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Full text of "Moralistes français, pensées de Blaise Pascal : Réflexions et maximes de La Rochefoucauld : suivies d'une réfutation"

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UNIVERSITY  OF  TORONTO 
LIBRARY 

bythe 

ONTARIO  LEGISLATIVE 
LIBRARY 


1980 


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l'AlUS.    —   TWOGRAPIIIF   DK    FIHMIN    DIDOT   FRLRES ,    RUE   JACOB,    N"  56. 

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MORALISTES 


FRANÇAIS. 


PENSEES   DE   BLÂISE   PASCAL; 

RÉFLEXIONS   ET   MAXIMES  DE  LA   ROCHEFOUCAULD, 

SUIVIES   d'une   Réfutation,   paj\  m.   l.   aimé-martin; 

CARACTÈRES   DE   LA   BRUYÈRE; 

OEUVRES   COMPLÈTES   DE   VAUVENARGUES; 

CONSIDÉRATIONS   SUR    LES    MŒURS    OE   CE    SIÈCLE,    PAR    DICLOS 


LIBRAIRIK   DE   FIRMIN   DIDOT   FRERES,    ÉniIEl  RS, 

IMPlUMjaiRS    l>E    l/iNSTITLT    DE    KRANCE , 

Kl'K    .lACOIÎ,     n"    .')() 


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PENSÉES  DE  PASCAL. 


VIE  DE  B.  PASCAL, 

ÉCRITE 

PAR  M"'<=  PÉRIER,  SA  SOEUR. 


Mon  frère  naquit  à  Clermont ,  le  19  juin  de  l'année 
1623.  Mon  père  s'appelait  Etienne  Pascal ,  président 
en  la  cour  des  aides,  et  ma  mère,  Antoinette  Begon. 
Dès  que  mon  frère  fut  en  âge  qu'on  lui  pût  parler , 
il  donna  des  marques  d'un  esprit  extraordinaire  par 
les  petites  reparties  qu'il  faisait  fort  à  propos,  mais 
encore  plus  par  les  questions  qu'il  faisait  sur  la  na- 
ture des  choses ,  qui  surprenaient  tout  le  monde.  Ce 
commencement,  qui  donnait  de  belles  espérances,  ne 
se  démentit  jamais  ;  car  à  mesure  qu'il  croissait  il 
augmentait  toujours  en  force  de  raisonnement ,  en 
sorte  qu'il  était  toujours  beaucoup  au-dessus  de  son 
âge. 

Cependant  ma  mère  étant  morte  dès  l'année  1626, 
que  mon  frère  n'avait  que  trois  ans,  mon  père  se 
voyant  seul  s'appliqua  plus  fortement  au  soin  de  sa 
famille;  et  comme  il  n'avait  point  d'autres  fils  que 
celui-là ,  cette  qualité  de  fils  unique  et  les  grandes 
marques  d'esprit  qu'il  reconnut  dans  cet  enfant  lui 
donnèrent  une  si  grande  affection  pour  lui ,  qu'il  ne 
put  se  résoudre  à  commettre  son  éducation  à  un 
autre,  et  se  résolut  dès  lors  à  l'instruire  lui-même, 
comme  il  a  fait;  mon  frère  n'ayant  jamais  entré  dans 
aucun  collège,  et  n'ayant  jamais  eu  d'autre  maître 
que  mon  père. 

En  l'année  1631 ,  mon  père  se  retira  à  Paris ,  nous 
y  mena  tous ,  et  y  établit  sa  demeure.  Mon  frère ,  qui 
n'avait  que  huit  ans ,  reçut  un  grand  avantage  de 
cette  retraite,  dans  le  dessein  que  mon  père  avait  de 
l'élever  ;  car  il  est  sans  doute  qu'il  n'aurait  pas  pu  en 
prendre  le  même  soin  dans  la  province,  où  l'exercice 
de  sa  charge  et  les  compagnies  continuelles  qui 
abordaient  chez  lui  l'auraient  beaucoup  détourné  : 
mais  il  était  à  Paris  dans  une  entière  liberté  ;  il  s'y 
appliqua  tout  entier,  et  il  eut  tout  le  succès  que  pu- 
rent avoir  les  soins  d'un  père  aussi  intelligent  et  aussi 
affectionné  qu'on  le  puisse  être. 

Sa  principale  maxime  dans  cette  éducation  était 


de  tenir  toujours  cet  enfant  au-dessus  de  son  ou- 
vrage ;  et  ce  fut  par  cette  raison  qu'il  ne  voulut  point 
commencer  à  lui  apprendre  le  latin  qu'il  n'eût  douze 
ans ,  afin  qu'il  le  fît  avec  plus  de  facilité. 

Pendant  cet  intervalle  il  ne  le  laissait  pas  inu- 
tile, car  il  l'entretenait  de  toutes  les  choses  dont  il 
le  voyait  capable.  Il  lui  faisait  voir  en  général  ce  que 
c'était  que  les  langues  ;  il  lui  montrait  comme  on  les 
avait  réduites  en  grammaires  sous  de  certaines  rè- 
gles ;  que  ces  règles  avaient  encore  des  exceptions 
qu'on  avait  eu  soin  de  remarquer  ;  et  qu'ainsi  l'on 
avait  trouvé  le  moyen  par  là  de  rendre  toutes  les 
langues  communicables  d'un  pays  en  un  autre. 

Cette  idée  générale  lui  débrouillait  l'esprit  et  lui 
faisait  voir  la  raison  des  règles  de  la  grammaire  ;  de 
sorte  que,  quand  il  vint  à  l'apprendre,  il  savait  pour- 
quoi il  le  faisait,  et  il  s'appliquait  précisément  aux 
choses  à  quoi  il  fallait  le  plus  d'application. 

Après  ces  connaissances,  mon  père  lui  en  donna 
d'autres  ;  il  lui  parlait  souvent  des  effets  extraordi- 
naires de  la  nature,  comme  de  la  poudre  à  canon,  et 
d'autres  choses  qui  surprennent  quand  on  les  consi- 
dère. Mon  frère  prenait  grand  plaisir  à  cet  entretien, 
mais  il  voulait  savoir  la  raison  de  toutes  choses  ;  et 
comme  elles  ne  sont  pas  toutes  connues ,  lorsque 
mon  père  ne  les  disait  pas ,  ou  qu'il  disait  celles  qu'on 
allègue  d'ordinaire ,  qui  ne  sont  proprement  que  des 
défaites ,  cela  ne  le  contentait  pas  :  car  il  a  toujours 
eu  une  netteté  d'esprit  admirable  pour  discerner  le 
faux  ;  et  on  peut  dire  que  toujours  et  en  toutes  cho- 
ses la  vérité  a  été  le  seul  objet  de  son  esprit ,  puisque 
jamais  rien  ne  l'a  pu  satisfaire  que  sa  connaissance. 
Ainsi  dès  son  enfance  il  ne  pouvait  se  rendre  qu'à  ce 
qui  lui  paraissait  vrai  évidemment;  de  sorte  que, 
quand  on  ne  lui  disait  pas  de  bonnes  raisons,  il  en 
cherchait  lui-même,  et  quand  il  s'était  attaché  à 
quelque  chose ,  il  ne  la  quittait  point  qu'il  n'en  eût 
trouvé  quelqu'une  qui  le  pût  satisfaire.  Une  fois 
entre  autres  quelqu'un  ayant  frappé  à  table  un  plat 
de  faïence  avec  un  couteau ,  il  prit  garde  que  cela 
rendait  un  grand  son ,  mais  qu'aussitôt  qu'on  eut 
mis  la  main  dessus ,  cela  l'arrêta.  Il  voulut  en  même 
temps  en  savoir  la  cause ,  et  cette  expérience  le  porta 
à  en  faire  beaucoup  d'autres  sur  les  sons.  II  y  re- 

1 


VIE  DE  PASCAL. 


marqua  tant  de  choses  qu'il  en  fit  un  traité  à  l'âge  de 
douze  ans,  qui  fut  trouvé  tout  à  fait  bien  raisonné. 

Son  génie  pour  la  géométrie  commença  à  paraître 
lorsqu'il  n'avait  encore  que  douze  ans,  par  une  ren- 
contre si  extraordinaire,  qu'il  me  semble  qu'elle  mé- 
rite bien  d'être  déduite  en  particulier. 

Mon  père  était  homme  savant  dans  les  mathéma- 
tiques ,  et  avait  habitude  par  là  avec  tous  les  habiles 
gens  en  cette  science,  qui  étaient  souvent  chez  lui; 
mais  comme  il  avait  dessein  d'instruire  mon  frère 
dans  les  langues,  et  qu'il  savait  que  la  mathéma- 
tique est  une  science  qui  remplit  et  qui  satisfait 
beaucoup  l'esprit,  il  ne  voulut  point  que  mon  frère 
en  eiU  aucune  connaissance,  de  peur  que  cela  ne 
le  rendit  négligent  pour  la  latineet  les  autres  langues 
dans  lesquelles  il  voulait  le  perfectionner.  Par  cette 
raison  il  avait  serré  tous  les  livres  qui  en  traitent,  et 
il  s'abstenait  d'en  parler  avec  ses  amis  en  sa  pré- 
sence; mais  cette  précaution  n'empêchait  pas  que  la 
curiosité  de  cet  enfant  ne  fi\t  excitée ,  de  sorte  qu'il 
priait  souvent  mon  père  de  lui  apprendre  la  mathé- 
matique; mais  il  le  lui  refusait,  lui  promettant  cela 
comme  une  récompense.  11  lui  promettait  qu'aussitôt 
qu'il  saurait  le  latin  et  le  grec,  il  la  lui  apprendrait. 
Mon  frère,  voyant  cette  résistance,  lui  demanda  un 
jour  ce  que  c'était  que  cette  science,  et  de  quoi  on  y 
traitait;  mon  père  lui  dit  en  général  que  c'était  le 
i^ioyen  de  faire  des  figures  justes,  et  de  trouver  les 
proportions  qu'elles  avaient  entre  elles ,  et  en  même 
temps  lui  défendit  d'en  parler  davantage  et  d'y  pen- 
ser jamais.  Mais  cet  esprit  qui  ne  pouvait  demeurer 
dans  ces  bornes,  dès  qu'il  eut  cette  simple  ouverture, 
que  la  mathématique  donnait  des  moyens  de  faire  des 
figures  infailliblement  justes,  il  se  mit  lui-même  à 
rêver  sur  cela  à  ses  heures  de  récréation  ;  et  étant 
seul  dans  une  salle  où  il  avait  accoutumé  de  se  diver- 
tir, il  prenait  du  charbon  et  faisait  des  figures  sur  des 
carreaux ,  cherchant  les  moyens  de  faire ,  par  exem- 
ple, un  cercle  parfaitement  rond,  un  triangle  dont 
les  côtés  et  les  angles  fussent  égaux ,  et  les  autres 
<'hoses  semblables.  Il  trouvait  tout  cela  lui  seul  ;  en- 
suite il  cherchait  les  proportions  des  figures  entre 
elles.  Mais  comme  le  soin  de  mon  père  avait  été  si 
grand  de  lui  cacher  toutes  ces  choses ,  il  n'en  savait 
pas  même  les  noms.  Il  fut  contraint  de  se  faire  lui- 
mJme  des  définitions;  il  appelait  un  cercle  un  rond, 
une  ligne  une  barre,  et  ainsi  des  autres.  Après  ces 
définitions  il  se  fit  des  axiomes,  et  enfin  il  fit  des  dé- 
monstrations parfaites  ;  et  comme  l'on  va  de  l'un  à 
l'autre  dans  ces  choses,  il  poussa  ses  recherches  si 
avant,  qu'il  en  vint  jusqu'à  la  trente-deuxième  pro- 
position du  premier  livre  d'Euclide.  Comme  il  en 
était  là-dessus,  mon  père  entra  dans  le  lieu  ou  il 


était ,  sans  que  mon  frère  l'entendît  ;  il  le  trouva  si 
fort  appliqué,  qu'il  fut  longtemps  sans  s'apercevoir 
de  sa  venue.  On  ne  peut  dire  lequel  fut  le  plus  sur- 
pris, ou  le  fils  de  voir  son  père,  à  cause  de  la  dé- 
fense expresse  qu'il  lui  en  avait  faite,  ou  du  père  de 
voir  son  fils  au  milieu  de  toutes  ces  choses.  Mais  la 
surprise  du  père  fut  bien  plus  grande,  lorsque  lui 
ayant  demandé  ce  qu'il  faisait,  il  lui  dit  qu'il  cher- 
ciiait  telle  chose  qui  était  la  trente-deuxième  propo- 
sition du  premier  livre  d'Euclide.  Mon  père  lui  de- 
manda ce  qui  l'avait  fait  penser  à  chercher  cela  :  il 
dit  que  c'était  qu'il  avait  trouvé  telle  autre  chose;  et 
sur  cela  lui  ayant  fait  encore  la  même  question,  il  lui 
ditencorequelques  démonstrations  qu'il  avaitfaites; 
et  enfin  en  rétrogradant  et  s'expliquant  toujours  par 
les  noms  de  rond  et  de  barre ,  il  en  vint  à  ses  défini- 
tions et  à  ses  axiomes. 

Mon  père  fut  si  épouvanté  de  la  grandeur  et  de  |a 
puissance  de  ce  génie,  que  sans  lui  dire  mot  il  le 
quitta  et  alla  chez  M.  Le  Pailleur,  qui  était  son  ami  in- 
time,  et  qui  était  aussi  très-savant.  Lorsqu'il  y  fut 
arrivé,  il  y  demeura  immobile  comme  un  homme 
transporté.  M.  Le  Pailleur  voyant  cela,  et  voyant 
même  qu'il  versait  quelques  larmes ,  fut  épouvanté , 
et  le  pria  de  ne  lui  pas  celer  plus  longtemps  la  cause 
de  son  déplaisir.  Mon  père  lui  répondit  :  y  Je  ne  pleure 
pas  d'affliction ,  mais  de  joie  ;  vous  savez  les  soins 
que  j'ai  pris  pourôter  à  mon  fils  la  connaissance  de 
la  géométrie ,  de  peur  de  le  détourner  de  ses  autres 
études  :  cependant  voici  ce  qu'il  a  fait.  »  Sur  cela  il  lui 
montra  tout  ce  qu'il  avait  trouvé ,  par  où  l'on  pou- 
vait dire  en  quelque  façon  qu'il  avait  inventé  les  ma- 
thématiques. M.  Le  Pailleur  ne  fut  pas  moins  surpris 
que  mon  père  l'avait  été ,  et  il  lui  dit  qu'il  ne  trouvait 
pas  juste  de  captiver  plus  longtemps  cet  esprit,  et 
de  lui  cacher  encore  cette  connaissance  ;  qu'il  fallait 
lui  laisser  voir  les  livres  sans  le  retenir  davantage. 

Mon  père,  ayant  trouvé  cela  à  propos,  lui  donna 
les  Éléments  d'Euclide  pour  les  lire  à  ses  heures  de 
récréation.  Il  les  vit  et  les  entendit  tout  seul,  sans  1 
avoir  jamais  eu  besoin  d'aucune  explication  ;  et  pen-  ^  ' 
dant  qu'il  les  voyait ,  il  composait ,  et  allait  si  avant, 
qu'il  se  trouvait  régulièrement  aux  conférences  qui 
se  faisaient  toutes  les  semaines,  où  tous  les  habiles 
gens  de  Paris  s'assemblaient  pour  porter  leurs  ou- 
vrages, ou  pour  examiner  ceux  des  autres  »,  Mon 
frère  y  tenait  fort  bien  son  rang,  tant  pour  l'examen 
que  pour  la  production;  car  il  était  de  ceux  qui  y 

*  Cette  société,  dont  l'amitié  et  le  goût  pour  les  sciences 
formaient  le  double  lien ,  se  composait  du  père  Mersenne,  de 
Roberval,  Mydorge,  Carcavi,  Le  Pailleur,  et  de  plusieurs 
antres  savants  distingués.  Elle  fut  le  berceau  de  l'Académie 
royale  des  Sciences,  dont  l'autorité  souverair^e  sanctionna 
l'exi.stence  en  lefic.  fAim(''-Marlin.) 


VIE  DE  PASCAL. 


3 


portaient  le  plus  souvent  des  choses  nouvelles.  On 
voyait  souvent  aussi  dans  ces  assemblées-là  des  pro- 
positions qui  étaient  envoyées  d'Italie,  d'Allemagne, 
et  d'autres  pays  étrangers ,  et  l'on  prenait  son  avis 
sur  tout  avec  autant  de  soin  que  de  pas  un  des  au- 
tres; car  il  avait  des  lumières  si  vives,  qu'il  est 
arrivé  quelquefois  qu'il  a  découvert  des  fautes  dont 
les  autres  ne  s'étaient  point  aperçus.  Cependant  il 
n'employait  à  cette  étude  de  géométrie  que  ses  heu- 
res de  récréation  ;  car  il  apprenait  le  latin  sur  les 
règles  que  mon  père  lui  avait  faites  exprès.  Mais 
comme  il  trouvait  dans  cette  science  la  vérité  qu'il 
avait  si  ardemment  recherchée ,  il  en  était  si  satis- 
fait, qu'il  y  mettait  son  esprit  tout  entier;  de  sorte 
que,  pour  peu  qu'il  s'y  appliquât,  il  y  avançait  telle- 
ment ,  qu'à  l'âge  de  seize  ans  il  lit  un  Traité  des  Co- 
niques qui  passa  pour  être  un  si  grand  effort  d'esprit, 
qu'on  disait  que  depuis  Archimède  on  n'avait  rien 
vu  de  cette  force.  Les  habiles  gens  étaient  d'avis 
qu'on  les  imprimât  dès  lors,  parce  qu'ils  disaient 
qu'encore  que  ce  fût  un  ouvrage  qui  serait  toujours 
admirable,  néanmoins  si  on  l'imprimait  dans  le 
temps  que  celui  qui  l'avait  inventé  n'avait  encore 
que  seize  ans,  cette  circonstanceajouterait  beaucoup 
à  sa  beauté  :  mais  comme  mon  frère  n'a  jamais  eu 
de  passion  pour  la  réputation ,  il  ne  fit  pas  de  cas  de 
cela;  et  ainsi  cet  ouvrage  n'a  jamais  été  imprimé  ^ 
Durant  tous  ces  temps-là  il  continuait  toujours 
d'apprendre  le  latin  et  le  grec  ;  et  outre  cela ,  pen- 
dant et  après  le  repas ,  mon  père  l'entretenait  tantôt 
de  la  logique,  tantôt  de  la  physique  et  des  autres 
parties  de  la  philosophie  ;  et  c'est  tout  ce  qu'il  en  a 
appris,  n'ayant  jamais  été  au  collège,  ni  eu  d'autres 
maîtres  pour  cela  non  plus  que  pour  le  reste.  Mon 
père  prenait  un  plaisir  tel  qu'on  le  peut  croire  de  ces 
grands  progrès  que  mon  frère  faisait  dans  toutes  les 
sciences ,  mais  il  ne  s'aperçut  pas  que  les  grandes  et 
continuelles  applications  dans  un  âge  si  tendre  pou- 
vaient beaucoup  intéresser  sa  santé;  et  en  effet  elle 
commença  d'être  altérée  dès  qu'il  eut  atteint  l'âge 
de  dix-huit  ans.  Mais  comme  les  incommodités 
qu'il  ressentait  alors  n'étaient  pas  encore  dans  une 
grande  force ,  elles  ne  l'empêchèrent  pas  de  con- 
tinuer toujours  dans  ses  occupations  ordinaires  ;  de 
sorte  que  ce  fut  en  ce  temps-là  et  à  l'âge  de  dix-neuf 
ans  qu'il  inventa  cette  machine  d'arithmétique  par 
laquelle  on  fait  non-seulement  toutes  sortes  de  sup- 
putations sans  plume  et  sans  jetons,  mais  on  les  fait 
même  sans  savoir  aucune  rède  d'arithmétique,  et 
avec  une  sûreté  infaillible. 

*  Ce  Traité  des  Sections  coniques  étonna  Descartes  kii- 
méme ,  «t  ce  grand  philosophe  s'obstina  à  le  regarder  comme 
l'Ouvrage  des  maîtres  de  Pascal ,  ne  pouvant  croire  qu'im 
enfant  de  seize  am  en  fût  l'aulenr.  (A. -M.) 


Cet  ouvrage  a  été  considéré  comme  une  chose 
nouvelle  dans  la  nature  d'avoir  réduit  en  machine 
une  science  qui  réside  tout  entière  dans  l'esprit,  et 
d'avoir  trouvé  le  moyen  d'en  faire  toutes  les  opéra- 
tions avec  une  entière  certitude ,  sans  avoir  besoin 
de  raisonnement.  Ce  travail  le  fatigua  beaucoup,  non 
pas  pour  la  pensée  ou  pour  le  mouvement  qu'il  trouva 
sans  peine,  mais  pour  faire  comprendre  aux  ou- 
vriers toutes  ces  choses.  De  sorte  qu'il  fut  deux  ans 
à  le  mettre  dans  cette  perfection  oii  il  est  à  présent  ». 

Mais  cette  fatigue,  et  la  délicatesse  où  se  trouvait 
sa  santé  depuis  quelques  années,  le  jetèrent  dans  des 
incommodités  qui  ne  l'ont  plus  quitté  ;  de  sorte  qu'il 
nous  disait  quelquefois  que  depuis  l'âge  de  dix-huit 
ans  il  n'avait  pas  passé  un  jour  sans  douleur.  Ces 
incommodités  néanmoins  n'étant  pas  toujours  dans 
une  égale  violence,  dès  qu'il  avait  un  peu  de  relâ- 
che, son  esprit  se  portait  incontinent  à  chercher 
quelque  chose  de  nouveau. 

Ce  fut  dans  ce  temps-là  et  à  l'âge  de  vingt-trois 
ans  qu'ayant  vu  l'expérience  de  Toricelli ,  il  inventa 
ensuite  et  exécuta  les  autres  expériences  qu'on 
nomme  ses  expériences  :  celle  du  vide,  qui  prouvait  si 
clairement  que  tous  les  effets  qu'on  avait  attribués 
jusque-là  à  l'horreur  du  vide  sont  causés  par  la  pe- 

'  La  sœur  de  Pascal  oublie  ici  une  aventure  singulière ,  et 
qui  est  cependant  la  préface  indispensable  de  l'invention  du 
jeune  géomètre.  En  IC38,  le  gouvernement  ayant  ordonné  des 
retranchements  sur  les  renies  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris , 
Etienne  Pascal  prit  parti  contre  cette  mesure  spoliatrice,  et 
Tordre  fut  donné  par  le  cardinal  de  Richelieu  de  l'enfermer  à 
la  Bastille.  Instruit  à  temps ,  il  se  déroba  à  la  colère  du  mi- 
nistre ,  et  s'enfuit  en  Auvergne.  Vers  cette  époque ,  la  duchesse 
d'Aiguillon  voulut  faire  représenter  devant  le  cardinal  une 
pièce  de  Scudéry,  intitulée  V Amour  tyrannique ,  et  jeta  les 
yeux  pour  l'un  des  rôles  sur  Jacqueline  Pascal ,  sœur  cadette 
de  Biaise.  La  pièce  fut  représentée  le  3  avril  1639,  et  la  jeune 
fille  s'acquitta  si  bien  de  son  rôle,  que  le  cardinal  de  Riche- 
lieu lui  accorda  la  grâce  de  son  père ,  qu'elle  avait  osé  lui 
demander  dans  une  supplique  en  vers.  Bien  plus ,  le  ministre 
voulut  voir  le  coupable; ,  et ,  frappé  de  ses  vastes  connaissances , 
il  résolut  de  l'employer,  et  lui  accorda,  peu  de  temps  après, 
l'intendance  de  Rouen.  Dans  l'exercice  de  cet  emploi,  qu'il 
remplit  pendant  sept  années,  Etienne  Pascal  apprit  à  son  fils 
les  opérations  de  calcul ,  et  ce  fut  dans  l'intention  d'abréger 
ce  travail  que  l'enfant  inventa  la  machine  arithmétique.  La 
combinaisoti  et  l'exécufion  de  cette  machine,  qui  exécutf 
mécaniquement  tous  les  calculs  sans  autre  secours  que  ceux 
des  yeux  et  de  la  main ,  lui  donnèrent  des  peines  incroyables , 
et  finirent  par  altérer  sa  santé.  Étonné  de  cette  découverte,  le 
célèbre  Leibnitz  voulut  encore  la  perfectionner  ;  mais  de  no?; 
jours ,  en  Angleterre ,  un  célèbre  mécanicien  nommé  Babbage , 
suivant  toujours  la  même  idée,  est  parvenu  à  composer  une 
machine  mathématique  qui  résout  les  problèmes  les  plus 
compliqués,  et  calcule,  comme  un  géomètre,  le  mouvement 
des  astres  et  le  retour  des  éclipses.  Ainsi  l'invention  de  Pascal 
a  été  le  point  de  départ  de  cette  invention  prodigieuse.  Nous 
remarquerons  que  la  plupart  des  découvertes  de  Pascal 
avaient  un  but  d'utilité  générale.  Ainsi  il  inventa  la  brouette . 
autrement  nommée  vinaigrette ,  ou  chaise  roulante  traînée  à 
bras  d'homme, et  le  haquct^  ou  charrette  h  longs  brancards, 
qui  est  une  heureuse  combinaison  du  levier  et  du  plan  in- 
cliné.   A.-M.) 


VIE  DE  PASCAL. 


sauteur  de  l'air  ' .  Cette  occupation  fut  la  dernière  où 
il  appliqua  son  esprit  pour  les  sciences  humaines,  et 
quoiqu'il  ait  inventé  la  roulette  après,  cela  ne  con- 
tredit |K)int  à  ce  que  je  dis;  car  il  la  trouva  sans  y 
penser,  et  d'une  manière  qui  fait  bien  voir  qu'il  n'y 
avait  pas  d'application,  commeje  dirai  dans  son  lieu. 

Immédiatement  après  cette  expérience,  et  lors- 
(pi'il  n'avait  pas  encore  vingt-quatre  ans,  la  provi- 
dence de  Dieu  ayant  fait  naître  une  occasion  qui  l'o- 
bligea de  lire  des  écrits  de  piété,  Dieu  l'éclaira  de 
telle  sorte  par  cette  lecture ,  qu'il  comprit  parfaite- 
njent  que  la  religion  chrétienne  nous  oblige  à  ne 
vivre  que  pour  Dieu,  et  à  n'avoir  point  d'autre  ob- 
jet que  lui;  et  cette  vérité  lui  parut  si  évidente,  si 
nécessaire,  et  si  utile ,  qu'elle  termina  toutes  ses  re- 
cherches :  de  sorte  que  dès  ce  temps-là  il  renonça  à 
toutes  les  autres  connaissances  pour  s'appliquer  uni- 
quement à  l'unique  chose  que  Jésus-Christ  appelle 
nécessaire. 

Il  avait  été  jusqu'alors  préservé,  par  une  protec- 
lion  de  Dieu  particulière,  de  tous  les  vices  de  la  jeu- 
nesse; et  ce  qui  est  encore  plus  étrange  à  un  eisprit 
de  cette  trempe  et  de  ce  caractère,  il  ne  s'était  ja- 
nuus  porté  au  libertinage  pour  ce  qui  regarde  la  re- 
ligion ,  ayant  toujours  borné  sa  curiosité  aux  choses 
naturelles.  Il  m'a  dit  plusieurs  fois  qu'il  joignait  cette 
obligation  à  toutes  les  autres  qu'il  avait  à  mon  père, 
qui ,  ayant  lui-même  un  très-grand  respect  pour  la 
religion,  le  lui  avait  inspiré  dès  l'enfance,  lui  don- 
nant pour  maximes  que  tout  ce  qui  est  l'objet  de  la 
foi,  ne  le  saurait  être  de  la  raison,  et  beaucoup  moins 
y  être  soumis.  Ces  maximes,  qui  lui  étaient  souvent 
réitérées  par  un  père  pour  qui  il  avait  une  très- 
grande  estime ,  et  en  qui  il  voyait  une  grande  science 
accompagnée  d'un  raisonnement  fort  net  et  fort  puis- 
sant, faisaient  une  si  grande  impression  sur  son  es- 
prit, que  quelques  discours  qu'il  entendît  faire  aux 
libertins,  il  n'en  était  nullement  ému;  et  quoiqu'il 
fiU  fort  jeune,  il  les  regardait  comme  des  gens  qui 
étaient  dans  ce  faux  principe ,  que  la  raison  humaine 
est  au-dessus  de  toutes  choses,  etquineconnaissaient 

•  La  pesanteur  de  l'air  fut  démontrée  par  l'ingénieuse  expé- 
rience du  baromètre,, sur  le  Puy-de-Dôme,  expérience  faite 
le  lOseptembre  1648.  Baillet  accuse  Pascal  d'ingratitude  envers 
Descartes ,  et  même  de  plagiat,  à  propos  de  celte  expérience , 
mais  Baillet  a  tort,  ce  qui  lui  arrive  assez  souvent.  Voici,  en 
quelques  mots,  toute  l'histoire  de  cette  découverte.  Galilée 
soupçonne  la  pesanteur  de  l'air ,  et  le  premier  nie  l'horreur  du 
vide;  Toricelli  conjecture  qu'elle  produit  la  suspension  de 
l'eau  dans  les  pompes ,  à  une  élévation  de  trente-deux  pieds  ; 
viiiïn  Pascal  convertit  toutes  les  conjectures  en  démonstration , 
en  imaginant  l'expérience  du  Puy-de-Dôme,  moyen  neuf  et 
décisif,  qui  ne  laissa  plus  aucun  doute  sur  la  pesanteur  de 
l'air.  Les  deux  traités  de  Pascal  sur  VÉquiUbrc  des  Liqueurs 
ei  sur  la  Pesanteur  de  la  masse  de  VAir  furent  achevés  en 
l'année  1653;  mais  ils  ne  furent  imprimés  pour  la  première 
fois  (|u'en  iC6t    un  an  après  la  mort  de  l'auteur.  (  A.-M.) 


1 


pas  la  nature  de  la  foi  ;  et  ainsi  cet  esprit  si  grand,  si 
vaste  et  si  rempli  de  curiosités,  qui  cherchait  avec 
tant  de  soin  la  cause  et  la  raison  de  tout ,  était  en 
même  temps  soumis  à  toutes  les  choses  de  la  reli- 
gion comme  un  enfant;  et  cette  simplicité  a  régné 
en  lui  toute  sa  vie  :  de  sorte  que  depuis  même  qu'il 
se  résolut  de  ne  plus  faire  d'autre  étude  que  celle  de 
la  religion ,  il  ne  s'est  jamais  appliqué  aux  questions 
curieuses  de  la  théologie,  et  il  a  mis  toute  la  force  de 
son  esprit  à  connaître  et  à  pratiquer  la  perfection  de 
la  morale  chrétienne,  à  laquelle  il  a  consacré  tous  les 
talents  que  Dieu  lui  avait  donnés,  n'ayant  fait  autre 
chose  dans  tout  le  reste  de  sa  vie  que  méditer  la  loi 
de  Dieu  jour  et  nuit. 

Mais  quoiqu'il  n'eût  pas  fait  une  étude  particulière 
de  la  scolastique,  il  n'ignorait  pourtant  pas  les  dé- 
cisions de  l'Église  contre  les  hérésies  qui  ont  été  in- 
ventées par  la  subtilité  de  Pesprit  ;  et  c'est  contre  ces 
sortes  de  recherches  qu'il  était  le  plus  animé,  et  Dieu 
lui  donna  dès  ce  temps-là  une  occasion  de  faire  pa- 
raître le  zèle  qu'il  avait  pour  la  religion. 

Il  était  alors  à  Rouen ,  où  mon  père  était  employé 
pour  le  service  du  roi ,  et  il  y  avait  aussi  en  ce  mêhie 
temps  un  homme  qui  enseignait  une  nouvelle  philo- 
sophie qui  attirait  tous  les  curieux.  Mon  frère  ayant 
été  pressé  d'y  aller  par  deux  jeunes  hommesr  de  séfc 
amis,  y  fut  avec  eux  :  mais  ils'  furent  bien  surpris 
dans  l'entretien  qu'ils  eurent  avec  cet  homme ,  qu'en 
leur  débitant  les  principes  de  sa  philosophie,  il  en 
tirait  des  conséquences  sur  des  points  de  foi  con- 
traires aux  décisions  de  l'Église.  Il  prouvait  par  ses 
raisonnements  que  le  corps  de  Jésus-Christ  n'était 
pas  formé  du  sang  de  la  sainte  Vierge,  mais  d'une 
autre  matière  éféée  exprès,  et  plusieurs  autres  cho- 
ses semblable^.  Ils  voulurent  le  contredire;  mais  il 
demeura  ferme  dans  ce  sentiment.'De  sorte  qu'ayant 
considéré  entre  eux  le  danger  qu'il  y'àVùrt  de  laisser 
la  liberté  d'instruire  la  jeunesse  à  un  homme  H^x 
avait  des  seîrtiments  erronés,  iî^  résolurent  de  l'aVè^- 
tir  premièrement ,  et  puis  de  le  dénoncer  s'il  résis- 
tait à  l'avis  qu'on  lui  donnait.  La  chose  arriva  ainsi, 
car  il  méprisa  cet  avis  :  de  sorte  qu'ils  crurerit  qu'il 
était  de  leur  devoir  de  le  dénoncer  à  M.  du  Bellay, 
qui  faisait  pour  lork  les  fonctions  épiscopales  dans  le 
diocèse  de  Rouen ,  par  commission  de  M.  l'archevê- 
que. M.  du  Bellay  envoya  quérir  cet  homme ,  et , 
l'ayant  interrogé,  il  fut  trompé  par  une  confession 
de  foi  équivoque  qu'il  lui  écrivit  et  signa  de  sa  main, 
faisant  d'ailleurs  peu  de  cas  d'un  avis  de  cette  impor- 
tance, qui  lui  était  donné  par  trois  jeunes  hommes. 

Cependant  aussitôt  qu'ils  vi  rent  cette  confession  de 
foi ,  ils  connurent  ce  défaut  ;  ce  qui  les  obligea  d'aller 
trouver  à  Gaillon  M.  l'archevêque  de  Rouen,  qui, 


VIE  DE  PASCAL. 


ayant  examiné  toutes  ces  choses,  les  trouva  si  im- 
portantes ,  qu'il  écrivit  une  patente  à  son  conseil ,  et 
donna  un  ordre  exprès  à  M.  du  Bellay  de  faire  ré- 
tracter cet  homme  sur  tous  les  points  dont  il  était 
accusé ,  et  de  ne  recevoir  rien  de  lui  que  par  la  com- 
munication de  ceux  qui  l'avaient  dénoncé.  La  chose 
fut  exécutée  ainsi ,  et  il  comparut  dans  le  conseil  de 
M.  l'archevêque,  et  renonça  à  tous  ses  sentiments  : 
et  on  peut  dire  que  ce  fut  sincèrement  ;  car  il  n'a  ja- 
mais témoigné  de  fiel  contre  ceux  qui  lui  avaient 
causé  cette  affaire  :  ce  qui  fait  croire  qu'il  était  lui- 
même  trompé  par  les  fausses  conclusions  qu'il  tirait 
de  ses  faux  principes.  Aussi  était-il  bien  certain  qu'on 
n'avait  eu  en  cela  aucun  dessein  de  lui  nuire,  ni 
d'autre  vue  que  de  le  détromper  par  lui-même,  et 
l'empêcher  de  séduire  les  jeunes  gens  qui  n'eussent 
pas  été  capables  de  discerner  le  vrai  d'avec  le  faux 
dans  des  questions  si  subtiles.  Ainsi  cette  affaire  se 
termina  doucement;  et  mon  frère  continuant  de 
chercher  de  plus  en  plus  le  moyen  de  plaire  à  Dieu , 
cet  amour  de  la  profession  chrétienne  s'enflamma  de 
telle  sorte  dès  l'âge  de  vingt-quatre  ans,  qu'il  se  ré- 
pandait sur  toute  sa  maison.  Mon  père  même  n'ayant 
pas  de  honte  de  se  rendre  aux  enseignements  de  son 
fils,  embjiassa  pour  lors  une  manière  de  vie  plus 
exacte  par  la  pratique  continuelle  des  vertus  jusqu'à 
sa  mort,  qui  a  été  tout  à  fait  chrétienne  ;  et  ma  sœur, 
qui  avait  des  talents  d'eçprit  tout  extraordinaires,  et 
qui  était  dès  son  enfance  dans  une  réputation  où 
peu  de  filles  parviennent ,  fut  tellement  touchée  des 
discours  de  mon  frère ,  qu'elle  se  résolut  de  renoncer 
à  tous  ces  avantages  qu'elle  avait  tant  aimés  jus- 
qu'alors, pour  se  consacrer  à  Dieu  tout  entière, 
comme  elle  a  fait  depuis ,  s'étant  fait  religieuse  ^ 
dans  une  maison  très-sainte  et  très-austère,  où  elle  a 
fait  un  si  bon  usage  des  perfections  dont  Dieu  l'avait 
ornçe,  qu'on  l'a  trouvée  digne  des  emplois  les  plus 
di^eile^i  dont  elle  s'est  toujours  acquittée  avec  toute 
la  fidélité,  imaginable ,  et  où  elle  est  morte  sainte- 
m^ent  le  4  octobre  166i ,  âgée  de  trente-six  ans. 

Cependant  mon  frère,  de  qui  Dieu  se  servait  pour 
opérer  tous  ces  biens,  était  travaillé  par  des  maladies 
continuelles  et  qui  allaient  toujours  en  augmentant, 
lyiais  comme  aIors.il  ne  connaissait  pas  d'autre 
science  que  la  perfection ,  il  trouvait  une  grande  dif- 
férence entre  celle-lp  et  celle  qui  avait  opupé  son  es- 
prit jusqu'alors;  car  au  lieu  que  ses  indispositions 
retardaient  le  progrès  des  autres,  celle-cj  au  con- 
traire le  perfectionnait  dans  ces  mêmes  indisposi- 
tions, par  la  patience  adnnrable  avec  laquelle  il  les 
•souffrait.  Je  me  contenterai ,  pour  le  faire  voir ,  d'en 
^apporter  un  exemple. 

•  A  Porl-nov.il. 


Il  avait  entre  autres  incommodités  celle  de  ne 
pouvoir  rien  avaler  de  liquide,  à  moins  qu'il  ne  fût 
chaud;  encore  ne  le  pouvait-il  faire  que  goutte  à 
goutte  :  mais  comme  il  avait  outre  cela  une  douleur 
de  tête  insupportable,  une  chaleur  d'entrailles  exces- 
sive, et  beaucoup  d'autres  maux ,  les  médecins  lui 
ordonnèrent  de  se  purger  de  deux  jours  l'un  du- 
rant trois  mois  ;  de  sorte  qu'il  fallut  prendre  toutes 
ces  médecines ,  et  pour  cela  les  faire  chauffer  et  les 
avaler  goutte  à  goutte  :  ce  qui  était  un  véritable  sup- 
plice, et  qui  faisait  mal  au  cœur  à  tous  ceux  qui 
étaient  auprès  de  lui ,  sans  qu'il  s'en  soit  jamais 
plaint. 

La  continuation  de  ces  remèdes,  avec  d'autres 
qu'on  lui  fit  pratiquer ,  lui  apportèrent  quelque  sou- 
lagement ,  mais  non  pas  une  santé  parfaite  ;  de  sorte 
que  les  médecins  crurent  que  pour  la  rétablir  entiè- 
rement il  fallait  qu'il  quittât  toute  sorte  d'applica- 
tion d'esprit ,  et  qu'il  cherchât  autant  qu'il  pourrait 
les  occasions  de  se  divertir.  Mon  frère  eut  quelque 
peine  à  se  rendre  à  ce  conseil ,  parce  qu'il  y  voyait 
du  danger  :  mais  enfin  il  le  suivit,  croyant  être 
obligé  de  faire  tout  ce  qui  lui  serait  possible  pour  re- 
mettre sa  santé,  et  il  s'imagina  que  les  divertisse- 
ments honnêtes  ne  pourraient  pas  lui  nuire  ;  et  ainsi 
il  se  mit  dans  le  monde.  Mais  quoique  par  la  miséri- 
corde de  Dieu  il  se  soit  toujours  exempté  des  vices , 
néanmoins  comme  Dieu  l'appelait  à  une  plus  grande 
perfection ,  il  ne  voulut  pas  l'y  laisser,  et  il  se  servit 
de  ma  sœur  pour  ce  dessein  ;  comme  il  s'était  autre- 
fois servi  de  mon  frère  lorsqu'il  avait  voulu  retirer 
ma  sœur  des  engagements  où  elleétaitdans  le  monde. 

Elle  était  alors  religieuse,  et  elle  menait  une  vie 
si  sainte,  qu'elle  édifiait  toute  la  maison  :  étant  en 
cet  état^  elle  eut  de  la  peine  de  voir  que  celui  à  qui 
elle  était  redevable,  après  Dieu,  des  grâces  dont  elle 
jouissait,  ne  fût  pas  dans  la  possession  de  ces  grâces  ; 
et  comme  mon  frère  la  voyait  souvent ,  elle  lui  en 
parlait  souvent  aussi ,  et  enfin  elle  le  fit  avec  tant  de 
force  et  de  douceur ,  qu'elle  lui  persuada  ce  qu'il  lui 
avait  persuadé  le  premier ,  de  quitter  absolument  le 
monde;  en  sorte  qu'il  se  résolut  de  quitter  tout  à 
fait  toutes  les  conversations  du  monde ,  et  de  retran- 
cher toutes  les  inutilités  de  la  vie  au  péril  même  de  sa 
santé,  parce  qu'il  crut  que  le  salut  était  préférable 
à  toutes  choses. 

Il  avait  pour  lors  trente  ans,  et  il  était  toujours  in 
firme;  et  c'est  dépuis  ce  temps-là  qu'il  a  embrab^i; 
la  manière  de  vivre  où  il  a  été  jusqu'à  la  mort  i. 


'Il  y  a  ici  une  assez  Iouruc  lacune:  M""  IVrier  no  parlf 
ni  d»*s  Provi  nef  aies,  qui  paruro.ni  trois  ans  plus  lard ,  vu  iflôrt, 
ni(l<'s  (jucslions  proposées  à  Pascal  par  l'Vrniat,  ri  discufôcs 
dans  les  Irlhcs  de  ces  deux  {grands  r,<'<"n«>lns , cl  ipii  av.ii«^nl 


6 


VrE  DE  PASCAL. 


Pour  parvenir  ù  ce  dessein  et  rompre  toutes  ses 
habitudes ,  il  changea  de  quartier,  et  fut  demeurer 
quelque  temps  à  la  campagne  ;  d'où  étant  de  retour , 
il  témoigna  si  bien  qu'il  voulait  quitter  le  monde, 
qu'eiifin  le  monde  le  quitta  ;  et  il  établit  le  règlement 
de  sa  vie  dans  cette  retraite  sur  deux  maximes  prin- 
cipales, qui  furent  de  renoncer  à  tout  plaisir  et  à 
toutes  superfluités  ;  et  c'est  dans  cette  pratique  qu'il 
a  passé  le  reste  de  sa  vie.  Pour  y  réussir,  il  commença 
dès  lors,  comme  il  fit  toujours  depuis,  à  se  passer 
du  service  de  ses  dorjiestiques  autant  qu'il  pouvait. 
Il  faisait  son  lit  lui-nX^me ,  il  allait  prendre  son  dîner 
à  la  cuisine  et  le  portait  à  sa  chambre ,  il  le  rappor- 
tait ,  et  enfin  il  ne  se  servait  de  son  monde  que  pour 
faire  sa  cuisine,  pour  aller  en  ville,  et  pour  les  au- 
tres choses  qu'il  ne  pouvait  absolument  faire.  Tout 
son  temps  était  employé  à  la  prière  et  à  la  lecture  de 
r Écriture  sainte  :  et  il  y  prenait  un  plaisir  incroya- 
ble. Il  disait  que  l'Écriture  sainte  n'était  pas  une 
science  de  l'esprit,  mais  une  science  du  cœur,  qui 
n'était  intelligible  que  pour  ceux  qui  ont  le  cœur 
droit ,  et  que  tous  les  autres  n'y  trouvent  que  de 
l'obscurité. 

C'est  dans  cette  disposition  qu'il  la  lisait,  renon- 
çant à  toutes  les  lumières  de  son  esprit  ;  et  il  s'y  était 
si  fortement  appliqué,  qu'il  la  savait  toute  par  cœur  ; 
de  sorte  qu'on  ne  pouvait  la  lui  citer  à  faux  ;  car 
lorsqu'on  lui  disait  une  parole  sur  cela ,  il  disait  po- 
sitivement :  Cela  n'est  pas  de  l'Écriture  sainte ,  ou 
Cela  en  est  ;  et  alors  il  marquait  précisément  l'en- 
droit. Il  lisait  aussi  tous  les  commentaires  avec 
grand  soin  ;  car  le  respect  pour  la  religion  où  il  avait 
été  élevé  dès  sa  jeunesse  était  alors  changé  en  un 
amour  ardent  et  sensible  pour  toutes  les  vérités  de 
la  foi  ;  soit  pour  celles  (jui  regardent  la  soumission 
dé  l'esprit,  soit  pour  celles  qui  regardent  la  pratique 
dans  le  monde ,  à  quoi  toute  la  religion  se  termine  ; 
et  cet  amour  le  portait  à  travailler  sans  cesse  à  dé- 
truire tout  ce  qui  se  pouvait  opposer  à  ces  vérités. 

Il  avait  une  éloquence  naturelle  qui  lui  donnait 
une  facilité  merveilleuse  à  dire  ce  qu'il  voulait  ;  mais 
il  avait  ajouté  à  cela  des  règles  dont  on  ne  s'était 
pas  encore  avisé,  et  dont  il  se  servait  si  avantageuse- 
ment, qu'il  était  maître  de  son  style;  en  sorte  que 
non-seulement  il  disait  tout  ce  qu'il  voulait,  mais  il 
le  disait  en  la  manière  qu'il  le  voulait,  et  son, dis- 
produit en  1654  le  Traité  du  triangle  arithmétique  ;  oiwragfi 
très-court,  mais  plein  d'originalité  et  de  génie.  Les  problèmes 
dont  Pascal  y  donne  la  solution  consistent  à  sommer  les 
nombres  naturels  triangulaires  pyramidaux ,  et  à  trouver  aiissi 
les  sommes  de  leurs  carrés  et  de  toutes  leurs  puissances.  Les 
formiUes  données  par  Pascal  ont  cela  d'important,  qu'elles 
conduisent  à  celles  du  binôme  de  Newton ,  lorsque  l'exposant 
du  binôme  est  positif  et  entier.  (  rayez  à  ce  eujet  VÉloffe  de 
Paseaf  j\ar  CondoTce\.)  (A. -M.) 


cours  faisait  l'effet  qu  j1  s'était  proposé.  Et  cette  ma- 
nière d'écrire  naturelle,  naïve,  et  forte  en  même 
temps ,  lui  était  si  propre  et  si  particulière ,  qu'aussi- 
tôt qu'on  vit  paraître  les  Lettres  au  Provincial,  on  vit 
bien  qu'elles  étaient  de  lui ,  quelque  soin  qu'il  ait 
toujours  pris  de  le  cacher,  même  à  ses  proches.  Ce 
fut  dans  ce  temps-là  qu'il  plut  à  Dieu  de  guérir  ma 
fille  d'une  fistule  lacrymale  qui  avait  fait  un  si  grand 
progrès  dans  trois  ans  et  demi ,  que  le  pus  sortait 
non-seulement  par  l'œil ,  mais  aussi  par  le  nez  et  par 
la  bouche.  Et  cette  fistule  était  d'une  si  mauvaise 
qualité,  que  les  plus  habiles  chirurgiens  de  Paris  la 
jugeaient  incurable.  Cependant  elle  fut  guérie  en  un 
moment  par  l'attouchement  d'une  sainte  épine  '  ;  et 
ce  miracle  fut  si  authentique ,  qu'il  a  été  avoué  de 
tout  le  monde ,  ayant  été  attesté  par  de  très-grands 
médecins  et  par  les  plus  habiles  chirurgiens  de 
France,  et  ayant  été  autorisé  par  un  jugement  so- 
lennel de  l'Église. 

INIon  frère  fut  sensiblement  touché  de  cette  grâce, 
qu'il  regardait  comme  faite  à  lui-même ,  puisque  c'é- 
tait sur  une  personne  qui ,  outre  sa  proximité,  était 
encore  sa  fille  spirituelle  dans  le  baptême;  et  sa  con- 
solation fut  extrême  de  voir  que  Dieu  se  manifestait 
si  clairement  dans  un  temps  où  la  foi  paraissait 
comme  éteinte  dans  le  cœur  de  la  plupart  du  monde. 
La  joie  qu'il  en  eut  fut  si  grande,  qu'il  en  était  pé- 
nétré, de  sorte  qu'en  ayant  l'esprit  tout  occupé, 
Dieu  lui  inspira  une  infinité  de  pensées  admirables 
sur  les  miracles» ,  qui ,  lui  donnant  de  nouvelles  lu- 
mières sur  la  religion,  lui  redoublèrent  l'amour  et 
le  respect  qu'il  avait  toujours  eus  pour  elle. 

Et  ce  fut  cette  occasion  qui  fit  paraître  cet  ex- 
trême désir  qu'il  avait  de  travailler  à  réfuter  les  prin- 
cipaux et  les  plus  faux  raisonnements  des  athées.  ÏI 
les  avait  étudiés  avec  grand  soin ,  et  avait  employé 
tout  son  esprit  à  chercher  tous  les  moyens  de  les  con- 
vaincre. C'est  à  quoi  il  s'était  mis  tout  entier.  La 
dernière  année  de  son  travail  a  été  toute  employée  à 
recueillir  diverses  pensées  sur  ce  sujet  :  mais  Dieu, 
qui  lui  avait  inspiré  ce  dessein  et  toutes  ses  pensées  ^ 
n'a  pas  permis  qu'il  l'ait  conduit  à  sa  perfection, 
pour  des  raisons  qui  nous  sont  inconnues  \ 

'  Cette  sainte  épine  est  au  Port-Royal  d«  faubourg  Sainf" 
Jac(ines ,  à  Paris.  ,     , 

'  Voyez  les  P<;nse(7«  de  Pascal. 

^  Telle  est  l'origine  du  beau  livre  qtle  les  êiitejifsonl  in- 
titulé Pensées.  Ces  pensées  étaient  écrites  sans  ordre  stir  des 
feuilles  détachées.  Les  solitaires  de  Port-Royal  les  recueilli- 
rent dans  une  première  édition  bien  incomplète,  en  1670.  De- 
puis, le  père  Desmolets,  de  l'Oratoire,  réunit  en  un  petit 
^  oiumo  supplémentaire  toutes  les  pensées  supprimées.  Enfin 
une  édition  plus  complète  fut  publiée  à  Paris  en  1687,  2  vo- 
lâmes in-l2 ,  avecla  vie  de  Pascal  par  M"">  Périer ,  un  discours 
de  IHibois  sur  les  Pensées ,  et  un  autre  discours  sur  les  preuves 
de?  livfes  de  Moïse.  Mais  c'est  Bossut  qui  le  premier  a  ré- 


VIE  DE  PASCAL. 


Cependant  l'éloigiiement  du  monde  qu'il  prati- 
quait avec  tant  de  soin  n'empécliait  point  qu'il  ne 
vît  souvent  des  gens  de  grand  esprit  et  de  grande 
condition,  qui,  ayant  ces  pensées  de  retraite,  deman- 
daient ses  avis  et  les  suivaient  exactement  ;  et  d'au- 
tres qui  étaient  travaillés  de  doutes  sur  les  matières 
de  la  foi ,  et  qui ,  sachant  qu'il  avait  de  grandes  lu- 
mières là-dessus,  venaient  à  lui  le  consulter,  et  s'en 
retournaient  toujours  satisfaits  ;  de  sorte  que  toutes 
ces  personnes  qui  vivent  présentement  fort  chrétien- 
nement témoignent  encore  aujourd'hui  que  c'est  à 
ses  avis  et  à  ses  conseils,  et  aux  éclaircissements  qu'il 
leur  a  donnés ,  qu'ils  sont  redevables  de  tout  le  bien 
qu'ils  font. 

Les  conversations  auxquelles  il  se  trouvait  souvent 
engagé ,  quoiqu'elles  fussent  toutes  de  charité ,  ne 
laissaient  pas  de  lui  donner  quelque  crainte  qu'il  ne 
s'y  trouvât  du  péril;  mais  comme  il  ne  pouvait 
pas  aussi  en  conscience  refuser  le  secours  que  les 
personnes  lui  demandaient ,  il  avait  trouvé  un  re- 
mède à  cela.  Il  prenait  dans  les  occasions  une  cein- 
ture de  fer  pleine  de  pointes ,  il  la  mettait  à  nu  sur  sa 
chair  ;  et  lorsqu'il  lui  venait  quelque  pensée  de  vanité 
ou  qu'il  prenait  quelque  plaisir  au  lieu  où  il  était,  ou 
quelque  chose  semblable,  il  se  donnait  des  coups  de 
co)Lide  pour  redoubler  la  violence  des  piqûres ,  et  se 
faisait  ainsi  souvenir  lui-même  de  son  devoir.  Cette 
pratique  lui  parut  si  utile,  qu'il  la  conserva  jusqu'à 
(9  mort ,  et  même  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie , 
où  il  était  dans  des  douleurs  continuelles,  parce  qu'il 
qe  pouvait  écrire  ni  lire  ;  il  était  contraint  de  demeu- 
rer sans  rien  faire  et  de  s'aller  promeper.  Il  était 
dans  une  continuelle  crainte  que  ce  manque  d'occu- 
pation ne  le  détournât  de  ses  vues.  Nous  n'avons  su 
toutes  ces  choses  qu'après  sa  mort,  et  par  une  per- 
sonne de.jlfès-grande  vertu  qui  avait  beaucoup  de 
confiance,  en,  lui ,  à  qui  il  avait  été  obligé  de  le  dire 
pour  des  raisons  qui  la  regardaient  elle-même. 
"  Cette  rigueur  qu'il  exerçait  sur  lui-même  était.ti- 
rée  de  cette  grande  maxime  de  renoncer  à  tout  plai- 
sir,  sur  laquelle  il  avait  fondé  tout  le  règlement  de 
sa  vie.  Dès  le  commencement;  de  ?a  retraite  il  ne 
manquait  pas  nonplus  de  pratiquer  exactement  cette 
autre  qui  l'obligeait  de  renoncer  à  toute  superfluité  ; 
car  il  retranchait  avec  tant  de  soin  toutes  les  choses 
inutiles,  qu'il  s'était  réduit  peu  à  peu  à  n'avoir  plus 
de  tapis;seriedans  sa  chambre,  parce  qu'il  ne  croyait 
pas  que  cela  fût  nécessaire ,  et  de  plus  n'y  étant 
obligé  par  aucune  bienséance ,  parce  qu'il  n'y  venait 
que  ses  gens,  à  qui  il  recommandait  sans  cesse  le  re- 
tranchement ;  de  sorte  qu'ils  n'étaient  pas  surpris  de 

iiihh  les  Pensées  dans  truite  leur  hifésiilê.  On  lui  doit  aussi 
l'ordre  dans  |p<|(m.'1  ou  les  voit  nujourd'hui.  (A. -M.) 


ce  qu'il  vivait  lui-même  de  la  manière  qu'il  conseil- 
lait aux  autres  de  vivre. 

Voilà  comme  il  a  passé  cinq  ans  de  sa  vie ,  depuis 
trente  ans  jusqu'à  trente-cinq  ^  :  travaillant  sans  cesse 
pour  Dieu ,  pour  le  prochain ,  et  pour  lui-même ,  en 
tachant  de  se  perfectionner  de  plus  en  plus  ;  et  on 
pouvait  dire  en  quelque  façon  que  c'est  tout  le  temps 
qu'il  a  vécu  ;  car  les  quatre  années  que  Dieu  lui  a 
données  après  n'ont  été  qu'une  continuelle  lan- 
gueur. Ce  n'était  pas  proprement  une  maladie  qui 
fût  venue  nouvellement ,  mais  un  redoublement  des 
grandes  indispositions  où  il  avait  été  sujet  dès  sa  jeu- 
nesse. Mais  il  en  fut  alors  attaqué  avec  tant  de  vio- 
lence ,  qu'enfin  il  y  est  succombé  ;  et  durant  tout  ce 
temps-là  il  n'a  pu  en  tout  travailler  un  instant  à  ce 
grand  ouvrage  qu'il  avait  entrepris  pour  la  religion , 
ni  assister  les  personnes  qui  s'adressaient  à  lui  pour 
avoir  des  avis ,  ni  de  bouche  ni  par  écrit  :  car  ses 
maux  étaient  si  grands ,  qu'il  ne  pouvait  les  satis- 
faire ,  quoiqu'il  en  eût  un  grand  désir. 

Ce  renouvellement  de  ses  maux  commença  par  un 
mal  de  dents  qui  lui  ôta  absolument  le  sommeil. 
Dans  ses  grandes  veilles  il  lui  vint  une  nuit  dans  l'es- 
prit sans  dessein  quelques  pensées  sur  la  proposition 
de  la  roulette.  Cette  pensée  étant  suivie  d'une  autre , 
et  celle-ci  d'une  autre ,  enfin  une  multitude  de  pen- 
sées qui  se  succédèrent  les  unes  aux  autr-es,  lui  dé- 
couvrirent comme  malgré  lui  la  démonstration  de 
toutes  ces  choses  dont  il  fut  lui-même  surpris  >.  Mais 
comme  il  y  avait  long  temps  qu'il  avait  renoncé  à 

'  C'est  dans  cet  intervalle ,  en  1C54,  que  lui  arriva  le  mal- 
heureux accident  qui  opéra  cette  révolution  dans  ses  idées , 
et  détermina  son  amour  pour  la  retraite  et  pour  les  pratiques 
les  plus  rigoureuses  de  la  pénitence.  Il  allait  se  promener  du 
côté  du  pont  de  Neuilh" ,  dans  un  carrosse  à  quatre  chevaux , 
suivant  l'usage  du  temps.  Quand  il  fut  près  du  pont,  les  deux 
premiers  chevaux  prirent  le  mors  aux  dents,  et  se  précipitè- 
rent dans  la  rivière;  heureusement  les  traits  se  rompirent,  et 
la  voiture  resta  sur  les  bords.  lia  commotion  subite  et  violente 
que  reçut  Pascal  faillit  lui  coûter  la  vie ,  et  ébranla  son  ima- 
gination au  point  que  depuis  cette  époque  il  crut  voir  un 
précipice  ouvert  à  ses  côtés.  Mais  le  précipice  véritable  dans 
lequel  sa  raison  s'était  engloutie ,  c'était  le  doute  sur  toqtes 
les  matières  métaphysiques  qui  occupent  les  âmes  supérieures  ; 
doute  terrible  dont  les  pratiques  positives  du  christianisme 
purent  seules  l'affranchir.  Quand  on  lit  que  Pascal  en  était 
venu  à  poi'ter  sous  ses  vêtements  un  symbole  formé  de  pa- 
roles mystiques ,  on  sent ,  sui  vaut  l'expression  de  M.  V  illemain, 
que  cette  puissante  intelligence  avait  reculé  jusqu'à  ces  pra- 
tiques superstitieuses  pour  fuir  de  plus  loin  une  effrayante 
incertitude.  C'était  là  sa  terreur.  Le  précipice  imaj^inaù-e  que 
dépuis  un  accident  funeste  les  sens  affaiblis  de  Pascal  croyaient 
voir  s'ouvrir  sous  ses  pas ,  n'était  qu'une  faible  image  de  cet 
abîme  du  doute  qui  épouvantait  intérieurement  son  àme.(A.-M.) 

»  Baillet  prête  au  travail  sur  la  cycloïde  un  motif  tout  re- 
ligieux. On  croyait  alors  en  France  que  l'étude  des  scien<TS 
naturelles,  et  des  mathématiques  surtout,  men<ut  à  l'incré- 
dulité; c'est  principalenjent  aux  géomètres  et  aux  physiciens, 
à  ces  hommes  qui  doivent  être  les  plus  dlfliciles  en  preuves, 
que  Pascal  de-ftinait  son  ouvrage;  il  voulait  leur  prouver,  paf 
la  solution  d'un  problème  vainement  cherclM*  jusqu'à  lui ,  que 


a 


VIE  DE  PASCAL. 


toutes  ses  connaissances ,  il  ne  s'avisa  pas  seulement 
de  les  écrire  ;  néanmoins  en  ayant  parlé  par  occasion 
à  une  personne  à  qui  il  devait  toute  sorte  de  défé- 
rence ,  et  par  respect  et  par  reconnaissance  de  l'af- 
fection dont  il  l'honorait,  cette  personne,  qui  est 
aussi  considérable  par  sa  piété  que  par  les  éminentes 
qualités  de  son  esprit  et  par  la  grandeur  de  sa  nais- 
sance, ayant  formé  sur  cela  undessein  qui  ne  regardait 
que  la  gloire  de  Dieu ,  trouva  à  propos  qu'il  en  usât 
comme  il  fit ,  et  qu'ensuite  il  le  fit  imprimer. 

Ce  fut  seulement  alors  qu'il  l'écrivit ,  mais  avec 
une  précipitation  extrême ,  en  huit  jours  ;  car  c'était 
en  même  temps  que  les  imprimeurs  travaillaient, 
fournissant  à  deux  en  même  temps  sur  deux  diffé- 
rents traités ,  sans  que  jamais  il  en  eût  d'autre  copie 
que  celle  qui  fut  faite  pour  l'impression  ;  ce  qu'on 
ne  sut  que  six  mois  après  que  la  chose  fut  trouvée. 

