il débite ses nouvelles ,
qui sont toutes les plus tristes et les plus désa-
vantageuses que l'on pourrait feindre : tantôt un
parti des nôtres a été attiré dans une embuscade,
et taillé en pièces; tantôt quelques troupes ren-
fermées dans un château se sont rendues aux
ennemis à discrétion , et ont passé par le fil de
l'épée. Et, si vous lui dites que ce bruit est faux,
et qu'il ne se confirme point , il ne vous écoute
pas : il ajoute qu'un tel général a été tué; et
bien qu'il soit vrai qu'il n'a reçu qu'une légère
blessure, et que vous l'en assuriez, il déplore sa
mort , il plaint sa veuve , ses enfants , l'État ; il
se plaint lui-même : il a perdu un bon ami cf.
une grande protection. II dit que la cavalerie
allemande est invincible : il pâlit au seul nom
des cuirassiers de l'empereur. Si l'on attaque
cette place , continue-t-il , on lèvera le siège , ou
l'on demeurera sur la défensive sans livrer de
combat ; ou , si on le livre , on le doit perdre ; et,
' Olivier le Daim, fils d'un paysan de Flandre, d'abord
barbier de Louis XI , et ensuite son principalministre , pendu
en 1484, au conuneneemenl du n'gne de Charles VIIl. - J.k -
ques C(evir , riche et fameux oominereani , devint tn^sorier de
l'éparf^ne de Charles Vil , à qui il rendit les plus j^rands ser
vices, et qui, après l'avoir eoud)U^ d'honneurs, finit par Vi
sacrifu'r à une ealxjlo de rour.
310
Li:S CARACTERES DE LA BRUYÈRE,
si on le perd, voilà l'ennemi sur la frontière.
Et, comme Démophile le fait voler, le voilà dans
le cœur du royaume : il entend déjà sonner le
beffroi des villes , et crier à l'alarme ; il songe à
son bien et à ses terres : où conduira-t-il son
argent, ses meubks, sa famille? où se réfu-
giera-t-il? en Suisse, ou à Venise?
Mais à ma gauche Dasilide met tout d'un coup
sur pied une armée de trois cent mille hommes ;
il n'en rabattrait pas une seule brigade : il a la
liste des escadrons et des bataillons, des géné-
raux et des ofiîciers ; il n'oublie pas l'artillerie
ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces
troupes : 11 en envoie tant en Allemagne et tant
en Flandre ; il réserve un certain nombre pour
les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et
il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît
les marches de ces armées, il sait ce qu'elles
feront et ce qu'elles ne feront pas ; vous diriez
qu'il ait l'oreille du prince ou le secret du mi-
nistre. Si les ennemis viennent de perdre une
bataille où il soit demeuré sur la place quelque
neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte
jusqu'à trente mille , ni plus ni moins ; car ces
nombres sont toujours fixes et certains , comme
de celui qui est bien informé. S'il apprend le
matin que nous avons perdu une bicoque , non-
seulement il envoie s'excuser à ses amis qu'il a
la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là
il ne dîne point ; et , s'il soupe , c'est sans appé-
tit. Si les nôtres assiègent une place très- forte ,
très-régulière , pourvue de vivres et de muni-
tions , qui a une bonne garnison , commandée
par un homme d'un grand courage, il dit que
la ville a des endroits faibles et mal fortifiés,
qu'elle manque de poudre, que son gouverneur
manque d'expérience , et qu'elle capitulera après
huit jours de tranchée ouverte. Une autre fois
il accourt tout hors d'haleine, et après avoir res-
piré un peu : Voilà , s'écrie-t-il , une grande nou-
velle ; ils sont défaits , et à plate couture ; le gé-
néral , les chefs, du moins une bonne partie , tout
est tué , tout a péri. Voilà , continue-t-il , un grand
massacre , et il faut convenir que ni3us jouons
d'un grand bonheur. Il s'assit ' , il souffle après
avoir débité sa nouvelle , à laquelle il ne man-
que qu'une circonstance, qui est qu'il est cer-
tain qu'il n'y a point eu de bataille. Il assure
d'ailleurs qu'un tel prince renonce à la ligue , et
' // s'assit, pour il s'assied. C'est ce que portent toutes les
éditions données par la Bruyère; et ce qui fait croire que ce
n'est point une faute d'impression , mais une manière d'écrire
particulière à l'auteur , c'est qu'on retrouve le même solécisme
dans le caractère d\} Distrait,
quitte ses confédérés ; qu'un autre se dispose à
prendre le même parti : il croit fermement avec
la populace qu'un troisième est mort, il nomme
le lieu où il est enterré; et, quand on est dé-
trompé aux halles et aux faubourgs , il parie en-
core pour l'affirmative. Il sait, par une voie
indubitable , que T. K. L. ' fait de grands pro-
grès contre l'empereur ; que le grand-seigneur
arme puissamment, ne veut point de paix , et
que son vizir va se montrer une autre fois aux
portes de Vienne : Il frappe des mains , et il tres-
saille sur cet événement , dont il ne doute plus.
La triple alliance chez lui est un Cerbère , et les
ennemis autant de monstres à assommer. Il ne
parle que de lauriers, que de palmes, que de
triomphes, et que de trophées. Il dit dans le dis-
cours familier : Notre auguste héros, notre grand
potentat, notre invincible monarque. Rédui-
sez-le , si vous pouvez , à dire simplement : Le
roi a beaucoup d'ennemis j ils sont puissants ,
ils sont unis, ils sont aigris : il les a vaincus;
f espère toujours quHl les pourra vaincre. Ce
style, trop ferme et trop décisif pour Démophile,
n'est pour Basilide ni assez pompeux, ni assez
exagéré : il a bien d'autres expressions en tête ;
il travaille aux inscriptions des arcs et des pyra-
mides qui doivent orner la ville capitale un jour
d'entrée ; et dès qu'il entend dire que les armées
sont en présence , ou qu'une place est investie ,
il fait déplier sa robe et la mettre à l'air , afin
qu'elle soit toute prête pour la cérémonie de la
cathédrale.
Il faut que le capital d'une affaire qui assemble
dans une ville les plénipotentiaires ou les agents
des couronnes et des républiques soit d'une
longue et extraordinaire discussion , si elle leur
coûte plus de temps , je ne dis pas que les seuls
préliminaires , mais que le simple règlement des
rangs , des préséances, et des autres cérémonies.
Le ministre ou le plénipotentiaire est un ca-
méléon, est un protée : semblable quelquefois
à un joueur habile , il ne montre ni humeur, ni
complexion , soit pour ne point donner lieu aux
conjectures , ou se laisser pénétrer, soit pour ne
rien laisser échapper de son secret par passion
ou par faiblesse. Quelquefois aussi il sait feindre
le caractère le plus conforme aux vues qu'il a
et aux besoins où il se trouve, et paraître tel
qu'il a intérêt que les autres croient qu'il est en
effet. Ainsi dans une grande puissance, ou dans
^Tékéli, noble hongrois, qui leva l'étendard de la ré-
volte contre l'empereur, unit ses armes à celles du croissant,
fit trembler son maître daus Vieiine , et mourut , presque ou
blic, en f705. près de Constantinopîe.
DU SOUVERAIN OU DE Là RÉPUBLIQUE.
une grande faiblesse, qu'il veut dissimuler, il est
ieime et inflexible , pour ôter l'envie de beau-
coup obtenir; ou il est facile, pour fournir aux
autres les occasions de lui demander, et se don-
ner la même licence. Une autre fois , ou il est
profond et dissimulé , pour cacher une vérité en
l'annonçant, parce qu'il lui importe qu'il l'ait
dite, et qu'elle ne soit pas crue; ou il est franc
et ouvert, afin que, lorsqu'il dissimule ce qui ne
doit pas être su , l'on croie néanmoins qu'on n'i-
gnore rien de ce que l'on veut savoir, et que
l'on se persuade qu'il a tout dit. De même , ou
il est vif et grand parleur, pour faire parler les
autres, pour empêcher qu'on ne lui parle de ce
qu'il ne veut pas ou de ce qu'il ne doit pas sa-
voir, pour dire plusieurs choses indifférentes qui
se modifient ou qui se détruisent les unes les
autres , qui confondent dans les esprits la crainte
et la confiance, pour se défendre d'une ouver-
tui*e qui lui est échappée par une autre qu'il
aura faite ; ou il est froid et taciturne , pour jeter
les autres dans l'engagement de parler, pour
écouter longtemps, pour être écouté quand il
parle, pour parler avec ascendant et avec poids,
pour faire des promesses ou des menaces qui
portent un grand coup, et qui ébranlent, il
s'ouvre et parle le premier, pour, en découvrant
les oppositions, les contradictions, les brigues
et les cabales des ministres étrangers sur les
propositions qu'il aura avancées, prendre ses
mesures et avoir la réplique : et , dans une autre
rencontre, il parle le dernier, pour ne point par-
ler en vain, pour être précis, pour connaître
parfaitement les choses sur quoi il est permis de
faire fond pour lui ou pour ses alliés, pour sa-
voir ce qu'il doit demander et ce qu'il peut ob-
tenir. Il sait parler en termes clairs et formels ;
il sait encore mieux parler ambigument, d'une
manière enveloppée , user de tours ou de mots
équivoques, qu'il peut faire valoir ou diminuer
dans les occasions et selon ses intérêts. Il de-
mande peu quand il ne veut pas donner beau-
coup. Il demande beaucoup pour avoir peu , et
l'avoir plus sûrement. Il exige d'abord de petites
choses, qu'il prétend ensuite lui devoir être
comptées pour rien, et qui ne l'excluent pas d'en
demander une plus grande; et il évite au con-
traire de commencer par obtenir un point im-
portant, s'il l'empêche d'en gagner plusieurs
autres de moindre conséquence , mais qui tous
ensemble l'emportent sur le premier. 11 demande
trop pour être refusé, mais dans le dessein de
se faire un droit ou une biensénnci» de refuser
lui-même ce qu'il sait bien qui lui sera tlemandé,
et qu'il ne veut pas octroyer : aussi soigneux alors
d'exagérer l'énormité de la demande, et de faire
convenir, s'il se peut, des raisons quil a de n'y
pas entendre, que d'affaiblir celles qu'on pré-
tend avoir de ne lui pas accorder ce qu'il solli-
cite avec instance, également appliqué à faire
sonner haut et à grossir dans l'idée des autres le
peu qu'il offre, et à mépriser ouvertement le
peu que l'on consent de lui donner. Il fait de
fausses offres , mais extraoï-din aires, qui donnejit
de la défiance , et obligent de rejeter ce que l'on
accepterait inutilement ; qui lui sont cependant
une occasion de faire des demandes exorbitan-
tes, et mettent dans leur tort ceux qui les lui
refusent. Il accorde plus qu'on ne lui demande ,
pour avoir encore plus qu'il ne doit donner. Il se
fait longtemps prier, presser, importuner, sur
une chose médiocre, pour éteindre les espérances,
et ôter la pensée d'exiger de lui rien de plus fort ;
ou, s'il se laisse fléchir jusqu'à l'abandonner,
c'est toujours avec des conditions qui lui font
partager le gain et les avantages avec ceux qui
reçoivent. Il prend directement ou indii-ectement
l'intérêt d'un allié , s'il y trouve son utilité et
l'avancement de ses prétentions. Il ne parle que
de paix, que d'aUiances , que de tranquillité pu-
blique, que d'intérêt public; et en effet il ne
songe qu'aux siens , c'est-à-dire à ceux de son
maître ou de sa république. Tantôt il réunit quel-
ques-uns qui étaient contraires les uns aux au-
tres, et tantôt il divise quelques autres qui étaient
unis ; il intimide les forts et les puissants , il en
courage les faibles ; il unit d'abord d'intérêt plu-
sieurs faibles contre un plus puissant, pour rendre
la balance égale ; il se joint ensuite aux premiers
pour la faire pencher, et il leur vend cher sa pro-
tection et son alliance. Il sait intéresser ceux avec
qui il traite; et par un adroit manège, par de
fins et de subtils détours, il leur fait sentir leurs
avantages particuliers, les biens et les honneurs
qu'ils peuvent espérer par une certaine facilité ,
qui ne choque point leur commission, ni les in-
tentions de leurs maîtres : il ne veut pas aussi
être cru imprenable par cet endroit; il laisse voir
en lui quelque peu de sensibilité pour sa fortune :
il s'attire par là des propositions qui lui décou-
vrent les vues des autres les plus secrètes , leur»
desseins les plus profonds , et leur dernière res-
source; et il en profite. Si quelquefois il est lcs(;
dans quelques chefs qui ont enfin été réglés, il
crie haut; si c'est le contraire, il crie plus haut^
et jette ceux (jui perdent sur In justification
312
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE,
et la défensive. Il a son fait digéré par la cour,
toutes ses démarches sont mesurées, les moin-
dres avances qu'il fait lui sont prescrites, et
il agit néanmoins dans les points difficiles , et
dans les articles contestés, comme s'il se relâchait
de lui-même sur-le-champ, et comme par un
esprit d'accommodement : il ose même promettre
à l'assemblée qu'il fera goûter la proposition , et
qu'il n'en sera pas désavoué. Il fait courir un
bruit faux des choses seulement dont il est
chargé, muni d'ailleurs de pouvoirs particuliers,
qu'il ne découvre jamais qu'à l'extrémité, et
dans les moments où il lui serait pernicieux de
ne les pas mettre en usage. Il tend surtout par
ses intrigues au solide et à l'essentiel, toujours
près de leur sacrifier les minuties et les points
d'honneur imaginaires. Il a du flegme, il s'arme
de courage et de patience , il ne se lasse point ,
il fatigue les autres , et les pousse jusqu'au dé-
couragement : il se précautionne et s'endurcit
contre les lenteurs et les remises, contre les re-
proches , les soupçons , les défiances , contre les
difficultés et les obstacles, persuadé que le temps
seul et les conjonctures amènent les choses et
conduisent les esprits au point où on les souhaite.
Il va jusqu'à feindre un intérêt secret à la rup-
ture de la négociation , lorsqu'il désire le plus ar-
demment qu'elle soit continuée; et, si au con-
traire il a des ordres précis de faire les derniers
efforts pour la rompre , il croit devoir, pour y
réussir, en presser la continuation et la fin. S'il
survient un grand événement , il se roidit ou il
se relâche selon qu'il lui est utile ou préjudi-
ciable; et si, par une grande prudence, il sait le
prévoir, il presse et il temporise selon que l'État
pour qui il travaille en doit craindre ou espérer;
et il règle sur ses besoins ses conditions. Il prend
conseil du temps , du lieu , des occasions , de sa
puissance ou de sa faiblesse, du génie des nations
avec qui il traite , du tempérament et du ca-
ractère des personnes avec qui il négocie. Toutes
ses vues, toutes ses maximes, tous les raffine-
ments de sa pohtique, tendent à une seule fin,
qui est de n'être point trompé , et de tromper les
autres.
Le caractère des Français demande du sérieux
dans le souverain.
L'un des malheurs du prince est d'être sou-
vent trop plein de son secret , par le péril qu'il
y a à le répandre : son bonheur est de rencontrer
une personne sûre qui l'en décharge.
Tl ne manque rien à un roi que les douceurs
d'une vie privée ; il ne peut être consolé d'une
si grande perte que pai* le charme de l'amitié ,
et par la fidélité de ses amis.
Le plaisir d'un roi qui mérite de l'être est de
l'être moins quelquefois , de sortir du théâtre ,
de quitter le bas de saie' et les brodequins, et
de jouer avec une personne de confiance un rùlo
plus familier.
Rien ne fait plus d'honneur au prince que la
modestie de son favori.
Le favori n'a point de suite ; il est sans enga-
gement et sans liaisons. Il peut être entouré de
parents et de créatures ; mais il n'y tient pas : il
est détaché de tout, et comme isolé.
Je ne doute point qu'un favori , s'il a quelque
force et quelque élévation , ne se trouve souvent
confus et déconcerté des bassesses, des petitesses
de la flatterie , des soins superflus et des atten-
tions frivoles de ceux qui le courent , qui le sui-
vent , et qui s'attachent à lui comme ses viles
créatures, et qu'il ne se dédommage dans le
particulier d'une si grande servitude , par le ris
et la moquerie.
Hommes en place, ministres, favoris, me
permettrez-vous de le dire? ne vous reposez
point sur vos descendants pour le soin de votre
mémoire et pour la durée de votre nom : les titres
passent, la faveur s'évanouit, les dignités se
perdent , les richesses se dissipent , et le mérite
dégénère. Vous avez des enfants , il est vrai ,
dignes de vous ; j'ajoute même capables de sou-
tenir toute votre fortune : mais qui peut vous en
promettre autant de vos petits -fils? Ne m'en
croyez pas, regardez, cette unique fois, de cer-
tains hommes que vous ne regardez jamais, que
vous dédaignez; ils ont des aïeux, à qui, tout
grands que vous êtes, vous ne faites que succé-
der. Aj^ez de la vertu et de l'humanité; et si vous
me dites , Qu'aurons-nous de plus ? je vous ré-
pondrai , De l'humanité et de la vertu : maîtres
alors de l'avenir , et indépendants d'une posté-
rité, vous êtes sûrs de durer autant que la mo-
narchie; et dans le temps que l'on montrera les
ruines de vos châteaux, et peut-être la seule
place où ils étaient construits, l'idée de vos
louables actions sera encore fraîche dans l'esprit
des peuples ; ils considéreront avidement vos por-^
traits et vos médailles; ils diront : Cet homme',
dont vous regardez la peinture , a parlé à sou
* Le bas de saie est la partie inférieure du saie, haljille-
ment romain appelé en lalin sagum. Ce bas de saie est ce
qu'on nommait, sur nos théâtres, tonnelet , espèce de tablier
plissé , enflé et circulaire , dont s'affublaient les acteurs tra-
giques dans les pièces romaines ou grecques.
^ Ive cardinal Georges d'Amboise.
DU SOUVERAIIN OU DE LA RÉPUBLIQUE.
313
maître avec force et avec liberté, et a plus craint
de lui nuire que de lui déplaire ; il lui a permis
d'être bon et bienfaisant , de dire de ses villes ,
ma bonne ville, et de son peuple, mon peuple.
Cet autre dont vous voyez l'image', et en qui
l'on remarque une physionomie forte, jointe à un
air grave , austère et majestueux , augmente
d'année à autre de réputation ; les plus grands
politiques souffrent de lui être comparés. Son
grand dessein a été d'affermir l'autorité du prince
et la sûreté des peuples par l'abaissement des
grands : ni les partis , ni les conjurations , ni les
trahisons , ni le péril de la mort , ni ses infirmi-
tés , n'ont pu l'en détourner; il a eu du temps de
reste pour entamer un ouvrage , continué en-
suite et achevé par l'un de nos plus grands et de
nos meilleurs princes "*, l'extinction de l'hérésie.
Le panneau le plus délié et le plus spécieux
qui dans tous les temps ait été tendu aux grands
par leurs gens d'affaires , et aux rois par leurs
ministres , est la leçon qu'ils leur font de s'ac-
quitter et de s'enrichir : excellent conseil, maxime
utile, fructueuse, une mine d'or, un Pérou , du
moins pour ceux qui ont su jusqu'à présent
l'inspirer à leurs maîtres !
C'est un extrême bonheur pour les peuples
quand le prince admet dans sa confiance et choi-
sit pour le ministère ceux mêmes qu'ils auraient
voulu donner, s'ils en avaient été les maîtres.
La science des détails, ou une diligente atten-
tion aux moindres besoins de la république , est
«ne partie essentielle au bon gouvernement, trop
négligée à la vérité dans les derniers temps par
les rois ou par les ministres , mais qu'on ne peut
trop souhaiter dans le souverain qui l'ignore , ni
assez estimer dans celui qui la possède. Que sert
en effet au bien des peuples , et à la douceur de
leurs jours, que le prince place les bornes de son
empire au delà des terres de ses ennemis , qu'il
fasse de leurs souverainetés des provinces de son
royaume, qu'il leur soit également supérieur par
les sièges et par les batailles , et qu'ils ne soient
devant lui en sûreté ni dans les plaines ni dans
les plus forts bastions, que les nations s'appellent
les unes les autres , se liguent ensemble pour se
défendre et pour l'arrêter , qu'elles se liguent en
vain, qu'il marche toujours et qu'il triomphe
toujours, que leurs dernières espérances soient
tombées par le raffermissement d'une santé qui
donnera au monarque le plaisir de voir les princes
ses petits fils soutenir ou accroître ses destinées, se
Le cardinal de Richelieu.
Louis XIV.
mettre en campagne , s'emparer de redoutables
forteresses, et conquérir de nouveaux .états, com-
mander de vieux et expérimentés capitaines,
moins par leur rang et leur naissance que par leur
génie et leur sagesse, suivre les traces augustes
de leur victorieux père , imiter sa bonté , sa do-
cilité, son équité, sa vigilance, son intrépidité?
Que me servirait, en un mot, comme à tout le
peuple , que le prince fût heureux et comblé de
gloire par lui-même et par les siens, que ma pa-
trie fût puissante et formidable , si , triste et in-
quiet , j'y vivais dans l'oppression ou dans l'in-
digence ; si, à couvert des courses de l'ennemi ,
je me trouvais exposé dans les places ou dans les
rues d'une ville au fer d'un assassin , et que je
craignisse moins dans l'horreur de la nuit d'être
pillé ou massacré dans d'épaisses forêts que dans
ses carrefours ; si la sûreté l'ordre et la propreté,
ne rendaient pas le séjour des villes si délicieux ,
et n'y avaient pas amené, avec l'abondance, la
douceur de la société ; si, faible et seul de mon
parti , j'avais à souffrir dans ma métairie du voi-
sinage d'un grand, et si l'on avait moins pourvu
à me faire justice de ses entreprises; si je n'avais
pas sous ma main autant de maîtres , et d'excel-
lents maîtres , pour élever mes enfants dans les
sciences ou dans les arts qui feront un jour leur
établissement ; si, par la facilité du commerce, il
m'était moins ordinaire de m'habiller de bonnes
étoffes, et de me nourrir de viandes saines, et de
les acheter peu ; si enfin , par les soins du prince ,
je n'étais pas aussi content de ma fortune qu'il
doit lui-même par ses vertus l'être de la sienne ?
Les huit ou les dix mille hommes sont au sou-
verain comme une monnaie dont il achète une
place ou une victoire : s'il fait qu'il lui en coûte
moins, s'il épargne les hommes, il ressemble à
celui qui marchande, et qui connaît mieux qu'un
autre le prix de l'argent.
Tout prospère dans une monarchie où l'on
confond les intérêts de l'état avec ceux du
prince.
Nommer un roi père du peuple est moins
faire son éloge que l'appeler par son nom ou
faire sa définition.
Il y a un commerce ou un retour de devoirs
du souverain à ses sujets , et de ceux-ci au sou-
verain : quels sont les plus assujettissants et les
plus pénibles? je ne le déciderai pas : il s'agit de
juger, d'un côté, entre les étroits engagements
du respect, des secours, des services, de l'obéis-
sance, de la dépendance; et, d'un autre, les
obligations indispensables de bonté , de justice,
314
LES CARACTÈRES DE LA BRI] Y ÈRE,
de soins, de défense, de protection. Dire qu'un
prince est arbitre de la vie des liommes, c'est
dire seulement que les liommes, par leurs cri-
mes, deviennent naturellement soumis aux lois
et à la justice, dont le prince est le dépositaire :
ajouter qu'il est maître absolu de tous les biens
de ses sujets, sans égard, sans compte ni dis-
cussion, c'est le langage de la flatterie, c'est
l'opinion d'un favori qui se dédira à l'agonie.
Quand vous voyez quelquefois un nombreux
troupeau qui, répandu sur une colline vers le
déclin d'un beau jour, paît tranquillement le
thym et le serpolet, ou qui broute dans une
prairie une herbe menue et tendre qui a échappé
à la faux du moissonneur, le berger soigneux et
attentif est debout auprès de ses brebis; il ne les
perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les
change de pâturages : si elles se dispersent , il les
rassemble ; si un loup avide paraît , il lâche son
chien qui le met en fuite; il les nourrit, il les
défend; l'aurore le trouve déjà en pleine cam-
pagne, d'où il ne se retire qu'avec le soleil : quels
soins ! quelle vigilance 1 quelle servitude ! Quelle
condition vous paraît la plus délicieuse et la plus
libre , ou du berger ou des brebis ? le troupeau
est-il fait pour le berger, ou le berger pour le
troupeau ? Image naïve des peuples et du prince
qui les gouverne , s'il est bon prince.
Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le
berger habillé d'or et de pierreries , la houlette
d'or en ses mains; son chien a un collier d'or,
il est attaché avec une laisse d'or et de soie :
que sert tant d'or à son troupeau ou contre les
loups ?
Quelle heureuse place que celle qui fournit
dans tous les instants l'occasion à un homme de
faire du bien à tant de milliers d'hommes ! quel
dangereux poste que celui qui expose à tous mo-
ments un homme à nuire à un million d'hommes !
Si les hommes ne sont point cap:ibles sur la
terre d'une joie plus naturelle, plus flatteuse et
plus sensible que de connaître qu'ils sont aimés ;
et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais
trop acheter le cœur de leurs peuples ?
Il y a peu de règles générales et de mesures
certaines pour bien gouverner : l'on suit le temps
et les conjonctures, et cela roule sur la prudence
et sur les vues de ceux qui régnent : aussi le
chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouver-
nement ; et ce ne serait peut-être pas une chose
possible, si les peuples, par l'habitude où ila
sont de la dépendance et de la soumission, ne
faisaient la moitié de l'ouvrage.
Sous un très-grand roi , ceux qui tiennent \ek
premières places n'ont que des de voire faciles,
et que l'on remplit sans nulle peine : tout coule
de source ; l'autorité et le génie du prince leur
aplanissent les chemins, leur épargnent les diffi-
cultés, et font tout prospérer au delà de leur
attente : ils ont le mérite de subalternes.
Si c'est trop de se trouver chargé d'une seule
famille, si c'est assez d'avoir à répondre de soi
seul, quel poids, quel accablement que celui de
tout un royaume ! Un souverain est-il paye de
ses peines par le plaisir que semble donner une
puissance absolue, par toutes les prosternations
des courtisans? Je songe aux pénibles, douteux
et dangereux chemins qu'il est quelquefois obligé
de suivre pour arrivera la tranquillité publique;
je repasse les moyens extrêmes, mais nécessaires,
dont il use souvent pour une bonne fln : je sais
qu'il doit répondre à Dieu même de la félicité
de ses peuples, que le bien et le mal est en ses
mains , et que toute ignorance ne l'excuse pas ;
et je me dis à moi-même , Voudrais-je régner ?
Un homme un peu heureux dans une condition
privée devrait-il y renoncer pour une mon chie ?
N'est-ce pas beaucoup pour celui qui se trouve
en place par un droit héréditaire , de supporter
d'être né roi?
Que de dons du ciel ' ne faut-il pas pour bien
régner I une naissance auguste, un air d'empire
et d'autorité, un visage qui remplisse la curio-
sité des peuples empressés de voir le prince, et
qui conserve le respect dans le courtisan ; une
parfaite égalité d'humeur; un grand éloigne-
ment pour la raillerie piquante , ou assez de rai-
son pour ne se la permettre point : ne faire
jamais ni menaces ni reproches , ne point céder
à la colère, et être toujours obéi; l'esprit facile,
insinuant ; le cœur ouvert , sincère , et dont on
croit voir le fond , et ainsi très-propre à se faire
des amis, des créatures et des alliés: être secret
toutefois, profond et impénétrable dans ses
motifs et dans ses projets : du sérieux et de la
gravité dans le public; de la brièveté, jointe à
beaucoup de justesse et de dignité , soit dans les
réponses aux ambassadeurs des princes, soit
dans les conseils; une manière de faire des
grâces qui est comme un second bienfait; le
choix des personnes que l'on gratifie ; le discer-
nement des esprits, des talents, et des com-
plexions, pour la distribution des postes et des
emplois; le choix des généraux et des ministres :
• Portriiit (lo Ix)uis XIV.
DE L'HOMME.
315
un jugement ferme, solide, décisif dans les af-
faires , qui fait que l'on connaît le meilleur parti
et le plus juste ; un esprit de droiture et d'équité
qui fait qu'on le suit jusqu'à prononcer quel-
quefois contre soi - même en faveur du peuple ,
des alliés, des ennemis ; une mémoire heureuse
et très-présente qui rappelle les besoins des su-
jets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes:
une vaste capacité qui s'étende non-seulement
aux affaires de dehors, au commerce, aux
maximes d'état, aux vues de la politique, au
reculement des frontières par la conquête de nou-
velles provinces, et à leur sûreté par un grand
nombre de forteresses inaccessibles; mais qui
sache aussi se renfermer au dedans, et comme
dans les détails de tout un royaume ; qui en
bannisse un culte faux, suspect, et ennemi de
la souveraineté , s'il s'y rencontre ; qui abolisse
des usages cruels et impies , s'ils y régnent ; qui
réforme les lois et les coutumes, si elles étaient
remplies d'abus ; qui donne aux villes phis de
sûreté et plus de commodités par le renouvelle-
ment d'une exacte police, plus d'éclat et plus
de majesté par des édifices somptueux : punir
sévèrement les vices scandaleux; donner, par
son autorité et par son exemple, du crédit à la
piété et à la vertu ; protéger l'Eglise, ses mi-
nistres, ses droits, ses libertés; ménager ses
peuples comme ses enfants ; être toujours occupé
de la pensée de les soulager, de rendre les subsides
légers, et tels qu'ils se lèvent sur les provinces
sans les appauvrir : de grands talents pour la
guerre ; être vigilant , appliqué, laborieux ; avoir
des armées nombreuses , les commander en per-
sonne ; être froid dans le péril , ne ménager sa
vie que pour le bien de son état , aimer le bien
de son état et sa gloire plus que sa vie : une
puissance très-absolue , qui ne laisse point d'oc-
casion aux brigues, à l'intrigue, et à la cabale ; qui
ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre
les grands et les petits, qui les rapproche, et sous
laquelle tous plient également : une étendue de con-
naissances qui fait que le prince voit tout par ses
yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même,
que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui,
que ses lieutenants, et les ministres que ses minis-
tres : une profonde sagesse qui sait déclarer la
guerre, qui sait vaincre et user de la victoire, qui
sait faire la paix, qui sait la rompre, qui sait quel-
quefois , et selon les divers intérêts , contraindre
les ennemis à la recevoir ; qui donne des règles
à ime vaste ambition, et sait jusqu'où l'on doit
conquérir : au milieu d'emicmis couverts ou dé-
clarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes,
des spectacles; cultiver les arts et les sciences,
former et exécuter des projets d'édifices surpre-
nants : un génie enfin supérieur et puissant qui
se fait aimer et révérer des siens , craindre des
étrangers ; qui fait d'une cour, et même de tout
un royaume, comme une seule famille unie par-
faitement sous un même chef, dont l'union et la
bonne intelligence est redoutable au reste du
monde. Ces admirables vertus me semblent ren-
fermées dans l'idée du souverain. Il est vrai qu'il
est rare de les voir réunies dans un même sujet ;
il faut que trop de choses concourent à la fois ,
l'esprit , le cœur , les dehors , le tempérament ;
et il me paraît qu'un monarque qui les rassemble
toutes en sa personne est bien digne du nom de
Grand.
CHAPITRE XI.
De Vhomme,
Ne nous emportons point contre les hommes,
en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur
injustice , leur fierté , l'amour d'eux-mêmes , et
l'oubli des autres ; ils sont ainsi faits , c'est leur
nature : c'est ne pouvoir supporter que la pierre
tombe , ou que le feu s'élève.
Les hommes, en un sens, ne sont point lé-
gers, ou ne le sont que dans les petites choses :
ils changent leurs habits, leur langage, les de-
hors, les bienséances ; ils changent de goûts quel-
quefois ; ils gardent leurs mœurs toujours mau-
vaises; fermes et constants dans le mal, ou
dans l'indifférence pour la vertu.
Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée
semblable à la république de Platon. Les stoï-
ques ont feint qu'on pouvait rire dans la pau-
vreté, être insensible aux injures, à l'ingratitude,
aux pertes de biens , comme à celles des parents,
et des amis; regarder froidement la mort, et
comme une chose indifférente, qui ne devait ni
réjouir, ni rendre triste ; n'être vaincu ni par le
plaisir, ni par la douleur; sentir le fer ou le feq
dans quelque partie de son corps sans pousser
le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et
ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé,
il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé
à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés,
et n'ont presque relevé aucun de ses faibles : au
lieu de faire de ses vices des peintures affreuses
ou ridicules qui st^rvissentà l'en corriger, ils lui
ont tracé l'idé^î d une {wrfectiou et d'un héi-oïsme
316
LES caka(:tèi\ks nE la bruyère,
dont il n'est point capable, et Pont exhorté à
l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui
n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et
par lui-même au-dessus de tous les événements
et de tous les maux : ni la goutte la plus dou-
loureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sau-
raient lui arracher une plainte; le ciel et la terre
peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur
chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de
l'univers ; pendant que l'homme qui est en effet
sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des
} eux , et perd la respiration pour un chien perdu,
ou pour une porcelaine qui est en pièces.
Incpiiétude d'esprit, inégalité d'humeur, in-
constance de cœur, incertitude de conduite; tous
vices de l'âme, mais différents , et qui, avec tout
le rapport qui paraît entre eux , ne se supposent
pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.
11 est difficile de décider si l'irrésolution rend
l'homme plus malheureuj^ que Ynéprisable, de
même s'il y a toujours plus d'inconvénient à
prendre un mauvais parti qu'à n'en prendre
aucun.
Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce
sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il
a de nouveaux goûts et de manières différentes ;
il esta chaque moment ce qu'il n'était point, et
il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été ; il se suc-
cède à lui-même. Ne demandez pas de quelle com-
plexion il est, mais quelles sont ses complexions;
ni de quelle humeur, mais combien il a de
sortes d'humeurs. Ne vous trompez- vous point ?
est-ce Eutichrateque vous abordez? Aujourd'hui,
quelle glace pour vous ! Hier il vous cherchait,
il vous caressait , vous donniez de la jalousie à
ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre
nom.
^ Ménalque'' descend son escalier, ouvre sa
porte pour sortir, il la referme : il s'aperçoit qu'il
est en bonnet de nuit , et , venant à mieux s^xa-
miner, il se trouve rasé à moitié , il voit que son
épée est mise du côté droit , que ses bas sont ra-
battus sur ses talons , et que sa chemise est par-
dessus ses chausses. S'il marche dans les places,
il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'es-
^ Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de
faits de distraction : ils ne sauraient être en trop grand nom-
bre, s'ils sont agréables; car les goûts étant différents, on a
à choisir. ( La Bruyère ).
' Bien que la Bruyère se défende ici en particulier d'avoir
pris pour modèle un homme de la société, et qu'il soit en
effet difficile de croire qu'un même personnage lui ail fourni
tous les traits qu'il rassemble, il parait constant que la plu-
part de c«îs traits doivent être attribués au duc de Brancas ,
l'homme le plus distrait de son temps.
tomac ou au visage; Il ne soupçonne point coque
ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et
se réveillant il se trouve ou devant un limon de
charrette, ou derrière un long ais de menuiserie
que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a ,y^
une fois heurter du front contre celui d'un avei^-
gle , s'embarrasser dans ses jambes , et tomber
avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il
lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête
pour tête à la rencontre d'un prince et sur son
passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que
le loisir de S8 coller à un mur pour lui faire place.
Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il
appelle ses valets l'un après l'autre ; on lui perd
tout, on lui égare tout : il demande ses gants
qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme
qui prenait le temps de demander son masque
lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'ap-
partement, et passe sous un lustre où sa perru-
que s'accroche et demeure suspendue : tous les
courtisans regardent, et rient; Ménalque regarde
aussi, et rit plus haut que les autres : il cherche
des yeux, dans toute l^assemblée, où est celui
qui montre ses oreilles, et à qui il manque
une perruque. S'il va par la ville, après avoir
fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut,
et il demande où il est à des passants, qui lui
disent précisément le nom de sa rue : il entre
ensuite dans sa maison , d'où il sort précipitam-
ment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du
palais; et, trouvant au bas du grand degré un
carrosse qu'il prend pour le sien , il se met de-
dans ; le cocher touche, et croit ramener son maî-
tre dans sa maison. Ménalque se jette hors de
la portière, traverse la cour, monte l'escalier,
parcourt l'antichambre , la chambre , le cabinet :
tout lui est famiher, rien ne lui est nouveau; il
s'assit % il se repose, il est chez soi. Le maître
arrive ; celui-ci se lève pour le recevoir , il le
traite fort civilement , le prie de s'asseoir, et croit
faire les honneurs de sa chambre; il parle, il
rêve, il reprend la parole : le maître de la mai-
son s'ennuie , et demeure étonné; Ménalque ne
l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense : il a
affaire à un fâcheux , à un homme oisif, qui se
retirera à la fin , il l'espère ; et il prend patience :
la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une au-
tre fois , il rend visite à une femme ; et se per-
suadant bientôt que c'est lui qui la reçoit,
il s'établit dans son fauteuil , et ne songe nulle-
ment à l'abandonner : il trouve ensuite que cette
' Voir la noie i , page 320.
DE L'HOMME.
317
dame fuit ses visites longues; il attend à tous mo-
ments qu elle se lève et le laisse en liberté; mais
comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que
la nuit est déjà avancée, il la prie à souper ; elle
rit, et si haut, qu'elle le réveille. Lui-même se
marie le matin, l'oublie le soir, et découche la
nuit de ses noces; et, quelques années après, il
perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il
assiste à ses obsèques ; et le lendemain , quand
on lui vient dire qu'on a servi, il demande si sa
femme est prête , et si elle est avertie. C'est lui
encore qui entre dans une église, et prenant l'a-
veugle qui est collé à la porte pour un pilier , et
sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la
porte à son front, lorsqu'il entend tout d'un coup
le pilier qui parle et qui lui offre des oraisons. Il
s'avance dans la nef, il croit voir un prie-Dieu ,
il se jette lourdement dessus ; la machine plie ,
s'enfonce, et fait des efforts pour crier; Menai -
que est surpris de se voir à genoux sur les jambes
d'un fort petit homme, appuyé sur son dos , les
deux bras passés sur ses épaules, et ses deux
mains jointes et étendues qui lui prennent le nez
et lui ferment la bouche; il se retire confus, et
va s'agenouiller ailleurs : il tire un livre pour
faire sa prière , et c'est sa pantoufle qu'il a prise
pour ses Heuies , et qu'il a mise dans sa poche
avant que de sortir. Il n'est pas hors de l'église
qu'un homme de livrée court après lui , le joint ,
lui demande en riant s'il n'a point la pantoufle
de monseigneur ; Ménalque lui montre la sienne,
et lui dit : Voilà toutes les pantoufles que fai
sur moi. Il se fouille néanmoins, et tire celle de
révêque de*** qu'il vient de quitter, qu'il a trou-
vé malade auprès de son feu, et dont, avant de
prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle,
comme l'un de ses gants qui était à terre : ainsi
Ménalque s'en retourne chez soi avec une pan-
toufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout
l'argent qui est dans sa bourse; et voulant con-
tinuer déjouer, il entre dans son cabinet, ouvre
une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu'il
lui plaît, croit la remettre où il l'a prise : il en-
tend aboyer dans son armoire qu'il vient de fer-
mer ; étonné de ce prodige , il l'ouvre une secon-
de fois, et il éclate de rire d'y voir son chien
qu'il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac,
il demande à boire, on lui en apporte : c'est à
lui à jouer , il tient le cornet d'une main et un
verre de l'autre; et , comme il a une grande soif,
il avale les dés et presque le cornet, jette le verre
d'eau dans le trictrac, et inonde celui contre qui
il joue; et, dans une chambre où il est familier,
il crache sur le lit, et jette son chapeau à terre,
en croyant faire tout le contraire. Il se promène
sur l'eau, et il demande quelle heure il est; on
lui présente une montre : à peine l'a-t-il reçue ,
que, ne songeant plus ni à l'heure ni à la montre,
il la jette dans la rivière, comme une chose qui
l'embarrasse. Lui-même écrit une longue lettre ,
met de la poudre dessus à plusieurs reprises, et
jette toujours la poudre dans l'encrier. Ce n'est
pas tout : il écrit une seconde lettre, et après les
avoir cachetées toutes deux , il se trompe à l'a-
dresse; un duc et pair reçoit l'une de ces deux
lettres, et en l'ouvrant y lit ces mots : Maître
Olivier, ne manquez, sitôt la présente reçue,
de m^ envoyer ma provision de foin.... Son fer-
mier reçoit l'autre ; il l'ouvre , et se la fait lire ;
on y trouve : Monseigneur, fai reçu avec une
soumission aveugle les ordres quHl a plu à vo-
tre grandeur.... Lui-même encore écrit une lettre
pendant la nuit, et, après l'avoir cachetée, il
éteint sa bougie; il ne laisse pas d'être surpris
de ne voir goutte, et il sait à peine comment
cela est arrivé. Ménalque descend l'escalier du
Louvre ; un autre le monte, à qui il dit : Cest
vous que je cherche. Il le prend par la main, le
fait descendre avec lui, traverse plusieurs cours,
entre dans les salles , en sort ; il va , il revient
sur ses pas
il regarde enfin celui qu'
il traîne
après soi depuis un quart d'heure ; il est étonné
que ce soit lui; il n'a rien à lui dire; il lui quitte
la main , et tourne d'un autre côté. Souvent il
vous interroge, et il est déjà bien loin de vous
quand vous songez à lui répondre; ou bien il
vous demande en courant comment se porte vo-
tre père ; et , comme vous lui dites qu'il est fort
mal, il vous crie qu'il en est bien aise. Il vous
trouve quelquefois sur son chemin ; il est ravi de
vous rencontrer , il sort de chez vous pour vous
entretenir d^une certaine chose. II contemple
votre main : Vous avez là , dit-il , un beau rubis;
est-il balais ? Il vous quitte et continue sa route ;
voilà l'affaire importante dont il avait à vous par-
ler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quel-
qu'un qu'il le trouve heureux d'avoir pu se dé-
rober à la cour pendant l'automne, et d'avoir
passé dans ses terres tout le temps de Fontaine-
bleau ; il tient à d'autres d'autres discours ; puis
revenant à celui-ci : Vous avez eu , lui dit-il , de
beaux jours à Fontainebleau ; vous y avez sans
doute beaucoup chassé. Il commence ensuite un
conte qu'il oublie d'achever ; il rit en lui-même,
il éclate d'une chose qui lui passe par l'esprit ,
il répond à sa pensée, il chante entre ses dents,
:m
LES CAIUCTÈRES DE LA BRUYÈRE.
il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse
un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S'il se
trouve à un repas, on voit le pain se multiplier
insensiblement sur son assiette ; il est vrai que
ses voisins en manquent , aussi bien que de cou-
teaux et de fourchettes , dont il ne les laisse pas
jouir longtemps. On a inventé aux tables une
grande cuiller pour la commodité du service; il
la prend, la plonge dans le plat, l'emplit, la porte
à sa bouche, et il ne sort pas d'étonnement de
voir répandu sur son linge et sur ses habits le po-
tage qu'il vient d'avaler. Il oublie de boire pen-
dant tout le dîner; ou, s'il s'en souvient, et
qu*il trouve qu'on lui donne trop de vin, il en
flaque plus de la moitié au visage de celui qui
est à sa droite; il boit le reste tranquillement,
et ne comprend pas pourquoi tout le monde
éclate de rire de ce qu'il a jeté à terre ce qu'on
lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit
pour quelque incommodité ; on lui rend visite ,
il y a un cercle d'hommes et de femmes dans
sa ruelle qui l'entretiennent , et en leur présence
il soulève sa couverture et crache dans ses draps.
On le mène aux Chartreux ; on lui fait voir un
cloître orné d'ouvrages, tous de la main d'un
excellent peintre; le religieux qui les lui expli-
que parle de saint Bruno, du chanoine et de
son aventure , en fait une longue histoire , et la
montre dans l'un de ces tableaux : Ménalque ,
qui pendant la narration est hors du cloître , et
bien loin au delà , y revient enfin , et demande
au père si c'est le chanoine ou saint Bruno
qui est damné. Il se trouve par hasard avec
une jeune veuve; il lui parle de son défunt
mari , lui demande comment il est mort : cette
femme, à qui ce discours renouvelle ses dou-
leurs , pleure , sanglote , et ne laisse pas de re-
prendre tous les détails de la maladie de son
époux, qu'elle conduit depuis la veille de sa
fièvre, qu'il se portait bien, jusqu'à l'agonie.
Madame, lui demande Ménalque, qui l'avait
apparemment écoutée avec attention, n'aviez-
vous que celui-là ? II s'avise un matin de faire
tout hâter dans sa cuisine ; il se lève avant le
fruit , et prend congé de la compagnie : on le
voit ce jour-là en tous les endroits de la ville,
hormis en celui où il a donné un rendez-vous
précis pour cette affaire qui l'a empêché de dî-
ner, et l'a fait sortir à pied, de peur que son
carrosse ne le fît attendre. L'entendez- vous crier,
gronder , s'emporter contre l'un de ses domesti-
ques ? Il est étonné de ne le point voir ; où peut-
il être? dit-il; que fait-il? qu'est-il devenu?
qu'il ne se présente plus devant moi, je le chasse
dès à cette heure : le valet arrive , à qui il de-
mande fièrement d'où il vient ; il lui répond
qu'il vient de l'endroit où il l'a envoyé , et il lui
rend un fidèle compte de sa commission. Vous
le prendriez souvent pour tout ce quMl n'est
pas : pour un stupide, car il n'écoute point, et
il parle encore moins; i)our un fou, car, outre
qu'il parle tout seul, il est sujet à de certaines
grimaces et à des mouvements de tête involon-
taires; pour un homme fier et incivil, car vous
le saluez, et il passe sans vous regarder, ou il
vous regarde sans vous rendre le salut; pour
un inconsidéré , car il parle de banqueroute au
milieu d'une famille où il y a cette tache ; d'exé-
cution et d'échafaud devant un homme dont le
père y a monté; de roture devant des roturiers
qui sont riches et qui se donnent pour nobles.
De même ri a dessein d'élever auprès de soi un
fils naturel , sous le nom et le personnage d'un
valet; et quoiqu'il veuille le dérober à la con-
naissance de sa femme et de ses enfants, il lui
échappe de l'appeler son fils dix fois le jour. Il
a pris aussi la résolution de marier son fils à la
fille d'un homme d'affaires, et il ne laisse pas
de dire de temps en temps, en parlant de sa
maison et de ses ancêtres, que les Ménalques
ne se sont jamais mésaUiés. Enfin il n'est ni pré-
sent ni attentif, dans une compagnie, à ce qui
fait le sujet de la conversation : il pense et il
parle tout à la fois ; mais la chose dont il parle
est rarement celle à laquelle il pense ; aussi ne
parle-t-il guère conséquemment et avec suite :
où U dit non , souvent il faut dire oui ; et où il
dit oui , croyez qu'il veut dire non ; il a, en
vous répondant si juste, les yeux fort ouverts,
mais il ne s'en sert point , il ne regarde ni vous,
ni personne , ni rien qui soit au monde : tout ce
que vous pouvez tirer de lui , et encore dans le
temps qu'il est le plus appliqué et d'un meilleur
commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment:
C'est vrai : Bon ! Tout de bon ? Oui-da : Je
pense qu'oui : Assurément : Ah ciel! et quel-
ques autres monosyllabes qui ne sont pas même
placés à propos. Jamais aussi il n'est avec ceux
avec qui il paraît être : il appelle sérieusement
son laquais monsieur ; et son ami , il l'appelle
la Verdure : il dit votre révérence à un prince
du sang , et votre altesse à un jésuite. II entend
la messe, le prêtre vient à éteruuer, il lui dit :
Dieu voies assiste ! Il se trouve avec un magis-
trat ; cet homme, grave par son caractère, véné-
rable par son âge et par sa dignité, l'interroge
DE L'HOMME.
319
sur un événement, et lui demande si cela est
ainsi ; Ménaique lui répond : Oui, mademoiselle.
Il revient une fois de la campagne ; ses laquais
en livrée entreprennent de le voler, et y réussis-
sent ; ils descendent de son carrosse, lui portent
un bout de flambeau sous la gorge, lui deman-
dent la bourse, et il la rend : arrivé chez soi,
il raconte son aventure à ses amis, qui ne man-
quent pas de l'interroger sur les circonstances ;
et il leur dit : Demandez à mes gens, ils y
étaient.
L'incivilité n'est pas un vice de l'âme ; elle
est l'effet de plusieurs vices, de la sotte vanité,
de l'ignorance de ses devoirs , de la paresse , de
la stupidité, de la distraction, du mépris des
autres , de la jalousie : pour ne se répandre que
sur les dehors, elle n'en est que plus haïssable,
parce que c'est toujours un défaut visible et ma-
nifeste ; il est vrai cependant qu'il offense plus
ou moins , selon la cause qui le produit.
Dire d'un homme colère, inégal, querelleur,
chagrin, pointilleux, capricieux, c'est son hu-
meur, n'est pas l'excuser, comme on le croit,
mais avouer , sans y penser , que de si grands
défauts sont irrémédiables.
Ce qu'on appelle humeur est une chose trop
négligée parmi les hommes ; ils devraient com-
prendre qu'il ne leur suffit pas d'être bons , mais
ipi'ils doivent encore paraître tels, du moins
s'ils tendent à être sociables, capables d'union
et de commerce , c'est-ù-dire à être des hommes.
L'on n'exige pas des âmes malignes qu'elles
aient de la douceur et de la souplesse : elle ne
leur manque jamais , et elle leur sert de piège
pour surprendre les simples , et pour faire valoir
leurs artifices ; l'on désirerait de ceux qui ont
un bon cœur qu'ils fussent toujours pliants , fa-
ciles , complaisants , et qu'il fût moins vrai quel-
quefois que ce sont les méchants qui nuisent,
et les bons qui font souffrir.
;; Le commun des hommes va de la colère à l'in-
jure : quelques-uns en usent autrement , ils of-
fensent , et puis ils se fâchent ; la surprise où
l'on est toujours de ce procédé ne laisse pas de
place au ressentiment.
Les hommes ne s'attachent pas assez à ne point
manquer les occasions de faire plaisir : il semble
que l'on n'entre dans un emploi que pour pou-
■ voir obliger et n'en rien faire ; la chose la plus
prompte et qui se présente d'abord , c'est le re-
fus , et l'on n'accorde que par réflexion.
Sachez précisément ce que vous pouvez at-
t'Midre des hommes en général , et de chacun
d'eux en particulier, et jetez-vous ensuite dans
le commerce du monde.
Si la pauvreté est la mère des crimes , le dé-
faut d'esprit en est le père.
Il est difficile qu'un fort malhonnête homme ait
assez d'esprit : un génie qui est droit et perçant
conduit enfin à la règle, à la probité, à la vertu.
Il manque du sens et de la pénétration à celui qui
s'opiniâtre dans le mauvais comme dans le faux :
l'on cherche en vain à le corriger par des traits
de satire qui le désignent aux autres , et où il ne
se reconnaît pas lui-même; ce sont des injures
dites à un sourd. Il serait désirable, pour le plai-
sir des honnêtes gens et pour la vengeance publi-
que, qu'un coquin ne le fût pas au point d'être
privé de tout sentiment.
Il y a des vices que nous ne devons à personne,
que nous apportons en naissant, et que nous for-
tifions par l'habitude ; il y en a d'autres que l'on
contracte, et qui nous sont étrangers. L'on est né
quelquefois avec des mœurs faciles , de la com-
plaisance, et tout le désir de plaire; mais, par
les traitements que l'on reçoit de ceux avec qui
l'on vit , ou de qui l'on dépend, l'on est bientôt
jeté hors de ses mesures , et même de son naturel ;
l'on a des chagrins, et une bile que Tonne se con-
naissait point ; l'on se voit une autre complexion,
l'on est enfin étonné de se trouver dur et épi-
neux.
L'on demande pourquoi tous les hommes en^
semble ne composent pas comme une seule na-
tion , et n'ont point voulu parler une même lan^
gue , vivre sous les mêmes lois , convenir entre
eux des mêmes usages et d'un même culte ; et moi,
pensant à la contrariété des esprits, des goûts et
des sentiments , je suis étonné de voir jusqu'à sept
ou huit personnes se rassembler sous un même
toit, dans une même enceinte, et composer une
seule famille.
Il y a d'étranges pères, et dont toute la vie ne
semble occupée qu'à préparer à leurs enfants des
raisons de se consoler de leur mort.
Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs et
les manières de la plupart des hommes. Tel a
vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté,
avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui
était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d'un
courage fier, et éloigné de toute bassesse : les b^j-
soins de la vie, la situation où l'on se trouve, la loi
de la nécessité, forcent la nature et y causent ces
grands changements. Ainsi tel homme au fond et
en lui-même ne se peut définir : trop de choses
qui sont hors de lui ruitèrcnt, le changent, (e
320
LES CARACTERES DE LA liRLYERK,
bouleversent ; il n'est point précisément ce qu'il
est , ou ce qu'il paraît être.
La vie est courte et ennuyeuse ; elle se passe
toute à désirer : l'on remet à l'avenir son repos et
ses joies, à cet âge souvent où les meilleurs biens
ont déjà disparu, la santé et la jeunesse. Ce temps
arrive, qui nous surprend encore dans les désirs : on
en est là, quand la fièvre nous saisit et nous éteint;
si l'on eût guéri, ce n'était que pour désirer plus
longtemps. \, ' ' , ' '"
Loi-squ'on désire , on se renà à discrétion à ce-
lui de qui l'on espère : est-on sûr d'avoir, on tem-
porise, on parlemente, on capitule.
Il est si ordinaire à l'homme de n'être pas heu-
reux, et si essentiel à tout ce qui est un bien d'être
acheté par mille peines, qu'une affaire qui se
rend facile devient suspecte. L'on comprend à
peine, ou que ce qui coûte si peu puisse nous être
fort avantageux , ou qu'avec des mesures justes
l'on doive si aisément parvenir à la fin que l'on
se propose. L'on croit mériter les bons succès,
mais n'y devoir compter que fort rarement.
L'homme qui dit qu'il n'est pas né heureux
pourrait du moins le devenir par le bonheur de
ses amis ou de ses proches. L'envie lui ôte cette
dernière ressource.
Quoi que j'aie pu dire ailleurs, peut-être que
les affligés ont tort ; les hommes semblent être
nés pour l'infortune, la douleur et la pauvreté ,
peu en échappent ; et comme toute disgrâce peut
leur arriver , ils devraient être préparés à toute
disgrâce.
Les hommes ont tant de peine à s'approcher
sur les affaires, sont si épineux sur les moindres
intérêts , si hérissés de difficultés , veulent si fort
tromper et si peu être trompés, mettent si haut ce
qui leur appartient, et si bas ce qui appartient aux
autres , que j'avoue que je ne sais par où et com-
ment se peuvent conclure les mariages , les con-
trats, les acquisitions, la paix, la trêve, les trai-
tés, les alliances.
A quelques-uns l'arrogance tient lieu de gran-
deur ; l'inhumanité, de fermeté ; et la fourberie,
d'esprit.
Les fourbes croient aisément que les autres le
sont : il ne peuvent guère être trompés , et ils ne
trompent pas longtemps.
Je me rachèterai toujours fort volontiers d'être
fourbe, par être stupide et passer pour tel.
On ne trompe point en bien ; la fourberie ajoute
la malice au mensonge.
S'il y avait moins de dupes , il y aurait moins
de ce qu'on appelle des hommes fins ou entendus,
et de ceux qui tirent autant de vanité que de
distinction d'avoir su , pendant tout le cours de
leur vie, tromper les autres. Comment voulez-
vous qu' Érophile , à qui le manque de parole ,
les mauvais offices, la fourberie, bien loin de
nuire', ont mérité des grâces et des bienfaits de
ceux mêmes qu'il a ou manqué de servir, ou déso-
bligés , ne présume pas infiniment de soi et de
son industrie ?
L'on n'entend dans les places et dans les rues
des grandes villes, et de la bouche de ceux qui
passent, que les mots d'exploit, de saisie, d'/«-
terrogatoire , de promesse, et de plaider contre
sa promesse : est-ce qu'il n'y aurait pas dans le
monde la plus petite équité? serait-il au contraire
rempli de gens]|qui demandent froidement ce qui
ne leur est pas dû, ou qui refusent nettement de
rendre ce qu'ils doivent ?
Parchemins inventés pour faire souvenir ou
pour convaincre les hommes de leur parole : honte
de l'humanité I
Otez les passions , l'intérêt , l'injustice , quel
calme dans les plus grandes villes I Les besoins
et la subsistance n'y font pas le tiers de l'em-
bai-ras.
Rien n'engage tant un esprit raisonnable à sup-
porter tranquillement des parents et des amis les
torts qu'ils ont à son égard, que la réflexion qu'il
fait sur les vices de l'humanité, et combien il est
pénible aux hommes d'être constants, généreux,
fidèles, d'être touchés d'une amitié plus forte
que leur intérêt. Comme il connaît leur portée , il
n'exige point d'eux qu'ils pénètrent les corps,
qu'ils volent dans l'air , qu'ils aient de l'équité :
il peut haïr les hommes en général , où il y a si
peu de vertu; mais il excuse les particuliers, il
les aime même par des motifs plus relevés, et il
s'étudie à mériter le moins qu'if se peut une pa-
reille indulgence.
Il y a de certains biens que l'on désire avec
emportement, et dont l'idée seule nous enlève
et nous transporte : s'il nous arrive de les obtenir,
on les sent plus tranquillement qu'on ne l'eût
pensé, on en jouit moins que l'on n'aspire encore à
de plus grands.
Il y a des maux effroyables et d'horribles
malheurs où l'on n'ose penser, et dont la seule
vue fait frémir : s'il arrive que l'on y tombe,
l'on se trouve des ressources que l'on ne se con-
naissait point, l'on se roidit contre son infor-
tune, et l'on fait mieux qu'on ne l'espérait.
Il ne faut quelquefois qu'une jolie maison
dont on hérite , qu'un beau cheval , ou un joli
DE L'HOMME.
32
chien dont on se trouve le maître , qu'une ta-
pisserie, qu'une pendule, pour adoucir une
grande douleur, et pour faire moins sentir une
grande perte.
Je suppose que les hommes soient éternels
sur la terre , et je médite ensuite sur ce qui
pourrait me faire connaître qu'ils se feraient
alors une plus grande affaire de leur établisse-
ment , qu'ils ne s'en font dans l'état où sont les
choses.
Si la vie est misérable , elle est pénible à sup-
porter; si elle est heureuse, il est horrible de la
perdre : l'un revient à l'autre.
Il n'y a rien que les hommes aiment mieux à
conserver, et qu'ils ménagent moins , que leur
propre vie.
Irèn^ se transporte à grands frais en Épidaure,
voit Esculape dans son temple , et le consulte sur
tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est
lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce
que cela lui arrive par la longueur du chemin
qu'elle vient de faire : elle dit qu'elle est le soir
sans appétit ; l'oracle lui ordonne de diner peu :
elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies ; et
il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit :
elle lui demande pourquoi elle devient pesante,
et quel remède ; l'oracle répond qu'elle doit se
lever avant midi , et quelquefois se servir de ses
jambes pour marcher : elle lui déclare que le vin
lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau :
qu'elle a des indigestions ; et il ajoute qu'elle fasse
diète. Ma vue s'affaiblit, dit Irène : prenez des
lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moi-même,
continue-t-elle , et je ne suis ni si forte ni si saine
que j'ai été : c'est , dit le dieu , que vous vieillis-
sez. Mais quel moyen de guérir de cette lan-
gueur? le plus court, Irène, c'est de mourir,
comme ont fait votre mère et votre aïeule. Fils
d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-
vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes
publient, et qui vous fait révérer de toute la
terre? Que m'apprenez-vous de rare et de mysté-
rieux? et ne savais-je pas tous ces remèdes que
vous m'enseignez? Que n'en usiez-vous donc,
répond le dieu , sans venir me chercher de si loin,
et abréger vos jours par un long voyage?
La mort n'arrive qu'une fois, et se fait sentir
à tous les moments de la vie : il est plus dur de
l'appréhender que de la souffrir.
L'inquiétude, la crainte, l'abattement, n'éloi-
' On préteud qu'un médecin tint ce discours à madame de
Montespan aux eaux de Bourbon, où elle allait souvent pour
des maladies imaKinaires.
gnent pas la mort; au contraire : je doute seule-
ment que le ris excessif convienne aux hommes ,
qui sont mortels.
Ce qu'il y a de certain dans la mort est un peu
adouci par ce qui est incertain : c'est un indéfini
dans le temps , qui tient quelque chose de l'infini
et de ce qu'on appelle éternité.
Pensons que , comme nous soupirons présen-
tement pour la florissante jeunesse qui n'est
plus, et ne reviendra point, la caducité suivra,
qui nous fera regretter l'âge viril où nous sommes
encore, et que nous n'estimons pas assez.
L'on craint la vieillesse, que l'on n'est pas sûr
de pouvoir atteindre.
L'on espère de vieillir, et l'on craint la vieil-
lesse ; c'est-à-dire l'on aime la vie , et l'on fuit la
mort.
C'est plus tôt fait de céder à la nature et de
craindre la mort, que de faire de continuels ef-
forts, s'armer de raisons et de réflexions , et être
continuellement aux prises avec soi-même, pour
ne la pas craindre.
Si de tous les hommes les uns mouraient, les
autres non, ce serait une désolante affliction que
de mourir.
Une longue maladie semble être placée entre la
vie et la mort, afin que la mort même devienne
un soulagement et à ceux qui meurent et à ceux
qui restent.
A parler humainement , la mort a un bel en-
droit, qui est de mettre fin à la vieillesse.
La mort qui prévient la caducité arrive plus
à propos que celle qui la termine.
Le regret qu'ont les hommes du mauvais em
ploi du temps qu'ils ont déjà vécu, ne les conduit
pas toujours à faire de celui qaii leur reste à vivre
un meilleur usage.
La vie est un sommeil. Les vieillards sont ceux
dont le sommeil a été plus long : ils ne commen-
cent à se réveiller que quand il faut mourir. S'ils
repassent alors sur tout le cours de leurs années ,
ils ne trouvent souvent ni vertus , ni actions
louables qui les distinguent les unes des autres : ils
confondent leurs différents âges , ils n'y voient
rien qui marque assez pour mesurer le temps
qu'ils ont vécu. Ils ont eu un songe confus, uni-
forme , et sans aucune suite : ils sentent néan-
moins , comme ceux qui s'éveillent , qu'ils ont
dormi longtemps.
Il n'y à pour l'homme que trpis événements ,
naître , vivre , et mourir : il ne se sent pas naî-
tre, il souffre à mourir, et il oublie de vivre.
Il y a un temps où la raison n'est pas encore ,
32t?.
LES CâKACIERIlS DE LA BRUYÈRE,
ou l'on ne vit que par instinct, ù la niîuilère des
animaux , et dont il ne reste dans la mémoire au-
cun vestige. 11 y a un second temps où la raison se
développe, où elle est formée, et où elle pourrait
agir, si elle n'était pas obscurcie et comme éteinte
par les vices de la complexion , et par un enchaî-
nement de passions qui se succèdent les unes aux
autres , et conduisent jusqu'au troisième et der-
nier âge. La raison , alors dans sa force , devrait
produire ; mais elle est refroidie et ralentie par
les années, par la maladie et la douleur, décon-
certée ensuite par le désordre de la machine qui
est dans son déclin : et ces temps néanmoins sont
la vie de l'homme !
Les enfants sont hautains , dédaigneux , colè-
res , envieux , curieux , intéressés , paresseux ,
volages , timides, intempérants , menteurs , dis-
simulés ; ils rient et pleurent facilement ; ils ont
des joies immodérées et des afflictions amères sur
de très-petits sujets ; ils ne veulent point souffrir
de mal , et aiment à en faire : ils sont déjà des
hommes.
Les enfants n'ont ni passé ni avenir; et, ce
qui ne nous arrive guère, ils jouissent du présent.
Le caractère de l'enfance paraît unique; les
mœurs dans cet âge sont assez les mêmes , et ce
n'est qu'avec une curieuse attention qu'on en pé-
nètre la différence : elle augmente avec la raison,
parce qu'avec celle-ci croissent les passions et les
vices, qui seuls rendent les hommes si dissem-
blables entre eux , et si contraires à eux-mêmes.
Les enfants ont déjà de leur âme l'imagina-
tion et la mémoire , c'est-à-dire ce que les vieil-
lards n'ont plus; et ils en tirent un merveilleux
usage pour leurs petits jeux et pour tous leurs
amusements : c'est par elles qu'ils répètent ce
qu'ils ont entendu dire, qu'ils contrefont ce qu'ils
ont vu faire; qu'ils sont de tous métiers, soit
qu'ils s'occupent en effet à mille petits ouvrages ,
soit qu'ils imitent les divers artisans par le mou-
vement et par le geste ; qu'ils se trouvent à un
grand festin , et y font bonne chère ; qu'ils se
transportent dans des palais et dans des lieux
enchantés ; que, bien que seuls , ils se voient un
riche équipage et un grand cortège ; qu'ils con-
duisent des armées , livrent bataille , et jouissent
du plaisir de la victoire; qu'ils parlent aux rois et
aux grands princes; qu'ils sont rois eux-mêmes ,
ont des sujets, possèdent des trésors qu'ils peu-
vent fairç de feuilles d'arbres ou de grains de
sable, et, ce qu'ils ignorent dans la suite de leur
vie, savent, à cet âge, être les arbitres de leur
fortune , et les maîtres de leur propre félicité.
Il n'y a nuls vices extérieurs et nuls défauts
du corps qui ne soient aperçus par les enfants;
ils les saisissent d'une première vue , et ils sa-
vent les exprimer par des mots convenables; on
ne nomme point plus heureusement : devenus
hommes ^ ils sont chargés ù leur tour de toutes
les imperfections dont ils se sont moqués.
L'unique soin des enfants est de trouver l'en-
droit faible de leurs maîtres, comme de tous ceux
à qui ils sont soumis : dès qu'ils ont pu k»s enta-
mer, ils gagnent le dessus, et prennent sur eux
un ascendant qu'ils ne perdent plus. Ce qui nous
fait déchoir une première fois de cette supério-
rité à leur égard est toujours ce qui nous em-
pêche de la recouvrer.
La paresse, l'indolence et l'oisiveté, vices él
naturels aux enfants, disparaissent dans leurs
jeux, où ils son vifs, appliqués, exacts, amou-
reux des règles et de la symétrie , où ils ne se
pardonnent nulle faute les uns aux autres, iet
recommencent eux-mêmes plusieurs fois une
seule chose qu'ils ont manquée : présages certains
qu'ils pourront un jour négliger leurs devoirs,
mais qu'ils n'oublieront rien pour leurs plaisirs.
Aux enfants tout paraît grand , les cours , les
jardins, les édifices, les meubles, les hommes,
les animaux : aux hommes les choses du monde
paraissent ainsi , et j'ose dire par la même rai-
son, parce qu'ils sont petits.
Les enfants commencent entre eux par l'état
populaire , chacun y est le maître ; et, ce qui est
bien naturel , ils ne s'en accommodent pas long-
temps , et passent au monarchique. Quelqu'un se
distingue, ou par une plus grande vivacité, ou
par une meilleure disposition du corps , ou par
une connaissance plus exacte des jeux différents
et des petites lois qui les composent ; les autres
lui défèrent, et il se forme alors un gouverne-
ment absolu qui ne roule que sur le plaisir.
Qui doute que les enfants ne conçoivent, qu'ils ne
jugent, qu'ils ne raisonnent conséquemment? si
c'est seulement sur de petites choses , c'est qu'ils
sont enfants, et sans une longue expérience; et
si c'est en mauvais termes, c'est moins leur faute
que celle de leurs parents ou de leurs maîtres.'
C'est perdre toute confiance dans l'esprit dès
enfants , et leur devenir inutile , que de les punir
des fautes qu'ils n'ont point faites , ou même sé-
vèrement de celles qui sont légères. Ils savent
précisément et mieux que personne ce qu'ils
méritent , et ils ne méritent guère que ce qu'ils
craignent : ils connaissent si c'est à tort ou avec
raison qu'on les châtie , et ne se gâtent pas moins
DE L'IIOMMÉ.
323
par des peines mal ordonnées que par l'impunité.
On ne vit point assez pour profiter de ses fautes ;
on en con)met pendant tout le cours de sa vie; et
tout ce que l'on peut faire à force de faillir, c'est
de mourir corrigé.
Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme
d'avoir su éviter de faire une sottise.
Le récit de ses fautes est pénible , on veut les
couvrir et en charger quelque autre ; c'est ce qui
donne le pas au directeur sur le confesseur.
Les fautes des sots sont quelquefois si lourdes
et si difficiles à prévoir, qu'elles mettent les
sages en défaut , et ne sont utiles qu'à ceux qui
les font.
L'esprit de parti abaisse les plus grands hom-
mes jusqu'aux petitesses du peuple.
Nous faisons par vanité ou par bienséance les
mêmes choses et avec les mêmes dehors que nous
les ferions par inclination ou par devoir : tel vient
de mourir à Paris de la fièvre qu'il a gagnée à
veiller sa femme qu'il n'aimait point.
Les hommes dans !e cœur veulent être estimés,
et ils cachent avec soin l'envie qu'ils ont d'être
estimés; parce que les hommes veulent passer
pour vertueux , et que vouloir tirer de la vertu
tout autre avantage que la même vertu , je veux
dire l'estime et les louanges, ce ne serait plus
être vertueux, mais aimer l'estime et les louan-
ges , ou être vain : les hommes sont très- vains ,
et ils ne haïssent rien tant que de passer pour tels.
Un homme vain trouve son compte à dire du
bien ou du mal de soi : un homme modeste ne
parle point de soi.
On ne voit point mieux le ridicule de la vanité,
et combien elle est un vice honteux , qu'en ce
qu'elle n'ose se montrer, et qu'elle se cache sou-
vent sous les apparences de son contraire.
La fausse modestie est le dernier raffinement
de la vanité : elle fait que l'homme vain ne paraît
point tel , et se fait valoir au contraire par la vertu
opposée au vice qui fait son caractère : c'est un
mensonge. La fausse gloire est l'écueil de la Va-
nité ; elle nous conduit à vouloir être estimés par
des choses qui , à la vérité , se trouvent en nous ,
mais qui sont frivoles et indignes qu'on les re-
lève : c'est une erreur.
Les hommes parlent de manière, sur ce qui les
regarde, qu'ils n'avouent d'eux-mêmes que de
petits défauts , et encore ceux qui supposent en
leurs personnes de beaux talents, ou de grandes
qualités. Ainsi l'on se plaint de son peu de mé-
moire, content d'ailleurs de son grand sens et de
son bon jugement : l'on reçoit le reproche de la
distraction et de la rêverie, comme s'il nous
accordait le bel esprit : l'on dit de soi qu'on est
maladroit , et qu'on ne peut rien faire de ses
mains , fort consolé de la perte de ces petits ta-
lents par ceux de l'esprit , ou par les dons de
l'âme que tout le monde nous connaît : l'on fait
l'aveu de sa paresse en des termes qui signifient
toujours son désintéi'essement, et que l'on est
guéri de l'ambition : l'on ne rougit point de sa
malpropreté, qui n'est qu'une négligence pour
les petites choses , et qui semble supposer qu'on
n'a d'application que pour les solides et les essen»
tielles. Un homme de guerre aime à dire que c'était
par trop d'empressement ou par curiosité qu'il s<;
trouva un certain jour à la tranchée , ou en quel^
que autre poste très-périlleux , sans être de garde
ni commandé , et il ajoute qu'il en fut repris par
son général. De même une bonne tête, ou un
ferme génie qui se trouve né avec cette prudence
que les autres hommes cherchent vainement à ac*
quérir ; qui a fortifié la trempe de son esprit par
une grande expérience ; que le nombre , le poids ,
la diversité , la difficulté , et l'importance des af-
faires , occupent seulement , et n'accablent point ;
qui , par l'étendue de ses vues et de sa pénétra-
tion, se rend maître de tous les événements,
qui , bien loin de consulter toutes les réflexions
qui sont écrites sur le gouvernement et la poUti-
que, est peut-être de ces âmes sublimes nées pour
régir les autres , et sur qui ces premières règles
ont été faites ; qui est détourné , par les grandes
choses qu'il fait, des belles ou des agréables qu'il
pourrait lire , et qui au contraire ne perd rien à
retracer et à feuilleter, pour ainsi dire , sa vie et
ses actions ; un homme ainsi fait peut dire aisé-
ment, et sans se commettre , qu'il ne connaît au-
cun livre , et qu'il ne lit jamais.
On veut quelquefois cacher ses faibles , ou en
diminuer l'opinion, par l'aveu libre que l'on en fait.
Tel dit, je suis ignorant, qui ne sait rien : un
homme dit , je suis vieux , il passe soixante ans ;
un autre encore , je ne suis pas riche , et il est
pauvre.
La modestie n'est point, ou est confondue avec
une chose toute différente de soi , si on la prend
pour un sentiment intérieur qui avilit l'homme à
ses propres yeux , et qui est une vertu surnatu-
relle qu'on appelle humihté. L'homme , de sa na-
ture , pense hautement et superbement de lui-
même , et ne pense ainsi que de lui-même : la
modestie ne tend qu'à faire que personne n'en
souffre; elle est une vertu du dehors, qui règle
ses yeux, sa démarche, ses paroles, son ton de
:m
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE,
voix , et qui ie fait agir extérieurement avec ïes
autres comme s'il n'était pas vrai qu'il les compte
pour rien.
Le monde est plein de gens «qui , faisant exté-
rieurement et par habitude la comparaison d'eux-
mêmes avec les autres, décident toujours en fa-
veur de leur propre mérite , et agissent consé-
quemment.
Vous dites qu'il faut être modeste; les gens
bien nés ne demandent pas mieux ; faites seule-
ment que les hommes n'empiètent pas sur ceux
qui cèdent par modestie , et ne brisent pas ceux
qui plient.
De même l'on dit, il faut avoir des habits mo-
destes ; les personnes de mérite ne désirent rien
davantage : mais le monde veut de la pai'ure, on
lui en donne ; il est avide de la superfluité , on lui
en montre. Quelques - uns n'estiment les autres
que par de beau linge ou par une riche étoffe ;
Ton ne refuse pas toujours d'être estimé à ce prix.
Il y a des endroits où il faut se faire voir : un ga-
lon d'or plus large ou plus étroit vous fait entrer
ou refuser.
Notre vanité et la trop grande estime que nous
avons de nous-mêmes nous fait soupçonner dans
les autres une fierté à notre égard , qui y est quel-
fois , et qui souvent n'y est pas : une personne
modeste n'a point cette délicatesse.
Comme il faut se défendre de cette vanité qui
nous fait penser que les autres nous regardent
avec curiosité et avec estime , et ne parlent en-
semble que pour s'entretenir de notre mérite et
faire notre éloge ; aussi devons-nous avoir une cer-
taine confiance qui nous empêche de croire qu'on
ne se parle à l'oreille que pour dire du mal de
nous, ou que l'on ne rit que pour s'en moquer.
D'où vient qu' Alcippe me salue aujourd'hui ,
me sourit, et se jette hors d'une portière de peur
de me manquer? Je ne suis pas riche, et je suis
à pied ; il doit dans les règles ne me pas voir :
n'est-ce point pour être vu lui-même dans un
même fond avec un grand ?
L'on est si rempli de soi-même , que tout s'y
rapporte : l'on aime à être vu , montré , à être
salué, même des inconnus : ils sont fiers, s'ils l'ou-
blient; l'on veut qu'ils nous devinent.
Nous cherchons notre bonheur hors de nous-
mêmes, et dans l'opinion des hommes, que nous
connaissons flatteurs, peu sincères , sans équité ,
pleins d'envie , de caprices , et de préventions :
quelle bizarrerie !
Il semble que l'on ne puisse rire que des choses
ridicules : l'on voit néanmoins de certaines gens
qui rient également des choses ridicules et de
celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et in-
considéré, et qu'il vous échappe devant eux quel-
que impertinence, ils rient de vous : si vous êtes
sage , et que vous ne disiez que des choses raison-
nables, et du ton qu'il les faut dire, ils rient de
même.
Ceux qui nous ravissent les biens par la vio-
lence ou par l'injustice, et qui nous Atent l'honneur
par la calomnie, nous marquent assez leur haine
pour nous ; mais ils ne nous prouvent pas égale-
ment qu'ils aient perdu à notre égard toute sorte
d'estime : aussi ne sommes-nous pas incapables
de quelque retour pour eux , et de leur rendre
un jour notre amitié. La moquerie, au contraire,
est de toutes les injures celle qui se pardonne le
moins ; elle est le langage du mépris , et l'une
des manières dont il se fait le mieux entendre ;
elle attaque l'homme dans son dernier retranche-
ment , qui est l'opinion qu'il a de soi-même; elle
veut le rendre ridicule à ses propres yeux ; et
ainsi elle le convainc de la plus mauvaise disposi-
tion où l'on puisse être poui- lui , et le rend irré-
conciUable.
C'est une chose monstrueuse que le goût et la
facilité qui est en nous de railler, d'improuver et
de mépriser les autres; et tout ensemble la colère
que nous ressentons contre ceux qui nous rail-
lent , nous improuvent , et nous méprisent.
La santé et les richesses , ôtant aux hommes
l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour
leurs semblables; et les gens déjà chargés de
leur propre misère sont ceux qui entrent davan-
tage par la compassion dans celle d'autrui.
Il semble qu'aux âmes bien nées les fêtes , les
spectacles, la symphonie, rapprochent et font
mieux sentir l'infortune de nos proches ou de nos
amis.
Une grande âme est au-dessus de l'injure , de
l'injustice, de la douleur, de la moquerie ; et elle
serait invulnérable, si elle ne souffrait par la
compassion.
Il y a une espèce de honte d'être heureux a
la vue de certaines misères.
On est prompt à connaître ses plus petits avan-
tages , et lent à pénétrer ses défauts : on n'ignore
point qu'on a de beaux sourcils , les ongles bien
faits ; on sait à peine que l'on est borgne; on ne
sait point du tout que l'on manque d'esprit.
Argyre tire son gant pour montrer une belle
main, et elle ne négUge pas de découvrir un pe-
tit soulier qui suppose qu'elle a le pied petit :
elle rit des choses plaisantes ou sérieuses pour
il
<'...:K,
DE LHOxMME.
325
faire voîî* de belles dents : si elle montré son
oreille , c'est qu'elle l'a bien faite ; et si elle ne
danse jamais , c'est qu'elle est peu contente de sa
taille , qu'elle a épaisse : elle entend tous ses in-
térêts , à l'exception d'un seul ; elle parle tou-
jours , et n'a point d'esprit.
Les hommes comptent presque pour rien tou-
tes les vertus du cœur, et idolâtrent les talents
du corps et de l'esprit : celui qui dit froidement
de soi j et sans croire blesser la modestie , qu'il
est bon, qu'il est constant, fidèle, sincère, équi-
table, reconnaissant, n'ose dire qu'il est vif,
qu'il a les dents belles et la peau douce : cela est
trop fort.
Il est vrai qu'il y a deux vertus que les hom-
mes admirent, la bravoure et la libéralité, parce
qu'il y a deux choses qu'ils estiment beaucoup ,
et que ces vertus font négliger, la vie et l'argent :
aussi personne n'avance de soi qu'il est brave ou
libéral.
Personne ne dit de soi , et surtout sans fonde-
ment, qu'il est beau, qu'il est généreux, qu'il
est sublime : on a mis ces qualités à un trop haut
prix ; on se contente de le penser.
Quelque rapport qu'il paraisse de b jalousie à
l'émulation, il y a entre elles le même éloignement
que celui qui se trouve entre le vice et la vertu.
La jalousie et l'émulation s'exercent sur le
même objet , qui est le bien ou le mérite des au-
tres ; avec cette différence que celle-ci est un
sentiment volontaire , courageux , sincère , qui
rend l'âme féconde, qui la fait profiter des grands
exemples, et la porte souvent au-dessus de ce
qu'elle admire ; et que celle-là au contraire est
un mouvement violent et comme un aveu con-
traint du mérite qui est hors d'elle ; qu'elle va
même jusqu'à nier la vertu dans les sujets où elle
existe , ou qui , forcée de la reconnaître , lui re-
fuse les éloges ou lui envie les récompenses;
une passion stérile qui laisse l'homme dans l'état
où. elle le trouve , qui le remplit de lui-même ,
de l'idée de sa réputation , qui le rend froid et
sec sur les actions ou sur les ouvrages d'autrui ,
qui fait qu'il s'étonne de voir dans le monde
d'autres talents que les siens , ou d'autres hom-
mes avec les mêmes taknts dont il se pique :
vice honteux , et qui par son excès rentre tou-
jours dans la vanité et dans la présomption , et
ne persuade pas tant à celui qui en est blessé
qu'il a plus d'esprit et de mérite que les autres ,
qu'il lui fait croire qu'il a lui seul de l'esprit et
du mérite.
L'émulation et la jalousie ne se rencontrent
guère que dans lès personnes du même art, de
mêmes talents , et de même condition. Les plus
vils artisans sont les plus sujets à la jalousie.
Ceux qui font profession des arts libéraux ou des
belles-lettres, les peintres, les musiciens, les ora-
teurs, les poètes, tous ceux qui se mêlent d'écri-
re , ne devraient être capables que d'émulation.
Toute jalousie n'est point exempte de quelque
sorte d'envie, et souvent même ces deux passions
se confondent. L'envie au contraire est quel-
quefois séparée de la jalousie , comme est celle
qu'excitent dans notre âme les conditions fort
élevées au-dessus de la nôtre , les grandes for-
tunes, la faveur, le ministère.
L'envie et la haine s'unissent toujours et se
fortifient l'une l'autre dans un m.ême sujet ; et
elles ne sont reconnaissables entre elles qu'en
ce que l'une s'attache à la personne , l'autre à
l'état et à la condition.
Un homme d'esprit n'est point jaloux d'un
ouvrier qui a travaillé une bonne épée , ou d'un
statuaire qui vient d'achever une belle figure.
Il sait qu'il y a dans ces arts des règles et une
méthode qu'on ne devine point, qu'il y a des
outils à manier dont il ne connaît ni l'usage , ni
le nom , ni la figure ; il lui suffit de penser qu'il
n'a point fait l'apprentissage d'un certain mé-
tier , pour se consoler de n'y être point maître.
Il peut au contraire être susceptible d'envie, et
même de jalousie , contre un ministre et contre
ceux qui gouvernent, comme si la raison et le
bon sens, qui lui sont communs avec eux,
étaient les seuls instruments qui servent à régir
un état et à présider aux affaires publiques , et
qu'ils dussent suppléer aux règles , aux précep-
tes , à l'expérience.
L'on voit peu d'esprits entièrement lourds et
stupides : l'on en voit encore moins qui soient
sublimes et transcendants. Le commun des hom-
mes nage entre ces deux extrémités ; Tintervalle
est rempli par un grand nombre de talents or-
dinaires, mais qui sont d'un grand usage,
servent à la république, et renferment en soi
rutile et l'agréable; comme le commerce, les
finances , le détail des armées , la navigation ,
les arts, les métiers, l'heureuse mémoire, l'es-
prit du jeu , celui de la société et de la conver-
sation.
Tout l'esprit qui est au monde est inutile à
celui qui n'en a point; il n'a nulles vues, et il
est incapable de profiter de celles d'autrui.
Le premier degré dans l'homme après la rai-
son 5 (Hi serait de sentir qu'il Ta perdue : la folie.
32(>
LES CARACTÈRES DE lA BRUYÈRE,
même est incompatible avec cette connaissance.
De même ce qu'il y aurait en nous de meilleur
après l'esprit ^ ce serait de connaître qu'il nous
'manque : par là on ferait l'impossible, on sau-
rait sans esprit n'être pas un sot, ni un fat, ni
un impertinent.
' Un homme qui n'a de Tesprit que dans une
icertaiue médiocrité est sérieux et tout d'une
pièce : il ne rit point , il ne badine jamais , il ne
tire aucun fruit de la bagatelle ; aussi incapable
de s'élever aux grandes choses, que de s'accom-
moder même par relâchement des plus petites ,
il sait à peine jouer avec ses enfants.
Tout le monde dit d'un fat qu'il est un fat, per-
sonne n'ose le lui dire à lui-même : il meurt sans
le savoir, et sans que personne se soit vengé.
Quelle mésintelligence entre l'esprit et le cœur I
Le philosophe vit mal avec tous ses préceptes ;
et le politique rempli de vues et de réflexions
ne sait pas se gouverner.
L'esprit s'use comme toutes choses ; les scien-
ces sont ses aliments , elles le nourrissent et le
consument.
Les petits sont quelquefois chargés de mille
vertus inutiles ; ils n'ont pas de quoi les mettre
en œuvre.
Il se trouve des hommes qui soutiennent fa-
cilement le poids de la faveur et de l'autorité,
qui se familiarisent avec leur propre grandeur,
et à qui la tête ne tourne point dans les postes
les plus élevés. Ceux au contraire que la fortune,
aveugle, sans choix et sans discernement, a
comme accablés de ses bienfaits , en jouissent
avec orgueil et sans modération : leurs yeux,
leur démarche, leur ton de voix et leur accès
marquent longtemps en eux l'admiration où ils
sont d'eux-mêmes et de se voir si éminents ; et
ils deviennent si farouches, que leur chute seule
peut les apprivoiser.
Un homme haut et robuste, qui a une poitrine
large et de larges épaules, porte légèrement et
de bonne grâce un lourd fardeau : il lui reste
encore un bras de libre; un nain serait écrasé
de la moitié de sa charge : ainsi les postes émi-
nents rendent les grands hommes encore plus
grands, et les petits beaucoup plus petits.
Il y a des gens * qui gagnent à être extraordi-
naii-es : ils voguent , ils cinglent dans une mer
où les autres échouent et se brisent ; ils parvien-
nent , en blessant toutes les règles de parvenir :
^ Ce portrait cessemble fort au duc de la Feuillade. Les clefs
le nomment ; et ce que les écrils du temps nous apprennent de
ce grand seigneur ferait croire que les clefs ont raison.
ils tirent de leur Irrégularité et de leur folie tous
U^ fruits d'une sagesse la plus consommée :
hommes dévoués à d'autres hommes, aux grands
à qui ils ont sacrifié , en qui ils ont placé leurs
dernières espérances, ils ne les servent point,
mais ils les amusent : les personnes de mérite et
de service sont utiles aux grands , ceux-ci leur
sont nécessaires; ils blanchissent auprès d'eux
dans la pratique des bons mots , qui leur tiennent
lieu d'exploits dont ils attendent la récompense ;
ils s'attirent, à force d'être plaisants, des emplois
graves, et s'élèvent par un continuel enjouement
jusqu'au sérieux des dignités; ils finissent enfin,
et rencontrent inopinément un avenir qu'ils
n'ont ni craint, ni espéré : ce qui reste d'eux sur
la terre, c'est l'exemple de leur fortune, fatal à
ceux qui voudraient le suivre.
L'on exigerait de certains personnages qui
ont une fois été capables d'une action noble,
héroïque, et qui a été sue de toute la terre, que,
sans paraître comme épuisés par un si grand
effort, ils eussent du moins, dans le reste de leur
vie , cette conduite sage et judicieuse qui se re-
marque même dans les hommes ordinaires;
qu'ils ne tombassent point dans des petitesses
indignes de la haute réputation qu'ils avaient
acquise ; que , se mêlant moins dans le peuple,
et ne lui laissant pas le loisir de les voir de près ,
ils ne le fissent point passer de la curiosité et de
l'admiration à l'indifférence, et peut-être au
mépris.
Il coûte moins * à certains hommes de s'enri-
chir de mille vertus que de se corriger d'un seul
défaut ; ils sont même si malheureux , que ce
vice est souvent celui qui convenait le moins à
leur état, et qui pouvait leur donner dans le
monde plus de ridicule f il affaiblit l'éclat de
leurs grandes qualités , empêche qu'ils ne soient
des hommes parfaits , et que leur réputation ne
soit entière. On ne leur demande point qu'ils
soient plus éclairés et plus incorruptibles , qu'ils
soient plus amis de l'ordre et de la discipline ,
plus fidèles à leurs devoirs , plus zélés pour le
bien public, plus graves : on veut seulement
qu'ils ne soient point amoureux.
Quelques hommes, dans le cours de leur vie,
sont si différents d'eux-mêmes par le cœur et
par l'esprit, qu'on est sûr de se méprendre, si
Ton en juge seulement par ce qui a paru d'eux
*.I1 se pourrait que la Bruyère eût eu en vue dans ce para-
graphe l'archevêque de Paris, Harlay de Chanvalons, qui
avait de grands talents , de grandes qualités , et qui remplis-
sait parfaitement tous les devoirs de son état, à rexception d'un
seul. La Bruyère nous dispense de dire lequel.
1
DE L'HOMME.
â?7
daus leur première jeunesse. Tels étaient pieux,
sages, savants, qui, par cett« mollesse insépa-
rable d'une trop riante fortune , ne le sont plus.
L'on en sait d'autres qui ont commencé leur vie
par les plaisirs , et qui ont mis ce qu'ils avaient
d'esprit à les connaître, que les disgrâces ensuite
ont rendus religieux, sages, tempérants. Ces der-
niers sont , pour l'ordinaire , de grands sujets , et
sur qui l'on peut faire beaucoup de fond ; ils ont
une probité éprouvée par la patience et par l'ad-
versité ; ils entent sur cette extrême politesse que
le commerce des femmes leur a donnée, et dont
ils ne se défont jamais, un esprit de règle, de
réflexion, et quelquefois une haute capacité,
qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une
mauvaise fortune.
Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls :
de là le jeu , le luxe , la dissipation , le vin , les
femmes , l'ignorance , la médisance , l'envie , l'ou-
bli de soi-même et de Dieu.
L'homme semble quelquefois ne se suffire pas
à soi-même : les ténèbres, la solitude, le troublent,
le jettent dans des craintes frivoles et dans de
vaines terreurs ; le moindre mal alors qui puisse
lui arriver est de s'ennuyer.
L'ennui est entré dans le monde par la paresse ;
elle a beaucoup de part à la recherche que font
les hommes des plaisirs , du jeu , de la société.
Celui qui aime le travail a assez de soi-même.
La plupart des hommes emploient la première
partie de leur vie à rendre l'autre misérable.
Il y a des ouvrages ' qui commencent par A
et finissent par Z ; le bon , le mauvais , le pire ,
tout y entre ; rien , en un certain genre, n'est ou-
blié : quelle recherche , quelle affectation dans
ces ouvrages ! on les appelle des jeux d'esprit.
De même il y a un jeu daus la conduite; on a
commencé , il faut finir, on veut fournir toute la
carrière. Il serait mieux ou de changer ou de sus-
pendre, mais il est plus rare et plus difficile de
poursuivre : on poursuit, on s'anime par les
contradictions ; la vanité soutient , supplée à la
raison , qui cède et qui se désiste : on porte ce
raffinement jusque dans les actions les plus ver-
tueuses , dans celles mômes où il entre de la re-
ligion.
Il n'y a que nos devoirs qiii nous coûtent, parce
que leur pratique ne regardant que les choses
« Ces mots , qui commencent par A etpii&sent par Z , sem-
bleraient in(li(|uer un dicUonnairn, et notamment celui de l'A-
cadémie. Mais comment appeler un dictionnaire un jeu d'es-
prit? comment trouver, dans un didionnairc de lanf;ue, de
la recherche et de VoffeclalionP II me semble fort dinicile de
dire .'» quolle e«p<'M;c d'ouvrages la Bruyère fait allusi(m.
que nous sommes étroitement obligé» de faire,
elle n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout
ce qui nous excite aux actions louables , et qui
nous soutient dans nos entreprises. N... aime une
piété fastueuse qui lui attire l'intendance des
besoins des pauvres , le rend dépositaire de leur
patrimoine , et fait de sa maison un dépôt public
où se font les distributions ; les gens à petits col-
lets et les sœurs grises y ont une fibre entrée ;
toute une ville voit ses aumônes, et les publie :
qui pourrait douter qu'il soit homme de bien , si
ce n'est peut-être ses créanciers ?
Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait
ce testament qu'il projetait depuis trente années :
dix têtes viennent ab intestat partager sa suc-
cession. Il ne vivait depuis longtemps que par les
soins &' Astérie , sa femme , qui jeune encore
s'était dévouée à sa personne , ne le perdait pas
de vue , secourait sa vieillesse , et lui a enfin
fermé les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien
pour pouvoir se passer, pour vivre , d'un autre
vieillard.
Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que
de vendre ou de résigner, même dans son extrême
vieillesse , c'est se persuader qu'on n'est pas du
nombre de ceux qui meurent; ou, si l'on croit que
l'on peut mourir, c'est s'aimer soi-même, et n'ai-
mer que soi.
Fauste est un dissolu, un prodigue, un liber-
tin , un ingrat, un emporté , qu'Aurèle , son oncle,
n'a pu haïr ni déshériter.
Frontin, neveu d'Aurèle, après vingt années
d'une probité connue, et d'une complaisance
aveugle pour ce vieillard , ne l'a pu fléchir en sa
faveur, et ne tire de sa dépouille qu'une légère pen-
sion que Fauste, unique légataire, lui doit payer.
Les haines sont si longues et si opiniâtrées, que
le plus grand signe de mort dans un homme ma-
lade , c'est la réconciliation.
L'on s'insinue auprès de tous les hommes , ou
en les flattant dans les passions qui occupent
leur âme , ou en compatissant aux infirmités qui
affligent leur corps. En cela seul consistent les
soins que l'on peut leur rendre ; de là vient que
celui qui se porte bien, et qui désire peu de
chose , est moins facile à gouverner.
La mollesse et la volupté naissent avec l'hom-
me, et ne finissent qu'avec lui; ni les heureux,
ni les tristes événements , ne l'en peuvent sépa-
rer : c'est pour lui ou le fruit de la bonne fortune,
ou un dédommagement de la mauvaise.
C'est une grande difformité dans la nature
qu'un vieillard amoureux.
328
LES CAKACTËRES DE LA BRUYÈRE,
Peu de gens se souviennent d'avoir été jeunes,
et combien il leur était difficile d'être chastes et
tempérants. La première chose qui arrive aux
hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou par
bienséance , ou par lassitude, ou par régime , c'est
de les condamner dans les autres. Il entre dans
cette conduite une sorte d'attachement pour les
choses mêmes que l'on vient de quitter ; l'on
aimerait qu'un bien qui n'est plus pour nous ne
fût plus aussi pour le reste du monde : c'est un
sentiment de jalousie.
Ce n'est pas le besoin d'argent où les vieillards
peuvent appréhender de tomber un jour qui les
rend avares, car il y en a de tels qui ont de si
grands fonds, qu'ils ne peuvent guère avoir cette
inquiétude ; et d'ailleurs comment pourraient-ils
craindre de manquer dans leur caducité des com-
modités de la vie , puisqu'ils s'en privent eux-
mêmes volontairement pour satisfaire à leur ava-
rice ? Ce n'est point aussi l'envie de laisser de
plus grandes richesses à leurs enfants , car il n'est
pas naturel d'aimer quelque autre chose plus que
soi-même, outre qu'il se trouve des avares qui
n'ont point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet
de l'âge et de la complexion des vieillards, qui
s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils sui-
vaient leurs plaisirs dans leur jeunesse , ou leur
ambition dans l'âge viril. Il ne faut ni vigiieur, ni
jeunesse , ni santé, pour être avare ; l'on n'a aussi
nul besoin de s'empresser, ou de se donner le moin-
dre mouvement pour épargner ses revenus : il
faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et
se priver de tout. Cela est commode aux vieil-
lards , à qui il faut une passion , parce qu'ils
sont hommes.
Il y a des gens qui sont mal logés, mal cou-
chés , mal habillés , et plus mal nourris , qui es-
suient les rigueurs des saisons , qui se privent
eux-mêmes de la société des hommes, et passent
leurs jours dans la solitude , qui souffrent du
présent, du passé et de l'avenir, dont la vie est
comme une pénitence continuelle, et qui ont ainsi
trouvé le secret d'aller à leur perte par le chemin
le plus pénible : ce sont les avares.
Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les
vieillards; ils aiment les lieux où ils l'ont passée :
les personnes qu'ils ont commencé de connaître
dans ce temps leur sont chères; ils affectent quel-
ques mots du premier langage qu'ils ont parlé;
ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter,
et pour la vieille danse ; ils vantent les modes
qui régnaient alors dans les habits, les meubles
et Iqs équipages ; ils ne peuvent encore désap-
prouver des choses qui servaient à leurs passions,
qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui ea
rappellent la mémoire ; comment pourraient -ils
leur préférer de nouveaux usages , et des modes
toutes récentes où ils n'ont nulle part , dont ils
n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites,
et dont ils tirent à leur tour de si grands avan-
tages contre la vieillesse?
Une trop grande négligence , comme une excès»
sive parure dans les vieillards, multiplient leurs
rides, et font mieux voir leur caducité. • .< ,
Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un eora-
merce difficile , s'il n'a beaucoup d'esprit.
Un vieillard qui a vécu à la cour , qui a un
grand sens et une mémoire fidèle , est un trésor
inestimable : il est plein de faits et de maximes ;
l'on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de cir-
constances très-curieuses, et qui ne se lisent nulle
part ; l'on y apprend des règles pour la conduite
et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce
qu'elles sont fondées sur l'expérience.
Les jeunes gens , à cause des passions qui les
amusent, s'accommodent mieux de la solitude
que les vieillards.
Phidippe, déjà vieux, raffîne sur la propreté
et sur la mollesse; il passe aux petites délicates-
ses; il s'est fait un art du boire , du manger, du
repos , et de l'exercice : les petites "règles qu'il
s'est prescrites , et qui tendent toutes aux aises
de sa personne , il les observe avec scrupule , et
ne les romprait pas pour une maîtresse, si le
régime lui avait permis d'en retenir. Il s'est ac-
cablé de superfluités , que l'habitude enfin lui
rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les
liens qui l'attachent à la vie , et il veut employer
ce qui lui en reste à en rendre la perte plus dou-
loureuse : n'appréhendait-il pas assez de mourir ?
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les
hommes ensemble sont à son égard comme s'ils
n'étaient point. Non content de remplir à une
table la première place , il occupe lui seul celle
de deux autres ; il oublie que le repas est pour
lui et pour toute la compagnie ; il se rend maître
du plat , et fait son propre de chaque service; il
ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé
d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les savou-
rer tous, tout à la fois : il ne se sert à table que de
ses mains, il manie les viandes , les remanie, dé-
membre , déchire , et en use de manière qu'il faut
que les conviés , s'ils veulent manger, mangent
ses restes; il ne leur épargne aucune de ces -
malpropretés dégoûtantes , capables d'ôter l'ap-
pétit aux plus affamés ; le jus et les sauces lui
DE L'HOMME.
#IIA3:iîftil
â29
dégouttent du menton et de la barbe : s'il enlève
un ragoût de dessus un plat, il en répand en che-
min dans un autre plat et sur la nappe , on le suit
à la trace: il mange haut et avec grand bruit, il
roule les yeux en mangeant ; la table est pour
lui un râtelier"; il écure ses dents , et il continue
à manger. Il se fait|, quelque part où il se trouve ,
une manière d'établissement , et ne souffre pas
d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que
dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que
les places du fond qui lui conviennent ; dans toute
autre , si on veut l'en croire , il pâlit et tombe en
faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs , il
les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours
se conserver dans la meilleure chambi*e le meil-
leur lit : il tourne tout à son usage ; ses valets ,
ceux d'autrui, courent dans le même temps pour
son service; tout ce qu'il trouve sous sa main lui
est propre, bardes, équipages; il embarrasse tout
le monde, ne se contraint pour personne, ne
plaint personne, ne connaît de maux que les siens,
que sa réplétion et sa bile , ne pleure point la
mort des autres , n'appréhende que la sienne ,
qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du
genre humain.
Cliton n'a jamais eu toute sa vie que deux af-
faires , qui sont de dîner le matin , et de souper
le soir ; il ne semble né que pour la digestion ; il
n'a de même qu'un entretien : il dit les entrées qui
ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé ;
il dit combien il y a eu de potages, et quels pota-
ges; il place ensuite le rôt et les entremets; il se sou-
vient exactement de quels plats on a relevé le pre-
mier service ; il n'oublie pas les hors-d' œuvre, le
fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et tou-
tes les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage
des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il méfait
envie de manger à une bonne table où il ne soit
point : il a surtout un palais sur, qui ne prend point
le change ; et il ne s'est jamais vu exposé à l'horri-
ble inconvénient de manger un mauvais ragoût,
ou de boire d'un vin médiocre. C'est un person-
nage illustre dans son genre, et qui a porté le ta-
lent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller ;
on ne reverra plus un homme qui mange tant et
qui mange si bien : aussi est-il l'arbitre des bons
morceaux ; et il n'est guère permis d'avoir du goût
pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus, il
s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier
soupir ; il donnait à manger le jour qu'il est mort ;
quelque part où il soit , il mange ; et s'il revient
au monde , c'est pour manger.
Ruffin commence à grisonner, mais il est sain.
il a un visage frais et un œil vif qui lui promet-
tent encore vingt années de vie; il est gtxi Jovial,
familier, indifférent; il rit de tout son cœur, et
il rit tout seul et sans sujet ; il est content de soi ,
des siens , de sa petite fortune ; il dit qu'il est heu-
reux. Il perd son fils unique , jeune homme de
grande espérance , et qui pouvait un jour être
l'honneur de sa famille; il remet sur d'autres le soin
de le pleurer: il dit. Mon fils est mort, cela fera
mourir sa mère; et il est consolé. Il n'a point de
passions, il n'a ni amis, ni ennemis; personne ne
l'embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui
est propre ; il parle à celui qu'il voit une première
fois avec la même liberté et la même confiance
qu'à ceux qu'il appelle de vieux amis , et il lui
fait part bientôt de ses quolibets et de ses histo-
riettes : on l'aborde, on le quitte sans qu'il y fasse
attention , et le même conte qu'il a commencé de
faire à quelqu'un , il l'achève à celui qui prend
sa place.
N** est moins affaibli par l'âge que par la ma-
ladie, car il ne passe point soixante -huit ans,
mais il a la goutte , et il est sujet à une colique
néphrétique ; il a le visage décharné , le teint ver-
dâtre, et qui menace ruine : il fait marner sa terre;
et il compte que de quinze ans entiers il ne sera
obligé de la fumer ; il plante un jeune bois , et il
espère qu'en moins de vingt années il lui donnera
un beau couvert. Il fait bâtir dans la rue** une
maison de pierre de taille, raffermie dans les en-
coignures par des mains de fer, et dont il assure,
en toussant et avec une voix frêle et débile, qu'on
ne verra jamais la fin : il se promène tous les jours
dans ses ateliers sur le bras d'un valet qui le
soulage, il montre à ses amis ce qu'il a fait, et il
leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas
pour ses enfants qu'il bâtit, car il n'en a point,
ni pour ses héritiers , personnes viles , et qui se
sont brouillées avec lui : c'est pour lui seul , et il
mourra demain.
Antagoras a un visage trivial et populaire ; un
suisse de paroisse ou le saint de pierre qui orne
le grand autel n'est pas mieux connu que lui de
toute la multitude. Il parcourt le matin toutes les
chambres et tous les greffes d'un parlement, et le
soir les rues et les carrefours d'une ville : il plaide
depuis quarante ans , plus proche de sortir de la
vie que de sortir d'affaires. 11 n'y a point eu au
palais , depuis tout ce temps , de causes célèbres
ou de procédures longues et embrouillées où il
n'ait du moins intervenu : aussi a-t-il un nom fait
pour remplir la bouche de l'avocat, et qui s'ac-
corde avec le demandeur ou le défendeur comme
330
LES CARACTERES UE LA BRUYERE,
le substantif et l'adjectif. Parent de tous, et haï
* de tous , il n'y a guère de familles dont il ne se
plaigne , et qui ne se plaignent de lui : appliqué
successivement à saisir une terre, à s'opposer au
sceau, à se servir d'un commilUmus, ou à mettre
un arrêt à exécution. Outre qu'il assiste chaque
jour à quelques assemblées de créanciers , par-
tout syndic de directions, et perdant à toutes les
banqueroutes, il a des heures de reste pour ses vi-
sites : vieux meuble de ruelle, où il parle procès
^ et dit des nouvelles. Vous l'avez laissé dans une
maison au Marais , vous le retrouverez au grand
jfaubourg, où il vous a prévenu, et où déjà il
' redit ses nouvelles et son procès. Si vous plaidez
vous-même , et que vous alliez le lendemain à la
pointe du jour chez l'un de vos juges pour le
solliciter, le juge attend pour vous donner au-
dience qu'Antagoras soit expédié.
Tels hommes passent une longue vie à se dé-
fendre des uns et à nuire aux autres , et ils meu-
rent consumés de vieillesse , après avoir causé
autant de maux qu'ils en ont soufferts.
Il faut des saisies de terre et des eulèvemeats
de meubles , des prisons et des supplices , je l'a-
voue : mais justice, lois et besoins à part, ce
m'est une chose toujours nouvelle de contempler
avec quelle férocité les hommes traitent d'autres
hommes.
L'on voit * certains animaux farouches , des
mâles et des femelles, répandus par la campa-
gne , noirs , livides , et tout brûlés du soleil , at-
tachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent
avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme
une voix articulée, et quand ils se lèvent sur
leurs pieds , ils montrent une face humaine , et
en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la
nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir,
d'eau et de racines ;' ils épargnent aux autres
hommes la peine de semer, de labourer et de re-
cueillir pour vivre , et méritent ainsi de ne pas
manquer de ce pain qu'ils ont semé.
Do7i Fernand dans sa province est oisif,
ignorant , médisant , querelleur, fourbe, intem-
pérant , impertinent , mais il tire l'épée contre
ses voisins , et pour un rien il expose sa vie : il
a tué des hommes , il sera tué.
Le noble de province , inutile à sa patrie , à
sa famille, et à lui-même, souvent sans toit,
sans habit, sans aucun mérite, répète dix fois
le jour qu'il est gentilhomme , traite les fourrures
et les mortiers de bourgeoisie , occupé toute sa
' Los p-iy?aiis t't les lalwireurs.
vie de ses parchemins et de ses titres, qu'il ne
changerait pas contre les masses d'un chance-
lier.
Il se fait généralement dans tous les hommes
des combinaisons inimies de la puissance , de la
niveur, du génie, des richesses, des dignités,
de la noblesse, de la force, de l'industrie, de
la capacité, de la vertu , du vice , de la faiblesse
de la stupidité , de la pauvreté, de l'impuissance,
de la roture et de la bassesse. Ces choses , mê-
lées ensemble en mille manières différentes , et
compensées l'une par l'autre en divers sujets,
forment aussi les divers états et les différentes
conditions. Les hommes d'ailleurs, qui tous
savent le fort et le faible les uns des autres,
agissent aussi réciproquement comme ils croient
le devoir faire, comiaissent ceux qui leur sont
égaux, sentent la supériorité que quelques-uns
ont sur eux , et celle qu'ils ont sur quelques
autres : et de là naissent entre eux ou la fa-
miliarité, ou le respect et la déférence, ou la
fierté et le mépris. De cette source vient que,
dans les endroits pubUcs et où le monde se ras-
semble, on se trouve à tous moments entre celui
que l'on cherche à aborder ou à saluer, et cet
autre que l'on feint de ne pas connaître, et dont
l'on veut encore moins se laisser joindre; que
l'on se fait honneur de l'un, et qu'on a honte
de l'autre; qu'il arrive même que celui dont vous
vous faites honneur, et que vous voulez retenir,
est celui aussi qui est embarrassé de vous , et
qui vous quitte ; et que le même est souvent
celui qui rougit d'autrui, et dont on rougit,
qui dédaigne ici, et qui là est dédaigné : il est
encore assez ordinaire de mépriser qui nous mé-
prise. Quelle misère I et puisqu'il est vrai que,
dans un si étrange commerce , ce que l'on pense
gagner d'un côté on le perd de l'autre , ne re-
viendrait-il pas au même de renoncer à toute
hauteur et à toute fierté , qui convient si peu aux
faibles hommes, et de composer ensemble, de
se traiter tous avec une mutuelle bonté, qui,
avec l'avantage de n'être jamais mortifiés , nous
procurerait un aussi grand bien que celui de ne
mortifier personne?
Bien loin de s'effrayer ou de rougir même du
nom de philosophe , il n'y a personne au monde
qui ne dût avoir une forte teinture de philoso-
phie'. Elle convient à tout le monde : la prati-
que en est utile à tous les âges , à tous les sexes,
_ ... . . . .A~.V • _
' L'on ne peut plus eiitei)flre que celle qui est (îépendante
(lo la n'iigion chrétienne.( Lft Biiiyrre ).
\Bmm DE L'HOMME.
33!
et à toutes les conditions : elle nous console du
bonheur d'autrui , des indignes préférences, des
mauvais succès, du déclin de nos forces ou de
notre beauté : elle nous arme contre la pau-
vreté, la vieillesse, la maladie et la mort, con-
tre les sots et les mauvais railleurs : elle nous
fait vivre sans une femme , ou nous fait suppor-
ter celle avec qui nous vivons.
Les hommes, en un même jour, ouvrent leur
(hîie à de petites joies, et se laissent dominer
par de petits chagrins : rien n'est plus inégal et
moins suivi que ce qui se passe en si peu de
temps dans leur cœur et dans leur esprit. Le re-
mède à ce mal est de n'estimer les choses du
monde précisément que ce qu'elles valent.
Il est aussi difficile de trouver un homme vain
qui se croie assez heureux , qu'un homme mo-
deste qui se croie trop malheureux.
Le destin du vigneron , du soldat et du tail-
leur de pierre m'empêche de m'estimer mal-
heureux par la fortune des princes ou des mi-
nistres, qui me manque.
11 n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur ,
qui est de se trouver en faute , et d'avoir quel-
que chose à se reprocher.
La plupart des hommes, pour arriver à leurs
*4ins, sont plus capables d'un grand effort que
d'une longue persévérance. Leur paresse ou leur
inconstance leur fait perdre le fruit des meil-
leurs commencements. Ils se laissent souvent
devancer par d'autres qui sont partis après eux,
et qui marchent lentement , mais constamment.
J'ose presque assurer que les hommes savent
encore mieux prendre des mesures que les sui-
vre , résoudre ce qu'il faut faire et ce qu'il faut
dire, que de faire ou de dire ce qu'il faut. On se
propose fermement , dans une affaire qu'on né-
gocie, de taire une certaine chose; et ensuite,
ou par passion, ou par une intempérance de
langue , ou dans la chaleur de rentretien , c'est
la première qui échappe.
Les hommes agissent mollement dans les cho-
ses qui sont de leur devoir , pendant qu'ils se
font un mérite , ou plutôt une vanité , de s'em-
presser pour celles qui leur sont étrangères, et
qui ne conviennent ni à leur état , ni à leur ca-
ractère.
La différence d'un homme qui se revêt d'un
caractère étranger à lui-même, quand il rentre
dans le sien , est celle d'un masque à un visage.
Télèphc a de l'esprit, mais dix fois moins,
de compte fait, qu'il ne présume en avoir : il est
donc, dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans
ce qu'il médite et ce qu'il projette, dix fois au
delà de ce qu'il a d'esprit ; il n'est donc jamais
dans ce qu'il a de force et d'étendue : ce rai-
sonnement est juste. Il a comme une barrière
qui le ferme , et qui devrait l'avertir de s'arrê-
ter en deçà ; mais il passe outre , il se jette hors
de sa sphère, il trouve lui-même son endroit
faible, et se montre par cet endroit : il parle de
ce qu'il ne sait point , ou de ce qu'il sait mal ;
il entreprend au-dessus de son pouvoir , il désire
au delà de sa portée ; il s'égale à ce qu'il y a de
meilleur en tout genre ; il a du bon et du loua-
ble, qu'il offusque par l'affectation du grand
ou du merveilleux : on voit clairement ce qu'il
n'est pas , et il faut deviner ce qu'il est en effet.
C'est un homme qui ne se mesure point, qui ne
se connaît point : son caractère est de ne savoir
pas se renfermer dans celui qui lui est propre ,
et qui est le sien.
L'homme du meilleur esprit est inégal, il
souffre des accroissements et des diminutions;
il entre en verve , mais il en sort : alors s'il est
sage , il parle peu, il n'écrit point, il ne cherche
point à imaginer ni à plaire. Chante-t-on avec
un rhume? ne faut-il pas attendre que la voix
revienne ?
Le sot est automate, il est machine, il est
ressort ; le poids l'emporte , le fait mouvoir , le
fait tourner, et toujours, et dans le même sens,
et avec la même égalité : il est uniforme, il ne
se dément point ; qui l'a vu une fois , l'a vu dans
tous les instants et dans toutes les périodes de
sa vie; c'est tout au plus le bœuf qui meugle,
ou le merle qui siffle : il est fixé et déterminé
par sa natm*e, et j'ose dire par son espèce. Ce
qui paraît Ig moins en lui , c'est son âme : elle
n'agit point , elle ne s'exerce point , elle se re-
pose.
Le sot ne meurt point ; ou si cela lui arrive,
selon notre manière de parler , il est vrai de dire
qu'il gagne à mourir , et que , dans ce moment
où les autres meurent, il commence à vivre :
son âme alors pense, raisonne, infère, conclut,
juge, prévoit, fait précisément tout ce qu'elle
ne faisait point; elle se trouve dégagée d'une
masse de chair où elle était comme ensevelie
sans fonction , sans mouvement , sans aucmi du
moins qui fût digne d'elle : je dirais presque
qu'elle rougit de son propre corps et des organes
brutes et imparfaits auxquels elle s'est vue atta-
chée si lonfi;(cmps, et dont elle n'a pu faire
qu'un sot et qu'un slupide; elle va d'égal avec
les gri\)uk.s âmes , a\ ec celles (pii font les bonnes
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
332
têtes ou les hommes d'esprit. L'âme d'Alain ne
se démêle plus d'avec celles du grand Condé,
de Richelieu, de Pascal, et de Lingendes*.
La fausse délicatesse dans les actions libres ,
dans les mœurs ou dans la conduite, n'est pas
ainsi nommée parce qu'elle est feinte, mais par-
ce qu'en effet elle s'exerce sur des choses et en
des occasions qui n'en méritent point. La fausse
délicatesse de goût et de complexion n'est telle
au contraire que parce qu'elle est feinte ou af-
fectée : c'est Emilie qui crie de toute sa force
sur un petit péril qui ne lui fait pas de peur;
c'est une autre qui par mignardise pâlit à la vue
d'une souris, ou qui veut aimer les violettes et
s'évanouir aux tubéreuses.
Qui oserait se promettre de contenter les hom-
mes? Un prince, quelque bon et quelque puis-
sant qu'il fût, voudrait-il l'entreprendre? Qu'il
l'essaye ; qu'il se fasse lui-même une affaire de
leurs plaisirs; qu'il ouvre son palais à ses cour-
tisans , qu'il les admette jusque dans son domes-
tique ; que , dans des lieux dont la vue seule est
un spectacle, il leur fasse voir d'autres specta-
cles ; qu'il leur donne le choix des jeux, des con-
certs, et de tous les rafraîchissements; qu'il y
ajoute une chère splendide et une entière liberté;
qu'il entre avec eux en société des mêmes amu-
sements; que le grand homme devienne aima-
ble, et que le héros soit humain et familier : il
n'aura pas assez fait. Les hommes s'ennuient
enfin des mêmes choses qui les ont charmés
dans leurs commencements ; ils déserteraient la
table des dieux j et le nectar, avec le temps,
leur devient insipide. Ils n'hésitent pas de cri-
tiquer des choses qui sont parfaites ; il y entre
de la vanité et une mauvaise délicatesse : leur
^oût, si on les en croit, est encore au delà de
toute l'affectation qu'on aurait à les satisfaire ,
et d'une dépense toute royale que l'on ferait
pour y réussir ; il s'y mêle de la malignité , qui
va jusqu'à vouloir affaiblir dans les autres la
joie qu'ils auraient de les rendre contents. Ces
mêmes gens, pour l'ordinaire si flatteurs et si
complaisants, peuvent se démentir; quelquefois
on ne les reconnaît plus, et l'on voit l'homme
jusque dans le courtisan.
L'affectation dans le geste , dans le parler , et
dans les manières, est souvent une suite de l'oi-
siveté ou de l'indifférence, et il semble qu'un
* Jean de Lingendes , évêque de Sarlat et ensuite de Mâcon ,
se distingua comme prélat et comme orateur; il mourut en
I6fi5. Un autre Lingendes, de la même famille et de la com-
pagnie de Jésus , eut de la réputation comme prédicateur. C'est
du premier sans doute que la Bruyère parle ici.
grand attachement ou de sérieuses affaires jet-*
tent l'homme dans son naturel.
Les hommes n'ont point de caractères, ou
s'ils en ont , c'est celui de n'en avoir aucun qui
soit suivi, qui ne se démente point, et où ils
soient reconnaissables. Ils souffrent beaucoup
à être toujours les mêmes , à persévérer dans la
règle ou dans le désordre ; et s'ils se délassent
quelquefois d'une vertu par une autre vertu , ils
se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre
vice : ils ont des passions contraires, et des fai-
bles qui se contredisent ; il leur coûte moins de
joindre les extrémités que d'avoir une conduite
dont une partie naisse de l'autre : ennemis de
la modération, ils outrent toutes choses, les
bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant en-
suite supporter l'excès, ils l'adoucissent par le
changement. Adraste était si corrompu et si li-
bertin , qu'il lui a été moins difficile de suivre
la mode et se faire dévot : il lui eût coûté da-
vantage d'être homme de bien.
D'où vient que les mêmes hommes qui ont un
flegme tout prêt pour recevoir indifféremment
les plus grands désastres, s'échappent, et ont
une bile intarissable sur les plus petits inconvé-
nients? Ce n'est pas sagesse en eux qu'une telle
conduite , car la vertu est égale et ne se dément
point : c'est donc un vice ; et quel autre que la
vanité , qui ne se réveille et ne se recherche que
dans les événements où il y a de quoi faire par-
ler le monde , et beaucoup à gagner pour elle ,
mais qui se néglige sur tout le reste ?
L'on se repent rarement de parler peu ; très-
souvent , de trop parler : maxime usée et triviale,
que tout le monde sait , et que tout le monde
ne pratique pas.
C'est se venger contre soi-même, et donner
un trop grand avantage à ses ennemis , que de
leur imputer des choses qui ne sont pas vraies ,
et de mentir pour les décrier.
Si l'homme savait rougir de soi , quels crimes
non-seulement cachés, mais publics et connus,
ne s'épargnerait-il pas !
Si certains hommes ne vont pas dans le bien
jusqu'où ils pourraient aller, c'est par le vice de
leur première instruction.
Il y a dans quelques hommes une certaine
médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre
sages.
Il faut aux enfants les verges et la férule : il
faut aux hommes faits une couronne, un sceptre,
un mortier , des fourrures , des faisceaux , des
timbales , des hoquetons. La raison et la justice.
DES JUGEMENTS.
333
dénuées de tous leurs ornements, lii ne persua-
dent, ni n'intimident. L'homme, qui est esprit,
se mène par les yeux et les oreilles.
Timon ou le misanthrope peut avoir l'âme
austère et farouche, mais extérieurement il est
civil et cérémonieux : il ne s'échappe pas , il ne
s'apprivoise pas avec les hommes ; au contraire,
il les traite honnêtement et sérieusement; il em-
ploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur
famiharité ; il ne veut pas les mieux connaître
ni s'en faire des amis , semblable en ce sens
à une femme qui est en visite chez une au-
tre femme.
La raison tient de la vérité , elle est une :
l'on n'y arrive que par un chemin , et l'on s'en
écarte par mille. L'étude de la sagesse a moins
d'étendue que celle que l'on ferait des sots et
des impertinents. Celui qui n'a vu que des hom-
mes polis et raisonnables , ou ne connaît pas
l'homme, ou ne le connaît qu'à demi : quel-
que diversité qui se trouve dans les complexions
ou dans les mœurs, le commerce du monde et
la politesse donnent les mêmes apparences,
font qu'on se ressemble les uns aux autres par
des dehors qui plaisent réciproquement, qui
semblent communs à tous, et qui font croire
qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte.
Celui, au contraire, qui se jette dans le peuple
ou dans la provmce y fait bientôt, s'il a des
yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses
qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas,
dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon : il
avance par des expériences continuelles dans la
connaissance de l'humanité; il calcule presque
en combien de manières différentes l'homme
peut être insupportable.
Après avoir mûrement approfondi les hom-
mes, et connu le faux de leurs pensées, de leurs
sentiments, de leurs goûts et de leurs affections,
l'on est réduit à dire qu'il y a moins à perdre
pour eux par l'inconstance que par l'opiniâtreté.
Combien d'âmes faibles, molles et indifféren-
tes, sans de grands défauts, et qui puissent four-
nir à la satire 1 Combien de sortes de ridicules
répandus parmi les hommes , mais qui par leur
singularité ne tirent point à conséquence, et
ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et
pour la morale! Ce sont des vices uniques qui
ne sont pas contagieux, et qui sont moins de
l'humanité que de la personne.
CHAPITRE XII. -
' ç;XQ/.5'> *).'•» Des jugements.
Rien ne ressemble mieux à la vive persuasion
qu€ le mauvais entêtement : de là les partis les
cabales, les hérésies. ' .
L'on ne pense pas toujours constamment d'un
même sujet ; l'entêtement et le dégoût se sui-
vent de près.
Les grandes choses étonnent, et les petites
rebutent : nous nous apprivoisons avec les unes
et les autres par l'habitude.
Deux choses toutes contraires nous prévien*
nent également, l'habitude et la nouveauté.
Il n'y a rien de plus bas, et qui convienne
mieux au peuple, que de parler en des termes
magnifiques de ceux mêmes dont l'on pensait
très-modestement avant leur élévation.
La faveur des princes n'exclut pas le mérite,
et ne le suppose pas aussi.
Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont
nous sommes gonflés, et la haute opinion que
nous avons de nous-mêmes et de la bonté de
notre jugement, nous négligions de nous en
servir pour prononcer sur le mérite des autres.
La vogue, la faveur populaire, celle du prince,
nous entraînent comme un torrent. Nous louons
ce qui est loué, bien plus que ce qui est louable.
Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte da-
vantage à approuver et à louer que ce qui est
plus digne d'approbation et de louange, et si la
vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions,
les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et
plus^ûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie.
Ce n'est pas d'un saint dont un dévot ' sait dire
du bien, mais d'un autre dévot. Si une belle
femme approuve la beauté d'une autre femme,
on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle
approuve. Si un poëte loue les vers d'un autre
poète, il y a à parier qu'ils sont mauvais et
sans conséquence.
Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns
les autres, n'ont qu'une faible pente à s'approu-
ver réciproquement : action, conduite, pensée,
expression, rien ne plaît, rien ne contente. Ils
substituent à la place de ce qu'on leur récite,
de ce qu'on leur dit, ou de ce qu'on leur lit, ce
qu'ils auraient fait eux-mêmes en pareille con-
joncture, ce qu'ils penseraient ou ce qu'ils écri-
raient sur un tel sujet ; et ils sont si pleins de leurs
'Faux (U'vot [La Umyhr).
•M
3^4
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
Idées, qu'il n'y a plus de place pour celles d'aulrui.
Le commun des hommes est si enclin au dé-
règlement et à la bagatelle , et le monde est si
plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que
je croirais assez que l'esprit de singularité, s'il
pouvait avoir ses bornes et ne pas aller trop
loin, approcherait fort de la droite raison et
d'une conduite régulière.
Il faut faire comme les autres : maxime sus-
pecte, qui signifie presque toujours, il faut mal
faire, dès qu'on l'étend au delà de ces choses
purement extérieures qui n'ont point de suite,
qui dépendent de l'usage, de la mode ou des
bienséances.
Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours ou
panthères, s'ils sont équitables, s'ils se font justice
à eux-mêmes, et qu'ils la rendent aux autres, que
deviennent les lois , leur texte , et le prodigieux
accablement de leurs commentaires? que devient
le pétitoire et le possessoire j et tout ce qu'on
appelle jurisprudence ? où se réduisent même
ceux qui doivent tout leur relief et toute leur en-
flure à l'autorité où ils sont établis de faire va-
loir ces mêmes lois ? Si ces mêmes hommes ont
de la droiture et de la sincérité , s'ils sont guéris
de la prévention , où sont évanouies les disputes
de l'école, la scolastique et les controverses? S'ils
sont tempérants , chastes et modérés , que leur
sert le mystérieux jargon de la médecine , et qui
est une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le
parler? Légistes, docteurs, médecins, quelle
chute pour vous , si nous pouvions tous nous don-
ner le mot de devenir sages !
De combien de grands hommes dans les diffé-
rents exercices de la paix et de la guerre aurait-
on dû se passer ! A quel point de perfection et
de raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts
et de certaines sciences qui ne devaient point
être nécessaires, et qui sont dans le monde comme
des remèdes à tous les maux dont notre malice
est l'unique source !
Que de choses depuis Varron , que Varron a
ignorées ! Ne nous suffirait-il pas même de n'être
savants que comme Platon ou comme Sograte?
Tel , à un sermon , à une musique , ou dans
une galerie de peintures , a entendu à sa droite
et à sa gauche, sur une chose précisément la
même, des sentiments précisément opposés. Cela
me ferait dire volontiers que l'on peut hasarder,
dans tout genre d'ouvrages , d'y mettre le bon et
le mauvais : le bon plaît aux uns , et le mauvais
aux autres ; l'on ne risque guère davantage d'y
mettre le pire, il a ses partisans.
Le phénix de la poésie chantante renaît de ses
cendres; il a vu mourir et revivre sa réputation
en un même jour. Ce juge même si infaillible et
si ferme dans ses jugements, le public, a varié
sur son sujet ; ou il se trompe, ou il s'est trompé :
celui qui prononcerait aujourd'hui que Quinault,
en un certain genre, est un mauvais poëte, par-
lerait presque aussi mal que s'il eût dit il y a
quelque temps , Il est bon poète.
C. P. ' était riche, et C. N. ^ ne l'était pas : la
Pucelle et Rodogune méritaient chacune une
autre aventure. Ainsi l'on a toujours demandé
pourquoi , dans telle ou telle profession , celui-ci
avait fait sa fortune, et cet autre l'avait manquée ;
et en cela les hommes cherchent la raison de leurs
propres caprices, qui, dans les conjonctures pres-
santes de leurs affaires, de leurs plaisirs, de leur
santé et de leur vie , leur font souvent laisser
les meilleures et prendre les pires.
La condition des comédiens était infâme chez
les Romains , et honorable chez les Grecs :
qu'est-elle chez nous? On pense d'eux comme les
Romains , on vit avec eux comme les Grecs.
Il suffisait à Bathylle d'être pantomime pour
être couru des dames romaines : à Rhoé, de dan-
ser au théâtre; à Roscie et à Nérine, de repré-
senter dans les chœurs , pour s'attirer une foule
d'amai.ts. La vanité et l'audace, suites d'une trop
grande puissance , avaient ôté aux Romams le
goût du secret et du mystère; ils se plaisaient à
faire du théâtre public celui de leurs amours :
ils n'étaient point jaloux de l'amphithéâtre , et
partageaient avec la multitude les charmes de
leurs maîtresses. Leur goût n'allait qu'à laisser
voir qu'ils aimaient, non pas une belle per-
sonne , ou une excellente comédienne , mais une
comédienne.
Rien ne découvre mieux dans quelle disposi-
tion sont les hommes à l'égard des sciences et des
belles-lettres , et de quelle utilité ils les croient
dans la république , que le prix qu'ils y ont mis ,
et l'idée qu'ils se forment de ceux qui ont pris
le parti de les cultiver. Il n'y a point d'art si
mécanique, ni de si vile condition, où les avan-
tages ne soient plus sûrs , plus prompts et plus
solides. Le comédien couché dans son carrosse
jette de la boue au visage de Corneille, qui est
à pied. Chez plusieurs, savant et pédant sont
synonymes.
Souvent où le riche parle, et parle de doctrine,
c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applau-
Chapolaiji.
Corneille.
DES JUGEMENTS.
33;*
dir, s'ils veulent du moins ne passer «que^pcMir
doctes. û ^p.:j/ib(i}'i
Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant
certains esprits la honte de l'érudition : Ton
trouve chez eux une prévention tout établie
contre les savants , à qui ils ôtent les manières
du monde , le savoir-vivre , l'esprit de société ,
et qu'ils renvoient ainsi dépouillés à leur cabinet
et à leurs livres. Comme l'ignorance est un état
paisible, et qui ne coûte aucune peine, l'on s'y
range en foule , et elle forme à la cour et à la
ville un nombreux parti qui l'emporte sur celui des
savants. S'ils allèguent en leur faveur les noms
d'EsTRÉES, de Hablay, Bossuet, Séguieb, Mon-
TAUSiEB, Vabdes, Chevbeuse, Novion, Lamoi-
GNON , ScuDÉBv%PÉLissoN , et de tant d'autres
personnages également doctes et polis; s'ils osent
même citer les grands noms de Chabtbes , de
CoNDÉ, de CoNTi, de Boubbon, du Maine, de
Vendôme , comme de princes qui ont su joindre
aux plus belles et aux plus hautes connaissances
et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains,
l'on ne feint point de leur dire que ce sont des
exemples singuliers; et s'ils ont recours à de
solides raisons , elles sont faibles contre la voix
de la multitude. Il semble néanmoins que l'on
devrait décider sur cela avec plus de précau-
tion , et se donner seulement la peine de douter
si ce même esprit qui fait faire de si grands pro-
grès dans les sciences , qui fait bien penser, bien
juger , bien parler , et bien écrire , ne pourrait
point encore servir à être poli.
Il faut très-peu de fonds pour la politesse dans
les manières : il en faut beaucoup pour celle de
l'esprit.
Il est savant, dit un politique, il est donc in-
capable d'affaires , je ne lui confierais pas l'état
de ma garde-robe ; et il a raison. Ossat, Ximenès,
Richelieu , étaient savants : étaient-ils habiles?
ont-ils passé pour de bons ministres ? Il sait le
grec, continue l'homme d'État, c'est un grimaud,
c'est un philosophe. Et en effet , une fruitière à
Atliènes, selon les apparences, parlait grec, et
par cette raison était philosophe* Les Bignon ,
les Lamoignon , étaient de purs grimauds ; qui
en peut douter? ils savaient le grec. Quelle vision,
quel délire au grand , au sage, au judicieux An-
TONiN , de dire qu'a/or.ç les peuples seraient
heureux j si rempereur philosophait j ou si le
philosophe, ou le grimaud, venait à V empire!
Les langues sont la clef ou l'entrée des scien-
' Mademoiselle de Scudéry.(La Bruyère).
ces , et rien davantage : le mépris des unes tombe
sur les autres. Il ne s'agit point si les langues
sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vi-
vantes; mais si elles sont grossières ou polies, si
les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou
d'un mauvais goût. Supposons que notre langue
pût un jour avoir le sort de la grecque et de la
latine ; serait-on pédant , quelques siècles après
qu'on ne la parlerait plus, pour lire Molièbe ou
LA Fontaine? ï
Je nomme Euripile, et vous dites : C'est utf
bel esprit; vous dites aussi de celui qui travaille
une poutre. Il est charpentier; et de celui qui
refait un mur. Il est maçon. Je vous demande
quel est l'atelier où travaille cet homme de mé-
tier, ce bel esprit ? quelle est son enseigne? à quel
habit le reconnaît-on? quels sont ses outils? est-ce
le coin? sont-ce le marteau ou l'enclume? où fend-
il, où cogne-t-il son ouvrage? où l'expose-t-il en
vente? un ouvrier se pique d'être ouvrier; Euri-
pile se pique-t-il d'être bel esprit ? S'il est tel ,
vous me peignez un fat qui met l'esprit en roture,
une âme vile et mécanique à qui ni ce qui est
beau ni ce qui est esprit ne sauraient s'appliquer
sérieusement; et s'il est vrai qu'il ne se pique
de rien , je vous entends , c'est un homme sage
et qui a de l'esprit. Ne dites- vous pas encore du
savantasse. Il est bel esprit, et ainsi du mauvais
poète? Mais» vous-même vous croyez-vous sans
aucun esprit? et si vous en avez, c'est sans doute
de celui qui est beau et convenable ; vous voilà
donc un bel esprit : ou s'il s'en faut peu que vous
ne preniez ce nom pour une injure, continuez, j'y
consens , de le donner à Euripile , et d'employer
cette ironie, comme les sots, sans le moindre
discernement, ou comme les ignorants qu'elle
console d'une certaine culture qui leur manque ,
et qu'ils ne voient que dans les autres.
Qu'on ne me parle jamais d'encre, de papier,
de plume , de style , d'imprimeur, d'imprimerie ;
qu'on ne se hasarde plus de me dire : Vous écrivez
si bien , Antisthène ! continuez d'écrire , ne ver-
rons-nous point de vous un in-folio ? traitez de
toutes les vertus et de tous les vices dans un ou-
vrage suivi, méthodique, qui n'ait point de fin ;
ils devraient ajouter , Et nul cours. Je renonce à
tout ce qui a été , qui est et qui sera livre. Bé-
rijlle tombe en syncope à la vue d'un chat , et
moi à la vue d'un livre. Suis-je mieux nourri et
plus lourdement vêtu, suis-je dans ma chambi-e
à l'abri du nord, ai-je un lit de plume, après vingt
ans entiers qu'on me débite dans la place ? J'ai
un gi-and nom , dites-vous, et beaucoup de gloire ;
330
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
dites que j'ai beaucoup de vent qui ne sert à
rien : ai-je un grain de ce métal qui procure
toutes choses? Le vil praticien grossit son mé-
moire , se fait rembourser de frais qu'il n'avance
pas, et il a pour gendre un comte ou un magis-
trat. Un homme rouge oxx feuille-morte 'devient
commis, et bientôt plus riche que son maître ; il
le laisse dans la roture , et avec de l'argent il
devient noble. B** "s'enrichit à montrer dans un
cercle des marionnettes; BB**% à vendre en
bouteille l'eau de la rivière. Un autre charlatan *
arrive ici de delà les monts avec une malle ; il
n'est pas déchargé que les pensions courent ; et
il est prêt de retourner d'où il arrive , avQc des
mulets et des fourgons. Mercure est Mercure ,
et rien davantage , et l'or ne peut payer ses mé-
diations et ses intrigues : on y ajoute la faveur
et les distinctions. Et sans parler que des gains
licites, on paye au tuilier sa tuile, et à l'ouvrier
son temps et son ouvrage : paye-t-on à un auteur
ce qu'il pense et ce qu'il écrit ? et s'il pense très-
bien , le paye-t-on très-largement? se meuble-t-il ,
s'anoblit-il à force de penser et d'écrire juste ?
11 faut que les hommes soient habillés, qu'ils
soient rasés; il faut que, retirés dans leurs mai-
sons, ils aient une porte qui ferme bien : est-il
nécessaire qu'ils soient instruits? Folie, simpli-
cité, imbécillité, continue Antisthène, de mettre
l'enseigne d'auteur ou de philosophe I Avoir, s'il
se peut, un office lucratif, qui rende la vie ai-
mable, qui fasse prêter à ses amis, et donner à
ceux qui ne peuvent rendre : écrire alors par jeu,
par oisiveté, et comme Tityre siffle ou joue de la
flûte; cela, ou rien : j'écris à ces conditions, et
je cède ainsi à la violence de ceux qui me pren-
nent à la gorge, et me disent, Vous écrirez. Ils
liront pour titre de mon nouveau livre : du beau,
DU BON, DU VBAi; DES IDEES; DU PBEMIER
PRINCIPE ; par Antisthène, vendeur de marée.
Si les ambassadeurs ^ des princes étrangers
étaient des singes instruits à marcher sur leurs
pieds de derrière , et à se faire entendre par in-
terprète , nous ne pourrions pas marquer un plus
grand étonnement que celui que nous donnent la
justesse de leurs réponses, et le bon sens qui
paraît quelquefois dans leurs discours. La pré-
^ Un laquais , à cause des habits de livrée qui étaient souvent
de couleur rouge on feuille-morte.
^ Benoît, qui a amassé du bien en montrant des figures de
cire.
3 Barbereau , qui a fait fortune en vendant de l'eau de la ri-
vière de Seine pour des eaux minérales.
♦ Caretti, qui s'est enrichi par quelques secrets qu'il ven-
dait fort cher.
•■' Ceux de Siam , qui vinrenjl à Paris dans ce temps-là.
ventlon du pays, jointe à l'orgueil de la nation ^
nous fait oublier que la raison est de tous les cli-
mats , et que l'on pense juste partout où il y a
des hommes. Nous n'aimerions pas à être traités
ainsi de ceux que nous appelons barbares ; et
s'il y a en nous quelque barbarie, elle consiste
à être épouvantés de voir d'autres peuples rai-
sonner comme nous.
Tous les étrangers ne sont pas barbares, et
tous nos compatriotes ne sont pas civilisés : de
même toute campagne n'est pas agreste * , et
toute ville n'est pas polie. Il y a dans l'Europe
un endroit d'une province maritime d'un grand
royaume , où le villageois est doux et insinuant,
le bourgeois au contraire et le magistrat gros-
siers , et dont la rusticité est héréditaire.
Avec im langage si pur, une si grande recher-
che daîis nos habits, des mœurs si cultivées, de
si belles lois et un visage blanc , nous sommes
barbares pour quelques peuples.
Si nous entendions dire des Orientaux qu'ils
boivent ordinairement d'une liqueur qui leur
monte à la tête , leur fait perdre la raison et les
fait vomir, nous dirions : Cela est bien barbare.
Ce prélat se montre peu à la cour, il n'est de
nul commerce, on ne le voit point avec des
femmes, il ne joue ni à grande ni à petite prime,
il n'assiste ni aux fêtes ni aux spectacles , il n'est
point homme de cabale, et il n'a point l'esprit
d'intrigue ; toujours dans son évêché , où il fait
une résidence continuelle , il ne songe qu'à ins-
truire son peuple par la parole, et à l'édifier par
son exemple ; il consume son bien en des aumô-
nes , et son corps par la pénitence ; il n'a que
l'esprit de régularité, et il est imitateur du zèle
et de la piété des apôtres. Les temps sont chan-
gés, et il est menacé sous ce règne d'un titre plus
éminent.
Ne. pourrait-on point faire comprendre aux
personnes d'un certain caractère et d'une profes-
sion sérieuse , pour ne rien dire de plus , qu'ils
ne sont point obligés à faire dire d'eux qu'ils
jouent, qu'ils chantent et qu'ils badinent comme
les autres hom^nes , et qu'à les voir si plaisants
et si agréables , on ne croirait point qu'ils fussent
d'ailleurs si réguliers et si sévères ? Oserait-ou
même leur insinuer qu'ils s'éloignent par de telles
manières de la politesse dont ils se piquent, qu'elle
assortit au contraire et conforme les dehors aux
conditions , qu'elle évite le contraste , et de mon-
trer le même homme sous des figures différentes,
'Ce terme s'entend ici métaphoriquement (La Bruyère).
DES JUGEMENJS.
337
et qui font de lui un composé bizarre, ou un
grotesque?
11 ne faut pas juger des hommes comme d'un
tableau ou d'une figure, sur une seule et pre-
mière vue ; il y a un intérieur et un cœur qu'il
faut approfondir : le voile de la modestie couvre
le mérite, et le masque de l'hypocrisie cache la
malignité. Il n'y a qu'un très-petit nombre de con-
naisseurs qui discerne , et qui soit en droit de
prononcer. Ce n'est que peu à peu , et forcés
même par le temps et les occasions, que la vertu
parfaite et le vice consommé viennent enfm à se
déclarer.
FRAGMENT.
« Il disait ^ que l'esprit dans cette belle per-
« sonne était un diamant bien mis en œuvre. Et con-
« tinuantde parler d'elle : C'est, ajoutait-il, comme
« une nuance de raison et d'agrément qui occupe
« les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent ; on
« ne sait si on l'aime ou si on l'admire : il y a en
«< elle de quoi faire une parfaite amie , il y a aussi
« de quoi vous mener plus loin que l'amitié : trop
«jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais
« trop modeste pour songer à plaire , elle ne tient
« compte aux hommes que de leur mérite , et ne
<' croit avoir que des amis. Pleine de vivacité et
« capable de sentiments, elle surprend et elle inté-
« resse ; et sans rien ignorer de ce qui peut entrer
« de plus délicat et de plus fin dans les conversa-
«tions, elle a encore ces saillies heureuses qui,
•« entre autres plaisirs qu'elles font , dispensent
« toujours de la répUque : elle vous parle comme
«celle qui n'est pas savante, qui doute et qui
« cherche à s'éclaircir; et elle vous écoute comme
« celle qui sait beaucoup , qui connaît le prix de
« ce que vous lui dites , et auprès de qui vous ne
« perdez rien de ce qui vous échappe. Loin de
«s'appliquer à vous contredire avec esprit, et
« d'imiter Elvire, qui aime mieux passer pour
« une femme vive que marquer du bon sens et
« de la justesse, elle s'approprie vos sentiments,
« elle les croit siens, elle les étend, elle les em-
» Ce portrait est celui de Catherine Turgot , femme de Gilles
il'Aligre, seigneur de Boislandrie, conseiller au parlement, etc.
Catherine Turgot épousa en secondes noces Batte de Chevilly,
capiU'iine au régiment des gardes françaises, et fut aimée de
Chaulieu, qui lui a adressé plusieurs pièces de vers sous le nom
d'Iris, de Cathin, etc. C'est Chaulieu lui-même qui nous ap-
prend que la Bruyère fil son portrait sous le nom d'Artenice :
« C'étiit, dit-il, la plus jolie f«îmme que j'aie connue, qui
" joignait à une figure très-aimahle la douceur de l'humeur,
« et tout le hrillant de l'esprit; personne n'a jamais mieux
« écrit qu'elle, et peu aussi hien. » ( f'oyez l'édilion d*; Chau-
lieu, la Haye, 1774, tome r, page 34). (Note communiquée
par M. Aimé-Martin).
« bellit; vous êtes content de vous d'avoir pensé
«si bien, et d'avoir mieux dit encore que vous
« n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la va-
« nité , soit qu'elle parle , soit qu'elle écrive ; elle
« oublie les traits où il faut des raisons ; elle a
« déjà compris que la simplicité est éloquente.
« S'il s'agit de servir quelqu'un et de vous jeter
« dans les mêmes intérêts , laissant à Elvire les
« jolis discours et les belles-lettres qu'elle met à
« tous wsdi^QS ^Artenice n'emploie auprès de vous
« que la sincérité , l'ardeur, l'empressement et la
« persuasion. Ce qui domine en elle, c'est le plai-
« sir de la lecture , avec le goût des personnes
«de nom et de réputation, moins pour en être
« connue que pour les connaître. On peut la louer
« d'avance de toute la sagesse qu'elle aura un
i « jour, et de tout le mérite qu'elle se prépare par
« les années , puisqu'avec une bonne conduite ,
« elle a de meilleures intentions , des principes
« sûrs, utiles à celles qui sont comme elle expo-
« sées aux soins et à la flatterie; et qu'étant assez
« particulière, sans pourtant être farouche, ayant
« même un peu de penchant pour la retraite , il
« ne lui saurait peut-être manquer que les occa-
« sions , ou ce qu'on appelle un grand théâtre ,
« pour y faire briller toutes ses vertus. »
Une belle femme est aimable dans son naturel -,
elle ne perd rien à être négligée , et sans autre
parure que celle qu'elle tire de sa beauté et de sa
jeunesse : une grâce naïve éclate sur son visage,
anime ses moindres actions ; il y aurait moins de
péril à la voir avec tout l'attirail de l'ajustement
et de la mode. De même un homme de bien est
respectable par lui-même , et indépendamment de
tous les dehors dont il voudrait s'aider pour ren-
dre sa personne plus grave et sa vertu plus spé-
cieuse. Un air réformé , une modestie outrée , la
singularité de l'habit , une ample calotte , n'a-
joutent rien à la probité , ne relèvent pas le mé-
rite; ils le fardent et font peut-être qu'il est
moins pur et moins ingénu.
Une gravité trop étudiée devient comique ; co
sont comme des extrémités qui se touchent, et
dont le milieu est dignité : cela ne s'appelle pas
être grave, mais en jouer le personnage : celui qui
songe à le devenir ne le sera jamais. Ou la gravité
n'est point, ou elle est naturelle; et il est moins
difficile d'en descendre que d'y monter.
Un homme de talent et de réputation , s'il est
chagrin et austère, il effarouche les jeunes gens ,
les fait penser mal de la vertu , et la leur rend
suspecte d'une trop grande réforme et d'une pra-
i?3
338
LIÎS CAKACTÈKi:S DE LA BKDYÈRK,
tique trop ennuyeuse : s'il est au contraire d'un
l)on coninnerce, il leur est une leçon utile, il
leur apprend qu'on peut vivre gaiement et labo-
rieusennent, avoir des vues sérieuses sans renon-
cer aux plaisirs honnêtes; il leur devient un
exemple qu'on peut suivre.
La physionomie n'est pas une règle qui nous
soit donnée pour juger des hommes : elle nous
peut servir de conjecture.
L'air spirituel est dans les hommes ce que la
régularité des traits est dans les femmes : c'est le
genre de beauté où les plus vains puissent aspirer.
Un homme qui a beaucoup de mérite et d'es-
prit, et qui est connu pour tel, n'est pas laid,
même avec des traits qui sont difformes ; ou s'il
a de la laideur, elle ne fait pas son impression.
Combien d'art pour rentrer dans la nature !
combien de temps, de règles, d'attention et de
tra\ail pour danser avec la même liberté et la
nïême grâce que l'on sait marcher ; pour chanter
comme on parle; parler et s'exprimer comme l'on
pense; jeter autant de force, de vivacité , de pas-
sion et de persuasion dans un discours étudié 1 1
que l'on prononce dans le public, qu'on en a quel-
([uefois naturellement et sans préparation dans
les entretiens les plus familiers I
Ceux qui, sans nous connaître assez, pensent
jnal de nous, ne nous font pas de tort : ce n'est
pas nous qu'ils attaquent, c'est le fantôme de leur
imagination.
Il y a de petites règles, des devoirs, des bien-
séances, attachés aux lieux, aux temps, aux
personnes , qui ne se devinent point à force d'es-
prit , et que l'usage apprend sans nulle peine :
juger des hommes par les fautes qui leur échap-
pent en ce genre , avant qu'ils soient assez ins-
truits, c'est en juger par leurs ongles ou par la
|)ointe de leurs cheveux ; c'est vouloir un jour être
détrompé.
Je ne sais s'il est permis de juger des hommes
par mie faute qui est unique; et si un besoin ex-
trême, ou une violente passion, ou un premier
mouvement , tirent à conséquence.
l.e contraire dt^s bruits qui courent des affaires
ivu des personnes est souvent la vérité.
Sans une grande roideur et une continuelle at-
tention à toutes ses paroles, on est exposé à dire
en moins d'une heure le oui ou le non sur une
même cliose ou sur une même personne , déter-
!oiné seulement par un esprit de société et de
eojnmerce , qui entraîne naturellement à ne pas
l'outredire celui-ci et celui-là, qui en parlent
différemment.
Un homme partial est exposé à de petites mor-
tillcations; car, comme il est également impossi-
ble que ceux qu'il favorise soient toujours heureux
ou sages, et que ceux contre qui il se déclare
soient toujours en faute ou malheureux , il naît
de là qu'il lui arrive souvent de perdre conte-
nance dans le public, ou par le mauvais succès
de ses amis , ou par une nouvelle gloire qu'ac-
quièrent ceux qu'ils n'aime point.
Un homme sujet à se laisser prévenir, s'il ose
remplir une dignité ou séculière ou ecclésiasti-
que, est un aveugle qui veut peindre, un muet
qui s'est chargé d'une harangue, un sourd qui
juge d'une symphonie : faibles images , et qui
n'expriment qu'imparfaitement la misère de la
prévention ! Il faut ajouter qu'elle est un mal
désespéré, incurable, qui infecte tous ceux qui
s'approchent du malade, qui fait déserter les
égaux, les inférieurs, les parents, les amis,
jusqu'aux médecins : ils sont bien éloignés de le
guérir, s'ils ne peuvent le faire convenir de sa
maladie, ni des remèdes, qui seraient d'écouter,
de douter, de s'informer et de s'éclaircir. Les flat-
teurs, les fourbes, les calomniateurs, ceux qui ne
délient leur langue que pour le mensonge et l'in-.
térêt, sont les charlatans en qui il se confie,
et qui lui font avaler tout ce qui leur plaît : ce
sont eux aussi qui l'empoisonnent et qui le tuent.
La règle de Descabtes , qui ne veut pas qu'on
décide sur les moindres vérités avant qu'elles
soient connues clairement et distinctement, est
assez belle et assez juste pour devoir s'étendre
au jugement que l'on fait des personnes.
Kien ne nous venge mieux des mauvais juge-
ments que les hommes font de notre esprit , de
nos mœurs et de nos manières, que l'indignité et
le mauvais caractère de ceux qu'ils approuvent.
Du même fonds dont on néglige un homme de
mérite l'on sait encore admirer un sot.
Un sot est celui qui n'a pas même ce qu'il faut
d'esprit pour être fat.
Un fat est celui que les sots croient un homme
de mérite.
L'impertinent est un fat outré. Le fat lasse ,
ennuie , dégoûte , rebute ; l'impertinent rebute ,
aigrit, irrite, offense ; il commence où l'autre finit.
Le fat est entre l'impertinent et le sot : il est
composé de l'un et de l'autre.
Les vices partent d'une dépravation du cœur ;
les défauts , d'un vice de tempérament ; le ridi-
cule, d'un défaut d'esprit.
L'homme ridicule est celui qui, tant qu'il de-
meure tel , a les apparences du sot.
DES JUGEMENTS.
339
Le sot ne se tire jamais du ridicule, c'est son
caractère : l'on y entre quelquefois avec de l'es-
prit , mais l'on en sort.
Une erreur de fait jette uti homme sage dans
le ridicule.
La sottise est dans le sot , la fatuité dans le
fat, et l'impertinence dans l'impertinent : il sem-
ble que le ridicule réside tantôt dans celui qui
en effet est ridicule , et tantôt dans l'imagination
de ceux qui croient voir le ridicule où il n'est
point et ne peut être.
La grossièreté , la rusticité , la brutalité , peu-
vent être les vices d'un homme d'esprit.
Le stupide est un sot qui ne parle point , en
cela plus supportable que le sot qui parle.
La même chose souvent est, dans la bouche
d'un homme d'esprit, une naïveté ou un bon mot;
et dans celle du sot, une sottise.
Si le fat pouvait craindre de mal parler, il sor-
tirait de son caractère.
L'une des marques de la médiocrité de l'esprit
est de toujours conter.
Le sot est embarrassé de sa personne ; le fat a
l'air libre et assuré ; l'impertinent passe à l'effron-
terie ; le mérite a de la pudeur.
Le suffisant est celui en qui la pratique de cer-
tains détails , que l'on honore du nom d'affaires,
se trouve jointe à une très-grande médiocrité
d'esprit.
Un grain d'esprit et une once d'affaires plus
qu'il n'en entre dans la composition du suffisant,
font l'important.
Pendant qu'on ne fait que rire de l'important ,
il n'a pas un autre nom : dès qu'on s'en plaint ,
c'est l'arrogant.
L'honnête homme tient le milieu entre l'habile
homme et l'homme de bien , quoique dans une
distance inégale de ces deux extrêmes.
La distance qu'il y a de l'honnête homme à l'ha-
bile homme s'affaiblit de jour à autre , et est sur
le point de disparaître.
L'habile homme est celui qui cache ses pas-
sions , qui entend ses intérêts , qui y sacrifie beau-
coup de choses, qui a su acquérir du bien ou
en conserver.
L'honnête homme est celui qui ne vole pas sur
les grands chemins, et qui ne tue personne, dont
les vices enfin ne sont pas scandaleux.
On connaît assez qu'un homme de bien est
honnête homme , mais il est plaisant d'imagi-
ner que tout honnête homme n'est pas homme
de bien.
f/ homme de bien est celui qui n'est ni un
salut ^ ni un dévot ', et qui s'est borné à n'avoir
que de la vertu.
Talent, goût, esprit, bon sens, choses diffé-
rentes, non incompatibles.
Entre le bon sens et le bon goût il y a la dif-
férence de la cause à son effet.
Entre esprit et talent il y a la proportion du
tout à sa partie.
Appellerai-je homme d'esprit celui qui , borné
et renfermé dans quelque art, ou même dans
une certaine science qu'il exerce dans une grande
perfection, ne montre hors de là ni jugement,
ni mémoire, ni vivacité, ni mœurs, ni conduite;
qui ne m'entend pas, qui ne pense point, qui
s'énonce mal; un musicien, par exemple, qui,
après m'avoir comme enchanté par ses accords ,
semble s'être remis avec son luth dans un même
étui, ou n'être plus, sans cet instrument, qu'une
machine démontée, à qui il manque quelque
chose, et dont il n'est plus permis de rien attendre ?
Que dirai-je encore de l'esprit du jeu? pour-
rait-on me le définir? ne faut-il ni prévoyance,
ni finesse, ni habileté, pour jouer l'hombre ou
les échecs? et s'il en faut, pourquoi voit-on des
imbéciles qui y excellent, et de très-beaux gé-
nies qui n'ont pu même atteindre la médiocrité,
à qui une pièce ou une carte dans les mains
trouble la vue, et fait perdre contenance?
Il y a dans le monde quelque chose , s'il se
peut, de plus incompréhensible. Un homme'
paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas
parler, ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se
met à écrire, c'est le modèle des bons contes; il
fait parler les animaux, les arbres, les pierres,
tout ce qui ne parle point : ce n'est que légè-
reté, qu'élégance, que beau naturel et que dé-
licatesse dans ses ouvrages.
Un autre est simple '' , timide, d'une ennuyeuse
conversation ; il prend un mot pour un autre ,
et il ne juge de la bonté de sa pièce que par l'ar-
gent qui lui en revient ; il ne sait pas la réciter,
ni lire son écriture. Laissez-le s'élever par la
composition, il n'est pas au-dessous d'AuousTE,
de Pompée, de Nicomiîde, d'HÉRAcuiis; il est
roi, et un grand roi; il est politique, il est phi-
losophe : il entreprend de faire parler des iiéros,
de les faire agir; il peint les Roniains; ils sont
plus grands et plus Romains dai.s ses vers que
dans leur histoire.
Voulez-vous'' quelque autre prodige ? concevez
' Faux (U'vnL ( l.n Hru'/èrr ).
' I-a Foiil.iinc. * Piorrc (.orncillo.
' S.uifouiJ, ivIiRÏPtix <lo Sailli Viclor, fuilcir des Ixiimis
340
l.ES CAKACTEHES DE LA BRUYERE,
un homme facile, doux, complaisant, traitable,
et tout d'un coup violent, colère, fougueux,
capricieux : imaginez-vous un homme simple,
ingénu, crédule, badin, volage, un enfant en
cheveux gris; mais permettez-lui de se recueillir,
ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui,
j'ose dire, sans qu'il y prenne part, et comme à
son insu ; quelle verve I quelle élévation I quelles
images î quelle latinité ! Parlez-vous d'une même
personne? me direz-vous. Oui, du même, de Théo-
das, et de lui seul. Il crie, il s'agite, il se roule
à terre, il se relève, il tonne, il éclate; et du
milieu de cette tempête il sort une lumière qui
brille et qui réjouit : disons- le sans figure, il
parle comme un fou , et pense comme un homme
sage; il dit ridiculement des choses vraies, et
follement des choses sensées et raisonnables : on
est surpris de voir naître et éclore le bon sens du
sein de la bouffonnerie , parmi les grimaces et
les contorsions. Qu'ajouterai-je davantage ? il dit
et il fait mieux qu'il ne sait : ce sont en lui
comme deux âmes qui ne se connaissent point ,
qui ne dépendent point Tune de l'autre, qui ont
chacune leur tour, ou leurs fonctions toutes
séparées. Il manquerait un trait à cette pein-
ture si surprenante, si j'oubliais de dire qu'il
est tout à la fols avide et insatiable de louanges,
près de se jeter aux yeux de ses critiques, et
dans le fond assez docile pour profiter de leur
censure. Je commence à me persuader moi-même
que j'ai fait le portrait de deux personnages tout
différents : il ne serait pas même impossible d'en
trouver un troisième dans Théodas, car il est
bon homme, il est plaisant homme, et il est ex-
cellent homme.
Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a
au monde de plus rare, ce sont les diamants et
les perles.
Tel , connu dans le monde par de grands ta-
lents, honoré et chéri partout où il se trouve,
est petit dans son domestique et aux yeux de
ses proches , qu'il n'a pu réduire à l'estimer : tel
autre au contraire, prophète dans son pays,
jouit d'une vogue qu'il a parmi les siens, et qui
est resserrée dans l'enceinte de sa maison ; s'ap-
plaudit d'un mérite rare et singuHer, qui lui est
accordé par sa famille, dont il est l'idole, mais
qu'il laisse chez soi toutes les fois qu'il sort, et
qu'il ne porte nulle part.
Tout le monde s'élève contre un homme qui
entre en réputation : à peine ceux qu'il croit ses
(lu nouveau Bréviaire, et un de nos meilleurs poètes latins
uKidwnes. Il est mort en IG97.
amis lui pardonnent - ils un mérite naissant et
une première vogue qui semblent l'associer à la
gloire dont ils sont déjà en possession. L'on ne
se rend qu'à l'extrémité, et après que le prince
s'est déclaré par les récompenses : tous alors se
rapprochent de lui; et de ce jour-là seulement
il prend son rang d'homme de mérite.
Nous affectons souvent de louer avec exagé-
ration des hommes assez médiocres, et de les
élever, s'il se pouvait, jusqu'à la hauteur de ceux
qui excellent, ou parce que nous sommes las d'ad-
mirer toujours les mêmes personnes, ou parce que
leur gloire ainsi partagée offense moins notre
vue , et nous devient plus douce et plus suppor-
table.
L'on voit des hommes que le vent de la fa-
veur pousse d'abord à pleines voiles; ils perdent
en un moment la terre de vue, et font leur
route: tout leur rit, tout leur succède; action,
ouvrage, tout est comblé d'éloges et de récom-
penses ; ils ne se montrent que pour être em-
brassés et félicités. Il y a un rocher immobile
qui s'élève sur une côte ; les flots se brisent au
pied; la puissance, les richesses, la violence, la
flatterie, l'autorité, la faveur, tous les vents ne
l'ébranlent pas : c'est le public, où ces gens
échouent.
Il est ordinaire comme naturel de juger du
travail d'autrui seulement par rapport à celui
qui nous occupe. Ainsi le poète rempli de grandes
et sublimes idées estime peu le discours de l'o-
rateur, qui ne s'exerce souvent que sur de simples
faits ; et celui qui écrit l'histoire de son pays ne
peut comprendre qu'un esprit raisonnable emploie
sa vie à imaginer des fictions et à trouver une
rime : de même le bachelier, plongé dans les
quatre premiers siècles , traite toute autre doc-
trine de science triste, vaine et inutile, pendant
qu'il est peut-être méprisé du géomètre.
Tel a assez d'esprit pour exceller dans une
certaine matière et en faire des leçons, qui en
manque pour voir qu'il doit se taire sur quel-
que autre dont il n'a qu'une faible connaissance :
il sort hardiment des limites de son génie ; mais
il s'égare, et fait que l'homme illustre parle
comme un sot.
Hérille, soit qu'il parle, qu'il harangue ou
qu'il écrive, veut citer; il fait dire au prince
des philosophes que le vin enivre, et à l'ora-
teur romain que l'eau le tempère. S'il se jette
dans la morale, ce n'est pas lui, c'est le divin
Platon qui assure que la vertu est aimable, le
vice odieux, ou que l'un et l'autre se tournent
DES JUGEiMENTS.
M\
eu lial)ilude. Les choses les plus communes , les
plus triviales , et qu'il est même capable de pen-
ser, il veut les devoir aux anciens, aux Latins,
aux Grecs : ce n'est ni pour donner plus d'au-
torité à ce qu'il dit, ni peut-être pour se faire
honneur de ce qu'il sait : il veut citer.
C'est souvent hasarder un bon mot et vouloir
le perdre que de le donner pour sien; il n'est
pas relevé, il tombe avec des g^ns d'esprit, ou
qui se croient tels, qui ne l'ont pas dit, et qui
devaient le dire. C'est au contraire le faire valoir,
que de le rapporter comme d'un autre. Ce n'est
qu'un fait, et qu'on ne se croit pas obligé de
savoir : il est dit avec plus d'insinuation, et reçu
avec moins de jalousie; personne n'en souffre :
on rit s'il faut rire, et s'il faut admirer on ad-
mire.
On a dit de Socrate qu'il était en délire, et
que c'était un fou tout plein d'esprit ; mais ceux
des Grecs qui parlaient ainsi d'un homme si sage
passaient pour fous. Ils disaient : Quels bizarres
portraits nous fait ce philosophe ! quelles mœurs
étranges et particulières ne décrit-il point ! où
a-t-il rêvé, creusé, rassemblé des idées si extra-
ordinaires ? quelles couleurs ! quel pinceau ! ce
sont des chimères. Ils se trompaient ; c'étaient
des monstres, c'étaient des vices, mais peints
au naturel ; on croyait les voir ; ils faisaient peur.
Socrate s'éloignait du cynique ; il épargnait les
personnes, et blâmait les mœurs qui étaient mau-
vaises.
Celui qui est riche par son savoir-faire con-
naît un philosophe, ses préceptes, sa morale et
sa conduite ; et , n'imaginant pas dans tous les
hommes une autre fin de toutes leurs actions
que celle qu'il s'est proposée lui-même toute sa
vie, dit en son cœur : Je le plains, je le tiens
échoué, ce rigide censeur; il s'égare, et il est
hors de route ; ce n'est pas ainsi que l'on prend
le vent, et que l'on arrive au délicieux port de
la fortune; et, selon ses principes, il raisonne
juste.
Je pardonne, dit Antisthius, à ceux que j'ai
loués dans mon ouvrage, s'ils m'oublient : qu'ai-je
fait pour eux? ils étaient louables. Je le par-
donnerais moins à tous ceux dont j'ai attaqué
les vices sans toucher à leurs personnes, s'ils
me devaient un aussi grand bien que celui d'être
corrigés : mais comme c'est un événement qu'on
ne voit point, il suit de là que ni les uns ni les
autres ne sont tenus de me faire du bien.
L'on peut , ajoute ce philosophe , envier ou
refuser à mes écrils leur récompense ; on ne sau-
rait en dimmuer la réputation : et si on le fait,
qui m'empêchera de le mépriser ?
Il est bon d'être philosophe , il n'est guère utile
de passer pour tel. Il n'est pas permis de traiter
quelqu'un de philosophe : ce sera toujours lui
dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux
hommes d'en ordonner autrement, et en res-
tituant à un si beau nom son idée propre et
convenable , de lui concilier toute l'estime qui lui
est due.
Il y a une philosophie qui nous élève au-dessus
de l'ambition et de la fortune , qui nous égale ,
que dis-je? qui nous place plus haut que les ri-
ches, que les grands et que les puissants; qui
nous fait négliger les postes et ceux qui les pi-o-
curent ; qui nous exempte de désirer , de de-
mander, de prier, de solliciter, d'importuner, et
qui nous sauve même l'émotion et l'excessive
joie d'être exaucés. Il y a une autre philosophie
qui nous soumet et nous assujettit à toutes ces
choses en faveur de nos proches ou de nos amis :
c'est la meilleure.
C'est abréger , et s'épargner mille discussions ,
que de penser de certaines gens qu'ils sont in-
capables de parler juste, et de condamner ce
qu'ils disent, ce qu'ils ont dit , et ce qu'ils diront.
Nous n'approuvons les autres que par les rap-
ports que nous sentons qu'ils ont avec nous-
mêmes ; et il semble qu'estimer quelqu'un , c'esl
l'égaler à soi.
Les mêmes défauts qui dans les autres sont
lourds et insupportables sont chez nous comme
dans leur centre : ils ne pèsent plus ; on ne les
sent pas. Tel parle d'un autre, et en fait un por-
trait affreux, qui ne voit pas qu'il se peint lui
même.
Rien ne nous corrigerait plus promptement
de nos défauts que si nous étions capables de les
avouer, et de les reconnaître dans les autres :
c'est dans cette juste distance que, nous parais-
sant tels qu'ils sont, ils se feraient haïr autant
qu'ils le méritent.
La sage conduite roule sur deux pivots, le
passé et l'avenir. Celui qui a la mémoire fidèle
et une grande prévoyance est hors du péril de
cfcnsurer dans les autres ce qu'il a peut-être
fait lui-même, ou de condanmer une action dans
un pareil cas, et dans toutes les circonstances
où elle lui sera un jour inévitable.
Le guerrier et le politique, non plus que le
joueur habile, ne font pas le hasard; mais ils le
jnvparent, l'attirent, et semblent prescjuc le
(UHcrmJjHM- : nou-sculeiuent ils savent ce (pie le
LES CARACTÈRES DE lA RRUYÈRE,
342
sot et le poUrou ignorent , je veux dire , se servir
du liasard quand il arrive; ils savent même
profiter par leurs précautions et leurs mesures
d'un tel ou d'un tel hasard, ou de plusieurs tout
à la fois : si ce point arrive, ils gagnent; si c'est
cet autre, ils gagnent encore : un même point
souvent les fait gagner de plusieurs manières.
Ces hommes sages peuvent être loués de leur
bonne fortune comme de leur bonne conduite,
et le hasard doit être récompensé en eux comme
la vertu.
Je ne mets au-dessus d'un grand politique que
celui qui néglige de le devenir , et qui se persuade
de plus en plus que le monde ne mérite point
qu'on s'en occupe.
Il y a dans les meilleurs conseils de quoi dé-
plaire : ils ne viennent d'ailleurs que de notre
esprit ; c'est asse2; pour être rejetés d'abord par
présomption et par humeur , et suivis seulement
par nécessité ou par réflexion.
Quel bonheur surprenant a accompagné ce
favori pendant tout le cours de sa vie ! quelle
autre fortune mieux soutenue , sans interruption,
sans la momdre disgrâce ? les premiers postes,
l'oreille du prince , d'immenses trésors, une santé
pai'faite , et une mort douce. Mais quel étrange
compte à rendi-e d'une vie passée dans la faveur,
des conseils que l'on a doiuiés , de ceux qu'on a
négligé de donner ou de suivre, des biens que
l'on n'a point faits, des maux au contraire que
l'on a faits ou par soi-même ou par les autres ,
en im mot de toute sa prospérité !
L'on gagne à mourir d'être loué de ceux qui
nous survivent, souvent sans autre mérite que
celui de n'être plus : le même éloge sert alors
pour Caton et pour Plson.
Le bruit court que Pison est mort ; c'est une
grande perte , c'était un homme de bien , et qui
méritait une plus longue vie : il avait de l'esprit
et de l'agrément, de la fermeté et du courage;
il était sûr, généreux, fidèle : ajoutez, pourvu
qu'il soit mort.
La manière dont on se récrie sur quelques-
uns qui se distinguent par la bonne foi , le dé-
sintéressement et la probité , n'est pas tant lem-
éloge que le décréditement du genre humain.
Tel soulage les misérables, qui néglige sa fa-
mille et laisse son fils dans l'indigence : un autre
élève un nouvel édifice , qui n'a pas encore payé
les plombs d'une maison qui est achevée depuis
dix années : un troisième fait des présents et des
largesses, et ruine ses créanciers. Je demande,
la pitié, la libérahté, la magnificence, sont-ce
les vertus d'un homme injuste ? ou plutôt si la
bizarrerie et la vanité ne sont pas les causes de
l'injustice.
Une circonstance essentielle à la justice que
l'on doit aux autres, c'est de la faire prompte»
ment et sans différer : la faire attendre, c'est in-
justice.
Ceux-là font bien, ou font ce qu'ils doivent,
qui font ce qu'ils doivent. Celui qui , dans toute
sa conduite, laisse longtemps dire de soi qu'il
fera bien, fait très-mal.
L'on dit d'un grand qui tient table deux fois le
jour, et qui passe sa vie à faire digestion, qu'il
meurt de faim, pour exprimer qu'il n'est pas
riche, ou que ses affaires sont fort mauvaises :
c'est une figure ; on le dirait plus à la lettre de
ses créanciers.
L'honnêteté, les égards et la politesse des pcD
sonnes avancées en âge de l'un et de l'autre sexe,
me donnent bonne opinion de ce qu'on appelle Iç
vieux temps.
C'est un excès de confiance dans les parents
d'espérer tout de la bonne éducation de leura
enfants, et une grande erreur de n'en attendre
rien et de la négliger.
Quand il serait vrai, ce que plusieurs disent,
que l'éducation ne donne point à l'homme un
autre cœur ni une autre complexion, qu'elle ne
change rien dans le fond, et ne touche qu'aux
superficies , je ne laisserais pas de dire qu'elle ne
lui est pas inutile.
Il n'y a que de l'avantage pour celui qui parle
peu : la présomption est qu'il a de l'esprit ; el
s'il est vrai qu'il n'en manque pas, la présomp-
tion est qu'il l'a excellent.
Ne songer qu'à soi et au présent, source d'er-
reur dans la politique.
Le plus grand malheur, après celui d'être con-
vaincu d'un crime, est souvent d'avoir eu à s'en
justifier. Tels arrêts nous déchargent et nous
renvoient absous, qui sont infirmés par la voix
du peuple.
Un homme est fidèle à de certaines pratiques
de religion , on le voit s'en acquitter avec exac-
titude ; personne ne le loue ni ne le désapprouve,
on n'y pense pas : tel autre y revient après les
avoir négligées dix années entières, on se récrie,
on l'exalte ; cela est libre : moi, je le blâme d'un
si long oubli de ses devoirs, et je le trouve heu-v
reux d'y être rentré.
Le flatteur n'a pas assez bonne opinion de soi
ni des autres.
Tels sont oubliés dans la distribution des grâ-
DES JUGEMENTS
Ml]
ces, et foHt dire d'eux, Pourquoi les oiihlier?
qui, si l'on s'en était souvenu, auraient fait dire ,
Pourquoi s'en souvenir? D'où vient cette con-
trariété ? est-ce du caractère de ces personnes ,
ou de l'incertitude de nos jugements , ou même
de tous les deux ?
L'on dit communément : Après un tel, qui
sera chancelier ? qui sera primat des Gaules ? qui
sera pape? On va plus loin : chacun, selon ses
souhaits ou son caprice, fait sa promotion, qui
est souvent de gens plus vieux et plus caducs
que celui qui est en place ; et comme il n'y a
pas de raison qu'une dignité tue celui qui s'en
trouve revêtu, qu'elle sert au contraire à le ra-
jeunir et à donner au corps et à l'esprit de nou-
velles ressources , ce n'est pas un événement fort
rare à un titulaire d'enterrer son successeur.
La disgrâce éteint les haines et les jalousies ;
celui-là peut bien faire, qui ne nous aigrit plus
par une grande faveur : il n'y a aucun mérite, il
n'y a sorte de vertus qu'on ne lui pardonne; il
serait un héros impunément.
Rien n'est bien d'un homme disgracié : ver-
tus, mérite, tout est dédaigné, ou mal expli-
qué, ou imputé à vice : qu'il ait un grand cœur,
qu'il ne craigne ni le fer ni le feu, qu'il aille
d'aussi bonne grâce à l'ennemi que Bavard et
MoNTREVEL ' ; c'cst uuc bravachc , on en plai-
sante; il n'a plus de quoi être un héros.
Je me contredis, il est vrai : accusez-en les
hommes , dont je ne fais que rapporter les ju-
gements; je ne dis pas de différents hommes,
je dis les mêmes, qui jugent si différemment.
Il ne faut pas vingt années accomplies pour
voir changer les hommes d'opinion sur les cho-
ses les plus sérieuses, comme sur celles qui leur
ont paru les plus sûres et les plus vraies. Je ne
hasarderai pas d'avancer que le feu en soi, et
indépendamment de nos sensations, n'a aucune
chaleur, c'est-à-dire rien de semblable à ce que
nous éprouvons en nous-mêmes à son approche ,
de peur que quelque jour il ne devienne aussi
chaud qu'il a jamais été. J'assurerai aussi peu
qu'une ligne droite tombant sur une autre ligne
droite fait deux angles droits, ou égaux à deux
droits, de peur que, les hommes venant à y
découvrir quelque chose de plus ou de moins,
je ne sois raillé de ma proposition. Ainsi , dans
un autre genre , je dirai à peine avec toute la
France : Vauban est infaillible, on n'en appelle
point : qui me garantirait que dans peu de temps
' Mar(|iiis rtc MonliTvcl, coin. grn. I). [,. V.. Ijctilrnanf nc-
ncrnl. { f.n Hrmjèn' ).
on n'insinuera pas que, même sur le siège, qui
est son fort, et où il décide souverainement, il
erre quelquefois , sujet aux fautes comme An-
tiphile?
Si vous en croyez des personnes aigries l'umî
contre l'autre, et que la passion domine, l'homme
docte est un savantasse, le magistrat un bour-
geois ou un praticien , le fmancier un maltôtier,
et le gentilhomme un gentillâtre; mais il est
étrange que de si mauvais noms , que la colère
et la haine ont su inventer, deviennent fami-
liers, et que le dédain, tout froid et tout paisi-
ble qu'il est , ose s'en servir.
Vous vous agitez, vous vous donnez un grand
mouvement, surtout lorsque les ennemis com-
mencent à fuir, et que la victoire n'est plus
douteuse, ou devant une ville après qu'elle a
capitulé; vous aimez dans un combat ou pen-
dant un siège à paraître en cent endroits pour
n'être nulle part, à prévenir les ordres du gé-
néral, de peur de les suivre, et à chercher les
occasions plutôt que de les attendre et de les
recevoir : votre valeur serait-elle fausse?
Faites garder aux hommes quelque poste ou
ils puissent être tués, et où néanmoins ils ne
soient pas tués : ils aiment l'honneur et la vie.
A voir comme les hommes aiment la vie,
pourrait-on soupçonner qu'ils aimassent quel-
que autre chose plus que la vie , et que la gloire
qu'ils préfèrent à la vie ne fût souvent qu'une
certaine opinion d'eux-mêmes établie dans l'es-
prit de mille gens ou qu'ils ne connaissent point
ou qu'ils n'estiment point?
Ceux qui , ni guerriers ni courtisans , vont à
la guerre et suivent la cour, qui ne font pas un
siège , mais qui y assistent , ont bientôt épuisé
leur curiosité sur une place de guerre, quelque
surprenante qu'elle soit, sur la tranchée, sur
l'effet des bombes et du canon , sur les coups de
main, comme sur l'ordre et le succès d'une at-
taque qu'ils entrevoient : la résistance continue,
les pluies surviennent, les fatigues croissent, on
plonge dans la fange , on a à combattre les sai-
sons et l'ennemi , on peut être forcé dans ses
lignes, et enfermé entre une ville et une ar-
mée : quelles extrémités! on perd courage, on
murmure : est-ce un si grand inconvénient que
I de lever un siège? le salut de l'État dépend-il
I d'une citadelle de plus ou de moins? ne faut-il
i pas, ajoutent-ils, fléchir sous les ordres du ciel,
qui semble se déclarer contre nous, et remettre
j la partie à un autre temps? Alors ils ne com-
prennent plus \\\ fcrmele, et, s'ils osaient dire,
344
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
l'opiniâtreté du général qui se roidit contre les
obstacles , qui s'anime par la difficulté de l'en-
treprise, qui veille la nuit et s'expose le jour
pour la conduire à sa fin. A-t-on capitulé, ces
hommes si découragés relèvent l'importance de
cette conquête, en prédisent les suites, exagè-
rent la nécessité qu'il y avait de la faire, le pé-
ril et la honte qui suivaient de s'en désister,
prouvent que l'armée qui nous couvrait des en-
nemis était invincible : ils reviennent avec la cour,
passent par les villes et les bourgades, fiers
d'être regardés de la bourgeoisie, qui est aux
fenêtres, comme ceux mêmes qui ont pris la
place; ils en triomphent par les chemins, ils se
croient braves. Revenus chez eux, ils vous étour-
dissent de flancs, de redans, de ravelins, de
fausse -braie, de courtines et de chemins cou-
verts : ils rendent compte des endroits où Ven-
vie de voir les a portés, et où il ne laissait
pas d'y avoir du péril, des hasards qu'ils ont
courus à leur retour d'être pris ou tués par
l'ennemi : ils taisent seulement qu'ils ont eu
peur.
C'est le plus petit inconvénient du monde que
de demeurer court dans un sermon ou dans une
harangue; il laisse à l'orateur ce qu'il a d'es-
prit, de bon sens, d'imagination, de mœurs
et de doctrine ; il ne lui ôte rien : mais on ne
laisse pas de s'étonner que les hommes, ayant
voulu une fois y attacher une espèce de honte
et de ridicule , s'exposent , par de longs et sou-
vent d'inutiles discours , à en courir tout le ris-
que.
Ceux qui emploient mal leur temps sont les
premiers à se plaindre de sa brièveté. Comme
ils le consument à s'habiller , à manger , à dor-
mir, à de sots discours, à se résoudre sur ce qu'ils
doivent faire , et souvent à ne rien faire , ils en
manquent pour leurs affaires ou pour leurs plai-
sirs : ceux au contraire qui en font un meilleur
usage en ont de reste.
Il n'y a point de ministre si occupé qui ne
sache perdre chaque jour deux heures de temps ;
cela va loin à la fin d'une longue vie; et si le
mal est encore plus grand dans les autres con-
ditions des hommes, quelle perte infinie ne se
fait pas dans le monde d'une chose si précieuse,
et dont l'on se plaint qu'on n'a point assez !
Il y a des créatures de Dieu , qu'on appelle
des hommes, qui ont une âme qui est esprit,
dont toute la vie est occupée et toute l'attention
est réunie à scier du marbre : cela est bien sim-
ple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres
qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement
inutiles , et qui passent le jour à ne rien faire :
c'est encore moins que de scier du marbre.
La plupart des hommes oublient si fort qu'ils
ont une âme , et se répandent en tant d'actions
et d'exercices où il semble qu'elle est inutile, que
l'on croit parler avantageusement de quelqu'un ,
en disant qu'il pense; cet éloge même est de-
venu vulgaire , qui pourtant ne met cet homme
qu'au-dessus du chien ou du cheval.
A quoi vous divertissez-vous? à quoi passez-
vous le temps? vous demandent les sots et les
gens d'esprit. Si je réplique que c'est à ouvrir
les yeux et à voir , à prêter l'oreille et à enten-
dre, à avoir la santé, le repos, la Uberté, ce
n'est rien dire : les solides biens, les grands
biens, les seuls biens ne sont pas comptés, ne
se font pas sentir. Jouez- vous? masquez-vous?
il faut répondre.
Est-ce un bien pour l'homme que la liberté,
si elle peut être trop grande et trop étendue,
telle enfin qu'elle ne serve qu'à lui faire dési-
rer quelque chose , qui est d'avoir moins de li-
berté?
La Uberté n'est pas oisiveté : c'est un usage
libre du temps , c'est le choix du travail et de
l'exercice; être libre, en un mot, n'est pas ne
rien faire , c'est être seul arbitre de ce qu'on fait
ou de ce qu'on ne fait point : quel bien en ce
sens que la liberté !
CÉSAB n'était point trop vieux pour penser à
la conquête de l'univers ' : il n'avait point d'au-
tre béatitude à se faire que le cours d'une belle
vie, et un grand nom après sa mort : né fier,
ambitieux, et se portant bien comme il faisait,
il ne pouvait mieux employer son temps qu'à
conquérir le monde. Alexandre était bien jeune
pour un dessein si sérieux : il est étonnant que
dans ce premier âge les femmes ou le vin n'aient
plus tôt rompu son entreprise.
Un jeune prince % d'une race auguste, Ta-
mour et l'espérance des peuples , donné du ciel
pour prolonger la félicité de la terre, plus grand
que ses aïeux, fils d'un héros qui est son mo-
dèle, a déjà montré à l'univers, par ses divines
qualités, et par une vertu anticipée, que les en-
fants des héros sont plus proches de l'être que
les autres hommes ^ . ^:
* Voyez les Pensées de M. Pascal, chap. 31 , où il dit le con-
traire. (La Bruyère).
* Le Dauphin , lils de Louis XIV.
3 Contre la maxime latine et triviale. (La Bruyère). Cette
maxime ou adage est , Heroumjilii iioxœ ; ce qui veut dire que
les lils des héros dégénèrent ordinairemeut de leurs pères.
DES JUGEMElMS.
345
Si le monde dure seulement cent millions
d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur,
et ne fait presque que commencer : nous-mêmes
nous touchons aux premiers hommes et aux pa-
triarches ; et qui pourra ne nous pas confondre
avec eux dans des siècles si reculés? Mais si
Ton juge par le passé de l'avenir , quelles cho-
ses nouvelles nous sont inconnues dans les arts,
dans les sciences , dans la nature , et j'ose dire
dans l'histoire I quelles découvertes ne fera-t-on
point ! quelles différentes révolutions ne doivent
point arriver sur toute la face de la terre , dans
les états et dans les empires! quelle ignorance
est la nôtre! et quelle légère expérience que
celle de six ou sept mille ans !
Il n'y a point de chemin trop long à qui marche
lentement et sans se presser : il n'y a point d'a-
vantages trop éloignés à qui s'y prépare par la
patience.
Ne faire sa cour à personne, ni attendre de
quelqu'un qu'il vous fasse la sienne; douce si-
tuation , âge d'or, état de l'homme le plus na-
turel !
Le monde est pour ceux qui suivent les cours
ou qui peuplent les villes : la nature n'est que
pour ceux qui habitent la campagne ; eux seuls
vivent , eux seuls du moins connaissent qu'ils
vivent.
Pourquoi me faire froid , et vous plaindre de
ce qui m'est échappé sur quelques jeunes gens
qui peuplent les cours? êtes -vous vicieux, ô
Thrasille ? je ne le savais pas , et vous me l'ap-
prenez : ce que je sais est que vous n'êtes plus
jeune.
Et vous qui voulez être offensé personnelle-
ment de ce que j'ai dit de quelques grands , ne
criez-vous point de la blessure d'un autre? êtes-
vous dédaigneux, malfaisant , mauvais plaisant,
flatteur , hypocrite ? je l'ignorais , et ne pensais
pas à vous : j'ai parlé des grands.
L'esprit de modération, et une certaine sa-
gesse dans la conduite, laissent les hommes dans
l'obscurité : il leur faut de grandes vertus pour
être connus et admirés , ou peut-être de grands
vices.
Les hommes, sur la conduite des grands et
des petits indifféremment, sont prévenus, char-
més, enlevés par la réussite : il s'en faut peu
que le crime heureux ne soit loué comme la
vertu même , et que le bonheur ne tienne lieu
de toutes les vertus. C'est un noir attentat, c'est
une sale et odieuse entreprise que celle (|ue le
succès ne saurait juslilier.
Les hommes , séduits par de belles apparences
et de spécieux prétextes, goûtent aisément un
projet d'ambition que quelques grands ont mé-
dité; ils en parlent avec intérêt, il leur plaît
même par la hardiesse ou par la nouveauté que
l'on lui impute, ils y sont déjà accoutumés, et
n'en attendent que le succès, lorsque, venant
au contraire à avorter, ils décident avec con-
fiance, et sans nulle crainte de se tromper , qu'il
était téméraire et ne pouvait réussir.
Il y a de tels projets ' , d'un si grand éclat et
d'une conséquence si vaste , qui font parler les
hommes si longtemps , qui font tant espérer ou
tant craindre , selon les divers intérêts des peu-
ples , que toute la gloire et toute la fortune d'un
homme y sont commises. Il ne peut pas avoir
paru sur la scène avec un si bel appareil , pour
se retirer sans rien dire ; quelques affreux périls
qu'il commence à prévoir dans la suite de son
entreprise, il faut qu'il l'entame; le moindre mal
pour lui est de la manquer.
Dans un méchant homme il n'y a pas de quoi
faire un grand homme. Louez ses vues et ses
projets, admirez sa conduite, exagérez son ha-
bileté à se servir des moyens les plus propres
et les plus courts pour parvenir à ses fins : si ses
fins sont mauvaises , la prudence n'y a aucune
part ; et où manque la prudence , trouvez la
grandeur, si vous le pouvez.
Un ennemi est mort ^ , qui était à la tête d'une
armée formidable , destinée à passer le Rhin ; il
savait la guerre , et son expérience pouvait être
secondée de la fortune : quels feux de joie a-t-on
vus? quelle fête publique? Il y a des hommes au
contraire naturellement odieux , et dont l'aver-
sion devient populaire : ce n'est point précisé-
ment par les progrès qu'ils font , ni par la crainte
de ceux qu'ils peuvent faire, que la voix du
peuple^ éclate à leur mort, et que tout tres-
saille, jusqu'aux enfants, dès que l'on mur-
mure dans les places que la terre enfin en est
délivrée.
0 temps! ô mœurs I s'écrie Heraclite j ô mal-
heureux siècle ! siècle rempli de mauvais exem-
ples , où la vertu souffre , où le crime domine ,
où il triomphe! Je veux être un Lycaoti, un
ÉgistfWj l'occasion ne peut être meilleure, ni
» Guillaume de Nassau , prince d'Orange, qui cnirepril de
passer en Anj^lelerre, d'où il a chassé le roi Jacques II, son
Ijeau-père. Il éUiit né le 13 novembre IC50.
2 Le duc Charles de Lorraine, beau-frère de l'empereur Lé^v
pold I"'.
•' \a' faux biuilile lamort du prhicc d'Orange, qu'on croyait
avoir clé tué au condtat de la Boync,
346
LES CÀR/VCTÈl\ES DE LA BRUYÈRE,
les conjonctures plus favorables, si je désire du
moins de lleurir et de prospérer. Un homme
dit' : Je passerai la mer, je dépouillerai mon
père de son patrimoine , je le chasserai , lui , sa
femme, son héritier, de ses terres et de ses
États ; et , comme il l'a dit , il l'a fait. Ce qu'il
devait appréhender, c'était le ressentiment de
plusieurs rois qu'il outrage en la personne d'un
seul roi : mais ils tiennent pour lui ; ils lui ont
presque dit : Passez la mer, dépouillez votre
père ' , montrez à tout l'univers qu'on peut chas-
ser un roi de son royaume, ainsi qu'un petit
seigneur de son château , ou un fermier de sa
métairie : qu'il n'y ait plus de différence entre
de simples particuliers et nous, nous sommes
las de ces distinctions : apprenez au monde que
ces peuples que Dieu a mis sous nos pieds peu-
vent nous abandonner, nous trahir, nous livrer,
se livrer eux-mêmes à un étranger, et qu'ils
ont moins à craindre de nous que nous d'eux
et de leur puissance. Qui pourrait voù* des cho-
ses si tristes avec des yeux secs et une âme
tranquille ? Il n'y a point de charges qui n'aient
leurs privilèges : il n'y a aucun titulaire qui ne
parle, qui ne plaide, qui ne s'agite pour les
défendre : la dignité royale seule n'a plus de
privilèges; les rois eux-mêmes y ont renoncé.
Un seul, toujours bon^ et magnanime, ouvre
ses bras à une famille malheureuse. Tous les
autres se liguent comme pour se venger de lui ,
et de l'appui qu'il donne à une cause qui leur
est commune : l'esprit de pique et de. jalousie
prévaut chez eux à l'intérêt de l'honneur, de
la religion et de leur état; est-ce assez? à leur
intérêt personnel et domestique. Il y va , je ne
dis pas de leur élection , mais de leur succession ,
de leurs droits comme héréditaires : enfin , dans
tout, l'homme l'emporte sur le souverain. Un
prince délivrait l'Europe *, se délivrait lui-
même d'un fatal ennemi , allait jouir de la gloire
d'avoir détruit un grand empire ^ : il la néglige
pour une guerre douteuse. Ceux qui sont nés ^
arbitres et médiateurs temporisent; et lorsqu'ils
pourraient avoir déjà employé utilement leur
médiation, ils la promettent. 0 patres! contmue
Heraclite; ô rustres qui habitez sous le chaume
et dans les cabanes ! si les événements ne vont
point jusqu'à vous, si vous n'avez point le cœur
percé par la malicD des hommes, si on ne parle
' Le prince d'Orange. * Le roi Jacques II.
-^ Louis XIV, qui donna retraite à Jacques II et à toute sa
ffimille, après qu'il eut été ol)ligé de se retirer d'Angleterre.
^ L'empereur. •> Le turc.
'Innocent XL
plus d'iiomnjes dans vos contrées , mais seule-
ment de renards et de loups cerviers, recevez-
moi parmi vous à manger votre pain noir et
à boire l'eau de vos citernes.
Petits hommes ' hauts de six pieds, tout au
plus de sept, qui vous enfermez aux foires
comme géants, et comme des pièces rares dont
il faut acheter la vue, dès que vous allez jus-
ques à huit pieds ; qui vous donnez sans pudeur
de la hautesse et de Véminence, qui est tout
ce que l'on pourrait accorder à ces montagnes
voisines du ciel , et qui voient les nuages se for-
mer au-dessous d'elles; espèce d'animaux glo-
rieux et superbes , qui méprisez toute autre es-
pèce , qui ne faites pas même comparaison avec
l'éléphant et la baleine, approchez, hommes,
répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous
pas en commun proverbe , des loups ravissants ,
des lions furieux, malicieux comme un singe?
Et- vous autres, qui êtes- vous? J'entends corner
sans cesse à mes oreilles, V homme est un ani-
mal raisonnable : qui vous a passé cette défi-
nition? sont-ce les loups, les singes et les lions,
ou si vous vous l'êtes accordée à vous-mêmes?
C'est déjà une chose plaisante que vous don-
niez aux animaux, vos confrères, ce qu'il y a
de pire , pour prendre pour vous ce qu'il y a de
meilleur : laissez-les un peu se définir eux-mê-
mes, et vous verrez comme ils s'oublieront, et
comme vous serez traités. Je ne parle point , ô
hommes, de vos légèretés, de vos folies et de
vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la
taupe et de la tortue, qui vont sagement leur
petit train, et qui suivent, sans varier, l'ins-
tinct de la nature : mais écoutez-moi un mo-
ment. Vous dites d'un tiercelet de faucon qui
est fort léger , et qui fait une belle descente sur
la perdrix, Voilà un bon oiseau; et d'un lé-
vrier qui prend un lièvre corps à corps. C'est
un bon lévrier. Je consens aussi que vous di-
siez d'un homme qui court le sanglier , qui le
met aux abois, qui l'atteint et qui le perce.
Voilà un brave homme. Mais si vous voyez deux
chiens qui s'aboient., qui s'affrontait, qui se
mordent et se déchirent , vous dites , Voilà de
sots animaux ; et vous prenez un bâton pour les
séparer. Que si l'on vous disait que tous les
chats d'un grand pays se sont assemblés par
milliers dans une plaine, et qu'après avoir
miaulé tout leur soûl ils se sont jetés avec fu-
reur les uns sur les autres , et ont joué ensemble
' Los princes ligué:s en faveur du prince d'Orange contre
Louis XIV.
DES JUGEMENTS.
347
de la dent et de la griffe; que de cette mêlée il
est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille
chats sur la place, qui ont infecté l'air à dix
lieues de là par leur puanteur; ne diriez-vous
pas , Voilà le plus alx)minable sabbat dont on
ait jamais ouï parler? Et si les loups en faisaient
de même, quels hurlements 1 quelle boucherie!
Et si les uns ou les autres vous disaient qu'ils
aiment la gloire, concluriez - vous de ce dis-
cours qu'ils la mettent à se trouver à ce beau
rendez-vous , à détruire ainsi et à anéantir leur
propre espèce? ou après l'avoir conclu, ne ri-
riez-vous pas de tout votre cœur de l'ingénuité
de ces pauvres bêtes? Vous avez déjà, en ani-
maux raisonnables , et pour vous distinguer de
ceux qui ne se servent que de leurs dents et de
leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les
dards, les sabres et les cimeterres , et à mon gré
fort judicieusement ; car avec vos seules mains
que pouviez-vous vous faire les uns aux autres ,
que vous arracher les cheveux, vous égratigner
au visage, ou tout au plus vous arracher les
yeux de la tête? au lieu que vous voilà munis
d'instruments commodes, qui vous servent à
vous faire réciproquement de larges plaies d'où
peut couler votre sang jusqu'à la dernière goutte ,
sans que vous puissiez craindre d'en échapper.
Mais comme vous devenez d'année à autre plus
raisonnables , vous avez bien enchéri sur cette
vieille manière de vous exterminer : vous avez
de petits globes ^ qui vous tuent tout d'un coup ,
s'ils peuvent seulement vous atteindre à la tête
ou à la poitrine ; vous en avez d'autres ' plus
pesants et plus massifs, qui vous coupent en
deux parts ou qui vous éventrent , sans comp-
ter ceux ^ qui, tombant sur vos toits, enfoncent
les planchers, vont du grenier à la cave, en
enlèvent les voûtes, et font sauter en l'air,. avec
vos maisons , vos femmes qui sont en couche ,
l'enfant et la nourrice : et c'est là encore où gît
la gloire; elle aime le remue-ménage, et elle
est personne d'un grand fracas. Vous avez d'ail-
leurs des armes défensives , et dans les bonnes
règles vous devez en guerre être habillés de fer,
ce qui est sans mentir une jolie parure , et qui
me fait souvenir de ces quatre puces célèbres
que montrait autrefois un charlatan, subtil ou-
vrier, dans une fiole où il avait trouvé le secret
de les faire vivre : il leur avait mis à chacune
une salade en tête, leur avait passé un corps de
cuirasse, mis des brassards, des genouillères.
Lrs l)alles (l»i jiiouRfi«iof.
Los lionibcs.
f.<-^ iKHiIrts (le canon.
la lance sur la cuisse; rien ne leur manquait, et
en cet équipage elles allaient par sauts et par
bonds dans leur bouteille. Feignez un homme
de la taille du mont Athos : pourquoi non? une
âme serait-elle embarrassée d'animer un tel
corps? elle en serait plus au large : si cet homme
avait la vue assez subtile pour vous découvrir
quelque part sur la terre avec vos armes offen-
sives et défensives, que croyez-vous qu'il pen-
serait de petits marmousets ainsi équipés, et de
ce que vous appelez guerre, cavalerie , infante-
rie, un mémorable siège, une fameuse journée?
N'entendrai-je donc plus bourdonner d'autre
chose parmi vous? le monde ne se divise-t-il plus
qu'en régiments et en compagnies? tout est-il
devenu bataillon ou escadron? // a pris une
ville, il en a pris une seconde, puis une troi-
sième ; il a gagné une bataille , deux batailles ;
il chasse V ennemi, il vainc sur mer, il vainc
sur terre : est-ce de quelqu'un de vous autres ,
est-ce d'un géant , d'un Athos, que vous parlez?
Vous avez surtout un homme pâle ' et livide ,
qui n'a pas sur soi dix onces de chair , et que
Ton croirait jeter à terre du moindre souffle. Il
fiiit néanmoins plus de bruit que quatre autres,
et met tout en combustion ; il vient de pêcher
en eau trouble une île tout entière^ ; ailleurs, à
la vérité , il est battu et poursuivi ; mais il se
sauve par les marais , et ne veut écouter ni paix
ni trêve. Il a montré de bonne heure ce qu'il sa-
vait faire , il a mordu le sein de sa nourrice ^ :
elle en est morte, la pauvre femme; je m'en-
tends, il suffit. En un mot, il était né sujet, il
ne l'est plus; au contraire, il est le maître, et
ceux qu'il a domptés '* et mis sous le joug vont à
la charrue et labourent de bon courage : ils sem-
blent même appréhender , les bonnes gens , de
pouvoir se délier un jour et devenir libres, car
ils ont étendu la courroie et allongé le fouet de
celui qui les fait marcher; ils n'oublient rien
pour accroître leur servitude : ils lui font pas-
ser l'eau pour se faire d'autres vassaux et s'ac-
quérir de nouveaux domaines : il s'agit, il est
vrai , ^e prendre son père et sa mère par les
épaules, et de les jeter hors de leur maison;
et ils l'aident dans une si honnête entreprise.
Les gens de delà l'eau et ceux d'en deçà so
cotisent et mettent chacun du leur pour se le
rendre à eux tous de jour en jour plus redouta-
' Le prince d'Oranj^e. ' L'AnpIelciTe.
^ \a\ prince (l'Orange, devenu plus puissant par la couronne
d'Aiifiieterre, sVlai» rendti mailre absolu en Hollande, et y
r.iisail ce ipril lui |>l.iis,iit.
' F>'S Ani/lai><.
348
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
ble : les Pietés et les Saxons imposent silence
aux Batavesy et ceux-ci aux Pietés et aux
Saxons; tous se peuvent vanter d'être ses hum-
bles esclaves, et autant qu'ils le souhaitent.
Mais qu'entends-je de certains personnages ' qui
ont des couronnes , je ne dis pas des comtes ou
des marquis , dont la terre fourmille , mais des
princes et des souverains ? ils viennent trouver
cet homme dès qu'il a sifflé, ils se découvrent
dès son antichambre , et ils ne parlent que quand
on les interroge. Sont-ce là ces mêmes princes
si pointilleux , si formalistes sur leurs rangs et
sur leurs préséances, et qui consument, pour
les régler, les mois entiers dans une diète ? Que
fera ce nouvel Areonte pour payer une si aveu-
gle soumission, et pour répondre à une si haute
idée qu'on a de lui ? S'il se livre une bataille, il
doit la gagner, et en personne : si l'ennemi f^tt
un siège, il doit le lui faire lever, et avec honte,
à moins que tout l'Océan ne soit entre lui et l'en-
nemi : il ne saurait moins faire en faveur de ses
courtisans. César ' lui-même ne doit-il pas venir
en grossir le nombre? il en attend du moins
d'importants services : car ou V Areonte échouera
avec ses alliés , ce qui est plus difficile qu'impos-
sible à concevoir ; ou s'il réussit et que rien ne
lui résiste, le voilà tout porté, avec ses alliés ja-
loux de la religion et de la puissance de César,
pour fondre sur lui, pour lui enlever Y aigle, et
le réduire, lui ou son héritier, à \difasee d'ar-
gent ^ et aux pays héréditaires. Enfln c'en est
fait, ils se sont tous livrés à lui volontairement,
à celui peut-être de qui ils devaient se défier da-
vantage. Ésope ne leur dirait-il pas : « La gent
« volatile d'une certaine contrée prend l'alarme
« et s'effraye du voisinage du lion , dont le seul
« rugissement lui fait peur; elle se réfugie au-
« près de la bête, qui lui fait parler d'accom-
'« modement et la prend sous sa protection , qui
«« se termine enfm à les croquer tous l'un après
« l'autre? »
CHAPITRE XIIL
De la mode. *
Une chose folle et qui découvre bien notre pe-
titesse, c'est l'assujettissement aux modes, quand
on l'étend à ce qui concerne le goût , le vivre ^
' I^ prince d'Orange, à son premier retour de l'Angleterre,
en 1690, vint à la Haye, où les princes ligués se rendirent,
«t où le duc de Bavière fut longtemps à attendre dans l'anti-
(liambre.
* L'empereur.
' Armes de la maison d'Autriche.
la santé et la conscience. La viande noire est
hors de mode , et par cette raison insipide ; ce
serait pécher contre la mode que de guérir de la
lièvre par la saignée : de même l'on ne mourait
plus depuis longtemps par Théotime; ses ten-
dres exhortations ne sauvaient plus que le peu-
ple, et Théotime a vu son successeur.
La curiosité n'est pas un goût pour ce qui est
bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est
rare , unique , pour ce qu'on a , et ce que les autres
n'ont point. Ce n'est pas un attachement à ce qui
est parfait , mais à ce qui est couru , à ce qui est
à la mode. Ce n'est pas un amusement , mais une
passion, et souvent si violente, qu'elle ne cède à
l'amour et à l'ambition que par la petitesse de
son objet. Ce n'est pas une passion qu'on a gé-
néralement pour les choses rares et qui ont cours ,
mais qu'on a seulement pour une certaine chose
qui est rare et pourtant à la mode.
Le fleuriste a un jardin dans un faubourg ; ii
y court au lever du soleil , et il en revient à son
coucher. Vous le voyez planté , et qui a pris ra-
cine au milieu de ses tulipes et devant la soli-
taire : il ouvre de grands yeux, il frotte ses
mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne
l'a jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de
joie : il la quitte pour V orientale ; de là il va à
la veuve; il passe au drap-d'or, de celle-ci à
V agate; d'où il revient enfin à la solitaire, où il
se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il ou-
blie de dîner : aussi est-elle nuancée, bordée,
huilée, à pièces emportées; elle a un beau vase
ou un beau calice : il la contemple , il l'admire.
Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'ad-
mire point; il ne va pas plus loin que l'oignon
de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille
écus , et qu'il donnera pour rien quand les tuli-
pes seront négligées , et que les œillets auront
prévalu. Cet homme raisonnable , qui a une âme,
qui a un culte et une religion, revient chez soi,
fatigué, affamé, mais fort content de sa journée :
il a vu des tulipes.
Parlez à cet autre de la richesse des mois-
sons, d'une ample récolte, d'une bonne ven-
dange; il est curieux de fruits, vous n'articulez
pas , vous ne vous faites pas entendre : parlez-
lui de figues et de melons , dites que les poiriers
rompent de fruit cette année, que les pêchers
ont donné avec abondance; c'est pour lui un
idiome inconnu, il s'attache aux seuls pruniers,
il ne vous répond pas. Ne l'entretenez pas même
de vos pruniers, il n'a de l'amour que pour une
certaine espèce ; toute autre que vous lui nommez
DE lA MODE.
349
le fait sourire et se moquer. 11 vous mène à
l'arbre , cueille artistement cette prune exquise,
il l'ouvre , vous en donne une moitié , et prend
l'autre. Quelle chair ! dit-il ; goûtez-vous cela ?
cela est-il divin ? voilà ce que vous ne trouverez
pas ailleurs; et là-dessus ses narines s'enflent,
il cache avec peine sa joie et sa vanité par quel-
ques dehors de modestie. 0 l'homme divin en
effet! homme qu'on ne peut jamais assez louer
et admirer ! homme dont il sera parlé dans plu-
sieurs siècles ! que je voie sa taille et son visage
pendant qu'il vit; que j'observe les traits et la
contenance d'un homme qui seul entre les mor-
tels possède une telle prune.
Un troisième que vous allez voir vous parle
des curieux ses confrères, et surtout de Dio-
gnète. Je l'admire, dit-il, et je le comprends
moins que jamais : pensez-vous qu'il cherche à
s'instruire par les médailles , et qu'il les regarde
comme des preuves parlantes de certcdns faits,
et des monuments fixes et indubitables de l'an-
cienne histoire ? rien moins : vous croyez peut-
être que toute la peine qu'il se donne pour re-
couvrer une tête vient du plaisir qu'il se fait de
ne voir pas une suite d'empereurs interrompue ?
c'est encore moins : Diognète sait d'une mé-
daille \q fruste, lejlou ^ , et la. fleur de coin; il
a une tablette dont toutes les places sont gar-
nies, à l'exception d'une seule : ce vide lui
blesse la vue, et c'est précisément, et à la lettre,
pour le remplir , qu'il emploie son bien et sa vie.
Vous voulez , ajoute Démocède , voir mes es-
tampes ? et bientôt il les étale et vous les montre.
Vous en rencontrez une qui n'est ni noire, ni
nette, ni dessinée, et d'ailleurs moins propre
à être gardée dans un cabinet qu'à tapisser, un
jour de fête , le Petit-Pont ou la rue Neuve : il
convient qu'elle est mal gravée , plus mal dessi-
née ; mais il assure qu'elle est d'un Italien qui a
travaillé peu, qu'elle n'a presque pas été tirée,
que c'est la seule qui soit en France de ce dessin,
qu'il l'a achetée très-cher , et qu'il ne la chan-
gerait pas pour ce qu'il a de meilleur. J'ai, con-
tinue-t-il, une sensible affliction, et qui m'obli-
gera à renoncer aux estampes pour le reste de
mes jours : j'ai tout Calot, hormis une seule qui
n'est pas, à la vérité, de ses bons ouvrages, au
contraire c'est un des moindres, mais qui m'a-
chèverait Calot; je travaille depuis vingt ans à
recouvrer cette estampe, et je désespère enfin
d'y réussir : cela est bien rude I
» On Ut, dans les éditions pu])Ii(;'('s du vivant de la Bruyère ,
lefrust, te feloux.
Tel autre fait la satire de ces gens qui s'en-
gagent par inquiétude ou par curiosité dans de
longs voyages; qui ne font ni mémoires, ni re-
lations; qui ne portent point de tablettes; qui
vont pour voir, et qui ne voient pas, ou qui ou-
blient ce qu'ils ont vu; qui désirent seulement
de connaître de nouvelles tours ou de nouveaux
clochers , et de passer des rivières qu'on n'ap-
pelle ni la Seine , ni la Loire ; qui sortent de leur
patrie pour y retourner , qui aiment à être ab-
sents , qui veulent un jour être revenus de loin :
et ce satirique parle juste , et se fait écouter.
Mais quand il ajoute que les livres en appren-
nent plus que les voyages, et qu'il m'a fait com-
prendre par ses discours qu'il a une bibliothè-
que , je souhaite de la voir ; je vais trouver cet
homme, qui me reçoit dans une maison où dès
l'escalier je tombe en faiblesse d'une odeur de
maroquin noir dont ses livres sont tous couverts.
Il a beau me crier aux oreilles , pour me rani-
mer , qu'ils sont dorés sur tranche , ornés de filets
d'or, et de la bonne édition, me nommer les
meilleurs l'un après l'autre, dire que sa galerie
est remplie, à quelques endroits près qui sont
peints de manière qu'on les prend pour de vrais
livres arrangés sur des tablettes, et que l'œil
s'y trompe; ajouter qu'il ne lit jamais, qu'il ne
met pas le pied dans cette galerie, qu'il y vien-
dra pour me faire plaisir : je le remercie de sa
complaisance , et ne veux non plus que lui visi-
ter sa tannerie , qu'il appelle bibliothèque.
Quelques-uns , par une intempérance de sa-
voir, et par ne pouvoir se résoudre à renoncer
à aucune sorte de connaissance , les embrassent
toutes et n'en possèdent aucune. Ils aiment
mieux savoir beaucoup que de savoir bien, et
être faibles et superficiels dans diverses sciences
que d'être sûrs et profonds dans une seule : ils
trouvent en toutes rencontres celui qui est leur
maître et qui les redresse; ils sont les dupes de
leur vaine curiosité , et ne peuvent au plus, par
de longs et pénibles efforts, que se tirer d'une
ignorance crasse.
D'autres ont la clef des sciences , où ils n'en-
trent jamais ; ils passent leur vie à déchiffrer
les langues orientales et les langues du Nord ,
celles des deux pôles, et celle qui se parle dans
la lune. Les idiomes les plus inutiles avec les
caractères les plus bizarres et les plus magiques
sont précisément ce qui réveille leur passion et
qui excite leur travail. Ils plaignent ceux qui
se bornent ingénument à savoir leur langue, ou
tout au plus la grecque et la latine. Ces gens
350
!.ES CAKACIÈKKS DE LA BRUÏEKE,
lisent toutes les histoires, et ignorent l'histoire;
ils parcourent tous les livres, et ne profitent
d'aucun : c'est en eux une stérilité de faits et
de principes qui ne peut être plus grande,- mais
à la vérité la meilleure récolte et la richesse la
plus ahondante de mots et de paroles qui puisse
s'imaginer ; ils plient sous le faix ; leur mémoire
en est accablée, pendant que leur esprit de-
meure vide.
Un bourgeois aime les bâtiments ; il se fait
bâtir un hôtel si beau, si riche, et si orné,
qu'il est inhabitable : le maître, honteux de s'y
loger, ne pouvant peut-être se résoudre à le
louer à un prince ou à un homme d'affaires ,
se retire au galetas , où il achève sa vie , pen-
dant que l'enfilade et les planchers de rapport
sont en proie aux Anglais et aux Allemands
qui voyagent, et qui viennent là du Palais-
Royal, du palais L... G... ' et du Luxembourg.
On heurte sans fin à cette belle porte : tous de-
mandent à voir la maison, et personne à voir
monsieur.
On en sait d'autres qui ont des filles devant
leurs yeux , à qui ils ne peuvent pas donner une
dot ; que dis-je ? elles ne sont pas vêtues, à peine
nourries; qui se refusent un tour de lit et du
linge blanc , qui sont pauvres : et la source de
leur misère n'est pas fort loin, c'est un garde-
meuble chargé et embarrassé de bustes rares,
déjà poudreux et couverts d'ordures, dont la
vente les mettrait au large , mais qu'ils ne peu-
vent se résoudre à mettre en vente.
Diphile commence par un oiseau et Imit par
mille : sa maison n'en est pas égayée , mais empes-
tée; la cour, la salle, l'escalier, le vestibule,
les chambres , le cabinet , tout est volière : ce
n'est plus un ramage, c'est un vacarme; les
vents d'automne et les eaux dans leurs plus
grandes crues ne font pas un bruit si perçant et
si aigu ; on ne s'entend non plus parler les uns
les autres que dans ces chambres où il faut at-
tendre , pour faire le compliment d'entrée , que
les petits chiens aient aboyé. Ce n'est plus pour
Diphile un agréable amusement ; c'est une affaire
laborieuse et à laquelle à peine il peut suffire.
Il passe les jours, ces jours qui échappent et
qui ne reviennent plus , à vei*ser du grain et à
nettoyer des ordures; il donne pension à un
homme qui n'a point d'autre mmistère que de
siffler des serins au flageolet, et de faire couver
des Canaries. Il est vrai que ce qu'il dépense
* Lesdigaières.
d'un côté, il l'épargne de l'autre, car ses en-
fants sont sans maîtres et sans éducation. Il se
renferme le soir, fatigué de son propre plaisir,
sans pouvoir jouir du moindre repos que ses oi-
seaux ne reposent, et que ce petit peuple, qu*U
n'aime que parce qu'il chante , ne cesse de chan-
ter. Il retrouve ses oiseaux dans son sommeil ;
lui-même il est oiseau , il est huppé, il gazouille,
il perche, il rêve la nuit qu'il mue ou qu'il
couve.
Qui pourrait épuiser tous les différents gen-
res de curieux ? Devineriez-vous à entendre par-
ler celui-ci de son léopard, de sa plume , de sa
musique^ y les vanter comme ce qu'il y a sur la
terre de plus singulier et de plus merveilleux,
qu'il veut vendre ses coquilles? Pourquoi non,
s'il les achète au poids de l'or?
Cet autre aime les insectes ; il en fait tous les
jours de nouvelles emplettes : c'est surtout le
premier homme de l'Europe pour les papillons ;
il en a de toutes les tailles et de toutes les cou-
leurs. Quel temps prenez-vous pour lui rendre
visite? il est plongé dans une amère douleur; il
a l'humeur noire, chagrine, et dont toute sa
famille souffre; aussi a-t-il fait une perte irré-
parable : approchez, regardez ce qu'il vous
montre sur son doigt, qui n'a plus de vie, et
qui vient d'expirer; c'est une chenille, et quelle
chenille I
Le duel est le triomphe de la mode, et l'en-
droit où elle a exercé sa tyrannie avec plus d'é-
clat. Cet usage n'a pas laissé au poltron la li-
berté de vivre; il l'a mené se faire tuer par un
plus brave que soi, et l'a confondu avec un
homme de cœur ; il a attaché de l'honneur et de
la gloire à une action folle et extravagante; il
a été approuvé par la présence des rois ; il y a
eu quelquefois une espèce de religion à le pra-
tiquer : il a décidé de l'innocence des hommes ,
des accusations fausses ou véritables sur des
crimes capitaux ; il s'était enfin si profondément
enraciné dans l'opinion des peuples, et s'était
si fort saisi de leur cœur et de leur esprit,
qu'un des plus beaux endroits de la vie d'un
très-grand roi a été de les guérir de cette fofie.
Tel a été à la mode , ou pour le commande-
ment des armées et la négociation, ou pour l'é-
loquence de la chaire , ou pour les vers , qui n'y
est plus. Y a-t-il des hommes qui dégénèrent de
ce qu'ils furent autrefois ? Est-ce leur mérite qui
est usé, ou le goût que l'on avait pour eux?
' Noms do coqiiili.igos. (La Bruyrre).
I>E L/V MODE.
35 î
Un liomme à la mode dure peu, car les modes
passent : s'il est par hasard homme de mérite,
il n'est pas anéanti , et il subsiste encore par
quelque endroit; également estimable, il est
seulement moins estimé.
La vertu a cela d'heureux qu'elle se suffit à
elle-même, et qu'elle sait se passer d'admira-
teurs, de partisans et de protecteurs : le man-
que d'appui et d'approbation non-seulement ne
lui nuit pas , mais il la conserve , l'épure , et la
rend parfaite : qu'elle soit à la mode, qu'elle
n'y soit plus , elle demeure vertu.
Si vous dites aux hommes, et surtout aux
grands, qu'un tel a de la vertu, ils vous disent.
Qu'il la garde; qu'il a bien de l'esprit, de celui
surtout qui plaît et qui amuse, ils vous répon-
dent , Tant mieux pour lui ; qu'il a l'esprit fort
cultivé, qu'il sait beaucoup, ils vous demandent
quelle heure il est , ou quel temps il fait : mais
si vous leur apprenez qu'il y a un Tigillin qui
souffle ou qm jette en sable un verre d'eau-de-
vie', et, chose merveilleuse! qui y revient à
plusieurs fois en un repas , alors ils disent : Où
est-il ? amenez-le-moi demain , ce soir ; me l'a-
mènerez-vous? On le leur amène; et cet homme
propre à parer les avenues d'une foire , et à être
montré en chambre pour de l'argent , ils l'ad-
mettent dans leur familiarité.
Il n'y a rien qui mette plus subitement un
homme à la mode, et qui le soulève davantage,
que le grand jeu : cela va de pair avec la cra-
pule. Je voudrais bien voir un homme poli,
enjoué, spirituel, fût-il un Catulle ou son dis-
ciple, faire quelque comparaison avec celui qui
vient de perdre huit cents pistoles en une séance.
Une personne à la mode ressemble à unefleu?'
Oleue^ qui croît de soi-même dans les sillons,
où elle étouffe les épis , diminue la moisson , et
tient la place de quelque chose de meilleur ; qui
n'a de prix et de beauté que ce qu'elle emprunte
d'un caprice léger qui naît et qui tombe presque
dans le même instant : aujourd'hui elle est cou-
rue , les femmes s'en parent ; demain elle est né-
gligée et rendue au peuple.
Une personne de mérite, au contraire, est
une fleur qu'on ne désigne pas par sa couleur ,
mais que l'on nomme par son nom, que l'on
cultive par sa beauté ou par son odeur; l'une
des grâces de la nature , l'une de ces choses qui
' Souffler ou jeter en sable un verre de vin , d'eau-dc-vie ,
anciennes expressions proverbiales qui signilient l'avaler d'un
Irait.
' Ces l)arl)caux qui croissent parmi les seigles furent , nn élé ,
i» la mode dans Paris. Ix'S dames en mettaient pour bouqiu f .
embellissent le monde, qui est de tous les temps,
et d'une vogue ancienne et populaire; que nos
pères ont estimée, et que nous estimons après
nos pères; à qui le dégoût ou l'antipathie de
quelques-uns ne saurait nuire : un lis , une rose.
L'on voit Eustrate assis dans sa nacelle , où il
jouit d'un air pur et d'un ciel serein : il avance
d'un bon vent et qui a toutes les apparences de
devoir durer ; mais il tombe tout d'un coup , le
ciel se couvre , l'orage se déclare , un tourbillon
enveloppe la nacelle , elle est submergée : on voit
Eustrate revenir sur l'eau et faire quelques efforts,
on espère qu'il pourra du moins se sauver et ve-
nir à bord ; mais une vague l'enfonce , on le tient
perdu : il paraît une seconde fois , et les espé-
rances se réveillent, lorsqu'un flot survient et
l'abîme, on ne le revoit plus, il est noyé.
Voiture et Sabrazin étaient nés pour leur
siècle, et ils ont paru dans un temps où il sem-
ble qu'ils étaient attendus. S'ils s'étaient moins
pressés de venir, ils arrivaient trop tard; et j'ose
douter qu'ils fussent tels aujourd'hui qu'ils ont
été alors : les conversations légères , les cercles,
la fine plaisanterie, les lettres enjouées et fami-
lières, les petites parties où l'on était admis seu-
lement avec de l'esprit, tout a disparu. Et qu'on
ne dise point qu'ils les feraient revivre : ce que
je puis faire en faveur de leur esprit est de con-
venir que peut-être ils excelleraient dans un
autre genre ; mais les femmes sont , de nos jours,
ou dévotes, ou coquettes, ou joueuses , ou ambi-
tieuses , quelques-unes même tout cela à la fois ;
le goût de la faveur , le jeu , les galants , les di-
recteurs, ont pris la place, et la défendent
contre les gens d'esprit.
Un homme fat et ridicule parte un long cha-
peau, un pourpoint à ailerons, des chausses h
aiguillettes et des bottines : il rêve la veille par
où et comment il pourra se faire remarquer le
jour qui suit. Un philosophe se laisse habiller
par son tailleur : il y a autant de faiblesse à fuir
la mode qu'à l'affecter.
L'on blâme une mode qui, divisant la taille des
hommes en deux parties égales , en prend une
tout entière pour le buste , et laisse l'autre pour
le reste du corps : l'on condamne celle qui fait
de la tête des femmes la base d'un édifice à plu-
sieurs étages , dont l'ordre et la structure chan-
gent selon leurs caprices ; qui éloigne les cheveux
du visage, bien qu'ils ne croissent que pour l'ac-
compagner; qui les relève et les hérisse à la
manière des bacchantes , et semble avoir pourvu
à ce que les femmes changent leur physionomie
352
LES CAR/VCT^.RES DE LA BRllYÈKE
douce et modeste en une autre qui soit Hère et
audacieuse. On se récrie enfin contre une telle
ou une telle mode, qui cependant , toute bizarre
qu'elle est , pare et embellit pendant qu'elle dure ,
et dont l'on tire tout l'avantage qu'on en peut
espérer, qui est de plaire. Il me paraît qu'on
devrait seulement admirer l'inconstance et la
légèreté des hommes , qui attachent successive-
ment les agréments et la bienséance à des choses
toutes opposées, qui emploient pour le comique
et pour la mascarade ce qui leur a servi de parure
grave et d'ornements les plus sérieux, et que
si peu de temps en fasse la différence.
N... est riche ; elle mange bien , elle dort bien ;
mais les coiffures changent; et lorsqu'elle y
pense le moins , et qu'elle se croit heureuse , la
sienne est hors de mode.
Iphis voit à l'église un soulier d'une nouvelle
mode ; il regarde le sien , et en rougit ; il ne se
croit plus habillé : il était venu à la messe pour
s'y montrer, et il se cache : le voilà retenu par
le pied dans sa chambre tout le reste du jour. Il
a la main douce, et il l'entretient avec une pâte
de senteur. Il a soin de rire pour montrer ses
dents : il fait la petite bouche , et il n'y a guère
de moments où il ne veuille sourire : il regarde
ses jambes, il se voit au miroir; l'on ne peut
être plus content de personne qu'il l'est de lui-
même : il s'est acquis une voix claire et délicate,
et heureusement il parle gras : il a un mouve-
ment de tête et je ne sais quel adoucissement
dans les yeux, dont il n'oublie pas de s'embellir :
il a une démarche molle et le plus joli maintien
qu'il est capable de se procurer : il met du rouge,
mais rarement ; il n'en fait pas habitude : il est
vrai aussi qu'il porte des chausses et un chapeau ,
et qu'il n'a ni boucles d'oreilles, ni collier de
perles : aussi ne l'ai -je pas mis dans le chapitre
des femmes.
Ces mêmes modes que les hommes suivent si
volontiers pour leurs personnes, ils affectent de
les négliger dans leurs portraits, comme s'ils
sentaient ou qu'ils prévissent l'indécence et le
ridicule où elles peuvent tomber dès qu'elles au-
ront perdu ce qu'on appelle la fleur ou l'agrément
de la nouveauté : ils leur préfèrent une parure
arbitraire, une draperie indifférente, fantaisies
du peintre qui ne sont prises ni sur l'air, ni sur
le visage , qui ne rappellent ni les mœurs , ni la
personne : ils aiment des attitudes forcées ou im-
modestes, une manière dure, sauvage, étrangère,
qui font un capitan d'un jeune abbé, et un ma-
tamore d'un homme de robe , une Diane d'une
femme de ville, comme d'une femme simple et
timide une Amazone ou une Pallas; une Lais
d'une honnête fille; un Scythe, un Attila d'un
prince qui est bon et magnanime.
Une mode a à peine détruit une autre mode,
qu'elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède
elle-même à celle qui la suit, et qui ne sera pas
la dernière : telle est notre légèreté ; pendant ces
révolutions, un siècle s'est écoulé (jui a mis tou-
tes ces parures au rang des choses passées et
qui ne sont plus. La mode îilors la plus curieuse
et qui fait plus de plaisir à voir, c'est la plus an-
cienne : aidée du temps et des années, elle a le
même agrément dans les portraits qu'a la saie
ou l'habit romain sur les théâtres, qu'ont la mante,
le voile et la tiare ' dans nos tapisseries et dans
nos peintures.
Nos pères nous ont transmis avec la connais-
sance de leurs personnes celle de leurs habits,
de leurs coiffures, de leurs armes', et des au-
tres ornements qu'ils ont aimés pendant leur vie :
nous ne saurions bien reconnaître cette sorte de
bienfait qu'en traitant de même nos descendants,
Le courtisan autrefois avait ses cheveux, était
en chausses et en pourpoint, portait de larges
canons, et il était hbertin : cela ne sied plus; il
porte une perruque, l'habit serré, le bas uni, et
il est dévot : tout se règle par la mode.
Celui qui depuis quelque temps à la cour était
dévot, et par là, contre toute raison, peu éloigné
du ridicule, pouvait-il espérer de devenir à la
mode?
De quoi n'est point capable un courtisan dans
la vue de sa fortune , si pour ne la pas manquer,
il devient dévot?
Les couleurs sont préparées, et la toile est
toute prête : mais comment le fixer, cet homme
inquiet, léger, inconstant, qui change de mille
et mille figures ? Je le peins dévot, et je crois l'a-
voir attrapé; mais il m'échappe, et déjà il est
libertin. Qu'il demeure du moins dans cette mau-
vaise situation, et je saurai le prendre dans un
point de dérèglement de cœur et d'esprit où il
sera reconnaissable ; mais la mode presse, il est
dévot.
Celui qui a pénétré la cour connaît ce que c'est
que vertu , et ce que c'est que dévotion % et il ne
peut plus s'y tromper.
Négliger vêpres comme une chose antique et
hors de mode, garder sa place soi-même pour
^ Habits des Orientaux. {La Brmjère).
» Offensives et défensives. ( La. Bruyère ).
3 Fausse dévotion. ( La Brmjère).
DE LA MODE,
353
le salut, savoir les êtres de la chapelle, connaî-
tre le flanc, savoir où l'on est vu et où l'on n'est
pas vu ; rêver dans l'église à Dieu et à ses affai-
res , y recevoir des visites , y donner des ordres
et des commissions, y attendre les réponses;
avoir un directeur mieux écouté que l'Évangile ;
tirer toute sa sainteté et tout son relief de la ré-
putation de son directeur ; dédaigner ceux dont
le directeur a moins de vogue, et convenir à peine
de leur salut ; n'aimer de la parole de Dieu que
ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur,
préférer sa messe aux autres messes, et les sa-
crements donnés de sa main à ceux qui ont moins
de cette circonstance ; ne se repaître que de li-
vres de spiritualité, comme s'il n'y avait ni évan-
giles, ni épîtres des apôtres, ni morale des Pères ;
lire ou parler un jargon inconnu aux premiers
siècles ; circonstancier à confesse les défauts d'au-
trui, y pallier les siens, s'accuser de ses souf-
frances, de sa patience, dire comme un péché
son peu de progrès dans l'héroïsme ; être en liai-
son secrète avec de certaines gens contre certains
autres ; n'estimer que soi et sa cabale, avoir pour
suspecte la vertu même ; goûter, savourer la pros-
périté et la faveur, n'en vouloir que pour soi ; ne
point aider au mérite ; faire servir la piété à son
ambition ; aller à son salut par le chemin de la
fortune et des dignités : c'est du moins jusqu'à
ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps.
Un dévot ' est celui qui, sous un roi athée, se-
rait athée.
Les dévots "* ne connaissent de crimes que l'in-
continence, parlons plus précisément, que le
bruit ou les dehors de l'incontinence. Si Phéré-
cide passe pour être guéri des femmes, ou Phé-
rénice pour être fidèle à son mari, ce leur est
assez : laissez-les jouer un jeu ruineux, faire per-
dre leurs créanciers, se réjouir du malheur d'au-
trui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser
les petits, s'enivrer de leur propre mérite, sécher
d'envie, mentir, médire, cabaler, nuire, c'est
leur état : voulez-vous qu'ils empiètent sur celui
des gens de bien, qui avec les vices cachés fuient
encore l'orgueil et l'injustice ?
Quand un courtisan sera humble, guéri du
faste et de l'ambition, qu'il n'établira point sa
fortune sur la ruine de ses concurrents, qu'il
sera équitable, soulagera ses vassaux, payera ses
créanciers , qu'il ne sera ni fourbe ni médisant ,
qu'il renoncera aux grands repas et aux amours
illégitimes, qu'il priera autrement que des lèvres.
' Faux (lôvot. ( la Bruyère).
1(1 nn.
et même hors de la présence du prince : quand
d'ailleurs il ne sera point d'un abord farouche
et difficile, qu'il n'aura point le visage austère
et la mine triste, qu'il ne sera point paresseux et
contemplatif, qu'il saura rendre, par une scrupu-
leuse attention, divers emplois très-compatibles ;
qu'il pourra et qu'il voudra même tourner son
esprit et ses soins aux grandes et laborieuses
affaires, à celles surtout d'une suite la plus éten-
due pour les peuples et pour tout l'État ; quand
son caractère me fera craindre de le nommer en
cet endroit, et que sa modestie l'empêchera, si
je ne le nomme pas, de s'y reconnaître : alors je
dirai de ce personnage, il est dévot; ou plutôt,
c'est un homme donné à son siècle pour le mo-
dèle d'une vertu sincère et pour le discernement
de l'hypocrisie.
Onuphre n'a pour tout lit qu'une housse de
serge grise, mais il couche sur le coton et sur
le duvet : de même il est habillé simplement,
mais commodément, je yeux dire d'une étoffe
fort légère en été, et d'une autre fort moelleuse
pendant l'hiver ; il porte des chemises très-dé-
liées, qu'il a un très-grand soin de bien cacher.
Il ne dit point ma haire et ma discipline, au
contraire ; il passerait pour ce qu'il est , pour uq
hypocrite , et il veut passer pour ce qu'il n'est
pas, pour un homme dévot : il est vrai qu'il fait
en sorte que l'on croie, sans qu'il le dise, qu'il
porte une haire, et qu'il se donne la discipline \
Il y a quelques livres répandus dans sa chambre
indifféremment ; ouvrez-les, c'est le Combat spi-
rituel, le Chrétien intéi'ieur, et l'Année sainte:
d'autres livres sont sous la clef. S'il marche par
la ville, et qu'il découvre de loin un homme de-
vant qui il est nécessaire qu'il soit dévot, les yeux
baissés, la démarche lente et modeste, l'air re-
cueilU, lui sont familiers; il joue son rôle. S'il
entre dans une église, il observe d'abord de qui
il peut être vu ; et selon la découverte qu'il vient
de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe
ni à se mettre à genoux , ni à prier. Arrive-t-il
vers lui un homme de bien et d'autorité qui le
verra et qui peut l'entendre, non-seulement il
prie, mais il médite, il pousse des élans et des
soupirs : si l'homme de bien se retire , celui-ci ,
qui le voit partir, s'apaise et ne souffle pas. Il
entre une autre fois dans un lieu saint , perce la
foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où
tout le monde voit qu'il s'humilie : s'il entend
des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont
Critique du Tnrhifc d(» Molicn;
23
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
354
à la cha{K'll(; avec moins de silence que dans
l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour
les faire taire; il reprend sa méditation, qui est
toujours la comparaison qu'il fait de ces p(n-son-
nes avec lui-même, et où il trouve son compte.
Il évite une église déserte et solitaire, où il pour-
rait entendre deux messes de suite, le sermon,
vêpres et compiles, tout cela entre Dieu et lui, et
sans que personne lui en sût gré : il aime la pa-
roisse, il fréquente les temples ou se fait un grand
concours; on n'y manque point son coup, on y
est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute
. l'année, où à propos de rien il jeûne ou fait abs-
tinence ; mais à la fin de l'hiver il tousse , il a
une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu
la fièvre ; il se fait prier, presser, quereller, pour
rompre le carême dès son commencement, et il
en vient là par complaisance. Si Onuphre est
nommé arbitre dans une querelle de parents ou
dans un procès de famille, il est pour les plus
forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne
se persuade point que celui ou celle qui a beau-
coup de bien puisse avoir tort. S'il se trouve bien
d'un homme opulent à qui il a su imposer, dont
il est le parasite, et dont il peut tirer de grands
secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait
du moins ni avance ni déclaration, il s'enfuira, il
lui laissera son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle
que de lui-même : il est encore plus éloigné d'em-
ployer pour la flatter et pour la séduire le jargon
de la dévotion ' ; ce n'est point par habitude qu'il
le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est
utile , et jamais quand il ne servirait qu'à le ren-
dre très-ridicule % Il sait où se trouvent des fem-
mes plus sociables et plus dociles que celle de
son ami ; il ne les abandonne pas pour longtemps,
quand ce ne serait que pour faire dire de soi
dans le public qu'il fait des retraites ; qui en ef-
fet pourrait en douter, quand on le revoit paraî-
tre avec un visage exténué et d'un homme qui
ne se ménage point? Les femmes d'ailleurs qui
fleurissent et qui prospèrent à l'ombre de la dé-
votion 3 lui conviennent , seulement avec cette
petite différence, qu'il néglige celles qui ont
vieilli, et qu'il cultive les jeunes, et entre celles-
ci les plus belles et les mieux faites; c'est son
attrait: elles vont, et il va; elles reviennent, et
il revient ; elles demeurent, et il demeure ; c'est
en tous lieux et à toutes les heures qu'il a la con-
solation de les voir : qui pourrait n'en être pas
' Fausse dévotion. (La Bruyère).
* Critique du Tartufe.
^ Fausse dévotion. (La Bruyère).
édifié? elles sont dévotes, et il est dévot. Il n'ou-
blie pas de tirer avantage de l'aveuglement de
son ami, et de la prévention où il l'a jeté en sa
faveur : tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt
il fait si bien que cet ami lui en offre : il se fait
reprocher de n'avoir pas recours à ses amis dans
ses besoins. Quelquefois il ne veut pas recevoir
une obole sans donner un billet , qu'il est bien
sûr de ne jamais retirer. Il dit une autre fois, et
d'une certaine manière, que rien ne lui manque,
et c'est lorsqu'il ne lui faut qu'une petite somme :
il vante quekpie autre fois publiquement la gé-
nérosité de cet homme pour le piquer d'honneur
et le conduire à lui faire une grande largesse :
il ne pense point à profiter de toute sa succession,
ni à s'attirer une donation générale de tous ses
biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils,
le légitime héritier. Un homme dévot n'est ni
avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé.
Onuphre n'est pas dévot , mais il veut être cru
tel, et par une parfaite , quoique fausse imitation
de la piété , ménager sourdement ses intérêts :
aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il
ne s'insinue jamais dans une famille où se trou-
vent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils
à établir ; il y a là des droits trop forts et trop
inviolables; on ne les traverse point sans faire
de l'éclat, et il l'appréhende, sans qu'une pareille
entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui
il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être
découvert et de paraître ce qu'il est '. Il en veut
à la ligne collatérale, on l'attaque plus impuné-
ment : il est la terreur des cousins et des cousi-
nes, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami
déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune.
Il se donne pour l'héritier légitime de tout vieil-
lard qui meurt riche et sans enfants ; et il faut
que celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parents
recueillent sa succession : si Onuphre ne trouve
pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte
du moins une bonne partie : une petite calomnie,
moins que cela, une légère médisance lui suffit
pour ce pieux dessein ; et c'est le talent qu'il pos-
sède à un plus haut degré de perfection : il se
fait même souvent un point de conduite de ne le
pas laisser inutile; il y a des gens, selon lui,
qu'on est obligé en conscience de décrier, et ces
gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut
nuire, et dont il désire la dépouiUe. Il vient à
ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la
bouche : on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il
' Critique du Tartufe.
DE QUELQUES USAGES.
355
soupire ; on l'interroge , on insiste , il ne répond
rien j et il a raison , il en a assez dit.
Riez , Zélie , soyez badine et folâtre à votre
ordinaire : qu'est devenue votre joie ? Je suis ri-
che, dites-vous, me voilà au large, et je com-
mence à respirer. Riez plus haut , Zélie , éclatez :
que sert une meilleure fortune, si elle amène
avec soi le sérieux et la tristesse ? Imitez les grands
qui sont nés dans le sein de l'opulence ; ils rient
quelquefois, ils cèdent à leur tempérament ; sui-
vez le vôtre ; ne faites pas dire de vous qu'une
nouvelle place ou que quelque mille livres de
rente de plus ou de moins vous font passer d'une
extrémité à l'autre. Je tiens , dites-vous , à la fa-
veur par un endroit. Je m'en doutais , Zélie ; mais
croyez-moi , ne laissez pas de rire , et même de
me sourire en passant, comme autrefois : ne crai-
gnez rien , je n'en serai ni plus libre ni plus fa-
milier avec vous : je n'aurai pas une moindre
opinion de vous et de votre poste ; je croirai éga-
lement que vous êtes riche et en faveur. Je suis
dévote, ajoutez-vous. C'est assez, Zélie, et je dois
me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la
joie que le sentiment d'une bonne conscience
étale sur le visage ; les passions tristes et austè-
res ont pris le dessus et se répandent sur les de-
hors ; elles mènent plus loin , et l'on ne s'étonne
plus de voir que la dévotion ^ sache encore mieux
que la beauté et la jeunesse rendre une femme
fière et dédaigneuse.
L'on a été loin depuis un siècle dans les arts
et dans les sciences, qui toutes ont été poussées
à un grand point de raffinement, jusques à celle du
salut, que Ton a réduite en règle et en méthode,
et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes
pouvait inventer de plus beau et de plus sublime.
La dévotion ' et la géométrie ont leurs façons de
parler , ou ce qu'on appelle les termes de l'art ;
celui qui ne les sait pas n'est ni dévot ni géomè-
tre. Les premiers dévots, ceux mêmes qui ont été
dirigés par les apôtres, ignoraient ces termes : sim-
pies gens qui n'avaient que la foi et les œuvres,
et qui se réduisaient à croire et à bien vivre.
C'est une chose délicate à un prince religieux
de réformer la cour, et de la rendre pieuse : ins-
truit jusqu'où le courtisan veut lui plaire , et
aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le mé-
nage avec prudence , il tolère , il dissimule , de
peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilège :
il attend plus de Dieu et du temps que de son
zèle et de son industrie.
Fausse dévotion. ( Lu Bruyère ).
1(1 rm.
C'est une pratique an(iienne dans les cours, de
donner des pensions et de distribuer des grâceis
à un musicien, à un maître de danse, à un far-
ceur, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un
complaisant ; ils ont un mérite fixe et des talents
sûrs et connus qui amusent les grands, et qui
les délassent de leur grandeur. On sait que Fa-
vier est beau danseur, et que Lorenzani fait de
beaux motets : qui sait au contraire si l'homme
dévot a de la vertu ? il n'y a rien pour lui sur la
cassette ni à l'épargne , et avec raison ; c'est un
métier aisé à contrefaire, qui, s'il était récom-
pensé , exposerait le prince à mettre en honneur
la dissimulation et la fourberie, et à payer pen-
sion à l'hypocrite.
L'on espère que la dévotion de la cour ne lais-
sera pas d'inspirer la résidence.
Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit
la source du repos ; elle fait supporter la vie et
rend la mort douce : on n'en tire pas tant de
l'hypocrisie.
Chaque heure en soi , comme à notre égard ,
est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri
entièrement, les millions de siècles ne la ramè-
neront pas. Les jours, les mois, les années, s'en-
foncent et se perdent sans retour dans l'abîme
des temps. Le temps même sera détruit : ce n'est
qu'un point dans les espaces immenses de l'éter-
nité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles
circonstances du temps qui ne sont point sta-
bles, qui passent, et que j'appelle des modes, la
grandeur , la faveur , les richesses , la puissance;
l'autorité, l'indépendance, le plaisir, les joies, la
superfluité. Que deviendront ces modes quand le
temps même aura disparu? La vertu seule, si peu
à la mode, va au delà des temps.
CHAPITRE XIV.
De quelques usages.
Il y a des gens qui n'ont pas le moyen d'être
nobles.
II y en a de tels, que s'ils eussent obtenu six
mois de délai de leurs créanciers, ils étaient no-
bles '.
Quelques autres se couchent roturiers et se
lèvent nobles \
Combien de nobles dont le père et les aînés
sont roturiers I
Tel abandonne son père qui est connu, et
dont on cite le greflfë ou la boutique, pour se re-
V^érans. { La Bruyère ).
Idem.
l'3.
356
LKS CARACTKRES DE LA BRUYÈRE,
trancher sur son aïeul, qui, mort depuis long-
temps, est inconnu et hors de prise. Il montre
ensuite un gros revenu , une grande charge , de
l)elles alliances, et pour être noble, il ne lui
manque que des titres. •
Réhabilitations , mot en usage dans les tribu-
naux , qui a fait vieillir et rendu gothique celui
de lettres de noblesse , autrefois si français et si
usité. Se f?nre réhabiliter suppose qu'un homme
devenu riche , originairement est noble, qu'il est
d'une nécessité plus que morale qu'il le soit;
qu'à la vérité son père a pu déroger ou par la
charrue, ou par la houe, ou par la malle, ou
par les livrées ; mais qu'il ne s'agit pour lui que
de rentrer dans les premiers droits de ses an-
cêtres , et de continuer les armes de sa maison ,
les mêmes pourtant qu'il a fabriquées, et tout
autres que celles de sa vaisselle d'étain ; qu'en
un mot les lettres de noblesse ne lui conviennent
plus, qu'elles n'honorent que le roturier, c'est-
à-dire celui qui cherche encore le secret de de-
, venir riche.
\ Un homme du peuple , à force d'assurer qu'il
|a vu un prodige, se persuade faussement qu'il
ui vu mi prodige. Celui qui continue de cacher
îson âge pense enfin lui-même être aussi jeune
qu'il veut le faire croire aux autres. De même
le roturier qui dit par habitude qu'il tire son ori-
gine de quelque ancien baron ou de quelque
châtelain , dont il est vrai qu'il ne descend pas,
a le plaisir de croire qu'il en descend.
Quelle est la roture un peu heureuse et établie
à qui il manque des armes, et dans ces armes
une pièce honorable, des suppôts, un cimier,
une devise, et peut-être le cri de guerre? Qu'est
devenue la distinction des casques et des
heaumes? le nom et l'usage en sont abolis; il
ne s'agit plus de les porter de front ou de côté ,
ouverts ou fermés, et ceux-ci de tant ou de
tant de grilles : on n'aime pas les minuties, on
passe droit aux couronnes, cela est plus simple ,
on s'en croit digne, on se les adjuge. Il reste
encore aux meilleurs bourgeois une certaine pu-
deur qui les empêche de se parer d'une couronne
de marquis, trop satisfaits de lacomtale : quel-
ques-uns même ne vont pas la chercher fort loin,
et la font passer de leur enseigne à leur carrosse.
Il suffit de n'être point né dans une ville,
mais sous une chaumière répandue dans la cam-
pagne, ou sous une ruine qui trempe dans un
marécage , et qu'on appelle château , pour être
cru noble sur sa parole.
Un bon gentilhomme veut passeï- pour un pe-
tit seigneur, et il y parvient. Un grand seigneur
affecte la principauté , et il use de tant de pré-
cautions, qu'à force de lK*aux noms, de disputes
sur le rang et les préséances, de nouvelles
armes , et d'une généalogie que d'Hoziek ne lui
a pas faite , il devient enfin un petit prince.
Les grands en toutes choses se forment et se
moulent sur de plus grands, qui de leur part,
pour n'avoir rien de commun avec leurs infé-
rieurs , renoncent volontiers à toutes les rubri-
ques d'honneurs et de distinctions dont leur
condition se trouve chargée , et préfèrent à cette
servitude une vie plus libre et plus commode;
ceux qui suivent leur piste observent déjà par
émulation cette simplicité et cette modestie : tous
ainsi se réduiront par hauteur à vivre naturel-
lement et comme le peuple. Horrible inconvé-
nient I
Certaines gens portent trois noms, de peur
d'en manquer; ils en ont pour la campagne et
pour la ville , pour les lieux de leur service ou
de leur emploi. D'autres ont un seul nom dissyl-
labe qu'ils anoblissent par des particules, dès
que leur fortune devient meilleure. Celui-ci , par
la suppression d'une syllabe , fait de son nom
obscur un nom illustre ; celui-là , par le chan-
gement d'une lettre en une autre , se travestit ,
et de Syî^s devient Ojrus. Plusieurs suppriment
leurs noms, qu'ils pourraient conserver sans
honte, pour en adopter de plus beaux, où ils
n'ont qu'à perdre par la comparaison que l'on
fait toujours d'eux qui les portent, avec les
grands hommes qui les ont portés. Il s'en trouve
enfin qui , nés à l'ombre des clochers de Paris ,
veulent être Flamands ou Italiens , comme si la
roture n'était pas de tout pays, allongent leurs
noms français d'une terminaison étrangère, et
croient que venir de bon lieu, c'est venir de loin.
Le besoin d'argent a réconcilié la noblesse
avec la roture, et a fait évanouir la preuve des
quatre quartiers.
A combien d'enfants serait utile la loi qui dé-
ciderait que c'est le ventre qui anoblit ! mais à
combien d'autres serait-elle contraire !
Il y a peu de familles dans le monde qui ne
touchent aux plus grands princes par une ex-
trémité , et par l'autre au simple peuple.
Il n'y a rien à perdre à être noble : franchises,
immunités, exemptions, privilèges; que man-
que-t-il à ceux qui ont un titre? Croyez-vous
que ce soit pour la noblesse que des solitaires '
' Maison religieuse secrétaire du roi. (La Bruyère). Plu-
DE QUELQUES USAGES.
357
se sont faits nobles? Ils ne sont pas si vains :
c'est pour le profit qu'ils en reçoivent. Cela ne
leur sied-il pas mieux que d'entrer dans les ga-
belles? je ne dis pas à chacun en particulier,
leurs vœux s'y opposent , je dis même à la com-
munauté.
Je le déclare nettement , afin que l'on s'y pré-
pare , et que personne un jour n'en soit surpris :
s'il arrive jamais que quelque grand me trouve
digne de ses soins , si je fais enfin une belle for-
tune, il y a un Geoffroy de la Bruyère que
toutes les chroniques rangent au nombre des
plus grands seigneurs de France qui suivirent
GoDEFROY DE BouiLLON à la conquétc de la
terre sainte : voilà alors de qui je descends en
ligne directe.
Si la noblesse est vertu, elle se perd par tout
ce qui n'est pas vertueux ; et si elle n'est pas
vertu, c'est peu de chose.
Il y a des choses qui , ramenées à leurs prin-
cipes et à leur première institution , sont éton-
nantes et incompréhensibles. Qui peut concevoir
en effet que certains abbés à qui il ne manque
rien de l'ajustement, de la mollesse et de la va-
nité des sexes et des conditions ; qui entrent au-
près des femmes en concurrence avec le marquis
et le financier, et qui l'emportent sur tous les
deux , qu'eux-mêmes soient originairement , et
dans l'étymologie de leur nom , les pères et les
chefs de saints moines et d'humbles solitaires ,
et qu'ils en devraient être l'exemple? Quelle
force, quel empire, quelle tyrannie de l'usage!
Et sans parler de plus grands désordres, ne
doit-on pas craindre de voir un jour un simple
abbé en velours gris et à ramages comme une
éminence, ou avec des mouches et du rouge
comme une femme?
Que les saletés des dieux , la Vénus , le Ga-
nymMe , et les autres nudités du Carrache aient
été faites pour des princes de l'Église , et qui se
disent successeurs des apôtres, le palais Farnèse
en est la preuve.
Les belles choses le sont moins hors de leur
place : les bienséances mettent la perfection , et
la raison met les bienséances. Ainsi l'on n'entend
jwint une gigue à la chapelle , ni dans un sermon
des tons de théâtre; l'on ne voit point d'images
profanes ' dans les temples, un christ , par exem-
ple , et le jugement de Paris dans le même sanc-
sUnirs maisons r«lisi<'usrs , pour jouir des priviirscs cl frau-
ilils«'s allaclK's à la noblesse, a> aient aclietc de» charges de
"l'crélainf du roi.
• Tapisseries. ( Im Bruyère).
tuaire , ni à des personnes consacrées à l'Église
le train et l'équipage d'un cavalier.
Déclarerai-je donc ce que je pense de ce qu'on
appelle dans le monde un beau salut : la décora-
tion «souvent profane, les places retenues et
payées, des livres -^ distribués comme au théâtre,
les entrevues et les rendez-vous fréquents, le
murmure et les causeries étourdissantes, quel-
qu'un monté sur une tribune qui y parle fami-
lièrement , sèchement , et sans autre zèle que de
rassembler le peuple , l'amuser, jusqu'à ce qu'un
orchestre, le dirai-je? et des voix qui concer-
tent depuis longtemps se fassent entendre ? Est-
ce à moi à m'écrier que le zèle de la maison du
Seigneur me consume , et à tirer le voile léger
qui couvre les mystères , témoins d'une telle in-
décence? Quoi! parce qu'on ne danse pas en-
core aux TT** ' , me forcera-t-on d'appeler tout
ce spectacle office divin ?
L'on ne voit point faire de vœux ni de pèle-
rinages pour obtenir d'un saint d'avoir l'esprit
plus doux, l'âme plus reconnaissante, d'être
plus équitable et moins malfaisant , d'être guéri
de la vanité , de l'inquiétude et de la mauvaise
raillerie.
Quelle idée plus bizarre que de se représenter
une fouie de chrétiens de l'un et de l'autre sexe,
qui se rassemblent à certains jours dans une
salle , pour y applaudir à une troupe d'excom-
muniés, qui ne le sont que par le plaisir qu'ils
leur donnent , et qui est déjà payé d'avance ?
Il me semble qu'il faudrait, ou fermer les
théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur
l'état des comédiens.
Dans ces jours qu'on appelle saints , le moine
confesse pendant que le curé tonne en chaire
contre le moine et ses adhérents : telle femme
pieuse sort de l'autel, qui entend au prône
qu'elle vient de faire un sacrilège. N'y a-t-il
point dans l'Église une puissance à qui il appar-
tienne , ou de faire taire le pasteur, ou de sus-
pendre pour un temps le pouvoir du barnabite/
Il y a plus de rétributions dans les paroisses
pour un mariage que pour un baptême , et plus
pour un baptême que pour la confession. L'on
dirait que ce soit un taux sur les sacrements,
qui semblent par là être appréciés. Ce n'est rien
au fond que cet usage; et ceux qui reçoivent
pour les choses saintes ne croient point les vendre,
comme ceux qui donnent ne pensent point à les
acheter ; ce sont peut-être des apparences qu'on
' Le motel traduit en vers français pAr LL **. {L<i linii/O''}.
■ riicatins.
358
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE,
pourrait épargner aux simples et aux indévots.
Un pasteur frais et en parfaite santé , en linge
iin et en point de Venise , a sa place dans l'œu-
vre auprès les pourpres et les fourrures; il y
achève sa digestion , pendant que le feuillant
ou le récollet quitte sa cellule et son désert , où
il est lié par ses vœux et par la bienséance,
pour venir le prêcher, lui et ses ouailles , et en
recevoir le salaire , comme d'une pièce d'étoffe.
Vous m'interrompez , et vous dites : Quelle cen-
sure I et combien elle est nouvelle et peu atten-
due ! ne voudriez-vous point interdire à ce pas-
teur et à çon troupeau la parole divine, et le
pain de l'Évangile? Au contraire, je voudrais
qu'il le distribuât lui-même le matin, le soir,
dans les temples, dans les maisons, dans les
places , sur les toits ; et que nul ne prétendit à
un emploi si grand, si laborieux, qu'avec des
intentions , des talents et des poumons capables
de lui mériter les belles offrandes et les riches
rétributions qui y sont attachées. Je suis forcé, il
est vrai, d'excuser un curé sur cette conduite,
par un usage reçu , qu'il trouve établi , et qu'il
laissera à son successeur; mais c'est cet usage
bizarre et dénué de fondement et d'apparence
que je ne puis approuver, et que je goûte en-
core moins que celui de se faire payer quatre
fois des mêmes obsèques, pour soi, pour ses
droits, pour sa présence, pour son assistance.
Tite, par vingt années de service dans une
seconde place, n'est pas encore digne de la
première , qui est vacante : ni ses talents, ni sa
doctrine , ni une vie exemplaire , ni le vœu des
paroissiens , ne sauraient l'y faire asseoir. Il naît
de dessous terre un autre clerc ^ pour la rem-
plir. Tite est reculé ou congédié ; il ne se plaint
pas : c'est l'usage.
Moi , dit le chefecier , je suis maître du chœur ;
qui me forcera d'aller à matines? mon prédéces-
seur n'y allait point ; suis-je de pire condition ?
dois-je laisser avilir ma dignité entre mes mains,
ou la laisser telle que je l'ai reçue? Ce n'est point,
dit l'écolâtre, mon intérêt qui me mène, mais
celui de la prébende : il serait bien dur qu'un
grand chanoine fût sujet au chœur, pendant que
le trésorier, l'archidiacre, le pénitencier et le
grand vicaire s'en croient exempts. Je suis bien
fondé, dit le prévôt, à demander la rétribution
sans me trouver à Toffiee : il y a vingt années
entières que je suis en possession de dormir les
nuits; je veux finir comme j'ai commencé, et l'on
' Eccltsiaslique. ( La Bruyère ).
ne me verra point déroger à mon titre : que me
servirait d'être à la tête d'un chapitre? mon
exemple ne tire point à conséquence. Enfin c'est
entre eux tous à qui ne louera point Dieu, à
qui fera voir, par un long usage, qu'il n'est
point obligé de le faire : l'émulation de ne se
point rendre aux offices divins ne saurait être
plus vive ni plus ardente. Les cloches sonnent
dans une nuit tranquille; et leur mélodie, qui
réveille les chantres et les enfants de chœur, en-
dort les chanoines, les plonge dans un sommeil
doux et facile , et qui ne leur procure que de
beaux songes : ils se lèvent tard, et vont à
l'église se faire payer d'avoir dormi.
Qui pourrait s'imaginer, si l'expérience ne
nous le mettait devant les yeux, quelle peine
ont les hommes à se résoudre d'eux-mêmes à
leur propre félicité , et qu'on ait besoin de gens
d'un certain habit , qui par un discours préparé,
tendre et pathétique, par de certaines inflexions
de voix, par des larmes, par des mouvements
qui les mettent en sueur et qui les jettent dans
l'épuisement , fassent enfin consentir un homme
chrétien et raisonnable, dont la maladie est sans
ressource, à ne se point perdre et à faire son
salut?
La fille d'Aristippe est malade et en péril; elle
envoie vers son père , veut se réconcilier avec
lui et mourir dans ses bonnes grâces : cet homme
si sage, le conseil de toute une ville , fera-t-il de
lui-même cette démarche si raisonnable? y en-
traînera-t-il sa femme? ne faudra-t-il point, pour
les remuer tous deux, la machine du directeur?
Une mère, je ne dis pas qui cède et qui se
rend à la vocation de sa fille , mais qui la fait
religieuse , se charge d'une âme avec la sienne,
en répond à Dieu même, en est la caution :
afin qu'une telle mère ne se perde pas, il faut
que sa fille se sauve.
Un homme joue et se ruine : il marie néan-
moins l'aînée de ses deux filles de ce qu'il a pu
sauver des mains d'un Ambreville. La cadette
est sur le point de faire ses vœux, qui n'a point
d'autre vocation que le jeu de son père.
Il s'est trouvé des filles qui avaient de la
vertu , de la santé , de la ferveur, et une bonne
vocation , mais qui n'étaient pas assez riches pour
faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté.
Celui qui délibère sur le choix d'une abbaye
ou d'un simple monastère, pour s'y renfermer,
agite l'ancienne question de l'état populaire et
du despotique.
Faire une folie et se marier par amourette^
DE QUELQUES USAGES.
35i)
c'est épouser Mélitey qui est jeune, belle , sage,
économe , qui plaît, qui vous aime , qui a moins
de bien qu'JEgine, qu'on vous propose , et qui ,
avec une riche dot, apporte de riches dispo-
sitions à la consumer, et tout votre fonds avec
sa dot.
Il était délicat autrefois de se marier; c'était
un long établissement, une affaire sérieuse, et
qui méritait qu'on y pensât : l'on était pendant
toute sa vie le mari de sa femme, bonne ou mau-
vaise; même table, même demeure, même lit;
l'on n'en était point quitte pour une pension;
avec des enfants et un ménage complet, l'on n'a-
vait pas les apparences et les délices du célibat.
Qu'on évite d'être vu seul avec une femme
qui n'est point la sienne , voilà une pudeur qui
est bien placée : qu'on sente quelque peine à se
trouver dans le monde avec des personnes dont
la réputation est attaquée , cela n'est pas incom-
préhensible. Mais quelle mauvaise honte fait
rougir un homme de sa propre femme , et l'em-
pêche de paraître dans le public avec celle qu'il
s'est choisie pour sa compagne inséparable , qui
doit faire sa joie , ses délices et toute sa société ;
avec celle qu'il aime et qu'il estime, qui est
son ornement, dont l'esprit , le mérite , la vertu,
l'alliance , lui font honneur? Que ne commence-
t-il par rougir de son mariage?
Je connais la force de la coutume, et jusqu'où
elle maîtrise les esprits et contraint les mœurs ,
dans les choses mêmes les plus dénuées de raison
et de fondement : je sens néanmoins que j'au-
rais l'impudence de me promener au cours , et
d'y passer en revue avec une personne qui se-
rait ma femme.
Ce n'est pas une honte ni une faute à un jeune
homme que d'épouser une femme avancée en
âge; c'est quelquefois prudence, c'est précaution.
L'infamie est de se jouer de sa bienfaitrice par
des traitements indignes , et qui lui découvrent
qu'elle est la dupe d'un hypocrite et d'un ingrat.
Si la fiction est excusable, c'est où il faut fein-
dre de l'amitié : s'il est permis de tromper, c'est
dans une occasion où il y aurait de la dureté à
être sincère. Mais elle vit longtemps : aviez-vous
stipulé qu'elle mourût après avoir signé votre
fortune et l'acquit de toutes vos dettes? n'a-
t-elle plus après ce grand ouvrage qu'à retenir
son haleine, qu'à prendre de l'opium ou de la ci-
guë? a-t-elle tort de vivre? si même vous mou-
rez avant celle dont vous aviez déjà réglé les fu-
nérailles, à qui vous destiniez la grosse sonnerie
oi les beaux ornements, en est-elle responsable?
Il y a depuis longtemps dans le monde une
manière ' de faire valoir son bien qui continue
toujours d'être pratiquée par d'honnêtes gens ,
et d'être condamnée par d'habiles docteurs.
On a toujours vu dans la république de cer-
taines charges qui semblent n'avoir été imagi-
nées la première fois que pour enrichir un seul
aux dépens de plusieurs : les fonds ou l'argent
des particuliers y coule sans fin et sans inter-
ruption ; dirai-je qu'il n'en revient plus, ou qu'il
n'en revient que tard ? C'est un gouffre ; c'est
une mer qui reçoit les eaux des fleuves , et qui
ne les rend pas ; ou si elle les rend , c'est par
des conduits secrets et souterrains, sans qu'il y
paraisse, ou qu'elle en soit moins grosse et
moins enflée ; ce n'est qu'après en avoir joui
longtemps , et qu'elle ne peut plus les retenir.
Le fonds perdu "*, autrefois si sûr, si religieux
et si inviolable , est devenu avec le temps , et
par les soins de ceux qui en étaient chargés ,
un bien perdu. Quel autre secret de doubler
mes revenus et de thésauriser ? entrerai-je dans
le huitième denier ou dans les aides? serai-je
avare , partisan , ou administrateur.
Vous avez une pièce d'argent , ou même une
pièce d'or, ce n'est pas assez; c'est le nombre
qui opère : faites-en , si vous pouvez , un amas
considérable et qui s'élève en pyramide , et je
me charge du reste. Vous n'avez ni naissance ,
ni esprit , ni talent , ni expérience , qu'importe ?
ne diminuez rien de votre monceau , et je vous
placerai si haut que vous vous couvrirez devant
votre maître , si vous en avez : il sera même
fort éminent , si avec votre métal , qui de jour
à autre se multiplie , je ne fais en sorte qu'il se
découvre devant vous.
Orante plaide depuis dix ans entiers en règle-
ment de juges, pour une affaire juste , capitale ,
et où il y va de toute sa fortune : elle saura peut-
être dans cinq années quels seront ses juges , et
dans quel tribunal elle doit plaider le reste de
sa vie.
L'on applaudit à la coutume qui s'est intro-
duite dans les tribunaux d'interrompre les avo-
cats au milieu de leur action , de les empêcher
d'être éloquents et d'avoir de l'esprit , de les ra-
mener au fait et aux preuves toutes sèches (|ui
établissent leurs causes et le droit de leurs par-
ties ; et cette pratique si sévère , qui laisse aux
* Billets et obligations. ( La Bruyère ).
' Allusion h la banqueroute des hôpitaux de Paris cl des
Incurables en I6HJ), qui fit perdreaux particuliers qui avaient
des deniers à fonds perdu sur ces établissements la plus {^rand«
partie de leurs; biens.
360
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
orateurs le regret de n'avoir pas prononcé les
plus beaux traits de leurs discours , qui bannit
l'éloquence du seul endroit où elle est en sa
place , et va faire du parlement une muette ju-
ridiction, on l'autorise par une raison solide et
sans réplique , qui est celle de l'expédition : il
est seulement à désirer qu'elle fût moins ou-
bliée en toute autre rencontre , qu'elle réglât au
contraire les bureaux comme les audiences, et
qu'on cherchât une fin aux écritures', comme
on a fait aux plaidoyers.
Le devoir des juges est de rendre la justice ,
leur métier est de la différer : quelques-uns sa-
vent leur devoir, et font leur métier.
Celui qui sollicite son juge ne lui fait pas hon-
neur ; car, ou il se défie de ses lumières et même
de sa probité , ou il cherche à le prévenir, ou il
lui demande une injustice.
Il se trouve des juges auprès de qui la faveur,
l'autorité , les droits de l'amitié et de l'alliance,
nuisent à une bonne cause, et qu'une trop
grande affectation de passer pour incorruptibles
expose à être injustes.
Le magistrat coquet ou galant est pire dans
les conséquences que le dissolu : celui-ci cache
son commerce et ses liaisons, et l'on ne sait
souvent par où aller jusqu'à lui; celui-là est
ouvert par mille faibles qui sont connus, et
l'on y arrive par toutes les femmes à qui il veut
plaire.
Il s'en faut peu que la religion et la justice
n'aillent de pair dans la république , et que la
magistrature ne consacre les hommes comme
la prêtrise. L'homme de robe ne saurait guère
danser au bal , paraître aux théâtres , renoncer
aux habits simples et modestes , sans consentir
à son propre avilissement ; et il est étrange' qu'il
ait fallu une loi pour régler son extérieur, et le
contraindre ainsi à être grave et plus respecté.
Il n'y a aucun métier qui n'ait son apprentis-
sage; et en montant des moindres conditions
jusques aux plus grandes, on remarque dans
toutes un temps de pratique et d'exercice qui
prépare aux emplois, où les fautes sont sans consé-
quence, et mènent au contraire à la perfection.
La guerre même , qui ne semble naître et durer
que par la confusion et le désordre , a ses pré-
ceptes : on ne se massacre pas par pelotons et
par troupes , en rase campagne, sans l'avoir ap-
pris , et l'on s'y tue méthodiquement ; il y a Vé-
' Procès par écrit. ( La Bniyère ).
'■ Un arrèl du conseil obligea les conseillers à être en rabat ;
îwant ce temps ils étaient presque toujours en cravate.
cole de la guerre : où est l'école du magistrat ?
Il y a un usage, des lois, des coutumes : où est
le temps, et le temps assez long que l'on emploie
à les digérer et à s'en instruire? L'essai et l'ap-
prentissage d'un jeune adolescent qui passe de
la férule à la pourpre, et dont la consignation a
fait un juge, est de décider souverainement des
vies et des fortunes des hommes.
La principale partie de l'orateur, c'est la pro-
bité : sans elle il dégénère en déclamateur, il
déguise ou il exagère les faits, il cite faux, il
calomnie, il épouse la passion et les haines de
ceux pour qui il parle ; et il est de la classe de
ces avocats dont le proverbe dit qu'ils sont payés
pour dire des injures.
Il est vrai , dit-on , cette somme lui est due,
et ce droit lui est acquis ; mais je l'attends à
cette petite formalité; s'il l'oublie, il n'y revient
plus, et conséquemment il perd sa somme, ou
il est incontestablement déchu de son droit : or
il oubliera cette formalité. Voilà ce que j'appelle
une conscience de praticien.
Une belle maxime pour le palais , utile au pu-
blic, remplie de raison , de sagesse et d'équité,
ce serait précisément la contradictoire de celle
qui dit que la forme emporte le fond.
La question est une invention merveilleuse et
tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a
la complexion faible, et sauver un coupable qui
est né robuste.
Un coupable puni est un exemple pour la ca-
naille; un innocent condamné est l'affaire de
tous les honnêtes gens.
Je dirai presque de moi : Je ne serai pas vo-
leur ou meurtrier ; je ne serai pas un jour puni
comme tel : c'est parler bien hardiment.
Une condition lamentable est celle d'un homme
innocent à qui la précipitation et la procédure ont
trouvé un crime; celle même de son juge peut-
elle l'être davantage ?
Si l'on me racontait qu'il s'est trouvé autre-
fois un prévôt, ou l'un de ces magistrats créés
pour poursuivre les voleurs et les exterminer,
qui les connaissait tous depuis longtemps de nom
et de visage, savait leurs vols, j'entends l'espèce,
le nombre et la quantité, pénétrait si avant
dans toutes ces profondeurs, et était si initié
dans tous ces affreux mystères, qu'il sut rendre
à un homme de crédit un bijou qu'on lui avait
pris dans la foule au sortir d'une assemblée, et
dont il était sur le point de faire de l'éclat; que
le parlement intervint dans cette affaire, et fit
le procès à cet officier : je regarderais cet évé-
nement comme Tune de ces choses dont l'his-
toire se charge , et à qui le temps ôte la croyance.
Comment donc pourrais-je croire qu'on doive
présumer par des faits récents, connus et cir-
constanciés, qu'une connivence si pernicieuse
dure encore, qu'elle ait même tourné enjeu et
passé en coutume ?
Combien d'hommes qui sont forts contre les
faibles , fermes et inflexibles aux sollicitations
du simple peuple, sans nuls égards pour les
petits, rigides et sévères dans les minuties, qui
refusent les petits présents, qui n'écoutent ni
leurs parents ni leurs amis , et que les femmes
seules peuvent corrompre I
Il n'est pas absolument impossible qu'une per-
sonne qui se trouve dans une grande faveur
perde un procès.
Les mourants qui parlent dans leurs testa-
ments peuvent s'attendre à être écoutés comme
des oracles : chacun les tire de son côté, et les
interprète à sa manière; je veux dire selon ses
désirs ou ses intérêts.
Il est vrai qu'il y a des hommes dont on peut
dire que la mort fixe moins la dernière volonté
qu'elle ne leur ôte avec la vie l'irrésolution et
l'inquiétude. Un dépit pendant qu'ils vivent les
fait tester; ils s'apaisent et déchirent leur mi-
nute , la voilà en cendre. Ils n'ont pas moins de
testaments dans leur cassette que d'almanachs
sur leur table ; ils les comptent par les années :
un second se trouve détruit par un troisième ,
qui est anéanti lui-même par un autre mieux di-
géré, et celui-ci encore par un cinquième o/o-
graphe. Mais si le moment, ou la malice, ou
l'autorité , manque à celui qui a intérêt de le
supprimer, il faut qu'il en essuie les clauses et
les conditions : car appert-il mieux des disposi-
tions des hommes les plus inconstants que par
un dernier acte, signé de leur main, et après
lequel ils n'ont pas du moins eu le loisir de vou-
loir tout le contraire ?
S'il n'y avait point de testaments pour régler
le droit des héritiers , je ne sais si l'on aurait
besoin de tribunaux pour régler les différends
des hommes. Les juges seraient presque réduits
à la triste fonction d'envoyer au gibet les vo-
leurs et les incendiaires. Qui voit-on dans les
lanternes des chambres, au parquet, à la porte
ou dans la salle du magistrat? des héritiers
nb intestat? Non , les lois ont pourvu à leurs
partages : 0!i y voit les testamentaires qui plai-
dent en explication d'une clause ou d'un article;
les personnes exhérédées; ceux qui se plaignent
DE QUELQUES USAGES. 361
d'un testament fait avec loisir, avec maturité,
par un homme grave, habile, consciencieux,
et qui a été aidé d'un bon conseil ; d'un acte où
le praticien n'a rien obmis de son jargon et de
ses finesses ordinaires : il est signé du testateur
et des témoins pubhcs, il est paraphé; et c'est
en cet état qu'il est cassé et déclaré nul.
Titius assiste à la lecture d'un testament avec
des yeux rouges et humides, et le cœur serré
de la perte de celui dont il espère recueillir la
succession : un article lui donne la charge , un
autre les rentes de ville, un troisième le rend
maître d'une terre à la campagne; il y a une
clause qui, bien entendue, lui accorde une mai-
son située au milieu de Paris, comme elle se
trouve, et avec les meubles; son affliction aug-
mente, les larmes lui coulent des yeux : le moyen
de les contenir? il se voit officier, logé aux
champs et à la ville, meublé de même; il se
voit une bonne table et un carrosse : Y avait-il
au monde un plus honnête homme que le dé-
funt, un meilleur homme? Il y a un codicille,
il faut le lire : il fait Mœvius légataire universel,
et il renvoie Titius dans son faubourg, sans
rentes, sans titre, et le met à pied. Il essuie ses
larmes : c'est à Msevius à s'affliger.
La loi qui défend de tuer un homme n'em-
brasse-t-elle pas dans cette défense le fer, le
poison, le feu, l'eau, les embûches, la force
ouverte, tous les moyens enfin qui peuvent ser-
vir à l'homicide? La loi qui ôte aux maris et
aux femmes le pouvoir de se donner récipro-
quement n'a-t-elle connu que les voies directes
et immédiates de donner? a-t-elle manqué de
prévoir les indirectes ! a-t-elle introduit les fidéi-
commis, ou si même elle les tolère? Avec une
femme qui nous est chère et qui nous survit,
lègue-t-on son bien à un ami fidèle par un sen-
timent de reconnaissance pour lui, ou plutôt
par une extrême confiance, et par la certitude
qu'on a du bon usage qu'il saura faire de ce
qu'on lui lègue ? Donne-t-on à celui que l'on
peut soupçonner de ne devoir pas rendre à la
personne à qui en effet l'on veut donner ? faut-il
se parler, faut-il s'écrire , est-il besoin de pacte
ou de serments pour former cette collusion?
Les hommes ne sentent-ils pas en cette ren-
contre ce qu'ils peuvent espérer les uns des
autres? Et si au contraire la propriété d'un tel
bien est dévolue au lidéicommissaire, pour([Uoi
perd -il sa réputation à le retenir? sur (luoi
fonde-t-on la satire et les vaudevilles? Voudrait-
on le comparer au dépositaire qui trahit le dé-
362
LES CAKACÏÈRES DE LA BRUYÈRE,
pôt . a un domestique qui vole l'argent que son
maître lui envoie porter? On aurait tort : y a-t-il
de l'infamie à ne pas faire une libéralité, et à
conserver pour soi ce qui est à soi? Étrange
embarras, horrible poids que le lidéicommisl
Si par la révérence des lois on se l'approprie ,
il ne faut plus passer pour homme de bien : si
par le respect d'un ami mort l'on suit ses inten-
tions en le rendant à sa veuve, on est conliden-
tiaire, on blesse la loi; elle cadre donc bien
mal avec l'opinion des hommes : cela peut être,
et il ne me convient pas de dire ici, La loi pèche,
ni , Les hommes se trompent.
J'entends dire de quelques particuliers, ou
de quelques compagnies : Tel et tel corps se
contestent l'un à l'autre la préséance ; le mor-
tier et la pairie se disputent le pas. Il me paraît
que celui des deux qui évite de se rencontrer
aux assemblées est celui qui cède, et qui , sen-
tant son faible, juge lui-même en faveur de son
concurrent.
Typhon fournit un grand de chiens et de
chevaux : que ne lui fournit-il point ! Sa pro-
tection le rend audacieux; il est impunément
dans sa province tout ce qu'il lui plaît d'être ,
assassin, parjure; il brûle ses voisins, et il n'a
pas besoin d'asile : il faut enfin que le prince se
mêle lui-même de sa punition.
Ragoûts, liqueurs, entrées, entremets, tous
mots qui devraient être barbares et inintelligi-
ibles en notre langue; et s'il est vrai qu'ils ne
devredent pas être d'usage en pleine paix, où ils
ne servent qu'à entretenir le luxe et la gom*-
mandise, comment peuvent-ils être entendus
dans le temps de la guerre et d'une misère pu-
blique, à la vue de l'ennemi, à la veille d'un
combat, pendant un siège? Où est-il parlé de
la table de Scipion ou de celle de Marins? Ai-
je lu quelque part que Miltiade, qu'Épaminon-
das, qu'AgésilaSy aient fait une chère délicate?
Je voudrais qu'on ne fit mention de la délica-
tesse, de la propreté et de la somptuosité des
généraux, qu'après n'avoir plus rien à dire sur
leur sujet, et s'être épuisé sur les circonstances
d'une bataille gagnée et d'une ville prise : j'ai-
merais même qu'ils voulussent se priver de cet
éloge.
Hermippe est l'esclave de ce qu'il appelle ses
petites commodités : il leur sacrifie l'usage reçu,
la coutume, les modes, la bienséance; il ies
cherche en toutes choses; il quitte une moindre
pour une plus grande; il ne néglige aucune de
celles qui sont praticables; il s'en fait une étude,
et il ne se passe aucun jour qu'il ne fasse en ce
genre une découverte. Jl laisse aux autres
hommes le dîner et le souper, à peine en ad-
met-il les termes; il mange quand il a faim, et
les mets seulement où son appétit le porte. II
voit faire son lit; quelle main assez adroite ou
assez heureuse pourrait le faire dormir comme
il veut dormir ? 11 sort rarement de chez soi ; il
aime la chambre, où il n'est ni oisif ni labo-
rieux, où il n'agit point, où il tracasse, et dans
l'équipage d'un homme qui a pris médecine. On
dépend servilement d'un serrurier et d'un me-
nuisier, selon ses besoins : pour lui, s'il faut
limer il a une lime, une scie s'il faut scier,
et des tenailles s'il faut arracher. Imaginez,
s'il est possible, quelques outils qu'il n'ait pas,
et meilleurs et plus commodes à son gré que
ceux mêmes dont les ouvriers se servent : il en
a de nouveaux et d'inconnus , qui n'ont point
de nom, productions de son esprit, et dont il a
presque oublié l'usage. Nul ne se peut comparer
à lui pour faire en peu de temps et sans peine
un travail fort inutile : il faisait dix pas pour
aller de son lit dans sa garde-robe, il n'en fait plus
que neuf, par la manière dont il a su tourner
sa chambre ; combien de pas épargnés dans le
cours d'une vie ! Ailleurs l'on tourne la clef, l'on
pousse contre, ou l'on tire à soi, et une porte
s'ouvre : quelle fatigue I voilà un mouvement de
trop qu'il sait s'épargner; et comment? c'est
un mystère qu'il ne révèle point : il est à la
vérité un grand maître pour le ressort et pour
la mécanique , pour celle du moins dont tout le
monde se passe. Hermippe tire le jour de son
appartement d'ailleurs que de la fenêtre; il a
trouvé le secret de monter et de descendre au-
trement que par l'escalier, et il cherche celui
d'entrer et de sortir plus commodément que par
là porte.
Il y a déjà longtemps que l'on improuve les
médecins, et que l'on s'en sert : le théâtre et
la satire ne touchent point à leurs pensions ; ils
dotent leurs filles, placent leurs fils au parle-
ment et dans la prélature , et les railleurs eux-
mêmes fournissent l'argent. Ceux qui 'se portent
bien deviemient malades ; il leur faut des gens
dont le métier soit de les assurer qu'ils ne mour-
ront point : tant que les hommes pourront mou-
rir, et qu'ils aimeront à vivre, le médecin sera
raillé et bien payé.
Un bon médecin est celui qui a des remèdes
spécifiques, ou s'il en manque, qui permet à
ceux qui les ont de guérir son malade.
Î)E QUELQUES USAGES. ^ ^fj
363
La léniérité des charlatans , et leurç tristes
succès , qui en sont les suites , font valoir la mé-
decine et les médecins : si ceux-ci laissent mou-
rir, les autres tuent.
Carro Carri ' débarque avec une recette qu'il
appelle un prompt remède, et qui quelquefois
est un poison lent : c'est un bien de famille, mais
amélioré en ses mains ; de sDécifique qu'il était
contre la colique, il guérit de la fièvre quarte,
de la pleurésie, de l'hydropisie, de l'apoplexie,
de l'épilepsie. Forcez un peu votre mémoire,
nommez une maladie, la première qui vous vien-
dra en l'esprit : l'hémorragie, dites-vous? il la
guérit : il ne ressuscite personne , il est vrai ; il
ne rend pas la vie aux hommes , mais il les con-
duit nécessairement jusqu'à la décrépitude ; et
ce n'est que par hasard que son père et son
aïeul , qui avaient ce secret, sont morts fort jeu-
nes. Les médecins reçoivent pour leurs visites
ce qu'on leur donne , quelques-uns se contentent
d'un remercîment : Carro Carri est si sûr de
son remède, et de l'effet qui en doit suivre, qu'il
n'hésite pas de s'en faire payer d'avance, et de
recevoir avant que de donner : si le mal est in-
curable , tant mieux , il n'en est que plus digne
de son application et de son remède : commen-
cez par lui livrer quelques sacs de mille francs,
passez-lui un contrat de constitution, donnez-
lui une de vos terres , la plus petite , et ne soyez
pas ensuite plus inquiet que lui de votre guéri-
son. L'émulation de cet homme a peuplé le
monde de noms en 0 et en I , noms vénérables
qui imposent aux malades et aux maladies. Vos
médecins, Fagon"*, et de toutes les facultés,
avouez-le, ne guérissent pas toujours, ni sûre-
ment ; ceux au contraire qui ont hérité de leurs
pères la médecine pratique, et à qui l'expérience
est échue par succession , promettent toujours ,
et avec serments, qu'on guérira. Qu'il est doux
aux hommes de tout espérer d'une maladie mor-
telle , et de se porter encore passablement bien
à l'agonie ! La mort surprend agréablement et
sans s'être fait craindre : on la sent plus tôt
qu'on n'a songé à s'y préparer et à s'y résoudre.
0 Fagon Esculape I faites régner sur toute la
terre le quinquina et l'émétique; conduisez à sa
perfection la science des simples qui sont don-
nés aux hommes pour prolonger leur vie ; ob-
servez dans les cures , avec plus de précision et
' CareUi, Ualien qui acquit de l<a fortune et de la réputa-
tion en vendant fort cher des remèdes qu'il faisait sagement
p.iyer d'avance, et qui ne tuaient pas toujours les malades.
^ Fafion , premier médecin du roi.
de sagesse que personne n'a encore fait, le cli-
mat, les temps, les symptômes, et les com-
plexions; guérissez de la manière seule qu'il
convient à chacun d'être guéri ; chassez des corps,
où rien ne vous est caché de leur économie , les
maladies les plus obscures et les plus invétérées;
n'attentez pas sur celles de l'esprit , elles sont
incurables : laissez à Corinne, à Lesbie, à Ca-
nidie, à TiHmalcion et à Carpus, la passion ou
la fureur des charlatans.
L'on souffre dans la république les chiroman-
ciens et les devins , ceux qui font l'horoscope et
qui tirent la figure , ceux qui connaissent le passé
par le mouvement du sas, ceux qui font voir
dans un miroir ou dans un vase d'eau la claire
vérité; et ces gens sont en effet de quelque
usage : ils prédisent aux hommes qu'ils feront
fortune, aux filles qu'elles épouseront leurs
amants; consolent les enfants dont les pères ne
meurent point, et charment l'inquiétude des jeu-
nes femmes qui ont de vieux maris; ils trompent
enfin à très-vil prix ceux qui cherchent à être
trompés.
Que penser de la magie et du sortilège? La
théorie en est obscure, les principes vagues, in-
certains , et qui approchent du visionnaire. Mais
il y a des faits embarrassants, affirmés par des
hommes graves qui les ont vus , ou qui les ont
appris de personnes qui leur ressemblent : les
admettre tous, ou les nier tous, paraît un égal
inconvénient; et j'ose dire qu'en cela, comme
dans toutes les choses extraordinaires et qui sor-
tent des communes règles, il y a un parti à trou-
ver entre les âmes crédules et les esprits forts.
L'on ne peut guère charger l'enfance de la
connaissance de trop de langues , et il me sem-
ble que l'on devrait mettre toute son application
à l'en instruire : elles sont utiles à toutes les
conditions des hommes, et elles leur ouvrent
également l'entrée ou à une profonde ou à une
facile et agréable érudition. Si l'on remet cette
étude si pénible à un âge un peu plus avancé,
et qu'on appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas la
force de l'embrasser par choix , ou l'on n'a pas
celle d'y persévérer; et si l'on y persévère,
c'est consumer à la recherche des langues le
même temps qui est consacré à l'usage que l'on
en doit faire, c'est borner à la science des mots
un âge qui veut déjà aller plus loin et qui de-
mande des choses, c'est au moins avoir perdu
les premièi'es et les plus belles années de sa vie.
Un si grand fonds ne se peut bien faire que lors-
que tout s'imprime dans l'âme uaKuTlIemcnl
364
LES CARACTÈRES DK LA BRUYÈRE
et profondément, que la mémoire est neuve,
prompte et fidèle, que l'esprit et le cœur sont
encore vides de passions, de soins et de désire,
et que l'on est déterminé à de longs travaux
par ceux de qui l'on dépend. Je suis persuadé
que le petit nombre d'iiabiles, ou le grand nom-
bre de gens superficiels, vient de l'oubli de cette
pratique.
L'étude des textes ne peut jamais être assez
recommandée : c'est le chemin le plus court, le
plus sûr et le plus agréable pour tout genre d'é-
rudition. Ayez les choses de la première main,
puisez à la source; maniez, remaniez le texte,
apprenez-le de mémoire, citez-le dans les occa-
sions, songez surtout à en pénétrer le sens dans
toute son étendue et ^ans ses circonstances;
conciliez un auteur original, ajustez ses princi-
pes, tirez vous-mêmes les conclusions. Les pre-
miers commentateurs se sont trouvés dans le
cas où je désire que vous soyez : n'empruntez
leurs lumières et ne suivez leurs vues qu'où les
vôtres seraient trop courtes; leurs explications
ne sont pas à vous, et peuvent aisément vous
échapper : vos observations, au contraire, nais-
sent de votre esprit, et y demeurent; vous les
retrouvez plus ordinairement dans la conversa-
tion, dans la consultation, et dans la dispute.
Ayez le plaisir de voir que vous n'êtes arrêté
dans la lecture que par les difficultés qui sont
invincibles, où les commentateurs et les sco-
liastes eux-mêmes demeurent court, si fertiles
d'ailleurs, si abondants et si chargés d'une vaine
et fastueuse érudition dans les endroits clairs,
et qui ne font de peine ni à eux ni aux autres :
achevez ainsi de vous convaincre, par cette mé-
thode d'étudier, que c'est la paresse des hom-
mes qui a encouragé le pédantisme à grossir
plutôt qu'à enrichir les bibliotlièques, à faire pé-
rir le texte sous le poids des commentaires ; et
qu'elle a en cela agi contre soi-même et contre
ses plus chers intérêts, en multipliant les lectu-
res, les recherches et le travail qu'elle cherchait
à éviter.
Qui règle les hommes dans leur manière de
vivre et d'user des aliments ? la santé et le ré-
gime? cela est douteux. Une nation entière mange
les viandes après les fruits ; une autre fait tout
le contraire. Quelques-uns commencent leurs re-
pas par de certains fruits, et les finissent par
d'autres : est-ce raison ? est-ce usage ? Est-ce par
un soin de leur santé que les hommes s'habillent
jusqu'au menton , portent des fraises et des col-
lets , eux qui ont eu si longtemps la poitrine dé-
couverte? Est-ce par bienséance, surtout daiw
un temps où ils avaient trouvé le secret de pa-
raître nus tout habillés? Et d'ailleurs, les fem-
mes, qui montrent leur gorge et leurs épaules,
sont-elles d'une complexion moins délicate que
les hommes, ou moins sujettes qu'eux aux bien-
séances ? Quelle est la pudeur qui engage celles-
ci à couvrir leurs jambes et presque leurs pieds,
et qui leur permet d'avoir les bras nus au-dessus
du coude ? Qui avait mis autrefois dans l'esprit
des hommes qu'on était à la guerre ou pour se
défendre ou pour attaquer , et qui leur avait in-
sinué l'usage des armes offensives et des défen-
sives? Qui les oblige aujourd'hui de renoncer à
celles-ci, et pendant qu'ils se bottent pour aller
au bal, de soutenir sans armes et en pourpoint
des travailleurs, exposés atout le feu d'une con-
trescarpe? Nos pères, qui ne jugeaient pas une
telle conduite utile au prince et à la patrie, étaient-
ils sages ou insensés ? Et nous-mêmes, quels hé-
ros célébrons-nous dans notre histoire? un Gues-
clin, un Clisson, un Foix, un Boucicaut, qui tous
ont porté l'armet et endossé une cuirasse.
Qui pourrait rendre raison de la foitune de
certains mots , et de la proscription de quelques
autres? ^m5 a péri : la voyelle qui le commence,
et si propre pour l'élision , n'a pu le sauver ; il a
cédé à un autre monosyllabe ', et qui n'est au
plus que son anagramme. Certes est beau dans
sa vieillesse, et a encore de la force sur son dé-
clin: la poésie le réclame, et notre langue doit
beaucoup aux écrivains qui le disent en prose,'
et qui se commettent pour lui dans leurs ouvra-
ges. Maint est un mot qu'on ne devait jamais
abandonner, et par la facilité qu'il y avait à le
couler dans le style, et par son origine, qui est
française. Moult , quoique latin, était dans son
temps d'un même mérite ; et je ne vois pas par
où beaucoup l'emporte sur lui. Quelle persécution
le car n'a-t-il pas essuyée ! et s'il n'eût trouvé
de la protection parmi les gens polis, n'était-il
pas banni honteusement d'une langue à qui il a
rendu de si longs services , sans qu'on sût quel
mot lui substituer ? Cil a été dans ses beaux jours
le plus joli mot de la langue française, et il est
douloureux pour les poètes qu'il ait vieilli. Dou-
loureux ne vient pas plus naturellement de dou-
leur j que de chaleur vient chaleureux ou cha-
loureux; celui-ci se passe, bien que ce fût une
richesse pour la langue, et qu'il se dise fort juste
où chaud ne s'emploie qu'improprement. Valeur
^ Maiii. (La Bruyère).
DE QUELQUES USAGES.
365
devait aussi nous conserver valeureux; haine,
haineux; peine, j^ci^f^ux; fruit, fructueux;
pHié, piteux; joie, jovial; foi, féal; cour, cour-
tois; gîte, gisant; haleine, halené; vanterie,
vantard; mensonge, mensonger ; coutume, cou-
tumier^ : comme part maintient partial; point,
pointu et pointilleux; ton, tonnant; son, sonore;
frein, effréné ; front, effronté; ris, ridicule; loi,
loyal; cœur, cordial; bien, bénin; mal, mali-
cieux. Heur se plaçait où bonheur ne saurait en-
trer ; il a fait heureux, qui est si français, et il a
cessé de l'être : si quelques poètes s'en sont ser-
vis , c'est moins par choix que par la contrainte
de la mesure. Issue prospère, et vient d'issir,
qui est aboli. Fin subsiste sans conséquence pour
Jiner, qui vient de lui, pendant que cesse et ces-
ser régnent également. Verd ne fait plus ver-
doyer; ni fête, fétoijer; ni larme, larmoijer; ni
deuil, se douloir, se condouloir; ni joie, s'éjouir,
bien qu'il fasse toujours se réjouir, se conjouir;
ainsi qu'orgueil, s'enorgueillir. On a dit gent,
le corps gent : ce mot si facile non-seulement est
tombé, l'on voit même qu'il a entraîné gentil dans
sa chute. On dit diffamé, qui dérive defàme, qui
ne s'entend plus. On dit curieux, dérivé de cure,
qui est hors d'usage. Il y avait à gagner de dire
si que pour de sorte que, ou de manière que; de
moi, au lieu de pour moi ou de quant à moi; de
dire^ je sais que c'est qu^un mal, plutôt que Je
sais ce que c^est qu'un mal, soit par l'analogie
latine, soit par l'avantage qu'il y a souvent à
avoir un mot de moins à placer dans l'oraison.
L'usage a préféré par conséquent à par consé-
quence, et en conséquence à en conséquent ; fa-
çons défaire à manières défaire, et manières
d'agir àfaçons d'agir... dans les verbes, travail-
ler à ouvrer, être accoutumé à souloir, convenir
à duire, faire du bruit à bruire, injurier à vilai-
ner, piquer à poindre, faire ressouvenir à ra-
mentevoir... et dans les noms, pensées hpensers,
un si beau mot, et dont le vers se trouvait si bien ;
grandes actions k prouesses , louanges à loz,
méchanceté à mauvaistié, porte à huis, navire
à nef, armée à ost, monastère à monstier, prai-
ries à prées... tous mots qui pouvaient durer en-
semble d'une égale beauté, et rendre une langue
plus abondante. L'usage a, par l'addition, la sup-
pression, le changement ou le dérangement de
quelques lettres, fait frelater de fralater, prou-
ver de preuver, profit de proufit, froment de
froument, profil de pourfd, provision de pour-
* La plupart de ces mots que la Bruyère regrette sont ren-
trés dans lu langue.
veoir, promener de pourmener, et promenade
depourmenade. Le même usage fait, selon l'oc-
casion , d'habile, d'utile, de facile, de docile, de
mobile, et de fertile, sans y rien changer, des
genres différents : au contraire de vil, vile, sub-
til, subtile, selon leur terminaison, masculins ou
féminins. Il a altéré les terminaisons anciennes :
de scel il a fait sceau ; de mantel, manteau ; de
capel, chapeau; de coutel, couteau; de hamel,
hameau; de damoisel, damoiseau; dejouven
cel, jouvenceau; et cela sans que l'on voie guère
ce que la langue française gagne à ces différen-
ces et à ces changements. Est-ce donc faire pour
le progrès d'une langue que de déférer à l'usage?
serait-il mieux de secouer le joug de son empire
si despotique ? Faudrait-il , dans une langue vi-
vante , écouter la seuleTaison , qui prévient les
équivoques, suit la racine des mots, et le rapport
qu'ils ont avec les langues originaires dont ils
sont sortis, si la raison d'ailleurs veut qu'on suive
l'usage ?
Si nos ancêtres ont mieux écrit que nous, ou
si nous l'emportons sur eux par le choix des mots,
par le tour et l'expression, par la clarté et la
brièveté du discours , c'est une question souvent
agitée , toujours indécise : on ne la terminera
point en comparant, comme l'on fait quelquefois,
un froid écrivain de l'autre siècle aux plus célè-
bres de celui-ci, ou les vers de Laurent, payé
pour ne plus écrire, à ceux de Marot et de Des-
PORTES. Il faudrait, pour prononcer juste sur
cette matière, opposer siècle à siècle, et excellent
ouvrage à excellent ouvrage ; par exemple , les
meilleurs rondeaux de Benser 4de ou de Voiture
à ces deux-ci , qu'une tradition nous a conservés
sans nous en marquer le temps ni l'auteur :
Bien à propos s'en vint Ogier en France
Pour le pais de mescréans monder :
Ja n'est besoin de conter sa vaillance,
Puisqu'ennemis n'osoient le regarder.
Or , quand il eut tout mis en assurance ,
De voyager il voulut s'enharder ;
En paradis trouva l'eau de jouvance ,
Dont il se sçeut de vieillesse engarder
Bien à propos.
Puis par cette eau son corps tout décrépite
Transmué fut par manière subite
En jeune gars , frais , gracieux et droit.
Grand dommage est que cecy soit sornettes ;
Filles connoy qui ne sont pas jeunettes,
A qui cette eau de jouvance viendroit
Bien à propos.
De cetiuy preux maints grands clercs ont escrU,
Qu'oncques dangier n'étonna son courage :
ié
366
Abusé ïul pai- le uialin t»prlt,
Qu'il épousa sous féminin visage.
LES CARACTÈRKS \)E LA BRUYERE,
; outrées, ont fini : les portraits finiiont, et feront
j place à une simple explication de l'Évangile,
! jointe aux mouvements qui inspirent la conver-
Si pileux cas à la lin découvrit
Sans un seul brin de peur ny de dommage;
Dont grand renom par tout le monde ac(|uit ,
Si (lu'on tenoit très honneste langage
De cettuy preux.
Bien-tost après «lie de roy s'éprit
De son amour , qui voulentlers s'offrit
Au boa Ricbard en second mariage.
Donc s'il vaut mieux ou diable ou femme avoir,
Et qui des deux bruit plus en ménage;
Ceulx qui voudront, si le pourront sçavolr
De cettuy preux.
CHAPITRE XV.
De la chaire.
Le discours chrétien est devenu \m spectacle.
Cette tristesse évangélique qui en est l'âme ne
s'y remarque plus : elle est suppléée par les avan-
tages de la mine, par les inflexions de la voix,
par la régularité du geste, par le choix des mots,
et par les longues énumérations. On n'écoute plus
sérieusement la parole sainte : c'est une sorte d'a-
musement entre mille autres; c'est un jeu où il
y a de l'émulation et des parieurs.
L'éloquence profane est transposée, pour ainsi
dire, du barreau, où le Maître, Pucelle et
FouRcaoY l'ont fait régner, et où elle n'est plus
d'usage , à la chaire , où elle ne doit pas être.
L'on fait assaut d'éloquence jusqu'au pied de
l'autel et en la présence des mystères. Celui qui
écoute s'établit juge de celui qui prêche, pour
condamner ou pour applaudir, et n'est pas plus
converti par le discours qu'il favorise que par
celui auquel il est contraire. L'orateur plaît aux
uns, déplaît aux autres, et convient avec tous en
une chose , que comme il ne cherche point à les
rendre meilleurs, ils ne pensent pas aussi à le de-
venir.
Un apprenti est docile, il écoute son maître, il
profite de ses leçons, et il devient maître. L'homme
indocile critique le discours du prédicateur comme
le livre du philosophe , et il ne devient ni chrétien
ni raisonnable.
Jusqu'à ce qu'il revienne un homme qui, avec
un style nourri des saintes Écritures, explique
au peuple la parole divine uniment et familière-
ment, les orateurs et les déclamateurs seront
suivis.
Les citations profanes, les froides allusions, le
mauvais pathétique, les antithèses, les figures
sion.
Cet homme que je souhaitais impatiemment,
et que je ne daignais pas espérer de notre siècle,
est enfin venu. Les courtisans, à force de goût et
de connaître les bienséances, lui ont applaudi:
ils ont, chose incroyable 1 abandonné la chapelle •
du roi pour venir entendre avec le peuple la pa-
role de Dieu annoncée par cet homme apostoli-
que \ La ville n'a pas été de l'avis de la cour.
Où il a prêché, les paroissiens ont déserté ; jus-
i qu'aux marguilliers ont disparu : les pasteurs ont
tenu ferme ; mais les ouailles se sont dispersées,
et les orateurs voisins en ont grossi leur audi-
toire. Je devais le prévoir, et ne pas dire qu'un
tel homme n'avait qu'à se montrer pour être
suivi, et qu'à parler pour être écouté : ne savais-
je pas quelle est dans les hommes et en toutes
choses la force indomptable de l'habitude ? De-
puis trente années on prête l'oreille aux rhéteurs,
aux déclamateurs , aux énumérateurs : on court
ceux qui peignent en grand , ou en miniature. Il
n'y a pas longtemps qu'ils avaient des chutes ou
des transitions ingénieuses, quelquefois même si
vives et si aiguës qu'elles pouvaient passer pour
épigrammes; ils les ont adoucies, je l'avoue, et
ce ne sont plus que des madrigaux. Ils ont tou-
jours , d'une nécessité indispensable et géométri-
que, trois sujets admirables de vos attentions:
ils prouveront une telle chose dans la première
partie de leur discours, cette autre dans la se-
conde partie, et cette autre encore dans la troi-
sième. Ainsi vous serez convaincu d'abord d'une
certaine vérité, et c'est leur premier point ; d'une
autre vérité, et c'est leur second point; et puis
d'une troisième vérité , et c'est leur troisième
point : de sorte que la première réflexion vous
instruira d'un principe des plus fondamentaux de
votre rehgion; la seconde, d'un autre principe
qui ne l'est pas moins, et la dernière réflexion,
d'un troisième et dernier principe le plus im-
portant de tous, qui est remis pourtant, faute
de loisir, à une autre fois : enfin, pour reprendre
et abréger cette division, et former un plan...
« Encore ! dites-vous , et quelles préparations
« pour un discours de trois quarts d'heure qui
« leur reste à faire ! plus ils cherchent à le digé-
« rer et à l'éclaircir, plus ils m'embrouillent. » Je
vous crois sans peine ; et c'est l'effet le plus na-
' Le P. Séraphin, capucin. ( La Bruyère }
DE lA CHAIRE.
36:
turel de tout cet amas d'idées qui reviennent à la
même, dont ils chargent sans pitié 4a mémoire
de leurs auditeurs. Il semble, à les voir s'opiniâ-
trer à cet usage, que la grâce de la conversion
soit attachée à ces énormes partitions : comment
néanmoins serait-on converti par de tels apôtres,
si l'on ne peut qu'à peine les entendre articuler,
les suivre, et ne les pas perdre de vue? Je leur
demanderais volontiers qu'au milieu de leur course
impétueuse ils voulussent plusieurs fois repren-
dre haleine, souffler un peu, et laisser souffler
leurs auditeurs. Vains discours ! paroles perdues !
Le temps des homélies n'est plus ; les Basiles, les
Chrysostomes, ne le ramèneraient pas : on pas-
serait en d'autres diocèses pour être hors de la
portée de leur voix et de leurs familières instruc-
tions. Le commun des hommes aime les phrases
et les périodes, admire ce qu'il n'entend pas, se
suppose instruit, content de décider entre un
premier et un second point, ou entre le dernier
sermon et le pénultième.
Il y a moins d'un siècle qu'un livre français
était un certain nombre de pages latines où l'on
découvrait quelques lignes ou quelques mots en
notre langue. Les passages , les traits et les ci-
tations n'en étaient pas demeurés là : Ovide et
Catulle achevaient de décider des mariages et
des testaments, et venaient avec les Pandectes
au secours de la veuve et des pupilles. Le sacré
et le profane ne se quittaient point; ils s'étaient
glissés ensemble jusque dans la chaire : saint
Cyrille , Horace , saint Cyprien , Lucrèce , par-
laient alternativement : les poètes étaient de l'a-
vis de saint Augustin et de tous les Pères : on
parlait latin et longtemps devant des femmes et
des marguilliers ; on a parlé grec : il fallait sa-
voir prodigieusement pour prêcher si mal. Autre
temps, autre usage: le texte est encore latin,
tout le discours est français , et d'un beau fran-
çais ; l'Évangile même n'est pas cité : il faut
savoir aujourd'hui très-peu de chose pour bien
prêcher.
L'on a enfin banni la scolastique de toutes les
chaires des grandes villes, et on l'a reléguée
dans les bourgs et dans les villages , pour l'ins-
truction et pour le salut du laboureur et du vi-
gneron.
C'est avoir de l'esprit que de plaire au peuple
dans un sermon par un style fleuri , une morale
enjouée, des figures réitérées, des traits bril-
lants, et de vives descriptions; mais ce n'est
point en avoir assez. Un meilleur esprit néglige
ces ornements étrangers, indignes de servir à
l'Evangile; il prêche simplement, fortement,
chrétiennement.
L'orateur fait de si belles images de certains
désordres , y fait entrer des circonstances si dé-
licates, met tant d'esprit, détour et de raffine-
ment dans celui qui pèche , que , si je n'ai pas
de pente à vouloir ressembler à ses portraits ,
j'ai besoin du moins que quelque apôtre, avec un
style plus chrétien , me dégoûte des vices dont
l'on m'avait fait une peinture si agréable.
Un beau sermon est un discours oratoire qui
est dans toutes ses règles, purgé de tous ses dé-
fauts, conforme aux préceptes de l'éloquence
humaine , et paré de tous les ornements de la
rhétorique. Ceux qui entendent finement n'en
perdent pas le moindre trait ni une seule pensée ;
ils suivent sans peine l'orateur dans toutes les
énumérations où il se promène, comme dans
toutes les élévations où il se jette ; ce n'est une
énigme que pour le peuple.
Le solide et l'admirable discours que celui
qu'on vient d'entendre ! les points de religion les
plus essentiels , comme les plus pressants motifs
de conversion, y ont été traités : quel grand
effet n'a-t-il pas dû faire sur l'esprit et dans
l'âme de tous les auditeurs ! Les voilà rendus ; ils
en sont émus et touchés au point de résoudre
dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore,
qu'il est encore plus beau que le dernier qu'il a
prêché.
La morale douce et relâchée tombe avec celui
qui la prêche : elle n'a rien qui réveille et qui
pique la curiosité d'un homme du monde, qui
craint moins qu'on ne pense une doctrine sé-
vère, et qui l'aime même dans celui qui fait son
devoir en l'annonçant. Il semble donc qu'il y ait
dans l'Église comme deux états qui doivent la
partager : celui de dire la vérité dans toute son
étendue , sans égards , sans déguisement ; celui
de l'écouter avidement, avec goût, avec admi-
ration , avec éloges , et de n'en faire cependant
ni pis ni mieux.
L'on peut faire ce reproche à l'héroïque vertu
des grands hommes, qu'elle a corrompu l'élo-
quence, ou du moins amolli le style de la plupart
des prédicateurs : au lieu de s'unir seulement
avec les peuples pour bénir le ciel de si rares
présents qui en sont venus , ils ont entré en so-
ciété avec les auteurs et les poètes ; et devenus
comme eux panégyristes , ils ont enchéri sur les
épîtres dédicatoires , sur les stances et sur les
prologues ; ils ont changé la parole sainte en un
tissu de louanges, justes à la vérité, mais mal
:{G8
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
placées, intéressées, que personne n'exige d'eux,
et qui ne conviennent point à leur caractère.
On est heureux si, à l'occasion du héros qu'ils
célèbrent jusque dans le sanctuaire, ils disent
un mot de Dieu et du mystère qu'ils devaient
prêcher : ils s'en est trouvé quelques-uns qui ,
ayant assujetti le saint Évangile, qui doit être
conmiun à tous, à la présence d'un seul audi-
teur, se sont vus déconcertés par des hasards
qui le reteuiiient ailleurs, n'ont pu prononcer
devant des chrétiens un discours chrétien qui
n'était pas fait pour eux, et ont été suppléés
par d'autres orateurs qui n'ont eu le temps que
de louer Dieu dans un sermon précipité.
Théodule a moins réussi que quelques-uns de
ses auditeurs ne l'appréhendaient ; ils sont con-
tents de lui et de son discours : il a mieux fait à
leur gré que de charmer l'esprit et les oreilles ,
qui est de flatter leur jalousie.
Le métier de la parole ressemble en une chose
à celui de la guerre : il y a plus de risque qu'ail-
leurs , mais la fortune y est plus rapide.
Si vous êtes d'une certaine qualité, et que vous
ne vous sentiez point d'autre talent que celui de
faire de froids discours, prêchez, faites de froids
discours : il n'y a rien de pire pour sa fortune
que d'être entièrement ignoré. Théodat a été
payé de ses mauvaises phrases et de son en-
nuyeuse monotonie.
L'on a eu de grands évêchés par un mérite de
chaire qui présentement ne vaudrait pas à son
homme une simple prébende.
Le nom de ce panégyriste semble gémir sous
le poids des titres dont il est accablé : leur grand
nombre remplit de vastes affiches qui sont dis-
tribuées dans les maisons, ou que l'on lit par
les rues en caractères monstrueux, et qu'on ne
peut non plus ignorer que la place publique.
Quand sur une si belle montre l'on a seule-
ment essayé du personnage , et qu'on l'a un peu
écouté , l'on reconnaît qu'il manque au dénom-
brement de ses qualités celle de mauvais prédi-
cateur.
L'osiveté des femmes , et l'habitude qu'ont les
hommes de les courir partout où elles s'assem-
blent , donnent du nom à de froids orateurs, et
soutiennent quelque temps ceux qui ont décliné.
Devrait-il suffire d'avoir été grand et puissant
dans le monde pour être louable ou non, et, de-
vant le saint autel et dans la chaire de la vérité ,
loué et célébré à ses funérailles ? N'y a-t-il point
d'autre grandeur que celle qui vient de l'autorité
et de la naissance ? Pourquoi n'est-il pas établi
de faire publiquement le panégyrique d'un honune
qui a excellé pendant sa vie dans la bonté , dans
l'équité , dans la douceur, dans la fidélité , dans
la piété ? Ce qu'on appelle une oraison funèbre
n'est aujourd'hui bien reçue du plus grand nom-
bre d'auditeurs qu'à mesure qu'elle s'éloigne
davantage du discours chrétien ; ou , si vous l'ai-
mez mieux ainsi , qu'elle approche de plus près
d'un éloge profane.
L'orateur cherche par ses discours un évêché :
l'apôtre fait des conversions ; il mérite de trouver
ce que l'autre cherche. •
L'on voit des clercs revenir de quelques pro-
vinces où ils n'ont pas fait un long séjour, vains
des conversions qu'ils ont touvées toutes faites ,
comme de celles qu'ils n'ont pu faire , se com-
parer déjà aux Vincents et aux Xaviebs, et se
croire des hommes apostoliques : de si grands
travaux et de si heureuses missions ne seraient
pas à leur gré payées d'une abbaye.
Tel tout d'un coup, et sans y avoir pensé la
veille , prend du papier, une plume , dit en soi-
même , Je vais faire un livre , sans autre talent
pour écrire que le besoin qu'il a de cinquante
pistoles. Je lui crie inutilement : Prenez une scie,
Dioscore; sciez , ou bien tournez , ou faites une
jante de roue , vous aurez votre salaire. Il n'a
point fait l'apprentissage de tous ces métiers. Co-
piez donc, transcrivez , soyez au plus correcteur
d'imprimerie; n'écrivez point. Il veut écrù-e et faire
imprimer; et parce qu'on n'envoie pas à l'im-
primeur un cahier blanc , il le barbouille de ce
qui lui plaît; il écrirait volontiers que la Seine
coule à Paris , qu'il y a sept jours dans la se-
maine, ou que le temps est à la pluie; et comme
ce discours n'est ni contre la religion ni contre
l'état, et qu'il ne fera point d'autre désordre
dans le public que de lui gâter le goût et
l'accoutumer aux choses fades et insipides , il
passe à l'examen , il est imprimé, et à la honte
du siècle, comme pour l'humifiation des bons
auteurs , réimprimé. De même un homme dit en
son cœur , Je prêcherai, et il prêche; le voilà en
chaire, sans autre talent ni vocation qu3 le besoin
d'un bénéfice.
Un clerc mondain ou irréligieux, s'il monte
en chaire , est déclamateur.
Il y a au contraire des hommes saints , et dont
le seul caractère est efficace pour la persuasion :
ils paraissent , et tout un peuple qui doit les écou-
ter est déjà ému et comme persuadé par leur
présence ; le discours qu'ils vont prononcer fera
le reste.
DE L4 CHAIRE.
309
L'évêque de Meaux et le P. Boubdaloue me
rappellent Démosthène et Cicéron. Tous deux,
maîtres dans l'éloquence de la chaire , ont eu le
destin des grands modèles : l\in a fait de mau-
vais censeurs , l'autre de mauvais copistes.
L'éloquence de la chaire, en ce qui y entre d'hu-
main et du talent de l'orateur, est cachée, connue
de peu de personnes, et d'une difficile exécution :
quel art en ce genre pour plaire en persuadant ! Il
faut marcher par des chemins battus, dire ce qui a
été dit. , et ce que l'on prévoit que vous allez dire :
les matières sont grandes , mais usées et triviales ,
les principes sûrs , mais dont les auditeurs pé-
nètrent les conclusions d'une seule vue. Il y
entre des sujets qui sont sublimes : mais qui peut
traiter le sublime? Il y a des mystères que l'on
doit expliquer, et qui s'expliquent mieux par une
leçon de l'école que par un discours oratoire. La
morale même de la chaire , qui comprend une
matière aussi vaste et aussi diversifiée que le
sont les mœurs des hommes, roule sur les mêmes
pivots , retrace les mêmes images , et se prescrit
des bornes bien plus étroites que la satire. Après
l'invective commune contre les honneurs, les ri-
chesses et le plaisir, il ne reste plus à l'orateur
qu'à courir à la fin de son discours et à congé-
dier l'assemblée. Si quelquefois on pleure , si on
est ému , après avoir fait attention au génie et
au caractère de ceux qui font pleurer, peut-être
conviendra-t-on que c'est la matière qui se prêche
elle-même , et notre intérêt le plus capital qui se
fait sentir; que c'est moins une véritable élo-
quence que la ferme poitrine du missionnaire
qui nous ébranle et qui cause en nous ces mou-
vements. Enfin le prédicateur n'est point soutenu,
comme l'avocat par des faits toujours nouveaux,
par de différents événements , par des aventures
inouïes; il ne s'exerce point sur les questions
douteuses, il ne fait point valoir les violentes
conjectures et les présomptions; toutes choses
néanmoins qui élèvent le génie, lui donnent de
la force et de l'étendue , et qui contraignent bien
moins l'éloquence qu'elles ne la fixent et ne la
dirigent : il doit au contraire tirer son discours
d'une source commune, et où tout le monde
puise ; et s'il s'écarte de ces lieux communs , il
n'est plus populaire , il est abstrait ou déclama-
teur, il ne prêche plus l'Évangile. Il n'a besoin
que d'une noble simplicité , mais il faut l'attein-
dre ; talent rare , et qui passe les forces du com-
mun des hommes : ce qu'ils ont de génie , d'ima-
gination , d'érudition et de mémoire ne leur sert
souvent qu'à s'en éloigner.
La fonction de l'avocat est pénible , laborieuse ,
et suppose, dans celui qui l'exerce, un riche
fonds et de grandes ressources. Il n'est pas seu-
lement chargé, comme le prédicateur, d'un cer-
tain nombre d'oraisons composées avec loisir,
récitées de mémoire, avec autorité , sans contra-
dicteurs , et qui avec de médiocres changements
lui font honneur plus d'une fois : il prononce
de graves plaidoyers devant des juges qui peu-
vent lui imposer silence , et contre des adver-
saires qui l'interrompent ; il doit être prêt sur
la réplique ; il parle en un même jour, dans di-
vers tribunaux , de différentes affaires. Sa maison
n'est pas pour lui un lieu de repos et de retraite,
ni un asile contre les plaideurs : elle est ouverte
à tous ceux qui viennent l'accabler de leurs
questions et de leurs doutes ; il ne se met pas au
lit , on ne l'essuie point , on ne lui prépare point
des rafraîchissements ; il ne se fait point dans sa
chambre un concours de monde de tous les états
et de tous les sexes , pour le féliciter sur l'agré-
ment et sur la politesse de son langage , lui re-
mettre l'esprit sur un endroit où il a couru risque
de demeurer court, ou sur un scrupule qu'il a
sur le chevet d'avoir plaidé moins vivement qu'à
l'ordinaire. Il se délasse d'un long discours par
de plus longs écrits ; il ne fait que changer de
travaux et de fatigues : j'ose dire qu'il est, dans
son genre, ce qu'étaient dans le leur les premiers
hommes apostoliques.
Quand on a ainsi distingué l'éloquence du
barreau de la fonction de l'avocat , et l'éloquence
de la chaire du ministère du prédicateur, on croit
voir qu'il est plus aisé de prêcher que de plai-
der, et plus difficile de bien prêcher que de bien
plaider.
Quel avantage n'a pas un discours prononce
sur un ouvrage qui est écrit ! Les hommes sont
les dupes de l'action et de la parole , comme de
tout l'appareil de l'auditoire : pour peu de pré-
vention qu'ils aient en faveur de celui qui parle,
ils l'admirent , et cherchent ensuite à le compren-
dre : avant qu'il ait commencé , ils s'écrient qu'il
va bien faire; ils s'endorment bientôt, et le dis-
cours fini, ils se réveillent pour dire qu'il a
bien fait. On se passionne moins pour un au-
teur : son ouvrage est lu dans le loisir de la
campagne ou dans le silen(;e du cabinet : il n'y
a point de rendez - vous publics pour lui applau-
dir, encore moins de cabale pour lui sacrifier
tous ses rivaux, et pour l'élever à la préla-
ture. On lit son livre , quelque excellent qu'il
soit dans l'esprit de le trouver médiocre : on
34
370
LKS C\R4CTEl\ES DE LA BRUYERE,
le feuillette, on le discute, on le confronte; ce
ne sont pas des sons qui se perdent en Talr, et
qui s'oublient; ce qui est imprimé demeure im-
primé. On l'attend quelquefois plusieurs jours
avant l'impression pour le décrier ; et le plaisir
le plus délicat que Ton en tire vient de la criti-
que qu'on en fait : on est piqué d'y trouver à
chaque page des traits qui doivent plaire , on va
même souvent jusqu'à appréhender d'en être di-
verti, et on ne quitte ce livre que parce qu'il est bon.
Tout le monde ne se donne pas pour orateur ;
les phrases , les figures , le don de la mémoire ,
la robe ou l'engagement de celui prêche ne sont
pas des choses qu'on ose ou qu'on veuille tou-
jours s'approprier : chacun , au contraire , croit
penser bien , et écrire encore mieux ce qu'il a
pensé ; il en est moins favorable à celui qui pense
et qui écrit aussi bien que lui. En un mot , le
sermonneur est plus tôt évêque que le plus solide
écrivain n'est revêtu d'un prieuré simple; et
dans la distribution des grâces, de nouvelles sont
accordées à celui-là , pendant que l'auteur grave
se tient heureux d'avoir ses restes.
S'il arrive que les méchants vous haïssent et
vous persécutent, les gens de bien vous conseillent
de vous humilier devant Dieu , pour vous mettre
en garde contre la vanité qui pourrait vous ve-
nir de déplaire à des gens de ce caractère : de
même, si certains hommes sujets à se récrier
sur le médiocre désapprouvent un ouvrage que
vous aurez écrit , ou un discours que vous venez
de prononcer en public , soit au barreau , soit
dans la chaire , ou ailleurs , humiliez-vous ; on ne
peut guère être exposé à une tentation d'orgueil
plus délicate et plus prochaine.
Il me semble qu'un prédicateur' devrait faire
choix dans chaque discours d'une vérité unique,
mais capitale, terrible ou instructive, la manier
à fond et l'épuiser ; abandomier toutes ces divi-
sions si recherchées , si retournées, si remaniées,
et si différenciées; ne point supposer ce qui est
faux , je veux dire que le grand ou le beau monde
sait sa religion ou ses devoirs, et ne pas appré-
hender de faire , ou à ces bonnes têtes , ou à ces
«sprits si raffinés , des catéchismes ; ce temps si
long que l'on use à composer un long ouvrage ,
l'employer à se rendre si maître de sa matière,
que le tour et les expressions naissent dans l'ac-
tion , et coulent de source ; se livrer, après une
certaine préparation , à son génie et aux mouve-
ment qu'un grand sujet peut inspirer : qu'il pour-
' Le P. (le la Rue.
rait enfin s'épargner ces prodigieux efforts de
mémoire qui ressemblent mieux à une gageure
qu'à une affaire sérieuse, qui corrompent le geste
et défigurent le visage ; jeter au contraire, par un
bel enthousiasme, la persuasion dans les esprits,
et l'alarme dans le cœur, et toucher ses auditeurs
d'une tout autre crainte que de celle de le voir
demeurer court.
Que celui qui n'est pas encore assez parfait
pour s'oublier soi-raême dans le ministère de la
parole sainte ne se décourage point par les règles
austères qu'on lui prescrit, comme si elles lui
étaient les moyens de faire montre de son es-
prit, et de monter aux dignités où il aspire : quel
plus beau talent que celui de prêcher apostoli-
quement? et quel autre mérite mieux un évê-
ché? FÉNÉLON en était-il indigne? aurait-il pu
échapper au choix du prince que par un autre
choix ?
CHAPITRE XVI.
Des esprits forts.
Les esprits forts savent-ils qu'on les appelle
ainsi par ironie ? Quelle plus grande faiblesse que
d'être incertain quel est le principe de son être ,
de sa vie, de ses sens, de ses connaissances, et
quelle en doit être la fin ? Quel découragement
plus grand que de douter si son âme n'est point
matière comme la pierre et le reptile , et si elle
n'est point corruptible comme ces viles créatures?
N'y a-t-il pas plus de force et de grandeur à rece-
voir dans notre esprit l'idée d'un être supérieur
à tous les êtres , qui les a tous faits, et à qui tous
se doivent rapporter ; d'un être souverainement
parfait, qui est pur, qui n'a point commencé et
qui ne peut finir , dont notre âme est l'image et ,
si j'ose dire, une portion comme esprit et comme
immortelle ?
Le docile et le faible sont susceptibles d'im-
pressions : l'un en reçoit de bonnes, l'autre de
mauvaises; c'est-à-dire que le premier est per-
suadé et fidèle, et que le second est entêté et
corrompu. Ainsi l'esprit docile admet la vraie re-
ligion; et l'esprit faible, ou n'en admet aucune,
ou en admet une fausse : or l'esprit fort, ou n'a
point de religion , ou se fait une religion ; donc
l'esprit fort, c'est l'esprit faible.
J'appelle mondains, terrestres ou grossiers,
ceux dont l'esprit et le cœur sont attachés à une
petite portion de ce monde qu'ils habitent, qui
est la terre ; qui n'estiment rien , qui n'aiment
DES ESPHITS FORTS.
371
rien au delà : gens aussi limités que ce qu'ils ap-
pellent leurs possessions ou leur domaine , que
l'on mesure , dont on compte les arpents , et dont
on montre les bornes. Je ne m'étonne pas que
des hommes qui s'appuient sur un atome chan-
cellent dans les moindres efforts qu'ils font pour
sonder la vérité , si avec des vues si courtes ils
ne percent point , à travers le ciel et les astres ,
jusques à Dieu même ; si ne s'apercevant point ou
de l'excellence de ce qui est esprit, ou de la di-
gnité de l'âme , ils ressentent encore moins com-
bien elle est difficile à assouvir, combien la terre
entière est au-dessous d'elle, de quelle nécessité
lui devient un être souverainement parfait qui
est Dieu, et quel besoin indispensable elle a d'une
religion qui le lui indique , et qui lui en est une
caution sûre. Je comprends au contraire fort ai-
sément qu'il est naturel à de tels esprits de tom-
ber dans l'incrédulité ou l'indifférence, et de
faire servir Dieu et la religion à. la politique ,
c'est-à-dire à l'ordre et à la décoration de ce
monde, la seule chose, selon eux, qui mérite
qu'on y pense.
Quelques-uns achèvent de se corrompre par
de longs voyages , et perdent le peu de religion
qui leur restait; ils voient de jour à autre un
nouveau culte, diverses mœurs, diverses céré-
monies ; ils ressemblent à ceux qui entrent dans
les magasins, indéterminés sur le choix des étof-
fes qu'ils veulent acheter : le grand nombre de
celles qu'on leur montre les rend plus indiffé-
rents ; elles ont chacune leur agrément et leur
bienséance ; ils ne se fixent point, ils sortent sans
emplette.
Il y a des hommes qui attendent à être dévots
et religieux que tout le monde se déclare impie
et libertin : ce sera alors le parti du vulgaire ; ils
sauront s'en dégager. La singularité leur plaît
dans une matière si sérieuse et si profonde ; ils
ne suivent la mode et le train commun que dans
les choses de rien et de nulle suite : qui sait même
s'ils n'ont pas déjà mis une sorte de bravoure et
d'intrépidité à courir tout le risque de l'avenir ?
Il ne faut pas d'ailleurs que , dans une certaine
condition , avec une certaine étendue d'esprit et
de certaines vues , l'on songe à croire comme les
savants et le peuple.
L'on doute de Dieu dans une pleine santé,
comme l'on doute que ce soit pécher que d'avoir
un commerce avec une personne libre ' : quand
l'on devient malade, et que l'hydropisie est for-
' Une lille. ( La Bruyère).
mée, l'on quitte sa concubine, et l'on eioù în
Dieu.
Il faudrait s'éprouver et s'examiner très-sé-
rieusement avant que de se déclarer esprit fort
ou libertin, afin au moins , et selon ses principes,
de finir comme l'on a vécu ; ou si l'on ne se sent
pas la force d'aller si loin , se résoudre de vivre
comme l'on veut mourir.
Toute plaisanterie dans un homme mourant
est hors de sa place : si elle roule sur de certains
chapitres, elle est funeste. C'est une extrême mi-
sère que de donner à ses dépens, à ceux que l'on
laisse, le plaisir d'un bon mot.
Dans quelque prévention où l'on puisse être
sur ce qui doit suivre la mort , c'est une chose
bien sérieuse que de mourir : ce n'est point alors
le badinage qui sied bien , mais la constance.
Il y a eu de tout temps de ces gens d'un bel
esprit et d'une agréable littérature , esclaves des
grands dont ils ont épousé le libertinage et porté
le joug toute leur vie, contre leurs propres lu-
mières et contre leur conscience. Ces hommes
n'ont jamais vécu que pour d'autres hommes, et
ils semblent les avoir regardés comme leur der-
nière fin. Ils ont eu honte de se sauver à leurs
yeux, de paraître tels qu'ils étaient peut-être
dans le cœur , et ils se sont perdus par déférence
ou par faiblesse. Y a-t-il donc sur la terre des
grands assez grands et des puissants assez puis-
sants pour mériter de nous que nous croyions
et que nous vivions à leur gré, selon leur goût et
leurs caprices, et que nous poussions la complai-
sance plus loin en mourant non de la manière
qui est la plus sûre pour nous , mais de celle qui
leur plaît davantage ?
J'exigerais de ceux qui vont contre le train
commun et les grandes règles, qu'ils sussent plus
que les autres , qu'ils eussent des raisons claires,
et de ces arguments qui emportent conviction.
Je voudrais voir un homme sobre, modéré,
chaste , équitable , prononcer qu'il n'y a point de
Dieu ; il parlerait du moins sans intérêt : mais
cet homme ne se trouve point.
J'aurais une extrême curiosité de voir celui
qui serait persuadé que Dieu n'est point ; il me
dirait du moins la raison invincible qui a su le
convaincre.
L'impossibilité où je suis de prouver que Dieu
n'est pas me découvre son existence.
Dieu condamne et punit ceux qui l'offensent,
seul juge en sa propre cause ; ce qui répugne ,
s'il n'est lui-même la justice et la vérité , c'est-
à-dire s'il n'est Dieu.
372
LES CARACTERES DE LA BRUYERE,
Je sens qu'il y a un Dieu , et je ne sens pas
qu'il n'y en ait point ; cela me suffît , tout le rai-
sonnement du monde m'est inutile : je conclus
que Dieu existe. Cette conclusion esj dans ma
nature ; j'en ai reçu les principes trop aisément
dans mon enfance, et je les ai conservés depuis
trop naturellement dans un âge plus avancé, pour
les soupçonner de fausseté : mais il y a des es-
prits qui se défont de ces principes ; c'est une
grande question s'il s'en trouve de tels ; et quand
il serait ainsi , cela prouve seulement qu'il y a
des monstres.
L'athéisme n'est point. Les grands, qui en sont
le plus soupçonnés, sont trop paresseux pour dé-
cider en leur esprit que Dieu n'est pas : leur in-
dolence va jusqu'à les rendre froids et indifférents
sur cet article capital , comme sur la nature de
leur âme et sur les conséquences d'une vraie re-
ligion; ils ne nient ces choses ni ne les accor-
dent , ils n'y pensent point.
Nous n'avons pas trop de toute notre santé ,
de toutes nos forces et de tout notre esprit pour
penser aux hommes ou au plus petit intérêt : il
semble au contraire que la bienséance et la cou-
tume exigent de nous que nous ne pensions à
Dieu que dans un état où il ne reste en nous
qu'autant de raison qu'il faut pour ne pas dire
qu'il n'y en a plus.
Un grand croit s'évanouir, et il meurt ; un au-
tre grand périt insensiblement, et perd chaque
jour quelque chose de soi-même avant qu'il soit
éteint: formidables leçons, mais inutiles! Des
circonstances si marquées et si sensiblement op-
posées ne se relèvent point, et ne touchent per-
sonne. Les hommes n'y ont pas plus d'attention
qu'à une fleur qui se fane, ou à une feuille qui
tombe : ils envient les places qui demeurent va-
cantes, ou ils s'informent si elles sont remplies,
et par qui.
Les hommes sont-ils assez bons, assez fidèles,
assez équitables , pour mériter toute notre con-
fiance, et ne nous pas faire désirer du moins
que Dieu existât , à qui nous puissions appeler
de leurs jugements, et avoir recours quand nous
en sommes persécutés ou trahis ?
Si c'est le grand et le sublime de la religion
qui éblouit ou qui confond les esprits forts , ils
ne sont plus des esprits forts, mais de faibles
génies et de petits esprits ; et si c'est au con-
traire ce qu'il y a d'humble et de simple qui les
rebute , ils sont à la vérité des esprits forts, et
plus forts que tant de grands hommes si éclai-
rés, si élevés, et né^mmoins si fidèles, que les
I LÉONS, les Basiles, les Jébômes , les Augustiins.
Un Père de l'Église, un docteur de l'Église,
quels noms I quelle tristesse dans leurs écrits 1
quelle sécheresse 1 quelle froide dévotion 1 et
peut-être, quelle scolastiquel disent ceux qui
ne les ont jamais lus. Mais plutôt quel étonne-
ment pour tous ceux qui se sont fait une idée
des Pères si éloignée de la vérité, s'ils voyaient
dans leurs ouvrages plus de tour et de délica-
tesse, plus de politesse et d'esprit, plus de ri-
chesse d'expression et plus de force de raison-
nement , des traits plus vifs et des grâces plus
naturelles, que l'on n'en remarque dans la plu-
part des livres de ce temps , qui sont lus avec
goût , qui donnent du nom et de la vanité à leurs
auteurs ! Quel plaisir d'aimer la •eligion , et de
la voir crue, soutenue, expliquée par de si
beaux génies et par de si solides esprits 1 surtout
lorsque l'on vient à connaître que, pour l'é-
tendue de connaissance, pour la profondeur et
la pénétration , pour les principes de la pure
philosophie, pour leur application et leur dé-
veloppement, pour la justesse des conclusions,
pour la dignité du discours , pour la beauté de
la morale et des sentiments , il n'y a rien , par
exemple , que l'on puisse comparer à saint Au-
gustin que Platon et que Cicéron.
L'homme est né menteur : la vérité est sim-
ple et ingénue , et il veut du spécieux et de l'or-
nement; elle n'est pas à lui, elle vient du ciel
toute faite, pour ainsi dire, et dans toute sa
perfection; et l'homme n'aime que son propre
ouvrage , la fiction et la fable. Voyez le peuple :
il controuve, il augmente, il charge, par gros-
sièreté et par sottise : demandez même au plus
honnête homme s'il est toujours vrai dans ses
discours, s'il ne se surprend pas quelquefois
dans des déguisements où engagent nécessai-
rement la vanité et la légèreté ; si , pour faire
un meilleur conte, il ne lui échappe pas souvent
d'ajouter à un fait qu'il récite une circonstance
qui y manque. Une chose arrive aujourd'hui ,
et presque sous nos yeux ; cent personnes qui
l'ont vue la racontent en cent façons différentes ;
celui-ci, s'il est écouté, la dira encore d'une
manière qui n'a pas été dite : quelle créance
donc pourrais-je donner à des faits qui sont
anciens et éloignés de nous par plusieurs siè-
cles ? quel fondement dois-je faire sur les plus
graves historiens? que devient l'histoire? César
a-t-il été massacré au milieu du sénat ? y a-t-il
eu un César ? Quelle conséquence I me dites-
vous ; quels doutes ! quelle demande ! Vous riez 1
DES ESPRITS FORTS.
373
vous ne me jugez pas digne d'aucune réponse ;
et je crois même que vous avez raison. Je sup-
pose néanmoins que le livre qui fait mention
de César ne soit pas un livre profane , écrit de
la main des hommes, qui sont menteurs, trouvé
par hasard dans les bibliothèques parmi d'autres
manuscrits qui contiennent des histoires vraies
ou apocryphes ; qu'au contraire il soit inspiré ,
saint , divin ; qu'il porte en soi ces caractères ;
qu'il se trouve depuis près de deux mille ans
dans une société nombreuse qui n'a pas permis
qu'on y ait fait pendant tout ce temps la moin-
dre altération , et qui s'est fait une religion de
le conserver dans toute son intégrité ; qu'il y
ait même un engagement religieux et indispen-
sable d'avoir de la foi pour tous les faits conte-
nus dans ce volume où il est parlé de César et
de sa dictature : avouez-le , Lucile, vous doute-
rez alors qu'il y ait eu un César.
Toute musique n'est pas propre à louer Dieu
et à être entendue dans le sanctuaire. Toute
philosophie ne parle pas dignement de Dieu,
de sa puissance, des principes de ses opéra-
tions, et de ses mystères : plus cette philoso-
phie est subtile et idéale , plus elle est vaine et
inutile pour expliquer des choses qui ne deman-
dent des hommes qu'un sens droit pour être
connues jusques à un certain point, et qui au delà
sont inexplicables. Vouloir rendre raison de
Dieu, de ses perfections, et, si j'ose ainsi par-
ler, de ses actions , c'est aller plus loin que les
anciens philosophes , que les apôtres , que les
premiers docteurs; mais ce n'est pas rencontrer
si juste , c'est creuser longtemps et profondé-
ment sans trouver les sources de la vérité. Dès
qu'on a abandonné les termes de bonté , de mi-
séricorde, de justice et de toute-puissance, qui
donnent de Dieu de si hautes et de si aimables
idées, quelque grand effort d'imagination qu'on
puisse faire, il faut recevoir les expressions
sèches, stériles, vides de sens; admettre les
pensées creuses, écartées des notions communes,
ou tout au plus les subtiles et les ingénieuses; et,
à mesure que l'on acquiert d'ouverture dans une
nouvelle métaphysique, perdre un peu de sa re-
ligion.
Jusques où les hommes ne se portent-ils point
par l'intérêt de la religion, dont ils sont si peu
persuadés , et qu'ils pratiquent si mal I
Cette même religion que les hommes défen-
dent avec chaleur et avec zèle contre ceux qui
en ont une toute contraire, ils l'altèrent eux-
mêmes dans leur esprit par des sentiments par-
ticuliers ; ils y ajoutent et ils en retranchent mille
choses souvent essentielles, selon ce qui leur con-
vient , et ils demeurent fermes et inébranlables
dans cette forme qu'ils lui ont donnée. Ainsi , à
parler populairement, on peut dire d'une seule
nation qu'elle vit sous un même culte , et qu'elle
n'a qu'une seule religion; mais, à parler exac-
tement, il est vrai qu'elle en a plusieurs , et que
chacun presque y a la sienne.
Deux sortes de gens fleurissent dans les cours ,
et y dominent dans divers temps, les libertins
et les hypocrites : ceux-là gaiement, ouverte-
ment, sans art et sans dissimulation; ceux-ci
finement, par des artifices, par la cabale. Cent
fois plus épris de la fortune que les premiers,
ils en sont jaloux jusqu'à l'excès ; ils veulent la
gouverner, la posséder seuls, la partager entre
eux, et en exclure tout autre : dignités, char-
ges, postes, bénéfices, pensions, honneurs,
tout leur convient et ne convient qu'à eux , le
reste des hommes en est indigne ; ils ne compren-
nent point que sans leur attache on ait l'impu-
dence de les espérer. Une troupe de masques
entre dans un bal; ont-ils la main, ils dansent,
ils se font danser les uns les autres , ils dansent
encore , ils dansent toujours , ils ne rendent la
main à personne de l'assemblée, quelque digne
qu'elle soit de leur attention: on languit, on
sèche de les voir danser et de ne danser point ;
quelques-uns murmurent, les plus sages prennent
leur parti, et s'en vont.
Il y a deux espèces de libertins : les libertins,
ceux du moins qui croient l'être ; et les hypo-
crites ou faux dévots, c'est-à-dire ceux qui ne
veulent pas être crus libertins : les derniers,
dans ce genre-là, sont les meilleurs.
Le faux dévot , ou ne croit pas en Dieu , ou
se moque de Dieu : parlons de lui obligeam-
ment, il ne croit pas en Dieu.
Si toute religion est une crainte respectueuse
de la Divinité, que penser de ceux qui osent la
blesser dans sa plus vive image, qui est le
prince?
Si l'on nous assurait' que le motif secret de
l'ambassade des Siamois a été d'exciter le roi
très - chrétien à renoncer au christianisme, à
permettre l'entrée de son royaume aux tala-
poinsj qui eussent pénétré dans nos maisons
pour persuader leur religion à nos femmes , à
nos enfants, et à nous-mêmes, par leuris livres
et par leurs entretiens; qui eussent élevé des
' i;nml>as8ado des Siamois envoyée au roi en i«80.
374
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE,
pagodes au milieu des villes, où ils eussent placé
des figures de métal pour être adorées : avec
quelles risées et quel étrange mépris n'enten-
drions - nous pas des choses si extravagantes 1
INous faisons cependant six mille lieues de mer
pour la conversion des Indes, des royaumes de
Siam , de la Chine , et du Japon , c'est-à-dire pour
faire très-sérieusement à tous ces peuples des pro-
positions qui doivent leur paraître très-folles et
très-ridicules. Ils supportent néanmoins nos reli-
gieux et nos prêtres ; ils les écoutent quelquefois,
leur laissent bâtir leurs églises et faire leurs mis-
sions : qui fait cela en eux et en nous? ne serait-
ce point la force de la vérité ?
Il ne convient pas à toute sorte de personnes
de lever l'étendard d'aumônier, et d'avoir tous
les pauvres d'une ville assemblés à sa porte , qui
y reçoivent leurs portions : qui ne sait pas , au
contraire , des misères plus secrètes , qu'il peut
entreprendre de soulager , ou immédiatement
et par ses secours, ou du moins par sa média-
tion? De même il n'est pas donné à tous de
monter en chaire, et d'y distribuer en mission-
naire ou en catéchiste la parole sainte : mais qui
n'a pas quelquefois sous sa main un libertin à
réduire , et à ramener par de douces et insinuan-
tes conversations à la docilité ? Quand on ne se-
rait pendant sa vie que l'apôtre d'un seul homme,
ce ne serait pas être en vain sur la terre , ni lui
être un fardeau inutile.
Il y a deux mondes : l'un où l'on séjourne peu,
et dont l'on doit sortir pour n'y plus rentrer;
l'autre où l'on doit bientôt entrer pour n'en ja-
mais sortir. La faveur, l'autorité, les amis, la
haute réputation, les grands biens, servent pour
le premier monde ; le mépris de toutes ces cho-
ses sert pour le second. Il s'agit de choisir.
Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : même
soleil, même terre, même monde, mêmes sen-
sations ; rien ne ressemble mieux à aujourd'hui
que demain : il y aurait quelque curiosité à mou-
rir, c'est-à-dire à n'être plus un corps, mais à
être seulement esprit. L'homme cependant , im-
patient de la nouveauté , n'est point curieux sur
ce seul article : né inquiet et qui s'ennuie de tout,
il ne s'ennuie point de vivre; il consentirait peut-
être à vivre toujours^ Ce qu'il voit de la mort le
frappe plus violemment que ce qu'il en sait : la
maladie, la douleur, le cadavre, le dégoûtent
de la connaissance d'un autre monde; il faut
tout le sérieux de la religion pour le réduire.
Si Dieu avait donné le choix ou de mourir ou
de toujours vivre, après avoir médité profondé-
ment ce que c'est que de ne voir nulle fin à la
pauvreté, à la dépendance, à l'ennui, à la ma-
ladie, ou de n'essayer des richesses, de la gran-
deur, des plaisirs et de la santé, que pour les
voir changer inviolablement, et par la révolu-
tion des temps, en leurs contraires, et être ainsi
le jouet des biens et des maux , l'on ne saurait
guère à quoi se résoudre. La nature nous fixe,
et nous ôte l'embarras de choisir ; et la mort ,
qu'elle nous rend nécessaire, est encore adoucie
par la religion.
Si ma religion était fausse, je l'avoue, voilà
le piège le mieux dressé qu'il soit possible d'ima-
giner ; il était inévitable de ne pas donner tout
au travers et de n'y être pas pris : quelle majesté,
quel éclat des mystères 1 quelle suite et quel en-
chaînement de toute la doctrine! quelle raison
éminente! quelle candeur, quelle innocence de
mœurs ! quelle force invincible et accablante des
témoignages rendus successivement et pendant
trois siècles entiers par des millions de personnes
les plus sages, les plus modérées qui fussent
I alors sur la terre, et que le sentiment d'une
; même vérité soutient dans l'exil, dans les fers,
contre la vue de la mort et du dernier supplice !
Prenez l'histoire , ouvrez , remontez jusques au
commencement du monde , jusques à la veille de
sa naissance ; y a-t-il eu rien de semblable dans
tous les temps? Dieu même pouvait-il jamais
mieux rencontrer pour me séduire? par où échap-
per ? où aller, où me jeter, je ne dis pas pour trou-
ver rien de meilleur, mais quelque chose qui en
approche? S'il faut périr, c'est par là que je veux
périr ; il m'est plus doux de nier Dieu que de
l'accorder avec une tromperie si spécieuse et si
entière : mais je l'ai approfondi, je ne puis être
athée; je suis donc ramené et entraîné dans ma
religion , c'en est fait.
La religion est vraie, ou elle est fausse: si
elle n'est qu'une vaine fiction, voilà, si l'on veut,
soixante années perdues pour l'homme de bien,
pour le chartreux ou le solitaire ; ils ne courent
pas un autre risque : mais si elle est fondée sur
la vérité même, c'est alors un épouvantable
malheur pom* l'homme vicieux; l'idée seule des
maux qu'il se prépare me trouble l'imagination;
la pensée est trop faible pour les concevoir et les
paroles trop vaines pour les exprimer. Certes,
en supposant même dans le monde moins de cer-
I titude qu'il ne s'en trouve en effet sur la vérité
' de la religion, il n'y a point pour l'homme un
; meilleur parti que la vertu.
Je ne sais si ceux qui osent nier Dieu méri-
DES ESPRITS FORTS.
375
tent qu'on s'efforce de le leur prouver, et qu'on
les traite plus sérieusement que l'on n'a fait dans
ce chapitre. X'ignorance, qui est leur caractère,
les rend incapables des principes les plus clairs
et des raisonnements les mieux suivis : je con-
sens néanmoins qu'ils lisent celui que je vais
faire, pourvu qu'ils ne se persuadent pas que
c'est tout ce que l'on pouvait dire sur une vérité
si éclatante.
Il y a quarante ans que je n'étais point , et
qu'il n'était pas en moi de pouvoir jamais être ,
comme il ne dépend pas de moi, qui suis une
fois , de n'être plus : j'ai donc commencé , et je
continue d'être par quelque chose qui est hors
de moi , qui durera après moi , qui est meilleur
et plus puissant que moi : si ce quelque chose
n'est pas Dieu, qu'on me dise ce que c'est.
Peut-être que moi qui existe n'existe ainsi
que par la force d'une nature universelle qui a
toujours été telle que nous la voyons , en remon-
tant jusques à l'infinité des temps \ Mais cette na-
ture, ou elle est seulement esprit, et c'est Dieu;
ou elle est matière, et ne peut par conséquent
avoir créé mon esprit; ou elle est un composé de
matière et d'esprit, et alors ce qui est esprit dans
la nature, je l'appelle Dieu.
Peut-être aussi ce que j'appelle mon esprit
n'est qu'une portion de matière qui existe par la
force d'une nature universelle qui est aussi ma-
tière, qui a toujours été et qui sera toujours
telle que nous la voyons, et qui n'est point
Dieu "* . Mais du moins faut-il m'accorder que ce
que j'appelle mon esprit, quelque chose que ce
puisse être, est une chose qui pense; et que, s'il
est matière , il est nécessairement une matière
qui pense : car l'on ne me persuadera point qu'il
n'y ait pas en moi quelque chose qui pense pen-
dant que je fais ce raisonnement. Or , ce quel-
que chose qui est en moi , et qui pense , s'il doit
son être et sa conservation à une nature univer-
selle qui a toujours été et qui sera toujours , la-
quelle il reconnaisse comme sa cause , il faut in-
dispensablement que ce soit à une nature uni-
verselle , ou qui pense , ou qui soit plus noble et
plus parfaite que ce qui pense ; et si cette nature
ainsi faite est matière, l'on doit encore conclure
que c'est une matière universelle qui pense, ou qui
est plus noble et plus parfaite que ce qui pense.
Je continue, et je dis : cette matière, telle
(fu'elle vient d'être supposée, si elle n'est pas un
être chimérique, mais réel, n'est pas aussi im-
' Ohjoclion ou sysl«m(! des lihorlins. (Ln Bruyère).
' Inslancr <l<'s lijiorfins. {La Ihuyhr).
perceptible à tous les sens; et si elle ne se dé-
couvre pas par elle-même, on la connaît du
moins dans le divers arrangement de ses par-
ties, qui constitue les corps, et qui en fait la
différence ; elle est donc elle-même tous ces dif-
férents corps; et comme elle est une matière
qui pense, selon la supposition, ou qui vaut
mieux que ce qui pense, il s'ensuit qu'elle est
telle du moins selon quelques-uns de ces corps ,
et par une suite nécessaire selon tous ces corps ,
c'est-à-dire qu'elle pense dans les pierres, dans
les métaux , dans les mers , dans la terre , dans
moi-même qui ne suis qu'un corps , comme dans
toutes les autres parties qui la composent : c'est
donc à l'assemblage de ces parties si terrestres,
si grossières , si corporelles , qui toutes ensemble
sont la matière universelle ou ce monde visible,
que je dois ce quelque chose qui est en moi , qui
pense , et que j'appelle mon esprit ; ce qui est ab-
surde.
Si au contraire cette nature universelle,
quelque chose que ce puisse être, ne peut pas
être tous ces corps , ni aucun de ces corps , il
suit de là qu'elle n'est point matière , ni percep-
tible par aucun des sens : si cependant elle pense,
ou si elle est plus parfaite que ce qui pense, je
conclus encore qu'elle est esprit, ou un être
meilleur et plus accompli que ce qui est esprit :
si d'ailleurs il ne reste plus à ce qui pense eu
moi , et que j'appelle mon esprit , que cette na-
ture universelle à laquelle il puisse remonter
pour rencontrer sa première cause et son unique
origine , parce qu'il ne trouve point son principe
en soi, et qu'il le trouve encore moins dans la
matière , ainsi qu'il a été démontré , alors je ne
dispute point des noms ; mais cette source ori-
ginaire de tout esprit , qui est esprit elle-même ,
et qui est plus excellente que tout esprit, je l'ap-
pelle Dieu.
En un mot , je pense , donc Dieu existe : car
ce qui pense en moi , je ne le dois point à moi-
même , parce qu'il n'a pas plus dépendu de moi
de me le donner une première fois , qu'il dépend
encore de moi de me le conserver un seul ins-
tant; je ne le dois point à un être qui soit au-
dessus de moi , et qui soit matière , puisqu'il est
impossible que la matière soit au-dessus de ce qui
pense : je le dois donc à un être qui est au-dessus
de moi , et qui n'est pohit matière; et c'est Dieu.
De ce qu'une nature universelle qui pense ex-
clut de sol généralement tout ce qui est matière,
il suit nécessairement qu'un être particulier qui
pense ne peut pas aussi adnu'dreen soi la nioin-
.376
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE,
dre matière; car, bien qu'un être universel qui
pense renferme dans son idée infiniment plus de
grandeur, de puissance, d'indépendance et de
rapacité qu'un être particulier qui pense, il ne
renferme pas néanmoins une plus grande exclu-
sion de matière, puisque cette exclusion dans
l'un et l'autre de ces deux êtres est aussi grande
qu'elle peut être et comme infinie, et qu'il est au-
tant impossible que ce qui pense en moi soit ma-
tière, qu'il est inconcevable que Dieu soit ma-
tière : ainsi, comme Dieu est esprit, mon âme
aussi est esprit.
Je ne sais point si le chien choisit , s'il se res-
souvient, s'il affectionne, s'il craint, s'il imagine,
s'il pense : quand donc l'on me dit que toutes ces
choses ne sont en lui ni passions ni sentiment ,
mais Teffet naturel et nécessaire de la disposition
de sa machine préparée par le divers arrange-
ment des parties de la matière, je puis au moins
acquiescer à cette doctrine. Mais je pense, et je
suis certain que je pense : or quelle proportion
y a-t-il de tel ou de tel arrangement des parties
de la matière, c'est-à-dire d'une étendue selon
toutes ses dimensions, qui est longue, large et
profonde, et qui est divisible dans tous ces sens,
avec ce qui pense ?
Si tout est matière , et si la pensée en moi ,
comme dans tous les autres hommes, n'est qu'un
effet de l'arrangement des parties de la matière,
qui a mis dans le monde toute autre idée que
celle des choses matérielles? La matière a-t-elle
dans son fonds une idée aussi pure, aussi simple,
aussi immatérielle qu'est celle de l'esprit? com-
ment peut-elle être le principe de ce qui la nie et
l'exclut de son propre être? comment est -elle
dans l'homme ce qui pense , c'est-à-dire ce qui est
à Thomme même une conviction qu'il n'est point
matière ?
Il y a des êtres qui durent peu , parce qu'ils
sont composés de choses très- différentes, et qui
se nuisent réciproquement; il y en a d'autres qui
durent davantage, parce qu'ils sont plus simples;
mais ils périssent, parce qu'ils ne laissent pas
d'avoir des parties selon lesquelles ils peuvent
être divisés. Ce qui pense en moi doit durer beau-
coup, parce que c'est un être pur, exempt de
tout mélange et de toute composition; et il n'y a
pas de raison qu'il doive périr : car qui peut
corrompre ou séparer un être simple et qui n'a
point de parties?
L'âme voit la couleur par l'organe de l'œil , et
entend les sons par l'organe de l'oreille; mais elle
peut cesser de voir ou d'entendre quand ces sens
ou ces objets lui manquent, sans que pour cela
elle cesse d'être , parce que l'âme n'est point pré-
cisément ce qui voit la couleur ou ce qui entend
les sons ; elle n'est que ce qui pense : or com-
ment peut-elle cesser d'être telle? ce n'est point
par le défaut d'organe, puisqu'il est prouvé
qu'elle n'est point matière ; ni par le défaut d'ob-
jet, tant qu'il y aura un Dieu et d'éternelles vé-
rités : elle est donc incorruptible.
Je ne conçois point qu'une âme que Dieu a
voulu remplir de l'idée de son être Infini et sou-
verainement parfait , doive être anéantie.
Voyez, Lucile, ce morceau de terre», plus
propre et plus orné que les autres terres qui lui
sont contiguës : ici ce sont des compartiments
mêlés d'eaux plates et d'eaux jaillissantes; là
des allées en palissades qui n'ont pas de fin, et
qui vous couvrent des vents du nord : d'un côté
c'est un bois épais qui défend de tous les soleils ,
et d'un autre un beau point de vue : plus bas une
Yvette ou un Lignon, qui coulait obscurément
entre les saules et les peupliers, est devenu un
canal qui est revêtu : ailleurs de longues et fraî-
ches avenues se perdent dans la campagne, et
annoncent la maison, qui est entourée d'eaux.
Vous récrierez-vous : Quel jeu du hasard ! com-
bien de belles choses se sont rencontrées ensem-
ble inopinément! Non sans doute; vous direz
au contraire : Cela est bien imaginé et bien or-
donné; il règne ici un bon goût et beaucoup
d'intelligence. Je parlerai comme vous, et j'ajou-
terai que ce doit être la demeure de quelqu'un
de ces gens chez qui un le Nostbe va tracer et
prendre des alignements dès le jour même qu'ils
sont en place. Qu'est-ce pourtant que cette pièce
de terre ainsi disposée, et où tout l'art d'un ouvrier
habile a été employé pour l'embellir, si même
toute la terre n'est qu'un atome suspendu en l'air,
et si vous écoutez ce que je vais dire?
Vous êtes placé , ô Lucile, quelque part sur cet
atome ; il faut donc que vous soyez bien petit ,
car vous n'y occupez pas une grande place : ce-
pendant vous avez des yeux, qui sont deux points
imperceptibles ; ne laissez pas de les ouvrir vers
le ciel : qu'y apercevez-vous quelquefois ? la lune
dans son plein? elle est belle alors et fort lumi-
neuse, quoique sa lumière ne soit que la réflexion
de celle du soleil : elle paraît grande comme
le soleil, plus grande que les autres planètes, et
qu'aucune des étoiles ; mais ne vous laissez pas
tromper par les dehors ; il n'y a rien au ciel de
' CliantiDy.
DES ESPRITS FORTS.
37'
si petit que la lune; sa superficie est treize fois
plus petite que celle de la terre , sa solidité qua-
rante-huit fois; et son diamètre de sept cent cin-
quante lieues n'est que le quart de celui de la
terre : aussi est-il vrai qu'il n'y a que son voi-
sinage qui lui donne une si grande apparence,
puisqu'elle n'est guère plus éloignée de nous que
de trente fois le diamètre de la terre , ou que sa
distance n'est que de cent mille lieues. Elle n'a
presque pas même de chemin à faire en compa-
raison du vaste tour que le soleil fait dans les
espaces du ciel; car il est certain qu'elle n'achève
par jour que cinq cent quarante mille lieues : ce
n'est par heure que vingt-deux mille cinq cents
lieues, et trois cent soixante et qui^ze lieues dans
une minute. Il faut néanmoins , pour accomplir
cette course , qu'elle aille cinq mille six cents
fois plus vite qu'un cheval de poste qui ferait
quatre lieues par heure, qu'elle vole quatre-vingts
fois plus légèrement que le son , que le bruit, par
exemple , du canon et du tonnerre , qui parcourt
en une heure deux cent soixante et dix-sept
lieues.
Mais quelle comparaison de la lune au soleil
pour la grandeur , pour l'éloignement , pour la
course ! vous verrez qu'il n'y en a aucune. Sou-
venez-vous seulement du diamètre de la terre ,
il est de trois mille lieues ; celui du soleil est cent
fois plus grand , il est donc de trois cent mille
lieues. Si c'est là sa largeur en tout sens, quelle
peut être toute sa superficiel quelle est sa soli-
dité! comprenez -vous bien cette étendue, et
qu'un million de terres comme la nôtre ne se-
raient toutes ensemble pas plus grosses que le
soleil? Quel est donc, direz-vous, son éloigne-
ment, si l'on en juge par son apparence! Vous
avez raison, il est prodigieux; il est démontré
qu'il ne peut pas y avoir de la terre au soleil
moins de dix mille diamètres de la terre, au-
trement moins de trente millions de lieues :
peut-être y a-t-il quatre fois, six fois, dix fois
plus loin; on n'a aucune méthode pour déter-
miner cette distance.
Pour aider seulement votre imagination à se
la représenter, supposons une meule de moulin
qui tombe du soleil sur la terre; donnons-lui la
plus grande vitesse qu'elle soit capable d'avoir,
celle même que n'ont pas les corps tombant de
fort haut ; supposons encore qu'elle conserve tou-
jours cette même vitesse , sans en acquérir et sans
ep perdre; qu'elle parcourt quinze toises par
chaque seconde de temps , c'est-à-dire la moitié
de l'élévation des plus hautes tours, et ainsi neuf
cents toises en une minute; passons-lui mille
toises en une minute, pour une plus grande faci-
lité : mille toises font une demi-lieue commune;
ainsi en deux minutes la meule fera une lieue ,
et en une heure elle en fera trente , et en un jour
elle fera sept cent vingt lieues : or elle a trente
millions à traverser avant que d'arriver à terre ;
il lui faudra donc quarante-un mille six cent
soixante six jours, qui sont plus de cent qua-
torze années, pour faire ce voyage. Ne vous ef-
frayez pas , Lucile , écoutez-moi : la distance de la
terre à Saturne est au moins décuple de celle de la
terre au soleil ; c'est vous dire qu'elle ne peut être
moindre que de trois cents millions de lieues , et
que cette pierre emploierait plus d'onze cent qua-
rante ans pour tomber de Saturne en terre.
Par cette élévation de Saturne élevez vous-
même , si vous le pouvez, votre imagination à con-
cevoir quelle doit être l'immensité du chemin qu'il
parcourt chaque jour au-dessus de nos têtes : le
cercle que Saturne décrit a plus de six cents
millions de lieues de diamètre, et par conséquent
plus de dix-huit cents millions de lieues de cir-
conférence ; un cheval anglais qui ferait dix lieues
par heure n'aurait à courir que vingt mille cinq
cent quarante-huit ans pour faire ce tour.
Je n'ai pas tout dit, ô Lucile , sur le miracle de
ce monde visible , ou , comme vous parlez quel-
quefois, sur les merveilles du hasard, que vous
admettez seul pour la cause première de toutes
choses. Il est encore un ouvrier plus admirable
que vous ne pensez : connaissez le hasard, laissez-
vous instruire de toute la puissance de votre Dieu.
Savez-vous que cette distance de trente millions
de lieues qu'il y a de la terre au soleil , et celle
de trois cents millions de lieues de la terre à Sa-
turne , sont si peu de chose , comparées à l'éloi-
gnement qu'il y a de la terre aux étoiles , que ce
n'est pas même s'énoncer assez juste que de se
servir, sur le sujet de ces distances , du terme de
comparaison? Quelle proportion à la vérité de
ce qui se mesure , quelque grand qu'il puisse être ,
avec ce qui ne se mesure pas? On ne connaît point
la hauteur d'une étoile ; elle est, si j'ose ainsi par-
ler, immensurahle ; il n'y a plus ni angles , ni
sinus , ni parallaxes dont on puisse s'aider : si un
homme observait à Paris une étoile fixe, et qu'un
autre la regardât du Japon , les deux lignes qui
partiraient de leurs yeux pour aboutir jusqu'à
cet astre ne feraient pas un angle", et se confon-
draient en une seule et même ligne , tant la terre
entière n'est pas espace par rapport à cet éloignc-
ment. Mais les étoiles ont cela de commun avec
378
LES CAKACTÉRES DE LA BRUYÈRE,
Saturne et avec le soleil : il faut dire quelque chose
de plus. Si deux observateurs , l'un sur la terre
et l'autre dans le soleil , observaient en môme
temps une étoile, les deux rayons visuels de ces
deux observateurs ne formeraient point d'angle
sensible. Pour concevoir la chose autrement : si
un homme était situé dans une étoile , notre so-
leil , notre terre , et les trente millions de lieues
qui les séparent, lui paraîtraient un même point;
cela est démontré.
On ne sait pas aussi la distance d'une étoile
d'avec une autre étoile, quelque voisines qu'elles
nous paraissent. Les Pléiades se touchent pres-
que, à en juger par nos yeux : une étoile paraît
assise sur l'une de celles qui forment la queue
de la grande Ourse ; à peine la vue peut - elle
atteindre à discerner la partie du ciel qui les
sépare, c'est comme une étoile qui paraît double.
Si cependant tout l'art des astronomes est inutile
pour en marquer la distance, que doit-on penser
de l'éloignement de deux étoiles qui en effet pa-
raissent éloignées l'une de l'autre , et à plus forte
raison des deux polaires ? quelle est donc l'im-
mensité de la ligne qui passe d'une polaire à l'au-
tre ? et que sera-ce que le cercle dont cette ligne
est le diamètre ? Mais n'est-ce pas quelque chose
de plus que de sonder les abîmes , que de vouloir
imaginer la solidité du globe dont ce cercle n'est
qu'une section? Serons-nous encore surpris que
ces mêmes étoiles, si démesurées dans leur gran-
deur , ne nous paraissent néanmoins que comme
des étincelles? N'admirerons-nous pas plutôt que
d'une hauteur si prodigieuse elles puissent con-
server une certaine apparence, et qu'on ne les
perde pas toutes de vue ? Il n'est pas aussi ima-
ginable combien il nous en échappe. On fixe le
nombre des étoiles, oui, de celles qui sont appa-
rentes : le moyen de compter celles qu'on n'aper-
çoit point, celles, par exemple, qui composent
la voie de lait, cette trace lumineuse qu'on re-
marque au ciel dans une nuit sereine du nord au
midi, et qui, par leur extraordinaire élévation,
ne pouvant percer jusqu'à nos yeux pour être
vues chacune en particulier , ne font au plus que
blanchir cette route des cieux où elles sont pla-
cées?
Me voilà donc sur la terre comme sur un grain
de sable qui ne tient à rien, et qui est suspendu
au milieu des airs : un nombre presque infini de
globes de feu d'une grandeur inexprimable et qui
confond l'imagination, d'une hauteur qui sur-
passe nos conceptions , tournent , roulent autour
de ce gram de sable , et traversent chaque jour -
depuis plus de six mille ans, les vastes et im-
menses espaces des cieux. Voulez-vous un autre
système, et qui ne diminue rien du merveilleux ?
lia terre elle-même est emportée avec une rapi-
dité inconcevable autour du soleil , le centre de
l'univers. Je me les représente, tous ces globes,
ces corps effroyables qui sont en marche ; ils ne
s'embarrassent point l'un l'autre ; ils ne se cho-
quent point , ils ne se dérangent point : si le plus
petit d'eux tous venait à se démentir et à ren-
contrer la terre, que deviendrait la terre? Tous
au contraire sont en leur place , demeurent dans
l'ordre qui leur est prescrit, suivent la route qui
leur est marquée, et si paisiblement à notre
égard , que personne n'a l'oreille assez fine pour
les entendre marcher, et que le vulgaire ne sait
pas s'ils sont au monde. 0 économie merveilleuse
du hasard! l'intelligence même pourrait - elle
mieux réussir ? Une seule chose , Lucile , me fait
de la peine : ces grands corps sont si précis et si
constants dans leurs marches , dans leurs révolu-
tions, et dans tous leurs rapports, qu'un petit
animal relégué en un coin de cet espace immense
qu'on appelle le monde, après les avoir observés,
s'est fait une méthode infaillible de prédire à
quel point de leur course tous ces astres se trou-
veront d'aujourd'hui en deux, en quatre^ en vingt
mille ans : voilà mon scrupule, Lucile; si c'est
par hasard qu'ils observent des règles si inva-
riables , qu'est-ce que l'ordre ? qu'est-ce que la
règle ?
Je vous demanderai même ce que c'est que le
hasard : est-il corps ? est-il esprit ? est-ce un être
distingué des autres êtres, qui ait son existence
particulière, qui soit quelque part? ou plutôt
n'est-ce pas un mode, ou une façon d'être?
Quand une boule rencontre une pierre, l'on dit.
C'est un hasard ; mais est-ce autre chose que ces
deux corps qui se choquent fortuitement ? Si par
ce hasard ou cette rencontre la boule ne va plus
droit, mais obliquement ; si son mouvement n'est
plus direct , mais réfléchi ; si elle ne roule plus
sur son axe, mais qu'elle tournoie et qu'elle pi-
rouette; conclurai -je que c'est par ce même
hasard qu'en général la boule est en mouvement?
ne soupçonnerai-je pas plus volontiers qu'elle se
meut, ou de soi-même, ou par l'impulsion du
bras qui l'a jetée ? Et parce que les roues d'une
pendule sont déterminées l'une par l'autre à un
mouvement circulaire d'une telle ou telle vitesse ,
examinerai-je moins curieusement quelle peut
être la cause de tous ces mouvements ; s'ils se
font d'eux-mêmes, ou par la force mouvante d'un
DES ESPRITS FORTS.
379
p(rtds qui les emporte? Mais ni ces roues ni cette
bo^île n'ont pu se donner le mouvement d'eux-
mêmes, ou ne l'ont point par leur nature, s'ils
peuvent le perdre sans changer de nature; il y
a donc apparence qu'ils sont mus d'ailleurs, et
par une puissance qui leur est étrangère. Et les
corps célestes , s'ils venaient à perdre leur mou-
vement, changeraient-ils de nature? seraient-ils
moins des corps ? je ne l'imagine pas ainsi : ils
se meuvent cependant, et ce n'est point d'eux-
mêmes et par leur nature. Il faudrait donc cher-
cher, ô Lucile, s'il n'y a point hors d'eux un
principe qui les fait mouvoir : qui que vous trou-
viez, je l'appelle Dieu.
Si nous supposions que. ces grands corps sont
sans mouvement, on ne demanderait plus, à la
vérité, qui les met en mouvement, mais on serait
toujours reçu à demander qui a fait ces corps,
comme on peut s'hiformer qui a fait ces roues
ou cette boule ; et quand chacun de ces grands
corps serait supposé un amas fortuit d'atomes
qui se sont liés et enchaînés ensemble par la
figure et la conformation de leurs parties, je pren-
drais un de ces atomes, et je dirais : Qui a créé
cet atome ? est-il matière? est-il intelligence? a-t-il
eu quelque idée de soi-même avant que de se
faire soi-même ? il était donc un moment avant
que d'être ; il était et il n'était pas tout à la fois ;
et s'il est auteur de son être et de sa manière
d'être, pourquoi s'est-il fait corps plutôt qu'es-
prit? bien plus, cet atome n'a-t-il point com-
mencé ? est-il éternel ? est-il infini ? ferez-vous un
Dieu de cet atome?
Le ciron a des yeux , il se détourne à la ren-
contre des objets qui lui pourraient nuire ; quand
on le met sur de l'ébène pour le mieux remar-
quer, si dans le temps qu'il marche vers un côté
on lui présente le moindre fétu, il change de
route : est-ce un jeu du hasard que son cristallin,
sa rétine et son nerf optique ?
L'on voit dans une goutte d'eau, que le poivre
qu'on y a mis tremper a altérée, un nombre
presque innombrable de petits animaux, dont le
microscope nous fait apercevoir la figure , et qui
se meuvent avec une rapidité incroyable, comme
autant de monstres dans une vaste mer : chacun
de ces animaux est plus petit mille fois qu'un
ciron, et néanmoins c'est un corps qui vit, qui
se nourrit, qui croît, qui doit avoir des muscles,
des vaisseaux équivalents aux veines, aux nerfs,
aux artères, et un cerveau pour distribuer les
esprits animaux.
Une tache de moisissure de la grandeur d'un
grain de sable paraît dans le microscope comme
un amas de plusieurs plantes très -distinctes,
dont les unes ont des fleurs, les autres des fruits;
il y en a qui n'ont que des boutons à demi ou-
verts ; il y en a quelques-unes qui sont fanées :
de quelle étrange petitesse doivent être les ra-
cines et les filtres qui séparent les aliments de
ces petites plantes 1 et si l'on vient à considérer
que ces plantes ont leurs graines , ainsi que les
chênes et les pins, et que ces petits animaux
dont je viens de parler se multiplient par voie de
génération, comme les éléphants et les baleines ,
où cela ne mène-t-il point ? Qui a su travailler
à des ouvrages si délicats, si fins, qui échappent
à la vue des hommes, et qui tiennent de l'infini
comme les cieux, bien que dans l'autre extré-
mité ? ne serait-ce point celui qui a fait les cieux,
les astres, ces masses énormes, épouvantables
par leur grandeur, par leur élévation, par la
rapidité et l'étendue de leur course, et qui se joue
de les faire mouvoir ?
Il est de fait que l'homme jouit du soleil , des
astres, des cieux et de leurs influences, comme
il jouit de l'air qu'il respire , et de la terre sur la-
quelle il marche et qui le soutient; et s'il fallait
ajouter à la certitude d'un fait la convenance ou
la vraisemblance, elle y est tout entière, puisque
les cieux et tout ce qu'ils contiennent ne peuvent
pas entrer en comparaison , pour la noblesse et la
dignité, avec le moindre des hommes qui sont
sur la terre, et que la proportion qui se trouve
entre eux et lui est celle de la matière incapable
de sentiment , qui est seulement une étendue se-
lon trois dimensions, à ce qui est esprit, raison,
ou intelligence. Si l'on dit que l'homme aurait pu
se passer à moins pour sa conservation , je ré-
ponds que Dieu ne pouvait moins faire pour éta-
ler son pouvoir, sa bonté et sa magnificence,
puisque, quelque chose que nous voyions qu'il ait
faite, il pouvait faire infiniment davantage.
Le monde entier, s'il est fait pour l'homme,
est littéralement la moindre chose que Dieu ait
faite pour l'homme; la preuve s'en tire du fond
de la religion : ce n^est donc ni vanité ni pré-
somption à l'homme de se rendre sur ses avan-
tages à la force de la vérité; ce serait en lui
stupidité et aveuglement de ne pas se laisser con-
vaincre par l'enchaînement des preuves dont la
religion se sert pour lui faire connaître ses privi-
lèges, ses ressources, ses espérances, pour lui ap-.
prendre ce qu'il est et ce qu'il peut devenir.
Mais la lune est habitée; il n'est pas du moins
inipossiblo qu'elle le soit. Que parlez-vous, Lu-
380
LES CARACTERES DE VA BRUYERE.
elle, de la lune, et à quel propos? en suppo-
sant Dieu , quelle est en effet la chose impossi-
ble? Vous demandez peut-être si nous sommes
les seuls dans l'univers que Dieu ait si bien trai-
tés; s'il n'y a point dans la lune, ou d'autres
hommes, ou d'autres créatures, que Dieu ait
aussi favorisées. Vaine curiosité 1 frivole de-
mande 1 La terre, Lucile, est habitée; nous l'ha-
bitons, et nous savons que nous l'habitons; nous
avons nos preuves, notre évidence, nos convic-
tions sur tout ce que nous devons penser de Dieu
et de nous-mêmes : que ceux qui peuplent les
globes célestes, quels qu'ils puissent être, s'in-
quiètent pour eux-mêmes; ils ont leurs soins, et
nous les nôtres. Vous avez , Lucile , observé la
lune; vous avez reconnu ses taches, ses abîmes,
ses inégalités, sa hauteur, son étendue, son cours,
ses éclipses; tous les astronomes n'ont pas été
plus loin : imaginez de nouveaux instruments,
observez-la avec plus d'exactitude : voyez-vous
qu'elle soit peuplée, et de quels animaux? res-
semblent-ils aux hommes? sont-ce des hommes?
Laissez-moi voir après vous , et si nous sommes
convaincus l'un et l'autre que des hommes habi-
tent la lune, examinons alors s'ils sont chrétiens,
et si Dieu a partagé ses faveurs entre eux et
nous.
Tout est grand et admirable dans la nature; il
ne s'y voit rien qui ne soit marqué au coin de
l'ouvrier : ce qui s'y voit quelquefois d'irrégulier
et d'imparfait suppose règle et perfection. Homme
vain et présomptueux I faites un vermisseau que
vous foulez aux pieds, que vous méprisez : vous
avez horreur du crapaud, faites un crapaud, s'il
est possible : quel excellent maître que celui qui
fait des ouvrages, je ne dis pas que les hommes
admirent, mais qu'ils craignent I Je ne vous de-
mande pas de vous mettre à votre atelier pour
faire un homme d'esprit, un homme bien fait,
une belle femme; l'entreprise est fort au-dessus
de vous : essayez seulement de faire un bossu ,
un fou , un monstre , je suis content.
Rois, monarques, potentats, sacrées majestés!
vous ai-je nommés par tous vos superbes noms?
grands de la terre, très-hauts, très-puissants et
peut-être tout-puissants seigneurs! nous autres
hommes nous avons besoin pour nos moissons
d'un peu de pluie, de quelque chose de moins,
d'un peu de rosée : faites de la rosée , envoyez
sur la terre une goutte d'eau.
L'ordre, la décoration, les effets de la nature,
sont populaires; les causes, les principes, ne le
sont point : demandez à une femme comment un
bel œil n'a qu'à s'ouvrir pour voir; demandez-le
à un homme docte.
Plusieurs millions d'années, plusieurs cen-
taines de millions d'années, en un mot, tous les
temps ne sont qu'un instant, comparés à la durée
de Dieu , qui est éternelle : tous les espaces du
monde entier ne sont qu'un point, qu'un léger
atome, comparés à sou immensité. S'il est ainsi,
comme je l'avance ( car quelle proportion du fini
à l'infmi?) je demande, qu'est-ce que le cours
de la vie d'un homme? qu'est-ce qu'un grain de
poussière qu'on appelle la terre? qu'est-ce qu'une
petite portion de cette terre que l'homme pos-
sède et qu'il habite? Les méchants prospèrent
pendant qu'ils vivent; quelques méchants, je
l'avoue. La vertu est opprimée et le crime impuni
sur la terre; quelquefois, j'en conviens. C'est une
injustice. Point du tout : il faudrait , pour tirer
cette conclusion, avoir prouvé qu'absolument les
méchants sont heureux , que la vertu ne l'est pas,
et que le crime demeure impuni : il faudrait du
moins que ce peu de temps où les bons souffrent
et où les méchants prospèrent, eût une durée, et
que ce que nous appelons prospérité et fortune
ne fût pas une apparence fausse et une ombre
vaine qui s'évanouit; que cette terre, cet atome
où il paraît que la vertu et le crime rencontrent
si rarement ce qui leur est dû, fût le seul endroit
de la scène où se doivent passer la punition et
les récompenses.
De ce que je pense , je n'infère pas plus clai-
rement que je suis esprit, que je conclus de ce
que je fais ou ne fais point, selon qu'il me plaît,
que je suis libre : or liberté , c'est choix , autre-
ment ime détermination volontaire au bien ou
au mal, et ainsi une action bonne ou mauvaise,
et ce qu'on appelle vertu ou crime. Que le crime
absolument soit impuni, il est vrai, c'est injus-
tice; qu'il le soit sur la terre, c'est un mystère.
Supposons pourtant, avec l'athée, que c'est in-
justice : toute injustice est une négation ou une
privation de justice ; donc toute injustice suppose
justice. Toute justice est une conformité à ime
souveraine raison : je demande, en effet, quand
il n'a pas été raisonnable que le crime soit puni,
à moins qu'on ne dise que c'est quand le triangle
avait moins de trois angles. Or toute conformité à
la raison est une vérité : cette conformité , comme
il vient d'être dit, a toujours été ; elle est donc de
celles que l'on appelle des éternelles vérités. Cette
vérité d'ailleurs, ou n'est point et ne peut être,
ou elle est l'objet d'une connaissance ; elle est
donc éternelle, cette connaissance, et c'est Dieu.
DISCOURS.
381
Les dénoûments qui découvrent les crimes
les plus cachés, et où la précaution des coupables
pour les dérober aux yeux des hommes a été
plus grande, paraissent si simples et si faciles,
qu'il semble qu'il n'y ait que Dieu seul qui puisse
en être l'auteur; et lès faits d'ailleurs que l'on en
rapporte sont en si grand nombre, que s'il plaît
à quelques-uns de les attribuer à de purs hasards,
il faut donc qu'ils soutiennent que le hasard de
tout temps a passé en coutume.
Si vous faites cette supposition, que tous les
hommes qui peuplent la terre, sans exception,
soient chacun dans l'abondance , et que rien ne
leur manque, j'infère de là que nul homme qui
est sur la terre n'est dans l'abondance, et que
tout lui manque. Il n'y a que deux sortes de ri-
chesses, et auxquelles les autres se réduisent,
l'argent et les terres : si tous sont riches, qui
cultivera les terres, et qui fouillera les mines?
Ceux qui sont éloignés des mines ne les fouille-
ront pas, ni ceux qui habitent des terres in-
cultes et minérales ne pourront psis en tirer des
fruits: on aura recours au commerce, et on le
suppose. Mais si les hommes abondent de biens,
et que nul ne soit dans le cas de vivre par son
travail, qui transportera d'une région à une
autre les lingots ou les choses échangées? qui
mettra des vaisseaux en mer? qui se chargera
de les conduire? qui entreprendra des caravanes?
on manquera alors du nécessaire et des choses
utiles. S'il n'y a plus de besoins, il n'y a plus
d'arts, plus de sciences, plus d'invention, plus
de mécanique. D'ailleurs cette égalité de posses-
sions et de richesses en établit une autre dans les
conditions, bannit toute subordination, réduit
les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pou-
voir être secourus les uns des autres; rend les
lois frivoles et inutiles; entraîne une anarchie
universelle; attire la violence, les injures, les
massacres, l'impunité.
Si vous supposez au contraire que tous les
hommes sont pauvres , en vain le soleil se lève
pour eux sur l'horizon, en vain il échauffe la
terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur
elle ses influences , les fleuves en vain l'arrosent
et répandent dans les diverses contrées la ferti-
lité et l'abondance; inutilement aussi la mer laisse
sonder ses abîmes profonds, les rochers et les
montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller dans
leur sein et en tirer tous les trésors qu'ils y ren-
ferment. Mais si vous établissez que de tous les
hommes répandus dans le monde, les uns soient
riches et les autres pauvres et indigents, vous
faites alors que le besoin rapproche mutuelle-
ment les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-
ci servent, obéissent, inventent, travaillent,
cultivent, perfectionnent; ceux-là jouissent, nour-
rissent, secourent, protègent, gouvernent :tout
ordre est rétabli, et Dieu se découvre.
Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un
côté, la dépendance, les soins et la misère de
l'autre ; ou ces choses sont déplacées par la ma-
lice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.
Une certaine inégalité dans les conditions , qui
entretient l'ordre et la subordination, est l'ou-
vrage de Dieu , ou suppose une loi divine : une
trop grande disproportion , et telle qu'elle se re-
marque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou
la loi des plus forts.
Les extrémités sont vicieuses, et partent de
l'homme : toute compensation est juste, et vient
de Dieu.
Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en
étonne; et si on les goûte, je m'en étonne de
même.
FIN DES CABACTÈBES.
DISCOURS
PRONOKCE
DANS L'ACADÉMIE FRANÇAISE,
I.E LUNDI QUINZIÈME JUIN 1693.
PREFACE.
Ceux qui, interrogés sur le discours que je fis à
l'Académie française le jour que j'eus l'honneur d'y
être reçu, ont dit sèchement que j'avais fait des Ca-
ractères, croyant le blâmer, en ont donné l'idée la
plus avantageuse que je pouvais moi-même désirer;
car le public ayant approuvé ce genre d'écrire où je
me suis appliqué depuis quelques années , c'était le
prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse.
Il ne restait plus que de savoir si je n'aurais pas dû
renoncer aux Caractères dans le discours dont il s'a-
gissait; et cette question s'évanouit dès qu'on sait
que l'usage a prévalu qu'un nouvel académicien com-
pose celui qu'il doit prononcer le jour de sa récep-
tion, de l'éloge du roi, de ceux du cardinal de
Richelieu, du chancelier Séguier, de la personne
382
LA BRUYERE,
4
à qui il succède, et de TAcadéuiie française. De
ces cinq éloges, il y en a quatre de personnels :
or je demande à mes censeurs qu'ils me posent si
bien la différence qu'il y a des éloges personnels
aux Caractères qui louent, que je la puisse sentir,
et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque
autre harangue, je retombe encore dans des pein-
tures, c'est alors qu'on pourra écouter leur cri-
tique , et peut-être me condamner ; je dis peut-être,
puisque les Caractères , ou du moins les images des
choses et des personnes, sont inévitables dans l'o-
raison , que tout écrivain est peintre , et tout ex-
cellent écrivain excellent peintre.
J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux , qui étaient
de commande, les louanges de chacun des hommes
illustres qui composent l'Académie française; et
ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention
qu'autant pour ménager leur pudeur que pour évi-
ter les Caractères, je me suis abstenu de toucher à
leurs personnes , pour ne parler que de leurs ou-
vrages, dont j'ai fait des éloges critiques plus ou
moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont trai-
tés pouvaient l'exiger. J'ai loué des académiciens
encore vivants, disent quelques-uns. Il est vrai;
mais je les ai loué tous : qui d'entre eux aurait une
raison de se plaindre ? C'est une conduite toute nou-
velle, ajoutent-ils, et qui n'avait point encore eu
d'exemple. Je veux en convenir, et que j'ai pris soin
de m'écarter des lieux communs et des phrases pro-
verbiales usées depuis si longtemps, pour avoir
servi à un nombre infini de pareils discours depuis
la naissance de l'Académie française ; m'était-il
donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes ,
le Lycée et le Portique , dans l'éloge de cette sa-
vante compagnie ? « Être au comble de ses vœux de
« se voir académicien; protester que ce jour où l'on
« jouit pour la première fois d'un si rare bonheur
« est le jour le plus beau de sa vie ; douter si cet
« honneur qu'on vient de recevoir est une chose
« vraie ou qu'on ait songée; espérer de puiser dé-
« sormais à la source les plus pures eaux de l'élo-
« quence française ; n'avoir accepté , n'avoir désiré
K une telle place que pour profiter des lumières de
« tant de personnes si éclairées ; promettre que ,
« tout indigne de leur choix qu'on se reconnaît , on
« s'efforcera de s'en rendre digne : » cent autres
formules de pareils compliments sont-elles si rares
et si peu connues, que je n'eusse pu les trouver, les
placer , et en mériter des applaudissements ?
Parce donc que j'ai cru que, quoi que l'envie et
l'injustice publient de l'Académie française , quoi
qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa dé-
cadence , elle n'a jamais , depuis son établissement ,
rassemblé un si grand nombre de personnages il-
lustres par toutes sortes de talents et en tout genre
d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en re-
marquer, et que dans cette prévention où je suis je
n'ai pas espéré que cette compagnie pût être une
autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour
plus favorable, et que je me suis servi de l'occa-
sion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres
reproches? Cicéron a pu louer impunément Brutus,
César, Pompée, Marcellus, qui étaient vivants,
qui étaient présents; il les a loués plusieurs fois;
il les a loués seuls , dans le sénat , souvent en pré-
sence de leurs ennemis , toujours devant une com-
pagnie jalouse de leur mérite, et qui avait bien
d'autres délicatesses de politique sur la vertu des
grands hommes que n'en saurait avoir l'Académie
française. J'ai loué les académiciens , je les ai loués
tous , et ce n'a pas été impunément : que me se-
rait-il arrivé si je les avais blâmés tous?
« Je viens d'entendre, a dit Théobalde, une grande
« vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et
« qui m'a ennuyé à la mort. » Voilà ce qu'il a dit,
et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres
qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts.
Ils partirent pour la cour le lendemain de la pro-
nonciation de ma harangue , ils allèrent de maisons
en maisons , ils dirent aux personnes auprès de qui
ils ont accès, que je leur avais balbutié la veille un
discours où il n'y avait ni style ni sens commun ,
qui était rempli d'extravagances, et une vraie satire.
Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers
quartiers , où ils répandirent tant de venin contre
moi , s'acharnèrent si fort à diffamer cette harangue,
soit dans leurs conversations , soit dans les lettres
qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces,
en dirent tant de mal , et le persuadèrent si forte-
ment à qui ne l'avait pas entendue , qu'ils crurent
pouvoir insinuer au public, ou que les Caractères
faits de la même main étaient mauvais, ou que,
s'ils étaient bons, je n'en étais pas l'auteur, mais
qu'une femme de mes amies m'avait fourni ce qu'il
y avait de plus supportable. Ils prononcèrent aussi
que je n'étais pas capable de faire rien de suivi ,
pas même la moindre préface : tant ils estimaient
impraticable à un homme même qui est dans l'ha-
bitude de penser, et d'écrire ce qu'il pense, l'art de
lier ses pensées et de faire des transitions.
Ils firent plus : violant les lois de l'Académie fran-
çaise , qui défendent aux académiciens d'écrire ou de
faire écrire contre leurs confrères , ils lâchèrent sur
moi deux auteurs associés à une même gazette ^ .
' Mercure galant. (La Brtojh-e.)
DISCOURS.
383
ils les animèrent, non pas à publier contre moi
une satire fine et ingénieuse, ouvrage trop au-
dessous des uns et des autres , « facile à manier, et
« dont les moindres esprits se trouvent capables ; »
mais à me dire de ces injures grossières et person-
nelles , si difficiles à rencontrer , si pénibles à pro-
noncer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux
croire qu'il reste encore quelque pudeur et quelque
soin de leur réputation.
Et en vérité je ne doute point que le public ne
soit enfin étourdi et fatigué d'entendre depuis quel-
ques années de vieux corbeaux croasser autour de
ceux qui , d'un vol libre et d'une plume légère , se
sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces
oiseaux lugubres semblent, par leurs cris conti-
nuels, leur vouloir imputer le décri universel où
tombe nécessairement tout ce qu'ils exposent au
grand jour de l'impression; comme si on était cause
qu'ils manquent de force et d'haleine , ou qu'on dût
être responsable de cette médiocrité répandue sur
leurs ouvrages. S'il s'imprime un livre de mœurs
assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne
pas exciter leur jalousie , ils le louent volontiers ,
et plus volontiers encore ils n'en parlent point;
mais s'il est tel que le monde en parle , ils l'atta-
quent avec furie : prose , vers , tout est sujet à leur
censure , tout est en proie à une haine implacable
qu'ils ont conçue contre ce qui ose paraître dans
quelque perfection , et avec les signes d'une appro-
bation publique. On ne sait plus quelle morale leur
fournir qui leur agrée; il faudra leur rendre celle
de la Serre ou de Desmarets, et, s'ils en sont
crus , revenir au Pédagogue chrétien et à la Cour
sainte. Il paraît une nouvelle satire écrite contre
les vices en général , qui d'un vers fort et d'un style
d'airain enfonce ses traits contre l'avarice , l'excès
du jeu, la chicane, la mollesse, l'ordure et l'hypo-
crisie , où personne n'est nommé ni désigné , où
nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se recon-
naître; un Bourdaloue en chaire ne fait point de
peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes :
il n'importe, c^est médisance y c'est calomnie;
voilà depuis quelque temps leur unique ton , celui
qu'ils emploient contre les ouvrages de mœurs qui
réussissent; ils y prennent tout littéralement , il les
lisent comme une histoire , ils n'y entendent ni la
poésie ni la figure , ainsi ils les condamnent : ils y
trouvent des endroits faibles; il y en a dans Ho-
mère, dans Pindare, dans Virgile et dans Horace ;
où n'y en a-t-il point? si ce n'est peut-être dans
leurs écrits. Bernin n'a pas manié le marbre ni
traité toutes ses figures d'une égale force; mais on
ne laisse pas de voir, dans ce qu'il a moins heureu-
sement rencontré, de certains traits si achevés tout
proche de quelques autres qui le sont moins, qu'ils
découvrent aisément l'excellence de l'ouvrier : si
c'est un cheval, les crins sont tournés d une main
hardie, ils voltigent et semblent être le jouet du
vent; l'œil est ardent, les naseaux soufflent le feu
et la vie ; un ciseau de maître s'y retrouve en mille
endroits ; il n'est pas donné à ses copistes ni à ses en-
vieux d'arriver à de telles fautes par leurs chefs-d'œu-
vre ; l'on voit bien que c'est quelque chose de manqué
par un habile homme , et une faute de Praxitèle.
Mais qui sont ceux qui , si tendres et si scrupu-
leux , ne peuvent même supporter que , sans bles-
ser et sans nommer les vicieux, on se déclare contre
le vice? sont-ce des chartreux et des solitaires?
sont-ce les jésuites , homme pieux et éclairés ? sont-
ce ces hommes religieux qui habitent en France les
cloîtres et les abbayes ? Tous au contraire lisent ces
sortes d'ouvrages , et en particulier et en public,
à leurs récréations; ils en inspirent la lecture à
leurs pensionnaires , à leurs élèves ; ils en dépeu-
plent les boutiques , ils les conservent dans leur»
bibliothèques : n'ont-ils pas les premiers reconnu le
plan et l'économie du livre des Caractères ? n'ont-
ils pas observé que de seize chapitres qui le com-
posent il y en a quinze qui , s'attachant à décou-
vrir le faux et le ridicule qui se rencontrent dans
les objets des passions et des attachements humains,
ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affai-
blissent d'abord , et qui éteignent ensuite dans tous
les hommes la connaissance de Dieu ; qu'ainsi ils
ne sont que des préparations "au seizième et der-
nier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-
être confondu , où les preuves de Dieu , une partie
du moins de celles que les faibles hommes sont
capables de recevoir dans leur esprit , sont appor-
tées , où la providence de Dieu est défendue contre
l'insulte et les plaintes des libertins? Qui sont
donc ceux qui osent répéter contre un ouvrage si
sérieux et si utile ce continuel refrain, c'est médi-
sance, c'est calomnie ^^ Il faut les nommer : ce
sont des poètes. Mais quels poètes? Des auteurs
d'hymnes sacrés ou des traducteurs de psaumes,
des Godeaux ou des Corneilles? Non, mais des fai^^
seurs de stances et d'élégies amoureuses , de ce$
beaux esprits qui tournent un sonnet sur une ab-
sence ou sur un retour , qui font une épigramme
sur une belle gorge, et un madrigal sur une jouiS'
sance. Voilà ceux qui, par délicatesse de conscience,
ne souffrent qu'impatiemment qu'en ménageant les
particuliers avec toutes les précautions que la pru-
dence peut suggérer , j'essaye dans mon livre des
Mœurs de décrier, s'il est possible, tous les vices
384
(lu cœur et de l'esprit, de rendre l'homme raison-
nable et plus proche de devenir chrétien. Tels ont
été les ïhéobaldes, ou ceux du moins qui tra-
vaillent sous eux et dans leur atelier.
Ils sont encore allés plus loin; car, palliant d'une
politique zélée le chagrin de ne se sentir pas à leur
gré si bien loués et si longtemps que chacun des
autres académiciens , ils ont osé faire des applica-
tions délicates et dangereuses de l'endroit de ma
harangue où , m'exposant seul à prendre le parti de
toute la littérature contre leurs plus irréconciliables
ennemis , gens pécunieux , que l'excès d'argent, ou
qu'une fortune faite par de certaines voies, jointe
à la faveur des grands qu'elle leur attire nécessai-
rement , mène jusqu'à une froide insolence, je leur
fais à la vérité à tous une vive apostrophe, mais
qu'il n'est pas permis de détourner de dessus eux
pour la rejeter sur un seul, et sur tout autre
Ainsi en usent à mon égard, excités peut-être par
les Théobaldes, ceux qui, se persuadant qu'un au-
teur écrit seulement pour les amuser par la satire,
et point du tout pour les instruire par une saine
morale, au lieu de prendre pour eux et de faire
servir à la correction de leurs mœurs les divers
traits qui sont semés dans un ouvrage, s'appliquent
à découvrir, s'ils le peuvent, quels de leurs amis
ou de leurs ennemis ces traits peuvent regarder ,
négligent dans un livre tout ce qui n'est que re-
marques solides ou sérieuses réflexions, quoiqu'on
si grand nombre qu'elles le composent presque
tout entier, pour ne s'arrêter qu'aux peintures ou
aux caractères ; et Sj^rès les avoir expliqués à leur
manière, et en avoir cru trouver les originaux,
donnent au public de longues listes, ou, comme
ils les appellent, des clefs, fausses clefs, et qui
leur sont aussi inutiles qu'elles sont injurieuses aux
personnes dont les noms s'y voient déchiffrés , et
à l'écrivain qui en est la cause , quoique innocente.
J'avais pris la précaution de protester dans une
préface contre toutes ces interprétations, que quel-
que connaissance que j'ai des hommes m'avait fait
prévoir , jusqu'à hésiter quelque temps si je devais
rendre mon livre public , et à balancer entre le désir
d'être utile à ma patrie par mes écrits et la crainte
de fournir à quelques-uns de quoi exercer leur ma-
lignité. Mais puisque j'ai eu la faiblesse de publier
ces Caractères , quelle digue élèvera i-je contre ce
déluge d'explications qui inonde la ville, et qui
bientôt va gagner la cour? Dirai -je sérieusement,
et protesterai-je avec d'horribles serments , que je
ne suis ni auteur ni complice de ces clefs qui cou-
rent; que je n'en ai donné aucune; que mes plus
familiers amis savent que je les leur ai toutes re-
Lk BKUYERfcl,
fusées; que les personnes les plus accréditées de la
cour ont désespéré d'avoir mon secret? N'est-ce
pas la même chose que si je me tourmentais beau-
coup à soutenir que je ne suis pas un malhonnête
honune, un homme sans pudeur, sans mœurs,
sans conscience , tel enfin que les gazetiers dont je
viens de parler ont voulu me représenter dans leur
libelle diffamatoire.
Mais d'ailleurs comment aurais-je donné ces sortes
de clefs, si je n'ai pu moi-même les forger telles
qu'elles sont, et que je les ai vues? Étant presque
toutes différentes entre elles, quel moyen de les
faire servir à une même entrée , je veux dire à l'in-
telligence de mes remarques? Nommant des per-
sonnes de la cour et de I9 ville à qui je n'ai jamais
parlé, que je ne connais point, peuvent-elles partir
de moi , et être distribuées de ma main ? Aurais-
je donné celles qui se fabriquent à Romorantin, à
Mortagne et à Bellesme , dont les différentes ap-
plications sont à la baillive , à la femme de l'asses-
seur , au président de l'élection , au prévôt de la ma-
réchaussée, et au prévôt de la collégiale ? Les noms
y sont fort bien marqués , mais ils ne m'aident pas
davantage à connaître les personnes. Qu'on me
permette ici une vanité sur mon ouvrage ; je suis
presque disposé à croire qu'il faut que mes pein-
tures expriment bien l'homme en général, puis-
qu'elles ressemblent à tant de particuliers, et que
chacun y croit voir ceux de sa ville ou de sa pro-
vince. J'ai peint à la vérité d'après nature , mais je
n'ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celle-
là dans mon livre des Mœurs. Je ne me suis point
loué au public pour faire des portraits qui ne fussent
que vrais et ressemblants , de peur que quelquefois
ils ne fussent pas croyables et ne parussent feints
ou imaginés. Me rendant plus difficile , je suis allé
plus loin : j'ai pris un trait d'un côté et un trait
d'un autre; et de ces divers traits, qui pouvaient
convenir à une même personne, j'en ai fait des
peintures vraisemblables, cherchant moins à ré-
jouir les lecteurs par le caractère ou, comme le
disent les mécontents , par la satire de quelqu'un ,
qu'à leur proposer des défauts à éviter , et des mo-
dèles à suivre.
Il me semble donc que je dois être moins blâmé
que plaint de ceux qui par hasard verraient leurs
noms écrits dans ces insolentes listes que je désa-
voue et que je condamne autant qu'elles le méritent.
J'ose même attendre d'eux cette justice , que , sans
s'arrêter à un auteur moral qui n'a eu nulle inten-
tion de les offenser par son ouvrage , ils passeront
jusqu'aux interprètes, dont la noirceur est inexcu-
sable. Je dis en effet ce que je dis , et nullement ce
DISCOURS.
385
qu'on assure que j'ai voulu dire; et je réponds en-
core moins de ce qu'on me fait dire , et que je ne
dis point. Je nomme nettement les personnes que
je veux nommer , toujours dans la vue de louer leur
vertu ou leur mérite : j'écris leurs noms en lettres
capitales, afin qu'on les voie de loin, et que le lec-
teur ne coure pas risque de les manquer. Si j'avais
voulu mettre des noms véritables aux peintures
moins obligeantes, je me serais épargné le travail
d'emprunter des noms de l'ancienne histoire, d'em-
ployer des lettres initiales qui n'ont qu'une signifi-
cation vaine et incertaine, de trouver enfin mille
tours et mille faux-fuyants pour dépayser ceux qui
me lisent , et les dégoûter des applications. Voilà
la conduite que j'ai tenue dans la composition des
Caractères.
Sur ce qui concerne la harangue, qui a paru
longue et ennuyeuse au chef des mécontents, je ne
sais en effet pourquoi j'ai tenté de faire de ce re-
mercîment à l'Académie française un discours
oratoire qui eût quelque force et quelque étendue :
de zélés académiciens m'avaient déjà frayé ce che-
min; mais ils se sont trouvés en petit nombre, et
leur zèle pour l'honneur et pour la réputation de
l'Académie n'a eu que peu d^imitaleurs. Je pouvais
suivre l'exemple de ceux qui , postulant une place
dans cette compagnie sans avoir jamais rien écrit,
quoiqu'ils sachent écrire, annoncent dédaigneuse-
ment, la veille de leur réception , qu'ils n'ont que
deux mots à dire et qu'un moment à parler, quoique
capables de parler longtemps, et de parler bien.
J'ai pensé, au contraire, qu'ainsi que nul artisan
n'est agrégé à aucune société ni n'a ses lettres de
maîtrise sans faire son chef-^d'œuvre ; de même , et
avec encore plus de bienséance , un homme associé
à un corps qui ne s'est soutenu et ne peut jamais
se soutenir que par l'éloquence , se trouvait engagé
à faire en y entrant un effort en ce genre, qui le
fit aux yeux de tous paraître digne du choix dont
il venait de l'honorer. Il me semblait encore que ,
puisque l'éloquence profane ne paraissait plus ré-
gner au barreau , d'où elle a été bannie par la né-
cessité de l'expédition , et qu'elle ne devait plus être
admise dans la chaire , oii elle n'a été que trop souf-
ferte, le seul asile qui pouvait lui rester était l'A-
cadémie française ; et qu'il n'y avait rien de plus
naturel, ni qui pût rendre cette compagnie plus
célèbre, que si, au sujet des réceptions de nou-
veaux académiciens , elle savait quelquefois attirer
la cour et la ville à ses assemblées , par la curiosité
d'y entendre des pièces d'éloquence d'une juste
étendue, faites de main de maîtres, et dont la pro-
fession est d'exceller dans la science de la parole.
Si je n'ai pas atteint mon but, qui était de pro-
noncer un discours éloquent, il me paraît du moins
que je me suis disculpé de l'avoir fait trop long de
quelques minutes : car si d'ailleurs Paris , à qui on
l'avais promis mauvais, satirique et insensé, s'est
plaint qu'on lui avait manqué de parole ; si Marly ,
où la curiosité de l'entendre s'était répandue , n'a
point retenti d'applaudissements que la cour ait
donnés à la critique qu'on en avait faite; s'il a su
franchir Chantilly, écueil des mauvais ouvrages;
si l'Académie française , à qui j'avais appelé comme
au juge souverain de ces sortes de pièces, étant as-
semblée extraordinairement , a adopté celle-ci , l'a
fait imprimer par son libraire, l'a mise dans ses
archives ; si elle n'était pas en effet composée d'un
style affecté, dur et interrompu, ni chargée de
louanges fades et outrées , telles qu'on les lit dans
les prologues d'opéras, et dans tant d'épUres dé-
dicatoires, il ne faut plus s'étonner qu'elle ait en-
nuyé Théobalde. Je vois les temps, ler public me
permettra de le dire, où ce ne sera pas assez de
l'approbation qu'il aura donnée à un ouvrage , pour
en faire la réputation, et que, pour y mettre le
dernier sceau , il sera nécessaire que de certaines
gens le désapprouvent, qu'ils y aient bâillé.
Car voudraient-ils , présentement qu'ils ont re-
connu que cette harangue a moins mal réussi dans
le public qu'ils ne l'avaient espéré, qu'ils savent
que deux libraires ont plaidé 'à qui l'imprimerait;
voudraient-ils désavouer leur goût et le jugement
qu'ils en ont porté dans les premiers jours qu'elle fut
prononcée? Me permettraient-ils de publier ou seu-
lement de soupçonner une tout autre raison de
l'âpre censure qu'ils en firent, que la persuasion
où ils étaient qu'elle la méritait? On sait que cet
homme, d'un nom et d'un mérite si distingués,
avec qui j'eus l'honneur d'être reçu à l'Académie
française , prié , sollicité , persécuté de consentir à
l'impression de sa harangue par ceux mêmes qui
voulaient supprimer la mienne et en éteindre la
mémoire, leur résista toujours avec fermeté. Il
leur dit « qu'il ne pouvait ni ne devait approuver
« une distinction si odieuse qu'ils voulaient faire
« entre lui et moi; que la préférence qu'ils don-
« naient à son discours avec cette affectation et
« cet empressement qu'ils lui marquaient, bien loin
« de l'obliger , comme ils pouvaient le croire , lui
« faisait au contraire une véritable peine; que deux
« discours également innocents , prononcés dans le
« même jour, devaient être imprimés dans le même
« temps. « Il s'expliqua ensuite obligeamment en
■ L'instance était aux requêtes de VhiAaX. ( La Bruyère.)
26
386
LA BRUYÈRE,
public et en particulier sur le violent chagrin qu'il
ressentait de ce que les deux auteurs de la gazette
que j'ai cités avaient fait servir les louanges qu'il
leur avait plu de lui donner à un dessein formé de
médire de moi , de mon discours et de mes Carac-
tères : et il me fit sur cette satire injurieuse des
explications et des excuses qu'il ne me devait point.
Si donc on voulait inférer, de cette conduite des
Théobaldes, qu'ils ont cru faussement avoir besoin
de comparaisons et d'une harangue folle et décriée
pour relever celle de mon collègue, ils doivent ré-
pondre , pour se laver de ce soupçon qui les dé-
shonore, qu'ils ne sont ni courtisans, ni dévoués
à la faveur, ni intéressés, ni adulateurs; qu'au
contraire ils sont sincères , et qu'ils ont dit naïve-
ment ce qu'ils pensaient du plan , du style et des
expressions de mon remercîment à l'Académie
française. Mais on ne manquera pas d'insister, et
de leur dire que le jugement de la cour et de la
ville, des grands et du peuple, lui a été favorable.
Qu'importe? ils répliqueront avec confiance que le
public a son goût , et qu'ils ont le leur : réponse
qui ferme la bouche et qui termine tout différend.
11 est vrai qu'elle m'éloigne de plus en plus de vou-
loir leur plaire par aucun de mes écrits; car, si j'ai
un peu de santé avec quelques années de vie, je
n'aurai plus d'autre ambition que celle de rendre ,
par des soins assidus et par de bons conseils, mes
ouvrages tels , qu'ils puissent toujours partager les
Théobaldes et le public.
DISCOURS.
Messieurs ,
Il serait difficile d'avoir l'honneur de se trou-
ver au milieu de vous , d'avoir devant ses yeux
l'Académie française, d'avoir lu l'histoire de son
établissement, sans penser d'abord à celui à qui
elle en est redevable, et sans se persuader qu'il
n'y a rien de plus naturel , et qui doive moins
vous déplaire, que d'entamer ce tissu de louanges
qu'exigent le devoir et la coutume , par quelques
traits où ce grand cardinal soit reconnaissable ,
et qui en renouvellent la mémoire.
Ce n'est point un personnage qu'il soit facile
de rendre ni d'exprimer par de belles paroles ou
par de riches figures, par ces discours moins faits
pour relever le mérite de celui que l'on veut pein-
dre , que pour montrer tout le feu et toute la vi-
vacité de l'orateur. Suivez le règne de Louis le
Juste : c'est la vie du cardinal de Richelieu , c'est
son éloge et celui du prince qui l'a mis en œuvre.
Que pourrais-je ajouter à des faits encore récents
et si mémorables? Ouvrez son Testament poli-
tique , digérez cet ouvrage : c'est la peinture de
son esprit ; son âme tout entière s'y développe ;
l'on y découvre le secret de sa conduite et de ses
actions ; l'on y trouve la source et la vraisem-
blance de tant et de si grands événements qui ont
paru sous son administration; l'on y voit sans
peine qu'un homme qui pense si virilement et
si juste a pu agir sûrement et avec succès, et
que celui qui a achevé de si grandes choses, ou
n'a jamais écrit , ou a dû écrire comme il a fait.
Génie fort et supérieur, il a su tout le fond et
tout le mystère du gouvernement ; il a connu le
beau et le sublime du ministère; il a respecté
l'étranger, ménagé les couronnes, connu le poids
de leur alliance ; il a opposé des alliés à des en-
nemis ; il a veillé aux intérêts du dehors, à ceux
du dedans , il n'a oublié que les siens : une vie
laborieuse et languissante , souvent exposée , a
été le prix d'une si haute vertu. Dépositaire des
trésors de son maître, comblé de ses bienfaits,
ordonnateur, dispensateur de ses finances , on ne
saurait dire qu'il est mort riche.
Le croirait-on, messieurs? cette âme sérieuse
et austère, formidable aux ennemis de l'état,
inexorable aux factieux , plongée dans la négo-
ciation, occupée tantôt à affaiblir le parti de l'hé-
résie, tantôt à déconcerter une ligue, et tantôt à
méditer une conquête , a trouvé le loisir d'être
savante, a goûté les belles-lettres et ceux qui en
faisaient profession. Comparez -vous, si vous
l'osez , au grand Richelieu, hommes dévoués à la
fortune, qui, par le succès de vos affaires par-
ticulières, vous jugez dignes que l'on vous con-
fie les affaires publiques ; qui vous donnez pour
des génies heureux et pour de bonnes têtes ; qui
dites que vous ne savez rien , que vous n'avez
jamais lu , que vous ne lirez point , ou pour mar-
quer l'inutilité des sciences , ou pour paraître ne
devoir rien aux autres , mais puiser tout de votre
fonds ; apprenez que le cardinal de Richelieu a
su , qu'il a lu; je ne dis pas qu'il n'a point eu
d'éloignement pour les gens de lettres, mais qu'il
les a aimés, caressés, favorisés ; qu'il leur a mé-
nagé des privilèges , qu'il leur destinait des pen-
sions, qu'il les a réunis en une compagnie célè-
bre, qu'il en a fait l'Académie française. Oui,
hommes riches et ambitieux, contempteurs de
la vertu et de toute association qui ne roule pas
sur les établissenaents et sur l'intérêt , celle-ci est
une des pensées de ce grand ministre, né homme
OISCOIJKS.
387
d'État, dévoué a l'État; esprit solide, éminent,
capable dans ce qu'il faisait des motifs les plus
relevés et qui tendaient au bien public comme à la
gloire de la monarchie ; incapable de concevoir
jamais rien qui ne fut digne de lui, du prince
qu'il servait , de la France , à qui il avait consa-
cré ses méditations et ses veilles.
Il savait quelle est la force et l'utilité de l'élo-
quence , la puissance de la parole qui aide la rai-
son et la fait valoir, qui insinue aux hommes la
justice et la probité , qui porte dans le cœur du
soldat l'intrépidité et l'audace, qui calme les
émotions populaires, qui excite à leurs devoirs les
compagnies entières , ou la multitude : il n'igno-
rait pas quels sont les fruits de l'histoire et
de la poésie, quelle est la nécessité de la gram-
maire, la base et le fondement des autres scien-
ces; et que, pour conduire ces choses à un degré
de perfection qui les rendît avantageuses à la
république , il fallait dresser le plan d'une com-
pagnie où la vertu seule fût admise, le mérite
placé, l'esprit et le savoir rassemblés par des
suffrages : n'allons pas plus loin; voilà, mes-
sieurs , vos principes et votre règle , dont je ne
suis qu'une exception.
Rappelez en votre mémoire, la comparaison ne
vous sera pas injurieuse, rappelez ce grand et
premier concile où les Pères qui le composaient
étaient remarquables chacun par quelques mem-
bres mutilés, ou par les cicatrices qui leur étaient
restées des fureurs de la persécution : ils sem-
blaient tenir de leurs plaies le droit de s'asseoir
dans cette assemblée générale de toute l'Église :
il n'y avait aucun de vos illustres prédécesseurs
qu'on ne s'empressât de voir, qu'on ne montrât
dans les places, qu'on ne désignât par quelque
ouvrage fameux qui lui avait fait un grand nom
et qui lui donnait rang dans cette Académie
naissante qu'ils avaient comme fondée : tels
étaient ces grands artisans de la parole , ces pre-
miers maîtres de l'éloquence française; tels vous
êtes, messieurs, qui ne cédez ni en savoir ni en
mérite à nul de ceux qui vous ont précédés.
L'un' , aussi correct dans sa langue que s'il
l'avait apprise par règles et par principes, aussi
élégant dans les langues étrangères que si elles lui
étaient naturelles , en quelque idiome qu'il com-
pose, semble toujours parler celui de son pays : il
a entrepris , il a fmi une pénible traduction que
le plus bel esprit pourrait avouer, et que le plus
pieux personnage devrait désirer d'avoir faite.
' L'abbé de Choisy , qui a fait une traduction de V Imitation
de Jésus-Christ.
L'autre ' fait revivre Virgile parmi nous, trans-
met dans notre langue les grâces et les richesse*
de la latine, fait des romans qui ont une fin , en
bannit le prolixe et l'incroyable pour y substituer
le vraisemblable et le naturel.
Un autre % plus égal que Marot et plus poète
que Voiture, a le jeu, le tour et la naïveté de
tous les deux; il instruit en badinant, persuade
aux hommes la vertu par l'organe des bêtes,
élève les petits sujets jusqu'au sublime : homme
unique dans son genre d'écrire; toujours origi-
nal, soit qu'il invente, soit qu'il traduise; qui a
été au delà de ses modèles, modèle lui-même
difficile à imiter.
Celui-ci 3 passe Juvénal, atteint Horace, sem-
ble créer les pensées d'autrui , et se rendre propre
tout ce qu'il manie ; il a dans ce qu'il emprunte
des autres toutes les grâces de la nouveauté et
tout le mérite de l'invention : ses vers forts et
harmonieux , faits de génie , quoique travaillés
avec art , pleins de traits et de poésie , seront lus
encore quand la langue aura vieilli, en seront les
derniers débris : on y remarque une critique sûre,
judicieuse et innocente , s'il est permis du moins
de dire de ce qui est mauvais qu'il est mauvais.
Cet autre ^ vient après un homme loué , ap-
plaudi, admiré, dont les vers volent en tous lieux
et passent en proverbe ; qui prime , qui règne sur
la scène ; qui s'est emparé de tout le théâtre : il
ne l'en dépossède pas , il est vrai ; mais il s'y éta-
blit avec lui ; le monde s'accoutume à en voir faire
la comparaison : quelques-uns ne souffrent pas que
Corneille , le grand Corneille , lui soit préféré ;
quelques autres, qu'il lui soit égalé : ils en appellent
à l'autre siècle , ils attendent la fin de quelques
vieillards qui , touchés indifféremment de tout ce
qui rappelle leurs premières années, n'aiment
peut-être dans OEdipe que le souvenir de leur
jeunesse.
Que dirai-je de ce personnage ^ qui a fait parler
si longtemps une envieuse critique et qui l'a fait
taire ; qu'on admire malgré soi , qui accable par
le grand nombre et par l'éminence de ses ta-
lents; orateur, historien, théologien, philosophe,
d'une rare érudition, d'une plus rare éloquence,
soit dans ses entretiens , soit dans ses écrits , soit
dans la chaire; un défenseur de la religion , une
lumière de l'Église ; parlons d'avance le langage
de la postérité , un Père de l'Église ? Que n'cst-il
* Segrais, traducteur des Géurgiqnes ci de V Enéide ûe Vir-
gile, et auteur présumé de Zaïda et de la Princesse de Clèves,
qu'on a su depuis être de madame de la Fayette.
=" La Fontaine. -^ Roileau.
^ Racine. ^ Bossuet
388
LA BRUYÈRE,
point? nommez , messieurs , une vertu qui ne soit
pas la sienne.
Touclierai-je aussi votre dernier choix si digne
de vous * ? Quelles choses vous furent dites dans
la place où je me trouve ! je m'en souviens ; et ,
après ce que vous avez entendu , comment osé-
je parler ? comment daignez- vous m'entendre ?
Avouons-le , on sent la force et l'ascendant de ce
rare esprit, soit qu'il prêche de génie et sans pré-
paration , soit qu'il prononce un discours étudié
et oratoire, soit qu'il explique ses pensées dans
la conversation : toujours maître de l'oreille et du
cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet
pas d'envier ni tant d'élévation , ni tant de faci-
lité, de délicatesse, de politesse: on est assez
heureux de l'entendre , de sentir ce qu'il dit , et
comme il le dit ; on doit être content de soi si
l'on emporte ses réflexions, et si l'on en profite.
Quelle grande acquisition avez-vous faite en cet
homme illustre ! à qui m'associez-vous !
Je voudrais , messieurs , moins pressé par le
temps et par les bienséances qui mettent des bor-
nes à ce dicours , pouvoir louer chacun de ceux
qui composent cette Académie par des endroits
encore plus marqués et par de plus vives expres-
sions. Toutes les sortes de talents que l'on voit
répandus parmi les hommes se trouvent parta-
gés entre vous. Veut-o i de diserts orateurs , qui
aient semé dans la chaire toutes les fleurs de l'é-
loquence , qui , avec une saine morale, aient em-
ployé tous les tours et toutes les finesses de la
langue , qui plaisent par un beau choix de paro-
les, qui fassent aimer les solennités, les temples,
qui y fassent courir : qu'on ne les cherche pas
ailleurs, ils sont parmi vous. Admire-t-on une
vaste et profonde littérature qui aille fouiller dans
les archives de l'antiquité pour en retirer des
choses ensevelies dans l'oubli, échappées aux
esprits les plus curieux, ignorées des autres hom-
mes ; une mémoire , une méthode , une précision
à ne pouvoir, dans ces recherches, s'égarer d'une
seule année, quelquefois d'un seul jour sur tant
de siècles : cette doctrine admirable, vous la pos-
sédez ; elle est du moins en quelques-uns de ceux
qui forment cette savante assemblée. Si l'on est
curieux du don des langues joint au double ta-
lent de savoir avec exactitude les choses ancien-
nes , et de narrer celles qui sont nouvelles avec
autant de simplicité que de vérité ; des qualités
si rares ne vous manquent pas, et sont réunies en
un même sujet. Si l'on cherche des hommes ha-
' Téné\oï\.
biles, pleins d'esprit et d'expérience, qui , par le
privilège de leurs emplois , fassent parler le prince
avec dignité et avec justesse; d'autres qui placent
heureusement et avec succès dans les négocia-
tions les plus délicates les talents qu'ils ont de
bien parler et de bien écrire; d'autres encore qui
prêtent leurs soins et leur vigilance aux affaires
publiques , après les avoir employés aux judi-
ciaires , toujours avec une égale réputation : tous
se trouvent au milieu de vous , et je souffre à ne
les pas nommer.
Si vous aimez le savoir joint à l'éloquence,
vous n'attendrez pas longtemps; réservez seu-
lement toute votre attention pour celui qui par-
lera après moi'. Que vous manque-t-il enfin?
vous avez des écrivains habiles en l'une et en
l'autre oraison ; des poètes en tout genre de poé-
sies , soit morales , soit chrétiennes , soit héroï-
ques, soit galantes et enjouées; des imitateurs
des anciens; des critiques austères; des esprits
fins, délicats, subtils, ingénieux, propres à bril-
ler dans les conversations et dans les cercles.
Encore une fois, à quels hommes, à quels grands
sujets m'associez-vous !
Mais avec qui daignez-vous aujourd'hui me
recevoir ? après qui vous fais-je ce public remer-
cîment*? Il ne doit pas néanmoins, cet homme
si louable et si modeste , appréhender que je le
loue : si proche de moi , il aurait autant de fa-
cilité que de disposition à m'interrompre. Je vous
demanderai plus volontiers, à qui me faites-vous
succéder? à un homme qui avait de la vebtu.
Quelquefois, messieurs, il arrive que ceux qui
vous doivent les louanges des illustres morts
dont ils remplissent la place, hésitent, partagés
entre plusieurs choses qui méritent également
qu'on les relève : vous aviez choisi en M. l'abbé
de la Chambre un homme si pieux , si tendre ,
si charitable, si louable par le cœur, qui avait
des mœurs si sages et si chrétiennes, qui était si
touché de religion, si attaché à ses devoirs,
qu'une de ses moindres qualités était de bien
écrire : de solides vertus , qu'on voudrait célé-
brer, font passer légèrement sur son érudition
ou sur son éloquence ; on estime encore plus sa
vie et sa conduite que ses ouvrages. Je préfére-
rais en effet de prononcer le discours funèbre
de celui à qui je succède , plutôt que de me bor-
ner à un simple éloge de son esprit. Le mérite en
lui n'était pas une chose acquise , mais un patri-
moine, un bien héréditaire ; si du moins il en faut
' Charpentier, alors directeur de l'Académie.
^ L'al)b<'f Bignoii , reçu le même jour que la Bruyère.
I
DISCOURS.
381>
juger par le choix de celui qui avait livré son
cœur, sa confiance, toute sa personne, à cette
ramille, qui l'avait rendue comme votre alliée,
puisqu'on peut dire qu'il l'avait adoptée et qu'il
l'avait mise avec l'Académie française sous sa
protection.
Je parle du chancelier Séguier : on s'en sou-
vient comme de l'un des plus grands magistrats
que la France ait nourris depuis ses commence-
ments ; il a laissé à douter en quoi il excellait
davantage, ou dans les belles-lettres, ou dans
les affaires ; il est vrai du moins , et on en con-
vient , qu'il surpassai* en l'un et en l'autre tous
ceux de son temps : homme grave et familier,
profond dans les délibérations, quoique doux et
facile dans le commerce, il a eu naturellement
ce que tant d'autres veulent avoir et ne se don-
nent pas , ce qu'on n'a point par l'étude et par
l'affectation, par les mots graves ou sentencieux,
ce qui est plus rare que la science , et peut-être
que la probité, je veux dire de la dignité; il ne
la devait point à l'éminence de son poste ; au con-
traire , il l'a ennobli : il a été grand et accrédité
sans ministère , et on ne voit pas que ceux qui
ont su tout réunir en leur personne l'aient effacé.
Vous le perdîtes il y a quelques années, ce
grand protecteur : vous jetâtes la vue autour de
vous, vous promenâtes vos yeux sur tous ceux
qui s'offraient et qui se trouvaient honorés de
vous recevoir ; mais le sentiment de votre perte
fut tel, que, dans les efforts que vous fîtes pour
la réparer, vous osâtes penser à celui qui seul
pouvait vous la faire oublier et la tourner à vo-
tre gloire. Avec quelle bonté, avec quelle hu-
manité ce magnanime prince vous a-t-il reçus !
n'en soyons pas surpris ; c'est son caractère , le
même , messieurs , que l'on voit éclater dans tou-
tes les actions de sa belle vie, mais que les surpre-
nantes révolutions arrivées dans un royaume
voisin et allié de la France ont mis dans le plus
beau jour qu'il pouvait jamais recevoir.
Quelle facilité est la nôtre, pour perdre tout
d'un coup le sentiment et la mémoire des choses
dont nous nous sommes vus le plus fortement im-
primés I Souvenons-nous de ces jours tristes que
nous avons passés dans l'agitation et dans le trou-
ble; curieux, incertains quelle fortune auraient
c(>urue un grand roi , une grande reine, le prince
leur fils, famille auguste, mais malheureuse,
([ue la piété et la religion avaient poussée jus-
qu'aux dernières épreuves de l'adversité. Hé-
las 1 avaient-ils péri sur la mer ou par les mains
(le leurs ennemis? nous ne le savions pas : on
s'interrogeait , on se promettait réciproquement
les premières nouvelles qui viendraient sur un
événement si lamentable : ce n'était plus une
affaire publique , mais domestique; on n'en dor-
mait plus, on s'éveillait les uns les autres pour
s'annoncer ce qu'on en avait appris. Et quand
ces personnes royales , à qui l'on prenait tant
d'intérêt, eussent pu échapper à la mer ou à leur
patrie, était-ce assez? ne fallait-il pas une terre
étrangère où ils pussent aborder, un roi égale-
ment bon et puissant qui pût et qui voulût les re-
cevoir? Je l'ai vue, cette réception, spectacle
tendre s'il en fut jamais ! On y versait des larmes
d'admiration et de joie : ce prince n'a pas plus
de grâce , lorsqu'à la tête de ses camps et de ses
armées il foudroie une ville qui lui résiste, ou
qu'il dissipe les troupes ennemies du seul bruit
de son approche.
S'il soutient cette longue guerre, n'en doutons
pas, c'est pour nous donner une paix heureuse;
c'est pour l'avoir à des conditions qui soient justes
et qui fassent honneur à la nation , qui ôtent pour
toujours à l'ennemi l'espérance de nous troubler
par de nouvelles hostilités. Que d'autres pubUent,
exaltent ce que ce grand roi a exécuté, ou par lui-
même ou par ses capitaines , durant le cours de ces
mouvements dont toute l'Europe est ébranlée ; ils
ont un sujet vaste et qui les exercera longtemps.
Que d'autres augurent, s'ils le peuvent, ce quil
veut achever dans cette campagne : je ne parle que
de son cœur, que de la pureté et de la droiture de
ses intentions ; elles sont connues, elles lui échap-
pent ; on le félicite sur des titres d'honneur dont
il vient de gratifier quelques grands de son État :
que dit-il ? qu'il ne peut être content quand tous
ne le sont pas , et qu'il lui est impossible que tous
le soient <;omme il le voudrait. Il sait, messieurs,
que la fortune d'un roi est de prendre des villes ,
de gagner des batailles, de reculer ses fron-
tières , d'être craint de ses ennemis ; mais que la
gloire du souverain consiste à être aimé de ses
peuples, en avoir le cœur, et par le cœur tout
ce qu'ils possèdent. Provinces éloignées, pro-
vmces voisines, ce prince humain et bienfaisant,
que les peintres et les statuaires nous défigurent,
vous tend les bras, vous regarde avec des yeux
tendres et pleins de douceur ; c'est là son atti-
tude : il veut voir vos habitants , vos bergers ,
danser au son d'une flûte champêtre sous les
saules et les peupliers, y mêler leurs voix rusti-
ques, et chanter les louanges de celui qui , avec
la paix et les fruits de U paix, leur aura rendu
la joie et la sérénité.
3în;
LA BRUYÈRE.
C'est pour arriver à ce comble de ses souhaits,
la félicité commune, qu'il se livre aux travaux
et aux fatigues d'une guerre pénible, qu'il essuie
l'inclémence du ciel et des saisons, qu'il expose
sa personne, qu'il risque une vie heureuse : voilà
son secret , et les vues qui le font agir ; on les pé-
nètre, on les discerne par les seules qualités de
ceux qui sont en place, et qui l'aident de leurs
conseils. Je ménage leur modestie : qu'ils me per-
mettent seulement de remarquer qu'on ne devine
point les projets de ce sage prince ; qu'on devine
au contraire, qu'on nomme les personnes qu'il
va placer, et qu'il ne fait que confirmer la voix
du peuple dans le choix qu'il fait de ses minis-
tres. Il ne se décharge pas entièrement sur eux
du poids de ses affaires : lui-même , «i je l'ose
dire, il est son principal ministre ; toujours ap-
pliqué à nos besoins , il n'y a pour lui ni temps
de relâche , ni heures privilégiées : déjà la nuit
s'avance, les gardes sont relevées aux avenues
de son palais, les astres brillent au ciel et font
leur course; toute la nature repose, privée du
jour, ensevelie dans les ombres ; nous reposons
aussi, tandis que ce roi, retiré dans son balustre,
veille seul sur nous et sur tout l'État. Tel est ,
messieurs , le protecteur que vous vous êtes pro-
curé, celui de ses peuples.
Vous m'avez admis dans une compagnie illus-
trée par une si haute protection : je ne le dissi-
mule pas, j'ai assez estimé cette distinction pour
désirer de l'avoir dans toute sa fleur et dans
toute son intégrité, je veux dire de la devoir à
votre seul choix ; et j'ai mis votre choix à tel prix
que je n'ai pas osé en blesser, pas même en ef-
fleurer la liberté par une importune sollicitation :
j'avais d'ailleurs une juste défiance de moi-même,
je sentais de la répugnance à demander d'être
préféré à d'autres qui pouvaient être choisis. J'a-
vais cru entrevoir, messieurs, une chose que je
ne devais avoir aucune peine à croire , que vos
inclinations se tournaient ailleurs , sur un sujet
digne , sur un homme rempli de vertus , d'esprit
et de connaissances, qui était tel avant le poste
de confiance qu'il occupe, et qui serait tel en-
core, s'il ne l'occupait plus : je me sens touché,
non de sa déférence , je sais celle que je lui dois,
mais de l'amitié qu'il m'a témoignée, jusqu'à
s'oublier en ma faveur. Un père mène son fils à
un spectacle ; la foule y est grande , la porte est
assiégée ; il est haut et robuste , il fend la presse;
et,comme il est près d'entrer ,il pousse son fils de-
vant lui , qui , sans cette précaution , ou n'entre-
rait point, ou entrerait tard. Cette démarche d'a-
voir supplié quelques-uns de vous , comme il a
fait , de détourner vers moi leurs suffrages , qui
pouvaient si justement aller à lui , elle est rare,
puisque dans ses circonstances elle est unique ;
et elle ne diminue rien de ma reconnaissance en-
vers vous, puisque vos voix seules, toujours li-
bres et arbitraires, donnent une place dans l'A-
cadémie française.
Vous me l'avez accordée, messieurs, et de si
bonne grâce , avec un consentement si unanime,
que je la dois et la veux tenir de votre seule mu-
nificence. Il n'y a ni poste , ni crédit, ni riches-
ses, ni titres, ni autorité, ni faveur, qui aient pu
vous plier à faire ce choix ; je n'ai rien de toutes
ces choses, tout me manque : un ouvrage qui a
eu quelque succès par sa singularité, et dont
les fausses, je dis les fausses et malignes appli-
cations pouvaient me nuire auprès des personnes
moins équitables et moins éclairées que vous, a
été toute la médiation que j'ai employée, et que
vous avez reçue. Quel moyen de me repentir ja-
mais d'avoir écrit?
FliN.
ièU®W&^'^%0U&9&99&&&&®®®®&®'^^'^&^&&^®&^Q^U%%9ià&&QièUQ^9%^U^<B99iè
LES CARACTERES
DE THÉOPHRASTE,
TRADUITS 1>C GREC
PAR LA BRUYÈRE,
AVEC DES ADDITIONS ET DES NOTES NOUVELLES,
PAR J. G. SCHWEIGH^CSER.
AVERTISSEMENT
DE M. SCHWEIGHiEUSER.
lAnX. - 1802.]
Depuis la traduction des Caractères de Théo-
plirasle par la Bruyère , cet ouvrage a reçu des
additions importantes , et d'excellents critiques en
ont éclairci beaucoup de passages difficiles.
En 1712 , Needham publia les leçons de Duport
sur treize de ces Caractères. En 1763 , Fischer ré-
suma dans une édition critique presque tout ce
qui avait été fait pour cet ouvrage , et y ajouta des
recherches nouvelles. En 1786, M. Amaduzzi pu-
blia deux nouveaux Caractères, que Prosper Petro-
nius avait découverts , et qui se trouvent à la suite
des anciens , dans un manuscrit de la bibliothèque
palatine du Vatican. En 1790, M. Belin de Ballu
traduisit ces deux Caractères en français , et les
joignit à une édition de la Bruyère , dans laquelle
il ajouta quelques notes critiques à celles dont
Coste avait accompagné la traduction de Théo-
phraste dans les éditions précédentes.
En 1798, M. Goetz publia les quinze derniers
Caractères avec des additions considérables sur les
papiers de M. Siebenkees, qui avait tiré cette co-
pie plus complète du même manuscrit où Ton avait
trouvé les deux derniers chapitres, mais qui mal-
heureusement ne contient pas les quinze premiers.
En 1799 (an VII) , M. Coray donna une édition
grecque et française de l'ouvrage entier, qu'il éclair-
cit par une traduction nouvelle , et par des notes
aussi intéressantes pour la critique du texte que
pour la connaissance des mœurs de l'antiquité. Ce
savant helléniste , presque compatriote du philoso-
phe qu'il interprète , a même expliqué quelquefois
très-heureusement, par des usages de la Grèce mo-
derne , des particularités de ceux de la Grèce an-
cienne. En dernier lieu, M. Schneider, l'un des plus
savants philologues d'Allemagne, a publié une édi-
tion critique de ces Caractères, en les classant dans
un nouvel ordre , et en y faisant beaucoup de cor-
rections. Son travail jette une lumière nouvelle sur
plusieurs passages obscurs de l'ancien texte et des
additions , que cet éditeur défend contre les doutes
qu'on avait élevés sur leur authenticité. Il prouve
par plusieurs circonstances , auxquelles on n'avait
pas fait attention avant lui, et par l'existence même
d'une copie plus complète que les autres , que nous
ne possédons que des extraits de cet ouvrage. Je
traiterai avec plus de détails de cette hypoUièse
très-probable dans la note i du chapitre xvj .
Les ijnportantes améliorations du texte, les ver-
sions nouvelles de beaucoup de passages, et les
éclaircissements intéressants sur les mœurs , four-
nis par ces savants, rendraient la traduction de
In Bruyère |)eu digne d'èlre remise sous les yeux
LES CARACTÈRKS DE THÉOPHRASïE:
392
du public, si tout ce qui est sorti de la plume d'un
écrivain si distingué n'avait pas un intérêt particu-
lier, et si l'on n'avait pas cherché à suppléer ce qui
lui manque.
C'est là le principal objet des notes que j'ai ajou-
tées à celles de ce traducteur, et par lesquelles j'ai
remplacé les notes de Coste, qui n'éclaircissent
presque jamais les questions qu'on y discute. Je
les ai puisées en grande partie dans les différentes
sources que je viens d'indiquer, ainsi que dans le
commentaire de Casaubon, et dans les observa-
tions de plusieurs autres savants qui se sont occu-
pés de cet ouvrage. J'ai fait usage aussi de l'élé-
gante traduction de M. Levesque , qui a paru en
1 782 dans la collection des Moralistes anciens ; des
passages imités ou traduits par M. Barthélémy
dans son Voyage du jeune Jnacharsis; et de la
traduction allemande commencée par M. Hottin-
ger de Zurich , dont je regrette de ne pas avoir pu
attendre la publication complète , ainsi que celle
des papiers de Fonteyn qui se trouvent entre les
mains de l'illustre helléniste Wyttenbach.
J'avais espéré que les onze manuscrits de la biblio-
thèque nationale me fourniraient les moyens d'ex-
pliquer ou de corriger quelques passages que les
notes de tant de savants commentateurs n'ont pas
encore suffisamment éclaircis. Mais , excepté la
confirmation de quelques corrections déjà propo-
sées et la découverte de quelques scolies peu im-
portantes , l'examen que j'en ai fait n'a servi qu'à
m'apprendre qu'aucune de ces copies ne contient
rien de plus que les quinze premiers chapitres de
l'ouvrage, et qu'ils s'y trouvent avec toutes leurs
difficultés et leurs lacunes.
J'ai observé que , dans les trois plus anciens de
ces manuscrits , ces Caractères se trouvent immé-
diatement après un morceau inédit de Syrianus sur
l'ouvrage d'Hermogène de Formis orationis. On
sait que la seconde partie de cet ouvrage traite de
la manière dont on doit peindre les mœurs et les
caractères, et qu'elle contient beaucoup d'exemples
tirés des meilleurs auteurs de l'antiquité, mais
qui ne sont ordinairement que des fragments très-
courts et sans liaison. A la fin du Commentaire
assez obscur dont je viens de parler, et que le sa-
vant et célèbre conservateur des manuscrits grecs
de la bibliothèque nationale, M. la Porte du Theil,
a eu la bonté d'examiner avec moi , l'auteur pa-
raît annoncer qu'il va donner des exemples plus
étendus que ceux d'Hermogène , en publiant à la
suite de ce morceau les Caractères entiers qui sont
venus à sa connaissance. Cet indice sur la manière
dont cette partie de l'ouvrage nous a été trans-
mise explique pourquoi on la trouve si souvent,
dans les manuscrits, sans la suite, et toujours
avec les mêmes imperfections.
Étant ainsi frustré de l'espoir d'expliquer ou de
restituer les passages difficiles ou altérés, par le se-
cours des manuscrits , j'ai tâché de les éclaircir par
de nouvelles recherches sur la langue et sur la
philosophie de Théophraste , sur l'histoire et sur
les antiquités.
J'ose dire que ces recherches m'ont mis à même
de lever une assez grande partie des difficultés
qu'on trouvait dans cet ouvrage , et de m'aperce-
voir que plusieurs passages qu'on croyait suffisam-
ment entendus admettent une explication plus
précise que celle dont on s'était contenté jusqu'à
présent.
Outre les matériaux rassemblés par les commen-
tateurs plus anciens et par moi-même , M. Vis-
conti, dont l'érudition, la sagacité, et la précision
critique qu'il a su porter dans la science des anti-
quités , sont si connues et si distinguées , a eu la
bonté de me fournir quelques notes précieuses sur
les passages parallèles et sur les monuments qui
peuvent éclaircir des traits de ces Caractères.
Pour mieux faire connaître le mérite et l'esprit
particulier de l'ouvrage de Théophraste , j'ai joint
aux Caractères tracés par lui quelques autres mor-
ceaux du même genre , tirés d'auteurs anciens ; et
j'ai fait précéder le discours de la Bruyère sur ce
philosophe d'un aperçu de l'histoire de la morale en
Grèce avant lui.
Il eût été assez intéressant de continuer cette
collection de Caractères antiques par des traits re-
cueillis dans les orateurs , les historiens , et les
poètes comiques et satiriques d'Athènes et de
Rome , et rassemblés en différents tableaux , de
manière à former une peinture complète des mœurs
de ces villes. 11 serait utile aussi de comparer en
détail les Caractères tracés par ces auteurs aux
différentes époques de la civilisation, sous le double
rapport des progrès des mœurs et de ceux de l'art
de les peindre. Mais l'objet et la nature de cette
édition m'ont prescrit des bornes plus étroites.
Je regrette que l'éloignement ne m'ait pas per-
mis de soumettre à mon père ce premier essai
dans une carrière dans laquelle il m'a introduit et
oii je cherche à marcher sur ses traces. Mais j'ai
eu le bonheur de pouvoir communiquer mon tra-
vail à plusieurs savants et littérateurs du premier
ordre, et surtout à MM. d'Ansse de Villoison,
Visconti et Suard , qui ont bien voulu m'aider de
leurs conseils et m'honorer de leurs encourage-
ments.
DE LA MORALE AVANT THÉOPHRASTE.
393
APERÇU
L'HISTOIRE DE LA MORALE EN GRÈCE
AVANT THÉOPHRASTE.
Malgré les germes de civilisation que des
colonies orientales avaient portés dans la Grèce
à une époque très-reculée, nous trouvons dans
l'histoire de ce pays une première période où la
vengeance suspendue sur la tête du criminel, le
pouvoir arbitraire d'un chef, et l'indignation
publique, tenaient lieu de justice et de morale.
Dans ce premier âge de la société, au lieu de
philosophes moralistes, des guerriers généreux
parcourent la Grèce pour atteindre et punir les
coupables; des oracles et des devins attachent
au crime une flétrissure qui nécessite des expia-
tions religieuses, au défaut desquelles le crimi-
nel est menacé de la colère des dieux et pros-
crit parmi les hommes.
Bientôt des poètes recueillent les faits héroï-
ques et les événements remarquables, et les
chantent en mêlant à leurs récits des réflexions
et des sentences qui deviennent des proverbes
et des maximes. Ayant conçu l'idée de donner
des formes humaines à ces divinités que les peu-
ples de l'Asie représentaient par des allégories
souvent bizarres , ils furent obligés de chercher
dans la nature humaine ce qu'elle avait de plus
élevé, pour composer leurs tableaux des traits
qui commandaient la plus grande admiration.
Leurs brillantes fictions se ressentent des mœurs
d'un siècle à demi barbare; mais elles traçaient
du moins à leurs contemporains des modèles de
grandeur, et même de vertus, plus parfaits que
la réalité.
Les idées que la tradition avait fournies à ces
chantres révérés , ou que leur vive imagination
leur avait fait découvrir, furent méditées, réu-
nies, augmentées par des hommes supérieurs, en
même temps que tous les membres de la société
sentirent le besoin de sortir de cet état d'ins-
tabilité , de troubles et de malheurs.
Alors les héros furent remplacés par des lé-
gislateurs, et les idées religieuses se fixèrent;
elles furent enseignées surtout dans ces célèbres
mystères fondés par Eumolpc , quelques géné-
rations avant la guerre de Troie , auxquels Ci-
céron' attribue la civilisation de l'Europe, et
' De ti'ffibvs, II, 14.
que la Grèce a regardés pendant une si longue
suite de siècles comme la plus sacrée de ses ins-
titutions. Dans les initiations solennelles d'Eleu-
sis, la morale était présentée avec la sanction im-
posante de peines et de récompenses dans une
vie à venir, dont les notions, d'abord grossières,
et même immorales , s'épurèrent peu à peu.
Dans cette période, les hommes éclairés
jouirent d'une vénération d'autant plus grande,
que les lumières étaient plus rares; et les talents
extraordinaires plaçaient presque toujours celui
qui les possédait à la tête du gouvernement.
L'orateur philosophe que je viens de citer ' ob-
serve que parmi les sept sages de la Grèce il
n'y eut que Thaïes qui ne fut pas le chef de sa
république; et cette exception provint de ce que
ce philosophe se livra presque exclusivement aux
sciences physiques.
Pythagore seul se fraya une carrière différente.
Exilé de sa patrie par la tyrannie de Polycrate,
il demeura sans fonctions civiles, mais il fut l'ami
et le conseil des chefs des républiques de la gran-
de Grèce. En même temps, pour se créer une
sphère d'activité plus vaste et plus indépendante,
il fonda une école qui embrassait à la fois les
sciences physiques et les sciences morales, et
une association secrète qui devait réformer peu
à peu tous les États de la Grèce , et substituer
aux institutions qu'avaient fait naître la violence
et les circonstances, des constitutions fondées
sur les véritables bases du contrat sociaP. Mais
cette association n'acquit jamais une influence
prépondérante dans la Grèce proprement dite, et
n'y laissa guère d'autres traces que quelques
traités de morale qui préparèrent la forme
qu'Aristote donna par la suite à cette science.
Tant que les républiques de la Grèce étaient
florissantes, leur histoire nous offre des actions
et des sentiments sublimes ; la morale servait de
base à la législation, elle présidait aux séances de
l'aréopage , elle dictait des oracles, et conduisait
la plume des historiens; ses préceptes étaient
gravés sur les hermès , prêches publiquement par
les poètes dans les chœurs de leurs tragédies, et
souvent vengés par les satires politiques de la co-
médie de ce temps. Mais, excepté le petit nombre
d'écrits pythagoriciens dont je viens de parler,
et quelques paraboles qui nous ont été con-
servées par des auteurs postérieurs, nous ne
voyons paraître dans cette période aucun ou-
' J)e Oratorc, 111,34.
' F'oyez M<îin«Ts, flis/nirc des sciences dans lu Grèce,
liv. lïl; vi ]r f^oymjf du jcnnc .4nncharsis,^\ni>. 75.
394
LES CARAC'IÈRES DE THÉOPHRASTE.
vrage qui truite expressément de la morale. Les
esprits actifs se livraient à la carrière politique ,
où les appelait la forme démocratique des gou-
vernements sous lesquels ils vivaient, ou aux arts
qui promettaient aussi des récompenses publi-
ques. Les esprits spéculatifs s'occupaient des
sciences physiques, premier objet des besoins et
de la curiosité de l'homme.
La morale faisait, à la vérité, une partie
essentielle de l'éducation qu'on donnait à la jeu-
nesse ; mais , dans les écoles , l'étude de cette
science était presque entièrement subordonnée
à celle de l'éloquence; et cette circonstance con-
tribua beaucoup à en corrompre les principes.
On n'y cherchait ordinairement que ce qui pou-
vait servir à émouvoir les passions et à faire ob-
tenir les suffrages d'une assemblée tumultueuse.
Cette perversité fut même érigée en science
par ces vains et subtils déclamateurs appelés
sophistes.
En même temps les guerres extérieures et
civiles, l'inégaUté des fortunes, la tyrannie exer-
cée par les républiques puissantes sur les répu-
bliques faibles, et, dans l'intérieur des États, la
facilité d'abuser d'un pouvoir populaire et mal
déterminé, corrompaient sensiblement les mœurs;
et les républiques se ressentirent bientôt, par
l'altération des anciennes institutions , du chan-
gement qui s'était opéré dans les esprits. Mais,
à côté des vices et de la corruption, les lumières
que donne l'expérience , et l'indignation même
qu'inspire le crime, forment souvent des hommes
que leurs vertus élèvent non-seulement au-dessus
de leur siècle, mais encore au-dessus de la vertu
moins éclairée des siècles qui les ont précédés.
Cependant la carrière politique est alors fermée
à de tels hommes par la distance même où ils
se trouvent du vulgaire , et par la répugnance
que leur inspirent l'intrigue et les vils moyens
qu'il faudrait employer pour s'élever aux places
et pour s'y maintenir. S'ils sont portés , par cet
instinct sublime qui attache notre bonheur à
celui de nos semblables, vers une activité géné-
reuse , ils ne peuvent s'y livrer qu'en signalant
les méchants, en distinguant ce qui reste de
citoyens vertueux , en s'entourant de l'espoir de
la génération future, et en combattant ses
corrupteurs.
Tels furent la situation et les sentiments de
Socrate, lorsqu'il résolut de faire descendre,
selon le beau mot de Cicéron , la philosophie du
ciel sur la terre, et qu'il s'érigea, pour ainsi
dire , en c^eur public de ses copcitoyens , as-
servis à la fois par la mollesse et par la tyrannie
Il combattit les pervers par les armes du ri-
dicule , et s'attacha les vertueux en enflammant
dans leur sein le sentiment de la moralité. Mais
il chercha vainement à ramener sa patrie à un
ordre de choses dont les bases avaient été dé-
truites , et il périt victime de sa noble entreprise.
Bientôt Philippe et Alexandre reléguèrent
presque entièrement dans les écoles et dans lés
livres les sentiments qui autrefois avaient formé
des citoyens et des héros. Le philosophe qui vou-
lait suivre les traces de Socrate était condamné
au rôle de Diogène; Platon et Aristote ensei-
gnèrent dans l'intérieur de l'Académie et du
Lycée; Zenon trouva peu de disciples parmi
ses contemporains; et la morale d'Épicure , fon-
dée sur la seule sensibilité physique, fut le résul-
tat naturel de cette révolution, et l'expression
fidèle de l'esprit du siècle qui la suivit.
Le temps des vertus privées et celui des ob-
servations fines et délicates , des systèmes et
des fictions morales, avaient succédé aux siè-
cles des vertus publiques, des grands hommes
et des actions sublimes.
Les différents degrés du passage à ce nou-
vel ordre de choses sont marqués par les ai-
mables ouvrages de Xénophon, qui écrivit comme
Socrate avait parlé; par les dialogues spirituels
de Platon, qui plaça les beautés morales dans des
espaces imaginaires et dans des pays fictifs;
par la doctrine lumineuse d'Aristote , entre les
mains duquel la morale devint une science d'ob-
servation; et par les élégantes satires de Théo-
phraste, dont l'entreprise a pu être renouvelée
du temps de Louis XIV.
DISCOURS DE LA BRUYERE
THÉOPHRASTE.
Je n'estime pas que l'homme soit capable de for-
mer dans son esprit un projet plus vain et plus chi-
mérique, que de prétendre, en écrivant de quelque
art ou de quelque science que ce soit , échapper à
toute sorte de critique et enlever les suffrages de
tous ses lecteurs.
Car, sans m'étendre sur la différence des esprits
des hommes , aussi prodigieuse en eux que celle de
leurs visages, qui fait gortter aux uns les choses de
DISCOURS SUR THÉOPHRASÏE.
spéculation , et aux autres celles de pratique ; qui
fait que quelques-uns cherchent dans les livres à
exercer leur imagination , quelques autres à former
leur jugement; qu'entre ceux qui lisent, ceux-ci
aiment à être forcés par la démonstration , et ceux-
là veulent entendre délicatement, ou former des rai-
sonnements et des conjectures ; je me renferme seu-
lement dans cette science qui décrit les mœurs , qui
examine les hommes , et qui développe leurs carac-
tères ; et j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent
de choses qui les touchent de si près , et où il ne
s'agit que d'eux-mêmes , ils sont encore extrême-
ment difficiles à contenter.
Quelques savants ne goûtent que les apophtheg-
mes des anciens, et les exemples tirés des Romains,
des Grecs , des Perses , des Égyptiens ; l'histoire du
monde présent leur est insipide : ils ne sont point
touchés des hommes qui les environnent et avec qui
ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs.
Les femmes au contraire, les gens de la cour, et
tous ceux qui n'ont que beaucoup d'esprit sans éru-
dition, indifférents pour toutes les choses qui les ont
précédés, sont avides de celles qui se passent à leurs
yeux , et qui sont comme sous leur main : ils les
examinent, ils les discernent; ils ne perdent pas de
vue les personnes qui les entourent, si charmés des
descriptions et des peintures que l'on fait de leurs
contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin
qui leur ressemblent , et à qui ils ne croient pas
ressembler, que jusque dans la chaire l'on se croit
obligé souvent de suspendre l'Évangile pour les
prendre par leur faible , et les ramener à leurs de-
voirs par des choses qui soient de leur goût et de
leur ponée.
La cour, ou ne connaît pas la ville, ou, par le
mépris qu'elle a pour elle, néglige d'en relever le
ridicule, et n'est point frappée des images qu'il
peut fournir ; et si au contraire l'on peint la cour,
comme c'est toujours avec les ménagements qui lui
sont dus, la ville ne tire pas de cette ébauche de
quoi remplir sa curiosité, et se faire une juste idée
d'un pays où il faut même avoir vécu pour le con-
naître.
D'autre part, il est naturel aux hommes de ne
point convenir de la beauté ou de la délicatesse d'un
trait de morale qui les peint , qui les désigne , et où
ils se reconnaissent eux-mêmes : ils se tirent d'em-
barras en le condamnant; et tels n'approuvent la
satire que lorsque , commençant à lâcher prise et à
s'éloigner de leurs personnes , elle va mordre quel-
que autre.
Knfin, quelle apparence de pouvoir remplir tous
les goûts si différents des hommes par un seul ou-
395
vrage de morale? les uns cherchent des définitions,
des divisions, des tables, et de la méthode : ils veuleht
qu'on leur explique ce que c'est que la vertu en gé-
néral, et cette vertu en particulier ; quelle différence
se trouve entre la valeur, la force, et la magnani-
mité ; les vices extrêmes par le défaut ou par l'excès
entre lesquels chaque vertu se trouve placée , et du-
quel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage :
toute autre doctrine ne leur plaît pas. Les autres,
contents que l'on réduise les mœurs aux passions ,
et que l'on explique celles-ci par le mouvement du
sang , par celui des fibres et des artères , quittent un
auteur de tout le reste.
Il s'en trouve d'un troisième ordre qui , persuadés
que toute doctrine des mœurs doit tendre à les
réformer , à discerner les bonnes d'avec les mau-
vaises , et à démêler dans les hommes ce qu'il y a
de vain, de faible et de ridicule, d'avec ce qu'ils
peuvent avoir de bon, de sain et de louable, se
plaisent infiniment dans la lecture des livres qui ,
supposant les principes physiques et moraux rebat-
tus par les anciens et les modernes , se jettent d'a-
bord dans leur application aux mœurs du temps ,
corrigent les hommes les uns par les autres, par
ces images de choses qui leur sont si familières , et
dont néanmoins ils ne s'avisaient pas de tirer leur
instruction.
Tel est le traité des Caractères des mœurs que
nous a laissé Théophraste : il l'a puisé dans les
Éthiques et dans les grandes Morales d'Aristote,
dont il fut le disciple. Les excellentes définitions que
l'on lit au commencement de chaque chapitre sont
établies sur les idées et sur les principes de ce grand
philosophe , et le fond des caractères qui y sont dé-
crits est pris de la même source. Il est vrai qu'il se
les rend propres par l'étendue qu'il leur donne , et
par la satire ingénieuse qu'il en tire contre les vices
des Grecs, et surtout des Athéniens (1).
Ce livre ne peut guère passer que pour le com-
mencement d'un plus long ouvrage que Théophraste
avait entrepris. Le projet de ce philosophe , comme
vous le remarquerez dans sa préface, était de traiter
de toutes les vertus et de tous les vices. Et comme
il assure lui-même dans cet endroit qu'il commence
un si grand dessein à l'âge de quatre-vingt-dix-
neuf ans , il y a apparence qu'une prompte mort
l'empêcha de le conduire à sa perfection (2). J'avoue
que l'opinion commune a toujours été qu'il avait
poussé sa vie au delà de cent ans ; et saint Jérôme ,
dans une lettre qu'il écrit à Népotien, assure qu'il
est mort à cent sept ans accomplis : de sorte que
je ne doute point qu'il n'y ait eu une ancienne er-
reur . ou dans les chiffres grecs qui ont servi de
396
LES CARACTÈRES DE THÉOPHRASTE.
règle à Diogène Laërce , qui ne le fait vivre que
qiAtre-vingt-quinze années , ou dans les premiers
manuscrits qui ont été faits de cet historien , s'il
est vrai d'ailleurs que les quatre-vingt-dix-neuf ans
que cet auteur se donne dans cette préface se lisent
également dans quatre manuscrits de la bibliothèque
palatine, où l'on a aussi trouvé les cinq derniers
chapitres des Caractères de Théophraste qui man-
quaient aux anciennes impressions, et où l'on a vu
deux titres , l'un du goût qu'on a pour les vicieux,
et l'autre du gain sordide, qui sont seuls et dé-
nués de leurs chapitres (3).
Ainsi cet ouvrage n'est peut-être même qu'un
simple fragment, mais cependant un reste précieux
de l'antiquité, et un monument de la vivacité de
l'esprit et du jugement ferme et solide de ce phi-
losophe dans un âge si avancé. En effet , il a tou-
jours été lu comme un chef-d'œuvre dans son genre :
il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux
remarquer , et où l'élégance grecque éclate davan-
tage; on l'a appelé un livre d'or. Les savants, fai-
sant attention à la diversité des mœurs qui y sont
traitées , et à la manière naïve dont tous les carac-
tères y sont exprimés , et la comparant d'ailleurs
avec celle du poète Ménandre, disciple de Théo-
phraste, et qui servit ensuite de modèle à Térence,
qu'on a dans nos jours si heureusement imité, ne
peuvent s'empêcher de reconnaître dans ce petit
ouvrage la première source de tout le comique : je
dis de celui qui est épuré des pointes , des obscé-
nités, des équivoques, qui est pris dans la nature,
qui fait rire les sages et les vertueux (4).
Mais peut-être que , pour relever le mérite de ce
traité des Caractères , et en inspirer la lecture, il ne
sera pas inutile de dire quelque chose de celui de
leur auteur. Il était d'Érèse , ville de Lesbos , fils
d'un foulon : il eut pour premier maître dans son
pays un certain Leucippe (5), qui était de la même
ville que lui; de là il passa à l'école de Platon, et
s'arrêta ensuite à celle d'Aristote , où il se distin-
gua entre tous ses disciples. Ce nouveau maître ,
charmé de la facilité de son esprit et de la douceur
de son élocution , lui changea son nom , qui était
ïyrtame , en celui d'Euphraste , qui signifie celui
qui parle bien ; et ce nom ne répondant point assez
à la haute estime qu'il avait de la beauté de son gé-
nie et de ses expressions , il l'appela Théophraste ,
c'est-à-dire un homme dont le langage est divin.
Et il semble que Cicéron ait entré dans les senti-
ments de ce philosophe , lorsque, dans le livre qu'il
intitule Brutus, ou des Orateurs illustres, il parle
ainsi (6) : « Qui est plus fécond et plus abondant
« que Platon , plus solide et plus ferme qu'Aristote,
« plus agréable et plus doux que Théophraste? » Et
dans quelques-unes de ses épîtres à Atticus, on
voit que , parlant du même Théophraste , il l'appelle
son ami ; que la lecture de ses livres lui était fami-
lière , et qu'il en faisait ses délices (7) .
Aristote disait de lui et de Callisthène (8) , un
autre de ses disciples , ce que Platon avait dit la
première fois d'Aristote même et de Xénocrate (9) ,
que Callisthène était lent à concevoir et avait l'e»-
prit tardif, et que Théophraste, au contraire, l'a-
vait si vif, si perçant, si pénétrant, qu'il compre-
nait d'abord d'une chose tout ce qui en pouvait
être connu ; que l'un avait besoin d'éperon pour
être excité, et qu'il fallait à l'autre un frein pour
le retenir.
Il estimait en celui - ci , sur toutes choses , un
caractère de douceur qui régnait également dans ses
mœurs et dans son style (10). L'on raconte que les
disciples d'Aristote , voyant leur maître avancé en
âge et d'une santé fort affaiblie , le prièrent de leur
nommer son successeur ; que comme il avait deux
hommes dans son école sur qui seuls ce choix pou-
vait tomber, Ménédème (11) le Rhodien et Théo-
phraste d'Érèse , par un esprit de ménagement pour
celui qu'il voulait exclure , il se déclara de cette
manière. 11 feignit, peu de temps après que ses dis-
ciples lui eurent fait cette prière , et en leur pré-
sence, que le vin dont il faisait un usage ordinaire
lui était nuisible , et il se fit apporter des vins de
Rhodes et de Lesbos : il goûta de tous les deux ,
dit qu'ils ne démentaient point leur terroir , et que
chacun dans son genre était excellent; que le pre-
mier avait de la force, mais que celui de Lesbos
avait plus de douceur , et qu'il lui donnait la pré-
férence. Quoi qu'il en soit de ce fait, qu'on lit dans
Aulu-Gelle, il est certain que lorsque Aristote,
accusé par Eurymédon , prêtre de Cérès , d'avoir
mal parlé des dieux, craignant le destin de Socrate ,
voulut sortir d'Athènes et se retirer à Chalcis , ville
d'Eubée, il abandonna son école au Lesbien, lui
confia ses écrits , à condition de les tenir secrets ;
et c'est par Théophraste que sont venus jusques
à nous les ouvrages de ce grand homme (12).
Son nom devint si célèbre par toute la Grèce,
que , successeur d'Aristote , il put compter bientôt
dans l'école qu'il lui avait laissée jusques à deux mille
disciples. Il excita l'envie de Sophocle (13), fils
d'Amphiclide , et qui pour lors était préteur : celui-
ci , en effet son ennemi , mais sous prétexte d'une
exacte police et d'empêcher les assemblées , fit unç
loi qui défendait, sur peine de la vie, à aucun phi-
losophe d'enseigner dans les écoles. Ils obéirent;
mais l'année suivante, Philon ayant succédé à So-
DISCOURS SUR THÉOPHRASTE.
3W
phocle, qui était sorti de charge, le peuple d'A-
thènes abrogea cette loi odieuse que ce dernier
avait faite, le condamna à une amende de cinq
talents, rétablit Théophraste et le reste des phi-
losophes.
Plus heureux qu'Aristote, qui avait été contraint
de céder à Eurymédon, il fut sur le point de voir
un certain Agnonide puni comme impie par les
Athéniens , seulement à cause qu'il avait osé l'ac-
cuser d'impiété : tant était grande l'affection que
ce peuple avait pour lui , et qu'il méritait par sa
vertu (14).
En effet , on lui rend ce témoignage , qu'il avait
une singulière prudence , qu'il était zélé pour le
bien public, laborieux, officieux, affable, bien-
faisant. Ainsi, au rapport de Plutarque (15), lors-
que Érèse fut accablée de tyrans qui avaient usurpé
la domination de leur pays , il se joignit à Phi-
dias (16), son compatriote, contribua avec lui de
ses biens pour armer les bannis, qui rentrèrent
dans leur ville , en chassèrent les traîtres , et ren-
dirent à toute l'île de Lesbos sa liberté.
Tant de rares qualités ne lui acquirent pas seu-
lement la bienveillance du peuple, mais encore
l'estime et la familiarité des rois. Il fut ami de
Cassandre , qui avait succédé à Aridée , frère
d'Alexandre le Grand , au royaume de Macé-
doine (17) ; et Ptolomée, fils de Lagus et premier
roi d'Egypte, entretint toujours un commerce étroit
avec ce philosophe. Il mourut enfin accablé d'an-
nées et de fatigues , et il cessa tout à la fois de tra-
vailler et de vivre. Toute la Grèce le pleura , et
tout le peuple athénien assista à ses funérailles.
L'on raconte de lui que, dans son extrême vieil-
lesse, ne pouvant plus marcher à pied, il se faisait
porter en litière par la ville, où il était vu du
peuple à qui il était si cher. L'on dit aussi que ses
disciples, qui entouraient son lit lorsqu'il mourut,
lui ayant demandé s'il n'avait rien à leur recom-
mander, il leur tint ce discours : « La vie nous sé-
« duit, elle nous promet de grands plaisirs dans la
« possession de la gloire, mais à peine commence-
« t-on à vivre , qu'il faut mourir. Il n'y a souvent
« rien de plus stérile que l'amour de la réputation.
« Cependant, mes disciples, contentez-vous : si
« vous négligez l'estime des hommes, vous vous
« épargnez à vous-mêmes de grands travaux ; s'ils
« ne rebutent point votre courage , il peut arriver
« que la gloire sera votre récompense. Souvenez-
« vous seulement qu'il y a dans la vie beaucoup de
« choses inutiles , et qu'il y en a peu qui mènent
« à une fin solide. Ce n'est point à moi à délibé-
« rer sur le parti que je dois prendre , il n'est plus
« temps : pour vous , qui avez à me survivre , vous
« ne sauriez peser trop mûrement ce que vous de-
« vez faire. » Et ce furent là ses dernières paroles.
Cicéron, dans le troisième livre des Tusculanes,
dit que Théophraste mourant se plaignit de la na-
ture, de ce qu'elle avait accordé aux cerfs et aux
corneilles une vie si longue , qui leur est inutile,
lorsqu'elle n'avait donné aux hommes qu'une vie
très-courte, bien qu'il leur importe si fort de vivre
longtemps ; que , si l'âge des hommes eût pu s'é-
tendre à un plus grand nombre d'années, il serait
arrivé que leur vie aurait été cultivée par une doc-
trine universelle , et qu'il n'y aurait eu dans le
monde ni art m science qui n'eût atteint sa per-
fection (18). Et saint Jérôme, dans l'endroit déjà
cité, assure que Théophraste, à l'âge de cent sept
ans , frappé de la maladie dont il mourut , regretta
de sortir de la vie dans un temps oij il ne faisait
que commencer à être sage (19).
Il avait coutume de dire qu'il ne faut pas aimer
ses amis pour les éprouver, mais les éprouver pour
les aimer; que les amis doivent être communs
entre les frères, comme tout est commun entre
les amis ; que l'on devait plutôt se fier à un cheval
sans frein , qu'à celui qui parle sans jugement ; que
la plus forte dépense que l'on puisse faire est celle
du temps. Il dit un jour à un homme qui se taisait
à table dans un festin : « Si tu es un habile homme,
« tu as tort de ne pas parler ; mais s'il n'est pas
« ainsi , tu en sais beaucoup. » Voilà quelques-unes
de ses maximes (20).
Mais si nous parlons de ses ouvrages , ils sont
infinis , et nous n'apprenons pas que nul ancien ait
plus écrit que Théophraste. Diogène Laèrce fait
rénumération de plus de deux cents traités diffé-
rents , et sur toutes sortes de sujets , qu'il a com-
posés. La plus grande partie s'est perdue par le
malheur des temps , et l'autre se réduit à vingt
traités , qui sont recueillis dans le volume de ses
œuvres. L'on y voit neuf livres de l'histoire des
plantes , six livres de leurs causes : il a écrit des
vents , du feu , des pierres , du miel , des signes du
beau temps, des signes de la pluie, des signes de la
tempête, des odeurs, de la sueur, du vertige, de la
lassitude , du relâchement des nerfs , de la défail-
lance , des poissons qui vivent hors de l'eau , des
animaux qui changent de couleur, des animaux qui
naissent subitement , des animaux sujets à l'envie,
des caractères des mœurs. Voilà ce qui nous reste
de ses écrits , entre lesquels ce dernier seul , dont
on donne la traduction , peut répondre non-seule-
ment de la beauté de ceux que l'on vient de dé-
duire, mais encore du mérite d'un nombre infini
398
LKS CARACTERES DE THEOPHRASTE.
d'autres qui ne sont point venus jusqu'à nous (21).
Que si quelques-uns se refroidissaient pour cet
ouvrage moral par les choses qu'ils y voient, qui
sont du temps auquel il a été écrit, et qui ne sont
point selon leurs mœurs ; que peuvent-ils faire de
plus utile et de plus agréable pour eux , que de se
défaire de cette prévention pour leurs coutumes et
leurs manières, qui, sans autre discussion, non-
seulement les leur fait trouver lès meilleures de
toutes , mais leur fait presque décider que tout ce
qui n'y est pas conforme est méprisable, et qui les
prive , dans la lecture des livres des anciens , du
plaisir et de l'instruction qu'ils en doivent at-
tendre?
Nous , qui sommes si modernes , serons anciens
dans quelques siècles. Alors l'histoire du nôtre fera
goûter à la postérité la vénalité des cliarges, c'est-
à-dire le pouvoir de protéger l'innocence , de punir
le crime , et de faire justice à tout le monde , acheté
à deniers comptants comme une métairie ; la splen-
deur des partisans (22), gens si méprisés chez les
Hébreux et chez les Grecs. L'on entendra parler
d'une capitale d'un grand royaume où il n'y avait
ni places publiques , ni bains , ni fontaines , ni am-
phithéâtres , ni galeries , ni portiques , ni prome-
noirs , qui était pourtant une ville merveilleuse.
L'on dira que tout le cours de la vie s'y passait
presque à sortir de sa maison pour aller se renfer-
mer dans celle d'un autre; que d'honnêtes femmes,
qui n'étaient ni marchandes ni hôtelières , avaient
leurs maisons ouvertes à ceux qui payaient pour y
entrer ; que l'on avait à choisir des dés , des cartes,
et de tous les jeux ; que l'on mangeait dans ces
maisons, et qu'elles étaient commodes à tout com-
merce. L'on saura que le peuple ne paraissait dans
la ville que pour y passer avec précipitation ; nul
entretien, nulle familiarité; que tout y était fa-
rouche et comme alarmé par le bruit des chars qu'il
fallait éviter, et qui s'abandonnaient au milieu des
rues , comme on fait dans une lice pour remporter
le prix de la course. L'on apprendra sans étonne-
ment qu'en pleine paix , et dans une tranquillité pu-
blique, des citoyens entraient dans les temples, al-
laient voir des femmes , ou visitaient leurs amis ,
avec des armes offensives, et qu'il n' y avait pres-
que personne qui n'eût à sou côté de quoi pouvoir
d'un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui
viendront après nous , rebutés par des mœurs si
franges et si différentes des leurs , se dégoûtent
par là de nos mémoires , de nos poésies , de notre
comique et de nos satires , pouvons-nous ne les pas
plaindre par avance de se priver eux-mêmes , par
cette fausse délicatesse , de la lecture de si beaux
ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la con-
naissance du plus beau règne dont jamais l'histoire
ait été embellie ?
Ayons donc pour les livres des anciens cette
même indulgence que nous espérons nous-mêmes
de la postérité, persuadés que les hommes n'ont
point d'usages ni de coutumes qui soient de tous
les siècles; qu'elles changent avec le temps; que
nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé,
et trop proches de celles qui régnent encore , pour
être dans la distance qu'il faut pour faire des unes
et des autres un juste discernement. Alors, ni ce
que nous appelons la politesse de nos mœurs , ni la
bienséance de nos coutumes, ni notre faste, ni notre
magnificence , ne nous préviendront pas davantage
contre la vie simple des Athéniens , que contre celle
des premiers hommes, grands par eux-mêmes, et
indépendamment de mille choses extérieures qui
ont été depuis inventées pour suppléer peut-être à
cette véritable grandeur qui n'est plus.
La nature se montrait en eux dans toute sa pu-
reté et sa dignité, et n'était point encore souillée
par la vanité, par le luxe et par la sotte ambition.
Un homme n'était honoré sur la terre qu'à cause
de sa force ou de sa vertu : il n'était point riche
par des charges ou des pensions , mais par son
champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses
serviteurs ; sa nourriture était saine et naturelle ,
les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses
brebis ; ses vêtements simples et uniformes , leurs
laines, leurs toisons; ses plaisirs innocents, une
grande récolte , le mariage de ses enfants , l'union
avec ses voisins, la paix dans sa famille. Rien n'est
plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses ;
mais l'éloignement des temps nous les fait goûter,
ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir
tout ce que les diverses relations ou les livres de
voyages nous apprennent des pays lointains et des
nations étrangères.
Ils racontent une religion, une police, une ma-
nière de se nourrir, de s'habiller, de bâtir, et de
faire la guerre , qu'on ne savait point , des mœurs
que l'on ignorait : celles qui approchent des nôtres
nous touchent, celles qui s'en éloignent nous éton-
nent ; mais toutes nous amusent, moins rebutés
par la barbarie des manières et des coutumes de
peuples si éloignés , qu'instruits et même réjouis
par leur nouveauté ; il nous suffit que ceux dont
il s'agit soient Siamois, Chinois, Nègres ou Abys-
sins.
Or ceux dont Théophraste nous peint les mœurs
dans ses Caractères étaient Athéniens, et nous
sommes Français : et si nous joignons à la diver-
DISCOURS SUR THÉOPHRASTE.
399
site des lieux et du climat le long intervalle des
temps, et que nous considérions que ce livre a pu
être écrit la dernière année de la cent quinzième
olympiade, trois cent quatorze ans avant l'ère
chrétienne , et qu'ainsi il y a deux mille ans ac-
complis que vivait ce peuple d'Athènes dont il
fait la peinture , nous admirerons de nous y recon-
naître nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux
avec qui nous vivons , et que cette ressemblance
avec des hommes séparés par tant de siècles soit si
entière. En effet, les hommes n'ont point changé
selon le cœur et selon les passions; ils sont encore
tels qu'ils étaient alors et qu'ils sont marqués dans
Théophraste , vains , dissimulés , flatteurs , intéres-
sés , effrontés , importuns, défiants, médisants, que-
relleurs , superstitieux.
Il esfvrai, Athènes était libre, c'était le centre
d'une république : ses citoyens étaient égaux; ils
oe rougissaient point l'un de l'autre; ils marchaient
presque seuls et à pied dans une ville propre , pai-
sible et spacieuse , entraient dans les boutiques et
dans les marchés, achetaient eux-mêmes les choses
nécessaires; l'émulation d'une cour ne les faisait
point sortir d'une vie commune : ils réservaient
leurs esclaves pour les bains, pour les repas, pour
le service intérieur des maisons , pour les voyages ;
ils passaient une partie de leur vie dans les places,
dans les temples, aux amphithéâtres, sur un port,
sous des portiques , et au milieu d'une ville dont ils
étaient également les maîtres. Là le peuple s'as-
semblait pour parler ou pour délibérer (23) des af-
faires publiques ; ici il s'entretenait avec les étran-
gers; ailleurs les philosophes tantôt enseignaient
leur doctrine, tantôt conféraient avec leurs disci-
ples : ces lieux étaient tout à la fois la scène des
plaisirs et des affaires. Il y avait dans ces moeurs
quelque chose de simple et de populaire , et qui res-
semble peu aux nôtres, je l'avoue; mais cependant
quels hommes en général que les Athéniens! et
quelle ville qu'Athènes! quelles lois! quelle police!
quelle valeur! quelle discipline! quelle perfection
dans toutes les sciences et dans tous les arts ! mais
quelle politesse dans le commerce ordinaire et
dans le langage! Théophraste, le même Théophraste
dont l'on vient de dire de si grandes choses, ce par-
leur agréable , cet homme qui s'exprimait divine-
ment , fut reconnu étranger et appelé de ce nom
par une simple femme de qui il achetait des herbes
au marché, et qui reconnut , par je ne sais quoi
d'attique qui lui manquait, et que les Romains ont
depuis appelé urbanité, qu'il n'était pas Athénien :
et Cicéron rapporte que ce grand personnage de-
meura étonné de voir qu'ayant vieilli dans Athè-
nes , possédant si parfaitement le langage attique ,
et en ayant acquis l'accent par une habitude de
tant d'années, il ne s'était pu donner ce que le
simple peuple avait naturellement et sans nulle
peine (24). Que si l'on ne laisse pas de lire quel-
quefois dans ce traité des Caractères de certaines
mœurs qu'on ne peut excuser, et qui nous parais-
sent ridicules , il faut se souvenir qu'elles ont paru
telles à Théophraste, qui les a regardées comme
des vices dont il a fait une peinture naïve qui fit
honte aux Athéniens et qui servit à les corriger.
Enfin , dans l'esprit de contenter ceux qui reçoi-
vent froidement tout ce qui appartient aux étran-
gers et aux anciens , et qui n'estiment que leurs
mœurs, on les ajoute à cet ouvrage. L'on a cru
pouvoir se dispenser de suivre le projet de ce phi-
losophe, soit parce qu'il est toujours pernicieux de
poursuivre le travail d'autrui, surtout si c'est d'un
ancien ou d'un auteur d'une grande réputation;
soit encore parce que cette unique figure qu'on
appelle description ou énumération , employée avec
tant de succès dans ces vingt-huit chapitres des
Caractères , pourrait en avoir un beaucoup moin-
dre , si elle était traitée par un génie fort inférieur
à celui de Théophraste.
Au contraire, se ressouvenant que parmi le grand
nombre des traités de ce philosophe, rapportés par
Diogène Laërce, il s'en trouve un sous le titre de
Proverbes , c'est-à-dire de pièces détachées, comme
des réflexions ou des remarques ; que le premier et
le plus grand livre de morale qui ait été fait porte
ce même nom dans les divines Écritures ; on s'est
trouvé excité, par de si grands modèles, à suivre,
selon ses forces , une semblable manière d'écrire
des mœurs (25) ; et l'on n'a point été détourné de
son entreprise par deux ouvrages de morale qui
sont dans les mains de tout le monde, et d'où, faute
d'attention, ou par un esprit de critique , quelques-
uns pourraient penser que ces remarques sont imi-
tées.
L'un, par l'engagement de son auteur (26), fait
servir la métaphysique à la religion , fait connaître
l'ame , ses passions , ses vices , traite les grands et
les sérieux motifs pour conduire à la vertu , et veut
rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la pro-
duction d'un esprit instruit par le commerce du
monde (27), et dont la délicatesse était égale à la
pénétration, observant que l'amour - propre est
dans l'homme la cause de tous ses faibles, l'attaque
sans relâche quelque part où il le trouve; et cette
unique pensée, comme multipliée en mille autres,
a toujours, par le choix des mots et par la variété
de l'expression , la grâce de la nouveauté.
400
LES CAKACTKRES DE ÏHÉOPHRASïE.
li'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage
qui est joint à la traduction des Caractères; il est
tout différent des deux autres que je viens de tou-
cher : moins sublime que le premier, et moins dé-
licat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme
raisonnable , mais par des voies simples et commu-
nes, et en l'examinant indifféremment, sans beau-
coup de méthode, et selon que les divers chapi-
tres y conduisent, par les âges, les sexes et les
conditions, et par les vices, les faibles et le ridi-
cule qui y sont attachés.
L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, aux
replis du cœur et à tout l'intérieur de l'homme ,
que n'a fait Théophraste : et l'on peut dire que
comme ses Caractères , par mille choses extérieu-
res qu'ils font remarquer dans l'homme , par ses
actions, ses paroles et ses démarches, apprennent
quel est son fond, et font remonter jusqu'à la
source de son dérèglement; tout au contraire, les
nouveaux Caractères, déployant d'abord les pen-
sées , les sentiments et les mouvements des hom-
mes , découvrent le principe de leur malice et de
leurs faiblesses , font que l'on prévoit aisément tout
ce qu'ils sont capables de dire ou de faire , et qu'on
ne s'étonne plus de mille actions vicieuses ou fri-
voles dont leur vie est toute remplie.
Il faut avouer que suivies titres de ces deux ou-
vrages l'embarras s'est trouvé presque égal. Pour
ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plaisent point
assez , l'on permet d'en suppléer d'autres : mais , à
l'égard des titres des Caractères de Théophraste, la
même liberté n'est pas accordée, parce qu'on n'est
point maître du bien d'autrui. Il a fallu suivre l'es-
prit de l'auteur, et les traduire selon le sens le
plus proche de la diction grecque, et en même temps
selon la plus exacte conformité avec leurs chapi-
tres : ce qui n'est pas une chose facile , parce que
souvent la signification d'un terme grec traduit en
français mot pour mot, n'est plus la même dans
notre langue : par exemple , ironie est chez nous
une raillerie dans la conversation, ou une figure de
rhétorique; et chez Théophraste c'est quelque
chose entre la fourberie et la dissimulation, qui
n'est pourtant ni l'une ni l'autre, mais précisément
ce qui est décrit dans le premier chapitre.
Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou
trois termes assez différents pour exprimer des
choses qui le sont aussi , et que nous ne saurions
guère rendre que par un seul mot : cette pauvreté
embarrasse. En effet , l'on remarque dans cet ou-
vrage grec trois espèces d'avarice, deux sortes
d'importuns, des flatteurs de deux manières, et
autant de grands parleurs ; de sorte que les carac-
tères de ces personnes semblent rentrer les uns
dans les autres au désavantage du titre : ils ne
sont pas aussi toujours suivis et parfaitement con-
formes, parce que Théophraste, emporté quelque-
fois par le dessein qu'il a de faire des portraits, se
trouve déterminé à ces changements par le carao>
tère seul et les mœurs du personnage qu'il peint,
ou dont il fait la satire (28).
Les définitions qui sont au commencement de
chaque chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont
courtes et concises dans Théophraste, selon la force
du grec et le style d'Aristote , qui lui en a fourni les
premières idées : on les a étendues dans la traduc-
tion, pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi,
dans ce traité , des phrases qui ne sont pas ache-
vées , et qui forment un sens imparfait, auquel il a
été facile de suppléer le véritable : il s'y trouve de
différentes leçons , quelques endroits tout à fait
interrompus, et qui pouvaient recevoir diverses
explications; et pour ne point s'égarer dans ces
doutes , on a suivi les meilleurs interprètes.
Enfin , comme cet ouvrage n'est qu'une simple
instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il
vise moins à les rendre savants qu'à les rendre
sages , l'on s'est trouvé exempt de le charger de
longues et curieuses observations ou de doctes
commentaires qui rendissent un compte exact de
l'antiquité (29). L'on s'est contenté de mettre de
petites notes à côté de certains endroits que l'on a
cru les mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la
justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que
d'avoir lu beaucoup , ne se reprochent pas même
ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lec-
ture des Caractères, et douter un moment du
sens de Théophraste.
NOTES ET ADDITIONS.
(I) Aristole fait, dans les ouvrages que la Bruyère vient
de citer, et auxquels il faut ajouter celui que ce philosophe
a adressé à son disciple Eudème, une énumération mé-
thodique des vertus et des vices, en considérant les der-
niers comme s'écartant des premières en deux sens oppo-
sés, en plus et en moins. Il détermine les unes par les
autres, et s'attache surtout à tracer les bornes par les-
quelles la droite raison sépare les vertus de leurs extrêmes
vicieux.
Théophraste a suivi en général la carrière que son maî-
tre avait ouverte, en transformant en science d'observation
la morale qui avant lui était, pour ainsi dire, toute en ac-
tion et en préceptes. Dans cet ouvrage en particulier, il
proGte souvent des définitions, et même quelquefois de«
distinctions et des subdivisions de son maître. Il ne nous
présente, à la vérité, qu'une suite de caractères de vices
et de ridicules, et en peint beaucoup de nuances qu 'Aristole
passe sous silence; mais il avait peut-être suivi, pour at-
\
NOTES DU DISCOURS SUR THÉOPHRASTE.
40 1
teindre le but moral qu'il se proposuit , un plan assez ana-
logue à celui d'Arislote , en rapprochant les tableaux des
vices opposés à chaque vertu. La forme actuelle de son
livre n'offre , à la vérité , que les traces d'un semblable
plan, que l'on trouvera dans le tableau ci-après ; mais cette
collection de Caractères ne nous a été transmise que par
morceaux détachés , trouvés successivement dans différents
manuscrits; et nous sommes si peu certains d'en posséder
la totalité, que nous ne savons même pas quelle en a été
la forme primitive, ou la proportion de la partie qui nous
reste à celle qui peut avoir péri avec la plupart des autres
écrits de notre philosophe.
La peur , chap. xxv.
La superstition, chap. xvt.
La dissimulation intéres-
sée, chap. i*"".
L'orçiieil, chap. xxiv.
La saleté , chap. xix.
La rusticité, chap. iv.
La brutalité , chap. xv.
La malice , chap. xx.
La médisance, chap. xxvm.
La stupidité , chap. xiv.
L'avarice , chap. xxti.
La lésine, chap. x.
L'effronterie, chap. vt.
L'effronterie causée par l'a-
varice, chap. IX.
L'habitude de forger des nou-
velles, chap. VIII.
L'envie de plaire à force de
complaisance et d'élégance,
chap. V.
L'empressement outré, cha-
pitre XIII.
La flatterie, chap. ii.
La défiance, chap. xvni,
La vanité , chap. xxi.
L'ostentation, chap. xxiit.
On pourra comparer ce tableau avec celui des vertus et
des vices, selon Aristote, qui se trouve dans le chap. xxvi
àw.Voyage du jeune Anacharsis, et avec les développements
que le philosophe grec dorme à cette théorie dans son ou-
vrage de morale adressé à Nicomaque.
(2) L'opinion de la Bruyère et d'autres traducteurs,
que Théophraste annonce le projet de traiter dans ce livre
des vertus comme des vices, n'est fondée que sur une in-
terprétation peu exacte d'une phrase de la lettre àPolyciès,
qui sert de préface à cet ouvrage. Voyez à ce sujet la note 3
sur ce morceau , dont même on ne peut en général rien
conclure avec certitude , parce qu'il paraît être altéré par
les abréviateurs et les copistes. Il est même à peu près cer-
tain qu'il s'y trouve une erreur grave sur l'âge de Théo-
phraste; car l'opinion de saint Jérôme sur cet âge, que
la Bruyère appelle, dans la phrase suivante, l'opinion
commune, a au contraire été rejelée depuis par les meil-
leurs critiques qui se sont occupés de cet ouvrage , et par
le célèbre chronologiste Corsini. Nous avons deux énumé-
rations de philosophes remarquables par leur longévité ,
l'une de Lucien , l'autre de Censorinus , où Théophraste
n'est point nommé; et comme on sait qu'il est mort la
première année de la cent vingt - troisième olympiade,
l'âge que lui donne saint Jérôme supposerait qu'il aurait
eu neuf ans de plus qu'Aristote , dont il devait épouser la
fille. D'ailleurs Cicéron , en citant le même trait que saint
Je'rôme (voyez ci-après notes 18 et 19), n'ajoute rien sur
l'âge de Théophraste; et certainement si cet âge eût été
aussi remarquable que le dit ce dernier, Cicéron n'aurait
pas manqué de parler d'une circonstance qui rendait ce
trait bien plus piquant. Il est donc plus que probable que
•aint Jérôme , qui n'a vécu qu'aux quatrième et cinquième
siècles, a été mal informé, et que la leçon de Diogène est
la bonne. Or, d'après cet historien, notre philosophe n'a
vécu en tout que quatre-vingt-cinq ans, tandis que l'a-
vant-propos des Caractères lui en donne quatre-vingt-dix-
neuf. Ce ne peut être que par distraction que la Bruyère
dit quatre-vingt-quinze ans; et j'aurais rectifié celte erreur
manifeste dans le texte même , si je ne l'avais pas trouvée
dans les éditions faites sous les yeux de l'auteur.
Mais quoi qu'il en soif de l'âge que ce philosophe a at-
teint, on verra, dans les notes 4 et 21 ci-après, qu'il a
traité souvent, et sans doute longtemps avant sa mort,
des caractères dans ses leçons et dans ses ouvrages ; il est
donc probable qu'il s'est occupé de faire connaître et aimer
les vertus avant de ridiculiser les vices , et qu'il n'a point
réservé la peinture des premières pour la fin de sa car-
rière.
(3) Les manuscrits ne varient point à ce sujet; mais ils
paraissent, ainsi que je l'ai déjà observé, n'être tous que
des copies d'un ancien extrait de l'ouvrage original. Les
Caractères dont parle ici la Bruyère ont été trouvés de-
puis dans un manuscrit de Rome ; ils ont été insérés dans
cette édition, ainsi que d'autres additions trouvées dans le
même manuscrit. (Voyez la préface, et la note 1 du cha-
pitre XVI.)
(4) C'est Diogène Laërce qui nous apprend que Mé-
nandre fut disciple de Théophraste ; la Bruyère a fait ici
un extrait suffisamment étendu de la Vie de notre philo-
sophe donnée par Diogène; et nous n'avons point cru
qu'il valût la peine d'insérer encore cette Vie en totalité ,
comme on l'a fait dans une autre édition. On sait que Mé-
nandre fut le créateur de ce qu'on a appelé la nouvelle
comédie, pour la distinguer de l'ancienne et de la moyenne,
qui n'étaient que des satires personnelles assez amères, ou
des farces plus ou moins grossières. Les anciens disaient
de Ménandre qu'on ne savait pas si c'était lui qui avait
imité la nature , ou si la nature l'avait imité. On trouvera
une petite notice sur la vie de cet intéressant auteur, et
quelques fragments de ses comédies dont aucune ne nous
est parvenue en entier, à la suite de la traduction de Théo-
phraste par M. Levesque dans la collection des Moralistes
anciens de Didot et De Bure.
Théophraste a écrit un livre sur la comédie , et Athénée
nous apprend (livre I*'', chap. xxxviii, page 78 du premier
volume de l'édition de mon père) que dans le débit de ses
leçons il se rapprochait en quelque sorte de l'action théâ-
trale, en accompagnant ses discours de tous les mouve-
ments et des gestes analogues aux objets dont il parlait.
On raconte même que, parlant un jour d'un gourmand,
il tira la langue et se lécha les lèvres.
Je suis tenté de croire que les observations de Théo-
phraste sur les caractères dont il entretenait ses disciples ,
et sans doute aussi ses amis, avec tant de vivacité, ont aussi
introduit dans la géographie une attention plus scrupu-
leuse aux mœurs et aux usages dos peuples. Nous avons
des fragments de deux ouvrages relatifs à cette science, et
composés à différentes époques par Dicéarque, condisci-
ple et ami de notre philosophe. Le plus ancien de ces
écrits, adressé à Théophiaste lui-njême, mais probalilc-
ment avant la composition de ses Caractères t ne consiste
qu'en vers techniques sur les noms dos lieux; tandis que
2«
un
LES CARACTERES DE THEOPHRASTE.
le sccoud conliciil des ol)servalions fort intéressantes sur
kî caractère et les particularités des différenies peuplades
de la Grèce. Ces fiagnients sont recueillis dans les Cro-
f>raphi minores de Hudson , qui les a fait précéder d'une
dissertation sur les différentes époques auxquelles ces ou-
vi-agos paraissent avoir été écrits.
(5) Un autre que Leucippe, philosophe célèbre, et dis-
ciple de Zénou. {La Bruyère.) Celui dont il est question
ici n'est point connu d'ailleurs. D'autres manuscrits de
Diogène Laërce l'appellent Alcippe.
(6) « Quis ubcrior in dicendo Platone ? Quis Aristotele
« nervosiur ? Theophrasto dulcior ? >» (CiSp. xxxr.)
(7) Dans ses Tusctilanes (livre V, chap. ix), Cicéron
appelle Théophraste le plus élégant et le plus instruit de
tous les philosophes; mais ailleurs il lui fait des reproches
ti-ès-praves siu' la trop grande importance qu'il acconlait
aux richesses et à la magnificence, sur la mollesse de sa
tloctrinc morale, et sur ce qu'il s'est permis de dire que
c'est la fortune et non la sagesse qui règle la vie de
l'homme. (\oy. Acad. Çf/a-j/. lib. I, cap. ix ; Tusc.Y,ix;
Offic. II, xvx, etc. ) Il est vrai que Cicéron met la plupart
de ces reproches dans la bouche des stoïciens qu'il intro-
duit dans ses dialogues; et d'autres auteurs nous ont con-
servé des mots de Théophraste qui contiennent une ap-
préciation très-juste des richesses et de la fortune. « A
* bien les coiisidérer, disait-il, selon Plularque, les riches-
« ses ne sont pas même dignes d'envie, puisque Callias et
" Isménias, les plus riches, l'un des Athéniens, et l'autre
•< des Thébains, étaient obligés, comme Socrate et Épa-
« miiioudas, de faire usage des mêmes choses nécessaires
- à la vie. — La vie d'Aristide, dit-il, selon Athénée, était
« l)lus glorieuse , quoiqu'elle ne fût pas , à beaucoup près,
« aussi douce que celle de Smindyride le Sybarite, et de
« Sardanapale. — La fortune, lui fait encore dire Plutar-
« que , est la chose du monde sur laquelle on doit compter
« le moins , puisqu'elle peut renverser un bonheur acquis
« avec beaucoup de peine, dans le temps même où l'on
« se croit le plus à l'abri d'un pareil malheur. »>
(8) Philosophe célèbre , qui suivit Alexandre dans son
expédition, et devint odieux à ce conquérant par la répu-
gnance qu'il témoigna pour ses mœurs asiatiques. Alexan-
dre le fit traîner prisonnier à la suite de l'armée, et, au
rapport de quelques hiîiforiens, le fit mettre à la torture
et le fit i>endre, sous prétexte d'une conspiration à laquelle
il fut accusé d'avoir pris part. (Voyez Arricn , de Exped.
Alex, lib. IV, cap. xiv.)
(9) Xénocralc succéda dans l'Académie à Speusippe,
neveu de Platon. C'est ce philosophe que Platon ne ces-
sait d'exhorter à sacrifier aux Grâces, parce qu'il manquait
absolument d'agrément dans ses discours et dans ses ma-
nières. Il refusa, par la suite, des présents considérables
'l'Alexandre, en faisant observer aux envoyés chargés de
les lui remettre la simplicité de sa manière de vivre. C'est
lui aussi que les Athéniens dispensèrent un jour de prêter
n\\ serment exigé par les lois, tant ils estimaient son ca-
iocteie et sa parole.
(10^ Cicéron dit, au sujet d'Aiistote et de Théophraste
' {de Finihits, lib. V, cap. xv) : « Ils aimaient une vie douce
: « et tranquille , consacrée à l'observation de la nature et à
« l'étude; une telle vie leur parut la plus digne du sage,
« comme ressemblant davantage à celle des dieux. » (Voyei
aussi Ep. ad Att. II, xvi.) Mais il paraît que cette dou-
ceur approchait l)eaucoup de la mollesse , non-seulement
par les reproches de Cicéron que je viens de citer, et par
les paroles de Sénèque {de Ira, lib. I, cap. xri et xv),
mais encore par le témoignage de Télés, conservé par
Stobée, qui nous apprend que ce philosophe affectait de
n'admettre dans sa familiarité que ceux qui portaient des
habits élégants , et des souliers en escarpins et sans clous,
qui avaient une suite d'esclaves, et une maison spacieuse
employée souvent à donner des repas somptueux, ou le
pain devait être exquis, le poisson et les ragoilts choisis,
et le vin de la meilleure qualité.
Hermippus , cité par Athénée , dans le passage dont j'ai
déjà parlé , dit que Théophraste , lorsqu'il doimait ses le-
çons, était toujours vêtu avec beaucoup de recherche, et
qu'ainsi que d'autres philosophes de son temps, il atta-
chait une grande importance à savoir relever sa robe avec
grâce.
( 1 1 ) Il y a deux auteurs du même nom : l'un philoso-
phe cynique, l'autre disciple de Platon. {La Bruyère.)
Mais un Ménédème , péripaléticien , serait trop inconnu
pour que cette histoire que raconte Aulu-Gelle (liv. XIII,
chap. v), et que Heumann {in Jctis Erud. tom. III,
page 675) traite de fable, puisse lui être appliquée. Pour
donner à ce récit quelque degré de vraisemblance, il fiaut
lire Eudème^ ainsi qtie plusieurs savants l'ont proposé. Ce
philosophe , né dans l'île de Rhodes , était un des disciples
les plus distingués d'Aristote, qui lui a adressé un de ses
ouvrages sur la morale, à moins que cet ouvrage ne soit
d'Eudème lui-même, comme plusieurs savants l'ont cru.
( 1 2) Après la mort de Théophraste , ils passèrent à Né-
Icc, son disciple, par les successeurs duquel ils furent par
la suite enfouis dans un lieu humide, de crainte que les
rois de Perganie ne les enlevassent pour leur bibliothèque.
On les déterra quelque temps après pour les vendre à
Apellicon deTéos; et, après la prise d'Athènes par Sylla,
ils furent transportés à Rome par ce dictateur. Ils avaient
été fort endommagés dans le souterrain où ils avaient été
cachés, et il paraît que les copies qu'on en a tirées n'ont
pas été faites avec beaucoup de soin. Cependant je puis
assurer ceux qui voudront travailler sur cet auteur que les
manuscrits qui nous ont transmis ses ouvrages sont plus
importants à consulter que ne l'ont cru jusqu'à présent
les éditeurs.
(13) Un autre que le poète tragique. {La Bruyère.)
(14) On avait accusé notre philosophe d'athéisme, et
nous voyons dans Cicéron {de Nat. Deor. lib. I, cap. xni)
que les épicuriens lui reprochaient l'inconséquence d'at-
tribuer une puissance diviue tantôt à un esprit, tantôt au
ciel , d'autres fois aux astres et aux signes célestes. La cé-
lèbre courtisane épicurienne Léontium a combattu ses idées
dans un ouvrage écrit , au rapport de Cicéron , avec beau-
coup d'élégance.
Stobée nous a. conservé un passage de Théophraste où
il dit (lu'oii 110 mérite point le nom d'homme vertueux
NOTES DU DISCOURS SUR THÉOPHR4STE.
403
sans avoir de la piélé, et (|uc celle piété consiste , non dans
des sacrifices magnifiques, mais dans l'hommage qu'une
âme pure rend à la Divinité.
Du Ronde], qui a fait imprimer, en 1686, sur le chapi-
tre de Théophrasle qui traite de la Superstition, un petit
livre en forme de lettre adressée à un ami qu'il ne nomme
point, mais dans lequel il est aisé de reconnaître le célè-
bre Bayle, attribue à Théophrasle un fragment assez cu-
rieux où l'on cherche à prouver que la croyance univer-
selle de la Divinité ne peut être que l'effet d'une idée innée
dans tous les hommes. Il dit que ce morceau a été tiré de
certaines lettres de Phiklphe par un parent du comte de
Pagan ; mais je l'ai vainement cherché dans ces intéres-
santes lettres d'un des littérateurs les plus distingués du
quinzième siècle; et il ne peut être que supposé, ou du
moins altéré , parce qu'il y est question du stoïcien Cléan-
tlie , postérieur à Théophrasle. Le seul trait de ce morceau
qu'on puisse attribuer avec fondement à notre philosophe
est celui que Simplicius, dans ses Commenlaires surÉpic-
tèle, page 357 de l'édition démon père, lui attribue aussi.
C'est la mention du supplice des acrothoïtes, engloutis dans
le sein de la terre parce qu'ils ne croyaient point aux dieux.
Au reste, les accusations d'athéisme avaient toujours
des dangers pour leurs auteurs , si elles n'étaient point prou-
vées. (Voyez le Voyage du jeune dnachars'is , chap. xxr.)
(15) Dans l'ouvrage intitulé, Qu'on ne saurait pas même
vivre agréablement selon la doctrine d'Epicure , cliap. xir,
et dans son traité contre l'épicurien Colothès, chap. xxix,
ce trait et le Caractère de l'oligarchie tracé par Théo-
phrasle prouvent que c'était plutôt par raison et par cir-
constance, que par caractère ou par intérêt, que ce phi-
losophe fut attaché au parti aristocratique d'Athènes. (Voy.
à ce sujet la préface de M. Coray, page 2 3 et suivantes.)
(16) Un autre que le fameux sculpteur anglais. {La
Bruyère^
(17) Il paraît qu'il devait l'amitié de ces personnages
illustres à son maître Aristote , précepteur d'Alexandre. Il
adressa à Cassandre son traité de la Royauté, dont on ne
trouve plus que le titre dans la liste de ses ouvrages per-
dus. Ce général , fils d'Antipater, disputait à Polysperchon
la tutelle des enfants d'Alexandre; et les tuteurs finirent
par faire la paix, après avoir assassiné chacun celui des
deux enfants du roi qu'il avait en son pouvoir. Pendant
leurs dissensions, Polysperchon,, qui protégeait le parti
démocratique d'Athènes, y conduisit une armée, et ren-
versa le gouvernement aristocratique qu'y avait établi An-
liper; mais par la suite Cassandre vint descendre au Pirée,
rétablit, à quelques modifications près, l'aristocratie intro-
duite par son père, et mit à la tête des affaires Démé-
trius de Phalère, disciple et ami de Théophrasle. (Voyez
Diodore de Sicile, liv. XVIII ; et Coray, pag. 208 etsuiv.)
(18) « Theophrastus moriens accusasse naturam dicitur
« quod cervis et cornicibus vitam diutnrnam, quorum id
« nihil interesset,hominibus, quorum maxime interfuisset,
« lam exiguam vitam dedisset ; quorum si ;etas poluisset esse
'< longinquior, fulurum fuisse ni, onmibusperfectisartibu»,
'< omni doctrina vita hominvunerudireiur. »(r//.fr. lib. IIJ,
cap, xxviu.)
{\^) Epi st. ad Nepotianum. «■ Sapiens vir Gr.Tci.-e Theo-
«phrastus, cum expletis centum et scplem annis se mori
« cerneret , dixisse fertur se dolere quod tum egrederetur
« e vita quando sapere cœpisset. »
(20) On trouvera quelques autres maximes du même
genre à la suite de la traduction des Caractères de Théo-
phrasle par M. Levesque, et dans l'intéressante préfar*;
de M. Coray.
(21) Au rapport de Porphyrius dans la ï'ie de Plotin ,
chap. XXIV, les écrits de Théophraste furent mis en ordre
par Andronicus de Rhodes. Diogène Laërce nous donne
un catalogue de tous ses ouvrages, dont la plupart sont
relatifs, ainsi que ceux qui nous restent, à différentes par-
ties de l'histoire naturelle et de la physique générale. Parmi
ceux de morale et de politique, les titits suivants m'ont
paru offrir le plus d'intérêt ; « De la différence des ver-
« lus; sur les hommes; sur le bonheur; sur la volupté;
« de l'amitié; de l'ambition; sur la fausse volupté; de la
« vertu; de l'opinion; du ridicule; de l'éloge; sur la flat-
«< terie ; des sages ; du mensonge et de la vérité ; des mœurs
" politiques ou des usages des Étals ; de la piété ; de l'à-
« propos; de la meilleure forme du gouvernement; des
« législateurs; de la politique adaptée aux circonstances;
« des passions; sur l'âme; de l'éducation des enfants; his-
« toire des opinions sur la Divinité, etc., etc. » On trou-
vera dans le vol. X du Trésor grec de Gronovius un traité
intéressant de Meursius sur ces ouvrages perdus.
Cicéron dit {de Finihus , lib. V, cap. iv) qu' Aristote
avait peint les mœurs, les usages et les institutions des
peuples , tant grecs que barbares , et que Théophraste avait
de plus rassemblé leurs lois ; que l'un et l'autre ont traité
des qualités que doivent avoir les gouvernants, mais que
le dernier avait en outre développé la marche des affaires
dans une république, et enseigné comment il fallait se
conduire dans les différentes circonstances qui peuvent
se présenter. Le même auteur nous apprend aussi que
Théophrasle avait, ainsi que son maîfr'e, ime doctrine
extérieure et une doctrine intérieure,
(22) On désignait autrefois par ce.s mots les fiJlancie^■s
ou traitants.
(23) J'ai ajouté les mots pour parler , d'après l'édition
de i688 ; et on a fait en général dans cet ouvrage plusieurs
corrections importantes sur les éditions imprimées du vi-
vant de la Bruyère , qu'il était d'autant plus important de
consulter, que la plupart des fautes de celles qifiont parn
peu de temps après sa mort ont toujours été répétées de-
puis, et que plusieurs autres s'y sont jointes. Les notes
mêmes de Coste et de M. B. de B. prouvent que ces édi-
teurs ne se sont servis que d'éditions du dix-huitième siè-
cle; car les deux bonnes leçons du chapitre xi, qu'ils dé-
clarent n'avoir mises dans le texte que par conjecture ,
existent dans les éditions du dix-.septième, dont nous avons
fait u.sage.
(24)«<Tincam multa ridicuh; diccntem Granius obruebat,
«nescio quo sapore vernaculo; ut ego jam non mirer illud
« Theophrasto accidissequod dicitur, cum percontarelur ex
« anicula (piadam quanti aliquid vcnderel ; et respondisset
« illa atque addidisset, Hospes, non pôle minoris; lulisse
« cum molette. se non elïugere hospitis speciem , cumatateia
20.
'«04
LES CARACTEKES DE THÉOI>HRASTE,
« agorct Ath(>ui!> 0{>liiuei|ue loqueretur. Omnino, sicut opi-
• iiur, in nosiris est quiclam Hrbanorum sicut illic Atticorum
» so\ius."{lirutus , cap. xrvi.)
La Bruyère a peut-être en général un peu flailé le por-
trait d'Alhùncs; et quant à ce dernier Irait, il en a fait
une ])araphrase assez étrange. Ce ne peut étr« que par
quelque reste de son accent colien, très-différent de celui
du dialecte d'Athènes, que Théophraste fut reconnu pour
étranger par une marchande d'herbes , sonits urbanorum,
dit Ciccron. Posidippe, rival de Ménandre, reproche aux
Athéniens comme une grande incivilité leur affectation de
considérer l'accent et le langage d'Athènes comme le seul
qu'il soit })erniis d'avoir et de parler, et de reprendre ou
de tourner en ridicule les étrangers qui y manquaient,
« L'alticisme » , dit-il à cette occasion , dans un fragment cité
par Dicéarque, ami de Théophraste, dont j'ai parlé plus
haut , " est le langage d'une des villes de la Grèce ; l'hellé-
<< nismc, celui des autres. »> La première cause des particula-
rités du dialecte d'Athènes se trouve dans l'histoire primi-
tive de celte ville. D'après Hérodote et d'autres autorités,
les hordes errantes appelées Hellènes, qui ont envahi pres-
que toute la Grèce et lui ont donné leur nom, se sont fon-
dues à Athènes dans les aborigènes Pélasges , civilisés par
ta colonie égyptienne de Cécrops.
(25) L'on entend cette manière coupée dont Salomon
a écrit ses Proverbes, et nullement les choses qui sont
divines et hors de toute comparaison. {La Bruyère.)
(26) Pascal.
(27) Le duc de la Rochefoucauld.
(28) Je croirais plutôt que ces défauts de liaison et d'u-
uité dans quelques Caractères sont dus à l'abréviateur et
aux copistes. C'est ainsi que les traits qui défigurent le
chapitre xi appartiennent véritablement au chapitre xxx ,
découvert depuis la mort de la Bruyère , où ils se trou-
vent mêlés à d'autres traits du même genre , et sous le titre
(|Hi leur convient. (Je crois qu'il se trouve des transposi-
tions semblables dans les chap. xix et xx. Voy. les notes 9
du chap. XIX , et 5 et 7 du chap. xx.) Du reste , j'ai proposé
quelques titres et quelques défîniiions qui me semblent
prévenir les inconvénients dont la Bruyère se plaint dans
le passage auquel se rapporte celte note , et dans la phrase
suivante.
(29) Je me suis prescrit des bornes un peu moins étroi-
tes, et j'ai cru que les mœurs d'Athènes, dans le siècle
d'Alexandre et d'Aiistote, méritaient bien d'être éclair-
cies autant que possible, et que l'explication précise d'un
«les auteurs les plus élégants de l'antiquité ne pouvait pas
ètr*: indifférente à des lecteurs judicieux.
AVANT-PROPOS
DE THlsOPHRASTE.
J'ai admiré souvent, et j'avoue que je ne puis
tncore comprend i-e , quelc[ue sérieuse réflexion
que je fasse, pourquoi toute la Grèee étant pla«
cée sous un même eiel , et les Grecs nourris et
élevés de la môme manière ( 1 ), il se trouve néan-
moins si peu de ressemblance dans leurs mœurs.
Puis donc, mon cher Polyclès (2), qu'à l'âge de
quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve (3), j'ai
assez vécu pour connaître les hommes; que j'ai
vu d'ailleurs , pendant le cours de ma vie, toutes
sortes de personnes et de divers tempéraments;
et que je me suis toujours attaché à étudier les
hommes vertueux, comme ceux qui n'étaient
connus que par leurs vices ; il semble que j'ai dû
marquer les caractères des uns et des autres (4), et
ne me pas contenter de peindre les Grecs en gé-
néral , mais même de toucher ce qui est person-
nel, et ce que plusieurs d'entre eux paraissent
avoir de plus familier. J'espère , mon cher Poly-
clès , que cet ouvrage sera utile à ceux qui vien-
dront après nous : il leur tracera des modèles
qu'ils pourront suivre ; il leur apprendra à faire
le discernement de ceux avec qui ils doivent lier
quelque commerce, et dont l'émulation les por-
tera à imiter leurs vertus et leur sagesse (6).
Ainsi je vais entrer en matière : c'est à vous de
pénétrer dans mon sens , et d'examiner avec at-
tention si la vérité se trouve dans mes paroles.
Et sans faire une plus longue préface, je parle-
rai d'abord de la dissimulation ; je définirai ce
vice , et je dirai ce que c'est qu'un homme dissi-
mulé, je décrirai ses mœurs ; et je traiterai en-
suite des autres passions , suivant le projet que
j'en ait fait.
NOTES.
(1) Par rapport aux barbares, dont les mœurs étaient
hès-différentes de celles des Grecs. (La Bruyère.) On pour-
rait observer aussi que, du temps de Théophraste, les
institutions particulières des différents peuples de la Grèce
avaient déjà commencé à s'altérer et à se confondre ; mais,
malgré ces moyens de défendre en quelque sorte cette
pltrase, on ne peut pas se dissimuler qu'elle est d'une
grande inexactitude. Il y avait toujours une différence très-
marquée entre l'éducation et les mœurs d'Athènes et celles
de Sparte ; et, quant au climat de la Grèce , ce passage se
trouve en contradiction avec les témoignages les plus po-
sitifs de l'antiquité. D'ailleurs on parle ici des différences
dans les mœurs de ville à ville et de pays à pays , tandis
que dans l'ouvrage il n'est question que de caractères in-
dividuels dont tous les traits sont pris dans les mœurs
d'Athènes. On peut d'autant moins supposer que Théo-
phraste ait mis cette double inexactitude dans les faits et
dans leur application, et qu'avec cela il se soit borné à ce
sujet à un stérile étonnement, qu'Hippocrate , qui a écrit
longtemps avant lui, étendait l'influence du climat sur
les caractères aux positions particulières des villes et des
maisons relativctnent au soleil, ainsi qu'aux saisons dans
DE LA DISSIMULATION,
105
lesquelles uaissent les enfants, et que notre philosophe
lui-môme, cherchant ailleurs à expliquer la différence des
caractères , entre dans des détails intéressants sur la diffé-
rence primitive de l'organisa lion et sur celle qu'y appor-
tent la nourriture et la manière de vivre. (Voyez Porphy-
rius, de Abst. Ub. III, § 2 5.) Toutes ces raisons font
présumer que celte phrase a été tronquée et altérée par
ï'abréviateur ou par les copistes. (Voy. chap. xvi , note \ .)
Il se peut qu'elle ait parlé de l'altération des mœurs d'A-
thènes au siècle de i héophraste , tandis que le climat et
l'éducation de la Grèce n'avaient point changé.
(2) M. Coray remarque que Diodore de Sicile parle ,
à la cent quatorzième olympiade , d'un Polyclès , général
d'Antipaler; et l'on sait que Tl)éophraste fut fort lié avec
le fils de ce dernier.
(3) Voyez sur l'âge de Théophraste la note 2 du Dis-
cours sur ce philosophe; c'est encore un passage où cet
avant-propos parait avoir été altéré.
(4) Théophraste avait dessein de Iraiter de toutes les
venus et de tous les vices. ( La Bruyère.) Cette opinion
n'est fondée que sur une interprétation peu exacte de la
phrase suivante de cette préface , dans laquelle on n'a pas
fait attention que le pronom défaii ne peut se rapporter
qu'aux méchants; celte opinion est d'ailleurs combattue
par la fin de ce même avant-propos, où l'on n'annonce
que des caractères vicieux ; et il n'est pas à croire que, s'il
en avait existé de vertueux , ceux qui nous ont transmis
cet ouvrage en auraient fait le triage pour les omettre.
Nous voyons aussi , par un passage d'Hermogène , de For-
mis orationis (lib. II, cap. i), que l'épilhèle rôtxol, que
Diogène Laërce et Suidas donnent aux Caractères de
Théophraste, s'applique spécialement aux caractères vi-
cieux; car cet auteur dit qu'on appelle particulièrement
de ce nom les gourmands , les peuceux , les avares , et des
caractères semblables.
Au lieu de « Il semble , etc. » il faut traduire : «« J'ai
" cru devoir écrire sur les mœurs des uns el des autres;
« et je vais te présenter une suite des différents caractères
« que portent les derniers, et t' exposer les principes de
« leur conduite. J'espère, etc. » Après avoir composé
beaucoup d'ouvrages de morale qui traitaient surtout des
vertus, notre philosophe veut aussi traiter des vices. Du
reste , la tournure particulière de cette phrase semble avoir
pour objet de distinguer ces tableaux des satires person-
nelles.
(5) Plus littéralement : «« J'espère , mon cher Polyclès ,
« que nos enfants en deviendront meilleurs, si je leur
« laisse de pareils écrits qui puissent leur servir d'exemple
« et de guide pour choisir le commerce et la société des
« hommes les plus parfaits, afin de ne point leur rester
« inférieurs. » C'est ainsi que Dion Chrysostome dit dans
le discours qui ne contient que les trois caractères vicieux
que j'ai joints à la fin de ce volume : « J'ai voulu fournir
« des images et des exemples pour détourner du victi , de
" la séduction et des mauvais désirs, el pour inspirer aux
» hommes l'amour de la vertu cl le goût d'une meilleure
" vie. •
LES CARACTÈRES
DE THÉOPHRASTE.
CHAPITRE PREMIER.
De la dissimulation.
La dissimulation (1) n'est pas aisée à bfbn dé/i-
nir : si l'on se contente d'en faire une simple des-
cription , l'on peut dire que c'est un certain art
de composer ses paroles et ses actions pour une
mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte
de cette manière : il aborde ses ennemis, leur
parle , et leur fait croire par cette démarche qu'il
ne les hait point ; il loue ouvertement et en leur
présence ceux à qui il dresse de secrètes embû-
ches, et il s'afflige avec eux s'il leur est arrivé
quelque disgrâce; il semble pardonner les dis-
cours offensants que l'on lui tient ; il récite froi-
dement les plus horribles choses que l'on aura
dites contre sa réputation ; et il emploie les pa-
roles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se
plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures
qu'ils en ont reçues. S'il arrive que quelqu'un l'a-
borde avec empressement, il feint des affaires, et
lui dit de revenir une autre fois : il cache soigneu-
sement tout ce qu'A fait 5 et, à l'entendre parler,
on croirait toujours qu'il délibère (2). Il ne parle
point indifféremment ; il a ses raisons pour dire
tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne ,
tantôt qu'il est arrivé à la ville fort tard , et quel-
quefois qu'il est languissant, ou qu'il a une mau-
vaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'ar-
gent à intérêt, ou qui le prie de contribuer de si\
part à une somme que ses amis consentent de lui
prêter (3), qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais
vu si dénué d'argent ; pendant qu'il dit aux autres
que le commerce va le mieux du monde , quoique
en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir
écouté ce qu'on lui a dit , il veut foire croire qu'il
n'y a pas eu la momdre attention : il feint de n'a-
voir pas aperçu les choses où il vient de jeter les
yeux , ou s'il est convenu d'un fait , de ne s'en
plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent
d'affaires que cette seule réponse. J'y penserai.
11 sait de certaines choses, il en ignore d'autres;
il est saisi d'admiration; d'autres fois il aura
pensé comme vous sur cet événement; et cela
selon ses différents intérêts. Son langage le plus
ordinaire est celui-ci : ' Je n'en eiois rien, je ko
4()(>
LES CARACTERES DE THÉOPHRASTE,
. comprends pas que cela puisse être , je ne sais
" où j'en suis , » au bien , « il me semble que je
• ne suis pas moi-même ; » et ensuite : « Ce n'est
■• ptis ainsi (ju'il me l'a fait entendre; voilà une
'< chose merveilleuse, et qui passe toute créance;
« contez cela à d'autres; dois-je vous croire? ou
•< me pereuaderai-je qu'il m'ait dit la vérité? » pa-
roles doubles et artificieuses , dont il faut se dé-
lier comme de ce qu'il y a au monde de plus per-
nicieux. Ces manières d'agir ne partent point
d'une âme simple et droite , mais d'une mauvaise
volonté, ou d'un homme qui veut nuire : le venin
des aspics est moins à craindre.
NOTFS.
(1) L'auteur parle de celle qui ne vient pas de la pru-
dence, et que les Grecs appelaient ironie. {La Bruyère.)
Aristole désigne par ce mot cette dissimulation, à la fois
modeste et adroite, des avantages qu'on a sur les autres,
dont Socrate a fait un usage si heureux. (Voyez Moral, ad
Nicom. IV, 7.) Mais le maître de Théopliraste dit , en
faisant réuumération des vices opposés à la véracité, qu'on
s'écarte de cette vertu , soit pour le seul plaisir de mejilir,
soit par jactance, soit par intérêt. C'est surtout celte der-
nière modification de la dissimulation qu'il me semble que
Théophrasle a voulu caractériser ici; et ce ne peut être
que faute d'un terme plus propre qu'il l'a appelée ironie.
Les deux autres espèces sont peintes dans les Caractères
huit et vingt-trois. An reste, la première phrase de ce
chapitre serait mieux rendue pai' la version suivante :
« La dissimulation, à l'exprimer par son caractère propre,
" est un certain art, etc. » ainsi que l'a déjà observe M. Be-
lÎD de Ballu.
(2) Il y a ici dans le texte une transposition et des alté-
rations observées par plusieurs critiques ; il faut traduire ;
« Il fait dire à ceux qui viennent le trouver pour affaires
« de revenir une autre fois, en feignant d'être rentré à
« l'instant, ou bien en disant qu'il est tard, et que sa santé
« ne lui permet pas de les recevoir. Il ne convient jamais
« de ce ([u'il va faire, et ne cesse d'assurer qu'il est encore
« indécis. Il dit à celui , etc. »
(3) Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes,
et autorisée par les lois. {La Bruyère.) Elle avait pour
objet de rétablir les affaires de ceux que des malheurs
avaient ruinés ou endettés, en leur faisant des avances
qu'ils devaient rendre par la suite. Voy. le chapitre xvri,
et les notes de M. Coray, nécessaires à tous ceux qui vou-
dront approfondir cet ouvrage sous le double rapport de
la langue et des mœurs anciennes.
Les notes de Duport , que les derniers éditeurs ont trop
négligées, cclaircisseut aussi beaucoup cette intéressante
matière.
CHAPITRE IL
De la flatterie.
La flatterie est uu commerce honteux qui n'est
utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène
avec quelqu'un dans la place : Remarquez- vous ,
lui dit-il , comme tout le monde a les yeux sur
vous? cela n'arrive qu'à vous seul. Hier il fut
bien parlé de vous , et l'on ne tarissait point sur
vos louanges. Nous nous trouvâmes plus de trente
personnes dans un endroit du Portique (l); et
comme par la suite du discours l'on vint à tom-
ber sur celui que l'on devait estimer le plus homme
de bien de la ville , tous d'une commune voix
vous nommèrent, et il n'y en eut pas un seul qui
vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses
de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre
duvet qui se sera attaché à votre habit, de le
prendre, et de le souffler à terre : si par hasard
le vent a fait voler quelques petites pailles sur
votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de
vous les ôter; et vojis souriant. Il est merveil-
leux, dit-il, combien vous êtes blanchi (2) depuis
deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute :
Voilà encore, pour un homme de votre âge , assez
de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend
la parole , il impose silence à tous ceux qui se
trouvent présents, et il les force d'approuver
aveuglément tout ce qu'il avance (3); et dès
qu'il a cessé de parler, il se récrie : Cela est
dit le mieux du monde, rien n'est plus heureu-
sement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive
de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne
manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette
I mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle
I envie de rire , il porte à sa bouche l'un des bouts
de son manteau , comme s'il ne pouvait se con-
tenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater ; et s'il
l'accompagne lorsqu'il marche par la ville , il dit
à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'ar-
rêter jusqu'à ce qu'il soit passé (4). Il achète des
fruits , et les porte chez ce citoyen , il les donne à
ses enfants en sa présence , il les baise , il les ca-
resse : Voilà , dit-il , de jolis enfants , et dignes
d'un tel père. S'il sort de sa maison , il le suit ;
s'il entre dans une boutique pour essayer des
souliers, il lui dit : Votre pied est mieux fait que
cela (5). H l'accompagne ensuite chez ses amis,
ou plutôt il entre le premier dans leur maison ,
et leur dit : Un tel me suit , et vient vous rendre
visite; et retournant sur ses pas. Je vous ai
annoncé , dit-il , et l'on se fait grand honneur
de vous recevoir. Le flatteur se met à tout
sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et
qui ne conviennent qu'à des femmes (6). S'il est
invité à souper, il est le premier des conviés a
louer le vin ; assis à table le plus proche de ce/ui
DE l'imim:ktinent
'ïKil
qui fait le repas, il lui répète souvent : En vérité,
vous faites une chère délicate (7); et mon-
trant aux autres l'un des mets qu'il soulève du
plat, Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand.
Il a soin de lui demander s'il a froid , s'il ne vou-
drait point une autre robe, et il s'empresse de le
mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille ;
et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il
répond négligemment et sans le regarder, n'ayant
des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire
qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des
mains du valet qui les distribue , pour les porter
à sa place et l'y faire asseoir plus mollement (8).
J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison
il en loue l'architecture, se récrie sur toutes
choses , dit que les jardins sont bien plantés ; et
s'il aperçoit quelque part le portrait du maître ,
où il soit extrêmement flatté, il est touché de
voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme
un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien
et ne fait rien au hasard, mais il rapporte toutes
ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il
a de plaire à quelqu'un et d'acquérir ses bgmies
grâces.
NOTES.
(1) Édifice public qui servit depuis à Zenon et à ses
disciples de rendez-vous pour leurs disputes ; ils en furent
appelés stoïciens; car stoa, mot grec, signifie portique.
\La Bruyère.) Zenon est mort au plus lard au commen-
cement de la cent trentième olympiade, après avoir en-
seigné pendant cinquante - huit ans. Thcophiaste , qui a
vécu jusqu'à l'an i de la cent vingl-troisième olympiade ,
a donc vu naître l'école du portique trente ans avant sa
mort, et c'est vraisemblablement à dessein qu'il a placé ici
le nom de cet édifice. On sait que Zenon a dit, au sujet
des deux mille disciples de Théophraste , que le chœur de
ce philosophe était composé d'un plus grand nombre de
musiciens, mais qu'il y avait plus d'accord et d'harmonie
dans le sien : comparaison qui marque la rivalité de ces
deux écoles.
(2) « Allusion à la nuance que de petites pailles font
« dans les cheveux. » Et un peu plus bas, « Il parle à un
« jeune homme. » {La Bruyère.) Je croirais [)lutôt que le
flatteur est censé s'adresser à un vieillard, et que la petite
paille ne lui sert que d'occasion pour débiter un compli-
ment outré, en faisant semblant de s'apercevoir pour la
première fois des cheveux blancs de cet liouune qui en a
ia tête couverte.
(3) La Bruyère s'écarte ici de l'interprétation de Ca-
saubon. D'après ce grand critique, au lieu de « il les
force, etc. « il faut traduire «« il le loue en fiice. « Celte
version, et notamment la concclion de Sylburgius, est
confirmée par les manuscrits 1983, 2977 et 1916 de la bi-
bliothèque nationale.
(4) « Jusqu'à ce (pie Monsieur soit passé. » ( Traduction
de M. Coray.)
(5) Le grec dit plus cluirenient, « Votre pied est mieux
« fait que la chaussure. >•
(6) Il y a dans le grec : « Certes, il est même capable
« de vous présenter, sans prendre haleine, ce qu'on vend
« au marché des temmes. » Selon Ménandre , cité par
PoUux (liv. X, segm. i8), ce qu'on appelait le marché
des femnies était l'endroit où l'on vendait la poterie; et
comme ce trait est distingué de tous les autres par la
phrase , « Certes , il est même capable , » il me paraît que
Théophraste reproche au flatteur, en termes couverts, ce
qu'Épictète a dit plus clairement ( Arrien, liv. 1**", chap. 11,
tome I, page i3 , de l'édition de mon père), matulam
prœhet. Le verbe de la phrase grecque n'admet pas d'au-
tre signification que celle de servir , présenter; l'adverbe
que j'ai rendu littéralement, sans prendre haleine, dési-
gne ou la hâte avec laquelle il rend ce service, ou l'effet
d'une répugnance naturelle en pareil cas.
(7) D'après M. Coray, il faut traduire : « Il vous dit,
« En vérité, vous mangez sans appétit ; et il vous sert en-
« suite un morceau choisi, en disant, Cela vous fera du
« bien ; » ce qui rappelle ces vers de Eolloau dans la satire
du repas : « Qu'avez-vous donc, que vous ne mangez point? »
et « Mangez sur ma parole. »
(8) Ce n'était pas, comme la Bruyèic paraît l'avoir
cru , un valet attaché au théâtre qui distribuait des cous-
sins; mais les riches les y faisaient porter par leurs escla-
Yes. Ovide conseille aux amants la complaisance que lliéo-
phraste semble reprocher aux flatteurs; il dit dans son
yfrt d'aimer : « Fuit utile multis Pulvinum facili composuissc
« manu, etc. »
Le savant auteur du Voyage du jeune Anacharsis, qui
nous a rendus, pour ainsi dire, concitoyens de Théo-
phraste, a emprunté, dans son chap. xxviii, plusieurs
traits de ce Caractère pour faire le portrait du parasite de
Philandre.
CHAPITRE III.
De V impertinent j 021 du diseur de iiens.
La sotte envie de discourir vient d'une habi-
tude qu'on a contractée de parler beaucoup et
sans réflexion (l). Un homme qui veut parler,
se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a
jamais vue et qu'il ne connaît point , entre d'abord
en matière, l'entretient de sa femme, et lui fait
son éloge, lui conte son songe, lui fait un long
détail d'un repas où il s'est trouvé , sans oubliei*
le moindre mets ni un seul service ; il s'échauffe
ensuite dans la conversation, déclame contre le
temps présent, et soutient que les hommes qui
vivent présentement ne vr.lent point leurs pères;
de là il se jette sur ce qui se débile au marché,
sur la cherté du blé (2), sur le giaud noml'n
408
LES CÂKACTÈKES DE THÉOPHRASÏE,
d'étrangers qui sont dans la ville : il dit qu'au
printemps, où commencent les Bacchanales (3 ),
la mer devient navigable ; qu'un peu de pluie
serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer
une bonne récolte; qu'il cultivera son champ
l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur;
que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine
à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Da-
mippe qui a fait brûler la plus belle torche devant
l'autel de Cérès à la fête des Mystères (4) : il lui
demande combien de colonnes soutiennent le
théâtre de la musique (5) , quel est le quantième
du mois : il lui dit qu'il a eu la veille une indi-
gestion ; et si cet homme à quj il parle a la pa-
tience de l'écouter, il ne partira pas d'auprès de
lui, il lui annoncera comme une chose nouvelle
que les Mystères (6) se célèbrent dans le mois
d'août, les Apaturies (7) au mois d'octobre ; et à la
campagne , dans le mois de décembre , les Bac-
chanales (8). Il n'y a, avec de si grands cau-
seurs, qu'un parti à prendre, qui est de fuir (9),
si l'on veut du moins éviter la fièvre ; car quel
moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne
savent pas discerner ni votre loisir, ni le temps
de vos affaires?
NOTES.
(1) Dans le grec, les noms des Caraclères sont toujours
des ternies abstraits. On aurait pu intituler ce chapitre
Du babil, et traduire la définition plus littéralement :
« Le babil est une profusion de discours longs et irré-
• fléchis. »
M. Barthélémy a inséré ce Caractère presque en entrer
dans le vingt-huitième chapitre de son Voyage du jeune
Ânacharsis.
(2) Le grec dit ; « Sur le bas prix du blé. » A Athènes
cette denrée était taxée, et il y avait des inspecteurs par-
ticuliers pour en surveiller la vente. On peut voir à ce su-
jet le chap. XII du Voyage du jeune Anacfiarsis , auquel
je renverrai souvent le lecteur, parce que cet intéressant
ouvrage donne des éclaircissements suffisants aux gens du
monde, et fournit aux savants des citations pour des re-
cherches ultérieures.
(3) Premières Bacchanales, qui se célébraient dans la
ville. {La Jiruyère.) La Bruyère appelle cette fêle de Bac-
chus la première, pour la distinguer de celle de la cam-
pagne , dont il sera qtiestion plus bas. Elle était appelée
ordinairement les grandes Dionysiaques , ou bien les Bac-
chanales par excellence; car elle était beaucoup plus bril-
lante que telle de la cam]>agne , où il n'y avait point d'é-
trangers, parce qu'elle était célébrée en hiver. (Voyez le
scoliaste d'Aristophane ad Acharn. v, 201 et 5o3, et le
chap. XXIV du Voyage du jeune Ânacharsis.)
Pendant l'hiver, les vaisseaux des anciens étaient tirés
a terre et places sous des hangars ; on les lançait de nou-
\eau à la mer, au printemps : •< Trahunique siccas ma-
« china: carinas , » dit Horace en faisant le tableau de cette
saison, liv. I, ode iv.
(4) Les mystères de Cérès se célébraient la nuit, et il
y avait une émulation entre les Athéniens à qui apporte-
rait une plus grande torche. {La Bruyère.) Ces torches
étaient allumées en mémoire de celles dont Cérès éclaira
sa course nocturne en cherchant Proserpine ravie par Plu-
ton. Pausanias nous apprend, hv. I, chap. 11, que dans
le temple de Cérès à Athènes il y avait une statue de Bac-
cluis portant une torche; et l'on voit souvent des torches
représentées dans les bas-reliefs ou autres monuments an-
ciens qui retracent des cérémonies religieuses. (Voyez le
Musée du Capitale, tome IV, planche 57 , et le Musée Pio
Clem. tome V, planche 80.) Dans les grandes Diony-
siaques d'Athènes on en plaçait sur les toits, et dans les
Saturnales de Rome on en érigeait devant les maisons;
il en était peut-être de même dans les mystères de Cé-
rès , car les mots devant l'autel ne sont point dans le
texte.
(5) L'Odéon. Il avait été bâti par Périclès, sur le mo-
dèle de la tente de Xerxès : son comble , terminé en
pointe, était fait des antennes et des mâts enlevés aux
vaisseaux des Perses : il fut brûlé au siège d'Athènes par
Sylla.
(6) Fête de Cérès. Voyez ci-dessus. ( La Bruyère.)
(7) En français , la fête des Tromperies ; son origine ne
fait rien aux mœurs de ce chapitre. {La Bruyère.) lElle fut
instituée et prit le nom que la Bruyère vient d'expliquer,
parce que, dans le combat singulier que Mélanthus livra ,
au nom ^des Athéniens , à Xanthus , chef des Béotiens ,
Bacchus vint au secours du premier en trompant Xan-
thus. On trouvera quelques détails sur les usages de cette
fête dans le chap. xxvi à^ Anacharsis.
(8) Il aurait mieux valu traduire , « et les Bacchanales
« de la campagne dans le mois de décembre. » (Voyez ci-
dessus, note 3.) Elles se célébraient près d'un temple ap-
pelé Lenœum ou le temple du pressoir.
On peut consulter, sur les fêtes d'Athènes en généial,
et sur les mois dans lesquels elles étaient célébrées, la
deuxième table ajoutée à l'ouvrage de l'abbé Barthélémy
par son savant et modeste ami M. de Sainte-Croix , qui a
éclairci l'histoire et les usages de la Grèce par tant de re-
cherches profondes et utiles.
(9) Littéralement : « Il faut se débarrasser de telles gens,
« et les fuir à toutes jambes. » Aristote dit un jour à un
tel causeur : « Ce qui m'étonne , c'est qu'on ait des oreilles
« pour t'entendre , quand on a des jambes pour t'é-
« chapper. »
CHAPITRE IV.
De la rusticité.
Il semble que la rusticité n'est autre chose
qu'une ignorance grossière des bienséances. L'on
voit en effet des gens rustiques et sans réflexion
DE L/V KUSTICITÉ.
409
sortir un jour de médecine (1) , et se trouver en
cet état dans un lieu public parmi le monde ; ne
pas faire la différence de l'odeur forte du thym
ou de la marjolaine d'avec les parfums les plus
délicieux ; être chaussés large et grossièrement ;
parler haut, et ne pouvoir se réduire à un ton
de voix modéré ; ne se pas fier à leurs amis sur
les moindres affaires, pendant qu'ils s'en entre-
tiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre
compte à leurs moindres valets (2) de ce qui aura
été dit dans une assemblée publique. On les voit
assis , leur robe relevée jusques aux genoux et
d'une manière indécente. Il ne leur arrive pas
en toute leur vie de rien admirer, ni de paraître
surpris des choses les plus extraordinaires que
l'on rencontre sur les chemins (3) ; mais si c'est
un bœuf, un âne ou un vieux bouc, alors ils s'ar-
rêtent et ne se lassent point de les contempler.
Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils
mangent avidement tout ce qu'ils y trouvent,
boivent tout d'une haleine une grande tasse de
vin pur; ils se cachent pour cela de leur ser-
vante, avec qui d'ailleurs ils vont au moulin,
et entrent dans les plus petits détails du domes-
tique (4). Ils interrompent leur souper, et se lè-
vent pour donner une poignée d'herbes aux bêtes
de charrue (5) qu'ils ont dans leurs étables. Heur-
te-t-on à leur porte pendant qu'ils dînent, ils sont
attentifs et curieux. Vous remarquez toujours
proche de leur table un gros chien de cour qu'ils
appellent à eux , qu'ils empoignent par la gueule,
en disant (6) : Voilà celui qui garde la place, qui
prend soin de la maison et de ceux qui sont de-
dans. Ces gens, épineux dans les payements qu'on
leur fait , rebutent un grand nombre de pièces
qu'ils croient légères , ou qui ne brillent pas assez
à leurs yeux, et qu'on est obligé de leur changer.
Ils sont occupés pendant la nuit d'une charrue,
d'un sac, d'une faux, d'une corbeille , et ils rê-
vent à qui ils ont prêté ces ustensiles. Et lorsqu'ils
marchent par la ville. Combien vaut, deman-
dent-ils aux premiers qu'ils rencontrent, le pois-
son salé? Les fourrures se vendent-elles bien (7) ?
N'est-ce pas aujourd'hui que les jeux nous ramè-
nent une nouvelle lune (8)? D'autres fois, ne sa-
chant que dire, ils vous apprennent qu'ils vont se
faire raser, et qu'ils ne sortent que pour cela (9).
Ce sont ces mêmes personnes que l'on entend
chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs
souliers, et qui, se trouvant tout portés devant
la bouticiuc d'Archias (10), achètent eux-mêmes
des viandes salées , et les apportent à la main en
pleine rue.
NOTES.
(1) Le texte grec nomme une certaine drogue qui ren-
dait l'haleine fort mauvaise le jour qu'on l'avait prise
( La Bruyère. ) La traduction est plus juste que la note.
(Voyez la note de M. Coray sur ce passage.)
(2) Le grec dit , «« aux journaliers qui travaillent dans
« leur champ. »
(3) Il parait qu'il y a ici une transposition dans le grec,
et qu'il faut traduire : « ni de paraître surpris des choses
» les plus extraordinaires; mais s'ils rencontrent dans leur
« chemin un bœuf, etc. »
(4) Le grec dit seulement : « à laquelle ils aident à
« moudre les provisions pour leurs gens et pour eux-
« mêmes. » L'expression de la Bruyère, « ils vont au mou-
«' lin, » est un anachronisme. Du temps de Théophraste,
on n'avait pas encore des moulins communs; mais on fai-
sait broyer ou moudre le blé que l'on consommait dans
chaque maison, par un esclave, au moyen d'un pilon ou
d'une espèce de moulin à bras. (Voyez PoUux, livre I,
segm. 78, et liv. VII, segm. 180.) Les mouUns à eau
n'ont été inventés que du temps d'Auguste, et l'usage du
pilon était encore assez général du temps de Pline.
(5) Des bœufs. {La Bruyère.) Le grec dit en générai,
« des bêtes de trait. »
(6) Au lieu de , « Heurte-t-on , etc. » le grec dit sim-
plement : « Si quelqu'un frappe à sa porte, il répond lui-
« même, appelle son chien, et lui prend la gueule, en di-
« sant : Foilà , etc. »
(7) Le grec- porte : « Lorsqu'il se rend en ville, il de-
« mande au premier qu'il rencontre : Combien vaut le
« poisson salé.? et quel est le prix des habits de peau?»
Ces habits étaient le vêtement ordinaire des pâtres, et
peut-être des pauvres et des campagnards en général.
(8) Cela est dit rustiquemenl ; un autre dirait que la
nouvelle lune ramène les jeux; et d'ailleurs c'est comme
si, le jour de Pâques, quelqu'un disait : N'est-ce pas au-
jourd'hui Pâques? {La Bruyère.) Quoique la version adop-
tée par la Bruyère soit celle de Casaubon, j'observerai
que le mot la néoménie, que ce savant critique traduit par
la nouvelle lune, n'est que le simple nom du premier jour
du mois, où il y avait un grand marché à Athènes, et où
l'on payait les intérêts de l'argent. (Voyez Aristoph.
Vcsp. 171, et ScoL el Nub. acte IV, scène m.) Il ne
s'agit pas non plus de jeux , puisqu'il n'y en avait pas tous
les premiers du mois. Selon plusieurs gloses anciennes
rapportées par Henri Estienne, le même mot a aussi toutes
les significations du mot latin forum. Cette phrase peut
donc être traduite ainsi : « Le forum célèbre-t-il aujour-
« d'hui la néoménie? » c'est-à-dire : «« Est-ce aujourd'hui
V le premier du mois et le jour du marché? » Le ridicule
n'est pas dans l'expression , mais en partie dans ce que le
campagnard demande à un homme qu'il rencontre une
chose dont il doit être sur avant de se mettre en route , et
sur tout dans ce qui suit.
(9) Au lieu de, « D'autres fois, etc. » lo U\W porte
410
LES CVRACTÈKES DE THÉOPHRASTE,
« El il dit 8ur-le-cl»amp qu'il va en ville pour se faire ra-
« ser. » Il ne fait donc cette toilette que le premier jour
de chaque mois , en se rendant au marché. Il y a un trait
semblable dans les Acharnéens d'Aristophane, v. 998; et
Suidas le cile et l'explique en parlant de la néoméuie. Du
temps de Théophraste, les Athéniens élé{,'anls paraissent
avoir porté les cheveux el la barbe d'une longueur moyenne,
qui devait être toujours la même, et on les faisait par con-
séquent couper très souvent. (Voyez chap. xxvi , note 6 ,
et le chap. v ci-après.) C'était donc ime rusticité de lais-
ser croître les cheveux et la barbe pendant un mois : et
cette malpropreté suppose de pbis le ridicule, reproché
dans le chap. x à l'avare, de se faire raser ensïiite jusqu'à
la peau , afin que les cheveux ne dépassent pas de sitôt la
juste mesure.
(10) Fameux marchand de chairs salées, nourriture
ordinaire du peuple. {La Bruyère.) Il fallait dire, de pois-
son salé.
CHAPITRE V.
Du complaisant, ou de l* envie déplaire.
Pour faire une définition un peu exacte de cette
affectation que quelques-uns ont de plaire à tout
le monde, il faut dire que c'est une manière de
vivre où l'on cherche beaucoup moins ce qui est
vertueux et honnête, que ce qui est agréable (l).
Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il aper-
çoit un homme dans la place, le salue en s'é-
criant : Voilà ce qu'on appelle un homme de
bien ! l'aborde , l'admire sur les moindres choses,
le retient avec ses deux mains, de peur qu'il ne
lui échappe ; et après avoir fait quelques pas avec
lui , il lui demande avec empressement quel jour
on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en
lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le choisit
pour arbitre dans un procès, il ne doit pas atten-
dre de lui qu'il lui soit plus favorable qu'à son
adversaire (2) : comme il veut plaire à tous deux ,
il les ménagera également. C'est dans cette vue
que, poiu- se concilier tous les étrangers qui sont
dans la ville, il leur dit quelquefois ([u'il leur
trouve plus de raison et d'équité que dans ses
concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande
en entrant à celui qui l'a convié où sont ses en-
fants; et dès qu'ils paraissent, il se récrie sur la
ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que
deux figures ne se ressemblent pas mieux : il les
fait approcher de lui , il les baise ; et les ayant
fait asseoir à ses deux côtés , il badine avec eux,
A qui est , dit-il , la petite bouteille ? à qui est la
jolie cognée (3) ? Il les prend ensuite sur lui et les
laisse dormir sur son estomac , quoiqu'il en soit
incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait
raser souvent , a un fort grand soin de ses dents,
change tous les jours d'habits et les quitte pres-
que tout neufs : il ne sort point en public qu'il ne
soit parfumé (4). On ne le voit guère dans les
salles publiques qu'aupxès des comptoirs des ban-
quiers (5); et dans les écoles, qu'aux endroits
seulement où s'exercent les jeunes gens (6); ainsi
qu'au théâtre , les jours de spectacle , que dans les
meilleures places et tout proche des préteurs (7).
Ces gens encore n'achètent jamais rien jwur eux ;
mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux
précieux , des chiens de Sparte à Cyzique (8), et
à Rhodes l'excellent miel du mont Hy mette; et
ils preiment soin que toute la ville soit informée
qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours
remplie de mille choses curieuses qui font plaisir
à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes
et des satyres (9) qu'ils savent nourrir, des pi-
geons de Sicile , des dés qu'ils font faire d'os do
chèvre (10), des fioles pour des parfums (11), des
cannes torses que l'on fait à Sparte , et des tapis
de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à
un jeu de paume, et une arène pour s'exercer à la
lutte (12) ; et s'ils se promènent par la ville, et
qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes,
des sophistes (13), des escrimeurs, ou des musi-
siens, ils leur offrent leur maison (14) pour s'y
exercer chacun dans son art indifféremment : ils
se trouvent présents à ces exercices; et se mêlant
avec ceux qui viennent là pour regarder : A qui
croyez -vous qu'appartienne une si belle mal-
son et cette arène si commode? Vous voyez,
ajoutent-ils, en leur montrant quelque homme
puissant delà ville , celui qui en est le maître, et
qui en peut disposer (15).
NOTES.
(1) D'après Aristote, le complaisant se dislingue du flat-
teur en ce que le premier a un but intéressé, tandis que
le second vit entièrement poiu' les autres, loue tout pour
le simple plaisir de louer, el ne demande que d'être agréa-
ble à ceux avec lesquels il vit. Caractère auquel on ne peut
faire d'autre reproche que ce que Théophrasie a dit quel-
que part des honneurs et des places, qu'il ne faut point
les briguer par un commerce agréable, mais par une
conduite vertueuse. Il en est de même de la véritable
amitié.
Quelques critiques ont cru que la seconde moitié de ce
chapitre appartenait à un autre Caractère; mais il ne s'y
trouve aucun trait qui ne convienne parfaitement à un
homme qui veut plaire à tout le monde, en tout et par-
tout ; autre définition de l'envie de plaire, selon Aristote.
(2) Chaque partie était représentée ou assistée par uw
arbitre : ceux-ci s'adjoignaient un arbitre commun ; le
complaisant, étant au nombre des premiers, se conduit
OE L'IMAGE D'UJN COQUIN.
411
comtue s'il était l'oibitre commun. (Voyez Dém. c. Neœv.
édit. R. tom. II, pag. i56o, et Anach. chap. xvi. )
(3) Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs
enfants. ( La Bruyère. ) M. Visconti a expliqué , dans le
volume III de son Musco Pio Clementino , planche 22,
une statue antique d'un petit enfant qui porte une écharpe
toute composée de jouets de ce genre, qui paraissent être
en partie symboliques. La hache s'y trouve très-distincte-
ment, et l'éditeur croit qu'elle est relative au culte des
cabires. Le même savant pense que l'outre dont il est
question ici peut être un symbole bachique. Cependant,
comme le grec dit seulement, il joue avec eux, en disant
outre, hache, il est possible aussi que ce fussent des mots
usités dans quelque jeu , dont cependant je ne trouve au-
cune trace dans les savants traités sur celte matière ras-
semblés dans le septième volume du Trésor de Gronovius.
(4) Le grec porte , « Il s'oint avec des parfums pré-
«« cieux. » Il parait qu'on ne se servait ordinairement que
d'huile pme, ou plus légèrement parfumée que l'espèce
dont il est question ici. Cette opération avait lieu surtout
au sortir du bain, dont les anciens faisaient, comme on
sait, un usage extrêmement fréquent; elle consistait à se
faire frotter tout le corps avec ces matières grasses, et
servait, selon l'expression du scoliaste d'Aristophane, ad
Plut, 6i6, à fermer à l'entrée de l'air les pores ouverts
par la chaleur.
(5) C'était l'endroit où s'assemblaient les plus honnêtes
gens de la ville. (Za Bruyère.) Le grec porte, « dans la
« place publique , etc. » Les Athéniens faisaient faire pres-
que toutes leurs affaires par leurs banquiers. (Voyez Sau-
maise, de Usuris, et Boettiger, dans le Mercure allemand
du mois de janvier 1802.)
(6) Pour être, connu d'eux et en être regardé , ainsi que
detouscenx qui s'y trouvaient. {La Bruyère.) ïhéophraste
parle des gymnases , qui étaient de vastes édifices entou-
rés de jardins et de bois sacrés, et dont la première cour
était entourée de portiques et de salles garnies de sièges
où les philosophes, les rhéteurs et les sophistes rassem-
blaient leurs disciples. Il paraît que tous les gens bien
élevés ne cessaient de fréquenter ces établissements , dont
les plus importants étaient l'Académie , le Lycée et le Cy-
nosarge. (Voyez chap. viii du Voyage du jeune Ana-
charsis, )
(7) Le texte grec dit , « des stratèges , » ou généraux.
C'étaient dix magistrats, dont l'un devait commander les
armées en temps de guerre; mais il paraît que déjà, du
temps de Démosthène, ils n'avaient presque plus d'autres
fonctions que de représenter dans les cérémonies publi-
ques. (Voyez l'ouvrage que je viens de citer, chap. x.)
(8) D'après Aristote, celte race des meilleurs chiens de
«basse de la Grèce provenait de l'accouplement de cet
animal et du renard. Byzance, devenue depuis Constanti-
nople,' était déjà une ville importante du temps de Théo-
phraste. Cyzique était un port de la Mysie, sur la Pro-
pontide.
(9) Une espèce de singes. {I.a Bruyère.) Des singes à
rotirlc queue, disent les scoliastes do ce passage.
( 1 0) Vraiseniblablemenl d'os de gazelles de Libye, comme
ceux dont parle Lucien {in Amorib. iib. I). Des dés d'os
de chèvre ne vaudraient pas la peine d'être cités.
(1 1) Littéralement , « des flacons bombés de ïhurium, »
ou d'après une autre leçon, «de Tyr,»ou plutôt « de
«sable tyrien, «c'est-à-dire de verre, pour la fabrication
duquel on se servait alors de ce sable exclusivement , ce
qui donnait une très-grande valeur à cette matière. On ne
connaît aucune fabrique célèbre de vases dans les diffé-
rentes villes qui portèrent le nom de Thurium. Ce ne fut
que du temps des Romains que les ustensiles de verre ces-
sèrent d'être chers , et qu'on put les avoir à un prix très-
bas. (Voyez Slrab. liv. XVI, suivant la correction cer-
taine de Casaubon. Cette note m'a été communiquée par
M. Visconti. )
(12) Le grec dit : « Ils ont chez eux une petite cour en
« forme de palestre , renfermant une arène et un jeu de
« paume. » Les palestres étaient en petit ce que les gym-
nases étaient en grand.
(13) Une sorte de philosophes vains et intéressés. {La
Bruyère.) A la fois philosophes et rhéteurs, ils instruisaient
les jeunes gens par leurs leçons chèrement payées, et amu-
saient le public par des déclamations et des dissertations
solennelles.
(1 4) Leur palestre.
( 1 6) Chaque interprète a sa conjecture particulière sur
ce passage altéré ou elliptique. Je propose de mettre sim-
plement le dernier pronom au pluriel, et de traduire, au
heu de « ils se trouvent présents , etc. », « ensuite dans les
« représentations ils disent à leur voisin , en parlant des
« spectateurs , la palestre est à eux. » De celte manière ,
ce trait rentre entièrement dans le caractère du complai-
sant, tel qu'il est défini par Aiistote.
CHAPITRE Yl
De V image d'un coquin (1).
Un coquin est celui à qui les choses les plus
honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire ; qui
jure volontiers, et fait des serments en justice au-
tant qu'on lui en demande ; qui est perdu de ré-
putation , que l'on outrage impunément ; qui est
un chicaneur (2) de profession , un effronté , et
qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme
de ce caractère entre sans masque dans une danse
comique (3), et même sans être ivre; mais de
sang-froid il se distingue dans la diuise la plus
obscène (4) par les postures les plus indécentes.
C'est lui qui, dans ces lieux où l'on voit des pres-
tiges (5) , s'ingère de recueillir l'argent de chacun
des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui,
étant entrés par billets, croient ne devoir rien
payer (6). 11 est d'ailleurs de tous métiers; tan-
tôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de
412
LES CARACTÈRES DE ÏHÉOPHRASTE,
quelque lieu infâme, une autre fois partisan (7);
il n'y a point de si sale commerce où il ne soit
capable d'entrer. Vous le verrez aujourd'hui criei»:
public , demain cuisinier ou brelandier (8) : tout
lui est propre. S'il a une mère, il la laisse mou-
rir de ftiim (9). Il est sujet au larcin , et à se voir
traîner par la ville dans une prison , sa demeure
ordinaire , et où il passe une partie de sa vie. Ce
sont ces sortes de gens que l'on voit se faire en-
tourer du peuple , appeler ceux qui passent , et se
plaindre à eux avec une voix forte et enrouée ,
insulter ceux qui les contredisent. Les uns fen-
dent la presse pour les voir, pendant que les au-
tres , contents de les avoir vus , se dégagent et
poursuivent leur chemin sans vouloir les écou-
ter; mais ces effrontés continuent de parler:
ils disent à celui-ci le commencement d'un fait ,
quelque mot à cet autre ; à peine peut-on tirer
d'eux la moindre partie de ce dont il s'agit (10) ;
et vous remarquerez qu'ils choisissent pour cela
des jours d'assemblée publique, où il y a un
grand concours de monde, qui se trouve le té-
moin de leur insolence. Toujours accablés de
procès que l'on intente contre eux , ou qu'ils ont
Intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent
par de faux serments, comme de ceux qui les obli-
gent de comparaître, ils n'oublient jamais de por-
ter leur boîte (11) dans leur sein, et une liasse de
papiers entre leurs mains : vous les voyez domi-
ner parmi de vils praticiens ( 1 2) à qui ils prêtent
à usure , retirant chaque jour une obole et demie
de chaque drachme (13); ensuite fréquenter les
tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le
poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne
chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de
trafic. En un mot , ils sont querelleurs et diffici-
les, ont sans cesse la bouche ouverte à la calom-
nie , ont une voix étourdissante , et qu'ils font
retentir dans les marchés et dans les boutiques.
NOTES.
(1) De l'effronterie.
(2) Le mol grec employé ici , et qui se retrouve encore
à la fin du chapitre, signifie un homme qui se tient tou-
jours sur le marché, et qui cherche à gagner de l'argent,
soit par des dénonciations ou de faux témoignages dans les
tribunaux , soit en achetant des denrées pour les revendre ,
métier odieux chez les anciens. (Voyez les notes de Duport
sur ce passage.)
(3) Sur le théâtre avec des farceurs. ( La Bruyère.)
(4) Celle danse, la plus déréglée de toutes, s'appelait
en grec cordax, parce que l'on s'y servait d'tmc corde pour
faire des postures. {La Bruyère.) Cette élyniologie mI
inadmissible , car le terme grec d'où nous vient le mot de
corde commence par une autre lettre que le mot cordax ,
et ne s'emploie que pour des cordes de boyau , telles que
celles de la lyre et de l'arc. Casaubon n'a cru que le cor-
das se dansait avec une corde, que parce qu'Aristophane
dit quelque part cordacem trahere, et |)eul-èlre parce qu'il
se rappelait que, dans les j4delphes de Térence, acte IV,
scène vir, Demea demande, Tu intcr eas restim ductafu
saltabls? Mais, quoique dans cette phrase la corde soit
expressément nommée, Donalus pense qu'il n'y est ques-
tion que de se donner la main ; et c'est aussi tout ce qu'on
peut conclure de l'expression d'Aristophane au sujet du
cordax. M. Viscouti , auquel je dois cette observation, s'en
sert dans un mémoire inédit sur le bas-relief des danseuses
de la villa Borghèse , pour éclaircir le [«ssage célèbre de
Tite-Live, liv. XVII, chap. xxxvir, où, en parlant d'une
danse sacrée, cet auteur se sert de l'expression restim
dare,
(ô) Choses fort extraordinaires, telles qu'on eu voit dbns
nos foires. {La Bruyère.)
(6) Le savant Coray a observé avec raison qu'il faut
ajouter une négation à cette phrase. Je traduis : «« à ceux
« qui n'ont point de billet , et veulent jouir du spectacle
« gratis. » Il est question ici de farces jouées en pleine rue,
et dont par conséquent, sans la précaution de distribuer
des billets à ceux qui ont payé, et d'employer quelqu'un à
quereller ceux qui n'en ont pas, tout le monde peut jouir.
Cette observation, qui n'avait pas encore élé faite, contredit
l'induction que le savant auteur du Voyage du jeune Ana-
charsis a tirée de ce passage dans le chapitre lxx de cet
ouvrage.
(7) La Bruyère désigne ordinairement par ce mot les
riches financiers ; ici il n'est question que d'un simple com-
mis au port, ou de quelque autre employé subalterne de
la ferme d'Athènes.
(8) Joueur de dés. Aristole donne une raison assez dé-
licate du mal qu'il trouve dans un jeu intéressé. « On y
« gagne, dit-il, l'argent de ses amis, envers lesquels on
« doit au contraire se conduire avec générosité. »
(9) La loi de Solon , qui n'était en cela que la sanction
de la loi de la nature et du sentiment, ordonnait de nour-
rir ses parents , sous peine d'infamie.
(10) Cette circonstance est ajoutée par la Bruyère;
Théophraste ne parle que de l'impudence qu'il y a à con
tinuer une harangue dans les rues , quoique personne n'y
fasse attention , et que chaque phrase s'adresse à un public
différent.
(11) Une petite boîte de cuivre fort légère, où les plai-
deurs mettaient leurs titres et les pièces de leurs procès.
( La Bruyère. ) C'était au contraire un grand vase de cui-
vre ou de terre cuite, placé sur la table des juges pour y
déposer les pièces qu'on leur soumettait; et Théophraste
ne se sert ici de ce terme que pour plaisanter sur l'énorme
quantité de papiers dont se chargent ces chicaneurs. (Voyez
le scol. d'Aristophane, Vcsp. 1427, et la scolic sur ce
passage d^: Théophraste donnée par Fischer.
DU GRAND PARLEUR.
413
( 1 2) Ici le mot grec donl j'ai déjà parlé daus la note 2 ne
peut avoir d'autre siguificaiiou que celle des petits mar-
chands de comestibles auxquels l'effronté prête de l'argent,
et chez lesquels il va ensuite en retirer les intérêts, en
mettant cet argent dans la bouche, comme c'était l'usage
parmi le bas peuple d'Athènes. Casaubon avait fait sur ce
dernier point une note aussi juste qu'érudite, et la
Bruyère n'aurait pas dû s'écarter de l'explication de ce
savant.
( 1 3) Une obole était la sixième partie d'une drachme.
(La Bruyère.) L'effronté prend donc un quart du capital
par jour. (Voyez sur l'usure d'Athènes le Voyage efu Jeune
Àna'cliarsis chap. lv.)
CHAPITRE VIL
Du grand parleur ( 1 ) .
Ce que quelques-uns appellent bahil est propre-
ment une intempérance de langue qui ne permet
pas à un homme de se taire (2). Vous ne contez
pas la chose comme elle est , dira quelqu'un de
ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir
de quelque affaire que ce soit : j'ai tout su, et si
vous vous donnez la patience de m'écouter, je
vous apprendrai tout. Et si cet autre continue
de parler : Vous avez déjà dit cela (3) ; songez,
poursuit-il , à ne rien oublier. Fort bien ; cela est
ainsi , car vous m'avez heureusement remis dans
le fait ; voyez ce que c'est que de s'entendre les
uns les autres. Et ensuite : Mais que veux-je
dire ? Ah ! j'oubliais une chose : oui , c'est cela
même , et je voulais voir si vous tomberiez juste
dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles
ou semblables interruptions qu'il ne donne pas le
loisir à celui qui lui parle de respirer; et lorsqu'il
a comme assassiné de son babil chacun de ceux
qui ont voulu lier avec lui quelque entretien , il
va se jeter dans un cercle de personnes graves
qui traitent ensemble de choses sérieuses , et les
met en fuite. De là il entre dans les écoles publi-
ques et dans les lieux des exercices (4) , où il amuse
les maîtres par de vains discours, et empêche la
jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe
à quelqu'un de dire, Je m'en vais, celui-ci se
met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il
ne l'ait remis jusque dans sa maison (5). Si par
hasard il a appris ce qui aura été dit dans une
assemblée de ville , il court dans le même temps
le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la
fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouver-
nement de l'orateur Aristophon (6), comme sur
le combat célèbre que ceux de Laçédémone ont
livré aux Athéniens sous la conduite de Lysan-
dre (7). Il raconte une autre fois quels applaudis-
sements a eus un discours qu'il a fait dans le
public, en répète une grande partie, mêle dans
ce récit ennuyeux des invectives contre le peu-
ple; pendant que de ceux qui l'écoutent, les uns
s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se
ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand
causeur, en un mot , s'il est sur les tribunaux ,
ne laisse pas la liberté déjuger; il ne permet pas
que l'on mange à table; et s'il se trouve au théâ-
tre , il empêche non-seulement d'entendre, mais
même de voir les acteurs (8). On lui fait avouer
ingénument qu'il ne lui est pas possible de se taire,
qu'il faut que sa langue se remue dans son palais
comme le poisson dans l'eau; et que, quand on
l'accuserait d'être plus babillard qu'une hiron-
delle , il faut qu'il parle : aussi écoute-t-il froi-
dement toutes les railleries que l'on fait de lui
sur ce sujet; et jusques à ses propres enfants, s'ils
commencent à s'abandonner au sommeil. Faites-
nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous
endormir (9).
■'' "■' NOTES.
(1) Ou Du babil. (La Bruyère.) On pourrait intituler ce
Caractère, De la loquacité'. Il se distingue du Caractère
III par un babil moins insignifiant, mais plus importun.
M. Barthélémy a inséré ce Caractère à la suite de l'autre
dans son chap. xxviii du Voyage d'Anacharsis.
(2) Littéralement : « La loquacité, si l'on voulait la
«« définir, pourrait être appelée une intempérance de pa-
« rôles. »
(3) Je crois qu'il faut traduire : « Avez-vous fini ? n'ou-
« bliez pas votre propos , etc. » M. Barthélémy rend ainsi
ce passage : «< Oui , je sais de quoi il s'agit , je pourrais
« vous le raconter au long. Continuez , n'omettez aucune
«circonstance. Fort bien, vous y êtes; c'est cela même.
<( Voyez combien il était nécessaire d'en conférer en-
« semble. »
(4) C'était un crime puni de mort à Athènes par une
loi de Solon, à laquelle on avait un peu dérogé du temps
de Théophraste. (La Bruyère.) Il parait que cette loi
n'était relative qu'au temps où l'on célébrait dans ces gym-
nases une fête à Mercure, pendant laquelle la jeunesse
était moins surveillée qu'à l'ordinaire. (Voyez le Voyage
du jeune Jnacharsis, chap. vm, et le chap. v de ces Ca-
ractères , note 6. )
(5) « Misère cupis, inquit, abire,
Jamdudum video : sed nil agis; usque tencbo,
Persequar
Nil habeo quod agam, et non sum piger; usque
sequar te, »
dit l'importun d'Horace daus la neuvième satire du pre-
mier livre , (jui mérite d'être comparée avec ce C'araclère.
414
LES CARACTERES DE THEOPHRASTE,
(6) C'est-à-dire , suv ta bataille d'Arhelles et la victoire
d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nou-
velles vinrent à Athènes lorsque Aristophon, célèbre ora-
teur, était premier magistrat. (La Bruyère.) Ce n'était
pas une raison suffisante pour dire que cette bataille avait
été livrée sous l'archontat d'Aristophon. Paulmier de Gren-
teniesnil a cru qu'il était question de la bataille des Lacé-
déutoniens, sous Agis, conti'e les Macédoniens commandés
par Anti|)ater; mais il n'a {mis fait attention que dans ce
ras Théophrastc n'aurait pas ajouté les mots de ceux ife
Lacédêmone au trait suivant seulement. Je crois, avec
Corsini, qu'il faut traduire : « sur le combat de l'orateur,
«c'est-à-dire de Démosthène, arrivé sous Aristophon.»
C'est la fameuse discussion sur la couronne que Démos-
thène croyait mériter, et qu'Eschine lui disputait. Ce
combat, qui rassembla toute la Grèce à Athènes, était un
sujet de conversation au moins aussi intéressant pour un
habitant de cette ville que la bataille d'Arbelles , et il fut
livré précisément sous l'archontat d'Aristophon.
(7) Il était plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais
trivial et su de tout le peuple, {La Bruyère,) C'est la ba-
taille qui finit par la prise d'Athènes, et qui termina la
guerre du Péloponèse, l'an 4 de la qualre-vingl-treiziènie
olympiade.
(8) Le grec dit simplement , «< il vous empêche de jouir
« du spectacle. »
(9) Le texte porte : « et il permet que ses enfants l'eni-
« pèchent de se livrer au sommeil, en le priant de leur
•» raconler quelque chose pour les endormir. »
CHAPITRE VIII.
Du débit des nouvelles (l).
Un nouvelliste, ou un conteur de fables, est un
homme qui arrange , selon son caprice , des dis-
cours et des faits remplis de fausseté ; qui , lors-
qu'il rencontre l'un de ses amis, compose son
visage, et lui souriant, D'où venez-vous ainsi?
lui dit-il; que nous direz-vous de bon? n'y a-t-il
rien de nouveau? Et continuant de l'interroger :
Quoi donc! n'y a-t-il aucune nouvelle (2)? ce-
pendant il y a des choses étonnantes à racon-
ter. Et sans lui donner le loisir de lui répon-
dre, Que dites-vous donc? poursuit-il; n'avez-
vous rien entendu par la ville? Je vois bien que
vous ne savez rien , et que je vais vous régaler
de grandes nouveautés. Alors, ou c'est un soldat,
ou le fils d'Astée le joueur de flûte (3) , ou Lycon
l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement
de l'armée (4), de qui il sait toutes choses ; car il
allègue pour témoins de ce qu'il avance des
hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour le
convaincre de fausseté (5) ; il assure donc que
t'es personnes lui ont dit que le roi (6) et Polys-
perchon (7) ont gagné la bataille , et que Cassan-
dre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs
mains (8). Et lorsque quelqu'un lui dit : Mais en
vérité cela est-il croyable? il lui réplique que
cette nouvelle se crie et se répand par toute la
ville , que tous s'accordent à dire la même chose,
que c'est tout ce qui se raconte du combat (9),
et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il
a lu cet événement sur le visage de ceux qui gou-
vernent (10); qu'il y a un homme caché chez l'un
de ces magistrats depuis cinq jours , qui revient
de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit.
Ensuite, interrompant le fil de sa narration. Que
pensez-vous de ce succès ? demande-t-il à ceux qui
l'écoutent (U). Pauvre Cassandrel malheureux
princel s'écrie-t-il d'une manière touchante : voyez
ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre
était puissant, et il avait avec lui de grandes
forces (12). Ce que je vous dis, poursuit-il, est
un secret qu'il faut garder pour vous seul;
pendant qu'il court par toute la ville le débiter
à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces
diseurs de nouvelles me donnent de l'admira-
tion (1 3), et que je ne conçois pas quelle est la fm
qu'ils se proposent : car, pour ne rien dire de la
bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois
pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de
cette pratique ; au contraire , il est arrivé à quel-
ques-uns de se laisser voler leurs habits dans un
bain public, pendant qu'ils ne songeaient qu'à
rassembler autour d'eux une foule de peuple, et
à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après
avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Porti-
que (14), ont payé l'amende pour n'avoir point
comparu à une cause appelée. Enfin il s'en est
trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville,
du moins par leurs beaux discours , ont manqué
de dîner (15). Je ne crois pas qu'il y ait rien de
si misérable que la condition de ces personnes :
car quelle est la boutique , quel est le portique ,
quel est l'endroit d'un marché public où ils ne pas-
sent tout le jour à rendre sourds ceux qui les
écoutent , ou à les fatiguer par leurs mensonges ?
NOTES.
(1) Théophraste désigne ici par un seul mot l'habitude
de forger de fausses nouvelles, M. Barthélémy a imité une
partie de ce Caractère à la suite de ceux sur lesquels j'ai
déjà fait la même remarque.
(2) LiUérakment : « Et il l'interrompra en lui deman-
« dant : Comment! on ne dit donc rien de plus nouveau?
(3) L'usage de la fliite, très-ancien dans les troupes, (la
Bruyère.) " ■ <.^ >'.
DE L'EFFROINTERIE CAUSEE PAR L'AVARICE.
415
(4) Le grec porte , « qui arrivent de la bataille même. »
(5) Je crois avec M. Coray qu'il faut traduire ; « car
« il a soin de choisir des autorités que personne ne puisse
«c récuser. »
(6) Aridée , frère d'Alexandre le Grand. {La Bruyère.)
(7) Capitaine du même Alexandre. (La Bruyère.)
(8) C'était un faux bruil ; et Cassandre, fils d'Antipater,
disputant à Aridée el à Polyspercbon la tutelle des en-
fants d'Alexandre, avait eu de l'avantage sur eux. (Za
Bruyère.) D'après le titre et l'esprit de ce Caractère, il n'y
est pas question de faux bruits, mais de nouvelles fabri-
quées à plaisir par celui qui les débite.
(9) Plus littéralement : « que le bruit s'en est répandu
« dans toute la ville, qu'il prend de la consistance, que
« tout s'accorde, et que tout le monde donne les mêmes
« détails sur le combat. »
(10) Le texte ajoute, « qui en sont tout changés. »
Cassandre favorisait le gouvernement aristocratique établi
à Athènes par son père; Polysperchon protégeait le parti
démocratique. (Voyez la note 1 7 du Discours sur Théo-
phraste.)
(11) Au lieu de, « Ensuite, etc. » le grec porte : « Et,
« ce qui est à peine croyable, en racontant tout cela, il
" fait les lamentations les plus naturelles et les plus per-
« snasives. »
(12) La réflexion, « car enfin, etc. » est tirée de quel-
ques mots grecs dont on n'a pas encore donné une expli-
cation satisfaisante, et qui me paraissent signifier tout autre
chose. Le nouvelliste a débité jusqu'à présent son conte
comme un bruit public, et dans la phrase suivante il en
fait un secret : cette variation a besoin d'une transition ;
et il me paraît que ce passage , qui signifie littéralement ,
« mais alors étant devenu fort, » esl relatif au conteur, et
veut dire, « mais ayant fini par se faire croire. » On sait
qu'en grec le verbe dérivé de l'adjectif qu'emploie ici
Théophraste signifie au propre je m'efforce , et au figuré
j'assure, j'atteste.
(13) « M'étonnent. »
(14) Voyez le chapitre de la Flatterie. {La Bruyère,
chap. ir, note 1 .)
(15) Plus littéralement, « qui ont manqué leur dîner
■' en prenant quelques villes d'assaut , » c'est-à-dire qui ,
pour avoir fait de ces contes , sont venus trop tard au dîner
auquel ils devaient se rendre.
CHAPITRE IX.
De V effronterie causée par V avarice (1).
Pour faire connaître ce vice, il faut d ire que c'est
un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil in-
térêt. Un homme que l'avarice rend effronté ose
emprunter une somme d'argent à celui à qui il
en doit déjà, et qu'il lui retient avec injus-
tice (2). Le jour même qu'il aura sacrifié aux
dieux , au lieu de manger religieusement chez soi
une partie des viandes consacrées (3), il les fait
saler pour lui servir dans plusieurs repas, et
va souper chez l'un de ses amis; et là, à table,
à la vue de tout le monde , il appelle son valet ,
qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hôte ;
et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur
un quartier de pain. Tenez , mon ami, lui dit-il ,
faites bonne chère (4). Il va lui-même au marché
acheter des viandes cuites (5) ; et avant que de
convenir du prix , pour avoir une meilleure com-
position du marchand , il le fait ressouvenir qu'il
lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser
ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut :
s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il
jette du moins quelques os dans la balance : si
elle peut tout contenir, il est satisfait; sinon, il
ramasse sur la table des morceaux de rebut,
comme pour se dédommager, sourit , et s'en va.
Une autre fois , sur l'argent qu'il aura reçu de
quelques étrangers pour leur louer des places au
théâtre, il trouve le secret d'avoir sa part franche
du spectacle , et d'y envoyer (6) le lendemain ses
enfants et leur précepteur (7). Tout lui fait en-
vie ; il veut profiter des bons marchés, et demande
hardiment au premier venu une chose qu'il ne
vient que d'acheter. Se trouve-t-il dans une mai-
son étrangère , il emprunte jusques à l'orge et à la
paille (8); encore faut-il que celui qui les lui
prête fasse les frais de les faire porter jusque chea;
lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payep
dans un bain public, et là, en présence du bai^
gneur, qui crie inutilement contre lui , prenant
le premier vase qu'il rencontre, il le plonge dans
une cuve d'airain qui est remplie d'eau , se la ré-
pand sur tout le corps (9). Me voilà lavé, ajoute-
t-il , autant que j'en ai besoin , et sans en avoir
obligation à personne; remet sa robe, et dis-
paraît.
NOTES.
(1) Le mot grec ne signifie proprement que l'impu-
dence, el Aristofe ne lui donne pas d'autre sens; mais
Platon le définit comme Théophraste. (Voyez les notes de
Casaubon.)
(2) On pourrait traduire plus exactement , « à celui au-
« quel il en a déjà fait perdre, » ou, d'après la traduction
de M. Lcvesque, « à celui qu'il a déjà trompé. "
(3) C'était la coutume des Grecs. Voyez le chapitre du
Contre-temps. {La Bruyère.) On verra dans le chapitre xix,
416
LES CAHACrfeKIiS DE THEOPHRASTE,
note 4 , que non-seulement « on mangeait chez soi une
« partie des viandes consacrées, » mots <|ue la Hruyère
a insérés dans le texte, mais qu'il était même d'usage d'in-
viter ce jour-là ses amis, ou de leur envoyer une portion
de la victime.
(4) Dans le temps du luxe excessif de Rome, la conduite
que Théophraste traite ici d'impudence aurait été très-
modeste; car alors, dans les grands dîners, on faisait em-
porter beaucoup de chases par son esclave, soit sur les
instances du maître, soit aussi sans en être prié. Mais les
savants qui ont cru voir cette coutume dans notre auteur
me paraissent avoir confondu les temps et les lieux. Du
temps d'Aristophane, c'est-à-dire environ un siècle avant
Théophraste , c'étaient même les convives qui apportaient
la plus grande partie des mets avec eux ; et celui qui don-
nait le repas ne fournissait que le local , les ornements et
les hors-d'œuvi-e, et faisait venir des courtisanes. (Voyea
Aristoph. Acharn. v. io85 et suiv., et le Scol.)
(5) Comme le menu peuple, qui achetait son souper
chez le charcutier. {La Bruyère.) Le grec ne dit pas des
viandes cuites, et la satire ne porte que sur la conduite
ridicule que tient cet homme envers son boucher.
(6) Le grec dit, « d'y conduire. »
(7) Leur pédagogue. C'était, comme dit M. Barthélémy,
chapitre xxvi , un esclave de confiance chargé de suivre
l'enfant en tous lieux , et surtout chez ses différents maî-
tres. On peut voir aussi à ce sujet le bas-relief représentant
la mort de Niobé et de ses enfants au Musée Pîo-CIémen-
tin, tome IV, planche 17 , et l'explication que M. Visconti
en a donnée.
Les spectacles n'avaient lieu à Athènes qu'aux trois fêtes
de Bacchus, et surtout aux grandes Dionysiaques, où des
curieux de toute la Grèce affluaient à Athènes ; et l'on sait
qu'anciennement les étrangers logeaient ordinairement
chez des particuliers avec lesquels ils avaient quelque liai-
son d'affaires oit d'amitié.
(8) Plus littéralement : « Il va dans une maison étran-
•« gère pour emprunter de l'orge ou de la paille , et force
" encore ceux qui lui prêtent ces objets à les porter chez
« lui. n
(9) Les plus pauvres se lavaient ainsi pour pa) er moins.
{La Bruyère.)
CHAPITRE X.
De V épargne sordide.
Cette espèce d'avarice est dans les hommes
une passion de vouloir ménager les plus petites
choses sans aucune fm honnête (t). C'est dans
cet esprit cpie quelques-uns, recevant tous les
mois le loyer de leur maison , ne négligent pas
d'aller eux-mêmes demander la moitié d'une
ol)ole qui manquait au dernier payement qu'on
leur a fait (2); que d'autres, faisant l'effort de
donner A manger chez eux (3), ne sont occupé»,
pendant le repas, qu'à compter le nombre de
fois que chacun des conviés demande à boire. Ce
sont eux encore dont la portion des prémices (4)
des viandes que l'on envoie sur l'autel de Diane,
est toujours la plus petite. Ils apprécient les
choses au-dessous de ce qu'elles valent; et, de
quelque bon marché qu'un autre, en leur ren-
dant compte, veuille se prévaloir, ils lui soutien-
nent toujours qu'il a acheté trop cher. Impla-
cables à l'égard d'un valet qui aura laissé toniber
un pot de terre, ou cassé par malheur quelque
vase d'argile, ils lui déduisent cette perte sur sa
nourriture; mais si leurs femmes ont perdu seule-
ment un denier (5), il faut alors renverser toute
une maison, déranger les lits, transpoiter des
coffres, et chercher dans les recoins les plus ca-
chés. Lorsqu'ils vendent, ils n'ont que cette
unique chose en vue, qu'il n'y ait qu'à perdre
pour celui qui achète. Il n'est permis à personne
de cueillir une figue dans leur jardin, de passer
au travers de leur champ, de ramasser une pe-
tite branche de palmier (6), ou quelques olive»
qui seront tombées de l'arbre. Ils vont tous les
jours se promener sur leurs terres, en remar-
quent les bornes , voient si l'on n'y a rien changé,
et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent in-
térêt de l'intérêt même, et ce n'est qu'à cette
condition qu'ils donnent du temps à leurs créan-
ciers. S'ils ont invité à dîner quelques-uns de
de leurs amis, et qui ne sont que des personnes
du peuple (7), ils ne feignent point de leur faire
servir un simple hachis ; et on les a vus souvent
aller eux-mêmes au marché pour ce repas, y
trouver tout trop cher, et en revenir sans rien
acheter. Ne prenez pas l'habitude, disent-ils à
leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge,
votre farine, ni même du cumin (8), de la mar-
jolaine (9), des gâteaux pour l'autel (10), du
coton (11), de la laine (12); car ces petits détails
ne laissent pas de monter, à la fm d'une année,
à une grosse somme. Ces avares, en un mot, ont
des trousseaux de clefs rouillées dont ils ne se
servent point, des cassettes où leur argent est
en dépôt, qu'ils n'ouvrent jamais, et qu'ils lais-
sent moisir dans un coin de leur cabinet; ils por-
tent des habits qui leur sont trop courts et trop
étroits; les plus petites fioles contiennent plus
d'huile qu'il n'en faut pour les oindre (13); ils
ont la tête rasée jusqu'au cuir (14), se déchaus-
sent vers le milieu du jour (15) pour épargner
leurs souliers, vont trouver les foulons pour ob-
tenir d'eux de ne pas épargner la craie dans la
DE L'IMPUDENT.
417
laiue qu'ils leur ont donnée à préparer, aiin,
disent-ils, que leur étoffe se tache moins (16).
NOTES.
( 1) Le texte grec porte simplemement ; « La lésine est une
« épargne outrée , ou déplacée , de la dépense. »
(2) Littéralement : « Un avare est capable d'aller chez
« quelqu'un au bout d'un mois pour réclamer une demi-
« obole. » Théophrasie n'ajoute pas quelle était la cause
et la nature de cette créance, dont le peu d'importance
fait précisément le sel de ce trait ; elle n'est que de six
itards.
(3) Dans le texte il n'est point question d'un repas que
donne l'avare , mais d'un festin auquel il assiste ; et le mot
grec s'applique particulièrement à ces repas de confrérie
que les membres d'une même curie, c'est-à-dire de la
troisième partie de l'une des dix tribus, faisaient réguliè-
rement ensemble, soit chez un des membres de cette as-
sociation , soit dans des maisons publiques destinées à cet
usage. (Voyez la noie de M. Coray sur le chap. i de cet
ouvrage; PoUux, liv. VI, segm. 7 et 8; et Anacharsis,
chap. XXVI et lvi.)
(4) Les Grecs commençaient par ces offrandes leurs
repas publics. {La Bruyère.) Les anciens regardaient en
général comme une impiété de manger ou de boire sans
avoir offert des prémices ou des libations à Céiès ou à
Bacchus. Mais il doit y avoir quelque raison particulière
pour laquelle ici les prémices sont adressées à Diane; et
c'était peut-être l'usage des repas de curies , puisqu'on sa-
crifiait aussi à cette déesse en inscrivant les enfants dans
ce corps , et cela au moment où on leur coupait les che-
veux. (Voyez Hésychius, in voce Kureotis.) M. Barthé-
lémy me paraît avoir fait une application trop générale de
ce passage dans son chap. xxv du Voyage du jeune Ana-
charsis.
(5) Je crois qu'il faut préférer la leçon suivie par Poli-
tien , qui traduit , « un peigne. » ( Voyez Suidas , cité par
Needham. )
(6) « Une dalle. »
(7) La Bruyère a rendu ce passage fort inexactement.
Il faut traduire : « S'il traite les citoyens de sa bourgade,
» il coupera par petits morceaux les viandes qu'il leur sert. »
Les bourgades étaient une autre division de l'Attique que
celle en tribus ; il y en avait cent soixante et quatorze. Les
repas communs de ces différentes associations étaient d'o-
bligation , et les collectes pour en faire les frais étaient or-
données par les lois. Il paraît, par ce passage et par le
chapitre suivant, note 14, que, dans ces festins, celui chez
lequel ou au nom duquel ils se donnaient était chargé de
l'achat et de la distribution des aliments, mais qu'il était
surveille de près par les convives.
(8) Une sorte d'herbe. {La Bruyère.)
(9) Elle empêche les viandes de se corrompic, ainsi (|ue
le thym et le laurier. {La Bruyère.)
I (10) Faits de faiiue et Je niiti, et qui servaient aux sa-
crifices. {La Bruyère.)
(11) Des bandelettes pour la victime, faites de fils de
laine non tissus, et réunis seulement par des nrejids de
dislance en distance.
(12) Au lieu de laine, Théophraste nomme ici encore
une espèce de gâteaux ou de farine qui servaient aux sa-
crifices; et plus haut il parle de mèches, mot que la
Bruyère a omis , ou qu'il a voulu exprimer ici.
(13) Voyez sur l'usage de se frotter d'huile le Caractère v,
note 4.
(14) « Ils se font raser jusqu'à la peau. » Voyez Carac-
tère IV, note 7.
(15) Parce que dans cette partie du jour le froid en foule
saison était supportable. (Za Bruyère.) Il me semble que,
lorsqu'il s'agit d'Athènes, il faut penser plutôt aux incon-
vénients de la chaleur qu'à ceux du froid : c'est afin que la
sueur n'use pas ses souliers.
(16) C'était aussi parce que cet apprêt avec de la craie,
comme le pire de tous , et qui rendait les étoffes dures et
grossières, était celui qui coûtait le moins. {La Bruyère.)
Il n'est question dans le grec ni de craie ni de laine, mais
de terre à foulon , et d'un habit à faire blanchir. (Voyez
les notes de M. Coray.) M. Barthélémy observe, dans son
chap. XX, que le bas peuple d'Athènes était vêtu d'un drap
qui n'avait reçu aucune teinture, et qu'on pouvait re-
blanchir, tandis que les riches préféraient des draps de
couleur.
CHAPITRE XL
De Vimpudent, ou de celui qui ne rougit de rien.
L'impudence ( 1 ) est facile à définir : il suffit
de dire que c'est une profession ouverte d'une
plaisanterie outrée, comme de ce qu'il y a de
plus contraire à la bienséance. Celui-là, par
exemple , est impudent , qui , voyant venir vers
lui une femme de condition , feint dans ce mo-
ment quelque besoin pour avoir occasion de se
montrer à elle d'une manière déshonnête (2);
qui se plaît à battre des mains au théâtre lors-
que tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs
que les autres voient et écoutent avec plaisir;
qui, couché sur le dos (3), pendant que toute
l'assemblée garde un profond silence, fait en-
tendre de sales hoquets qui obligent les specta-
teurs de tourner la tête et d'interrompre leur at-
tention. Un homme de ce caractère achète en
plein marché des noix, des pommes, toute sorte
de fruits, les mange, cause debout avec la frui-
tière, appelle par leurs noms ceux qui passent,
sans prcscitie les connaître, en arrête d'autres
27
418
I.ES CAKACTÈRES UK THÉOI>HRASïE,
{pii courent par la place et qui ont leurs affai-
res (4); et s'il voit venir quelque plaideur, il
l'aborde, le raille et le félicite sur une cause
importante qu'il vient de perdre. 11 va lui-même
choisir de la viande, et louer pour un souper
des femmes qui jouent de la flûte (5); et raon-
rrant à ceux qu'il rencontre ce qu'il vient d*a-
rheter, il les convie en riant d'en venir manger.
On le voit s'arrêter devant la boutique d'un
barbier ou d'un parfumeur (6) , et là annoncer
qu'il va faire un grand repas et s'enivrer.
(7) Si quelquefois il vend du vin , il le fait mê-
ler pour ses amis comme pour les autres sans
distinction. Il ne permet pas à ses enfants d'al-
ler à l'amphithéâtre avant que les jeux soient
commencés, et lorsque l'on paye pour être placé,
mais seulement sur la fin du spectacle, ejt quand
l'architecte (8) néglige les places et les donne
pour rien. Étant envoyé avec quelques autres
citoyens en ambassade, il laisse chez soi la
somme que le public lui a donnée pour faire les
frais de son voyage , et emprunte de l'argent de
ses collègues : sa coutume alors est de charger
son valet de fardeaux au delà de ce qu'il en peut
porter, et de lui retrancher cependant de son
ordinaire; et comme il arrive souvent que l'on
fait dans les villes des présents aux ambassa-
deurs, il demande sa part pour la vendre. Vous
m'achetez toujours , dit-il au jeune esclave qui
le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu'on
ne peut supporter : il se sert ensuite de l'huile
d'un autre, et épargne la sienne. \\ envie à ses
propres valets, qui le suivent, la plus petite
pièce de monnaie qu'ils auront ramassée dans
les rues, et il ne manque point d'en retenir sa
part avec ce mot, Mercure est commun (9). Il fait
pis : il distribue à ses domestiques leurs provi-
sions dans une certaine mesure (10) dont le fond,
creux par-dessous, s'enfonce en dedans et s'é-
lève comme en pyramide; et quand elle est
pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus
près qu'il peut (il).... De même s'il paye à
quelqu'un trente mines (12) qu'il lui doit, il fait
si bien qu'il y manque quatre drachmes (13)
dont il profite. Mais, dans ces grands repas où
il faut traiter toute une tribu ( 14), il fait recueil-
lir, par ceux de ses domestiques qui ont soin
de la table, le reste des viandes qui ont été ser-
vies, pour lui en rendre compte : il serait fâché
de leur laisser une rave à demi mangée.
NOTES.
(1) 11 me semble que ce Caractère serait mieu^ intitulé,
Dfi l'impetiinjtnçé. La définilion du 'rhéoplirasLu dit mut a
mol : «« C'ejt y^e /ijûris^o.i^ ouv/crle et insiilt^;)le. •>
(2) Le grec dit simplement : « Voyant venir vers lui
«< des fenunes honnêtes, il est capable de se retrousser et
•« de montrer sa nudiié. » I/impertii^Qt ne prend point de
(3) Le verbe grec employé ici signifie «« levant la /èle. »
La Bruyère paraît avoir clé induit en eireur, ainsi mie l'a
dcjà observé M. Coray, par la traduction de Casaubqn,
qui rend ce mot par resuplnato corpore. On trouvera d'au-
tres détails sur la conduite des Athéniens au spectacle,
dans le Voyage du jeune. Âiiacharsis, chap. txx,
(4) «« Les vingt mille citoyens d'Athènes, dit Démos-
« thène, ne cessent de fréquenter la place, occupés de
« leurs affaires on de celles de l'État. »
(5) Il paraît que ces femmes servaient aux plaisirs des
convives par des complaisances obscènes. (Voyez Aristoph.
Vesp. V. 1337.)
(6) Il y avait des gens fainéants et désoccupés qui s'as-
semblaient dans leurs boutiques. {La Bruyère.)
(7) Les traits suivants, jusqu'à la fin du chapitre, ne
conviennent nullement à ce Caractère, et ne sont que des
fragments du Caractère xxx , Du gain sordide, transportés
ici mal à propos, dans les copies défectueuses et altérées
par lesquelles les quinze premiers chapitres de cet ouvrage
nous ont été transmis. (Voyez la note 1 du chap. \vi.) On
trouvera une traduction plus exacte de ces traits au chap.
xxx, où ils se trouvent à leur place naturelle, et considéra-
blement augmentés.
(8) L'architecte qui avait bâti ramphilhéàtre, et à qui
la république donnait le louage des places en payement.
{La Bruyère.) Ou bien l'entrepreneur du spectacle. Au
reste, le grec dit seulement, « lorsque les entrepreneurs
« laissent entrer gratis. » La paraphrase de la Bruyère
est une conjecture de Casaubon, que M. Barthélémy pa-
raît n'avoir pas adoptée ; car il dit , en citant ce passage ,
que les entrepreneurs donnaient quelquefois le speçto^
gratis.
(9) Proverbe grec, qui revient à notre « Je retiens part.»
{La Bri^ère.) Les mots suivants, que la Bruyère a tra-
duits par « Il fait pis, » étaient corrompus dfins l'anpipn
texte : dans le manuscrit du Vatican ce n'est qu'une fqr-
mule (jm| veut dire, « et autres traits de ce genre. » (Voye^
chap. xvf, note 1.)
(10) Le grec dit, « avec une mesure de Phidon, e(c. •-
Phidon était un roi d'Argos qui a vécu du temps d'Homèrç,
et qui est censé avoir inventé les monnaies, les poids et
les mesures. Voyez les notes de Duport.
(11) Quelque chose manque ici dans le texte. {La
Bruyère.) Le manuscrit du Vatican, qui contient ce trait
au chap. xxx , complète la phrase que la Bruyçre n'a point
traduite. Il en résulte le sens suivant : « Il abuse de la com-
« plaisance de ses amis pour se faire céder à bon marché
« des objets qu'il rcA'end ensuite avec nrofit. «
my.Aaî*)^ h'A»^^ FMPRESst
(12) Mine se iloil prendre ici pour une pièce de mon-
naie {La Bruyère.) La mine n'était qu'une monnaie fic-
tive : M. Barthélémy l'évalue à 90 livres tournois.
(13) Drachmes, petites pièces de monnaie, dont il fal-
lait cent à Athènes pour faire une mine. {La Bruyère.)
D'après le calcul de M. Barthélémy, la drachme valait t8
sous de France.
(14) Athènes était partagée en plusieurs tribus. Voyez
le chapitre de la Médisance. {La Bruyère.) Le texte dit,
« sa curie. » Voyez les notes 3 et 7 du Caractère pré-
cédent.
La Bruyère a omis les mots, « il demande sur le scr-
■< vice commun une portion pour ses enfants, »
CHAPITRE XII.
Du contre-temps.
Cette ignorance du temps et de l'occasion est
ane manière d'aborder les gens, ou d'agir aTec
eux , toujours incommode et embarrassante. Un
importun est celui qui choisit le moment que son
ami est accablé de ses propres affaires, pour lui
parler des siennes; qui va souper (1) chez sa maî-
tresse le soir même qu'elle a la fièvre ; qui, voyant
que quelqu'un vient d'être condamné en justice
de payer pour un autre pour. qui il s'est obligé,
le prie néanmoins de répondre pour lui; qui
comparaît pour servir de témoin dans un procès
que l'on vient déjuger; qui prend le temps des
noces où il est invité, pour se déchaîner contre
les femmes; qui entraîne (2) à la promenade des
gens à peine arrivés d'un long voyage, et qui
n'aspirent qu'à se reposer : fort capable d'ame-
ner des marchands pour offrir d'une chose plus
qu'elle ne vaut (3), après qu'elle est vendue; de
se lever au milieu d'une assemblée, pour re-
prendre un fait dès ses commencements, et en
instruire à fond ceux qui en ont les oreilles re-
battues, et qui le savent mieux que lui; souvent
empressé pour engager dans une affaire des
personnes qui, ne l'affectionnant point, n'osent
pourtant refuser d'y entrer (4). S'il arrive que
quelqu'un dans la ville doive faire un festin
après avoir sacrifié (5) , il va lui demander une
portion des viandes qu'il a préparées. Une autre
fois, s'il voit qu'un maître châtie devant lui son
esclave, « J'ai perdu, dit-il, un des miens dans
«une pareille occasion; je le fis fouetter, il se
« désespéra, et s'alla pendre. » Enfin il n'est pro-
pre qu'à commettre de nouveau deux personnes
qui veulent s'accommoder, s'ils l'ont fait arbitre
de leur différend (6). C'est encore une action
qui lui convient fort que d'aller prendie, au
mi
:•/■ 419
i.iilieu du repas, pour danser (7), un homme qui
est de sang -froid et qui n'a bu que modérément.
NOTES.
(1) Le mot grec signifie proprement porter une sérénade
bruyante. Voyez les notes de Duport et de Coray.
(2) Théophraste suppose moins de complaisance à ces
voyageurs, et ne les fait qu'inviter à la promenade.
(3) Le grec dit, « plus qu'on n'en a donné. »
(4) On rendrait mieux le sens de cette phrase en tra-
duisant : « Il s'empresse de prendre des soins dont on ne
« se soucie point, mais qu'on est honteux de refuser. »
(5) Les Grecs, le jour même qu'ils avaient sacrifié, ou
soupaient avec leurs amis, o>i leur envoyaient à chacun
une portion de la victime. Celait doqc un contre-temps
de demander sa part prématurément et lorsque le feslin
était résolu, auquel on pouvait même être invité. (Za
Bruyère.) Le texte grec porte : « Il vient chez ceux qui
« sacrifient, et qui consument la victime, pour leur de-
« mander un morceau ; » et le contre-temps consiste à
demander ce présent à des gens qui, au lieu d'envoyer
des morceaux, donnent un repas. Le mot employé par
Théophraste pour désigner cette portion de la victime pa-
raît être consacré particuHèrement à cet usage, et avoi/
même passé dans le latin : divina tomacula porcœ ^ dit Ju-
vénal, sat. x, v. 355.
(6) Littéralement : « S'il assiste à un arbitrage, il brouille
« des parties qui veulent s'arranger. »
(7) Cela ne se faisait chez les Grecs qu'après le repas,
et lorsque les tables étaient enlevées. {La Bruyère.) Le
grec dit seulement : « Il est capable de provoquer à la
« danse un ami qui n'a encore bu que modérément; » et
c'est dans celte circonstance que se trouve rinconvenanco.
Cicérondit {pro Murœna, cap. vi) : « Nemo fere saltal so-
« brius, nisi forte insanit; neque in solitudinc, neque in
« convivio moderato atque honesto : tempcstivi convivii ,
« amœniloci, rnuliarum deliciarum cornes est extrema sal-
tatio. » Mais en Grèce l'usage de la danse était plus général ;
et le poëte Alexis, cité par Athénée, liv. IV, chap. iv, dit
que les Athéniens dansaient au milieu de leurs repas, dès
qu'ils commençaient à sentir le vin. Nous verrons au
chap. XV qu'il était peu convenable de se refuser à ce
divertissement.
CHAPITRE XIII.
De Vair empressé (1).
Il semble que le trop grand empressement est
une recherche importune, ou ime vaine affecta-
tion de marquer aux autres de la bienveillance
par ses paroles et par toute sa conduite. Les ma-
nières d'un homme empressé sont de prendre sur
soi l'événement d'une affaire qui est au-dessus
27.
420
LES CAKACTÈRES DE THÉOPHRASTE,
lie ses forces, et dont il ne saurait sortir avec
honneur (2) ; et dans une chose que toute une
assemble* juge raisonnable, et ou il ne se trouve
pas la moindre difficulté, d'insister longtemps
sur une légère circonstance, pour être ensuite
de l'avis des autres (3) ; de faire beaucoup plus
apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut
boire (4) ; d'entrer dans une querelle où il se
trouve présent, d'une manière à l'échauffer da-
vantage (5). Uien n'est aussi plus ordinaire que
de le voir s'offrir à servir de guide dans un che-
min détourné qu'il ne connaît pas , et dont il ne
jH'ut ensuite trouver l'issue ; venir vers son gé-
néral, et lui demander quand il doit ranger
son armée en bataille, quel jour il faudra com-
battre , et s'il n'a point d'ordres à lui donner pour
le lendemain (G) ; une autre fois s'approcher de
son père : Ma mère , lui dit-il mystérieusement,
vient de se coucher, et ne commence qu'à s'en-
dormir; s'il entre enfui dans la chambre d'un
malade à qui son médecin a défejidu le vhi , dire
qu'on peut essayer s'il ne lui fera point de mal ,
et le soutenir doucement pour lui en faire pren-
dre (7). S'il apprend qu'une femme soit morte
dans la ville , il s'ingère de faire son épitaphe ;
il y fait graver son nom , celui de son mari, de
son père, de sa mère, son pays, son origine,
avec cet éloge : « Ils avaient tous de la vertu (8). »
S'il est quelquefois obligé de jurer devant des
juges qui exigent son serment, Ce n'est pas,
dit-il en perçant la foule pour paraître à l'au-
dience , la première fois que cela m'est arrivé.
NOTES.
( » ; ^ De l'empressement outré et affecté. »
(2) Littéralemenl ; « Il se lève pour promettre une chose
« qu'il ne pourra pas tenir. »
(3) Il me semble qu'on rendrait mieux le sens de cette
phrase difficile en traduisant : « Dans une affaire dont
« tout le monde convient qu'elle est juste, il insiste en-
« core sur un point insouteuablo et sur lc(|uel il est ré-
- futé. »
(4) Le texte porte : « de forcer son valet à mùler avec
« de l'eau plus de vin qu'on n'en pourra boire. » Les
(irecs ne buvaient, jusque vers la fin du repas, que du vin
mêlé d'eau ; les vases qui servaient à ce mélange étaient
une principale décoration de leurs festins. Le vin qui n'é-
tait pas bu de suite se trouvait sans doute gâté par cette
prépaiation,
(5) D'après une autre leçon , « de séparer des gens qui
' se querellent. »
^ti) Il s a dans le ^toc, «pour le surlendemain. »
(7) La BruH're a suivi la vci>>iuii de Clasaubou; uiaU
M. Coray a prouvé par d'exeelleulos autorités qu'il faut
traduire simplement : « Dire qu'on lui en donne, pour es-
" sayer de le guérir par ce moyen. »
(8) Formule d'épitaphe. {Jm Bruyère.) Par cela même
elle n'était d'usage (jue pour les morts, el devait déplaire
aux vivants auxquels elle était appliquée. On regardait
même en général comme un mauvais augure d'élre nommé
dans les épitaphes; de là l'usage de la lettre V, initiale de
vivens, qu'on voit souvent sur les inscriptions sépulcrales
des Romains devant les noms des personnes qui étaient en-
core vivantes quand l'inscription fut faite. {Visconti.)
CHAPITRE XIV.
De la stupidité.
La stupidité est en nous une pesanteur d'es-
prit( 1 ) qui accompagne nos actionset nosdiscours.
Un homme stupide , ayant lui-même calculé avec
des jetons une certaine somme, demande à ceux
qui le regardent faire à quoi elle se monte. S'il
est obligé de paraître dans un jour prescrit de-
vant ses juges , pour se défendre dans un procès
que l'on lui fait, il l'oublie entièrement et part
pour la campagne. Il s'endort à un spectacle, et
ne se réveille que longtemps après qu'il est fini,
et que le peuple s'est retiré. Après s'être rempli
de viandes le soir, il se lève la nuit pour une in-
digestion, va dans la rue se soulager, où il est
mordu d'un chien du voisinage. Il cherche ce
qu'on vient de lui donner, et qu'il a mis lui-même
dans quelque endroit où souvent il ne le peut re-
trouver. Lorsqu'on l'avertit de la mort de l'un
de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles , il
s'attriste , il pleure , il se désespère , et prenant
une façon de parler pour une autre , A la bonne
heure, ajoute-t-il; ou une pareille sottise (2). Cette
précaution qu'ont les personnes sages de ne pas
donner sans témoins (3) de l'argent à leurs créan-
ciers , il l'a pour en recevoir de ses débiteurs.
On le voit quereller son valet dans le plus grand
froid de l'hiver, pour ne lui avoir pas acheté des
concombres. S'il s'avise un jour de faire exercer
ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur
permet pas de se retirer qu'ils ne soient tout en
sueur et hors d'haleine (4). Il va cueillir lui-même
des lentilles (5) , les fait cuire , et , oubliant qu'il
y a mis du sel , il les sale une seconde fois , de
sorte que personne n'en peut goûter. Dans le
temps d'une pluie incommode, et dont tout le
monde se plaint , il lui échappera de dire que
l'eau du ciel est une chose délicieuse (G) ; et si on
lui demande par hasard combien il a vu empof-
DE LA imUTALlTÉ.
421
ter de morts par la porte Sacrée (7) : Autant ,
répond-il, pensant peut-être à de l'argent ou à
des grains , que je voudrais que vous et moi en
pussions avoir.
NOTES.
'(1) Lilléralement , < une lenteur d'esprit. » La plupart
des traits de ce Caractère seraient attribués aujourd'hui à
ta distracliou, à laquelle les anciens paraissent ne pas avoir
donné un nom particulier.