Cependant  ses  infirmités  continuant  toujours  sans 
lui  donner  un  seul  moment  de  relâche,  le  réduisi- 
rent, comme  j'ai  dit ,  à  ne  pouvoir  plus  travailler  et 
à  ne  voir  quasi  personne.  Mais  si  elles  l'empêchèrent 
de  servir  le  public  et  les  particuhers,  elles  ne  furent 
point  inutiles  pour  lui-même ,  et  il  les  a  souffertes 
avec  tant  de  paix  et  tant  de  patience ,  qu'il  y  a  sujet 
de  croire  que  Dieu  a  voulu  achever  par  là  de  le  ren- 
dre tel  qu'il  le  voulait  pour  paraître  devant  lui  :  car 
durant  cette  longue  maladie  il  ne  s'est  jamais  dé- 
tourné de  ces  vues ,  ayant  toujours  dans  l'esprit  ces 
deux  grandes  maximes,  de  renoncer  à  tout  plaisir  et 
à  toute  superfluité.  Il  les  pratiquait  dans  le  plus  fort 
de  son  mal  avec  une  vigilance  continuelle  sur  ses 
sens ,  leur  refusant  absolument  tout  ce  qui  leur  était 
agréable  :  et  quand  la  nécessité  le  contraignait  à  faire 
quel  que  chose  qui  pouvait  lui  donner  quelque  satis- 
faction ,  il  avait  une  ^dresse  merveilleuse  pour  en 
détourner  son  esprit ,  afin  qu'il  n'y  prît  point  de 
part  :  par  exemple ,  ses  continuelles  maladies  l'obli- 
geant de  se  nourrir  délicatement,  il  avait  un  soin 
très-grand  de  ne  point  goûter  ce  qu'il  mangeait;  et 
nous  avons  pris  garde  que ,  quelque  peii|e  qu'on  prît 
à  lui  chercher  quelque  viande  agréable  ,^  cause.des 
dégoûts  à  quoi  il  était  sujet,  jamais  il  n'a  dit  :  Voilà 
qui  est  bon  ;  et  encore  lorsqu'on  lui  seryait  quelque 
chose  de  nouveau  selon  les  saisons,,  si  l'on  lui  de- 
mandait après  le  rejpas  s'il  l'avait  trouvé  bon,  il  di- 
sait simplement  :  Il  fallait  m'çn  avertir  devant ,  et  je 
vous  avoue  que  je  n'y  ai  point  pris  garde.  Et  lorsqu'il 
arrivait  que  quelqu'un  admirait  la  bonté  de  quelque 

le  même  écrivain  qui  avait  entrepris  de  les  éclairer  sur  la  foi 
aurait  pu  les  instruire  même  dans  les  sciences  abstraites ,  objet 
de  leurs  plus  profondes  méditations.  (Foyezle  récit  de  l'exa- 
men et  du  jugement  des  écrits  envoyés  pour  les  prix  attachés 
h  la  solution  des  problèmes  concernant  la  cycloïde ,  tome  V 
des  OEuvres  ffc  Pasral)  (A..-M.)  ,  .      .  ;! 


viande  en  sa  présence ,  il  ne  le  pouvait  souffrir;  il 
appelait  cela  être  sensuel ,  encore  même  que  ce  n« 
fût  que  des  choses  communes  ;  parce  qu'il  disait  que 
c'était  une  marque  qu'on  mangeait  pour  contenter 
le  goût,  ce  qui  était  toujours  mal. 

Pour  éviter  d'y  tomber ,  il  n'a  jamais  voulu  per- 
mettre qu'on  lui  fît  aucune  sauce  ni  ragoût ,  non  pas 
même  de  l'orange  et  du  verjus,  ni  rien  de  tout  Ce  qui 
excite  l'appétit,  quoiqu'il  aimât  naturellement  toutes 
ces  choses.  Et  pour  se  tenir  dans  des  bornes  réglées, 
il  avait  pris  garde ,  dès  le  commencement  de  sa  re- 
traite, à  ce  qu'il  fallait  pour  son  estomac;  et  depuis 
cela  il  avait  réglé  tout  ce  qu'il  devait  manger;  en 
sorte  que,  quelque  appétit  qu'il  eût,  il  ne  passait  ja- 
mais cela  ;  et  quelque  dégoût  qu'il  eût ,  il  fallait  qu'il 
le  mangeât;  et  lorsqu'on  lui  demandait  la  raison 
pourquoi  il  se  contraignait  ainsi ,  il  répondait  que 
c'était  le  besoin  de  l'estomac  qu'il  fallait  satisfaire;  et 
non  pas  l'appétit. 

La  mortification  de  ses  sens  n'allait  pas  seulement 
à  se  retrancher  tout  ce  qui  pouvait  leur  être  agréa- 
ble, mais  encore  à  ne  leur  rien  refuser,  par  cette 
raison  qu'il  pourrait  leur  déplaire,  soit  par  sa  nour- 
riture ,  soit  par  ses  remèdes.  Il  a  pris  quatre  ans  du- 
rant des  consommés  sans  en  témoigner  le  moindre 
dégoût;  il  prenait  toutes  les  choses  qu'on  lui  ordon- 
nait pour  sa  santé,  sans  aucune  peine,  quelque  diffi- 
ciles qu'elles  fussent  :  et  lorsque  je  m'étonnais  de  ce 
qu'il  ne  témoignait  pas  la  moindre  répugnance  eh 
les  prenant,  il  se  moquait  de  moi ,  et  me  disait  qu'il 
ne  pouvait  pas  comprendre  lui-même  comment  on 
pouvait  témoigner  de  la  répugnance  quand  on  pre- 
nait une  médecine  volontairement,  après  qu'on  avait' 
été  averti  qu'elle  était  mauvaise ,  et  qu'il  n'y  àVait 
que  la  violence  ou  la  surprise  qui  dussent  produire 
cet  effet. C'est  en. cette  manière  qu'il  travaillait  sans 
cesse  à  la  mortification. 

Il  avait  un  amour  si  grand  pour  lar  pàuvi'eté, 
qu'elle  lui  était  toujours  présente;  de  sorte  que  dès 
qu'il  voulait  entreprendre  quelque  chose,  ou  que 
quelqu'un  lui  demandait  conseil ,  la  première  pen- 
sée qui  lui  venait  en  l'esprit,  c'était  de  voir  si  la  pau- 
vreté pouvait  être  pratiquée.  Une  des  choses  sur  les- 
quelles il  s'examinait  le  plus,  t'était  cette  fantaisie 
de  vouloir  exceHer  en  tout ,  comme  de  se  servir  en 
toutes  chosesdes  meilleurs  ouvriers,  etautrés  choses 
semblables.  Il  ne  pouvait  encore  souffrir  qu'on  cher- 
chât avec  soin  toutes  ses  commodités,  comme  d'à-  » 
voir  toutes  choses  près  de  soi  ;  et  mille  autres  çhoèe'^ 
qu'on  fait  sans  scrupule,  parce  qu'on  ne  croit  J)as  ' 
qu'ily  aifdu  mal.  Mais  il  n'en  jugeait  pas  de  même, 
et  nous  disait  qu'il  n'y  avait  rien  de  si  capable  d'é- 
teindre l'esprit  depauvreté,  comme  cette  recherche  '* 


VIE  DE  PASCAL. 


9 


I 


curieuse  de  ses  coniinodités ,  de  cette  bienséance  qui 
porte  à  vouloir  toujours  avoir  du  meilleur  et  du 
mieux  fait;  et  il  nous  disait  que  pour  les  ouvriers,  il 
fallait  toujours  choisir  les  plus  pauvres  et  les  plus 
gens  de  bien ,  et  non  pas  cette  excellence  qui  n'est 
jamais  nécessaire,  et  qui  ne  saurait  jamais  être  utile. 
11  s'écriait  quelquefois  :  Si  j'avais  le  cœur  aussi  pau- 
vre que  l'esprit ,  je  serais  bien  heureux;  car  je  suis 
merveilleusement. persuadé  que  la  pauvreté  est  un 
grand  moyen  pour  faire  son  salut. 

Cet  amour  qu'il  avait  pour  la  pauvreté  le  portait  à 
aimer  les  pauvres  avec  tant  de  tendresse ,  qu'il  n'a 
jamais  pu  refuser  l'aumône ,  quoiqu'il  n'en  fît  que  de 
son  nécessaire ,  ayant  peu  de  bien ,  et  étant  obligé  de 
faire  une  dépense  qui  excédait  son  revenu ,  à  cause 
de  ses  infirmités.  Mais  lorsqu'on  lui  voulait  repré- 
senter cela ,  quand  il  faisait  quelque  aumône  consi- 
dérable ,  il  se  fâchait ,  et  disait  :  J'ai  remarqué  une 
chose,  que,  quelque  pauvre  qu'on  soit,  on  laisse  tou- 
jours quelque  chose  en  mourant.  Ainsi  il  fermait  la 
bouche  :  et  il  a  été  quelquefois  si  avant ,  qu'il  s'est 
réduit  à  prendre  de  l'argent  au  change,  pour  avoir 
donné  aux  pauvres  tout  ce  qu'il  avait ,  et  ne  voulant 
pas  après  cela  injportuner  ses  amis. 

Dès  que  l'affaire  des  carrosses  fut  établie ,  il  me 
dit  qu'il  voulait  demander  mille  francs  par  avance 
sur  sa  part  à  des  fermiers  avec  qui  l'on  traitait ,  si 
l'on  pouvait  demeurer  d'accord  avec  eux,  parce 
qu'ils  étaient  de  sa  connaissance ,  pour  envoyer  aux 
pauvres  de  Blois  ;  et  comme  je  lui  disais  que  l'affaire 
n'était  pas  assez  sûre  pour  cela ,  et  qu'il  fallait  atten- 
dre à  une  autre  année ,  il  me  fit  tout  aussitôt  cette 
réponse  :  Qu'il  ne  voyait  pas  un  grand  inconvénient 
à  cela,  parce  que  s'ils  perdaient,  il  le  leur  rendrait 
de  soii  bien,  et  qu'il  n'avait  garde  d'attendre  à  une 
autre  année ,  parce  que  le  besoin  était  trop  pressant 
pour  différer  la  charité.  Et  comme  on  ne  s'accordait 
pas  avec  ces  personnes,  il  ne  put  exécuter  cette  réso- 
lution ,  paç  laquelle  il  nous  faisait  voir  la  vérité  de  ce 
qu'il  nous  avait  dit  tant  de  fois ,  et  qu'il  ne  souhaitait 
avoir  du  bien  que  pour  en  assister  les  pauvres ,  puis- 
qu'on même  temps  que  Dieu  lui  donnait  l'espérance 
d'en  avoir,  il  coinmençait  à  le  distribuer  par  avance, 
avant  même  qu'il  en  f lit  assuré. 

Sa  charité  enyers  les  pauvres  avait  toujours  été 
fort  grande  ;  mais  elle  était  si  fort  redoublée  à  la  fin 
de  sa  vie,  que  je  ne  pouvais  le  satisfaire  davantage 
que  de  l'en  entretenir.  Il  m'exhortait  avec  grand 
soin  depuis  quatre  ans  à  me  consacrer  au  service  des 
pauvres,  et  à  y  porter  mes  enfants.  Et  quand  je  hù 
disais  que  je  craignais  que  cela  ne  me  divertît  du 
soin  de  nia  famille^  il  me  disait  que  ce  n'était  que 
mapqi^e  de  ))onne  volonté ,  et  que  comme  il  y  a  di- 


vers degrés  dans  cette  vertu ,  on  peut  bien  la  prati- 
quer en  sorte  que  cela  ne  nuise  point  aux  affaires 
domestiques.  Il  disait  que  c'était  la  vocation  générale 
des  chrétiens ,  et  qu'il  ne  fallait  point  de  marque 
particulière  pour  savoir  si  on  y  était  appelé,  parce 
que  cela  était  certain;  que  c'est  sur  cela  que  Jésus- 
Christ  jugera  le  monde  ;  et  que  quand  on  considérait 
que  la  seule  omission  de  cette  vertu  est  cause  de  la 
damnation ,  cette  seule  pensée  serait  capable  de  nous 
porter  à  nous  dépouiller  de  tout ,  si  nous  avions  de  la 
foi.  Il  nous  disait  encore  que  la  fréquentation  des 
pauvres  est  extrêmement  utile,  en  ce  que  voyant  con- 
tinuellement les  misères  dont  ils  sont  accablés,  et  que 
même  dans  l'extrémité  de  leurs  maladies  ils  man- 
quaient des  choses  les  plus  nécessaires,  qu'après  cela 
il  faudrait  être  bien  dur  pour  ne  pas  se  priver  volon- 
tairement des  commodités  inutiles,  et  des  ajuste- 
ments superflus. 

Tousces  discours  nous  excitaient  et  nous  portaient 
quelquefois  à  faire  des  propositions  pour  trouver  des 
moyens  pour  des  règlements  généraux  qui  pourvus- 
sent à  toutes  les  nécessités  ;  mais  il  ne  trouvait  pas 
cela  bon ,  et  il  disait  que  nous  n'étions  pas  appelés  au 
général ,  mais  au  particulier ,  et  qu'il  croyait  que  la 
manière  là  plus  agréable  à  Dieu  était  de  servir  les 
pauvres  pauvrement ,  c'est-à-dire  chacun  selon  son 
pouvoir,  sans  se  remplir  l'esprit  de  ces  grands  des- 
seins qui  tiennent  de  cette  excellence  dont  il  blâmait 
la  recherche  en  toutes  choses.  Ce  n'est  pas  qu'il 
trouvât  mauvais  l'établissement  des  hôpitaux  géné- 
raux ;  au  contraire  il  avait  beaucoup  d'amour  pour 
cela ,  comme  il  l'a  bien  témoigné  par  son  testament  ; 
mais  il  disait  que  ces  grandes  entreprises  étaient  ré- 
servées à  de  certaines  personnes  que  Dieu  destinait  à 
cela,  et  qu'il  conduisait  quasi  visiblement  ;  mais  que 
ce  n'était  pas  la  vocation  générale  de  tout  le  monde, 
comme  l'assistance  journalière  et  particulière  des 
pauvres. 

Voilà  iine  partie  des  instructions  qu'il  nous  don- 
nait pour  nous  porter  à  la  pratique  de  cette  vertu 
qui  tenait  une  si  grande  place  dans  son  cœur  ;  c'est 
un  petit  échantillon  qui  nous  fait  voir  la  grandeur  de 
sa  chiarité.  Sa  pureté  n'était  pas  moindre,  et  il  avait 
un  si  grand  respect  pour  cette  vertu ,  qu'il  était  con- 
tinuellement en  garde  pour  empêcher  qu'elle  ne  fdt 
blessée  ou  dans  lui  ou  dans  les  autres ,  et  il  n'est  pas 
croyable  combien  il  était  exact  sur  ce  point.  J'en 
étais  même  dans  la  crainte;  car  il  trouvait  à  redire  à 
des  discours  que  je  faisais ,  et  que  je  croyais  très-in- 
nocents, et  dont  il  me  faisait  ensuite  voir  les  défauts, 
que  je  n'aurais  jamais  connus  sans  ses  avis.  Si  je  di- 
sais quelquefois  par  occasion  que  j'avais  vu  une  belle 
femme,  il  se  fâchait,  et  mo  disait  qu'il  ne  fallait  ja- 


10 


VIE  DE  PASCAL. 


mais  tenir  ce  discours  devant  des  laquais  ai  des  jeu- 
nes gens ,  parce  que  je  ne  savais  pas  quelles  pensées 
je  pourrais  exciter  par  là  en  eux.  Il  ne  pouvait  souf- 
frir aussi  les  caresses  que  je  recevais  de  mes  enfants, 
et  il  me  disait  qu'il  fallait  les  en  désaccoutumer,  et 
que  cela  ne  pouvait  que  leur  nuire;  et  qu'on  leur 
pouvait  témoigner  de  la  tendresse  en  mille  autres 
manières.  Voilà  les  instructions  qu'il  me  donnait  là- 
dessus  ;  et  voilà  quelle  était  sa  vigilance  pour  la  con- 
servation de  la  pureté  dans  lui  et  dans  les  autres. 

Il  lui  arriva  une  rencontre,  environ  trois  mois 
avant  sa  mort,  qui  en  fut  une  preuve  bien  sensible, 
et  qui  fait  voir  en  même  temps  la  grandeur  de  sa 
charité  :  comme  il  revenait  un  jour  de  la  messe  de 
Saiut-Sulpice ,  il  vint  à  lui  une  jeune  fille  d'environ 
quinze  ans,  fort  belle,  qui  lui  demanda  l'aumône; 
il  fut  touché  de  voir  cette  personne  exposée  à  un 
danger  si  évident;  il  lui  demanda  qui  elle  était,  et  ce 
qui  l'obligeait  ainsi  à  demander  l'aumône;  et  ayant 
su  qu'elle  était  de  la  campagne ,  et  que  son  père  était 
mort ,  et  que  sa  mère  étant  tombée  malade ,  on  l'a- 
vait portée  à  l'Hô tel-Dieu  ce  jour-là  môme,  il  crut 
que  Dieu  la  lui  avait  envoyée  aussitôt  qu'elle  avait 
été  dans  le  besoin  ;  de  sorte  que  dès  l'heure  même  il 
la  mena  au  séminaire,  où  il  la  mit  entre  les  mains 
d'un  bon  prêtre  à  qui  il  donna  de  l'argent ,  et  le 
pria  d'en  prendre  soin,  et  de  la  mettre  en  quelque 
condition  où  elle  pût  recevoir  de  la  conduite  à  cause 
de  sa  jeunesse,  et  où  elle  fôt  en  sûreté  de  sa  per- 
sonne. Et  pour  le  soulager  dans  ce  soin,  il  lui  dit 
qu'il  lui  enverrait  le  lendemain  unfr  femme  pour  lui 
acheter  des  habits,  et  tout  ce  qui  lui  serait  nécessaire 
pour  la  mettre  en  état  de  pouvoir  servir  une  maî- 
tresse. Le  lendemain  il  lui  envoya  une  femme  qui 
travailla  si  bien  avec  ce  bon  prêtre,  qu'après  l'avoir 
fait  habiller ,  ils  la  mirent  dans  une  bonne  condition. 
Et  cet  ecclésiastique  ayant  demandé  à  cette  femme 
le  nom  de  celui  qui  faisait  cette  charité,  elle  lui  dit 
qu'elle  n'avait  point  charge  de  le  dire,  mais  qu'elle 
le  viendrait  voir  de  temps  en  temps  pour  pourvoir 
pvec  lui  aux  besoins  de  cette  ûlle;  et  il  la  pria  d'ob- 
ienir  de  lui  la  permission  de  lui  dire  son  nom  :  Je 
vous  promets,  dit-il,  que  je  n'en  parlerai  jamais 
pendant  sa  vie  ;  mais  si  Dieu  permettait  qu'il  mourût 
avant  moi ,  j'aurais  de  la  consolation  de  publier  cette 
action  :  car  je  la  trouve  si  belle ,  que  je  ne  puis  souf- 
frir qu'elle  demeure  dans  l'oubli.  Ainsi  par  cette 
seule  rencontre  ce  bon  ecclésiastique,  sans  le  con- 
naître, jugeait  combien  il  avait  de  charité  et  d'a- 
mour pour  la  pureté.  Il  avait  une  extrême  tendresse 
pour  nous  ;  mais  cette  affection  n'allait  pas  jusqu'à 
l'attachement.  Il  en  donna  une  preuve  bien  sensible 
à  la  mort  de  ma  sœur,  qui  précéda  la  prenne  de  dix 


mois.  LorM}u'il  reçut  cette  nouvelle  il  ne  dit  rien  ; 
sinon  :  Dieu  nous  fasse  la  grâce  d'aussi  bien  mourir  ! 
et  il  s'est  toujours  depuis  tenu  dans  une  soumission 
admirable  aux  ordres  de  la  providence  de  Dieu ,  sans 
faire  jamais  réflexion  que  sur  les  grandes  grâces  que 
Dieu  avait  faites  à  ma  sœur  pendant  sa  vie,  et  les 
circonstances  du  temps  de  sa  mort ,  ce  qui  lui  faisait 
dire  sans  cesse  :  Bienheureux  ceux  qui  meurent, 
pourvu  qu'ils  meurent  au  Seigneur!  Lorsqu'il  me 
voyait  dans  de  continuelles  afflictions  pour  cette 
perte  que  je  ressentais  si  fort,  il  se  fâchait,  et  me 
disait  que  cela  n'était  pas  bien .  et  qu'il  ne  fallait  pas 
avoir  ces  sentiments  pour  la  mort  des  justes ,  et  qu'il 
fallait  au  contraire  louer  Dieu  de  ce  qu'il  l'avait  si 
fort  récompensée  des  petits  services  qu'elle  lui  avait 
rendus. 

C'est  ainsi  qu'il  faisais  voir  quMl  n'avait  nulle  atta- 
che pour  ceux  qu'il  a-mait;  car  s'il  eût  été  capable 
d'en  avoir,  c'eût  été  sans  doute  pour  ma  sœur,  parce 
que  c'était  assurénient  la  personne  du  monde  qu'il 
aimait  le  plus.  Mais  il  n'en  demeurait  pas  là;  car 
non-seulement  il  n'avait  point  d'attache  pour  les  au- 
tres, mais  il  ne  voulait  point  du  tout  que  les  autres 
en  eussent  pour  lui.  Je  ne  parle  pas  de  ces  attaches 
criminelles  et  dangereuses  :  car  cela  est  grossier ,  et 
tout  le  monde  le  voit  bien  ;  mais  je  parle  de  ces  ami- 
tiés ics  plus  innocentes  ;  et  c'était  une  des  choses 
sur  laquelle  il  s'observait  le  plus  régulièrement,  afin 
de  n'y  point  donner  de  sujet ,  et  même  pour  l'em- 
pêcher :  et  comme  je  ne  savais  pas  cela-,  j'étais  toute 
surprise  des  rebuts  qu'il  me  faisait  quelquefois ,  et  je 
le  disais  à  ma  sœur,  me  plaignant  à  elle  que  mon 
frère  ne  m'aimait  pas ,  et  qu'il  semblait  que  je  luf 
faisais  de  la  peine ,  lors  même  que  je  lui  rendais  mes 
services  les  plus  aifectionnés  dans  ses  infirmités.  Ma 
sœur  me  disait  là-dessus  que  je  me  trompais ,  qu'elle 
savait  le  contraire  ;  qu'il  avait  ï>our  moi  une  affec- 
tion aussi  grande  que  je  le  pouvais  souhaiter.- C'est 
ainsi  que  ma  sœur  remettait  Aion-  esprit ,  et  je  ne 
tardais  guère  à  en  voir  des  preuves  ;  car  aussitôt  qu'il 
se  présentait  quelque  occasion  où  j'avais  besoin  du 
secours  de  mon  frère,  il  l'embrassait  avec  tant  de 
soin  et  de  témoignage  d'affection ,  que  je  n'avais  pas 
lieu  de  douter  qu'il  ne  m'aimât  beaucoup  ;  de  sorto  • 
que  j'attribuais  au  chagrin  de  sa  maladie  les  manié-''' 
res  froides  dont  il  recevait  les  assiduités  que  je  lui 
rendais  pour  le  désennuyer ,  et  cette  énigme  ne  m'a 
été  expliquée  que  le  jour  même  de  sa  ^nort ,  qu'tine' 
personne  des  plus  considérables  par  la  grandeur  d«  ' 
son  esprit  etdesa  piété,  avecqui  il  avait  eu  de  grandipiT 
communications  sur  la  pratique  de  la  vertu ,  me  dit  *« 
qu'il  lui  avait  donné  ceiie  instruction  6ntr««utres,  *^ 
qu'il  ne  souffrM  jamais  de  qui  que  ee  ftU  qu-on  »/ 


VI K  DE  PASCAL. 


U 


Tainiât  avec  attachement;  que  c'était  une  faute  sur 
laquelle  on  ne  s'examine  pas  assez,  parce  qu'on 
n'en  conçoit  pas  assez  la  grandeur,  et  qu'on  ne  con- 
sidérait pas  qu'en  fomentant  et  souffrant  ces  atta- 
chements ,  on  occupait  un  cœur  qui  ne  devait  être 
qu'à  Dieu  seul  :  que  c'était  lui  faire  un  larcin  de  la 
chose  du  monde  qui  lui  était  la  plus  précieuse.  Nous 
avoiis  bien  vu  ensuite  que  ce  principe  était  bien 
avant  dans  son  cœur  ;  car,  pour  l'avoir  toujours  pré- 
sent ,  il  l'avait  écrit  de  sa  main  sur  un  petit  papier 
séparé  où  il  y  avait  ces  mots  :  «  Il  est  injuste  qu'on 
«  s'attache,  quoiqu'on  le  fasse  avec  plaisir  et  volon- 
«  tairement  :  je  tromperais  ceux  en  qui  je  ferais 
«  naître  ce  désir,  car  je  ne  suis  la  fin  de  personne, 
«  et  n'ai  de  quoi  le  satisfaire.  Ne  suis-je  pas  prêt  à 
«  mourir  Pet  ainsi  l'objet  de  leur  attachement  mourra 
«  donc?  Comme  je  serais  coupable  de  faire  croire 
«  unefausseté,  quoique  je  la  persuadasse  doucement, 
«  qu'on  la  crût  avec  plaisir ,  et  qu'en  cela  on  me  fit 
«  plaisir  :  de  même  je  suis  coupable  si  je  me  fais 
|i  «  aimer,  et  si  j'attire  les  gens  à  s'attacher  à  moi.  Je 
«  dois  avertir  ceux  qui  seraient  prêts  à  consentir  au 
«  mensonge ,  qu'ils  ne  le  doivent  pas  croire ,  quelque 
«  avantage  qu'il  m'en  revienne;  et  de  même  qu'ils 
«  ne  doivent  pas  s'attacher  à  moi ,  car  il  faut  qu'ils 
«  passent  leur  vie  et  leurs  soins  à  plaire  à  Dieu  et 
«  à  le  chercher.  » 

Voilà  de  quelle  manière  il  s'instruisait  lui-même, 
et  comme  il  pratiquait  si  bien  ses  instructions ,  que 
j'y  avais  été  trompée  moi-même.  Par  ces  marques 
que  nous  avons  de  ses  pratiques,  qui  ne  sont  venues 
à  notre  connaissance  que  par  hasard ,  on  peut  voir 
une  partie  des  lumières  que  Dieu  lui  donnait  pour  la 
perfection  de  la  vie  chrétienne. 

Il  avait  un  si  grand  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu , 
qu'il  ne  pouvait  souffrir  qu'elle  fût  violée  en  quoi  que 
ce  soit  ;  c'est  ce  qui  le  rendait  si  ardent  pour  le  ser- 
vice du  roi ,  qu'il  résistait  à  tout  le  monde  lors  des 
troubles  de  Paris,  et  toujours  depuis  il  appelait  des 
prétextes  toutes  les  raisons  qu'on  donnait  pour  ex- 
cuser cette  rébellion  ;  et  il  disait  que  dans  un  état 
établi  en  république  comme  Venise,  c'était  un 
grand  mal  de  contribuer  à  y  mettre  un  roi ,  et  op- 
primer \^  liberté  des  peuples  à  qui  Dieu  l'a  donnée; 
mais  que  dans  un  état  où  la  puissance  royale  est 
établie,  on  ne  pouvait  violer  le  respect  qu'on  lui  doit 
que  par  une  espèce  de  sacrilège  ;  puisque  c'est  non- 
seulement  une  image  de  la  puissance  de  Dieu ,  mais 
une  participation  de  cette  même  puissance,  à  U\- 
quelle  on  ne  pouvait  s'opposer  sans  résister  visible- 
ment à  l'ordre  de  Dieu  ;  et  qu'ainsi  l'on  ne  pouvait 
assez  exagérer  la  grandeur  de  cette  faute,  outre 
qu'elle  est  toujours  accompagnée  de  In  ?;uerre  civile. 


qui  est  le  plus  grand  péché  que  l'on  puisse  commettre 
contre  la  charité  du  prochain.  Et  il  observait  cette 
maxime  si  sincèrement ,  qu'il  a  refusé  dans  ce  temps- 
làdes  avantages  très-considérables  pour  n'y  pas  man- 
quer. Il  disait  ordinairement  qu'il  avait  un  aussi 
grand  éloignement  pour  ce  péché-là,  que  pour  assas- 
siner le  monde  ou  pour  voler  sur  les  grands  che- 
mins ;  et  qu'enfin  il  n'y  avait  rien  qui  fût  plus  con- 
traire à  son  naturel ,  et  sur  quoi  il  fût  moins  tenté. 

Ce  sont  là  les  sentiments  où  il  était  pour  le  service 
du  roi  :  aussi  était-il  irréconciliable  avec  ceux  qui  s'y 
opposaient  ;  et  ce  qui  faisait  voir  que  ce  n'était  pas 
par  tempérament  ou  par  attachement  à  ses  senti- 
ments, c'est  qu'il  avait  une  douceur  admirable  pour 
ceux  qui  l'offensaient  en  particulier.  En  sorte  qu'il 
n'a  jamais  fait  de  différence  de  ceux-là  d'avec  les 
autres  ;  et  il  oubliait  si  absolument  ce  qui  ne  regar- 
dait que  sa  personne,  qu'on  avait  peine  à  l'en  faire 
souvenir,  et  il  fallait  pour  cela  circonstancier  les 
choses.  Et  comme  on  admirait  quelquefois  cela,  il 
disait  :  Ne  vous  en  étonnez  pas,  ce  n'est  pas  par  vertu , 
c'est  par  oubli  réel  ;  je  ne  m'en  souviens  point  du 
tout.  Cependant  il  est  certain  qu'on  voit  par  là  que 
les  offenses  qui  ne  regardaient  que  sa  personne  ne 
lui  faisaient  pas  de  grandes  impressions,  puisqu'il  les 
oubliait  si  facilement  ;  car  il  avait  une  mémoire  si 
excellente,  qu'il  disait  souvent  qu'il  n'avait  jamais 
rien  oublié  des  choses  qu'il  avait  voulu  retenir. 

Il  a  pratiqué  cette  douceur  dans  la  pratique  des' 
choses  désobligeantes  jusqu'à  la  fin;  car  peu  de  temps 
avant  sa  mort,  ayant  été  offensé  dans  une  partie  qui 
lui  était  fort  sensible,  par  une  personne  qui  lui  avait 
de  grandes  obligations,  et  ayant  en  même  temps  reçu 
un  service  de  cette  personne ,  il  la  remercia  avec 
tant  de  compliments  et  de  civilités,  qu'il  en  était  ex^ 
cessif  :  cependant  ce  n'était  pas  par  oubli ,  puisque 
c'était  dans  le  même  temps  ;  mais  c'est  qu'en  effet  il 
n'avait  point  de  ressentiment  pour  les  offenses  qui  ne. 
regardaient  que  sa  personne. 

Toutes  ces  inclinations,  dont  j'ai  remarqué  les  par- 
ticularités, se  verront  mieux  en  abrégé  par  une  pein- 
ture qu'il  a  faite  de  lui-même  dans  un  petit  papier 
écrit  de  sa  main  en  cette  manière  : 

«  J'aime  la  pauvreté ,  parce  que  Jésus-Christ  l'a 
«aimée.  J'aime  les  biens,  parce  qu'ils  donnent 
«  moyen  d'en  assister  les  misérables.  Je  garde  la  fidé- 
«  lité  à  tout  le  monde.  Je  ne  rends  pas  le  mal  à  ceux 
«  qui  m'en  font,  mais  je  leur  souhaite  une  condition 
«  pareille  à  la  mienne ,  où  l'on  ne  reçoit  pas  le  mal 
«  ni  le  bien  de  la  plupart  des  hommes.  J'essaye 
«  d'être  toujours  véritable,  sincère,  et  fidèle  à  tous 
«  les  hommes,  et  j'ai  une  tendresse  de  cœur  pour 
«  ceux  que  Dieu  m'a  unis  plus  étroitement;  et  soit 


12 


VIE  DE  PASCAL. 


•  que  je  sois  seul  ou  à  la  vue  des  honunes ,  j'ai  en 
«  toutes  mes  actions  la  vue  de  Dieu  qui  les  doit  ju- 
«  ger,  et  à  qui  je  les  ai  toutes  consacrées.  Voilà 
(«  quels  sont  mes  sentiments ,  et  je  bénis  tous  les 
«<  jours  de  ma  vie  mon  Rédempteur  qui  les  a  mis  en 
••  moi,  et  qui  d'un  homme  plein  de  faiblesse,  de 
u  misère  ,  de  concupiscence,  d'orgueil,  et  d'ambi- 
«  tion ,  a  fait  un  honnne  exempt  de  touii  ces  maux 
»  par  la  force  de  la  grâce  à  laquelle  tout  en  est  dd , 
»  n'ayant  de  moi  que  la  misère  et  l'horreur.  » 

Il  s'était  ainsi  dépeint  lui-même,  afm  qu'ayant 
continuellement  devant  les  yeux  la  voie  par  laquelle 
Dieu  le  conduisait ,  il  ne  pût  jamais  s'en  détourner. 
Les  lumières  extraordinaires,  jointes  à  la  grandeur 
de  son  esprit,  n'empêchaient  pas  une  simplicité  mer- 
veilleuse qui  paraissait  dans  toute  la  suite  de  sa  vie, 
et  qui  le  rendait  exact  à  toutes  les  pratiques  qui  re- 
gardaient la  religion.  U  avait  un  amour  sensible  pour 
tout  l'office  divin,  mais  surtout  pour  les  petites  heu- 
res, parce  qu'elles  sont  composées  du  psaume  118, 
dans  lequel  il  trouvait  tant  de  choses  admirables , 
qu'il  sentait  de  la  délectation  à  le  réciter.  Quand  il 
s'entretenait  avec  ses  amis  de  la  beauté  de  ce  psaume, 
il  se  transportait  en  sorte  qu'il  paraissait  hors  de  lui- 
uiême;  et  cette  méditation  l'avait  rendu  si  sensible  à 
toutes  les  choses  par  lesquelles  on  tâche  d'honorer 
Dieu,  qu'il  n'en  négligeait  pas  une.  Lorsqu'on  lui 
envoyait  des  billets  tous  les  mois ,  comme  on  fait  en 
beaucoup  de  lieux ,  il  les  recevait  avec  un  respect  ad- 
mirable ;  il  en  récitait  tous  les  jours  la  sentence  ;  et 
dans  les  quatre  dernières  années  de  sa  vie,  comme 
il  ne  pouvait  travailler,  son  principal  divertissement 
était  d'aller  visiter  les  églises  oii  il  y  avait  des  reli- 
ques exposées ,  ou  quelque  solennité  ;  et  il  avait  pour 
cela  un  almanach  spirituel  qui  l'instruisait  des  lieux 
oii  il  y  avait  des  dévotions  particulières  ;  et  il  faisait 
tout  cela  si  dévotement  et  si  simplement ,  que  ceux 
qui  le  voyaient  en  étaient  surpris  :  ce  qui  a  donné 
lieu  à  cette  belle  parole  d'une  personne  très-Acr-r 
tueuse  et  très-éclairée  :  Que  la  grâce  de  Dieu  se  fait 
connaître  dans  les  grands  esprits  par  les  petites  chor 
ses,  et  dans  les  esprits  communs  pa^r  les  grandes. 

Cette  grande  simplicité  paraissait  lorsqu'on-  lui 
l»arlait  de  Dieu,  ou  de  lui-même;. de  sorte  que,  la 
veille  de  sa  mort,  un  ecclésiastique  qui  est  un  ^komme 
d'une  très-grande  science  et  d'une  très-grande  ver- 
tu l'étant  venu  voir,  comme  il  l'avait  ^ouhaité,  et 
ayant  demeuré  une  heure  aye^c  lui,  il  ,en  sortit  si 
édifié ,  qu'il  me  dit  :  Allez ,  cpqsolez-yous  ;  si  Dieu 
l'appelle,  vous  avçz  bien  sujet  de  le  louer  des  grâces 
qu'il  lui  fait.  J'avais  toujours  admiré  beaucoup  de 
grandes  choses  en  lui ,  mais  je  n'y  avajs  jamais  re- 
marqué la  grande  simplicité  que  je  viens  de  voir  : 


cela  est  incomparable  dans  un  esprit  tel  que  le  sienj 
je  voudrais  de  tout  mon  cœur  être  en  sa  place. 

Monsieur  le  curé  de  Saint-Étienne  ' ,  qui  Ta  vu 
dans  sa  maladie,  y  voyait  la  même  chose,  et  disait  à 
toute  heure  :  C'est  un  enfant  :  il  est  humble ,  il  est 
soumis  comme  un  enfant.  C'est  par  cette  même  sim- 
plicité qu'on  avait  une  liberté  tout  entière  pour  l'a- 
vertir de  ses  défauts,  et  il  se  rendait  aux  avis  qu'on 
lui  donnait,  sans  résistance.  L'extrême  vivacité  de 
son  esprit  le  rendait  quelquefois  si  impatient ,  qu'on 
avait  peine  à  le  satisfaire;  mais  quand  on  l'avertis- 
sait, ou  qu'il  s'apercevait  qu'il  avait  fâché  quelqu'un 
dans  ses  impatiences,  il  réparait  incontinent  cela  par 
des  traitements  si  doux  et  par  tant  de  bienfaits ,  que 
jamais  il  n'a  perdu  l'amitié  de  personne  par  là.  .le 
tâche  tant  que  je  puis  d'abréger,  sans  cela  j'aurais 
bien  des  particularités  à  dire  sur  chacune  des  choses 
que  j'ai  marquées;  mais  comme  je  ne  veux  pas  m'é- 
tendre,  je  viens  à  sa  dernière  maladie. 

Ellecommença  par  un  dégoût  étrange  qui  lui  prit 
deux  mois  avant  sa  mort  :  son  médecin  lui  conseilla 
de  s'abstenir  de  manger  du  solide,  et  de  se  purger; 
pendant  qu'il  était  en  cet  état,  il  fit  une  action  de 
charité  bien  remarquable.  Il  avait  chez  lui  un  bon 
homme  avec  sa  femme  et  tout  son  ménage,  à  qui  il 
avait  donné  une  chambre,  et  à  qui  il  fournissait  du 
bois,  tout  cela  par  charité;  car  il  n'en  tirait  point 
d'autre  service  que  de  n'être  point  seul  dans  sa  mai- 
son. Ce  bon  homme  avait  un  fils,  qui  étant  tombé 
malade,  en  ce  temps-là,  de  la  petite  vérole,  mon 
frère,  qui  avait  besoin  de  mes  assistances,  eut  peur 
que  je  n'eusse  de  l'appréhension  d'aller  chez  lui  à 
cause  de  mes  enfants.  Cela  l'obligea  à  penser  de  se 
séparer  de  ce  malade;  mais  comme  il  craignait  qu'il 
ne  fûten  danger  si  on  le  transportait  en  cet  état  hors 
de  sa  maisoh,  il  aima  mieux  en  sortir  luî-mêifie,  quoi- 
qu'il fût  déjà  fort  mal,  disant  :  Il  y  à  moins  de  danger 
pour  moi  dans  ce  changement  de  demeure,  c'est 
pourquoi  il  faut  que  ce  soit  moi  qui  quitte.  Ainsi  il 
sortit  de  sa  maison  le  29  juin,  pour  venir  chez  nous, 
et  il  n'y  rentra  jamais  ;  car  trois  jours  après  il  com- 
mença d'être  attaqué  d'une  colique  très-violente  qiii 
lui  ôtait  absolument  le  sommeil.  Mais  comme  il  avait 
une^rande  force  d'esprit  et  un  grand  courage*,  il  endu- 
rait ses  douleurs  avec  une  patience  admirable.'  If  ne 
laissait  pas  de  se  lever  tous  lesjonrs  et  de  prendre  lui- 
même  ses  remèdes^  sans  vouloir  souffrir  qu'on  lui  ren- 
dît le  moindre  service.  Les  médecinsqui  letraitaient 
vopient  que  ses  douleurs  étaient  considérables  ;  mais 
parce  qu'il  avait  le  pouls  fort  bon,  sah^  aùcime  âlté-. 
ration  ni  apparence  de  fièvre,  ils  assuraient  qu'il  nY*    . 

}  G¥l.«i»lopèrf  Bcurn^r,'  (lrpfi«,iW)«di^'S.1inté-dciKrtiêve!  ' 


VIE  DE  P-ÏSC/VL. 


VA 


;ivait  aucun  péril,  se  servant  même  dt  ces  mots  :  li 
n'y  a  pas  la  moindre  ombre  de  danger.  Nonobstant 
ce  discours,  voyant  que  la  continuation  de  ses  dou- 
leurs et  de  ses  grandes  veilles  l'affaiblissait,  dès  le 
quatrième  jour  de  sa  colique,  et  avant  même  que 
d'être  alité,  il  envoya  quérir  M.  le  curé  et  se  confessa. 
Cela  fit  du  bruit  parmi  ses  amis,  et  en  obligea  quel- 
ques-uns de  le  venir  voir ,  tout  épouvantés  d'appré- 
hension. Les  médecins  mêmes  en  furent  si  surpris, 
qu'ils  ne  purent  s'empêcher  de  le  témoigner,  disant 
que  c'était  une  marque  d'appréhension  à  quoi  ils  ne 
s'attendaient  pas  de  sa  part.  Mon  frère  voyant  l'émo- 
tion que  cela  avait  causée,  en  fut  fâché,  et  me  dit  : 
J 'eusse  voulu  communier  ;  mais  puisque  je  vois  qu'on 
est  surpris  dp  ma  confession,  j'aurais  peur  qu'on  ne 
le  fût  davantage;  c'est  pourquoi  il  vaut  mieux  diffé- 
rer. M.  le  curé  ayant  été  de  cet  avis,  il  ne  communia 
pas.  Cependant  son  mal  continuait ,  et  conmie  M.  le 
curé  le  venait  voir  de  temps  en  temps  par  visite,  il 
ne  perdait  pas  une  de  ces  occasions  pour  se  confes- 
ser ,  et  n'en  disait  rien ,  de  peur  d'effrayer  le  monde, 
parce  que  les  médecins  assuraient  toujours  qu'il  n'y 
avait  nul  danger  à  sa  maladie;  et  en  effet  il  y  eut 
quelque  diminution  en  ses  douleurs,  en  sorte  qu'il  se 
levait  quelquefois  dans  sa  chambre.  Elles  ne  le  quit- 
tèrent jamais  néanmoins  tout  à  fait,  et  même  elles 
revenaient  quelquefois ,  et  il  maigrissait  aussi  beau- 
coup ,  ce  qui  n'effrayait  pas  beaucoup  les  médecins  : 
mais,  quoi  qu'ils  pussent  dire,  il  dit  toujours  qu'il 
était  en  danger,  et  ne  manqua  pas  de  se  confesser 
toutes  les  fois  que  M.  le  curé  le  venait  voir.  Il  fit 
même  son  testament  durant  ce  temps-là,  où  les  pau- 
vres ne  furent  pas  oubliés ,  et  il  se  fit  violence  pour 
ne  leur  pas  donner  davantage,  car  il  me  dit  que  si 
M.  Périer  eût  été  à  Paris,  et  qu'il  yeût  consenti,  il 
aurait  disposé  de  tout  son  bien  en  faveur  des  pau- 
vres; et  enfin  il  n'avai^  riep  dans  l'esprit  et  dans  le 
cœur  que  les  pauvres,  et  il  me  disait  quelquefois  ; 
D'où  vient  que  je  n'f^i  jamais  rien  fait  pour  les  pau- 
vres ,  quoique  j'aie  toujours  eu  un  si  grand  amour 
pour  eux?  Je  lui  dis  :  C'est  que  vous  n'avez  jamais 
eu  as^ez  de  bien  pour  Içur  donner  de  grandes  assis- 
tances. Et  il  me  répondit  :  Puisque  je  n'avais  pas  de 
bien  pour  leur  ei?^  donner ,  je  devais  leur  avoir  donné 
mop  temps  et  ma  peine;  c'est  à  quoi  j'^i  failli  ;  et  si 
les  médecins  disent  vrai ,  et  si  Dieu  permet  que  je  me 
relève  de  cette  maladie ,  je  suis  résolu  de  n'avoir  point 
d'autre  emploi  lU  ppjnt  d'autre  occupiation  tout  le 
reste  de  ma  vie,que  le  seryice  xles  pauvres.  Ce  sont 
les  sentiments  dans  lesquels  Dieu  l'a  pris. 

H  joignait  ç^  cette  ardente  charité  pendant  sa  ma- 
ladie une  patience  si  admirable,  qu'il  édifiait  et  sur- 
prenait toutes  ,le^  personnes  qui  étaient  autour  de 


lui ,  et  il  disait  à  ceux  qui  lui  témoignaient  avoir  de  la 
peine  de  voir  l'état  où  il  était,  que,  pour  lui,  il  n'en 
avait  pas ,  et  qu'il  appréhendait  même  de  guérir  ;  et 
quand  on  lui  en  demandait  la  raison,  il  disait  :  C'est 
que  je  connais  les  dangers  de  la  santé  et  les  avanta- 
ges de  la  maladie.  Il  disait  encore  au  plus  fort  de  ses 
douleurs ,  quand  on  s'affligeait  de  les  lui  voir  souf- 
frir :  Ne  me  plaignez  point ,  la  maladie  est  l'état  na- 
turel des  chrétiens,  parce  qu'on  est  par  là,  comme  on 
devrait  toujours  être,  dans  la  souffrance  des  maux , 
dans  la  privation  de  tous  les  biens  et  de  tous  les  plai- 
sirs des  sens ,  exempt  de  toutes  les  passions  qui  tra- 
vaillent pendant  tout  le  cours  de  la  vie,  sans  ambi- 
tion, sans  avarice,  dans  l'attente  continuelle  de  la 
mort.  N'est-ce  pas  ainsi  que  les  chrétiens  devraient 
passer  la  vie.^  Et  n'est-ce  pas  un  grand  bonheur 
quand  on  se  trouve  par  nécessité  dans  l'état  où  l'on 
est  obligé  d'être,  et  qu'on  n'a  autre  chose  à  faire  qu'à 
se  soumettre  humblement  et  paisiblement  .5*  C'est 
pourquoi  je  ne  demande  autre  chose  que  de  prier 
Dieu  qu'il  me  fasse  cette  grâce.  Voilà  dans  quel 
esprit  il  endurait  tous  ses  maux. 

Il  souljaitait  beaucoup  de  communier;  mais  les 
médecins  s'y  opposaient ,  disant  qu'il  ne  le  pouvait 
faire  à  jeun,  à  moins  que  ce  ne  fût  la  nuit  :  ce  qu'il 
ne  trouvait  pas  à  propos  de  faire  sans  nécessite ,  et 
que  pour  communier  en  viatique  il  fallait  être  en 
danger  de  mort  ;  ce  qui  ne  se  trouvant  pas  en  lui ,  ils 
ne  pouvaient  pas  lui  donner  ce  conseil.  Cette  résis- 
tance le  fâchait  ;  mais  il  était  contraint  d'y  céder! 
Cependant  sa  colique  continuant  toujours ,  on  lui  or- 
donna de  boire  des  eaux ,  qui  en  effet  le  soulagèrent 
beaucoup  :  mais  au  sixième  d'août  il  sentit  un  grand 
étourdissement  avec  une  grande  douleur  de  tête  ;  et 
quoique  les  médecins  ne  s'étonnassent  pas  de  cela,  et 
qu'ils  l'assurassent  que  ce  n'était  que  la  vapeur  des 
eaux ,  il  ne  laissa  pas  de  se  confesser ,  et  il  demanda 
avec  des  instances  incroyables  qu'on  le  fit  commu- 
nier ,  et  qu'au  nom  de  Dieu  on  trouvât  moyen  de  re- 
médier à  tous  les  inconvénients  qu'on  lui  avait 
allégués  jusqu'alors;  et  il  pressa  tant  pour  cela, 
qu'une  personne  qui  se  trouva  présente  lui  repro- 
cha qu'il  avait  de  l'inquiétude,  et  qu'il  devait  se 
rendre  au  sentiment  de  ses  amis;  qu'il  se  portait 
mieux  .  et  qu'il  n'avait  presque  plus  de  colique;  et 
que  ne  lui  restant  plus  qu'une  vapeur  d'eau,  il  n'é- 
tait pas  juste  qu'il  se  fît  porter  le  saint-sacrement, 
qu'il  valait  mieux  différer,  pour  faire  cette  action 
à  l'église.  Il  répondit  à  cela  :  On  ne  sent  pas  mon 
mal ,  et  on  y  sera  trompé  ;  ma  douleur  de  tête  a  quel- 
que chose  de  fort  extraordinaire.  Néanmoins  voyant 
une  si  grande  opposition  à  son  désir,  il  n'osa  plus 
en  parler  ;  mais  il  dit  :  Puisqu'on  ne  me  veut  pas  ac- 


14 


VIE  DK  PASCAL. 


corder  cette  grâce,  j'y  voudrais  bien  suppléer  par  quel- 
que bonne  œuvre,  et  ne  pouvant  pas  communier  dans 
le  chef,  je  voudrais  bien  communier  dans  les  mem- 
bres ;  et  pour  cela  j'ai  pensé  d'avoir  céans  un  pauvre 
malade  à  qui  on  rende  les  mêmes  services  comme  à 
moi,  qu'on  prenne  une  garde  exprès,  et  enlin  qu'il 
n'y  ait  aucune  différence  de  lui  à  moi ,  afin  que  j'aie 
cette  consolation  de  savoir  qu'il  y  a  un  pauvre  aussi 
bien  traité  que  moi ,  dans  la  confusion  que  je  souffre 
de  me  voir  dans  la  grandeabondancede  toutes  choses 
où  je  me  vois.  Car  quand  je  pense  qu'au  même  temps 
que  je  suis  si  bien ,  il  y  a  une  infînité  de  pauvres  qui 
sont  plus  malades  que  moi ,  et  qui  manquent  des 
choses  les  plus  nécessaires,  cela  me  fait  une  peine 
que  je  ne  puis  supporter;  et  ainsi  je  vous  prie  de  de- 
mander un  malade  à  monsieur  le  curé  pour  le  dessein 
que  j'ai. 

J'envoyai  à  monsieur  le  curé  à  l'heure  même, 
qui  manda  qu'il  n'y  en  avait  point  qui  fût  en  état 
d'être  transporté;  mais  qu'il  lui  donnerait,  aussitôt 
qu'il  serait  guéri,  un  moyen  d'exercer  sa  charité, 
en  se  chargeant  d'un  vieux  homme  dont  il  prendrait 
soin  le  reste  de  sa  vie  :  car  monsieur  le  curé  ne  dou- 
,  tait  pas  alors  qu'il  ne  dilt  guérir. 
*'■  Comme  il  vit  qu'il  ne  pouvait  pas  avoir  un  pauvre 
;.en  sa  maison  avec  lui,  il  me  pria  donc  de  lui  faire 
cette  grâce  de  le  faire  porter  aux  Incurables,  parce 
qu'il  avait  grand  désir  de  mourir  en  la  compagnie 
des  pauvres.  Je  lui  dis  que  les  médecins  ne  trou- 
vaient pas  à  propos  de  le  transporter  en  l'état  où  il 
était  :  ce  qui  le  fâcha  beaucoup  ;  il  me  fit  promettre 
que  s'il  avait  un  peu  de  relâche,  je  lui  donnerais 
cette  satisfaction. 

Cependant  cette  douleur  de  tête  augmentant,  il 
la  souffrait  toujours  comme  tous  les  autres  maux, 
c'est-à-dire  sans  se  plaindre;  et  une  fois,  dans  le 
plus  fort  de  sa  douleur ,  le  dix-septième  d'août ,  il  me 
pria  de  faire  une  consultation;  mais  il  entra  en 
même  temps  en  scrupule,  et  me  dit  :  Je  crains  qu'il 
n'y  ait  trop  de  recherche  dans  cette  demande.  Je  ne 
laissai  pourtant  pas  de  la  faire;  et  les  médecins  lui 
ordonnèrent  de  boire  du  petit-lait ,  lui  assurant  tou- 
jours qu'il  n'y  avait  nul  danger,  et  que  ce  n'était 
que  la  migraine  mêlée  avec  la  vapeur  des  eaux. 
Néanmoins,  quoi  qu'ils  pussent  dire,  il  ne  les  crut 
jamais,  et  me  pria  d'avoir  un  ecclésiastique  pour 
passer  la  nuit  auprès  de  lui;  et  moi-même  je  le 
trouvai  si  mal,  que  je  donnai  ordre,  sans  en  rien 
dire,  d'apportei^  des  cierges  et  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  le  faire  communier  le  lendemain  matin. 

Ces  apprêts  ne  furent  pas  inutiles  ;  mais  ils  servi- 
rent plustôt  que  nous  n'avions  pensé  :  car  environ 
minuit,  il  lui  prit  une  convulsion  si  violente,  que, 


quand  elle  tut  passée ,  nous  cnlmes  qu'il  était  mort,  i 
et  nous  avions  cet  extrême  déplaisir,  avec  tous  les 
autres,  de  le  voir  mourir  sans  le  saint-sacrement , 
après  l'avoir  demandé  si  souvent  avec  tant  d'in- 
stance. Mais  Dieu,  qui  voulait  récompenser  un  désir 
si  fervent  et  si  juste ,  suspendit  comme  par  un  mira- 
cle cette  convulsion ,  et  lui  rendit  son  jugement  en- 
tier, comme  dans  sa  parfaite  santé;  en  sorte  que 
monsieur  le  curé  entrant  dans  sa  chambre  avec  le 
saint -sacrement,  lui  cria  :  Voici  celui  que  vous 
avez  tant  désiré.  Ces  paroles  achevèrent  de  le  ré- 
veiller; et  comme  monsieur  le  curé  approcha  pour 
lui  donner  la  communion,  il  fit  un  effort,  et  il  se 
leva  seul  à  moitié ,  pour  le  recevoir  avec  plus  de  res- 
pect; et  monsieur  le  curé  l'ayant  interrogé,  suivant 
la  coutume ,  sur  les  principaux  mystères  de  la  foi ,  il 
répondit  distinctement:  Oui,  monsieur,  je  crois  tout 
cela  de  tout  mon  cœur.  Ensuite  il  reçut  le  saint 
viatique  et  l'extrême-onction  avec  des  sentiments 
si  tendres,  qu'il  en  versait  des  larmes.  Il  répondit  à 
tout,  remercia  monsieur  le  curé  ;  et  lorsqu'il  le  bénit 
avec  le  saint  ciboire,  il  dit  :  Que  Dieu  ne  m'aban- 
donne jamais  !  Ce  qui  fut  comme  ses  dernières  paro- 
les; car,  après  avoir  fait  son  action  de  grâces,  un 
moment  après  ses  convulsions  le  reprirent ,  qui  ne  le 
quittèrent  plus,  et  qui  ne  lui  laissèrent  pas  un  instant 
de  liberté  d'esprit  :  elles  durèrent  jusqu'à  sa  mort , 
qui  fut  vingt-quatre  heures  après,  le  dix-neuvième 
d'août  mil  six  cent  soixante-deux,  à  une  heure  du 
matin ,  âgé  de  trente-neuf  ans  deux  mois. 


««»«»«•«»• 


1 '♦ll»î*»r.r;{».     lî     1^ 


PREFACE 


Où  l'on  fait  voir  de  quelle  manière  ces  Pehsées  ont  été  écrites 
et  recueillies  ;  ce  qui  en  a  fait  retarder  l'impression  ;  quel 
était  le  dessein  de  l'auteur  dans  cet  ouvrage ,  et  comment  il 
a  passé  les  dernières  années  de  sa  vie.  ' 


Avr^iL. 


TÎ  î'^ 


raécal,  ayant  qtiitté  fort  jeune  l'étude  des  ma- 
thématiques ,  de  la  physique ,  et  des  autres  sciences 
profanes,  dans  lesquelles  il  avait  fait  un  si  grand  pro- 
grès, commença,  vers  la  trentième  année  de  son 
âge ,  à  s'appliquer  à  des  choses  plus  sérieuses  et  plus 
relevées ,  et  à  s'adonner  uniquement ,  autant  que  sa 
santé  le  put  permettre ,  à  l'étude  de  l'Écriture ,  des 
Pères ,  et  de  la  morale  chrétienne. 

Mais  quoiqu'il  n'ait  pas  moins  excellé  dans  ce»  1 
sortes  de  sciences,  comme  il  l'a  bien  fait  paraître  par  ^ 
des  ouvrages  qui  passent  pour  assez  achevés  en  lèttr  ] 
genre,  on  peut  dire  néanmoins  que,  si  Dieu  eût   ^ 


PREFACi:. 


15 


pfrmisqu'il  eût  travaillé  quelque  temps  à  celui  qu'il 
avait  dessein  de  faire  sur  la  religion ,  et  auquel  il 
voulait  employer  tout  le  reste  de  sa  vie ,  cet  ouvrage 
eilt  beaucoup  surpassé  tous  les  autres  qu'on  a  vus 
de  lui;  parce  qu'en  effet  les  vues  qu'il  avait  sur  ce 
sujet  étaient  infiniment  au-dessus  de  celles  qu'il 
avait  sur  toutes  les  autres  choses. 

Je  crois  qu'il  n'y  aura  personne  qui  n'en  soit  fa- 
cilement persuadé  en  voyant  seulement  le  peu  que 
l'on  en  donne  à  présent,  quelque  imparfait  qu'il 
paraisse,  et  principalement  sachant  la  manière  dont 
il  y  a  travaillé,  et  toute  l'histoire  du  recueil  qu'on  en 
a  fait.  Voici  comment  tout  cela  s'est  passé. 

Pascal  conçut  le  dessein  de  cet  ouvrage  plusieurs 
années  avant  sa  mort  ;  mais  il  ne  faut  pas  néanmoins 
s'étonner  s'il  fut  si  longtemps  sans  en  rien  mettre 
par  écrit  :  car  il  avait  toujours  accoutumé  de  songer 
beaucoup  aux  choses ,  et  de  les  disposer  dans  son 
esprit  avant  que  de  les  produire  au  dehors ,  pour 
bien  considérer  et  examiner  avec  soin  celles  qu'il 
fallait  mettre  les  premières  ou  les  dernières,  et  l'or- 
dre qu'il  leurdevait  donner  à  toutes,  afin  qu'elles  pus- 
sent faire  l'effet  qu'il  désirait.  Et  comme  il  avait  une 
mémoire  excellente,  et  qu'on  peut  dire  même  prodi- 
gieuse ,  en  sorte  qu'il  a  souvent  assuré  qu'il  n'avait 
jamais  rien  oublié  de  ce  qu'il  avait  une  fois  bien 
imprimé  dans  son  esprit  ;  lorsqu'il  s'était  ainsi  quel- 
que temps  appliqué  à  un  sujet ,  il  ne  craignait  pas 
que  les  pensées  qui  lui  étaient  venues  lui  pussent 
jamais  échapper;  et  c'est  pourquoi  il  différait  assez 
souvent  de  les  écrire,  soit  qu'il  n'en  eût  pas  le  loisir, 
soit  que  sa  santé ,  qui  a  presque  toujours  été  languis- 
sante ,  ne  fût  pas  assez  forte  pour  lui  permettre  de 
travailler  avec  application. 

C'est  ce  qui  a  été  cause  que  l'on  a  perdu  à.sa 
mort  la  plus  grande  partie  de  cequ'il  avait  déjà  conçu 
touchant  son  dessein  ;  car  il  n'a  presque  rien  écrit 
des  principales  raisons  dont  il  voulait  se  servir,  des 
fondements  sur  lesquels  il  prétendait  appuyer  son 
I  ouvrage ,  et  de  l'ordre  qu'il  voulait  y  garder  :  ce  qui 
était  assurément  très -considérable.  Tout  cela  était 
parfaitement  bien  gravé  dans  son  esprit  et  dans  sa 
mémoire;  mais,  ayant  négligé  de  l'écrire  lorsqu'il 
l'aurait  peut-être  pu  faire,  il  se  trouva,  lorsqu'il 
l'aur^iit  bien  voulu,  hors  d'état  d'y  pouvoir  .du  tout 
travailler.  - 

ïlfSe  rencontrq, néanmoins  une  occasion,  il  y  a 
environ  dix  ou  douze  ans,  en  laquelle  on  l'obligea, 
non  pas  d'écrire  ce  qu'il  avait  dans  l'esprit  sur  ce 
sujet-là^  mais  d'en  dire  quelque  chose  de  vive  voix. 
!!  le  fitdçnc  en  présence  et  à  la  prière  de  plusieurs 
personnes  très-considérables  de  ses  amis.  Il  leur  dé- 
veloppa en  peu  de  mots  le  plan  de  tout  son  ouvrage  : 


il  leur  représenta  ce  qui  en  devait  faire  le  sujet  et  la 
matière  :  il  leur  en  rapporta  en  abrégé  les  raisons 
et  les  principes ,  et  il  leur  expliqua  l'ordre  et  la  suite 
des  choses  qu'il  y  voulait  traiter.  Et  ces  personnes, 
qui  sont  aussi  capables  qu'on  le  puisse  être  de  juger 
de  ces  sortes  de  choses,  avouent  qu'elles  n'ont  jamais 
rien  entendu  de  plus  beau,  de  plus  fort,  de  plus 
touchant,  ni  de  plus  convaincant;  qu'elles  en  furent 
charmées  ;  et  que  ce  qu'elles  virent  de  ce  projet  et 
de  ce  dessein  dans  un  discours  de  deux  ou  trois  heu- 
res fait  ainsi  sur-le-champ  ,  et  sans  avoir  été  prémé- 
dité ni  travaillé,  leur  fit  juger  ce  que  ce  pourrait  être 
un  jour,  s'il  était  jamais  exécuté  et  conduit  à  sa  per- 
fection par  une  personne  dont  elles  connaissaient  la 
force  et  la  capacité;  qui  avait  accoutumé  de  travail- 
ler tellement  tous  ses  ouvrages,  qu'il  ne  se  contentait 
presque  jamais  de  ses  premières  pensées,  quelque 
bonnes  qu'elles  parussent  aux  autres,  et  qui  a  refait 
souvent  jusqu'à  huit  ou  dix  fois  des  pièces  que 
tout  autre  que  lui  trouvait  admirables  dès  la  pre- 
mière. 

Après  qu'il  leur  eut  fait  voir  quelles  sont  les  preu- 
ves qui  font  le  plus  d'impression  sur  l'esprit  des  hom- 
mes ,  et  qui  sont  les  plus  propres  à  les  persuader ,  il 
entreprit  de  montrer  que  la  religion  chrétienne  avait 
autant  de  marques  de  certitude  et  d'évidence  que  les 
choses  qui  sont  reçues  dans  le  monde  pour  les  plus 
indubitables. 