(2) Le traducteur a beaucoup paraphrasé ce passage. Le
grec dit seulement ; " Il s'attriste, il pleure, et dit, A la
" bonne heure. »
(3) Les témoins étaient fort en usage chez les Grecs ,
dans les payements et dans tous les actes. {La linijère.)
«Tout le monde sait, dit Démosthène, contra Phorm.
«qu'on va emprunter de l'argent avec peu de témoins,
« mais (pi'on en amène beaucoup en le rendant , afin de
« faire connaître à un grand nombre de personnes com-
'< bien on met de régularité dans ses affaires. »
(4) Le texte grec dit : « Il force ses enfants à lutter et
« à courir, et leur fait contracter des maladies de fatigue. »
Théophraste a fait un ouvrage parlicidier sur ces maladies,
occasionnées fréquemment en Grèce par l'excès des exer-
cices gymnastiques. Voyez le traité de Meursius sur les
ouvrages perdus de Théophraste.
(5) Le grec dit : « El s'il se trouve avec eux à la cam-
« pagne, et qu'il leur fasse cuire des lentilles, il ou-
<• blie, etc. » :^ -
(6) Ce passage est évidemment altéré dans le texte , et
la Bruyère n'en a exprimé qu'une partie en la paraphra-
sant. Il me sembFe qu'une correction plus simple que toutes
celles qui ont élé proposées jusqu'à présent serait de lire
TÔ à<rrpovo(i.{J^tiv, et do regarder les mots qui suivent comme
le commencement d'une glose, inséré mal à propos dans
le texte; car dans le grec il n'est dit nulle part dans ce
chapitre ce que disent ou font les autres. D'après cette
coiTection, il faudrait traduiie ; « Quand il pleut, il dit :
" Ah! qu'il est agréable de connaître et d'observer les as-
'< très! » La forme du verbe grec pourrait être rendue lit-
téralement en français par le mot astronomiser. Il faut
convenir cependant que le verbe grec ne se trouve pas
plus dans les dictionnaires ((ue le verbe français, et que
la forme ordinaire du premier est un peu différente; mais
en grec ces fréquentalifs sont Irès-comnmus , et quelques
manuscrits donnent une leçon qui s'approche beaucoup de
cette correction. Le glossateur a ajouté, « lorsque d'autres
•« disent que le ciel est noir conmic de la poix. »
(7) Pour êlre enterrés hors de la ville, suivant la loi de
Solon. {La Bnijère.) Du temps de Théophraste, les morts
étaient indifféremment enterrés ou ))rùlés, et ces deux cé-
rémonies se faisaient dans les champs céramiques; mais
ce n'était pas par la porte Sacrée, ainsi nouunée parce
qu'elle conduisait à Eleusis , qu'on se rendait à ces champs.
Il me paraît donc (ju'il faul adopter la correction Erias,
la porte des t(tnd>caux. M, Parbié du Bocage croit que ce
n'était pas une porte particulière qu'on appelait ainsi,
mais que ce nom était donné quelquefois à la porte Dipy-
lon, qu'il a placée en cet endroit sur son plan d'Athènc.«!
dans le Voyage du jeune Anacharsis ; et les recherches
aussi savantes qu'étendues qu'il a faites depuis sur ce plan
n'ont fait que confirmer cette opinion. Peut-être aussi
cette porte était-elle double, ainsi que son nom l'indique,
et l'une des sorties était-elle appelée Érie , et particulière-
ment destinée aux funérailles.
CHAPITRE XV.
De la brutalité.
La brutalité est une certaine dureté , et j'ose
dire une férocité qui se rencontre dans nos ma-
nières d'agir, et qui passe même jusqu'à nos pa-
roles. Si vous demandez à un homme brutal,
Qu'est devenu un tel ? il vous répond durement,
Ne me rompez point la tête. Si vous le saluez , il
ne vous fait pas l'honneur de vous rendre le sa-
lut : si quelquefois il met en vente une chose qui
lui appartient , il est inutile de lui en demander
le prix , il ne vous écoute pas ; mais il dit fière-
ment à celui qui la marchande , Qu'y trouvez-
vous à dire (1) ? II se moque de la piété de ceux
f|ui envoient leurs offrandes dans les temples aux
jours d'une grande célébrité. Si leurs prières,
dit-il , vont jusques aux dieux , et s'ils en obtien-
nent les biens qu'ils souhaitent, l'on peut dire
qu'ils les ont bien payés , et qu'ils ne leur sont
pas donnés pour rien (2). Il est inexorable à ce-
lui qui , sans dessein , l'aura poussé légèrement ,
ou lui aura marché sur le pied ; c'est une faute
qu'il ne pardonne pas. La première chose qu'il dit
à un ami qui lui emprunte quelque argent (3) ,
c'est qu'il ne lui en prêtera point : il va le trou-
ver ensuite , et le lui donne de mauvaise grâce ,
ajoutant qu'il le compte perdu. 11 ne lui arrive
iamais de se heurter à une pierre qu'il rencontre
en son chemin , sans lui donner de grandes ma-
lédictions. Il ne daigne pas attendre personne ;
et si l'on diffère un moment à se rendre au lieu
dont l'on est convenu avec lui, il se retire. Il se
distingue toujours par une grande singularité (4);
ne veut ni chanter à son tour, ni réciter (5) dans
un repas , ni même danser avec les autres. En un
mot , on ne le voit guère dans les temples im-
portuner les dieux, et leur faire des vœux ou des
sacrifices (0).
NOIES.
(I) iMusieuis critiques ont prou\c(pijl faul Irailuirc ce
pttssii^'c : r. S'il met un objrt en \ciiic. il n<' dira point ^iix.
122
LKS CAKACÏEKES I)K THÉOPHKASTE,
« acIit'Uîuh ce (fu'il en voiidrai! avoir, mais il Iwir demaii-
« dera ce qu'il en pourra troHver. »
(2) La Bruyère a paraphrasé ce passage obscur ei mu-
tilé d'après les idées de Casaubun : selon d'autres critiques,
il est question d'un présent ou d'une invitation qu'oa fait
au brutal , ou bien d'une portion de victime qu'on lui en«-
voie ( voyez chap. xii , note 6 , et chap. xvii , note 2 ) ; et sa
réponse est, «Je ne reçois pas de présents «« ou : >» Je ne
«« voudrais i>as même goûter ce qu'on me donne. •■
(3) «Qui fuit une collecte. « (Voyez chap. i, note 3.)
(4) Ces mots ne sont poini dans le texte.
(5) Les Grecs récitaient à table quelques beaux endroits
de leurs poêles, et dansaient ensemble après le repas.
Voyez le chapitre du Contre-temps. {La Bruyère.) (Cha-
pitre XII, note 7.)
(6) Le grec dit simplement : « Il est capable aussi de ne
« point prier les dieux. »
CHAPITRE XVI (i).
De la superstition,
La superstition semble n'être autre chose
qu'une crainte mal réglée de la Divinité. Un
homme superstitieux , après avoir lavé ses
mains (2), s'être purifié avec de l'eau lustrale (3),
sort du temple, et se promène une grande partie
du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche.
S'il voit une belette, il s'arrête tout court; et il
ne continue pas de marcher que quelqu'un n'ait
passé avant lui par le même endroit que cet ani-
mal a traversé , ou qu'il n'ait jeté lui-même trois
petites pierres dans le chemin, comme pour éloi-
gner de lui ce mauvais présage. En quelque en-
droit de sa maison qu'il ait aperçu un serpent, il
ne diffère pas d'y élever un autel (4) ; et dès qu'il
remarque dans les carrefours de ces pierres que
la dévotion du peuple y a consacrées (5) , il s'en
approche , verse dessus toute l'huile de sa fiole ,
plie les genoux devant elles , et les adore. Si un
rat lui a rongé un sac de farine , il court au de-
vin , qui ne manque pas de lui enjoindre d'y faire
mettre une pièce; mais bien loin d'être satisfait
de sa réponse , effrayé d'une aventure si extraor-
dinaire, il n'ose plus se servir de son sac, et s'en
défait (6). Son faible encore est de purifier sans
lin la maison quïl habite (7), d'éviter de s'as-
seoir sur un tombeau, comme d'assister à des
funérailles , ou d'entrer dans la chambre d'une
femme qui est en couche (8); et lorsqu'il lui arrive
d'avoir, pendant son sonnneil, quelque vision,'
il va trouver les interprètes des songes, les de-
vins et les augures, pour savoir d'eux a quel
dieu ou à ({Utile dresse il doit sacrifier (9). II est
fort exact à visiter, sur la fin de chaque mois ,
les prêtres d'Orphée , pour se faire initier dans
ses mystères (10) : il y mène sa femme; ou, si
elle s'en excuse par d'autres soins , il y fait con-
duire ses enfants par mie nourrice (il). Lorsqu'il
marche par la ville , il ne manque guère de se
laver toute la tête avec l'eau des fontaines qui
sont dans les places : quelquefois il a recours à
des prêtresses , qui le purifient d'une autre ma-
nière, en liant et étendant autour de son corps
un petit chien, ou de la squille (12). Enfin, s'il
voit un homme frappé d'épUepsie (13), saisi
d'horreur, il crache dans son propre sein , comme
pour rejeter le malheur de cette rencontre.
NOTES.
(1) Ce chapitre est le premier dans lequel on trouvera
des additions prises dans les manuscrits de la bibliothèque
palatine du Vatican , qui contient une copie plus complète
que les autres des quinze derniers chapitres de cet ouvrage.
M. Siebenkees , sur les manuscrits duquel on a publié celte
copie, doutait de l'authenticité de ces morceaux nouveaux ;
mais ses doutes sont sans fondement, et il parait ne les
avoir conçus que par la difficulté d'expliquer l'origine de
cette différence entre les manuscrits. M. Sclmeider a levé
cette difficulté , et a démontré toute l'importance de ce»
additions, lesquelles nous donnent non-seulement des lu-
mières nouvelles sur plusieurs points importants des mœurs
aîiciennes , mais dont la plupart complètent et expliquent
des passai^es inintelligibles sans ce secours. Ce savant a
observé qu'elles prouvent que nous ne possédions aupara-
vant que des extraits très-imparfaits de cet ouvrage. Cette
hypothèse explique les transpositions , les obscurités et les
phrases tronquées qui y sont si fréquentes ; et celles qui se
trouvent même dans le manuscrit palatin font soupçonner
qu'il n'est lui-même qu'un extrait plus complet. Cette opi-
nion est en outre confirmée , pour ce manuscrit comme
pour les autres, par une formule usitée spécialement par
les abréviateurs , qui se trouve au chapitre xi et au chapi-
tre XIX. (Voyez la note 9 du premier et la note 2 du se-
cond de ces chapitres.) Cependant les difficultés qui se
rencontrent particulièrement dans les additions viennent
surtout de ce qu'elles ne nous sont transmises que par une
seule copie. Tous ceux qui se sont occupés de l'examen
critique des auteurs anciens savent que ce n'est qu'à force
d'en comparer les différentes copies qu'on parvient à leur
rendre jusqu'à nu certain point leur perfection primitive.
(2) D'après une correction ingénieuse de M. Siebenkees,
le manuscrit du Vatican ajoute , «« dans une source. » Cette
al)lation était le symbole d'une purification morale. Lelàu-
riei- dont il est ({uestion dans la suite de la phrase passait
pour écarter tous les malheurs de celui qui portait sur soi
quelque partie de cet arbuste. (Voyez les notes de Duport,
et ^ sur ce Caractère en général, le chap. xxi à^Anacharsis.)
.T\ii parlé, dans la note 14 du Discours sur Théophraste,
des opinions iiligicusea df fv. philosophe et d'un livre
DE LA SUPERSTiTlOiN.
423
écrit sur le [)résenl cliapiirc en particulier. Il nie paraît
que la religion des Athéniens: avaSt été surchargée de beau-
coup de superstitions nouvelles depuis la décadence des
républiques de la Grèce , et surtout du temps de Philippe
et d'Alexandre. Voyez chapitre xxv, note 3.
(3) tJrié é'âu où Foii avai^ éteîirf un tison àrrfént pris sur
l'autel où Pon brûlait là victime : elle était dans une chau-
dière à la porte du temple ; l'on s'en lavait soi-même , ou
l'on s'en farsait laver par les prêtres. {La Bruyère.) Il fal-
lait dire , asperger : « Spargens rore levi et ramo felicis oli-
«vœ, » dit Virgile, Mneid. lib. VI, v. 229; et, au lieu
d'ajouter «<sort du temple, « il fallait traduire simj)lement,
«< après s'êtf è àsi()ergé d'eau sacrée , etc. »
(4) Le manuscrit du Vatican porte : « Voit-il un serpent
« dans sa maison; si c'est un paréias, il invoque Bacclius;
.< si c'est un serpent sacré , il lui fait un sacrifice , » ou
bien « il lui bâtit une chapelle. » Voyez sur cette variante
la savante note de Schneider, comparée avec le passage
de Platon cité par Duport , où ce philosophe dit que les
superstitieux remplissent toutes les maisons et tous lés
quartiers d'autels et de chapelles. L'espèce de serpynt ap-
pelée ;;amai, à cause de ses mâchoires très-grosses, était
consacrée à Bacchus : on portait de ces animaux dans les
processions faites en l'honneur de ce dieu ; et l'on voit
dans Démosthène, /?/o Corona, page 3i3 , édit. de Reiské,
que les su|jerstitieux les élevaient par-dessus la tète eii
poussant des cris bachiques. L'espèce appelée sacrée était,
selon Aristote, longue d'une coudée, venimeuse et velue ;
mais peut-être ce mot , qui a empêché les naturalistes de
la reconnaître, est-il altéré. Aristote ajoute que les espèces
les plus grandes fuyaient devant celle-ci.
(5) Le grec dit , « des pierres ointes ; » c'était la manière
de les consacrer, usitée même parmi les patriarches. (Voyez
Genèse ^^\Mii.) ,j sf ^. , .;
(6) D'après une ingénieuse correction d'Etienne Ber-
nard , rapportée par Schneider : « il rend le sac, en ex-
« piant ce mauvais présage par un sacrifice. » Cicéron dit,
de Div., liv. II , chap. xxvii : « Nos aiitem ita levés atque
« inconsiderati sumus, ut si mures con oserint aliquid, quo-
•< rum est opus hoc unum , monstrum putemus. »
(7) Le manuscrit du Vatican ajoute : « en disant qu'Hé-
« cate y a exercé une influence maligne ; » et continue:
<! Si en marchant il voit une chouette , il en est effrayé, et
« n'ose continuer son chemin qu'après avoir prononcé ces
« mots, Que Minerve ait le dessus! » Oii attribuait à Tia-
fiiience d'Hécate l'épilepsie et différentes autres maladies
auxquelles bien desgens supposent encore aujourd'hui des
rapports particuliers avec la lune, qui, dans la fable des
Grecs, est représentée tantôt par Diane, tantôt par Hé-
cate. Les purifications dont parle le texte consistaient en
fumigations. (Voyez le Voyage du jeune Anacharsîs ,
chap. XXI. )
(8) Le manuscrit du Vatican ajoute : «• en disant qu'il
« lui importe de ne pas se souiller; » et continue : « Les
" quatrièmes et septièmes jours , il fait cuire du Vin par
<< ses gens, sort lui-mêihe poiir adielor dos branches dé
" jn)r]i' cl des tubleUcs d'encens, et couroimc en réit-*
« trant les hermaphrodites pendant toute la journée. »
Les quatrièmes jours du mois , ou peut-être de la décade ,
étaient consacrés à Mercure. (Voyez le scol. d'Aristoph. ,
in Plut. V. 1 127.) Le vin cuit est relatif à des libations ou
à des sacrifices , et les branches de myrte appartiennent
au culte de Vénus. Les hermaphrodites sont des hermès
à tête de Vénus, comme les hermérotes, les herniéraclès ,
les hermalhènes, étaient des hermès à tète de Cupidon,
d'Hercule, et de Minerve. (Voyez Laur. de Sacris gent.
Tr. de Gronov. tome VII, page 17G; ei Pausanias, li-
vre XIX, II, où il parle d'une statue de Vénus en fonne
d'hermès.) Ils se trouvaient peut-être parmi ce grand
nombre d'hermès votifs posés sur la place publique,
entre le Pœcile et le portique royal. (Voyez Harpocr. in
Herm. ) Le culte de Vénus était souvent joint à celui de
Mercure. (Voyez Arnaud, de Diis synedris, chap. xxiv.)
Quant au septième jour, si le chiffre est juste, ce ne peut
pas être le septième du mois, qui était consacré, ainsi
que le premier , au culte d'Apollon , et non à celui de Vé-
nus. Il faut donc supposer que le sacrifice se fait tous les
sept jours , et ce passage devient très-important pour la cé-
lèbre question sur l'antiquité d'un culte hebdomadaire cliez
les peuples dits profanes. J'observerai, à l'appui de cette
opinion , qui est celle de M. Visconti , que , sur les pre-
miers monuments païens de l'introduction de la seûiaino
planétaire dans le calendrier romain , introduction qui pa-
raît dater du deuxième siècle de l'ère chrétienne, Vénus
occupe le septième rang parmi les divinités qui président
aux jours de cette période (voyez les Peintures d'Hercula-
num , tome III , planche 5o ) ; que le jour sacré des ma-
hométans est le vendredi, et qu'il parait que ce jour était
fêté dans l'antiquité par les peuples ismaélites, en l'hon-
neur de Vénus Uranie ( voyez Selden , de Diis syris , segm.
II, chapitres 11 et iv); enfin, que la Vénus en forme
d'hermès dont parle Pausanias était précisément une
Vénus Uranie, déesse qui avait à Athènes un culte so-
lennel , et un temple situé près de la place publique , et
par conséquent près des hermès dont j'ai parlé. Des céré-
monies hebdomadaires en l'honneur de cette divinité pou-
vaient avoir passé en Grèce par les conquêtes d'Alexan-
dre, comme l'observation du sabbat paraît s'être intro-
duite à Rome par la conquête de la Palestine. ( Voyez ,
outre les passages d'Ovide, d'Horace et de Tibulle, celui
de Sénèque, que cite saiiit Augustin, de Civ. Dei, lib.
VI, cap. XI , où le célèbre stoïcien reproche aux Romains
de son temps de perdre par cette fête juive la septième
partie de leur vie.) Par un passage d'Athénée, Uv. XII,
chap. IV, il est à peu près certain que les Perses avaient
très-anciennement un culte hebdomadaire; et selon Hé-
rodote, I, cxxx, ils avaient appris le culte d'Uranie des
Arabes et des Assyriens, et avaient appelé cette déesse
Mitra; ce qui semble prouver qu'ils l'ont associée à Mi-
thras, leur divinité principale.
Mais notre texte peut aussi être altéré , et il peut y
être question du sixième jour du mois ou de la décade,
consacré à Vénus. (Voyez Jamblich us, dans la Fie de Py-
thagore, chap. xxviii, scct. i52, où l'on cite une expli-
cation mystique que le philosophe de Samos a donnée de
cet usage.) Dans ce cas, il est toujours très-remar(|uable
que les jours du soleil, de Mercure et de Vénus occupent
dans notre semaine le même rang (jtie les jours consacrés
par la religion des Grecs aux dixinités (pii répondent à ces
424
LES CARACTÈRES DE THÉOPHRASTE,
CHAPITRE XVII.
De l*esprit chagrin.
corps célestes, orcupaient dans le mois d'Alhènos, ou dans
cliacune des trois parties dans lesquelles il était divisé;
c'est-à-dire que les uns el les autres tombent sur les pre-
miers, quatrièmes et sixièmes jours de ces périodes. Ces
superstitions grecques sont sans doute dérivées de l'asage
égyptien de consacrer chaque jour à une divinité (voyer
Hérodote, liv. II, chap. i.xxxii); et c'est vraisemblable-
mrtit à Alexandrie que cet antique usage s'est confondu
successivement avec la semaine lunaire ou planétaire que
)>araisseut avoir observée les autres nations de l'Orient,
avec la consécration du sabbat chez les Juifs, et avec celle
du dimanclie chez les chrétiens.
(9) « Vous ne réfléchissez }ias à ce que vous faites étant
« éveillés, disait Diogène à ses contemporains; mais vous
N faites beaucoup de cas des visions que vous avez en dor-
« manl. »
• I. '1 '
(10) Instruire de ses mystères. {La Bruyère.) On ne
se faisait pas initier tous les mois, mab une fois dans la
vie , et puis on observait certaines cérémonies prescrites
par ces mystères. (Voyez les notes de Casaubon.) Le mot
que tous les traducteurs de ce passage ont rendu par ini-
tier est pris souvent par les anciens dans un sens fort
étendu (voyez Athénée, liv. II, chap. xii); je crois qu'il
faut le traduire ici par purifier. Il faut observer, au reste,
que les mystères d'Orphée sont ceux de Bacchus, el ne
|)as les confondre avec les mystères de Cérès, Toute la
Grèce célébrait ces derniers avec la plus grande solennité;
au lieu que les prêtres d'Orphée étaient une espèce de
charlatans ambulants, dont les gens sensés ne faisaient au-
cun cas, et qui n'ont acquis de l'importance que vers le
temps de la décadence de l'empire romain. (Voyez Ana-
charsis, chap. xxi; et le savant mémoire de Frérel sur le
culte de Bacchus. )
(11) Le manuscrit du Vatican ajoute ici une phrase
défectueuse, que, d'après une explication de M. Coray,
appuyée sur les usages actuels de la Grèce, il faut enten-
dre : « Il va quelquefois s'asperger d'eau de mer ; et si
" alors quelqu'un le régarde avec envie , il attache un ail
•< sur sa tête , et va la laver , etc. » Cette cérémonie devait
détourner le mauvais effet que pourrait produire le coup
d'œil de l'envieux. On trouvera plusieurs passages anciens
sur l'influence maligne qu'on attribuait à ce coup d'oeil ,
dans les commentateurs de ce vers des Bucoliques de Vir-
gile (égl. iir, V. io3) :
Nescio quis teneros oculus mihi fascinai agnos.
L'eau de mer était regardée comme la plus convenable
aux purifications. (Voyez Anacharsis, chap. xxi; et Du-
port , dans les notes du commencement de ce chapitre. )
( 1 2) Espèce d'oignon marin. {La Bruyère). Le traduc-
teur a inséré dans le texte la manière dont il croyait que
cette expiation se faisait; mais il parait que le chien sa
crifié n'était que j>orté autoin- de la personne qu'on vou-
lait purifier, et la squille était vraisemblablement brûlée.
(13) Le grec ajoute, même dans l'ancien texte : « ou un
« homme dont l'esprit est aliéné. "
L'esprit chagrin fait que l'on n'est jamais con-
tent de personne, et que l'on fait aux autres
mille plaintes sans fondement (1). Si quelqu'un
fait un festin, et qu'il se souvienne d'envoyer
im plat (2) à un homme de cette humeur, il ne
reçoit de lui pour tout remercîment que le re-
proche d'avoir été oublié. Je n'étais pas digne,
dit cet esprit querelleur, de boire de son vin , ni
de manger à sa table. Tout lui est suspect , jus-
ques aux caresses que lui fait sa maîtresse. Je
doute fort, lui dit-il , que vous soyez sincère, et
que toutes ces démonstrations d'amitié partent
du cœur (3). Après une grande sécheresse, ve-
nant à pleuvoir (4), comme il ne peut se plain-
dre de la pluie , il s'en prend au ciel de ce qu'elle
n'a pas commencé plus tôt. Si le hasard lui fait
voir une bourse dans son chemin , il s'incline. 11
y a des gens, ajoute-t-il, qui ont du bonheur;
pour moi , je n'ai jamais eu celui de trouver un
trésor. Une autre fois, ayant envie d'un esclave,
il prie instamment celui à qui il appartient d'y
mettre le prix ; et dès que celui-ci , vaincu par
ses importunités , le lui a vendu (5), il se repent
de l'avoir acheté. Ne suis-je pas trompé? de-
mande-t-il ; et exigerait-on si peu d'une chose qui
serait sans défauts? A ceux qui lui font les com-
pliments ordinaires sur la naissance d'un fils et
sur l'augmentation de sa famille, Ajoutez, leur
dit-il , pour ne rien oublier, sur ce que mon bien
est diminué de la moitié (6). Un homme chagrin ,
après avoir eu de ses juges ce qu'il demandait ,
et l'avoir emporté tout d'une voix sur son adver-
saire , se plaint encore de celui qui a écrit ou
parlé pour lui , de ce qu'il n'a pas touché les
meilleurs moyens de sa cause ; ou lorsque ses
amis ont fait ensemble une certaine somme pour
le secourir dans un besoin pressant (7) , si quel-
qu'un l'en félicite et le convie à mieux espérer
de la fortune : Comment, lui répond-il, puis-je
être sensible à la moindre joie , quand je pense
que je dois rendre cet argent à chacun de ceux
qui me l'ont prêté, et n'être pas encore quitte
envers eux de la reconnaissance de leur bienfait ?
NOTES.
(1) Si l'on voulait traduire littéralement le texte cosr-
rigé par Casaubon , cette définition serait : « L'esprit cha-
« grin est im blâme injuste de ce que l'on reçoit; » et
d'après k- manuscrit du Vatican, corrigé par Schneider,
Ul^iOE LA DÉFIANCE.
425
une disposition à
bonté. »
blâmer ce qui vous csl donne avec
(2) C'a élé la couluine des Juifs et d'au Ires peuples
orientaux, des Grecs et des Romains. {La Bruyère.) Il
fallait ajouter, « dans le^ repas donnés après des sacrifi-
« ces. » (Voyez chapitre xii, note 5.) Au lieu d'un plat,
il y a dans le texte, «« une portion de la victime. »
(3) Littéralement : « Comblé de caresses par sa maî-
« tresse, il lui dit : Je serais fort étonné si tu me chérissais
«« aussi de cœur. »
(4) Il aurait fallu dire : « Si après une grande séche-
« resse il vient à pleuvoir. » Le lecteur attentif aura déjà
remarqué dans cette traduction beaucoup de négligences
de style qu'on ne pardonnerait pas de nos jours.
(5) Au lieu de ces mots, « et dès que celui-ci , etc. , » le
texte dit, « et s'il a eu un bon marché. >• M. Barthélémy,
qui a inséré quelques traits de ce Caractère dans son cha-
pitre xxvirr, rend celui-ci de la manière suivante ; « Un de
«t mes amis , après les plus tendres sollicitations , consent
<< à me céder le meilleur de ses esclaves. Je m'en rapporte
'< à son estimation; savez-vous ce qu'il fait? il me le donne
" à un prix fort au-dessous de la mienne. Sans doute cet
« esclave a quelque vice caché. Je ne sais quel poison se-
«• cret se mêle toujours à mon bonheur. »
(6) Le grec porte : «« Si tu ajoutes que mon bien est di-
«< minué de moitié , tu auras dit la vérité. »
r^^iti
(7) Voyez chapitre i, note 3. '/ .f '' '*•'
CHAPITRE XVriP. f^^
De la défiance. '^
L'esprit de défiance nous fait croire que tout
le monde est capable de nous tromper. Un homme
défiant, par exemple, s'il envoie au marché l'un
de ses domestiques pour y acheter des provi-
sions , il le fait suivre par un autre , qui doit lui
rapporter fidèlement combien elles ont coûté. Si
quelquefois il porte de l'argent sur soi dans un
voyage , il le calcule à chaque stade (l ) qu'il fait,
pour voir s'il a son compte. Une autre fois , étant
couché avec sa femme , il lui demande si elle a
remarqué que son coffre-fort fût bien fermé , si
sa cassette est toujours scellée (2) , et si on a eu
soin de bien fermer la porte du vestibule; et
bien qu'elle assure que tout est en bon état, l'in-
(juiétude le prend , il se lève du lit , va en che-
mise et les pieds nus , avec la lampe qui brûle
dans sa chambre , visiter lui-même tous les en-
droits de sa maison ; et ce n'est qu'avec beaucoup
de peine qu'il s'endort après cette recherche. Il
mène avec lui des témoins , quand il va demander
ses arrérages (.3) , afin qu'il ne prenne pas un jour
envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette.
Ce n'est pas chez le foulon qui passe pour le
meilleur ouvrier qu'il envoie teindre sa robe,
mais chez celui qui consent de ne point la rece-
voir sans donner caution (4). Si quelqu'un se ha-
sarde de lui emprunter quelques vases (5) , il les
lui refuse souvent ; ou s'il les accorde, * il ne les
laisse pas enlever qu'ils ne soient pesés : il fait
suivre celui qui les emporte, et envoie dès le len-
demain prier qu'on les lui renvoie * (6). A-t-il un
esclave qu'il affectionne et qui l'accompagne
dans la ville (7) , il le fait marcher devant lui,
de peur que , s'il le perdait de vue , il ne lui échap-
pât et ne prît la fuite. A un homme qui , empor-
tant de chez lui quelque chose que ce soit , lui
dirait. Estimez cela, et mettez-le sur mon
compte , il répondrait qu'il faut le laisser où on
l'a pris , et qu'il a d'autres affaires que celle de
courir après son argent (8).
< • NOTES.
(1) Six cents pas. {La Bruyère.) Le stade olympique,
avait, selon M. Barthélémy, quatre-vingt-quatorze toises
et demie. Le manuscrit du Vatican porte , «« et s'assied à
« chaque stade pour le compter. »
(2) Les anciens employaient souvent la cire et le ca-
chet en j)lace des serrures et des clefs. Ils cachetaient
même quelquefois les portes, et surtout celles du gyné-
cée. (Voyez entre autres les Thesmoph. d'Aristoph., v.
422.)
(3) « Quand il demande les intérêts de son argent, afin
« que ses débiteurs ne puissent pas nier la dette. » Il faut
supposer peut-être que c'est avec les mêmes témoins qui
étaient présents lorsque l'argent a été remis.
(4) Le grec dit, « mais chez celui qui a un bon répon-
« dant. »
(5) D'or ou d'argent. {La Bruyère.)
(6) Ce qui se lit entre les deux étoiles n'est pas dans le
grec, où le sens est interrompu; mais il est suppléé par
quelques interprètes. {La Bruyère.) C'est Casaubon qui
avait suppléé à cette phrase défectueuse, non-seulement
par les mots que la Bruyère a désignés , mais encore par
les quatre précédents. Voilà comme le manuscrit du Va-
tican restitue ce passage, dans lequel on reconnaîtra
avec plaisir un trait que Casaubon avait deviné : « Il les
'< refuse la plupart du temps ; mais s'ils sont demamlés
« par nn ami ou par un parent, il est tenté de les essayer
« et de les peser, et exige presque une caution avant de les
« prêter. » Il veut les essayer aux yeux de celui à ({ui il
les confie, pour lui prouver que c'est de l'or ou de l'ar-
gent fin. Ce sens du verbe grec, restitué dans celle phrase
par M. Coray , est justifié par l'explication que donne Hé-
syrhius du substantif qui en dérive.
(7) La Bruyère a ajouté les mots " qu'il aiïcclionne. »
^2G
LES CAKACÏÈRiES DE THÉ01>HKASTE,
M. Cor&y a joiiU ce Irak u\i précédent ^ en l'upjyiiquarK À
l'escluve qui porte les vases.
(8) Dans \es acWhions dtr maHitscrit' du Vaticâfi i Cette
phrase difficile et ellipti<pie, il faut, je crois, irtettre le
dernier verbe à l'optalil" attiqne de l'aoriste, et traduire:
« Il répond à ceux qui, a)ant acheté queU^ue chose chez
«lui, lui disent de faire le compte, et de mettre l'objet
« en note, parce qu'ils n*ont pas en ce moment le temps
" de Ini envoyer de Targent : Oh ! ne vous en mettez pas
« en jKîine, car qnand même vous en auriez le temps, je
«ne vous en suivrais pas moins; » c'est-à-dire, quand
inénte vous me diriez «pie vous m'enverrez l'argent sur-
le-champ, je préférerais pourtant de vous accompagner
chez vous ou chez votre banquier pour le toucher moi-
même.
CHAPITRE XIX.
D*mt vtlmn homme.
Ce cai'actère suppose toujours dans un homme
une extrême malpropreté, et une négligence pour
sa personne qui passe dans l'excès et qui blesse
ceux qui s'en aperçoivent. Vous le verrez quel-
quefois tout couvert de lèpre , avec des ongles
longs et malpropres , ne pas laisser de se mêler
parmi le monde, et croire en être quitte pour
dire que c'est une maladie de famille , et que son
père et son aïeul y étaient sujets (1). Il a aux
jambes des ulcères. On lui voit aux mains des
poireaux et d'autres saletés, (jii'il néglige de faire
guérir ; ou s'il pense à y remédier, c'est lorsque
le mal , aigri par le temps , est devenu incurable.
II est hérissé de poil sous les aisselles et par tout
le corps , comme une bête fauve ; il a les dents
noires, rongées, et telles que son abord ne se peut
souffrir. Ce n'est pas tout (2) : il crache ou il se
mouche en mangeant, il parle la bouche pleine (3),
fait en buvant des choses contre la bienséance (4) ,
ne se sert jamais au bain que d'une huile qui sent
mauvais- (5) , et ne paraît guère dans une assem-
blée publique qu'avec une vieille robe (6) et toute
tachée. SMl est obligé d'accompagner sa mère
chez les devins , il n'ouvre la bouche que pour dire
des choses de mauvais augure (7). Une autre fois,
dans le temple et en faisant des libations ('8 ) , il
lui échappera des mains une coupe ou quelque
autre vase; et il rira ensuite de cette aventure ,
comme s'il avait fait quelque chose de merveil-
leux. Un homme si extraordinaire ne sait point
écouter un concert ou d'excellents joueui's de
flûte ;,il bat des mains avec violence comme pour
leur applaudir, ou bien il suit d'une voix désa-
gréable le même air qu'ils jouent : il s'ennuie de
la symphonie, et demande si elle ne doit pas
bientôt Unir. Enfin si , étaût assis à tabfc , il veut
cracher, c'est justement sur celui qui est derrière
lui pour lui donner à boir& (9)
NOTES*
(f) I.e manuscrit du Vatican ajoute, «• et qu'elle piè*-
" serve sa race d'un mélange étranger. »
(2) Le grec poi te ici la fornuile dont j'ai parlé au cha-
pitre XI, note y, et au chapitre xvi, note 1.
(3) I>e grec ajoute, «< et laisse tomber ce qu'il mange. »
(4) Le niamiscrlt du Vatican^ ajotite ; « Il est couché à
« table sous la niènu! couverture «pie sa femme , et prend
« avec elle des libertés déplacées. »
(5) Le manuscrit du "Vatican fait ici un léger change-
ment, et ajoute un mot qui, tel qu'il est, ne présente au-
cun sens convenable; M. Yisconli propose de le corriger
en fj(^[*ç^z<^a,\ , dans le sens de s* serrer dans ses habits',
signification que l'on peut doîiner à ce verl)e avec d'autant
plus de vraisemblance, qu'Mésychius explique le subslan
lif qui en dérive par tunique. Cet homme malpropre n'at-
tend pas seulement que sa mauvaise huile soit sèche, mais
s'enveloppe sur-le-champ dans ses habits. L'usage ordi-
naire exigeait de laisser sécher l'huilé au solelV : ce que les
Romains appelaient insolatio.
(6) Le manuscrit du Vatican ajoute, ««tout usée,» et
parle aussi d'une tunique grossière.
(7) Les anciens avaient jui grand égard pour les paroles
qui étaient proférées, même par hasard-, par ceux qui ve-
naient consulter les devins et les augures, prier ou sacri-
fier dans les temples. {La JJrujère.)
(8) Cérémonies où l'on répandait du vin ou du lait dans
les sacrifices. {La tSrujère.)
(9) Le grec dit : « Il crache par-dessus là table sur ce-
« lui qui lui donne à boire. » Les anciens n'occupaient
qu'un côté de la table, ou des tables, qu'on plaçait de-
vant eux , et les esclaves qui les servaient se tenaient de
l'autre côté.
Au reste, les quatre deniiers traits de ce Caractère ap-
partiennent peut-être au chapitre suivant. La transposi-
tion manifeste de plusieurs traits du Caractère xxx an
Caractère xi doit inspirer naturellement l'idée d'attribuer
à une cause semblable toutes les incohérences de cet ou-
vrage, plutôt que de les mettre sur le compte de l'auteur.
CHAPITRE XX
D'un homme incom?node.
Ce qu'on appelle un fâcheux est celui qui , sans
fciîVe à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse
pas de l'embarrasser beaucoup (ï) ;, qui , entrant
dans la chambre de son ami qui commence à
s'endormir, le réveille pour l'entretenir de vains
discours (2) ; qui , se trouvant sur le bord' de la
DE Là SOTTE VANHE.
427
nier, sur le point qu^mi homme est près de par-
tir et de monter dans son vaisseau , l'arrête sans
nul besoin et l'engage insensiblement à se pro-
mener avec lui sur le rivage (3) ; qui, arrachant
un petit enfant du sein de sa nourrice pendant
qu'il tette , lui fait avaler quelque chose qu'il a
mâché (4), bat des mains devant lui , le caresse ,
et lui parle d'une voix contrefaite; qui choisit le
temps du repas , et que le potage est sur la table ,
pour dire qu'ayant pris médecine depuis deux
jours , il est allé par haut et par ba^s, et qu'une
bile noire et recuite était mêlée dans ses déjec-
tions (5); qui, devant toute une assemblée, s'a-
vise de demander à sa mère quel jour elle a ac-
couché de lui (6); qui, ne sachant que dire (7),
apprend que l'eau de sa citerne est fraîche , qu'il
croît dans son jardin de bons légumes, ou que
sa maison est ouverte à tout le monde comme une
hôtellerie ; qui s'empresse de faire connaître à ses
hôtes un parasite (8) qu'il a chez lui ; qui l'in-
vite, à table, à se mettre en bonne humeur et à
réjouir la compagnie.
NOTES.
(1) Littéralement : « La malice innocente est une con-
" duite qui incommode sans nuire. »
(2) Le grec dit : « Ge mauvais plaisant est capable de
« réveiller un homme qui vient de s'endormir, en entrant
«< chez lui pour causer. »
(3) Ou , d'après M. Coray : « Prêt à s'embarquer pour
« quelque voyage , il se promène sur le rivage , et empê-
« che qu'on ne mette à la voile , en priant ceux qui doi-
c< vent partir avec lui d'attendre qu'il ait fini sa pro-
« menade. »
(4) Casaubou a prouvé que c'était là la manière ordi-
naire de donner à manger aux enfants; mais par cette
raison même, et d'après le sens littéral du grec, je crois
qu'il faut traduire : « Il mâche quelque chose comme
« pour le lui donner, et l'avale lui-même. » Le manuscrit
du Vatican ajoute, « et l'appelle plus malin que son grand-
« père. »
(5) Théophraste lui fait dire, « que la bile qu'il a ren-
« due était plus noire que la sauce qui est sur la table. »
Ce trait et le suivant me paraissent appartenir au Carac-
tère précédent , à la jilace de ceux que je crois avoir été
distraits de celui-ci. ( Voyez la note 9 du chapitre précé-
dent.)
(6) Le manuscrit du Vatican ajoute ici ime phrase très-
obscure, et vraisemblablement altérée par les copistes. Il
me paraît que Théophraste fait dire à ce niauvais plaisant,
au sujet des douleurs de sa mère : << Un uioment bien doux
« adûprécédor celui-là; et sans ces deux choses, il est im-
•• possible (le prodtiiro »in houime. .
(7) Cette transition est de la Bruyère ;. kir traita q-in
suivent me paraissent appartenir an Caractère SHÎTaiif ou
au chap. xxiii. D'après les additions du manuscrh d» Va-
tican, il faut les traduire : .< Il se vante ^d'avoir chez lui
« d'excellente eau de citerne, et de posséder un jardin qui
« lui donne l'es légumes les plus tendres eu grande abon-
« dance. Il dit aussi qu'il a un cuisinier d'un rare talent,
« et que sa maison est comme une hôtellerie , parce qu*'elle
« est toujours pleine d'étrangers, et que ses amis ressem-
« blent au tonneau percé de la fable , puisqu'il ne peut les
« satisfaire en les comblant de bienfaits. » Les traits sui-
vants sont encore d'un genre différent, et conviendraient
mieux au chapitre xiii ou au chapitre xt : « Quand il
« donne mi repas , il fait connaître son parasite à- ses con-
« vives ; et les provoquant à boire , il dit que celle qui
« doit amuser la conqiagnie est toute prête, et que, dès
« qu'on voudra , il la fera chercher chez l'entrepreneur ,
« pour faire de la musique et pour égayer tout le monde. »
(Voyez chap. ix, note 4, et chap, xi, note 5.) Ces nom-
breuses transpositions favorisent l'opinion de ceux qui
croient que l'ouvrage de Théophraste d'où ces Caractères
sont extraits , avait une forme toute différent» de celle de
ces fragments.
(8) Mot grec qui signifie celui qui ne mange i\ue c};t t
autrui. (La Brujère.)
CHAPITRE XXI.
De la sotte vanité (î).
La sotte vanité semble être une passion in-
quiète de se faire valoir par les plus petites cho-
ses , ou de chercher dans les sujets les plus fri-
voles du nom et de la distinction. Ainsi un
homme vain, s'il se trouve à un repas, affecte
toujours de s'asseoir proche de celui qui l'a con-
vié ; il consacre à Apollon la chevelure d'un fils
qui lui vient de naître; et dès qu-il est parvenu
à l'âge de puberté, il le conduit lui-même à
Delphes, lui coupe les cheveux, et lés dépose
! dans le temple comme un monument d'un vœu
! solennel qu'il a accompli (2). Il aime à se faire
: suivre par un More (3). S'il fait un payement,
i il affecte que ce soit dans une monnaie toute
neuve, et qui ne vienne que d'être frappée (4).
: Après qu'il a immolé un bœuf devant quelque
autel , il se fait réserver la peau du front de cet
animal , il l'orne de rubmis et de fleurs , et l'at-
tache à l'endroit de sa maison le plus exposé à
la vue de ceux qui passent (5), alin que per-
sonne du peuple n'ignore qu'il a sacrifié un
bœuf. Une autre fois , au retour d'une caval-
cade (G) qu'il aura faite avec d'autres citoyens,
il renvoie chez soi par un valet tout son équi-
page, et ne garde qu'une riche robe dont il est
habillé, et qu'il traîne le reste dti jour dans la
428
LES CARACTÈaKS DE THÉOPHKASTE,
place publique. S'il lui meurt un petit chien, il
Tenterre, lui dresse une cpitaphe avec ces mots :
« Il était de race de Malte (7). «Il consacre un an-
neau à Esculape, qu'il use à force d'y pendre
des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les
jours (8). Il remplit avec un grand faste tout le
temps de sa magistrature (i)); et soriant de
charge, il rend compte au peuple avec ostenta-
tion des sacritices qu'il a faits , comme du nom-
bre et de la qualité des victimes qu'il a im-
molées. Alors, revêtu d'une robe blanche et
couronné de fleurs, il paraît dans l'assemblée du
peuple. Nous i)ouvons, dit -il, vous assurer,
ô Athéniens, que pendant le temps de notre
gouvernement nous avons sacrilié à Cybèle,
et que nous lui avons rendu des honneurs
tels que les mérite de nous la mère des dieux :
espérez donc toutes choses heureuses de cette
déesse. Après avoir parlé ainsi, il se retire
dans sa maison, où il fait un long récit à sa
femme de la manière dont tout lui a réussi au
delà même de ses souhaits.
NOTES.
(1) Le mol employé par Tkéophraste signifie liuérale-
ment l'ambition des petites choses.
(2) Le peuple d'Athènes, ou les personnes plus modes-
tes, se conteutaient d'assembler leurs parents, de couper
en leur présence les cheveux de leur lils parvenu à l'âge
de pul)erté, et de les consacrer ensuite à Hercule, ou à
quelque autre divinité qui avait un temple dans la ville.
{La Bruyère.) Le grec dit seulement : « Il conduit son fils
« à Delphes pour lui faire couper les cheveux. » C'était ,
selon Pluiarque dans la Fie de Thésée, l'antique usage
d'Athènes , lorsqu'un enfant était parvenu à l'âge de pu-
berté. Il me paraît que cette coupe des cheveux élait dif-
férente de celle qui avait lieu lors de l'inscriplion dans la
curie, et dont il a été parlé au chapiire x, note 4. On peut
consulter , sur les différentes formalités par lesquelles les
enfants passaient successivement pour arriver enfin au
rang de citoyen, le Foyage du jeune Anacharsis, cha-
pitre xxvr.
(3) Anciennement ces nègres étaient fort chers (voyez
Térence, Eunuch. acte I^*^, scène ii, v. 85); au lieu que
sous les empereurs romains ils étaient moins estimés que
d'autres esclaves. (Voyez Visconti, in Mus. Pio Clément.
m, planche 55. Voyez aussi le caractère du Glorieux, Rhe-
tor. ad Herennium, liv. IV, ch. l et li.
(4) Le manuscrit du Vatican insère ici ; « Il achète une
- petite échelle pour le geai qu'il nourrit chez lui, et fait
•' faire un petit bouclier de cuivre que l'oiseau doit porter
' lorsqu'il sautille sur celte échelle. »
{^) Le grec ne parle pas de la peau du front seulement,
mais de toule la partie antérieure de la tête; et cet usage
parait avoir donné lieu à rornoment des frises dfs enlablr-
menls anciens, composé d'une »uite de crânes de taureaux
liés |>ar des festons du laine.
(6) Le grec parle d'une parade du corps de la cavalerie
d'Athènes; ce corps, de douze cents hommes, était com-
posé des citoyens les plus riches et les plus puissants.
C'est pour faire voir à tout le monde qu'il strl dans celle
élite , que ce vaniteux se promène dans la place publi<iue
en gardant son habit de cérémonie, que, selon le vérila
ble sens du texte , il retrousse élégamment. Le manuscrit
du Vatican ajoute, « et ses éi>eron.s. » On voit encore au-
jourd'hui une pompe ou procession de ce genre, sculptée
par Phidias, ou sur ses dessins, dans la grande frise du
temple de Minerve à Athènes ; elle est représentée dans
Smart, au commencement du volume II.
(7) Cette île portait de petits chiens fort estimés. {La
liruyère.) Le grec dit ; << il lui dresse im monument el un
« cippe sur lequel il fait graver, etc. »
(8) La Bruyère el lous ceux qui ont séparé ce Iniil du
précédent n'ont pas fait attention que le grec ne parle
pas de parfums extraordinaires, et que se frotter d'huile
tous les jours n'était pas un effet de la vanité à Athènes,
mais un usage ordinaire. (Voyez chap. v, note 4.) Par
cette raison, et d'après le manuscrit du Vatican, il faut
traduire : « Il suspend un anneau dans le temple d'Escu-
« lape, et l'use à force d'y suspendre des fleurs et d'y ver-
" ser de l'huile. » D'après M. Schneider, cet anneau élail
apparemment de la classe de ceux auxquels on attribuait
des vertus médicales, et c'est par reconnaissance de quel-
que guérison que le vaniteux le suspend. Les couronnes
de fleurs renouvelées souvent rappellent ce vers de Vir-
gile, Mneid. I, 416;
Thurc calent arae , sertisque recontibus lialant.
(9) La Bruyère a beaucoup altéré ce Irait. Le grec
porte : « Il intrigue auprès des prytaues pour que ce soit
«« lui que l'on charge d'annoncer au peuple le résultat des
«< sacrifices; alors, revêtu d'un habit magnifique, et por-
« tant une couronne sur la tête, il dit avec emphase : O
" citoyens d'Athènes, nous, les prytanes, avons sacrifié à
« la mère des dieux ; le sacrifice a été bien reçu , el il est
«d'un heureux présage; recevez -en les fruits, etc.»
(Voyez sur les prytanes la table ni, ajoutée au Fojagc
d' Anacharsis , et le chap. xiv du corps de l'ouvrage.)
Les sacrifices que les présidents des prytanes faisaient trois
ou quatre fois par mois s'adressaient à différentes divi-
nités ; il se peut que l'abrévialeur ou les copistes aient
omis quelques noms; peut-être aussi s'agit-il d'un sacri-
fice à Vesta , dont le culte était confié parliculièremenl
à ces magistrats, et qui a été confondue plusieurs fois
par les anciens avec Cybèle. (Voyez la dissertation de
Spanheim dans le cinquième volume du Trésor de CraB-
vius.) .
* CHAPITRE XXII.
De V avance.
Ce vice est dans l'homme un oubli de rhoh-
iK'ur et de la gloire , quand il s'agit d'éviter la
DE L'AVARICE.
429
moindre dépense (i). Si un tel homme a rem-
|M)rté le prix de la tragédie (2), il consacre à
Bacchus des guirlandes ou des bandelettes fai-
tes d'écorce de bois (3), et il fait graver son nom
sur un présent si magnifique. Quelquefois, dans
les temps difficiles , le peuple est obligé de s'as-
sembler pour régler une contribution capable
de subvenir aux besoins de la république; alors
il se lève et garde le silence (4), ou le plus sou-
vent il fend la presse et se retire. Lorsqu'il ma-
rie sa fille, et qu'il sacrifie, selon la coutume,
il n'abandonne de la victime que les parties
seules qui doivent être brûlées sur l'autel (5) ; il
réserve les autres pour les vendre; et comme il
manque de domestiques pour servir à table et
être chargés du soin des noces (6), il loue des
gens pour tout le temps de la fête , qui se nour-
rissent à leurs dépens, et à qui il donne une cer-
taine somme. S'il est capitaine de galère , vou-
lant ménager son lit, il se contente de coucher
indifféremment avec les autres sur de la natte
qu'il emprunte de son pilote (7). Vous verrez une
autre fois cet homme sordide acheter en plein
marché des viandes cuites, toutes sortes d'her-
bes, et les porter hardiment dans son sein et
sous sa robe : s'il l'a un jour envoyée chez le
teinturier pour la détacher, comme il n'en a pas
une seconde pour sortir, il est obligé de garder
la chambre. Il sait éviter dans la place la ren-
contre d'un ami pauvre qui pourrait lui deman-
der, comme aux autres, quelque secours (8); il
se détourne de lui , et reprend le chemin de sa
maison. Il ne donne point de servantes à sa
femme (9), content de lui en louer quelques-unes
pour l'accompagner à la ville toutes les fois
qu'elle sort. Enfin ne pensez pas que ce soit un
autre que lui qui balaye le matin sa chambre,
qui fasse son lit et le nettoie. Il faut ajouter
qu'il porte un manteau usé, sale et tout couvert
de taches; qu'en ayant honte lui-même, il le
retourne quand il est obligé d'aller tenir sa
place dans quelque assemblée (10).
NOTES.
(1) La définition de ceUe nouvelle nuance d'avarice est
certainement altérée dans le grec ; je crois qu'il faut cor-
riger àTv&uoia (fik. ^. èx,&û<nri; ; le sens alors est celui que
la Bruyère a exprimé , et nid autre ne peut convenir à ce
(Caractère. La préposition iito peut avoir été exprimée par
une ligature tpi'un copiste a prise pour irepl : un correcteur
a mis la véritable à la marge; et on l'a insérée par erreur
à la place où on la trouve à présent dans les manuscrits,
et où elle ne forme qu'un harharismo.
(2) Qu'il a faite ou récitée. {La lirurh-e.) Ou plutôt,
qu'il a lait jouer par des comédiens nourris et instruits à
ses frais. (Voyez le Caractère de la Magnificence, selon
Aristole, Moral, ad Nicom. liv. IV, chap. ii : il sera in-
téressant de le comparer avec ce chapitre.
(3) Le texte dit simplement : « il consacre à Bacchus
« une couronne de bois , sur laquelle il fait graver son
(4) Ceux qui voulaient donner se levaient et offraient
une somme : ceux qui ne voulaient rien donner se levaient
et se taisaient. {La Bruyère.) Voyez le chap. tvi du Jeune
AnacharsU.
(5) C'étaient les cuisses et les intestins. {La Bruyère.)
On partageait la victime entre les dieux, les prêtres et ceux
qui l'avaient présentée, La portion des dieux était brûlée,
celle des prêtres faisait partie de leur revenu, et la troi-
sième servait à un festin ou à des présents donnés par
celui qui avait sacrifié. {Voyage du jeune Anacharsis,
chap. XXI.)
(6) Cette raison est ajoutée par le traducteur. Le grec
dit seulement : « Il oblige les gens qu'il loue pour servir
« pendant les noces, à se nourrir chez eux. » Les noces
des Athéniens étaient des fêles très-magnifiques ; et on ne
pouvait pas reprocher à un homme de n'avoir pas assez de
domestiques pour servir dans cette occasion ; mais c'était
une lésinerie que de ne pas nourrir ceux qu'on louait.
(7) Le grec dit : « S'il commande une galère qu'il a
« fournie à l'état, il fait étendre les couvertures du pilote
« sous le pont , et met les siennes en réserve. » Les ci-
toyens d'Athènes étaient obligés d'équiper un nombre de
galères proportionné à l'état de leur fortune. (Voyez le
Voyage du jeune Anacharsis, chap. lvi.) Les triérarques
avaient un cabinet particulier nommé la tente ; mais cet
avare aime mieux coucher avec l'équipage , sous ce mor-
ceau delillac qui se trouvait entre les deux tours. (V. Pol-
lux , 1 , 90.) Dans les galères modernes , les chevaliers de
Malte avaient, comme les triérarques d'Athènes, un tert'
delet; et le capitaine couchait , comme ici le pilote , sous
un bout de pont ou de tillac qui s'appelait la teuque.
Le manuscrit du Vatican ajoute: « Il est capable de ne
«' pas envoyer ses enfants à l'école vers le temps où il est
« d'usage de faire des présents au maître, mais de dire
« qu'ils sont malades, afin de s'épargner cette dépense. »
(8) Par forme de contribution. Voyez les chapitres de
la Dissimulation et de l'Esprit chagrin. {La Bruyère.)
(Voyez chap. I , noie 3, et chap. xvii, note 6.) Le mauus
crit du Vatican ajoute au commencement de ctîtte phrase,
«« s'il est prévenu que cet ami fait une collecte; » et à la
fin , « et rentre chez lui par un grand détour. »
(9) Le manuscrit du Vatican ajoute, «« qtii lui a porté
«« une dot considérable; »> et continue, « mais il loue une
« jeune fille pour la suivre dans ses sorties : » car je crois
que c'est ainsi qu'il faut corriger et entendre ce texte. Le
passage de PoUux que j'ai cité au chap. n , note 6 , s'op-
pose à la manière dont M. Schneider a voulu y suppléer:
il est bien plus simple de lire, ix. twv «yuvaDceîwv TcauKwv, et
c'est un trait d'avarice de plus de ne lotier qu'une femme.
«0
LES CARACTERES DE TMEOI^ÏIRASIE
Cette coi)ject4Uve ingénieuse est de M. Yisconli. Le manus-
crit du Vatican ajovie encore : « Il porte des souliers rac-
« commodes et à double semelle , et s'en vante en disant
" qu'ils sont aussi durs que de la corne. »• (Voyez chap. iv ,
note 2.)
(10) Ce dernier trait est tout à fait altéré par cette tra-
duction , et il me semble qu'aucun éditeur n'en a encore
saisi le véritable sens. Le grec dit: « Pour s'asseoir, il roule
« le vieux manteau qu'il porte lui-même; » c'est-à-dire,
au lieu de se faire suivi-epar un esclave qui porte «n pliant,
comme c'était l'usage des riches (voyez Aristophane, in
Eqiiit. V. i38i et suiv. , et Hésych. inOklad.), ii épar-
gne cette dépense en s'asseyant sur son vieux manteau.
CHAPITRE XXIII.
De l'ostentation.
Je n'estime pas que l'on puisse donner une
idée plus juste de l'ostentation, qu'en disant que
c'est dans l'homme une passion de faire montre
d'un bien ou des avantages qu'il n'a pas. Celui
en qui elle domine s'arrête dans l'endroit du
Pirée (ij où les marchands étalent, et où se
trouve un plus grand nombre d'étrangers; il
(între en matière avec eux , il leur dit qu'il a
beaucoup d'argent sur la mer; il discourt avec
eux des avantages de ce commerce, des gains
immenses qu'il y a à espérer pour ceux qui y
entrent, et de ceux surtout que lui qui leur parle
y a faits (2). Il aborde dans un voyage le pre-
mier qu'il trouve sur son chemin , lui fait com-
pagnie, et lui dit bientôt qu'il a servi sous Alexan-
dre (3), quels beaux vases et tout enrichis de
pierreries il a rapportés de l'Asie, quels excel-
lents ouvriers s'y rencontrent, et combien ceux
de l'Europe leur sont inférieurs (4). Il se vante
dans une autre occasion d'une lettre qu'il a re-
çue d'Antipater (5), qui apprend que lui troi-
sième est entré dans la Macédoine. Il dit une
autre fois que , bien que les magistrats lui aient
permis tels transports de bois (6) qu'il lui plai-
rait sans payer de tribut, pour éviter néanmoins
l'envie du peuple, il n'a point voulu user de ce
privilège. Il ajoute que, pendant une grande
cherté de vivres, il a distribué aux pauvres ci-
toyens d'Athènes jusques à la somme de cinq ta-
lents (7); et, s'il parle à des gens qu'il ne con-
naît point, et dont il n'est pas mieux connu, il
ïeur fait prendre des jetons, compter le nombre
de ceux à qui il a fait ces largesses; et quoi-
qu'il monte à plus de six cents personnes , il
leur donne à tous des noms convenables; et
après avoir supputé les sommes particulières
qu'il a doauées à chucnn d'eux , il se trouve q«Ml
en résulte le double de ce qu'il pensait , et que
dix talents y sont cmt)loyés, sans compter,
poursuit-il , les galères que j'ai armées à mes
dépens, et les charges publiques que j'ai exer-
cées à mes frais et sans récompense (8). Cet
homme fastueux va chez un fameux marchand
de chevaux, fait sortir de l'écurie les plus beaux
et les meilleurs, fait ses offres, comme s'il vou-
lait les acheter. De même il visite les foires les
plus célèbres (9), entre sous les tentes des mar-
chands, se fait déployer une riche robe, et qui
vaut jusqu'à deux talents ; et il sort en querel-
lant son valet de ce qu'il ose le suivre sans por-
ter de l'or sur lui pour les besoins où l'on se
trouve (10). Enfin, s'il habite une maison dont
il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu'un qui
l'ignore , que c'est une maison de famille, et qu'il
a héritée de son père; mais qu'il veut s'en dé-
faire, seulement parce qu'elle est trop petite
pour le grand nombre d'étrangers qu'il retire
chez lui (11).
NOTES.
(l)Port à Athènes , fort célèbre. (La Bruyère.) Le tra-
ducteur a exprimé par cette phrase une correction de Ca-
saubon que peut-être le texte n'exigeait point ; le mot que
donnent les manuscrits signifie la langue de terre (jui joint
la péninsule du Pirée au continent , et qui servait de pro-
menade aux Athéniens.
(2) Le manuscrit du Vatican ajoute, « et des pertes; »
et continue: «et en se vantant ainsi , il envoie son esclave
« à un comptoir oiî il n'a qu'une drachme à toucher. »
(3) Tous les manuscrits portent Évandre , nom que l'on
ne trouve point dans l'histoire de ce temps. Le manuscrit
du Vatican ajoute, « et comment il était avec lui. »
(4) C'était contre l'opinion commune de toute la Grèce.
{La Bruyère.) Cependant on faisait venir de l'Asie plu-
sieurs articles de manufactures (voyez le Voyage du jeune
Anacharsis , chap. xx, et lv) ; et ce n'est que dans les
beaux-arts que les Grecs paraissent avoir eu une supério-
rité exclusive.
(5) L'un des capitaines d'Alexandre le Grand , et dont
la famille régna quelque temps dans la Macédoine. {La
Bruyère.) (Voyez chap. viii, note 6.) Dans le reste de la
phrase il faut, je crois, adopter la correction d'Auber, et
traduire, « qu'il est arrivé dans la Macédoine en trois
« jours , » ou peut-être depuis trois jours. »
(6) Parce que les pins, les sapius, les cyprès, et tout an-
tre bois propre à construire des vaisseaux , étaient rares
dans le pays atlique, l'on n'en permettait le transport en
d'autres pays qu'en payant un fort gros tribut. (Z.a Bruyère.)
Je crois, avec M. Coray, que ce trait a rapport à celui qui
précède, et qu'il faiit traduire : « et que, ce prince lui
DE LA VilVii.
4'il
fl ayanl voulu peimeltre d exporter cU»s bojs de construc-
« lion sans payer de droits, il l'avait refusé pour éviter les
.. calomnies. » C'est de la Macédoine qu'on faisai^t venu-
ordinaiieinenl ces bois. Le manuscrit du Vatican ajoute,
d'après l'interprétation de M. Schneider, «< car il fallait
« bien être plus raisonnable que les Macédoniens. » Cette
faveur d'un roi étranger aurait pu compromettre un Athé-
nien , ou du moins lui attirer l'envie et la haine d'une par-
tie de ses concitoyens.
(7) Un talent attique dont il s'agit valait soixante mines
atliques; une mine, cent drachmes; une drachme, six
oboles. Le talent attique valait quelque six cents écus de
notre monnaie. (La Bruyère.) D'après l'évaluation de
M. Barthélémy , le talent, que la Bruyère n'estime qu'en-
viron 1800 Uvres, en valait 5400. Le manuscrit du Vatican
ajoute , « car je ne sais ce que c'est que de refuser. »
Le grec ne joint pas le trait suivant à celui-ci, et y parle
de ce genre de collectes nommées èrancs, dont il a élé
question au chap. i, note 3.
(8) On peut consulter , sur les charges onéreuses d'A-
thènes, le Voyage du jeune Anacharsis, chap. xxiv et
chap. lAf. Elles consistaient en repas à donner, en chœurs
à fournir pour les jeux , en contributions pour l'entretien
des gymnases, etc. etc.
(9) Le grec dit : « Il se rend aux boutiques des mar-
<< chauds, et y demande des étoffes précieuses jusqu'à la
« valeur de deux talents , etc. » On peut substituer à la cor-
rection de Casaubon celle de ^^Xiotaç, proposée par M. Vis-
conti.
(10) Coutume des anciens. {La Bruyère.)
(11) Par droit d'hospitalité. (La Bruyère.)
CHAPITRE XXIV.
De VorgueiL
Il faut définir l'orgueil une passion qui fait
que de tout ce qui est au monde l'on n'estime
que soi. Un homme fier et superbe n'écoute pas
celui qui l'aborde dans la place pour lui parler
de quelque affaire ; mais , sans s'arrêter, et se
faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin
qu'on peut le voir après son souper (l). Si Ton
a reçu de lui le moindre bienfait , il ne veut pas
qu'on en perde jamais le souvenir ; il le repro-
chera en pleine rue, à la vue de tout le monde (2).
N'attendez pas de lui qu'en quelque endroit qu'il
vous rencontre il s'approche de vous , et qu'il
vous parle le premier : de même, au lieu d'expé-
dier sur-le-champ des marchands ou des ou-
vriers , il ne feint point de les renvoyer au len-
demain matin , et à l'heure de son lever. Vous le
voyez marcher dans les rues de la ville la tête
t)aissée, sans daigner parlera personne de ceux
qui vont et vieniient (3). S'il se familiarise quel-
quefois jusques à inviter ses amis à un repas , il
prétexte <ies raisons (4) pour ne pas se mettre
à table et manger avec eux, et il charge ses
principaux domestiques du soin de les régaler.
Il ne lui arrive point de rendre visite à personne
sans prendre la précaution d'envoyer quelqu'un
des siens pour avertir qu'il va vienir (5). On ne
le voit point chez lui lorsqu'il mange ou qu'il se
parfume (6). Il ne se donne pas la peine de régler
lui-même des parties ; mais il dit négligemment
à un valet de les calculer, de les arrêter et les
passer à compte. Il ne sait point écrire dans une
lettre , « Je vous prie de me faire ce plaisir, »
ou « de me rendre ce service; » mais, « J'en-
« tends que cela soit ainsi; j'envoie un homme
« vers vous pour recevoir une telle chose ; je ne
« veux pas que l'affaire se passe autrement; faites
« ce que je vous dis promptement et sans diffé-
« rer. « Voilà son style.
NOTES.
(1) Littéralement: « L'orgueilleux est capable de dire
«« à celui qui est pressé de le voir immédiatement après le
« dîner , que cela ne peut se faire qu'à la promenade. »
(2) D'après le manuscrit du Vatican : « S'il fait du bien
« à quelqu'un, il lui recommande de s'en souvenir: si on
«< le choisit pour arbitre , il juge la cause en marchi^nl dains
« les rues : s'il est élu pour quelque magistrature , il la re-
« fuse , en affirmant par serment qu'il n'a pas le temps de
« s'en charger. » Je corrige le verbe qui commence la se-
conde phrase, en ^a^iÇcov.
(3) Le manuscrit du Vatican ajoute, « ou bien portant
« la tête haute, quand bon lui semble. »
(4) C'est le traducteur qui a ajoqté cet adoucissement.
(5) Voyez le chapitre 11, de la Flatterie. {La Bruyère.)
(6) Avec des huiles de senteur. {La Bruyère.) (Voyea
chap. V, note 4.) Lp m^uuscrit du Vatican ajoute, « ou
« lorsqu'il se lîive. »>
CHAPITRE XXV.
De la peur, ov, du défaut de courage.
Cette crainte est un mouvement de l'âme qui
s*ébranle ou qui cède en vue d'un péril vrai ou
imaginaire; et l'homme timide est celui dont je
vais faire la peinture. S'il lui arrive d'être sur M
mer, et s'il aperçoit de loin des dunes ou des
promontoires , la peur lui fait croire qiie c'est le
débris de quelques vaisseaux qui ont fait nau-
frage sur cette côte (l); aussi tremble-t-il au
432
LES CARACTÈRES DE THÉOPHRASTE,
moindre flot qui s'élève, et il s'informe avec soin
si tous ceux qui naviguent avec lui sont ini-
tiés (2). S'il vient à remarquer que le pilote fait
une nouvelle manœuvre, ou semble se détourner
comme pour éviter un écueil , il l'interroge, it lui
demande avec inquiétude s'il ne croit pas s'être
écarté de sa route, s'il tient toujours la haute
mer, et si les dieux sont propices (3). Après cela
il se met à raconter une vision qu'il a eue pendant
la nuit, dont il est encore tout épouvanté, et qu'il
prend pour un mauvais présage. Ensuite , ses
frayeurs venant à croître , il se déshabille et ôte
jusques à sa chemise, pour pouvoir mieux se sau-
ver à la nage; et après cette précaution, il ne
laisse pas de prier les nautoniers de le mettre
à terre (4). Que si cet homme faible, dans une
expédition militaire où il s'est engagé , entend
dire que les ennemis sont proches, il appelle ses
compagnons de guerre, obsei've leur contenance
sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans
fondement, et que les coureurs n'ont pu discerner
si ce qu'ils ont découvert à la campagne sont amis
ou ennemis (5) : mais si l'on n'en peut plus dou-
ter par les clameurs que l'on entend , et s'il a vu
lui-même de loin le commencement du combat,
et que quelques hommes aient paru tomber à ses
yeux; alors, feignant que la précipitation et le
tumulte lui ont fait oubUer ses armes (6), il court
les quérir dans sa tente , où il cache son épée
sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup
de temps à la chercher ; pendant que , d'un au-
tre côté , son valet va par ses ordres savoir des
nouvelles des ennemis, observer quelle route ils
ont prise, et où en sont les affaires; et dès qu'il
voit apporter au camp quelqu'un tout sanglant
d'une blessure qu'il a reçue, il accourt vers lui,
le console et l'encourage (7), étanche le sang qui
coule de sa plaie, chasse les mouches qui l'im-
portunent, ne lui refuse aucun secours, et se
mêle de tout , excepté de combattre. Si , pendant
le temps qu'il est dans la chambre du malade,
qu'il ne perd pas de vue , il entend la trompette
qui sonne la charge , Ah I dit-il avec impréca-
tion, puisses-tu être pendu (8), maudit sonneur
qui cornes incessamment, et fais un bruit en-
ragé qui empêche ce pauvre homme de dormir I
Il arrive même que, tout plein d'un sang qui
n'est pas le sien, mais qui a jailli sur lui de la
plaie du blessé, il fait accroire (9) à ceux qui
reviennent du combat qu'il a couru un grand
risque de sa vie pour sauver celle de son ami :
il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt,
ou comme ses parents, ou paj-ee qu'ils sont d'un
même pays (10); et l<\ il ne rougit pas de leur
raconter quand et de quelle manière il a tiré cet
homme des mains des ennemis , et l'a apporte
dans sa tente.
NOTES.
(1) Le grec dit : • Sur mer, il prend des promontuiret
« pour des galères de pirates. »
(2) Les anciens navigeaient rarement avec ceux qui pas-
saient pour impies ; et ils se faisaient initier avant de par-
tir, c'est-à-dire instruire des mystères de quelque divinité,
pour se la rendre propice dans leurs voyages. (Voyez le
chap. XVI , de la Superstition, (La Bruyère.)
Les mystères dont il s'agit ici sont ou ceux d'Eleusis,
dans lesquels , d'après la religion populaire des Grecs , tout
le monde devait être initié; ou bien ceux de Samotlirace,
qui étaient censés avoir la vertu particulière de préservei
leurs initiés des naufrages.
(3) Ils consultaient les dieux par les sacrifices, ou par
les augures, c'est-à-dire, par le vol, le chant et le manger
des oiseaux , et encore par les entrailles des botes, (La
Bruyère.) Le grec porte , « il lui demande ce qu'il pense
« du dieu ; » et je crois , avec Fischer et Coray , que cela
veut dire « ce qu'il présume de l'état du ciel. » Jupiter, ou
le dieu par excellence, présidait surtout aux révolutions
de l'atmosphère. On peut même observer en général que
la météorologie paraît avoir été la base primitive ou du
moins la première occasion de la religion des Grecs. C'est
ce qui devait arriver dans un pays entrecoupé par des
montagnes et entouré de la mer. Les religions antiques
des grands continents ouverts et plats devaient au con-
traire être fondées principalement sur l'aslrononiie. Des
traditions historiques se sont ensuite confondues avec les
sentiments vagues de crainte , de reconnaissance et d'ad-
miration , que produisaient les révolutions de la nature.
Des allégories et des idées morales y ont été jointes dès les
commencements de la civilisation; mais la suite des siè-
cles, et surtout les temps de malheurs et d'oppression , ont
plongé les peuples dans les superstitions les plus grossières,
tandis qu'un petit nombre de sages s'élevait à des senti^
ments plus purs et à des conceptions plus vastes et plus
lumineuses.
(4) Le grec porte : « Il se déshtbille, donne sa tunique
« à son esclave , et prie qu'on l'approche de la terre , j)0ur
« la gagner à la nage et se mettre ainsi en sûreté. »
(5) D'après le manuscrit du Vatican , il faut traduire ce
passage; « S'il fait une campagne dans l'infanterie, il ap-
« pelle à soi ceux qui courent aux armes pour commencer
« l'attaque , et leur dit de s'arrêter d'abord , et de regarder
« autour d'eux , car il est difficile de discerner si ce sont
« les ennemis. »
(6) Plus littéralement : « mais quand il entend le bruit
« du combat, quand il voit des hommes tomber , alori il
« dit à ceux qui l'entourent qu'à force d'empressement il
« a oublié son épée , etc.
(7) Le manuscrit du Vatican ajoute, «essaye de le por-
« ter et puis s'assied à côté de lui. »
DES GRANDS D'UNE RÉPUBLIQUE.
433
(8) Le grec dit , « puisses-tu devenir la pâture des cor-
■' hoaux ! »
(9) Le texte porte, « il va à la rencontre de ceux qui
« reviennent du combai , et leur dit , etc. »
(10) D'après le manuscrit du Vatican, « il conduit vers
« lui ceux de sa bourgade ou de sa tribu. »
CHAPITRE XXVI.
Des grands d^une république (l).
La plus grande passion de ceux qui ont les
premières places dans un état populaire n'est
pas le désir du gain ou de l'accroissement de leurs
revenus, mais une impatience de s'agrandir, et
de se fonder, s'il se pouvait, une souveraine
puissance sur la ruine de celle du peuple (2).
S'il s'est assemblé pour délibérer à qui des ci-
toyens il donnera la commission d'aider de ses
soins le premier magistrat dans la conduite d'une
fête ou d'un spectacle , cet homme ambitieux, et
tel que je viens de le définir, se lève , demande
cet emploi, et proteste que nul autre ne peut
si bien s'en acquitter (3). Il n'approuve point la
domination de plusieurs (4), et de tous les vers
d'Homère il n'a retenu que celui-ci :
Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.
Son langage le plus ordinaire est tel ; Reti-
rons-nous de cette multitude qui nous envi-
ronne; tenons ensemble un conseil particulier
où le peuple ne soit point admis; essayons même
de lui fermer le chemin à la magistrature (5). Et
s'il se laisse prévenir contre une personne d'une
condition privée, de qui il croie avoir reçu quel-
que injure , Cela , dit - il , ne se peut souffrir, et
il faut que lui ou moi abandonnions la ville.
Vous le voyez se promener dans la place sur
le milieu du jour, avec des ongles propres , la
barbe et les cheveux en bon ordre (6); repousser
Hèrement ceux qui se trouvent sur ses pas;
dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre
que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen
de vivre (7); qu'il ne peut plus tenir contre l'hor-
rible foule des plaideurs , ni supporter plus long-
temps les longueurs, les crieries et les men-
songes des avocats (8); qu'il commence à avoir
honte de se trouver assis dans une assemblée
publique, ou sur les tribunaux, auprès d'un
homme mal habillé, sale, et qui dégoûte; et
qu'il n'y pas un seul de ces orateurs dévoués
au peuple qui ne lui soit insupportable (î)). Il
ajoute que c'est Thésée qu'on peut appeler le
premier auteur de tous ces maux (10); et il
fait de pareils discours aux étrangers qui ar-
rivent dans la ville, comme à ceux (11) avec
qui il sympathise de mœurs et de sentiments.
NOTKS.
( 1 ) J'aurais intitulé ce chapitre , De l'ambition oligar-
chique.
(2) D'après les différentes corrections dont ce passage
est susceptible , il faut traduire, ou « L'oligarchie est une
« ambition qui désire un pouvoir fixe , » ou bien « qui
« désiré? vivement de s'enrichir. » Les deux versions pré-
sentent une opposition à l'ambition des démagogues , qui
ne briguent qu'une autorité passagère, et qui recherchent
plutôt l'autorité que les richesses. Selon Aristote, l'oligar-
chie est une aristocratie dégénérée par le vice des gou-
vernants, qui administrent mal, et s'approprient injuste-
ment la plupart des droits et des biens de l'État , conservent
toujours les mêmes personnes dans les places , et s'occu-
pent surtout à s'enrichir,
(3) La fin de cette phrase était très-mutilée dans l'ancien
texte , et la Bruyère l'a traduite d'après les conjectures
de Casaubon. Le manuscrit du Vatican , en y faisant une
légère correction que le sens exige impérieusement , porte:
« le partisan de l'ohgarchie s'y oppose , et dit qu'il faut
" donner à l'archonte un pouvoir illimité ; et si l'on pro-
« posait d'adjoindre à ce magistrat dix citoyens, il persis-
« terait à dire qu'un seul suffit. » On peut voir dans le
chap. XXXIV du Voyage du jeune Anacharsis les formalités
ordinaires de la direction des cérémonies publiques.
(4) Le traducteur a ajouté ces mots : Théophraste n'in-
dique cette opinion que par le vers d'Homère, dont la
traduction littérale est : « La multiplicité des chefs ne
« vaut rien , il faut qu'un seul gouverne. » Iliad. II ,
V. 204.
(5) Le grec dit, « cessons de fréquenter les gens en
« place. » Et d'après le manuscrit du Vatican la phrase
continue , « et s'il en a été offensé ou mortifié person-
« nellement , il dit : 11 faut qu'eux ou nous abandonnions
« la ville. » On se rappelle que , du temps même de Théo-
phraste , le gouvernement d'Athènes fut changé deux fois
par des chefs macédoniens. L'exil des chefs du parti
vaincu était une suite ordinaire des révolutions de ce
genre.
(6) Le grec dit, « d'une coupe moyenne. >• (Voyez cliap.
IV, note 9.) Le manuscrit du Vatican ajoute, « relevant
" élégamment son manteau. » (Yoyer. la noie 1 0 du Dis-
cours sur Théophraste.)
(7) Le manuscrit du Vatican ajoute,
lateurs. »
à cause des dé-
(8) Le même manuscrit ajoute ici : «< qu'il ne sait ce
pensent les hounnos (jui se nuMcnl des affaires d«
que
Kt
gréîihlos à cause (h
l'Ktat, tandis que les fonctions publiques sont si désa-
''ospèce de gens qtii les confère cl
28
r.V
LES CARACTÈRES DE IHÉOPHKASTE,
4:^4
• en dispose. » C'est ainsi du nioius que je crois que Von
peut expliquer la iiu de celle phrase, ti î'ii'gbscure dans le
grec.
(9) Nous trouvons encore dans la m^me source l'addi-
tion suivante : « Quand cesserons-nous d'ôtre ruinés par
•> des charges onéreuses qu'il faut supporter , et des ga-
« Icres qu'il faut équiper ? •>
(10) TUésée avait jeté les fondements de la république
d'Athènes, en établissant l'égalité entre les citoyens. {La
limyère.) ïje manuscrit du Vatican ajoute au texte: « car
«c'est lui qui a réuni les douze villes, et qui a aboli la
« royauté ; mais aussi , par une juste piuiition , il en fut
.. la première victiaie. .. Mais ces traditions appartien-
nent plutôt à la fable qu'à l'histoire. (Voyez Pausanias, in
Âtticis, chap. m.)
(11) « De ses concitoyens. » — M. Barthélémy a imité
ce (Caractère presque en entier dans son chap. xxvm , et y
a inséré fort ingénieusement plusieurs traits semblables
pris dans d'autres auteurs anciens.
CHAPITRE XXVIL
. jyune tardive instruction.
\\ s'agit de décrire quelques inconvénieiits où
tombent ceux qui , ayant méprisé dans leur jeu-
nesse les sciences et les exercices, veulent répa-
rer cette négligence, dans un âge avancé, par
un travail souvent inutile (l). Ainsi un vieillard
de soixante ans s'avise d'apprendre des vers par
cœur, et de les réciter à table dans un festin (2),
où la mémoire venant à lui manquer, il a la
confusion de demeurer court. Une autre fois, il
apprend de son propre fils les évolutions qu'il
faut faire dans les rangs à droite ou à gauche,
le maniement des armes (3) , et quel est l'usage
à la guerre de la lance et du bouclier. S'il monte
im cheval (4) que l'on lui a prêté, il le presse de
réperon , veut le manier; et lui faisant faire des
voltes ou des caracoles , il tombe lourdement et
se casse la tête (5). On le voit tantôt pour s'exer-
cer au javelot le lancer tout un jour contre
l'homme de bois (6), tantôt tirer de l'arc, et dis-
puter avec son valet lequel des deux donnera
mieux dans un blanc avec des flèches; vouloir
d'abord apprendre de lui, se mettre ensuite à
l'instruire et à le corriger, comme s'il était le
plus habile. Enfin , se voyant tout nu au sortir
d'un bain, il imite les postures d'un lutteur;
et, par le défaut d'habitude, il les fait de mau-
vaise grâce, et il s'agite d'une manière ridi-
cule (7).
N01E.«>.
(1) Le texte défmit ce caractère, «un goAt pour de»
« exercices c^i. ^ jçoAvi^wtçi)! pa* ^. l'A^ où l'on se
« trouve. - !C\J;[ .;, ; .;, ^;. hL .. '^ »'f-
(2) Voyet le cliapitre de !a Bnitalité. (Za Bruyèrg.)
Chapitre xv , note 5.
(3) Au lieu de la fin de cette phraM» que U Bruyère a ajou-
tée au texte , le manuscrit du Vatican ajoute , d'après une
conjecture ingénieuse de M. Coray , •< et en aiTière. » Ce
manuscrit continue : « Il se joint à des jeun«s gens ))our
« faire une course avec des flambeaux en l'honneur de
« quelque héros. S'il est invité à un saeritioe fait à Mer-
» cule , il jette sou manteau , et saisU le taureau pour
« le terrasser; et puis il entre dans la palestre pour s'y
«« livrer encore à d'autres exercices. Dans ces petits théâ-
« très des places publiques, où l'on répèle plusieurs fois
« de suite le même spectacle , il assiste à trois ou quatre
« représentations consécutives ponr apprendre les airs
<< par cœur. Dans les mystères de Sabasius , il cherche
« à être distingué particulièrement par le prêtre. U ainte
« des courtisanes , enfonce leurs portes , et plaide pour
« avoir été battu par un rival. » Ou peut consulter sur les
courses de flambeaux le chapitre xxiv du Jeune Ânachar-
sis; et l'on peut voir au vol. II , pi. 3, des Fases de Ha-
m'dton , un sacrifice fait par de jeunes athlètes qui cher-
chent à terrasser un taureau. Celte explication du dessin
que représente cette planche est du moins bien plus na-
turelle que celle qu'eu donne le texte de Hamilton; el
Pausanias parle quelque paît d'un rite de ce genre. Les
distinctions que brigue ce vieillard dans les mystères
de Sabasius, c'est-à-dire de Bacchus, sont d'autant plus
ridicules, que les femmes concouraient à ces mystèjes,
(Voyez Aristophane, in Lysistratay v. 388; voyez aussi
Démosth. /?ro Cor. page 3 14).
J'ai suivi , dans la dernière phrase de cette addition ,
les corrections du critique anonyme de la Gazette litte'raiN
d'Iéna.
(4) Le grec porte : « S'il va à la campagne avec un che^
« val, etc. »
(5) Le manuscrit du Vatican ajoute ici une phrase iWi-
semblablement altérée par les copiées. D'après Schneider,
il faudrait traduire : « Il fait des pique - niques de onze
«« litres, » c'est-à-dire de onze oboles. « Reste à savoir,
«« dit cet éditeur, pourquoi cela est ridicule. » Peut-être
faut-il rapporter le fragment de l'auteur comique Sophron,
" le décalitre en est le prix, » aux Femmes mimes, titre
de la pièce d'où ce fragment nous est conservé parPollux,
1. IV, segm. 173 , et supposer que le décalitre fût le piix
ordinaire des jeux indécents ou dos com])IaisanGes de ces
femmes , et une espèce de surnom qu'on leur donnait.
On pourrait alois corriger ce passage Èv^'sxxXiTpaiç, et
traduire : «« Il l'ait des pique-uiques chez des danseuses. »>
Mais peut-êlre aussi faïu-il traduii-e (oui simplement ;
« Il rassemble , à force de prièï*es , des convives ponr
« manger avec hii à frais communs. >»■ 'va u^
(6) Une grande statue de bois qui était dans le Heu des
«xercicos, poiu- ap|)rcudro à darder, {l.o bruyère.) Cctti
imi^ltV j)E L^ MÉDISANCE
^^■^'<.'.
435
explication esl une conjecture ingénieuse de Casaubon;
elle est conlirmée en quelque sorte par une lampe antique
«ur laquelle M. Visconti a vu lé palus contre lequel s'exer-
çaient les gladiateurs , revêtu d'habillements militaires.
La traduction littérale de ce passage, tel que le donne le
manuscrit du Vatican , serait : « Il joue à la grande statue
« avec son esclave; » ce qui, par une suite de la même
explication, pourrait être rendu par l'expression mo-
derne «< // tire au mur avec son esclave. » Ce manuscrit
continue : «« Il tire de l'arc ou lance le javelot av;«c le pé-
« dagogue de ses enfants. » , lo- ,.. r»
(7) Littéralement : «« il s'exerce à la lutte, et agile beau-
« coup les hanclies. » Le manuscrit du Vatican ajoute ,
« afin de paraître instruit; » et continue: « Quand il se
«« trouve avec des femmes, il se met à danser en chantant
« entre les dénis pour marquer la cadence. » ^ .^
CHAPITRE XXVIU. ' !'! .'I
De la médisance.
Je définis ainsi la médisance, une pente se-
crète de l'âme à penser mal de tous les hommes,
laquelle se manifeste par les paroles. Et pour ce
qui concerne le médisant , voici ses mœurs. Si
on l'interroge sur quelque autre, et que Ton lui
demande quel est cet homme , il fait d'abord sa
généalogie. Son père, dit-il, s'appelait Sosie (l),
que l'on a connu dans le service et parmi les
troupes sous le m ni de Sosistrate ; il a été af-
franchi depuis ce temps , et reçu dans l'une des
tribus de la ville (2) : pour sa mère , c'était une
noble Thracienne; car les femmes de Thrace,
ajoute-t-il , se piquent la plupart d'une ancienne
noblesse (3) : celui-ci, né de si honnêtes gens,
est un scélérat qui ne mérite que îe gibet. Et
retournant à la mère de cet homme qu'il peint
avec de si belles couleurs (4), Elle est, poursuit-
il, de ces femmes qui épient sur les grands che-
mins (5) les jeunes gens au passage , et qui , pour
•ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans
une compagnie on il se trouve quelqu'un qui parle
mal d'une personne absente , il relève la conver-
sation. Je suis, lui dit-il, de votre sentiment;
cet homme m'est odieux, et je ne le puis souffrir:
qu'il est insupportable par sa physionomie I y a-
t-il un plus grand fripon et des manières plus
extravagantes? Savez-vous combien il donne à
sa femme (G) pour la dépense de chaque repas ?
trois oboles (7), et rien davantage; et croiriez-
vous que , dans les rigueurs de l'hiver, et au
mois de décembre (8), il l'oblige de se laver avec
de l'eau froide? Si alors quelqu'un de ceux qui
l'écoutent se lève et se retire, il parle de lui
presque dans les mêmes termes (y). Nul de ses
plus familiers amis n'est épargné \ les morts
même dans le tombeau ne trouvent pas un asile
contre sa mauvaise langue (10).
-mM^l' '"
(1) C'était chez les Grecs un nom de valet ou d'esclave.
{La Bruyère.) Le gi'ec porte : « Son père s'appelait d'a-
«« bord Sosie; dans les troupes il devint Sosistrate; en-
« suite il fut inscrit dans une bourgade. » Le service
militaire, quand la république y appelait des esclaves ou
leur permettait d'y entrer , était un moyen de s'affranchir,
dit l'auteur du Fojage du jeune Jnacharsis , chap. vi ,
sur des autorités anciennes.
(2) Le peuple d'Alhènes était partagé en diverses tribus,
{La Bruyère). Le texte parle de bourgades , sur lesquelles
on peut voir le chap. x, noie 7. C'était là que se faisait
la première inscription. (Voyez Démosthène, pro Cor.
page3i4.)
(3) Cela est dit par dérision des Thraciennes , qui ve-
naient dans la Qrèce pourêlre servantes , et quelque chose
de pis. {La Bruyère.) M. Barthélémy, qui a imité ce Ca-
ractère dans le chap. xxvm du Voyage du jeune Ana-
cliarsis, fait dire au médisant : « Sa mère est de Thrace,
« et sans doute d'une illustre origine ; car les femmes qui
«< viennent de ce pays éloigné ont autant de prétentions à
« la naissance que de facilité dans les mœurs. >• Le ma-
nuscrit du Vatican ajoute, « et cette chère maîtresse s'ap-
€< pelle Krinokorax , » nom dont la composition bizarre
pouvait faire rire aux dépens de ceîte femme : il signifie
corbeau de fleur de lis. , i > >, ^ ',*-« > '''.'■
(4) C'est le traducteur qui a ajouté cette transition ; et
le manuscrit du Vatican indique clairement qu'il faut com-
mencer ici un nouveau trait , et traduire : «< Il dit mé-
« chamment à quelqu'un : Ah ! je connais bien les femmes
« dont tu me parles , et sur lesquelles tu te trompes fort ;
«c ce sont de celles qui épient sur les grands chemins , etc» »
Le même manuscrit fait ensuite une autre addition fort
obscure, et qui exige plusieurs corrections; on peut la
traduire : « Celle-ci surtout est très-habile au métier;
« et ce que je vous dis des autres n'est pas un conte en
« l'air : elles se prostituent dans les rues , sont toujours
« à la poursuite des hommes , et ouvrent elles-mêmes la
" porte de leur maison. » Ce dernier trait a déjà été cité
comme une rusticité de la part d'un homme ; mais c'était
sans doute un signe de prostitution dans une lemme, qui
devait rester dans l'intérieur de son gynécée, e1 n'en sortir
que bien accompagnée.
(5) La Bruyère , en suj)pos,int qu'il est question de la
Thracienne, fait ici la noie suivante: << Elles tenaient hô-
<< tellerio sur les chemins publics, où elles se mêlaient
«« d'infâmes commerces. »
(6) Le manuscrit du Vatican ajoute . •< qui lui a ap-
« porté plusieurs talents en dot , et <|ui lui a donné un
" enfant. »>
(7) Il y avait au-dessous de ectic monnaie d'autres en-
core de moindre valeur. {I.n /hti) <hi\) Aussi le t;it»
2».
43(f
TES CAUACIEKES DE THl'X)l*llKASTE,
|.ailc-l il de Mois peliles pièccj de cuivre dont huit font
une obole. L'olmie est évaluée par M. Barthélémy à trois
ïuus de notre monnaie.
(8) Le grec dil , «« le jour de Neptune , «> fôte qui était
au milieu de l'hiver, et où peut-être on se baignait eu
riionneur du dieu auquel elle était consacrée.
(9) Le manuscrit du Vatican insère ici,
a commencé. »
une fois qu'il
(10) U était défendu chez les Athéniens de parler mal
des morts,, par une loi de Solon , leur législateur. {La
Jlrityère.) Il paraît en général par ces Caractères, et par
d'autres autorités, que les lois de Solon n'étaient plus
guère observées du temps de Théophraste. Le manuscrit
du Vatican ajoute: « cl ce vice, il l'appelle franchise,
« esprit démocratique , liberté , et en fait la plus douce
« occupation de sa vie. » Le même manuscrit place en-
core ici une phrase fort singulière , que je crois , avec
M. Schneider, avoir été ajoutée par un lecteur chrétien
(|ui n'avait pas bien saisi l'esprit dans lequel ces Caractères
ont été écrits. Je corrige le verbe inintelligible de cette
phrase en saref i(j(x6vcç, et je traduis : «C'est ainsi que celui
« qui est privé de la véritable doctrine rend les hommes
- maniaques, et leur <lonne des mœurs dépravées. « Dans
les manusrriU numérotés 1679, 283o et iSSg de la biblio-
ihètpie nationale, et dans un manuscrit de la bibliothèque
palatine , ou ajoute de même , à la suite des Caractères
de Théophraste qui existent dans ces manuscrits , quel-
ques phrases d'un grec barbare, qui ne peuvent pas être
Mltribuées à l'auteur, et qui contiennent des réflexions sur
les obstacles qu'éprouve la vertu. On trouveia ce mor-
ceau dans l'édition de Fischer, page 240.
CHAPITRE XXIX.
Du goût qu'on a pour les vicieux (l).
Le goût que l'on a pour les méchants est le
désir du mal. L'homme infecté de ce vice est
capable de fréquenter les gens qui ont été con-
damnés pour leurs crimes par tout le peuple (2),
dans la vue de se rendre plus expérimenté et
plus formidable par leur commerce. Si on lui
cite quelques hommes distingués par leurs ver-
tus, il dira : Ils sont vertueux comme tant
d'autres; personne n'est homme de bien, tout
le monde se ressemble, et ces honnêtes gens
ne sont que des hypocrites. Le méchant seul ,
dit-il une autre fois, est vraiment libre. Si
([uelqu'un le consulte au sujet d'un méchant
homme (3), il convient que ce que l'on en dit
est vrai. Mais , ajoute-t-il , ce que l'on ne sait
pas, c'est que c'est un homme d'esprit, fort
attaché à ses amis, et qui donne de grandes
espérances. Et il soutiendra qu'il n'a jamais vu
uu homme plus habile. Il est toujours disposé
en faveur de l'accusé traduit devant l'assen^blée
du peuple, ou devant quelque tribunal par-
ticulier; il est capable de s'asseoir à cAté de lui,
et de dire qu'il ne faut point juger l'homme,
mais le fait. Je suis, dit > il, le chien du peuple,
car je garde ceux qui essuient des injustices (4).
Nous finirions par ne plus trouver personne qui
voulilt s'intéresser aux affaires publiques, si
nous abandonnions ces hommes (5). Il aime
à se déclarer patron des gens les plus méprisa-
bles (6), et à se rendre aux tribunaux pour y
soutenir de mauvaises affaires (7). S'il juge un
procès, il prend dans un mauvais sens tout ce
que disent les parties. En général (8) l'affection
pour les scélérats est sœur de la scélératesse
même ; et rien n'est plus vrai que le proverbe :
« On recherche toujours son semblable. »
NOTES.
(l)Ce chapitre et le suivant n'ont été découverts que
dans le siècle dernier. On en connaissait cepeudaut les
titres du temps de Casaubon et de la Bruyère, et j'ai
conservé la traduction que ce dernier en a donnée dans
son Discours sur Théophraste.
(2) Je pense qii'il faut sous-enlendre , « et qui ont eu
« l'adresse de se soustraire à l'effet des lois. » (Voyez le
chapitre xviii du Voyage du jeune .-inacftarsh.)
(3) J'ai cherché à remplir par ces mots une lacune qui
se trouve dans le manuscrit; il me parait qu'il est ques-
tion d'un homme auquel on veut confier quelques fonc-
tions politiques.
(4) J'ai traduit comme si le participe grec était au jiassif;
sans celte correction, le sens serait, « car je surveille
« ceux qui veulent lui faire du tort. » Le changcmi^it
que je propose est nécessaire pour faire une transition à
la phrase suivante,
(5) M. Coray à observé que ers traits ont uu rapport
particulier avec l'orateur Aristogilon et son protecteur
Philocrate. (Voyez le plaidoyer de Démoslhène contre le
premier.) Mais je n'ai point pu adopter toutes les eon-
séquences que cet éditeur en tire pour le sens de notre
auteur.
(6) Les simples domiciliés d'Athènes , non citoyens,
avaient besoin d'un patron , prmi les citoyens, qui ré-
pondit de leur conduite. (Voyez le royage du jeune Jna-
charsis , chap. vr.)
(7) Tous les citoyens d'Athènes pouvaient être appelés
à la fonction de juges par le sort ; et ils devaient être
souvent dans ce cas , puisque le nombre des juges des
différents tribunaux s'élevait à six mille. (Voyez Jna-
c/iarsis , chap. xvi).
e
(8) Celte dernière phrase me paraît avoir été ajoutée
par un glossateur.
DIJ GAllN SORDIDE.
43:
;' ; ;;j CHAPITRE x\x.
m tb mt> h j)^ gfj^i^ sordide . > ^
'MïjVr
L'iiomme qui aime le gain sordide emploie
les moyens les plus vils pour gagner ou pour
épargner de l'argent (1). Il est capable d'épar-
gner le pain dans ses repas; d'emprunter de
l'argent à un étranger descendu chez lui (2); de
dire, en servant à table, qu'il est juste que celui
qui distribue reçoive une portion double, et de
se la donner sur-le-champ. S'il vend du vin, il
y mêlera de l'eau, même pour son ami. Il ne va
au spectacle avec ses enfants que lorsqu'il y a
une représentation gratuite. S'il est membre
d'une ambassade, il laisse chez lui la somme que
la ville lui a assignée pour les frais du voyage,
et emprunte de l'argent à ses collègues : en cher
min il charge son esclave d'un fardeau au-dessus
de ses forces, et le nourrit moins bien que les
autres : arrivé au lieu de sa destination, il se fait
donner sa part des présents d'hospitalité, pour la
vendre. Pour se frotter d'huile au bain, il dira
à son esclave. Celle que tu m'as achetée est
rance; et il se servira de celle d'un autre. Si
quelqu'un de sa maison trouve une petite mon-
naie de cuivre dans la rue , il en demandera sa
part , en disant , Mercure est commun. Quand
il donne son habit à blanchir, il en emprunte un
autre d'un ami, et le porte jusqu'à ce qu'on le
lui redemande, etc. Il distribue lui-même les
provisions aux gens de sa maison avec une me-
sure trop petite (3) , et dont le fond est bombé
en dedans; encore a-t-il soin d'égaliser le dessus.
Il se fait céder par ses amis, et comme si c'était
pour lui, des choses qu'il revend ensuite avec
profit. S'il a une dette de trente mines à payer,
il manquera toujours quelques drachmes à \ix
sonmie. Si ses enfants ont été indisposés et ont
passé quelques jours du mois sans aller à l'école,
il diminue le salaire du maître à proportion; et
pendant le mois d'Anthestérion il ne les y envoie
pas du tout, pour ne pas être obligé de payer un
mois dont une grande partie se passe en spec-
tac^les (4). S'il retire une cimtribution d'un es-
clave (5), il en exige un dédommagement pour
la perte qu'éprouve la monnaie de cuivre. Quand
son chargé d'affaires lui rend ses comptes... (o).
Quand il donne un repas à sa curie , il demande,
sur le service commun, une portion pour ses en-
fants, et note les moitiés de raves qui sont res-
tées sur la table , afin que les esclaves qui les
desservent ne puissent pas les prendre. S'il voya-
ge avec des personnes de sa connaissance, il se
sert de leurs esclaves, et loue pendant ce temps
le sien , sans mettre en commun le prix qu'il en
reçoit. Bien plus , si l'on arrange un piqpie-nique
dans sa maison, il soustrait une partie du bois,
des lentilles, du vinaigre, du sel, et de l'huile
pour la lampe, qu'on a déposés chez lui (7). Si
quelqu'un de ses amis se marie ou marie sa fille,
il quitte la ville pour quelque temps, afin de pou-
voir se dispenser d'envoyer un présent de noces.
Il aime beaucoup aussi à emprunter aux person-
nes de sa connaissance des objets qu'on ne re-
demande point, ou qu'on ne recevrait même pas
s'ils étaient rendus (8).
NOTES
(1) J'ai été obligé de paraphraser celle Jélinition , qui,
dans l'original , répète les mots dont le nom que Théo-
phraste a donné à ce Caractère est composé , et qui est cer-
lainement altérée par les copistes.
Plusieurs traits de ce Caractère ont élé placés , par l'a-
bréviateur qui nous a transmis les quinze premiers chapi-
tres d© cet ouvrage , à la suite du cha[)itre \i , où on les
trouvera traduits par la Bruyère, et éclaircis pai* des notes
qu'il serait inutile de répéter ici.
(2) Par droit d'hospitalité. (Voyez chap. ix , note 7.)
(7) J'ai traduit ici d'après la leçon du manuscrit du Va
tican ; mais, d'après les règles de la critique, il iaut pré-
férer celle des autres manuscrits dans le chap. xi : car
ce sont les mots ou les tournures les plus vulgaires qui s'in-
troduisent dans le texte par l'erreur des copistes.
(4) Les Anthestéiies, qui avaient donné le nom à ce mois,
étaient des fêtes consacrées à Bacchus.
(5) Auquel il a permis de travailler pour son propre
compte, ou qu'il aloué, ainsi qu'il était d'usage à Athènes,
comme on le voit entre autres par la suite même de ce
chapitre.
(6) Cette phrase est défectueuse dans l'original j MM. Be-
lin de Ballu et Coray l'ont jointe à la précédente par les
mots «« il en fait autant , etc. •«
(7) C'est ainsi que ce passage difticde a été entendu pHi
M. Coray. D'après M. Schneider, il faudrait traduire; « il
« met en compte le bois, les raves , etc. qu'il a fournis. »
(Voyez la note 7 du chap. x.)
(8) J'ai traduit celle dernière phrase d'après les corriv.--
lions des deux savants éditeurs Coray et Schneider.
riiN DKS CAUACTKIU'^ 1)K i III-OPIIIIVS II-;
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OEUVRES
COMPLÈTES
DE VAUVENARGUES,
ACCOMPAGNÉES DES NOTES
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OEUVRES
COMPLETES
DE VAUVENARGUES.
ha»«3P«
NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE VAUVENARGUES.
Luc de Clapiers , marquis de Vauvenargues, issu
d'une noble et ancienne famille de Provence , na-
quit à Aix le 6 août 1715, époque de la mort de
Louis XIV.
Le beau siècle qui venait de finir avait produit ,
dans presque tous les genres de littérature , des
modèles qui n'ont point été égalés ; mais il avait
répandu en même temps, dans les esprits, des
germes de goût et d'émulation qui n'ont pas été
stériles.
La destinée des hommes de génie qui ouvrent
une carrière, est d'y entrer sans guide et de laisser
loin derrière eux ceux qui tentent de suivre leurs
traces : et telle fut la gloire de Corneille, de Mo-
lière , de Racine , de la Fontaine , de Bossuet , de
la Bruyère ; mais le siècle qui a produit Fontenelle,
Voltaire , Montesquieu , Buffon , Rousseau , le siècle
qui a perfectionné et assuré la marche de la lan-
f:,ue française , qui a répandu la lumière sur tous
les objets des connaissances humaines , n'a rien à
envier aux plus belles époques de la littérature ; ce
siècle même serait digne de s'associer à la célé-
brité de celui qui l'a précédé, par le seul avantage
d'avoir su mieux sentir et mieux apprécier toute
la supériorité des grands écrivains auxquels il n'a
pu donner de rivaux. Racine, Molière, la Fontaine,
souvent méconnus par leurs contemporains, ont
trouvé dans la génération suivante des .ipprécia-
teurs plus sensibles et plus justes ; et c'est dans
l'admiration réfléchie des hommes éclairés du dix-
huitième siècle que le dix-septième a reçu le conj-
plément de sa gloire.
Il est dans la nature des choses qu'une époque
de goût succède à une époque de génie , et malheu-
reusement cela n'arrive pas toujours. Ce qui est
plus rare encore, c'est que le même âge réunisse
au perfectionnement du goût les créations du gé-
nie. Cette réunion caractérisera le mérite du dix-
huitième siècle aux yeux de la postérité , lorsqu'un
misérable esprit de parti, né de circonstances
extraordinaires , et soutenu par les plus vils mo-
tifs , aura cessé de répandre des nuages sur une
vérité incontestable pour tous les bons esprits.
Quelques écrivains restreignent beaucoup trop le
sens du mot génie, quoiqu'ils n'y aient aucune
prétention , ou plutôt parce qu'ils n'y ont aucun
droit. Pour moi , je pense que toute production de
l'esprit qui offre des idées nouvelles sous une forme
intéressante; tout ce qui porte, dans la pensée
comme dans l'expression , un caractère de force et
d'originalité, est l'œuvre du génie; et, sous ce
rapport, je ne crains pas de regarder Vauvenargues
comme un homme de génie, quoiqu'il ne puisse pas
être mis au premier rang des génies créateurs et
des talents originaux.
Il est bien certain qu'il ne dut qu'à la nature le
talent qu'il a- montré dans ses ouvrages. L'emploi
qu'il fit de ses premières années semblait plus
propre à l'éloigner des études littéraires qu'à y
préparer son esprit et son goût. Une constitution
faible et une santé souvent altérée nuisirent au
succès des premières instructions qu'il reçut. Élevé
dans un collège, il y montra peu d'ardeur pour
l'étude, et n'en remporta qu'uruMonnaissaïKT très-
442
INOTICE
superUcielle de la langue latine. Appelé de bonne
heure au service par sa naissance et le voeu de ses
parents, les goûts de la jeunesse et les dissipations
de l'état militaire lui firent bientôt oublier le [ieu
qu'il avait appris au collège, et il est mort sans
être en état de lire Horace et Tacite dans leur
langue.
L'espace dans lequel se renferme la vie tout en-
tière de Vauvenargues composerait à peine la jeu-
nesse d'un homme ordinaire. Il mourut à trente-
deux ans; et, dani une vie si courte, très-peu
d'années semblent avoir été employées à le con-
duire au genre de célébrité auquel il devait par-
venir.
Il entra au service en 1734 ; il avait dix -huit ans,
et cette même année ii fit la campagne d'Italie,
sous-lieutenant au régiment du Roi , infanterie.
Ce n'était pas là une école où il pût préparer les
matériaux de V Introduction à la connaismnce de
l'esprit humain; ee n'était pas dans un camp, au
milieu des occupations actives de la guerre , qu'un
jeune officier de dix-huit ans paraissait devoir trou-
ver des moyens de former son cœur et son esprit
au goût de la méditation et de l'étude ; mais la na-
ture, en douant Vauvenargues d'un esprit actif,
lui avait donné en même temps la droiture d'âme
qui en dirige les mouvements, et le sérieux qui
accompagne l'habitude de la réflexion.
Il joignait à une âme élevée et sensible le senti-
ment de la gloire et le besoin de s'en rendre digne :
ce sont là les traits qui caractérisent essentielle
ment ses écrits. Il apportait au service les qualités
qui composent le mérite d'un homme d*honneur,
plutôt que celles qui servent à le faire remarquer.
Sa figure, quoiqu'elle eût de la douceur et ne man-
quât pas de noblesse, n'avait rien qui le distinguât
avantageusement parmi ses camarades. La faiblesse
de son temj^érament ne lui avait pas permis d*acv
quérir, dans les exercices du corps , cette supério-
rité d'adresse et de force q&i donne à la jeunesse
tant de grâce et d'éclat. Enfin une excessive timi-
dité, tourment ordinaire d*ime âme jeune, avide
d'estime, et que bte^se Tapparence seule d'un re-
proche, voilait trop souvent les lumières de son
esprit, pour ne laisser apercevoir que Kintéressante
et douce simplicité de son caraet^e. e*est près de
lui qu'on eût pu concevoir cette pensée qw^il a ex-
primée depuis avee tant de charme : Les pretmers
jours du pi^iniemps ont moms deejtrâce que la vertu
•naissante d'un jevm homme ^. Douce, tenipérée,
sensible, semblable en tout aux premkrs jours dv
printemps, sa vertu devait se faire aimer d'abord ;
mais le temps et les occasions pouvaient seuls en
développer les heureux fruits.
II est des écrivains dont on i)eut aisément con-
sentir à ignorer la vie et le caractère, tout en jouis-
sant des productions de leur esprit et des fruits de
leurs talents; mais l'écrivain moraliste n'est pas
de ce nombre. Il ne suffit pas au précepteur de
morale de faire usage de sa raison et de ses lu-
mières, il faut que nous croyions que sa conscience
a approuvé les règles qu'il dicte à la nôtre; il faut
que le sentiment qu'il veut faire passer dans notre
Ame paraisse découler de la sienne; et avant d'ac-
corder à ses maximes l'empire qu'elles veulent
exercer sur notre conduite, nous aimons à être
persuadés que celui qui les enseigne s'est soumis
lui-même à ce qu'elles peuvent avoir de rigou-
reux.
Ce n'est pas seulement une morale pure , un es-
prit droit, une raison forte et éclairée, qui ont
dicté les écrits de Vauvenargues. La caractère par-
ticulier d'élévation qui les distingue ne peut appar-
tenir qu'à une ânie d'un ordre supérieur; et la
douce indulgence qui s'y mêle aux plus nobles
mouvements, ne peut être le simple produit de la
réflexion et le résultat des combinaisons de l'es-
prit; ee doit être encore l'épanchement du plus
beau naturel, que la rpison a pu perfectionner,
mais qu'elle n'aurait pu suppléer.
Vauvenargues, en s'élevant de bonne heure, plu-
tôt par la supériorité de son âme que par la gravité
de ses pensées , au-dess«s des frivoles occupations
de son âge, n'avait point contracté, dans l'habitude
des idées sérieuses , cette austérité qui accorapa
gne d'ordinaire les vertus de la jeunesse : car les
vertus de la jeunesse sont plus communément le
fruit de l'éducation que de l'expérience; et l'éduca-
tion apprend bien aux jeunes gens combien la vertu
est nécessaire, mais l'expérience seule peut teur
apprendjre combien elle est difficile.
Vauve&âirg»es, jeté dans le monde dès les pre-
mières aimées qtti suivent l'enfance, apprit à le
connaître avant de penser à le juger; il vit tes fai-
blesses des hom»ies avant d'avoir réttéehisur leurs
devoirs; et la vertu, e» entrant dans son «tur, y
Irottva toutes tes dispositions à l'indulgem-e.
La doueeur et la sûreté de son commerce lui
avaieiit coneiiié l'est inw et Pfrffectîo» àe ses eama-
rades, pom? fa pliupart sans doute moins sages et
naoins sérieux que h»; « mais , dtt Marmonteïqit? en
avait connu plusieitrs, h ceux qm étaient eapafeles
« d'apf>récicr un si raye mérite, avaient cwtf» poor
<< hii une si tendre vénération, qf#e je lut a? «ff-
SUR VMJV EN ARGUES.
443
« tendu donner par quelques-uns le nom respec-
«« table de père. » Ge nom respeetable n'était peut-
être pas donné bien sérieusement par de jeunes
militaires à un camarade de leur âge; mais le ton
même du badinage , en se mêlant à la justice qu'ils
se plaisaient à lui rendre, prouverait encore à quel
point Vauvenargues avait su se faire pardonner
cette supériorité de raison qu'il ne pouvait dissi-
muler, mais que sa modeste douceur ne permet-
tait aux autres ni de craindre ni d'envier.
La guerre d'Italie n'avait pas été longue; mais
la paix qui la suivit ne fut pas non plus de longue
durée. Une nouvelle guerre * vint troubler la France
en 1741. Le régiment du Roi fit partie de l'armée
qu'on envoya en Allemagne , et qui pénétra jus-
qu'en Bohême. On se rappelle tout ce que les
troupes françaises eurent à souffrir dans cette ho-
norable et pénible campagne, et surtout dans la fa-
meuse retraite de Prague % qui s'exécuta au mois
de décembre 1742. Le froid fut excessif. Vauvenar-
gues , naturellement faible , en souffrit plus que les
autres. Il rentra en France au commencement de
1743, avec une santé détruite; sa fortune, peu con-
sidérable , avait été épuisée par les dépenses de la
guerre. Neuf années de service ne lui avaient pro-
curé que le grade de capitaine , et ne lui donnaient
aucun espoir d'avancement.
11 se détermina à quitter un état , honorable sans
doute pour tous ceux qui s'y livrent , mais où il est
difficile de se faire honorer plus que des milliers
d'autres , lorsque la faveur ou les circonstances ne
font pas sortir un militaire de la foule pour l'éle-
ver à quelque commandement.
Vauvenargues avait étudié l'histoire et le droit
public ; l'habitude et le goût du travail , et aussi
ce sentiment de ses forces que la modestie la plus
vraie n'éteint pas dans un esprit supérieur, lui fi-
rent croire qu'il pourrait se distinguer dans la car-
rière des négociations. Il désira d'y entrer, et fit
part de son désir à M. de Biron , son colonel , qui ,
loin de lui promettre son appui, ne lui laissa entre-
voir que la difficulté de réussir dans un tel projet.
Tout ce qui sort de la route ordinaire des usages
effraye ou choque ceux qui , favorisés par ces usa-
ges mêmes, n'ont jamais eu besoin de les bra-
ver ; et voilà pourquoi les gens de la cour obser-
vent d'ordinaire , à l'égard des gens en place , une
' La guerre dite de ta Succession , après la mort de l'efripe-
rear Charles VI arrivée le 20 octobre 1740, B.
^ Cette célèbre retruile s'exécuta sous la conduite du ma-
réchal de Bellc-Isic , qui sortit de Prague dans la nuit du 16 au
17 décembre 1742, cl se rendit à Egra le 20. Le maréch.il (Ir
Saxe avait tenu la même conduite l'année pr»'( édmlc. B .
beaucoup plus grande circonspection que ceux qui,
placés dans les rangs inférieurs, ont beaucoup
moins à perdre , et par cela même peuvent risquer
davantage.
Vauvenargues, malheureux par sa santé, par s»'
fortune , et surtout par son inaction , sentait qu'il
ne pouvait sortir de cette situation pénible que par
une résolution extraordinaire. Les caractères ti-
mides en société sont souvent ceux qui prennent
le plus volontiers des partis extrêmes dans les af-
faires embarrassantes : privés des ressources habi-
tuelles que donne l'assurance, ils cherchent à y
suppléer par l'élan momentané du courage; ils ai-
ment mieux risquer une fois une démarche hasar-
dée, que d'avoir tous les jours quelque chose à oser.
Vauvenargues , étranger à la cour , inconnu du
ministre dont il aurait pu solliciter la faveur, privé
du secours du chef qui aurait pu appuyer sa de-
mande , prit le parti de s'adresser directement au
roi , pour lui témoigner le désir de le servir dans
les négociations. Dans sa lettre , il rappelait à sa
majesté que les hommes qui avaient eu le plus de
succès dans cette carrière étaient cewP-là même»
que la fortune en avait le plus éloigtiés. « Qui doit en
« effet, ajoutait-il , servir votre majesté avec plus de
« zèle qu'un gentilhomme qui , n'étant pas né à la
« cour, n'a rien à espérçr qwe de gpjn maUre et de
« ses services? »
Vauvenargues avait écrit en même temps à
M. Amelot, ministre des affaires étrangères. Ses
deux lettres, comme on le conçoit aisément, restè-
rent sans réponse. Louis XV n'était pas dans l'u-
sage d'accorder des places sans la médiation de son
ministre, et le ministre connaissait trop bien les
droits de sa place pour favoriser une démarche où
l'on croyait pouvoir se passer de son autorité.
Vauvenargues, ayant donné, en 1744, la démis-
sion de son emploi dans le régiment du Rpi, écri-
vit à M. Amelot une lettre que nous croyons de-
voir transcrire ici.
« Monseigneur,
« Je suis sensiblement touché que la lettre que
'< j'ai eu l'honneur de vous écrire , ei celle qi^e j'ai
« pris la liberté de vous adresser pour |e roi , n'aient
' pu attirer votre attention. Il n'est pas swrprenajit
'< peut-être , qu'un ministre si occupé ne trouve pas
« le temps d'examiner de pareilles lettres; nwis»
« monseigneur , me perinettrez-vous de vous ^ire
'< que c'est cette impossibilité morale où se trouve
« un gentilhomme qui n'a que du zèle, de parvenir
« jusqu'à son maître , qui fait le dérouragemcnt
" que l'on remarque (l;ms l.i noblesse des provinces
444
NOTICK
A et qui éteint toute émulation ? J'ai passé, nionsel-
« gneur, toute ma jeunesse loin des distractions du
« monde, pour tâclier de me rendre capable des
« emplois où j'ai cru que mon caractère m'appe-
.« lait ; et j'osais penser qu'une volonté si laborieuse
< me mettrait du moins au niveau de ceux qui at-
« tendent toute leur fortune de leurs intrigues et
« de leurs plaisirs. Je suis pénétré , monseigneur,
« qu'une confiance que j'avais principalement fon-
«< dée sur l'amour de mon devoir, se trouve entiè-
« rement déçue. Ma santé ne me permettant plus
« de continuer mes services à la guerre, je viens
« d'écrire à M. le duc de Biron pour le prier de
« nommer à mon emploi. Je n'ai pu, dans une si-
« tuation si malheureuse, me refuser à vous faire
« connaître mon désespoir. Pardonnez-moi , mon-
« seigneur, s'il me dicte quelque expression qui
'«< ne soit pas assez mesurée.
« Je suis, etc.
Cette lettre , que personne peut-être h'ëiit v bùlu
se charger de présenter au ministre, valut h Vau-
venargues une réponse favorable , avec la promesse
d'être employé lorsque l'occasion s'en présenterait.
Mais un triste incident vint tromper ses espérances.
11 était retourné au sein de sa famille pour se livrer
en paix aux études qu'exigeait la carrière où il se
croyait près d'entrer, lorsqu'il fut atteint d'une pe-
tite vérole de l'espèce la plus maligne , qui défigura
ses traits et le laissa dans un état d'infirmité con-
tinuelle et sans remède. Ainsi ce jeune homme,
plein d'énergie dans le caractère , d'activité dans
l'esprit, de générosité dans les sentiments, se vit
condamné à perdre dans l'obscurité tant de dons
précieux, en attendant qu'une mort douloureuse
vînt terminer, à la fleur de son âge, une vie où n'a-
vait jamais brillé un instant de bonheur.
Ce fut alors que, conservant pour toute ressource
cette même philosophie qui l'avait dirigé toute sa
vie dans la pratique des vertus, il ne trouva de con-
solation que dans l'étude et l'amour des lettres,
qui , dans tous les temps , l'avaient soutenu contre
toutes les contrariétés qu'il avait éprouvées. Il s'oc-
cupa à revoir et à mettre en ordre les réflexions et
les petits écrits qu'il avait jetés sur le papier, dans
les loisirs d'une vie si agitée; il publia, en 1746,
son Introduction à la connaissance de l'esprit hu-
main; ouvrage qui étonna ceux qui étaient en état
de l'apprécier, et qui doit faire regretter ce qu'on
aurait pu attendre de l'auteur, si une mort préma-
turée ne l'avait pas enlevé à la gloire que son gé-
nie semblait lui promettre.
J'ai dit que Vauvcnargucs avait eu une éduca-
tion fort négligée. Privé des secours qu'ilaûrait pu
trouver dans l'étude des grands écrivains de l'anti-
quité , toute sa littérature se bornait à la connais-
sance des bons auteurs français. IVIais la nature lui
avait donné un esprit pénétrant, un sens droit,
une Ame élevée et sensible. Ces qualités sont bien
supérieures aux connaissances pour former le goût;
et peut-être même le défaut d'instruction , en lais-
sant à son excellent esprit plus de liberté dans ses
développements, a-t-il contribué à donner à ses
écrits ce caractère d'originalité et de vérité qui les
distingue.
L'étude des grands modèles de l'antiquité est
d'une ressource infinie pour les hommes qui cul-
tivent la littérature : elle sert à étendre l'esprit,
à diriger le goût , à féconder le talent ; mais elle
n'est pas aussi nécessaire à celui qui se livre à
l'étude de la morale et de la philosophie; il a plus
besoin d'étudier le monde que les livres, et de
chercher la vérité dans ses propres observations
que dans celles des autres.
Un esprit droit et vigoureux, réduit à ses seules
forces, est obligé de se rendre raison de tout à lui-
même, parce qu'on ne lui a rendu raison de rien;
il trouve en lui ce qu'il n'aurait point trouvé au
dehors , et va plus loin qu'on ne l'aurait conduit.
S'il se soustrait par ignorance aux autorités qui
auraient pu éclairer son jugement, il échappe éga-
lement aux autorités usurpées qui auraient pu
l'égarer. Rien ne le gêne dans la route de la vérité;
et s'il arrive jusqu'à elle, c'est par des sentiers
qu'il s'est tracés lui-même : il n'a marché sur les
pas de personne.
Ces réflexions pourraient s'appuyer de beaucoup
d'exemples. Aristote et Platon n'avaient pas eu
plus de modèle qu'Homère. Virgile aurait été peut-
être plus grand poète s'il n'avait pas eu sans cesse
Homère devant les yeux; car il n'est véritable-
ment grand que par le charme du style, où il ne
ressemble point à Homère.
Corneille créa la tragédie française avant d'avoir
cherché dans Aristote les règles de l'art dramati-
que. Pascal avait peu lu , ainsi que Malebranche ;
tous les deux méprisaient l'érudition. Buffon, oc-
cupé de ses plaisirs jusqu'à l'âge de trente-cinq
ans, trouva dans la force naturelle de son esprit
le secret de ce style brillant et pittoresque dont il
a embelli les tableaux de la nature. L'ignorance,
qui tue d'inanition les esprits faibles, devient pour
les esprits supérieurs un stimulant qui les contraint
à employer toutes leurs forces.
On doit croire cependant que si Vauvenargués
avait poussé plus loin sa carrière , il aurait senti la
SUR VAUVENA ROUES.
445
nécessité d'une instruction plus étendue pour agran-
dir la sphère de ses idées. Il aurait voulu porter sa
vue sur un plus grand horizon; il n'en eût que
mieux jugé des objets , après s'être habitué à ne
voir que par lui-même.
Une partie de nos erreurs vient sans doute du
défaut de lumières ; une plus grande partie vient
des fausses lumières qu'on nous présente. Celui
qui se borne aux erreurs de son propre esprit, s'é-
pargne au moins la moitié de celles qui pourraient
l'égarer. Les sots, dit Vauvenargues , n'o?it pas
cV erreur s en leur propre et privé nom. Vauvenar-
gues, lui-même, n'en est pas exempt sans doute;
mais ses erreurs sont bien à lui : celles qu'on peut
lui reprocher tiennent, comme celles de tous les
bons esprits , à une vue incomplète de l'objet et à
la précipitation du jugement. Il ne doit aussi qu'à
lui un grand nombre de vérités qu'il a puisées dans
une âme supérieure aux illusions de la vanité
comme aux subterfuges des faiblesses , et dans un
esprit indépendant des préjugés établis par la mode,
ainsi que des opinions accréditées par des noms
imposants.
En 1 743, peu de temps après son retour de Bo-
hême , Vauvenargues entra en correspondance avec
Voltaire , qui était alors dans tout l'éclat de sa re-
nommée , disputant la gloire à la jalousie et à la
malignité , éclipsant ses rivaux par la supériorité et
la variété de ses talents , et conquérant l'empire
littéraire à force de victoires.
Tous ceux qui aimaient et cultivaient les lettres,
les jeunes gens surtout, le regardaient comme l'ar-
bitre du goût et le dispensateur de la réputation ;
ils ambitionnaient son suffrage, lui adressaient
leurs écrits, et regardaient une réponse de lui comme
un encouragement et un éloge , qui n'était d'ordi-
naire qu'un compliment, comme un brevet d'hon-
neur. On ignore d'ailleurs les circonstances qui oc-
casionnèrent le commerce de lettres qui s'établit
entre Voltaire et Vauvenargues avant qu'ils se fus-
sent rencontrés.
La comparaison du mérite de Corneille et de Ra-
cine forme le sujet de la première lettre de Vauve-
nargues à Voltaire. Celui-ci, toujours flatté des
hommages que lui attirait sa célébrité , négligeait
rarement de les payer par des témoignages d'estime
et de bienveillance. Mais il ne se contenta pas de
répondre à la confiance de Vauvenargues par des
phrases obligeantes; il se plut à y joindre des con-
seils utiles , en modérant l'excès du zèle qui portait
ce jeune militaire à rabaisser Corneille pour élever
Racine et le venger des préventions injustes de
quelques vieux partisans du père du thé;Hre. Tl est
assez curieux de voir, dans cette correspondance,
Voltaire, admirateur non moins passionné de Ra-
cine que Vauvenargues, défendre en même temps ,
contre des critiques fausses ou exagérées , le génie
de ce même Corneille, dont on l'a depuis accusé,
avec si peu de raison , d'être le détracteur jaloux et
le censeur injuste.
On voit que Vauvenargues , éclairé par le goût
de Voltaire , rectifia ses premières idées sur Cor-
neille. Les opinions qu'il avait exposées dans sa
première lettre se retrouvent avec quelques adou-
cissements dans le chapitre de ses OEuvres inti-
tulé Corneille et Racine, L'analyse qu'il y fait du
caractère propre des tragédies de Racine et de l'ini-
mitable perfection de son style a été le type des
jugements qu'en ont portés depuis les critiques les
plus éclairés, et a servi comme de signal à la justice
universelle qu'on a rendue dès lors à l'auteur de
Phèdre et d'Âthalie. On peut dire que ce sont Vol-
taire et Vauvenargues qui ont fixé les premiers le
rang que ce grand poète a pris dans l'opinion, et
qu'il conservera sans doute dans la postérité.
Quant à Corneille , Vauvenargues ne put jamais
se résoudre à rendre à ce puissant génie la justice
qu'il méritait; mais le jugement qu'il en portait
tenait plus à son caractère qu'à son goût. Moins
touché de la peinture des vertus sévères et des sen-
timents exaltés, peu conformes à la douceur de son
âme, que choqué du faste qui s'y mêle quelquefois
et qui blessait la simplicité et la modestie de son
caractère, il ne pouvait pas s'élever à cette admira-
tion passionnée qui transporte les âmes capables de
s'en pénétrer, et leur donne souvent des émotions
plus délicieuses que la peinture des affections plus
douces et plus tendres. Les raisonnements de Vol-
taire ne purent entièrement changer ses idées à cet
égard. Trop modeste pour ne pas céder quelquefois
au jugement d'un homme dont le goût naturelle-
ment exquis était encore perfectionné par des étu-
des approfondies de l'art , il avait en même temps
l'esprit trop indépendant pour admirer sur parole
des beautés dont il n'avait pas le sentiment
Ses fragments sur Bossuet et Fénélon sont re-
marquables, non-seulement par la justesse avec
laquelle il a saisi le caractère propre de leur talent,
mais encore par l'art avec lequel il a su prendre le
style de l'un et de l'autre , en parlant de chacun
d'eux. Ne croit-on pas lire une page de Télémaque,
en lisant cette apostrophe à Fénélon : « Né pour
« cultiver la sagesse et Ihumanité dans les rois , ta
« voix ingénue fit retentir au pied du trône les ca-
« lamités du genre humain foulé par les tyrans, et
'c défcMidit contre les artifices de la flatterie la cause
446
NOTICE
« ubunilonnée des peuples. Quelle bonté de cœur,
« quelle sincérité se remarque dans tes écrits ! quel
•< éclat de paroles et d'images! Qui sema jamais
u tant de (leurs dans un style si naturel, si mélo-
<> dieux et si tendre? Qui orna jamais la raison
« d'une si touchante parure? Ah! que de trésors
«« d'ahondance dans ta riche simplicité ! »
Vauvenargues, dans ces fragments, défend Féné-
lon contre Voltaire , qui admirait médiocrement sa
belle prose f encore qu'un peu trainante; comme
il défendit contre lui la Fontaine et Pascal. Vol-
taire était moins touché d'une tournure naïve que
d'une pensée brillante, et il aurait mieux aimé qu'un
honnne aussi dévot que Pascal ne fût pas un homme
de génie. Malgré l'admiration et l'attaclicment qu'il
avait voués à Voltaire , Vauvenargues ne craignait
pas de le contredire, et dans le brillant portrait
qu'il fait de ses talents et de ses ouvrages , il ne
dissimule pas les défauts qu'il y remarque.
Boileau et la Bruyère sont appréciés par Vau-
venargues avec autant de finesse que de goût; mais
il n'a pas senti également le mérite de Molière, et
l'on ne doit pas s'en étonner. Indulgent et sérieux,
il était peu frappé du ridicule , et il avait trop ré-
fléchi sur les faiblesses humaines , pour qu'elles
pussent'Iui causer beaucoup de surprise. Les ca-
ractères qu'il a essayé de tracer dans le genre de
la Bruyère, sont saisis avec finesse, dessinés avec
vérité , mais non avec l'énergie et la vivacité de
couleurs qu'on admire dans son modèle. On voit
qu'en observant les caractères , les passions , les
ridicules des hommes, il apercevait moins l'effet
qui en résulte pour la société, que la combinaison
des causes qui les produisent ; accoutumé à recher-
cher les rapports qui les expliquent, plutôt que les
contrastesqui les font ressortir, il était trop occupé
de ce qui les rend naturels pour être ému de ce qui
les rend plaisants. Pascal, celui de nos moralistes
qui a le plus profondément pénétré dans les misères
des hommes , n'a ni ri ni fait rire à leurs dépens.
C'est une étude sérieuse que celle de l'homme con-
sidéré en lui-même. Les faiblesses qui dans cer-
taines circonstances peuvent le rendre ridicule, mé-
ritent bien aussi d'être observées avec attention :
les effets les plus graves peuvent en résulter.
« Ne vous étonnez pas, dit Pascal , si cet homme
« ne raisonne pas bien à présent; une mouche
« bourdonne à son oreille , et c'est assez pour le
« rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez
« qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal
« qui tient sa raison en échec, et trouble cette puis-
" santé intelligence qui gouverne les cités et les
• royaumes. »
Ln plupart de nos écrivains moralistes n'ont exa-
miné l'homme que sous une certaine face. La Ro-
chefoucauld, en démêlant jusque dans les replis les
plus cachés du cœur humain les ruses de l'intérêt
personnel , a voulu surtout les mettre en contraste
avec les motifs imposants sous lesquels elles se dé-
guisent. La Bruyère , avec des vues moins appro-
fondies peut-être , mais plus étendues et plus pré-
cises, a peint de Vhomme, a dit un excellent ob-
servateur ', Veffet qu'il produit dans le monde;
Montaigne, les impressions qu'il en reçoit; et
FauvenargueSj les dispositions qu'il y porte*; et
c'est en cela que Vauvenargues se rapproche surtout
de Pascal. Mais la différence du caractère et de la
destination de ces deux profonds écrivains en a mis
une bien grande dans le but de leurs méditations
et dans le résultat de leurs maximes. Pascal, voué
à la solitude, a examiné les hommes sans chercher
à en tirer parti , et comme des instruments qui ne
sont plus à son usage; il a pénétré, aussi avant
peut-être qu'on puisse le faire , dans là profondeur
des faiblesses et des misères humaines ; mais il en
a cherché le principe dans les dogmes de la reli-
gion, non dans la nature de l'homme ; et ne consi-
dérant leur existence ici-bas que comme un passage
d'un instant à une existence éternelle de bonheur ou
de malheur, il n'a travaillé qu'à nous détacher de
nous-mêmes par le spectacle de nos infirmités, pour
tourner toutes nos pensées et tous nos sentiments
vers cette vie éternelle, seule digne de nous occuper.
Vauvenargues , au contraire , a eu pour but de nous
élever au-dessus des faiblesses de notre nature par
des considérations tirées de notre nature même et
de nos rapports avec nos semblables. Destiné à
vivre dans le monde, ses réflexions ont pour objet
d'enseigner à connaître les hommes pour en tirer
le meilleur parti dans la société. Il leur montre
leurs faiblesses pour leur apprendre à excuser celles
des autres. « Je crois, a dit Voltaire, que les pen-
« sées de ce jeune militaire seraient aussi utiles à
« un homme du monde fait pour la société , que
« celles du héros de Port-Royal pouvaient l'être à
« un solitaire qui ne cherche que de nouvelles rai-
« sons pour haïr et mépriser le genre humain. »
Vraisemblablement un peu d'humeur contre Pas-
cal s'est mêlée à son amitié pour Vauvenargues ,
quand il a écrit ce jugement, peut-être exagéré,
mais non dépourvu de vérité sous certains rapports.
Pascal semble un être d'une autre nature , qui ob-
' Mademoiselle Pauline de Meulan , depuis madame Gui-
zot. B.
' Mélanges de littérature de Suard , t. I , page 309, Pari»
»803. B.
SDH VA13VENARG11ES.
447
serve les hommes du haut de son génie, et les con-
sidère d'une manière générale qui apprend plus à
les connaître qu'à les conduire. Vauvenargues, plus
près d'eux par ses sentiments , en les instruisant
par des niaximes , cherche à les diriger par des ap-
plications particulières. Pascal éclaire la route^
Vauvenargues indique le sentier qu'il faut suivre ;
les niaximes de Pascal sont plus en observations,
celles de Vauvenargues plus en préceptes.
' « C'est une erreur dans les grands, dit-il, de
^•« croire qu'ils peuvent prodiguer sans conséquence
« leurs paroles et leurs promesses. Les hommes
« souffrent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se
« sont en quelque sorte approprié par l'espérance.»
« Le fruit du travail est le plus doux plaisir. »
« Il faut permettre aux hommes d'être un peu
u inconséquents, afin qu'ils puissent retourner à la
« raison quand ils l'ont quittée, et à la vertu quand
'. ils l'ont trahie. »
« La plus fausse de toutes les philosophies est
<« celle qui, sous prétexte d'affranchir les hommes des
« embarras des passions, leur conseille l'oisiveté.»
On a observé que le sentiment encourageant qui
a dicté la doctrine de Vauvenargues, et la manière
en quelque sorte paternelle dont il la présente , sem-
blent le rapprocher beaucoup plus des philosophes
anciens que des modernes. La Rochefoucauld hu-
milie l'homme par une fausse théorie; Pascal l'af-
flige et l'effraye du tableau de ses misères ; la Bruyère
l'amuse de ses propres travers; Vauvenargues le
console et lui apprend à s'estimer.
Un écrivain anonyme qui a publié ' un jugement
sur Vauvenargues , plein de finesse et de justesse,
et dont j'ai déjà emprunté quelques idées , me four-
nira encore un passage qui vient à l'appui de mes
observations. « Presque tous les anciens, dit-il , ont
(. écrit sur la morale : mais chez eux elle est tou-
« jours en préceptes , en sentences concernant les
* devoirs des hommes , plutôt qu'en observations
» sur leurs vices; il s'attachent à rassembler des
« exemples de vertus , plutôt qu'à tracer des ca-
« ractères odieux ou ridicules. On peut renwrquer
" la même chose dans les écrits des sages indiens,
'< et en général des philosophes de tous les pays
« où la philosophie a été chargée d'enseigner aux
« hommes les devoirs de la morale usuelle. Parmi
«< nous, la religion chrétienne se chargeant de cette
« fonction respectable, la philosophie a dû changer
« le but de ses études , son application et son lan-
<• gage; elle n'avait plus à nous instruire de nos
• Madame fïtiizot, dans sps Essais d; littérature et de mo-
rute, p, 53, et dans les Mclaïufes de littérature de Suard,
t. I, p. 301 B.
" devoirs , mais elle pouvait nous éclairer sur ce
« qui en rendait la pratique plus difficile. Lespre-
« miers philosophes étaient les précepteurs du genre
« humain ; ceux-ci en ont été les censeurs : ils se
« sont appliqués à démêler nos faiblesses, au lieu de
« diriger nos passions ; ils ont surveillé , épié tous
« nos mouvements; ils ont porté \d tomière par-
« tout; par eux toute illusion a été détruite; mais
« Vauvenargues en avait conservé une, c'était
« l'amour de la gloire. »
Mais l'homme est-il donc si mauvais ou si bon,
qu'il n'y ait en lui que des sentiments dangereux
à détruire, ou qu'il n'y en ait pas d'utiles à lui ins-
pirer? Tant de force, perdue quelquefois à sur-
monter les passions , ne serait-elle pas mieux em-
ployée à diriger les passions vers un but salutaire?
Vauvenargues pensait comme Sénèfjne qa'appreti-
dre la vertu, c^est désapprendre le vice. Jeufie,
sensible, plein d'énergie, d'élévation, d'ardeur pour
tout ce qui est beau et bon , il a porté toute la
chaleur de son âme dans des recherches philoso-
phiques où d'autres n'ont poTté que les lumières
de leur esprit , blessés par le spectacle du mal et
trop aisément découragés par l'expérience. Les
conseils des vieillards, dit-il quelque part, sont
comme le soleil d'hiver :ils éclairent scms échfmf-
fer.
Vauvenargues , voyant arriver le terme de sa vie,
et privé de tout ce qui aurait pu embellir cette vie
qu'il avait consacrée à la vertu , n'écrivait que pour
faire sentir le charme et les avantages de la vertu.
« L'utilité de la vertu , dit-il , est si manifeste,
« que les méchants la pratiquent par intérêt. »
« Rien n'est si utile que la réputation , et rien ne
« donne la réputation si sûrement que le mérite.»
« Si la gloire peut nous tromper , le mérite ne
« peut le faire; et s'il n'aide à notre fortune , H sou-
<c tient notre adversité. Mais pourquoi séparer 4e&
« choses que la raison même a unies? Pourquoi
« distinguer la vraie gloire du mérite, qui ei» est la
« source et dont elle est la preuve ? »
Et celui qui écrivait ces réflexions n'avait p»»
avec «» mérite si rare, parvenir à la fortune, ni
même à la gloire , qui l'eàt consolé de tout. Mais
séparant, pour ainsi dire, sa cause de la considé-
ration générale de l'humanité, il ne croyait pas
que sa destinée particulière fût d'un poids digne
d'être mis dans la balance où il pesait les biens et
les maux de la conditioft humaine.
Ceux qui l'ont conn» rendent témoignage de
celte paix constante , de cette indulgente bonté, de
cette justice de cœur et de cette justesse d'esprit,
(pii formèrent son caractère , et q\ie n'altérèrent
448
INOTiCK
jamais ses continuelles souffrances. Jt Val vu tou-
jours, dit Voltaire ', le plus infortune des hommes
et le plus tranquille.
C'était à Paris, où il passa les trois dernières
années de sa vie, qu'il s'était lié avec Voltaire de
cette affection tendre et profonde qui en fit la plus
douce consolation. Voltaire, alors âgé de plus de
cinquante ans , environné des honunages de l'Eu-
rope entière, qu'il remplissait de son nom, éprou-
vait pour ce jeune mourant une amitié mêlée de
respect. . .? . ^i • m*. ,
Marmontel, qui dul ^ yoltaire la connaissance
d^ Vauvenargues, donne une idée intéressante du
d^arme de son commerce et de ses entretiens. «En
«y Je lisant, dit Marmontel », je crois encore l'en-
«, tendre; et je ne sais si sa conversation n'avait
a pas même quelque chose de plus animé, de plus
<v, délicat que ses (iivins écrits. »
H écrit ailleurs 3 : « Vauvenargues connaissait le
«, monde et ne le méprisait point. Ami des hom-
«< mes, il mettait le vice au rang des malheurs, et
« la pitié tenait dans son cœur la place de l'indi-
«, gnation et de la haine. Jamais l'art et la politique
<v n'ont eu sur les esprits autant d'empire que lui
«: en donnaient la botité de son naturel et la dou-
^ « çeur de son éloquence. Il avait toujours raison ,
« et personne n'en était humilié. L'affabilité de
<v. l'ami faisait aimer en lui la supériorité du maître.»
''' i*iudulgente valu nous pariait par sa bouche.
« Doux, sensible, compatissant, il tenait nos
« âmes dans ses mains. Une sérénité inaltérable
" dérobait ses douleurs aux yeux de l'amitié. Pour
« soutenir l'adversité, on n'avait besoin que de son
« exemple ; et témoin de l'égalité de son âme , on
« n'osait être malheureux avec lui. »
Ce n'était point là le spectacle que Sénèque re-
garde comme digne des regards de la Divinité :
t homme de bien luttant contre le malheur. Vau-
venargues n'avait point à lutter : son âme était
plus forte que le mal.
« Ce n'était que par un excès de vertu, dit Voltaire,
« que Vauvenargues n'était point malheureux , et
« cette vertu ne lui coûtait point d'effort. » Un
«entiment vif et profond des joies que donne la
vertu le soutenait et le consolait ; et il ne concevait
pas qu'on pût se plaindre d'être réduit à de tels
plaisirs.
« On ne peut être dupe de la vertu, écrivait-il ;
« ceux qui l'aiment sincèrement y goûtent un se-
^ Éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de [li\.
'Lettre de Marmontêl à madame d'Espagnac.
' Note à VÉpitre dédicatoirc de Denysle Tyran.
« eret plaisir , et soi^tfrent à s'en détourner. Quoi
« qu'on fasse aussi pour la gloire, jamais ce travail
« n'est perdu s'il tend à nous en rendre digne. »
Cette réflexion révèle le secret de toute sa vie.
Un sentiment de lui-même , aussi noble que mo-
deste, a pu dicter cette autre pensée : « On doit
« se consoler de n'avoir pas les grands talents
« comme on se console de n'avoir pas les grandes
« places. On peut être au-dessus de l'un et de-l'au-
« tre par le cœur. »
Avec une élévation d'âme si naturelle et en même
temps une raison si supérieure, Vauvenargues de-
vait être bien éloigné de goûter un certain scepti-
cisme d'opinion qui commençait à se réj)andre de
son temps, que les imaginations exaltées prenaient
pour de l'indépendance, et qui ne prouvait, dans
ceux qui le professaient, que l'ignorance des vérita-
bles routes qui conduisent à la vérité. Il réprouvait
A ces maximes qui , nous présentant toutes choses
« comme incertaines , nous laissent les maîtres ab-
« solus de nos actioas; ces maximes qui anéantis-
« sent le mérite de la vertu, et n'admettant parmi
« les hommes que des apparences, égalent le bien
« et le mal ; ces maximes qui avilissent la gloire
« comme la plus insensée des vanités, qui justifient
« l'intérêt , la bassesse et une bi*utaie indolence. »
« Comment Vauvenargues, s'écrie Voltaire, avait-
« il pris un essor si haut dans le siècle des petites-
« ses? » Je répondrai : C'est que Vauvenargues, en
profitant des lumières de son siècle, n'en avait point
adopté l'esprit , cet esprit du inonde , si vain dans
son fonds, dit-il lui-même, par lequel il reproche
à de grands écrivains de s'être laissé corrompre en
sacrifiant au désir de plaire et à une vaine popula-
rité , la rectitude de leur jugement et la conscience
même de leurs opinions. Vauvenargues put appren-
dre par sa propi'e expérience combien cette com-
plaisance qu'il blâme est souvent nécessaire au
succès des meilleurs ouvrages. U Introduction à
la connaissance de V esprit humain parut en 1740,
et n'eut qu'un succès obscur. Un ouvrage sérieux,
quelque mérite qui le recommande , s'il paraît sans
nom d'auteur, s'il n'est annoncé par aucun parti ,
ni favorisé ,par aucune circonstance particulière ,
ne peut attirer que faiblement l'attention publique.
Des hommes qui ont vécu dans le monde , vu la
cour, occupé des places importantes, obtenu quel-
que considération, imaginent difficilement qu'en
morale et en philosophie pratique , ils puissent ja-
mais avoir besoin d'apprendre quelque chose. Cette
partie des connaissances humaines devient pour
eux un objet de spéculation , un amusement de
l'esprit qui ne leur paraît digne d'occuper leur
SUR VADVENARGUES.
449
(spiit qu'autant qu'elle leur offre quelques idées
un peu singulières , qu'ils puissent trouver leur
compte à attaquer ou à défendre. On conçoit qu'un
ouvrage de littérature obtienne, en paraissant, un
succès à peu près général; mais un ouvrage de
morale ou de philosophie ne peut faire d'abord
qu'une faible sensation; il faut que les idées nou-
velles qu'il renferme captivent assez l'attention
pour lui susciter des adversaires et des défenseurs,
et que l'esprit de parti vienne à l'appui du raison-
nement pour fixer l'opinion sur le mérite de l'au-
teur et de l'ouvrage. Autrement il sera lu, estimé
et loué par quelques bons esprits ; mais ce n'est
que par une communication lente et presque in-
sensible que l'opinion des bons esprits devient celle
du public. Tous les hommes éclairés qui ont parlé
de Vauvenargues, l'ont regardé comme un esprit
d'un ordre supérieur, observateur profond et écri-
vain éloquent , qui avait observé la nature sous de
nouvelles faces , et donné à la morale un caractère
plus touchant qu'on ne l'avait fait encore. Ils fu-
rent frappés surtout de cet amour si pur de la vertu
qui se reproduit sous toutes sortes de formes dans
ses ouvrages, et qui en dicte tous les résultats.
La gloire et la vertu , voilà les deux grands mobi-
les qu'il propose à l'homme pour élever ses pensées
et diriger ses actions, les deux sources de son
bonheur, qu'il regarde comme inséparables.
Vauvenargues ne concevait pas que le vice pût
jamais être bon à quelque chose; contre l'opinion
de quelques écrivains qui pensent qu'il y a des vi-
ces attachés à la nature , et par cette raison inévi-
tables; des vices, s'ils osaient le dire, nécessaires
et presque innocents.
« On a demandé si la plupart des vices ne con-
« courent pas au bien public, comme les plus pu-
« res vertus. Qui ferait fleurir le commerce sans
« la vanité, l'avarice, etc.? Mais si nous n'avions
« pas de vices, nous n'aurions pas ces passions à
« satisfaire, et nous ferions par devoir ce qu'on
« fait par ambition, par orgueil, par avarice. Il
« est donc ridicule de ne pas sentir que le vice
« seul nous empêche d'être heureux par la vertu....
« et lorsque les vices vont au bien, c'est qu'ils
« sont mêlés de quelques vertus , de patience , de
« tempérance, de courage. »
« I.e vice n'obtient point d'hommage réel. Si
« Cromvvell n'eût été prudent, ferme, laborieux,
« Ubéral, autant qu'il était ambitieux et remuant,
« ni sa gloire ni sa fortune n'auraient couronné ses
* projets; car ce n'est pas à ses défauts que les
« hommes se sont rendus mais à la supériorité de
" son génie. »
« Il faut de la sincérité et de la droiture, même
« pour séduire. Ceux qui ont abusé les peuples sur
« quelque intérêt général , étaient fidèles aux par-
« ticuliers. Leur habileté consistait à captiver les
« esprits par des avantages réels Aussi les
« grands orateurs , s'il m^est permis de joindre ces
« deux choses, ne s'efforcent pas d'imposer par
« un tissu de flatteries et d'impostures , par une
« dissimulation continuelle et par un langage pu-
« rement ingénieux. S'ils cherchent à faire illu-
« sion sur quelque point principal , ce n'est qu'à
« force de sincérité et de vérités de détail ; car le
« mensonge est faible par lui-même. »
Les arts du style , les mouvements même de l'é-
loquence ne valent pas ce ton simple d'une raison
puissante , vouée à la défense des plus nobles sen-
timents. Mais la supériorité même de raison, soute-
nue par cette persuasion intime qui ajoute une
force invincible à la raison , donne au style de Vau-
venargues un charme pénétrant auquel n'attein-
dront jamais ceux qui cherchent à en imposer par
un langage purement ingénieux.
« La clarté orne les pensées profondes. »
Cette maxime de Vauvenargues paraît être le
résultat de ses sentiments comme de ses observa-
tions. Dans la plupart de ses pensées la force de
l'expression tient à celle de la vérité. Le philoso-
phe a frappé si juste au but, que, pour donner à
son idée le plus grand effet , il lui suffît de la faire
bien comprendre. Qu'on me permette d'en citer
plusieurs de ce genre. L'exemple est toujours plus
frappant que la réflexion.
« Nous querellons les malheureux pour nous dis-
« penser de les plaindre. »
« La magnanimité ne doit pas compte à la pru-
« dence de ses motifs. »
« Nos actions ne sont ni aussi bonnes ni aussi
« mauvaises que nos volontés. »
« Il n'y a rien que la crainte ou l'espérance ne
« persuade aux hommes. »
« La servitude avilit l'homme au point de s'en
« faire aimer. »
Dans les écrits où notre philosophe donne à ses
réflexions plus de développements, on retrouve en-
core ce même caractère de style, naturel dans l'ex-
pression , fort seulement par les combinaisons de
la pensée , vif de raisonnement , touchant de con-
viction, animé moins par les images qui, connue
le dit Vauvenargues lui-même, embellissent la rai-
son, que par le sentiment qui la persuade; et ce
sentiment, trop énergique en lui pour se perdre en
déclamation, trop vrai pour se déguiser par l'em-
phase, se manifeste souvent par des tours hardis,
Vî»
450
DISCOUHS
rapides, inusités , que la vraie éloquence ne cherche
pas, mais qu'elle laisse échapper, et qui ne sont
même éloquents que parce qu'ils échappent à une
àme profondément pénétrée de son ohjet.
Quoique l'imagination ne soit pas le caractère
dominant du style de Vauvenargues, elle s'y mon-
tre de temps en temps , et toujours sous des for-
mes aimables et riantes. Son esprit était sérieux,
mais son âme était jeune : c'était comme on aime
à vingt ans qu'il aimait la bonté, la gloire, la
vertu ; et son imagination , sensible aux beautés de
la nature , en prêtait à ses objets chéris les plus
douces et les plus vives couleurs. L'éclat de la
jeunesse se peint à ses yeux dans les jours bril-
lants de l'été ; la grâce des premiers jours du prin-
temps est l'image sous laquelle se présente à lui
une vertu naissante.
« Les feux de l'aurore , selon lui , ne sont pas si
'« doux que les premiers regards de la gloire. «
Il dit ailleurs : « Les regards affables ornent le
w visage des rois. » Cette image rappelle un vers
de la Jérusalem du Tasse ; c'est lorsque le poète
peint l'ange Gabriel revêtant une forme humaine
pour se montrer à Godefroy :
Tra giovane e fanciullo età confine
Prese, ed orna di raggi il biondo crine.
« Il prit les traits de l'âge qui sépare la jeunesse de l'enfance ,
« et orna de rayons sa blonde chevelure, w
Quelquefois aussi , malgré la pente sérieuse des
idées de Vauvenargues , ses tournures prennent ,
par les rapprochements que fait son esprit, une ori-
ginalité piquante.
« Le sot est comme le peuple, il se croit riche de
<« peu. "
« Ceux qui combattent les préjugés du peuple
« croient n'être pas peuple. Un homme qui avait
« fait à Rome un argument contre les poulets sa-
" crés, se regardait peut-être comme un philo-
- sophe. »
Cette observation trouverait bien des applications
dans les temps modernes. Nous avons vu beaucoup
de philosophes de cette force. J'ai connu un abbé
de la Chapelle, bon géomètre, et qui avait été jus-
qu'à quarante ans très-bon chrétien. « Je n'avais
" jamais réfléchi sur la religion , disait-il un jour
'< à d'Alembert; mais j'ai lu la Lettre de Thrasy-
«'. bide et le Testament de Jean Meslier; cela m'a
" fait faire des reflexions , et je me suis fait esprit
« fort. »
Après avoir fait remarquer les qualités intéres-
santes qui distinguent le style de Vauvenargues^
nous devons convejiir que ces qualités sont quelques-
fois ternies par des termes impropres et plus sou-
vent par des tournures incorrectes. Il n'avait au-
cun principe de grammaire; il écrivait pour ainsi
dire d'instinct, et ne devait son talent qu'à un goût
naturel , formé par la lecture réfléchie de nos bonà
écrivains. ^" ' • '*'? 'm.. ^;»'f f--» .•♦! t*. >■• <•
Vauvenar^ëé, îii)rès âvoirlângiil' plùsieurà an-
nées dans un état de souffrance sans remède, qu*fl
supportait sans s6 plaindre , voyait sa fin prochaine
comme inévitable ; il en parlait peu , et s'y prépa-
rait sans aucune apparence d'inquiétude et d'effroi.
Il mourut en 1747, entouré de quelques amis dis*
tingués par leur esprit et leur caractère , qui n'a-
vaient pas cessé de lui donner des preuves du plus
tendre dévouement. Il les étonnait autant par le
calme inaltérable de son âme que par les ressour-
ces inépuisables de son esprit, et souvent par l'élo-
quence naturelle de ses discours.
On trouvera peut-être que je me suis trèp éVendû
sur les détails de la vie d'un homme qui a été peu
connu , et dont les écrits n'ont pas atteint au degré
de réputation qu'ils obtiendront sans doute un jour;
mais c'est pour cela même qu'il n^a paru impor-
tant d'attirer plus particulièrement l'attention du
public sur un mérite méconnu et sur des talents
mal appréciés. Je croirais n'avoir pas fait un travail
inutile, si les pages qu'on vient de lire pouvaient
engager quelques esprits raisonnables à rendre plus
de justice à un écrivain qui a donné à la morale un
langage si noble et un ton si touchant.
SUARD.
«tt»«i »•««»«»«
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
Toutes les bonnes maximes sont dans le mondey
dit Pascal , il ne faut que les appliquer j mais c^la
est très-difficile. Ces maximes n'étant pas l'ou-
vrage d'un seul homme, mais d'une infinité d'hom-
mes différents qui envisageaient les choses par di-
vers côtés , peu de gens ont l'esprit assez profond
pour concilier tant de vérités , et les dépouiller des
erreurs dont elles sont mêlées ^ Au lieu de songer
" Dans la première édition , on lit après cette phrase un pas-
sage que l'auteur supprima dans la seconde ; le voici : « Si
« quelque génie plus solide se propose un si grand travail ,
« nous nous unissons contre lui. Aristote, disons -nous, a jeté
« toutes les semences des découvertes de Descartes : quoiqu'il
'< soit manifeste que Descaries ait tiré de ces vérités , connues ,
HIELIMINAIKE.
451
à réunir ces divers points tîe vue , nous nous amu-
sons à discourir des opinions des philosophes , et
nous les opposons les uns aux autres , trop faibles
pour rapprocher ces maximes éparses et pour en
former un système raisonnable. Il ne paraît pas
même que personne s'inquiète beaucoup des lu-
mières * et des connaissances qui nous manquent.
Lea uns s*endorment sur Tautorité dés préjugés,
et en admettent même de contradictoires, faute
d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils se contra-
l'ient; et les autres passent leur vie à douter et à
disputer, sans s'embarrasser des sujets de leurs
disputes et de leurs doutes.
Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai com-
mencé à réfléchir, de voir qu'il n'y eût aucun prin-
cipe sans contradiction , point de terme même sur
les grands sujets dans l'idée duquel on convînt "■ .
Je disais quelquefois en moi-même : Il n'y a point
de démarche indifférente dans la vie; si nous la
conduisons sans la connaissance de la vérité , quel
abîme !
Qui sait ce qu'il doit estimer, ou mépriser, ou
haïr, s'il ne sait ce qui est bien ou ce qui est mal ?
çt quelle idée aura-t-on de soi-même, si on ignore
ce qui est estimable ? etc.
On ne prouve point les principes, me disait-on.
Voyons, s'il est vrai 3, répondais-je ; car cela même
est un principe très-fécond , et qui peut nous ser-
vir de fondement 4.
w selon nous , à l'antiquité , des conséquences qui renveiscnt
« toute sa doctrine, nous publions hardiment nos calomnies :
« cela me ^rappelle encore ces paroles de Pascal : Ceux qui
ti sont capables d'inventer sont rares; ceux qui n'inventent
« pas sont en plus grand nombre, et par conséquent les plus
. «forts, et Von voit que, pour l'ordinaire, ils refusent aux
« inventeurs la gloire qu'ils méritent, etc.
<« Ainsi nous conservons obstinément nos préjugés, nous en
« admettons même de contradictoires, faute d'aller jusqu'à
« l'endroit par lequel ils se contrarient. C'est une chose raons-
« trueuse que cette conliance dans laquelle on s'endort , pour
« ainsi dire, sur l'autorité des maximes populaires , n'y ayant
« point de principe sans contradiction , point de terme même
rt sur les grands sujets dans l'idée duquel on convienne. Je
« u'en citerai qu'un exemple : qu'on me définisse la vertu. »
^ Il serait plus exact de dire s'inquiète beaucoup du défaut
des lumières; mais c'est une locution elliptique qui peut être
justifiée. M.
* Un terme sur les grands sujets est une expression trop
vague. Convenir dans l'idée d'un terme ; celte manière de
s'exprimer est trop négligée. M. — La pensée de Vauvenar-
gues est que, dans les matières de haute spéculation, le sens
de l'expression n'est pas toujours exactement déterminé. B.
3 Pour «/ceia6's^vnM/locuUonfamiIièrç,mais peu exacte. M.
* On trouve encore ici dans la première édiUon un passage
que nous rétablissons , et qui fut supprimé dans la seconde :
« Nous nous appliquons à la chimie, à l'astronomie, ou a ce
« qu'on appelle érudition , comm<î si nous n'avions rien à con-
Cependant j'ignorais ia route que je devais suivre
[our sortir des incertitudes qui m'environnaient.
Je ne savais précisément ni ce que je cherchais,
ni ce qui pouvait m'éclairer; et je connaissais
peu de gens qui fussent en état de m'instruire.
Alors j'écoutai cet instinct qui excitait ma curio-
sité et mes inquiétudes, et je dis : Que veux-je sa-
voir? que m*importe-t-il de connaître? les choses
qui ont avec moi les rapports les plus nécessaires ?
sans doute. Et où trouverai-je ces rapports, sinon
dans l'étude de moi-même et la connaissance des
hommes, qui sont l'unique fin de mes actions, et
l'objet de toute ma vie ? Mes plaisirs , mes cha-
grins , mes passions , mes affaires , tout roule sur
eux. Si j'existais seul sur la terre, sa possession
entière serait peu pour moi : je n'aurais plus ni
soins , ni plaisirs , ni désirs ; la fortune * et la gloire
même ne seraient pour moi que des noms; car il
ne faut pas s'y méprendre : nous ne jouissons que
des hommes, le reste n'est rien *. Mais, continuai-
je, éclairé par une nouvelle lumière, qu'est-ce que
l'on ne trouve pas dans la connaissance de l'homme ?
Les devoirs des hommes rassemblés en société,
voilà la morale ; les intérêts réciproques de ces so-
ciétés , voilà la politique ; leurs obligations envers
Dieu , voilà la religion.
Occupé de ces grandes viies , je me proposai d'a-
bord de parcourir toutes les qualités de l'esprit,
ensuite toutes les passions , et enfin toutes les ver^
tus et tous les vices qui , n'étant que des qualités
humaines , ne peuvent être connus que dans leur
principe. Je méditai donc sur ce plan, et je posai
les fondements d'un long travail. Les passions in
« naitre de plus important. Nous ne manquons pas de prétexte
« pour justifier ces études. Il n'y a point de science qui n'ait
« quelque côté utile. Ceux qui passent toute leur vie à l'étude
(( des coquillages , disent qu'ils contemplent la nature. O dé-
fi mence aveugle ! la gloire est-elle un nom , la vertu une er-
« reur, la foi un fantôme? Nous nions ou nous recevons ces
« opinions que nous n'avons jamais approfondies, et nous
« nous occupons tranquillement de sciences purement cu-
« rieuses. Croyons-nous connaître les choses dont nous igno-
« rons les principes?
<c Pénétré de ces réflexions dès mon enfance , et blessé des
a contradictions trop manifestes de nos opinions , je cherchai
<t au travers de tant d'erreurs les sentiers délaissés du vrai, et
« je dis : Que veux-je savoir , etc. »
» Fortune, pris dans le sens de richesse, peut procurer h
l'homme vivant dans la solitude la plus absolue, quelques
jouissances matérielles; mais quelle peut être la gloire pour
un être isolé? elle n'existe pas hors de l'état de société. B.
* Cela est au moins obscur ; nous jouissons aussi des choses.
M. — L'auteur a voulu dire que nous ne jouissons que par le
senliment d'opinion que nous inspirons h cetix qui nous en-
tourent, et que nos plaisirs sont au moral le résultat de l'a
inour-propre et de la v.'inité fliitlés. B.
?î).
452
VAUVEINARGUES.
séparables de la jeunesse , des infirmités continuel-
les, la guerre survenue dans ces circonstances , ont
interrompu cette étude. Je me proposais de la re-
prendre un jour dans le repos , lorsque de nouveaux
contre-temps m'ont ôté , en quelque manière , l'es-
pérance de donner plus de perfection à cet, ou-
vrage. -^'cV:''.^*'':: '■:■ ■ .'''
Je me suis a^tac^ , Sitant que j'âî pu , âahs cette
seconde édition, a corriger les fautes de langage
qu'on m'a fait remarquer dans la première. J'ai re-
toluché le style en beaucoup d'endroits. On trouvera
quelques chapitres plus développés et plus étendus
qu'ils n'étaient d'abord : tel est celui du Génie.
6n pourra remarquer aussi les augmentations que
i*ai faites dans les Conseils à un jeune homme, et
dans les héjlexions critiques sur les poètes , aux-
quels j'ai joint Rousseau et Quinault, auteurs cé-
lèbres dont je n'avais pas encore parlé. Enfin on
verra que j'ai fait des changements encore plus
considérables dans les Maximes. J'ai supprimé
plus de deux cents pensées , ou trop obscures , ou
trop communes , ou inutiles. J'ai changé l'ordre des
maximes que j'ai conservées; j'en ai expliqué quel-
ques-unes , et j'en ai ajouté quelques autres , que
j'ai répandues indifféremment parmi les anciennes.
Si j'avais pu profiter de toutes les observations
que mes amis ont daigné faire sur mes fautes, j'au-
rais rendu peut-être ce petit ouvrage moins indi-
gne d'eux; mais ma mauvaise santé ne m'a pas
permis de leur témoigner par ce travail le désir
que j'ai de leur plaire. s- ,.,,,, j
««««««»«««»«»«
INTRODUCTION
A LA CONNAISSANCE , ,. , ^ , . v
DE L'ESPRIT HUMAIN.
LIVRE PREMIER.
I.
De Vesprit en général.
Ceux qui ne peuvent rendre raison des varié-
tés de l'esprit humain, y supposent des contrarié-
tés inexplicables. Ils s'étonnent qu'un homme
qui est vif, ne soit pas pénétrant ; que celui qui
raisonne avec justesse, manque de jugement
dans sa conduite ; qu'un autre qui parle nette-
ment, ait l'esprit faux, etc. Ce qui fait qu'ils ont
tant de peine à concilier ces prétendues bizarre-
ries, c'est qu'ils confondent les qualités du carac-
tère avec celles de l'esprit, et qu'ils rapportent
au raisonnement des effets qui appartiennent aux
passions. Ils ne remarquent pas qu'un esprit
juste , qui fait une faute , ne la fait quelquefois
que pour satisfaire une passion , et non par dé-
faut de lumière ; et lorsqu'il arrive à un homme
vif de manquer de pénétration, ils ne savent pas
que pénétration et vivacité sont deux choses as-
sez différentes, quoique ressemblantes, et qu'el-
les peuvent être séparées. Je ne prétends pas dé-
couvrir toutes les sources de nos erreurs sur une
matière sans bornes ; lorsque nous croyons tenir
la vérité par un endroit, elle nous échappe par
raille autres. Mais j'espère qu'en parcourant les
principales parties de l'esprit, je pourrai observer
les différences essentielles , et faire évanouir un
très-grand nombre de ces contradictions imagi-
naires qu'admet l'ignorance. L'objet de ce premier
livre est de faire connaître, par des définitions et
des réflexions fondées sur l'expérience, toutes
ces différentes qualités des hommes qui sont com-
prises sous le nom d'esprit. Ceux qui recherchent
les causes physiques de ces mêmes qualités, en
pourraient peut-être parler avec moins d'incer-
titude, si on réussissait dans cet ouvrage à dé-
velopper les effets dont ils étudiaient les prin-
cipes.
in If. :> iij'i'.r^-.iîi
IL.
Imagination y réflexion, mémoire.
Il y a trois principes remarquables dans l'es-
prit : l'imagination, la réflexion, et la mémoire '.
J'appelle imagination le don de concevoir les
choses d'une manière figurée , et de rendre ses
pensées par des images \ Anisi l'imagination
parle toujours à nos sens ; elle est l'inventrice des
arts et l'ornement de l'esprit.
La réflexion est la puissance de se replier sur
ses idées, de les examiner, de les modifier, ou
de les combiner de diverses manières. Elle est
le grand principe du raisonnement, du juge-
ment, etc.
La mémoire conserve le précieux dépôt de l'i-
magination et de la réflexion. Il serait superflu
de s'arrêter à peindre son utilité non contestée.
Nous n'employons dans la plupart de nos raison-
■À •-• ^ '>W
' La mémoire est la première. Pourquoi? V.
2 L'imagination est ici considérée relativement à la litté-
rature. M.
DE L'ESPRIT HUMAIN.
■l M^' u
45;i
nemeiits que des réminiscences; c'est sur elles
que nous bâtissons; elles sont le fondement et
la matière de tous nos discours. L'esprit que la
mémoire cesse de nourrir, s'éteint dans les efforts
laborieux de ses recherches. S'il y a un ancien
préjugé contre les gens d'une heureuse mémoire,
c'est parce qu'on suppose qu'ils ne peuvent em-
brasser et mettre en ordre tous leurs souvenirs,
parce qu'on présume que leur esprit, ouvert à
toute sorte d'impressions, est vide, et ne se charge
de tant d'idées empruntées, qu'autant qu'il en a
peu de propres; mais l'expérience a contredit
ces conjectures par de grands exemples. Et tout
ce qu'on peut en conclure avec raison, est qu'il
faut avoir de la mémoire dans la proportion de
son esprit, sans quoi on se trouve nécessairement
dans un de ces deux vices, le défaut on l'excès.
m.
Fécondité,
^^ îtti^inclr, infléchir, se souvenir, voilà les trois
principales facultés de notre esprit. C'est là tout
le don de penser ' , qui précède et fonde les au-
tres. Après vient la fécondité, puis la justesse, etc.
Les esprits stériles laissent échapper beaucoup
de choses ' , et n'en voient pas tous les côtés ;
mais l'esprit fécond sans justesse, se confond
dans son abondance , et la chaleur du sentiment
qui l'accompagne est un principe d'illusion très
à craindre ; de sorte qu'il n'est pas étrange de
penser beaucoup et peu juste.
Personne ne pense, je crois, que tous les es-
prits soient féconds, ou pénétrants, ou éloquents,
ou justes, dans les mêmes choses. Les uns abon-
dent en images, les autres en réflexions, les au-
tres en citations, etc. chacun selon son carac-
tère, ses inclinations, ses habitudes, sa force ou
sa faiblesse.
*c:'« j\\.
'j 'UlG-ff.
i'iU. ..«■«
IV.
Vivacité.
La vivacité consiste dans la promptitude des
(opérations de l'esprit. Elle n'est pas toujours unie
» On ne pense que par mémoire. V. — Ne serait-il pas plus
exact de dire : On ne pense qu'au moyen de la mémoire? S.
''■ L'esprit stérile est celui en qui l'idét; qu'on lui préscnl*!
ne fait pas naître d'idées accessoires; au li(;u que l'esprit fé-
cond produit sur le sujet qui l'occupe, toutes les idées qui
appartiennent à ce sujet. De même (ju<! dans une on'ilie exer-
cée et sensible, un son produit le scnHmcnt des sons harmo-
niques, et (iu'<'lle entend un accord où les autres n'entendent
^u'un son. S.
à la fécondité. Il y a des espritsienlsiVèrtiles;
il y en a de vifs, stériles. La lenteur des premiers
vient quelquefois de la faiblesse de leur mémoire,
ou de la confusion de leurs idées, ou enfin de
quelque défaut dans leurs organes, qui empêche
leurs esprits de se répandre avec vitesse. La sté-
rilité des esprits vifs dont les organes sont bien
disposés , vient de ce qu'ils manquent de force
pour suivre une idée , ou de ce qu'ils sont sans
passions ; car les passions fertilisent l'esprit sur
les choses qui leur sont propres , et cela pourrait
expliquer de certaines bizarreries : un esprit vif
dans la conversation, qui s'éteint dans le cabi-
net ; un génie perçant dans l'intrigue, qui s'appe-
santit dans les sciences, etc.
C'est aussi par cette raison que les personnes
enjouées, que les objets frivoles intéressent, pa-
raissent les plus vives dans le monde. Les baga-
telles qui soutiennent la conversation étant leur
passion dominante, elles excitent toute leur vi-
vacité, leur fournissent une occasion continuelle
de paraître. Ceux qui ont des passions plus sé~
rieuses étant froids sur ces puérilités, toute la
vivacitç de leur esprit denpieure coiicentrée
-. .V. .
Pénétration.
La pénétration est une facilité à concevoir ',
à remonter au principe des choses , ou à préve-
nir * leurs effets par une suite d'inductions.
C'est une qualité qui est attachée comme les
autres à notre organisation , mais que nos habi-
tudes et nos connaissances perfectionnent : nos
connaissances, parce qu'elles forment un amas
d'idées qu'il n'y a plus qu'à réveiller ; nos habi-
tudes, parce qu'elles ouvrent nos organes, et
donnent aux esprits un cours facile et prompt.
Un esprit extrêmement vif peut être faux , et
laisser échapper beaucoup de choses par vivacité
ou par impuissance de réfléchir, et n'être pas
pénétrant. Mais l'esprit pénétrant ne peut être
lent; son vrai caractère est la vivacité et la jus-
tesse unies à la réflexion.
Lorsqu'on est trop préoccupé de certains prin-
cipes sur une science, on a plus de peine à re-
cevoir d'autres idées dans la même science et
une nouvelle méthode ; mais c'est là encore une
' Concevoir, veut dire ici se former, d'après ce qu'on voit .
des idées de ce qu'on ne voit pas , et par là iHnctrer plus loin
(|u<^ la simple apparence. S.
' Au lieu de prc venir, il faut, ce me sendde, prévoir U
f/fils ixir induction , après (|uoi «)n les prévient. S.
^:a
VAUVENARliUES.
preuve que la pénétration est dépciulaute, comme
je l'ai dit , de nos habitudes. Ceux qui font une
éttidc puérile des énigmes , en pénètrent plus tôt
le sens que les plus subtils philosoplies.
■'>P VI.
MlOiSi la justesse, de ia netteté, du Jugement.
'7^J^a netteté est l'ornement de la justesse ' ; mais
elle n'en est pas inséparable. Tous ceux qui ont
l'esprit net ne l'ont pas juste. Il y a des hommes
qui conçoivent très-distinctement , et qui ne rai-
sonnent pas conséquemment. Leur esprit, trop
faible ou trop prompt , ne peut suivre la liaison
des choses, et laisse échapper leurs rapports.
Ceux-ci ne peuvent assembler beaucoup de vues,
attribuent quelquefois à tout un objet ce qui
convient au peu qu'ils en connaissent. La netteté
de leurs idées empêche qu'ils ne s'en défient.
Eux-mêmes se laissent éblouir par l'éclat des
images qui les préoccupent; et la lumière de
leurs expressions les attache à l'erreur de leurs
pensées ^
La justesse vient du sentiment du vrai formé
dans l'âme , accompagné du don de rapprocher
les conséquences des principes , et de combiner
leurs rapports. Un homme médiocre peut avoir
de la justesse à son degré, un petit ouvrage de
même ^. C'est sans doute un grand avantage , de
quelque sens qu'on le considère : toutes choses
en divers genres ne tendent à la perfection qu'au-
tant qu'elles ont de justesse^.
Ceux qui veulent tout définir ne confondent
pas le jugement et l'esprit juste ; ils rapportent
à ce dernier' l'exactitude dans le raisonnement,
dans la composition, dans toutes les choses de
pure spéculation; la justesse dans la conduite
de la vie , ils l'attachent au jugement ^
Je dois ajouter qu'il y a une justesse et une
» La nelloté naît de l'ordre des idées. V.
' Bien écrit. V.
■* A son degré, de même, expressions trop néf^ligéfs. M.
* Je dirais n'ont de perfection; et même comment dil-on
qu'une chose a plus ou moins de justesse? M. — Justesse ici
n'est pas le mot propre; cela veut dire sans doute ici, juste
proportion de parties , exacte combinaison de rapports. Sans
cela, vaudrait-il la peine de dire, comme le fait Vauvenar-
fiues deux lignes plus haut , qu'ww petit oinrrage peut avoir
de la justesse? Sans doute, puisqu'une pensée, qui est assu-
rément le plus petit ouvrage possible, n'a pas de mérite sans
la justesse. S.
^ Ils rapportent à ce dernier C'est qu'il me semble que
l'esprit juste consiste seulement à raisonner juste sur ce qu'on
connaît, et que le jugement suppose des connaissances qui
mettent en élat de juger ce qu'on rencontre, et la vie en
général est composée de renoonlres. S.
'• Lo Justesse. v\ç. Justesse est ici s'iposse. V.
netteté d'imagination ' j une justesse et une net-
teté de réfiexion, de mémoire, de sentiment, de
raisonnement, d'éloquence, etc. Le tempérament
et la coutume mettent des différences infinies
entre les hommes, et resserrent ordinairement
beaucoup leurs qualités. Il faut a[)pliquer ce
principe à chaque partie de l'esprit; il est ti'ès-
faeile à comprendre. *
Je dirai encore une chose que peu de person-
nes ignorent : on trouve quelquefois dans l'es-
prit des hommes les plus sages, des idées par
leur nature inalliables, que l'éducation, la cou-
tume , ou quelque impression violente , ont liées
irrévocablement dans leur mémoire. Ces idées
sont tellement jointes, et se présentent avec
tant de force, que rien ne peut les séparer » ; ces
ressentiments de folie sont sans conséquence, et
prouvent seulement , d'une manière incontesta-
ble, l'invincible pouvoir de la coutume.
VIL
Du bon sens.
Le bon sens n'exige pas un jugement bien
profond ; il semble consister plutôt à n'aperce-
voir les objets que dans la proportion exacte
qu'ils ont avec notre nature , ou avec notre con-
dition. Le bon sens n'est donc pas à penser sur
les choses avec trop de sagacité, mais à les con-
cevoir d'une manière utile , à les prendre dans le
bon sens.
Celui qui voit' avec un microscope aperçoit
sans doute dans les choses plus de qualités;
mais il ne les aperçoit point dans leur proportion
naturelle avec la nature de l'homme, comme
celui qui ne se sert que de ses yeux. Image des
esprits subtils , il pénètre souvent trop loin : ce-
lui qui regarde naturellement les choses a le bon
sens.
Le bon sens se forme d'un goût naturel pour
la justesse et la médiocrité ; c'est une qualité du
caractère, plutôt encore que de l'esprit. Pour
avoir beaucoup de bon sens , il faut être fait de
manière que la raison domine sur le sentiment ,
lexpérience sur le raisoimement.
Le jugement va plus loin que le bon sens;
mais ses principes sont plus variables, /^' V„V\
' Je dois ajouter, etc. Un peu confus. Y. *'>;^>t,
2 Ces idées sont , etc. C'est-à-dire qu'il y a de ira folie dans
les sages. V.
' Celui qui voit, etc. Fin et vrai. V.
DE JJESPHIT HUMAIN.
VIIJ.
De la profondeur.
M-
La profondeur est le terme de la réflexion \
Quiconque a l'esprit véritablement profond, doit
avoir la force de fixer sa pensée fugitive , de la
retenir sous ses yeux pour en considérer le fond,
et de ramener à un point une longue chaîne d'i-
dées : c'est à ceux principalement qui ont cet es-
prit en partage, que la netteté et la justesse
sont plus nécessaires *. Quand ces avantages
leur manquent, leurs vues sont mêlées d'illu-
sions et couvertes d'obscurités. Et néanmoins,
comme de tels esprits voient toujours plus loin
que les autres dans les choses de leur ressort, ils
se croient aussi bien plus proches de la vérité
que le reste des hommes ; mais ceux-ci ne pou-
vant les suivre dans leurs sentiers ténébreux,
ni remonter des conséquences jusqu'à la hauteur
des principes, ils sont froids et dédaigneux pour
cette sorte d'esprit qu'ils ne sauraient mesurer.
Et même entre les gens profonds , comme les
uns le sont sur les choses du monde, et les au-
tres dans les sciences , ou dans un art particu-
lier, chacun préférant son objet dont il connaît
mieux les usages, c'est aussi de tous les côtés
hiatière de dissension.
Enfin, on remarque une jalousie encore plus
particulière entre les esprits vifs et les esprits
profonds, qui n'ont l'un qu'au défaut de l'autre;
car les uns marchant plus vite , et les autres al-
lant plus loin , ils ont la folie de vouloir entrer
en concurrence , et ne trouvant point de mesure
pour des choses si différentes , rien n'est capable
de les rapprocher.
IX.
De la délicatesse, de la finesse, et de la force,
La délicatesse vient essentiellement de l'âme' :
ç*est une sensibilité dont la coutume, plus ou
moins hardie, détermine aussi le degré*. Des
nations ont mis de la délicatesse où d'autres
n'ont trouvé qu'une langueur sans grâce ; celles -
' La profondeur, etc. ; c'est-à-dire ce qui suppose le plus
(le force à la réflexion. S.
'■ Cest à ceux , etc. Descartes me parait \\ci esprit très-pro-
fond , quoique faux et romanesque. V,.
•^ La délicatesse vient essentiellement de l'âme. La délica-
Icsso est, ce me semble, finesse et grâce. V.
* Cest une sensibilité , etc. La coutume , les mœurs du pays
qu'on habite, déterminent le déféré de délicatesse et de sen-
sibilité qu'on porte sur ocrlaines choses, c'est-à-dire qu'elles
forment en nous des habitudes qui rendent cetle délicatesse
plus ou moins «sévère, cette sensibilité plus ou moins vive. V.
ci au contraire. Nous avons mis peut-être cette
qualité à plus haut prix qu'aucun autre peuple
de la terre : nous voulons donner beaucoup de
choses à entendre sans les exprimer, et les pré-
senter sous des images douces et voilées; nous
avons confondu la délicatesse et la finesse, qui
est une sorte de sagacité sur les choses de senti-
ment '. Cependant la nature sépare souvent des
dons qu'elle a faits si divers : grand nombre d'es-
prits délicats ne sont que délicats; beaucoup
d'autres ne sont que fins ; on en voit même qui
s'expriment avec plus de finesse qu'ils n'enten-
dent , parce qu'ils ont plus de facilité à parler
qu'à concevoir. Cette dernière singularité est
remarquable; la plupart des hommes sentent
au delà de leurs faibles expressions ; l'éloquence
est peut-être le plus rare comme le plus gracieux
de tous les dons.
La force vient aussi d'abord du sentiment ,'*^t
se caractérise par le tour de l'expression ; mais
quand la netteté et la justesse ne lui sont pas
jointes, on est dur au lieu d'être fort, obscur au
lieu d'être précis , etc. ;>
De l'étendue de resprit.
Rien ne sert au jugement et à la pénétratimi
comme l'étendue de l'esprit. On peut la regar-
der, je crois, comme une disposition admirable
des organes , qui nous donne d'embrasser beau-
coup d'idées à la fois sans les confondre.
Un esprit étendu considère les êtres dans
leurs rapports mutuels : il saisit d'un coup d'oeil
tous les rameaux des choses ; il les réunit à leur
source "" et dans un centre commun ; il les met
sous un même point de vue. Enfin il répand la
lumière sur de grands objets et sur une vaste
surface.
On ne saurait avoir un grand génie sans avoir
l'esprit étendu; mais il est possible qu'on ait
l'esprit étendu sans avoir du génie; car ce sont
deux choses distinctes. Le génie est actif, fécond :
l'esprit étendu , fort souvent , se borne à la spé-
culation ; il est froid , paresseux et timide.
Personne n'ignore que cette qualité dépend
aussi beaucoup de l'âme, qui donne ordinaire-
ment à l'esprit ses propres bornes , et le rétrécit
ou rétend, selon l'essor qu'elle-même se donne.
' On n'a jamais dit que laftne»efùt une sorte de sagacii»
sur les choses de sentiment. Cela ne pourrait se dire que de
la délicatesse de l'àme. S.
^ Métaphore iiieohércnfc : un rorm'au n'a pas (\ov>urrr. M.
450
VAiJVEINARGlIES. f*i
Des saillies.
:>ir!
-«ïiîMiT'.v
Le mot de saillie vient de sauter ; avoir des
saillies, c'est passer sans gradation d'une idée à
une autre qui peut s'y allier : c'est saisir les rap-
ports des choses les plus éloignées ; ce qui de-
mande sans doute de la vivacité et un esprit
agile. Ces transitions soudaines et inattendues
causent toujours une grande surprise ; si elles
se portent à quelque chose de plaisant, elles ex-
citent à rire; si à quelque chose de profond,
elles étonnent; si à quelque chose de grand,
elles élèvent. Mais ceux qui ne sont pas capa-
bles de s'élever, ou de pénétrer d'un coup d'œil
des rapports trop approfondis, n'admirent que
ces rapports bizarres et sensibles que les gens
du monde saisissent si bien. Et le philosophe,
qui rapproche par de lumineuses sentences les
vérités en apparence les plus séparées , réclame
inutilement contre cette injustice : les hommes
frivoles , qui ont besoin de temps pour suivre ces
grandes démarches de la réflexion, sont dans
une espèce d'impuissance de les admirer, at-
tendu que l'admiration ne se donne qu'à la sur-
prise, et vient rarement par degrés.
Les saillies tiennent en quelque sorte dans
l'esprit le même rang que l'humeur peut avoir
dans les passions'. Elles ne supposent pas né-
cessairement de grandes lumières, elles pei-
gnent le caractère de l'esprit. Ainsi ceux qui
approfondissent vivement les choses, ont des
saillies de réflexion; les gens d'une imagination
heureuse , des saillies d'imagination ; d'autres,
des saillies de mémoire ; les méchants , des mé-
chancetés; les gens gais, des choses plaisan-
tes, etc.
Les gens du monde, qui font leur étude de ce
qui peut plaire , ont porté plus loin que les au-
tres ce genre d'esprit; mais , parce qu'il est diffi-
cile aux hommes de ne pas outrer ce qui est bien,
ils ont fait du plus naturel de tous les dons un
jargon plein d'affectation. L'envie de briller leur
a fait abandonner par réflexion le vrai et le so-
lide, pour courir sans cesse après les allusions
et les jeux d'imagination les plus frivoles; il
' Les saillies tiennent, etc. Qnel rang tient riiumeiir entre
les passions? est-elle une passion ? Cette pensée peut expliquer
V humour des Anglais. M. —L'humeur, comme la colère', est
une passion momentanée qui ne mène h rien , parce qu'elle
n'a point de but déterminé. Est-ce en cela que Yauvenargues
se^nble qu'ils soient convenus de ne plus rlea
dire de suivi , et de ne saisir dans les choses que
ce qu'elles ont de plaisant, et leur surface, (kît
esprit, qu'ils croient si aimable, est sans doute
bien éloigné de la nature , qui se plaît à se repo-
ser sur les sujets qu'elle eml)ellit, et trouve la
variété dans la fécondité de ses lumières , bien
plus que dans la diversité de ses objets. Un agré-
ment si faux et si superficiel est un art ennemi
du cœur et de l'esprit ', qu'il resserre dans des
bornes étroites; un art qui ôte la vie de tous tes
discours en bannissant le sentiment qui en est
l'âme , et qui rend les conversations du monde
aussi ennuyeuses qu'insensées et lidicuks.
Le goût est une aptitude à bien juger des obrr
jets de sentiment'. 11 faut donc avoir de l'âm^
pour avoir du goût; il faut avoir aussi de la
pénétration, parce que c'est l'intelligence qui^ re-
mue le sentiment. Ce que l'esprit ne pénètre,
qu'avec peine ne va pas souvent jusqu'au cœur,
ou n'y fait qu'une impression faible; c'est là ce
qui fait que les choses qu'on ne peut saisir d'un
coup d'œil ne sont point du ressort du goût.
Le bon goût consiste dans un sentiment à&,^J^i
belle nature; ceux qui n'ont pas un esprit, n^^^
turel ne peuvent avoir le goût juste. . , , .^ ,
Toute vérité peut entrer dans un livre de ré-
flexion; mais dans les ouvrages de goût\ nous
aimons que la vérité soit puisée dans la nature;
nous ne voulons pas d'hypothèses; tout ce qui
n'est qu'ingénieux est contre les règles de goût.
Comme il y a des degrés et des parties diff^,
rentes dans l'esprit, il y en a de même dans le.'
goût. Notre goût peut, je crois, s'étendre autant
que notre intelligence ; mais il est, difficile, q^'ii
" Un agrément si faux, etc. L'auteur veut p^rler^JMps ,
doute ici de cette habitude et de ce talent qu'ont les gens du
monde de glacer tout sentiment par une plaisanterie, et de
couper court à toute discussion sérieuse par une saillie h^^-
reuse, fondée sur quelques frivoles rapports de mots. S. ,
' Le goût, etc. Le goût ne porte-t-il pas aussi sur des oh- '
jets qui ne sont pas de sentiment, mais du simple ressort de
l'esprit? M.
Vnr objets de sentiment, l'auteur entend les choses quhse
sentent et ne se raisonnent pas ; il le dit lui-même. B. v '>
^ Mais dans les ouvrages de goût, etc. Qu'est-ce que left- »
ouvrages de goût? Sont-ce les ouvrages dont le goût seul doit
juger? Mais il y en a de plusieurs sorltis : pourquoi ce qui n'est >.
la compare aux saillies qui, le plus souvent, ne prouvent j 9»'//?.7«?«ic'î/a; en doit-il olre banni? Ce qui n'est qu'ingénieux
rien? ou bien l'humeur est-elle prise ici pour le caractère? n'est pas vrai, et ce qui n'est pas vrai n'est bon nulle part;
Pe quelque manière qu'on veuille l'entendre , ce passage est { et où est la vérité qui ne soit \ms puisée dons lu, natxtra?'
tlifticile à expliquer. S. i 1 oute cette pensée ne paraît pas nette. 8. ^ ,i ';•■
DE CESPRIT HUMAIN.
457
passe au delà. Cependant ceux qui ont une sorte
de talent se croient presque toujours un goût
universel , ce qui les porte quelquefois jusqu'à
juger des choses qui leur sont les plus étrangè-
res. Mais cette présomption , qu'on pourrait sup-
porter dans les hommes qui ont des talents , se
remarque aussi parmi ceux qui raisonnent des
talents, et qui ont une teinture superficielle des
règles du goût, dont ils font des applications
tout à fait extraordinaires. C'est dans les gran-
des villes , plus que dans les autres , qu'on peut
observer ce que je dis; elles sont peuplées de
ces hommes suffisants qui ont assez d'éducation
et d'habitude du monde pour parler des choses
qu'ils n'entendent point : aussi sont-elles le théâ-
tre des plus impertinentes décisions ; et c'est là
que l'on verra mettre , à côté des meilleurs ou-
vrages, une fade compilation des traits les plus
brillants de morale et de goût, mêlés à de vieil-
les chansons et à d'autres extravagances , avec
un style si bourgeois et si ridicule , que cela fait
mal au cœur.
Je crois que l'on peut dire, sans témérité, que
le goût du plus grand nombre n'est pas juste : le
cours déshonorant de tant d'ouvrages ridicules
en est une preuve sensible. Ces écrits , il est vrai,
ne se soutiennent pas ; mais ceux qui les rempla-
cent ne sont pas formés sur un meilleur modèle :
l'inconstance apparente du public ne tombe que
sur les auteurs. Cela vient de ce que les choses
ne font d'impression sur nous que selon la pro-
portion qu'elles out avec notre esprit; tout ce qui
est hors de notre sphère nous échappe, le bas, le
naïf , le sublime, etc.
Il est vrai que les habiles réforment nos juge-
ments ; mais ils ne peuvent changer notre goût,
parce que l'âme a ses inclinations indépendantes
de ses opinions ; ce que l'on ne sent pas d'abord,
oh ne le sent que par degrés , comme l'on fait en
jugeant*. De là vient qu'on voit des ouvrages
critiqués du peuple, qui ne lui en plaisent pas
moins ; car il ne les critique que par réflexion, et
il les goûte par sentiment.
Que les jugements du public, épurés par le
temps et par les maîtres, soient donc, si l'on veut,
* Ce que l'on ne sent pas d'abord, on ne le sent que par
degrés, comme Von fait en jugeant. Il y a, je crois, beau-
coup du gens capables de sentir par degrés, ou lorsqu'on les
e» avertit, des choses (pi'ils n'avaient pas senties d'abord.
Mais a^la est vrai plutôt des lieautés i\\u\ des défauts. On n'est
Jamais clioqué <lu défaut qui n'a poltd ehociué d'alK)rd ; mais
on peut, à forée de réllexion , se (ransporler |)our des beautés
qu'on n'avait pas senlies d'alK»rd , parce (pi'oii n'avait pu en
embrasser d'un coup d'(i;il tout le iiiérile, S.
infaillibles; maïs distinguons-les de son goût,
qui paraît toujours récusable.
Je finis ces observations : on demande depuis
longtemps s'il est possible de rendre raison des
matières de sentiment; tous avouent que le sen- .
timent ne peut se connaître que par expérience ;
mais il est donné aux habiles d'expliquer sans'
peine les causes cachées qui l'excitent. Cependant
bien des gens de goût n'ont pas cette facilité, et
nombre de dissertateurs qui raisonnent à l'infini,
manquent du sentiment, qui est la basé des justes"
notions sur le goût. "
oqflo J'fifl ï t vs i*'f i»'XIIR'î> '^"^ Ji!cî7aiè 'i^Avi
-u't> >;?/'> ■■■^- '' -■■-■ ^ v>h/8 ^ii)^^'^
'^ ^fii/k langage et de Véloqumm^^^^i^^^^^^^ 'cix>
On peut dire en général de l'expression, qu'elle
répond à la nature des idées, et par conséquent,
aux divers caractères de l'esprit. _ -y
Ce serait néanmoins une témérité de juger 4»
tous les hommes par le langage. Il est rare peut--
être de trouver une proportion exacte entre le
don de penser et celui de s'exprimer. Les termes
n'ont pas une liaison nécessaire avec les idées:
on veut parler d'un homme qu'on connaît beau-
cîoup, dont le caractère, la figure, le maintien ,
tout est présent à l'esprit , hors son nom qu'on
veut nommer, et qu'on ne peut rappeler; de
même de beaucoup de choses dont on a des idées
fort nettes, mais que l'expression ne suit pas: de
là vient que d'habiles gens manquent quelquefois :
de cette facilité à rendre leurs idées, que dP*.-
hommes superficiels possèdent avec avantage., ^^jj
La précision et la justesse du langage dépe^^,,
dent de la propriété des termes qu'on emploie, ^^ ,
La force ajoute à la justesse et à la brièveté cp \
qu'elle emprunte du sentiment : elle se caracté-
rise d'ordinaire par le tour de l'expression.
La finesse emploie des termes qui laissent
beaucoup à entendre.
La délicatesse cache sous le voile des paroles
ce qu'il y a dans les choses de rebutant.
La noblesse a un air aisé, simple, précis,
naturel.
Le sublime ajoute à la noblesse une force et
une hauteur qui ébranlent l'esprit, qui l'étonnent
et le jettent hors de lui-même ; c'est l'expression
la plus propre d'un sentiment élevé, ou d'une
grande et surprenante idée.
On ne peut sentir le sublime d'une idée dans
une Hiible expression ; mais la magnineonce des
pitroU^s avec de faibles idées est proprement du
pliébns : le sublime veut des pensées élevées,
458
VAUVENARGIJES.
avec des expressions et des tours qai en soient
dignes.
L'éloquence embrasse tous les divers caractè-
res de rélocution : peu d'ouvrages sont éloquents ;
mais on voit des traits d'éloquence semés dans
plusieurs écrits.
11 y a une élo([uence qui est dans les paroles,
et qui consiste à rendre aisément et convenable-
ment ce que l'on pense , de quelque nature qu'il
soit ; c'est là l'éloquence du monde. 11 y en a
une autre dans les idées mêmes et dans les sen-
timents , jointe à celle de l'expression : c'est la
véritable.
On voit aussi des hommes que le monde
échauffe, et d'autres qu'il refroidit. Les premiers
ont besoin de la présence des objets ; les autres,
d'être retirés et abandonnés à eux-mêmes : ceux-
là sont éloquents dans leur conversation , ceux-
ci dans leurs compositions.
Un peu d'imagination et de mémoire, un es-
prit facile, suffisent pour parler avec élégance;
mais que de choses entrent dans l'éloquence ! le
raisonnement et le sentiment, le naïf et le pathé-
tique, l'ordre et le désordre, la force et la grâce,
la douceur et la véhémence, etc.
Tout ce qu'on a jamais dit du prix de l'élo-
quence n'en est qu'une faible expression. Elle
donne la vie à tout : dans les sciences , dans les
affaires , dans la conversation , dans la composi-
tion , dans la recherche même des plaisirs , rien
ne peut réussir sans elle. Elle se joue des passions
des hommes, les émeut, les calme, les pousse,
et les détermine à son gré : tout cède à sa voix ;
elle seule enfin est capable de se célébrer digne-
ment.
XIV.
De Vinvention.
Les hommes ne sauraient créer le fond des
choses ; ils les modifient. Inventer n'est donc pas
créer la matière de ses inventions, mais lui don-
ner la forme. Un architecte ne fait pas le marbre
qu'il emploie à un édifice , il le dispose ; et l'idée
de cette disposition , il l'emprunte encore de dif-
férents modèles qu'il fond dans son imagination,
pour former un nouveau tout. De même un poète
ne crée pas les images de sa poésie ; il les prend
dans le sein de la nature, et les applique à diffé-
rentes choses pour les figurer aux sens : et encore
le philosophe; il saisit une vérité souvent ignorée,
mais qui existe éternellement, pour joindre à
une autre vérité , et pour en former un principe.
Ainsi se produisent eu différents genres les chefs-
d'œuvre de la réflexion et de l'imagination. Tous
ceux qui ont la vue assez bonne pour lire dans
le sein de la nature, y découvrent, selon le ca-
ractère de leur esprit , ou le fond et l'enchaîne-
ment des vérités que les hommes effleurent , ou
l'heureux rapport des images avec les vérités
qu'elles embellissent. Les esprits qui ne peuvent
pénétrer jusqu'à cette source féconde , qui n'ont
pas assez de force et de justesse pour lier leurs
sensations et leurs idées , donnent des fantômes
sans vie, et prouvent, plus sensiblement que tous
les philosophes , notre impuissance à créer.
Je ne blâme pas néanmoins ceux qui se ser-
vent de cette expression pour caractériser avec
plus de force le don d'inventer. Ce que j'ai dit
se borne à faire voir que la nature doit être le
modèle de nos inventions , et que ceux qui la
quittent ou la méconnaissent ne peuvent rien
faire de bien.
Savoir après cela pourquoi les hommes quel-
quefois médiocres excellent à des inventions où
des hommes plus éclairés ne peuvent atteindre;
c'est là le secret du génie, que je vais tâcher
d'expUquer. [-^{^^ ^ ■
Du génie et de l esprit.
Je crois qu'il n'y a point de génie sans acti-
vité. Je crois que le génie dépend en grande
partie de nos passions. Je crois qu'il se forme
du concours de beaucoup de différentes qualités,
et des convenances secrètes de nos inclinations
avec nos lumières. Lorsque quelqu'une des con-
ditions nécessaires manque , le génie n'est point,
ou n'est qu'imparfait; et on lui conteste son nom.
Ce qui forme donc le génie des négociations,
ou celui de la poésie, ou celui de la guerre, etc.
ce n'est pas un seul don de la nature, comme on
pourrait croire : ce sont plusieurs qualités, soit
de l'esprit, soit du cœur, qui sont inséparable-
ment et intimement réunies.
Ainsi l'imagination, l'enthousiasme, le talent
de peindre , ne suffisent pas pour faire un poète :
il faut encore qu'il soit né avec une extrême
sensibifité pour l'harmonie, avec le génie de sa
langue, et l'art des vers.
Ainsi la prévoyance, la fécondité, la célérité
de l'esprit sur les objets militaires, ne forme-
raient pas un grand capitaine, si la sécurité
dans le péril , la vigueur du corps dans les opé-
rations laborieuses du métier, et enfin une acti-
DE L'ESPRll HDMAIJN
45î>
vite infatigable, n'accompagnaient ses autres
talents.
C'est la nécessité de ce concours de tant de
qualités indépendantes les unes des autres, qui
fait apparemment que le génie est toujours si
rare. Il semble que c'est une espèce de hasard,
quand la nature assortit ces divers mérites dans
un même homme. Je dirais volontiers qu'il lui
en coûte moins pour former un homme d'esprit,
parce qu'il n'est pas besoin de mettre entre ses
talents cette correspondance que veut le génie.
Cependant on rencontre quelquefois des gens
d'esprit qui sont plus éclairés que d'assez beaux
génies. Mais soit que leurs inclinations partagent
leur application, soit que la faiblesse de leur
âme les empêche d'employer la force de leur
esprit, on voit qu'ils demeurent bien loin après
ceux qui mettent toutes leurs ressources et toute
leur activité en œuvre, en faveur d'un objet
unique.
C'est cette chaleur du génie et cet amour de
son objet qui lui donnent d'imaginer et d'inven-
ter sur cet objet même. Ainsi , selon la pente de
leur âme et le caractère de leur esprit, les uns
ont l'invention de style, les autres celle du rai-
sonnement, ou l'art de former des systèmes.
D'assez grands génies ne paraissent presque avoir
eu que l'invention de détail : tel est Montaigne.
La Fontaine, avec un génie bien différent de
celui de ce philosophe, est néanmoins un autre
exemple de ce que je dis. Descartes, au con-
traire, avait l'esprit systématique et l'invention
des desseins; mais il manquait, je crois, de l'i-
magination dans l'expression', qui embellit les
pensées les plus communes.
A cette invention du génie est attaché, comme
on sait , un caractère original , qui tantôt naît
des expressions et des sentiments d'un auteur,
tantôt de ses plans , de son art , de sa manière
d'envisager et d'arranger les objets. Car un
homme qui est maîtrisé par la pente de son
esprit et par les impressions particulières et
personnelles qu'il reçoit des choses, ne peut
ni ne veut dérober son caractère à ceux qui
l'épient.
Cependant il ne faut pas croire que ce carac-
tère original doive exclure l'art d'imiter. Je ne
connais point de grands hommes qui n'aient
adopté des modèles. Rousseau ' a imité Marot ;
' Mais il manquait, je crois, de V imagina lion, etc. Mais
il manquait hien davanUig»! d»', la jtislrss*; d'esprit n«''C«'ssairfi
pour faire un bon usagcidc» mathématiques; voilà pourtiuoi
il a dit tant de folies. V.
^ Rousseau (Jean-Bapllsie). B
Corneille', Lucain et Sénèque; Bossuet, les
prophètes ; Racine , les Grecs et Virgile ; et Mon-
taigne dit quelque part qu'il y a en lui une con-
dition aucunement singeresse et imitatrice.
Mais ces grands hommes, en imitant, sont de-
meurés originaux , parce qu'ils avaient à peu près
le même génie que ceux qu'ils prenaient pour
modèles : de sorte qu'ils cultivaient leur propre
caractère , sous ces maîtres qu'ils consultaient,
et qu'ils surpassaient quelquefois; au lieu que
ceux qui n'ont que de l'esprit , sont toujours de
faibles copistes des meilleurs modèles , et n'at-
teignent jamais leur art. Preuve incontestable
qu'il faut du génie pour bien imiter, et même
un génie étendu pour prendre divers caractères :
tant s'en faut que l'imagination donne l'exclusion
au génie.
J'explique ces petits détails pour rendre ce
chapitre plus complet , et non pour instruire les
gens de lettres , qui ne peuvent les ignorer. J'ajou-
terai encore une réflexion en faveur des person-
nes moins savantes : c'est que le premier avan-
tage du génie est de sentir et de concevoir plus
vivement les objets de son ressort, que ces mêmes
objets ne sont sentis et aperçus des autres hommes.
A l'égard de l'esprit, je dirai que ce mot n'a
d'abord été inventé que pour signifier en géné-
ral les différentes qualités que j'ai définies , la
justesse, la profondeur, le jugement, etc. Mais
parce que nul homme ne peut les rassembler
toutes, chacune de ces qualités a prétendu s'ap-
proprier exclusivement le nom générique : d'où
sont nées des disputes très-frivoles; car, au
fond, il importe peu que ce soit la vivacité ou
la justesse , ou telle autre partie de l'esprit qui
emporte l'honneur de ce titre. Le nom ne peut
rien pour les choses. La question n'est pas de
savoir si c'est à l'imagination ou au bon sens
qu'appartient le terme d'esprit. Le vrai intérêt,
c'est de voir laquelle de ces qualités, ou des
autres que j'ai nommées , doit nous inspirer plus
d'estime. Il n'y en a aucune qui n'ait son utilité,
et j'ose dire son agrément. Il ne serait peut-être
pas difficile de juger s'il y en a de plus utiles,
ou de plus aimables, ou de plus grandes les unes
que les autres. Mais les hommes sont incapables
de convenir entre eux du prix des moindres
choses. La différence de leurs intérêts et de
leurs lumières maintiendra éternellement la di-
versité de leurs opinions et la contrariété de
leurs maximes.
' Pierre Corneille , dans ses Irapédies , a empiunie (juelquc»
Irails (le la Pharsah' ()«• l.iieain el des tragédies de Sén<''<|ue. B.
460
XVI.
Du caractère.
Tout ce qui forme l'esprit et le cœur est com-
pris dans le caractère *. Le génie n'exprime que
la convenance de certaines qualités ' ; mais les
contrariétés les plus bizarres entrent dans le
même caractère, et le constituent.
On dit d'un homme qu'il n'a point de carac-
tère , lorsque les traits de son âme sont faibles,
légers , changeants * ; mais cela môme fait un
caractère ', et l'on s'entend bien là-dessus.
Les inégalités du caractère influent sur l'es-
prit; un homme est pénétrant, ou pesant, ou
aimable , selon son humeur.
On confond souvent dans le caractère les qua-
lités de rame et celles de l'esprit. Un homme est
doux et facile , on le trouve insinuant ; il a l'hu-
meur vive et légère, on dit qu'il a l'esprit vif;
il est distrait et rêveur, on croit qu'il a l'esprit
lent et peu d'imagination. Le monde ne juge
des choses que par leur écorce ; c'est une chose
qu'on dit tous les jours, mais que l'on ne sent
pas assez. Quelques réflexions , en passant , sur
les caractères les plus généraux, nous y feront
faire attention.
kViL
; ' Du sérieux.
: ■:.^' ,.,.' :-.■' '> :
Un des caractères les plus généraux , c'est le
sérieux; mais combien de clioses différentes
n'a-t-il pas, et combien de caractères sont com-
pris dans celui-ci 1 On est sérieux par tempéra-
ment , par trop ou trop peu de passions , trop
ou trop peu d'idées; par timidité, par habitude,
et par mille autres raisons.
L'extérieur ^ distingue tous ces divers carac-
tères aux yeux d'un homme attentif.
' Tout ce qui forme , etc. Il faut , je pense , ce qui compose ■
mais la maxime n'est pas claire et ne'.pout être juste. M.
2 /><? génie n'exprime, etc. Le génie est l'aptitude à exceller
dans un art. V.
3 On dit d'un homme qu'il n'a point de caractère, lorsque
les traits de son âme, etc. Vauvenargues emploie ici figuré-
ment le mot de traits, dans le même sens ou on l'emploie en
parlant des traits du visage : c'est comme s'il disait, la phy-
sionomie de son âme. On dit fort bien que tel caractère a une
physionomie particulière. Ceux dont parle Vauvenargu(>s
n'ont qu'une ptiysionomie peu marquée et qui change à cha-
que instant. S. ^ o
^ Cela même fait un caractère, etc. Voltaire a ajouté de sa
mam, a la marge, comme un renvoi, avant le mot caractère
le mol pauvre. Un {pauvre) caractère. S.
'' Depuis ces mois. L'extérieur dist in r/ue, jnsr|u'à ceux-ci
n'a presque jamais de maintien, l'édition" de Voltaire est
marqticc d'une uwoladcavcc ces mois de s» main : très-bien S
VAUVENARGUES.
Le sérieui d'un esprit tranquille porte un air
doux et serein.
Le sérieux des passions ardentes est sauvage,
sombre et allumé.
Le sérieux d'une âme abattue donne un ex-
térieur languissant.
Le sérieux d'un homme stérile paraît froid,
lâche et oisif.
Le sérieux de la gravité prend un air concerté'
comme elle.
Le sérieux de la distraction porte des dehora
singuliers. _ '
Le sérieux d'un homme timide n'a presque*'
jamais de maintien.
Personne ne rejette en gros ces vérités; mais,
faute de principes bien liés et bien conçus, la
plupart des hommes sont, dans le détail et dans
leurs applications particulières , opposés les uns
aux autres et à eux-mêmes; ils font voir la né
cessité indispensable de bien manier les princi-
pes les plus familiers, et de les mettre tous eiî-^
semble sous un point de vue qui en découvre la
fécondité et la liaison.
Du sang-Jroid.
Nous prenons quelquefois pour le sang-froid
une passion sérieuse et concentrée qui fixe toutes
les pensées d'un esprit ardent, et le rend insen-
sible aux autres choses.
Le véritable sang-froid vient d'un sang doiii^J ^
tempéré, et peu fertile en esprits. S'il coule avec
trop de lenteur, il peut rendre l'esprit pesant;
mais lorsqu'il est reçu par des organes faciles à
bien conformés, la justesse, la réflexion, et uinj
singularité aimable, souvent l'accompagnenlf}
nul esprit n'est plus désirable. ' '
On parle encore d'un autre sang-froid qUë'
donne la force d'esprit, soutenue par l'expérience
et de longues réflexions; sans doute c'est là le
plus rare. \ ^ /L*
XLX.
De la présence d'esprit.
La présence d'esprit se pourrait définir une
aptitude à profiter des occasions pour parler ou
pour agir. C'est un avantage qui a manqué soar
vent aux hommes les plus éclairés, qui demande "
un esprit facile, un sang-froid modéré, l'usage
des affaires, et selon les différentes occurrences^
divers avantages : de la mémoire et de la saga-
cité dans la dispute, de la sécurité dans les pé-
DE L'ESPRIT HUMAIN.
4G1
rils, et dans le monde, cette liberté de cœur qui
nous rend attentifs à tout ce qui s'y passe, et
nous tient en état de profiter de tout, etc. ^ ^
De la distractiQU, .-<,., j
Il y a une distraction assez semblable aux
rêves du sommeil, qui est lorsque nos pensées
flottent et se suivent d'elles-mêmes sans force et
sans direction. Le mouvement des esprits se ra-
lentit peu à peu; ils errent à l'aventure sur les
traces du cerveau ', et réveillent des idées sans
suite et sans vérité ; enfin les organes se ferment ;
nous ne formons plus que des songes, et c'est là
proprement rêver les yeux ouverts.
Cette sorte de distraction est bien différente de
celle où jette la méditation. L'âme obsédée, dans
la méditation d'un objet qui fixe sa vue et la rem-
plit tout entière, agit beaucoup dans ce repos.
C'est un état tout opposé ; cependant elle y tombe
ensuite, épuisée par ses réflexions.
•'' - XXL
De V esprit du jeu.
C'est une manière de génie ' que l'esprit du
jeu , puisqu'il dépend également de l'àme et de
l'intelligence. Un homme que la perte trouble ou
intimide, que le gain rend trop hasardeux, un
homme avare, ne sont pas plus faits pour jouer,
que ceux qui ne peuvent atteindre à l'esprit de
combinaison. Il faut donc un certain degré de
lumière et de sentiment, l'art des combinaisons,
le goût du jeu , et l'amour mesuré du gain.
On s'étonne à tort que des sots possèdent ce
faible avantage. L'habitude et l'amour du jeu,
qui tournent toute leur application et leur mé-
moire de ce seul côté, suppléent l'esprit qui leur
manque.
LIVRE DEUXIEME.
XXII.
Des passions.
Toutes les passions roulent sur le plaisir et la
* Tout cet article est marqué d'une accolade dans l'édition
de Voltaire , avec ces mots : bon , très-bon. S.
2 Sur les traces du cerveau, etc. Sur les traces imprimées
dans le cerveau. S.
3 Cest une manière de génie, etc. Manière, expression
négligée et mal assortie. J'aimerais mieux sorte ou espèce. M.
douleur, comme dit M. Locke ' : c'en est l'es-
sence et le fonds.
Nous éprouvons, en naissant, ces deux états :
le plaisir, parce qu'il est naturellement attaché à
être; la douleur, parce qu'elle tient à être impar-
faitement ^ .
Si notre existence était parfaite, nous ne con-
naîtrions que le plaisir. Étant imparfaite, nous
devons connaître le plaisir et la douleur : or c'est
de l'expérience de ces deux contraires que nous
tirons l'idée du bien et du mal.
Mais comme le plaisir et la douleur ne viennent
pas à tous les hommes par les mêmes choses, ils
attachent à divers objets l'idée du bien et du
mal , chacun selon son expérience , ses passions,
ses opinions, etc.
Il n'y a cependant que deux organes de nos
biens et de nos maux : les sens et la réflexion.
Les impressions qui viennent par les sens sont
immédiates et ne peuvent se définir; on n'en
connaît pas les ressorts : elles sont l'effet du rap-
port qui est entre les choses et nous; mais ce rap-
port secret ne nous est pas connu.
Les passions qui viennent par l'organe de la
réflexion sont moins ignorées. Elles ont leur prin-
cipe dans l'amour de l'être ou de la perfection
de l'être, ou dans le sentiment de son imperfection
et de son dépérissement.
Nous tirons de l'expérience de notre être une
idée de grandeur, de plaisir, de puissance, que
nous voudrions toujours augmenter : nous pre-
nons dans l'imperfection de notre être une idée
de petitesse, de sujétion, de misère, que nous tâ-
chons d'étouffer : voilà toutes nos passions.
Il y a des hommes en qui le sentiment de l'être
est plus fort que celui de leur imperfection ; de
là l'enjouement, la douceur, la modération des
désirs.
Il y en a d'autres en qui le sentiment de leur
imperfection est plus vif que celui de l'être; de
là l'inquiétude, la mélancolie, etc.
De ces deux sentiments unis, c'est-à-dire celui
de nos forces et celui de notre misère, naissent
les plus grandes passions; parce que le sentiment
de nos misères nous pousse à sortir de nous-mê-
mes, et que le sentiment de nos ressources nous
* Locke (Jean), mort en 1704, auteur de V Essai sur l'en-
tendement humain, ouvrage excellent, traduit en français par
Coste, en 1729. F.
* Nous éprouvons, etc. Je ne sais si on peut dire éprouver
un état. On éprouve une impression qui passe. Être impar-
faitement n'explique pas ce que c'est (\Wêtre douloureuse-
ment. M. — Le plaisir n'est pas naturellement attaché h être,
car on existe souvent sans plaisir ni douleur. Être imparfai-
tement donnerait plutôt l'Idée du désir que de la douleur. S.
462
VADVENAftGJU^eS* i
y encoui'age et nous porte par l'espérance *. Mais
ceux qui ne sentent que leur misère sans leur
force, ne se passionnent jamais autant, car ils
n'osent rien espérer; ni ceux qui ne sentent
que leur force sans leur impuissance, car ils
ont trop peu à désirer : ainsi il faut un mélange
de courage et de faiblesse , de tristesse et de pré-
somption. Or cela dépend de la chaleur du sang
et des esprits; et la réflexion qui modère les
velléités des gens froids encourage l'ardeur des
autres, en leur fournissant des ressources qui
nourrissent leurs illusions : d'où vient que les
passions des hommes d'un esprit profond sont
plus opiniâtres et plus invincibles, car ils ne sont
pas obligés de s'en distraire comme le reste des
hommes, par épuisement de pensées ; mais leurs
réflexions , au contraire, sont un entretien éter-
nel à leurs désirs, qui les échauffe ; et cela expli-
que encore pourquoi ceux qui pensent peu , ou
qui ne sauraient penser longtemps de suite sur la
même chose , n'ont que l'inconstance en partage.
XXIII.
De la gaieté, de la joie, de la mélancolie.
Le premier degré du sentiment agréable de
notre existence est la gaieté : la joie est un senti-
ment plus pénétrant. Les hommes enjoués n'étant
pas d'ordinaire si ardents que le reste des hommes,
ils ne sont peut-être pas capables des plus vives
joies ; mais les grandes joies durent peu , et lais-
sent notre âme épuisée.
La gaieté, plus proportionnée à notre faiblesse
que la joie, nous rend confiants et hardis, donne
un être et un intérêt aux choses les moins impor-
tantes, fait que nous nous phtisons par instinct en
nous-mêmes, dans nos possessions , nos entours,
notre esprit, notre suffisance, malgré d'assez
grandes misères.
Cette intime satisfaction nous conduit quel-
quefois à nous estimer nous-mêmes, par de
très-frivoles endroits ; il me semble que les per-
sonnes enjouées sont ordinairement un peu plus
vaines que les autres.
D'autre part, les mélancoliques sont ardents,
timides , inquiets , et ne se sauvent , la plupart , de
la vanité, que par l'ambition et l'orgueil.
' Nous porte par l'espérance, etc. Il semble qu'il faudrait
nous y porte ( à sortir de nous-mêmes ). Autrement portt; serait
employé là d'une manière qui n'est pas commune. M.
XXIV.
De l^amour-projjre et de Vamourde nous-mêmes.
L'amour est une complaisance dans l'objet
aimé. Aimer une chose, c'est se complaire dans
sa possession, sa gi-^ce, son accroissement;
craindre sa privation , ses déchéances , etc.
Plusieurs philosophes rapportent générale-
ment à l'amour-propre toute sorte d'attache-
ments. Us prétendent qu'on s'approprie tout ce
que l'on aime , qu'on n'y cherche que son plai-
sir et sa propre satisfaction, qu'on se met soi-
même avant tout; jus(|ue-là qu'ils nient que celui
qui donne sa vie pour un autre, le préfère à
soi. Ils passent le but en ce point : car si l'objet
de notre amour nous est plus cher sans l'être ,
que l'être sans l'objet de notre amour, il paraît
que c'est notre amour qui est notre passion do-
minante, et non notre individu propre; puisque
tout nous échappe avec la vie, le bien que nous
nous étions approprié par notre amour, comme
notre être véritable. Ils répondent que la pas-
sion nous fait confondre dans ce sacrifice notre
vie et celle de l'objet aimé ; que nous croyons
n'abandonner qu'une partie de nous-mêmes pour
conserver l'autre : au moins ils ne peuvent nier
que celle que nous conservons nous paraît plus
considérable que celle que nous abandonnons»
Or, dès que nous nous regardons conune la
moindre partie dans le tout, c'est une préférence
manifeste de l'objet aimé. On peut dire la même
chose d'un homme qui, volontairement et de sang-
froid, meurt pour la gloire : la vie imaginaire
qu'il achète au prix de son être réel est une pré-
férence bien incontestable de la gloire, et qui
justifie la distinction que quelques écrivains ont
mise avec sagesse entre l'amour-propre et l'a-
mour de nous-mêmes. Ceux-ci conviennent bien
que l'amour de nous-mêmes entre dans toutes
nos passions; mais ils distinguent cet amour de
l'autre. Avec l'amour de nous-mêmes, disent-ils,
on peut chercher hors de soi son bonheur; on
peut s'aimer hors de soi davantage que sou exis-
tence propre ' ; on n'est point à soi-même son
unique objet. L'amour-propre, au contraire,
subordonne tout à ses commodités et à son bien-
* On peut s'aimer hors de soi davantage que su7i existence
propre. Cela n'est pas correct. Davantage est un adverbe de
comparaison , mais qui s'emploie absolument , sans être suivi
de la conjonction que. Lorsque cette conjonction est néces-'
saire, il faut substituer plus à davantage. Il y a dans l'ou-
vrage de Vauvenargues plusieurs autres incorrections que
nous n'avons pas cru devoir relever ; nous remarquons celle*
ci, parce que d'assez bons écrivains ont commis la même
faute. S.
DE L'ESin\lT HUMAIN.
46a
être ' ; il est à lui-même soh seul objet et sa seule
lin: de sorte qu'au lieu que les passions, qui
viennent de l'amour de nous-mêmes, nous don-
nent aux choses, l'amour-propre veut que les cho-
ses se donnent à nous, et se fait le centre de tout.
Rien ne caractérise donc l'amour-propre,
comme la complaisance qu'on a dans soi-même
et les choses qu'on s'approprie.
L'orgueil est un effet de cette complaisance.
Comme on n'estime généralement les choses
qu'autant qu'elles plaisent, et que nous nous
plaisons si souvent à nous-mêmes devant toutes
choses ; de là ces comparaisons toujours injustes
qu'on fait de soi-même à autrui , et qui fondent
tout notre orgueil.
Mais les prétendus avantages pour lesquels
nous nous estimons étant grandement variés,
nous les désignons par les noms que nous leur
avons rendus propres. L'orgueil qui vient d'une
conliance aveugle dans nos forces, nous l'avons
nommé présomption; celui qui s'attache à de pe-
tites choses, vanité ; celui qui est courageux, fierté.
Tout ce qu'on ressent de plaisir en s'appro-
priant cpielque chose, richesse, agrément, héri-
tage , etc. et ce qu'on éprouve de peine par la
perte des mêmes biens, ou la crainte de quelque
mal, la peur, le dépit, la colère, tout cela vient
de l'amour-propre.
L'amour-propre se mêle à presque tous nos sen-
timents , ou du moins l'amour de nous-mêmes ;
mais pour prévenir l'embarras que feraient naî-
tre les disputes qu'on a sur les termes , j'use
d'expressions synonymes, qui me semblent moins
équivoques. Ainsi je rapporte tous nos sentiments
à celui de nos perfections et de notre imperfec-
tion : ces deux grands principes nous portent de
concert à aimer, estimer, conserver, agrandir et
défendre du mal notre frêle existence. C'est la
source de tous nos plaisirs et déplaisirs, et la
cause féconde des passions qui viennent par l'or-
gane de la réflexion.
Tâchons d'approfondir les principales; nous
suivrons plus aisément la trace des petites, qui
ne sont que des dépendances et des branches de
celles-ci.
* L'amour-propre, au contraire y subordonne tout à ses
commodités et à son bien-être. Cette manière de distinguer
Vamour de nous-mêmes de l'amour-propre , parait plus sub-
tile que juste ; et ce que Vauvenargues applique ici h l'a-
mour-propre, serait plutôt le caractère de c«; qu'on entend
par le mot éyoîsme. Ce qu'on exprime communément par le
mol (V amour-propre , c'est Vamour des choses qui nous sont
propres , la complaisance pour nos qualités ou nos avantages
personnels, plutôt que l'attention au bien-étrc de notre per-
sonne. S.
XXV.
'ï >') 1 ' ? ' De P ambition
?Ah'-U J^ ,».î^.ii'u'"|-n*
L'instinct qui nous porte à nous agrandir n'est
aucune part si sensible que dans l'ambition ' ;
mais il ne faut pas confondre tous les ambitieux.
Les uns attachent la grandeur solide à l'autorité
des emplois ; les autres aux grandes richesses ; les
autres au faste des titres , etc. ; plusieurs vont à
leur but sans nul choix des moyens ; quelques-
uns par de grandes choses , et d'autres par les
plus petites : ainsi telle ambition est vice ; telle ,
vertu; telle, vigueur d'esprit; telle, égarement
et bassesse, etc.
Toutes les passions prennent le tour de notre
caractère. Nous avons vu ailleurs que l'âme in-
fluait beaucoup sur l'esprit ; l'esprit influe aussi
sur l'âme. C'est de l'âme que viennent tous les
sentiments; mais c'est par les organes de l'esprit
que passent les objets qui les excitent. Selon les
couleurs qu'il leur donne , selon qu'il les pénètre ,
qu'il les embellit , qu'il les déguise, l'âme les re-
bute ou s'y attache. Quand donc même on igno-
rerait que tous les hommes ne sont pas égaux
par le cœur, il suffit de savoir qu'ils envisagent
les choses selon leurs lumières, peut-être encore
plus inégales , pour comprendre la différence qui
distingue les passions mêmes qu'on désigne du
même nom. Si différemment partagés par l'es-
prit et les sentiments , ils s'attachent au même
objet sans aller au même intérêt ' ; et cela n'est
pas seulement vrai des ambitieux , mais aussi de
toute passion.
XXVL
De Vamour du monde.
Que de choses sont comprises dans l'amour du
monde ! le libertinage , le désir de plaire , l'envie
de primer, etc. : l'amour du sensible et du grand
ne sont nulle part si mêlés '.
^ L'instinct qui nous porte à nous agrandir n'est aucune
part si sensible que dans l'ambition. Aucune part pour nulle
part, expression négligée. S.
^ Ils s'attachent au même objet sans aller au même inté-
rêt. C'est-à-dire, sans voir de même l'objet où ils s'attachent,
et sans y être portés par le même intérêt. Deux hommes veu
lent la même place, l'un pour l'argent et l'autre pour le crédit.
Deux amants recherchent la même femme , l'un pour sa ligure
et l'autre pour son esprit, etc. S.
3 L'amour du sensible et du grand ne sont nulle part si
mêlés. C'est-.'i-dlre, je crois, selon la manière de voir de Vau-
venargues , les penchants physiques et les sentiments moraux.
D'autant que dans la première édition , il j\joutalt : je parle
d'un grand , mesuré à l'esprit et au cœur qu'il touche. Uan»
tous les ras cela n'est pas clair. S.
464
vai]vi:nai\(uies.
Le génie et l'activité portent les hommes à la
vertu et à la gloire : les petits talents, la paresse,
le goût des plaisii*s, la gaieté et la vanité les
iixent aux petites choses : mais en tout c'est le
même instinct; et l'amour du monde renferme de
vives semences de presque toutes les passions.
XXVII.
Sur Vamour de la gloire.
La gloire nous donne sur les cœurs une auto-
rité naturelle qui nous touche sans doute autant
que nulle de nos sensations, et nous étourdit plus
sur nos misères qu'une vaine-dissipation : elle est
donc réelle en tous sens.
Ceux qui parlent de son néant inévitable sou-
tiendraient peut-être avec peine le mépris ouvert
d'un seul homme. Le vide des grandes passions
est rempli par le grand nombre des petites : les
contempteurs de la gloire se piquent de bien
danser, ou de quelque misère encore plus basse.
Ils sont si aveugles qu'ils ne sentent pas que c'est
la gloire qu'ils cherchent si curieusement , et si
vains qu'ils osent la mettre dans les choses les
plus ffivoles. La gloire, disent-ils , n'est ni ver-
tu, ni mérite; ils raisonnent bien en cela : elle
n'est que leur récompense; mais elle nous excite
donc au travail et à la vertu, et nous rend sou-
vent estimables afin de nous faire estimer.
Tout est très-abject dans les hommes , la vertu
la gloire , la vie ; mais les plus petits ont des pro-
portions reconnues. Le chêne est un grand arbre
près du cerisier ; ainsi les hommes à l'égard les
uns des autres. Quelles sont les vertus et les in-
clinations de ceux qui méprisent la gloire ? L'ont-
ils méritée ?
XXVIII.
De Vamour des sciences et des lettres.
La passion de la gloire et la passion dès scien-
ces se ressemblent dans leur principe ; car elles
viennent l'une et l'autre du sentiment de notre
vide et de notre imperfection. Mais l'une voudrait
se former comme un nouvel être hors de nous, et
l'autre s'attache à étendre et à cultiver notre fonds.
Ainsi la passion de la gloire veut nous agrandir
au dehors , et celle des sciences au dedans.
On ne peut avoir l'âme grande , ou l'esprit un
peu pénétrant , sans quelque passion pour les let-
tres. Les arts sont consacrés à peindre les traits
de la belle nature; les sciences, à la vérité. Les
arts et les sciences embrassent tout ce qu'il y a
dans la pensée de noble et d'utile; de sorte qu'il
ne reste à ceux qui les rejettent que ce q\il est
indigne d'être peint ou enseigné , etc.
La plupart des hommes honorent les lettres
comme la religion et la vertu ' ; c'est-à-dire, comme
une chose qu'ils ne peuvent ni connaître , ni pra-
tiquer, ni aimer.
Personne néanmoins n'ignore que les bons li-
vres sont l'essence des meilleurs esprits , le pré-
cis de leurs connaissances et le fruit de leurs
longues veilles. L'étude d'une vie entière s'y peut
recueillir dans quelques heures ; c'est un grand
secours.
Deux inconvénients sont à craindre dans cette
passion : le mauvais choix et l'excès. Quant au
mauvais choix , il est probable que ceux qui s'at-
tachent à des connaissances peu utiles ne seraient
pas propres aux autres ; mais l'excès se peut cor-
riger.
Si nous étions sages , nous nous bornerions à
un petit nombre de connaissances , afin de les
mieux posséder. Nous tâcherions de nous les ren-
dre familières et de les réduire en pratique : la
plus longue et la plus laborieuse théorie n'éclaire
qu'imparfaitement. Un homme qui n'aurait ja-
mais dansé posséderait inutilement les règles de
la danse ; il en est sans doute de même des mé-
tiers d'esprit \
Je dirai bien plus : rarement l'étude est utile,
lorsqu'elle n'est pas accompagnée du commerce
du monde. Il ne faut pas séparer ces deux cho-
ses : l'une nous apprend à penser, l'autre à agir;
l'une à parler, l'autre à écrire ; l'une à disposer
nos actions , l'autre à les rendre faciles.
L'usage du monde nous donne encore de pen-
ser naturellement , et l'habitude des sciences , de
penser profondément.
Par une suite naturelle de ces vérités , ceux
qui sont privés de l'un et l'autre avantage par
leur condition , fournissent une preuve incontes-
table de l'indigence naturelle de l'esprit humain.
Un vigneron , un couvreur, resserrés dans un pe-
tit cercle d'idées très-communes , connaissent à
peine les plus grossiers usages de la raison , et
n'exercent leur jugement, supposé qu'ils en aient
reçu de la nature , que sur des objets très-pal-
pables. Je sais bien que l'éducation ne peut sup-
^ La plupart des hommes honorent les lettres comme la
religion et la vertu. Il faut comme ils honorent. On avait
copié celle pensée dans V Encyclopédie, sans en citer Tauteur.
Les journalistes de Trévoux , qui avaient fort loué l'ouvrage
de Vauvenargues lorsqu'il parut, firent un crin»e de cette
maxime aux encyclopédistes. M.
' Il en est sans doute de même des métiers d'esprit. II fau-
drait , ce me semble, des métiers de l'esprit. M.
OK L'ESPRIT HUMAIN.
»li^r^>
465
pléer le génie ; je n'ignore pas que les dons de la
nature valent mieux que les dons de l'art ' ; ce-
pendant l'art est nécessaire pour faire fleurir les
talents. Un beau waturej .négligé ne ponte jamais
de fruits mûrs, x> ».. ?.i.- ir,.j ^ ■ ^^ ,^hI-
Peut-on regarder comme un bien un génie à
peu près stérile ? Que servent à un grand seigneur
les domaines qu'il laisse en friche ? Est-il riche
de ces champs incultes?
XXIX,
De l'avarice.
Ceux qui n'aiment l'argent que pour là dé-
pense ne sont pas véritablement avares. L'ava-
rice est une extrême défiance des événements ,
qui cherche à s'assurer contre les instabilités de
la fortune par une excessive prévoyance , et ma-
nifeste cet instinct avide qui nous sollicite d'ac-
croître , d'étayer, d'affermir notre être. Basse et
déplorable manie, qui n'exige ni connaissance,
ni vigueur d'esprit , ni jeunesse , et qui prend par
cette raison , dans la défaillance des sens , la place
des autres passions. ' ] ' ' ■' '
XXX.
îa.-» Ht u
De la passion du jeu.
Quoique j'aie dit que l'avarice naît d'une dé-
fiance ridicule des événements de la fortune , et
qu'il semble que l'amour du jeu vienne au con-
traire d'une ridicule confiance aux mêmes évé-
nements , je ne laisse pas de croire qu'il y a des
joueurs avares et qui ne sont confiants qu'au jeu ;
encore ont-ils , comme on dit , un jeu timide et
serré.
Dés commencements souvent heureux remplis-
sent l'esprit des joueurs de l'idée d'un gain très-
rapide qui paraît toujours sous leurs mains : cela
détermine.
Par combien de motifs d'ailleurs n'est-on pas
porté à jouer? par cupidité, par amour du faste,
par goût des plaisirs , etc. Il suffit donc d'aimer
quelqu'une de ces choses pour aimer le jeu ; c'est
une ressource pour les acquérir, hasardeuse à la
vérité, mais propre à toute sorte d'hommes, pau-
vres, riches, faibles, malades , jeunes et vieux,
ignorants et savants, sots et habiles, etc. : aussi
' Je n'ignore pan que les dotis de la nature valent mieux
que les dons de l'art. Je ne sais si Ton peut dire les dons de
l'art èomine les dons de la nature. La nature donne , dote ,
doue; l'art ne fait rien de tout cela : 11 vend et ne donne pas ,
et l'on achète ses biens avec l'étude et le travail. M.
n'y a-t-il point de passion pins commuuu que
celle-ci. -,
Delapassian des exercice^:
Il y a dans la passion des exercices un plaisir
pour les sens et un plaisir pour l'âme. Les sens
sont flattés d'agir, de galoper un cheval ' , d'en-
tendre un bruit de chasse dans une forêt ; l'âme
jouit de la justesse de ses sens , de la force et de
l'adresse de son corps , etc. Aux yeux d'un phi-
losophe qui médite dans son cabinet , cette gloire
est bien puérile; mais, dans l'ébranlement de
l'exercice, on ne scrute pas tant le.s choses. En
approfondissant les hommes , on rencontre des
vérités humiliantes , mais incontestables.
Vous voyez l'âme d'un pêcheur qui se détache
en quelque sorte de son corps pour suivre un
poisson sous les eaux , et le pousser au piège que
sa main lui tend. Qui croirait qu'elle s'applaudit
de la défaite du faible animal , et triomphe au
fond du filet? Toutefois rien n'est si sensible.
Un grand , à la chasse , aime mieux tuer un
sanglier qu'une lyrondelle : par quelle raison?
Tous la voient. ■' * --
XXXIt.
','* De V amour paterneL ^ ... ^,, y
L'amour paternel ne diffère pas de l'amour-
propre. Un enfant ne subsiste que par ses parents,
dépend d'eux , vient d'eux , leur doit tout ; il»
n'ont rien qui leur soit si propre.
Aussi un père ne sépare point l'idée d'un fils
de la sienne , à moins que le fils n'affaiblisse cette
idée de propriété par quelque contradiction ; mais
plus un père s'irrite de cette contradiction, plus
il s'afflige, plus il prouve ce que je dis.
XXXIIL
De V amour filial et fraternel.
Comme les enfants n'ont nul droit sur la vo-
lonté de leurs pères, la leur étant au contraire
toujours combattue , cela leur fait sentii* qu'ils
sont des êtres à part , et ne peut pas leur inspi-
rer de l'amour -propre ; parce que la propriété ne
saurait être du côté de la dépendance : cela est
visible. C'est par cette raison que la tendresse des
enfants n'est pas aussi vive que celle des pères ;
' Les sens sontjldttés d'agir, de galoper un cheval. Wii^\lg.éi,
Le» sens ne galopent pas un cheval. M.
30
4GG
VAlJVENAKGlIKS.
mais les lois ont pourvu à cet inconvénient. El-
les sont un garant au père contre l'ingratitude
des enfants, comme la nature est aux enfants un
otage assuré contre l'abus des lois. Il était juste
d'assurer à la vieillesse les secours qu'elle avait
prêtés à la faiblesse de l'enfance.
La reconnaissance prévient , dans les enfants
bien nés, ce que le devoir leur impose. Il est dans
la saine nature d'aimer ceux qui nous aiment et
nous protègent ; et l'habitude d'une juste dépen-
dance en fait perdre le sentiment : mais il suffit
d'être homme pour être bon père ; et si l'on n'est
homme de bien , il est rare qu'on soit bon fils.
Du reste , qu'on mette à la place de ce que je
dis la sympathie ou le sang , et qu'on me fasse
entendre pourquoi le sang ne parle pas autant
dans les enfants que dans les pères; pourquoi la
sympathie périt quand la soumission diminue;
pourquoi des frères souvent se haïssent sur des
fondements si légers , etc.
Mais quel est donc le nœud de l'amitié des frè-
res ? Une fortune , un nom communs , même nais-
sance et même éducation , quelquefois même ca-
ractère; enfin l'habitude de se regarder comme
appartenant les uns aux autres , et comme n'ayant
qu'un seul être. Voilà ce qui fait que l'on s'aime,
voilà l'amour-propre; mais trouvez le moyen de
séparer des frères d'intérêt, l'amitié lui survit à
peine; l'amour-propre qui en était le fonds se
porte vers d'autres objets.
XXXIV.
De V amour que Von a pour les bêtes.
11 peut entrer quelque chose qui flatte les sens
dans le goût qu'on nourrit pour certains animaux ,
quand ils nous appartiennent. J'ai toujours pensé
qu'il s'y mêle de l'amour-propre : rien n'est si
ridicule à dire , et je suis fâché qu'il soit vrai ' ;
mais nous sommes si vides, que, s'il offre à nous
la moindre ombre de propriété , nous nous y at-
tachons aussitôt. Nous prêtons à un perroquet des
pensées et des sentiments; nous nous figurons
qu'il nous aime, qu'il nous craint, qu'il sent nos
faveurs, etc. Ainsi nous aimons l'avantage que
nous nous ac^îordons sur lui. Quel empire ! mais
c'est là l'homme.
* Rien n'est si ridicule à dire, et je suis fâché qu'il soit
vrai. C'est la seœnde fois qu'on relève cette façon de parler,
qu'il soit vrai, pour que cela soit vrai: c'est une faute. S.
XXXV.
De Vamitié.
C'est l'insuffisance de notre être qui fait naî-
tre l'amitié, et c'est l'insuffisance de l'amitié
même qui la fait périr.
Est-on seul ? on sent sa misère , on sent qu'on
a besoin d'appui ; on cherche un fauteur de ses
goûts, un compagnon de ses plaisirs et de ses
peines ; on veut un homme dont on puisse possé-
der le cœur et la pensée. Alors l'amitié paraît
être ce qu'il y a de plus doux au monde. A-t-on
ce qu'on a souhaité , on change bientôt de pensée.
Lorsqu'on voit de loin quelque bien, il fixe
d'abord nos désirs ; et lorsqu'on y parvient , on
en sent le néant. Notre âme , dont il arrêtait la
vue dans l'éloignement , ne saurait s'y reposer
quand elle voit au delà : ainsi l'amitié , qui de
loin bornait toutes nos prétentions , cesse de les
borner de près ; elle ne remplit pas le vide qu'elle
avait promis de remplir ; elle nous laisse des be-
soins qui nous distraient et nous portent vers
d'autres biens.
Alors on se néglige, on devient difficile, on
exige bientôt comme un tribut les complaisances
qu'on avait d'abord reçues comme un don. C'est
le caractère des hommes de s'approprier peu à
peu jusqu'aux grâces dont ils jouissent; une lon-
gue possession les accoutume naturellement à re-
garder les choses qu'ils possèdent comme à eux;
ainsi l'habitude les persuade qu'ils ont un droit
naturel sur la volonté de leurs amis^ Ils vou-
draient s'en former un titre pour les gouverner;
lorsque ces prétentions sont réciproques , comme
on voit souvent ^ , l'amour-propre s'irrite et crie
des deux côtés , produit de l'aigreur , des froi-
deurs , et d'amères explications, etc.
On se trouve aussi quelquefois mutuellement
des défauts qu'on s'était cachés; ou l'on tombe
dans des passions qui dégoûtent de l'amitié,
comme les maladies violentes dégoûtent des plus
doux plaisirs.
Aussi les hommes les plus extrêmes ne sont
pas les plus capables d'une constante amitié. On
ne la trouve nulle part si vive et si solide que
dans les esprits timides et sérieux , dont l'âme
modérée connaît la vertu; car elle soulage leur
cœur oppressé sous le mystère et sous le poids
^ IJ habitude les persuade qu'ils ont un droit naturel sitr
la volonté de leurs amis. 11 faut, je crois, leur persuade. S.
2 Lorsque ces prétentions sont réciproques , comme cm voit
souvent, l'amour-fn'opre s'irrite. Il faudrait comme on le
voit souvent. S.
DE L'ESPRIT HlJMAIN
407
du secret, détend leur esprit, l'élargit, les rend
plus confiants et plus vifs , se raêle à leurs amu-
sements , à leurs affaires et à leurs plaisirs mys-
térieux : c'est l'âme de toute leur vie.
Les jeunes gens sont aussi très-sensibles et très-
confiants; mais la vivacité de leurs passions les
distrait et les rend volages. La sensibilité et la
confiance sont usées dans les vieillards; mais le
besoin les rapproche , et la raison est leur lien :
les uns aiment plus tendrement, les autres plus
solidement.
Le devoir de l'amitié s'étend plus loin qu'on
ne croit : nous suivons notre ami dans ses dis-
grâces; mais, dans ses faiblesses, nous l'aban-
donnons : c'est être plus faible que lui.
Quiconque se cache , obhgé d'avouer les dé-
fauts des siens, fait voir sa bassesse '. Êtes- vous
exempt de ces vices , déclarez-vous donc haute-
ment; prenez sous votre protection la faiblesse
des malheureux ; vous ne risquez rien en cela :
mais il n'y a que les grandes âmes qui osent se
montrer ainsi. Les faibles se désavouent les uns
les autres , se sacrifient lâchement aux jugements
souvent injustes du public , ils n'ont pas de quoi
résister , etc.
XXXVL
De Vamour.
H entre ordinairement beaucoup de sympa-
thie dans l'amour, c'est-à-dire, une inclination
dont les sens forment le nœud ; mais , quoiqu'ils
en forment le nœud , ils n'en sont pas toujours
l'intérêt principal ; il n'est pas impossible qu'il y
ait un amour exempt de grossièreté.
Les mêmes passions sont bien différentes dans
les hommes. Le même objet peut leur plaire par
des endroits opposés. Je suppose que plusieurs
hommes s'attachent à la même femme : les uns
l'aiment pour son esprit, les autres pour sa vertu,
les autres pour ses défauts, etc.; et il se peut
faire encore que tous l'aiment pour des choses
qu'elle n'a pas, comme lorsque l'on aime une
femme légère que l'on croit solide. N'importe;
on s'attache à l'idée qu'on se plaît à s'en figurer;
ce n'est même que cette idée que l'on aime , ce
n'est pas la femme légère : ainsi l'objet des pas-
sions n'est pas ce qui les dégrade ou ce qui les
ennoblit , mais la manière dont on envisage cet
* Quicùnqtie se cache , obligé d'avouer les défauts des siens ,
fait voir sa bassesse. Toute celte pensée est mal exprimée et
obscure. Quiconque se cache d'avoir des amis dont il est oblir/é
J'avouer les défauts , fait voir sa bassesse. Je crois que c'est
Ainsi qu'il faut l'expliquer. M.
objet. Or j'ai dit qu'il était possible que l'on cher-
chât dans l'amour quelque chose de plus que
l'intérêt de nos sens. Voici ce qui me le fait croire.
Je vois tous les jours dans le monde qu'un homme
environné de femmes auxquelles il n'a jamais
parlé , comme à la messe, au sermon , ne se dé-
cide pas toujours pour celle qui est la plus johe,
et qui même lui paraît telle. Quelle est la raison
de cela? c'est que chaque beauté exprime un ca-
ractère tout particulier ; et celui qui entre le plus
dans le nôtre , nous le préférons. C'est donc le
caractère qui nous détermine quelquefois; c'est
donc l'âme que nous cherchons : on ne peut me
nier cela. Donc tout ce qui s'offre à nos sens ne
nous plaît alors que comme une image de ce qui
se cache à leur vue; donc nous n'aimons alors
les qualités sensibles que comme les organes
de notre plaisir , et avec subordination aux qua-
lités insensibles dont elles sont l'expression ; donc
il est au moins vrai que l'âme est ce qui nous
touche le plus. Or ce n'est pas aux sens que l'âme
est agréable , mais à l'esprit ; ainsi l'intérêt de
l'esprit devient l'intérêt principal , et si celui des
sens lui était opposé, nous le lui sacrifierions. On
n'a donc qu'à nous persuader qu'il lui est vrai-
ment opposé, qu'il est une tache pour l'âme:
voilà l'amour pur.
Amour cependant véritable, qu'on ne saurait
confondre avec l'amitié : car, dans l'amitié, c'est
l'esprit qui est l'organe du sentiment; ici ce sont
les sens. Et comme les idées qui viennent par les
sens sont infiniment plus puissantes que les vues
de la réflexion , ce qu'elles inspirent est passion.
L'amitié ne va pas si loin; et, malgré tOjUt cela,
je ne décide pas ; je le laisse à ceux qui ont blan-
chi sur ces importantes questions.
XXXVTI.
De ta physionomie.
La physionomie est l'expression du caractère et
celle du tempérament. Une sotte physionomie est
celle qui n'exprime que la complexion , comme
un tempérament robuste, etc. ; mais il ne fout ja-
mais juger sur la physionomie : car il y a tant de
traits mâles sur le visage et dans le maintien des
hommes , que cela peut souvent confondre ; sans
parler des accidents qui défigurent les traits natu-
rels, et qui empêchent que fàme ne s'y manifeste,
comme la petite vérole , la maigreur, etc.
On pourrait conjecturer plutôt sur le caractère
des hommes, par ragrémcnt ([u'ils attachciil à
:U).
%t>B
VAUVENARCTIKS
(le certaines figures qui répondent à leur» pas-
sions; mais encore s'y tromperait-on ' .
XXXVIII.
De la pitié.
La pitié n'est qu'un sentiment mêlé de tristesse
et d'amour '; je ne pense pas qu'elle ait besoin
d'être excitée par un retour sur nous-mêmes,
comme on le croit. Pourquoi la misère ne pour-
rait-elle sur notre cœur ce que fait la vue d'une
plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas des choses qui
affectent immédiatement l'esprit? L'impression
des nouveautés ne prévient-elle pas toujours nos
réflexions? Notre âme est-elle incapable d'un
sentiment désintéressé ?
XXXIX.
De la haine,
La haine est une déplaisance dans l'objet haï ^ .
C'est une tristesse qui nous donne, pour la
cause qui l'excite , une secrète aversion : on ap-
pelle cette tristesse jalousie, lorsqu'elle est un
effet du sentiment de nos désavantages comparés
au bien de quelqu'un. Quand il se joint à cette
Jalousie de la haine , une volonté de vengeance
dissimulée par faiblesse , c'est envie.
Il y a peu de passions où il n'entre de l'amour
ou de la haine. La colère n'est qu'une aversion
subite et violente, enflammée d'un désir aveugle
de vengeance; l'indignation, un sentiment de
colère et de mépris; le mépris, un sentiment mêlé
de haine et d'orgueil; l'antipathie, une haine
violente et qui ne raisomie pas.
Il entre aussi de l'aversion dans le dégoût ; il
n'est pas une simple privation comme l'indiffé-
rence; et la mélancolie, qui n'est communément
' On pourrait conjecturer plutôt sur le caractère des hom-
mes, par l'agrément qu'ils attachent à de certaines figures
qui réjMjndent à leurs passions. Cette phrase est obscure et
négligée ; il faudrait, ce me semble, conjecturer du caractère. M .
^ La pitié n'est qu'un sentiment mêlé de tristesse et d'a-
mour. Vauveiiargues entend ici par amour toute disposition
tiui nous porte vers un objet; comme il entend par haine
toute disposition qui nous en éloigne. Autrement il «erait im-
possible d'expliquer le chapitre suivant, où il dit qu'il y a
peu de passions où il n'entre de Vamourou de la haine; que
le mépris est un sentiment mêlé de haine et d'orgueil. S.
^ La haine est une deplaisance dans l'objet huî. C'est plu-
tôt l'effet de cette déplaisance. Il faudrait, ce semble, la haine
natl du déplaisir que nous cause, etc. M.
Je crois , comme je l'ai dit plus haut , que Vauvenargues
jM-end plutôt lel la haine pour ce sentiment même de déplai-
s;u»€G qui nous éloigne d'un objet Cette expression n'est pas
asitée eu ee sens; cependant je crois bien que c'est celui qu'il
lui donne S
qu'un dégoût universel sans espérance, tient en-
core beaucoup de la haine.
A l'égard des passions qui viennent de Ta-
mour, j'en ai déjà parlé ailleurs; je me contente
donc de répéter ici que tous les sentiments
que le désir allume sont mêlés d'amour ou d«
haine.
De V estime, du respect, et du mépris.
L'estime est un aveu intérieur du mérite do
quelque chose ; le respect est le sentiment de la
supériorité d'autrui.
Il n'y a pas d'amour sans estime ; j'en ai dit la
raison. L'amour étant une complaisance dans
l'objet aimé , et les hommes ne pouvant se dé-
fendre de trouver un prix aux choses qui leur
plaisent, peu s'en faut qu'ils ne règlent leur es-
time sur le degré d'agrément que les objets ont
pour eux. Et s'il est vrai que chacun s'es-
time personnellement plus que tout autre , c'est ,
ainsi que je l'ai déjà dit, parce qu'il n'y a rien qui
nous plaise ordinairement tant que nous-mêmes.
Ainsi , non-seulement on s'estime avant tout ,
mais on estimé encore toutes les choses que l'on
aime, comme la chasse, la musique, les che-
vaux , etc. ; et ceux qui méprisent leurs propres
passions ne le font que par réflexion, et par
un effort de raison : car l'instinct les porte au
contraire.
Par une suite naturelle du même principe , la
haine rabaisse ceux qui en sont l'objet , avec le
même sohi que l'amour les relève. Il est impossi-
ble aux hommes de se persuader que ce qui les
blesse n'ait pas quelque grand défaut ; c'est un
jugement confus que l'esprit porte en lui-même ,
comme il en use au contraire en aimant '.
Et si la réflexion contrarie cet instinct, car il
y a des qualités qu'on est convenu d'estimer, et
d'autres de mépriser, alors cette contradiction ne
fait qu'irriter la passion ; et plutôt que de céder
aux traits de la vérité , elle en détourne les yeux.
Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités na-
turelles , pour lui en donner de conformes à son
intérêt dominant. Ensuite elle se livre témérai-
rement et sans scrupule à ses préventions in-
sensées.
Il n'y a presque point d'homme dont le juge-
ment soit supérieur à ses passions. Il faut donc
' Cest. un jugement confus que l'esprit parte en lui-même,
camme il en use au contraire en aimant. Au contraire, pour
d'une manière contraire : expression négligée. S.
DE L'ESPKIT HUMAIN.
469
bien prendre garde, lorsqu'on veut se faire esti-
mer, à ne pas se faire haïr, mais tâcher au con-
traire de se présenter par des endroits agréables ;
parce que les hommes penchent à juger du prix
des choses par le plaisir qu'elles leur font.
Il y en a à la vérité qu'on peut surprendre par
une conduite opposée , en paraissant au dehors
plus pénétré de soi-même qu'on n'est au dedans ';
cette confiance extérieure les persuade et les
maîtrise.
Mais il est un moyen plus noble de gagner
l'estime des hommes ; c'est de leur faire souhaiter
la nôtre par un vrai mérite , et ensuite d'être mo-
deste et de s'accommoder à eux. Quand on a vé-
ritablement les qualités qui emportent l'estime
du monde, il n'y a plus qu'à les rendre populaires
pour leur concilier l'amour, et lorsque l'amour
les adopte, il en fait élever le prix. Mais pour
les petites finesses qu'on emploie en vue de sur-
prendre ou de conserver les suffrages : attendre
les autres , se faire valoir, réveiller par des froi-
deurs étudiées ou des amitiés ménagées le goût
Inconstant du public ; c'est la ressource des hom-
mes superficiels qui craignent d'être approfondis ;
il faut leur laisser ces misères dont ils ont besoin
avec leur mérite spécieux.
Mais c'est trop s'arrêter aux choses; tâchons
d'abréger ces principes par de courtes définitions.
Le désir est une espèce de mésaise que le goût
du bien met en nous =" , et l'inquiétude un désir
isans objet.
L'ennui vient du sentiment de notre vide ; la
paresse naît d'impuissance ^; la langueur est un
témoignage de notre faiblesse, et la tristesse, de
notre misère.
L'espérance est le sentiment d'un bien pro-
chain, et la reconnaissance, celui d'un bienfait.
Le regret consiste dans le sentiment de quel-
que perte; le repentir, dans celui d'une faute ; le
' Il y en a à la vérité qu'on peut surprendre par une con-
duite opposée , en paraissant au dehors plus pénétré de soi-
même qu'on n'est au dedans. Comme on dit d'un homme qu'i/
est plein de lui ; expression elliptique. Qu'on n'est au de-
dans : il faudrait qu'o7i ne l'est. S.
' Le désir est une espèce de mésaise que le goût du bien
met en nous. Par le goût du lien , il faut entendre l'amour
du bien-être. S.
•'' L'ennui vient du sentiment de notre vide; la paresse
tialt d'impuissance. Qu'est-ce que notre videPJ.a paresse sup-
pose, au contraire, le pouvoir d'agir combiné avec l'inac-
tion. M.
I/auteur entend ici par notre vide ce qu'il entend ailleurs
litr l'insujfftsance de notre être, c'est-à-diro, l'impossibilité où
nous sommes de trouver en nous-mêmes de quoi suffire à
notre l)onheur. Par impuissance , il entend , je crois , ivipuis-
mnce de l'âme, l'imposslbiliié où elle est de wrtir de sa lan-
gtipur. S.
remords , dans celui d'un crime et la crainte do
châtiment '.
La timidité peut être la crainte du blâme , la
honte en est la conviction.
La raillerie naît d'un mépris content.
La surprise est un ébranlement soudain à la
vue d'une nouveauté.
L'étonnement est une surprise longue et
accablante ; l'admiration , une surprise pleine de
respect.
La plupart de ces sentiments ne sont pas trop
composés, et n'affectent pas aussi durablement
nos âmes que les grandes passions, l'amour,
l'ambition, l'avarice, etc. Le peu que je viens
de dire à cette occasion répandra une sorte
de lumière sur ceux dont je me réserve de par-
ler ailleurs.
XLL
De l'amour des objets sensibles.
Il serait impertinent de dire que l'amour des
choses sensibles, comme l'harmonie, les sa-
veurs , etc. n'est qu'un effet de l'amour-propre,
du désir de nous agrandir, etc. etc. Cependant
tout cela s'y mêle quelquefois. Il y a des musi-
ciens, des peintres, qui n'aiment chacun dans
leur art que l'expression des grandeurs , et qui
ne cultivent leurs talents que pour la gloire :
ainsi d'une infinité d'autres.
Les hommes que les sens dominent ne sont
pas ordinairement si sujets aux passions sérieu-
ses, l'ambition, l'amour de la gloire, etc. Les
objets sensibles les amusent et les amollissent ;
et s'ils ont les autres passions , ils ne les ont pas
aussi vives.
On peut dire la même chose des hommes en-
joués; parce que, ayant une manière d'exister
assez heureuse , ils n'en cherchent pas une autre
* Le regret consiste dans le sentiment de quelque perle ; h
repentir, dans celui d'une faute; h remords, dans celui
d'un crime et la crainte du châtiment. Ce n'est pas, à co
qu'il semble, la différence de la faute et du crime, qui cons-
titue celle du repentir et du remords. On peut expier ses cri-
mes par le repentir, et sentir le remords d'une faute. Si 1«
repentir est moins cruel, c'est qu'il suppose le retour, et une
résolution de ne plus retomber, qui console tot^jours. Le re-
mords peut exister avec la résolution de se rendre encor«
coupable. Heureux, si je puis, dit Matban dans Jlhalie ,
\ force d'attentats, perdre tous mes remords.
C'est ainsi que les scélérats les perdent. 11 n'y a poini pour
eux de repentir.
Dieu fit du repentir la vertu de« mortels.
Heureusement le remords peut naître sans la crainte dit-châ.-
l fttnrui : mais ce n'est guère que» pour les premiers rrlmw. S.
470
VÂUVENARGllES.
avec ardeur. Trop de choses les distraient ou les
préoccupent.
On pourrait entrer là-dessus , et sur tous les
sujets que j'ai traités, dans des détails intéres-
sants. Mais mon dessein n'est pas de sortir des
principes , quelque sécheresse qui les accompa-
gne : ils sont l'objet unique de tout mon dis-
cours; et je n'ai ni la volonté ni le pouvoir de
donner plus d'application à cet ouvrage ' .
XLII.
Des passions en général.
Les passions s'opposent aux passions , et peu-
vent servir de contre-poids ; mais la passion
dominante ne peut se conduire que par son pro-
pre intérêt, vrai ou imaginaire, parce qu'elle
règne despotiquement sur la volonté, sans la-
quelle rien ne se peut.
Je regarde humainement les choses, et j'ajoute
dans cet esprit : Toute nourriture n'est pas pro-
pre à tous les corps , tous objets ne sont pas suf-
fisants pour toucher certaines âmes. Ceux qui
croient les hommes souverains arbitres de leurs
sentiments, ne connaissent pas la nature; qu'on
obtienne qu'un sourd s'amuse des sons enchan-
teurs de Murer; qu'on demande à une joueuse
qui fait ime grosse partie, qu'elle ait la com-
plaisance et la sagesse de s'y ennuyer : nul art
ne le peut.
Les sages se trompent encore en offrant la
paix aux passions ; Iqs passions lui sont enne-
mies Mis vantent la modération à ceux qui sont
nés pour l'action et pour une vie agitée; qu'im-
porte à un homme malade la délicatesse d'un
festin qui le dégoûte?
Nous ne connaissons pas les défauts de notre
âme ; mais quand nous pourrions les connaître ,
nous voudrions rarement les vaincre.
iNos passions ne sont pas distinctes de nous-
mêmes; il y en a qui sont tout le fondement et
toute la substance de notre âme. Le plus faible
de tous les êtres voudrait-il périr pour se voir
remplacé par le plus sage?
Qu'on me donne un esprit plus juste , plus ai-
mable, plus pénétrant , j'accepte avec joie tous
' Je n'ai ni la volonté ni le pouvoir de donner plus d\ip-
l'IioUion ù cet ouvrage. Donner plus d'application, mau-
vaise expression , pour dire développer davantage des prin-
cipes par des applications , ce qui précède prouve que c'est
la le sens S.
^ Les passions lui sont ennemies. C'est un laliqismc : f/cns
Diimira nulli. On di< ennemi de quelqu'un, et non ennemi
à quelqu'un. S.
ces dons; mais si l'on m'ôte encore l'âme qui doîl
en jouir, ces présents ne sont plus pour moi.
Cela ne dispense personne de combattre ses
habitudes, et ne doit inspirer aux hommes ni
abattement ni tristesse. Dieu peut tout; la vertu
sincère n'abandonne pas ses amants; les vices
mêmes d'un homme bien né peuvent se tourner
à sa gloire.
•••«•■B- —
LIVRE TROISIEME.
XLIIL
Du bien et du mal moral.
Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier,
et qui peut être le contraire à l'égard du reste
des hommes, ne peut être regardé en général
comme un mal ou comme un bien, ' .
Afin qu'une chose soit regardée comme un bien
par toute la société, il faut qu'elle tende à l'avan-
tage de toute la société ; et afin qu'on la regarde
comme un mal , il faut qu'elle tende à sa ruine :
voilà le grand caractère du bien et du mal
moral.
Les hommes étant imparfaits n'ont pu se suf-
fire à eux-mêmes : de là la nécessité de former
des sociétés. Qui dit une société , dit un corps
qui subsiste par l'union de divers membres et
confond l'intérêt particulier dans l'intérêt géné^
rai ; c'est là le fondement de toute la morale.
Mais parce que le bien commun exige de
grands sacrifices, et qu'il ne peut se répandre
également sur tous les hommes , la religion, qui
répare le vice des choses humaines, assure des
indemnités dignes d'envie à ceux qui nous sem-
blent lésés.
Et toutefois ces motifs respectables n'étant
pas assez puissants pour donner un frein à la
cupidité des hommes, il a fallu encore qu'ils con-
vinssent de certaines règles pour le bien public ,
fondé, à la honte du genre humain , sur la crainte
odieuse des supplices ; et c'est l'origine des lois.
Nous naissons , nous croissons à l'ombre de
ces conventions solennelles; nous leur devons
la sûreté de notre vie, et la tranquillité qui l'ac-
compagne. Les lois sont aussi le seul titre de
nos possessions : dès l'aurore de notre vie , nous
en recueillons les doux fruits, et nous nous en-
' Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier , et qui peut
lUre le contraire à l'égard du reste des hommes, ne peut être
regardé en général comme un mal ou comme un bien. Oui;
mais si toute la société avait la fièvre ou la goutte, ou était
manchote ou folle? V. — Qu'à un particulier, au lieu de pour
ini particulier. S.
DE L'ESPRIT HUMAIN
47J
gageons toujours à elles par des liens plus forts. 1
Quiconque prétend se soustraire à cette autorité
dont il tient tout , ne peut trouver injuste qu'elle
lui ravisse tout, jusqu'à la vie. Où serait la rai-
son qu'un particulier ose ' en sacrifier tant d'au-
tres à soi seul, et que la société ne pût, par sa
ruine, racheter le repos public \
C'est un vain prétexte de dire qu'on ne se
doit pas à des lois qui favorisent l'inégalité des
fortunes. Peuvent-elles égaler les hommes^ , l'in-
dustrie, l'esprit, les talents? Peuvent-elles em-
pêcher les dépositaires de l'autorité d'en user
selon leur faiblesse?
Dans cette impuissance absolue d empêcher
l'inégalité des conditions , elles fixent les droits
de chacune, elles les protègent.
On suppose d'ailleurs , avec quelque raison,
que le cœur des hommes se forme sur leur con-
dition. Le laboureur a souvent dans le travail
de ses mains la paix et la satiété qui fuient l'or-
gueil des grands *. Ceux-ci n'ont pas moins de
désirs que les hommes les plus abjects ^ ; ils ont
donc autant de besoins : voilà dans l'inégalité
une sorte d'égalité.
Ainsi on suppose aujourd'hui toutes les con-
ditions égales ou nécessairement inégales. Dans
l'une et l'autre supposition , l'équité consiste à
maintenir invariablement leurs droits récipro-
ques , et c'est là tout l'objet des lois.
Heureux qui les sait respecter comme elles
méritent de l'être ! Plus heureux qui porte en
son cœur celles d'un heureux naturel ! Il est bien
facile de voir que je veux parler des vertus*^ ;
leur noblesse et leur excellence sont l'objet de
' Où serait la raison qu* un particulier ose en sacrifier tant
d'autres à soi seul , et que la société ne pût , par sa ruine ,
racheter le repos public? Il faudrait qu'un particulier osât.
Par sa ruine est équivoque, et veut dire la ruine de ce par-
ticulier. M.
2 On aperçoit aisément la fausseté de cette conclusion. Il
n'y a certainement point de raison qu'un particulier sacrifie
les autres à lui seul ; il n'y en a pas davantage à ce que la so-
ciété rachète son repos par la ruine de l'un de ses membres.
Elle n'a jamais droit de punir , mais de corriger. Toute peine
qui n'a pas pour objet le bonheur de l'individu même contre
lequel elle est dirigée, est une injustice. F.
y Égaler les hommes, il faudrait égaliser. B.
* Le laboureur a souvent dans le travail de ses mains la
paix, etc. On pourrait dire tout cela bien mieux. V. — Sa-
tiété n'cjsl pas l;i dans son sens ordinaire, selon lequel il si-
gnifie un peu de dégoût résultant de ralxmdancc ; au lieu qu'ici
il signifie la satisfaction résultant de la jouissance du néces-
saire. Cette acception n'est plus d'usage. M. — Foyez le Dis-
cours sur l'inégalité des richesses. B.
^ Ceux-ci n'ont pas moins de désirs que les hommes les
plus abjects. Il faudrait de l'état le plus abject. M.
''Jl est bien facile ,dc voir iquc je veux parler des vertus.
Distinguons vertus et qualités heureuses : l)ienfaisance seuU;
est vertu; tempérance, sagcss<', bonnes qualKés? tant mieux
pour loi. v.
tout ce discours : mais j'ai cru qu'il fallait d'a-
bord étabUr une règle sûre pour les bien distin-
guer du vice. Je l'ai rencontrée sans effort dans
le bien et le mal moral ; je l'aurais cherchée
vainement dans une moins grande origine. Dire
simplement que la vertu est vertu parce qu'elle
est bonne en son fonds , et le vice tout au con-
traire , ce n'est pas les faire connaître. La force
et la beauté sont aussi de grands biens ; la vieil-
lesse et la maladie , des maux réels : cependant
on n'a jamais dit que ce fût là vice ou vertu. Le
mot de vertu emporte l'idée de quelque chose
d'estimable à l'égard de toute la terre : le vice
au contraire. Or il n'y a que le bien et que le
mal moral qui portent ces grands caractères.
La préférence de l'intérêt général au personnel,
est la seule définition qui soit digne de la vertu,
et qui doive en fixer l'idée. Au contraire, le
sacrifice mercenaire du bonheur public à l'inté-
rêt propre, est le sceau éternel du vice.
Ces divers caractères ainsi établis et suffi-
samment discernés , nous pouvons distinguer en-
core les vertus naturelles des acquises. J'ap-
pelle vertus naturelles , les vertus de tempéra-
ment ; les autres sont les fruits pénibles de la
réflexion. Nous mettons ordinairement ces der-
nières à plus haut prix , parce qu'elles nous coû-
tent davantage; nous les estimons plus à nous,
parce qu'elles sont les effets de notre fragile rai-
son. Je dis : la raison elle-même n'est-elle pas
un don de la nature , comme l'heureux tempé-
rament? L'heureux tempérament exclut-il la
raison? n'en est-il pas plutôt la base? et si l'un
peut nous égarer, l'autre est-elle plus infaillible ?
Je me hâte, afin d'en venir à une question
plus sérieuse. On demande si la plupart des vi-
ces ne concourent pas au bien public, comme
les pures vertus. Qui ferait fleurir le commerce
sans la vanité , l'avarice, etc.?
En un sens cela est très-vrai ; mais il faut
m'accorder aussi que le bien produit par le vice
est toujours mêlé de grands maux. Ce sont les
lois qui arrêtent le progrès de ses désordres ;
et c'est la raison , la vertu , qui le subjuguent , qui
le contiennent dans certaines bornes et le ren-
dent utile au monde.
A la vérité, la vertu ne satisfait pas sans ré-
serve toutes nos passions ; mais si nous n'avions
aucun vice, nous n'aurions pas ces passions à
satisfaire; et nous ferions par devoir ce qu'on
fait par ambition, par orgueil, par avarice, etc.
11 est donc ridicule de ne pas sentir que c'est le
vice qui nous euipêehe dêhr heureux par In
472
VAUVENARGUES.
vertu. Si elle est si insuffisante à faire le bon-
lieur des hommes, c'est parce que les hommes
sont vicieux; et les vices, s'ils vont au bien,
c'est qu'ils sont mêlés de vertus , de patience,
de tempérance , de courage, etc. Un peuple qui
n'aurait en partage que des vices , courrait à sa
perte infaillible.
Quand le vice peut procurer quelque grand
avantage au monde , pour surprendre l'admira-
tion, il agit comme la vertu, parce qu'elle est le
vrai moyen , le moyen naturel du bien : mais
celui que le vice opère n'est ni son objet, ni son
but. Ce n'est pas à un si beau terme que tendent
ses déguisements. Ainsi le caractère distinctif de
la vertu subsiste; ainsi rien ne peut l'effacer.
Que prétendent donc quelques hommes , qui
confondent toutes ces choses, ou qui nient leur
réalité? Qui peut les empêcher de voir qu'il y a
des qualités qui tendent naturellement au bien
du monde, et d'autres à sa destruction? Ces
premiers sentiments, élevés, courageux, bien-
faisants à tout l'univers , et par conséquent esti-
mables à l'égard de toute la terre , voilà ce que
l'on nomme vertu. Et ces odieuses passions,
tournées à la ruine des hommes et par consé-
quent criminelles envers le genre humain, c'est
ce que j'appelle des vices. Qu'entendent -ils,
eux, par ces noms? Cette différence éclatante
du faible et du fort , du faux et du vrai , du
juste et de l'injuste, etc. leur échappe-t-elle ?
Mais le jour n'est pas plus sensible. Pensent-ils
que l'irréligion dont ils se piquent puisse anéan-
tir la vertu? Mais tout leur fait voir le contraire.
Qu'imaginent-ils donc qui leur trouble l'esprit?
qui leur cache qu'ils ont eux-mêmes, parmi
leurs faiblesses , des sentiments de vertu ?
Est-il un homme assez insensé pour douter
que la santé soit préférable aux maladies ' ?
Non , il n'y en a point dans le monde. Trouve-
t-on quelqu'un qui confonde la sagesse avec la
folie? Non, personne assurément. On ne voit
personne non plus qui ne préfère la vérité à
l'erreur , personne qui ne sente bien que le cou-
rage est différent de la crainte , et l'envie de la
bonté. On ne voit pas moins clairement que
l'humanité vaut mieux que l'inhumanité, qu'elle
est plus aimable , plus utile , et par conséquent
plus estimable ; et cependant ô faiblesse de
l'esprit humain ! il n'y a point de contradiction
dont les hommes ne soient capables, dès qu'ils
veulent approfondir.
' Il faudrait ne s^t prêfèrobh. S.
N'est-ce pas le comble de l'extravagance,
qu'on puisse réduire en question si le courage
vaut mieux que la peur? On convient qu'il nous
donne sur les hommes et sur nous-mêmes un
empire naturel. On ne nie pas non plus que la
puissance enferme une idée de grandeur, et
qu'elle soit utile'. On sait encore que la peur
est un témoignage de faiblesse ; et on convient
que la faiblesse est très-nuisible , qu'elle jette les»
hommes dans la dépendance, et qu'elle prouve
ainsi leur petitesse. Comment peut-il donc se
trouver des esprits assez déréglés pour mettre
de l'égalité dans des choses si inégales ? > ^ .
Qu'entend-on par un grand génie? un esprilr.*.
quia de grandes vues , puissant, fécond, élo-
quent, etc. Et par une grande fortune? un état
indépendant, commode, élevé, glorieux. Per-
sonne ne dispute donc qu'il y ait.^* de grands gé-
nies et de grandes fortunes. Les caractères de
ces avantages sont trop bien marqués. Ceux
d'une âme vertueuse sont-ils moins sensibles?
Qui peut nous les faire confondre? Sur quel fon-
dement ose-t-on égaler le bien et le mal? Est-ce ■•■
sur ce que l'on suppose que nos vices et nos ver- :,
tus sont des effets nécessaires de notre tempé-
rament? Mais les maladies, la santé, ne sont-
elles pas des effets nécessaires de la même cause?
Les confond-on cependant, et a-t-on jamais dit
que c'étaient des chimères , qu'il n'y avait ni
santé, ni maladies^? Pense-t-on que tout ce qui
est nécessaire n'est ^ d'aucun mérite? Mais c'est
une nécessité en Dieu d'être tout-puissant , éter-
nel : la puissance et l'éternité seront-elles égales
au néant? ne seront-elles plus des attributs par»
faits ? Quoi I parce que la vie et la mort sont en
nous des états de nécessité , n'est 'Ce plus qu'une
même chose, indifférente aux humains? Mais
peut-être que les vertus que j'ai peintes comme
un sacrifice de notre intérêt propre à l'intérêt
public , ne sont qu'un pur effet de l'amour de
nous-mêmes. Peut-être ne faisons-nous le bien
que parce que notre plaisir se trouve dans ce
sacrifice. Étrange objection I Parce que je me "
plais dans l'usage de ma vertu , en est-elle moins
profitable , moins précieuse à tout l'univers , ou
* II faul gue la puissance n'enfei-me um idée de grandeur
et qu'elle ne soit utile. S.
* ïl faut qu'il n'y nit. S.
3 Non pas précisément. Mais on sait l'histoire dn stoïcien
Possidonius d'Apamée , qui , au milieu d'un violent accès de
goutte, prétendait que la douleur n'est point un mal. A la
vérité, c'était en soutenant ce dogme des stoïciens : Qu'il
n'y a rien de bon que ce qui est honnête. Voyez le second li-
vre des Tusculanes de Cicéron. F.
* Je préférerais ne soit d'aucun mérite. S. •'
DE L'ESPRIT HUM/VIJN.
473
moins différente du vice , qui est la ruine du
genre humain? Le bien où je me plais change-
t-il de nature? cesse-t-il d'être bien?
Les oracles de la piété, continuent nos adver-
saires, condamnent cette complaisance. Est-ce
à ceux qui nient la vertu , à la combattre parla
religion qui l'établit? Qu'ils sachent qu'un Dieu
bon et juste ne peut réprouver le plaisir que
lui-même attache à bien faire. Nous prohibe-
rait-il ce charme qui accompagne l'amour du
bien ? Lui-même nous ordonne d'aimer la vertu,
et sait mieux que nous qu'il est contradictoire
d'aimer une chose sans s'y plaire. S'il rejette
donc nos vertus, c'est quand nous nous appro-
prions les dons que sa main nous dispense , que
nous arrêtons nos pensées à. la possession de ces
grâces, sans aller jusqu'à leur principe; que
nous méconnaissons le bras qui répand sur nous
ses bienfaits , etc.
Une vérité s'offre à moi. Ceux qui nient la
réalité des vertus sont forcés d'admettre des vi-
ces. Oseraient-ils dire que l'homme n'est pas in-
sensé et méchant? Toutefois, s'il n'y avait que
des malades, saurions-nous ce que c'est que la
santé?
XLIV.
** De la grandeur d^âme.
Après ce que nous avons dit , je crois qu'il
n'est pas nécessaire de prouver que la grandeur
d'éme est quelque chose d'aussi réel que la
santé , etc. Il est difficile de ne pas sentir dans
un homme qui maîtrise la fortune , et qui par
des moyens puissants arrive à des fins élevées,
qui subjugue les autres hommes par son activité,
par sa patience ou par de profonds conseils ; je
dis qu'il est difficile de ne pas sentir dans un
génie de cet ordre , une noble réalité. Cependant
il n'y a rien de pur et dont nous n'abusions sans
peine.
La grandeur d'âme est un instinct élevé qui
I porto les hommes au grand , de quelque nature
^'' qu'il soit , mais qui les tourne au bien ou au
mal, selon leurs passions, leurs lumières, leur
éducation , leur fortune , etc. Égale à tout ce
qu'il y a sur la terre de plus élevé , tantôt elle
cherche à soumettre par toutes sortes d'efforts
ou d'artifices les choses humaines à elle , et tan-
tôt dédaignant ces choses , elle s'y soumet elle-
même sans que sa soumission l'abaisse : pleine
de sa propre grandeur, elle s'y repose en secret,
contente de se posséder. Qu'elle est belle, qnnnd
la vertu dirige tous ses mouvements 1 mais qu'elle
est dangereuse alors qu'elle se soustrait à la
règle ! Représentez- vous Catilina ' au-dessus de
tous les préjugés de sa naissance , méditant de
changer la face de la terre et d'anéantir le nom
romain : concevez ce génie audacieux, menaçant
le monde du sein des plaisirs, et formant d'une
troupe de voluptueux et de voleurs , un corps re-
doutable aux armées et à la sagesse de Rome.
Qu'un homme de ce caractère aurait porté
loin la vertu , s'il eût été tourné au bien ! mais les
circonstances malheureuses le poussent au crime.
Catilina était né avec un amour ardent pour les
plaisirs, que la sévérité des lois aigrissait et con-
traignait; sa dissipation et ses débauclies l'en-
gagèrent peu à peu à des projets criminels *:
ruiné, décrié, traversé, il se trouva dans un état
où il lui était moins facile de gouverner la répu-
blique que de la détruire; ne pouvant être le hé-
ros de sa patrie, il en méditait la conquête.
Ainsi les hommes sont souvent portés au crime
par de fatales rencontres, ou par leur situation ;
ainsi leur vertu dépend de leur fortune. Que
manquait-il à César, que d'être né souverain? Il
était bon, magnanime, généreux, hardi, clé-
ment ; personne n'était plus capable de gouver-
ner le monde et de le rendre heureux : s'il eût
eu une fortune égale à son génie, sa vie aurait
été sans tache ; mais parce qu'il s'était placé lui-
même sur le trône par la force, on a cru pouvoir
le compter avec justice parmi les tyrans.
Cela fait sentir qu'il y a des vices qui n'ex-
cluent pas les grandes qualités, et par consé-
quent de grandes qualités qui s'éloignent de la
vertu. Je reconnais cette vérité avec douleur : il
est triste que la bonté n'accompagne pas toujours
la force , et que l'amour de la justice ne prévale
pas nécessairement dans tous les hommes et
dans tout le cours de leur vie, sur tout autre
amour ; mais non-seulement les grands hommes
se laissent entraîner au vice , les vertueux mêmes
se démentent et sont inconstants dans le bien.
Cependant ce qui est sain est sain, ce qui est
fort est fort, etc. Les inégalités de la vertu, les
faiblesses qui l'accompagnent , les vices qui flé-
trissent les plus belles vies, ces défauts insépara-
bles de notre nature, mêlée si manifestement de
grandeur et de petitesse , n'en détruisent pas les
perfections. Ceux qui veulent que les honunes
^ Lucius Sersius Catilina. Voyez l'Iiisloirc de sa conjura
lion par SallusU*. F.
' Il s(MMit plus exact do dire, l'cnffngèrent peu à peu dam
f/'.v projrff. criminels. S.
474
V^UVENARGLIES.
soient tout bons ou tout méchants , absolument
grands ou petits , ne connaissent pas la nature.
Tout est mélanj^é dans les liommes ; tout y est
limité ; et le vice même y a ses bornes.
XLV.
Du courage.
Le vrai courage est une des qualités qui sup-
posent le plus de grandeur d'âme. J'en remar-
que beaucoup de sortes : un courage contre la
fortune , qui est philosophie ; un courage contre
les misères, qui est patience; un courage à la
guerre , q*ii est valeur ; un courage dans les en-
treprises , qui est hardiesse ; un courage fier et
téméraire, qui est audace; un courage contre
l'injustice , qui est fermeté ; un courage contre
le vice , qui est sévérité ; un courage de réflexion,
de tempérament, etc.
Il n'est pas ordinaire qu'un même homme
assemble tant de qualités. Octave ', dans le plan
de sa fortune, élevée sur des précipices, bravait
des périls éminents; mais la mort, présente à
la guerre, ébranlait son âme. Un nombre in-
nombrable de Romains qui n'avaient jamais
craint la mort dans les batailles, manquaient de
cet autre courage qui soumit la terre à Auguste.
On ne trouve pas seulement plusieurs sortes
de courages , mais dans le même courage bien
des inégalités. Brutus , qui eut la hardiesse d'at-
taquer la fortune de César, n'eut pas la force
de suivre la siemie : il avait formé le dessein de
détruire la tyrannie avec les ressources de son
seul courage , et il eut la faiblesse de l'aban-
donner avec toutes les forces du peuple romain,
faute de cette égalité de force et de sentiment
qui surmonte les obstacles et la lenteur des succès.
Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en détail
toutes les qualités humaines : un travail si long
ne peut maintenant m'arrêter. Je terminerai cet
écrit par de courtes définitions.
Observons néanmoins encore que la petitesse
est la source d'un nombre incroyable de vices :
de l'inconstance, la légèreté, la vanité, l'envie,
l'avarice , la bassesse , etc. ; elle rétrécit notre
esprit autant que la grandeur d'âme l'élargit;
mais elle est malheureusement inséparable de
l'humanité, et il n'y a point d'âme si forte qui en
soit tout à fait exempte. Je suis mon dessein.
» Caius Julius Cœsar Octavianus porta le nom d'Octavp
dans*sajoanesse, et celui d'Auguste quand les Romains fu
mU eulièrement asservis. F.
La probité est un attachement à toutes les ver-
tus civiles '.
La droiture est une habitude des sentiers de
la vertu.
L'équité peut se définir par l'amour de l'éga-
lité '; l'intégrité paraît une équité sans tache , et
la justice une équité pratique.
La noblesse est la préférence de l'honneur à
l'intérêt; la bassesse, la préférence de l'intérêt à
l'honneur.
L'intérêt est la fin de l'amour-propre '; la gé-
nérosité en est le sacrifice.
La méchanceté suppose un goût à faire du
mal ; la malignité , une méchanceté cachée; la
noirceur, une méchanceté profonde.
L'insensibilité à la vue des misères peut s'ap-
peler dureté ; s'il y entre du plaisir, c'est cruauté.
La sincérité me paraît l'expression de la vérité;
la franchise , une sincérité sans voiles <; la can-
deur, une sincérité douce ; l'ingénuité , une sincé-
rité innocente; l'innocence, une pureté sans tache.
L'imposture est le masque de la vérité; la
fausseté , une imposture naturelle ; la dissimula-
tion, une imposture réfléchie; la fourberie , une
imposture qui veut nuire; la duplicité, une im-
posture qui a deux faces.
La libéralité est une branche de la générosité;
la bonté , un goût à faire du bien et à pardon-
ner le mal; la clémence, une bonté envers nos
ennemis.
La simplicité nous présente l'image de la vé-
rité et de la liberté.
L'affectation est le dehors de la contrainte et
du mensonge : la fidélité n'est qu'un respect pour
nos engagements; l'infidélité , une dérogeance; la
perfidie, une infidélité couverte et criminelle.
La bonne foi est une fidélité sans défiance et
sans artifice.
La force d'esprit est le triomphe de la ré-
ï Je n'admets point cette délinition; j'aimerais mieux, un
attachement à tout ce qui est juste. Duclos a dit : « Ne fais pas
« à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit; c'est la pro-
«bité. Fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fit; c'est la
« vertu. » M. de Vauvenargues a voulu dire sans doute un
attachement à tous les devoirs civils. S.
' Cette délinition n'est pas exacte ; l'équité est Vunicuique
suum, h chacun ce qui lui appartient. M. — Vauvenargues
n'entend pas icil'égalité absolue, mais l'égalité relative. Dans
une faillite où tous les créanciers doivent perdre , le juge ne
peut faire rendre à chacun d'eux ce qui lui appartient. L'é-
quité est alors d'établir entre eux une égalité relative à leurs
droits , c'est-à-dire , de leur faire supporter à chacun une perte
calculée sur la proportion de leurs droits respectifs. S.
^ Amour-propre encore employé ici pour amour de soi. S.
* C'est-à-dire, qui ne réserve rien. La sincérité ne dit que ce
qu'on lui demande; la fraiwhise dit souvent ce qu'on ne lui
(i<m;infle pay. S.
RÉFLEXIONS SUR
flexion ; c'est un instinct supérieur aux passions,
qui les calme ou qui les possède ' ; on ne peut
pas savoir d'un homme qui n'a pas les passions
ardentes , s'il a de la force d'esprit ; il n'a jamais
été dans des épreuves assez difficiles.
La modération est l'état d'une âme qui se pos-
sède ; elle naît d'une espèce de médiocrité dans
les désirs, et de satisfaction dans les pensées, qui
dispose aux vertus civiles.
L'immodération , au contraire, est une ardeur
inaltérable'' et sans délicatesse, qui mène quel-
quefois à de grands vices.
La tempérance n'est qu'une modération dans
les plaisirs , et l'intempérance au contraire.
L'humeur est une inégalité qui dispose à l'im-
patience. La complaisance est une volonté flexi-
ble; la douceur, un fonds de complaisance et de
bonté j
La brutalité, une disposition à la colère et à la
grossièreté; l'irrésolution, une timidité à entre-
prendre; l'incertitude, une irrésolution à croire ;
la perplexité, une irrésolution inquiète;
La prudence, une prévoyance raisonnable;
l'imprudence , tout au contraire ^
L'activité naît d'une force inquiète; la paresse,
d'une impuissance paisible.
La mollesse est une paresse voluptueuse.
L'austérité est une haine des plaisirs, et la sé-
vérité, des vices.
La solidité est une consistance et une égalité
d'esprit; la légèreté, un défaut d'assiette et d'u-
niformité de passions ou d'idées.
La constance est une fermeté raisonnable dans
nos sentiments; l'opiniâtreté, une fermeté dérai-
sonnable; la pudeur, un sentiment de la diffor-
mité du vice et du mépris qui le suit *.
La sagesse est la connaissance et 1 affection du
vrai bien ; l'humilité, un sentiment de notre bas-
sesse devant Dieu ; la charité , un zèle de reli-
gion pour le prochain; la grâce, une impulsion
surnaturelle vers le bien.
* Posséder n'est pas le mot propre. On ne dit pas posséder
les passions. On dirait mieux ou qui les domine. B.
'Inaltérable n'est pas le mot propre; ce serait plutôt in-
satiable. M.
* Tout au contraire, etc. Il faudrait tout le contraire. M.
* La pudeur est un sentiment de la difformité du vice et
du mépris qui le suit. La pudeur est plutôt la crainte de la
lionle, k quoi que ce soit qu'on rattache : on peut éprouver
la honte sans qu'il s'y mêle aucune idée de vice ou de mépris.
Un homme qui demande^ et qu'on refuse, éprouve de la
honte, et une corlame pudeur empêche l'homme bien né de
demander ; il n'y a pourt^nnl l<i aucune idé^î de vice ou de
mépris. Une femme dont les vêtements se dérangent par ha-
sard éprouve de la honte, H sa pudeur est blessée, sans que
l'Idée de vire on de mépris se présente ii la pensée. S.
DIVERS SUJETS.
XLVL
Du bon et du beau.
476
Le terme de bon emporte quelque degré na-
turel de perfection; celui du beau, quelque de-
gré d'éclat ou d'agrément. Nous trouvons l'un et
l'autre terme dans la vertu, parce que sa bonté
nous plaît, et que sa beauté nous sert. Mais
d'une médecine qui blesse nos sens, et de toute
autre chose qui nous est utile, mais désagréable,
nous ne disons pas qu'elle est belle, elle n'est que
bonne; de même à l'égard des choses qui sont
belles sans être utiles.
M. Crouzas ' dit que le beau naît de-Ia variété
réductible à l'unité, c'est-à-dire, d'un composé
qui ne fait pourtant qu'un seul tout et qu'on peut
saisir d'une vue; c'est là, selon lui, ce qui excite
l'idée du beau dans l'esprit.
«««« ««»«»««•
REFLEXIONS
SUR DIVERS SUJETS,
Sur le pyrrhonisme*.
Qui doute a une idée de la certitude , et par
conséquent reconnaît quelque marque de la vé-
rité. Mais parce que les premiers principes ne
peuvent se démontrer, on s'en défie; on ne fait
pas attention que la démonstration n'est qu'un
raisonnement fondé sur l'évidence. Or les pre-
miers principes ont l'évidence par eux-mêmes,
et sans raisonnement ; de sorte qu'ils portent la
marque de la certitude la plus invincible. Les
pyrrhoniens obstinés affectent de douter que l'é-
vidence soit signe de vérité; mais on leur de-
mande : Quel autre signe en désirez-vous donc?
Quel autre croyez- vous qu'on puisse avoir? Vous,
en formez-vous quelque idée ?
On leur dit aussi : Qui doute pense, et qui
I Jean-Pierre de Crouzas, mort en 1748, est l'auteur «l'un
Traité sur le beau, en deux volumes, et beaucoup trop long. F.
' Pyrrhon, philosophe Rrec, vivait vers l'an 3(k» de l'ère
chrétienne; il chercha toute sa vie la vérité , et ne voulut ja-
mais convenir de l'avoir trouvée. C'est de lui que prirent
l(>»n' nom les pyrrhoniens ou scopliques, et la, secte du pyç
rlionjsnie. F.
47'(r
VAUVEN ARGUES.
peose est; et tout ce qui est vrai de sa pensée
l'est aussi de la chose qu'elle représente, si cette
chose a l'être ou le reçoit jamais. Voilà donc
déjà des principes irréfutables : or, s'il y a quel-
que principe de cette nature, rien n'empêche
qu'il y en ait plusieurs. Tous ceux qui porteront
le même caractère auront infailliblement la
même vérité : il n'en serait pas autrement quand
notre vie ne serait qu'un songe ; tous les fantô-
mes que notre imagination pourrait nous figu-
rer dans le sommeil, ou n'auraient pas l'être, ou
l'auraient tel qu'il nous paraît. S'il existe hors de
notre imagmation une société d'hommes faibles,
telle que nos idées nous la représentent , tout ce
qui est vrai de cette société imaginaire, le sera
de la société réelle , et il y aura dans cette so-
ciété des qualités nuisibles , d'autres estimables
ou utiles, etc. et par conséquent des vices et des
vertus. Oui, nous disent les pyrrhoniens; mais
peut-être que cette société n'est pas. Je réponds :
Pourquoi ne serait -elle pas puisque nous som-
mes? Je suppose qu'il y eût là-dessus quelque
incertitude bien fondée, toujours serions -nous
obligés d'agir comme s'il n'y en avait pas. Que
sera-ce si cette incertitude est sensiblement sup-
posée? Nous ne nous donnons pas à nous-mêmes
nos sensations ; donc il y a quelque chose hors
de nous qui nous les donne : si elles sont fidèles
ou trompeuses; si les objets qu'elles nous pei-
gnent sont des illusions ou des vérités, des réalités
ou des apparences, je n'entreprendrai. point de
les démontrer. L'esprit de l'homme, qui ne con-
naît qu'imparfaitement, ne saurait prouver par-
faitement : mais l'imperfection de ses connais-
sances n'est pas plus manifeste que leur réalité;
et s'il leur manque quelque chose pour la con-
viction du côté du raisonnement, l'instinct le
supplée avec usure. Ce que la réflexion trop fai-
ble n'ose décider, le sentiment nous force de le
croh-e. S'il est quelque pyrrhonien réel et par-
fait parmi les hommes, c'est dans l'ordre des in-
telHgences un monstre qu'il faut plaindre. Le
pyrrhonisme parfait est le délh-e de la raison, et
la production la plus ridicule de l'esprit humain'.
IL
Sur la nature et la coutume.
Les hommes s'entretiennent volontiers de la
• S'travesande, dans son Traité des syllogismes, réduit,
a très-peu de chose près, atix mêmes termes, ses argumenta
contre les pyrrhoniens. B.
force de la coutume, des effets de la nature ou
de l'opinion : peu en parlent exactement. Les
dispositions fondamentales et originelles de cha-
que être forment ce qu'on appelle sa nature.
Une longue habitude peut modifier ces disposi-
tions primitives; et telle est quelquefois sa force,
qu'elle leur en substitue de nouvelles plus cons-
tantes , quoique absolument opposées : de sorte
qu'elle agit ensuite comme cause première, et
fait le fondement d'un nouvel être; d'où est
venue cette conclusion très-littérale, qu'elle était
une seconde nature; et cette autre pensée plus
hardie de Pascal, que ce que nous prenons pour
la nature n'est souvent qu'une première cou-
tume : deux maximes très-véritables. Toutefois,
avant qu'il y eût une première coutume , notre
âme existait, et avait ses inclinations qui fon-
daient sa nature ; et ceux qui réduisent tout à
l'opinion et à l'habitude, ne comprennent pas
ce qu'ils disent : toute coutume suppose anté-
rieurement une nature, toute erreur une vérité.
Il est vrai qu'il est difficile de distinguer les prin-
cipes de cette première nature de ceux de l'édu-
cation ; ces principes sont en si grand nombre
et si compliqués , que l'esprit se perd à les suivre ,
et il n'est pas moins malaisé de démêler ce que
l'éducation a épuré ou gâté dans le naturel. On
peut remarquer seulement que ce qui nous reste
de notre première nature est plus véhément et
plus fort que ce qu'on acquiert par étude , par
coutume et par réflexion : parce que l'effet de
l'art est d'affaiblir, lors même qu'il polit et qu'il
corrige ; de sorte que nos qualités acquises sont
en même temps plus parfaites et plus défectueu-
ses que nos qualités naturelles ; et cette faiblesse
de l'art ne procède pas seulement de la résistance
trop forte que fait la nature , mais aussi de la
propre imperfection de ses principes, ou insuffi-
sants , ou mêlés d'erreur. Sur quoi cependant je
remarque qu'à l'égard des lettres , l'art est su-
périeur au génie de beaucoup d'artistes qui , ne
pouvant atteindre la hauteur des règles et les
mettre toutes en œuvre , ni rester dans leur ca-
ractère qu'ils trouvent trop bas, ni arriver au
beau naturel, demeurent dans un milieu insup-
portable, qui est l'enflure et l'affectation , et ne
suivent ni fart ni la nature. La longue habitude
leur rend propre ce caractère forcé; et à mesure
qu'ils s'éloignent davantage de leur naturel , ils
croient élever la nature, don incomparable, qui
n'appartient qu'à ceux que la nature même ins-
pire avec le plus de force. Mais telle est l'erreur
qui les flatte ; et malheureusement rien n'est plus
RÉFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.
477
ordinaire que de voir les hommes se former par
étude et par coutume un instinct particulier, et
s'éloigner ainsi , autant qu'ils peuvent , des lois
générales et originelles de leur être : comme si la
nature n'avait pas mis entre eux assez de diffé-
rences, sans y en ajouter par l'opinion. De là
vient que leurs jugements se rencontrent si ra-
rement. Les uns disent : Cela est dans la nature
ou hors de la nature, et les autres tout au con-
traire. 11 y en a qui rejettent, en fait, de style,
les transitions soudaines des Orientaux , et les
sublimes hardiesses de Bossuet'; l'enthousiasme
même de la poésie ne les émeut pas , ni sa force
et son harmonie , qui charment avec tant de
puissance ceux qui ont de l'oreille et du goût.
Ils regardent ces dons de la nature, si peu or-
dinaires , comme des inventions forcées et des
jeux d'imagination, tandis que d'autres admirent
l'emphase comme le caractère et le modèle d'un
beau naturel. Parmi ces variétés inexplicables
de la nature ou de l'opinion , je crois que la cou-
tume dominante peut servir de guide à ceux qui
se mêlent d'écrire ; parce qu'elle vient de la na-
ture dominante des esprits , ou qu'elle la plie à
ses règles , et forme le goût et les mœurs : de
sorte qu'il est dangereux de s'en écarter, lors
même qu'elle nous paraît manifestement vicieuse.
Il n'appartient qu'aux hommes extraordinaires
de ramener les autres au vrai , et de les assujet-
tir à leur génie particulier ; mais ceux qui con-
clueraient de là que tout est opinion, et qu'il n'y
a ni nature ni coutume plus parfaite l'une que
l'autre par son propre fonds, seraient les plus in-
conséquents de tous les hommes.
m.
Nulle jouissance sans action.
.Ceux qui considèrent sans beaucoup de ré-
flexion les agitations et les misères de la vie hu-
maine , en accusent notre activité trop empres-
sée , et ne cessent de rappeler les hommes au re-
pos et à jouir d'eux-mêmes ». Ils ignorent que la
* Jacques-Bénigne Bossuet, évéque de Condom, puis de
Meaux, mourut en I704. B.
* Le P. Charles le Gobien , dans sa Préface de VHistoire
de l'Édit de l'empereur de la Chine, donne cette morale sma.
brahmanes, qu'il appelle bramènes. Ils poussent si loin,
dit-il, l'apathie ou l'indlfAîrence, à laquelle ils rapportent
toute la sainteté, qu'il faut devenir pierre ou statue pour en
acquérir la perfection. Non-seulement ils enseignent que le
sage ne doit avoir aucune passion, mais qu'il ne lui est pas
permis d'avoir même un désir; de sorte qu'il doit conUnuel-
lemenl s'appliquer à ne vouloir rien , à ne sentir rien, h han-
jouissance est le fruit et la récompense du travail;
qu'elle est elle-même une action; qu'on ne sau-
rait jouir qu'autant que l'on agit, et que notre
âme enfin ne se possède véritablement que lors-
qu'elle s'exerce tout entière. Ces faux philoso-
phes s'empressent à détourner l'homme de sa fin,
et à justifier l'oisiveté; mais la nature vient à
notre secours dans ce danger. L'oisiveté nous
lasse plus promptement que le travail , et nous
rend à l'action, détrompés du néant de ses pro-
messes ; c'est ce qui n'est pas échappé aux mo-
dérateurs de systèmes , qui se piquent de balan-
cer les opinions des philosophes et de prendre tin
juste milieu. Ceux-ci nous permettent d'agir,
sous condition néanmoins de régler notre activité
et de déterminer selon leurs vues la mesure et le
choix de nos occupations ; en quoi ils sont peut-
être plus inconséquents que les premiers : car
ils veulent nous faire trouver notre bonheur
dans la sujétion de notre esprit ; effet purement
surnaturel , et qui n'appartient qu'à la religion,
non à la raison. Mais il est des erreurs que la
prudence ne veut pas qu'on approfondisse.
IV.
De la certitude des principes.
Nous nous étonnons de la bizarrerie de cer-
taines modes, et de la barbarie des duels; nous
triomphons encore sur le ridicule de quelques
coutumes , et nous en faisons voir la force. IN ou s
nous épuisons sur ces choses comme sur des abus
uniques, et nous sommes environnés de préjugés
sur lesquels nous nous reposons avec une en-
tière assurance. Ceux qui portent plus loin leurs
vues remarquent cet aveuglement; et entrant
là-dessus en défiance des plus grands principes,
concluent que tout est opinion; mais ils mon-
trent à leur tour par là les limites de leur es-
prit. L'être et la vérité n'étant , de leur aveu,
qu'une même chose sous deux expressions, il
faut tout réduire au néant ou admettre des vérités
indépendantes de nos conjectures et de nos fri-
voles discours. Or, s'il y a des vérités réelles,
comme il me parait hors de doute , il s'ensuit
qu'il y a des principes qui ne peuvent être arbi-
traires ; la difficulté , je l'avoue , est à les con-
naître '. Mais pourquoi la même raison qui nous
nir si loin de son esprit toute idéti de vertu et de sainteté,
qu'il n'y ait rien en lui de contraire à la parfaite qut<^tude
do l'Ame. F.
' Il faul , je crois, de les connaître. S.
478
VAUVE1NARGI]ES.
fait discerner le faux, ne pourrait -elle nous
conchiire jusqu'au vrai? L'ombre est-elle plus
sensible que le corps, l'apparence que la réalité?
Que connaissons-nous d'obscur par sa nature, si-
non l'erreur? Que connaissons-nous d'évident,
sinon la vérité? N'est-ce pas l'évidence de la vé-
rité qui nous fait discerner le faux, comme le
jour marque les ombres? Et qu'est-ce en un mot
que la connaissance d'une erreur, sinon la dé-
couverte d'une vérité? Toute privation suppose
nécessairement une réalité ; ainsi la certitude est
démontrée par le doute , la science par l'igno-
rance, et la vérité par l'erreur.
Du défaut de la plupart des choses.