Il  commença  d'abord  par  une  peinture  de  l'homme, 
où  il  n'oublia  rien  de  tout  ce  qui  le  pouvait  faire 
connaître  et  au  dedans  et  au  dehors  de  lui-même,  et 
jusqu'aux  plus  secrets  mouvements  de  son  cœur.  Il 
supposa  ensuite  un  homme  qui ,  ayant  toujours  vécu 
dans  une  ignorance  générale ,  et  dans  l'indifférence 
à  l'égard  de  toutes  choses ,  et  surtout  à  l'égard  de 
soi-même,  vient  enfin  à  seconsidérer  dans  ce  tableau» 
et  à  examiner  ce  qu'il  est.  Il  est  surpris  d'y  découvrir 
une  infinité  de  choses  auxquelles  il  n'a  jamais  pensé  ; 
et  il  ne  saurait  remarquer,  sans  étonnement  et  sans 
admiration ,  tout  ce  que  Pascal  lui  fait  sentir  de  sa 
grandeur  et  de  sa  bassesse ,  de  ses  avantages  et  de 
ses  faiblesses ,  du  peu  de  lumières  qui  lui  reste,  et 
des  ténèbres  qui  l'environnent  presque  de  toutes 
parts,  et  enfin  de  toutes  les  contrariétés  étonnantes 
qui  se  trouvent  dans^  sa  nature.  Il  ne  peut  plus  après 
cela  dememrer  dans  l'indifférence,  s'il  a  tant  soit  peu 
de  raison  ;  et  quelque  insensible  qu'il  ait  été  jusques 
alors ,  il  doit  Souhaiter ,  après  avoir  ainsi  connu  ce 
qu'il  est ,  de  connaître  aussi  d'où  il  vient  et  ce  qu'il 
doit  devenir. 

Pascal,  l'ayant  mis  dans  celte  disposition  de  cher- 
cher à  s'instruire  sur  un  doutesi  im|)ortant,  l'adresse 
premièrement  aux  philosophes;  et  c'est  là  qu'apVès 


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PKNSKES  DE  PASCAL. 


lui  avoir  développé  tout  ce  que  les  plus  grands  phi- 
losophes de  toutes  les  sectes  ont  dit  sur  le  sujet  de 
rhoiinne,  il  lui  fait  observer  tant  de  défauts,  tant 
de  faiblesses,  tant  de  contradictions,  et  tant  de  faus- 
setés dans  tout  ce  qu'ils  en  ont  avancé,  qu'il  n'est  pas 
difficile  à  cet  homme  déjuger  que  ce  n'est  pas  là  où 
il  doit  s'en  tenir. 

Il  lui  fait  ensuite  parcourir  tout  l'univers  et  tous 
les  âges,  pour  lui  faire  remarquer  une  infinité  de 
religions  qui  s'y  rencontrent;  mais  il  lui  fait  voir 
en  même  temps ,  par  des  raisons  si  fortes  et  si  con- 
vaincantes, que  toutes  ces  religions  ne  sont  remplies 
que  de  vanité,  de  folies,  d'erreurs,  d'égarements,  et 
d'extravagances ,  qu'il  n'y  trouve  rien  encore  qui 
le  puisse  satisfaire. 

Enfin  il  lui  fait  jeter  les  yeux  sur  le  peuple  juif, 
et  il  lui  en  fait  observer  des  circonstances  si  extraor- 
dinaires, qu'il  attire  facilement  son  attention.  Après 
lui  avoir  représenté  tout  ce  que  ce  peuple  a  de  sin- 
gulier, il  s'arrête  particulièrement  à  lui  faire  remar- 
quer un  livre  unique  par  lequel  il  se  gouverne ,  et 
qui  comprend  tout  ensemble  son  histoire,  sa  loi,  et 
sa  religion.  A  peine  a-t-il  ouvert  ce  livre,  qu'il  lui 
apprend  que  le  monde  est  l'ouvrage  d'un  Dieu ,  et 
que  c'est  ce  même  Dieu  qui  a  créé  l'homme  à  son 
image,  et  qui  l'a  doué  de  tous  les  avantages  du  corps 
et  de  l'esprit  qui  convenaient  à  cet  état.  Quoiqu'il 
n*ait  rien  encore  qui  le  convainque  de  cette  vérité, 
elle  ne  laisse  pas  de  lui  plaire  ;  et  la  raison  seule  suffit 
pour  lui  faire  trouver  plus  de  vraisemblance  dans 
cette  supposition  qu'un  Dieu  est  l'auteur  des  hom- 
mes et  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  l'univers,  que  dans  tout 
ce  que  ces  mêmes  hommes  se  sont  imaginé  par  leurs 
propres  lumières.  Ce  qui  l'arrête  en  cet  endroit  est 
de  voir,  par  la  peinture  qu'on  lui  a  faite  de  l'homme, 
qu'il  est  bien  éloigné  de  posséder  tous  ces  avantages 
qu'il  a  dû  avoir  lorsqu'il  est  sorti  des  mains  de  son 
auteur;  mais  il  ne  demeure  pas  longtemps  dans  ce 
doute  :  car,  dès  qu'il  poursuit  la  lecture  de  ce  même 
livre ,  il  y  trouve  qu'après  que  l'homme  eut  été  créé 
de  Dieu  dans  l'état  d'innocence ,  et  avec  toute  sorte 
de  perfections,  sa  première  action  fut  de  se  révolter 
contre  son  créateur,  et  d'employer  à  l'offenser  tous 
les  avantages  qu'il  en  avait  reçus. 

Pascal  lui  fait  alors  comprendre  que  ce  crime 
ayant  été  le  plus  grand  de  tous  les  crimes  en  toutes 
ses  circonstances ,  il  avait  été  puni  non-seulement 
dans  cepremier  homme,  qui,  étant  déchu  par  là  de 
son  état,  tomba  tout  d'un  coup  dans  la  misère,  dans 
la  faiblesse,  dans  l'erreur,  et  dans  l'aveuglement,  mais 
encore  dans  tous  ses  descendants ,  à  qui  ce  même 
homme  a  communiqué  et  communiquera  encore  sa 
corruption  dans  toute  la  suite  des  temps. 


Il  lui  montre  ensuite  divers  endroits  de  ce  livre 
où  il  a  découvert  cette  vérité.  Il  lui  fait  prendre  garde 
qu'il  n'y  est  plus  parlé  de  l'homme  que  par  rapport 
à  cet  état  de  faiblesse  et  de  désordre;  qu'il  y  est  dit 
souvent  que  toute  chair  est  corrompue,  que  les  hom- 
mes sont  abandonnés  à  leurs  sens,  et  qu'ils  ont  une 
pente  au  mal  dès  leur  naissance.  11  lui  fait  voir  en- 
core que  cette  première  chute  est  la  source,  non-seu- 
lement de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  incompréhensible 
dans  la  nature  de  l'homme,  mais  aussi  d'une  infinité 
d'effets  qui  sont  hors  de  lui ,  et  dont  la  cause  lui  est 
inconnue.  Enfin  il  lui  représente  l'homme  si  bien 
dépeint  dans  tout  ce  livre,  qu'il  ne  lui  paraît  plus  dif- 
férent de  la  première  image  qu'il  lui  en  a  tracée. 

Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  fait  connaître  à  cet 
homme  son  état  plein  de  misère;  Pascal  lui  apprend 
encore  qu'il  trouvera  dans  ce  même  livre  de  quoi  se 
consoler.  Et  en  effet,  il  lui  fait  remarquer  qu'il  y  est 
dit  que  le  remède  est  entre  les  mains  de  Dieu  ;  que 
c'est  à  lui  que  nous  devons  recourir  pour  avoir  les 
forces  qui  nous  manquent  ;  qu'il  se  laissera  fléchir, 
et  qu'il  enverra  même  aux  hommes  un  libérateur, 
qui  satisfera  pour  eux ,  et  qui  suppléera  à  leur  im- 
puissance. 

Après  qu'il  lui  a  expliqué  un  grand  nombre  de  re- 
marques très-particuHères  sur  le  livre  de  ce  peuple , 
il  lui  fait  encore  considérer  que  c'est  le  seul  qui  ait 
parlé  dignement  de  l'Être  souverain,  et  qui  ait  donné 
l'idée  d'une  véritable  religion.  Il  lui  en  fait  concevoir 
les  marques  les  plus  sensibles  qu'il  applique  à  celles 
que  ce  livre  a  enseignées  ;  et  il  lui  fait  faire  une  atten- 
tion particulière  sur  ce  qu'elle  fait  consister  l'essence 
de  son  culte  dans  l'amour  du  Dieu  qu'elle  adore  :  ce 
qui  est  un  caractère  tout  singulier ,  et  qui  la  distin- 
gue visiblement  de  toutes  les  autres  religions ,  dont 
la  fausseté  paraît  par  le  défaut  de  cette  marque  si 
essentielle. 

Quoique  Pascal ,  après  avoir  conduit  si  avant  cet 
homme  qu'il  s'était  proposé  de  persuader  insensi- 
blement, ne  lui  ait  encore  rien  dit  qui  le  puisse  con- 
vaincre des  vérités  qu'il  lui  a  fait  découvrir,  il  l'a  mis 
néanmoins  dans  la  disposition  de  les  recevoir  avec 
plaisir,  pourvu  qu'on  puisse  lui  faire  voir  qu'il  doit 
s'y  rendre ,  et  de  souhaiter  même  de  tout  son  cœur 
qu'elles  soient  solides  et  bien  fondées ,  puisqu'il  y 
trouve  de  si  grands  avantages  pour  son  repos  et  pour 
l'éclaircissement  de  ses  doutes.  C'est  aussi  l'état  où 
devrait  être  tout  homme  raisonnable ,  s'il  était  une 
fois  bien  entré  dans  la  suite  de  toutes  les  choses  que 
Pascal  vient  de  représenter  :  il  y  a  sujet  de  croire, 
qu'après  cela  il  se  rendrait  facilement  à  toutes  les 
preuves  que  l'auteur  apportera  ensuite  pour  confir- 
mer la  certitude  et  l'évidence  de  toutes  ces  vérités 


PREFACE. 


17 


imporlaiites  dont  il  avait  parlé,  et  qui  font  le  fonde- 
ment delà  religion  chrétienne,  qu'il  avait  dessein 
de  persuader. 

Pour  dire  en  peu  de  mots  quelque  chose  de  ces 
preuves ,  après  qu'il  eut  montré  en  général  que  les 
vérités  dont  il  s'agissait  étaient  contenues  dans  un 
livre  de  la  certitude  duquel  tout  homme  de  bon  sens 
ne  pouvait  douter,  il  s'arrêta  principalement  au  li- 
vre de  Moïse,  où  ces  vérités  sont  particulièrement  ré- 
pandues, et  il  fit  voir,  par  un  très-grand  nombre  de 
circonstances  indubitables,  qu'il  était  également  im- 
possible que  Moïse  eût  laissé  par  écrit  des  choses 
fausses ,  ou  que  le  peuple  à  qui  il  les  avait  laissées 
s'y  fût  laissé  tromper,  quand  même  Moïse  aurait 
été  capable  d'être  fourbe. 

Il  parla  aussi  des  grands  miracles  qui  sont  rappor- 
tés dans  ce  livre  ;  et  comme  ils  sont  d'une  grande 
conséquence  pour  la  religion  qui  y  est  enseignée ,  il 
prouva  qu'il  n'était  pas  possible  qu'ils  ne  fussent 
vrais,  non-seulement  par  l'autorité  du  livre  oii  ils 
sont  contenus ,  mais  encore  par  toutes  les  circonstan- 
ces qui  les  accompagnent  et  qui  les  rendent  indubi- 
tables. 

Il  fit  voir  encore  de  quelle  manière  toute  la  loi  de 
Moïse  était  figurative;  que  tout  ce  qui  était  arrivé  aux 
Juifs  n'avait  été  que  la  figure  des  vérités  accomplies 
à  la  venue  du  Messie,  et  que,  le  voile  qui  couvrait 
ces  figures  ayant  été  levé,  il  était  aisé  d'en  voir  l'ac- 
complissement et  la  consommation  parfaite  en  fa- 
veur de  ceux  qui  ont  reçu  Jésus-Christ. 

Il  entreprit  ensuite  de  prouver  la  vérité  de  la  reli- 
gion par  les  prophéties  ;  et  ce  ftlt  sur  ce  sujet  qu'il 
s'étendit  beaucoup  plus  que  sur  les  autres.  Comme  il 
avait  beaucoup  travaillé  là-dessus,  et  qu'il  y  avait  des 
vues  qui  lui  étaient  toutes  particulières ,  il  les  expli- 
qua d'une  manière  fort  intelligible  :  il  en  fit  voir  le 
sens  et  la  suite  avec  une  facilité  merveilleuse,  et  il  les 
mit  dans  tout  leur  jour  et  dans  toute  leur  force. 

Enfin,  après  avoir  parcouru  les  livres  de  l'Ancien 
Testament,  et  fait  encore  plusieurs  observations  con- 
vaincantes pour  servir  de  fondements  et  de  preuves 
à  la  vérité  de  la  religion ,  il  entreprit  encore  de  parler 
du  Nouveau  Testament,  et  de  tirer  ses  preuves  de  la 
vérité  même  de  l'Évangile. 

11  commença  par  Jésus-Christ  ;  et  quoiqu'il  l'eût 
déjà  prouvé  invinciblement  par  les  prophéties  et  par 
toutes  les  figures  de  la  loi ,  dont  on  voyait  en  lui  l'ac- 
complissement parfait ,  il  apporta  encore  beaucou]) 
de  preuves  tirées  de  sa  personne  même,  de  ses  mira- 
cles ,  de  sa  doctrine ,  et  des  circonstances  de  sa  vie. 
.  II  s'arrêta  ensuite  sur  les  apôtres  ;  et  pour  faire 
voir  la  vérité  de  la  foi  qu'ils  ont  publiée  hautement 
partout,  après  avoir  établi  qu'on  ne  pouvait  les  accu- 


I  ser  de  fausseté  qu'en  supposant ,  ou  qu'ils  avaient 
été  des  fourbes ,  ou  qu'ils  avaient  été  trompés  eux- 
mêmes,  il  fit  voir  clairement  que  l'une  et  l'autre  de 
ces  suppositions  était  également  impossible. 

Enfin  il  n'oublia  rien  de  tout  ce  qui  pouvait  servir 
à  la  vérité  de  l'histoire  évangélique,  faisant  de  très- 
belles  remarques  sur  l'Évangile  même ,  sur  le  style 
des  évangélistes  et  sur  leurs  personnes ,  sur  les  apô- 
tres en  particulier ,  et  sur  leurs  écrits  ;  sur  le  nom- 
bre prodigieux  de  miracles  ;  sur  les  martyrs  ;  sur  les 
saints  ;  en  un  mot,  sur  toutes  les  voies  par  lesquelles 
la  religion  chrétienne  s'est  entièrement  établie.  Et 
quoiqu'il  n'eût  pas  le  loisir,  dans  un  simple  discours, 
de  traiter  au  long  une  si  vaste  matière ,  comme  il 
avait  dessein  de  faire  dans  son  ouvrage ,  il  en  dit 
néanmoins  assez  pour  convaincre  que  tout  cela  ne 
pouvait  être  l'ouvrage  des  hommes ,  et  qu'il  n'y  avait 
que  Dieu  seul  qui  eût  pu  conduire  l'événement  de 
tant  d'effets  différents ,  qui  concourent  tous  égale- 
ment à  prouver  d'une  manière  invincible  la  religion 
qu'il  est  venu  lui-même  établir  parmi  les  hommes. 

Voilà  en  substance  les  principales  choses  dont  il 
entreprit  de  parler  dans  tout  ce  discours ,  qu'il  ne 
proposa  à  ceux  qui  l'entendirent  que  comme  l'abrégé 
du  grand  ouvrage  qu'il  méditait;  et  c'est  par  le 
moyen  d'un  de  ceux  qui  y  furent  présents  qu'on  a  su 
depuis  le  peu  que  je  viens  d'en  rapporter. 

Parmi  les  fragments  que  l'on  donne  au  public,  on 
verra  quelque  chose  de  ce  grand  dessein  :  mais  on  y 
en  verra  bien  peu  ;  et  les  choses  mêmes  que  l'on  y 
trouvera  sont  si  imparfaites,  si  peu  étendues,  et  si 
peu  digérées ,  qu'elles  ne  peuvent  donner  qu'une  idée 
très-grossière  de  la  manière  dont  il  se  proposait  de 
les  traiter. 

Au  reste,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si ,  dans  le  peu 
qu'on  en  donne,  on  n'a  pas  gardé  son  ordre  et  sa 
suite  pour  la  distribution  des  matières.  Comme  on 
n'avait  presque  rien  qui  se  suivît ,  il  eût  été  inutile  de 
s'attacher  à  cet  ordre  ;  et  l'on  s'est  contenté  de  les 
disposer  à  peu  près  en  la  manière  qu'on  a  jugé  être 
plus  propre  et  plus  convenable  à  ce  que  l'on  en  avait. 
On  espère  même  qu'il  y  aura  peu  de  personnes  qui , 
aprèsavoirbienconçuunefoisle  dessein  de  l'auteur, 
ne  suppléent  d'eux-mêmes  au  défaut  de  cet  ordre ,  et 
qui ,  en  considérant  avec  attention  les  diverses  ma- 
tières répandues  dans  ces  fragments ,  ne  jugent  faci- 
lement où  elles  doivent  être  rapportées  suivant  l'idée 
de  celui  qui  les  avait  écrites. 

Si  l'on  avait  seulement  ce  discours-là  par  écrit  tout 
au  long  et  en  la  manière  qu'il  fut  prononcé,  l'on  au- 
rait quelque  sujet  de  se  consoler  de  la  perte  de  cet 
ouvrage ,  et  l'on  pourrait  dire  qu'on  en  aurait  au 
moins  un  petit  échantillon ,  quoique  fort  imparfait. 


18 


PENSÉES  DE  PASCAL. 


Mais  Dieu  n'a  pas  permis  qu'il  nous  ait  laissé  ni  Tun 
ni  l'autre;  car  peu  de  temps  après  il  tomba  malade 
d'une  maladie  de  langueur  et  de  faiblesse  qui  dura 
les  quatre  dernières  années  de  sa  vie,  et  qui,  quoi- 
qu'elle parût  fort  peu  au  dehors  et  qu'elle  ne  l'obli- 
geât pas  de  garder  le  lit  ni  la  chambre ,  ne  laissait  pas 
de  l'incommoder  beaucoup,  et  de  le  rendre  presque 
incapable  de  s'appliquer  à  quoi  que  ce  fût  :  de  sorte 
que  le  plus  grand  soin  et  la  principale  occupation  de 
ceux  qui  étaient  auprès  de  lui  était  de  le  détourner 
d'écrire ,  et  même  de  parler  de  tout  ce  qui  demandait 
quelque  contention  d'esprit ,  et  de  ne  l'entretenir  que 
de  choses  indifférentes  et  incapables  de  le  fatiguer. 

C'est  néanmoins  pendant  ces  quatre  dernières  an- 
nées de  langueur  et  de  maladie  qu'il  a  fait  et  écrit 
tout  ce  que  l'on  a  de  lui  de  cet  ouvragequ'il  méditait , 
et  tout  ce  que  l'on  en  donne  au  public.  Car ,  quoiqu'il 
attendît  que  sa  santé  fût  entièrement  rétablie  pour  y 
travailler  tout  de  bon,  et  pour  écrire  les  choses  qu'il 
avait  déjà  digérées  et  disposées  dans  son  esprit,  ce- 
pendant, lorsqu'il  lui  survenait  quelques  nouvelles 
pensées ,  quelques  vues ,  quelques  idées ,  ou  même 
(juclque  tour  et  quelques  expressions  qu'il  prévoyait 
lui  pouvoir  un  jour  servir  pour  son  dessein,  comme 
il  n'était  pas  alors  en  état  de  s'y  appliquer  aussi  for- 
tement que  lorsqu'il  se  portait  bien ,  ni  de  les  impri- 
mer dans  son  esprit  et  dans  sa  mémoire,  il  aimait 
mieux  en  mettre  quelque  chose  par  écrit  pour  ne  les 
pas  oublier  ;  et  pour  cela  il  prenait  le  premier  mor- 
ceau de  papier  qu'il  trouvait  sous  sa  main ,  sur  lequel 
il  mettait  sa  pensée  en  peu  de  mots ,  et  fort  souvent 
même  seulement  à  demi-mot  :  car  il  ne  l'écrivait  que 
pour  lui  ;  et  c'est  pourquoi  il  se  contentait  de  le  faire 
fort  légèrement ,  pour  ne  pas  se  fatiguer  l'esprit ,  et 
d'y  mettre  seulement  les  choses  qui  étaient  néces- 
saires pour  le  faire  ressouvenir  des  vues  et  des  idées 
qu'il  avait. 

C'est  ainsi  qu'il  a  fait  la  plupart  des  fragments 
qu'on  trouvera  dans  ce  recueil  :  de  sorte  qu'il  ne 
faut  pas  s'étonner  s'il  y  en  a  quelques-uns  qui  sem- 
blent assez  imparfaits ,  trop  courts  et  trop  peu  expli- 
qués, dans  lesquels  on  peut  même  trouverdes  termes 
et  des  expressions  moins  propres  et  moins  élégantes. 
Il  arrivait  néanmoins  quelquefois  qu'ayant  la  plume 
à  la  main,  il  ne  pouvait  s'empêcher,  en  suivant  son 
inclination,  de  pousser  ses  pensées,  et  de  les  éten- 
dre un  peu  davantage ,  quoique  ce  ne  fût  jamais  avec 
la  même  force  et  la  même  application  d'esprit  que  s'il 
eût  été  en  parfaite  santé.  Et  c'est  pourquoi  l'on  en 
trouvera  aussi  quelques-unes  plus  étendues  et  mieux 
écrites,  et  des  chapitres  plus  suivis  et  plus  parfaits 
que  les  autres. 

Voilà  de  quelle  manière  ont  été  écrites  ces  Pen- 


sées. Et  je  crois  qu'il  n'y  aura  personne  qui  ne  juge 
facilement,  par  ces  légers  commencements  et  par  ces 
faibles  essais  d'une  personne  malade,  qu'il  n'avait 
écrits  que  pour  lui  seul ,  et  pour  se  remettre  dans  l'es- 
prit des  pensées  qu'il  craignait  de  perdre,  qu'il  n'a 
jamais  revus  ni  retouchés,  quel  eût  été  l'ouvrage 
entier,  s'il  eût  pu  recouvrer  sa  parfaite  santé  et  y 
mettre  la  dernière  main ,  lui  qui  savait  disposer  les 
choses  dans  un  si  beau  jour  et  un  si  bel  ordre,  qui 
donnait  un  tour  si  particulier,  si  noble  et  si  relevé ,  à 
tout  ce  qu'il  voulait  dire,  qui  avait  dessein  de  tra- 
vailler cet  ouvrage  plus  que  tous  ceux  qu'il  avait  ja- 
mais faits ,  qui  y  voulait  employer  toute  la  force  d'es- 
prit et  tous  les  talents  que  Dieu  lui  avait  donnés ,  et 
duquel  il  a  dit  souvent  qu'il  lui  fallait  dix  ans  de 
santé  pour  l'achever. 

Comme  l'on  savait  le  dessein  qu'avait  Pascal  de 
travaille!'  sur  la  religion ,  l'on  eut  un  très-grand  soin, 
après  sa  mort,  de  recueillir  tous  les  écrits  qu'il  avait 
faits  sur  cette  matière.  On  les  trouva  tous  ensemble 
enfilés  en  diverses  liasses,  mûis  sans  aucun  ordre, 
sans  aucune  suite,. parce  que,  comme  je  l'ai  déjà  re- 
marqué ,  ce  n'était  que  les  premières  expressions  de 
ses  pensées  qu'il  écrivait  sur  de  petits  morceaux  de 
papier  à  mesure  qu'elles  lui  venaient  dans  l'esprit.  Et 
tout  cela  était  si  imparfait  et  si  mal  écrit,  qu'on  a  eu 
toutes  les  peines  du  monde  à  le  déchiffrer. 

La  première  chose  que  l'on  fit  fut  de  les  faire  co- 
pier tels  qu'ils  étaient ,  et  dans  la  même  confusion 
qu'on  les  avait  trouvés.  Mais  lorsqu'on  les  vit  en  cet 
état,  et  qu'on  eut  plus  de  facilité  de  les  lire  et  de  les 
examiner  que  dans  les  originaux ,  ils  parurent  d'a- 
bord si  informes ,  si  peu  suivis ,  et  la  plupart  si  peu 
expliqués,v qu'on  fut  fort  longtemps  sans  penser  du 
tout  à  les  faire  imprimer,  quoique  plusieurs  per- 
sonnes de  très-grande  considération  le  demandassent 
souvent  avec  des  instances  et  des  sollicitations  fort 
pressantes,  parcequel'on  jugeaitbien  qu'en  donnant 
ces  écrits  en  l'état  oii  ils  étaient ,  on  ne  pouvait  pas 
remplir  l'attente  et  l'idée  que  tout  le  monde  avait  de 
cet  ouvrage,  dont  on  avait  déjà  beaucoup  entendu 
parler. 

Mais  enfin  on  fut  obligé  de  céder  à  l'impatience  et 
au  grand  désir  que  tout  le  monde  témoignait  de  les 
voir  imprimés.  Et  l'on  s'y  porta  d'autant  plus  aisé- 
ment ,  que  l'on  crut  que  ceux  qui  les  liraient  seraient 
assez  équitables  pour  faire  le  discernement  d'un  des- 
sin ébauché  d'avec  une  pièce  achevée,  et  pour  juger 
de  l'ouvrage  par  l'échantillon,  quelque  imparfait 
qu'il  fût.  Et  ainsi  l'on  se  résolut  de  le  donner  au  pu- 
blic. Mais  comme  il  y  avait  plusieurs  manières  de 
l'exécuter,  l'on  a  été  quelque  temps  à  se  déterminer 
sur  celle  que  l'on  devait  prendre. 


PREFACE. 


19 


La  première  qui  vint  dans  l'esprit,  et  celle  qui 
était  sans  doute  la  plus  facile,  était  de  les  faire  impri- 
mer tout  de  suite  dans  le  même  état  où  on  les  avait 
trouvés.  Mais  l'on  jugea  bientôt  que,  de  le  faire  de 
cette  sorte ,  c'eût  été  perdre  presque  tout  le  fruit 
qu'on  en  pouvait  espérer ,  parce  que  les  pensées  plus 
suivies,  plus  claires,  et  plus  étendues,  étant  mêlées 
et  comme  absorbées  parmi  tant  d'autres  à  demi  digé- 
rées ,  et  quelques-unes  même  presque  inintelligibles 
à  tout  autre  qu'à  celui  qui  les  avait  écrites ,  il  y  avait 
tout  sujet  de  croire  que  les  unes  feraient  rebuter  les 
autres,  et  que  l'on  ne  considérerait  ce  volume, 
grossi  inutilement  de  tant  de  pensées  imparfaites , 
que  comme  un  amas  confus,  sans  ordre,  sans  suite, 
et  qui  ne  pouvait  servir  à  rien. 

Il  y  avait  une  autre  manière  de  donner  ces  écrits 
au  public ,  qui  était  d'y  travailler  auparavant ,  d'é- 
claircir  les  pensées  obscures ,  d'achever  celles  qui 
étaient  imparfaites,  et,  en  prenant  dans  tous  ces 
fragments  le  dessein  de  l'auteur,  de  suppléer  en 
quelque  sorte  l'ouvrage' qu'il  voulait  faire.  Cette  voie 
eût  été  assurément  la  meilleure;  mais  il  était  aussi 
très-difficile  de  la  bien  exécuter.  L'on  s'y  est  néan- 
moins arrêté  assez  longtemps ,  et  l'on  avait  en  effet 
commencé  à  y  travailler.  Mais  enfin  on  s'est  résolu 
de  la  rejeter  aussi  bien  que  la  première,  parce  que 
l'on  a  considéré  qu'il  était  presque  impossible  de  bien 
entrer  dans  la  pensée  et  dans  le  dessein  d'un  auteur , 
et  surtout  d'un  auteur  tel  que  Pascal,  et  que  ce  n'eût 
pas  été  donner  son  ouvrage,  mais  un  ouvrage  tout 
différent. 

Ainsi ,  pour  éviter  les  inconvénients  qui  se  trou- 
vaient dans  l'une  et  l'autre  de  ces  manières  de  faire 
paraître  ces  écrits ,  on  en  a  choisi  une  entre  deux , 
qui  est  celle  que  l'on  a  suivie  dans  ce  recueil.  On  a 
pris  seulement  parmi  ce  grand  nombre  de  pensées 
celles  qui  ont  paru  les  plus  claires  et  les  plus  ache- 
vées ;  et  on  les  donne  telles  qu'on  les  a  trouvées,  sans 
y  rien  ajouter  ni  changer;  si  ce  n'est  qu'au  lieu 
qu'elles  étaient  sans  suite,  sans  liaison,  et  dispersées 
confusément  de  côté  et  d'autre,  on  les  a  mises  dans 
quelque  sorte  d'ordre,  et  réduit  sous  les  mêmes  titres 
celles  qui  étaient  sur  les  mêmes  sujets  ;  ^  î'on  a  sup- 
primé toutes  les  autres  qui  étaient  ou  trop  obscures, 
ou  trop  imparfaites. 

Ce  n'est  pas  qu'elles  ne  continssent  aussi  de  très- 
belles  choses,  et  qu'elles  ne  fussent  capables  de  don- 
ner de  grandes  vues  à  ceux  qui  les  entendraient  bien. 
Mais  comme  on  ne  voulait  pas  travailler  à  les  éclair- 
cir  et  à  les  achever,  elles  eussent  été  entièrement  inu- 
tiles en  l'état  où  elles  sont.  Et  afin  que  l'on  en  ait 
quelque  idée,  j'en  rapporterai  ici  seulement  une  pour 
servir  d'exemple,  et  par  laquelle  on  pourra  juger  de 


toutes  les  autres  que  l'on  a  retranchées.  Voici  donc 
quelle  est  cette  pensée ,  et  en  quel  état  on  l'a  trouvée 
parmi  ces  fragments  :  «  Un  artisan  qui  parle  des  rl- 
«  chesses ,  un  procureur  qui  parle  de  la  guerre,  de  la 
«  royauté,  etc.  Mais  le  riche  parle  bien  des  richesses, 
<i  le  roi  parle  froidement  d'un  grand  don  qu'il  vient 
«  de  faire ,  et  Dieu  parle  bien  de  Dieu.  » 

Il  y  a  dans  ce  fragment  une  fort  belle  pensée  ;  mais 
il  y  a  peu  de  personnes  qui  la  puissent  voir ,  parce 
qu'elle  y  est  expliquée  très-imparfaitement  et  d'une 
manière  fort  obscure,  fort  courte,  et  fort  abrégée; 
en  sorte  que,  si  on  ne  lui  avait  souvent  ouï  dire  de 
bouche  la  même  pensée ,  il  serait  difficile  de  la  re- 
connaître dans  une  expression  si  confuse  et  si  em- 
brouillée. Voici  à  peu  près  en  quoi  elle  consiste. 

Il  avait  fait  plusieurs  remarques  très-particulières 
sur  le  style  de  l'Écriture,  et  principalement  de  l'É- 
vangile; et  il  y  trouvait  des  beautés  que  peut-être 
personne  n'avait  remarquées  avant  lui.  Il  admirait 
entre  autres  choses  la  naïveté,  la  simplicité ,  et,  pour 
le  dire  ainsi ,  la  froideur  avec  laquelle  il  semble  que 
Jésus-Christ  y  parle  des  choses  les  plus  grandes  et 
les  plus  relevées,  comme  sont,  par  exemple,  le 
royaume  de  Dieu,  la  gloire  que  posséderont  les  saints 
dans  le  ciel ,  les  peines  de  l'enfer ,  sans  s'y  étendre , 
comme  ont  fait  les  Pères  et  tous  ceux  qui  ont  écrit  sur 
ces  matières.  Et  il  disait  que  la  véritable  cause  de 
cela  était  que  ces  choses ,  qui  à  la  vérité  sont  infini- 
ment grandes  et  relevées  à  notre  égard ,  ne  le  sont 
pas  de  même  à  l'égard  de  Jésus-Christ ,  et  qu'ainsi 
il  ne  faut  pas  trouver  étrange  qu'il  en  parle  de 
cette  sorte  sans  étonnement  et  sans  admiration; 
comme  l'on  voit,  sans  comparaison,  qu'un  général 
d'armée  parle  tout  simplement  et  sans  s'émouvoir 
du  siège  d'une  place  importante,  et  du  gain  d'une 
grande  bataille;  et  qu'un  roi  parle  froidement  d'une 
somme  de  quinze  ou  vingt  millions ,  dont  un  particu- 
lier et  un  artisan  ne  parleraient  qu'avec  de  grandes 
exagérations. 

Voilà  quelle  est  la  pensée  qui  est  contenue  et  ren- 
fermée sous  le  peu  de  paroles  qui  composent  ce  frag- 
ment ;  et  dans  l'esprit  des  personnes  raisonnables,  et 
qui  agissent  de  bonne  foi,  cette  considération,  jointe 
à  quantité  d'autres  semblables ,  pouvait  servir  assu- 
rément de  quelque  preuve  de  la  divinité  de  Jésus- 
Christ. 

Je  crois  que  ce  seul  exemple  peut  suffire,  non-seu- 
lement pour  faire  Juger  quels  sont  à  peu  près  les  au- 
tres fragments  qu'on  a  retranchés ,  mais  aussi  pour 
faire  voir  le  peu  d'application  et  la  négligence,  pour 
ainsi  dire,  avec  laquelle  ils  ont  presque  tous  été 
écrits;  ce  qui  doit  bien  convaincre  de  ce  que  j'ai  dit , 
que  Pascal  ne  les  avait  écrits  en  effet  que  pour  lui 


21) 


PENSÉES  DE  PASCAL. 


seul ,  et  sans  présumer  aucunement  qu'ils  dussent 
jamais  paraître  en  cet  état.  Et  c'est  aussi  ce  qui  fait 
«spérer  que  Ton  sera  assez  porté  à  excuser  les  dé- 
fauts qui  s'y  pourront  rencontrer. 

Que  s'il  se  trouve  encore  dans  ce  recueil  quelques 
pensées  un  peu  obscures,  je  pense  que,  pour  peu 
qu'on  s'y  veuille  appliquer,  on  les  comprendra  néan- 
moins très  facilement ,  et  qu'on  demeurera  d'accord 
que  ce  ne  sont  pas  les  moins  belles,  et  qu'on  a  mieux 
fait  de  les  donner  telles  qu'elles  sont ,  que  de  les 
éclaircir  par  un  grand  nombre  de  paroles  qui  n'au- 
raient servi  qu'à  les  rendre  traînantes  et  languis- 
santes, et  qui  en  auraient  ôté  une  des  principales 
beautés,  qui  consiste  à  dire  beaucoup  de  choses  en 
peu  de  mots. 

L'on  en  peut  voir  un  exemple  dans  un  des  frag- 
ments du  chapitre  des  Preuves  de  Jésus- Christ  par 
les  prophéties  ^  qui  est  conçu  en  ces  termes  :  «  Les 
«  prophètes  sont  mêlés  de  prophéties  particulières, 
•  et  de  celles  du  Messie  ;  afin  que  les  prophéties  du 
«  Messie  ne  fussent  pas  sans  preuves ,  et  que  les  pro- 
«  phéties  particulières  ne  fussent  pas  sans  fruit.  » 
Il  rapporte  dans  ce  fragment  la  raison  pour  laquelle 
les  prophètes,  qui  n'avaient  en  vue  que  le  Messie,  et 
qui  semblaient  ne  devoir  prophétiser  que  de  lui  et  de 
ce  qui  le  regardait,  ont  néanmoins  souvent  prédit 
des  choses  particulières  qui  paraissaient  assez  indif- 
férentes, et  inutiles  à  leur  dessein.  Il  dit  que  c'était 
afin  que  ces  événements  particuliers  s'acconiplissant 
de  jour  en  jour  aux  yeux  de  tout  le  monde ,  en  la  ma- 
nière qu'ils  les  avaient  prédits ,  ils  fussent  incontes- 
tablement reconnus  pour  prophètes,  et  qu'ainsi  l'on 
ne  pût  douter  de  la  vérité  et  de  la  certitude  de  toutes 
les  choses  qu'ils  prophétisaient  du  Messie.  De  sorte 
que,  par  ce  moyen,  les  prophéties  du  Messie  tiraient, 
en  quelque  façon ,  leurs  preuves  et  leur  autorité  de 
ces  prophéties  particulières  vérifiées  et  accomplies  ; 
et  ces  prophéties  particulières  servant  ainsi  à  prouver 
et  à  autoriser  celles  du  Messie,  elles  n'étaient  pas  iim- 
tiles  et  infructueuses.  Voilà  le  sens  de  ce  fragment 
étendu  et  développé.  Mais  il  n'y  a'  sans  doute  per- 
sonne qui  ne  prît  bien  plus  de  plaisir  de  le  découvrir 
soi-même  dans  les  seules  paroles  de  l'auteur,  que  de 
le  voir  ainsi  éclairci  et  expliqué. 

Il  est  encore,  ce  me  semble,  assez  à  propos,  pour 
détromper  quelques  personnes  qui  pourraient  peut- 
être  s'attendre  de  trouver  ici  des  preuves  et  des  dé- 
monstrations géométriques  de  l'existence  de  Dieu,  de 
l'immortalité  de  l'âme,  et  de  plusieurs  autres  arti- 
cles de  la  foi  chrétienne,  de  les  avertir  que  ce  n'était 
pas  là  le  dessein  de  Pascal.  Il  ne  prétendait  point 
prouver  toutes  ces  vérités  de  la  religion  par  de  telles 
démonstrations  fondées  sur  des  orincipes  évidents, 


c^ipables  de  convaincre  l'obstination  des  plus  endur- 
cis ,  ni  par  des  raisonnements  métaphysiques  ,  qui  i 
souvent  égarent  plus  l'esprit  qu'ils  ne  le  persuadent,  | 
ni  par  des  lieux  communs  tirés  de  divers  effets  de  la 
nature,  mais  par  des  preuves  morales  qui  vont  plus 
au  cœur  qu'à  l'esprit  :  c'est-à-dire  qu'il  voulait  plus 
travailler  à  toucher  et  à  disposer  le  cœur,  qu'à  con- 
vaincre et  à  persuader  l'esprit  ;  parce  qu'il  savait  que 
les  passions  et  les  attachements  vicieux  qui  corrom- 
pent le  cœur  et  la  volonté  sont  les  plus  grands  obsta- 
cles et  les  principaux  empêchements  que  nous  ayons 
à  la  foi,  et  que,  pourvu  qu'on  pût  lever  ces  obstacles, 
il  n'était  pas  difficile  de  faire  recevoir  à  l'esprit  les  lu- 
mières et  les  raisons  qui  pouvaient  le  convaincre. 

On  sera  facilement  persuadé  de  tout  cela  en  lisant 
ces  écrits.  Mais  Pascal  s'en  est  encore  expliqué  lui- 
même  dans  un  de  ses  fragments  qui  a  été  trouvé 
parmi  les  autres,  et  que  l'on  n'a  point  mis  dans  ce 
recueil.  Voici  ce  qu'il  dit  dans  ce  fragment  :  «  Je 
«  n'entreprendrai  pas  ici  de  prouver  par  des  raisons 
«  naturelFes,  ou  l'existence  de  Dieu,  ou  la  Trinité, 
«  ou  l'immortalité  de  l'âme,  ni  aucune  des  choses  de 
«  cette  nature;  non-seulement  parce  que  je  ne  me 
«  sentirais  pas  assez  fort  pour  trouver  dans  la  nature 
«  de  quoi  convaincre  des  athées  endurcis,  mais  en- 
«  core  parce  que  cette  connaissance,  sans  Jésus- 
«  Christ,  est  inutile  et  stérile.  Quand  un  homme  se- 
«  rait  persuadé  que  les  proportions  des  nombres  sont 
a  des  vérités  immatérielles,  éternelles,  etdépendan- 
«  tes  d'une  première  vérité  en  qui  elles  subsistent  et 
«  qu'on  appelle  Dieu ,  je  ne  le  trouverais  pas  beau- 
«  coup  avancé  pour  son  salut.  » 

On  s'étonnera  peut-être  aussi  de  trouver  dans  ce 
recueil  une  si  grande  diversité  de  pensées,  dont  il  y 
en  a  même  plusieurs  qui  semblent  assez  éloignées  du 
sujet  que  Pascal  avait  entrepris  de  traiter.  Mais  il 
faut  considérer  que  son  dessein  était  bien  plus  ample 
et  plus  étendu  que  l'on  ne  se  l'imagine,  et  qu'il  ne  se 
bornait  pas  seulement  à  réfuter  les  raisonnements 
des  athées,  et  de  ceux  qui  combattent  quelques-unes 
des  vérités  de  la  foi  chrétienne.  Le  grand  amour  et 
l'estime  singulière  qu'il  avait  pour  la  religion  faisait 
que  non-seulement  il  ne  pouvait  souffrir  qu'on  la 
voulût  détruire  et  anéantir  tout  à  fait ,  mais  même 
qu'on  la  blessât  et  qu'on  la  corrompît  en  la  moindre 
chose.  De  sorte  qu'il  voulait  déclarer  la  guerre  à  tous 
ceux  qui  en  attaquent  ou  la  vérité  ou  la  sainteté, 
c'est-à-dire  non-seulement  aux  athées,  aux  infidèles,  ^ 
et  aux  hérétiques ,  .qui  refusent  de  soumettre  les  ^ 
fausses  lumières  de  leur  raison  à  la  foi ,  et  de  recon- 
naître les  vérités  qu'elle  nous  enseigne  ;  mais  même 
aux  chrétiens  et  aux  catholiques  qui ,  étant  dans  le  | 
corps  de  la  véritable  Église,  ne  vivent  pas  néanmoins 


PRÉFACE. 


)1\ 


selon  la  pureté  des  maximes  de  l'Évangile,  qui  nous 
y  sont  proposées  comme  le  modèle  sur  lequel  nous 
devons  nous  régler  et  conformer  toutes  nos  actions. 

Voilà  quel  était  son  dessein;  et  ce  dessein  était 
assez  vaste  et  assez  grand  pour  pouvoir  comprendre 
la  plupart  des  choses  qui  sont  répandues  dans  ce  re- 
cueil. Il  s'y  en  pourra  néanmoins  trouver  quelques- 
unes  qui  n'y  ont  nul  rapport,  et  qui  en  effet  n'y 
étaient  pas  destinées ,  comme,  par  exemple ,  la  plu- 
part de  celles  qui  sont  dans  le  chapitre  des  Pensées 
diverses,  lesquelles  on  a  aussi  trouvées  parmi  les  pa- 
piers de  Pascal ,  et  que  l'on  a  jugé  à  propos  de 
joindre  aux  autres  ;  parce  que  l'on  ne  donne  pas  ce 
livre-ci  simplement  comme  un  ouvrage  fait  contre  les 
athées  ou  sur  la  religion,  mais  comme  un  recueil  de 
Pensées  sur  la  religion  et  sur  quelques  autres  sujets. 

Je  pense  qu'il  ne  reste  plus,  pour  achever  cette 
préface,  que  de  dire  quelque  chose  de  l'auteur  après 
avoir  parlé  de  son  ouvrage.  Je  crois  que  non-seule- 
ment cela  sera  assez  à  propos,  mais  que  ce  que  j'ai 
dessein  d'en  écrire  pourra  même  être  très-utile  pour 
faire  connaître  comment  Pascal  est  entré  dans  l'es- 
time et  dans  les  sentiments  qu'il  avait  pour  la  reli- 
gion ,  qui  lui  firent  concevoir  le  dessein  d'entrepren- 
dre cet  ouvrage. 

On  voit ,  dans  la  préface  des  Traités  de  l'équilibre 
des  liqueurs,  de  quelle  manière  il  a  passé  sa  jeunesse, 
et  le  grand  progrès  qu'il  y  fit  en  peu  de  temps  dans 
toutes  les  sciences  humaines  et  profanes  auxquelles 
il  voulut  s'appliquer,  et  particulièrement  en  la  géo- 
métrie et  aux  mathématiques  ;  la  manière  étrange  et 
surprenante  dont  il  les  apprit  à  l'âge  de  onze  ou  douze 

«ans  ;  les  petits  ouvrages  qu'il  faisait  quelquefois ,  et 
qui  surpassaient  toujours  beaucoup  la  force  et  la 
portée  d'une  personne  de  son  âge;  l'effort  étonnant 
et  prodigieux  de  son  imagination  et  de  son  esprit  qui 
parut  dans  sa  machine  arithmétique ,  qu'il  inventa , 
âgé  seulement  de  dix-neuf  à  vingt  ans;  et  enfin  les 
belles  expériences  du  vide  qu'il  fit  en  présence  des 
personnes  les  plus  considérables  de  la  ville  de  Rouen, 
où  il  demeura  quelque  te  nps ,  pendant  que  le  prési- 
dent Pascal,  son  père,  y  était  employé  pour  le  service 
du  roi  dans  la  fonction  d'intendant  de  justice.  Ainsi 
je  ne  répéterai  rien  ici  de  tout  cela ,  et  je  me  conten- 
terai seulement  de  représenter  en  peu  de  mots  com- 
ment il  a  méprisé  toutes  ces  choses ,  et  dans  quel  es- 
prit il  a  passé  les  dernières  années  de  sa  vie ,  en  quoi 
il  n'a  pas  moins  fait  paraître  la  grandeur  et  la  soli- 
dité de  sa  vertu  et  de  sa  piété ,  qu'il  avait  montré  au- 
paravant la  force,  l'étendue,  et  la  pénétration  adnu- 
rable  de  son  esprit. 

Il  avait  été  préservé  pendant  sa  jeunesse,  par 
une  protection  particulière  de  Dieu,  des  vires  où 

0 


tombent  la  plupart  des  jeunes  gens;  et  ce  qui  est 
assez  extraordinaire  à  un  esprit  aussi  curieux  que  1« 
sien ,  il  ne  s'était  jamais  porté  au  libertinage  pour  ce 
qui  regarde  la  religion,  ayant  toujours  borné  sa  cu- 
riosité aux  choses  naturelles.  Et  il  a  dit  plusieurs  fois 
qu'il  joignait  cette  obligation  à  toutes  les  autres  qu'il 
avait  à  son  père,  qui ,  ayant  lui-même  un  très-grand 
respect  pour  la  religion ,  le  lui  avait  inspiré  dès  l'en- 
fance, lui  donnant  pour  maxime  que  tout  ce  qui  est 
l'objet  de  la  foi  ne  saurait  l'être  de  la  raison ,  et  beau- 
coup moins  y  être  soumis. 

Ces  instructions ,  qui  lui  étaient  souvent  réitérées 
par  un  père  pour  qui  il  avait  une  très-grande  estime , 
et  en  qui  il  voyait  une  grande  science  accompagnée 
d'un  raisonnement  fort  et  puissant ,  faisaient  tant 
d'impression  sur  son  esprit ,  que ,  quelques  discours 
qu'il  entendît  faire  aux  libertins ,  il  n'en  était  nulle- 
ment ému  ;  et ,  quoiqu'il  fût  fort  jeune ,  il  les  regar- 
dait comme  des  gens  qui  étaient  dans  ce  faux  prin- 
cipe, que  la  raison  humaine  est  au-dessus  de  toutes 
choses,  et  qui  ne  connaissaient  pas  la  nature  de  la  foi. 

Mais  enfin,  après  avoir  ainsi  passé  sa  jeunesse 
dans  des  occupations  et  des  divertissements  qui  pa- 
raissaient assez  innocents  aux  yeux  du  monde.  Dieu 
le  toucha  de  telle  sorte,  qu'il  lui  fit  comprendre  par- 
faitement que  la  religion  chrétienne  nous  oblige  à  ne 
vivre  que  pour  lui,  et  à  n'avoir  point  d'autre  objet 
que  lui.  Et  cette  vérité  lui  parut  si  évidente,  si  utile 
et  si  nécessaire,  qu'elle  le  fit  résoudre  de  se  retirer, 
et  de  se  dégager  peu  à  peu  de  tous  les  attachements 
qu'il  avait  au  monde  pour  pouvoir  s'y  appliquer 
uniquement. 

Ce  désir  de  la  retraite,  et  de  mener  une  vie  plus 
chrétienne  et  plus  réglée,  lui  vint  lorsqu'il  était  ei  - 
core  fort  jeune;  et  il  le  porta  dès-lors  à  quitter  entiè- 
rement l'étude  des  sciences  profanes  pour  ne  s'appli- 
quer plus  qu'à  celles  qui  pouvaient  contribuer  à  son 
salut  et  à  celui  des  autres.  Mais  de  continuelles  mala- 
dies qui  lui  survinrent  le  détournèrent  quelque  temps 
de  son  dessein ,  et  l'empêchèrent  de  le  pouvoir  exé- 
cuter plus  tôt  qu'à  l'âge  de  trente  ans. 

Ce  fut  alors  qu'il  commença  à  y  travailler  tout  de 
bon  ;  et,  pour  y  parvenir  plus  facilement  et  rom{)r« 
tout  d'un  coup  toutes  ses  habitudes ,  il  changea  do 
quartier,  et  ensuite  se  retira  à  la  campagne,  où  il 
demeura  quelque  temps;  d'où  étant  de  retour,  il 
témoigna  si  bien  qu'il  voulait  quitter  le  monde, 
qu  enfin  le  monde  le  quitta.  Il  établit  le  règlenicnt 
de  sa  vie  dans  sa  retraite  sur  deux  maximes  princi  - 
pales ,  qui  sont ,  de  renoncer  à  tout  plaisir  et  à  toute 
superfluité.  Il  les  avait  sans  cesse  devant  les  yeux,  et 
il  tâchait  de  s'y  avancer  et  do  s'y  perfectionner  tou- 
jours dejilus  en  plus. 


22 

,  C'est  rapplicatioii  continuelle  qu'il  avait  à  ces  deux 
grandes  maximes  qui  lui  faisait  témoigner  une  si 
grande  patience  dans  ses  maux  et  dans  ses  maladies , 
qui  ne  l'ont  presque  jamais  laissé  sans  douleur  pen- 
dant toute  sa  vie  ;  qui  lui  faisait  pratiquer  des  mortifi- 
cations très-rudes  et  très-sévères  envers  lui-même; 
qui  faisait  que  non-seulement  il  refusait  à  ses  sens 
tout  ce  qui  pouvait  leur  être  agréable,  mais  encore 
qu'il  prenait  sans  peine ,  sans  dégoût ,  et  même  avec 
joie,  lorsqu'il  le  fallait,  tout  ce  qui  leur  pouvait  dé- 
plaire, soit  pour  la  nourriture,  soit  pour  les  remèdes  ; 
qui  le  portait  à  se  retrancher  tous  les  jours  de  plus  en 
plus  tout  ce  qu'il  ne  jugeait  pas  lui  être  absolument 
nécessaire,  soit  pour  le  vêtement ,  soit  pour  la  nour- 
riture, pour  les  meubles,  et  pour  toutes  les  autres 
choses  ;  qui  lui  donnait  un  amour  si  grand  et  si  ar- 
dent pour  la  pauvreté,  qu'elle  lui  était  toujours  pré- 
sente, et  que ,  lorsqu'il  voulait  entreprendre  quelque 
chose,  la  première  pensée  qui  lui  venait  en  l'esprit 
était  de  voir  si  la  pauvreté  pouvait  être  pratiquée ,  et 
qui  lui  faisait  avoir  en  même  temps  tant  de  tendresse 
et  tant  d'affection  pour  les  pauvres ,  qu'il  ne  leur  a  ja- 
mais pu  refuser  l'aumône,  et  qu'il  en  a  fait  même  fort 
souvent  d'assez  considérables ,  quoiqu'il  n'en  fît  que 
de  son  nécessaire  ;  qui  faisait  qu'il  ne  pouvait  souffrir 
qu'on  cherchât  avec  soin  toutes  ses  commodités ,  et 
qu'il  blâmait  tant  cette  recherche  curieuse  et  cette 
fantaisie  de  vouloir  exceller  en  tout ,  comme  de  se 
servir  en  toutes  choses  des  meilleurs  ouvriers ,  d'a- 
voir toujours  du  meilleur  et  du  mieux  fait,  et  mille 
autres  choses  semblables  qu'on  fait  sans  scrupule, 
parce  qu'on  ne  croit  pas  qu'il  y  ait  de  mal,  mais  dont 
il  ne  jugeait  pas  de  même;  et  enfin  qui  lui  a  fait  faire 
plusieurs  actions  très-remarquables  et  très-chrétien- 
nes ,  que  je  ne  rapporte  pas  ici ,  de  peur  d'être  trop 
long,  et  parce  que  mon  dessein  n'est  pas  d'écrire  sa 
vie,  mais  seulement  de  donner  quelque  idée  de  sa 
piété  et  de  sa  vertu. 


PREMIÈRE  PARTIE, 

CONTENANT    LES   PENSEES    QUI    SE    BAPPOBTENT 

A    LA    PHILOSOPHIE,    A    LA    MORALE^ 

ET    AUX    BELLES -LETTBES. 


ARTICLE  PREMIER. 

De  Vautorité  en  matière  de  philosophie. 

Le  respect  que  l'on  porte  à  l'antiquité  est  au- 
jourd'hui à  tel  point ,  dans  les  matières  ou  il  de- 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


vrait  avoir  le  moins  de  force,  que  l'on  se  fait  des 
oracles  de  toutes  ses  pensées,  et  des  mystères 
même  de  ses  obscurités ,  que  l'on  ne  peut  plus 
avancer  de  nouveautés  sans  péril,  et  (jue  le  texte 
d'un  auteur  suffit  pour  détruire  les  plus  fortes 
raisons.  Mon  intention  n'est  point  de  corriger  un 
vice  par  un  autre,  et  de  ne  faire  nulle  estime  des 
anciens,  parce  que  l'on  en  fait  trop  ;  et  je  ne  pré- 
tends pas  bannir  leur  autorité  pour  relever  le  rai- 
sonnement tout  seul ,  quoique  l'on  veuille  établir 
leur  autorité  seule  au  préjudice  du  raisonnement. 
Mais  parmi  les  choses  que  nous  cherchons  à  con- 
naître, il  faut  considérer  que  les  unes  dépendent 
seulement  de  la  mémoire,  et  sont  purement  his- 
toriques, n'ayant  alors  pour  objet  que  de  savoir 
ce  que  les  auteurs  ont  écrit  ;  les  autres  dépendent 
seulement  du  raisonnement ,  et  sont  entièrement 
dogmatiques,  ayant  pour  objet  de  chercher  à  dé- 
couvrir les  vérités  cachées.  Cette  distinction  doit 
servir  à  régler  l'étendue  du  respect  pour  les  an- 
ciens. 

Dans  les  matières  où  l'on  recherche  seulement 
de  savoir  ce  que  les  auteurs  ont  écrit,  comme 
dans  l'histoire ,  dans  la  géographie,  dans  les  lan- 
gues, dans  la  théologie;  enfin  dans  toutes  celles 
qui  ont  pour  principe,  ou  le  fait  simple,  ou  l'in- 
stitution, soit  divine,  soit  humaine,  il  faut  néces- 
sairement recourir  à  leurs  livres ,  puisque  tout 
ce  que  l'on  peut  en  savoir  y  est  contenu  :  d'où  il 
est  évident  que  l'on  peut  en  avoir  la  connaissance 
entière ,  et  qu'il  n'est  pas  possible  d'y  riçn  ajou- 
ter. Ainsi ,  s'il  est  question  de  savoir  qui  fut  le 
premier  roi  des  Français ,  en  quel  lieu  les  géo- 
graphes placent  le  preiliier  méridien,  quels  mots 
sont  usités  dans  tme  langue  morte,  et  toutes  les 
choses  de  cette  nature,  quels  autres  moyens  que 
les  livres  pourraient  nous  y  conduire?  Et  qui 
pourra  rien  ajouter  de  nouveau  à  ce  qu'ils  nous 
en  apprennent,  puisqu'on  ne  veut  savoir  que  ce 
qu'ils  contiennent  ?  C'est  l'autorité  seule  qui  peut 
nous  en  éclaircir.  Mais  où  cette  autorité  a  la  prin- 
cipale force,  c'est  dans  la  théologie,  parce  qu'elle 
y  est  inséparable  de  la  vérité,  et  que  nous  ne  la 
connaissons  que  par  elle  :  de  sorte  que ,  pour 
donner  la  certitude  entière  des  matières  les  plus 
incompréhensibles  à  la  raison,  il  suffit  de  les 
faire  voir  dans  les  livres  sacrés;  comme  pour 
montrer  l'incertitude  des  choses  les  plus  vrai- 
semblables, il  faut  seulerflent  faire  voir  qu'elles 
n'y  sont  pas  comprises  ;  parce  que  les  principes 
de  la  théologie  sont  au-dessus  de  la  nature  et 
de  la  raison ,  et  que ,  l'esprit  de  l'homme  étajit 
trop  faible  |>our  y  arriver  par  ses  propres  efforts^ 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  1. 


n 


! 


il  lie  peut  parvenir  à  ces  iiautes  intelligences , 
s'il  n'y  est  porté  par  une  force  toute-puissante 
et  surnaturelle. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  sujets  qui  tom- 
bent sous  les  sens  ou  sous  le  raisonnement.  L'au- 
torité y  est  inutile,  la  raison  seule  a  lieu  d'en 
connaître  ;  elles  ont  leurs  droits  séparés.  L'une 
avait  tantôt  tout  l'avantage  ;  ici  l'autre  règne  à 
son  tour.  Et  comme  les  sujets  de  cette  sorte  sont 
proportionnés  à  la  portée  de  l'esprit,  il  trouve 
une  liberté  tout  entière  de  s'y  étendre;  sa  fé- 
condité inépuisable  produit  continuellement,  et 
ses  inventions  peuvent  être  tout  ensemble  sans 
fin  et  sans  interruption. 

C'est  ainsi  que  la  géométrie ,  l'arithmétique , 
la  musique,  la  physique,  la  médecine,  l'architec- 
ture ,  et  toutes  les  sciences  qui  sont  soumises  à 
l'expérience  et  au  raisonnement ,  doivent  être 
augmentées  pour  devenir  parfaites.  Les  anciens 
les  ont  trouvées  seulement  ébauchées  par  ceux 
qui  les  ont  précédés  ;  et  nous  les  laisserons  à  ceux 
qui  viendront  après  nous  en  un  état  plus  accom- 
pli que  nous  ne  les  avons  reçues.  Comme  leur 
perfection  dépend  du  temps  et  de  la  peine,  il  est 
évident  qu'encore  que  notre  peine  et  notre  temps 
mus  eussent  moins  acquis  que  leurs  travaux  sé- 
parés des  nôtres,  tous  deux  néanmoins,  joints 
ensemble ,  doivent  avoir  plus  d'effet  que  chacun 
en  particulier. 

L'éclaircissement  de  cette  différence  doit  nous 
faire  plaindre  l'aveuglement  de  ceux  qui  appor- 
tent la  seule  autorité  pour  preuve  d?ins  les  ma- 
tières physiques,  au  lieu  du  raisonnement  ou  des 
expériences  ;  et  nous  donner  de  l'horreur  pour 
la  malice  des  autres ,  qui  emploient  le  raisonne- 
ment seul  dans  la  théologie ,  au  lieu  de  l'auto- 
rité de  l'Écriture  et  des  Pères.  Il  faut  relever  le 
courage  de  ces  gens  timides  qui  n'osent  rien  in- 
venter en  physique ,  et  confondre  l'insolence  de 
ces  téméraires  qui  produisent  des  nouveautés  en 
théologie. 

Cependant  le  malheur  du  siècle  est  tel,  qu'on 
voit  beaucoup  d'opinions  nouvelles  en  théologie, 
inconnues  à  toute  l'antiquité,  soutenues  avec 
obstination,  et  reçues  avec  applaudissement  ;  au 
lieu  que  celles  qu'on  produit  dans  la  physique, 
quoique  en  petit  nombre ,  semblent  devoir  être 
convaincues  de  fausseté  dès  qu'elles  choquent 
tant  soit  peu  les  opinions  reçues  :  comme  si  le 
respect  qu'on  a  pour  les  anciens  philosophes 
était  de  devoir,  et  que  celui  que  l'on  porte  aux 
plus  anciens  des  Pères  était  seulement  de  bien- 
séance. 


Je  laisse  aux  personnes  judicieuses  à  remar- 
quer l'importance  de  cet  abus,  qui  pervertit  l'or- 
dre des  sciences  avec  tant  d'mjustice;  et  je  crois 
qu'il  y  en  aura  peu  qui  ne  souhaitent  que  nos  re- 
cherches prennent  un  autre  cours ,  puisque  les 
inventions  nouvelles  sont  infailliblement  des  er- 
reurs dans  les  matières  théologiques  que  l'on 
profane  impunément,  et  qu'elles  sont  absolu- 
ment nécessaires  pour  la  perfection  de  tant  d'au- 
tres sujets  d'un  ordre  inférieur,  que  toutefois  on 
n'oserait  toucher. 

Partageons  avec  plus  de  justice  notre  crédu- 
Uté  et  notre  défiance ,  et  bornons  ce  respect  que 
nous  avons  pour  les  anciens.  Comme  la  raison 
le  fait  naître,  elle  doit  aussi  le  mesurer;  et  con- 
sidérons que  s'ils  fussent  demeurés  dans  cette 
retenue  de  n'oser  rien  ajouter  aux  connaissances 
qu'ils  avaient  reçues,  ou  que  ceux  de  leur  temps 
eussent  fait  la  même  difiiculté  de  recevoir  les 
nouveautés  qu'ils  leur  offraient,  ils  se  seraient 
privés  eux-mêmes  et  leur  postérité  du  fruit  de 
leurs  inventions. 