Le défaut de la plupart des choses dans la
poésie, la peinture, l'éloquence, le raisonnement,
etc. c'est de n'être pas à leur place. De là le
mauvais enthousiasme ou l'emphase dans le dis-
Cours, les dissonances dans la musique ', la con-
fusion dans les tableaux, la fausse politesse dans
le monde, ou la froide plaisanterie. Qu'on exa-
mine la morale même : la profusion n'est-elle pas
aussi le plus souvent une générosité hors de sa
place; la vanité, une hauteur hors de sa place* ;
l'avarice, une prévoyance hors de sa place;
la témérité , une valeur hors de sa place , etc. ?
La plupart des choses ne sont fortes ou faibles,
vicieuses ou vertueuses, dans la nature ou hors
de la natui-e, que par cet endroit : on ne lais-
serait rien à la plupart des hommes , si l'on re-
tranchait de leur vie tout ce qui n'est pas à
sa place , et ce n'est pas en tous défaut de juge-
ment , mais impuissance d'assortir les choses.
VL
De Vâme.
Il sert peu d'avoir de l'esprit, lorsqu'on n'a
point d'âme. C'est l'âme qui forme l'esprit et qui
lui donne l'essor' ; c'est elle qui domine dans les
sociétés, qui fait les orateurs, les négociateurs,
les ministres, les grands hommes, les conqué-
rants. Voyez conrnie on vit dans le monde. Qui
* Les dissonances dans la musique ne sont pas an défaut ,
et font souvent beauté. Il faudrait ici discordances.
' Ce n'est pas, Je crois , une hauteur, mais un orgueilhox?,
de sa place. La hauteur n'est jamais bien placée ; au lieu qu'on
dit un orgfîieil bien placé, wajitste ou noble orgueil. S.
^ Je crois que dirige vaudrait mieux. Former est vague et
impropre. S.
prime chez les jeunes gens, chez les fennnes,
chez les vieillards, ciiez les hommes de tous
les états, dans les cabales et dans les partis?
Qui nous gouverne nous-mêmes, est-ce l'esprit
ou le cœur? Faute de faire cette réflexion, nous
nous étonnons de l'élévation de quelques hommes,
ou de l'obscurité de quelques autres , et nous at-
tribuons à la fatalité ce dont nous trouverions
plus aisément la cause dans leur caractère; mais
nous ne pensons qu'à l'esprit, et point aux qua-
lités de l'âme. Cependant c'est d'elle avant tout
que dépend notre destinée : on nous vante en
vain les lumières d'une belle imagination ; je ne
puis ni estimer, ni aimer, ni haïr, ni craindre
ceux qui n'ont que de l'esprit.
VIL
Des romans.
Le faux en lui - même nous blesse et n'a pas
de quoi nous toucher. Que croyez-vous qu'on
cherche si avidement dans les fictions? l'image
d'ime vérité vivante et passionnée.
Nous voulons de la vraisemblance dans les fa-
bles mêmes , et toute fiction qui ne peint pas la
nature est insipide.
Il est vrai que l'esprit de la plupart des hom-
mes a si peu d'assiette, qu'il se laisse entraîner
au merveilleux, surpris par l'apparence du grand.
Mais le faux , que le grand leur cache dans le
merveilleux, les dégoûte au moment qu'il se laisse
sentir ; on ne relit point un roman'.
J'excepte les gens d'une imagination frivole et
déréglée, qui trouvent dans ces sortes de lectures
l'histoire de leurs pensées et de leurs chimères.
Ceux-ci , s'ils s'attachent à écrire dans ce genre,
travaillent avec une facilité que rien n'égale;
car ils portent la matière de l'ouvrage dans leur
fonds : mais de semblables puérilités n'ont pas
leur place dans un esprit sain; il ne peut les
écrire, ni les lire.
Lors donc que les premiers s'attachent aux
fantômes qu'on leur reproche , c'est parce qu'ils
y trouvent une image des illusions de leur es-
prit, et par conséquent quelque chose qui tient à
la vérité, à leur égard; et les autres qui les re-
jettent, c'est parce qu'ils n'y reconnaissent pas le
Caractère de leurs sentiments : tant il est mani-
feste de tous les côtés que le faux connu nous dé-
' Celte assertion est trop générale. Beaucoup de gens ont
relu Télémaque , Clarisse , Grandisson , et les poèmes d'Ho-
mère et de Virgile, dont les fictions sont bien plus éloignées
de la vérité que les romans do l'immortel Richardson. F.
REFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.
479
goûte , et que nous ne cherchons tous ensemble
que la vérité et la nature ' .
VIII.
Contre la médiocrité.
Si l'on pouvait dans la médiocrité n'être ni
glorieux, ni timide, ni envieux, ni flatteur, ni
préoccupé des besoins et des soins de son état,
lorsque le dédain et les manières de tout ce qui
nous environne concourent à nous abaisser! si
l'on savait alors s'élever, se sentir, résister à la
multitude !... Mais qui peut soutenir son esprit et
son cœur au-dessus de sa condition? qui peut se
sauver des faiblesses que la médiocrité traîne
avec soi?
Dans les conditions éminentes , la fortune au
moins nous dispense de fléchir devant ses idoles.
Elle nous dispense de nous déguiser, de quitter
notre caractère, de nous absorber dans les riens :
elle nous élève sans peine au-dessus de la vanité,
et nous met au niveau du grand, et si nous
sommes nés avec quelques vertus, les moyens
et les occasions de les employer sont en nous.
Enfin, de même qu'on ne peut jouir d'une
grande fortune avec une âme basse et un petit
génie , on ne saurait jouir d'un grand génie ni
d'une grande âme dans une fortune médiocre.
IX.
Sfur la noblesse.
La noblesse est un héritage, comme l'or et
les diamants. Ceux qui regrettent que la con-
sidération des grands emplois et des services
passe au sang des hommes illustres , accordent
davantage aux hommes riches, puisqu'ils ne
contestent pas à leurs neveux la possession de
leur fortune bien ou mal acquise. Mais le peuple
en juge autrement; car, au lieu que la fortune
des gens riches se détruit par la dissipation de
leurs enfants, la considération de la noblesse
se conserve après que la mollesse en a souillé la
source. Sage institution qui, pendant que le
prix de l'intérêt se consume et s'appauvrit, rend
la récompense de la vertu éternelle et ineffaçable 1
Qu'on ne nous dise donc plus que la mémoire
d'un mérite doit céder à des vertus vivantes.
Qui mettra le prix au mérite? C'est sans doute
à cause de cette difficulté que les grands, qui
* Expression Impropre, pour vi Icfi vus ni les auiirs. S.
ont de la hauteur , ne se fondent que sur leur
naissance , quelque opinion qu'ils aient de leur gé-
nie. Tout cela est très-raisonnable, si l'on excepte
de la loi commune de certains talents qui sont
trop au-dessus des règles.
Sur la fortune.
Ni le bonheur ni le mérite seul ne font l'élé-
vation des hommes. La fortune suit l'occasion
qu'ils ont d'employer leurs talents. Mais il n'y
a peut-être point d'exemple d'un homme à qui le
mérite n'ait servi pour sa fortune ou contre
l'adversité; cependant la chose à laquelle un
homme ambitieux pense le moins , c'est à méri-
ter sa fortune. Un enfant veut être évêque, veut
être roi , conquérant , et à peine il connaît l'éten-
due de ces noms. Yoflà la plupart des hommes ;
ils accusent continuellement la fortune de ca-
price, et ils sont si faibles , qu'ils lui abandonnent
la conduite de leurs prétentions, et qu'ils se re-
posent sur elle du succès de leur ambition.
XL
Contre la vanité.
La chose du monde la plus ridicule et la plus
inutile , c'est de vouloir prouver qu'on est aima-
ble, ou que l'on a de l'esprit. Les hommes sont
fort pénétrants sur les petites adresses qu'on
emploie pour se louer; et soit qu'on leur de-
mande leur suffrage avec hauteur, soit qu'on
tâche de les surprendre , ils se croient ordinai-
rement en droit de refuser ce qu'il semble qu'on
ait besoin de tenir d'eux. Heureux ceux qui sont
nés modestes , et que la nature a remplis d'une
noble et sage confiance! Rien ne présente les
hommes si petits à l'imagination, rien ne les fait
paraître si faibles que la vanité. Il semble qu'elle
soit le sceau de la médiocrité ; ce qui n'empêche
pas qu'on n'ait vu d'assez grands génies accusés
de cette faiblesse, le cardinal de Retz, Montaigne^
Cicéron, etc. Aussi leur a-t-on disputé le titre de
grands hommes, et non sans beaucoup de raison.
XIL
Ne point sortir de son caractère.
Lorsqu'on veut se mettre à la portée des autres
hommes, il faut prendre garde d'abord à ne pas
sortir de la sienne; car c'est un ridicule insup-
480
VAUVENARGDES.
portable, et qu'ils ne nous pardonnent point.
C'est aussi une vanité mal entendue de croire
que l'on peut jouer toute sorte de personnages,
et d'être toujours travesti. Tout homme qui n'est
pas dans son véritable caractère, n'est pas dans
sa force . il inspire la défiance , et blesse par
l'affectation de cette supériorité. Si vous le pou-
vez, soyez simple, naturel, modeste, uniforme;
ne parlez jamais aux hommes que de choses qui
les intéressent, et qu'ils puissent aisément en-
tendre; ne les primez point avec faste; ayez de
l'indulgence pour tous leurs défauts , de la pé-
nétration pour leurs talents, des égards pour
leurs délicatesses et leurs préjugés, etc. Voilà
peut-être comme un homme supérieur se monte '
naturellement et sans effort à la portée de cha-
cun. Ce n'est pas la marque d'une grande habi-
leté d'employer beaucoup de finesse; c'est l'imper-
fection de la nature, qui est l'origine de l'art.
qi.. 'UJ.
XIII.
Du pouvoir de l'activité.
Qui considérera d'où sont partis la plupart
des ministres verra ce que peut le génie, l'am-
bition et l'activité. Il faut laisser parler le monde,
et souffrir qu'il donne au hasard l'honneur de
toutes les fortunes, pour autoriser sa mollesse.
La nature a marqué à tous les hommes, dans
leur caractère, la route naturelle de leur vie, et
personne n'est ni tranquille, ni sage, ni bon, ni
heureux, qu'autant qu'il connaît son instinct et
le suit bien fidèlement. Que ceux qui sont nés
pour l'action suivent donc hardiment le leur;
l'essentiel est de faire bien : s'il arrive qu'après
cela le mérite soit méconnu et le bonheur seul
honoré , il faut, pardonner à l'erreur. Les hom-
mes ne sentent les choses qu'au degré de leur
esprit, et ne peuvent aller plus loin. Ceux qui
sont nés médiocres n'ont point de mesure pour
les qualités supérieures : la réputation leur im-
pose plus que le génie, la gloire plus que la ver-
tu ; au moins ont-ils besoin que le nom des choses
les avertisse et réveille leur attention.
Sur la dispute.
Où vous ne voyez pas le fond des choses, ne
parlez jamais qu'en doutant et en proposant vos
' Se monte. Il faut se met. M.
idées. C'est le propre d'un raisoimeur de prendre
feu sur les affaires politiques, ou sur tel autre
sujet dont on ne sait pas les principes ; c'est son
triomphe , parce qu'il n'y peut être confondu.
Il y a des hommes avec qui j'ai fait vœu de
n'avoir jamais de dispute : ceux qui ne parlent
que pour parler ou décider, les sophistes, les
ignorants , les dévots et les politiques. Cepen-
dant tout peut être utile , il ne faut que se pos-
séder.
XV.
Sujétion de Vesprit de Vhomme.
Quand on est au cours des grandes affaires ,
rarement tombe-t-on à de certaines petitesses :
les grandes occupations élèvent et soutiennent
l'âme; ce n'est donc pas merveille qu'on y fasse
bien. Au contraire , un particuher qui a l'esprit
naturellement grand, se trouve resserré et à l'é-
troit dans une fortune privée ; et comme il n'y
est pas à sa place, tout le blesse et lui fait vio-
lence. Parce qu'il n'est pas né pour les petites
choses , il les traite moins bien qu'un autre , ou
elles le fatiguent davantage , et il ne lui est pas
possible, dit Montaigne, de ne leur donner que
l'attention qu'elles méritent , ou de s'en retirer à
sa volonté; s'il fait tant que de s'y livrer, elles
l'occupent tout entier et l'engagent à des petitesses
dont il est lui-même surpris. Telle est la faiblesse
de l'esprit humain, qui se manifeste encore par
mille autres endroits, et qui fait dire à Pascal ' :
L'esprit du plus grand homme du monde n'est
pas si indépendant, qu'il ne soit sujet à être
troublé par le moindre tintamarre qui se fait
autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un
canon pour empêcher ses pensées : il ne faut
que le bruit d'une girouette ou d'une poulie.
Ne vous étonnez pas, continue-t-il , sHl ne
raisonne pas bien à présent: une mouche bour-
donne à ses oreilles ; c'en est assez pour le ren-
dre incapable de bon conseil. Si vous voulez
qu'il trouve la vérité , chassez cet animal qui
tient sa raison en échec, et trouble cette puis-
sante intelligence qui gouverne les villes et les
royaumes. Rien n'est plus vrai, sans doute, que
cette pensée ; mais il est vrai aussi , de l'aveu de
Pascal, que cette même intelligence, qui est si
faible, gouverne les villes et les royaumes : aussi
le même auteur remarque que plus on approfon-
dit l'homme, plus on_^ dém^^Jç d^.|^lesse et de
' Pensées de Pascal, V* partie, art. Vt, Pehsée XU. F>
F\ÉlLb:K[Oi^S SUR DIVERS SUJETS.
481
grandeur ^ et C'est lui qui dit encore dans un
autre endroit ' , après Montaigne : Cette dupli-
cité de V homme est si visible, qiiHl îj en a qui
ont cru que nous avions deux âmes^ : un
sujet simple paraissant incapable de telles et si
soudaines variétés, d'une présomption déme-
surée à un horrible abattement de cœur. Ras-
surons-nous donc sur la foi de ces grands té-
moignages, et ne nous laissons pas abattre au
sentiment de nos faiblesses, jusqu'à perdre le
soin irréprochable de la gloire et l'ardeur de
la vertu.
XVI.
Un ne peut être dupe de la vertu.
Que ceux qui sont nés pour l'oisiveté et la mol-
lesse y meurent et s'y ensevelissent , je ne prétends
pas les troubler; mais je parle au reste des hom-
mes , et je dis : On ne peut être dupe de la vraie
vertu ; ceux qui l'aiment sincèrement y goûtent
un secret plaisir, et souffrent à s'en détourner :
quoi qu'on fasse aussi pour la gloire , jamais ce
travail n'est perdu , s'il tend à nous en rendre
dignes. C'est une chose étrange que tant d'hommes
se défient de la vertu et de la gloire , comme d'une
route hasardeuse , et qu'ils regardent l'oisiveté
comme un parti sûr et solide. Quand même le
travail et le mérite pourraient nuire à notre for-
tune , il y aurait toujours à gagner à les embras-
ser. Que sera-ce s'ils y concourent ? Si tout finis-
sait par la mort, ce serait une extravagance de ne
pas donner toute notre application à bien disposer
notre vie, puisque nous n'aurions que le présent;
mais nous croyons un avenir , et l'abandonnons
au hasard : cela est bien plus inconcevable. Je
laisse tout devoir à part, la morale et la religion,
et je demande : L'ignorance vaut-elle mieux que
la science, la paresse que l'activité, l'incapacité
que les talents ? Pour peu que l'on ait de raison,
on ne met point ces choses en parallèle ^ Quelle
honte donc de choisir ce qu'il y a de l'extra-
vagance à égaler * ? S'il faut des exemples pour
nous décider, d'un côté Coligny, Turenne , Bos-
suet , Richelieu , Fénélon , etc. ; de l'autre , les
gens à la mode , les gens du bel air, ceux qui
I Pensées de Pascal, II* partie, art. V^Pcnsée V. B.
* C'est Platon, qui admettait deux âmes, l'une non engen-
drée par Dieu, qui n'est qu'une faculté imaj^inative, privée
d'ordrç et de raison; l'autre engendrée et disposée par Dieu,
qui l'a établie maltresse et ordonnatrice du monde qu'il a
formé. Voyez Plutarque,rft' la Création de l'dme. F.
'Lorsque Yauvenargues écrivait, J. J. Rousseau n'avait
point encore soutenu ses brillants paradoxes. F.
'' Pour égaliser, estimer égales. S.
passent toute leur vie dans la dissipation et les
plaisirs. Comparons ces deux genres d'hommes,
et voyons ensuite auquel d'eux ' nous aimerions
mieux ressembler.
XVIL
Sur la familiarité.
ïl n'est point de meilleure école ni plus né»
cessaire que la familiarité. Un homme qui s'est
retranché toute sa vie dans un caractère réservé,
fait les fautes les plus grossières lorsque les occa-
sions l'obligent d'en sortir et que les affaires l'en-
gagent. Ce n'est que par la familiarité que l'on
guérit de la présomption , de la timidité , de la
sotte hauteur ; ce n'est que dans un commerce
libre et ingénu qu'on peut bien connaître les
hommes , qu'on se tâte , qu'on se démêle , et qu'on
se mesure avec eux : là on voit l'humanité nue
avec toutes ses faiblesses et toutes ses forces; là se
découvrent les artifices dont on s'enveloppe pour
imposer en public ; là parait la stérilité de notre
esprit , la violence et la petitesse de notre amour-
propre , l'imposture de nos vertus.
Ceux qui n'ont pas le courage de chercher la
vérité dans ces rudes épreuves , sont profondé-
ment au-dessous de tout ce qu'il y a de grand ;
surtout c'est une chose basse que de craindre la
raillerie*, qui nous aide à fouler aux pieds notre
amour-propre , et qui émousse, par l'habitude de
souffrir, ses honteuses délicatesses.
XVIII.
Nécessité défaire des fautes.
Il ne faut pas être timide de peur de faire des
fautes ; la plus grande faute de toutes est de Si».
priver de l'expérience. Soyons très-persuadés qu'il
n'y a que les gens faibles qui aient cette crainte
excessive de tomber et de laisser voir leurs dé-
fauts ; ils évitent les occasions où ils pourraient
broncher et être humiliés ; ils rasent timidement
la terre , n'osent rien donner au hasard, et meu-
rent avec toutes leurs faiblesses , qu'ils n'ont pu
cacher. Qui voudra se former au grand, doit ris-
quer de faire des fautes , et ne pas s'y laisser abat-
tre, ni craindre de se découvrir' ; ceux qui pc-
» Il faut auquel d'entre eux. S.
a Expression négligée. Ce mot vague de chnse doit être em
ployé très-sobrement. Je ne sais si l'on peut appeler bassesse,
en aucun sens, la crainte de la raillerie. S.— Bassesse est
ici , je crois , pour faiblesse. M.
^ Pour se laisser abattre; c'est une négligence. Se déeoi;-
vrir signifie ici laisser apentn'oir ses fautes. S.
31
482
VAUVENARGUKS.
métreront ses faibles tâcheront de s'en prévaloir,
mais ils le pourront rarement. Le cardinal de Retz
iUsait ù ses principaux domestiques : « Vous êtes
t< deux ou trois à qui je n'ai pu me dérober; mais
' j'ai si bien établi ma réputation , et par vous-
- mêmes, qu'il vous serait impossible de me nuire
«s quand vous le voudriez ' . » Il ne mentait pas :
son historien rapporte qu'il s'était battu avec un
de ses écuyers, qui l'avait accablé de coups, sans
' qu'une aventure si humiliante pour un homme de
ce caractère et de ce rang ait pu lui abattre le cœur
ou faire aucun tort à sa gloire ; mais cela n'est
pas surprenant : combien d'hommes déshonorés
soutiennent par leur seule audace la conviction
" publique de leur infamie , et font face à toute la
'terre! Si l'effronterie peut autant, que ne fera
pas la constance? Le courage sijrjm^ûte tq^tf
XTX -^-^ i^-'m.-.'.:
. ^'uiut'Hi) f>«:f ^r la libéralités i''^'^ '^^^ '^ '''>'•
Un homme très-jeune peut se reprocher comme
mie vanité onéreuse et inutile la secrète complai-
sance qu'il a à donner. J'ai eu cette crainte
. moi-même avant de connaître le monde; quand
fai vu l étroite indigence où vivent la plupart
des hommes , et l'énorme pouvoir de l'intérêt sur
lous les cœurs, j'ai changé d'avis, et j'ai dit:
Voulez-vous que tout ce qui vous environne vous
montre un visage content, vos enfants, vos do-
mestiques , votre femme , vos amis et vos enne-
mis? soyez libéral. Voulez-vous conserver impu-
U'hnent beaucoup de vices ^? avez-vous besoin
qu'on vous pardonne des mœurs singulières ou
des ridicules ? voulez- vous rendre vos plaisirs fa-
ciles, et faire que les hommes vous abandonnent
leur conscience , leur honneur, leurs préjugés ,
ceux mêmes dont ils font plus de bruit? tout cela
dépendra de vous; quelque affaire que vous
ayez , et quels que puissent être les hommes avec
qui vous voulez traiter, vous ne trouverez rien
de difficile si vous savez donner à propos. L'éco-
nome qui a des vues courtes n'est pas seulement
1 Guy Joly, conseiller au Châlelet, rapporte en effet dans
ses Mémoires que, lorsqu'il reprochait au cardinal sa \k'.
licencieuse ^ ce prélat lui faisait cette réponse. F.
*Uans cet article, Vauvenargues semblerait mettre au
nombre des avantages de la libéralité le droit de conserver
impunément heaneoup de vices; ce qui n'est ni ne peut être
son projet , comme on peut s'en convaincre par la pureté du
reste de sa morale. Mais ayant à démontrer les avantages que
procure la libéralité, il a voulu conimcncer par démontrer le
pouvoir qu'elle a de tout obtenir des hommes , et n'a pas as-
sez distingué ce qui sert de preuve de son pouvoir d'avec la
démonstralion de ses f^vanla{;es. S. .
en garde contre ceux qui peuvent le tromper, il
appréhende aussi d'être dupe de lui-même : s'il
achète quelque plaisir qu'il lui eût été impossible
de se procurer autrement, il s'en accuse aussitôt
comme d'une faiblesse ; lors({u'il voit un homme
qui se plaît à faire louer sa générosité et à surpayer
les services, il le plamt de cette illusion. Croyez-
vous de bonne foi, lui dit-il, qu'on vous en ait
plus d'obligation? Un misérable se présente à lui,
qu'il pourrait soulager et combler de joie à peu
de frais ; il en a d'abord compassion , et puis il se
reprend, et pense : C'est un homme que je ne ver-
rai plus. Un autre malheureux s'offre encore à
lui, et il fait le même raisonnement. Ainsi toute
sa vie se passe sans qu'il trouve l'occasion d'obli-
ger personne, de se faire aimer, d'acquérir une
considération utile et légitime : il est défiant et
inquiet , sévère à lui-même et aux siens , père et
maître dur et fâcheux; les détails frivoles de son
domestique le brouillent ' comme les affaires les
plus importantes, parce qu'il les traite avec
la même exactitude : il ne pense pas que ses soins
puissent être mieux employés, incapable de con-
cevoir le prix du temps, la réalité du mérite, et
l'utilité des plaisirs.
Il faut avouer ce qui est vrai : il est difficile,
surtout aux ambitieux , de conduire une fortune
médiocre avec sagesse , et de satisfaire en même
temps des inclinations libérales , des besoins pré-
sents, etc.; mais ceux qui ont l'esprit véritable-
ment élevé sedétermment, selon roccurrence, par
des sentiments où la prudence ordinaire ne sau-
rait atteindre : je vais m'expliquer. Un homme
né vain et paresseux, qui vit sans dessein et sans
principes, cède indifféremment à toutes ses fan-
taisies , achète un cheval trois cents pistoles , qu'il
laisse pour cinquante quelques mois après , donne
dix louis à un joueur de gobelets qui lui a mon-
tré quelques tours , et se fait appeler en justice
par un domestique qu'il a renvoyé injustement,
et auquel il refuse de payer des avances faites à
son service.
Quiconque a naturellement beaucoup de fantai-
sies a peu de jugement , et l'âme probablement
I faible. Je méprise autant que personne des hom-
i mes de ce caractère ; mais je dis hardiment aux
I autres : Apprenons à subordonner les petits inté-
I rets aux grands , même éloignés , et faisons géné-
I reusement et sans compter tout le bien qui tente
j nos cœurs : on ne peut être dupe d'aucune verjtu.
! ' Expression familière e( négligée, pour le troublent. S.
CONSEILS A l)N JEUNE HOiMME.
XX.
Mïixime de P-ascal , expliquée,
, , Le peuple d'ISS habiles composent, pour V or-
dinaire, le train du monde; les autres le mé-
prisent, et en sont méprisés ' : maxime admira-
ble de Pascal , mais qu'il faut bien entendre. Qui
croirait que Pascal a voulu dire que les habiles
doivent vivre dans l'inapplication et la mol-
lesse, etc. condamnerait toute la vie de Pascal
pas sa propre maxime ; car personne n'a moins
vécu comme le peuple que Pascal, à ces égards :
tlonc le vrai sens de Pascal , c'est que tout homme
qui cherche à se distinguer par des apparences
singulières , qui ne rejette pas les maximes vul-
gaires parce qu'elles sont mauvaises , mais parce
qu'elles sont vulgaires ; qui s'attache à des scien-
ces stériles , purement curieuses et de nul usage
dans le monde ; qui est pourtant gonflé de cette
fausse science, et ne peut arriver à la véritable;
un tel homme , comme il dit plus haut , trouble
le monde, et juge plus mal que les autres. En
deux mots, voici sa pensée expliquée d'une autre
manière : Ceux qui n'ont qu'un esprit médiocre ne
j)énètrent pas jusqu'au bien ou jusqu'à la néces-
,^té qui autorise certains usages, et s'érigent mal
^â propos en réformateurs de leur siècle : les ha-
J^.DiIes mettent à profit la coutume bonne ou mau-
,yaise, abandonnent leur extérieur aux légèretés
de la mode, et savent se proportionner au besoin
''àe tous les esprits.
■mmmxy •-<.^, ,._ XXL
L'esprit naturel et le simple.
L'esprit naturel et le simple peuvent en mille
manières se confondre, et ne sont pas néanmoins
• toujours semblables. On appelle esprit naturel un
Instinct qui prévient la réflexion, et se caractérise
par la promptitude et par la vérité du sentiment.
Cette aimable disposition prouve moins ordinai-
rement une grande sagacité qu'une âme naturel-
lehient vive et sincère, qui ne peut retenir ni far-
der sa pensée , et la produit toujours avec la grâce
d'un secret échappé à la franchise. La simplicité
est aussi un don de l'âme, qu'on reçoit immédia-
tement de la nature et qui en porte le caractère:
elle ne suppose pas nécessairement l'esprit supé-
i-reur, mais il est ordinaire qu'elle l'accompagne;
elle exclut toute sorte de vanités et d'affectations,
témoigne un esprit juste , un cœur noble, un sens
• Pensées de Pascal, l" partie, art. VI, Pensée XXV. B.
droit , un naturel riche et modeste , qui peut tout
puiser dans son fonds et ne veut se parer de rien.
Ces deux caractères comparés ensemble , je crois
setitir que la simplicité est la perfection de l'es-
prit naturel ; et je ne suis plus étonné de la ren-
contrer si souvent dans les grands hommes : les
autres ont trop peu de fonds et trop de vanité pour
s'arrêter dans leur propre sphère , qu'ils sentent
si petite et si bornée.
Du bonheur. ' " ^ ^ ''\ "
Quand on pense que le bonheur dépend beau-
coup du caractère, on a raison ; si on ajoute que
la fortune y est indifférente, c'est aller trop loin :
il est faux encore que la raison n'y puisse rien ,
ou qu'elle y puisse tout.
On sait que le bonheur dépend aussi des rap-
ports de notre condition avec nos passions : on
n'est pas nécessairement heureux par l'accord de
ces deux parties; mais on est toujours malheu-
reux par leur opposition et par leur contraste :
de même la prospérité ne nous satisfait pas in-
failliblement; mais l'adversité nous apporte un
mécontentement inévitable.
Parce que notre condition naturelle est misé*
rable , il ne s'ensuit pas qu'elle le soit également
pour tous , qu'il n'y ait pas dans la même vie des
temps plus ou moins agréables, des degrés de
bonheur et d'affliction : donc les circonstances
différentes décident beaucoup; et on a tort de
condamner les malheureux comme incapables,
par leur caractère , de bonheur.
*mv-m»999i»
CONSEILS
A UN JEUNE HOMME.
r.
Sur les conséquences de la conduite.
Que je serai fâché, mon cher ami, si vous
adoptez des maximes qui puissent vous nuire I Je
vois avec regret que vous abandonnez par com-
plaisance tout ce que la nature a mis en vous.
Vous avez honte de votre raison , qui devrait faire
honte à ceux qui en manquent. Vous vous défiez
:n.
484
VAIJVENARGUKS.
de la force et de la hauteur de votre âme , et vous
ne vous défiez pas des mauvais exemples. Vous
êtes^vous donc persuadé qu'avec un esprit très-
ardent et un caractère élevé , vous puissiez vivre
honteusement dans la mollesse comme un homme
fou et frivole? Et qui vous assure que vous ne
serez pas même méprisé dans cette carrière , étant
né pour une autre? Vous vous inquiétez trop des
injustices que l'on peut vous faire , et de ce qu'on
pense de vous. Qui aurait cultivé la vertu , qui
aurait tenté ou sa réputation' ou sa fortune par
des voies hardies, s'il avait attendu que les louan-
ges l'y encourageassent ? Les hommes ne se ren-
dent d'ordinaire sur le mérite d'autrui qu'à la
dernière extrémité. Ceux que nous croyons nos
amis sont assers souvent les derniers à nous ac-
corder leur aveu. On a toujours dit que personne
n'a créance parmi les siens; pourquoi? parce que
les plus grands hommes ont eu leurs progrès
comme nous. Ceux qui les ont connus dans les
imperfections de leurs commencements, se les
représentent toujours dans cette première fai-
blesse, et ne peuvent souffrir qu'ils sortent de
l'égalité imaginaire où ils se croyaient avec eux :
mais les étrangers sont plus justes , et enfin le
mérite et le courage triomphent de tout.
IT.
Sur ce que les femmes appellent un homme
aimable.
Êtes-vous bien aise de savoir, mon cher ami,
ce que bien des femmes appellent quelquefois
un homme aimable? C'est un homme que per-
sonne n'aime, qui lui-même n'aime que soi et
son plaisir, et en fait pi-ofession avec impudence ;
un homme par conséquent inutile aux autres
bommes, qui pèse à la petite société qu'il tyran-
nise, qui est vain, avantageux, méchant même
par principe; un esprit léger et frivole, qui n'a
point de goût décidé , qui n'estime les choses et
ne les recherche jamais pour elles-mêmes , mais
uniquement selon la considération qu'il y croit
attachée , et fait tout par ostentation ; un homme
souverainement confiant et dédaigneux, qui mé-
prise les affaires et ceux qui les traitent, le
gouvernement et les ministres , les ouvrages et
les auteurs ; qui se persuade que toutes ces cho-
ses ne méritent pas qu'il s'y applique , et n'es-
time rien de solide que d'avoir des bonnes for-
' On ne dirait pas tenter sa réputation, pour tenter de se
faire une réputation ; mais l'accouplement des deux choses ex-
cuse cette tournure. Sa n'est pas bon; il faut la. M.
tunes, ou le don de dire des riens; qui prétend
néanmoins à tout, et parle de tout sans pudeur ;
en un mot un fat sans vertus, sans talents, sans
goût de la gloire, qui ne prend jamais dans les
choses que ce qu'elles ont de plaisant , et met
son principal mérite à tourner continuellement
en ridicule tout ce qu'il connaît sur la terre de
sérieux et de respectable.
Gardez-vous donc bien de prendre pour le
monde ce petit cercle de gens insolents, qui ne
comptent eux-mêmes pour rien le reste des
hommes, et n'en sont pas moms méprisés. Des
hommes si présomptueux passeront aussi vite
que leurs modes, et n'ont pas plus de part au
gouvernement du monde que les comédiens et
les danseurs de corde : si le hasard leur donne
sur quelque théâtre du crédit , c'est la honte de
cette nation et la marque de la décadence des
esprits. Il faut renoncer à la faveur lorsqu'elle
sera leur partage ; vous y perdrez moins qu'on
ne pense : ils auront les emplois, vous aurez les
talents ; ils auront les honneurs , vous la vertu.
Voudriez-vous obtenir leurs places au prix de
leurs dérèglements, et par leurs frivoles intri-
gues ? Vous le tenteriez en vain : il est aussi
difficile de contrefaire la fatuité que la véritable
vertu.
III.
Ne pas se laisser décourager par le sentiment
de ses faiblesses.
Que le sentiment de vos faiblesses, mon ai-
mable ami , ne vous tienne pas abattu. Lisez ce
qui nous reste des plus grands hommes : les
erreurs de leur premier âge, effacées par la
gloire de leur nom , n'ont pas toujours été jus-
qu'à leurs historiens; mais eux-mêmes les ont
avouées en quelque sorte. Ce sont eux qui nous
ont appris que tout est vanité sous le soleil; ils
avaient donc éprouvé, comme tous les autres,
de s'enorgueillir, de s'abattre, de se préoccuper
de petites choses; ils s'étalent trompés mille fois
dans leurs raisonnements et leurs conjectures ;
ils avaient eu la profonde humiliation d'avoir tort
avec leurs inférieurs ; les défauts qu'ils cachaient
avec le plus de soin leur étaient souvent échap-
pés : ainsi ils avaient été accablés en même temps
par leur conscience et par la conviction publi-
que; en im mot, c'étaient de grands hommes,
mais c'étaient des hommes, et ils supportaient
leurs défauts. On peut se consoler d'éprouver
leurs faiblesses , lorsque l'on se sent le courage
de cultiver leurs vertus.
CONSEILS Pl UJN jeune HOMME.
.... 485
JV.
Sur le bien de la familiarité.
Aimez la familiarité, mon cher ami ; elle rend
l'esprit souple, délié, modeste, maniable, dé-
concerte la vanité , et donne , sous un air de li-
berté et de franchise, une prudence qui n'est
pas fondée sur les illusions de l'esprit , mais sur
lés principes indubitables de l'expérience. Ceux
qui ne sortent pas d'eux-mêmes sont tout d'une
pièce; ils craignent les hommes, qu'ils ne con-
naissent pas, ils les évitent, ils se cachent au
monde et à eux-mêmes, et leur cœur est tou-
jours serré. Donnez plus d'essor à votre âme,
et n'appréhendez rien des suites; les hommes
sont faits de manière qu'ils n'aperçoivent pas
une partie des choses qu'on leur découvre', et
qu'ils oublient aisément l'autre. Vous verrez
d'ailleurs que le cercle où l'on a passé sa jeu-
nesse se dissipe insensiblement ; ceux qui le
composaient s'éloignent, et la société se renou-
velle. Ainsi l'on entre dans un autre cercle tout
instruit : alors si la fortune vous met dans des
places où il soit dangereux de vous communi-
quer, vous aurez assez d'expérience pour agir
par vous-même et vous passer d'appui. Vous
saurez vous servir des hommes et vous en dé-
fendre; vous les connaîtrez; enfin vous aurez
la sagesse dont les gens timides ont voulu se
revêtir avant le temps, et qui est avortée dans
leur sein.
V.
Sur les moyens de vivre en paix avec les
hommes.
Voulez-vous avoir la paix avec les hommes?
kie leur contestez pas les qualités dont ils se pi-
quent : ce sont celles qu'ils mettent ordinaire-
ment à plus haut prix ; c'est un point capital
pour eux. Souffrez donc qu'ils se fassent un mé-
rite d'être plus délicats que vous, de se connaître
en bonne chère, d'avoir des insomnies ou des
vapeurs : laissez-leur croire aussi qu'ils sont
aimables, amusants, plaisants, singuliers; et
s'ils avaient des prétentions plus hautes , passez-
leur encore". La plus grande de toutes les im-
prudences est de se piquer de quelque chose :
* Cette tournure parait amphibologique et pourrait signl-
lier qnHla n'aperçoivent pas même une partie des choses; au
lieu qu'elle signifie simplement qaHl y a une partie des cho-
!^es qu'ils n'aperçoivent pas , etc. S.
» Il foui passez-les leur encoro , ou au moins passvz-le h'iir
i ncore. M.
le malheur de la plupart des hommes ne vient
que de là : je veux dire de s'être engagés publi-
quement à soutenir un certain caractère , ou a
faire fortune, ou à paraître riches, ou à faire
métier d'esprit. Voyez ceux qui se piquent d'ê-
tre riches : le dérangement de leurs affaires les
fait croire souvent plus pauvres qu'ils ne sont •
et enfin ils le deviennent effectivement , et pas-
sent leur vie dans une tension d'esprit continuelle
qui découvre la médiocrité de leur fortune et
l'excès de leur vanité. Cet exemple se peut ap-
pliquer à tous ceux qui ont des prétentions. S'ils
dérogent , s'ils se démentent , le monde jouit avec
ironie de leur chagrin; et confondus dans les
choses auxquelles ils se sont attachés , ils demeu-
rent sans ressource en proie à la raillerie la plus
amère. Qu'un autre homme échoue dans les
mêmes choses ; on peut croire que c'est par pa-
resse, ou pour les avoir négligées. Enfin, on n'a
pas son aveu sur le mérite des avantages qui lui
manquent ; mais s'il réussit , quels éloges ! Comme
il n'a pas mis ce succès au prix de celui qui s'en
pique , on croit lui accorder moins et l'obliger
cependant davantage; car ne paraissant pas pré-
tendre à la gloire qui vient à lui, on espère qu'il
la recevra en pur don, et l'autre nous la demain
dait comme une dette.
VL
Sur une maxime du cardinal de Hetz,
C'est une maxime du cardinal de Retz, qu'il
faut tâcher de former ses projets de façon que
leur irréussite même soit suivie de quelque avan-
tage ; et cette maxime est très-bonne.
Dans les situations désespérées , on peut preu-
dre des partis violents; mais il faut qu'elles
soient désespérées. Les grands hommes s'y al)an-
donnent quelquefois par une secrète confiance
des ressources ' qu'ils ont pour subsister dans
les extrémités, ou pour en sortir à leur gloire.
Ces exemples sont sans conséquence pour les au-
tres hommes.
C'est une faute commune, lorsqu'on fait un
plan , de songer aux choses sans songer à soi.
On prévoit les difficultés attachées aux affaires ;
celles qui naîtront de notre fonds, rarement.
Si pourtant on est obligé à prendre des ré-
solutions extrêmes, il faut les embrasser avec
courage, et sans prendre conseil des gens médio-
cres ; car ceux-ci ne comprennent pas qu'on puisse
' Il liinl r<)nfion<r aux rfssniii<<:>.
486
VAUVENARGUES.
assez souffrir dans la médiocrité qui est leur état
naturel , pour vouloir en sortir par de si grands
hasards, ni qu'on puisse durer dans ces extré-
mités qui sont hors de la sphère de leurs senti-
ments. Cachez-vous des esprits timides. Quand
vous leur auriez arraché leur approbation par
surprise, ou par la force de vos raisons , rendus
à eux-mêmes, le tempérament le ramènerait
bientôt à leui's principes, et vous les rendrait
plus contraires.
Croyez ([u'il y a toujours , dans le cours de la
vie, beaucoup de choses qu'il faut hasarder, et
beaucoup d'autres qu'il faut mépriser : et con-
sultez en cela votre raison et vos forces.
Ne comptez sur aucun ami dans le malheur'.
Mettez toute votre confiance dans votre courage
et dans les ressources de votre esprit. Faites-
vous , s'il se peut , i\ue destinée qui ne dépende
pas de la bonté trop inconstante et trop peu
commune des hommes. Si vous méritez des hon-
neurs , si vous forcez le monde à vous estimer,
si la gloire suit votre vie , vous ne manquerez
ni d'amis fidèles, ni de protecteurs, ni d'admi-
rateurs.
Soyez donc d'abord par vous-même, si vous
voulez vous acquérir les étrangers. Ce n'est
point à une âme courageuse à attendre sou sort
de la seule faveur et du seul caprice d'autrui.
C'est à son travail à lui faire une desthiée digne
d'elle.
VIL
Surrempressement des hommes à se rechercher
et leur facilité à se dégoûter.
Il faut que je vous avertisse d'une chose,
mon très-cher ami : les hommes se recherchent
quelquefois avec empressement, mais ils se dé-
goûtent aisément les uns des autres ; cependant
la paresse les retient longtemps ensemble après
que leur goût est usé. Le plaisir , l'amitié , l'es-
time , liens fragiles , ne les attachent plus ; l'ha-
bitude les asservit. Fuyez ces commerces sté-
riles, d'où l'instruction et la conliance sont
bannies : le cœur s'y dessèche et s'y gâte; l'i-
magination y périt , etc.
Conservez toujours néanmoins avec tout le
monde la douceur de vos sentiments. Faites-
* Vauvonargues ne veut point dire ici qu'/7 n'cslpohil d'ami
qu'on puisse espérer de conserver dans le malheur, mais sim-
plement que ce n'est point sur ses amis qu'il faut se reposer
dans le malheur, et qw'on doit tirer ses ressources de wi-
int'me. S.
vous une étude de la patience , et sachez céder
par raison , comme on cède aux enfants qui n'en
sont pas capables *, et ne peuvent vous offenser.
Abandonnez surtout aux hommes vains cet em-
pire extérieur et ridicule qu'ils affectent : il n'y
a de supériorité réelle que celle de la vertu et
du génie.
Voyez des mêmes yeux, s'il est possible, l'm-
justice de vos amis ; soit qu'ils se familiarisent
par une longue habitude avec vos avantages,
soit que par une secrète jalousie ils cessent de
les reeonnaîti'e , ils ne peuvent vous les faire
perdre. Soyez donc froid là-dessus : un favori
admis à la familiarité de son maître , un domes-
tique, aiment mieux dans la suite se faire chas-
ser que de vivre dans la modestie de leur condi-
tion. C'est ainsi que sont faits les hommes ; vos
amis croiront s'être acquis par la connaissance
de vos défauts une sorte de supériorité sur
vous ; les hommes se croient supérieurs aux dé-
fauts qu'ils peuvent sentir : c'est ce qui fait qu'on
juge dans le monde si sévèrement des actions,
des discours , et des écrits d'autrui. Mais par-
donnez-leur jusqu'à cette connaissance de vos
défauts, et les avantages frivoles qu'il essaye-
ront d'en tirer : ne leur demandez pas la même
perfection qu'ils semblent exiger de vous. 11 y a
des hommes qui ont de l'esprit et im bon cœur,
mais remplis de délicatesses fatigantes ; ils sont
pointilleux, difficiles, attentifs, défiants, ja-
loux; ils se fâchent de peu de chose, et auraient:
honte de revenir les premiers : tout ce qu'ils
mettent dans la société , ils craignent qu'on ne
pense qu'ils le doivent. N'ayez pas la faiblesse
de renoncer à leur amitié par vanité ou par im-
patience , lorsqu'elle peut encore vous être utile
ou agréable; et enfin, quand vous voudrez
rompre, faites qu'ils croient eux-mêmes vous
avoir quitté.
Au reste, s'ils sont dans le secret de vos affai-
res ou de vos faiblesses , n'en ayez jamais de re-
gret. Ce que l'on ne confie que par vanité et sans
dessein , donne un cruel repentir; mais lorsqu'on
ne s'est mis entre les mains de son ami que pour
s'enhardir dans ses idées, pour les corriger,
pour tirer du fond de son cœur la vérité , et pour
épuiser par la confiance les ressources de son cs^
prit , alors on est payé d'avance de tout ce qu'on,
peut en souffrir.
Otie tournure est nénligée. S.
COJNSEILS A UIN JEUlNlj: yOMxME.
487
Vlll.
Swr /e mépris des petites Jinessesi' '
Que je vous estime , mon très-cher ami , de
mépriser les petites finesses dont on s'aide pour
eu Imposer 1 Laissez-les constamment à ceux
qui craignent d'être approfondis, qui clierchent
à se maintenir par des amitiés ménagées, ou
par des froideurs concertées , et attendent tou-
jours qu'on les prévienne. Il est bon de vous
faire une nécessité de plaire parmi vrai mérite,
au hasard même de déplaire à bien des hom-
mes : ce n'est pas un grand mal de ne pas réus-
sir avec toute sorte de gens , ou de les perdre
après les avoir attachés. Il faut supporter , mon
ami , que l'on se dégoûte de vous , comme on se
dégoûte des autres biens. Les hommes ne sont
pas touchés longtemps des mêmes choses ; mais
les choses dont ils se lassent n'en sont pas, de
leur aveu, pires. Que cela vous empêche seule-
ment de vous reposer sur vous-même; on ne
peut conserver aucun avantage que par les ef-
forts qui l'acquièrent, i . :
IX.
Aimer les passions nobles.
Si vous avez quelque passion qui élève vos
sentiments , qui vous rende plus généreux , plus
compatissant, plus humain, qu'elle vous soit
chère.
Par une raison fort semblable ^ lorsque vous
aurez attaché à votre service des hommes qui
sauront vous plaire, passez-leur beaucoup de
défauts. Vous serez peut-être plus mal servi,
mais vous serez meilleur maître : il faut laisser
aux hommes de basse extraction la crainte de
faire vivre d'autres hommes qui ne gagnent pas
assez laborieusement leur salaire. Heureux qui
leur peut adoucir les peines de leur condition!
En toute occasion , quand vous vous sentirez
porté vers quelque bien , lorsque votre beau na-
turel vous sollicitera pour les misérables, hâ-
tez-vous de vous satisfaire. Craignez que le
temps , les conseils , n'emportent ces bons senti-
ments, et n'exposez pas votre cœur à perdre un
si cher avantage. Mon bon ami, il ne tient pas
à vous de devenir riche, d'obtenir des emplois
ou des honneurs; mais rien ne vous peut empê-
cher d'être bon , généreux et sage. Préférez la
vertu à tout : vous n'y aurez jamais de regret.
]\ peut arriver que les hommes (piisoiU envieux
et légers vous fassent éprouver un jour leur in-
justice. Des gens méprisables usurpent la répu-
tation due au mérite, et jouissent insolemment
de son partage : c'est un mal; mais il n'est pas.
tel que le monde se le figure; la y^vlvL'x^i^l
mieux que la. elpire. ,, ,
" '''Qmndiifdutsoni^âts'û ^èré ôît^M '
Mon très-cher ami, sentez- vous votre esprit
pressé et à l'étroit dans votre état? c'est une
preuve que vous êtes né pour une meilleure for-
tune; il faut donc sortir de vos voies, et mar-
cher dans un champ moins limité.
Ne vous amusez pas à vous plaindre, rien
n'est moins utile ; mais fixez d'abord vos regards
autour de vous : on a quelquefois dans sa main
des ressources que l'on ignore. Si vous n'en dtV
couvrez aucune, au lieu de vous morfondre tris-
tement dans cette vue, osez prendre un plus
grand essor : un tour d'imagination un peu hardi
nous ouvre souvent des chemins pleins de lu-
mière. Quiconque connaît la portée de l'esprit
humain tente quelquefois des moyens qui pa-
raissent impraticables aux autres hommes. C'est
avoir l'esprit chimérique que de négliger les
facilités ordinaires pour suivre des hasards et
des apparences; mais lorsqu'on Siiit bien allier
les grands et les petits moyens et les employer
de concert , je crois qu'on aurait tort de crain-
dre non-seulement ropinion du monde, qui re-
jette toute sorte de hardiesse dans les malheu-
reux, mais même les contradictions de la fortune.
Laissez croire à ceux qui le veillent croire,
que l'on est misérable dans les embarras des
grands desseins. C'est dans l'oisiveté et la peti-
tesse que la vertu souffre , lorsqu'une prudence
timide l'empêche de prendre l'essor et la fait
ramper dans ses liens; mais le malheur même
a ses charmes dans les grandes extrémités : car
cette opposition de la fortune élève un espiit
courageux , et lui fait ramasser toutes ses forces ,
qu'il n'employait pas.
XL
Du faux Jugement que r on porte des choses.
Nous jugeons rarement des choses , mon ai-
mable ami, par ce qu'elles sont en elles-mêmes;
nous ne rougissons pas du vice , mais dit dé-
shonneur. Tel ne se ferait pas snupule d'êtie
188
V^UVEINARGLIKS,
n
fourbe , qui est honteux de passer pour tel , même
injustement.
Nous demeurons flétris et avilis à nos propres
yeux, tant que nous croyons Vêtre à ceux du
monde ; nous ne mesurons pas nos fautes par la
vérité, mais par l'opinion. Qu'un homme sé-
duise une femme sans l'aimer , et l'abandonne
après l'avoir séduite, peut-être qu'il en fera
gloire : mais si cette femme le trompe lui-même,
qu'il n'en soit pas aimé quoique amoureux , et
que cependant il croie l'être; s'il découvre la
vérité, et que cette femme infidèle se donnait
par goût à un autre lorsqu'elle se faisait payei^
à lui de ses rigueurs , sa défaite et sa confusioii
ue se pourront pas exprimer, et on le verra pâ-
lir à table , sans cause apparente , dès qu'un mot
jeté au hasard lui rapprochera cette idée'.
Un autre rougit d'aimer son esclave qui a des
vertus, et se donne publiquement pour le pos-
sesseur d'une femme sans mérite , que même il
n'a pas. Ainsi on affiche des vices effectifs; et
si de certaines faiblesses pardonnables venaient
à paraître , on s'en trouverait accablé.
Je ne fais pas ces réflexions pour encourager
les gens bas, car ils n'ont que trop d'impu-
dence. Je parle pour ces âmes fières et délicates
qui s'exagèrent leurs propres faiblesses , et ne
peuvent souffrir la conviction publique de leurs
fautes.
Alexandre ne voulait plus vivre après avoir
tué Clitus ; sa grande âme était consternée d'un
emportement si funeste. Je le loue d'être de-
venu par là plus tempérant ; mais s'il eût perdu
le courage d'achever ses vastes desseins, et qu'il
n'eût pu sortir de cet horrible abattement où
d'aboi-d il était plongé , le ressentiment de sa
faute l'eût poussé trop loin.
Mon ami, n'oubliez jamais que rien ne nous
peut garantir de commettre beaucoup de fautes.
Sachez que le même génie qui fait la vertu,
produit quelquefois de grands vices. La valeur
et la présomption , la justice et la dureté , la sa-
gesse et la volupté, se sont mille fois confon-
dues, succédées ou alliées. Les extrémités se ren-
contrent et se réunissent en nous. Ne nous lais-
sons donc pas abattre. Consolons-nous de nos
défauts , puisqu'ils nous laissent toutes nos ver-
tus; que le sentiment de nos faiblesses ne nous
fasse pas perdre celui de nos forces : il est de
l'essence de l'esprit de se tromper; le cœur a
aussi ses erreurs. Avant de rougir d'être faibles,
* Je ne sais si cette loarnure peut être employée pour lui
rappellera cette idée. S.
mon très-cher ami, nous serions moins déraisofi»
nables de rougir d'être hommes.
RÉFLÎëiïbNS
. ^^i^Stî^ QXTElQtjiÈ'sf POETES.
>:£q tir!;Vfl 'i^j2i/i''. tJl,9'ifn')n jiJ i -i.
ij:j i'h .-îirx eXA FONTAINE.
Lorsqu'on a entendu parler de la Fontaine ,
et qu'on vient à lire ses ouvrages , on est étonné
d'y trouver , je ne dis pas plus de génie , maisi
plus même de ce qu'on appelle de l'esprit , qu'on
n'en trouve dans le monde le plus cultivé. On
remarque avec la même surprise la profonde in-
telligence qu'il fait paraître de son art ; et on
admire qu'un esprit si fin ait été en même temps
si naturel.
Il serait superflu de s'arrêter à louer l'hai^
monie variée et légère de ses vers ; la grâce , I^.
tour, l'élégance, les charmes naïfs de sou style;,
et de son badinage. Je remarquerai seulement
que le bon sens et la simplicité sont les carac-
tères dominants de ses écrits. Il est bon d'oppo-
ser un tel exemple à ceux qui cherchent la
grâce et le brillant hors de la raison et de la
nature, La simplicité de la Fontaine donne de
la grâce à son bon sens, et son bon sens rend
sa simplicité piquante : de sorte que le brillant
de ses ouvrages naît peut-être essentiellement
de ces deux sources réunies. Rien n'empêche*
au moins de le croire; car pourquoi le bon sens^ .
qui est un don de la nature, n'en aurait-il pas
l'agrément ? La raison ne déplaît , dans la plu-
part des hommes , que parce qu'elle leur est
étrangère. Un bon sens naturel est presque in? >
séparable d'une grande simplicité ; et une sinv--
pUcité éclairée est un charme que rien n'égalo^.,
Je ne donne pas ces louanges aux grâces d'uijL ]
homme si sage , pour dissimuler ses défauts. Je., .
crois qu'on peut trouver dans ses écrits plus de
style que d'invention., et plus de négligence que
d'exactitude. Le nœud et le fond de ses conte%
ont peu d'intérêt , et les sujets en sont bas. On-, y^,,
remarque quelquefois bien des longueurs, etuj^,'
air de crapule qui ne saurait plajire. Ni cçtjau-.-.
KÉFLEXIONS
teur n'est parfait ett ce genres ni ce genre ù'est
assez noble.
-H.-
^ BOi;.EAU.
Boileau prouve , autant par son exemple que
par ses préceptes, que toutes les beautés des
bons ouvrages naissent de la vive expression et
de la peinture du vrai; mais cette expression si
touchante appartient moins à la réflexion , su-
jette à l'erreur, qu'à un sentiment très-intime et
très-fidèle de la nature. La raison n'était pas
distincte, dansBoileau, du sentiment : c'était son
instinct. Aussi a-l-elle animé ses écrits de cet
intérêt qu'il est si rare de rencontrer dans les
ouvrages didactiques.
Cela met , je crois , dans son jour , ce que je
viens de toucher en parlant de la Fontaine. S'il
n'est pas ordinaire de trouver de l'agrément
parmi ceux qui se piquent d'être raisonnables ,
c'est peut-être parce que la raison est entrée dans
leur esprit, où elle n'a qu'une vie artificielle et
empruntée; c'est parce qu'on honore trop sou-
vent du nom de raison une certaine médiocrité
de sentiment et de génie, qui assujettit les hom-
mes aux lois de l'usage, et les détourne des
grandes hardiesses, sources ordinaires des gran-
des fautes.
Boileau ne s'est pas contenté de mettre de la
vérité et de la poésie dans ses ouvrages, il a en-
seigné son art aux autres. Il a éclairé tout son siè-
cle; il en a banni le faux goût, autant qu'il est
permis de le bannir chez les hommes. Il fallait
qu'il fût né avec un génie bien singulier, pour
échapper, comme il a fait, aux mauvais exem-
ples de ses contemporains, et pour leur imposer
ses propres lois. Ceux qui bornent le mérite de
sa poésie à l'art et à l'exactitude de sa versifi-
cation , ne font pas peut-être attention que ses
vers sont pleins de pensées, de vivacité, de sail-
lies , et même d'invention de style. Admirable
dans la justesse, dans la solidité et la netteté de
ses idées , il a su conserver ces caractères dans
ses expressions, sans perdre de son feu et de sa
force : ce cpii témoigne incontestablement un
grand talent.
Je sais bien que quelques personnes, dont l'au-
torité est respectable, ne nomment génie dans
les poètes que l'invention dans le dessein de leurs
ouvrages. Ce n'est, disent-ils, ni l'harmonie, ni
l'élégance des vers , ni l'imagination dans l'ex-
pression , ni même l'expression du sentiment, qui
CRITIQUES. 489
caractérisent le poète : ce sont, à leur avis, les
pensées mâles et hardies , jointes à l'esprit créa-
teur. Par là on prouverait que Bossuet et New-
ton ont été les plus grands poètes de la terre 5
car certainement l'invention , la hardiesse et les
pensées mâles ne leur manquaient pas. J'ose
leur répondre que c'est confondre les limites des
arts que d'en parler de la sorte. J'ajoute que
les plus grands poètes de l'antiquité , tels qu'Ho-
mère, Sophocle , Virgile , se trouveraient confon-
dus avec une foule d'écrivains médiocres, si on
ne jugeait d'eux que par le plan de leurs poè-
mes et par l'invention du dessein; et non par
l'invention du style, par leur harmonie, par la
chaleur de leur versification , et enfin par la vé-
rité de leurs images.
Si l'on est donc fondé à reprocher quelque dé-
faut à Boileau , ce n'est pas , à ce qu'il me semble,
le défaut de génie. C'est au contraire d'avoir eu
plus de génie que d'étendue ou de profondeur
d'esprit , plus de feu et de vérité que d'éléva-
tion et de délicatesse , plus de solidité et de sel
dans la critique que de finesse ou de gaieté , et
plus d'agrément que de grâce : on l'attaque en^
core sur quelques-uns de ses jugements qui
semblent injustes ; et je ne prétends pas qu'il
fût infaillible. ,; -- - - n
IIL,..-..
CHAULIEÙ. : ' v, '
Chaulieu a su mêler avec une simplicité noble
et touchante l'esprit et le sentiment. Ses vers né-
gUgés, mais faciles et remphs d'imagination , de
vivacité et de grâce , m'ont toujours paru supé-
rieurs à sa prose , qui n'est le plus souvent qu'in-
génieuse. On ne peut s'empêcher de regretter
qu'un auteur si aimable n'ait pas plus écrit , et
n'ait pas travaillé avec le même soin tous ses
ouvrages.
Quelque différence que l'on ait mise, avec
beaucoup de raison, entre l'esprit et le génie, il
semble que le génie de l'abbé de Chaulieu ne soit
essentiellement que beaucoup d'esprit naturel.
Cependant il est remarquable que tout cet esprit
n'a pu faire d'un poète, d'ailleurs si aimable, un
grand homme ni un grand génie.
IV.
MOLlKRi:.
Molière me parait un peu répréhcnsible d'avoir
AM
^:^\AliVt^NARGUES. , i'^iji
pris des siyets trop bas'. La Bruyère, auimc ù
|)eu près du même génie, a peint avec la même
vérité et la môme véhémence que Molière les tra-
vers des hommes ' j miiis je crois que l'on peut
trcHiver plus d'éloquence et plus d'élévation dans
ses peintures. j
On peut mettre encore ce poëte en parallèle ;
avec Racine. L'un et l'autre ont parfaitement |
connu le cœur de l'homme ; l'un et l'autre se sont
attachés à peindre la nature. Racine la saisit dans
les passions des grandes âmes; Molière, dans
l'humeur et les bizarreries des gens du commun \
L'un a joué avec un agrément inexplicable les
petits sujets ; l'autre a traité les grands avec une
sagesse et une majesté touchantes. Molière a ce
bel avantage que ses dialogues jamais ne languis-
sent : une forte et continuelle imitation des mœurs
passionne ses moindres discours. Cependant, à
considérer simplement ces deux auteurs comme
poètes, je crois qu'il ne serait pas juste d'en faire
comparaison. Sans parler de la supériorité du
genre sublime '* donné à Racine, on trouve dans
Molière tant de négligences et d'expressions bi-
zarres et impropres, qu'il y a peu de poètes, si
j'ose le dire , moins corrects et moins purs que
lui.
On peut se convaincre de ce que je dis en li-
sant le poëme du Val-de- Grâce, où Molière n'est
que poëte : on n'est pas toujours satisfait. En
pensant bien, il parle souvent mal, dit l'illustre
archevêque de Cambray ; il se sert des phrases
les plus forcées et les moins naturelles. Térence
dit en quatre mots, avec la plus élégante sim-
* Il semble que les Femmes savantes, le Tartuje, le Mi-
santhrope, ne sont pas assurément des sujets bas; la comé-
die n'en peut guère traiter de plus relevés. Pourquoi V Avare
encore serait-il un sujet trop bas pour la comédie? Piisse pour
les Fourberies de Scapin, le Médecin malgré lui, Sgana-
rclle , et si l'on veut même Georges Dandin. Mais c'est d'a-
près les chefs-d'œuvre d'un grand homme qu'on doit juger
de son génie et en déterminer le caractère. On sait d'ailleurs
que Molière, forcé d'abord de se conformer au goût de son
siècle poiu- en obtenir le droit de le ramener au sien , forcé
souvent de faire servir son travail au soutien de la troupe
dont il était le directeur , ne fut pas toujours le maître de choi-
sir les sujets de ses comédies, ni d'en soigner l'exécution. S.
2 On ne peut pas dire que la Bruyère fut animé du même
génie que Molière. Vauvenargnes disait autrement dans la
première édition , toujours en donnant à la Bruyère une sorte
de supériorité : aussi est-il plu s facile de caractériser les hom-
mes que de faire qu'ils se caractérisent eux-mêmes. On ne
voit pas trop pourquoi il a retranché celte phrase, qui était
du moins une espèce de correctif. S.
^ Alceste n'est certainement pas un homme du commun ; il 1
y a peu de caractères plus nobles. S. j
* Cette préférence presque exclusive que donne Vauvena r- '
gués au genre sublime, et qui tenait à son caractère, expli- !
que son injustice envers Molière; injustice qui , sans cela , se- ;
rait difficile à concevoir dans un homme d'un esprit aussi
Juste, et d'un goût g<''néri)lement aussi sûr que le sien. S. '
plicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une mul-
titude de métaphores qui approchent, du gali-,
matias. J'aime bien mieux sa prose que ses
vers ' , etc.
Cependant l'opinion commune est qu'aucun
des auteurs de notre théâtre n'a porté aussi loin
son genre que Molière a poussé le sien ; et la rai-
son en est, je crois, qu'il est plus naturel que
tous les autres'.
> Le jugement de Fénélon sur Molière nous semble trop in
téressant pour que nous puissions nous dispenser de le citer
en entier :
<i II faut avouer que Molière est un grand poëte comi({uo.
Je ne crains pas de dire qu'il a enfoncé plus avant que Té-
rence dans certains caractères; il a embriissé une plus grande
variété de sujets; il a peint par des traits forts tout ce que
nous voyons de déréglé et de rldiade. Térence se borne à re-
présenter des vieillards av.ires et ombrageux , des jeunes hom
mes prodigues et étourdis, des courtisanes avides et impu-
dentes , des parasites bas et flatteurs , des esclaves imposteurs
et scélérats. Ces caractères méritaient sans doute d'être traités
suivant les mœurs des Grecs et des Romains. De plus, nous
n'avons que six pièces de ce grand auteur. Mais enfin Mo-
lière a ouvert un chemin tout nouveau. Encore une fois , je le
trouve grand; mais ne puis-je pas parler en toute liberté sur
ses défauts?
« En pensant bien , il parle souvent mal ; il se sert des phra-
ses les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit on
quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-'ci
ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent
du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers, etc
Par exemple V Avare est moins mal écrit que les pièces qui
sont en vers. Il est vrai que la versilicalion française l'a gêné;
il est vrai môme qu'il a mieux réussi pour les vers dans V Am-
phitryon , où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers.
Mais , en général , il me parait , jusque dans la prose , ne par-
ler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.
« D'ailleurs il a outré souvent les caractères : il a voulu ,
par cette liberté, plaire au parterre, frapper les spectateurs
les moins délicats , et rendre le ridicule plus sensible. Mais
quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort
degré et par les traits les plus vifs pour en mieux montrer
l'excès et la difformité, on n'a pas l>esoin dé forcer la nature
et d'abandonner le vraisemblable. Ainsi , malgré l'exemple dé
Plante, où nous lisons cedo tertiam,}e soutiens, contré Mo-
lière, qu'un avare qui n'est point fou ne va jamais juscju'à
vouloir regarder dans la troisième main de l'homme qu'il
soupçonne de l'avoir volé. ."'
(( Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gërtà d*^'
prit lui pardonnent, et que je n'ai garde de lui pardonner,
est qu'il a donné un tour gracieux au vice, avec une austé-
rité ridicule et odieuse à la vertu. Je comprends que ses dé-
fenseurs ne manqueront pas de dire qu'il a traité avec lion-
neur la vraie probité , qu'il n'a attaqué qu'une vertu chagrine
et qu'une h j'pocrisie détestable; mais, sàùs entrer dans dette
longue discussion , je soutiens que Platon et les autres légis-
lateurs de l'antiquité païenne n'auraient jamais admis dans
leurs républiques un tel jeu sur les mœurs.
« Enfin, je ne puis m'empêcher de croire, avec M. Dos-
préaux , que Molière, qui peint avec tant de force et de beauté
les mœurs de son pays, tombe trop bas quand il imite le ba
dinage de la comédie italienne * : »
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe ,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope. ■ ■ '■ "'"'
Boileau , Art poétique , chant ffi. s» • M*»''
^ Si Molière n'était que le plus naturel des auteurs drama-
* tSîuvrcs choisiis de Fcnclon , t. II , p. 244 » f-etlre sur l'e'/ogtieffCf ,
S VII; in-8,, Paris i8îi. D. . , ,- ,-
RÉFLEXIÔINS CRITIQUES.
CVsl une leçon importante pour tous ceux qui
veiiloHt écrire. ». - ♦^
COaNEILLE ET RACmE:^'5b/tîK(^3
Je dois à la lecture des ouvrages de M. de Vol-
taire le peu de connaissance que je puis, avoir de
la poésie. Je lui proposai mes idées lorsque j'eus
envie de parler de Corneille et de Racine; et il
eut la bonté de me marquer les endroits de Cor-
neille qui méritent le plus d'admiration % pour
répondre à une critique que j'en avais faite. En-
gagé par là à relire ses meilleures tragédies , j'y
trouvai sans peine les rares beautés que m'avait
indiquées M. de Voltaire. Je ne m'y étais pas ar-
rêté en lisant autrefois Corneille , refroidi ou pré-
,^ venu par ses défauts, et né, selon toute appa-
Uques, il ne serait pas assurément un des premiers, car le na-
turel n'est un mérite que là où la nature est bonne à imiter.
Mais Molière est celui qui a le mieux choisi, le plus appro-
fondi; comme il est celui qui a le mieux peint, c'est-à-dire,
(lui a le mieux su donner à ses personnages non pas seule-
ment les actions, les discours appartenant à tel caractè)"e,
mais pour ainsi dire le maintien , la physionomie , les traits :
Ce n'est pas un portrait, une image semblable.
C'est un amant, un fils, un père véritable.
Est-ce là ce que Vauvenargues a entendu par le plus natu-
rel? En ce cas, l'expression serait loin de rendre toute la
pensée. B.
' C'est une chose digne d'être remarquée, que ce fut Vol-
taire qui força en quelque sorte Vauvenargues à admirer Cor-
neille, dont celui-ci avoue lui-même qu'il n'avait pas senti
(i'iibord les beautés. On est même étonné, en lisant ses lettres
ii Voltaire , de son aveuglement à cet égard , et de la singula-
rité de ses opinions. Elles cédèrent à l'autorité de Voltaire ;
mais il n'en revint jamais bien entièrement. On le voit , dans
ce parallèle, moins occupé à caractériser Corneille et Racine,
qu'à se justifier son extrême prédilection pour ce dernier,
dont le genre de beautés était plus conforme à son caractère.
Corneille, à qui il a été donné, comme le dit Vauvenar-
gues, ôepemdre les vertus austères, dures, inflexibles, de-
vait produire bien moins d'effet que Racine sur l'âme d'un
homme tel que Vauvenargues , qui , naturellement doux et
facile, mêlant toujours l'indulgence aux sentiments les plus
élevés, tempérait encore par l'habitude d'une certaine élé-
gance de mœurs ce que la morale a de plus austère. D'ail-
leurs , à cette préférence pour Racine se joignait «uicore , pour
Vauvenargues, le sentiment de l'injustice qu'on faisait à ce
grand poëti; , que généralement on plaçait encore au-dessous
de Corneille. Vauvenargues (;t Voltaire sont les premiers qui
lui aient assigné son véritable rang, et ses admirateurs les
plus vifs et les plus sincères sont de l'école de Voltaire, qui
ainsi défendait Corneille contre Vauvenargues , et Racine con-
tre les partisans exclusifs de Corneille. C'est surtout à com-
battre ces derniers que s'attache Vauvenargues dans son
parallèle de Corneille, et de Racine; , ce qui fait qu'il a dû né-
cessairement relever davantage les beautés alors moins sen-
ties du dernier de ces pointes, et l«!s défauts moins avoués d(;
l'autre. Si l'on trouve , dit-il à la fin de cet article, en par-
lant des Jugements qu'il a portés sur la plupart de nos grands
écrivain», si l'on trouve que je relève dovautuge les défauts
des uns que ceux des autres , je déclare que c'est à cause que
les uns me sont plus sensibles que les autres , ou pour éviter
de répéter des choses qui sont tmp courûtes. S.
m
parence , moins sensible au caractère de ses pe^
fections. Cette nouvelle lumière me fit craindi^e'
de m'être trompé encore sur Racine et sur les
défauts mêmes de Corneille : mais ayant relu l'un
et l'autre avec quelque attention , je n'ai pas
changé de pensée à cet égard; et voici ce qu'il
me semble de ces hommes illustres.
Les héros de Corneille disent souvent de grài\^'
des choses sans les inspirer ; ceux de Racine fcs
inspirent sans les dire. Les uns parlent, et tou-
jours trop, afin de se faire connaître; les autres
se font connaître parce qu'ils parlent. Surtout
Corneille paraît ignorer que les grands hom-
mes se caractérisent souvent davantage par les
choses qu'ils ne disent pas que par celles qu'ils
disent.
Lorsque Racine veut peindre Acomat , Osmin
l'assure de l'amour des janissaires; ce visir ré-
pond :
Quoi ! tu ciois , cher Osmin , que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée? * ''
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir, - «.:
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur visir ? . ■ '
Bajazet, acte I, scène l.
On voit dans les deux premiers vers un géné-
ral disgracié que le souvenir de sa gloire et l'at-
tachement des soldats attendrissent sensiblement;
dans les deux derniers, un rebelle qui médite
quelque dessein : voilà comme il échappe aux
hommes de se caractériser sans en avoir l'inten-
tion. On en trouverait dans Racine beaucoup
d'exemples plus sensibles que celui-ci. On peut
voir, dans la même tragédie , que lorsque Roxane,
blessée des froideurs de Rajazet, en marque son
étonnement à Athalide , et que celle-ci proteste
que ce prince l'aime , Roxane répond brièvement :
Il y va de sa vie, au moins , que je le croie.
Bajazet, acte III, scène 0.
Ainsi cette sultane ne s'amuse point à dire ;
« Je suis d'un caractère fier et violent. J'aime
« avec jalousie et avec fureur. Je ferai mourir
« Bajazet s'il me trahit. « Le poète tait ces détails
qu'on pénètre assez d'un coup d'œil , et Roxane
se trouve caractérisée avec plus de force. Voilà la
manière de peindre de Racine : il est rare (ju'il
s'en écarte; et j'en rapporterais de grands eveiu-
ples, si ses ouvrages étaient moins connus.
]| est vrai qu'il la quitte un peu, par exem-
ple, lorsqu'il met dans la bouche du mènio
Acomat :
Et s'il faut que je meure.
Mourons : moi, cher Osmin, comme un visir; et loi,
(^omme le favori d'un lionune tel que moi.
najazel , ;i(te l\, scèue 7.
492
VAUVENARGUES.
Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand
homme; mais je les cite, parce qu'elles semblent
imitées du style de Corneille ; c'est là ce que j'ap-
pelle , en quelque sorte , parler pour se faire con-
naître , et dire de grandes choses sans les inspirer.
Mais écoutons Corneille même , et voyons de
({uelle manière il caractérise ses personnages.
C'est le comte qui parle dans le Cid M*^*} "*
Les exemples vivants sont d'an autre pouvoir;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années.
Que ne puisse égaler une de mes journées?
Si vous fût«« vaillant, je le suis aiyourd'hui;
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l' Aragon tremblent quand ce fer brille :
Mon nom sert de rempart à toute la Castille ;
Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois ,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour , chaque instant , pour rehausser ma gloire ,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire.
Le prince à mes côtés ferait, dans les combats.
L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ;
11 apprendrait à vaincre en me regardant faire ,
Et...
Le Cid, acte 1, scène 6.
Il n'y a peut-être personne aujourd'hui qui ne
sente la ridicule ostentation de ces paroles , et je
crois qu'elles ont été citées longtemps avant moi.
Il faut les pardonner au temps où Corneille a
écrit, et aux mauvais exemples qui l'environ-
naient. Mais voici d'autres vers qu'on loue en-
core , et qui , n'étant pas aussi affectés , sont plus
propres , par cet endroit même , à faire illusion.
C'est Cornélie, veuve de Pompée, qui parle à
César :
César ; car le destin , que dans tes fers je brave ,
Me fait ta prisonnière, et non pas ton esclave ,
Et tu ne prétends pas qu'il m'^ibatte le cœur
.Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur.
7)e quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée ,
1 euve du jeune Crasse, et veuve de Pompée ,
FîUe de Scipion , et pour dire encor plus ,
Romaine , mon courage est encore au-dessus.
Je te l'ai déjà dit , César , je suis Romaine :
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien ,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.
Pompée, acte III, scène 4.
Et dans un autre endroit où la même Cornélie
parle de César, qui punit les meurtriers du grand
Pompée :
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux ,
Que je ne devrais rien à ce qu'il fait pour nous ,
Si , comme par soi-même un grand cœur juge un autre ,
Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre ,
Et croire que nous seuls armons ce combattant ,
Parce qu'au pomt qu'il est j'en voudrais faire autant.
Pompée, acte V, scèn<; I .
// me parait, dit encore Fénélon ', qu'on n
donné souvent aux Romains un discours trop
fastueux Je ne trouve point de proportion
entre l'emphase avec laquelle Auguste parie
dans la tragédie de Cinna , et la modeste sim^
plicité avec laquelle Suétone le dépeint dans tout
le détail de ses mœurs. Tout ce que nous voyons
dans Tite-Live, dans Plutarque, dans Cicéron,
dans Suétone, nous représente les Romains
comme des hommes hautains dans leurs sen-
timents, mais simples, naturels et modestes
dans leurs paroles , etc.
Cette affectation de grandeur que nous leur
prêtons m'a toujours paru le principal défaut de
notre théâtre et l'écueil ordinaire des poètes. Je
n'ignore pas que la hauteur esC en possession d'en
imposer à l'esprit humain; mais rien ne décèle
plus parfaitement aux esprits fins une hauteur
fausse et contrefaite , qu'un discours fastueux et
emphatique. •
Il est aisé d'ailleurs aux moindres poëteé' de
mettre dans la bouche de leurs personnages des
paroles fières. Ce qui est difficile , c'est de leur
faire tenir ce langage hautain avec vérité et à
propos. C'était le talent admirable de Racine ,
et celui qu'on a le moins remarqué dans ce grand
homme. Il y a toujours si peu d'affectation dans
ses discours , qu'on ne s'aperçoit pas de la hau-
teur qu'on y rencontre. Ainsi lorsque Agrippine ,
arrêtée par l'ordre de Néron, et obligée de se
justifier, commence par ces mots si simples :
Approchez-vous , Néron , et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
\.J T//. .:-"; Britanmctis, acte IV, scène 2.
je ne crois pas que beaucoup de personnes fas-
sent attention qu'elle commande en quelque ma-
nière à l'empereur de s'approcher et de s'asseoir,
elle qui était réduite à rendre compte de sa vie .
non à son fils , mais à son maître. Si elle eût dit
comme Cornélie :
Néron ; car le destin , que dans tes fers je brave ,
Me fait ta prisonnière, et non pas ton esclave.
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur.
alors je ne doute pas que bien des gens n'eus-
sent applaudi à ces paroles , et les eussent trou-
vées fort élevées.
Corneille est tombé trop souvent dans ce dé-
faut de prendre l'ostentation pour la hauteur, et
la déclamation pour l'éloquence; et ceux qui se'
» Œuvres choisies de Fénélon , Lettre sur Véloqnencc ,
tome II, S VI, page 238 et suivantes. Paris, i«2i. B.
RÉFLEXIONS CRITIQUES.
493
sont aperçus qu'il était peu naturel à beaucoup
d'égards, ont dit, pour le justifier, qu'il s'était
attaché à peindre les hommes tels qu'ils devaient
être. Il est donc vrai du moins qu'il ne les a pas
peints tels qu'ils étaient : c'est un grand aveu
que cela. Corneille a cru donner sans doute à
ses héros un caractère supérieur à celui de la na-
ture. Les peintres n'ont pas eu la même pré-
somption. Lorsqu'ils ont voulu peindre les an-
ges, ils ont pris les traits de l'enfance; ils ont
rendu cet hommage à la nature, leur riche mo-
dèle. C'était néanmoins un beau champ pour leur
imagination ; mais c'est qu'ils étaient persuadés
que l'imagination des hommes , d'ailleurs si fé-
conde en chimères , ne pouvait donner de la vie
à ses propres inventions. Si Corneille eût fait at-
tention que tous les panégyriques étaient froids,
il en aurait trouvé la cause en ce que les ora-
teurs voulaient accommoder les hommes à leurs
idées, au lieu de former leurs idées sur les
hommes.
Mais Terreur de Corneille ne me surprend
point : le bon goût n'est qu'un sentiment fin et
fidèle de la belle nature, et n'appartient qu'à
ceux qui ont l'esprit naturel. Corneille , né dans
un siècle plein d'affectation , ne pouvait avoir le
goût juste : aussi l'a-t-il fait paraître non-seule-
ment dans ses ouvrages , mais encore dans le
choix de ses modèles, qu'il a pris chez les Espa-
gnols et les Latins , auteurs pleins d'enflure, dont
il a préféré la force gigantesque à la simplicité
plus noble et plus touchante des poètes grecs.
De là ses antithèses affectées , ses négligences
basses, ses licences continuelles, son obscurité,
son emphase, et enfin ces phrases synonymes,
où la même pensée est plus remaniée que la di-
vision d'un sermon.
De là encore ces disputes opiniâtres qui re-
froidissent quelquefois les plus fortes scènes , et
où l'on croit assister à une thèse publique de phi-
losophie , qui noue les choses pour les dénouer.
Les premiers personnages de ses tragédies argu-
mentent alors avec les tournures et les subtilités
de l'école , et s'amusent à faire des jeux frivoles
de raisonnements et de mots , comme des éco-
liers ou des légistes. C'est ainsi que Cinna dit :
Que le peaple aux tyrans ne soit plus exposé :
S'il eût puni Sylla, César eût moins osé.
Cinna , acte II , scène 2 .
Car il n'y a personne qui ne prévienne la ré-
ponse de Maxime :
Mais la mort de César , que vous trouvez si juste ,
A servi de prétexte aux cruautés d'Auguste.
Voulant nous affranchir , Brute s'est abusé; y,j
S'il n'eût puni César , Auguste eût moins osé. ' , ,
Cinna, acte II, wxmi:'"^
Cependant je suis moins choqué de ces subti»^
lités que des grossièretés de quelques scènes. Par
exemple, lorsque Horace quitte Curiace, c'est-à-
dire dans un dialogue d'ailleurs admirable, Cu-
riace parle ainsi d'abord : . j
Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue; - ?9 i
Mais cette âpre vertu ne m'était point connue : , aU
Comme notre malheur, elle est au plus haut point, . 5. r-
Souffrez que je l'admire , et ne l'imite point.
Horace, acte II , scène 3.
Horace, le héros de cette tragédie, lui répond :
Non , non , n'embrassez pas de vertu par contrainte ;
Et puisque vous trouvez plus de charme à la plamte ,
En toute liberté goûtez un bien si doux.
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Horace , acte II, scène 3 .
Ici Corneille veut peindre apparemment une va-
leur féroce; mais la férocité s'exprime-t-elle ainsi
contre un ami et un rival modeste ? La fierté est
une passion fort théâtrale; mais elle dégénère en
vanité et en petitesse sitôt qu'elle se montre sans
qu'on la provoque.
Me permettra-t-on de le dire? H me semble
que l'idée des caractères de Cornefile est pres-
que toujours assez grande ; mais l'exécution en
est quelquefois bien faible, et le coloris faux ou
peu agréable. Quelques-uns des caractères de
Racine peuvent bien manquer de grandeur dans
le dessein; mais les expressions sont toujours de
main de maître , et puisées dans la vérité et la
nature. J'ai cru remarquer encore qu'on ne trou-
vait guère dans les personnages de Corneille de
ces traits simples qui annoncent une grande éten-
due d'esprit. Ces traits se rencontrent en foule
dans Roxane , dans Agrippine , Joad , Acomat ,
Athalie.
Je ne puis cacher ma pensée : il était donné
à Cornefile de peindre des vertus austères, dures
et inflexibles; mais il appartient à Racine de
caractériser les esprits supérieurs , et de les ca-
ractériser sans raisonnements et sans maximes,
par la seule nécessité où naissent les grands
hommes d'imprimer leur caractère dans leurs ex-
pressions. Joad ne se montre jamais avec plus
d'avantage que lorsqu'il parle avec une simpli-
cité majestueuse et tendre au petit Joas, et
qU'il semble cacher tout son esprit pour se pro-
portionner à cet enfant : de même Athalie. Cor-
neille, au contraire, se guindé souvent pour éle-
494
VAIIVRNÂRGUES.
ver ses ptn'sonnagcs ; et on est étonné que le
même pinceau ait cai*actérisé quelquefois l'hé-
roiisn>e avec des traits si naturels et si éner-
giques.
. Que dirai -je encore de la pesanteur qu*il
donne quelquefois aux plus grands hommes?
Auguste, en parlant à Cinna, fait d'abord un
exorde de rliéteur. Remarquez que je prends
l'exemple de tous ses défauts dans les scènes les
plus admirées.
Prends un sh^ge, Cinna , prends ; et sur toute chose
Observe exactement la loi que je t'impose;
Prête, sans me troubler, l'oreille h mes discours;
D'aucun mot, d'aucun cri n'en interromps le cours;
Tiens ta langue captive ; et si ce grand silence
A ton émotion fait trop de violence ,
Tu pourras me répoudre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.
Cinna , acte V, scène I .
De combien la simplicité d'Agrippine , dans
Britannicus, est-elle plus noble et plus natu-
relle ?
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse,
t' ' ' Britannicus, acte IV, scène 2.
Cependant , lorsqu'on fait le parallèle de ces
,deux poètes, il semble qu'on ne convienne de
J'art de Racine que pour donner à Corneille l'a-
■vantage du génie. Qu'on emploie cette distinc-
tion pour marquer le caractère d'un faiseur de
phrases, je la trouverai raisonnable : mais lors-
qu'on parle de l'art de Racine, l'art qui met tou-
tes les choses à leur place, qui caractérise les
hommes, leurs passions, leurs mœurs, leur gé-
nie; qui chasse les obscurités, les superfluités,
les faux brillants; qui peint la nature avec feu,
avec sublimité et avec grâce; que peut-on pen-
ser d'un tel art, si ce n'est qu'il est le génie des
hommes extraordinaires, et l'original même de
ces règles que les écrivains sans génie embras-
sent avec tant de zèle et avec si peu de succès ?
Qu'est-ce, dans la Mort de César % que l'art des
harangues d'Antoine, si ce n'est le génie d'im
esprit supérieur et celui de la vraie éloquence?
C'est le défaut trop fréquent de cet art qui
gâte les plus beaux ouvrages de Corneille. Je ne
dis pas que la plupart de ses tragédies ne soient
très-bien imaginées et très-bien conduites. Je
crois même qu'il a connu mieux que personne
Tart des situations et des contrastes. Mais l'art
4es expressions et l'art des vers , qu'il a si sou-
' Tragédie de Voltaire.
vent négligés ou pris à faux , déparent ses au-
tres beautés. II paraît avoir ignoré que pour
être lu avec plaisir, ou même pour faille illusion
à tout le monde dans la représentation d'un
poëme dramatique, il fallait, par une élocpience
continue, soutenir l'attention des spectateurs,
qui se relâche et se rebute nécessairement quand
les détails sont négligés. Il y a longtemps qu'on
a dit que l'expression était la principale partie
de tout ouvrage écrit en vers. C'est le sentiment
des grands maîtres , qu'il n'est pas Iwîsoin de jus-
tifier. Chacun sait ce qu'on souffre, je ne dis
pas à lire de mauvais vers, mais même à enten-
dre mal réciter un bon poëme. Si l'emphase d'un
comédien détruit le charme naturel de la poésie,
comment l'emphase même du poète ou l'impro-
priété de ses expressions ne dégoûteraient -elles
pas les esprits justes de sa fiction et de ses idées ?
Racine n'est pas sans défauts. Il a mis quelque-
fois dans ses ouvrages un amour faible qui fait
languir son action. Il n'a pas conçu assez forte-
ment la tragédie. Il n'a point assez fait agir ses
personnages. On ne remarque pas dans ses écrits
autant d'énergie que d'élévation, ni autant de
hardiesse que d'égalité. Plus savant encore à
faire naître la pitié que la terreur, et l'admira-
tion que l'étonnement , il n'a pu atteindre au
tragique de quelques poètes. Nul homme n'a eu
en partage tous les dons. Si d'ailleurs on veut
être juste , on avouera que personne ne donna
jamais au théâtre plus de pompe, n'éleva plus
haut la parole , et n'y versa plus de douceur.
Qu'on examine ses ouvrages sans prévention :
quelle facilité ! quelle abondance I quelle poésie I
quelle imagination dans l'expression ! Qui créa
jamais une langue ou plus magnifique, ou phïs
simple , ou plus variée , ou plus noble , ou plus
harmonieuse et plus touchante? Qui mit jamais
autant de vérité dans ses dialogues, dans ses
images, dans ses caractères, dans l'expression
des passions? Serait-il trop hardi de dire que
c'est le plus beau génie que la France ait eu , et
le plus éloquent de ses poètes ?
Corneille a trouvé le théâtre vide, et a eu
l'avantage de former le goût de son siècle sur
son caractère. Racine a paru après lui , et a par-
tagé les esprits. S'il eût été possible de changer
cet ordre , peut-être qu'on aurait jugé de l'un et
de l'autre fort différemment.
Oui, dit-on; mais Corneille est venu le pre-
mier, et il a créé le théâtre. Je ne puis souscrire
à cela. Corneille avait de grands modèles parmi
les anciens; Racine ne l'a point suivi : personne
KKILEXIONS CKIÏIQliES.
495
q!a pris une i-outc , je ne dis pas plus différente,
mais plus opposée; personne n'est plus original
à meilleur titre. Si Corneille a droit de préten-
dre à la gloire des inventeurs , on ne peut l'ôter
à Racine. Mais si l'un et l'autre ont eu des maî-
tres, lequel a choisi les meilleurs et les a le mieux
imités?
On reproche à Racine de n'avoir pas donné à
ses héros le caractère de leur siècle et de leur
nation ; mais les grands hommes sont de tous les
âges et de tous les pays. On rendrait le vicomte
de Turenne et le cardinal de Richelieu mécon-
naissables en leur donnant le caractère de leur
siècle. Les âmes véritablement grandes ne sont
telles que parce qu'elles se trouvent en quelque
manière supérieures à l'éducation et aux coutu-
mes. Je sais qu'elles retiennent toujours quelque
chose de l'un et de l'autre; mais le poëte peut
négliger ces bagatelles , qui ne touchent pas plus
au fond du caractère que la coiffure et l'habit
du comédien, pour ne s'attacher qu'à peindre vi-
vement les traits d'une nature forte et éclairée,
et ce génie élevé qui appartient également à tous
les peuples. Je ne vois point d'ailleurs que Ra-
cine ait manqué à ces prétendues bienséances du
théâtre. Ne parlons pas des tragédies faibles de
ce grand poëte, Alexandre, la Thébaïde, Béré-
nice, Esther, dans lesquelles on pourrait citer
encore de grandes beautés. Ce n'est point par les
essais d'un auteur, et par le plus petit nombre
de ses ouvrages , qu'on doit en juger ; mais par
le plus grand nombre de ses ouvrages , et par
ses chefs-d'œuvre. Qu'on observe cette règle
avec Racine, et qu'on examine ensuite ses écrits.
Dira-t-on qu'Acomat , Roxane , Joad , Athalie,
Mithridate, Néron, Agrippine, Rurrhus, Narcisse,
Clytemnestre , Agamemnon, etc., n'aient pas le
caractère de leur siècle , et celui que les histo-
riens leur ont donné? Parce que Rajazet et Xi-
pharès ressemblent à Rritannicus , parce qu'ils
ont un caractère faible pour le théâtre, quoique
uaturel , sera-t-on fondé à prétendre que Racine
n'ait pas su caractériser les hommes , lui dont le
talent éminent était de les peindre avec vérité
et avec noblesse?
Bajazet, Xipharès, Rritannicus, caractères si
critiqués, ont la douceur et la délicatesse de nos
mœurs, qualités qui ont pu se rencontrer chez
d'autres hommes, et n'en ont pas le ridicule,
comme on l'insinue. Mais je veux qu'ils soient
plus faibles qu'ils ne me paraissent : quelle tra-
gédie a-t on vue où tous les personnages fussent
de la même force? Cela ne se peu^ : Mathan et
Abner sont peu considérables dans Athalie, et
cela n'est pas un défaut, mais privation d'une
beauté plus achevée. Que voit-on d'ailleurs de
plus sublime que toute cette tragédie?
Que reprocher donc à Racine? d'avoir mis
quelquefois dans ses ouvrages un amour faible,
tel peut-être qu'il est déplacé au théâtre ? Je l'a-
voue; mais ceux qui se fondent là-dessus pour
bannir de la scène une passion si générale et si
violente passent, ce me semble, dans un autre
excès.
Les grands hommes sont grands dans leurs
amours, et ne sont jamais plus aimables. L'a-
mour est le caractère le plus tendre de l'huma-
nité, et l'humanité est le charme et la perfec-
tion de la nature.
Je reviens encore à Corneille, afin de finir ce
discours. Je crois qu'il a connu mieux que Ra-
cine le pouvoir des situations et des contrastes.
Ses meilleures tragédies, toujours fort au-des-
sous, par l'expression, de celles de son rival,
sont moins agréables à lire , mais plus intéres-
santes quelquefois dans la représentation, soit
par le choc des caractères , soit par l'art des si-
tuations, soit par la grandeur des intérêts. Moins
intelligent que Racine, il concevait peut-être
moins profondément , mais plus fortement ses su-
jets. Il n'était ni si grand poëte , ni si éloquent ;
mais il s'exprimait quelquefois avec urje grande
énergie. Personne n'a des traits plus élevés et
plus hardis ; personne n'a laissé l'idée d'un dia-
logue si serré et si véhément; personne n'a peint
avec le même bonheur l'inflexibilité et la force
d'esprit qui naissent de la vertu. De ces disputes
mêmes que je lui reproche , sortent quelquefois
des éclairs qui laissent l'esprit étonné, et des
combats qui véritablement élèvent l'âme; et
enfin, quoiqu'il lui arrive continuellement de
s'écarter de la nature, on est obligé d'avouer
qu'il la peint naïvement et bien fortement dans
quelques endroits ; et c'est uniquement dans ces
morceaux naturels qu'il est admirable. Voilà ce
qu'il me semble qu'on peut dire sans partialité
de ses talents. Mais lorsqu'on a rendu justice à
son génie, qui a surmonté si souvent le goût
barbare de son siècle, on ne peut s'empêcher de
rejeter, dans ses ouvrages, ce qu'ils retiennent
de ce mauvais goût , et ce qui servirait à le per-
pétuer dans les admirateurs trop passionnés de
ce grand maître.
Les gens du métier sont plus indulgents que
les autres à ces défauts, parce qu'ils ne regar-
dent qu'aux traits originaux de leurs modèles,
496
VAUVEÎNARGUES.
et qu'ils connaissent mieux le prix de l'inven-
tion et du génie. Mais le reste des hommes juge
des ouvrages tels qu'ils sont, sans égard pour
le temps et pour les auteurs : et je crois qu'il
serait à désirer que les gens de lettres voulussent
bien séparer les défauts des plus grands hommes
de leurs perfections ; car, si l'on confond leurs
beautés avec leurs fautes par une admiration
superstitieuse, il pourra bien arriver que les jeu-
nes gens imiteront les défauts de leurs maîtres,
qui sont aisés à imiter, et n'atteindront jamais à
leur génie.
Pour moi , quand je fais la critique de tant
d'hommes illustres, mon objet est de prendre
des idées plus justes de leur caractère.
Je ne crois pas qu'on puisse raisonnablement
me reprocher cette hardiesse : la nature a donné
aux grands hommes de faire, et laissé aux autres
déjuger.
Si l'on trouve que je relève davantage les dé-
fauts des uns que ceux des autres, je déclare
que c'est à cause que les uns me sont plus sen-
sibles que les autres , ou pour éviter de répéter
des choses qui sont trop connues.
Pour finir, et marquer chacun de ces poètes
par ce qu'ils ont eu de plus propre, je dirai que
Corneille a éminemment la force, Boileau la jus-
tesse , la Fontaine la naïveté , Chaulieu les grâ-
ces et l'ingénieux, Molière les saillies et la ^ive
imitation des mœurs. Racine la dignité et l'élo-
quence.
Ils n'ont pas ces avantages à l'exclusion les
uns des autres ; ils les ont seulement dans un de-
gré plus éminent, avec une infinité d'autres per-
fections que chacun y peut remarquer.
VIL
J. B. ROUSSEAU.
On ne peut disputer à Rousseau d'avoir connu
parfaitement la mécanique des vers '. Égal peut-
être à Despréaux par cet endroit, on pourrait
1g mettre à côté de ce grand homme, si celui-ci,
né à l'aurore du bon goût, n'avait été le maître
de Rousseau , et de tous les poètes de son siècle.
Ces deux excellents écrivains se sont distin-
gués l'un et l'autre par l'art difficile de faire
régner dans les vers une extrême simplicité,
' On trouve dans toutes les éditions la mécanique des vers.
Celte expression n'étant ordinairement employée qu'au flguré,
c'est sans doute une faute échappée aux premiers imprimeurs ;
lisez donc te mécanisme des vers. B.
par le talent d'y conserver le tour et le génie
de notre langue, et enfin par cette harmonie
continue sans laquelle il n'y a point de véritable
poésie.
On leur a reproché, à la vérité, d'avoir man-
qué de délicatesse et d'expression pour le senti-
ment. Ce dernier défaut me parait peu considé-
rable dans Despréaux , parce que s'étant attaché
uniquement à peindre la raison , il lui suffisait
de la peindre avec vivacité et avec feu , comme
il a fait : mais l'expression des passions ne lui
était pas nécessaire. Son Art poétique j et quel-
ques autres de ses ouvrages , approchent de la
perfection qui leur est propre , et on n'y regrette
point la langue du sentiment, quoiqu'elle puisse
entrer peut-être dans tous les genres et les em-
bellir de ses charmes.
Il n'est pas tout à fait si facile de justifier
Rousseau à cet égard. L*ode étant, comme il dit
lui-même , te véritable champ du pathétique et
du sublime, on voudrait toujours trouver dans
les siennes ce haut caractère ; mais quoiqu'elles
soient dessinées avec une grande noblesse, je ne
sais si elles sont toutes assez passionnées. J'ex-
cepte quelques-unes des odes sacrées , dont le
fond appartient à de plus grands maîtres. Quant
à celles qu'il a tirées de son propre fonds , il me
semble qu'en général les fortes images qui les
embellissent ne produisent pas de grands mouve-
ments, et n'excitent ni la pitié, ni l'étonnement,
ni la crainte , ni ce sombre saisissement que le
vrai sublime fait naître.
La marche impétueuse de Tode n'est pas celle
de l'esprit tranquille : il faut donc qu'elle soit
justifiée par un enthousiasme véritable. Lors-
qu'un auteur se jette de sang-froid dans ces
écarts qui n'appartiennent qu'aux grandes pas-
sions, il court risque de marcher seul; car le
lecteur se lasse de ces transitions forcées , et de
ces fréquentes hardiesses que l'art s'efforce d'i-
miter du sentiment , et qu'il imite toujours sans
succès. Les endroits où le poète paraît s'égarer
devraient être, à ce qu'il me semble, les plus
passionnés de son ouvrage; il est même d'autant
plus nécessaire de mettre du sentiment dans nos
odes, que ces petits poèmes sont ordinairement
vides de pensées , et qu'un ouvrage vide de pen-
sées sera toujours faible s'il n'est rempli de pas-
sion. Or je ne crois pas qu'on puisse dire que
les odes de Rousseau soient fort passionnées. Il
est tombé quelquefois dans le défaut de ces
poètes qui semblent s'être proposé dans leurs
écrits, non d'exprimer plus fortement par des
REFLFAIONS CRITIQUES.
images des passions violentes , mais seulement
d'assembler des images magnifiques , plus occu-
pés de chercher de grandes figures que de faire
naître dans leur âme de grandes pensées. Les dé-
fenseurs de Rousseau répondent qu'il a surpassé
Horace et Pindare, auteurs illustres dans le
même genre et de plus rendus respectables par
l'estime dont ils sont en possession depuis tant de
497
siècles. Si cela est ainsi, je ne m'étonne point
que Rousseau ait emporté tous les suffrages. On
ne juge que par comparaison de toutes choses,
et ceux qui font mieux que les autres dans leur
genre, passent toujours pour excellents, per-
sonne n'osant leur contester d'être dans le bon
chemin. Il m'appartient moins qu'à tout autre
de dire que Rousseau n'a pu atteindre le but de
son art; mais je crains bien que si on n'aspire
pas à faire de l'ode une imitation plus fidèle de
la nature, ce genre ne demeure enseveli dans
une espèce de médiocrité.
S'il m'est permis d'être sincère jusqu'à la fin,
j'avouerai que je trouve encore des pensées bien
fausses dans les meilleures odes de Rousseau.
Cette fameuse Ode à la Fortune j qu'on regarde
comme le triomphe de la raison , présente , ce me
semble, peu de réflexions qui ne soient plus
éblouissantes que solides. Écoutons ce poète phi-
losophe ;
Quoi! Rome et l'Italie en cendre
Me feront honorer Sylla?
Non vraiment , V Italie en cendre ne peut faire
honorer Sylla ; mais ce qui doit , je crois , le faire
respecter avec justice, c'est ce génie supérieur
et puissant qui vainquit le génie de Rome , qui
lui fit défier dans sa vieillesse les ressentiments
de ce même peuple qu'il avait soumis, et qui sut
toujours subjuguer, par les bienfaits ou par la
force, le courage ailleurs indomptable de ses en-
nemis.
„, Voyons ce qui suit :
J'admirerai dans Alexandre
Ce que j'abhorre en Attila ^ ?
Je ne sais quel était le caractère d'Attila ; mais
je suis forcé d'admirer les rares talents d'Alexan-
dre , et cette hauteur de génie qui , soit dans le
gouvernement, soit dans la guerre, soit dans les
sciences , soit même dans sa vie privée , l'a tou-
jours fait paraître comme un homme extraordi-
' Il ne s'agit ici ni du génie de Sylla, ni des grandes qua-
lités d'Alexandre, mais des maux que leur ambition et leur
exemple ont faits au monde; et le poète philosophe a pu , sous
ce rapport, les comparer avec AUlla B.
naire, et qu'un instinct grand et sublime dispen-
sait des moindres vertus'. Je veux révérer un
héros qui , parvenu au faîte des grandeurs hu-
maines , ne dédaignait pas l'amitié ; qui , dans
cette haute fortune , respectait encore le mérite ;
qui aima mieux s'exposer à mourir que de soup-
çonner son médecin de quelque crime, et d'affli-
ger, par une défiance qu'on n'aurait pas blâmée,
la fidélité d'un sujet qu'il estimait : le maître le
plus libéral qu'il y eut jamais , jusqu'à ne réserver
pour lui que V espérance; plus prompt à réparer
ses injustices qu'à les commettre, et plus pénétré
de ses fautes que de ses triomphes ; né pour con-
quérir l'univers, parce qu'il était digne de lui
commander ; et en quelque sorte excusable de s'ê-
tre fait rendre les honneurs divins dans un temps
où toute la terre adorait des dieux moins aimables.
Rousseau paraît donc trop injuste, lorsqu'il 09e
ajouter d'un si grand homme :
Mais à la place de Socrate ,
Le fameux vainqueur de l'Euphrate
Sera le dernier des mortels.
f (y
Apparemment que Rousseau ne voulait épar-
gner aucun conquérant ; et voici comme il parle
encore: . :'•; ■ '-■'■ ' '^ '" ' ^
i , ,,; } ,.H ■ : *^ ■- . nn/Ji- t, '■Af\'''(-:W'.i
L'inexpérience indocile . .. , - , ^ ^, ^ j
Du compagnon de Paul-Émile ,
Fit tout le succès d'Annibal. '
Combien toutes ces réflexions ne sont-elles pas
superficielles ! Qui ne sait que la science de la
guerre consiste à profiter des fautes de ses enne-
mis? Qui ne sait qu'Annibal s'est montré aussi
grand dans ses défaites que dans ses victoires ?
S'il était reçu de tous les poètes , comme il l'est
du reste des hommes, qu'il n'y a rien de beau
dans aucun genre que le vrai , et que les fictions
mêmes de la poésie n'ont été inventées que pour
peindre plus vivement la vérité , que pourrait-
on penser des invectives que je viens de rappor-
ter ? Serait-on trop sévère de juger que VOde à la
Fortune n'est qu'une pomppuse déclamation , et
un tissu de lieux communs énergiquement ex-
primés ?
Je ne dirai rien des allégories et de quelques
autres ouvrages de Rousseau. Je n'oserais surtout
juger d'aucun ouvrage allégorique, parce que
c'est un genre que je n'aime pas ; mais je louerai
volontiers ses épigrammes , où Ton trouve toute
la naïveté de Marot avec; une énergie que Marot
n'avait pas. Je louerai des morceaux admirables
' Pour dépensait des verhu d'un ordre mot us relevé, pa-
rait amphibologique. S.
32
408
VA11VE!N\R(U]ES.
dans ses cpîtres, où le génie de ses épigrammes
se fait singulièrement apercevoir. Mais en admi-
rant ces morceaux , si dignes de l'être , je ne puis
m'empôcher d'être choqué de la grossièreté in-
supportable qu'on remarque en d'autres endroits.
, Rousseau voulant dépeindre , dans VÉpitre aux
Muses j je ne sais quel mauvais poète , il le com-
pare à un oison que la flatterie enhardit à pré-
férer sa voix au chant du cygne. Un autre oison
lui fîiit un long discours pour l'obliger à chanter,
et Rousseau continue ainsi :
A ce discours, notre oiseau tout gaillard
Perce le ciel de son cri nasillard ;
Et tout d'abord , oubliant leur mangeaiile.
Vous eussiez vu canards, dindons, poulailU
De toutes parts accourir, l'entourer,
Battre de l'aile, applaudir, admirer.
Vanter la voix dont nature le doue.
Et faire nargue au cygne de Mantoue.
Le chant fini , le pindarique oison ,
Se rengorgeant, rentre dans ta maison ,
Tout orgueilleux d'avoir, par son ramage,
Du poulailler mérité le suffrage ' .
On ne nie pas qu'il n'y ait quelque force dans
cette peinture ; mais combien en sont basses les
images ! La même épître est remplie de choses
qui ne sont ni plus agréables ni plus délicates.
C'est un dialogue avec les Muses, qui est plein
de longueurs , dont les transitions sont forcées et
trop ressemblantes; où l'on trouve à la vérité de
grandes beautés de détails, mais qui en rachè-
tent à peine les défauts. J'ai choisi cette épître
exprès, ainsi que VOde à la Fortune y afin qu'on
ne m'accusât pas de rapporter les ouvrages les
plus faibles de Rousseau pour diminuer l'estime
que l'on doit aux autres. Puis-je me flatter en
cela d'avoir contenté la délicatesse de tant de
gens de goût et de génie qui respectent tous les
écrits de ce poète? Quelque crainte que je doive
avoir de me tromper en m'écartant de leur sen-
timent et de celui du public, je hasarderai en-
core ici une réflexion. C'est que le vieux langage
employé par Rousseau dans ses meilleures épîtres,
ne me paraît ni nécessaire pour écrire naïvement,
ni assez noble pour la poésie. C'est à ceux qui
font profession eux-mêmes de cet art à pronon-
cer là-dessus; je leur soumets sans répugnance
toutes les remarques que j'ai osé faire sur les plus
illustres écrivains de notre langue. Personne n'est
plus passionné que je ne le suis pour les vérita-
bles beautés de leurs ouvrages. Je ne connais
' Toute cette tirade est dirigcc contre la Motte , dont les
odes jouissaient, du temps de J. B. Rousseau, d'une répufa-
UoM ()ti<> !;i postérité n'.i poiiil ronfirrnée, B.
j peut-être pas tout le mérite de Rousseau , mais
je ne serai pas fâché qu'on me détromixî des dé-
fauts que j'ai cru pouvoir lui reprocher '. On ne
saurait trop honorer les grands talents d'un au-
teur dont la célébrité a fait les disgrâces , comme
c'est la coutume chez les hommes, et qui n'a pu
jouir dans sa patrie de la réputation qu'il méri-
tait, que lorsque accablé sous le poids de l'hu-
miliation et de l'exil , la longueur de son infortune
a désarmé la haine de ses ennemis et fléchi l'in-
justice de l'envie.
VIII.
QUINAULT.
On ne peut trop aimer la douceur, la mollesse,
la facilité et l'harmonie tendre et touchante de la
poésie de Quinault. On peut même estimer beau-
coup l'art de quelques-uns de ses opéras , inté-
ressants par le spectacle dont ils sont remplis,
par l'invention ou la disposition des faits qui les
composent , par le merveilleux qui y règne , et
enfin par le pathétique des situations , qui donne
lieu à celui de la musique, et qui l'augmente
nécessairement. Ni la grâce , ni la noblesse , ni
le naturel , n'ont manqué à l'auteur de ces poè-
mes singuliers. Il y a presque toujours de la naï-
veté dans son dialogue , et quelquefois du senti-
ment. Ses vers sont semés d'images charmantes
et de pensées ingénieuses. On admirerait trop
les fleurs dont il se pare , s'il eût évité les dé-
fauts qui font languir quelquefois ses beaux ou-
vrages. Je n'aime pas les familiarités qu'il a in-
troduites dans ses tragédies : je suis fâché qu'on
trouve dans beaucoup de scènes , qui sont faites
pour inspirer la terreur et la pitié, des person-
nages qui , par le contraste de leurs discours avec
les intérêts des malheureux , rendent ces mêmes
scènes ridicules et en détruisent tout le pathé-
tique. Je ne puis m'empêcher encore de trouver
ses meilleurs opéras trop vides de choses, trop
négligés dans les détails, trop fades même dans
bien des endroits. Enfin je pense qu'on a dit de
lui avec vérité qu'il n'avait fait qu'effleurer d'ordi-
naire les passions. Il me paraît que LuUi a donné
à sa musique un caractère supérieur à la poésie
de Quinault. LuUi s'est élevé souvent jusqu'au
sublime par la grandeur et par le pathétique de
ses expressions ; et Quinault n'a d'autre mérite
' Incorrect. Reconnaître qu'on s'est trompe en regardant
comme un défaut ce qui n'en est pas un , ce n'est pas se dé-
tromper dos défauLs M.
RÉFLEXIONS CRITIQUES.
lOî)
à cet égard que celui d'avoir fourni les situations
et les canevas auxquels le musicien a fait rece-
voir la profonde empreinte de son génie. Ce sont
sans doute les défauts de ce poëte et la faiblesse
de SCS premiers ouvrages qui ont fermé les yeux
de Despréaux sur son mérite ; mais Despréaux
peut être excusable de n'avoir pas cru que l'o-
péra , théâtre plein d'irrégularités et de licences,
çût atteint, en naissant, sa perfection. Ne pen-
serions-nous pas encore qu'il manque quelque
chose à ce spectacle, si les efforts inutiles de tant
d'auteurs renommés ne nous avaient fait supposer
que le défaut de ces poëmes était peut-être un
vice irréparable? Cependant je conçois sans peine
qu'on ait fait à Despréaux un grand reproche de
sa sévérité trop opiniâtre'. Avec des talents si
aimables que ceux de Quinault, et la gloire qu'il
a d'être l'inventeur de son genre, on ne saurait
être surpris qu'il ait des partisans très-passionnés,
qui pensent qu'on doit respecter ses défauts
mêmes. Mais cette excessive indulgence de ses
admirateurs me fait comprendre encore l'extrême
rigueur de ses critiques. Je vois qu'il n'est point
dans le caractère des hommes déjuger du mérite
d'un autre homme par l'ensemble de ses qualités :
on envisage sous divers aspects le génie d'un au-
teur illustre ; on le méprise ou l'admire avec une
égale apparence de raison , selon les choses que
l'on considère en ses ouvrages. Les beautés que
Quinault a imaginées demandent grâce pour ses
défauts; mais j'avoue que je Toudrais bien qu'on
se dispensât de copier jusqu'à ses fautes. Je suis
fâché qu'on désespère de mettre plus de passion,
plus de conduite , plus de raison et plus de force
dans nos opéras, que leur inventeur n'y en a mis.
J'aimerais qu'on en retranchât le nombre exces-
sif de refrains qui s'y rencontrent , qu'on ne re-
froidit pas les tragédies par des puérilités, et
qu'on ne fît pas des paroles pour le musicien ,
entièrement vides de sens. Les divers morceaux
qu'on admire dans Quinault prouvent qu'il y a
peu de beautés incompatibles avec la musique,
et que c'est la faiblesse des poètes ou celle du
genre qui fait languir tant d'opéras, faits à la
hâte et aus>i mal écrits qu'ils sont frivoles.
' Boileau a cependant dit lui-même, dans la préface de la
dernière édilio i de ses Œuvres , que , dons le lemps ou il écri-
vit contre Quinault , tous deux étaient I ?Yt Jeunes , et Quinault
n'avait pas fal alors beaucoup d'ouvrages qui lui ont accjuis
dans la suite it ne juste réputation. Ce ncv.l les expressions
dont il se sert f'.
IX.
SUR QUELQUES OUVRAGES DE VOLTAIRE ^
Après avoir parlé de Rousseau et des plus
grands poètes du siècle passé , je crois que ce
peut être ici la place de dire quelque chose des
ouvrages d'un homme qui honore notre siècle,
et qui n'est ni moins grand ni moins célèbre
que tous ceux qui l'ont précédé, quoique sa
gloire, plus près de nos yeux, soit plus exposée
à l'envie.
Il ne m'appartient pas de faire une critique
raisonnée de tous ses écrits , qui passent de bien
loin mes connaissances et la faible étendue de
mes lumières ; ce soin me convient d'autant moins,
qu'une infinité d'hommes plus instruits que moi
ont déjà fixé les idées qu'on doit en avoir. Ainsi
je ne parlerai pas de la Henriade, qui, malgré
les défauts qu'on lui impute et ceux qui y sont
en effet , passe néanmoins , sans contestation ,
pour le plus grand ouvrage de ce siècle , et le
seul poëme , en ce genre , de notre nation.
Je dirai peu de chose encore de ses tragédies :
comme il n'y en a aucune qu'on ne joue au moins
une fois chaque année , tous ceux qui ont quel-
que étincelle de bon goût peuvent y remarquer
d'eux-mêmes le caractère original de l'auteur,
les grandes pensées qui y régnent, les morceaux
éclatants de poésie qui les embellissent , la ma-
nière forte dont les passions y sont ordinaire-
ment traitées, et les traits hardis et sublimes
dont elles sont pleines.
Je ne m'arrêterai donc pas à faire remarquer
dans Mahomet cette expression grande et tra-
gique du genre terrible, quon croyait épuisée
par lauteur d'Électre\ Je ne parlerai pas de la
tendresse répandue dans Zaïre, ni du caractère
théâtral des passions violentes d'Hérode ' , ni de
la singulière et noble nouveauté d'AlzirCy ni des
éloquentes harangues qu'on voit dans la Morl
de César, ni enfin de tant d'autres pièces , tou-
tes différentes , qui font admirer le génie et la
fécondité de leur auteur.
Mais parce que la tragédie de Mérope me pa-
raît encore mieux écrite, plus touchante et plus
' Cel .irliclc a été imprimé poiir la première fois dans !'«■-
difion de iHon. Il est tiré des manuscrits de l'auteur, mort pins
de trente ans avant Voltaire. F.
'' Il faut bien se garder de confondre celt(^ tragédie avec 17'
Icctre de Crébillon; il s'agit de Vhlntrr de Voltaire, inipri
mée sous le nom iVOrcstr. \\.
"■ Dans la tragédie de Marin mnc. H.
500
VAlJVKNAHCiUES.
naturelle que les autres , je n'hésiterai pas à lui
donner la préférence. J'admire les grands carac-
tèi-es qui y sont décrits , le vrai qui règne dans
les sentiments et les expressions, la simplicité
iiublime et tout à fait nouvelle sur notre théâtre,
du rôle d'Égisthe ; la tendresse impétueuse de
Mérope, ses discours coupés , véhéments , et tan-
tôt remplis de violence , tantôt de hauteur. Je
ne suis pas assez tranquille à une pièce qui pro-
duit de si grands mouvements , pour examiner
si les règles et les vraisemblances sévères n'y
sont pas blessées. La pièce me serre le cœur dès
le commencement, et me mène jusqu'à la catas-
trophe , sans me laisser la liberté de respirer.
S'il y a donc quelqu'un qui prétende que la
conduite de l'ouvrage est peu régulière , et qui
ï)ense qu'en gé éral M. de Voltaire n'est pas
l\eureux dans la fiction ou dans le tissu de ses
pièces ; sans t ntrer dans cette question , trop lon-
gue à discuter, je me contenterai de lui répon-
tlre que ce même défaut dont on accuse M. de
Voltaire a été reproché très-justement à plusieui-s
pièces excellentes , sans leur faire tort. Les dé-
noûments de Molière sont peu estimés , et le Mi-
santhropey qui est le chef-d'œuvre de la comé-
die , est une comédie sans action. Mais c'est le
privilège des hommes comme Molière et M. de
Voltaire , d'être admirables malgré leurs défauts ,
et souvent dans leurs défauts mêmes.
La manière dont quelques personnes, d'ail-
leurs éclairées , parlent aujourd'hui de la poésie,
me surprend beaucoup. Ce n'est pas, disent-ils,
la beauté des vers et des images qui caractérise
l« poète , ce sont les pensées maies et hardies ;
ce n'est pas l'expression du sentiment et de l'har-
monie, c'est l'invention. Par là on prouverait
que Bossuet et Newton ont été les plus grands
poètes de leur siècle; car assurément l'inven-
tion, la hardiesse et les pensées mâles ne leur
manquaient point.
Reprenons Mérope. Ce que j'admire encore
dans cette tragédie , c'est que les personnages y
disent toujours ce qu'ils doivent dire, et sont
grands sans affectation. Il faut lire la seconde
scène du second acte pour comprendre ce que
je dis. Qu'on me permette d'en citer la fin, quoi-
qu'on pût trouver dans la même pièce de plus
beaux endroit^.
ÉGISTHE.
Un vain désir de gloire a séduit mes esprits.
On me parlait souvent des troubles de Messène,
Des malheurs dont le ciel avait frappé la reine ,
Surtout de ses vertus , dignes d'un autre priv ;
Je me sentais ému par ces tristes récits.
De rfllide en secret dédaignant ia inuliesM ,
l'ni voulu dans la guerre exercer ma JeunesMs,
Servir sous vos drapeaux , et vous offrir mon bras :
Voilà le seul dessein qui conduisit mes pas.
Ce faux instinct de gloire égara mon courage;
A mes parents, flétris par les rides de Tâge,
J'ai de mes jeunes ans dérol)é les secours :
C'est ma première faute, elle a troublé mes jours.
Lr ciel m'en a puni ; le ciel inexorable
M'a conduit dans le piège, et m'a rendu coupable.
Il ne l'est point, J'en crois son ingénuité;
Le mensonge n'a point cette simplicité.
Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante ;
C'est un infortuné que le ciel me présente :
Il suffit qu'il soit homme et qu'il soit malheurefox.
Mon lils peut éprouver un sort plus rigoureux.
Il me rappelle Égisthe; Égisthe est de scm âge :
Peut-être comme lui, de rivage en rivage.
Inconnu, fugitif, et partout rebuté.
Il souffre le mépris qui suit la pauvreté.
L'opprobre avilit l'âme etjlé.trit le courage.
Mérope , acte II , scène 1
Cette dernière réflexion de Mérope est bien
naturelle et bien sublime. Une mère aurait pu
être touchée de toute autre crainte dans une telle
calamité : et néanmoins Mérope paraît pénétrée
de ce sentiment. Voilà comme les sentences sont
grandes dans la tragédie , et comme il faudrait
toujours les y placer.
C'est , je crois , cette sorte de grandeur qui est
propre à Racine , et que tant de poètes après lui
ont négligée , ou parce qu'ils ne la connaissaient
pas, ou parce qu'il leur a été bien plus facile
de dire des choses guindées, et d'exagérer la na-
ture. Aujourd'hui on croit avoir fait un carac-
tère lorsqu'on a mis dans la bouche d'un per-
sonnage ce qu'on veut faire penser de lui, et qui
est précisément ce qu'il doit taire. Une mère af-
fligée dit qu'elle est affligée , et un héros dit qu'il
est un héros. Il faudrait que les personnages
fissent penser tout cela d'eux , et que rarement
ils le dissent; mais, tout au contraire, ils le di-
sent , et le font rarement penser. Le grand Cor-
neille n'a pas été exempt de ce défaut , et cela a
gâté tous ses caractères. Car enfin ce qui forme
un caractère, ce n'est pas, je crois, quelques
traits, ou hardis, ou forts, ou sublimes, c'est
l'ensemble de tous les traits et des moindres dis-
cours d'un personnage. Si on fait parler un hé-
ros , qui mêle partout de l'ostentation , de la va-
nité, et des choses basses à de grandes choses,
j'admire ces traits de grandeur qui appartien-
nent au poète , mais je sens du mépris pour son
héros , dont le caractère est manqué. L'éloquent
Racine , qu'on accuse de stérilité dans ses carac-
tères , est le seul de son temps qui ait fait des
caractères ; et ceux qui admirent la variété du
REFLEXIOJNS CRITIQUES.
►01
grand Corneille sont bien indulgents de lui par-
donner l'invariable ostentation de ses personna-
ges , et le caractère toujours dur des vertus qu'il
a su décrire.
C'est pourquoi quand M. de Voltaire a criti-
qué ' les caractères d'Hippolyte , Bajazet , Xi-
pharès, Britannicus, il n'a pas prétendu, je
crois , diminuer l'estime de ceux d'Athalie , Joad ,
Acomat, Agrippine, Néron, Burrhus, Mithri-
date , etc. Mais puisque cela me conduit à parler
du Temple du Goût, je suis bien aise d'avoir oc-
casion de dire que j'en estime grandement les
décisions. J'excepte ces mots : Bossuety le seul
éloquent entre tant d'écrivains qui ne sont qu'é-
légants ': car je ne crois pas que M. de Voltaire
lui-même voulût sérieusement réduire à ce petit
mérite d'élégance les ouvrages de M. Pascal,
l'homme de la terre qui savait mettre la vérité
dans un plus beau jour et raisonner avec plus de
force. Je prends la liberté de défendre encore
contre son autorité le vertueux auteur de Télé-
maque, homme né véritablement pour enseigner
aux rois l'humanité , dont les paroles tendres et
persuasives pénètrent le cœur , et qui , par la no-
blesse et par la vérité de ses peintures , par les
grâces touchantes de son style , se fait aisément
pardonner d'avoir employé trop souvent les lieux
communs de la poésie et un peu de déclamation.
Mais quoi qu'il puisse être de cette trop grande
partialité de M. de Voltaire pour Bossuet , que
je respecte d'ailleurs plus que personne , je dé-
clare que tout le reste du Temple du Goût m'a
frappé par la vérité des jugements , par la viva-
cité , la variété et le tour aimable du style ; et je
ne puis comprendre que l'on juge si sévèrement
' Dans son Temple du Goût, Voltaire, après avoir parlé de
Pierre Corneille, s'exprime ainsi sur Racine :
Plus pur, plus élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre ,
Et ne se démentant jamais ,
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xipharès,
De Britannicus , d'Hippolyte.
A peine il distingue leurs traits ;
Ils ont tous le même mérite :
Tendres , galants , doux et discrets ;
Et l'Amour, qui marche h leur suite,
Les croit des courtisans français.
'■ Dans l'édition faite sous les yeux de Voltaire , à (ienèv*; ,
en 1768, et dans les réimpressions faites depuis sa mort, celle
phrase ne se trouve point; et le Temple du Goût s'exprime
ainsi sur l'évêque de Meaux : Véloquent Bossuet voulait bien
rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste , im-
pétueux et facile , lesquelles déparent un peu la. sublimité de
ses oraisons funèbres; et il ««t k remarquer qu'il ne garantit
point ce qu'il a dit de In prétendue sagesse des anciens Égvp-
Uen.s. F.
d'un ouvrage si peu sérieux , et qui est un mo-
dèle d'agréments.
Dans un genre assez différent , VÉpitre aux
mânes de Génonville et celle sur la mort de
mademoiselle Lecouvreur m'ont paru deux
morceaux remplis de charmes, et où la douleur,
l'amitié, l'éloquence et la poésie parlaient avec
la grâce la plus ingénue et la simplicité la plus
touchante. J'estime plus deux petites pièces fai-
tes de génie, comme celles-ci, et qui ne respi-
rent que la passion, que beaucoup d'assez longs
poèmes.
Je finirai sur les ouvrages de M. de Voltaire^
en disant quelque chose de sa prose. 11 n'y a guère
de mérite essentiel qu'on ne puisse trouver dans
ses écrits. Si l'on est bien aise de voir toute la
politesse de notre siècle , avec un grand art pour
faire sentir la vérité dans les choses de goiit , on
n'a qu'à lire la préface à' Œdipe, écrite contre
M. de la Motte avec une délicatesse inimitable.
Si on cherche du sentiment , de l'harmonie jointe
à une noblesse singulière, on peut jeter les yeux
sur la préface ôHAlzire, et sur VÉpitre à ma-
dame la marquise du Châtelet. Si on souhaite
une littérature universelle , un goût étendu qui
embrasse le caractère de plusieurs nations, et
qui peigne les manières difféi-entes des plus
grands poètes, on trouvera cela dans les Bé-
flexions sur les poètes épiques j et les divers
morceaux traduits par M. de Voltaire des poètes
anglais, d'une manière qui passe peut-être les
originaux. Je ne parle pas de V Histoire de Char-
les XII, qui , par la faiblesse des critiques que
l'on en a faites , a dû acquérir une autorité in-
contestable, et qui me paraît être écrite avec
une force , une précision et des images dignes
d'un tel peintre. Mais quand on n'aurait vu de
M. de Voltaire que son Essai sur le siècle de
Louis XIV et ses Réflexions sur r histoire , ce
serait déjà trop * pour reconnaître en lui , non-
seulement un écrivain du premier ordre , mais
encore un génie sublime qui voit tout en grand ,
une vaste imagination qui rapproche de loin les
choses humaines , enfin un esprit supérieur aux
préjugés , et qui joint à la politesse et à l'esprit
philosophique de son siècle , la connaissance des
siècles passés , de leurs mœurs , de leur politique ,
de leurs religions, et de toute l'économie du
genre humain.
Si pourtant il se trouve encore des gens pré-
venus, qui s'attachent à relever ou les erreurs
' /■/•()/> emporte toujours ridée d'r.nry, ««l l'auteur n« veut
rxpi iincr i('i que surahondanre. S.
502
VAUVENARGUES.
ou les défauts de ses ouvrages , et qui deman-
dent à un homme si universel la même correc-
tion et la même justesse de ceux ' qui se sont
renfermés dans un seul genre, et souvent dans
un genre assez petit , que peut-on répondre à des
critiques si peu raisonnables? J'espère que le pe-
tit nombre des juges désintéressés me saura du
moins quelque gré d'avoir osé dire les choses que
j'ai dites, parce que je les ai pensées, et que la
vérité m'a été chère.
C'est le témoignage que l'amour des lettres
m'oblige de rendre à un homme qui n'est ni en
place, ni puissant, ni favorisé, et auquel je ne
dois que la justice que tous les hommes lui doi-
vent conune moi , et que l'ignorance ou l'envie
s'efforcent inutilement de lui ravir.
LES ORATEURS
Qui n'admire la majesté , la pompe , la magni-
ficence , l'enthousiasme de Bossuet , et la vaste
étendue de ce génie impétueux , fécond , subli-
me? Qui conçoit, sans étonnement, la profon-
deur incroyable de Pascal, son raisonnement
invincible , sa mémoire surnaturelle , sa connais-
sance universelle et prématurée? Le premier
élève l'esprit ; l'autre le confond et le trouble.
J^un éclate comme un tonnerre dans un tour-
billon orageux , et par ses soudaines hardiesses
échappe aux génies trop timides : l'autre presse ,
étonne , illumine , fait sentir despotiquement l'as-
cendant de la vérité ; et comme si c'était un être
d'une autre nature que nous , sa vive intelligence
explique toutes les conditions , toutes les affec-
tions et toutes les pensées des hommes , et paraît
toujours supérieure à leurs conceptions incertai-
nes. Génie simple et puissant , il assemble des
choses qu'on croyait être incompatibles , la véhé-
mence , l'enthousiasme, la naïveté, avec les pro-
fondeurs les plus cachées de l'art; mais d'un art
qui , bien loin de gêner la nature , n'est lui-même
qu'une natiu-e plus parfaite , et l'original des pré-
ceptes. Que dirai-je encore ? Bossuet fait voir plus
de fécondité , et Pascal a plus d'invention ; Bos-
suet est plus impétueux , et Pascal plus transcen-
dant : Tun excite l'admiration par de plus fré-
quentes saillies ; l'autre , toujoui-s plein et solide,
' Il faut qun ceux, ou h <:oncdion , lajH^(essc de ceux. S.
répuise par un caractère plus concis et plus
soutenu.
Mais toi ' qui les a surpassés en aménités et
en grâces, ombre illustre, aimable génie; toi
qui fis régner la vertu par l'onction et par la
douceur, pourrais -je oublier la noblesse et le
charme de ta parole, lorsqu'il est question d'élo-
quence? Né pour cultiver la sagesse et l'huma-
nité dans les rois , ta voix ingénue fit retentir au
pied du trône les calamités du genre humain
foulé par les tyrans , et défendit contre les arti-
fices de la flatterie la cause abandonnée des peu-
ples. Quelle bonté de cœur, quelle sincérité se
remarque dans tes écrits ! Quel éclat de paroles
et d'images ! Qui sema jamais tant de fleurs dans
un style si naturel , si mélodieux et si tendre ?
Qui orna jamais la raison d'une si touchante pa-
rure ? Ah ! que de trésors , d'abondance , dans ta
riche simplicité !
0 noms consacrés par l'amour et par les res-
pects de tous ceux qui chérissent l'honneur des
lettres I Restaurateurs des arts, pères de l'élo-
quence , lumières de l'esprit humain , que n'ai-
je un rayon du génie qui échauffa vos profonds
discours , pour vous expliquer dignement et mar-
quer tous les traits qui vous ont été propres !
Si l'on pouvait mêler des talents si divers,
peut-être qu'on voudrait penser comme Pascal,
écrire comme Bossuet , parler comme Fénélon.
Mais parce que la différence de leur style venait
de la différence de leurs pensées et de leur ma-
nière de sentir les choses , ils perdraient beau-
coup tous les trois, si l'on voulait rendre les
pensées de l'un par les expressions de l'autre. On
ne souhaite point cela en les lisant ; car chacun
d'eux s'exprime dans les termes les plus assor*
tis au caractère de ses sentiments et de ses idées :
ce qui est la véritable marque du génie. Ceux
qui n'ont que de l'esprit empruntent nécessaire-
ment toute sorte de tours et d'expressions : ils
n'ont pas un caractère distinctif.
SUR LA BRUYÈRE.
Il n'y a presque point de tour dans l'élo-
quence qu'on ne trouve dans la Bruyère; et si
on y désire quelque chose, ce ne sont pas certai-
nement les expressions , qui sont d'une force in-
finie et toujours les plus propres et les plus pré-
cises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont
compté parmi les orateurs , parce qu'il n'y a pas
- Fénélon.
CÂKÀCTERES.
50;i
une suite sensible dans ses Caractères. Nous
faisons trop peu d'attention à la perfection de
ses fragments , qui contiennent souvent plus de
matière que de longs discours , plus de propor-
tion et plus d'art. i
On remarque dans tout son ouvrage un es- |
prit juste , élevé , nerveux, pathétique , également ,
capable de réflexion et de sentiment , et doué i
avec avantage de cette invention qui distin- ;
gue la main des maîtres et qui caractérise le
génie.
Personne n'a peint les détails avec plus de
feu , plus de force, plus d'imagination dans l'ex-
pression, qu'on n'en voit dans ses Caractères.
11 est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent
que dans les écrits de Bossuet et de Pascal , de
ces traits qui caractérisent une passion ou les
vices d'un particulier, mais le genre humain.
Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi
grands que ceux de Fénélon et de Bossuet : ce
qui vient en grande partie de la différence
des genres qu'il a traités. La Bruyère a cru , ce
me semble, qu'on ne pouvait peindre les hom-
mes assez petits; et il s'est bien plus attaché à
relever liurs ridicules que leur force. Je crois
qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni l'é-
lévation, ni la sagacité, ni la profondeur de
quelques esprits du premier ordre ; mais on ne
lui peut disputer sans injustice une forte ima-
gination, un caractère véritablement original,
et un génie créateur'.
I Dans la première édition , on lisait , au lieu du dernier
paragraphe, le passage suivant :
« II est étonnant qu'on sente quelquefois dans un si beau
génie, et qui s'est élevé jusqu'au sublime, les bornes de l'es-
prit humain : cela prouve qu'il est possible qu'un auteur su-
blime ait moins de profondeur et de sagacité que des hommes
moins pathétiques. Peut-être que le cardinal de Richelieu était
supérieur à Milton.
« Mais les écrivains pathétiques nous émeuvent plus forte-
ment-, et cette puissance qu'ils ont sur notre âme, la dispose
à nous accorder plus de lumières. Nous jugeons toujours d'un
auteur par le caractère de ses sentiments. Si on compare la
Bruyère à Fénélon, la vertu toujours tendre et naturelle du
dernier, et l'amour-propre qui se montre quelquefois dans
l'autre , le sentiment nous porte malgré nous à croire que celui
qui fait paraître l'àme la plus grande a l'esprit le plus éclairé ;
et toutefois il serait difiicile de justifier cette préférence. Féné-
lon a plus de facilité et d'abondance; l'auteur des Caractères,
plus de précision et plus de force : le premier, d'une imagi-
nation plus riante et plus féconde; le second, d'un génie plus
véhément : l'un sachant rendre les grandes choses familières
et sensibles sans les abaisser; l'autre sachant ennoblir les plus
petites sans les déguiser : celui-là plus humain ; celui-ci plus
austère : l'un plus tendre pour la vertu ; l'autre plus impla-
cable au vice : l'un et l'autre moins pénétrants et moins pro-
fonds que les hommes que j'ai nommés , mais inimitables dans
la clarté et dans la netteté dé leurs idées; enfin originaux ,
créateurs dans leur genre, et modèles (rès-arcomplis. >.
CARACTERES.
I.
Oronte, ou le vieux fou.
Oronte , vieux et flétri , dit que les gens vieux
sont tristes , et que pour lui il n'aime que les
jeunes gens. C'est pour cela qu'il s'est logé dans
une auberge , où il a , dit-il , le plaisir de ceux
qui voyagent, sans leurs peines , parce qu'il voit
tous les jours à souper de nouveaux visages. On
le voit quelquefois au jeu de paume , avec de
jeunes gens qui sortent du bal , et il va déjeuner
avec eux ; il les cultive avec le même soin que
s'il avait envie de leur plaire. Mais on peut lui
rendre justice : ce n'est pas la jeunesse qu'il
aime , c'est la folie. Il a un fils qui a vingt ans,
et qui est déjà estimé dans le monde ; mais ce
jeune homme est appliqué, et passe une grande
partie de la nuit à lire. Oronte a brûlé plusieurs
fois les livres de son fils, et n'a fait grâce qu'à
des vers obscènes , qui d'ailleurs sont assez mai.
vais. Ce jeune homme en rachète toujours dt.
nouveaux, et trompe les soins de son père.
Oronte a voulu lui donner une fille de l'Opéra ,
que lui-même a eue autrefois, et n'a rien né-
gligé , dit-il , pour son éducation ; mais ce petit
drôle est entêté , ajoute-t-il , et a l'esprit gâté
et plein de chimères.
II.
Thersite.
Thersite ' est l'officier de l'armée que l'on
voit le plus. C'est lui qu'on rencontre toujours
à la suite du général , monté sur un petit cheval
qui boite , avec un harnais de velours en brode-
rie, et un coureur qui marche devant lui. S'il y
a ordre à l'armée de partir la nuit pour cacher
une marche à l'ennemi , Thersite ne se couche
point comme les autres , quoiqu'il y ait du temps ;
mais il se fait mettre des papillotes, et fait pou-
drer ses cheveux en attendant qu'on batte la gé-
nérale. Il accompagne exactement l'officier de
' Thersites , que nous appelons Thersite , nousejsl représenté
par Homère, dans son Iliade, comme le plus laid, le plus
lâcher et le plus insolent des capitaines grecs <|ui se trouvèrent
au siège de Troie. C'est par celte raison (|ue ce non» est onli-
nairement donné à ceux à qui l'on croU pouvoir reprocher lea
mêmes défauts. V.
504
VAUVEJN ARGUES.
jour, et visite avec lui les postes de l'armée. Il
donne des projets au général, et fait un journal
raisonné de toutes les opérations de la campa-
gne. On ne fait guère de détachement où il ne se
trouve; et comme il est le premier de son régi-
ment à marcher, et qu'on le cherche partout,
on apprend qu'il est volontaire à un fourrage
qui se fait sur les derrières du camp; et un au-
tre marche à sa place. Ses camarades ne l'esti-
ment point; mais il ne vit pas avec eux, il les
évite; et si quelque officier général lui demande
le nom d'un officier de son régiment qui est de
garde, Thersite lui répond qu'il le connaît bien,
mais qu'il ne se souvient pas de son nom. Il est
familier, officieux, insolent, et pourtant très -
bas avec son colonel. Il fait servilement sa cour
à tous les grands seigneurs de l'armée; et s'il se
trouve chez le duc Eugène lorsque celui-ci se
débotte, Thersite fait un mouvement pour lui
présenter ses souliers; mais comme il s'aper-
çoit qu'il y a beaucoup de monde dans la cham-
bre, il laisse prendre les souliers par un valet,
et rougit en se relevant.
III.
Les jeunes gens.
Les jeunes gens jouissent sans le savoir, et
s'ennuient en croyant se divertir. Ils font un
souper où ils sont dix-huit, sans compter les da-
mes, et ils passent la nuit à table à détonner
quelques chansons obscènes , à conter le roman
de l'Opéra, et à se fatiguer pour chercher le
plaisir , qu'à peine les plus impudents peuvent
essayer dans un quart d'heure de faveur. Et
comme on se pique à tous les âges d'avoir de
l'esprit , ils admettent quelquefois à leurs par-
ties des gens de lettres qui font là leur apprentis-
sage pour le monde : mais tous s'ennuient réci-
proquement, et ils se détrompent les uns des
autres.
Ces jeunes gens vont au spectacle pour se ras-
sembler. Ils y paraissent, épuisés de leurs in-
continences, avec une audace affectée et des yeux
éteints. Ils parlent grossièrement des femmes, et
avec dégoût. On les voit sortir quelquefois au
commencement du spectacle, pour satisfaire
^ quelque idée de débauche qui leur vient en tête;
et après avoir fait le tour des allées obscures de
la Foire , ils reviennent au dernier acte de la
comédie et se racontent à l'oreille leurs ridi-
cules prouesses. Ils se font un point d'honneur
de traiter légèrement tous les plaisirs; et les
plaisirs, qui fuient la dissipation et la folie, ne
leur laissent qu'une ombre faible et une fausse
image de leurs charmes.
IV.
Midas, ou le sot qui est glorieux.
Le sot qui a de la vanité est l'ennemi né des
talents. S'il entre dans une maison où il trouve
un homme d'esprit, et que la maîtresse du logis
lui fasse l'honneur de le lui présenter, Midas le
salue légèrement et ne répond point. Si l'on ose
louer en sa présence le mérite qui n'est pas riche,
il s'assied auprès d'une table, et compte des je-
tons ou mêle des cartes sans rien dire. Lorsqu'il
paraît un livre dans le monde qui fait quelque
bruit, Midas jette d'abord les yeux sur la fin,
et puis sur le milieu du livre; ensuite il pro-
nonce que l'ouvrage manque d'ordre, et qu'il
n'a jamais eu la force de l'achever. On parle de-
vant lui d'une victoire que le héros du Nord '
a remportée sur ses ennemis; et sur ce qu'on ra-
conte des prodiges de sa capacité et de sa va-
leur, Midas assure que la disposition de la ba-
taille a été faite par M. deRottembourg, qui n'y
était pas, et que le prince s'est tenu caché dans
une cabane jusqu'à ce que les ennemis fussent
en déroute. Un homme qui a été à cette action
l'assure qu'il a vu charger le roi à la tête de sa
maison; mais Midas répond froidement qu'on ne
verra jamais que des folies d'un prince qui fait
des vers, et qui est l'ami de Voltaire.
V.
Le flatteur insipide.
Un homme parfaitement insipide est celui qui
loue indifféremment tout ce qu'il croit utile de
louer; qui, lorsqu'on lui lit un mauvais roman,
mais protégé, le trouve digne de l'auteur du 5o-
pha, et feint de le croire de lui; qui demande à
un grand seigneur qui lui montre une ode, pour-
quoi il ne fait pas une tragédie ou un poëme
épique; qui du même éloge qu'il donne à Vol-
taire , régale un auteur qui s'est fait siffler sur
les trois théâtres ; qui , se trouvant à souper chez
une femme qui a la migraine, lui dit tristement
^ Nom que Voltaire a souvent employé pour désigner «Fré-
déric le Grand. La bataille dont il s'agit ici est sans doute celle
de Friedberg , gagnée par Frédéric , le 4 juin 1 745 , sur le prince
Charles de Lorraine. B.
CARACTERES.
505
que la vivacité de son esprit la consume comme
Pascal , et qu'il faut l'empêcher de se tuer. S'il
arrive à un homme de ce caractère de faire une
plaisanterie sur quelqu'un qui n'est pas riche,
mais dont un homme riche prend le parti , aus-
sitôt le flatteur change de langage, et dit que
les petits défauts qu'il reprenait servent d'om-
bre au mérite distingué. C'est l'homme dont
Rousseau disait :
Quelquefois même aux bons mots s'abandonne,
Mais doucement et sans blesser personne.
Cet homme, qui a loué toute sa vie jusqu'à
(eux qu'il aimait le moins , n'a jamais obtenu
des autres la moindre louange , et tout ce que
SCS amis ont osé dire de plus fort pour lui, c'est
ce vieux discours : En vérité, c'est un honnête
garçon, ou c'est un bon homme.
VI.
Lacon, ou le petit homme.
Lacon ne refuse pas son estime à tous les au-
teurs. Il y a beaucoup d'ouvrages qu'il admire;
et tels sont les vers de la Motte , V Histoire ro-
maine de RoUin, et le Traité du vrai mérite,
qu'il préfère, dit-il, à la Rruyère. Il met dans
une même classe Rossuet et Fléchier , et croit
faire honneur à Pascal de le comparer à Nicole,
dont il a lu les Essais avec une patience tout
à fait chrétienne. Il soutient qu'après Rayle et
Fontenelle, l'abbé Desfontaines est le meilleur
écrivain que nous ayons eu. Il ne peut souffrir
la musique de Rameau ; et si on lui parle des
Indes galantes ou de l'opéra de Dardanus , il
se met à chanter des morceaux de Tancrède,
ou d'un autre ancien opéra. Il n'épargne pas les
acteurs qui ont succédé à Murer, à Thevenard,
etc. et Poirier ne paraît jamais qu'il ne batte
longtemps des mains pour faire de la peine à
Gelliotte : tant il est difficile de lui plaire dès
qu'on prime en quelque art que ce puisse être.
VII.
Caritès, ou le grammairien.
Caritès est esclave de la construction, et ne
peut souffrir la moindre hardiesse. Il ne sait
point ce que c'est qu'éloquence, et se plaint de ce
que l'abbé d'Olivet a fait grâce à Racine de qua-
tre cents fautes : mais il sait admirablement la
différence de /îas et point; et il a fait des notes
excellentes sur le petit Traité des Synonymes,
ouvrage très-propre, dit-il, à former un grand
orateur. Caritès n'a jamais senti si un mot était
propre ou ne l'était pas, si une épithète était
juste, et si elle était à sa place. Si pourtant il
fait imprimer un petit ouvrage , il y fait , pen-
dant l'impression , de continuels changements :
il voit, il revoit les épreuves , il les communique
à ses amis ; et si , par malheur , le libraire a ou-
blié d'ôter une virgule qui est de trop, quoi-
qu'elle ne change point le sens, il ne veut point
que son livre paraisse jusqu'à ce qu'on ait fait
un carton, et il se vante qu'il n'y a point de Uvre
si bien imprimé que le sien.
VIII.
L'étourdi.
Il n'y a pas longtemps qu'étant à la comédie
auprès d'un jeune homme qui faisait du bruit,
je lui dis : Vous vous ennuyez ; il faut écouter
une pièce quand on veut s'y plaire. — Mon ami ,
me répondit-il , chacun sait ce qui le divertit : je
n'aime point la comédie, mais j'aime le théâtre;
vous êtes bien fou d'imaginer d'apprendre à quel-
qu'un ce qui lui plaît. — Cela peut bien être, lui
dis-je ; je ne savais pas que vous vinssiez à la co-
médie pour avoir le plaisir de l'interrompre. —
Et moi je savais, me dit-il, qu'on ne sait ce
qu'on dit quand on raisonne des plaisirs d'au-
trui; et je vous prendrais pour un sot, mon très-
cher ami, si je ne vous connaissais depuis long-
temps pour le fou le plus accompli qu'il y ait au
monde. — En achevant ces mots, il traversa le
théâtre, et alla baiser sur la joue un homme
grave qu'il ne connaissait que de la veille.
IX.
Clasomène, ou la vertu malheureuse.
Clazomène a eu l'expérience de toutes les mi-
sères de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé
dès son enfance, et l'ont sevré dans son prin-
temps de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour
les plus grands déplaisirs, il a eu de la hauteur
et de l'ambition dans la pauvreté. Il s'est vu dans
ses disgrâces méconnu de ceux qu'il aimait.
L'injure a flétri sa vertu ; et il a été offensé de
ceux dont il ne pouvait prendre de vengei^nce.
Ses talents, son travail continuel, son applica-
tion à bien faire, n'ont pu fléchir la dureté de sa
fortune. Sa sagesse n'a pu le garantir de faire
506
VàliVEJN ARGUES.
des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu'il
ne méritait pas, et celui que son imprudence
lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser
de le poursuivre , la mort s'est offerte à sa vue.
Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge; et
quand l'espérance trop lente commençait à flat-
ter sa peine, il a eu la douleur insupportable de
ne pas laisser assez de bien pour payer ses det-
tes, et n'a pu sauver sa vertu de cette tache.
Si l'on cherche quekiue raison d'une destinée si
cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trou-
ver. Faut-il demander la raison pourquoi des
joueurs très-habiles se ruinent au jeu , pendant
que d'autres hommes y font leur fortune? ou
pourquoi l'on voit des années qui n'ont ni prin-
temps ni automne, où les fruits de l'année sè-
chent dans leur fleur? Toutefois, qu'on ne pense
pas que Clazomène eût voulu changer sa misère
pour la prospérité des hommes faibles. La for-
tune peut se jouer de la sagesse des gens ver-
tueux ; mais il ne lui appartient pas de faire flé-
chir leur courage.
Phalante, ou le scélérat»
Phalante a voué ses talents aux fureurs et au
crime; impie, esclave insolent des grands, am-
bitieux , oppresseur des faibles, contempteur des
bons, corrupteur audacieux de la jeunesse, son
génie violent et hardi préside en secret à tous
les crimes qui sont ensevelis dans les ténèbres.
Il est dès longtemps à la tète de tous les débau-
chés et les scélérats. Il ne se commet point de
meurtres ni de brigandage où son noir ascendant
ne le fasse tremper. Il ne connaît ni l'amour, ni
la crainte, ni la foi, ni la compassion. Il mé-
prise l'honneur autant que la vertu, et il hait les
dieux et les lois. Le crime lui plaît par lui-
même. Il est scélérat sans dessein et audacieux
sans motif. Les extrémités les plus dures , la
faim, la douleur, la misère, ne l'abattent point.
Il a éprouvé tour à tour l'une et l'autre fortune :
prodigue et fastueux dans l'abondance, entre-
prenant et téméraire dans la pauvreté, emporté
et souvent cruel dans ses plaisirs, dissimulé et
implacable dans ses haines, furieux et barbare
dans ses vengeances , éloquent seulement pour
persuader le crime et pour pervertir l'innocence,
son naturel féroce et indomptable aime à fouler
aux pieds l'humanité, la prudence et la religion ;
il vit tout souillé d'infamie ; il marche la tête le-
vée; il menace de ses regards les sages et les
vertueux; sa témérité insolente triomphe des
lois.
XI.
Isocrale , ou le bel esprit moderne.
Le bel esprit moderne ' n'est ni philosophe,
ni poète , ni historien , ni théologien ; il a toutes
ces qualités si différentes et beaucoup d'autres ;
il est obligé de dire assez de choses inutiles,
parce qu'il doit fort peu parler de choses néces-
saires. Le sublime de sa science est de rendre
des pensées frivoles par des traits. Qui veut mieux
penser ou mieux vivre ? Qui sait même où est la
vérité? Un esprit vraiment supérieur fait valoir
toutes les opinions , et ne tient à aucune. Il a vu
le fort et le faible de tous les principes , et il a
reconnu que l'esprit humain n'avait que le choix
de ses erreurs. Indulgente philosophie , qui égale
Achille et Thersite, et nous laisse la liberté
d'être ignorants, paresseux, frivoles, oisifs,
sans nous faire de pire condition ! Aussi mettons-
nous à la tête des philosophes son illustre auteur;
et je veux avouer qu'il y a peu d'hommes d'un
esprit si philosophique , si fin , si facile , si net ,
et d'une si grande surface : mais nul n'est par-
fait ; et je crois que les plus sublimes esprits ont
eux-mêmes des endroits faibles. Ce sage et subtil
philosophe n'a jamais compris que la vérité nue
pût intéresser; la simplicité, la véhémence, le
sublime , ne le touchent point. // me semble, dit-
il, qu'il ne faudrait donner dans le sublime
qu'à son corps défendant; il est si peu naturel.
Isocrate veut qu'on traite toutes les choses du
monde en badinant ; aucune ne mérite, selon lui,
un autre ton. Si on lui représente que les hom-
mes aiment sérieusement jusqu'aux bagatelles,
et ne badinent que des choses qui les touchent
peu, il n'entend pas cela, dit-il ; pour lui : il n'es-
time que le naturel ; cependant son badinage ne
l'est pas toujours, et ses réflexions sont plus
fines que solides. Isocrate est le plus ingénieux
de tous les hommes , et compte pour peu tout le
reste. C'est un homme qui ne veut ni persuader,
ni corriger, ni instruire personne. Le vrai et le
faux , le frivole et le grand , tout ce qui lui est
occasion de dire quelque chose d'agréable ,' lui
est aussi propre. Si César vertueux peut lui fôur-
* Rémond de Saint-Mard. Il a fait imprimer en 1743 trois vo-
lumes de littérature, où l'on trouve de l'esprit, mais point de
goût et un jugement souvent faux. C'était le frère de Rémond
le mathémalicien, de qui on a recueilli quelques lettres qu'il
écrivait à mademoiselle de Launoy ( madame de Staal). S.
CAHACTÈRES.
-^S*U,;
iiii* un trait, il peindra César vertueux, sinon il
fera voir que toute sa fortune n'a été qu'un coup
du liasard ; et Brutus sera tour à tour un héros
ou un scélérat , selon qu'il sera plus utile à Iso-
crate. Cet auteur n'a jamais écrit que dans une
seule pensée ; il est parvenu à son but. Les hom-
mes ont enfin tiré de ses ouvrages ce plaisir
solide de savoir qu'il a de l'esprit. Quel moyen
après cela de condamner un genre d'écrire si
intéressant et si utile !
On ne finirait point sur Isocrate et sur ses
pareils , si on voulait tout dire. Ces esprits si
fins ont paru après les grands hommes du siècle
passé. Il ne leur était pas facile de donner à la
vérité la même autorité et la même force que
l'éloquence lui avait prêtée ; et pour se faire re-
marquer après de si grands hommes, il fallait
avoir leur génie ou marcher dans une autre voie.
Isocrate, né sans passion, privé de sentiment
pour la simplicité et l'éloquence , s'attacha bien
plus à détruire qu'à rien établir. Ennemi des
anciens systèmes , et savant à saisir le faible des
choses humaines , il voulut paraître à son siècle
comme un philosophe impartial qui n'obéissait
qu'aux lumières de la plus exacte raison. Sans
chaleur et sans préjugés, les hommes sont faits
de manière que si on leur parle avec autorité et
avec passion , leurs passions et leur pente à
croire les persuadent facilement; mais si au con-
traire on badine et q-i'oîi Itj^' propose des dou-
tes , ils écoutent avidement , ne se défiant pas
qu'un homme qui parle de sang-froid puisse se
tromper : car peu savent que le raisonnement
n'est pas moins trompeur que le sentiment, et
d'ailleurs l'intérêt des fâibles , qui composent le
plus grand nombre, est que tout soit cru équi-
voque. Isocrate n'a donc eu qu'à lever l'étendard
de la révolte contre l'autorité et les dogmatiques,
pour faire aussitôt beaucoup de prosélytes. Il a
comparé le génie de l'esprit ambitieux des héros
de la Grèce à l'esprit de ses courtisanes; il a
méprisé les beaux-arts. V éloquence , a-t-il dit,
et la poésie sont peu de chose; et ces paradoxes
brillants, il a su les insinuer avec beaucoup d'art,
en badinant et sans paraître s'y intéresser. Qui
n'eût cru qu'un pareil système n'eût fait un pro-
grès pernicieux dans un siècle si amoureux du
raisonnement et du vice? Cependant la mode a
son cours , et l'erreur périt avec elle. On a bien-
tôt senti le faible d'un auteur qui , paraissant
mépriser les plus grandes choses , ne méprisait
pas de dire des pointes, et n'avait point de ré-
pugnance à se contredire pour ne pas perdre un
507
trait d'esprit. 11 a plu par la nouveauté et par la
petite hardiesse de ses opinions, mais sa réputa-
tion précipitée a déjà perdu tout son lustre; il a
survécu à sa gloire, et il sert à son siècle de
preuve qu'il n'y a que la simplicité, la vérité et
l'éloquence, c'est-à-dire toutes les choses qu'il a
méprisées , qui puissent durer.
XII.
Thiesle, ou la simplicité.
Thieste est né simple et naïf : il aime la pure
vertu , mais il ne prend pas pour modèle la vertu
d'un autre; il connaît peu les règles de la probité
il la suit par tempérament. Lorsqu'il y a quelque
loi de la morale qui ne s'accorde pas avec ses
sentiments , il la laisse à part et n'y pense point.
S'il rencontre, la nuit, une de ces femmes qui
épient les jeunes gens, Thieste souffre qu'elle
l'entretienne, et marche quelque temps à côté
d'elle ; et comme elle se plaint de la nécessité
qui détruit toutes les vertus , et fait les oppro-
bres du monde , il lui dit que la pauvreté n'est
point un vice quand on sait vivre de son indus-
trie sans nuire à personne ; et ne se trouvant
point d'argent parce qu'il est jeune , il lui donne
sa montre, qui n'est plus à la mode, et qui est
un présent de sa mère ; ses camarades se mo-
quent de lui et le tournent en ridicule ; mais il
leur répond : Mes amis , vous riez de trop peu
de chose. Le monde est rempli de misères qui
serrent le cœur ; il faut être humain ; le désor-
dre des malheureux est toujours le crime des
riches.
XIII.
Ttasille) ou les gens à la mode.
Trasille n'a jamais souffert qu'on lit de ré-*
flexions en sa présence, et que l'on eût la liberté
de parler juste. Il est vif, léger et railleur, n'es-
time et n'épargne personne, change incessam-
ment de discours, ne se laisse ni manier, ni user,
ni approfondir, et fait plus de visites en un jour
que Dumoulin ou qu'un homme qui sollicite pour
un grand procès. Ses plaisanteries sont aiTières :
il loue rarement. Il pousse l'insolence jusqu'à
interrompre ceux qui sont assez vains pour le
louer, les fixe et détourne la tête. Il est dur, avare,
impérieux; il a de l'ambition par arrogance,
et quelque crédit par audace. Les femmes le
cornent, il les joue : il ne connaît pas l'amilié;
508
VAllVENÂRGUES.
il est te\ que le plaisir même ne peut rattendrir
un moment.
XIV.
Phocas, ou la fausse singularité.
Phocas se pique plus qu'homme du monde de
n'emprunter de personne ses idées. Si vous lui
parlez d'éloquence, ne lui nommez pas Cicéron,
Il vous ferait d'abord l'éloge d'Abdallah , d'Abu-
tales et de Mahomet , et vous assurerait que rien
n'égale la sublimité des Arabes. Lorsqu'il est
question de la guerre , ce n'est ni M. de Turenne
ni le grand Condé qu'il admire ; il leur préfère
d'anciens généraux dont on ne connaît que les
noms et quelques actions contestées. En tel genre
que ce puisse être', si vous lui citez deux grands
hommes, soyez sûr qu'il choisira toujours le
moins illustre. Phocas évite de se rencontrer
avec les autres, et dédaigne de parler juste. Il
affecte surtout de n'être point suivi dans ses
discours, comme un homme qui ne parle que
par inspiration et par saillies. Si vous lui dites
quelque chose de sérieux, il répond par une
plaisanterie; et si vous parlez au contraire de
choses frivoles, il entame un discours sérieux.
Il dédaigne de contredire, mais il interrompt.
Il est bien aise de vous faire entendre que vous
ne dites rien qui l'intéresse ; que tout est usé
pour quelqu'un qui pense et qui sent comme
lui. Faible esprit , qui s'est persuadé qu'on est
singulier par étude, et à force d'affectation,
orio;inal.
XV.
Cirusy ou l'esprit extrême.
Cirus cachait sous un extérieur simple un es-
prit ardent et inquiet. Modéré au dehors, mais
extrême; toujours occupé au dedans, et plus
agité dans le repos que dans l'action ; trop libre
et trop hardi dans ses opinions pour donner des
bornes à ses passions; suivant avec indépen-
dance tous ses sentiments, et subordonnant tou-
tes les règles à son instinct, comme un homme
qui se croit maître de son sort, et se confie à son
naturel présomptueux et inflexible; dénué des
talents qui soulèvent les hommes dans la mé-
diocrité et qui ne se rencontrent pas avec des
passions si sérieuses; supérieur à cette fortune
qui le renferme dans l'enceinte d'une ville ou
d'une petite province, fruit d'une sagesse assez
* On dirait mieux, je crois, en quelque genre , de. S.
bornée; élo((uent, profond, pénétrant; né a^ec
le discernement des hommes ', séducteur hardi
et flatteur, fertile et puissant en raisons , impé-
nétrable dans ses artifices ; plus dangereux lors-
qu'il disait la vérité , que les plus trompeurs ne
le sont par les déguisements et le mensonge : un
de ces hommes que les autres hommes ne com-
prennent point , que la médiocrité de leur for-
tune déguise et avilit, et que la prospérité seule
peut développer.
XVI.
IJpse, ou l'homme sans principes.
Lipse n'avait aucun principe de conduite; il
vivait au hasard et sans dessein; il n'avait au-
cune vertu. Le vice même n'était dans son cœur
qu'une privation de sentiment et de réflexion :
pour tout dire, il n'avait point d'âme. Vain sans
être sensible au déshonneur; capable d'exécuter
sans intérêt et sans malice les plus grands cri-
mes; ne délibérant jamais sur rien ; méchant par
faiblesse; plus vicieux par dérèglement d'esprit
que par amour du vice. En possession d'un bien
immense à la fleur de son âge , il passait sa vie
dans la crapule avec des joueurs d'instruments
et des comédiennes. Il n'avait dans sa familiarité
que des gens de basse extraction , que leur li-
bertinage et leur misère avaient d'abord rendus
ses complaisants, mais dont la faiblesse de Lipse
lui faisait bientôt des égaux , parce qu'il n'y a
point d'avantage avec lequel on se familiarise
si promptement que la fortune qui n'est soute-
nue d'aucun mérite. On trouvait dans son anti-
chambre, sur son escalier, dans sa cour, toutes
sortes de personnages qui assiégeaient sa porte.
Né dai'S une extrême distance du bas peuple,
il en rassemblait tous les vices , et justifiait la
fortune que les misérables accusent des défauts
de la nature.
XVII.
LisiaSj ou la fausse éloquence.
Lisias sait orner une histoire de quelques
couleurs ; il raconte agréablement , et il embeUit
ce qu'il touche. Il aime à parler; il écoute peu;
il se fait écouter longtemps, et s'étend sur des
bagatelles , afin d'y placer toutes ses fleurs. Il
ne pénètre point ceux à qui il parle ; il ne cher-
che point à les pénétrer : il ne connaît ni leurs
' C'est à-dire, avec le talent de discerner le caractère rf<»$
fiommcs. Celte ellipse est forcée. S.
CARACTERES.
509
Intérêts, ni leurs caractères, ni leurs desseins.
Bien loin de chercher à flatter leurs passions ou
leurs espérances, il agit toujours avec eux comme
s'ils n'avaient d'autre affaire que de l'écouter et
de rire de ses saillies. Il n'a de l'esprit que pour
lui ; il ne laisse pas même aux autres le temps
d'en avoir pour lui plaire. Si quelqu'un d'étran-
ger chez lui a la hardiesse de le contredire, Li-
sias continue à parler; ou s'il est obligé de lui
répondre , il affecte d'adresser la parole à tout
autre qu'à celui qui pourrait le redresser. II
prend pour juge de ce qu'on lui dit quelque
complaisant qui n'a garde de penser autrement
que lui. Il sort du sujet dont on parle, et s'é-
puise en comparaisons. A propos d'une petite
expérience de physique, il parle de tous les
systèmes de physique; il croit les orner, les dé-
duire, et personne ne les entend. Il finit en di-
sant qu'un homme qui invente un fauteuil plus
commode, rend plus de service à l'État que
celui qui a fait un nouveau système de philoso-
phie. Lisias ne veut pas cependant qu'on croie
qu'il ignore les choses les moins importantes. Il
a lu jusqu'aux voyageurs et jusqu'aux relations
des missionnaires. Il raconte de point en point
les coutumes d'Abyssinie et les lois de l'empire
de la Chine. Il dit ce qui fait la beauté en Ethio-
pie, et il conclut que la beauté est arbitraire,
puisqu'elle change selon les pays. Lisias a été plus
modeste, plus aimable et plus complaisant. La
vieillesse, qui fixe les fortunes, détruit les vertus.
Ceux qui voient aujourd'hui Lisias sont assez
persuadés de son esprit , mais aucun n'est con-
tent de soi • ; aucun ne se souvient de ses dis-
cours, nul n'en est touché, nul n'a envie de
s'attacher à lui. Il a des équipages magnifiques,
une table très-délicate , pour des gens de basse
extraction qui l'applaudissent. Il habite dans
un palais; ce sont les avantages qu'il retire
de beaucoup d'esprit et d'une plus grande for-
tune».
XVIII.
Alcipe.
Alcipe a pour les choses rares cet empresse-
ment qui témoigne un goût inconstant pour
celles qu'on possède. Sujet en effet à se dégoû-
' Ce caractère a été imprimé pour la première fois dans l'é-
dition de 1808; les édilioiis faites depuis portent toutes de soi;
Je crois qu'il faut de lui. B.
'■ L'auteur veut dire que Lisias a encore plus de fortune que
d'esprit ; mais cette manière d'exprimer sa pensée ne me parait
pas correcte S.
ter des plus solides, parce qu'il a moins de pas-
sion que de curiosité pour elles; peu propre,
par défaut de réflexion , à tirer longtemps des
mêmes hommes et des mêmes choses de nou-
veaux usages; moins touché quelquefois du
grand que du merveilleux; laissant emporter
son esprit, qui manque naturellement un peu
d'assiette, aux impressions précipitées de la sur-
prise, et cherchant dans le changement ou par
le secours des fictions, des objets qui éveillent
son âme trop peu attentive et vide de grandes
passions; capable néanmoins de concevoir le
grand et de s'y élever, mais trop paresseux et
trop volage pour s'y soutenir; hardi dans ses pro-
jets et dans ses doutes, mais timide à croire et à
faire; défiant avec les habiles, par la crainte
qu'ils n'abusent de son caractère sans précaution
et sans artifice; fuyant les esprits impérieux qui
l'obligent à sortir de son naturel pour se défen-
dre , et font violence à sa timidité et à sa modes-
tie; épineux par la crainte d'être dupe, quelque-
fois injuste : comme il craint les explications par
timidité ou par paresse , il laisse aigrir plusieurs
sujets de plainte sur son cœur, trop faible égale-
ment pour vaincre et pour produire ces délica-
tesses : tels sont ses défauts les plus cachés. Quel
homme n'a pas ses faiblesses? Celui-ci joint à
l'avantage d'un beau naturel un coup d'oeil fort
vif et fort juste : personne ne juge si sainement
des choses au degré où il les pénètre ; il ne les
suit pas assez loin. La vérité échappe trop promp-
tement à son esprit naturellement vif, mais fai-
ble, et plus pénétrant que profond. Son goût,
d'une justesse rare sur les choses de sentiment ,
saisit avec peine celles qui ne sont qu'ingénieu-
ses. Trop naturel pour être affecté de l'art, il
ignore jusqu'aux bienséances estimables, par
cette grande et pi*écieuse simplicité , par la no-
blesse de ses sentiments, par la vivacité de ses
lumières, et par des vertus trop aimables pour
être exprimées.
XIX.
Le mérite frivole.
Un homme du monde est celui qui a beau-
coup d'esprit inutile, qui sait dire des choses flat-
teuses qui ne flattent point , des choses sensées
qui n'instruisent point , qui ne peut persuader
personne, quoiqu'il parle bien; qui a de cette
sorte d'éloquence qui sait créer ou embellir les
bagatelles, et qui anéantit les grands sujets;
aussi pénétrant sur le ridicule qu'aveugle et dé-
<flO
VÂ13VK1NAR(U]ES.
daigneux pour le mérite ; un homme riche en
paroles et en extérieur, qui , ne pouvant primer
par le bon sens, s'efforce de paraître par la sin-
gularité; qui, craignant de peser par la raison,
pèse par son inconséquence et ses écarts; plai-
fwmt sans gaieté, vif sans passions; qui a besoin
de changer sans cesse de lieux et d'objets , et
ne peut suppléer par la variété de ses amusements
le défaut de son propre fonds.
Si plusieurs personnes de son caractère se ren-
contrent ensemble, et qu'on ne puisse pas arran-
ger une partie, ces hommes qui ont tant d'esprit
n'en ont pas assez pour soutenir une demi-heure
de conversation, même avec des femmes, et
ne pas s'ennuyer d'abord les uns des autres.
Tous les faits, toutes les nouvelles , toutes les
plaisanteries , toutes les réflexions , sont épuisées
en un moment. Celui qui n'est pas employé à
un quadrille ou à un quinze, est obligé de se
tenir assis auprès de ceux qui jouent, pour ne
pas se trouver vis-à-vis d'un autre homme qui
est auprès du feu , et auquel il n'a rien à dire.
Tous ces gens aimables qui ont banni la raison
de leurs discours , font voir qu'on ne peut s'en
passer : le faux peut fournir quelques scènes qui
piquent la surface de l'esprit ; mais il n'y a que
le vrai qui touche et qui ne s'épuise jamais.
XX.
Titus, ou l'activité.
Titus se lève seul et sans feu pendant l'hiver ;
et quand ses domestiques entrent dans sa cham-
bre , ils trouvent déjà sur sa table un tas de let-
tres qui attendent la poste. Il commence à la fois
plusieurs ouvrages qu'il achève avec une rapidité
inconcevable , et que son génie impatient ne lui
permet pas de polir. Quelque chose qu'il entre-
prenne, il lui est impossible de la retarder; une
affaire qu'il remettrait l'inquiéterait jusqu'au
moment qu'il pourrait la reprendre. Occupé de
soins si sérieux , on le rencontre pourtant dans
le monde comme les hommes les plus désœu-
vrés. Il ne se renferme pas dans une seule so-
ciété , il cultive en même temps plusieurs socié-
tés ; il entretient des relations sans nombre au
dedans et au dehors du royaume. Il a voyagé,
il a écrit, il a été à la cour et à la guerre; il
excelle en plusieurs métiers, et connaît tous les
hommes et tous les livres. Les heures qu'il est
dans le monde , il les emploie à former des intri-
gues et à cultiver ses amis; il ne comprend pas
que les hommes puissent parier pour parler, ou
agir seulement pour agir, et l'on voit que son
âme souffre quand la nécessité et la politesse le
retiennent inutilement. S'il recherche quelque
plaisir, il n'y emploie pas moins de manège que
dans les affaires les plus sérieuses; et cet usage
qu'il fait de son esprit l'occupe plus vivement
que le plaisir même qu'il poursuit. Sain et ma-
lade , il conserve la même activité ; il va sollici-
ter un procès le jour qu'il a pris médecine, et
fait des vers une autre fois avec la fièvre ; et
quand on le prie de se ménager : Hé! dit-il, le
puis-Je un moment:^ vous voyez les affaires qui
m'accablent ; quoique au vrai il n'y en a aucune
qui ne soit tout à fait volontaire. Attaqué d'une
maladie plus dangereuse , il se fait habiller pour
mettre ses papiers en ordre : il se souvient des
paroles de Vespasien, et, comme cet empereur,
veut mourir debout.
XXI.
Le paresseux.
Au contraire, un homme pesant se lève le plus
tard qu'il peut , dit qu'il a besoin de sommeil , et
qu'il faut qu'il dorme pour se porter bien. Il est
toute la matinée à se laver la bouche; il tracasse
en robe de chambre, prend du thé à plusieurs
reprises, et ne dîne point parce qu'il n'en a pas
le temps. S'il va voir une Jeune femme que cette
visite importune , mais qui ne veut pas que per-
sonne sorte mécontent d'auprès d'elle, il lui
laisse toute la peine de l'entretenir ; elle fait des
efforts visibles pour ne pas laisser tomber la
conversation. L'indolent ne s'aperçoit pas que
lui-même ne parle point ; il ne sent pas qu'il pèse
à cette jeune femme : il s'enfonce dans son fau-
teuil , où il est à son aise , où il s'oublie et n'ima-
gine pas qu'il y ait au monde quelqu'un qui s'en-
nuie , pendant qu'un homme qui l'attend chez
lui , et auquel \\ a donné heure pour finir une
affaire, ne peut comprendre ce qui le retarde.
De retour chez soi , on lui dit que cet homme
a fort attendu et s'en est enfin allé ; il répond qu'il
n'y a pas grand mal , et dit qu'on le fasse souper.
XXII.
Horace, ou V enthousiaste.
Horace se couche au point du jour, et se lève
quand le soleil est déjà sur son déclin. Les ri-
deaux de sa chambre demeurent fermés jusqu'à
ce que la nuit approche. Il lit quelquefois aux
(AUVCTERES.
511
nainbeaux pendant le jour, afin d'être plus re-
cueilli; et, la tête échauffée par sa lecture, il lui
arrive de quitter son livre, de parler seul , et de
prononcer des paroles cfui n'ont aucun sens. On
l'a vu autrefois à Rome , pendant les chaleurs
de l'été , se promener toute la nuit sur des rui-
nes , ou s'asseoir parmi des tombeaux , et inter-
roger ces débris. On l'a vu aussi à des bals s'at-
tacher quelquefois à un masque qui ne parlait
point , se rendre amoureux de ce silence , qu'il
interprétait follement ; car Horace est l'homme
du monde dont l'imagination va le plus vite , et
son esprit prompt et fertile sait prêter aux êtres
muets toutes les passions qui l'animent. Une
autre fois , sur ce qu'il entend dire qu'un minis-
tre a parlé librement au prince en faveur de
quelque innocent, Horace lui écrit avec trans-
port, et le félicite au nom des peuples d'une
belle action qu'il n'a pas faite. On lui reproche
ses extravagances , et il les avoue. H se raconte
lui-même si naïvement, qu'on lui pardonne sans
aucune peine ses folles singularités. Il parle
même quelquefois avec tant de sens, de justesse
et de véhémence , qu'on est malgré soi entraîné.
Sa forte éloquence lui fait prendre de l'ascen-
dant sur les esprits. Ceux qui se sont moqués de
ses chimères deviennent très-souvent ses prosé-
lytes, et plus enthousiastes que lui, ils répan-
dent ses sentiments et sa folie.
xxin.
Théophile, ou la profondeur.
Théophile a été touché dès sa jeunesse d'une
forte curiosité de connaître le genre humain et
le différent caractère des nations. Poussé par
ce puissant instinct , et peut-être aussi par l'er-
reur de quelque ambition plus secrète, il a con-
sumé ses beaux jours dans l'étude et dans les
voyages, et sa vie, toujours laborieuse, a tou-
jours été agitée. Son esprit perçant et actif a
tourné son application du côté des grandes af-
faires et de Téloquence solide. Il est simple dans
ses paroles, mais hardi et fort. Il parle quelque-
fois avec une liberté qui ne lui peut nuire , et
qui écarte cependant la défiance de l'esprit d'au-
trui. Il paraît d'ailleurs comme un homme qui
ne cherche point à pénétrer les autres , mais qui
suit la vivacité de son humeur. Quand il veut
faire parler un homme froid , il le contredit quel-
quefois pour l'animer; et si celui-ci dissimule,
sa dissimulation et son silence parlet»t à Théo-
phile; car il sait quelles sont les choses que l'on
cache : tant il est difficile de lui échapper. Il
tourne, il manie un esprit; il le feuillette, si j'ose
ainsi dire , comme on discute un livre qu'on a
sous les yeux et qu'on ouvre à divers endroits.
Théophile ne fit jamais ni fausses démarches,
ni discours frivoles, ni préparations inutiles.
Aussi a-t-il l'art d'abréger les affaires les plu»
contentieuses et les négociations les plus diffici-
les. Tous ceux qui l'entendent parler se confient
aussitôt à lui , parce qu'ils se flattent d'abord de
le connaître. Sa simplicité leur en impose; son
esprit profond ne peut être ainsi mesuré. La
force et la droiture de son jugement lui suffi-
sent pour pénétrer les autres hommes , mais il
échappe à leur curiosité sans artifice. Par la
seule étendue de son génie, Théophile est la
preuve que l'habileté n'est pas uniquement un
art , comme les hommes faux se le figurent , et
que la supériorité d'esprit nous cache bien plus
sûrement que la finesse ou que la dissimulation,
toujours inutile au fourbe contre la prudence.
XXIV.
CléoUy ou la folle ambition.
Cléon a passé sa jeunesse dans l'obscurité,
entre la vertu et le crime. Vivement occupé de
sa fortune avant de se connaître, et plein de
projets chimériques , il se repaissait de ces son-
ges dans un âge mûr. Son naturel ardent et
mélancolique ne lui permettait pas de se dis-
traire de cette sérieuse folie. Il comprenait à
peine que les autres hommes pussent être tou-
chés par d'autres biens ; et s'il voyait des gens
qui allaient à la campagne dans l'automne pour
jouir des présents de la nature, il ne leur enviait
ni leur gaieté, ni leur bonne chère, ni leurs plai-
sirs. Pour lui il ne se promenait point, il ne
chassait point, il ne faisait nulle attention au
changement des saisons. Le printemps n'avait
à ses yeux aucune grâce. S'il allait quelquefois
à la campagne, c'était pendant la plus grande
rigueur de l'hiver, afin d'être seul et de méditer
plus profondément quelque chimère. Il était
triste, inquiet, rêveur, extrême dans ses espé-
rances et dans ses craintes, immodéré dans ses
chagrins et dans ses joies ; peu de chose abattait
son esprit violent , et le moindre succès le rete-
nait. Si quelque lueur de fortune le flottait de
loin , alors il devenait plus solitaire, plus distrait
et plustacirurne; il ne dorniait plus, il ne man-
512
VAUVENARGUES.
geait points la joie consumait ses entrailles,
comme un feu ardent qu'il portait au fond de
lui-même. A cette ambition effrénée il joignait
quelque humanité et quelque bonté naturelle.
Ayant rencontré à Venise un Suédois autrefois
très-riche , alors misérable et proscrit , le cœur
de Cléon fiit ému ; et comme il venait de gagner
au jeu cent ducats, il dit en lui-même, Il n'y a
qu'une heure que je n'avais pas besoin de cet
argent j et il le donna aussitôt à ce Suédois, qui,
\ touché de cette noblesse, ne put retenir quel-
ques larmes que lui arrachaient la mémoire et
le déplaisir de ses fautes; mais Cléon, d'un air
inspiré : « Auriez-vous, dit-il , le courage de tuer
« un homme dont la mort importe à l'État et
« pourrait finir vos misères ? » L'étranger pâlit ,
et Cléon, qui observait alors son visage : « Je
« vois bien, dit-il, que la seule pensée du crime
« vous effraye. Je vous estime plus de cette dé-
« licatesse dans une si grande adversité , que je
« n'estime toutes les vertus d'un homme heu-
« reux. Vous êtes humain dans la pauvreté, et
« vous préférez l'innocence à la fortune. Puis-
«t siez-vous fléchir sa rigueur I » En achevant ces
mots, il le quitta brusquement, et partit de Venise
sans l'avoir revu, laissant cet étranger dans une
grande incertitude de ses sentiments, qui n'é-
taient pas même connus de ses plus intimes amis;
car la médiocrité de sa fortune l'ayant obligé de
cacher l'étendue de son ambition, son sérieux
ardent et austère passait pour sagesse : tant les
hommes sont peu capables de se concevoir les
uns les autres.
XXV.
Tumusy ou le chef de parti.
Turnus est le médiateur et en quelque sorte le
centre de ceux qui, par le caractère de leurs sen-
timents ou par la disposition de leur fortune,
ont besoin d'un milieu qui les rapproche et qui
concilie leurs esprits. Deux hommes qui ne se
comprennent point trouvent tous les deux près
de lui la justice qu'ils se refusent et l'estime qui
leur est due. Sans sortir de son caractère, il se
prête aisément à tous, et sait supporter les dé-
fauts de ceux qui lui sont attachés. Il estime
les hommes selon leur courage et la force de
leur caractère. Il préfère les sages à ceux qui
n'ont que de l'esprit , et les jeunes gens ambitieux
aux vieillards qui n'ont que de la sagesse : parce
que la jeunesse est plus agissante , plus hardie
dans ses espérances, et plus sincère dans ses affec-
tions. Quiconque a de la résolution peut se Jeter
avec confiance entre ses bras. Il sert ses amis
dans leurs peines, dans l'opprobre, et dans les
plaisirs. Son humanité, ses services et son élo-
quence ingénue lui assujettissent les cœurs. S'il
s'arrête un seul jour dans une ville , il s'y fait
dans ce peu de temps des créatures et des par-
tisans passionnés. Quelques-uns abandonnent
leur province dans la seule espérance de le re-
trouver, et d'en être protégés dans la capitale.
Ils ne se sont pas trompés dans leur attente;
Turnus les reçoit parmi ses amis, et il leur tient
lieu de patrie. Il ne ressemble point à ceux qui ,
capables par vanité et par industrie de se faire
des créatures, les perdent par paresse ou par in-
constance; qui promettent toujours plus qu'ils
ne tiennent , et blessent sans retour ceux qu'ils
abusent ou qu'ils n'ont servis qu'à demi. Comme
il ne cultive pas les hommes sans dessein, il ne
les néglige jamais par légèreté. La réputation de
ses vertus et ses insinuations lui ont concilié un
très-grand nombre de ces hommes sages qui ont
toujours de l'autorité dans le public, quoiqu'ils
n'occupent pas les premières places. Si les en-
nemis de Turnus répandent qu'il trame un des-
sein contre la république, ceux-ci se rendent
garants de son innocence, sollicitent pour lui
quand il est accusé , et détournent contre ses
délateurs l'indignation publique. Il s'est fait
d'ailleurs à la guerre une haute réputation qui
orne ses autres vertus : car il a compris de
bonne heure que ceux qui commandaient avec
succès dans les armées , éclipsaient aisément les
politiques, et faisaient tomber leur crédit; et de
plus il n'ignore pas que l'on ne peut rien entre-
prendre d'extraordinaire sans faire la guerre.
Mais, malgré le nom qu'il s'y est fait, les plus
vils citoyens sont moins modestes et moins po-
pulaires , et l'on ne rencontre que lui dans les
places, sous les portiques et dans les plus hum-
bles maisons. Ainsi, sans orgueil et sans faste,
il est à la tête d'un parti puissant, avant que
ceux qui le composent sachent eux-mêmes que
c'est un parti. Aucun n'a son secret, mais il est
sûr de tous; et lorsqu'il sera temps d'agir, nul
ne manquera à son chef, à son bienfaiteur , à
son ami; et si cependant la fortune, qui peut
tout contre la prudence, fait qu'il est prévenu
dans ses desseins, il avoue la plupart des faits
qu'on lui impute , et les justifie par les lois ou
par la force de son éloquence. Ses juges sont
étonnés de sa sécurité et attendris de ses dis-
cours. La cabale qui veut sa perte n'ose le laisser
CARACTERES.
513
reparaître ni l'interroger en public. Quoiqu'il
soit convaincu d'avoir attenté contre la liberté,
on est obligé de le faire mourir secrètement , et
le peuple, qui l'adorait, demeure persuadé de
son innocence.
XXVI.
Lentulus, ou le factieux.
Lentulus se tient renfermé dans le fond d'un
vaste édifice qu'il a fait bâtir, et où son âme aus-
tère s'occupe en secret de projets ambitieux et
téméraires. Là, il travaille le jour et la nuit
pour tendre des pièges à ses ennemis, pour
éblouir le peuple par des écrits, et amuser les
grands par des promesses. Sa maison quelque-
fois est pleine de gens inconnus qui attendent
pour lui parler, qui vont, qui viennent; on les
voit fort souvent entrer la nuit dans son appar-
tement, et en sortir un peu devant l'aurore.
Lentulus fait des associations avec des grands
qui le haïssent, pour se soutenir contre d'autres
grands dont il est craint. 11 tient aux plus puis-
sants par ses alliances, par ses charges et par
ses menées. Quoiqu'il soit né fier, impérieux et
peu abordable, il ne néglige pourtant pas le
peuple. Il lui donne des fêtes et des spectacles ;
et lorsqu'il se montre dans les rues, il fait jeter
de l'argent autour de sa litière , et ses émissai-
res, postés en différents endroits sur son pas-
sage , excitent la canaille à l'applaudir. Ils l'ex-
cusent de ne pas se montrer plus souvent , sur
ce qu'il est trop occupé des besoins de la répu-
blique, et qu'un travail sévère et sans relâche
ne lui laisse aucun jour de libre. Il est en effet
surchargé par la diversité et la multitude des
affaires qui l'appliquent, et ces occupations labo-
rieuses le suivent partout : car même à l'armée,
où il y a tant de distractions inévitables, les
troupes le voient rarement; et pendant qu'il
est obsédé de ses créatures, qu'il donne des or-
dres ou qu'il médite des intrigues, le soldat
murmure de ne pas le voir et blâme ce genre
de vie trop austère. Lentulus emploie sa retraite
à traverser secrètement les entreprises du con-
sul qui commande en chef; et il fait si bien,
que le pain , le fourrage et même l'argent man-
quent au quartier général, pendant que tout
abonde dans son propre camp. S'il arrive alors
que les troupes de la république reçoivent quel-
que échec de l'ennemi, aussitôt les courriers
de Lentulus font retentir la capitale de ses
plaintes contre le consul, te peuple s'assem-
ble dans les places par pelotons , et les créatures
de Lentulus ont grand soin de lire des lettre»
par lesquelles il paraît qu'il a sauvé l'armée
d'une entière défaite. Toutes les gazettes répè-
tent les mêmes bruits , et tous les nouvellistes
sont payés d'avance pour les confirmer. Le
consul est forcé d'envoyer des mémoires pour
justifier sa conduite contre les artifices de son
ennemi. Celui qu'il a chargé de cette affaire, qui
est un homme instruit et hardi , arrive dans la
capitale, où il est attendu avec impatience , et on
s'attend qu'il révélera bien des mystères ; mais
le lendemain, le sénat s'étant extraordinairement
assemblé , on vient lui annoncer que cet envoyé
a été trouvé mort dans son lit et qu'on a dé-
tourné tous ses papiers. Les gens de bien,
consternés , gémissent secrètement de cet atten-
tat; mais les partisans de Lentulus en triom-
phent publiquement, et la république est me-
nacée d'une horrible servitude.
XXVII.
Clodius, ou le séditieuùc,
Clodius assemble chez lui une troupe de liber-
tins et de jeunes gens accablés de dettes. Le sénat
a fait une loi pour réprimer le luxe de ces jeunes
gens et l'énormité des emprunts. Clodius leur dit :
Mes amis , pouvez-vous souffrir la rigueur, la hau-
teur et la dureté d'un gouvernement si austère ?
On défend aux uns les plaisirs, on ferme aux autres
les chemins de la fortune ; on s'efforce d'anéantir le
courage et l'esprit de tous , en tenant sous des
lois étroites leur génie captif; et cette servitude
de chaque particulier, on ose la nommer liberté
publique ! Mes amis , on hait les tyrans qui veu-
lent régner par la force; et qu'importe d'être
l'esclave des hommes ou des lois , quand les lois
sont plus tyranniques que ceux qui les violent ?
Est-ce à nous à subir le joug de quelques vieillards
languissants? La nature aurait-elle fait les faibles
pour l'autorité, et les forts pour leur obéir? Les
faibles ne sont point à plaindre dans la dépendance
des forts; mais les forts ne peuvent souffrir la
servitude sans une insupportable violence. Don-
nons à ce peuple abattu quelque exemple qui
le réveille : les ambitieux sont l'âme des corps
politiques; le repos en est la langueur.... Ainsi
s'explique Clodius avec ses amis. Quand il est avec
des personnes qui l'obligent à plus de retenue ,
il leur dit qu'on fait bien de réprimer le vice,
mais qu'il faut avoir attention que le remèda
3.3
514
VA.DVENARGtES.ri >ii
qu'on y apporte ne soit pas lui-même un plus
grand mal. La vertu , dit-il , est aimable par elle-
même ; que sert d'employer la force pour la per-
suader? La force est toujours odieuse, quelque
juste qu'en soit le motif. Voyez, dit-il encore, la
diversité que la nature a mise entre les hommes :
est-il juste d'assujettir à la même règle tant de
différents caractères? Peut-on obliger tous les
hommes à marcher dans la même voie? et faut-il
tenir la nature prosternée sous un joug si rude?
Tels sont les discours les plus modérés de Clodius.
Mais s'il se forme un parti dans la république
qui ne tend rien moins qu'à sa ruine , il excite
les conjurés à l'avancer, et leur dit qu'il faut que
tout change, que c'est une fatalité inévitable;
que les opinions et les mœurs qui dépendent des
opinions , les hommes en place et les lois qui dé-
pendent des hommes en place, les bornes des
États et leur puissance , l'intérêt des États voi-
sins , tout varie nécessairement. Et , dit-il , de ces
changements il n'y en a aucun qui ne se fasse
par la force : car la séduction et l'artifice ne mé-
ritent pas moins ce nom que la violence déclarée
et manifeste. Mes amis , continue-t-il , qui peut
retenir vos courages? craignez-vous de troubler
la paix de la patrie? Quelle paix, qui avilit les
hommes dans un misérable esclavage ! Estimez-
vous tant le repos ? et la guerre est-elle plus rude
que la servitude ? Ainsi Clodius met tout en feu
par ses discours séditieux , et cause de si grands
désordres dans la république , qu'on ne peut y
lemédier que par sa perte.
XXVIIL
V orateur chagrin. •> ,..
Celui qui n'est connu que par les lettres, n'est
pas infatué de cette gloire, s'il est ambitieux.
Bien loin de vouloir faire entrer les jeunes gens
dans sa propre carrière, il leur montre lui-même
une route plus noble , s'ils osent la suivre. Le
riche insolent, leur dit-il, méprise les talents les
plus sublimes , et le vertueux ignorant ne les con-
naît pas... 0 mes amis I pendant que des hommes
médiocres exécutent de grandes choses , ou par
un instinct particulier, ou par la faveur des oc-
casions, voulez-vous vous réduire à les écrire?
Si vous faites attention aux hommages qu'on met
aux pieds d'un homme que le prince élève à un
poste , croirez-vous qu'il y ait des louanges pour
un écrivain qui approchent de ces respects?
Qui ne peut aider la vertu , ni punir le crime, ni
venger l'injure du mérite , ni confondre l'orgueil
des riches, se contentera-t-il d'un peu d'estime?
Il appartient à un artisan d'être enivré de régner
au barreau, ou sur nos théâtres , ou dans les écoles
des philosophes ; mais vous qui aspirez à la gloire,
pouvez-vous la mettre à ce prix ? Regardez de
près , mes amis : celui qui a gagné des batailles,
qui a repoussé l'ennemi des frontières qu'il ra-
vageait, et donné aux peuples l'espérance d'une
paix glorieuse, s'il fait tout à coup disparaître
la réputation des ministres et le faste des favo-
ris , qui daignera encore jeter les yeux sur vos
poètes et vos philosophes? Mes amis, ce n'est
point par des paroles qu'on peut s'élever sur les
ruines de l'orgueil des grands et forcer l'hom-
mage du monde; c'est par la vertu et l'audace,
c'est par le sacriiice de la santé et des plaisirs ,
c'est par le mépris du danger. Celui qui compte
sa vie pour quelque chose , ne doit pas prétendre
à la gloire.
' Ainsi parle un esprit chagrin que la réputa-
tion des lettres ne peut satisfaire. Il paraît quel-
quefois chercher à s'affermir lui-même contre les
déplaisirs de son état , et combattre avec violence.
C'est peu, mes amis, reprend -il, de souffrir
d'extrêmes besoins et d'être privé des plaisirs.
Quel est celui qui a été pauvre et qui a évité le
mépris ? qui n'a pas été opprimé par les puis-
sants , moqué par les faibles , fui et abandonné
par tous les hommes ? A-t-on estimé ses talents ?
a-t-on fait attention à sa vertu? La nécessité l'a
tenté , l'infortune l'a avili , et le sort s'est joué de
sa prudence. Toutefois ni l'adversité , ni la honte,
ni la misère , ni ses fautes , s'il en a faites , ni
l'injustice de ses ennemis , ne lui ont ôté son cou-
rage. Qui voudrait être riche mais avare , res-
pecté mais faible , craint mais haï ? Mais qui ne
voudrait être pauvre avec de la vertu et du
courage? Celui qui peut vivre sans crime, et qui
sait oser et souffrir, sait aussi se passer de la for-
tune qu'il a méritée : les heureux et les insensés
pourront insulter sa misère ; mais l'injure de la
folie ne saurait flétrir la vertu. L'injure et l'op-
probre du fort qui abuse des dons du hasard , est
l'arme du lâche insolent...
Ces discours d'un esprit inquiet, qui s'est fait
un nom par les lettres, échauffent l'esprit des
jeunes gens prompts à s'enflammer; mais la for-
tune laisse rarement aux hommes le choix de
leurs vertus et de leur travail.
RÉFLEXIONS ET MAXIMES
RÉFLÉIÏÔNS JËf MAXIMES
515
I.
Il est plus aisé de dire des choses nouvelles
que de concilier celles qui ont été dites.
- n.
,j^ L'esprit de l'homme est plus pénétrant que
, conséquent , et embrasse plus qu'il ne peut lier.
III.
Lorsqu'une pensée est trop faible pour porter
une expression simple , c'est la marque pour la
rejeter'.
IV.
La clarté orne les pensées profondes.
V.
'^'^ L'obscurité est le royaume de l'erreur.
1 VL
^^'11 n'y aurait point d'erreurs qui ne périssent
d'elles-mêmes , rendues clairement*.
/ VII.
j. ■ Ce qui fait souvent le mécompte d'un écrivain,
, «'est qu'il croit rendre les choses telles qu'il les
aperçoit ou qu'il les sent.
vm.
On proscrirait moins de pensées d'un ouvrage,
si on les concevait comme l'auteur.
IX.
Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une
profonde découverte, et que nous prenons la peine
de la développer, nous trouvons souvent que c'est
une vérité qui court les rues.
X.
Il est rare qu'on approfondisse la pensée d'un
autre; de sorte que s'il arrive dans la suite qu'on
fasse la même réflexion, on se persuade aisément
' Une pensée qui porte une oxpreision est hardi et beau.
Ceit la marque ; expression négligée. M.
» H n'y aurait point d'erreurs, etc. L'auteur veut parler
des erreurs de raisonnement , de spéculation ; cette maxime
ne peut s'appliquer aux erreurs d»^ fait. L'expression est tr<^
générale. S. l
qu'elle est nouvelle, tant elle offre de circonstances
et de dépendances qu'on avait laissé échapper.
XL
Si une pensée ou un ouvrage n'intéressent que
peu de personnes , peu en parleront.
xn.
C'est un grand signe de médiocrité de louer
toujours modérément.
XIII.
Les fortunes promptes en tout genre sont les
moins solides, parce qu'il est rare qu'elles soient
l'ouvrage du mérite. Les fruits mûrs mais labo-
rieux de la prudence sont toujours tardifs.
XIV.
L'espérance anime le sage, et leurre le présomp-
tueux et l'indolent , qui se reposent inconsidéré-
ment sur ses promesses.
XV.
Beaucoup de défiances et d'espérances raison-
nables sont trompées.
XVI.
L'ambition ardente exile les plaisirs dès la jeu-
nesse pour gouverner seule.
XVII.
La prospérité fait peu d'amis.
XVIII.
Les longues prospérités s'écoulent quelquefois
en un moment : comme les chaleurs de l'été sont
emportées par un jour d'orage.
XIX.
Le courage a plus de ressources contre les dis-
grâces que la raison.
XX,
La raison et la liberté sont incompatibles avec
la faiblesse.
XXI.
La guerre n'est pas si onéreuse que la servitude.
XXII.
La servitude abaisse les hommes jusqu'à s'en
faire aimer.
83.
516
VAUVENARGUES.
XXIII.
Les prospérités des mauvais rois sont fatales
aux peuples.
XXIV.
II n'est pas donné à. la raison de réparer tous
les vices de la nature.
XXV.
Avant d'attaquer un abus , il faut voir si ou
peut ruiner ses fondements,
XXVI.
Les abus inévitables sont des lois de la nature.
xxvn.
Nous n'avons pas droit de rendre misérables
ceux que nous ne pouvons rendre bons.
XXVIII.
On ne peut être juste si on n'est humain».
XXIX.
Quelques auteurs traitent la morale comme on
traite la nouvelle architecture , où l'on cherche
avant toutes choses la commodité.
XXX.
Il est fort différent de rendre la vertu facile
pour l'établir , ou de lui égaler le vice pour la
détruire.
XXXI.
Nos erreurs et nos divisions , dans la morale,
viennent quelquefois de ce que nous considérons
les hommes comme s'ils pouvaient être tout à fait
vicieux ou tout à fait bons.
XXXII.
11 n'y a peut-être point de vérité qui ne soit
à quelque esprit faux matière d'erreur.
XXXIII.
Les générations des opinions sont conformes à
celles des hommes, bonnes et vicieuses tour à tour.
XXXIV.
Nous ne connaissons pas l'attrait des violentes
' On ne peut être, etc. Il y a pourtant des exemples d'hom-
mes durs qui sont justes. M.
Voltaire a dit :
Qui n'est que juste est dur , qui n'est que sage est triste.
Épitre L au roi de Prusse , édition de Renouard.
t. XI, p. 115. Paris, I8I9. B.
agitations. Ceux que nous plaignons de leurs
embarras méprisent notre repos.
XXXV.
a
Personne ne veut être plaint de ses erreimfc r
XXXVI.
Les orages de la jeunesse sont environnés de
jours brillants. * ^
XXXVII.
irn
Les jeunes gens connaissent plutôt l'amour que
la beauté, s jitv-i
XXXVIII.
Les femmes et les jeunes gens ne séparent point
leur estime de leurs goûts.
XXXIX.
La coutume fait tout, jusqu'en amour.
XL.
Il y a peu de passions constantes ; il y en a beau-
coup de sincères : cela a toujours été ainsi. Mais
les hommes se piquent d'être constants ou indiffé-
rents, selon la mode qui excède toujours la nature.
XLI.
La raison rougit des penchants dont elle ne
peut rendre compte'.
XLII.
Le secret des moindres plaisirs de la nature
passe la raison.
XLin.
C'est une preuve de petitesse d'esprit, lorsqu'on
distingue toujours ce qui est estimable de ce qui
est aimable. Les grandes âmes aiment naturel-
lement ce qui est digne de leur estime ^
XLIV.
L'estime s'use comme l'amour \
XLV.
Quand on sent qu'on n'a pas de quoi se faire
estimer de quelqu'un , on est bien près de le haïr.
* Far. La raison rougit des inclinations de la nature, par-
ce qu'elle n'a pas de quoi connaître la perfection de ses plaisirs.
^ Far. C'est une preuve d'esprit et de mauvais goût, lors-
qu'on distingue toujours ce qui est estimable de ce qui est
aimable ; rien n'est si aimable que la vertu pour les cœurs
bien faits.
3 Non pas Y estime, mais Vadmiration. S. ,y) r r-ri
REFLEXIONS
jÊvir-
Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs
n'en ont qu'une feinte dans les affaires. C'est la
marque d'un naturel féroce , lorsque le plaisir ne
rend point humain ' .
, ,_ XLVII.
Les plaisirs enseignent aux princes à se fami-
liariser avec les hommes.
XLVIII.
Le trafic de l'honneur n'enrichit pas.
XLIX.
Ceux qui nous font acheter leur probité ne
nous vendent ordinairement que leur honneur'.
La conscience, l'honneur, la chasteté, l'amour
et l'estime des hommes sont à prix d'argent. La
libéralité multiplie les avantages des richesses.
LL
Celui qui sait rendre ses profusions utiles a
une grande et noble économie.
LIL
Les sots ne comprennent pas les gens d'esprit.
LIIL
Personne ne se croit propre, comme un sot,
à duper les gens d'esprit.
LIV.
,^f Nous négligeons souvent les hommes sur qui
la nature nous donne quelque ascendant , qui
sont ceux qu'il faut attacher et comme incor-
porer à nous , les autres ne tenant à nos amor-
ces que par l'intérêt , l'objet du monde le plus
changeant.
LV.
Il n'y a guère de gens plus aigres que ceux
qui sont doux par intérêt.
' Ceux qui manquent de probité, etc. (7 est la marque
d'un naturel, etc. Ces deux pensées ne semblent pas bien
liées l'une à l'autre. Probité et humanité n'ont pas un rapport
assez immédiat. S.
» Ceux qui nous font acheter leur probité, etc. On pourrait
peut-être accuser cette pensée d'un peu de subUIité venant
d'un défaut de précision dans les termes. Il est sûr (pie celui
qui vend sa probité n'en ad(\|àplu8, puisqu'il consent ii la
vendre. Ainsi on ne vend point saprol)ité; mais on se fait
payer d»; n'en point avoir. S.
ET MAXIMES. 517
LVL
L'intérêt fait peu de fortunes \
LVIL
Il est faux qu'on ait fait fortune, lorsqu'on ne
sait pas en jouir.
LVIII.
L'amour de la gloire fait les grandes fortunes
entre les peuples.
LIX.
Nous avons si peu de vertu , que nous nous
trouvons ridicules d'aimer la gloire.
LX.
La fortune exige des soins. Il faut être souple,
amusant, cabaler, n'offenser personne, plaire
aux femmes et aux hommes en place, se mêler
des plaisirs et des affaires , cacher son secret, sa-
voir s'ennuyer la nuit à table, et jouer trois qua-
drilles sans quitter sa chaise : même après tout
cela , on n'est sûr de rien. Combien de dégoûts
et d'ennuis ne pourrait-on pas s'épargner, si on
osait aller à la gloire par le seul mérite !
LXI.
Quelques fous se sont dit à table : Il n'y a que
nous qui soyons bonne compagnie ; et on les
croit.
LXII.
Les joueurs ont le pas sur les gens d'esprit,
comme ayant l'honneur de représenter les gens
riches.
LXIII.
Les gens d'esprit seraient presque seuls, sans
les sots qui s'en piquent.
LXIV.
Celui qui s'habille le matin avant huit heures
pour entendre plaider à l'audience, ou pour voir
des tableaux étalés au Louvre , ou pour se trou-
ver aux répétitions d'une pièce prête à paraître,
et qui se pique de juger en tout genre du travail
d'autrui, est un homme auquel il ne manque
souvent que de l'esprit et du goût.
^ L'intérêt fuit peu de fortunes. Par intérêt, Vauvcnar^uM
entend ici le vice ou la pas.sion qui domine dans un caraclère
jnt< ressr. Il n'est iKis d'usage en ce sens. S.
518
VACVENARGUES.
LXV.
Nous sommes moins offensés du mépris des
Bots , que d'être médiocrement estimés des gens
d'esprit.
LXVI.
C'est offenser les hommes que de leur donner
des louanges qui marquent les bornes de leur
mérite; peu de gens sont assez modestes pour
souffrir sans peine qu'on les apprécie.
LXVII.
Il est difficile d'estimer quelqu'un comme il
veut l'être ' .
LXVIU.
On doit se consoler de n'avoir pas les grands
talents , comme on se console de n'avoir pas les
grandes places. On peut être au-dessus de l'un
et de l'autre par le cœur.
LXIX.
La raison et l'extravagance , la vertu et le
vice ont leurs heureux. Le contentement n'est
pas la marque du mérite.
LXX.
La tranquillité d'esprit passerait-elle pour
une meilleure preuve de la vertu ? La santé la
donne \
LXXI.
Si la gloire et le mérite ne rendent pas les
hommes heureux, ce que l'on appelle bonheur
mérite-t-il leurs regrets ? Une âme un peu cou-
rageuse daignerait-elle accepter ou la fortune,
ou le repos d'esprit, ou la modération , s'il fallait
leur sacrifier la vigueur de ses sentiments et
abaisser l'essor de son génie?
LXXIL
La modération des grands hommes ne borne
que leurs vices.
LXXIII.
La modération des faibles est médiocrité.
Lxxiy.
Ce qui est arrogance dans les faibles est
' Il est difficile d'estimer quelqu'un comme il veut l'être.
Il faudrait dire comme il veut être estimé, ou qu'il y eût pré-
cédemment un participe au lieu de l'infinitif. M.
* La tranquillité d^ esprit passerait-elle pour une meilleure
preuve , etc. Meilleure se rapporte ici à la maxime précédente,
dont celle-ci est la suite. S.
élévation dans les forts ; comme la force des
malades est frénésie , çt celle des sains est vi-
gueur.
LXXV. i
Le sentiment de nos forces les augmente.
LXXVL
On ne juge pas si diversement des autres quO)
de soi-même.
LXXVIL
Il n'est pas vrai que les hommes soient meil-
leurs dans la pauvreté que dans les richesses ' .
LXXVIII.
Pauvres et riches , nul n'est vertueux ni heu-
reux si la fortune ne l'a mis à sa place.
LXXIX.
Il faut entretenir la vigueur du corps pour
conserver celle de l'esprit.
LXXX. . . vAi
On tire peu de service des vieillards.
LXXXI.
Les hommes ont la volonté de rendre service
jusqu'à ce qu'ils en aient le pouvoir.
LXXXII.
L'avare prononce en secret : Suis-je chargé de
la fortune des misérables ? et il repousse la pitié
qui l'importune.
LXXXIIL
Ceux qui croient n'avoir plus besoin d'autrui
deviennent intraitables.
LXXXIV.
Il est rare d'obtenir beaucoup des hommes
dont on a besoin. ^'
LXXXV.
On gagne peu de choses par habileté %
LXXXVI.
Nos plus sûrs protecteurs sont nos talents.
* iZ n'est pas vrai que les hommes soient meilleurs dans ta
pauvreté que dans les richesses. Il faudrait, ce semble, datis
la richesse, pour exprimer l'état de l'homme riche. M.
' On gagne peu de choses par habileté. Le mot d'habileté est
un peu vague. Il signifie sans doute ici adresse; autrement
cette maxime contredirait la suivante. S.
REFLKXIONS
LXXXVII.
Tous les hommes se jugent dignes des plus
grandes places ; mais la nature , qui ne les en a
pas rendus capables , fait aussi qu'ils se tiennent
très-contents dans les dernières.
LXXXVIII.
On méprise les grands desseins , lorsqu'on ne se
sent pas capable des grands succès.
LXXXIX.
Les hommes ont de grandes prétentions et de
petits projets.
XC.
Les grands hommes entreprennent les grandes
choses, parce qu'elles sont grandes; et les fous,
parce qu'ils les croient faciles.
XCL
Il est quelquefois plus facile de former un
parti , que de venir par degrés à la tête d'un
parti déjà formé.
XCIL
Il n'y a point de parti si aisé à détruire que
celui que la prudence seule a formé. Les caprices
de la nature ne sont pas si frêles que les chefs-
d'œuvre de l'art.
xcm.
On peut dominer par la force , mais jamais
par la seule adresse.
XCIV.
Ceux qui n'ont que de l'habileté ne tiennent
en aucun lieu le premier rang.
xcv.
La force peut tout entreprendre (îontre les
habiles ' .
XCVI.
Le terme de l'habileté est de gouverner sans
la force.
XGVII.
C'est être médiocrement habile aue de faire
des dupes.
' La force peut tout entreprendre contre les habiles. Oui ,
mais l'habileté consiste k savoir diriger en sa favenr l'emploi
de la force. 8.
ET MAXIMES.
519
XCVIII.
La probité, qui empêche les esprits médio-
cres de parvenir à leurs fins, est un moyen de
plus de réussir pour les habiles.
..a.:j ù
XCIX.
Ceux qui ne savent pas tirer parti des autres
hommes sont ordinairement peu accessibles.
C.
Les habiles ne rebutent personne.
CL
L'extrême défiance n*est pas moins nuisible
que son contraire. La plupart des hommes de-
viennent inutiles à celui qui ne veut pas risquer
d'être trompé.
CIL
Il faut tout attendre et tout craindre du temps
et des hommes.
cm.
Les méchants sont toujours surpris de trouver
de l'habileté dans les bons.
CIV.
Trop et trop peu de secret sur nos affaire»
témoignent également une âme faible.
CV.
La familiarité est l'apprentissage des esprits ' .
CVI.
Nous découvrons en nous-mêmes ce que les
autres nous cachent, et nous reconnaissons
dans les autres ce que nous nous cachons nous-
mêmes*.
CVII.
Les maximes des hommes décèlent leur
cœur'.
CVIII.
Les esprits faux changent souvent de maximes.
' La familiarité est Vapprcntissage des esprits. Obscur ;
c'est dans la familiarité delà conversaUon que l'esprit se forme,
ou bien qu'on connaît l'esprit de ceux avec qui on vit. M.
' rar. L'aulcur ajoute : II faut donc ailler ces deux études.
3 tes maximes des hommes décèlent leur cœur. Le proverbe
indien a dit : Parle, afin que je te rounaisse. S.
^^
VAUVKNARGIJES.
CIX.
Les esprits légers sont disposés à ia complai-
sance.
ex.
,Les menteuis sout bas et glorieux '.
CXI.
'l^u de maximes sont vraies à tous égards.
GXIl.
On dit peu de choses solides, lorsqu'on cher-
che à en dire d'extraordinaires.
.. CXIII. '
Nous nous flattons sottement de persuader
aux autres ce que nous ne pensons pas nous-
mêmes.
CXIV.
Ou ne s'amuse pas longtemps de l'esprit
d 'autrui.
CXV.
Les meilleurs auteurs parlent trop.
CXVL
La ressource de ceux qui n'imaginent pas est
de conter.
CXVIL
La stérilité de sentiment nourrit la paresse.
CXVUL
Un homme >qui ne soupe ni ne dîne chez lui
se croit occupé. Et celui qui passe la matinée à
se laver la bouche et à donner audience à son
brodeur , se moque de l'oisiveté d'un nouvelliste
qui se promène tous les jours avant dîner.
CXIX.
Il n'y aurait pas beaucoup d'heureux, s'il
appartenait à autrui de décider de nos occupa-
tions et de nos plaisirs.
CXX.
Lorsqu'une chose ne peut pas nous nuire, il
faut nous moquer de ceux qui nous en détour-
nent.
' Les menteurs sont bas et glorieux. On pourrait, ce sem-
ble, felourner la pensée, et (Ure : Les gens bas et glorieux
sont meyiteurs ; car on est souvent menteur parce que l'on est
glorieux, et non pas glorieux parce qu'on est menteur. S.
CXXÏ.
H y a plus de mauvais conseils que de ca-
prices.
CXXIJ.
11 ne faut pas croire aisément que ce que la
nature a fait aimable soit vicieux. Il n'y a point
de siècle et de peuple qui n'aient établi des ver-
tus et des vices imaginaires.
CXXIIL
La raison nous trompe plus souvent que la
nature'.. . i : rr»
CXXIV.
La raison ne connaît pas les intérêts du cœpr.
CXXV.
Si la passion conseille quelquefois plus hardi-
ment que la réflexion , c'est qu'elle donne plus
de force pour exécuter.
CXXVL
Si les passions font plus de fautes que le ju-
gement, c'est par la même raison que ceux qui
gouvernent font plus de fautes que les hommes
privés».
CXXVIL
Les grandes pensées viennent du cœur.
CXXVIII.
Le bon instinct n'a pas besoin de la raison ,
mais il la donne.
CXXIX.
On paye chèrement les moindi-es biens , lors-
qu'on ne les tient que de la raison.
CXXX.
La magnanimité ne doit pas compte à la pru-
dence de ses motifs. tîO-^fjftf»*.
* La raison nous trompe plus souvent que la nature. On
ne peut entendre, par la nature de l'homme, que son organi-
sation et l'impulsion qu'il reçoit de ses sens vers les objets. Or
c'est de là que viennent toutes nos fautes et toutes nos erreurs ,
et non pas de la raison , même quand elle s'égare. M.
* Si les passions font plus de fautes que le jugement, etc.
Cette maxime dément la précédente ; car les passions sont la
nature, et le jugement c'est la raison. Or l'auteur dit ici que
les passions font plus de fautes que le jugement. M.— Je crois
qu'il faut entendre, par la première de ces deux maximes , que
la raison nous trompe, proportion gardée , plus souvent que
la nature; Vauvenargues croyemt, comme il l'établit dans la
seconde maxime, que la raison a moins souvent occasion de
faire des fautes que la nature , parce que le nombre des ac-
tions qu'elle dirige est beaucoup moins considérable. S.
REFLEXIONS ET MAXIMES.
521
CXXXI.
Personne n'est sujet à plus de fautes que ceux
qui n'agissent que par réflexion.
CXXXII.
On ne fait pas beaucoup de grandes clioses par
conseil.
CXXXIII. ,,.
La conscience est la plus changeante des règles.
GXXXIV.
La fausse conscience ne se connaît pas.
cxxxv.
La conscience est présomptueuse dans les forts,
timide dans les faibles et les malheureux, inquiète
dans les indécis , etc. : organe du sentiment qui
nous domine, et des opinions qui nous gouver-
nent.
CXXXVL
La conscience des mourants calomnie leur vie ' .
CXXXVII.
La fermeté ou la faiblesse de la mort dépend
de la dernière maladie.
CXXXYIH.
La nature, épuisée par la douleur, assoupit
quelquefois le sentiment dans les malades , et ar-
rête la volubilité de leur esprit; et ceux qui re-
doutaient la mort sans péril , la souffrent sans
crainte.
GXXXIX.
La maladie éteint dans quelques hommes le
courage, dans quelques autres la peur, et jus-
qu'à l'amour de la vie.
CXL.
On ne peut juger de la vie par une plus fausse
règle que la mort.
CXLL
Il est injuste d'exiger d'une âme atterrée et
vaincue par les secousses d'un mal redoutable,
qu'elle conserve la même vigueur qu'elle a fait
paraître en d'autres temps. Est-on surpris qu'un
malade ne puisse plus ni marcher, ni veiller, ni
' La conscience des mourants calomnie leur vie. Montaigne
a dit : La pénitence demande à charger. S.
se soutenir? Ne serait-il pas plus étrange, s'il
était encore le même homme qu'en pleine santé?
Si nous avons eu la migraine et que nous ayons
mal dormi, on nous excuse d'être incapables ce
jour-là d'application , et personne ne nous soup-
çonne d'avoir toujours été inappliqués. Refuse-
rons-noùs à un homme qui se meurt le privilège
que nous accordons à celui qui a mal à la tête ;
et oserons-nous assurer qu'il n'a jamais eu de
courage pendant sa santé , parce qu'il en aura
manqué à l'agonie?
GLXU.
Pour exécuter de grandes choses , il faut vi-
vre comme si on ne devait jamais mourir.
CLXIIL
La pensée de la mort nous trompe : car elle nous
fait oublier de vivre.
CXLIV.
Je dis quelquefois en moi-même : La vie est trop
courte pour mériter que je m'en inquiète. Mais
si quelque importun me rend visite et qu'il m'em-
pêche de sortir et de m'habiller, je perds patience,
et je ne puis supporter de m'ennuyer une demi-
heure.
GXLV.
La plus fausse de toutes les philosophies est
celle qui, sous prétexte d'affranchir les hommes
des embarras des passions, leur conseille l'oisi-
veté , l'abandon et l'oubli d'eux-mêmes.
GXLVL
Si toute notre prévoyance ne peut rendre notre
vie heureuse, combien moins notre nonchalance 1
GXLVIL
Personne ne dit le matin : Un jour est bientôt
passé, attendons la nuit. Au contraire, on rêve
la veille à ce que l'on fera le lendemain. On serait
bien marri ' de passer un seul jour à la merci du
temps et des fâcheux. On n'oserait laisser au ha-
sard la disposition de quelques heures ; et on a
raison : car qui peut se promettre de passer une
heure sans ennui , s'il ne prend soin de remplir
à son gré ce court espace? Mais ce qu'on n'ose-
rait se promettre pour une heure , on se le pro-
' On serait bien marri. Cette expression , .nctuellemenl de
peu d'usage, s'employait encore au milieu du dix - liuitit^ine
siècle. S.
522
YAUVENÂRGllES.
ijnai,
met quelquefois pour toute la vie, et l'on dit : Nous
sommes bien fous de nous tant inquiéter de l'a-
venir; c'est-à-dire : Nous sommes bien fous de
ne pas commettre au hasard nos destinées , et
de pourvoir à l'intervalle qui est entre nous et
la mort.
CXLVUI.
Ni le dégoût est une marque de santé, ni
l'appétit ' est une maladie ; mais tout au contraire.
Ainsi pense-t-on sur le corps. Mais on juge de
l'âme sur d'autres principes. On suppose qu'une
âme forte est celle qui est exempte de passions ;
et comme la jeunesse est ardente et plus active
que le dernier âge, on la regarde comme un
temps de fièvre ; et on place la force de l'homme
dans sa décadence.
CXLIX.
L'esprit est l'œil de l'âme , non sa force. Sa
force est dans le cœur, c'est-à-dire dans les pas-
sions. La raison la plus éclairée ne donne pas
d'agir et de vouloir. Suffit-il d'avoir la vue bonne
pour marcher ? ne faut-il pas encore avoir des
pieds , et la volonté avec la puissance de les re-
muer?
CL.
La raison et le sentiment se conseillent et se
suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte
qu'un des deux et renonce à l'autre , se prive in-
considérément d'une partie des secours qui nous
ont été accordés pour nous conduire.
CLI.
Nous devons peut-être aux passions les plus
grands avantages de l'esprit.
CLII.
Si les hommes n'avaient pas aimé la gloire , ils
n'avaient ni assez d'esprit ni assez de vertu pour
la mériter.
CLIIL
Aurions-nous cultivé les arts sans les passions?
et la réflexion toute seule nous aurait-elle fait
connaître nos ressources, nos besoins et notre in-
dustrie ?
CLIV.
Les passions ont appris aux hommes la raison ' .
'iVt le dégoût est une marque , etc. Il faut dire n'est. Cette
phrase est négligée. M.
' Im passions ont appris aux hommes la raison. Cette
maxime un peu obscure a besoin d'être éclaircie par celle qui
CLV.
Dans l'enfance de tous les peuples, comme
dans celle des particuliers ', le sentiment a toujours
précédé la réflexion et en a été le premier maître.
CLVI.
Qui considérera la vie d'un seul homme y trour
vera toute l'histoire du genre humain, que la
science et l'expérience n'ont pu rendre bon.
CLVIL
S'il est vrai qu'on ne peut anéantir le vice , la
science de ceux qui gouvernent est de le faire
concourir au bien public.
cLVm.
Les jeunes gens souffrent moins de leurs fautes
que de la prudence des vieillards.
CLIX.
Les conseils de la vieillesse éclairent sans
échauffer, comme le soleil de l'hiver.
CLX. 1
Le prétexte ordinaire de ceux qui font le mal-
heur des autres , est qu'ils veulent leur bien.
CLXL
Il est juste d'exiger des hommes qu'As fassent,
par déférence pour nos conseils, ce qu'ils ne veu-
lent pas faire pour eux-mêmes.
CLXIL
Il faut permettre aux hommes de faire de gran-
des fautes contre eux-mêmes, pour éviter un plus
grand mal , la servitude.
CLXIIL
Quiconque est plus sévère que les lois est un
tyran.
CLXIV.
Ce qui n'offense pas la société n'est pas du res-
sort de la justice^.
suit. L'auteur a voulu dire , ce semble , que ce sont les passions
qui , en portant l'esprit de l'homme sur un plus grand nom-
bre d'objets, et en augmentant la somme de ses idées, lia
fournissent les matériaux de la réflexion , qui est le chemin
de la raison. Cela se rapporte à ce qu'il dit ailleurs , que les
passions fertilisent l'esprit. S.
* Dans l'enfance de tous les peuples , comm£ dans celle des
particuliers, etc. Il semble qu'on peut mettre individus. En
est employé ici pour de la réflexion , et c'est une négligence
à mon sens. M.
^ Ce qui n'offense pas la société n'est pas du ressort €lê ft-i
RÉFLEXIONS ET MAXIMES.
65^
CLXV.
C*est entreprendre sur la clémence de Dieu , de
punir sans nécessité.
GLXVI.
La morale austère anéantit la vigueur de l'es-
prit , comme les enfants d'Esculape détruisent le
corps pour détruire un vice du sang souvent ima-
ginaire.
CLXvn.
La clémence vaut mieux que la justice.
- ' CLXvm.
Nous blâmons beaucoup les malheureux des
moindres fautes , et les plaignons peu des plus
grands malheurs.,..,, . .,
CLXIX.
Nous réservons notre indulgence pour les par-
faits.
CLXX.
On ne plaint pas un homme d'être un sot , et
peut-être qu'on a raison ; mais il est fort plaisant
d'imaginer que c'est sa faute.
CLXXI.
Nul homme n'est faible par choix.
CLXXII.
Nous querellons les malheureux pour nous dis-
penser de les plaindre.
CLXxm.
La générosité souffre des maux d'autrui,
comme si elle en était responsable.
CLXXIV.
L'ingratitude la plus odieuse, mais la plus com-
mune et la plus ancienne , est celle des enfants
envers leurs pères.
CLXXV.
Nous ne savons pas beaucoup de gré à nos amis
d'estimer nos bonnes qualités , s'ils osent seule-
ment s'apercevoir de nos défauts.
CLXXVI.
On peut aimer de tout son cœur ceux en qui
ju$hce. Je crois que, par la Justice, Vauvenargues entend ici
lestribuDdux. S.
on reconnaît de grands défauts. 11 y aurait de
l'impertinence à croire que la perfection a seule le
droit de nous plaire. Nos faiblesses nous attachent
quelquefois les uns aux autres autant que pour-
rait faire la vertu.
CLXXVII.
Les princes font beaucoup d'ingrats, parce
qu'ils ne donnent pas tout ce qu'ils peuvent-
CLXXVIII.
La haine est plus vive que l'amitié, moins que
la gloire \
CLXXIX.
Si nos amis nous rendent des services , nous
pensons qu'à titre d'amis ils nous les doivent , et
nous ne pensons pas du tout qu'ils ne nous doi-
vent pas leur amitié.
CLXXX.
On n'est pas né pour la gloire , lorsqu'on uq
connaît pas le prix du temps.
CLXXXI.
L'activité fait plus de fortunes que la prudence.
CLXXXII.
Celui qui serait né pour obéir, obéirait jusque
sur le trône.
CLXXXIII.
Il ne paraît pas que la nature ait fait les hommes
pour l'indépendance.
CLXXXIV.
Pour se soustraire à la force , on a été obligé
de se soumettre à la justice. La justice ou la force,
il a fallu opter entre ces deux maîtres ; tant nous
étions peu faits pour être libres.
CLXXXV.
La dépendance est née de la société.
CLXXXVI.
Faut-il s'étonner que les hommes aient cru que
les animaux étaient faits pour eux , s'ils pensent
même ainsi de leurs semblables, et que la for-
tune accoutume les puissants à ne compter qu'eux
sur la terre?
' La haine est plus t)ivc que Vamitié, moins que la gloire.
11 faut, je crois, moins que l'amaur ou Itt passion de la
gloire. S.
524
r^^ iî/VA.UVE]NARGUES. Jia>f
CLXXXVII.
Entre rois, entre peuples, entre pai-ticuliers,
le plus fort se donne des droits sur le plus faible,
(^ la même règle est suivie par les animaux et
les êtres inanimés : de sorte que tout s'exécute
dans l'univers par la violence; et cet ordre, que
nous blâmons avec quelque apparence de justice,
est la loi la plus générale, la plus immuable
et la plus importante de la nature.
r,
CLXxxvni.
Les faibles veulent dépendre, afin d'être pro-
tégés. Ceux qui craignent les hommes aiment les
lois.
CLXXXIX.
Qui sait tout souffrir peut tout osec. .'. o,
cxc.
Il est des injures qu'il faut dissimuler, pour
ne pas compromettre son honneur.
CXCI.
11 est bon d'être ferme par tempérament , et
flexible par réflexion.
CXCII.
Les faibles veulent quelquefois qu'on les croie
méchants; mais les méchants veulent passer pour
bons.
CXCUL
Si l'ordre domine dans le genre humain , c'est
une preuve que la raison et la vertu y sont les
plus forts.
CXCIV.
La loi des esprits n'est pas différente de celle
des corps, qui ne peuvent se maintenir que par
une continuelle nourriture.
cxcv.
Lorsque les plaisirs nous ont épuisés , nous
croyons avoir épuisé les plaisirs ; et nous disons
que rien ne peut remplir le cœur de l'homme.
CXGVL
Nous méprisons beaucoup de choses pour ne
pas nous mépriser nous-mêmes.
CXCVIL
Notre dégoût n'est point un défaut et une in-
suffisance des objets extérieurs, comme nous
aimons à le croire , mais un épuisement de nos
propres organes et un témoignage de notre fai-
blesse.
cxcvra. -Mfific
Le feu, l'air, l'esprit, la lumière , tout vit par
l'action. De là la communication et l'alliance de
tous les êtres ; de là l'unité et l'harmonie dans l'u-
nivers. Cependant cette loi de la nature si féconde,
nous trouvons que c'est un vice dans l'homme;
et parce qu'il est obligé d'y obéir, ne pouvant
subsister dans le repos, nous concluons qu'il est
hors de sa place. *
CXCIX.
L'homme ne se propose le repos que pour s'af-
franchir de la sujétion et du travail ; mais il ne
peut jouir que par l'action , et n'aime qu'elle.
ce.
Le fruit du travail est le plus doux des
plaisirs.
CCL
Où tout est dépendant , il y a un maître ' : l'air
appartient à l'homme, et l'homme à l'air ; et rien
n'est à soi , ni à part.
• ccn.'- ^» ^ ^^^'
0 soleil 1 ô cieux I qu'êtes-vous ? Nous avons
surpris le secret et l'ordre de vos mouvements.
Dans la main de l'Être des êtres, instruments
aveugles et ressorts peut-être insensibles, le
monde sur qui vous régnez mériterait-il nos
hommages? Les révolutions des empires, la di-
verse face des temps, les nations qui ont dominé,
et les hommes qui ont fait la destinée de ces na-
tions mêmes, les principales opinions et les cou-
tumes qui ont partagé la créance des peuples
dans la refigion, les arts, la morale et les sciences,
tout cela, que peut-il paraître? Un atome pres-
que invisible, qu'on appelle l'homme , qui rampe
sur la face de la terre, et qui ne dure qu'un '
•DOQ
^ Où tout est dépendant, etc. Cette maxime parait obscare, -
n semble que Vauvenargues a voulu prouver l'existence de
Dieu par la dépendance mutuelle des différentes parties de
l'univers, dont aucune ne peut s'isoler des autres ni subsister
par elle-même. On n'entend pas ce que veut dire Vair appar-
tient à l'homme , et l'homme à l'air. L'homme ne peut se
passer d'air; mais l'air existerait fort bien sans l'homme.
Appartient veut-il dite participe de la nature, etc. ? Alors l'idée
d'appartenir n'a plus de liaison sensible avec l'idée de dépen-
dance exprimée dans la première phrase. Il y a , je crois , àbu»
de mots. S.
REFLEXIONS ET M4XIMES.
526
jour , embrasse en quelque sorte d'un coup d'oeil
le spectacle de l'univers dans tous les âges.
CGIÏI.
Quand on a beaucoup de lumières ' , on admire
peu ; lorsque l'on en manque , de même. L'admi-
ration marque le degré de nos connaissances, et
prouve moins, souvent, la perfection des choses
que l'imperfection de notre esprit.
CCIV. .M ..^^».
*^Ce n'est point un grand avantage d'avoir l'es-
prit vif, si on ne l'a juste. La perfection d'une
pendule n'est pas d'aller vite mais d'être réglée.
ccv.
Parler imprudemment et parler hardiment,
est presque toujours la même chose ; mais on
peut parler sans prudence, et parler juste; et
il ne faut pas croire qu'un homme a l'esprit faux,
parce que la hardiesse de son caractère ou la
vivacité de ses passions lui auront arraché, mal-
gré lui-même, quelque vérité périlleuse.
CGVL
Il y a plus de sérieux que de folie dans l'es-
prit des hommes. Peu sont nés plaisants ; la plu-
pcirt le deviennent par imitation , froids copistes
de la vivacité et de la gaieté.
CCVIL
Ceux qui se moquent des penchants sérieux
aiment sérieusement les bagatelles.
CCVIIL
Différent génie, différent goût. Ce n'est pas
toujours par jalousie que réciproquement on se
rabaisse.
CCIX.
On juge des productions de l'esprit comme des
ouvrages mécaniques. Lorsque l'on achète une
bague, on dit : Celle-là est trop grande, l'autre
est trop petite; jusqu'à ce qu'on en rencontre une
pour son doigt. Mais il n'en reste pas chez le
joaillier, car celle qui m'est trop petite va bien
à un autre.
' Quand on a beaucoup de lumières , etc. La liaison n'est
pas assez marquée entre la première partie de cette maxime et
la seconde; œ qid fait qu'au premier aspect elles paraissent se
contredire , quoiqu'elles ne se contredisent pas en effet : parce
que la première partie offre une maxime absolue et générale ,
la seconde une réflexion applicable seulement à quelques occa-
sions. S.
CCX.
Lorsque deux auteurs ont également excellé
en divers genres, on n'a pas ordinairement assez
d'égards à la subordination de leurs talents, et
Despréaux va de pair avec Racine : cela est in-
juste.
CGXL ^ :.-:,-^^iaMn„.
J'aime un écrivain qui embrasse tous les temps
et tous les pays, et rapporte beaucoup d'effets à
peu de causes ; qui compare les préjugés et les
mœurs des différents siècles; qui, par des exem-
ples tirés de la peinture ou de la musique, me
fait connaître les beautés de l'éloquence et l'é-
troite liaison des arts. Je dis d'un homme qui
rapproche ainsi les choses humaines, qu'il a un
grand génie, si ses conséquences sont justes.
Mais s'il conclut mal , je présume qu'il distingue
mal les objets, ou qu'il n'aperçoit pas d'un seul
coup d'œil tout leur ensemble , et qu'enfin quel-
que chose manque à l'étendue ou à la profon-
deur de son esprit.
CCXIL
On discerne aisément la vraie de la fausse éten-
due d'esprit : car l'une agrandit ses sujets, et
l'autre, par l'abus des épisodes et par le faste de
l'érudition, les anéantit.
CCXIIL
Quelques exemples rapportés en peu de mots
et à leur place donnent plus d'éclat, plus de poids
et plus d'autorité aux réflexions; mais trop
d'exemples et trop de détails énervent toujours
un discours. Les digressions trop longues ou
trop fréquentes rompent l'unité du sujet, et las-
sent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu'on
les détourne de l'objet principal, et qui d'ailleurs
ne peuvent suivre, sans beaucoup de peine, une
trop longue chaîne de faits et de preuves. On
ne saurait trop rapprocher les choses , ni trop
tôt conclure. Il faut saisir d'un coup d'œil la
véritable preuve de son discours, et courir à la
conclusion. Un esprit perçant fuit les épisodes,
et laisse aux écrivains médiocres le soin de s'ar-
rêter à cueillir les fleurs qui se trouvent sur
leur chemin. C'est à eux d'amuser le peuple,
qui lit sans objet , sans pénétration et sans goût.
CCXIV.
Le sot qui a beaucoup de mémoire est plein
de pensées et de faits ; mais il ne sait pas en
conclure : tout tient à cela.
526
.rtl VAmENARGUESiJiaH
Savoir bien rapprocheflês choses, voilà l'es-
prit juste. Le don de rapproclier beaucoup de
choses et de grandes choses fait les esprits vastes.
Ainsi la justesse paraît être le premier degré, et
une condition très-nécessaire de la vraie étendue
d'esprit.
CCXVI.
Un homme qui digère mal , et qui est vorace,
est peut-être une image assez fidèle du carac-
tère d'esprit de la plupart des savants.
ccxvn.
Je n'approuve point la maxime qui veut
qu^un honnête homme sache un peu de tout.
C'est savoir presque toujours inutilement, et
quelquefois pernicieusement, que de savoir su-
perficiellement et sans principes. Il est vrai que
la plupart des hommes ne sont guère capables
de connaître profondément; mais il est vrai aussi
que cette science superficielle qu'ils recherchent
ne sert qu'à contenter leur vanité. Elle nuit à
ceux qui possèdent un vrai génie : car elle les
détourne nécessairement de leur objet principal,
consume leur application dans les détails , et sur
des objets étrangers à leurs besoins et à leurs
talents naturels; et enfin elle ne sert point, comme
ils s'en flattent , à prouver l'étendue de leur es-
prit. De tout temps on a vu des hommes qui sa-
vaient beaucoup avec un esprit très-médiocre ;
et au contraire, des esprits très-vastes qui sa-
vaient fort peu. Ni l'ignorance n'est défaut d'es-
prit , ni le savoir n'est preuve de génie.
Gcxvni.
La vérité échappe au jugement , comme les
faits échappent à la mémoire. Les diverses faces
des choses s'emparent tour à tour d'un esprit vif,
et lui font quitter et reprendre successivement les
mêmes opinions. Le goût n'est pas moins incons-
tant : il s'use sur les choses les plus agréables, et
varie comme notre humeur.
CGXIX.
11 y a peut-être autant de vérités parmi les
hommes que d'erreurs, autant de bonnes qualités
que de mauvaises , autant de plaisirs que de pei-
nes : mais nous aimons à contrôler la nature hu-
maine, pour essayer de nous élever au-dessus de
notre espèce , et pour nous enrichir de la consi-
dération dont nous tâchons de la dépouiller. Nous
sommes si présomptueux , que nous croyons pou-
voir séparer notre intérêt personnel de celui de
l'humanité, et médire du genre humain sans nous
compromettre. Cette vanité ridicule a rempli les
livres des philosophes d'invectives contre la na-
ture. L'homme est maintenant en disgrâce chez
tous ceux qui pensent, et c'est à qui le chargera
de plus de vices. Mais peut-être est-il sur le point
de se relever et de se faire restituer toutes ses
vertus ; car la philosophie a ses modes comme les
habits , la musique et l'architecture , etc. ^
ccxx.
Sitôt qu'une opinion devient commune, il ne
faut point d'autre raison pour obliger les hommes
à abandonner et à embrasser son contraire, jus-
qu'à ce que celle-ci vieillisse à son tour, et qu'ils
aient besoin de se distinguer par d'autres choses.
Ainsi , s'ils atteignent le but dans quelque art ou
dans quelque science, on doit s'attendre qu'ils le
passeront pour acquérir une nouvelle gloire : et
c'est ce qui fait en partie que les plus beaux
siècles dégénèrent si promptement, et qu'à peine
sortis de la barbarie ils s'y replongent.
CCXXL
Les grands hommes , en apprenant aux faibles
à réfléchir, les ont mis sur la route de l'erreur.
CCXXIL
Où il y a de la grandeur, nous la sentons mal
gré nous. La gloire des conquérants a toujoun
été combattue ; les peuples en ont toujours souf-
fert , et ils l'ont toujours respectée.
CCXXIIL
Le contemplateur, mollement couché dans un»
chambre tapissée, invective contre le soldat qu
passe les nuits de l'hiver au bord d'un fleuve, e
veille en silence sous les armes pour la sûreté d«
sa patrie. ' \-
- O r on" ■
CCXXIV.
Ce n'est pas à porter la faim et la misère che
les étrangers, qu'un héros attache la gloire, mai
à les souffrir pour l'État; ce n'est pas à donne
la mort, mais à la braver.
* f^af. La philosophie a ses modes comme rarchitecture'
les habits, la danse, etc. L'homme est maintenant en disgrâr
chez les philosophes , et c'est à qui le chargera de plus de vices,
mais peut-être est -il sur le point de se relever et de se fai»
restituer toutes ses vertus. " *
KÉFLEXIOINS ET MAXIMES.
527
CCXXV.
Le vice fomente la guerre : la vertu combat.
S'il n'y avait aucune vertu , nous aurions pour
toujours la paix.
CCXXVI.
La vigueur d'esprit ou l'adresse ont fait les
premières fortunes. L'inégalité des conditions est
AÔ^. de celle des génies et des courages.
- CCXXVIL
Il est faux que l'égalité soit une loi de la na-
ture. La nature n'a rien fait d'égal. Sa loi souve-
raine est la subordination et la dépendance.
CCXXVIIL
Qu'on tempère comme on voudra la souverai-
neté dans un État, nulle loi n'est capable d'em-
pêcher un tyran d'abuser de l'autorité de son
emploi.
.^e.K, CCXXIX.
On est forcé de respecter les dons de la nature,
que l'étude ni la fortune ne peuvent donner.
ccxxx.
SK La plupart des hommes sont si resserrés dans
la sphère de leur condition , qu'ils n'ont pas même
le courage d'en sortir par leurs idées : et si on en
voit quelques-uns que la spéculation des grandes
choses rend en quelque sorte incapables des pe-
tites, on en trouve encore davantage à qui la
pratique des petites a ôté jusqu'au sentiment des
grandes.
CCXXXL
Les espérances les plus ridicules et les plus
hardies ont été quelquefois la cause des succès
extraordinaires.
CCXXXIl.
Les sujets font leur cour avec bien plus de goût
que les princes ne la reçoivent'. Il est toujours
plus sensible d'acquérir que de jouir.
CCXXXIII.
Nous croyons négliger la gloire par pure pa-
* Les sujets font leur cour avec bien plus de goût, etc.
Goût veut dire ici le plaisir qu'on éprouve à satisfaire un pen-
chant. Faire avec goût, dans ce sens, est se porter de cœur ,
d'inclination , à une action quelconque : c'est le con amore
des Italiens. L'expression n'est pent-ôtr« pas Mon exacte; mais
H est ditlicile de la remplacer. S.
resse , tandis que nous prenons des peines infinies
pour le plus petit intérêt.
CCXXXIV. ^
Nous aimons quelquefois jusqu'aux louanges
que nous ne croyons pas sincères '.
CCXXXV.
Il faut de grandes ressources dans l'esprit et
dans le cœur pour goûter la sincérité lorsqu'elle
blesse , ou pour la pratiquer sans qu'elle offense.
Peu de gens ont assez de fonds pour souffrir la
vérité et pour la dire.
CCXXXVI.
Il y a des hommes qui , sans y penser ^ , se for-
ment une idée de leur figure , qu'ils empruntent
du sentiment qui les domine ; et c'est peut-être
par cette raison qu'un fat se croit toujours beau'.
ccxxxvu.
Ceux qui n'ont que de l'esprit ont du goût pour
les grandes choses, et de la passion pour les petites.
CCXXXVIII.
La plupart des hommes vieillissent dans un
petit cercle d'idées qu'ils n'ont pas tirées de leur
fonds ; il y a peut-être moins d'esprits faux que
de stériles.
CCXXXIX.
Tout ce qui distingue les hommes paraît peu
de chose. Qu'est-ce qui fait la beauté ou la lai-
deur, la santé ou l'infirmité, l'esprit ou la stupi-
dité? une légère différence des organes, un peu
plus ou un peu moins de bile , etc. Cependant ce
plus ou ce moins est d'une importance infinie
pour les hommes; et lorsqu'ils en jugent autre-
ment, ils sont dans l'erreur*.
* Far. Les hommes sont si sensibles à la flatterie , que , lors
même qu'ils pensent que c'est flallerie, ils ne laissent pas d'en
être les dupes.
' Ily a des hommes qui, sans y penser, etc. Comment se
forme-t-on une idée de soi sans y penser? J'aimerais mieux
sans s'en apercevoir. M.
' Far. Nous nous formons , sans y penser * , une idée de
notre figure sur l'idée que nous avons de notre esprit , ou sur
le sentiment qui nous domine; et c'est pour cela qu'un fat se
croit to^jours si bien fait.
* Far. Le plus ou le rooUis d'esprit est peu de chose ; mais
ce peu, quelle différence ne met-il pas entre les hommes I
Qu'est-ce qui fait la beauté ou la laideur, la santd ou l'In-
firmité? n'est-c(» pas ou im peu plus ou un peu moins de bile ,
et quelque différcncxî imperceptible des organes?
* Sans/ penser. Btc. C.*\K^ né^Wç^mar n rtêj* Hi nbtafT^. Il f«iil
nnnf tious ou ap«rcrtnir. M.
5^28
VAUVENARGUES.
CCXL.
Deux choses peuvent à peine remplacer, dans
la vieillesse, les talents et les agréments : la ré-
putation ou les richesses.
CCXLl.
Nous n'aimons pas les zélés qui font profes-
sion de mépriser tout ce dont nous nous piquons,
pendant qu'ils se piquent eux-mêmes de choses
encore plus méprisables '.
CCXLII.
Quelque vanité qu'on nous reproche, nous
îvons besoin quelquefois qu'on nous assure de
aotre mérite.
ccxLin.
Nous nous consolons rarement des grandes hu-
miliations; nous les oublions.
CCXLIV.
Moins on est puissant dans le monde , plus on
peut commettre de fautes impunément, ou avoir
inutilement un vrai mérite.
CCXLV.
Lorsque la fortune veut humilier les sages,
elle les surprend dans ces petites occasions où
l'on est ordinairement sans précaution et sans
défense. Le plus habile homme du monde ne peut
empêcher que de légères fautes n'entraînent quel-
quefois d'horribles malheurs ; et il perd sa répu-
tation ou sa fortune par une petite imprudence ,
comme un autre se casse la jambe en se prome-
nant dans sa chambre.
CCXLVL
Soit vivacité, soit hauteur, soit avarice, il n'y
a point d'homme qui ne porte dans son caractère
une occasion continuelle de faire des fautes ; et
si elles sont sans conséquence, c'est à la fortune
qu'il le doit.
CCXLVIL
Nous sommes consternés de nos rechutes , et
de voir que nos malheurs mêmes n'ont pu nous
corriger de nos défauts.
CCXLVIIL
La nécessité modère plus de peines que la
raison.
' Ce que Vauvenargues dit ici des zélés, au n' 346 il le dit
des dévots.
CCXLIX.
La nécessité empoisonne les maux qu'elle n e
peut guérir.
CCL.
Les favoris de la fortune ou de la gloire , mal-
heureux à nos yeux, ne nous détournent point
de l'ambition.
CCLL
La patience est l'art d'espérer.
CCLIL
Le désespoir comble non-seulement notre mi-
sère , mais notre faiblesse.
CGLIIL
Ni les dons ni les coups de la fortune n'éga-
lent ceux de la nature, qui la passe en rigueur
comme en bonté.
CCLIV.
Les biens et les maux extrêmes ne se font
pas sentir aux âmes médiocres.
CCLV.
Il y a peut-être plus d'esprits légers dans ce
qu'on appelle le monde, que dans les conditions
moins fortunées.
CCLVL
Les gens du monde ne s'entretiennent pas de
si petites choses que le peuple ; mais le peuple
ne s'occupe pas de choses si frivoles que les gens
du monde.
CCLVIL
On trouve dans l'histoire de grands person-
nages que la volupté ou l'amour ont gouvernés ;
elle n'en rappelle pas à ma mémoire qui aient
été galants. Ce qui fait le mérite essentiel de
quelques hommes ne peut même subsister dans
quelques autres comme un faible.
CCLVm.
Nous courons quelquefois les hommes qui nous
ont imposé par leurs dehors , comme de jeunes
gens qui suivent amoureusement un masque, le
prenant pour la plus belle femme du monde, et
qui le harcèlent jusqu'à ce qu'ils l'obligent de
se découvrir, et de leur faire voir qu'il est un
petit homme avec de la barbe et un visage noir.
CCLIX.
Le sot s'assoupit et fait la sieste en bonne
compagnie , comme un homme que la curiosité
HElLt:XlONS El MAXIMES.
a tiré de son élément, et qui ne peut ni respirer
ni vivre dans un air subtil.
CCLX.
Le sot est comme le peuple , qui se croit riche
de peu.
CGLXI.
Lorsqu'on ne veut rien perdre ni cacher de
son esprit, on en diminue d'ordinaire la réputa-
tion.
CCLXIL
Des auteurs sublimes n'ont pas négligé de
primer encore par les agréments, flattés de rem-
plir l'intervalle de ces deux extrêmes , et d'em-
brasser toute la sphère de l'esprit humain. Le
public , au lieu d'applaudir à l'universalité de
leurs talents , a cru qu'ils étaient incapables de
se soutenir dans l'héroïque ; et on n'ose les éga-
ler à ces grands hommes qui , s'étant renfermés
dans un seul et beau caractère , paraissent avoir
dédaigné de dire tout ce qu'ils ont tu, et aban-
donné aux génies subalternes les talents mé-
diocres.
ccLxm.
Ce qui paraît aux uns étendue d'esprit n'est,
aux yeux des autres, que mémoire et légèreté.
CCLXIV.
Il est aisé de critiquer un auteur, mais il est
difficile de l'apprécier.
CCLXV.
Je n'ôte rien à l'illustre Racine, le plus sage
et le plus élégant des poètes , pour n'avoir pas
traité beaucoup de choses qu'il eût embellies,
content d'avoir montré dans un seul genre la ri-
chesse et la sublimité de son esprit. Mais je me
sens forcé de respecter un génie hardi et fé-
cond, élevé, pénétrant, facile, infatigable; aussi
ingénieux et aussi aimable dans les ouvrages de
pur agrément, que vrai et pathétique dans les
autres ; d'une vaste imagination , qui a embrassé
et pénétré rapidement toute l'économie des cho-
ses humaines ; à qui ni les sciences abstraites ,
ni les arts, ni la politique, ni les mœurs des
peuples, ni leurs opinions, ni leurs histoires, ni
leur langue même, n'ont pu échapper; illustre,
en sortant de l'enfance , par la grandeur et par
la force de sa poésie féconde en pensées, et
bientôt après par les charmes et par le caractère
original et plein de raison de sa prose; philoso-
phe et peintre sublime, qui a semé avec éclat,
dans ses écrits , tout ce qu'il y a de grand dans
l'esprit des hommes ; qui a représenté les pas-
sions avec des traits de feu et de lumière , et en-
richi le théâtre de nouvelles grâces; savant à
imiter le caractère et à saisir l'esprit des bons
ouvrages de chaque nation par l'extrême éten-
due de son génie, mais n'imitant rien, d'ordi-
naire , qu'il ne l'embellisse ; éclatant jusque dans
les fautes qu'on a cru remarquer dans ses écrits,
et tel que , malgré leurs défauts et malgré les
efforts de la critique , il a occupé sans relâche
de ses veilles ses amis et ses ennemis , et porté
chez les étrangers, dès sa jeunesse, la réputa-
tion de nos lettres , dont il a reculé toutes les
bornes.
CCLXVI.
Si on ne regarde que certains ouvrages des
meilleurs auteurs , on sera tenté de les mépri-
ser. Pour les apprécier avec justice , il faut tout
Ure.
€GLXVIL
Il ne faut point juger des hommes par ce
qu'ils ignorent , mais par ce qu'ils savent , et par
la manière dont ils le savent '.
CGLXVIII.
On ne doit pas non plus demander aux au-
teurs une perfection qu'ils ne puissent atteindre.
C'est faire trop d'honneur à l'esprit humain de
croire que des ouvrages irréguliers n'aient pas
droit de lui plaire , surtout si ces ouvrages pei-
gnent les passions. Il n'est pas besoin d'un grand
art pour faire sortir les meilleurs esprits de leur
assiette, et pour leur cacher les défauts d'un
tableau hardi et touchant. Cette parfaite régu-
larité qui manque aux auteurs ne se trouve point
dans nos propres conceptions. Le caractère na-
turel de l'homme ne comporte pas tant de rè-
gle. Nous ne devons pas supposer dans le senti-
ment une délicatesse que nous n'avons que par
réflexion. Il s'en faut de beaucoup que notre
goût soit toujours aussf difficile à contenter que
notre esprit ''.
CCLXIX.
Il nous est plus facile de nous teindre d une
' Kar. Il ne faut pas juger d'un homme par ce (lu'il Ignore ,
mais par ce qu'il sait. Ce n'est rien d'ignorer Ix anooup de
choses , lorsqu'on est c<npable de les concevoir, et (ju'il ne ntan-
qtie que de les avoir apprises.
' I/auleur dé\«|(»pp(' celle pensée foi/i'i n" 5J?.. B.
ùiO
VAllVENARr.CES.
infinité de connaissances, que d'en bien possé- ]
der un petit nombre. I
CCLXX.
Jusqu'à ce qu'on rencontre le secret de rendre
les esprits plus justes, tous les pas que l'on
pourra faire dans la vérité n'empêcheront pas les
hommes de raisonner faux ; et plus on voudra
les pousser au delà des notions communes , plus
on les mettra en péril de se tromper.
CCLXXÏ.
Il n'arrive jamais que la littérature et l'esprit
de raisonnement deviennent le partage de toute
une nation , qu'on ne voie aussitôt , dans la phi-
losophie et dans les beaux-arts , ce qu'on remar-
que dans les gouvernements populaires, où il n'y
a point de puérilités et de fantaisies qui ne se
produisent et ne trouvent des partisans'.
CCLXXII.
L'erreur, ajoutée à la vérité , ne l'augmente
point. Ce n'est pas étendre la carrière des arts
que d'admettre de mauvais genres : c'est gâter
le goût ; c'est corrompre le jugement des hom-
mes , qui se laisse aisément séduire par les nou-
veautés , et qui , mêlant ensuite le vrai et le faux,
se détourne bientôt, dans ses productions, de
l'imitation de la nature, et s'appauvrit ainsi en
peu de temps par la vaine ambition d'imaginer
et de s'écarter des anciens modèles ».
CCLXXIII.
Ce que nous appelons une pensée brillante
n'est ordinairement qu'une expression captieuse,
qui, à l'aide d'un peu de vérité, nous impose une
erreur qui nous étonne.
CCLXXIV.
Qui a le plus a, dit-on , le moins : cela est faux.
Le roi d'Espagne, tout puissant qu'il est, ne
^ Far. Toutes les fois que la littérature et l'esprit de raison-
nement deviendront le partag^de toute une nation, il arri-
vera, comme dans les États populaires, qu'il n'y aura point
(le puérilités et de sottises qui ne se produisent et ne trouvent
des partisans.
^ rar. L'erreur, ajoutée à la vérité, ne l'augmente point;
au contraire. Ce n'est pas non plus étendre les limites des
arts que d'admettre les mauvais genres : c'est gâter le goût.
Il faut détromper les hommes des faux plaisirs, pour les faire
jouir des véritables ; et quand même on supposerait qu'il n'y
aurait point de faux plaisirs , tovijours serait-il raisonnable de
combattre ceux qui sont dépravés et méprisal)les : car on ne
peut nier qu'il y en ait de tels.
peut rien à Lucques '. Les bornes de nos talents
sont encore plus inébranlables que celles des em-
pires; et on usurperait plutôt toute la terre que
la moindre vertu.
CCLXXV.
La plupart des grands personnages ont été les
hommes de leur siècle les plus éloquents. Les
auteurs des plus beaux systèmes, les chefs de
partis et de sectes , ceux qui ont eu dans tous
les temps le plus d'empire sur l'esprit des peu-
ples , n'ont dû la meilleure partie de leurs succès
qu'à l'éloquence vive et naturelle de leur âme.
Il ne parait pas qu'ils aient cultivé la poésie avec
le même bonheur. C'est que la poésie ne permet
guère que l'on se partage, et qu'un art si su-
blime et si pénible se peut rarement allier avec
l'embarras des affaires et les occupations tumul-
tueuses de la vie : au lieu que l'éloquence se
mêle partout, et qu'elle doit la plus grande par-
tie de ses séductions à l'esprit de médiation et
de manège, qui forme les hommes d'État et les
politiques , etc.
CCLXXVI.
C'est une erreur dans les grands de croire
qu'ils peuvent prodiguer sans conséquence leurs
paroles et leurs promesses. Les hommes souf-
frent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se sont
en quelque sorte approprié par l'espérance. On
ne les trompe pas longtemps sur leurs intérêts,
et ils ne haïssent rien tant que d'être dupes. C'est
par cette raison qu'il est si rare que la fourberie
* iQui a le plus a, dit-on , le moins : cela est faux. Le roi
d^ Espagne, tout puissant qu'il est, ne peut rien à Lucques.
Plus et moins, exprimant des rapports de mesure et de quan-
tité , ne peuvent s'appliquer qu'à des objets qu'on puisse me-
surer ensemble , afin de juger de leur mesure et de leur quan-
tité relative. Ainsi on ne dira pas qu'il y a plus ou moins
de toile dans une pièce de dix aunes, que de grains dans un
boisseau de froment, parce qu'il n'existe pas de moyen de
mesurer ensemble de la toile et du froment. L'emploi de plus
et de moins suppose donc dans les objets comparés une qua-
lité commune que chacun possède plus ou moins , et qui offre
le point de vue sous lequel on les compare. On dira, par
exemple, que le soleil est plus grand que la terre, parce que
l'étendue est une qualité commune à tous deux, par laquelle
le soleil et la terre se sei*vent récipro([uement de mesure rela-
tive. Mais on ne dira pas que le soleil est plus brillant que la
terre , parce que le soleil est brillant et que la terre ne l'est
pas ; comme on ne peut dire que le roi d'Espagne est plus puis-
sant en Espagne qu'à Lucques, parce qu'il a de la puissance
en Espagne et n'en a point du tout à Lucques. La maxime qui
a le plus a le moins est donc ici tolalement inapplicable , puis-
que le plus et le moins-sont la mesure relative des objets , et
qu'il n'existe pas de manière de mesurer quelque chose avec
! rien. On ne sait ce que veut dire la fin de cette maxime : On
j usurperait plutôt toute la terre que la moindre vertu. On n'u-
! surpe point de vertus; toutes celles qu'on acquiert sont de
t bonne prise. S.
UKFLEXiOlNS ET MAXIMES.
i3f
réussisse; il faut de la sincérité et de la droiture,
même pour séduire. Ceux qui ont abusé les peu-
ples sur quelque intérêt général , étaient fidèles
aux particuliers ; leur habileté consistait à capti-
ver les esprits par des avantages réels. Quand
on connaît bien les hommes , et qu'on veut les
faire servir à ses desseins, on ne compte point
sur un appât aussi frivole que celui des discours
et des promesses. Ainsi les grands orateurs, s'il
m'est permis de joindre ces deux choses , ne s'ef-
forcent pas d'imposer par un tissu de flatteries et
d'impostures , par une dissimulation continuelle^
et par un langage purement ingénieux : s'ils
cherchent à faire illusion sur quelque point prin-
cipal , ce n'est qu'à force de sincérité et de véri-
tés de détail : car le mensonge est faible par lui-
même; il faut qu'il se cache avec soin; et s'il
arrive qu'on persuade quelque chose par des
discours captieux , ce n'est pas sans beaucoup de
peine. On aurait grand tort d'en conclure que
ce soit en cela que consiste l'éloquence. Jugeons
au contraire par ce pouvoir des simples apparen-
ces de la vérité, combien la vérité elle-même est
éloquente et supérieure à notre art.
CCLXXVIL
Un menteur est un homme qui ne sait pas
tromper; un flatteur, celui (Jui ne trompe ordi-
nairement que les sots. Celui qui sait se servir
avec adresse de la vérité, et qui en connaît l'élo-
quence, peut seul se piquer d'être habile.
GCLXXVIIL
Est-il vrai que les qualités dominantes ex-
cluent les autres? Qui a plus d'imagination que
Bossuet, Montaigne, Descartes, Pascal, tous
grands philosophes ? Qui a plus de jugement et
de sagesse que Racine, Boileau, la Fontaine,
Molière, tous poètes pleins de génie?
CCLXXIX.
Descartes a pu se tromper dans quelques-uns
de ses principes , et ne se point tromper dans
ses conséquences, sinon rarement. On aurait
donc tort, ce me semble, de conclure de ses
erreurs que l'imagination et l'invention ne s*ac-
cordent point avec la justesse. La grande vanité
de ceux qui n'imaginent pas est de se croire
seuls judicieux. Ils ne font pas attention que les
erreurs de Descartes, génie créateur, ont été
celles de trois ou quatre mille philosophes , tous
gens sans imagination. T.es esprits subalternes
n'ont point d'erreur en leur privé nom , parce
qu'ils sont incapables d'inventer, même en se
trompant; mais ils sont toujours entraînés sans
le savoir par l'erreur d'autrui ; et lorsqu'ils se
trompent d'eux-mêmes , ce qui peut arriver soU'
vent , c'est dans des détails et des conséquences.
Mais leurs erreurs ne sont ni assez vraisemblables
pour être contagieuses, ni assez importantes
pour faire du bruit.
CCLXXX.
Ceux qui sont nés éloquents parlent quelque-
fois avec tant de clarté et de brièveté des gran-
des choses, que la plupart des hommes n'imagi-
nent pas qu'ils en parlent avec profondeur. Les
esprits pesants, les sophistes, ne reconnaissent
pas la philosophie , lorsque l'éloquence la rend
populaire, et qu'elle ose peindre le vrai avec des
traits fiers et hardis. Ils traitent de superficielle
et de frivole cette splendeur d'expression qui
emporte avec elle la preuve des grandes pensées.
Ils veulent des définitions, des discussions, des
détails et des arguments. Si Locke eût rendu vi-
vement en peu de pages les sages vérités de ses
écrits, ils n'auraient pas osé le compter parmi
les philosophes de son siècle.
CCLXXXI.
C'est un malheur que les hommes ne puissent
d'ordinaire posséder aucun talent sans avoir
quelque envie d'abaisser les autres. S'ils ont la
finesse, ils décrient la force ; s'ils sont géomètres
ou physiciens, ils écrivent contre la poésie et
l'éloquence : et les gens du monde , qui ne pen-
sent pas que ceux qui ont excellé dans quelque
genre jugent mal d'un autre talent , se laissent
prévenir par leurs décisions. Ainsi, quand la mé-
taphysique ou l'algèbre sont à la mode , ce sont
des métaphysiciens ou des algébristes qui font
la réputation des poètes et des musiciens, ou
tout au contraire : l'esprit dominant assujettit
les autres à son tribunal, et la plupart du temps
à ses erreurs.
CCLXXXII.
Qui peut se vanter de juger, ou d'inventer, ou
d'entendre à toutes les heures du jour? Les hom
mes n'ont qu'une petite portion d'esprit, de goût,
de talent, de vertu, de gaieté, de santé, de force,
etc. ; et ce peu qu'ils ont en partage , ils ne le
possèdent pointa leur volonté, ni dans le besoin,
ni dniis tous hr, «l^os.
34.
532
VAllVENARGUES.
CCLXXXIH.
C'est une maxime inventée par i'envic, et
trop légèrement adoptée par les philosophes,
quHl ne faut point louer les hommes avant leur
mort. Je dis au contraire que c'est pendant leur
vie qu'il faut les louer, lorsqu'ils ont mérité de
l'être. C'est pendant que la jalousie et la calom-
nie, animées contre leur vertu ou leurs talents,
s'efforcent de les dégrader, qu'il faut oser leur
rendre témoignage. Ce sont les critiques injustes
qu'il faut craindre de hasarder, et non les louan-
ges sincères.
CCLXXXIV.
L'envie ne saurait se cacher. Elle accuse et
juge sans preuves; elle grossit les défauts; elle
a des qualifications énormes pour les moindres
fautes; son langage est rempli de fiel, d'exagé-
ration et d'injure. Elle s'acharne avec opiniâ-
treté et avec fureur contre le mérite éclatant.
Elle est aveugle, emportée, insensée, brutale.
CCLXXXV.
Il faut exciter dans les hommes le sentiment
de leur prudence et de leur force, si on veut éle-
ver leur génie. Ceux qui , par leurs discours ou
leui-s écrits , ne s'attachent qu'à relever les ridi-
cules et les faiblesses de l'humanité, sans dis-
tinction ni égards, éclairent bien moins la raison
et les jugements du public, qu'ils ne dépravent
ses inclinations.
CCLXXXVI.
Je n'admire point un sophiste qui réclame con-
tre la gloire et contre l'esprit des grands hom-
mes. En ouvrant mes yeux sur le faible des
plus beaux génies , il m'apprend à l'apprécier
lui-même ce qu'il peut valoir. Il est le premier
que je raye du tableau des hommes illustres.
CCLXXXVII.
Nous avons grand tort de penser que quelque
défaut que ce soit puisse exclure toute vertu , ou
de regarder l'alliance du bien et du mal comme
un monstre ou comme une énigme. C'est faute
de pénétration que nous concilions si peu de
choses.
CCLXXXVIII.
Les faux philosophes s'efforcent d'attirer l'at-
tention des hommes, en faisant remarquer .dans
notre esprit des contrariétés et des difficultés
qu'ils forment eux-mêmes ; comme d'autres amth
sent les enfants par des tours de cartes qui con-
fondent leur jugement, quoique naturels et sans
magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour
avoir le mérite de les dénouer, sont des charla-
tans de morale.
CCLXXXIX.
Il n'y a point de contradictions dans la nature.
ccxc.
Est-il contre la raison ou la justice de s'aimer
soi-même? Et pourquoi voulons -nous que l'a-
mour-propre ' soit toujours un vice?
CCXCL
S'il y a un amour de nous-mêmes naturelle-
ment officieux et compatissant, et un autre
amour-propre sans humanité, sans équité, sans
bornes, sans raison, faut-il les confondre?
CCXCII.
Quand il serait vrai que les hommes ne se-
raient vertueux que par raison, que s'ensui-
vrait-il? Pourquoi, si on nous loue avec justice
de nos sentiments , ne nous louerait-on pas en-
core de notre raison? Est-elle moins nôtre que la
volonté?
CCXCIII.
On suppose que ceux qui servent la vertu par
réflexion , la trahiraient pour le vice utile. Oui,
si le vice pouvait être tel aux yeux d'un esprit
raisonnable.
CCXCIV.
Il y a des semences de bonté et de justice dans
le cœur de l'homme, si l'intérêt propre y do-
mine. J'ose dire que cela est non-seulement se-
lon la nature, mais aussi selon la justice, pourvu
que personne ne souffre de cet amour-propre,
ou que la société y perde moins qu'elle n'y
gagne.
ccxcv.
Celui qui recherche la gloire par la vertu ne
demande que ce qu'il mérite.
CCXCVI.
J'ai toujours trouvé ridicule que les philoso-
phes aient fait une vertu incompatible avec la
* Pourquoi voulons-nous que V amour-propre, etc. Amour-
propre employé encore pour amour de soi. S.
RÉFLEXIONS ET MAXLMES
nature de Thomme; et qu'après l'avoir ainsi
feinte, ils aient" prononcé froidement qu'il n'y
avait aucune vertu. Qu'ils parlent du fantôme
de leur imagination ; ils peuvent à leur gré l'a-
bandonner ou le détruire, puisqu'ils l'ont créé:
mais la véritable vertu , celle qu'ils ne veulent
pas nommer de ce nom , parce qu'elle n'est pas
conforme à leurs définitions , celle qui est l'ou-
vrage de la nature, non le leur, et qui consiste
principalement dans la bonté et la vigueur de
l'âme, celle-ci n'est point dépendante de leur
fantaisie et subsistera à jamais avec des caractè-
res ineffaçables.
CGXCVII.
Le corps a ses grâces , l'esprit ses talents. Le
cœur n'aurait-il que des vices? et l'homme, ca-
pable de raison, serait-il incapable de vertu?
CCXCVIIL
Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice,
d'humanité , de compassion et de raison. 0 mes
amis ! qu'est-ce donc que la vertu?
CCXCIX.
Si l'illustre auteur des Maximes eût été tel
qu'il a tâché de peindre tons les hommes , mé-
riterait-il nos hommages et le culte idolâtre de
ses prosélytes ?
CGC.
Ce qui fait que la plupart des livres de morale
sont si insipides , et que leurs auteurs ne sont
pas sincères , c'est que , faibles échos les uns des
autres, ils n'oseraient produire leurs propres
maximes et leurs secrets sentiments. Ainsi , non-
seulement dans la morale, mais en quelque sujet
que ce puisse être, presque tous les hommes
passent leur vie à dire et à écrire ce qu'ils ne
pensent point; et ceux qui conservent encore
quelque amour de la vérité, excitent contre eux
la colère et les préventions du public.
eccL
Î1 n'y a guère d'esprits qui. soient capables
d'embrasser à la fois toutes les faces de ciiaque
sujet: et c'est là, à ce qu'il me semble, la
source la plus ordinaire des erreurs des hommes.
]\^ndant que la plus grande partie d'une nation
languit dans la pauvreté, l'opprobre et le tra-
vail; l'autre, qui abonde en honneurs, en com-
modités, en plaisirs, ne se lasse pas d'admirer
535
le pouvoir de la politique , qui fait fleurir les
arts et le commerce, et rend les États redouta-
bles.
CCCIL
Les plus grands ouvrages de l'esprit humain
sont très-assurément les moins parfaits. Les lois
qui sont la plus belle invention de la raison^
n'ont pu assurer le repos des peuples sans dimi-
nuer leur liberté.
CCCIIL
Quelle est quelquefois la faiblesse et l'incon-
séquence des hommes! Nous nous étonnons de
la grossièreté de nos pères, qui règne cependant
encore dans le peuple, la plus nombreuse partie
de la nation ; et nous méprisons en même temps
les belles-lettres et la culture de l'esprit, le seul
avantage qui nous distingue du peuple et de nos
ancêtres.
CCCIV.
Le plaisir et l'ostentation l'emportent dans le
cœur des grands sur l'intérêt. Nos passions se
règlent ordinairement sur nos besoins.
cccv.
Le peuple et les grands n'ont ni les mêmes
vertus, ni les mêmes vices.
CCGVL
C'est à notre cœur à régler le rang de nos in-
térêts , et à notre raison de les conduire.
CCCVIL
La médiocrité d'esprit et 1-a paresse font plus
de philosophes que la réflexion.
CCCVUL
Nul n'est ambitieux par raison , ni vicieux par
défaut d'esprit.
cecL\.
Tous les hommes sont clairvoyants sur leurs
intérêts; et il n'arrive guère qu'on les en déta-
che par la ruse. On a admiré dans les négocia-
tions la supériorité de la maison d'Autriche,
mais pendant l'énorme puissance de celte fa-
mille, non après. Les traités lesmieux ménages
ne sont que la loi du plus fort.
CCCX.
I." commerce csl l'école de la hoiupciie.
534
VAUVliNARGUES.
CCCXI.
A voir comme en usent les hommes, on serait
porté quelquefois à penser que la vie humaine
et les affaires du monde sont un jeu sérieux, où
toutes les finesses sont permises pour usurper le
bien d'autrui à nos périls et fortunes, et où
l'heureux dépouille en tout honneur le plus mal-
heureux ou le moins habile,
CCCXII,
C'est un grand spectacle de considérer les
hommes méditant en secret de s'entre-nuire , et
forcés néanmoins de s'entr'aidçr contre leur in^
clination ou leur dessein,
CCCXIII.
Nous n'avons ni la force ni les occasions
d'exécuter tout le bien et tout le mal que nous
projetons,
CCCXIV,
Nos actions ne sont ni si bonnes ni si vicieu-
ses que nos volontés.
CGCXV,
Dès que l'on peut faire du bien, on est à
même de faire des dupes. Un seul homme en
amuse alors une infinité d'autres , tous unique-
ment occupés de le tromper. Ainsi il en coûte
peu aux gens en place pour surprendre leurs in-
férieurs; mais il est malaisé à des misérables
d'imposer à qui que ce soit. Celui qui a besoin
des autres les avertit de se défier de lui; un
homme inutile a bien de la peine à leurrer per-
sonne.
CCCXVI,
L'indifférence où nous sommes pour la vérité
dans la morale vient de ce que nous sommes
décidés à suivre nos passions, quoi qu'il en puisse
être : et c'est ce qui fait que nous n'hésitons pas
lorsqu'il faut agir, malgré l'incertitude de nos
opinions. Peu m'importe , disent les hommes, de
savoh: où est la vérité , sachant où est le plaisir.
CCCXVII.
Les hommes se défient moins de la coutume
et de la tradition de leurs ancêtres , que de leur
raison *.
' Var. Nous avons plus de f(»i a la coutume et à la tradition
de no8 pères qu'à notre raison.
CCCXVIH.
I
La force ou la faiblesse de notre créance dé-
pend plus de notre courage que de nos lumiè-
res. Tous ceux qui se moquent des augures
n'ont pas toiyours plus d'esprit que ceux qui y
croient.
CCCXIX,
Il est aisé de tromper les plus habiles, en leur
proposant des choses qui passent leur esprit , et
qui intéressent leur cœur.
cccxx.
Il n'y a rien que la crainte et l'espérance ne
persuadent aux hommes.
cccxxi.
Qui s'étonnera des erreurs de l'antiquité, s'il
considère qu'encore aujourd'hui, dans le plus
philosophe de tous les siècles, bien des gens de
beaucoup d'esprit n'oseraient se trouver à une
table de treize couverts '.
cccxxn.
L'intrépidité d'un homme incrédule, mais
mourant , ne peut le garantir de quelque trou-
ble, s'il raisonne ainsi : Je me suis trompé mille
fois sur mes plus palpables ii^térêts , et j'ai pu
me tromper encore sur la religion. Or je n'ai
plus le temps ni la force de l'approfondir, et je
meurs
CCCXXIII.
La foi est la consolation des misérables, et la
terreur des heureux.
CCCXXIV.
La courte durée de la vie ne peut nous dis-
suader de ses plaisirs , ni nous consoler de ses
peines.
CCCXXV.
Ceux qui combattent les préjugés du peuple
croient n'être pas peuple. Un homme qui avait
fait à Rome un argument contre les poulets
sacrés , se regardait peut-être comme un philo-
sophe.
' rar. Quand je vois qu'un homme d'espnt , dans le plut
f'clairé de tous les siècles, n'ose se mettre à table si on est
treize, il n'y n plus d'erreur, ni ancienne ni moderne, qui
m'étonne.
HEFLEXIONS ET MAXIMES.
CCCXXVl. De l'art et du goût d'écrire \
535
Lorsqu'on rapporte sans partialité les raisons
des sectes opposées , et qu'on ne s'attache à au-
cune, il semble qu'on s'élève en quelque sorte
au-dessus de tous les partis. Demandez cepen-
dant à ces philosophes neutres, qu'ils choisis-
sent une opinion , ou qu'ils établissent d'eux-
mêmes quelque chose; vous verrez qu'ils n'y
sont pas moins embarrassés que tous les autres.
Le monde est peuplé d'esprits froids, qui, n'é-
tant pas capables par eux-mêmes d'inventer, s'en
consolent en rejetant toutes les inventions d'au-
trui, et qui, méprisant au dehors beaucoup de
choses, croient se faire estimer.
CGCXXVIL
Qui sont ceux qui prétendent que le monde
est devenu vicieux? je les crois sans peine. L'am-
bition, la gloire, l'amour, en un mot toutes les
passions des premiers âges [ne font plus les
mêmes désordres et le même bruit. Ce n'est pas
peut-être que ces passions soient aujourd'hui
moins vives qu'autrefois ; c'est parce qu'on les
désavoue et qu'on les combat. Je dis donc que
le monde est comme un vieillard qui conserve
tous les désirs de la jeunesse, mais qui en est
honteux, et s'en cache, soit parce qu'il est dé-
trompé du mérite de beaucoup de choses, soit
parce qu'il veut le paraître.
Gccxxvm.
Les hommes dissimulent par faiblesse, et par
la crainte d'être méprisés, leurs plus chères,
leurs plus constantes, et quelquefois leurs plus
vertueuses inclinations.
CGCXXIX.
L'art de plaire est l'art de tromper.
cccxxx.
Nous sommes trop inattentifs ou trop occupés
de nous-mêmes pour nous approfondir les uns
les autres. Quiconque a vu des masques dans un
bal danser amicalement ensemble , et se tenir par
la main sans se connaître, pour se quitter le mo-
ment d'après, et ne plus se voir ni se regretter,
peut se faire une idée du monde.
CCCXXXL
Les premiers écrivains travaillaient sans mo-
dèle, et n'empruntaient rien que d'eux-mêmes,
ce qui fait qu'ils sont inégaux , et mêlés de mille
endroits faibles , avec un génie tout divin. Ceux'
qui ont réussi après eux ont puisé dans leurs
inventions , et par là sont plus soutenus ; nul ne
trouve tout dans son propre fonds.
CCCXXXIL
Qui saura penser de lui-même et former de
nobles idées, qu'il prenne, s'il peut, la manière
et le tour élevé ^ des maîtres. Toutes les riches-
ses de l'expression appartiemient de droit à ceux
qui savent les mettre à leur place.
CCCXXXIIL
Il ne faut pas craindre non plus de redire une
vérité ancienne, lorsqu'on peut la rendre plus
sensible par un meilleur tour , ou la joindre à
une autre vérité qui l'éclaircisse , et former un
corps de raison ^. C'est le propre des inventeurs
de saisir le rapport des choses , et de savoir les
rassembler ; et les découvertes anciennes sont
moins à leurs premiers auteurs qu'à ceux qui
les rendent utiles.
CCCXXXIV.
On fait un ridicule à un homme du monde
du talent et du goût d'écrire \ Je demande
aux gens raisonnables : Que font ceux qui n'é-
crivent pas ?
cccxxxv.
On ne peut avoir l'âme grande ou l'esprit un
peu pénétrant sans quelque passion pour les
lettres. Les arts sont consacrés à peindre les
traits de la belle nature ; les sciences , à la vérité.
Les arts ou les sciences embrassent tout ce qu'il
y a , dans les objets de la pensée , de noble ou
d'utile : de sorte qu'il ne reste à ceux qui les re-
jettent que ce qui est indigne d'être peint ou
enseigné.
* De l'art et du yoûl d'écrire. Goût signifie ici penclmiit,
inclination qu'on éprouve pour une cliose; mais il ne peut
s'employer en parlant d'une action. On peut dire avoir le goût
de la peinture , mais non pas le goût de peindre. Ainsi le goût
d'écrire est une incorrection, S.
^' Le tour élevé ; métapliore qui peut paraitrc incohérente. S.
3 Fomier un corps de raison. Il faut de raisons. S.
^ Pu goût d'écrire. On a d«yi» observé (|ue celte expression
('lait incorrecte. S.
530
VAUVENARGUtS.
GCCXXXVÏ.
Voulez-vous démêler, rassembler vos idées,
les mettre sous un même point de vue , et les
réduire en principes? jetez-les d'abord sur le
papier. Quand vous n'auriez rien à gagner par
cet usage du côté de la réflexion, ce qui est
faux manifestement, que n'acquerriez-vous pas
du côté de l'expression? Laissez dire à ceux '
qui regardent cette étude comme au-dessous
d'eux. Qui peut croire avoir plus d'esprit, un
génie plus grand et plus noble que le cardinal
de Richelieu ? qui a été chargé de plus d'affaires
et de plus importantes ? Cependant nous avons
des Contwverses de ce grand ministre, et un
Testament politique : on sait même quïl n'a pas
dédaigné la poésie. Un esprit si ambitieux ne
pouvait mépriser la gloire la plus empruntée et
la plus à nous qu'on connaisse. Il n'est pas besoin
de citer, après un si grand nom, d'autres exem-
ples : le duc de la Rochefoucauld, l'homme de
son siècle le plus poli et le plus capable d'in-
trigues, auteur du livre des Maximes; le fameux
cardinal de Retz , le cardinal d'Ossat % le che-
valier Guillaume Temple ^, et une infinité d'au-
tres qui sont aussi connus par leurs écrits que
par leurs actions immortelles. Si nous ne sommes
pas à même d'exécuter de si grandes choses que
ces hommes illustres, qu'il paraisse du moins
par l'expression de nos pensées, et par ce qui
dépend de nous, que nous n'étions pas incapables
de les concevoir.
Sur la vérité et réloquence.
CCGXXXVII.
Deux études sont importantes : l'éloquence et
la vérité; la vérité, pour donner un fondement
solide à l'éloquence , et bien disposer notre vie ;
l'éloquence , pour diriger la conduite des autres
hommes et défendre la vérité.
CCCXXXVIII.
La plupart des grandes affaires se traitent
par écrit ; il ne suffît donc pas de savoir parler :
tous les intérêts subalternes , les engagements,
les plaisirs, les devoirs de la vie civile, deman-
' Laissez dire à ceux, etc. Il faut, ce semble, laissez dire
ceu^jc. B.
* Arnaud, cardinal d'Ossat, auteur de lettres regardées
comme des chefs-d'œuvre de politique, mourut à Rome le 13
mars IG04. B.
^ Guillaume Temple, célèbre négociateur anglais, auteur
d'un grand nombre d'ouvrages historiques , mourut dans le
comîé de S'jsscx en février 1608. B.
dent qu'on sache parler; c'est donc peu de sa-
voir écrire. Nous aurions besoin tous les jours
d'unir l'une et l'autre éloquence : mais nulle ne
peut s'acquérir, si d'abord on ne sait penser ; et
on ne sait guère penser, si l'on n'a des principes
fixes et puisés dans la vérité. Tout confirme
notre maxime : l'étude du vrai la première , l'élo-
quence après.
Pensées diverses.
CCCXXXLX.
C'est un mauvais parti pour une femme que
d'être coquette. Il est rare que celles de ce ca-
ractère allument de grandes passions ; et ce n'est
pas à cause qu'elles sont légères, comme on croit
communément, mais parce que personne ne veut
être dupe. La vertu nous fait mépriser la fausseté,
et l'amour-propre nous la fait haïr.
CCCXL.
Est-ce force dans les hommes d'avoir des pas-
sions , ou insuffisance et faiblesse ? Est-ce gran-
deur d'être exempt de passions , ou médiocrité
de génie? Ou tout est-il mêlé de faiblesse et de
force, de grandeur et de petitesse?
CCCXLI.
Qui est plus nécessaire au maintien d'une so-
ciété d'hommes faibles , et que leur faiblesse a
unis , la douceur ou l'austérité ? Il faut employer
l'une et l'autre. Que la loi soit sévère et les hom-
mes indulgents.
CCCXLII.
La sévérité dans les lois est humanité pour les
peuples ; dans les hommes , elle est la marque
d'un génie étroit et cruel. Il n'y a que la néces-
sité qui puisse la rendre innocente.
CCCXLIII.
Le projet de rapprocher les conditions a tou-
jours été un beau songe ; la loi ne saurait égaler '
les hommes malgré la nature \
* La loi ne saurait égaler les hommes, pour les rendre
égaux. 11 faut égaliser. S.
* Suivant l'article III des droits de l'homme, dans la Consti-
tution française de 1795, V égalité consiste en ce que la loi est
la même pour tous : soit qu'elle protège , soit qu'elle punisse ,
elle n'admet aucune distinction de naissance, aucune héré
dite de pouvoirs; mais l'article V dit que la propriété est le
droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du
fruit de son travail et de son industrie. Ces deux droits ne
sont pas toujours faciles à concilier, et l'homme né sans pro-
priété et saiïs industrie se croira difficilement l'égal du ricbe
RÉlLEXIOiNS ET MAXIMES.
537
GCCXLIV.
S'il n'y avait de domination légitime que celle
qui s'exerce avec justice, nous ne devrions rien
aux mauvais rois.
CCGXLV.
Comptez rarement sur l'estime et sur la con-
fiance d'un homme qui entre dans tous vos inté-
rêts , s'il ne vous parle aussitôt des siens.
CCGXLVI.
Nous haïssons les dévots qui font profession
de mépriser tout ce dont nous nous piquons , et
se piquent souvent eux-mêmes de choses encore
plus méprisables '.
CCCXLVII.
C'est par la conviction manifeste de notre in-
capacité ^ que le hasard dispose si universelle-
ment et si absolument de tout. Il n'y a rien de
plus rare dans le monde que les grands talents
et que le mérite des emplois : la fortune est plus
partiale qu'elle n'est injuste.
CCGXLVIII.
Le mystère dont on enveloppe ses desseins
marque quelquefois plus de faiblesse que d'indis-
crétion, et souvent nous fait plus de tort.
CCCXLIX.
Ceux qui font des métiers infâmes, comme
les voleurs , les femmes perdues , s'honorent de
leurs crimes, et regardent les honnêtes gens
comme des dupes. La plupart des hommes , dans
le fond du cœur , méprisent la vertu , peu la
gloire.
CCCL.
La Fontaine était persuadé \ comme il le dit,
liériUer et de l'homme induslricux , même aux yeux de la loi,
puisqu'elle est chargée de proléger la propriété et l'industrie.
( Cette note est de M. de Fortia. )
' Ce que Vauvenargucs dit ici des dévots, il le dit d'une
manière plus générale au n° CCXLI, B.
'- Cest par la conviction manifeste de notre incapacité que
le hasard dispose , etc. Cette pensée est obscure; l'auteur veut
dire, je crois, que c'est la conviction que nous avons de notre
incapacité , qui nous fait abandonner tant de choses au ha.sard.
// n'y a rien de plus rare dans le monde, dit-il ensuite, que
les grands talents et que le mérite des emplois : h» mérite des
emplois est une ellipse forcée. L'auteur ajoute : la fortune
est plus partiale qu'elle n'est iujustjj , c'est-à-dire qu'eiitre des
concurrents sans moyens, elle n'est pas injuste m refusant un
emploi à tel qui nv, lemérih; pas, mais partiale en l'accordant
à tel autre qui ne le mérite pas davantage. S.
' Jm Fontaine était persuadé, vW. On ne voit pas (|uellees(
que l'apologue était un art divin. Jamais peut-
être de véritablement grands hommes ne se sont
amusés à tourner des fables.
CGCLL
,m
Une mauvaise préface allonge considérable-
ment un mauvais hvre; mais ce qui est bien
pensé est bien pensé, et ce qui est bien écrit est
bien écrit.
CCCLIL
Ce sont les ouvrages médiocres qu'il faut
abréger. Je n'ai jamais vu de préface ennuyeuse
à la tête d'un bon hvre.
CCCLIIL
Toute hauteur ' affectée est puérile ; si elle
se fonde sur des titres supposés , elle est ridi-
cule ; et si ces titres sont frivoles , elle est basse :
le caractère de la vraie hauteur est d'être tou-
jours à sa place.
CCCLIV.
Nous n'attendons pas d'un malade qu'il ait
l'enjouement de la santé et la même force de
corps; s'il conserve même sa raison jusqu'à la
fin , nous nous en étonnons ; et s'il fait paraître
quelque fermeté, nous disons qu'il y a de Taf-
fectation dans cette mort : tant cela est rare et
difficile. Cependant, s'il arrive qu'un autre homme
démente en mourant , ou la fermeté , ou les prin-
cipes qu'il a professés pendant sa vie ; si dans
l'état du monde le plus faible , il donne quelque
marque de faiblesse ô aveugle malice de
l'esprit humain ! il n'y a pas de contradictions
si manifestes que l'envie n'assemble pour nuire.
CCCLV.
On n'est pas appelé à la conduite des grandes
affaires, ni aux sciences, ni aux beaux-arts, ni
la liaison des deux parties de cette maxime : ce (jui la rend
très-obscure. En disant que jamais de véritablement grands
hommes ne se sont amusés à tourner d«s fables, veut-il dire
que c'est un art d'instinct, d'inspiration P Mais cela pourrait
se dire de beaucoup d'autres genres de talents poétiques. Faut-
il le prendre dans un sens défavorable? On a peine à le con-
c<!voir d'après les éloges <ju'il donne à la Fontaine dans ses
Fragments sur les poètes. On voit plus vivenient encore, dans
ses Lettres à roi taire, l'admiration que lui Inspirait le talent
de la Fontaine, (|u'il a même défendu contre Voltaire. Au
reste, celte maxime est du nond)ré de celles (pi'il avait retran-
chées dans la seconde* édition; et il voulait probablement l.i
su|)primer ou réclaircir. S.
' Toute hauteur, etc. .le crois (\u'orgueil est ici le mot pro-
pre. Haitliiir, pris à l'absolu , ne peut s'entendre dans nn sens
favorable. S.
538
VAUVENARGUES.
à la vertu , quand on n'aime pas ces choses pour
elles-mêmes, indépendamment de la considéra-
tion qu'elles attirent. On les cultiverait donc
inutilement dans ces dispositions : ni l'esprit , ni
la vanité, ne peuvent donner le génie.
CCCLVI.
Les femmes ne peuvent comprendre qu'il y
ait des hommes désintéressés à leur égard.
CCCLVII.
11 n'est pas libre à un homme qui vit dans le
monde de n'être pas galant.
CCCLVIII.
Quels que soient ordinairement les avantages
de la jeunesse, un jeune homme n'est pas bien
venu auprès des femmes jusqu'à ce qu'elles en
aient fait un fat.
CCCLIX.
Il est plaisant qu'on ait fait une loi de la pu-
deur aux femmes, qui n'estiment dans les hom-
mes que l'effronterie.
CCCLX.
On ne loue point une femme ni un auteur
médiocre comme eux-mêmes se louent.
CCCLXI.
Une femme qui croit se bien mettre ne soup-
çonne pas , dit un auteur, que son ajustement
deviendra un jour aussi ridicule que la coiffure
de Catherine de Médicis. Toutes les modes dont
nous sommes prévenus vieilliront peut-être avant
nous, et même le bon ton,
CCCLXII.
Il y a peu de choses que nous sachions bien.
CCCLXIII.
Si on n'écrit point parce qu'on pense, il est
inutile de penser pour écrire.
CCCLXIV.
Tout ce qu'on n'a pensé que pour les autres
est ordinairement peu naturel.
CCCLXV. *
La clarté est la bonne foi des philosopiies.
CCCLXVI.
La netteté est le vernis des maîtres.
CCCLXVII.
La netteté épargne les longueurs, et sert de
preuves aux idées \
CCCLXVIII.
La marque d'une expression propre est que,
même dans les équivoques , on ne puisse lui don-
ner qu'un sens.
CCCLXIX.
Il semble que la raison , qui se communique
aisément et se perfectionne quelquefois, devrait
perdre d'autant plus vite tout son lustre et le
mérite de la nouveauté : cependant les ouvrages
des grands hommes , copiés avec tant de soin
par d'autres mains, conservent, malgré le temps,
un caractère toujours original : car il n'appar-
tient pas aux autres hommes de concevoir et
d'exprimer aussi parfaitement les choses qu'ils
savent le mieux. C'est cette manière de con-
cevoir, si vive et si parfaite, qui distingue dans
tous les genres le génie, et qui fait que les idées
les plus simples et les plus connues ne peuvent
vieillir.
CCCLXX.
Les grands philosophes sont les génies de la
raison.
CCCLXXJ.
Pour savoir si une pensée est nouvelle, il n'y
a qu'à l'exprimer bien simplement.
CCCLXXII.
Il y a peu de pensées synonymes , mais beau-
coup d'approchantes.
CCCLXXUI.
Lorsqu'un bon esprit ne voit pas qu'une pen-
sée puisse être utile , il y a grande apparence
qu'elle est fausse.
' Sert de preuves. Il laul de preuve. M.
539
CCCLXXIV.
Nous recevons de grandes louanges avant d'en
mériter de raisonnables.
CCCLXXV.
Les feux de l'aurore ne sont pas si doux que
les premiers regards de la gloire. ^
CCCLXXVI.
Les réputations mal acquises se changent en
mépris.
CCCLXXVIL
L'espérance est le plus utile ou le plus perni-
cieux des biens.
CCCLXXVIIL
L'adversité fait beaucoup de coupables et d'im-
prudents.
CCCLXXIX.
La raison est presque impuissante pour les
faibles.
CGCLXXX.
Le courage est la lumière de l'adversité.
CCCLXXXL
L'erreur est la nuit des esprits , et le piège de
l'innocence.
CCCLXXXU.
Les demi-philosophes ne louent l'erreur que
pour faire les honneurs de la vérité.
CCCLXXXIIL
C'est être bien impertinent de vouloir faire
croire qu'on n'a pas assez d'erreurs pour être
heureux.
CCCLXXXIV.
Celui qui souhaiterait sérieusement des illu-
sions , aurait au delà de ses vœux.
CCCLXXXV.
Les corps politiques ont leurs défauts inévita-
bles, comme les divers âges de la vie humaine.
Qui peut garantir la vieillesse des infirmité-s, hors
ta mort?
CCCLXXXVL
La sagesse est le tyran des faibles.
RÉFLEXlOiNS ET MAXIMES.
CCCLXXXVIL
Les regards affables ornent le visage des rois.
cccLxxxvm.
La licence étend toutes les vertus et tous les
vices.
CCCLXXXIX.
La paix rend les peuples plus heureux et les
hommes plus faibles.
cccxc.
Le premier soupir de l'enfance est pour la
liberté.
CCCXCL
La hberté est incompatible avec la faiblesse.
CCCXCIL
L'indolence est le sommeil des esprits.
cccxcin.
Les passions plus vives sont celles dont l'ob-
jet est plus prochain % comme dans le jeu et
l'amour, etc.
CCCXCIV.
Lorsque la beauté règne sur les yeux , il est
probable qu'elle règne encore ailleurs.
cccxcv.
Tous les sujets de la beauté ne connaissent
pas leur souveraine.
CCCXCVL
Si les faiblesses de l'amour sont pardonnables,
c'est principalement aux femmes, qui régnent
par lui.
CCCXCVIL
Notre intempérance loue les plaisirs.
CCCXCVIIL
La constance est la chimère de l'amour.
CCCXCIX.
i Les hommes simples et vertueux mêlent de
, la délicatesse et de la probité jusque dans leurs
plaisirs.
I
I ^ Les passions plus vives sont celles dont l'objet est pi 11%
[ prochain. Il faut dire les plus vives et le plus prochain. Vnxi-
teur tombe souvent dans cette fnute, d'employer les compa-
: ratjfs sans objets de comparaison, fl.
MO
VAUVENAKGUES.
CCCC.
Ceux qui ne sont plus en état de plaire aux
femmes s'en corrigent.
CCCCI.
Les premiers jours du printemps ont moins
de grâce que la vertu naissante d'un jeune
homme.
CCCCII.
L'utilité de la vertu est si manifeste , que les
méchants la pratiquent par intérêt.
CCCCIIL
Rien n'est si utile que la réputation , et rien
ne donne la réputation si sûrement que le
mérite.
CCCCIV.
La gloire est la preuve de la vertu.
CCCCV.
La trop grande économie fait plus de dupes
que la profusion.
CCCCVL
La profusion avilit ceux qu'elle n'illustre pas.
CCCCVIL
Si un homme obéré et sans enfants se fait
quelques rentes viagères , et Jouit par cette con-
duite des commodités de la vie, nous disons
que c'est un fou qui a mangé son bien.
ccccvm.
Les sots admirent qu'un honune à talents ne
soit pas une bête sur ses intérêts.
CCCCIX.
La libéralité et l'amour des lettres ne ruinent
personne ; mais les esclaves de la fortune trou-
vent toujours la vertu trop achetée.
ccccx.
On fait bon marché d'une médaille, lorsqu'on
n'est pas curieux d'antiquités : ainsi ceux qui
n'ont pas de sentiments pour le mérite, ne
tiennent presque pas de compte des plus grands
talents.
CCCCXL
Le grand avantage des talents parait eu ce
que la fortune sans mérite e^ presque inutile.
CCCCXIL
On tente d'ordinaire sa fortune ' par des ta-
lents qu'on n'a pas.
CCCCXIIL
Il vaut mieux déroger à sa qualité qu'à son
génie. Ce serait être fou de conserver un état
médiocre au prix d'une grande fortune ou de la
gloire;
CGCCXIV.
Il n'y a pas de vice qui ne soit nuisible , dénué
d'esprit '.
CCCCXV.
J'ai cherché s'il n'y avait point de moyen de
faire sa fortune sans mérite, et je n'en ai trouvé
aucun.
CCCCXVI.
Moins on veut mériter sa fortune, plus il faut
se donner de peine pour la faire.
CCCCXVII.
Les beaux esprits ont une place dans la bonne
compagnie , mais la dernière.
CCCCXVIII.
Les sots usent des gens d'esprit comme les
petits hommes portent de grands talons.
CGCCXIX.
11 y a des hommes dont il vaut mieux se taire
que de les louer selon leur mérite ^
ccccxx.
II ne faut pas tenter de contenter les envieux.
CCCCXXI.
L'avarice ne s'assouvit pas par les richesses,
ni l'intempérance par la volupté , ni la paresse
par l'oisiveté, ni l'ambition par la fortune ; mais
' On tente d'ordinaire sa fortune. Il faut dire tenter fortune
ou tenter de faire sa. fortune. M.
2 II n'y a pas de vice qui ne soit nuisible , dénué d'esprit.
Ce n'est pas le vice qui est dénué d'esprit, mais celui qui Ta
et à qui il est nuisible. Cette tournure parait vicieuse. Vau
venargues a dit ailleurs que le vice ne pouvait jamais paraître
utile à un esprit bien organisé. S.
^' // y a des hommes dont il vaut mieux se taire que de (es
louer selon leur mérite. C'est-à-dire, je crois, qu'il y a des
gens dont le mérite e.st dans un genre si frivole et si misérable,
<l'!,> ks louoï "jolon leur mérite serait les rendre ridicules. S.
!si la vertu même et si la gloire ne nous rendent
heureux, ce que l'on appelle bonheur vaut-il
nos regrets '.
^ CCCCXXII.
Il y a plus de faiblesse que de raison à être
humilié de ce qui nous manque, et c'est la source
de toute faiblesse.
CCCCXXIII.
Le mépris de notre nature est une erreur de
notre raison.
CCCCXXIV.
Un peu de café après le repas fait qu'on
s'estime. Il ne faut aussi quelquefois qu'une
petite plaisanterie pour abattre une grande pré-
somption.
CGCGXXV.
On oblige les jeunes gens à user de leurs biens
comme s'il était sûr qu'ils dussent vieillir.
CCCGXXVI.
A mesure que l'âge multiplie les besoins de la
nature, il réserve ceux de l'imagination'.
GCCCXXVII.
Tout le monde empiète sur un malade , prê-
tres , médecins , domestiques , étrangers , amis ;
et il n'y a pas jusqu'à sa garde qui ne se croie
en droit de le gouverner.
CCCCXXVIII.
Quand on devient vieux , il faut se parer.
GCCCXXIX.
L'avarice annonce le déclin de l'âge et la fuite
précipitée des plaisirs.
■ On trouva dans le cabinet d'Abdérame, Âbdalrahinan, ou
Abdouhraman III , calife de Cordoue , après sa mort , arrivée
le 17 octobre 961 de l'ère chrétienne, suivant VArt de vérifier
les dates, un écrit de sa main ainsi conçu :
« J'ai régné plus de cinquante ans , et le règne a été paisible
« ou victorieux ; j'étais chéri de mes sujets , redouté de mes
« ennemis , et respecté par mes alliés. La richesse et les hon-
« neurs, la puissance et le plaisir accouraient à ma voix ; et il
« semble que rien n'a dû manquer à mon bonheur. Dans cette
.<( situation heureuse en apparence, j'ai compté avec soin les
« journées de véritable bonheur qui ont été mon partage : elles
« se montent à quatorze.... Mortel , qui que tu sois , ne compte
« pas sur le bonheur de ce monde. »
Foyez Gibbon , Histoire de la décadence de l'empire ro-
main, chap. LU; cet auteur intéressant parle sur ce siy'et
d'une manière très-sensée. ( Note de M. de Fortia.)
^11 réserve ceux de Vimagination. Réserve n'est pas, je
crois , le mot propre. 11 faul diminue. S.
KÉFLEXIOINS ET MAXIMES.
541
CCCCXXX.
L'avarice est la dernière et la plus absolue de
nos passions.
CCCCXXXI.
Personne ne peut mieux prétendre aux gran-
des places que ceux qui en ont les talents.
CCCCXXXII.
Les plus grands ministres ont été ceux que
la fortune avait placés plus loin du ministère.
CCCCXXXIII.
La science des projets consiste à prévenir les
difficultés de l'exécution.
CGGCXXXIV.
La timidité dans l'exécution fait échouer les
entreprises téméraires.
ccccxxxv.
Le plus grand de tous les projets est celui
de prendre un parti.
CCCCXXXVI.
On promet beaucoup pour se dispenser de
donner peu.
CCGCXXXVII.
L'intérêt et la paresse anéantissent les pro-
messes quelquefois sincères de la vanité.
CGCCXXXVIII.
Il ne faut pas trop craindre d'être dupe.
CCCCXXXIX.
La patience obtient quelquefois des hommes
ce qu'ils n'ont jamais eu intention d'accorder.
L'occasion peut même obliger les plus trompeurs
à effectuer de fausses promesses.
CCCCXL.
Les dons intéressés sont importuns.
CCCCXLI.
S'il était possible de donner sans perdre , il
se trouverait encore des hommes inaccessibles.
CCCCXLII.
L'impie endurci dit à Dieu : Pourquoi as-lu
fait des misérables' ?
' C'est demander à Dieu pourquoi il a l'ait des hommes; car
54t2
CCCCXLUI.
Les avares ne se piquent pas ordinairement
de beaucoup de choses.
CCCCXLIV.
La folie de ceux qui vont à leurs fins est de
se croire habiles.
CCCCXLV.
La raillerie est l'épreuve de l'amour-propre.
CCCCXLVL
La gaieté est la mère des saillies.
CCCCXLVIL
Les sentences sont les saillies des philosophes.
ccccxLvm.
Les hommes pesants sont opiniâtres.
CCCCXLIX.
Nos idées sont plus imparfaites que la langue.
CCCCL.
La langue et l'esprit ont leurs bornes. La
vérité est inépuisable.
CCCCLL
La nature a donné aux hommes des talents
divers. Les uns naissent pour inventer, et les
autres pour embellir ; mais le doreur attire plus
de regards que l'architecte.
CCCCLIL
Un peu de bon sens ferait évanouir beaucoup
d'esprit.
CCCCLIIL
Le caractère du faux esprit est de ne paraître
qu'aux dépens de la raison.
CCCCLIV.
On est d'autant moins raisonnable sans jus-
tesse, qu'on a plus d'esprit '.
CCCCLV.
L'esprit a besoin d'être occupé ; et c'est une
l'il y avait seulement deux êtres parfaitement heureux , il y
aurait deux dieux, ce qui impliquerait contradiction. Puis-
qu'il existe des êtres qui ne sont pas des dieux, il doit exister
des malheureux. (Note de M. de Fortia.)
' C'est-à-dire que lorsqu'on n'a point de jugement, plus on
a d'esprit et plus on déraisonne.
VAIIVENARGIIES.
raison de parler beaucoup, que de penser peu.
CCCCLVL
Quand on ne sait pas s'entretenir et s'amuser
soi-même, on veut entretenir et amuser les
autres.
CCCCLVIL
Vous trouverez fort peu de paresseux que
l'oisiveté n'incommode ; et si vous entrez dans
un café , vous verrez qu'on y joue aux dames.
CCCCLVIIL
Les paresseux ont toujours envie de faire quel»
que chose.
CCCCLIX.
La raison ne doit pas régler , mais suppléer
la vertu.
CCCCLX.
Nous jugeons de la vie d'une manière trop
désintéressée , quand nous sommes forcés de la
quitter.
CCCCLXL
Socrate savait moins que Bayle ' : il y a peu
de sciences utiles.
1
CCCCLXIL
Aidons -nous des mauvais motifs
fortifier dans les bons desseins.
CCCCLXm.
pour nous
Les conseils faciles à pratiquer sont les plus
utiles.
CCGCLXIV.
Conseiller, c'est donner aux hommes dès motifs
d'agir qu'ils ignorent.
CCCCLXV.
C'est être injuste d'exiger des autres qu'ils
fassent pour nous ce qu'ils ne veulent pas faire
pour eux-mêmes.
* L'auteur veut dire que Socrate était plus sage , et Bayle
plus savant. La vie de ces deux hommes a été si différente ,
qu'elle ne peut guère être mise en opposition , et il fallait un
fait plus évident pour prouver quHl y a peu de sciences utiles.
Sans doute celui qui n'est que savant , et qui reste enfermé
dans son cabinet, sans instruire ses semblables par un ouvrage
véritablement utile , ne vaut pas l'homme vertueux qui a lu
peu de livres, mais qui a consacré sa vie à faire du bien à ses
semblables. Si cette vérité est celle que l'auteur a voulu prou-
ver par cette maxime, elle n'avait besoin que d'être énoncée",
mais il semble que Vauvcnargues avait une sorte d'animosilé
contre Bayle. {Note de M. de Fortia.)
REFLEXIONS ET MAXIMES.
CCCCLXVI.
Nous nous défions de la conduite des meilleurs
esprits, et nous ne nous défions pas de nos
conseils.
CCCCLXVII.
L'âge peut-il donner le droit de gouverner la
raison ?
CCCCLXVIIL
Nous croyons avoir droit de rendre un homme
heureux à ses dépens , et nous ne voulons pas
qu'il l'ait lui-même.
CCCCLXIX.
Si un homme est souvent malade, et qu'ayant
mangé une cerise il soit enrhumé le lendemain ,
on ne manque pas de lui dire, pour le consoler,
que c'est sa faute.
CCCCLXX.
Il y a plus de sévérité que de justice.
CCCCLXXL
La libéralité de l'indigent est nommée prodi-
galité.
CCCGLXXIL
Il faudrait qu'on nous pardonnât au moins les
fautes qui n'en seraient pas sans nos malheurs ^
CCCCLXXIII.
On n'est pas toujours si injuste envers ses en-
nemis qu'envers ses proches.
CCCCLXXIV.
On peut penser assez de mal d'un homme et
être tout à fait de ses amis ; car nous ne som-
mes pas si délicats que nous ne puissions aimer
que la perfection , et il y a bien des vices qui
nous plaisent , même dans autrui.
CCCCLXXV.
La haine des faibles n'est pas si dangereuse
(ïue leur amitié.
CCCCLXXVL
En amitié, en mariage, en amour, en tel
' Il faudrait qu'on nous pardonnât au mn'ina les fautes qui
n'en seraient pas sans nos malheurs. Les fautes qui n'en se-
raient pas est Incxirrect. Il faut les fautes qui ne seraient pas
det fautes. M.
543
autre commerce que ce soit, nous voulons ga-
gner; et comme le commerce des amis, des
amants, des parents, des frères, etc. est plus
étendu que tout autre, il ne faut pas être surpris
d'y trouver plus d'ingratitude et d'injustice.
CCCCLXXVIL
La haine n'est pas moins volage que l'amitié.
CCCCLXXVIIL
La pitié est moins tendre que l'amour.
CCCCLXXIX.
Les choses que l'on sait le mieux sont celles
qu'on n'a pas apprises.
CCCCLXXX.
Au défaut des choses extraordinaires, nous
aimons qu'on nous propose à croire celles qui en
ont l'air.
CCCGLXXXL
L'esprit développe les simplicités du senti-
ment , pour s'en attribuer l'honneur.
CCCCLXXXIL
On tourne une pensée comme un habit , pour
s'en servir plusieurs fois.
CCCCLXXXIIL
Nous sommes flattés qu'on nous propose comme
un mystère ce que nous avons pensé naturel-
lement.
CCCCLXXXIV.
Ce qui fait qu'on goûte médiocrement les phi-
losophes , est qu'ils ne nous parlent pas assez
des choses que nous savons.
CCCCLXXXV.
La paresse et la crainte de se compromettre
ont introduit l'honnêteté dans la dispute.
CCCCLXXXVI.
Les grandes places dispensent quelquefois des
moindres talents.
CCCCLXXXVII.
Quelque mérite qu'il puisse y avoir à négliger
les grandes places, il y en a peut-être encore
plus à les bien remplir.
544
VADVENARGUES.
CCCCLXX XVIII.
Si les grandes pensées nous trompent, elles
nous amusent.
CCCCLXXXIX.
Il n'y a point de faiseur de stances qui ne se
préfère à Bossuet , simple auteur de prose ; et
dans l'ordre de la nature, nul ne doit penser
aussi peu juste qu'un génie manqué.
CCCCXC.
Un versificateur ne connaît point déjuge com-
pétent de ses écrits : si ou ne fait pas de vers, on
ne s'y connaît pas ; si on en fait , on est son rival.
CCCCXCI.
Le même croit parler la langue des dieux, lors-
qu'il ne parle pas celle des hommes. C'est comme
un mauvais comédien qui ne peut déclamer
comme l'on parle.
CGCCXCII.
Un autre défaut de la mauvaise poésie est d'al-
longer la prose, comme le caractère de la bonne
est de l'abréger.
CCCCXCIII.
Il n'y a personne qui ne pense d'un ouvrage en
prose : Si je me donnais de la peine , je le ferais
mieux. Je dirais à beaucoup de gens : Faites une
seule réflexion digne d'être écrite.
GCCCXCIV.
Tout ce que nous prenons dans la morale pour
défaut n'est pas tel.
CCCGXGV.
Nous remarquons peu de vices pour admettre
peu de vertus.
^ CCCCXCVI.
L'esprit est borné jusque dans l'erreur, qu'on
dit son domaine.
CCCCXCVIL
L'intérêt d'une seule passion , souvent malheu-
reuse, tient quelquefois toutes les autres en capti-
vité; et la raison porte ses chaînes sans pouvoir
les rompre.
ccccxcvm.
' Il y a des faiblesses, si on l'ose dire, insépa-
rables de notre nature.
CCCCXCIX.
Si on aime la vie , on craint la mort '•
D.
La gloire et la stupidité cachent la mort sans
triompher d'elle^.
DI.
Le terme du courage est l'intrépidité dans le
péril ^.
DU.
La noblesse est un monument de la vertu , im-
mortelle comme la gloire.
DIII.
Lorsque nous appelons les réflexions, elles nous
fuient; et quand nous voulons les chasser, elles
nous obsèdent , et tiennent malgré nous nos yeux
ouverts pendant la nuit.
DIV.
Trop de dissipation et trop d'étude épuisent
également l'esprit et le laissent à sec ; les traits
hardis en tout genre ne s'offrent pas à un esprit
tendu et fatigué.
DV.
Comme il y a des âmes volages que toutes les
passions dominent tour à tour, on voit des esprits
vifs et sans assiette que toutes les opinions en-
traînent successivement, ou qui se partagent en-
tre les contraires , sans oser décider.
DVI.
Les héros de Corneille étalent des maximes fas-
tueuses et parlent magnifiquement d'eux-mêmes,
et cette enflure de leurs discours passe pour
vertu parmi ceux qui n'ont point de règle dans
le cœur pour distinguer la grandeur d'âme de
l'ostentation*.
DVII.
L'esprit ne fait pas connaître la vertu.
^ Cela paraît hors de doute. Cependant on rencontre sou-
vent telle ou telle personne qui aime peu la vie, et qui craint
infiniment la mort. F.
' La gloire et la stupidité cachent la mort sans triompher
d'elle. Il faut, je crois , Tamoi^r de la gloire. Sans triompher
d'elle, c'est-à-dire, je pense, sans la faire mépriser. S.
^ Le terme du courage, etc. Il semble qu'il faut diw le
dernier terme. M.
* L'auteur a développé cette idée dans ses réflexions sut
Corneille. B.
HÉFF.KXIONS ET MAXIMES.
n/i
i5
DVIII.
Il n'y a point d'homme qui ait assez d'esprit
pour n'être jamais ennuyeux .
DIX.
La plus charmante conversation lasse l'oreille
d'un homme occupé de quelque passion.
DX.
Les passions nous séparent quelquefois de la
société, et nous rendent tout l'esprit qui est au
monde aussi inutile que nous le devenons nous-
mêmes aux plaisirs d'autrui.
DXI.
Le monde est rempli de ces hommes qui im-
posent aux autres par leur réputation ou leur for-
tune ; s'ils se laissent trop approcher, on passe tout
à coup à leur égard de la curiosité jusqu'au mé-
pris, comme on guérit quelquefois en un moment
d'une femme qu'on a recherchée avec ardeur.
DXII.
On est encore bien éloigné de plaire, lorsqu'on
n'a que de l'esprit.
DXIII.
L'esprit ne nous garantit pas des sottises de
notre humeur.
DXIV.
Le désespoir est la plus grande de nos erreurs ' .
DXV.
La nécessité de mourir est la plus amère de
nos afflictions.
DXVI.
Si la vie n'avait point de fin , qui désespérerait
de sa fortune? La mort comble l'adversité.
DXVII.
Combien les meilleurs conseils sont-ils peu uti-
les , si nos propres expériences nous instruisent si
rarement !
DXVIII.
Les conseils qu'on croit les plus sages sont les
moins proportionnés à notre état.
' C'est-à-dire , en d'autres termes, qu'il n'y a point de mal
•ans remèfle, et que le suicide est un ncfr de foU»». V.
DXIX.
Nous avons des règles pour le théâtre qui pas-
sent peut-être les forces de l'esprit humain.
DXX.
Lorsqu'une pièce est faite pour être jouée , il
est injuste de n'en juger que par la lecture.
DXXI.
Le but des poètes tragiques est d'émouvoir.
C'est faire trop d'homieur à l'esprit humain de
croire que des ouvrages irréguliers ne peuvent
produire cet effet. Il n'est pas besoin de tant d'art
pour tirer les meilleurs esprits de leur assiette,
et leur cacher de grands défauts dans un ouvrage
qui peint les passions. Il ne faut pas supposer
dans le sentiment une délicatesse que nous n'a-
vons que par réflexion , ni imposer aux auteurs
une perfection qu'ils ne puissent atteindre; notre
goût se contente à moins. Pourvu qu'il n'y ait
pas plus d'irrégularités dans un ouvrage que dans
nos propres conceptions, rien n'empêche qu'il
ne puisse plaire , s'il est bon d'ailleurs. N'avons-
nous pas des tragédies monstrueuses ^ qui entraî-
nent toujours les suffrages , malgré les critiques,
et qui sont les délices du peuple, je veux dire de
la plus grande partie des hommes? Je sais que le
succès de ces ouvrages prouve moins le génie
de leurs auteurs que la faiblesse de leurs par-
tisans : c'est aux hommes délicats à choisir de
meilleurs modèles , et à s'efforcer, dans tous les
genres, d'égaler la belle nature ; mais comme elle
n'est pas exempte de défauts, toute belle qu'elle
paraît , nous avons tort d'exiger des auteurs plus
qu'elle ne peut leur fournir. Il s'en faut de beau
coup que notre goût soit toujours aussi difficile à
contenter que notre esprit.
DXXII.
Il peut plaire à un traducteur' d'admirer jus
qu'aux défauts de son original, et d'attribuei
toutes ses sottises à la barbarie de son siècle. Lors-
que je crois toujours apercevoir dans un auteur
les mêmes beautés et les mêmes défauts, il me
I On peut citer, par exemple, le théâtre de Shakspcare et
son prodigieux succès en Angleterre depuis plusieurs siècles ,
malgré les nombreuses irrégularités de ses pièces.
» Il semble que dans celte remarque l'auteur a en vue mon -
sieur et madame Dacier , traducteurs d'Homère et d'autn s
anciens écrivains grecs et latins. C'est principalement Ho-
mère dont il parait qu'il est ici question. Si cela est , Vauvjv
nargues a eu raison de supprimer dans sa seconde é<lHlon jm
)n;;omont qui no fait pns honnp\ir à son goi^t.
3:>
.40
VAUVKNAKGULS.
paraît plus raisonnable d'eu conclure que c'est un
écrivain qui joint de grands défauts ^ des qualités
éminentes, une grande imagination et peu de juge-
ment, ou beaucoup de force et peu d'art , etc. ; et
quoique je n'admire pas beaucoup l'esprit humain,
je ne puis cependant le dégrader jusqu'à mettre
dans le premier rang un génie si défectueux, qui
choque continuellement le sens commun.
DXXIII.
C'est faute de pénétration que nous concilions
si peu de choses.
DXXIV.
Nous voudrions dépouiller de ses vertus l'espèce
humaine, pour nous justifier nous-mêmes de nos
vices, et les mettre à la place des vertus détruites :
semblables à ceux qui se révoltent contre les puis-
sances légitimes, non pour égaler tous les hommes
par la liberté ' , mais pour usurper la même auto-
rité qu'ils calomnient.
DXXV.
Un peu de culture et beaucoup de mémoire,
avec quelque hardiesse dans les opinions et con-
tre les préjugés, font paraître l'esprit étendu.
DXXVI.
Il ne faut pas jeter du ridicule sur les opinions
respectées ; car on blesse par là leurs partisans,
sans les confondre.
DXXVII.
La plaisanterie la mieux fondée ne persuade
point, tant on est accoutumé ^ qu'elle s'appuie
sur de faux principes.
DXXVIII.
L'incrédulité a ses enthousiastes , ainsi que la
superstition : et comme l'on voit des dévots qui
refusent à Cromvs^ell jusqu'au bon sens , on trouve
d'autres hommes qui traitent Pascal et Bossuet
de petits esprits.
DXXLX.
Le plus sage et le plus com*ageux de tous les
hommes, M. de Turenne % a respecté la religion ;
' Non pour égaler tous les hommes par la liberté. Il faut
égaliser. S.
* Tant on est accoutumé qu'elle s'appuie , etc. Il faut, je
crois, accoutumé à voir ou à croire qu'elle s'appuie, etc. Il
faudrait aussi, je crois, au lieu de qu'elle s'appuie, répéter
que la plaisanterie s'appuie , autrement la phrase n'est pas
claire. S.
' Henri de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, tué
et une infinité d'hommes obscurs se placent au
rang des génies et des âmes fortes , seulement
à cause qu'ils la méprisent.
DXXX.
Ainsi nous tirons vanité de nos faiblesses et de
nos fausses erreurs. La raison fait des philosophes,
et la gloire fait des héros; la seule vertu fait de»
sages.
DXXXL
Si nous avons écrit quelque chose pour notre
instruction ou pour le soulagement de notre cœur,
il y a grande apparence que nos réflexions seront
encore utiles à beaucoup d'autres : car personne
n'est seul dans son espèce ; et jamais nous ne som-
mes ni si vrais , ni si vifs , ni si pathétiques que
lorsque nous traitons les choses pour nous-mêmes.
DXXXIL
Lorsque notre âme est pleine de sentiments^
nos discours sont pleins d'intérêt.
DXXXIIL
Le faux présenté avec art nous surprend et
nous éblouit ; mais le vrai nous persuade et nous
maîtrise.
DXXXIV.
On ne peut contrefaire le génie.
DXXXV.
Il ne faut pas beaucoup de réflexions pour faire
cuire un poulet ; et cependant nous voyons des
hommes qui sont toute leur vie mauvais rôtis-
seurs : tant il est nécessaire, dans tous les mé-
tiers , d'y être appelé par un instinct particulier
et comme indépendant de la raison.
DXXXVI.
Lorsque les réflexions se multiplient, les er-
reurs et les connaissances augmentent dans la
même proportion'.
DXXXVII.
Ceux qui viendront après nous sauront peut-
être plus que nous , et ils s'en croiront plus d'es-
d'un coup de canon le 27 juillet 1675 , était né dans la religion
protestante; et après avoir refusé de changer de religion lors-
que son intérêt s'y trouvait, embrassa, par l'effet de la sim-
ple persuasion, la religion catholique romaine, dans laquelle
il mourut. Sa vie a été souvent imprimée. F.
' Foyez la réflexion 27 1 , dont cette maxime est le priiv
cipp. B.
RÉFLEXIONS ET MAXIMES.
prit; mais s(îront-iis plus heureux ou plus sages?
Nous-mêmes qui savons beaucoup, sommes-nous
meilleurs que nos pères, qui savaient si peu?
DXXXVIIL
Nous sommes tellement occupés de nous et de
nos semblables, que nous ne faisons pas la moin-
dre attention à tout le reste, quoique sous nos
yeux et autour de nous.
BXXXIX.
Qu'il y a peu de choses dont nous jugions bien !
DXL.
Nous n'avons pas assez d'amour-propre pour
dédaigner le mépris d'autruî.
DXLI.
Personne ne nous blâme si sévèrement que
nous nous condamnons souvent nous-mêmes '.
DXLII.
L'amourn*estpas si délicat que l'amou^propre.
DXLIII.
Nous prenons ordinairement sur nos bons et
nos mauvais succès; et nous nous accusons ou
nous louons des caprices de la fortune.
DXLIV.
Personne ne peut se vanter de tl'avoir jamais
été méprisé.
DXLV.
Il s'en faut bien que toutes nos habiletés ou que
toutes nos fautes portent coup : tant il y a peu de
choses qui dépendent de notre conduite.
DXLVI.
Combien de vertus et de vices sont sans con-
sécpience î
DXLVII.
Nous ne sommes pas contents d'être habiles si
on ne sait pas que nous le sommes ; et pour ne
pas en perdre le mérite, nous en perdons quel-
quefois le fruit.
DXLVIII.
^ Les gens vains ne peuvent être habiles; car ils
n*ont pas la force de se taire.
» Personne ne nous blâme si sévèrement que nous nous I
condamnons souvent nou^-mémes. Il faut, je crois , aussi se- l
vèrcment, et ensuite , que nous ne nous condamnons. S '
547
DXLLX
I C'est souvent un grand avantage pour un né-
gociateur, s'il peut faire croire qu'il n'entend pas
les mtérêts de son maître et que la passion le
conseille; il évite par là qu'on le pénètre, et ré-
duit ceux qui ont envie de finir à se relâcher de
leurs prétentions. Les plus habiles se croient
quelquefois obligés de céder à un homme qui
résiste lui-même à la raison, et qui échappe à
toutes leurs prises.
DL.
Tout le fruit qu'on a pu tirer de mettre quel-
ques hommes dans les grandes places, s'est ré-
duit à savoir qu'ils étaient habiles.
DLL
II ne faut pas autant d'acquis pour être habile
que pour le paraître.
DLIL
Rien n'est plus facile aux hommes en place
que de s^approprier le savoir d'autrui.
DLIIL
Il est peut-être plus utile, dans les grandes
places, de savoir et de vouloir se servir de gens
instruits, que de Têtre soi-même.
DLIV.
Celui qui a un grand sens sait beaucoup.
I)LV.
Quelque amour qu'on ait pour les grandes
affaires, il y a peu de lectures si ennuyeuses
et si fatigantes que celle d'un traité entre les
princes-
DLVI.
L'essence de la paix est d'être éternelle, et
cependant nous n'en voyons durer aucune l'âge
d'un homme, et à peine y a-t-il quelque règne
où elle n'ait été renouvelée plusieurs fois. Mais
faut-il s'étonner que ceux qui ont eu besoin de
lois pour être justes, soient capables de les
violer ?
DLVII.
La politique fait entre les princes ce que les
tribunaux de la justice font entre les particuliers.
Plusieurs faibles ligués contre un puissant, lui
imposent la nécessité de modérer son nmhifion
et ses violences.
548
VAUVKiNAKGliES.
DLVIII.
Il était plus facile aux Romains et aux Grecs'
de subjuguer de grandes nations , qu'il ne l'est
aujourd'hui de conserver une petite province
justement conquise , au milieu de tant de voisins
jaloux, et de peuples également instruits dans
la politique et dans la guerre, et aussi liés par
leurs intérêts, par les arts, ou par le commerce,
qu'ils sont séparés par leurs limites.
DLIX.
M. de Voltaire * ne regarde l'Europe que
comme une république formée de différentes
souverainetés. Ainsi un esprit étendu diminue
en apparence les objets en les confondant dans
un tout qui les réduit à leur juste étendue; mais
il les agrandit réellement en développant leurs
rapports, et en ne formant de tant de parties
îrrégulières qu'un seul et magnifique tableau.
DLX.
C'est une politique utile, mais bornée, de se
déterminer toujours par le présent, et de pré-
férer le certain à l'incertain, quoique moins
flatteur; et ce n'est pas ainsi que les États s'é-
lèvent, ni même les particuliers.
DLXI.
Qui sait tout souffrir peut tout oser.
DLXII.
Les hommes sont ennemis-nés les uns des au-
tres, non à cause qu'ils se haïssent, mais parce
({u'ils ne peuvent s'agrandir sans se traverser ;
de sorte qu'en observant religieusement les
bienséances , qui sont les lois de la guerre tacite
qu'ils se font , j'ose dire que c'est presque tou-
jours injustement qu'ils se taxent de part et
d'autre d'injustice.
DLXIII.
Les particuliers négocient , font des alliances,
des traités, des ligues, la paix et la guerre, en
un mot , tout ce que les rois et les plus puissants
peuples peuvent faire.
' On sait que les Grecs ont renversé et conquis le royaume
de Perse, et que les Romains ont envahi presque toute la
partie du monde connue de leur temps. Il est vraisemblable
f[ue l'auteur veut mettre ici en opposition avec ces conquê-
tes, l'acquisition de la Lorraine faite par Louis XV, roi de
France, en 1736. F.
' Dans son Siècle de Louis XIF, chapitre II , Voltaire dé-
veloppe effectivement cette grande et belle idée. Vauvenar-
gut^s ne le désignait ici que par la lettre initiale de son nom. F.
DLXIV.
Dire également du bien de tout le monde est
une petite et une mauvaise politique.
DLXV.
La méchanceté tient lieu d'esprit.
DLXVL
La fatuité dédommage du défaut de cœur.
DLXVIL
Celui qui sMmpose à soi-même impose à d'au-
tres.
DLXVIIL
La nature n'ayant pas égalé tous les hommes
par le mérite , il semble qu'elle n'a pu ni dû les
égaler * par la fortune.
DLXIX.
L (spérf^nce fait plus de dupes que l'habileté.
DLXX.
Le lâche a moins d'affronts «à dévorer que
l'ambitieux.
DLXXL
On ne manque jamais de raisons, lorsqu'on
a fait fortune , pour oublier un bienfaiteur eu
un ancien ami; et on rappelle alors avec dépit
tout ce que l'on a si longtemps dissimulé de
leur humeur.
DLXXIL
Tel que soit un bienfait , et quoi qu'il en coûte,
lorsqu'on l'a reçu à ce titre, on est obligé de
s'en revancher "* , comme on tient un mauvais
marché quand on a donné sa parole.
DLXXIIL
Il n'y a point d'injure qu'on ne pardonne,
quand on s'est vengé.
DLXXIV.
On oublie un affront qu'on a souffert, jus-
qu'à s'en attirer un autre par son insolence.
' Egaler. L'auteur emploie toujours cette locution; c'est
une faute. Il faut égaliser. B.
^De s'en revancher est une expression défectueuse, et il
aurait mieux valu dire d'en prouver sa reconnaissance. Mais
la pensée, pour être exprimée incorrectement, n'en est pas
moins belle, et n'en méritait pas moins d'être conservée. F.
— Revancher; tel est le texte de l'édition donnée en 1797 par
M. de Fortia sur les manuscrits de l'auteur. On lit dans l'é-
dition de 1 806 et dans celle de 1820 revenger : c'est une faute. B.
RÉFLEXIONS ET MAXIMES.
549
DLXXV.
DLXXXVI.
S'il est vrai que nos joies soient courtes, la
plupart de nos afflictions ne sont pas longues.
DLXXVI.
La plus grande force d'esprit nous console
moins promptement que sa faiblesse.
DLXXVII.
Il n'y a point de perte que l'on sente si vive-
ment et si peu de temps que celle d'une femme
aimée.
DLXXVIII.
Peu d'affligés savent feindre tout le temps
qu'il faut pour leur honneur.
DLXXIX.
Nos consolations sont une flatterie envers les
affligés.
DLXXX.
Si les hommes ne se flattaient pas les uns les
autres, il n'y aurait guère de société.
DLXXXI.
Il ne tient qu'à nous d'admirer la religieuse
franchise de nos pères, qui nous ont appris à
nous égorger pour un démenti ; un tel res{)ect
de la vérité , parmi les barbares qui ne connais-
saient que la loi de la nature, est glorieux pour
l'humanité.
DLXXXII.
Nous souffrons peu d'injures par bonté.
DLXXXIII.
Nous nous persuadons quelquefois nos pro-
pres mensonges pour n'en avoir pas le démenti,
et nous nous trompons nous-mêmes pour trom-
per les autres.
DLXXXIV.
La vérité est le soleil des intelligences.
DLXXXV.
Pendant qu'une partie de la nation atteint le
terme de la politesse et du bon goût, l'autre
moitié est barbare à nos yeux , sans qu'un spec-
tacle si singulier puisse nous ôter le mépris de
la culture'.
'Ce mot (lo culture désigne, comme l'on voit, dans celle
pensée cl la suivanle, rHnt d'ii» esprit rnilivê par t'inntrm:-
tinii. F.
Tout ce qui flatte le plus notre vanité n'est
fondé que sur la culture, que nous méprisons.
DLXXXVII.
L'expérience que nous avons des bornes de
notre raison nous rend dociles aux préjugés.
DLXXXVIII.
Comme il est naturel de croire beaucoup de
choses sans démonstration , il ne l'est pas moins
de douter de quelques autres malgré leurs
preuves.
DLXXXIX.
La conviction de l'esprit n'entraîne pas tou-
jours celle du cœur.
DXC.
Les hommes ne se comprennent pas les uns
les autres. Il y a moins de fous qu'on ne croit.
DXCI.
Pour peu qu'on se donne carrière sur 1& reli-
gion et sur les misères de l'homme, on ne fait
pas difficulté de se placer parmi les esprits su-
périeurs.
DXCII.
I Bes hommes inquiets et tremblants pour les
plus petits intérêts affectent de braver la mort.
DXCIII.
Si les moindres périls dans les affaires nous
donnent de vaines terreurs, dans quelles alar-
mes la mort ne doit-elle pas nous plonger , lors-
qu'il est question pour toujours de tout notre
être, et que l'unique intérêt qui nous reste , il
n'est plus en notre puissance de le ménager, ni
même quelquefois de le connaître I
DXCIV.
Newton , Pascal , Bossuet , Racine , Fénélon ,
c'est-à-dire les hommes de la terre les plus éclai-
rés , dans le plus philosophe de tous les siècles ,
et dans la force de leur esprit et de leur âge,
ont cru Jésus-Christ; et le grand Condé', en
' Louis de Boiirbon, second du nom, prince de Condt',
ruourut le 1 1 décembre IfiSO. Il avait témoigné beaucoup d'In-
différence pour la reli^iion dans sa jeunesse ; mais les der-
niers temps de sa vie lurent presque entièrement «consacres a
la relif^ion, et sa mort fut trés-clirélienne. On en trouvera les
détails dans la vie de ce prince. Foifcz le tome XXV dej
Hommes illustres de Frantr, par Turpin, Paris, I77r>. Ce
(|uc r.ijtporlo iri Vauvonarmies n'y es! rependanl p<tlnl. F.
550
VAUVENAKGLES.
mourant, répétait ces nobles paroles : « Oui,
« nous verrons Dieu comme il est, sicuti est,
'yfacie adfaciem. »
DXCV.
Les maladies suspendent nos vertus et nos
vices.
DXCVI.
La nécessité comble les maux qu'elle ne peut
soulager.
DXCVIL
Le silence et la réflexion épuisent les passions,
comme le travail et le jeûne consomment les hu-
meurs.
Dxcvin.
La solitude est à l'esprit ce que la diète est
au corps.
DXCIX.
Les hommes actifs supportent plus impatiem-
ment l'ennui que le travail.
DC.
Toute peinture vraie nous charme , jusqu'aux
louanges d'autrui.
DCL
Les images embellissent la raison, et le $en-
tinient la persuade.
DCU.
L'éloquence vaut mieux que le savoir.
DClIl.
Ce qui fait que nous préférons très-justement
l'esprit au savoir, est que celui-ci est mal nommé,
et qu'il n'est ordinairement ni si utile ni si
étendu que ce cj[ue nous connaissons par expé-
rience, ou que nous pouvons acquérir par ré-
flexion. Nous regardons aussi l'esprit comme
la cause du savoir, et nous estimons plus la cause
que son effet : cela est raisonnable. Cependant
celui qui n'ignorerait rien aurait tout l'esprit
qu'on peut avoir; le plus grand esprit du monde
n'étant que science, ou capacité d'en acquérir,.
IICIV.
Les hommes ne s'approuvent pas assez pour
s'attribuer les uns aux autres la capacité des
grands emplois. C'est tout ce qu'ils peuvent,
pour pfiix qui les occupent avec succès, de les
en estimer après leur mort. Mais proposez
l'homme du monde qui a le plus d'esprit : oui ,
dit-on, s'il avait plus d'expérience, ou s'il était
moins paresseux , ou s'il n'avait pas de l'humeur,
ou tout au contraire; car il n'y a point de pré-
texte qu'on ne prenne pour donner l'exclusion
à l'aspirant, jusqu'à dire qu'il est trop honnête
homme, supposé qu'on ne puisse rien lui repro-
cher de plus plausible : tant cette maxime est
peu vraie, quHl est plus aisé de paraître digne
des grandes places que de les remplir.
T)CV.
Ceux qui méprisent l'homme ne sont pas de
grands hommes.
DCVL
Nous sommes bien plus appliqués à noter
les contradictions, souvent imaginaires, et les
autres fautes d'un auteur , qu'à profiter de ses
vues , vraies ou fausses.
DCVIL
Pour décider qu'un auteur se contredit, il
faut qu'il soit impossible de le concilier.
PREMIER
DISCOURS SUR LA GLOIRE,
ADRESSÉ A UN AMI
C'est sans doute une chose assez étrange,
mon aimable ami, que, pour exciter les hommes
à la gloire, on soit obligé de leur prouver aupa-
ravant ses avantages. Cette forte et noble pas-
sion, cette source anciemie et féconde des vertus
humaines, qui a fait sortir le monde de la bar-
barie et porté les arts à leur perfection, main-
tenant n'est plus regardée que conameuneerreuv
imprudente et une éclatante folie. Les hommes
se sont lassés de la vertu; et ne voulant plus
qu'on les trouble dans leur dépravation et leur
mollesse, ils se plaignent qu'elle ce donne au
crime hardi et heureux, et n'orne jamais le mé-
rite. Ils sont sur cela dans l'erreur; et quoi qu'il
leur paraisse, le vice n'obtient point d'hommage
réel. Si Cromwell ' n'eût été prudent, ferme,
' Olivier Crorawell , np à HunUn{;ton, le 3 avril 1603 , ^e jour
mAmp <\\w monrnt la reino f:iisnbetb, s'empara en 1646 de la
DISCOURS SLJR LA GLOIRi<:
55 i
laborieux, libéral, autant qu'il était ambitieux
(,t remuant, ni la gloire ni la fortune n'auraient
(îouronné ses projets; car ce n'est pas à ses
défauts que les hommes se sont rendus, mais
à la supériorité de son génie et à la force iné-
vitable de ses précautions. Dénués de ces avan-
tages, ses crimes n'auraient pas seulement en-
seveli sa gloire , mais sa grandeur même".
Ce n'est donc pas la gloire qu'il faut mépri-
ser : c'est la vanité et la faiblesse; c'est celui
qui méprise la gloire pour vivre avec honneur
dans l'infamie''.
A la mort, dit-il, que sert la gloire? Je ré-
ponds: Que sert la fortune? que vaut la beauté?
Les plaisirs et la vertu même ne fmissent-ils
pas avec la vie ? La mort nous ravit nos hon-
neurs , nos trésors , nos joies , nos délices , et
rien ne nous suit au tombeau. Mais de là qu'o-
sons-nous conclure ? sur quoi fondons-nous nos
discours? Le temps où nous ne serons plus est-
il notre objet? Qu'importe au bonheur de la
vie ce que nous pensons à la mort ? Que peu-
vent, pour adoucir la mort, la mollesse, l'in-
tempérance, ou l'obscurité de la vie?
Nous nous persuadons faussement qu'on ne
peut dans le même temps agir et jouir, travailler
pour la gloire toujours incertaine , et posséder
le présent dans ce travail. Je demande : Qui doit
jouir ? l'indolent ou le laborieux ? le faible ou le
fort? Et l'oisiveté, jouit-elle?
L'action fait sentir le présent ; l'amour de la
gloire rapproche et dispose mieux l'avenir. Il
nous rend agréable le travail que notre condi-
tion rend nécessaire. Après avoir comme enfanté
le mérite de nos beaux jours, il couvre d'un voile
honorable les pertes de l'âge avancé : l'homme
se survit; et la gloire, qui ne vient qu'après la
vertu, subsiste après elle.
Hésiterions-nous , mon ami ? et nous serait-il
plus utile d'être méprisés qu'estimés, paresseux
qu'actifs, vains et amollis qu'ambitieux?
ville d'Oxford, vi lit, aussitôt après, prononcpr parle parle-
ment la déposition de Charles I"*", second roi de la maison
des Stuarts. Le 9 février IG40 il envoya ce prince à Téclia-
faud , abolit la monarchie et lui substitua la république. Usur-
pateur du nouveau gouvernement, il prit le titre de Protec-
teur, sous lequel il pouverna despoticpiement l'Angleterre
jusqu'à sa mort, arrivée le 3 septembre IG58. Mais l'Angle-
terre, qui a oublié son despotisme, admire aujourd'hui son
génie et est lière de sa gloire. B.
' Ses crimes n'auraient pas seulement enseveli sa gloire ,
mais sa yrandeur même. Celle expression , enseveli sa gran-
deur même, signilie-t-elle que ses crimes auraient fait on-
Wier sa grandeur, ou qu'il» l'auraient détruite? S.
^ Pour vivre avec honneur (tans V infamie. On peut vivn'
avec un certain éri.d dans ritifanuc; uuiis peut -on y vivre
a' (T honneur " ,S
Si la gloire [)eut nous tromper, le mérite ne
peut le faire ; et s'il n'aide à notre fortune, il
soutient notre adversité. Mais pourquoi séparer
des choses que la raison même a unies? pour-
quoi distinguer la vraie gloire du mérite dont
elle est la preuve?
Ceux qui feignent de mépriser la gloire pour
donner toute leur estime à la vertu , privent la
vertu même de sa récompense et de son plus
ferme soutien. Les hommes sont faibles, timi-
des, paresseux , légers , inconstants ; les plus ver-
tueux se démentent. Si on leur ôte l'espoir de
la gloire, ce puissant motif, quelle force les sou-
tiendra contre les exemples du vice, contre les
légèretés de la nature , contre les promesses de
l'oisiveté? Dans ce combat si douteux de l'acti-
vité et de la paresse, du plaisir et de la raison,
de la liberté et du devoir, qui fera pencher la
ba'ance? qui portera l'esprit à ces nobles efforts
où la vertu, supérieure à soi-même, franchit
les limites mortelles de son court essor, et d'une
aile forte et légère échappe à ses hens?
Je vois ce qui vous décourage , mon très-cher
ami. Lorsqu'un homme passe quarante ans , il
vous paraît peut-être déjà vieux. Vous voyez
qu,e ses héritiers comptent ses années et le trou-
vent de trop au monde. Vous dites : Dans vingt
ans, moi-même je serai tout près de cet âge
qui paraît caduc à la jeunesse; je ne jouirai plus
de ses regards et de son aimable société : que
me serviraient ces talents et cette gloire qui
rencontrent tant de hasards et d'obstacles pres-
que invincibles? Les maladies, la mort, mes
fautes, les fautes d'autrui, rompront tout à coup
mes mesures... Et vous attendriez donc de, la
mollesse , sous ces vains prétextes, ce que vous
désespérez de la vertu ? ce que le mérite et la
gloire ne pourraient donner, vous le cherche-
riez dans la honte? Si l'on vous offrait le plaisir
par la crapule, la tranquillité par le vice, Tac-
cepteriez-vous?
Un homme qui dit : Les talents, la gloire,
coûtent trop de soins, je veux vivre en paix si
je puis; je le compare à celui qui ferait le projet
de passer sa vie dans son lit, dans un long et
gracieux sommeil. 0 insensé! pourquoi voulez-
vous mourir vivant ! votre erreur en tout sens
est grande. Plus vous serez dans volrc lit, moins
vous dormirez. Le repos, la paix, le plaisir, no
sont que le prix du travail.
Vous avez une ernttr plus douce, mon aima-
ble ami : oserai-je aussi la combattre? L«i plai-
sirs \()iis ont asservi ; vous les inspirez ; ils \otis
652
VAUVEÎSAKGUES.
touchent ; vous portez leuitj fers. Comment vous
épargneraient-ils dans une si vive jeunesse , s'ils
tentent même la raison et l'expérience de l'âge
avancé? Mon charmant ami , je vous plains : vous
savez tout ce qu'ils promettent et le peu qu'ils
tiennent toujours. Pour n.oi , il ne m'appartient
pas de vous faire aucune leçon. Vous n'ignorez
pas quel dégoût suit la volupté la plus chère,
quelle nonchalance elle inspire, quel oubli pro-
fond des devoirs, quels frivoles soins, quelles
eramtes, quelles distractions insensées.
Elle éteint la mémoire dans les savants , des-
sèche l'esprit, ride la jeunesse, avance la mort.
Les fluxions, les vapeurs, la goutte, presque
toutes les maladies qui tourmentent les hommes
en tant de manières, qui les arrêtent dans leurs
espérances, trompent leurs projets et leur ap-
portent dans la force de leur âge les infirmités
de la vieillesse : voilà les effets des plaisirs. Et
vous renonceriez, mon cher ami, à toutes les
vertus qui vous attendent, à votre fortune, à la
gloire? Non, sans doute; la volupté ne prendra
jamais cet empire sur une âme comme la vôtre,
quoique vous lui prêtiez vous-même de si fortes
armes.
Mais quel autre attrait , quelle crainte pour-
rait vous détourner de satisfaire à vos sages in-
clinations ' ? seraient-ce les bizarres préjugés de
quelques fous qui voudraient vous donner leurs
ridicules, eux qui se piquent d'avoir la peau
douce et de donner le ton à quelques femmes?
S'ils sont effacés dans un souper, ils se cou-
chent avec un mortel chagrin; et vous n'oseriez à
leurs yeux avoir une ambition plus raisonnable ?
Ces gens-là sont-ils si aimables, je dis plus,
sont-ils si heureux, que vous deviez les préférer
à d'autres hommes, et prendre leurs extrava-
gances pour des lois? Écouteriez- vous aussi ceux
qui font consister le bon sens à suivre la cou-
tume, à s'étabhr, à ménager sourdement de
vils intérêts? Tout ce qui est hardiesse, géné-
rosité, grandeur de génie, ils ne peuvent même
le concevoir : et cependant ils ne méprisent pas
sincèrement la gloire ; ils l'attachent à leurs er-
reurs.
On en voit parmi ces derniers qui combattent
par la religion ce qu'il y a de meilleur dans la
nature, et qui rejettent ensuite la religion même,
ou comme ime loi impraticable , ou comme une
belle fiction , et une invention politique.
' Mais quel autre attrait, quelle crainte pourrait vous dé-
fnurner de satisfaire à vos sayts inclinations? On satisfait à
wn devoir; mais on satisfait ses inclinatiotis. S.
Qu'ils s'accordent donc, s'ils le peuvent. Sont-
ils sous la loi de grâce ? que leurs mœurs le fas-
sent connaître. Suivent-ils encore la nature?
, qu'ils ne rejettent pas ce qui peut l'élever et la
maintenir dans le bien.
Je veux que la gloire nous trompe : les ta-
lents qu'elle nous fera cultiver, les sentiments
i dont elle remplira notre âme , répareront bien
I cette erreur. Qu'importe ((ue si peu de ceux qui
j courent la même carrière la remplissent, s'ils
I cueillent de si nobles fleurs sur le chemin, si
jusque dans l'adversité leur conscience est plus
forte et plus assurée que celle des heureux du
vice!
Pratiquons la vertu; c'est tout. La gloire,
mon très-cher ami, loin de vous nuire', élèvera
si haut vos sentiments, que vous apprendrez
d'elle-même à vous en passer, si les hommes
vous la refusent : car quiconque est grand par
le cœur, puissant par l'esprit, a les meilleurs
biens; et ceux à qui ces choses manquent ne
sauraient porter dignement ni l'une ni l'autre
fortune.
•«••»«»*••«•«•«
SECOND DISCOURS.
Puisque vous souhaitez, mon cher ami, que
je vous parle encore de la gloire , et que je vous
explique mieux mes sentiments, je veux tâcher
devons satisfaire, et de justifier mes opinions
sans les passionner, si je puis ; de peur de farder
ou d'exagérer la vérité, qui vous est si chère, et
que vous rendez si aimable.
Je conviendrai d'abord que tous les hommes
ne sont pas nés, comme vous dites*, pour les
grands talents; et je ne crois pas qu'on puisse
regarder cela comme un malheur, puisqu'il faut
que toutes les conditions soient conservées, et
que les arts les plus nécessaires ne sont ni les
plus ingénieux, ni les plus honorables.
Mais ce qui importe, je crois, c'est qu'il rè-
gne dans tous ces états une gloire assortie au
mérite qu'ils demandent. C'est l'amour de cette
gloire qui les perfectionne, qui rend les hommes
^ La gloire, mon très-cher ami, loin de vous nuire. La
gloire pour f amour de la gloire. On a déjà remarqué cette
faute, ou Vauvenargues tombe souvent. Le mot gloire, lors-
qu'il signifie un sentiment, se prend toujours en mauvaise
part : c'est le caractère du glorieux. S.
~ Comme vous dites. Tl faut Je crois, comme vont le dites. S
DISCOURS SUR LA GLOIRE.
563
de toutes les conditions plus vertueux , et qui
fait fleurir les empires, comme l'expérience de
tous les siècles le démontre.
Cette gloire, inférieure à celle des talents
plus élevés , n'est pas moins justement fondée :
car ce qui est bon en soi-même ne peut être
anéanti par ce qui est meilleur. Il peut perdre
de notre estime, mais il ne peut souffrir de dé-
chéance dans son être; cela est visible.
S'il y a donc quelque erreur à cet égard
parmi les hommes, c'est lorsqu'ils cherchent une
gloire supérieure à leurs talents , une gloire par
conséquent qui trompe leurs désirs et leur fait
négliger leur vrai partage , qui tient cependant
leur esprit au-dessus de leur condition, et les
sauve peut-être de bien des faiblesses.
Vous ne pouvez tomber, mon cher ami , dans
une semblable illusion; mais cette crainte si mo-
deste est une vertu trop aimable dans un homme
de votre mérite et de votre âge.
On ne peut qu'estimer aussi ce que vous dites
sur la brièveté de la vie. Je croyais avoir pré-
venu à ce sujet tout ce qu'on pouvait m'opposer
de raisonnable. Cependant je ne blâme pas vos
sentiments. Dans une si grande jeunesse, où les
autres hommes sont si enivrés des vanités et
des apparences du monde, c'est sans doute une
preuve, mon aimable ami, de l'élévation de
votre âme , lorsque la vie humaine vous paraît
trop courte pour mériter nos attentions. Le
mépris que vous concevez de ses promesses té-
moigne que vous êtes supérieur à tous ses dons.
Mais puisque, malgré ce mérite qui vous élève,
vous êtes néanmoins borné à cet espace que
vous méprisez , c'est à votre vertu à s'exercer
dans ce champ étroit; et puisqu'il vous est re-
fusé d'en étendre les bornes , vous devez en or-
ner le fonds. Autrement , que vous serviraient
tant de vertus et de génie ? n'aurait-on pas lieu
d'en douter?
Voyez comme ont vécu les hommes qui ont
eu l'âme élevée comme vous. Vous me permet-
tez bien cette louange, qui vous fait un devoir de
leur vertu. Lorsque le mépris des choses humai-
nes les soutenait ou dans les pertes , ou dans les
erreurs, ou dans les embarras inévitables de la
vie, ils s'en couvraient comme d'un bouclier qui
trompait les traits de la fortune. Mais lorsque ce
même mépris se tournait en paresse et en lan-
gueur; qu'au lieu de les porter au travail, il
leur conseillait la mollesse ; alors ils rejetaient
une si dangereuse tentation , et ils s'excitaient
par la gloire, qui est moins donnée à la vertu
pour récompense que pour soutien. Imitez en
cela , mon cher ami , ceux que vous admirez
dans tout le reste. Que désirez -vous, que le
bien et la perfection de votre âme'? Mais com-
ment le mépris de la gloire vous inspirerait-il
le goût de la vertu, si même il vous dégoûte
de la vie ? Quand concevez-vous ce mépris , si
ce n'est dans l'adversité, et lorsque vous déses-
pérez en quelque sorte de vous-même? Qui
n'a du courage, au contraire, quand la gloire
vient le flatter ? qui n'est plus jaloux de bien faire ?
Insensés que nous sommes, nous craignons
toujours d'être dupes ou de l'activité , ou de la
gloire, ou de la vertu I Mais qui fait plus de
dupes véritables que l'oubli de ces mêmes cho-
ses? qui fait des promesses plus trompeuses que
l'oisiveté ?
Quand vous êtes de garde au bord d'un fleuve,
où la pluie éteint tous les feux pendant la nuit ,
et pénètre dans vos habits, vous dites : Heu-
reux qui peut dormir sous une cabane écartée,
loin du bruit des eaux ! Le jour vient ; les ombres
s'effacent et les gardes sont relevées ; vous ren-
trez dans le camp; la fatigue et le bruit vous
plongent dans un doux sommeil , et vous vous
levez plus serein pour prendre un repas déli-
cieux. Au contraire, un jeune homme né pour
la vertu, que la tendresse d'une mère retient
dans les murailles d'une ville forte, pendant que
ses camarades dorment sous la toile et bravent
les hasards, celui-ci qui ne risque rien, qui ne
fait rien , à qui rien ne manque , ne jouit ni de
l'abondance , ni du calme de ce séjour : au sein
du repos, il est inquiet et agité; il cherche les
lieux solitaires ; les fêtes , les jeux , les spectacles,
ne l'attirent point ; la pensée de ce qui se passe
en Moravie occupe ses jours, et pendant la nuit
il rêve des combats et des batailles qu'on donne
sans lui. Que veux-je dire par ces images ? que
la véritable vertu ne peut se reposer ni dans les
plaisirs , ni dans l'abondance , ni dans l'inaction :
qu'il est vrai que l'activité a ses dégoûts et ses
périls; mais que ces inconvénients, momentanés
dans le travail , se multiplient dans l'oisiveté, où
un esprit ardent se consume lui-même et s'im-
portuue.
Et si cela est vrai en général pour tous les
hommes, il l'est encore plus particulièrement pour
vous% mon cher ami , qui êtes né si visiblement
' Que désirez-vous , que le bien et lu perfection de votrr
(iiiicP II y n ellipse : que disirez-vous autre chose que. Le»
<lnix que si rapprocluis sont une in'»gllB«*r.co. M.
" l':t si tria est vrdi your loua les hommes, il l'est encore
554
VAUVENARCiUES.
pour la vertu , et qui ne pouvez être heureux par
d'autres voies, tant celles du bien vous sout pro-
pres.
Mais quand vous seriez moins certain d'avoir
ces talents admirables qui forcent la gloire,
après tout, mon aimable ami, voudriez-vous né-
gliger de cultiver ces talents mômes ? Je dis plus :
s'il était douteux que la gloire fût un grand bien,
renonceriez-vous à ses charmes ? Pourquoi donc
chercher des prétextes pour autoriser des mo-
ments de paresse et d'anxiété ? S'il fallait prouver
que la gloire n'est pas une erreur, cela ne serait
pas fort difficile. Mais , en supposant que c'est
une erreur, vous n'êtes pas même résolu de l'a-
bandonner; et vous avez grande raison : car il
n'y a point de vérité plus douce et plus aimable.
Agissez donc comme vous pensez ; et sans vous
inquiéter de ce que l'on peut dire sur la gloire,
cultivez-la, mon cher ami, sans défiance, sans
faiblesse et sans vanité.
C'aurait été une chose assez hardie , mon ai-
mable ami , que de parler du mépris de la gloire
devant des Romains du temps des Scipion ' et
des Gracchus \ Un homme qui leur aurait dit que
la gloire n'était qu'une folie, n'aurait guère été
écouté; et ce peuple ambitieux l'eût méprisé comme
un sophiste qui détournerait les hommes de la
vertu même , en attaquant la plus forte et la plus
noble de leurs passions. Un tel philosophe n'au-
rait pas été plus suivi à Athènes ou à Lacédémone.
Aurait-il osé dire que la gloire était une chimère,
pendant qu'elle donnait parmi ces peuples une si
haute considération , et qu'elle y était même si
répandue et si commune, qu'elle devenait néces-
saire et presque un devoir ? Plus les hommes ont
de vertu, plus ils ont de droit à la gloire; plus
elle est près d'eux, plus ils l'aiment, plus ils la
désirent , plus ils sentent sa réalité. Mais quand
la vertu dégénère ; quand le talent manque , ou
la force ; quand la légèreté et la mollesse domi-
nent les autres passions, alors on ne voit plus
la gloire que très-loin de soi ; on n'ose ni se la
promettre , ni la cultiver, et enfin les hommes
plîis particulièrement pour vous. Il pour cela. Cette incor-
rection a déjà été remarquée. S.
' Il y a eu plusieurs Scipion, et presque tous paraissent
avoir aimé la gloire. Le vainqueur d'Annibal, Publius Cor-
nélius Scipion , surnommé l'Jfricain , est l'un des plus grands
hommes qui aient jamais existé : il a mérité d'avoir Plutar-
que pour historien. Le jeune Scipion, surnommé aussi l'J-
fricain, est celui qui prit Carthage et détruisit Numance. F.
'■'■ Tibérius et Caius Sem promus Gracchus étaient deux frè-
res célèbres dans l'iiistoire romaine. Plularque a écrit leur
\io,qui est très-intéressante. L'amour de la gloire les cou-
luisit tous deux à une mort violente. F.
s'accoutument à la regarder comiïie un son{:c
Peu à peu on en vient au point que c'est une
chose ridicule même d'en parler. Ainsi , comme
on se serait moqué à Rome d'un déclamateur qui
aurait exhorté les Sylla ' et les Pompée * au mé-
pris de la gloire, on rirait aujourd'hui d'un phi-
losophe qui encouragerait des Français à penser
aussi grandement que les Romains , et à imiter
leurs vertus. Aussi n'est-ce pas mon dessein de
redresser sur cela nos idées , et de changer les
mœurs de la nation. Mais parce que je crois que
la nature a toujours produit quelques hommes
qui sont supérieurs à l'esprit et aux préjugés de
leur siècle, je me conlie, mon aimable ami, aux
sentiments que je vous connais, et je veux vous
parler de la gloire, comme j'aurais pu en parler
à un Athénien du temps de Thémistocle ' et de
Socrate*.
DISCOURS SUR LES PLAISIRS,
ADRESSÉ AU MÈME\
Vous êtes trop sévère , mon aimable ami , de
vouloir qu'on ne puisse pas, en écrivant, réparer
les erreurs de sa conduite , et contredire même
ses propres discours. Ce serait une grande servi-
tude , si on était toujours obligé d'écrire comme
on parle, ou de faire comme on écrit. 11 faut
permettre aux hommes d'être un peu inconsé-
quents, afin qu'ils puissent retourner à la raison
quand ils l'ont quittée , et à la vertu lorsqu'ils
l'ont trahie. On écrit tout le bien qu'on pense , et
on fait tout celui qu'on peut ; et lorsqu'on parle
de la vertu ou de la gloire , on se laisse emporter
' Son épitaphe, compcsée, dit-on, par lui-même, portait
en substance que personne n'avait fait tant de bien à ses
amis, ni tant de mal à ses ennemis. F.
' Cneius Pompeius reçut de Sylla le surnom de Grand ,
qu'il justifia par ses victoires et par son crédit ; mais il fut
vaincu par César à Pharsale. F.
^Thémistocle, vainqueur de Xerxès, sauva sa patrie, et
s'empoisonna pour ne point combattre contre elle. Il mourut
464 ans avant l'ère chrétienne. F.
* Socrate fut déclaré par l'oracle le plus sage de tous les
Grecs : on lui doit Xénophon, Aristote, Platon, et d'aulres
disciples non moins illustres. Les Athéniens ne l'en condam-
nèrent pas moins à mort ; mais ils punirent ensuite ses ca-
lomniateurs , lui élevèrent une statue , et lui dédièrent une
chapelle comme à un demi-dieu. Il mourut 400 ans avant l'ère
chrétienne. F.
"• D'après une note qui s'est trouvée dans les papiers de
Vauvenargues , il parait que ce discours et le préœdent étaient
adressés au même ami pour qui il avait écrit les fons.'ih à
xii jeune homme.
CARACTÈRE DES DIFFÉRENTS SIÈCLES.
555
i( son sujet , sans se souvenir de sa faiblesse. Cela
est très-raisonnable. Voudriez-vous qu'on fît au-
trement , et qu'on ne tâchât pas du moins d'être
sage dans ses écrits , lorsqu'on ne peut pas l'être
encore dans ses actions? Vous vous moquez de ceux
qui parlent contre les plaisirs , et vous leur deman-
dez qu'à cet égard ils s'accordent avec eux-mêmes;
c'est-à-dire que vous voulez qu'ils se rétractent,
et qu'ils vous abandonnent toute leur morale.
Pour moi , il ne m'appartient pas de vous contra-
rier, et de défendre avec vous une vertu austère
dont je suis peu digne '. Je veux bien vous accor-
der, sans conséquence , que les plaisirs ne sont
pas tout à fait inconciliables avec la vertu et la
gloire. On a vu quelquefois de grandes âmes qui
ont su allier l'un et l'autre , et mener ensemble
ces choses si peu compatibles pour les autres
hommes. Mais s'il faut vous parler sans flatterie,
je vous avouerai, mon ami, que les plaisirs de
ces grands hommes ne me paraissent guère res-
sembler à ce que l'on honore de ce nom dans le
monde. Vous savez comme moi quelle est la vie
que mènent la plupart des jeunes gens ; quels sont
leurs tristes amusements et leurs occupations ri-
dicules ; qu'ils ne cherchent presque jamais ce
qui est aimable ou ce qu'ils aiment, mais ce que
les autres trouvent tel ; qui , moyennant qu'ils
vivent en bonne compagnie , croient s'être di-
vertis à un souper où l'on n'oserait parler avec
confiance , ni se taire , ni être raisonnable ; qui
courent trois spectacles dans le même jour sans
en entendre aucun ; qui ne parlent que pour par-
ler, et ne lisent que pour avoir lu ; qui ont banni
l'amitié et l'estime non-seulement des sociétés de
bienséance , mais même des commerces les plus
familiers ; qui se piquent de posséder une femme
qu'ils n'aiment pas, et qui trouveraient ridicule
que l'inclination se mêlât d'attacher à leurs vo-
luptés un nouveau charme. Je tâche de compren-
dre tous ces goûts bizarres qu'ils prennent avec
tant de soin hors de la nature , et je vois que la
vanité fait le fonds de tous les plaisirs et tout
le commerce du monde.
Le frivole esprit de ce siècle est cause de cette
faiblesse. La frivolité, mon ami, anéantit les
hommes qui s'y attachent. Il n'y a point de vice
peut-être qu'on ne doive lui préférer : car en-
core vaut-il mieux être vicieux que de ne pas
être. Le rien est au-dessous de tout , le rien est
le plus grand des vices; et qu'on ne dise pas
que c'est être quel(|ue chose ((ue d'être frivole :
' C'est Une vertu oustèrr dont Jr snis peu dif/tir. CV.;!
.a-fUrr dont jr xuis peu mpnhfr. S.
c'est n'être ni pour la vertu, ni pour la gloire,
ni pour la raison , ni pour les plaisirs passionnés.
Vous direz peut-être : J'aime mieux un homme
anéanti pour toute vertu, que celui qui n'existe
que pour le vice. Je vous répondrai : Celui qui
est anéanti pour la veriu n'est pas pour cela
exempt de vices : il fait le mal par légèreté et
par faiblesse; il est l'instrument des méchants
qui ont plus de génie. Il est moins dangereux
qu'un méchant homme sérieusement appliqué
au mal , cela peut être ; mais faut-il savoir gré
à l'épervier de ce qu'il ne détruit que des in-
sectes , et ne ravage pas les troupeaux dans les
champs comme les lions et les aigles? Un homme
courageux et sage ne craint point un méchant
homme ; mais il ne peut s'empêcher de mépriser
un homme frivole.
Aimez donc , mon aimable ami , suivez les
plaisirs qui vous cherchent , et que la raison , la
nature et les grâces ont faits pour vous. Encore
une fois , ce n'est point à moi à vous les inter-
dire; mais ne croyez pas qu'on rencontre d'a-
grément solide dans l'oisiveté, la folie, la fai-
blesse et l'affectation.
««««««««a*
SUR LE CARACTERE
DES DIFFÉRENTS SIÈCLES.
Quelque limitées que soient nos lumières sur
les sciences, je crois qu'on ne saurait nous dis-
puter de les avoir poussées au delà des bornes
anciennes. Héritiers des siècles qui nous précè-
dent, nous devons être plus rici.es des biens de
l'esprit. Cela ne peut guère nous être conteste
sans injustice; mais nous aurions tort nous-mê-
mes de confondre cette richesse héritée et em-
pruntée , avec le génie qui la donne. Combien de
ces connaissances que nous prisons tant, sont
stériles pour nous ! Étrangères dans notre es-
prit, où elles n'ont pas pris naissance, il arrive
souvent qu'elles confondent notre jugement
beaucoup plus qu'elles ne l'eclairent. Nous plions
sous le poids de tant d'idées, comme ces Etats
qui succombent par trop de conquêtes, où la
prospérité et les richesses corromjX'nt les mœurs,
et où la vertu s'ensevelit sous sa propre gloire'.
Parlera i-je connue je pense? Quelque lumière
((u'oii acquièreencorc , et en (jucUpie siècle que ce
' On ^oil (j\ic, VaincMnimus (lisjyiic ici 1rs Hoin.iins, qui,
556
VAIJVEINARGUES.
puisse être, je crois que l'on verra toujours parmi
les hommes ce qu'on voit dans les plus puissan-
tes monarchies ; je veux dire que le plus grand
nombre des esprits y sera peuple, comme l'est
dans tous les empires la meilleure partie des
hommes.
A la vérité on ne croira plus aux sorciers ' et
au sabbat ' dans un siècle tel que le nôtre ; mais
on croira encore à Calvin^ et à Luther*. On
parlera de beaucoup de choses , comme si elles
étaient évidemment connues , et on disputera en
même temps de toutes choses , comme si toutes
étalent incertaines. On blâmera un homme de
ses vices , et on ne saura point s'il y a des vices.
On dira d'un poëte qu'il est sublime, parce qu'il
aura peint un grand personnage ; et ces senti-
ments héroïques qui font la grandeur du tableau,
on les méprisera dans l'original. L'effet d'une
grande multiplicité d'idées, c'est d'entraîner
dans des contradictions les esprits faibles. L'ef-
fet de la science est d'ébranler la certitude et de
confondre les principes les plus manifestes.
Nous nous étonnons cependant des erreurs
prodigieuses de nos pères. Quelles bonnes gens,
disons-nous, que les Égyptiens, qui ont adoré
des choux et des oignons I Pour moi , je ne vois
pas que ces superstitions témoignent plus parti-
cuhèrement que d'autres choses la petitesse de
l'esprit humain. Si j'avais eu le malheur de naî-
tre dans un pays où l'on m'eût enseigné que la
Divinité se plaisait à se reposer dans les tulipes;
qu'on m'eût dit que c'était un mystère que je ne
comprenais pas , parce qu'il n'appartenait pas à
un homme de juger des choses surnaturelles , ni
même de beaucoup de choses naturelles ; que l'on
m'eût assuré que cette doctrine avait été confir-
mée par des prodiges , et que je risquais de tout
panenus à la plus haute puissance du temps de César et d'Au-
guste, ne purent conserver leurs mœurs ni leur liberté, et
dont la prospérité causa l'esclavage et la corruption. F.
* On trouve dans les registres du parlement de Paris une
très-grande quantité d'arrêts qui ont condamné des sorciers
au feu; et le 22 décembre ï69l, des bergers de Brie furent
condamnés à faire amende honorable et à être pendus et brû-
lés, comme atteints et convaincus de superstitions, impiétés,
sacrilèges, profanations, poisons, maléfices, et d'avoir fait
mourir des chevaux et des bestiaux. Il n'y avait donc pas
longtemps, lorsque l'auteur écrivait, que l'on ne croyait plus
aux sorciers. F.
^ D'anciens capitulaires du neuvième siècle recommandent
aux pasteurs de l'Église chrétienne de désabuser les fidèles
sur ce que l'on disait de plusieurs femmes, qfu'elles allaient
au sabbat. On voit par là combien cette croyance était an-
cienne. F.
^ Jean Calvin mourut en 1 564 , laissant un nom célèbre ,
b<Mucoup de partisans, et encore plus d'ennemis.
* Martin Luther mourut en 1546. Ses sectateurs, pendant
|r seizième siècle, prirent la devise: Plutôt Turc que papiste.
perdre si je refusais de la croire ; soit raison, soit
timidité sur un intérêt capital , soit connaissance
de ma propre faiblesse, je sens que j'aurais dé-
féré à l'autorité de tout un peuple, à celle du
gouvernement, au témoignage successif de plu-
sieurs siècles, et à l'Instruction de mes pères.
Ainsi je ne suis point surpris que de si grandes
superstitions se soient acquises quelque autorité '.
Il n'y a rien que la crainte et l'espérance ne per-
suadent aux hommes, principalement dans les
choses qui passent la portée de leur esprit, et
qui Intéressent leur cœur.
Qu'on ait cru encore dans les siècles d'igno-
rance l'impossibilité des antipodes , ou telle autre
opinion * que l'on reçoit sans examen , ou qu'on
n'a pas même les moyens d'examiner, cela ne
m'étonne en aucune manière; mais que tous les
jours, sur les choses qui nous sont les plus fami-
lières et que nous avons le plus examinées , nous
prenions néanmoins le change , que nous ne puis-
sions avoir une heure de conversation un peu
suivie sans nous tromper ou nous contredire,
voilà à quoi je reconnais notre faiblesse.
Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image
de ces mœurs grossières que nous avons tant de
peine à comprendre dans les anciens peuples.
J'écoute ces hommes si simples : je vois qu'ils
s'entretiennent de choses communes , qu'ils n'ont
point de principes approfondis, que leur esprit
est véritablement barbare comme celui de nos
pères , c'est-à-dire inculte et sans politesse. Mais
je ne trouve pas qu'ils fassent de plus faux rai-
sonnements que les. gens du monde ; je vois au
contraire que leurs pensées sont plus naturelles,
et qu'il s'en faut de beaucoup que les simplicités
de l'ignorance soient aussi éloignées de la vérité
que les subtilités de la science et l'imposture de
l'affectation.
Ainsi , jugeant des mœurs anciennes par ce que
je vois des mœurs du peuple, qui me représente
les premiers temps , je crois que je me serais fort
accommodé de vivre à Thèbes, à Memphis, à
Babylone. Je me serais passé de nos manufac-
tures , de la poudre à canon , de la boussole et
de nos autres inventions modernes , ainsi que de
notre philosophie. Je n'estime pas plus les Hol-
landais pour avoir un commerce si étendu , que
je méprise ^ les Romains pour l'avoir si long-
' Il faut se soient acquis. S.
2 Qu'on ait cru , etc. Je ne crois pas qu'on puisse dire croire
une opinion , parce qu'une opinion n'est pas un fait que l'on
croit , mais une manière d'envisager ce fait , que l'on reçoit. S.
3 Que je mfprise. U faut, je crois, que Je ne méprise. S
caracte:re des différents siècles.
557
temps négligé. Je sais qu'il est bon d'avoir des
vaisseaux , puisque le roi d'Angleterre en a , et
qu'étant accoutumés , comme nous sommes % à
prendre du café et du chocolat , il serait fâcheux
de perdre le commerce des îles. Mais Xénophon
n'a point joui de ces délicatesses , et il ne m'en
parait ni moins heureux, ni moins honnête
homme, ni moins grand homme. Que dirai-je
encore ? Le bonheur d'être né chrétien et catho-
lique ne peut être comparé à aucun autre bien.
Mais s'il me fallait être quaker ou monothélite ,
j'aimerais presque autant le culte des Chinois ^
ou celui des anciens Romains 3.
Si la barbarie consistait uniquement dans l'i-
gnorance , certainement les nations les plus po- ,
lies de l'antiquité seraient extrêmement barbares
vis-à-vis de nous. Mais si la corruption de l'art ,
si l'abus des règles, si les conséquences mal ti-
rées des bons principes, si les fausses applications,
sil'incertitudedes opinions, si l'affectation, si la
vanité, si les mœurs frivoles, ne méritent pas
moins ce nom que l'ignorance , qu'est-ce alors
que la politesse dont nous nous vantons?
Ce n'est pas la pure nature qui est barbare ,
c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature
et de la raison. Les cabanes des premiers hommes
ne prouvent pas qu'ils manquassent de goût : elles
témoignent seulement qu'ils manquaient des rè-
gles de l'architecture. Mais quand on eut connu
ces belles règles dont je parle, et qu'au lieu de
les suivre exactement on voulut enchérir sur leur
noblesse, charger d'ornements superflus les bâti-
ments, et à force d'art faire disparaître la simpli-
cité; alors ce fut, à mon sens, une véritable bar-
barie, et la preuve du mauvais goût. Suivant ces
principes^ les dieux et les héros d'Homère, peints
naïvement par le poète d'après les idées de son
siècle, ne font pas que \ Iliade soit un poëme bar-
bare ; car elle est un tableau très-passionné , sinon
de la belle nature, du moins de la nature. Mais
un ouvrage véritablement barbare, c'est un poëme
où l'on n'aperçoit que de l'art , où le vrai ne règne
jamais dans les expressions et les images, où les
sentiments sont guindés, où les ornements sont
superflus et hors de leur place.
Je vois de fôït grands philosophes qui veulent
* Lomrhe nous sommes. Il faut comme nous le sommes. S.
» On a beaucoup disputé sur la religion des Chinois , qui
n'est pas encore bien connue. Mais la morale de Confucius ,
leur législateur , mérite d'être étudiée. Je citerai pour exem-
ple cette maxime : Gouvernez de manière que ceux qui sont
près de vous vivent heureux , et que ceux qui en sont éloignes
viennent se soumettre à vos lois. B.
3 Le polythéisme des anciens Romains n'a-t-il pas trouvé
des défenseurs même parmi les modernes? F.
bien fermer les yeux sur ces défauts , et qui pas-
sent d'abord à ce qu'il y a de plus étrange dans
les mœurs anciennes. Immoler , disent-ils , des
hommes à la divinité ' ! verser le sang humain
pour honorer les funérailles des grands ""i etc.
Je ne prétends point justifier de telles horreurs ;
mais je dis : Que nous sont ces hommes que je
vois couchés dans nos places et sur les degrés de
nos temples , ces spectres vivants que la faim , la
douleur et les maladies précipitent vers le tom-
beau? Des hommes plongés dans les superfluités
et les délices voient périr tranquillement d'autres
hommes que la calamité et la misère emportent à
la fleur de leur âge. Cela paraît-il moins féroce?
et lequel mérite le mieux le nom de barbarie,
d'un sacrifice impie fait par l'ignorance , ou d'une
inhumanité commise de sang-froid et avec une
entière connaissance?
Pourquoi dissimulerais-je ici ce que je pense?
Je sais que nous avons des connaissances que les
anciens n'avaient pas. Nous sommes meilleurs
philosophes à bien des égards ; mais pour ce qui
est des sentiments, j'avoue que je ne connais
guère d'ancien peuple qui nous cède. C'est de ce
côté-là, je crois, qu'on peut bien dire qu'il est
difficile aux hommes de s'élever au-dessus de
l'instinct de la nature. Elle a fait nos âmes aussi
grandes qu'elles peuvent le devenir, et la hauteur
qu'elles empruntent de la réflexion est ordinaire-
ment d'autant plus fausse qu'elle est plus guindée.
Et parce que le goût tient essentiellement au
sentiment, je vois qu'on perfectionne en vain nos
connaissances : on instruit notre jugement y on
n'élève point notre goût. Qu'on joue Pourceau-
gnac^ à la comédie , ou telle autre farce un peu
comique, elle n'y attirera pas moins de monde
qu'Andromaque *: on entendra jusque dans la
rue les éclats du parterre enchanté. Qu'il y ait
' Ce reproche ne peut être fait à toutes les nations ancien-
nes. <c Que ne doit-on pas aux Romains , s'écrie Pline le natu-
raliste, livre XXX, chap. I, qui ont interdit ces sacrifices
monstrueux où les hommes étaient victimes? » F.
' Ces sanglantes funérailles peuvent aussi être reprochée»
aux modernes, puisque chez le peuple le plus doux et le plus
policé peut-être, à la Chine, en 1660, l'empereur Chun-Tchl,
ayant perdu une de ses épouses , fit sacrifier plus de trente
esclaves sur le tombeau de cette femme chérie; à la vérité,
c'était un Tartare. Foyez tome I, page 43 du Discours préli-
minaire de V Histoire générale de la Chine , traduite du Tong-
Hien-Hang-Mou , par le P. de Mailla, publiée par l'nbbé Gro-
sier. Paris, 1777—85, 13 volumes in-4". B.
3 Véritable farce qui renferme cependant quelques scène»
dignes de Molière, son auteur. F.
* Tragédie de Racine, bien écrite, parfaitement conduite ,
et très-intéressante. La duplicité de l'intrigue est le seal re-
proche que l'on puisse faire h l'auteur. F.
558
VADVKNAKGUES.
des pantoiiiinies supportables à la Foire, ou y
courra avec le même empressement. J'ai vu nos
petits-maîtres et nos pliilosophes monter sur les
bancs pour voir battre deux polissons. On ne perd
pas un geste d'Arlequin ; et Pierrot fait rire ce
siècle poli et savant qui méprise les pantomimes,
et qui néanmoins les enrichit. Le peuple est né
en tout temps pour admirer les grandes choses et
pour adorer les petites ; et ce peuple dont je veux
parler n'est point celui qui n'emporte, dans sa
définition , que les conditions subalternes ; ce sont
tous les esprits que la nature n'a point élevés par
un privilège particulier au-dessus de l'ordre com-
mun. Aussi, quand quelqu'un vient me dire :
Croyez-vous que les Anglais, qui ont tant d'es-
prit, s'accommodassent des tragédies de Shak-
speare, si elles étaient aussi monstrueuses qu'elles
nous paraissent ' ? je ne suis point la dupe de
cette objection, et je sais ce que j'en dois croire.
Voilà donc cette politesse et ces mœurs sa-
vantes qui font que nous nous préférons avec tant
de hauteur aux autres siècles. Nous avons ,
comme je l'ai dit , quelques connaissances qui
leur ont manqué : c'est sur ces vains fondements
que nous nous croyons en droit de les mépriser.
Mais ces vues plus fines et plus étendues que nous
nous attribuons, que d'illusions n'ont-elles pas
produites parmi nous? Je n'en citerai qu'un
exemple : la mode des duels. Qu'on me permette
de retoucher un sujet sur lequel on a déjà beau-
coup écrit. Le duel est né de l'opinion, très-na-
turelle, qu'un homme ne souffrait ordinaire-
ment d'injures d'un autre homme , que par fai-
blesse ; mais parce que là force du corps pouvait
donner aux âmes timides un avantage très-con-
sidérable sur les âmes fortes, pour mettre de l'é-
galité dans les combats, et leur donner d'ailleurs
plus de décence, nos pères imaginèrent de se
battre avec des armes plus meurtrières et plus
égales que celles qu'ils tenaient de la nature : et
il leur parut qu'un combat où l'on pourrait s'ar-
racher la vie d'un seul coup , aurait certaine-
ment plus de noblesse qu'une vile lutte où l'on
n'aurait pu tout au plus que s'égratigner le vi-
sage et s'arracher les cheveux avec les mains.
Ainsi ils se flattèrent d'avoir mis dans leurs usages
plus de hauteur et de bienséance que les Romains
et les Grecs , qui se battaient comme leurs es-
claves. Ils ne faisaient pas attention que la na-
ture, qui nous inspire de nous venger , pouvait ,
en s'élevant encore plus haut, et par une force
^ Aussi motistruetises qu'elles nous paraissent. Il faut
qu'elles nous le paraissent. S.
encore plus grande, nous inspirer de pardonner.
Ils oubliaient que les hommes étaient obligés de
sacrifier souvent leurs passions à la raison. La
nature disait bien , à la vérité , aux âmes coura-
geuses qu'il fallait se venger; mais elle ne leur
disait pas qu'il fallût toujours se venger et laver
les moindres offenses dans le sang humain. Mais
ce que la nature ne leur disait point, l'opinion le
leur persuada ; l'opinion attacha le dernier op-
probre aux injures les plus frivoles , à une pa-
role, à un geste, soufferts sans retour. Ainsi le
sentiment de la vengeance leur était inspiré par
la nature; mais l'excès de la vengeance et la né-
cessité absolue de se venger furent l'ouvrage de
la réflexion. Or combien n'y a-t-il pas encore
aujourd'hui d'autres usages que nous honorons
du nom de politesse , qui ne sont que des senti-
ments de la nature poussés par l'opinion au delà
de leurs bornes , contre toutes les lumières de la
raison I
Qu'on ne m'accuse point ici de cette humeur
chagrine qui fait regretter le passé, blâmer le
présent, et avilir par vanité la nature humaine.
En blâmant les défauts de ce siècle , je ne pré
tends pas lui disputer ses vrais avantages, ni le
rappeler à l'ignorance dont il est sorti. Je veux
au contraire lui apprendre à juger des siècles
passés avec cette indulgence que les hommes,
tels qu'ils soient, doivent toujours avoir pour
d'autres hommes, et dont eux-mêmes ont tou-
jours besoin. Ce n'est pas mon dessein de mon-
trer que tout est faible dans la nature humaine,
en découvrant les vices de ce siècle. Je veux au
contraire, en excusant les défauts des premiers
temps, montrer qu'il y a toujours eu dans l'es-
prit des hommes une force et une grandeur in-
dépendantes de la mode et des secours de l'art.
Je suis bien éloigné de me joindre à ces philo-
sophes' qui méprisent tout dans le genre hu-
main, et se font une gloire misérable de n'en
montrer jamais que la faiblesse. Qui n'a des
preuves de cette faiblesse dont ils parlent, et
que pensent-ils nous apprendre? Pourquoi veu-
lent-ils nous détourner de la vertu , en nous in-
sinuant que nous en sommes incapables? Et
moi, je leur dis que nous en sommes capables^;
' Il est clair que l'auteur désigne surtout ici la Rochefou-
cauld et ses Maximes. F.
' Vauvcnargues a raison certainement. Lorsque le roi Co-
drus se déguise en paysan pour recevoir plus aisément la
mort qu'il croyait devoir assurer la victoire aux Athéniens ;
lorsque le Romain Curtius se dévoue pour sa patrie, et se
précipite tout armé dans le gouffre qui doit l'engloutir ; enfin
lorsque d'Assas sauve son régiment aux dépens de sa propre
vie : Cod rus, Curtius et d'Assas étaient vertueux, et l'étaient
sans intérêt. F.
lllAGMENT.
559
car, quand je parle de la vertu, je ne parle
point de ces qualités imaginaires qui n'appar-
tiennent pas à la nature humaine : je parle de
cette force et de cette grandeur de l'âme qui,
comparées aux sentiments des esprits faibles,
méritent les noms que je leur donne; je parle
d'une grandeur de rapport, et non d'autre
chose : car il n'y a rien de grand parmi les hom-
mes que par comparaison. Ainsi, lorsqu'on dit
un grand arbre, cela ne veut pas dire autre chose,
si ce n'est qu'il est grand par rapport à d'autres
arbres moins élevés, ou par rapport à nos yeux
et à notre propre taille. Toute langue n'est que
l'expression de ces rapports; et tout l'esprit du
monde ne consiste qu'à les bien connaître. Que
veulent donc dire ces philosophes? Ils sont hom-
mes, et ne parlent point un langage humain;
ils changent toutes les idées des choses, et abu-
sent de tous les termes.
Un homme qui s'aviserait de faire un livre
pour prouver qu'il n'y a point de nains ' ni de
géants^, fondé sur ce que la plus extrême pe-
titesse des uns et la grandeur démesurée des
autres demeureraient, en quelque manière,
confondues à nos propres yeux, si nous les
comparions à la distance de la terre aux astres;
ne dirions-nous pas d'un homme qui se donne-
rait beaucoup de peine pour établir cette vérité,
que c'est un pédant qui brouille inutilement
toutes nos idées, et ne nous apprend rien que
nous ne sachions ?
De même, si je disais à mon valet de m'ap-
porter un petit pain, et qu'il me répondît : Mon-
sieur, il n'y en a aucun de gros; si je lui de-
mandais un grand verre de tisane, et qu'il m'en
apportât dans une coquille, disant qu'il n'y a
point de grand verre; si je commandais à mon
tailleur un habit un peu large, et qu'en m'en
apportant un fort serré, il m'assurât qu'il n'y
a rien de large sur la terre, et que le monde
même est étroit : j'ai honte d'écrire de pareilles
' Arlslote et Pline parlent d'une nation de Pygmées, et
même Pline en place en trois contrées différentes ; mais sui-
vaat Strabon , personne ne les a vus. Quant aux nains , on
connaît celui du roi de Pologne, Stanislas; et Niccphorc,
dans son Histoire ccclésiasiique , parle d'un Égyptien qui ne
surpassa jamais en hauteur une perdrix , quoiqu'il eût près de
vingt-cinq ans : il vante l'agrément de sa voix, sa prudence
et sa générosité. F.
^ Il est parlé plusieurs fois des géants dans la Bible, et le
géant Goliath avait, dit-on , neuf pieds quatre pouces ; la hau-
leur d'un garde du roi de Prusse était de huit pieds six pouces
huit lignes. Ployez dans le Journal de Physique, suppié-
iDcnt, tome XIII, année 1778, une dissertation sur les nains
et les géants, et sur les vraies limites de la titille humaine,
par Changeux. F.
sottises , mais il me semble que c'est à peu près
les discours de nos philosophes. Nous leur de-
mandons le chemin de la sagesse, et ils nous
disent qu'il n'y a que folie; nous voudrions être
instruits des caractères qui distinguent la vertu
du vice; et ils nous répondent qu'il n'y a dans
les hommes que dépravation et que faiblesse.
Il ne faut point que les hommes s'enivrent de
leurs avantages; mais il ne faut point qu'ils les
ignorent. Il faut qu'ils connaissent leurs faibles-
ses, pour qu'ils ne présument pas trop de leur
courage; mais il faut en même temps qu'ils se
connaissent capables de vertu, afin qu'ils ne
désespèrent pas d'eux-mêmes. C'est le but qu'on
s'est proposé dans ce discours, et qu'on tâchera
de ne perdre jamais de vue.
FRAGMENT
SUR
LES EFFETS DE L'ART ET DU SAVOIR,'
LA PRÉVENTION QUE NOUS AVONS POUR NOTRE SIÈCLE,
ET CONTRE L'ANTIQUITÉ.
AVIS DE L'ÉDITEUR DE 1797.
Il est clair que dans l'ouvrage suivant l'auteur s'était pro-
posé de refaire et de perfectionner le précédent, dont il copie
d'assez longs passages sans y rien changer. J'ai cru devoir les
conserver tous deux : le premier , parce qu'il était plus com-
plet ; le second , parce qu'il est plus travaillé , et qu'il renferme
des additions importantes. Au reste , les passages répétés sont
si bien faits , que l'on ne sera certainement pas fâché de les
relire.
Ceux qui croient prouver l'avantage de ce
siècle en disant qu'il a hérité des connaissances
et des inventions de tous les temps, ne font pas
peut-être attention à la faiblesse de l'esprit
humain. Il peut être douteux qu'un grand savoir
conduise à l'esprit de justesse. Trop d'objets
confondent la vue; trop de connaissances étran-
gères accablent notre propre jugement. En
quelque genre que ce puisse être, l'opulence
apporte toujours plus d'erreurs que la pauvreté.
Teu de gens savent se servir utilement de l'es-
prit d autrui. Les connaissances se multiplient,
mais le bon sens est toujours rare. Ni les dons
de l'esprit ni ceux de la fortune ne peuvent
devenir le partage du vulgaire. Dans le monde
560
VAl VEINARGIJES.
intelligent comme dans ie monde politique, le
plus grand nombre des hommes a été destiné
par la nature ù être peuple.
A la vérité on ne croira plus aux sorciers ni
au sabbat dans un siècle tel que le nôtre ; mais
on croira encore a Calvin. On parlera de beau-
coup de choses , comme si elles avaient des prin-
cipes évidents, et on disputera en même temps
de toutes choses, comme si toutes étaient incer-
taines. On blâmera un homme de ses vices, et
on ne saura pas s'il y a des vices. On dira d'un
poëte qu'il est sublime, parce qu'il aura peint
Uû grand personnage; et ces sentiments héroï-
ques qui font la grandeur du tableau, on ne les
estimera point dans l'original. L'effet des opi-
nions, multipliées au delà des forces de l'esprit,
est de produire des contradictions et d'ébranler
la certitude des principes'. Les objets présentés
sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni se
développer, ni se peindre distinctement dans
l'esprit des hommes. Incapables de conciher
toutes leurs idées, ils prennent les divers côtés
d'une même chose pour des contradictions de
sa nature. Leur vue se trouble et s'égare dans
cette multitude de rapports que les moindres
objets leur offrent. Cette pluralité de relations
détruit à leurs yeux l'unité des sujets. Les dis-
putes des philosophes achèvent de décourager
leur ignorance. Dans ce combat opiniâtre de
tant de sectes, ils n'examinent point si quel-
qu'une a vaincu et a fait pencher la balance ; il
suffit qu'on ait contesté tous les principes pour
qu'ils les croient généralement problématiques;
et ils se jettent dans un doute universel qui sape
par le fondement toutes les sciences.
De là vient que quelques personnes appellent
ce savoir mal entendu , et notre politesse même,
barbarie : car, disent-elles, n'y a-t-il de barbare
que l'extrême férocité ou une grossière igno-
rance ? S'il était ainsi , ce reproche ne pourrait
toucher notre siècle ; mais si la corruption de
l'art, si les conséquences mal tirées des bons
principes, si les fausses applications, si l'incer-
* Cette objection de Vauvenargues contre la trop grande
étendue des lumières dans une nation , est sans doute spé-
cieuse, puisqu'elle a pu séduire un homme de beaucoup d'es-
prit; mais elle n'est pas solide. Les disputes des philosophes
ne font autre chose que de produire au grand jour les idées
que les esprits spéculatifs ont eues dans tous les temps, et
qui ne font que se répéter l'une l'autre à divers intervalles.
Plus elles seront développées , et mieux on en sentira la faus-
seté, si elles ne sont pas justes. Le progrès évident des scien-
ces exactes par la communication des idées d'une génération
à l'autre, doit nécessairement porter aussi à la longue sur
toutes les autres sciences. Ainsi l'espèce humaine est évidem-
ment perfectible. F.
titude des opinions , si l'affectation , si la vanité,
si les mœurs frivoles , ne méritent pas moins ce
nom que l'ignorance, qu'est-ce alors que la po-
litesse dont nous nous vantons?
Ce n'est pas la pure nature qui est barbare,
c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle nature
et de la raison. Les cabanes des premiers hom-
mes ne prouvent pas qu'ils manquassent de
goût : elles témoignent seulement qu'ils man-
quaient de science. Mais lorsqu'on eut connu les
règles de l'architecture, et qu'au lieu de les
suivre exactement on voulut enchérir sur leur
noblesse , charger d'ornements superflus les bâti-
ments, et à force d'art faire disparaître la sim-
phcité; alors ce fut, à mon sens, la preuve du
mauvais goût et une véritable barbarie. Suivant
ces principes , les dieux et les héros d'Homère ' ,
peints si naïvement par le poëte d'après les
hommes de son siècle , ne font pas que V Iliade
soit un poëme barbare ; car elle est un tableau
passionné , sinon de la belle nature , du moins
de la nature. Mais un ouvrage véritablement
barbare , c'est un poëme où j'on n'aperçoit que
de l'art, où le vrai ne règne jamais dans les ex-
pressions et les images , où les sentiments sont
guindés et les ornements inutiles.
Fatigué quelquefois de l'artifice qui domine
dans tous les genres, je me représente ces temps
fabuleux où l'on suppose que le genre humain
ignorait ce fard de nos mœurs. Je ne croirais
pas aisément que leur simplicité ait été telle que
nous la peignons. Les hommes ont aimé l'art
dans tous les temps. Leur esprit s'est toujours
flatté de perfectionner la nature. C'est la pre-
mière prétention de la raison et la plus ancienne
promesse de la vanité. Toutefois je pardonne
aux premiers hommes d'avoir trop attendu de
l'art. Ce serait proprement à nous, qui en con-
naissons par expérience la faiblesse, d'en être
moins amoureux; mais l'esprit humain a trop
peu de fonds pour se contenir dans ses propres
bornes. Il tâche d'étendre sa sphère et de se
donner plus d'essor. La nature a mis elle-même
au cœur des hommes ce désir ambitieux de la
polir. Nous fardons notre pauvreté; mais nous
ne pouvons la couvrir : les moindres occasions
font tomber ces couleurs et cette parure étran-
gère. Nos plaisirs surtout nous décèlent. Un
' Madame Dacier ayant pubUé sa traduction d'Homère , il
s'éleva une dispute assez vive avec la Motte A cette occa-
sion, madame Dacier publia, en 1714 , ses Considératiom sur
les cames de la corruption du goût. La Motte répondit avec
esprit, et critiqua surtout les dieux et les héros d'Homère, et
les mœurs que leur donne ce poëte sublime. F.
KK4GME1NT.
56 1
sauteur, un bon pantomime, attirent tout Paris
à leur théâtre. Le peuple de la terre le plus
éclairé oublie son savoir et ses règles , à la vue
d'un combat de chiens ou des contorsions d'un
farceur. La nature , qui n'a pas fait les hommes
philosophes , les désavoue ainsi du personnage
qu'ils osent jouer. Leur goût ne peut suivre les
progrès de la raison ; car on peut emprunter des
jugements , non des sentiments : de sorte qu'il est
rare que les hommes s'élèvent du côté du cœur.
Ils apprennent à admirer les grandes choses;
mais ils sont toujours idolâtres des petites.
Ainsi, quand quelqu'un vient me dire : Croyez*
vous que les Anglais , qui ont tant d'esprit , s'ac-
commodassent des tragédies de Shakspeare , si
elles étaient aussi monstrueuses qu'elles nous le
paraissent ? je ne suis pas la dupe de cette objec-
tion : je sais trop qu'un siècle savant peut aimer
de grandes sottises, surtout quand elles sont
accompagnées de beautés sublimes qui servent
de prétexte au mauvais goût. Un peuple poli n'en
est pas moins peuple.
Si nous pouvions voir à quel point nous som-
mes engagés dans l'erreur, et combien peut sur
nous encore ce que nous nommons préjugé , ni
nous ne serions prévenus du mérite de notre siè-
cle , ni nous n'oserions mépriser d'autres mœurs
et d'autres faiblesses. Le reproche le plus souvent
renouvelé contre l'ignorance des anciens, est
l'extravagance de leurs religions ; j'ose dire qu'il
n'en est aucun de plus injuste. Il n'y a point de
superstition qui ne porte avec elle son excuse.
Les grands sujets sont pour les hommes le champ
des grandes erreurs. Il n'appartenait pas à l'esprit
humain d'imaginer sagement une si haute ma-
tière que la religion. C'était une assez fière dé-
marche pour la raison, d'avoir conçu un pouvoir
invisible et hors de l'atteinte des sens. Le premier
homme qui s'est fait des dieux avait l'imagina-
tion plus grande et plus hardie que ceux qui les
ont rejetés.
Qu'on ait donc adopté de grandes fables dans
des siècles pleins d'ignorance ; que ce qu'un génie
audacieux faisait imaginer aux âmes fortes , le
temps , l'espérance , la crainte , l'aient enfm per-
suadé aux autres hommes ; qu'ils aient trop res-
pecté des opinions qu'on reçoit de l'autorité de la
coutume , du pouvoir de l'exemple et de l'amour
des lois', ni cela ne me semble étrange, ni je n'en
conclus que ces peuples aient été plus faibles que
nous. Ils se sont trompés sur des choses qu'on
n'a pas toujours la hardiesse - ' et même les moyens
' C'wfil pour avoir aUaqiK^ la rf llylon qu'Anaxrtgoras de
d'examiner. Est-ce à nous de les en reprendre,
nous qui prenons le change de tant de manières
sur des bagatelles ; nous qui , même sur les sujets
les plus discutés et les plus connus % ne saurions
d'ordinaire avoir une heure de conversation sans
nous tromper ou nous contredire?
Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image
de cette ignorance et de ces mœurs sans politesse
que nous méprisons dans les anciens; j'écoute
ces hommes grossiers : je vois qu'ils s'entretien-
nent de choses communes; qu'ils n'ont point de
principes réfléchis ; qu'ils vivent sans science et
sans règles. Cependant je ne trouve pas qu'en cet
état ils fassent plus de faux raisonnements que
les gens du monde. Il me semble au contraire
qu'à tout prendre, leurs pensées sont plus natu-
relles, et qu'il s'en faut de beaucoup que les
simplicités de l'ignorance soient aussi éloignées
de la vérité que les subtilités de la science et
l'imposture de l'affectation.
Ainsi , jugeant des mœurs anciennes par ce
que je vois des mœurs du peuple, qui me repré-
sente les premiers temps, je crois que je me
serais fort accommodé de vivre à Thèbes * , à
Memphis et à Babylone . Je me serais passé de
nos manufactures , de la poudre à canon , de la
boussole, et de nos autres inventions modernes,
ainsi que de notre philosophie. Je ne pense pas
que ces peuples, privés d'une partie de nos arts
et des superfluités de notre commerce, aient été
par là plus à plaindre. Xénophon n'a jamais joui
de nos délicatesses, et il ne m'en paraît ni moins
heureux, ni moins honnête homme, ni moins
grand homme. Nous attribuons trop à l'art : ni
nos biens ni nos maux essentiels n'ont reçu leur
être de lui. Comme il ne nous a pas donné la
Clazouiène fut condamné à mort par les Athéniens , que Dia-
goras vit sa tête mise à prix, et que Socrate fut obligé de
boire la ciguC. F.
I J'ai entendu des gens d'esprit et de bon sens discuter s'il
était bien vrai que la terre tourne autour du soleil , et finir
par en douter. A Rome , le P. Jacquier , en faisant imprimer
ses savants commentaires sur la philosophie naturelle de New-
ton , a été obligé de déclarer , en télé du premier volume ,
qu'il ne regardait le système de ce géomètre que comme une
hypothèse. F.
^ Tlièbes , qu'il ne faut pas confondre avec la capitale de la
Béotie qui portait le même nom , a été l'une des plus grandes
et des plus belles villes de l'antiquité; on assure qu'elle avait
cent quarante stades de tour, et cent portes. S'il en faut croira
un passage de Tacite, qui mérite d'être lu en entier (Annal,
liv. II, ch. 00), elle renfermait dans son enceinte sept cent
mille combattants. Cornélius Gallus, gouverneur d'Egypte
pour les Romains , la détruisit. F.
3 La ville de Memphis était le siège des ancien» Pharaons
ou rois d'Egypte. F.
♦ La circonférence de Babylone était do trois cent soixante»
huit stades. Hérodote et Xénophon on ont vanté la grandeur
ot la magnificence. F.
36
5(52
VAUVENARGIJES.
santé, la beauté, les grâces, la vigueur d'esprit
et de corps, il ne peut non plus nous soustraire
aux maladies, aux guerres, au vice, à la mort.
Serait-il plus parfait que la nature , dont il tient
ses règles ? L'effet vaut-il mieux que la cause ?
La nature , qui est l'inventrice et la législatrice
de tous les arts , aurait-elle attendu des arts sa
maturité et sa gloire ?
Je ne produirai point ici le témoignage de tant
d'historiens qui vantent les mœurs des sauvages,
leur simplicité, leur sagesse, leur bonheur et leur
innocence. Les histoires des peuples barbares me
sont également suspectes dans leurs reproches et
dans leurs éloges , et je ne veux rien établir sur
des fondements si ruineux. Mais à ne consulter
que la seule raison, est-il probable que la condi-
tion des hommes ait été si différente que nous
le croyons , selon les divers usages et les divers
temps ? Quel si prodigieux changement ont apporté
les arts à la vie humaine ? Qu'a produit, par exem-
ple , l'art de se vêtir? A-t-il rendu les hommes plus
ou moins robustes, plus ou moins sains, plus ou
moins beaux, plus ou moins chastes? Les a-t-il
dérobés ou rendus plus sensibles à la rigueur des
saisons? Nus, ils ne souffraient^ pas faute d'ha-
bits; habillés, ils ne souffrent point de n'être
j)as nus. Ne pourrait-on pas dire à peu près la
même chose de tous les arts ? Ils ne sont ni si
pernicieux ni si utiles que nous voulons croire,
lis exercent l'activité de la nature, qu'on ne
peut empêcher ni ralentir ; ils réparent par quel-
ques biens les maux qu'ils causent : cela ne se
peut contester. Mais remédient-ils aux grands
vices des choses humaines ? Que peut notre ima-
gination pour nous soustraire à nos sujétions na-
turelles ? Pour nous dérober au joug des hommes,
nous sommes forcés de subir celui des lois; pour
résister aux passions, il nous faut fléchir sous la
ï'aison, maîtresse encore plus tyrannique : en
sorte que notre plus grande indépendance est
une servitude volontaire. Tout ce que nous ima-
ginons pour obvier a nos maux, ne fait quelque-
fois que les aggraver. Les lois n'ont été établies
que pour prévenir les guerres, et toutes les
guerres naissent des lois. Les contrats publics et
particuliers sont le fondement de tous les procès
de citoyen à citoyen et de peuple à peuple. Il est
vrai que les guerres sont moins cruelles lors-
qu'elles se font selon les lois; mais aussi sont-elles
plus longues. Les procès des particuliers durent
quelquefois davantage que les querelles des na-
' Souffraient, telle est la leçon de l'édition de 1797. On lit
dans les éditions de 1806 et de 1820, souffriraient. B.
tions. Ainsi tout ce que les hommes ont pu gagner
en voulant éteindre les guerres , a été ou de chan-
ger les prétextes , ou la manière de la faire. N'en
est-il pas de même de la médecine? les remèdes
ne sont-ils pas souvent pires que les maux ? Qu'on
examine toutes les inventions des hommes, ou
verra qu'ils n'ont réussi qu'aux petites choses.
La nature s'est réservé le secret des grandes , et
ne souffre pas que ses lois soient anéanties par
les nôtres.
DISCOURS
SUR LES MOEURS DU SIÈCLE.
Ce qu'il y a de plus difficile lorsqu'on écrit
contre les mœurs, c'est de bien convaincre les
hommes de la vérité de leurs dérèglements.
Comme ils n'ont jamais manqué de censeurs à cet
égard , ils sont persuadés que les désordres qu'on
attaque ont été de tout temps les mêmes ; que
ce sont des vices attachés à la nature, et par cette
raison inévitables ; des vices, s'ils osaient le dire,
nécessaires et presque innocents *.
On se moque d'un homme qui ose accuser des
abus qu'on croit si anciens. Rarement les gens
de bien même lui sont favorables; et ceux qui
sont nés modérés blâment jusqu'à la véhémence
qu'on emploie contre les méchants. Renfermé»^
dans un petit cercle d'amis vertueux , ils ne peu-
vent se persuader les emportements dont on
parle , ni comprendre la vraie misère et l'abais-
sement de leur siècle. Contents de n'avoir pas à
redouter pendant la guerre les violences de l'en-
nemi , lorsque tant d'autres peuples sont la proie
d(t ce fléau ; charmés du bel ordre qui règne dans
tous les États , ils regrettent peu les vertus qui
nous ont acquis ce bonheur, tant de grands per-
sonnages qui ont disparu , les arts qui dégénè-
rent et qui s'avilissent. Si on leur parle même de
la gloire , que nous négligeons , plus froids en-
core là-dessus que sur le reste ^ ils traitent tou-
jours de chimère ce qui s'éloigne de leur carac-
tère ou de leur temps.
^ Ce ne sont pas seulement des vices , mais des crimes qu'on
a osé regarder comme presque innocents. N'a-t-on pas osé
dire que la mort de quelques innocents n'était rien lorsqu'il
s'agissait de conquérir la liberté : comme si le meurtre et l'a»
sassinat pouvaient jamais être favorables à la liberté ; comme
si les conséquences de pareils crimes n'étaient pas nécessai-
rement funestes à la société , en plaçant à sa tête des scélé-
1 als qui en ont été les instruments , et que l'on ne peut plus
contenir, une fois qu'ils ont brisé leur frein. F,
DJSCOllRS SUR LES MœilRS DU SIÈCLE.
5G3
Mon dessein n'est pas de dissimuler les avan-
tages de ce siècle , ni de le peindre plus méchant
qu'il est. J'avoue que nous ne portons pas le vice
à ces extrémités furieuses que l'histoire nous fait
connaître. Nous n'avons pas la force malheureuse
qu'on dit que ces excès demandent, trop faibles
pour passer la médiocrité , même dans le crime.
Mais je dis que les vices bas , ceux qui témoignent
le plus de faiblesse et méritent le plus de mépris,
n'ont jamais été si osés, si multipliés, si puis-
sants.
On ne saurait parler ouvertement de ces op-
probres ; on ne peut les découvrir tous. Que ce
silence même les fasse connaître. Quand les ma-
ladies sont au point qu'on est obligé de s'en taire
et de les cacher au malade , alors il y a peu d'es-
pérance et le mal doit être bien grand. Tel est
notre état. Les écrivains qui semblent plus par-
ticulièrement chargés de nous reprendre , déses-
pérant de guérir nos erreurs , ou corrompus peut-
être par notre commerce et gâtés par nos préju-
gés ; ces écrivains , dis-je , flattent le vice , qu'ils
pourraient confondre * , couvrent le mensonge de
fleurs, s'attachent à orner l'esprit du monde, si
vain dans son fonds. Occupés à s'insinuer auprès
de ce qu'on appelle la bonne compagnie, à per-
suader qu'ils la connaissent, qu'eux-mêmes en
sont l'agrément, ils rendent leurs écrits aussi fri-
voles que les hommes pour qui ils travaillent.
On ne trouvera pas ici cette basse condescen-
dance. Mon objet n'est pas de flatter les vices qui
sont en crédit. Je ne crains ni la raillerie de ceux
qui n'ont d'esprit que pour tourner en ridicule la
raison , ni le goût dépravé des hommes qui n'es-
timent rien de solide. Je dis , sans détour et sans
art, ce que je crois vrai et utile. J'espère que la
sincérité de mes écrits leur ouvrira le cœur des
jeunes gens ; et puisque les ouvrages les plus ri-
dicules trouvent des lecteurs qu'ils corrompent ,
parce qu'ils sont proportionnés à leur esprit, il
serait étrange qu'un discours fait pour inspirer
la vertu ne l'encourageât pas, au moins dans
quelques hommes qui ne la conçoivent pas eux-
mêmes avec plus de force.
.'C'est en 1745 que ce discours a vraisonjblaI)Iement été
écrit, et c'est en 1745 que madame d'Étiolés fut créée mar-
quise de Pompadour, et jouit du plus grand crédit. Si la for-
tune de mademoiselle Poisson ( c'est le nom de madame de
Pompadour) excita si fort la mauvaise humeur de Vauve-
nargues, qu'aurait dit ce censeur austère en voyant le règne
de mademoiselle Lange sous le nom de madame du Barry ?
Au reste, il parait que l'écrivain qu'attacjue ici l'auteur est
Voltaire, qui prostitua ses talents à célébrer les charmes de
madame de Pompadour, et pour leq«i(l Vjiiixcnargues éJalt
d'autant phjs sévère, qu'il faisait plus de cas de son esprit.
Il ne faut pas avoir beaucoup de connaissance
de l'histoire , pour savoir que la barbarie et l'igno-
rance ont été le partage le plus ordinaire du genre
humain. Dans cette longue suite de générations
qui nous précèdent, on compte peu de siècles
éclairés, et peut-être encore moins de vertueux.
Mais cela même prouve que les mœurs n'ont pas
toujours été les mêmes, comme on l'insinue. Ni
les Allemands n'ont la férocité des Germains leurs
ancêtres, ni les ItaUens le mérite des anciens
Romains , ni les Français d'aujourd'hui ne sont
tels que sous Louis XIV, quoique nous touchions
à son règne. On répond que nous n'avons fait
que changer de vices. Quand cela serait, dira-
t-on que les mœurs des ItaUens soient aussi esti-
mables que celles des anciens Romains , qui leur
avaient soumis toute la terre ? et l'avilissement
des Grecs , esclaves d'un peuple barbare , sera-
t-il égalé à la gloire, aux talents, à la politesse
de l'ancienne Athènes? S'il y a des vices qui ren-
dent les peuples plus heureux , plus estimés et
plus craints , ne méritent-ils pas qu'on les préfère
à tous les autres? Que sera-ce si ces prétendus
vices , qui soutiennent les empires etlesfontfleu-^
rir, sont de véritables vertus?
Je n'outrerai rien , si je puis. Les hommes n'ont
jamais échappé à la misère de leur condition.
Composés de mauvaises et de bonnes qualités ,
ils portent toujours dans leur fonds les semences
du bien et du mal. Qui fait donc prévaloir les^
unes sur les autres ? qui fait que le vice rem-"
porte, ou la vertu? l'opinion. Nos pussions, en
partie mauvaises, en partie très-bonnes, nous tien-
draient peut-être en suspens, si l'opinion, en se
rangeant d'un côté, ne faisait pencher la balance.
Ainsi, dès qu'on poun-a nous persuader que c'est
une duperie d'être bon ou juste , dès lors il est à
craindre que le vice , devenu plus fort , n'achève
d'étouffer les sentiments qui nous sollicitent au
bien : et voilà l'état où nous sommes. Nous ne
sommés pas nés si fhibles et si frivoles qu'on
nous le reproche ; mais l'opinion nous a fait tels.
On ne sera donc pas surpris si j'emploie beau-
coup de raisonnements dans ce discours : car,
puisque notre plus grand mal est dans l'esprit,
il faut bien commencer par le guérir.
Ceux qui n'approfondissent pas beaucoup les
choses, objectent le progrès des sciences, et
l'esprit de raisonnement répandu dans tous \e^
états, la politesse, la délicatesse, la subtilité de
ce siècle, comme des faits qui contrarient et qui
détruisent ce que j'établis.
Je réponds à l'é^^ard des sciences: Comme elles
:5(i.
im
VAIjVEINARGUES.
sont encore fort imparfaites , si l'on en croit les
maîtres % leur progrès ne peut nous surpren-
dre ; quoiqu'il n'y ait peut-être plus d'hommes en
Europe comme Descartes et Newton , cela n'em-
pêche pas que l'éditice ne s'élève sur des fonde-
ments déjà posés. Mais qui peut ignorer que les
sciences et la morale n'ont aucun rapport parmi
nous?
Et quant à la délicatesse et à la politesse que
nous croyons porter si loin , j'ose dire que nous
avons changé en artifices cette imitation de la
belle nature qui en était l'objet. Nous abusons
de même du raisonnement. En subtilisant sans
justesse, nous nous écartons plus peut-être de la
vérité par te savoir, que l'on n'a jamais fait par
l'ignorance.
En un mot, je me borne à dire que la corrup-
tion des principes est cause de celle des mœurs.
Pour juger de ce que j'avance, il suffit de
connaître les maximes qui régnent aujourd'hui
dans le grand monde , et qui de là se répandant
jusque dans le peuple , infectent également toutes
les conditions; ces maximes qui , nous présentant
toutes choses comme incertaines , nous laissent
les maîtres abolus de nos actions ; ces maximes
qui , anéantissant le mérite de la vertu , et n'ad-
mettant parmi les hommes que des appareii-
-ces , égalent le bien et le mal ; ces maximes qui,
avilissant la gloire comme la plus insensée des
vanités, justifient l'intérêt et la bassesse, et une
brutale indolence.
Des principes si corrompus entraînent infailli-
blement la ruine des plus grands empires. Car,
si l'on y tait attention , qui peut rendre un peuple
puissant, si ce n'est l'amour de la gloire? Qui peut
le rendre heureux et redoutable , sinon la vertu?
L'esprit, l'intérêt, la finesse, n'ont jamais tenu lieu
de ces nobles motifs. Quel peuple plus ingénieux
et plus raffiné que les Grecs dans l'esclavage %
■' Sans doute les sciences sont encore imparfaites ; mais cela
u'empéche point qu'elles n'aient fait des progrès marqués ,
même à ne dater que depuis Descartes et Newton , sans ou-
blier Leibnitz , qui n'a pas moins contribué qu'eux à perfec-
tionner les sciences exactes. Les BernouUi, Euler, d'Alem-
bert , Clairaut , Lagrange , et d'autres encore, ont reculé les
bornes de nos connaissances en ce genre , et l'Europe abonde
en ce moment de mathématicieos distingués. Or les mathé-
matiques apprennent à raisonner juste, et rien n'est si utile
en morale. Condillac a fait voir l'utilité de la méthode des
géomètres dans les sciences auxquelles elle parait le moins
susceptible d'être appliquée , et l'exact et profond Vauvenar-
«ues aurait cédé à la justesse et à la dialectique savante du
plus habile de nos métaphysiciens. F.
^ Sous l'empire d'Alexis Comnène, les Grecs ne se conten-
taient pas du titre di' Auguste ou de Sebastos, que les Romains
donnaient aux empereurs. Ils doublaient ce superlatif au
moyen du titre de Pan hyper Sebastos, qui signifie ce qu'il y
a de phis auguste au monde. Voyez la Cfironique de Carion,
et quel autre plus malheureux ? Quel peuple plus
raisonneur 'et en un sens plus éclairé que les
Romains? et dans la décadence de l'empire, quel
autre plus avili?
Ce n'est donc ni par l'intérêt, ni par la licence
des opinions ou l'esprit de raisonnement, que
les États fleurissent et se maintiennent , mais par
les qualités mêmes que nous méprisons , par l'es-
time de la vertu et de la gloire. Ne serait-il pas
bien étrange qu'un peuple frivole, bassement
partagé entre l'intérêt et les plaisirs , fiit capable
de grandes choses ? Et si ce même peuple mépri-
sait la gloire, s'en rendrait-il digne?
Qu'il me soit permis d'appliquer ces réflexions.
On ne saurait nier que la paresse , l'intérêt , la
dissipation , ne soient ce qui domine parmi nous;
et à l'égard des opinions qui favorisent ces pen-
chants honteux, je m'en rapporte à ceux qui con-
naissent le monde et qui ont de la bonne foi :
qu'ils disent si c'est faussement que je les attri-
bue à notre siècle. En vérité , il est difficile de
le justifier à cet égard. Jamais le mépris de la
gloire et la bassesse ne se sont produits avec
tant d'audace. Jusqu'à ceux qui se piquent de
bien danser, et qui attachent ainsi l'honneur
aux choses les moins honorables, traitent toutes
les grandes de folies , et persuadés que l'amour de
la gloire est au-dessus d'eux, ils sont le jouet ri-
dicule de leur vanité.
Mais faut-il s'étonner qu'on dégrade la gloire,
si on nie jusqu'à la vertu? Il n'est guère possible
de rendre raison d'une erreur aussi insensée; j'a-
voue que j'ai peine à comprendre sur quoi elle a
pu se fonder.
liv. IV. Encore aujourd'hui , pendant que les Romains réser-
vent pour le pape seul le titre de votre sainteté, les Grecs
prodiguent cette dénomination aux moindres prêtres , et le
patriarche de Constantinople est la toute sainteté. On voit à
quel degré est parvenue la bassesse de ces Grecs si tiers au-
trefois. F.
* On peut citer Sénèque dissertant si ingénieusement sur la
philosophie, et se chargeant d'excuser Néron, qui vient d'as-
sassiner sa mère. F.
DISCOURS SLR L'IINÉGALITÉ DES RICHESSES.
565
DISCOURS
8UR L'INÉGALITÉ DES RICHESSES.
AVIS DE L'ÉDITEUR DE 1797.
Ou n'a pas encore oublié qu'il y avait à Paris une Acadé-
mie Française érigée en compagnie par Louis XIII en 1635.
Balzac fut un de ses premiers membres , et à sa mort , arrivée
en 1554, il laissa deux mille francs de fonds pour un prix
d'éloquence qui était donné tous les ans le jour de la fête de
saint Louis. Le sujet du concours était donné par l'Acadé-
mie. Celui qui excita l'émulation de Vauvenargues avait été
proposé en ces termes :
<c La sagesse de Dieu dans la distribution inégale des ri-
chesses, suivant ces paroles : Dives et pauper ohviaverunt
sibi; utriusque operator est Dominus. (Proverb. XXII, 2.) Le
pauvre et le riche se sont rencontrés : le Seigneur a fait l'un
«t l'autre. »
Il serait difficile de donner un sujet plus digne
de notre attention que celui qu'on nous propose,
puisqu'il est question de confondre le prétexte le
plus ancien de l'impiété , par la sagesse même de
la Providence dans la distribution inégale des
richesses, qui fait leur scandale. Il faut, en son-
dant le secret de ces redoutables conseils qui font
la destinée de tous les peuples, ouvrir en même
temps aux yeux du genre humain le spectacle de
l'univers sous la main de Dieu. Un sujet si vaste
embrasse toutes les conditions et tous les hom-
mes. Rois, sujets , étrangers , barbares, savants,
ignorants, tous y ont un égal intérêt. Nul ne peut
s'affranchir du joug de celui qui , du haut des
cieux , commande à tous les peuples de la terre,
et tient sous sa loi les empires , les hasards , les
tombeaux, la gloire, la vie et la mort.
La matière est trop importante pour n'avoir
pas été souvent traitée. Les plus grands hommes
se sont attachés à la mettre dans un beau jour,
et rien ne leur est échappé ; mais parce que nous
oublions très-promptement jusqu'aux choses qu'il
nous importe le plus de retenir, il ne sera pas
inutile de remettre devant nos yeux une vérité
si sublime, et si outragée de nos jours. Si nous
n'employons pour la défendre ni de nouveaux
raisonnements , ni de nouveaux tours , que per-
sonne n'en soit surpris. Qu'on sache que la vérité
est une, qu'elle est immuable, qu'elle est éter-
nelle. Belle de sa propre beauté , riche dans son
fonds, invincible, elle peut se montrer toujours
la même, sans perdre sa force ou sa grâce , parce
(jirelle ne peut vieillir ni s'affaiblir, et que n'ayant
l)as; ris sou être dans les fantômes de notre ima-
gination, elle rejette ses faux ornements. Que
ceux qui prostituent leur voix au mensonge , s'ef-
forcent de couvrir la faiblesse de leurs inventions
par les illusions agréables de la nouveauté; qu'ils
se répandent inutilement en vains discours, puis-
qu'ils n'ont pour but que de plaire et d'amuser
les oreilles curieuses. Lorsqu'il est question de
persuader la vérité , tout ce qui est recherché est
vain , tout ce qui n'est pas nécessaire est superflu;
tout ce qui est pour l'auteur, distrait , charge la
mémoire , dégoûte. En suivant de tout mon pou-
voir ces gTands principes , j'espère démontrer err
peu de mots combien nos murmures envers la
Providence sont injustes , combien même elle est
juste malgré nos murmures.
Et premièrement , que ceux qui se plaignent de
l'inégalité des conditions, en reconnaissent la né-
cessité indispensable. Inutilement les anciens lé-
gislateurs ont tâché de les rapprocher : les lois ne
sauraient empêcher que le génie s'élève au-dessus
de l'incapacité, l'activité au-dessus de la paresse,
la prudence au-dessus de la témérité. Tous les
tempéraments qu'on a employés à cet égard ont
été vains; l'art ne peut égaler ' les hommes mal-
gré la nature. Si l'on trouve quelque apparence,
dans l'histoire , de cette égalité imaginaire , c'est
parmi des peuples sauvages qui vivaient sans lois
et sans maîtres, ne connaissaient d'autre droit
que la force, d'autres dieux que l'impunité;
monstres qui erraient dans les bois avec les ours,
et se détruisaient les uns les autres par d'affreux
carnages ; égaux par le crime , par la pauvreté,
par l'ignorance , par la cruauté; nul appui parmi
eux pour l'innocence , nulle récompense pour la
vertu, nul frein pour l'audace; l'art du labourage
négligé ou ignoré par ces barbares, qui ne sub-
sistaient que de rapines , accoutumés à une vie oi-
sive et vagabonde ; la terre stérile pour ses ha-
bitants ; la raison impuissante et inutile : tel était
l'état de ces peuples , opprobre de l'humanité ;
telles étaient leurs coutumes impies. Pressés par
l'indigence la plus rigoureuse , dès qu'ils sentirent
la nécessité d'une juste dépendance , cette égalité
primitive qui n'était fondée que sur leur pauvreté
et leur oisiveté commune , disparut. Mais voici
ce qui la suivit : le sage et le laborieux eurent
l'abondance pour prix du travail ; la gloire de-
vint le fruit de la vertu; la misère et la dépen-
dance, la peine de l'oisiveté et de la mollesse.
Les hommes s'élevant les uns au-dessus des au
1 L'art ne peut égaler tes hommes malgré ta fiatiire , r<>ur
égathei-. VauvonargUfS fomb<' souvonl danscoltr fanl<>; ivui»
nr cntyons pas devoir i.i relrv«>r <l;ins la siiilo. \\.
VAIIVENARGIIES.
très , selon leur génie , l'inégalité des fortunes
s'introduisit sur de justes fondements. La subor-
dination qu'elle établit parmi les hommes resserra
leurs limites mutuelles, et servit à maintenir
l'ordre. Alors celui qui avait les richesses en
partage mit en œuvre l'activité et l'industrie. Dans
le temps que le laboureur, né sous les cabanes,
fertilisait la terre par ses soins, le philosophe ',
que la nature avait doué de plus d'intelligence ,
se donna librement aux sciences ou à l'étude de
la politique. Tous les arts cultivés fleurirent sur
la terre. Les divers talents s'entr'aidèrent , et la
vérité de ces paroles de mon texte se manifesta :
Dives et 2)auper obviaverunt sibi f le pauvre et
le riche se sont rencontrés : utriusque operator
est Bominusy le Seigneur a fait l'un et l'autre.
C'est lui qui a ordonné les conditions, et les a subor-
données avec sagesse , afin qu'elles se servissent
pour ainsi dire de contre-poids et entretinssent
l'équilibre siu* la terre. Et ne croyez pas que sa
justice ait mis dans cette inégalité de fortunes une
inégalité réelle de bonheur : comme il n'a pas
créé les hommes pour la terre, mais pour une
fin sans comparaison plus élevée , il attache aux
plus éminentes conditions et plus heureuses en
apparence, de secrets ennuis. Il n'a pas voulu que
la tranquillité de l'âme dépendît du hasard de la
naissance ; il a fait en sorte que le cœur de la
plupart des hommes se formât sur leur condition.
Le laboureur a trouvé dans le travail de ses mains
la paix et la satiété^ , qui fuient l'orgueil des
grands. Ceux-ci n'ont pas moins de désirs que
les hommes les plus abjects ; ils ont donc autant
de besoins.
Une erreur sans doute bien grossière, c'est
de croire que l'oisiveté puisse rendre les hommes
plus heureux. La santé , la vigueur d'esprit, la
paix du cœur, sont le fruit touchant du tra-
vail. Il n'y a qu'une vie laborieuse qui puisse
amortir les passions , dont le joug est si rigou-
reux; c'est elle qui retient sous les cabanes le
sommeil, fugitif des riches palais. La pauvreté,
contre laquelle nous sommes si prévenus, n'est
* Ce litre, qui siçniiie amateur de la sagesse, fut adopté
par Pythagore, qui le préféra par ipodestie à celui de sage.
Il a tellement été prostitué depuis , que plusieurs écrivains le
regardent comme une injure , quoique d'autres s'en glorifient
encore; et il faut convenir que ces derniers ont l'avantage de
prendre ce mot dans son acception naturelle. F.
^ Il faut satiété et non société, comme on le lit dans toutes
les éditions publiées avant la nôtre de I82I. Le mol société se-
rait ici absolument inintelligible. Nous avons pour cette cor-
rection l'autorité de Vau\enargues lui-même dans son ma-
nuscrit. B.
^ Les plus ahjrcts II fatulrail de Véfat le plus abject. B.
pas telle que nous pensons : elle rend les hommes
plus tempérants, plus laborieux, plus modestes;
elle les maintient dans l'innocence, sans laquelle
il n'y a ni repos ni bonheur réel sur la terre.
Qu'envions-nous dans la condition des riches?
Obérés eux-mêmes dans l'abondance par leur
luxe et leur faste immodérés, exténués à la fleur
de leur âge par leurs débauches criminelles,
consumés par l'ambition et la jalousie à mesure
qu'ils sont plus élevés, victimes orgueilleuses
de la vanité et de l'intempérance; encore une
fois, peuple aveugle, que leur pouvons-nous
envier? Considérons de loin la cour des princes ,
où la vanité humaine étale avec éclat ce qu'elle
a de plus spécieux. Là, nous trouverons plus
qu'ailleurs la bassesse et la servitude sous l'ap-
parence de la grandeur et de la gloire , l'indi-
gence sous le nom de la fortune, l'opprobre
sous l'éclat du rang : là, nous verrons la nature
étouffée par l'ambition , les mères détachées de
leurs enfants par l'amour effréné du monde,
les enfants attendant avec impatience la mort
de leurs pères, les frères opposés aux frères,
l'ami à l'ami : là, l'intérêt sordide et la dissipa-
tion, au lieu des plaisirs; le dépit, la haine, la
honte , la vengeance et le désespoir, sous le faux
dehors du bonheur. Où règne si impérieuse-
ment le vice, on ne saurait trop le redire, ne
croyons pas que la tranquillité d'esprit et le
plaisir puissent habiter. Je ne vous parle pas
des peines infinies qui suivront si promptement,
et sans être attendues , ces maux passagers. Je
ne relève pas l'obligation du riche envers le
pauvre , auquel il est comptable de ces biens
immenses qui ne peuvent assouvir sa cupidité
insatiable. La nécessité inviolable de l'aumône
égale le pauvre et le riche. Si celui-ci n'est que
le dispensateur de ses trésors, comme on ne
saurait en douter, quelle condition! S'il en est
l'usurpateur infidèle , quel odieux titre ! Je sais
que la plupart des riches ne balancent pas dans
ce choix ; mais je sais aussi les supplices réser-
vés à leurs attentats. S'ils s'étourdissent sur ces
châtiments inévitables, jjouvons-nous compte!
pour un bien ce qui met le comble à leurs
maux? S'il leur reste, au contraire, quelque
sentiment d'humanité, de combien de remords,
de craintes, de troubles secrets, ne seront-ils
pas travaillés! En un mot, quel sort est le
leur , si non-seulement leurs plaisirs rencontrent
un juge inflexible , mais leurs douleurs mêmes !
Passons sur ces tristes objets, si souvent et si
vainement présentés à nos faibles yeux. Le lieu
DISCOURS SUR L'INÉGALITÉ DES RICHESSES.
567
et le temps où je parle ne permettent peut-être
pas dinsister sur ces vérités. Toutefois il ne
peut nous dispenser de traiter chrétiennement
un sujet chrétien; et quiconque n'aperçoit pas
cette nécessité inévitable , ne connaît pas même
les règles de la vraie éloquence. Pénétré de
cette pensée , je reprends ce qui fait l'objet et
le fonds de tout ce discours.
Nous avons reconnu la sagesse de Dieu dans
la distribution inégale des richesses, qui fait le
scandale des faibles ; l'impuissance de la fortune
pour le vrai bonheur s'est offerte de tous côtés ,
et nous l'avons suivie jusqu'au pied du trône' .
Élevons maintenant nos vues ; observons la vie
de ces princes mêmes qui excitent la cupidité
et l'envie du reste des hommes. Nous adorons
leur grandeur et leur opulence; mais j'ai vu
l'indigence sur le trône *, telle que les cœurs les
plus durs en auraient été attendris : il ne m'ap-
partient pas d'expliquer ce discours; nous de-
vons au moins ce respect à ceux qui sont l'i-
mage de Dieu sur la terre. Aussi n'avons-nous
pas besoin de recourir à ces paradoxes que le
peuple ne peut comprendre; les peines de la
royauté sont d'ailleurs assez manifestes. Un
homme obligé par état à faire le bonheur des
autres hommes , à les rendre bons et soumis , à
maintenir en même temps la gloire et la tran-
quillité de la nation ; lorsque les calamités in-
séparables de la guerre accablent ses peuples ;
qu'il voit ses États attaqués par un ennemi re-
doutable ; que les ressources épuisées ne laissent
pas même la consolation de l'espérance, ô peines
sans bornes ! quelle main séchera les larmes d'un
bon prince dans ces circonstances ? S'il est tou-
ché, comme il doit l'être , de tels maux , quel ac-
cablement ! s'il y est insensible , quelle indigiîité !
Quelle honte, si une condition si élevée ne lui
inspire pas la vertu! Quelle misère, si la vertu
ne peut le rendre plus heureux ! Tout ce qui a
de l'éclat au dehors éblouit notre vanité. Nous
idolâtrons en secret tout ce qui s'offre sous les
apparences de la gloire. Aveugles que nous
* Si Vauvenargues voyait Louis XV malheureux dans la
partie la plus brillante du règne de ce prince , alors jeune et
victorieux , quel poids n'auraient point ajouté à ses raisonne-
ments les malheurs du successeur de Louis XV, de l'infor-
tuné Louis XVI, périssant sur l'échafaudl F.
* L'auteur parle vraisemblablement de Stanislas Leczinski,
roi de Pologne , dont il avait vu la cour à Nancy. Il avait pu
voir aussi la famille du roi Jac(|ii('s , réduiliî à une extrême
indigence, après la rcvolulion qui dépouilla ce prince du
trône d'Angleterre. On connaît l'histoire de Charles le Gros,
'|ui, après avoir réuni sur sa lèlc toutes les couronnes de
Charlemagne, mourut de misère et de chagrin Tnii «««. F.
sommes, l'expérience et la raison devraient
bien nous dessiller les yeux. Mêmes infirmités,
mêmes faiblesses, même fragilité, se font re-
marquer dans tous les états ; même sujétion à la
mort, qui met un terme si court et si redoutable
aux grandeurs humaines. Un prince s'était élevé
jusqu'au premier trône du monde par la pro-
tection d'un roi puissant'. L'Europe , jalouse de
la gloire de son bienfaiteur, formait des com-
plots contre lui. Tous les peuples prêtaient l'o-
reille et attendaient les circonstances pour
prendre parti. Déjà la meilleure partie de l'Eu-
rope était en armes, ses plus belles provinces
ravagées ; la mort avait détruit en un moment
les armées les plus redoutables; triomphantes
sous leurs ruines, elles renaissaient de leurs
cendres; de nouveaux soldats se rangeaient en
foule sous nos drapeaux victorieux; nous atten-
dions tout de leur nombre, de leur chef* et de
leur courage. Espérance fallacieuse! Ce spec-
tacle nous imposait. Celui pour qui nous avions
entrepris de si grandes choses touchait à son
terme; la mort invisible assiégeait son trône;
la terre l'appelle à son centre. Il descend aux
sombres demeures où la mort égale à jamais le
pauvre et le riche, le faible et le fort, le pru-
dent et le téméraire. Ses braves soldats.
qui
avaient perdu le jour sous ses enseignes, l'en-
vironnent saisis de crainte : 0 sage empereur ^
est-ce vous? Nous avons combatiu jusqu'au
dernier soupir pour votre gloire. Nous aurions
donné mille vies pour rendre vos Joîirs plus
tranquilles. Quoi! sitôt vous nous rejoignez/
quoi! la mort a osé interrompre vos vastes des-
'■ On voit que l'aufeur parle ici de Charles-Albert, électeur
de Bavière, couronné empereur à Francfort, le 24 janvier 1742,
par le secours des armes de Louis XV, sous le nom de Char-
les VII. Accablé d'infirmités et dénué de ressources personnel-
les , il fut bientôt dépouillé de ce qu'il avait conquis , et ce ne
fut que par le secours du roi de Prusse qu'il put rentrer dans
ses États héréditaires, à Munich, où ib mourut le 20 janvier
1745 , dans la quarante-huitième année de son âge. On trouva,
dit-on, ses poumons, son foie et son estomac gangrenés, des
pierres dans ses reins , et un polype dans son cœur. F.
^ Au mois de janvier 1745, pendant lequel mourut Char-
les VII , un traité (ViDiion fut conclu à Varsovie entre la niiie
de Hongrie , le roi d'Angleterre etda Hollande. L'ambassadeur
des États-Généraux ayant rencontré le maréchal de Saxe
dans la galerie de Versailles, lui demanda ce (ju'il pensait de
ce traité. Je pense , répondit ce général, que xi le roi mon
maître veut me donner carte blanclu!, j'irai lire à fa Haye
l'original du traité avant la fln de Vannée. Celte réponse
n'était pas une rodomontade : le maréchal de Sax(^ le prouva
en gagnai\t la balaiilc de Fontenoy, le H mai I74r), peu (l>i
temps après l'ouverture de la campagne. Mais Charles Vil ,
pour qtù l'on combattait, était déjà mort. Cependant la paix
ne fut conclue «jue plus de trois ans après celte mort, le i <
octobre 174»*. F.
568
VAIJVEINARGIIKS.
seins. Ah ! c'est maintenant que le sens des pa-
roles de mon texte achève de se découvrir. Le
pauvre et le riche se sont rencontrés, le sujet
et le souverain; mais ces distinctions de sou-
verain et de sujet avaient disparu , et ce n'é-
tait' plus que des noms. 0 néant des grandeurs
humaines ! ô fragilité de la vie ! Sont-ce là les
vains avantages sur lesquels , toujours préve-
nus, nous nous consumons de travaux^? Sont-
ce \h les objets de nos empressements , de nos
jalousies , de nos murmures audacieux contre la
Providence? Dès que nos désirs injustes trou- !
vent des obstacles , dès que notre ambition in-
satiable n'est pas assouvie; dès que nous souf-
frons quelque chose par les maladies, juste
suite de nos excès; dès que nos espérances ri-
dicules sont trompées; dès que notre orgueil
est blessé, nous osons accuser de tous ces
maux, vrais ou imaginaires, cette Providence
adorable de qui nous tenons tous nos biens.
Que dis-je, accuser? Combien d'hommes, par
un aveuglement qui fait horreur, portent l'im-
piété et l'audace jusqu'à nier son existence! La
terre et les cieux la confessent; l'univers en
porte partout l'auguste marque. Mais ces ca-
ractères, ces grands témoignages ne peuvent
toucher leur esprit. Inutilement retentit à leurs
oreilles la merveille des œuvres de Dieu : l'or-
dre permanent des saisons, principe fécond
des richesses qu'enfante la terre ; les nuits suc-
cédant régulièrement aux jours, pour inviter
l'homme au repos; les astres parcourant les
cieux dans un effroyable silence , sans s'embar-
rasser dans leur cours; tant de corps si puis-
sants et si impétueux enchaînés sous la même
loi ; l'univers éternellement assujetti à la même
règle ; ce spectacle échappe à leurs yeux ma-
lades et préoccupés. Aussi n'est-ce pas par sa
pompe que je combattrai leurs erreurs : je veux
les convaincre par ce qui se passe sur cette
même terre qui enchante leurs sens, où se bor-
nent toutes leurs pensées et tous leurs désirs. Je
leur présenterai les merveilles sensibles qu'ils
idolâtrent; tous les hommes, tous les états,
tous les arts enchaînés les uns aux autres , et
concourant également au maintien de la so-
ciété ; la justice manifeste de Dieu dans sa con-
duite impénétrable; le pauvre soulagé, sans le
savoir , par la privation des biens mêmes qu'il
' La première édition dit étaient. B.
^Sont-cc là les vains avantages, etc. Cette phrase est in-
correcte. 11 faut pour lesquels, ou tourner la phrase autre-
ni«''nt. S.
regrette; le riche agité, traversé, désespéré
dans la possession des trésors qu'il accumule,
puni de son orgueil par son orgueil , châtié du
mauvais usage des richesses par l'abus même
qu'il en ose faire; le pauvre et le riche égale-
ment mécontents de leur état, et par consé-
quent également injustes et aveugles, car ils
portent envie l'un à l'autre * et se croient réci-
proquement heureux ; le pauvre et le riche for-
cés par leur propre condition de s'entr'aider ,
malgré ïa jalousie des uns et l'orgueil injurieux
des autres; le pauvre et le riche égalés enfin
par la mort et par les jugements de Dieu.
S'il est des misères sur la terre qui méritent
d'être exceptées, parce qu'elles paraissent sans
compensation, prouvent - elles l'injustice de la
Providence, qui donne si libéralement aux riches
les moyens de les soulager, ou l'endurcissement
de ceux-là mêmes qui s'en font un titre contre
elle? Grands du monde 1 quel est ce luxe qui
vous suit et vous environne ? quelle est cette somp-
tuosité qui règne dans vos bâtiments et dans vos
repas licencieux? Quelle profusion! quelle au-
dace! quel faste insensé! Cependant le pauvre,
affamé, nu, malade, accablé d'injures, repose
à la porte des temples où veille le Dieu des ven-
geances. Cet homme , qui a une âme comme vous,
qui a un même Dieu avec vous, même culte,
même patrie , et sans doute plus de vertu , il lan-
guit à vos yeux , couvert d'opprobres ; la douleur
et la faim intolérable abrègent ses jours; les
maux qui l'ont environné dès son enfance, le
précipitent au tombeau à la fleur de sa vie. O
douleur I ô ignominie ! ô renversement de la na-
ture corrompue ! Rejetterons-nous sur la Provi-
dence ces scandales que nous sommes inutilement
chargés de réparer, et que la Providence venge si
rigoureusement après la vie! Conclurions-nous
donc autrement , si de tels désordres étaient sans
vengeance, si les moyens de les prévenir nous
avaient été refusés, si l'obligation de le faire
était moins manifeste et moins expresse ?
Violateurs de la loi de Dieu , ravisseurs du
dépôt qui nous est confié, nous ne nous conten-
tons pas de nous livrer à notre dureté, à notre
cupidité, à notre avarice : nous voulons encore
que Dieu soit l'auteur de ces excès ; et quand on
nous fait voir qu'il ne peut l'être, parce que cela
détruirait sa perfection, aveuglés par ce qui de-
vrait nous éclairer, encouragés par ce qui devrait
nous confondre, enhardis peut-être par l'impunité
i Car ils portent envie Vun à Vautre. Il faut ils se portent
envie l'un à Vautre. S.
DISCOURS SUR L'IINÉGALITÉ DES RICHESSES.
569
de nos désordres , nous concluons que cet Être su-
prême ne se mêle donc pas de la conduite de l'u-
nivers , et qu'il a abandonné le genre humain à ses
caprices. Ah! s'il était vrai, si les hommes ne dé-
pendaient plus que d'eux-mêmes, s'il n'y avait pas
des récompenses pour les bons et des châtiments
pour le crime, si tout se bornait à la terre, quelle
condition lamentable ! où serait la consolation du
pauvre , qui voit ses enfants dans les pleurs au-
tour de lui , et ne peut suffire par un travail con-
tinuel à leurs besoins , ni fléchir la fortune inexo-
ral)le? Quelle main calmerait le cœur du riche,
agité de remords et d'inquiétudes , confondu dans
ses vains projets et dans ses espérances auda-
cieuses ! Dans tous les états de la vie, s'il nous
fallait attendre nos consolations des hommes,
dont les meilleurs sont si changeants et si frivoles,
si sujets à négliger leurs amis dans la calamité,
ô triste abandon ! Dieu clément ! Dieu vengeur
des faibles ! je ne suis ni ce pauvre délaissé qui
languit sans secours humain , ni ce riche que la
possession même des richesses trouble et embar-
rasse ; né dans la médiocrité , dont les voies ne
sont pas peut-être moins rudes , accablé d'afflic-
tions dans la force de mon âge, ô mon Dieu ! si
vous n'étiez pas , ou si vous n'étiez pas pour moi ;
seule et délaissée dans ses maux , où mon âme
espérerait-elle? Serait-ce à la vie, qui m'échappe
et me mène vers le tombeau par les détresses ?
Serait-ce à la mort, qui anéantirait, avec ma vie,
tout mon être ? Ni la vie ni la mort , également
à craindre, ne pourraient adoucir ma peine; le
désespoir sans bornes serait mon partage. Je
m'égare, et mon faible esprit sort des bornes
qu'il s'est prescrites. Vous qui dispensez l'élo-
quence comme tous les autres talents ; vous qui
envoyez ces pensées et ces expressions qui per-
suadent, vous savez que votre sagesse et votre
infinie providence sont l'objet de tout ce discours :
c'est le noble sujet qui nous est proposé par les
maîtres de la parole; et quel autre serait plus
propre à nous inspirer dignement? Toutefois , qui
peut le traiter avec l'étendue qu'il mérite? Je n'ose
me livrer à tous les sentiments qu'il excite au
fond de mon cœur. Qui parle longtemps, parle
trop sans doute, dit un homme illustre ^. Jene
connais point, continue-t-il, de discours oratoire
où il n'y ait des longueurs. Tout art a son en-
droit faible. Quelle tragédie est sans remplis-
sage , quelle ode sans strophes inutiles ? Si cela
est ainsi, messieurs, comme l'expérience le
' V(Jtairo. B.
prouve, quelle retenue ne dois-je pas avoir en
m'exprimant pour la première fois dans l'as-
semblée la plus polie et la plus éclairée de l'uni-
vers ! Ce discours si faible aura pour juge une
compagnie qui l'est , par son institution , de tous
les genres de littérature; une compagnie toujours
enviée et toujours respectée dès sa naissance , où
les places, recherchées avec ardeur, sont le terme
de l'ambition des gens de lettres; une compagnie
où se sont formés ces grands hommes qui ont fait
retentir la terre de leur voix; où Bossuet, animé
d'un génie divin , surpassa les orateurs les plus
célèbres de l'antiquité dans la majesté et le su-
blime du discours ; où Fénélon , plus gracieux et
plus tendre , apporta cette onction et cette amé-
nité qui nous font aimer la vertu et peignent
partout sa grande âme ; où l'auteur immortel des
Caractères * donna des modèles d'énergie et de
véhémence. Je ne parlerai pas de ces poètes, l'or-
nement et la gloire de leur siècle, nés pour illustrer
leur patrie et servir de modèles à la postérité. Je
dois un hommage plus tendre à celui "" qui excite
du tombeau nos faibles voix par l'espoir flatteur
de la gloire, à qui l'éloquence fut si chère et si
naturelle , dans un siècle encore peu instruit ; ce
tribut que j'ose lui rendre me ramène sans vio-
lence à mon déplorable sujet. A la vue de tant
de grands hommes qui n'ont fait que paraître
sur la terre, confondus après pour toujours dans
l'ombre éternelle des morts , le néant des choses
humaines s'offre tout entier à mes yeux, et je
répète sans cesse ces tristes paroles : « Le pauvre
et le riche se sont rencontrés ; l'ignorant et le
savant , celui qui charmait nos oreilles par son
éloquence , et ceux qui écout aient ses discours :
la mort les a tous égalés. »
L'Éternel partage ses dons : il dispense aux
uns la science, aux autres l'esprit des affaires;
à ceux-ci la force , à ceux-là l'adresse , aux au-
tres l'amour du travail ou les richesses, afin que
tous les arts soient cultivés , et que tous les hom-
mes s'entr'aident, comme nous l'avons vu d'a-
bord. Après avoir distribué le genre humain en
différentes classes , il assigne encore à chacune
des biens et des maux manifestement compensés;
et enfin, pour égaler les hommes plus parfaitement
dans une vie plus parfaite et plus durable , pour
punir l'abus que le riche a pu faire de ses faveurs,
pour venger le faible opprimé, pour justifier sa
' I,;i Bruyère, membre de l'Académie Française , ainsi que
Bossuet et Fénélon. F.
' Balzac, fond.ilcur du prix d'élofiuence auquel aspirait ce
discours.
570
VAUVENAKGUES.
bonté) qui éprouve quelquefois dans les souffrances
le juste et le sage, lui-même anéantit ces distinc-
tions que sa providence avait établies ; un même
tombeau confond tous les hommes; une même
loi les condamne ou les absout : même peine et
même faveur attendent le riche et le pauvre.
0 vous qui viendrez sur les nues pour juger
les uns et les autres, lils de Dieu très-haut, roi
des siècles , à qui toutes les nations et tous les
trônes sont soumis, vainqueur de la morti la
consternation et la crainte marcheront bientôt
sur vos traces ; les tombeaux fuiront devant vous :
agréez, dans ces jours d'horreur, les vœux humbles
de l'innocence ; écartez loin d'elle le crime qui
l'assiège de toutes parts, et ne rendez pas inutile
votre sang versé sur la croix !
ÉLOCxE
PACL-HIPPOLYTE-EMMANUEL DE SEYTRES,
orriciBK AU KéaiiiKiiT du koi'.
Ainsi donc j'étais destiné à survivre à notre
amitié, Hippolyte, quand j'espérais qu'elle adou-
cirait tous les maux et tous les ennuis de ma vie
jusqu'à mon dernier soupir. Au moment où mon
cœur, plein de sécurité, mettait une aveugle
confiance dans ta force et dans ta jeunesse , et
s'abandonnait à sa joie, ô douleur I une main puis-
sante éteignait dans ton sang la source de la vie.
La mort se glissait dans ton cœur, et tu la portais
dans le sein. Terrible, elle sort tout d'un coup
au milieu des jeux qui la couvrent : tu tombes à
la fleur de tes ans sous ses véritables efforts.
Mes yeux sont les tristes témoins d'un spectacle
si lamentable, et ma voix, qui s'était formée à
' Cet ouvrage , où Yauvenargues fait l'éloge de son cama-
rade et de son ami, est celui dont l'auteur faisait le plus de
cas. Il ne cessait de le retoucher, et la copie qui en reste est
celle que lui-même, avant sa mort, donna au président de
Saint-Vincent, qui la fit remettre à M. de Fortia.
Paul-Hjppolyte-Emmanuel deSeytres , fils aîné de Joseph
de Seytres, marquis de Caumont, académicien correspon-
dant honoraire de l'Académie des Inscriptions et Belles-Let-
tres de Paris, et académicien de celle de Marseille, et d'Eli-
sabeth de Donis, naquit le 13 août 1724. Il entra dans le
régiment d'infanterie du Roi, et s'étant trouvé à l'invasion
de la Bohème, il y périt au mois d'avril 1742. Il n'avait pas
encore dix-huit ans, et il est peut-être sans exemple qu'à cet
âge, un jeune homme ait eu le bonheur d'acquérir un ami si
fUgne de faire son éloge. C'est ce dont va juger le lecteur.
de si charmants entretiens, n'a plus qu'à porter
jusqu'au ciel l'amère douleur de ta perte. 0 miines
chéris, ombre aimable, victime innocente du
sort, reçois dans le sein de la terre ces derniers
et tristes hommages I Réveille-toi , cendre immor-
telle 1 sois sensible aux gémissements d'une si
sincère douleur I
Il n'est pas besoin d'avoir fait beaucoup d'ex-
périence des hommes pour connaître leur dureté.
En vain cherchent-ils à la mort, par de pathé-
tiques discours, à surprendre la compassion :
comme ils l'ont rarement connue, il est rare aussi
qu'ils l'excitent ; et leur mort ne touche personne.
Elle est attendue, désirée, ou du moins bientôt
oubliée de ceux qui leur sont les plus proches.
Tout ce qui les environne, ou les hait, ou les
méprise, ou les envie, ou les craint; tous sem-
blent avoir à leur perte quelque intérêt détourné.
Les indifférents même osent y ressentir la bar-
bare joie du spectacle. Après avoir cherché l'ap-
probation du monde pendant tout le cours de
leur vie , telle en est la fin déplorable. Mais celui
qui fait le sujet de ce discours n'a pas dû subir
cette loi. Sa vertu timide et modeste n'irritait pas
encore l'envie : il n'avait que dix-huit ans. Natu-
rellement plein de grâce, les traits ingénus, l'air
ouvert, la physionomie noble et sage, le regard
doux et pénétrant, ou ne le voyait pas avec in-
différence. D'abord son aimable extérieur préve-
nait tous les cœurs pour lui , et quand on était
à portée de connaître son caractère, alors il fal-
lait adorer la beauté de son naturel.
Il n'avait jamais méprisé personne, ni envié,
ni haï. Hors même de quelques plaisanteries qui
ne tombaient que sur le ridicule, on ne l'avait
jamais oui parler mal de qui que ce soit. Il entrait
aisément dans toutes les passions et dans toutes
les opinions que le monde blâme le plus, et qui
semblent les plus bizarres ; elles ne le surpre-
naient point. Il en pénétrait le principe ; il trou-
vait dans ses réflexions des vues pour les justifier :
marque d'un génie élevé que son propre carac-
tère ne domine pas ; et il était en effet d'un ju-
gement si ferme et si hardi, que les préjugés,
même les plus favorables à ses sages inclinations ,
ne pouvaient pas l'entraîner, quoiqu'fl soit si na-
turel aux hommes sages de se laisser maîtriser
par leur sagesse : si modeste d'ailleurs , et si
exempt d'amour-propre, qu'il ne pouvait souffrir
les plus justes louanges, ni même qu'on parlât
de lui; et si haut dans un autre sens, que les
avantages les plus respectés ne pouvaient pas
l'éblouir. Ni l'âge, ni les dignités, ni la réputo-
ELOGE DE SEYTRES.
571
tion, ni les richesses, ne lui imposaient : ces
choses , qui font une impression si vive sur l'es-
prit des jeunes gens , n'assujettissaient pas le sien.
Il était naturellement et sans effort au niveau
d'elles.
Qui pourrait expliquer le caractère de son am-
bition, qui était tout à la fois si modeste et si
fière? Qui pourrait définir son amour pour le
bien du monde ? Qui aurait l'art de le peindre au
milieu des plaisirs? Il était né ardent; son imagi-
nation le portait toujours au delà des amusements
de son âge, et n'était jamais satisfaite : tantôt on
remarquait en lui quelque chose de dégagé et
comme au-dessus du plaisir, dans les chaînes du
plaisir même ; tantôt il semblait qu'épuisé , des-
séché par son propre feu , son âme abattue lan-
guissait de cette langueur passionnée qui con-
sume un esprit trop vif; et ceux qui confondent
les traits et la ressemblance des choses, le trou-
vaient alors indolent. Mais au lieu que les autres
hommes paraissent au-dessous des choses qu'ils
négligent , lui paraissait au-dessus ; il méprisait
les affaires que l'on appréhende. Sa paresse n'a-
vait rien de faible ni de lent; on y aurait remarqué
plutôt quelque chose de vif et de fier. Du reste, il
avait un instinct secret et admirable pour juger
sainement des choses et saisir le vrai dans l'ins-
tant. On aurait dit que, dans toutes ses vues, il
ne passait jamais par les degrés et par les consé-
quences qui amusent le reste des hommes ; mais
que la vérité, sans cette gradation, se faisait
sentir tout entière, et d'une m.anière immédiate,
à son cœur et à son esprit : de sorte que la jus-
tesse de ce sentiment, dans laquelle il s'arrêtait,
le faisait quelquefois paraître trop froid pour le
raisonnement, où il ne trouvait pas toujours
l'évidence de son instinct. Mais cela, bien loin
de marquer quelque défaut de raison, prouvait
sa sagacité. Il ne pouvait s'assujettir à expliquer
par des paroles et par des retours fatigants , ce
qu'il concevait d'un coup d'oeil. Enfin, pour finir
ce discours par les quaUtés de son cœur, il était
vrai , généreux , pitoyable , et capable de la plus
sure et de la plustendre amitié; d'un si beau naturel
d'ailleurs, qu'il n'avait jamais rien à cacher à
personne, ne connaissant aucune de ces petitesses
(haines, jalousies, vanités) que l'on dérobe au
monde avec tant de mystère, et qu'on verse au
sein d'un ami avec tant de soulagement. Insen-
sible au plaisir de parler de soi-même, qui est le
nœud des nmitiés faibles, élevé, confiant, ingénu,
propre à détromper les gens vains, chargés du
secret accablant de leurs friibicsses, en leur fai-
sant sentir le prix d'une naïveté modeste ; en un
mot, né pour la vertu et pour faire aimer sur
la terre cette haute modération qu'on n'a pas
encore définie, qui n'est ni paresse, ni flegme,
ni médiocrité de génie, ni froideur de tempé-
rament, ni effort de raisonnement, mais un ins-
tinct supérieur aux chimères qui tiennent le
monde enchanté : on ne verra jamais dans le
même sujet tant de qualités réunies. Oh 1 que
cette idée est cruelle, après une mort si sou-
daine 1 Ah ! du moins, s'il avait connu toute mon
amitié pour lui ! si je pouvais encore lui parler un
moment ! s'il pouvait voir couler ces larmes ! . . .
Mais il n'entendra plus ma voix. La mort a fermé
son oreille, ses yeux ne s'ouvriront plus : il n'est
plus. 0 triste parole ! Malheureux jeune homme,
quel bras t'a précipité au tombeau , du sein eu-
chanteur des plaisirs ? Tu croissais au milieu des
fleurs et des songes de l'espérance ; tu croissais...
0 funeste guerre ^ ! ô climat redoutable ^1 ô rigou-
reux hiver M ô terre qui contiens la cendre de tes
conquérants étonnés! Tombeaux, monuments
effroyables des faveurs perfides du sort ! voyage
fatal ! murs sanglants ! Tu ne sortiras pas du
champ de la victoire *, glorieuse victime : la mort
t'a traîné dans un piège affreux ; tu respires un
air infecté ; l'ombre du trépas t'environne. Pleure,
malheureuse patrie, pleure sur tes tristes tix)-
phées. Tu couvres toute l'Allemagne de tes intré-
pides soldats, et tu t'applaudis de ta gloire. Pleure,
dis-je , verse des larmes , pousse de lamentables
cris : à grande peine quelques débris d'une armée
si florissante reverront tes champs fortunés. Avec
quels périls ! j'en frémis. Ils fuient *. La faim , le
désordre , marchent sur leurs traces furtives ; la
nuit enveloppe leurs pas, et la mort les suit en
silence. Vous dites : Est-ce là cette armée qui
semait l'effroi devant elle? Vous voyez; la for-
tune change : elle craint à son tour ; elle presse
sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche
* La guerre de 1741 , entreprise pour la succession de l'em-
pereur Charles VI, contre l'archiduchesse Marie-Thérèse, sa
tille aînée. F.
* 11 y a plus de six degrés de différence entre le climat de
Prague et celui d'Avignon, où le jeune Cauniont était né. F.
3 Le froid de l'hiver de 1741 à 1742 fut le plus grand cfui
eût été éprouvé depuis 1709. On en trouvera la description
dans les Mémoires de l'Académie des Sciences pour 1742. F.
♦Prague avait été prise d'assaut , le 26 novembre 1741, par
le duc de Bavière, à la tête d'une partie des troupes fran-
cuises et bavaroises; et c'est à Prague que mourut Hip-
polyte. F.
^ La nuit du Uî au 17 décembre 1742, le maréchal do Belle-
Isle sortit de Prague avec l'armée française , et se rendit j|
F.gra W 2«. Le 2 janvier I74:J, la garni.son française qu'il avait
laissée dans Prn^;uP, en sorti! après une capitulation h<»no
r.iMe. B.
572
VAUVENARGIIES.
wns s'arrêter. Les maladies, la faim, la fatigue
excessive, accablent nos jeunes soldats. Misé-
rables ! on les voit étendus sur la neige, inhumai-
nement délaissés. Des feux allumés sur la glace
éclairent leurs derniers moments. La terre est
leur lit redoutable.
O chère patrie 1 quoil mes yeux te revoient
après tant d'horreurs ! En quel temps, en quelle
détresse , en quel déplorable appareil I 0 triste
retour I ô revers ! Fortuné Lorrain ' , nos disgrâces
ont passé ta cruelle attente : la mort a servi ta
colère. Les tombeaux regorgent de sang. N'en
sois pas plus fier : la fortune n'a pas mis à tes
pieds nos drapeaux victorieux; l'univers les a vus
sur tes murs ébranlés triompher de ta folle rage.
Tu n'as pas vaincu; tu t'abuses. Une main plus
puissante a détruit nos armées. Écoute la voix
qui te crie : Je t'ai chassé du trône et du lit im-
périal , où tu te flattais de l'asseoir. J'élève et je
brise les sceptres; j'assemble et détruis les na-
tions ; je donne à mon gré la victoire , le tré-
pas, le trône et les fers. Mortel, tout est né sous
ma loi.
0 Dieu I vous l'avez fait paraître. Vous avez
dissipé nos armées innombrables, vous avez mois-
sonné l'espoir de nos maisons. Hélas ! de quels
coups vous frappez les têtes les plus innocentes I
Aimable Hippolyte, aucun vice n'infectait en-
core ta jeunesse. Tes années croissaient sans re-
proche, et l'aurore de ta vertu jetait un éclat ra-
vissant. La candeur et la vérité régnaient dans
tes sages discours avec l'enjouement et les grâces.
La tristesse déconcertée s'enfuyait au son de ta
voix; les désirs inquiets s'apaisaient. Modéré
jusque dans la guerre, ton esprit ne perdait jamais
sa douceur et son agrément. Tu le sais , province
éloignée, Moravie, théâtre funeste de nos mar-
ches laborieuses ; tu sais avec quelle patience il
' François-Etienne, fils aîné du duc Léopold et d'Élisabeth-
Charlotté d'Orléans, né le 8 décembre 1708 , fut reconnu duc
de Lorraine, après la mort de son père, le 27 mars 1729; il
était alors à Vienne, d'où il arriva en Lorraine le 9 novem-
bre de la même année. L'an 1736, le I2 février, il épousa, à
Vienne, Maiie-Thérèse, archiduchesse, fille aînée de l'empe-
reur Charles VI, et le 13 décembre suivant, il ratifia les
conventions de l'Empereur et du roi de France , portant que
Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV, serait mis dès
lors en possession des duchés de Bar et de Lorraine , pour
être, après lui, réunis à la couronne de France. Après la mort
de l'Empereur, en 1741, il fut déclaré corégent de tous les
fttats autrichiens ; l'archiduchesse son épouse s'était fait cou-
ronner reine de Hongrie le 25 juin de cette même année. Mais
Charles-Albert, duc de Bavière, avait été reconnu roi de
Bohème le 19 décembre , et il fut élu empereur le 24 jan-
vier 1742. Ce ne fut que le 1 1 mai 1743 , que la reine de Hon-
grie fut couronnée à Prague reine de Bohème ; et son mari ne
devint empereur qu'apr-s la mort du duc de Bavière. B.
portait ces courses mortelles. Son visage toujours
serein effaçait l'éclat de tes neiges, et réjouissait
tes cabanes. Oh ! puissions-nous toujours sous tes
rustiques toits.... Mais le repos succède à nos
longues fatigues. Prague nous reçoit. Ses rem-
parts semblent assurer notre vie comme notre
tranquillité. 0 cher Hippolyte 1 la mort t'avait
préparé cette embûche. A l'instant elle se déclare,
tu péris ; la fleur de tes jours sèche comme l'herbe
des champs; je veux te parler, je rencontre tes
regards mourants qui me troublent. Je bégaye ,
et force ma langue. Tu ne m'entends plus ; une
voiK plus puissante et plus importune parle à ton
oreille effrayée. Le temps presse, la mort t'ap-
pelle, la mort te demande et t'attire. Hâte-toi,
dit-elle, hâte-toi ; ta jeunesse m'irrite et ta beauté
ir.e blesse ; ne fais point de vœux inutiles : je me
ris des larmes des faibles, et j'ai soif du sang
innocent : tombe, passe, exhale ta vie. — Quoi,
sitôt ! Quoi , dans ses beaux jours et dans la pri-
meur de son âge ! Dieu vivant, vous le livrez donc
ti l'affreuse main qui l'opprime; vous le délaissez
sans pitié. Tant de dons et tant d'agréments qui
environnaient sa jeunesse, ce mortel abandon...
0 voile fatal I Dieu terrible ! véritablement tu te
plais dans un redoutable secret. Qui l'eût cru,
mon cher Hippolyte , qui l'eût cru ? Le ciel sem-
blait prendre un soin paternel de tes jours; et
soudain le ciel te condamne, et tu meurs sans
qu'aucun effort te puisse arrêter dans ta chute.
Tu meurs... ô rigueur lamentable! Hippolyte...
cher Hippolyte, est-ce toi que je vois dans ces
tristes débris?... Restes mutilés de la mort, quel
spectacle affreux vous m'offrez I... Où fuirai-je?
Je vois partout des lambeaux flétris et sanglants,
un tombeau qui marche à mes yeux , des flam-
beaux et des fu; érailles. Cesse de m'ef frayer de
ces noires images ^^^ chère ombre, je n'ai pas trahi
la foi que je dois à ta cendre. Je t'aimais vivant,
je te pleure au tombeau. Ta vie comblait mes
vœux, et ta perte m'accable. Mon deuil et mes
regrets peuvent-ils avoir des limites , lorsque ton
malheur n'en a point? Va, je porte au fond de
mon cœur une loi plus juste et plus tendre. Ta
vertu méritait un attachement éternel; je lui
dois d'éternelles larmes , et j'en verserai des tor-
rents.
Homme insuffisant à toi-même, créature vide
et inquiète, tu t'attaches, tu te détaches, tu t'af-
fliges, tu te consoles ; ta faiblesse partout éclate.
Mais connais du moins ce principe : qui s'est
consolé, n'aime plus; et qui n'aime plus, tu le
sais, est léger, ingrat, infidèle, et d'une imagi-
MEDITATIOJN SUR L4 FOÏ.
573
nntion faible , qui périt avec son objet. On dit :
dans la mort , nul remède. Conclus : nulle conso-
lation à qui aime au delà de la mort. Suppose un
moment en toi-même : Ce que j'ai de plus cher
au monde est dans un péril imminent. Une longue
absence le cache. Je ne puis ni le secourir, ni le
joindre; et je me console, et je m'abandonne an
plaisir avec une barbare ardeur! Faible image,
vaine expression I nul péril n'égale la mort, nulle
absence ne la figure. 0 cœurs durs ! vous ne sen-
tez pas la force de ces vérités. Les charmes d'une
amitié pure ne vous touchent que faiblement.
Vous n'aimez , vous ne regardez que les choses
qui ont de l'éclat. Pourquoi donc, mon cher
Hippolyte, n'admiraient-ils pas ta vertu dans un
âge encore si tendre? Que peuvent-ils voir de
plus rare? Ils veulent des actions brillantes qui
puissent forcer leur estime : eh ! n'avais-tu pas le
génie qui enfante ces nobles actions? Mon en-
fant , ta grande jeunesse leur cachait des dons si
précoces. Leurs sens n'allaient pas jusqu'à toi.
La raison et le cœur de la plupart des hommes se
forment tard. Ils ne peuvent, parmi les grâces
d'une si riante jeunesse , admettre un sérieux si
profond : ils croient cet accord impossible. Ainsi
ils ne t'ont point rendu justice ; ils ne peuvent
plus te la rendre. Moi-même , pardonne , ombre
aimable, tes vertus et tes agréments peut-être
ne m'ont pas trouvé toujours équitable et sensi-
ble. Pardonne un excès d'amitié qui mêlait à mes
sentiments des délicatesses injustes. Oh ! comme
elles se sont promptement dissipées ! Quand la
mort a levé le voile qu'elles avaient mis sur mes
yeux, je t'ai vu tel que ma tendresse voulait que
tu fusses dans ta vie. Mais pardonne encore une
fois; car tu n'as jamais pu douter du fond de
mon attachement. Je t'aimais même avant de
pouvoir te connaître Je n'ai jamais aimé que toi.
Tes inclinations généreuses étaient chères à mon
enfance ; avant de t'avoir jamais vu , mon ima-
gination séduite m'en faisait l'aimable peinture.
Cent fois elle m'a présenté les grâces de ton ca-
ractère , ta beauté , ta pudeur , ta facile bonté.
J'ignorais ton nom et ta vie, et mon cœur t'admi-
rait, te parlait, te voyait, te cherchait dans la
solitude. Tu ne m'as connu qu'un moment ; et lors-
que nous nous sommes connus, j'avais rendu mille
fois en secret un hommage mystérieux à tes ver-
tus. Hélas 1 un bonheur plus réel paraissait avoir
pris la place de l'erreur de mes premiers vœux.
Je croyais posséder l'objet d'une si touchante illu-
sion, et je l'ai perdu pour toujours.
Qu'êtes- vous devenue, ombre digne des cieux ?
mes regrets vont-ils jusqu'à vous?.... Je frisson-
ne... 0 profond abîme! ô douleur! ô mort! 6
tombeau ! voile obscur, nuit impénétrable , mys-
tères de l'éternité! Qui pourra calmer l'inquiétude
et la crainte qui me dévorent? Qui me révélera
les conseils de la mort? 0 terre! crains-tu de
violer le secret affreux de tes antres? Tu te tais,
tu prêtes l'oreille ; tu caches ton sanglant larcin.
Chaque instant augmente ma peine ; mon trouble
interroge la nuit, et la nuit ne peut l'éclaircir;
j'implore les cieux , ils se taisent. Les enfers sont
sourds à ma voix : toute la nature est muette ;
l'univers effrayé repose.
Ouvrez-vous, tombeaux redoutables. Mânes
solitaires, parlez, parlez. Quel silence indomp-
table ! 0 triste abandon ! ô terreur ! Quelle main
tient donc sous son joug toute la nature inter-
dite? 0 Être éternel et caché, daigne dissiper
les alarmes où mon âme infirme est plongée. Le
secret de tes jugements glace mes timides esprits.
Voilé dans le fond de ton être , tu fais les destins
et les temps , et la vie et la mort , et la crainte
et la joie, et l'espoir trompeur et crédule. Tu
règnes sur les éléments et sur les enfers révoltés;
l'air frappé frémit à ta voix : redoutable juge des
morts, prends pitié de mon désespoir.
«««« ««««ai» ««««•«
MÉDITATION SUR LA FOL
AVIS DU LIBRAIRE *.
L'auteur avait résolu de ne point donner, dans cette nou-
velle édition, les deux pièces suivantes , les regardant comme
peu assortissantes aux matières sur lesquelles il avait écrit.
Son dessein était de les rétablir dans un autre ouvrage où
leur genre n'aurait point été déplacé. Mais la mort , qui vient
de l'enlever , m'ôtant l'espérance de rien avoir d'un homme
si recommandable par la beauté de son génie , par la noblesse
de ses pensées , et dont l'unique pensée était de faire aimer
la vertu , j'ai cru que le public me saurait gré de ne pas le
priver de deux écrits aussi admirables pour le fond, qi»e
pour la dignité et l'élégance avec lesquelles ils sont traités.
Heureux sont ceux qui ont une foi sensible,
et dont l'esprit se repose dans les promesses de
la religion 1 Les gens du monde sont désespérés
si les choses ne réussissent pas selon leurs désirs.
Si leur vanité est confondue , s'ils font des fautes,
* Cet avis se trouve dans la seconde édition des Œuvres de
Vauvenargucs , commencée par lui-même, mais qui ne fut
achevée qu'après sa mort par le libraire Antoine-Claude Brias-
son, Paris, I747,ln-r2, sous la surveillance de l'abbé Tru
blet et de l'abbé Séguy.
574
VAUVENARGllES.
Ils se laissent abattre à la douleur : le repos, qui
est la fin naturelle des peines, fomente leurs in-
quiétudes; l'abondance, qui devait satisfaire
leui-8 besoins, les multiplie; la raison, qui leur
est donnée pour calmer leurs passions , les perd ;
une fatalité marquée tourne contre eux-mêmes
tous leurs avantages. La force de leur caractère,
qui leur servirait à porter les misères de leur
fortune, s'ils savaient borner leurs désirs, les
pousse à des extrémités qui passent toutes leurs
ressources , et les fait errer hors d'eux-mêmes loin
des bornes de la raison. Us se perdent dans leurs
chimères; et pendant qu'ils y sont plongés, et
pour ainsi dire abîmés , la vieillesse , comme un
sommeil dont on ne peut pas se défendre vers la
fin d'un jour laborieux, les accable, et les préci-
pite dans la longue nuit du tombeau.
Formez donc vos projets, hommes ambitieux,
lorsque vous le pouvez encore; hâtez- vous, ache-
vez vos songes ; poussez vos superbes chimères
au période des choses humaines. Élevés par cette
illusion au dernier degré de la gloire, vous vous
convaincrez par vous-mêmes de la vanité des for-
tunes : à peine vous aurez atteint , sur les ailes
de la pensée, le faîte de l'élévation, vous vous
sentirez abattus, votre joie mourra, la tristesse
corrompra vos magnificences, et jusque dans
cette possession imaginaire des faveurs du mon-
de, vous en connaîtrez l'imposture. 0 mortels!
l'espérance enivre ; mais la possession sans es-
pérance, même chimérique, traîne le dégoût
après elle : au comble des grandeurs du monde,
c'est là qu'on en sent le néant.
Seigneur, ceux qui espèrent en vous s'élèv^t
saiis peine au-dessus de ces réflexions accablantes.
Lorsque le cœur, pressé sous le poids des affaires,
commence à sentir la tristesse, ils se réfugient
dans vos bras; et là, oubliant leurs douleurs, ils
puisent le courage et la paix à leur source. Vous
les échauffez sous vos ailes et dans votre sein
paternel ; vous faites briller à leurs yeux le flam-
beau sacré de la foi; l'envie n'entre pas dans
leur cœur; l'ambition ne le trouble point ; l'injus-
tice et la calomnie ne peuvent pas même l'aigrir.
Les approbations, les caresses, les secours im-
puissants des hommes , leurs refus , leurs dédains,
leurs infidélités, ne les touchent que faiblement;
ils n'en exigent rien ; ils n'en attendent rien ; ils
n'ont pas mis en eux leur dernière ressource : la
foi seule est leur saint asile , leur inébranlable
soutien. Elle les console de la maladie qui acca-
ble les plus fortes émes , de l'obscurité qui con-
fond Torgiieil des esprits ambitieux de la vieil-
lesse qui renverse sans ressource les projets et les
vœux outrés, de la perte du temps qu'on croit
irréparable , des erreurs de l'esprit qui l'humilient
sans fin , des difformités corporelles qu'on ne peut
ni cacher ni guérir, enfin des faiblesses de l'âme,
qui sont de tous les maux le plus insupportable
et le plus irrémédiable. Hélas 1 que vous êtes heu-
reuses , âmes simples , âmes dociles ! vous marchez
dans les sentiers sûrs. Auguste religion , douce
et noble créance, comment peut-on vivre sans
vous? et n'est-il pas bien manifeste qu'il manque
quelque chose aux hommes , lorsque leur orgueil
vous rejette? Les astres, la terre, les cieux, sui-
vent dans un ordre immuable l'éternelle loi de
leur être ; toute la nature est conduite par une sa-
gesse éclatante : l'homme seul flotte au gré de ses
incertitudes et de ses passions tyranuiques, plus
troublé qu'éclairé de sa faible raison. Misérable-
ment délaissé, conçoit-on qu'un être si noble soit le
seul privé de la règle qui règne dans tout l'univers?
ou plutôt, n'est-il pas sensible que , n'en trouvant
point de solide hors de la religion chrétienne , c'est
celle qui lui fut tracée avant la naissance des
cieux? Qu'oppose l'impie à la foi d'une autorité si
sacrée? Pense-t-il qu'élevé par-dessus tous les êtres,
son génie est indépendant? Et qui nourrirait
dans ton cœur un si ridicule mensonge, être in-
firme? Tant de degrés de puissance, d'intelligen-
ce , que tu sens au delà de toi, ne te font-ils pas
soupçonner une souveraine raison ? Tu vis, faible
avorton de l'être; tu vis , et tu t'oses assurer que
l'Être parfait ne soit pas! Misérable , lève les yeux,
regarde ces globes de feu qu'une force inconnue
condense. Écoute, tout nous porte à croire que des
êtres si merveilleux n'ont pas le secret de leur
cours ; ils ne sentent pas leur grandeur ni leur
éternelle beauté ; ils sont comme s'ils n'étaient pas.
Parle donc : qui jouit de ces êtres aveugles qui
ne peuvent jouir d'eux-mêmes? qui met un ac-
cord si parfait entre tant de corps si divers , si
puissants, si impétueux? d'où naît leur concert
éternel ? D'un mouvement simple, incréé.... Je
t'entends ; mais ce mouvement qui opère ces gran-
des merveilles, les sait-il, ne les sait-il pas ? Tu sais
que tu vis; nul insecte n'ignore sa propre existence;
et le seul principe de l'être, l'âme de l'univers...
ô prodige! ô blasphème! l'âme de l'univers...
0 puissance invisible ! pouvez-vous souffrir cet
outrage! Vous parlez, les astres s'ébranlent,
l'être sort du néant , les tombeaux sont féconds;
et l'impie vous défie avec impunité , il vous brave ,
il vous nie. 0 parole exécrable ! il vous brave ,
il respire encore , et il croit triompher de vous. 0
TRAITÉ SUR LE LIBRE ARBITRE
Dieu ! détournez loin de moi les effets de votre
vengeance. 0 Christ ! prenez-moi sous votre aile.
Esprit saint , soutenez ma foi jusqu'à mon der-
nier soupir.
•«•••«»«»«««««««»*o«
PRIERE.
0 Dieu! qu'ai-je fait? quelle offense arme
votre bras contre moi? quelle malheureuse fai-
blesse m'attire votre indignation ? Vous versez
dans, mon cœur malade le fiel et l'ennui qui le
rongent ; vous séchez l'espérance au fond de ma
pensée ; vous noyez ma vie d'amertume ; les
plaisirs, la santé, la jeunesse, m'échappent; la
gloire, qui flatte de loin les songes d'une âme
ambitieuse, vous me ravissez tout....
Être juste, je vous cherchai sitôt que je pus
vous connaître ; je vous consacrai mes homma-
ges et mes vœux iimocents dès ma plus tendre
enfance , et j'aimais vos saintes rigueurs. Pour-
quoi m'avez -vous délaissé , pourquoi , lorsque
i orgueil, l'ambition, les plaisirs, m'ont tendu
leurs pièges iniidèles?... C'était sous leurs traits
que mon cœur ne pouvait se passer d'appui.
J'ai laissé tomber un regard sur les dons en-
chanteurs du monde, et soudain vous m'avez
quitté; et les ennuis, les soucis, les remords,
les douleurs, ont en foule inondé ma vie.
0 mon âme ! montre-toi forte dans ces rigou-
reuses épreuves , sois patiente , espère à ton
Dieu; tes maux finiront; rien n'est stable; la
terre elle-même et les cieux s'évanouiront com-
me un songe. Tu vois ces nations et ces trônes
qui tiennent la terre asservie : tout cela périra.
Écoute , le jour du Seigneur n'est pas loin , il
viendra ; l'univers surpris sentira les ressorts de
son être épuisés, et ses fondements ébranlés :
l'aurore de l'éternité luira dans le fond des tom-
beaux , et la mort n'aura plus d'asiles.
0 révolution effroyable! L'homicide et l'in-
cestueux jouissaient en paix de leurs crimes,
et dormaient sur des lits de fleurs : cette voix a
frappé les airs; le soleil a fait sa carrière, la face
des cieux a changé. A ces mots, les mers, les
montagnes, les forêts, les tombeaux frémis-
sent, la nuit parle, les vents s'appellent.
Dieu vivant ! ainsi vos vengeances se décla-
rent et s'accomplissent ; ainsi vous sortez du
silence et des ombres qui vous couvraient. 0
575
Christ ! votre règne est venu. Père, Fils, Esprit
éternel, l'univers aveuglé ne pouvait vous com-
prendre. L'univers n'est plus, mais vous êtes;
vous jugez les peuples : le faible, le fort, l'inno-
cent, l'incrédule, le sacrilège, sont tous devant
vous. Quel spectacle! je me tais; mon âme
se trouble et s'égare en son propre fonds. Tri-
nité formidable au crime , recevez mes humbles
hommages *.
TRAITÉ
SUR LE LIBRE ARBITRE.
A.VIS DE L'ÉDITEUR DE I80G.
Les morceaux suivants n'ont amais été imprimés. Le Traité
sur le libre arbitre et la Réponse à quelques objections offrent
une si grande conformité pour le fonds des idées avec les deux
morceaux qui suivent immédiatement, sous le titre de la Li-
berté et de Réponse aux conséquences de la nécessité , qu'on
ne peut guère s'empêcher d'y voir une même suite de ré-
flexions, soumises seulement à un second travail et refon-
dues dans une autre forme. On ne sait quel a été le premier
jet; on observera seulement que les deux morceaux placés les
premiers semblent participer moins que les deux autres de
cette manière libre, animée, intéressante, qui paraît natu-
relle à Vauvenargues. Les morceaux qui suivent, quoique
bien certainement de lui , semblent s'éloigner encore davan-
tage du caractère général de ses écrits. On y trouve si peu de
cette philosophie consolante et douce qui fait le charme de
ses ouvrages , et qui parait avoir été le trait distinctif de son
caractère , qu'on serait tenté de les prendre quelquefois pour
des essais de raisonnement et des objections qu'il se faisait à
lui-même. Mais tout ce qui regarde un homme tel que Vau-
venargues a le droit d'intéresser la curiosité ; et ce monument
de ses opinions , quelque trompeur qu'il puisse être , se troU'^
vaut le seul qui nous reste, nous nous sommes décidés à pu-
blier ces réflexions , non comme preuves du talent de Vauve-
nargues , à la réputation duquel elles n'ajouteront rien , mai» ,.
s'il est permis de le dire , comme documents historiques.
Il y a deux puissances dans les hommes , l'une
active et l'autre passive : la puissance active est
la faculté de se mouvoir soi-même ; la puissance
passive est la capacité d'être mû.
^ On a dit , et il passe même pour constant parmi les per-
sonnes qui ont le plus connu Vauvenargues , que la prière
précédente était le résultat d'une espèce de défi fait à l'au-
teur, d'écrire tout un morceau de prose en vers blancs de
manière h ce qu'on ne s'en aperçût pas , à moins d'être averti :
c'est ce qu'il a fait dans cette prière. Pour peu qu'on y fasse
attention , on la trouvera entièrement composée de ver» ayant
tous le nombre de pieds qu'il faut pour composer un vers
français , et remplissant presque toutes les coudiUons néces-
saires des vers , excepté la rime. Au reste , quoi qu'on puisse
penser de cette anecdote, il faut remarquer que, partout ou
Vauvenargues a prifi un ton élevé, il a adopté la même ma
nière; et l'éloge du jeune de Seytres , en particulier , es! prea-
que enlièrcmfnt dans ce genre. S.
576
VAllVEINARGllES.
On donne le nom de liberté à la puissance
active; ce pouvoir qui est en nous d'agir ou de
n'agir pas, et d'agir du sens qui nous plaît, est
ce que l'on est convenu d'appeler libre arbitre.
Ce libre arbitre est en Dieu sans bornes et sans
restriction; car qui pourrait arrêter l'action
d'un Dieu tout-puissant? 11 est aussi dans les
hommes , ce libre arbitre : Dieu leur a donné
d'agir au gré de leurs volontés ; mais les objets
extérieurs nous contraignent quelquefois , et
notre liberté cède à leurs impressions.
Un homme aux fers a sans fruit la force de se
mouvoir, son action est arrêtée par un ordre
supérieur, la liberté meurt sous ses chaînes; un
misérable à la torture retient encore moins de
puissance : le premier n'est contraint que dans
l'action du corps , celui-ci ne peut pas même
varier ses sentiments ; le corps et l'esprit sont
gênés dans un degré presque égal ; et sans cher-
cher des exemples si loin de notre sujet , les
odeurs, les sons, les saveurs, tous les objets
des sens et tous ceux des passions nous affec-
tent malgré nous ; personne n'en disconviendra.
Notre ûme a donc été formée avec la puissance
d'agir; mais il n'est pas toujours en elle de
conduire son action : cela ne peut se mettre en
doute.
Les hommes ne sont pas assez aveuglés pour
ne pas apercevoir une si vive lumière , et
pourvu qu'on leur accorde qu'ils sont libres en
d'autres occasions, ils sont contents.
Or il est impossible de leur refuser ce der-
nier point : il y aurait de la mauvaise foi à le
nier ; cependant ils se trompent dans les consé-
quences qu'ils en tirent : car ils regardent cette
volonté qui conduit leurs actions comme le pre-
mier principe de tout ce qui est en eux , et comme
un principe indépendant; sentiment qui est
faux de tout point : car la volonté n'est qu'un
désir qui n'est point combattu , qui a son objet
en sa puissance, ou qui du moins croit l'avoir;
et même , en supposant que ce n'est pas cela , on
n'évite pas de tomber dans une extrême absur-
dité. Suivez bien mon raisonnement; je de-
mande à ceux qui regardent cette volonté sou-
veraine comme le principe suprême de tout ce
qu'ils trouvent en eux : S'il est vrai que la volonté
soit en nous le premier principe , tout ne doit-il
pas dériver de ce fonds et de cette cause ? Ce-
pendant combien de pensées qui ne sont pas
volontaires ! combien même de volontés oppo-
sées les unes aux autres ! quel chaos ! quelle
confusion ! Je sais bien que l'on me dira que la
volonté n'est la cause que de nos actions vo-
lontaires, et que c'est seulement alors qu'elle
est principe indépendant. C'est déjà m'accorder
beaucoup ; mais ce n'est pas encore assez , et je
nie que la volonté soit jamais le premier prin-
cipe : c'est au contraire le dernier ressort de
l'âme, c'est l'aiguille qui marque les heures
sur une pendule et qui la pousse à sonner. Je
conviens qu'elle détermine nos actions; mais
elle est elle-même déterminée pas des ressorts
plus profonds , et ces ressorts sont nos idées ou
nos sentiments actuels ; car , encore que la vo-
lonté réveille nos pensées , et assez souvent
nos actions , il ne peut s'ensuivre de là qu'elle
en soit le premier principe : c'est précisément
le contraire , et l'on n'a point de volonté qui
ne soit un effet de quelque passion ou de quel-
que réflexion.
Un homme sage est mis à une rude épreuve :
l'appât d'un plaisir trompeur met sa raison en
péril ; mais une volonté plus forte le tire de ce
mauvais pas : vous croyez que sa volonté rend
sa raison victorieuse ? Si vous y pensez tant soit
peu , vous découvrirez au contraire que c'est sa
raison toute seule qui fait varier sa volonté;
cette volonté, combattue par une impression
dangereuse, aurait péri sans ce secours. Il est
vrai qu'elle vainc un sentiment actuel , mais
c'est par des idées actuelles, c'est-à-dire, par
sa raison.
Le même homme succombe en une autre oc-
casion ; il sent irrésistiblement que c'est parce
qu'il le veut : qu'est-ce donc qui le fait agir?
Sans doute c'est sa volonté ; mais sa volonté
sans règle s'est-elle formée de soi ? n'est-ce pas
un sentiment qui l'a mise dans son cœur? Ren-
trez au dedans de vous-mêmes; je veux m'en rap-
porter à vous : n'est-il pas manifeste que dans
le premier exemple ce sont des idées actuelles
qui surmontent un sentiment , et que dans celui-
ci le sentiment prévaut , parce qu'il se trouve
plus vif, ou que les idées sont plus faibles? Mais
il ne tiendrait qu'à ce sage de fortifier ses idées ,
il n'aurait qu'à le vouloir. Oui , le vouloir forte-
ment ; mais afin qu'il le veuille ainsi , ne fau-
drait-il pas jeter d'autres pensées dans son
âme , qui l'engagent à vouloir ? Vous n'en dis-
conviendrez pas, si vous vous consultez bien.
Convenez donc avec moi que nous agissons
souvent selon ce que nous voulons , mais que
nous ne voulons jamais que selon ce que nous
sentons ou selon ce que nous pensons : nulle vo-
lonté sans idées ou sans passions qui la précèdent.
TRAITE SUR LE LIBRE ARBITRE.
5)77
Un homme tire sa bourse, me demande pair
ou non : je lui réponds l'un ou l'autre. N'est-ce
pas ma volonté seule qui détermine ma voix ? Y
a-t-il quelque jugement ou quelque passion qui
devance? L'on ne voit pas plus de raison à
croire que c'est pair qu'impair : donc ma vo-
lonté naît de soi, donc rien ne la détermine.
Erreur grossière : ma volonté pousse ma voix ;
le pair et l'impair sont possibles : l'un est aussi
caché que l'autre; aucun n'est donc plus appa-
rent. Mais il faut dire pair ou non ; et le désir du
gain m'échauffe ; les idées de pair et d'impair
se succèdent avec vitesse , mêlées de crainte et
de joie ; l'idée du pair se présente avec un rayon
d'espérance. La réflexion est inutile, il faut que
je me détermine, c'est une nécessité; et sur
cela, je dis pair, parce que pair en ce moment se
présente à mon esprit.
Cherchez-vous un autre exemple ? Levez vos
bras vers le ciel : c'est autant que vous le vou-
drez que cela s'exécutera; mais vous ne le
voudrez que pour faire un essai du pouvoir de
la volonté, ou par quelque autre motif; sans
cela , je vous assure que vous ne le voudrez pas.
Je prends tous les hommes à témoin de ce que
je dis là; j'en appelle à leur expérience. J'expo-
serai des raisons pour prouver mon sentiment
et le rendre inébranlable par un accord merveil-
leux : mais je crois que ces exemples répan-
dront un jour sensible sur ce qui me reste à
dire ; ils aplaniront notre voie.
Soyez cependant persuadé que ce qui dérobe
à l'esprit le mobile de ses actions, n'est que
leur vitesse infinie. Nos pensées meurent au
moment que leurs effets se font connaître.
Lorsque l'action commence , le principe est
évanoui. La volonté paraît, le sentiment n'est
plus; l'on ne le trouve plus en soi , et l'on doute
qu'il y ait été : mais ce serait un vice énorme
que l'on eût des volontés qui n'eussent point de
principe. Nos actions iraient au hasard ; il n'y
aurait plus que des caprices ; tout ordre serait
renversé. Il ne suffit donc pas de dire qu'il est
vrai que la réflexion ou le sentiment nous con-
duise ; nous devons encore ajouter qu'il serait
monstrueux que cela ne fût pas.
L'homme est faible, on en convient ; ses sen-
timents sont trompeurs , ses vues sont courtes
et fausses. Si sa volonté captive n'a pas de guide
plus sûr , elle égarera tous ses pas. Une preuve
naturelle qu'elle en est réduite là , c'est qu'elle
s'égare en effet ; mais ce guide , quoique incer-
tain , vaut mieux qu'un instinct aveugle. Une
raison imparfaite est beaucoup au-dessus d'une
absence de raison. La raison débile de l'homme
et ses sentiments illusoires le sauvent encore
néanmoins d'une infinité d'erreurs. L'homme
entier serait abruti s'il n'avait pas ce secours.
Il est vrai qu'il est imparfait ; mais c'est une né-
cessité. La perfection infinie ne souffre point de
partage; Dieu ne serait point parfait si quelque
autre pouvait l'être.
Non-seulement il répugne qu'il y ait deux êtres *
parfaits ; mais il est en même temps impossible
que deux êtres indépendants puissent subsister
ensemble, si l'un des deux est parfait, parce
que la perfection comprend nécessairement
une puissance sans bornes, éternelle, ininterrup-
tible, et qu'elle ne serait pas telle si tout ne lui
était pas soumis. Ainsi Dieu serait imparfait
sans la dépendance des hommes : cela est plus
clair que le jour.
Personne, dites-vous, ne doute d'un principe ,
si certain ; cependant ceux qui soutiennent que
la volonté peut tout, et qu'elle est le premier
principe de toutes nos actions, ceux-là nient,
sans y prendre garde , la dépendance des hom-
mes à l'égard du Créateur. Or voilà ce que
j'attaque , voilà l'objet de ce discours. Je ne me
suis attaché à prouver la dépendance de la vo-
lonté à l'égard de nos idées , que pour mieux
établir par là notre dépendance totale et continue
de Dieu.
Vous comprenez bien par là que j'établis
aussi la nécessité de toutes nos actions et de
tous nos désirs. Qu'une conséquence si juste ne
vous effarouche point. Je prétends vous mon-
trer que notre liberté subsiste malgré cette néces-
sité. Je manifesterai l'accord et la solution de
ce nœud, qui fera disparaître les ombres qui
peuvent encore nous troubler.
Mais , pour revenir à présent au dogme de la
dépendance, comment se peut-on figurer les
hommes indépendants ? Leur esprit n'est-il pas
créé , et tout être créé ne dépend-il pas des lois
de sa création ? Peut-il agir par d'autres lois
que par celles de son être? et son être , n'est-ce
pas l'œuvre de Dieu ? Dieu suspend , direz-vous,
ses lois pour laisser agir son ouvrage. Mau- .
vaise raison : l'homme n'a rien en lui-même
dont il n'ait reçu le principe et le germe en
sa naissance. L'action n'est qu'un effet de l'être :
l'être ne nous est point propre ; l'action le
serait-elle? Dieu suspendant ses lois, l'homme
est anéanti ; toute action est morte en lui. D'où
tircrait-il la force et la puissance d'agir, s'il
37
578
VAUVEIN ARGUES.
perdait ce qu'il a reçu? un tHre ne peut agir
que par ce qui est en lui. L'iiomme n'a rien en
lui-môme que le Créateur n'y ait mis : donc
l'homme ne peut agir que par les lois de son
Dieu. Comment changerait-il ces lois , lui qui
ne subsiste qu'en elles , et qui ne peut rien que
par elles? Faites en sorte qu'une pendule se
meuve par d'autres lois que par celles de l'ou-
vrier , ou de celui qui la touche. La pendule n'a
' d'action que celle qu'on lui imprime; ôtez-en
ce qu'on y a mis, ce n'est plus qu'une machine
sans force et sans mouvement. Cette compa-
raison est juste pour tout ce qui est créé; mais
il y a cette différence entre les ouvrages des
hommes et les ouvrages de Dieu , que les pro-
ductions des hommes ne reçoivent d'eux qu'un
mode, une forme périssable, et peuvent être
dérangées , détruites ou conservées par d'autres
hommes ; mais les ouvrages de Dieu ne dépen-
dent que de lui , parce qu'il est l'auteur de tout
ce qui existe, non -seulement pour la forme,
mais aussi pour la matière. Rien n'ayant reçu
l'existence que de ses puissantes mains, il ne
peut y avoir d'action dont il ne soit le principe.
Tous les êtres de la nature n'agissent les uns
sur les autres que selon ses lois éternelles; et
nier leur dépendance, c'est nier leur création:
car il n'y a que l'être incréé qui puisse être in-
dépendant. Cependant l'homme le serait dans
plusieurs actions de sa vie , si sa volonté n'était
pas dépendante de ses idées; supposition très-
absurde et très-impie à la fois. Je ne veux pas
vous surprendre; méditez bien là-dessus. Faire
cesser l'influence des lois de la création sur la
volonté de l'homme , rompre la chaîne invisible
qui lie toutes ses actions, n'est-ce pas l'affran-
chir de Dieu? Si vous faites la volonté tout à fait
indépendante, elle n'est plus soumise à Dieu;
si elle est toujours soumise à Dieu , elle est tou-
jours dépendante : rien n'est si certain que cela.
Gomment concevoir cependant que la créature
se meuve en quelque instant que ce soit par
une impression différente de celle du Créateur ?
J'ai prouvé plus clair que le jour combien cela
était impossible. Ehl pourquoi se révolter
contre notre dépendance? c'est par elle que
nous sommes sous la main du Créateur ; que
nous sommes protégés , encouragés , secourus ;
que nous tenons à l'infmi , et que nous pouvons
nous promettre une sorte de perfection dans le
sein de l'être parfait : et d'ailleurs cette dépen-
dance n'éteint point la liberté qui nous est si
précieuse. Je vous ai promis d'accorder ce qui
paraît incompatible ; suivez-moi donc bien , jo
vous prie. Qu'entendez-vous par liberté ? n'est»-
ce pas de pouvoir agir selon votre volonté?
comprenez-vous autre chose? prétendez -vous
rien de plus ? Non , vous voilà satisfait : eh bien ,
je le suis aussi. Mais sondez-vous un moment;
voyez s'il est impossible que la volonté de
l'homme soit quelquefois conforme à celle du
Créateur. Assurément cela est très - possible,
vous ne le nierez pas : cependant dans cette
occasion l'homme fait ce que Dieu veut , il agit
par la volonté de celui qui l'a mis au monde,
l'on n'en peut disconvenir ; mais cela ne l'em-
pêche point aussi d'agir de plein gré. N'est-ce
pas là toutefois ce qu'on appelle être libre?
manque-t-on de liberté lorsqu'on fait ce que
l'on veut ? Vous voyez donc clairement que la
volonté n'est point indépendante de Dieu, et
que la nécessité ne suppose pas toujours dépen-
dance involontaire; nous suivons les lois éternelles
en suivant nos propres désirs ; mais nous les sui-
vons sans contrainte, et voilà notre liberté. Sub-
tilité, direz- vous ; ce n'est point agir de soi-même
que d'agir par une impression et des lois étran-
gères. Mais vous raisonnez là sur un principe
faux : l'impression et les lois de Dieu ne nous sont
point étrangères ; elles constituent notre essence,
et nous n'existons qu'en elles. Ne dites- vous pas :
Mon corps , ma vie , ma santé , mon âme ? Pour-
quoi ne diriez-vous pas : Ma volonté , mon ac-
tion? Croyez -vous votre âme étrangère, parce
qu'elle vient de Dieu et qu'elle n'existe qu'en lui ?
Votre volonté , voti'C action , sont des productions
de votre âme ; elles sont donc vôtres aussi.
Mais , en ce cas-là , direz-vous, la liberté n'est
qu'un nom; les hommes se croyaient libres en
suivant leur volonté : c'était une erreur manifeste.
Vous vous égarez encore : les hommes ont eu rai-
son de distinguer deux états extrêmement oppo-
sés ; ils ont nommé liberté la puissance d'agir
par les lois de leur être , et nécessité la violence
que souffrent ces mêmes lois. C'est toujours Dieu
qui agit dans toutes ces circonstances : mais quand
il nous meut malgré nous , cela s'appelle con-
trainte ; et quand il nous conduit par nos propres
désirs ,, cela se nomme liberté. Il fallait bien deux
noms divers pour désigner deux actions diffé-
rentes; car, encore que le principe soit le même,
le sentiment ne l'est pas. Mais, au fond, aucun
homme sage n'a jamais pu ni dû étendre ce terme
de liberté jusqu'à l'indépendance : cela choque
trop la raison, l'expérience et la piété. Ce qui fait
pourtant illusion aux partisans du libre arbitre,
TRAITE SUR LE LIBRE IRblTRE.
579
c'est le sentiment intérieur qu'ils en trouvent dans
leur conscience : car ce sentiment n'est pas faux.
Que ce soit notre raison ou nos passions qui nous
meuvent , c'est nous qui nous déterminons ; il y
aurait de la folie à distinguer ses pensées ou ses
sentiments de soi. Je puis me mettre au régime
pour rétablir ma santé , pour mortifier mes sens,
ou pour quelque autre motif : c'est toujours moi
qui agis , je ne fais que ce que je veux ; je suis
donc libre , je le sens ^ et mon sentiment est fidèle.
Mais cela n'empêche pas que mes volontés ne
tiennent aux idées qui les précèdent ; leur chaîne
et leur liberté sont également sensibles : car je
sais , par expérience , que je fais ce que je veux ;
mais la même expérience m'enseigne que je ne
veux que ce que mes sentiments ou mes pensées
m'ont dicté. Nulle volonté dans les hommes qui
ne doive sa direction à leurs tempéraments, à leurs
raisonnements et à leurs sentiments actuels.
Sur cela , l'on oppose encore l'exemple des
malheureux qui se perdent dans le crime ^ côiltre
toutes leurs lumières. La vérité luit sur eux , le
vrai bien est devant leurs yeux : cependant ils
s'en écartent; ils se creusent un abîme, ils s'y
plongent sans frayeur; ils préfèrent une joie courte
à des peines infinies. Donc ce n'est ni leur con^
naissance ni le goût naturel de la félicite qui dé-
terminent leur cœur; donc c'est leur volonté
seule qui les pousse à ces excès. Mais ce raison-
nement est faible ; les contradictions apparentes
qui lui servent comme d'appui sont faciles à le-
ver. Un libertin qui connaît le vrai bien , qui le
veut et qui s'en écarte , n'y renonce nullement :
il se fonde sur sa jeunesse , sur la bonté divine
ou sur la pénitence ; il perd de vue son objet na-
turel; l'idée en est dans sa mémoire, mais il ne
la rappelle pas ; elle ne paraît qu'à demi ; elle
est éclipsée dans la foule; des sentiments plus
vifs l'écartent^ la dérobent, l'exténuent; ces sen-
timetits impérieux remplissent la capacité de son
esprit corrompu. Prenez Cependant le même
homme au milieu de ses plaisirs; présentez-lui la
mort prête à le saisir ; qu'il n'ait plus qu'un seul
jour à vivre ; que le feu vengeur des crimes s'al-
lume à ses yeux impurs et brûle tout autour de lui :
s'il lui reste un rayon de foi , s'il espère encore
en Dieu , si la peur n'a pas troublé son âme lèche
et coupable , croyez-vous qu'il hésite alors à flé-
chir son juge irrité, et à se couvrir de poussière
devant la majesté de Dieu , qui va le juger ?
Tout ce qu'on peut dire à cela , c'est que le bien
le plus grand ne nous remue pas toujours , mais
celui qui se fait sentir avec plus de vivacité. L'illu-
sion est de confondre des souvenirs languissants
avec des idées très-vives , ou des notions qui repo-
sent dans le sein de la mémoire avec des idées
présentes et des sentiments actuels. Il est certain
cependant que des idées absentes ou des idées
affaiblies ne peuvent guère plus sur nous que
celles qu'on n'a jamais eues.
Ce sont donc nos idées actuelles qui font naître
le sentiment , le sentiment la volonté , et la vo-
lonté l'action. Nous avons très-souvent des idées
fort contraires et des sentiments opposés. Tout
est présent à l'esprit , tout s'y peint presque à la
fois ; du moins les objets s'y succèdent avec beau-
coup de vitesse et forment des désirs en foule:
ces désirs sont combattus ; nul n'est proprement
volonté , car la volonté décide ; c'est incertitude,
anxiété. Mais les idées les plus sensibles , les plus
entières , les plus vives, l'emportent enfin sur les
autres ; le désir qui prend le dessus change en
même temps de nom et détermine notre action.
Les philosophes nous assurent que le bien et le
mal sont les deux grands principes de toutes les
actions humaines. Le bien produit l'amotir, le
désir et la joie ; le mal est suivi de tristesse , de
crainte , de haine , d'horreur. Les idées de l'un
et de l'autre en font naître le sentiment. Quel-
! ques»uns pensent que le mal agit plus sur nous ;
que le bien ne noiis détermine point d'une ma-
nièï*e immédiate , mais par l'inquiétude ou malaise
qui fait le fond des désirs. Tout cela n'est pas es-
sentiel : que ce soit par ce malaise qu'un bien im-
parfait laisse en nous , que le cœur se détermine,
ou que le bien et le mal nous meuvent également
d'une manière immédiate , il demeure inébran-
lable, dans l'une et l'autre hypothèse, que nos
passions et nos idées actuelles sont le principe
universel de toutes nos volontés. Je crois l'avoir
démontré d'une manière évidente; mais comme
les exemples sont bien plus palpables que les
meilleures raisons, je veux en donner encore un.
Vous y pourrez suivre à loisir tous les mouve-
ments de l'esprit.
Représentez-vous donc un homme d'une santc
languissante et d'un esprit corrompu ; placez-le
auprès d'une femme aussi corrompue que lui :
l'indécence de cet exemple doit le rendre encore
plus sensible; d'ailleurs il a ses modèles dans
toutes les conditions. J'unis par les nœuds les plus
forts , des cœurs unis par leurs penchants. Mais
je suppose que cet homme est exténué de débau-
ches ; ses lâches habitudes ont détruit sa santé :
cependant il n'est pas auprès de sa maîtresse pour
les renouveler toujours; il n'est venu que pour la
37.
580
VAUVENARGllES.
voir; sa pensée n'ose aller plus loin , parce quUI
souf&e et qu'il languit. Voilà une résolution prise
sur sa langueur présente et le souvenir du passé.
Remarquez que sa volonté ne se forme pas d'elle-
même ; cela est essentiel. Cette volonté néanmoins
ne doit pas trop nous arrêter. Tout est vicieux
au sein du vice ; la sagesse d'un homme faible est
aussi fragile que lui ; l'occasion en est le tom-
beau. Voici donc déjà l'habitude qui combat les
sages conseils. L'habitude est toujours puissante,
même sur un corps languissant. Pour peu que les
esprits soit mus, leurs profondes traces se rouvrent
et leur donnent un cours plus facile. Près de l'ob-
jet de son amour, l'homme que je viens de vous
peindre éprouve ce fatal pouvoir; son sang cir-
cule avec vitesse, sa fai])lesse même s'anime, ses
craintes et ses réflexions disparaissent comme des
ombres. Pourrait -il songer à la mort lorsqu'il
sent renaître sa vie , et prévoir la douleur lors-
qu'il est enivré de plaisir? Sa force et son feu se
rallument. Ce n'est pas qu'il ait oublié sa première
résolution; peut-être est-elle encore présente.
Mais, comme un souvenir fâcheux qui chancelle
et s'évanouit, des désirs plus doux les combattent ;
l'objet de ses terreurs est loin , le plaisir est pro-
che et certain ; il y touche en mille manières par
les sens ou par la pensée : le parfum d'une fleur
que l'on vient de cueillir ne pénètre pas aussi
vite que les impressions du plaisir; le goût des
mets les plus rares n'entre pas si avant dans un
homme affamé , ni celui d'un vin délicieux dans la
pensée d'un ivrogne. Cependant l'expérience mêle
encore quelque inquiétude à ces sentiments flat-
teurs; de secrets retours les balancent; des volon-
tés commencées tombent et meurent aussitôt; la
proximité du plaisir et la prévoyance des peines
opposent entre eux ces désirs , les éteignent et les
raniment : faites attention à cela. Mais enfin
qu'est-ce que la vie , lorsqu'elle est abîmée dans
la vue de la mort, dans une tristesse sauvage,
sansplaisij et sans liberté? Quelle folie de quitter
le présent pour l'avenir, le certain pour l'incer-
tain ? Les voluptés les plus molles trouvent leur
contre-poison; le régime, les remèdes, réparent
bientôt les forces. Ce n'est point un mal sans res-
source que de céder à l'occasion. Une seule fai-
blesse est-elle sans retour ? Dorénavant l'on peut
fuir le danger ; mais on a tant fait de chemin. . . Là-
dessus vient un regard qui donne d'autres pensées ;
la crainte et la raison se cachent, le charme présent
les dissipe , et la volonté dominante se consomme
dans le plaisir.
Mais si cet homme, direz- vc'i-s. voulait retenir
ses idées , sa première résolution ne s'effacerait
pas ainsi. S'il le voulait bien , d'accord; mais je l'ai
déjà dit, et je le répète encore, cet homme ne
peut le vouloir, que ses réflexions n'aient la force
de créer cette volonté. Or ses sensations plus puis-
santes exténuent ses réflexions, et ses réflexions
exténuées produisent des désirs si faibles, qu'ils
cèdent sans résistance à l'impression des sens.
Sentez donc dans ces exemples la vérité des
principes que j'ai établis, faites-en l'application.
Le voluptueux de sang-froid connaît et veut son
vrai bien , qui est la vie et la santé ; près de l'objet
de sa passion , il en perd le goût et l'idée; consé-
quemment il s'en éloigne, il court après un bien
trompeur. Lorsque la raison s'offre à lui, son
affection se tourne vers elle ; lorsqu'elle fait place
au mensonge , ou que , captivée par l'objet pré-
sent, son affection change aussi, sa volonté suit
ses idées ou ses sentiments actuels : rien n*esl si
simple que cela.
La raison et les passions, les vices et la vertu
dominent ainsi tour à tour, selon leur degré de
force et selon nos habitudes; selon notre tempé-
rament, nos principes, nos mœurs; selon les
occasions , les pensées , les objets , qui sont sous
les yeux de l'esprit. Jésus-Christ a marqué cette
disposition et cette faiblesse des hommes en leur
apprenant la prière. Craignez , dit-il , les tenta-
tions ; priez Dieu qu'il vous en éloigne , et qu'il
vous détourne du mal. Mais les hommes , peu
capables de replier leur esprit, prennent ce pou-
voir qui est en eux d'être mus indifféremment
vers toute sorte d'objets par leur volonté toute
seule, pour une indépendance totale. Il est bien
vrai que leur cœur est maniable en tout sens ;
mais leurs désirs orgueilleux dépendent de leurs
pensées, et leurs pensées, de Dieu seul. C'est donc
dans cette puissance de nous mouvoir de nous-
mêmes , selon les lois de notre être , que consiste
la liberté : cependant ces lois dépendent des lois
àe la création, car elles sont éternelles , et Dieu
seul peut les changer par les effets de sa grâce.
Vous pouvez , si vous le voulez , user d'une
distinction, n'appeler point liberté les mouve-
ments des passions nés d'une action étrangère ,
quoiqu'efle soit invisible; vous ne donnerez ce
nom qu'aux seules dispositions qui soumettent
nos démarches aux règles de la raison : toutefois
ne sortez point d'un principe irréfutable; recon-
naissez toujours que la même raison , la sagesse
et la vertu ne sont que des dépendances du prin-
cipe de notre être , ou des impulsions nouvelles
de Dieu , qui donne la vie et le mouvementé tout,.
TRAITE SUR LE LIBRE ARBITRE.
581
Mais aiiii de retenir ces vérités importantes,
permettez que je les place sous le même point de
vue. Nous avons mis d'abord toute la liberté à
pouvoir agir de nous-mêmes et de notre propre
gré ; nous avons reconnu cette puissance en nous,
quoiqu'elle y soit limitée par les objets extérieurs ;
nous n'admettons point cependant de volontés in-
dépendantes des lois de la création, parce que
cela serait impie et contraire à l'expérience , à la
raison, à la foi. Mais cette dépendance nécessaire
ne détruit point la liberté ; elle nous est même
extrêmement utile. Que serait-ce qu'une vo-
lonté sans guide, sans règle, sans cause? Il est
heureux pour nous qu'elle soit dirigée ou par
nos sentiments ou par notre raison ; car nos sen-
timents , nos idées , ne diffèrent point de nous-
mêmes, et nous sommes vraiment libres, lorsque
les objets extérieurs ne nous meuvent point mal-
gré nous.
La volonté rappelle ou suspend nos idées; nos
idées forment ou varient les lois de la volonté ;
les lois de la volonté sont par là des dépendances
des lois de la création : mais les lois de la créa-
tion ne nous sont point étrangères ; elles consti-
tuent notre être , elles forment notre essence, elles
sont entièrement nôtres , et nous pouvons dire har-
diment que nous agissons par nous-mêmes, quand
nous n'agissons que par elles.
La violence que nos désirs souffrent des objets
du dehors est entièrement distincte de la néces-
sité de nos actions. Une action involontaire n'est
point libre; mais une action nécessaire peut être
volontaire, et libre par conséquent. Ainsi la né-
cessité n'exclut point la liberté ; la religion les
admet l'une et l'autre : la foi , la raison , l'expé-
rience , s'accordent à cette opinion ; c'est par elle
que l'on concilie l'Ecriture avec elle-même et
avec nos propres lumières : qui pourrait la rejeter ?
Connaissons donc ici notre sujétion profonde.
Que l'erreur, la superstition , se fondent à la lu-
mière présente à nos yeux; que leurs ombres
soient dissipées , qu'elles tombent , qu'elles s'effa-
cent aux rayons de la vérité, comme des fan-
tômes trompeurs? Adorons la hauteur de Dieu, qui
règne dans tous les esprits comme il règne sur tous
les corps; déchirons le voile funeste qui cache à
nos faibles regards la chaîne éternelle du monde
et la gloire du Créateur. Quel spectacle admira-
ble que ce concert éternel de tant d'ouvrages
immenses , et tous assujettis à des lois immuables!
O majesté invisible I votre puissance inlinie les a
tirés du néant, et l'univers entier dans vos mains
formidablesestcommeun fragile roseau, l/orgucil
indocile de l'homme oserait-il murmurer de sa
subordination? Dieu seul pouvait être parfait ; il
fallait donc qu'il soumît l'homme à cet ordre iné-
vitable, comme les autres créatures; en sorte que
l'homme pût leur communiquer son action, et re-
cevoir aussi la leur. Ainsi les objets extérieurs
forment des idées dans l'esprit, ces idées des sen-
timents, ces sentiments des volontés, ces volon-
tés des actions en nous et hors de nous. Une dé-
pendance si noble dans toutes les parties de ce
vaste univers doit conduire nos réflexions à l'unité
de son principe; cette subordination fait la solide
grandeur des êtres subordonnés. L'excellence de
l'homme est dans sa dépendance; sa sujétion
nous étale deux images merveilleuses , la puis-
sance infinie de Dieu et la dignité de notre ùme :
la puissance de Dieu , qui comprend toutes cho-
ses, et la dignité de notre âme, émanée d'un
si grand principe, vivante, agissante en lui, et
participante ainsi de l'infinité de son être par
une si belle union.
L'homme indépendant serait un objet de mé-
pris : toute gloire , toute ressource , cessent aus-
sitôt pour lui , la faiblesse et la misère sont son
unique partage ; le sentiment de son imperfection
fait son supplice éternel. Mais le même senti-
ment , quand on admet sa dépendance , fait sa
plus douce espérance : il lui découvre d'abord lo
néant des biens finis , et le ramène à son principe,
qui veut le rejoindre à lui , et qui peut seul assou-
vir ses désirs dans la possession de lui-même.
Cependant, comme nos esprits se font sans
cesse illusion , la main qui forma l'univers est
toujours étendue sur l'homme : Dieu détourne loin
de nous les impressions passagères de l'exemple
et du plaisir ; sa grâce victorieuse sauve ses éluN
sans combat, et Dieu met dans tous les hommes
des sentiments très-capables de les ramener au
bien et à la vérité , si des habitudes plus fortes ou
des sensations plus vives ne les retenaient dans
l'erreur. Mais comme il est ordinaire qu'une
grâce suffisante pour les âmes modérées cède à
l'impétuosité d'un génie vif et sensible, nous de-
vons attendre en tremblant les secrets jugements
de Dieu , courber notre esprit sous la foi , et nous
écrier avec saint Paul : 0 profondeur éternelle ,
qui peut sonder tes abîmes? qui peut expliquer
pourquoi le péché du premier homme s'est étendu
sur sa race? pourquoi des peuples entiers qui
n'ont point connu la vie sont réservés ù la mort?
pourquoi tous les humains , pouvant être sauvés,
s(»r.( tons exposés à périr?
■•••••t*»«
582
VAUVENARGUES,
RÉPONSE
A QUELQUES OBJECTIONS.
Je ne détruis eq aucune manière la nécessité
des Iwnnes œuvres, en établissant la nécessité de
nos actions. Il est vrai qu'on peut inférer de mes
principes , que ces mêmes œuvres sont en nous
des grâces de Dieu ; qu'elles ne reçoivent leur
prix que de la mort du Saqveur, et que Dieu cou-
ronne dans les justes ses propres bienfaits. Mais
cette conséquence est conforme à la foi, et si
conforme , qu'une autre doctrine lui serait tout
à fait contraire , et ne pourrait pas s'expliquer. Ne
me demandez donc pas pourquoi la nécessité des
bonnes œuvres , dès que leur mérite ne vient pas
à nous : car ce n'est pas à moi à vous répondre
là-dessus ; c'est à l'Eglise. On vous demanderait
aussi pourquoi la mort de Jésus-Cbrist. Dieu ne
pouvait-il pas faire qu'Adam ne péchât jamais?
Ne pouvait-il racheter son péché par le sang de
son fils ? Sans doute un Dieu tout-puissant pou-
vait changer tout cela ; il pouvait créer les boni'
mes aussi heureux que les anges, il pouvait les
faire naître sans péché : de même il pouvait nous
sauver et nous condamner sans les œuvres. Qui
doute de ces vérités? Cependant il ne le veut
pas, et cette raison doit suffire, parce qu'il n'y a
rien qui répugne à l'idée d'un êtrç parfait dans
une pareille doctrine, et que n'ayant point de
prétexte pour la rejeter, nous avons l'autorité de
l'Église pour l'accepter : ce qui fait pencher la
balance et décide la question.
Mais, poursuivez-vous, si c'est Dieu qui est
l'auteur de nos bonnes œuvres , et que tout soit
en nous par lui, il est aussi l'auteur du mal, et
conséquemment vicieux : blasphème qui fait hor-
reur. Or je vous demande à mon tour, qu'en-
tendez-vous par le mal? Je sais bien que les vices
sont en nous quelque chose de mauvais, parce
qu'ils entraînent toutes sortes de désordres et la
ruine des sociétés. Mais les maladies ne sont-elles
pas mauvaises , les pestes , les inondations ? Ce-
pendant cela vient de Dieu , et c'est lui qui fait
les monstres et les plus nuisibles animaux; c'est
lui qui crée en nous im esprit si fini et un cœur
si dépravé. Que s'il a mis dans notre esprit le
principe des erreurs, et dans notre cœur le prin-
cipe des vices, comme on ne peut le nier, pour-
quoi répugnerait-il de le faire auteur de nos fautes
çt de toutes nos actions? Nos actions ne tirent
leur ôtrç, leur mérite ou leur démérite, que du
principe qui les a produites ; or, si nous recon-
naissons que Dieu a fait le principe qui est mau-
vais, pourquoi refuser de croire qu'il est l'auteur
des actions qui n'en sont que les effets ? N'y a-t-il
pas contradiction dans ce bizarre refus?
Il ne sert de rien de répondre que Dieu met
en nous la raison pour contenir ce principe vi-
cieux, et que nous nous perdons par le mauvais
usage que nous faisons de notre volonté. Notre
volonté n'est corrompue que par ce mauvais prin-
cipe, et ce mauvais principe vient de Dieu : car
il est manifeste que le Créateur a donné aux créa-
tures leur degré d'imperfection. Il n'eût pu les
former parfaites , vu qu'il ne peut y avoir qu'un
seul être parfait : ainsi elles sont imparfaites , et,
comme imparfaites , vicieuses ; car le vice n'est
autre chose qu'une sorte d'imperfection. Mais de
ce que la créature est imparfaite, doit-on tirer
qqe Dieu l'est ? et de ce que la créature imparfaite
est vicieuse, peut^on conclure que le Créateur
est vicieux ?
Au moins serait-il injuste, direz-vous, de
punir dans les créatures une imperfection néces-
saire. Oui, selon l'idée que vous avez de la jus-
tice ; mais ne répugne-t^il pas à cette même idée
qiie Dieu punisse le péché d'Adam jusque dans sa
postérité, et qu'il impute aux nations idolâtres
l'infraction des lois qu'ils ignorent ' ? Que répon-
dez-vous cependant, lorsqu'on vous oppose cela?
Vous dites que la justice de Dieu n'est point sem-
blable à la nôtre ; qu'elle n'est point dépendante
de nos faibles préjugés ; qu'elle est au-dessus de
notre raison et de notre esprit. Eh ! qui m'em-
pêche de répondre la même chose : Il n'y a pas
de suite dans votre créance , ou du moins dans
vos discoyrs ; car , lorsqu'on vous presse un peu
sur le péché originel et sur le reste, vous dites
qu'on n'a pas d'idée de la justice de Dieu; et lors-
que vous me combattez , vous voulez qu'on y en
attache une qui condamne mes sentiments, et
alors vous n'hésitez point à rendre la justice di-
vine semblable à la justice humaine? Ainsi vous
changez les définitions des choses selon vos be-
soins. Je suis de meilleure foi , je dis librement
ma pensée : je crois que Dieu peut à son gré dis-
poser de ses créatures, ou pour un supplice étemel,
ou pour un bonheur infini, parce qu'il est le maître
et qu'il ne nous doit rien. Je n'ai sur cela qu'un
langage, vous ne m'en verrez pas changer. Je
' Il semble qu'il faut qt^elle» ignorent. B.
REPONSE A QUELQUES OBJECTIOINS.
583'
he pense donc pas que la justice humaine soit
essentielle au Créateur : elle nous est indispen-
sable, parce qu'elle est des lois de Dieu la plus
vive et la plus expresse ; mais l'auteur de cette
loi ne dépend que de lui seul , n'a que sa volonté
pour règle , son bonheur pour unique fin. Il est
vrai qu'il n'y a rien au monde de meilleur que la
justice, que l'équité, que la vertu; mais ce qu'il
y a de plus grand dans les hommes est tellement
imparfait, qu'il ne saurait convenir à celui qui
est parfait; c'est même une superstition que de
donner nos vertus à Dieu : cependant il est juste
en un sens, il l'a dit, nous devons le croire. Or
voici quelle est sa justice : il donne une règle aux
hommes, qui doit juger leurs actions, et il les
juge exactement par cette règle ; il n'y déroge
jamais. Par cette égalité constante il justifie bien
sa parole, puisque la justice n'est autre chose que
l'amour de l'égalité ; mais cette égalité qu'il met
entre les hommes n'est point entre les hommes et
lui. Peut-il y avoir de l'égalité dans une distance
infinie des créatures au Créateur? cela se peut-il
concevoir? Il se contredit, dites- vous, s'il est
vrai qu'il nous donne une loi dont il nous écarte
lui-même. Non, il ne se contredit point, sa loi
n'est point sa volonté; il nous a donné cette loi
pour qu'elle jugeât nos actions; mais comme il ne
veut pas nous rendre tous heureux, il ne veut pas
non plus que tous suivent sa loi : rien de si facile
à connaître.
Dieu n'est donc pas bon, direz-vous. Il est
bon, puisqu'il donne à tant de créatures des
grâces qu'il ne leur doit point, et qu'il les sauve
ainsi gratuitement. Il aurait plus de bonté, selon
nos faibles idées, s'il voulait nous sauver tous.
Sans doute il le pourrait, puisqu'il est tout-puis-
sant; mais puisqu'il le pourrait et qu'il ne le fait
pas, il faut conclure qu'il ne le veut pas, et qu'il
a raison de ne le pas vouloir.
Il le veut, selon nous, me répondrez-vous ;
mais c'est nous qui lui résistons. 0 le puissant
raisonnement! Quoil celui qui peut tout, peut
donc vouloir en vain ? il manque donc quelque
chose à sa puissance ou à sa volonté? car si l'une
et l'autre étaient entières, qui pourrait leur ré-
sister? Sa volonté, dit-on, n'est que condition-
nelle; c'est sous des conditions qu'il veut notre
salut : mais quelle est cette volonté ? Dieu peut
tout, il sait tout; et il veut mon salut, que je ne
ferai pas, qu'il sait que je ne ferai pas, et qu'il
tient ù lui d'opérer ! Ainsi Dieu veut une chose
qu'il sait qui n'arrivera pas, et qu'il pourrait
faire arriver. Quelle étrange contradiction ! Si
un homme sachant, que je veux me noyer, et
pouvant m'en empêcher sans qu'il lui en coûte
rien, et m'ôter même cette funeste volonté, me
laissait cependant mourir et suivre ma résolution,,
dirait-on qu'il veut me sauver, tandis qu'il me
laisse périr ? Tant de nations idolâtres que Dieu
laisse dans l'erreur, et qu'il aveugle lui-même,
comme le dit l'Écriture, prouvent-elles, par leur
misère et par leur abandonnement, que Dieu veut
aussi leur salut ? Il est mort pour tous , j'en con-
viens : c'est-à-dire que sa mort les a tous rendus
capables d'être lavés des souillures du péché ori-
ginel , et d'aspirer au ciel , qui leur était fermé ;
grâce qu'ils n'avaient point avant. Mais de ce que
tous sont rendus capables d'être sauvés , peut-on
conclure que Dieu veut les sauver tous? Si vous
le dites pour ne pas vous rendre , pour défendre
votre opinion, voilà en effet une fuite; mais si
c'est pour nous persuader , y parviendrez- vous
par là, et osez-vous l'espérer? Pensez-vous qu'un
Américain, d'un esprit simple et grossier , comme
sont la plupart des hommes , qui ne connaît pas
Jésus-Christ, à qui l'on n'en a jamais parlé, et
qui meurt dans un culte impie, soutenu par
l'exemple de ses ancêtres, et défendu par tous
ses docteurs; pensez -vous, dis -je, que Dieu
veuille aussi sauver cet homme, qu'il a si fort
aveuglé? pensez -vous au moins qu'on le croie
sur votre simple affirmation, et vous-même le
croyez-vous ?
Vous craignez, dites- vous, que ma doctrine
ne tende à corrompre les hommes , et à les dé-
sespérer. Pourquoi donc cela, je vous prie ? qu'ai-je
dit à cet effet? J'enseigne, il est vrai, que les
uns sont destinés à jouir, et les autres à souffrir
toute l'éternité. C'est là la créance inviolable de
tous ceux qui sont dans l'Église, et j'avoue que
c'est un mystère que nous ne comprenons pas.
Mais voici ce que nous savons avec la dernière
évidence ; voici ce que Dieu nous apprend. Ceux
qui pratiqueront la loi sont destinés à jouir, ceux
qui la transgresseront à souffrir ; il n'en faut pas
savoir davantage pour conduire ses actions et
pour s'éloigner du mal. J'avoue que si cette no-
tion ne se trouve pas suffisante, si elle ne nous
entraîne pas , c'est qu'elle trouve en nous des
obstacles plus forts ; mais il faut convenir aussi
que, bien loin de nous pervertir, rien n'est plus
capable au contraire de nous convertir ; et ceux
qui s'abandonnent dans la vue de leur sujétion ,
agissent contre les lumières de la plus simple
raison, quoique nécessairement.
Il ne faut donc pas dire que notre doctrine soit
â84
VAUVENARGllES.
plus dangereuse que les autres : rien n'est moins
vrai que cela ; elle a l'avantage de concilier l'É-
criture avec elle - même et vos propres contra-
dictions. Il est vrai qu'elle laisse des obscurités ;
mais elle n'établit point d'absurdités , elle ne se
contredit pas. Cependant je sais le respect que
l'on doit aux explications adoptées par l'Église ;
et si l'on peut me faire voir que les miennes leur
sont contraires, ou même qu'elles s'en éloignent,
quelque vraies qu'elles me paraissent, j'y renonce
de tout mon cœur, sachant combien notre esprit,
sur de semblables matières, est sujet à l'illusion,
et que la vérité ne peut pas se trouver hors de
l'Église catholique, et du pape qui en est le chef.
DISCOURS SUR LA LIBERTE,
Notre vie ne serait qu'une suite de caprices , si
notre volonté se déterminait d'elle-même et sans
motifs. Nous n'avons point de volonté qui ne soit
produite par quelque réflexion ou par quelque
passion. Lorsque je lève la main , c'est pour faire
un essai de ma liberté, ou par quelque autre rai-
son. Lorsqu'on me propose au jeu de choisir pair
ou impair, pendant que les idées de l'un et de
l'autre se succèdent dans mon esprit avec vitesse ,
mêlées d'espérance et de crainte , si je choisis pair,
c'est parce que la nécessité de faire un choix
s'offre à ma pensée au moment que pair y est
présent. Qu'on propose tel exemple qu'on voudra,
je démontrerai à un Homme de bonne foi que
nous n'avons aucune, volonté qui ne soit précédée
par quelque sentiment ou par quelque raisonne-
ment qui la font naître. Il est vrai que la volonté
a aussi le pouvoir d'exciter nos idées; mais il faut
qu'elle-même soit déterminée auparavant par
quelque cause. La volonté n'est jamais le pre-
mier principe de nos actions , elle est le dernier
ressort ; c'est l'aiguille qui marque les heures sur
une pendule et qui la pousse à sonner. Ce qui
dérobe à notre esprit le mobile de ses volontés,
c'est la fuite précipitée de nos idées ou la compli-
cation des sentiments qui nous agitent. Le motif
qui nous fait agir a souvent disparu lorsque nous
agissons, et nous n'en trouvons plus la trace.
Tantôt la vérité et tantôt l'opinion nous déter-
minent, tantôt la passion ; et tous les philosophes,
d'accord sur ce point, s'en rapportent à l'ex-
périence. Mais, disent les sages, puisque la
réflexion est aussi capable de nous déterminer
que le sentiment , opposons donc la raison aux
passions , lorsque les passions nous attaquent. Ils
ne font pas attention que nous ne pouvons même
avoir la volonté d'appeler à notre aide la raison,
lorsque la passion nous conseille et nous préoc-
cupe de son objet. Pour résister à la passion , il
faudrait au moins vouloir lui résister. Mais la
passion vous fera-t-elle naître le désir de com-
battre la passion , dans l'absence de la raison
vaincue et dissipée? Le plus grand bien connu,
dit-on, détermine nécessairement notre âme
Oui , s'il est senti tel et présent à notre esprit ,
mais si le sentiment de ce prétendu bien est affai
bli, ou que le souvenir de ses promesses som-
meille dans le sein de la mémoire, le sentiment
actuel et dominant l'emporte sans peine : entre
deux puissances rivales , la plus faible est néces-
sairement vaincue. Le plus grand bien connu
parmi les hommes , c'est sans difficulté le para-
dis. Mais lorsqu'un homme amoureux se trouve
vis-à-vis de sa maîtresse , ou l'idée de ce bien
suprême ne se présente pas à son esprit, quoi-
qu'elle y soit empreinte, ou elle se présente si
faiblement, que le sentiment actuel et passionné
d'un plaisir volage prévaut sur l'image effacée
d'une éternité de bonheur ; de sorte qu'à parler
exactement, ce n'est pas le plus grand bien connu
qui nous détermine , mais le bien dont le senti-
ment agit avec le plus de force sur notre âme, et
dont l'idée nous est plus présente. Et de tout cela
je conclus que nous ne faisons ordinairement que
ce que nous voulons , mais que nous ne Avouions
jamais que ce que nos passions ou nos réflexions
nous font vouloir ; que par conséquent toutes nos
fautes sont des erreurs de notre esprit ou de notre
cœur. Nous nous figurons plaisamment que lors-
que la passion nous porte à quelque mal , et que
la raison nous en détourne, il y a encore en nous
un tiers auquel il appartient de décider. Meds ce
tiers , quel est-il ? je le demande. Je ne connais
dans l'homme que des sentiments et des pensées ;
quand les passions lui donnent un mauvais con-
seil, à qui aura-t-il recours? A sa raison? mais
si la raison lui dit elle-même d'obéir cette fois à
ses passions, qui le sauvera de l'erreur? Y a-t-il
dans son esprit un autre tribunal qui puisse in-
firmer les arrêts et les résolutions de celui-ci ?
Approfondissons davantage. Tout être créé dé-
pend nécessairement des lois de sa création :
l'homme est visiblement dans cette dépendance ;
ses actions pourraient-elles lui appartenir lorsque
son être même ne lui est pas propre? Dieu même
RÉPONSE AUX CONSÉQUENCES DE LA NÉCESSITÉ.
585
lie pourrait suspendre ses lois absolues sur notre
âme, sans anéantir en elle toute action. Un être
qui a tout reçu ne peut agir que par ce qui lui a
été donné ; et toute la puissance divine , qui est in-
finie, ne saurait le rendre indépendant. Toutefois,
en suivant ces lois primitives dont je parle , nous
suivons nos propres désirs. Ces lois sont l'essence
de notre être , et ne sont point distinctes de nous-
mêmes , puisque nous n'existons qu'en elles. Nous
nommons liberté avec raison la puissance d'agir
par elles , et nécessité la violence qu'elles souffrent
des objets extérieurs, comme lorsque nous som-
mes en prison ou dans quelque autre dépendance
involontaire. Ce qui fait illusion aux partisans
du libre arbitre , c'est le sentiment qu'ils en trou-
vent dans leur conscience. Ce sentiment-là n'est
point faux. Soit que nos passions ou nos réflexions
nous déterminent, il est vrai que c'est nous qui
nous déterminons ; car il y aurait de la folie à
distinguer nos sentiments ou nos pensées, de nous-
mêmes. Ainsi la liberté et la nécessité subsistent
ensemble. Ainsi le raisonnement et l'expérience
justifient la foi, qui les admet. C'est ce que M. de
Voltaire a parfaitement bien exprimé dans ces
beaux vers :
Sur un autel de fer, un livre inexplicable
Contient de l'avenir l'histoire irrévocable.
La main de l'Éternel y marqua nos désirs ,
Et nos chagrins cruels , et nos faibles plaisirs.
On voit la Liberté, cette esclave si lière.
Par d'invincibles nœuds en ces lieux prisonnière.
Sous un joug inconnu , que rien ne peut briser,
Dieu sait l'assujettir , sans la tyranniser ;
A ses suprêmes lois d'autant mieux attachée
Que sa chaîne à ses yeux pour jamais est cachée ,
Qu'en obéissant même elle agit par son choix ,
Et souvent aux destins pense donner des lois.
Hcnriade, chant VII, v. 285—96.
J'aimerais mieux avoir fait ces douze vers que
le long chapitre de la puissance de M. Locke.
C'est le propre des philosophes qui ne sont que
philosophes, de dire quelquefois obscurément en
un volume ce que la poésie et l'éloquence pei-
gnent beaucoup mieux d'un seul trait.
Fait à Besançon, au mois de juillet 1737.
RÉPONSE
AUX CONSÉQUENCES DE LA NÉCESSITÉ.
On dit: Si tout est nécessaire, il n'y a plus
de vice. Je réponds qu'une chose est bonne ou
mauvaise en elle-même, et nullement parce qu'elle
est nécessaire ou ne l'est pas. Qu'un homme soit
malade parce qu'il le veut, ou qu'il soit malade
sans le vouloir, cela ne revient-il pas au même ?
Celui qui s'est blessé lui-même à la chasse n'est-il
pas aussi réellement blessé que celui qui a reçu
à la guerre un coup de fusil ? et celui qui est en
délire pour avoir trop bu n'est-il pas aussi réel-
lement fou , pendant quelques heures, que celui
qui l'est devenu par maladie? Dira-t-on que Dieu
n'est point parfait , parce qu'il est nécessairement
parfait? Ne faut-il pas dire, au contraire, qu'il
est d'autant plus parfait , qu'il ne peut être im-
parfait? S'il n'était pas nécessairement parfait,
il pourrait déchoir de sa perfection, à laquelle il
manquerait un plus haut degré d'excellence , et
qui dès lors ne mériterait plus ce nom. Il en est
de même du vice : plus il est nécessaire , plus 11
est vice ; rien n'est plus vicieux dans le monde
que ce qui, par son fond, est incapable d'être
bien. Mais, dira quelqu'un, si le vice est une
maladie de notre âme , il ne faut donc pas traiter
les vicieux autrement que des malades. Sans dif-
ficulté : rien n'est si juste , rien n'est plus hu-
main. Il ne faut pas traiter un scélérat autrement
qu'un malade ; mais il faut le traiter comme un
malade. Or comment en use-t-on avec un ma-
lade? par exemple, avec un blessé qui a la gan-
grène dans le bras? si on peut sauver le bras sans
risquer le corps, on sauve le bras ; mais si on ne
peut sauver le bras qu'au péril du corps, on le
coupe, n'est-il pas vrai? Il faut donc en user de
même avec un scélérat : si on peut l'épargner sans
faire tort à la société dont il est membre , il faut
l'épargner; mais si le salut de la société dépend
de sa perte , il faut qu'il meure : cela est dans
l'ordre. Mais Dieu punira-t-il aussi ce misérable
dans l'autre monde, qui a été puni dans celui-ci,
et qui n'a vécu d'ailleurs que selon les lois de
son être ? Cette question ne regarde pas les phi-
losophes, c'est aux théologiens à la décider. Ah I
du moins, continue-t-on, en punissant le criminel
qui nuit à la société , vous ne direz pas que c'est
un homme faible et méprisable, un homme odieux.
Et pourquoi ne le dirais-je pas? Ne dites-vous
pas vous-même d'un homme qui manque d'esprit,
que c'est un sot ? et de celui qui n'a qu'un oeil , ne
dites- vous pas qu'il est borgne? Assurément, ce
n'est pas leur faute s'ils sont ainsi faits. Cela est
tout différent, répondez- vous : je dis d'un homme
qui manque d'esprit, que c'est un sot; mais je ne
le méprise point. Tant mieux; vous faites fort
bien : car si cet homme qui manque d'esprit a ITuiie
586
VAUVENARGUES.
grande , vous vous tromperiez en disant que c'est
un homme méprisablç; mais de celui qui manque
en même temps d'esprit et de cœur, vous ne pou-
vez pas vous tromper en disant qu'il est mépri-
sable, parce que dire qu'un homme est mépri-
sable, c'est dire qu'il manque d'esprit et de cœur.
Or on n'est point injuste quand on ne pense en
cela que ce qui est vrai et ce qu'il est très-im-
possible de ne pas penser^ A l'égard de ceux que
la naturfei favorisés des beautés du génie ou de la
vertu , il faudrait être bien peu raisonnable pour
se défendre de les aimer, par cette raison qu'ils
tiennent tous ces biens de la nature. Quelle ab-
surdité 1 Quoi 1 parce que M. de Voltaire est né
poëte, j'estimerais moins ses poésies? parce qu'il
est né humain , j'honorerais moins son humanité?
parce qu'il est né grand et sociable, je n'aimerais
pas tendrement toutes ses vertus ? C'est parce que
toutes ces choses se trouvent en lui invinciblement,
que je l'en aime et l'en estime davantage; et
comme il ne dépend pas de lui de n'être pas le plus
beau génie de son siècle , il ne dépend pas de moi
de n'être pas le plus passionné de ses admirateurs
et de ses amis. Il est bon nécessairement, je l'aime
de même. Qu'y a-t-il de beau et de grand que
ce que la nature a fait ? Qu'y a-t-il de difforme et
de faible que ce qu'elle a produit dans sa rigueur?
Quoi de plus aimable que ses dons, ou de plus ter-
rible que ses coups? Mais, poursuivez-vous, malgré
cela , je ne puis m'empêcher d'excuser un homme
que la nature seule a fait méchant. Eh bien!
mon ami, excusez-le; pourquoi vous défendre
de la pitié? La nature a rempli le cœur des bons
de l'horreur du vice; mais elle y a mis aussi la
compassion, pour tempérer cette haine trop fière,
et les rendre plus indulgents. Si la créance de
la nécessité augmente encore ces sentiments d'hu-
manité, si elle rappelle plus fortement les hommes
à la clémence, quel plus beau système? 0 mor-
tels , tout est nécessaire : le rien ne peut rien en-
gendrer; il faut loncque le premier principe de
toutes choses soit éternel ; il faut que les êtres
créés , qui ne sont point éternels , tiennent tout
ce qui est en eux de l'Être éternel qui les a faits.
Pr, s'il y avait dans l'esprit de l'homme quelque
chose de véritablement indépendant ; s'il y avait,
par exemple , une volonté qui ne dépendît pas
du sentiment et de la réflexion qui la précèdent,
il s'ensuivrait que cette volonté serait à elle-
même son principe. Ainsi il faudrait dire qu'une
chose qui a commencé a pu se donner l'être avant
que d'être; il faudrait dire que cette volonté,
qui hier n'était point , s'est pourtant donné l'exis-
tence qu'elle a aujourd'hui : effet impossible et
contradictoire. Ce que je dis de la volonté , il
est aisé de l'appliquer à toute autre chose ; il est,
dis-je , aisé de sentir que c'est une loi générale
à laquelle est soumise toute la nature. En un mot,
je me trompe fort, ou c'est une contradiction de
dire qu'une chose est , et qu'elle n'est pas nécessai-
rement. Ce principe est beau et fécond, et je crois
qu'on en peut tirer les conséquences les plus lu-
mineuses sur les matières les plus difficiles; mais
le malheur veut que les philosophes ne fassent
qu'entrevoir la vérité, et qu'il y en ait peu de ca-
pables de la mettre dans un beau jour.
Sur la justice.
La justice est le sentiment d'une âme amou-
reuse de l'ordre, et qui se contente du sien. Elle
est le fondement des sociétés ; nulle vertu n'est
plus utile au genre humain ; nulle n'est consacrée
à meilleur titre. Le potier ne doit rien à l'argile
qu'il a pétrie, dit saint Paul; Dieu ne peut être
injuste. Cela est visible ; mais nous en concluons
qu'il est donc juste , et nous nous étonnons qu'il
juge tous les hommes par la même loi , quoiqu'il
ne donne pas à tous la même grâce ; et quand on
nous démontre que cette conduite est formelle-
ment opposée aux principes de l'équité, nous di-
sons que la justice divine n'est point semblable à
la justice humaine : qu'on définisse donc cette
justice contraire à la nôtre. Il n'est pas raisonna-
ble d'attacher deux idées différentes au même
terme , pour lui donner tantôt un sens, tantôt un
autre, selon nos besoins ; et il faudrait ôter toute
équivoque sur une matière de cette importance.
Sur la Providence.
Les inondations ou la sécheresse font périr les
fruits ; le froid excessif dépeuple la terre des ani-
maux qui n'ont point d'abri ; les maladies épidé-
miques ravagent en tous lieux l'espèce humaine et
changent de vastes royaumes en déserts; les
hommes se détruisent eux-mêmes par les guerres,
et le faible est la proie du fort. Celui qui ne pos-
sède rien , s'il ne peut travailler, qu'il meure : c'est
la loi du sort ; il diminue et s'évanouit à la face
du soleil , délaissé de toute la terre. Les bêtes se
dévorent aussi entre elles : le loup, l'épervier, le
faucon, si les animaux plus faibles leur échap»
peut , périssent eux-mêmes; rivaux de la barbare
cruauté des hommes , ils se partagent ses restes
sanglants et ne vivent que de carnage. 0 terre !
ô terre ! tu n'es qu'un tombeau et un champ cou-
IMITAÏIOIN DE PASCAL.
587
vert de dépouilles ; tu u'eufantes que pour la mort.
Qui t'a donné l'être? Ton âme paraît endormie
dans ses fers. Qui préside à tes mouvements? Te
faut-il admirer dans ta constante et invariable
imperfection? Ainsi s'exhale le chagrin d'un phi-
losophe qui ne connaît que la raison et la nature
sans révélation.
Sur l'économie de l'univers.
Tout ce qui a l'être a un ordre, c'est-à-dire, une
certaine manière d'exister qui lui est aussi essen-
tielle que son être même : pétrissez au hasard
un morceau d'argile ; en quelque état que vous
le laissiez , cette argile aura des rapports , une
forme et des proportions , c'est-à-dire un ordre,
et cet ordre subsistera tant qu'un agent supérieur
s'abstiendra de le déranger. Il ne faut donc pas
s'étonner que l'univers ait ses lois et une certaine
économie. Je vous défie de concevoir un seul
atome sans cet attribut. Mais , dit-on , ce qui vous
étonne, ce n'est pas que l'univers ait un ordre
immuable et nécessaire, mais c'est la beauté , la
grandeur et la magnificence de son ordre. Faibles
philosophes 1 entendez- vous bien ce que vous
dites? Savez-vous que vous n'admirez que les
choses qui passent vos forces ou vos connaissan-
ces? Savez-vous que si vous compreniez bien
l'univers , et qu'il ne s'y rencontrât rien qui passât
les limites de votre ^pouvoir, vous cesseriez aus-
sitôt de l'admirer. C'est donc votre très-grande
petitesse qui fait un colosse de l'univers. C'est
votre faiblesse infinie qui vous le représente dans
votre poussière , animé d'un esprit si vaste , si
puissant et si prodigieux. Cependant tout petits,
tout bornés que vous êtes , vous ne laissez pas
d'apercevoir de grands défauts dans cet infini , et
il vous est impossible de justifier tous les maux
moraux et physiques que vous y éprouvez. Vous
dites que c*est la faiblesse de votre esprit qui vous
empêche de voir l'utilité et la bienséance de ces
désordres apparents. Mais pourquoi ne croyez-
vous pas tout aussi bien que c'est cette même
faiblesse de vos lumières qui vous empêche de
saisir le vice des beautés apparentes que vous
admirez'? Vous répondez que l'univers a la
' Afais pourquoi ne croyez-vous pas tout au^si bien que c'est
»ette même faiblesse de vos lumières qui vous empêche de
sentir le vice de ces beautés apparentes que vous admirez?
Cette idée parait absolument fausse; car la beauté de l'or-
ilre qui régit l'univers est dans l'univers même. Ce que nous
admirons , c'est que l'univers subsiste ; car nous ne pouvons
douter qu'il subsiste. Qu'il puisse subsister autrement , mieux
êi l'on veut, à la bonne heure; il n'en est pas moins vrai qu'il
•ubsiste. Je puis voir plus loin , mais il n'en est pas moins I
meilleure forme possible, puisque Dieu l'a fait
tel qu'il est. Cette solution est d'un théologien ,
non d'un philosophe. Or c'est par cet endroit
qu'elle me touche , et je m'y soumets sans réserve.
Mais je suis bien aise de faire connaître que c'est
par la théologie , et non par la vanité de la phi-
losophie , qu'on peut prouver les dogmes de la
religion. ♦
IMITATION DE PASCAL ^
La religion chrétienne, disent tous les théo-
logiens, est au-dessus de la raison; mais elle ne
peut être contre la raison : car si une chose pou-
vait être vraie et être néanmoins contraire à la
raison , il n'y aurait aucun signe certain de vé-
rité,
La vérité de la révélation est prouvée par les
faits, continuent-ils : ce principe posé confor-
mément à la raison, elle-même doit se soumettre
aux mystères révélés qui la passent.
Oui, répondent les libertins , les faits prouvés
par la raison prouveraient la religion , même dans
ce qui passe la raison; mais quelle démonstra-
tion peut-on avoir sur des faits , et principale^
ment sur des faits merveilleux que l'esprit de
parti peut avoir altérés ou supposés en tant de
manières?
Une seule démonstration, ajoutent-ils, doit
prévaloir sur les plus fortes et les plus nombreu-
ses apparences. Ainsi la plus grande probabilité
de nos miracles ne contre-balancerait pas une
démonstration de la contradiction de nos mys-
tères, supposé que l'on en eût une.
Il est donc question de savoir qui a pour soi hx
admirable que je voie. Je puis avoir un sens de plus, mes
sens n'en sont pas moins une machine admirable. Ces résul-
tats que je ne puis nier, sont ce que j'appelle les beautés de
l'ordre de l'univers. Ces beautés ne peuvent donc être sim-
plement apparentes, puisque nous n'en jugeons que par les
résultats de cet ordre. Cet ordre ne peut avoir de vices ca-
chés, puisque ces vices le contrarieraient et empêcheraient
les résultats que nous admirons. Au lieu que ce que nous
prenons pour des défauts peut conduire à des résultats que
nous ne connaissons pas; car on peut croire à ce qu'on
ignore, et non pas nier ce que l'on connaît. S.
' Le titre Imitation de Pascal et la tournure de ces té-
flexions pourraient les faire regarder comme une critique de
la manière de Pascal , qui rapporte quelquefois des objections
contre la religion, sans se mettre en peine de les détruire,
comme dans cette réflexion : Les impics qui font profession
de suivre la raison, etc. IV part. art. XVIII, des Pensées di
II. Pascoi; et cette autre : Par les partis, etc. B.
588
VAUVENARGUES.
démonstration ou l'apparence. S'il n'y avait que
des apparences dans les deux partis , dès lors il
n'y aurait plus de règle : car comment compter
et peser toutes ces probabilités ? S'il y avait au
contraire des démonstrations des deux côtés , on
serait dans la même peine, puisque alors la dé-
monstration ne distinguerait plus la vérité. Ainsi
la vraie religion n'est pas seulement obligée de
se démontrer, mais il faut encore qu'elle fasse
voir qu'il n'y a de démonstration que de son
côté. Aussi le fait-elle , et ce n'est pas sa faute si
les théologiens, qui ne sont pas tous éclairés, ne
choisissent pas bien leurs preuves.
Du stoïcisme et du christianisme.
Les stoïciens n'étaient pas prudents, car ils
promettaient le bonheur dès cette vie , dont nous
connaissons tous par expérience les misères. Leur
propre conscience devait les accuser et les con-
vaincre d'imposture.
Ce qui distingue notre sainte religion de cette
secte, c'est qu'en nous proposant, comme ces
philosophes , des vertus surnaturelles , elle nous
donne des secours surnaturels. Les libertins di-
sent qu'ils ne croient pas à ces secours; et la
preuve qu'ils donnent de leur fausseté , c'est
qu'ils prétendent être aussi honnêtes gens que
les vrais dévots, et qu'à leur avis un Socrate,
un Trajan et un Marc-Aurèle valaient bien un
David et un Moïse ; mais ces raisons-là sont si
faibles, qu'elles ne méritent pas qu'on les com-
batte.
Illusions de Vimpie.
La religion chrétienne, qui est la dominante
dans ce continent, y a rendu les Juifs odieux et
les empêche de former des établissements. Ainsi
les prophéties, dit l'uisensé, s'accomplissent par
la tyrannie de ceux qui les croient, et que leur
religion oblige de les accomplir.
II.
Les Juifs, continue cet impie, ont été devant
Jésus-Christ haïs et séparés de tous les peuples
de la terre. Ils ont été dispersés et méprisés
comme ils le sont. Cette dernière dispersion à la
vérité est plus affreuse, car elle est plus longue,
et elle n'est pas accompagnée des mêmes conso-
lations ; cependant, ajoute l'impie , leur état pré- |
sent n'est pas assez différent de leurs calamités !
passées, pour leur paraître un motif indispen-
sable de conversion.
111.
Toute notre religion, poursuit-il , est appuyée
sur l'immortalité de l'âme , qui n'était pas un
dogme de foi chez les Juifs. Comment donc a-
t-on pu nous dire de deux religions différentes
dans un objet capital, qu'elles ne composent
qu'une seule et même doctrine? Quel est le sec-
taire ou l'idolâtre qui ne prouvera pas la perpé-
tuité de sa foi , si une telle diversité dans un tel
article ne la détruit pas ?
IV.
On dit ordinairement : Si Moïse n'avait pas
desséché les eaux de la mer, aurait-il eu l'im-
pudence de l'écrire à la face de tout un peuple
qu'il prenait à témoin de ce miracle ? Voici la
réponse de l'impie : Si ce peuple eût passé la mer
au travers des eaux suspendues , s'il eût été
nourri pendant quarante ans par un miracle con-
tinuel , aurait-il eu l'imbécillité d'adorer un veau
à la face du Dieu qui se manifestait par ces pro-
diges, et de son serviteur Moïse?
J'ai honte de répéter de pareils raisonnements.
Voilà cependant les plus fortes objections de l'im-
piété. Cette extrême faiblesse de leurs discours
n'est-elle pas une preuve sensible de nos vérités ?
Vanité des philosophes.
Faibles hommes ! s'écrie un orateur, osez- vous
vous fier encore aux prestiges de la raison, qui
vous a trompés tant de fois? Avez-vous oublié ce
qu'est la vie, et la mort qui va la finir? Ensuite
il leur peint avec force la terrible incertitude de
l'avenir, la fausseté ou la faiblesse des vertus
humaines , la rapidité des plaisirs qui s'effacent
comme des songes et s'enfuient avec la vie. 11
profite du penchant que nous avons à craindre
ce que nous ne connaissons pas , et à souhaiter
quelque chose de meilleur que ce que nous con-
naissons. Il emploie les menaces et les promesses,
l'espérance et la crainte , vrais ressorts de l'es-
prit humain , qui persuadent bien mieux que la
raison. Il nous interroge nous-mêmes et nous dit :
N'est-il pas vrai que vous n'avez jamais été so-
lidement heureux? Nous en convenons. N'est-
il pas vrai que vous n'avez aucune certitude
de ce qui doit suivre la mort? Nc-us n'osons
encore le nier. Pourquoi donc, mes amis, conti-
nue-t-il , refuseriez -vous d'adopter ce qu'ont cru
LETTRES.
589
vos pères, ce que vous ont annoncé successive-
ment tant de grands hommes , la seule chose qui
puisse nous consoler des maux de la vie et de
l'amertume de la mort ? Ces paroles prononcées
avec véhémence nous étonnent , et nous nous di-
sons les uns aux autres : Cet homme connaît bien
le cœur humain ; il nous a convaincus de toutes
nos misères. Les a-t-il guéries? répond un philo-
sophe; non, il ne l'a pu. Vous a-t-il donné des
lumières , continue-t-il , sur les choses qu'il vous
a convaincus de ne pas savoir? Aucune. Que
vous a-t-il donc enseigné ? Il nous a promis , ré-
pondons-nous , après cette vie , un bonheur éter-
nel et sans mélange, et la possession immuable
de la vérité. Hé ! messieurs , dit ce philosophe , ne
tient-il qu'à promettre pour vous convaincre ?
Croyez-moi, usez de la vie, soyez sages et labo-
rieux. Je vous promets aussi que, s'il y a quel-
que chose après la mort, vous ne vous repentirez
point de m'avoir cru.
Ainsi un sophiste orgueilleux voudrait que l'on
se confiât à ses lumières autant qu'on se confie à
l'autorité de tout un peuple et de plusieurs siè-
cles ; mais les hommes ne lui défèrent qu'autant
que leurs passions le leur conseillent , et un clerc
n'a qu'à se montrer dans une tribune pour les
ramener à leur devoir, tant la vérité a de force.
•««e »s «««« »«
LETTRES
A M. DE VOLTAIRE.
Nancy, le 4 avril 1743,
Il y a longtemps , monsieur, que j'ai une dispute
ridicule , et que je ne veux finir que par votre
autorité : c'est sur une matière qui vous est con-
nue. Je n'ai pas besoin de vous prévenir par
beaucoup de paroles. Je veux vous parler de deux
hommes que vous honorez , de deux hommes qui
ont partagé leur siècle , deux hommes que tout le
monde admire, en un mot Corneille et Racine;
il suffit de les nommer. Après cela oserai-je vous
dire les idées que j'en ai formées? en voici du
moins quelques-unes.
'Les lettres suivantes pourront paraître curieuses, en ce
qu'elles apprennent quelle aurait été, sans Voltaire, l'opi-
nion de Vauvenargues sur Corneille. La première contient en
partie les réflexions dont se compose le fragment intitulé :
Corneille et Racine, et d'autres réflexion» qu'il supprima
sans doute d'après l'autorité de Voltaire.
Les héros de Corneille disent de grandes choses
sans les inspirer ; ceux de Racine les inspirent
sans les dire. Les uns parlent, et longuement,
afin de se faire connaître ; les autres se font con-
naître parce qu'ils parlent. Surtout, Corneille
parait ignorer que les hommes se caractérisent
souvent davantage par les choses qu'ils ne disent
pas que par celles qu'ils disent.
Lorsque Racine veut peindre Acomat,il lui
fait dire ces vers :
Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir ,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur visir ^ ?
L'on voit dans les deux premiers vers un gé-
néral disgracié, qui s'attendrit au souvenir de
sa gloire et sur l'attachement des troupes; dans
les deux derniers , un rebelle qui médite quelque
dessein. Voilà comme il échappe aux hommes de
se caractériser sans aucune intention marquée. On
en trouverait un million d'exemples dans Racine,
plus sensibles que celui-ci; c'est là sa manière de
peindre. Il est vrai qu'il la quitte un peu lorsqu'il
met dans la bouche du même Acomat :
Et s'il faut que je meure.
Mourons : moi, cher Osmin, comme un visir; et toi.
Comme le favori d'un homme tel que moi *.
Ces paroles ne sont peut-être pas d'un grand
homme; mais je les cite, parce qu'elles semblent
imitées du style de Corneille; et c'est là ce que
j'appelle, en quelque sorte, parler pour se faire
connaître, et dire de grandes choses sans les
inspirer.
Je sais qu'on a dit de Corneille qu'il s'était at-
taché à peindre les hommes tels qu'ils devraient
être. Il est donc sûr au moins qu'il ne les a pas
peints tels qu'ils étaient ; je m'en tiens à cet aveu-
là. Corneille a cru donner sans doute à ses héros
un caractère supérieur à celui de la nature. Les
peintres n'ont pas eu la même présomption.
Quand ils ont voulu peindre les esprits célestes,
ils ont pris les traits de l'enfance : c'était néan-
moins un beau champ pour leur imagination;
mais c'est qu'ils étaient persuadés que l'imagina-
tion des hommes, d'ailleurs si féconde en chi-
mères, ne pouvait donner de la vie à ses propres
inventions. Si le grand Corneille, monsieur, avait
fait encore attention que tous les panégyriques
étaient froids, il en aurait trouvé la cause en ce
que les orateurs voulaient accommoder les horn-
Bqjazet, acte I, scène I. B.
Bajazet, acte IV, scène 7. B.
590
VAUVÉNARGUES.
mes à leurs idées, au lieu de former leurs idées
sur les hommes.
Corneille n'avait point de goût, parce que le
bon goût n'étant qu'un sentiment vif et fidèle de
la belle nature, ceux qui n'ont pas un esprit na-
turel ne peuvent l'avoir que mauvais. Aussi l'a-
t-il fait paraître, non-seulement dans ses ou-
vrages, mais encore dans le choix de ses modèles,
oyant préféré les Latins et l'enflure des Espagnols
aux divins génies de la Grèce.
Racine n'est pas sans défauts : quel homme en
fut jamais exempt? mais lequel donna jamais au
théâtre plus de pompe et de dignité? qui éleva
plus haut la parole et y versa plus de douceur?
Quelle facilité , quelle abondance , quelle poésie,
quelles images , quel sublime dans Athalie , quel
art dans tout ce qu'il a fait , quel caractère I et
n'est-ce pas encore une chose admirable qu'il ait
su mêler aux passions et à toute la véhémence
et la naïveté du sentiment , tout l'or de l'ima-
gination? En un mot, il me semble aussi supé-
rieur à Corneille par la poésie et le génie , que
par l'esprit , le goût et la délicatesse. Mais l'es-
prit principalement a manqué à Corneille; et
lorsque je compare ses préceptes et ses longs rai-
sonnements aux froides et pesantes moralités de
Rousseau dans ses épîtres , je ne trouve ni plus
de pénétration , ni plus d'étendue d'esprit à Tun
qu'à l'autre.
Cependant les ouvrages de Corneille sont eu
possession d'une admiration bien constante , et
cela ne me surprend pas. Y a-t-il rien qui se sou-
tienne davantage que la passion des romans ? Il
y en a qu'on ne relit guère, j'en conviens; mais
on court tous les ouvrages qui paraissent dans le
même genre, et l'on ne s'en rebute point. L'in-
constance du public n'est qu'à l'égard des au-
teurs, mais son goût est constamment faux. Or la
cause de cette contrariété apparente, c'est que les
habiles ramènent le jugement du public; mais ils
ne peuvent pas de même corriger son goût,
parce que l'âme a ses inclinations indépendantes
de ses opinions. Ce qu'elle ne sent pas d'abord,
elle ne le sent point par degrés, comme elle fait
en jugeant; et voilà ce qui fait que l'on voit des
ouvrages que le public critique après les maîtres,
qui ne lui en plaisent pas moins , parce que le
public ne les critique que par réflexion , et les
goûte par sentiment.
D'expliquer pourquoi les romans meurent dans
un si prompt oubli , et Corneille soutient sa gloire,
c'est là l'avantage du théâtre. On y fait revivre les
morts ; et comme on se dégoûte bien plus vite de la
lecture d'une action que de sa représentation , ôû
voit jouer dix fois sans peine une tragédie très-
médiocre, qu'on ne pourrait jamais relire. Enfin
les gens du métier soutiennent les ouvrages de
Corneille, et c'est la plus forte objection. Mais
peut-être y en a-t-il plusieurs qui se laissent em*
porter aux mêmes choses que le peuple. Il n'est
pas sans exemple qu'avec de l'esprit on aime les
fictions sans vraisemblance et les choses hors de
la nature. D'autres ont assez de modestie pour
déférer, au moins dans le public, à l'autorité du
grand nombre et d'un siècle très-respectable;
mais il y en a aussi que leur génie dispense d«
ces égards. J'ose dire, monsieur, que ces der*
niers ne se doivent qu'à la vérité : c'est à eux
d'arrêter le progrès des erreurs. J'ai assez de
connaissance, monsieur, de vos ouvrages, pour
connaître vos déférences, vos ménagements pour
les noms consacrés par la voix publique ; mais
voulez-vous, monsieur, faire comme Despréaux,
qui a loué toute sa vie Voiture, et qui est mort
sans avoir la force de se rétracter ? J'ose croire que
le public ne mérite pas ce respect. Je vois que l'on
parle partout d'un poète sans enthousiasme ' , sans
élévation, sans sublime; d'un homme qui fait des
odes par article, comme il disait lui-même de
M. de la Motte, et qui n'ayant point de talents
que celui de fondre avec quelque force dans ses
poésies des images empruntées de divers auteurs,
découvre partout, ce me semble, son peu d'inven-
tion. Si j'osais vous dire, monsieur, à côté de qui
le public place un écrivain si médiocre , à qui
même il se fait honneur de le préférer quelquefois!
mais il ne faut pas que cette injustice vous sur-
prenne ni vous choque. De mille personnes qui li-
sent, il n'y en a peut-être pas une qui ne préfère en
secret l'esprit de M. de Fontenelle au sublime de
M. de Meaux , et l'imagination des Lettres persa-
nes à la perfection des Lettres provinciales, où l'on
est étonné de voir ce que l'art a de plus profond,
avec toute la véhémence et toute la naïveté de la
nature. C'est que les choses ne font impression sur
les hommes que selon la proportion qu'elles ont
avec leur génie. Ainsi le vrai , le faux , le sublime,
le bas, etc. tout glisse sur bien des esprits et ne
peut aller jusqu'à eux : c'est par Ma même raison
qui fait que les choses trop petites par rapport
à notre vue lui échappent , et que les trop grandes
l'offusquent. D'où vient que tant de gens en-
* J. B. Rousseau. S.
• Cestpar, etc. Tel est le texte des différentes éditions, tel
est celui du manuscrit. Il semble que, dans cette phrase, /)ar
est de trop; elle devient très-claire en supprimant par, ou
qui fait, ou enfin et. B.
LETTRES.
&m
core préfèrent à la profondeur méthodique de
M. Locke, la mémoire féconde et décousue de
M. Bayle, qui n'ayant pas peut-être l'esprit assez
vaste pour former le plan d'un ouvrage régulier,
entasse dans ses réflexions sur la comète tant
d'idées philosophiques qui n'ont pas un rapport
plus nécessaire entre elles que les fades histoires
de madame de Villedieu '.D'où vient cela? Tou-
jours du même fonds. C'est que cette demi-pro-
fondeur de M. Bayle est plus proportionnée aux
hommes.
Que si l'on se trompe ainsi sur des choses de
jugement, combien à plus forte raison sur des
matières de goût, où il faut sentir, ce me semble,
sans aucune gradation, le sentiment dépendant
moins des choses que de la vitesse avec laquelle
l'esprit les pénètre.
Je parlerais encore là-dessus longtemps, si je
pouvais oublier à qui je parle. Pardonnez , mon-
sieur, à mon âge et au métier que je fais, le
ridicule de tant de décisions aussi mal expri-
mées que présomptueuses. J'ai souhaité toute
ma vie avec passion d'avoir l'honneur de vous
voir , et je suis charmé d'avoir dans cette lettre
une occasion de vous assurer du moins de l'in-
clination naturelle et de l'admiration naïve avec
laquelle, monsieur, je suis du fond de mon cœur
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
VaUVEN ARGUES.
Mon adresse est à Nancy, capitaine, au régiment d'infan-
terie du Roi.
A M. DE VAUVENARGUES
Paris, 15 avril 1743.
J'eus l'honneur de dire hier à M. le duc de
Duras que je venais de recevoir une lettre d'un
philosophe plein d'esprit, qui d'ailleurs était ca-
pitaine au régiment du Roi : il devina aussitôt
M. de Vauvenargues. Il serait en effet fort dif-
ficile, monsieur, qu'il y eût deux personnes ca-
pables d'écrire une telle lettre; et depuis que
'Marie-Catherine De^ardins, marquise de Villedieu et de
la Chasse, naquit à Alençon vers 1640 : ses œuvres ont été
recueillies en 1702, lo vol. in-r2, et 172I , I2 vol. In-12. On
y trouve un grand nombre de romans. Tout y est peint avec
vivacité; mais le pinceau n'est pas assez correct, ni assez dis ■
cret. Elle emploie quelquefois des couleurs trop romanesques ,
vi dans ses Mémoires du sérail, il y a trop d'événements
tragiques et invraisemblables. On a d'elle deux tragédies ,
Manlius Torquatus et Nitétis, Jouées en 1063. Elle mourut
en 1683, à Clinchemare , petit village du Maine. B.
j'entends raisonner sur le goût, je n'ai rien vu
de si fin et de si approfondi que ce que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire.
Il n'y avait pas quatre hommes dans le siècle
passé qui osassent s'avouer à eux-mêmes que
Corneille n'était souvent qu'un déclamateur;
vous sentez, monsieur, et vous exprimez cette
vérité en homme qui a des idées bien justes et
bien lumineuses. Je ne m'étonne point qu'un es-
prit aussi sage et aussi fin donne la préférence à
l'art de Racine, à cette sagesse toujours éloquente,
toujours maîtresse du cœur, qui ne lui fait dire
que ce qu'il faut et de la manière dont il le faut ;
mais en même temps je suis persuadé que ce
même goût qui vous a fait sentir si bien la supé-
riorité de l'art de Racine , vous fait admirer le
génie de Corneille, qui a créé la tragédie dans un
siècle barbare. Les inventeurs ont le premier
rang à juste titre dans la mémoire des hommes.
Newton en savait assurément plusqu'Archimède ;
cependant les équipondérants d'Archimède se-
ront à jamais un ouvrage admirable. La belle
scène d'Horace et de Curiace , les deux char-
mantes scènes du Cid, une grande partie de
Cinna, le rôle de Sévère, presque tout celui de
Pauline , la moitié du dernier acte de Bodogune,
se soutiendraient à côté à'Athalie , quand même
ces morceaux seraient faits aujourd'hui. De quel
œil devons-nous donc les regarder quand nous
songeons au temps où Corneille a écrit? J'ai
toujours dit : Multœ sunt mansiones in domo
patris mei, Molière ne m'a point empêché d'es-
timer le Glorieux de M. Destouches ; Rhada-
miste m'a ému , même après Phèdre. Il appar-
tient à un homme comme vous, monsieur, de
donner des préférences, et point d'exclusions.
Vous avez grande raison, je crois, de con-
damner le sage Despréaux d'avoir comparé Voi-
ture à Horace '. La réputation de Voiture a dû
tomber, parce qu'il n'est presque jamais naturel,
et que le peu d'agréments qu'il a sont d'un genre
bien petit et bien frivole. Mais il y a des choses si
sublimes dans Corneille au milieu de ses froids
raisonnements, et même des choses si touchantes^
' Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète
Sans l'aveu des neuf Sœurs vous a rendu poète?
Sentiez-vous , dites-moi , ces violents transports
Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts?
Qui vous a pu souffler une si folle audace?
Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse?
Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré.
Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré ,
Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voitxirc ,
On rampe dans la fange avec rabt)é de Pure ?
BoHeau, satire IX U
592
YAUVENARGLES.
qu'il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont
des tableaux de Léonard de Vinci qu'on aime
encore à voir à côté des Paul Véronèse et des
Titien. Je sais, monsieur, que le public ne con-
naît pas encore assez tous les défauts de Cor-
neille; il y en a que l'illusion confond encore
avec le petit nombre de ses rares beautés.
11 n'y a que le temps qui puisse fixer le prix
de chaque chose : le public commence toujours
par être ébloui. On a d'abord été ivre des Lettres
persanes dont vous me parlez. On a négligé le
petit livre de la Décadence des Romains du
même auteur; cependant je vois que tous les
bons esprits estiment le grand sens qui règne dans
ce livre d'abord méprisé, et font assez peu de
cas de la frivole imagination des Lettres per-
sanes , dont la hardiesse , en certains endroits ,
fait le plus grand mérite. Le grand nombre des
juges décide à la longue d'après les voix du petit
nombre éclairé; vous me paraissez, monsieur,
fait pour être à la tête de ce petit nombre. Je suis
fâché que le parti des armes que vous avez pris
vous éloigne d'une ville où je serais à portée de
m'éclairer de vos lumières ; mais ce même esprit
de justesse qui vous fait préférer l'art de Racine
à l'intempérance de Corneille, et la sagesse de
Locke à la profusion de Bayle, vous servira dans
votre métier. La justesse sert à tout. Je m'ima-
gine que M. de Catinat aurait pensé comme
vous.
J'ai pris la liberté de remettre au coche de
Nancy un exemplaire que j'ai trouvé d'une des
moins mauvaises éditions de mes faibles ouvra-
ges; l'envie de vous offrir ce petit témoignage de
mon estime l'a emporté sur la crainte que votre
goût me donne.
J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments
que vous méritez, monsieur, votre, etc.
VOLTAIBE.
A M. DE VOLTAIRE.
A Nancy, ce 22 avril 1743.
Monsieur ,
Je suis au désespoir que vous me forciez à res-
pecter Corneille. Je relirai les morceaux que vous
me citez ; et si je n'y trouve pas tout le sublime
que vous y sentez , je ne parlerai de ma vie de
ce grand homme, afin de lui rendre au moins
par mon silence l'hommage que je lui dérobe par
mon faible goût.Permettêz-ino: cependant, mon-
sieur, de vous répondre sur ce que vous le com-
parez à Archimède, qu'il y a bien de la diffé-
rence entre un philosophe qui a posé les premiers
fondements des vérités géométriques , sans avoir
d'autre modèle que la nature et son profond génie,
et un homme qui , sachant les langues mortes ,
n'a pas même fait passer dans la sienne toute la
perfection des maîtres qu'il a imités. Ce n'est pas
créer, ce me semble, que de travailler avec des
modèles, quoique dans une langue différente,
quand on ne les égale pas. Newton, dont vous
parlez, monsieur, a été guidé, je l'avoue, par
Archimède et par ceux qui ont suivi Archimède ;
mais il a surpassé ses guides : partant, il est in-
venteur. Il faudrait donc que Corneille eût aussi
surpassé ses maîtres pour être au niveau de New-
ton, bien loin d'être au-dessus de lui. Ce n'est
pas que je lui refuse d'avoir des beautés origi-
nales, je le crois; mais Racine a le même avan-
tage. Qui ressemble moins à Corneille que Ra-
cine ? Qui a suivi une route , je ne dis pas plus
différente , mais plus opposée ? Qui est plus ori-
ginal que lui? En vérité, monsieur, si l'on peut
dire que Corneille a créé le théâtre , doit-on re-
fuser à Racine la même louange? Ne vous semble-
t-il pas même, monsieur, que Racine, Pascal,
Bossuet, et quelques autres, ont créé la langue
française ? Mais si Corneille et Racine ne peuvent
prétendre à la gloire des premiers inventeurs ,
et qu'ils aient eu l'un et l'autre des maîtres, le-
quel les a mieux imités ?
Que vous dirai-je, après cela, monsieur, sur
les louanges que vous me donnez ? S'il était con-
venable d'y répondre par des admirations sin-
cères, je le ferais de tout mon cœur; mais la
gloire d'un homme comme vous est à n'être plus
loué et à dispenser les éloges. J'attends avec
toute l'impatience imaginable le présent dont
vous m'honorez. Vous croyez bien, monsieur,
que ce n'est pas pour connaître davantage vos
ouvrages : je les porte toujours avec moi. Mais
de les avoir de votre main et de les recevoir
comme une marque de votre estime, c'est une
joie, monsieur, que je ne contiens point, et que
je ne puis m'empêcher de répandre sur le papier.
Il faut que vous voyiez , monsieur , toute la va-
nité qu'elle m'inspire. Je joins ici un petit dis-
cours que j'ai fait depuis votre lettre, et je vous
l'envoie avec la même confiance que j'enverrais
à un autre la Mort de César ou Alhalie, Je sou-
haite beaucoup, monsieur, que vous en soyez
content : pour moi, je serai charmé si vous le trou-
vez digne de votre critique , ou que vous m'es-
LETTKES.
593
limiez assez pour me dire qu'il ne la mérite pas,
supposé qu'il en soit indigne. Ce sera alors, mon-
sieur, que je me permettrai d'espérer votre amitié.
En attendant, je vous offre la mienne de tout
mon cœur, et suis avec passion, monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
V AU VEN ARGUES.
p. s. Quoique ce paquet soit déjà assez con-
sidérable , et qu'il soit ridicule de vous envoyer
un volume par la poste, j'espère cependant,
monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais
que j'y joigne encore un petit fragment. Vous
avez répondu à ce que j'ai eu l'honneur de vous
écrire de deux grands poètes ' , d'une manière
si obligeante et si instructive , qu'il m'est per-
mis d'espérer que vous ne me refuserez pas les
mêmes lumières sur trois orateurs ^ si célèbres.
.A M. DE VAUVENARGUES.
Paris, le 17 mai 1743.
J'ai tardé longtemps à vous remercier, mon-
sieur, du portrait que vous avez bien voulu
m'envoyer de Bossuet, de Fénélon et de Pas-
cal ; vous êtes animé de leur esprit quand vous
parlez d'eux. Je vous avoue que je suis encore
plus étonné que je ne l'étais, que vous fassiez un
métier , très-noble à la vérité , mais un peu bar-
bare , et aussi propre aux hommes communs et
bornés qu'aux gens d'esprit. Je ne vous croyais
que beaucoup de goût et de connaissances,
mais je vois que vous avez encore plus de génie.
Je ne sais si cette campagne vous permettra de
le cultiver. Je crains même que ma lettre n'ar-
rive au milieu dé quelque marche, ou dans
quelque occasion où les belles-lettres sont très-
peu de saison. Je réprime mon envie de vous
dire tout ce que je pense , et je me borne au
plaisir de vous assurer de la singulière estime
que vous m'inspirez.
Je suis , monsieur , votre , etc.
VOLTAIBE.
A M. DE VOLTAIRE.
A Aix , ce 21 janvier 1745.
J'ai reçu , monsieur , avec la plus grande con-
' Corneille et Racine. B.
' Bospuet, Fénélon et Pascal. B.
fiance et la reconnaissance la plus tendre, les
louanges dont vous honorez mes faibles écrits.
Je ne dois pas être fâché que le premier dis-
cours que j'ai pris la liberté de vous envoyer
ait vu le jour , puisqu'il a votre approbation
malgré ses défauts. J'aurais souhaité seulement
le donner à M. de la Bruère ' dans une imper-
fection moins remarquable.
J'ai lu avec grande attention ce que vous
me faites l'honneur de m'écrire sur la Fon-
taine. Je croyais que le mot instinct aurait
pu convenir à un auteur qui n'aurait mis que
du sentiment , de l'harmonie et de l'éloquence
dans ses vers , et qui d'ailleurs n'aurait montré
ni pénétration ni réflexion ; mais qu'un homme
qui pense partout , dans ses contes , dans ses
préfaces, dans ses fables, dans les moindres
choses , et dont le caractère même est de pen-
ser ingénieusement et avec finesse ; qu'un es-
prit si solide soit mis dans le rang des hommes
qui ne pensent point, parce qu'il n'aura pas eu
dans la conversation le don de s'exprimer , dé-
faut que les hommes qui sont exagérateurs ont
probablement fort enflé, et qui méritait plus
d'indulgence ^dans ce grand poète , je vous
avoue , monsieur , que cela me surprend. Il
n'appartient pas à un homme né en Provence
de connaître la juste signification des mots , et
vous aurez la bonté de me pardonner les pré-
ventions que je puis avoir là-dessus.
J'ai corrigé mes pensées à l'égard de Mo-
lière , sur celles que vous avez eu la bonté de
me communiquer ; je les ajouterai à cette lettre.
Je vous prie de les relire jusqu'à la fin. Si vous
êtes encore assez bon pour me laire part de vos
lumières sur Despréaux , je tâcherai aussi d'en
profiter. J'ai le bonheur que mes ^sentiments
ï La Bruère et non la Bruyère , comme le disent toutes les
éditions. Nous relevons cette faute parce qu'elle a été com-
mise même par M. Suard.
Vauvenargues ne parle évidemment pas ici de l'auteur des
Caractères, mort en 1696, mais bien de la Bruère, poète ly-
rique , son contemporain , et qui publia dans le Mercure des
fragments de ses ouvrages.
Bruère ( Charles le Clerc de la ) eut le privilège du Mercure
depuis 1744 jusqu'à sa mort , arrivée en 1754 , à l'âge de trente-
neuf ans. Le Mercure , sous lui et sous Fuzelier son associé ,
ne fut point le bureau de la satire; il sut le rendre intéressant
par d'autres moyens. Voltaire a fait , à l'occasion d'une pièce
de cet auteur ( les Foijages de l'Amour, opéra représenté en
mai 1736), les vers suivants, que nous citons parce qu'ils
sont peu connus j
L'Amour t'a prêté son flambeau ;
Quinault, son ministre fidèle,
T'a laissé son plus doux pinceau :
Tu vas jouir d'un sort si beau
Sans jamais trouver de cruelle,
Et sans redouter un Roileau... — B.
38
5î>i
VAUVENARGIIES.
sur la conit'die se rapprochent beaucoup des
vôtres. J ai toujours compris que le ridicule y
devait naître de quelque passion qui attachât
l'esprit du spectateur, doimât de la vivacité à
l'intrigue et de la véhémence aux personnages.
Je ne pensais pas que les passions des gens du
monde, pour être moins naïves que celles du
peuple, fussent moins propres à produire ces
effets, si un auteur naïf peignait avec force
leurs mœurs dépravées , leur extravagante va-
nité , leur esprit , sans le savoir , toujours hors
de la nature, source intarissable de ridicules.
J'ai vu bien souvent avec surprise le succès de
quelques pièces du haut comique qui n'avaient
pas même l'avantage d'être bien pensées. Je
disais alors : Que serait-ce si les mêmes sujets
étaient traités par un homme qui sût écrire,
former une intrigue et donner de la vie à ses
peintures? C'est avec la plus sincère soumission
que je vous propose mes idées. Je sais depuis
longtemps qu'il n'y a que la pratique même
des arts qui puisse nous donner sur la compo-
sition des idées saines. Vous les avez tous cul-
tivés dès votre enfance avec une tendre atten-
tion ; et le peu de vues que j'ai sur le goût , je
les dois principalement, monsieur, à vos ou-
vrages. Celui ' qui vous occupe présentement
occupera bientôt la France. Je conçois qu'un
travail si difficile et si pressé demande vos soins.
Vous avez néanmoins trouvé le temps de me
parler de mes frivoles productions , et de con-
soler par les assurances de votre amitié mon
cœur affligé. Ces marques aimables d'humanité
sont bien chères à un malheureux qui ne doit
plus avoir de pensées que pour la vertu. J'es-
père pouvoir vous en remercier de vive voix à
la fin de mai, si ma santé me permet de me
mettre en voyage. Je serais inconsolable si je
ne vous trouvais pas à Paris dans ce temps-là.
Un gros rhume que j'ai sur la poitrine , avec la
lièvre depuis quinze jours , interrompt le plaisir
que j'ai de m'entretenir avec vous. Continuez-
moi , je vous prie , monsieur , les témoignages
de votre amitié ; je cesserai de vivre avant de
cesser de les reconnaître.
Vauvenargues.
^ La Princesse de Navarre, comédie-ballet en trois actes,
demandée pour la fête donnée par le roi en son château de
Versailles, le 23 février 1745, à l'occasion du premier ma-
riage du Dauphin. B.
AU MÊME.
A Alx, ce 27 janvier 1745.
Je n'aurais pas été longtemps fâché, mon-
sieur , que mes papiers eussent vu le jour , s'ils
ne l'avaient dû qu'à l'estime que vous en faisiez;
mais puisqu'ils paraissaient sans votre aveu et
avec les défauts que vous leur connaissez , il
vaut beaucoup mieux , sans doute , qu'ils soient
encore à notre disposition. Je ne regrette que
la peine qu'on vous a donnée pour une si grande
bagatelle.
Mon rhume continue toujours avec la fièvre
et d'autres incommodités qui m'affaiblissent et
m'épuisent. Tous les maux m'assiègent; je vou-
drais les souffrir avec patience , mais cela est
bien difficile. Si je puis mériter, monsieur, que
vous m'accordiez une amitié bien sincère, j'es-
père qu'elle me sera grandement utile, et fera,
tant que je vivrai , ma consolation et ma force.
Vauvbnabguj:s.
A M. DE VAUVENARGUES '.
a Versailles , ce 3 avril 1746.
Vous pourriez , monsieur , me dire comme
Horace,
Sic raro scribis, ut toto non quater anno.
Ce ne serait pas la seule ressemblance que vous
auriez avec ce sage aimable : il a pensé quel-
quefois comme vous dans ses vers ; mais il me
semble que son cœur n'était pas si sensible que
le vôtre. C'est cette extrême sensibilité que
j'aime; sans elle, vous n'auriez point fait cette
belle oraison funèbre dictée par l'éloquence et
la tendre amitié. La première façon dont vous
l'aviez commencée me paraît sans comparaison
plus touchante, plus pathétique que la seconde;
il n'y aurait seulement qu'à en adoucir quelques
traits et à ne pas comprendre tous les hommes
dans le portrait funeste que vous en faites : il y
a sans doute de belles âmes , et qui pleurent
leurs amis avec des larmes véritables. N'en êtes-
vous pas une preuve bien frappante, et croyez-
vous être assez malheureux pour être le seul
qui soyez sensible?
^ Cette lettre , imprimée pour la première fois dans la Cor-
rcspoiidance générale de Foltaire sous la date du 3 avril 1743,
est du 3 avril 1745 : on peut s'en assurer par la seule lecture
des allusions aux divers événements de cette année; et la ré-
ponse de Vauvenargues qu<' nous avons sous les yeux vic.it
encore le confirmer. B.
LETTRES.
595
IN e parlons plus de la Fontaine. Qu'importe
qu'en plaisantant on ait donné le nom d'instinct
au talent singulier d'un homme qui avait tou-
jours vécu à l'aventure, qui pensait et parlait
en enfant sur toutes les choses de la vie , et qui
était si loin d'être philosophe! Ce qui me
charme surtout de vos réflexions, monsieur, et
de tout ce que vous voulez bien me communi-
quer , c'est cet amour si vrai que vous témoi-
gnez pour les beaux-arts; c'est ce goût vif et
délicat qui se manifeste dans toutes vos expres-
sions. Venez donc à Paris : j'y profiterai avec
assiduité de votre séjour. Vous serez peut-être
étonné de recevoir une lettre de moi , datée de
Versailles. La cour ne semblait guère faite pour
moi ; mais les grâces que le roi m'a faites ' m'y
arrêtent , et j'y suis à présent plus par recon-
naissance que par intérêt. Le roi part, dit-on %
les premiers jours du mois prochain , pour aller
nous donner la paix à force de victoires. Vous
avez renoncé à ce métier, qui demande un corps
plus robuste que le vôtre , et un esprit peu phi-
losophique : c'est bien assez d'y avoir consacré
vos plus belles années. Employez, monsieur, le
reste de votre vie à vous rendre heureux ; et
songez que vous contribuerez à mon bonheur,
quand vous m'honorerez de votre commerce,
dont je sens tout le prix.
Voltaire.
A M. DE VOLTAIRE.
A Aix,ce 30 avril 1745.
Je ne vous dirai pas, monsieur, sic raro scri-
bis, etc. ; mais j'irai vous demander réponse de
!vive voix : cela vaudra mieux. Recevez cepen-
dant ici mes compliments sincères sur les grâces
que le roi vous a faites. Je désire , monsieur,
qu'il fasse encore beaucoup d'autres choses qui
méritent d'être louées , afin que votre reconnais-
sance honore toujours la vérité. Vous me per-
mettez bien de prendre cet intérêt à votre gloire.
Je suis bien aise d'avoir parlé comme Horace
pensait quelquefois. Je vous prie cependant de
croire, quoique ce soit une chose honteuse à
avouer, que je ne pense pas toujours comme
je parle. Après cette petite précaution , je crois
' Voltaire venait d'être nommé gentilhomme ordinaire, et
historiographe de France. B.
» Louis XV partit de Versailles accompagné du Dauphin, et
arriva au camp de Toumay le 8 mai 1745; le II, par l'hahi-
leté du maréxhal de Saxe , il gagna , «ur le duc de Cnmher-
land, la haUille (1«^ FonleiK)}. li.
que je puis recevoir les louanges que vous me
donnez sur l'amitié. Celle que je prends la li-
berté, monsieur , d'avoir pour vous , me rendra
digne un jour de votre estime.
Vauvenargues.
A M. LE MARQUIS DE VAUVENARGUES.
Sur un Éloge funèbre d'un officier, composé à Prague' .
L'état où vous m'apprenez que sont vos yeux
a tiré, monsieur, des larmes des miens, et
l'éloge funèbre que vous m'avez envoyé a aug-
menté mon amitié pour vous , en augmentant
mon admiration pour cette belle éloquence avec
laquelle vous êtes né. Tout ce que vous dites
n'est que trop vrai en général. Vous en excep-
tez sans doute l'amitié. C'est elle qui vous a ins-
piré et qui a rempli votre âme de ces sentiments
qui condamnent le genre humain : plus les hom-
mes sont méchants , plus la vertu est précieuse ;
et l'amitié m'a toujours paru la première de
toutes les vertus , parce qu'elle est la première
de nos consolations. Voiià la première oraison
funèbre que le coeur ait dictée ; toutes les autres
sont l'ouvrage de la vanité. Vous craignez qu'il
n'y ait un peu de déclamation. Il est bien diffi-
cile que ce genre d'écrire se garantisse de ce
défaut : qui parle longtemps parle trop sans
doute. Je ne connais aucun discours oratoire
où il n'y ait des longueurs. Tout art a son en-
droit faible : quelle tragédie est sans remplis-
sage, quelle ode sans strophes inutiles? mais
quand le bon domine, il faut être satisfait.
D'ailleurs , ce n'est pas pour le public que vous
avez écrit : c'est pour vous, c'est pour le soula-
gement de votre cœur ; le mien est pénétré de
l'état où vous êtes. Puissent les belles-lettres
vous consoler î Elles sont en effet le charme de
la vie, quand on les cultive pour elles-mêmes,
comme elles le méritent ; mais quand on s'en
sert comme d'un organe de la renommée, elles
se vengent bien de ce qu'on ne leur a pas offert
un culte assez pur : elles nous suscitent des en-
nemis qui nous persécutent jusqu'au tombeau.
Zoïle eût été capable de faire tort à Homère
vivant. Je sais bien que les Zoiles sont détestés,
qu'ils sont méprisés de toute la terre , et c'est
là précisément ce qui les rend dangereux. On
se trouve compromis, malgré qu'on en ait,
avec un homme couvert d'opprobres.
Voyez cet Flogc, page ri70.
38.
590
VAIJVENARGIJKS.
Je voudrais, malgré ce que je vous dis là,
que votre ouvrage fût public ; car , après tout,
quel Zoile pourrait médire de ce que l'amitié,
la douleur et l'éloquence ont inspiré à un jeune
officier , et qui ne serait étonné de voir le génie
de M. Bossuet à Prague? Adieu , monsieur;
soyez heureux , si les hommes peuvent l'être ;
je compterai parmi mes beaux jours celui où je
pourrai vous revoir.
Je suis, avec les sentiments les plus ten-
dres, etc. etc.'.
VOLTAIBE.
A M. DE VOLTAIRE.
( Cette lettre s'est trouvée sans date. )
Je vous accable , monsieur , de mes lettres.
Je sens l'indiscrétion qu'il y a à vous dérober
à vous-même ; mais lorsqu'il me vient en pensée
que je puis gagner quelque degré dans votre
amitié ou votre estime , je ne résiste pas à cette
idée. J'ai retrouvé , il y a peu de temps, quelques
vers que j'ai faits dans ma jeunesse. Je ne suis
pas assez impudent pour montrer moi-même de
telles sottises ; je n'aurais jamais osé vous les
lire; mais, dans l'éloignement qui nous sépare,
et dans une lettre, je suis plus hardi. Le sujet
des premières pièces est peu honnête. Je man-
quais beaucoup de principes lorsque je les ai
hasardées ; j'étais dans un âge où ce qui est le
plus licencieux paraît trop souvent le plus aima-
ble. Vous pardonnerez ces erreurs d'un esprit
follement amoureux de la liberté, et qui ne
savait pas encore que le plaisir même a ses
bornes. Je n'achevai pas le morceau commencé
sur la mort d'Orphée; je crus m'apercevoir
que les rimes redoublées que j'avais choisies
n'étaient pas propres au genre terrible. Je
jugeai selon mes lumières ; il peut arriver qu'un
homme de génie fasse voir un jour le contraire.
Si mes vers n'étaient que très-faibles, je
prendrais la liberté de vous demander à quel
degré ; mais je crois les voir tels qu'ils sont. Je
n'ai pu cependant me refuser de vous donner
ce témoignage de l'amour que j'ai eu de très-
bonne heure pour la poésie. Je l'aurais cultivée
avec ardeur , si elle m'avait plus favorisé ; mais
la peine que me donna ce petit nombre de vers
' Cette lettre, qui, dans la Correspondance générale de Vol-
taire, sp trouve sans date , a été écrite dans les derniers Jours
de décernt)re 1745. B.
ridicules, me flt une loi d'y renoncer. Aimez,
monsieur , malgré cette faiblesse , un homme
qui aime lui-même si passionnément tous Us
arts; qui vous regarde, dans leur décadence,
comme leur unique soutien, et respecte votre
génie autant qu'il chérit vos bontés '.
Vauvenabgues.
P. S. Vous avez eu la bonté, monsieur, de me
faire apercevoir que le commencement de mon
éloge funèbre exagérait la méchanceté des hom-
mes. Je l'ai supprimé, et rétabli un ancien
exorde qui peut-être ne vaut pas mieux. J'ai
fait encore quelques changements dans le reste
du discours , mais je ne vous envoie que le pre-
mier. J'espère toujours avoir le plaisir de vous
voir à la fin de mai. Comme ce sera probable-
ment ici la dernière lettre que j'aurai l'honneur
de vous écrire , je la fais sans bornes.
AU MÊME.
À Paris, dimanche matin, mai 1746.
Je ne mérite aucune des louanges dont vous
m'honorez. Mon livre est rempli d'impertinen-
ces et de choses ridicules. Je vais cependant
travailler à le rendre moins méprisable % puis-
que vous voulez bien m'aider à le refaire. Dès
que vous m'aurez donné vos corrections ' , je
mettrai la main à l'œuvre. J'avais le plus grand
dégoût pour cet ouvrage ; vos bontés réveillent
mon amour-propre , je sens vivement le prix de
votre amitié. Je veux du moins faire tout ce qui
dépend de moi pour la mériter. J'ai dit à
M. Marmontel ce que vous me chargiez de lui
dire. J'attends impatiemment votre retour , et
vous remercie tendrement.
Vauvenabgues.
AU MÊME.
À Paris, lundi matin, mai 1740.
Vous me soutenez, mon cher maître, contre
' Cette lettre , trouvée sans date , suivit de près la précé-
dente; tout porte à croire qu'elle est du mois de janvier 1746, B.
2 Vauvenargues préparait alors une édition de Vlntrodtic-
tion à la connaissance de l'esprit humain, suivie de Ré-
flexions et maximes, seuls ouvrages qu'il publia, et dont
l'impression , commencée sous ses yeux , ne fut terminée qu'a-
près sa mort. B.
3 Les corrections dont parle Vauvenargues, écrites à la
marge du manuscrit, sont les notes de Voltaire qui se trou-
vtut dans celte édition. B.
LETTRES.
597
l'eAtrôme découragement que m'inspire le sen-
timent de mes défauts. Je vous suis sensible-
ment obligé d'avoir lu sitôt mes Réflexions. Si
vous êtes chez vous ce soir , ou demain, ou après-
demain , j'irai vous remercier. Je n'ai pas ré-
pondu hier à votre lettre , parce que celui qui l'a
apportée l'a laissée chez le portier , et s'en était
allé avant qu'on me la rendît. Je vous écrirais
et je vous verrais tous les jours de ma vie , si
vous n'étiez pas responsable au monde de la
vôtre. Ce qui a fait que je vous ai si peu parlé
de votre tragédie * , c'est que mes yeux souf-
fraient extrêmement lorsque je l'ai lue , et que
j'en aurais mal jugé après une lecture si mal
faite. Elle m'a paru pleine de beautés sublimes.
Vos ennemis répandent dans le monde qyi'il n'y
a que votre premier acte qui soit supportable,
et que le reste est mal conduit et mal écrit. On
n'a jamais été si horriblement déchaîné contre
vous , qu'on l'est depuis quatre mois. Vous de-
vez vous attendre que la plupart des gens de
lettres de Paris feront les derniers efforts pour
faire tomber votre pièce. Le succès médiocre
de la Princesse de Navarre et du Temple de la
Gloire leur fait déjà dire que vous n'avez plus
de génie. Je suis si choqué de ces impertinences ,
qu'elles me dégoûtent non-seulement des gens
de lettres, mais des lettres mêmes. Je vous con-
jure , mon cher maître , de polir si bien votre
ouvrage , qu'il ne reste à l'envie aucun prétexte
pour l'attaquer. Je m'intéresse tendrement à
votre gloire, et j'espère que vous pardonnerez
au zèle de l'amitié ce conseil , dont vous n'avez
pas besoin.
Vauvenàrgues.
' Vauvenàrgues veut ici parler de Sémiramis, qui ne fut re-
présentée que deux ans plus tard, le 29 septembre 1748. B.
A M. AMELOT,
Secrétaire d'État pour les affaires étrangères.
Monseigneur ,
Je suis sensiblement touche que la lettre que
j'ai eu l'honneur de vous écrire et celle que j'ai
pris la liberté de vous adresser pour le roi , n'aient
pu attirer votre attention. Il n'est pas surpre-
nant, peut-être, qu'un ministre si occupé ne
trouve pas le temps d'exan.iner de pareilles let-
tres ; mais , monseigneur , me permettrez- vous
de vous dire que c'est cette impossibilité morale
où se trouve un gentilhomme qui n'a que du
zèle de parvenir jusqu'à son maître , qui fait le dé-
couragement que l'on remarque dans la noblesse
des provinces , et qui éteint toute émulation?
J'ai passé, monseigneur, toute ma jeunesse loin
des distractions du monde , pour tâcher de me
rendre capable des emplois où j'ai cru que mon
caractère m'appelait ; et j'osais penser qu'une
volonté si laborieuse me mettrait du moins au
niveau de ceux qui attendent toute leur fortune
de leurs intrigues et de leurs plaisirs. Je suis pé-
nétré, monseigneur, qu'une confiance que j'avais
principalement fondée sur l'amour de mon devoir
se trouve entièrement déçue. Ma santé ne me
permettant plus de continuer mes services à la
guerre , je viens d'écrire à M. le duc de Biron
pour le prier de nommer à mon emploi. Je n'ai
pu, dans une situation si malheureuse, me refu-
ser à vous faire connaître mon désespoir. Par-
dOnnez-moi, monseigneur, s'il me dicte quel-
que expression qui ne soit pas assez mesurée.
Je suis , etc. etc.
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ŒUVRES POSTHUMES
DE VAUVENARGUES
AVIS.
Ce fut une heureuse découverte que celle des frag-
ments inédits de Vauvenargues , du seul moraliste,
du seul écrivain qui , en restant original , ait mérité
d'être comparé à Pascal pour la vigueur, à la Bruyère
pour la finesse , à Fénélon pour la grâce et la pureté.
Ces fragments , que nous reproduisons ici , contien-
nent dix-huit Dialogues , plus de cent Pensées , au-
tant de Maximes , un Éloge de Louis XV, des Ré-
flexions sur Newton , Montaigne et Fontenelle , et
quelques Remarques sur la poésie et l'éloquence.
Toutes ces pièces sont précieuses , toutes reflètent
plus ou moins la belle âme de l'auteur, toutes mé-
ritent de tenir une place dans ses œuvres , au moins
comme études, si ce n'est toujours comme modèles ;
dans toutes enfin on reconnaît ce goût si pur, cette
vertu si élevée qui avait passionné Voltaire , et qui ,
suivant son expression , le consolait de la décadence
du siècle.
M. Roux Alpheran , qui fut longtemps possesseur
des manuscrits autographes de Vauvenargues , se
décida enfin à les publier vers la fin de 1819, c'est-
à-dire, plus de soixante-douze ans après la mort de
l'auteur. C'est sur l'édition qui fut donnée à cette
époque que nous publions la nôtre; mais plusieurs
années auparavant, en 1813, le même éditeur avait
fait paraître plusieurs lettres de Voltaire à Vauve-
nargues , et qui ne furent point réunies aux œuvres
de ce dernier. Ces lettres, que nous recueillons
avec soin , formaient une brochure de seize pages ;
elles furent imprimées à Aix, et restèrent à peu près
inconnues à Paris. Nous en citerons un passage qui
pourra donner une idée de l'admiration , ou , pour
mieux dire, de la vénération que ce sage de vingt-
six ans inspirait à Voltaire. « Aimable créature!
«^ beau génie! s'écriait-il, j'ai lu votre premier ma-
« nuscrit, et j'y ai admiré cette hauteur d'une
« grande âme qui s'élève au-dessus des petits bril-
« lants des Isocrates. Si vous étiez né quelques an-
« nées plus tôt , mes ouvrages en vaudraient mieux -,
« mais au moins , sur la fin de ma carrière , vous
« m'affermissez dans la route que vous suivez. Le
« grand , le pathétique , le sentiment , voilà mes
« maîtres ; vous êtes le dernier. Je vais vous lire en-
« core ; vous êtes la plus douce de mes consolations
« dans les maux qui m'accablent. » Non , ce n'est
pas là une de ces coquetteries banales dont le philo-
sophe de Ferney fut toujours si prodigue : c'est
l'hommage qu'une âme supérieure rend à la vertu
dont elle éprouve l'influence. Il est des moments où
Voltaire semblait né pour n'aimer qu'elle ; en lisant
ce choix de lettres, on est tenté de croire que tout
ce qui déshonore ses écrits appartient aux coteries
de son siècle , et que le reste seul est à lui. Peut-être
ne manqua-t-il à cet homme prodigieux , pour être
toujours admirable, qu'un ami comme Vauvenar-
gues. Si vous étiez né quelques aimées plus tôt, mes
ouvrages en vaudraient mieux. N'est-ce pas l'aveu
d'une conscience qui se reproche d'avoir trop sacri-
fié aux petites passions du jour? n'est-ce pas aussi
le mouvement d'un cœur qui se sent fait pour les
grandes choses, et qui sait qu'on n'y arrive que
par la vertu ?
Toutes les lettres de ce recueil sont inspirées par
le même enthousiasme, toutes renferment les mêmes
sentiments et les mêmes éloges ; et cependant c'est
un fait remarquable , que l'admiration de celui qui
entraîna son siècle ne put donner de la renommée
aux ouvrages de Vauvenargues. Le génie de ce jeune
écrivain devait être méconnu de ses contemporains;
et même, de nos jours, il n'est apprécié que par un
petit nombre de lecteurs. Vauvenargues n'avait rien
de ce qui séduit la multitude, de ce qui donne les
succès du moment ; point de recherches , point d'af-
fectations : il est à la fois simple et élevé, clair et
profond , sage et animé ; et ce n'est pas le lot de tout
le monde de savoir discerner les beautés naturelles
AVIS.
590
qui résultent de l'Iiarmonie parfaite du caractère de
celui qui écrit avec ce qu'il écrit. Ainsi , dans les
jours les plus brillants de notre littérature , lorsque
la multitude dédaignait Phèdre et condamnait ^^/ia-
lie , un homme seul , Boileau , leur prodiguait son
admiration, et cet homme seul avait raison contre
tout le monde : il jugeait comme la postérité. Mais
quelle délicatesse de goût, quel sentiment exquis du
beau il fallait avoir pour lutter ainsi contre le siècle !
Racine lui-même craignit de s'être trompé, et la
voix de son ami ne put le rassurer. Bernadin de
Saint -Pierre, encore inconnu à l'âge de plus de
quarante ans , fait une lecture de Paul et Firginie
chez M""" Necker, et ce chef-d'œuvre de grâce et de
naturel endort un auditoire où se trouvaient Buffon,
Thomas et l'abbé Galiani. II est vrai que le public
vengea M. de Saint-Pierre du faux jugement de cette
coterie ; mais , dans son découragement , peu s'en
fallut qu'il ne brûlât tous ses manuscrits. Le sort de
Vauvenarguès fut encore plus malheureux : cet es-
prit juste et sublime, qui n'eut d'autre illusion que
de confondre la gloire avec la vertu , mourut appré-
cié de Voltaire et inconnu de ses contemporains.
Le goût général se forme ordinairement sur celui
de quelques esprits supérieurs ; mais lorsqu'il s'agit
d'un livre qui sort de la route commune , le temps
seul peut lui marquer sa place.
Une autre cause du peu de succès de Vauve-
narguès, c'est la hauteur de ses pensées. Celui-
là ne calomnie pas l'humanité, il la soulève. Il
faut, en le lisant , se désaccoutumer des autres mo-
ralistes qui humilient notre vanité et déshonorent
notre grandeur. Ses paroles nous rendent meilleurs
par inspiration et par intuition; il nous traite comme
s'il était sûr de trouver en nous un sage ou un héros,
et c'est ainsi qu'il nous rend, pour ainsi dire, à notre
nature primitive. Voyez ! il ne conseille pas la vertu,
il l'exalte et la fait adorer. Les sentiments vulgaires
lui sont inconnus. S'il jette un regard sur nos fai-
blesses et sur nos vices , ce n'est pas seulement pour
les flétrir, mais pour les plaindre, mais pour nous
montrer que nous leur sacrifions le bonheur. En-
fin, l'homme est pour lui une créature sacrée, et
l'estime qu'il nous témoigne nous porte à un tel
degré de perfection, qu'il devient impossible d'en
descendre. Voyez ! tout est amour , tout est bonté
dans son cœur; il croit à la vertu parce qu'elle est
en lui, et ce n'est qu'après une profonde étude de
lui-même , qu'il a pu tracer cette ligne consolante
pour l'humanité. Nous pouvons connaître toute notre
imperjèction, sans être humiliés par cette vue. Com-
bien cette pensée fondamentale donne de supériorité
à Vauvenarguès sur tous les autres moralislos! De-
puis Fénélon , on n'avait pas fait entendre un pareil
langage, et l'on est toujours tenté, en le lisant, de
s'écrier comme Voltaire : « Beau génie ! aimable
« créature! j'ai lu vos écrits, et je vais les lire en-
« core! »
Quant au style de Vauvenarguès , il a mérité tant
d'éloges , qu'il est difficile d'y rien ajouter. Veut-on
savoir comment il a su rendre sublime une pensée
qui avait été exprimée avant lui d'une manière bril-
lante ? il suffit d'ouvrir les œuvres de M"'* de Lam-
bert; on y lit: Rien ne peut plaire à l'esprit^ qu'il
n'ait passé par le cœur. Vauvenarguès dégage cette
pensée de ce qu'elle a d'étroit et de brillant; il dit:
Les grandes pensées viennent du cœtcr. Et voilà une
âme qui se peint, et tout le monde retient cette li-
gne, qui est l'expression du sublime.