Comme  ils  ne  se  sont  servis  de  celles  qui  leur 
avaient  été  laissées  que  comme  de  moyens  pour 
ea  avoir  de  nouvelles,  et  que  cette  heureuse 
hardiesse  leur  a  ouvert  le  chemin  aux  grandes 
choses,  nous  devons  prendre  celles  qu'ils  nous 
ont  acquises  delà  même  sorte,  et,  à  leur  exemple, 
en  faire  les  moyens  et  non  pas  la  fin  de  notre 
étude,  et  ainsi  tâcher  de  les  surpasser  en  les 
imitant.  Car  qu'y  a-t-il  de  plus  injuste  que  de 
traiter  nos  anciens  avec  plus  de  retenue  qu'ils 
n'ont  fait  ceux  qui  les  ont  précédés,  et  d'avoir 
pour  eux  ce  respect  incroyable ,  qu'ils  n'o.'it  mé- 
rité de  nous  que  parcequ'ils  n'en  ont  pas  eu  un 
pareil  pour  ceux  qui  ont  eu  sur  eux  le  même 
avantage  ? 

Les  secrets  de  la  nature  sont  cachés  ;  quoi- 
qu'elle agisse  toujours ,  on  ne  découvre  pas  tou- 
jours ses  effets  :  le  temps  les  révèle  d'âge  en  âge; 
et ,  quoique  toujours  égale  en  elle-même  ,  elle 
n'est  pas  toujours  également  connue.  Les  expé- 
riences qui  nous  en  donnent  l'intelligence  se 
multiplient  continuellement;  et  comme  elles  sont 
les  seuls  principes  de  la  physique ,  les  consé- 
quences se  multiplient  à  proportion. 

C'est  de  cette  façon  que  l'on  peut  aujourd'hui 
prendre  d'autres  sentiments  et  de  nouvelles  opi- 
nions ,  sans  mépriser  les  anciens  et  sans  ingra- 
titude envers  eux ,  puisque  les  premières  con- 
naissances qu'ils  nous  ont  données  ont  servi  de 
degrés  aux  nôtres  ;  que ,  dans  ces  avantages , 
nous  leur  sommes  redevables  de  l'ascendant  que 


24 


PENSEES  DE  PASCAL, 


iR)us  UN  ons  sur  eux  ;  parce  qiu; ,  s'étant  élevés 
jusqu'à  un  certain  degré  où  ils  nous  ont  portés , 
le  moindre  effort  nous  fait  monter  plus  haut  ;  et 
avec  moins  de  peine  et  moins  de  gloire  nous  nous 
trouvons  au-dessus  d'eux.  C'est  de  là  que  nous 
pouvons  découvrir  des  choses  qu'il  leur  était  im- 
possible d'apercevoir.  Notre  vue  a  plus  d'éten- 
due; et  quoiqu'ils  connussent  aussi  bien  que 
nous  tout  ce  qu'ils  pouvaient  remarquer  de  la 
nature ,  ils  n*en  connaissaient  pas  tant  néan- 
moins, et  nous  voyons  plus  qu'eux. 

Cependant  il  est  étrange  de  quelle  sorte  on 
ré>  ère  leui*s  sentiments.  On  fait  un  crime  de  les 
contredire  et  un  attentat  d'y  ajouter,  comme 
s'ils  n'avaient  plus  laissé  de  vérités  à  connaître. 

N'est-ce  pas  là  traiter  indignement  la  raison 
de  l'homme ,  et  la  mettre  en  parallèle  avec  l'ins- 
tinct des  animaux,  puisqu'on  en  ôte  la  princi- 
pale différence,  qui  consiste  en  ce  que  les  effets 
du  raisonnement  augmentent  sans  cesse,  au  lieu 
que  l'instinct  demeure  toujours  dans  un  état  égal? 
Les  ruches  des  abeilles  étaient  aussi  bien  mesu- 
rées il  y  a  mille  ans  qu'aujourd'hui ,  et  chacune 
d'elles  forme  cet  hexagone  aussi  exactement  la 
première  fois  que  la  dernière.  Il  en  est  de  même 
de  tout  ce  que  les  animaux  produisent  par  ce 
mouvement  occulte.  La  nature  les  instruit  à  me- 
sure que  la  nécessité  les  presse;  mais  cette  science 
fragile  se  perd  avec  les  besoins  qu'ils  en  ont  : 
comme  ils  la  reçoivent  sans  étude ,  ils  n'ont  pas 
le  bonheur  de  la  conserver  ;  et  toutes  les  fois 
qu'elle  leur  est  donnée ,  elle  leur  est  nouvelle , 
puisque  la  nature  n'ayantpour  objet  que  de  main- 
tenir les  animaux  dans  un  ordre  de  perfection 
bornée,  elle  leur  inspire  cette  science  simplement 
nécessaire  et  toujours  égale ,  de  peur  qu'ils  ne 
tombent  dans  le  dépérissement,  et  ne  permet 
pas  qu'ils  y  ajoutent ,  de  peur  qu'ils  ne  passent 
les  limites  qu'elle  leur  a  prescrites. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'homme,  qui  n'est  pro- 
duit que  pour  l'infinité.  Il  est  dans  l'ignorance  au 
premier  âge  de  sa  vie;  mais  il  s'instruit  sans  cesse 
dans  son  progrès  :  car  il  tire  avantage,  non-seu- 
lement de  sa  propre  expérience ,  mais  encore  de 
celle  de  ses  prédécesseurs  ;  parce  qu'il  garde  tou- 
jours dans  sa  mémoire  les  connaissances  qu'il 
s'est  une  fois  acquises,  et  que  celles  des  anciens 
lui  sont  toujours  présentes  dans  les  livres  qu'ils 
en  ont  laissés.  Et  comme  il  conserve  ces  connais- 
sances ,  il  peut  aussi  les  augmenter  facilement  ; 
de  sorte  que  les  hommes  sont  aujourd'hui  en 
quelque  sorte  dans  le  même  état  où  se  trouve- 
ra ient  cfs  anciens  plijlosophes ,  s'ils  pouvaient 


I 


avoir  vieilli  jusqu'à  présent ,  en  ajoutant  aux 
connaissances  qu'ils  avaient  celles  que  leurs 
études  auraient  pu  leur  acquérir  à  la  faveur  de 
tant  de  siècles.  De  là  vient  que ,  par  une  préro- 
gative particulière ,  non-seulement  chacun  des 
hommes  s'avance  de  jour  en  jour  dans  les  scien- 
ces, mais  que  tous  les  hommes  ensemble  y  font  un 
contiimel  progrès  à  mesure  que  l'univers  vieil- 
lit, parce  que  la  même  chose  arrive  dans  la  suc- 
cession des  homiiîes,  que  dans  les  âges  différents 
d'un  particulier.  De  sorte  que  toute  la  suite  des  j 
hommes ,  pendant  le  cours  de  tant  de  siècles , 
doit  être  considérée  comme  un  même  homme 
qui  subsiste  toujours ,  et  qui  apprend  continuel- 
lement :  d'où  l'on  voit  avec  combien  d'injustice 
nous  respectons  l'antiquité  dans  ses  philosophes; 
car ,  comme  la  vieillesse  est  l'âge  le  plus  distant 
de  l'enfance ,  qui  ne  ^  oit  que  la  vieillesse  de  cet 
homme  universel  ne  doit  pas  être  cherchée  dans 
les  temps  proches  de  sa  naissance,  mais  dans 
ceux  qui  en  sont  les  plus  éloignés  ? 

Ceux  que  nous  appelons  anciens  étaient  véri- 
tablement nouveaux  en  toutes  choses ,  et  for- 
maient l'enfance  des  hommes  proprement;  et 
comme  nous  avons  joint  à  leurs  connaissances 
l'expérience  des  siècles  qui  les  ont  suivis,  c'est 
en  nous  que  l'on  peut  trouver  cette  antiquité  que 
nous  révérons  dans  les  autres.  Ils  doivent  être 
admirés  dans  les  conséquences  qu'ils  ont  bien  ti- 
rées du  peu  de  principes  qu'ils  avaient,  et  ils 
doivent  être  excusés  dans  celles  où  ils  ont  plutôt 
manqué  du  bonheur  de  l'expérience  que  de  la 
force  du  raisonnement. 

Car,  par  exemple,  n'étaient-ils  pas  excusables 
dans  la  pensée  qu'ils  ont  eue  pour  la  voie  lactée, 
quand,  la  faiblesse  de  leurs  yeux  n'ayant  pas  en- 
core reçu  le  secours  de  l'art,  ils  ont  attribué  cette 
couleur  à  uric  plus  grande  solidité  en  cette  partie 
du  ciel,  qui  renvoie  la  lumière  avec  plus  de  force? 
Mais  ne  serions-nous  pas  inexcusables  de  de- 
meurer dans  la  même  pensée,  maintenant  qu'ai- 
dés des  avantages  que  nous  donne  la  lunette 
d'approche ,  nous  y  avons  découvert  une  infinité  \ 
de  petites  étoiles ,  dont  la  splendeur  plus  abon- 
dante nous  a  fait  reconnaître  quelle  est  la  véri- 
table cause  de  cette  blancheur? 

N'avaient-ils  pas  aussi  sujet  de  dire  que  tous 
les  corps  corruptibles  étaient  renfermés  dans  la 
sphère  du  ciel  delà  lune,  lorsque,  durant  le  cours 
de  tant  de  siècles,  ils  n'avaient  point  encore  re- 
marqué  de  corruptions ,  ni  de  générations  hors 
de  cet  espace  ?  Mais  ne  devons-nous  pas  assurer 
le  contraire,  lorsque  toute  la  terre  a  vu  sensible- 


PREMIÈRE  PARTIE,  ART.   H. 


ment  des  comètes  s'enflammer',  et  disparaître 
bien  loin  au  delà  de  cette  sphère  ? 

C'est  ainsi  que,  sur  le  sujet  du  vide,  ils  avaient 
droit  de  dire  que  la  nature  n'en  souffrait  point  ; 
parce  que  toutes  leurs  expériences  leur  avaient 
toujours  fait  remarquer  qu'elle  l'abhorrait  et  ne 
pouvait  le  souffrir.  Mais  si  les  nouvelles  expé- 
riences leur  avaient  été  connues ,  peut-être  au- 
raient-ils trouvé  sujet  d'affirmer  ce  qu'ils  ont  eu 
sujet  de  nier,  par  la  raison  que  le  vide  n'avait 
point  encore  paru.  Aussi,  dans  le  jugement  qu'ils 
ont  fait,  que  la  nature  ne  souffrait  point  de  vide , 
ils  n'ont  entendu  parler  de  la  nature  qu'en  l'état 
où  ils  la  connaissaient  ;  puisque,  pour  le  dire  gé- 
néralement ,  ce  ne  serait  pas  assez  de  l'avoir  vu 
constamment  en  cent  rencontres,  ni  en  mille,  ni 
en  tout  autre  nombre,  quelque  grand  qu'il  soit  : 
car  s'il  restait  un  seul  cas  à  examiner ,  ce  seul 
cas  suffirait  pour  empêcher  la  décision  générale. 
En  effet,  dans  toutes  les  matières  dont  la  preuve 
consiste  en  expériences ,  et  non  en  démonstra- 
tions, on  ne  peut  faire  aucune  assertion  univer- 
selle que  par  l'énumération  générale  de  toutes 
les  parties  et  de  tous  les  cas  différents. 

De  même,  quand  nous  disons  que  le  diamant 
est  le  plus  dur  de  tous  les  corps,  nous  entendons 
de  tous  les  corps  que  nous  connaissons ,  et  nous 
ne  pouvons  ni  ne  devons  y  comprendre  ceux  que 
,  nous  ne  connaissons  point;  et  quand  nous  disons 
que  l'or  est  le  plus  pesant  de  tous  les  corps , 
nous  serions  téméraires  de  comprendre  dans 
cette  proposition  générale  ceux  qui  ne  sont  point 
encore  en  notre  connaissance,  quoiqu'il  ne  soit 
pas  impossible  qu'ils  soient  dans  la  nature. 

Ainsi,  sans  contredire  les  anciens,  nous  pou- 
vons assurer  le  contraire  de  ce  qu'ils  disaient;  et 
quelque  face  enfin  qu'ait  cette  antiquité,  la  vé- 
rité doit  toujours  avoir  l'avantage,  quoique  nou- 
vellement découverte ,  puisqu'elle  est  toujours 
plus  ancienne  que  toutes  les  opinions  qu'on  en  a 
eues,  et  que  ce  serait  ignorer  la  nature  de  s'ima- 
giner qu'elle  a  commencé  d'être  au  temps  qu'elle 
a  commencé  d'être  connue. 

ARTICLE  II. 

Héflexions  sur  la  géométrie  en  général. 

On  peut  avoir  trois  prmcipaux  objets  dans  l'é- 
tude de  la  vérité  :  l'un ,  de  la  découvrir  quand 
on  la  cherche  ;  l'autre ,  de  la  démontrer  quand 

'  La  vraie  nature  dos  comètes  était  encore  ignorée  au  temps 
de  PaRc.il. 


25 

on  la  possède  ;  le  dernier,  de  la  discerner  d'avec 
le  faux  quand  on  l'examine. 

Je  ne  parle  point  du  premier.  Je  traite  par- 
ticulièrement du  second ,  et  il  enferme  le  troi- 
sième. Car  si  l'on  sait  la  méthode  de  prouver  la 
vérité,  on  aura  en  même  temps  celle  de  la  dis- 
cerner ;  puisqu'en  examinant  si  la  preuve  qu'on 
en  donne  est  conforme  aux  règles  qu'on  connaît , 
on  saura  si  elle  est  exactement  démontrée. 

La  géométrie,  qui  excelle  en  ces  trois  genres, 
a  expliqué  l'art  de  découvrir  les  vérités  incon- 
nues ;  et  c'est  ce  qu'elle  appelle  analyse^  et  dont 
il  serait  inutile  de  discourir,  après  tant  d'excel- 
lents ouvrages  qui  ont  été  faits. 

Celui  de  démontrer  les  vérités  déjà  trouvées , 
et  de  les  éclaircir  de  telle  sorte  que  la  preuve  en 
soit  invincible ,  est  le  seul  que  je  veux  donner  ; 
et  je  n'ai  pour  cela  qu'à  expliquer  la  méthode 
que  la  géométrie  y  observe  ;  car  elle  l'enseigne 
parfaitement.  Mais  il  faut  auparavant  que  je 
donne  l'idée  d'une  méthode  encore  plus  émi- 
nente  et  plus  accomplie,  mais  où  les  hommes  ne 
sauraient  jamais  arriver  :  car  ce  qui  passe  la 
géométrie  nous  surpasse  ;  et  néanmoins  il  est  né- 
cessaire d'en  dire  quelque  chose ,  quoiqu'il  soit 
impossible  de  le  pratiquer. 

Cette  véritable  méthode,  qui  formerait  les 
démonstrations  dans  la  plus  haute  excellence, 
s'il  était  possible  d'y  arriver ,  consisterait  en 
deux  choses  principales  :  l'une ,  de  n'employer 
aucun  terme  dont  on  n'eût  auparavant  expliqué 
nettement  le  sens  ;  l'autre,  de  n'avancer  jamais 
aucune  proposition  qu'on  ne  démontrât  par  des 
vérités  déjà  connues,  c'est-à-dire,  en  un  mot,  à 
définir  tous  les  termes  et  à  prouver  toutes  les 
propositions.  Mais ,  pour  suivre  l'ordre  même 
que  j'explique ,  il  faut  que  je  déclare  ce  que 
j'entends  par  définition. 

On  ne  reconnaît,  en  géométrie,  que  les  seules 
définitions  que  les  logiciens  appellent  défini- 
tions de  nom  y  c'est-à-dire  que  les  seules  impo- 
sitions de  nom  aux  choses  qu'on  a  clairement 
désignées  en  termes  parfaitement  connus  ;  et  je 
ne  parle  que  de  celles-là  seulement. 

Leur  utilité  et  leur  usage  est  d'éclaircir  et  d'a- 
bréger le  discours,  en  exprimant,  par  le  seul 
nom  qu'on  impose ,  ce  qui  ne  pourrait  se  dire 
qu'en  plusieurs  termes  ;  en  sorte  néanmoins  que 
le  nom  imposé  demeure  dénué  de  tout  autre  sens, 
s'il  en  a,  pour  n'avoir  plus  que  celui  auquel  on 
le  destine  uniquement.  En  voici  un  exemple. 

Si  l'on  a  besoin  de  distinguer  dans  les  nom- 
bres ceux  qui  sont  divisibles  en  deux  également 


26 

d'avec  ceux  qui  ne  le  sont  pas ,  pour  éviter  de 
répéter  souvent  cette  condition  ,  on  lui  donne 
un  nom  en  cette  sorte  :  J'appelle  tout  nombre 
divisible  en  deux  également,  nombre  pair. 

Voilà  une  définition  géométrique  ;  parce  qu'a- 
près avoir  clairement  désigné  une  chose ,  savoir 
tout  nombre  divisible  en  deux  également ,  on 
lui  donne  un  nom  que  l'on  destitue  de  tout  autre 
sens,  s'il  en  a,  pour  lui  donner  celui  de  la  chose 
désignée. 

D'où  il  paraît  que  les  définitions  sont  très- 
libres  ,  et  qu'elles  ne  sont  jamais  sujettes  à  être 
contredites  ;  car  il  n'y  a  rien  de  plus  permis  que 
de  donner  à  une  chose  qu'on  a  clairement  dési- 
gnée un  nom  tel  qu'on  voudra.  11  faut  seule- 
ment prendre  garde  qu'on  n'abuse  de  la  liberté 
qu'on  a  d'imposer  des  noms ,  en  donnant  le 
même  à  deux  choses  différentes.  Ce  n'est  pas 
que  cela  ne  soit  permis,  pourvu  qu'on  n'en  con- 
fonde pas  les  conséquences,  et  qu'on  ne  les 
étende  pas  de  l'une  à  l'autre.  Mais  si  l'on  tombe 
dans  ce  vice ,  on  peut  lui  opposer  un  remède 
très-sûr  et  très-infaillible.  :  c'est  de  substituer 
mentalement  la  définition  à  la  place  du  défini , 
et  d'avoir  toujours  la  définition  si  présente,  que 
toutes  les  fois  qu'on  parle,  par  exemple,  de 
nombre  pair,  on  entende  précisément  que  c'est 
celui  qui  est  divisible  en  deux  parties  égales,  et 
que  ces  deux  choses  soient  tellement  jointes  et 
inséparables  dans  la  pensée ,  qu'aussitôt  que  le 
discours  exprime  l'une,  l'esprit  y  attache  immé- 
diatement l'autre.  Car  les  géomètres,  et  tous  ceux 
qui  agissent  méthodiquement,  n'imposent  des 
noms  aux  choses  que  pour  abréger  le  discours, 
et  non  pour  diminuer  ou  changer  l'idée  des 
choses  dont  ils  discourent;  et  ils  prétendent 
que  l'esprit  supplée  toujours  la  définition  entière 
aux  termes  courts,  qu'ils  n'emploient  que  pour 
éviter  la  confusion  que  la  multitude  des  paroles 
api)orte. 

Rien  n'éloigne  plus  promptement  et  plus  puis- 
samment les  surprises  captieuses  des  sophistes 
que  cette  méthode,  qu'il  faut  avoir  toujours 
présente,  et  qui  suffit  seule  pour  bannir  toutes 
sortes  de  difficultés  et  d'équivoques. 

Ces  choses  étant  bien  entendues ,  je  reviens  à 
l'explication  du  véritable  ordre ,  qui  consiste , 
comme  je  disais,  à  tout  définir  et  à  tout  prouver. 

Certainement  cette  méthode  serait  belle,  mais 
elle  est  absolument  impossible  :  car  il  est  évi- 
dent que  les  premiers  termes  qu'on  voudrait  dé- 
finir en  supposeraient  de  précédents  pour  servir 
à  leur  explication,  et  que  de  même  les  premiè- 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


res  propositions  qu  on  voudrait  prouver  en  sup- 
poseraient d'autres  qui  les  précédassent  ;  et  ainsi 
il  est  clair  qu'on  n'arriverait  jamais  aux  pre- 
mières. 

Aussi,  en  poussant  les  recherches  de  plus  en 
plus ,  on  arrive  nécessairement  à  des  mots  pri- 
mitifs qu'on  ne  peut  plus  défmir,  et  à  des  prin- 
cipes si  clairs,  qu'on  n'en  trouve  plus  qui  le 
soient  davantage  pour  servir  à  leur  preuve. 

D'où  il  paraît  que  les  hommes  sont  dans  une 
impuissance  naturelle  et  immuable  de  traiter 
quelque  science  que  ce  soit  dans  un  ordre  abso- 
lument accompli  ;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  de  là 
qu'on  doive  abandonner -toute  sorte  d'ordre. 

Car  il  y  en  a  un ,  et  c'est  celui  de  la  géomé- 
trie, qui  est  à  la  vérité  inférieur,  en  ce  qu'il  est 
moins  convaincant,  mais  non  pas  en  ce  qu'il  est 
moins  certain.  Il  ne  définit  pas  tout  et  ne 
prouve  pas  tout,  et  c'est  en  cela  qu'il  est  infé- 
rieur ;  mais  il  ne  suppose  que  des  choses  claires 
et  constantes  par  la  lumière  naturelle,  et  c'est 
pourquoi  il  est  parfaitement  véritable,  la  nature 
le  soutenant  au  défaut  du  discours. 

Cet  ordre  le  plus  parfait  entre  les  hommes 
consiste,  non  pas  à  tout  définir  ou  à  tout  démon- 
trer, ni  aussi  à  ne  rien  définir  ou  à  ne  rien  dé- 
montrer ,  mais  à  se  tenir  dans  ce  milieu  de  ne 
point  définir  les  choses  claires  et  entendues  de 
tous  les  hommes,  et  de  définir  toutes  les  autres  ; 
de  ne  point  prouver  toutes  les  choses  connues 
des  hommes ,  et  de  prouver  toutes  les  autres. 
Contre  cet  ordre  pèchent  également  ceux  qui 
entreprennent  de  tout  définir  et  de  tout  ptrouver, 
et  ceux  qui  négligent  de  le  faire  dans  les  choses 
qui  ne  sont  pas  évidentes  d'elles-mêmes. 

C'est  ce  que  la  géométrie  enseigne  parfaite- 
ment. Elle  ne  définit  aucune  de  ces  choses ,  es- 
pace, temps j  mouvement,  nombre,  égalit^ym 
les  semblables  qui  sont  en  grand  nombre^ ^  parce 
que  ces  termes-là  désignent  si  naturellement  les 
choses  qu'ils  signifient,  à  ceux  qui  entendent  la 
langue,  que  l'éclaircissement  qu'on  voudrait  en 
faire  apporterait  plus  d'obscurité  que  d'instruc- 
tion. 

Car  il  n'y  a  rien  de  plus  faible  que  le  discours 
de  ceux  qui  veulent  définir  ces  mots  primitifs. 
Quelle  nécessité  y  a-t-il,  par  exemple,  d'expli- 
quer ce  qu'on  entend  par  le  mot  homme?  Ne 
sait-on  pas  assez  quelle  est  la  chose  qu'on  veut 
désigner  par  ce  terme?  et  quel  avantage  pensait 
nous  procurer  Platon ,  en  disant  que  c'était  un 
animal  à  deux  jambes,  sans  plumes?  comme  si 
l'idée  que  j'en  ai  naturellement,  et  que  je  ne  puis 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  Il 


27 


exprimer,  n'était  pas  plus  nette  et  plus  sûre  que 
celle  qu'il  me  donne  par  son  explication  inutile, 
et  même  ridicule  ;  puisqu'un  homme  ne  perd  pas 
l'humanité  en  perdant  les  deux  jambes,  et  qu'un 
chapon  ne  l'acquiert  pas  en  perdant  ses  plumes. 

Il  y  en  a  qui  vont  jusqu'à  cette  absurdité  d'ex- 
pliquer un  mot  par  le  mot  même.  J'en  sais  qui 
ont  défini  la  lumière  en  cette  sorte  :  La  lumière 
est  un  mouvement  luminaire  des  corps  lumi- 
neux, comme  si  on  pouvait  entendre  les  mots 
de  luminaire  et  de  lumineux  sans  celui  de  lu- 
mière. 

On  ne  peut  entreprendre  de  définir  l'être  sans 
tomber  dans  la  même  absurdité.  Car  on  ne  peut 
définir  un  mot  sans  commencer  par  celui-ci,  c  'est, 
soit  qu'on  l'exprime  ou  qu'on  le  sous- entende. 
Donc  pour  définir  l'être  il  faudrait  dire,  c'est;  et 
ainsi  employer  dans  la  définition  le  mot  à  définir. 

On  voit  assez  de  là  qu'il  y  a  des  mots  incapa- 
bles d'être  définis;  et  si  la  nature  n'avait  suppléé 
à  ce  défaut  par  une  idée  pareille  qu'elle  a  don- 
née à  tous  les  hommes ,  toutes  nos  expressions 
seraient  confuses  ;  au  heu  qu'on  en  use  avec  la 
même  assurance  et  la  même  certitude  que  s'ils 
étaient  expliqués  d'une  manière  parfaitement 
exempte  d'équivoques,  parce  que  la  nature  nous 
en  a  elle-même  donné ,  sans  paroles ,  une  intelli- 
gence plus  nette  que  celle  que  l'art  nous  acquiert 
par  nos  explications. 

Ce  n'est  pas  que  tous  les  hommes  aient  la  même 
idée  de  l'essence  des  choses  que  je  dis  qu'il  est 
impossible  et  inutile  de  définir;  car,  par  exem- 
ple, le  temps  est  de  cette  sorte.  Qui  pourra  le  dé- 
finir? Et  pourquoi  l'entreprendre,  puisque  tous 
les  hommes  conçoivent  ce  qu'on  veut  dire  en  par- 
lant du  temps,  sans  qu'on  le  désigne  davantage? 
Cependant  il  y  a  bien  de  différentes  opinions 
touchant  l'essence  du  temps.  Les  uns  disent  que 
c'est  le  mouvement  d'une  chose  créée  ;  les  autres, 
la  mesure  du  mouvement,  etc.  Aussi  ce  n'est  pas 
la  nature  de  ces  choses  que  je  dis  qui  est  connue 
à  tous  :  ce  n'est  simplement  que  le  rapport  entre 
le  nom  et  la  chose  ;  en  sorte  qu'à  cette  expression 
temps,  tous  portent  la  pensée  vers  le  même  ob- 
jet :  ce  qui  suffit  pour  fah-e  que  ce  terme  n'ait 
pas  besoin  d'être  défini,  quoique  ensuite,  en  exa- 
minant ce  que  c'est  que  le  temps,  on  vienne  à 
différer  de sentiment,"après  s'être  mis  à  y  penser; 
car  les  définitions  ne  sont  faites  que  pour  dési- 
gner les  choses  que  l'on  nomn^,  et  non  pas  pour 
en  montrer  la  nature. 

II  est  bien  permis  d'appeler  du  nom  de  temps 
le  mouvement  d'une  chose  créée:  car,  comme 


j'ai  dit  tantôt,  rien  n'est  plus  libre  que  les  défi- 
nitions. Mais  ensuite  de  cette  définition,  il  y  aura 
deux  choses  qu'on  appellera  du  nom  de  temps  : 
l'une  est  celle  que  tout  le  monde  entend  naturel- 
lement par  ce  mot ,  et  que  tous  ceux  qtii  parlent 
notre  langue  nomment  par  ce  terme;  l'autre  sera 
le  mouvement  d'une  chose  créée;  car  on  l'appel- 
lera aussi  de  ce  nom,  suivant  cette  nouvelle  dé- 
finition. 

Il  faudra  donc  éviter  les  équivoques,  et  né  pas 
confondre  les  conséquences.  Car  il  ne  s'ensuivra 
pas  de  là  que  la  chose  qu'on  entend  naturellement 
par  le  mot  de  temps  soit  en  effet  le  mouvement 
d'une  chose  créée.  Il  a  été  libre  de  nommer  ces 
deux  choses  de  même;  mais  il  ne  le  sera  pas  de 
les  faire  convenir  de  nature  aussi  bien  que  de 
nom. 

Ainsi,  si  l'on  avance  ce  discours,  le  temps  est 
le  mouvement  d'une  chose  créée,  il  faut  deman- 
der ce  qu'on  entend  par  le  mot  de  temps,  c'est- 
à-dire  si  on  lui  laisse  le  sens  ordinaire  et  reçu  de 
tous,  ou  si  on  l'en  dépouille  pour  lui  donner  en 
cette  occasion  celui  de  mouvement  d'une  chose 
créée.  Si  on  le  destitue  de  tout  autre  sens,  on  ne 
peut  contredire,  et  ce  sera  une  définition  libre, 
ensuite  de  laquelle,  comme  j'ai  dit,  il  y  aura  deux 
choses  qui  auront  ce  même  nom  ;  mais  si  on  lui 
laisse  son  sens  ordinaire,  et  qu'on  prétende  néan- 
moins que  ce  qu'on  entend  par  ce  mot  soit  le 
mouvement  d'une  chose  créée ,  on  peut  contre- 
dire. Ce  n'est  plus  une  définition  libre,  c'est  une 
proposition  qu'il  faut  prouver,  si  ce  n'est  qu'elle 
soit  très  évidente  d'elle-même,  et  alors  ce  sera 
un  principe  et  un  axiome,  mais  jamais  une  défi- 
nition; parce  que,  dans  cette  énonciation,  on 
n'entend  pas  que  le  mot  de  temps  signifie  la  même 
chose  que  ceux-ci,  le  mouvement  d'une  chose 
créée ,  mais  on  entend  que  ce  que  l'on  conçoit 
par  le  terme  de  temps  soit  ce  mouvement  sup-. 
posé. 

Si  je  ne  savais  combien  il  est  nécessaire  d'en- 
tendre ceci  parfaitement,  et  combien  il  arrive 
à  toute  heure,  dans  les  discours  familiers  et  dans 
les  discours  de  science,  des  occasions  pareilles  à 
celle-ci  que  j'ai  donnée  en  exemple,  je  ne  m'y  se» 
rais  pas  arrêté.  Mais  il  me  semble ,  par  l'expé- 
rience que  j'ai  de  la  confusion  des  disputes,  qu'on 
ne  peut  trop  entrer  dans  cet  esprit  de  netteté 
pour  lequel  je  fais  tout  ce  traité ,  plus  que  pour 
le  sujet  que  j'y  traite. 

Car  combien  y  a-t-il  de  personnes  qui  croient 
avoir  défini  le  temps  quand  ils  ont  dit  (jue  c'est 
la  mesure  du  mouvement,  en  lui  laissant  cepen-i 


28 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


dant  son  sens  ordinaire!  et  néanmoins  ils  ont 
fait  une  proposition,  et  non  pas  une  définition. 
Combien  y  en  a-t-il  de  même  qui  croient  avoir 
défini  le  mouvement  quand  ils  ont  dit:  Motus 
vec  simpliciter  motus ,  non  mera  potentia  est, 
sed  actus  entis  in  potentia!  Et  cependant,  s'ils 
laissent  au  mot  de  mouvement  son  sens  ordinaire, 
comme  ils  font,  ce  n'est  pas  une  définition,  mais 
une  proposition;  et  confondant  ainsi  les  défini- 
tions, qu'ils  appellent  d/ifmiiions  de  nom,  qui 
sont  les  véritables  définitions  libres,  permises  et 
géométriques,  avec  celles  qu'ils  appellent  dé/mi- 
tions de  chose,  qui  sont  proprement  des  propo- 
sitions nullement  libres,  mais  sujettes  à  contra- 
diction, ils  s'y  donnent  la  liberté  d'en  former 
aussi  bien  que  les  autres;  et  chacun  définissant 
les  mêmes  choses  à  sa  manière ,  par  une  liberté 
qui  est  aussi  défendue  dans  ces  sortes  de  défini- 
tions, que  permise  dans  les  premières,  ils  em- 
brouillent toutes  choses  ;  et,  perdant  tout  ordre 
et  toute  lumière,  ils  se  perdent  eux-mêmes,  et 
s'égarent  dans  des  embarras  inexplicables. 

On  n'y  tombera  jamais  en  suivant  l'ordre  de 
la  géométrie.  Cette  judicieuse  science  est  bien 
éloignée  de  définir  ces  mots  primitifs,  espace, 
temps,  mouvement,  égalité,  majorité,  diminu- 
tion, tout,  et  les  autres  que  le  monde  entend  de 
soi-même.  Mais  hors  ceux-là,  le  reste  des  termes 
qu'elle  emploie  y  sont  tellement  éclaircis  et  dé- 
finis qu'on  n'a  pas  besoin  de  dictionnaire  pour 
en  entendre  aucun  ;  de  sorte  qu'en  un  mot  tous 
ces  termes  sont  parfaitement  intelligibles,  ou  par 
la  lumière  naturelle,  ou  par  les  définitions  qu'elle 
en  donne. 

Voilà  de  quelle  sorte  elle  évite  tous  les  vices 
qui  peuvent  se  rencontrer  dans  le  premier  point, 
lequel  consiste  à  définir  les  seules  choses  qui  en 
ont  besoin.  Elle  en  use  de  même  à  l'égard  de 
l'autre  point,  qui  consiste  à  prouver  les  propo- 
sitions qui  ne  sont  pas  évidentes. 

Car  quand  elle  est  arrivée  aux  premières  vé- 
rités connues,  elle  s'arrête  là,  et  demande  qu'on 
les  accorde ,  n'ayant  rien  de  plus  clair  pour  les 
prouver  ;  de  sorte  que  tout  ce  que  la  géométrie 
propose  est  parfaitement  démontré,  ou  par  la  lu- 
mière naturelle,  ou  par  les  preuves. 

De  là  vient  que  si  cette  science  ne  définit  pas 
et  ne  démontre  pas  toutes  choses,  c'est  par  cette 
seule  raison  que  cela  nous  est  impossible. 

On  trouvera  peut-être  étrange  que  la  géomé- 
trie ne  puisse  définir  aucune  des  choses  qu'elle 
a  pour  principaux  objets.  Car  elle  ne  peut  défi- 
nir ni  le  mouvement,  ni  les  nombres,  ni  l'espace; 


et  cependant  ces  tmis  choses  sont  celles  qu'elle 
considère  particulièrement,  et  selon  la  recherche 
desquelles  elle  prend  ces  trois  différents  noms  de 
mécanique,  (ï arithmétique,  de  géométrie,  ce 
dernier  nom  appartenant  au  genre  et  à  l'espèce. 
Mais  on  n'en  sera  pas  surpris,  si  l'on  remarque 
que  cette  admirable  science  ne  s'attachant  qu'aux 
choses  les  plus  simples,  cette  même  qualité  qui 
les  rend  dignes  d'être  ses  objets  les  rend  incapa- 
bles d'être  définies  ;  de  sorte  que  le  manque  de 
définition  est  plutôt  une  perfection  qu'un  défaut, 
parce  qu'il  ne  vient  pas  de  leur  obscurité,  mais 
au  contraire  de  leur  extrême  évidence,  qui  est 
telle,  qu'encore  qu'elle  n'ait  pas  la  conviction  des 
démonstrations,  elle  en  a  toute  la  certitude.  Elle 
suppose  donc  que  l'on  sait  quelle  est  la  chose 
qu'on  entend  par  ces  mots,  mouvement ,  nom- 
bre, espace  ;  et  sans  s'arrêter  à  les  définir  inuti- 
lement, elle  en  pénètre  la  nature  et  en  découvre 
les  merveilleuses  propriétés. 

Ces  trois  choses,  qui  comprennent  tout  l'uni- 
vers, selon  ces  paroles,  Deusfecil  omnia  in  pon- 
dère, in  numéro  et  mensura\  ont  une  liaison 
réciproque  et  nécessaire.  Car  on  ne  peut  imagi- 
ner de  mouvement  sans  quelque  chose  qui  se 
meuve,  et  cette  chose  étant  une,  cette  unité  est 
l'origine  de  tous  les  nombres.  Et  enfin  le  mou- 
vement ne  pouvant  être  sans  espace,  on  voit  ces 
trois  choses  enfermées  dans  la  première. 

Le  temps  même  y  est  aussi  compris  ;  car  le 
mouvement  et  le  temps  sont  relatifs  l'un  à  l'au- 
tre ,  la  promptitude  et  la  lenteur ,  qui  sont  les 
différences  des  mouvements ,  ayant  un  rapport 
nécessaire  avec  le  temps. 

Ainsi  il  y  a  des  propriétés  communes  à  toutes 
ces  choses ,  dont  la  connaissance  ouvre  l'esprit 
aux  plus  grandes  merveilles  de  la  nature. 

La  principale  comprend  les  deux  infinités  qui 
se  rencontrent  dans  toutes ,  l'une  de  grandeur  , 
l'autre  de  petitesse. 

Car,  quelque  prompt  que  soit  un  mouvement , 
on  peut  en  concevoir  un  qui  le  soit  davantage , 
et  hâter  encore  ce  dernier ,  et  ainsi  toujours  à 
l'infini ,  sans  jamais  arriver  à  un  qui  le  soit  de 
telle  sorte  qu'on  ne  puisse  plus  y  ajouter  ;  et , 
au  contraire,  quelque  lent  que  soit  un  mouve- 
ment ,  on  peut  le  retarder  davantage,  et  encore 
ce  dernier;  et  ainsi  à  l'infini,  sans  jamais  arri- 
ver à  un  tel  degré  de  lenteur ,  qu'on  ne  puisse 
encore  en  descendre  à  une  infinité  d'autres  sans 
tomber  dans  le  repos.  De  même,  quelque  grand 

'  Omnia  in  mensura    et  numéro,  et  pondère  disposuistl 

.<>r7;>.,\î,    21, 


REMIERE  PARTIE,  ART.  II. 


29 


(juc  soit  un  nombre,  on  peut  en  concevoir  un 
plus  grand,  et  encore  un  qui  surpasse  le  dernier; 
et  ainsi  à  l'infini  sans  jamais  arriver  à  un  qui  ne 
puisse  plus  être  augmenté;  et,  au  contraire, 
quelque  petit  que  soit  un  nombre,  comme  la 
centième  ou  la  dix  millième  partie,  on  peut  en- 
core en  concevoir  un  moindre,  et  toujours  à  l'in- 
fini, sans  arriver  au  zéro  ou  néant.  Quelque 
grand  que  soit  un  espace ,  on  peut  en  concevoir 
un  plus  grand ,  et  encore  un  qui  le  soit  davan- 
tage ;  et  ainsi  à  l'infini ,  sans  jamais  arriver  à  un 
qui  ne  puisse  plus  être  augmenté  :  et ,  au  con- 
traire, quelque  petit  que  soit  un  espace,  on 
peut  encore  en  considérer  un  moindre,  et  tou- 
jours à  l'infini,  sans  jamais  arriver  à  un  indivi- 
sible qui  n'ait  plus  aucune  étendue. 

Il  en  est  de  même  du  temps.  On  peut  toujours 
en  concevoir  un  plus  grand  sans  dernier,  et  un 
moindre ,  sans  arriver  à  un  instant  et  à  un  pur 
néant  de  durée. 

C'est-à-dire,  en  un  mot ,  que  quelque  mouve- 
ment, quelque  nombre,  quelque  espace,  quel- 
que temps  que  ce  soit ,  il  y  en  a  toujours  un  plus 
grand  et  un  moindre  ;  de  sorte  qu'ils  se  soutien- 
nent tous  entre  le  néant  et  l'infini,  étant  toujours 
infiniment  éloignés  de  ces  extrêmes. 

Toutes  ces  vérités  ne  peuvent  se  démontrer  ; 
et  cependant  ce  sont  les  fondements  et  les  prin- 
cipes de  la  géométrie.  Mais  comme  la  cause  qui 
les  rend  incapables  de  démonstration  n'est  pas 
leur  obscurité ,  mais  au  contraire  leur  extrême 
évidence ,  ce  manque  de  preuve  n'est  pas  un  dé- 
faut, mais  plutôt  une  perfection. 

D'où  Ton  voit  que  la  géométrie  ne  peut  défi- 
nir les  objets ,  ni  prouver  les  principes  ;  mais  par 
cette  seule  et  avantageuse  raison  que  les  uns  et 
les  autres  sont  dans  une  extrême  clarté  natu- 
relle, qui  convainc  la  raison  plus  puissamment 
que  ne  ferait  le  discours. 

Car  qu'y  a-t-il  de  plus  évident  que  cette  vé- 
rité, qu'un  nombre,  tel  qu'il  soit ,  peut  être  aug- 
menté; qu'on  peut  le  doubler;  que  la  prompti- 
tude d'un  mouvement  peut  être  doublée,  et 
qu'un  espace  peut  être  doublé  de  même?  Et  qui 
peut  aussi  douter  qu'un  nombre,  tel  qu'il  soit , 
ne  puisse  être  divisé  par  la  moitié  ,  et  sa  moitié 
encore  par  la  moitié  ?  Car  cette  moitié  serait- 
elle  un  néant?  Et  comment  ces  deux  moitiés,  qui 
seraient  deux  zéros,  feraient-elles  un  nombre? 

De  même  ,  un  mouvement ,  quelque  lent  qu'il 
soit ,  ne  peut-il  pas  être  ralenti  de  moitié ,  en 
parcoure  le  même  espace  dans  le 
temps,  et  ce  dernier  mouvement 


sorte  qu'il 
double  du 


encore  ?  Car  serait-ce  un  pur  repos  ?  Et  comment 
se  pourrait-il  que  ces  deux  moitiés  de  vitesse , 
qui  seraient  deux  repos,  fissent  la  première 
vitesse  ? 

Enfin  un  espace  ,  quelque  petit  qu'il  soit ,  ne 
peut-il  pas  être  divisé  en  deux ,  et  ces  moitiés 
encore  ?  Et  comment  pourrait-il  se  faire  que  ces 
moitiés  fussent  indivisibles ,  sans  aucune  éten- 
due, elles  qui ,  jointes  ensemble,  ont  fait  la  pre- 
mière étendue  ? 

Il  n'y  a  point  de  connaissance  naturelle  dans 
l'homme  qui  précède  celles-là,  et  qui  les  sur- 
passe en  clarté.  Néanmoins,  afin  qu'il  y  ait 
exemple  de  tout,  on  trouve  des  esprits  excellents 
en  toutes  autres  choses ,  que  ces  infinités  cho- 
quent, et  qui  ne  peuvent,  en  aucune  sorte,  y 
consentir. 

Je  n'ai  jamais  connu  personne  qui  ait  pensé 
qu'un  espace  ne  puisse  être  augmenté.  Mais  j'en 
ai  vu  quelques-uns ,  très-habiles  d'ailleurs ,  qui 
ont  assuré  qu'un  espace  pouvait  être  divisé  en 
deux  parties  indivisibles,  quelque  absurdité  qu'il 
s'y  rencontre. 

Je  me  suis  attaché  à  rechercher  en  eux  quelle 
pouvait  être  la  cause  de  cette  obscurité ,  et  j'ai 
trouvé  qu'il  n'y  en  avait  qu'une  principale ,  qui 
est  qu'ils  ne  sauraient  concevoir  un  continu  di- 
visible à  l'infini  :  d'où  ils  concluent  qu'il  n'est 
pas  ainsi  divisible.  C'est  une  maladie  naturelle 
à  l'homme ,  de  croire  qu'il  possède  la  vérité  di- 
rectement, et  de  là  vient  qu'il  est  toujours  dis- 
posé à  nier  tout  ce  qui  lui  est  incompréhensible  ; 
au  lieu  qu'en  effet  il  ne  connaît  naturellement 
que  le  mensonge,  et  qu'il  ne  doit  prendre  pour 
véritables  que  les  choses  dont  le  contraire  lui  pa- 
raît faux. 

Et  c'est  pourquoi,  toutes  les  fois  qu'une  propo- 
sition est  inconcevable ,  il  faut  en  suspendre  le 
jugement,  et  ne  pas  la  nier  à  cette  marque,  mais 
en  examiner  le  contraire  ;  et  si  on  le  trouve  ma- 
nifestement faux,  on  peut  hardiment  affirmer  la 
première,  tout  incompréhensible  qu'elle  est.  Ap- 
pliquons cette  règle  à  notre  sujet. 

Il  n'y  a  point  de  géomètre  qui  ne  croie  l'es- 
pace divisible  à  l'infini.  On  ne  peut  non  plus 
l'être  sans  ce  principe ,  qu'être  homme  sans  éme. 
Et  néanmoins  il  n'y  en  a  point  qui  comprenne 
une  division  infinie  ;  et  l'on  ne  s'assure  de  cette 
vérité  que  par  cette  seule  raison ,  mais  qui  est 
certainement  suffisante ,  qu'on  comprend  parfai- 
tement qu'il  est  faux  qu'en  divisant  un  espace 
on  puisse  arriver  à  une  partie  indivisible ,  c'est- 
à-dire  qui  n'ait  aucune  étendue.  Car  qu'y  a-t-il 


t>ENSÉES  DE  PASCAL, 


30 

de  plus  absurde  que  de  prétendre  qu'en  divisant 
toujours  un  espace,  on  «arrive  enfin  à  une  divi- 
sion telle ,  qu'en  la  divisant  en  deux ,  chacune 
des  moitiés  reste  indivisible  et  sans  aucune  éten- 
due? Je  voudrais  demander  à  ceux  qui  ont  cette 
idée  s'ils  conçoivent  nettement  que  deux  indivi- 
sibles ge  touchent  ;  si  c'est  partout ,  ils  ne  sont 
qu'une  même  chose,  et  partant  les  deux  ensem- 
ble sont  indivisibles  ;  et  si  ce  n'est  pas  partout , 
ce  n'est  donc  qu'en  une  partie  ;  donc  ils  ont  des 
parties  ,  donc  ils  ne  sont  pas  indivisibles. 

Que  s'ils  confessent ,  comme  en  effet  ils  l'a- 
vouent quand  on  les  en  presse,  que  leur  proposi- 
tion est  aussi  inconcevable  que  l'autre;  qu'ils 
reconnaissent  que  ce  n'est  pas  par  notre  capacité 
à  concevoir  ces  choses  que  nous  devons  juger 
de  leur  vérité,  puisque,  ces  deux  contraires 
étant  tous  deux  inconcevables ,  il  est  néanmoins 
nécessairement  certain  que  l'un  des  deux  est  vé- 
ritable. 

Mais  qu'à  ces  difficultés  chimériques ,  et  qui 
n'ont  de  proportion  qu'à  notre  faiblesse ,  ils  op- 
posent ces  clartés  naturelles  et  ces  vérités  soli- 
des :  s'il  était  véritable  que  l'espace  fût  composé 
d'un  certain  nombre  fini  d'indivisibles ,  il  s'en- 
suivrait que  deux  espaces  dont  chacun  serait 
carré  ,  c'est-à-dire  égal  et  pareil  de  tous  côtés , 
étant  doubles  l'un  de  l'autre ,  l'un  contiendrait 
un  nombre  de  ces  indivisibles  double  du  nombre 
des  indivisibles  de  l'autre.  Qu'ils  retiennent  bien 
cette  conséquence,  et  qu'ils  s'exercent  ensuite  à 
ranger  dej  points  en  carrés,  jusqu'à  ce  qu'ils  en 
aient  rencontré  deux  dont  l'un  ait  le  double  des 
points  de  l'autre  ;  et  alors  je  leur  ferai  céder  tout 
ce  qu'il  y  a  de  géomètres  au  monde.  Mais  si  la 
chose  est  naturellement  impossible ,  c'est-à-dire 
s'il  y  a  impossibilité  invincible  à  ranger  des 
joints  en  carrés ,  dont  l'un  en  ait  le  double  de 
l'autre,  comme  je  le  démontrerais  en  ce  lieu-là 
même ,  si  la  chose  méritait  qu'on  s'y  arrêtât , 
qu'ils  en  tirent  la  conséquence. 

Et  pour  les  soulager  dans  les  peines  qu'ils  au- 
raient en  de  certaines  rencontres,  <;omme  à  con- 
cevoir qu'un  espace  ait  une  infinité  de  divisibles, 
vu  qu'on  les  parcourt  en  si  peu  de  temps,  il  faut 
les  avertir  qu'ils  ne  doivent  pas  comparer  des 
choses  aussi  disproportionnées  qu'est  l'infinité 
des  divisibles  avec  le  peu  de  temps  où  ils  sont 
parcourus  :  mais  qu'ils  comparent  l'espace  entier 
avec  le  temps  entier ,  et  les  infinis  divisibles  de 
l'espace  avec  les  infinis  instants  de  ce  temps;  et 
ainsi  ils  trouveront  que  l'on  parcourt  une  infi- 
nité de  divisibles  en  une  infinité  d'instants,  et 


un  petit  espace  en  un  petit  temps  ;  en  quoi  il  n'y 
a  plus  la  disproportion  qui  les  avait  étonnés. 

Enfin ,  s'ils  trouvent  étrange  qu'un  petit  es- 
pace ait  autant  de  parties  qu'un  grand,  qu'ils 
entendent  aussi  qu'elles  sont  plus  petites  à  me- 
sure; et  qu'ils  regardent  le  firmament  au  travers 
d'un  petit  verre,  pour  se  familiariser  avec  cette 
connaissance,  en  voyant  chaque  partie  du  ciel 
et  chaque  partie  du  verre. 

Mais  s'ils  ne  peuvent  comprendre  que  des  par- 
ties ,  si  petites  qu'elles  nous  sont  imperceptibles, 
puissent  être  autant  divisées  que  le  firmament, 
il  n'y  a  pas  de  meilleur  remède  que  de  les  leur 
faire  regarder  avec  des  lunettes  qui  grossissent 
cette  pointe  délicate  jusqu'à  une  prodigieuse 
masse;  d'où  ils  concevront  aisément  que,  par  le 
secours  d'un  autre  verre  encore  plus  artiste- 
ment  taillé,  on  pourrait  les  grossir  jusqu'à  égaler 
ce  firmament  dont  ils  admirent  l'étendue.  Et 
ainsi  ces  objets  leur  paraissant  maintenant  très 
facilement  divisibles,  qu'ils  se  souviennent  que 
la  nature  peut  infiniment  plus  que  l'art. 

Car  enfin,  qui  les  a  assurés  que  ces  verres 
auront  changé  la  grandeur  naturelle  de  ces  ob- 
jets, ou  s'ils  auront,  au  contraire,  rétabli  la  vé- 
ritable, que  la  figure  de  notre  œil  avait  changée 
et  raccourcie,  comme  font  les  lunettes  qui  amoin- 
drissent ?  Il  est  fâcheux  de  s'arrêter  à  ces  baga- 
telles ;  mais  il  y  a  des  temps  de  niaiser. 

Il  suffit  de  dire  à  des  esprits  clairs  en  cette 
matière ,  que  deux  néants  d'étendue  ne  peuvent 
pas  faire  une  étenâue.  Mais  parce  qu'il  y  en  a 
qui  prétendent  échapper  à  cette  lumière  par  cette 
merveilleuse  réponse,  que  deux  néants  d'étendue 
peuvent  aussi  bien  faire  une  étendue  que  deux 
unités,  dont  aucune  n'est  nombre,  font  un 
nombre  par  leur  assemblage ,  il  faut  leur  repartir 
qu'ils  pourraient  opposer  de  la  même  sorte  que 
vingt  mille  hommes  font  une  armée,  quoique 
aucun  d'eux  ne  soit  armée  ;  que  mille  maisons 
font  une  ville,  quoique  aucune  ne  soit  ville;  ou 
que  les  parties  font  le  tout,  quoique  aucune  ne 
soit  le  tout  ;  ou ,  pour  demeurer  dans  la  compa- 
raison des  nombres ,  que  deux  binaires  font  le 
quaternaire,  et  dix  dizaines  une  centaine,  quoi- 
que aucun  ne  le  soit.  Mais  ce  n'est  pas  avoir 
l'esprit  juste  que  de  confondre,  par  des  compa- 
raisons si  inégales,  la  nature  immuable  des 
choses  avec  leurs  noms  libres  et  volontaires ,  et 
dépendant  du  caprice  des  hommes  qui  les  ont 
composés.  Car  il  est  clair  que,  pour  faciliter  les 
discours ,  on  a  donné  le  nom  d'armée  à  vingt 
mille  hommes ,  celui  de  ville  à  plusieurs  mai- 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  Il 


31 


sons ,  celui  de  dizaine  à  dix  imités ,  et  que  de 
cette  liberté  naissent  les  noms  à'unitéf  binaire^ 
quaternaire,  dizaine,  centaine,  différents  par 
nos  fantaisies ,  quoique  ces  choses  soient  en  ef- 
fet de  même  genre  par  leur  nature  invariable , 
et  qu'elles  soient  toutes  proportionnées  entre 
elles ,  et  ne  diffèrent  que  du  plus  ou  du  moins , 
et  quoique ,  ensuite  de  ces  noms ,  le  binaire  ne 
soit  pas  quaternaire ,  ni  une  maison  une  ville , 
non  plus  qu'une  ville  n'est  pas  une  maison.  Mais 
quoique  une  maison  ne  soit  pas  une  ville ,  elle 
n'est  pas  néanmoins  un  néant  de  ville  ;  il  y  a 
bien  de  la  différence  entre  n'être  pas  une  chose 
et  en  être  un  néant. 

Car ,  afin  qu'on  entende  la  chose  à  fond ,  il 
faut  savoir  que  la  seule  raison  pour  laquelle  l'u- 
nité n'est  pas  au  rang  des  nombres ,  est  qu'Eu- 
clide  et  les  premiers  auteurs  qui  ont  traité 
d'arithmétique  ayant  plusieurs  propriétés  à 
donner ,  qui  convenaient  à  tous  les  nombres , 
hormis  à  l'unité,  pour  éviter  de  dire  souvent  qu'en 
tout  nombre,  hors  l'unité,  telle  condition  se 
rencontre,  ils  ont  exclu  l'unité  de  la  significa- 
tion du  mot  de  nombre,  par  la  liberté  que  nous 
avons  déjà  dit  qu'on  a  de  faire  à  son  gré  des 
définitions.  Aussi,  s'ils  eussent  voulu,  ils  en  eus- 
sent de  même  exclu  le  binaire  et  le  ternaire,  et 
tout  ce  qui  leur  eût  plu  ;  car  on  en  est  maître, 
pourvu  qu'on  en  avertisse  :  comme  au  contraire 
l'unité  se  met,  quand  on  veut,  au  rang  des  nom- 
bres, et  les  fractions  de  même.  Et  en  effet,  l'on 
est  obligé  de  le  faire  dans  les  propositions  gé- 
nérales, pour  éviter  de  dire  à  chaque  fois  :  à  tout 
nombre  et  à  l'unité  et  aux  fractions,  une  telle 
propriété  convient  ;  et  c'est  en  ce  sens  indéfini 
que  je  l'ai  pris  dans  tout  ce  que  j'en  ai  écrit. 

Mais  le  même  Euclide,  qui  a  ôté  à  l'unité  le 
nom  de  nombre,  ce  qui  lui  a  été  permis,  pour 
faire  entendre  néanmoins  qu'elle  n'en  est  pas  un 
néant,  mais  qu'elle  est,  au  contraire,  du  même 
genre,  définit  ainsi  les  grandeurs  homogènes  : 
Les  grandeurs,  dit-il ,  sont  dites  être  de  même 
genre,  lorsque  l'une,  étant  plusieurs  fois  multi- 
pliée, peut  arriver  à  surpasser  l'autre  ;  et  par 
conséquent,  puisque  l'unité  peut,  étant  multi- 
pliée plusieurs  fois,  surpasser  quelque  nombre 
que  ce  soit,  elle  est  de  même  genre  que  les  nom- 
bres, précisément  par  son  essence  et  par  sa  na- 
ture immuable,  dans  le  sens  du  même  Euclide, 
iqui  a  voulu  qu'elle  ne  fût  pas  appelée  nombre. 

Il  n'en  est  pas  de  même  d'un  indivisible  à  l'é- 
.gard  d'une  étendue;  car  non-seulement  il  diffère 
.de  nom,  ce  qui  est  volontaire,  mais  il  diffère  de 


genre,  par  la  même  définition  ;  puisqu'un  indi- 
visible, multiplié  autant  de  fois  qu'on  voudra, 
est  si  éloigné  de  pouvoir  surpasser  une  étendue, 
qu'il  ne  peut  jamais  former  qu'un  seul  et 
unique  indivisible  ;  ce  qui  est  naturel  et  néces- 
saire, ainsi  que  nous  l'avons  déjà  montré.  Et 
comme  cette  dernière  preuve  est  fondée  sur  la 
définition  de  ces  deux  choses  indivisible  et  éten- 
due, on  va  achever  et  consommer  la  démons- 
tration. 

Un  indivisible  est  ce  qui  n'a  aucune  partie, 
et  l'étendue  est  ce  qui  a  diverses  parties  séparées. 
Sur  ces  définitions,  je  dis  que  deux  indivisibles, 
étant  unis ,  ne  font  pas  une  étendue. 

Car,  quand  ils  sont  unis,  ils  se  touchent  cha- 
cun en  une  partie  ;  et  ainsi  les  parties  par  où  ils 
se  touchent  ne  sont  pas  séparées,  puisque  autre- 
ment elles  ne  se  toucheraient  pas.  Or,  par  leur 
définition ,  ils  n'ont  point  d'autres  parties  ;  donc 
ils  n'ont  pas  de  parties  séparées;  donc  ils  ne  sont 
pas  une  étendue,  par  la  définition  de  l'étendue 
qui  porte  la  séparation  des  parties. 

On  montrera  la  même  chose  de  tous  les  autres 
indivisibles  qu'on  y  joindra,  par  la  même  raison. 
Et  partant,  un  indivisible,  multiplié  autant 
qu'on  voudra ,  ne  fera  jamais  une  étendue.  Donc 
il  n'est  pas  de  même  genre  que  l'étendue,  par 
la  définition  des  choses  du  même  genre. 

Voilà  comment  on  démontre  que  les  indivis 
sibles  ne  sont  pas  de  même  genre  que  les  nom^ 
bres.  De  là  vient  que  deux  unités  peuvent  bien 
faire  un  nombre,  parce  qu'elles  sont  de  même 
genre,  et  que  deux  indivisibles  ne  font  pas  une 
étendue,  parcequ'ils  ne  sont  pas  de  même  genre^ 

D'où  l'on  voit  combien  il  y  a  peu  de  raison  do 
comparer  le  rapport  qui  est  entre  l'unité  et  les 
nombres  à  celui  qui  est  entre  les  indivisibles  et 
l'étendue. 

Mais  si  l'on  veut  prendre  dans  les  nombres 
une  comparaison  qui  représente  avec  justesse  ce 
que  nous  considérons  dans  l'étendue,  il  faut  que 
ce  soit  le  rapport  du  zéro  aux  nombres  ;  car  le 
zéro  n'est  pas  du  même  genre  que  les  nombres, 
parce  qu'étant  multiplié ,  il  ne  peut  les  surpasser. 
De  sorte  que  c'est  un  véritable  indivisible  de 
nombre,  comme  l'indivisible  est  un  véritable 
zéro  d'étendue.  On  trouvera  un  pareil  rapport 
entre  le  repos  et  le  mouvement,  et  entre  un  in- 
stant et  le  temps  ;  car  toutes  ce§  choses  sont  hé- 
térogènes à  leurs  grandeurs,  parce  qu'étant  in- 
finiment multipliées,  elles  ne  peuvent  jamais 
faire  que  des  indivisibles,  non  plus  que  les  indi- 
visibles d'étendue,  et  par  la  même  raison.  Et 


32 


PENSÉES  DE  PASC/VL, 


alors  on  verra  une  correspondance  parfaite  entre 
ces  choses  ;  car  toutes  ces  grandeurs  sont  divi- 
sibles à  l'infini,  sans  tomber  dans  leurs  indivi- 
sibles, de  sorte  qu'elles  tiennent  toutes  le  milieu 
entre  l'infini  et  le  néant. 

Voilà  l'admirable  rapport  que  la  nature  a  mis 
entre  ces  choses  et  les  deux  merveilleuses  infinités 
qu'elle  a  proposées  aux  hommes,  non  pas  à  con- 
cevoir ,  mais  à  admirer  ;  et  pour  en  finir  la  con- 
sidération par  une  dernière  remarque ,  j'ajoute- 
rai que  ces  deux  infinis,  quoique  infiniment 
différents,  sont  néanmoins  relatifs  l'un  à  l'autre 
de  telle  sorte ,  que  la  connaissance  de  l'un  mène 
nécessairement  à  la  connaissance  de  l'autre. 

Car  dans  les  nombres,  de  ce  qu'ils  peuvent 
toujours  être  augmentés,  il  s'ensuit  absolument 
qu'ils  peuvent  toujours  être  diminués,  et  cela  est 
clair  ;  car  si  l'on  peut  multiplier  un  nombre  jus- 
qu'à cent  mille,  par  exemple,  on  peut  aussi  en 
prendre  une  cent  millième  partie,  en  le  divisant 
par  le  même  nombre  qu'on  le  multiplie  ;  et  ainsi 
tout  terme  d'augmentation  deviendra  terme  de 
division  en  changeant  l'entier  en  fraction.  De 
sorte  que  l'augmentation  infinie  enferme  néces- 
sairement aussi  la  division  infinie. 

Et  dans  l'espace,  le  même  rapport  se  voit 
entre  ces  deux  infinis  contraires,  c'est-à-dire 
que,  de  ce  qu'un  espace  peut  être  infiniment 
prolongé,  il  s'ensuit  qu'il  peut  être  infiniment 
diminué,  comme  il  paraît  en  cet  exemple  :  si  on 
regarde  au  travers  d'un  verre  un  vaisseau  qui 
s'éloigne  toujours  directement,  il  est  clair  que 
le  lieu  du  corps  diaphane  où  l'on  remarque  un 
point  tel  qu'on  voudra  du  navire  haussera  tou- 
jours par  un  flux  continuel ,  à  mesure  que  le 
vaisseau  fuit.  Donc,  si  la  course  du  vaisseau  est 
toujours  allongée  et  jusqpi'à  l'infini,  ce  point 
haussera  continuellement  ;  et  cependant  il  n'ar- 
rivera jamais  à  celui  où  tombera  le  rayon  hori- 
zontal mené  de  l'œil  au  verre,  de  sorte  qu'il  en 
approchera  toujours  sans  y  arriver  jamais,  divi- 
sant sans  cesse  l'espace  qui  restera  sur  ce  point 
horizontal,  sans  y  arriver  jamais.  D'où  l'on  voit 
la  conséquence  nécessaire  qui  se  tire  de  l'infi- 
nité de  l'étendue  du  cours  du  vaisseau  à  la  di- 
vision infinie  et  infiniment  petite  de  ce  petit  es- 
pace restant  au-dessous  de  ce  point  horizontal. 