Nous avons cherché à faire voir que le véritable
but de Vauvenarguès était de venger l'homme des
calomnies des moralistes. En effet, sans jamais en-
trer en lice avec eux, il renverse tous leurs systèmes,
en leur présentant la vérité. Par exemple , le mar-
quis de Lassay , qui a écrit une multitude de choses
spirituelles peu connues, d'abord parce qu'il ne fît
imprimer qu'un petit nombre d'exemplaires de ses
Mémoires , puis parce que ses éditeurs en firent im-
primer un trop grand nombre, que personne n'eut
la curiosité de lire , car on ne lit les choses médio-
cres que si elles sont rares; le marquis de Lassay
dit dans son ouvrage : // n'y a rien de si beau que
l'esprit de l'homme , rien de si effroyable que son
cœur. Ne semble-t-il pas que Vauvenarguès ait
voulu répondre à cette injure , lorsqu'il a dit : Lt
corps a ses grâces, l'esprit ses talents j le cœurn' au-
rait-il que des vices ? et l'homme, capable de raison ,
serait-il incapable de vertusl Souvent aussi Vauve-
narguès se plaît à réfuter la Rochefoucauld, cet
autre calomniateur de l'humanité, qui ne voit par-
tout que des égoïstes , et chez qui le bien même est
le résultat d'un vice. Ainsi la Rochefoucauld dit de
la pitié : « que c'est une habile prévoyance des mal-
« heurs où nous pouvons tomber, et que les services
« que nous rendons sont, à proprement parler, un
« bien que nous nous faisons par avance. «Vauve-
narguès ne daigne pas répondre à un pareil so-
phisme; il établit la vérité, et son aspect tue le
mensonge. « La pitié, dit-il, n'est qu'un sentiment
« mêlé de tristesse et d'amour; je ne pense pas
« qu'elle ait besoin d'être excitée par un retour sur
« nous-mêmes, comme on le croit. Pourquoi la mi-
« sère ne pourrait-elle faire sur nos cœurs ce que
« fait la vue d'une plaie sur nos sens? N'y a-t-il pas
« des choses qui affectent immédiatement l'esprit ;'
« li'impression des nouveautés ne prévient-elle pas
600
VAUVENARGUES.
« toujours nos réflexions? et notre âme est-elle in-
« capable d'un sentiment désintéressé? etc. « Nous
remarquerons que la forme dubitative ajoute ici à la
force de la pensée; car chaque objection est appuyée
sur des faits qui se réveillent naturellement dans la
mémoire du lecteur, et il suffit de descendre en soi
pour y reconnaître tous les sentiments queVauve-
nargues vient d'exprimer.
Nous ne dirons rien des Dialogues : ce ne sont que
des études bien incomplètes. Les caractères y sont
affaiblis, mal étudiés, et manquent quelquefois de
vérité et toujours de profondeur. Ici Vauvenargues
n'estqu'imitateur de Fénélon, et s'il reste au-dessous
de son modèle , c'est que l'imitation ne sied pas au
génie : il n'est grand que lorsqu'il ouvre la route.
Toute allure empruntée l'arrête , toute préoccupa-
tion l'enchaîne ; mais bientôt il se dégage , et après
l'imitation vient la création,
A la suite des Dialogues, viennent des Réflexions,
des Maximes et des Caractères. Là l'auteur est ori-
ginal, et sa supériorité reparaît. Voici quelques-unes
de ses pensées détachées qui donneront envie de
connaître le recueil entier.
« Les passions des hommes sont autant de che-
* mins ouverts pour aller à eux.
« Les grands hommes parlent comme la nature,
« simplement.
« Les vues courtes multiplient les maximes et les
« lois , parce qu'on est d'autant plus enclin à pres-
«« crire des bornes à toutes choses , qu'on a l'esprit
« moins étendu.
« Les vertus régnent plus glorieusement que la
« prudence : la magnanimité est l'esprit des rois.
a II y a des hommes qui vivent heureux sans le
ft savoir.
« Les grandes places instruisent promptementles
« grands esprits.
« La science des mœurs ne donne pas celle des
« hommes.
« Quelque service qu'on rende aux hommes , on
« ne leur fait jamais autant de bien qu'ils croient
« en mériter. »
Ces pensées sont à la fois délicates et profondes ;
elles touchent à toutes les fibres du cœur et de l'in-
telligence. Le nouveau recueil que nous publions en
renferme un grand nombre peut-être supérieures,
mais que leur étendue nous empêche de citer. Nous
terminerons donc ici cette courte préface, en faisant
observer toutefois que les ouvrages les plus dignes
d'être médités ne peuvent exercer d'influence
qu'autant que nous avons la volonté de devenir
meilleurs. Or c'est cette volonté si rare aujourd'hui
que l*auteur des Maximes à l'art de réveiller en
nous : voilà pourquoi son livre est un véritable bien-
fait pour l'humanité. Il ne nous donne pas seule-
ment ses pensées, il appelle les nôtres, et c'est ainsi
qu'il nous amène à la sagesse , suivant cette maxime
d'un homme peu connu, quoique très-distingué, le
chevalier Temple, qui s'exprimait ainsi :« Lespen-
« sées des hommes de génie nous rendent plus
« savants , plus polis , plus agréables ; mais il n'y a
« que les nôtres qui puissent nous rendre véritable-
« ment sages et heureux. » ^
L. Aimé-Mabtin.
DIALOGUES.
DIALOGUE PREMIER.
ALEXANDRE ET DESPRÉAUX.
ALEXANDBE.
Eh bieni mon ami Despréaux, me voulez-
vous toujours beaucoup de mal? Vous parais-je
toujours aussi fou que vous m'avez peint dans
vos satires?
DESPRÉAUX,
Point du tout, seigneur, je vous honore, et je
vous ai toujours connu mille vertus. Vous vous
êtes laissé corrompre par la prospérité et par
les flatteurs ; mais vous aviez un beau naturel
et un génie élevé.
ALEXANDJRE.
Pourquoi donc m'avez-vous traité de fou ' et
' Ce n'est pas sans raison qu'Alexandre reproche à Boileau
la manière dont celui-ci l'a traité dans sa huitième satire.
Voici ce qu'il dit :
Quoi donc! à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre?
Qui? cet écervelé qui mit l'Asie en cendre?
Ce fougueux l'Angeli, qui de sang altéré*,
* Desmarets et Pradon ne manquèrent pas de relever l'espèce d'in-
convenance qu'il y avait à faire un fou, un écervelé, un l'Angeli enfin,
du héros auquel ou compare si noblement Louis XIV, dans le yen
25o du troisième chant de V Art poétique :
Qu'il soit tel que César, Alexandre ou Louis.
C'est, à la vérité, une petite inadvertance que Boileau aurait dà cor-
riger, mais que Louis XIV était trop grand pour apercevoir. — Char-
les XII, indigné, arracha, dit-on, ce feuillet des Couvres de Boileau.
Qu'eût-il donc fait à la lecture du vers de Pope (ép. IV, vers 2»o),
qui ne met aucune différence entre le fou de Macédoine et celui d«
Suède ?
f'rom Mactdonia's madman to the S»cdc. —P.
DIALOGUES.
601
de bandit dans vos satires? Serait-il vrai que,
vous autres poètes , vous ne réussissiez que dans
les fictions?
DESPREAUX.
J'ai soutenu toute ma vie le contraire ; et j'ai
prouvé, je crois, dans mes écrits, que rien
n'était beau en aucun genre que le vrai.
ALEXÀNDBE.
Vous avouez donc que vous aviez tort de me
blâmer si aigrement?
DESPBEAUX.
Je voulais avoir de l'esprit; je voulais dire
quelque chose qui surprît les hommes; de plus,
je voulais flatter un autre prince qui me proté-
geait : avec toutes ces intentions, vous voyez
bien que je ne pouvais pas être sincère.
ALEXANDRE.
Vous l'êtes du moins pour reconnaître vos
fautes, et cette espèce de sincérité est bien la
plus rare ; mais poussez-la jusqu'au bout. Avouez
que vous n'aviez peut-être pas bien senti ce que
je valais, quand vous écriviez contre moi.
DESPREAUX.
Cela peut être. Je suis né avec quelque jus-
tesse dans l'esprit; mais les esprits justes qui ne
sont point élevés sont quelquefois faux sur les
choses de sentiment et dont il faut juger par le
cœur.
ALEXANDRE.
C'est apparemment par cette raison que beau-
coup d'esprits justes m'ont méprisé; mais les
grandes âmes m'ont estimé; et votre Bossuet,
Maître du monde entier , s'y trouvait trop serré * ?
L'enragé qu'il était, né roi d'une province
Qu'il pouvait gouverner en bon et sage prince ,
S'en alla follement, et pensant être dieu.
Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu ;
Et traînant avec soi les horreurs de la guerre ,
De sa vaste folie emplir toute la terre :
Heureux si , de son temps , pour cent bonnes raisons ,
La Macédoine eût eu des Petites-Maisons ;
Et qu'un sage tuteur l'eut en celte demeure.
Par avis de parents , enfermé de bonne heure !
* Javénal, dans son admirable satire X, vers 169, s'écrie, à propos
du conquérant macédonien : « Il sue , il étouffe , le malheureux 1 le
inonde est trop étroit pour lui. »
jCstuat infelix angusto in limine mundi.
Ver» bien autrement énergique que celui de Boilcau, qui trouve, en
général, un adversaire plus redoutable dans Juvénal que din» Horace,
» » $ le rapport de la verve ri i\c r)')i|)resbion pf>éti<|iir.
votre Fénélon, qui avaient le génie élevé, ont
rendu justice à mon caractère, en blâmant mes
fautes et mes faibles.
DESPRÉAUX.
Il est vrai que ces écrivains paraissent avoir
eu pour vous une extrême vénération ; mais ils
l'ont poussée peut-être trop loin. Car enfin,
malgré vos vertus , vous avez commis d'étranges
fautes : comment vous excuser de la mort de
Clitus', et de vous être fait adorer?
ALEXANDRE.
J'ai tué Clitus dans un emportement que
l'ivresse peut excuser. Combien de princes, mon
cher Despréaux, ont fait mourir de sang-froid
leurs enfants, leurs frères et leurs favoris, par
une jalousie excessive de leur autorité! La
mienne était blessée par l'insolence de GUtus, et
je l'en ai puni dans le premier mouvement de
ma colère : je lui aurais pardonné dans un au-
tre temps. Vous autres particuliers , mon cher
Despréaux, qui n'avez nul droit sur la vie des
hommes, combien de fois vous arrive-t-il de
désirer secrètement leur mort, ou de vous en
réjouir lorsqu'elle est arrivée? et vous seriez
surpris qu'un prince qui peut tout avec impu-
nité , et que la prospérité a enivré , se soit sa-
crifié dans sa colère un sujet insolent et ingrat I
DESPRÉAUX.
11 est vrai : nous jugeons très-mal des actions
d'autrui ; nous ne nous mettons jamais à la place
de ceux que nous blâmons. Si nous étions capa-
bles d'une réflexion sérieuse sur nous-mêmes et
sur la faiblesse de l'esprit humain , nous excu-
serions plus de fautes; et contents de trouver
quelques vertus dans les meilleurs hommes,
nous saurions les estimer et les admirer malgré
leurs vices.
^ Clitus , frère d'Hellanice , nourrice d'Alexandre le Grand,
se signala sous ce prince, et lui sauva la vie au passage du
Granique, en coupant d'un coup de cimeterre le bras d'un
satrape qui allait abattre de sa hache la tête du héros ma-
cédonien. Cette action lui gagna l'amitié d'Alexandre.
Dans un accès d'ivresse , ce roi se plaisait un jour à exaller
ses exploits et à rabaisser ceux de Philippe son père; Clitus
osa relever les actions de Philippe aux dépens de celles d'A-
lexandre. Tu as vaincu , lui dit-il , mais c'est avec les sol-
dats de ton père. Il alla même jusqu'à lui reprocher la mort
de Philotas et de Parménion ; Alexandre, échauffé par le vin
et la colère, suivit un premier mouvement, et le perça d'un
javelot, en lui disant : f^a donc rejoindre Philippe, Parmi-
vion et Philotas. Revenu à la raison, à la vue de son ami
baigné de sang , honteux et désespéré, il voulut se donner In
mort, mais les philosophes Callisthène et Anaxarque l'en
empêchèrent. B.
602
VAUVENAKGUES.
DIALOGUE II.
FÉNÉLON ET BOSSUET.
BOSSUET.
Pardonnez-moi, aimable prélat; j'ai combattu
un peu vos opinions , mais je n'ai jamais cessé
dç vous estimer.
FENÉLON.
Je méritais que vous eussiez quelque bonté
pour moi. Vous savez que j'ai toujours respecté
votre génie et votre éloquence.
BOSSUET.
Et moi, j'ai estimé votre vertu jusqu'au point
d'en être jaloux. Nous courions la même car-
rière; je vous avais regardé d'abord comme
mon disciple , parce que vous étiez plus jeune
que moi ; votre modestie et votre douceur
m'avaient charmé, et la beauté de votre esprit
m'attachait à vous. Mais lorsque votre réputa-
tion commença à balancer la mienne , je ne pus
me défendre de quelque chagrin ; car vous m'a-
viez accoutumé à me regarder comme votre
maître.
FÉNÉLON.
Vous étiez fait pour l'être à tous égards; mais
vous étiez ambitieux : je ne pouvais approuver
vos maximes en ce point.
BOSSUET.
Je n'approuvais pas non plus toutes les vôtres.
Il me semblait que vous poussiez trop loin la
modération, la piété scrupuleuse et l'ingénuité.
FÉNÉLON.
En jugez-vous encore ainsi ?
BOSSUET.
Mais , j'ai bien de la peine à m'en défendre. Il
me semble que l'éducation que vous avez don-
née au duc de Bourgogne ' était un peu trop
asservie à ces principes. Vous êtes l'homme du
monde qui avez parlé aux princes avec le plus
de vérité et de courage ; vous les avez instruits
'Louis , dauphin , fils aîné du Grand Dauphin et petit-fils
de Louis XIV, père de Louis XV, naquit à Versailles le 6
août 1682 , et reçut en naissant le nom de duc de Bourgogne.
Il eut le duc de Beauvilliers , un des plus honnêtes hommes
de la cour, pour gouverneur, et Fénélon, qui était un des
plus vertueux et des plus aimaliles , pour précepteur. Digne
élève de tels maîtres, ce prince fut un modèle de vertus : il
rcùt été des rois ! B.
de leurs devoirs; vous n'avez flatté ni leur mol-
lesse , ni leur orgueil , ni leur dureté ' . Personne
ne leur a jamais parlé avec tant de candeur et
de hardiesse ; mais vous avez peut-être poussé
trop loin vos délicatesses sur la probité. Vous
leur inspirez de la défiance et de la haine pour
tous ceux qui ont de l'ambition; vous exigez
qu'ils les écartent , autant qu'ils pourront , des
emplois : n'est-ce pas donner aux princes un
conseil timide? Un grand roi ne cramt point
ses sujets, et n'en doit rien craindre.
FÉNÉLON.
J'ai suivi en cela mon tempérament , qui m'a
peut-être poussé un peu au delà de la vérité.
J'étais né modéré et sincère; je n'aimais point
les hommes ambitieux et artificieux. J'ai dit
qu'il y avait des occasions où l'on devait s*en
servir, mais qu'il fallait tâcher peu à peu de les
rendre inutiles.
BOSSUET.
Vous vous êtes laissé emporter à l'esprit sys-
tématique. Parce que la modération, la simpli-
cité, la droiture, la vérité, vous étaient chères,
vous ne vous êtes pas contenté de relever l'avan-
tage de ces vertus , vous avez voulu décrier les
vices contraires. C'est ce même esprit qui vous
a fait rejeter si sévèrement le luxe. Vous avez
exagéré ses inconvénients , et vous n'avez point
prévu ceux qui pourraient se rencontrer dans
la réforme et dans les règles étroites que vous
proposiez.
FÉNÉLON.
Je suis tombé dans une autre erreur dont
vous ne parlez pas. Je n'ai tâché qu'à insph-er
de l'humanité aux hommes dans mes écrits;
mais par la rigidité des maximes que je leur ai
domiées , je me suis écarté moi-même de cette
' Qu'il nous soit permis de confirmer le jugement de Vau-
venargues par un trait que l'idstoire nous a transmis. Le duc
de Bourgogne était fort enclin à la colère ; voici un des moyens
que Fénélon employa pour réprimer ce penchant :
Un jour que le prince avait battu son valet de chambre, il
s'amusait à considérer les outils d'un menuisier qui travail-
lait dans son appartement. L'ouvrier, instruit par Fénélon,
dit brutalement au prince de passer son chemin et de le lais-
ser travailler. I^ prince se fâche, le menuisier redouble de
brutalité, et s'emportant jusqu'à le menacer, lui dit : Reti-
rez-vous, mon prince, quand Je suis en colère je ne connais
personne. Le prince court se plaindre à son précepteur de ce
qu'on a introduit chez lui le plus méchant des hommes. Cest
nn très-bon ouvrier, dit froidement Fénélon; son unique dé-
faut est de se livrer à la colère. Leçon admirable, et qui fit
mieux comprendre au prince combien la colère est une chose
hideuse, que ne l'auraient fait les discours tes plus élo-
quents. B.
humanité que je leur enseignais. J'ai trop voulu
que les princes contraignissent les hommes à
vivre dans la règle, et j'ai condamné trop sévè-
rement les vices. Imposer aux hommes un tel
joug, et réprimer leurs faiblesses par des lois
sévères , dans le même temps qu'on leur recom-
mande le support et la charité ; c'est en quelque
sorte se contredire, c'est manquer à l'humanité
qu'on veut établir.
BOSSUET.
Vous êtes trop modeste et trop aimable dans
votre sincérité; car, malgré ces défauts que
vous vous reprochez, personne, à tout prendre,
n'était si propre que vous à former le cœur d'un
jeune prince. Vous étiez né pour être le précep-
teur des maîtres de la terre.
FÉNÉLON.
Et vous, pour être un grand ministre sous
un roi ambitieux.
BOSSUET.
La fortune dispose de tout. Je pouvais être
né avec quelque génie pour le ministère, et
j'étais instruit de toutes les connaissances néces-
saires; mais je me suis appliqué dès mon en-
fance à la science des anciens et à l'éloquence.
Quand je suis venu à la cour, ma réputation
était déjà faite par ces deux endroits : je me suis
laissé amuser par cette ombre de gloire. Il m'était
difficile de vaincre les obstacles qui m'éloignaient
des grandes places, et rien ne m'empêchait de
cultiver mon talant. Je me laissais dominer par
mon génie; et je n'ai pas fait peut-être tout ce
qu'un autre aurait entrepris pour sa fortune,
quoique j'eusse de l'ambition et de la faveur.
FÉNÉLON.
Je comprends très-bien ce que vous dites. Si
le cardinal de Richelieu avait eu vos talents et
votre éloquence, il n'aurait peut-être jamais été
ministre.
BOSSUET.
Le cardinal de Richelieu avait de la nais-
sance '; c'est en France un avantage que rien
ne peut suppléer : le mérite n'y met jamais les
hommes au niveau des grands. Vous aviez aussi
' Richelieu (Armand Jma du Ptcssis), né à Paris le 5 sep-
tembre .158«, sacré évèqiie tic Luçon à l'âge de i22 ans, pre-
mier ministre de Louis XIII en novembre I6lfi, descendait
d'une des plus anciennes famille» du Po»\ou. Il mourut à Pa-
ris le 4 décembre lOVi. B.
DULOGUES. 603
de la naissance, mon cher Fénélon, et par là
vous me primiez en quelque manière. Cela n'a
pas peu contribué à me détacher de vous : car
je suis peut-être incapable d'être jaloux du mé-
rite d'un autre; mais je ne pouvais souffrir que
le hasard de la naissance prévalût sur tout; et
vous conviendrez que cela est dur.
FÉNÉLON.
Oui, très-dur; et je vous pardonne les persé-
cutions que vous m'avez suscitées par ce motif,
car la nature ne m'avait pas fait pour vous
dominer.
DIALOGUE III.
DÉMOSÏHÈNE ET ISOCRATE.
ISOCRATE ^
Je vois avec joie le plus éloquent de tous les
hommes. J'ai cultivé votre art toute ma vie , et
votre nom et vos écrits m'ont été chers.
DÉMOSTHÈNE '.
Vous ne me l'êtes pas moins, mon cher Iso-
crate , puisque vous aimez l'éloquence ; c'est un
talent que j'ai idolâtré. Mais il y avait de mon
temps des philosophes qui l'estimaient peu , et
qui le rendaient méprisable au peuple.
ISOCBATE.
N'est-ce pas plutôt que de votre temps l'élo-
quence n'était point encore à sa perfection ?
DÉMOSTHÈNE.
Hélas ! mon cher Isocrate , vous ne dites que
trop vrai. Il y avait de mon temps beaucoup de
déclamateurs et de sophistes , beaucoup d'écri-
vains ingénieux, harmonieux, fleuris, élégants,
mais peu d'orateurs véritables. Ces mauvais
orateurs avaient accoutumé les hommes à re-
garder leur art comme un jeu d'esprit sans uti-
lité et sans consistance.
ISOCRATE.
Est-ce qu'ils ne tendaient pas tous, dans leurs
discours, à persuader et à convaincre?
^ Isocrate naquit à Atbènes l'an 436 avant J. C. H devint ,
dans l'école de Gorgias et de Prodicus , l'un des plus grands
maîtres dans l'art de la parole. Sa voix était faible et sa timi-
dité excessive : aussi il ne parla jamais en public dans les
grandes affaires de l'État; mais ses leçons lui procurèrent une
fortune immense. B.
' Le nom par lequel Isocrate désigne Démosthène, en l'ap-
pelant le plus cloquent, de tous les hommes, est celui que la
post('uité a conlirmé à ce célèbre orateur, qui naquit à AUi6«
IMS l'an 3HI ayant Jésus-Cbrisl. B.
604
VADVENARGUKS.
DEMOSTHENK.
' Non , ils ne pensaient à rien moins. Pour mé-
nager notre délicatesse, ils ne voulaient rien
prouver ; pour ne pas blesser la raison , ils n'o-
saient rien passionner : ils substituaient dans
tous leurs écrits la finesse à la véhémence , l'art
au sentiment , et les traits aux grands mouve-
ments. Ils discutaient quelquefois ce qu'il fallait
peindre , et ils effleuraient en badinant ce qu'ils
auraient dû approfondir : ils fardaient les plus
grandes vérités par des expressions affectées,
des plaisanteries mal placées, et un langage
précieux. Leur mauvaise délicatesse leur faisait
rejeter le style décisif dans les endroits même
où il est le plus nécessaire : aussi laissaient-ils
toujours l'esprit des écoutants dans une parfaite
liberté et dans une profonde indifférence. Je
leur criais de toute ma force : Celui qui est de
sang-froid n'échauffe pas ; celui qui doute ne
persuade pas. Ce n'est pas ainsi qu'ont parlé
nos maîtres I Nous flatterions-nous de connaître
plus parfaitement la vérité que ces grands hom-
mes , parce que nous la traitons plus délicate-
ment ? C'est parce que nous ne la possédons pas
comme eux , que nous ne savons pas lui conser-
ver son autorité et sa force.
ISOCBATE.
Mon cher Démosthène, permettez - moi de
vous interrompre. Est-ce que vous pensez que
l'éloquence soit l'art de mettre dans son jour la
vérité ?
DÉMOSTHÈNE.
On peut s'en servir quelquefois pour insi-
nuer un mensonge ; mais c'est par une foule de
vérités de détail qu'on vient à faire illusion sur
l'objet principal. Un discours tissu de menson-
ges et de pensées fausses , fût-il plein d'esprit
et d'imagination, serait faible et ne persuade-
rait personne.
ISOCBATE.
Vous croyez donc, mon cher Démosthène,
qu'il ne suffit point de peindre et de passionner
pour faire un discours éloquent ?
DÉMOSTHÈNE.
Je crois qu'on peint faiblement , quand on ne
peint pas la vérité ; je crois qu'on ne passionne
point , quand on ne soutient point le pathétique
de ses discours par la force de ses raisons.
Je crois que peindre et toucher sont des par-
ties nécessaires de l'éloquence ; mais qu'il y
faut joindre , pour persuader et pour convain-
cre, une grande supériorité de raisonnement.
ISOCBATE.
On n'a donc , selon vous , qu'une faible élo-
quence lorsqu'on n'a pas en même temps une
égale supériorité de raison, d'imagination et
de sentiment ; lorsqu'on n'a pas une âme forte
et pleine de lumières , qui domine de tous côtés
les autres hommes.
DÉMOSTHÈNE.
Je voudrais y ajouter encore l'élégance , la
pureté et l'harmonie ; car , quoique ce soient
des choses moins essentielles , elles contribuent
cependant beaucoup à l'illusion , et donnent une
nouvelle force aux raisons et aux images.
ISOCBATE.
Ainsi vous voudriez qu'un orateur eût d'a-
bord l'esprit profond et philosophique pour
parler avec solidité et avec ascendant; qu'il eût
ensuite. une grande imagination pour étonner
l'âme par ses images , et des passions véhémen-
tes pour entraîner les volontés. Est-il surpre-
nant qu'il se trouve si peu d'orateurs , s'il faut
tant de choses pour les former ?
DÉMOSTHÈNE.
Non , il n'est point surprenant qu'il y ait si
peu d'orateurs ; mais il est extraordinaire que
tant de gens se piquent de l'êtrç^ Adieu, je suis
forcé de vous quitter ; mais je vous rejoindrai
bientôt, et nous reprendrons , si vous le voulez,
notre sujet.
DIALOGUE IV.
DÉMOSTHÈNE ET ISOCRATE
ISOCBATE.
Je vous retrouve avec plaisir, illustre orateui- ;
vous m'avez presque persuadé que je ne con-
naissais guère l'éloquence; mais j'ai encore quel-
ques questions à vous faire.
DÉMOSTHÈNE.
Parlez , ne perdons point de temps ; je serais
ravi de vous faire approuver mes maximes.
ISOCBATE.
Croyez-vous que tous les sujets soient suscep-
tibles d'éloquence?
DIALOGUES.
605
DEMOSTHENK.
Je n'en doute pas; il y a toujours une ma-
nière de dire les choses, quelles qu'elles soient,
plus insinuante, plus persuasive : le grand art
est, je crois, de proportionner son discours à
son sujet; c'est avilir un grand sujet, lorsqu'on
veut l'orner, l'embellir, le semer de fleurs et de
fruits. C'est encore une faute plus choquante,
lorsqu'en excitant de petits intérêts, on veut ex-
citer de grands mouvements, lorsqu'on emploie
de grandes figures, des tours pathétiques. Tout
cela devient ridicule lorsqu'il n'est point placé.
C'est le défaut de tous les déclamateurs, de tous
les écrivains qui n'écrivent point de génie, mais
par imitation.
ISOCRATE.
J'ai toujours été choqué plus que personne de
ce défaut.
DÉMOSTHÈNE.
Ceux qui y tombent en sont choqués eux-
mêmes lorsqu'ils l'aperçoivent dans les autres.
Il y a peu d'écrivains qui ne sachent les règles ,
mais il y en a peu qui puissent les pratiquer.
On sait, par exemple, qu'il faut écrire simple-
ment; mais on ne pense pas des choses assez
soHdes pour soutenir la simplicité. On sait qu'il
faut dire des choses vraies; mais comme on n'en
imagine pas de telles, on en suppose de spé-
cieuses et d'éblouissantes. En un mot, on n'a pas
le talent d'écrire, et on veut écrire.
ISOCRATE.
De là, non-seulement le mauvais style, mais
le mauvais goût ; car lorsqu'on s'est écarté des
bons principes par faiblesse, on cherche à se
justifier par vanité, et on se flatte d'autoriser
les nouveautés les plus bizarres, en disant qu'il
ne faut donner l'exclusion à aucun genre, comme
si le faux, le frivole et l'insipide méritaient ce
nom.
DÉMOSTHÈNE.
II y a plus, mon cher Isocrate; on ne se con-
tente pas de dire des choses sensées, on veut
dire des choses nouvelles.
ISOCRATE.
Mais ce soin serait-il blâmable? les hommes
ont-ils besoin qu'on les entretienne de ce qu'ils
savent?
DÉMOSTHÈNE.
Oui, très-grand besoin; car il n'y a rien qu'ils
ne puissent mieux posséder qu'ils ne le pos-
sèdent, et il n'y a rien non plus qu'un homme
éloquent ne puisse rajeunir par ses expressions.
ISOCRATE.
Selon vous, rien n'est usé ni pour le peuple,
ni pour ses maîtres.
DÉMOSTHÈNE.
Je dis plus, mon cher Isocrate; l'éloquence
ne doit guère s'exercer que sur les vérités les
plus palpables et les plus connues. Le caractère
des grandes vérités est l'antiquité : l'éloquence
qui ne roule que sur des pensées fines ou abs-
traites dégénère en subtilité. Il faut que les
grands écrivains imitent les pasteurs des peu-
ples; ceux-ci n'annoncent point aux hommes
une nouvelle doctrine et de nouvelles vérités.
Il ne faut pas qu'un écrivain ait plus d'amour-
propre; s'il a en vue l'utilité des hommes, il
doit s'oublier, et ne parler que pour enseigner
des choses utiles.
ISOCRATE.
Je n'ai point suivi, mon cher maître, ces
maximes. J'ai cherché , au contraire , avec beau-
coup de soin à m'écarter des maximes vulgaires.
J'ai voulu étonner les hommes *en leur présen-
tant sous de nouvelles faces les choses qu'ils
croyaient connaître. J'ai dégradé ce qu'ils esti-
maient, j'ai loué ce qu'ils méprisaient; j'ai tou-
jours pris le côté contraire des opinions reçues,
sans m'embarrasser de la vérité; je me suis mo-
qué surtout de ce qu'on traitait sérieusement.
Les hommes ont été la dupe de ce dédain af-
fecté; ils m'ont cru supérieur aux choses que je
méprisais : je n'ai rien établi, mais j'ai tâché de
détruire. Cela m'a fait un grand nombre de par-
tisans, car les hommes sont fort avides de nou-
veautés.
DÉMOSTHÈNE.
Vous aviez l'esprit fin, ingénieux, profond.
Vous ne manquiez pas d'imagination. Vous sa-
viez beaucoup. Vos ouvrages sont pleins d'es-
prit, de traits, d'élégance, d'érudition. Vous
aviez un génie étendu qui se portait également
à beaucoup de choses. Avec de si grands avan-
tages, vous ne pouviez manquer d'imposer à
votre siècle , dans lequel il y avait peu d'hommes
qui vous égalassent.
ISOCRATE.
.l'avais peut-être une partie des qualités qua
()06
VALjVENARGIJÈS.
vous m'attribuez ; mais je mancfuais d'élévation
dans le génie, de sensibilité et de passions. Ce
défaut de sentiment a corrompu mon jugement
sur beaucoup de choses; car lorsqu'on a un
peu d'esprit, on croit être en droit de juger de
tout.
DÉMOSTHÈNE.
Vous avouez là des défauts que je n'aurais
jamais osé vous faire connaître.
ISOCRATE.
Je n'aurais pas pardonné, tant que j'ai vécu,
à quiconque aurait eu la hardiesse de me les
découvrir. Les hommes désirent souvent qu'on
leur dise la vérité ; mais il y a beaucoup de vé-
rités qui sont trop fortes pour eux , et qu'ils ne
sauraient supporter. Il y en a même qu'on ne
peut pas croire , parce qu'on n'est point capable
de les sentir. Ainsi on demande à ses amis qu'ils
soient sincères; et lorsqu'ils le sont, on les croit
injustes ou aveugles , et on s'éloigne d'eux ; mais
ici on est guéri de toutes les vaines délicatesses ,
et la vérité ne blesse plus. Mais revenons à notre
sujet; dites-moi quelles sont les qualités que
vous exigeriez dans un orateur.
DÉMOSTHÈNE.
Je vous l'ai déjà dit : un grand génie, une
forte imagination, une âme sublime. Je vou-
drais donc qu'un homme qui est né avec cette
supériorité de génie qui porte à vouloir régner
sur les esprits, approfondît d'abord les grands
principes de la morale : car toutes les disputes
des hommes ne roulent que sur le juste et l'in-
juste, sur le vrai et le faux; et l'éloquence est
la médiatrice des hommes, qui termine toutes
ces disputes. Je voudrais qu'un homme éloquent
fût en état de pousser toutes ces idées au delà de
l'attente de ceux qui l'écoutent, qu'il sortît des
limites de leur jugement, et qu'il les maîtrisât
par ses lumières, dans le même temps qu'il les
domine par la force de son imagination et par
la véhémence de ses sentiments. Il faudrait qu'il
fût grand et simple, énergique et clair, véhé-
ment sans déclamation, élevé sans ostentation,
pathétique et fort sans enflure. J'aime encore
qu'il soit hardi et qu'il soit capable de prendre
un grand essor ; mais je veux qu'on soit forcé
de le suivre dans ses écarts, qu'il sorte naturel-
lement de son sujet , et qu'il y rentre de même,
sans le secours de ces transitions languissantes
et méthodiques qui refroidissent les meilleurs
discours. Je veux qu'il n'ait jamais d'art , o» du
moins que son art consiste à peindre la nature
plus fidèlement, à mettre les choses à leur place,
à ne dire que ce qu'il faut, et de la manière qu'il
le faut. Tout ce qui s'écarte de la nature est
d'autant plus défectueux qu'il s'en éloigne da-
vantage. Le sublime, la véhémence, le raison-
nement, la magnificence, la simplicité, la har-
diesse, toutes ces choses ensemble ne sont que
l'image d'une nature forte et vigoureuse : qui-
conque n'a point cette nature ne peut l'imiter.
C'est pourquoi il vaut mieux écrire froidement,
que de se guinder et de se tourmenter pour dire
ou de grandes choses ou des choses passionnées.
ISOCBATE.
Je pense bien comme vous, mon cher Dé-
mosthène ; mais cela étant ainsi , les règles de-
viennent inutiles. Les hommes sans génie ne peu-
vent les pratiquer, et les autres les trouvent dans
leur propre fonds, dont elles ont été tirées.
DÉMOSTHÈNE. !
Quelque génie qu'on puisse avoir, on a besoin
de l'exercer et de le corriger par la réflexion et
par les règles, et les préceptes ne sont point
inutiles.
ISOCBATE
Quelle est donc la manière la plus courte de
s'exercer à l'éloquence?
DÉMOSTHÈNE.
La conversation , lorsque l'on s'y propose quel-
que objet.
ISOCRATE.
Ainsi , c'est en traitant de ses plaisirs et de
ses affaires, en négociant journellement avec les
hommes, qu'on peut s'instruire de cet art ai-
mable?
DÉMOSTHÈNE.
Oui, c'est dans ce commerce du monde qu'on
puise ces tours naturels, ces insinuations, ce
langage familier, cet art de se proportionner à
tous les esprits, qui demande un génie si vaste.
C'est là qu'on apprend sans effort à déployer
les ressources de son esprit et de son âme : l'i-
magination s'échauffe par la contradiction ou
par l'intérêt, et fournit un grand nombre de
ligures et de réflexions pour persuader.
ISOCRATE.
Cependant, mon cher Démosthène, je crois
DIALOGUES.
607
qu'il faut aussi un peu de solitude et d'habitude
d'écrire dans son cabinet : c'est dans le silence
de la retraite que l'âme , plus à soi et plus re-
cueillie , s'élève à ces grandes pensées et à cet
enthousiasme naturel qui transportent l'esprit,
mènent au sublime , et produisent tous ces grands
mouvements que l'art n'a jamais excités. La lec-
ture des grands poètes n'y est pas inutile ; mais
il faut avoir le génie poétique pour saisir leur
esprit, et il faut en même temps avoir de la sa-
gesse pour accorder leur style à la simplicité des
sujets qu'on traite ; ainsi voilà bien des mérites
à rassembler. Mais après tout cela, mon cher
Démosthène , on ne persuadera jamais au peu-
ple que l'éloquence soit un art utile.
DÉMOSTHÈNE.
Je prétends qu'il n'en est aucun qui le soit
davantage : il n'y a ni plaisir, ni affaire, ni con-
versation, ni intrigue, ni discours public, où
l'éloquence n'ait de l'autorité; elle est néces-
saire aux particuliers dans tous les détails de
la vie; elle est plus nécessaire aux gens en place,
parce qu'elle leur sert à mener les esprits, à co-
lorer leurs intentions, à gouverner les peuples,
à négocier avec avantage vis-à-vis des étrangers ;
de plus, elle répand sur toute une nation un grand
éclat , elle éternise la mémoire des grandes ac-
tions. Les étrangers sont obligés de chercher
dans ses ouvrages l'art de penser et de s'expri-
mer ; elle élève et instruit en même temps l'es-
prit des hommes ; elle fait passer peu à peu dans
leurs pensées la hauteur et les sentiments qui
lui sont propres. Les hommes qui pensent gran-
dement et fortement sont toujours plus disposés
que les autres à se conduire avec sagesse et avec
courage.
ISOCRATE.
Je désire plus que personne que les hommes
puissent vous croire.
DÉMOSTHÈNE.
Ils ne me croiront point, mon cher Isocrate;
car il y a bien des raisons pour que l'éloquence
ne se relève jamais. Mais la vérité est indépen-
dante des opinions et des intérêts des hommes ;
et enfin le nombre de ceux qui peuvent goûter
de certaines vérités est bien petit ; mais il mé-
rite qu'on ne le néglige pas , et c'est pour lui
seul qu'il faut écrire.
DIALOGUE V.
PASCAL ET FÉNÉI.ON.
FÉNÉLON.
Dites-moi, je vous prie, génie sublime, ce
que vous pensez de mon style?
PASCAL.
Il est enchanteur, naturel, facile, insinuant.
Vous avez peint les hommes avec vérité, avec
feu et avec grâce : les caractères de votre Té-
lémaque sont très-variés ; il y en a de grands ,
et même de forts , quoique ce ne fût point votre
étude de les faire tels. Vous ne vous êtes point
piqué de rassembler en peu de mots tous les
traits de vos caractères ; vous avez laissé courir
votre plume, et donné un libre essor à votre
imagination vive et féconde.
FÉNÉLON.
J'ai cru qu'un portrait rapproché annonçait
trop d'art. Il ne m'appartenait point d'être en
même temps concis et naturel ; je me suis borné
à imiter la naïveté d'une conversation facile où
l'on présente, sous des images différentes, les
mêmes pensées, pour les imprimer plus vive-
ment dans l'esprit des hommes
PASCAL.
Cela n'a pas empêché qu'on ne vous ait re-
proché quelques répétitions ; mais il est aisé de
vous excuser. Vous n'écriviez que pour porter les
hommes à la vertu et à la piété; vous ne croyiez
point qu'on pût trop inculquer de telles vérités,
et vous vous êtes trompé en cela : car la plupart
des hommes ne lisent que par vanité et par cu-
riosité. Ils n'ont aucune affection pour les meil-
leures choses, et ils s'ennuient bientôt des plus
sages instructions.
FÉNÉLON.
J'ai eu tort, sans doute, de plusieurs ma-
nières : j'avais fait un système de morale ; j'é-
tais comme tous les esprits systématiques, qui
ramènent sans cesse toutes choses à leurs prin-
cipes.
PASCAL.
J'ai fait un système tout comme vous, et en
voulant ramener à ce système toutes choses, je
me suis peut-être écarté quelquefois de la vé-
rité, et on ne me l'n point pardonné.
(508
VAl^V^E^ARGUES.
FENELON.
Au moins ne s'est-il trouvé encore personne
qui n'ait rendu justice à votre style. Vous aviez
joint à la naïveté du vieux langage une énergie
qui n'appartient qu'à vous, et une brièveté pleine
de lumière ; vos images étaient fortes , grandes
et pathétiques. Mais ce qu'il y a eu d'éminent en
vous, ce en quoi vous avez surpassé tous les
hommes, c'est dans l'art de mettre chaque chose
à sa place, de ne jamais rien dire d'inutile, de
présenter la vérité dans le plus beau jour qu'elle
pût recevoir, de donner à vos raisonnements une
force invincible, d'épuiser en quelque manière
vos sujets sans être jamais trop long , et enfin
de faire croître l'intérêt et la chaleur de vos
discours jusqu'à la fin. Aussi Despréaux a-t-il
dit que vous étiez également au-dessus des an-
ciens et des modernes , et beaucoup de gens sen-
sés sont persuadés que vous aviez plus de génie
pour l'éloquence que Démosthène.
PASCiLL.
Vous me surprenez beaucoup ; je n'ai vu en-
core personne qui ait égalé les modernes aux
anciens pour l'éloquence.
FÉNÉLON.
Connaissez-vous la majesté et la magnificence
de Bossuet? croyez-vous qu'il n'ait pas surpassé,
au moins en imagination, en grandeur et en su-
blimité, tous les Romains et les Grecs? Vous
étiez mort avant quHl parût dans le monde ;
et vous n'avez point vu ces oraisons funèbres ad-
mirables où il a égalé peut-être les plus grands
poètes, et par cet enthousiasme singulier dont
elles sont pleines , et par cette imagination tou-
jours renaissante qui n'a été donnée qu'à lui , et
par les grands mouvements qu'il sait exciter, et
enfin par la hardiesse de ses transitions, qui,
plus naturelles que celles de nos odes , me pa-
raissent aussi surprenantes et plus sublimes.
PASCAL.
J'ai encore ouï parler ici avec estime de son
Discours sur l'histoire universelle.
FÉNÉLON.
C'est peut-être le plus grand tableau qui soit
sorti de la main des hommes ; mais il n'est pas
si admirable dans tous ses ouvrages. Il a fait
une Histoire des variations qui est estimable ;
mais si vous aviez traité le même sujet, vous
auriez réduit ses quatre volumes à un seul , et
vous auriez combattu les hérésies avec plus de
profondeur et plus d'ordre; car ce grand homme
ne peut vous être comparé du côté de la force
du raisonnement et des lumières de l'esprit :
aussi a-t-il fait une foule d'autres ouvrages que
vous n'auriez pas même daigné lire. C'est que
les plus grands génies manquent tous par quel-
que endroit ; mais il n'y a que les petits esprits
qui prennent droit de les mépriser pour leurs
défauts. -.^
C »À\ 89J UvAHiiB 1A8CAL.
Tout ce que vous me dites me paraît vrai ;
mais permettez-moi de vous demander ce que
c'est qu'un certain évêque qu'on a égalé à Bos-
suet pour l'éloquence.
FÉNÉLON.
Vous voulez parler sans doute de Fléchier;
c'est un rhétem* qui écrivait avec quelque élé-
gance, qui a semé quelques fleurs dans ses écrits,
et qui n'avait point de génie. Mais les hommes
médiocres aiment leurs semblables , et les r-hé-
teurs le soutiennent encore dans le déclin de sa
réputation. , ^iv it»
ÇASCAL.
N'y a-t-il point sous le beau règne de
Louis XIV d'autre écrivain de prose, de génie?
FÉNÉLON.
C'est un mérite qu'on ne peut refuser à la
Bruyère. Il n'avait ni votre profondeur , ni l'é-
lévation de Bossuet , ni les grâces que vous me
trouvez ; mais il était un peintre admirable.
PASCAL.
En vérité , ce nombre est bien petit ; mais le
génie est rare dans tous les temps et dans tous
les genres : on a vu passer plusieurs siècles sans
qu'il parût un seul homme d'un vrai génie.
DIALOGUE VI.
MONTAIGNE ET CHARRON.
;f,-i'V •if*'?.
CHABBON
];M'^ï*2îtf>-îl»«ffl^ -
Expliquons-nous, mon cher Montaigne,
puisque nous le pouvons présentement. Que
vouliez- vous insinuer quand vous avez dit : Plai-
sante justice qu'une rivière ou une montagne
borne! Vérité au delà des Pyrénées, erreur au
deçà "■ ? Avez-vous prétendu qu'il n'y eût pas
une vérité et une justice réelle?
' L'auteur cite ici les paroles de Pascal (voyez Wé Penséei).
DIALOGUES.
009
MONTAIGNE.
J'ai prétendu , mon cher ami , que la plupart
des lois étaient arbitraires , que le caprice des
hommes les avait faites , ou que la violence les
avait imposées. Ainsi elles se sont trouvées fort
différentes selon les pays , et quelquefois très-
peu conformes aux lois de l'équité naturelle.
Mais comme il n'est pas possible que l'égalité
se maintienne parmi les hommes, je prétends
que c'est justement qu'on soutient les lois de
son pays, et que c'est à bon titre qu'on en fait
dépendre la justice. Sans cela , il n'y aurait plus
de règle dans la société , ce qui serait un plus
grand mal que celui des particuliers lésés par
les lois.
CHARBON.
Mais , dites-moi , parmi ces lois et ces coutu-
mes différentes , croyez-vous qu'il s'en trouve
quelques-unes de plus conformes à la raison et
à l'équité naturelle que les autres ?
MONTAIGNE.
Oui , mon ami , je le crois ; et cependant je
ne pense pas que ce fût un bien de changer
celles qui paraissent moins justes : car , en gé-
néral , le genre humain souffre moins des lois
injustes que du changement des lois ; mais il
y a des occasions et des circonstances qui le
demandent.
CHARRON.
Et quelles sont ces circonstances où l'on peut
justement et sagement changer les lois?
MONTAIGNE.
C'est sur quoi il est difficile de donner des
règles générales. Mais les bons esprits, lors-
qu'ils sont instruits de l'état d'une nation , sen-
tent ce que l'on peut et ce qu'on doit tenter; ils
comiaissent le génie des peuples , leurs besoins ,
leurs vœux , leur puissance ; ils savent quel est
l'intérêt général et dominant de l'État ; ils rè-
glent là-dessus leurs entreprises et leur conduite.
CHARRON.
Il faut avouer qu'il y a bien peu d'hommes
assez habiles pour juger d'un si grand objet,
peser les fruits et les inconvénients de leurs
Montaigne, de qui Pascal a emprunté cette idée, s'est servi
des paroles suivantes : « Quelle beauté est-ce que ie voyais hier
cncresdit, et demain lie Veslre plus? Quelle vérité est-ce que
ces montagnes bornent? Mensonge au monde qui se tient au
delà. Essais, liv. II, ciiap. 2. S.
démarches, et embrasser d'un coup d'œil tou-
tes les suites d'un gouvernement qui influe quel-
quefois sur plusieurs siècles, et qui est assujetti
pour son succès à la disposition et au ministère
des États voisins.
MONTAIGNE.
C'est ce qui fait, mon cher Charron, qu'il y
a si peu de grands rois et de grands ministres.
CHARRON.
S'il vous fallait choisir entre les hommes qui
ont gouverné l'Europe depuis quelques siècles,
auquel donneriez-vous la préférence?
MONTAIGNE.
Je serais bien embarrassé. Charles-Quint,
Louis XII, .Louis XIV, le cardinal de Riche-
lieu , le chancelier Oxenstiern , le duc d'Oliva-
rès, Sixte-Quint et la reine Elisabeth ont tous
gouverné avec succès et avec gloire , mais
avec des principes, des moyens et une politi-
que différente.
CHARRON.
C'est que l'état , la puissance , les mœurs , la
religion, etc. des peuples qu'ils gouvernaient
différaient aussi beaucoup, et qu'ils ne se sont
point trouvés dans les mêmes circonstances.
MONTAIGNE.
Quand ils se seraient trouvés dans la même
position , et qu'ils auraient eu à gouverner dans
les mêmes circonstances les mêmes peuples , il
ne faut pas croire qu'ils eussent suivi les mêmes
maximes et formé les mêmes plans ; car il ne
faut pas croire qu'on soit assujetti à un seul
plan pour régner avec gloire. Cliacun , en sui-
vant son génie particulier, peut exécuter de
grandes choses. Le cardinal Ximenès n'aurait
point gouverné la France comme celui de Ri-
chelieu ' , et l'aurait vraisemblablement bien
gouvernée. Il y a plusieurs moyens d'arriver au
même but. On peut même se proposer un but
différent, et que celui qu'on se propose et celui
qu'on néglige soient accompagnés de biens et
d'inconvénients égaux; car vous savez qu'il y
a en toutes choses des inconvénients inévitables.
I Comme celui de Richelieu. Celte incorrection se trouve
dans le manuscrit; il faudrait répéter le cardinal, ou dire,
comme Richelieu. B.
30
GIO
VAUVENARGDES.
^ >..r ... DIALOGUE VII.
•^^»^ WAlOÊWCAm ET UN PORTUGAIS. ,
»î't'p î>^:i .''*>. ':. /"L'américain. ■ '^ •' '
'Vous ne^mè persuaderez point. Je suis très-
'&nvaincu que votre luxe, votre politesse et vos
arts n'ont fait qu'augmenter nos besoins, cor-
rompre nos mœm-s, allumer davantage notre
cupidité; en un mot, corrompre la nature, dont
npus suivions les lois avant de vous connaître.
y^^ .; fTt^> !i'«?r> LE POBTUGAIS.ariai. U^i lUd
■^': Mais qu'appelez-vous donc les lois de la na-
tjre? Suiviez-vous en toutes choses votre ins-
tinct? ne l'aviez-vous pas assujetti à de certai-
nes règles pour le bien de la société?
■ . tr, i i: : l'améhicain.
Ouï; niîds ces règles étaient conformes à la
raison.
LE PORTUGAIS.
Je vous demande encore ce que vous appelez
la raison. N'est-ce pas une lumière que tous les
hommes apportent au monde en naissant ? Cette
lumière ne s'augmente-t-elle point par l'expé-
rience, par l'application? n'est-elle pas plus
vive dans quelques esprits que dans les autres ?
De plus, ce concours de réflexions et l'expé-
rience d'un grand nombre d'hommes ne don-
nent-ils pas plus d'étendue et plus de vivacité à
cette lumière?
l'américain.
Il y a quelque chose de vrai à ce que vous
dites. Cette lumière naturelle peut s'augmenter ,
et la raison par conséquent se perfectionner
LE PORTUGAIS.
Si cela est ainsi , voilà la source de nouvelles
lois, voilà de nouvelles règles prescrites à l'ins-
tinct , et par conséquent un changement avan-
tageux dans la nature. Je parle ici de la na-
ture de l'homme, qui n'est autre chose que le
concours de son instinct et de sa raison.
l'américain.
Mais nous appelons la nature le sentiment , et
non la raison.
LE PORTUiïAIS.
Est-ce que la raison n'est pas naturelle à
l'homme comme le sentiment? N'est-il pas né
pour réfléchir comme pour sentir ? et sa nature
n'est-elle pas composée de ces deux qualités?
ai LA
■^AMÉRICAIN.
f7
Oui, j'en veux bien convenir; mais je crois
qu'il y a un certain degré au delà duquel la
raison s'égare lorsqu'elle veut pénétrer. Je crois
que le genre humain est parvenu de bonne
heure à ce point de lumière qui est à la raison
ce que la maturité est aux fruits.
LE PORTUGAIS.
Vous comparez donc le génie du genre hu-
main à un grand arbre qui n'a porté des fruits
mûrs qu'avec le temps , mais qui ensuite a dé-
généré et a perdu sa fécondité avec sa force?
.. ..^.^^/'^^.f,,^ ryh rJ^*AMBRIGAIN.
Cette comparaison me paraît juste.
LE PORTUGAIS.
Mais qui vous a dit que vous eussiez atteint
en Amérique ce pomt de maturité? qui vous
a dit qu'après l'avoir acquis, vous ne l'aviez
pas perdu? Ne pourrais-je pas comparer les
arts que nous vous avons apportés d'Europe,
à la douce influence du printemps , qui ranime la
terre languissante et rend aux plantes leurs
fleurs et leurs fruits? L'ignorance et la barba-
rie avaient ravagé la raison dans vos contrées ,
comme l'hiver désole les campagnes. Nous vous
avons rapporté la lumière i^ la i)ai;l)arie avait
éteinte dans vos âmes. , . [.. , > .: l . '^
l'américain.
Je prétends, au contraire, que vous avez
obscurci celle dont nous jouissions. Mais je sens
que j'aurais de la peine à vous en convaincre;
il faudrait entrer dans de grands détails. Et
enlin , n'ayant point vécu dans les mêmes prin-
cipes et dans les mêmes habitudes, nous au-
rions de la peine à nous accorder sur ce qu'on
nomme la vérité, la raison et le bonheur.
LE PORTUGAIS.
Nous aurions moins de disputes là-dessus que
vous ne pensez ; car je conviendrais de très-bonne
foi que la coutume peut plus que la raison hu-
maine pour le bien des hommes , et que la nature,
le bonheur, la vérité même, dépendent infini-
ment d'elle. Mais je suis content des principes
que vous m'accordez. Il me suffit que vous
croyiez que la nature a pu recevoir du temps sa
ï)iALOGUES.
fill
maturité et sa perfection, ainsi que tous les
autres êtres de la terre; car nous ne voyons
rien qui n'ait sa croissance , sa maturité , ses
changements et sou déclin. Mais il ne m'appar-
tient point de déterminer si les arts et la poli-
tesse ont apporté le vrai bien aux hommes , et
enfin si la nature humaine a attendu longtemps
sa perfection , et en quel lieu ou en quel siècle
elle y est parvenue.
DIALOGUE VIII.
PHILIPPE SECOND ET COMINES.
PHILIPPE SECOND.
On dit que vous avez écrit l'histoire de votre
maître'. Mais comment pouvez- vous le justifier
de sa familiarité avec des gens de basse extrac-
tion?
COMINES.
Le roi Louis XI était populaire et accessible.
Il avait à la vérité de la hauteur , mais sans cette
fierté sauvage qui fait mépriser aux princes
tous les autres hommes. Le roi mon maître
ne se bornait point à connaître sa cour et les
grands du royaume : il connaissait le carac-
tère et le génie des ministres et des princes
étrangers; il avait des correspondances dans
tous les pays ; il avait continuellement les yeux
ouverts sur le genre humain, sur toutes les
affaires de l'Europe; il recherchait le mérite
dans les sujets les plus obscurs ; il savait vivre
familièrement avec s^ sujets sans perdre rien
de sa dignité , et sans rien relâcher de l'autorité
de sa couronne. Les princes faibles et vains
comme vous ne voient que ce qui les approche ;
ils ne connaissent jamais que l'extérieur des
hommes, ils ne pénètrent jamais le fond de leur
cœur; et comme ils ne les connaissent point
assez , ils ne savent point s'en servir. Louis XI
choisissait lui-même tous les gens qu'il em-
ployait dans les affaires. Il avait une âme pro-
fonde qui ne pouvait se contenter de connaître
superficiellement les dehors des hommes , et de
quelques hommes : il aimait à descendre dans
les derniers replis du cœur ; il cherchait dans
tous les états des gens d'esprit ; il démêlait leurs
talents , il les employait. Pour tout cela , vous
'^domines (Philippe de la dite de), d'autres écrivent à tort
Commines, historien de Louis XI, naquit au chAtfiau de ce
nom , à quelques lieues de Lille , en 1445 , et mourut en 1509
au chAteau d'Argenton, le 17 août, suivant Swerllus, le 17
i>ctohre, suivant Vossius. B.
sentez bien qu'il fallait se familiariser avec les
hommes. C'était dans ce commerce familier,
dans ces soupers qu'il faisait à Paris avec
la bourgeoisie , dans les entretiens secrets qu'il
avait avec des personnes de tous les états,
qu'il apprenait à déployer toutes les ressources
de son génie , qu'il tirait du fond du cœur de
ses sujets la vérité, qu'on cache aux princes or-
gueilleux et impraticables. C'est ainsi qu'il avait
cultivé ce génie simple et pénétrant qu'il avait
reçu de la nature : aussi s'était-il rendu plus
habile qu'aucun des ministres qu'il employait.
Il était l'âme de tous ses conseils , savait tout ce
qui se passait dans son État, avait un esprit
vaste qui ne perdait point de vue les petits
objets au milieu des grandes affaires , qui suivait
tout, qui voyait tout , qui ne laissait rien échap-
per. C'était une âme qui , par son activité et
son étendue , paraissait se multiplier pour suf-
fire à tout; qui jouissait véritablement de la
royauté , parce qu'il animait tous les ressorts
de son empire, et qu'il suivait toutes choses
jusqu'à leur racine. Un esprit borné et pesant
ne voit que ce qui l'environne; il ne regarde
jamais ni le passé ni l'avenir ; il voit disparaître
autour de lui ses amis , ses supports , ses con-
naissances, presque sans s'en apercevoir. Son
âme est toute concentrée sur elle-même ; elle ne
sort point de la sphère étroite que la nature lui
a prescrite; elle s'appesantit sur elle-même;
tous les événements du monde passent devant
elle comme des songes légers qui se perdent
sans retour. Une grande âme au contraire ne
perd rien de vue; le passé, le présent et l'avenir
sont immobiles devant ses yeux. Elle porte sa
vue loin d'elle; elle embrasse cette distance
énorme qui est entre les grands et le peuple,
entre les affaires générales de l'univers et les
intérêts des particuliers les plus obscurs, elle
incorpore à soi toutes les choses de la terre;
elle tient à tout ; tout la touche : rien ne lui est
étranger; ni la différence infinie des mœurs,
ni celle des conditions , ni celle des pays , ni la
distance des temps , ne l'empêchent de rappro-
cher tous les choses humaines , de s'unir d'in-
térêt à tout. Mais les hommes de ce caractère
ne font rien d'inutile , savent employer tout leur
temps , ont un esprit vif qui rencontre d'abord
le nœud et la source de chaque chose , qui marche
légèrement et rapidement ' .
* Il n'y a dans ce discours de Coralnes que quelques traits
qui conviennent h Louis XI. U «Mail populaire et accessible,
mais p.ir n<''C«ssit(* pinlùf qiK» p,»r inclination. Dans la hitte
39.
GI2
VAUVEINARGUES.
DIALOGUE IX.
CÉSAR ET BRUTUS.
CÉSAB.
Mon ami , pourquoi me fuis-tu ? n'as-tu pas
éteint dans mon sang la liaine que tu m'as
portée ? ^^ , jf j.jyq0.^j, jj tj, ^i,i(^p^ ,
BRUTU9. t.
César, je ne t'ai point haï. J'estimais ton génie,
ton courage.
Mais je t'aimais tendrement, et tu m'as arra-
ché la vie.
BRUTUS.
C'est une cruauté barbare où j'ai été poussé
qui s'était engagée entre le souverain et les grands vassaux
de la couronne, ceux-ci commirent une faute dont les con-
séquences ont été funestes pour eux et pour la nation : ils sé-
parèrent leurs intérêts de l'intérêt du peuple, et se crurent as-
sez forts par eux-mêmes pour maintenir les prérogatives qu'ils
avaient usurpées dans des temps d'anarchie, et sous des rois
faibles. S'ils s'étaient appuyés du peuple , comme les barons
d'Angleterre avaient fait dans des circonstances semblables ,
ils auraient pu conserver comme eux une influence directe
sur le gouvernement, et la nation aurait joui de ses anciens
privilèges; l'équilibre se serait établi naturellement entre les
divers ordres de l'État , et aurait prévenu les guerres et les
révolutions qui depuis trois siècles ont tourmenté la France.
Nos rois furent plus habiles que la haute noblesse ; ils se
concilièrent l'amour et l'estime du tiers état : ils accordèrent
quelques privilèges aux communes , mais ils ne donnèrent
pas au peuple toute la liberté et les droits dont il aurait dû
jouir d'après les constitutions primitives de la monarchie.
Toutefois ces concessions les rendirent populaires, et, dans
aucun pays de l'Europe , les souverains n'ont été plus aimés
de leurs sujets qu'en France. Ce fut donc par des vues poli-
tiques que Louis XI se familiarisait avec les bourgeois de Pa-
ris, et ne dédaignait point de les admettre dans sa confiance.
Leur affection lui fut plus d'une fois utile dans les différentes
guerres qu'il eut à soutenir ; mais il les fit servir à ses pro-
jets, sans rien faire pour eux et pour la nation en général.
Quelques historiens, entre autres Duclos, ont cherché à
nous donner une haute idée du génie politique de Louis XI :
il est vrai qu'il réunit à la couronne plusieurs provinces , et
qu'il abaissa l'orgueil des grands ; mais il commit deux fautes
capitales qui suffiraient pour faire douter s'il ne dut pas ses
succès à la fortune plutôt qu'à sa prudence. La première fut
de se livrer entre les mains de Charles le Téméraire, qui le
força d'assister à la prise de la ville de Liège, dont il était l'allié
et le protecteur ; la seconde , plus grave encore , fut de ne pas
prévenir le mariage de Marie de Bourgogne avec l'empereur
Maximilien , union qui a été pour la France pendant plu-
sieurs siècles une source de guerres et de calamités.
Louis XI rapportait tout à sont intérêt. L'amitié ni la re-
connaissance n'entrèrent jamais dans son cœur. Fils ingrat,
père dénaturé , maître cruel , roi sanguinaire et superstitieux ,
il ne fut vraiment habile que dans l'art de tromper. On le
soupçonne d'avoir fait empoisonner son frère le duc de Berry.
Il est le seul roi dans l'histoire qui, par le raffinement de sa
cruauté, ait rendu la justice même odieuse. Enfin il vécut en
tyran et mourut en lâche. Il aurait fallu un Tacite ou un
Montesquieu pour écrire son histoire. On dit que ce dernier
s'en était occupé, et que par mégarde son secrétaire avait jeté
le manuscrit au feu. C'est uue perte qui peut-être nç aéra ja-
mais réparée. S. \ .-
par l'erreur de la gloire et par les principes d'un©
vertu fausse et farouche.
CESAB.
Tu étais né humain et compatissant : tu n'as
été cruel que pour moi seul , qui t'aimais avec
tendresse.
j c^jjt j luau:) i*inn tif brutus.
D ou naissait dans ton cœur cette amitié
j'avais si peu méritée ?
que
CÉSAR.
Ta jeunesse m'avait séduit, et ton âme fière et
sensible avait touché la mienne.
BRUTUS.
J'ai fait ce que j'ai pu pour reconnaître ta bonté
pour moi : je me reprochais mon ingratitude; je
sentais que tu méritais d'être aimé ; tu me faisais
pitié lorsque je songeais à t'immoler à la liberté,
et je me reprochais ma barbarie.
CESAR.
Et avec tout cela je n'ai jamais fléchi toi
cœur!
BRUTUS.
Je n'ai jamais pu t'aimer : ton génie, ton âge,
le mien , te donnaient sur moi trop d'ascendant.
Je t'admirais , et je ne t'aimais point.
CÉSAR. '^'"^"'^«^^^j'^
Est-ce que l'estime empêche l'amitié ?
BRUTUS.
Non , mais le respect l'affaiblit ; et peut-être
qu'il y a un âge où l'on ne peut plus être aimé.
CÉSAR.
Tu dis vrai : le mérite inspire du respect ; mais
il n'y a que la jeunesse qui soit aimable. C'est
une vérité affreuse. Il est horrible d'avoir encore
un cœur sensible à l'amitié , et d'être prfvé des
grâces qui l'inspirent.
T liriBi-g 'TiUq !ii éiism
BRUTOSV
Kn s.i>^nn fid
Voilà la source de l'ingratitude des jeunes gens.
L'amitié de leurs parents, de leurs bienfaiteurs,
leur est souvent onéreuse. Cependant je crois que
les belles âmes peuvent surmonter leur instinct ou
sortir en ce pomt des règles générales, j^jj^j^-^
DIALOGUES;*^
61.3
La tienne était haute et sensible , et cepen-
dant
Je m'éfSÎsïaissé imposer par lés discours et la
philosophie de Caton; j'aimais ardemment la
gloire : cette passion étouffa dans mon cœur toutes
les autres. Mais daigne croire qu'il m'en a coûté
pour trahir ce que je devais à ton amitié et à ton
mérite.
CÉSÀB.
Va , je t'ai pardonné même en mourant. L'ami-
tié va plus loin que la vertu , et passe en magna-
nimité la philosophie que tu as préférée.
BBUTUS»
Tu parles de l'amitié des grandes âmes telles que
la tienne. Mais ce pardon généreux que tu m'ac-
cordes augmente mon repentir ; et je n'ai de regret
à la vie que par l'impuissance où me met la mort
de te témoigner ma reconnaissance.
DIALOGUE X.
MOLIÈRE ET UN JEUNE HOMME.
LE JEUNE HOMME.
'le suis charmé de vous voir, divin Molière. Vous
avez rempli toute l'Europe de votre nom , et la
réputation de vos ouvrages augmente de jour à
autre dans le monde.
' MOLIÈRE.
Je ne suis point touché , mon cher ami , de cette
gloire. J'ai mieux connu que vous, qui êtes jeune,
ce qu'elle vaut. ir ? io^e' r ^^,f
LE JEUNE HOMME.
Seriez-vous mécontent de votre siècle , qui vous
devait tant?
j<3 J
MGLIEBE.
' '(jlûefqùés-unsde mes contemporains m'ont ren-
du justice : c'étaient même les meilleurs esprits;
mais le plus grand nombre me regardait comme
un comédien qui faisait des vers. Le prince me
protégeait , quelques courtisans m'aimaient ; ce-
pendant j'ai souffert d'étranges humiliations.
a/:ii:
Ml
LK JEUNK HOMME.
Cela est-il possible? Je ne fais que de quitter le
monde ; on y fait très-peu de cas des talents : mais
j'y ai ouï dire que Ceux qui avaient ouvert la car-
rière avaient joui de plus de considération
MOLIERE.
Ceux qui ont ouvert la carrière en méritaient
peut-être davantage, et en ont obtenu, comme
je vous l'ai dit , des esprits justes ; mais elle n'a
jamais été proportionnée à leur mérite, et a été
contre-pesée par de grands dégoûts.
LE JEUNE HOMME.
Sans doute ils étaient traversés , persécutés,
calomniés par leurs envieux ; mais les gens en
place et les grands ne leur rendaient-ils pas justice?
MOLIÈBE.
Les grands riaient des querelles des auteurs :
plusieurs se laissaient prévenir par les gens de
lettres subalternes qu'ils protégeaient; ils avaient
la faiblesse d'épouser leurs passions et leur injus-
tice contre les grands hommes qui étaient moins
dans leur dépendance.
LE JEUNE HOMME. ' f*
C'est au moins une consolation que la postérité
vous ait rendu justice.
\'"' "^^^'^'•'•■^i' ' MOLIÈBE. " ■ '
La postérité ne me la rendra point telle que j'ai
pu la mériter. Ne vois-je pas ici les plus grands
hommes de l'antiquité, Homère, Virgile, Euri-
pide, qui sont encore poursuivis dans le tom-
beau par ce même esprit de critique qui les a
dégradés pendant leur vie? Dans le même temps
qu'ils sont adorés de quelques personnes sensées
dont ils enchantent l'imagination , ils sont mé-
prisés et tournés en ridicule par les esprits mé-
diocres qui manquent de goût \ Je voyais passer
le Tasse , il y a quelques jours, suivi des quelques
beaux esprits qui lui faisaient leur cour. Plu-
sieurs ombres de grands seigneurs qui étaient
avec moi , me demandèrent qui c'était. Sur cela
le duc de Ferrare prit la parole , et répondit que
c'était un poète auquel il avait fait donner des
coups de bâton pour châtier son insolence. Voilà
comme les gens du monde et les grands savent
honorer le génie.
' Si les grands génies de l'antiquité qui enchantent l'ima-
gination des personnes sensées, sont méprisés et tournés en nrft-
cule par les esprits médiocres , Je ne voiB pas trop de quoi ils
ont à se plaindre, et Molière avec eux : car, commo Vauve-
nargues l'a si bien dit lui-même dans la Maxime LXV,«<Nous
« sommes moins offensés du mépris des sots, que d'être mé-
(( diocromont estimés dos gens d'esprit v B.
(>14
VAUVEMARGUflS.
LB JEUIfE HOMME.
J'ai souvent ouï dans le monde de pareils dis-
cours, et j'en étais indigné. Car enfin, qu'est-ce
qu'un grand poëte, sinon un grand génie, un
homnae qui domine les autres hommes par son
imagination ; qui leur est supérieur en vivacité ;
qui connaît, par un sentiment plein de lumière,
les passions, les vices et l'esprit des hommes; qui
peint lidèlement la nature , parce qu'il la connaît
parfaitement , et qu'il a des idées plus vives de
toutes choses que les autres ; une âme qui est ca-
pable de s'élever, un génie ardent, laborieux,
éloquent, aimable; qui ne se borne point à faire
des vers harmonieux, comme un charpentier
fait des cadres et des tables dans son atelier,
mais qui porte dans le commerce du monde son
feu, sa vivacité, son pinceau et son esprit, et
qui conserve , par conséquent , parmi les honmies,
le même mérite qui le fait admirer dans son ca-
binet? ; cl; o -ftTciL 'i 0' ^fn'^[ V îfï ,i>niSL imo /
Les gens qui réfléchissent savent tout cela ,
mon cher ami, mais ces gens-là sont en petit
nombre.
LE JEUNE HOMME.
Hé I pourquoi s'embarrasser des autres ?
MOLIÈBE.
Parce qu'on a besoin de tout le monde; parce
qu'ils sont les plus forts ; parce qu'on en souffre
du mal quand on n'eu reçoit pas de bien; enfin,
parce qu'un homme qui a les vues un peu grandes
voudrait régner, s'il pouvait , dans tous les esprits,
et qu'on est toujours inconsolable de n'obtenir que
la moindi'e partie de ce qu'on mérite' .
» Dans le temps où Vauvenargues écrivait ce dialogue, il y
avait encore en France beaucoup de ces esprits médiocres qui
croyaient se distingue!' de la fouie en méprisant les plus beaux
chefs-d'œuvre de l'antiquité, qu'ils étaient incapables de com-
prendre et de juger : ils s'imaginaient montrer de la force
(f esprit et de la philosophie en affectant de dédaigner ce qui
avait été consacré par l'admiration des siècles. L'origine de
cette manie ridicule remoule aux dernières années du dix-
septième siècle ; elle se perpétua dans le dix-huitième par l'in-
fluence de la Motte, qui n'était point un écrivain sans mé-
rite , mais dont la littérature était très-bornée , et surtout par
l'influence de Fontenelle , qui fut pendant cinquante ans à la
tète des hommes de lettres. Fonteiielle était un homme ex-
trêmement adroit, qui avait d'autres titrer à la renommée que
ses travaux purement littéraires , et qui , sentant ce qui lui
manquait, aurait volontiers rabaissé les chefs-d'œuvre qu'il
ne pouvait égaler. Il suffisait d'ailleurs que Boileau et Racine,
contre lesquels il nourrit une inimitié séculaire, se fussent
prononcés en faveur de la raison et des anciens , pour qu'il
penchât du côté opposé. On peut rapporter à ce philosophe ,
si modéré en apparence , la plupart des hérésies littéraires
qui ont obtenu quelque crédit dans le dernier siècle ; et peut-
DIALOGUE XI.
RACINE ET BOSSUET.
BOSSUET.
Je récitais tout à l'heure, mon cher Racme,
quelques-uns de vos vers que je n'ai pas oubliés.
Je suis enchanté de la richesse de vos exprès^
sions, de la vérité de votre pinceau et de vos
idées , de votre simplicité , de vos images , et même
de vos caractères , qui sont si peu estimés ; car je
leur trouve un très-grand mérite , et le pluà rare ,
celui d'être pris dans la nature. Vos persoimages
ne disent jamais que ce qu'ils doivent , parlent
avec noblesse, et se caractérisent sans affectation.
Cela est admirable.
RACINE.
Je ne suis pas surpris que vous m'aimiez un peu.
Je vous ai toujours admiré; vous aviez le génie
poétique et l'invention dans l'expression, qui est
le talent même que mes ennemis sont obligés de
m'accorder. Il y a plus d'impétuosité et de plus
grands traits dans vos ouvrages que dans ceux
des plus grands poètes.
être même le goût se serait-il entièrement corrompu, si des
hommes tels que Voltaire , Montesquieu , Buffon , Roussean ,
n'eussent maintenu ses principes par leurs leçons et par leurs
exemples.
Les écrivains du dix-septième siècle n'étaient pas mieux
traités par Fontenelle que les anciens. Il ne pardonna jamais
à Racine et à Boileau les épigrammes qu'ils avaient lancées
contre sa malheureuse tragédie d'Aspar. Il ne rendait pas au
premier la justice qui lui était due , et refusait le génie à l'au-
teur deV Art poétique. Il aurait même volontiers attaqué Vol-
taire, si la crainte des représailles n'eût un peu refroidi son
ressentiment contre un homme qui avait tant de supériorité
sur lui.
Nous sommes très-heureusement délivrés de ces opinions
fausses et ridicules qui ont fait tant de mal dans le dernier
siècle : on est revenu à l'étude et à l'admiration des anciens
avec une ardeur qui promet à la littérature française une nou-
velle époque de génie et de gloire. Je pourrais citer des tra-
ductions et des ouvrages originaux où l'on retrouve les grâces
et le charme du génie antique. On a banni de la prose cette
pompe indigente de paroles , cette recherche puérile d'anti-
thèses , cette affectation du bel esprit qui déshonorait, il n'y
a pas encore longtemps , même les productions de quelques
membres de l'Académie. On s'est également débarrassé de
cette sécheresse que l'esprit d'analyse, porté à l'excès, avait
introduite dans notre littérature. Il ne faut pas confondre cet
abus de l'analyse avec l'esprit vraiment philosophique, dont
aucun genre ne peut se passer : c'est lui seul qui peut donner
de la force au raisonnement , de la justesse aux idées. Sans
son secours, l'imagination ne produirait que des monstres
semblables à celui que nous dépeint Horace dans les premiers
vers de l'épitre aux Pi&ons. Montaigne, Boileau, Moliète,la
Fontaine , Voltaire , Montesquieu , Rousseau , ont allié l'esprit
philosophique à l'imagination , et l'on ne voit pas que l'un ait
jamais nui à l'autre. On peut abuser de l'esprit philosophique
comme on abuse de l'imagination et des meilleures choses ;
mais , après tout , il faudra toi^jours en revenir à cet axiome
d'un poëte philosophe : « Le bien penser est la source du bien
écrire. -. S. . r. -.«.,.,:.
^DIALOGUESU ^
eiî5
BOSSUEtlIilli
Hélas l mon ami y. mes ouvr«iges ne sont pres-
que plus connus que d'un très - petit nombre de
gens de lettres et d'hommes pieux. Les matières
que j'ai traitées ne sont nuUemeaat du^goût 4es
gens du monde. ■■ '^':m ad^ ^^'aiirtî-^àDj^bnK)
BACINÈ. "■ '^' '
Ils devraient du moins admiçer yos oraisoj^s
funèbres. ;™<+^r^.. ^^:, c^
BOSSUET. ''"'" *■""'■'■•" ''""'
Ce titre seul les rebute ; ontt'aimeni les louan-
ges, ni les choses tristes, t^f '?;>,»•; -^^ ^
&i^Êi]!tB:
M
Que dites-vous donc ? je ne puis vous croire ; le
genre dont nous parlons est le plus terrible : car
les hommes ne sont effrayés que de la mort. Or
qu'est-ce que le sujet de vos oraisons funèbres ,
sinon la mort , c'est-à-dire, la seule chose qui ins-
pire de la terreur à l'esprit humain? Se pourrait -il
que les hommes ne fussent pas frappés par des
discours qui ne s'exercent que sur le sujet le plus
frappant et le plus intéressant pour l'humanité?
J'avais cru que c'était le véritable champ du pa-
thétique et du sublime.
BOSSU ET.
La nation française est légère ; on aime mieux
le conte du Bélier ^ ou celui de Joconde "" que tout
ce pathétique dont vous parlez.
BACINE.
Si cela est, Corneille et moi, nous ne devons
pas nous flatter de conserver longtemps notre
réputatiouo
BOSSUET.
Vous vous trompez ; les bons auteurs du théâ-
tre ne mourront jamais, parce qu'on les fait re-
vivre tous les ans , et on empêche le monde de
les oubUer : d'ailleurs les poètes se soutiennent
toujours mieux que les orateurs , parce qu'il y a
plus de gens qui font des vers qu'il n'y en a qui
écrivent en prose ; parce que les vers sont plus
faciles à retenir et plus difficiles à faire ; parce
qu'enfin les poètes traitent des sujets toujours
intéressants, au lieu que les orateurs, dont l'élo-
quence ne s'exerce ordinairement que sur de
petits faits, périssent avec la mémoire de ces su-
jets mômes.
' Conte d'Hamilton. B.
^ Conte de la Fontaine. B.
BACINE.
Les vrais orateurs comme vous devraient du
moins se soutenir par les grandes pensées qu'ils
ont semées dans leurs écrits , par la force et la
solidité de leurs raisonnements ; car tout cela doit
se trouver dans un ouvrage d'éloquence. Nous
autres poètes, nous pouvons quelquefois manquer
par le fond des choses, si nous sommes harmo-
nieux , si nous avons de l'imagination dans l'ex-
pression ; il nous suffit , d'ailleurs, de penser juste
sur les choses de sentiment, et on n'exige de
nous ni sagacité ni profondeur : il faut être un
grand peintre pour être poète; mais on peut être
un grand peintre sans avoir une grande éten-
due d'esprit et des vues fines.
• le} ilor'
BOSSUET.
On peut aussi avoir cette étendue d'esprit , cette
finesse, cette sagesse, cet art qui est nécessaire
aux orateurs, et y joindre le charme de l'harmo-
nie et la vivacité du pinceau : vous êtes la preuve
de ce que je dis,
:'y-u «;./ '£r-' ■ -bacine. ■ r ,-, ■ ^•-:.-
De même un orateur peut avoir toutes les par-
ties' d'un poète , et il n'y a même que l'harmonie
qui en fasse la différence ; encore faut-il qu'il y
ait une harmonie dans la bonne prose.
BOSSUET.
Je pense comme vous et comme un grand poète
qui vous a suivi* , mon cher Racine : la poésie est
l'éloquence harmonieuse.
BACINE.
L'auteur dont vous parlez est aussi éloquent en
prose qu'en vers; il a cet avantage sur tous les
poètes, qui n'ont point su écrire en prose ; ainsi on
peut s'en rapporter à son jugement : c'est lui qui
a dit de vous , que vous étiez le seul écrivain
français en prose qui fût éloquent Si ce grand
homme ne s'est point trompé , il faudrait conve-
I Je sais gré à Vauvenargues d'avoir employé cette expres-
sion ; elle était bannie du langage depuis le siècle de Montai-
gne, qui s'en est souvent servi dans ses Essais, et toujours à
propos. Je crois que Voltaire a réclamé en sa faveur en quel-
que endroit de ses ouvrages , et les Anglais , accoutumés de-
puis longtemps à vivre de pillage, l'ont empruntée de nos
premiers écrivains, et l'ont soigneusement conservée. On
trouverait dans Amyot et dans Montaigne d'autres expres-
sions aussi énergiques qu'on pourrait n^eupir avec succès.
Nous ne connaissons pas toutes les ressources et toutes tes ri-
chesses de notre langue , et en général on ne Ut pas assez le*
écrivains du seizième siècle. S
' Voltaire. B.
()J0
VAUVENÂRGUES.
iiir que le génie de l'éloquence est plus rare que
celui de la poésie.
BOSSUÉT.
" 5e he crois pas qu'il soit moins commun , mais,
j^ 'crois qu'il l'est bien autant : les véritablement
grands hommes dans tous les genres sont tou-
jours très-rares. o^^iv
RACINE»., j^^
(Jiu'appe!ez-y(p^,^je,,jyQ^,j?ilç., ^de grands
j,, >..,., M,,.,' ;* ! -.*>^*f^.^'^/'' qU Tvii^ Jfnq i^o'ii.
Tous ceux qui surpassent les autres par le cœur
et par l'esprit , qui ont la vue plus nette et plus
<hie, qui discernent mieux les choses humaines,
qui jugent mieux, qui s'expriment mieux, qui ont
l'imagination plus forte et le génie plus vaste.
BACINB.
Voilà en effet ce qui fait de très-grands hom-
mes. De tels esprits sont faits pour s'estimer et
pour s'aimer, malgré la différence de leur tra-
vail et de leurs objets ; c'est aux petits esprits à
dégrader ou les uns ou les autres, selon le parti
qu'ils ont pris : comme ceux qui sont attachés à
quelque faction décrient les chefs du parti con-
traire, tandis que ces mêmes chefs s'estiment et
se ^fgï^nt/éçiproquemei^^^^,^ ^^^^^^ ^^^ ^^^^^.
DIALOGUE Xn.
LE CARDINAL DE RICHELIEU ET LE
,i:xt ^ GRAND CORNEILLE,
COBNEILLE.
Est-il vrai que Votre Éminence ait été jalouse
de mes écrits? , .
BICHELiÉÙ.
Pourquoi ne l'aurais-je pas été? un ministre
de peu d'esprit aurait pu être assez ébloui de sa
puiss£aice pour mépriser vos talents ; mais , pour
moi , je connaissais le prix du génie , et j'étais
jaloux d'une gloire où la fortune n'avait point de
part. Avais-je donc tant de tort ?
COBNEILLE.
4a?;
Cette jalousie honorait Corneille , et né devait
pas nuire à la réputation de son protecteur;
car vous daigniez l'être, et vous récompensiez ,
dit un auteur ' , comme minisire , ce même génie
5 Voltaire a, 4it dans soû Commentaire sur Corneille ^ au
dont vous étiez jaloux comme poète. La seule
chose qui m'ait étonné, c'est que Votre Émi-
nence ait favorisé des écrivains indignes de sa
protection'.
Je suis venu dans un mauvais temps, mon
cher Corneille ; il y avait peu de gens de mérite
pendant mon ministère, et je voulais encourager
les hommes à travailler, en accordant une pro-
tection marquée à tous les arts ; il est vrai que
je ne vous ai pas assez distingué : en cela je suis
!très-blâmable. ' '"■
; COBNEILLE.
i^oiris que veut bien avouer Votre Éminence.
Il est vrai que j'avais quelque génie; mais je ne
fus pas courtisan. J'avais naturellement cette
inflexibilité d'esprit que j'ai donnée si souvent
Jà mes héros. Comme eux, j'avais une vertu
dure, un esprit sans délicatesse et trop resserré
dans les bornes de mon art ; il n'est pas étonnant
qu'un grand ministre, accoutumé aux devoirs et
à la flatterie des plus puissants de l'État , ait né-
gligé un homme de mon caractère.
, rtv^;i.i..uv '^-"H^'BICHELIEU.
Ajoutez que je n'ai point connu tout ce que
vous valiez. Mon esprit était peut-être resserré,
comme le vôtre, dans les bornes de son talent.
Vous n'aviez pas l'esprit de la cour, et moi , je
h'avais pour les lettres qu'un goût défectueux ' .
sujet du mot bienfaits, employé par l'auteur dWonfcedaîia
l'Épitre dédicatoire de cette pièce au cardinal de Richelieu :
Ce mot bienfaits fait voir que le cardinal de Richelieu sa-
vait récompenser en premier ministre , ce même talent qu'il
avait persécuté dans l'auteur du Cid. — Voltaire a encore
dit quelque chose d'analogue dans le Temple du Goût. Voycï
les Variantes de ce poëme, t. X, p. 188, de l'édiUon de ses
Œuvres complètes en 66 vol., Paris, Renouard, I8I9. B.
* On peut citer parmi ces écrivains Desmarets , Collelel ,
Faret et Chapelain. Il admit quelque temps le grand Corneille
dans cette troupe ; mais Ip mérite de Corneille se trouva in-
compatible avec ces poètes , et il fut aussitôt exclus. Riche-
lieu faisait des vers, et ce fut même pour faire représenter la
tragédie de Mirame, dont il avait donné le siyet, et dans la-
quelle il avait fait plus de cinq cents vers, qu'il lit bâtir la
salle du Palais-Royal. B.
'■ On veut absolument que le cardinal de Richelieu ait été
Jaloux des succès de Corneille : cela me parait aussi vraisembla-
ble que si Racine eût été jaloux des victoires du grand Condé-
Boileau est le premier qui ait accrédité cette opinion en di-
sant :
En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue
On en conclut , ce qui n'était peut-être pas dans la pensée
du poète, que Richelieu n'avait pu voir sans jalousie le triom-
phe de Corneille. Fontenelle a été plus loin que Boileau ; il
dit expressément que le cardinal fut aussi alarmé du succès
prodigieux du Cerf que s'il eût vu les Espagnols aux portes de
DIALOGUES.
617
DIALOGUE XIII. a ; '^^r-^ .
KtC^HELIEU ET MAZAfiM'^ J^;;; ..
Est-il possible, mon illustre ami, que vous
n'ayez jamais usé de tromperie dans votre mi-
nistère?
BicHELiBB^it-if rlFï flom tM?bm
Hé! croyez-vous vous-même, mon cher car-
dinal, qu'on puisse gouverner les hommes sans
les tromper?
MAZARIN.
Je n'ai que trop montré, par ma conduite,
que je ne le croyais pas; mais on m'en a fait un
grand crime. -^^- ^i^vi^V- ïri^BiBo? r,q 8«!
BIGWELIEU. - - f
G'est que vous poussiez un peu trop loin la
tromperie; c'est que vous trompiez par choix
Paris. Celte exagération de la part du petit-neveu de Corneille
6'est généralement répandue , et elle prête tant à la déclama-
tion, elle est si favorable à la vanité des auteurs, qu'il est
difficile d'en douter sans soulever une foule d'esprits qui la
regardent comme une vérité historique. Cela ne m'empêchera
pas d'en dire mon sentiment d'après l'opinion que j'ai con-
çue du cardinal de Richelieu et de l'esprit de son ministère ,
l'une des époques les plus intéressantes de notre histoire.
Le souvenir des guerres civiles n'était pas encore effacé du
cœur des français ; la paix était rétablie dans l'État , mais il
était aisé de voir qu'il existait dans les esprits une fermenta-
lion sourde, qui aurait éclaté sous une administration moins
énergique que celle du cardinal de Richelieu. Ce ministre
avait trop de lumières pour ne pas apercevoir cette agitation
générale et les conséquences qui pouvaient en résulter. Il prit
une résolution digne de son génie, se mit à la tête de l'opinion
publique pour la diriger, et fournit un aliment à l'activité des
esprits. Ce fut alors qu'il fonda l'Académie Française, qu'il
encouragea les lettres , les sciences et les arts, protégea ceux
qui les cultivaient , les appela autour de lui , leur donna de la
considération et iixa tous les regards sur la gloire littéraire
et les travaux de la pensée. Cette impulsion donnée surpassa
les espérances du cardinal. Les Français, accoutumés aux
querelles de religion , s'occupèrent alors de débats et de dis-
cussions littéraires. Un sonnet, un madrigal, attiraient l'at-
tention de la cour et de la ville. A cette époque parut le pre-
mier chef-d'œuvre de Corneille; il excita un enthousiasme et
une admiration générale. On ne s'entretenait que du Cid, on
ne se lassait point de le voir. Tout fut oublié pour le Cid. Le
ministre saisit cette occasion pour suivre son plan. Il fit faire
la critique de cette tragédie , comme Alcibiade lit couper la
queue de son chien , afin que les Athéniens , occupés de cette
!)izarrerie , ne cherchassent point à contrarier ses vues politi-
ques. Je ne vois dans la conduite du cardinal de Richelieu
que l)eaucoup d'adresse, et point du tout un sentiment d'en-
vie, indigne d'un grand ministre. Observe/ de plus qu'à celte
épo(iue même Corneilh; jouissait d'une pension que lui fai-
sait le cardinal. L'envie n'est pas si généreuse. Au reste, le
mouvement imprimé aux esprits par la politique de Richelieu
ne s'est plus arrêté : il a élevé la France .'i un haut degré de
gloire littéraire, et c'est peut-être à celte conception politique
que nous devons les chefs-d'a'uvre qui ont illustré le règne
de Louis XIV et celui de son su(!cesseur. S.
' Hfnznrin (Jules), né à Piscina dans l'Abruzze, le H juil-
let 1602, (le la famille des Marlinozzl, mourut le o mars if>6l. B.
et par faiblesse , plus que par nécessité et par
raison.
MAZARIN.
Je suivais en cela mon caractère timide et
défiant. Je n'avais pas assez de fermeté pour
résister en face aux courtisans ; mais je repre-
nais ensuite par ruse ce que j'avais cédé par
faiblesse.
BICHELIEU.
Vous étiez né avec un esprit souple, délié,
profond, pénétrant; vous connaissiez tout ce
qu'on peut tirer de la faiblesse des hommes, et
vous avez été bien loin dans cette science.
MAZABIN. -, '
, Oui, mais on m'a reproché de n'avoir pas
connu leur force.
RICHELIEU.
Très-injustement , mon ami. Vous la coimais-
siez et vous la craigniez ; mais vous ne l'estimiez
point. Vous étiez vous-même trop faible pour
vous en servir ou pour la vaincre; et ne pou-
vant la combattre de front, vous l'attaquiez par
la finesse , et vous lui résistiez souvent avec suc-
cès.
Wit|,>5;q!'
MAZARIN.
Cela est assez singulier, que je la mq)risasse,
et que cependant je la craignisse.
RICHELIEU.
Rien n'est plus naturel, mon cher ami. Les
hommes n'estiment guère que les qualités qu'ils
possèdent.
MAZABIN.
Après tout cela , que pensez-vous de mon mi-
nistère et de mon génie?
BICHELIEU.
Votre ministère a souffert de justes repro-
clies , parce que vous aviez de grands défauts.
Mais vous aviez en même temps un espiit supé-
rieur à ces défauts mêmes ; vous joigniez à la
vivacité de vos lumières une ambition vaste et
invincible. Par I{\ vous avez surmonté tous les
obstacles de votre carrière, et vous avez exé-
cuté de grandes choses.
MAZARIN.
Je ne laisse pas de reconnaître que vous aviez
un génie supérieur au mien. Je vous surpassais
f>fS
VAUVENARGUES.
peut-être en subtilité et en finesse ; mais vo«s
m*avez primé par la hauteur et par la vigoureuse
hardiesse de votre âme.
,, BICHELIBU.
> J '
Nous avons bien fait l'un et l'autre \ mais la
fortune nous a bien servis.
^ Cela est vrai ; mais de moindres esprits n'au-
raient pas profité de leur fortune. La prosjpiérité
n*est qu'un écueil pour les âmes faibles. ^^^.^ !
DIALOGUE XrV.
FÉNÉLON ET RICHELIEU.
Je n'ai qu'une seule chose à vous reprocher,
votre ambition sans bornes et sans délicatesse.
FANELON.
'j: '.vX
10 iu ..-^1
'■') BICHELIBU.
cTest^çett'e'ambition des grands hommes /'ai-
mable philosophe, qui fait la grandeur des États.
FÉNÉLON.
C'est elle aussi qui les détruit et qui les abime
sans ressource.
BICHELIEU. ,
C'est-à-dire qu'elle fait toutes choses sur la
terre. C'est elle qui domine partout et qui gou-
verne l'univers.
h! :'S'V: T>P1
FENELON.
Dites plutôt que c'est l'activité et le courage.
i. ■>'.-- '. '- BICHELIBU. '-
Oui, l'activité et le courage. Mais l'un et l'au-
tre ne se trouvent guère qu'avec une grande
ambition et avec l'amour de la gloire.
Êh quoi 1 Votre" Ëminence croirait-elle que la
prudence et la vertu ne pourraient résister à
l'ambition, gouverner sans elle et l'assujettir !
'M •-...,:7 '!^' BICHELIBU.' ^'^^ '''''■ ' "
Cela n'est guère arrivé , mon cher ami ; et il
y a bien de l'apparence que ce qui n'arrive point
ou qui n'arrive que rarement , n'est point selon
l^Silois de la nature. .. . ,, . ,. .,, , , , ,
N'a-t-on pas vu des ministres et des princes
sans ambition?
BICHELIBU.
. ':\- ■ ■■■.
Ces ministres et ces prince&^'hibn aimable
ami, ne gouvernaient point par eux-mêmes; les
plus habiles avaient sous eux des esprits ambi-
tieux qui les conduisaient à leurs fins sans qu'ils
le sussent, ; iro»,. te, >n i jnrj o?
.. ^ ,, '■*'■': ■■^'^'''^^'téitiia-mj'^ -
Je vous en nommeraf, plj^urs qui ont gou-
verné par eux-mêmes.
ni
AICHEUEU.
Hél qui vous a dit que ceux que vous me
nommeriez n'avaient pas dans le cœur une am-
bition secrète qu'ils cachaient aux peuples ? Les
grandes affaires, l'autorité, élèvent les âmes les
plus faibles , et fécondent ce germe d'ambition
que tous les hommes apportent au monde avec
la vie. Vous, qui vous êtes montré si ami de la
modération dans vos écrits , ne vouliez-vous pas
vous insinuer dans les esprits, faire prévaloir
vos maximes ? n'étiez-vous pas fâché qu'on les
négligeât ? . ,
FÉNÉLON.
Il est vrai que j'étais zélé pour mes maximes ;
mais parce que je les croyais justes, et non parce
qu'elles étaient miennes.
BICHELIBU.
Il est aisé, mon cher ami, de se faire illusion
là-dessus. Si vous aviez eu un esprit faible, vous
auriez laissé le soin à tout autre de redresser le
genre humain : mais parce que vous étiez né
avec de la vertu et de l'activité, vous vouliez
assujettir les hommes à votre génie particulier.
Croyez-moi, c'est là de l'ambition.
FÉNÉLON.
Cela peut bien être. Mais cette ambition qui
va en tout au bien des peuples , est bien diffé-
rente de celle qui rapporte tout à soi et que j'ai
combattue.
BICHELIBU. r* !. • ,
Ai-je prétendu le contraire , mon aimable ami ?
L'ambition est l'âme du monde;, mais il faut
qu'elle soit accompagnée de vertus , d'humanité ,
de prudence et de grandes vues, pour feire le
DIAlLOctlÈsf"
m
bonheur des peuples el assurer la gloire de ceux
qui gouvernent.
DIALOGUE XV.
BRUTUS ET UN JEUNE ROMAIN, n
LE JEUNE HOMME.
-. i
Ombre illustre, daignez m'aimer. Vous avez
été mon modèle tant que j'ai vécu ; j'étais am-
bitieux comme vous, je m'efforçais de suivre
vos autres vertus. La fortune m'a été contraire ;
j'ai trompé sa haine ; je me suis dérobé à sa ri-
gueur en me tuant.
BKlîTUS."
Vous avez pris ce parti-là bien jeune, mon
ami. Ne vous restait-il plus de ressources dans
le monde?
LE JEUNE HOMME* . ,- .,
J'ai cru qu'il ne m'en restait d'autre que le
hasard, et je n'ai pas daigné l'attendre.
BRUTUS. .
A. quel titre demandiez-vous de la fortune?
Étiez-vous né d'un sang illustre? .^f^:^-
LE JEUNE HOMME.
J'étais né dans l'obscurité ; je voulaiis m'enno-
blir par la vertu et par la glmre.
BRUTUS.
#
Quels moyens aviez-vous choisis pour vous
élever? car, sans doute, vous n'aviez pas un
désir vague de faire fortune sans vous attacher
à un objet particulier?
LE JEUNE HOMME.
' ^ Je croyais pouvoir espérer de m'avancer par
mon esprit et par mon courage ; je me sentais
l'âme élevée.
BBUTUS.
Vous cultiviez avec cela quelque talent ? car
vous n'ignoriez pas qu'on ne s'avance point par
la magnanimité , loi-squ'on n'est piis à portée de
la développer dans les. grandes affaii'es.
LE JEUNE HOMME.
Je connaissais un peu le cœur humain ; j'ai-
ïùim l'intirigiie; j'espérais de me rendre maître
de l'esprit des autres. Par la on peut aller à
Oui, lorsqu'on est avancé dans la carrière et
connu des grands. Mais qu'aviez-vous fait pour
vouii mettre en passe et vous faire connaître ?
Vous distinguiez-vous à la guej^jTB ? ^
I LE JEUNE HOM^.^ ^^*^« ^^"^^'«'^
Je me présentais froidement à tous les dan-
gers, et je remplissais mes devoirs ; mais j'avais
peu de goût pour les détails de mon métier. Je
croyais que j'aurais bien fait dans les grands
emplois; mais je négligeais de me faire une ré-
putation dans les petits.
BKDIEOS^
Et vous flattiez-vous qu'on devinerait ce ta-
lent que vous aviez pour les grandes choses , si
vous ne l'annonciez dans les petites? , »
..i:i^'--A;'-^j'Zr IX, JEUNE HOMME, a' j!r £08 ailo^.» '
Je ne m'en flattais que trop , ombre illustre ;
car je n'avais nulle expérience de la vie, et on
ne m'avait point instruit du monde. Je n'avais
pas été élevé pour la fortune.
BBUTUS.
Aviez- vous du moins cultivé votre esprit pour
l'éloquence? .> .....o
LE JEUNE HOMME.
Je la cultivais autant que les occupations de
la guerre le pouvaient permettre; j'aimais les
lettres et la poésie ; mais tout cela était inutile
sous l'empire de Tibère, qui n'aimait que la po-
litique, et qui méprisait les arts dans sa vieillesse.
L'éloquence ne menait plus à Rome aux digni-
tés : c'était un talent inutile pour la fortune, et
qu'on n'avait pas même occasioii de Bçiettrp eu
pratique. ^'^ ' '' *
BRUTUS.
Vous deviez donc vous attacher aux choses
qui pouvaient vous rendre agréable à votre maî-
tre , et utile à votre patrie dans l'état où cUe se
trouvait alors. .
LE JEUNE HOMME.
J'ai reconnu la vérité de ce que vous dites;
mais je l'ai connue trop tard, et je me suis tué
moi-même pour me punir de mes fautes.
BRUTUS.
Vos fauks ne sont pas inexc»9îvW«, mon «nu*.
6^0,
V(Çjys n'aviez pas pris les vrais chemins de la
foriiune; mais vous pouviez réussir par d'autres
moyens, puisque mille gens se sont avancés sans
mérite et sans industrie estimable. Vous vous
condamnez trop sévèrement : vous êtes comme
la plupart des hommes, qui ne JMgçn$ gu^re.iie
leur conduite que par le succès.^»,^ ^.^[ ^fj^^n -nj.x^
LE JE^NE HOMME.
Il m'est très-doux, grande ombre, que vous
m'excusiez. Je n'ai jamais osé ouvrir mon cœur
à personne tant que j'ai vécu : vous êtes le pre-
mier à qui j'ai avoué mon ambition , et qui m'a-
vez pardonné ma mauvaise fortune.
VAUVEIMAKCtlttS.
BBUTDSV
Héiàsl si je vous avais coiïhu dans le monde,
j'aurais tâché de vous consoler dans vos disgrâ-
ces. Je vois que vous ne manquiez ni de vertu ,
ni d'esprit , ni de courage. Vous auriez fait votre
fortune dans un meilleur temps, car vous avez
l'âme romaine. „ „, ^^r,- ( *
XE JEUNE HOMMBH**'^ ^^'' *? ""
*^ Si cela est ainsi, mon cher Brutus, je ne dois
point regretter mon malheur. La fortune est
partiale et injuste ; ce n'est pas un grand mal de
la manquer, lorsqu'on peut se répondre qu'on
l'a méritée; mais quand on la possède indigne-
ment et à titre injuste , c'est peu de chose. Elle
ne sert qu'à faire de plus grandes fautes et à
augmenter tous les vices.
J;/^^^' DIALOGUE XVI.
V- >i: ; : CATILINA ET SENECION.
- SENECION".
Avouez , Catilina , que vous vous ennuyez ici
étrangement. Vous n'avez plus personne ni à
persuader, ni à tromper, ni à corrompre. L'art
que vous possédiez de gagner les hommes , de
vous proportionner à eux , de les flatter par l'es-
pérance, de les tenir dans vos intérêts, ou par
les plaisirs , ou par l'ambition , ou par la crainte,
cet art vous est ici tout à fait inutile.
CATILINA^
Il est vrai que je mène ici une vie à peu près
oisive et aussi languissante que celle que vous
avez menée vous-même dans le monde et à la
cour de Néron.
'.FaYWi^deNéïOiî. B,
;t. H aaifv
SENECION.
Moi 1 je n'ai pas mené une vie languissante :
j'étais favori de mon maître; j'étais de tous ses
amusements et de tous ses plaisirs ; les ministres
avaient de grands égards pour moi , et les cour-
tisans me portaient envie.
CATILINA.
Saviez-vous faire usage de votre faveur? pro-
tégiez-vous les hommes de mérite? vous en ser- <
Ticr frB^ m >f îTi WNECION.
Des gens de mérite? je n'en connaissais point.
Il y avait quelques hommes obscurs à Rome qui
se piquaient de vertu ; mais c'étaient des imbéci-^
les que l'on ne voyait point en bonne compa- '
gnie , et qui n'étaient bons à rien.
CATILINA.
Mais il y avait aussi des gens d'esprit; et sans
doute vous
Oui, il y avait à la cour quelques jeunes gens
qui avaient de l'imagination, qui étaient plai-
sants , singuliers et de très-bonne compagnie. Je
passais ma vie avec eux.
CATILINA.
Quoi ! il n'y avait de gens d'esprit que dans ce
petit cercle d'hommes qui composaient la cour
de l'empereur ?
SENECION. •
Je connaissais aussi quelques pédants, des
poètes, des philosophes, des gens à talent en
tout genre; mais je tenais ces espèces dans la
subordination. Je m'en amusais quelquefois, et
les congédiais ensuite sans me familiariser avec
eux. ^.^ny^^^îh'^m
CATILINA.
On m'avait dit que vous-même faisiez des
vers ; que vous déclamiez ; que vous vous piquiez
d'être philosophe.
SENECION.
Je m'amusais de tous ces talents qui étaient
en moi; mais je m'appliquais à des choses plus
utiles et plus raisonnables.
CATILINA. ^,. ^ ttd^fOOi
Et quelles étaient donc ces choses plus rais<>feM*^'
nables? ■ -"^^
DIALOGOES.'^f^
SENECION.
Hol VOUS en voulez trop savoir. Voudriez-
vous que j'eusse passé ma vie sur des livres et
dans mon cabinet, comme ces misérables qui
n'avaient d'autre ressource que leur talent? Je
vous avoue que ces gens-là avaient bien peu
d'esprit. Je les recevais chez moi pour leur ap-
prendre que j'avais plus d'esprit qu'eux; je leur
faisais sentir à tout moment qu'ils n'étaient que
des imbéciles ; je les accablais quelquefois d'a-
mitiés et d'honnêtetés; je croyais qu'ils comp-
taient sur moi. Mais le lendemain je ne leur par-
lais plus; je ne faisais pas semblant de les voir:
ils s'en allaient désespérés contre moi. Mais je
me moquais de leur colère, et je savais qu'ils se-
raient trop heureux que je leur accordasse en-
core ma protection, ^.f ;tj^ .;,
CATILINA.
Ainsi vous, vous réserviez de vous attacher
d'autres hommes plus propres à servir vos des-
seins. Car, apparemment, vous ne comptiez pas
sur le cœur de ceux que vous traitiez si mal.
SENECION.
Moi î j'avais la faveur de mon maître, je n'a-
vais besoin de personne. Je n'aurais pas manqué
de créatures si j'avais voulu : les hommes se je-
taient en foule au-devant de moi; mais je me
contentais de ménager les grands et ceux qui
approchaient l'empereur. J'étais inexorable pour
les autres, qui me recherchaient parce que je
pouvais leur être utile , et qu'eux-mêmes n'étaient
bons à rien.
CATILINA.
Et que seriez-vous devenu si Néron eût cessé
de vous aimer? Ces grands qui étaient tous ja-
loux de votre fortune vous auraient-ils soutenu
dans vos disgrâces? Qui vous aurait regretté?
qui vous eût plaint? qui aurait pris votre parti
contre le peuple, animé contre vous par votre
orgueil et votre mollesse ?
SENECION. ■■■ '" ' ■■^''^"-
Mon ami , quand on perd la faveur du prince,
on perd toujours tout avec elle.
■■j<JÙ if'*^M*rn
CATILINA.
On ne perd point le génie et le courage, lors-
qu'on en a véritablement ; on ne perd point l'a-
mour des misérables , qui sont toujours en très-
grand nombre ; on conserve l'estime des gens de
mérite. Le malfeeùr même aiiginénte quèïqiîefeis
la réputation des grands hommes; leur chute
entraîne nécessairement celle d'une infinité de
gens de mérite qui leur étaient attachés. Ceux-ci
ont intérêt de les relever, de les défendre daiis^
le public , et se sacrifient quelquefois de très-tlôn *
cœur pour les servir. ^^ ' r3iîK
■'^/'SiNECION. ^^•■
Ce que vous dites est peut-être vrai dans uûe
république ; mais, sous un roi , je vous dis qu'jon
dépend uniquement de sa volonté. '^ ymiodisq n
Vous avez servi sous un mauvais prince qui
n'était environnné que de flatteurs et d'esprits
bas et mercenaires. Si vous aviez vécu sous un
meilleur règne , vous auriez vu qu'on dépen-
dait, à la vérité, de la volonté du prince, mais
que la volonté d'un prince éclairé revenait aisé-
ment vers ceux qui se mettaient en état de le
bien servir , qui avaient pour eux la voix publi-
que, et des caractères qui rappelaient à l'esprit
du maître leurs talents dans les circonstances
favorables. ,. , , , -.
SENECION. . _ . ^^^ ;;^ *.H^..,-!
Je n'ai point éprouvé ce que vous dites, et
j'ai mené une vie assez heureuse sans suivre vos
maximes.
CATILINA.
Vous appelez une vie heureuse celle que vous*
avez passée tout entière avec un prince qui avait
une folie barbare , qui consumait les jours et les
nuits dans de longs et fastidieux repas ; une vie
qui n'a été occupée qu'à assister au lever et au
dîner de votre maître, à posséder quelques fem-
mes que vous méprisiez, à vous parer, à vous
faire voir , à recevoir les respects d'une cour qui
vous méprisait , où vous n'aviez aucun vrai ami ,
SENECION.
Ne dirait-on pas , à vous entendre , que votre
vie a été plus agréable et plus glorieuse ?
CATILINA.
Ce n'est pas à moi à vous dire qu'elle a été glo-
rieuse; mais je puis au moins vous répondre
qu'elle a été plus agréable que la vôtre : j'ai joui
des mêmes plaisirs que vous, mais je ne m'y suis
pas borné ; je les ai fait servir à des desseins sé-
rieux et à une fin plus flatteuse. J^ai aimé et es-
6SÔ
VAtîfii^Xk^tîfes.
timé les h0mni^îâéî)dhViè1W,'pi«îe q«e j'étais
capable de discerner le mérite, et que j'avais un
cœur sensible. Je me suis attaché tous les misé-
rables, sans cesser de vivre avec les grands. Je
tenais à tous les états par mon génie yaste et
conciliant; le peuple m'aimait; je savais me fa-
miliariser avec les hommes sans m'avilir; je me
relâchais sur les avantages de ma naissance,
content de primer par mon génie et par mon
courage. Les grands ne négligent souvent les
hommes de mérite que parce qu'ils sentent bien
qu'ils ne peuvent les dominer par leur esprit.
Pour moi , je me livrais tout entier aux plus cou-
rageux et aux habiles , parce que je n'en crai-
gnais aucun : je me proportionnais aux autres;
je gagnais le cœur de ceux qui , par leurs prin-
cipes, n'estimaient point mes sentiments; mon
parti m'adorait ; j'aurais assujetti la république
si j'avais pu éviter certaines fautes. Pour vous,
sans la scélératesse et la folie de votre maître,
vous n'auriez jamais été qu'un homme obscur et
accablé de ses propres vices. Adieu \ "
>b iSim jr- DIALOGUE rvlL ^^l-^o ♦ -^
ub .-"1^ - -■ -■■ ' '■^ —
RENAUD ET JAïlER , conjurés.
Eh bîënl mon cher Renaud, es-tu désabusé
de l'ambition etde la fortune?
KENAUD.
Mon ami, j*ai péri en homme de courage,
dans une entreprise qui éternisera mon nom et
l'injustice de mes destinées : je ne regrette point
ce que j'ai fait.
I Tacite parle de ce SenecioD , dont le prénom était Tullius
C'était un chevalier romain dont Néron avait fait le confident
des secrets qu'il voulait cacher à sa mère Agrippine. Tullius
S«iecion devint un des fiivoris du tyran, le complice de ses
cïiine» et le compagnon de ses débauches. Il fut enveloppé
dans la fameuse conspiration où périrent Épicharis, Sénèque
et Lucain : on dit qu'il mourut avec plus de courage qu'on
n'avait lieu de l'attendre d'un homme livré aux plaisirs.
Je trouve que l'auteur de ces dialogues excuse avec trop de
complaisance lès cïimes de l'ambition. Le portrait que Sal-
luste fait de Catilina ne s'accorde point avec l'idée qu'on en
donne dans ce dialogue. « Il avait, dit l'historien romain, l'âme
forte, le corps robuste, mais l'esprit méchant et l'âme dé-
pravée. Jeune encore, il aimait les troubles, les séditions et
les guerres civiles. Il se plaisait au meurtre et au pillage, et
ses premières années furent un apprentissage de scélératesse.
Il supportait avec une fermeté incroyable la faim , le froid et
les veilles. Audacieux, habile dans l'art de séduire et de fein-
dre, avide du bien d'autrui, prodigue du sien, violent dans
ses passions, assez éloquent, maLs dénué de raison, il n'eut
que de vastes desseins et né se porta qu'à des choses extrêmes,
presque impossibles, au-dessus de l'ambiUon et de la fortune
cl nn simple citoyen. » Salluste, Bel. Catil. cap. V. S.
i> m *!iRT'
Mais tu avais pris un mauvais chemin pour
faire ta fortune : mille gens sont parvenus, bmis
péril et sans peine , p!ns haut que toi. J'ai conmi
un homme sans nom , qui avait amassé des ri-
chesses immenses par led^it d'im nouvel o«fat
pour les denfte.
J'ai connu, comnte toi, <*es hommes que te
hasard ou une scrvile industrie ont avancés :
mais je n'étais pas ne pour m'élever par <?es
moyens; je n'ai jamais porté envie à ces misé-
rables.
JAFIER.
Et pourquoi avais-tu de l'ambition, si tu mé-
prisais l'injustice de la fortune?
BENAUD.
Parce que j'avais l'éme haute , et que j'aimais
à lutter contre mon mauvais destin : le combat
nie plaisait sans la victoire. -** '^^'4m*< a
JAFIER.
11 est vrai que la fortune f avait fait naître
hors de ta place.
RENAUD.
Et la nature, mou cher Jafier , m'y appelait et
se révoltait.
JAFIER.
Ne pouvais-tu vivre tranquillement sans auto-
rité et sans gloire ?
RENAUD.
J'aimais mieux la mort qu'une vie oisive; je
savais bien vivre saas gloire, mais non sans ac-
tivité et sans intrigue.
JAFIER.
Avoue cependant que tu te conduisais avec
imprudence. Tu portais trop haut tes projets.
Ignorais-tu qu'un gentilliomme français comme
toi, qui avait peu de bien, qui n'était recom-
mandable ni par son nom , ni par ses alliances,
ni par sa fortune, devait renoncer à ces grands
desseins?
RENAUD.
Ami , ce fut cette pensée qui me fit quitter ma
patrie, après avoir tenté tout ce qui dépendait
de moi pour m'y élever. J'errais en divers paysj
je vins à Venise, et tu sais le reste.
Oui , je sais que tu fus sur le point d'élever ta
fortune sur les débris de cette puissante répu-
blique; mais quand tu aurais réussi, tu n'aurais
jamais eu la principale gloire ni le fruit de cette
entreprise , qui était conduite par des hommes
plus puissants que toi.
DIALOGUES. 623
..;: - , ui/p ... DIALOGUE XYWbn a A ê^û .m»;
BENAtID.
mci'i-
C'est le sort des hommes de génie qui n'ont
que du génie et du courage. Ils ne sont que les
instruments des grands qui les emploient; ils ne
recueillent jamais ni la gloire ni le fruît princi-
pal des entreprises qu'ils ont conduites, et que
l'on doit à leur prudence; mais le témoignage
de leur conscience leur est bien doux. Ils sont
considérés , du moins , des grands qu'ils servent ;
ils les maîtrisent quelquefois dans leur conduite;
et enfin quelques-uns parviennent , s'élèvent au-
dessus de leurs protecteurs, et emportent au
tombeau l'estime des peuples. ^ ^^i^4< jk îu. u
JAFIEB,
Ce sont ces sentiments qui t'ont ^conduit sur
l'échafaud. * , ^
BENAUD.
Crois-tu que j'aie regretté la vie? Un homme
qui craint la mort n'est pas même digne de
vivre'.
* Ce dialogue «st une simple esquisse. Bien n'y est ap-
profondi; et cependant l'auteur aurait pu y faire entrer de
beaux tableaux et de beaux développements. L'histoire de la
conjuration de Venise, par l'abbé de Saint-Réal, lui aurait
fourni les matériaux nécessaires. Il y avait quelque chose de
sombre et de mystérieux dans le gouvernement de Venise qui
attache l'imagination et qui a répandu du charme et de l'in-
térêt sur les ouvrages où il en a été question. Au reste , il est
à peu près évident que tous les détails de cette fameuse cons-
piration sont sortis de l'imagination de l'abbé de Saint-Réal,
qui écrivait l'histoire à peu près comme Varillas son modèle ,
sans se mettre en peine de la vérité des faits et de l'exactitude
des détails.
J'ai crum'apercevoir , en lisant avec attention ces dialogues
de Vauvenargues, qu'il y avait dans son âme des semences
d'ambition. On sait qu'il fit quelques démarches infructueu-
ses pour entrer dans la carrière diplomatique; mais il fallait,
pour réussir de son temps , un esprit d'intrigue et de servilité
incompatible avec son caractère naturellenM^nt noble et porté
aux grandes choses et aux grandes pensées. Il est malheureux
potir des âmes de cette trempe de naître dans un siècle d'é-
goKsme et de petitesse ; elles s'y trouvent contraintes , resser-
rées, et leur essor, sans cesse comprimé, les jette dans la mé-
lancolie et quelquefois même dans l'abattement. Je ne lis point
le dialogue entre Brutus et un jeune Bomain sans soupçonner
que l'auteur , en faisant parler ce dernier personnage , a voulu
peindre les dispositions de son esprit et quelques-uns des évé-
nements de sa Tie. Je ne suis pas de ceux qui condamnent
Oui, je le maintiens, mon cher philoso^ë;'S
pitié, l'amitié, la générosité , ne font que glisser
sur le cœur de l'homme ; pour l'équité, il n'y en
a aucun principe dans sa nature.
V(W*!
Quand il serait vrai que les sentiments d'hu-
manité ne seraient point durables dans le ^asS
de l'homme...:. ^' ''- ''' ^^^^ ''^ ^^''V -^^ ^
Cela ne peut être plus vrai ; ït tf y a <Ié du^
rable dans le cœur de l'homme que l'amour-
propre.i"- --'^^r- "- r.: -v- ;, , ...l •-•.^^ i;- ^.--.3
Eh bien I que concluez-vous de cette supposiij
DENIS.
Je conclus que j'ai eu raisMi de me défier de
tous les hommes, de rapporter tout à moi, de
n'aimer que moi.
PLATON.
Vous niez donc que les hommes soient obligés
à être justes?
DENIS.
■'■■ '<'
Pourquoi y seraient-ils obligés, puisque la
nature ne les a pas faits tels ?
, ■ l PLATON. ^-V"''
Parce que la nature les a faits raisonnables,
et que si elle ne leur a pas accordé l'équité, elle
leur a donné la raison pour la leur faire con-
naître et pratiquer; car vous ne niez pas, du
moins, que la raison ne montre la nécessité de
la justice?
DENIS.
La raison veut que les habiles et les forts
gouvernent , et qu'ils fassent observer aux au-
tres hommes l'équité ; voilà ce que je vous ac-
corde.
l'ambition d'une manière absolue; J'en juge par les effet*
qu'elle produit. Si elle est utile aux hommes , si elle est ac-
compagnée de la vertu , je la considère comme un des plus
nobles mouvements de Tâme ; si elle ne recherche le crédit et
l'autorité que pour satisfaire d'autres passions viles , tollei
que l'avarice , la haine , la cruauté , je la déleste et la méprisfl
au sein même de son opulence et de son pouvoir. S.
(;-24
VAllVENARGUES.
PLATON.
C'est-à-dire que vous, qui étiez plus fort et
plus habile que vos sujets , vous n'étiez pas obligé
envers eux à être juste. Mais vous avez trouvé
des hommes encore plus heureux et plus habiles
que vous; ils vous ont chassé de la place que
vous aviez usurpée. Après avoir éprouvé si du-
rement les inconvénients de la violence, devriez-
vous persister dans votre erreur? Mais puisque
votre expérience n'a pu vous instruire, je le ten-
terais vainement. Adieu; je ne veux point in-
fecter mon esprit du poison dangereux de vos
maximes.
DENIS.
Et moi, je veux toujours haïr les vôtres : la
vertu me condamne avec trop de rigueur pour
que je puisse jamais la souffrir.
REFLEXIONS
SUR DIVERS SUJETS.
I.
Sur Vhistoire des hommes illustres.
Les histoires des hommes illustres trompent
la jeunesse. On y présente toujours le mérite
comme respectable, on y plaint les disgrâces qui
l'accompagnent , et on y parle avec mépris de
l'injustice du monde à l'égard de la vertu et des
talents. Ainsi, quoiqu'on y fasse voir les hom-
mes de génie presque toujours malheureux , on
peint cependant leur génie et leur condition avec
de si riches couleurs, qu'ils paraissent dignes
d envie dans leurs malheurs mêmes. Cela vient
de ce que les historiens confondent leurs intérêts
avec ceux des hommes illustres dont ils parlent.
Marchant dans les mêmes sentiers , et aspirant
à peu près à la même gloire , ils relèvent autant
qu'ils peuvent l'éclat des talents ; on ne s'aper-
çoit pas qu'ils plaident leur propre cause, et
comme on n'entend que leur voix , on se laisse
aisément séduire à la justice de leur cause, et
on se persuade aisément que le parti le meilleur
est aussi le plus appuyé des honnêtes gens. L'ex-
périence détrompe là-dessus. Pour peu qu'on ait
vu le monde, on découvre bientôt soii iQjustice
naturelle envers le mérite , l'envie des homme»
médiocres, qui traverse jusqu'à la mort les hom-
mes excellents, et enfin l'orgueil des hommes
élevés par la fortune , qui ne se relâche jamais
en faveur de ceux qui n'ont que du mérite. Si
on savait cela de meilleure heure , on travaille- }
rait avec moins d'ardeur à la vertu ; et quoique ■
la présomption de la jeunesse surmonte tout, je
doute qu'il entrât autant de jeunes gens dans la
carrière.
n.
&ur la morale et la physique.
C'est un reproche ordinaire de la part des
physiciens à ceux qui écrivent des mœurs , que
la morale n'a aucune certitude comme les ma-
thématiques et les expériences physiques. Mais
je crois qu'on pourrait dire, au contraire, que
l'avantage de la morale est d'être fondée sur peu
de principes très-solides , et qui sont à la portée
de l'esprit des hommes ; que c'est de toutes les
sciences la plus connue, et celle qui a été portée
plus près de sa perfection : car il y a peu de
vérités morales un peu importantes qui n'aient
été écrites ; et ce qui manque à cette science ,
c'est de réunir toutes ces vérités et de les séparei
de quelques erreurs qu'on y a mêlées; mais c'est
un défaut de l'esprit humain plus que de cette
science , car les hommes ne sont guère capable?
de concevoir aucun sujet tout entier et d'en voir
les divers rapports et les différentes faces. L'a-
vantage de la morale est donc d'être plus con-
nue que les autres sciences ; de là on peut con-
clure qu'elle est plus bornée , ou qu'elle est plus
naturelle aux hommes , ou l'un et l'autre à la
fois : car on ne peut nier, je crois, qu'elle est
plus naturelle aux hommes; et on est assez
obligé de convenir , en même temps, que se ren-
fermant tout entière dans un sujet si borné que
le genre humain , elle a moins d'étendue que la
physique , qui embrasse toute la nature. Ainsi
l'avantage de la morale sur la physique est de
pouvoir être mieux connue et mieux possédée,
et l'avantage de la physique sur la morale est
d'être plus vaste et plus étendue La morale se
glorifie d'être plus sûre et plus praticable ; et la
physique, au contraire, de passer les bornes de
l'esprit humain , de s'étendre au delà de toutes
ses conceptions, d'étonner et de confondre l'ima-
gination par ce qu'elle lui fait apercevoir de la
nature... Voilà du moins ce qui me paraît de
ces deux sciences. Je trouve la morale plus
utile, parce que nos connaissances ne sont guère
profitables qu'autant qu'elles approchent de la
REFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS.
G2r>
perfection ; mais elle jne paraît aussi un peu
bornée ; au lieu que le stîul aspect des éléments
de la physique accable mon imagination Je
me sens frapper d'une vive curiosité à la vue de
toutes les merveilles de l'univers, mais je suis
dégoûté aussitôt du peu que l'on en peut con-
naître, et il me semble qu'une science si élevée
au-dessus de notre raison n'est pas trop faite
pour nous.
Cependant ce qu'on a pu en découvrir n'a pas
laissé que de répandre de grandes lumières sur
toutes les choses humaines : d'où je conclus qu'il
est bon que beaucoup d'hommes s'appliquent à
cette science et la portent jusqu'au degré où elle
peut être portée, sans se décourager par la len-
teur de leurs progrès et par l'imperfection de
leurs connaissances.... Il faut avouer que c'est
un grand spectacle que celui de l'univers : de
quelque côté qu'on porte sa vue, on ne trouve
jamais de terme. L'esprit n'arrive jamais ni à la
dernière petitesse des objets, ni à l'immensité
du tout ; les plus petites choses tiennent à l'in-
fini ou à l'indéfini. L'extrême petitesse et l'ex-
trême grandeur échappent également à notre
imagination; elle n'a plus de prise sur aucun
objet dès qu'elle veut les approfondir. Nous
apercevons , dit Pascal, quelque apparence du
milieu des choses, dans un désespoir éternel
d'en connaître ni le principe ni la fin, etc. '
La physique est incertaine à l'égard des prin-
cipes du mouvement, à l'égard du vide ou du
plein , de l'essence des corps , etc. Elle n'est cer-
taine que dans les dimensions, les distances, les
proportions et les calculs qu'elle emprunte de la.
géométrie.
M. Newton, au moyen d'une seule cause
occulte , explique tous les phénomènes de la na-
ture ; et les anciens , en admettant plusieurs cau-
ses occultes, n'expliquaient pas la moindre par-
tie de ces phénomènes. La cause occulte de
M. Newton est celle qui produit la pesanteur et
l'attraction mutuelle des corps ; mais il n'est pas
impossible peut-être que cette pesanteur et cette
attraction ne soient à elles-mêmes leur propre
cause : car il n'est pas nécessaire qu'une qualité
cpie nous apercevons dans un sujet y soit pro-
duite par une cause ; elle peut exister par elle-
même.
On ne demande pas pourquoi la matière est
étendue : c'est là sa manière d'exister ; elle ne
peut être autrement. Ne se peut-il pas faire quo
' Voyez les Fentécs de Pascal, V parf. art. IV, pensée I
la pesanteur lui soit aussi essentielle que l'éten-
due ? Pourquoi non ?
Il n'est aucune portion de matière qui ne soit
étendue : l'étendue est donc essentielle à la ma-
tière. Mais s'il n'y a aucune portion de matière
qui ne soit pesante , ne faudrait-il pas ajouter la
pesanteur à l'essence de la matière ?
Si le mouvement n'est autre chose que la pe-
santeur des corps , nous voilà bien avancés dans
le secret de la nature !
Toutes nos démonstrations ne tendent qu'à
nous faire connaître les choses avec la même évi-
dence que nous les connaissons par sentiment.
Connaître par sentiment est donc le plus haut
degré de connaissance; il ne faut donc pas de-
mander une raison de ce que nous connaissons
par sentiment.
III.
Sur Fontenellc.
M, de Fontenelle mérite d'être regardé par la
postérité comme un des plus grands philosophes
de la terre. Son Histoire des oracles, son petit
ti'aité de V Origine des fables, une grande partie
de ses Dialogues, sa Pluralité des mondes, sont
des ouvrages qui ne devraient jamais périr, quoi-
que le style en soit froid et peu naturel en beau-
coup d'endroits. On ne peut refuser à l'auteur de
ces ouvrages d'avoir donné de nouvelles lumières
au genre humain. Personne n'a mieux fait sen-
tir que lui cet amour immense que les hommes
ont pour le merveilleux, cette pente extrême qu'ils
ont à respecter les vieilles traditions et l'autorité
des anciens. C'est à lui, en grande partie, qu'on
doit cet esprit philosophique qui fait mépriser les
déclamations et les autorités, pour discuter le
vrai avec exactitude. Le désir qu'il a eu dans
tous ses écrits de rabaisser l'antiquité Ta conduit
à en découvrir tous les faux raisonnements, tout
le fabuleux, les déguisements des histoires an-
ciennes et la vanité de leur philosophie. Ainsi la
querelle des anciens et des modernes , qui n'était
pas fort importante en elle-même, a produit des
dissertations sur les traditions et sur les fables de
l'antiquité , qui ont découvert le caractère de l'es-
prit des hommes, détruit les superstitions et
agrandi les vues de la morale. M. de Fontenelle
a excellé encore à peindre la faiblesse et la vanité
de l'esprit humain : c'est dans cette partie , et dans
les vues qu'il a eues sur l'histoire ancienne et sur
la superstition, qu'il me paraît véritablement ori-
ginal. Son esprit fin et profond ne l'a trompé quo
40
G26
VAUVENARGUES.
dans les ciioses de sentiment; partout ailleurs il
est admirable.
IV.
Sur rode.
Je ne sais point si Rousseau a surpassé Horace
et Pindare dans ses odes ; s'il les a surpassés , je
conclus que l'ode est un mauvais genre , ou du
moins un genre qui n'a pas encore atteint à beau-
coup près sa perfection. L'idée que j'ai de l'ode
est que c'est une espèce de délire, un transport de
l'imagination. Mais ce transport et ce délire , s'ils
étaient vrais et non pas feints, devraient remplir
les odes de sentiment ; car il n'arrive jamais que
l'imagination soit véritablement échauffée sans
passionner l'âme : or je ne crains pas qu'on puisse
dire que nos odes soient fort passionnées. Ce défaut
de passion est d'autant plus considérable dans ces
petits poèmes, que la plupart sont vides dépensées;
et il me semble que tout ouvrage qui est vide de
pensées doit être rempli de sentiment. Rien n'est
plus froid que de très-beaux vers où l'on ne trouve
que de l'harmonie et des images sans chaleur et
sans enthousiasme.
Mais ce qui fait que Rousseau est si admiré
malgré ce défaut de passion , c'est que la plupart
des poètes qui ont essayé de faire des odes , n'ayant
pas plus de chaleur que lui , n'ont pu même at-
teindre à son élégance , à son harmonie , à sa sim-
plicité et à la richesse de sa poésie. Ainsi il est
admiré non-seulement pour les beautés réelles de
ses ouvrages , mais aussi pour les défauts de ses
imitateurs. Les hommes sont faits de manière
qu'ils ne jugent guère que par comparaison ; et
jusqu'à ce qu'un genre ait atteint sa véritable
perfection , ils ne s'aperçoivent point de ce qui lui
manque ; ils ne s'aperçoivent pas même qu'ils ont
pi'is une mauvaise route, et qu'ils ont manqué le
génie d'un certain genre , tant que le vrai génie et
la vraie route leur sont inconnus. C'est ce qui a
lait que tous les mauvais auteurs qui ont primé
<4âns hxxr siècle ont passé incontestablement pour
de grands hommes , personne n'osant contester à
ceux qui faisaient mieux que les autres qu'ils
fusseat dans le bon chemin.
V.
Sur Montaigne et Pascal.
Montaigne pensait naturellement et hardiment;
il joignait à une imagination inépuisable un es-
prit invinciblement tourné à réfléchir. On admire
dans ses écrits ce caractère original qui manque
rarement aux ômes vraies; on y retrouve partout
ce génie qu'on ne peut d'ailleurs refuser aux
hommes qui sont supérieurs à leur siècle. Mon-
taigne a été un prodige dans des temps barbares:
cependant on n'oserait dire qu'il ait évité tous les
défauts de ses contemporains ; il en avait lui-même
de considérables qui lui étaient propres , qu'il a
défendus avec esprit , mais qu'il n'a pu justifier,
parce qu'on ne justifie point de vrais défauts. H
ne savait ni lier ses pensées, ni donner de justes
bornes à ses discours , ni rapprocher utilement les
vérités, ni en conclure. Admirable dans les dé-
tails , incapable de former un tout ; savant à dé-
truire, faible à établir; prolixe dans ses citations,
dans ses raisonnements , dans ses exemples ; fon-
dant sur des faits vagues et incertains des juge-
ments hasardeux; affaiblissant quelquefois de
fortes preuves par de vaines et inutiles conjec-
tures ; se penchant souvent du côté de l'erreur
pour contre-peser l'opinion ; combattant par un
doute trop universel la certitude; parlant trop
de soi, quoi qu'on dise, comme il parlait trop
d'autre chose ; incapable de ces passions altières
et véhémentes qui sont presque les seules sources
du sublime; choquant, par son indifférence et son
indécision, les âmes impérieuses et décisives ; obs-
cur et fatigant en mille endroits, faute de mé-
thode ; en un mot, malgré tous les charmes de sa
naïveté et de ses images, très-faible orateur, parce
qu'il ignorait l'art nécessaire d'arranger un dis-
cours, de déterminer, de passionner et de conclure.
Pascal n'a surpassé Montaigne ni en naïveté,
ni en imagination. Il l'a surpassé en profondeur,
en finesse , en sublimité , en véhémence; il a porté
à sa perfection l'éloquence d'art que Montaigne
ignorait entièrement, et n'a point été égalé dans
cette vigueur de génie par laquelle on rappro-
che les objets et on résume un discours; mais
la chaleur et la vivacité de son esprit pouvaient
lui donner des erreurs dont le génie femie et
modéré de Montaigne n'était pas aussi suscep-
tible.
VI.
Sur la poésie et l'éloquence.
M. de Fontenelle dit formellement, en plu-
sieurs endroits de ses ouvrages, que l'éloquence
et la poésie sont peu de chose, etc.. Il me semble
qu'il n'est pas trop nécessaire de défendre l'élo-
quence. Qui devrait mieux savoir que M. de Fon-
tenelle, que la plupart des choses humaines, je
dis celles dont la nature a abandonné la conduite
RÉFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS
G27
aux hommes, ne se font que par la séduction?
C'est l'éloquetice qui non-seulement convainc les
hommes , mais qui les échauffe pour les choses
qu'elle leur a persuadées , et qui par conséquetit
se rend maîtresse de leur conduite. Si M. de fon-
tenèlle n'entendait par l'éloquence qu'une vaine
poïhpe de paroles , l'harmonie , le choix, les ima-
ges d'un discours, encore que toutes ces choses
contribuent beaucoup à la persuasion , il pourrait
cependant en faire peu d'estime, parce qu'elles
n'auraient pas grand pouvoir sur des esprits fins
et profonds comme le sien. Mais M. de Fonte^
nelle île peut ignorer que la grande éloquence ne
se borne point à l'imagination , et qu'elle embrasse
la profondeur du raisonnement^ qu'elle fait va-
loir, ou par un grand art et par une régulière
netteté, ou par une chaleur d'expression et de
génie qui entraîne les esprits les plus opiniâtres.
L'éloquence a encore cet avantage , qu'elle rend
les vérités populaires , qu'elle les fait sentir aux
moins habiles , et qu'elle se proportionne à tous
les esprits* Enfin , je crois qu'on peut dire qu'elle
est la marque certaine de la vigueur de l'esprit,
et l'instrument le plus puissant de la nature
humaine... A l'égard de la poésie, je ne crois pas
qu'elle soit fort distincte de l'éloquence. Un grand
poëte ' la nomme V éloquence harmonieuse : je me
fais honneur de penser comme lui. Je sais bien
qu'il peut y avoir dans la poésie de petits genres
qui ne demandent que quelque vivacité d'imagi-
nation et l'art des vers ; mais dira-t-on que la
physique est peu de chose parce qu'il y a des
parties de la physique qui ne sont pas d'une grande
étendue ou d'une grande utilité? La grande poésie
demande nécessairement une grande imagina-
tion, avec un génie fort et plein de feu. Or on
n'a point cette grande imagination et ce génie vi-
goureux , sans avoir en même temps de grandes
lumières et des passions ardentes qui éclairent
l'âme sur toutes les choses de sentiment, c'est-à-
dire, Sfur la plus grande partie des objets que
l'homme Connaît le mieux. Le génie qui fait les
poètes est le même qui donne la connaissance du
cœur de l'homme. Molière et Racine n'ont si bien
réussi à peindre le genre humain , que parce qu'ils
ont eu l'un et l'autre une grande imagination.
Tout homme qui ne saura pas peindre fidèlement
les passions^ la nature, ne méritera pas le nom
de grand poëte. Ce mérite si essentiel ne le dis-
pense pas d'avoir les autres : un grand poëté est
obligé d'avoir des idées justes , de conduire sagc-
' toiraîfé. B.
ment tous ses ouvrages, de former des plans ré-
guliers et de les exécuter avec vigueur. Qui né
sait qu'il est peut-être plus difficile de former un
bon plan pour un poëme que de faire un système
raisonnable sur quelque petit sujet philosophique?
Je sais bien qu'on m'objectera que Milton , Shîik-
speare et Virgile même n'ont pas brillé dans leurs
plans : cela prouve que leur talent peut subsister
sans une grande régularité ; mais il ne prouvé
point qu'il l'exclue. Combien peu avons -noiis
d'ouvrages de morale et de philosophie où il règne
un ordre irréprochable ! Est-il surprenant que la
poésie se soit si souvent écartée de cette sagesse
de conduite , pour chercher des situations et des
peintut'es pathétiques ; tandis que iiris ouvrages
de raisonnement , où on n'a recherché que la mé-
thode et la vérité , sont la plupart si peu vrais et
si peu méthodiques? C'est donc par la faiblesse
naturelle de l'esprit humain que quelques poètes
manquent de conduite, et non parce que le dé-
faut de conduite est propre à l'esprit poétique. Je
suis fâché qu'un esprit supérieur comme M. de
Fontenelle veuille bien appuyer de son autorité
les préjugés du peuple contre un art aimable , et
dont le génie est donné a si peu d'hommes. Tout
génie qui fait concevoir plus vivement les choses
humaines , comme on ne peut le refuser à la
poésie , doit porter partout plus de lumière. Je
sais que ce sont des lumières de sentiment, qui
ne serviraient peut-être pas toujours à bien dis-
cuter les objets ; mais n'y a-t-il point d'autre ma-
nière de connaître que par discussion? et peut-on
conclure quelque chose contre la justesse d'un
esprit qui ne sera pas propre à discuter? Qu'y a-
t-il après tout d'estimable dans l'humanité? Sera-
ce les connaissances physiques et l'esprit qui sert
à les acquérir ? Mais pourquoi donner cette pré-
férence à la physique? Pourquoi l'esprit qui sert
à Connaître l'esprit lui-même, ne sera-t-11 pas
aussi estimable que celui qui recherche les causes
naturelles avec tant de lenteur et d'incertitude ?
Le plus grand mérite des hommes est d'avoir la
faculté de connaître; et la connaissance la plus
parfaite et la plus utile qu'ils puissent acquérir
peut bien être celle d'eux-mêmes. Je supplie ceux
qui sont persuadés de ces vérités, de me pardon-
ner les preuves que j'en apporte ; elles ne peuvent
être regardées comme inutiles , puisque la plus
grande partie des hommes les ignorent , et que
le plus grand philosophe de ce siècle veut bien
favoriser cette ignorance.
Je sais bien que les grands poètes pourraient
employer leur esprit k cfuelcpTe chose de ff\\\i utilfl
-10.
t>28
VAIJVKNARGUES.
pour le genre liumain que la poésie. Je sais bien
que l'attrait invincible du génie les empêche en-
core d'ordinaire de s'appliquer à d'autres choses ;
mais n'ont-ils pas cela de commun avec ceux qui
cultivent les sciences ? Parmi un si grand nom-
bre de philosophes , combien peu s'en trouve-t-il
qui aient inventé des choses utiles à la société , et
dont l'esprit n'eût pu être mieux employé ailleurs,
s'il eût été capable pour d'autres choses de la
même application I Est-il nécessaire, d'ailleurs,
que tous les hommes s'appliquent à la politique,
à la morale et aux connaissances les plus utiles ?
N'est-il pas au contraire infiniment mieux que
les talents se partagent ? Par là tous les arts et
toutes les sciences fleurissent ensemble; de ce
concours et de cette diversité se forme la vraie
richesse des sociétés. Il n'est ni possible ni rai-
sonnable que tous les hommes travaillent pour
la même fin.
VIT.
V homme vertueux dépeint par son génie.
Quand je trouve dans un ouvrage une grande
imagination avec une grande sagesse , un juge-
ment net et profond, des passions très-hautes
mais vraies, nul effort pour paraître grand, une
extrême sincérité, beaucoup d'éloquence, et point
d'art que celui qui vient du génie ; alors je res-
pecte l'auteur , je l'estime autant que les sages ou
que les héros qu'il a peints. J'aime à croire que
celui qui a conçu de si grandes choses n'aurait
pas été incapable de les faire. La fortune qui l'a
réduit à les écrire me paraît injuste. Je m'in-
forme curieusement de tout le détail de sa vie;
s'il a fait des fautes, je les excuse, parce que je
sais qu'il est difficile à la nature de tenir tou-
jours le cœur des hommes au-dessus de leur
condition. Je le plains des pièges cruels qui se
sont trouvés sur sa route , et même des faiblesses
naturelles qu'il n'a pu surmonter par son courage.
Mais lorsque, malgré la fortune et malgré ses
propres défauts, j'apprends que son esprit a tou-
jours été occupé de grandes pensées, et dominé
par les passions les plus aimables , je remercie à
genoux la nature de ce qu'elle a fait des vertus
indépendantes du bonheur, et des lumières que
l'adversité n'a pu éteindre.
VIII.
Sur Molière.
Xfn des plus grands traits de la vie de Sylla
est d'avoir dit (|u'll voyait dans César, encore
enfant, plusieurs Marins, c'est-à-dire, un esprit
plus ambitieux et plus fatal à la liberté. Molière
n'est pas moins admirable d'avoir prévu, sur une
petite pièce de vers que lui montra Racine au
sortir du collège , que ce jeune homme serait le
plus grand poète de son siècle. On dit qu'il lui
donna cent louis pour l'encourager à entrepren-
dre une tragédie. Cette générosité de la part d'un
comédien qui n'était pas riche , me touche autant
que la magnanimité d'un conquérant qui donne
des villes et des royaumes. Il ne faut pas mesu-
rer les hommes par leurs actions, qui sont trop
dépendantes de leur fortune, mais par leurs
sentiments et leur génie.
IX,
Sur les mauvais écrivains.
Il y a, ce me semble, une chose qui domine
dans les écrivains sans génie : c'est l'envie d'a-
voir de l'esprit, et la fatigue que ce soin leur
coûte ; car il est naturel que ces ouvrages de la vo-
lonté portent l'empreinte de leur origine. On voit
un auteur qui travaille d'abord pour penser , et
qui, après avoir formé quelques idées, toujours
imparfaites, et bien plus subtiles que vraies,
s'efforce de persuader ce qu'il ne croit pas; de
faire sentir ce qu'il ne sent pas; d'enseigner ce
que lui-même ignore ; qui , pour développer ses
réflexions, dit des choses tout aussi faibles et
aussi obscures que ses pensés mêmes : car ce qu'on
conçoit vivement, on n'a pas besoin de le com-
menter ; mais ce qui est pensé sans justesse , on
l'exprime sans précision. L'esprit se peint dans
la parole, qui est son image; et les longueurs du
discours sont le sceau des esprits stériles et des
imaginations ténébreuses : aussi remarque-t-on
dans les ouvrages de ceux dont je parle bien du
remplissage et très-peu dépensées utiles. S'il fal-
lait en juger par leurs écrits , un livre n'est pas un
tableau où les yeux s'attachent d'eux-mêmes et
saisissent avidement les fortes images du vrai ;
ce n'est pas l'invention d'un homme qui par son
travail nous épargne à nous-mêmes la peine de
nous appliquer pour nous instruire : cela devrait
être ; il n'est pas. Un homme modeste est obligé
lui-même de se fatiguer pour trouver le mérite
d'un ouvrage où l'on n'a voulu quelquefois que
le divertir ; et comme il n'imagine pas qu'un gros
volume puisse ne contenir que peu de matière,
ou que ce qui a coûté visiblement tant de tra-
vail soit si dépourvu d'ajiréments, il croirait vo-
REFLEXIOINS SlJR DIVERS SUJETS.
G29
lontiers que c'est sa faute s'il n'est pas plus amusé
ou plus instruit. Je voudrais que ceux qui écri-
vent, poètes, orateurs, philosophes, auteurs en
tout genre, se demandassent du moins à eux-
mêmes : Les pensées que j'ai proposées, les sen-
timents que j'ai voulu inspirer, cette conviction,
cette lumière, cette évidence de la vérité, ces
passions que j'ai tâché de faire naître , étaient-
elles dans mon propre esprit? Je voudrais qu'ils
gravassent en gros caractère dans leur atelier :
Que l'auteur est pour le lecteur, mais que le lec-
teur n'est pas fait pour admirer l'auteur qui lui
est inutile.
Sur les philosophes modernes.
Le but des anciens philosophes était de porter
les hommes à la vertu. Le dessein caché des mo-
dernes est de nous en détourner, en nous insi-
nuant que nous en sommes incapables ; et moi ,
je leur dis que nous en sommes capables. Car,
quand je parle de la vertu , je n'entends point ces
qualités imaginaires que la philosophie a inven-
tées, et qu'il lui est facile de détruire, puisqu'elles
ne sont que son ouvrage : je parle de cette supé-
riorité des âmes fortes que l'éternel auteur de la
nature a daigné accorder à quelques hommes ; je
parle d'une grandeur de rapport, qui est cepen-
dant très-réelle , car il n'y a point d'objets dans
la nature qui n'aient des rapports nécessaires, et
qui ne soient grands ou petits , forts ou faibles ,
bons ou mauvais , relativement les uns aux au-
tres. Toute langue n'est que l'expression de ces
rapports, et tout l'esprit du monde ne consiste
qu'à les bien connaître. Que nous enseignent
donc les philosophes, en disant qu'il n'y a ni
vertu, ni grandeur, ni vice, ni force dans les
hommes? Veulent-ils nier ces rapports et ces
proportions immuables? Non; cela serait trop
absurde. Prétendent-ils seulement que tout est
petit et frivole dans le fini comparé à l'infini ?
Est-ce là le mystère de leurs ouvrages ? et n'ont-
ils que cela à nous apprendre ? Peut-on abuser
du langage avec autant de témérité, et se rendre
plus ridicule par plus de folie ?
Si quelqu'un s'avisait de faire un livre pour
prouver qu'il n'y a point de nains ni de géants,
fondé sur ce que les uns et les autres demeu-
reraient en quelque manière confondus à nos
propres yeux, si nous les comparions à la dis-
tance de la terre aux astres- mes amis, ne di-
i'iez-vous pas de cet ouvraiJjc qu'il vsl la rvvt'iic
de quelque pédant, et le plus inutile de tous les
écrits ?
Mais si vous demandiez à un médecin un re-
mède contre la fièvre, et qu'il vous répondît que
tous les hommes sont destinés à mourir; si vous
commandiez un habit bien large à votre tailleur,
et qu'il eût la sottise de vous dire qu'il n'y a rien
de large en ce monde , que l'univers même est
étroit.... J'ai honte d'écrire de telles imperti-
nences ; mais il me semble que c'est à peu près
les discours de nos philosophes. Nous leur de-
mandons les chemins de la sagesse , et ils nous
disent que tout est folie! Nous voudrions être
encouragés à la vertu , et ils raisonnent à perte
de vue sur la faiblesse de l'esprit humain ! Pen-
sent-ils que nous ignorons cette faiblesse ? Mais
vous-même , me diront-ils , croyez-vous qu'on
ne sache pas ce que vous dites? Pratiquez-le
donc , si vous le savez ! et ne m'obligez pas de
vous redire ce qu'on vous a dit , et dont vous
profitez si peu ; car, tant que vous parlerez comme
vous faites , je croirai qu'on peut vous apprendre
ce que vous croyez savoir, et je vous traiterai
comme le peuple , qui comprend très-peu ce qu'il
croit, qui fait rarement ce qu'il sait, et qui em-
prunte, selon ses besoins, des circonstances et
ses mœurs et ses opinions.
XL
Sur la difficulté de peindre les caractères.
Lorsque tout un peuple est frivole et n'a rien
de grand dans ses mœurs, un homme qui ha-
sarde des peintures un peu hardies doit passer
pour un visionnaire. Ses tableaux manquent
de vraisemblance, parce qu'on n'en trouve pas
les modèles dans le monde. Car l'imagination
des hommes se renferme dans le présent , et ne
trouve de vérité que dans les images qui lui re-
présentent ses expériences. Il faudrait donc,
quand on veut peindre avec hardiesse, attacher
de telles peintures à un corps d'histoire , ou du
moins à une fiction, qui pût leur prêter, avec
la vraisemblance de l'histoire, son autorité.
C'est ce que la Bruyère a senti à merveille. Il
n(; manquait pas de génie pour faire de grands
caractères ; mais il ne l'a presque jamais osé.
Ses portraits paraissent petits, quand on les
compare à ceux du Têléniaque ou des oraisons
de Rossuet. Il a eu de bonnes raisons pour écrire
connue il a fait, et on ne peut trop l'en louer.
Cependant c'est être sévère que d'oblig(;r tous
les écrivains à sr renfermer dans les mœurs de
630
YAUVENÂRGUES.
leurtempii om 4p leur pays. On potirrait, t^lje
ne me trompe , leur donner un peu plus dp li-
berté, et permettre aux peintres modernps de
sortir quelquefois de leur siècle, à condition
qu'ils w sfirtiraient jamais dp la naturp.
XII.
Sur les anciens et les modernes.
Un Athénien pouvait parler avec véhémence
de la gloire à des Athéniens ; un Français à des
Français, nullement : il serait honni. L'imitation
des anciens est fort trompeuse. Telle hardiesse
qu'on admire avec raison dans Démosthène,
passerait pour déclamation dans notre bouche.
J'en suis fort fâché ; nous sommes un peu trop
philosophes. A force d'avoir ouï dire que tout
était petit ou incertain parmi les hommes, nous
croyons qu'il est ridicule de parler affirmative-
ment et avec chaleur de quoi que ce soit. Cela
a banni l'éloquence des écrits modernes : car
l'unique objet de l'éloquence est de persuader
et de convaincre. Or on ne va point à ce but
quand on ne parle pas très-sérieusement. Celui
qui est de sang-froid n'échauffe pas , celui qui
doute ne persuade pas ; rien n'est plus sensible.
Mais la maladie de nos jours est de vouloir ba-
diner de tout ; on ne souffre qu'à peine un autre
style.
CARACTERES,
PRÉFACE.
Ceux qui n'aiment que les portraits brillants et les sa-
tires ne doivent pas lire ces nouveaux Caractères. On n'a
cherché à peindre ni les gens du monde, ni les ridicules
des grands, quoiqu'on sache combien ces peintures sont
plus propres à flatter ou la vanité , ou la malignité , ou la
curiosité du peuple. L'auteur a préféré, autant qu'il a pu,
<e qui convient en général à tous les hommes , à ce qui
est particulier à quelques conditions ; il a plus négligé le
ridicule que toute autre chose , parce que le ridicule ne
présente ordinairement les hommes que d'un seul côté,
qu'il charge et grossit leurs défauts; qu'en faisant sortir
vivement ce qu'il y a de vain et de faible dans la nature,
il eu déguise toute la grandeur; et qu'enfin il contente
pen l'esprit d'un philosophe , plus touclié de la peintme
d'une seule vertu que de toutes ces petites défectuosités ,
dont les esprits faibles sont si avides.
On aurait aimé à développer en quelques endroits , non-
sculement les qualités du cœur, mais même ces différences
fines de l'esprit qui échapi>eut quelquefois aux meilleuife
yeux. Mais parce que de tels caractère» auraient été des dé-
finitions plutôt que des portraits, on n'a pas osé s'y arrêter.
Les hommes ne sont vivemeqt frappés que des images , et
ils entendent toujours mieux les choses par les yeux que
par les oreilles.
On a imité Théophraste et la Bruyère autant qu'on l'a
pu ; mais parce qu'on l'a pu très-rarement , à peine s'apcr-
cevra-t-on que l'auteur se soit proposé ces grands modèles.
L'éloquence de la Bruyère , ses tours singuliers et har-
dis , et son caractère toujours original , ne sont pas des
choses qu'on puisse imiter. Théophraste est moins délicat,
moins orné, moins fort, moins sublime : ses portraits,
chargés de détails, sont quelquefois un peu traînants; mais
la simplicité et la vérité de ses images les ont fait passer
jusqu'à nous. Tout auteur qui peint la nature est sûr de
durer autant que son modèle , et de n'être jamais atteint
par ses copistes.
Si j'osais reprocher quelque chose à la Bruyère, ce se-
rait d'avoir trop tourné et trop travaillé ses ouvrages. Un
peu plus de simplicité et de négligence aurait donné peut-
être plus d'essor à son génie, et un caractère plus haut à
ses expressions fières et sublimes.
Théophraste a d'autres défauts : son style me paraît
moins varié que celui du peintre moderne; et il n'en a
connu ni la hardiesse, ni la précision, ni l'énergie.
A l'égard des mœurs qu'ils ont décrites , ce sont celles
des hommes de leur siècle , qu'ils ont imitées l'un et l'autre
avec la plus naïve vérité. La Bruyère, qui a vécu dans un
siècle plus raffiné et dans un royaume puissant , a peint
une nation polie , riche , magnifique , savante et amoureuse
de l'art. Théophraste , né au contraire dans une petite
république, où les hommes étaient pauvres et moins
fastueux , a fait des portraits qui , aujourd'hui , nous
paraissent un peu petits. .
S'il m'est permis de dire ce que je pense , je ne crois
pas que nous devions tirer un grand avantage de ce raf-
finement ou de ce luxe de notre nation. La grandeur du
faste ne peut rien ajouter à celle des hommes. La politesse
même et la délicatesse , poussées au delà de leurs bornes ,
font regretter aux esprit^ naturels la simplicité quelles
détruisent. Nous perdons quelquefois bien plus en nous
écartant de la nature , que nous ne gagnons à la polir.
L'art peut devenir plus barbare que l'instinct qu'il croit
corriger.
Je n'oserais pousser plus loin mes réflexions à la tête
d'un si petit ouviage. La négligence avec laquelle on a
écrit ces caractères , le défaut d'imagination dans l'expres-
sion , la langueur du style , ne permettent pas d'en hasa**-
^er un plus grand nombre. Il faudrait peut-être avoir
honte de laisser paraître le peu qu'on e;n ose donner.
I.
Aceste, ou le misanthrope amoureux.
Aceste ' se détourne à la rencontre de ceux
' Quelques personnes ont cru trouver une foute dans c^
mot ; cependant l'auteur a bien écrit Aceste , et non pas Ah
reste, comme ces personnes ont paru le croira. B.
CARACTERES.
6:3
qu'il volt venir au-devant de lui ; il fuit les plai-
sirs qui le cherchent; il pleure et il cache ses
larmes. Une seule personne qui ne l'aime pas,
cause toute sa rêverie et cette profonde tristesse.
Aceste la voit en dormant , lui parle , se croit
écouté ; il croit voyager avec elle dans un bois ,
à travers des rochers et des sables brûlants;
il arrive avec elle parmi des barbares : ce peuple
s'empresse autour d'eux, et s'informe curieuse-
ment de leur fortune. Aceste se trouve à une
bataille, et couvert de blessures et de gloire,
il rêve qu'il expire dans les bras de sa maîtresse;
car l'imagination d'un jeune homme agite son
sommeil de ces chimères que nos romanciers ne
composent qu'après bien des veilles. Aceste est
timide avec sa maîtresse ; il oublie quelquefois
en la voyant ce qu'il s'est préparé de lui dire :
plus souvent encore il lui parle sans préparation ,
avec cette impétuosité et cette force que sait
inspirer la plus vive et la plus éloquente des pas-
sions. Sa grâce et sa sincérité l'emportent enfin
sur les vœux d'un rival moins tendre que lui ;
et l'amour, le temps, le caprice, récompensent
des feux si purs. Alors il n'est plijs ni timide ni
inquiet , ni vain ni jaloux ; il n'a plus d'ennemis ,
il ne hait personne , il ne porte envie à personne :
on ne peut dépeindre sa joie , ses transports , ses
discours sans suite , son silence et sa distraction.
Tous ceux qui dépendent de lui se ressentent de
son bonheur : ses gens, qui ont manqué à ses
ordres, ne le trouvent à leur retour ni sévère
ni impatient ; il leur dit qu'ils ont bien fait de se
divertir, qu'il ne veut troubler la joie de per-
somie. Le premier misérable qu'il rencontre est
comblé , sans l'avoir prévu , des marques de sa
compassion. Si tous les hommes, dit Aceste,
voulaient s'entr'aider, il n'y aurait point de mal-
heureux; mais l'affreuse et inexorable dureté
des riches retient tout pour elle , et la seule ava-
rice fait toutes les misères de la terre.
11.
Vimportant.
Un homme qui a médiocrement d'esprit et
beaucoup d'amour-propre, appréhende le ridi-
cule comme un déshonneur; quoiqu'il soit pé-
nétré de son mérite , la plus légère improbation
l'aigrit , et la plaisanterie la plus douce l'embar-
rasse; lui-même a cependant cette sincérité dé-
sagréable qui vient de l'humeur et de la séche-
resse de l'esprit, source de la raillerie la plu»
amère. Il a l'esprit net mais étroit, etplus jwste
dans ses expressions que dans ses idées ; la roi-
deur de son caractère fait haïr ses sincérités et
sa probité fastueuse : ses manières dures l'ont
aussi empêché de réussir auprès des femmes.
Ce sont là les plus grands chagrins qu'il ait
éprouvés dans sa vie ; mais ils ne l'ont pu corri-
ger de ses défauts : suivi de toutes les erreurs
de la jeunesse dans un âge déjà avancé, il joue
encore l'important parmi les siens , et ne peut se
passer du monde , qui est son idole.
m.
IHson, ou IHmpertiîient.
Ceux qui sont insolents avec leurs égaux
s'échappent aussi quelquefois avec leurs supé-
rieurs , soit pour se justifier de leur bassesse ,
soit par une pente invincible à la familiarité et
à l'impertinence, qui leur fait perdre très-sou-
vent le fruit de leurs services, soit enfin par
défaut de jugement , et parce qu'ils ne sentent
pas les bienséances. Tel s'est fait connaître
Pison, jeune homme ambitieux et sans mœurs,
sans pudeur, sans délicatesse ; d'un esprit hardi
mais peu juste , plus intempérant que fécond ,
et plus laborieux que solide; patient néanmoins,
complaisant , capable de souffrir et de se modé-
rer; très-brave à la guerre, où il avait mis l'es-
pérance de sa fortune, et propre à ce métier
par son activité, par son courage et par son tem-
pérament inaltérable dans les fatigues : trop ami
cependant du faste ; engagé par ses espérances
à une folle et ruineuse profusion; accablé de
dettes contre l'honneur; peu sûr au jeu, mais
sachant soutenir avec impudence un nom équi-
voque ; sachant sacrifier les petits intérêts , et
la réputation même , à la fortune ; incapable de
concevoir qu'on pût parvenir par la vertu ; privé
de sentiment pour le mérite; esclave des grands,
né pour les servir dans le vice , pour les suivre
à la chasse et à la guerre , et vieillir parmi les
opprobres , dans une fortune médiocre.
IV.
Ergaste , ou C officieux par vanité,
Ergaste n'avait ni esprit ni passions , mais une
excessive vanité qui lui tenait lieu d'âme, et qui
était le principe de tout ce qu'on voyait en lui ,
sentiments, pensées, discours ; c'était là tout son
fonds et tout son être. Il n'aimait ni les femmes ,
ni le jeu, ni la musique, ni la bonne chère; tous
les homiTies, tous les pnys, tous les livres, lui
G32
VAUVEINARGIJES.
étaientégaux; il n'aimait rien. Tout ce qui donnait
dans le monde de la considération lui était égale-
ment propre, et il n'y cherchait que cela. Em-
pressé par cette raison à faire valoir ses talents ;
servant beaucoup de gens sans obliger personne ;
l'acile et léger, il promettait en même temps à
plusieurs personnes ce qu'il ne pouvait tenir qu'à
une seule. Un étranger arrivait dans la ville
qu'Ergaste ne connaissait point , il allait le voir
le premier, lui offrait ses chevaux et sa maison ,
et faisait redemander à son ami un remise qu'il
l'avait forcé de prendre peu auparavant. Toujours
vain et précipité dans ses actions , et aussi peu
capable de bien faire que de bien penser.
V.
Calistène.
Calistène ne connaît pas le plaisir qu'il peut y
avoir dans un entretien familier, et à épancher son
cœur dans le secret. S'il est seul avec une femme
ou avec un homme d'esprit , il attend avec impa-
tience le moment de se retirer. Quoiqu'il soit as-
sez vif, il paraît froid. Quoiqu'il soit grand par-
leur, il ne parle point ; il bâille , il regarde sa
montre , il se lève , et il se rasseoit : on sent qu'il
n'est point à sa place , et que quelque chose lui
manque. Il lui faut un théâtre , une école , et un
peuple qui l'environne ; là il parle seul et long-
temps, et parle quelquefois avec sagesse. Les
obligations indispensables de sa place , ses étu-
des, ses distractions, ses attentions scrupuleuses
pour les grands , la préoccupation de son mérite,
ne lui laissent pas le loisir de cultiver ses amis,
ni même d'avoir des amis. Il est ivre de ses ta-
lents et de la faveur du public. Le commerce des
grands qui le recherchent lui a fuit perdre le goût
de ses égaux. Il s'ennuie de ceux qu'il estime ,
lorsqu'ils n'ont que de l'agrément et du mérite,
quoiqu'il ne prime lui-même que par cet endroit.
Il n'honore que la vertu, et ne néglige que les
vertueux. Laborieux d'ailleurs , pénétrant , d'un
esprit facile et orné , fécond par sa vivacité et sa
mémoire, mais sans invention; tel qu'il faut
pour tromper les yeux du peuple et pour capti-
ver ses suffrages.
Vï.
€otin , ou le bel esprit.
Cotin se pique d'estimer les grandes choses,
parce qu'il est vain. Il affecte de mépriser l'élo-
quence de l'expression et la justesse même des
pensées, qui, à ce qu'il dit quelquefois, ne sont
point essentielles au sublime. Il ignore que le
génie ne se caractérise en quelque sorte que par
l'expression. La seule éloquence qu'il aime est
l'ostentation et l'enflure. Il réclame ' ces vers
pompeux et ces magnifiques tirades qu'on a tant
vantés autrefois :
Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que m'imposa la force et qu'accepta ma crainte ,
Heureux déguisements d'un immortel courroux ,
Vains fantômes d'État , évanouissez-vous !
Et vous qu'avec tant d'art cette feinte a voilée ,
Recours des impuissants, haine dissimulée.
Digne vertu des rois , noble secret de cour ,
Éclatez, il est temps, et voici votre Jour».
Cotin sait encore admirer des sentences et des
antithèses , même hors de leur place ; mais il ne
connaît ni la force ni les mouvements des pas-
sions, ni leur désordre éloquent, ni leurs har-
diesses , ni ce sublime simple qu'elles cachent
dans leurs expressions naturelles; car les hommes
vains n'ont point d'âme, et croient la grandeur
dans l'esprit. Ils aiment les sciences abstraites,
parce qu'elles sont épineuses et supposent un es-
prit profond. Ils confondent l'érudition et l'étalage
avec l'étendue du génie. Partisans passionnés de
tous les arts, afin de persuader qu'ils les connais-
sent , ils parlent avec la même emphase d'un sta-
tuaire , qu'ils pourraient parler "de Milton. Tous
ceux qui ont excellé dans quelque genre , ils les
honorent des mêmes éloges ; et si le métier de dan-
seur s'élevait au rang des beaux-arts , ils dh-aient
de quelque sauteur, ce grand homme, ce grand
génie; ils l'égaleraient à Virgile, à Horace et à
Démosthène.
vn.
Egée , ou le bon esprit.
Egée, au contraire, est né simple, paraît ne
se piquer de rien , et n'est ni savant ni curieux ;
il hait cette vaine grandeur que les esprits faux
idolâtrent, mais la véritable l'enchante et s'em-
pare de tout son cœur. Son âme , obsédée des
images du sublime et de la vertu , ^e peut être
attentive aux arts qui peignent de petits objets.
Le pinceau naïf de Dancourt le surprend sans le
passionner, parce que cet auteur comique n'a saisi
que les petits traits et les grossièretés de la na-
ture. Ainsi il met une fort grande différence
entre ces peintures sublimes qui ne peuvent être
' Dans le manuscrit on lit il réclame; si l'auteur n'a pas
voulu dire il déclame , il donnait au verbe réclamer une au-
tre acception que celle reçue de nos jours. 11 lui fait signilier,
il dit U7ie seconde fois, il répèti'.. B.
» Corneille, Rodogune, acte II, se. i.
CARACTERES.
633
inspirées que par les sentiments qu'elles expri-
ment, et celles qui n'exigent ni élévation ni
grandeur d'esprit dans les peintres , quoiqu'elles
demandent autant de travail et de génie. Egée
laisse adorer, dit-il, aux artisans l'artisan plus
habile qu'eux ; mais il ne peut estimer les talents
que par le caractère qu'ils annoncent. Il respecte
le cardinal de Richelieu comme un grand homme,
et il admire Raphaël comme un grand peintre ;
mais il n'oserait égaler des vertus d'un prix si
inégal. Il ne donne point à des bagatelles ces
louanges démesurées que dictent quelquefois aux
gens de lettres l'intérêt ou la politique ; mais il
loue très-sincèrement tout ce qu'il loue , et parle
toujours comme il pense.
VIII.
Le critique borné.
Il n'y a point de si petit peintre qui ne porte
son jugement du Poussin et de Raphaël. De
même un auteur, tel qu'il soit, se regarde, sans
hésiter, comme le juge de tout autre auteur. S'il
rencontre des opinions dans un ouvrage qui anéan-
tissent les siennes, il est bien éloigné de convenir
qu'il a pu se tromper toute sa vie. Lorsqu'il n'en-
tend pas quelque chose , il dit que l'auteur est
obscur, quoiqu'il ne soit pour d'autres que concis ;
il condamne tout un ouvrage sur quelques pen-
sées, dont il n'envisage quelquefois qu'un seul
côté. Parce qu'on démêle aujourd'hui les erreurs
magnifiques de Descartes, qu'il n'aurait jamais
aperçues de lui-même, il ne manque pas de se
croire l'esprit bien plus juste que ce philosophe 5
quoiqu'il n'ait aucun sentiment qui lui appar-
tienne, presque point d'idées saines et dévelop-
pées, il est persuadé cependant qu'il sait tout ce
qu'on peut savoir ; il se plaint continuellement
qu'on ne trouve rien dans les livres de nouveau ;
et si on y met quelque chose de nouveau, il ne
peut ni le discerner, ni l'apprécier, ni l'entendre:
il est comme un homme à qui on parle un idiome
étranger qu'il ne sait point, incapable de sortir
de ce cercle de principes connus dans le monde,
qu'on apprend, en y entrant, comme sa langue.
ÏX.
Batylle, ou fauteur frivole.
Batylle cite Horace et l'abbé de Chaulieu pour
prouver qu'il faut égayer les sujets les i)lus sé-
rieux, et mêler le solide à l'agréable: il donne
pour règle du style ces vers délicats et légers:
Qu'est-ce qu'esprit? raison assaisonnée.
Par ce seul mot la dispute est bornée.
Qui dit esprit, dit sel de la raison ;
Donc sur deux points roule mon oraison :
Raison sans sel est fade nourriture ;
Sel sans raison n'est solide pâture.
De tous les deux se forme esprit parfait;
De l'un sans l'autre un monstre contrefait. v
Or quel vrai bien d'un monstre peut-il naître?
Sans la raison , puis-je vertu connaître?
Et sans le sel dont il faut l'apprêter,
Puis-je vertu faire aux autres goûter?
J. B. Rousseau , Épitre à Clément
Marot, livre I, épître 3.
Selon ces principes qu'il commente , il n'ose-
rait parler avec gravité et avec force, sans bi-
garrer son discours de quelque plaisanterie hors
de sa place : car il ne connaît pas les agréments
qui peuvent naître d'une grande solidité. Batylle
ne sait donner à la vérité ni ces couleurs fortes
qui sont sa parure, ni cette profondeur et cette
justesse qui font sa hauteur ; ses pensées frivoles
ont besoin d'un tour ingénieux pour se produire ;
mais ce soin de les embellir en fait mieux sentir
la faiblesse. Une grande imagination aime à se
montrer toute nue, et sa simplicité, toujours
éloquente , néglige les traits et les fleurs.
X.
Ernest y ou V esprit présomptueux.
Un jeune homme qui a de l'esprit n'estime
d'abord les autres hommes que par cet endroit ;
et à mesure qu'il méprise davantage ce que le
monde honore le plus, il se croit plus éclairé et
plus hardi ; mais il faut l'attendre. Lorsqu'on est
assez philosophe pour vouloir juger des principes
par soi-même , il y a comme un cercle d'erreurs
par lequel il est difficile de se dispenser de passer.
Mais les grandes âmes s'éclairent dans ces routes
obscures où tant d'esprits justes se perdent ; car
elles ont été formées pour la vérité , et elles ont
des marques pour la reconnaître qui manquent
à tous ceux qui l'ont reçue de la seule autorité
des préjugés.
Ernest, dans un dge qui excuse tout, ne pro-
met pas cependant cet heureux retour; né avec
de l'esprit, il sert de preuve qu'il y a des vérités
qu'on ne connaît que par le cœur. Semblable à
ceux qui n'ayant point d'oreille font des systèmes
ingénieux sur la musique, ou prennent le |)arti de
nier l'harmonie, et disent qu'elle est arbitraire
et idéale, Ernest ose assurer que la vertu n'est
qu'un r.inlôme ; il est I rès-persuadé (|ue les grands
hommes sout ceux qui ont su le plus habilement
6a i
VAUVEINARGUES.
tromper les autres. César, selon lui, n'a été clé-
ment, Marius sévère, Scipion modéré, que parce
qu'il convenait ainsi à leurs intérêts. Il croit que
Caton et Brutus auraient été de petits-maîtres
dans ce siècle , parce qu'il leur eût été plus hono-
rable et plus utile. Si on lui nomme M. de Tu-
renne ou le maréchal de Vauban, si sincèrement
vertueux malgré la mode, il n'estime pas de tels
personnages, qui n'ont été grands que par ins-
tinct, et les traite de petits génies, avec quelques
femmes de ses amies qui ont de l'esprit comme
les anges. En un mot, il est convaincu qu'on ne
fait de véritablement grandes choses que par
réflexion, et rapporte tout à l'esprit, comme tous
ceux qui manquent par le cœur, et qui croyant
ne dépendre que de la raison, sont éternellement
les dupes de l'opinion et du plus petit amour-
propre.
VARIANTES'.
I.
Titus, ou Inactivité,
Titus se lève seul et sans feu pendant l'hiver ;
et quand ses domestiques entrent dans sa cham-
bre, ils trouvent déjà sur sa table plusieurs let-
tres qui attendent la poste. Il commence à la
fois plusieurs ouvrages qu'il achève avec une
rapidité inconcevable, et que son génie impatient
ne lui permet pas de polir. Quelque chose qu'il
entreprenne, il lui est impossible de la retarder ;
une affaire qu'il remettrait l'inquiéterait jusqu'au
moment qu'il pourrait la reprendre. Incapable de
se fixer à quelque art, ou à quelque affaire, ou à
quelque plaisir que ce puisse être, il cultive en
même temps plusieurs sociétés et plusieurs études.
Son esprit ardent et insatiable ne lui laisse point
de repos ; la conversation même n'est pas un dé-
lassement pour lui. Il ne parle point, il négocie,
il intrigue, il flatte, il cabale; il ne comprend
paa que les hommes puissent parler pour parler,
ou agir seulement pour agir ; et quand la tyrannie
des bienséances le retient inutilement eu quelque
endroit , ses pensées s'égarent ailleurs , ses yeux
sont distraits , son visage est sensiblement altéré,
et on voit sans beaucoup de peine que son âme
' Ces Variaotes se rapportent aux Caractères déjà donnés
dans les Œuvres d© Vauvenargucs.
souffre. S'il recherche quelque plaisir, il n'y
emploie pas moins de manège que dans les affaires
les plus sérieuses ; et cet usage qu'il fait de son
esprit l'occupe plus vivement que le plaisir même
qu'il poursuit. Sain et malade, il conserve la
même activité ; l'âge même ne peut éteindre cette
ardeur inquiète qui use ses jours, ni donner des
bornes à son ambition, à ses voyages et à ses
intrigues.
U.
Le paresseux.
Au contraire, un homme pesant se lève le
plus tard qu'il peut, dit qu'il a besoin de som-
meil, et qu'il faut qu'il dorme pour se porter
bien. Il est toute la matinée à se laver la bou-
che ; il tracasse en robe de chambre , prend du
thé à plusieurs reprises , et ne sort jamais qu'à
la nuit. S'il va voir une jeune femme, que cette
visite importune, mais qui ne veut pas que per-
sonne sorte mécontent d'auprès d'elle , il lui laisse
toute la peine de l'entretenir, ne s'aperçoit pas
que lui-même parle peu , ou ne paile point , et
n'imagine pas qu'il y ait au monde quelqu'un qui
s'ennuie. Il rêve, il sommeille, il digère, il sue
d'être assis ; et son âme , qui est entièrement ra-
massée dans ses durs organes , pèse sur ses yeux ,
sur sa langue, et sur les imaginations les plus
actives de ceux qui l'écoutent. Malheureux d'i-
gnorer les craintes , les désirs et les inquiétudes
qui agitent les autres hommes, puisqu'il ne jouit
du repos qu'au prix plus touchant des plaisirs I
III.
Cléon, ou la folle ambition.
Cléon a passé sa jeunesse dans l'obscurité,
entre la vertu et le crime. Vivement occupé de
sa fortune avant de se connaître , et plein de pro-
jets chimériques dès l'enfance, il se repaissait de
ces songes dans un âge mur. Son naturel ar-
dent et mélancolique ne lui permettait pas de se
distraire de cette sérieuse folie. Il comprenait à
peine que les autres hommes pussent être tou-
chés par d'autres biens; et s'il voyait des gens
qui allaient à la campagne dans l'automne, pour
jouir des présents de la nature , il ne leur enviait
ni leur gaieté, ni leur bonne chère, ni leurs plai-
sirs. Pour lui, il ne se promenait point, il ne chas-
sait point, il ne faisait nulle attention au change-
ment des saisons ; le printemps n'avait à ses yeux
aucune grâce : s'il allait quelquefois à !a campa-
gne, c'était pendant la plus grande rigueur de
VARlANTli^,
635
rhiver, aliji d'être seijl, çl 4e méditer plus prg-
fp^dénient quelque chimère. Jl était; triste, in-
quiet, rêveur, extrême dans ses espérances et
dws ses craintes, iippiodéré dans ses chagrins
et dans ses joies ; peu de chose ahattait son es-
prit violent, et les moindres succès le relevéïient.
Si quelque lueur de fortune le flattait de loin ,
alors il devenait plus solitaire , plus distrait et
plus taciturne : il ne dormait plus ; il ne man-
geait point ; la joie consumait ses entrailles comme
un feu ardent qu'il portait au fond de lui-même.
Les soucis ou les espérances le tenaient toujours
aliéné. Sa cruelle et triste ambition dévorait la
fleur de ses jours ; et dans sa plus grande jeu-
nesse , si quelqu'un , trompé par son âge , essayait
de le divertir et d'ouvrir son âme à la joie, il
sentait aussitôt en lui je ne sais quelle humeur
hautaine qui inspirait de la retenue et qui re-
poussait le plaisir. Ses amis ne pénétraient point
le profond secret de son cœur ; et la médiocrité
de sa fortune l'ayant obligé de cacher l'étendue
de son ambition , ce sérieu:?^ inquiet et austère
passait pour sagesse : tant les hommes sont peu
capables ^e ce cpnççvoir les u|is les mXxes I
IV.
Thersite,
Therslte a soin de ses cheveux et de ses dents.
Il aime une excessive propreté, et il est élégant
dans sa parurç, autant qu'il est permis de l'être
dans un Cç^mp. Il monte à cheval dès le matin ;
U accompagne exactement l'officier de jour, et
ne néglige aucune des pratiques qui peuvent le
faire connaître de ceux qui commandent. Il af-
fecte de s'instruire par ses propres yeux des
lUWPdyes choses : le major général ne dicte ja-
mais l'ordre que Thersite ne le voie écrire; et
comme il est le premier à marcher de sa brigade,
et qu'on le cherche partout , on apprend qu'il est
volontaire à un fourrage qui se fait sur les der-
rières du camp , et un autre marche à sa place.
Ses camarades ne l'estiment point, ne l'aiment
point ; mais il ne vit pas avec eux ; il les évite; et
si quelque Qfflcier général lui demande le nom
d'un officier de son régiment qui est de garde,
Thersite affecte de répondre qu'il le connaît bien,
maiSi qu'il ne se souvient pas de son nom. Il est
empressé, officieux, familier, et pourtant très-
bas avec tous les grands de l'armée. II est l'ami
des capitaines, de leurs gardes et de leurs secré-
taires. II leur vend des chevaux et des fourgons ,
et gagne leur argent au jeu. S'il y a malheureu-
semeut 4§ la dépunipï) entre Im pbef^, il tâche
de tenir à tous les partis. Il fait sa cour çjiez les
deux maréchaux, et raconte le soir cbe?; Fabius
ce qu'il a ouï dire le matin dans l'autre camp.
Personne ne sait mieux que lui les tracasseries
de l'armée. Il est de ces soupers de société où l'on
se divertit des maux publics, et où l'on jette
finement du ridicule sur tous ceux qui font leur
devoir. Thersite a toujours dans sa poche les
cartes du pays où l'on fait la guerre; il étend
une de ces cartes sur la table, et il fait remar-
quer avec le doigt les fautes qu'on a faites. Il
parle ensuite d'un projet de campagne qu'il a fait
lui-même, et dit qu'il écrit des mémoires de tou
tes les opérations dont il a pu être témoin. Il est
nouvelliste, il est politique. Il n'y a point de ta-
lent ni de mérite dont il ne se pique; celui qu'il
possède le mieux est l'art de railler la vertu, et
de se faire supporter des gens en place. Il n'y a
point de si vil service qu'il ne soit tout prêt de
leur rendre; et s'il se trouve chez le duc Eugène
lorsque celui-ci se débotte , Thersite fait un mou-
vement pour lui présenter ses souliers; mais
comme il s'aperçoit qu'il y a autour de lui beau-
coup de monde, il laisse prendre les souliers à
un valet et rougit en se relevant-
V.
LisiaSy ou la fausse éloquence.
I^isias sait orner ce qu'il pense, et raconte
mieux qu'il ne juge. Il aime à parler ; il écoute
peu ; il se fait écouter longtemps et s'étend sur
des bagatelles, afin d'y placer toutes ses fleur?.
Il ne pénètre point ceux à qui il parle ; il ne cher^
çhe point à les pénétrer. Bien loin d'aspirer à
flatter leurs passions ou leurs espérances, il pa^
raît supposer que tous les hommes ne sont nés
que pour l'admirer, et pour recueillir les paror
les qui daignent sortir de sa bouche. Il n'a de
l'esprit que pour lui ; il ne laisse pas même aux
autres le temps d'en avoir pour lui plaire. Si
quelqu'un d'étranger chez lui a la hardiesse de
le contredire, Lisias continue à parler; ou s'il
est obligé de lui répondre , il affecte d'adresser
la parole à tout autre que celui qui pourrait le
redresser. Il prend pour juge de ce qu'on lui di^
quelque complaisant qui n'a garde de penser
autrement que lui. Il sort du sujet dont on parle,
et s'épuise en comparaisons. A propos d'une pe-
tite expérience de physique, il parle de tous les
systèmes de physique. Il croit les orner, les dé-
duire, et personne ne les entend. Il finit en di
(36
VAUVENAKGUES.
sant qu'un homme qui invente un fauteuil plus
commode , rend plus de service à l'État que ce-
lui qui fait un nouveau système de philosophie.
Ainsi il méprise lui-même les choses qu'il se pi-
que cependant d'avoir apprises; car il lit jus-
qu'aux voyageurs, et jusqu'aux relations des
missionnaires. Il raconte de point en point les
coutumes d'Abyssinie et les lois de l'empire de
la Chine. Il dit ce qui fait la beauté en Ethiopie,
et il conclut que la beauté est arbitraire , puis-
qu'elle change selon les pays. Sa conversation
est un étalage perpétuel de son érudition et de
son éloquence. Ses années et ses dignités lui ont
inspiré cet orgueil qui' lui fait dédaigner l'esprit
des autres. Moins bien établi dans le monde , il
parlait quelquefois pour plaire et se faire mieux
écouter; mais l'âge, en fixant la fortune et les
espérances des hommes, détruit leurs vertus.
VI.
Le mérite frivole.
Un homme du monde est celui qui a beaucoup
d'esprit inutile , qui sait dire des choses flatteu-
ses qui ne flattent point , des choses sensées qui
n'instruisent point; qui ne peut persuader per-
sonne, quoiqu'il parle bien; doué de cette sorte
d'éloquence qui sait créer ou embellir les baga-
telles, et qui anéantit les grands sujets; aussi
pénétrant sur le ridicule et sur tous les dehors
des hommes, qu'il l'est peu sur le fond de leur
esprit ; un homme riche en paroles et en exté-
rieur, qui ne pouvant primer par le bon sens,
s'efforce de paraître par la singularité ; qui crai-
gnant de peser par la raison , pèse par son incon-
séquence et ses écarts ; qui a besoin de changer
sans cesse de lieux et d'objets , et ne peut sup-
pléer par la variété de ses amusements le défaut
de son propre fonds.
VII.
' Trasille, ou les gens à la mode.
Trasille n'a jamais souffert qu'on fît des ré-
flexions en sa présence et que l'on eût la liberté
de parler juste. Il est vain, caustique et railleur,
n'estime et n'épargne personne, change inces-
samment de discours , ne se laisse ni manier , ni
user, ni approfondir, et fait plus de visites en .un
jour que Dumoulin ' , ou qu'un homme qui sol-
' Dumoulin, dont lo vrai nom est Mofin N.i, «rlrjMv mO-
Hclte pour un grand procès. Ses plaisanteries
sont amères. Il loue rarement ; il y a même peu
de louanges qu'il daigne écouter. Il est dur,
avare, impérieux. Il a de l'ambition par arro-
gance, et quelque crédit par audace. Les femmes
le courent; il les joue. Il ne connaît pas l'amitié.
11 est tel que le plaisir même ne peut l'attendrir
un moment.
VIII.
Théophile, ou la profondeur.
Théophile a été touché dès sa jeunesse d'une
forte curiosité de connaître le genre humain et le
différent caractère des nations. Poussé par ce
puissant instinct , et peut-être aussi par l'erreur
de quelque ambition plus secrète , il a consumé
ses beaux jours dans l'étude et dans les voyages;
et sa vie, toujours laborieuse, a toujours été
agitée. Son goût s'est tourné de bonne heure du
côté des grandes affaires et de l'éloquence solide.
Il est simple dans ses paroles , mais hardi et fort.
Il parle quelquefois avec une liberté qui ne peut
lui nuire, et qui écarte cependant la défiance de
l'esprit d'autrui. Il paraît d'ailleurs comme un
homme qui ne cherche point à pénétrer les au-
tres , mais qui suit la vivacité de son humeur.
Lorsqu'il veut faire parler un homme froid , il le
contredit quelquefois pour l'animer ; et si celui-ci
dissimule , sa dissimulation et son silence parlent
à Théophile : car il sait quelles sont les choses
que l'on cache , tant il est difficile de lui échap-
per. Il tourne , il manie un esprit , il le feuillette,
si j'ose ainsi dire , comme on discute un livre
qu'on a sous les yeux , et qu'on ouvre à divers
endroits; et cela d'un air si naïf, si peu préparé,
si rapide, que ceux qu'il a surpris par ses pa-
roles se flattent eux-mêmes de lire dans ses plus
secrètes pensées. Sa simplicité leur impose : son
esprit profond ne peut être ainsi mesuré. La force
et la droiture de son jugeinent lui suffisent pour
pénétrer les autres hommes; mais il échappe à
leur curiosité sans artifice , par la seule étendue
de son génie. Théophile est la preuve que l'habi-
leté n'est pas uniquement un art, comme les
hommes faux se le figurent. Une forte imagina-
tion , un grand sens , une âme éloquente , subju-
guent sans effort et sans finesse les esprits les plus
défiants ; et cette supériorité des grands génies
les cache bien plus sûrement que le mensonge , ou
que la dissimulation, toujours inutiles aux fourbes
contre la prudence.
dcciii , mori à Paris en n:>'y , à TAf^e de quatre-vingl-ncuf ans,
sans posti'rito. cl riche de i:i'u.c cent niilio livros, B.
VARIAINTES.
g;]7
IX.
Turnusy ou le chef de parti.
Turnus est le médiateur de ceux qui , par le
caractère de leurs sentiments ou par la disposi-
tion de leur fortune , ont besoin d'un milieu qui
les rapproche et qui concilie leurs esprits. Deux
hommes qui ne se comprennent point , trouvent
tous les deux près de lui la justice qu'ils se re-
fusent et l'estime qui leur est due. Sans sortir de
son caractère, il atteint naturellement et sans
effort à l'esprit et aux sentiments des autres
hommes. Ses insinuations pleines de force lui as-
sujettissent le cœur de ceux que l'autorité de ses
emplois a déjà attachés à sa fortune. S'il est à
l'armée, en voyage, s'il s'arrête un seul jour
dans une ville , il s'y fait dans ce peu de temps
des créatures. Quelques-uns abandonnent leur
province dans la seule espérance de le retrouver
et d'en être protégés dans la capitale. Ils ne sont
point trompés dans leur attente; Turnus les reçoit
parmi ses amis, et il leur tient lieu de patrie. II
ne ressemble point à ceux qui , capables par va-
nité et par industrie de se faire des créatures,
les perdent par légèreté ou par paresse , qui pro-
mettent toujours plus qu'ils ne tiennent , et ne
retirent de leurs artifices qu'une réputation plus
pernicieuse que la vérité. Turnus ^ ne cultive les
hommes que pour satisfaire son génie bienfaisant
et accessible, pour jouir de cet ascendant que la
nature donne à la bonté sur les cœurs. Il est amou-
reux de l'empire que l'on peut acquérir par la
vertu, ou par les séductions de l'éloquence. Son
esprit flexible sait prendre des formes trompeu-
ses ; mais son âme est droite et sincère.
X.
Lentulus, ou le factieux.
Lentulus se tient renfermé dans le fond d'un
vaste édifice qu'il a fait bâtir , et où son âme aus-
tère s'occupe en secret de projets ambitieux et té-
méraires. Là le peuple dit qu'il travaille le jour
et la nuit pour tendre des pièges à ses ennemis ,
* Il y a dans le manuscrit deux variantes de ce Caractère.
La seconde ne diffère de celle-ci que dans les phrases qui sui-
vent, et qui terminent ainsi le caractère : Turnus ne cultive
les hommes que pour satisfaire son génie bienfaisant et ac-
cessible, pour les dominer par l'esprit , pour les surpasser en
vertu, pour jouir de cet ascendant que la nature donne à la
bonté sur les cœurs. Il est amoureux de l'empire que l'on
peut acquérir par la raison et par les séductions de l'élo-
quence; ses paroles sont plus aimables que ses bienfaits mê-
mes , et sa haute naissance moins -considérée que ses qualités
personnelles.
pour éblouir les étrangers par des écrits et amu-
ser les grands par des promesses. Sa maison quel-
quefois est pleine de gens inconnus, qui attendent
pour lui parler, qui vont et qui viennent. Quel-
ques-uns n'y entrent que la nuit et travestis, et
on les voit sortir devant l'aurore. Lentulus fait
des associations avec des grands qui le haïssent,
pour se soutenir contre d'autres grands dont il est
craint. Inaccessible aux hommes inutiles, il a
des agents parmi le peuple qui ménagent pour lui
sa bienveillance; et quand il se montre en pu-
blic , ses émissaires , zélés pour sa gloire , exci-
tent les enfant à l'applaudir. Lentulus porte jus-
que dans les armées et dans le tumulte des
camps, cette application infatigable qui le cache
aux hommes oisifs; et pendant qu'il est obsédé de
ses créatures, qu'il donne des ordres, ou qu'il mé-
dite des intrigues, le peuple volage des centurions
se lasse à sa porte et laisse échapper des mur-
mures contre un général invisible. On croit qu'il
emploie sa retraite à traverser secrètement les
entreprises du consul qui commande en chef. On
dit qu'il fait en sorte que les subsistances man-
quent au quartier général, pendant que tout
abonde dans son propre camp. Le consul appuie
lui-même ces bruits ^ injurieux , et toute l'armée
se partage entre ses deux chefs désunis. S'il arrive
alors que les troupes de la république reçoivent
quelque échec de l'ennemi , aussitôt les courriers
de Lentulus font retentir la capitale de ses plaintes
contre le consul; le peuple s'assemble dans les
places par pelotons , et les créatures de Lentulus
ont grand soin de lire des lettres par lesquelles
il paraît qu'il a sauvé l'armée d'une entière dé-
faite; toutes les gazettes répètent les mêmes
bruits, et le consul est obligé de se défendre
par des manifestes. Le sénat ne peut prononcer
I Le manuscrit renferme également deux variantes. Dans
la seconde, qui ne diffère qu'en cet endroit, le Caractère linit
ainsi : // n'y a point de bruit que l'envie n'adopte avidement
contre les hommes qui sont nés supérieurs aux autres. S'il
arrive alors que les troupes de la république reçoivent quel-
que échec de l'ennemi, aussitôt les courriers de Lentulus font
retentir la capitale de ses plaintes contre le consul ; le peuple
s'assemble dans les places par pelotons , et les créatures de
Lentulus ont grand soin de lire des lettres par lesquelles il
paraît qu'il a sauvé l'armée d'une entière défaite ; toutes les
gazettes répètent les mômes bruits , et le consul est obligé de
se défendre par des manifestes. Ceux qui savent la vérité, et
qui ne sont point entraînés par des motifs particuliers, ren-
dent cette Justice à Lentulus, qu'en agissant quelquefois
contre ses ennemis personnels , son âme , attachée à sa gloire ,
a toujours respecté l'État. Mais l'ambition, la hauteur, et
plus que tout cela, les grands talents, révoltent aisément la
multitude ; le soupçon et la calomnie suivent le mérite écla-
tant, et le peuple cherche des crimes à ceux qu'il estime as-
sez courageux pour les entreprendre , et assez habiles pour
les cacher.
638
VAUVENARGUES.
entre deux si grdtlds capitaines. Il dissimule les
mauvais offices qu'ils veulent se rendre , afin de
lés forcer par la douceur à servir à l'envi la ré-
publique. Leurs talents lui sont plus utiles que
leur jalousie n'est nuisible. C'est cette ambition
des grands hommes qui fait la grandeur des États.
XL
Ùtazomène, ou ta vertu malheureuse.
Clazomèiiê à fait l'expérience de toutes leS tni-
sèfes de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé
dès son enfariCe , et l'ont sevré dans la fleur de
son âge dé tous les plaisirs. Né pour des chagrins
plus secrets , il a eu de la hauteur et de l'ambi-
tion dans la pauvreté; il s'est Vu méconnu dans
Ses disgrâces de Ceux qu'il aimait; l'injure a
flétri sa vertu , et il a été offensé de ceux dont
il ne pouvait pi*endre de vengeance. Ses talents,
Sofl travail continuel , son attacheïnent pour Ses
amis , n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune ;
sa sagesse môme n'a pu le garantir de com-
lîïéttre des fautes irréparables. ïl a souffert
!e mal qu'il ne méritait pas, et celui que son im-
prudence lui a attiré. La mort l'a surpris au mi-
lieu d'une si pénible carrière , dans le plus grand
désordre de sa fortune. Il a eu le regret de quit-
ter la vie sans laisser assez de bien pour payer
Ses dettes , et n'a pu sauver sa vertu de cette ta-
che. Le hasard se joue du travail et de la sagesse
des honîmes; mais la prospérité des hommes fai-
bfés ûe peut les élever à la hauteur que la ealâ-
nîfté inspire aux âmes fortes , et Ceux ^j[ui sôiit
ttés cotfrageux savent vivre et motirîr sans gloire,
XII.
TimocralC) ou le scélérat ' .
Timocrate est venu au monde avec cette haine
inflexible de toute vertu et ce mépris féroce de la
gloire qui couvrent la terre de crimes. Ni la pros-
périté ta la misère qu'il a éprouvées tour à tour
n'ont pu lui enseigner l'humanité. Fastueux et
violent dans le bonheur, téméraire et farouche
dans l'adversité, il a été cruel jusque dans ses
plaisirs, et barbare après ses vengeances. Minis-
tre de la cruauté et de la corruption des autres
hommes, esclave insolent des grands, ambitieux,
séducteur audacieux de 1» jeunesse , il ne se com-
ftiet point de meurtres ni de brigandages où son
iH)ir ascendant ne le fasse tremper. Son génie
' C'est à peu prés le môme que Phalante, dans les (!*uvrês.
violent et hardi l'a mis ù la tête de tous les dé-
bauchés et les scélérats , et préside en secret à
tous les crimes qui sont ensevelis dans les ténè-
bres. Une main cachée, mais puissante, le dé-
robe aux rigueurs de la justice ; entouré d'op-
probres, il marche la tête levée; il menace de ses
regards les sages et les vertueux; sa témérité
insolente triomphe des lois.
XIIL
Àlcipe.
Aleipe a pour les choses rares cet empressement
qui témoigne un goût inconstant pour celles qu'on
possède. Sujet en effet à se dégoûter des plus
solides , parce qu'il a moins de passion que de cu-
riosité pour elles ; peu propre par stérilité à tirer
longtemps des mêmes choses et des mêhies hom-
mes de nouveaux usages ; àobre et naturel dans
son goût , mais touché quelquefois dans ses lec-
tures du bizarre et du merveilleux ; laissant em-
porter son esprit, qui manque peut-être un peu
d'assiette, au plaisir rapide de la surprise; do-»
miné volontairement par son imagination, et
cherchant dans le changement , ou par le secours
des fictions, des objets qui éveillent son âme trop
peu attentive et vide de grandes passions ; ce-
pendant , très-ami du vrai , capable de sentir le
beau, et de s'élever jusqu'au grand, mais trop
paresseux et trop volage pour s'y soutenir ; hardi
dans ses projets et dans ses doutés , mais timide
à croire et à faire ; défiant avec les habiles , par
la Crainte qu'ils n'abusent de son caractère sans
précautions et sans artifice; fuyant les esprits
impérieux, qui l'obligent à sortir de son naturel
pour se défendre, et font violence à sa timidité
et à sa modestie ; épineux par la crainte d'être
dupe : comme il hait les explications par timidité
ou par paresse , il laisse aigrir plusieurs sujets de
plainte sur son cœur, trop faible également pour
vaincre et pour produire ces délicatesses : tels
sont ses défauts les plus cachés. Quel homme n'û
pas ses faiblesses? Celui-ci joint à l'avantage d'un
beau naturel un cou|) d'oeil fort vif et fort juste j
personne ne juge plus sainement des choses au
degré où il les péiièfre : il ne les suit pas aâsez
loin ; la vérité échappe trop promptement à sdfi
esprit, naturellement vif mais faible ^ et plvé
pénétrant que profond. Son goût, d'utié juSteS^
rare sur les choses de sentiment, saisit avec
peine celles (Juî ne sont qu'ingénieuses ; trop lïa-
turel pour être affecté de l'art , il ignore >us(|u'aux
bienséances ; estimable par cette grande? et pré-
VARIANTES.
639
cleuse simplicité, par la droiture de ses senti- '
ments, et par ces clartés imprévues d'un heureux
instinct que la nature n'a point accordées aux
esprits subtils et aux cœurs nourris d'artifices.
XTV.
Le flatteur insipide.
Un homme parfaitement insipide est celui qui
loue indifféremment tout ce qu'il croit utile de
louer; qui lorsqu'on lui lit un roman protégé
d'une société , le trouve digne de l'auteur du So-
pha ' > et feint de le croire de lui ; qui demande
à un grand seigneur qui lui montre une ode, pour-
quoi il ne fait pas une tragédie ou un poëme épi-
que; qui du même éloge qu'il donne à Voltaire,
régale un auteur qui s'est fait siffler sur les trois
théâtres; qui se trouvant à souper chez une femme
qui a la migraine, lui dit tristement que la viva-
cité de son esprit la consume comme Pascal , et
qu'il faut l'empêcher de se tuer : un homme qui
n'a point d'avis à soi , qui fait profession de suivre
l'avis des autres, qui sait même, dans le besoin,
associer les contraires pour ne contredire per-
sonne ; enfin un esprit subalterne , qui est né
pour céder, pour fléchir, et pour porter le joug
des autres hommes par inclination et par choix.
XV.
Timagène y ou la fausse singularité*.
Qui croirait qu'on trouvât des hommes complai-
sants par goût et avec dessein , pendant que tant
d'autres évitent de se rencontrer avec le vulgaire,
et se piquent grossièrement de singularité dans
leurs idées. Ne parlez jamais d'éloquence à Ti-
magène ; ou si vous voulez lui complaire , ne lui
nommez pas Cicéron, il vous ferait d'abord l'éloge
d'Abdallah, d'Abufales et de Mahomet, et vous as-
surerait que rien n'égale la sublimité des Arabes.
Lorsqu'il est question de la guerre, ce n'est ni
le vicomte de Turenne, ni le grand Condé qu'il
admire ; il leur préfère d'anciens généraux dont
on ne connaît que les noms et quelques actions
contestées : en tel genre que ce puisse être, si vous
hri citez deux grands hommes , soyez sûr qu'il
cftoîsira toujours le moins illustre. Timagène croit
foHêment qtf on peut se rendre original à force
d'affectation, et c'est là ce qu'il ambitionne; il af-
fecte de n'être point suivi dans ses discours, comme
un homme qui ne parle que par inspiration et par
* Roman cte Cf^iTloo k nis. B
' h» mtoie qu« Pftocas.
saillies ; dites-lui quelque chose de sérieux, il ré-
pond par une plaisanterie ; parlez-lui de choses
frivoles, il entame un discours sérieux ; il dédaigne
de contredire, mais il interrompt : il voudrait vous
faire comprendre que son imagination le domine ;
que, d'ailleurs, vousne dites rien qui l'intéresse ^
parce qu'il est trop supérieur à vos conceptions.
Ses discours, son ton , ses manières , son silence et
sa distraction , tout vous avertit qu'il n'y a rien qui
ne soit usé pour un homme qui pense et qui sent
comme lui.
XVI.
Midas, ou le sot qui est glorieux.
Le sot qui a de la vanité est ennemi des ta-
lents. Si Midas est chez une femme , et qu'il entre
un homme d'esprit qu'elle lui présente, Midas le
salue légèrement et ne répond point. Si cet homme
d'esprit ne s'en va pas , et qu'il attire au contraire
l'attention à lui , Midas s'asseoit' seul près d'une
table , et compte des jetons ou mêle des cartes.
Comme il paraît dans le monde un livre qui fait
quelque bruit , Midas jette les yeux d'abord sur
la fin , et puis vers le milieu du livre ; ensuite il
prononce que l'ouvrage manque d'ordre et qu'il
est impossible de l'achever. On parle devant lui
d'une victoire que le héros du Nord ^ a rempor-
tée; et sur ce qu'on raconte des prodiges de sa
capacité et de sa valeur, Midas assure positive-
ment que la disposition de la bataille a été faite
par M. de Rottembourg, qui n'y était pas. Il né
peut entrer dans sa tête qu'un prince qui aime
les arts , et qui honore de quelque bonté ceux qui
les cultivent, soit capable de concevoir de grandes
choses et de les exécuter avec sagesse.
xvn.
Dracon, ou le petit homme ^.
Je pourrais nommer d'autres hommes qui ne
méprisent pas les lettres comme celui-ci, mais
qui leur font plus de tort : ce sont ceux qui les
cultivent avec peu de goût et avec un esprit très-
limité. Ceux-ci admirent les vers de la Motte ,
V Histoire romaine de Rollin , les Allégories de
Dracon, et beaucoup d'autres pareils ouvrages
qui sont à peu près à leur portée. Adorateurs su-
perstitieux de tous les morts qui ont eu quelque
réputation , ils mettent dans la même classe Bos-
' Il faudfMt s'maied.
'■* Nom par leqtid Toltaire a souvent (Wslgtié ï*rédértc Fd
r.rnnd. B.
* Le même que Lacon.
GiO
VAllVEINARGUES.
suet et Fléchier, et croient faire lionneur à Pascal
de le comparer à Nicole. C'est une licence effré-
née à leur tribunal, de trouver des défauts à Pé-
lisson , et de ne pas mettre Patru ou Chapelle au
rang des grands hommes. On n'attaque point un
auteur médiocre, qu'ils ne se sentent atteints du
même coup , et qu'ils ne demandent justice. Ils
vantent, ils appuient, ils défendent tous ceux
des auteurs contemporains que le public réprouve;
ils se liguent avec eux contre le petit nombre des
habiles ; ils ne peuvent comprendre les grands
hommes, et beaucoup moins les aimer. Avons-
nous un auteur célèbre qui soutient chez les étran-
gers l'honneur de nos lettres , à peine le connais-
sent-ils; quelques-uns ne l'ont jamais vu, et ils
le haïssent avec fureur. Le bruit se répand qu'il
compose une tragédie ' ou une histoire , ils an-
noncent au pubUc que cet ouvrage sera ridicule;
ils l'attendent avec impatience pour en relever les
défauts : paraît-il , ils courent les rues pour le dé-
crier dans le peuple ; ils ramassent toutes les cri-
tiques qu'on en vend au bout du Pont-Neuf, à la
porte des Tuileries, au Palais-Royal; ils conser-
vent précieusement tous les libelles qu'on a faits
depuis trente ans contre cet auteur ; ils les trouvent
remplis de sel et de bonne plaisanterie. Il n'y
a point de si vile brochure qu'ils n'achètent et
qu'ils n'estiment beaucoup dès qu'elle attaque un
homme trop illustre. C'est par un effet de la
même humeur qu'ils frondent la musique de
Rameau, et qu'ils applaudissent toute autre.
Parlez-leur des bides galantes , ils chantent un
morceau de Tancrède, ou d'un opéra de Mou-
ret. Ils n'épargnent pas même les acteurs qui
remplissent les premiers rôles ; et Poirier ne pa-
raît jamais, qu'ils ne battent longtemps des mains
pour faire de la peine à Gelliote : tant il est dif-
ficile de leur plaire dès qu'on prime en quelque
art que ce puisse être !
XVIII.
Isocrate, ou le bel esprit moderne.
Le bel esprit moderne^ n'est ni philosophe,
ni poète, ni historien, ni théologien; il a toutes
CCS qualités si différentes et beaucoup d'autres.
Avec un talent très-borné , on veut qu'il ait une
» L'auteur veut ici parler de Voltaire et de la tragédie de
Sémiramis. B.
^ L'auteur désigne ici, sous le norn d'Isocrate , Rémond de
Saint-Mard, qui iit imprimer, en 1743, trois volumes de lit-
térature. Son frère , mathématicien distingué , a laissé quel-
ques lettres adressées à mademoiselle de Launay ( madame de
StaaU. B.
teinture de toutes les sciences; il faut qu'il con-
naisse les arts , la navigation , le commerce : il
est même obligé de dire assez de choses inuti-
les , parce qu'il doit parler fort peu de choses
nécessaires : le sublime de sa science est de
rendre des pensées frivoles par des traits. Qui
veut mieux penser, ou mieux vivre? qui sait
même où est la vérité ? Un esprit vraiment su-
périeur fait valoir toutes les opinions, et ne
tient à aucune : il a vu le fort et le faible de
tous les principes , et il a reconnu que l'esprit
humain n'avait que le choix de ses erreurs. In-
dulgente philosophie, qui égale Achille et Ther-
site , et nous laisse la liberté d'être ignorants ,
paresseux, frivoles, oisifs, sans nous faire de
pire condition I Chaque siècle a son caractère.
Le génie du nôtre est peut-être un esprit trop
philosophique, enté sur un goût plus frivole,
et dans un terrain très-léger. Ce génie nous
rend susceptibles de toutes sortes d'impressions ;
mais le pyrrhonisme nous plaît parce qu'il nous
met à notre aise, et il est aujourd'hui une de
nos modes. Ce n'était d'abord que le ton de
quelques beaux esprits ; maintenant c'est celui
du peuple, qui l'a adopté. Les hommes sont faits
de manière que si on leur parle" avec autorité
et avec passion , leurs passions et leur pente à
croire les persuadent facilement; mais si au
contraire on badine, et qu'on leur propose des
doutes, ils écoutent avidement, ne se défiant
pas qu'un homme qui parle de sang-froid puisse
se tromper : car peu savent que le raisonnement
n'est pas moins trompeur que le sentiment. Il
ne faut donc pas s'étonner que l'erreur et le
mauvais goût aient eu des progrès si rapides. Il
faut que la mode ait son cours : c'est un vent
violent et impétueux qui agite les eaux et les
plantes, et couvre en un moment toute la terre
d'épaisses ténèbres ; mais la lumière qu'il a obs-
curcie reparaît bientôt plus brillante : rien n'ef-
face la vérité.
XIX.
drus , ou l'esprit extrême.
Cirus cachait sous un extérieur simple un es-
prit ardent et inquiet; modéré au dehors, mais
extrême, toujours occupé au dedans, et plus
agité dans le repos que dans l'action ; trop hbre
et trop hardi dans ses opinions pour donner
des bornes à ses passions : suivant avec indé-
pendance tous ses sentiments, et subordonnant
toutes les règles à son instinct, comme un
homme qui se croit maître de son sort et se
RÉFLEXIONS ET MAXIMES.
641
confie au penchant invincible de son naturel;
supérieur aux talents qui soulèvent les hommes
dans mie fortune médiocre, et qui ne se ren-
contrent pas avec des passions si sérieuses ; élo-
quent, profond, pénétrant j né avec le discer-
nement des hommes ; séducteur hardi et flatteur ;
fertile et puissant en raisons ; impénétrable dans
ses artifices ; plus dangereux lorsqu'il disait la
vérité, que les plus trompeurs ne le sont par
les déguisements et le mensonge : un de ces
hommes que les autres hommes ne compren-
nent pomt, que la médiocrité de leur fortune
déguise et avilit , et que la prospérité seule peut
développer.
XX.
Lipse.
Lipse' n'avait aucun principe de conduite;
il vivait au hasard et sans dessein ; il n'avait au-
cune vertu. Le vice même n'était dans son cœur
qu'une privation de sentiment et de réflexion.
Pour tout dire, il n'avait point d'âme : vain sans
être sensible au déshonneur; capable d'exécu-
ter sans intérêt et sans malice de grands crimes ;
ne délibérant jamais sur rien ; méchant par fai-
blesse, plus vicieux par dérèglement d'esprit
que par amour du vice. En possession d'un bien
immense à la fleur de son âge , il passait sa vie
dans la crapule avec des joueurs d'instruments
et des comédiennes. Il n'avait dans sa familia-
rité que des gens de basse extraction , que leur
libertinage et leur misère avaient d'abord ren-
dus ses complaisants, mais dont la faiblesse de
Lipse lui faisait bientôt des égaux , parce que la
supériorité qui n'est fondée que sur la fortune
ne peut se maintenir qu'en se cachant. On trou-
vait dans son antichambre, sur son escalier,
dans sa cour, toutes sortes de personnages qui
assiégeaient sa porte. Né dans une extrême
distance du bas peuple , il en rassemblait tous
les vices et justifiait la fortune, que les misé-
rables accusent des défauts de la nature.
ï Cette Variante, qui diffère peu du Caractère Imprimé dans
les Œuvres, était restée inédite. B.
RÉFLEXIONS ET MAXIMES.
AVIS DU LIBRAIRE-ÉDITEUR.
Le numéro placé au commencement de quelques Maximes
se rapporte au numéro correspondant dans les Œuvres , et
indique les variantes.
AVERTISSEMENT.
Comme il y a des gens qui ne lisent que pour trouver
des erreurs, j'avertis ceux qui liront ces Réflexions , que
s'il y en a quelqu'une qui présente un sens peu conforme à
la piété, l'auteur désavoue ce mauvais sens, et souscrit le
premier à la critique qu'on en pourra faire. Il espère ce-
pendant que les personnes désintéressées n'auront aucune
peine à bien interpréter ses sentiments. Ainsi , Içrsqu'il
dit : La pensée de la mort nous trompe , parce quelle nous
fait oublier de -vivre , il se flatte qu'on verra bien que c'est
de la pensée de la mort sans la vue de la religion, qu'il
veut parler. Et encore ailleurs lorsqu'il dit : La conscience
des mourants calomnie leur -vie, il est fort éloigné de pré-
tendre qu'elle ne les accuse pas souvent avec justice. Mais
il n'y a personne qui né sache que toutes les propositions
générales ont leurs exceptions. Si on n'a pas pris soin de
les marquer, c'est parce que le genre d'écrire que l'on a
choisi ne le permet pas. il suffira de confronter l'auteur
avec lui-même pour connaître la pureté de ses principes.
J'avertis encore les lecteurs qu'on n'a jamais eu pour
objet , dans cet ouvrage , de dire des choses nouvelles ,
quoiqu'il piiisse s'y en rencontrer un assez grand nombre.
Tout est dit , assure l'auteur des Caractères , et l'on vient
trop tard depuis sept mille ans qu'il y a des hommes , et
qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs , le plus beau
et le meilleur est enlevé '.... Les personnes d' esprit j
ajoute-t-il, ont en eux les semences de toutes les vérités et
de tous les sentiments ; rien ne leur est nouveau , etc. Que
cette réflexion de la Bruyère soit fausse ou solide , je ne
doute pas que les meilleurs esprits ne soient bien aises
qu'on leur remette quelquefois devant les yeux leurs pro-
pres sentiments et leurs idées. Puisque nous nous lassons
si peu de voir représenter, sur nos théâtres, les mêmes
passions, revêtues de quelques couleurs et de quelques cir-
constances différentes , pourquoi les amateurs de la vérité
seraient-ils fâchés qu'on les entretienne des objets de leurs
connaissances et de leurs éludes? Si on s'est servi des pen-
sées ou des expressions de quelqu'un , il est facile de les
rapporter à leur auteur. Celui qui a écrit ces Réflexions
aime assez la gloire pour ne pas chercher à s'approprier
celle d'un autre. Il ne s'est jamais proposé , dans cet ou-
vrage, que de développer, selon ses forces, les réflexions
dont il est le plus louché.
I Ce qui fait que tant de gens d'esprit, en ap-
i
' ' La Bruyère, chnp. V\ Des ouvrages de VctjA'il. B.
41
f>42
paitiiice, pai'lent, jugent, entendent, agissent
si peu à propos et si mal, est qu'ils n'ont qu'un
esprit d'emprunt. On ne mAche point avec des
dents postiches, quoiqu'elles paraissent au de-
hors comme les autres.
II.
La naïveté se fait mieux entendre que la pré-
cision; c'est la langue du sentiment, préférable
en quelque manière à'celle de l'imagination et
de la raison , parce qu'elle est belle et vulgaire,
III.
On ne s'élève point aux grandes vérités sans
enthousiasme ; le sang-froid discute et n'invente
point. Il faut peut-être autant de feu que de
justesse pour faire un véritable philosophe.
IV.
La Bruyère était un grand peintre, et n'était
pas peut-être un grand philosophe. Le duc de
la Rochefoucauld était philosophe, et n'était
pas peintre.
V.
Il y a des hommes qui jugent très-bien , mais
avec du temps. On leur propose quelquefois des
choses simples , et ils ne les saisissent point. On
en est étonné, ils le sont eux-mêmes; car ils
se croient de la pénétration , et ils n'ont que du
jugement.
VI.
580. Les grands hommes parlent si claire-
mrnt, que les sophistes ne s'aperçoivent pas
qu'ils pensent profondément; ils ne reconnais-
sent pas la philosophie quand l'éloquence la
rend populaire, ou qu'elle ose peindre le vrai
avec des traits fiers et hardis. Ils traitent de
superficielle et de frivole cette splendeur d'ex-
pression qui emporte avec elle la preuve des
grandes pensées. La vérité toute nue , quelque
éclat qu'elle ait , ne les frappe pas. Ils veulent
des définitions, des divisions, des détails et des
.irguments \ Si Locke eût rendu vivement en
peu de pages les sages vérités de ses écrits , ils
n'auraient osé le compter parmi les philosophes
de son siècle.
VII.
Bien n'affaiblit plus un discours que de pro-
' Voltaire a écrit à la marge du manuscrit : Mais c'est cela
qui est nu.
VAIIVENAKGIIES.
poser trop d'exemples et d'entrer dans trop de
détails. Les digressions trop longues, ou trop
fréquentes, rompent l'unité et fatiguent, parce
que l'esprit ne peut suivre une trop longue
chaîne de faits et de preuves. On ne saurait trop
rapprocher les choses, ni trop tôt conclure. Il
faut saisir tout d'un coup la véritable preuve de
son discours, et courir à la conclusion. Un es-
prit perçant fuit les épisodes , et laisse aux écri-
vains médiocres le soin de s'arrêter à cueillir
toutes les fleurs qui se trouvent sur leur chemin.
C'est à eux d'amuser le peuple, qui lit sans objet,
sans pénétration et sans goût.
VIII.
Si quelqu'un trouve un livre obscur, l'auteur
ne doit pas le défendre. Osez justifier vos ex-
pressions, on attaquera votre sens. Oui, dira-
t-on , je vous entends bien ; mais je ne voulais
pas croire que ce fût là votre pensée,
IX.
.327. Qui sont ceux qui prétendent que le
monde est devenu vieux? Je le crois sans peine.
L'ambition, la gloire , l'amour, en un mot toutes
les passions des premiers âges ne font plus les
mêmes désordres et le même bruit. Ce n'est pas
peut-être que ces passions soient aujourd'hui
moins vives qu'autrefois, mais parce qu'on les
désavoue et qu'on les combat. Je dis donc que
le monde est comme un vieillard qui conserve
tous les désirs de la jeunesse, mais qui en est
honteux et s'en cache , soit parce qu'il est dé-
trompé du mérite de beaucoup de choses , sut
parce qu'il veut le paraître '.
X.
Il y a peu d'esprits qui connaissent le prix
de la naïveté , qui ne fardent point la nature.
Les enfants coiffent leurs chats , et mettent des
gants à un petit chien. Les hommes aiment teU
lement la draperie, qu'ils tapissent jusqu'aux
Ciievaux.
XI.
Tous les ridicules des hommes ne caractéri-
' Dans le supplément publié par M. Belin , au lieu de cette
ISIaxime on en lit une qui , dans les Œuvres , se retrouve en
entier sous le n° 282, Nous la remplaçons par une réflexion
qui fait aussi double emploi ; mais cette redite nous a para
indispensable parce que , d'après tous les éditeurs qui nous
ont précédé , nous avons imprimé une faute grossière en met-
tant vicieux pour vieux. Le texte du manuscrit dit vieux ei
non vicieux, comme on le trouve dans les OEuvi*es, à la
Maxime 327. B.
REFLEXIONS ET MAXIMES.
643
sent peut-être qu'un seul vice , qui est la vanité.
Et comme les passions des esprits frivoles sont
subordonnées à cette faiblesse , c'est probable-
ment la raison pourquoi il y a si peu de vérité
dans leurs manières , dans leurs mœurs et dans
leurs plaisirs. La vanité est ce qu'il y a de plus
naturel dans les hommes , et ce qui les fait sortir
le plus souvent de la nature.
XIL
Pourquoi appelle-t-on académique un discours
fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux, et non
un discours vrai et fort, lumineux et simple?
Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l'é-
nerve dans l'Académie?
XIIL
Les grands hommes dogmatisent; le peuple
croit. Ceux qui ne sont ni assez faibles pour
subir le joug , ni assez forts pour l'imposer, se
rangent volontiers au pyrrhonisme. Quelques
ignorants adoptent leurs doutes, parce qu'ils
tournent la science en vanité ; mais on voit peu
d'esprits altiers et décisifs qui s'accommodent
de l'incertitude , principalement s'ils sont capa-
bles d'imaginer : car ils se rendent amoureux de
leurs systèmes, séduits les premiers par leurs
propres inventions.
XIV.
279. Descartes s'est trompé dans ses prin-
cipes, et ne s'est pas trompé dans ses consé-
quences, sinon rarement. On aurait donc tort,
ce me semble, de conclure de ses erreurs que
l'imagination et l'invention ne s'accordent point
avec la justesse. La grande faiblesse de ceux
qui n'imaginent point , est de se croire seuls
judicieux et raisonnables. Ils ne font pas atten-
tion que les erreurs de Descartes ont été celles
de trois ou quatre mille philosophes qui l'ont
suivi, tous gens sans imagination. Les esprits
subalternes n'ont point d'erreurs en leur privé
nom, parce qu'ils sont incapables d'inventer,
même en se trompant; mais ils sont toujours
entraînés , sans le savoir, par l'erreur d'autrui ;
et lorsqu'ils se trompent d'eux-mêmes, ce qui
peut arriver souvent, c'est dans les détails et
les conséquences. Mais leurs erreurs ne sont ni
assez vraisemblables pour être contagieuses, ni
assez importantes pour faire du bniit.
XV,
J'aime Despréaux d'avoir dit que Pascal était
également au-dessus des anciens et des mo-
dernes. J'ai pensé quelquefois, sans l'oser dire,
qu'il n'avait pas moins de génie pour l'éloquence
que Démosthène. S'il m'appartenait de juger
de si grands hommes, je dirais encore que Bos-
suet est plus majestueux et plus sublime qu'au-
cun des Romains et des Grecs.
XVI.
Il me semble qu'on peut compter sous le
règne de Louis XIV quatre écrivains de prose
de génie : Pascal , Bossuet , Fénélon , la
Bruyère. C'est se borner sans doute à un bien
petit nombre; mais ce nombre, tout borné
qu'il est , ne se retrouve pas dans plusieurs siè-
cles. Les grands hommes dans tous les genres
sont toujours très-rares. M. de Voltaire , dont
les décisions sur toutes les choses de goût sont
admirables, n'accorde qu'au seul Bossuet le
mérite d'être éloquent. Si ce jugement est exact ,
on pourrait présumer que le génie de l'élo-
quence est encore moins commun que celui de
la poésie.
XVII.
Les répétitions de Fénélon ne me choquent
point. Son style est noble et touchant; mais il
est familier et populaire. Ses répétitions sont un
art de faire reparaître la même vérité sous de
nouveaux tours et sous de nouvelles images , pour
l'imprimer plus profondément dans l'esprit des
hommes. Rien ne me déplaît dans le roman de
Télémaque, que les lieux communs de la poésie
dont il est rempli , et quelques imitations un peu
trop faibles des grands ouvrages de l'antiquité.
L'art d'imiter, lorsqu'il n'est point parfait, dé-
génère toujours en déclamation. Il est, je crois,
très-rare qu'on soit emphatique par trop de cha-
leur ; mais c'est un défaut où l'on tombe presque
inévitablement quand on n'est animé que d'une
chaleur empruntée.
XVIIÏ.
C'est une chose remarquable que presque tous
les poètes se servent des expressions de Racine ,
et que Racine n'ait jamais répété ses propres ex-
pressions.
XIX.
Le plus grand et le plus ordinaire défaut des
poètes est de ne pouvoir conserver le génie de
leur langue et la naïveté du sentiment. Ils ne
pensent pas que c'est manquer entièrement de
génie pour la poésie et pour Téloquenee, que de
41
G44
VAUVENARGUES
lie pas posséder celui de sa langue. Le génie de
toutes les sciences et de tous les arts consiste prin-
cipalement à saisir le vrai ; et quand on le saisit
et qu'on l'exprime dans de grandes choses , on a
incontestablement un grand génie. Mais des
mots assemblés sans choix , des pensées rimées ,
beaucoup d'images qui ne peignent rien, parce
qu'elles sont déplacées, des sentiments faux et
forcés, tout cela ne mérite pas le nom de poésie.
C'est un jargon barbare et insupportable. Je vou-
drais que ceux qui se mêlent de faire des vers
voulussent bien considérer que l'objet de la poésie
n'étant point la difficulté vaincue, le public n'est
pas obligé de tenir compte aux gens sans talent
île la très-grande peine qu'ils ont à écrire.
XX.
Combien toutes les règles sont-elles inutiles , si
on voit encore aujourd'hui des gens de lettres
qui, sous prétexte d'aimer les choses, non les
mots, ne témoignent aucune estime pour la vé-
ritable beauté de l'expression ! Je n'admire pas
l'élégance, lorsqu'elle ne présente que des pen-
sées faibles, et qu'elle n'est pas animée par l'élo-
quence du cœur et des images : mais les plus
mâles pensées ne peuvent être caractérisées que
par des paroles ; et nous n'avons encore aucun
exemple d'un ouvrage qui ait passé à la postérité
sans éloquence. Méprisera-t-on l'expression parce
qu'on n'écrit pas comme Bossuet et comme Ra-
cine? Quand on n'a pas de talent, il faudrait
au moins avoir du goût.
XXI.
281. C'est un malheur que les hommes ne
puissent posséder aucun talent sans donner l'ex-
clusion à tous les autres. S'ils ont la finesse , ils
décrient la force ; s'ils sont géomètres ou physi-
ciens, ils écrivent contrôla poésie et l'éloquence.
Un autre inconvénient non moins fâcheux est
que le peuple suit les décisions de ceux qui ont
primé dans quelque genre. Quand l'esprit de
finesse est à la mode , ce sont les esprits fins qui
jugent les autres ; quand les géomètres dominent,
ce sont eux qui donnent le ton. Il est vrai qu'il
y a un petit nombre de gens indociles qui,
pour affecter plus d'indépendance dans leurs
sentiments, et de peur de juger d'après quel-
qu'un , contredisent les opinions et les autorités
les plus reçues. Il suffit même qu'un homme ait
joui d'une grande réputation, pour qu'ils la lui
disputent avec mépris; il n'y a point de nom
qu'ils respectent, et ce que J'envie la plus basse
n'aurait osé dire, leUr extravagante vanité le
leur fait hasarder avec confiance. Il n'est pas
besoin d'affirmer que cette espèce de gens juge
encore plus mal que le peuple. Ils ressemblent à
ceux qui, sentant leur faiblesse et craignant de
paraître gouvernés, rejettent opiniâtrement les
meilleurs conseils , et suivent follement des fan*
taisies pour faire un essai de leur liberté...
Lorsqu'on voit le mauvais goût établi de tant de
manières et à tant de titres dans l'esprit des
hommes, on ne peut se promettre de le corriger,
et on est réduit à se taire.
XXII.
Montaigne a repris Cicéron de ce que , après
avoir exécuté de grandes choses pour la répu-
blique, il voulait encore tirer gloire de son élo-
quence 5 mais Montaigne ne pensait pas que ces
grandes choses qu'il loue , Cicéron ne les avait
faites que par la parole.
XXIII.
Ceux qui rapportent sans partialité les raisons
des sectes opposées paraissent supérieurs à tous
les partis, tant qu'ils ne s'attachent à aucun.
Mais demandez-leur qu'ils choisissent, ou qu'ils
étabUssent d'eux-mêmes quelque chose, vous
verrez qu'ils n'y sont pas moins embarrassés que
tous les autres. Le monde fourmille de philo-
sophes qui se disputent la vaine gloire de con-
naître la faiblesse de l'esprit humain ; mais il y
eo a peu qui distinguent les bornes précises de
cette faiblesse , et qui sachent en tirer des consé-
quences. Ils fardent à l'envi la vérité , qui n'est
pas leur but, et nul ne donne des préceptes
utiles.
XXIV.
Est-il vrai que rien ne suffise à l'opinion , et
que peu de chose suffise à la nature ? Mais l'a-
mour des plaisirs, mais la soif de la gloire, mais
l'avidité des richesses , en un mot toutes les pas-
sions ne sont-elles pas insatiables? Qui donne
l'essor à nos projets , qui borne ou qui étend nos
opinions , sinon la nature ? N'est-ce pas encore
la nature qui nous pousse même à sortir de la
nature, comme le raisonnement nous écarte quel-
quefois de la raison, ou comme l'impétuosité
d'une rivière rompt ses digues et la fait sortir de
son lit?
XXV.
Il ne faut pas, dit-on , qu'une femme se pique
REFLEXIONS ET MAXIMES.
645
d'esprit, ni un roi d'être éloquent, ni un soldat
de délicatesse, etc. Les vues courtes multiplient
les maximes et les lois, parce qu'on est d'autant
plus enclin à prescrire des bornes à toutes choses,
qu'on a l'esprit moins étendu.
XXVL
On instruit les enfants à craindre et à obéir :
l'avarice, ou l'orgueil, ou la timidité des pères,
leur enseignent l'économie et la soumission. On
les excite encore à être copistes , à quoi ils ne
sont déjà que trop enclins : nul ne songe à les
rendre originaux, entreprenants, indépendants.
XXVIL
Si on pouvait donner aux enfants des maîtres
de jugement et d'éloquence, comme on leur
donne des maîtres de langue ; si on exerçait
moins leur mémoire que leur activité et leur gé-
nie; qu'au lieu d'émousser, comme on fait, la
vivacité de leur esprit , on tâchât d'élever l'essor
et les mouvements de leur âme, que n'aurait-
on pas lieu d'attendre d'un beau naturel ? Mais
on ne pense pas que la hardiesse , ni l'amour de
la vérité et de la gloire , soient les vertus qui
importent à leur jeunesse. On ne s'attache au
contraire qu'à les subjuguer, afin de leur ap-
prendre que la dépendance et la souplesse sont
les premières lois de leur fortune.
XXVIIL
217. C'est une maxime frivole que celle qu'on
adopte depuis si longtemps : quHl faut qu'un
honnête homme sache un peu de tout. On peut
savoir superficiellement beaucoup de choses ,
et avoir l'esprit fort petit; et on voit, au con-
traire, de très-grandes âmes qui savent très-peu.
Il faut ignorer de bon cœur ce que la nature n'a
pas mis dans l'étendue de notre génie. On ne
sait utilement que ce qu'on possède parfaite-
ment ; le reste ne nous sert qu'à satisfaire une
vanité puérile. J'en rapporterais des exemples,
si les exemples pouvaient nous instruire ; mais
je le ferais sans succès. L'ostentation est un
écueil inévitable pour les âmes faibles. On ne
corrigera jamais les hommes d'apprendre des
choses inutiles.
XXIX.
Les enfants n'ont point d'autre droit à la suc-
cession de leur père que celui qu'ils tiennent des
lois : c est au même titre que la noblesse se per-
pétue dans les familles. La distinction des ordres
du royaume est une des lois fondamentales de
l'État.
XXX.
Les hommes médiocres empruntent au dehors
le peu de connaissances et de lumières qu'ils ont
de leur propre fonds. Mais les âmes supérieures
trouvent en elles-mêmes un grand nombre de
choses extérieures.
XXXI.
C'est donner aux princes un conseil timide,
que de leur inspirer d'éloigner des emplois les
hommes ambitieux qui en sont capables. Un
grand roi ne craint point ses sujets , et n'en doit
rien craindre.
XXXII.
Les vertus régnent plus glorieusement que la
prudence. La magnanimité est l'esprit des rois.
XXXIII.
Catilina n'ignorait pas les périls d'une conju-
ration ; son courage lui persuada qu'il les sur-
monterait. L'opinion ne gouverne que les faibles ;
mais l'espérance trompe les plus grandes âmes.
XXXIV.
Un prince qui n'est que bon aime ses domes-
tiques, ses ministres , sa famille et son favori, et
n'est point attaché à son État. Il faut être un
grand roi pour aimer un peuple.
XXXV.
Nos paysans aiment leurs hameaux. Les Ro-
mains étaient passionnés pour leur patrie, pen-
dant que ce n'était qu'une bourgade ; lorsqu'elle
devint plus puissante , l'amour de la patrie ne
fut plus si vif. Une ville maîtresse de l'univers
était trop grande pour l'imagination de ses habi-
tants : les hommes ne sont pas nés pour aimer
de si grandes choses.
XXXVI.
Ce qui fait que tant de gens de toutes les pro-
fessions se plaignent amèrement de leur fortune ,
est qu'ils ont quelquefois le mérite d'un autre
métier que celui qu'ils font. Je ne sais combien
d'officiers , qui ne sauraient mettre en batailla
cinquante hommes , auraient excellé au barreau ,
ou dans les négociations, ou dans les finances.
Ils sentent qu'ils ont un talent, et ils s'étonnent
qu'on ne leur en tienne aucun compte; car ils
ne font pas attention que c'est un mérite inutile
640
VÂl]Vl:^4RGlJES.
dans !eur profession. Il arrive aussi que ceux
qui gouvernent négligent d'assez beaux génies ,
parce qu'ils ne seraient pas propres à remplir les
petites places , et qu'on ne veut pas leur donner
les grandes. Les talents médiocres font plutôt
fortune , parce qu'on trouve partout à les em-
ployer,
XXXVII.
Plaisante fortune pour Bossuet d'être chape-
lain de Versailles 1 Fénélon était à sa place : il
était né pour être le précepteur des rois ; mais
Bossuet devait être un grand ministre sous un
roi ambitieux.
XXXVIII.
Qui a fait les partages de la terre , si ce n'est
la force? Toute l'occupation de la justice est à
maintenir les lois de la violence.
XXXIX.
Les folies de Caligula ne m'étonnent point.
J'ai connu, je crois, beaucoup d'hommes qui
auraient fait leurs chevaux consuls , s'ils avaient
été empereurs romains. Je pardonne par d'autres
motifs à Alexandre de s'être fait rendre des hon-
neurs divins, à l'exemple d'Hercule et de Bacchus,
qui avaient été hommes comme lui , et moins
grands hommes. Les anciens n'attachaient pas
la même idée que nous au nom de dieu , puis-
qu'ils en admettaient plusieurs , tous fort impar-
faits. Il faut juger des actions des hommes selon
les temps. Tant de temples élevés par les empe-
reurs romains à la mémoire de leurs amis morts,
étaient les honneurs funéraires de leur siècle;
et ces hardis monuments de la fierté des maîtres
de la terre, n'offensaient ni la religion ni les
mœurs d'un peuple idolâtre.
XL.
On dit qu'il ne faut pas juger des ouvrages de
goût par réflexion , mais par sentiment. Pour-
quoi ne pas étendre cette règle sur toutes les
choses qui ne sont pas du ressort de l'esprit,
comme l'ambition , l'amour, <3t toutes les autres
passions ?
Je pratique ce que je dis. Je porte rarement
au tribunal de la raison la cause du sentiment ;
je sais que le sang-froid et la passion ne pèsent
pas les choses à la même balance , et que l'un et
l'autre, s'accusent avec trop de partialité. Ainsi
ïfoand il rirarrive de me repentir de quelque
chose que j'ai fait par sentimeiït , je tâche de me
consoler en pensant que j'en juge mal par ré-
flexion , et en me persuadant que je ferais la
même chose malgré le raisonnement , si la même
passion me reprenait.
XLI.
J'ai connu un vieillard, devenu sourd, qui
n'estimait plus la musique, parce qu'il en jugeait
alors , disait-il , sans passion. Voilà , en effet , ce
que les hommes appellent juger de sang-froid.
XLII.
On ne peut condamner l'activité sans accuser
l'ordre de la nature. Il est faux que ce soit no-
tre inquiétude qui nous dérobe au présent ; le
présent nous échappe de lui-même, et s'anéantit
malgré nous. Toutes nos pensées sont mortelles ;
et si notre âme n'était secourue par cette activité
infatigable qui répare les écoulements perpétuels
de notre esprit, nous ne durerions qu'un instant:
telles sont les lois de notre être. Une force se-
crète et inévitable emporte avec rapidité nos
sentiments ; il n'est pas en notre puissance de
lui résister et de nous reposer sur nos pensées :
il faut marcher malgré nous, et suivre le mou-
vement universel de la nature. Nous ne pouvons
retenir le présent que par une action qui sort
du présent. Il est tellement impossible à l'homme
de subsister sans action , que s'il veut s'empêcher
d'agir , ce ne peut être que par un acte encore
plus laborieux que celui auquel il s'oppose ; mais
cette activité qui détruit le présent , le répare ,
le reproduit, et charme les maux de la vie.
XLIII.
Mes passions et mes pensées meurent, mais
pour renaître. Je meurs moi-même sur un lit
toutes les nuits , mais pour reprendre de nouvelles
forces et une nouvelle fraîcheur. Cette expérience
que j'ai de la mort , me rassure contre la déca-
dence et la dissolution du corps. Quand je vois
que mon âme rappelle à la vie ses pensées éteintes,
je comprends que celui qui a fait mon âme peut ,
à plus forte raison, lui rendre l'être. Je dis,
dans mon cœur étonné : Qu'as-tu fait des oly'ets
volages qui occupaient tantôt ta pensée ? Re-
tournez sur vos propres traces, objets fugitifs.
Je parle, et mon âme s'éveille : ces images mor-
tes m'entendent , et les figures des choses pas-
sées m'obéissent et m'apparaissent. 0 âme éter-
nelle du monde ! ainsi votre voix secourable
revendiquera ses ouvrages ; et la tern , saisie
de crainte, restituera ses larcins ! ) t-
REFLEXIONS ET MAXIMES.
XLIV.
300. Ce qui fait que la plupart des livres de
morale sont si insipides , que leurs auteurs ne
sont pas sincères , c'est qu'ils supposent toujours
les hommes autres qu'ils ne sont ; qu'ils les acca-
blent de préceptes sévères et impraticables ; c'est
qu'ils ne proposent point à la vertu de vrais et
d'aimables motifs. La morale serait peut-être la
plus agréable et la plus utile des sciences , si elle
n'était pas la plus fardée.
XLV,
La morale purement humaine a été traitée
plus utilement et plus habilement par les an-
ciens , qu'elle ne l'est maintenant par nos philo-
sophes.
XLVI
Les âmes égales sont souvent médiocres ; il
faut savoir estimer ceux qui s'élèvent par saillies
à toutes les vertus , quoiqu'ils ne s'y puissent
tenir. Leur âme s'élance vers la générosité,
vers le courage , vers la compassion , et retombe
dans les vices contraires.
De telles vertus ne sont point fausses ; elles
vont quelquefois beaucoup plus loin que la sa-
gesse , qui , plus asservie à ses lois , n'a ni la
vigueur , ni l'ardeur , ni la hardiesse de l'indé-
pendance.
XLVIL
Il faut exciter dans les hommes le sentiment
de leur prudence et de leur force, si on veut
élever leur génie. Il est peu de leçons utiles
dans les meilleurs livres , depuis que la faiblesse
de l'esprit humain est devenue le champ de tous
les lieux communs des philosophes.
XLVIII.
Le plaisir le plus délicat des âmes vaines est
de découvrir le défaut des âmes fortes. On ne
devrait pas imposer par ce petit genre d'esprit.
Je n'admire point un auteur qui réclame en
vers insultants contre les vertus d'Alexandre
ou contre la gloire d'Homère. En ouvrant mes
yeux sur le faible des plus grands génies , il
m'apprend à l'apprécier lui-même ce qu'il peut
valoir. Il est le premier que je raye du tableau
des hommes illustres.
XLIX.
S'il sied bien à une âme juste d'avoir de l'in-
dulgence pour les hommes qui honorent l'hu-
manité , c'est surtout pour ceux dont lu glaire
a souffert de légères taches. S'il faut excuser
leurs erreurs, c'est prhicipalement pendant qu'ils
vivent. Mais l'envie ne peut se contraindre : elle
accuse et juge sans preuves ; elle grossit les dé-
fauts ; elle a des qualifications énormes pour les
moindres fautes; son langage est rempli de fiel,
d'exagération et d'injure. Elle s'acharne avec
opiniâtreté et avec fureur contre le mérite écla-
tant; elle est aveugle, emportée, insensible,
brutale.
L.
178. La haine est plus vive que Famitré,
moins que l'amour.
LI.
C'est une marque de férocité et de bassesse
d'insulter à un homme dans l'ignominie, prin-
cipalement s'il est misérable; il n'y a point
d'infamie dont la misère ne fasse un objet de
pitié. L'opprobre est une loi de la pauvreté.
LU.
J'ai la sévérité en horreur , et ne la crois pas
trop utile. Les Romains étaient-ils sévères ?
N'exila-t-on pas Cicéron pour avoir fait mourir
Lentulus, manifestement convaincu de trahi-
son ? Le sénat ne fit-il pas grâce à tous les autres
complices de Catilina? Ainsi se gouvernait le
plus puissant et le plus redoutable peuple de
la terre. Et nous, petit peuple barbare, non?
croyons qu'il n'y a pas assez de gibets et de
supplices !
Lin.
Quelle affreuse vertu que celle qui veut haïr
et être haïe, qui rend la sagesse , non pas secou-
rable aux infirmes, mais redoutable aux faible>
et aux malheureux ; une vertu qui , présumant
follement de soi-même , ignore que tous les de-
voirs des hommes sont fondés sur leur faiblesse
réciproque !
LIV.
Les enfants cassent des vitres et brisent des
chaises , lorsqu'ils sont hors de la présence d«
leurs maîtres. Les soldats mettent le feu à un
camp qu'ils quittent, malgré les défenses du
général ; ils aiment à fouler aux pieds l'espérance
de la moisson et à démolir de superbes édifices.
Qui les pousse à laisser partout ces longues tra-
ces de leur barbarie ? N'est-ce pas que les ânie-s
faibles attachent à la destruction une idée d'au-
dace et de puissance ?
648
VAlJVEi>JARGUES.
LV.
Les soldats s'irritent encore contre le peuple
chez qui ils font la guerre, parce qu'ils ne peu-
vent le voler assez librement, et que la maraude
est punie. Tous ceux qui font du mal aux autres
hommes les haïssent.
Lvr.
Quelqu'un a-t-il dit que, pour peindre avec
hardiesse , il fallait surtout être vrai dans un
sujet noble, et ne point charger la nature , mais
la montrer nue? Si on l'a dit, on peut le redire-
car il ne paraît pas que les hommes s'en souvien-
nent, et ils ont le goût si gâté, qu'ils nomment
iiardi , je ne dis pas ce qui est vraisemblable et
qui approche le plus de la vérité, mais ce oui
s en écarte davantage.
LVII.
La nature a ébauché beaucoup de talents
qu'elle n'a pas daigné finir. Ces faibles semences
de génie amusent une jeunesse ardente qui leur
sacrifie les plaisirs et les plus beaux jours de
la vie. Je regarde ces jeunes gens comme les
femmes qui attendent leur fortune de leur
beauté : le mépris et la pauvreté sont la peine
sévère de ces espérances. Les hommes ne par-
donnent point aux misérables l'erreur de k
gloire.
LVIIL
Un écrivain qui n'a pas le talent de peindre
doit éviter sur toutes choses les détails.
LIX.
Quelle est la manie de quelques hommes qui
san^ aucune animosité ni raison particulière, se
font un devoir d'attaquer les grandes réputations,
e de mépriser l'autorité des jugements du pu-
dL'pT r P'"' ^^^''''' P^"« ^'^«dépen-
dance^dans leurs sentiments, et de peur de
juger d après les autres ! Je les compare à ces
personnes faibles qui, dans la crainte de paraître
gouvernées, rejettent opiniâtrement les meilleurs
conseils, et suivent follement leurs fantaisies
pour faire un essai de leur liberté.
LX. *
partiales qu'on fait des hommes ou des ouvrages
I-s plus estimables. Je hais cette chaleur de
quelques hommes qui ne peuvent souffrir que
1 on sépare les défauts de ceux qu'ils admirent,
deleursperfections,etquiveulenttout consacrer
mais combien plus insupportable est la manie de
ceux qui se font un devoir d'attaquer les gran-
des réputations et de mépriser l'autorité des ju-
ftr'rl'fr'V"^"'' '^"^ '' ''^'^ P«»sée peut-
être d affecter plus d'indépendance I
LXL
Oserait-on penser de quelques hommes, dont
U faut respecter les noms, qu'ils nous ont char-
mes par des grâces qui seront un jour négligées
ou par un mérite de mode qu'on n'a pas touioull
estime ? Se parer de beaucoup de connaissances
mutiles ou superficielles, affecter une extrême
singularité, mettre de l'esprit partout et hors
de sa place, penser peu naturellement et s'ex-
primer de même, s'appelait autrefois être un
pédant.
LXIL
Les vrais politiques connaissent mieux les
hommes que ceux qui font métier de la philo-
sophie; je veux dire qu'ils sont plus vrais philo-
sophes. ^
LXIIL
La plupart des hommes naissent sérieux II y
a des plaisants de génie, mais en petit nombre.
Les autres le deviennent par imitation , et for-
cent la nature pour suivre la mode '.
I LXIV.
i Qu'on examine tous les ridicules, ou n'en
trouvera presque point qui ne viennent d'une
sotte vanité, ou de quelque passion qui nous
aveugle et qui nous fait sortir de notre place.
Un homme ridicule ne me paraît être qu'un
homme hors de son véritable caractère et de sa
force.
LXV.
Il n'y a point de si petits caractères qu'on ne
puisse rendre agréables par le coloris. Le Fleu-
riste de la Bruyère en est la preuve.
LXVL
Les hommes aiment les petites peintures, parce
gu elles les vengent des petits défauts dont la
la ISd r^"' ^'°' ^' '"""'««'^t «»« ^"i«°te de cette Maxime;
«.nf^H^'"?"*-'* ^"^^ hommes naissent sérieux. H y a des niai
nen n.r^'"•^..''''*'"^ 1" P^«* ««™bre. Les aatr Js le dev^^."
RÉFLEXIOÎNS ET MAXIMES.
619
société est infectée ; ils aiment encore plus le
ridicule qu'on jette avec art sur les qualités
éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes
gens méprisent le peintre qui flatte si basse-
ment la jalousie du peuple, ou la sienne propre,
et qui fait métier d'avilir tout ce qu'il faudrait
respecter.
LXVII.
La plupart des gens de lettres estiment beau-
coup les arts , et nullement la vertu ; ils aiment
mieux le portrait d'Alexandre que sa générosité.
L'image des choses les touche ; l'original , point
du tout. Ils ne veulent pas qu'on les traite comme
des ouvriers , et ils sont ouvriers jusqu'aux ongles,
et jusqu'à la moelle des os.
LXVIIL
Les grandes et les premières règles sont trop
fortes pour les écrivains médiocres , car elles les
réduiraient à ne point écrire.
LXIX.
Peut-on estimer un auteur qui, affectant de
mépriser les plus grandes choses, ne méprise pas
de dire des pointes ; qui , pour conserver un trait
d'esprit, abandonne une vérité, et n'a aucune
honte de se contredire; qui ne connaît que la fai-
blesse de l'esprit humain , et n'en peut compren-
dre la force ; qui combat ridiculement l'éloquence
par l'élégance , le génie par l'art , et la sagesse
par la raillerie ? Parce qu'il nous dit qu'il n'esn
time aucune des choses du monde , lui devons-
nous plus de respect?
LXX.
Je trouve plaisant que quelqu'un aspire à se
faire admirer, en nous insinuant que nous sommes
des dupes d'estimer Alexandre ou Marc-Aurèle.
En ouvrant mes yeux sur le faible des plus grands
génies, il m'apprend à l'apprécier lui-même ce
qu'il peut valoir. Il est le premier que je raye du
tableau des hommes illustres.
LXXI.
Vous croyez que tout est problématique; vous
ne voyez rien de certain , et vous n'estimez ni les
arts, ni la probité, ni la gloire. Vous croyez ce-
pendant devoir écrire ; vous pensez assez mal des
homme? pour être persuadé qu'ils voudront lire
des choses inutiles , et que vous-même n'estimez
\mnt vraies. Votre objet n'est-il pas aussi de les
convaincre que vous avez de l'esprit? Il y a donc
quelque vérité : vous avez choisi la plus grande
et la plus importante pour les hommes , vous leur
avez appris que vous aviez plus de délicatesse et
plus de subtilité qu'eux. C'est la principale ins-
truction qu'ils peuvent retirer de vos ouvrages.
Se lasseront-ils de les lire?
LXXII.
Ce que bien des gens aujourd'hui appellent
écrire pesamment, c'est dire uniment la vérité,
sans plaisanterie et sans fard.
LXXIII.
Un homme écrivait à quelqu'un sur un intérêt
capital. Il lui parlait avec un peu de chaleur, parce
qu'il avait envie de le persuader. Il montra sa
lettre à un homme de beaucoup d'esprit, mais
très-prévenu de la mode. Et pourquoi , lui dit cet
ami , n'avez- vous pas donné à vos raisons un tour
plaisant ? Je vous conseille de refaire votre lettre.
LXXIV.
On raconte de je ne sais quel peuple, qu'il alla
consulter un oracle pour s'empêcher de rire dans
ses délibérations et dans le conseil public. Nous
ne sommes pas encore si fous que ce peuple.
LXXV.
Il y a beaucoup de choses que nous savons mal,
et qu'il est très-bon qu'on redise.
LXXVI.
1. II est plus aisé de dire des choses nou-
velles , que de concilier parfaitement et de réu-
nir sous un seul point de vue toutes celles qui
ont été dites.
LXXVII.
364. Il n'y a rien de si froid au monde que ce
qu'on a pensé pour les autres.
LXXVIII.
367. La netteté des pensées leur tient lieu de
preuves.
LXXIX.
368. La marque d'une expression parfaite est
que , même dans les équivoques , on ne puisse
lui donner qu'un sens.
LXXX.
Le même mérite qui fait copier quelques ou
vrages , les fait vieillir.
650
VAUVENAKGUES.
LXXXI.
Les auteurs qui se distinguent principalement
par le tour et la délicatesse , sont plus tôt usés
que les autres.
LXXXII.
Les bonnes maximes sont sujettes à devenir
triviales.
LXXXIIL
869. 11 semble que la raison qui se commu-
nique aisément et se perfectionne quelquefois,
perd d'autant plus vite son lustre et le mérite de
la nouveauté. Cependant ceux qui conçoivent les
choses dans toute leur force et qui poussent la
sagacité jusqu'au terme de l'esprit humain , im-
priment ce haut caractère dans leurs expressions;
et le reste des hommes ne pouvant atteindre la
perfection de leurs idées et de leurs discours,
leurs écrits paraissent toujours originaux , pareils
à ces chefs-d'œuvre de sculpture qui sont depuis
tant de siècles sous les yeux de tout le monde ,
et que persomie ne peut imiter.
LXXXIV.
Le génie consiste , en tout genre , à concevoir
plus vivement et plus parfaitement son objet; et
de là vient qu'on trouve dans les bons auteurs
quelque chose de si net et de si lumineux, qu'on
est d'abord saisi de leurs idées.
LXXXV.
Les grands hommes parlent comme la nature ,
simplement.
LXXXVI.
10. Il est rare qu'on approfondisse la pensée
d'un autre : de sorte que si on la rencontre de
soi-même dans la suite , on la voit dans un jour
si différent et avec tant de circonstances et de
dépendances , qu'on se l'approprie.
LXXXVII.
1 1 . Si une pensée n'est utile qu'à peu de per-
sonnes, peu l'applaudiront.
LXXXVIII.
i 4, L'espérance anime le sage, et leurre le pré-
somptueux et l'indolent, qui se reposent témérai-
rement sur ses promesses.
LXXXIX.
La prospérité illumine la prudeticc.
XG.
Le courage agrandit l'esprit.
XCl.
Le courage a plus de ressources que la raison.
XCII.
La raison est presque inutile à la faiblesse.
XCIIL
Un sage gouvernement doit se régler par la
disposition présente des esprits.
XCIV.
Tous les temps ne permettent pas de suivre
tous les bons exemples et toutes les bonnes
maximes.
XGV.
La vertu ne s'inspire point par la violence.
XCVI.
Les mœurs se gâtent plus facilement qu'elles
ne se redressent.
XCVII.
Les vrais maîtres dans la politique et la mo-
rale sont ceux qui tentent tout le bien qu'on peut
exécuter, et rien au delà.
XCVIII.
L'humanité est la première des vertus.
XCIX.
La licence étend toutes les vertus et tous les
vices.
C.
La vertu ne peut faire le bonheur des mé-
chants.
CI.
La paix qui borne les talents et amollit les
peuples , n'est un bien ni ea morale ni en poli-
tique.
CIL
23. Les prospérités des mauvais rois ruinent la
liberté des peuples.
CUL
37. Le cœur des jeunes gens connaît plutôt
l'amour que la beauté.
RÉFLEXIOJNS ET MAXIMES.
mm
CIV.
L'amour est le premier auteur du genre hu-
main.
CV.
La solitude tente puissamment la chasteté.
CVI.
403. Qui fait plus de fortunes que la réputa-
tion , et qui donne si sûrement la réputation qup
le mérite?
CVII.
50. La conscience, l'honneur, la chasteté,
l'amour et l'estime des hommes sont à prix d'ar-
gent. Celui qui est riche et libéral possède tout.
cvm.
La libéralité augmente le prix des richesses.
CIX.
51 . Celui qui sait rendre son dérangement utile
est au-dessus de l'économie.
ex.
La vertu n'est pas un trafic , mais une richesse.
CXL
415. J'ai cherché s'il n'y avait aucun moyen
de faire sa fortune sans mérite : et me proposant
tour à tour le service des grands , celui des fem-
mes, la souplesse et l'adulation, etc. j'ai conclu,
de tous ces chemins , ce qu'on dit ordinairement
des jeux de hasard , qu'ils ne convenaient propre-
ment qu'à ceux qui n'avaient rien à perdre.
cxn.
60. La fortune exige de grands soins. Il faut
être souple, amusant, cabaler, n'offenser per-
sonne, plaire aux femmes et aux hommes en
place , se mêler des plaisirs et des affaires , cacher
son secret, savoir s'ennuyer la nuit à table, et
jouer trois quadrilles sans quitter sa chaise : même
après tout cela , on n'est sûr de rien. Sans aucun
de ces areifi^.es , un ouvrage fait de génie rem-
porte de lui-même les suffrages et fait embrasser
un métier où l'on peut aller à la gloire par le seul
mérite.
CXIJI.
L'écueil ordinaire des talents médiocres est
rimitation des gens riches. Personne n'est si fot
qu'un bel esprit qui veut être un honuue du
monde.
CXIV.
Une jeune femme a moins de complaisants qu'un
homme riche qui fait bonne chère.
cxv.
La bonne chère est le premier lien de la bonne
compagnie.
CXVI.
La bonne chère apaise les ressentiments du
jeu et de l'amour ; elle réconcilie tous les hommes
avant qu'ils se couchent.
cxvn.
Le jeu, la dévotion, le bel esprit, sont trois
grands partis pour les femmes qui ne sont plus
jeunes.
CXVIIL
64. Celui qui s'habille le matin avant huit
heures pour entendre plaider à l'audience, ou
pour voir des tableaux exposés au Louvre , ne
se connaît ordinairement ni en peinture ni en
éloquence.
CXIX,
Les sots s'arrêtent devant un homme d'esprit
comme devant une statue de Bernini , et lui don-
nent en passant quelque louange ridicule.
cxx.
Tous les avantages de l'esprit et même du cœur
sont presque aussi fragiles que ceux de la fortune,
CXXL
7 1 . Pensée consolante ! l'avarice ne s'assouvit
pas par les richesses, ni l'intempérance par la
volupté, ni la paresse par l'oisiveté, ni l'ambi-
tion par la fortune. Mais si les talents, si la gloire,
si la vertu même ne nous rendent heureux, ee
que l'on appelle bonheur vaut-il nos regrets ?
CXXIL
On va dans la vertu et dans la fortune le plus
loin qu'on peut. La raison et la vertu même con-
solent du reste.
cxxin.
Ce ne peut être un vice dans les hommes de
sentir leur force.
CXXIV.
11 y a plus de faiblesse que de raison a Cire
652
VAUVENAKGllES.
humilié de ce qui nous manque, et c'est la source
de toute bassesse.
cxxv.
Ce qui me paraît de plus noble dans notre na-
ture, est que nous nous passions si aisément d'une
plus grande perfection.
CXXVI.
Nous pouvons parfaitement connaître notre
imperfection sans être humiliés, par cette vue.
cxxvn.
La lumière est le premier fruit de la naissance,
pour nous enseigner que la vérité est le plus
grand bien de la vie.
CXXVIII.
L'indigence contrarie nos désirs, mais elle les
borne; l'opulence multiplie nos besoins, mais
elle aide à les satisfaire. Si on est à sa place, on
est heureux.
CXXIX.
11 y a des hommes qui vivent heureux sans le
savoir.
cxxx.
425. On oblige les jeunes gens à user de leurs
biens comme s'il était sûr qu'ils dussent vieillir,
quoique le contraire soit plus apparent.
CXXXI
426. A mesure que l'âge multiplie les besoins
de la nature , il resserre ceux de l'imagination \
CXXXIL
80. On tire peu de service des vieillards, parce
que la plupart, occupés de vivre et d'amasser,
sont désintéressés sur tout le reste.
cxxxin.
Qu'importe à un homme ambitieux qui a
manqué sa fortune sans retour, de mourir plus
pauvre?
CXXXIV.
Les passions des hommes sont autant de che-
mins ouverts pour aller à eux.
' Cette pensée est la même que la Maxime 426. Nous la ré-
pétons parce que, sur l'autorité de M. Suard, de M. de For-
tia et des autres éditeurs , nous avons imprimé il rései-ve , et
que M. Suard a même fait une note sur l'emploi de ce mot.
On lit dans le manuscrit il resserre, expression aussi juste que
claire. B.
CXXXV.
Le plus vaste de tous les projets est celui de
former un parti.
CXXXVL
91. Il est quelquefois plus facile à un grand
homme de former un parti , que de venir par de-
grés à la tête d'un parti formé.
cxxxvn.
92. Il n'y a point de parti si aisé à détruire
que celui que la prudence seule a formé. Les ca-
prices les moins réguliers de la nature ne sont
pas aussi fragiles que les chefs-d'œuvre de l'art.
CXXXVIII.
Si nous voulons tromper les hommes sur nos
intérêts , ne les trompons pas sur les leurs.
CXXXIX.
Il y a des hommes qu'il ne faut pas laisser
refroidir.
CXL.
Les auteurs médiocres ont plus d'admirateurs
que d'envieux.
CXLI.
Il n'y a point d'auteur si ridicule que quel-
qu'un n'ait traité d'homme excellent.
CXLII.
On fait mal sa cour aux économes par des
présents.
CXLIII.
Nous voulons faiblement le bien de ceux que
nous n'assistons que de nos conseils.
CXLÏV.
La générosité donne moins de conseils que
de secours.
CXLV.
La philosophie est une vieille mode que cer-
taines gens affectent encore, comme d'autres
portent des bas rouges pour raorguer le public.
CXLVI.
La vérité n'est pas si usée que le langage;
car il appartient à moins de gens de la manier-
CXLVII.
112. On dit peu de choses solides , lorsqu'on
veut toujours en dire d'extraordinaires.
KEI LEXIONS ET MAXIMES.
653
CXLVIII.
113. Nous nous flattons sottement de per-
suader aux autres ce que nous ne croyons pas
nous-mêmes.
CXLIX.
451. Les uns naissent pour inventer, et les
autres pour embellir ; mais le doreur attire plus
les regards que l'architecte.
CL.
Les traits hardis en tout genre ne s'offrent
pas à un esprit tendu et fatigué.
CLL
Rien ne dure que la vérité.
GLIL
Nous n'avons pas assez de temps pour réflé-
chir toutes nos actions.
CLIIL
La gloire serait la plus vive de nos passions
sans son incertitude.
CLIV.
La gloire remplit le monde de vertus , et ,
comme un soleil bienfaisant, elle couvre toute
la terre de fleurs et de fruits.
CLV.
Il arrive souvent qu'on nous estime à propor-
tion que nous nous estimons nous-mêmes.
CLVL
La fatuité égale la roture aux meilleurs noms.
CLVIL
Nous ne passons les peuples qu'on nomme
barbares , ni en courage , ni en humanité , ni en
santé, ni en plaisirs; et n'étant ainsi ni plus
vertueux, ni plus heureux, nous ne laissons pas
de nous croire bien plus sages.
CLVIIL
302. Les lois , qui sont la plus belle invention
de la raison , n'ont pu rendre les peuples plus
tranquilles et plus polis sans diminuer leur li-
berté.
CLTX.
30 1 . Tandis qu'une grande partie de la na-
tion languit dans la pauvreté, l'opprobre et le
travail; l'autre, qui abonde en honneurs, en
commodités, en plaisirs, ne se lasse pas d'ad-
mirer le pouvoir de la politique qui fait fleurir
les arts et le commerce, et rend les États redou-
tables.
CLX.
Faut-il s'applaudir de la politique , si son plus
grand effort est de faire quelques heureux au
prix du repos de tant d'hommes ? Et quelle est
la sagesse si vantée de ces lois , qui laissent tant
de maux inévitables et procurent si peu de bien?
CLXL
302. Les plus grands ouvrages de l'esprit
humain sont très-assurément les moins par-
faits.
CLXIL
Si l'on découvrait le secret de proscrire à ja-
mais la guerre , de multiplier le genre humain ,
et d'assurer à tous les hommes de quoi subsis-
ter, combien nos meilleures lois paraîtraient-
elles ignorantes et barbares I
CLXIIL
Nous sommes tellement occupés de nous et
de nos semblables , que nous ne faisons pas la
moindre attention à tout le reste , quoique sous
nos yeux et autour de nous.
CLXIV.
Les grands ne connaissent pas le peuple, et
n'ont aucune envie de le connaître.
CLXV.
187. Entre rois, entre peuples, entre parti-
culiers , le plus fort se donne des droits sur le
plus faible; et la même règle est suivie par les
animaux , par la matière , par les éléments , etc. :
de sorte que tout s'exécute dans l'univers par
violence ; et cet ordre , que nous blâmons avec
quelque apparence de justice , est la loi la plus
générale, la plus absolue, la plus aneieime et
la plus immuable de la nature.
CLXVL
Il n'y a point de violence ni d'usurpation qui
ne s'autorise de quelque loi.
CLXVIL
Quand il ne se ferait aucun traité entre le>i
princes, je doute qu'il se fit plus d'injustices.
654
VAIIVENARGIJES.
CLXVIII.
Ce que nous honorons du nom de paix n'est
proprement qu'une courte trêve, par laquelle
le plus faible renonce à ses prétentions , justes
ou injustes, jusqu'à ce qu'il trouve l'occasion de
les faire valoir à main armée.
CLXIX.
559. L'équilibre que les souverains tâchent
de maintenir dans l'Kurope , les oblige à n'être
pas plus injustes que leurs sujets , et ne fait, en
quelque manière, qu'une république de tant de
royaumes'.
CLXX.
Quand on ne regarderait l'histoire ancienne
que comme un roman, elle mériterait encore
d'être respectée comme une peinture charmante
des plus belles mœurs dont les hommes puissent
jamais être capables.
CLXXI.
IS'est-il pas impertinent que nous regardions
comme une vanité ridicule ce même amour de
la vertu et de la gloire que nous admirons dans
les Grecs et les Romains , hommes comme nous,
et moins éclairés ?
CLXXII.
311. Notre vie ressemble à un jeu où toutes
les finesses sont permises pour usurper le bien
d'autrui à nos périls et fortune, et où l'heureux
dépouille, en tout honneur, le plus malheureux
ou le moins habile.
CLXXIII.
Il est quelquefois plus difficile de gouverner
un seul homme qu'un grand peuple.
CLXXIV.
568. La nature n'ayant pas égalé les hommes
par le mérite, il semble qu'elle n'a ni pu ni dû
les égaler par la fortune.
CLXXV.
L'énorme différence que nous remarquons
entre les sauvages et nous, ne consiste qu'en ce
que nous sommes un peu moins ignorants.
CLXXVI.
Qu'il y a peu de pensées exactes I et combien
' On trouvera cette pensée mieux développée dans un ou-
vrage de M. de Voltaire^ où je l'ai prLse. ( Note de Vattteur.)
il en reste encore aux esprits justes à déve-
lopper 1
CLXXVIL
Nous sommes bien plus appliqués à noter ïes
contradictions souvent imaginaires et les autres
fautes d'un auteur, qu'à profiter de ses vues,
vraies ou fausses.
CLXxvin.
Ceux qui gouvernent les hommes ont un
grand avantage sur ceux qui les instruisent : car
ils ne sont obligés de rendre compte ni de tout,
ni à tous ; et si on les blâme au hasard de beau-
coup de conduites qu'on ignore, on les loue
peut-être de bien des sottises.
CLXXIX.
Plusieurs architectes fameux ayant été em-
ployés successivement à élever un temple ma-
gnifique , et chacun d'eux ayant travaillé selon
son goût et son génie , sans avoir concerté en-
semble leur dessein , un jeune homme a jeté les
yeux sur ce somptueux édifice, et moins touché
de ses beautés irrégulières que de ses défauts,
il s'est cru longtemps plus habile que tous ces
grands maîtres, jusqu'à ce qu'ayant enfin été
chargé lui-même de faire une chapelle dans le
temple, il est tombé dans de plus grands défauts
que ceux qu'il avait si bien saisis, et n'a pu
atteindre au mérite des moindres beautés.
CLXXX.
L'indifférence où nous sommes de la vérité
ne vient que de ce que nous sommes décidés à
suivre nos passions , quoi qu'il en puisse être ; et
c'est là ce qui fait que nous n'hésitons pas dans la
pratique, malgré l'incertitude de notre créance.
CLXXXL
Un auteur n'est jamais si faible que lorsqu'il
traite faiblement les grands sujets.
CLXXXIL
Rien de grand ne comporte la médiocrité.
CLXxxm.
Les empires élevés ou renversés, Tenorme
puissance de quelques peuples et la chute de
quelques autres , ne sont que les caprices et les
jeux de la nature. Ses efforts et, si on l'ose dire,
ses chefs-d'œuvre , sont ce petit nombre de gé-
nies qui , de loin en loin , montrés à la terre i)our
RÉFLEXIONS CT MAXIMES.
65i
l'éclairer, et souvent négligés pendant leur
vie, augmentent d'âge en âge de réputation
après leur mort , et tiennent plus de place dans
le souvenir des hommes que les royaumes qui
les ont vus naître, et qui leur disputaient un peu
d'estime.
CLXXXIV.
Il y a des hommes qui veulent qu'un auteur
fixe leurs opinions et leurs sentiments , et d'au-
tres qui n'admirent un ouvrage qu'autant qu'il
renverse toutes leurs idées, et ne leur laisse
aucun principe d'assuré.
cLxxxy.
Il n'appartient qu'aux âmes fortes et péné-
trantes de faire de la vérité le principal objet de
leurs passions.
CLXXXVI.
Nous ne renonçons pas aux biens que nous
nous sentons capables d'acquérir.
CLXXXVII.
La force ou la faiblesse de notre créance dé-
pend plus de notre âme que de notre esprit.
CLXXXVIH.
L'expérience que nous avons des bornes de
notre raison, ouvre notre esprit aux soupçons
et aux fantômes de la peur.
CLXXXIX.
605. Ceux qui méprisent l'homme se croient
de grands hommes.
cxc.
219. Ce qu'on voit tous les jours dans le
monde est arrivé dans la morale. L'homme étant
tombé dans la disgrâce des philosophes , c'a été
à qui le chargerait de plus de vices. S'il arrive
jamais qu'il se relève de cette dégradation , et
qu'on le remette à la mode , nous lui rendrons à
l'envi toutes ses vertus, et bien au delà.
CXCI.
Il n'y a point de noms si révérés et défendus
avec tant de chaleur, que ceux qui honorent un
parti.
cxcu.
Les grands rois, les grands capitaines , les
grands politiques, les écrivains sublimes, sont
dfs hommes. Toutes les épithètes fastueuses
dont nous nous étourdissons ne veulent rien
dire de plus.
CXCIII.
Tout ce qui est injuste nous blesse , lorsqu'il
ne nous protite pas directement.
CXCIV.
Nul homme n'est assez timide, ou glorieux,
ou intéressé , pour cacher toutes les vérités qui
pourraient lui nuire.
cxcv.
La dissimulation est un effort de la raison,
bien loin d'être un vice de la nature.
CXCVI.
Celui qui a besoin d'un motif pour être en-
gagé à mentir, n'est pas né menteur.
CXCVII.
Tous les honmies naissent sincères et meu-
rent trompeurs.
CXCVIII.
Qu'il est difficile de faire un métier d'intérêt
sans intérêt î
CXCIX.
Les prétendus honnêtes gens, dans tous les
métiers, ne sont pas ceux qui gagnent le moins.
ce.
Il est plaisant que de deux hommes qui veu«
lent également s'enrichir, l'un l'entrepreime
par la fraude ouverte, et l'autre par la bonne
foi , et que tous les deux réussissent.
CCI.
Les hommes semblent être nés pour faire des.
dupes et l'être eux-mêmes.
CCII.
S'il est facile de flatter les hommes en place ,
il l'est encore plus de se flatter soi-même auprès
d'eux. Un seul homme en amuse une infinité
d'autres, tous uniquement occupés de le trom-
per.
CCIII.
L'espérance fait plus de dupes que l'habileté.
CCIV.
Celui qui a besoin des antres les avertit de se
(]56
VAUVEINÂKGIJES.
défier de lui. Un homme inutile a bien de lu
peine à tromper personne.
CCV.
Les grands vendent trop cher leur protec-
tion pour que l'on se croie obligé à aucune re-
connaissance.
CCVI.
Les grands n*estiment pas assez les autres
hommes pour vouloir se les attacher par des
bienfaits.
CCVIL
On ne regrette pas la perte de tous ceux
qu'on aime.
CCVIIL
L'intérêt nous console de la mort de nos pro-
ches , comme l'amitié nous consolait de leur vie.
CCIX.
Nous blâmons quelques hommes de trop s'af-
fliger, comme nous reprochons à d'autres d'être
trop modestes , quoique nous sachions bien ce
qui en est.
ccx.
330. Quiconque a vu des masques dans un
bal danser amicalement ensemble et se tenir
par la main sans se connaître , pour se quitter
le moment d'après et ne plus se voir , peut se
faire mie idée du monde.
CCXL
On fait plutôt fortune près des grands en leur
facilitant les moyens de se vuiner , qu'en leur
apprenant à s'enrichir.
CCXIL
Un nouveau principe est une source inépuisa-
ble de nouvelles vues.
ccxin.
Lorsqu'un édifice a été porté jusqu'à sa plus
grande hauteur, tout ce qu'on peut faire est de
l'embellir ou d'y changer des bagatelles sans
toucher au fond. De même on ne peut que ram-
per sur les vieux principes de la morale , si l'on
n'est soi-même capable de poser d'autres fonde
ments, qui , plus vastes et plus solides, puissent
porter plus de conséquences, et ouvrir à la ré -
ilexiou un nouveau champ.
CCXIV.
L'invention est l'unique preuve du génie.
CCXV.
Le sentiment ne nous est pas suspect de faus-
seté.
CCXVL
On n'apprend aux hommes les vrais plaisirs
qu'en les dépouillant de faux biens, comme on
ne fait germer le bon grain qu'en arrachant
l'ivraie qui l'environne.
CCXVU.
Il n'y a point, nous dit-on , de faux plaisirs :
à la bonne heure ; mais il y en a de bas et de
méprisables. Les choisirez-vous ?
ccxvin.
La vanité est le premier intérêt des riches.
CCXIX.
C'est la faute des panégyristes ou de leurs
héros, lorsqu'ils ennuient.
ccxx.
L'esprit ne tient pas lieu du savoir.
CCXXL
L'intérêt du faible est de dépendre pour être
protégé : cela n'empêche pas qu'il ne soit mi-
sérable d'avoir besoin de protection ; et c'est
au contraire la preuve de sa faiblesse et de son
malheur.
CCXXIL
II faut savoir mettre à profit l'indulgence de
nos amis et la sévérité de nos ennemis.
ccxxm.
Pauvre, on est occupé de ses besoins ; riche,
on est dissipé par les plaisirs ; et chaque condi-
tion a ses devoirs, ses écueils et ses distractions,
que le génie seul peut franchir.
CCXXIV.
Les grands hommes le sont quelquefois dans
les petites choses.
ccxxv.
Nous n'osons pas toujours entretenir les au-
tres de nos opinions ; mais nous saisissons or-
dinairement si mal leurs idées, que nous per-
KÉFLEXIOJNS ET MAXIMES.
657
drious peut-être moins dans leur esprit à parler
comme nous pensons , et nous serions moins
ennuyeux.
CCXXVI.
Quelle diversité, quel intérêt et quel change-
ment dans les livres, si on n'écrivait plus que ce
qu'on pense!
CCXXVII.
L'amitié n'est pas plus volage que la haine.
CCXXVIII.
On pardonne aisément les maux passés et les
aversions impuissantes.
CGXXIX.
Les traités les mieux ménagés ne sont que
la loi du plus fort.
ccxxx.
Il n'est pas besoin d'un long apprentissage
pour se rendre capable de négocier, toute notre
vie n'étant qu'une pratique non interrompue
d'artifices et d'intérêts.
CCXXXL
Si les armes prospèrent , et que l'État souffre,
on peut en blâmer le ministre, non autrement ;
à moins qu'il ne choisisse de mauvais généraux,
ou qu'il ne traverse les bons.
ccxxxn.
Quiconque ose de grande choses risque iné-
vitablement sa réputation.
CGXXXIIL
Il faudrait qu'on pût limiter les pouvoirs d'un
négociateur sans trop resserrer ses talents, et
du moins ne le pas gêner dans l'exécution de ses
ordres. On le réduit à traiter, non selon son
propre génie, mais selon l'esprit du ministre
dont il ne fait que porter les paroles , souvent
opposées à ses lumières. Est -il si difficile de
trouver des hommes assez fidèles et assez habiles
pour leur confier le secret et la conduite d'une
négociation ? ou serait-ce que les ministres veu-
lent être l'âme de tout, et ne partager leur
ministère avec personne? Cette jalousie de l'au-
torité a été portée si loin par quelques-uns, qu'ils
ont prétendu conduire de leur cabinet jusqu'aux
guerres les plus éloignées , les généraux étant
tellement asservis aux ordres de la cour, qu'il
leur était presque impossible de profiter de la
faveur des occasions , quoiqu'on les rendît res-
ponsables des mauvais succès.
CCXXXIV.
Nul traité qui ne soit comme un monument
de la mauvaise foi des souverains.
ccxxxv.
On dissimule quelquefois dans un traité , de
part et d'autre, beaucoup d'équivoques qui
prouvent que chacun des contractants s'est pro-
posé formellement de le violer dès qu'il en aurait
le pouvoir.
CCXXXVI.
La guerre se fait aujourd'hui entre les peuples
de l'Europe si humainement, si habilement, et
avec si peu de profit , qu'on peut la comparer,
sans paradoxe , aux procès des particuliers , où
les frais emportent le fonds, et où l'on agit moins
par force que par ruse.
GGXXXVII.
Les grandes places instruisent promptement
les grands esprits.
CCXXXVIII.
Despréaux n'a jugé de Quinault que par ses
défauts , et les amateurs du poète lyrique n'en
jugent que par ses beautés.
GGXXXIX.
La musique de Montéclair ' est très-sublim«
dans le fameux chœur de Jephté; mais les paroles
de l'abbé Pellegrin ' ne sont que belles. Ge n'est
pas de ce que l'on danse autour d'un tombeau à
l'Opéra , ou de ce qu'on y meurt en chantant,
que je me plains ; il n'y a point de gens raison-
nables qui trouvent cela ridicule : mais je suis
fâché que les vers soient toujours au-dessous
de la musique , et que ce soit du musicien qu'ils
empruntent leur principale expression. Voilà le
^ Montéclair ( Michel ) , célèbre musicien , né près de Cliau-
mont en Bassigny en Ui66, montra dès sa plus tondre enfance
de la disposition pour la musique ; il reçut les premières le-
çons de Moreau, maître de chapelle de la cathédrale de Lan-
gres. En I70(i il vint à Paris, entra à l'orchestre de l'Opéra;
il fut le premier qui joua de la contre-basse. Il mourut en sep-
tembre 1737, suivant du Tillet, et le 24 mars do la même an-
née, selon l'auteur du Mercure (mars 1738, p. 566).
On a de lui plusieurs ouvrages estimés des musiciens; il a
mis en musique trois poèmes de l'abbé Pellegrin , et entre
autres la tragédie de Jephté, représentée en 1731. B.
"" Pellegrin (Simon-Joseph), né à Marseille en 1«63, d'a-
bord religieux de l'ordre des servîtes, et depuis ubbé de
Cluuy, mourut le 5 septembre 1745. B.
42
(]:i8
VAIN Ei> ARGUES.
cîéfaut. Et lorsque j'entends dii'c, après cela,
(|ue Quinault a porté son genre à sa perfection,
je m'en étonne ; et quoique je n'aie pas grande
connaissance là -dessus, je ne puis du tout y
souscrire.
CCXL.
Tous ceux qui ont l'esprit conséquent ne l'ont
pas juste. Ils savent bien tirer des conclusions
d'un seul principe , mais ils n'aperçoivent pas
toujours tous les principes et toutes les faces des
clioses. Ainsi ils ne raisonnent que sur un côté,
et ils se trompent. Pour avoir l'esprit toujours
juste, il ne suffit pas de l'avoir droit, il faut
encore l'avoir étendu. Mais il y a peu d'esprits
qui voient en grand, et qui en même temps
sachent conclure : aussi n'y a-t-il rien de plus
rare que la véritable justesse. Les uns ont l'esprit
conséquent, mais étroit; ceux-là se trompent
sur toutes les choses qui demandent de grandes
vues. Les autres embrassent beaucoup , mais ils
ne tirent pas si bien des conséquences, et tout
ce qui demande un esprit di-oit, les met en danger
(ie se perdre.
CCXLL
Nous ne savons pas beaucoup de gré à nos
amis d'estimer nos bonnes qualités, s'ils osent
seulement s'apercevoir de nos défauts. Nous
\oudrions sottement des hommes qui fussent
clairvoyants sur nos vertus et aveugles sur nos
faiblesses.
CCXLIL
474. On peut penser beaucoup de mal d'un
homme, et être tout à fait de ses amis : car on
sait bien que les plus hoimêtes gens ont leurs
défauts, quoiqu'on suppose tout haut le contraire ;
et nous ne sommes pas si délicats, que nous ne
puissions aimer que la perfection. On peut aussi
beaucoup médire de l'espèce humaine, sans êti'e
en aucune manière misanthrope, parce qu'il y a
des vices que l'on aime, même dans autrui.
CCXLIIL
179. Si nos amis nous rendent de bons offices,
nous pensons qu'à titre d'amis ils nous les doivent,
et nous ne pensons point du tout qu'ils ne nous
doivent pas leur amitié.
CCXLIV.
Quelque service que l'on rende aux hommes ,
on ne leur fait jamais autant de bien qu'ils croient
en mériter.
CCXLV.
La familiarité et l'amitié font beaucoup d'In-
grats.
CCXLVL
Le» grandes vertus excitent les grandes ja-
lousies. Les grandes générosités produisent les
grandes ingratitudes. H en coûte trop d'être juste
envers le mérite érainent.
CCXLVIL
Ni la pauvreté ne peut avilir les âmes fortes ,
ni la richesse ne peut élever les âmes basses. On
cultive la gloire dans l'obscurité; on souffre
l'opprobre dans la grandeur. La fortune, qu'on
croit si souveraine , ne peut presque rien sans la
nature.
CCXLVIIL
Il y a de fort bonnes gens qui ne peuvent se
désennuyer qu'aux dépens de la société.
CCXLIX.
Quelques-uns entretiennent familièrement et
sans façon le premier homme qu'ils rencontrent,
comme on s'appuierait sur son voisin si ob se
trouvait mal dans une église.
CCL.
La ressource de ceux qui n'imaginent pas
beaucoup de choses est de la conter à beaucoup
de gens.
CCLI.
La raison qui n'est pas fondée sur la nature
est illusion.
CCLII.
L'intérêt est la règle de la prudence.
GCLIII.
La conscience est présomptueuse dans les
sains, timide dans les faibles et les malheureux,
inquiète dans les indécis, etc.; organe obéissant
du sentiment qui nous domine, plus trompeuse
que la raison et la nature.
CCLIV.
Nous jugeons de la vie d'une manière trop
désintéressée quand nous sommes forcés de la
quitter. Nous n'en penserions pas de même si
nous obtenions d'y rentrer.
REFLEXIONS ET MAXIMES.
659'
CCLV.
461 . Socrate savait beaucoup moins que F.... '
Il y a peu de sciences utiles.
CCLVI.
S'il est vrai qu'on ne peut anéantir le vice,
la science de l'homme est de le faire servir à la
vertu.
CCLVII.
La morale austère ressemble à la science de
ces hommes graves ^ qui détruisent le genre
humain, pour détruire un vice du sang souvent
imaginaire.
CCLVIIL
La science des mœurs ne donne pas celle des
hommes.
CCLIX.
L'esprit enveloppe les simplicités de la nature
pour s'en attribuer l'honneur.
CCLX.
486. La présence d'esprit est plus nécessaire
à un négociateur qu'à un ministre. Les grandes
places dispensent quelquefois des moindres ta-
lents.
CCLXL
487. Quelque mérite qu'il puisse y avoir à
négliger les grandes places , il est pourtant vrai
qu'elles passent notre esprit.
CCLXIL
1 97.,Le dégoût est un témoignage d'indigestion
et de faiblesse.
CCLXIIL
202. O pompe des cieux! qu'êtesrvous? Nous
avons surpris le secret et l'ordre de vos mouve-
ments. Dans la main d'un roi invisible , esclaves
soumis et ressorts peut-être insensibles, le monde
sur qui vous régnez mériterait-il nos hommages?
Les révolutions des empires, la diverse face des
temps, les nations qui ont dominé, et les hommes
qui ont fait la destinée de ces nations mêmes, les
principales opinions et les coutumes qui ont par-
tagé la créance des peuples dans la religion , les
arts, la morale et les sciences, tout cela quç
peut-il paraître? Un homme, du creux d'un ro-
cher, et comme un atome invisible sur la terre,
* Fontenelle. — Vauvenargues a dit la même chose de Bayle.
Voyez Max. 402. B.
» Les médecins.
embrasse en quelque sorte d'un coup d'oeil le
spectacle de l'univers dans tous les âges.
CCLXIV.
211. J'aime un écrivain qui embrasse tous les
temps et tous les pays , et rapporte beaucoup
d'effets à peu de causes ; qui compare les préju-
gés et les mœurs de différents siècles; qui, par
des exemples tirés de la musique et de la pein-
ture, me fait connaître les beautés de l'éloquence
et l'étroite liaison des arts. Je dis d'un homme
qui rapproche ainsi les choses humaines, qu'il
les voit en grand , si les conséquences sont justes ;
car s'il conclut mal, il voit mal et n'a pas l'es-
prit étendu.
CCLXV.
215. Savoir bien rapprocher les choses, voilà
l'esprit juste. Le don de rapprocher beaucoup de
choses et de grandes choses , c'est l'esprit étendu :
de là l'exclusion naturelle de tout esprit faux.
GCLXVL
216. Un homme qui digère mal et qui est vo-
race , c'est l'image de beaucoup d'esprits.
CCLXVIL
Chaque condition a ses erreurs et ses lumières ;
chaque peuple a ses mœurs et son génie selon sa
fortune. Les Grecs, que nous avons passés en
délicatesse, nous passaient en simplicité.
CCLXVÏII.
494. Tout ce que nous prenons pour des dé-
fauts n'est pas tel.
CCLXIX.
La raison et le sentiment se conseillent et se
suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte
qu'un des deux et renonce à l'autre, s'affaiblit
lui-même, et trompe par son imprudence les
sages précautions de la nature.
CCLXX.
497. L'intérêt d'une seule passion souvent
malheureuse tient quelquefois toutes les autres
en captivité; et notre raison enchaînée porte ses
fers sans pouvoir les rompre.
CCLXXL
11 n y a point de gloire achevée sans celle des
armes.
42.
000
VAllVENARGDES.
CCLXXII. •
Ta gloire embellit les héros.
CCLXXIII.
On est encore bien éloigné de plaire, quand
on n'a que de l'esprit.
CCLXXIV.
519. Nous avons des règles pour le théâtre
qui passent peut-être nos forces , et que les plus
heureux génies n'exécutent que faiblement.
CCLXXV.
520. Si une pièce est faite pour être jouée ,
il n'en faut pas juger par la lecture , mais par
l'effet des représentations.
CCLXXVI.
11 arrivera peut-être que la raison humaine se
perfectionnera encore beaucoup , et ce que nous
savons ne sera rien. Mais ceux qui pourront
nous passer dans les routes que nous leur ou-
vrons , et qui s'en croiront plus d'esprit , n'en
vaudront pas mieux par le cœur.
CCLXXVII.
N'avoir nulle vertu ou nul défaut est égale-
ment sans exemple.
GCLXXVIIÏ.
293. On suppose que ceux qui servent la
vertu par intérêt, la trahiraient pour le vice
utile. Point du tout : l'intérêt d'un esprit bien
fait ne se trouve guère dans le vice, et son in-
clination ou sa raison y répugnent trop forte-
ment.
CCLXXIX.
Si la vertu se suffisait à elle-même , elle ne se-
rait plus une qualité humaine, mais surnaturelle.
CCLXXX.
262. Des auteurs sublimes n'ont pas négligé
de primer encore par les agréments, flattés de
remplir l'intervalle qui sépare les extrémités , et
de contenter tous les goûts. Le public , au lieu
d'applaudir à l'universalité de leurs talents, a
cru qu'ils étaient incapables de se soutenir dans
rhéroique, et on n'ose les égaler à ces grands
hommes qui, soigneux de conserver dans tous
leurs écrits un caractère plein de dignité et de
noblesse , paraissent avoir dédaigné de dire tout
ce qu'ils ont tû , et abandonné aux génies subal-
ternes les talents médiocres.
CCLXXXI.
265. Je n'ôte rien à l'illustre Racine, le plus
sage et le plus éloquent des poètes, pour n'avoir
pas traité beaucoup de choses qu'il eût em-
bellies, content d'avoir montré dans un seul
genre la richesse et la sublimité de son esprit.
Mais je me sens forcé de respecter un génie
hardi et fécond , élevé , pénétrant , facile , plein
de force; aussi vif et ingénieux dans les petites
choses que vrai et pathétique dans les grandes ;
toujours clair, concis et brillant; philosophe et
poète illustre au sortir de l'enfance; répandant
sur tous ses écrits l'éclatante et forte lumière de
son jugement; instruit dans la fleur de son âge
de toutes les connaissances utiles au genre hu-
main ; amateur et juge éclairé de tous les arts ;
savant à imiter toutes sortes de beautés par la
grande étendue de son génie, et maître dans
les genres les plus opposés. J'admire la vivacité
de son esprit, sa délicatesse, son érudition, et
cette vaste intelligence qui comprend si distinc-
tement tant de faits et d'objets divers. Bien loin
de critiquer ses endroits faibles ou ses fautes, je
m'étonne qu'ayant osé se montrer sous tant de
faces , on ait si peu de choses à lui reprocher.
CGLXXXII.
Ceux qui ne nous proposent que des para-
doxes et des contradictions imaginaires sont les
charlatans de la morale.
CCLXXXIII.
274. Qui a le plus a, dit-on, le moins : cela
est faux. Le roi d'Espagne , tout puissant qu'il
est , ne peut rien à Lucques. Les bornes des ta-
lents sont encore plus inébranlables que celles
des empires; et on usurperait plutôt toute la
terre que la moindre vertu.
CCLXXXIV.
253. Les chagrins et les joies de la fortune
se taisent à la voix de la nature, qui la passe en
rigueur comme en bonté.
CGLXXXV.
598. La solitude est à l'esprit ce que la diète
est au corps, mortelle lorsqu'elle est trop lon-
gue, quoique nécessaire.
ELOGE DE LOUIS XV.
661
CGLXXXVL
Il y a peu de situations désespérées pour un
t^prit ferme qui combat à force inégale , mais
avec courage , la nécessité.
CCLXXXVIL
592. Nous sied-il de braver la mort, nous
qu'on voit inquiets et tremblants pour les plus
petits intérêts ?
CCLXXXVIIT.
Nous louons souvent les hommes de leur fai-
^ blesse , et nous les blâmons de leur force.
CCLXXXIX.
73. Le faible s'applaudit lui-même de sa mo-
dération , qui n'est que paresse et vanité.
CCXC.
Les siècles savants ne l'emportent guère sur
les autres, qu'en ce que leurs erreurs sont plus
utiles.
CCXGL
Les simplicités nous délassent des grandes
ipéculations.
CCXCIL
Le plus ou le moins d'esprit est peu de chose,
et ce peu fait pourtant la force, la grâce et la
perfection des intelligences ou tout an contraire,
comme la disposition de quelques-uns de nos
organes fait la santé ou la maladie, la diffor-
mité ou la beauté du corps, objets importants
pour les hommes, quoique petits à leurs pro-
pres yeux.
CCXCIIL
242. Quelque vanité qu'on nous reproche,
nous avons besoin quelquefois qu'on nous as-
sure de notre mérite , et qu'on nous prouve nos
avantages les plus manifestes.
GCXCIV,
Le désir de la gloire prouve également et la
présomption et l'incertitude où nous sommes de
notre mérite.
CCXGV.
Nous ambitionnerions moins l'estime des
hommes, si nous étions plus sûrs d'en èlre
dignes.
CCXCVL
259. Le sot s'assoupit et fait diète' en bonne
compagnie , comme un homme que la curiosité
a tiré de son élément et qui ne peut ni respirer
ni vivre dans un air subtil.
CGXCVIL
11 est aisé de critiquer un ouvrage; mais il
est difficile de l'apprécier.
GGXGVIIL
530. Osons l'avouer : la raison fait des phi-
losophes, la gloire fait des héros; la seule vertu
fait des sages.
>•««»««••«
ELOGE DE LOUIS XV.
Rien ne caractérise un mauvais règne comme
la flatterie portée à l'excès , et je n'ai jamais lu
la vie de Louis ;XIV sans être étonné qu'un si
grand roi ait été loué comme un tyran. Il n'y a
point de louanges qu'on n'ait employées et en
quelque sorte épuisées pour flatter son âme am-
bitieuse; et après cet emportement qui ne fart
que farder sa gloire, il semble qu'il ne soit
resté que le silence aux vertus de son succes-
seur : mais un silence si respectueux marquera
peut-être mieux la force de son caractère supé-
rieur à l'adulation , que les plus pompeuses pa-
roles. Oui, j'ose dire que les louanges les plus
recherchées seraient moins assorties au carac-
tère de ses sentiments ; il fallait que sa modestie
incorruptible reçût ce témoignage singulier, et
ce nouvel hommage attendait sa vertu.
Toutefois je ne dois pas craindre, dans l'obs-
curité qui me cache , d'épancher mon cœur sur
sa vie, et ma faible voix de si loin n'offensera
pas son oreille. Grand roi, permettez-moi du
moins d'admirer cette modestie qui mérite à
si juste titre les louanges qu'elle refuse, cette
haute modération qui ne s'est jamais démentie ,
cette inépuisable sagesse.... Je n'enti-eprendrai
pas de marquer tous les dons que le ciel a versés
sur vous; détourné d'un travail si noble par
' f>.t(« Maxime a ('U\ imprirncie dans los Œuvres sous le
n» '/b9. On y Jit : Le sol s'assoupit, et fuit ta sieste, elc. C'est
probablenienl une faute. Les expressions du manuseril sont
fait diète : expressions qui offrent un sens trèa-précis ; c'esl-
à-dIre, ta nourriture du gntie ne peut ftre à l'una^jr dit.
Hnf. \\.
662
VAlJVElNAKGUJiS.
d'autres devoirs, je laisse à des mains plus sa-
vantes ce vaste sujet.
Un roi révéré de ses peuples, protecteur
sévère des lois et de l'innocence opprimée,
montra, dans un siècle barbare, la même sa-
gesse sur le même trône. Aidé d'un ministre
fidèle , partageant avec lui les soins de son État
et l'amour de la paix , et l'ardeur du travail, et
le zèle du bien public , son règne semble avoir
été le glorieux modèle du vôtre. Mais ni ce sage
roi n'était né sur le trône, ni son heureux mi-
nistre , élevé de bonne heure à cet éminent ca-
ractère, n'a eu la destinée du vôtre. Il était
réservé à ce siècle de voir ua roi né dans la
pourpre , rassemblant dans une jeunesse si ex-
posée à la séduction, avec toutes les qualités
du trône, les vertus d'un particulier , et un par-
ticulier ' blanchi dans les conditions ordinaires
possédant les talents d'un roi dans la plus extrême
vieillesse. Pardonnez-moi , Louis , de mêler vos
louanges à celles d'un sujet honoré par vous-
même d'une si constante affection et d'une si
pleine confiance. Vous avez fait paraître aux
yeux de l'univers ce que d'autres ont déjà dit :
que la sagesse sait rapprocher sans effort tou-
tes les conditions et tous les âges, et que le
cœur d'un jeune et magnanime prince ne peut
Hre fixé que par les avantages et les grâces de
hi vertu. Vous l'aviez rencontrée dans ce sage
^ leillard avec ses immortels attraits, et vos mains
loyales décoraient de tous les dons de la fortune
bu vie défaillante. Maintenant ce puissant génie
Veille dans le sein de la mort sur les destinées
de l'État, et ses mânes, pleins des désordres et
des troubles de l'univers, se conseillent dans
le silence et l'obscurité du tombeau. N'ap-
préhendez rien, ombre illustre, du cours in-
constant des affaires; quoi que la fortune en-
treprenne, votre place est marquée chez la
postérité, et vous aurez le sort de ces deux
{grands ministres^ accusés en mourant par la
haine publique et depuis toujours admirés. La
gloire du roi votre maître vous assure cette haute
et immortelle destinée. Que ne pouvez-vous du
ttrcueil , affranchi des lois de la mort , lui ren-
dre à lui-même témoignage ! Oh ! si vous étiez
a ma place, que n'aurions-noiis pas lieu d'at-
tendre 1 Vous avez été le témoin des prodiges de
son enfance. Quel prince fut jamais dans la force
•;le l'âge, ou plus ferme ou plus juste, ou plus
Impénétrable, ou plus attaché aux devoirs et aux
Le carcUn;il de Flruiv.
- Kiehelicu, IM.i/.arin.
bienséances du trône? Quel céda jamais moins
à rimix)rtunité et aux cabales , ou même à ses
propres penchants? Vous diriez qu'il n'est pas
le maître de ses grâces : la raison dispose de
tout; et cette foule d'hommes inutiles, mais
avides, qui assiègent éternellement les princes
faibles, s'éloigne de lui. Louis XIV s'était piqué
d'avoir une cour magnifique, et la gloire du roi
sera d'en avoir banni l'intérêt. C'est à vous,
messieurs, de le dire, vous qui avez l'honneur
de l'approcher, vous que sa seule familiarité
attache si tendrement à lui, et qui , n'ayant en-
core que de la vertu , voyez sans regret toutes
ses grâces consacrées aux services. Vous savez
qu'il a des amis sans avoir des favoris, que l'on
n'aime en lui que lui-même , et qu'il jouit sur le
trône des douceurs de toutes les conditions, par-
ce qu'il en a les vertus. 0 rare merveille 1 un
monarque qui inspire sa modération à tant
d'hommes qui l'environnent, et à ce qu'il y a de
plus cher ! Qu'il est aimable d'être encore sur
le trône un homme comme nous, et qu'il est
admirable de savoir être homme sans cesser
pourtant d'être roi !
Peuples, je pourrais vous parler de la pros-
périté de tant d'années coulées dans le repos et
l'abondance par ses soins; mais touché d'une
autre pensée dans l'état présent des affaires , et
après avoir vu moi-même vos plus justes espé-
rances renversées , vos conquêtes abandoni)ées ,
la gloire de notre nation flétrie , et la mort irri-
tée , au milieu de nos camps , menaçant nos ar-
mées dune entière ruine ; dans le deuil de tant
de familles et l'accablement des impôts, suite
déplorable de la guerre, je ne vous ferai pas un
tableau fastueux de. nos avantages passés, les
dettes acquittées , les services payés, l'ordre ré-
tabli sans violence , un État fameux dans l'Eu-
rope , l'ancien héritage de notre ennemi , réuni
après tant de siècles et par un traité solennel ,
iTuit de deux glorieuses campagnes , au trône
I dont il émanait; et [X)ur dire tout en un mot,
i la France dans un tel degré de réputation et de
! puissance, qu'à cet événement fatal, le triste
! signal de la guerre qui désole tant de royaumes,
: nous a^ ons vu le roi porter ses armes redoutées
I jusqu'à l'orient de l'Europe, disposer de l'Em-
I pire et du sceptre de Bohême , sans qu'aucune
nation ait osé ouvertement se déclarer, sans
qu'aucune encore, aujourd'hui qu'il a rappelé
ses armées, puisse se rasseoir dans ses craintes.
Helas! c'était la pai\ qui nous avait donné la
plupart de ces avantages, la paix qui faisait fieu-;
CARACTERE DES DIFFERENTS SIECLES,'
r>f,3
rir toutes les vertus civiles et qui laissait éteindre
tous les grands talents , la sagesse , la prospé-
rité , l'autorité du roi paraissant les rendre inu-
tiles; la paix, dis-je, qui nous reproche et
l'énervement des courages et la corruption des
esprits , et que pour ces raisons je ne veux plus
louer. Mais nous devons du moins cette justice
au roi , que si le succès de la guerre n'est pas
tel qu'on pouvait l'attendre , le seul intérêt de
l'État et la seule équité l'ont porté à l'entre-
prendre. Jamais une injuste ambition n'a fait le
malheur de ses peuples; non, jamais l'ambition
n'a vaincu sa grande âme. Tout l'univers le sait :
tant qu'il a pu tenir la concorde parmi les
princes , il l'a fait au prix même , si j'ose le dire ,
de sa propre gloire. Vous n'avez pas toujours
recherché cet éloge , grand roi qui l'avez pré-
cédé 1 Votre courage altier, ennemi du repos,
vous a quelquefois emporté. Qui osera blâmer
vos erreurs ? Vous n'aviez pas les grands exem-
ples que vous avez laissés au roi instruit par vos
expériences et par vos dernières paroles : les
tristes suites de l'ostentation et de la gloire n'a-
vaient pas paru à vos yeux. Si vous fussiez né
dans les mêmes circonstances, ô magnanime
héros! sans doute vous auriez régné par les
mêmes principes et avec les mêmes vertus.
Toutefois qui peut s'assurer de ce qui se passe
dans le cœur des rois , et de ce qui détermine
leurs volontés? Un ordre supérieur à leur puis-
sance dispose à une fm impénétrable toutes leurs
pensées, et conduit par leurs mains obéissantes le
sort des empires. De là ces secrètes misères causées
par l'ambition de Louis XIV, au milieu de lé-
clat de ses victoires ; de là le courage du roi
éprouvé par quelques disgrâces après une si lon-
gue et si surprenante tranquillité ; de là nos en-
nemis, tout près d'être accablés , soutenus contre
l'attente de tout l'univers par une si puissante
protection.
0 peuples ! ne nous plaignons plus d'un revers
de peu de durée. Le venin contagieux et redouta-
ble de la maladie ne travaille plus nos armées;
la mort a cessé ses ravages; les tombeaux sont
fermés ; de nouveaux défenseurs se rassemblent
sous nos drapeaux. La mollesse avait énervé dans
le cours d'un longue paix le courage de la na-
tion, les plaisirs lavaient corrompue, la gloire
l'avait enivrée , et l'adversité pouvait seule ré-
veiller l'ancienne vertu. Regardez comme en un
moment l'insolence de l'ennemi nous a fait par-
tout des soldats ! A peine il menace en son camp,
Ihumblc lalKunTiir prend les armes, le i)e\iple
abandonne ses bourgs, une redoutable jeunesse
marche fièrement sur le Rhin. 0 tîeuve I un car-
nage ' subit a vengé vos bords des rapines et des
attentats du Croate. Ainsi puissent tous ces bri-
gands , qui s'étaient promis nos dépouilles , trou-
ver leur tombeau sous vos ondes! Et vous,
prince , l'objet de ce discours , puissiez-vous tou-
jours triompher des complots de vos ennemis!
puissiez-vous tourner à leur honte leur rage im-
puissante! Trop faible pour continuer l'éloge
de vos vertus , je m'arrête à faire ces vœux pour
la gloire , pour le bonheur et pour le repos de
vos peuples'.
•«•«««•«•«
REFLEXIONS
sv»
LE CARACTÈRE
DES DIFFÉRENTS SIÈCLES l
Nous avons hérité des connaissances et des
inventions de tous les siècles; nous sommes donc
« Action de Chalampé.
' Fanante. O peuples I cessons de nous plaindre d'up rv-
vers de peu de durée. Le Dieu des armées, satisfait, a dijà
détourné de nous le nuage de sa colère : une lièvre aigué et
mortelle ne ravage plus nos légions ; la santé renait dans nos
camps.
Notre inexorable ennemi avait établi sur nos pertes un es-
poir rempli d'arrogance, et suivait d'un œil homicide les tra-
ces effrayantes que la mort laissait parmi nous ; son ressen-
timent l'aveuglait. Louis , offensé dans son trône, a frappé la
terre du sceptre, et soudain du fond des hameaux, sgour
humble du laboureur, un peuple intrépide a marché. Le ber-
ger s'est armé de fer, le pauvre a quitté sa moisson , et h; père
et le fils, et le frère et l'époux ont volé sur le bord du fleuve,
le r^npart de leurs champs féconils. O terre maitiaiel ô en-
banes ! ô peuple vraiment redoutable ! vaillante milice! juroixs
sur ce bord , fatal aux brigands qui s'étaient promis nos dé-
pouilles, de venger la mort de nos frères: promettons O
mânes puissants! entendez ce serment terrible: nous jurons
. de tremper nos mains dans le sang de vos ennemis. Soufflox
dans nos cœurs votre audace et votre courage intrépide, tom-
l)attez cachés dans nos rangs; si quelqu'un de nous vous tra-
liit, qu'une mort soudaine l'accable. Et vous dont la cendre
repose sous les marbres de St. -Denis, fortunés guerriers quH
la gloire suit dans les horreurs du tombeau : hélas ! vous dor-
m;7. dans la nuit de vos solilaires asiles; un rayon de votre
gniie confondait tons nos enneuns. Seconde/ du sein de la
mort l'héritier sacré de vos maîtres, veillez, dans la nuit s«ir
ses camps; faitcs-y veiller la sages.se a>ec la valeur éclairée,
et portez le sonmiell , la terreur , rimpriulnu e , daiïs les Unies
de l'ennend. Que tout lombe, que tout néchisseau seul bruil
du nom de Louis! Qu'il puisse redonner la loi et lu paix à la
terre entière ! Trop f;dble pour continuer cet éloge de sa vortu»
je forme ces vœux pour sa gloire.
■*Cet ouvrage, déjà refait deux fois par l'autrur, s'est re-
trouvé dans les manuserils avec des Aarianles retnr.n|uablr.i:
c'est pour celle raison qwv nous le (!oun«»ns enroie i;i. I*.
664
VÂUVtNARGUES.
plus riches des biens de l'esprit : cela ne peut
guère nous être contesté sans injustice. Mais
nous-mêmes aurions tort peut-être de confondre
cette richesse héritée et empruntée, avec le génie
qui la donne. Combien de réflexions acquises
sont stériles pour nous I Etrangères dans notre
esprit, où elles n'ont pas pris naissance, il arrive
souvent qu'elles confondent notre jugement beau-
coup plus qu'elles ne l éclairent. Nous plions sous
le poids de tant de connaissances différentes,
comme ces États qui succombent par trop de
conquêtes , et où l'opulence introduit de nouveaux
vices et de plus terribles désordres : car très-peu
de gens sont capables de faire un Ix)n usage de l'es-
prit d'autrui ; et quelles que soient les lumières de
ce siècle, quelques lumières même qu'on acquière
encore, je suis vivement persuadé que le plus
grand nombre des esprits sera toujours peuple ,
comme l'est, dans les plus puissantes monarchies,
la meilleure partie des bommes.
A la vérité on ne croira plus aux sorciers et au
sabbat dans un siècle tel que le nôtre ; mais on
croira encore à Calvin et à Luther. On parlera
de beaucoup de choses comme si elles avaient
des principes évidents , et on disputera en même
temps de toutes choses comme si toutes étaient
incertaines. On blâmera un homme de ses vices,
et oji ne saura point s'il y a des vices. On dira
d'un poëte qu'il est sublhne, parce qu'il aura
peint un grand personnage ; et ces sentiments
héroïques qui font la grandeur du tableau, on les
méprisera dans l'original. L'effet des opinions
multipliées au delà des forces de l'esprit , est de
produire des contradictions et d'ébranler la certi-
tude des meilleurs principes. Les objets présentés
sous trop de faces ne peuvent se ranger, ni se
développer, ni se peindre distinctement dans l'i-
magination des hommes. Incapables de concilier
toutes leurs idées , ils prennent les divers côtés
d'une même chose pour des contradictions de sa
nature. Plusieurs ne veulent pas prendre la peine
de comparer les opinions des philosophes. Ils
n'examinent point si , dans l'opposition de leurs
principes, quelqu'un d'eux a fait pencher la ba-
lance de son côté; il suffit qu'on ait contesté tous
les principes, pour qu'ils les croient également
problématiques : de là le pyrrhonisme, qui re-
plonge le genre humain dans l'ignorance , parce
qu'il sape par le fondement toutes les sciences.
Je ne cite pas nos erreurs pour diminuer les
véritables avantages de notre siècle ; je voudrais
seulement qu'elles nous inspirassent un peu d'in-
dulgence pour les siècles qui nous précèrlcnt.
Qu'avons-nous à leur reprocher? l'extravagance
de leur religion? Mettons-nous un moment à leur
place. Aurions-nous deviné la nôtre? n'a-t-il pas
fallu qu'elle nous fût révélée ? notre esprit était-
il capable de produire une religion si divine?
Nous ne les blâmons pas, répondons-nous, de
n'avoir pas connu la vraie religion, mais d'en
avoir suivi de fausses et de ridicules. Ce repro- ,
che est encore injuste. Les hommes sont nés pour
croire des dieux, pour attendre ce qu'ils sou-
haitent , pour craindre ce qu'ils ne connaissent
pas, pour soutenir la puissante main qui tient
tout l'univers en servitude. Leur esprit curieux et
craintif sondait à tâtons dans la nuit le secret re-
douté de la nature. Il n'avait pas plu au vrai Dieu
de se manifester encore à tous les peuples. Repré-
sentons-nous leur état. Supposons qu'on nous eût
appris dans notre enfance que Mercure était un
dieu voleur ; que c'était un mystère inconceva-
ble, parce qu'il n'appartenait pas aux hommes
de juger des choses surnaturelles , ni même de
beaucoup de choses naturelles ; qu'on nous eût
assuré que cette doctrine avait été confirmée
par des prodiges , et que nous risquions de tout
perdre si nous refusions de la croire : quel parti
aurions-nous pu prendre? Aurions-nous résisté à
l'autorité de tout un peuple, à celle du gouver-
nement, au témoignage successif de plusieurs
siècles et à l'instruction de nos pères ? Pour moi,
je l'avoue à ma honte , l'expérience de ma pro-
pre faiblesse m'aurait déterminé à me soumettre
à l'erreur d'autrui. J'aurais cru des dieux ridi-
cules plutôt que de ne croire point de Dieu. La
vérité ne peut-elle nous parler quelquefois par
l'imagination ou par le cœur autant que par la
raison ? Auquel faut-il plus se fier, de l'esprit ou
du sentiment ? quel nous a donné plus d'erreurs
ou plus découvert de lumières ? Le premier qui
s'est fait des dieux avait l'imagination plus grande
et plus hardie que ceux qui les ont rejetés.
Quelle est l'invention de l'esprit qui égale en su-
blimité cette inspiration du génie ?
Qu'on ait donc adopté de grandes fables dans
des siècles pleins d'ignorance ; que ce qu'un gé-
nie audacieux faisait imaginer aux âmes fortes ,
l'intérêt, le temps et la crainte l'aient enfin per-
suadé aux autres hommes ; qu'ils aient cru l'im-
possibilité des antipodes, ou telle autre opinion
que l'on reçoit sans examen et qu'on n'a pas
même les moyens d'examiner, cela ne m'étonne
en aucune manière. Mais que tous les jours , sur
les choses qui nous sont les plus familières et que
nous avons le plus examinées, nous prenions ce-
CARACTÈRE DES DIFFÉRENTS SIÈCLES.
665
peudaut le change de tant de manières ; que nous
ne puissions même avoir une heure de conversa-
tion sans nous tromper ou nous contredire : voilà
à quoi je reconnais la petitesse de l'esprit humain.
Je cherche quelquefois parmi le peuple l'image
de ces mœurs sans politesse qui nous surpren-
nent aussi beaucoup dans les anciens. J'écoute
ces hommes grossiers : je vois qu'ils s'entretien-
nent de choses communes, qu'ils n'ont point de
principes réfléchis , que leur esprit est véritable-
ment barbare comme celui des premiers hommes,
c'est-à-dire tout à fait inculte. Mais je ne trouve
pas que leur grossièreté leur fasse faire de plus
faux raisonnements qu'aux gens du monde ; je
vois au contraire que leurs pensées sont plus na-
turelles, et qu'il s'en faut de beaucoup que les
simplicités de l'ignorance soient aussi éloignées
de la vérité que les subtilités de la science et
l'imposture de l'affectation.
Ainsi, jugeant des mœurs anciennes par ce que
je vois des mœurs du peuple, qui me représente
les premiers temps , je crois que je me serais
fort accommodé de vivre à Thèbes , à Memphis
et à Babylone. Je me serais passé de nos manu-
factures, de la poudre à canon, de la boussole
et de nos autres inventions modernes , ainsi que
de notre philosophie. Je ne pense pas que ces
peuples, privés d'une partie de nos arts et des
superfluités de notre commerce, aient été par là
plus à plaindre. Xénophon n'a jamais joui de nos
délicatesses, et il ne m'en paraît ni moins heureux,
ni moins honnête homme, ni moins grand homme.
Que dirai-je encore ? J'estime , je révère comme
je dois le bonheur d'être né chrétien et catholi-
que ; mais s'il me fallait être quaker ou mono-
thélite, j'aimerais presque autant le culte des
Chinois ou celui des anciens Romains.
Si la barbarie consistait uniquement dans l'i-
gnorance , certainement les nations les plus po-
lies de l'antiquité seraient extrêmement barba-
res vis-à-vis de nous. Mais si la corruption de
l'art , si l'abus des règles , si les conséquences
mal tirées des bons principes, si les fausses ap-
plications , si l'incertitude des opinions , si l'af-
fectation, si la vanité, si les mœurs frivoles, ne
méritent pas moins ce nom que l'ignorance,
qu'est-ce alors que la politesse dont nous nous
vantons ?
Ce n'est pas la pure nature qui est barbare,
c'est tout ce qui s'éloigne trop de la belle na-
ture et de la raison. Les cabanes des premiers
hommes ne prouvent pas qu'ils man([uassent de
goût : elles témoignent seulement qu'ils man-
quaient des règles de l'architecture. Mais quand
on eut connu ces belles règles, et qu'au lieu de
les suivre exactement on voulut enchérir sur
leur noblesse, charger d'ornements superflus
les bâtiments , et à force d'art faire disparaître
la simplicité ; alors ce fut, à mon sens, une vé-
ritable barbarie et la preuve du mauvais goût.
Suivant ces principes, les dieux et les héros
d'Homère, peints naïvement par le poëte d'a-
près les hommes de son siècle, ne font pas que
V Iliade soit un poëme barbare, car elle est un
tableau très-passionné, sinon de la belle nature,
du moins de la nature. Mais un ouvrage véri-
tablement barbare , c'est un poëme où l'on n'a-
perçoit que de l'art , où le vrai ne règne jamais
dans les expressions et les images , où les senti-
ments sont guindés , où les ornements sont inu-
tiles et hors de leur place.
Fatigué quelquefois de l'artifice qui domine
aujourd'hui dans tous les genres, rebuté de
traits , de saillies , de plaisanteries , et de tout
cet esprit que l'on veut mettre dans les moin-
dres choses, je dis en moi-même : Si je pouvais
trouver un homme qui n'eût point d'esprit , et
avec lequel il n'en fallût point avoir, un homme
ingénu et modeste, qui parlât seulement pour
se faire entendre et pour exprimer les senti-
ments de son cœur , un homme qui n'eût que
de la raison et un peu de naturel , avec quelle
ardeur je courrais me délasser dans son entre-
tien du jargon et des épigrammes du reste des
hommes! Comment se fait-il que l'on perde le
goût de la simplicité jusqu'à ne pas s'apercevoir
qu'on l'a perdu? Il n'y a ni vertus ni plaisirs
qui n'empruntent d'elle des charmes et leurs
grâces les plus touchantes. Est-il rien de grand
ou d'aimable quand on s'en écarte? Du moment
qu'on la méconnaît, la grandeur n'est-elle pas
fausse , l'esprit méprisable , la raison trompeuse,
et tous les défauts plus hideux ?
Mais , me dira-t-on , croyez-vous que les temps
les plus reculés aient été tout à fait exempts
d'affectation? Non ; je suis bien loin de le croire.
Les hommes ont aimé l'art dans tous les temps;
leur esprit s'est toujours flatté de perfectionner
la nature : c'est la première prétention de la
raison et la plus ancienne chimère de la vanité.
J'avoue donc qu'il n'y a jamais eu de peuple et
de siècle sans fard; je vais bien plus loin : je
prédis que tant que les hommes naîtront avec
peu d'esprit et beaucoup d'envie d'en avoir, ils
ne pourront jamais s'arrêter dans leur sphère,
et dans les l)<)rnes trop étroites de leur naturel.
666
VAIJVENARGUES.
Qae vous dis-je donc ? que le monde n'a jamais |
été aussi simple que nous le peignons, mais !
qu'il me paraît que ce siècle l'est encore beau- j
coup moins que tous les autres , parce qu'étant !
plus riche des dons de l'esprit, il semble lui
appartenir au même titre d'être plus vain et
plus ambitieux.
Avouez du moins, poursuit-on, que la poli-
tesse a rendu nos mœurs moins féroces. Oui ,
en apparence , au dehors ; mais dans l'intérieur ,
point du tout. On l'a dit peut-être avant moi ,
mais on ne peut trop le redire. La politesse, qui
adoucit l'esprit , endurcit presque toujours le
cœur, parce qu'elle établit parmi les hommes le
règne de l'art, qui affaiblit tous les sentiments
de la nature. Aussi ne conuais-je guère d'an-
cien peuple qui nous cède en humanité, ni
même en aucune vertu qui dépende du senti-
ment. C'est de ce côté-là, je crois, qu'on peut
bien dire qu'il est presque impossible aux hom-
mes de s'élever au-dessus de l'instinct de la na-
ture. Elle a fait nos âmes aussi grandes qu'elles
peuvent le devenir, et la hauteur qu'elles em-
pruntent de la réflexion est ordinairement d'au-
tant plus fausse qu'elle est plus guindée.
Et parce que le goût tient essentiellement au
sentiment , je vois qu'on perfectionne en vain
nos connaissances; on instruit notre jugement,
on n^ élève point notre goût. Qu'on joue Pour-
ceaugnac' à la comédie, ou toute autre farce
un peu comique , elle n'y attirera pas moins de
monde qvCAndromaque' ; qu'il y ait des panto-
mimes supportables à la foire, ils feront dé-
serter la comédie. J'ai vu tous les spectateurs
monter sur les bancs pour voir battre deux po-
lissons ; on ne perd pas un geste d'Arlequin , et
Pierrot fait rire ce siècle savant qui se pique de
tant de politesse. Et la raison de cela est que la na-
ture n'a point fait les hommes philosophes ; leur
tempérament les domine, leur goût ne peut suivre
les progrès de leur raison. Ils savent admirer les
grandes choses, mais ils sont idolâtres des petites.
Aussi quand quelqu'un vient me dire : Croyez-
vous que les Anglais, qui ont tant d'esprit,
s'accommodassent des tragédies de Shakspeare
si elles étaient aussi monstrueuses qu'elles nous
paraissent? je ne suis point la dupe de cette
objection. Je sais trop qu'un siècle poli peut
aimer de grandes sottises , surtout; quand elles
sont accompagnées de beautés sublimes qui ser-
vent de prétexte a\i mauvais goût.
' Comédie de Molière.
^ Traj^édie de Racine.
Détrompons-nous donc de celte grande su-
périorité que nous nous accordons sur tous les
siècles ; défions - nous même de cette politesse
prétendue de nos usages : il n'y a guère eu de
peuple si barbare qui n'ait eu la même préten-
tion. Croyons-nous, par exemple, que nos pères
aient regardé le duel comme une coutume bar-
bare? bien loin de là. Ils pensaient qu'un com-
bat où l'on pouvait s'arracher la vie d'un seul
coup, aurait certainement plus de noblesse
qu'une vile lutte où l'on ne pourrait tout au
plus que s^égratigner le visage et s^ arracher
les cheveux avec les mains. Ainsi ils se flattèrent
d'avoir mis dans leurs usages plus de hauteur
et de bienséance que les Romains et les Grecs ,
qui se battaient comme leurs esclaves. Ils sa-
vaient par expérience qu'un homme ne souffre
guère d'injure d'un autre homme que par fai-
blesse. Donc, concluaient-ils, celui qui ne se
venge pas n'a point de cœur. Ils ne faisaient
pas attention que c'était faire un usage perni-
cieux du courage , que de l'employer d'une ma-
nière si cruelle et si violente à la destruction du
genre humain , au péril de sa vie et de sa for-
tune, et cela pour des bagatelles, pour une
parole trop vive , pour un geste fait en colère.
Ainsi le sentiment de la vengeance leur était
inspiré par la nature ; mais l'excès de la ven-
geance , et la nécessité indispensable de la ven-
geance furent l'ouvrage de la réflexion. Or
combien n'y a-t-il pas encore aujourd'hui d'au-
tres coutumes que nous honorons du nom de
politesse , qui ne sont que des sentiments de la
nature poussés par l'opinion au delà de leurs
bornes , contre toutes les lumières de la raison !
En voilà assez ; je finis. Je ne veux point dé-
crier la politesse et la science plus qu'il ne con-
vient. Je n'ajouterai qu'un seul mot : c'est que
les deux présents du ciel les plus aimables ont
précédé l'art : la vertu et le plaisir sont nés a\ec
la nature. Qu'est-ce que le reste?
LETTRES
DE VOLTAIRE A VAUVENARGUES.
LETTRE I.
Dimanche, M février 1743.
Tout ce (|ue vous aimerez , monsieur, me scrn
LETTRES.
667
cher, et j'aime déjà le sieur de Fiéchelles. Vos
recommandations sont pour moi les ordres les
plus précis. Dès que je serai un peu débarrassé
de Mérope % des imprimeurs, des Goths et Van-
dales qui persécutent les lettres , je chercherai
mes consolations dans votre charmante société,
et votre prose éloquente ranimera ma poésie.
J'ai eu le plaisir de dire à M. Amelot ' tout ce
que je pense de vous. Il sait son Démosthène
par cœur , il faudra qu'il sache son Vauvenar-
gues. Comptez à jamais, monsieur, sur la tendre
estime et sur le dévouement de
VOLTAIBB*
LETTRE II.
Jeudi , 5 avril 1743.
Aimable créature, beau génie, j'ai lu votre
premier manuscrit , et j'y ai admiré cette hau-
teur d'une grande âme qui s'élève si fort au-
dessus des petits brillants des Isocrates. Si vous
étiez né quelques années plus tôt, mes ouvrages
en vaudraient mieux. Mais au moins, sur la
fin de ma carrière , vous m'affermissez dans la
route que vous suivez. Le grand , le pathétique,
le sentiment, voilà mes premiers maîtres ; vous
êtes le dernier. Je vais vous lire encore. Je vous
remercie tendrement. Vous êtes la plus douce
de mes consolations dans les maux qui m'ac-
cablent.
Voltaire.
LETTRE III.
Ce lundi, 7 mai 1^43.
En vous remerciant. Mais vous êtes trop sen-
sible; vous pardonnez trop aux faux raisonne-
ments en faveur de quelque éloquence. D'où
vient que quelque chose est, et qu'il ne se peut
pas faire que le rien soit, si ce n'est parce que
L'être vaut mieux que le rien?
Voilà un franc discours de Platon. Le rien
n'est pas , parce qu'il est contradictoire que le
rien soit , parce qu'on ne peut admettre la con-
tradiction dans les termes. Il s'agit bien là du
meilleur ! On est toujours dans ces hauteurs à
côté d'un abîme. Je vous embrasse , je vous aime
autant que je vous admire.
VOLTATBE.
LETTRE IV.
A Vereallles, le 7 Janvier I74&.
Le dernier ouvrage ^ que vous avez bien voulu
» Représentée le 'io février 1743. B.
* Minisire des affaires étrangères.
^ liéjlcxions critiques sur que(qi/f$ pocfes.
m'envoyer, monsieur, est une nouvelle preuve
de votre grand goût dans un siècle où tout me
semble un peu petit, et où le faux bel esprit s'est
mis à la place du génie. ■
Je crois que si on s'est servi du terme d'ins-
tinct pour caractériser la Fontaine, ce mot
instinct signifiait génie. Le caractère de ce bon
homme était si simple , que dans la conversation
il n'était guère au-dessus des animaux qu'il
faisait parler; mais, comme poète , il avait un
instinct divin, et d'autant plus instinct, qu'il
n'avait que ce talent. L'abeille est admirable ,
mais c'est dans sa ruche ; hors de là , l'abeille
n'est qu'une mouche.
J'aurais bien des choses à vous dire sur Boi-
leau et sur Molière. Je conviendrais sans doute
que Molière est inégal dans ses vers; mais je ne
conviendrais pas qu'il ait choisi des personnes
et des sujets trop bas. Les ridicules fins et dé-
liés dont vous parlez ne sont agréables que pour
un petit nombre d'esprits déliés. Il faut au pu-
blic des traits plus marqués. De plus , ces ridi-
cules si délicats ne peuvent guère fournir des
personnages de théâtre. Un défaut presque im-
perceptible n'est guère plaisant. Il faut des ri-
dicules forts, des impertinences dans lesquelles
il entre de la passion , qui soient propres à l'in
trigue; il faut un joueur, un avare , un jaloux,
etc. Je suis d'autant plus frappé de cette vérité,
que je suis actuellement occupé d'une fête pour
le mariage de M. le Dauphin, dans laquelle il
entre une comédie ; et je m'aperçois plus que
jamais que ce délié, ce fin, ce délicat, qui font
le charme de la conversation , ne conviennent
guère au théâtre. C'est cette fête qui m'empêche
d'entrer avec vous, monsieur, dans un plus
long détail , et de vous soumettre mes idées ;
mais rien ne m'empêche de sentir le plaisir que
me donnent les vôtres.
Je ne prêterai à personne le dernier manus-
crit que vous avez eu la bonté de me confier.
Je ne puis refuser le premier à une personne
digne d'en être touchée. La singularité frappante
de cet ouvrage , en faisant des admirateurs ,
a fait nécessairement des indiscrets. L'ouvrage
a couru ; Il est tombé entre les mains de M. de
la Bruère , qui , n'en connaissant pas l'auteur,
a voulu, dit-on, en enrichir son Mercure. Ce
, monsieur de la Bruère est un homme de mérite
{ et de goût. Il faudra que vous lui pardonniez.
Il n'aura pas toujours de pareils présents à faire
au public. J'ai voulu en arrêter l'impression,
mais on m'a dit qu'il n'en était plus temps.
668
VAUVENARGUES.
•i
Avalez, je vous prie, ce petit dégoût, si vous
haïssez la gloire.
Votre état me touche à mesure que je vois
les productions de votre esprit , si vrai , si na-
turel , si facile , et quelquefois si sublime. Qu'il
serve à vous consoler, comme il servira à me
charmer. Conservez-moi une amitié que vous
devez à celle que vous m'avez inspirée.
Adieu , monsieur , je vous embrasse tendre-
ment.
Voltaire.
LETTRE V.
Ce samedi au soir , 12 mai 1746.
J'ai apporté à Paris , monsieur , la lettre que
je vous avais écrite à Versailles. Elle ne vous en
sera que plus tôt rendue. J'y ajoute que la reine
veut vous lire, qu'elle en a l'empressement que
vous devez inspirer, et que si vous avez un
exemplaire que vous vouliez bien m'envoyer,
il lui sera rendu demain matin de votre part. Je
ne doute pas qu'ayant lu l'ouvrage, elle n'ait
autant d'envie de connaître l'auteur que j'en
ai d'être honoré de son amitié.
VOLTAIfiE.
LETTRE VL
Versailles, mai 1746.
J'ai usé, mon très-aimable philosophe, de
la permission que vous m'avez donnée. J'ai
crayonné un des meilleurs livres' que nous
ayons en notre langue , après l'avoir relu avec
un extrême recueillement. J'y ai admiré de
nouveau cette belle âme si sublime, si éloquente
et si vraie; cette foule d'idées neuves ou ren-
dues d'une manière si hardie, si précise; ces
coups de pinceau si fiers et si tendres. Il ne
tient qu'à vous de séparer cette profusion de
diamants de quelques pierres fausses ou enchâs-
sées d'une manière étrangère à notre langue.
Il faut que ce livre soit excellent d'un bout à
l'autre. Je vous conjure de faire cet honneur à
notre nation et à vous-même , et de rendre ce
service à l'esprit humain. Je me garde bien d'in-
sister sur mes critiques ; je les soumets à votre
raison , à votre goût , et j'exclus l'amour-propre
de notre tribunal. J'ai la plus grande impatience
de vous embrasser. Je vous supplie de dire à
notre ami Marmontel qu'il m'envoie sur-le-
* Introduction à la conn-aissance de l'esprit humain , im-
primé pour In première fois en 1746.
champ ce qu'il sait bien ; il n'a qu'à l'adresser
par la poste chez M. d'Argenson , ministre des
affaires étrangères, à Vei-sailles. Il faut deux
enveloppes, la première à moi, la dernière à
M. d'Argenson.
Adieu, belle âme et beau génie.
VOLTAIBB.
LETTRE VII.
Ce samedi, mai 1746.
Je ne sais où trouver M. de Marmontel et son
Pylade ; mais je m'adresse au héros de l'amitié,
pour faire passer jusqu'à eux le chagrin que
me cause la petite tribulation arrivée à leurs
feuilles , et l'empressement que j'aurai à les ser-
vir. Les recherches qu'on a faites par ordre de
la cour chez tous les libraires, au sujet du li-
belle de Roy , sont cause de ce malheur. On
cherchait des poisons , et on a saisi de bons re-
mèdes. Voilà le train de ce monde. Ce misérable
Roy n'est né que pour faire du mal; mais je
me flatte que cette aventure pourra servir à
faire discerner ceux qui méritent la protection
du gouvernement et du public : c'est à quoi je
vais travailler avec plus de chaleur qu'à mon
discours de l'Académie.
J'embrasse tendrement celui dont je voudrais
avoir les pensées et le style, et dont j'ai les sen-
timents ; et je prie le plus aimable des hommes
de m'aimer un peu.
Voltaire.
LETTRE VIII.
Mai 1740.
Quoi ! la maladie m'empêche d'aller voir le
plus aimable de tous les hommes , et ne m'em-
pêche pas d'aller à Versailles ! Je rougis et je
gémis de cette cruelle contradiction , et je ne
peux me cop.soler qu'en me plaignant à vous de
moi-même. Vous m'avez laissé des choses ad-
mirables dans lesquelles je vois que vous m'ai-
mez. Je vous jure que je vous le rends bien : je
sens combien il est doux d'être aimé d'un génie
tel que le vôtre. Je vous supplie, monsieur, si
vous voyez MM. les observateurs ' , de leur dire
que je viens de m'apercevoir d'une faute énorme
du copiste dans la petite lettre au roi de Prusse.
Comtne un carré long est une contradiction;
' Voltaire désigne VObservateur littéraire , }onrnal qui pa-
rut en 1746, et dont les auteurs étaient Marmontel e» Bauvin.
LETTRRS.
669
Il faut : Comme un carre plus long que large
est une contradiction.
Adieu. Que j'ai de choses à vous dire et à
entendre I
VOLTAIBE.
LETTRE IX.
Paris, samedi, 26 mai 1746,
Nos aniis , monsieur , peuvent continuer leurs
feuilles. M. de Boze fermera les yeux; mais il
faut les fermer aussi avec lui, et ignorer qu'il
veut ignorer cette contrebande de journal. Le
chevalier de Quinsonas a abandonné son Specta-
teur. Il ne s'agit plus pour les observateurs que
de trouver un libraire accommodant et honnête
homme : ce qui est plus difficile que de faire un
bon journal. Qu'ils se conduisent avec prudence,
et tout ira bien. Je vous attends à deux heures
et demie.
VOLTÀIBE.
LETTRE X.
Ce lundi, 58 mai 1746.
J'ai peur d'être né dans le temps de la déca-
dence des lettres et du goût ; mais vous êtes
venu empêcher la prescription, et vous me tien-
drez lieu du siècle qui me manque. Bonjour,
homme aimable et homme de génie. Vous me
ranimez , et je vous en ai bien de l'obligation. Je
vous soumettrai mes sentiments et mes ouvra-
ges. Votre société m'est aussi chère que votre
goût m'est précieux.
Voltaire.
LETTRE XL
&fai 1740.
La plupart de vos pensées me paraissent di-
gnes de votre âme et du petit nombre d'hom
mes de goût et de génie qui restent encore dans
Paris , et qui méritent de vous lire. Mais plu»
j'admire cet esprit de profondeur et de senti-
ment qui domine en vous, plus je suis afûigé
que vous me refusiez vos lumières. Vous avez
lu superficiellement une tragédie* pleine de
fautes de copiste, sans daigner même vous in-
former de ce qui pouvait être à la place de vingt
sottises inintelligibles qui étaient dans le manus-
crit. Vous ne m'avez fait aucune critique. J'en
suis d'autant plus fâché contre vous, que je le
suis contre moi-même, et je crains d'avoir fait
un ouvrage indigne d'être jugé par vous. Ce-
pendant je méritais vos avis , et par le cas infini
que j'en fais , et par mon amour pour la vérité,
et par une envie de me corriger qui ne craint
jamais le travail, et enfm par ma tendre amitié
pour vous.
Voltaire.
LETTRE XII.
Mai 1746.
Je vais lire vos portraits. Si jamais je veux
faire celui du génie le plus naturel , de l'homme
du plus grand goût , de l'âme la plus haute et
la plus simple , je mettrai votre nom au bas. Je
vous embrasse tendrement.
Voltaire.
ï Sémtramis, représentée deux ans plus tard, le 29 septen>-
bre 1748.
FIN.
CONSIDÉRATIONS
SUR
LES MOEURS DE CE SIÈCLE,
PAR DUCLOS.
Û^^»ê»é'êii9-^^^(è^é%^^êëê%&ièiHàià'éUièBBià'diè'éè%éà^^èêêiéë-èê^-êè^%B^ê^^
CONSIDERATIONS
SDR
LES MOEURS DE CE SIÈCLE.
NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE DlICLOS.
Duclos (Charles Pineau), né en 1704, à Dinant
en Bretagne , d'un fabricant de chapeaux , fut en-
voyé de bonne heure à Paris pour y faire ses études.
Après la première fougue d'une jeunesse orageuse,
il rechercha la société de tous les beaux esprits du
temps et fut très-bien accueilli par eux. Il fut l'un
des membres de cette réunion de jeunes gens , no-
bles et autres, qui publièrent leurs productions
folles sous les titres de Recueil de ces messieurs^
di'Éiremies delà St.-Jean^à'OEufsde Pâques^ etc.
Le roman à' J cajou et Zirphile^ composé d'après
des gravures faites pour un autre ouvrage , fut le
résultat d'une espèce de pari ouvert dans cette
société. Duclos avait fait précédemment deux autres
romans qui avaient mérité et obtenu plus de succès,
la Baronne de Luz et les Confessions du comte
de ***. Son premier ouvrage sérieux fut V Histoire
de Louis XL On prétend que le chancelier d'Agues-
seau dit de cette histoire : « C'est un ouvrage
" composé d'aujourd'hui avec l'érudition d'hier. »
On en trouva le style épigrammatique et sec ; on
rendit cependant justice à l'impartialité de l'histo-
rien et à l'exactitude de ses recherches. Duclos mil
le sceau à sa réputation en publiant les Considéra-
tions sur les mœurs. Louis XV dit de ce livre :
'< C'est l'ouvrage d'un honnête homme. » Il aurait
P'i ajouter : et d'un homme de beaucoup d'esprit.
" Le monde , dit la Harpe , y est vu d'un coup
« d'oeil rapide et perçant. Il est rare qu'on ait ras-
« semblé plus d'idées justes et réfléchies, et plus
« ingénieusement encadrées. Cet ouvrage est plein
« de mots saillants qui sont des leçons utiles. C'est
« partout un style concis et serré dont l'effet ne
« tient ni à l'imagination ni au sentiment , mais
« au choix et à la quantité de termes énergiques et
« quelquefois singuliers qui forment la phrase et
« qui sont tous des pensées. Il en résulte un peM
« de sécheresse; mais il y a en revanche une plém-
« tude et une force de sens qui plaît beaucoup à
« la raison. » Duclos paraît s'être fort bien jugé
lui-même , lorsqu'il a dit : « Je ne regarde pas
« tout; mais ce que je regarde, je le vois bien. Je
« n'ai point de coloris , mais je serai lu. >< Il n'est
point vrai, comme on l'a dit, que le mot femme
ne se trouve pas une seule fois dans ses Considé-
rations-; il y est au chapitre de la Réputation. J\n
vécu; ce début de l'ouvrage fut tourné en ridicule.
Oii? disait une fenune ; dans un café. Les Consi
dérations furent traduites en anglais et en alle-
mand, honneur qu'ont reçu la plupart des ouvrages
de Duclos. V Histoire de Louis XI avait valu «
Duclos la place d'historiographe de France, va-
cante par la retraite de Voltaire en Prusse. Il nt-
voulut pas qu'entre ses mains cet emploi ne ftU
qu'un vain titre, et il composa les Mémoires se-
crets des règnes de Louis XIF et de Louis Xf .
« Ces Mémoires, dit Chamfort, sont le fruit du
« travail de plusieurs années ; c'est le tableau de».
« événements qui se sont passés sous les yeux de
i Duclos, dont il a pénétré les causes, dont il a
- on quelque sorte manié les ressorts. L'auteur a
<« vécu avec la plupart de ceux qu'il a peints. Il les
4a
G74'
NOTICE SUR DDCLOS.
« avait observés avec celte sagacité fine et profonde \
« qu'il a développée dans les Considérations sur !
« /es mœurs; c'était le vrai caractère de son esprit.»
Un autre ouvrage de Duclos, qui, ainsi que les Mé-
moires secrets des régne $ de Louis Xlï" et de
Louis XJ\ n'a également été publié que depuis la
révolution, est celui qui a pour titre : Considéra-
tions sur V Italie. On lui avait conseillé, en 1766,
de s'éloigner de France pour quelque temps , afin
de laisser oublier au gouvernement certains propos
très-vifs qu'il avait tenus au sujet de l'affaire du
duc d' Aiguillon et de M. de la Chalotais , son com-
patriote et son ami. Il partit pour Italie, et à son
retour il écrivit la relation de son voyage. « Cet
« écrit, dit encore Chamfort, ne peut qu'honorer
« la mémoire et le talent de Duclos. On y retrouve
<« son esprit d'observation , sa philosophie libre et
« mesurée , sa manière de peindre par des faits ,
« des anecdotes, des rapprochements heureux. » En
i739, Duclos fut reçu à l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, et en 1747, à l'Académie Fran-
çaise, dont il devint le secrétaire perpétuel en
1755. Ces deux Académies lui durent beaucoup
d'institutions et de réformations utiles. Ce fut lui
qui fit substituer les éloges des grands hommes
aiLx lieux communs de morale, pour sujets de prix
d'éloquence. Comme membre de l'Académie des
Inscriptions, il composa plusieurs Mémoires sur
les druides, l'origine et les révolutions des langues
celtique et française, les épreuves par le duel et
les éléments, les jeux scéniques, l'action et la dé-
clamation théâtrale des anciens. Comme académi-
cien français, il tint la plume pour la rédaction
de la nouvelle édition du Dictionnaire pubhé^ en
1762 s et il fit des Remarques sur la Grammaire
générale et raiso^inée de Port-Royal; c'est l'ou-
vrage d'un homme qui avait porté dans l'étude de
la grammaire un esprit juste et philosophique. En
pki&Leurs occasions, il soutint avec courage les
prérogatives et l'honneur de sa compagnie , soit en
repoussant tes atteintes que des grands seigneurs
voulaient porter à l'égalité aca^mique, soit en
<Jirig«ai>t les choix de manière à admettre te mé-
rite et à écarter la médiocrité ou la bassesse. Son
activité à cet égard, poussée peut-être un peu trop
• Depuis cette édition l'Académie Française n'en a point
publié d'autre que celle qu'elle vient de donner en 1835. Car
l'Acadéxaie a tov^ours désavoué t'éditioo qu'un décret dfi la
couvention ( an III , 1795 ) fit publier par des libraires aux-
quels ce même décret ordonnait de faire achever, dans le plus
bref délai et par des gens de lettres de leur choix, l'ancien
Dictiomiaire (celui de 1702), dont un exemplaire, portant des
notes marginales manuscrite*, avait ét^confisqué par la con-
vention lors de la suppression des Ajjaaémies.
loin , le fit accuser de despotisme ; il n'en a pas
moins eu le droit de dire de lui-même : « Je lais-
« serai une mémoire chère aux gens de lettres. »
Il obtint, comme citoyen, au moins autant de
diâtinctioDS que comnw écrivain. Ses concitoyens,
dont il prenait en tout les intérêts avec son zèle
accoutumé, le firent maire de leur ville en 1744,
quoiqu'il résidât à Paris. Il fut ensuite député du
tiers aux états de Bretagne; et sur la demande de
cette assemblée , le roi lui accorda des lettres d'a-
nobUsseiuent. Son caractère était à ki fois estima^
ble et singulier. J. J. Rousseau le définissait un
homme droit et adroit. Il portait dans la société
un ton de brusquerie et de domination qui lui
faisait d'assez nombreux ennemis. Quelques-uns
de ceux-ci ont prétendu que sa brusquerie «tait
de commande , et l'ont appelé le faux sincère , du
nom d'une comédie de Dufresny ; aucun fait ne
vient à l'appui de cette imputation maligne. Il est
vrai que les louanges dans sa bouche avaient d'au-
tant plus de grâce, qu'elles y étaient plus rare-
ment placées. Étant fort malade il appela un médecin
fameux dont il n'aimait point l'esprit ni les maniè-
res , et contre lequel il s'était souvent déclaré dans
la société. Celui-ci lui témoigna combien il était
surpris d'une telle marque de confiance, après tant
de propos qui ne l'annonçaient pas. « Cela est
« vrai, répondit Duclos; mais, par Dieu! je ne veux
(' pas mourir. » On voulut une fois indisposer
Louis XV contre la liberté de ses discours; ce
monarque, qui l'estimait, dit : « Oh î pour Duclos,
« il a son franc parler. » Il savait contenir cette
liberté dans les bornes d'une sage circonspection.
Attaché aux véritables philosophes , et faisant cause
commune avec eux , il déployait toute l'énergie de
son indignation et de son mépris contre ceux qui,
déshonorant ce titre respectable, attaquaient les
vérités et même les préjugés nécessaires au main-
tien de la société. C'est d'eux quMl disait : « Ils
« sont là une bande de petits impies qui finiront
« par m'envoyer à confesse. » Sa causticité n'était
pas cette moquerie à la fois légère et cruelle d'un
homme qui s'amuse et veut amuser les autres dés
travers qu'il a saisis ; c'était presque toujours l'ex-
pression soudaine et énergique de l'indignation
qu'excitaient en lui le vice et la bassesse. Il disait
d'un homme enrichi par de vils moyens , et endurci
aux affronts : « On lui crache au visage , on te lui
« essuie avec le pied, et il remercie. » Oa a souvent
cité son mot sur les hommes puissants qui n'ai-
ment pas les gens de lettres : « Us nous craignent
I « comme tes voleurs craignent tes réverbères. » Et
: cet autre : « TTn tel est un sot ; c^est moi qui le
iNTRODllCTlON
/;)
a dis , c'ust lui qui le prouve. >^ Beaucoup d'autreâ
saillies échappées à son humeur caustique et spiri-
tuelle, ont mérité d'être recueillies. D'Alembert
disait de lui : <' De tous les hommes que je connais,
« c'est lui qui a le plus d'esprit dans un temps
« donné- » Il aimait beaucoup les anecdotes , les
racontait bien , et se plaignait de ceux qui les ré-
pétaient mal. « On me gâte mes bonnes histoires,»
di#ait-il. Il mourut à Paris le 26 mars 1772, dans
sa 69* année. Ses OEuvres complètes ont été publiées
par Desessarts en dix volumes in-8°, Paris, 1806.
Outre les ouvrages connus jusque-là, cette édition
renferme quelques morceaux inédits , entre autres
un commencement de Mémoires sur la vie dé Du-
clos y écrits par lui-même»
11 fut remplacé à TAcadémie par Beauzée, qui
s'exprime ainsi sur l'ouvrage des Considérations
sur les mœurs : « Ce livre seul suffirait pour assu-
me rer à son auteur une réputation immortelle. Une
« philosophie tout à la fois hardie et discrète, aimable
« et austère , lumineuse et profonde ; une sagacité
« qui pénètre dans tous les replis du cœur humain,
u qui développe toutes les ruses des passions, qui
« apprécie les hommes dans tous les états ; un goât
« de prt^ité qui censure les vices sans commettre
« les personnes , qui fronde les ridicules sans lever
« les masques, qui ménage les faiblesses sans les
« autoriser, qui respecte les préjugés sans les
« épargner , qui pèse les devoirs sans les affaiblir
« ni les exagérer : tels sont les titres qui ont uié-
« rite à ce livre le glorieux avantage d'être eonsa-
« cré par l'estime publique. Deséditions multipliées,
« des traductions en des langues étrangères, sur
« la foi des éloges publics , l'ont mis au-dessus des
« traits de la censure. Les sages , dans tous les
« temps , placeront dans leurs cabinets , et sur la
« même ligne , Platon et Tliéopbraste, Épictète
<c et Marc-Aurèle , Montaigne et Cliarron , la Roehe-
" foucauld , la Bruyère et Duclos. >.
fNTRODUCTION.
J-ii réea ; je voudrai» être titilc à ceux qui ont
& iriwfc Voilà le motif qm m'engage à rasso» Wcr
qad^Mes féflexioiifl sor le» ofagcts qui m'ofnt
tnppk dans le izKmde. Les sciences n'ont fait de
vrais progrès qfoe depuis (|a'dA travaille^ par l'cx-
péricnoe^ l'exitmen et la coa£rQfllatio«i des fait»,
à éclairciCy détruire ou eoo&mier les. systèmesv
C'est 9^né qu'on en devrait user à Ki^gard d« la
science des mœurs. Nous avons quelques bons
ouvrages sur cette matière; mais comme il ar-
rive des révolutions dans les mœurs , les obser-
vations faites dans un temps ne sont pas exacte-
ment applicables à un autre. Les principes puisés
dans la nature sont toujours subsistants ; mais
pour s'assurer de leur vérité, il faut surtout obser-
ver les différentes formes qui les déguisent sans
les altérer, ert qui , par leur liaison avec les prin-
cipes , tendent de plus en plus à les confirmer.
Il serait donc à souhaiter que ceux qui ont
été à portée de connaître les hommes fissent part
de leurs observations. Elles seraient aussi utiles
à la science des mœurs , que les journaux des
navigateurs l'ont été à la navigation. Des faits et
des observations suivies conduisent nécessaire-
ment à la découverte des principes , les dégagent
de ce qui les modifie dans tous les siècles et chez
le» différentes nations; au lieu que des principes
purement spéculatifs sont rarement sûrs, ont
encore plus rarement une application fixe, et
tombent souvent dans le vague des systèmes. Il
y a d'ailleurs une grande différence entre la con-
naissance de l'homme et la connaissance des hom-
mes. Pour connaître l'homme, il suffit de s'étu-
dier soi-même; pour connaître les hommes, il
faut les pratiquer.
Je me suis proposé , en observant les mœurs,
de démêler dans la conduite des hommes quels
en sont les principes, et peut-être de concilier
leurs contradictions. Les hommes ne sont incon-
séquents dans leurs actions que parce qu'ils sont
inconstants ou vacillants dans leurs principes.
Quoique cet ouvrage semble avoir pour objet
particulier la connaissance des mœurs de ce siè-
cle, j'espère que l'examen des mœurs actuelles
poiiri'a servir à faire connaître l'homme de tous
les temps.
Pour mettre plus d'ordre et de clarté dans les
différentes matières que je me propose de trai-
ter, je les distribuerai par chapitres. Je choisinu
les sujets qui me piiraîtront les plus importants,
dont l'application est la plus fréquente, la plus
étendue ; et je tâcherai , par leur réunion , de les
faire concwirir à un même but, qui est la con-
naissance des mœurs. J'espère que mes idées
s'éloigneront également de la licence et de l'es-
prit de servitude ;j^userai en citoyen de la liberté
dont là vérité a besoin.
Si l'ouvrage plaît, j'en serai très-flaffé; j'en
sera» eneore pins content , s'il est utile.
Và.
(576
DUCLOS.
CHAPITRE PREMIER.
Sur les mœurs en général.
Avant que de parler des mœurs , commençons
par déterminer les différentes idées qu\m attaelie
à ce terme; car, loin d'avoir des synonymes, il
admet plusieurs acceptions. Dans la plus géné-
rale, il signifie les habitudes naturelles ou ac-
quises pour le bien ou pour le mal. On l'emploie
même pour désigner les inclinations des diffé-
rentes espèces d'animaux.
On dit d'un poëme, et de tout ouvrage d'ima-
gination, que les mœurs y sont bien gardées,
lorsque les usages, les coutumes, les caractères
des personnages sont conformes à la connais-
sance ou à l'opinion qu'on en a communément.
Mais si l'on dit simplement d'un ouvrage qu'il
y a des mœurs y on veut faire entendre que l'au-
teur a écrit d'une manière à inspirer l'amour de la
vertu et l'horreur du vice. Ainsi les mœurs sans
épithète s'entendent toujours des bonnes mœurs.
Les mœurs d'un tableau consistent dans l'ob-
servation du costume. Les mœurs y en parlant
d'un particulier et de la vie privée , ne signifient
autre chose que la pratique des vertus morales,
ou le dérèglement de la conduite, suivant que ce
terme est pris en bien ou en mal. On voit dès là
que les mœurs diffèrent de la morale, qui devrait
en être 4a lîèglo, et dont elles ne s'écartent que
trop souvent. Les bonnes mœurs sont la morale
pratique.
Relativement à une nation , on entend par les
mœurs y ses coutumes, ses usages, non pas ceux
qui , indifférents en eux-mêmes , sont du ressort
d'une mode arbitraire , mais ceux qui influent
sur la manière de penser, de sentir et d'agir, ou
qui en dépendent. C'est sous cet aspect que je
considère les mœAirs.
De telles considérations ne sont pas des idées
purement spéculatives. On pourrait l'imaginer
d'après ces écrits sur la morale où l'on com-
mence par supposer que l'homme n'est qu'un
composé de misère et de corruption , et qu'il ne
^ut rien produire d'estimable. Ce système est
-îiussi faux que dangereux. Les hommes sont éga-
lement capables du bien et du mal ; ils peuvent
être corrigés, puisqu'ils peuven!; se pervertir;
autrement, pourquoi punir, pourquoi récompen-
ser, pourquoi instruire? Mais pour être en droit
de reprendre , et en état de corriger les hommes,
il faudrait d'abord aimer l'humanité; et l'on se-
rait alors, à leur égard, jusie sans dureté, et
indulgent sans h'Jeheté.
Les hommes sont, dit-on, pleins d'amour-
propre et attachés à leur intérêt. Partons de là.
Ces dispositions n'ont par elles-mêmes rien de
vicieux, elles deviennent bonnes ou mauvaises
par les effets qu'elles produisent. C'est la sève
des plantes ; on n'en doit juger que par les fruits.
Que deviendrait la société, si on la privait de ses
ressorts, si l'on en retranchait les passions?
Qu'importe en effet qu'un homme ne se propose
dans ses actions que sa propre satisfaction , s'il
la fait consister à servir la société? Qu'importe
que l'enthousiasme patriotique ait fait trouver à
Régulus de la satisfaction dans le sacrifice de sa
vie? La vertu purement désintéressée, si elle
était possible, produirait-elle d'autres effets? Cet
odieux sophisme d'intérêt personnel n'a été ima-
giné que par ceux qui , cherchant toujours ex-
clusivement le leur, voudraient rejeter le repro-
che qu'eux seuls méritent sur l'humanité entière.
Au lieu de calomnier la nature, qu'ils consultent
leurs vrais intérêts, ils les verront unis à ceux
de la société.
Qu'on apprenne aux hommes à s'aimer entre
eux , qu'on leur en prouve la nécessité pour leur
bonheur. Ou peut leur démontrer que leur gloire
et leur intérêt ne se trouvent que dans la prati-
que de leurs devoirs. En cherchant à les dégra-
der, on les trompe, on les rend plus malheureux ;
sur l'idée humiliante qu'on leur donne d'eux-
mêmes, ils peuvent être criminels sans en rougir.
Pour les rendre meilleurs, il ne faut que les éclai-
rer : le crime est toujours un faux jugement.
Voilà toute la science de la morale, science
plus importante et aussi sûre que celles qui s'ap-
puient sur des démonstrations. Dès qu'une so-
ciété est formée, il doit y exister une morale et
des principes sûrs de conduite. Nous devons à
tous ceux qui nous doivent , et nous leur devons
également , quelque différents que soient ces de-
voirs. Ce principe est aussi sûr en morale, qu'il
est certain, en géométrie, que tous les rayons
d'un cercle sont égaux et se réunissent en un
même point.
Il s'agit donc d'examiner les devoirs et le:,
erreurs des hommes ; mais cet examen doit avoir
pour objet les mœurs générales, celles des dif-
férentes classes qui composent la société , et non
les mœurs des particuliers ; il faut des tableaux
et non des portraits : c'est la principale diffé-
rence qu'il y a de la morale à la satire.
Les peuples ont, comme des particuliers,
CONSIDÉRATIONS^ SUR LES MŒURS.
677
leurs caractères dislinclifs, avec cette différence
que les mœurs particulières d'un homme peuvent
être une suite de son caractère , mais elles ne le
constituent pas nécessairement 5 au lieu que les
mœurs d'une nation forment précisément le ca-
ractère national.
Les peuples les plus sauvages sont ceux parmi
lesquels il se commet le plus de crimes : l'en-
fance d'une nation n'est pas son âge d'innocence.
C'est l'excès du désordre qui donne la première
idée des lois : on les doit au besoin , souvent au
crime, rarement à la prévoyance.
Les peuples les plus polis ne sont pas aussi
les plus vertueux. Les mœurs simples et sévères
ne se trouvent que parmi ceux que la raison et
l'équité ont policés , et qui n'ont pas encore abusé
de l'esprit pom* se corrompre. Les peuples policés
valent mieux que les peuples polis. Chez les bar-
bares , les lois doivent former les mœurs : chez
les peuples policés , les mœurs perfectionnent les
lois, et quelquefois y suppléent; une fausse po-
litesse les fait oublier. L'État le plus heureux
serait celui où la vertu ne serait pas un mérite.
Quand elle commence à se faire remarquer, les
mœurs sont déjà altérées; et si elle devient ridi-
cule, c'est le dernier degré de la corruption.
Un objet très-intéressant serait l'examen des
différents caractères des nations , et de la cause
physique ou morale de ces différences ; mais il
y aurait de la témérité à l'entreprendre, sans
connaître également bien les peuples qu'on vou-
drait comparer, et l'on serait toujours suspect
de partialité. D'ailleurs l'étude des hommes avec
qui nous avons à vivre est celle qui nous est vrai-
ment utile.
En nous renfermant dans notre nation , quel
champ vaste et varié ! Sans entrer dans des sub-
divisions qui seraient plus réelles que sensibles ,
quelle différence, quelle opposition même de
mœurs ne remarque-t-on pas entre la capitale et
les provinces ! Tl y en a autant que d'un peuple
à un autre.
Ceux qui vivent à cent lieues de la capitale ,
en sont à un siècle pour les façons de penser et
d'agir. Je ne nie pas les exceptions , et je ne pai'le
qu'en général : je prétends encore moins décider
de la supérioirité réelle , je remarque simplement
la différence.
Qu'un homme , après avoir été longtemps abr
sent de la capitale, y revienne, on le trouve ce
qu'on appelle rouillé : peut-être n'en est-il que
plus raisonnable; mais il est certainement diffé-
rent de ce qu'il était. C'est dans Paris qu'il faur
considérer le Français, parce qti'il y est plu»
Français qu'ailleurs.
Mes observations ne regardent pas ceux qui ,
dévoués à des occupations suivies, à des travaux
pénibles, n'ont partout que des idées relatives à
leur situation , à leurs besoins , et indépendantes
des lieux qu'ils habitent. On trouve plus à Paris
qu'en aucun lieu du monde de ces victimes du
travail.
Je considère principalement ceux à qui l'opu-
lence et l'oisiveté suggèrent la variété des idées,
la bizarrerie des jugements, l'inconstance des
sentiments et des affections, en donnant un plein
essor au caractère. Ces hommes-là forment ur
peuple dans la capitale. Livrés alternativement
et par accès à la dissipation, à l'ambition, ou a.
ce qu'ils appellent pliilosophie , c'est-à-dire à
l'humeur, à la misanthropie; emportés par les
plaisirs , tourmentés quelquefois par de grands
intérêts ou des fantaisies frivoles, leurs idées ne
sont jamais suivies, elles se trouvent en contra-
diction , et leur paraissent successivement d'un«
égale évidence. Les occupations sont différentes
à Paris et dans la province ; l'oisiveté même ne
s'y ressemble pas : l'une est une langueur, un en-
gourdissement, une existence matérielle; l'autre
est une activité sans dessein , un mouvement sans
objet. On sent plus à Paris qu'on ne pense , on
agit plus qu'on ne projette , on projette plus qu'on
ne résout. On n'estime que les talents et les arts
de goût; à peine a-t-on l'idée des arts néces-
saires : on en jouit sans les connaître.
Les liens du sang n'y décident de rien pour
l'amitié, ils n'imposent que des devoirs de dé-
cence ; dans la province , ils exigent des services :
ce n'est pas qu'on s'y aime plus qu'à Paris ; on
s'y hait souvent davantage, mais on y est plus
parent : au lieu que dans Paris, les intérêts croi-
sés, les événements multipliés, les affaires, les
plaisirs, la variété des sociétés, la facilité d'en
changer, toutes ces causes réunies empêchent l'a-
mitié, l'amour ou la haine d'y prendre beaucoup
de consistance.
Il règne à Paris mie certaine indifférence gé~
nérale qui multiplie les goûts passagers, qui tient
lieu de liaison, qui fait que personne n'est de trop
dans la société, que personne n'y est nécessaire :
tout le monde se convient, p rsonne ne se man-
que. L'extrême dissipation ou l'on vit fait qu'on
ne prend pas assez d'intérêt les uns aux autres,
pour être difficile ou constant dans les liaisons.
On se recherche peu, on se rencontre avec
plaisir; on s'accueille avec plus de vivacité qjiie
G 78
DUCLOS.
de ehaleur; ou se perd sans regret, ou même
sans y faire attention.
Les mœurs font à Paris ce que l'esprit du gou-
vernement fait à Londres; elles confondent et
égalent dans la société les rangs qui sont distin-
gués et subordonnés dans l'État. Tous les ordres
vivent à Londres dans la familiarité , parce que
tous les citoyens ont besoin les uns des autres ;
l'intérêt commun les rapproche.
Les plaisirs produisent le même effet à Paris ;
tous ceux qui se plaisent se conviennent, avec
cette différence que l'égalité, qui est un bien
(fuand elle part d'un principe du gouvernement,
est un très-grand mal quand elle ne vient que
(les mœurs, parce que cela n'arrive jamais que
par leur corruption.
Le grand défaut du Français est d'avoir tou-
joui's le caractère jeune ; par là il est souvent ai-
mable , et rarement sûr : il n'a presque point
d'âge mûr, et passe de la jeunesse à la caducité.
Nos talents dans tous les genres s'annoncent de
bonne heure : on les néglige longtemps par dis-
sipation ; et à peine commence-t-on à vouloir en
faire usage, que leur temps est passé. Il y a peu
d'hommes parmi nous qui puissent s'appuyer de
l'expérience.
Oseral-je faire une remarque, qui peut-être
n'est pas aussi sûre qu'elle me le paraît ? mais il
me semble que ceux de nos talents qui deman-
dent de l'exécution , ne vont pas ordinairement
jusqu'à soixante ans dans toute leur force. Nous
ne réussissons jamais mieux , dans quelque car-
rière que ce puisse être , que dans l'âge mitoyen ,
qui est très-court, et plutôt encore dans la jeu-
nesse que dans un âge trop avancé. Si nous for-
mions de bonne heure notre esprit à la réflexion,
et je crois cette éducation possible , nous serions
sans contredit la première des nations, puisque,
malgré nos défauts , il n'y en a point qu'on puisse
nous préférer; peut-être même pourrions-nous
tirer avantage de la jalousie de plusieurs peuples :
on ne jalouse que ses supérieurs. A l'égard de
ceux qui se préfèrent naïvement à nous, c'est
parce qu'ils n'ont pas encore de droit à la ja-
lousie.
T)im autre côté , le commun des Français croit
que c'est un mérite de l'être; avec un tel senti-
ment, que leur manque-t-il pour être patriotes P
.Te ne parle point de ceux qui n'estiment que les
étrangers. On n'affecte de mépriser sa nation que
pour ne pas reconnaître ses supérieurs ou ses ri-
vaux trop près de soi.
Les hommes de mérite,, de quelque nation
qu'ils soient , n'en forment qu'une entre eux. Ils
sont exempts d'une vanité nationale et puérile ;
ils la laissent au vulgaire, à ceux qui, n'ayant
point de gloire personnelle, sont réduits à se pré-
valoir de celle de leurs compatriotes.
On ne doit donc se permettre aucun parallèle
injurieux et téméraire; mais s'il est permis de
remarquer les défauts de sa nation , il est de de-
voir d'en relever le mérite , et le Français en a
un dlstinctif.
C'est le seul peuple dont les mœurs peuvent
se dépraver sans que le fond du cœur se cor-
rompe, ni que le courage s'altère; il allie le^
qualités héroïques avec le plaisir, le luxe et la
mollesse : ses vertus ont peu de consistance, ses
vices n'ont point de racines. Le caractère d'Alci-
biade n'est pas rare en France. Le dérèglement
des .mœurs et de l'imagination ne donne point-
atteinte à la franchise , à la bonté naturelle du
Français : l'amour-propre contribue à le rendre
aimable; plus il croit plaire, plus il a de pen-
chant à aimer. La frivolité , qui nuit au développe-
ment de ses talents et de ses vertus, le préserve
en même temps des crimes noirs et réfléchis. La
perfidie lui est étrangère, et il est bientôt fati-
gué de l'intrigue. Le Français est l'enfant de
l'Europe. Si l'on a quelquefois vu parmi nous des
crimes odieux, ils ont disparu plutôt par le ca-
ractère national que par la sévérité des lois.
Un peuple très -éclairé et très -estimable à
beaucoup d'égards , se plaint que la corruption
est venue chez lui au point qu'il n'y a plus de
principes d'honneur, que les actions s'y évaluent
toutes, qu'elles sont en proportion exacte avec
l'intérêt, et qu'on y pourrait faire le tarif des
probités.
Je suis fort éloigné d'en croix'e Thumeur et des
déclamations de parti ; mais s'il y avait un tel
peuple, ce que je ne veux pas croire, il serait
composé d'une multitude de vils criminels, parce
qu'il y en aurait à tout prix , et on y trouverait
plus de scélérats qu'en aucun lieu du monde,
puis:îu'il n'y aurait point de vertu dont on ne pût
ti'ouvcr la valeur.
Cela n'est pas heureusement ainsi parmi nous.
On y voit peu de criminels par système; la mi-
sère y est le principal écueil de la probité. Le
Français se laisse entraîner par l'exemple , et sé-
duire par le besoin ; mais il ne trahit pas la vertu
de dessein formé. Or la nécessité ne fait guère
que des fautes quelquefois pardonnables ; la cu-
pidité réduite en système fait les crimes.
C'est déjà un grand avantage que de ne pas
eONSIDÉRAïlONS SUR LES MŒURS.
G79
supposer que la piH)blté puisse être vénale; cela
empêche blow des gens de chercher le prix de la
leur : elle n'existe plus dès qu'elle est à Tencan.
Les ftbus et les inconvénients qu'on remarque
parmi nous ne seraient pas sans remède , si on
le voulait. Sans entrer dans le détail de ceux qui
appartiennent autant à l'autorité qu'à la philo-
sophie , quel parti ne tirerait pas de lui-même
un peuple chez qui l'éducation générale serait
assortie à son génie, à ses qualités propres, à ses
vertus, et même à ses défauts?
CHAPITRE IL
Sur Véducation et sur les préjugés.
On trouve parmi nous beaucoup d'instruction
et peu d'éducation. On y forme des savants, des
artistes de toute espèce ; chaque partie des let-
tres , des sciences et des arts y est cultivée avec
succès , par des méthodes plus ou moins conve-
nables. Mais on ne s'est pas encore avisé de for-
mer des hommes, c'est-à-dire, de les élever res-
pectivement les uns pour les autres, de faire
porter sur une base d'éducation générale toutes
les instructions particulières, de façon qu'ils fus-
sent accoutumés à chercher leurs avantages
personnels dans le plan du bien général, et que,
dans quelque profession que ce fût, ils commen-
çassent par être patriotes.
Nous avons tous dans le cœur des germes de
vertus et de vices ; il s'agit d'étouffer les uns et
de développer les autres. Toutes les fiicultés de
rame se réduisent à sentir et penser : nos plaisirs
consistent à aimer et connaître ; il ne faudrait
donc que régler et exercer ces dispositions, pour
rendre les hommes utiles et heureux par le bien
qu'ils feraient et qu'ils éprouveraient eux-mêmes.
Telle est l'éducation qui devrait être générale,
uniforme , et préparer l'instruction , qui doit être
différente, suivant l'état , l'inclination, et les dis-
positions de ceux qu'on veut instruire. L'instruc-
tion concerne la culture de l'esprit et des talents.
Ce n'est point ici une idée de république ima-
ginaire : d'ailleurs, ces sortes d'idées sont au
moins d'heureux modèles, des chimères, qui ne
le sont pas totalement, et qui peuvent être réa-
lisées jusqu'à un certain point. Bien des choses
ne sont impossibles que parce qu'on s'est accou-
tumé à les regarder comme telles. Une opinion
contraire et du courage rendraient souvent fa-
cile ce que le prt'jugé et la lâcheté jugent im-
praticable.
fVut-oii regarder comme chiniérifun' (•♦' qui
s'est exécuté? Quelques anciens peuples, tels
que les Égyptiens et les Spartiates, n'ont-ils pas
eu une éducation l'elative à l'État, et qui en fai-
sait en partie la constitution?
En vain voudrait-on révoquer en doute des
mœurs si éloignées des nôtres : on ne peut con-
naître l'antiquité que par les témoignages des
historiens; tous déposent et s'accordent sur cet
article. Mais comme on ne juge des hommes
que par ceux de son siècle, on a peine à se per-
suader qu'il y en ait eu de plus sages autrefois,
quoiqu'on ne cesse de le répéter par humeur. Je
veux bien accorder quelque chose à un doute
philosophique, en supposant que les historiens
ont embelli les objets ; mais c'est précisément ce
qui prouve à un philosophe qu'il y a un fond
de vérité dans ce qu'ils ont écrit. Il s'en faut
bien qu'ils rendent un pareil témoignage à d'au-
tres peuples dont ils voulaient cependant relever
la gloire.
Il est donc constant que, dans l'éducation
qui se donnait à Sparte, on s'attachait d'abord
à former des Spartiates. C'est ainsi qu'on de-
vrait, dans tous les États , inspirer les sentiments
de citoyen, former des Français parmi nous,
et pour en faire des Français, travaillef à en
faire des hommes.
Je ne sais si j'ai trop bonne opinion de mon
siècle ; mais il me semble qu'il y a une certaine
fermentation de raison universelle qui tend à se
développer , qu'on laissera peut-être se dissiper,
et dont ou pourrait assurer, diriger et hâter les
progrès par une éducation bien entendue.
Loin de se proposer ces grands principes, on
s'occupe de quelques méthodes d'instructions
particulières , dont l'application est encore bien
peu éclairée, sans parler de la réforme qu'il y
aurait à faire dans ces méthodes mêmes. Ce ne
serait pas le moindre service que l'université et
les académies pourraient rendre à l'État. Que
doit-on enseigner? comment doit-on l'enseigner?
voilà, ce me semble, les deux points sur les-
quels devrait porter tout plan d'étude, tout sys-
tème d'instruction.
Les artisans, les artistes, ceux enfin q\\\ at-
tendent leur subsistance de leur travail, sont
peut-être les seuls ({ui reçoivent des instructions
convenables à leur destination; mais on donne
absolument les mêmes à ceux qui sont nés aviv
une sorte de fortune. M y a un certain amas de
comjaissanccs prescriles par l'usage, qu'ils ap-
preimenl ituparfailemenl; après quoi ils sont ceu
ses inslrnils de lotit <^c cpTils doiM'uf savoir,
GSO
DDCLOS.
((uetles que soient 1rs professions auxquelles on
ks destine.
Voilà ce qu'on appelle l'éducatmi, et ce qui
en mérite si peu le nom. La plupart des hommes
qui pensent sont si persuadés qu'il n'y en a point
(le bonne, que ceux qui s'intéressent à leurs
entants songent d'abord à se faire un plan nou-
veau pour les élever. Il est vrai qu'ils se trom-
pent souvent dans les moyens de réformation
qu'ils imaginent, et que leurs soins se bornent
d'ordinaire à abréger ou aplanir quelques routes
des sciences; mais leur conduite prouve du
moins qu'ils sentent confusément les défauts de
ré(iueation commune, sans discerner précisé-
nicDt en quoi ils consistent.
De là les partis bizarres que prennent et les
erreurs où tombent ceux qui cherchent le vrai
avec plus de bonne foi que de discernement.
Les uns ne distinguant ni le terme où doit
fmir l'éducation générale , ni la nature de l'édu-
cation particulière qui doit succéder à la pre-
mière, adoptent souvent celle qui convient le
moins à l'homme que l'on veut former, ce qui
mérite cependant la plus grande attention. Dans
l'éducation générale, on doit considérer les
hommes Relativement à l'humanité et à la pa-
trie; c'est l'objet de la morale. Dans l'éducation
particulière, qui comprend l'instruction, il faut
avoir égard à la condition , aux dispositions na-
turelles , aux talents personnels. Tel est ou de-
vrait être l'objet de l'instruction. La conduite
qu'on suit me paraît bien différente.
Qu un ouvrage destiné à l'éducation d'un
prince ait de la célébrité, le moindre gentil-
homme le croit propre à l'éducation de son fils.
Une vanité sotte décide plus ici que le juge-
ment. Quel rapport , en effet, y a-t-il entre deux
hommes dont l'un doit commander et l'autre
obéir, sans avoir même le choix de l'espèce
d'obéissance ?
D'autres , frappés des préjugés dont ou nous
accable , donnent dans une extrémité plus dan-
gereuse que l'éducation la plus imparfaite. Ils
regardent comme autant d'erreurs tous les prin-
cipes qu'ils ont reçus, et les proscrivent univer-
sellement. Cependant les préjugés même doivent
«^tre discutés et traités avec circonspection.
Un préjugé, n'étant autre chose qu'un juge-
ment porté ou admis sans examen, peut être
une vérité ou une erreur.
Les préjugés nuisibles à la société ne peuvent
être que des erreurs, et ne sauraient être trop
combattus. On ne doit pas non plus entretenir
des erreurs indifférentes par elles-mêmes, s'il y
en a de telles ; mais celles-ci exigent de la pru-
dence : il en faut quelquefois même en combat-
tant le vice ; on ne doit pas arracher téméraire-
ment l'ivraie. A l'égard des préjugés qui tendent
au bien de la société , et qui sont des germes de
vertus, on peut être sûr que ce sont des vérités
qu'il faut respecter et suivre. Il est inutile de
s'attacher à démontrer des vérités admises, il
suffit d'en recommander la pratique. En voulant
trop éclairer certains hommes , on ne leur inspire
quelquefois qu'une présomption dangereuse. Eb !
pourquoi entreprendre de leur faire pratiquer
par raisonnement ce qu'ils suivaient par senti-
ment, par un préjugé honnête? Ces guides sont
bien aussi sûrs que le raisonnement.
Qu'on forme d'abord les hommes à la pra-
tique des vertus, on en aura d'autant plus de
facilité à leur démontrer les principes, s'il en
est besoin. Nous sommes assez portés à regarder
comme juste et raisonnable ce que nous avons
coutume de faire.
On déclame beaucoup depuis un temps contre
les préjugés : peut-être en a-t-on trop détruit ;
le préjugé est la loi du conunun des hommes.
La discussion en cette matière exige des prin-
cipes sûrs et des lumières rares. La plupart,
étant incapables d'un tel examen , doivent con-
sulter le sentiment intérieur : les plus éclairés
pourraient encore , en morale , le préférer sou-
vent à leurs lumières , et prendre leur goût ou
leur répugnance pour la règle la plus sûre de
leur conduite. On se trompe rarement par cette
méthode : quand on est bien intimement content
de soi à l'égard des autres, il n'arrive guère
qu'ils soient mécontents. On a peu de reproches
à faire à ceux qui ne s'en font point ; et il est
inutile d'en faire à ceux qui ne s'en font plus.
Je ne puis me dispenser, à ce sujet, de blâmer
les écrivains qui, sous prétexte, ou voulant de
bonne foi attaquer la superstition , ce qui serait
un motif louable et utile, si l'on s'y renfermait
en philosophe citoyen, sapent les fondements
de la morale, et donnent atteinte aux liens de
la société; d'autant plus insensés, qu'il serait
dangereux pour eux-mêmes de faire des prosé-
lytes. Le funeste effet qu'ils produisent sur
leurs lecteurs, est d'en faire dans la jeunesse de
mauvais citoyens, des criminels scandaleux, et
des malheureux dans l'âge avancé; car il y en
a peu qui aient alors le triste avantage d'être
nssez pervertis pour être tranquilles.
f/empressement avec lequel on lit ces sortes
COJNSIDÉRATiOlNS SUR LES MŒURS.
G8t
d'ouvrages ne doit pas llatter les auteurs qui
d'ailleurs auraient du mérite. Ils ne doivent pas
ignorer que les plus misérables écrivains en
ce genre partagent presque également cet hon-
neur avec eux. La satire, la licence et l'im-
piété n'ont jamais seules prouvé d'esprit. Les
plus méprisables par ces endroits peuvent être
lus une fois : sans leurs excès, on ne les eût
jamais nommés ; semblables à ces malheureux
que leur état condamnait aux ténèbres , et dont
le public n'apprend les noms que par le crime
et le supplice.
Pour en revenir aux préjugés, il y aurait,
pour les juger sans les discuter formellement,
une méthode assez sûre, qui ne serait pas pé-
nible, et qui, dans les détails, serait souvent
applicable, surtout en morale. Ce serait d'ob-
server les choses dont on tire vanité. Il est alors
bien vraisemblable que c'est d'une fausse idée.
Plus on est vertueux , plus on est éloigné d'en
tirer vanité, et plus on est persuadé qu'on ne
fait que son devoir ; les vertus ne donnent point
d'orgueil.
Les préjugés les plus tenaces sont toujours
ceux dont les fondements sont les moins solides.
On peut se détromper d'une erreur raisonnée,
par cela même que l'on raisonne. Un raisonne-
ment mieux fait peut désabuser du premier
mais comment combattre ce qui n'a ni principe
ni conséquence? Et tels sont tous les faux pré-
jugés. Ils naissent et croissent insensiblement
par des circonstances fortuites, et se trouvent
enfin généralement établis chez les hommes,
sans qu'ils en aient aperçu les progrès. Il n'est
pas étonnant que de fausses opinions se soient
élevées à l'insu de ceux qui y sont le plus atta-
chés; mais elles se détruisent comme elles sont
nées. Ce n'est pas la raison qui les proscrit,
elles se succèdent et périssent par la seule révo-
lution des temps. Les unes font place aux
autres, parce que notre esprit ne peut même
embrasser qu'un nombre limité d'erreurs.
Quelques opinions consacrées parmi nous pa-
raîtront absurdes à nos neveux : il n'y aura
parmi eux que les philosophes qui concevront
qu'elles aient pu avoir des partisans. Les hom-
mes n'exigent point de preuves pour adopter une
opinion ; leur esprit n'a besoin que d'être fami-
liarisé avec elle, comme nos yeux avec les modes.
11 y a des préjugés reconnus, ou du moins
avoués pour faux par ceux qui s'en prévalent
davantage. Par exemple, celui de la naissance j
est donné pour Ici par ceux qui sont les plus î
fatigants sur la leur. Ils ne manquent pas, à
moins qu'ils ne soient d'un orgueil stupide, de
répéter qu'ils savent que la noblesse du sang
n'est qu'un heureux hasard. Cependant il n'y
a point de préjugé dont on se défasse moins :
il y a peu d'hommes assez sages pour regarder
la noblesse comme un avantage , et non comme
un mérite, et pour se borner à en jouir, sans
en tenir vanité. Que ces hommes nouveaux,
qu'on vient de décrasser, soient enivrés de titres
peu faits pour eux , ils sont excusables ; mais
on est étonné de trouver la même manie dans
ceux qui pourraient s'en rapporter à la publicité
de leur nom. Si ceux-ci prétendent par là forcer
au respect, ils outrent leurs prétentions, et les
portent au delà de leurs droits. Le respect
d'obligation n'est dû qu'à ceux à qui l'on est
subordonné par devoir, aux vrais supérieurs,
que nous devons toujours distinguer de ceux
dont le rang seul ou l'état est supérieur au
nôtre. Le respect qu'on rend uniquement à la
naissance est un devoir de simple bienséance ;
c'est un hommage à la mémoire des ancêtres
qui ont illustré leur nom , hommage qui , à
l'égard de leurs descendants, ressemble en quel-
que sorte au culte des images auxquelles ou
n'attribue aucune vertu propre, dont la matière
peut être méprisable, qui sont quelquefois des
productions d'un art grossier, que la piété seule
empêche de trouver ridicules , et pour lesquelles
on n'a qu'un respect de relation.
Je suis très-éloigné de vouloir dépriser un
ordre aussi respectable que celui de la noblesse.
Le préjugé y tient lieu d'éducation à ceux qui
ne sont pas en état de se la procurer, du moins
pour la profession des armes, qui est l'origine
de la noblesse , et à laquelle elle est particuliè-
rement destinée par la naissance. Ce préjugé
y rend le courage presque naturel, et plus
ordinaire que dans les autres classes de l'Etat.
Mais puisqu'il y a aujourd'hui tant de moyens
de l'acquérir, peut-être devrait-il y avoir aussi ,
pour en maintenir la dignité, plus de motifs
qu'il n'y en a de la faire perdre. On y déroge
par des professions où la nécessité contraint,
et on la conserve avec des actions qui dérogent
à l'honneur, à la probité, à l'humanité même.
Si on voulait discuter la plupart des opinions
reçues , que de faux préjugés ne trouverait-t-on
pas, à ne considérer que ceux dont l'examen
serait relatif à l'éducation! On suit par habi-
tude et avec confiance des idées établies par
le hasard.
G82
UUCLOS.
Si l'éducation était raisouiiée, les hommejt
acquerraient une très-grande quantité de vé-
rités avec plus de facilité qu'ils ne reçoivent un
petit nombre d'erreurs. Les vérités ont entre
elles une relation, une liaison, des points de
contact qui en facilitent la connaissance et
la mémoire : au lieu que les erreurs sont ordi-
nairement isolées ; elles ont plus d'effet qu'elles
ne sont conséquentes, et il faut plus d'efforts
pour s'en détromper que pour s'en préserver.
L'éducation ordinaire est bien éloignée d'être
systématique. Après quelques notions impar-
faites de choses assez peu utiles, on recom-
mande pour toute instruction les moyens de
faire fortune , et pour morale la politesse ; en-
core est-elle moins une leçon d'humanité , qu'un
moyen nécessaire à la fortune.
CHAPITRE IIL
Sur la politesse et sur les louanges.
Cette politesse, si recommandée, sur laquelle
on a tant é^rit , tant donné de préceptes et si
peu d'idées fixes, en quoi consiste-t-elle ? On
regarde comme épuisés les sujets dont on a
beaucoup parlé, et comnie éclaircis ceux dont on
a vanté l'importance. Je ne me flatte pas de
traiter mieux cette matière qu'on ne l'a fait
jusqu'ici ; mais j'en dirai mon sentiment parti-
culier, qui pourra bien différer de celui des
autres. Il y a des sujets inépuisables : d'ailleurs
il est utile que ceux qu'il nous importe de con-
naître soient envisagés sous différents aspects ,
et vus par différents yeux. Une vue faible, et
que sa faiblesse même rend attentive , aperçoit
quelquefois ce qui avait échappé à une vue
étendue et rapide.
La politesse est l'expression ou l'imitation
des vertus sociales : c'en est l'expression, si elle
est vraie; et l'imitation, si elle est fausse; et
les vertus sociales sont celles qui nous rendent
utiles et agréables à ceux avec qui nous avons a
vivre. Un homme qui les posséderait toutes aurait
nécessairement la politesse au souverain degré.
Mais comment arrive-t-il qu'un homme d'un
génie élevé, d'un cœur généreux, d'une justice
exacte, manque de politesse; tandis qu'on la
trouve dans un homme borné, intéressé, et
d'une probité suspecte? C'est que le premier
manque de quelques qualités sociales , telles que
la prudence, la discrétion, la réserve, l'indul-
gence pour les défauts et les faiblesses d'au-
trui : une des premières vertus sociales est de
tolérer dans les autres ce qu'on doit s'intei'dire
ù soi-même. Au lieu que le second , sans avoir
aucune vertu, a l'art de les imiter toutes. 11
sait témoigner du respect à ses supéiieurs, de
la bonté à ses inférieurs, de l'estime à ses égaux,
et persuader à tous qu'il en pense avantageu-
sement, sans avoir aucun des sentiments qu'il
imite.
On ne les exige pas même toiyours, et l'art
de les feindre est ce qui constitue la politesse
de nos jours. Cet art est souvent si ridicule et
si vil, qu'il est donné pour ce qu'il est, c'est-à-
dire pour faux.
Les hommes savent que les politesses qu'ils
se font ne sont qu'une imitation de l'estime. Ils
conviennent, en général, que les choses obli-
geantes qu'ils se disent ne sont pas le langage
de la vérité, et dans les occasions particulières
ils en sont les dupes. L'amour -propre persuade
grossièrement à chacun que ce qu'il fait par
décence, on le lui rend par justice.
Quand on serait convaincu de la fausseté des
protestations d'estime , on les préférerait encore à
la sincérité , parce que la fausseté a un air de
respect dans les occasions où la vérité serait une
offense. Un homme sait qu'on pense mal de lui ,
cela est humiliant ; mais l'aveu qu'on lui en fe-
rait serait une insulte ; on lui ôterait par là toute
ressource de chercher à s'aveugler lui-même, et
on lui prouverait le peu de cas qu'on en fait. Les
gens les plus unis , et qui s'estiment à plus d'é-
gards, deviendraient ennemis mortels, s'ils se
témoignaient complètement ce qu'ils pensent les
uns des autres. Il y a un certain voile d'obscurité
qui conserve bien des liaisons, et qu'on craint
de lever de part et d'autre.
Je suis bien éloigné de conseiller aux hommes
de se témoigner durement ce qu'ils pensent,
parce qu'ils se trompent souvent dans les juge-
ments qu'ils portent , et qu'ils sont sujets à se ré-
tracter bientôt, sans juger ensuite plus sainement.
Quelque sûr qu'on soit de son jugement, cette
dureté n'est permise qu'à l'amitié ; encore faut-il
qu'elle soit autorisée par la nécessité et l'espé-
rance du succès. Les opérations cruelles n'ont
été imaginées que pour sauver la vie, et les pal-
liatifs pour adoucir les douleurs.
Laissons à ceux qui sont chargés de veiller
sur les mœurs le soin de faire entendre les vérités
dures ; leur voix ne s'adresse qu à la multitude ;
mais on ne corrige les particuliers qu'en lein-
prouvant de l'intérêt pour eux , et en ménageant
leur amour-propre.
CONSIDÉRATIOISS SUR LES MOEURS.
Quelle eut donc l'espèce de dissimulation per-
mise , ou plutôt quel est le milieu qui sépare la
fausseté vile de la sincérité offensante? ce sont
les égards réciproques. Ils forment le lien de la
société, et naissent du sentiment de ses propres
imperfections , et du besoin qu'on a d'indulgence
pour soi-même. On ne doit ni offenser ni tromper
les hommes.
II semble que dans l'éducation des gens du
monde, on les suppose Incapables de vertus, et
qu'ils auraient à rougir de se montrer tels qu'ils
sont. On ne leur recommande qu'une fausseté
qu'on appelle politesse. Ne dirait-on pas qu'un
masque est un remède à la laideur, parce qu'il
peut la cacher dans quelques instants ?
La politesse d'usage n'est qu'un jargon fade,
plein d'expressions exagérées, aussi vides de
sens que de sentiment.
La politesse, dit-on, marque cependant l'homme
de naissance ; les plus grands sont les plus polis.
J'avoue que cette politesse est le premier signe
de la hauteur, un rempart contre la familiarité.
Il y a bien loin de la politesse à la douceur, et
plus encore de la douceur à la bonté. Les grands
qui écartent les hommes à force de politesse sans
bonté, ne sont bons qu'à être écartés eux-mêmes
à force de respects sans attachement.
La politesse, ajoute-t-on, prouve une éduca-
tion soignée , et qu'on a vécu dans un monde
choisi ; elle exige un tact si fm , uu sentiment si
délicat sur les convenances, que ceux qui n'y
ont pas été initiés de bonne heure, font dans la
suite de vains efforts pour l'acquérir, et ne peu-
vent jamais en saisir la grâce. Premièrement,
la difficulté d'une chose n'est pas une preuve de
5on excellence. Secondement , il serait à désirer
que des hommes qui, de dessein formé, renon-
cent à leur caractère, n'en recueillent d'autre
fruit que d'être ridicules: peut-être cela les
ramènerait-il au vrai et au simple.
D'ailleurs cette politesse si exquise n'est pas
aussi rare que ceux qui n'ont pas d'autre mérite
voudraient le persuader. Elle produit aujourd'hui
si peu d'effet, la fausseté en est si reconnue,
qu'elle en est quelquefois dégoûtante pour ceux
à qui elle s'adresse, et qu'elle a fait naître à
certaines gens l'idée de jouer la grossièreté et la
brusquerie, pour imiter la franchise et couvrir
leurs desseins. Ils sont brusques sans être francs,
et faux sans être polis.
Ce manège est déjà assez commun pour qu'il
dût être plus reconnu qu'il ne Test encore.
1 1 devrait être défendu dVtrr l>i usqn« à quicoii
G83
que ne ferait pas excuser cet inconvénient de
caractère par une conduite irréprochable.
Ce n'est pas qu'on ne puisse joindre beaucoup
d'habileté à beaucoup de droiture ; mais il n'y a
qu'une continuité de procédés francs qui constate
bien la distinction de l'habileté et de l'artifice.
On ne doit pas pour cela regretter les temps
grossiers où l'homme, uniquement frappé de son
intérêt , le cherchait toujours par un instinct fé-
roce au préjudice des autres. La grossièreté et
la rudesse n'excluent ni la fraude ni l'artifice,
puisqu'on les remarque dans les animaux les moins
disciplinables.
Ce n'est qu'en se poliçant que les hommes ont
appris à concilier leur intérêt particulier avec
Fintérêt commun; qu'ils ont compris que, par
cet accord , chacun tire plus de la société qu'il
n'y peut mettre.
Les hommes se doivent donc des égards , puis-
qu'ils se doivent tous de la reconnaissance. Us se
doivent réciproquement une politesse digne d'eux,
faite pour des êtres pensants, et variée par les
différents sentiments qui doivent l'inspirer.
Ainsi la politesse des grands doit être de l'hu-
manité ; celle des inférieurs de la reconnaissance,
si les grands la méritent ; celle des égaux , de
l'estime et des services mutuels. Loin d'excuser
la rudesse, il serait à. désirer que la politesse qui
vient de la douceur des mœurs fût toujours unie
à celle qui partirait de la droiture du cœur.
Le plus malheureux effet de la politesse d'usage
est d'enseigner l'art de se passer des vertus qu'elle
imite. Qu'on nous inspire dans l'éducation l'hu-
manité et la bienfaisance, nous aurons la poli-
tesse , ou nous n'en aurons plus besoin.
Si nous n'avons pas celle qui s'annonce par les
grâces, nous aurons celle qui annonce l'honnête
homme et le citoyen : nous n'aurons pas besoin
de recourir à la fausseté.
Au lieu d'être artificieux pour plaire, il suffira
d'être bon ; au lieu d'être faux pour flatter les
faiblesses des autres , il suffira d'être indulgent.
Ceux avec qui l'on aura de tels procédés n'en
seront ni enorgueillis ni corrompus; ils n'en
seront que reconnaissants, et en deviendront
meilleurs.
La politesse dont je viens de parler me rap-
pelle une autre espèce de fausseté fort en usage ;
ce sont les louanges, l' lies doivent leur première
origine à l'admiration, la reconnaissance, l'cs-
tinic, l'amour ou l'amitié. Si l'on en excepte ces
deux deraicrs principes, qui conservent leurs
droits bien ou mal appliquc^s, les louanges d'au-
r>84
DIjCLOS.
jourd'hui ne partent guère que de riuléiêt. On
loue tous ceux dont on croit avoir à espérer ou
a craindre ; jamais on n'a vu moins d'estime et
plus d'éloges.
A peine le hasard a-t-il mis quelqu'un en place,
qu'il devient l'objet d'une conjuration d'éloges :
on l'accable de compliments , on lui adresse des
vers de toutes parts ; ceux qui ne peuvent percer
jusqu'à lui se réfugient dans les journaux. Qui-
conque recevrait de bonne foi tant d'éloges, et
les prendrait à la lettre , devrait être fort étonné
de se trouver tout à coup un si grand mérite,
d'être devenu un homme si supérieur ; il admire-
rnit sa modestie passée, qui le lui aurait caché
jusqu'au moment de son élévation. On n'en voit
(tue trop qui cèdent naïvement à cette persua-
sion. Je n'ai presque jamais vu d'homme en place
contredit, même par ses amis, dans ses propos
les plus absurdes ; comme il n'est pas passible
qu'il ne s'aperçoive quelquefois de cet excès de
fadeur, je ne conçois pas que quelqu'un n'ait ja-
mais imaginé d'avoir auprès de soi un homme
miiquement chargé de lui rendre, sans délation
particulière, compte du jugement public à son
égard. Les fous que les princes avaient autrefois
à leur cour suppléaient à cette fonction : c'est
sans doute ce qui fait regarder aujourd'hui comme
fous ceux qui s'y hasardent. C'est pourtant bien
dommage qu'on ait supprimé une charge qui
leurrait être exercée par un honnête homme, et
qui empêcherait les gens en place de s'aveugler
ou de croire que le public est aveugle. Faute de
ce moniteur, qui leur serait si utile, je ne sais
s'il y en a à qui la tête n'ait plus ou moins
tourné en montant : cet accident pourrait être
aussi commun au moral qu'au physique. Je crois
cependant qu'il y en a d'assez sensés pour re-
garder les fadeurs qu'on leur jette en face comme
un des inconvénients de leur état; car ils ont
Texpérience que dans la disgrâce ils sont délivrés
de ce fléau; et c'est une consolation, surtout
pour ceux qui étaient dignes d'éloges , car ils en
sont ordinairement les moins flattés. Les hommes
véritablement louables sont sensibles à l'estime ,
et déconcertés par les louanges; le mérite a sa-
pudeur comme la chasteté : tel se donne naïve-
ment un éloge , qui ne le recevrait pas d'un autre
sans rougir ou sans embarras.
Un homme en dignité, à qui la nature aurait
refusé la sensibilité aux louanges, serait bien à
plaindre, car. il en a terriblement à essuyer, et
la forme en est ordinairement aussi dégoûtante
que le fond : c'est la même matière jetée dasis
le même moule. Il n'y a guère d'éloges dont on
pût deviner le héros , si le nom n'était en tête ;
on n'y remarque rien de distinctif; on risque-
rait, en ne voyant que l'ouvrage, d'attribuer à
un prince ce qui était adressé à un particulier
obscur ; on pourrait , en changeant le nom , trans-
porter le même panégyrique à cent personnages
différents, parce qu'il convient aussi peu à l'un
qu'à l'autre.
C'était ainsi qu'en usaient les anciens à l'é-
gard des statues qu'ils avaient érigées à un em-
pereur. S'ils venaient à le précipiter du trône,
ils enlevaient la tête de ses statues, et y plaçaient
aussitôt celle de son successeur ' , en attendant
qu'il eût le même sort : mais tant qu'il régnait, on
le louait exclusivement à tous ; on se gardait bien
de rappeler la mémoire d'aucun mérite qui eût
pu. lui déplaire. Auguste même inspirait cette
crainte à ses panégyristes ; on est fâché , pour
l'honneur de Virgile, d'Horace, d'Ovide et autres,
que le nom de Cicéron ne se trouve pas une seule
fois dans leurs ouvrages. Ils n'ignoraient pas
qu'ils auraient pu offenser l'empereur : c'eût été
lui rappeler avec quelle ingratitude il avait aban-
donné à la proscription le plus vertueux citoyen
de son pai'ti.
Quoique ce prince, le plus habile des tyrans,
se fût associé au consulat le fils de Cicéron, on
voyait qu'il cherchait à couvrir ses fureurs pas-
sées du masque des vertus^ sa feinte modéra-
tion était toujours suspecte. Plutarque nous a
conservé un trait qui prouve à quel point on crai-
gnait de réveiller le souvenir d'un nom cher aux
vrais Romains. Auguste étant entré inopinément
dans la chambre d'un de ses neveux , s'aperçut
que le jeune prince cachait un livre dans sa robe ;
il voulut le voir, et trouvant un ouvrage de
Cicéron , il en lut une partie ; puis rendant le
livre : C était y dit-il, un savant homme y etqîti
aimait fort la patrie. Personne n'eût osé en dire
autant devant Auguste.
Nous voyons des ouvrages célèbres dont les
dédicaces, enflées d'éloges, s'adressent à de
prétendus Mécènes qui n'étaient connus que de
l'auteur : du moins sont-ils absolument ignoré»
aujourd'hui; leur nom est enseveli avec eux.
1 Que d'hommes, je ne dirai pas nuls, mais
I pervers, j'ai vu loués par ceux qui les regardaient
I comme tels ! Il est vrai que tous les louangeurs
' sont également disposés à faire une satire; Irt
personne leur est indifférente , il ne s'agit que <ie
sa position.
CONSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.
685
Il semble qu'un encens si banal , si prostitué,
ne devrait avoir rien de flatteur; cependant on
voit des hommes estimables, à certains égards,
avides de louanges, souvent offertes par des pro-
tégés qu'ils méprisent, semblables à Vespasieu,
qui ne trouvait pas que l'argent de l'impôt levé
sur les immondices de Rome eût rien d'infect.
L'adulation la plus outrée est la plus sûre de
plaire : une louange fme et délicate fait honneur
à l'esprit de celui qui la donne ; un éloge exagéré
fait plaisir à celui qui le reçoit : il prend l'exa-
gération pour l'expression propre, et pense que
les grandes vérités ne peuvent se dire avec fi-
oesse.
L'adulation même dont l'excès se fait sentir
pi'oduit encore son effet. Je sais que tu me flattes,
; disait quelqu'un, mais tu ne m^en plais pas
|, moins.
Ce ridicule commerce de louanges a tellement
prévalu , que dans mille occasions il est devenu
de règle , d'obligation , et semble faire un article
de législation , comme si les hommes étaient es-
sentiellement louables. Qui que ce soit n'est re-
vêtu de la moindre charge , que son installation
ne soit accompagnée de compliments sur sa
grande capacité; de sorte que c«la ne signifie
plus rien.
Les louanges sont mises aujourd'hui au rang
des contes de fées ; on ne doit donc pas les re-
garder précisément comme des mensonges, puis-
que leurs auteurs n'ont pas supposé qu'on pût
les croire. Quelque vils que soient les flatteurs ,
quelque aguerri que fût l'amour-propre , si l'on
attachait aux louanges toute la valeur des ter-
mes, il n'y a personne qui eût le front de les
donner ni de les recevoir. Une monnaie qui n'a
plus de valeur devrait cesser d'avoir cours.
On ne doit pas confondre avec ce fade jargon
les témoignages sincères de l'estime à laquelle
un homme de mérite a droit de prétendre et
d'être sensible. Il faudrait un grand fonds de
vertu pour la conserver avec le mépris pour l'o-
pinion des hommes dont on est connu.
CHAPITRE IV.
Sur la probité, la vertu , et l'honneur.
On n'entend parler que de probité , de vertu
et d'honneur; mais tous ceux qui emploient ces
expressions en ont-ils des idées uniformes? Tâ-
chons de les distinguer. Il vaudrait mieux sans
doute inspirer des sentiments dans une matière
qui ne doit pas se borner à la spéculation ; mais
il est toujours utile d'éclaircir et de fixer les
principes de nos devoirs : il y a bien des occa-
sions où la pratique dépend de nos lumières.
Le premier devoir de la probité est l'observa-
tion des lois. Mais indépendamment de celles qui
répriment les entreprises contre la société poli-
tique , il y a des sentiments et des procédés d'u-
sage qui font la sûreté ou la douceur de la société
civile, du commerce particulier des hommes,
que les lois n'ont pu ni dû prescrire, et dont
l'observation est d'autant plus indispensable
qu'elle est libre et volontaire, au lieu que les lois
ont pourvu à leur propre exécution. Qui n'aurait
que la probité qu'elles exigent, et ne s'abstien-
drait que de ce qu'elles punissent , serait encore
un assez malhonnête homme.
Les lois se sont prêtées à la faiblesse et aux
passions, en ne réprimant que ce qui attaque
ouvertement la société; si elles étaient entrées
dans le détail de tout ce qui peut la blesser indi-
rectement, elles n'auraient pas été universellement
comprises, ni par conséquent suivies; il y au-
rait eu trop de criminels, qu'il eût quelquefois
été dur, et souvent difficfle de punir, attendu la
proportion qui doit toujours être entre les fautes
et les peines. Les lois auraient donc été illusoi-
res ; et le plus grand vice qu'elles puissent avoir,
c'est de rester sans exécution.
Les hommes venant à se polir et s'éclairer,
ceux dont l'âme était la plus honnête ont suppléé
aux lois par la morale, en établissant, par une
convention tacite , des procédés auxquels l'usage
a donné force de loi parmi les honnêtes gens , et
qui sont le supplément des lois positives ; il n'y
a point à la vérité de punition prononcée contre
les infracteurs, mais elle n'en est pas moins
réelle : le mépris et la honte en sont le châtiment,
et c'est le plus sensible pour ceux qui sont dignes
de le ressentir ; l'opinion publique , qui exerce
la justice à cet égard, y met des proportions
exactes , et fait des distinctions très-fines.
On juge les hommes sur leur état , leur éduca-
tion, leur situation, leurs lumières. Il semble
qu'on soit convenu de différentes espèces de pro-
bités , qu'on ne soit obligé qu'à celle de son état,
et qu'on ne puisse avoir que celle de son esprit.
On est plus sévère à l'égard de ceux qui , étant
exposés en vue, peuvent servir d'exemple, que
sur ceux qui sont dans l'obscurité. Moins on
exige d'un homme dont on devrait beaucoup
I prétendre, plus on lui fait injure. En fait de pro-
j cédés, on est bien près du mépris quand on a
droit à l'indulgence.
686
DUCLOS.
L'opinion publique y étant elle-nténie la peine
des actions dont elle est juge, ne saurait nwn-
quer d'être sévère sur les choses qu'elle con-
damne. Il y a telle action dont le soupçon fait la
preuve , et la publicité le châtiment.
11 est assez étonnant que cette opiQion^ &i sé-
vère sur de simples procédés, se renferme quel-
quefois dans des bornes sur les crimes qui sont
du ressoLt des lois. Ceux-ci ne deviennent complé-
lement honteux que par le châtiment qui les suit.
U n'y a point de maxime plus fausse dans nos
mœurs que celle qui dit : Le crime fait la honte,
H non pas Véckafand, Gela devrait être, et l'est
effectivement en morale ; mais nullement dans les
mœurs , car on se réhabilite d'un crime impuni :
et qu'on ne dise pas que c'est parce que le châti-
in«it le constate, et en fait seul une preuve suffi-
sante, puisqu'un crime «mstaté par des lettres de
grâce flétrit toujours moins que le châtiment. On
le remarque principalement dans l'injustice et la
bizarrerie du préjugé cruel qui fait rejaillir l'op-
probre sur ceux que le sang unit à un criminel ;
de sorte qu'il est peut-être moins malheureux
d'appartenir à un coupable reconnu et impuni ,
qu'à un infortuné dont l'innocence n'a été recon-
nue qu'après le supplice.
La vraie raisoo vient de ce que l'impunité
prouve toujours la considération qui suit la nais-
sance, le rang, les dignités, le crédit ou les ri-
ctoses. Une famille qui ne peut soustraire à la
justice un parent coupable, est convaincue de
n'avoir aucune considération , et par conséquent
est méprisée. Le préjugé ddt donc sub^ter; mais
i( n'a pas lieu, ou du moins est plus, faible , sous
le despotisme absolu et chez un peuple libre ,
pai'tout où l'on peut dire. Tu es esclave comme
HMH^ ou Je suis libre comme toi. Le pouvoir ar-
biti*aire chez l'un, la justice chez l'autre, ne fai-
sant acception de personne, font des exemples
dans des familles de toutes les classes, qui par
conséquent ont besoin d'une compassion récipro-
que. Qu'il en soit ainsi parmi nous, les fautes
deviendront personnelles, le préjugé disparaîtra :
il n'y a pas d'autre moyeu de l'éteindre.
Pourquoi ces nobles victimes qu'un crime d'É-
tat conduit sur l'échafaud n'impriment-elle& point
détache à leur famille? C'est que ces criminels
sont ordinairement d'un rang élevé. Le crime et
même le supplice prouvent également de quelle
importance ils étaient dans l'État. Leur chute,
inspirant la terreur, montre en même temps, l'élé-
vation d'où ils sont tombés, et où sont encore ceux
à qui ils appartenaient. Tout ce qui sadsit par
quelque grandeur rimagination des hommes,
leur impose. Ils ne peii> ent pas respecter et mè'
priser à la fois la même famille.
Je crois avoir remarqué une autre bizarrerie
dans l'application de ce préjugé. On reproche plu«
aux enfants la honte de leur père, qu'aux pères
celle de leurs enfants. Il me semble que le con-
traire serait moins injuste , parce que ce serait
alors punir les pères de n'avoir pas rectifié lei
mauvaises inclinations de leurs enfants , par une
éducation convenable. Si l'on pense autrement ,
est-ce par un sentiment de compassion pour la
vieillesse, ou par le plaisir barbare d'empoison-
ner la vie de ceux qui ne font que commencer
leur carrière?
Pour éelaircir enfin ce qui concerne la probité,
il s'agit de savoir si l'obéissance aux lois , et la
pratique des procédés d'usage, suffisent pour
constituer l'honnête homme. On verra , si l'on
y réfléchit , que cela n'est pas encore suffisant
pour la parfaite probité. En effet, on peut , avec
un cœur dur, un esprit malin , un caractère fé-
roce, et des sentiments bas, avoir par intérêt,
par orgueil ou par crainte , avoir, dis-je , cette
probité qui met à couvert de tout reproche de la
part des hommes.
Mais il y a un juge plus éclairé, plus sévère et
plus juste que les lois et les mœurs ; c'est le sen-
timent intérieur qu'on appelle la conscience.
Son empire s'étend plus loin que celui des lois et
des mœurs , qui ne sont pas uniformes chez tous
les peuples. La conscience parle à tous les hommes
qui ne se sont pas^ à force de dépravation, ren-
dus indignes de l'euteudre.
Les lois n'cmt pas prononcé sur des fautes au-
tant ou plus graves en ellcsmûêmes que plusieurs
de celles qu'elles ont condamnées. Il n'y en a
point contre l'ingratitude , la perMie , et , en bien
des cas , contre la calomnie , Timposture , l'injus-
tice , etc, sans perler de certains désordres qu'elles
condamnent, et ne punissent guère, si l'on ne
brave la honte , en les. réclamant. Tel est le sort
de toutes les législaticms. Celle des peuples qœ
nous ne connaissons que par l'histoire nous paraît
un monument de leur sagesse, parce que nous
ignorons en combien de circonstances les lois flé-
chissaient et restaient sans exécution. Cette igno-
rance des faits particuliers Y de& abus de détail,
contribue beaucoup à notre admiration pour les
gouvernements anciens.
Cependant quand les kis devknncn£ ittdui*
gentes , les mœurs eessent d'être sévères, quoi-
qu'elles n'aient pas entbrassé tout ce ^oe le&loi»
CONSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.
687
ont omis. Il y a même des excès condamnés par
\es lois, qui sont tolérés dans les mœurs, surtout
à la cour et dans la capitale , où les mœurs s'é-
cartent souvent de la morale. Combien ne tolèrent-
elles pas de choses plus dangereuses que ce
qu'elles ont pi'oscrit I Elles exigent des décences
et pardonnent clés vices : on est dans la société
plus délicat que sévère.
Doit-on regarder comme innocent un trait de
satire , ou même de plaisanterie, de la part d*un
supérieur, qui porte quelquefois un coup irrépa-
rable à celui qui en est Tobjet; un secours gratuit
refusé par négligence à celui dont le sort en
dépend; tant d'autres fautes que tout le monde
sent , et qu'on s'interdit si peu?
Voilà cependant ce qu'une probité exacte doit
s*ititerdire , et dont la conscience est le juge in-
fiaillibte. Il est donc heureux que chacun ait dans
SOU cœur un juge qui défend les autres, ou qui
le condamne lui-même.
Je ne prétends point ici parler en hcMfnme reli-
gieux ; la religion est la perfection et non la base
de la morale; ce n'est point en métaphysicien
subtil, c'est en philosophe, qui ne s'appuie que
sur la raison, et ne procède que par le raisonne-
ment. Je n'ai donc pas besoin d'examiner si cette
conscience est ou n'est pas un sentiment inné; il
me suffirait qu'elle fût une lumière acquise, et que
les esprits les plus bornés eussent encore plus de
connaissance du juste et de l'injuste par la con-
science, que les lois et les mœure ne leur en donnent.
Cette connaissance fait la mesure de nos obli-
gatiojis ; nous sonames tenus ^ à l'égard d'autrui,
de tout ee qu'à sa place nous serions en droit de
Prétendre. Les iKMmmes ont encore droit d'atten-
dre de i>ous, non-seulement ee qu'ils r^ardent
avee raison comnte juste , Eoais ee que nous ré-
cardons nous-mêmes comme tel , qurâque les au-
tres ne Kaient ni exigé ni prévu ; notre propre
eonseience fait l'étendue de leurs droits sur nous.
Plus on a de lumières ,^ phis on a de devoirs à
remplir; si Fesprit n'en inspire pas le sentinaent ,
ii suggère les procédés ^ et démontre l'obligation
dfy satisfaire.
tl y a un autre princi|ic d'intelligence sur ce
sojety supérieur à f esprit même; c'est la sensl-
faikté àHamy tfai donne une sorte de sagaeité sur
ks chûses bonâêtes:, et va phis loin que la péné-
trabûii de l'esprit seul.
On pourrait diare que le cœur a des Èdées qui lui
sont propres. On remarquîe entre deux homra«s
donk l'esprit est également étendu , protfocid! et
pénttrant sur des matières purement intellec-
tuelles , quelle supériorité gagne celui dont l'âmo
est sensible, sur les sujets qui sont de cette elasae-
là. Qu'il y a d'idées inaccessibles à ceux qui Oùï
le sentiment froid î Les âmes sensibles peuvent
par vivacité et chaleur tomber dans des fautes
que les hommes à procédés ne commettraiciit
pas ; mais elles l'emportent de beaucoup par la
quantité de biens qu'elles produisent.
Les âmes sensibles ont plus d'existence que les
autres : les biens et les maux se multiplient à leur
égard. Elles ont encore un avantage pour la so-
ciété, c'est d'être persuadées des vérités dont Tes-
prit n'est que convaincu; la conviction n*est
souvent que passive, la persuasion est active, et il
n'y a de ressort que ce qui fait agir. L'esprit seul
peut et doit faire Thomme de probité ; la sensibilité
prépare l'homme vertueux. Je vais m'expliquer.
Tout ee que les lois exigent , ce que les mœurs
recommandent, ce que la conscience inspire, se
trouve renfermé dans cet axiome si connu et si
peu développé : Ne faites point à autrui ce que
vous ne voudriez pas qui vous fut fait; l'obser-
vation exacte et précise de cette maxime fait la
probité. Faites à autrui ce que vous voudriez
qui vous fût fait; voilà la vertu. Sa nature, sou
caractère distinctif consiste dans un effort sur
soi-même en faveur des autres. C'est par cet ef-
fort généreux qu'on fait un sacrifice de son bien-
être à celui d'autrui» On trouve dans l'histoire
quelques-uns de ces efforts héroïques. Tous les
degrés de vertu morale se mesurent sur le plus
ou le moins de sacrifices qu'on fait à la société.
Il semble , au premier coup d'œil , que les légis-
lateurs étaient des hommes bornés ou intéressés,
qui, n'ayant pas besoin des autres, voulaient se
garantir du mal , et se dispenser de faire du bien.
Cette idée paraît d'autant plus vraisemblable ,
que les premiers législateurs ont été des princes ,
des chefs du peuple , ceux , en un mot , qui avaient
le plus à perdre et le nïoins à gagner. Il faut
avouer que les lois positives, qui ne devraient être
qu'une émanation,un développement de la loi natu-
relle , loin de pouvoir toujours s'y rappeler, y sont
quelquefois oj^osees, et favorisent plutôt Tinté-
rêt des législateurs, des hommes puissants, que
celui des faibles, qui doit être l'ob^ principal de
toute législation , puisque cet intérêt est cdoi du
plus grand nombre, et constitue la société poli-
tique. L'examen des différentes lois cwiftontées
an droit naturel serait un objet bien digii© de 1»
philosophie appliquée à la morale, à la seiene»
«lu gouvernement.
Quoi qu1l m soit , les loi» se bornent à déffen-
C88
DlJCLOS.
dre : en y faisant réflexion , nous avons vu que
c'est par sagesse qu'elles en ont usé ainsi. Elles
n'exigent que ce qui est possible à tous les hom-
mes. Les mœurs sont allées plus loin que les lois;
mais c'est en partant du même principe : les unes
et les autres ne sont guère que prohibitives. La
conscience même se borne à inspirer la répu-
gnance pour le mal. Enfin la fidélité aux lois,
aux mœurs et à la conscience, fait l'exacte pro-
bité. La vertu, supérieure à la probité, exige
qu'on fasse le bien , et y détermine.
La probité défend , il faut obéir ; la vertu
commande, mais l'obéissance est libre, à moins
que la vertu n'emprunte la voix de la religion.
On estime la probité, on respecte la vertu. La
probité consiste presque dans l'inaction ; la vertu
agit. On doit de la reconnaissance à la vertu ;
on pourrait s'en dispenser à l'égard de la pro-
bité, parce qu'un homme éclairé, n'eût-il que
son intérêt pour objet, n'a pas, pour y parvenir,
de moyen plus sûr que la probité.
Je n'ignore pas les objections qu'on peut tirer
des crimes heureux ; mais je sais aussi qu'il y
a différentes espèces de bonheur; qu'on doit
évaluer les probabilités du danger et du succès ,
les comparer avec le bonheur qu'on se propose,
et qu'il n'y en a aucun dont l'espérance la
mieux fondée puisse contre-balancer la perte de
l'honneur, ni même le simple danger de le
perdre. Ainsi , en ne faisant d'une telle question
qu'une affaire de calcul , le parti de la probité
est toujours le meilleur qu'il y ait à prendre.
Il ne serait pas difficile de faire une démons-
tration morale de cette vérité ; mais il y a des
principes qu'on ne doit pas mettre en question. Il
est toujours à craindre que les vérités les plus
évidentes ne contractent, par la discussion, un air
de problème qu'elles ne doivent jamais avoir.
Quand la vertu est dans le cœur, et n'exige
aucun effort, c'est un sentiment, une inclination
au bien, un amour pour l'humanité; elle est
aux actions honnêtes ce que le vice est au
crime ; c'est le rapport de la cause à l'effet.
En distinguant la vertu et la probité, en ob-
servant la différence de leur nature , il est en-
core nécessaire, pour connaître le prix de l'une
et de l'autre, de faire attention aux personnes,
aux temps et aux circonstances.
Il y a tel homme dont la probité mérite plus
d'éloges que la vertu d'un autre. Ne" doit-on
attendre que les mêmes actions de ceux qui ont
des moyens si différents? Un homme au sein
de l'opulence n'aura-t-il que les devoirs, les obli-
gations de celui qui est assiégé par toui le«
besoins ? Cela ne serait pas juste. La probité est
la vertu des pauvres ; la vertu doit être la pro-
bité des riches.
On rapporte quelquefois à la vertu des ac-
tions où elle a peu de part. Un service offert par
vanité, ou rendu par faiblesse, fait peu d'hon-
neur à la vertu.
On retire un homme de son nom d'un état
malheureux, dont on pouvait partager la honte.
Est-ce générosité? C'est tout au plus décence,
ou peut-être orgueil, intérêt réel et sensible.
D'un autre côté, on loue et on doit louer h"*
actes de probité où l'on sent un principe de
vertu, un effort de l'âme. Un homme pauvre
remet un dépôt dont il avait seul le secret : il
n'a fait que son devoir, puisque le contraire
serait un crime; cependant son action lui fait
honneur, et doit lui en faire. On juge que celui
qui ne fait pas le mal dans certaines circons-
tances, est capable de faire le bien : dans un
acte de simple probité , c'est la vertu qu'on loue.
Un malheureux pressé de besoins, humilie
par la honte de la misère, résiste aux occasions
les plus séduisantes. Un homme dans la pros-
périté n'oubUe pas qu'il y a des malheureux ,
les cherche et prévient leurs demandes : je ché-
ris sa bienfaisance. Je les estime, je les loue
tous deux ; mais c'est le premier que j'admire :
j'y vois de la vertu.
Les éloges qu'on donne à de certaines pro-
bités, à de certaines vertus, ne font que le blâme
du commun des hommes. Cependant on ne doit
pas les refuser ; il ne faut pas rechercher avec
trop de sévérité le principe des actions , quand
elles tendent au bien de la société. Il est tou-
jours sage et avantageux d'encourager les hom-
mes aux actes honnêtes : ils sont capables de
prendre le pli de la vertu comme du vice.
On acquiert de la vertu par la gloire de la
pratiquer. Si l'on commence par amour-propre ,
on continue par honneur, on persévère par
habitude. Que l'homme le moins porté à la bien-
faisance vienne par hasard, ou par un effort
qu'il fera sur lui-même , à faire quelque action
de générosité, il éprouvera ensuite une sorte de
satisfaction, qui lui rendra une seconde action
moins pénible; bientôt il se portera de lui-
même à une troisième, et dans peu la bonté
fera son caractère. On contracte le sentiment
des actions qui se répètent.
D'ailleurs, quand on chercherait à rapporter
des actions vertueuses à un système d'esprit
COINSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.
(;.s^
el cîe conduite plutôt qu'au sentiment, Tavantage
des autres serait égal, et la gloire qu'on vou-
drait rabaisser n'en serait peut-être pas moin-
dre. Heureuse alternative, que de réduire les
censeurs à l'admiration , au défaut de l'estime !
Outre la vertu et la probité, qui doivent
être les principes de nos actions , il y en a un
troisième très-digne d'être examiné ; c'est l'hon-
neur : il est différent de la probité, peut-être
ne l'est-il pas de la vertu; mais il lui donne de
l'éclat, et me paraît être une qualité de plus.
L'homme de probité se conduit par éduca-
tion, par habitude, par intérêt, ou par crainte.
L'homme vertueux agit avec bonté.
L'homme d'honneur pense et sent avec no-
blesse. Ce n'est pas aux lois qu'il obéit; ce
n'est pas la réflexion, encore moins l'imitation,
qui le dirigent : il pense, parle et agit avec
une sorte de hauteur, et semble être son propre
législateur à lui-même.
On s'affranchit des lois par la puissance, on
s'y soustrait par le crédit, on les élude par
adresse; on remplace le sentiment et l'on sup-
plée aux mœurs par la politesse; on imite la
vertu par l'hypocrisie. L'honneur est l'instinct
de la vertu , et il en fait le courage. Il n'examine
point, il agit sans feinte, même sans prudence,
et ne connaît point cette timidité ou cette fausse
honte qui étouffe tant de vertus dans les âmes
faibles ; car les caractères faibles ont le double
inconvénient de ne pouvoir se répondre de leurs
vertus, et de servir d'instruments aux vices
de tous ceux qui les gouvernent.
Quoique l'honneur soit une qualité naturelle,
il se développe par l'éducation , se soutient par
les principes, et se fortifie par les exemples. On
ne saurait donc trop en réveiller les idées , en
réchauffer le sentiment , en relever les avantages
et la gloire , et attaquer tout ce qui peut y por-
ter atteinte.
Les réflexions sur cette matière peuvent servir
de préservatif contre la corruption des mœurs
qui se relâchent de plus en plus. Je n'ai pas des-
sein de renouveler les reproches que de tout
temps on a faits à son siècle , et dont la répéti-
tion fait croire qu'ils ne sont pas mieux fondés
dans un temps que dans un autre. Je suis per-
suadé qu'il y a toujours dans le monde une dis-
tribution de vertus et de vices à peu près égale ;
mais il peut y avoir, en différents âges, des
partages inégaux de nation à nation , de peuple
à peuple. Il y a des âges plus ou moins brillants,
et le nôtre ne paraît pas être celui de l'honneur.
du moins autant qu'il Ta été. Je ne doute pas
que les causes de cette altération ne soient un
jour développées dans l'histoire de ce siècle. Ce
n'en sera pas l'article le moins curieux ni le
moins utile.
On n'est certainement pas aussi délicat , aussi
scrupuleux sur les Uaisons , qu'on l'a été. Quand
un homme avait jadis de ces procédés tolérés
ou impunis par les lois , et condamnés par l'hon-
neur, le ressentiment ne se bornait pas à l'of-
fensé ; tous les honnêtes gens prenaient parti, et
faisaient justice par un mépris général et public.
Aujourd'hui on a des ménagements, même
sans vue d'intérêt , pour l'homme le plus décrié.
Je 71'aipaSy vous dit-on, sujet de m'en plaindre
personnellement , je n'irai pas tne faire le répa-
rateur des torts. Quelle faiblesse ! C'est bien mal
entendre les intérêts de la société , et par con-
séquent les siens propres. Pourquoi les malhon-
nêtes gens rougiraient-ils de l'être, quand on
ne rougit pas de leur faire accueil? Si les hon-
nêtes gens s'avisaient de faire cause commune ,
leur Hgue serait bien forte. Quand les gens d'es-
prit et d'honneur s'entendront, les sots et les
fripons joueront un bien petit rôle. Il n'y a mal-
heureusement que les fripons qui fassent des
ligues, les honnêtes gens se tiennent isolés.
Mais la probité sans courage n'est digne d'au-
cune considération; elle ressemble assez à l'at-
trition, qui n'a pour principe . qu'une crainte
servile.
On se cachait autrefois de certains procédés,
et l'on en rougissait s'ils venaient à se découvrir.
Il me semble qu'on les a aujourd'hui trop ou-
vertement , et dès là il doit s'en trouver davan-
tage, parce que la contrainte et la honte retenaient
bien des hommes.
Je ne sache que l'infidélité au jeu qui soit plus
décriée aujourd'hui que dans le siècle passé ; en-
core voit-on des gens suspects à cet égard qui
n'en sont pas moins accueiUis d'ailleurs. La
seule justice qu'on en fasse, est d'employer
beaucoup de politesses et de détours pour se dis-
penser de jouer avec eux ; cela ressemble moins
au mépris qu'à la prudence. Mais un homme du
monde qui est irréprochable par cet endroit et
par la valeur, est homme d'honneur décidé.
Quoiqu'il fasse profession d'être de vos amis,
n'ayez rien à démêler avec lui sur l'intérêt,
l'ambition ou l'amour-propre. S'il craint seule-
ment d'user son crédit , il vous manquera sans
scrupule dans , une occasion essentielle, et ne
sera blâmé de personne. Vous vous croyez en
'M
G'JO
l)[lCLOS.
droit de lui faire des reproclies; mais il en est
plus surpris que confus : il reste homme d'hon-
neur. Il ne conçoit pas que vous ayez pu regar-
der comme un engagement de simples propos
de politesse; car cette politesse, si recom-
mandée, sauve bien des bassesses; on serait
trop heureux qu'elle ne couvrit que des plati-
tudes.
Il y a, à la vérité, telle action si blâmable,
que l'interprétation ne saurait en être équivoque.
Un homme d'un caractère leste trouve encore
alors le secret de n'être pas déshonoré , s'il a le
courage d'être le premier à la publier, et de
plaisanter ceux qui seraient tentés de le blâmer.
On n'ose plus la lui reprocher , quand on le voit
en faire gloire. L'audace fait sa justification , et
le reproche qu'on lui ferait serait un ridicule
auquel on n'ose s'exposer. On commence alors
à douter qu'il ait tort ; on craint de l'avoir. Dans
la façon commune de penser , prévoir une ob-
jection , c'est la réfuter sans être obligé d'y ré-
pondre ; dans les mœurs, prévenir un reproche,
c'est le détruire.
Un homme qui en a trompé un autre avec
l'artifice le plus adroit et le plus criminel , loin
d'en avoir des remords ou de la honte , se féli-
cite sur son habileté; il se cache pour réussir,
et non pas d'avoir réussi; il s'imagine simple-
ment avoir gagné une belle partie d'échecs , et
celui qui est sa dupe ne pense guère autre chose,
sinon qu'il l'a perdue par sa faute : c'est de
lui-même qu'il se plaint. Le ressentiment est
déjà devenu un sentiment trop noble ; à peine
est-on digne de hair, et la vengeance n'est plus
qu'une revanche utile; on la prend comme un
moyen de réussir, et pour l'avantage qui en
résulte.
Cette manière de penser, cette négligence des
mœurs avilit ceux mêmes qu'elle ne déshonore
pas, et devient de plus en plus dangereuse pour la
société. Ceux qui pourraient prétendre à la gloire
ile donner l'exemple par leur rang ou par leurs lu-
mières, paraissent avoir trop peu de respect pour
les principes, même quand ils ne les violent pas. Ils
ignorent qu'indépendamment des actions, la légè-
reté de leurs propos, les sentiments qu'ils laissent
apercevoir , sont des exemples qu'ils donnent. Le
bas peuple n'ayant aucun principe, faute d'édu-
cation , n'a d'autre frein que la crainte, et d'autre
guide que l'imitation. C'est dans l'état mitoyen
que la probité est encore le plus en honneur.
Le relâchement des mœurs n'empêche pas
qu'on ne vante beaucoup l'honneur et la vertu ;
ceux qui en ont le moins savent combien il leur
importe que les autres en aient. On aurait rougi
autrefois d'avancer de certaines maximes, si on
les eût contredites par ses actions : les discours
formaient un préjugé favorable sur les senti-
ments. Aujourd'hui les discours tirent si peu à
conséquence, qu'on pourrait quelquefois dire
d'un homme qu'il a de la probité , quoiqu'il en
fasse l'éloge. Cependant les discours honnêtes
peuvent toujours être utiles à la société; mais
on ne se fait vraiment honneur, et l'on ne se
rend digne de les tenir que par sa conduite.
C'est un engagement de plus, et l'on ne doit
pas craindre d'en prendre , quand il est avan-
tageux de les remplir.
On prétend qu'il a régné autrefois parmi
nous un fanatisme d'honneur, et l'on rapporte
cette heureuse manie à un siècle encore barbare.
Il serait à désirer qu'elle se renouvelât de nos
jours : les lumières que nous avons acquises ser-
viraient à régler cet engouement, sans le refroi-
dir. D'ailleurs , on ne doit pas craindre l'excès
en cette matière : la probité a ses limites, et
pour le commun des hommes, c'est beaucoup
que de les atteindre ; mais la vertu et l'honneur
peuvent s'étendre et s'élever à l'infini; on peut
toujours en reculer les bornes , on ne les passe
jamais.
Il faut avouer que, si d'un côté l'honneur a
perdu , on a aussi sur certains articles des déli-
catesses ignorées dans le siècle passé. En voici
un trait.
Lorsque le surintendant Fouquet donna à
Louis XIV cette fête si superbe dans le château
de Vaux , le surintendant porta l'attention jus-
qu'à faire mettre dans la chambre de chaque
courtisan de la suite du roi une bourse remplie
d'or, pour fournir au jeu de ceux qui pouvaient
manquer d'argent, ou n'en avoir pas assez. Aucun
ne s'en trouva offensé ; tous admirèrent la ma-
gnificence de ce procédé. Ils tâchèrent peut-être
de croire que c'était au nom du roi, ou du
moins à ses dépens, et ne se trompaient pas sur ce
dernier article. Quoi qu'il en soit, ils en usèrent
sans plus d'information. Si un ministre des fi-
nances s'avisait aujourd'hui d'en faire autant,
la délicatesse de ses hôtes en serait blessée avec
raison; tous refuseraient avec hauteur et di-
gnité. Jusque-là il n'y a rien à dire. Mais je
craindrais fort que quelques-uns de ceux qui
rejetteraient avec le plus d'éclat le présent du
ministre , ne lui empruntassent une somme pa-
reille ou plus forte , avec un très-ferme dessein
COlNSlDlERATlONS SUK LES MOliUllS.
G9r
àii ne la jamais rendre. Il peut y avoir là de la
délicatesse ; mais je ne crois pas que ce soit de
l'honneui*.
Le surintendant de BuUion avait déjà donné
un exemple de ce magnifique scandale. Ayant
fait frapper, en 1640, les premiers louis qui
aient paru en France, il imagina de donner un
dîner à cinq seigneurs de ses courtisans, fit
servir au dessert trois bassins pleins des nou-
velles espèces , et leur dit d'en prendre autant
qu'ils voudraient^ Chacun se jeta avidement sur
ce fruit ûoUveau ^ en emplit ses poches, et s'en-
fuit avec sa proie sans attendre son carrosse;
de sorte que le surintendant riait beaucoup de
la peine qu'ils avaient à marcher. Le payement
de quelques dettes de l'État eût également pu
donner cours à ces premières espèces ; mais ce
moyen n'eût pas été si noble au jugement de
BuUion et de ses convives, que je ne crois pas
devoir nommer, par égard pour leurs petits-fils,
qui peut-être, loin de me savoir gré de ma dis-
crétion, en riraient eux-mêmes, si je nommais
leurs pères.
CHAPITRE V.
Sur la répietalion, la célébrité, la rénommée,
et la considération.
Les hommes sont destinés à vivre en société,
et de plus, ils y sont obligés par le besoin qu'ils
ont les uns des autres : ils sont tous à cet égard
dans une dépendance mutuelle. Mais ce ne sont
pas uniquement les besoins matériels qui les
lient; ils ont une existence morale qui dépend
de leur opinion réciproque.
Il y a peu d'hommes assez sûrs et assez satis-
faits de l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes, pour
être indifférents sur celle des autres ; et il y en
a qui en sont plus tourmentés que des besoins
de la vie.
Le désir d'occuper une place dans l'opinion
des hommes a donné naissance à la réputation ,
la célébrité et la renommée, ressorts puissants
de la société, qui partent du même principe,
mais dont les moyens et les effets ne sont pas
totalement les mêmes.
Plusieurs moyens servent également à la
réputation et à la renommée, et ne diffèrent que
par les degrés; d'autres sont exclusivement
propres à l'une ou à l'autre.
Une réputation honnête est à la portée du
commun des hommes : on l'obtient par les vertus
sociales , et la pratique constante de ses devoirs .
i Cette espèce de réputation n'est, à la vérité, ni
I étendue ni brillante; mais elle est souvent la plus
I utile pour le bonheur.
L'esprit, les talents, le génie, procurent la
célébrité; c'est le premier pas vers la renommée ^
qui n'en diffère que par plus d'étendue ; mais les
avantages en sont peut-être moins réels que
ceux d'une bonne réputation. Ce qui nous est
vraiment utile nous coûte peu ; les choses rares
et brillantes sont celles qui exigent le plus de
travaux, et dont la jouissance n'est qu'idéale.
Deux sortes d'hommes sont faits pour la re-
nommée. Les premiers, qui se rendent illustres
par eux-mêmes, y ont droit; les autres, qui sont
les princes , y sont assujettis : ils ne peuvent
échapper à la renommée. On remarque égale-
ment dans la multitude celui qui est plus grand
que les autres, et celui qui est placé sur un lieu
plus élevé : on distingue en même temps si la
supériorité de l'un et de l'autre vient de la per^
sonne, ou du lieu où elle est placée. Tels sont le
rapport et la différence qui se trouvent entre les
grands hommes et les princes qui ne sont que
princes.
Mais laissant à part la foule des pfinces, sans
les préférer ni les exclure à ce titre seul, ne
considérons la renommée que par rapport aux
hommes à qui elle est personnelle.
Les qualités qui sont uniquement propres à
la renommée s'annoncent avec éclat. Telles sont
les qualités des hommes d'État destinés à faire
la gloire, le bonheur ou le malheur des peuples,
soit par les armes , soit dans le gouvernement.
Les grands talents , les dons du génie procu-
rent autant ou j^lus de renommée que les qualités
de l'homme d'État, et ordinairement transmet-
tent un nom à une postérité plus reculée.
Quelques-uns des talents qui font la renommée
des hommes d'État seraient inutiles et quel-
quefois dangereux dans la vie privée. Tel a été
un héros , qui , s'il fût né dans l'obscurité , n'eût
été qu'un brigand, et au lieu d'un triomphe,
n'eût mérité qu'un supplice. Il y a eu dans tous
les genres des grands hommes qui, s'ils ne le
fussent pas devenus, faute de quelques circons-
tances, n'auraient jamais pu être autre chose,
et auraient paru incapables de tout.
La réputation et la renommée peuvent être
fort différentes, et subsister ensemble.
Un homme d'État ne doit rien négliger pour
sa réputation ; mais il ne doit compter que sur
la renommée, qui peut seule le justifier contre
ceux qui attaquent sa réputation. Il en est comp^
a.
G92
DUCLOS.
lubie au monde, et uoii pas à des particuliers
intéressés, aveugles ou téméraires.
Ce n'est pas qu'on ne puisse mériter à la fois
une grande renommée et une mauvaise réputa-
tion ; mais la renommée, portant principalement
sur des faits connus, est ordinairement mieux
fondée que la réputation, dont les principes peu-
vent être équivoques. La renommée est assez
constante et uniforme; la réputation ne l'est
presque jamais.
Ce qui peut consoler les grands hommes sur
les injustices qu'on fait à leur réputation , ne doit
pas la leur faire sacrifier légèrement à la renom-
mée, parce qu'elles se prêtent réciproquement
beaucoup d'éclat. Quand on fait le sacrifice de la
réputation par une circonstance forcée de son
état, c'est un malheur qui doit se faire sentir,
et qui exige tout le courage que peut inspirer
l'amour du bien public. Ce serait aimer bien
généreusement l'humanité , que de la servir au
mépris de la réputation ; ou ce serait trop mépri-
ser les hommes, que de ne tenir aucun compte
de leurs jugements; et dans ce cas les servi-
rait-on? Quand le sacrifice de la réputation à la
renommée n'est pas forcé par le devoir , c'est une
grande folie, parce qu'on jouit réellement plus
de sa réputation que de sa renommée.
On ne jouit en effet de l'amitié, de l'estime,
du respect et de la considération , que de la part
de ceux dont on est entouré, dont on est person-
nellement connu. Il est donc plus avantageux
que la réputation soit honnête, que si elle n'était
qu'étendue et brillante. La renommée n'est,
dans bien des occasions, qu'un hommage rendu
aux syllabes d'un nom.
Qu'un homme illustre se trouve au milieu de
ceux qui, sans le connaître personnellement,
célèbrent son nom en sa présence, il jouira avec
plaisir de sa célébrité ; et s'il n'est pas tenté de
se découvrir, c'est parce qu'il en a le pouvoir, et
par un jeu libre de l'amour-propre. Mais s'il lui
était absolument impossible de se faire connaî-
tre, son plaisir n'étant plus libre, peut-être sa
situation serait-elle pénible; ce serait presque
entendre parler d'un autre que soi. On peut faire
la même réflexion sur la situation contraire d'uu
homme dont le nom serait dans le mépris, et
qui en serait témoin ignoré; il ne se ferait pas
connaître, et jouirait, au milieu de son tour-
ment , d'une sorte de consolation , qui serait dans
le rapport opposé à la peine du premier, que
nous avons supposé contraint au silence.
Si l'on réduisait la célébrité à sa valeur réelle.
on lui ferait i>crdie bien des sectateurs. La ré-
putation la plus étendue est toujours très-bornée ;
la renommée même n'est jamais universelle. A
prendre les hommes numériquement, combien y
en a-t-il à qui le nom d'Alexandre n'est jamais
parvenu 1 Ce nombre surpasse , sans aucune pro-
portion , ceux qui savent qu'il a été le conqué-
rant de l'Asie. Combien y avait-il d'hommes qui
ignoraient l'existence de Kouli-Kan, dans le
temps qu'il changeait une partie de la face de la
terre 1 Elle a des bornes assez étroites, et la re-
nommée peut toujours s'étendre sans jamais y
atteindre. Quel caractère de faiblesse que de pou-
voir croître continuellement , sans atteindre à un
terme limité!
On se flatte du moins que TadmiratioD des
hommes instruits doit dédommager de l'igno-
rance des autres. Mais le propre de la renom-
mée est de compter, de multiplier les voix, et
non pas de les apprécier. D'ailleurs , quel homme
d'État osera se répondre de vivre dans l'histoire,
quand on voit des médailles de plusieurs rois
dont les noms ne se trouvent dans aucun histo-
rien? L'État de ces princes' devait cependant
être considérable. Les arts y étaient florissants,
à n'en juger que par la beauté de quelques-unes
de ces médailles. Il y a des arts qui ne peuvent
être portés à un certain degré de perfection,
sans que beaucoup d'autres soient également
cultivés. Il y avait sans doute à la cour de ces
rois, comme ailleurs, de petits seigneurs très-
importants, faisant du fracas, s'imaginant occu-
per fort la renommée, avoir un jour place dans
l'histoire ; et les maîtres sous qui ils rampaient
n'y sont pas nommés I Les antiquaires les mieux
instruits de la science numismatique exercent
aujourd'hui leur sagacité à tâcher de deviner en
quel pays ces monarques ont régné. Il paraît
cependant par le sujet , le goût du travail , les
types des médailles, par les légendes qui sont
grecques, que ce n'était pas sur des peuples
ignorés, et que l'époque n'en est pas de la plus
haute antiquité. On conjecture que c'était en
Sicile, en Illyrie, chez les Parthes, etc. Mais
l'histoire n'en fait pas la moindre mention.
Cependant plusieurs ne plaignent ni travaux
ni peines, uniquement pour être connus. Ils veu-
lent qu'on parle d'eux, qu'on en soit occupé; ils
aiment mieux être malheureux qu'ignorés. Celui
dont les malheurs attirent l'attention est à demi
consolé.
» La reine Philistis, les rois Mostis, Samès, Memtès, Sa;
rias, Abdissar, etc.
COINSIDÉRATIONS SUR LES MOEURS.
693
Quand le désir de la célébrité n'est qu'un sen-
timent, il peut être, suivant son objet, honnête
pour celui qui l'éprouve, et utile à la société;
mais si c'est une manie, elle est bientôt injuste,
artificieuse et avilissante par les manœuvres
qu'elle emploie : l'orgueil fait faire autant de
bassesses que l'intérêt. Voilà ce qui produit tant
de réputations usurpées et peu solides.
Rien ne rendrait plus indifférent sur la répu-
tation, que de voir comment elle s'établit sou-
vent, se détruit, se varie, et quels sont les au-
teurs de ces révolutions.
A peine un homme paraît-il dans quelque
carrière que ce soit , pour peu qu'il montre de
dispositions heureuses, quelquefois même sans
cela, que chacun s'empresse de le servir, de
l'annoncer, de l'exalter : c'est toujours en com-
mençant qu'on est un prodige. D'où vient cet
empressement? Est-ce générosité, bonté ou jus-
tice? Non, c'est envie , souvent ignorée de ceux
qu'elle excite. Dans chaque carrière il se trouve
toujours quelques hommes supérieurs. Les su-
balternes , ne pouvant aspirer aux premières
places, cherchent à en écarter ceux qui les occu-
pent en leur suscitant des rivaux.
On dira peut-être qu'il doit être indifférent
par qui les premiers rangs soient occupés, à
ceux qui n'y peuvent parvenir ; mais c'est bien
peu connaître les passions que de les faire rai-
sonner. Elles ont des motifs , et jamais de princi-
pes. L'envie sent et agit, ne réfléchit ni ne pré-
voit : si elle réussit dans son entreprise, elle
cherche aussitôt à détruire son propre ouvrage.
On tâche de précipiter du faîte celui à qui on a
prêté la main pour faire les premiers pas : on ne
lui pardonne point de n'avoir plus besoin de
secours.
C'est ainsi que les réputations se forment et
se détruisent. Quelquefois elles se soutiennent,
soit par la solidité du mérite qui les affermit , soit
par l'artifice de celui qui, ayant été élevé par la
cabale, sait mieux qu'un autre les ressorts qui la
font mouvoir , ou qui embarrassent son action.
Il arrive souvent que le public est étonné de
certaines réputations qu'il a faites; il en cherche
la cause, et ne pouvant la découvrir, parce
qu'elle n'existe pas, il n'en conçoit que plus d'ad-
miration et de respect pour le fantôme qu'il a
créé. Ces réputations ressemblent aux fortunes
(|ui, sans fonds réels, portent sur le crédit, et
n'en sont que plus brillantes.
Comme le public fait des réputations par ca-
price, des particuliers en usurpent par ninnégc,
ou par une sorte d'impudence qu'on ne doit pa.s
même honorer du nom d'amour-propre. Ils an-
noncent qu'ils ont beaucoup de mérite : on plai-
sante d'abord de leurs prétentions ; ils répètent
les mêmes propos si souvent, et avec tant de
confiance, qu'ils viennent à bout d'en imposer.
On ne se souvient plus par qui on les a entendu
tenir, et l'on finit par les croire; cela se répète et
se répand comme un bruit de ville qu'on n'ap-
profondit point.
On fait même des associations pour ces sortes
de manœuvres ; c'est ce qu'on appelle une ca-
bale.
On entreprend de dessein formé de faire une
réputation , et l'on en vient à bout.
Quelque brillante que soit une telle réputation,
il n'y a quelquefois que celui qui en est le sujet
qui en soit la dupe. Ceux qui l'ont créée savent à
quoi s'en tenir, quoiqu'il y en ait aussi qui finis-
sent par respecter leur propre ouvrage.
D'autres , frappés du contraste de la personne
et de sa réputation, ne trouvant rien qui jus-
tifie l'opinion publique , n'osent manifester leur
sentiment propre. Ils acquiescent au préjugé,
par timidité , complaisance ou intérêt ; de sorte
qu'il n'est pas rare d'entendre quantité de gens
répéter le même propos , qu'ils désavouent tous
intérieurement. La plupart des hommes n'osent
ni blâmer ni louer seuls, et ne sont pas moins
timides pour protéger que pour attaquer ; il y
en a peu qui aient le courage de se passer de
partisans ou de complices, je ne dis pas pour
manifester leur sentiment, mais pour y persis-
ter; ils tâchent de s'y affermir eux-mêmes en
le suggérant à d'autres, sinon ils l'abandonnent.
Quoi qu'il en soit, les réputations usurpées
qui produisent le plus d'illusion , ont toujours
un côté ridicule qui devrait empêcher d'en être
fort flatté. Cependant on voit quelquefois em-
ployer les mêmes manœuvres par ceux qui
auraient assez de mérite pour s'en passer.
Quand le mérite sert de base à la réputa-
tion, c'est une grande maladresse que d'y join-
dre l'artifice, parce qu'il nuit plus à la ré-
putation méritée, qu'il ne sert à celle qu'on
ambitionne. Si le public vient à reconnaître ce
manège dans un homme qui d'ailleurs a des
talents, et tôt ou \<\n\ il le reconnaît, il se ré-
volte, et dégrade la gloire la mieux acquise.
C'est une injustice; mais il ne faut par le mettre
en droit d'être injuste. L'envie, à qui les pré-
textes suffisent, s'applaudit d'avoir des motifs,
les saisit avec ardeur, et les emploie avec
694
DUCLOS.
adresse. Elle ne pardonne au mérite que lors-
qu'elle est trompée par sa propre malignité, et
qu'elle croit remarquer des défauts qui lui ser-
vent de pâture. Elle se console en croyant
rabaisser d'un côté ce qu'elle est forcée d'admirer
d'un autre ; elle cherche moins à détruire ce
qu'elle se flatte d'outrager.
Une sorte d'indifférence sur son propre mé-
rite est le plus sûr appui de la réputation ; on
ne doit pas affecter d'ouvrir les yeux de ceux
que la lumière éblouit. La modestie est le seul
éclat qu'il soit permis d'ajouter à la gloire.
Si l'artifice est un moyen honteux pour la
réputation, il y a un art, et même un art hon-
nête, qui naît de la prudence, de la sagesse, et
qui n'est pas à dédaigner. Les gens d'esprit ont
plus d'avantages que les autres, non-seulement
pour la gloire, mais encore pour acquérir et mé-
riter la réputation de vertu. Une intelligence fine,
aussi contraire à la fausseté qu'à l'imprudence, un
discernement prompt et sûr, fait qu'on place les
bienfaits avec choix, qu'on parle, qu'on se
tait et qu'on agit à propos. Il n'y a personne
qui n'ait quelquefois occasion de faire une action
honnête, courageuse, et toutefois sans danger.
Le sot la laisse passer, faute de l'apercevoir ;
l'homme d'esprit la sent et la saisit. L'expérience
prouve cependant que l'esprit seul n'y suffit pas,
et qu'il faut encore un cœur noble pour em-
ployer cet art heureux.
J'ai vu de ces succès brillants, et je suis
persuadé que celui même qui était comblé d'é-
loges sentait coinbien il lui en avait peu coûté
pour les obtenir; mais il n'en était pas moins
louable.
J'en ai remarqué d'autres qui , avec la bien-
faisance dans le cœur, avec les actes de vertu
les plus fréquents , faute d'intelligence et d'à-
propos, n'étaient pas, à beaucoup près, aussi
estimés qu'estimables. Leur mérite ne faisait
point de sensation ; à peine le soupçonnait-on.
Il est vrai que si, par un heureux hasard, le
mérite simple et uni vient à être remarqué, il
acquiert l'éclat le plus subit, On le loue avec
complaisance, on voudrait encore l'augmenter;
l'envie même y applaudit sans sortir de son
caractère : elle en tire parti pour en humilier
d'autres.
Si les réputations se forment et se détruisent
avec facilité, il n'est pas étonnant qu'elles va-
rient , et soient souvent contradictoires dans la
même personne. Tel a une réputation dans un
lieu, qui dans un autre en a une toute diffé-
rente; il a celle qu'il mérite le moins, et on lui
refuse celle à laquelle il a le plus de droit. On
en voit des exemples dans tous les ordres. Je
ne puis me dispenser d'entrer ici dans quelques
détails , qui rendront les principes plus sensibles
par l'application que j'en vais faire.
Un homme est taxé d'avarice, parce qu'il
méprise le faste, et se refuse le superflu pour
fournir le nécessaire à des malheureux ignorés.
On loue la générosité d'un autre, qui répand
avec ostentation ce qu'il ravit avec artifice ou
violence; il fait des présents, et refuse le paye-
ment de ses dettes : on admire sa magnificence ,
quand il est à la fois victime du faste et de
l'avarice.
On accuse d'insolence un homme qui ne flé-
chit pas avec bassesse sous une autorité usurpée
ou tyrannique : on reproche l'emportement à
un autre, parce qu'il n'a pas porté la patience
jusqu'à l'avilissement. Comme elle a ses bornes,
les gens naturellement doux finissent souvent
par avoir tort mal à propos, quand la mesure
est comble. On ne saurait croire combien il
importe, pour le bien de la paix, de ne se pas
laisser trop vexer, à moins que l'on ne consente
à être avili.
On vante, au contraire, la douceur d'un
homme entier, opiniâtre par caractère et poli
par orgueil.
Une femme est déshonorée, parce qu'elle a
constaté sa faute par l'éclat de sa douleur et de
sa honte ; tandis qu'une autre se met à couvert
de tout reproche par l'excès de son impudence ;
celle-ci n'est pas même l'objet d'un mépris se-
cret. Les hommes haïssent ce qu'ils n'oseraient
punir ; mais ils ne méprisent que ce qu'ils osent
blâmer hautement. Leurs actions déterminent
plus leurs jugements, que leurs jugements ne
règlent leurs actions.
Si l'on passe des sipiples particuliers à ceux
qui, paraissant sur un théâtre plus éclairé, sont
à portée d'être mieux connus, on verra qu'on
n'en juge pas avec plus de justice.
Un ministre est taxé de dureté, parce qu'il
est juste , qu'il rejette des sollicitations payées,
et refuse de se prêter à ce que les courtisans
appellent des a^ff aires : commerce injurieux au
mérite, scandaleux pour le pubUc, avilissant
pour l'autorité, dangereux pour l'État, et mal-
heureusement trop commun.
On loue la bonté d'un autre, parce qu'on
peut le séduire, le tromper, et le faire servir
d'instrument à l'injustice.
COINSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.
09:)
Un prince passe pour sévère, parce qu'il aime
mieux prévenir les fautes que d'être obligé de
les punir; de cruauté, parce qu'il réprime les
tyrannies subalternes , de toutes les plus odieuses.
Les lois cruelles contre les oppresseurs sont les
plus douces pour la société ; mais l'intérêt par-
ticulier se fait toujours le législateur de l'ordre
public.
Louis XII , un des meilleurs , et par consé-
quent des plus grands rois que la France ait
eus , fut accusé d'avarice , parce qu'il ne foulait
pas les peuples pour enrichir des favoris sans
mérite. Le peuple doit être le favori d'un roi ;
et les princes n'ont droit au superflu que lors-
que les peuples ont le nécessaire. Les reproches
qu'on osait lui faire ne prouvaient que sa bonté.
On porta l'insolence jusqufà le jouer sur le
théâtre. J'aime mieux y dit ce prince honnête
homme, que mon avance les fasse rire, que
si elle les faisait pleurer. Il ajoutait : Leurs plai-
santeries prouvent ma bonté ^ car ils n'ose-
raient pas les faire sous tout autre prince. Il
avait raison; les reproches des courtisans va-
lent souvent des éloges, et leurs éloges sont
des pièges.
A l'égard des réputations de probité, il est
étonnant qu'il n'y en ait pas plus d'établies,
attendu la facilité avec laquelle on l'usurpe
quelquefois. On ne voyait jadis que des hypo-
crites de vertu ; on trouve aujourd'hui des hy-
pocrites de vice. Des gens ayant remarqué
qu'une vertu austère n'est pas toujours exempte
d'un peu de dureté, parce qu'on est moins cir-
conspect quand on est irréprochable, et qu'on
s'observe moins quand on ne craint pas de se
trahir; ces gens tirent parti de leur férocité
naturelle, et souvent la portent à l'excès, pour
établir la sévérité de leur vertu : leurs décla-
mations contre l'impudence sont des preuves
continuelles de la leur. Qu'il y a de ces gens
dont la dureté fait toute la vertu ! L'étourderie
est encore une preuve très -équivoque de la
franchise; on ne devrait se fier qu'à l'étour-
derie de ceux à qui elle est souvent préjudi-
ciable.
La dureté et l'étourdene sont des défauts de
caractère qui n'excluent pas absolument, et
supposent encore moins la vertu , mais qui la
gâtent quand ils s'y trouvent unis. Cependant
combien de fois a-t-on été trompé par cet ex-
térieur I
Si l'on souscrit légèrement à certaines répu-
tntions de probité , on en flétrit souvent avec
une témérité encore plus blâmable , par passion,
par intérêt. On abuse du malheur d'un homme
pour attaquer sa probité. On s'élève contre la
réputation des autres, uniquement pour donner
opinion de sa vertu.
Si un homme a le courage de défendre une
réputation qu'il croit injustement attaquée, on
ne lui fait pas toujours l'honneur de le regarder
comme une dupe ; ce soupçon serait trop ridi-
cule : on suppose qu'il a intérêt de soutenir une
thèse extraordinaire. Qu'on se soit visiblement
trompé en jugeant défavorablement, on n'est
suspect que d'un excès de sagacité; mais si
c'est en jugeant trop favorablement, c'est,
dit -on, le comble de l'imbécillité : cependant
l'erreur est la même, et le caractère est très-
différent.
Ces faux jugements ne partent pas toujours
de la malignité. Les hommes font beaucoup
d'injustices sans méchanceté, par légèreté, pré-
cipitation, sottise, témérité, imprudence.
Les décisions hasardées avec le plus de con-
fiance font le plus d'impression. Eh ! qui sont
ceux qui jouissent du droit de prononcer? Des
gens qui, à force de braver le mépris, viennent
à bout de se faire respecter, et de donner le
ton ; qui n'ont que des opinions et jamais de
sentiments; qui en changent, les quittent et
les reprennent, sans le savoir ni s'en douter;
ou qui sont opiniâtres sans être constants.
Voilà cependant les juges des réputations;
voilà ceux dont on méprise le sentiment, et
dont on recherche le suffrage ; ceux qui pro-
curent la considération, sans en avoir eux-
mêmes aucune.
La considération est différente de la célé-
brité. La renommée même ne la donne pas tou-
jours, et l'on peut en avoir sans imposer par
un grand éclat.
La considération est un sentiment d'estime
mêlé d'une sorte de respect personnel qu'un
homme inspire en sa faveur. On en peut jouir
également parmi ses inférieurs, ses égaux et
ses supérieurs en rang et en naissance. On peut ,
dans un rang élevé, ou avec une naissances
illustre , avec un esprit supérieur où des talents
distingués, on peut même avec de la vertu,
si elle est seule et dénuée de tous les autre*
avantages, être sans considération. On peut en
avoir ave<^ un esprit borné, ou malgré l'obscu-
rité de la naissance et de l'état.
La considération no suit pas nOccssni remont
le ^rnnd homme; l'homnie de juérite y a ton-
GOG
DUCLOS.
jours droit; et l'homme de mérite est celui qui,
ayant toutes les qualités et tous les avantages de
son état , ne les ternit par aucun endroit. Pour
donner enfin une idée plus précise de la consi-
dération, on l'obtient par la réunion du mérite,
de la décence , du respect pour soi-même , par
le pouvoii- connu d'obliger et de nuire , et par
l'usage éclairé qu'on fait du premier , en s'abste-
nant de l'autre.
L'espèce, terme nouveau , mais qui a un sens
juste , est l'opposé de l'homme de considération.
11 y en a de toutes classes. L'espèce est celui
qui , n'ayant pas le mérite de son état , se prête
encore de lui-même à son avilissement per-
sonnel : il manque plus à soi qu'aux autres. Un
homme d'un haut rang peut être une espèce,
un autre de bas état peut avoir de la considé-
ration.
Si l'on acquiert la considération , on l'usurpe
aussi. Vous voyez des hommes dont on vante le
mérite : si l'on veut examiner en quoi il con-
siste , on est étonné du vide ; on trouve que tout
se borne à un air, un ton d'importance et de
suffisance; un peu d'impertinence n'y nuit pas;
et quelquefois le maintien suffit. Ils se sont por-
tés pour respectables , et on les respecte : sans
quoi, on n'irait pas jusqu'à les estimer.
On doit conclure de l'analyse que nous ve-
nons de faire , et de la discussion dans laquelle
nous sommes entrés , que la renommée est le
prix des talents supérieurs , soutenus de grands
efforts , dont l'effet s'étend sur les hommes en
général, ou du moins sur une nation; que la
réputation a moins d'étendue que la renommée,
et quelquefois d'autres principes; que la répu-
tation usurpée n'est jamais sûre; que la plus
honnête est toujours la plus utile ; et que cha-
cun peut aspirer à la considération de son état.
CHAPITRE Vï.
Sur les grands seigneurs.
Après avoir considéré des objets qui regar-
dent les hommes en général , portons nos ré-
flexions sur quelques classes de la société , et
commençons par les grands seigneurs.
Grand seigtieur est un mot dont la réalité
n'est plus que dans l'histoire. Un grand seigneur
était un homme sujet par sa naissance , grand
par lui-même , soumis aux lois , mais assez puis-
sant pour n'obéir que librement , ce qui en fai-
sait souvent un rebelle contre le souverain , et
un tyran pour les autres sujets. Tl n'y en a plus.
Ce n'est pas qu'il n'y ait , et qu'il ne doive tou-
jours se trouver dans une monarchie une classe
supérieure de sujets, qu'on nomme des sei-
gneurs , auxquels on rend des respects d'usage ,
et dont quelques-uns les obtiendraient par leur
mérite personnel.
Le peuple a pu gagner à l'abaissement des
seigneurs : ceux-ci ont encore plus perdu ; mais
il est plus avantageux à l'État qu'ils aient tout
perdu , que s'ils avaient tout conservé.
Si l'on s'avisait aujourd'hui de faire la liste
de ceux à qui l'on donne ou qui s'attribuent
le titre de seigneur, on ne serait pas embarrassé
de savoir par qui la commencer ; mais il serait
impossible de marquer précisément où elle doit
finir. On arriverait jusqu'à la bourgeoisie , sans
avoir distingué une nuance de séparation. Tout
ce qui va à Versailles croit aller à la cour , et en
être.
La plupart de ceux qui passent pour des sei-
gneurs, ne le sont que dans l'opinion du peuple ,
qui les voit sans les approcher. Frappé de leur
éclat extérieur , il les admire de loin , sans sa-
voir qu'il n'a rien à en espérer , et qu'il n'en a
guère plus à craindre. Le peuple ignore que,
pour être ses maîtres par accident, ils sont obli-
gés d'être , ailleurs , comme il est lui-même à
leur égard.
Plus élevés que puissants, un faste ruineux et
presque nécessaire les met continuellement dans
le besoin des grâces , et hors d'état de soulager
un honnête homme, quand ils en auraient la
volonté. Il faudrait pour cela qu'ils donnassent
des bornes au luxe , et le luxe n'en admet d'au-
tres que l'impuissance de croître; il n'y a que
les besoins qui se restreignent , pour fournir au
superflu.
A l'égard de la crainte qu'ils peuvent inspirer ,
je sais combien on peut m'opposer d'exemples
contraires à mon sentiment ; mais c'est l'erreur
où l'on est à ce sujet qui les multiplie. Cette
crainte s'évanouirait, si l'on faisait attention que
les grands et les petits ont le même maître,
qu'ils sont liés par les mêmes lois , et qu'elles
sont rarement sans effet , quand on les réclame
hardiment; mais ce courage n'est pas ordinaire,
et il en faut plus pour anéantir une puissance ima-
ginaire, que pour résister à une puissance réelle.
Les hommes ont plus de timidité dans l'esprit
que dans le cœur ; et les esclaves volontaires
font plus de tyrans que les tyrans ne font d'es-
claves forcés.
C'est, sans doute, ce qui a fait distinguer le
CONSIDERATIOINS SUR LES MOEURS.
697
courage d'esprit du courage de cœur; distinc-
tion très-juste , quoiqu'elle ne soit pas toujours
bien fixée. Il me semble que le courage d'esprit
consiste à voir les dangers , les périls , les maux
et les malheurs précisément tels qu'ils sont , et
par conséquent les ressources. Les voir moindres
qu'ils ne sont , c'est manquer de lumières ; les
voir plus grands , c'est manquer de cœur : la
timidité les exagère , et par là les fait croître ;
le courage aveugle les déguise, et ne les affaiblit
pas toujours ; l'un et l'autre mettent hors d'état
d'en triompher.
Le courage d'esprit suppose et exige souvent
celui du cœur : le courage de cœur n'a guère
d'usage que dans les maux matériels, les dan-
gers physiques , ou ceux qui y sont relatifs. Le
courage d'esprit a son application dans les cir-
constances les plus délicates de la vie. On trouve
aisément des hommes qui affrontent les périls
les plus évidents : on en voit rarement qui, sans
se laisser abattre par un malheur , sachent en
tirer des moyens pour un heureux succès. Com-
bien a-t-on vu d'hommes timides à la cour qui
étaient des héros à la guerre !
Pour revenir aux grands , ceux qui sont les
dépositaires de l'autorité ne sont pas précisé-
ment ceux qu'on appelle des seigneurs. Ceux-ci
sont obligés d'avoir recours aux gens en place ,
et en ont plus souvent besoin que le peuple, qui,
condamné à l'obscurité, n'a ni l'occasion de
demander, ni la prétention d'espérer.
Ce n'est pas qu'il n'y ait des seigneurs qui ont
du crédit ; mais ils ne le doivent qu'à la consi-
dération qu'ils se sont faite , à des services ren-
dus , au besoin que l'État en a , ou qu'il en es-
père.
Mais les grands qui ne sont que grands,
n'ayant ni pouvoir ni crédit direct , cherchent à
y participer par le manège , la souplesse et l'in-
trigue , caractères de la faiblesse. Les dignités ,
enfin , n'attirent guère que des respects ; les
places seules donnent le pouvoir. Il y a très-loin
du crédit du plus grand seigneur à celui du
moindre ministre, souvent même d'un premier
commis.
Quelque frappantes que soient ces distinctions,
il semble que ceux qui vivent à la cour les sen-
tent plus qu'ils ne les voient ; leur conduite y
est plus conforme que leurs idées ; car ils n'ont
pas besoin de réflexion pour savoir à qui il leur
importe de plaire. A l'égard du peuple , il ne
s'en doute seulement pas ; et c'est un des plus
grands avantages des seigneurs : c'est par là
qu'ils en exigent , comme un tribut , tous les
services qu'il leur rend avec soumission.
Ce n'est pas uniquement par timidité que leurs
inférieurs hésitent à les presser sur des engage-
ments, sur des dettes ; ils ne sont pas bien sûrs
du droit qu'ils en ont : le faste d'un seigneur en
impose au malheureux même qui en a fait les
frais ; il tombe dans le respect devant son ou-
vrage , comme le sculpteur adora en tremblant
le marbre dont il venait de faire un dieu.
Il est vrai que si ce grand même tombe dans
un malheur décidé , le peuple devient son plus
cruel persécuteur. Son respect était une adora-
tion , son mépris ressemble à l'impiété ; l'idole
n'était que renversée, le peuple la foule aux
pieds.
Les grands sont si persuadés de la considé-
ration que le faste leur donne aux yeux même
de leurs pareils, qu'ils font tout pour le sou-
tenir. Un homme de la cour est avili dès qu'il
est ruiné ; et cela est au point que celui qui se
maintient par des ressources criminelles, est en-
core plus considéré que celui qui a l'âme assez
noble pour se faire une justice sévère; mais
aussi, lorsqu'on succombe après avoir épuisé
les ressources les plus injustes , c'est le comble
de l'avilissement , parce qu'il n'y a de vice bien
reconnu que celui qui est joint au malheur. On
ne lui trouve plus cet air noble qu'on admirait
auparavant. C'est que rien ne contribue tant à
le faire trouver dans quelqu'un que de croire
d'avance qu'il doit l'avoir.
Je hasarderai à ce sujet une réflexion sur ce
qu'on appelle noble. Ce terme , dans son accep-
tion générale , signifie ce qui est distingué , re-
levé au-dessus des choses de même genre. On
l'entend ainsi , soit au physique , soit au moral ,
en parlant de la naissance, de la taille , du main-
tien, des manières, d'une action, d'un procédé,
du style , du langage , etc. L'air noble devrait
donc aussi se prendre dans le même sens ; mais
il me semble que l'application en a dû changer ,
et n'a pas , dans tous les temps , fait naître la
même idée.
Dans l'enfance d'une nation, l'air noble était
vraisemblablement un extérieur qui annonçait
la force et le courage. Ces qualités donnaient à
ceux qui en étaient doués la supériorité sur les
autres hommes. Mais dans les sociétés formées ,
les enfants ayant succédé au rang de leurs pères,
et n'ayant plus qu'à jouir du fruit des travaux
de leurs ancêtres , ils se plongèrent dans la mol
lesse. Ia's corps s'énervèrent , successivemonl les
6m
DLCLOS.
races ue parurent pliui les mêmes. Gepeiidûot
comme ou continua de rendre les mêmes respects
aux mêmes dignités, les enfants qu'on en voyait
revêtus avaient un extérieur si différent des
pères , qu'on a dû prendre une idée très-opposée
à celle de V ancien air noble, qui avait été sy-
nonyme de grand. Celui d'aujourd'hui doit donc
être une figure délicate et faible , surtout si elle
est décorée de marques de dignités ; car c'est
principalement ce qui fait reconnaître l'air noble.
En effet, on ne l'accorderait pas aujourd'hui à
une figure d'athlète; la comparaison la plus obli-
geante qu'en feraient les gens du grand monde
serait celle d'un grenadier , d'un beau soldat ;
mais si les marques de dignités s'y trouvaient
jointes , comme la nature conserve toujours ses
droits , il éclipserait alors tous les petits airs
nobles modernes , par un air de grandeur au-
quel ils ne peuvent préteudi'e. Il y a une gra*ide
distance de l'un à l'autre.
Le véi'itable air noble pour l'homme puissant,
en place, en dignité, c'est l'air qui annonce,
qui promet de la bonté, et qui tient parole.
CHAPITRE VII,
Sur le crédit.
Ce que je viens de dire sur les grands me donne
occasion d'examiner ce que c'est que le crédit,
sa &ature, ses principes et ses effets.
Le crédit est l'usage de la puissance d'autrui ;
et il est plus ou moins grand à proportion que
cet usage est plus ou moins fort, et plus ou
moins fréquent '. Le crédit marque donc une
sorte d'infériorité, du moins relativement à la
puissance qu'on emploie, quelque supériorité
qu'on eût à d'autres égards.
Aussi parle-t-on du crédit d'un simple parti-
culier auprès d'un grand , de celui d'un grand
auprès d'un ministre, de celui du ministre au-
près du souverain; et sans que l'esprit y fasse
attention , l'idée qu'on a du crédit est si déter-
minée, qu'il n'y a personne qui ne trouvât ridi-
cule d'entendre parler du crédit du roi, à moins
qu'on ne parlât de celui qu'il aurait dans l'Eu-
rope parmi les autres souverains, dont la réunion
forme à son égard une espèce de supériorité.
Un prince, avec une puissance bornée, peut
avoir plus de crédit dans l'Europe qu'un roi très-
grand par lui-même et absolu chez lui. La puis-
' Le crédit en commerce et en finance ne proonte pus une
aulre Idée; c'est l'usn^^e des fonds d'autrui.
sance de celui-ci pourrait seule être un obstacle
à ce crédit. Il n'y a point de siècle qui n'en ait
fourni des exemples, et l'on a vu quelquefois des
particuliers l'emporter à cet égard sur des sou-
verains.
Heinsius, grand pensionnaire de Hollande,
avait autant ou plus de crédit que les princes de
son temps, pendant la guerre de la succession
d'Espagne. L'abus qu'il en fit ruina sa patrie.
Je n'entrerai pas là-dessus dans un détail
étranger à mon sujet : je ne veux considérer que
ce qui a rapport à de simples particuliers.
Le crédit est donc la relation du besoin à la
puissance, soit qu'on la réclame pour soi ou pour
autrui ; avec la distinction qu'obtenir un service
pour autrui, c'est crédit; l'obtenir pour soi-même,
ce n'est que faveur.
Le crédit n'est donc pas extrêmement flatteur
par sa nature ; mais il peut l'être par ses prin-
cipes et par ses effets. Ses principes sont l'estime
et la considération personnelle dont on jouit,
l'inclination dont on est l'objet, l'intérêt qu'on
présente, ou la crainte qu'on inspire.
Le crédit fondé sur l'estûne est celui dont on
devrait être le plus flatté, et il pourrait être re-
gardé comme une justice rendue au mérite. Celui
qu'on doit à l'inclination, moins honorable par
lui-même , est ordinairement plus sûr que le pre-
mier. L'un et l'autre cèdent presque toujoiu*s à
l'espérance ou à la crainte, c'est-à-dire à l'inté-
rêt, puisque ce sont deux effets d'une même
cause. Ainsi, quand ces différents motifs sont en
concurrence, il est aisé de juger quel est celui
qui doit prévaloir.
Les deux premiers ne sont pas communément
fort puissants. On n'accorde qu'à regret au mé-
rite ; cela ressemble trop à la justice , et l'amour-
propre est plus flatté de faire des grâces. D'un
autre côté, l'inclination détermine moins qu'on
ne s'imagine à obliger, quoiqu'elle y fasse trou-
ver du plaisir; elle est souvent subordonnée à
beaucoup d'autres motifs, à des plaisirs qui l'em-
portent sur celui de l'amitié, quoiqu'ils ne soient
pas si honnêtes.
D'ailleurs , les hommes en place ont peu d'a-
mis, et ne s'en embarrassent guère. L'ambition
et les affaires les occupent trop pour laisser dans
leur cœur place à l'amitié, et celle qu'on a pour
eux ressemble à un culte. Quand ils paraissent
se livrer à leiu-s amis, ils ne cherchent qu'à se
délasser par la dissipation. Ils deviennent des
espèces d'enfants gâtés qui se laissent aimer sans
reconnaissance, et qui s'irritent à la moindre
COINSIDERATIOINS SUR LES MOEURS.
699
contradiction qu'éprouvent leurs volontés ou
leurs fantaisies. Il faut convenir qu'ils ont sou-
vent occasion de connaître les hommes, d'ap-
prendre à les estimer peu, et à ne pas compter
sur eux. Ils savent qu'ils sont plus assiégés par
intérêt que recherchés par goût et par estime,
même quand ils en sont dignes. Ils voient les
manœuvres basses et criminelles que les concur-
rents emploient auprès d'eux les uns contre les
autres , et jugent s'ils doivent être fort sensibles
à leur attachement. Quoique l'adulation les flatte,
comme si elle était sincère, le motif bas ne leur
en échappe pas toujours , et ils ont l'expérience
de la désertion que leurs pareils ont éprouvée
dans la disgrâce. Un peu de défiance est donc
pardonnable aux gens en place , et leur amitié
doit être plus éclairée, plus circonspecte que
celle des autres.
Si le mérite et l'amitié donnent si peu de part
au crédit, il ne sera plus qu'un tribut payé à
l'intérêt, un pur échange dont l'espérance et la
crainte décident et sont la monnaie. On ne re-
fuse guère ceux qu'on peut obliger avec gloire,
et dont la reconnaissance honore le bienfaiteur:
cette gloire est l'intérêt qu'il en retire. On refuse
encore moins ceux dont on espère du retour,
parce que cette espérance est un intérêt plus
sensible à la plupart des hommes; et l'on ac-
corde presque tout à ceux dont on craint le
ressentiment, surtout si l'on peut cacher cette
crainte sous le masque de la prévenance. Mais
si l'on ne peut pas dissimuler son vrai motif,
on prend facilement son parti. Il semble qu'on
lise dans le cœur des hommes qu'ils approuve-
ront intérieurement la conduite qu'ils auraient
eux-mêmes.
La crainte qu'on dissimule le moins est celle
qu'inspirent certaines gens à la cour, dont on
méprise l'état, mais que l'intimité domestique
ou des circonstances peuvent rendre dangereux.
On a pour eux des ménagements qui donnent
à la crainte un air de prudence ; c'est pourquoi
on n'en rougit point, parce qu'il semble que le
caractère ne saurait être avili de ce qui fait
honneur à l'esprit. Les sollicitations, les simples
recommandations de ces sortes de gens l'empor-
tent souvent sur celles des plus grands seigneurs,
et toujours sur celles des amis, surtout s'ils sont
anciens ; car les nouveaux ont plus d'avantages.
On fait tout pour ceux qu'on veut gagner ou
achever d'engager, et rien pour ceux dont ou
est sûr. Le privilège d'un ancien ami n'est
guère que d'être refusé de préférence , et obligé
d'approuver le refus, trop heureux si, par un
excès de confiance , on lui fait part des motifs.
Tant de circonstances concourent et se croi-
sent quelquefois dans les moindres grâces , qu'il
serait difficile de dire comment et par qui elles
sont accordées. Il arrive de là qu'on donne
sans générosité et qu'on reçoit sans reconnais-
sance , parce qu'il est rare que le bienfait tombe
sur le besoin , et encore plus rare qu'il le pré-
vienne. On refuse durement le nécessaire, on
accorde aisément le superflu ; on offre les ser-
vices, on refuse les secours.
L'intérêt, la considération qu'on espère, et la
générosité, sont donc les principaux moteurs
des gens en crédit.
Ceux qui n'emploient le leur que par intérêt
ne méritent pas même de passer pour avoir du
crédit. Ce ne sont plus que de vils protégés, dont
l'avilissement rejaillit sur les protecteurs. Une
grâce payée avilit celui qui la reçoit, et désho-
nore celui qui la fait.
Quand on se propose la considération pour
objet, on emploie communément son crédit pour
le faire connaître et lui donner de l'éclat. La
seule réputation d'en avoir est un des plus sûrs
moyens de l'affermir, de l'étendre, et même de
le procurer ; en tout cas , elle est un prix si flat-
teur, que bien des gens en sacrifieraient la réa-
lité à l'apparence. Combien en voit-on qui sont
accablés de sollicitations sur une fausse réputa^
tion de crédit, et qui, pour conserver la consi-
dération qu'ils tirent de cette erreur, se gardent
bien d'écarter les importuns en les détrompant !
Cependant ceux qui, en obligeant, ne se pro-»
posent qu'un bien si frivole, doivent être per-
suadés , quelque crédit qu'ils aient , qu'ils ne sau-
raient rendre autant de services qu'ils font de
mécontents.
Il ne serait pas impossible qu'en ne s'occupant
que du désir d'obliger, on se fît une réputation
très-opposée, parce que le volume des bienfaits
ne peut jamais égaler le volume des besoins. l\
n'y a point de crédit qui ne soit au-dessous de
la réputation qu'il procure. Les moindres preuves
de crédit multiplient les demandes.
Un homme qui a rendu plusieurs services par
générosité, peut être regardé comme désobli-
geant, parce qu'il n'est pas eu état de rendre
tous ceux qu'on exige de lui. C'est par cette rai-
son que les gens en place ne sauraient em-
ployer trop d'humanité pour adoucir les reftis
nécessaires.
On pounail pnisci' que l<i reooiuiaissance de
wm
DUCLOS.
ceux qu'ils obligent doit les consoler de l'injus-
tice de ceux qu'ils ont blessés par des refus for-
cés; mais il n'est que trop ordinaire de voir des
gens demander les grâces avec ardeur, et sou-
vent avec bassesse, les recevoir comme une jus-
tice, avec froideur, et tâcher de persuader qu'ils
n'avaient pas fait la moindre démarche , et qu'on
a prévenu leurs désirs. Cette conduite n'est sû-
rement pas l'effet d'une reconnaissance délicate ,
qui veut laisser au bienfaiteur la gloire d'une
justice éclairée.
Il s'en faut bien que je veuille dégoûter les
bienfaiteurs ; je veux au contraire prévenir leurs
dégoûts, en leur inspirant un sentiment désin-
téressé, noble, et dont le succès est toujours sûr;
c'est de n'obliger que par générosité, de ne
chercher en obligeant que le plaisir d'obliger,
salaire infaillible, et que l'ingratitude des hom-
mes ne saurait ravir. Mais si les bienfaiteurs sont
sensibles à la reconnaissance, que leurs bienfaits
cherchent le mérite , parce qu'il n'y a que le mé-
rite de reconnaissant.
CHAPITRE VlII.
Sur les gens à la mode.
De tous les peuples le Français est celui dont
le caractère a , dans tous les temps , éprouvé le
moins, d'altération ; on retrouve les Français
d'aujourd'hui dans ceux des croisades, et en
remontant jusqu'aux Gaulois, on y remarque
encore beaucoup de ressemblance. Cette nation
a toujours été vive, gaie, généreuse, brave, sin-
cère, présomptueuse, inconstante, avantageuse
et inconsidérée. Ses vertus partent du cœur, ses
vices ne tiennent qu'à l'esprit , et ses bonnes qua-
lités corrigeant ou balançant les mauvaises,
toutes concourent peut-être également à rendre
le Français de tous les hommes le plus sociable.
C'est là son caractère propre , et c'en est un très-
estimable; mais je crains que depuis quelque
temps on n'en ait abusé; on ne s'est pas contenté
d'être sociable, on a voulu être aimable, et je
crois qu'on a pris l'abus pour la perfection. Ceci
a besoin de preuves , c'est-à-dire d'explication.
Les qualités propres à la société sont la poli-
tesse sans fausseté, la franchise sans rudesse, la
prévenance sans bassesse, la complaisance sans
tlatterie, les égards sans contrainte, et surtout
le cœur porté à la bienfaisance; ainsi l'homme
sociable est le citoyen par excellence.
L'homme aimable, du moins celui à qui Ton
donne aujourd'hui ce titre , est fort indifférent '
sur le bien public : ardent à plaire à toutes les
sociétés où son goût et le hasard le jettent, et
prêt à en sacrifier chaque particulier, il n'aime
personne, n'est aime de qui que ce soit, plaît à
tous, et souvent est méprisé et recherché par les
mêmes gens.
Par un contraste assez bizarre, toujours oc-
cupé des autres, il n'est satisfait que de lui, et
n'attend son bonheur que de leur opinion, sans
songer précisément à leur estime, qu'il suppose
apparemment, ou dont il ignore la nature. Le
désir immodéré d'amuser l'engage à immoler
l'absent qu'il estime le plus à la malignité de
ceux dont il fait le moins de cas, mais qui l'écou-
tent. Aussi frivole que dangereux, il met pres-
que de bonne foi la médisance et la calomnie au
rang des amusements, sans soupçonner qu'elles
aient d'autres effets; et, ce qu'il y a d'heureux
et de plus honteux dans les mœurs, le jugement
qu'il en porte se trouve quelquefois juste.
Les liaisons particulières de l'homme sociable
l'attachent de plus en plus à l'État, à ses conci-
toyens ; celles de l'homme aimable ne font que
l'écarter des devoirs essentiels. L'homme socia-
ble inspire le désir de vivre avec lui ; on n'aime
qu'à rencontrer l'homme aimable. Tel est enfin
dans ce caractère l'assemblage de vices , de frivo-
lités et d'inconvénients , que l'homme aimable
est souvent l'homme le moins digne d'être aimé.
Cependant l'ambition de parvenir à cette ré-
putation devient de jour en jour une espèce de
maladie épidémique : eh ! comment ne serait-on
pas flatté d'un titre qui éclipse la vertu et fait
pardonner le vice? Qu'un homme soit déshonoré
au point qu'on en fasse des reproches à ceux qui
vivent avec lui, ils conviennent de tout; ce n'est
pas en essayant de le justifier qu'ils se défen-
dent eux-mêmes. Tout cela est vrai , vous dit-on ;
mais il est fort aimable. Il faut que cette raison
soit bonne, ou bien généralement admise, car
on n'y réplique pas. L'homme le plus dangereux
dans nos mœurs est celui qui est vicieux avec
de la gaieté et des grâces; il n'y a rien que cet
extérieur ne fasse passer et n'empêche d'être
odieux.
Qu'arrive-t-il de là? Tout le monde veut être
aimable, et ne s'embarrasse pas d'être autre
chose; on y sacrifie ses devoirs, et je dirais la
considération, si on la perdait par là. Un des
plus malheureux effets de cette manie futile est
le mépris de son état, le dédain de la profession
dont on est comptable^ et dans laquelle on de-
vrait toujours chercher sa première gloire.
CONSIDÉR/^TIOINS SUR LES MŒURS.
701
Le magistrat regarde l'étude et le travail
comme des soins obscurs qui ne conviennent
(ju'à des hommes qui ne sont pas faits pour le
monde. Il voit que ceux qui se livrent à leurs
devoirs ne sont connus que par hasard de ceux
qui en ont un besoin passager; de sorte qu'il
n'est pas rare de rencontrer de ces magistrats
aimables qui, dans les affaires d'éclat, sont
moins des juges que des solliciteurs qui recom-
mandent à leurs confrères les intérêts des gens
connus.
Le militaire d'une certaine classe croit que
l'application au service doit être le partage des
subalternes ; ainsi les grades ne seraient plus que
des distinctions de rang , et non pas des emplois
qui exigent des fonctions.
L'homme de lettres qui, par des ouvrages
travaillés, aurait pu instruire son siècle, et
faire passer son nom à la postérité, néglige ses
talents , et les perd faute de les cultiver : il au-
rait été compté parmi les hommes iUusti'es; il
reste un liomme d'esprit de société.
L'ambition même, cette passion toujours si
ardente et autrefois si active, ne va plus à la
fortune que par le manège et l'art de plaire. Les
principes de l'ambitieux n'étaient pas autrefois
plus justes qu'ils ne le sont aujourd'hui , ses mo-
tifs plus louables, ses démarches plus innocen-
tes; mais ses travaux pouvaient être utiles à
l'État, et quelquefois inspirer l'émulation à la
vertu.
On dira sans doute que la société est deve-
nue, par le désir d'y être aimable, plus déli-
cieuse qu'elle ne l'avait jamais été : cela peut
être; mais il est certain que ce qu'elle a gagné,
l'État l'a perdu, et cet échange n'est pas un avan-
tage.
Que serait-ce si la contagion venait à gagner
toutes les autres professions? Et on peut le crain-
dre, quand on voit qu'elle a percé dans un ordre
uniquement destiné à l'édification, et pour le-
quel les qualités aimables de nos jours auraient
été jadis pour le moins indécentes.
Les qualités aimables étant pour la plupart
fondées sur des choses frivoles, l'estime que nous
en faisons nous accoutume insensiblement à l'in-
différence pour celles qui devraient nous inté-
resser le plus. Il semble que ce qui touche le
bien public nous soit étranger.
Qu'un grand capitaine, qu'un homme d'État
aient rendu les plus grands services , avant que
de hasarder notre estime, nous demandons s'ils
sont aimables, quels sont leurs agréments, quoi-
qu'il y en ait peut-être qu'il ne sied pas toujours
à un grand homme d'avoir à un degré supérieur.
Toute question importante, tout raisonnement
suivi, tout sentiment raisonnable, sont exclus
des sociétés brillantes et sortent du bon ton. Il
y a peu de temps que cette expression est inven-
tée, et elle est déjà triviale, sans en être mieux
éclaircie : je vais dire ce que j'en pense.
Le bon ton, dans ceux qui ont le plus d'es-
prit , consiste à dire agréablement des riens , et
ne se pas permettre le moindre propos sensé, si
l'on ne le fait excuser par les grâces du discours ;
à voiler enfin la raison , quand on est obligé de
la produire, avec autant de soin que la pudeur
en exigeait autrefois, quand il s'agissait d'ex-
primer quelque idée libre. L'agrément est de-
venu si nécessaire , que la médisance même cesse-
rait de plaire , si elle en était dépourvue. Il ne
suffit pas de nuire , il faut surtout amuser ; sans
quoi le discours le plus méchant retombe plus
sur son auteur que sur celui qui en est le sujet.
Ce prétendu bon ton, qui n'est qu'un abus de
l'esprit, ne laisse pas d'en exiger beaucoup ; ainsi
il devient dans les sots un jargon inintelligible
pour eux-mêmes; et comme les sots font le
grand nombre, ce jargon a prévalu. C'est ce
qu'on appelle le persiflage, amas fatigant de pa-
roles sans idées, volubilité de propos qui font
rire les fous , scandalisent la raison , déconcer-
tent les gens honnêtes ou timides, et rendent la
société insupportable.
Ce mauvais genre est quelquefois moins extra-
vagant, et alors il n'en est que plus dangereux.
C'est lorsqu'on immole quelqu'un, sans qu'il s'en
doute, à la maUgnité d'une assemblée, en le ren-
dant tout à la fois instrument et victime de la
plaisanterie commune par les choses qu'on lui
suggère et les aveux ingénus qu'on en tire.
Les premiers essais de cette sorte d'esprit ont
dû naturellement réussir ; et comme les inven-
tions nouvelles vont toujours en se perfection-
nant, c'est-à-dire, en augmentant de dépravation
quand le principe en est vicieux , la méchanceté
se trouve aujourd'hui l'âme de certaines socié-
tés, et a cessé d'être odieuse sans même perdre
son nom.
La méchanceté n'est aujourd'hui qu'une mode.
Les plus éminentes quaUtés n'auraient pu jadis
la faire pardonner, parce qu'elles ne peuvent
jamais rendre autant à la société que la méchan-
ceté lui fait perdre, puitiqu'elle en sape les fon-
dements, et qu'elle est par là, sinon l'assem-
blage , du moins le résultat des vices. Aiyourd'hul
02
DlICLOS.
la méchanceté est réduite en art ; elle tient lieu
de mérite à cenx qni n'en ont point d'autre, et
souvent leur donne de la considération.
Voilà ce qui produit cette foule de petits mé-
chants subalternes et imitateurs, de caustiques
fades, parmi lesquels il s'en trouve de si inno-
cents; leur caractère y est si opposé, ils auraient
été de si bonnes gens en suivant leur cœur, qu'on
est quelquefois tenté d'en avoir compassion, tant
le mal leur coûte à faire. Aussi en voit-on qui
abandonnent leur rôle comme trop pénible; d'au-
tres persistent, flattés et corrompus par les pro-
grès qu'ils ont faits. Les seuls qui aient gagné à ce
travers de mode sont ceux qui , nés avec le cœur
dépravé, l'imagination déréglée, l'esprit faux,
borné et sans principes, méprisant la vertu , et inca-
pables de remords, ont le plaisir de se voir les héros
d'une société dont ils devraient être l'horreur.
Un spectacle assez curieux est de voir la su-
bordination qui règne entre ceux qui forment
ces sortes d'associations. Il n'y a point d'État où
elle soit mieux réglée. Ils se signalent ordinaire-
ment sur les étrangers que le hasard leur adresse,
comme on sacrifiait autrefois dans quelques con-
trées ceux que leur mauvais sort y faisait abor-
der. Mais lorsque les victimes nouvelles leur man-
quent, c'est alors que la guerre civile commence.
Le chef conserve son empire en immolant alter-
nativement ses sujets les uns aux autres. Celui
qui est la victime du jour est impitoyablement
accablé par tous les autres , qui sont charmés
d'écarter l'orage de dessus eux : la cruauté est
souvent l'effet de la crainte, c'est le courage
des lâches. Les subalternes s'essayent cependant
les uns contre les autres; on cherche à ne se
lancer que des traits fins ; on voudrait qu'ils
fussent piquants sans être grossiers ; mais
comme l'esprit n'est pas toujours aussi léger que
l'amour-propre est sensible, on en vient souvent
à se dire des choses si outrageantes , qu'il n'y a
que l'expérience qui empêche d'en craindre les
suites. Si l'on pouvait cependant imaginer quel-
que tempérament honnête entre le caractère om-
brageux et l'avilissement volontaire , on ne vi-
vrait pas avec moins d'agrément , et l'on aurait
plus d'union et d'égards réciproques.
Les choses étant sur le pied où elles sont ,
l'homme le plus piqué n'a pas le droit de rien
prendre au sérieux, ni d'y répondre avec dureté.
On ne se donne, pour ainsi dire, que des cartels
d'esprit; il faudrait s'avouer vaincu pour recou-
rir à d'autres armes , et la gloire de l'esprit est
le point d'honneur d'aujourd'hui.
Ou est cependant toujours étonné que de pa-
reilles sociétés ne se désunissent point par la
crainte, le mépris, Tlndignation ou l'ennui. H
faut espérer qu'à force d'excès elles finiront par
faire prendre la méchanceté en ridicule , et c'est
l'unique moyen de la détruire. On remarque
que la raison froide est la seule chose qui leur
impose , et quelquefois les déconcerte.
On croirait que l'habitude d'offenser rendrait
ceux qui l'ont contractée incapables de se plier
aux moyens de travailler à leur fortune. Point
du tout; il vaut mieux Inspirer là crainte que
Testime. D*ailleUrs, ces hommes qu'on prétend
si singuliers, si caustiques, si méchants, si mi-
santhropes, réussissent parfaitement auprès de
ceux dont ils ont besoin. La réputation qu'ils
se sont fabriquée donne un très-grand poids à
leurs prévenances ; ils descendent plus facilement
qu'on ne croit à la flatterie basse. Celui qui en
est l'objet ne doute pas qu'il n'ait un mérite bien
décidé , puisqu'il force de tels caractères à un
style qui leur est si étranger.
Il faut convenir que les sociétés dont je parle
sont rares; il n'y a que la parfaitement bonne
compagnie qui le soit davantage , et celle-ci n'est
peut-être qu'une belle chimère dont on approche
plus ou moins. Elle ressemble assez à une ré-^
publique dispersée ; on en trouve des membres
dans toutes sortes de classes, il est très-difficile
de les réunir en un corps. Il n'y a cependant
personne qui n'en réclame le titre pour sa socié-
té : c'est un mot de ralliement. Je remarque seu-
lement qu'il n'y a personne aussi qui ne croie
qu'elle peut se trouver dans un ordre supérieur
au sien, et jamais dans une classe inférieure. La
haute magistrature la suppose à la cour comme
chez elle ; mais elle ne la croit pas dans une
certaine bourgeoisie , qui, à son tour, à des nuan-
ces d'orgueil.
Pour l'homme de la cour , sans vouloir entrer
dans aucune composition sur cet article, il croit
fermement que la bonne compagnie n'existe que
parmi les gens de sa sorte. Il est vrai qu'à esprit
égal ils ont un avantage sur le commun des
hommes, c'est de s'exprimer en meilleurs termes
et avec des tours plus agréables. Le sot de la
cour dit ses sottises plus élégamment que le sot
de la ville ne dit les siennes. Dans un homme
obscur, c'est une preuve d'esprit, ou du moins
d'éducation, que de s'exprimer bien. Pour ITiom-
me de la cour, c'est une nécessité; il n'emploie
pas de mauvaises expressions, parce qu'il n'en
sait point. Un homme de la cour qui parlerait
CONSIDERATIONS SUK IJLS MOEURS.
703
bassement, me paraîtrait presque avoir le mé-
rite d'un savant dans les langues étrangères. En
effet , tous les talents dépendent des facultés na-
turelles , et surtout de l'exercice qu'on en fait.
Le talent de la parole , ou plutôt de la conver-
sation, doit donc se perfectionner à la cour plus
que partout ailleurs , puisqu'on est destiné à y
parler et réduit à n'y rien dire : ainsi les tours
se multiplient , et les idées se rétrécissent. Je
n'ai pas besoin, je crois, d'avertir que je ne
parle ici que de ces courtisans oisifs à qui Ver-
sailles est nécessaire, et qui y sont inutiles.
Il résulte de ce que j'ai dit , que les gens
d'esprit de la cour, quand ils ont les qualités
du cœur, sont les hommes dont le commerce
est le plus aimable ; mais de telles sociétés sont
rares. Le jeu sert à soulager les gens du monde
du pénible fardeau de leur existence ; et les ta-
lents qu'ils appellent quelquefois à leur secours
en cherchant le plaisir, prouvent le vide de leur
âme et ne le remplissent pas. Ces remèdes sont
inutiles à ceux que le goût, la confiance et la
liberté réunissent.
Les gens du monde seraient sans doute fort
surpris qu'on leur préférât souvent certaines
sociétés bourgeoises où l'on trouve, sinân un
plaisir délicat , du moins une joie contagieuse ,
souvent un peu de rudesse; mais on est trop
heureux qu'il ne s'y glisse pas une demi-con-
naissance du monde, qui ne serait qu'un ridi-
cule de plus : encore ne se ferait-il pas sentir à
ceux qui l'auraient; ils ont le bonheur de ne
connaître de ridicule que ce qui blesse la raison
ou les mœurs.
A l'égard des sociétés, si Ton veut faire abs-
traction de quelques différences d'expressions,
on trouvera que la classe générale des gens
du monde et la bourgeoisie opulente se ressem-
blent plus au fond qu'on ne le suppose. Ce sont
les mêmes tracasseries, le même vide, les
mêmes misères. La petitesse dépend moins des
objets que des hommes qui les envisagent. Quant
au commerce habituel , en général les gens du
monde ne valent pas mieux , ne valent pas moins
que la bourgeoisie. Celle-ci ne gagne ou ne perd
guère à les imiter. A l'exception du bas peu-
ple , qui n'a que des idées relatives à ses be-
soins, et qui en est ordinairement privé sur
tout autre sujet, le reste des hommes est par-
tout le même. La bonne compagnie est indé-
pendante de l'état et du rang , et ne se trouve
que parmi ceux qui pensent et qui sentent , qui
ont tes idées justes et les sentiments honnêtes.
CHAPITRE IX.
Sur le ridicule j la singularité, et V affectation.
Le ridicule ressemble souvent à ces fantômes
qui n'existent que pour ceux qui y croient. Plus
un mot abstrait est en usage , moins l'idée en est
fixe, parce que chacun l'étend , la restreint ou la
change ; et l'on ne s'aperçoit de la différence
des principes que par celle des conséquences et
des applications qu'on en fait. Si l'on voulait dé-
finir les mots que l'on comprend le moins , il
faudrait définir ceux dont on se sert le plus.
Le ridicule consiste à choquer la mode ou l'o-
pinion, et communément on les confond assez
avec la raison : cependant ce qui est contre la
raison est sottise ou folie ; contre l'équité c'est
crime. Le ridicule ne devrait donc avoir lieu que
dans les choses indifférentes par elles-mêmes , et
consacrées par la mode. Les habits , le langage,
les manières , le maintien , voilà son domaine ,
son ressort : voici son usurpation.
Comme la mode est parmi nous la raison par
excellence, nous jugeons des actions, des idées
et des sentiments sur leur rapport avec la mode*
Tout ce qui n'y est pas conforme est trouvé ri-
dicule. Cela se fait ou ne se fait pas: voilà la
règle de nos jugements. Cela doit-il se faire ou
ne se pas faire? il est rare qu'on aille jusque-là.
En conséquence de ce principe , le ridicule s'étend
jusque sur la vertu, et c'est le moyen que l'envie
emploie le plus sûrement pour en ternir l'éclat.
Le ridicule est supérieur à la calomnie , qui
peut se détruire en retombant sur son auteur. La
malignité adroite ne s'en fie pas même à la dif-
formité du vice; elle lui fait l'honneur de le
traiter comme la vertu, en lui associant le ridi-
cule pour le décrier ; il devient par là moins
odieux et plus méprisé.
Le ridicule est devenu le poison de la vertu et
des talents , et quelquefois le châtiment du vice.
Mais il fait malheureusement plus d'impression
sur les âmes honnêtes et sensibles que sur les vi-
cieux , qui depuis quelque temps s'aguerrissent
contre le ridicule; parmi eux on en donne, on
en reçoit, et l'on en rit.
Le ridicule est le fléau des gens du monde ,
et il est assez juste qu'ils aient pour tyran un
être fantastique.
On sacrifie sa vie à son honneur, souvent
son honneur à sa fortune, et quelquefois sa for-
tune à la crainte du ridicule.
Je ne suis pas étonné qu'on ait quelque ai-
"04
DUCLOS.
tention à ne pas s'y exposer , puisqu'il est d'une
si grande importance dans l'esprit de plusieurs
de ceux avec qui l'on est obligé de vivre. Mais
on ne doit pas excuser l'extrême sensibilité que
des hommes raisonnables ont sur cet article.
Cette crainte excessive a fait naître des essaims
de petits donneure de ridicules , qui décident de
ceux qui sont en vogue, comme les marchandes
de modes fixent celles qui doivent avoir cours.
S'ils ne s'étaient pas emparés de l'emploi de dis-
tribuer les ridicules, ils en seraient accablés;
ils ressemblent t\ ces criminels qui se sont faits
exécuteurs pour sauver leur vie.
La plus grande sottise de ces êtres frivoles ,
et celle dont ils se doutent le moins, est de
s'imaginer que leur empire est universel : s'ils
savaient combien il est borné, la honte les y
ferait renoncer. Le peuple n'en connaît pas le
nom ; et c'est tout ce que la bourgeoisie en sait.
Parmi les gens du monde, ceux qui sont oc-
cupés ne sont frappés que par distraction de
ce petit peuple incommode : ceux mêmes qui
en ont été, et que la raison ou l'âge en ont
séparés, s'en souviennent à peine; et les hom-
mes illustres seraient trop élevés pour l'aperce-
voir, s'ils ne daignaient pas quelquefois s'en
amuser.
Quoique l'empire du ridicule ne soit pas aussi
étendu que ceux qui l'exercent le supposent,
il ne l'est encore que trop parmi les gens du
monde; et il est étonnant qu'un caractère aussi
léger que le nôtre se soit soumis à une servi-
tude dont le premier effet est de rendre le com-
merce uniforme , languissant et ennuyeux.
La crainte puérile du ridicule étouffe les
idées, rétrécit les esprits et les forme sur un
seul modèle, suggère les mêmes propos peu
intéressants de leur nature, et fastidieux par
la répétition. Il semble qu'un seul ressort im-
prime à différentes machines un mouvement
égal et dans la même direction. Je ne vois que
les sots qui puissent gagner à un travers qui
abaisse à leur niveau les hommes supérieurs,
puisqu'ils sont tous alors assujettis à une me-
sure commune où les plus bornés peuvent at-
teindre.
L'esprit est presque égal quand on est asservi
au même ton, et ce ton est nécessaire à ceux
qui, sans cela, n'en auraient point à eux; il
ressemble à ces livrées qu'on donne aux valets,
parce qu'ils ne seraient pas en état de se vêtir.
Avec ce ton de mode on peut être impuné-
ment un sot, et on regardera comme tel un
homme de beaucoup d'esprit qui ne l'aura pas :
il n'y a rien qu'on distingue moins de la sottise
que l'ignorance des petits usages. Combien de
fois a-t-on rougi à la cour pour un homme qu'on
y produisait avec confiance , parce qu'on l'avait
admiré ailleurs, et qu'on l'avait annoncé avec
une bonne foi imprudente I On ne s'était cepen-
dant pas trompé ; mais on ne l'avait jugé que
d'après la raison, et on le confronte avec la
mode.
Ce n'est pas assez que de ne pas s'exposer
au ridicule pour s'en affrancliir ; on en donne à
ceux qui en méritent le moins, souvent aux per-
sonnes les plus respectables , si elles sont assez
timides pour le recevoir. Des gens méprisables ,
mais hardis, et qui sont au fait des mœurs ré-
gnantes, le repoussent et l'anéantissent mieux
que les autres.
Comme le ridicule, n'ayant souvent rien de
décidé, n'a d'existence alors que dans l'opinion,
il dépend en partie de la disposition de celui à
qui on veut le donner, et dans ce cas-là il a
besoin d'être accepté. On le fait échouer, non
en le repoussant avec force, mais en le rece-
vant avec mépris et indifférence, quelquefois
en- le necevant de bonne grâce. Ce sont les flè-
ches des Mexicains qui auraient pénétré le fer,
et qui s'amortissaient contre des armures de
laine.
Quand le ridicule est le mieux mérité, il y
a encore un art de le rendre sans effet ; c'est
d'outrer ce qui y a donné lieu. On humilie son
adversaire en dédaignant les coups qu'il veut
porter.
D'ailleurs cette hardiesse d'affronter le ridi-
cule impose aux hommes ; et comme la plupart
ne sont pas capables de n'estimer les choses
que ce qu'elles valent, où leur mépris s'arrête
leur admiration commence, et le singulier en
est communément l'objet.
Par quelle bizarrerie la même chose à un cer-
tain degré rend-elle radicule, et portée à l'excès
donne-t-elle une sorte d'éclat ? Car tel est l'effet
de la singularité marquée , soit que le principe
en soit louable ou répréhensible.
Cela ne peut venir que du dégoût que cause
l'uniformité de caractère qu'on trouve dans la
société. On est si ennuyé de rencontrer les
mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes
manières, et d'entendre les mêmes propos, qu'on
sait un gré infini à celui qui suspeiid cet état
léthargique.
La singularité n'est pas précisément un ca-
CONSIDERATIONS SUR LES MOEURS.
705
ractère : c'est une simple manière d'être qui
s'unit à tout autre caractère , et qui consiste à
être soi, sans s'apercevoir qu'on soit différent
des autres; car si l'on vient à le reconnaître,
la singularité s'évanouit ; c'est une énigme qui
cesse de l'être aussitôt que le mot en est connu.
Quand on s'est aperçu qu'on est différent des
autres , et que cette différence n'est pas un mé-
rite, on ne peut y persister que par l'affectation,
et c'est alors petitesse ou orgueil , ce qui revient
au même, et produit le dégoût; au lieu que la
singularité naturelle met un certain piquant
dans la société , qui en ranime la langueur.
Les sots qui connaissent souvent ce qu'ils
n'ont pas , et qui s'imaginent que ce n'est que
faute de s'en être avisés, voyant le succès de la
singularité, se font singuliers, et l'on sent ce
que ce projet bizarre doit produire.
Au lieu de se borner à n'être rien, ce qui
leur convenait si bien, ils veulent à toute force
être quelque chose, et ils sont insupportables.
Ayant remarqué, ou plutôt entendu dire que
des génies reconnus ne sont pas toujours exempts
d'un grain de folie , ils tâchent d'imaginer des
folies, et ne font que des sottises.
La fausse singularité n'est qu'une privation de
caractère qui consiste non-seulement à éviter
d'être ce que sont les autres, mais à tâcher
d'être uniquement ce qu'ils ne sont pas.
On voit de ces sociétés où les caractères se
sont partagés comme on distribue des rôles. L'un
se fait philosophe, un autre plaisant, un troi-
sième homme d'humeur. Tel se fait caustique
qui penchait d'abord à être complaisant ; mais
il a trouvé le rôle occupé. Quand on n'est rien ,
on a le choix de tout.
Il n'est pas étonnant que ces travers entrent
dans la tête d'un sot; mais on est étonné de les
rencontrer avec de l'esprit. Cela se remarque
dans ceux qui , nés avec plus de vanité que d'or-
gueil , croient rendre leurs défauts brillants par
la singularité, en les outrant, plutôt que de
s'appliquer à s'en corriger. Ils jouent leur propre
caractère, ils étudient alors la nature pour s'en
écarter de plus en plus et s'en former une par-
ticulière ; ils ne veulent rien faire ni dire qui
ne s'éloigne du simple; et malheureusement
quand on cherche l'extraordinaire, on ne trouve
(jue des platitudes. Les gens d'esprit même n'en
ont jamais moins que lorsqu'ils tâchent d'en
avoir.
On devrait sentir que le naturel qu'on cher-
che ne se trouve jamais , que l'effort produit
l'excès, et que Texcès décèle la fausseté du ca-
ractère.
On veut jouer le brusque, et l'on devient fé-
roce; le vif, et l'on n'est que pétulant et étourdi;
la bonté jouée dégénère en politesse contrainte,
et se trahit enfin par l'aigreur ; la fausse sin-
cérité n'est qu'offensante , et quand elle pourrait
s'imiter quelque temps, parce qu'elle ne consiste
que dans des actes passagers, on n'atteindrait
jamais à la franchise , qui en est le principe et
qui est une continuité de caractère. Elle est
comme la probité; plusieurs actes qui y sont
conformes n'en font pas la démonstration, et
un seul de contraire la détruit.
Enfin toute affectation finit par se déceler,
et l'on retombe alors au-dessous de sa valeur
réelle. Tel est regardé comme un sot après et
peut-être pour avoir été pris pour un génie. On
ne se venge point à demi d'avoir été sa dupe.
Soyons donc ce que nous sommes; n'ajoutons
rien à notre caractère ; tâchons seulement d'en
retrancher ce qui peut être incommode aux au-
tres et dangereux pour nous-mêmes. Ayons le
courage de nous soustraire à la servitude de la
mode, sans passer les bornes de la raison.
CHAPITRE X.
Sur les gens de fortune.
Il y a deux sortes de conditions qui ont plus
de relation avec la société, et surtout avec les
gens du monde , qu'elles n'en avaient autrefois.
Ce sont les gens de lettres et les gens de fortune ;
ce qui ne doit s'entendre que des plus distingués
d'entre eux; les uns par leur réputation ou
leurs agréments personnels, les autres par une
opulence fastueuse : car dans tous les états il y
a des chefs, un ordre mitoyen et du peuple.
Il n'y a pas encore longtemps que les finan-
ciers ne voyaient que des protecteurs dans les
gens de condition , dont ils sont aujourd'hui les
rivaux. La plupart des fortunes de finance du
dernier siècle n'étaient pas assez honnêtes pour
en faire gloire, et dès là elles en devenaient
plus considérables. Les premiers gains faisaient
naître l'avarice, l'avarice augmentait l'avidité,
et ces passions sont ennemies du faste. Une ha-
bitude d'économie ne se relâche guère, et suffit
seule, sans génie ni bonheur marqué, pour tirer
des richesses immenses d'une médiocre fortune
et d'un travail continuel.
S'il se trouvait alors des gens d'affaires assez
sensés pour vouloir jouir, ils l'étaient assez pour
46
70G
DUCLOS.
se borner aux commodités, aux plaisirs, à tous
les avantages d'une opulence sourde; ils évi-
taient un éclat qui ne pouvait qu'exciter l'envie
des grands et la haine des petits. Si l'on se con-
tentait de ce qui fait réellement plaisir, on pas-
serait pour modeste.
Ceux à qui les richesses ne donnent que de
l'orgueil, parce qu'ils n'ont pas a se glorifier
d'autre chose, ont toujours aimé à faire parade
de leur fortune ; trop enivrés de la jouissance
pour rougir des moyens, leur faste était jadis le
comble de la folie, du mauvais goût et de l'in-
décence.
Cette ostentation d'opulence est plus commu-
nément la manie de ces hommes nouveaux qn'un
coup du sort a subitement enrichis, que de ceux
qui sont parvenus par degrés. Il est assez sin-
gulier que les hommes tirent plus de vanité de
leur bonheur que de leurs travaux. Ceux qui doi-
vent tout à leur industrie savent combien ils ont
évité , fait et réparé de fautes ; ils jouissent avec
précaution , parce qu'ils ne peuvent pas s'exagérer
les principes de leur fortune : au lieu que ceux qui
se trouvent tout à coup des êtres si différents d'eux-
mêmes, se regardent comme des objets dignes
de l'attention particulière du sort. Ils ne savent
â quoi l'attribuer; et cette obscurité de causes,
on l'interprète toujours à son avantage.
Telles sont les fortunes qu'on peut appeler
ridicules, et qui l'étaient encore plus autrefois
qu'aujourd'hui par le contraste de la personne
et du faste déplacé.
D'ailleurs , la fortune de finance n'était guère
alors qu'une loterie; au lieu qu'elle est devenue
un art, ou tout au moins un jeu mêlé d'adresse
et de hasard.
Les financiers prétendent que leur adminis-
tration est une belle machine. Je ne doute pas
qu'elle n'ait beaucoup de ressorts dont la multi-
plicité en cache le jeu au public ; mais elle est
encore bien loin d'être une science. Il faut que
dans tous les temps elle ait été une énigme ; car
les historiens ne parlent guère de cette partie
du gouvernement si importante dans tous les
États. La raison n'en serait pas impossible
à trouver; mais je ne veux pas trop m'écarter
de mou sujet.
Quoi qu'il en soit, si la finance prenait ja-
mais la forme qu'elle pourrait avoir, pourquoi
serait-elle méprisée? L'État doit avoir des reve-
nus ; il faut qu'il y ait des citoyens chargés de
la perception , et qu'ils y trouvent des avantages,
pourvu que ces avantages soient limités, comme
ceux des autres professions, suivant le degré de
travail et d'utilité; sans quoi ils deviennent scan-
daleux.
On ne doit s'élever que contre la vexation ou
l'insolence de ceux qui abusent, et les punir
avec éclat et sévérité. C'est ainsi que dans toutes
les conditions, quelque élevées qu'elles fussent,
on devrait immoler à la vengeance publique ,
ceux qui font haïr l'autorité par l'abus qu'ils en
font, et qui, en rendant les hommes malheu-
reux par leurs excès, les corrompent par leurs
exemples.
11 faut convenir que c'est moins â leurs vexa-
tions qu'à l'insolence de quelques-uns d'entre
eux , que les financiers doivent rapporter le décri
où ils sont. Croit-on que cela dépende des injus-
tices qui seront tombées sur des gens obscurs
dont les plaintes sont étouffées, les malheurs
ignorés, et qui ne seraient pas protégés par
ceux qui crient vaguement à l'injustice, quand
ils en seraient connus? Dans les déclamations
contre la finance, ce n'est ni la générosité ni la
justice qui réclament, quoiqu'elles en eussent
souvent le droit et l'occasion ; c'est l'envie qui
poursuit le faste.
Voilà ce qui devrait inspirer aux gens riches,
et qui n'étaient pas nés pour l'être , une modes-
tie raisonnée. Ils ne sentent pas assez combien
ceux qui pourraient avoir mérité leur fortune,
ont encore besoin d'art pour se la faire par-
donner.
Malheureusement les hommes veulent afficher
leur bonheur ; ils devraient pourtant sentir qu'il
est fort différent de la gloire, dont la publicité
fait et augmente l'existence. Les malheureux
sont déjà assez humiliés par l'éclat seul de la
prospérité ; faut-il les outrager par l'ostentation
qu'on en fait? Il est pour le moins imprudent
de fortifier un préjugé peut-être trop légitime
contre les fortunes immenses et rapides. Les
eaux qui croissent subitement sont toujours un
peu bourbeuses : celles qui sortent d'une source
pure conservent leur limpidité. Les déborde-
ments peuvent féconder les terres qu'ils ont cou-
vertes, mais c'est après avoir épuisé les sucs de
celles qu'ils ont ravagées : les ruisseaux ferti-
lisent celles qu'ils arrosent. Telle est la double
image des fortunes rapides et des fortunes
légitimes; celles-ci sont presque toujours bor-
nées.
Je ne suis pas étonné que le peuple voie avec
chagrin et murmure des fortunes dont il fournit la
substance sans jamais les partager. Mais les gens
CONSIDÉRATIOINS SUR LES MŒURS.
707
de condition doivent les regarder comme des
biens qui leur sont substitués et destinés à rem-
placer un patrimoine qu'ils ont dissipé , souvent
sans avantage pour l'État. Il y a peu de fortunes
qui ne tombent dans quelques maisons distin-
guées. Un homme de qualité vend un nom qu'il
n'a pas eu la peine d'illustrer ; et sans le com-
merce qui s'est établi entre l'orgueil et la né-
cessité, la plupart des maisons nobles tombe-
raient dans la misère, et par conséquent dans
l'obscurité; les exemples n'en sont pas rares
dans les provinces. La mésalliance a commencé
par les hommes, qui conservent toujours leur
nom; celle des filles de qualité est plus moderne,
mais elle prend faveur. La cour et la finance
portent souvent les mêmes deuils. Si les gens
riches ne s'alliaient qu'entre eux, il faudrait
nécessairement que, par la seule puissance des
richesses, ils parvinssent eux-mêmes aux di-
gnités qu'ils conservent dans des familles étran-
gères : peut-être s'aviseront-ils un jour de ce se-
cret-là, à moins que les gens de la cour ne s'avisent
eux-mêmes d'entrer dans les affaires. Les premiers
qui heurteraient le préjugé pourraient d'abord
avoir des scrupules ; mais quand ils en ont , quel-
ques plaisanteries les soulagent, et beaucoup d'ar-
gent les dissipe. Cette révolution n'est peut-être
pas fort éloignée. Ne voit-on pas déjà des hom-
mes assez vils pour abandonner des professions
respectables , et embrasser, en se dégradant eux-
mêmes, le métier de la finance? au lieu que Ihs
financiers d'autrefois ou leurs enfants n'aspiraient
qu'à sortir de leur état et à s'élever par des pro-
fessions que l'on quitte aujourd'hui pour la leur.
Cependant les gens de condition ont déjà perdu
le droit de mépriser la finance, puisqu'il y en
a peu qui n'y tiennent par le sang.
i C'était autrefois une espèce de bonté que de
ne pas humilier les financiers. Aujourd'hui qu'ils
tiennent à tout, le mépris pour eux serait, de
la part des gens de condition , injustice et sottise.
Il y en a tels qui ne se sont pas mésalliés, parce
que les gens de fortune n'en ont pas fait assez
de cas pour les rechercher.
Tous ceux qui tirent vanité de leur naissance
ne sont pas toujours dignes de se mésallier. 11
n'appartient pas à tout le monde de vendre son
nom.
Si les raisons de décence ne répriment pas la
hauteur des gens de condition à l'égard de la
finance, celles d'intérêt les contiennent.
Les plaisanteries sur les financiers , en leur
absence, marquent plus d'envie contre leur opu-
lence que de mépris pour leurs personnes , puis-
qu'on leur prodigue en face les égards, les pré-
venances et les éloges. Les gens de condition se
flattent que cette conduite peut être regardée
comme la marque d'une supériorité si décidée,
qu'elle peut s'humaniser sans risque; mais per-
sonne ne se trompe sur les véritables motifs.
Quelquefois ils se permettent avec les financiers
ces petits accès d'une humeur modérée, d'autant
plus flatteuse pour l'inférieur, qu'elle ressemble
au procédé naïf de l'égalité. Ceux qui jouent
ce rôle désireraient que les spectateurs désinté-
ressés le prissent pour de la hauteur; mais il n'y
a pas moyen, parce que, si ce manège paraît
produire un effet opposé à celui qu'ils en espé-
raient, on les voit s'adoucir par degrés, et aller
jusqu'à la fadeur, pour ramener un homme prêt
à s'effaroucher. Ils se tirent d'embarras par une
sorte de plaisanterie qui sert à couvrir bien des
bassesses.
Si les gens riches viennent enfin à se croire
supérieurs aux autres hommes, ont-ils si grand
tort? N'a-t-on pas pour eux les mêmes égards,
je dirai les mêmes respects que pour ceux qui
sont dans les places auxquelles on les rend par
devoir ? Les hommes ne peuvent juger que sur
l'extérieur. Sont-ils donc ridiculement dupes,
parce que ceux qui les trompent sont bassement
et adroitement perfides ?
Il y a peu de gens riches qui dans des mo-
ments ne se sentent humiliés de n'être que ri-
ches , ou de n'être regardés que comme tels.
Cette réflexion les mortifie et leur donne du
dépit. Alors, pour s'en distraire et en imposer
aux autres et à eux-mêmes, ils cèdent à des
accès d'une humeur impérieuse qui ne leur
réussit par toujours. En effet, l'orgueil des ri-
chesses ne ressemble point à celui de la nais-
sance. L'un a quelque chose de libre, d'aisé,
qui semble exiger des égards légitimes. L'autre
a un air de grossièreté révoltante qui avertit de
l'usurpation. On s'avise quelquefois de comparer
l'insolent avec l'insolence , et l'un ne paraissant
par fait pour l'autre, on le fait rentrer dans
l'ordre. J'en ai vu des exemples. J'ai rencontré
aussi des gens de fortune dignes de leurs ri-
chesses, par l'usage qu'ils en faisaient. La bien-
faisance leur donne une supériorité réelle sur
ceux à qui ils rendent service. Les vrais infé-
rieurs sont ceux qui reçoivent, et l'humiliation
s'y joint quand les services sont pécuniaires.
C'est ce qui a fait mettre avec justice les men-
dlcmts au-dessous des esclaves : ceux-ci ne sont
•1.').
708
DUCI.OS.
qu« dans rabuissement , les autres sont dans
la bassesse. Ainsi ceux qui font la cour aux li-
uanciers sont bas ; plus bas encore s'ils en reçoi-
vent; et s'ils les payent d'ingratitude, la bas-
sesse n'a plus de nom ; elle augmente à pro-
portion de la naissance et de l'élévation des
ingrats.
Pourquoi s'étonner de la considération que
donnent les richesses? 11 est sûr qu'elles ne font
pas un mérite réel ; mais elles sont le moyen de
toutes les commodités, de tous les plaisirs, et
quelquefois du mérite même. Tout ce qui con-
tribue ou passe pour contribuer au bonheur, sera
chéri des hommes. Il est difficile de ne pas
identifier les riches et les richesses. Les déco-
rations extérieures ne font-elles pas la même
illusion?
Si l'on veut, par un examen philosophique,
dépouiller un homme de tout l'éclat qui lui est
étranger, la raison en a le droit; mais je vois
que l'humeur l'exerce plus que la philoso-
phie.
D'ailleurs, pourquoi ne considérerait-on pas
ce qui est représentatif de tout ce que l'on con-
sidère? Voilà précisément ce que les richesses
sont parmi nous; il n'y a de différence que de la
cause à l'effet. La seule chose respectée que les
richesses ne peuvent donner, c'est une naissance
illustre : mais si elle n'est pas soutenue par les
places, les dignités ou la puissance; si elle est
seule enfin, elle est éclipsée par tout ce que l'or
peut procurer. Voulons-nous avoir le droit de
mépriser les riches, commençons par mépriser
les richesses ; changeons nos mœurs.
Il y a eu des lieux et des temps où l'or était
méprisé et le mérite seul honoré. Sparte et Rome
naissante nous en fournissent des exemples. Mais
pour peu qu'on fasse attention à la constitution
et à l'esprit de ces républiques , on sentira qu'on
n'y devait faire aucun cas de l'or , puisqu'il n'y
était représentatif de rien. On ignorait les com-
modités ; les vrais besoins ne donnent pas l'idée
de celles que nous connaissons. L'imagination
ne s'était pas encore exercée sur les plaisirs ;
ceux de la nature suffisaient, et les plus grands
ne coûtent pas chers; le luxe était honteux,
ainsi l'or était inutile et méprisé. Ce mépris était
à la fois le principe et l'effet de la modération
et de l'austérité. La vie la plus pénible cesse de
gêner les hommes dès qu'elle est glorieuse ; et
dans les âmes hautes, les grands sacrifices ne
sont pas toujours aussi ci-uels qu'ils le paraissent
aux âmpJi vulgaires. Un certain sentiment de
fierté et d'estime pour soi-même élève i'âme et
la rend capable de tout. L'orgueil est le premier
des tyrans ou des consolateurs.
Telle fut Lacédémone , telle fut Rome dans
son berceau ; mais aussitôt que le vice et les
plaisirs y eurent pénétré , tout, jusqu'aux cho-
ses qui doivent être le prix de la vertu ; tout ,
dis-je , y fut vénal; l'or y fut donc recherché ,
nécessaire , estimé et honoré. Voilà précisément
l'état où nous nous trouvons par nos connais-
sances , nos goûts , nos besoins nouveaux , nos
plaisirs et nos commodités recherchées. Qu'on
fasse revivre les anciennes mœurs de Rome ou
de Sparte, peut-être n'en serons-nous ni plus
ni moins heureux ; mais l'or sera inutile.
Les hommes n'ont qu'un penchant décidé,
c'est leur intérêt ; s'il est attaché à la vertu , ils
sont vertueux sans effort; que l'objet change,
le disciple de la vertu devient l'esclave du vice ,
sans avoir changé de caractère : c'est avec les
mêmes couleurs qu'on peint la beauté et les
monstres.
Les mœurs d'un peuple font le principe actif
de sa conduite , les lois n'en sont que le fr( in ;
celles-ci n'ont donc pas sur lui le même empire
que les mœurs. On suit les mœurs de son siècle,
on obéit aux lois ; c'est l'autorité qui les fait et
qui les abroge. Les mœurs d'une nation lui sont
plus sacrées et plus chères que ses lois. Comme
elle n'en connaît pas l'auteur, elle les regarde
comme son ouvrage , et les prend toujours
pour la raison.
Cependant on ne saurait croire avec quelle
facilité un prince changerait chez certains peu-
ples les mœurs les plus dépravées , et les diri-
gerait vers la vertu, pourvu que ce ne fût pas
un projet annoncé , et que ses ordres à cet égard
ne fussent que son exemple. Une telle révolu-
tion paraîtrait le chef-d'œuvre des entreprises ;
mais elle le serait plus par son effet que par ses
difficultés. En attendant qu'elle arrive, et les
choses étant sur le pied où elles sont, ne soyons
pas étonnés que les richesses procurent de la
considération. Cela sera honteux , si l'on veut ;
mais cela doit être , parce que les hommes sont
plus conséquents dans leurs mœure que dans
leurs jugements.
On comprend ordinairement dans le monde
parmi les financiers une autre classe de gens ri-
ches , qui prétendent avec raison devoir en être
distingués. Ce sont les commerçants, hommes
estimables, nécessaires à l'État, qui ne s'enri-
chissent qu'en procurant l'abondance, en exci-
CONSIDÉRATIOINS SUR LES MŒURS.
70Q
tant une industrie honorable, et dont les ri-
chesses prouvent les services. On ne les rencontre
pas dans la société aussi communément que les
financiers , parce que les affaires les occupent ,
et ne leur permettent pas de perdre un temps
dont ils connaissent le prix, pour des amusements
frivoles , dont le goût vient autant de l'habitude
que de l'oisiveté, et qui, sous le nom de plai-
sirs , causent l'ennui aussi souvent qu'ils le dis-
sipent.
Les commerçants sont donc plus occupés que
les financiers. Quoique le commerce ait sa mé-
thode comme la finance , celle-ci se simplifie en
s'éclaircissant , et tout l'art des fripons est de
l'embrouiller. La science du commerce est moins
compliquée et mieux ordonnée , moins obscure ,
mais plus étendue , et s'étend encore plus en se
perfectionnant. L'application de ses principes
exige une attention suivie , de nouveaux acci-
dents demandent de nouvelles mesures , le tra-
vail est presque continuel : au lieu que la finance,
plus bornée en elle-même , ressemble assez à
une machine qui n'a pas souvent besoin de la
main de l'ouvrier pour agir, quand le mouve-
ment est une fois imprimé ; c'est une pendule
qu'où ne remonte que rarement, mais qui aurait
besoin d'être totalement refaite sur une meilleure
théorie.
Tous les préjugés d'état ne sont pas également
faux , et l'estime que les commerçants font du
leur est d'accord avec la raison. Ils ne font au-
cune entreprise , il ne leur arrive aucun avan-
tage que le public ne le partage avec eux; tout
les autorise à estimer leur profession. Les
commerçants sont le premier ressort de l'abon-
dance. Les financiers ne sont que des canaux
propres à la circulation de l'argent , et qui trop
souvent s'engorgent. Que ces canaux soient de
bronze ou d'argile, la matière en est indiffé-
rente, l'usage est le même.
On ne doit pas confondre les commerçants
dont je parle , avec ces hommes qui , sans avoir
l'esprit du commerce, n'ont que le caractère
marchand , n'envisagent que leur intérêt parti-
culier , et y sacrifieraient celui de l'État , s'il se
trouvait en oppposition avec le leur. Tel com-
merce peut enrichir une société marchande , qui
est ruineux pour un État; et tel autre serait
avantageux à l'État, qui ne donnerait à des mar-
chands que des gains médiocres, mais légitimes,
ou quelquefois leur occasionnerait des pertes. Le
commerçant digne de ce nom est celui dont les
spéculations et les entreprises n'ont pour objet
que le bien public , et dont les effets rejaillissent
sur la nation '.
Les commerçants s'honorent par la voie même
qui les enrichit ; les financiers s'imaginent ten-
dre au même but par le faste et l'étalage de
leurs richesses : c'est ce qui les a engagés à se
produire dans le monde , où ils auraient été les
seuls étrangers , si l'on n'y eût à peu près dans
le même temps recherché les gens de lettre».
CHAPITRE XI.
Sur les gens de lettres.
Autrefois les gens de lettres , livrés à l'étudo ,
et séparés du monde, en travaillant pour leurs
contemporains , ne songeaient qu'à la postérité.
Leurs mœurs , pleines de candeur et de rudessG ,
n'avaient guère de rapport avec celles de la so-
ciété; et les gens du monde, moins instruits
qu'aujourd'hui , admiraient les ouvrages , ou
plutôt le nom des auteurs, et ne se croyaient
pas trop capables de vivre avec eux. Il entrait
même dans cet éloignement plus de considération
que de répugnance.
Le goût des lettres, des sciences et des arts a
gagné insensiblement, et il est venu au point
que ceux qui ne l'ont pas , l'affectent. On a donc
recherché ceux qui les cultivent , et ils ont été
attirés dans le monde à proportion de l'agré-
ment qu'on a trouvé dans leur commerce.
Ou a gagné de part et d'autre à cette liaison.
Les gens du monde ont cultivé leur esprit,
formé leur goût , et acquis de nouveaux plaisirs.
Les gens de lettres n'en ont pas retiré moins
d'avantages. Ils ont trouvé de la considération ;
ils ont perfectionné leur goût, poli leur esprit ,
adouci leurs mœurs , et acquis sur plusieurs ar-
ticles des lumières qu'ils n'auraient pas puisées
dans les livres.
Les lettres ne donnent pas précisément un
état; mais elles en tiennent lieu à ceux qui n'eu
ont pas d'autre , et leur procurent des distinc-
* Les commerçants ont créé et rendu militaire la mariiio
marcliande, qui a été le berceau de Barth , Duguay-Trouin ,
Cassart, Mininc, Ducasse, Gardin, Porée, Villetreux, et d«
quelques autres que je nommerais s'ils ne vivaient pas. Mai»
je me suis également interdit l'éloge et le MAme dinvt». lU
n'appartiennent qu'h l'histoire, dont c'est le devoir, et qui
doit, ainsi que la justice, ne faire acception de personne.
Combien <rarmements ont été faits par les le (;endro,
Fontaine-des-M(»nlées, Bruni, Kon de la Baronie, Grand-
vlIle-Loquct , Masson , le Gouteulx, Magon, Montaudouli»,
la Rue, CastJMiier, Gasaubon, Moucb.inl, les Vincent, et
tant d'autres que leur ft)rtune iw doit pas faire placer pnrnr.
les linanciers <|ui ruinaient ffilat par des usure», dani Jo
i temps riue ]o% (.xnintnnnl.* le soalenalent par l«ur nvdil.
710
DUCLOS.
lions, que des gens qui leur sont supérieurs par
le rang n'obtiendraient pas toujours. On ne se
croit pas plus humilié de rendre hommage à
l'esprit qu'à la beauté , à moins qu'on ne soit
d'ailleurs en concurrence de rang ou de dignité ;
car l'esprit peut devenir alors l'objet le plus vif
de la rivalité. Mais lorsqu'on a une supériorité
de rang bien décidée , on accueille l'esprit avec
complaisance; on est llatté de donner à un
homme d'un rang inférieur le prix qu'il fau-
drait disputer avec un rival à d'autres égards.
L'esprit a l'avantage que ceux qui l'estiment ,
prouvent qu'ils en ont eux-mêmes, ou le font
croire, ce qui est à peu près la même chose
pour bien des gens.
On distingue la république des lettres en plu-
sieurs classes. Les savants, qu'on appelle aussi
érudits , ont joui autrefois d'une grande consi-
dération ; on leur doit la renaissance des lettres :
mais comme aujourd'hui on ne les estime pas
autant qu'ils le méritent , le nombre en diminue
trop, et c'est un malheur pour les lettres; ils se
produisent peu dans le monde , qui ne leur con-
vient guère , et à qui ils ne conviennent pas da-
vantage.
Il y a un autre ordre de savants qui s'occupent
des sciences exactes. On les estime, on en re-
connaît l'utilité , on les récompense quelquefois ;
leur nom est cependant plus à la mode que leur
pei*sonne , à moins qu'ils n'aient d'autres agré-
ments que le mérite qui fait leur célébrité.
Les gens de lettres les plus recherchés sont
ceux qu'on appelle communément beaux esprits,
entre lesquels il y a encore une distinction à faire.
Ceux dont les talents sont marqués et couronnés
par des succès , sont bientôt connus et accueillis ;
mais si leur esprit se trouve renfermé dans la
sphère du talent , quelque génie qu'on y recon-
naisse , on applaudit l'ouvrage , et on néglige
l'auteur. On lui préfère , dans la société , celui
dont 'l'esprit est d'un usage plus varié , et d'une
application moins décidée, mais plus étendue.
Les premiers font plus d'honneur à leur siècle ;
mais on cherche dans la société ce qui plaît da-
vantage. D'ailleurs il y a compensation sur tout.
De grands talents ne supposent pas toujours un
grand fonds d'esprit : un petit volume d'eau
peut fouFjiir un jet plus brillant qu'un ruisseau
dont le cours paisible , égal et abondant fertilise
une terre utile. Les hommes de talent doivent
avoir plus de célébrité, c'est leur récompense.
Les gens d'esprit doivent trouver plus d'agré-
ment dans la société, puisqu'ils y en portent
davantage ; c'est une reconnaissance fondée.
Les talents ne se communiquent point par la
fréquentation. Avec les gens d'esprit , on déve-
loppe , on étend , et on leur doit une partie du
sien. Aussi le plaisir et l'habitude de vivre avec
eux font naître l'intimité , et quelquefois l'amitié,
malgré les disproportions d'état , quand les qua-
lités du cœur s'y trouvent ; car il faut avouer
que, malgré la manie d'esprit à la mode, les
gens de lettres, dont l'âme est connue pour hon-
nête, ont un tout autre coup d'œil dans le
monde que ceux dont on loue les talents, et
dont on désavoue la personne.
On a dit que le jeu et l'amour rendent toutes
les conditions égales : je suis persuadé qu'on y
eût joint l'esprit , si le proverbe eût été fait de-
puis que l'esprit est devenu une passion. Le jeu
égale en avilissant le supérieur; l'amour, en
élevant l'inférieur ; et l'esprit , parce que la vé-
ritable égalité vient de celle des âmes. Il serait
à désirer que la vertu produisît le même effet ;
mais il n'appartient qu'aux passions de réduire
les hommes à n'être que des hommes, c'est-à-
dire , à renoncer à toutes les distinctions exté-
rieures.
Cependant, de tous les empires , celui des gens
d'esprit, sans être visible, est le plus étendu. Le
puissant commande, les gens d'esprit gouver-
nent , parce qu'à la longue ils forment l'opinion
publique , qui têt ou tard subjugue ou renverse
toute espèce de despotisme.
Les gens de la cour sont ceux dont les lettres
ont le plus à se louer; et si j'avais un conseil à
donner à un homme qui ne peut se faire jour
que par son esprit , je lui dirais : Préférez à tout
l'amitié de vos égaux ; c'est la plus sûre , la plus
honnête , et souvent la plus utile ; ce sont les
petits amis qui rendent les grands services , sans
tyranniser la reconnaissance : mais si vous ne
voulez que des liaisons de société , faites-les à la
cour ; ce sont les plus agréables et les moins gê-
nantes. Le manège , l'intrigue , les pièges , et ce
qu'on appelle les noirceurs, ne s'emploient
qu'entre les rivaux d'ambition. Les courtisans
ne pensent pas à nuire à ceux qui ne peuvent les
traverser, et font quelquefois gloire de les obli-
ger. Ils aiment à s'attacher un homme de mérite
dont la reconnaissance peut avoir de l'éclat. Plus
on est grand , moins on s'avise de faire sentir
une distance trop marquée pour être méconnue.
L'amour-propre éclairé ne diffère guère de la
modestie dans ses effets. Un homme de lettres
estimable n'en essuiera point de faste offensant ;
CONSIDÉRATIOINS SUR LES MOEURS.
711
au lieu qu'il pourrait y être exposé avec ces gens
qui n'ont sur lui que la supériorité que leur im-
pertinence suppose , et qui croient que c'est un
moyen de la lui prouver. Depuis que le bel es-
prit est devenu une contagion , tel s'érige en
protecteur qui aurait besoin lui-mêjne d'être
protégé, et à qui il ne manque pour cela que
d'en être digne.
Plusieurs devraient sentir qu'ils seraient assez
honorés d'être utiles aux lettres , parce qu'ils en
retireraient plus de considération qu'ils ne pour-
raient leur en procurer.
D'autres qui se croient gens du monde , parce
qu'on ne sait pas pourquoi ils s'y trouvent, pa-
raissent étonnés d'y rencontrer les gens de lettres.
Ceux-ci pourraient, à plus juste titre, être sur-
pris d'y trouver ces gens d'un état fort commun ,
qui, malgré leur complaisance pour les grands,
et leur impertinence avec leurs égaux, seront
toujours hors d'oeuvre. On fera toujours une
différence entre ceux qui sont recherchés dans
le monde , et ceux qui s'y jettent malgré les dé-
goûts qu'ils éprouvent.
En effet , réduisons les choses au vrai. On est
homme du monde par la naissance et les dignités ,
on s'y attache par intérêt , on s'y introduit par
bassesse ; on y est lié par des circonstances par-
ticulières , telles que sont les alliances des gens
de fortune; on y est admis par choix, c'est le
partage des gens de lettres; et les haisons de
goût entraînent nécessairement des distinctions.
Les gens de fortune qui ont de l'esprit et des
lettres le sentent si bien que, si on les consulte,
ou qu'on suive simplement leur conduite, on
verra qu'ils jouissent de leur fortune, mais qu'ils
s'estiment à d'autres égards. Ils sont même blessés
des éloges qu'on donne à leur magnificence,
parce qu'ils sentent qu'ils ont un autre mérite
que celui-là ; on veut tirer sa gloire de ce qu'on
estime le plus. Ils recherchent les gens de lettres ,
et se font honneur de leur amitié.
Les succès de quelques gens de lettres en ont
égaré beaucoup dans cette carrière ; tous se sont
flattés de jouir des mêmes agréments, et plu-
sieurs se sont trompés , soit qu'ils eussent moins
de mérite, soit que leur mérite fût moins de com-
merce.
Quantité de jeunes gens ont cru obéir au génie,
et leurs mauvais succès n'ont fait que les rendre
incapables de suivre d'autres routes où ils au-
raient réussi, s'ils y étaient entrés d'abord. Par
là l'État a perdu de bons sujets, sans que la ré-
publique des lettres y ait rien gagné.
Quoique les avantages que les lettres procu-
rent se réduisent ordinairement à quelques agré-
ments dans la société, ils n'ont pas laissé d'ex-
citer l'envie. Les sots sont presque tous par état
ennemis des gens d'esprit. L'esprit n'est pas
souvent fort utile à celui qui en est doué; et
cependant il n'y a point de qualité qui soit si
fort exposée à la jalousie.
On est étonné qu'il soit permis de faire l'éloge
de son cœur, et qu'il soit révoltant de louer son
esprit; et la vanité qu'on tirerait du dernier si;
pardonnerait d'autant moins , qu'elle serait mieux
fondée. On en a conclu que les hommes esti-
ment plus l'esprit que la vertu. N'y en aurait-il
point une autre raison ?
Il me semble que les hommes n'aiment point
ce qu'ils sont obligés d'admirer. On n'admire
que forcément et par surprise. La réflexion
cherche à prescrire contre l'admiration; et quand
elle est forcée d'y souscrire, l'humiliation s'y
joint , et ce sentiment ne dispose pas à aimer.
Un seul mot renferme souvent une collection
d'idées : tels sont les termes d'esprit et de cœur.
Si un homme nous fait entendre qu'il a de l'es-
prit, et que de plus il ait raison de le croire,
c'est comme s'il nous prévenait que nous ne lui
imposerons point par de fausses vertus, que nous
ne lui cacherons point nos défauts, qu'il nous
verra tels que nous sommes, et nous jugera
avec justice. Une telle annonce ressemble déjà à
un acte d'hostilité. Au lieu que celui qui nous
parle de la bonté de son cœur, et qui nous en
persuade, nous apprend que nous pouvons
compter sur son indulgence, même sur son
aveuglement, sur ses services, et que nous pour-
rons être impunément injustes à son égard.
Les sots ne se bornent pas à une haine oisive
contre les gens d'esprit , ils les représentent
comme des hommes dangereux, ambitieux, in-
trigants ; ils supposent enfln qu'on ne peut faire
de l'esprit que ce qu'ils en feraient eux-mêmes.
L'esprit n'est qu'un ressort capable de mettre
en mouvement la vertu ou le vice. Il est comme
ces liqueurs qui par leur mélange développent
et font percer l'odeur des autres. Les vicieux
l'emploient pour leur passion. Mais combien l'es-
prit a-t-il guidé, soutenu, embelli, développé
et fortifié de vertus 1 L'esprit seul, par un in-
térêt éclairé , a quelquefois produit des actions
aussi louabhîs que la vertu même l'aurait pu
faire. C'est ainsi que la sottise seule a pcul-êlrc
fait ou causé autant de crimes (|ue le vice.
A ré^^'ard des pens d'esprit proprement dit5,
712
DUCLOS.
c'est-à-dire, qui sont connus par leurs talents,
ou par un goût décidé pour les sciences et les
lettres , c'est les connaître bien peu que de crain-
dre leur concurrence et leurs intrigues dans les
routes de la fortune et de l'ambition. La plupart
en sont incapables; et ceux qui, par hasard,
veulent s'en mêler, finissent ordinairement par
être des dupes. Les intrigants de profession les
connaissent bien pour tels ; et quand ils les en-
gagent dans quelques affaires délicates, ils son-
gent à les tromper les premiers, les font servir
d'instruments; mais ils se gardent bien de leur
confier le ressort principal '. Il y a , au contraire ,
des sots qui , par une ardeur soutenue , des dé-
marches suivies sans distraction de leur objet ,
parviennent à tout ce qu'ils désii'ent.
L'amour des lettres rend assez insensible à la
cupidité et à l'ambition , console de beaucoup de
privations, et souvent empêche de les connaître
ou de les sentir. Avec de telles dispositions, les
gens d'esprit doivent, tout balancé, être encore
meilleurs que les autres hommes. A la disgrâce
du surintendant Fouquet , les gens de lettres lui
restèrent le plus courageusement attachés. La
Fontaine, Pélisson et mademoiselle deScudéry
allèrent jusqu'à s'exposer au ressentiment du roi ,
et même des ministres.
De deux personnes également bonnes, sen-
sibles et bienfaisantes , celle qui aura le plus d'es-
prit l'emportera encore par la vertu pratique.
Elle aura mille procédés délicats, inconnus à
l'esprit borné. Elle n'humiliera point par ses
bienfaits : elle aura, en obligeant, ces égards si
supérieurs aux services, et qui, loin de faire
des ingrats , font éprouver une reconnaissance
délicieuse. Enfin , quelque vertu qu'on ait , on
n'a que celle de l'étendue de son esprit.
Il arrive encore que l'esprit inspire à celui qui
en est doué, une secrète satisfaction qui ne tend
qu'à le rendre agréable aux autres, séduisant
pour lui-même, inutile à sa fortune, et heureu-
sement assez indifférent sur cet article.
Les gens d'esprit devraient d'autant moins
s'embarrasser de la basse jalousie qu'ils excitent,
qu'ils ne vivent jamais plus agréablement qu'en-
tre eux. Ils doivent savoir par expérience com-
bien ils se sont réciproquement nécessaires. Si
quelque pique les éloigne quelquefois les uns
des autres, les sots les réconcilient, par l'im-
possibilité de vivre continuellement avec des
sots.
' Voyez dans les communautés; ce ne sont pas ceux qui
I«? illustrent par des talents qu'on y charge du régime.
Les ennemis étrangers feraient peu de tort aux
gens de lettres , s'il ne s'en trouvait pas d'assez
imprudents pour fournir des moyens de les dé-
crier , en se desservant quelquefois eux-mêmes.
Je voudrais, pour l'honneur des lettres et le
bonheur de ceux qui les cultivent , qu'ils fussent
tous persuadés d'une vérité qui devrait être pour
eux un principe fixe de conduite ; c'est qu'ils
peuvent se déshonorer eux-mêmes par les choses
injurieuses qu'ils font , disent ou écrivent contre
leurs rivaux; qu'ils peuvent tout au plus les
mortifier, s'en faire des ennemis , et les engager
à une représaille aussi honteuse ; mais qu'ils ne
sauraient donner atteinte à une réputation con-
signée dans le public. On ne fait et l'on ne dé-
truit que la sienne propre, et toujours par soi-
même. La jalousie marque de l'infériorité dans
celui qui la ressent. Quelque supériorité qu'on eût
à beaucoup d'égards sur un rival , dès qu'on en
conçoit de la jalousie , il faut qu'on lui soit infé-
rieur par quelque endroit.
Il n'y a point de particulier, si élevé ou si il-
lustre qu'il puisse être, point de société si bril-
lante qu'elle soit , qui détermine le jugement du
public, quoiqu'une cabale puisse par hasard
procurer des succès, ou donner des dégoûts
passagers. Cela serait encore plus difficile au-
jourd'hui que dans le siècle précédent, parce
que le public était moins instruit , ou se piquait
moins d'être juge. Aujourd'hui il s'amuse des
scènes littéraires , méprise personnellement ceux
qui les donnent avec indécence , et ne change rien
à l'opinion qu'il a prise de leurs ouvrages.
Il est inutile de prouver aux gens de lettres
que la rivalité qui produit autre chose que l'ému-
lation est honteuse : cela n'a pas besoin de preu-
ves ; mais ils devraient sentir que leur désunion
va directement contre leur intérêt général et par
ticulier ; et quelques-uns ne paraissent pas s'en
apercevoir.
Des ouvrages travaillés avec soin, des criti-
ques sensées, sévères, mais justes et décentes,
où l'on marque les beautés en relevant les dé-
fauts, pour donner des vues nouvelles; voilà
ce qu'on a droit d'attendre des gens de lettres.
Leurs discussions ne doivent avoir que la vérité
pour objet , objet qui n'a jamais causé ni fiel ni
aigreur, et qui tourne à l'avantage de l'huma-
nité : au lieu que leurs querelles sont aussi dange-
reuses pour eux que scandaleuses pour les sages.
Des hommes stupides , assez éclairés par l'envie
pour sentir leur infériorité, trop orgueilleux
pour Tavouer, peuvent seuls être charmés de voir
COJNSIDÉRATIOINS SUK LES MŒURS.
713
ceux qu'ils seraient obligés de respecter, s'hu-
milier les uns les autres. Les sots apprennent
ainsi à cacher leur haine sous un air de mépris
dont ils devraient seuls être l'objet.
Je crois voir dans la république des lettres un
peuple, dont Tintelligence ferait la force, fournir
des armes à des barbares , et leur montrer l'art
de s'en servir.
Il semble qu'on fasse aujourd'hui précisément
le contraire de ce qui se pratiquait lorsqu'on
faisait combattre des animaux pour amuser des
hommes.
CHAPITRE XII.
Sur la manie du bel esprit.
Il n'y a rien de si utile dont on ne puisse abu-
ser, ne fût-ce que par l'excès. Il ne s'agit donc
pas d'examiner jusqu'à quel point les lettres
peuvent être utiles à un État florissant , et con-
tribuer à sa gloire ; mais de savoir, première-
ment , si le goût du bel esprit n'est pas trop
répandu, peut-être même plus qu'il ne le fau-
drait pour sa perfection ;
Secondement , d'où vient la vanité qu'on en
tire, et conséquemment l'extrême sensibilité
qu'on a sur cet article. L'examen et la solution
de ces deux questions s'appuieront nécessaire-
ment sur les mêmes raisons.
Il est sûr que ceux qui cultivent les lettres
par état, en retireraient peu d'avantages, si les
autres hommes n'en avaient pas du moins le
goût. C'est l'unique moyen de procurer aux
lettres les récompenses et la considération dont
elles ont besoin pour se soutenir avec éclat. Mais
lorsque la partie de la littérature que l'on com-
prend d'ordinaire sous le nom de bel esprit de-
vient une mode , une espèce de manie publique ,
les gens de lettres n'y gagnent pas, et les autres
professions y perdent. Cette foule de prétendants
au bel esprit fait qu'on distingue moins ceux qui
ont des droits d'avec ceux qui n'ont que des
prétentions.
A l'égard des hommes qui sont comptables à
la société de diverses professions graves , utiles,
ou même de nécessité, qui exigent presque toute
l'application de ceux qui s'y destinent, telles
que la guerre , la magistrature , le commerce ,
les arts , c'est sans doute une grande ressource
pour eux que la connaissance et le goût modéré
des lettres. Us y trouvent un délassement, un
plaisir, et un certain exercice d'esprit qui n'est
pas inutile à Icviv» autres fonctions. Mais si ce
goût devient trop vif, et dégénère en passion, il
est impossible que les devoirs réels n'en souf-
frent. Les premiers de tous sont ceux de la pro-
fession qu'on a embrassée , parce que la première
obligation est d'être citoyen.
Les lettres ont par elles-mêmes un attrait qui
séduit l'esprit, lui rend les autres occupations
rebutantes, et fait négliger celles qui sont les
plus indispensables. On ne voit guère d'homme
passionné pour le bel esprit, s'acquitter bien
d'une profession différente. Je ne doute point
qu'il n'y ait des hommes engagés dans des profes-
sions très -opposées aux lettres, pour lesquelles
ils avaient des talents marqués. Il serait à dési-
rer, pour le bien de la société, qu'ils s'y fussent
totalement livrés , parce que leur génie et leur
état étant restés en contradiction, ils ne sont
bons à rien.
Ces talents décidés, ces vocations marquées
sont très-rares; la plupart des talents dépendent
communément des circonstances, de l'exercice
et de l'application qu'on en a faits. Mettons un
peu ces prétendus talents naturels et non cultivés
à l'épreuve.
Nous voyons des hommes dont l'oisiveté for-
me, pour ainsi dire, l'état : ils se font amatem-s
de bel esprit; ils s'annoncent pour le goût, c'est
leur affiche ; ils recherchent les lectures ; ils s'em-
pressent; ils conseillent ; ils veulent protéger sans
qu'on les en prie, ni qu'ils en aient le droit, et
croient naïvement, ou tâchent de faire croire
qu'ils ont part aux ouvrages et aux succès de
ceux qu'ils ont incommodés de leurs conseils.
Cependant ils se font par là une sorte d'exis-
tence, une petite réputation de société. Pour peu
qu'ils montrent d'esprit , s'ils restent dans l'inac-
tion, et se bornent prudemment au droit déjuger
décisivement, ils usurpent dans l'opinion une es-
pèce de supériorité sur les talents mêmes. On les
croit capables de faire tout ce qu'ils n'ont pas fait,
et uniquement parce qu'ils n'ont rien fait. On leur
reproche leur paresse ; ils cèdent aux instances ,
et se hasardent à entrer dans la carrière dont ils
étaient les arbitres. Leurs premiers essais profi-
tent du préjugé favorable de leur société. On loue,
on admire, on se récrie que le pubttc ne doit pas
être privé d'un chef-d'œuvre. La modeste com-
plaisance de l'auteur se laisse violer, et cousent à
se produire au grand jour.
C'est alors que l'illusion s'évanouit : le public
condamne l'ouvrage, ou s'en occupe peu ; les ad-
mirateurs se rétractent , et l'auteur déplacé ap-
prend , par son expérience , qu'il n'y a point de
714
DCCLOS.
profession qui n'exige un homme tout entier. En
effet, on citerait peu d'ouvrages distingués, je
dis même d'ouvrages de goût, qui ne soient partis
d'auteurs de profession; parmi lesquels on doit
comprendre ceux qui peuvent avoir une profession
différente , mais qui ne s'en livrent pas moins à
l'étude et à l'exercice des lettres , souvent avec
plus de goût et d'assiduité qu'aux fonctions de
leur état. En effet, ce qui constitue l'homme de
lettres n'est pas une vaine affiche, ou la priva-
tion de tout autre titre ; mais l'étude , l'applica-
tion , la réflexion et l'exercice.
Les mauvais succès ne détrompent pas ceux
qu'ils Immilient. 11 n'y a point d'amour-propre
plus sensible et moins corrigible que celui qui
naît du bel esprit; et il est infiniment plus om-
brageux dans ceux dont ce n'est pas la profession,
que dans les vrais auteurs , parce qu'on est plus
humilié d'être au-dessous de ses prétentions que
de ses devoirs. C'est en vain qu'ils affichent l'in-
différence, ils ne trompent personne. L'indiffé-
rence est la seule disposition de l'âme qui doive
être ignorée de celui qui l'éprouve ; elle n'existe
plus dès qu'on l'annonce.
11 n'y a point d'ouvrages qui ne demandent
du travail; les plus mauvais ont souvent le plus
coûté, et l'on ne se donne point de peine sans
objet. On n'en a point , dit-on , d'autre que son
amusement : dans ce cas-là il ne faut point faire
imprimer ; il ne faut pas même lire à ses amis ,
puisque c'est vouloir les consulter ou les zimuser.
On ne consulte point sur les choses qui n'inté-
ressent pas , et l'on ne prétend pas amuser avec
celles qu'on n'estime point. Cette prétendue in-
différence est donc toujours fausse; il n'y a qu'un
intérêt très-sensible qui fasse jouer l'indifférence.
C'est une précaution en cas de mauvais succès,
ou l'ostentation d'un droit qu'on voudrait établir
pour décidé.
On n'a jamais tant donné de ridicule au bel
esprit que depuis qu'on en est infatué. Cepen-
dant la faiblesse sur ce sujet est telle, que ceux
qui pourraient tirer leur gloire d'ailleurs , se re-
paissent sur le bel esprit d'éloges dont ils re-
connaissent eux-mêmes la mauvaise foi. Votre
sincérité vous en ferait des ennemis irréconci-
liables , eux qui s'élèvent contre l'amour-propre
des auteurs de profession.
Exammons quelles sont les causes de cet
amour -propre excessif; voici celles qui m'ont
frappé.
Chez les peuples sauvages la force a fait la
noblesse et la distinction entre les hommes ; mais
parmi des nations policées , où la force est sou-
mise à des lois qui en préviennent ou en répri-
ment la violence , la distinction réelle et pereon-
nelle la plus reconnue vient de l'esprit.
La force ne saurait être parmi nous une dis-
tinction ni un moyen de fortune ; c'est un avan-
tage pour des travaux pénibles, qui sont le
partage de la plus malheureuse classe des ci-
toyens. Mais malgré la subordination que les
lois, la politique, la sagesse ou l'orgueil ont pu
établir, il reste toujours à l'esprit dans les classes
les plus obscures des moyens de fortune et d'élé-
vation qu'il peut saisir, et que des exemples lui
indiquent. Au défaut des avantages réels que
l'esprit peut procurer suivant l'application qu'on
en peut faire dans les diverses professions, le
plus stérile pour la fortune donne encore une
sorte de considération.
Mais comment arrive -t-il que de toutes les
sortes d'esprit dont on peut faire usage, le bel
esprit soit celui qui inspire le plus d'amour-pro-
pre? Sur quoi fonde-t-on sa supériorité? et qu'est-
ce qui en favorise si fort la prétention? Voici
d'où vient l'illusion.
Premièrement, les hommes ne sont jamais
plus jaloux de leurs avantages que lorsqu'ils les
regardent comme leur étant personnels, qu'ils
s'imaginent ne les devoir qu'à eux-mêmes; et
comme ils jugent moins de l'esprit par des effets
éloignés, et dont ils n'aperçoivent pas toujours
la liaison, que sur des signes immédiats ou pro-
chains, les hommes qui ne sont pas faits à la
réflexion croient Toir cette prérogative dans le
bel esprit plus que dans tout autre. Ils jugent
qu'il appartient en propre à celui qui en est doué.
Ils voient ou croient voir qu'il produit de lui-
même et sans secours étrangers ; car ils ne dis-
tinguent pas ces secours, qui sont cependant très-
réels. Ils ne font pas attention qu'à talents égaux,
les écrivains les plus distingués sont toujours
ceux qui se sont nourris de la lecture réfléchie
des ouvrages de ceux qui ont paru avec éclat
dans la même carrière. On ne voit pas, dis-je,
assez que l'homme le plus fécond, s'il était ré-
duit à ses propres idées , en aurait peu ; que c'est
par la connaissance et la comparaison des idées
étrangères, qu'on parvient à en produire une
quantité d'autres qu'on ne doit qu'à soi. Qui ne se-
rait riche que des siennes propres, serait fort pau-
vre ; mais qui n'aurait que celles d'autrui, pourrait
encore être assez sot, et ne s'en \as douter.
* Secondement , ce qui favorise encore l'opinion
avantageuse qu'on a du bel esprit, vient d'un
CONSIDERATIOINS SUR LES MŒURS.
715
parallèle qu'on est souvent à portée de faire.
On remarque que le fils d'un homme d'esprit
et de talent fait souvent des efforts inutiles pour
marcher sur les traces de son père ; il n'y a rien
de moins héréditaire : au lieu que le fils d'un sa-
vant devient , s'il le veut , un savant lui-même.
En géométrie et dans toutes les vraies sciences
qui ont des principes , des règles et une méthode,
on peut parvenir, et l'on parvient ordinairement,
sinon à la gloire, du moins aux connaissances de
ses prédécesseurs.
Peut-être dira-t-on , à l'avantage de certaines
sciences , que l'utilité en est plus réelle ou plus
reconnue que celle du bel esprit ; mais cette ob-
jection est plus favorable à ces sciences mêmes
qu'à ceux qui les professent.
11 est vrai que celui qui s'annonce pour les
sciences est obligé d'en être instruit jusqu'à un
certain point, sans quoi il ne peut pas s'en im-
poser grossièrement à lui-même, et il en impose-
rait difficilement aux autres, s'ils ont intérêt de
s'en éclaircir. Quoique les sciences ne soient pas
exemptes de charlatanerie , elle y est plus diffi-
cile que sur ce qui n'a rapport qu'à l'esprit. On
se trompe de bonne foi à cet égard , et l'on trompe
assez facilement les autres , surtout si l'on ne se
commet pas en donnant des ouvrages , et qu'on
se borne au simple titre d'homme d'esprit et de
goût. Voilà ce qui rend le bel esprit si commun,
qu'il ne devrait pas inspirer tant de vanité.
Mais laissant à part ce peuple de gens d'esprit,
sur quoi les auteurs de mérite , et dont les preuves
sont incontestables , fondent-ils leur supériorité
à l'égard de plusieurs professions?
En supposant que l'esprit dût être la seule
mesure de l'estime, en ne comptant pour rien les
différents degrés d'utilité , et ne jugeant les pro-
fessions que sur la portion d'esprit qu'elles exi-
gent, combien y en a-t-il qui supposent autant
et peut-être plus de pénétration , de sagacité , de
prestesse, de discussion, de comparaison, en un
mot, d'étendue de lumières, que les ouvrages de
goût et d'agrément les plus célèbres ?
Je ne citerai pas ce qui regarde le gouverne-
ment ou la conduite des armées; on pourrait
croire que l'éclat qui accompagne certaines places
peut influer sur l'estime qu'on fait de ceux qui
les remplissent avec succès, et j'aurais trop d'a-
vantage. Je n'entrerai pas non plus dans le détail
de tous les différents emplois ; il y en aurait plus
qu'on ne croit qui auraient des titres solides à
produire. Portons du moins la vue sur quelques
occupations de ta société.
Le magistrat qui est digne de sa place ne doit-il
pas avoir l'esprit juste , exact , pénétrant , exercé,
pour percer jusqu'à la vérité à travers les nuages
dont l'injustice et la chicane cherchent à l'obs-
curcir; pour arracher à l'imposture le masque
de l'innocence ; pour discerner l'innocence mal-
gré l'embarras, la frayeur ou la maladresse qui
semblent déposer contre elle; pour distinguer
l'assurance de l'innocent d'avec l'audace du cou-
pable ; pour connaître également et conciUer l'é-
quité naturelle et la loi positive; pour faire céder
l'une à l'autre, suivant l'intérêt de la société, et
par conséquent de la justice même ?
Faut-il moins de quahtés dans l'orateur pour
éclaircir et présenter l'affaire sur laquelle le juge
doit prononcer ; pour diriger les lumières du ma-
gistrat, et quelquefois les lui fournir? car je ne
parle point de l'art criminel d'égarer la justice.
Quel discernement, quelle finesse de discus-
sion n'exige pas l'art de la critique !
Quelfe force de génie ne faut-il pas pour ima-
giner certains systèmes qui peut-être sont faux ,
mais qui n'en servent pas moins à expliquer des
phénomènes, constater, concilier des faits, et
trouver des vérités nouvelles !
Quelle sagacité dans les sciences, pour inven-
ter des méthodes qui prouvent l'étendue des lu-
mières dans les inventeurs , et dont l'utilité est
telle, qu'elles guident avec certitude ceux mêmes
qui n'en conçoivent pas les principes !
Cependant plusieurs de ces philosophes sont
à peine connus ; il n'y a de célèbres que ceux
qui ont fait des révolutions dans les esprits, tan-
dis que ceux qui ne sont qu'utiles restent igno-
rés. Les hommes ne méconnaissent jamais plus
les bienfaits que lorsqu'ils en jouissent avec
tranquillité.
La gloire du bel esprit est bien différente. Elle
est sentie et publiée par le commun des hom-
mes, qui sont jusqu'à un certain point en état
d'en concevoir les idées, et qui se sentent inca-
pables de les produire sous la forme où elles leur
sont présentées ; de là naît leur admiration. Au
lieu que les philosophes ne sont sentis que par
des philosophes , ils ne peuvent prétendre qu'à
l'estime de leurs pairs; c'est jouir d'une consi-
dération bien bornée.
Mais pourquoi entrer dans un examen détaillé
des occupations qu'on regarde comme dépen-
dantes principalement de l'esprit? Il y en n Ix'au-
coiip d'autres qu'on ne range pas ordinairement
dans cette classe-là, et qui n'en exigent pas
moins.
716
DllCLOS.
Doutera-t-on, par exemple, qu'il ne faille une
grande étendue de lumières pour imaginer une
nouvelle branche de commerce , ou pour en per-
fectionner une déjà établie, pour apercevoir un
vice d'administration consacré par le temps?
On avouera, sans doute, qu'on ne peut pas
refuser l'esprit à ceux qui se sont illustrés dans
les différentes carrières dont je viens de parler;
mais on dira qu'il n'en faut pas beaucoup pour y
marcher faiblement. Pour réponse à cette dis-
tinction, il suffit d'en faire une pareille, et de
demander quel cas on fait de ceux qui ram-
pent dans la littérature ; on va jusqu'à l'injustice
à leur égard , en les estimant moins qu'ils ne le
méritent.
On fait encore une objection dont on est frappé,
et qui est bien failjle. On remarque, dit-on, que
plusieurs hommes se sont fait un nom dans les
arts ou dans certaines sciences , quoiqu'ils fus-
sent incapables de toutes les autres choses aux-
quelles ils s'étaient d'abord inutilement appli-
qués , et que , loin d'être en état de produire le
moindre ouvrage de goût et d'agrément, à peine
atteignent-ils au courant de la conversation.
Dès là on prend droit de les regarder comme des
espèces de machines, dont les ressorts n'ont
qu'un effet déterminé.
Mais croit-on que tous ceux qui se sont distin-
gués dans le bel esprit eussent été également ca-
pables de toutes les autres professions et des
différents emplois de la société? Ils n'auraient
peut-être jamais été ni bons magistrats , ni bons
commerçants, ni bons jurisconsultes, ni bons
artistes. Sont-ils bien sûrs qu'ils y auraient été
propres? Ce qu'ils ont pris chez eux pour répu-
gnance sur certaines occupations pouvait être un
signe d'incapacité autant que de dégoût. N'y
aurait-il point d'exemples de beaux esprits dis-
tingués qui fussent assez bornés sui' d'autres ar-
ticles, même sur ce qui paraît avoir, et en effet
a le plus de rapport avec l'esprit, tel que le sim-
ple talent de la conversation, car c'en est un
comme un autre? On en trouverait sans doute
des exemples, et l'on aurait tort d'en être
étonné.
Pour faire voir que l'universalité des talents
est une chimère , je ne veux pas chercher mes
autorités dans la classe commune des esprits ;
montons jusqu'à la splière de ces génies rares
qui, en faisant honneur à l'humanité, humilient
les hommes par la comparaison. Newton , qui a
deviné le système de l'univers, du moins pour
quelque temps, n'était pas regardé comme ca-
pable de tout par ceux mêmes qui s'honoraient
de l'avoir pour compatriote.
Guillaume III, qui se connaissait en hommes,
était embarrassé sur une affaire politique; on lui'
conseilla de consulter Newton : Newton , dit-il ,
n'est qu'un grand philosophe. Ce titre était sans
doute un éloge rare ; mais enfin , dans cette oc-
casion-là. Newton n'était pas ce qu'il fallait, il
en était incapable , et n'était qu'un grand philo-
sophe. Il est vraisemblable , mais non pas démon-
tré, que s'il eût appliqué à la science du gou-
vernement les travaux qu'il avait consacrés à la
connaissance de l'univers, le roi Guillaume n'eût
pas dédaigné ses conseils.
Dans combien de circonstances, sur combien
de questions le philosophe n'eût-il pas répondu à
ceux qui lui auraient conseillé de consulter le
monarque : Guillaume n'est qu'un politique ,
qu'un grand roi !
Le prince et le philosophe étaient également
capables de connaître les limites de leur génie ;
au lieu qu'un homme d'imagination regarderait
comme une injustice d'être récusé sur quelque
matière que ce pût être. Les hommes de ce ca-
ractère se croient capables de tout ; l'inexpérience
même fortifie leur amour-propre, qui ne peut
s'éclairer que par des fautes , et diminuer par des
connaissances acquises.
Les plus grandes affaires, celles du gouver-
nement , ne demandent que de bons esprits ; le
bel esprit y nuirait, et les grands esprits y sont
rarement nécessaires. Ils ont des inconvénients
pour la conduite , et ne sont propres qu'aux ré-
volutions; ils sont nés pour édifier ou pour dé-
truire. Le génie a ses bornes et ses écarts; la
raison cultivée suffit à tout ce qui nous est né-
cessaire.
Si , d'un côté , il y a peu de talents si décidés
pour un objet, qu'il eût été absolument impossi-
ble à celui qui en est doué de réussir dans toute
autre chose; on peut, d'un autre côté, soute-
nir que tout est talent, c'est-à-dire en général
qu'avec quelque disposition naturelle, on peut,
en y joignant de l'application, et surtout des
exercices réitérés , réussir dans quelque carrière
que ce puisse être. Je ne prétends avancer qu'une
proposition générale ; j'excepte les vrais génies
et les hommes totalement stupides, deux sortes
d'êtres presque également rares.
On voit, par exemple, des hommes qui ne
paraissent pas capables de lier deux idées en-
semble , et qui cependant font au jeu les combi-
naisons les plus complicpiées , les plus sûres et
I
f;oNSini^:RATroiNS sur les moeurs.
717
les plus rapides. H faut nécessairement de l'es-
prit pour de telles opérations; on dit qu'ils ont
l'esprit du jeu. Mais s'il n'y avait aucun jeu
d'inventé , croit-on que ces joueurs si subtils eus-
sent été réduits à la seule existence matérielle?
Cet esprit de calcul et de combinaison aurait pu
être appliqué à des sciences qui leur auraient
peut-être fait un nom
Les circonstances décident souvent de la dif-
férence des talents. C'est ainsi que le choc du
caillou fait sortir la flamme, en rompant l'équi-
libre qui la retenait captive.
Ce qui est beaucoup plus rare que les grands
talents , c'est une flexibilité d'esprit qui saisisse
un objet, l'embrasse, et puisse ensuite se replier
vers un autre, qui en pénètre l'intérieur avec
force, et qui le présente avec clarté. C'est une
vue qui , au lieu d'avoir une direction fixe , dé-
terminée, et sur une seule ligne, a une action
sphérique. Voilà ce qu'on peut appeler Vesprit
de lumière : il peut imiter tous les talents , sans
toutefois les porter au même degré que les hom-
mes qui y sont bornés ; mais s/il est quelquefois
moins brillant que les talents, il est beaucoup
plus utile.
! Les talents sont ou deviennent personnels à
ceux qui en sont doués , ou qui les ont acquis par
l'exercice; au lieu que l'esprit de lumière se com-
munique, et développe celui des autres. Ceux qui
l'ont en partage ne peuvent le méconnaître , et
se rendent intérieurement justice; car la modes-
tie n'est et ne peut être qu'une vertu extérieure;
c'est un voile dont on couvre son mérite pour ne
point blesser les yeux de l'envie : au lieu que
l'humilité est le sentiment, l'aveu sincère de sa
faiblesse. Ils n'ignorent pas aussi que cet esprit
même qui semble appartenir uniquement à la
nature , a presque autant besoin d'exercice que
les talents , pour se perfectionner : mais si la pré-
somption les gagne ; s'ils viennent à s'exagérer
leur esprit , en prenant leur facilité à s'instruire
pour les connaissances mêmes, leur prévoyance,
leur sagacité, pour l'expérience, ils tombent
dans des bévues plus grossières que ne font les
hommes bornés , mais attentifs. Les chutes sont
plus rudes quand on court que lorsqu'on marche
lentement. L'esprit est le premier des moyens ;
il sert à tout, et ne supplée presque à rien.
Dans l'examen que je viens de faire, mon des-
sein n'est assurément pas de dépriser le vrai bel
esprit. Tout peut, à la vérité, être regardé comme
talent, ou, si l'on veut, comme métier. Mais il
y en a qui exigent un assemblage de qualités
rares; et le bel esprit est du nombre. Je prétends
seulement que s'il est dans la première classe,
il n'y est pas seul ; que si l'on veut lui donner une
préférence exclusive, on joint le ridicule à l'in-
justice; et que si la manie du bel esprit augmente
ou se soutient longtemps au point où elle est, elle
nuira infailliblement à l'esprit.
C'est contre l'excès et l'altération du bien
qu'on doit être en garde; le mal bien reconnu
exige moins d'attention, parce qu'il s'annonce
assez de lui-même; et pour finir par un exem-
ple qui a beaucoup de rapport à mon sujet , ce
serait un problème à résoudre , que d'examiner
combien l'impression a contribué au progrès des
lettres et des sciences, et combien elle y peut
nuire. Je ne veux pas m'engager dans une dis-
cussion qui exigerait un traité particuher; mais
je demande simplement qu'on fasse attention que
si l'impression a multiplié les bons ouvrages,
elle favorise aussi un nombre effroyable de trai-
tés sur différentes matières; de sorte qu'un
homme qui veut s'appliquer à un genre parti-
culier, l'approfondir, et s'instruire, est obligé de
payer à l'étude un tribut de lectures inutiles, re-
butantes , et souvent contraires à son objet. Avant
que d'être en état de choisir ses guides, il a
épuisé ses forces.
Je rappellerai donc à cet égard ce que j'ai
avancé sur l'éducation , que le plus grand service
que les sociétés littéraires pourraient rendre au-
jourd'hui aux lettres, aux sciences et aux arts,
serait de faire des méthodes et de tracer des
routes qui épargneraient du travail, des erreui's,
et conduiraient à la vérité par les voies les plus
courtes et les plus sûres.
CHAPITRE XllI.
Sur le rapport de Vesprit et du caractère.
Le caractère est la forme distinctive d'une
âme d'avec une autre, sa différente manière
d'être. Le caractère est aux âmes ce que la phy-
sionomie et la variété dans les mêmes traits sont
aux visages.
Les visages sont composés des mêmes parties ;
c'est en cela qu'ils se ressemblent : l'accord de
ces parties est différent ; voilà ce qui les distin-
gue les uns des autres, et empêche de les con-
fondre.
Les hommes sans caractère sont des visages
sims physionomie, de ces visages communs qu'on
ne prend pas la peine de distinguer.
L'esprit est une des facultés de l'âme qu'on
718
DUCLOS.
peut comparer à la vue; et Ton peut considérer
la vue par sa netteté, son étendue, sa prompti-
tude, et par les objets sur lesquels elle est exer-
cée; car, outre la faculté de voir, on apprend
encore à voir.
Je ne veux pas entrer ici dans une discussion
métaphysique qu'on ne jugerait peut-être pas
assez nécessaire à mon sujet, ([uoiqu'il n'y eût
peut-être pas de métaphysique mieux employée
que celle qui serait appliquée aux mœurs ; elle
justifierait le sentiment, en démontrant les prin-
cipes.
Nous avons vu dans le chapitre précédent les
injustices qu'on fait dans la prééminence qu'on
donne à certains talents; nous allons voir qu'on
n'en fait pas moins dans les jugements qu'on
porte sur les différentes sortes d'esprits. Il y en a
du premier ordre que l'on confond quelquefois
avec la sottise.
Ne voit-on pas des gens dont la naïveté et la
candeur empêchent qu'on ne rende justice à leur
esprit? Cependant la naïveté n'est que l'expres-
sion la plus simple et la plus naturelle d'une idée
dont le fond peut être fin et délicat; et cette
expression simple a tant de grâce , et d'autant
plus de mérite, qu'elle est le chef-d'œuvre de l'art
dans ceux à qui elle n'est pas naturelle.
La candeur est le sentiment intérieur de la
pureté de son âme, qui empêche de croire qu'on
ait rien à dissimuler; et la naïveté empêche de
le savoir.
L'ingénuité peut être une suite de la sottise,
quand elle n'est pas l'effet de Finexpérience ;
mais la naïveté n'est souvent que l'ignorance de
choses de convention, faciles à apprendre, quel-
quefois bonnes à dédaigner ; et la candeur est la
première marque d'une belle âme. La naïveté et
la candeur peuvent se trouver dans le plus beau
génie , et alors elles en sont l'ornement le plus
précieux et le plus aimable.
Il n'est pas étonnant que le vulgaire , qui n'est
pas digne de respecter des avantages si rares,
soit l'admirateur de la finesse de caractère , qui
n'est souvent que le fruit de l'attention fixe et
suivie d'un esprit médiocre que l'intérêt anime.
La finesse peut marquer de l'esprit; mais elle
n'est jamais dans un esprit supérieur, à moins
qu'il ne se trouve avec un cœur bas. Un esprit
supérieur dédaigne les petits ressorts, il n'em-
ploie que les grands, c'est-à-dire les simples.
On doit encore distinguer la finesse de l'esprit
de celle du caractère. L'esprit fin est souvent
faux, précisément parce qu'il est trop fin; c'est
un corps trop délié pour avoir de la consistance.
La finesse imagine au lieu de voir; à force de
supposer, elle se trompe. La pénétration voit, et
la sagacité va jusqu'à prévoir. Si le jugement
fait la base de l'esprit , sa promptitude contribue
encore à sa justesse; mais si l'imagination do-
mine , c'est la source d'erreurs la plus féconde.
Enfin , la finesse est un mensonge en action ;
et le mensonge part toujours de la crainte ou de
l'intérêt, et par conséquent de la bassesse. On
ne voit point d'homme puissant et absolu, quel- i
que vicieux qu'il soit d'ailleurs, mentir à celui j
qui lui est soumis, parce qu'il ne le craint pas.
Si cela arrive, c'est sûrement par une vue d'in-
térêt ; auquel cas il cesse en ce point d'être puis-
sant, et devient alors dépendant de ce qu'il dé-
sire, et ne peut emporter par la force ouverte.
11 ne faut pas être surpris qu'un homme d'es-
prit soit trompé par un sot. L'un suit continû-
ment son objet, et l'autre ne s'avise pas d'être
en garde. La duperie des gens d'esprit vient de
ce qu'ils ne comptent pas assez avec les sots,
c'est-à-dire, de ce qu'ils les comptent pour trop
peu.
On aurait plus déraison de s'étonner des fautes
grossières où les gens d'esprit tombent d'eux-
mêmes. Leurs fautes sont cependant encore moins
fréquentes que celles des autres hommes, mais
quelquefois plus graves et toujours plus remar-
quées. Quoi qu'il en soit, j'en ai cherché la rai-
son, et je crois l'apercevoir dans le peu de rap-
port qui se trouve entre l'esprit d'un homme et
son caractère; car ce sont deux choses très-dis-
tinctes.
La dépendance mutuelle de l'esprit et du ca-
ractère peut être envisagée sous trois aspects.
On n'a pas le caractère de son esprit, ou l'esprit
de son caractère. On n'a pas assez d'esprit pour
son caractère. On n'a pas assez de caractère pour
son esprit.
Un homme, par exemple, sera capable des
plus grandes vues, de concevoir, digérer et or-
donner un grand dessein. Il passe à l'exécution,
et il échoue, parxse qu'il se dégoûte, qu'il est re-
buté des obstacles mêmes qu'il avait prévus et
dont il voyait les ressources. On le reconnaît
d'ailleurs pour un homme de beaucoup d'esprit,
et ce n'est pas en effet par là qu'il a manqué. On
est étonné de sa conduite , parce qu'on ignore
qu'il est léger et incapable de suite dans le ca-
ractère; qu'il n'a que des accès d'ambition qui
cèdent à une paresse naturelle ; qu'il est incapa-
ble d'une volonté forte à laquelle peu de choses
COINSIDÉRATIONS SUR LES MŒURS.
719
résistent," même pour les gens bornés; et qu'en-
fin il n'a pas le caractère de son esprit. Sans
manquer d'esprit , on manque à son esprit par
légèreté , par passion , par timidité.
Un autre, d'un caractère propre aux plus
grandes entreprises, avec du courage et de la
constance, manquera de l'esprit qui fournit les
moyens ; il n'a pas l'esprit de son caractère.
Voilà l'opposition du caractère et de l'esprit.
Mais il y a une autre manière de faire des fau-
tes, malgré beaucoup d'esprit, même analogue
au caractère; c'est lorsqu'on n'a pas encore assez
d'esprit pour ce caractère.
Un homme d'un esprit étendu et rapide aura
des projets encore plus vastes : il faut nécessai-
rement qu'il échoue, parce que son esprit ne
suffit pas encore à son caractère. Il y a tel
homme qui n'a fait que des sottises, qui avec
un autre caractère que le sien , aurait passé avec
justice pour un génie supérieur.
Mettons en opposition un homme dont l'esprit
a une sphère peu étendue, mais dont le cœur
exempt des passions vives ne le porte pas au delà
de cette sphère bornée. Ses entreprises et ses
moyens sont en proportion égale; il ne fera point
de faute, et sera regardé comme sage, parce
que la réputation de sagesse dépend moins des
choses brillantes qu'on fait , que des sottises qu'on
ne fait point.
Peut-être y a-t-il plus d'esprit chez les gens
vifs que chez les autres; mais aussi ils en ont
plus de besoin. Il faut voir clair et avoir le pied
sûr quand on veut marcher vite; sans quoi, je
le répète, les chutes sont fréquentes et dange-
reuses. C'est par cette raison que de tous les sots ,
les plus vifs sont les plus insupportables.
Un caractère trop vif nuit quelquefois à l'es-
prit le plus juste, en le poussant au delà du but,
sans qu'il l'ait aperçu. On ne se trouve pas hu-
milié de cet excès, parce qu'on suppose que le
moins est renfermé dans le plus; mais ici le plus
et le moins ne sont pas bien comparés , et sont
de nature différente. Il faut plus de force pour
s'arrêter au terme , que pour le passer par la
violence de l'impulsion. Voir le but où l'on tend,
c'est jugement; y atteindre, c'est justesse; s'y
arrêter, c'est force; le passer, ce peut être fai-
blesse.
Les jugements de l'extrême vivacité ressem-
blent assez à ceux de l 'amour-propre, qui voit
beaucoup , compare peu , et juge mal. La science
de l'amour-propre est de toutes la plus cultivée
et la moins perfectionnée. Si l'amour-propre pou-
vait admettre des règles de conduite, il devien-
drait le germe de plusieurs vertus , et suppléerait
à celles mêmes qu'il parait exclure.
On objectera peut-être qu'on voit des hommes
d'un flegme et d'un esprit également reconnus
tomber dans des égarements qui tiennent de,
l'extravagance; mais on ne fait pas attention
que ces mêmes hommes, malgré cet extérieur
froid, sont des caractères violents. Leur tran-
quillité n'est qu'apparente ; c'est l'effet d'un vice
des organes , un maintien de hauteur ou d'édu-
cation , une fausse dignité ; leur sang-froid n'est
que de l'orgueil.
On confond assez communément la chaleur et
la vivacité, la morgue et le sang-froid. Cepen-
dant on est souvent très- violent , sans être vif.
Le feu pénétrant du charbon de terre jette peu
de flamme, c'est même en étouffant celle-ci qu'on
augmente l'activité du feu ; la flamme , au con-
traire, peut être fort brillante sans beaucoup
de chaleur.
Le plus grand avantage pour le bonheur est
une espèce d'équilibre entre les idées et les
affections , entre l'esprit et le caractère.
Enfin, si l'on reproche tant de fautes aux
gens d'esprit, c'est qu'il y en a peu qui, par la
nature ou l'étendue de leur esprit , aient celui de
leur caractère; et malheureusement celui-ci ne
se change point. Les mœurs se corrigent , l'esprit
se fortifie ou s'altère; les affections changent
d'objet, le même peut successivement inspirer
l'amour ou la haine ; mais le caractère est inal-
térable : il peut être contraint ou déguisé, il
n'est jamais détruit. L'orgueil humilié et ram-
pant est toujours de l'orgueil.
L'âge, la maladie, l'ivresse, changent, dit-on,
le caractère. On se trompe. La maladie et l'âge
peuvent l'affaiblir, en suspendre les fonctions,
quelquefois le détruire, sans jamais le dénaturei\
Il ne faut pas confondre avec le caractère ce
qui part de la chaleur du sang , de la force du
tempérament. Presque tous les hommes, quoique
de caractères différents ou opposés, sont coura-
geux dans le jeune âge, et timides dans la vieil-
lesse. On ne prodigue jamais tant sa vie que lors-
qu'on en a le plus à perdre. Que de guen'iers
dont le courage s'écoule avec le sang ! N'en a-t-on
pas vu qui , après avoir bravé mille fois le tré-
pas, tombés dans une maladie de langiiewr,
éprouvaient dans un lit toutes les affres de la
mort.
L'ivresse , en égarant l'esprit , n'en donne que
plus de ressort au caractère. Le vil complaisant
720
nucLos.
d'un homme en place s'étant enivré, lui tint les
propos d'une haine envenimée , et se fit chasser.
On voulut excuser l'offenseur sur l'ivresse. Je
ne puis m'y tromper, répondit l'offensé; ce qu'il
me dit étant ivre, il le pense à jeun.
Après avoir examiné l'opposition qui peut se
trouver entre le caractère et l'esprit , sous com-
bien de faces ne pourrait-on pas envisager la
question I Combien de combinaisons faudrait-il
faire , combien de détails à développer , si l'on
voulait montrer les inconvénients qui résultent
de la contrariété du caractère et de l'esprit avec
la santé ! On n'imagine pas à quel point la con-
duite qu'on suit , et les différents partis qu'on
prend et qu'on abandonne, dépendent de la santé.
Un caractère fort, mi esprit actif, exigent une
santé robuste. Si elle est trop faible pour y ré-
pondre, elle achève par là de se détruire. Il y a
mille occasions où il est nécessaire que le carac-
tère , l'esprit et la santé soient d'accord.
Tout ce que l'homme qui a le plus d'esprit
peut faire, c'est de s'étudier, de se connaître,
de consulter ses forces, et de compter ensuite
avec son caractère; sans quoi les fautes, et
même les malheurs ne servent qu'à l'abattre,
sans le corriger; mais pour un homme d'esprit,
ils sont une occasion de réfléchir. C'est, sans
doute , ce qui a fait dire qu'il y a toujours de la
ressource avec les gens d'esprit. La réflexion sert
de sauve-garde au caractère, sans le corriger,
comme les règles en servent au génie , sans l'ins-
pirer. Elles font peu pour l'homme médiocre,
elles préviennent les fautes de l'homme supé-
rieur.
CHAPITRE XIV.
Sur Vestime et le respect.
Ce que j'ai dit jusqu'ici des différents juge-
ments des hommes m'engage à tâcher d'en pé-
nétrer les causes.
Toutes les facultés de notre âme se réduisent,
comme on l'a vu, à sentir et penser; nous n'a-
vons que des idées ou des affections, car la
haine même n'est qu'une révolte contre ce qui
s'oppose à nos affections.
Dans les choses purement intellectuelles,
nous ne ferions jamais de faux jugements, si
nous avions présentes toutes les idées qui regar-
dent le sujet dont nous voulons juger. L'esprit
n'est jamais faux que parce qu'il n'est pas assez
étendu, au moins sur le sujet dont il s'agit,
quelque étendue qu'il pût avoir d'ailleurs sur
d'autres matières; mais dans celles 'où nous
avons intérêt , les idées ne suflisent pas à la jus-
tesse de nos jugements. La justesse de l'esprit
dépend alors de la droiture du cœur, et du calme
des passions ; car je doute qu'une démonstration
mathématique parût une vérité à quelqu'un dont
elle combattrait une passion forte; il y suppo-
serait du paralogisme.
Si nous sommes affectés pour ou contre un
objet, il est bien difficile que nous soyons en
état d'en juger sainement. Notre intérêt plus ou
moins développé , mieux ou moins bien entendu,
mais toujours senti, fait la règle de nos juge-
ments.
Il y a des sujets sur lesquels la société a pro-
noncé , et qu'elle n'a pas laissés à notre discus-
sion. Nous souscrivons à ses décisions par édu-
cation et par préjugé ; mais la société même s'est
déterminée par les principes qui dirigent nos
jugements particuliers, c'est-à-dire par l'intérêt.
Nous consultons tous séparément notre intérêt
personnel bien ou mal appliqué; la société a
consulté l'intérêt commun , qui rectifie l'intérêt
particulier. C'est l'intérêt public , peut-être l'in-
térêt de ceux qui gouvernent , mais qu'il faut
bien supposer justes, qui a dicté les lois et qui
fait les vertus ; c'est l'intérêt particulier qui foit
les crimes , quand il est opposé à l'intérêt com-
mun. L'intérêt public , fixant l'opinion générale,
est la mesure de l'estime, du respect, du véri-
table prix, c'est-à-dire, du prix reconnu des
choses. L'intérêt particulier décide des sentiments
les plus vifs et les plus intimes , tels que l'amitié
et l'amour, les deux effets les plus sensibles de
l'amour de nous-mêmes. Passons à l'application
de ces principes.
Qu'est-ce que l'estime, sinon un sentiment
que nous inspire ce qui est utile à la société?
Mais quoique cette utilité soit nécessairement
relative à tous les membres de la société, elle est
trop habituelle et trop peu directe pour être vi-
vement sentie. Ainsi notre estime n'est presque
qu'un jugement que nous portons, et non pas
une affection qui nous échauffe, telle que l'a-
mitié que nous inspirent ceux qui nous sont
personnellement utiles; et j'entends par utilité
personnelle, non - seulement des services, des
bienfaits matériels , mais encore le plaisir et tout
ce qui peut nous affecter agréablement, quoi-
qu'il puisse dans la suite nous être réellement
nuisible. L'utilité ainsi entendue doit, comme
on juge bien, s'appliquer même à l'amour, le
plus vif de tous les sentiments, parce qu'il a
CONSIDERATIONS SUR LES MOEURS.
7?t
pour objet ce que nous regardons comme le sou-
verain bien , dans le temps que nous en sommes
affectés.
On m'objectera peut-être que si l'amour et
l'estime ont la même source, et que, suivant
mon principe , ils ne diffèrent que par les de-
grés, l'amour et le mépris ne devraient jamais
se réunir sur le même objet ; ce qui , dira-t-on ,
n'est pas sans exemples. On ne fait pas ordinai-
rement la même objection sur l'amitié : on sup-
pose qu'un honnête homme qui est l'ami d'un
homme méprisable , est dans l'ignorance à son
égard, et non pas dans l'aveuglement; et que
s'il vient à être instruit du caractère qu'il igno-
rait , il en fera justice en rompant Je n'exami-
nerai donc pas ce qui concerne l'amitié, qui n'est
pas toujours entre ceux où l'on croit la voir. Il y
a bien de prétendues amitiés, bien des actes de
reconnaissance qui ne sont que des procédés,
quelquefois intéressés, et non pas des attache-
ments.
D'ailleurs, si je satisfais à l'objection sur le
sentiment le plus vif, on me dispensera, je crois,
d'éclaircir ce qui concerne des sentiments plus
faibles.
Je dis donc que l'amour et le mépris n'ont ja-
mais eu le même objet à la fois : car je ne prends
point ici pour amour ce désir ardent, mais indé-
terminé , auquel tout peut servir de pâture, que
rien ne fixe , et auquel sa violence même interdit
le choix; je parle de celui qui lie la volonté vers
un objet à l'exclusion de tout autre. Un amant
de cette espèce ne peut, dis-je, jamais mépriser
l'objet de son attachement , surtout s'il s'en croit
aimé; car l'amour-propre offensé peut balancer,
et même détruire l'amour. On voit , à la vérité ,
des hommes qui ressentent la plus forte passion
pour un objet qui l'est aussi du mépris général ;
mais loin de partager ce mépris, ils l'ignorent;
s'ils y ont souscrit eux-mêmes avant leur passion ,
ils l'oublient ensuite, se rétractent de bonne foi,
et crient à l'injustice. S'il leur arrive , dans ces
orages si communs aux amants , de se faire des
reproches outrageants , ce sont des accès de fu-
reur si peu réfléchis , qu'ils arrivent aux amants
qui ont le plus de droit de se respecter.
L'aveuglement peut n'être pas continuel, et
avoir des intervalles où un homme rougit de son
attachement; mais cette lueur de raison n'est
qu'un instant de sommeil de l'amour, qui se ré-
veille bientôt pour la désavouer. Si l'on recon-
naît des défauts dans l'objet aimé, ce sont de
ceux qui gênent, qui tourmentent l'amour, et
qui ne l'humilient pas. Peut-être ira-t-on jusqu'à
convenir de sa faiblesse , et sera-t-on forcé d'a-
vouer l'erreur de son choix; mais c'est par im-
puissance de réfuter les reproches, pour se sous-
traire à la persécution , et assurer sa tranquillité
contre des remontrances fatigantes , qu'on n'est
plus obligé d'entendre quand on est convenu de
tout. Un amant est bien loin de sentir ou même
de penser ce qu'on le force de prononcer, sur-
tout s'il est d'un caractère doux. Mais pour peu
qu'il ait de fermeté, il résistera avec courage.
Ce qu'on lui présentera comme des taches humi-
liantes dans l'objet de sa passion, il n'en fera que
des malheurs qui le lui rendront plus cher ; la
compassion viendra encore redoubler , ennobUr
l'amour, en faire une vertu; et quelquefois ce
sera avec raison , sans qu'on puisse la faire adop-
ter à des censeurs incapables de sentiment , et
de faire les distinctions fines et honnêtes qui se*
parent le vice d'avec le malheur. Que ceux qui
n'ont jamais aimé se tiennent pour dit , quelque
supériorité d'esprit qu'ils aient , qu'il y a une in-
finité d'idées, je dis d'idées justes, auxquelles
ils ne peuvent atteindre , et qui ne sont réservées
qu'au sentiment.
Je viens de dire que des instants de dépit ne
pouvaient pas être regardés comme un état fixe
de l'âme , ni prouver que le mépris s'allie avec
l'amour. Il me reste à prévenir l'objection qu'on
pourrait tirer des hommes qui sentent continuel-
lement la honte de leur attachement, et qui sont
humiliés de faire de vains efforts pour se dégager.
Ces hommes existent assurément, et en plus
grand nombre qu'on ne croit ; mais ils ne sont
plus amoureux, quelque apparence qu'ils en aient.
Il n'y a rien que l'on confonde si fort avec l'a-
mour, et qui y soit souvent plus opposé, que la
force de l'habitude. C'est une chaîne dont il est
plus difficile de se dégager que de l'amour, sur-
tout à un certain âge ; car je doute qu'on trouvât
dans la jeunesse les exemples qu'on voudrait allé-
guer, non-seulement parce que les jeunes gens
n'ont pas eu le temps de contracter cette habi-
tude, mais parce qu'ils en sont incapables.
Le jeune homme qui aime l'objet le plus au-
thentiquement méprisable, est bien loin de s'en
douter. Il n'a peut-être pas encore attaché d'idée
aux termes d'estime et de mépris ; il est emporté
par la passion. Voilà ce qu'il sent ; je ne dirai pas :
voilà ce qu'il fait ; car alors il ne fait ni ne pense
rien, il jouit. Cet objet cesse-t-il de lui pbiie,.
parce qu'un autre lui plaît davantage, il pensera
ou répétera tout ce qu'on voudra du premier.
722
mJCLOS.
Mais dans un âge mûr, il n'en est pas ainsi :
l'habitude est contractée ; on cesse d'aimer , et
l'on reste attaché. On méprise l'objet de son atta-
chement, s'il est méprisable, parce qu'on le voit
tel qu'il est, et on le voit tel qu'il est, parce qu'on
n'est plus amoureux.
Puisque notre intérêt est la mesure de notre
estime , quand il nous porte jusqu'à l'affection ,
il est bien difficile que nous y puissions joindre
le mépris. L'amour ne dépend pas de l'estime ;
mais dans bien des occasions, l'estime dépend
de l'amour.
J'avoue que nous nous servons très-utilement
de personnes méprisables que nous reconnais-
sons pour telles; mais nous les regardons comme
des mstruments vils qui nous sont chers, c'est-
à-dire utiles, et que nous n'aimons point; ce sont
même ceux dont les personnes honnêtes payent
le plus scrupuleusement les services, parce que
la recomiaissance serait un poids trop humi-
liant.
C'est avec bien de la répugnance que j'oserai
dire que les gens naturellement sensibles ne sont
pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui
est estimable, c'est-à-dire, de ce qui l'est pour la
société. Les parents tendres jusqu'à la faiblesse
sont les moins propres à rendre leurs enfants
bons citoyens. Cependant nous sommes portés à
aimer de préférence les personnes reconnues
pour sensibles, parce que nous nous flattons de
devenir l'objet de leur affection, et que nous
nous préférons à la société. Il y a une espèce de
sensibilité vague qui n'est qu'une faiblesse d'or-
ganes, plus digne de compassion que de recon-
naissance. La vraie sensibilité serait celle qui
naîtrait de nos jugements, et qui ne les forme-
rait pas.
J'ai remarqué que ceux qui aiment le bien
public, qui affectionnent la cause commune, et
s'en occupent sans ambition , ont beaucoup de
liaisons et peu d'amis. Un homme qui est bon
citoyen activement n'est pas ordinairement fait
pour l'amitié ni pour l'amour. Ce n'est pas uni-
quement parce que son esprit est trop occupé
d'ailleurs; c'est que nous n'avons qu'une portion
déterminée de sensibilité , qui ne se répartit point
sans que les portions diminuent. Le feu de notre
âme est en cela bien différent de la flamme ma-
térielle, dont l'augmentation et la propagation
dépendent de la quantité de son aliment.
Nous voyons chez les peuples où le patriotisme
a régné avec le plus d'éclat, les pertes immoler
leurs fils à l'État; nous admirons leur courage,
ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que
nous jugeons d'après nos mœurs. Si nous étions
élevés dans les mêmes principes, nous verrions
qu'ils faisiUent à peine des sacrifices, puisque la
patrie concentrait toutes leurs affections, et qu'il
n'y a point d'objet vers lequel le préjugé de l'é-
ducation ne puisse quelquefois nous porter. Pour
ces républicains, l'amitié n'était qu'une émula-
tion de vertu, le mariage une loi de société,
l'amour un plaisir passager, la patrie seule une
passion. Pour ces hommes, l'amitié se confondait
avec l'estime : celle-ci est pour nous, comme je
l'ai dit, un simple jugement de l'esprit, et l'au*
tre un sentiment.
Depuis que le patriotisme a disparu, rien ne
peut mieux en retracer l'idée que certains éta-
blissements qui subsistent parmi nous , et qui ne
sont nullement patriotiques relativement à la so*
ciété générale. Voyez les communautés; ceux ou
celles qui les composent sont dévorés du zèle de
la maison. Leurs familles leur deviennent étran-
gères; ils ne connaissent plus que celle qu'ils
ont adoptée. Souvent divisés par des animosités
personnelles, par des haines individuelles , ils se
réunissent, et n'ont plus qu'un esprit, dès qu'il
s'agit de l'intérêt du corps; ils y sacrifieraient
parents, amis, s'ils en ont, et quelquefois eux-
mêmes. Les vertus monastiques cèdent à l'esprit
monacal. Il semble que l'habit qu'ils prennent
soit le contraire de la robe de Nessus; le poison
de la leur n'agit qu'au dehors.
La fureur des partis se porte encore plus loin.
Ils ne se bornent pas à leurs avantages réels, la
haine contre le parti contraire est d'obligation ;
c'est le seul devoir que la plupart soient en état
de remplir, et dont ils s'acquittent religieuse-
ment, souvent pour des questions qu'ils n'enten-
dent point, qui, à la vérité, ne méritent pas
d'être entendues, et n'en sont adoptées et dé-
fendues qu'avec plus d'animosité. Nous en avons,
de nos jours et sous nos yeux, des exemples
frappants.
L'estime aujourd'hui tire si peu à conséquence,
est un si faible engagement, qu'on ne craint
point de dire d'un homme qu'on l'estime et qu'on
ne l'aime point; c'est faire à la fois un acte de
justice, d'intérêt personnel et de franchise : car
c'est comme si l'on disait que ce même homme
est un bon citoyen, mais qu'on a sujet de s'en
plaindre; ou qu'il déplaît, et qu'on se préfère à
la société ; aveu qui prouve aujourd'hui une es-
pèce de courage philosophique, et qui autrefois
aurait été honteux , parce qu'on aimait alors sa
COINSÏDERAÏIONS SUR LES MCEURS.
723
patrie, et par conséquent ceux qui la servaient
bien.
L'altération qui est arrivée dans les mœurs a
fait encore que le respect, qui, cliez les peuples
dont j'ai parlé, était la perfection de l'estime, en
souffre l'exclusion parmi nous, et peut s'allier
avec le mépris.
Le respect n'est autre chose que l'aveu de la
supériorité de quelqu'un. Si la supériorité du
rang suivait toujours celle du mérite, ou qu'on
n'eiit pas prescrit des marques extérieures de
respect, son objet serait personnel comme celui
de l'estime ; et il a dû l'être originairem.ent , de
quelque nature qu'ait été le mérite de mode.
Mais comme quelques hommes n'eurent pour
mérite que le crédit de se maintenir dans les
places que leurs aïeux avaient honorées, il ne
fut plus dès lors possible de confondre la per-
sonne dans le respect que les places exigeaient.
Cette distinction se trouve aujourd'hui si vulgai-
rement établie, qu'on voit des hommes réclamer
quelquefois pour leur rang ce qu'ils n'oseraient
prétendre pour eux-mêmes. Vous devez, dit-on
humblement, du respect à ma place, à mon
rang,' on se rend assez de justice pour n'oser
dire à ma personne. Si la modestie fait aussi te-
nir le même langage , elle ne l'a pas inventé , et
elle n'aurait jamais dû adopter celui de l'avilis-
sement.
La même réflexion fit comprendre que le res-
pect qui pouvait se refuser à la personne, mal-
gré l'élévation du rang , devait s'accorder, mal-
gré l'abaissement de l'état, à la supériorité du
mérite ; car le respect , en changeant d'objet dans
l'application, n'a point changé de nature, et
n'est dû qu'à la supériorité. Ainsi il y a depuis
^ longtemps deux sortes de respects , celui qu'on
doit au mérite, et celui qu'on rend aux places , k
la naissance. Cette dernière espèce de respect
n'est plus qu'une formule de paroles ou de ges-
f tes, à laquelle les gens raisonnables se soumet-
^ tent, et dont on ne cherche à s*affranchir que
? par Sottise, et par un orgueil puéril.
Le vrai respect n'ayant pour objet que la
vertu, il s'ensuit que ce n'est ];>as le tribut qu'on
doit à l'esprit ou aux talents : on les loue , on les
estime , c'est-à-dire qu'on les prise , on va jus-
qu'à Tadmiration; maison ne leur doit point d^
respect, puisqu'ils pourraient ne pas sauver tou-
jours du mépris. On ne mépriscfaft pas précïisé-
mentce qtl'on admire; rtiais on pourrait mé^
priser à certains égards ceux qu'on admire à
d'miftres. Cefpfndattt ce dfsc^nem^t est rare ;
tout ce qui saisit l'imagination des hommes ne
leur permet pas une justice si exacte.
En général , le mépris s'attache aux vices bas ,
et la haine aux crimes hardis, qui malheureuse*
ment sont au-dessus du mépris , et font quelque-
fois confondre l'horreur avec une sorte d'admi-
ration. Je ne dis rien en particulier de la colère ,
qui n'a guère lieu que dans ce qui nous devient
personnel. La colère est une haine ouverte et
passagère; la haine une colère retenue et suivie.
En considérant les différentes gradations , il me
semble que tout concourt à établir les principes
que j'ai posés ; et pour les résumer en peu de
mots :
Nous estimons ce qui est utile à la société^
nous méprisons ce qui lui est nuisible ; nous ai-
mons ce qui nous est personnellement utile, nous
haïssons ce qui nous est contraire ; nous respec-
tons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce
qui est extraordinaire.
Il ne s'agit plus que d'éclaircir une équivoque
très-commune sur le mot de mépris, qu'on em-
ploie souvent dans une acception bien différente
de l'idée ou du sentiment qu'on éprouve. On
croit souvent, ou l'on veut faire croire qu'on
méprise certaines personnes, parce qu'on s'atta-
che à les dépriser. Je remarque, au contraire,
qu'on, ne déprise avec affectation que par le cha-
grin de ne pouvoir mépriser, et qu'on estime
forcément ceux contre qui l'on déclame. Le mé-
pris qui s'annonce avec hauteur n'est ni indiffé-
rence ni dédain : c'est le langage de la jalousie ,
de la haine et de l'estime voilées par l'orgueil ;
car la haine prouve souvent plus de motifs d'es-
time que l'aveu même d'une estime sincère.
CHAPITRE XV.
Sur le prix réel des choses.
Nous n'avons examiné dans le chapitre pré-
cédent que l'estime relative aux personnes ; fai-
sons l'application de nos principes aux jugements
que nous portons du prix réel des choses, et
alors estimer ne veut dire que priser.
Dans quelle proportion estimons ou prisons-
nous les choses? Dans celle de leur utilité com-
binée avec leur rareté; et cette seconde façon de
les considérer, c'est-à-dire la rareté, est ce qui
distingue le prix que nous mettons aux choses
d'avec l'estime que nous faisons des personnes.
En effet , notre estime pour un homme ne dimi-
nue pas, si nous en trouvons d'autres aussi esti-
mables; au lieu que le prix que nous mettons a
4r,.
124
PUCLOS.
une chose rare, diminue aussitôt qu'elle devient
commune.
Cette distinction est si sûre, que nous n'esti-
mons les personnes par leur rareté qu'en les cou-
sidérant comme choses. Telle est, par exemple,
l'estime que nous avons pour les talents, dont
nous faisons alors abstraction d'avec la personne.