Ceux  qui  ne  seront  pas  satisfaits  de  ces  rai- 
sons ,  et  qui  demeureront  dans  la  croyance  que 
l'espace  n'est  pas  divisible  à  l'infini ,  ne  peuvent 
rien  prétendre  aux  démonstrations  géométri- 
ques; et  quoiqu'ils  puissent  être  éclairés  en  d'au- 
tres choses,  ils  le  seront  fort  peu  en  celles-ci  ; 


car  on  peut  aisément  être  très-habile  homme  et 
mauvais  géomètre. 

Mais  ceux  qui  verront  clairement  ces  vérités 
pourront  admirer  la  grandeur  et  la  puissance  de 
la  nature  dans  cette  double  infinité  qui  nous  ert-  \ 
vironne  de  toutes  parts,  et  apprendre,  par 
cette  considération  merveilleuse ,  à  se  connaître 
eux-mêmes,  en  se  regardant  placés  entre  une  ] 
infinité  et  un  néant  d'étendue,  entre  une  infinité 
et  un  néant  de  nombre ,  entre  une  infinité  et  un 
néant  de  mouvement ,  entre  une  infinité  et  un 
néant  de  temps.  Sur  quoi  on  peut  apprendre  à 
s'estimer  son  juste  prix,  et  former  des  réflexions 
très-importantes  qui  valent  mieux  que  tout  le 
reste  de  la  géométrie  même. 

J'ai  cru  être  obligé  de  faire  cette  longue  con- 
sidération en  faveur  de  ceux  qui,  ne  comprenant 
pas  d'abord  cette  double  infinité ,  sont  capables 
d'en  être  persuadés  ;  et ,  quoiqu'il  y  en  ait  plu- 
sieurs qui  aient  assez  de  lumière  pour  s'en  pas- 
ser ,  il  peut  néanmoins  arriver  que  ce  discours , 
qui  sera  nécessaire  aux  uns ,  ne  sera  pas  entiè- 
rement inutile  aux  autres. 

ARTICLE  III. 

De  Vart  de  persuader. 

L'art  de  persuader  a  un  rapport  nécessaire 
à  la  manière  dont  les  hommes  consentent  à  ce 
qu'on  leur  propose ,  et  aux  conditions  des  choses 
qu'on  veut  faire  croire. 

Personne  n'ignore  qu'il  y  a  deux  entrées  par 
où  les  opinions  s'insinuent  dans  l'âme ,  qui  sont 
ces  deux  principales  puissances  :  l'entendement 
et  la  volonté.  La  plus  naturelle  est  celle  de  l'en- 
tendement ;  car  on  ne  devrait  jamais  consentir 
qu'aux  vérités  démontrées  :  mais  la  plus  ordi- 
naire ,  quoique  contre  la  nature ,  est  celle  de  la 
volonté  ;  car  tout  ce  qu'il  y  a  d'hommes  sont 
presque  toujours  emportés  à  croire ,  non  pas  par 
la  preuve ,  mais  par  l'agrément.  Cette  voie  est 
basse,  indigne  et  étrangère  :  aussi  tout  le  monde 
la  désavoue.  Chacun  fait  profession  de  ne  croire 
et  même  de  n'aimer  que  ce  qu'il  sait  le  mériter. 

Je  ne  parle  pas  ici  des  vérités  divines ,  que  je 
n'aurais  garde  de  faire  tomber  sous  l'art  de 
persuader  ;  car  elles  sont  infiniment  au-dessus 
de  la  nature;  Dieu  seul  peut  les  mettre  dans 
l'dme ,  et  par  la  manière  qu'il  lui  plaît.  Je  sais 
qu'il  a  voulu  qu'elles  entrent  du  cœur  dans  l'es- 
prit ,  et  non  pas  de  l'esprit  dans  le  cœur,  pour 
humilier  cette  superbe  puissance  du  raisonne- 


PREMIÈRE  PÂRTrE,  ART.   II! 


33 


ment ,  qui  prétend  devoir  être  juge  des  choses 
que  la  volonté  choisit ,  et  pour  guérir  cette  vo- 
lonté infirme  qui  s'est  toute  corrompue  par  ses 
indignes  attachements.  Et  de  là  vient  qu'au  lieu 
qu'en  parlant  des  choses  humaines ,  on  dit  qu'il 
faut  les  connaître  avant  que  de  les  aimer,  ce  qui 
a  passé  en  proverbe;  les  saints,  au  contraire, 
disent ,  en  parlant  des  choses  divines ,  qu'il  faut 
les  aimer  pour  les  connaître  ,  et  qu'on  n'entre 
dans  la  vérité  que  par  la  charité ,  dont  ils  ont 
fait  une  de  leurs  plus  utiles  sentences. 

En  quoi  il  paraît  que  Dieu  a  établi  cet  ordre 
surnaturel,  et  tout  contraire  à  l'ordre  qui  devait 
être  naturel  aux  hommes  dans  les  choses  natu- 
relles. Ils  ont  néanmoins  corrompu  cet  ordre , 
en  faisant  des  choses  profanes  ce  qu'ils  devaient 
faire  des  choses*  saintes ,  parce  qu'en  effet  nous 
ne  croyons  presque  que  ce  qui  nous  plaît.  Et  de 
^,  ià  vient  l'éloignement  où  nous  sommes  de  con- 
\  sentir  aux  vérités  de  la  religion  chrétienne, 
:  tout  opposée  à  nos  plaisirs.  Dites -nous  des 
choses  agréables,  et  nous  vous  écouterons,  di- 
saient les  Juifs  à  Moïse  ;  comme  si  l'agrément 
devait  régler  la  croyance!  Et  c'est  pour  punir  ce 
désordre  par  un  ordre  qui  lui  est  conforme ,  que 
Dieu  ne  verse  ses  lumières  dans  les  esprits  qu'a- 
près avoir  dompté  la  rébellion  de  la  volonté  par 
'  une  douceur  toute  céleste ,  qui  la  charme  et  qui 
Tentraîne. 

Je  ne  parle  donc  que  des  vérités  de  notre 
♦  portée  ;  et  c'est  d'elles  que  je  dis  que  l'esprit  et 
le  cœur  sont  comme  les  portes  par  où  elles  sont 
reçues  dans  l'âme  ;  mais  que  bien  peu  entrent 
par  l'esprit,  au  lieu  qu'elles  y  sont  introduites 
en  foule  par  les  caprices  téméraires  de  la  vo- 
lonté ,  sans  le  conseil  du  raisonnement. 

Ces  puissances  ont  chacune  leurs  principes  et 
les  premiers  moteurs  de  leurs  actions. 

Ceux  de  l'esprit  sont  des  vérités  naturelles  et 
connues  à  tout  le  monde ,  comme  que  le  tout  est 
plus  giand  que  sa  partie,  outre  plusieurs  axiomes 
particuliers ,  que  les  uns  reçoivent ,  et  non  pas 
d'autres;  mais  qui,  dès  qu'ils  sont  admis,  sont 
aussi  puissants ,  quoique  faux ,  pour  emporter 
la  croyance ,  que  les  plus  véritables. 

Ceux  de  la  volonté  sont  de  certains  désirs 
naturels  et  communs  à  tous  les  hommes,  comme 
le  désir  d'être  heureux,  que  personne  ne  peut 
ne  pas  avoir ,  outre  plusieurs  objets  particuliers 
que  chacun  suit  pour  y  arriver ,  et  qui,  ayant  la 
force  de  nous  plaire ,  sont  aussi  forts ,  quoique 
pernicieux  en  effet ,  pour  faire  agir  la  volonté, 
que  s'ils  faisaient  son  véritable  bonheur. 


Voilà  pour  ce  qui  regarde  les  puissances  qui 
nous  portent  à  consentir. 

Mais  pour  les  qualités  des  choses  que  nous  de- 
vons persuader ,  elles  sont  bien  diverses. 

Les  unes  se  tirent ,  par  une  conséquence  né- 
cessaire ,  des  principes  communs  et  des  vérités 
avouées.  Celles-là  peuvent  être  infailliblement 
persuadées  ;  car,  en  montrant  le  rapport  qu'elles 
ont  avec  les  principes  accordés ,  il  y  a  une  né- 
cessité inévitable  de  convaincre  ;  et  il  est  impos- 
sible qu'elles  ne  soient  pas  reçues  dans  l'âme 
dès  qu'on  a  pu  les  enrôler  à  ces  vérités  déjà  ad- 
mises. 

Il  y  en  a  qui  ont  une  liaison  étroite  avec  les 
objets  de  notre  satisfaction  ;  et  celles-là  sont  en- 
core reçues  avec  certitude.  Car  aussitôt  qu'on 
fait  apercevoir  à  l'âme  qu'une  chose  peut  la  con- 
duire à  ce  qu'elle  aime  souverainement ,  il  est 
inévitable  qu'elle  ne  s'y  porte  avec  joie. 

Mais  celles  qui  ont  cette  liaison  tout  ensemble, 
et  avec  les  vérités  avouées ,  et  avec  les  désirs  du 
cœur,  sont  si  sûres  de  leur  effet,  qu'il  n'y  a  rien 
qui  le  soit  davantage  dans  la  nature;  comme,  au 
contraire,  ce  qui  n'a  de  rapport  ni  à  nos  croyan- 
ces, ni  à  nos  plaisirs,  nous  est  importun,  faux,  et 
absolument  étranger. 

En  toutes  ces  rencontres  il  n'y  a  point  à  dou- 
ter. Mais  il  y  en  a  où  les  choses  qu'on  veut  faire 
croire  sont  bien  établies  sur  des  vérités  connues , 
mais  qui  sont  en  même  temps  contraires  aux 
plaisirs  qui  nous  touchent  le  plus.  Et  celles-là 
sont  en  grand  péril  de  faire  voir,  par  une  expé- 
rience qui  n'est  que  trop  ordinaire ,  ce  que  je 
disais  au  commencement ,  que  cette  âme  impé- 
rieuse, qui  se  vantait  de  n'agir  que  par  rai- 
son, suit,  par  un  choix  honteux  et  téméraire, 
ce  qu'une  volonté  corrompue  désire,  quelque 
résistance  que  l'esprit  trop  éclairé  puisse  y  op- 
poser. 

C'est  alors  qu'il  se  fait  un  balancement  dou- 
teux entre  la  vérité  et  la  volupté ,  et  que  la  con- 
naissance de  l'une  et  le  sentiment  de  l'autre  font 
un  combat  dont  le  succès  est  bien  incertain, 
puisqu'il  faudrait,  pour  en  juger,  connaître 
tout  ce  qui  se  passe  dans  le  plus  intérieur  de 
l'homme,  que  l'homme  même  ne  connaît  presque 
jamais. 

Il  paraît  de  là  que,  quoi  que  ce  soit  qu'on 
veuille  persuader,  il  faut  avoir  égard  à  la  per- 
sonne à  qui  on  en  veut,  dont  il  faut  connaître 
l'esprit  et  le  cœur ,  quels  principes  il  accorde , 
quelles  choses  il  aime;  et  ensuite  remarquer  dans 
la  chose  dont  il  s'agit  quel  rapport  elle  a  avec  les 

3 


H 


w  rif«*ÈE«|  iW.pAeCrtl#,îMM 


cieux ,  par  les  charmes  qu'on  leur  attribue.  ^ 
sorte  que  l'art  de  persuader  consiste  autant  en 
celui  d'agréer  qu'en  celui  de  convaincre,  tant  les 
hommes  se  gouvernent  plus  par  caprices  que  par 
raison  1 

Or ,  de  ces  deux  méthode ,  Tune  de  convain- 
cre, l'autre  d'agréer,  je  ne  donnerai  ici  les  règles 
que  de  la  première}  et  encore  au  cas  qu'on  ait 
accordé  les  principes ,  et  qu'on  demeure  ferme  à 
les  avouer  :  autrement  je  ne  sais  s'il  y  aurait  un 
art  pour  accommoder  les  preuves  à  rinçonstance 
de  nos  caprices.  La  manière  d'agréer  est  bien , 
sans  comparaison,  plus  difficile,  plus  subtile, 
plus  utile  et  plus  admirable;  aussi  si  je  n'en  traite 
pas ,  c'est  parce  que  je  n'en  suis  pas  capable;  et 
je  m'y  sens  tellement  disproportionné,  que  je 
crois  pour  moi  la  chose  absolument  impossible. 
.  Ce  n'est  pas  que  je  croie  qu'il  n'y  ait  des  règles 
aussi  sûres  pour  plaire  que  pour  démontrer  ;  et 
que  celui  qui  les  saurait  parfaitement  connaître 
et  pratiquer  ne  réussît  aussi  sûrement  à  se  faire 
aimer  des  rois  et  de  toutes  sortes  de  personnes , 
qu'i\  démontrer  les  éléments  de  la  géométrie  ^ 
ceux  qui  ont  assez  d'imagination  pour^  en  com- 
prendre les  hypothèses.  Mais  j'estime,  et, c'est 
peut-être  ma  faiblesse  qui  lïie  le  fait  croii*e , 
qp'il  est  impossible  d'y  arriver.  Au  moins  je  sais 
que,  si  quelqu'un  en  est  capable,  ce  sont  des 
personnes  que  je  connais,  et  qu'aucim  antre 
n'a  sur  cela  de  si  claires  çt  de  si  ftbop^«^pteç,Jki- 
inières.  •    ':,  '■-  ,  ;   r  r,-\  .,^,  ;^ 

V)  hsi  raison  de  cette  extrême  difficulté  vient  de 
f^  que  les  principes  du  plaisir  ne  sont  pps  fermes 
^  stables.  Ils  sont  divers  en  tous  les  hommes, 
et  variables  dans  chaque  particulier,  avec  une 
telle  diversité,  qu'il  n'y  a  point  d'homme  plus 
différent  d'un  autre  que  de  soi-même,  dans  les 
divers  temps.  Un  homme  a  d'autres  plaisii^s 
qu'une  femme  ;  un  riche  et  un  pauvre  en  ont  de 
différents;  un  prince,  un  homme  de  guerrCf,  un 
marchand,  un  bourgeois,  un  paysan,  les  vieux, 
les  jeunes ,  les  sains,  les  malades,  toïf^ayf^fi^; 
les  moindres  accidents  les  changent.  5   nWfK  h'^ 

Or ,  il  y  a  un  art,  et  c'est  celui  que  je  d^ne , 
pour  faire  voir  la  liaison  des  vérité^  aveetil^îcs 
principes,  soit  de  vrai,  soit  de  plaisir:, >,p<i«Bfu 
que  les  principes  qu'on  a  une  fois  avo^^s-*^ii^eu- 
ront  fermes,  et  sans  être  jamais  d^«nt4S,.f>ip-?i 

Mais  comme  il  y  a  peu  de  principes  dfe  p^^ 
sorte,  et  que,  hors  de  la  géométrie,  qui  nQCpn-l 
«dère  que  des  figures  très-simples^  il  n'y  a  près-  i 
que  point  de  vérités  dont  nous  demeurions  tou 


jounp  d'^Wvd,.»b,«icone  imm  «l-pbjel»  de  ptoi- 
sirs  dont  nousinf:iA^)aiigi0oȈ'ta^teli^Hre.,j&iiiQ 
sais  *»'il  y  rU  mQy«n  4e)  -damH'f  <k» .  rùgley  fernies 
pour  ^çcor4er  le^  dKicpups  à,  ^itxem^UmnA^  m^ 
caprices.  <:>tjjnl| 

Cet  art,  que  j'appelle  Y  art  de  persuader,  et  qui 
n'est  proprement  que  la  «onduite  des  preuves 
méthodiques  et  parfaite^ ,  consiste  en  trois  par- 
ties ci^senÉl^flëife  :'  à  iéxpliquéi:  l^à  tef/ries  dont  oii 
doit  se  servir  par  àes  d^fiî^tions  claires-  à  ptcf- 
poser  des  principes  ou  àxioîries  évidents ,  ][)pùr 
prouver  les  choses  dont  il  s'agît;  et  à  substituer 
toujours  mentaletnent  dans  là  démonstration  les 
définitions  à  la  place  dps  djéfinis. 

La  raison  de  cette  niétliodè  est  évidente,  puis- 
qu'il sçjfait  jinut^ç,.dç  piropos^i;  qe  qu'qn  \^ut 
prouver,  et  d'en  entreprendre  la  démonstration, 
si  on  n'avait  auparavmit  défini  clairement  tous 
les  termes  qui  ne  sont  pas  intelligibles;  qu'il  faut 
d^  ;nçiêïïiÇ  quç.la  démonstration ^it  précédée  de 
i^L  demande  des  principes  évidents  qwi  y.  çontné- 
cesSfiires.;  car^  s|  l'on  n'assure  le  fondement ,  ç^n 
ne  peut  assurer  l'édifice;  et  qu'il  faut  enfin,  en 
démontrant ,  substituer  mentalement  les  défini- 
tions à  la  place  des  définis ,  puisque  autrement 
on  pourrait  abuser  des  divers  sens  qui  se  rencon- 
trent dans  les  termes.  Il  est  facile  dé  voir  qu'en 
obsçrvant  cette  méthode  on  est  sûr  de  convain- 
cre, puisque  les  termes  étant  tous  entendus  et 
parfaitement  exempts  d'éciuivoques  par  les  défl- 
.juitions,  et  les  principes  étant  accordés,  si,  dans 
|a  démonstration,  on  substitue  toujours  mentale- 
ment Içs  définitions  à  la  place  des  définis,  Ip 
force  invincible  des  conséquenQei9.i^^,ï^]i^^.ïû,9û- 
quer  d'avoir  tout  son  effet.       j.^^j  goj  j^^^   .>., 

Aussi  jamais  une  démonstration  dans  laqja^te 
ces  circonstances  sont;gardées  n'a  pu  receveur  le 
moindre  doute  ;  et  jamais  celles  où  elles  mî|p- 
quentnepeuventavoir  de  force. 

Il  îjgnporte  donc  bien  de  les  comprendre  et  de 
les  posséder  ;  et  c'est  pourquoi ,  pour  rendre  la 
chose  plus  facile.et  pl^s  présente,'je  les  dom^erai 
toutes  en  peu  de  règles,  qui  enferment  tout,  ce 
.qui  est  nécessaire  pour  la  perfection  des  déflni- 
tioQS,  des  axiomes  et  des  démonsti-ations,  et  par 
^p^oriséquent  de  la  méthode  entière  des  M^^v^ 
géométriques  de  l'art  de  persuader.^  oïlistrio'h 
rrm?  ft'i  do  /usq  sa  isfp 

_,.,^^)?Ç^^t|5Bp^Cudre  de  définir  aucune  deseho- 
ies  telîenjent  connues  d'elles-mêmes ,  qu'on  n'^t 
point  .de ^tçsrjLues  j^lus,  clai rs ^  J>ouç  ifs , ex j)Jjqi|eç. 


t 


PREMIÈRE  pAftirtÊl  'km '  ni. 


se 


I 


flv  îN'omettre  aucun  des  termes  Utt  |)€«  tiibsi*. 
eersiou  éqfoivoques  sans  définitldinf'<J'ï  >î^'i<^>^>  ^^^^ 

lilr  N'employer  daiis  la  d^finîtifilft  deS  Ic^rri^ 
<!»€  des  mots  parfaitement  connus^  ou  déjà  ex- 
pliqués. .è!y/î"qi>a 

".yyuoiq  'jMègtesî'pmtmkêiipiciûmnsiqfyiq  Jgs'n 

I.  N  omettre  aucun  des  prmcipes  nécessaires 
sans  avoir  demandé  si  on  l'accorde^  quelaue 
çj^r  et  évident  qu'il  puisse  être.       -^^îj  ^40(1 

il.  Ne  demander,  en  axiomes,  quedèL<àpses 
parfaitement  évidentes  d'elles-mêmes.^  ^îijorfJ<>1 

^lua   f^^^¥^'jP9W^^^  démonstrations, 

^^'f.  ifPéhtreï^réndre  de  démontrer  MMiJ^ifê^  | 
cliosès    qui  sont  tellement  évidentes    dWlés- 
mêmes ,  qu'on  n'ait  rien  de  plus  clair  pour  les 
•prouver.  ?^'iiïviJl  tak 

'  ÏI.  Prouver  toutes  les  propositions  uK^'fM'ob&- 
cures,  et  n'employer  à  leur  preuve  que  des  axio- 
mes très-évidents,  ou  des  propositions  déjà  accor- 
dées ou  démontrées. 

III.  Substituer  toujours  mentalement  les  défi- 
nitions à  la  place  des  définis,  pour  ne  pas  se  trom- 
per par  l'équivoque  des  termes  que  les  définitions 
ont  restreints. 

Voilà  les  huit  règles  qui  contiennent  tous  les 
préceptes  des  preuves  solides  et  immuables, 
desquelles  il  y  en  a  trois  qui  ne  sont  pas  abso- 
lument nécessaires ,  et  qu'on  peut  négliger  sans 
erreur,  qu'il  est  même  difficile  et  comme  impos- 
sible d'observer  toujours  exactement ,  quoiqu'il 
soit  plus  parfait  de  le  faire  autant  qu'on  peut  : 
ce  sont  les  trois  premières  de  chacune  des 
parties. 

Pour  les  définitions.  Ne  définir  aucun  des  ter- 
mes qui  sont  parfaitement  connus. 

Pour  les  axiomes.  N'omettre  à  demander  au- 
cun des  axiomes  parfaitement  évidents  et  sim- 
ples. 

•'  '  Pour  les  démonstrations.  Ne  démontrer  au- 
cune des  choses  très-connues  d'elles-mêmes. 

Car  il  est  sans  doute  que  ce  n'est  pas  une  grande 
faute  de  définir  et  d'expliquer  bien  clairement  des 
choses,  quoique  très-claires  d'elles-mêmes;  ni 
d'omettre  à  demander  par  avance  des  axiomes 
qui  ne  peuvent  être  refusés  au  lieu  où  ils  sont 
nécessaires  ;  ni  enfin  de  prouver  des  propositions 
qu'on  accorderait  sans  preuve. 

Mais  les  cinq  autres  règles  sont  d'une  néces- 
sité absolue  ;  et  on  ne  peut  s'en  dispenser  sans 
un  défaut  essentiel,  et  souvent  sans  erreur  : 


c'est  pottrqti<rfjé*'lei8  tejri'ènattor^ï^éi^^Hi^!^^ 


lîKf    Hit    t-i 


Règles  fiécessmrès  3^md,ëfmmfi^'''' 

N'omettre  aucun  des  termes  un  peu  6\mm% 
ou  équivoques  sans  définition./^ mh  8co  oh   lO 

N'employer  dans  les  définiti«!W'iqnetdfiS  ym 
mes  parfaitement  connus  ©u  déjà  expliquék  oop 

an  iuWÇte  nécessaire  pour  les^  usQiom^^y,^.^  g<^j 

Ne  demander ,  en  axiomes  que  des  choses  j^ar- 
faitement  évidentes»,  ,-     ",  "   ^^ 

Rèm'nèWsm%à^m^miAMmdmm\<^ 

I.'Prdavërîmrtes  les  proposition^',  Cn  n'em- 
ployant à  leur  preuve  que  des  axiomes  très-évi- 
dents d'eux-mêmes,  ou  des  propositions  déjè^é- 
montrées  ou  accordées.  '*j 

II.  N'abuser  jamais  de  l'équivoque  des  tëK 
mes,  en  manquant  de  substituer  mentalement 
les  définitions  qui  les  restreignent  et  les  expli- 
quent. 

Telles  sont  les  cinq  règles  qui  forment  tout  ce 
qu'il  y  a  de  nécessaire  pour  rendre  les  preuves 
convaincantes,  immuables,  et,  pour  tout  dire, 
géométriques-,  et  les  huit  règles  ensemble  les 
rendent  encore  plus  parfaites.  . 

Voilà  en  quoi  consiste  cet  art  de  persùadeil. 
qui  se  renferme  dans  ces  deux  principes  :  définir 
tous  les  noms  qu'on  impose;  prouver  tout,  en 
substituant  mentalement  les  définitions  à  la  place 
des  définis.  Sur  quoi  il  me  semble  à  propos  de 
prévenir  trois  objections  principales  qu'on  pourra 
faire. 

L'une,  que  cette  méthode  n'a  rien  de  nouveau  ; 
l'autre,  qu'elle  est  bien  facile  à  apprendre,  sans 
qu'il  soit  nécessaire ,  pour  cela,  d'étudier  les  élé- 
ments de  géométrie,  puisqu'elle  consiste  en  ces 
deux  mots,  qu'on  sait  à  la  première  lecture;  et 
eniln  qu'elle  est  assez  inutile ,  puisque  son  usage 
est  presque  renfermé  dans  les  seules  matières 
géométriques. 

II  faut  donc  faire  voir  qu'il  n'y  a  rien  de  si  in- 
connu ,  rien  de  plus  difficile  à  pratiquer,  et  rien 
de  plus  utile  et  de  plus  universel. 

Pour  la  première  objection ,  qui  est  que  ces 
règles  sont  connues  dans  le  monde,  qu'il  faut 
tout  définir  et  tout  prouver,  et  que  les  logiciens 
mêmes  les  ont  mises  entre  les  préceptes  de  leur 
art  ' ,  je  voudrais  que  la  chose  i\it  véritable ,  et 

•'  Voyez  la  Lof/iqur  de  Port-Boy  ni,  pnrt.  IV,  c.  3. 


3(i 


,l>I^Ç^Î^Éï^ti,.V^J>AiS(^/^^,, 


l.l'l 


qu'elle,  (iH..?ii  cof^W^^  ttM^  j^.  u'jiw^ç,  D^^eu,.!^ 
peii^e  d^e  r.qcherci)e|-  aycc  tant  ^  ^pii^,  h M^f^f^ 
tié!tou9  leé  cîcfaiitç  des  raisQiiixciwçDts  ,quv;^n^ 
véri^^Jéi^ent  fJoipiWMns/jJVÎais  celqi.Vc^^  si  jpeu, 
que;  silW  ep*e?ccept(?'|e^^efils  géoinctiT^,  ei^  si 
petit  uonil)re  chez  tous  les  peuples  et  dans  tous 
les  temps ^  on  ne  voit  personne  qui  |e,sachçen 
effet!  Il  sera  aisé  dé  le  faire  entçndreA  ceux  .qui 
n^jropt  parfaiiemènt  çpmpri^  Je  peu  qn^  j^'jçp  ai 
(lit;  s'ils  ne  To^t  pas  conçu  parfait^mea^^,j'a,Yj(^uje 
qu'ils  h'duiront  rieii  à  y  apprendre.  . ,  *J  '  ^^. . 
jVtais  s'ils  sont  entrés  dans  l'esprit  de  qes  rè- 
gles, et  qu'elles  aient  assez  fait  d^impressionjpour 
s  y  enraciner  et  s'y  affermir,  ils  sentiront  coni- 
bien  il  y  a  de  différence  ent^e  pe  qui  est  dit  i<;i 
et  ice  que^quelqnes  logiciens  en  o^nt  peut-être  éprit 
^^approchant  au  h^sa|rd^|çi:|  ^efg;^fâ|i^ijiji^d^leu^ 

ouvrages.       V'.     ;,/:'..;. 'Il ''^^;Jm;„-1  .  i-! 

^^(Jleux  qui  o^t  l'esprit  de  discernement. savent 
combien  il  y  a  de  différence  entre  deux  mo^ 
semblables,  selon  les  liienx  et  les  circonstances 
qui  les  acconipagnejit.  Croira-jtrOjâj.en  vérité, 
que  deux  personnes^qui  ont  lu  et  appris,pf|r  cœur 
Iç  n^ême  livre  le  isachênt  également,  si  l'un  Je 
ÇQmprend  en  sorte  qu'il  en  sache  tous  les  prin- 
cipes, la  force  des  conséquences,  les  réponses 
aux,  objections  qu'on  peut  y  faire,  et  toute  l'éco- 
nomie de  l'ouvrage  ;'  au  lieu  qu'en  l'autre  ce 
soient  des  paroles  mortes  et  des  semences  qui, 
quoique  pareilles  à  celles  qui  ont  produit  des  ar- 
bres si  fertiles,  sont  demeurées  sèches  et  infruc- 
tueuses dans  l'esprit  stérile  qui  les  a  reçues  en 
y^n? 

.Tous  ceux  qui  disent  les  mêmes  choses  ne  lés 
possèdent  pas  de  la  même  sorte  ;  et  c'est  pourquoi 
l'incomparable  auteur  de  I'Akt  de  conférek' 
s'arrête  avec  tant  de  soin  à  faire  entendre  qu'il 
ne  faut  pas  juger  de  la  capacité  d'un  homme  par 
l'excellence  d'un  bon  mot  qu'on  lui  entend  dire  : 
mais  au  lieu  d'étendre  l'admiration  d'un  bon  dis- 
cours à  la  personne,  qu'on  pénètre,  dit-il,  l'es- 
prit d'où  il  sort;  qu'on  tente  s'il  le  tient  de  sa 
mémoire  ou  d'un  heureux  hasard;  qu'on  le  re- 
çoive avec  froideur  et  avec  mépris,  afin  de  voir 
s'il  ressentira  qu'on  ne  donne  pas  à  ce  qu'il  dit 
l'estime  que  son  prix  mérite  ;  on  verra  le  plus 

»  Montaigne.  Voyez  ses  Essais,  Liv.  III,  ch.  8,  qui  a  pour 
litre  :  De  l'art  de  canférer.  On  pourrait  être  étonné  que  Pas- 
cal donne  ici  l'éplthète  d'incomparable  à  ce  philosoptie ,  en 
voyantailleurs  qu'il  lui  reconnaît  de  grands  défauts  ;  mais  dans 
ses  réQexions  sur  Épictète  et  Montaigne,  où  il  montre  les  dé- 
fauts de  ce  dernier,  il  lui  donne  encore  la  même  épithète,  et 
ftiit  voir  dans  quel  sens  il  l'entend.  Voyez  ci-après,  part.  I, 
art.  XI,  §  5. 

{ Note  (le  l'édiL  de  1787.) 


ef,fm'9^  Je^ii:wVM?»^'ï<¥n4fî.q^Ue  p^p^éq  jpm*r> 
Içuf^  qu'il  f)f^,f^\'9y^}t,  ,ppur  le  jeter  dai^  ,m^ 
î^^l;re.tPHte  ])asse.çt  l'idicu  Iqvïl  £aut.  donc^on^^ 
çp^nrae  ^çtt^  pçnséc  çst,  log^e  w?  son  a^^eur^ 
cpmmcjnt,  paf  où >  jusqu'où  U  la  pvs^djç.^j^qT 
tçem.ei^t  Iç  jugera^J  sere^  Précipité,,  ,f;,„  ,.,.i;,„;h 

^e  voyc^'ais,  d^wandpr  à  de^  persppjaf  s,équitqt 
^es^si  ce  principe,  la  ^laffèr^  e^sf  dans  une^i^r. 
cqpfiç^fé  naturelle  inpincibla  dépenser;  etcdui- 
cj.JwWfje,  ^n^cjç  suis y^wiiiw  effet  Uîs  mêmes 
dâhs  1  esprit  de  D(»scartes  et  dans  l'esprit  die;  Stfinjt 
Au^usjtin^  qui  a  fUt  Ic^  mêipe  chpsedouzp^  ç|Çf\t» 
an|.a^p^ay^^,'^,„.    .,.;';  Z,  .A^  ;,^,,  l[   ^^ 

En  vente,  je  ç^s  J)jjÇ]^,éloign4  de  dire  que  Jîje^r 
C9^te,s.n'çcf  so^.P^  Iç  xépWle.aùteur.^qu^^ 
liç  rai^;'aj|;  appris,  que  ,4 W  lia  leç^re  de  cq  grapd 
saint  :  car;  je  ^^îiis  con^|)ien,  il  y  ^a^d^  différeiiçe 
entre  écrire  un  fnot  à  Jl'aYentiu*e,  sauj^  y ,^aireJ^ne 
réflexion  plus  longue  et  p]us  étendi^ ,  et  ape^c^- 
yoir  d^s  ce  mot  une  .suite  admirajtAe»  d^,  consé- 
quences, qui  prQuyept  la  4i^tinctf|[?n,d^s  n,^iur-es 
matérielle  et  spirituelle,  pour  en-fai^(e  un  prjn- 
cipe  ferme  et  soutenu  d'une  métaphysique.. p^^ 
tièi;ç,  coiiime  Descartes  a  prétendu  fiiire.  Ç^^:, 
sans  examiner  s'il  a  réussi  efficacement  dans^ça 
prétention,  je  suppose  qu'il  Tait  fait;  ,et  c'ê^t 
dans  cette  supposition  que  je  dis  q\ie  ce  piQt,pst 
aussi  différent  dans  ses  écrits,  d'avec, le  ipefii^ 
mot  dans  les  autres  qui  font  dit  en  passanti, 
qu'un  homme p|0in^^^e^yie^j^^,fo|r<^.^d;a^^^ 
homme  mort.  ,  ,   ' 

.  lel  dira  une  chose  de  soi-même,  sans  en  com- 
prendre l'excellence,  où  un  autre  comprendra 
une  suite  merveilleuse  de  conséquences  qui  nous 
font  dire  hardiment  que  ce  n'est  plus  le  mêipç 
mot,  et  qu'il  ne  le  doit  non  plus  à  celui d'où'il 
l'a  appris,  qu'un  arbre  admirable  n'appar.tien- 
dra  pas  à  celui  qui  en  aurait  jeté  la  semence,  sans 
y  penser  et  sans  la  connaître,  dans  une  t*i:e 
abondante  qui  en  aurait  profité  de  la  sorte  par  sa 
propre  fertilité.  .    ,  •      i  % 

Les  mêmes  pensées  poussent  qttelcpiefois  tout 
autrement  dans  un  autre  que  dans  leur  autejir  : 
infertiles  dans  leur  champ  naturel ,  abondantes 
étant  transplantées.  Mais  il  arrive  bien  plus  sou- 
vent qu'un  bon  esprit  fait  produire  lui-même  à 
ses  propres  pensées  tout  le  fi^it  dont  elle^,  sçnt 
capables,  et  qu'ensuite  quelques  autres,  les  aj'ant 
ouï  estimer,  les  empruntent  et  s'en  parent,  njais 
sans  en  connaître  rexcellence  ;  et  c'est  alors  que 
la  différence  d'un  même  niof,  ep  diyerses  j)Qi^- 
ches,  paraît  le  plus.        ''  '^  ' 


■!   hV 


A  u 


.X»J'JJ  II»' 


PREMfEtttf  1>Â^»rtfêv''^ii1*;  IV. 


1^ 


eiftprurtté'lë^  règles  dë'là  ^ébWiétï^è  sans  en  ^ôhi^ 
[rt^hdf t^  l^  fôi-éie;'fet'âiWsi  eiiléè  Mettant  a  NVëii- 
ttf^é'^ai*riii'eèlles  (jui  lui  sont  propres ,'  il  ne  s'èn- 
silit  pas  de  là  que  les  logiciens  soient  entrés  dans 
l'esprit  delà  géométrie;  et  s'ils  n'en  donrient  pas 
d'autres  marques  que  de  Tavoir  dit  en  passant, 
je  serai' bien  éloigné  de  les  mettre  en  paralîèlç 
avec  les  géoniëtresqui  apprennent  la  véritable 
manière  de  conduire  la  raison.  Je  serai,  au  con- 
traire, bien  disposé  à  les  en  exclure,  et  presque 
sans  retour.  Car  de  l'avoir  dit  en  passant,  sans 
ûtoir  pris  garde  que  tout  est  renferrhé  la  dedans, 
et,  au  lieu  de  suivre  ces  lumières,  s'égarer  à 
périé  de  vue  après  des  recherches  inutîleà,  pour 
fcourir  à  ce  qu'elles  offt-ent  et  qu'elles  ne  peuvent 
doniier,  c%st  véritablement  montrer  qu'on  n'est 
guère  clairvoyant,  et  bien  moins  que  si  l'on 
n'avait  manqué  de  les  suivre ,  que  'parce'  qu'on 
ne' les  avait  pas  aperçues.  .c..ijLJi^ 

La  méthode  de  ne  point  errer  est  recherchée 
de  tout  le  monde.  Les  logiciens  font  profession 
d'y  conduire,  les  géomètres  seuls?  y  arrivent,  et 
hors  de  leur  science  et  de  ce  qui  Tinfiite,  il  n'y  a 
point  de  véritables  démonstrations;  tout  l'art  en 
est  renfermé  dans  les  seuls  préceptes  que  nous 
avons  dit;  ils  suffisent  seuls,  ils  prouvent  seuls; 
toutes  les  autres  règles  sont  inutiles  ou  nuisibles. 
Voiïà  ce  que  je  sriis  par  une  longue  expqri^uce 
dé  toute  sorte  de  livres  et  de  personnes. 
"'^Et  sur  cela  je  fais  le  même  jugement  de  ceux 
qui  disent  que  les  géomètres  ne  leur  donnent 
riài  de  nouveau  par  ces  règles,  parce  qu'ils  les 
avaient  en  effet,  mais  confondues  parmi  une  mul- 
titude d'auti-es  inutiles  ou  fîiusses  dont  ils  ne  pou- 
vaient pas  les  discerner,  que  de  ceux  qui,  cher- 
chant un  diamant  de  grand  prix  parmi  un  grand 
nombre  de  faux ,  mais  qu'ils  ne  sauraient  pas  en 
distinguer,  se  vanteraient,  en  les  tenant  tous 
ensemble,  de  posséder  le  véritable;  aussi  bien 
que  celui  qui,  sans  s'arrêter  à  ce  vil  amas,  porte 
la  main  sur  la  pierre  choisie  que  l'on  recherche  ; 
et  pour  laquelle  on  ne  jetait  pas  tout  le  reste. 

Le  défaut  d'un  raisonnement  faux  est  une 
maladie  qui  se  guérit  par  les  deux  remèdes  in- 
diqués. Ôii  eii  a  composé  un  autre  d'une  infinité 
d'herbes  inutiles,  où  les  bonnes  se  trouvent  en- 
veloppées, et' où  elles  démeurent  sans  ej^et,  par 
fés  mauvaises' qualités  de  ce  mélange.   '  '  ■.. 

Pour  décofuvrir  tous  les  sophismes  et  toutes  les 
équivoques  des  raisonnements  captieux,  les  logi- 
ciens ont  inventé  deà  noms  barbares  qui  élon- 
)K»nt  ceux  (|ui  les  entendent;  et  au  ficu  qu'on  no 


t^ëut  dê^^lbtoiik  les  1-epii^  dk%ëMÙd4%iii' 
Mi^s(Ssé'qii*én  tarant'  les  deuit  bouts  que  les  g&- 
mè?trés  à^si^nent ,  ils  'ek  biit  marqué  uh  nombre 
étrâhge  d'autres  où  ceUxMâ  se  tronvèiit  èompris, 
sans  qu'ils  sachent  lequel  est  le  boil.'  ■     '  ''^    *i' 

Et  ainsi,  en  nous  montrant  un  norhlîfé'âe^èfe- 
miris  différents,  qu'ils  diseiit  nous  conduire  où 
nous  tendons,  quoiqu'il  n'y  en  ait  que  deux  qui 
/ihênent,  et  qu'il  faut  savoir  marquer  eiiparti- 
Mïiéi',  On  prétendra  que  la géométrie,  qui  les  as- 
signe certainement ,  ne  donne  que  c^  qu'on  te- 
nait déjà  d'eux,  parce  qu'ils  donnaient  en  effet 
la  même  chose,  et  davantage;  sans  prendre  garde 
que  ce  présent  perdait  son  prix  par  son  abon- 
dance, et' qu'il  ôtait  en  ajoutant.  '^'" 

R'ieU  n'est  plus  commun  que  les  bonnes  cho- 
ses ;  il  n'est  question  que  de  les  discerner^,  ' et  'il 
est  certain  qu'elles. sont  toutes  naturelles  et  à'  no- 
tre portée,  et  même  connues  de  tout  ïe'ttiptlde. 
Mais  on  ne  sait  pas  les  distinguer.  Ceci  est'tiriî- 
verèel.  Ce  n'est  pas  datis  les  choses  extraordi- 
naires et  bizarres  que  se  trouve  l'excellence  de 
quelque  genre  que  ce  soit.  On  s'élève  pour  y  ài*- 
river,  et  on  s'en  éloigne.  Il  faut  le  plus  souvent 
s'abaisser.  Le^  meilleurs  livres  soiit  ceux' que 
chaque  lecteur  croît  qu'il  aurait  pu  faire;  la  na- 
ture, qui  seule  est  bonnéé  est  toute,  faniîlière  et 
commune,  "^-^''f  ^^  i.^.i..o.  ..^  ..i^.r 

Je  iie  faiS^'Mic  pi^s'^iàe'dmité-  qèe  ^ès  réglée, 
étaùt  les  véritables,  ne  doivent  être  simples, 
naïves ,  naturelles ,  comme  elles  le  sont.  Ce  n*est 
pas  Barbara  et  Baralipton  qui  forment  le  raison- 
nement. Il  ne  faut  pas  gninder  l'esprit;  les  ïïia- 
nières  tendues  et  pénibles  le  remplissent  d*une 
sotte  présomption ,  par  une  élévation  étrangère 
et  par  une  enflure  vaine  et  ridicule,  au  lieu  d'Une 
nourriture  solide  et  vigoureuse.  L'une  dés  rai- 
sons principales  qui  éloignent  le  plus  ceux  qui 
entrent  dans  ces  connaissances,  du  véritable  che- 
min qu'ils  doivent  suivre,  est  l'imagination  qu^on 
prend  d'abord  que  les  bomies  choses  sont  inac- 
cessibles, en  leur  donnant  le  nom  de  grandes', 
hautes,  élevées j  sublitAes.  Cela  perd  tout.  '3e 
voudrais  les  nommer  basses,  communes ,  fami- 
lières :  aç^^  noms-là  leur  conviennent  mieux;  je 
haie  les  mots  d'CnflUrèJ  "  ' 

l'.i   1    i  ;      '        *    '  ''     '    '  ' 

"  ^. 

^^\  pK'inieic  chose  qui  s'oflVeà  rhonnncipinml 


C38 

tt"8ô  regarde  ;  c'est  sWi»  C6tp$*,  É^fe^à-dlré  me 
tërtîaine  portion  de  matière  qui  lui  est  propre. 
Mflls,  pour  comprendre  ce  qu'elle  est,  il  faut  qu'il 
la  compare  avCc  tdut  eo  qui  est  au-dessus  de  lui 
el'tout  ce  qui  est  au-dessous,  alin  de  reconnaître 
lies  justes  bornes. 

w*' Qu'il  ne  s'arrétd  donc  pas  à  regarder  simple- 
ment les  objets  qui  l'eiivironnent;  qu'il  contemple 
la  natuix»  entière  dans  sa  haute  et  pleine  majesté  ; 
qu'il   considère  cette  éclatante  lumière,   mise 
'  comme  une  lampe  éternelle  pour  éclairer  l'uni- 
vei*s  ;  que  la  terre  lui  paraisse  comme  un  point 
au  prix  du  vaste  tour  que  cet  astre  décrit  '  ;  et 
qu'il  s'étonne  de  ce  que  ce  vaste  tour  n'est  lui- 
mêrflC  qu'un  point  très-délicat  à  régai'd  de  celui 
,  qve  Iqs  astres  qui  roulent  dans  le  fiiunament  em- 
jj^f^sent.  Mais  si  notre  vue  s'arrête  là,  que  l'ima- 
,  ig^ation  passe  outre.  Elle  se  lassera  plutôt  de  con- 
cevoir, que  la  nature  de  fournir.  Tout  ce  que  nous 
voyous  du  monde  n'est  qu'un  ti*ait  imperceptible 
dans  l'ampk  sein  de  la  nature.  Nulle  idée  n'ap- 
proche de  l'étendue  de  ces  espaces.  Nous  avons 
Leau  enller  nos  conceptions ,  nous  n'enfantons 
que  des  atomes  au  prix  de  la  réalité  des  choses. 
;  C'est  une  sphère  infinie  dont  le  centre  est  par- 
tout, la  circonférence  nulle  part.  Enfm  c'est  un 
des  plus  grands  caraqjères  sensibles  de  la  toute- 
puissance  de  Dieu,  que  notre  imagination  se  perde 
:4^  cette  pensée. 

' ,  Que  l'homme,  étant  revenu  à  soi,  considère  ce 
qu'U  est  au  pi'ix  de  ce  qui  est;  qu'il  se  regarde 
comme  égaré  dans  ce  canton  détourné  de  la  na- 
ture ;  et  que  de  ce  que  lui  paraîtra  ce  petit  cachot 
où  il  se  trouve  logé,  c'est-à-dire  ce  monde  visible, 
il  apprenne  à  estimer  la  terre,  les  royaumes,  les 
villes,  et  soi-même,  son  juste  prix. 

Qu'est-ce  que  l'homme  dans  l'infini?  Qui  peut 
le  comprendre?  Mais  pour  lui  présenter  un  autre 
prodige  aussi  étonmmt,  qu'il  recherche  dans  ce 
qu'il  connaît  les  choses  les  plus  délicates.  Qu'un 
.  ciron,  par  exemple ,  lui  offre  dans  la  petitesse  de 
son  corps  des  parties  incomparablement  plus  pe- 
tites, des  jambes  avec  des  jointures,  des  veines 
dans  ces  jambes,  du  sang  dans  ces  veines,  des 
humeurs  dans  ce  sang,  des  gouttes  dans  ces  hu- 
meurs, des  vapeure  dans  ces  gouttes;  que,  divi- 
sant encore  ces  dernières  dioses,  il  épuise  ses 


*  Pascal  s'exprime  ici  d'après  les  idées  populaires  conformes 
au  système  de  Ptoléniée ,  qui  faisait  tourner  le  soleil  et  les 
planètes  autour  de  la  terre ,  regardée  comme  le  centre  de  l'u- 
nivers. Cependant  Copernic  avait,  dès  l'an  Iô30,  publié  son 
système ,  ou  plutôt  celui  de  Pythngore ,  ou  de  Philolaiis  son 
disciple;  et,  après  la  découverte  des  télescopes  par  Galilée, 
en  1610,  les  savants  en  avaient  reconmi  l'évidence; 


'I   PENSÉfB'I>E»PI^MAl;','<'« 


forcer  et  'ms  côtiéëptAm^yt  ffdé'ït'ûhniiér  ^bjet 
où  U  peut  arriver  ^It  maintenant  ccïai  de  ^btre 
discours.  Il  pensera  peut-être  que  c'est  là  l'ex- 
trême petitesse  de  la  nature:  Je  veux  lui  faire 
voir  là  dedans  un  abhne  liouveau.  Je  tcuX  !tii 
peindre,  non-seulement  l'univers  visible,  maïs 
encore  tout  ce  qu'il  est  capable  de  concevoir  de 
l'immensité  de  la  nature,  dans  l'enceinte  dé  Cet 
atome  imperceptible.  Qu'il  y  v<Me  tine  infinité  de 
mondes,  dont  chacun  a  son  firmanwnt,  se»  x^- 
nètes,  sa  terre,  en  la  même  proportion  quelle 
monde  visible;  dans  cette  terre,  des  animaux, «t 
enfin  des  cirons,  dans  lescjucls  il  retrouvera  ce 
que  les  premiers  ont  donné,  trouvant  encore  datis 
les  autres  la  même  chose,  sans  fin  et  sans  repos. 
Qu'ilse  perde  dans  ces  merveilles,  aussi  étonnantes 
par  leur  petitesse  que  les  autres  par  leur  étendue. 
Car  qui  n'admirera  que  notre  corps,  qui  tantôt 
n'était  pas  perceptible  dans  l'univers,  impercep- 
tible lui-même  dans  le  sein  du  tout,  soit  mainte- 
nant un  colosse,  un  monde,  ou  plutêt  un  tout,  à 
l'égard  de  la  dwnièPC'  petitesse  où  l'on  h0<>p^t 
arriver?  ■  ''  ^noh-'Ki  <iin)f.  .iv.UA'^'">',\\  M.loit  < 

Qui  se  considérera  de  la  sorte  s'effraiera,  sans 
doute,  de  se  voir  conime  sui^endu  dans  la  mrtsse 
que  la  nature  lui  a  donnée  entre  ces  deux  abî- 
mes de  l'infini  et  du  néant,  dont  il  est  également 
éloigné.  Il  tremblera  dans  la  vue  de  ces  merveil- 
les; et  je  crois  que,  sa  curiosité  se  changeant  en 
admiration,  il  sera  plus  disposé  à  les  contempler 
en  silence  qu'à  les  rechercher  avec  présomption. 

Car,  enfin,  qu'est-ce  que  l'homme  dans  la  na- 
ture ?  Un  néant  à  l'égard  de  l'infini,  un  tout  à 
l'égard  du  néant,  un  milieu  entre  rien  et  tout.  It 
est  infiniment  éloigné  des  deux  extrêmes,  et  son 
être  n'est  pas  moins  distant  du  néant  d'où  il  est 
tiré  que  de  l'infini  où  il  est  englouti. 

Son  intelligence  tient  dans  l'ordre  des  choses 
intelligibles  le  même  rang  que  son  corps  dans 
l'étendue  de  la  nature;  et  tout  ce  qu'elle  peut 
faire  est  d'apei*cevoir  quelque  apparence  du  mi- 
lieu des  choses,  dans  un  désespoir  éternel  d'en 
connaître  ni  le  principe  ni  la  fin.  Toutes  choses 
sont  sorties  du  néant,  et  portées  jusqu'à  l'infini. 
Qui  peut  suivre  ces  étonnantes  démarches?  L'au- 
teiu*  de  ces  merveilles  les  compreiskd;  nul  autre^nc 
peut  le  faire.  ero  .1-  t\H  Ui  i/tMii^,' 

Cet  état,  qui  tient  le  milieu  c^treleç extrêmes, 
se  trouve  en  toutes  nos  puissances.  Nos  sens 
n'aperçoivent  rien  d'extrême.  Trop  de  bruit  nous 
assourdit,  trop  de  lumière  nous  éblouit,  trop  de 
distance  et  trop  de  proximité  empêchent  la  vue, 
trop  de  longueur  et  ti'op  de  brièveté  obscurcis- 


PREMlWVa  Pàllï*«:V;W[].  IV. 


30 


Mrs  4f»<«W^n*WWccsdéf)iaisfinî,  um^mm^M 
n\  ^*ç|^tvémp  çh&ud  ni  Tcxtrôme  froid.  Les  quaii- 
,t|é^  excessives  nous  août  ennemies,  et  non  pas 
sensibles.  Nous  ne  le^  sentons  plus,  nous  les 
souffrons»  Trop  de  jeunesse  .et  trop  de  vieillesse 
empêchant  l'iesprit;  trop  et  trop  peu  de  noui'ri- 

^  Jurc^  troublent  ses  actions  ;  trop  et  trop  pevtjd'iu-| 
#tri}ction  l'abêtissent.  Les  choses  extrém§%|»|gitj 
/pour  nous  comme  si  elles  n'étaient  pas,  et  nous 

:.|ne  sommes  point  à  leur  égard.  Elles  nous  échap- 
pent, ou  nous  à  elles.  i  /  ubin^iu 
Voilà  notre  état  véritable.  C'est  vCerjfipifiies' 
^€9:re  nos  connaissances  en  de  cerlmaf»'jl)OCi)i!e,î 
que  nous  ne  passons  pas,  incapables  dcrsfmJii 
toat  et  d'ignorer  tout  absolument.  Nous  soiiiï^s 
sur  un  milieu  vaste,  toujours  incertains  6t  flot- 
tants entre  ^'ignorance  et  la  connaissance,^  et  si 
nous  pensons  aller  plus  avant,  notre  objet  branle 
-et  échappe  à  nos  prises;  il  se  dérobe  et  fuit  d'une 

Q  fuite  éternelle  :  rien  ne  peuiti'arréter.  C'est  noti-e 

j  jC<mditiçHi  naturelle,  et  toutefois  la  plus  Contraii-ê 
à  notre  inclination.  Nous  brûlons  du  désir  d'apr 

;  profondir  tout,  et  d'édifier  une  tour  qui  s'élève 
jusqu'à  l'infini.  Mais  tout  notre  édifice  craque 
et  la  terre  s'ouvre  jusqu'aux  abîmes,, m  u  dij]> 

Je  puis  bien  concevoir  un  homme  sans  mains, 
sans  pieds;  et  je  le  concevrais  même  sans  tête, 
Si  l'expérience  ne  m'apprenait  que  c'est  parla 
iju'il  pense.  C'est  donc  la  pensée  qui  fait  l'être  de 
l'homme,  et  sans  quoi  on  ne  peut  le  concevoir. 
Qu'est-ce  qui  sent  du  plaisir  en  nous?  Est-ce  la 
main?  est-ce  le  bras?  est-ce  la  chair?  est-ce  le 
sahg?  On  verra  qu'il  faiit 'que  œ' soit  quelque 
chose d;imiiiàtéH€l.  .       ;    f^^  '"' «^^         ^ 

«îifJL»!)  ^q*i';-i  tioa  iijp  ;ii«f|t*K)!'j«ïj  'À  r/jia'yil''ijui  j 

^j'iq  -ilb'ijp  'j'i  Uiiï\  y*  ;tniihHi  u\   ih  'nl..«^J'*l  j 

j »'  liTioramc  est  si  gi^and ,  que  sa  gràûdèur  paraît 

niême  en  ce  qu'il  se  connaît  misérable.  Un  arbre 

ne  se  connaît  pas  misérable  :  il  est  vrai  que  c'est 

^^tre  misérable"* que  de  se  connaître  misérable; 

Jamais  aussi  c'est  être  grand  que  de  connaître 

•^qu'on  est  misérable.  Ainsi  toutes  ses  misères 

prouvent  sa  grandeur;  ce  sont  misères  de  grand 

leur ,  misères  d'un  roi  dépossédée      '  '  * 


[. 


BQ[alheiM^'«l«i!^de  ft'I^re  plus  cs&usul  ?  Au  contraire , 
^^t.le  ï&Q>^^  tirouvait  qu'il  était  heureux  do  l'a- 
voir été,  parce  que  sa  condition  n'était  pas  de 
l'être  toujours.  Mais  on  trouvait  Persée  si  mal- 
heureux de  n'être  plus  roi,  parce  qu§  sa  condi- 
tion était  de  l'être  toujours,  qu'on  trouvait^trange 
qu'il  pût  supporter  la  vie.  Qui  se  trouve  malheu- 
reux de  n'avoir  qu'une  bouche?  et  qui  ne  se  trouve 
malheureux  de  n'avoir  qu'un  œil?  On  ne  s'est 
peut-être  jamais  avisé  de  s'affliger  de  n'avoir  pas 
trois  yeux;  mais  on  est  iuppjisqlable de  n'en  avoir 

if  ri  }«?.'n  luoî  olarv  90  9i/p  o*)  9b  Sfrao^j^.  ium 

^^'^^ùs  'âHôns  une" sf  ' gramîe  Idée ' dé'l'àhié  âe 

^Witeme,  que  nous  ne  pouvons  souffrir  d'en  être 

^ftiéprisés,  et  de  n'être  pas  dans  l'estime  d'une 

âîtie;  et  toute  la  félicité  des  hommes  consiste 

dans  cette  estime.  --^  '-'^  ^mm  tl  oijp  ^v^rr^ 

Si  d'un  côté  cette  finfesé  gloite(îiîè1&  hbttiÏÏcs 
cherchent  est  une  grande  marque  de  leur  misère 
et  de  leur  bassesse,  c'en  est  une  aussi  de  leur 
excellence;  car,  quelques  possessions  qu'il  ait 
sur  la  terre ,  de  quelque  santé  et  commodité  es- 
sentielle qu'if  jouisse ,  il  n'est  pas  satisfait,  s'il 
-ti'est  dans  l'estime  des  hommes.  Il  estime  si  grande 
la  raison  de  l'homme,  que,  quelque  avantage 
|k|u'îl  ait  dans  le  monde,  il  se  croit  malheureux, 
s'il  n'est  placé  aussi  avantageusement  dans  la 
raison  de  l'homme.  C'est  la  plus  belle  place  du 
monde  ;  rien  ne  peut  le  détourner  de  ce  désir,  et 
c'est  la  qualfté  la  plus  ineffaçable  du  cœur  de 
riiomme  :  jusque-là  que  ceux  qui  méprisent  le 
plus  les  hommes,  et  qui  les  égalent  aux  bêtes, 
veulent  encore  en  être  admirés,  et  se  contredisent 
à  eux-mêmes  par  leur  propre  sentiment  ;  la  na- 
ture, qui  est  plus  puissante  que  toute  leur  rai- 
son ,  les  convainquant  plus  fortement  de  la  gran- 
deur de  l'homme ,  que  la  raison  ne  les  convainc 
de  sa  bassesse. 


w 


«f.VlV; 


Qui  se  trouve  malheureux  de  n'être  pas  roi, 
sinon  un  rqi  dépossédé?  Trouvait-on.PauI  Emile 


.v.u\ 


¥L 


L'homme  n'est  qu'un  roseau  le  plus  faible  de 
la  nature;  mais  c'est  un  roseau  pensant.  Il  ne 
faut  pas  que  l'univers  entier  s'arme  pour  l'écra- 
ser. Une  vapeur,  une  goutte  d'eau  suffit  pour  le 
tuer.  Mais  quand  l'univers  l'écraserait,  l'homme 
serait  encore  plus  noble  que  ce  qui  le  tue,  parce 
qu'il  sait  qu'il  meurt;  et  l'avantage  que  l'univers 
a  sur  lui,  l'univers  n'en  sait  rien.  Ainsi  toute  no- 
tre dignité  consiste  dans  la  pensée.  C'est  de  là 
qu'il  faut  nous  relever,  non  de  l'espace  et  de  la 


4P 


PKNSÉE8  IDE  l>A5SCMK-ï^«"* 


-10C .  mie**  «no  Ji  9noo  If  1110  ^  vjnô^Bnira  -) ^  cldi<i 

c6Wbiéh'!l'^%âl  âfiiii'  t^ôtcs,  snns'iVn  niôilW 

ta'^ftfift«éUk'J'll*Mten(iorc  (]an-(>rcu.\  de  lui  faire^ 

trdiJ'vbif  isa'ghflîiddîV'sails  ^a  bassesse.  11  est,  çp^J 

co^e  plhis 'duégerè/d^faë  lui'  laisser  Jmiorpr  iW 

et'r«ûtreî  'mïti!^  ii'fei  ti^-à'^ritâgëu5t.'^ê'iul  k^l 

présenter ruh' et «rautrè.  ,    ,  ..;^ 

•h     iiiq    •it'>b  'jMf»  bwir  iu«  ojuol»  «fin-  j«') J 

?•»!  lic.l'iof  hv(x\  ''H  ''l'  ^»  'i'^^»a  »'»^'>  "'''^  '*^'^' 
,QU£  V^paqio  dwo  $^timetHtei|  prfkt^^Qtff) 
s*Aifpe,jcar,U  a  e»  luiunenatwe  capable  de  blea; 
ni^qu^il  n'aUne  pas  pour.cela  les- bassesses* qui 
y  çpnt.  Qu'il  se  nwprise,  paixîe  que  cette  capa^ 
cité  e^t  yjl^ej  naais  qu'il  ne  méprise  pas  pour  cela' 
cetl«  capacité ,  naturelle»,  ■.  Qu'il  se  haïsse ,,  qu'H  ' 
s'aime  :  il  a  çu  lui  la  capacité  de  connaître  la  vé- 
rité, et  d'être  heureux,  mais  il  n'a  point  de  'Vé^ 
rit^u  ou  coqstaûtCy  ou  ^satisfaisante.  Je  voudrais 
donc  porter  l'homme  à  désirer  d'en  trouver,? à' 
être  prêt  et  dégagé  des  passions  pour  la  suivre  oà* 
il  la  trouvera;  et  sachant  combien  sa  connais- 
sance s'est  obscurcie  par  les  passions,  je  voudrais 
qu'il  haït  en  lui  la  concupiscence  qui  la  détermine 
d'eHe-même,  afin  qu'elle  ne  l'aveuglât  point  en 
faisant  son  choix,  et  qu'elle  ne  l'arrêtât  point 
qu^nd  il  aura  choisl,Uj>   ,^  .f  vv^  Uï  î«*iii, -.i^j     ' 

■*■       '      '  IX.  '  ^  ..?/mî 

Je  blâme  égaîement,efcet^j^'  ^ûï  prennent  le 
parti  de  louer  l'homme,  et  ceux  qui  le  prennent 
de  le  blâmer,  et  ceux  qui  le  prennent  de  le  di- 
vertir ;  et  je  ne  puis  approuver  que  ceux  qui  cher: 
chent  en  gémissant."  '^'    *    '     ^'^  "    '-  .  *'"" 

Lès  stoiques  disent  :  Rëutrèï  âu-Sedans  '  iïe 
vous-mêmes,  c'est  là  où  vous  trouverez  votre 
repos  :  et  cela  n'est  pas  vrai.  Les  autres  disent: 
Sortez  dehors,  et  cherchez  le  bonheiir  en  vous 
divertissant  :  et  cela  n'est  pas  vrai.  Les  maladies 
viennent:  le  bonheur  n'est  ni  daiis  nqu^,  ni  ^oj-s. 
de  noiis;  il  est  en  Dieu  et  en  nous   ^    ''   ' 


'\\\'^)  ■  av< 


La  nature  de  l'homme  se  considère  eu  deux 
manières:  l'une  selon  sa.lîn,  et  alors  il  est  grand 
et  incompréhensible;  l'autre  selon  l'habitude, 
con^me  l'on  juge  de  la,tiatui:«  du  cheval  et  du 
chien;  par  l'habitude  d'y  voir  la  course,  e^  ani^ 


mum  arcendi;  et  alors  l*A^mme  est  abject  et  vil. 
iVoilà  lea  ^eu^.y^i^  q^l.ç^^/fln^^jug^.iâjiver^. 
lAent,  et  qûî  font  tant  disputer  1^  philosoplnsi^, 
car  l'un  hi^é  la  supposition  djii  l'outre  :  .liun4rt;v 
Ji'h^'st  pas  né  à  cette  fiq^  par, toutes,  ses, açtiona^ 
y  'répugnent  ;  l'autre  dit;  Il ,  s'éloigne  de  sq  fîft, 
quand  il  fait  cé^  actions  ^asstj^.^  P^Hx,  ç^osesiii»n^ 

^j  ligïifc  ;iioiijb'' 

I    Je  sens  que  je  peux  n^âvoir  point  été:  car  le 
'moi  consiste  dans  ma  pensée;  donc  mol'  gui 
Ip^nse  n^àurais  point  été,  i?i  luu  mère  eût  ^U^l^à^i 
aVant  qûe^'eusse  été  anjpié.. J^onc  je  n^  si^s  1^  , 
un  être  nécessaire.  Je  ne  suis  pas  a\i^|^^çfte^j^> 
pi  infini  ;  mais  je  vois  bien  qu'il  y  a  dans  la  na- 
jture  un  être  nécessah*e  éternel,  infini. 