Il faut encore observer à l'égard des choses,
comme j'ai fait à l'égard des personnes, que le
plaisir, soit réel, soit de convention, que ces
choses peuvent nous faire en flattant nos sens
ou notre amour-propre, se rapporte à leur uti-
lité; c'est toujours avec la rareté qu'elle se com-
bine pour le prix que nous y mettons. Ajoutons
que l'utilité se mesure encore par son étendue ;
de façon que de deux choses dont l'utilité et la
rareté sont égales, l'utilité qui est commune à
un plus grand nombre d'hommes, mérite le plus
d'estime ; et ces trois mobiles du prix que nous
mettons aux choses, l'utilité, l'étendue de cette
utilité, et la rareté, se combinent à l'infini, et
toujours par les mêmes lois.
Éclaircissons ces principes par des exemples.
Les choses de première nécessité, telles que le
pain et l'eau, ne peuvent pas être rares, sans
quoi elles ne seraient pas nécessaires; n'étant pas
rares, elles ne peuvent attirer notre estime: mais
si par malheur elles cessent pour un temps d'être
communes, quel prix n'y mettons-nous point?
Ce principe fait la règle du commerce.
Comment décidons-nous du prix de toutes les
choses matérielles? Par la même loi. Nous pri-
sons beaucoup un diamant ; en quoi consiste son
utilité ? Dans son éclat , dans le léger plaisir de
la parure, et surtout dans la vanité frivole qui
résulte de l'opinion d'opulence et de ses effets.
Mais , d'un autre côté , sa rareté est de la pre-
mière classe, et les degrés de rareté peuvent
compenser ou surpasser les degrés d'utilité que
d'autres auraient. D'ailleurs , sous un autre as-
pect, l'utilité du diamant est très-grande, puis-
qu'il est dans la classe des richesses qui sont re-
présentatives de toutes les utilités physiques.
Passons aux talents; par où les prisons-nous?
Par la combinaison de leur utilité , soit pour les
commodités , soit poui les plaisirs; par le nombre
de ceux qui en jouissent , et la rareté des hommes
qui les exercent.
Les arts ou métiers de première nécessité sont
peu estimés, parce que tout le monde est en état
de les exercer, et qu'ils sont abandonnés à la
partie de la société malheureusement la plus
méprisée.
On n'a pas pour les laboureurs l'estime que la
reconnaissance, la compassion, l'humanité, de-
vraient inspirer. Mais en supposant, par impos-
sible, qu'il n'y eût à la fois qu'un homme capa-
ble de procurer les moissons, on en ferait un
dieu , et la vénération ne diminuerait que lors-
qu'il aurait communiqué ses lumières, et qu'il
aurait acquis par là plus de droit à la reconnais-
sance. On pourrait après sa mort rendre à sa
mémoire ce qu'on aurait ravi à sa personne.
C'est ce qui a procuré les honneurs divins à cer-
tains inventeurs; il y a eu plusieurs divinités
dans le paganisme qui n'ont pas eu d'autre ori-
gine.
A l'égard des arts de pur agrément, et dont
toute l'utilité consiste dans les plaisirs qu'ils
procurent , dans quel ordre d'estime les rangeons-
nous? N'est-ce pas suivant les degrés de plaisir
et le nombre des hommes qui peuvent en jouir?
Il y a peu d'arts auxquels les hommes en géné-
ral soient plus sensibles qu'à la musique; et le
plaisir qu'elle leur fait dépendant de l'exécu-
tion, il semble qu'ils devraient préférer ceux qui
exécutent les pièces à ceux qui les composent ;
mais, d'un autre côté, les compositeurs sont les
plus rares , et leur utilité est plus étendue. Leurs
compositions peuvent se transporter partout, et
y être exécutées; au lieu que le talent de l'exé-
cution, quelque supérieur qu'il puisse être, se
trouve borné au plaisir de peu de personnes, du
moins en comparaison du compositeur.
La rareté d'une chose sans aucune espèce d'u-
tilité ne peut mériter d'estime. Celui qui lançait
des grains de millet au travers d'une aiguille était
vraisemblablement unique; mais cette adresse
n'était d'aucune utilité ; la curiosité qu'il pouvait
exciter n'était pas même une curiosité de plaisir.
Il y a des choses qu'on veut voir, non par le
plaisir qu'elles font, mais pour savoir si elles
sont.
Pourquoi les ouvrages d'esprit, en faisant abs-
traction de leur utilité principale, méritent-ils
plus d'estime et font-ils plus de réputation que
des talents plus rares? C'est par l'avantage qu'ils
ont de se répandre , et d'être partout également
goûtés par ceux qui sont capables de les sentir.
Corneille n'est peut-être pas un homme plus rare
que Lulli , que Rameau ; cependant leurs noms
ne sont pas sur la même ligne, parce qu'il y a un
plus grand nombre d'hommes à portée de jouir
des ouvrages de Corneille que de ceux de Ra-
meau, de Lulli, et que le plaisir qui naît des
ouvrages d'esprit , développant celui des lecteurs,
CONS1DERA.ÏI01NS SUR LES MŒURS.
m
ou leur touchant le cœur, flatte le sentiment et
l'amour-propre , et doit en plus d'occasions l'em-
porter sur le plaisir des sens que les talents nous
causent.
Ce n'est pas que dans nos jugements nous fas-
sions une analyse si exacte et une comparaison si
géométrique ; une justice naturelle nous les ins-
pire, et l'examen réfléchi les confirme.
Qu'on parcoure les sciences et les arts , qu'on
les pèse dans cette balance, on verra que l'es-
time qu'on en fait part toujours des mêmes prin-
cipes, qui s'étendent jusque sur la politique et la
science du gouvernement.
On a recherché bien des fois quel était le meil-
leur : les uns se déterminent pour l'un ou pour
l'autre par leur goût particulier; d'autres jugent
que la forme du gouvernement doit dépendre du
local et du caractère des peuples. Cela peut être
vrai ; mais quelque forme que l'on préfère , il y a
toujours une première règle prise de l'utilité
étendue. Le meilleur des gouvernements n'est
pas celui qui fait les hommes les plus heureux j
mais celui qui fait le plus grand nombre d'heu-
reux.
Combien faut-il faire de malheureux pour
fournir les matériaux de ce qui fait ou devrait
faire le bonheur de quelques particuliers, qui
même ne savent pas en jouir? Ceux à qui le sort
des hommes est confié doivent toujours ramener
leurs calculs à la somme commune , c'est-à-dire
au peuple. Ce qu'il faut pour le bonheur physi-
que d'un seigneur suffirait souvent pour faire
celui de tout son village.
Tout est et doit être calcul dans notre con-
duite; si nous faisons des fautes, c'est parce que
notre calcul , soit défaut de lumières , soit igno-
I rance ou passion , n'embrasse pas tout ce qui doit
entrer dans le résultat.
} Ce n'est pas que les passions mêmes ne calcu-
lent, et quelquefois très-finement ; mais elles n'é-
valuent pas tous les temps qui devraient entrer
. dans le calcul, et de là naissent les erreurs; je
m'explique :
La sagesse de la conduite dépend de l'expé-
rience, de la prévoyance et du jugement des cir-
constances : on doit donc faire attention au passé ,
au présent et à l'avenir; et les passions n'envisagent
qu'un de ces objets à la fois, le présent ou l'ave-
nir, et jamais le passé. Quelques exemples ren-
dent cette vérité sensible.
L'amour ne s'occupe que du présent ; il cher-
che le plaisir actuel, oublie les maux passés, et
n'en prévoit point pour Tavenir.
La colère, la haine, et la vengeance, qui en
est la suite, jugent comme l'amour. Ces passion»
prennent toujours le meilleur parti possible pour
leur bonheur présent ; l'avenir seul fait leur mal-
heur : l'ambition, au contraire, n'envisage que
l'avenir; ce qui était le but dans son espérance
n'est plus qu'un moyen pour elle, dès qu'il est
arrivé.
L'avarice juge comme l'ambition, avec cette
différence que l'une est agitée par l'espérance,
et l'autre par la crainte. L'ambitieux espère de
proche en proche parvenir à tout; l'avare craint
de tout perdre : ni l'un ni l'autre ne savent
jouir.
L'avarice n'est, comme les autres passions,
qu'un redoublement de l'amour de soi-même;
mais elle agit toujours avec timidité et défiance.
L'avare, craignant tous les maux, désire ar-
demment les richesses, qu'il regarde comme l'é-
change de tous les biens. Il n'est cependant pas
aussi dur à lui-même qu'on le suppose ; il calcule
très-finement, conclut assez juste, d'après un
faux principe, et trouve bien des jouissances
dans ses privations. Il n'y a rien dont il ne se
prive dans l'espérance de jouir de tout. Dans le
temps qu'il se refuse un plaisir , il jouit confu-
sément de tous ceux qu'il sent qu'il peut se pro-
curer. Les vraies privations sont forcées ; celles
de l'avare sont volontaires. L'avarice est la plus
vfle, mais non pas la plus malheureuse des pas-
sions.
On ne saurait trop s'attacher à corriger ou
régler les passions qui rendent les hommes mal-
heureux , sans les avilir ; et l'on doit rendre de
plus en plus odieuses celles qui , sans les rendre
malheureux, les avilissent et nuisent à la so-
ciété, qui doit être le premier objet de notre atta
chement.
CHAPITRE XVL
Sur la reconnaissance et l'ingratitude
On se plaint du grand nombre des ingrats , et
l'on rencontre peu de bienfaiteurs; il semble que
les uns devraient être aussi communs que les au-
tres. Il faut donc de nécessité , ou que le petit
nombre de bienfaiteurs qui se trouvent, multi-,
plient prodigieusement leurs bienfaits, ou que
la plupart des accusations d'ingratitude soient
mal fondées.
Pour éclaircir cette (juestion , il sufllra de fixer
les idées qu'on doit attacher aux termes de bien-
faiteur et d'ingrat. Bienfaiteur est un de ces
726
DUCLOS.
mots composés qui portent avec eux leur défi-
nition.
Le bienfaiteur est celui q\\i fait du l)ien , et
les actes qu'il produit peuvent se cojisidérer
sous trois aspects : les bienfaits, les grâces et les
services.
Le bienfait est un acte libre de la part de son
auteur, quoique celui qui en est l'objet puisse en
être digne.
Une grâce est un bien auquel celui qui le re-
çoit n'avait aucun droit, ou la rémission qu'on lui
fait d'une peine méritée.
Un service est un secours par lequel on con-
tribue à faire obtenir quelque bien.
Les principes qui font agir le bienfaiteur sont
ou la bonté, ou l'orgueil, ou même l'intérêt.
Le vrai bienfaiteur cède à son penchant natu-
rel qui le porte à obliger, et il trouve dans le
bien qu'il fait une satisfaction qui est à la fois
et le premier mérite et la première récompense
de son action; mais tous les bienfaits ne partent
pas de la bienfaisance. Le bienfaiteur est quel-
quefois aussi éloigné de la bienfaisance que le
prodigue l'est de la générosité; la prodigalité
n'est que trop souvent unie avec l'avarice, et
im bienfait peut n'avoir d'autre principe que
l'orgueil.
Le bienfaiteur fastueux chercl^e à prouver aux
autres et à lui-même sa supériorité sur celui
qu'il oblige. Insensible à l'état des malheureux,
incapable de vertu , on ne doit attribuer les ap-
parences qu'il en montre qu'aux témoins qu'il en
peut avoir.
Il y a une troisième espèce de bienfait , qui ,
sans avoir ni la vertu ni l'orgueil pour principe,
part d'un espoir intéressé. On cherche à captiver
d'avance ceux dont on prévoit qu'on aura besoin.
Rien de plus commun que ces échanges intéres-
sés , rien de plus rare que les services.
Sans affecter ici de divisions parallèles et sy-
métriques , on peut envisager les ingrats , comme
les bienfaiteurs, sous trois aspects différents.
L'ingratitude consiste à oublier, à méconnaî-
tre, ou à reconnaître mal les bienfaits ; et elle a
sa source dans l'insensibilité , dan^ l'orgueil ou
dans l'intérêt.
La première espèce d'ingratitude est celle de
ces âmes faibles , légères , sans consistance, Af-
fligées par le besom présent , sans vue sur l'a-
venir, elles ne gardent aucune idée du passé;
elles demandent sans peine, reçoivent sans pu-
deur, et oublient sans remords. Dignes de mé-
pris , ou tout au plus de compassion , on peut
les obliger par pitié , et l'on ne doit pas les «stj-
mer assez pour les haïr,
Mais riçn ne peut sauver de l'indignation ce-
lui qui , ne pouvant se dissimuler les bienfaits
qu'il a reçus , cherche cependant à méconnaître
son bienfaiteur. Souvent, après avoir réclamé
les secours avec bassesse , son orgueil se révoltç
contre tous les actes de reconnaissance qui peu-
vent lui rappeler une situation humiliante; il
rougit du malheur, et jamais du vice. Par une
suite du même caractère , s'il parvient à la pros-
périté , il est capable d'offrir par ostentation ce
qu'il refuse à la justice ; il tâche d'usurper la
gloire de la vertu , et manque aux devoirs les
plus sacrés.
A l'égard de ces hommes moins haïssables que
ceux que l'orgueil rend injustes , et plus mépri-
sables encore que les âmes légères et sans prin-
cipes, dont j'ai parlé d'abord, ils font de la re-
connaissance un commerce intéressé; ils croient
pouvoir soumettre à un calcul arithmétique le^
services qu'ils ont reçus. Ils ignorent, parcQ
que pour le savoir il faudrait sentir, ils ignorent,
dis-je, qu'il n'y a point d'équation pour les sen-
timents; que l'avantage du bienfaiteur sur celui
qu'il a prévenu par ses services est inapprécia-
ble; qu'il faudrait pour rétablir l'égalité, sans
détruire l'obligation, que le public fût frappé
par des actes de reconnaissance si éclatants,
qu'il regardât comme un bonheur pour le bien-
faiteur les services qu'il aurait rendus; sans cela
ses droits seront toujours imprescriptibles, il ne
peut les perdre que par l'abus qu'il en ferait
lui-même.
En considérant les différents caractères de
l'ingratitude , on voit en quoi consiste celui de
la reconnaissance. C'est un sentiment qui atta-
che au bienfaiteur, avec le désir de lui prouver
ce sentiment par des effets, ou du moins par
un aveu du bienfait qu'on publie avec plaisir
dans les occasions qu'on fait naître avec can-
deur, et qu'on saisit avec soin. Je ne confonds
point avec ce sentiment noble une ostentation
vive et sans chaleur, une adulation servile , qui
paraît et qui est en effet une nouvelle demande
plutôt qu'un remercîment. J'ai vu de ces adu-
lateurs vils , toujours avides et jamais honteux
de recevoir, exagérant les services, prodiguant
les éloges pour exciter, encourager les bienfai-
teurs , et non pour les récompenser. Ils feignent
de se passionner, et ne sentent rien; mais ils
louent. Il n'y a point d'homme en place qui ne
puisse voir autour de lui quelques-uns de Ces froids
CONSIDÉR/^TIOINS SUR LES MŒURS.
727
enthousiastes, dont il est importuné et flatté.
Je sais qu'on doit cacher les services et
non pas la reconnaissance; elle admet, elle
exige quelquefois une sorte d'éclat noble , libre
et flatteur ; mais les transports outrés , les élans
déplacés sont toujours suspects de fausseté ou
de sottise, à moins qu'ils ne partent du pre-
mier mouvement d'un cœur chaud , d'une ima-
gination vive, ou qu'ils ne s'adressent à un
bienfaiteur dont on n'a plus rien à prétendre.
Je dirai plus , et je le dirai librement : je veux
que la reconnaissance coûte à un cœur, c'est-
à-dire , qu'il se l'impose avec peine , quoiqu'il la
ressente avec plaisir, quand il s'en est une fois
chargé. Il n'y a point d'hommes plus reconnais-
sants que ceux qui ne se laissent pas obliger
par tout le monde; ils savent les engagements
qu'ils prennent , et ne veulent s'y soumettre qu'à
regard de ceux qu'ils estiment. On n'est jamais
plus empressé à payer une dette que lorsqu'on
l'a contractée avec répugnance, et celui qui
n'emprunte que par nécessité gémirait d'être
insolvable.
J'ajouterai qu'il n'est pas nécessaire d'éprou-
ver un sentiment vif de reconnaissance, pour en
avoir les procédés les plus exacts et les plus
éclatants. On peut , par un certain caractère de
hauteur, fort différent de l'orgueil, chercher, à
force de services , à faire perdre à son bienfai-
teur, ou du moins à diminuer la supériorité qu'il
s'est acquise.
En vain objecterait-on que les actions sans
les sentiments ne suffisent pas pour la vertu. Je
répondrai que les hommes doivent songer d'a-
bord à rendre leurs actions honnêtes : leurs sen-
timents y seront bientôt conformes; il leur est
plus ordinaire de penser d'après leurs actions,
que d'agir d'aj^rès leurs principes. D'ailleurs cet
amour -propre bien entendu est la source des
vertus morales , et le premier lien de la société.
Mais puisque les principes des bienfaits sont
si différents, la reconnaissance doit-elle toujours
être de la même nature ? Quels sentiments doit-
on à celui qui, par un mouvement d'une pitié
passagère , aura accordé une parcelle de son su-
perflu à un besom pressant ; à celui qui , par
ostentation ou faiblesse, exerce sa prodigalité
sans acception de personne , sans distinction de
mérite ou de besoin ; à celui qui , par inquié-
tude , par un besoin machinal d'agir, d'intriguer,
de s'entremettre , offre à tout le monde hidiffé-
remment ses démarches, ses soins, ses sollicita-
tions ?
Je consens à faire des distiiic lions entre ceux
que je viens de représenter : mais enfin leur
devrai -je les mêmes sentiments qu'à un bienfai-
teur éclairé, compatissant, réglant même sa com-
passion sur l'estime, le besoin et les effets qu'il
prévoit que ses services pourront avoir ; qui prend
sur lui-même , qui restreint de plus en plus sou
nécessaire pour fournir à une nécessité plus ur-
gente, quoique étrangère pour lui? On doit plus
estimer les vertus par leurs principes que par
leurs effets. Les services doivent se juger moins
par l'avantage qu'en retire celui qui est obUgé,
que par le sacrifice que fait celui qui oblige.
On se tromperait fort de penser qu'on favorise
les ingrats en laissant la liberté d'examiner les
vrais motifs des bienfaits. Un tel examen ne
peut jamais être favorable à l'ingratitude, et
ajoute quelquefois du mérite à la reconnais-
sance. En effet , quelque jugement qu'on soit eu
droit de porter d'un service , à quelque prix
qu'on puisse le mettre du côté des motifs, on
n'en est pas moins obligé aux mêmes devoirs
pratiques du côté de la reconnaissance, et il en
coûte moins pour les remplir par sentiment que
par devoir.
Il n'est pas difficile de connaître cpiels sont
ces devoirs ; les occasions les indiquent , on ne
s'y trompe guère, et l'on n'est jamais mieux
jugé que par soi-même ; mais il y a des circons-
tances délicates où l'on doit être d'autant plus
attentif, qu'on pourrait manquer à l'honneur en
croyant satisfaire à la justice. C'est lorsqu'un
bienfaiteur, abusant des services qu'il a rendus,
s'érige en tyran, et par l'orgueil et l'injustice
de ses procédés , va jusqu'à perdre ses droits.
Quels sont alors les devoirs de l'obligé? les
mêmes.
J'avoue que ce jugement est dur ; mais je n'en
suis pas moins persuadé que le bienfaiteur peut
perdre ses droits , sans que l'obligé soit affranchi
de ses devoirs , quoiqu'il soit libre de ses senti-
ments. Je comprends qu'il n'aura plus d'attache-
ment de cœur, et qu'il passera peut-être jusqu'à
la haine; mais il n'en sera pas moins assujetti
aux obligations qu'il a contractées.
Un homme humilié par son bienfaiteur est
bien plus à plaindre qu'un bienfaiteur qui ne
trouve que des ingrats. L'ingratitude afflige plus
les cœiu-s généreux qu'elle ne les ulcère; ils res-
sentent plus de compassion que de haine : \v
sentiment de leur supériorité les console.
Mais il n'en est pas ainsi dans l'état d'humi-
liation ou l'on est réduit par un bienfaiteur or
728
DDCLOS.
gueilloux : comme il faut alors souffrir sans se
plaindre, mépriser et honorer son tyran, une
âme haute est intérieurement décliirée, et de-
vient d'autant plus susceptible de haine , qu'elle
ne trouve point de consolation dans l'amour-
propre; elle sera donc plus capable de haïr que
ne le serait un cœur bas et fait pour l'avilisse-
ment. Je ne parle ici que du caractère général
de l'homme , et non suivant les principes d'une
morale épurée par la religion.
On reste donc toujours, à l'égard d'un bien-
faiteur , dans une dépendance dont on ne peut
être affranchi que par le public.
II y a, dira-t-on, peu d'hommes qui soient
un objet d'intérêt ou même d'attention pour le
public. Mais il n'y a personne qui n'ait son pu-
blic, c'est-à-dire, une portion de la société com-
mune, dont on fait soi-même partie. Voilà le
public dont on doit attendre le jugement sans
le prévenir, ni même le solliciter.
Les réclamations ont été imaginées par les
âmes faibles ; les âmes fortes y renoncent, et la
prudence doit faire craindre de les entreprendre.
L*apologie, en fait de procédés, qui n'est pas
forcée , n'est dans l'esprit du public que la pré-
caution d'un coupable; elle sert quelquefois de
conviction; il en résulte tout au plus une excuse,
rarement une justification.
Tel homme qui, par une prudence honnête,
se tait sur ses sujets de plaintes, se trouverait
heureux d'être forcé de se justifier : souvent
d'accusé il deviendrait accusateur, et confon-
drait son tyran. Le silence ne serait plus alors
qu'une insensibilité méprisable. Une défense
ferme et décente contre un reproche injuste d'in-
gratitude, est un devoir aussi sacré que la re-
connaissance pour un bienfait.
Il faut cependant avouer qu'il est toujours
malheureux de se trouver dans de telles cir-
constances ; la plus cruelle situation est d'avoir
à se plaindre de ceux à qui l'on doit.
Mais on n'est pas obligé à la même réserve
à l'égard des faux bienfaiteurs; j'entends de
ces prétendus protecteurs qui , pour en usurper
le titre, se prévalent de leur rang. Sans bien-
faisance, peut-être sans crédit , sans avoir rendu
service , ils cherchent , à force d'ostentation , à
se faire des clients qui leur sont quelquefois utiles,
et ne leur sont jamais à charge. Un orgueil naïf
leur fait croire qu'une liaison avec eux est un
bienfait de leur part. Si l'on est obligé par hon-
neur et par raison de renoncer à leur commerce ,
Us crient à l'ingratitude, pour en éviter le re-
proche. Il est vrai qu'il y a des services de plus
d'une espèce; une simple parole, un mot dit à
propos, avec intelligence ou avec courage, est
quelquefois un service signalé, qui exige plus
de reconnaissance que beaucoup de bienfaits ma-
tériels, comme un aveu public de l'obligation
est quelquefois aussi l'acte le plus noble de la
reconnaissance.
On distingue aisément le bienfaiteur réel du
protecteur imaginaire : une sorte de décence peut
empêcher de contredire ouvertement l'ostenta-
tion de ce dernier; il y a même des occasions
où l'on doit une reconnaissance de politesse aux
démonstrations d'un zèle qui n'est qu'extérieur.
Mais si l'on ne peut remplir ces devoirs d'usage
qu'en ne rendant pas pleinement la justice,
c'est-à-dire, l'aveu qu'on doit au vrai bienfaiteur,
cette reconnaissance, faussement appliquée ou
partagée, est une véritable ingratitude, qui n'est
pas rare, et qui a sa source dans la lâcheté,
l'intérêt ou la sottise.
C'est une lâcheté que de ne pas défendre les
droits de son vrai bienfaiteur. Ce ne peut être
que par un vil intérêt qu'on souscrit à une obli-
gation usurpée : on se flatte par là d'engager un
homme vain à la réaliser un jour; enfin, c'est
une étrange sottise que de se mettre gratuite-
ment dans la dépendance.
En effet, ces prétendus protecteurs, après
avoir fait illusion au public, se la font ensuite à
eux-mêmes , et en prennent avantage pour exer-
cer leur empire sur de timides complaisants; la
supériorité du rang favorise l'erreur à cet égard ,
et l'exercice de la tyrannie la confirme. On ne
doit pas s'attendre que leur amitié soit le retour
d'un dévouement servile. Il n'est pas rare qu'un
supérieur se laisse subjuguer et avilir par son
inférieur; mais il l'est beaucoup plus quMl se
prête à l'égalité, même privée : je dis l'égalité
privée; car je suis très-éloigné de chercher à
proscrire, par une humeur cynique, les égards
que la subordination exige. C'est une loi néces-
saire de la société , qui ne révolte que l'orgueil ,
et qui ne gêne point les âmes faites pour l'ordre.
Je voudrais seulement que la différence des
rangs ne fût pas la règle de l'estime comme
elle doit l'être des respects, et que la recon-
naissance fût un lien précieux qui unît, et non
pas une chaîne humiliante qui ne fît sentir que
son poids. Tous les hommes ont leurs devoirs
respectifs , mais tous n'ont pas la même disposi-
tion à les remplh*; il y en a de plus reconnais-
sants les uns que les autres, et j'ai plusieurs
COINSIDERATIOINS SUR LES MOEURS.
729
fois entendu avancer à ce sujet une opinion qui
ne me paraît ni juste ni décente. Le caractère
vindicatif part, dit-on, du même principe que le
caractère reconnaissant , parce qu'il est égale-
ment naturel de se ressouvenir des bons et des
mauvais services.
Si le simple souvenir du bien et du mal qu'on
a éprouvé était la règle du ressentiment qu'on
en garde, on aurait raison; mais il n'y a rien
de si différent , et même de si peu dépendant
l'un de l'autre. L'esprit vindicatif part de l'or-
gueil souvent uni au sentiment de sa propre fai-
blesse ; on s'estime trop , et l'on craint beaucoup.
La reconnaissance marque d'abord un esprit de
justice ; mais elle suppose encore une âme dis-
posée à aimer, pour qui la haine serait un tour-
ment, et qui s'en affranchit plus encore par
sentiment que par réflexion. Il y a certainement
des caractères plus aimants que d'autres, et
ceux-là sont reconnaissants par le principe même
qui les empêche d'être vindicatifs. Les cœurs
nobles pardonnent à leurs inférieurs par pitié , à
leurs égaux par générosité. C'est contre leurs
supérieurs, c'est-à-dire, contre les hommes plus
puissants qu'eux, qu'ils peuvent quelquefois
garder leur ressentiment, et chercher à le satis-
faire : le péril qu'il y a dans la vengeance leur
fait illusion , ils croient y voir de la gloire. Mais
ce qui prouve qu'il n'y a point de haine dans
leur cœur , c'est que la moindre satisfaction les
désarme , les touche et les attendrit.
Pour résumer en peu de mots les principes que
j'ai voulu établir : les bienfaiteurs doivent des
égards à ceux qu'ils ont obligés; et ceux-ci con-
tractent des devoirs indispensables. On ne de-
vrait donc placer les bienfaits qu'avec discerne-
ment ; mais du moins on court peu de risque à
les répandre sans choix : au lieu que ceux qui
les reçoivent prennent des engagements si sacrés,
qu'ils ne sauraient être trop attentifs à ne les
contracter qu'à l'égard de ceux qu'ils pourront
estimer toujours. Si cela était, les obligations
seraient plus rares qu'elles ne le sont; mais
toutes seraient remplies. J'ajouterai que si cha-
cun faisait tout le bien qu'il peut faire sans
s'incommoder, il n'y aurait point de malheureux.
FTN DES CONSIDEllATIONS SUR LES MOEUHS.
ii^j^U999iè^%^99W^9U9U9999i^9ii^l^9Q%^^&t^^îi(à9ît^^9999Q^99999999^^^9
TABLE ANALYTIQUE
DES
PENSÉES DE PASCAL.
A.
Abaissement de l'hoinm« dan^ lu religion &e le r@od P^l iu-
capable du him. Page 89.
ÀBELetCAÏN. 114.
Abjection de l'homme. 122.
Abraham : promesse que Dieu lui fit. 84.
— Pourquoi Dieu fit naître de lui le peuple juif. 93.
— Fausses idées des Juifs sur ce patriarche. 94.
Absurdités où se jette l'esprit de l'homme. 133.
Académiciens anciens, stoïciens, épicuriens, dogmatistes :
origine de leurs écarts. 89.
Acceptation que Dieu fait du sacrifice couronne l'oblation
de l'hostie. 136.
— est plutôt une action de Dieu vers la créature que de la
créature vers Dieu. Ibid. et suiv.
Acte : le dernier de la vie est toujours sanglant. 129.
Action : dans la grâce, la moindre action importe, pour les
suites, à tout. I33.
Actions : les belles actions cachées sont les plus estimables. 57.
— Le peu par où elles ont paru diminue leur mérite. Ibid.
— Deux sources des actions purement humaines. I3Q.
Adam, témoin et dépositaire de la promesse du Messie. 84.
— Sa tradition transmise par Noé et par Moïse. Ibid.
— Nous ne pouvons comprendre la transmission de son pé-
ché. 89.
— Par lui nous sommes misérables , mais rachetés par Jésus-
Christ. Ibid.
Admirateurs : goujat, marmiton et philosophe, chacun veut
en avoir. 4i.
Affection ou haine, sources d'erreur. 45.
Afflictions : le temps les amortit. 60.
— temporelles couvrent les bien» éternels où elles condui-
sent. 116.
— Il faut tâcher de ne s*affliger de rien. 123.
— - Peu de chose nous console , parce que peu de chose nous
afflige. 58.
— Sentiments qu'il faut avoir dans les afflictions. 139.
Agitations : l'homme cherche le repos par l'agitation. 50.
— de l'esprit ne font pas notre mérite. 123.
Agréer ( méthode d' ) , difficile à démontrer. 34.
Agrément. Voyez Beauté.
Aimable : nul n'est aimable comme un vrai chrétiep. Voye*
Amour. 80.
^fcomw: parallèle entre l'Alcoran et les divines Écritures. 107.
Alexandre le Grand agit, sans le savoir, pour la gloire de
l'Évangile. Ibid.
— On imite plutôt ses vices que ses vertus. 59.
— Parallèle entre lui et César. 60.
Alliance ancienne de Dieu avec les Juifs. 99.
— Elle figurait la nouvelle alliance de Jésus-Christ avec les
hommes. Ibid.
Ame : l'esprit et le cxi-ur sont les portes par où elle reçoit les
vérités. 32.
— est Jetée dans le corps pour v faire un séjour do pou lip
duiér. ib.
Ame ne trouve rien en elle qui la contente. Ibid.
— ne s'offre jamais simple à aucun sujet; ses diverse» incli-
nations. 59.
~ Rien n'est simple de ce qui s'offre à l'âme. Ibid.
— ne se tient pas aux grands efforts de l'esprit. 64.
— Son immortalité difficile à prouver par des raisons natu-
relles. 80.
— chrétienne, sa sainteté, sa hauteur, son humilité. 86.
— Duplicité de l'homme en a fait admettre deux. 89.
— Il importe à toute la vie de savoir si elle est mortelle ou
immortelle. 77, 122.
— Indubitable qu'elle est mortelle ou immortelle. I29.
— Incompréhensible qu'elle soit avec le corps ; que noua n'eu
ayons pas. 135.
— Il n'est point parfaitement clair qu'elle soit matérielle.
Ibid.
— souffre et meurt au péché dans la pénitence et le baptême.
1.38.
— quitte la terre et monte au ciel en menant une vie célests.
Ibid.
— Parallèle de la mort du corps avec la mort de l'âme
Ibid.
Amis : utilité des vrais amis; importance de leur choix.
61.
Amitiés : peu subsisteraient , si chacun savait ce que son ami
dit de lui en son absence. 42.
— Combien est fragile l'amitié des hommes , et même de»
grands. 59.
Amour : les effets en sont effroyables. 60.
— Nous ne sommes pas dignes d'être aimés. 124, 129.
— Objet légitime de l'amour, ses désordres. 129.
— La comédie fait naître l'amour. 131.
— Sa violence plaît à notre amour-propre. Ibid.
Amour-propre et Moi humain : sa nature est de n'aimer que
soi. 41.
— est opposé à la vérité et à la justice. 129.
Amour-propre : Quiconque ne se hait pas est aveugle. Ibid.
— Nulle autre religion que la chrétienne n'a remarqué que ce
fût un péché. Ibid.
Amour de soi : règle de l'amour qu'on se doit à soi-même et
au prochain. Ibid.
— Deux amours créés dans l'homme , l'un pour Dieu , l'autre
pour soi-même. 137.
— Depuis le péché , l'homme a perdu le premier de ce» deux
amours. Ibid.
— Origine de l'amour de soi. 138.
— naturel et juste dans Adam innocent, criminel depui» l»
péché. Ibid.
— Ne pas quitter l'amour do la vie, puisqu'il nous vient de
Dieu. Ibid.
— Mais que ce soit pour la même vie pour laquelle Dieu wmw
l'a donné. Ibid.
Amour de Dieu recommandé aux Juifs. 1 10.
suffit pour régler la république chréllenue. lai.
- C'est Dieu même que nous devons aimrr rn nou». \Vl.
Amour qu'où doit ù Jésub Christ. I80.
732
TABLE ANALYTIQUE
Mmour de Dieu : Injustice de ceux qui, reconnaissant que Dieu
seul mérite d'être aimé, veulent être aimés des honuncs.
130.
Analyse : art de découvrir les vérités inconnues. 26.
Anciens : en quoi consiste leur autorité. 22.
— ont trouvé les sciences seulement ébauchées. 23.
— Tâchons de les surpasser en les imitant. Jl)id.
— On peut, sans les mépriser, prendre d'autres sentiments
et d'autres opinions. Ibid.
— ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la
force du raisonnement. 24.
— Idée qu'ils se formaient de la voie lactée. Ibid.
Ange : qui veut faire l'ange fait la bête. 64.
Anges: voient la religion en Dieu même. 121.
Animaux : la nature les instruit à mesure que la nécessité les
presse. 24. , . . x
A.NTEC1IRIST : Elle et Enoch viendront le combattre, et pré-
vaudront sur lui par leurs miracles. 114.
— Parallèle entre les miracles de Jésus-Christ et ceux de
l'Antéchrist. 114, il 5.
Antiquité : respect qu'on lui porte. 22.
Apocalypse : erreur de ceux qui fondent des prophéties sur
ce livre. 98.
Apôtres : considération siir le caractère de ces hommes choi-
sis par Jésus-Clirlst. 86.
— Ils nous ont découvert le vrai sens des anciennes Écritu-
res. 99.
— Jésus-Christ a prédit ce qu'ils feraient, et ils l'ont fait. 104.
— simples et sans force, résistent à toutes les puissances de
la terre. Ibid.
• Il serait difiicile qu'ils eussent été trompés ou trompeurs.
106.
— Leurs miracles devraient convaincre les Juifs. 1 13.
Appétit concupiscible dé&ire souvent. 139.
Archimède : en quoi il est grand. lOl.
Aristote : fausse idée qu'on s'en forme. 6i.
Art de conférer : sujet d'un chapitre des Essais de Montai-
gne; ce qu'en dit Pascal. 36.
Art de persuader. 32 et stiiv.
— est autant celui d'agréer que de convaincre. 34.
— consiste en trois parties essentielles. Ibid.
Artisan qui rêverait toutes les nuits qu'il est roi; quid? 46.
Assurance : il faut savoir assurer où il faut. 90.
— que la vérité seule peut donner. 122.
Athanase : quand on le persécutait, n'était pas le grand saint
couronné de gloire. 125.
Athées : difficile de trouver dans la nature de quoi les con-
vaincre. 80.
— doivent dire des choses parfaitement claires. 122, 135.
Attachement : objets divers de l'attachement des hommes. 5 1 .
— 11 est horrible de s'attacher aux choses qui passent. 12 1.
— Il est injuste qu'on s'attache à nous. 127.
— Nous tromperons ceux à qui nous en ferons naître le dé-
sir. Ibid.
Augmentation infinie enferme la division infinie. 32.
Augustin ( S. ) parlait au cœur. 65.
Austérités du corps ne suffisent pas sans les bons mouve-
ments du cœur. 123.
Auteur : tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Gl.
Auteurs ne sont pas obligés de dire des choses nouvelles,
mais de les présenter d'une manière neuve. 64.
— Beaucoup disent : Mon livre, mon histoire, qui devraient
dire : Notre livre, etc. 132.
— canoniques : aucun ne s'est servi de la nature pour prou-
ver Dieu. 81.
Autorité en matière de philosophie et de théologie. 22.
Avènements de Jésus-Christ : caractères de ces deux avène-
ments. 96.
— Application morale du discours de Jésus-Christ sur son
dernier avènement. 123 etsuiv.
Avenir : l'homme anticipe l'avenir et ne tient jamais au pré-
sent. 43.
— Lui seul est notre objet. Ibid.
Aversion pour la vérité : elle a différents degrés. 42.
Aveuglement et misère de l'homme : combien effroyable. 91.
Aveuglement : deux sortes d'aveuglement partagent les hom-
mes. 129.
— Jésus-Christ est venu pour éclairer les uns et aveugler les
autres. 109.
Avocat, bien payé d*avaDce, trouve plus juste la causé qu'il
plaide. 45.
Axiomes ( règles pour les ). 35.
B.
Barjésu. Voyez S. Paul.
Bassesse : fausses conséquences que l'homme lire de la bas
sesse où il est tombé. 88.
— de nature , de pénitence. 90.
— Fausse idée qu'on se forme de la bassesse apparente de
Jésus-Christ. 101.
Béatitude de l'homme sur la terre. Voyez Bien, Bonheur,
Félicité. 120.
Beauté : celui qui aime une personne pour sa he&vAé l'aime-
t-il? 54.
— Modèle d'agrément et de beauté; en quoi consiste. 65.
— poétique. Ibid.
— du discours ; en quoi consiste. Ibid.
Beautés fausses de Cicéron ont des admirateurs. 66.
Besoins : l'homme en est plein; il n'aime que ceux qui peu-
vent les remplir. 57.
— des inférieurs, les attirent auprès des grands. 73,
Bien : voulez-vous qu'on dise du bien de vous? n'en dites
point. 61.
— Nous ne pouvons y arriver par nos efforts , l'exemple ne
nous en convainc pas. 75.
— ( vrai ) , doit être tel que tous puissent le posséder à la fois.
76.
— Inséparable de la connaissance de la vraie religion. 83.
— Inconnu aux anciens philosophes. 87.
— Le vrai bien de l'homme, c'est Dieu. Voyez Bonheur,
Félicité. 100.
Bien public: plusieurs exposent leur vie pour le défendre,
mais peu le font par religion. 55.
Biens temporels : ne peuvent faire le bonheur de l'homme. 45
— Cacher qu'on a peu de bien est une des choses qui tiennent
au cœur. 55.
— Dieu prive les siens des biens charnels et périssables. 94.
— Par les biens temporels, les prophètes entendaient l(»s,
biens spirituels. 98.
— aimables en ce qu'ils donnent moyen d'en assister les mi-
sérables. 132.
Boiteux ne nous irrite pas ; un esprit boiteux nous irrite. 53.
Bon : c'est par la volonté de Dieu qu'il faut juger de ce qui
est bon ou mauvais. 121.
Bonheur: n'est ni dans nous, ni hors de nous ; il est en Dieu
et en nous. 40.
— n'est que dans le repos. 50.
— ne se trouve pas dans les divertissements. 56.
— La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers
cet objet. 75.
— Nous le cherchons, et ne trouvons que misère. 76.
— Nous en avons une idée, et ne pouvons y arriver. 88.
— Vestiges du bonheur dont l'homme est déchu. Ibid.
Bonnes œuvres , inutiles hors de l'Église. 120.
Bo7}s mots : diseur de bons mots, mauvais caractère. 67.
Brave (bien mis) : l'être, c'est montrer qu'un grand nombre
de gens travaillent pour soi. 54.
Bruit : le moindre peut troubler l'esprit du plus grand
homme du monde. 45.
~ et tumulte : pourquoi plaisent tant aux hommes. 50.
Cacher : dessein de Dieu de se cacher aux uns et de se dé-
couvrir aux autres. 108.
- Dieu se cache ordinairement et se découvre rarement
115.
— Jésus-Christ est véritablement un Dieu caché. î'6
Calomnie : les miracles discernent entre les calomnies ei les
caîoniniateurs. ili.
DES PENSEES DE PASCAL.
733
Calvinistes : source de leur erreur sur l'Eucharistie. I20.
Capacité : ne doit pas être jugée par l'excellence d'un mot
qu'on aura entendu. 36.
— Il n'en faut pas moins pour aller jusqu'au néant que jus-
qu'au tout. 47.
Catéchumènes : quelle était leur ferveur. 145.
Catholiques : les miracles discernent entre les catholiques et
les hérétiques. 1 14.
— Comment sont orthodoxes. 120.
Causes : différence entre l'esprit qui voit les effets et l'esprit
qui voit les causes. 53.
Cérémonies : il ne faut ni les rejeter, ni y mettre une vaine
confiance. 127.
CÉSAR : parallèle entre lui et Alexandre. 60.
Charité (la) use du monde et jouit de Dieu. 95.
— et la cupidité, deux principes des volontés des hommes.
Ibid.
— est l'unique objet de l'Écriture. lOO.
— Distance des esprits à la charité, qui est un don surnatu-
rel. lOl.
— Tous les corps et tous les esprits ensemble ne valent pas
un mouvement de la charité. Jbid.
— Le défaut de charité empêche qu'on ne croie les vrais mi-
racles. 115.
— n'est pas un précepte figuratif. 126.
— Fausse image de la charité. 133.
— est la porte de TÉcriture sainte. 134.
Charnel : les choses charnelles servaient de figures aux véri-
tés spirituelles. 94.
Chartreux : différence entre un chartreux et un soldat, quant
à l'obéissance. 126.
Chasteté : peu de gens en parlent chastement. 57.
Cheval : ne cherche point à se faire admirer de son compa-
gnon. 64.
Choses (bonnes) : rien n'est plus commun. 37.
— Ce n'est pas elles que nous cherchons , mais leur recher-
che. 59.
Chrétien véritable : nul n'est aussi heureux, ni aussi raison-
nable. 90.
Chrétiens : ont peu de besoin de lectures philosophiques. 71.
— Fausses idées des chrétiens charnels sur le Messie. 96.
— Idées justes des vrais chrétiens. Ibid.
— Parallèle entre les chrétiens , les Juifs et les païens. Ibid.
— Les vrais chrétiens et les vrais Juifs n'ont qu'une même re-
ligion. 110.
— doivent reconnaître Dieu en tout. 116.
•^ — ne peuvent rendre raison de leur religion, il 8.
— plus persécutés que ne l'ont été les Juifs et les païens. 122.
— Leur vie n'est pas une vie de tristesse. 123.
— Tout ce qui arrive à l'Église arrive à chaque chrétien. 124.
— ont seuls été astreints à prendre leur règle hors d'eux-
mêmes. 127.
~ appelés à être sujets , sont les enfants libres. Ibid.
— Différence entre les chrétiens et les Juifs. Ibid.
— primitifs ne nous ont pas appris la révolte contre les prin-
ces, mais la patience. iâ5.
— Tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit*se passer dans
chaque chrétien. i38.
-— anciens comparés avec ceux d'aujourd'hui. 144,
— autrefois très-instruits , maintenant dans une ignorance qui
fait horreur. 144.
- retombaient trè&-rarement de l'Église dans le monde. Ibid.
Christianisme : est étrange, et en quoi. 89.
Ciel : son chemm est rempli de troubles et d'inquiétudes.
123.
CiNÉ\8 : conseil qu'il donnait à Pyrrhus. 60.
Circoncision du cœur : recommandée et promise dans les li-
vres de l'Ancien Testament. 1 10.
- charnelle : pourquoi abolie par les apôtres. 12 1.
Cléopatre : si son nez eût été plus court, toute la face de la
terre aurait changé. 60.
Cceur : a son ordre différent de celui de l'esprit. 65.
— a ses raisons que la raison ne connaît pas. 1 19.
— ce sont ses bons mouvements qui méritent, et qui soutien-
nent les peines du corps et de l'esprit. 123.
Cœur : les hommes le confondent souvent avec leur imagina-
tion. 128. ^^
— a ses raisons; c'est le cœur qui sent Dieu. Ibid.
— Si je l'avais aussi pauvre que l'esprit, je serais bienheu-
reux. 132.
Combat : nous plaît, et non pas la victoire. 59,
Comédie : le plus dangereux des divertissements, 130.
— émeut les passions et les fait naître. Ibid.
Communautés naturelles et civiles : si leurs membres tendent
au bien du corps, elles doivent tendre à un autre corps
plus général. 129.
Communication de l'homme avec Dieu. 133.
Compassion pour les malheureux : lorsqu'elle ne coûte rien,
n'est pas d'un grand mérite. 59.
Compliments : leurs inconvénients. 61.
Concupiscence : fait la force des rois et des grands. 74.
— de trois sortes , ce qui fait trois sectes. 76.
— est une de nos principales maladies, 87.
— est devenue dans l'homme une seconde nature. 88.
— la prière en est le principal remède, 83,
— empêche de se rendre aux preuves de la religion. 122.
— Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair
ou des yeux, ou orgueil de la vie. 126.
— Ces trois fleuves de feu embrasent la terre. Ibid.
— nous rend haïssables. 127.
— et force, source de toutes nos actions purement humaines.
130.
— On a tâché de la faire servir au bien public; fausse image
de la charité. 133.
Condition : si la nôtre était heureuse , il faudrait toujours y
penser. 58.
— de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude. 60,
— déplorable : nous en éprouvons à toute heure les effets, 90.
Conditions : nul lien naturel n'attache l'âme et le corps à l'une
plutôt qu'à l'autre. 72.
— Les plus aisées , selon le monde , sont les plus difficiles se-
lon Dieu. 125.
Conduites de la sagesse de Dieu pour le salut des âmes, 138.
Confession : a fait révolter contre l'Église une grande partie
de l'Europe. 42,
— Les uns en approchent avec trop de confiance , les autres
avec trop de crainte. 125.
Conformité : acte de conformité à la volonté de Dieu. 143.
Confusion monstrueuse d'excellence et de misère. 90.
Connaissance : ce qu'il nous importe de connaître. 89.
— Ce que c'est que connaître Dieu en chrétien 112,
— de notre être : nous ne pouvons y arriver que par la sin>
pie soumission de la raison. 121.
Conscience : différence entre repos et sûreté de conscience.
122,
— Danger des faux principes de conscience. 127.
Conséquences : tirées des principes, varient selon les esprils.
62.
Consolation : peu de chose nous console , parce que peu de
chose nous afflige. 58.
— nous ne la devons pas chercher en nous-mêmes , mais en
Dieu seul. 135.
— Il n'y en a qu'en la vérité seule, Ibid.
— de la grâce doit l'emporter sur les sentiments de la nature.
139.
Consolations : prières pour les demander à Dieu, 142.
Contradiction : n'est point marque de fausseté, 46.
Contrariétés étranges dans la nature de l'homme. 74.
Convaincre ( méthode de ) : en quoi consiste. 34.
Conversation intérieure de l'homme dangereuse et utile. 126.
Conversations: forment ou gâtent l'esprit et le sentiment. 64.
Conversion véritable: en quoi elle consiste. 91.
— des païens était réservée h la grâce du Messie, 102.
— de ceux qui ne sont pas dans la vraie religion , par qui mé-
ritée. 120,
— Fausses idées que les hommes s'en forment. 128.
Convertis : secourent l'Église qui les a délivrés, 120,
Corps (le l'homme: iinpenTptible dans le sein derunlTers,
et colosse à l'égard de la dernière petitesse. 38.
— Impossible d'en tirer la moindre penst'e. loa.
734
TABLE ANALYTIQUE
Corps des ialiit», plu» vlvanlj devant Die», quoiqiie morts J
aux yeux des hommes. 124. j
— Ne pas le considérer comme une charogne infecte , mais
comme le temple du Saint-Esprit. 137.
— à la mort meurt, de sa vie mortelle; au Jugement, ressusci-
tera à une nouvelle vie. 138.
Corps : leur distance infinie des esprits figure la distance infi-
niment plus infinie des esprits à la charité. 101.
Courage : y en a-t-il à affronter, dans l'agonie, on Dieu tout-
puissant et éternel? 127.
Coutume : fait les maçons , les soldats , etc. 43.
— entraîne la nature. Ibid.
— fait toute l'équité. 44.
— Danger de l'examiner quand elle est établie. îbid.
— différente , donnera d'autres principes naturels. 46.
— est quelquefois une source d'erreur. 45.
— est une seconde nature. 46.
— doit être suivie dès qu'on la trouve établie. 60.
— Ses avantages ; elle fait nos preuves les plus fortes. 83.
— fait tant de Turcs , de païens. Ibid.
— fait les métiers , les soldats. Ibid.
Crainte : caractères de la bonne et de la mauvaise. 127.
— La bonne porte à l'espérance, la mauvaise au désespoir.
Ibid.
Craintes : ce sont celles que nous nous donnons qui nous
troublent, et non pas la nature. 67.
Création : sa mémoire conservée et attestée par Moïse. 97.
Créatures : toutes affligent l'homme, le tentent, ou dominent
sur lui. 88.
— Quand ennemies des justes. 95.
— Tout ce qui nous incite à nous y attacher est mauvais.
128.
-— ne sont pas la première cause de nos maux. 135.
Croix : les miracles discernent entre les trois croix. 114.
Cromwell : circonstances de sa mort. 43.
Croyance : entraînée pîur la volonté. 45.
— Celle de l'habitude nous fait croire des choses qu'il serait
impossible de démontrer à notre esprit. 83.
— fondée sur la conviction de l'esprit, ne suffit pas sans celle
du cœur. 9i.
— aux miracles n'avait pas besoin de précepte. Il 5.
— a trois sources t la raison, la coulunie et l'inspiration.
127.
-- Comment Dieu l*exige. Ibid.
Cupidité : use de Dieu et jouit du monde. 95.
— des Juifs , leur cachait le sens spirituel des prophéties.
Ibid.
Curiosité : n'est que vanité. 41.
— inquiète : l'une des principales maladies de l'homme. 64.
Cyrus et Darius : agissent, sans le savoir, pour la gloire de
rÉvangile. 107.
D.
Damnés • leur confusion , quand ils se verront condamnés
par leur propre raison. 120.
Daniel : équivoque de la durée de ses soixante-dix semaines.
105.
Darius. Voyez Cyrus.
David : un mot de David ou de Moïse fait juger de leur es-
prit. 125.
Définitions : ce que c'est. 25.
— de nom. 25 , 28.
— Leur utilité. 25.
— Exemples. 26.
■^ sont très-libres. Ibid.
•^ de certains termes apporteraiirat plus d'obscurité que d'ins-
truction. Ibid.
■^ ne sont faites que pour désignei! les choses qa» Ton
nomme. Ibid.
-^ Rien n'est plus libre. 27.
— de choses. 28,
-^ Leur différence. Ibid.
^ Dans les démonstrations , les std3stitue>r tm^ioors mentale-
ment à la place des définis. 34 et sttiv.
Déflnitionê : n'y najAcfyn que At» mots parfaiUMiient (
35.
Déisme : aussi éloigné de la religion chrétienne que l'a-
théisme y est contraire. 85.
— Ceux qui cherchent Dieu sans Jésus-Christ tombent dans
le déisme. 1 12.
Délasser : qui veut délasser hors de propos , lasse. M.
Déluge : miracle qui prouve que Dieu avait le poorôif et la
volonté de sauver le monde. 84,
Demi-savants : se moquent du peuple. 54.
Démons : Jésus-Christ n'a point voulu de leur ténaoigniie
126. ^^
Démonstration : n'est pas le seiil instrument par léqDfll se
fait la persuasion. 83.
Démonstrations ( règles pour les). 35.
— de la plus haute excellence ; en quoi consisteraient. 3».
— Il y a peu de choses démontrées. 83.
Dépendance : elle se montre dans les capitaines et les priaee»
mêmes. 126.
Dérèglement : comment il trompe ceux qui s'y liwent 55.
— Quand tous y vont, nul ne semble y aller. 56.
Derrière : il faut avoir une pensée de derrière. 13*.
Descartes : l'un des principes de sa mékaphystqoe. SS.
— reconnaît la main de Dieu dans la création de l'univers. «6.
— Réflexion sur sa philosophie. 135.
Désespoir des athées, qui connaissait leur misère mm ré-
dempteur. 85.
-•- auquel l'homme se trouve exposé lorsqu'il considère sa
misère sans en connaître le remède. 89.
— • La vraie religion abaisse l'homme sans le désespérer. Ibid.
— La misère porte au désespoir. Ibid.
— L'homme est entre le docÈle péril du désespoir et de l'or-
gueil. Ibid.
Désir de la vérité et du bonheur nous est lais^ podr nous
punir. 78.
Désirs : nous figurent un état heureux. 52.
Désordre. Voyez Pente.
Devoir : il y en a un réciproque entie Dieu et le» btMnuM».
113.
— C'en est un de ne s'affliger de rien. 123.
— de l'homme est de penser comme il faut. 128.
Devoirs : on en rend de différents aux différents mérites, 5é.
— envers les grands ; en quoi ils consistent. 73.
— Sottise et bassesse d'esprit de les leur refuser. Ibid.
Dialogues et discours : ce qu'il faut pouvoir dire à oenBl qui
s'en offensent. 134.
Dffiu : sa mort, remède du péché. 71.
— roi de charité. 73.
— seul peut faire le bonheur de l'homme. 78.
— en se cachant aux hommes, a mis dai» son Église de»
marques pour se faire connaître. 77.
— ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur
cœur. Ibid.
— Malheur de l'homme sans lui. 80,
— Quand il serait difficile de prouver sou existence , il seraH
toujours plus avantageux de la croire. Ibid.
— S'il y en a un , hafiniment incompréhensible par les lainiè*
res naturelles. Ibid.
— Son existence difficile à prouver par des raisons natarel-
les. Ibid.
— Preuves de son existence. 8I.
— Son secret sous le voile de la nature, le;
— ne se montre point aux hommes avee tooi» révîdeflc»
qu'U pourrait faire. Ibid.
— Notre félicité est d'être à lui , notre unique mal d'élte sé-
parés de lui. 87.
— Ce que nous dit sa sagesse dans la religion cbfétieniM
Ibid.
— L'homme ne sait ce que c'est 90.
— Nous ne pouvons apprendre que de lui qtù Hour sommes.
Ibid.
— est l'unique bien de l'homme. 100.
— Son dessein est de se cachet aux mw et de S9 déOPBVrir
aux autres. 108.
— Comment il paraîtra au dernier jour. IMd.
DES PENSEES DE PASCAL.
735
Dieu : son ayénement de douceur. 108
— visible à ceux qui le cherchent. Ibid.
— Son dessein est plus de perfectioimer la volonté que l'es
prit. Ibid.
— ne se découvre pas en tout , ne se cache pas en tout. Ibid.
— Son abandon paraît dans les païens, sa protection dans les
Juifs. Ibid.
— ne se connaît utilement que par Jésus-Christ et rÉcriture.
m.
— des païens. — des Juifs. — des chrétiens, quel il est. Ibid.
et suiv.
— Ce qu'il faut pour le connaître en chrétien. 112.
— Inutile de le chercher sans Jésus-Christ. Ibid.
— peut tenter, mais ne peut induire en erreur, liz et suiv.
— ne sort du secret de la nature que pour exciter notre foi.
115.
— bien plus recoiinaissable quand il était invisible, que
quand il s'est rendu visible. Ibid.
— Deux sortes de personnes le connaissent 122.
— Est-il impossible qu'il soit infini sans parties? II8.
— n'abandonne jamais les siens. 124.
— découvre en lui deux qualités pour tarir les sources de nos
péchés. 126.
— Il ne faut s'entretenir que de lui. Ibid.
— Les uns craignent de le perdre, les autres de le trouver.
128.
— n'entend pas soumettre notre croyance sans raison ^ ni
nous assujettir avec tyrannie. Ibid.
— ne prétend pas nous rendre raison de toutes choses. Ibid.
— Il n'y a que trois sortes de personnes qui le servent.
Ibid.
— Descartes reconnaît sa main dans la création de l'univers.
66.
— S'il existe , il ne faut aimer que lui. 128.
— ne regarde que l'intérieur. 130.
— absout aussitôt qu'il voit la pénitence dans le cœur. Ibid,
— fera une Église pure au dedans. Ibid.
— Il est indigne de M de se joindre à l'homme misérable.
133.
— Il n'est pas indigne de lui de le tirer de sa misère. Ibid.
— n'a pas abandonné ses élus au caprice du hasard. 135.
Différence : est grande entre le repos et la sûreté de con-
science. 122.
Dignité de l'homme : en quoi elle consistait» et eu quoi elle
consiste aujourd'hui. 120.
Dimensions : trois dans l'espace. 75.
Discours : digressions qu'on peut y admettre. 66.
Disgrâces qui arrivent aux élus sont des effets de la miséri-
corde de Dieu. 139.
Disproportion : pas si grande entre l'unité et l'infini qu'entre
notre justice et celle de Dieu. 81.
Disputes : quelle est leiu- source. 45.
— Ce qu'on y aime. 59.
Distinctions extérieures entre les hommes : on a bien fait de
les établir; pourquoi. 53.
Divertissements : leur origine et leur danger. 48.
— Sans divertissement et sans occupation, la félicité de
l'homme est languissante. 49.
— Pourquoi tant de personnes s'y plaisent. 50.
— moins raisonnables que l'ennui. 51.
— non-seulement bas, mais faux et trompeurs. Ibid.
~ ne nous soulagent ^lans nos maux qu'en nous causant une
misère plus effective. Ibid.
— Ils n'assurent pas notre bonheur. 56.
— si^ets à être troublés par mille accidents. Ibid.
— sont dangereux pour la vie chrétienne. 130.
Division : des parties, si petites qu'elles soient, peuvent être
autant divisées que le firmament. 30. Voyez Augmenta-
tion ^ Indivisible.
Divisions dan» l'Église : les miracles y décident. 114.
— et Subdivisions des philosophes. 58.
Docteurs : leurs habits nécessaires pour duper le monde.
— Pourquoi on veut que les docteurs graves soient infailli-
bles. r32.
Doctrine des Juif^ : la distinguer dVla doctrine de la loi deg
Juifs. 96.
— Il faut juger de la doctrine par les miracles, et de? mira-
cles par la doctrine. 112.
Do^'maftsfes : origine de leurs écarts. 89.
— Insuffisance de leur doctrine. 74 et suiv.
— La raison les confond. 75.
Doute : peu de gens parlent du doute en doutant. 57.
— Dans les doutes importants il faut chercher la vérité. 78.
— Ceux qui gémissent de douter méritent compassion. Ibid.
— Il faut savoir douter où il faut. 90.
— Le risque dans le doute oblige à chercher la vérité, m et
suiv.
Écriture sainte : ne pas la mépriser, et pourquoi. 8i.
— Sa merveille, sa grandeur, sa sublimité la simplicité
admirable de son style. 86.
— porte un caractère de vérité qu'on ne saurait désavouer.
Ibid.
— Le voile qui la couvre pour les Juifs charnels y est aussi
pour les mauvais chrétiens. 96.
-^ Authenticité de l'histoire contenue dans ses premiers li-
vres. 97.
— de l'Ancien Testament est un chiffre qui a double sens. 98.
— Les apôtres nous en ont découvert le véritable sens. 99.
— Son véritable sens est celui dans lequel tous les passages
contraires s'accordent. lOO.
— Source de ses contrariétés. 99 et suiv.
— Chercher un sens qui accorde ces contrariétés. lOO.
— Son unique objet est la charité. Ibid.
— Observations sur les obscurités et les clartés qu'elle pré-
sente. 108 et suiv.
— secret de Dieu dans le double sens qu'elle offre. 116.
— était mal à propos attaquée sur ce qu'elle dit du grand
nombre des étoiles. 126,
— n'est pas une science de l'esprit, mais du cœur. 134.
— n'est intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit.
Ibid.
Effets : ceux qui les voient sans voir les causes sont.... 53.
Efforts de l'esprit. 64.
— contraires de Dieu et de la concupiscence. 123.
Égalité des biens est juste, mais.... 56.
Église : Dieu y a mis des marques sensibles pour se faire
connaître. 77.
— a subsisté sans interruption, malgré les schismes et les
hérésies. 84.
— a toujours été visible ou dans la synagogue ou dans eïïc-
même. 98.
— Il est dit : Croyez à l'Église ; mais il n'est pas dit : Croyez
aux miracles. 115.
— a trois sortes d'ennemis, les Juifs, les hérétiques et Ut
chrétiens. 116.
— a des miracles contre ces ennemis. Ibid.
— mérite la conversion de tous. 120.
— Hors d'elle, toutes les vertus, le martyre, les austérités et
toutes les bonnes œuvres sont inutiles. Ibid.
— Ce qui lui arrive, arrive aussi à chaque chrétien. 124.
— Son histoire est proprement l'histoire de la vérité. 126.
— ne juge que par l'extérieur. 130.
— absout quand elle voit la pénitence dans les œuvres. Ibid.
— n'est pas déshonorée par la conduite des hypocrites. Ibid.
— Vouloir qu'elle ne juge ni de l'intérieur ni de l'extérieur ,
c'est retenir dans son sein des hommes qui la déshono-
rent. 134.
— On n'y entrait autrefois qu'après de grands travaux. 114.
— On s'y trouve maintenant sans aucune peine. Ibid.
— Dans quel esprit elle a accordé le baptême aux enlanl.<».
144 et suiv.
ÉGYPTIENS anciens : leur religion pas plus recevable que les
autres ; pourquoi. 02.
ÉLiE : les miracles discernent entre lui et le» faux prophète».
114.
Éloquence : il faut qu'il y ait de l'agréable et du réel. 65 ri
736
TABLK ANALYTIQUE
Éloquence : là vraie se moque de la fausse. M.
— La fausse, dans Cicéron, a ses admirateurs. Ibid.
— En quoi consiste la vraie. 133 et suiv.
— est une peinture de la pensée. 134.
Élus : il y a assez de clarté pour les éclairer, assez d'obscurité
pour les humilier. 108.
— Tout tourne en bien pour eux. 109 et suiv.
— au tribunal de Jésus-Christ ignoreront leurs vertus. 124.
Enjanfement. Voyez Ficrge.
Enfants : abus dans leur éducation. 48
Ennemi : ce que les justes , d'un côté , et les charnels , de
l'autre, entendaient par ce mot. 95.
Ennui : preuve de la misère et de la corruption de l'homme,
et en même temps de sa grandeur. 61 et sitiv.
— mal le plus sensible de l'homme, et en même temps son
plus grand bien. Ibid.
ÉNOCu a transmis la promesse faite à Adam touchant le Mes-
sie. 84.
Enseigne : les vrais honnêtes gens n'en veulent point. 57.
Entendement et Folonté : sont les deux entrées par où les
opinions s'insinuent dans l'àme. 32.
ÊPAMiNONDAS : son caractère. 58.
ÉPICTÈTE : comparé avec Montaigne. 66 et suiv.
— L'un des philosophes qui a le mieux connu les devoirs Je
l'homme. Ibid.
— Exposition de sa doctrine. 67.
— veut que l'homme regarde Dieu comme son principal ob-
jet. Ibid.
— veut que l'homme soit humble. Ibid.
— se perd dans la présomption de ce que peut l'homme ; ce
qu'il dit à ce sujet. Ibid.
— Ses orgueilleux principes le conduisent à d'autres erreurs.
Ibid.
— combattant la paresse , mène à l'orgueil. 71.
— doit être lu avec beaucoup de discrétion. Ibid.
— bon à lire avec Montaigne, comme correctifs l'un de l'au-
tre. Ibid.
— et ses sectateurs croient Dieu seul digne d'être aimé et ad-
miré. 130.
Épicuriens : Montaigne est leur plus grand défenseur. 70.
— Leur système. Ibid.
— Source de leurs erreurs. Ibid.
— sont obligés de céder à la vérité de la révélation. Ibid.
— origine de leurs écarts. 89.
Errer : méthode de ne point errer, recherchée de tout le
monde. 37.
— Les géomètres seuls y arrivent. Ibid.
Erreur a différentes sources : l'imagination. 43 , 44 , 45. — Les
maladies. 45. — L'opinion ou la fantaisie. 42 et suiv. —
La volonté. 45, — L'intérêt. Ibid. — L'affection ou la
haine. Ibid. — Les préjugés. Ibid.
■— Dieu ne peut y induire les hommes. 1 13 et suiv.
— De son côté jamais il n'est arrivé de miracle. 114.
— de ceux qui suivent une vérité à l'exclusion d'une autre. 120.
Erreurs de l'homme ineffaçables sans la grâce. 48.
Espace : quelque grand qu'il soit, on en peut toujours con-
cevoir un plus grand, et ainsi à l'infini. 29.
— divisible à l'infini. Ibid.
— n'est pas composé d'un certain nombre fini d'indivisibles.
30.
— moindre a autant de parties qu'un plus grand. Ibid. Voyez
Mouvement.
— Trois dimensions dans l'espace. 75.
Esprit qxû voit les effets; ce qu'il est a l'égard de l'esprit qui
voit les causes. 53.
— boiteux nous irrite ; pourquoi. Ibid.
— Nécessaire de le relâcher un peu, mais.... 55.
— L'extrême est accusé de folie. 67.
— Plus on en a, plus on trouve d'hommes originaux. 62.
— de justesse , de géométrie , de finesse. Ibid.
— Comment il s'attache au faux. 64.
— et le sentiment se forment par les conversations. I6id.
— a son ordre , le cœur en a un autre. 65.
Esprits : presque tous les philosophes leur attribuent ce qui
appartient aux corps. 48.
Esprits sont de diverses classes; chacun d'eux d«>H réimef
chez soi , non ailleurs. 59.
— Il y en a de deux sortes. 62.
— faux ne sont ni fins ni géomètres. 63.
— Leur distance infinie à la charité. lOI.
Esprit-Saint : c'est par lui que les apôtrea Jugpnt de la loi de
la circoncision. 12 1.
Estime fait la félicité des hommes. 39,
— On s'en soucie peu dans les villes où l'on ne fait que pas-
ser. 41.
— Il faut mériter celle que l'on désire. 64.
Établissement du peuple juif ; image visible des miracles in-
visibles, 93.
État actuel de l'homme diffère de celui de sa création. 70.
— Exposé de ces deux états. Ibid.
— Connus séparément, conduisent à l'orgueil ou à la paresse.
Ibid.
— incertain de l'homme, qui voit trop pour nier, trop peu
pour être assuré. 92.
— établi en république ; ce serait un grand mal de contribuer
à y mettre un roi. 133.
— où la puissance royale est établie, c'est une espèce de sa-
crilège de ne pas la respecter. Ibid,,
États : l'art de les bouleverser est d'ébranler les coutumes
établies. 44.
Éternité : combien notre imagination l'amoindrit. 43.
— combien il est important d'y penser. 78.
Être nécessaire, éternel, infini. 40.
— imaginaire : nous travaillons à l'embellir et à le conser-
ver , et nous négligeons le véritable. Ibid.
Étude de l'homme : peu s'y livrent. 68.
Eucharistie : secret de Dieu dans ce mystère. 116.
— est une figure de la croix et de la gloire. 120.
— Raison pour laquelle on la donnait dans la bouche det
morts. 137.
— Raison pour laquelle on ne la donne plus. Ibid.
.EucLiDE a exclu l'unité de la signification du mot nombre.
31.
— Sa définition des grandeurs homogènes. Ibid.
Euty chiens : en quoi ils erraient. 120.
Évangélistes : observations sur la manière dont Us parlent
de Jésus-Christ. 102.
— Leur style admirable. 106.
Évangile : les païens mêmes ont agi pour sa gloire. 107.
Excellence : nous en sentons en nous des caractères ineffa-
çables. 90.
Exception : c'est un grand mal de la suivre au lieu de la rè-
gle. 64.
Excuse : souvent pire que l'insulte. 61.
Exemples : combien ils sont dangereux. 69.
— Comment ils servent à prouver. 63.
Exorcistes : les miracles prouvaient contre eux en faveur de.s
apôtres. 114.
Extérieur : on a bien fait de distinguer les hommes par l'ex-
térieur. 53.
ÉzÉceiEL parlait d'Israël comme les païens, et tirait de là sa
plus grande force contre Israël. 128.
Fantaisie et Opinion, maitresse d'erreur. 42 et suiv.
— a établi dans l'homme une seconde nature. 43.
— et caprices des peuples ; modèles adoptés par les législa-
teurs , au lieu de la justice. 55.
— semblable et contraire au sentiment. 63.
— Chacun a ses fantaisies contraires à son propre bien. 64.
Fausse gloire : marque de misère et de bassesse. 39.
— Marque d'excellence. Ibid. et suiv.
Fausseté. Voyez Contradiction.
Faux : comment l'esprit et la volonté s'attachent au faux.
64.
Félicité des hommes consiste dans l'estime. 39.
— languissante, sans occupation et sans divertissement. 49.
— Contrariétés étonnantes dans l'homme par rapport à la fé-
licité. 76.
DES PENSÉES DE PASCAL.
737
Félicité: l'hoinine en jouirait avec assurance, s'il n'avait ja-
mais été corrompu. 88.
— Tous les hommes y aspirent; ils ne diffèrent que dans
l'objet où ils la placent. I20 etsuiv.
Figure : la nature est une ligure de la grâce. 93.
— Parmi les Juifs la vérité n'était qu'une figure. 96,
— est faite sur la vérité, et la vérité reconnue par la figure.
iiid.
— Diverses sortes de figures. 97.
— Pourquoi les prophètes ont parlé en figures. 98.
— Joseph , ligure de Jésus-Christ. Ibid.
— a subsisté jusqu'à la vérité. Ibid.
— La grâce, figurée par la loi, figure elle-même la gloire à
laquelle elle conduit. Ibid.
Fin dernière : combien il est important de la connaître. 78.
~ est ce qui donne le nom aux choses. 95.
Finesse de l'esprit ; en quoi consiste. 62.
Fini : rien ne peut le fixer entre les deux infinis. 47.
— La seule comparaison que nous faisons de nous au fini
nous fait peine. Ibid.
— s'anéantit en présence de l'infini. 8i.
Finis sont tous égaux. 47.
Foi: sans la foi, personne n est jamais arrivé à être heu-
reux. 75.
— ne va qu'à établir deux choses : la corruption de la nature ,
et la rédemption de Jésus-Christ. 79.
— La raison doit s'y soumettre. 90.
— au-dessus des sens, non pas contre. 91.
— consiste en Jésus-Christ et en Adam. 1 19.
— inutile pour le salut sans la religion du cœur. I2i.
— sans inspiration , non admise dans la religion chrétienne.
127.
~ parfaite; en quoi elle consiste. 128.
— éclate bien davantage lorsque l'on tend à l'immortalité
par les ombres de la mort. 138.
Faiblesse de l'homme. 42,
— de sa raison. Ibid.
— Fondement admirablement sûr. 53.
Folie : la puissance des rois est fondée sur la folie du peuple.
Ibid.
— C'en est une de se damner. 74..
— plus sage que la sagesse des hommes. 88.
— des incrédules est un exemple qui garantit les autres. 1 19
et suiv.
— Ce serait être fou que de ne pas être fou. 132.
Force : son empire règne toujours. — est le tyran du monde.
52.
— Qualité palpable ; justice , qualité spirituelle. 56.
— sans la justice est tyrannique. Ibid.
— est sans dispute. Ibid.
— n'est maîtresse que des actions extérieures. 60.
^ et menaces , mettent dans l'esprit la terreur et non la reli-
gion. 118 etsuiv.
— reine du monde. I34.
Formalités et cérémonies : il est superstitieux d'y mettre son
espérance, 127.
Fort : nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. 56.
F'ou. Voyez Folie.
Foudre : si elle tombait sur les lieux bas , qu'en résulterait-il ?
65.
Généalogie de Jésus-Christ dans l'Ancien et dans le Nouveau
Testament. 109.
Généalogies : soin qu'avaient les anciens de les conserver.
97.
— de saint Matthieu et de saint Luc. (09.
Général : il faut y tendre. 129.
Générations : c'est leur multitude qui rend les choses obscu-
res. 97,
Génies grands : leur caractère. lOI.
Gens de guerre : s'établissent par la force. 53.
Gentilhomme : croit qu'il y a quelque chose de grand cl de
noble à la chasse. 50.
Géomètres : apprennent la véritable méthode de conduire U
raison. 37.
— Hors de leur science, point de véritable démonstraUou
Ibid.
— seraient tins, s'ils avaient la vue bonne. 63.
— se rendent ridicules en voulant traiter géométriquement
les choses fines. Ibid.
Géométrie : réflexions sur la géométrie en général. 25.
— a expliqué l'art de découvrir les vérités inconnues. Ibid.
— démontre les vérités déjà trouvées. Ibid.
— Ce qui la passe nous surpasse. Ibid.
— ne définit point l'espace , le temps , etc. 26.
— Tout ce qu'elle propose est démontré. 28.
— Tous ses termes parfaitement intelligibles. Ibid.
— définit les seules choses qui en ont besoin. Ibid.
— Si elle ne définit et ne démontre pas toutes choses, c'est
que cela est impossible. Ibid.
— ne peut définir les objets ni prouver les principes. 29.
— ne considère que des figures très-simples. 34.
— Hors d'elle , presque point de vérités dont on demeure tou-
jours d'accord. Ibid.
— Eu quoi diffère de la logique. 37.
— infinie dans la multitude de ses propositions. 46.
— comprend un grand nombre de principes. 62.
Gloire : on l'aime en toutes choses. 40.
— Ceux qui écrivent contre elle veulent avoir la gloire d'a-
voir bien écrit. 41.
— La grâce en est la figure et y conduit. 98.
GouFFiER (Arthus de) , duc de Roanne/. Avis qui lui sont
donnés par Pascal. 7 1 .
Grâce : la nature en est une image. 94.
— Figure de la gloire. 98.
— figurée par la loi. Ibid.
— La conversion des païens était réservée à la grâce du Mes-
sie. 102.
— sera toujours dans le monde. 120.
— fait embrasser les preuves de la religion. 122.
— Dieu veut que nous la jugions par la natiu'e. 123.
— peut seule faire de l'homme un saint 132.
Grand seigneur : ce que c'est. 73.
Grandeur : a besoin d'être quittée pour être sentie. 60.
~ inspire la présomption. 89.
— des gens d'esprit , invisible aux riches , aux rois, etc. loi.
— de l'homme. 39.
— se conclut de sa misère. 76.
— de l'âme humaine; en quoi consiste. 57, 58.
Grandeurs : il y en a de deux sortes. 73.
— d'établissement, dépendent de la volonté des homntes.
Ibid.
— naturelles , indépendantes de la volonté des hommes. Ibid.
— Ce qu'on doit à l'une et à l'autre. Ibid. et suiv.
Grands : diverses manières de les considérer. 52.
~ ont mêmes accidents que les petits : en quoi ils diffèrent. 68.
— Quelque élevés qu'ils soient, sont unis au reste des hom-
mes et ont leurs faiblesses. 59.
— Réflexions sur leur condition. 71 et suiv.
— Leur naissance et leurs titres dépendent d'un pur hasard.
Ibid.
— Leurs titres, non fondés sur la nature, niais sur un éta-
blissement humain. Ibid. et suiv.
— Ce n'est que la rencontre du hasard qui s'est trouvée favo-
rable à leur égard. 72.
— doivent avoir une double pensée. Ibid.
— Cause de leur violence , de leur fierté. Ibid.
— Rois de concupiscence. 73.
Grands hommes : leurs vices sont le bout par où IN tien-
nent au reste des hommes. 59.
Crfcs : leurs égarements avant Jésus-Christ. 8*.
— Les anciens législateurs grecs ont profité de la loi des Juifs.
93.
Guerre : ce serait un tiers indifférent qui devrait juger si on
doit la faire. 50.
— que l'homme fidèle souffre toute .sa vie. 128.
— entre la grâce et la concupiscrncr esl une paix devant
Dion. Ibid.
il
7J8
TABLE ANALYTIQUE
Guerre Inlestino dans l'homme entre la raison et les passions.
129.
— Quelle est la plus cruelle que Dieu puisse faire aux hom-
mes. 130.
Guerres civiles : sonf le plus grand de» maux. 62.
H.
Habits servent à attirer le respect. 53.
Haine ou Affection change la justice. 45.
Haïr : nous devons haïr et nous et tout ce qui nous attache à
autre chose (ju'à Dieu seul. 128.
— Tous les hommes se haïssent naturellement. 133.
Hasard en apparence fut la cause de raccomplissoment d'un
mystère. 12&.
— donne les pensées et les ôte. r34.
HÉKOCii. Voyez Ènocii.
Hérésie sur la manière d'expliquer le mot Omnes. 133.
Hérésies : leur source est l'exclusion de certaines vérités.
120.
— Moyen de les empêcher et de les réfuter. Ibid.
Hérétiques : nous reprochent une soumission superstitieuse.
90.
— ne voient que du pain dans l'Eucharistie. I16.
— Les miracles leur seraient inutiles. 117.
— Source de leurs objections. 120.
— Source de leurs erreurs. Ibid.
— conviennent que l'Eucharistie est figurative, nient la pré-
sence réelle. Ibid.
Hkrode agit, sans le savoir, pour la gloire de l'Évangile
107.
Heureux : ce n'est pas l'être que de pouvoir être réjoui par
le divertissement. 5G.
— Tous les hommes désirent l'être. 75.
— Nul ne l'est comme un vrai chrétien. 90.
Histoire qui n'est point contemporaine est suspecte. 93.
— Caractère de l'histoire sainte écrite par Moïse. 97.
— de l'Église , doit être proprement appelée l'histoire de la
vérité. 12G.
— dont les témoins se fout égorger mérite d'être reçue. 127.
Historiens évangéliques : leur modestie. 106.
KoMÈRE a fait un roman qu'il donne pour tel. 93.
— ne pensait pas à en faire une histoire. Ibid.
Homme : n'est produit que pour l'infinité. 24.
— Inutile de définir ce mot. 26.
— disposé à nier ce qui lui est incompréhensible. 29.
_ ne connaît naturellement que le mensonge. Ibid.
— Ne pas juger de sa capacité par un bon mot qu'on lui en-
tend dire. 36.
— Connaissance générale de l'homme. 37 et suiv.
— Qu'est-il dans l'infini? 38.
— Un néant à l'égard de l'infini , un tout à l'égard du néant.
Ibid.
— incapable de savoir tout , et d'ignorer tout absolument. 39.
— Sa grandeur. Ibid.
— Roseau le plus faible de la nature, mais roseau pensant
Ibid.
— Quand l'univers l'écraserait, il serait encore plus noble
que ce qui le tue. Ibid.
— Sa dignité consi.sle dans la pensée. Ibid.
~- Il est avantageux de lui représenter sa grandeur et sa bas-
sesse. 40.
— a en lui une nature capable de connaître le bien. Ibid.
— Le louer, le blâmer, ou le divertir, également blâmable.
Ibid.
— Sa nature se considère en deux manières. Ibid.
— Deux choses l'instruisent, l'instinct et l'expérience. Ibid.
— Sa vanité. 40.
— Il n'est que déguisement et hjT)ocrisie. 42.
— Sa faiblesse. Ibid.
s'il commençait par s'étudier lui-même , connaîtrait son
impuissance. 47.
— fait partie d'un tout qu'il ne peut connaître. Ibid.
— composé de deux natures opposées. Ibid.
~ plein d'erreurs ineffaçables sans la grâce. 48.
I
Homme : est à lui-même lo plus prodigieux objet de la natu'v.
Ibid.
— Sa misère. Ibid.
— dès l'enfance , accablé d'études. Ibid.
— plus Agé, chargé de soins et d'affaires. Ibid.
— malheureux s'il était délivré de ces soins. 49.
— qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'être seul avec
soi. Ibid.
— Sans occupation et sans divertissement, tous les biens et
toutes les satisfactions ne sont pour lui qu'une fciicllé
languissante. Ibid.
— malheureux si on ne l'occupe hors de lui. Ibid.
— - si vain et si léger, que la moindre bagatelle suffit pour le
divertir. 51.
— s'enimierait sans aucune cause étrangère d'ennui. Ibid.
— est plein de besoins; n'aime que ceux qui peuvent les
remplir. 57. -i ,^
— n'est que mensonge , duplicité , contrariétés. Ibid. % -'■
— Son étude ; combien elle importe. 58.
— Sa condition : inconstance, ennui, inquiétude. 60.
— maître de soi-même, son portrait. Ibid.
— aime la malignité contre les superbes. 61.
~ n'est ni ange ni bête. 64.
— Sa curiosité inquiète pour les choses qu'il ne peut savoir. 64,
— Difficile d'obtenir rien de lui que par le plaisir. 66.
— Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. 74
et suiv.
— incapable de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur. 76.
— Pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu? pourquoi si con-
traire à Dieu? Ibid.
— misérable de connaître qu'il l'est ; grand puisqu'il connaît
sa misère. 77.
— est une chimère, une nouveauté, im chaos, un sujet de
contradiction , un monstre incompréhensible. Ibid.
— Malheur d'un homme sans Dieu. 78.
— Son état plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Ibid.
— Sa vraie nature , son vrai bien , sont choses inséparables à
connaître. 83.
— Ce qu'il lui importe de connaître. 85.
— aveugle s'il ne se connaît plein d'orgueil , d'ambition , de
misère. Ibid.
— ne peut avoir que de l'estime pour une religion qui con-
naît si bien ses défauts. Ibid.
— Contrariétés étonnantes qui se rencontrent dans lui. 87.
— Ses contrariétés servent de preuves à la véritable religion.
Ibid.
— Son premier état , son état présent. Ibid. et suiv.
— est à Jui-ménie un paradoxe. 88.
— S'il n'avait jamais été corrompu , jouirait de la vérité et de
la félicité avec assurance. Ibid.
— incapable d'ignorer absolument et de savoir certainement.
Ibid.
— plus inconcevable sans le mystère de la transmission du
péché originel, que ce mystère n'est inconcevable à
l'homme. 88.
— Sa duplicité a fait admettre deux âmes. Ibid. et suiv.
— La vraie religion l'élève sans l'enfler. 89.
— Dieu ne lui demande que de l'aimer et de le connaître. 90.
— capable d'amour et de connaissance. Ibid.
— Image d'un homme qui s'est lassé de chercher Dieu par le
seul raisonnement. 9i.
— La concupiscence est son seul ennemi. lOO.
— Tout l'instruit de sa condition. 108.
— tout ensemble capable de Dieu et indigne de Dieu. Ibid.
— Tout sur la terre montre sa misère et son impuissance
Ibid.
— doit voir as.sez pour connaître qu'il a perdu la vérité. 119.
— tombé de sa place, la cherche avec inquiétude. Ibid.
— Sa dignité ; en quoi consistait , en quoi elle consiste au-
jourd'hui. 120.
— Comment la raison peut le conduire à se connaîlre. Vil.
— Deux vérités de foi sur son état. 122.
— A force de lui dire qu'il est un sot, il le croil. r.:R.
— fait lui seul une conversation intérieure. Ibid.
— Trois sortes d'hommes; leurs caractères. I2«.
DES PENSÉES DE PASCAL.
739
Homme : est visiblement fait pour penser. 128.
— Son injustice et sa corruption. Ibid.
-nait injuste. 129.
— jouirait de quelque paix s'il n'avait que la raison sans
les passions , ou les passions sans la raison. Ibid.
— - doit, pour être heureux , conformer sa volonté particulière
à la volonté universelle. Ibid.
— souvent croit ne dépendre que de soi , et veut se faire cen-
tre et corps soi-même. Ibid.
— La grâce seule peut en faire up saint. 1 32.
-- Peut-il mériter la communication avec Dieu? 133.
— Le tirer de sa misère n'est pas indigne de Dieu. Ibid.
— créé avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi-
même. 137.
— trop infirme pour juger sainement de la suite des choses
futures. 139.
— Il y a dans chaque homme un serpent, une tve , un Adam.
Idem.
Hommes : se gouvernent plus par caprice que par raison. 34.
— Pour leur bien , il faut souvent les piper. 44.
~ Toutes leurs occupations sont à avoir du bien. 45.
— Tous conçoivent et sentent de la même sorte les objets qui
se présentent à eux , supposition gratuite. 4G.
— Cause véritable de l'agitation perpétuelle de leur vie. 48.
— Origine de toutes leurs occupations tumultuaires. Ibid.
— Leur malheur vient de ne pas savoir se tenir en repos. 49.
— dans les grandes charges , détournés de penser à eux , est
ce qui les soutient. Ibid.
— tendent au repos par l'agitation. 50.
— Image de leur condition. 52.
— On ne leur apprend pas à être honnêtes gens. 59.
— Tous se haïssent naturellement. 6i , 133.
— Leur vertu ne se satisfait pas d'elle-même. 64.
— Tous désirent d'être heureux. 75.
— n'aiment naturellement que ce qui peut leur être ulile. 79.
— sont corps autant qu'esprit. 83.
~ N'attendre d'eux ni vérité ni consolation. 87.
— Causes des contrariétés qui les ont étonnés. 8<s.
— sont tout ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu.
108.
— Dieu leur donne assez de lumière pour le chercher et le
suivre, s'ils le veulent, il 9.
— prennent souvent leur imagination pour leur cœur. 128.
— croient être convertis dès qu'ils pensent à se conve^-lir.
Ibid.
— naissent iiflustes. 129.
— Combien est grande leur folie. 132.
•^ Dieu ne les considère que par le médiateur Jésus-Christ.
136.
Honnêtes gens : Les vrais honnêtes gens ne veulent pomt
d'enseigne. 57.
— On n'apprend point aux hommes à le devenir , et cepen-
dant ils se piquent de l'être. 59.
Honneur : qui ne mourrait pour le conserver serait infâme. 40.
Honte : il n'y a de honte qu'à ne point en avoir. 80.
Horreur de la mort : naturelle et juste dans Adam innocent.
138.
— Son origine et la cause de sa défectuosité. Ibid.
Humeur : ses bizarreries. 60.
Humilité : effet des discours d'humilité. 57.
— Peu de gens en parlent humblement. Ibid.
— Les anciens philosophes ne l'ont point reconnue pour vertu.
86.
— apparente qui couvre une présomption insupportable. •><).
Hypocrites bien déguisés , l'Église les souffre. 130.
— ne peuvent tromper Dieu. Ibid.
I.
Idées : la conformité d'idées n'est pas c<rtaine, mais très-pro-
bable. 46. ,. , ,
— Comment presque lom les philosophes ont conlondn les
id'-cs des choses. 48.
Ignorance : fl y en a de iW\n sortes, l'une ni.lurelle, I autre
savante. 47.
Ignorance de la religion, état déplorable. 77 et suiv.
Illusion : en quel sens il est vrai que tout le monde est dans
l'illusion. 52.
Imagination : elle grossit le temps présent et amoindrit l'é-
ternité. 43.
— Elle est une source d'erreur. 45.
Immortalifé de l'âme doit être notre premier objet. 77.
— Combien ce dogme est important. 121.
Impies blasphèment la religion chréiieniie, parce qu'ils la
connaissent mal. 85.
— la croient un simple déisme. Ibid.
— capables de la grâce. 89.
— Leur indifférence pour la religion prouve la corruption de
l'homme. 120.
— Comment ils abusent de leur raison. 12 1.
— se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. 128.
Bnpiété : c'est d'elle que viennent les peines de la piété. i3o.
Importance : comment tout est important. 133.
Imposteurs disent qu'ils ont des remèdes; pourquoi ajouf»-
t-on foi à leurs promesses? 115.
Impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science
que ce soit dans un ordre absolument accompli. 26.
— où est l'homme d'acquérir par lui-même la vertu : re-
mède à ce mal. 83.
Incarnation montre à l'homme la grandeur de sa misère. 89.
— Secret de Dieu dans ce mystère, ll^ et suiv.
Incertain : on travaille pour l'incertain, et on le doit. 53.
— Combien de choses ne fait- on pas pour l'incertain! 134.
— Quand on travaille pour demain et pour l'incertain, on
agit avec raison. Ibid.
Inclination d'être aimé est injuste. 129.
— Nous naissons avec elle. Ibid.
Incompréhensibilité de Dieu et de l'âme. 135.
Inconstance : sa cause. 60.
Incontradiction n'est pas marque de vérité. 46.
Incrédules : la religion nous oblige de les regarder comme
capables de la grâce. 80.
— Il faut les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes. Ibid.
— doivent être plaints et non injuriés. 119.
— les plus crédules. Ibid.
Incrédulité : fondée sur celle des Juifs. 94.
Indépendance : le soldat travaille toujours à y venir. 126.
— Le chartreux fait vœu de ne jamais y prétendre. Ibid.
Indifférence sur l'étude de la religion ; combien elle est témé-
raire. 77.
— de l'homme sur les objets permanents. 121.
Indigence : comment il arrive qu'on la cache ou qu'on la
découvre. 55.
Indivisible : sa définition. 31.
— multiplié autant qu'on voudra , ne fera jamais une éten-
due. Ibid.
— multiplié tant de fois qu'on voudra, ne peut jamais for-
mer qu'un indivisible. Ibid.
— est un véritable zéro d'étendue. Ibid. Voyez Zéro.
Jwéflfl7îfe nécessaire parmi les hommes. 55.
Infaillibilité : si elle était dans un, ce serait un miracle
étrange. 133. . , n. ,i
— dans la multitude, cela parait naturel. Ibid.
InfaUmc : on aime que le pape le soit dans la foi, et les
I docteurs graves dans leurs mœurs. Ibid.
j Infini : nous ignorons sa nature. «I.
I _ 11 y a un infini en nombre. Ibid. , , , ,„
I /„rt«H' (chose) et indivisible: ce que c est. n«.
i InPtés : observations sur l.^s den.v infinités qui se Iroi.vent
1 ■ f n toutes choses. 29 et suiv.
i _ dans toutes les sciences. 40.
' Iniquités : ce sont les vrais ennemis .le 1 homme. 101.
: Injmticc : difficile à distinguer. 44.
' -d'exiger ce qui n'est pas du, commune aux grand.. 7.J.
— Mous naissons injuste». 129.
Inanisition : est toute corrompue ou ignorante. 131
, iïla sSté ( les jésuites ) sont l.-s deux Déaux de la > erit,-.
Ibid.
[nsrnsihilité de
s hommes \nm les clioses de rélernitf. 71»
i;
740
TABLE ANALYTIQUE
Inapiratwn. \oyei Foi.
Inutruction : quelquefois source d'erreur. 46.
— Quand elle précédait le baptême, tous étaient instruit».
"145,
Intérêt : source d'erreur. 45.
Inventer: ceux qui en sont capables sont rares. 55.
Inventeurs : on les traite de visionnaires. Ibid.
Inventions nouvelles sont des erreurs dans la théologie. 23.
— des hommes vont en avançant de siècle en siècle. 134.
ISAAC, héritier de la promesse du Messie. 84.
Israël : l'ancien Israèl éliiit la ligure du nouvel Israël. 99.
— Les païens en disaient du mal , et le prophète aussi. 128.
J.
Jacob : il vivait dans l'attente du Messie. 84.
— Accomplissement de sa prophétie sur le Messie. 105.
Jansénistes. 116 et suiv.
ressemblent aux hérétiques par la réformation des mœurs.
118.
JÉRUSALEM : les Juifs ne peuvent sacrifier hors de ses murs.
100.
— céleste doit être l'objet de nos soupirs. l'iG.
Jésuites : concluent île tout que leurs adversaires sont héré-
tiques. 116.
— Excès où la pas.sion les a portés. Ibid.
— se joignent aux ennemis de l'Église. Ibid.
— coupables de persécuter Port-Royal. 117.
— Leur dureté surpasse celle des Juifs. II8.
— ressemblent en mal aux hérétiques. Ibid.
Jésus-Christ parlait au cœur. 65.
— En quoi consiste sa religion. 83.
— L'accomplissement des prophéties en sa personne prouve
qu'il est le Messie. 85.
— Considérations sur sa personne. 86.
— a racheté les hommes misérables par Adam. 89.
— rejeté par les Juifs, pourquoi. 94.
— Ceux qui l'ont crucifié portent les livres qui témoignent
de lui. 95.
— Le temps de son premier avènement est prédit ; celui du
second ne l'est point. Pourquoi. Ibid. etsuiv.
— figuré par Joseph. 98.
— et ses apôtres nous découvrent l'esprit des anciennes Écri-
tures. 99.
— Ce qu'il a appris aux hommes. Ibid.
— En lui toutes les contradictions des Écritures sont accor-
dées. 100.
— Considérations sur Jésus-Christ. lOi.
— Il est ridicule de se scandaliser de sa bassesse. Ibid.
— Aucun homme n'eut jamais plus d'éclat ; à peine aperçu
des historiens. I02.
— Tout son éclat n'a servi qu'à nous , rien pour lui. Ibid.
— parle simplement des plus grandes choses. Ibid.
— Centre des deux Testaments. Ibid.
— est prédit et prédisant. Ibid.
— prouvé par les prophéties. Ibid. et suiv.
-- Nombreuses prédictions qui l'annoncent. lo3.
— Comparé à Mahomet. 107 et suiv.
— est venu pour la sanctification des uns , et pour la ruine
des autres. 109.
— - est un Dieu caché. Ibid.
— est demeuré inconnu parmi les iiommes. 109.
— On ne connaît Dieu utilement que par Jésus-Christ. 1 1 1 .
— vrai Dieu des misérables et des pécheurs. 112.
— Sans lui , l'homme est dans le vice et dans la misère. Ibid.
— En lui est tout notre bonheur. Ibid.
— Toute religion qui ne le reconnaît pas aujourd'hui est
fausse. 113.
— Les Juifs coupables de refuser de croire à ses miracles.
Ibid.
— Comment prouvé par ses miracles ; comment il a vérifié
sa doctrine. Ibid.
— Différence entre n'être pas pour lui , et le dire ; et n'être
pas pour lui, et feindre d'en être. 1 14.
— En quoi diffère de l'Antéchrist. Ibid.
Jésus-Christ : deu« partis entre ceux qui l'écoutaient. Ii«.
— Sans lui , le inonde serait détruit ou serait un enfer. 11».
— Dire qu'il n'est pas mort pour tous, favorise le déseapoir.
Ibid.
— est venu apporter le couteau et non la paix. 123.
— Quelle paix il a apportée. Ibid.
— jugé par les Juifs et les Gentils. 126.
— On l'aime parce qu'il est le chef du corps dont on est mem-
bre. 130.
— s'est offert à Dieu comme un holocauste. 130.
— Ce qui est arrivé en lui doit arriver en tous ses membres.
Ibid.
— En lui la mort est aimable. Ibid.
— Il a été tout ce qu'il y a de grand et tout ce qu'il y a d'ab-
ject. Ibid.
— Son sacrilice a duré toute sa vie et a été accompli par sa
mort. Ibid.
— enlevé dans son ascension comme la fumée des victimes.
137.
— Tout ce qui lui est arrivé doit se passer dans l'âme et dans
le corps de chaque chrétien. 138.
Jeu, chasse, divertissements : pourquoi plaisent tant aux
hommes. 50.
JoB , le plus malheureux des hommes , a le mieux parlé de la
misère de l'homme. 128.
Joie que le monde ne peut donner ni ôter. 124.
— des bienheureux et des chrétiens. Ibid.
Joies temporelles couvrent les maux étemels qu'elles causent.
110.
Joseph , ligure de Jésus-Christ. 98.
— prédit, et Jésus-Christ fait. Ibid.
Judée : avant Jésus-Christ, elle a toujours eu des hommes
qui l'attendaient et l'annonçaient. 84.
Jugement des damnés : combien ils seront confondus d'y être
condamnés par leur propre raison. 120.
— des hommes : combien il est difficile de proposer une
chose au jugement d'un autre, sans corrompre son juge-
ment. 60.
Juifs : leur état avant et après Jésus-Christ. 86.
— Séparés des autres peuples. 92.
— Leurs histoires sont les plus anciennes. Ibid.
— adorent un seul Dieu. Ibid.
— se croient les seuls auxquels Dieu a révélé ses mystères.
Ibid.
— attendent un libérateur pour tous. 92
— Peuple composé de frères. Ibid.
— Tous sortis d'un seul homme. Ibid.
— forment une puissance d'une seule famille. Ibid.
— Le plus ancien peuple connu. Ibid.
— Singulier en sa durée. Ibid.
— gouvernés par la loi la plus ancienne et la plus parfaite. 9!i.
— admirables en leur sincérité. Ibid.
— conservent, anx dépens de leur vie, le livre qui les désho-
nore en tant de façons. Ibid.
— Observations sur ce peuple. Ibid.
— accoutumés aux grands miracles, attendaient un Messie
éclatant. 94.
— charnels , ont méconnu le Messie dans sa grandeur et dans
son abaissement. Ibid.
— ont méconnu la réalité quand elle est venue. Ibid.
— Leur refus est le fondement de notre croyance et la preuve
du Messie. Ibid.
— Leur cupidité les empêchait d'entendre les véritables biens.
95.
— en ne recevant point Jésus-Christ, accomplissaient les
prophéties. 96.
— charnels , vrais Juifs. Ibid.
— Parallèle entre les Juifs, les chrétiens et les païens. Ibid.
— Peuple fait exprès pour servir de témoin au Messie. Ibid.
et suiv. ■ Çi^\
— ont été commis pour la garde des livres de Moïse. 97.
— En tuant Jésus-Christ, ils lui ont donné la dernière mar-
que de Messie. 104.
— Comment , après avoir rejeté Jésus-Christ , ils n'ont pas été
exterminés 105
^
DES PENSÉES DE PASCAL.
741
JuiFft : n'avaient point d'autre roi que César, donc Jésus-Christ
était le Messie. Ibid.
— Leur état actuel est une preuve de la religion. lOG.
— Leur deuxième destruction est sans promesse de rétablis-
sement. 107.
— captifs sans aucun espoir. Ibid.
— opprimés, quoique fidèles à la loi. Ibid.
— témoins suspects , s'ils eussent été tous convertis. Ibid.
— Dans eux paraît la protection de Dieu. 108.
— Vrais Juifs et vrais chrétiens n'ont qu'une môme religion.
IfO.
— En quoi consistait leur religion. Ibid.
— La doctrine qu'ils avaient reçue de Dieu ne devait pas les
empêcher de croire en Jésus-Christ. II3.
— Leur incrédulité prouve le mystère de la rédemption. 120.
— étaient haïs au milieu des païens. 122.
— appelés à dompter les rois , et esclaves du péché. 127.
— Différence entre les Juifs et les chrétiens. Ibid.
Justice : difficulté de connaître la vraie; change suivant les
climats. 44.
— L'affection ou la haine la change. 45.
— est ce qui est établi. 55.
— ne pouvant forcer l'homme de lui obéir , on l'a fait obéir
à la force. 56.
— Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Ibid.
— sans la force impuissante, contredite. Ibid.
~ sujette à disputes. Ibid.
— Son empire n'est non plus tyrannie que celui de la délec-
tation. 60.
— de Dieu; son propre est d'abattre l'orgueil. 126.
— infinie aussi bien que sa miséricorde. 128.
— et sévérité de Dieu envers les réprouvés, moins étomiante
que sa miséricorde envers les élus. Ibid.
L.
lACÉbÉMONiENS : leurs morts généreuses ne nous touchent
guère. 122.
Lâche de faire le brave contre Dieu. 80.
Lamech/i transmis la promesse du Messie. 84.
Langue est un chiffre ; une langue inconnue est déchiffra-
ble. 65.
Latins : leurs égarements avant Jésus-Christ. 84.
Lecture : principale utilité à en tirer. 70.
— de Montaigne et d'Épictète doivent être faites avec discré-
tion. 71.
— peuvent servir de correctif l'une à l'autre. Ibid.
Législateurs: leur seule volonté règle de l'ordre des biens. 72.
— anciens , grecs et romains , ont emprunté leurs principales
lois de celle des Juifs. 93.
Lettres provinciales : si elles sont condamnées à Rome , ce
que j'y condamne est condamné dans le ciel. 131.
— gRéponses de Pascal à diverses questions qui lui furent fai-
tes'sur cet ouvrage. Ibid.
Lien suivi volontairement n'est point senti. 122.
Livres : les meilleurs sont ceux qUe chaque lecteur croit qu'il
aurait pu faire. 37.
Livres canoniques : la vérité y est découverte, et y est infail-
liblement jointe. 135. ,
Logique : a peut-être emprunté les règles de la géométrie
sans en connaître la force. 37.
Loi ; les prophètes ont fait connaître que la loi de Moïse n'é-
tait que pour un temps, et que celle de Jésus-Christ était
éternelle. 85.
— de Dieu donnée aux Juifs. 92.
— La plus rigoureuse de toutes s'est seule conservée. 93.
— Sa doctrine était de n'aimer, de n'adorer que Dieu. 90.
— était perpétuelle. Ibid.
— avait toutes les marques de la vraie religion. Ibid.
— était figurative de la grâce. 98.
— n'a pas détruit la nature. 130.
— La grâce ne l'a pas détruite. Ibid.
— de la circoncision, son abolition par les ap(\lros. 121.
Lois anciennes : sont-elles plus saines? non ; mais elles ôleul
la racine de diversité. 52.
Lois nécessairement tenues pour justes, puisqu'elles sont étar
bUes. 55.
— du pays, seules règles universelles aux choses ordinaires.
Ibid.
— Bon de leur obéir , parce qu'elles sont lois. 56.
— des voleurs. 61.
— une fois établies , injuste de les violer. 72.
— doivent plier à la nécessité. 84.
— Deux suffisent pour régler la république chrétienne. 12 1.
Lumières naturelles : s'il y a un Dieu , par elles il est infini-
ment incompréhensible. 80.
Lunettes : elles nous ont découvert des êtres qu'on ne cori-
naissait point. 126.
M.
Muchine arithmétique : ses effets admirables. Us ne peuvent
faire dire qu'elle a de la volonté. 13I.
Magiciens de Pharaon : les miracles discernent entre eux et
Moïse. 114.
Magistrats : leur appareil est nécessaire. 53.
— et médecins s'attirent le respect par de vains ornements.
Ibid.
Mahomet : sa religion n'est pas plus recevable que les autres.
92.
— pour faire subsister son livre , a défendu de le lire. 96.
— Différence entre lui et Moïse. Ibid.
~ est sans autorité. Ibid.
— comparé avec l'Écriture. Ibid.
— faux prophète dans le bien qu'il dit.de saint Matthieu.
Ibid.
— n'a point fait de miracles. Ibid.
— n'a pas été prédit. 107,
— s'est établi en tuant, en défendant de le lire. Ibid.
Mal : il y en a une infinité; le bien presque unique. 62.
— Le propre de l'homme est de se réjouir du bien , sans êtro
touché du mal. Ibid.\
— On ne trouve point dans la religion chrétienne une sain
teté qui en soit exempte. 89.
— Sa vue corrige quelquefois mieux que l'exemple du bien.
124.
— Jamais on ne le fait si pleinement et si gaiement que quand
on le fait par un faux principe de conscience. 127.
Maladie : ôte la science. 46.
— État naturel des chrétiens ; pourquoi. 132.
Maladies , principe d'erreur ; elles gâtent le jugement et \o
sens. 46.
— Les principales sont l'orgueil et la concupiscence. 87.
— Prière pour demander à Dieu leur bon usage. 139 et siiiv.
Malheureux : les plaindre sans les aider n'est pas d'un grand
mérite. 59.
Malice de ceux qui emploient le raisonnement dat»s la théo-
logie, au lieu de l'autorité de l'Écriture et des Pères. 2».
Malignité : comment elle devient lière. 66.
— Quelle est celle qui plaît à l'homme. 61.
Manières du monde consistent à faire l'emporte. 79;
Marque pour reconnaître ceux qui ont la foi. 121.
Martial : vice de son épigramme sur les borgnes, ci.
Martyre inutile hors de l'Église. 12u.
Martyrs : aucuns tourments n'ont pu les emptrchcr d<^ con-
fesser la religion chrétienne. 80.
— L'exemple de leur mort nous touche. 122.
— sont nos membres; leur résolution peut former la notre.
Ibid.
Masque : il y a des gens qui masquent toute la nature, di*.
Matière ne peut pas se connaître elle-même. 47.
Mauvais : c'est par la volonté de Dieu qu'il faut juger de ce
qui est bon ou mauvais. 121.
Maux : le plus grand des maux est les guerres civiles. 52.
— Le remède h nos maux inconnu aux anciens philosophes.
87.
— La providence de Dieu en e.st Timique et véritable cause.
l'arbitre et la souveraine. 135.
Maximes : toutes h« bonnes sont «lans le monde. 55.
— Bonnes maximes dont on abu.se Ihid.
42
TABLE ANALYTIQUE
médecins s'alUrcnt le respect par leurs habits. &3.
Médiateur .'besoin qu'on a d'uu médiateur pour s'approcher
de Dieu. II2.
Médiocrité : rien ne passe pour bon que la médiocrité. 67.
Membres : corps de membres pensants. 129.
Mentir ': il y a des gens qui mentent pour mentir. 69.
Méridien : un méridien décide de la vérité. 44.
Messie promis aux hommes. 84.
— a toi^^ours été cru. Ibid.
— (Figures du). 94.
•— reçu par les spirituels , rejeté par les charnels. Ibid.
— ( Prophéties touchant le ). 95.
— La religion juive formée sur sa ressemblance. 96.
— Idées des Juifs et des chrétiens charnels à son sujet. Ibid.
-• Le peuple juif fait pour lui servir de témoin. Ibid. et
suiv.
— Si les prophéties ont deux sens , il est sur qu'il est venu.
98.
— Conversion des païens réservée à sa grAce. 102.
— Effets et marque de sa venue. Ibid et suiv.
'- conuaissable aux bons , méconnaissable aux méchants.
109.
— Prophéties obscures à son si^jet. Ibid.
Méthodes : l'une de convaincre, l'autre d'agréer. 34.
Métier : son choix est la chose la plus importante. 43.
Miracles de Jésus-Christ et des apôtres prouvent la religion
chrétienne. 85.
— ne suffisent pas pour convertir les hommes. 91.
— visibles , image des invisibles. 94.
— Fausses idées des Juifs sur ceux que Dieu a faits en leur
faveur. Ibid.
— étaient nécessaires avant l'accomplissement des prophé-
ties. 106.
— ( Pensées sur les ) : règles pour les discerner. 112 et suiv.
— ne peuvent servir à une fausse religion. 113.
— discernent les choses douteuses entre les peuples. 114.
— de Jésus-Christ , plus clairs que les soupçons qu'on avait
contre lui. Ibid.
— ont servi à la fondation et serviront à la continuatioa de
l'Église. Ibid.
— Dieu n'en permettra pas de faux , ou en procurera de plus
grands. Ibid.
— Ce qui fait qu'on n'y croit pas et qu'on croit aux faux.
115.
— faux , pourquoi il y en a tant. Ibid.
— Il est dit : Croyez à l'Église; il n'est pas dit ; Croyez aux
miracles. Ibid.
— de Port-Royal : ce qu'on doit en conclure. 117.
— de la sainte épine. Ibid.
— Effets qui excèdent la force naturelle des moyens qu'on y
emploie. 118.
-- de Moïse, de Jésus-Christ, des apôtres, ne paraissent pas
d'abord convaincants. 119.
— On en demande, et on n'y croit pas. 126.
— Dieu n'en fait point dans la conduite ordinaire de son
Église. 133.
— Les incrédules croient ceux de Vespasien pour ne pas
croire ceux de Moïse. 135.
Misère : elle porte au désespoir. 69.
— de l'homme : elle prouve sa grandeur. 39.
— L'orgueil en est le contre-poids. 40.
— Réflexions sur ce sujet. 48 et suiv.
— de l'homme se conclut de sa grandeur. 76,
— prouvée par l'incarnation. 89.
— Nous en éprou^ cas à toute heure les effets. 90.
— est nécessaire pour connaître Dieu. 112.
— Salomon et Job l'ont le mieux connue et en ont le mieux
parlé. 128.
Miséricorde de Dieu : elle combat notre paresse en nous in-
vitant aux bonnes œuvres. 126.
— Rien ne combat davantage le relâchement. Ibid.
— plus étonnante que sa justice. 128.
Mode : elle fait l'agrément et aussi la justice. 65.
Vot.-lemoi est haïssable, parce qu'il est injuste et se fait
centre de tout, 57.
Moi : diaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous
les autres. B7.
— Certains auteurs sentent leurs bourgeois qui ont toi^ours
leur chez moi à la bouche. 132.
— humain : la piété chrétienne l'anéantit , et la civilité hu-
maine le cache. Ibid.
Moïse a reçu et transmis la tradition d'Adam sur le Messie
84.
— Différence entre lui et Mahomet. 96.
— ( Observations sur ). Ibid. et suiv.
— Les miracles discernent entre lui et les magiciens de Pha-
raon. 114.
•— Un mot de lui fait juger de son esprit. 125.
Monarchie : il faut la conserver là où elle est établie. 133.
Monde est une sphère infinie dont le centre est partout , la
circonférence nulle part. 38.
— Comment va son train. 47.
— Sa vanité. 61.
— On n'y trouve point de satisfaction solide. 78.
— Je ne sais qui m'y a mis , ni ce que c'est. Ibid.
— Ses manières consistent à faire l'emporté. 79.
— Toute sa conduite est relative à la vraie religion. 85.
— ne subsiste que par Jésus-Christ et pour Jésus-ChrLst. 09.
— subsiste pour exercer miséricorde et jugement. 1 19.
— tot^jours en état de vivre à l'avenir, jamais de vivre main-
tenant. 124.
— Sa bonté et sa malice en général reste la même. 134.
— Incompréhensible qu'il soit créé, qu'il ne le soit pas. 135.
— Il fallait autrefois en sortir pour être reçu dans l'Église.
144.
Montaigne : remarque sur une pensée de cet auteur, tou-
chant l'art de conférer. 36.
— raisonne sur les effets, mais il ne voit pas toi^jouis les
causes. 53.
— Remarque sur un trait de ce philosophe. 54.
— Sot projet qu'il a eu de se peindre. 59.
— Ce qu'il a de bon et ce qu'il a de mauvais. 64.
— parlait trop de soi. Ibid.
— Réflexions sur sa doctrine -comparée avec celle d'Épictète.
66 et suiv.
— a cherché une morale fondée sur la seule raison. 67.
— met toutes choses dans un doute universel. Ibid.
— En quoi consiste l'essence de soû opinion. Ibid.
— Motifs de sa devise. Ibid.
— est pur pyrrhonien. 68.
— se moque de toutes les assurances. Ibid.
— Ce qu'il dit sur les lois et les procès. Ibid.
~ combat les hérétiques avec une fermeté invincible. Ibid.
— foudroie l'impiété. Ibid.
— montre la vanité de ceux qui passent pour les plus éclai-
rés. Ibid.
— demande si l'âme connaît quelque chose, si elle se con-
naît elle-même. Ibid.
— Suite de ses questions. Ibid.
— déprécie la géométrie et les autres sciences. 69.
— met la raison de l'homme en parallèle avec les bétes. Ibid.
— agit en païen. Ibid.
— Sa morale. Ibid.
— et Ëpictète , les deux plus grands défenseurs des deux plus
célèbres sectes. 70.
— Leurs systèmes. Ibid.
— Ils ont aperçu quelque chose de la vérité. Ibid.
— confond l'orgueil des incrédules. 71.
— pernicieux à ceux qui ont quelque pente à l'incrédulité et
aux vices. Ibid,
— doit être lu avec beaucoup de discrétion. Ibid.
— Ses défauts sont grands. 125.
— est plein de mots déshonnêtes. Ibid.
— Ses sentiments horribles sur Je suicide et sur la mort.
Ibid.
— inspire une nonchalance du salut. Ibid.
— ne pense qu'à mourir lâchement. Ibid.
Morale ; clic manque d'un point fixe qui puisse faire discer-
ner le bien d'avec le mal. 55.
— A quoi peuvent servir ses divisions. 58,
DES PENSÉES DE PASCAL.
Horale : ses préceptes subsistent indépendamment l'un de
Taulre. 58.
— du jugement se moque de la morale de l'esprit. 66.
— En quoi elle consiste. 1 19.
—• Les anciens philosophes l'ont conduite indépendamment
du d»)gme de l'immortalité de l'âme. 129,]
Mort : les hommes en fuient la pensée. 51.
— plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de Jh
mort sans péril. 6i.
— La souhaiter, eu souffrant de bon cœur la vie. I2J.
~ Ce qui la rend désirable aux chrétiens. 124.
— Suite d'un arrêt de la providence de Dieu , et non pas un
effet du hasard. 135.
— est une peine du péché. Ibid.
— peut seule délivrer l'âme de la concupiscence des mem-
bres. Ibid. et suiv.
— sans Jésus-Christ est horrible , détestable ; en Jésus-Christ
est aimable , sainte. 1 36.
— de l'hostie est la principale partie des sacrifices. Ibid.
— ■ Ne pas la considérer comme des païens , mais comme des
chrétiens, c'est-à-dire avec l'espérance. 137.
— Juste de l'aimer quand elle sépare une âme sainte d'un
corps impur. 138.
— est le couronnement de la béatitude de l'âme , et le com-
mencement de la béatitude du corps. Ibid.
— du corps n'est que l'image de celle de l'àme. 139.
Morts : différence entre les morts généreuses des païens et
celles des martyrs. 122.
— Une des plus solides charités envers eux est de faire ce
qu'ils ordonneraient s'ils étaient encore au monde. 139.
Mot : différence du même mot en diverses bouches. 36.
— de David et de Moïse qui fait juger de leur esprit. 125.
Mots primitifs : inutile de les définir. 26.
•— (Bons) : ne pas juger de l'excellence d'un homme par l'ex-
cellence d an bon mot qu'on lui entend dire. 36.
— d'enflure, haïssables. 37.
— Les mêmes appliqués dans les mêmes occasions. 46.
— Diseur de bons mots , mauvais caractère. 67.
Mourant : est-ce courage à lui d'affronter un Dieu tout-puis-
sant et éternel? 127.
Mouvement, nombre, espace : ces trois mots comprennent
tout l'univers. 28.
— de bassesse et de grandeur. 89 et suiv.
— Le moindre importe à toute la nature. 133.
Moyens de croire : il y en a trois; quels sont-ils? 127.
Multitude et Unité : avantages de leur réunion dans l'Église.
133.
— qui ne se réduit pas à l'unité est confusion. 134.
Mystère dont le hasard est en apparence la cause. 125.
N
Naissance : la prendère fait les pélagiens , et la seconde fait
les catholiques. 120. (Voyez Qualité, Noblesse hérédi-
taire. )
Nature : immense dans les êtres les plus imperceptibles. 38.
i — souvent nous dément et ne s'assujettit point à ses propres
règles. 46.
— nous rend malheureux en tous états. .62.
— Commwnt elle devient fière. 56.
— Ce li'est pas elle qui nous trouble, ce sont nos craintes.
57.
— Dans les choses de la nature, il y a des erreurs avantageu-
se». 64.
— Il y en a qui la masquent : point de roi parmi eux , mais
«m auguste monarque. 65.
— peut parler de tout, même de théologie. C6.
— corrompue : la Fieligion qui lui est contraire est la seule
qui ait toujours été. 85.
— Sa corruplion ne peut se connaître que par la vraie n;li-
giuD. Ibid.
— marque partout un Dieu perdu. 89.
— n'offre rien que doute et inquiétude. »2.
— t«t une image de la grâce. 94.
-cache de son voile le secret de Dieu. 1 1'-.
743
Nature : sa corruption est prouvée par l'indifférence mémo
des impies. 120.
— Ce qui résulte de ses perfections et de ses défauts. 132.
— nous tente continuellement. 139.
Néant : nous en faisons une étermté, et de l'éternité nu
néant. 43.
— Certitude d'y tomber serait un sujet de désespoir. 78.
Ncstoriens : en quoi ils erraient. 120.
Neutralité : essence du pyrrhonisme. 75.
Noblesse héréditaire : trente ans gagnés sans peine. 54.
NoÉ a transmis la promesse du Messie. 84 et suiv.
Nombre, temps, espace, quels qu'ils soient, on peut tou-
jours en concevoir de moindres et de plus grands. 2î>.
( Voyez Mouvement. )
Nombres sont infinis : U n'y en a point deux carrés dont l'un
soit double de l'autre. 75.
Nouveauté : ses charmes nous séduisent. 45,
Nouveautés terrestres et célestes : leur différence. 121.
o.
Obéissance : différence entre celle d'un soldat et celle d'un
chartreux. 126.
— Meilleur d'obéir à Dieu qu'aux hommes. 131.
Obscurité : fausse idée qu'on se forme de l'obscurité appa-
rente de Jésus-Christ. 10 [, 102.
Occupation : saris occupation et sans divertissement , la féli-
cité de l'homme est languissante. 49.
Occupations tumultuaires des hommes. 48 et suiv.
— violentes et impétueuses détournent l'homme de la vue de
lui-même. 49,
Omnes : comment ce mot doit être expliqué. 133.
Opinion , maîtresse d'erreur. 42 et suiv.
— dispose de tout. 43.
— Son empire est doux et volontaire. 52.
— est la reine du monde. Ibid.
— Toute opinion peut être préférée à. la vie. 60.
Opinions s'insinuent dans l'âme par l'entendnment et la vo-
lonté. 82.
— Comment elles vont dans le monde. 52.
— anciennes : pourquoi prévalent. Ibid.
— Le peuple en a de très-saines. 54.
— communes cachent souvent des vérités. 109.
— relâchées plaisent tant aux hommes naturellement , qu'il
est étrange qu'elles leur déplaisent. 13I.
Ordre : impuissance où est l'homme de traiter quelque science
que ce soit dans un ordre accompli. 26.
Oreille : on ne consulte que l'oreille , parce qu'on manque de
cœur. 134.
Orgueil eontre-pèse toutes nos misères. 40, 119.
— Jusqu'où il nous tient. Ibid.
— des j)hilosophes qui ont connu Dieu et non leur misère.
85.
— et concupiscence, prmcipales maladies de l'homme. 87.
— et paresse, sources de nos vices. 89.
— et désespoir, double péril auquel l'homme est totyours
exposé. Ibid.
— Égarement bien visible de l'homme. 119.
— et paresse, sources de nos péchés. 126.
Originel. Voyez Péché.
Ouvrage : quelle est la dernière chose qu'on trouve en faisan
un ouvrage? 66.
P.
Païens : parallèle entre les Juifs, les chrétiens et les païens.
96.
— Leur conversion réservée à la grâce du Messie, loi.
— Les sages n'ont pu leur persuader de n'adorer que le vr. i
Dieu. Ibid.
— Leur conversion prouve le Messie. 103.
— En eux parait l'abandon de Dieu. lOR.
— Les miracles discernent entre les Juifs et les païens, il*.
— Sages, parmi eux, qui ont dit qu'il n'y a (ju'un Dieu, ont
été persécutés, laa.
74
TABLE ANALYTIQUE
Païens: disaient du mal d'Israël ainsi que le prophète. 128.
Paix : il y a des hommes qui préfèrent la guerre à la paix.
60.
-- que Jésus-Christ est venu apporter. 123.
— de l'homme ne sera parfaite que quand le corps wra dé-
truit. Ibid.
Pape : point de salut hors de sa communion. I20.
— Pourquoi on veut qu'il soit infaillible. 132.
— Comment on doit juger de ce qu'il est. 133.
■— 11 est le premier et reconnu de tous. Jbid. '■
— chef de l'Église considérée comme unité. Ihid.
-r-En la considérant comme multitude, il n'en est qu'une
partie. Ibid.
Paresse : source de nos vices. 89. ( Voyez Orgueil. )|
Paris : dans certains endroits il faut l'appeler Paris ; dans
d'autres , capitale du royaume. 65.
Parole : il y a des gens qui parlent bien et qui écrivent mal.
64.
— Les paroles influent sur le sens. 66.
— de Dieu : comment il faut l'entendre. lOO.
— de Jésus-Christ : son caractère. 102.
Parti : chacun se sert des raisons de l'autre pour établir son
opinion. 76.
—Lequel on doit prendre sur l'importante question de l'exis-
tence de Dieu. 81.
Partis (règle des). 68.
— Ils doivent servir à la recherche de la vérité. 121.
PASCAL : compte qu'il se rend de ses sentiments. 132.
Passé : nous ne le rappelons que pour l'arrêter comme trop
prompt. 43.
— et le présent sont nos moyens , l'avenir est notre objet.
Ibid.
— ne doit point nous embarrasser. 124.
Passions : elles troublent les sens. 48.
- On aune à voir leur combat ; mais celle qui a prévalu n'in-
téresse plus. 59.
^ toujours vivantes dans c^ux mômes qui veulent y renon-
cer. 76.
— Guerre dans l'homme entre elles et la raison. 129.
Patriarches : la longueur de leur vie servait à conserver les
histoires passées. 97.
Paul (Saint) : les miracles discernent entre lui et Barjésu.
114.
Pauvre laisse toujours quelque chose en mourant. 132.
Pauvreté est un grand moyen pour faire son salui. ^id-
— aimable parce que Jésus-Christ l'a aimée. Ibid.
Péché : nulle religion que la nôtre n'enseigne que l'homme
est né dans le péché. 83.
— le Rédempteur en a retiré les hommes en réunissant en lui
les deux natures. 85.
— originel prouve la véritable religion. 86 et suiv.
-~ Mystère de sa transmission. 88.
— Ce mystère choque la raison. Ibid.
— Sans ce mystère nous sommes incompréhensibles. Ibid.
— Folie devant les hommes. Ibid.
— Incompréhensible qu'il soit ou qu'il ne soit pas. 135.
— n'est pas achevé si la raison ne consent. 139.
Péchés: vrais ennemis de l'homme, lor.
— Pourquoi ils sont péchés. 123. ^
— Ils ont deux source? et deux remèdes. 126.
Pécheurs : puriliés «sans pénitence, etc. etc. absurdités I
133.
Peine : il y en a en s'exerçant dans la piété. 130.
~ vient de l'impiété qui est encore en nous. Ibid.
Peines et Plaisirs nécessaires pour sanctifier. 123.
Peinture : sa vanité. 66.
Pélagiens : il y en aura toujours , parce que nous naissons
tels. 120.
Pénitents du diable. 123:
Pensée : c'est elle qui fait l'être de l'homme. 39.
— toujours occupée au passé et à l'avenir. 43.
— oubliée nous rappelle notre faiblesse. 60.
— double, l'une cachée, l'autre découverte : ce qu'elle est.
71.
~ Les grands doivent l'avoir, 72.
Pensée de l'homme, admirable par sa nature. 128.
— a de tels défauts que rien n'est plus ridicule. Ibid.
— Son ordre est de commencer par soi, par son auteur et
par sa fin. 129.
— Il faut avoir une pensée de derrière. 134.
Pensées : les mêmes poussent quelquefois dans un autre tout
autrement (lue dans leur auteur. 36.
— Les mêmes forment un autre corps de discours par une
disposition différente. 64.
Penser à Dieu : combien de choses en détournent. 128 et
suiv.
Pente vers soi est le commencement de tout désordre. 129.
Pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface.
46.
Perpétuité, marque principale de la véritable religion. 80.
Persécutions : confiance qu'on doit avoir dans celles que
l'Église éprouve. 125 et suiv.
Personne : on n'aime jamais une personne que relaUvement
à ses qualités. 54.
Persuader : en quoi consiste l'art de persuader. 32 et suiv.
— Pour y réussir, il faut avoir égard à la personne à qui on
en veut. 33,
— On se persuade mieux par les raisons qu'on a trouvées soi-
même. 64.
Petits : différence entre les grands et les petits. 68.
Peuple : le peuple et les habiles composent le train du
monde. 47.
— Toutes ses opinions sont très-saines. 52 et 54.
— n'est pas si vain qu'on le dit. 52.
— croit la vérité où elle n'est pas. Ibid,
— honore les personnes d'une grande naissance. 62,
— croit la noblesse une grandeur réelle. 73.
— de Dieu , son caractère. 92.
— chrétien figuré dans le peuple juif. 93 et suiv.
Peuples : ce qui fait qu'ils sont sujets à se révolter. 44, 56.
Pharisiens : les miracles discernent entre Jésus-Christ et les
pharisiens. 114.
— et Scribes font état des miracles de Jésus-Christ. 117.
— essaient de montrer qu'ils sont faux. Ibid.
Philosophes anciens ont presque tous confondu les idées des
choses.
— A quoi leurs divisions et subdivisions peuvent être utiles.
58.
— Fausse idée qu'on s'en forme. 6J,
— ont beau dire : Rentrez en vous-même, on ne les croit paaw
76.
— ont parfois eu des sentiments qui avaient quelque confos-
mité avec ceux du christianisme. 86.
— n'ont jamais reconnu pour vertu l'humilité. Ibid.
— Insuflisance de leur doctrine. 87.
— ne savent quel est le véritable bien. Ibid.
— n'ont point connu le véritable état de l'homme. Ibid.
— ne prescrivaient point de sentiments proportionnés aui
deux états de l'homme. 89.
Philosophie ( autorité en matière de ). 22 et suiv.
— S'en moquer , c'est philosopher. 66.
— conduit insensiblement à la théologie. 71.
— ne vaut pas une heure de peine. 135.
Piété : différente de la superstition. 90.
— La pousser jusqu'à la superstition, c'est la détruire. Ibid.
— vraie : en quoi elle consiste. 124.
— ne consiste pas en une amertume sans consolation. Ibid.
— pleine de satisfactions. Ibid.
— On est toujours obligé de ne pas en détourner. 126,
— a ses peines , mais qui ne viennent pas d'elle. 130.
Plaisir : ses principes ne sont pas fermes et stables. 34
— divers en tous les hommes. Ibid.
— Qu'est-ce qui le sent en nous? 38 et suiv.
— est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on
veut. 6G.
Plaisirs : le sentiment de la fausseté des plaisirs présents et
l'ignorance de la vanité des plaisirs absents, causant l'in-
constance. 60.
— La religion qui les combat tous est la seule qui ait toujoan
élé. 85.
DES PENSÉES DE PASCAL.
745
Plaisirs et Peines nécessaires pour sanctifier. 123.
— des gens du monde. Ibid, et suiv.
Platon : fausse idée qu'on s'en forme. 6i.
Platoniciens croient Dieu seul digne d'être aimé et admiré.
130.
— ont désiré d'être aimés et admirés des hommes. Ibid.
— Injustice de ces philosoplies. Ibid.
Pleurer : d'où vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois
d'une même chose. 59.
Pluralité : on la suit, non parce qu'elle a plus de raison,
mais plus de force. 52.
— Règle des choses extraordinaires. 55.
— Les rois ne la suivent pas. Ibid. et suiv.
— est la meilleure voie, et l'avis des moins habiles. 56.
Poésie : on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est
son objet. 65.
Poètes : les honnêtes gens mettent peu de différence entre le
métier de poète et celui de brodeur. 57.
— Leurs fausses théologies avant J. C. 84.
Point se mouvant partout d'une vitesse infinie ; ce que c'est.
118.
Pompée agit pour la gloire de l'Évangile sans le savoir. 107.
Port : règle ceux qui sont dans le vaisseau. 55.
PoRT-RoYAL : les religieuses persécutées s'offrent à Dieu. 116.
— Ce qu'on doit penser des miracles qui s'y sont opérés. 1 17.
Précipice : on y court après avoir mis quelque chose devant
ses yeux pour ne pas le voir. 79.
Prédictions : dans quel dessein Dieu les a faites. 94.
Préjugés : source d'erreur. 45.
Présent : il n'est jamais notre but. 43.
— L'imagination le grossit. Ibid.
— est le seul temps qui est véritablement à nous. 124,
Présomption : la grandeur l'inspire. 89.
Présomptueux, au point de vouloir être connu de toute la
terre. 41.
Prêtre : l'est fait maintenant qui veut l'être. 134.
Preuves : il est douteux qu'il y ait un art pour les accommo-
der à l'inconstance de nos caprices. 33 et suiv.
— Il y en a de différentes sortes. 63.
— ne convainquent que l'esprit. 83.
•- La coutume fait les plus fortes. Ibid.
— de la religion chrétienne : nul homme raisonnable ne peut
y résister. 85.
— de la corruption des hommes et de la rédemption de Jésus-
Christ, se tirent des impies et des Juifs. 119 et suiv.
— de la religion : un homme qui les découvre est comme un
héritier qui trouve les titres de sa maison. 122.
— ne sont pas géométriquement convaincantes. Ibid.
— assez claires pour condamner ceux qui refusent de croire.
Ibid.
— par la raison, il faut y ouvrir son esprit. 127.
Prévoyance : Jésus-Christ n'a pas voulu qu'elle s'étendît plus
loin que le jour où nous sommes. 124.
Prière : est le principal remède à la concupiscence. 83.
— et sacrifices, souverain remède aux peines des morts. 139,
— pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Ibid.
Prince : sera la fable de l'Europe , et lui seul n'en saura rien.
42,
— chassé par ses sujets , d'autant plus tendre pour ceux qui
lui restent fidèles. 123.
Princes : il faut se tenir debout dans leur chambre. 73.
— qui ont combattu la religion chrétienne, ont servi a prou-
ver qu'elle est la vraie. 85 et suiv.
Principe : l'omission d'un principe mène à l'erreur. 62.
- faux de conscience fait commettre le mal bien plus plei-
nement. 127.
Principes de la théologie, au-dessus de la nature et de la rai-
son. 22.
— naturels sont nos principes accoutumés. 46,
— Diversité des conséquences qu'on en tire. 62.
— Ceux qui raisonnent par principes ne comprennent rien
aux choses de sentiment. 66.
~ On peut en abuser, et cet abus mérite punition. Ibid.
^ (les choses : présomption de ceux qui veulent les com-
prendre. 132
Prison : pourquoi un supplice. 50,
Probabilité : ses effets, 132.
— Si elle est sûre, l'ardeur des saints pour le bien était inu-
tile. Ibid.
Promesses figuratives de la loi et des prophètes. 98.
Prophètes : ils ont prédit le Messie et annoncé sa loi nou-
velle. 84.
— se sont succédé pendant deux mille ans. 86.
— n'entendaient pas la loi à la lettre. 96.
— Au temps des prophètes le peuple négligeait la loi. 97.
— Pourquoi ils ont parlé en figures. 98.
— ont prédit et n'ont pas été prédits. 102.
Prophéties : leur accomplissement prouve le Messie. 85.
— Cet accomplissement est admirable. 86.
— confiées aux Juifs, qui n'y reconnaissaient pas le Messie.
95.
— Leur double sens. Ibid.
— prouvent les deux Testaments. 98.
— pour les examiner, il faut les entendre. Ibid.
— ont deux sens. 98, 101.
— marquent-elles réalité ou figure? 99.
— Preuves de Jésus-Christ par les prophéties. 102 et suiv.
— qui représentent Jésus -Christ pauvre, le représentent
aussi maître des nations. 106.
— Différence entre celles qui prédisent le premier et le se-
cond avènement. Ibid.
— seules ne pouvaient pas prouver Jésus-Christ pendant sa
vie. 113.
Proposition : toutes les fois qu'elle est inconcevaWe, il faut
en suspendre le jugement. 29.
Puissance des rois, fondée sur la raison et sur la folie du
peuple. 53.
— royale : non-seulement image, mais participation de la
puissance de Dieu. 133.
Pureté de la religion, contraire aux opinions trop relâchées.
131.
Pyrrhonien : Montaigne est pur pyrrhonien. 67 et suiv.
Pyrrhoniens. 74 et suiv.
— Il n'y en a jamais eu d'effectif ni de parfait. 75.
— La nature les confond. Ibid.
Pyrrhonisme : a servi à la religion. 118.
Pyrrhus ne pouvait être heureux ni avant ni après avoir
conquis le monde. 60.
Qualité héréditaire : avantage qu'elle procure. 64,
R.
liaison : elle seule a lieu de connaître des SD^jets qui tom-
bent sous les sens. 23.
— toujours déçue par l'inconstance des apparences. 47.
— et les sens s'abusent réciproquement. 48.
— Ce qui est fondé sur elle seule est bien mal fondé. 58.
— Son empire. 55 , 60.
— est pliable à tous sens. 63.
— Une infinité de choses la surpassent. 90.
— Sa soumission et son usage. Ibid.
— Quand elle doit se soumettre. Ibid.
— Trois principes qui doivent la régler. Ibid.
— Son désaveu dans les choses qui sont de foi. 91.
— L'exclure ou n'admettre qu'elle, excès également contrai-
res. Ibid.
— Comment elle peut nous conduire à nous connaître. 121.
— Comment les impies en abusent. Ibid.
— naturelle est le guide de toutes les fausses religion» et de
toutes les sectes. 127.
— Dieu ne l'exclut pas, mais il veut qu'elle cède aux preu-
ves. Ibid.
— Différence entre elle et le sentiment. 128.
— Elle agit avec lenteur. Ibid.
— et les passions causent une guerre dans l'hommo. 18».
Raisonnement et autorité. 22.
746
TABLE ANALYTIQUE
Raisonnement : ses effets augmentent sans cesse. 24.
— pourquoi nous nous fâchons contre ceux qui disent que
nous raisonnons mal. f>4.
— se réduit à céder au sentiment. 63.
— Différence entre les choses de raisonnement et les choses
de sentiment. 66.
— Les personnes simples croient sans raisonnement. 91.
— Image d'un homme qui s'est lassé de cherclier Dieu par le
raisonnement. Ibid.
— ( faux) : est une maladie; par quels remèdes elle se guérit.
37.
Raisons : sont visibles seulement à l'esprit. 53.
— On se persuade mieux par celles qu'on a trouvées soi-
même. 64.
— Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point.
113.
Rang : l'homme ne sait auquel se mettre. 76.
Récompense éternelle : ridicule de dire qu'elle est offerte à
des mœurs licencieuses. I3I.
Rédempteur : comment il a retiré les hommes du péché pour
les réconcilier à Dieu. 85.
— Combien il est important de le connaître. Ibid.
Rédemption : ses preuves. 120.
— Il n'est pas juste que to\is la voient. 1 19.
Règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer. 34.
— pour les définitions. 34 et suiv.
— pour les axiomes. Ibid.
— pour les démonstrations. Ibid.
— On en aurait besoin pour discerner le sentiment d'avec la
fantaisie. 63.
— Partage de ceux qui jugent par des règles que les autres
ne connaissent pas. Ibid.
— Il faut s'y tenir et se défier des exceptions. 64.
— Les chrétiens doivent les prendre hors d'eux-mêmes, et
les recevoir de Jésus-Christ. 127.
Religion catholique , commande de découvrir le fond de son
cœur à un seul. 42.
— C'est ce qui a fait révolter contre l'Église une grande par-
tie de l'Europe. Ibid,
•r- chrétienne : ses merveilles. 49.
T- Nécessité de l'étudier. 77 et suiv.
— Que ceux qui la combattent apprennent au moins quelle
elle est. Ibid.
— Négligence de ceux qui la combattent. Ibid.
— Glorieux pour elle d'avoir des ennemis si déraisonnables.
78 et suiv.
— catholique : il est plus avantageux de croire que de ne pas
croire ce qu'elle enseigne. 81.
— • Marques de la vraie. 83 et suiv.
— Aucune autre n'a ordonné d'aimer Dieu. Ibid.
— Aucune autre n'a connu notre nature. Ibid.
— proportionnée à tous, étant mêlée d'extérieur et d'inté-
rieur. Ibid.
— Nulle autre n'a connu que l'homme est la plus excellente
créature et la plus misérable. Ibid.
— Autres preuves. Ibid. et suiv.
— chrétiemie : a toujours duré et a toirjours été combattue.
84.
— relevée par des coups extraordinaires de la puissance de
Dieu. Ibid.
— s'est maintenue sans fléchir et plier sous la volonté des tj -
rans. Ibid.
— n'a jamais plié à la nécessité. Ibid.
— La seule contraire à la nature est la seule qui ait toiyours
été. 85.
— doit être le centre où toutes choses tendent. Ibid.
— consiste proprement au mystère du Rédempteur. Ibid.
■— enseigne deux vérités importantes. Ibid.
— contraire à la nature. Ibid. et suiv.
— Ses preuves rassemblées. 86.
— a toujours subsisté depuis le commencement du monde.
Ibid.
— doit rendre raison des étonnantes contrariétés qui se ren-
contrent dans l'homme. Ibid.
-^ nous enseigne à guérir l'orgueil et la concupiscence. 87.
Religion '.fait trembler ceux qu'elle Jnstifle, console cent
qu'elle condamne. 89.
— abaisse sans désespérer, relève sans enfler. Ibid.
— Nulle doctrine n'est plus propre à l'homme. Ibid.
— Disposition de ceux qui la croient sans examen. 91.
— juive : combien elle mérite notre attention. 92 et suiv.
— ridicule dans la tradition du peuple , incomparable dans
celle de leurs saints. 96.
— est toute divine , et sert à reconnaître la vérité du Mes-
sie. Ibid.
— Qui la jugera par les grossiers la connaîtra mal. Ibid.
— chrétienne : toute divine; prouvée par l'état présent et
passé des Juifs. 97.
— Nécessité des miracles pour son établissement. 106.
— mahométane : ses défauts. Ibid.
— chrétienne : il faut en reconnaître la vérité dans son obs
curité. 109.
— La même pour les vrais Juifs et les vrais chrétiens. 1 10.
— En quoi consistait celle des Juifs. Ibid.
— abhorre presque également l'athéisme et le déisme. 1 12.
— Ses trois marques. 1I6.
— a quelque chose d'étonnant. II9.
— Ceux qui semblent les plus opposés à sa gloire n'y seront
pas inutiles pour les autres. Ibid.
— fondée sur une religion précédente. Ibid.
— Ce qu'il fallait qu'elle enseignât. Ibid.
— Il est juste que ceux qui ne la veulent pas chercher en
soient privés. Ibid.
— chrétienne : la grâce fait embrasser ses preuves , la con-
cupiscence les fait fuir. 122.
— Combien elle est admirable. Ibid.
— Ses défenseurs sont agréables à Dieu ; c'est lui qui les
forme. 123.
— Comment on peut gagner ceux qui ont 4e la répugnance
pour elle. 125.
— Se tromper en la croyant vraie, pas grand'chose à perdre.
Ibid.
— Combien il est dangereux de la regarder comme fausse.
Ibid.
■^ n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans
inspiration. 127.
— n'est pas unique, et cela prouve qu'elle est véritable. 133.
— n'est pas certaine. 134.
Religions : toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché
est fausse. 83 et suiv.
— contraires, et par conséquent toutes fausses, éventé une.
85.
— Chacune menace les incrédules. Ibid.
— diverses n'ont ni morale qui puisse plair;' , ni preuves ca-
pables d'arrêter. 92,
— dépourvues de marques de vérité. Ibid.
— Toute religion qui ne reconnaît pas aujourd'hui J^us-
Christ est fausse. 113.
— Il n'y en a de fausses que parce qu'il y en a une vérita-
ble. 115.
— Toutes ont eu la raison naturelle pour guide. 127.
Reliques des saints : pourquoi si dignes de vénération. 124.
— des morts : pourquoi nous les honorons. 137.
Remontrance : comment il faut reprendre ceux qui se trom-
pent. 58.
Répétitions nécessaires. 65.
Repos : s'en tenir à lui, chacun dans l'état où la nature l'a
placé. 47.
— Éloignement des hommes pour le repos. 49.
— On croit le chercher, et on ne cherche en effet que l'agi-
tation. 50.
— insupportable quand on y est parvenu. Ibid.
— fait penser aux misères qu'on a, ou à celles dont on est
menacé. Ibid.
Réprouvés : il y a assez d'obscurité pour les aveugler, assez
de clarté pour les condamner. I08 et suiv.
— Tout tourne en mal pour eux. Ibid.
— ignoreront leurs crimes. 124.
République : ce serait un très-grand mal de contribuer A y
mettre un roi. 133.
DES PENSÉES DE PASCAL.
Î7
litpHgnance pour la religion : comment doit être guérie. 125.
liëputation : qui la dispense. Voyez Estime. 43.
Respect : ses usages. &4.
•— mutuel : est nécessaire. 62.
— Deux sortes de respects dus à deux sortes de grandeurs.
73.
Résurrection des corps : pas plus difficile à croire que la
création. 122.
Révélation : sans son secours l'homme est exposé à tomber
dans les systèmes des épicuriens ou des stoïciens. 69.
— accorde les contrariétés les plus formelles, et comment.
70.
Ris : comment il arrive qu'on pleure et qu'on rit d'une môme
chose. 59.
Rivières : ce sont des chemins qui marchent. 66,
Roi qui rêverait toutes les nuits qu'il est artisan; quid? 46.
— qui se voit est un homme plein de misères. 49.
Rois : leur dignité même ne les rend pas heureux. Ibid.
— Pourquoi leur visage imprime le respect et la terreur. 53.
— Leur puissance fondée sur la raison , et bien plus sur la
folie. Ibid.
— Il faut leur parler à genoux. 73.
— de la terre : différence entre eux et le Roi des rois. 123.
Romains anciens : leur religion n'était pas plus recevable que
les autres. 92.
— Leurs législateurs ont profité des lois de Dieu données aux
Juifs. 93.
— ont agi , sans le savoir , pour la gloire de l'Évangile. 107.
Royaume de Dieu: les violents le ravissent. 122 et suiv.
— Il est en nous. 127.
Ruine du temple et de l'univers comparée avec la ruine du
vieil homme. 124.
Sacrifices anciens étaient des figures. 98.
— Considérations sur le sacrifice de Jésus-Christ. I3G et
suiv.
Sages imaginaires : en faveur auprès des juges de même na-
ture. 43.
— parmi les païens : persécutés pour avoir dit qu'il n'y a
qu'un Dieu. 122.
— Leur conclusion sur l'existence de Dieu. 128.
Sagesse : sa grandeur invisible aux gens d'esprit. lOl.
Saint-Esprit : repose invisiblement dans les reliques des
saints. 124.
Sainteté : dans le christianisme, elle n'est pas exempte de
mal. 89.
Saints : leur grandeur. ICI.
— Différence entre eux et Jésus-Christ. 102.
— Ce qui rend leurs reliques vénérables. 124.
— Fausse excuse qu'on oppose à leur exemple. 125.
— Leur exerhple n'est pas disproportionné à notre état. Ibid.
jamais ne se sont tus. 13 1.
•— La grâce seule peut faire de l'homme un saint. 132.
- Leurs corps sont habités par le Saint-Esprit jusqu'à la ré-
surrection. 137.
Salomon , le plus heureux des homme» , connaissant par ex-
périence la vanité des plaisirs. 128.
Salut : Dieu en a toujours donné des espérances aux hom-
mes. 84.
Sanctification : les peines et les plaisirs y sont nécessaires.
123.
Schismatiques : quand ils feraient des miracles , n'induiraient
point en erreur. 117.
Schisme: plus marqué d'erreur que le miracle n'est marqué
de vérité. Ibid,
S'ience ; impuissance où est l'homme de traiter quelque
science que ce soit dans un ordre accompli. 26.
r- ne peut faire le bonheur de l'homme. 48.
— Les hommes ne se piquent de savoir que la seule chose
qu'ils n'apprennent point. 59.
— Différence entre la science des choses extérieures et celle
des mœurs. 60.
' (Ip rflcrilure sainte est la science du crrur. 134.
Sciences : infinies en l'étendue de leurs recherches. 4/?
— ont deux extrémités qui se touchent. 47.
— abstraites : ne sont pas propres à l'étude de l'homrae Lh.
Sectes : d'où est venue leur diversité parmi les anciens n»ill.r-
sophes. 89. *
— Toutes ont eu pour guide la raison naturelle. 127.
Sem a vu Lamech, qui a vu Adam; il a vu Abraham (jul a
vu Jacob. 97.
Sens : change selon les paroles qui l'expriment. 66.
— commun : la religion qui y parait d'abord contrah-e est la
seule qui ait toujours été. 85.
— spirituel des prophéties devait être couvert sous le sens
charnel. 95.
— ne pouvait induire en erreur qu'un peuple charnel. Ibid.
— caché des divines Écritures. 98.
— littéral et mystique. 116.
Sens : sont une source d'erreurs 45.
— et la raison s'abusent réciproquement. 48.
— souvent maîtres de la raison. «7.
— S'ils ne s'opposaient pas à la pénitence , elle ne serait pas
pénible pour nous. I30.
Sentiment : tout notre raisonnement se réduit à céder au sen-
timent. 63.
— et l'esprit se forment par les conversations. 64.
— Ceux qui jugent par le sentiment ne comprennent rien
aux choses de raisonnement. QQ.
— Différence entre la raison et le sentiment. 128.
Sermons : beaucoup de gens les entendent con)me ils enten-
dent vêpres. 66.
Sibylles : leurs livres suspects et faux. 93.
Silence : s'y tenir autant qu'on peut, et ne s'entretenir que
de Dieu. 126.
— est la plus grande persécution. 131.
Simple/s : croient sans raisonnement. 91.
— jugent par le cœur comme les autres par l'esprit. Ibid.
SoCRATE et SÉNÈQUE n'ont rien qui puisse nous persuader «t
nous consoler. 135.
— ont été sous l'erreur qui a aveuglé tous les hommes. Ibid.
— Leurs plus hautes productions basses et puériles. Ibid.
Soi : chacun y tend ; cela est contre tout ordre. 129.
Soldat : différence entre un soldat et un chartreux , quant n
l'obéissance. 126.
Solitude : peu sont capables de la souffrir. 50.
Songes : leurs effets. 46.
— La vie est un songe. Ibid.
Souffrances : il faut souffrir en ce monde. 123.
— Jésus-Christ a souffert pour sanctifier les souffrances. I3(i,
— C'est par les souffrances que Jésus-Christ connaît ses dis-
ciples. 143.
Soumission : il faut savoir se soumettre où il faut. »0.
Sphère infinie dont le centre est partout, et la circonforcnco
nulle part : quid.^ 38.
Stoïques disent : Rentrez au dedans de vous-mêmM. 40.
— et Épictète : leurs systèmes. 70.
— Source de leurs erreurs. Ibid.
— Leurs faux raisonnements. 76.
Style naturel : son agrément. 66.
Suisses : ils s'offensent d'être dits gentilshommes. 63.
Supérieurs : il faut leur obéir ; pourquoi. 56.
Superstition : différente de la piété. 90.
Suppositiom si on sera toiyours au monde, si on y sera long-
temps, si on y sera dans une heure. 12I.
Synagogue : elle était la figure de l'Église. 98.
— Pourquoi elle est tombée dans la servitude. Ibid.
Témoignage : Jésus-Christ n'a point vouhi du téinoign«ge
des démons. 126.
Témoins qui se font égorger. 127.
Temps : qui pourra le définir? 27.
— Nous no nous tenons jamais au pro8(«nt; nous anticipon*
l'avenir ou nous rappelons le passé. 43.
- 1.0 passe et lo présent son» no.s movona ; le soûl avenir f si
nolroohjt'r Ihid.
748
TABLE ANALYTIQUE
Temps : les divertissements faux et trompeurs nous le font
perdre. 61.
— amortit les afflictions et les querelles. 60.
— présent est le seul qui soit à nous. 124.
Tenter : différence entre tenter et induire en erreur. II3 et
suiv.
Testament ancien aveugle les uns, éclaire les autres. 96.
— ancien et nouveau se prouvent par les prophéties conte-
nues dans l'un et vérifiées dans l'autre. 98.
— L'ancien tigurait le nouveau. Ibid.
— L'un et l'autre regardent Jésus-Christ. 102.
— Leurs caractères. 125.
Théologie, centre de toutes les vérités. 71.
Thérèse (sainte), quand on la persécutait, était une reli-
gieuse comme les autres. 125.
IHtre de possession , dans son origine , fantaisie de ceux qui
ont fait les lois. 45.
— des biens : sur quoi fondé. 72.
Tradition d'Adam, encore nouvelle en Noé et en Moïse. 84.
Trinité : difficile à prouver par des raisons naturelles. 80.
Trismégiste : ses livres suspects et faux. 1)3.
Tristesse des gens du monde et des vrais chrétiens. 123 et
suiv.
— dans la piété vient de nous , et non pas de la vertu. 124.
Ti-op : le trop nuit en toutes choses. 38 et suiv.
Tyrannie consiste au désir de domination universelle et hors
de son ordre. 50.
U.
Unité n'est pas au rang des nombres; pourquoi. 31.
— jointe à l'inlini ne l'augmente de rien. 81.
— et Multitude : avantage de leur réunion dans l'Église. 133.
— qui .ne dépend pas de la multitude, est tyrannie. Ibid.
Usurpation introduite sans raison est devenue raisonnable.
44.
— Son commencement et son image. 64.
Vanité de l'homme. 40.
— ancrée dans le cœur de l'homme. 41.
— Divers exemples de vanité. 51.
— du monde : admirable qu'elle soit si visible et si peu con-
nue. 61.
— Qui ne la voit pas est bien vain. Ibid.
~ à laquelle l'homme est exposé. 89.
Férité : trois principaux objets dans son étude. 25.
— Méthode de la prouver. Ibid. et suiv.
— L'amour-propre en est l'ennemi pour soi-même et pour les
autres. 41.
— Nous la haïssons et ceux qui nous la disent. 42.
— Médecine amère à l'amour-propre. Ibid.
— Utile à ceux à qui on la dit, désavantageuse à ceux qui la
disent. Ibid.
— au deçà des Pyrénées, erreur au delà. 44.
— Un méridien en décide. Ibid. ^
— Difficulté de la trouver. 42 , 45.
— L'incontradiction n'en est pas une marque. 46.
— Elle a deux principes , mais sujets à l'illusion. 48.
— Le peuple croit la trouver où elle n'est pas. 52.
— On aime sa recherche , mais on ne s'y intéresse plus quand
on l'a trouvée. 69.
- ne plaît qu'en la voyant naître de la dispute. Ibid.
— toute pure et toute vraie, le mélange la déshonore et l'a-
néantit. 62.
— Comment on la connaît. 74.
— Nous la souhaitons et ne trouvons en nous qu'incertitude.
76.
— Sa marque visible. 84.
— État de l'homme à son égard. 88.
— Nous en sentons une imago et ne possédons que le men-
songe. Ibid.
— Ses trois états. 96.
Férité : n'était qu'en figure parmi les Juifs. 9«.
— ne s'altère que par le changement des hommes. 97.
— demeure cachée parmi les opinions. 109.
— Dans ses combats contre l'erreur , les miracles décident
114.
— Erreur de ceux qui suivent une vérité à l'exclusion d'une
autre. 120.
— Combien sa recherche est importante. 121.
— Sa recherche sincère donne le repos ; connue , elle donne
l'assurance. 122.
— Combien le soin de sa défense est agréable à Dieu. 123.
— L'histoire de l'Église est l'histoire de la vérité. 126.
— Après l'avoir connue, il faut tâcher de la sentir. 128.
— hors de la charité n'est pas Dieu. 130.
— est son image et une idole qu'il ne faut point aimer et
adorer. Ibid.
Férités : art de faire voir leur liaison avec leurs principes. 34.
— Il n'y en a presque point dont nous demeurions toujours
d'accord. Ibid.
— divines : Dieu seul peut les mettre dans l'àme. 32.
— L'abus en doit être puni. 66.
— spirituelles , figurées par les choses charnelles. 94.
— de la religion : deux manières de les persuader. 1 19.
— de la foi ou de la morale : dangereux de les exclure ou d«
les ignorer. I20.
— Il y en a qui semblent répugnantes et contradictoires. Ibid.
Fers : avec combien peu d'abjection le chrétien s'égale-t-il
aux vers. 90.
Fertu : il ne suffit pas de posséder une vertu, si on ne pos-
sède la vertu opposée. 58.
— Pourquoi en faire plutôt quatre espèces que dix. Ibid.
— Par où elle doit se mesurer. Ibid.
— ne se satisfait pas d'elle-même. 64.
— La vraie religion seule fait connaître l'impuissance où est
l'homme d'acquérir la vertu par lui-même. 83.
— vraie: en quoi elle consiste. 127.
Fertueux : nul ne l'est comme un vrai chrétien. 90.
Vespasien : les incrédules croient ses miracles pour ne pas
croire ceux de Moïse. 135.
Fice : il nous est naturel. 130.
— Nous souffrons à proportion qu'il résiste à la grâce. Ibid.
Fices qui ne tiennent à nous que par d'autres. 56.
— • des grands les abaissent au niveau du commun des hom-
mes. 59.
Fide : il n'y a point de vide, donc il y a un Dieu. 81.
Fie : nous la perdons avec joie , pourvu qu'on en parle. 40.
— humaine, illusion perpétuelle. 42.
— est un songe. 46.
— Il faut la supporter en désirant la mort. 123.
— religieuse: difficile selon le monde, facile selon Dieu.
125.
— des chrétiens est un sacrifice continuel qui ne peut être
achevé que par la mort. 136.
— doit être considérée comme un sacrifice. Ibid.
— Ses accidents ne doivent faire impression siur les chrétiens
que relativement à ce sacrifice. Ibid.
Vierge (la sainte) : son enfantement n'est pas plus incroya-
ble que la création. 122,
Fiolence que souffre le royaume de Dieu. Ibid et suiv.
Fisages semblables font rire par leur ressemblance. 66.
Fisionnaires : on prend souvent les inventeurs pour des vi-
sionnaires. 55.
F ivre : manières différentes de vivre dans le monde. 121.
— sans chercher ce qu'on est : aveuglement qui n'est pas na-
turel. 129.
— mal en croyant Dieu est un bien plus terrible. Ibid.
Foile qui est sur les livres saints pour les Juifs y est aussi
pour les mauvais chrétiens. 96.
Foleurs se font des lois, et y obéissent. 6i.
Volonté : un des principaux organes de la croyance. 45.
— Comment elle s'attache au faux. 64.
— Principes qui partagent la volonté des hommes. 95.
— Le dessein de Dieu est de la perfectionner. 108.
— Si les mains et les pieds en avaient une, jamais ils ne se-
raient dans leur ordre. 120.
DES PENSEES DE PASCAL.
749
yolmté de Dieu doit être la règle pour juger de ce qui est
bon ou mauvais. I2I,
— Péché de ne pas s'y accommoder. 123.
— propre : on en est satisfait dès l'instant qu'on y renonee.
127.
Solubilité de notre esprit : rien ne l'arrête. Ibid.
Voyages sur mer, entrepris pour en parler. 41.
rrcù est mêlé de mal et de faux. 62.
— a toujours été en l'Église. 84.
Frai : il y a bien des gens qui le voient et ne peuvent y at-
teindre. 131.
Zèle : celui du peuple, chez les Juifs, a succédé au zèle des
prophètes. 97.
Zéro n'est pas du même genre que les nombres. 31.
— ■ est un indivisible de nombre. Ibid.
FIN liK LA TA6LB ANALYTIQUE DES PENSÉES DE PASCAL.
00900000090009i>0<IOO9<»(KMIO9O«9O^00t»99d<^4>094)00<l4»<»000000a<l09V)d
TABLE ANALYTIQUE
DES
RÉFLEXIONS OU SENTENCES ET MAXIMES MORALES
DE LA ROCHEFOUCAULD.
Les Maximes sont désignées par la lettre M , et les Réilexions par la lettre R.
A.
Accent du pays. M. 342,
Accidents malheureux , heureux. M. 59.
Actions éclatantes. M. 7. — grandes. M. 57. — louables ou
blâmables. M. 58. — Action qui n'est pas l'effet d'un grand
dessein. M. 160. — Rapport des actions aux desseins. M.
ICI. — Elles sont comme les bouts-rimés. M. 382. — Belles
actions. M. 409.
^d)wM esprit ).R. 2.
Afjaires. M. 453. — Esprit d'affaires. R. 12.
Affectation. M. 134.
Afflictions : hypocrisie dans nos afflictions. M. 232. — Afflic-
tion comparée au regret. M. 355. — Affliction des femmes
qui perdent leurs amants. M. 362.
Ages de la vie. M. 405.
Agrément séparé de la beauté. M. 240. — En quoi consiste
l'agrément. M. 255. — Agrément de la conversation. R. 5.
Air d'élévation. M. 399. — bourgeois. M. 393. — composé. M.
495. — De l'air et des manières. R. 7.
Amants : ne s'ennuient point d'être ensemble. M. 312. —
Pourquoi les femmes pleurent-elles leur mort? M. 362. —
Le premier amant. M. 396. — Les femmes aiment-elles l'a-
mant ou l'amour? M. 471.
Ambition : à quoi on la reconnaît dans les grands hommes.
M. 24. — cachée. M. 91. — déguisée en générosité. M. 246.
—opposée à la modération. M. 293. — et à l'amour. M. 490.
Ame : ses qualités sont difficiles à connaître. M- 8U. — Fai-
blesse de la santé de l'àme. M. 188. — Rechutes dans les ma-
ladies de l'âme. M. 194.
Ami : confiance que l'on doit avoir en lui. R. i. Voyez
Amitié.
Amitié : cause de son inconstance. M. 80. — Amitié vraie et
parfaite. M. 81. — Principe des réconciliations. M. 82. —
Définition de l'amitié. M. 83. — Défiance des amis, néces-
saire. M. 84. — Amitié produite par l'intérêt. M. 85. —Ma-
nière dont nous jugeons le mérite de nos amis. M. 88. — De
l'ingratitude. M. 96. — De la trahison en amitié. M. II4. —
Légèreté de nos plaintes contre nos amis. M. 179. — Dis-
grâces de nos amis. M. 236. — Exagération de la tendresse
de nos amis. M. 279. — On n'aime pas deux fois celui qu'on
a cessé d'aimer. M. 286. — Rapport de l'admiration à l'a-
mitié. M. 294. — et à l'estime. M. 296.— De ceux qui aiment
trop. M. 321. — Le plus grand effort de l'amitié. M. 410, —
Des omis qui nous ont trompés. M. 434. — L'amitié est fade
quanti on a senti l'amour. M. 440. - Ignorance de l'amitié.
M. 441. — Rareté d'un véritable ami. M. 47:». — L'amitié
comparée à la société. R. 4.
Amour: sa définition. M. 68.— Amour pur. M. 69. -L'amouf
est difficile à cacher et à feindre. M. 70. — De ceux qui ne
s'aiment plus. M.7I.— L'amour ressemble à la haine. M. 72.
— Il est rare que les femmes n'aient qu'un amant. M. 73.—
Il y a mille copies de l'amour. M. 74. — Mouvement conti-
nuel de cette passion. M. 75. — Rareté du véritable amour.
M. 76. — L'amour n'est souvent qu'un masque. M. 77. —
Principe secret de l'amour. M. 83. — Passage de l'amour à
la haine. M. lll. — Des femmes qui font l'amour. M. 131.
— Des gens amoureux. M. 136. — Constance en amour. M.
175. — elle est de deux sortes. M. 176. — Plaisir véritable
de l'amour, M. 259. — Ce n'est que l'amour de soi. M. 262.
— On n'aime pas sa maîtresse pour l'amour d'elle. M. 374.
— Contentement difficile eu amour. M. 385. — Du premier
amant. M. 396. — Qui est le mieux guéri en amour. M. 417.
— Gens qui ne doivent plus parler de l'amour. M. 418. —
Amitié fade auprès de l'amour. M. 440. — Ignorance heu-
reuse en amour. M. 441. — Amour moins rare que l'amitié.
M. 473. — Ambition plus forte que l'amour. M. 490. — Ma-
nières de l'amour plus agréables que lui. M. 501.
Amour-'propre : le plus grand de tous les flatteurs. M. 2.— Il
est encore inconnu. M. 3. — Son habileté. M. 4. — Attache-
ment ou indifférence qu'il donne pour la vie. M. 46. — On
est heureux quand il est satisfait. M. 48. — Il se satisfait
même en exagérant le mérite des autres. M. 143. — Com-
ment il se distingue de l'orgueil. M. 228. — La bonté n'est
qu'un déguisement de l'amour-propre. M. 236. — La fidé-
lité est une invention de l'amour-propre. M. 247. — L'édu-
cation est un second amour-propre. M. 261. — règne puis-
samment en amour. M. 262. — Amour-propre de ceux qui
ont tort. M. 386. — Tl les éclaire quelquefois. M. 494. — Ef-
fet de l'amour-propre sur les gens amoureux. M. 600.
Application aux petites choses. M. 41.— Elle manque plus
que les moyens. M. 243.
Approbation : elle n'est que passagère. M. 51. — Elle vient
souvent de l'envie. M. 280.
Avarice opposée à l'économie. M. 167, — Erreurs de cette
passion. M. 491. — Ses effets contraires. M. 492.
Avidité. M. 66.
B.
Beauté : séparée de l'agrément. M. 240. — ne sert de rien
sans la jeunesse. M. 497. — Beauté des productions d'esprit.
R. 2.
Bel esprit. R. 2.
Belles actions. M. 432.
Bien : objet de ceux qui en font. M. 121. ~ Peu saveat kf
TABLE ANALYTIQUE DES MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD. 751
Vaire. M. 301. — Sentiment de nos biens. M. 339. — La rai-
son nous fait ménager notre bien. M. 365. — Du bien que
l'on dit de nous. M. 454. — Excès de biens. M. 464.
Bienfaits : produisent la haine. M. 14. — Distinction de ceux
qui font et ne font point d'ingrats. M. 299.— Rareté de l'art
de les faire. M. 301.
Bienséance. M. 447.
Bon esprit. R. 2.
Bon goût. M. 258. — Il est très-rare. R. 3.
Bonheur : grossi ou diminué par l'imagination. M. 49. — Il
dépend de notre humeur. M. 6i.
Bon sens : ressemble à la bonne grâce. M. 67. — Quels sont
les gens de bon sens? M. 347.
Bonne grâce. M. 67. — Elle convient à tout le monde. R. 7.
Bo7ité produite par l'amour-propre. M. 236. — Ce n'est sou-
vent que paresse. M. 237. — Un sot ne peut être btm. M.
387. — Rareté de la bonté véritable. M. 481.
Boiits-rimés. M. 382.
Bravoure. Voyez Faleur.
Brillant (esi]prit). R. 2.
c.
Chasteté. M. I.
Citer : celui qui se cite à tout propos. R. 5.
Civilité. M. 260.
Clémence des princes. M. 15. — Principe de la clémence.
M. 16.
Cœur : il entraîne loin du but. M. 43, — On dit du bien de
son cœur. M. 98. — L'esprit est la dupe du cœur. M. I02.
— On connaît difficilement son cœur. M. 103. — Il nre peut
être suppléé par l'esprit. M. 108. — Du cœur des femmes.
M. 346. — Contrariétés du cœur humain. M. 478.
Comédie. R. 3.
Commerce des honnêtes gens. R. 4.
Compassion de nos ennemis. M. 463.
Complaisance. R. 4.
Conduite : n'est quelquefois ridicule qu'en apparence. M. 163.
— Elle est quelquefois corrigée par la fortune. M. 227.
Confiance des grands. M. 239. — La raison nous fait ménager
notre conliance. M. 365. — Elle fournit à la conversation.
M. 421.— Principe de notre confiance. M. 475. — Réflexions
fiur la conliance. R. I. — Elle est nécessaire dans le com-
merce des honnêtes gens. R. 4.
Confidences. R. 1.
Connaissances : pourquoi elles sont superficielles. M. 106.—
Nous ne connaissons pas même nos volontés. M. 295. —
Connaissance de l'homme. M. 436. — D'où viennent les
bornes de nos connaissances? M. 482.
Conseils : se donnent libéralement. M. HO. — Manière de les
demander ou de les donner. M. Il 6. — Combien il est ha-
bile de profiter d'un bon conseil. M. 283. — Les conseils ne
dirigent la conduite de personne. M. 378.
Consolation. M. 325.
Constance pour les maux d'autrui, très-facile. M. 19. —
Qu'est-ce que la constance des sages? M. 20. — De la cons-
tance de ceux qui marchent au supplice. M. 21. — De la
constance en amour. M. 175.— Elle est de deux sortes. M.
176. — De la constance dans le malheur. M. 420.
Conter. M. 313.
Contrariétés. M. 478.
Conversation : moyen de la rendre agréable. M. 139. — Ce
qui y fournit le plus. M. 421. — Réflexions sur la conver-
satiwi. R. 5.
Coquetterie : espèce de coquetterie. M. 107. — Définition de
celle des femmes. M. 241. — Les femmes la donnent pour
de la passion. M. 277. — et ne la connaissent pas. M. 332.—
Elles ne peuvent la vaincre. M. 334. — C'est un miracle
d'en guérir les femmes. M. 349. — Ce qui peut la détruire.
M. 376. — Pourquoi les coquettes sont-elles jalouses? M.
416. — Ce que doivent faire celles qui ne veulent point pa-
raître ox)quettes. M. 418.
Corps. M. 222.
Crimes : source de nos plus grands malheurs. M. 183. — Le
mal ne doit surprendre cbez personne. M. 197. — Le crime
Ironve plus de protection que l'innocence. M. 465.
Croire le mal. M. 197. - sans trop de promptitude. M. 267,
Curiosité de diverses sortes. M. 173.
D.
Défauts : d'où vient que nous les remarquons si bien chez
les autres? M. 31, — Nous plaisons par nos défauts. M. 90,
—Défauts de l'esprit. M, l I2.~0n plaît avec des défauts. M.
155.— Pourquoi les avouons-nous? M, 184,— Où les grands
défauts sont -ils excusables? M. 190. —Défauts de l'âme.
M. 194. — De ceux qui les déguisent. M. 2u2. — Les défauts
siéent quelquefois. M. 251. — Pourquoi nous convenons de
nos petits défauts. M. 327. — Défaut bien mis en œuvre. M.
354. — Nous nous croyons sans défauts. M. 397. — Le plus
grand tort est de les cacher. M. 411. — Nous les déguisons.
M. 424.— Défauts que nous pardonnons. M. 428. — Défauts
dont nous nous faisons honneur. M. 442. — Nous nous les
rendons naturels. M. 493. — De ceux qui ne peuvent avoir
de vrais défauts. M. 498. — Des défauts que l'on peut rail-
ler. R. 2. — Défauts de nos amis. R. 4.
Défiance : justifie la tromperie. M. 86. — Effet de celle que
nous avons de nous-mêmes. M. 315. — Elle n'empêche pas
que nous ne soyons trompés. M. 366.
Dégoût : se trouve quelquefois auprès du mérite. M. 155. —
suit quelquefois bientôt l'engouement. M, 211.
Déguisement : nous nous déguisons quelquefois à nous-mê-
mes, M, 119. — L'ambition déguisée sous le masque de la
générosité. M. 246. — Faussetés déguisées. M. 282.
Délicatesse. M. 128. — Beautés délicates. R. 2.
Demi-confidences. R. I.
Dépendance qui résulte de la confiance. R. l .
Désirs : seraient plus modérés sans notre ignorance. M. 439,
— Désirs inspirés par la raison. M. 469.
Desseins : l'action n'est rien sans un grand dessein. M. MO,
— Proportion entre les actions et les desseins. M. 16I.
Détail (esprit de). R. 2.
Détourner la conversation. R. 5.
Dévotion : les dévols en dégoûtent, M. 427
Dignités. R. 7.
Dire : comment il faut dire les choses. R. 5,
Discrétion. R, 5.
Docilité. R. 4.
Douceur. M. 479. — Douceur de l'esprit. R. 2.
Douter. M. 355.
Droiture. M. 502.
Dupes. M. 87.
E.
Échange de secrets. R. 1.
Écouter : il faut savoir écouter. R. B.
Éducation. M. 461.
Élévation : sa définition. M. 399. — Il n'y en a point «rniv
mérite. M. 400. — Comparée à la parure. M. 401. — Causée
quelquefois par la fortune. M. 403.
Éloquence des passions. M. 8. — du geste. M. 24». — V»'-
ritable éloquence. M. 250.
Emplois : comment on en paraît digne. M. 164. — Quand y
semblons-nous grands ou petits? M. 419, — Il est quelqu*--
fois impossible de s'y soutenir. M. 449.
Enfants ( petits ), R. 7.
Ennemis. M, 463.
Ennui : nous nous vantons de ne pas nous ennuyer. M. I4l.
— Effet de l'ennui. M. 172. — Nous ne pardonnons point à
ceux que nous ennuyons. M. 304. — Pourquoi les amants
ne s'ennuient ponit. M, 312. - Avec qui s'ennule^-on pres-
que toijyours? M, 352, — Belles choses qui ennuient, R. 2.
Envie : pas.sion timide. M. 27. — DisUnguée de la Jiilousle.
M. 28, ~ Envie .secrète. M, 280, — Effet de l'orgueil sur l'en-
vie, M. 281. — L'envie est irréconciliable. M, 32«. — L'ami-
tié la détruit. M, 37fl. — De celui qui ««st né sans envie. M.
433. - Durée de l'envie. M, 476. —Rareté de ceux qui nVn
ont point. M. 486.
Épithètes données à l'esprit. R. 8.
Espérance : pnxhiit pn-sque Ions nos plaisirs M. 123. — Wl«
752
TABLE ANALYTIQUE
nous sert en nous trompant. M. 1 08. — Sacrifices faits ù nos
espérances. M. 492.
Esprit est entraîné par le cœur. M. 43. — Force et faiblesse
de l'esprit. M. 44. — Il est facile de reconnaître les qualités
de l'esprit. M. 80. — Différence de l'esprit et du jugement.
M. 97. — Personne ne dit du bien de son esprit. M. 98. —
La politesse de l'esprit. M. 99. — Sa galanterie. M. ion. —
Son effet naturel. M. 101. — Il est la dupe du cœur. M. 102.
— Il est plus facile à connaître que le cœur. M. I03. — 11 ne
peut suppléer le cœur. M. I08. — Des défauts de l'esprit.
M. 112,— L'homme d'esprit. M. 140.— Des grands et des pe-
tits esprits. M. 142. — Bon usage de notre esprit. M. 174. —
Par ou l'esprit doit-il défaillir? M. 222. —Petitesse d'es-
prit. M. 266. — FerUlité de l'esprit. M. 287. — Défauts dans
l'esprit. M. 290. — Esprit des femmes. M. 340. — Quand
peiit-il être réglé? M. 348. — Différence des grands et des
petits esprits. M. 357. —Esprits médiocres. M. 375. — Effet
des passions sur notre esprit. M. 404. — De ceux qui n'ont
qu'une sorte d'esprit. M. 413. — A quoi sert quelquefois
l'esprit. M. 416. — Son usage dans la conversation. M. 421.
— Esprit droit. M. 448. — On est sot avec de l'esprit. M.
456. — Paresse de l'esprit. M. 482. — plus grande que celle
du corps. M. 487. — Quand l'esprit ennuie. M. 502. — Des
différentes sortes d'esprit. R. 2. — Esprit comparé au goût.
R. 3. — Son usage en société. R. 4. — Esprit faux. R. 0.
Estime. M. 452.
Établir. M. 56.
État : chacun a un air qui lui convient. R. 7.
Étonnement. M. 384.
Exemple : M. 230.
Expédients. M. 287.
Expressions recherchées R. 5.
Faiblesse : cause fréquente des trahisons. M. 120. — est in-
corrigible. M. 130. — se joint à la fausseté. M. 316. — est
opposée à la vertu. M. 445. — prend quelquefois le nom de
bonté. M. 481.
Familiarité. R. 4.
Faussetés déguisées. M. 282.
Fautes : pourquoi nous les reprenons dans les autres. M. 37.
— Quand nous oublions les nôtres. M. 190.— Nous les con-
naissons fort bien. M. 494.
Faua; (goût). R. 3. — Du faux. R. 6.
Favoris. M. 55.
Félicité. M. 488.
Femmes qui font l'amour, M. 131. — Sévérité des femmes. M.
204. — Leur honnêteté. M. 205. — En quoi consiste leur
vertu. M. 220, — Leur coquetterie. M. 24i. — Elles la pren-
nent pour de la passion. M, 277, — Elles ne la connaissent
pas. M. 332. — Principe de leur sévérité. M. 333. — Elles
ne peuvent vaincre leur coquetterie. M. 334,— Usage qu'el-
les font de leur esprit. M. 340. — D'où leur vient la règle
qu'elles peuvent avoir? M. 346. — Pourquoi pleurent-elles
un amant mort? M. 362. — Lassitude des honnêtes femmes.
M. 367. — Principe de leur honnêteté. M. 368. - Devoir
des jeunes femmes. M. 418. — Pardon des femmes qui ai-
ment. M. 429. — Pourquoi les femmes sont peu touchées
de l'amitié. M. 440.
Femmes : passion qui sied le moins mal aux femmes. M. 466.—
Comment elles aiment. M. 471.— Durée de leur mérite. M.474.
Fermeté en amour. M. 477. — La douceur ne se trouve point
sans fermeté. M, 479.
Fidélité dans les hommes. M. 247. — à sa maîtresse. M. 331.
- Fidélité forcée. M. 381.
Figure : air qui lui convient, R. 7.
Finesse : la plus subtile. M. 117. — Finesse des habiles gens.
M. 124. — Usage ordinaire de la finesse. M. 125.— Ce qu'an-
noncent les finesses. M, 126, — Qu'arrive-t-il à celui qui se
ci'oit plus fin que les autres? M. 127. — Cause de notre ai-
greur contre les finesses des autres. M. 350. — On n'est pas
plus fin que tout le monde. M. 394.— Du ridicule attaché à
ceux qui se laissent attraper par des finesses. M. 407. —
Finesse d'esprit. R. 2,
H.
Habile : ne peut tromper l'homme grossier, M. 129. — Ceux
qui se croient plus habiles que nous , nous déplaisent. M.
350,
Habileté : tire parti de tout. M. 59. — Elle doit se cacher. M.
199. —Habileté déguisée par la niaiserie. M. 208. — La sou-
veraine habileté. M. 244. — Il faut savoir la cacher. M. 245.
—Celle que n'a personne. M. 269.— Habileté relative aux
conseils. M. 283. — En quoi consiste la grande habileté. M
288. — Elle est développée par les passions. M. 404.
Habitude : effet de la longue habitude. M. 426. — Habitude
qui rend notre esprit paresseux. M. 482.
Haine. M. 338.
Hasard. M. 57.
Héros faits comme les autres hommes. M. 24. — La fortune
les fait. M. 53. — Ce qu'eux seuls peuvent avoir. M. 190.
Homme : erreur qui lui est naturelle. M. 43. — Il est dupe en
société. M. 87. — Il a son point de perspective. M. 104. —
Difficulté de le connaître. M. 436. — Moven de juger son
mérite. M. 437.
Honnête femme : principe de son honnêteté. M. 206. — Leur
Flatterie : il faut se flatter pour avoir du plaisir. M. 123. — ■
Flatterie habile. M. 144. — Ce qui rend la flatterie nuisible.
M. 152. — Pourquoi nous flattons les autres. M, 198. — Ce
que c'est que flatter les princes. M, 320. — Ce que l'on hait
dans la flatterie. M. 329.
Folie : elle nous suit toujours. M. 2u7. — Folie de celui qui
n'en a point. M. 209. — Folie des vieillards. M. 210. — Fo-
lie d'être sage tout seul. M. 231. — Folies contagieuses. M.
300, — Folie utile, M. 3io. — La folie peut se guérir. M, 318.
Force : plus grande que la volonté, M. 3(). — Moindre que no-
tre raison. M. 42. - Qu'est-ce que la force de l'esprit? M.
44, — Point de bonté sans force. M. 237,
Fortune : arrange nos vertus. M. i. — La bonne fortune fait
notre modération. M. 17. — Compensation de nos fortunes.
M. 62. — La fortune fait les héros. M. 53. — Sort de ses fa-
voris. M. 60. — Jointe à l'humeur, elle fait notre bonheur
M. 61. — Elle corrige mieux que la raison. M. 154. — Nous
sommes jugés par notre fortune. M. 212. — Notre sagesse
est à la merci de la fortune. M. 323. — Il faut savoir profi-
ter de sa fortune. M, 343, — La fortune comparée à la lu-
mière. M. 382. - A qui elle parait aveugle. M. 391. — Il
faut la gouverner. M. 392, — Élévation indépendante de la
fortune. M. 399. — La fortune nous élève quelquefois par
nos défauts. M. 403. — Elle gouverne le monde. M. 435.
Galanterie : oa ne trouve guère de femme qui n'en ait eu
qu'une. M. 75.— Galanterie de l'esprit. M. lOO.-Point d'à- ,
mourdans la galanterie. M. 102, — Première galanterie des
femmes. M. 499,
Générosité : n'est souvent qu'une ambition déguisée. M. 246.
Génie. R. 2.
Gloire des grands hommes. M. 157. —Pourquoi nous élevons
la gloire de quelques hommes. M. 198. — Le soin de la
gloire n'ôte pas celui de la vie. M. 221, — Notre bizarrerie
sur la gloire. M. 268.
Glorieux. M. 307.
Goût : nous ne voulons point que le nôtre soit condamné. M.
13. — Goûts dans les divers âges. M. 109. — Leur incons-
tance. M. 252, — Le bon goût. M. 258, — On ne renonce
point à son goût. M. 390, — si ce n'est par vanité. M. 467.
— Des goûts. R. 3. — Fausseté dans le goût. R. 6.
Gouverner. M. 151.
Grands. M. 46.
Grands hommes : moyen d'être un grand homme. M, 343. —
Mort des grands hommes, comparée à celle des gens du
commun. M. 504.
Gravité. M. 257.
Grossier : avantage de l'être. M. 129.— Défaut des jeunes gens
M. 372.
DES MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD.
753
métier les fatigue. M 367. - A quoi tient leur vertu. M.
358.
Honnête homme : distinction des honnêtes gens faux ou vrais.
M. 202. — Vrai honnête homme. M. 203. — Il veut être ex-
posé à la vue des honnêtes gens. M. 20G. -Comment peut-il
être amoureux? M. 253.
Honnêteté. M. 205. — Dans la conversation. R. 5.
Honneur. M. 270.
Honte : son effet. M. 220. ~ Elle peut toujours s'effacer. M.
412, — Ce qui rend sa douleur aiguë. M. 446.
Humeur : ses effets. M. 7. — Principe delà modération. M. 17.
— Son caprice. M. 45. — Elle met le prix à tout. M. 47. —
Elle fait notre bonheur ou notre malheur. M. 61. — Ses dé-
fauts. M. 290. — Ce qu'on en peut dire. M. 292. — Les hu-
meurs du corps. M. 297. — Qui sont ceux qui voient par
leur humeur? M. 414. — Elle gouverne le monde. M. 435.
— Ce qui la calme ou l'agite. M. 488. — Effet de l'humeur
sur la raillerie. R. 2. — Gens opposés d'humeur. R. 4.
Humilité : ce qu'elle est souvent. M. 253. — Ce qui doit le
plus humilier les hommes de mérite. M. 272. — Humilité
chrétienne. M. 358.
Hypocrisie : sa définition. M. 218. — Diverses sortes d'hypo-
crisie dans nos afflictions. M. 233.
I.
Illusion. M. 123.
Imitation : naturelle à l'homme. M. 230. —On aime à imiter.
R. 5.
Incommode : moyen assuré de l'être. M. 242, — Les gens in-
commodes arrachent quelquefois des récompenses. M. 403.
— On l'est avec de l'esprit. R. 2.
Inconstance : ce qui la suit. M. 71. — Ce qui la cause. M. 80.
— La constance n'est qu'une inconstance véritable. M. 175.
— Deux sortes d'inconstance. M. I8I. — Quand on est sûr
de ne pas la trouver. M. 306.
Indiscrétion. M. 429,
Infidélité : devrait éteindre l'amour. M. 359. — Quelle est
celle qui décrie le plus? M. 360. — Elle vaut mieux qu'un
amour forcé. M. 381. — Les petites infidélités. M. 429.
Infortunes. M. 174,
Ingratitude : est accompagnée de haine. M. 14. — Souvent
causée par le bienfaiteur. M. 96. — Espèce d'ingratitude.
M. 226.— Quand n'y est-on point exposé? M. 306.— Quand
on peut la désirer. M. 317.
Injures. M. 14.
Innocence. M. 465.
Instinct. R. 3.
Intérêt : prend toutes les formes. M. 39. — Il éclaire et aveu-
gle. M. 40. — L'homme habile sait régler ses intérêts. M,
66, — Comment l'intérêt produit l'amitié. M. 85. — Les
vertus se perdent dans l'intérêt. M. I7i. — L'intérêt com-
paré à l'ennui. M. 172, — Le nom de la vertu sert l'intérêt.
M. 187, — Il est le principe de nos afflictions. M. 232. — 11
met tout en œuvre. M. 253. — Il étouffe le bon naturel. M.
275. — Effet qu'il produit, M. 302, — Il mérite souvent d'ê-
tre loué, M. 305. — Il est moins fréquent que l'envie, M.
486. ^ La douceur les concilie. R. 4.
Intrépidité : sa définition. M. 217.
.T.
Jalousie : est plus juste que l'envie. M. 28. — Ce qu'elle de-
vient par la certitude. M. 32. — Son principe. M. 324.— Ce
qui l'empêche. M. 336. — Ceux qui en sont dignes. M. 359,
— Sa naissance et sa mort. M. 361. — L(;s coquettes s'en
font honneur. M. 406, — Ce qui rend ses douleurs aiguCs,
M. 446. — Bizarrerie de l'orgueil sur la jalousie. M. 472, —
La jalousie est le plus grand de tous les maux. M. 503.
Jeunesse : change ses goûts. M, 109. — C'est une ivresse. M.
271. —Ses passions. M. 341. — Attribut néces-saire do la
jeunesse. M. 495. — Ce qui la rend inutile aux femmes. M.
497.
Jeunes gens : leur défaut ordinaire. M, 372. — Ce qu'il faut
qu'ils soient. M. 495. — Leur sorte d'esprit. R. 2.
Jugement: personne ne se plaint du sien. M. 82. — Sa défi-
nition. M. 97. — Notre bizarrerie sur le jugement des hom-
mes. M. 268. — On n'est jamais sot avec du jugement. M.
456. — Jugements de nos ennemis. M. 458.
Justice : qu'est-ce que l'amour de la justice? M. 78.
Larmes : ce qui les cause. M. 233. — Pourquoi les femmes
en répandent. M. 362. - De certaines larmes. M. 373,
Légèreté : comment nous la justifions quelquefois, M. 179.—
Extrême légèreté. M. 498.
Libéralité : moins opposée à l'économie que l'avarice. M. 167.
— Ce qu'est le plus souvent la libéralité. M. 263,
Liberté : nécessaire en société. R. 4.
Limites qui doivent être mises à la confiance. R. I.
Louanges : nous en donnons pour en recevoir. M. 143. —
C'est une flatterie habile. M. 144. — Louanges empoison-
nées, M. 145. — Pourquoi loue-t-on? M. 146, — Le blâme
doit quelquefois être préféré à la louange. M, 147. -
Louange qui médit. M. 148. — Refus des louanges. M. 149.
— Effet des louanges. M. 150. — On loue pour blâmer. M.
198. — Seule bonté louable. M. 237. — De ceux qui ont mé-
rité de grandes louanges. M. 272. — Louanges des princes.
M. 320. — Qui louons -nous de bon cœur? M. 356. —
Louange utile. M. 432.
M.
Magistrats. R. 6.
Magnanimité : pourquoi elle méprise tout. M. 248. — Sa dé-
finition. M. 285.
Mal : moyen caché de le faire impunément. M. 12i. — n ne
doit surprendre chez personne. M. 197. — Mal le plus dan-
gereux. M. 238. ^Pourquoi l'on croit aisément le mal.M.
267. — Mal que l'on dit de nous. M. 454. Voyez Maux.
Malheur : est toujours trop grand dans l'imagination. M. 49.
— Pourquoi l'on s'en fait honneur. M. 50. — De quoi il dé-
pend. M. 61. — Quel est le plus grand de tous? M, 183.
Manières. R. 7.
Mariage. M. 113.
Maux d'autrui. M. 19. — Maux présents. M. 22, — Us doi-
vent être balancés par les biens. M. 229. — Maux qui exci-
tent la pitié. M. 264. — Ou ne connaît pas tous ceux qu'on
fait. M. 269. — Maux aigris par les remèdes. M. 288. — Co
qui nous console de nos maux. M. 325. — Comment nous
ressentons nos maux. M. 339. — Excès de maux. M. 464.
Voyez Mal.
Méchants. M. 284.
Mécompte dans nos jugements. R. 6.
Médisance. M. 483.
Méfiance. M. 335.
Mémoire : différence entre la mémoire et le jugement. M. 89.
— Défaut essentiel de notre mémoire. M. 31 3.
Mensonge. M. 63.
Mépris : ceux qui en sont l'objet. M. 186. — De ceux qui le
craignent. M. 322.
Mépris de la mort. M. 504.
Mérite : de ceux qui s'en croient. M. 50. — Il ne faut pas le»
détromper. M. 92. — Marque du vrai mérite. M. 95. — .
Quel est son sort? M. 153, — Il ne plait piis toujours, M.
155. — Mérite singulier. M. 156. —Il donne quelquefois
moins de réputation que l'art. M. 162. — Effet du mérite.
M. 165. — Il est moins bien récompensé que ses apparen-
ces. M. 166. —Quand notre bonté en a-t-elle? M. 237. -^
Mérite de cerlaine^s gens. M. 273. — Moyen que nous pre-
nons pour le faire valoir. M. 279. — Il a sa .saison. M. 201.
— que ne peut avoir la modération. M. 293. — Notre goiH
baisse avec notre mérite. M. 379. — Rapport de l'élévation
au mérite. M. 400. — Mérite comparé h la parure. M. 401.—
Rapport du mérite aux emplois. M. 41». - Comment le
mérite doit être jugé. M. 437. — Du faux n\érite. M. 4r»5. —
Du mérite des femmes. M. 471.
Hfiitrs : cllfs composent le monde. M. 3.")n.
18
754
TABLE ANALYTIQUE
^fodératioH : d'où vient celle des personnes heureuses? M.
17. — Sa délinillon. M. 18. — Comparée à Tambition. M.
293. — Pourquoi Ton en fait une vertu. M. 308. — Elle est
nécessaire dans la conversation. R. 5.
Moquerie. R. 2.
Mort de ceux qui vont au supplice. M. 21. — Peu de gens la
connaissent. M. 23. - On ne peut la regarder fixement. M.
26. — Mépris de la mort. M. 504.
N.
Kature. M. 365.
IS'aturel bon. M. 275. —Confondu avec la grossièreté. M. 372.
— Ce qui l'empêche le plus. 431. — I^ naturel plaît tou-
jours. R. 7.
Négociations. M. 278.
Mais. M. 208.
A^oww illustres. M. 94.
Nouveauté: .sa grâce. M. 274. —Son effet en amitié. M. 426.
o.
Obligations. M. 317.
Occasions : leur effet. M. 345. - Dans les grandes affaires. M.
453. — Occasion très-rare. M. 454. — Toutes nos qualités
sont à la merci des occasions. M. 470.
Opiniâtreté : sa cause. M. 234. — Son origine. M. 265.
Opinions : leur condamnation. M. 13. — Pourquoi on leur
résiste. M. 234. — Il n'est pas défendu de les conserver.
R. 5.
Orgueil: ne perd jamais rien. M. 33.— Pourquoi se plaint-on
(ie celui des autres? M. 34. — Son égalité dans tous les hom-
mes. M. 35. —Pourquoi la nature nous l'a donné. M. 36.—
11 est le principe de nos remontrances. M, 37. — Comparé
à l'amour-propre. M. 228. — Il est le principe de l'opiniâ-
treté. M. 234. — Ce qui le flatte le plus. M. 239. — Il se ca-
che sous la figure de l'humilité. M. 254. — Son effet. M.
267. — Son action sur l'envie. M. 281, — De quoi s'aug-
mente-t-il souvent? M. 450. — Ce qu'il nous fait blâmer et
mépriser. M. 462, — Il est souvent le principe de la com-
passion. M. 463. — Ses bizarreries. M. 472.
Ouverture de cœur. R. I.
P.
Paresse prise pour de la vertu. M. 169. — Son pouvoir sur
nous. M. 266. — Son effet. M. 267. — Nous en convenons
aisément. M. 398. — Paresse de notre esprit. M. 482.— Plus
grande que celle de notrç corps. M. 487.
Parfait : beautés admirées sans être parfaites. R. 2.
Parler : quand parle-t-on peu? M. 137, — Combien on aime
à parler de soi. M. 138. — Manière de parler à propos, M.
IH9. — Comment parlent les grands et les petits esprits. M.
142. — Effet du plaisir que l'on prend à parler de soi. M.
314. — Pourquoi nous ne parlons pas à cœur ouvert à nos
amis. M. 315, — De qui faut-il le moins parler? M, 364, —
Envie de parler de nous. M, 383. — Art de bien parler.
R. 5.
Passions : leur durée. M. 5. — Leurs effets, M. 6. — Ces ef-
fets sont pris pour ceux d'un grand dessein. M. 7. — Elles
persuadent toujours. M. 8. — Leur injustice. M. 9. — Leur
génération perpétuelle. M. lO.— Elles produisent leurs con-
traires. M. 11. — On peut toujours les distinguer. M. 12.—
Comment nous leur résistons. M. 122. — Leur danger. M.
188. — Quelle est la plus forte? M. 266.— Effet de l'absence
sur les passions. M. 276. — La passion moins forte que la
coquetterie chez les femmes. M. 334. — Les passions de la
jeunesse. M. 341. — Les passions développent nos talents.
M. 404, — Celle qui nous rend le plus ridicules. M. 422. —
Celle qui nous agite le plus. M. 443. — Nous ne connais-
sons pas toute leur force. M. 460. — Quelle est celle qui
sied le mieux aux femmes? M. 46fi. — Des premières pas-
sions chez les femmes, M. 471. — Passions des personnes
faibles. M. 477. — Quand est-on le plus près de prendre une
nouvelle passion? M. 484. — Des grandes passions. M. 485.
•— Passiotis des gens remplis d'eux-mêmes. M. 500.
Pénétration : sou plu.<4 grarwl iléfaul. M. 377. - Elle rtalte
notre vanité. M. 425.
Persévérance : ce que c'est. M. 177.
Perspective. M. 104,
Persuasion. M. 8,
Peur. M. 370.
Philosophes : leur attachement ou leur indifférence poof la
vie. M. 46.— Leur mépris des richesses. M. M. — Leur mé-
pris de la mort, M. 504,
Philosophie. M. 22.
Pitié. M. 264.
Plaire. M. 413. — Moyen de plaire, R, 6.
Plaisant (Esprit). R. 2.
Plaisir. M. 123.
Point de vue. R. 4.
Politesse de l'cspi'it ; M. 90. — Elle manque aux {eunes gens.
M. 372. - Devoirs de la politesse. R. 5.
Poltronnerie complète, très-rare, M. 215. — Se méconnaît
elle-même. M. 370.
Préoccupation. M. 92. — Préoccupation de notre goût. R. %.
Princes : leur clémence. M, 15, — Un flatteur les Injurie. M,
320.
Procédé. M. 170.
Production d'esprit. R. 2.
Professions. M. 256.
Promesses. M. 28.
Proportion. R. 6.
Propriétés des hommes. M. 344.
Prudence : son insuffisance. M. 66.— Celle que l'on doit met-
tre dans la confiance. R. l.
Q.
Qualités : inconvénients des bonnes qualités, M. 29, — Faci-
les ou difficiles à connaître. M. 80. ~ Comment nous esti-
mons celles de nos amis. M. 88. — Il en faut l'économie. M.
159. — Art de les mettre en œuvre. M, 162, — Leurs dis-
grâces, M. 251. — Celles que nous ne pouvons apercevoir.
M. 337. — • Naturelles ou acquises. M. 365. — De nos enne-
mis. M. 397. — Celle qui nous place au-dessus des autres.
M. 399. — Marque des grandes qualités. M, 433. — Leur
usage décide du vrai mérite. M, 437, — Les nôtres noui
semblent les meilleures. M. 452. — Que nous méprisons.
M. 462. — De certaines méchantes qualités. M. 468. — Tou-
tes sont incertaines. M. 470. — Qualités singulières. M. 493.
— Qualités solides. M. 498. — Qualités fausses. R. 0.— Nos
manières doivent convenir à nos qualités. R, 7.
Querelles. M. 496,
R.
Raillerie. R. 2. — Ce qui la fait entendre. R. 4.
Raison : nous ne la suivons pas, M. 42. — Quel est l'homme
raisonnable. M. 105. - Notre faiblesse supplée à notre rai-
son. M. 325. — Ce qu'il faut que la raison fasse. M. 365. —
La vanité nous domine plus que la raison. M. 467. — Sou-
haits aue l'on fait par raison. M, 469. — Elle doit tout ap-
précier, R, 6,
Réconciliation. M. 82.
Reconnaissance : son principe. M. 223,— Elle n'est que dans
le cœur. M. 224. — Cause du mécompte qui s'y trouve. M.
225. — Trop empressée. M. 226. — Ce qu'elle est dans la
plupart des hommes. M. 298. — Où elle se trouve et où elle
manque. M. 299. — Qui paye plus qu'elle ne doit. M. 438.
Règles de la conversation. R. 5.
Regrets : ne supposent pas toujours l'affliction. M, 356,
Remèdes de l'amour. M, 459,
Remontrances. M, 37,
Repentir. M, 180,
Repos : pourquoi nous l'exposons. M. 268.
Reproches. M. 148.
Réputation : de qui nous la faisons dépendre. M. 268,— Nous
pouvons toujours la rétablir. M. 4 12.
Richesses. M. 54.
Ridicule : les bonnes copies le font voir. M. 133. — C* i|ul
DES MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD
755
en donne le plus. M. 134. - Tout le monde en a. M. 31 1.—
Rien ne déshonore autant. M. 326. — Moyen d'éviter un ri-
dicule. TVf. 418. — Fautes les plus ridicules. M. 422.
S.
Sagesse : aisée pour les autres. M. 132. — Augmente et dimi-
nue avec l'âge. M. 210. — Quand la sagesse est folie. M. 231 .
— Elle est à la merci de la fortune. M. 323.
Sciences. R. 6.
Secret : son importance. R. i.
Sensibilité apparente. M. 275. — Elle est due aux malheurs de
nos amis. M. 434. — Ce qui la passe. M. 464.
Sentiments : ont chacun un extérieur qui leur est propre. M.
255. — Comment on peut les conserver. M. 319. — Senti-
ments vrais ou faux, R. 6.
Sentir : beautés que tout le monde sent. R. 2.
Sévérité des femmes. M. 204. — N'est jamais complète sans
aversion. M. 333.
Signification du mot goût. R. 3.
Silence. M. 79.
Simplicité. M. 289.
Sincérité : sa définition. M. 62. — Ne peut s'allier avec la fai-
blesse. M. 316. — Ce qui la compose en grande partie. M.
383. — Son utilité. M. 457. — Sincérité des amants. M. 106.
— Comment elle diffère de la confiance. R. l .
Société : ce qui la fait durer. M. 87. — De la société des au-
tres. M. 201. — Sur la société. R. 4.
Sortes d'esprit. R. 2.
Sots : utilité de leur compagnie. M. 140. — Gens destinés à
l'être. M. 309. — Un sot n'est jamais bon. M. 387. — Sois
les plus incommodes. M. 451. — On n'est point sot avec du
jugement. M. 456. — On l'est avec de l'esprit. R. 2.
Souhaits. M. 469.
Subtilité. M. 128.
T.
TalenU. M. 468.
Tempérament : principe de la valeur des hommes et de la
vertu des femmes. M. 220. — S'annonce de bonne heure.
M. 222. — Tempérament des femmes. M. 346.
Temps de parler. R. 5.
Tiédeur. M. 341.
ï'mirfîïe : métamorphosée en vertu. M. 169. — Il est dange-
reux d'en faire le reproche. M. 480.
Titre dont on abuse. R. 2.
Ton. R. 7.
Tort. M. 386.
Trahison : pourquoi elle se fait. M. 120. — D'où elle vient.
M. 126.
Travers. M. 318.
Tromperie : justifiée par la défiance. M. 86. —Nécessaire dans
la société. M. 87. — Celle dont on ne se console point , et
celle dont on est satisfait. M. H4. — Facile ou difficile. M.
115. — Ordinaire à ceux qui demandent des conseils. M.
116. — Le trompeur est aisément trompé. M. Il 7. — Dan-
ger de l'intention de ne pas tromper. M. II8. — Celui qui
se croit le plus fin est le mieux trompé. M. 127. -L'homme
habile trompe difficilement l'homme igrossier. M. 129. —
Celui qui se trompe le plus. M. 201. — C'est quelquefois
un bonheur d'être trompé. M. 3»rî.
Tyrannie de nos amis. R. I.
Valeur : n'appartient pas toujours à celui qui est vaillant. M.
I. — Ses causes. M. 213. — Valeur des soldats. M. 214.—
Parfaite valeur. M. 2 1 5. — Ce que c'est. M. 216. — Quand
devient-elle intrépidité? M. 217. — La valeur ordinaire. M.
219.— Quel en est le principe? M. 220. — Adresse des gens
braves. M. 221. —La valeur doit être donnée par la nature.
M. 365. — D'où vient l'inégalité de courage. M. 504.
Fanité nous fait parler. M. 157. — Effet de notre vanité. M.
141. — Elle est nécessaire à la vertu. M. 20'j. — Vanité de
celui qui se croit nécessaire. M. 201. — Elle cause souvent
nos afflictions. M. 232. — Elle ébranle toutes les vertus. M.
388. — Pourquoi celle des autres est insupportable. M. 389.
— Elle nous agite toujours. M. 443. — Son pouvoir sur
nous. M. 467. — Cause ordinaire de la médisance. M. 483.
Variété dans l'esprit. R. 4.
Vaudevilles : comparés à certaines gens. M. 211.
Vérité : combien nuisent ses apparences. M. 64, — Elle se
trouve dans les jugements de nos ennemis. M. 458.
Vertus : souvent fausses. M. 1 . — Où faut-il les plus gran-
des? M. 25. — Paresse prise pour la vertu. M. 169. — Où
se perdent les vertus. M. 171. — Les vices entrent dans
leur composition. M. 182. — De ceux qui n'en ont point.
M. IS6. — Le nom de la vertu. M. 187. — Bornes pour les
vertus. M. 189. — La vertu a besoin de la vanité. M. 200.—
Le vice lui rend hommage. M. 2I8. — L'intérêt la met en
œuvre. M. 253. — La fortune la fait paraître. M. 380. — La
vanité l'ébranlé ou la renverse. M. 388. — La faiblesse lui
est opposée. M. 445. — Les méchants n'osent paraître ses
ennemis. M. 489.
Vices : entrent dans la composition des vertus. M. 182. —
Tous ceux qui en ont ne sont pas méprisés. M. 186. — Ils
ne servent pas mieux l'intérêt que la vertu. M. 187. — Bor-
nes pour les vices. M. 189. — Nous ne les pouvons éviter.
M. 191. — Ce sont eux qui nous quittent. M. 192. — Pour-
quoi ne s'abandonne-t-on pas à un seul vice? M. 195. —
Hommage rendu par le vice à la vertu. M. 218. — L'intérêt
met tous les vices en œuvre. M. 253. — Ils font le mérite
de certaines gens. M. 273.— La fortune les fait paraître. M.
380. — Le vice est moins opposé à la vertu que la faiblesse.
M. 445.
Vieillesse : pourquoi elle aime à conseiller. M. 93. — Pour-
quoi elle conserve ses goûts. M. 109. -- Elle augmente les
défauts de l'esprit. M. II2. — Elle rend plus fou et plus
sage. M. 210. — On peut savoir d'avance par où elle doit
défaillir. M. 222. — Tiédeur de la vieillesse. M. 341. — Ri-
dicule des vieilles personnes. M. 408. — Vivacité qui aug-
mente en vieillissant. M. 4 16. — Maxime pour un vieillard.
M. 418. — Peu savent être vieux. M. 423. — Tyrannie de la
vieillesse. M. 461.
Vieux fous. M. 144.
Violence : celle qui fait le plus de peine. M. 3C3. — Violen-
ces les plus cruelles. M. 369. — Celle qui sied le mieux aux
femmes. M. 466.
Vivacité. M. 416.
Vogue. M. 212.
Volonté : moins grande que la force. M. 30. — Nous ne con-
naissons pas toutes nos volontés. M. 295. — Ce qui meut
notre volonté. M. 297.
FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE DES M VXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD.
48.
ttoooiioooo4>04»99ai»o;»ooooaooo4^oooai»tf4»4>ooaaooaooaoooo9004»oaooo'»
TABLE ANALYTIQUE
DES
CARACTÈRES DE LA BRUYERE.
"i
À.
AcHiLXE :Jelez-mûi daus les troupes comme un simple soldat,
je siùs Thersite ; mettez-moi à la tète d'une armée dont j'aie
à répondre à toute l'Europe, je suis Achille. Page :i05.
Actions : le motif seul en fait le mérite. 255. — Les meilleu-
r«;s s'altèrent et s'affaiblissent par la manière dont on les
fait. 806.
affectation : est souvent une suite de l'oisiveté ou de l'indif-
férence. 332.
Affliction : on ne sort guère d'une grande affliction que par
faiblesse ou par légèreté. 265. — Celle qui vient de la perte
des biens est seule durable. 284.
Aigreur : ses effets. 343.
Aimer : l'on n'aime bien qu'une fois ; c'est la première. 264.
— L'on n'est pas plus maître de toi^jours aimer , qu'on ne
l'a été de ne pas aimer. 265. — Cesser d'aimer, preuve sen-
sible que le cœur a ses limites. Ibid. — C'est faiblesse que
d'aimer; c'est souvent une autre faiblesse que de guérir.
Ibid. — Si une laide se fait aimer , ce ne peut être qu'éper-
dument. Ibid. — Il faut quelquefois recevoir de ce qu'on
aime. Ibid. — On aime de plus en plus ceux à qui l'on fait
du bleu. 268.
Ambitieux : l'esclave n'a qu'un maître; l'ambitieux en a au-
tant qu'il y a de gens utiles à sa fortune. 298.
Ame : bassesse de quelques-unes. 282. — Noblesse de quel-
ques-unes. Ibid. — Ses différents vices. 316. — Une grande
àme serait invulnérable si elle ne souffrait par la compas-
sion. 324.
Amis : ne regarder en eux que la vertu qui nous y attache.
252. — Les cultiver dans leur disgrâce et dans leur prospé-
rité. Ibid. — C'est assez pour soi d'un fidèle ami. 266. —
Des amis et des ennemis. Ibid. — Les cultiver par intérêt ,
c'est solliciter. Ibid. — C'est beaucoup tirer de notre ami ,
si , monté à une grande faveur , il est encore de notre con-
naissance. 292.
Amitié : il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent at-
teindre ceux qui sont nés médiocres. 264. — Peut subsister
entre des gens de différents sexes , exempte même de gros-
sièreté. Ihid. — Parallèle de l'amour et de l'amitié. Ibid. et
suiv. — Il n'y a pas si loin de la haine à l'amitié que de
l'antipathie. 265.
Amour : parallèle de l'amour et de l'amitié. 264 , 265. — Qui
naît subitement est le plus long à guérir. 264.— Les amours
meurent par le dégoût , et l'oubli les enterre. 265.
Amyot : jugement sur ses écrits. 246.
Anciens : on se nourrit des anciens , et quand on est auteur
on les maltraite. 242.
Antithèse : sa définition. 249. — Les jeunes gens sont éblouis
de son éclat. Ibid.
Apôtre : quand on ne serait pendant sa vie que l'apôtre d'un
seul hpmme , ce ne serait pas être en vain sur la terre. 374,
Approbation : motifs de notre approbation. 341.
Art : il y a dans l'art un point de perfection , comme de bonté
et de maturité dans la nature. 242.- Perfectionner son art,
c'est s'égaler à ce qu'il y a de plus noble. 263.
Athéisme : n'est point. 372.
Auteur : il faut plus que de l'esprit pour être auteur. 242. —
Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bleji
peindre. Ibid. — Doit recevoir avec une égale modestie les
éloges et la critique. 243. — Cherche vainement à se faire
admirer par son ouvrage. 245. — Modèles que doit suivre
un auteur né copiste. 250.
Avare : dépense plus mort, en un seul jour, qu'il ne faisait
vivant en dix années. 283. — Sa manière de vivre. 328.
Avarice : est commode aux vieillards, à qui 11 faut une pas-
sion , parce qu'ils sont hommes. Ibid.
Avenir : le présent est pour les riches , et l'avenir pour les
vertueux et les habiles. 282,
Avocat : doit avoir un riche fonds et de grandes ressources.
369.
B.
Balzac : jugement sur ses Lettres. 246.
Bâtir : manie de bâtir. 350.
Beauté : l'agrément est arbitraire ; la beauté est quelque chose
de plus réel. 257.
Bien : s'il y a des biens , le meilleur c'est le repos , la retraite ,
et un endroit qui soit son domaine. 298. — Les solides
biens, les grands biens, les seuls biens, ne sont pas compté.s.
344.
Bonheur: il s'en faut peu qu'il ne tienne lieu de toutes le»
vertus. 345.
Bonté : ses divers caractères. 255.
BossuET : quel besoin a Bénigne (Bossuet) d'être cardinal?
253. — Jugement sur cet auteur. 369,
BouRDALOUE : jugement sur cet orateur, Ibid.
Bourgeois de Paris , comparés à leurs ancêtres. 289 et suiv.
Caractère : un caractère bien fade est celui de n'en avoir au-
cun. 268.V- Diseurs de bons mots, mauvais caractère. 299.
Caractères. Voyez Portraits.
Chef-d'œuvre : l'on n'a guère vu un chef-d'œuvre d'esprit qui
soit l'ouvrage de plusieurs. 242.
Choses : les belles choses le sont moins hors de leur place..
357.
Cid (le) : l'un des plus beaux poèmes : la critique du Cid est
l'une des meilleures. 244 et suiv.
COEFFETEAU : jugement sur ses écrits. 246.
Cœur : l'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en
avoir le cœur. 265. — Tout est ouvert à celui qui a le cœur.
Ibid. — L'on est d'un meilleur commerce par le cœur que
par l'esprit. 2G7. — Quelle mésintelligence entre l'esprit et le
cœur' 326.
TABLE ANALYTIQUE DES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 757
Comédie ( la ) pourrait être aussi utile qu'elle est nuisible
248.
Comédiens : de leur condition 334, — Le comédien couché
dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille,
qui est h pied. Ibid. — Fermer les théâtres , ou prononcer
moins sévèrement sur l'état des comédiens. 357.
Conditioîis : leur disproportion. 283.
Conduite : la sage conduite roule sur deux pivots , le passé et
l'avenir. 34 1.
Confiance : l'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en
avoir le coeur. 265. — Toute confiance est dangereuse si
elle n'est entière. 276.
Connaisseurs : faux connaisseurs. 299.
Conseil ( le ) est quelquefois dans la société nuisible à qui le
donne, et inutile à celui à qui il est donné. 274. — n y a
dans les meilleurs de quoi déplaire. 342.
Content : qu'il est difficile d'être content de quelqu'un ! 266.
Contrefaire : gens qui contrefont les simples et les naturels.
252.
Conversation : des choses ridicules qui se disent dans la con-
versation. 275,
Coquillages : manie des coquillages. 350.
Corneille : jugement sur ce poète. 248, 339. — Parallèle de
Corneille et de Racine. 248,
Cour : l'on est petit à la cour ; et quelque vanité que l'on ait,
on s'y trouve tel. 290. — Les grands mêmes y sont petits.
Ibid. — Ne rend pas content ; elle empêche qu'on ne le soit
ailleurs. Ibid. — Il faut qu'un honnête homme ait tâté de
la cour. Ibid. — Est comme un édifice bâti de Marbre ; elle
est composée d'hommes fort durs, mais fort polis. Ibid.—
Les cours seraient désertes, et les rois presque seuls, si
l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt. Ibid. et suiv. —
L'air de cour est contagieux; il se prend à Versailles,
comme l'accent normand se prend à Rouen ou à Falaise!
291. — Aventuriers qui s'y produisent eux-mêmes. Ibid. —
Gens de cour, hautains. Ibid. — Certaine espèce de courti-
sans dont les cours ne sauraient se passer. Ibid. — C'est
une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre
roture. 292. — L'on se couche à la cour et l'on se lève sur
l'intérêt. Ihid. — L'on n'y attente rien de pis contre le vrai
mérite que de le laisser quelquefois sans récompense. 293.
— Personne à la cour ne veut entamer; on veut appuyer,
parce qu'on espère que nul n'entamera. Ibid. — Louanges
qu'on y prodigue à celui qui obtient un nouveau poste.
/èîd.— Deux manières d'y congédier son monde : se fâcher
contre eux , ou faire qu'ils se fâchent contre vous. 294. —
Pourquoi l'on y dit du bien de quelqu'un. Ibid. — Il est
aussi dangereux d'y faire les avances , qu'il est embarr,'is-
sant de ne les point faire. Ibid. — Il faut une vraie et
naïve impudence pour y réussir, /ôirf.— Brigues des cours.
Ibid. — Avidité des hommes de cour, Ibid. et suiv. — Il
faut des fripons à la cour auprès des grands et des minis-
tres, même les mieux intentionnés. 295.— Pays où les joies
sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais
réels. 297. — La vie de la cour est un jeu sérieux , mélanco-
lique, qui applique. Ibid. — Mœurs des gens de cour. 298.
— On s'y trouve dupe de plus sot que soi. 300, — Qui a vu
la cour a vu du monde ce qui est le plus beau. 30i. — Qui
méprise la cour après l'avoir vue méprise le monde. Ibid.
— Détrompe de la ville, et guérit de la cour. Ibid. — Un
esprit sain y puise le goût de la solitude et de la retraite.
Ibid. — A la cour , à la ville , mômes passions , mêmes fai-
blesses. 307. — Deux sortes de gens y fleurissent, les liber-
tins et les hypocrites. 373.
Courtisan : rien qui enlaidisse certains courtisans comme la
présence du prince. 291. — Peu osent honorer le mérite qui
est seul. 293. — Comparé à une montre. 298. — Qui est plus
esclave qu'un courtisan assidu , si ce n'est un courtisan plus
assidu ?/6irf,— Toute sa félicité consiste à voir le prince et à
être vu. Ibid. — Savoir parler aux rois, limites de la pru-
denoe et de la souplesse du courtisan. 29u.
Crime : si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'es-
prit en est le père. 319. — Il s'en faut peu que le crime heu-
reux soit loué comme la vertu. 345.
Critique : le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vive- 1
ment touchés de très-belles choses. 243. - C'est un métier
où il faut plus d'habitude que de génie. 2B0. - Peut être
dangereuse. Ibid.
Curiosité : inhumaine curiosité pour voir des malheureux.
296. - Sa définition. 348.
D.
Défauts : il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de
mille vertus que de se corriger d'un seul défaut. 326.-Par-
tenl d'un vice de tempérament. 338. — Ceux des autres
sont lourds, les nôtres ne pèsent pas. 341.
Dégoutter : pressez, tordez certaines gens ensorcelés de la
faveur, ils dégouttent l'orgueil, l'arrogance, la présomp-
tion. 296 et suiv.
Dépendants : on veut des dépendants et qu'il n'en coûte rien.
266,
Désirer : lorsqu'on désire , on se rend à discrétion à celui de
qui l'on espère. 320.
Devoirs : réciprocité de devoirs entre le souverain et se» su-
jets. 313,
Dévot : du faux dévot. 353. - Le faux dévot ne croit pas en
Dieu. 373.
Dévotion : vient à quelques-uns , et surtout aux femmes ,
comme une passion. 259. — De la fausse. Ibid. — La vraie
fait supporter la vie, et rend la mort douce; on n'en tire
pas tant de l'hypocrisie. 355.
Dieu : l'on doute de Dieu dans une pleine santé ; quand l'on
devient malade on croit en Dieu. 371. — L'impossibilité de
prouver que Dieu n'est pas découvre son existence. Ibid. —
De l'existence de Dieu. 374 et suiv.
Dignités : deux chemins pour y arriver. 295.
Dire : l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut
les écrire. 276.
Directeurs : des défauts de quelques-uns. 259.
Discernement : de l'esprit de discernement. 340.
Discours : le discours chrétien est devenu un spectacle. 366.
Disgrâce : éteint les haines et les jalousies. 343.
Distinction : d'où les hommes en tirent le plus. 253.
Distraction : caractère du distrait. 316,
Donner : oublier qu'on a donné à ceux que l'on aime. 265.—
Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on
vient de donner. Ibid. — C'est rusticité que de donner de
mauvaise grâce. 295.
Duels ( manie des ). 350.
E.
Écrire : il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement,
fortement, délicatement. 242. — Comment on doit écrire.
247, 248. — La gloire des uns est de bien écrire, celle des
autres de n'écrire point. 249, —Ne point s'assi^jettir au goût
de son siècle quand on écrit , mais tendre toigours à la per-
fection. 250. — Du peu d'avantage que l'on retire en écri-
vant. 335 et suiv.
Écrits : des écrits des Pères de l'Église. 372.
Écrivain: Moïse, Homère, Platon, Virgile, Horace, ne sont
au-dessus des autres écrivains que par leurs images. 242.—
Ce qu'il doit faire pour écrire correctement. 249. — S'il n'v
a pas assez de bons écrivains , où sont ceux qui savent lire ?
303.
Éducation : excès de confiance de tout espérer d'elle , grande
erreur de n'en rien attendre. 342.
Élever (s') : deux manières de s'élever , ou par sa propre
industrie, ou par l'imbécillité des autres. 282.
Éloges : nous excitent seuls aux actions louables. 327. — D«
ceux donnés aux morts. 342,
Éloquence : ce que le peuple et les pédants entendent par
éloquence. 248. — Est un don de l'Ame. Ibid. — Peut se
trouver dans les entreliens et dans tout genre d'écriro
Ibid. — Est rarement où on la cherche, et est (]uelquefoi!i
où on ne la cherche pas. Ibid. et suiv. - Est an sublime c«
que le tout est à sa partie. Ibid. — L'on fait asHaul d'élo-
quence jusqu'au pied de l'autel. 360 Do IVlo«iuenro d«i
la chaire. 369.
EMiia-', : son histoire. 263 et suiv.
758
TABLE ANALYTIQUE
Emphast':le& plus grandes choses se gàteiU par reniphaec. 'i76.
Émulation ; il y a entre rémulatlon et la Jalousie le même
eloignemeut qui se trouve entre le vice et la vertu. 326.
Enfance : son caractère. 322.
Enfants : leurs défauts. 322. — N'ont ni passé ni avenir ; ils
jouissent du présent. Ibid. — Ont déjà de leur âme l'imagi-
nation et la mémoire , c'est-à-dli'e, ce que les vieillards n'ont
plus. Ibid. — Leur facilité à apercevoir les vices extérieurs
et les défauts du corps. Ibid. — Leur unique soin est de
trouver l'endroit faible de ceux à qui ils sont soumis. Ibid.
— Qualités qu'ils apportent dans leurs jeux. Ibid. — Tout
leur parait grand. Ibid. — Des divers gouvernements qu'ils
adoptent dans leurs jeux. Ibid. — Conçoivent, jugent et
raisonnent conséquemment. Ibid. — Connaissent si c'est à
tort ou avec raison qu'on les châtie. Ibid. — Ne se gâtent
pas moins par des peines mal ordonnées que par l'impu-
nité. 323.
Ennemis : des ennemis et des amis. 266. — C'est donner un
trop grand avantage à ses ennemis que de mentir pour les
décrier. 332.
IJnnui : est entré au monde par la paresse. 327.
Entêtement : du mauvais entêtement. 333.
Envie : de la jalousie et de l'envie. 325. — L'envie et la haine
s'unissent toi^jours et se fortifient l'une l'autre, Ibid.
Épithète : araas d'épitliètes , mauvaises louanges. 242.
ÉRASME : qui ne sait être un Érasme doit penser à être évë-
que. 253.
Esprit : la même justesse d'esprit qui nous fait écrire de bon-
nes choses , nous fait appréhender qu'elles ne le soient pas
assez pour mériter d'être lues. 243. — Un esprit médiocre
croit écrire divinement; un bon, raisonnabletnent. Ibid.—
Les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est
point. 245. — Les personnes d'esprit admirent peu, elles
approuvent. /6/rf. — Des divers geiires d'esprit. 249 etsuiv.
— Moins rare que les gens qui se servent du leur, ou qui
font valoir celui des autres. 251. — Le bon esprit inspire le
courage, ou il y supplée. 252. — Peu de délicats. 268.— Du
langage des esprits faux et affectés. Ibid. — Des esprits
vains , légers , familiers , et délibérés. Ibid. — L'esprit de
la conversation consiste moins à en montrer beaucoup qu'à
en faire trouver aux autres. 270. — Il faut avoir de l'esprit
pour être homme de cabale. 300.— Si la pauvreté estla^ mère
des crimes , le défaut d'esprit en est le père. 319. — Un es-
prit raisonnable est indulgent. 320. — On sait à peine que
l'on est borgne : on ne sait point du tout que l'on manque
d'esprit. 324. — L'on voit peu d'esprits entièrement lourds
et stupides. 325. — L'on en voit encore moins qui soient
sublimes et transcendants. Ibid. — Tout l'esprit qui est au
monde est inutile à celui qui n'en a point. Ibid. — Ce qu'il
y aurait en nous de meilleur après l'esprit , ce serait de con-
naître qu'il nous manque. 326. — Qui n'a de l'esprit que
dans une certaine médiocrité, est sérieux et tout d'une
pièce. Ibid, — Quelle mésintelligence entre l'esprit et le
cœur ! Ibid. ~ S'use comme toutes choses. Ibid. — Les
sciences sont ses aliments; elles le nourrissent et le con-
sument. Ibid. —Du bel esprit 335. — La grossièreté, la
rusticité, la brutalité, peuvent être les vices d'un homme
d'esprit. 339. — L'une des marques de la médiocrité de l'es-
prit est de toujours conter. Ibid. — De l'esprit du jeu. Ibid.
— Des différents esprits par rapport à la religion. 370.
Estampes : (manie des). 349.
Étrangers : tous ne sont pas barbares , et tous nos compa-
triotes ne sont pas civilisés. 336.
Étude : l'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que
l'on ferait des sots et des impertinents. 333.
Excès : il n'y a guère au monde un plus bel excès que celui
de la reconnaissance. 267.
Expressions : entie les différentes qui peuvent rendre une
seule de nos pensées, il n'y en à qu'une qui soit la bonne.
243.
E.vtérieur simple : est l'habit des hommes vulgaires 252. —
Est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de gran-
des actions. Ibid.
Extraordinaires : gens qui gagnent à être extraordinaires.
:^20.
F.
Faibles : on veut quelquefois les cacher par l'aveu libre qu'on
en fait. 323.
Faire : il faut faire comme les autres; maxime suspecte. 334,
— Ceux-là font bien, ou font ce qu'ils doivent, qui font ce
qu'ils doivent. 342. — Qui laisse longtemps dire de soi
qu'il fera bien , fait très-mal. Ibid.
Familles : peu, dans leur intérieur, gagnent à être anorofon-
dies. 272. ^^
Fat : motif de fuir à l'orient quand le fat est à l'occident.
271. —Tout le monde dit d'un fat qu'il est un fat, per-
.sonne n'ose le dire à lui-même. 326. — Est celui que les
sots croient un homme de mérite. 338. — Est entre l'imper-
tinent et le sot. Ibid. — S'il pouvait craindre de mal par-
ler, il sortirait de son caractère. 339. — A l'air libre et as-
suré. Ibid.
Fautes : on ne vit pohal assez pour profiter de ses fautes. 823.
Faveur : de l'envie qu'on lui porte. 292 et suiv. — Gens eni-
vrés de la faveur. 290. — Gens qui se croient de l'esprit
quand elle leur arrive. 299.
Favori : ses manières plus polies annoncent sa chute. 300. — •
Est sans engagement et sans liaisons. 312. — Du compte
qu'il a à rendre de sa vie. 342.
Femmes : hommes et femmes conviennent rarement 8ur le
mérite d'une femme. 256. — De la fausse et de la véritible
grandeur chez les femmes. Ibid. — Quelques-unes affai-
blissent, par des manières affectées, les avantages d'une
heureuse nature. Ibid. — Mentent en se fardant. Ibid. — Il
faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coif-
fure exclusivement. Ibid. — Le blanc et le rouge les rendent
affreuses et dégoûtantes. Ibid. — Portrait de la femme co-
quette. Ibid.— Une belle femme avec les qualités d'un hon-
nête homme, est ce qu'il y a au monde d'un commerce plus
délicieux. 257. - Le caprice est chez elles tout proche de la
beauté pour être son contre-poison, /ôid.— S'attachent aux
hommes par les faveurs qu'elles leur accordent. Ibid. —
Une femme oublie d'un homme qu'elle n'aime plus jus-
qu'aux faveurs qu'il a reçues d'elle. Ibid. — Celle qui n'a
qu'un galant croit n'être point coquette. Ibid.— Celle qui a
plusieurs galants croit n'être que coquette. Ibid.— Il semble
que la galanterie dans une femme ajoute à la coquetterie.
Ibid. — L'homme coquet et la femme galante vont assez de
pair. Ibid. — Parallèle de la femme galante et de la co-
quette. Ibid. — D'une femme faible. Ibid. — De l'mcons-
tante. Ibid. — De la perfide. Ibid. — De l'infidèle. Ibid. -
Leur perfidie guérit de la jalousie. Ibid. — De leurs choix
en amour. 258. — C'est trop contre un mari d*être coquette
et dévote ; une femme devrait opter. 259. — De leur con-
fesseur et de leur directeur. Ibid. — La dévotion vient à
quelques-uns , et surfout aux femmes , comme une passion,
Ibid. — Effets de leurs divers caractères dans le mariage.
Ibid.— Aisées à gouverner, pourvu que ce soit un homme
qui s'en donne la peine. Ibid. — Parallèle d'une fenwne
prude et d'une femme sage. 260. — De la femme savante.
Ibid. — Sont meilleures ou pires que les hommes. 261.— Se
conduisent par le cœur. Ibid. — Dépendent pour leurs
mœurs de celui qu'elles aiment. Ibid. — Vont plus loin en
amour que la plupart des hommes. Ibid. — Les hommes
l'emportent sur elles en amitié. Ibid. — Les hommes sont
cause que les femmes ne s'aiment point. Ibid.— Une femme
garde mieux son secret que celui d'autrui. Ibid. — Paral-r
lèle de l'homme et de la femme en amour. Ibid. et suiv. —
Guérissent de leur paresse par la vanité ou par l'amour,
Ibid. — La paresse dans les femmes vives est le présage de
l'amour. Ibid. — Femme insensible n'a pas encore vu celui
qu'elle doit aimer. 263. — Fatuité des femmes de la ville.
289. — Le temps qu'elles perdent en visites. Ibid. — Une
belle femme est aimable dans son naturel. 337.
Finesse : c'est avoir fait un grand pas dans la finesse que de
faire penser d'e soi que l'on est médiocrement fin. 299 et
suiv.—Wi trop bonne ni trop mam aise qualité. 300.— Flotte
entre le vice et la vertu. Ibid. — Peut et devrait toujours
être suppléée par la prudence. Ibid, -^ Est l'occasion pro-
chaine de la fourberie. Ibid.
DES CARA.CTÉRES DE LA BRUYÈRE.
769
Fins : gens qui ne sont fins que pour les sols. 300.
Flatterie : critique de la flatterie. 271.
Flatteur : n'a pas assez bonne opinion de soi ni des autres.
Fleuriste : ( manie du ). 348.
Fortune : il faut une sorte d'esprit pour faire fortune. 280.—
Rien qui se soutienne plus longtemps qu'une médiocre
fortune. 281. — Rien dont on voie mieux la fin que d'une
grande. Ibid. — Ses caprices. 284. — Si vous n'avez rien
oublié pour votre fortune , quel travail 1 285. — Si vous
avez négligé la moindre cbose pour votre fortune, quel
repentir 1 Ibid.
Fourberie : ajoute la malice au mensonge. 320.
Fourbes : croient aisément que les autres le sont. Ibid.
Fragment. 337.
Français : leur caractère demande du sérieux dans le souve-
rain. 312.
Fripons : il en faut à la cour auprès des grands et des minis-
tres, même les mieux intentionnés. 295.
Génie : il peut être moins difficile aux rares génies de ren-
contrer le grand et le sublime , que d'éviter toutes sortes de
fautes. 244. — Un génie qui est droit et perçant conduit à
la règle et à la vertu. 319. — Celui qui sort des limites de
son génie fait que l'homme illustre parle comme un sot.
340.
Glaner : tout est dit ; l'on ne fait que glaner après les anciens
et les habiles d'entre les modernes. 241.
Gloire : il y a une fausse gloire qui est légèreté. 260. — Aime
le remue-ménage et est personne d'un grand fracas. 347.
Glorieux (le) a du goût à se faire voir. 252.
Gouvernement : dans toutes les formes de gouvernement, il
y a le moins bon et le moins mauvais. 308. — Science des
détails, partie essentielle au bon gouvernement. 313. — Le
chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement. 314.
Gouverner : autant de paresse que de faiblesse à se laisser
gouverner. 266.— On ne gouverne pas un homme tout d'un
coup. Ibid. et suiv. — Pour gouverner quelqu'un il faut
avoir la main légère. 267. — Tels se laissent gouverner jus-
qu'à un ceitain point , qui au delà sont intraitables. Ibid.
Goûts : on dispute des goûts avec fondement. 242.
Grandeur : il y a une fausse grandeur qui est petitesse. 260.
Grands : de ceux qui s'empressent auprès des grands. 298.—
Prévention du peuple en faveur des grands. 301. —Avan-
tage des grands sur les autres hommes. Ibid. — Jusqu'où
g'étend leur curiosité. Ibid. — Leurs belles promesses. Ibid.
— Leur ingratitude envers ceux qui les servent. Ibid. — Il
est souvent plus utile de les quitter que de s'en plaindre.
302. — Dédaignent les gens d'esprit qui n'ont que de l'es-
prit. Ibid. — Les gens d'esprit méprisent les grands qui
n'ont que de la grandeur. Ibid. — La règle de voir de plus
grands que soi doit avoir ses restrictions. Ibid. — Leur mé-
pris pour le peuple les rend indifférents aux louanges qu'ils
en reçoivent. Ibid. et suiv. — Croient être seuls parfaits.
303. — Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils
leur font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas. Ibid. —
C'est déjà trop pour eux d'avoir avec le peuple une même
religion et un même Dieu. Ibid. — De leur ignorance. Ibid.
— Comparés avec le peuple. 304. — Comment ils doivent
user de la facilité qu'ils ont de faire du bien. Ibid. — Des
grands inaccessibles. Ihid. — On est destiné à souffrir des
grands et de ce qui leur appartient. Ibid. — La plupart sont
incapables de sentir le mérite et de le bien traiter. 305. —
Se louer d'un grand, phnise délicate dans son origine. Ihid.
— On le^ loue pour marquer qu'on les voit de près, rare-
ment par estime ou par gratitude. Ibid. — Kncouragenienis
qu'ils ont à la bravoure. Ibid. — S'ils ont des occasions de
nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté. 307. -
Pourquoi nous devons les honorer. Ibid. — Tout fait d'a-
Iwrd sur eux une vive impression. 30«. — ll y a pre.s(|U(!
toujours de la flatterie à en dire du bien. Ibid. — Il y a du
péril h en dire du mal pendant qu'ils vivent , el de. la lâ-
cheté quand ils sont morts. Ibid. ~ Font peu de cas de la
vertu et d'un esprit cultivé. 351. — En toutes choses se for-
ment et se moulent sur de plus grands. 356. — Leur indif-
férence en matière de religion. 372.
Grave : celui qui songe à le devenir ne le sera jamais. 337.
Gravité : trop étudiée devient comique. Ibid.
Guerre : de son origine. 309.
H.
Haïr : on hait violemment ceux qu'on a beaucoup offensés.
266. — C'est par faiblesse qu'on hait un ennemi. Ibid.
Harmonie : la plus douce est le son de la voix de celle que
l'on aime. 257.
Hasard : gens qui semblent le déterminer. 341.
Héritier prodigue , paye de superbes funérailles et dévore le
reste. 283. — Les enfants peut-être seraient plus chers à
leurs pères , et réciproquement les pères à leurs enfants ,
sans le titre d'héritiers. Ibid. — Le caractère de celui qui
veut hériter rentre dans celui du complaisant. Ibid.
Héros : la vie des héros a enrichi l'histoire , et l'histoire a em-
bslli les actions des héros. 242. — Est d'un seul métier; le
grand homme est de tous les métiers. 253. — Les enfants
des héros sont plus proches de l'être que les autres hom •
mes. 254.
Heure : chaque heure en soi , comme à notre égard , est uni-
que. 355.
Heureux : il y a une espèce de honte d'être heureux à la vue
■ de certaines misères. 324.
Histoire : la vie des héros a enrichi l'histoire , et l'histoire a
embelli les actions des héros. 242.
Hommes : peu ont un goût sûr et une critique judicieuse. 242.
— Sont trop occupés d'eux-mêmes pour discerner les au-
tres. 251. — L'homme de mérite, en place, n'est jamais in-
commode par sa vanité. 252. — Il coûte à un homme de
mérite de faire assidûment sa cour. Ibid. — L'honnête
homme se paye par ses mains par le plaisir qu'il sent à faire
son devoir. Ibid. — Comparaison entre l'homme de coeur
et le couvreur. Ibid. — Le héros et le grand homme mis
ensemble ne pèsent pas un homme de bien. 253. — L'homme
d'esprit n'est trompé qu'une fois. 254. — se garde d'offen-
ser un homme d'esprit. Ibid.— Un homme coquet est quel-
que chose de pire qu'un homme galant. 257. — Un homme
coquet et une femme galante vont assez de pair. Ibid. —
Les femmes vont plus loin en amour que la plupart des
hommes. 261.— L'emportent sur les femmes en amitié. Ibid.
— Sont cause que les femmes ne s'aiment point. Ibid. —
L'homme est plus fidèle au secret d'autrui qu'au sien pro-
pre. Il/id. — Souvent veulent aimer et ne sauraient y réus-
sir. 264. — Ne vole pas des mêmes ailes pour sa fortune el
pour des choses frivoles. 266. — Rougissent moins de leurs
crimes que de leurs faiblesses et de leur vanité. 267.— Com-
mencent par l'amour, finissent par l'ambition. Ibid. — Ne
se trouvent dans une a.ssiette tranquille que lorsqu'ils meu-
rent. Ibid. — N'aiment point à vous admirer, ils veulent
plaire. 270. •— Un honnête homme qui dit oui et non mé-
rite d'être cru. 271, — Celui qui jure incessamment qu'il
est homme de bien ne sait pas même le contrefaire. Ibid.-
Deux seuls posséderaient la terre, qu'ils se disputt'raient
sur les limites. 273. — Ce qui les rend capables d(! secrot.
276. — Deviennent riches et vieux en même temps. 281. —
liàlissent dans leur vieillesse, et meurent (piand ils en sont
aux peintres et aux vitriers. Jbid. — L'ambition suspend
en l'homme les autres passions. Ibid. — Dans le mariage,
par la disposition de sa fortune, se trouve souvent entre In
friponnerie et l'indigence. 282 rf .«uiv. — Sa triste condition
d.-!!is la vie. 283.--Se regardent comme héritiers U's uns de»
antres. Ibid. — Caractère de l'homme de cour. 2W).— Veu-
lent être esclaves quehiue part, et pul.s«T à la cour de quoi
dominer ailleurs. 291. —Tombent d'une haute fortune par
les mènies défauts qui les y avaient fait montor. û»*. — D«
1 hoiiuiie nouveati à la eour et (|ui veut s(HTèt<'menl sa for
lune. 207. — Sendtlenl être eonx-iuis «Mdre eux de se cou
Irnter des apparence». 'ilH). — \ hit n peii de ressources en
M»i-niêm<'. :to<». — La faxeiir If met .m dessus tie m s r^-.uix ,
760
TABLE ANALYTIQUE
«;t sa cliute au-dessous. Ibid.—Vn homme en place doit ai-
mer son prince, sa femme, ses enfants, et après eux les
gens d'esprit. 304. — Composent ensemble une même fa-
mille. 306. — Leur nature. 315. — Un homme Inégal n'est
pas un seul homme, ce sont plusieurs. 316. — Ne s'atta-
chent pas assez à ne point manquer les occasions de faire
plaisir. 319. — Il est difficile qu'un fort malhonnête homme
ait assez d'esprit. Jbid. — Difficulté de leurs rapports so-
ciaux. Jbid.— Tout est étranger dans l'humeur, les mœurs
et les manières de la plupart. Ibid. — Devraient être pré-
parés à toute disgrâce. 320. — A quelques-uns l'arrogance
lient lieu de grandeur; l'inhumanité, de fermeté ; et la four-
berie , d'esprit. Ibid. — Il n'y a pour lui que trois événe-
ments, naître, vivre, et mourir; il ne se sent pas naître, il
souffre à mourir, et il oublie de vivre. 321 .— Lestrois temps
de sa vie. Ibid. et suiv. — Les choses du monde leur pa-
raissent grandes parce qu'ils sont petits. 322. — Sont très-
vains, et ne haïssent rien tant que de passer pour tels. 323.
— L'homme vain trouve son compte à dire du bien ou du
mal de soi. Ibid. — Un homme modeste ne parle point de
soi. Ibid. — N'avouent que de petits défauts, et encore
ceux qui supposent en eux de grandes qualités. Ibid. —
Pense hautement et superbement de lui-même, et ne pense
ainsi que de lui-même. Ibid. — La santé et la richesse leur
inspirent la dureté pour leurs semblables. 324. — Comp-
tent presque pour rien les vertus du cœur , et idolâtrent les
talents du corps et de l'esprit. 325. — Pourquoi ils admi-
rent la bravoure et la libérante. Ibid. — De qui l'homme
d'esprit peut être jaloux. Ibid. — Le premier degré dans
l'homme après la raison , ce serait de sentir qu'il l'a per-
due. Ibid. — Différents d'eux-mêmes dans le cours de leur
vie. Ibid. et suiv. — La plupart emploient la première par-
tie de leur vie à rendre l'autre misérable. 327. — La mol-
lesse et la volupté naissent avec l'homme et ne finissent
qu'avec lui. Ibid. — Après avoir renoncé aux plaisirs, ils
les condamnent dans les autres. 328. — De leur commerce
social. 330 et suiv. — Plus capables d'un grand effort que
d'une longue persévérance. 331. —Savent encore mieux
prendre des mesures que les suivre. Ibid. — L'homme du
meilleur esprit est inégal. Ibid. — Qui oserait se promettre
de les contenter? 332. — N'ont point de caractère; ou,
s'ils en ont , c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi.
Ibid.— S'il savait rougir de soi, quels crimes ne s'épargne-
rait-il pas. Ibid. — Dans quelques-uns une certaine mé-
diocrité d'esprit contribue à les rendre sages. Ikid. —
L'homme , qui est esprit , se mène par les yeux et les oreil-
les. 233 — Moins à perdre pour eux par l'inconstance que
par l'opiniâtreté. Ibid. — N'ont qu'une faible pente à s'ap-
prouver réciproquement. Ibid. — Il ne faut pas les juger
sur une seule et première vue. 337. — Un homme de bien
est respectable par lui-même. Ibid. — L'air spirituel est
dans les hommes ce que la régularité des traits est dans les
femmes. 338. — De leurs mauvais jugements. Ibid. — Pa-
rallèle de l'honnête homme, de l'habile homme, et de
l'homme de bien. 339. — De l'homme disgracié. 343. —
De la diversité et de la variété de leurs opinions. Ibid. —
Aiment l'honneur et la vie. Ibid. —Préfèrent la gloire à la
vie. Ibid. — La plupart oublient qu'ils ont une âme. 344.
— Il leur faut de grandes vertus pour être connus et ad-
mirés, ou peut-être de grands vices. 345. — Sont prévenus,
charmés , enlevés par la réussite. Ibid. — Dans un méchant
homme il n'y a pas de quoi faire un grand homme. Ibid. —
De ceux qui n'estiment rien au delà de ce monde. 370 et
suiv. — Est né menteur. 372. — Qui s'ennuie de tout, ne
s'ennuie point de vivre; il consentirait peut être à vivre
toujours. 374. — Il n'y a point pour l'homme un meilleur
parti que la vertu. Ibid.
Humeur : chose trop négligée parmi les hommes. 319.
Hyperbole : sa définition. 249, — Les vifs ne peuvent s'en as-
souvir. Ibid.
Hypocrisie : son masque cache la malignité. 337.
Ignorance : c'est la profonde ignorance qui inspire le too
dogmatique. 276.
Imagination : il ne faut pas qu'il y en ait trop dans nos con-
versations ni dans nos écrits. 270.
Impertinent : est un fat outré. 338.
Important : ce qui le fait. 339.
Importun : c'est le rôle d'un sot d'être hnportun. Î68.
Incivilité : n'est pas un vice de l'âme; elle est l'effet de plu-
sieurs vices. 319.
Indiscrets : leur caractère. 276.
Ingratitude : plutôt s'exposer à l'Ingratitude que de manquer
aux misérables. 266.
Innocent : condition d'un innocent condamné. 360.
Insectes ( manie des ). 350.
Intrigue : qui a vécu dans l'intrigue un certain temps no
peut plus s'en passer. 300.
Irène consultant Esculape. 321. ,
Irrésolution : il est difficile de décider si elle rend l'honime
plus malheureux que méprisable. 316.
J.
Jalousie : de la jalousie. 265. — De la Jalousie et de l'envie.
325.
Jeu : effets de cette passion. 283.
Juges : leur devoir est de rendre la justice; leur métier, de
la différer : quelques-uns savent leur devoir, et font leur
métier. 360. — Celui qui sollicite son juge ne lui fait pas
honneur. Ibid. — Il s'en trouve qu'une affectation de pas-
ser pour incorruptibles expose à être injustes. Ibid.
Justice : la faire attendre, c'est injustice. 342.
Justifier : du malheur d'avoir eu à se justifier. Ibid.
La Fontaine : jugement sur ce poëte. 339.
Langues : ce qu'elles sont. 335, — Nécessité d'appliquer l'en-
fance à l'étude des langues. 363.
Lettres : des belles-lettres. 334.
Libéralité : consiste moins à donner beaucoup qu'à donner à
propos. 265.
Liberté : est-ce un bien pour l'honmie que la liberté trop
étendue? 344.
Libertins : deux espèces de libertins. 373.
Livre : c'est un métier que de faire un livre comme de faire
une pendule. 242. — Les sots lisent un livre, et ne l'enten-
dent point ; les esprits médiocres croient l'entendre parfai-
tement; les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas
tout entier. 245.— Il y a autant d'invention à s'enrichir par
un sot livre , qu'il y a de sottise à l'acheter. 246. — Défauts
des livres faits par des gens de parti. 249. — Manie des li-
vres. 349.
Louange.'^ : amas d'épithètes, mauvaises louanges : ce sont
les faits qui louent et la manière de les raconter. 242. —
L'on doit être sensible à celles qui nous viennent des gens
de bien. 272.
Louer : nous louons ce qui est loué , bien plus que ce qui est
louable. 333. — Pourquoi on loue avec exagération des
hommes médiocres. 340.
M.
Magistrat : le magistrat coquet et galant est pure dans les
conséquences que le dissolu. 360.
Maisons : manie de bâtir de belles maisons. 350.
Malherbe : jugement sur cet écrivain. 245.
Manège : la vérité et la simplicité sont quelquefois le meil-
leur manège du monde. 300. — Étes-vous en faveur , tout
manège est bon. Ibid.
Manières : nos manières nous décèlent. 254. — De l'influence
de nos manières. 272.
Marâtre : plus elle est folle de son mari, plus elle est ma-
râtre. 273. — Font déserter les villes et les bourgades. Ibid.
Marchands : leur mauvaise foi. 281,
DES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
761
Mariage : met tout le monde dans son ordre. 253, — Ce qu'il
était autrefois. 359.
Maris : des maris. 262. — De ceux qui par mauvaise honte
n'osent se montrer avec leur femme. 359.
Marot : jugement sur cet auteur. 246.
Méchant : meurt trop tôt ou trop tard. 266.
Médailles : manie des médailles. 340.
Médecins : tant que les hommes pourront mourir, et qu'ils
aimeront à vivre , le médecin sera raillé et bien payé. 362,
Médiocrité : insupportable dans la poésie, la musique, la
peinture, le discours public. 242.
Mercure galant (le) : est immédiatement au-dessous du rien.
246.
Mère : de celle qui fait sa fille religieuse. 358.
Mérite : il y a de certains mérites qui ne sont point faits pour
être ensemble. 273. — Tout ce qui est mérite se sent. 274.
— Une grande naissance ou une grande fortune le fait plus
tôt remarquer. 277. — La faveur des princes n'exclut pas
le mérite , et ne le suppose pas aussi. 333.— A de la pudeur.
339, — D'une personne de mérite. 351,
Métaphore : sa définition. 249, — Les esprits Justes s'en ser-
vent. Ibid.
Mine : désigne les biens de fortune. 282.
Ministre : que d'amis , que de parents naissent en une nuit
au nouveau ministre I 296.
Misère : chargé de sa propre misère, on compatit davantage
à celle d'autrui. 324.
Modes : l'assujettissement aux modes découvre notre peti-
tesse. 348. — D'une personne à la mode. 351. — Autant de
faiblesse à la fuir qu'à l'affecter. Ibid. — Les hommes af-
fectent de les fuir dans leurs portraits. 352. — Leur peu de
durée. Ibid. — Tout se règle par elle. Ibid.
Modestie : est au mérite ce que les ombres sont aux figures
dans un tableau. 252. _ n y a une fausse modestie qui est
vanité. 260. — Sa définition. 323.— Son voile couvre le mé-
rite. 337.
Molière : jugement sur cet auteur. 245,
Monarchie : tout prospère dans une monarchie où l'on con-
fond les intérêts de l'État avec ceux du prince. 313. .
Monde : l'on ne peut se passer de ce même monde que l'on
n'aime point , et dont on se moque. 285. — Deux mondes ,
l'un où l'on séjourne peu, l'autre où l'on doit bientôt en-
trer pour n'en jamais sortir. 374.
Montaigne : Montaigne blâmé. 246. — Passage imité de Mon-
taigne. 27 1 et suiv.
Moquerie : est souvent indigence d'esprit. 274. — Est de tou-
tes les injures celle qui se pardonne le moins. 324. — Est le
langage du mépris , et l'une des manières dont il se fait le
mieux entendre. Ibid.
Mort : se fait sentir à tous les moments de la vie. 321.— Plus
dur de l'appréhender que de la souffrir. Ibid. — Ce qu'il
y a de certain dans la mort est un peu adouci par ce qui
est incertain. Ibid. — A un bel endroit, qui est de mettre
fin à la vieillesse. Ibid. — La mort qui prévient la caducité
arrive plus à propos que celle qui la termine. Ibid. — Le
plus grand signe de mort dans un homme malade, c'est la
réconciliation. 327. — L'homme impatient de la nouveauté
n'est point curieux sur ce seul point. 374.
Mots : diseurs de bons mots , mauvais caractère. 299. — Ceux
qui nuisent aux autres, plutôt que de perdre un bon mot,
méritent une peine infamante. Ibid. — C'est souvent vou-
loir perdre un bon mot que de le donner pour sien, 34 1. —
Fortune de certains mots , proscription de quelques autres.
364 et suiv.
Mourir : si de tous les hommes les uns mouraient, les au-
tres non , ce serait une désolante affliction que de mourir.
321.
Musique : toute Dtusique n'est pas propre à louer Dieu. 373,
N.
l>faissance : 11 est heureux d'être tel qu'on ne s'informe plus
si vous en ave/. 252.
IVature : combien d'art pour rentrer dans la nature! 338. —
ITesf que pour ceux qui habitent la campagne. 345.
I\oble : libre dans sa province , esclave à la cour. 298 — Le
noble de province n'estime que ses parchemins. 330 —
C(Mnbien de nobles dont le père et les aîné» sont roturiers i
355.
Noblesse : si la noblesse est vertu , elle se perd par tout ce qui
n'est pas vertueux. 357,
Noces : des frais de noces. 289.
Nom : il n'est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage
parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom qu'on
s'est déjà acquis. 242. - De bien des gens il n'y a que le
nom qui vaille quelque chose, 250, — Se faire un grand
nom, métier très-pénible. 251. - Un homme de la cour
qui n'a pas un assez beau nom, doit l'ensevelir sous ua
meilleur, 292, — Folie des hommes pour leur nom, 356.
Nouvelliste : devoir du nouvelliste. 245. — Le sublime du
nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique, Ibid
— Son coucher, Ibid.
Oiseaux : manie des oiseaux. 350.
Oisiveté : il ne manque à l'oisiveté du sage qu'un meilleur
nom. 252.
Opéra (V): est l'ébauche d'un grand spectacle : il en donne
l'idée. 246. — Ennuyait la Bruyère. Ibid.
Opulc7itil') : n'est guère éloigné de la friponnerie. 281.
Orateurs : s'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien des
gens qui puissent les entendre? 303. — Sans probité dégé-
nère en déclamateur. 360,
Orgueil : le propre de ce vice. 282.
Ouvrages : il n'est pas si aisé de se faire une nom par un ou-
vrage parfait, que d'en faire valoir un médiocre par le nom
qu'on s'est déjà acquis. 242. — Dont l'impression est l'é-
cueil. Ibid.— Lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez
pour les corriger et les estimer. 243. — Ne vouloir être ni
conseillé ni corrigé sur son ouvrage est un pédantisme.
Ibid. — Bien des gens n'osent se déclarer en faveur d'un
ouvrage jusqu'à ce qu'ils aient vu le cours qu'il aura dans
le monde. Ibid. — Le plus accompli fondrait tout entier au
milieu de la critique, si on voulait en croire tous les cen-
seurs. 244. — Quelle prodigieuse distance entre un bel ou-
vrage et un ouvrage parfait ou régulier I Ibid.—Qnmù. une
lecture élève l'esprit, l'ouvrage est bon. 245.
Ouvriers : plus d'outils que d'ouvriers; de ces derniers, plus
de mauvais que d'excellents, 251.
P.
Parallèle : de Corneille et de Racine. 248. — Du docteur et
du docte. 263. — Des Français et des Romains. Ibid.
— Du héros et du grand homme. Ibid. et suiv. — De
la femme galante et de la coquette. 257. — D'une femme
prude et d'une femme sage. 260, — De l'homme et de la
femme, en amour. 261, — De l'amour et de l'amitié. 264 et
suiv. — Des pauvres et des riches. 281, — Des grands et du
peuple. 304. — D'un bon prince et d'un bon berger. 314. —
Du fat et de l'impertinent. 338. — De l'honnête homme, de
l'habile homme , et de l'homme de bien. 339.
Parchemins : honte de l'humanité. 320.
Pardonner : il est pénible à un homme fier de pardonner à
celui qui le surprend en faute. 266.
Paris : singe de la cour, ne smt pas toujours la contrefaire.
289.
Parler : des diverses manières de parler. 271. — Parler el
offenser , pour de certaines gens , est précisément la même
chose. Ibid. —Avec les gens qui, par finesse, écoutent
tout et parlent peu , parlez encore moins. 300. - L'on sa
repent rarement de parler peu; très-souvent de trop par-
ler. 332. — Il n'y a que de l'avantage pour colul qui parle
peu. 342.
Parole : rien ne coûte qu'à tenir parole. 266.
Parti : l'esprit de parti abaisse les plus grands liomnici jus-
qu'aux petitesses du peuple. 323.
Partialité : ses effet». 338.
Partisans : 278.
762
TABLE ANALYTIQUE
Pasteur : de ses devoirs. 368.
Patience : ses avantages. 345.
Pauvre : est bien pruclie de l'iiomme de bien. 281. — Paral-
lèle (les pauvres et des riches. Ibid. — Celui-là est pauvre
dont la dépense excède la recette. Jbid.
Paysans : leur portrait. 330.
Perdre : savoir perdre dans l'occasion, recette Infaillible.
3U7.
Perfection : celui qui aime en deçà ou au delà du point de
perfection , a le goût défectueux. ^42.
Peser : mis ensemble , le héros et le grand homme ne pèsent
pas un homme de bien. 253.
Petits : se haïssent lorsqu'ils se nuisent réciproquement. 303.
— Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur
font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas. Ibid. —
Sont quelquefois cbtargés de mille vertus inutiles : ils n'ont
pas de quoi les mettre en œuvre. 328.
Peuple : c'est ignorer son goût que de ne pas hasarder quel-
quefois de grandes fadaises. 246. — Vaste expression : ce
qu'elle embrasse. 308. — Le laisser s'endormir dans la mol-
lesse , politi(iue sûre et aiM;ieni>e dans les républiques. Ibid.
— Quand 11 est en mouvement, on ne comprend pas par
où le calme peut y rentrer. Ibid. — Quand il est paisible,
on ne voit pas par ou le calme peut en sortir. Ibid. — La
gloire de l'empire ne suffit pas au bonheur des peuples.
313.
Philosoplie : consume sa vie à observer les hommes pour
les rendre meilleurs. 245. — Est accessible. 277 et miv. —
Vit mal avec tous ses préceptes. 326.— 11 est bon de l'être,
il n'est guère utile de passer pour tel. 341. — Se laisse ha-
biller par son tailleur. 351.
Philosophie : de la meilleure. 341. —Toute philosophie ne
parle pas dignement de Dieu. 373.
Physianomie : nous peut servir de conjecture. 338.
Plaisants {mauvais) : il pleut partout de ce» sortes d'insec-
tes. 268.
Plaisant ( bon ) : est une pièce rare. Ibid.
Plaisir : le plus délicat est de faire celui d'autrui. 270.
Plénipotentiaire : son portrait, dio et suiv.
Politesse : fait paraître l'homme au dehors comme il devrait
être intérieurement. 272. — L'on peut définir l'esprit de
politesse , l'on ne peut en fixer la pratique. Ibid.
Politique : le politique rempli de vueis et de réflexions ne
sait pas se gouverner. 326. — Ne songer qu'à soi et au pré-
sent , source d'erreur dans la politique. 342.
Portraits : portrait d'Arsène. 244. — De Théocrine. Ibid. —
— Du philosophe. 245. — D'Égésippe, ou de l'homme pro-
pre à tout, et qui n'est propre à rien. 251. — De Philémon,
ou du fat. 253. — - D'iEmile. Ibid. — De Mopse. 254. — De
Celse. Ibid. — De Ménippe, ou l'oiseau paré de divers plu-
mages. 255. — D'une coquette. 256. — D'une femme qui a
un directeur. 258. — De Glycève. 202. — D'Arrias, ou
l'homme universel. 269. — De Théodecte, ou du fat. Ibid.
— De Troïle, ou du parasite despote. 269 et suiv. — De
Tbéobalde. 274. — D'Hermagoras , ou de l'homme très-
versé dans l'antiquité , mais tout à fait étranger à l'histoire
moderne. 275. — De Cydias, ou du bel esprit. 276. — De
Clitiphon, ou de l'important. 2n et suiv. — Des paitisans
(Sosie, Arfure, Crésus, Champagne, Sylvain, Dorus, Pé-
riandre, Chrysippe, Ergaste, Criton). 278 et suiv. — De
Giton, ou du riche. 285.— De Phédon, ou du pauvre. Ibid.
— De Narcisse, ou de l'homme régulier. 288.— De l'homme
que l'on voit partout. Ibid. — De Théramène , ou du riche
célibataire. Ibid. —De Ménophile. 295.— De Théodote. 296.
— De Cimon et de Clitandre, ou des gens toujours en mou-
vement. 299 et siiiv. —De Straton, ou de l'homme né sous
deux étoiles. 300.— De Théophile, ou de l'homme qui veut
gouverner les grands. 302. — De Téléphon , ou de l'homme
riche et en faveur. 303.— De Tliéognis. 306.— De Pamphile,
ou du grand plein de lui-même. Ibid. et suiv. — De Démo-
phile, ou du frondeur. 309. — De Basilide, ou de l'anti-
f rondeur. 810. — Du ministre plénipotentiaire. Ibid. et
suiv. — De Louis XIV. 314 et suiv. — De Ménalque, ou du
distrait, sio et suiv. — De Phidippe. 328, — De Gnalhon,
ou de l'cgoïsle. Ibid. et suiv. — De Cliton , ou de l'homme
né pour la digestion. 329. — De Rufffn , ou de l'homme qui
ne s'affecte de rien. Ibid. — De N..., ou de l'homme In-
firme qui a la manie de faire bâtir. Ibid. — D'Antagoras,
ou de l'homme à procès. Ibid et suiv. — De Télèphe , ou de
l'homme qui ne se mesure point. 331. — Du sot. Ibid. —
De Timon, ou du mlwmthrope. 333. — D'Hérille, ou d«
l'homme à citations. 340 et suiv. — Du fleuriste. 348.— De
l'amateur de prunes. Ibid. et suiv. — De l'amateur de mé-
dailles. 349. — De l'amateur d'estampes. Ibid. — De l'ama-
teur de livres. Ibid. et suiv. — De l'homme qui a la manie
de bâtir. 350. — De l'amateur d'oiseaux. Ibid. — De Fama-
tear de coquillages. Ibid. — De l'amateur d'insectes. Ibid.
— D'Iphis, ou de l'homme esclave de la mode. 352.—
D'Onuphre, ou du faux dévot. 353. — D'Hermippe, ou de
l'homme esclave de ses petites commodités. 362.
Posséder : l'on ne se rend point sur le déûr d« posséder et de
s'agrandir. 282.
Poste : on monte plus aisément à un poste éminent et délicat
qu'on ne s'y conser\'e. 294. — Les postes éminents rendent
les grands hommes encore plus grands, et les petits beau-
coup plus petits. 326.
Praticien : conscience du praticien. 360.
Prédicateurs : des prédicateurs. 366 et suiv.
Prévention : misère de la prévention. 338.
Primer : on ne prime ni avec les grands, ni avec les petits.
274.
Prince : jeunesse du prince , source de belle fortune. 296. —
L«ver du prince. 298. — Une parole échappée tombe quel-
quefois de l'oreille du prince jusque dans son cœur. 299. —
Seraient plus vains s'ils estimaient davantage ceux qui les
louent. 302 et suiv. — Les hommes capables de conseiller
les rois sont censurés s'ils échouent , enviés s'ils réussissent.
303. — Ce qu'on doit apprendre aux jeunes princes. 306.—
Il ne manque rien à un roi que les douceurs d'une vie pri-
vée. 312. — Rien i>e fait plus d'honneur au prince que la
modestie de son favori. Ibid.— Fait le bonheur des peuples
quand il choisit pour le ministère ceux mêmes qu'ils au-
raient voulu lui donner. 313. — Nommer un roi père du
peuple est moins faire son éloge que l'appeler par son nom.
Ibid. — Parallèle d'un bon prince et d'un berger. 314. —
L'avantage et le danger de leur rang. Ibid. — Peuvent-ils
jamais trop acheter le cœur de leurs peuples? Ibid. — La
puissance absolue le paye-t-elle de ses peines? Ibid.
Probité: l'ostentation d'une certaine probité peut enrichir. 281.
Promenades : des promenades publiques. 285.
Provinciaux : les proviiKîiaux et les sots sont touyour» prétîi
à se fâcher. 273 et suiv.
Prudence: où manque la prudence, trouvez la grandeur si
vous le pouvez. 3i5.
Pruderie : est une imitation de la sagesse. 260.
Prtines : de l'amateur de prunes. 348 et suiv.
Public ( le ) : éxiueil des gens poussés par la faveur. 340.
Puissants. Voyez Grands.
Q.
Question (la) : perd un iimocwt decomplexion faible, sauve
un coupable né robuste. 360.
R.
Rabelais : jugement sur sou livre. 246.
Racine : parallèle de Racine et de Corneille. 348.
lia Hier : du goût qui nous porte à railler, et de la colère qee
nous ressentons contre ceux qui nous raillent. 324.
Raillerie : à couvert de la repartie, on ne doit jamais fairo
une raillerie piquante. 274.
Raison : tient de la vérité ; elle est une. 333. — L'on n'y ar-
rive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. Ibid
— Est de tous les climats. 336.
Reconnaissance : il n'y a guère au monde un plus bel excès
que celui de la reconnaissance. 267.
Réhabilitations : des réhabilitations. 356.
Rclujian : quelques hommes l'aUèrent en la tiéfemlant. 373.
— Motifs qui la font aimer. 374.
DES CARACTERES DE LA BRUYÈRE.
763
République : quand on veut changer et Innover dans une
république, c'est moins la chose que le temps que l'on consi-
dère. 308. — Des diverses sortes de maux dans une répu-
blique. Ibid.
Ressembler : rien ne ressemble mieux à aujourd'hui que de-
main. 374.
Rétributions : des rétributions dans les paroisses. 357.
Riches: parallèle des riches et des pauvres. 281. — Celui-là
est riche qui reçoit plus qu'il ne consume. Ibid. — Le pré-
sent est pour les riches , et l'avenir pour les vertueux et
les habiles. 282.
Ridicule : ne point en mettre où il n'y en a point; le voir où
il est. 250. — Part d'un défaut d'esprit. 338. — L'on y entre
quelquefois avec de l'esprit, mais l'on en sort. 339.
Rire : il faut rire avant que d'élre heureux , de peur de mou-
rir sans avoir ri. 266. — Il n'est pas ordinaire que celui qui
fait rire se fasse estimer. 268.
Robe : des gens de robe. 286 et suiv.
Rois. Voyez Prince.
Roman : pourrait être aussi utile qu'il est nuisible. 248.
Ronsard : jugement sur cet auteur. 246.
Ruiner : gens qui se ruinent à se faire moquer de soi. 287.
S.
Sage (le) : guérit de l'ambition par l'ambition même. 255. —
Évite quelquefois le monde , de peur d'être ennuyé. 277. —
Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si
nous pouvions tous nous donner le mot de devenir sages !
334.
Sagesse : il y a une fausse sagesse qui est pruderie. 260.
Santeuil : jugement sur ce poète. 339 et suiv.
Satire : un homme né chrétien et français se trouve contraint
dans la satire. 250.
Savant : chez plusieurs , sayant et pédant sont synonynjes.
— Des savants. 335.
Savoir : intempérance de savoir. 9i9.
Secret : toute révélation d'un secret est la faute de celai qui
l'a confié. 276.
Seul : tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls. 327,
Siéf/e : curieux qui assistent à un siège. 343 et suiv.
Société : dans la société c'est la raison qui plie la première.
272 et suiv.
SocRÂTK : jugement sur ce philosoplie. »4I.
Soldats : sont au souverain comme une monnaie dont il
achète une victoire. 313.
Solliciter : qui sollicite pour les autres a la confiance d'un
homme qui demande justice. 300.
Sot : ne fait rien comme un homme d'esprit. 254. — C'est le
rôle d'un sot d'être importun. 268.— Les provinciaux et les
. sots sont toujours prêts à se fâcher. 273 et suiv. — Rire des
gens d'esprit, c'est le privilège des sols. 274. — Portrait du
sot. 331. — Est celui qui n'a pas assez d'esprit pour être fat.
338.— Ne se tire jamais du ridicule ; c'est son caractère. 339.
— Est embarrassé de sa pei-sonne. Ibid.
Sottise : il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir
su éviter de faire une sottise. 323.
Soulager : tel soulage les misérables qui laisse son fds dans
l'indigence. 342.
Souverain. Voyez Prince.
Stoïcisme ; jeu d'esprit , idée semblable à la république de
Platon. 315 et suiv.
Stupide : e.st un sot qui ne parle point, en cela plus suppor-
table que le sot qui parle. 339.
Sublime : qu'est-ce que le sublime? 339. — Enfre hvs grands
génies, les plus élevés en sont seuls capables. 249.
Sujfisatit ; ce qui le fait. 339.
T.
Talents : l'universalité de talents n'est pas comprise par les
esprits bornés. 254.
Temps : le regret de l'avoir mal employé ne conduit pas tou-
jours à en faire un meilleur usage. 321. —Ceux qui l'em-
ploient mal sont les premiers à se plaindre de sa brièveté.
344. — Ceux qui en font bon usage en ont de reste. Ibid.
TÉRENCE : jugement sur cet auteur. 245.
Testament : inconstance des hommes dans leurs dispositions
testamentaires. 361.
Textes : avantages que procure l'étude des textes pour tous
genres d'érudition. 364.
Théâtre : d'où vient que l'on rit si librement au théâtre, et
que l'on a honte d'y pleurer. 247. — Ses mœurs doivent
être décentes et instructives. Ibid.
Théophile : jugement sur cet auteur. 245.
iHEusiTE : jetez-moi dans les troupes comme un simple sol-
dat, je suis Thersite; mettez-moi à la tête d'une année
dont j'aie à répondre à toute l'Europe, je suis Achille. 305.
2>agédie : ses effets. 247.
Traits ( les ) : découvrent la complexion et les mœurs. 282.
Travail : comment on juge celui d'autrui. 340.
Tyrannie : il ne faut ni art ni science pour l'exercer. 308.
V.
Valoir : se faire valoir par des choses qui ne dépendent que
de soi seul. 25!.
Fanité : la fausse modestie est le dernier raflinement de la
vanité. 323. — La fausse gloire est son écueil. Ibid.
Fenger {se): c'est par faiblesse qu'on songe à se venger, et
c'est par paresse qu'on ne se venge point. 266.
Férité : n'est pas à l'homme; elle vient du ciel toute faite»
pour ainsi dire , et dans sa perfection. 372.
Fers : le peuple écoute avidement les vers pompeux ; et à me-
sure qu'il les comprend moins, il les admire davantage. 242.;
Fertu : vivement touché des choses rares , pourquoi l'est-on
si peu de la vertu? 252. — Il y a une fausse vertu qui est
hypocrisie. 26o. — Est égale et ne se dément point. 332. —
Qu'elle soit à la mode, qu'elle n'y soit plus, elle demeure
vertu. 351. — Seule va au delà des temps. 365.
Fices : point de vice qui n'ait une fausse ressemblance avec
quelque vertu, et qui ne s'en aide. 967. — Des vices innés
et des vices acquis. 319. —Partent d'une dépravation du
cœur. 338.
Fie : sa brièveté. 266. — Se passe toute à désirer. 320. — Misé-
rable, elle est pénible à supporter; heureuse , il est borriblo
de la perdre. 321. — Rien que les hommes aiment mieux ^
et qu'ils ménagent moins. Ibid. — Est un sommeil. Ibid.
Fieillards : c'est une grande difformité dans la nature qu'm>
vieillard amoureux. 327. — Le souvenir de la jeunesse est
tendre dans les vieillards. 328. — En eux, une trop grande
négligence, comme une excessive parure, multiplie leurs
rides. Ibid. — Est d'un commerce difficile, s'il n'a beaucoup
d'esprit. Ibid.
Fieillesse : l'on craint la vieillesse, que l'on n'est pas sûr de
pouvoir atteindre. 321. — L'on espère de vieillir et l'on
craint la vieillesse; on aime la vie, on fuit la mort. Ibid.
Fille : la petite ville. 273. — Coteries de la ville. 286. — On
s'élève à la ville dans une indifférence grossière des choses
rurales. 289. — Otez les passions , l'intérêt, l'ii^jusUce, quel
calme dans les plus grandes villes ! 320.
Fisage : un beau visage est le plus beau de tous les spet't;)
clés. 257.
Fivre : (jui a vécu un seul jour a vécu un siècle. 374.
Voiture : jugement sur ses lettres. 245. — Ktait né po<u son
siècle. 35 i.
FI!V 1)K LA TABLE ANALYTIQUE DES CARACTEHF.S DK LA UaUYRBR.
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TABLE
DES
PRINCIPALES MATIERES
CONTENUES
DANS LES CONSIDÉRATIONS SUR LES MOEURS,
A.
Actions : leurs principes. Page fi88 et suir.—Suflisent- elles
pour la vertu? 727.
Adulation: la plus excessive produit encore son effet. C85.
Affectation : ses effets. 704 et suiv.
Âge. Voyez Caractère.
Air noble: ce qu'il était dans l'enfance de la nation. 697 et
suiv. — Ce qu'il est aujourd'hui. 698.
Alcibiade : son caractère n'est pas rare en France. 778.
vim6î7îon5 d'aujourd'hui : leurs principes. 701.
Ame. Voyez Facultés.
Amour : l'amour et le mépris n'ont jamais eu le même ob-
jet à la fois. 721.- Son objet. 725.
Amour-propre : xKi de ses effets. 682.— Ses causes. 714. —Sa
science est la plus cultivée et la moins perfectionnée. 7 1 9.
Arts ou Métiers de première nécessité : peu estimés. 724.
Avarice: ce qu'elle est. 725,
Auguste : crainte qu'il inspirait à ses panégyristes. 684.
Auteurs de mérite ; leur supériorité à l'égard de plusieurs
professions. 715.
B.
Beaux esprits. Voyez Esprit.
Bienfaiteur : ce qu'il est. 726. — Le bienfait tombe rarement
sur le besoin. 699.
Bien public : ceux qui l'aiment ont peu d'amis et beaucoup
de liaisons. 722.
Bonheur : le plus grand avantage pour le posséder. 719.
Bon ton : en quoi il consiste. 701.
BULLION , surintendant : magnifique scandale qu'il a donné.
601.
c.
Candeur. Voyez Naïveté.
Caractère (le): ce qu'il est. 717. Voyez Esprit, Ff/tcsse. - Op-
position du caractère et de l'esprit. 719. -Le caractère trop
vif nuit quelquefois à l'esprit juste. Ibid. — Caractères vio-
lents. Ibid.— L'âge , la maladie , l'ivresse, changent le carac-
tère. Ibid.
Cas où l'on décide du prix des choses matérielles. 724.
Célébrité: ce qui la procure. 691.— Réduite à sa valeur réelle,
elle perdrait bien des sectateurs. 692. Voyez Considéra-
tion, Réptitation.
Choses : proportion dans laquelle nous les prisons. 723 et
suiv.
Cœur ( le ) : a des idées qui lui sont propres. 687.
Cogère, ce qu'elle esit. 723.
Commerçants : hommes estimables et nécessaires à l'État,
708.— L'estime qu'ils font de leur état est d'accord avec la
raison. 709. — On ne doit pas les confondre avec les mar-
chands. Ibid.
Conscience. Voyez Sentiment intérieur.
Considération: elle diffère de la célébrité; ce qu'elle est. 695.
— Comment on l'obtient, comment on l'usurpe. 696.
Courage d'esprit, de cœur : leurs effets. 697.
Courtisans : ce qu'ils sont. 702 et suiv.
Crédit : ce qu'il est. 698.— Ses principes. Ibid.
Criminels d'État : pourquoi les nobles victimes qu'un crime
conduit sur l'échafaud n'impriment pas de tache à leur fa-
mille. 686.
Critique : qualités qu'elle exige. 715.
Dissimulation : espèce de dissimulation permise. 683.
Divinités ùxx paganisme : origine de plusieurs. 724.
E.
Écrivains blâmables. 680.
Éducation : on trouve parmi nous beaucoup d'instruction,
peu d'éducation ; quelle est l'éducation qui devrait être gé-
nérale et uniforme. 679. — Effets d'une éducation raison-
née. 682.
Envie : ses effets. 693.
Erreurs. Voyez Partis.
Érudits. Voyez Savants.
Espèce: terme nouveau; il y en a de toute classe. 696.
Esprit: son avantage. 710.- Deux sortes de beaux esprits./Wd.
— L'esprit est plus estimé que la vertu; pourquoi. 711.— Le
goût du bel esprit n'est-il pas trop répandu? d'où vient la
vanité qu'on tire du bel esprit. 7 1 3.— Le bel esprit est celui qui
inspire le plus d'amour-propre. 714.— D'où vient l'opinion
avantageuse qu'on a du bel esprit; ce qui rend le bel esprit
si commun. Ibid. et s«iv.— Les beaux esprits ne sont pas pour
cela capables de toutes les autres perfections. 7 16,— L'esprit
est une faculté de l'àme qu'on peut comparer à la vue. 717
et suiv.— 1\ y a des esprits du premier ordre que l'on con-
fond quelquefois avec la sottise. 7 18.— Aspects sous lesquels
la dépendance mutuelle de l'esprit et du caractère peut être
envisagée. Ibid.
Esprit de lumière : ses effets. 717.
Estime : ce qu'elle est. 720, et suiv.
Étourderie : preuve très-équi\oque de la franchise. 695.
F.
Facultés de Vdmc : à quoi elles se réduisent toutes. 679 et 7ÎW.
TABLE DES MATIÈRES DES COINSIDÉRATIO^S SUR LES MOEURS. 765
Famseté ( la) : a un air de respect dans les occasions où la vé-
rité serait une offense ; pourquoi. 682.
Finance : cas où elle ne serait pas méprisée. 706. — Elle ne
peut l'être par les gens de condition. 707.
Financiers (les) du dernier siècle. 705.— Quelle est leur ad-
ministration. 706. — Ce qu'ils sont. 709.
Finesse de caractère, Finesse d'esprit: en quoi elles diffèrent.
718. — La finesse est un mensonge en action. Ibid.
Force : son effet chez les peuples barbares et chez nous.
714.
Fortunes : il y en a peu qui ne tombent dans quelques mai-
sons distinguées. 707.
FouQUET, surintendant : fête qu'il a donnée, comment on la
considéra. 690.— Gens de lettres qui, après sa disgrâce, lui
restèrent attachés . 712.
Fous : fonction à laquelle suppléaient ceux que les princes
avaient autrefois à leur cour. 684.— Combien et pourquoi la
suppression de cette charge , qui pourrait être exercée par
un honnête homme , est dommageable. Ibid.
Français : différence et opposition des mœurs entre la capi-
tale et les provinces. 677.— Grand défaut des Français. 678.
— Leur mérite distinctif. Ibid.— Le Français est l'enfant de
l'Europe. Ibid.— Il est celui de tous les peuples dont le ca-
ractère a éprouvé le moins d'altération. 7oo.— Caractère pro-
pre des Français. Ibid.
G.
Gouvernements anciens : ce qui contribue à les faire admirer.
686.
Gouvernement: esprits nécessaires ou nuisibles dans les gran-
des affaires du gouvernement. 716.
Grâce : ce qu'elle est. 726.
Gratidsse^igneurs: quel était le grand seigneur autrefois. 696.
— Quel il est aujourd'hui. 697.
Guillaume III : son mot sur Newton. IW.
H.
Haine : ce qu'elle est. 720.
Heinsius , grand pensionnaire de Hollande : ruine sa patrie.
698.
Hommes (les) : inconséquents dans leurs actions; pourquoi.
675. —Il est faux et dangereux de dire que l'homme ne peut
produire rien d'estimable. 676.— Objet de l'examen des de-
voirs et des erreurs des hommes. /6M.— On juge les hommes
sur leur état , leur éducation , leur situation , leurs lumières.
685.— Tel homme trouve le secret de n'être pas déshonoré par
l'action la plus blâmable. 690. — Hommes faits pour la re-
nommée. 691. — Les hommes en place, en crédit, ont peu
d'amis, et ne s'en embarrassent guère. 698. —Leurs prin-
cipaux moteurs. 699. —Quel est l'homme le plus dangereux
dans nos mœurs. 700.— Hommes aimables. J6ic?.— sociables.
" Jbid.—de lettres. 701.— de cour. 702 et7I0.— du monde. 703.
— de fortune. 705. — Les hommes ne sont jamais plus ja-
loux de leurs avantages que lorsqu'ils les regardent comme
leur étant personnels. 714. —Il n'est pas surprenant qu'un
homme d'esprit soit trompé par un sot. 718. — Pourquoi
l'on reproche tant de fautes aux gens d'esprit. 719,
Honneur (1') : diffère de la probité ; son effet quant à la vertu ;
comment il se développe, se fortifie et se soutient. 689. —
Fanatisme d'honneur qui a régné parmi nous dans un siècle
encore barbare. 690.
Honneurs divins : leur origine. 724.
Hypocrites de vice. 695.
I.
Idées ( les ) : d'une république imaginaire ne sont pas tout à
fait des chimères.
Impression : ses effets. 717.
Indifférence générale qui règne à Paris. 677.
tt\fidélité au jeu : plus décriée aiijourd'hul qu'autrefois.
«89.
Ingénuité : cas où elle est une suite de la sottise. 718.
Ingratitude : ses espèces. 726.
Instruction : quel est ou devrait être son objet. 680,
Intérêt public, particulier. 720.
Ivresse. Voyez Caractère.
J.
Jugements: les faux jugements ne partent pas toujours de la
malignité. 695.
Juges de réputation. 695.
L.
Législateurs : pourquoi les anciens semblent avoir été d.'s
hommes bornés ou intéressés. 687.
Législations: sort de toutes. 686.
Lettres: quoiqu'elles ne donnent pas un état, elles en tien-
nent lieu.709. -Effets de l'amour des lettres.7 12.— Quels sont
ceux pour qui la connaissance et le goût modéré des lettres
sont une grande ressource. 713.
Lettrés d'autrefois. 709.-Lesplus recherchés. 710. —Avis aux
lettrés. Ibid. et suiv.—he\ix désunion va directement contre
leur intérêt général et particulier. 712.
Lois ( les ) se sont prêtées à la faiblesse et aux passions 685.—
Elles se bornent à défendre. 688.
Louanges :\e\xr online. 683.— Le commerce ridicule des louan-
ges est devenu d'obligation. 686.
Louis XII : sa réponse à l'accusation d'avarice dont on le
taxait. 695.
M.
Magistrats: pourquoi il n'est pas rare de trouver des magis-
trats aimables. 700 e< sMiu.— Qualités requises dans un ma-
gistrat. 715.
Maladie. Voyez Caractère.
Marchands : différents des commerçants. 709.
Marine. Voyez Commerçants.
Maxime : la plus fausse dans nos mœurs : Le crime fait la
honte , et non pas Véchafaud. 686.
Méchanceté : elle n'est aiyourd'hui qu'une mode; ses effet*.
701.
Mendiants : mis au-dessous des esclaves. 707.
Mensonge : d'où il part. 718.
Mépris : il s'attache aux vices bas. 723.
Mérite. Voyez Or.
Mésalliance : par qui elle a commencé. 707. — Celle des Ulle^
de qualité est plus moderne , et prend faveur. Ibid.
Métiers. Voyez Arts.
Mode : elle est parmi nous le juge des actions, des idées et
des sentiments. 703.
AfœMrs; projet de cet ouvrage. 675.— Idées attachées au terme
demœurs. 676,— Aspect sous lequel elles doivent être consi-
dérées. Ibid. — Leurs effets à Paris. 677.— Effets de la négli-
gence des mœurs. 690.— Celles d'un peuple sont le principe
actif de sa conduite. 708,— Si un prince pourrait fa( ilement
changer, chez certains peuples, les mœurs les plus dépra-
vées, et les diriger vers la vertu. Ibid. Voyez Honneur.
Morale: toute sa science. 676.— Principale différence de la mtv
raie et de la satire. /6îrf.— Son objet. 680
N.
Naïveté (la) et la candeur : leurs définitions et leiui eiftls.
718.
Naturel ( le ) cherché ne se trouve pas. 705.
Newton : ce qu'en pensait Guillaume III. 7i6.
Noble : signification do ce terme. 697.
Obligatiom : mesure do nos obligations. 687.
Occupations : dUîén'iiies h Paris et dans la province. 677.
Opérations pour lesquelles il faut nécessairement de l'esprit
716 et suiv.
766
TABLE DES MATIERES
Opinion publique : peine des actions dont elle est Juge; ne
saurait manquer d'être sévère sur les choses qu'elle con-
damne. 086.
Or : lieux et temps où l'or était méprisé, et le mérite seul
honoré. 708.
Orateur : qualités qui font l'orateur. 715.
Ouvrages d'esprit: si, faisant abstraction de leur utilité prin-
cipale, ils méritent plus d'estime, et font plus de réputa-
tion que des talents plus rares. 724 et suiv.
P.
Partis bizarres que l'on prend , et erreurs où tombent ceux
qui cherchent le vrai avec plus de bonne foi que de discer-
nement ; leurs causes. 680. —Jusqu'où se porte la fureur des
partis. 722.
Passion» ( les ) : calculent quelquefois finement. 725.
Patriotisme : établissements qui peuvent le mieux en retracer
l'idée.
Persiflage: ce qu'on appelle ainsi. 701.
Peuples : les plus sauvages sont ceux chez lesquels il se com-
met le plus de crimes. 677.— Les plus polis ne sont pas les
plus vertueux. /6td.— Quel serait le peuple qui se plaindrait
qu'on trouvât chez lui un tarif des degrés de probité.
678.
Philosophes ( les ) : seuls célèbres. 715.
Politesse : en quoi elle consiste. 682.— Comment il arrive que
l'homme d'un génie élevé, d'un cœur généreux, etc. man-
que de politesse , tandis qu'elle se trouve dans un homme
borné, intéressé, etc./6id. — Ce qui constitue la politesse
de nos jours, /fcid.— Politesse d'usage. 683.— Quelle doit être
celle des grands. Ibid.—EUet le plus malheureux de la po-
litesse. Jbid.
Préjugés: ce qu'on entend par préjugés. 680.— Ils doivent être
traités et discutés avec circonspection. /6id.— Les plus tena-
ces. 081.— Injustice et bizarrerie du préjugé cruel qui fait re-
jaillir l'opprobre sur ceux que le sang unit à un criminel ;
moyens de l'éteindre. 686.
Principes puisés dans la nature : quoique touyours subsis-
tants, ce qu'il faut faire pour s'assurer de leur vérité.
675.
Probité: son premier devoir. 685,— Éclaircissement sur ce qui
la concerne. 686.— Ce qu'une probité exacte doit s'interdire.
687.— Axiome dont l'observation fait la probité. Ibid. Voyez
FertUf Honneur.
C-
Qualités propres à la société, 700, — Les qualités aimables, et
leurs effets. 701.
R.
Raison (la) : cultivée suffit à tout ce qui nous est nécessaire.
716.
Rareté (la) d'une chose : sans aucune espèce d'utilité, ne
mérite point d'estime. 724.
Reconnaissance : assez ordinaire. 699 et suiv. — Si elle doit
toujours être de la même nature. 727.
Renommée: ce qui la procure, ses avantages. 691.— Qualités
qui lui sont uniquement propres. Ibid.— La renommée et la
réputation peuvent être fort différentes et subsister ensem-
ble ; elle est mieux fondée que la réputation. Ibid. et suiv.
—Dans bien des occasions elle n'est qu'un hommage rendu
aux syllabes d'un nom ; elle n'est jamais universelle.692.—
elle est aussi le prix des talents supérieurs; son étendue.
696.
République des lettres : ses classes. 709 et sttiv.
Réputation, Célébrité et Renommée : ce qui leur a donné nais-
sance. 691.— Une réputation honnête est à la portée du com-
mun des hommes; comment elle s'obtient; son plus sûr
appui. Ibid. et 694. — Les réputations se forment, se dé-
truisent; elles se soutiennent quelquefois. 693. — Réputa-
tions usurpées. Ibid. — Similitude de certaines réputations.
Jbid. — Elles varient souvent dans la même personne. 694.
—Art honnête pour acquérir la réputation de vertu. Ibid.
— Réputation de probité. 095. —Mal à propos souscrit-on
légèrement à certaines réputations de probité. Ibid.
Respect (le) : souffre l'exclasion de l'estime, et peut s'ailler
avec le mépris; ce qu'il est. 723.— Deux sortes de respect.
Ibid.—Ls vrai respect n'ayant pour objet que les vejrtus, il
s'ensuit que ce n'est pas le tribut qu'où doit à l'esprit et
aux talents. Ibid.
Riches : s'ils ont grand tort de se croire supérieurs aux au-
tres hommes. 707,— Il y en a peu qui, dans des moments,
ne se sentent humiliés de n'être que riches ou regardés que
comme tels. Jbid.
Richesses : en vain s'étonne-t-on de la cousidération qu'elles
donnent. 708.
Ridicule : il ressemble souvent aux fantômes qui n'existent
que pour ceux qui y croient;^ son domaine, son ressort,
son usurpation ; il est le fléau des gens du monde. 703 et
suiv. — Effets de la crainte puérile du ridicule. 704, — Ce
n'est pas assez de ne pas s'exposer au ridicule pour s'en
affranchir; art de le rendre sans effet, quoique le mieux
mérité, Ibid.
Sagacité requise dans les sciences pour Inventer certaines mé-
thodes. 715,
Sagesse de la conduite : d'où elle dépend. 725.
Savants ou érudits : on leur doit la renaissance des lettres.
709. — Ceux qui s'occupent de sciences exactes. 710.
Sciences: temps dans lesquels les sciences ont fait de vrais
progrès. 675.— Si l'utilité de certaines sciences est plus réelle
ou plus reconnue que celle du bel esprit. 715.
Seigneurs : par qui on peut en commencer la liste ; mais il se-
rait impossible de marquer où elle doit finir. 696. — Ils ne
sont pas à craindre. Ibid.
Sensibilité d'âme : son effet. 687.
Sensibles (les gens) : ne sont pas ordinairement les meilleur»
juges de ce qui est estimable. 722,
Sentiment intérieur, ou Conscience : juge plus éclairé, plus
sévère, et plus juste que les lois et les mœurs. 686. — Ce
dont il est juge infaillible. 687.
Service : ce que c'est, 726, — Comment il doit se juger. 727,
Siècle: le nôtre ne paraît pas être celui de l'honneur autant
qu'il l'a été. 089,
Singularité : effets de la singularité marquée. 704 et suiv.
Société : qualités propres à la société. 700. — Conditions qui
ont aujourd'hui plus de rapports avec la société. 705.
Sociétés littéraires : grands services qu'elles pouvaient rendre
aux lettres. 717.
Sots : comment Us représentent les gens d'esprit. 711.
Statues : comment en usaient les anciens à l'égard de celles
qu'ils avaient érigées à un empereur. 684,
Systèmes: ce qui est requis pour en inventer. 715,
T.
Talents : la plupart des talents dépendent des circonstances
et de l'application qu'on en fait, 713. —Leur universalité
est une chimère. 716. — Tout est talent. Ibid. — Ce qui est
beaucoup plus rare que les grands talents. 717.— Ceux aux.
quels les talents sont ou deviennent personnels. Ibid. — Cas
où ils tombent dans les bévues. Ibid. — Par où nous pri-
sons les talents. 724.
U.
Utilité personnelle : ce que c'est; elle doit s'appliquer a
l'amour. 720 et suiv. — Mesure de celle des choses. 723 et
■V.
Vengeance (la). 729.
rertu .maxime dont l'observation fait la vertu. 687.— Son ca-
ractère distlnctif. Ibid. — Ce qu'elle exige. «S». — Ce qu'eU»
DES COINSIDERAÏIONS SUR LES MŒURS-
767
e&t lorsqu'elle n'exige aucun effort; attention requise pour
vn connaître le prix; actions rapportées à la vertu et où
elle a peu de part; elle s'acquiert par la gloire de la prati-
quer, rbid. — Il y a une distribution de vertus et de vices à
l)eu près égale. 689.
Fertus sociales : ce qu'elles sont. 682.
rices. Voyez Fertu.
Fiolent : on est souvent violent sans être vif. 719.
Fivacité : Jugements de la vivacité extrême , les mêmes que
ceux de l'amour-propre. Jbid.
J?IN DR LA TABLE DES MATIERES l»ES CONSIDERATIONS SUR LES MŒURS-
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TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
PENSÉES DE BLAÏSE PASCAL.
Page
ne de Biaise Pascal.
Préface. I4
PREMIÈRE PARTIE,
CONTENANT LES PENSÉES QUI SE RAPPORTENT A LA PHILOSOPHIE,
A LA MORALE ET AUX BELLES-LETTRES.
Article 1. De l'autorité en matière de philosophie.
— II. Réflexions sur la géométrie en général.
— III. De l'art de persuader.
— IV. Connaissance générale de l'homme.
— V. Vanité de l'homme ; effets de l'amour-propre.
— VI. Faiblesse de l'homme; incertitude de ses con-
naissances naturelles.
— Vn. Misère de l'homme.
— VIII. Raisons de quelques opinions du peuple.
— IX. Pensées morales détachées.
— X. Pensées diverses de philosophie et de littéra-
ture.
— XI. Sur Épictète et Montaigne.
— Xn. Sur la condition des grands.
SECONDE PARTIE,
CONTENANT LES PENSÉES IBIMÉDLVTEMENT RELATIVES
A LA RELIGION.
Article I. Contrariétés étonnantes qui se trouvent dans
la nature de l'homme à l'égard de la vérité,
du bonheur, et de plusieurs autres choses.
— n. Nécessité d'étudier la religion.
— III. Quand il serait difficile de démontrer l'exis-
tence de Dieu par les lumières naturelles,
le plus sûr est de la croire.
— IV. Marques de la véritable religion.
— V. Véritable religion prouvée par les contrarié-
tés qui sont dans l'homme et par le péché
originel.
— VI. Soumission et usage de la raison.
— VII. Image d'un homme qui s'est lassé de chercher
Dieu par le seul raisonnement, et qui com-
mence à lire l'Écriture.
— VIII. Des Juifs considérés par rapport à notre reli-
gion.
— IX. Des figures; que l'ancienne loi était figura-
tive.
— X. De Jésus-Christ.
— XI. Preuves de Jésus-Christ par les prophéties.
XII. Diverses preuves de Jésus-Christ.
91
Article XIII. Dessein de Dieu de se cacher aux uns et de
se découvrir aux autres. 109
— XIV. Que les vrais chrétiens et les vrais Juifs
n'ont qu'une même religion. 1 10
— XV. On ne connaît Dieu utilement que par
Jésus-Christ. 1 1 1
— XVI. Pensées sur les miracles. 112
— XVII. Pensées diverses sur la religion. lis
— XVIII. Pensées sur la mort, qui ont été ex-
traites d'une lettre écrite par Pascal , au
siyet de la mort de son père. IS5
— XIX. Prière pour demander à Dieu le bon
usage des maladies. 139
Comparaison des anciens chrétiens avec ceux d'aujour-
d'hui. 144
MAXIMES DE LA ROCHEFOUCAULD.
Avis de l'éditeur.
Portrait du duc de la Rochefoucauld,
Portrait du duc de la Rochefoucauld,
Retz.
Réflexions et Maximes.
149
fait par lui-même. IBO
par le cardinal de
151
PREMIER SUPPLÉMENT.
Avis de l'éditeur. 180
Avis au lecteur , de l'édition de 1665, Jbid.
Avis au lecteur, de l'édition de 1666. isi
Pensées tirées des premières éditions. Ibid.
SECOND SUPPLÉMENT.
Pensées tirées des lettres manuscrites qui se trouvent à
la bibliothèque du roi. 186
Réflexions diverses. I87
EXAMEN CRITIQUE
DES RÉFLEXIONS OU SENTENCES ET MAXIMES MORALES
DE LA ROCHEFOUCAULD.
Introduction. I97
Examen critique. 198
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Avertissement. 231
Notice sur la personne et les écrits de la Bruyère. 233
Préface. 240
TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre I. Des ouvrages de l'esprit.
-
11. Du mérite personnel.
—
m. Des femmes.
—
IV. Du cœur.
—
V. De la société et de la conversation
—
VI. Des biens de fortune.
—
Vil. De la ville.
-
VIÏI. De la cour.
~
IX. Des grands.
-
X. Du souverain ou de la république.
—
XI. De l'homme.
—
XII. Des jugements.
—
XIII. De la mode.
-
XIV. De quelques usages.
—
XV. De la chaire.
—
XVI. Des esprits forts.
Préface.
Discours prononcé dans l'Académie française.
241
250
256
264
268
277
285
290
301
308
315
333
348
355
366
370
381
386
LES CARACTÈRES DE .THÉOPHRASTE.
Avertissement de M. Schweighaeuser. 391
Aperçu de l'histoire de la morale en Grèce, avant Théo-
phraste. 393
Discours de la Bruyère sur Théophraste. 394
Avant-propos de Théophraste. 404
Chapitre I. De la dissimulation. 405
— II. De la flatterie. 406
— III. De l'impertinent, ou du diseur de riens. 407
— IV. De la rusticité. 408
— V. Du complaisant, ou de l'envie de plaire. '4 lO
— VI. De l'image d'un coquin. 4ii
— VII. Du grand parleur. 413
VIII. Du débit des nouvelles. 414
— IX. De l'effronterie causée par l'avarice. 415
— X. De l'épargne sordide. 416
XI. De l'impudent, ou de celui qui ne rougit
de rien.
XII. Du contre-temps.
XIII. De l'air empressé.
XIV. De la stupidité.
XV. De la brutalité.
XVI. De la superstition.
XVII. De l'esprit chagrin.
XVIII. De la défiance.
XIX. Du vilain homme.
XX. D'un homme incommode.
XXI. De la sotte vanité.
XXII. De l'avarice.
XXIII. De l'ostentation.
XXIV. De l'orgueil.
XXV. De la peur, ou du défaut de courage.
XXVI. Des grands d'une république.
XXVII. D'une tardive instruction.
XXVIII. De la médisance.
XXIX. Du goût qu'on a pour les vicieux.
XXX. Du gain sordide.
OEUVRES DE VAUVENARGUES.
Notice sur la vie et les écrits de Vauvenargues.
Discours préliminaire.
Introduction à la connaissance de l'esprit humain.
Réflexions sur divers sujets.
417
419
Ibid.
420
421
422
424
425
426
Ibid.
427
428
430
43!
Ihid.
433
4.34
435
436
437
445
450
4r>2
47.-.
Conseils à un jeune homme.
Réflexions critiques sur quelques poètes.
Les orateurs.
Caractères.
Réflexions et Maximes.
Premier discours sur la gloire.
Second discours.
Discours sur les plaisirs.
Sur le caractère des différents siècles.
Fragment sur les effets de l'art et du savoir.
Discours sur les mœurs du siècle.
Discours sur l'inégalité des richesses.
Éloge de Paul-Hippolyte-Emmanuel de Seytres.
Méditation sur la foi.
Prière.
Traité sur le libre arbitre.
Réponse à quelques objections.
Discours sur la liberté.
Réponse aux conséquences de la nécessité.
Imitation de Pascal,
Lettres.
769
483
488
502
5i)3
515
550
552
554
555
559
562
565
570
57.i
575
Ibid.
5S2
58»
585
587
OEUVRES POSTHUMES.
Avis.
DiÀLOGCE I. Alexandre et Despréaux.
— II, Fénélon et Bossuet.
— III. Démosthène et Isocrate.
— IV. Démosthène et Isocrate.
— V. Pascal et Fénélon.
— VI, Montaigne et Charron.
— VII, Un Américain et un Portugais,
— VIII. Philippe II et Comines,
— IX. César et Brutus.
— X. Molière et un jeune homme.
— XI, Racine et Bossuet,
— XII. Le cardinal de Richelieu et le grand Cor-
neille.
— XIII. Richelieu et Mazarin.
— XIV. Fénélon et Richelieu.
— XV, Brutus et un jeune Romain
— XVI, Catilina et Senecion.
— XVII. RenaudetJalier, conjurés.
— XVIII. Platon et Denys le Tyran.
Réflexions sur divers sujets.
Caractères.
Variantes.
Réflexions et Maximes.
Éloge de Louis XV.
Réflexions sur le caractère des différents siècles.
Lettres de Voltaire à Vauvenargues.
600
6(2
603
604
607
608
610
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6lft
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631
641
(^61
60S
60fi
CONSIDÉRATIONS SUR LES MOiaiRS DE
CE SIÈCLE, PAR DU CLOS.
Notice sur la vie et les écrits de Ducios. 67.)
Introduction. eT:>
Chapitre 1. Sur les mœurs on général. 67rt
— 11. Sur réducafion et sur les préjuges. 679
— m. Sur la politesse et sur les louanges. fiM
— IV. Sur la probité, la vertu, et riioimnir. «hs
— V. Sur la réputation, la célébrité, l.i reiitun-
mée, et la considération. t'Ol
— VI. Sur les grands seigneurs. (ittc
4λ
770
TABLE DÈS MATIÈRES.
Chapitre VII. Sur le crédit. «9&
— VIII. Sur les geus à la mode. 700
— IX. Sur le ridicule, la singularité, et l'affec-
tntion. 703
— X. Sur les gens de fortune, 705
— XI. Sur les gens de lettres. 709
— XII. Sur la manie du bel esprit. 713
XIII. Sur le rapport de l'esprit et du caractère. 717
— XIV. Sur l'estime et le respect. WO
Chapitre XV.
- XVI.
Sur le prix réel des choses.
Sur la reconnaissance et l'ingratitude.
Table analytique des Pensées de Pascal.
— des Maximes de la Rochefoucauld.
— des Caractères de la Bruyère.
Table des principales matières contenues dans les Consi-
dérations sur les mœurs de ce siècle, de Daclot.
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72»
731
750
758
FIN DE LA TABLE GENERALE DES MATIÈRES.
376
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