!     I"-  /  8H<:iI  ^)IJp  ^  'r»oulqf'*0<<'JTiq  *«?  29r»m08  ^mA 

nf-p  iLLviba'M^  iiip?«3îi 

I  «jdum^  gïioL  Inaui'OTVnî)  8^o:t  iLp  ^^ano^isq  xi<? 
I  ."iîaa^iioo  jucn  î'j 

;    Nous  ne  nous  contenton&pas  de  la  vie  que  nous 
avons  en  nous  et  en  notre  propre  être  :  nous  vou- 
lons Yivr<ed«uas  l'idée  des ^tttees  4'«ae.^  ima- 
ginaire, et  i^ous  nous  efforçons  pour  celade  pa*.  > 
raître.  Nous  travaillons  incessamment  à  embellir^  ; 
0t  à.  conserver  cet  être  imaginaire,,  et  nous  nég^-ti 
geons  le  vérit^dile;  et  si  nous  a>?ous.outiaîtratt^^j 
^uillité,ou  la  générosité,  ou  la  fidélité,  nous  nous 
empressons  de  le  faire  savoir,  afin  d'attacher  ces 
vertus  à  cet  être  d'imagination:  nous  les  déta- 
cherions plutôt  de  nous  poui*  les  y  joindre ',  À 
nous  serions  volontiers  poltrons  pour  acquérir  la'  ,^ 
réputation  d'être  vaillants.  Grande  marque  du  " 
néant  de  notre  propre  être,  de  n'être  pas  satisfait  ' 
de  l'un  sans  l'autre,  et  de  reùôiiéer  soùvêht  à'  iHiAî  ' 
pour  l'autre  !  Car  qui  ne  mourrait  pour  conser- 
ver son  honneur,  celui-là  serait  infâme.  La  dou- 
ceur de  la  gloire  est  si  grande,  qu'à  quelque chosl 
qu'on  j;a^çb^,  ïjj^n^e  ^,ia^or^,<?ftVMBie^^  nuar. 
'  '')r,'rj  'Mviiinc:.  ^n  M  lîi-i*f>r>1  ««op  fcicU  \o^w^ 

!  LWgueil  'eMrë-pé^^  tëdteS  û^^^^kèr^- ç^^^^ 
ou  il  les  cache,  ou  s'il  les  découvre,  il  Se  gfôrine  . . 
de  les  connaître.  Il  nous  tient  d\iné  pissessiop' 
si  naturelle  au  miheu  de  nos  miéères  et  de  nôi  " 


erreurs,  que  nous  perdons  bême  la  vie  avec  lojè.   . 
pourvu  (pi 'on  en  parle.  '  '     "' 


pREMiÈfte;  îPAjRinEv'ÀRi.:  v. 


4ï 


rj^tù^lt ,  liiî  nia rmiton ,  un  crocheteiir  sçf^ 


v^Ê^ ,*tt  veut  avoir  ses  admirateurs  :  et  les  pliilo 
sôpbie^é'lpnêmes  en  veulent.  Ceux  ([ui  écrivent  con- 
tre- làr  gloire  veulent  avoir  la  gloire  d'avoir  bien 
écrit  ;  et  ceux  qui  le  lisent  veulent  avoir  la  gloire 
dè>P^dii^ lui^ét mot-qu:!  éétîè'cêéi,  ^'ai  peut-être 
cette  envie;  et  peut-être  que  ceux  qui  le  liront 


l'auront  aussi. 


1/ 


'Malgré  la  vue  de  toutes  nos  misères  qui  nous 

totrelient  et  qiii  nous  tiennent  à  la  gorge ,  nous 

avetes  un  instinct  que  nous  ne  pouvons  répHiiier, 

qui  nous  élève.  ^"  i  ^ -^     ":  '         1    /  «^  V- 

^(  Uup  ifôi'l  ai^/  ;  s.giBir  junK-i  - 

Nous  sommes  si  présomptueux ,  que  nous  vou- 
drions être  connus  Ûe  iiÂtèïit  tiAe,  et  même  des 
gens  qui  viendront  quand  nous  ne  s^i^ons  plus  ; 
et  ti^i'âoWimëé  &i  vains,  qtie  l'estime  de  cinq  ou 
six  personnes  qui  nous  environnent  nous  amuse 
et  nous  contente. 

«;r(.n  9rji  tth  ni  âb  8C(waolfl9iiiou  80  >  ^n  c^O^ 

on  ne  ^U^SâVOÎf  qûé  pour  éh  parler.  On  ne  voya- 
ga-âît  pas  stih-fâ'ttîèr^our  ne  Jamais  en  rien  dire, 
et  pour  leiseiilpMsîi^  de  Voir,  sans  espérance  de 
s'en  entretenir  jamais  atec  personne 


0'  Jb  àA0^ii^1l 

rrîl3  3 j'y  »•  8«î' 


On  ne  se  soucie  pas  d  être  estime  dans  les  villes 
ou  l'on  ne  fait  que  passer;  mais  quand  on  doit  y 
demeurer  un  peu  de  temps,  wj  s'en  soucip.  Com- 
bien de  temps  faut-il  ?  Un^  temps  jf  oportignaé  À 
notre  dui^ée  vaine,  et  chétive.*.^  ^  t  •  ff;^î  ifi:,&  f  i/J  > 

,t.ib  iiT     i/rn'i'  iiAr^nn  iîjl'r»  ,5'i')iîiîf>('  ^o^'• 

Isa  iiature  de  ramoùr-prôpre  et  àe  jè'e  riiof  Iia- 
main  est'den'aime^  qtiesoi,  et  dé  nié  cbiisîderiér 
que  soi.  Mais  que  fera-t-il  ?  Il  ne  saurait  empê- 
cher que  cet  objet  qu'il  aime  ne  soit  plein  de  dé- 
fauts et  de  misères:  il  Yei||;^trp^rand,;etilsevoit 
petit:  il  veut  être  heureux,  et  jl  se  voit  miséra- 
ble :'  il  veut,  être,  p^^rfait,  et,  il  se  ;Voit  pjlein  d'im- 
perfections :  il  yeijt  êtrç  l'obiiet  jcjLe  Tamour  et  de 
l'estime  des  hommes,  ^|iJly,oJit  qijc  ses- défauts  ne 
méritent  que  leur  aversion  ut  leur,  méprijs.  <^et 


lealbabcffs  où^a^se  trouve  produit  è^h<î  la  plus  i^^ 
jjuste  et  la  plus  criminelle  pà^Mt^  qii^iï^soii  fk)!^-* 
[sible  de  s'imaginer;  car  il  conçoit  une  haine  mor- 
jtelle  contre  cette  vérité*<^tii  le  reprend  et  qui  le 
convainc.de  ses  défauts.  Il  4ésirerait  de  l'anéan- 
tii',  et  ne  pouvant  la  détruire  en  elle-même,  il  4a^ 
détruit,  autant  qullp^ut,  dans  sa  iconn^^i^ancg. 
et  dans  celle  des  autres,  c'est-à-dire,  qq'ilniig^j 
toîite  son  application  à  couvrir  ses  défauts  ^^ 
aux  autres  et  à  soi-meii^e^vet^qu'il  nejpeuttsoiifjit 
!frir  qu'on  les  lui  fasse  votç^jj^iq^^pn, les  yoi€.,.,> 
C'est  sans  doute  un  mal  que  dêtre  plein  de* 
défauts;  mais  c'est  enqore  un  plus  grand  mal 
ique  d'en  être  plein  et  de  ne  point  vouloir  les 
\r^pmsLitm^  puisque  é'est  y  ajouter^ncbte  ^Kii 
d'une ûiluslon|Volontaipe.  Nous  ne  Voulons'^ks^ 
qp^J^^utresInotis  trompent  ^"'nott^%ë  #(5uV^s'^ 
pas  jjuste  quf  ils  veuillent  étrë'e^ilnés  de^ôôusphis^ 
qu'ils  ne  le  méritent:  il  n'est  dbnc  pas  juste ^ 
aussi  que  nous  les  trompions ,  et  que  hcmis'  vôtt-^/ 
lions  qu'ils  nous  estiment  phiS^tifenoHS'iie 'mé- 
ritons. r^!ÇS'rjf9:î  JllBb  JJ  (^3h 

;  Ainsi ,  lorsqu'ils  ne  nous  déeôl^feW 'que'  <èè*  * 
inipeFfeetionset  des  vices  que  nbû^  Wôn's  «i  léf-f 
feyt,  il  estïVisibleqn'ils^^Bê'ttou^  font  point  detbft,^; 

ui|qu#j6e  ne  sont  pas  eux  qui  en  sont  cause;  et 

jlifenous  font  un  bien,  puisqulls  nous^  aident 
npjg^idéliFrèr'^'iini  mal  qui  est  l'ignorance  de 

egdmjl^ecait^ns.^  Nous  ne  devons  pas  être  fâ-  ; 
cl^^^'ilstoF/donnaisseû*^  étant  juste  et  qti*ife 
nous  connaissent  pour  ce  que  noUs  sommes  ;'fet:> 
qu'ils  nous  méprisent,  si  nous  sommes  mépri- 
/:  iables.  '* 

»^^f       •  i'     Yoiià  les  sentiments  qui  naîtraient  d'un'coçjlr 
qui  serait  plein  d'equite  et  de  justice.  Que  de-;,^ 
vons-nous  donc  dire  du  nôtre,  en  y  voysaptairei 
(disposition  toute  contraire?  Car  )^'i^str*ijpûg,vrjM.r 
que  nous  îiaïssons  la  vérité  et  ceux  qui  nous  \^  \ 
disent,  et  que  noys  aimons  qu'ils  se  trompent  à 
i^oti'e  avantage,  et  que  nous  voulons  être  esti- 
més d'eux  autres  que  nous  ne  sommes  en  effet? 

:  En  voici  une  preuve  qui  méfait  horreur*  La 
lieligion  catholique  n'obhge  pas  à  découvrir* ses; 
péchés  indifféremment  à  tout  le  monde  :  elle  gouf- 
fre qu'on  demeure  caché  à  tous  les  autres  hom- 


rhes  ;  mais  elle  en  excepte  un  seul ,  à  qui  elle 
commande  de  découvrir  le  fond  de  son  cœur,  et 
de  se  faire  voir  tel  qu'on  est.  Il  n'y  a  que  ce  seul 
homme  au  monde  qu'elle  nous  ordonne  de  désa- 
bjuser,  et  elle  l'oblige  à  un  secret  inviolable ,  qui 
fait  que  cette  connaissance  est  dans  lui  comme 
si  elle  n'y  était  pas.  •Pent'-oiî  s'imaginer  rien  de 
pïus  charitable  et  de  plus  doux?  Kt  néanmoins 


fô 


•  / 


IfBOiSÉBS.PEi  l^ti«^rfP 


4esprUicipaIes:  raisins  qui  a  fait  ly^oUl^.f^^itfr^ 
rÉglise  uue  grande  partie  de  l'I^Bqp^,,,)  u^v^  j 
Que  le  cœur  de  l'iioiume  est  Uy'uiil^i  «^  4w"ai- 
(goriuftble,  pour  trouver  mauvais  qu  pu  JVblige 
,d£  fwire  à  régwd  d'uu  Iwniiue  ce  qu'il  ^r,ait 

,1  justOy  en  queiquo  sorte,  qu'U  i^k^mf^  ^^  l^ous 

u^tJllMIpneslCQji*  est-il  â^to  qM&)i^Ç^s  ^.jt^mi 
pions?  jf  II. />!!..  M  1 

Il  y  a  différents  degrés  dans  cette  aversion  pouii 
la  vérité  :  mais  on  peut  dire  qu'elle  est  dans  toué 
.e^^quelque  d^gré^, parce  qu;<?Uç  e^t  inséparable 
.j^ç  l'amourrpropfe,.  Ç'içs^  (jette  mauvaise  délica-l 

.,t^^  qui,ol)ligp  çç\^^  qi4  sçnt;  dans  It^  nécessité 
J4|5>fyfirendre  les,  çiutr^ •>  ,4^  choisi»;  tant  ^e  tou^ 

\ct  de  teinpéraments  pour  èyijter  de  les  choqiîer^ 
Il  faut  qu'ils  dimiiuient  nos  défauts,  qu'ils  fast 
^nt  semblant  de  les  excuser,  qu'ils  y  méleqt  deâ 
Ipuanges  et  des  témoignages  d'affeption  et  d'es* 
lime.  Avec  tout  cela,  cette  médecine  ne  laisse  pas 
d'être  amère  à  l'amour-propre.  Il  en  prend  le 

,  moins  qu'il  peut,  et  toujours  ayec, dégoût,  et  sou- 
vent même  avec  up  i^r^t;  4éj3>it  contre  ,ç)eiiK  <|ui 
Ift  lui  présentent.     .;,,,,       ^  .,■•  ,   ,  .ji:. .  ^,;„,/ 

Il  a^-rive  de  là  quie  si  on  a  quelque  mtérêt'  d'ê- 
tre aimé  de  nous,  on  s'éloigne  de  nous  rendre  un 
office  qu'on  sait  nous  être  désagréable  ;  on  nous 
traite  comme  nous  voulons  être  traités  :  nous 
haïssons  la  vérité,  on  nous  la  cache;  nous  vou- 

.  Ions  être  flattés,  on  nous  flatte  j  nous  aimons  à 
^tre  trompés,  on  nous  trompe,  ' 

C'est  ce  qui  fait  que  chaque  degré  de  bonne 
fortune  qui  nous  élève  dans  le  monde  nous  éloi- 
gne davantage  de  la  vérité,  parce  qu'on  apprêt 
hende  plus  de  blesser  ceux  dont  l'affection  est 

.  plus  utile  et  l'aversion  plus  dangereuse.  Un  princQ 
sera  la  fable  de  toute  l'Europe ,  et  lui  seul  n'en 
saura  rien.  Je  ne  m'en  étonne  pas  :  dire  la  vérité 
est  utile  à  celui  à  qui  on  la  dit,  mais  désavanta- 
geux à  ceux  qui  la  disent ,  parce  qu'ils  se  font 
haïr.  Or,  ceux  qui  vivent  avec  les  princes  aiment 
mieux  leurs  intérêts  que  celui  du  prince  qu'ils 
servent  ;  et  ainsi  ils  n'ont  garde  de  lui  procurer 
un  avantage  en  se  nuisant  à  eux-mêmes. 

Ce  malheur  est  sans  doute  plus  grand  et  plus 
ordinaire  dans  les  plus  grandes  fortunes  ;  mais 
les  moindres  n'en  sont  pas  exemptes,  parce  qu'il 
y  a  toujours  quelque  intérêt  à  se  faire  aimer  des 
hommes.  Ainsi  la  vie  humaine  n'est  qu'une  illu- 
sion perpétuelle  ;  on  ne  fait  que  s'cntre-tromper 
et  s  entre-flatter.  Personne  ne  parle  de  nous  en 
notre  présence  connue  il  en  parle  en  notre  ab^ 


.^qnw.  .|♦'jp^^,(^^uj,^,  e^tya  Jç^.^9^n(àes^,i^e^t 

jfoi>,an4,4U  d^;i^),lpj:^jl.rtje^Ç  p^j.quoiqi^^i^ 
qvfiarlci  alpf^fili^^^ge^^Bit^ptsaiîs  passif 

L'hommC;  n'ejft  |d9?iÇ/ qifc  4iigm3emçnt(,  qwe 
mt^soi^V»  e^ihyppcrisiç,  etp^.s<^irmême,,et  ^1  é- 
.g^j-d  d^^f^mu-cf.  ILpe  yjeu^t.pas  qu'on  luidi^çJa 
vçriitç.,  jL^Vijt^  de  Ija^^ircau^  9;u.trqs  ;  et  tpijfes 

1^  m^n^o;^,  mPj  (TWrW«.i^at.urem  (ians,»?» 
^m^*^^  fcuol  «j^<i  ^ d'il /iif.q  a'je  .^^ihh  a^^  ^  >»biil 

■■'^  Fïiiméié'ïïê  rnMiné  j'ÛêërtUhïïéWyei^ 
•f  ViH>  î,!  »  cbnHàissttnces  naturelles  J  ■  -  "  '''f' 
«î  /u?Kj  -il  ^îii;ji)iji<|  r. >l  jijp  -i'jarifn-/u9  ifi  :fî'jm 
Hiiol  liijh'ffïJï'V'  h\\  .iilfclq 'j8înoifl'>l(lifmo?im 

;    (delçjuilm^^ 

le  monde  n  est ^ pas  étonne  de'sa'faiDlêsse^  On 
agit  sérieusement,  et  chacun  suit  sa  condition, 
non  pas  parce  qu'il  est  bon  en  eff'et  de  la  suivi'e, 
puisque  la  mode  en  est;  mais  comme  si  chacun 
savait  certainement  où  est  la  raiéljin  et  IH  jilkic^e. 
On  se  trouve  déçu  à  toute  heui^é;^/pai' uie 
plaisante  humilité,  on  croit  que  c'est  sa  faute ,  et 
non  pas  celle  de  l'art  qu'on  se  vante  toujours  d'a- 
voir. Il  est  bon  qu'il  y  ait  beaucoup  de  ces  géns- 
là  au  monde,  afin  de  montrer  que  l'homme  est 
bien  capable  des  plus  extravagantes  opinions , 
puisqu'il  est  capable  de  croire  qu'il  n'est  pas  dans 
cette  faiblesse  naturelle  et  inévitable,  et  qu'ii  «àt, 
au  contraire,  dans  la  sagesse  naturelle.      /!^  '''' 


1 


•iii.iin  t;ij  jijoi  yl  l«^iupBuL«'idatKj  al  Vj  it^>iim{ ai 

.1^  faiblesse  de  1^  xm^U  A^  rhommç  paraît 
bien  davantage  en  ceux  qui  ne  la  connaissent 
pas  qu'e^  ceux  qui  la  connaissent.  Si  on  est  trop 
jeune,  on  ne  juge  pas  bien.  Si  on  est  trop  vieux, 
de  même.  Si  on  n'y  songe  pas  assez,  si  on  y  songo 
trop,  on  s'entête,  et  l'on  ne  peut  trouver  la  vé- 
rité. Si  l'on  considère  son  ouvrage  incontinent 
après  l'avoir  fait,  on  en  est  encore  tout  prévenu.  Si 
trop  longtemps  après ,  on  n'y  entre  plus.  Il  n'y  a 
qu'un  point  indivisible  qui  soit  le  véritable  lieu 
de  voir  les  tableaux  :  les  autres  sont  trop  près , 
trop  loin,  trop  haut,  trop  bas.  La  perspective  l'as- 
signe dans  l'ai't  de  la  peinture.  Mais  dans  la  -ijé- 
rité  et  dans  lamorol^^  gu^  rias^ignprja,^^^ 

•>  »  >i  / 


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r    î. 


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^niiip 

■T>iî 


Cettje  maîtresse 4'ejrreur,  q^p,  ^'bjftvfi^!|e,|an- 


PREMIÈRE  P*AtltîE*/Am\  VI. 


'ii3 


'1àlfeié^'^ïïA<]«\'  éét  'd'àutaYit  'plu^'  fôUi-lie,  Qu'elle 
lïè  i'èst  pas  toujours  ;  car  elle  serait  règle  infail- 
lible dé  la  yérltë,  si  elle  l'était  infaillible  du  men- 
songe. Mais,  étant  le  plus  souvent  fausse,  elle  ne 
donne  aucuiié  marque  de  sa  iqnatité^  mart^uant 
dé  môme  caractère  le  vrai  et  le  fknt. 
'  Cette  superbe  puissance,  ennemie  de  la  raison, 
qui  se  plaît  à  la  contrôler  et  à  la  dominer,  pour 
montrer  combien  elle  peut  en  toutes  choses ,  a 
établi  dans  l'homme  une  seconde  nature.  Elle  a 
'ses  heureux  et  ses  malheureux;  ses  sains,  seis  iiia- 
lades  ;  ses  riches,  ses  pauvres  ;  ses  fous  et  ses  sa^ 
ges  :  et  rien  ne  pou^  j dépite,  ^avantage  que  dé 
voir  qu'elle  remplit  ses  hôtes"  d'une  satisfaction 
bpaïicoup  plus  pleine  et  ei^tière  qi^e  la  raison  :  les 
habiles  paiv  imagination  se  plaisant  tout  autre- 
ment en  eux-mêmes  que  les  prudents  ne  peuvent 
raisonnablement  se  plaire.  Ils  regardent  les  gens 
avec  empire  ;  ils  disputent  avec  hardiesse  et  con- 
fiance; les  autres  avec  crainte  et  défiance:  et 
cette  gaieté  de  visage  leur  donne  souvent  l'avan- 
tage dans  l'opinion  des  écoutants,  tant  les  sages 
imaginaires  ont  de  faveur  auprès  de  leurs  juges 
de  même  nature  !  Elle  ne  peut  rendre  sages  les 
fous  ;  mais  elle  les  rend  contents ,  à  l'envi  de  la 
.  raison,  qui  ne  peut  rendre  ses  amis  que  miséra- 
^^.^es.  L'une  le^^fl[x]b/|Ç^^,^9if§^r^^fjr^,l^^ 
^Yj;ç  de  honte^,,,,,..^,j  ^^  '   ,;/     ^  .g..."}T ^d.  .  ' 
Qui  dispense  la  réputation  ?  qui  donne  le  res- 
pect et  la  vénération  aux  personnes ,  aux  ouvra- 
.^.ges,  aux  grands,  sinon  l'opinion?  Combien  toutes 
.les  richesses  de  la  terre |SQn^-^lles  insuffisantes 
^  sans  son  consentement!,,^  ^,  1 .  t     .. .  ,„,„  .  ., 
L  opinion  dispose  de  tout;  elle  lait  la  beauté, 
la  justice  et  le  bonheur,  qui  est  le  tout  du  monde. 
Je  voudrais  de  bon  cœur  voir  le  livre  italien, 
dont  je  ne  connais  que  le  titre,  qui  vaut  lui  seul 
bien  des  livres,  Délia  opinione,  regina  del  mondo. 
J'y  souscris  saiis  le  connaître,  sauf  le  nrnl,  s'il 

O;^;^)/;  /  ao  \y  .sfvr.fi  /f\{\  m;»<.(»<-.  /'îf  m.  \?,  /hit  m  >l' 

'''  "Là  chose  la  plus  Importante  à  la  vie,  c'est  le 
clioîx  d'un  métier.  Le  hasard  en  dispose.  La  cou- 
tume fait  les  maçons,  les  soldats,  les  couvreurs. 
"Ç'estun  excellent  couvreur,  dit-on;  et  en  par- 

■''tant  des  soldats  :  Ils  sont  bien  fous,  dit-on;  et 
les  autres,  au  contraire  :  Il  n'y  a  rien  de  grand 
que  la  guêtre;  le  reste  des  hommes  sont  des  co- 
quins. A  force  d'ouïr  louer  en  l'enfance  cx*s  mé- 
tiers, et  mépriser  tous  les  autr<»s,  on  choisit; 
car'ritttiirriretTicrllon  tiime  là  vi^jjtw,  et  fou' hait 


l'imprudence:  €es  most  nous  émeuveBffc  r  «n  he 
pèch^il**^  dëtis  l'application  ;  ^t  la  force  de  la 
coutume  'est  él  grande,  que  des  pays  entiers 
sont  tous  de  maçons ,  d'autres  tous  de  soldats. 
Sans  doute  que  la  nature  n'est  pas  si  uniforme. 
C'est  donc  la  coutume  qui  fait  cela,  et  qui  en- 
traîne la  nature;  mais  quelquefois  aussi  la  na- 
ture la  surmonte,  et  retient  l'homme  dans  son 
instinct ,  rtialgré  toiïte  la  coutume,  bonne  ou 
mauvaise,  >  .;»  ,j 

'^'''Ï^oIb  ne^n^us  tenons  jamais  au  présent.'Dffib 
anticipons  l'avenir  comme  trop  lent,  et  comme 
pour  le  hâter;  ou  nous  rappelons  le  passé,  pour 
l'arrêter  conime  trop  prompt  :  si  imprudents, 
qiie  nous  errons  dans  les  temps  qui  ne  sont  pas 
à  nous,  et  ne  pensons  point  au  seul  qui  nous  ap- 
partient ;  et  si  vains,  que  nous  songeons  à  Ceux 
qui  ne  sont  point ,  et  laissons  échapper  sans  ré-  - 
flexion  le  seul  qui  subsiste.  C'est  que  le  présent 
d'ordinaire  nous  blesse.  Nous  le  cachons  à  notre 
vue,  parce  qu'il  nous  afflige;  et  s'il  nous  est 
agréable ,  nous  regrettons  de  le  voir  échapper. 
Nous  tâchons  de  le  soutenir  par  l'avenir,  et  nous 
pensons  à  disposer  les  choses  qui  ne  sOnt  pas  en 
notre  puissance,  pour  un  temps  où  noiis  n'a- 
vons aucune  assurance  d'arriver.     '  '  '    ^  ...  . 

Que  chacun  examine  sa  pensée ,  il  la  trôùVèra 
toujours  occupée  au  passé  et  à  l'avenir.  Nous  ne 
pensons  presque  point  au  préseiit;  et  si  nous  y 
pensons,  ce  n'est  que  pour  en  prendre  des  lu- 
mières pour  disposer  l'avenir.  Le  présent  n'est 
jamais  notre  but  :  le  passé  et  le  présent  sont  nos 
moyens.  Le  seul  avenir  est  notre  objet.  Ainsi  nous 
ne  vivons  jamais,  mais  nous  espérons  de  vivre; 
et  nous  disposant  toujours  à  être  heureux ,  il 
est  indubitable  que  nous  ne  le  serons  jamais,  si 
nous  n'aspirons  à  une  autre  béatitude  qu'à  celle 
dont  on  peut  jouir  en  cette  vie. 


.  i!f-'»:H: 


n-iq 


:1^^...i:.i 


'h.  * 


..  l^otre  imagination  nous  grossit  si  fort  le  temps 
présent ,  à  force  d'y  faire  des  réflexions  conti- 
nuelles, et  amoindrit  tellement  l'éternité,  man- 
que d'y  faire  réflexion ,  que  nous  faisons  d£  l'é- 
ternité un  néant,  et  du  néant  une  éternité;  et 
tout  cela  a  ses  racines  si  vives  eu  nous ,  que 
toute  notre  raison  ne  peut  nous  e^  défeiidre. 


YIL 


:,i;î  u-\'. 


Croniwcll  allait  ravager  toute  la  chrétienté 


m 


PEWifeE^'fcriugdà'r'"'* 


(ji-jAT  n.ui  irri  !f-no/»«»vi  ">?,  j^Ki 


de  la  Jo\  ;  elle  ,eçt  toute  i;a;îias^(»  eu  soij.e^ 


8cf  ^itddhs  sou  .  . 

trembler  sôùs' lui;  ^tfs  ce  "petit  gfayier,  (qui, 
n'était  rien  ailienïi^,  ïViîè  eii  m  endroit,  le  Voiïà 
mort,  sa  famille  abaissée^  e^  le  roi  rétabli. 

On  ne  v»«lt>re^è  rteh'<}e'lttstiè''«;  «InJ^i^ 
qui  ne  change  de  qualité  »  en  changeant  de  cli- 
mat. Trois  degrés  d'élévaikm  du  i^ôle  renver- 
sent toute  la  jurisprudence.  Un  méridien  décide 
de  la  vérité ,  ou  peu  4'a^nées  de  possession  3. 
Les  lois  fondamentales  changent.  Le  droit  a  ses 
époqqe^.  ,pia|sante ,  justice , .  qu'une  rivièi'e  ou 
une  montagne  borne  JYjéJâi»^«iV^te^'4efr»»RyT 
réftées,.çrr^urau  deIà.,,,,r,,HtM«tj  -s^^hx-A  vnuo. 

'^Le  larcin,  l'inceste,  le  meurtre  des  enfants 
et  des  pères,  tout  a  eu  èa  place  entre  les  actions 
vertueuses.  Se  peut-il  rien  de  plus  plaisant 
qu'un  homme  ait  droit  de  me  tuer  parce  qu'il 
demeure  au  delà  de  l'eau,  et  qu^  ^oii^  p^lpçe  a 
querelle  avec  iVmien,  quoique  je^n'içn  aie.auçuue 
avec'ïiiisf    ''''/j''_'^/   ^'^/  ,,,.j,,*.>.  ,  .?,,     ,, ,, 

i\  y  à  sans'sioute  ,S(Bs1m^  mais 

cette  belle  rai^'n  corrompiiie  a  tout  corrompu  : 
Nihil  amplins  nostri  est;  quod  nq^ruin  dici- 
mtàj  artis  est;  ex  seîiatusconsultis  çt plebisch 
lis  crimina  exercèntur;  ut  olifii  vi^jiiSf  sjc  f^tiûîc^l  ^ 
legibus  laboraMs.  " '"        '         '''  ^  ^^,/^   ,  ,' 

De  cette  confusion  arhye  que  vun  qitque 
réà'sënce  dé  la  justice  est  l'autorité  du  législa- 
teur; fautrë,  la  commodité  du  souverain;  l'au- 
tre, la  ebutume  présente ,  et  c'est  le  plus  sûr  :, 
rien ,  suivant  la  seule  raisoii ,  n'est  juste  de  soi  ; 
tout  branle  avec  le  temps;  la  coutume  fait  toute 
l'équité,  par  cela  seul  qu'elle  est  reçue;  c'est  le 
fondement  mystique  dé  son  autorité.  Qui  la  ra- 
mène à  son  principe  l'anéantit  ;  rien  n'est  si 
fautif  que  ces  lois  qui  redressent  les  fautes  ;  qui , 
leur  obéit  parce  qu'elles  sont  justes  obéit  à  la 
justice  qu'il  imagine,  Inais  non  pas  a  l'essence 


»  Quelques  nouvelles  éditions  mellent  ici  urètre;  mais  on 
Ut  uretère  dans  les  anciennes^  ot  j'ai  cru  devoir  les  suivre. 

*  C'est-à-dire,  de  qualité  dans  l'opinion  des  hommes ,  mai^ 
non  pas  de  nature  en  soi.  Cette  pensée  est  imitée  de  Montaigiiè. 

3  Peut-être  conviendrait-il  de  lire  :  Un  méridien  décide  de 
la  vérité.  En  peu  d'années  de  possession,  les  lois  foudamen- 
tales changent,  {tjùiiloïnle  \1S7.) 

♦  Presque  tout  ce  paragraphe. est  tiré  oU  imité  de  Hfonlaigne. 
Voyez  ses  Essais^  liv.  Il,  ch.  XII,  cte         ,      ,         -    ? 

^  Voyez  part.  I,  i\i\.  TA',  ^  3.  ' '       "' '     '      '    '  " ' 


est  _  lo^  ^  et  f  jçn ,  ^i^yf^Çagp, ,  Qui ,youd^a.  ep  pxfl,. 
jmi^^er  ii  n^P^ifi,^  tro^ypr^.  4  ûOWf  et.^i  l^g^i 
^ue,^ s^ij  n',^^^.^âccoijtivïn4>,coi^|^pteïl, Iç^pw- 


digeç^  de  l'^ajgi;)iit|pi^ ,  ,^y majj^^p  ,il ,  .^dmirora'  j 
^luun  sfèclQÎ^ui.m^  ^^t^a^ul^  4e,ponïnç:^t,49  . 
jrévor.ence.  J[|^àrt  ;  ^  ^ iiouleyer;ser  le^|é^a^,,!^'^ii 
d'epra^icf  les  coutume^  .  établies  y  en,  soi^s^t,  i 
jusque  dan^ . lei^r  ^Qui;çe  jpour  y  fîiire,  ^•e;n^rq^e^^ . 
leur 'défaut  d'av|prité  (^td«^iu§tice.(l  Jfaut,4if'Qn^ 
tecourir  aux  lois  fondamentales  et  primitives  de 
J'état,  qu'une  coutume  injuste  a  abolies;  et  c'est 


I 


un 


jeu   sûr  pour  tout  perdre  :^  rien  ne  spra 
juste   à  cette  '  l)afènfcéf.  '  Oepériiîapt  le  |  j^Ûp^e 
prête  aisément  l'oréillé  a  cîîs  àiscburs':  il 'séî^'j 
cotre  le  jduè  dès  cjii'îl  le  reconnaît;  et  lès  ci'ahd's*' 
eri  profitent  à  sa  ruine,  et  A  celle  de  ces  éurièiix 
éxainlnateurs  dies  cdntiime^  i-éçûes.  Mais,' Mi- 
un'  défaiit  coiitrail^t  '^  1es''hb<nmes  ci-b^etit  ^tVéF-  ^| 
quèfois  pbiivoii*  fàïre' ' àvèb ' fièiice  tout  ce'qùf  " 
n'est  pas  saris  exéiiiple' .  C'est  po'urqni^'i  ïb'  jilii^' 
sage  des  législateurs  disait  que  ;  pbui^  le  bM''  ■ 
des  hommes ,  il  faut  souvent  lés  piper;  et  iîb 
autre,  bon  politique  '.  Cwn  veritatèrk  qua  ïibe^ 
retiir  igiiùret,  eècpedit  quoÛfallatur,  Il  ne  f^iit^ 
pas  qu'il  sente  la  vérité  de  riisùrpàtion  *:  elfe"  à'  * 
été  introduite  autrefois  y  sjkps  raison;  il  faut  la 
faire  regarder  comme  authentique ,  éternelle , 
et , en  cacher  le  commencement,  à  diirâ^vv^t 
mi'elljepreiiipe  bientôt  fm  i 

vr  ifpi<>^'«ui"q  89aorta  >h 


f.J 


'  Lc^plus  grand  philosophe  dii  monde^Sjjf;  ^iiji^ft^j^ 
planche   plus  large  qu'il  ne   faut  'pour- ma^j^.  ^ 
cher  à  son  ordinaire ,  s'il  y  a  à.|i-desspi|S  up,i.^ 
précipice,  quoique  sa  raison  ,1e  convainque.  ^^. 
sa  sûreté,  son  imagination  prévaudra,  Plusiçup^,^;^ 
ne  sauraient  en  soutenir  la  pensée  sans  pâlir  étjj,^ 
suer.  Je  ne  veux  pas  en  rapporter  tous  les  effëts 
Qui  ne  sait  qu'il  y  en  a  à  qui  la  vue  des  chats, 
des  rats,  l'écrasement  d'un  charbon,  empor- 
tent ;  la  £aiM)njhoi'i  dos  gOD^^?-  '-'^     -'  '^^  '''**'^ 


Jii  y-ii 


Mi. 


1  f  »i>ni 


..a*>q  v^.luoh  .'if» 


'  Ne  diriez-vous  pas  que  ce  magistrat,  ^Qnti^ 
vieillesse  vénérable  impose  Je  respecî;  à  tout  up 

i  .     '  .'  D    '.^  ^auii '='    '1 '•''»'"*-  '    ^^'■** 

i»  TDaltis  rédîtiori  de  1779,  on  lit  Ici,  jKtu^r , marquer  ;  ^ax»  ^f)\ 
diautreaplus  modernes  ,'î*dï*r'y  rerkàrqûe'^  1-  mais  lés  âncienpes 
et  celle  de  1787  portent  pour  y/aire  remarqtccr)  ce  qui  ine'  *'' 


parait  être  le  sens  de  l'autei^r 
2  Cette  phrasé,  qui  est  clans  l'édition  de  1787 


ni  dans  .celle  de  1779,  ni  (tons  les  nouvelles 

consrrvt'r,  ♦ 


ne  sç  trouve 
j'ai  cf u  (fevoir  1^  '  ' 


peuple,  se  gouverne  par  une  raison  pur^  et  su- 
bll'iîte,  et  ^u'irjtifèe  des  clioscspai-  leur  nàtilre.* 
sans  s'ah'êtèl^'hifx  Vaines  circonstances^  qui  né' 
blessent  que  l'înïaginatlon  des  faibles  ?  Voyez- 
le  entrer  dàïîs  là  place  ou  il  doit  rendre  la  jus- 
tice.' Le'  voilà  pi'è^  à' écouter  avec  une  gravité 
e^^emplaîre:  iSi  l'avocat  vient  à  paraître,  et  que' 
la  nature  lui  ait  donné  une  voix  enrouée  et  un 
tout  de  visage  bizarre,  que  son  barbier  l'ait  mal 
rasé,  et  si  lé  hasard  l'aencore  barbouillé,  je  pa- 
rie la  "perte  de  la  gravité  du  magistrat.  ^      *   ^ 

^)L*|Ç^prit  du  p|^s  gi:ai\d  n9fl[||ïfp4tt.i^9oad|?n^r 
pas  si  indépendant,  qu'il  ne  soft  ^pjfif  à  çtrp  trou- 
bla par  le  moindre  tintamarre  qui  se  fait  autour 
de  lui.  Il  ne  faut  pas  le  bruit. d'un,  jcaijpn  pour 
empêcher  ses  pensées  :  il  ne  faut  que  Je  bruit 
d'unç^  girpuette  ou  d'une  poulie.  JV^e  vou^  éto^- 
nçz  pas  s!ii  ne  raisonne  pas  bien  à  présent|  unes 
mouche,  bourdonne  à  ses  oreilles  ;  c'en  est  assez 
pçjir  le  rendre  incapable  de  bon  conseil.  Si  vousr,/ 
voulez  qu'il, puisse  trouver  la  vérité,  chassez  cet 
animal  qui  tient  sa  raison  en  échec,  et  trouble 
ce^e  puissante  intellig^j^qç^,  q^  .g;p,uvçrn.e  içs 
villes^tle?  royap[}p^.,ji;yj-f^^  ^1  eUsc:  liijp  é 

fil  Jwjj'1  \i  ^.M/ihi  r^ij|^^j<'toVi3rjb,tiiiiii«0'!;îiu     ^ 

La  volonté  est  un  des  principaux  organes  de 
la  croyance  :  non  qu'elle  forme  la  croyance  ; 
mais  parce  que  les  choses  paraissent  vraies  ou 
fausses ,  selon  la  face  par-où  on  les  regarde.  La 
volonté  qui  se  plaît  à  l'une  plus  qu'à  l'autre 
détourne  l'esprit  dé  considérer  les  qualités  de 
celle  qu'elle  n'aime  pas  :  et  ainsi  l'esprit,  mar- 
chant d'une  pièce  avec  la  volonté ,  s'arrête  à  re- 
garder la  face  qu'elle  aime;  et  en  jugeant  par 
ce  qu'il  y  voit,  il  règle  insensiblement  sa  croyance 
suivant  l'inclination  de  la  volonté.     ,/    ,    ?    ., 


humain,j;en  sai^^qui,,  poin;,pp  pj^p  Jpml?pr jj^«ip^^ 
jcet  araQur-proj)re ,  qnt  été  le^.plu^  |njy^{,^s^fi% 
Imonde  à  coiitre-biai^.  Le  moyen,^sûr^^^  pèï;4rç|, 
une  affaire  toute  juste  était,  de  ^a^le|;p,f£^ir|ô,r,ç- ■ 
commander  par;ieu^p,;o^^  W^v^h  J(^jf> 


tii! 


.,M  ..  xiy.  --    -•  "' 

■o.n'o  .  ;,0U'.f;i''i  iiiU   ;fi'"î    '^>''> 

Nous  avons  un  autre  principe  d'erreur^  savôii?, 

les  maladies.  Elles  nous  gâtent  le  jugement  et  le 

sens.  Et  si  les  grandes  l'altèrent  sensiblement,  je 

ne  doute  point  que  les  petites  n'y  fassent  im? 

pre^ibn  à  proportion.  '^  '7 '■iui'.'!^'..v/'ri'i''.', 
Noti-e  propre  iutérêt  éûi  '  encore  ïïli  merveit-  ' 
leux  instniment  pour  nous  crever  agréablement 
les  yeux.  L'affection  ou  la  haine  change  la  jus- 
tice. En  effet,  combien  un  avocat,  bien  payé  par 
avance,  trouve-t-il  plus  juste  la  cause  qu'il 
plaideJ.M^iis,  par  une  autre  bizarrerie  de  l'esprit 


Uiniiî  fia  çhoiïi 


iN' 


î    L'imagination  grossit  souvent  les  plus  petits 
pbjet^  par  une  , estimation  fai^tastique,  jusqU^à 
jenrenqplir, notre  âme;  et,  par  une  insolence  téT*,. 
méraire,  ellejan^oitt^ritries  phis  grands  jusqu'àui 
notre  mesur^..  .i^J  .^  ?,  jf  i/ui:!  ,1,  ai;»?  inji 

I  p'->  h  I01I  il  .tntJï^nnrit)  ?5*rrî+r.'>(ar-:a()^  fh*l  '^j  f 
La  justiôe  fet  là '  vérité  éont  deux  pointée"^ 
subtiles,  que  tlbsInstrtiïAents  sotii  trop  éhibussé'â'* 
pour  y  toucher  exactement.  S^ls  y  arrivent,  ils 
en  écachent  la  pointe ,  et  appuient  tout  autour, 
plus  sur  le  faux  que  sur  Te  vrai. 

!  ^  lies  impressions  anciennes  ne  sont  pas  seules 
capâWes  de  nous  amuser  :  les  charmes  de  Ja; 
nouveauté  ont  le  même  pouvoir.  De  la  viennent  ! 
toutes  les  disputes  des  hommes  qui  se  repro- 
chent, ou  de  suivre  les  fausses  impressions  de 
leur  enfance,  ou  de  courir  témérairement  apr^ès , 
les  nouvelles.  " '*"  \  '^".'^''-Jv  "^'■■^.."  "     vy 

Qui  tient  té  juste  milieu  ?  Ou'il  paraisse ,  et 
qu'il  le  prouve.  Il  n'y  a  principe ,  quelque  na- 
turel qu'il  puisse  être ,  même  depuis  l'enfance , 
qu'on  ne  fasse  passer  pour  une  fausse  impres- 
sioii,  soit  de  l'instruction,  soit  des  sens.  Parce 
que,  dit-on,  vous  avez  cru  dès  l'enfance  qu'uj^  . 
coffre  était  vide  lorsque  vous  n'y  voyiez  rien, 
vous  avez  ci^u  le  vide  possible  ;  c'est  une  illusio^n 
de  vos  sens,  fortifiée  par  la  coutume ,  qu'il.faûl; 
que  la  science  corrige.  Et  les  autres  disent ,  au 
cjontraire  :  Parce  qu'on  vous  a  dit  dans  l'école 
qu'il  n'y  a  point  de  vide,  on  a  corrompu  votre 
sens  commun ,  qui  le  comprenait  si  nettemeut 
aVant  cette  mauvaise  impression  qu'il  faut  coi;-./ 
riger  en  recourant  à  votre  première  nature.  Qui 
^  donc  trompé,  les  sens  ou  l'instruction  ? 

Toutes  les  occupations  des  hommes  sont  af 
avoir  du  bien  ;  et  le  titre  par  lequel  ils  le  pos- 
sèdent n'est,  dans  son  origine,  que  la  fantaisie 
de  ceux  qui  ont  fait  les  lois.  Ils  n'ont  aussi  au- 
cune force  pour  le  posséder  sûrement  :  millg 


46 


^EN8ÉEs:  «ôB  ^Pxmmp>^'^ 


aiJddenls  le  leur  ravissent.  lï  en  ë*t  denaême  de" 
la-  science  :  la  maladie  nous  Tôte. 

»lil<ii*t'  XIX.         .  flu'l  '^irub  ^hif^di 

.ûtt*e*tT«^  ique  n<>9  pripclpea  iM^tuifeJs.,,  «inon 
nos  principes  accoutumés'?  Dans  lès  enfants, 
ceux  qu'ils  ont  reçus  de  la  coutumedc  leurs  pères, 
comme  la  chasse  dans  les  ïmimaux. 

Une  différente  coutume  donnera  d!autrcs 
principes  naturels.  Cela  se  voit  par  expérience  ; 
et  s'il  y  en  a  d'ineffaçables  à  la  coutume,  il  y 
en  a  aussi  de  la  coutume  ineffaçables  à  la  na- 
ture. Gela  dépend  de  la  disposition. 

-Les  pères  craignent  que  l'amour  naturel  des 
^auts  ne  s'efface.  Quelle  est  donc  cette  na- 
ture sujette  à  être  effacée?,  La  coutume  est  une 
seeonde  nature  qui  détruit  la  premièi-e.  Pour?., 
q«oi  la  coutume  ii'est-eUe  pas  naturelle?  J'ai, 
bien  peur  que  cette  nature  ne  soit  elle-même 
qu'une  première  coutume,  comme  la  coutume 
est  une  seconde  nature., 


fih  f*i,^MJi>  »uoq  i^qfrj'  )h  {\ 


V  Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  la  même 
chose,  elle  nous  affecterait  peut-être  autant  que 
les  objets  que  nous  voyons  tous  les  jours; 
^i  si  un  artisan  était  sûr  de  rêver  toutes  les 
nuits,  douze  heures  durant,  qu'il  est  roi,  je 
crois  qu'il  serait  presque  aussi  heureux  qu'un 
roi  qui  rêverait  toutes  les  nuits ,  douze  heures 
durant ,  qu'il  serait  artisan.  Si  nous  rêvions 
toutes  les  nuits  que  nous  sommes  poursuivis  par 
des  ennemis ,  et  agités  par  des  fantômes  pé- 
nibles, et  qu'on  passât  tous  les  jours  en  di- 
verses occupations,  comme  quand  on  fait  un 
voyage,  on  souffrirait  presque  autant  que  si 
cela  était  véritable,  et  on  appréhenderait  de 
dormir,  comme  on  appréhende  le  réveil  quand 
on  craint  d'entrer  réellement  dans  de  tels  mal- 
heurs. En  effet,  ces  rêves  feraient  à  peu  près 
les  mêmes  maux  que  la  réalité.  Mais  parce  que 
les  songes  sont  tous  différents  et  se  diversifient, 
ce  qu'on  y  voit  affecte  bien  moins  que  ce  qu'on 
voit  en  veillant,  à  cause  de  la  continuité,  qui 
n'^st  pas  pourtant  si  continue  et  égale,  qu'elle 
ne  change  aussi ,  mais  moins  brusquement ,  si 
c,e' n'est  réellement ,  comme  quand  on  voyage; 
et,  alors  on  dit  :  Il  me  semble  que  je  rêve  ;  car  la 
y\^,est  m  songe  un  peu  moins  inconstant.  ,^,,.  /^ 

'  L'auteur  fait  ici  allusion  à  une  pensée  de  Montaigne  au'il 
rappelle  plus  loin.  Voyez  part.  1 ,  art.  VIII ,  S  10. 


j    ^çm^  s^|]|>98(>ns  que ,  X^m-,  M  .hQn;w»^  ,-çf?^., 
Iço^yent  et  sentent  de  U  m4^)e,^rte|les  pj^€^; 
iqui  se  présentent  à  eux  :  mais  nous  le  support 
soiiks  bien  graUutemen^,,oar  nousu'eiv avons  au- 
cune preuve  Je  .vois  bien  qu'on  applique  le» 
mêmes  mots  dans  les  mêmes  occasions,  et  que i 
toutes  les  fois  quC;  deux  hommes  vojent,,par, 
exemple,  ide  la  neige,  ils  expriment,  tous  dey X( 
1g  vue  de  ce  même  objet  par  les  mêmes  mots,,, 
en  disant  l'un   et  l'autre  qu'elle  est  blanche;, 
et  de  cette  conformité  d'application  on  tire  une 
puissante  coojecture  d'une  conformité  d'idées  : 
mais  cela  n'est  pas  absolument  convaincai^i^., 
quoiqu'il  y  ait  bien  à  pariejc  pour  l'affirmatiK^^ 

Quand  nous  voyons  un  effièt  arriver  toujours 
de  même ,  nous  en  concluons  une  nécessité  na- 
turelle, comme  qu'il  sera  demain  jour,  etc.; 
j  mais  souvent  la  nature  nous  dément,  et  ne  sfa^ 
sujettit  pas  à  ses  propres  règles.      '"^^^«'^  *'''  '*'"  '^ 

XXJl». 

Plusieurs  choses  certaines  sont  contredites; 
plusieurs  fausses  passent  sans  contradiction: 
ni  la  contradiction  n'est  marque  de  fausseté; 
ni  l'incontradiction  n'est  marque  de  vérité.  'n;,r 

Quand  on  est  instruit,  on  comprend  que',' la 
nature  portant  l'empreinte  de  son  auteur  gra- 
vée dans  toutes  choses,  elles  tiennent  presque 
toutes  de  sa  double  infinité.  C'est  ainsi  que 
nous  voyons  que  toutes  les  sciences  sont  infi.- 
nies  en  Tét^due  de  leurs  recherches.  Car  qui 
doute  que  la  géométrie,  par  exemple,  a  u^e 
infinité  d'iniinités  de  propositions  à  exposer^ 
Elle  sera  aussi  infmie  dans  la  multitude  et  là 
délicatesse  de  leurs  principes;  car  qui  ne  voit 
que  ceux  qu'on  propose  pour  les  derniers  ne 
se  soutiennent  pas  d'eux-mêmes ,  et  qu'ils  sont 
appuyés  sur  d'autres,  qui,  en  ayant  d'autres  pour 
appui,  ne  souffrent  jamais  de  derniers? 

On  voit,  d'une  première  vue,  que  l'arithmé- 
tique seule  fournit  des  principes  sans  nombre, 
et  chaque  science  de  même. 

Mais  si  l'infinité  en  petitesse  est  bien  moins 
visible,  les  philosophes  ont  bien  plus  tôt  pré- 
tendu y  arriver;  et  c'est  là  où  tous  ont  choppé. 
C'est  ce  qui  a  donné  lieu  à  ces  titres  si  ordi- 


pREMwiRflAmiiw%iAR2rif<yL 


^%i 


naires,  des  Principes  d^mhoses,  des  Principes 
de  la  philosophie ,  et  autres  semblables  ,  aussi 
raStti*éul''M'èfîet ,''  qt^èî^uè  1iotf<'ett"iipfparence , 
qttfe"dét1àfàti-ë*^r'erèVe  ^k'^mt^mdmni  sêP 

We  chélxîhoite^a^ôc''  iMoiAl!  «^aféfe^i'attcé'  m  de 
féWneté.  Notre  ¥îiièoiléât'to(ijdtirs  décile  par 
rhï'éoManéfe  dés  apparences  ;  riëïi  ne  peut  fixer 
le  fini  entre  les  deux  infinis  qui  rénfernient  et 
It*  fuient.  Cela  étant  bien  comprisVJé  erois  qu'on 
s'dn tiendra  au  repos,  chacun  dans  l'état  où  la 
nature  l'a  placé.  Ce  milieu  qui  nous  est  échu 
étant  toùjôul-s    distant    des  extrêmes,  qulm- 

»portë  que  Fhomnie  ait  utt  ped  ï^us  d'intelli- 
géiee  des  choses?  S'il  en  a,  il  les  prend  d'un 
pëii'  plue  '  haut;  N'est-il  pas  toujôui'S  infiniment 
éloigné  des  extrêmes?  et  la  durée  de  notre 
plus  longue  vie  n'est-élîe  pas  infiniment  éloi- 
gnée de  l'éternité? 

Dans  la  vue  de  ces  infinis ,  tous  les  finis  sont 

égaux;  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  asseoir  son 

imagination  .plutôt  sur  l'un  qiie  sur  l'autre.  La 

*     seule  comparaison  (jue  nous  faisons  de  nous  au 

fmi  nous  fait  peine.  > 

,  Les  sciences  ont  deux  extrémités  qui  se  tou- 
chent :  la  première  est  la  pure  ignorance  natu- 
relle où  se  trouvent  tous  les  hommes  en  nais- 
sant ;  l'autre  extrémité  est  celle  où  arrivent  les 
grandes  âmes,  qui,  ayant  parcouru  tout  ce  que 
les  hommes  peuvent  Savoir ,  trouvent  qu'ils  ne 
savent  rien ,  et  se  rencontrent  dans  cette  même 
ignorance  d'où  ils  étaient  partis.  Mais  c'est  iine 
ignorance  savante  qui  se  connaît.  Ceux  d'entre 
deux  qui  sont  sortis  de  l'ignorance  naturelle, 
èï^n'ont  pu  arriver  à  l*autre,  ont  quelque  tein- 
ture de  cette  science  suffisante ,  et  font  les  en- 
tendus. Ceux-là  troublent  le  monde,  et  jugent 
plus  mal  de  tout  que  les  autres.  Le  peuple  et 
les  habiles  composent,  pour  l'ordinaire,  le  train 
du  monde  :  les  autres  le  méprisent  et  en  sont 


*"'Oii'*Sè'^rôît  naturellement  bien  plus  capable 
d'arriver  au  centime  des  choses  que  d'embrasser 
leur  cîrconféren<;e.  L'étendue  visible  du  monde 
nous  surpasse  visibleinent;  mais  comme  c'est 
nous  qui  surpassons  les  petites  choses,  nous 
€>•'■.-  '.■■■'.'' 

*  Quelqnos  édilions  jnctU-nt  moins  au  lU^u  de  non. 
'  »  C'f'sl  l('  litre,  des  thèses  que  Jcan-l*îc  de  U  Mirandolc  sou- 
Unl  avw  «roiid  éclat  à  Rome*  àl'àgc  <le'Vlngt-qualroftn3, 

en  H87.  ^      .      » 


PW^MPy9^:  plus  capables  de  les  posséd^^jiei 
cependant  il  ne  faat  pas  moiqs  4e  capacité  pqur 
aller  jusqu'au  néant  que  jusqu'au  tout.  Il  la  faut 
infinie  dans  l'un  et  dans  r&utre;  et  il  me  semble 
que  qui  aurait  compris  les  derniers  principes 
des  chose^' "pourrait  àu^î  arriver  jusqu-à  con- 
naître l'ihflni.  L'un  dépend  de  Tautre ,  et  l'un  * 
conduit  à  l'autre.  Les  extrémités  se  touchent  et 
se  réunissent  à  force  de  s'être  éloignées,  et  se 
retrouvent  en  Dieu,  et  en  Dieu  seulement. 

Si  rhotnme  commençait  par  s'étudier  lul-ti 
même ,  il  verrait  combien  il  est  incapable  de 
passer  outre.  Comment  pOurrait41  se  faire 
qu'une  partie  Connût  le  tout?  D  aspirera  peut- 
être  à  connaître  au  moins  les  parties  avec  les- 
quelles il  a  de  la  proportion.  Mais  les  parties 
du  monde  ont  toutes  un  tel  rapport  et  un  tel  en- 
chaînement l'une  avec  l'autre ,  que  je  crois  ira- 
possible  de  connaître  l'une  sans  Vautre  y  et  sans 
le  tout.  .  /j    ' 

L'homme,  par  exemple,  a  rapport  à  tout  ce 
qu'il  connaît.  Il  a  besoin  de  lieu  pour  le  conte- 
nir, de  temps  pour  durer,  de  mouvement  pour 
vivre,  d'éléments  pour  le  composer ,  de  chaleur 
et  d'ahments  pour  le  nourrir,  d'air  pour  respirpr. 
Il  voit  la  lumière,  il  sent  les  corps,  ei^fm  tout 
tombe  sous  son  alliance. 

Il  faut  donc ,  pour  connaître  l'hotnme ,  savoi 
d'où  vient  qu'il  a  besoin  d'air  pour  subsister  ;  et 
pour  connaître  l'air,  il  faut  savoir  par  où  if  à 
rapport  à  la  vie  de  l'homme. 

La  flamme  ne  subsiste  point  sans  l'air  :/âonc, 
pour  connaître  l'un,  il  faut  connaître  l'autre. 

Donc  toutes  choses  étant  causées  et  causantes, 
aidées  et  aidantes ,  médiatement  et  immédiate- 
ment, et  toutes  s'entretenant  par  un  lien  naturel 
et  sensible  qui  lie  les  plus  éloignées  et  les  plus 
différentes ,  je  tiens  impossible  de  connaître  les 
parties  sans  connaître  le  tout,  non  plus  que  dé 
connaître  le  tôi^t  salis  ijonnaître  en  détail  lés 
parties.  ^     ''  '"'  "  l^'"  '■'.'"'  '   '     '  ";  ' 

Et  ce  qui  achève  peut-être  notre  impuissance 
à  connaître  les  choses ,  c'est  qu'elles  sont  sim- 
plles  en  elles-mêmes,  et  que  nous  sommes  com- 
posés de  deux  natures  opposées  et  de  divers 
genres,  d'âme  et  de  corps  :  car  il  est  impossible 
que  la  partie  qui  raisonne  en  nous  soit  autre 
que  spirituelle;  et  quand  on  prétendrait  que 
nous  fussions  simplement  corporels,  cela  nous 
exclurait  bien  davantage  de  la  connaissanfce  des 
choses,  n'y  ayant  rien  de  si  inconcevable  q^e 
de  dire  que  la  matière  puisse  se  connaître  soi- 


48 


PENSEES  DE  PASCAL, 


C'est  cette  composition  d'esprit  et  de  corps 
qui  a  fait  que  presque  tous  les  plnlosophes  ont 
confondu  les  idées  des  choses,  et  attribué  aux 
corps  ce  qui  n'appartient  qu'aux  esprits,  et  aux 
esprits  ce  qui  ne  peut  convenir  qu'aux  corps  ; 
car  ils  disent  hardiment  que  les  corps  tendent 
en  bas,  qu'ils  aspirent  à  leur  centre,  qu'ils 
fuient  leur  destruction ,  qu'ils  craignent  le  vide, 
qu'ils  ont  des  inclinations,  des  sympathies,  des 
antipathies,  qui  sont  toutes  choses  qui  n'appar- 
tiennent qu'aux  esprits.  Et  en  parlant  des  es- 
prits, ils  les  considèrent  comme  en  un  lieu,  et 
leur  attribuent  le  mouvement  d'une  place  à  une 
autre ,  qui  sont  des  choses  qui  n'appartiennent 
qu'aux  corps ,  etc. 

Au  lieu  de  recevoir  les  idées  des  choses  en 
nous,  nous  teignons  des  qualités  de  notre  être 
composé  toutes  les  choses  simples  que  nous  con- 
templons. 

Qui  ne  croirait,  à  nous  voir  composer  toutes 
choses  d'esprit  et  de  corps,  que  ce  mélange-là 
nous  serait  bien  compréhensible?  C'est  néanmoins 
la  chose  que  l'on  comprend  le  moins.  L'homme 
est  à  lui-même  le  plus  prodigieux  objet  de  la 
nature;  car  il  ne  peut  concevoir  ce  que  c'est  que 
corps,  et  encore  moins  ce  que  c'est  qu'esprit, 
et  moins  qu'aucune  chose  comment  un  corps 
peut  être  uni  avec  un  esprit.  C'est  là  le  comble 
de  ses  difficultés,  et  cependant  c'est  son  propre 
être  :  Modus  quo  corporibus  adhœret  spiritus 
comprehcndi  ab  hominibus  nonpotest;  et  hoc 
tamen  homo  est 

XXVII. 

L'homme  n'est  donc  qu'un  sujet  plein  d'er- 
reurs, ineffaçables  sans  la  grâce.  Rien  ne  lui 
montre  la  vérité  :  tout  l'abuse.  Les  deux  prin- 
cipes de  vérité,  la  raison  et  les  sens,  outre 
qu'ils  manquent  souvent  de  sincérité ,  s'abusent 
réciproquement  l'un  l'autre.  Les  sens  abusent  la 
raison  par  de  fausses  apparences;  et  cette  même 
piperie  qu'ils  lui  apportent ,  ils  la  reçoivent  d'elle 
à  leur  tour  :  elle  s'en  revanche.  Les  passions  de 
l'âme  troublent  les  sens,  et  leur  font  des  impres- 
sions fâcheuses  :  ils  mentent  et  se  trompent  à 
l'envi. 

ARTICLE  VII. 

Misère  de  Vhomme, 

I. 

Rien  n'est  plus  capable  de  nous  faire  entrer 


dans  la  connaissance  de  la  misère  des  hommes, 
que  de  considérer  la  cause  véritable  de  l'agita- 
tion perpétuelle  dans  laquelle  ils  passent  leur 
vie. 

L'âme  est  jetée  dans  le  corps  pour  y  faire  un 
séjour  de  peu  de  durée.  Elle  sait  que  ce  n'est 
qu'un  passage  à  un  voyage  éternel ,  et  qu'elle 
n'a  que  le  peu  de  temps  que  dure  la  vie  pour  s'y 
préparer.  Les  nécessités  de  la  nature  lui  en  ra- 
vissent une  très-grande  partie.  Il  ne  lui  en  reste 
que  très-peu  dont  elle  puisse  disposer.  Mais  ce 
peu  qui  lui  reste  l'incommode  si  fort  et  l'embarrasse 
si  étrangement,  qu'elle  ne  songe  qu'à  le  perdre. 
Ce  lui  est  une  peine  insupportable  d'être  obligée 
de  vivre  avec  soi ,  et  de  penser  à  soi.  Ainsi  tout 
son  soin  est  de  s'oublier  soi-même,  et  de  laisser 
couler  ce  temps  si  court  et  si  précieux  sans  ré- 
flexion ,  en  s'occupant  des  choses  qui  l'empêchent 
d'y  penser. 

C'est  l'origine  de  toutes  les  occupations  tu- 
multuaires  des  hommes,  et  de  tout  ce  qu'on 
appelle  divertissement  ou  passe-temps,  dans 
lesquels  on  n'a,  en  effet,  pour  but  que  d'y 
laisser  passer  le  temps  sans  le  sentir ,  ou  plutôt 
sans  se  sentir  soi-même,  et  d'éviter,  en  per- 
dant cette  partie  de  la  vie ,  l'amertume  et  le  dé- 
goût intérieur  qui  accompagnerait  nécessaire- 
ment l'attention  que  l'on  ferait  sur  soi-même 
durant  ce  temps-là.  L'âme  ne  trouve  rien  en 
elle  qui  la  contente  ;  elle  n'y  voit  rien  qui  ne 
l'afflige,  quand  elle  y  pense.  C'est  ce  qui  la 
contraint  de  se  répandre  au  dehors ,  et  de  cher- 
cher dans  l'application  aux  choses  extérieures 
à  perdre  le  souvenir  de  son  état  véritable.  Sa 
joie  consiste  dans  cet  oubli  ;  et  il  suffit ,  pour  la 
rendre  misérable,  de  l'obliger  de  se  voir  et 
d'être  avec  soi. 

On  charge  les  hommes ,  dès  l'enfance,  du  soin 
de  leur  honneur,  de  leurs  biens,  et  même  du 
bien  et  de  l'honneur  de  leurs  parents  et  de 
leurs  amis.  On  les  accable  de  l'étude  des  lan- 
gues, des  sciences,  des  exercices  et  des  arts. 
On  les  charge  d'affaires  :  on  leur  fait  entendre 
qu'ils  ne  sauraient  être  heureux  s'ils  ne  font  en 
sorte ,  par  leur  industrie  et  par  leur  soin ,  que 
leur  fortune  et  leur  honneur,  et  même  la  fortune 
et  l'honneur  de  leurs  amis ,  soient  en  bon  état , 
et  qu'une  seule  de  ces  choses  qui  manque  les 
rend  malheureux.  Ainsi  on  leur  donne  des 
charges  et  des  affaires  qui  les  font  tracasser  dès 
la  pointe  du  jour.  Voilà,  direz-vous,  une  étrange 
manière  de  les  rendre  heureux.  Que  pourrait-on 
faire  de  mieux  pour  les  rendre  malheureux? 


Jl- 


îltM^4i¥icî5-\'(ma  i€e^  qttkm»  pcmifcait  »  faire  ?  •  5l  »ttfe 
Êa^rJSijyt.ftuf,  l^iii'^ôt«»}MiSsC€&  scttns?>catPialors 
ils  se  verraient,  et  ils  penseraient  à  eux-mêmesf 
çj^c'^ftîC^  qmc;  leuFvest  in^portablie.  A^nsfei , 
§OT  ^-être ,  cl^ai-gés  (de  tant î  d'affairqs ,»  Ss'ite:  otJ* 
q^^eigne  ,t!em|>s  de  relâche  ^il&^tèehentenqore  de 
1^  pe^àrç  à  quelque  divertissement  qui  les  occupe 
tout  jçntiers  et  les  dérobe  à. euxrmêaaeb^j^iBqi'i^ 

j C'est  pourquoi,  quand  je  me sui$ ans  àioôflv 
sjdérer  les  diverses  agitAtîonsrdes  hommes,  le$> 
pei;i}s  et  les  peines  où  ils  s'exposent^. à  la  cpur»',- 
à. la, guerre,  dans  la  poursuite > de i leurs  préten- 
tions, ambitieuses,  d où  naissent  tantide^querel- 
les^^dp,  passions  et  d'entreprises  périlleuses  etfu^ 
Hy^i^SjX'ai^uY^ut  dit  que  tout  le* malheur  des 
hojmmes  vient4e.  ne  savoir,spa^;Sç,  teair  en  repos 
dans  une  chambre.  Un  hpn^n^  .qui  ê^? assez;  ^é- 
biens  po^ur  vivre ,  s'il  savait  demeurer  cheZ'  soi^ 
n'ei?L  s|9ji*tifait  pas  pour  aller:  sur. la  mer,  ou  au 
sjégq.d'uTfe  place;  et  si  on  ne  cherchait  simple** 
lïient  qu'^  vivre,  on  aurait  peu  de  besoin  dé  ces 
occupations  si  dangereuses.  ,  ^   ^^':t  nu  «i')ji]^*j? 

j' Mais  quand  j'y  ai  r^gar44  4^  pl^3•ïtt'è»,^J'ai■ 
trouvé  que  cet  éloigneme^^l^que.lesliommes  ont 
du  repos,  et  de.  denie^rer!aYec,puj^ -mêmes , 
viei^t  d'un e  cause  bien,  effectivei , ,  c'est-à-tdire  du 
malheur  naturel  de  notre  condition  . faible;  et 
mortelie ,  et  si  misérable  que^  rien  ne  peut  nous" 
consoler  lorsque  rien  ne  e^us  fii^pêiclje  d'>^  pen^ 
seç,  et  que  nous  ne  voyons  que  nous,  p      -,  ■  '>  r; 

'  Jejiie  pai'le  que  de  ceux  qui  se  regardent  sans 
aucune  vue  de  religion.  Car,  il  est,  vrai  quec'esH 
une  des  merveilles  de  la  religion. cbrétienne  ^ 
réconcilier  l'homme  avec  soi^rmêmeen  le  récon- 
àveç  Dif^u  y  dfi .  lu\  rendre  la  vue  de  soi- 


même  supportable,  et  de  faire  que «Ja;  solitude 
et  le  repos  soient  plus  agréable?"  à  plusieurs  que 
l'agitation  et  le  commerce  des  hommes.  Aussi i 
n'est-ce  pas  en  arrêtant  rhoiT^me  dans  lui-même 
([u'elle  produit  tous  ces  effets  merveilleux.  Ge 
n'est  qu'en  le  portant  jusqu'à,  J)^<eii y  et  en  le 
soutenant  4ans  le  sentimer^t  de  ses  misères,  par 
l'espérancç  d'une  ^iil^Çj.y,ie^qui  doit  entièrement 
l'en  déhvrer.^,.  '^  ,  ,.  *,,  'j!',  ,^         ..- '  „,, 

Mai^  ^ji^r^^,Çôu;ç:  ,cnxi.jn,  agissent  s  qvQaP»rr,1les 
mouvements  qu'ils  trouvent  en  pux  et  d^ms  leut* 
nature,  il  est  impossible  qu'il^,  su^si^^^Ut  dc^ns  ce 
repos,  qui  leui:  ^onpp  lieu  .<le  se  considérer  fet 
de  se  voir,  s^n?  4*^ej  ^continent;  attaqués  de. 
chagrin  çt  de  Iristess^  Ûliiop^ni^  quÂ^'aime  que 
soi  ne  haft  rien  t^ant  que  4'etr,e  seul  avec  soi  4  II 
ne  recHefcKp  kçn  que  pour  soi,  et  ne  fuit  rien 
tant  que  soi;  parce  que^  quand  il  se  voit,  il  ne 


^^?^îil?^F!^m>  4Rïr    mi>  ..>ih.>CîuiO. 

sé'voit'ï)«ag;'^él'*(in*rf  se  ciésïre^'  él'cju'jï  t^opViÇp, 

soî^méîrifeto  aùthas  dé  misères  mëvi'te^^ 

yi*B  Ôfef  Mëifi1-é# et  s!)li(lès  qu'il  est  incapable 

1  et  qu'on 'l^^'àèseniWe  îou^  les'îiiens  et  toutes  le^ 
sattsfacftiohs  qui  semblent  pouvoir  contenter  un. 
homme  :  si  celui  "qu'on  aura  mis  en  cet  état  est 
j  sans  occupation  et  sans  divertissement^  et  qù'oja 
j  le  îaissie  ftiire  réflexion  sur  ce  qu'il  est ,  cette  fé-, 
lifeité' languissante  ne  le  soutiendra  pas;  il  toni-| 
bfera  pa^  lïécèssité  ôktë  les  vues  affligeantes  4^ 
l^avenîi-  i  et  si  oiiiie  l'occupe  hors  dé  M^  jfi^ 
voilà  nécessairement  malheureux. 

•La^  dignité  royale  n'est-elle  pas  assez  grande 
d'elle-même  pour  rendre  celui  qui  la  possède,  ^ 
heui*en^'par!â 'seule 'vue "de  ce  qu'il  est?  Fau-^ 
dra-t-il  encore  le  divertir  de  cette  pensée  conUne 
les 'gens  du  (èoMmÙn?  Je  vois  bien  que  c'est 
rendre  «n  homme  heureux  que  de  le  détourner  ^ 
de  la  vue  de  ses  miisèi-es  domestiques ,  pour  rem-j 
ipHr  toute  sa  pensée  du  soin  de  bien  danser.  Mais 
!en?sera^tr-il  deniême  d'un  roi?  et  sera-t-il  plus, 
heujpcux  en  s'attachàiit  a  ces  vains  amusements, 
'qu'à  la  vue  de'  sa  grandeur?  "Quel  objet  plus  èa^,' 
ti8faisant'potiri*ait-on  donner  à  son  esprit?  Nç 
s^ait-ee  pas  faire  tort  à  sa  joie ,  d'occuper  son^ 
âme  à  ^  penser ,  à  ajuster  ses  pas  à  la  cadence  ^, 
ô.'m\  ai»,  ou  à  placer  adroitement  une  balle,  àii 
lieuse  le  laisser  jouir  en  rèposde  la  contempla- 
tion de  la  gloire  majestueuse  qui  l'environné  f 
Qu'on  en  fasse  l'épreuve  j  qu'on  laisse  un  roi 
tout   seul   sans  aucune  satisfaction  des   sens, 
sans  aucun  soin  dans   l'esprit,   sans  compa- 
gnie, penser  à  soi  tout  à  loisir,  et  l'on  verra  * 
qu!un,roi  qui  se  voit  est  urt  hoinme  plein  de'* 
mis.èI^es,  et  qui  les  ressent  eOmme  un  àutrêi' 
Aussi  on  évite  cela  soigneusement ,  et  il  ne  man- 
que jamais  d'y  avoir  auprès  dés  personnes  des 
rois  un  grand  nombre  de  gens  qui  veillent  à  faire 
succéder  le  divertissement  aux  affaires,  et"  qui 
observent  tout  le  temps  de  leur  loisir  pour  leur 
fournir  des  plaisirs  et  des  jeux,  en  sorte  qu'il 
n'y  ^it  pointjde  vide;  c'est-^à- dire  qu'ils  sont  éii-' 
vironnés  de  personnes  qui  ont  un  soin  merveil- 
leux de  prendre  garde  que  le  roi  ne  soit  seul  et 
en  état  de  penser  a  soi ,  sàcRKnt  qu'il  sera  mal- 
heureux, tout  roi  qu'il  est ,  s'il  y  pense. 

Aussi  la  principale  chose  qui  soutient  les 
hommes  dans  les  grandes  charges,  d'ailleurs  si 
pénibles ,  c'est  qu'ils  sont  sans  cesse  détournés 
de  penser  à  eux. 

Prenez-y  garde.  Qu'est-ce  autre  chose  d'érre 

4 


50 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


surintendant,  chancelier,  premier  président, 
que  d'avoir  un  grand  nombre  de  gens  qui  vien- 
nent de  tous  côtés  pour  ne  pas  leur  laisser  une 
heure  en  la  journée  où  ils  puissent  penser  à  eux- 
mêmes?  Et  quand  ils  sont  dans  la  disgrâce,  et 
qu'on  les  envoie  à  leui-s  maisons  de  campagne , 
où  ils  ne  manquent  ni  de  biens ,  ni  de  domesti- 
ques pour  les  assister  en  leurs  besoins,  ils  ne 
laissent  pas  d'être  misérables,  parce  que  per- 
sonne ne  les  empêche  plus  de  songer  à  eux. 

De  là  vient  que  tant  de  personnes  se  plaisent 
au  jeu,  à  la  chasse,  et  aux  autres  divertissements 
qui  occupent  toute  leur  ôme.  Ce  n'est  pas  qu'il 
y  ait,  en  effet,  du  bonheur  dans  ce  que  l'on 
peut  acquérir  par  le  moyen  de  ces  jeux,  ni 
qu'on  s'imagine  que  la  vraie  béatitude  soit  dans 
l'argent  qu'on  peut  gagner  au  jeu ,  ou  dans  le 
lièvre  que  l'on  court.  On  n'en  voudrait  pas  s'il 
était  offert.  Ce  n'est  pas  cet  usage  mou  et  pai- 
sible, et  qui  nous  laisse  penser  à  notre  malheu- 
reuse condition ,  qu'on  recherche ,  mais  le  tra- 
cas qui  nous  détourne  d'y  penser. 

De  là  vient  que  les  hommes  aiment  tant  le 
bruit  et  le  tumulte  du  monde,  que  la  prison  est 
un  supplice  si  horrible,  et  qu'il  y  a  si  peu  de  per- 
sonnes qui  soient  capables  de  souffrir  la  solitude. 
Voilà  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu  inventer 
pour  se  rendre  heureux.  Et  ceux  qui  s'amusent 
simplement  à  montrer  la  vanité  et  la  bassesse 
des  divertissements  des  hommes  connaissent 
bien,  à  la  vérité,  une  partie  de  leurs  misères; 
car  c'en  est  une  bien  grande,  que  de  pouvoir 
prendre  plaisir  à  des  choses  si  basses  et  si  mé- 
prisables; mais  ils  n'en  connaissent  pas  le  fond, 
qui  leur  rend  ces  misères  mêmes  nécessaires , 
tant  qu'ils  ne  sont  pas  guéris  de  cette  misère 
intérieure  et  naturelle,  qui  consiste  à  ne  pou- 
voir souffrir  la  vue  de  soi-même.  Ce  lièvre  qu'ils 
auraient  acheté  ne  les  garantirait  pas  de  cette 
vue;  mais  la  chasse  les  en  garantit.  Ainsi,  quand 
on  leur  reproche  que  ce  qu'ils  cherchent  avec 
tant  d'ardeur  ne  saurait  les  satisfaire,  qu'il  n'y 
a  rien  de  plus  bas  et  de  plus  vain  :  s'ils  répon- 
daient comme  ils  devraient  le  faire ,  s'ils  y  pen- 
saient bien,  ils  en  demeureraient  d'accord; 
mais  ils  diraient  en  même  temps  qu'ils  ne 
cherchent  en  cela  qu'une  occupation  violente 
et  impétueuse  qui  les  détourne  de  la  vue  d'eux- 
mêmes,  et  que  c'est  pour  cela  qu'ils  se  propo- 
sent un  objet  attirant  qui  les  charme  et  qui  les 
occupe  tout  entiers.  Mais  ils  ne  répondent  pas 
cela,  parce  qu'ils  ne  se  connaissent  pas  eux- 
mêmes.  Un  gentilhomme  croit  sincèrement  qu'il 


y  a  quelque  chose  de  grand  et  de  noble  à  la 
chasse  :  il  dira  que  c'est  un  plaisir  royal.  Il  en 
est  de  même  des  autres  choses  dont  la  plupart 
des  hommes  s'occupent.  On  s'imagine  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  réel  et  de  solide  dans  les  ob- 
jets mêmes.  On  se  persuade  que  si  on  avait  ob- 
tenu cette  charge ,  on  se  reposerait  ensuite  avec 
plaisir;  et  l'on  ne  sent  pas  la  nature  insatiable 
de  sa  cupidité.  On  croit  chercher  sincèrement 
le  repos,  et  l'on  ne  cherche,  en  effet,  que  l'agi- 
tation. 

Les  hommes  ont  un  instinct  secret  qui  les 
porte  à  chercher  le  divertissement  et  l'occupa- 
tion au  dehors,  qui  vient  du  ressentiment  de 
leur  misère  continuelle.  Et  ils  ont  un  autre  in- 
stinct secret,  qui  reste  de  la  grandeur  de  leur 
première  nature,  qui  leur  fait  connaître  que  le 
bonheur  n'est,  en  effet,  que  dans  le  repos.  Et 
de  ces  deux  instincts  contraires,  il  se  forme  en 
eux  un  projet  confus  qui  se  cache  à  leur  vue 
dans  le  fond  de  leur  âme,  qui  les  porte  à  tendre 
au  repos  par  l'agitation ,  et  à  se  figurer  toujours 
que  la  satisfaction  qu'ils  n'ont  point  leur  arri- 
vera, si,  en  surmontant  quelques  difficultés 
qu'ils  envisagent,  ils  peuvent  s'ouvrir  par  là  la 
porte  au  repos. 

Ainsi  s'écoule  toute  la  vie.  On  cherche  le  re- 
pos en  combattant  quelques  obstacles  ;  et  si  on 
les  a  surmontés ,  le  repos  devient  insupportable. 
Car,  ou  l'on  pense  aux  misères  qu'on  a,  ou  à 
celles  dont  on  est  menacé.  Et  quand  on  se  ver- 
rait même  assez  à  l'abri  de  toutes  parts ,  l'en- 
nui, de  son  autorité  privée,  ne  laisserait  pas  de 
sortir  du  fond  du  cœur,  où  il  a  des  racines  na- 
turelles, et  de  remplir  l'esprit  de  son  venin. 

C'est  pourquoi  lorsque  Cinéas  disait  à  Pyr- 
rhus, qui  se  proposait  de  jouir  du  repos  avec  ses 
amis  après  avoir  conquis  une  grande  partie  du 
monde ,  qu'il  ferait  mieux  d'avancer  lui-même 
son  bonheur  en  jouissant  dès  loi*s  de  ce  repos , 
sans  aller  le  chercher  par  tant  de  fatigues ,  il  lui 
donnait  un  conseil  qui  souffrait  de  grandes  diffi- 
cultés ,  et  qui  n'était  guère  plus  raisonnable  que 
le  dessein  de  ce  jeune  ambitieux.  L'un  et  l'autre 
supposaient  que  l'homme  peut  se  contenter  de 
soi-même  et  de  ses  biens  présents ,  sans  remplir 
le  vide  de  son  cœur  d'espérances  imaginaires;  ce 
qui  est  faux.  Pyrrhus  ne  pouvait  être  heureux , 
ni  avant,  ni  après  avoir  conquis  le  monde;  et 
peut-être  que  la  vie  molle  que  lui  conseillait  son 
ministre  était  encore  moins  capable  de  le  satis- 
faHpe  que  l'agitation  de  tant  de  guerres  et  de  tant 
de  voyages  qu'il  méditait. 


PREMIERE  PARTIE,  4RT.   VII. 


fil 


On  doit  donc  reconnaître  que  l'homme  est  si 
mallieureux ,  qu'il  s'ennuierait  même  sans  au- 
cune cause  étrangère  d'ennui ,  par  le  propre  état 
de  sa  condition  naturelle  ;  et  il  est  avec  cela  si 
vain  et  si  léger,  qu'étant  plein  de  mille  causes 
essentielles  d'ennui ,  la  moindre  bagatelle  suffit 
pour  le  divertir.  De  sorte  qu'à  le  considérer  sé- 
rieusement ,  il  est  encore  plus  à  plaindre  de  ce 
qu'il  peut  se  divertir  à  des  choses  si  frivoles  et  si 
basses,  que  de  ce  qu'il  s'afflige  de  ses  misères  ef- 
fectives ;  et  ses  divertissements  sont  mfiniment 
moins  raisonnables  que  son  ennui. 


IL 


D'où  vient  que  cet  homme  qui  a  perdu  depuis 
peu  son  fils  unique ,  et  qui ,  accablé  do  proo^c  pt 
de  querelles,  était  ce  matin  si  troublé ,  n'y  pense 
plus  maintenant?  Ne  vous  en  étonnez  pas  :  il  est 
tout  occupé  à  voir  par  où  passera  un  cerf  que  ses 
chiens  poursuivent  avec  ardeur  depuis  six  heu- 
res. Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  l'homme , 
quelque  plein  de  tristesse  qu'il  soit.  Si  l'on  peut 
gagner  sur  lui  de  le  faire  entrer  en  quelque  di- 
vertissement, le  voilà  heureux  pendant  ce  temps- 
là  ,  mais  d'un  bonheur  faux  et  imaginaire ,  qui 
ne  vient  pas  de  la  possession  de  quelque  bien  réel 
et  solide,  mais  d'une  légèreté  d'esprit  qui  lui  fait 
perdre  le  souvenir  de  ses  véritables  misères,  pour 
s'attacher  à  des  objets  bas  et  ridicules ,  indignes 
de  son  application,  et  encore  plus  de  son  amour. 
C'est  une  joie  de  malade  et  de  frénétique,  qui  ne 
vient  pas  de  la  santé  de  son  âme ,  mais  de  son 
dérèglement;  c'est  un  ris  de  foHe  et  d'illusion. 
Car  c'est  une  chose  étrange ,  que  de  considérer 
ce  qui  plaît  aux  hommes  dans  les  jeux  et  dans  les 
divertissements.  Il  est  vrai  qu'occupant  l'esprit , 
ils  le  détournent  du  sentiment  de  ses  maux  ;  ce 
qui  est  réel.  Mais  ils  ne  l'occupent  que  parce  que 
l'esprit  s'y  forme  un  objet  imaginaire  de  passion 
auquel  il  s'attache. 

Quel  pensez -vous  que  soit  l'objet  de  ces  gens 
qui  jouent  à  la  paume  avec  tant  d'application 
d'esprit  et  d'agitation  du  corps?  Celui  de  se  van- 
ter le  lendemain  avec  leurs  amis  qu'ils  ont  mieux 
joué  qu'un  autre.  Voilà  la  source  de  leur  attache- 
ment. Ainsi  les  autres  suent  dans  leurs  cabinets 
pour  montrer  aux  savants  qu'ils  ont  résolu  une 
question  d'algèbre  qui  n'avait  pu  l'être  jusqu'ici. 
Et  tant  d'autres  s'exposent  aux  plus  grands  pé- 
rils pour  se  vanter  ensuite  d'une  place  qu'ils  au- 
raient prise ,  aussi  sottement  à  mon  gré.  Et  enfin 
les  autres  se  tuent  à  remarquer  toutes  ces  cho- 


ses ,  non  pas  pour  en  devenir  plus  sages ,  mais 
seulement  pour  montrer  qu'ils  en  connaissent  la 
vanité  ;  et  ceux-là  sont  les  plus  sots  de  la  bande, 
puisqu'ils  le  sont  avec  connaissance;  au  lieu 
qu'on  peut  penser  des  autres  qu'ils  ne  le  seraient 
pas ,  s'ils  avaient  cette  connaissance. 


III. 


Tel  homme  passe  sa  vie  sans  ennui,  en  jouant 
tous  les  jours  peu  de  chose ,  qu'on  rendrait  mal- 
heureux en  lui  donnant  tous  les  matins  l'argent 
qu'il  peut  gagner  chaque  jour,  à  condition  de  ne 
point  jouer.  On  dira  peut-être  que  c'est  l'amuse- 
ment du  jeu  qu'il  cherche ,  et  non  pas  le  gain. 
Mais  qu'on  le  fasse  jouer  pour  rien ,  il  ne  s'y 
échauffera  pas,  et  s'y  ennuiera.  Ce  n'est  donc 
pas  1  aiiiusciii^xxt  v.v.«i  ^v*-ii  v^i^v,^  ^1-,  .  „„  amuse- 
ment languissant  et  sans  passion  l'ennuiera.  Il 
faut  qu'il  s'y  échauffe,  et  qu'il  se  pique  lui- 
même,  en  s'imaginant  qu'il  serait  heureux  de 
gagner  ce  qu'il  ne  voudrait  pas  qu'on  lui  donnât 
à  condition  de  ne  point  jouer,  et  qu'il  se  forme 
un  objet  de  passion  qui  excite  son  désir,  sa  co- 
lère ,  sa  crainte ,  son  espérance. 

Ainsi  les  divertissements  qui  font  le  bonheur 
des  hommes  ne  sont  pas  seulement  bas  ;  ils  sont 
encore  faux  et  trompeurs  :  c'est-à-dire  qu'ils  ont 
pour  objet  des  fantômes  et  des  illusions  qui  se- 
raient incapables  d'occuper  l'esprit  de  l'homme , 
s'il  n'avait  perdu  le  sentiment  et  le  goût  du  vrai 
bien,  et  s'il  n'était  rempli  de  bassesse,  de  vanité, 
de  légèreté,  d'orgueil,  et  d'une  infinité  d'autres 
vices  :  et  ils  ne  nous  soulagent  dans  nos  misères 
qu'en  nous  causant  une  misère  plus  réelle  et  plus 
effective.  Car  c'est  ce  qui  nous  empêche  princi- 
palement de  songer  à  nous ,  et  qui  nous  fait  per- 
dre insensiblement  le  temps.  Sans  cela  nous  se- 
rions dans  l'ennui;  et  cet  ennui  nous  porterait 
à  chercher  quelque  moyen  plus  solide  d'en  sor- 
tir. Mais  le  divertissement  nous  trompe,  nous 
amuse ,  et  nous  fait  arriver  insensiblement  à  la 
mort. 


ÏV. 


Les  hommes  n'ayant  pu  guérir  la  mort,  la 
misère ,  l'ignorance ,  se  sont  avisés ,  pour  se  ren- 
dre heureux ,  de  ne  point  y  penser  :  c'est  tout  ce 
qu'ils  ont  pu  inventer  pour  se  consoler  de  tant  de 
maux.  Mais  c'est  une  consolation  bien  miséra- 
ble ,  puisqu'elle  va ,  non  pas  à  guérir  le  mal , 
mais  à  le  cacher  simplement  pour  un  peu  de 

1. 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


temps,  et  qu'en  le  cachant  elle  fait  qu'on  ne 
pense  pas  à  le  guérir  véritablement.  Ainsi,  par 
un  étrange  renversement  de  la  nature  de  l'homme, 
il  se  trouve  que  l'ennui,  qui  est  son  mal  le  plus 
sensible, est,  en  quelque  sorte,  son  plus  grand 
bien ,  parce  qu'il  peut  contribuer  plus  que  tou- 
tes choses  à  lui  faire  chercher  sa  véritable  gué- 
rison  ;  et  que  le  divertissement ,  qu'il  regarde 
comme  son  plus  grand  bien ,  est ,  en  effet ,  son 
plus  grand  mal ,  parce  qu'il  l'éloigné  plus  que 
toutes  choses  de  chercher  le  remède  à  ses  maux  : 
et  l'un  et  l'autre  sont  une  preuve  admirable  de 
la  misère  et  de  la  corruption  de  l'homme ,  et 
en  même  temps  de  sa  grandeur;  puisque  l'homme 
ne  s'ennuie  de  tout ,  et  ne  cherche  cette  multi- 
tude d'occupations ,  que  parce  qu'il  a  l'idée  du 
bonheur  qu'il  a  perdu ,  lequel  ne  trouvant  point 

en  soi, il  leni--»^— ^u^  *c«  choses 

rxteneures,  sans  pouvoir  jamais  se  contenter, 
parce  qu'il  n'est  ni  dans  nous,  ni  dans  les  créatu- 
res, mais  en  Dieu  seul. 


La  nature  nous  rendant  toujours  malheureux 
en  tous  états ,  nos  désirs  nous  figurent  un  état 
heureux ,  parce  qu'ils  joignent  à  l'état  où  nous 
sommes  les  plaisirs  de  l'état  où  nous  ne  sommes 
pas;  et  quand  nous  arriverions  à  ces  plaisirs, 
nous  ne  serions  pas  heureux  pour  cela,  parce  que 
nous  aurions  d'autres  désirs  conformes  à  un 
nouvel  état. 

VL 

Qu'on  s'imagine  un  nombre  d'hommes  dans 
les  chaînes,  et  tous  condamnés  à  la  mort,  dont 
les  uns  étant  chaque  jour  égorgés  à  la  vue  des 
autres ,  ceux  qui  restent  voient  leur  propre  con- 
dition dans  celle  de  leurs  semblables,  et,  se  re- 
gardant les  uns  les  autres  avec  douleur  et  sans 
espérance,  attendent  leur  tour;  c'est  l'image  de 
la  condition  des  hommes. 


ARTICLE  VIIL 

Haisons  de  quelques  opinions  du  peuple. 

I. 

J'écrirai  ici  mes  pensées  sans  ordre ,  et  non 
pas  peut-être  dans  une  confusion  sans  dessein  : 
c'est  le  véritable  ordre,  et  qui  marquera  tou- 
jours mon  objet  par  le  désordre  même. 

Nous  allons  voir  que  toutes  les  opinions  du 


peuple  sont  très-saines;  que  le  peuple  n'est  pas 
si  vain  qu'on  le  dit  ;  et  ainsi  l'opinion  qui  dé- 
truisait celle  du  peuple  sera  elle-même  dé- 
truite. 

IL 

Il  est  vrai,  en  un  sens,  de  dire  que  tout  le 
monde  est  dans  l'illusion  :  car  encore  que  les 
opinions  du  peuple  soient  saines,  elles  ne  le  sont 
pas  dans  sa  tête,  parce  qu'il  croit  que  la  vérité 
est  où  elle  n'est  pas.  La  vérité  est  bien  dans  leurs 
opinions ,  mais  non  pas  au  point  où  ils  se  le  fi- 
gurent. 

III. 

To  po«pio  ixuiiuru  les  personnes  de  grande 
naissance.  Les  demi-habiles  les  méprisent,  di- 
sant que  la  naissance  n'est  pas  un  avantage  de 
la  personne,  mais  du  hasard.  Les  habiles  les 
honorent,  non  par  la  pensée  du  peuple,  mais 
par  une  pensée  plus  relevée.  Certains  zélés ,  qui 
n'ont  pas  grande  connaissance ,  les  méprisent , 
malgré  cette  considération  qui  les  fait  honorer 
par  les  habiles  ;  parce  qu'ils  en  jugent  par  une 
nouvelle  lumière  que  la  piété  leur  donne.  Mais 
les  chrétiens  parfaits  les  honorent  par  une  autre 
lumière  supérieure.  Ainsi  vont  les  opinions  se 
succédant  du  pour  au  contre,  selon  qu'on  a  de 
lumière. 


IV. 


Le  plus  grand  des  maux  est  les  guerres  civiles. 
Elles  sont  sûres ,  si  on  veut  récompenser  le  mé- 
rite; car  tous  diraient  qu'ils  méritent.  Le  mal 
à  craindre  d'un  sot,  qui  succède  par  droit  de 
naissance,  n'est  ni  si  grand,  ni  si  sûr. 

V. 

Pourquoi  suit-on  la  pluralité?  est-ce  à  cause 
qu'ils  ont  plus  de  raison?  non,  mais  plus  de  force. 
Pourquoi  suit-on  les  anciennes  lois  et  les  ancien- 
nes opinions?  est-ce  qu'elles  sont  plus  saines?  non, 
mais  elles  sont  uniques,  et  nous  ôtent  la  racine 
de  diversité. 


VL 


L'empire  fondé  sur  l'opinion  et  l'imagination 
règne  quelque  temps ,  et  cet  empire  est  doux  et 
volontaire  :  celui  de  la  force  règne  toujours. 
Ainsi  Popinion  est  comme  la  reine  du  monde, 
mais  la  force  en  est  le  tyran. 


I 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  VïlI. 


53 


VII. 

Que  l'on  a  bien  fait  de  distinguer  les  hommes 
par  l'extérieur  plutôt  que  par  les  qualités  inté- 
rieures! Qui  passera  de  nous  deux?  qui  cédera 
la  place  à  l'autre?  le  moins  habile?  Mais  je  suis 
aussi  habile  que  lui.  Il  faudra  se  battre  sur  cela, 
n  a  quatre  laquais,  et  je  n'en  ai  qu'un  :  cela  est 
visible;  il  n'y  a  qu'à  compter; c'est  à  moi  à  cé- 
der, et  je  suis  un  sot  si  je  conteste.  Nous  voilà 
en  paix  par  ce  moyen  :  ce  qui  est  le  plus  grand 
des  biens. 

VIII. 

La  coutume  de  voir  les  rois  accompagnés  de 
gardes,  de  tambours,  d'officiers,  et  de  toutes 
les  choses  qui  plient  la  machine  vers  le  respect 
et  la  terreur,  fait  que  leur  visage,  quand  il  est 
quelquefois  seul  et  sans  ces  accompagnements, 
imprime  dans  leurs  sujets  le  respect  et  la  ter- 
reur ,  parce  qu'on  ne  sépare  pas  dans  la  pensée 
leur  personne  d'avec  leur  suite,  qu'on  y  voit 
d'ordinaire  jointe.  Le  monde ,  qui  ne  sait  pas 
que  cet  effet  a  son  origine  dans  cette  coutume, 
croit  qu'il  vient  d'une  force  naturelle  :  et  de  là 
ces  mots  :  Le  caractère  de  la  Divinité  est  em- 
preint sur  son  visage ,  etc, 

La  puissance  des  rois  est  fondée  sur  la  raison 
et  sur  la  folie  du  peuple,  et  bien  plus  sur  la 
folie.  La  plus  grande  et  la  plus  importante  chose 
du  monde  a  pour  fondement  la  faiblesse  :  et  ce 
fondement-là  est  admirablement  sûr;  car  il  n'y 
a  rien  de  plus  sûr  que  cela,  que  le  peuple  sera 
faible;  ce  qui  est  fondé  sur  la  seule  raison  est 
bien  mal  fondé ,  comme  l'estime  de  la  sagesse. 

ÏX. 

Nos  magistrats  ont  bien  connu  ce  mystère. 
Leurs  robes  rouges,  leurs  hermines,  dont  ils 
s'emmaillottent  en  chats  fourrés ,  les  palais  où 
ils  jugent ,  les  fleurs  de  lis  ;  tout  cet  appareil  au- 
guste était  nécessaire  :  et  si  les  médecins  n'a- 
vaient des  soutanes  et  des  mules,  et  que  les 
docteurs  n'eussent  des  bonnets  carrés ,  et  des 
robes  trop  amples  de  quatre  parties ,  jamais  ils 
n'auraient  dupé  le  monde,  qui  ne  peut  résister 
à  cette  montre  authentique.  Les  seuls  gens  de 
guerre  ne  se  sont  pas  déguisés  de  la  sorte, 
parce  qu'en  effet  leur  part  est  plus  essentielle. 
Ils  s'établissent  par  la  force,  les  autres  par  gri- 
maces. 

C'est  ainsi  que  nos  rois  n'ont  pas  recherché 
ces  déguisements,   ils  ne  se  sont  pas  masqués 


d'habits  extraordinaires  pour  paraître  tels  ;  mais 
ils  se  font  accompagner  de  gardes  et  de  halle- 
bardes, ces  trognes  armées,  qui  n'ont  de  mains 
et  de  force  que  pour  eux  :  les  trompettes  et  les 
tambours  qui  marchent  au-devant ,  et  ces  légions 
qui  les  environnent ,  font  trembler  les  plus  fer- 
mes. Ils  n'ont  pas  l'habit  seulement,  ils  ont  la 
force.  Il  faudrait  avoir  une  raison  bien  épurée 
pour  regarder  comme  un  autre  homme  le  grand- 
seigneur,  environné  dans  son  superbe  sérail  de 
quarante  mille  janissaires. 

Si  les  magistrats  avaient  la  véritable  justice , 
si  les  médecins  avaient  le  vrai  art  de  guérir,  ils 
n'auraient  que  faire  de  bonnets  carrés.  La  ma- 
jesté de  ces  sciences  serait  assez  vénérable  d'elle- 
même.  Mais ,  n'ayant  que  des  sciences  imaginai- 
res, il  faut  qu'ils  prennent  ces  vains  ornements 
qui  frappent  l'imagination,  à  laquelle  ils  ont 
affaire  ;  et  par  là  en  effet  ils  s'attirent  le  res- 
pect. 

Nous  ne  pouvons  pas  voir  seulement  un  avo- 
cat en  soutane  et  le  bonnet  en  tête,  sans  une 
opinion  avantageuse  de  sa  suffisance. 

Les  Suisses  s'offensent  d'être  dits  gentils 
hommes,  et  prouvent  la  roture  de  race  pour 
être  jugés  dignes  de  grands  emplois. 

X. 

On  ne  choisit  pas  pour  gouverner  un  vais- 
seau celui  des  voyageurs  qui  est  de  meilleure 
maison. 

Tout  le  monde  voit  qu'on  travaille  pour  l'in- 
certain ,  sur  mer ,  en  bataille ,  etc.  ;  mais  tout 
le  monde  ne  voit  pas  la  règle  des  partis  qui  dé- 
montre qu'on  le  doit.  Montaigne  a  vu  qu'on 
s'offense  d'un  esprit  boiteux ,  et  que  la  coutume 
fait  tout  ;  mais  il  n'a  pas  vu  la  raison  de  cet  ef- 
fet. Ceux  qui  ne  voient  que  les  effets,  et  qui 
ne  voient  pas  les  causes,  sont,  à  l'égard  de  ceux 
qui  découvrent  les  causes,  comme  ceux  qui  n'ont 
que  des  yeux  à  l'égard  de  ceux  qui  ont  de  l'es- 
prit. Car  les  effets  sont  comme  sensibles ,  et  les 
raisons  sont  visibles  seulement  à  l'esprit.  Et 
quoique  ce  soit  par  l'esprit  que  ces  effets-là  se 
voient,  cet  esprit  est,  à  l'égard  de  l'esprit  qui 
voit  les  causes ,  comme  les  sens  corporels  sont  à 
l'égard  de  l'esprit. 

XL 

D'où  vient  qu'un  boiteux  ne  nous  irrite  pas, 
et  qu'un  es[)rit  boiteux  nous  irrite?  C'est  à 
cause  (ju'un  boiteux  reconnaît  que  nous  allons 


ft4 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


droit,  et  qu'un  esprit  boiteux  dit  que  c'est  nous  |  différence  il  y  a,  d'admirer  qu'on  y  en  trouve,  et 
qui  boitons;  sans  cela  nous  en  aurions  plus  de     d'en  demander  la  raison, 
pitié  que  de  colère. 

Épictète  demande  aussi  pourquoi  nous  ne 
nous  fâchons  point  si  on  dit  que  nous  avons  mai 
à  la  tête ,  et  que  nous  nous  fâchons  de  ce  qu'on 
dit  que  nous  raisonnons  mal,  ou  que  nous 
choisissons  mal?  Ce  qui  cause  cela,  c'est  que 
nous  sommes  bien  certains  que  nous  n'avons 
pas  mal  à  la  tète,  et  que  nous  ne  sommes  pas 


boiteux  ;  mais  nous  ne  sommes  pas  aussi  assurés 
que  nous  choisissions  le  vrai.  De  sorte  que,  n'en 
ayant  d'assurance  qu'à  cause  que  nous  le  voyons 
de  toute  notre  vue,  quand  un  autre  voit  de 
toute  sa  vue  le  contraire,  cela  nous  met  en  sus- 
pens et  nous  étonne ,  et  encore  plus  quand  mille 
autres  se  moquent  de  notre  choix  ;  car  il  faut 
préférer  nos  lumières  à  celles  de  tant  d'autres, 
et  cela  est  hardi  et  difficile.  Il  n'y  a  jamais 
cette  contradiction  dans  les  sens ,  touchant  un 
boiteux. 

XII. 

Le  respect  est,  incommodez- vous  :  cela  est 
vain  en  apparence,  mais  très-juste;  car  c'est 
dire  :  Je  m'incommoderais  bien ,  si  vous  en  aviez 
besoin,  puisque  je* le  fais  sans  que  cela  vous 
serve  :  outre  que  le  respect  est  pour  distinguer 
les  grands.  Or,  si  le  respect  était  d'être  dans  un 
fauteuil,  on  respecterait  tout  le  monde,  et  ainsi 
on  ne  distinguerait  pas;  mais  étant  incommodés, 
on  distingue  fort  bien. 

XIII. 

Être  brave  '  n'est  pas  trop  vain  :  c'est  mon- 
trer qu'un  grand  nombre  de  gens  travaillent  pour 
soi;  c'est  montrer,  par  ses  cheveux,  qu'on  a  un 
valet  de  chambre,  un  parfumeur,  etc.;  par  son 
rabat ,  le  fil  et  le  passement ,  etc. 

Or ,  ce  n'est  pas  une  simple  superficie ,  ni  un 
simple  harnois,  d'avoir  plusieurs  bras  à  son 
service. 

XIV. 

Cela  est  admirable  :  on  ne  veut  pas  que  j'ho- 
nore un  homme  vêtu  de  brocatelle  et  suivi  de 
sept  à  huit  laquais!  Eh  quoi!  il  me  fera  donner 
les  étrivières,  si  je  ne  le  salue.  Cet  habit,  c'est 
une  force;  il  n'en  est  pas  de  même  d'un  cheval 
bien  enharnaché  à  l'égard  d'un  autre. 

Montaigne  est  plaisant  de  ne  pas  voir  quelle 

^  ^<fia  mis. 


XV. 

Le  peuple  a  des  opinions  très-saines,  par 
exemple,  d'avoir  choisi  le  divertissement  et  la 
chasse  plutôt  que  la  poésie  :  les  demi-savants 
s'en  moquent ,  et  triomphent  à  montrer  là-des- 
sus sa  folie  ;  mais,  par  une  raison  qu'ils  ne  pé- 
nètrent pas,  il  a  raison.  Il  fait  bien  aussi  de  dis- 
tinguer les  hommes  par  le  dehors  ,  comme 
par  la  naissance  ou  le  bien  :  le  monde  triomphe 
encore  à  montrer  combien  cela  est  déraisonna- 
ble; mais  cela  est  très-raisonnable. 

XVI. 

C'est  un  grand  avantage  que  la  qualité,  qui , 
dès  dix-huit  ou  vingt  ans,  met  un  homme  en 
passe ,  connu  et  respecté ,  comme  un  autre  pour- 
rait avoir  mérité  à  cinquante  ans  :  ce  sont  trente 
ans  gagnés  sans  peine. 

xvn. 

Il  y  a  de  certaines  gens  qui,  pour  faire  voir  qu'on 
a  tort  de  ne  pas  les  estimer,  ne  manquent  jamais 
d'alléguer  l'exemple  de  personnes  de  qualité  qui 
font  cas  d'eux.  Je  voudrais  leur  répondre  :  Mon- 
trez-nous le  mérite  par  où  vous  avez  attiré  l'es- 
time de  ces  personnes-là,  et  nous  vous  estimerons 
de  même. 

XVIII. 

Un  homme  qui  se  met  à  la  fenêtre  pour  voir 
les  passants;  si  je  passe  par  là,  puis-je  dire  qu'il 
s'est  mis  là  pour  me  voir?  Non;  car  il  ne  pense 
pas  à  moi  en  particulier.  Mais  celui  qui  aime 
une  personne  à  cause  de  sa  beauté,  l'aime- t-il? 
Non  ;  car  la  petite  vérole ,  qui  ôtera  la  beauté 
sans  tuer  la  personne,  fera  qu'il  ne  l'aimera 
plus  :  et  si  on  m'aime  pour  mon  jugement,  ou 
pour  ma  mémoire,  m'aime-t-on,  moi?  Non; 
car  je  puis  perdre  ces  qualités  sans  cesser  d'être. 
Où  est  donc  ce  moi,  s'il  n'est  ni  dans  le  corps, 
ni  dans  l'âme?  Et  comment  aimer  le  corps  ou 
l'âme,  sinon  pour  ces  qualités  qui  ne  sont  point 
ce  qui  fait  ce  moi ,  puisqu'elles  sont  périssables  ? 
Car  aimerait-on  la  substance  de  l'âme  d'une  per- 
sonne abstraitement ,  et  quelques  qualités  qui  y 
fussent?  Cela  ne  se  peut,  et  serait  injuste.  On 
n'aime  donc  jamais  la  personne ,  mais  seulemeni 
les  qualités;  ou,  si  on  aime  la  personne,  il  feut 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  IX. 


55 


dire  que.  c'est  l'assemblage  des  qualités  qui  fait 
la  personne. 

XIX. 

Les  choses  qui  nous  tiennent  le  plus  au  cœur 
ne  sont  rien  le  plus  souvent  ;  comme,  par  exem- 
ple, de  cacher  qu'on  ait  peu  de  bien.  C'est  un 
néant  que  notre  imagination  grossit  en  monta- 
gne. Un  autre  tour  d'imagination  nous  le  fait 
découvrir  sans  peine. 

XX. 

Ceux  qui  sont  capables  d'inventer  sont  rares  ; 
ceux  qui  n'inventent  point  sont  en  plus  grand 
nombre,  et  par  conséquent  les  plus  forts  ;  et  l'on 
voit  que,  pour  l'ordinaire,  ils  refusent  aux  in- 
venteurs la  gloire  qu'ils  méritent  et  qu'ils  cher- 
chent par  leurs  inventions.  S'ils  s'obstinent  à  la 
vouloir,  et  à  traiter  avec  mépris  ceux  qui  n'in- 
ventent pas,  tout  ce  qu'ils  y  gagnent,  c'est  qu'on 
leur  donne  des  noms  ridicules ,  et  qu'on  les 
traite  de  visionnaires.  Il  faut  donc  bien  se  gar- 
der de  se  piquer  de  cet  avantage,  tout  grand 
qu'il  est  ;  et  l'on  doit  se  contenter  d'être  estimé 
du  petit  nombre  de  ceux  qui  en  connaissent  le 
prix. 

^^,  ^^, ARTICLE  IX. 
Pensées  morales  détachées. 


Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le 
monde ,  on  ne  manque  qu'à  les  appliquer.  Par 
exemple,  on  ne  doute  pas  qu'il  ne  faille  exposer 
sa  vie  pour  défendre  le  bien  public,  et  plusieurs 
le  font;  mais  presque  personne  ne  le  fait  pour 
la  religion.  Il  est  nécessaire  qull  y  ait  de  l'iné- 
galité parmi  les  hommes  ;  mais  cela  étant  ac- 
cordé, voilà  la  porte  ouverte ,  non-seulement  à 
la  plus  haute  domination ,  mais  à  la  plus  haute 
tyrannie.  II  est  nécessaire  de  relâcher  un  peu 
l'esprit  ;  mais  cela  ouvre  la  porte  aux  plus  grands 
débordements.  Qu'on  en  marque  les  limites;  il 
n'y  a  point  de  bornes  dans  les  choses  :  les  lois 
ventent  y  en  mettre,  et  l'esprit  ne  peut  le  souf- 
frir. 


II. 


La  raison  nous  commande  bien  plus  impé- 
rieusement qu'un  maître  :  car ,  en  désobéissant 


à  l'un,  on  est  malheureux;  et  en  désobéissant  à 
l'autre,  on  est  un  sot. 

m. 

Pourquoi  me  tuez-vous  ?  Eh  quoi  !  ne  demeu- 
rez-vous pas  de  l'autre  coté  de  l'eau?  Mon  ami, 
si  vous  demeuriez  de  ce  côté,  je  serais  un  assas- 
sin, cela  serait  injuste  de  vous  tuer  de  la  sorte  ; 
mais  puisque  vous  demeurez  de  l'autre  côté ,  je 
suis  un  brave,  et  cela  est  juste'. 

IV. 

Ceux  qui  sont  dans  le  dérèglement  disent  a 
ceux  qui  sont  dans  l'ordre  que  ce  sont  eux  qui 
s'éloignent  de  la  nature,  et  ils  croient  la  suivre  : 
comme  ceux  qui  sont  dans  un  vaisseau  croient 
que  ceux  qui  sont  au  bord  s'éloignent.  Le  lan- 
gage est  pareil  de  tous  côtés.  Il  faut  avoir  un 
point  fixe  pour  en  juger.  Le  port  règle  ceux  qui 
sont  dans  le  vaisseau  :  mais  où  trouverons-nous 
ce  point  dans  la  morale? 

V. 

Comme  la  mode  fait  l'agrément,  aussi  fait-elle 
la  justice.  Si  l'homme  connaissait  réellement  la 
justice,  il  n'aurait  pas  établi  cette  maxime,  la 
plus  générale  de  toutes  celles  qui  sont  parmi  les 
hommes  :  Que  chacun  suive  les  mœurs  de  son 
pays  :  l'éclat  de  la  véritable  équité  aurait  assu- 
jetti tous  les  peuples ,  et  les  législateurs  n'au- 
raient pas  pris  pour  modèle ,  au  lieu  de  cette 
justice  constante ,  les  fantaisies  et  les  caprices 
des  Perses  et  des  Allemands;  on  la  verrait  plan- 
tée par  tous  les  états  du  monde  et  dans  tous  les 
temps  '. 

VI. 

La  justice  est  ce  qui  est  établi  ;  et  ainsi  toutes 
nos  lois  établies  seront  nécessairement  tenues 
pour  justes  sans  être  examinées,  puisqu'elles 
sont  établies. 

VIL 

Les  seules  règles  universelles  sont  les  lois  du 
pays,  aux  choses  ordinaires;  et  la  pluralité  aux 
autres.  D'où  vient  cela?  De  la  force  qui  y  est^ 

Et  de  là  vient  que  les  rois ,  qui  ont  la  force 

'  Pour  l'intelligence  de  cette  pensée,  voyez  part.  1,  arl .  V  f,  S  ». 

*  Cette  pensée  et  la  suivante  sont  Urées  de  Montaij^no.  On 
est  fondé  à  croire  qno  Pascal,  en  les  rappelant,  avait  le  projet 
on  de  les  réfuler ,  ou  d'en  faire  sentir  le  sophisme  et  le  pant- 
doxe. 


PENSEES  DE  PASCAL, 


d'ailleurs ,  ne  suivent  pas  la  pluralité  de  leurs 
ministres. 

VIII. 

Sans  doute  que  l'égalité  des  biens  est  juste  ; 
mais  ne  pouvant  faire  que  l'homme  soit  forcé 
d'obéir  à  la  justice,  on  l'a  fait  obéir  à  la  force  ; 
ne  pouvant  fortifier  la  justice,  on  a  justifié  la 
force ,  afin  que  la  justice  et  la  force  fussent  en- 
semble, et  que  la  paix  fût  :  car  elle  est  le  sou- 
verain bien  :  Summum  Jus,  summa  injuiia. 

La  pluralité  est  la  meilleure  voie,  parce 
qu'elle  est  visible,  et  qu'elle  a  la  force  pour  se 
faire  obéir;  cependant  c'est  l'avis  des  moins 
habiles. 

Si  on  avait  pu ,  on  aurait  mis  la  force  entre 
les  mains  de  la  justice  ;  mais  comme  la  force  ne 
se  laisse  pas  manier  comme  on  veut,  parce  que 
c'est  une  qualité  palpable ,  au  lieu  que  la  jus- 
tice est  une  qualité  spirituelle  dont  on  dispose 
comme  on  veut ,  on  a  mis  la  justice  entre  les 
mains  de  la  force ,  et  ainsi  on  appelle  justice  ce 
qu'il  est  force  d'observer. 


IX. 


Il  est  juste  que  ce  qui  est  juste  soit  suivi  :  il 
est  nécessaire  que  ce  qui  est  le  plus  fort  soit 
suivi.  La  justice  sans  la  force  est  impuissante  : 
la  puissance  sans  la  justice  est  tyrannique.  La 
justice  sans  la  force  est  contredite ,  parce  qu'il 
y  a  toujours  des  méchants  :  la  force  sans  la  jus- 
tice est  accusée.  Il  faut  donc  mettre  ensemble 
la  justice  et  la  force,  et  pour  cela  faire  que  ce 
qui  est  juste  soit  fort ,  et  que  ce  qui  est  fort 
soit  juste. 

La  justice  est  sujette  à  disputes  :  la  force 
est  très-reconnaissable  et  sans  dispute.  Ainsi  on 
n'a  qu'à  donner  la  force  à  la  justice.  Ne  pou- 
vant faire  que  ce  qui  est  juste  fût  fort,  on  a  fait 
que  ce  qui  est  fort  fût  juste. 

X. 

Il  est  dangereux  de  dire  au  peuple  que  les 
lois  ne  sont  pas  justes,  car  il  n'obéit  qu'à  cause 
qu'il  les  croit  justes.  C'est  pourquoi  il  faut  lui 
dire  en  même  temps  qu'il  doit  obéir  parce 
qu'elles  sont  lois ,  comme  il  faut  obéir  aux  su- 
périeurs, non  parce  qu'ils  sont  justes,  mais  parce 
qu'ils  sont  supérieurs.  Par  là  toute  sédition  est 
prévenue ,  si  on  peut  faire  entendre  cela.  Voilà 
tout  ce  que  c'est  proprement  que  la  définition 
de  la  justice. 


XI. 


Il  serait  bon  qu'on  obéît  aux  lois  et  coutumes 
parce  qu'elles  sont  lois ,  et  que  le  peuple  com- 
prît que  c'est  là  ce  qui  les  rend  justes.  Par  ce 
moyen,  on  ne  les  quitterait  jamais  :  au  lieu  que 
quand  on  fait  dépendre  leur  justice  d'autre 
chose,  il  est  aisé  de  la  rendre  douteuse;  et 
voilà  ce  qui  fait  que  les  peuples  sont  sujets  à  se 
révolter. 

XII. 

Quand  il  est  question  de  juger  si  on  doit  faire 
la  guerre  et  tuer  tant  d'hommes ,  condamner 
tant  d'Espagnols  à  la  mort ,  c'est  un  homme 
seul  qui  en  juge,  et  encore  Intéressé  :  ce  de- 
vrait être  un  tiers  indifférent. 

XIII. 

Ces  discours  sont  faux  et  tyranniques  :  Je 
suis  beau,  donc  on  doit  me  craindre;  je  suis 
fort,  donc  on  doit  m'aimer.  Je  suis.....  La 
tyrannie  est  de  vouloir  avoir  par  une  voie  ce 
qu'on  ne  peut  avoir  que  par  une  autre.  On  rçnd 
différents  devoirs  aux  différents  mérites  ;  de- 
voir d'amour  à  l'agrément;  devoir  de  crainte 
à  la  force  ;  devoir  de  croyance  à  la  science,  etc. 
On  doit  rendre  ces  devoirs-là  ;  on  est  injuste  de 
les  refuser,  et  injuste  d'en  demander  d'autres. 
Et  c'est  de  même  être  faux  et  tyran  de  dire  : 
Il  n'est  pas  fort,  donc  je  ne  l'estimerai  pas;  il 
n'est  pas  habile,  donc  je  ne  le  craindrai  pas. 
La  tyrannie  consiste  au  désir  de  domination 
universelle  et  hors  de  son  ordre. 

XIV. 

Il  y  a  des  vices  qui  ne  tiennent  à  nous  que 
par  d'autres,  et  qui,  en  ôtant  le  tronc,  s'empor- 
tent comme  des  branches. 


XY- 


Quand  la  nrialignité  a  la  raison  de  son  côté , 
elle  devient  fièrc,  et  étale  la  raison  en  tout  son 
lustre  :  quand  l'austérité  ou  le  choix  sévère  n'a 
pas  réussi  au  vrai  bien ,  et  qu'il  faut  revenir  à 
suivre  la  nature,  elle  devient  fière  par  le  retour. 

XVI. 

Ce  n'est  pas  être  liem-eux  que  de  pouvoir 
être  réjoui  par  le  divertissement;  car  il  vient 
d'ailleurs  et  de  dehors  :  et  ainsi  il  est  dépen- 


I 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  IX. 


57 


daut,  et  par  conséquent  sujet  à  être  troublé 
par  mille  accidents,  qui  font  les  afflictions  iné- 
vitables. 

XVII. 

L'extrême  esprit  est  accusé  de  folie  comme 
l'extrême  défaut.  Rien  ne  passe  pour  bon  que 
la  médiocrité.  C'est  la  pluralité  qui  a  établi 
cela,  et  qui  mord  quiconque  s'en  échappe  par 
quelque  bout  que  ce  soit.  Je  ne  m'y  obstinerai 
pas;  je  consens  qu'on  m'y  mette;  et  si  je  re- 
fuse d'être  au  bas  bout,  ce  n'est  pas  parce  qu'il 
est  bas,  mais  parce  qu'il  est  bout;  car  je  refuse- 
rais de  même  qu'on  me  mît  au  haut.  C'est  sor- 
tir de  l'humanité  que  de  sortir  du  milieu  :  la 
grandeur  de  l'âme  humaine  consiste  à  savoir  s'y 
tenir;  et  tant  s'en  faut  que  sa  grandeur  soit 
d'en  sortir,  qu'elle  est  à  n'en  point  sortir. 

XVIII. 

On  ne  passe  point  dans  le  monde  pour  se 
connaître  en  vers ,  si  l'on  n'a  mis  l'enseigne  de 
poëte,  ni  pour  être  habile  en  mathématiques ,  si 
l'on  n'a  mis  celle  de  mathématicien.  Mais  les 
vrais  honnêtes  gens  ne  veulent  point  d'en- 
seigne, et  ne  mettent  guère  de  différence  entre 
le  métier  de  poëte  et  celui  de  brodeur.  Ils  ne 
sont  point  appelés  ni  poètes,  ni  géomètres  ;  mais 
ils  jugent  de  tous  ceux-là.  On  ne  les  devine 
point.  Ils  parleront  des  choses  dont  l'on  parlait 
quand  ils  sont  entrés.  On  ne  s'aperçoit  point 
en  eux  d'une  qualité  plutôt  que  d'une  autre , 
hors  de  la  nécessité  de  la  mettre  en  usage; 
mais  alors  on  s'en  souvient  :  car  il  est  égale- 
ment de  ce  caractère  qu'on  ne  dise  point  d'eux 
qu'ils  parlent  bien,  lorsqu'il  n'est  pas  question 
du  langage  ;  et  qu'on  dise  d'eux  qu'ils  parlent 
bien ,  quand  il  en  est  question.  C'est  donc  une 
fausse  louange  quand  on  dit  d'un  homme,  lors- 
qu'il entre ,  qu'il  est  fort  habile  en  poésie  ;  et 
c'est  une  mauvaise  marque,  quand  on  n'a 
recours  à  lui  que  lorsqu'il  s'agit  de  juger  de 
quelques  vers.  L'homme  est  plein  de  besoins  : 
il  n'aime  que  ceux  qui  peuvent  les  remplir. 
C'est  un  bon  mathématicien,  dira-t-on;  mais  je 
n'ai  que  faire  de  mathématiques.  C'est  un 
homme  qui  entend  bien  la  guerre  ;  mais  je  ne 
veux  la  faire  à  personne.  Il  faut  donc  mi  hon- 
nête homme  qui  puisse  s'accmnmoder  à  tous  nos 
besoins. 

XIX. 

Quand  on  se  porte  bien  ,  on  ne  comprend 


pas  comment  on  pourrait  faire  si  on  était  ma- 
lade; et  quand  on  l'est,  on  prend  médecine 
gaiement  :  le  mal  y  résout.  On  n'a  plus  les  pas- 
sions et  lès  désirs  des  divertissements  et  des 
promenades,  que  la  santé  donnait,  et  qui  sont 
incompatibles  avec  les  nécessités  de  la  maladie. 
La  nature  donne  alors  des  passions  et  des  dé- 
sirs conformes  à  l'état  présent.  Ce  ne  sont  que 
les  craintes  que  nous  nous  donnons  nous-mê- 
mes, et  non  pas  la  nature,  qui  nous  troublent  ; 
parce  qu'elles  joignent  à  l'état  où  nous  sommes 
les  passions  de  l'état  où  nous  ne  sommes  pas. 

XX. 

Les  discours  d'humilité  sont  matière  d'or- 
gueil aux  gens  glorieux ,  et  d'humilité  aux 
humbles.  Ainsi  ceux  du  pyrrhonisme  et  du 
doute  sont  matière  d'affirmation  aux  affirma- 
tifs.  Peu  de  gens  parlent  de  l'humilité  humble- 
ment ;  peu  de  la  chasteté  chastement  ;  peu  du 
doute  en  doutant.  Nous  ne  sommes  que  men- 
songe, duplicité,  contrariétés.  Nous  nous  ca- 
chons et  nous  nous  déguisons  à  nous-mêmes. 

XXI. 

Les  belles  actions  cachées  sont  les  plus  esti- 
mables. Quand  j'en  vois  quelques-unes  dans 
l'histoire,  elles  me  plaisent  fort.  Mais  enfin 
elles  n'ont  pas  été  tout  à  fait  cachées ,  puis- 
qu'elles ont  été  sues  ;  et  ce  peu  par  où  elles  ont 
paru  en  diminue  le  mérite,  car  c'est  là  le  plus 
beau  d'avoir  voulu  les  cacher. 

xxn. 

Diseur  de  bons  mots ,  mauvais  caractère. 

XXIII. 

Le  moi  est  haïssable  :  ainsi  ceux  qui  ne  l'ô- 
teut  pas,  et  qui  se  contentent  seulement  de  le 
couvrir,  sont  toujours  haïssables.  Point  du  tout, 
direz- vous;  car  en  agissant,  comme  nous  fai 
sons,  obligeamment  pour  tout  le  monde,  on  n'a 
pas  sujet  de  nous  haïr.  Cela  est  vrai,  si  on  ne 
haïssait  dans  le  moi  que  le  déplaisir  qui  nous 
en  revient.  Mais  si  je  le  hais  parce  qu'il  est  in 
juste,  et  qu'il  se  fait  centre  de  tout,  je  le  haïrai 
toujours.  En  un  mot,  le  moi  a  deux  qualités  : 
il  est  injuste  en  soi,  en  ce  qu'il  se  fait  centre  de 
tout;  il  est  incommode  aux  autres,  en  ce  qu'il 
veut  les  asservir  :  c«»r  chaque  7noi  est  l'ennemi 
et  voudrait  être   le  tyran  de  tous  les  autres. 


58 


PENSEES  DE  PASCAL, 


Vous  en  ôtez  l'Incommodité,  mais  non  pas  l'in- 
justice ;  et  ainsi  vous  ne  le  rendez  pas  aimable  À 
ceux  qui  en  haïssent  l'injustice  :  vous  ne  le  ren- 
dez aimable  qu'aux  injustes,  qui  n'y  trouvent 
plus  leur  ennemi;  et  ainsi  vous  demeurez  in- 
juste, et  ne  pouvez  plaire  qu'aux  injustes. 

XXIV. 

Je  n'admire  point  un  homme  qui  possède  une 
vertu  dans  toute  sa  perfection,  s'il  ne  possède 
en  même  temps,  dans  un  pareil  degré,  la  vertu 
opposée,  tel  qu'était  Épaminondas,  qui  avait 
l'extrême  valeur  jointe  à  l'extrême  bénignité  ; 
car  autrement  ce  n'est  pas  monter,  c'est  tom- 
ber. On  ne  montre  pas  sa  grandeur  pour  être 
en  une  extrémité,  mais  bien  en  touchant  les 
deux  à  la  fois,  et  remplissant  tout  l'entre-deux. 
Mais  peut-être  que  ce  n'est  qu'un  soudain  mou- 
vement de  l'âme  de  l'un  à  l'autre  de  ces  extrê- 
mes ,  et  qu'elle  n'est  jamais  en  effet  qu'en  un 
point,  comme  le  tison  de  feu  que  l'on  tourne. 
Mais  au  moins  cela  marque  l'agilité  de  l'âme,  si 
cela  n'en  marque  l'étendue. 

XXV. 

"ï)<  Si  notre  condition  était  véritablement  heu- 
reuse, il  ne  faudrait  pas  uou»  divertir  d'y 
penser. 

Peu  de  chose  nous  console,  parce  que  peu  de 
chose  nous  afflige. 

XXVI. 

J'avais  passé  beaucoup  de  temps  dans  l'étude 
des  sciences  abstraites;  mais  le  peu  de  gens 
avec  qui  on  peut  en  communiquer  m'en  avait 
dégoûté.  Quand  j'ai  commencé  l'étude  de  l'hom- 
me, j'ai  vu  que  ces  sciences  abstraites  ne  lui 
sont  pas  propres,  et  que  je  m'égarais  plus  de 
ma  condition  en  y  pénétrant,  que  les  autres  en 
les  ignorant  ;  et  je  leur  ai  pardonné  de  ne  point 
s'y  apphquer.  Mais  j'ai  cru  trouver  au  moins 
bien  des  compagnons  dans  l'étude  de  l'homme , 
puisque  c'est  celle  qui  lui  est  propre.  J'ai  été 
trompé.  Il  y  en  a  encore  moins  qui  l'étudient 
que  la  géométrie. 

xxvn. 

Quand  tout  se  remue  également,  rien  ne  se 
remue  en  apparence,  comme  en  un  vaisseau. 
Quand  tous  vont  vers  le  dérèglement,  nul  ne 
sesftble  y  aller.  Qui  s'arrête  fait  remarquer 
renïix>rtement  des  autres  comme  un  point  fixe. 


xxvm. 


Les  philosophes  se  croient  bien  fins,  d'avoir 
renfermé  toute  leur  morale  sous  certaines  divi- 
sions. Mais  pourquoi  la  diviser  en  quatre  plutôt 
qu'en  six  ?  Pourquoi  faire  plutôt  quatre  espèces 
de  vertus  que  dix?  Pourquoi  la  renfermer  en 
ahstine  et  sustine  plutôt  qu'en  autre  chose? 
Mais  voilà,  direz- vous,  tout  renfermé  en  un 
seul  mot.  Oui;  mais  cela  est  inutile,  si  on  ne 
l'explique;  et  dès  qu'on  vient  à  l'expliquer,  et 
qu'on  ouvre  ce  précepte  qui  contient  tous  les 
autres,  ils  en  sortent  en  la  première  confusion 
que  vous  vouliez  éviter  ;  et  ainsi,  quand  ils 
sont  tous  renfermés  en  un ,  ils  y  sont  cachés  et 
inutiles;  et  lorsqu'on  veut  les  développer,  ils 
reparaissent  dans  leur  confusion  naturelle.  La 
nature  les  a  tous  établis  chacun  en  soi-même  ; 
et  quoiqu'on  puisse  les  enfermer  l'un  dans 
l'autre,  ils  subsistent  indépendamment  l'un  de 
l'autre.  Ainsi  toutes  ces  divisions  et  ces  mots 
n'ont  guère  d'autre  utilité  que  d'aider  la  mé- 
moire, et  de  servir  d'adresse  pour  trouver  ce 
qu'ils  renferment. 

XXIX. 

Quand  on  veut  reprendre  avec  utilité,  et 
montrer  à  un  autre  qu'il  se  trompe,  il  faut  ob- 
server par  quel  côté  il  envisage  la  chose  (  car 
elle  est  vraie  ordinairement  de  ce  côté-là),  et 
lui  avouer  cette  vérité.  II  se  contente  de  cela, 
parce  qu'il  voit  qu'il  ne  se  trompait  pas,  et  qu'il 
manquait  seulement  à  voir  tous  les  côtés.  Or 
on  n'a  pas  de  honte  de  ne  pas  tout  voir  ;  mais 
on  ne  veut  pas  s'être  trompé  ;  et  peut-être  que 
cela  vient  de  ce  que  naturellement  l'esprit  ne 
peut  se  tromper  dans  le  côté  qu'il  envisage, 
comme  les  appréhensions  des  sens  sont  toujours 
vraies. 

XXX. 

W'La  vertu  d'un  homme  ne  doit  pas  se  mesurer 
par  ses  efforts,  mais  par  ce  qu'il  fait  d'ordi- 
naire. 

XXXI. 

^  Les  grands  et  les  petits  ont  mêmes  accidents^ 
mêmes  fâcheries  et  mêmes  passions  ;  mais  le» 
uns  sont  au  haut  de  la  roue,  et  les  autres  près 
du  centre,  et  ainsi  moins  agités  par  les  mémef 
mouvements. 

XXXU. 

^Quoique  les  personnes  n'aient  point  d'intérêt 


à  ce  qu'ils  disent,  il  n0  faut  pas  conclure  de 
absolument  qu'ils   ne   mentent  point;  car  n 
y  a  des  gens  qui    mentent   simplement  pour 
mentir. 

XXXIII. 

L'exemple  de  la  chasteté  d'Alexandre  n'a  pas 
tant  fait  de  continents  que  celui  de  son  ivro- 
gnerie a  fait  d'intempérants.  On  n'a  pas  de 
honte  de  n'être  pas  aussi  vertueux  que  lui,  et 
il  semble  excusable  de  n'être  pas  plus  vicieux 
que  lui.  On  croit  n'être  pas  tout  à  fait  dans  les 
vices  du  commun  des  hommes,  quand  on  se 
voit  dans  les  vices  de  ces  grands  hommes  ;  et 
cependant  on  ne  prend  pas  garde  qu'ils  sont 
en  cela  du  commun  des  hommes.  On  tient  à 
eux  par  le  bout  par  où  ils  tiennent  au  peuple. 
Quelque  élevés  qu'ils  soient,  ils  sont  unis  au 
reste  des  hommes  par  quelque  endroit.  Ils  ne 
sont  pas  suspendus  en  l'air,  et  séparés  de  notre 
société.  S'ils  sont  plus  grands  que  nous,  c'est 
qu'ils  ont  la  tête  plus  élevée  ;  mais  ils  ont  les 
pieds  aussi  bas  que  les  nôtres.  Us  sont  tous  à 
même  niveau,  et  s'appuient  sur  la  même  terre; 
et,  par  cette  extrémité,  ils  sont  aussi  abaissés 
que  nous,  que  les  enfants,  que  les  bêtes. 

XXXIV.  / 

C'est  le  combat  qui  nous  plaît,  et  non  pas  la 
victoire.  On  aime  à  voir  les  combats  des  ani- 
maux, non  le  vainqueur  acharné  sur  le  vaincu. 
Que  voulait-on  voir,  sinon  la  fin  de  la  victoire? 
Et  dès  qu'elle  est  arrivée ,  on  en  est  soûl.  Ainsi 
dans  le  jeu  ;  ainsi  dans  la  recherche  de  la  vérité. 
On  aime  à  voir  dans  les  disputes  le  combat  des 
opinions  ;  mais  de  contempler  la  vérité  trouvée, 
point  du  tout.  Pour  la  faire  remarquer  avec 
plaisir,  il  faut  la  faire  voir  naissant  de  la  dis- 
pute. De  même  dans  les  passions,  il  y  a  du 
plaisir  à  en  voir  deux  contraires  se  heurter; 
mais  quand  l'une  est  maîtresse,  ce  n'est  plus 
que  brutalité.  Nous  ne  cherchons  jamais  les 
choses,  mais  la  recherche  des  choses.  Ainsi, 
dans  la  comédie,  les  scènes  contentes  sans  crainte 
ne  valent  rien,  ni  les  extrêmes  misères  sans 
espérance,  ni  les  amours  brutales. 

XXXV. 

On  n'apprend  piis  aux  hommes  à  être  hon- 
nêtes gens,  et  on  leur  apprend  tout  le  reste; et 
cependant  ils  ne  se  piquent  de  rien  tant  que  de 


PREMIÈRE  PARTIE,  ART.  IX. 


59 


cela.  Ainsi  ils  ne  se  piquent  de  savoir  que  la 
seule  chose  qu'ils  n'apprennent  point. 

XXXVI. 

Le  sot  projet  que  Montaigne  a  eu  de  se  pein- 
dre !  et  cela  non  pas  en  passant  et  contre  ses 
maximes,  comme  il  arrive  à  tout  le  monde  de 
faillir,  mais  par  ses  propres  maximes,  et  par 
un  dessein  premier  et  principal.  Car  de  dire  des 
sottises  par  hasard  et  par  faiblesse,  c'est  un  mal 
ordinaire;  mais  d'en  dire  à  dessein,  c'est  ce  qui 
n'est  pas  supportable,  et  d'en  dire  de  telles  que 
celles-là. 

XXXVII. 

Plaindre  les  malheureux  n'est  pas  contre  la 
concupiscence;  au  contraire,  on  est  bien  aise 
de  pouvoir  se  rendre  ce  témoignage  d'huma- 
nité, et  de  s'attirer  la  réputation  de  tendresse 
sans  qu'il  en  coûte  rien  :  ainsi  ce  n'est  pas 
grand'chose. 

XXXVIII. 

Qui  aurait  eu  l'amitié  du  roi  d'Angleterre, 
du  roi  de  Pologne,  et  de  la  reine  de  Suède, 
aurait-il  cru  pouvoir  manquer  de  retraite  et  d'a- 
sile au  monde  *  ? 

XXXIX. 

^  Les  choses  ont  diverses  qualités,  et  l'âme 
diverses  inchnations;  car  rien  n'est  simple  de 
ce  qui  s'offre  à  l'âme,  et  l'âme  ne  s'offre  jamais 
simple  à  aucun  sujet.  De  là  vient  qu'on  pleure 
et  qu'on  rit  quelquefois  d'une  même  chose. 

XL. 

Il  y  a  diverses  classes  de  forts,  de  beaux,  de 
bons  esprits  et  de  pieux,  dont  chacun  doit  ré- 
gner chez  soi,  non  ailleurs.  Ils  se  rencontrent 
quelquefois  ;  et  le  fart  et  le  beau  se  battent  sot- 
tement à  qui  sera  le  maître  l'un  de  l'autre  ;  car 
leur  maîtrise  est  de  divers  genres.  Ils  ne  s'en- 
tendent pas,  et  leur  faute  est  de  vouloir  régner 
partout.  Rien  ne  le  peut,  non  pas  même  la 
force  :  elle  ne  fait  rien  au  royaume  des   sa- 

*  Pascal  veut  parler  Ici  de  trois  révolutions  arrivées  de  son 
temps  :  la  cruelle  catastrophe  de  Charles  P»",  roi  d'Angleterre, 
en  1649;  la  retraite  de  Jean  Casimir,  roi  de  Pologne,  dans  la 
Silésie,  en  IG55;  et  l'ahdication  de  Christine,  reine  do  Suède, 
en  1654.  II  ne  faut  pas  confondre  cette  première  retraite  de 
Casinnr  avec  la  seconde,  qui  n'arriva  qu'après  son  abdioodon, 
en  I6«8  :  alors  Patcal  était  mort. 


60 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


vaiits;  elle  u'est  maltresse  que  des  actions  exté- 
rieures. 

XLI. 

Fp.rox  gens  nullam  esse  vitam  sine  armis 
pulat.  Ils  aiment  mieux  la  mort  que  la  paix  :  les 
autres  aiment  mieux  la  mort  que  la  guerre. 
Toute  opinion  peut  être  préférée  à  la  vie ,  dont 
l'amour  paraît  si  fort  et  si  naturel. 

XLII. 

Qu'il  est  difficile  de  proposer  une  chose  au 
jugement  d'un  autre ,  sans  corrompre  son  juge- 
ment par  la  manière  de  la  lui  proposer  ?  Si  on 
dit  :  Je  le  trouve  beau,  je  le  trouve  obscur,  on 
entraîne  l'imagination  à  ce  jugement,  ou  on 
l'irrite  au  contraire.  Il  vaut  mieux  ne  rien  dire  ; 
car  alors  il  juge  selon  ce  qu'il  est,  c'est-à-dire 
selon  ce  qu'il  est  alors,  et  selon  que  les  autres 
circonstances  dont  on  n'est  pas  auteur  l'auront 
disposé  ;  si  ce  n'est  que  ce  silence  ne  fasse  aussi 
son  effet,  selon  le  tour  et  l'interprétation  qu'il 
sera  en  humeur  d'y  donner,  ou  selon  qu'il  con- 
jecturera de  l'air  du  visage  ou  du  ton  de  la  voix  : 
tant  il  est  aisé  de  démonter  un  jugement  de 
son  assiette  naturelle,  ou  plutôt  tant  il  y  en  a 
peu  de  fermes  et  de  stables  ! 

XLIII. 

Montaigne  a  raison  :  la  coutume  doit  être 
suivie  dès -là  qu'elle  est  coutume,  et  qu'on  la 
trouve  établie,  sans  examiner  si  elle  est  raison- 
nable ou  non  ;  cela  s'entend  toujours  de  ce  qui 
n'est  point  contraire  au  droit  naturel  ou  divin. 
Il  est  vrai  que  le  peuple  ne  la  suit  que  par  cette 
seule  raison  qu'il  la  croit  juste,  sans  quoi  il  ne 
la  suivrait  plus  ;  parce  qu'on  ne  veut  être  assu- 
jetti qu'à  la  raison  ou  à  la  justice.  La  coutume, 
sans  cela ,  passerait  pour  tyrannie  ;  au  lieu  que 
l'empire  de  la  raison  et  de  la  justice  n'est  non 
plus  tyrannie  que  celui  de  la  délectation. 

XLIV. 

"^  La  science  des  choses  extérieures  ne  nous 
consolera  pas  de  l'ignorance  de  la  morale  au 
temps  de  l'affliction  ;  mais  la  science  des  mœurs 
nous  consolera  toujours  de  l'ignorance  des  choses 
exlérieures. 

XLV. 

Le  temps  amortit  les  afflictions  et  les  que- 


relles, parce  qu'on  change,  et  qu'on  de%ient 
comme  une  autre  personne.  Ni  l'offensant,  ni 
l'offensé ,  ne  sont  plus  les  mêmes.  C'est  comme 
un  peuple  qu'on  a  irrité,  et  qu'on  reverrait 
après  deux  générations.  Ce  sont  encore  les  Fran- 
çais, mais  non  les  mêmes. 

XLVI. 

Condition  de  l'homme  :  inconstance,  ennui, 
inquiétude.  Qui  voudra  connaître  à  plein  la  va- 
nité de  l'homme  n'a  qu'à  considérer  les  causes 
et  les  effets  de  l'amour.  La  cause  en  est  un  je 
ne  sais  quoi  (  Cobneille  )  ;  et  les  effets  en  sont 
effroyables.  Ce.  je  ne  sais  quoi,  si  peu  de  chose 
qu'on  ne  saurait  le  reconnaître,  remue  toute  la 
terre,  les  princes,  les  armées,  le  monde  entier. 
Si  le  nez  de  Cléopâtre  eût  été  plus  court,  toute 
la  face  de  la  terre  aurait  changé. 

XLVIL 

César  était  trop  vieux,  ce  me  semble,  pour 
aller  s'amuser  à  conquérir  le  monde.  Cet  amu- 
sement était  bon  à  Alexandre  :  c'était  un  jeune 
homme  qu'il  était  difficile  d'arrêter  ;  mais  César 
devait  être  plus  mûr. 

XLVIII. 

4fcLe  sentiment  de  la  fausseté  des  plaisirs  pré- 
sents, et  l'ignorance  de  la  vanité  des  plaisirs  ab- 
sents, causent  l'inconstance. 

XLIX. 

Les  princes  et  les  rois  se  jouent  quelquefois. 
Ils  ne  sont  pas  toujours  sur  leurs  trônes  ;  ils  s'y 
ennuieraient.  La  grandeur  a  besoin  d'être  quittée 
pour  être  sentie. 

■•L. 

Mon  humeur  ne  dépend  guère  du  temps.  J'ai 
mon  brouillard  et  mon  beau  temps  au  dedans 
de  moi  ;  le  bien  et  le  mal  de  mes  affaires  mêmes 
y  font  peu.  Je  m'efforce  quelquefois  de  moi- 
même  contre  la  mauvaise  fortune  ;  et  la  gloire 
de  la  dompter  me  la  fait  dompter  gaiement,  au 
lieu  que  d'autres  fois  je  fais  l'indifférent  et  le 
dégoûté  dans  la  bonne  fortune. 

LI. 

"^  En  écrivant  ma  pensée ,  elle  m'échappe  quel- 
quefois ;  mais  cela  me  fait  souvenir  de  ma  fai- 
blesse, que  j'oublie  à  toute  heure  j  ce  qui  m*in- 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  IX. 


Gl 


struit  autant  que  ma  pensée  oubliée,  car  je  ne 
tends  qu'à  connaître  mon  néant. 


Tt^est 


LU. 


,  „^st  une  plaisante  chose  à  considérer,  de  ce 
qu'il  y  a  des  gens  dans  le  monde  qui,  ayant  re- 
noncé à  toutes  les  lois  de  Dieu  et  de  la  nature, 
s'en  sont  fait  eux-mêmes  auxquelles  ils  obéis- 
sent exactement  ;  comme,  par  exemple,  les  vo- 
leurs, etc. 

LUI. 

^  Ce  chien  est  à  moi,  disaient  ces  pauvres  en- 
fants; c'est  là  ma  place  au  soleil  :  voilà  le  com- 
mencement et  l'image  de  l'usurpation  de  toute 
la  terre. 

LIV. 

Vous  avez  mauvaise  grâce;  excusez-moi,  s'il 
vous  plaît.  Sans  cette  excuse,  je  n'eusse  pas 
aperçu  qu'il  y  eût  d'injure.  Révérence  parler,  il 
n'y  a  de  mauvais  que  l'excuse. 

LV. 

On  ne  s'imagine  d'ordinaire  Platon  et  Aris- 
tote  qu'avec  de  grandes  robes ,  et  comme  des 
personnages  toujours  graves  et  sérieux.  C'étaient 
d'honnêtes  gens  qui  riaient  comme  les  autres 
avec  leurs  amis  ;  et  quand  ils  ont  fait  leurs  lois 
et  leurs  traités  de  politique ,  c'a  été  en  se  jouant 
et  pour  se  divertir.  C'était  la  partie  la  moins 
philosophe  et  la  moins  sérieuse  de  leur  vie.  La 
plus  philosophe  était  de  vivre  simplement  et 
tranquillement. 

LVI. 

L'homme  aime  la  malignité  :  mais  ce  n'est 
pas  contre  les  malheureux,  mais  contre  les  heu- 
reux superbes  ;  et  c'est  se  tromper  que  d'en  juger 
autrement. 

L'épigramme  de  Martial  sur  les  borgnes  ne 
vaut  rien ,  parce  qu'elle  ne  les  console  pas ,  et  ne 
fait  que  donner  une  pointe  à  la  gloire  de  l'au- 
teur. Tout  ce  qui  n'est  que  pour  l'auteur  ne  vaut 
rien.  Amhitiosa  recidet  ornamenta  '.  Il  faut 
plaire  à  ceux  qui  ont  les  sentiments  humains  et 
tendres,  et  non  aux  âmes  barbares  et  inhu- 
maines. 

LVII. 

Je  me  suis  mal  trouvé  de  ces  compliments  : 

'  Horat. ,  Àrspoet. 


Je  vous  ai  donné  bien  de  la  peine  ;  je  crains  de 
vous  ennuyer  ;  je  crains  que  cela  ne  soit  trop 
long  :  ou  l'on  m'entraîne,  ou  l'on  m'irrite. 

LVIII. 

Un  vrai  ami  est  une  chose  si  avantageuse, 
même  pour  les  grands  seigneurs,  afin  qu'il  dise 
du  bien  d'eux,  et  qu'il  les  soutienne  en  leur  ab- 
sence même,  qu'ils  doivent  tout  faire  pour  en 
avoir  un.  Mais  qu'ils  choisissent  bien  ;  car  s'ils 
font  tous  leurs  efforts  pour  un  sot,  cela  leur  sera 
inutile ,  quelque  bien  qu'il  dise  d'eux  :  et  même 
il  n'en  dira  pas  du  bien ,  s'il  se  trouve  le  plus 
faible;  car  il  n'a  pas  d'autorité,  et  ainsi  il  en 
médira  par  compagnie. 

LIX. 

Voulez-vous  qu'on  dise  du  bien  de  vous  ?  n'en 
dites  point. 

LX. 

Qu'on  ne  se  moque  pas  de  ceux  qui  se  font 
honorer  par  des  charges  et  des  offices  ;  car  on 
n'aime  personne  que  pour  des  qualités  emprun- 
tées. Tous  les  hommes  se  haïssent  naturellement. 
Je  mets  en  fait  que ,  s'ils  savaient  exactement 
ce  qu'ils  disent  les  uns  des  autres ,  il  n'y  aurait 
pas  quatre  amis  dans  le  monde.  Cela  paraît  par 
les  querelles  que  causent  les  rapports  indiscrets 
qu'on  en  fait  quelquefois. 

LXI. 

La  mort  est  plus  aisée  à  supporter  sans  y  pen- 
ser, que  la  pensée  de  la  mort  sans  péril. 

LXII. 

Qu'une  chose  aussi  visible  qu'est  la  vanité  du 
monde  soit  si  peu  connue,  que  ce  soit  une  chose 
étrange  et  surprenante  de  dire  que  c'est  une 
sottise  de  chercher  les  grandeurs,  cela  est  ad- 
mirable. 

Qui  ne  voit  pas  la  vanité  du  monde  est  bien 
vain  lui-même.  Aussi  qui  ne  la  voit,  excepté  de 
jeunes  gens  qui  sont  tous  dans  le  bruit,  dans  le 
divertissement,  et  sans  la  pensée  de  l'avenir? 
Mais  ôtez-leur  leurs  divertissements,  vous  les 
voyez  sécher  d'ennui;  ils  sentent  alors  leur 
néant  sans  le  connaître  ;  car  c'est  être  bien  mal- 
heureux que  d'être  dans  une  tristesse  insup- 
portable aussitôt  qu'on  est  réduit  à  se  considé- 
rer, et  à  n'en  être  pas  diverti. 


62 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


LXIII. 


Chaque  chose  est  vraie  en  partie,  et  fausse 
en  partie.  La  vérité  essentielle  n'est  pas  ainsi  : 
elle  est  toute  pure  et  toute  vraie.  Ce  mélange  la 
déshonore  et  l'anéantit.  Rien  n'est  vrai,  en  l'en- 
tendant du  pur  vrai.  On  dira  que  l'homicide  est 
mauvais  :  oui  ;  car  nous  connaissons  bien  le  mal 
et  le  faux.  Mais  que  dira-t-on  qui  soit  bon  ?  La 
chasteté  ?  Je  dis  que  non  :  car  le  monde  finirait. 
Le  mariage  ?  Non  :  la  continence  vaut  mieux. 
De  ne  point  tuer  ?  Non  ;  car  les  désordres  se- 
raient horribles,  et  les  méchants  tueraient  tous 
les  bons.  De  tuer?  Non;  car  cela  détruit  la  na- 
ture. Nous  n'avons  ni  vrai,  ni  bien  qu'en  partie, 
et  méié  de  mal  et  de  faux. 

LXIV. 

Le  mal  est  aisé,  il  y  en  a  une  infinité;  le  bien 
presque  unique.  Mais  un  certain  genre  de  mal  est 
aussi  difûcile  à  trouver  que  ce  qu'on  appelle  bien; 
et  souvent  on  fait  passer  à  cette  marque  le  mal 
pai'ticulier  pour  bien...  Il  faut  même  une  gran- 
deur d'âme  extraordinaire  pour  y  arriver  comme 
au  bien. 

LXV. 

Les  cordes  qui  attachent  les  respects  des  uns 
envers  les  autres  sont,  en  général,  des  cordes  i 
de  nécessité;  car  il  faut  qu'il  y  ait  différents  de-  ! 
grés;  tous  les  hommes  voulant  dominer,  et  tous  ! 
ne  le  pouvant  pas,  mais  quelques-uns  le  pouvant.  ! 
Mais  les  cordes  qui  attachent  le  respect  à  tel  et  ■ 
tel  en  particulier  sont  des  cordes  d'imagination. 

LXVL  I 

Nous  sommes  si  malheureux,  que  nous  ne 
pouvons  prendre  plaisir  à  une  chose  qu'à  condi-  , 
tion  de  nous  fâcher  si  elle  nous  réussit  mal ,  ce  ' 
que  mille  choses  peuvent  faire,  et  font  à  toute 
heure.  Qui  aurait  trouvé  le  secret  de  se  réjouir  ; 
du  bien,  sans  être  touché  du  mal  contraire,  aurait  | 
trouvé  le  point. 

ARTICLE  X. 

Pensées  diverses  de  philosophie  et  de  littérature. 

L 

A  mesure  qu'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve 
qu'il  y  a  plus  d'hommes  originaux.  Les  gens  du 
commun  ne  trouvent  pas  de  différence  entre  les 
hommes. 


U. 


On  peut  avoir  le  sens  droit,  et  ne  pas  aller  éga- 
lement à  toutes  choses;  car  il  y  en  a  qui,  l'ayant 
droit  dans  un  certain  ordre  de  choses,  s'éblouis- 
sent dans  les  autres.  Les  uns  tirent  bien  les  con- 
séquences de  peu  de  principes,  les  autres  tirent 
bien  les  conséquences  des  choses  où  il  y  a  beau- 
coup de  principes.  Par  exemple,  les  uns  com- 
prennent bien  les  effets  de  l'eau ,  en  quoi  il  y  a 
peu  de  principes,  mais  dont  les  conséquences 
sont  si  fines,  qu'il  n'y  a  qu'une  grande  pénétra- 
tion qui  puisse  y  aller;  et  ceux-là  ne  seraient 
peut-être  pas  grands  géomètres,  parce  que  la 
géométrie  comprend  un  grand  nombre  de  prin- 
cipes, et  qu'une  nature  d'esprit  peut  être  telle, 
qu'elle  puisse  bien  pénétrer  peu  de  principes  jus 
qu'au  fond,  et  qu'elle  ne  puisse  pénétrer  les  choses 
où  il  y  a  beaucoup  de  principes. 

Il  y  a  donc  deux  sortes  d'esprits  :  l'un  de  pé 
nétrer  vivement  et  profondément  les  consé- 
quences des  principes,  et  c'est  là  l'esprit  de  jus- 
tesse *  ;  l'autre  de  comprendre  un  grand  nombre 
de  principes  sans  les  confondre,  et  c'est  là  l'es- 
prit de  géométrie.  L'un  est  force  et  droiture  d'es- 
prit, l'autre  est  étendue  d'esprit.  Or  l'un  peut 
être  sans  l'autre,  l'esprit  pouvant  être  fort  et 
étroit,  et  pouvant  être  aussi  étendu  et  faible. 

Il  y  a  beaucoup  de  différence  entre  l'esprit  de 
géométrie  et  l'esprit  de  finesse.  En  l'im,  les  prin- 
cipes sont  palpables,  mais  éloignés  de  l'usage 
commun;  de  sorte  qu'on  a  peine  à  tourner  la  tête 
de  ce  côté-là,  manque  d'habitude  :  mais,  pour 
peu  qu'on  s'y  tourne ,  on  voit  les  principes  à 
plein;  et  il  faudrait  avoir  tout  à  fait  l'esprit 
faux  pour  mal  raisonner  sur  des  principes  si 
gros,  qu'il  est  presque  impossible  qu'ils  échap- 
pent. 

Mais,  dans  l'esprit  de  finesse,  les  principes 
sont  dans  l'usage  commun  et  devant  les  yeux 
de  tout  le  monde.  On  n'a  que  faire  de  tourner 
la  tête,  ni  de  se  faire  violence.  Il  n'est  question 
que  d'avoir  bonne  vue;  mais  il  faut  l'avoir  bonne, 
car  les  principes  en  sont  si  déliés  et  en  si  grand 
nombre ,  qu'il  est  presque  impossible  qu'il  n'en 
échappe.  Or  l'omission  d'un  principe  mène  à 
l'erreur  :  ainsi  il  faut  avoir  la  vue  bien  nette 

'  Je  pense  qu'il  faut  lire  ici  Y  esprit  de  finesse,  par  opposi- 
tion à  V esprit  de  géométrie ,  qui  est  proprement  l'esprit  de 
méthode ,  Vesprit  de  jmtesse.  Toute  la  suite  de  cette  pensée 
semble  d'ailleurs  le  prouver.  Ea  effet ,  on  peut  avoir  beaucoup 
de  vivacité,  beaucoup  de  finesse  d'esprit,  et  manquer  de  ju- 
gement, c'est-à-dire  de  cet  esprit  de  méditation ,  de  raisonne- 
ment, qui  pénètre  les  principes ,  saisit  les  rapports  des  choses 
entre  elles,  et  sait  en  tirer  les  conséquences. 


PREMIÈRE  PARTIE,  ART.  X. 


63 


pour  voir  tous  les  principes,  et  ensuite  l'esprit 
juste  pour  ne  pas  raisonner  faussement  sur  des 
principes  connus. 

Tous  les  géomètres  seraient  donc  fins  s'ils 
avaient  la  vue  bonne  ;  car  ils  ne  raisonnent  pas 
faux  sur  les  principes  qu'ils  connaissent;  et  les 
esprits  fins  seraient  géomètres ,  s'ils  pouvaient 
plier  leur  vue  vers  les  principes  inaccoutumés  de 
géométrie. 

Ce  qui  fait  donc  que  certains  esprits  fins  ne 
sont  pas  géomètres,  c'est  qu'ils  ne  peuvent  du 
tout  se  tourner  vers  les  principes  de  géométrie  : 
mais  ce  qui  fait  que  des  géomètres  ne  sont  pas 
fins ,  c'est  qu'ils  ne  voient  pas  ce  qui  est  devant 
eux ,  et  qu'étant  accoutumés  aux  principes  nets 
et  grossiers  de  géométrie,  et  à  ne  raisonner 
qu'après  avoir  bien  vu  et  manié  leurs  principes, 
ils  se  perdent  dans  les  choses  de  finesse,  où  les 
principes  ne  se  laissent  pas  ainsi  manier.  On  les 
voit  à  peine  :  on  les  sent  plutôt  qu'on  ne  les 
voit  :  on  a  des  peines  infinies  à  les  faire  sentir 
à  ceux  qui  ne  les  sentent  pas  d'eux-mêmes  :  ce 
sont  choses  tellement  délicates  et  si  nombreuses, 
qu'il  faut  un  sens  bien  délié  et  bien  net  pour  les 
sentir ,  et  sans  pouvoir  le  plus  souvent  les  dé- 
montrer par  ordre  comme  en  géométrie,  parce 
qu'on  n'en  possède  pas  ainsi  les  principes,  et 
que  ce  serait  une  chose  infinie  de  l'entreprendre. 
Il  faut  tout  d'un  coup  voir  la  chose  d'un  seul 
regard,  et  non  par  progrès  de  raisonnement, 
au  moins  jusqu'à  un  certain  degré.  Et  ainsi  il 
est  rare  que  les  géomètres  soient  fins,  et  que 
les  esprits  fins  soient  géomètres,  à  cause  que 
les  géomètres  veulent  traiter  géométriquement 
les  choses  fines,  et  se  rendent  ridicules,  voulant 
commencer  par  les  définitions,  et  ensuite  par 
les  principes ,  ce  qui  n'est  pas  la  manière  d'a- 
gir en  cette  sorte  de  raisonnement.  Ce  n'est  pas 
que  l'esprit  ne  le  fasse;  mais  il  le  fait  tacitement, 
naturellement,  sans  art;  car  l'expression  en  passe 
tous  les  hommes,  et  le  sentiment  n'en  appartient 
qu'à  peu. 

Et  les  esprits  fins,  au  contraire,  ayant  accou- 
tumé de  juger  d'une  seule  vue ,  sont  si  étonnés 
quand  on  leur  présente  des  propositions  où  ils 
ne  comprennent  rien ,  et  où ,  pour  entrer ,  il  faut 
passer  par  des  définitions  et  des  principes  stériles, 
et  qu'ils  n'ont  pas  accoutumé  de  voir  ainsi  en  dé- 
tail ,  qu'ils  s'en  rebutent  et  s'en  dégoûtent.  Mais 
les  esprits  faux  ne  sont  jamais  ni  fins  ni  géo- 
mètres. 

Les  géomètres ,  qui  ne  sont  que  géomètres , 
ont  donc  l'esprit  droit,  mais  pourvu  qu'on  leur 


explique  bien  toutes  choses  par  définitions  et  par 
principes  :  autrement  ils  sont  faux  et  insupporta- 
bles ;  car  ils  ne  sont  droits  que  sur  les  principes 
bien  éclaircis.  Et  les  esprits  fins,  qui  ne  sont  que 
fins ,  ne  peuvent  avoir  la  patience  de  descendre 
jusqu'aux  premiers  principes  des  choses  spécula- 
tives et  d'imagination,  qu'ils  n'ont  jamais  vue» 
dans  le  monde  et  dans  l'usage. 

m. 

11  arrive  souvent  qu'on  prend,  pour  prouver 
certaines  choses,  des  exemples  qui  sont  tels,  qu'on 
pourrait  prendre  ces  choses  pour  prouver  ces 
exemples  :  ce  qui  ne  laisse  pas  de  faire  son  effet; 
car,  comme  on  croit  toujours  que  la  difficulté  est 
à  ce  qu'on  veut  prouver,  on  trouve  les  exemples 
plus  clairs.  Ainsi ,  quand  on  veut  montrer  une 
chose  générale,  on  donne  la  règle  particulière 
d'un  cas.  Mais  si  on  veut  montrer  un  cas  parti- 
culier, on  commence  par  la  règle  générale.  On 
trouve  toujours  obscure  la  chose  qu'on  veut 
prouver,  et  claire  celle  qu'on  emploie  à  la  prou- 
ver; car,  quand  on  propose  une  chose  à  prouver, 
d'abord  on  se  remplit  de  cette  imagination  qu'elle 
est  donc  obscure;  et  au  contraire,  que  celle  qui 
doit  la  prouver  est  claire ,  et  ainsi  on  l'entend 
aisément. 

IV. 

Tout  notre  raisonnement  se  réduit  à  céder  au 
sentiment.  Mais  la  fantaisie  est  semblable  et 
contraire  au  sentiment;  semblable,  parce  qu'elle 
ne  raisonne  point  ;  contraire ,  parce  qu'elle  est 
fausse  :  de  sorte  qu'il  est  bien  difficile  de  dis- 
tinguer entre  ces  contraires.  L'un  dit  que  mon 
sentiment  est  fantaisie,  et  que  sa  fantaisie  est 
sentiment;  et  j'en  dis  de  même  de  mon  côté. 
On  aurait  besoin  d'une  règle.  La  raison  s'offre  ; 
mais  elle  est  pliable  à  tous  sens  ;  et  ainsi  il  n'y 
en  a  point. 

V. 

Ceux  qui  jugent  d'un  ouvrage  par  règle  sont , 
à  l'égard  des  autres,  comme  ceux  qui  ont  une 
montre  à  l'égard  de  ceux  qui  n'en  ont  point. 
L'un  dit  :  Il  y  a  deux  heui-es  que  nous  sommes 
ici.  L'autre  dit  :  Il  n'y  a  que  trois  quarts  d'heure. 
Je  regarde  ma  montre;  je  dis  à  l'un  :  Vous 
vous  ennuyez  ;  et  à  l'autre  :  Le  temps  ne  vous 
dure  guère  ;  car  il  y  a  une  heure  et  demie  ;  et 
je  me  moque  de  ceux  qui  me  disent  que  le 
temps  me  dure  à  moi,  et  que  j'en  juge  par  fan- 


64 


PENSÉES  DE  PASCAL 


tûisie  :  Ils  ne  savent  pas  que  j'en  juge  par  ma 
montre. 

VI. 

Il  y  en  a  qui  parlent  bien,  et  qui  n'écrivent  pas 
de  même.  C'est  que  le  lieu ,  les  assistants ,  etc. , 
les  échauffent ,  et  tirent  de  leur  esprit  plus  (pi'ils 
n'y  trouveraient  sans  cette  chaleur. 

VIL 

Ce  que  Montaigne  a  de  bon  ne  peut  être  ac- 
quis que  difilcilement.  Ce  qu'il  a  de  mauvais  (j'en- 
tends hors  les  mœurs)  eût  pu  être  corrigé  en  un 
moment,  si  on  l'eût  averti  qu'il  faisait  trop 
d'histoires ,  et  qu'il  parlait  trop  de  soi. 

VIII. 

C'est  un  grand  mal  de  suivre  l'exception  au 
lieu  de  la  règle.  Il  faut  être  sévère  et  contraire 
à  l'exception.  Mais,  néanmoins,  comme  il  est 
certain  qu'il  y  a  des  exceptions  de  la  règle ,  il 
faut  en  juger  sévèrement ,  mais  justement. 

ÏX. 

Il  y  a  des  gens  qui  voudraient  qu'un  auteur 
ne  parlât  jamais  des  choses  dont  les  autres  ont 
parlé  ;  autrement  on  l'accuse  de  ne  rien  dire  de 
nouveau.  Mais  si  les  matières  qu'il  traite  ne  sont 
pas  nouvelles,  la  disposition  en  est  nouvelle. 
Quand  on  joue  à  la  paume ,  c'est  une  même  balle 
dont  on  joue  l'un  et  l'autre  ;  mais  l'un  la  place 
mieux.  J'aimerais  autant  qu'on  l'accusât  de  se 
servir  des  mots  anciens  :  comme  si  les  mêmes 
pensées  ne  formaient  pas  un  autre  corps  de  dis- 
cours par  une  disposition  différente,  aussi  bien  que 
les  mêmes  mots  forment  d'autres  pensées  par  les 
différentes  dispositions.  ^    , 

X. 

On  se  persuade  mieux ,  pour  l'ordinaire ,  par 
les  raisons  qu'on  a  trouvées  soi-même ,  que  par 
celles  qui  sont  venues  dans  l'esprit  des  autres. 

XL 

L'esprit  croit  naturellement,  et  la  volonté 
aime  naturellement  ;  de  sorte  que ,  faute  de  vrais 
objets,  il  faut  qu'ils  s'attachent  aux  faux. 

XII. 

Ces  grands  efforts  d'esprit  où  l'âme  touche 


quelquefois  sont  choses  oî)  elle  ne  se  tient  pas. 
]^lle  y  saute  seulement,  mais  pour  retomber 
aussitôt. 


XIII. 


I 


L'homme  n'est  ni 
heur  veut  que  qui 
bête. 


ange, 
veut  faire 


XIV. 


ni  bête;  et 


l'ange 


le  mal- 
fait  la 


Pourvu  qu'on  sache  la  passion  dominante  de 
quelqu'un ,  on  est  assuré  de  lui  plaire ,  et  néan- 
moins chacun  a  ses  fantaisies  contraires  à  son 
propre  bien ,  dans  l'idée  même  qu'il  a  du  bien  : 
et  c'est  une  bizarrerie  qui  déconcerte  ceux  qui 
veulent  gagner  leur  affection. 

XV. 

Un  cheval  ne  cherche  point  à  se  faire  admi- 
rer de  son  compagnon.  On  voit  bien  entre  eux 
quelque  sorte  d'émulation  à  la  course;  mais 
c'est  sans  conséquence  :  car,  étant  à  l'étable, 
le  plus  pesant  et  le  plus  mal  taillé  ne  cède  pas 
pour  cela  son  avoine  à  l'autre.  Il  n'en  est  pas 
de  même  parmi  les  hommes  :  leur  vertu  ne  se 
satisfait  pas  d'elle-même,  et  ils  ne  sont  point 
contents  s'ils  n'en  tirent  avantage  contre  les 
autres. 

XVI. 

Comme  on  se  gâte  l'esprit ,  on  se  gâte  aussi 
le  sentiment.  On  se  forme  l'esprit  et  le  senti- 
ment par  les  conversations.  Ainsi  les  bonnes  ou 
les  mauvaises  le  forment  ou  le  gâtent.  Il  importe 
donc  de  tout  bien  savoir  choisir,  pour  se  le  for- 
hier  et  ne  point  le  gâter  ;  et  on  ne  saurait  faire 
ce  choix,  si  on  ne  l'a  déjà  formé  et  point  gâté. 
Ainsi  cela  fait  un  cercle,  d'où  bienheureux  sont 
ceux  qui  sortent. 

XVIL 

Lorsque  dans  les  choses  de  la  nature,  dont  la 
connaissance  ne  nous  est  pas  nécessaire,  il  y  en 
a  dont  on  ne  sait  pas  la  vérité,  il  n'est  peut-être 
pas  mauvais  qu'il  y  ait  une  erreur  commune  qui 
fixe  l'esprit  des  hommes,  comme,  par  exemple, 
la  lune,  à  qui  on  attribue  les  changements  de 
temps,  les  progrès  des  maladies,  etc.  Car  c'est 
une  des  principales  maladies  de  l'homme,  que, 
d'avoir  une  curiosité  inquiète  pour  les  choses 
qu'il  ne  peut  savoir;  et  je  ne  sais  si  cène  lui  est 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  X. 


65 


point  un  moindre  mal  d'être  dans  l'erreur  pour 
les  choses  de  cette  nature ,  que  d'être  dans  cette 
curiosité  inutile. 

XVIII. 

Si  la  foudre  tombait  sur  les  lieux  bas,  les 
poètes ,  et  ceux  qui  ne  savent  raisonner  que  sur 
les  choses  de  cette  nature,  manqueraient  de 
preuves. 

XIX. 

L'esprit  a  son  ordre,  qui  est  par  principes  et 
démonstrations;  le  cœur  en  a  un  autre.  On  ne 
prouve  pas  qu'on  doit  être  aimé ,  en  exposant 
par  ordre  les  causes  de  l'amour  :  cela  serait  ri- 
dicule. 

Jésus-Christ  et  saint  Paul  ont  bien  plus  suivi 
cet  ordre  du  cœur ,  qui  est  celui  de  la  charité , 
que  celui  de  l'esprit;  car  leur  but  principal  n'é- 
tait pas  d'instruire,  mais  d'échauffer.  Saint  Au- 
gustin de  même.  Cet  ordre  consiste  principa- 
lement à  la  digression  sur  chaque  point  qui  a 
rapport  à  la  fin ,  pour  la  montrer  toujours. 

XX. 

Il  y  en  a  qui  masquent  toute  la  nature.  Il  n'y 
a  point  de  roi  parmi  eux ,  mais  un  auguste  mo- 
narque; point  de  Paris,  mais  une  capitale  du 
royaume.  Il  y  a  des  endroits  où  il  faut  appeler 
Paris ,  Paris  ;  et  d'autres  où  il  faut  l'appeler  ca- 
pitale du  royaume. 

XXI. 

Quand  dans  un  discours  on  trouve  des  mots 
répétés ,  et  qu'essayant  de  les  corriger ,  on  les 
trouve  si  propres ,  qu'on  gâterait  le  discours ,  il 
faut  les  laisser ,  c'en  est  la  marque  ;  et  c'est  la 
part  de  l'envie  qui  est  aveugle,  et  qui  ne  sait 
pas  que  cette  répétition  n'est  pas  faute  en  cet 
endroit  :  car  il  n'y  a  point  de  règle  générale. 

XXII. 

Ceux  qui  font  des  antithèses  en  forçant  les 
mots  sont  comme  ceux  qui  font  de  fausses  fe- 
nêtres pour  la  symétrie.  Leur  règle  n'est  pas  de 
parler  juste ,  mais  de  faire  des  figures  justes. 

XXIII. 

Une  langue  à  l'égard  d'une  autre  est  un  chiffre 
où  les  mots  sont  changés  en  mots ,  et  non  les 


lettres  en  lettres;  ainsi  une  langue  inconnue  est 
déchiffrable. 

XXIV. 

Il  y  a  un  modèle  d'agrément  et  de  beauté , 
qui  consiste  en  un  certain  rapport  entre  notre 
nature  faible  ou  forte,  telle  qu'elle  est,  et  la 
chose  qui  nous  plaît.  Tout  ce  qui  est  formé  sur 
ce  modèle  nous  agrée  :  maison ,  chanson ,  dis- 
cours ,  vers ,  prose ,  femmes ,  oiseaux ,  rivières , 
arbres,  chambres,  habits.  Tout  ce  qui  n'est  point 
sur  ce  modèle  déplaît  à  ceux  qui  ont  le  goûl 
bon. 

XXV. 

Comme  on  dit  beauté  poétique,  on  devrait 
dire  aussi  beauté  géométrique ,  et  beauté  médi- 
cinale. Cependant  on  ne  le  dit  point  :  et  la  rai- 
son en  est  qu'on  sait  bien  quel  est  l'objet  de  la 
géométrie  et  quel  est  l'objet  de  la  médecine; 
mais  on  ne  sait  pa«  en  quoi  consiste  l'agrément , 
qui  est  l'objet  de  la  poésie.  On  ne  sait  ce  que 
c'est  que  ce  modèle  naturel  qu'il  faut  imiter; 
et,  faute  de  cette  connaissance ,  on  a  inventé  de 
certains  termes  bizarres  :  siècle  d'or,  merveilles 
de  nos  jours ,  fatal  laurier ,  bel  astre ,  etc.  ;  et 
on  appelle  ce  jargon  beauté  poétique.  Mais  qui 
s'imaginera  une  femme  vêtue  sur  ce  modèle 
verra  une  jolie  demoiselle  toute  couverte  de  mi- 
roirs et  de  chaînes  de  laiton;  et  au  lieu  de  la 
trouver  agréable ,  il  ne  pourra  s'empêcher  d'en 
rire,  parce  qu'on  sait  mieux  en  quoi  consiste 
l'agrément  d'une  femme  que  l'agrément  des 
vers.  Mais  ceux  qui  ne  s'y  connaissent  pas  l'ad- 
mireraient peut-être  en  cet  équipage;  et  il  y  a 
bien  des  villages  où  on  la  prendrait  pour  la  reine; 
et  c'est  pourquoi  il  y  en  a  qui  appellent  des 
sonnets  faits  sur  ce  modèle,  des  reines  de  vil- 
lage. 

XXVI 

Quand  un  discours  naturel  peint  une  passion 
ou  un  effet,  on  trouve  dans  soi-même  la  vérité 
de  ce  qu'on  entend,  qui  y  était  sans  qu'on  le  sût, 
et  on  se  sent  porté  à  aimer  celui  qui  nous  le  fait 
sentir  ;  car  il  ne  nous  fait  pas  montre  de  son  bien , 
mais  du  nôtre;  et  ainsi  ce  bienfait  nous  le  rend 
aimable  :  outre  que  cette  communauté  d'intelli- 
gence que  nous  avons  avec  lui  incline  nécessai- 
rement le  cœur  à  l'aimer. 

XXVIJ. 

II  faut  qu'il  y  ait  dans  l'éloquence  de  l'agréa- 


6() 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


ble  et  du  réel;  mais  il  faut  que  cet  agréable  soit 
réel. 

XXVUI. 

Quand  on  volt  le  style  naturel ,  on  est  tout 
étonné  et  ravi;  car  on  s'attendait  de  voir  un  au- 
teur, et  on  trouve  un  homme.  Au  lieu  que  ceux 
qui  ont  le  goût  bon,  et  qui,  en  voyant  un  livre, 
croient  trouver  un  homme,  sont  tout  surpris  de 
trouver  un  auteur  :  plus  poetice  quant  humane 
locutus  est.  Ceux-là  honorent  bien  la  nature,  qui 
lui  apprennent  qu'elle  peut  parler  de  tout,  et 
même  de  théologie. 

XXIX. 

La  dernière  chose  qu'on  trouve,  en  faisant 
un  ouvrage,  est  desavoir  celle  qu'il  faut  mettre 
la  première. 

XXX. 

Dans  le  discours,  il  ne  faut  point  détourner 
l'esprit  d'une  chose  à  une  autre,  si  ce  n'est  pour 
le  délasser;  mais  dans  le  temps  où  cela  est  à 
propos,  et  non  autrement  :  car  qui  veut  délas- 
ser hors  de  propos  lasse.  On  se  rebute,  et  on 
quitte  tout  là  :  tant  il  est  difficile  de  rien  ob- 
tenir de  l'homme  que  par  le  plaisir,  qui  est  la 
monnaie  pour  laquelle  nous  donnons  tout  ce 
qu'on  veut  I 

XXXI. 

Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui  attire  l'ad- 
miration par  la  ressemblance  des  choses  dont 
on  n'admire  pas  les  originaux  ! 

XXXII. 

Un  même  sens  change  selon  les  paroles  qui 
l'expriment.  Les  sens  reçoivent  des  paroles  leur 
dignité,  au  lieu  de  la  leur  donner. 

XXXIII. 

Ceux  qui  sont  accoutumés  à  juger  par  le  sen- 
timent ne  comprennent  rien  aux  choses  de  rai- 
sonnement, car  ils  veulent  d'abord  pénétrer 
d'une  vue,  et  ne  sont  point  accoutumés  à  cher- 
cher les  principes.  Et  les  autres,  au  contraire, 
qui  sont  accoutumés  à  raisonner  par  principes , 
ne  comprennent  rien  aux  choses  de  sentiment, 
y  cherchant  des  principes,  et  ne  pouvant  voir 
d'une  vue. 


XXXIV. 


La  vraie  éloquence  se  moque  de  l'éloquence; 
la  vraie  morale  se  moque  de  la  morale  ;  c'est-à- 
dire  que  la  morale  du  jugement  se  moque  de  la 
morale  de  l'esprit ,  qui  est  sans  règle.  • 

XXXV. 

Toutes  les  fausses  beautés  que  nous  blâmons 
dans  Cicéron  ont  des  admirateurs  en  grand 
nombre. 

XXXVI. 

Se  moquer  de  la  philosophie,  c'est  vraiment 
philosopher. 

XXXVII. 

Il  y  a  beaucoup  de  gens  qui  entendent  le 
sermon  de  la  même  manière  qu'ils  entendent 
vêpres. 

XXXVIII. 

Les  rivières  sont  des  chemins  qui  marchent , 
et  qui  portent  où  l'on  veut  aller. 

XXXIX. 

Deux  visages  semblables ,  dont  aucun  ne  fait 
rire  en  particulier,  font  rire  ensemble  par  leur 
ressemblance. 

XL. 

Les  astrologues,  les  alchimistes,  etc.,  ont 
quelques  principes;  mais  ils  en  abusent.  Or,  l'a- 
bus des  vérités  doit  être  autant  puni  que  l'in- 
troduction du  mensonge. 

XLI. 

Je  ne  puis  pardonner  à  Descartes  :  il  aurait 
bien  voulu ,  dans  toute  sa  philosophie ,  pouvoir 
se  passer  de  Dieu  ;  mais  il  n'a  pu  s'empêcher  de 
lui  faire  donner  une  chiquenaude  pour  mettre 
le  monde  en  mouvement;  après  cela  il  n'a  plus 
que  faire  de  Dieu. 


ARTICLE  XI. 

Sur  Épictète  et  Montaigne  \ 

I. 

Epictète  est  un  des  philosophes  du  monde  qui 

^  Tout  cet  article  sur  Épictète  et  Montaigne  est  extrait  d'un 
dialogue  de  Pascal  avec  Sacy ,  extrait  dans  lequel  on  a  con- 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  XI. 


G7 


ait  le  mieux  connu  les  devoirs  de  l'homme.  Il 
veut,  avant  toutes  choses,  qu'il  regarde  Dieu 
comme  son  principal  objet;  qu'il  soit  persuadé 
qu'il  gouverne  tout  avec  justice;  qu'il  se  sou- 
mette à  lui  de  bon  cœur;  et  qu'il  le  suive  volon- 
tairement en  tout,  comme  ne  faisant  rien  qu'a- 
vec une  très -grande  sagesse  :  qu'ainsi  cette 
disposition  arrêtera  toutes  les  plaintes  et  tous  les 
murmures,  et  préparera  son  esprit  à  souffrir 
paisiblement  les  événements  les  plus  fâcheux. 
rc  Ne  dites  jamais ,  dit-il ,  J'ai  perdu  cela  ;  dites 
«  plutôt,  Je  l'ai  rendu  :  mon  fils  est  mort,  je  l'ai 
«  rendu  :  ma  femme  est  morte,  je  l'ai  rendue. 
«  Ainsi  des  biens,  et  de  tout  le  reste.  Mais  celui 
«  qui  me  l'ôte  est  un  méchant  homme,  direz- 
«<  vous  :  pourquoi  vous  mettez-vous  en  peine 
«  par  qui  celui  qui  vous  l'a  prêté  vient  le  rede- 
«  mander?  Pendant  qu'il  vous  en  permet  l'u- 
«  sage ,  ayez-en  soin  comme  d'un  bien  qui  appar- 
<c  tient  à  autrui ,  comme  un  voyageur  fait  dans 
«  une  hôtellerie.  Vous  ne  devez  pas,  dit-il  en- 
«  core,  désirer  que  les  choses  se  fassent  comme 
«  vous  le  voulez;  mais  vous  devez  vouloir 
«  qu'elles  se  fassent  comme  elles  se  font.  Sou- 
«  venez-vous,  ajoute-t-il,  que  vous  êtes  ici  comme 
«  un  acteur,  et  que  vous  jouez  votre  person- 
«  nage  dans  une  comédie,  tel  qu'il  plaît  au  maî- 
«  tre  de  vous  le  donner.  S'il  vous  le  donne 
«  court,  jouez-le  court;  s'il  vous  le  donne  long, 
«  jouez-le  long  :  soyez  sur  le  théâtre  autant  de 
«  temps  qu'il  lui  plaît;  paraissez -y  riche  ou  pau- 
«  vre ,  selon  qu'il  l'a  ordonné.  C'est  votre  fait 
«  de  bien  jouer  le  personnage  qui  vous  est 
«  donné;  mais  de  le  choisir,  c'est  le  fait  d'un 
«  autre.  Ayez  tous  les  jours  devant  les  yeux  la 
«  mort  et  les  maux  qui  semblent  les  plus  insup- 
«  portables;  et  jamais  vous  ne  penserez  rien  de 
«  bas,  et  ne  désirerez  rien  avec  excès.  » 

Il  montre  en  mille  manières  ce  que  l'homme 
doit  faire.  Il  veut  qu'il  soit  humble  ;  qu'il  cache 
ses  bonnes  résolutions,  surtout  dans  les  com- 
mencements, et  qu'il  les  accomplisse  en  secret  : 
rien  ne  les  ruine  davantage  que  de  les  produire. 
Il  ne  se  lasse  point  de  répéter  que  toute  l'étude 
et  le  désir  de  l'homme  doivent  être  de  connaître 
la  volonté  de  Dieu,  et  de  la  suivre. 

Telles  étaient  les  lumières  de  ce  grand  esprit 
qui  a  si  bien  connu  les  devoirs  de  l'homme  : 
heureux  s'il  avait  aussi  c(^nu  sa  faiblesse  1  Mais 


gervé  seulement  les  pensées  de  Pascal.  Ceux  qui  voudront  lire 
le  dialogue  même  pourront  consulter  le  père  Desmolets , 
tome  V  de  la  continuation  des  Mémoires  d'histoire  et  de  litté- 
rature, ou  les  Mémoires  de  Fontaine,  tome  11. 


après  avoir  si  bien  compris  ce  qu'on  doit  faire , 
il  se  perd  dans  la  présomption  de  ce  que  l'on 
peut.  «  Dieu,  dit-il,  a  donné  à  tout  homme  les 
«  moyens  de  s'acquitter  de  toutes  ses  obliga- 
«  tions;  ces  moyens  sont  toujours  en  sa  puis- 
«  sance;  il  ne  faut  chercher  la  félicité  que  par 
«  les  choses  qui  sont  toujours  en  notre  pouvoir, 
«  puisque  Dieu  nous  les  a  données  à  cette  fin  : 
«  il  faut  voir  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  libre.  Les 
«  biens,  la  vie,  l'estime,  ne  sont  pas  en  notre 
«  puissance,  et  ne  mènent  pas  à  Dieu;  mais 
«  l'esprit  ne  peut  être  forcé  de  croire  ce  qu'il 
«  sait  être  faux,  ni  la  volonté  d'aimer  ce  qu'elle 
«  sait  qui  la  rend  malheureuse  :  ces  deux  puis- 
«  sauces  sont  donc  pleinement  libres ,  et  par 
«  elles  seules  nous  pouvons  nous  rendre  par- 
«  faits,  connaître  Dieu  parfaitement,  l'aimer, 
«  lui  obéir,  lui  plaire ,  surmonter  tous  les  vices , 
«  acquérir  toutes  les  vertus ,  et  ainsi  nous  ren- 
«  dre  saints  et  compagnons  de  Dieu.  «  Ces  or* 
gueilleux  principes  conduisent  Épictète  à  d'au- 
tres erreurs,  comme,  que  l'âme  est  une  portion 
de  la  substance  divine;  que  la  douleur  et  la 
mort  ne  sont  pas  des  maux  ;  qu'on  peut  se  tuer 
quand  on  est  si  persécuté  qu'on  peut  croire  que 
Dieu  nous  appelle ,  etc. 


IL 


Montaigne,  né  dans  un  état  chrétien,  fait 
profession  de  la  religion  catholique,  et  en  cela 
il  n'a  rien  de  particulier  ;  mais  comme  il  a  voulu 
chercher  une  morale  fondée  sur  la  raison ,  sans 
les  lumières  de  la  foi,  il  prend  ses  principes 
dans  cette  supposition,  et  considère  l'homme 
destitué  de  toute  révélation.  Il  met  donc  toutes 
choses  dans  un  doute  si  universel  et  si  général , 
que  l'homme  doutant  même  s'il  doute,  son  in- 
certitude roule  sur  elle-même  dans  un  cercle 
perpétuel  et  sans  repos  :  s' opposant  également 
à  ceux  qui  disent  que  tout  est  incertain,  et  à 
ceux  qui  disent  que  tout  ne  l'est  pas ,  parce  qu'il 
ne  veut  rien  assurer.  C'est  dans  ce  doute  qui 
doute  de  soi ,  et  dans  cette  ignorance  qui  s'i- 
gnore, que  consiste  l'essence  de  son  opinion. 
Il  ne  peut  l'exprimer  par  aucun  terme  positif  : 
car  s'il  dit  qu'il  doute,  il  se  trahit,  en  assurant 
au  moins  qu'il  doute;  ce  qui  étant  formellement 
contre  son  intention,  il  est  réduit  à  s'expliquer 
par  interrogation;  de  sorte  que  ne  voulant  pas 
dire.  Je  ne  sais,  il  dit.  Que  sais-je?  De  quoi  il 
a  fait  sa  devise,  en  la  mettant  sous  les  bassins 
d'une  balance,  lesquels  pesant  les  contradic;- 


m 


PENSEES  HE  PASCAL 


toires,  se  trouvenl  dans  un  parfait  équilibre.  En 
uji  mot ,  il  est  pur  pyrrhonien.  Tous  ses  discours, 
tous  ses  essais  y  roulent  sur  ce  principe;  et  c'est 
la  seule  chose  qu'il  prétend  bien  établir.  Il  dé- 
truit insensiblement  tout  ce  qui  passe  pour  le 
plus  certain  parmi  les  hommes,  non  pas  pour 
établir  le  contraire,  avec  une  certitude  de  la- 
quelle seule  il  est  ennemi,  mais  pour  faire  voir 
seulement  que ,  Içs  apparences  étant  égales  de 
jMurt  et  d'autre,  on  ne  sait  où  asseoir  sa  croyance. 

Dans  cet  esprit ,  il  se  moque  de  toutes  les  as- 
surances; il  combat,  par  exemple,  ceux  qui  ont 
pensé  établir  un  grand  remède  contre  les  pro- 
cès, par  la  multitude  et  la  prétendue  justesse 
des  lois  :  comme  si  on  pouvait  couper  la  racine 
des  doutes ,  d'où  naissent  les  procès  !  comme  s'il 
y  avait  des  digues  qui  pussent  arrêter  le  tor- 
rent de  l'incertitude ,  et  captiver  les  conjectu- 
res! Il  dit,  à  cette  occasion,  qu'il  vaudrait  au- 
tant soumettre  sa  cause  au  premier  passant 
qu'à  des  juges  armés  de  ce  nombre  d'ordon- 
nances. Il  n'a  pas  l'ambition  de  changer  l'ordre 
de  l'état  ;  il  ne  prétend  pas  que  son  avis  soit 
meilleur,  il  n'en  croit  aucun  bon.  Il  veut  seule- 
ment prouver  la  vanité  des  opinions  les  plus  re- 
çues :  montrant  que  l'exclusion  de  toutes  lois 
diminuerait  plutôt  le  nombre  des  différends,  que 
cette  multitude  de  lois  qui  ne  sert  qu'à  l'aug- 
menter, parce  que  les  difficultés  croissent  à  me- 
sure qu'on  les  pèse,  les  obscurités  se  multiplient 
par  les  commentaires  ;  et  que  le  plus  sûr  moyen 
d'entendre  le  sens  d'un  discours  est  de  ne  pas 
l'examiner,  de  le  prendre  sur  la  première  appa- 
rence :  car,  si  peu  qu'on  l'observe,  toute  sa 
clarté  se  dissipe.  Sur  ce  modèle  il  juge  à  l'aven- 
ture de  toutes  les  actions  des  hommes  et  des 
points  d'histoire,  tantôt  d'une  manière,  tantôt 
d'une  autre  ;  suivant  librement  sa  première  vue, 
et  sans  contraindre  sa  pensée  sous  les  règles  de 
la  raison ,  qui  n'a ,  selon  lui ,  que  de  fausses  me- 
sures. Ravi  de  montrer,  par  son  exemple,  les 
contrariétés  d'un  même  esprit  dans  ce  génie  tout 
libre ,  il  lui  est  également  bon  de  s'emporter  ou 
non  dans  les  disputes ,  ayant  toujours ,  par  l'un 
ou  l'autre  exemple ,  un  moyen  de  faire  voir  la 
faiblesse  des  opinions  :  étant  porté  avec  tant  d'a- 
vantage dans  ce  doute  universel ,  qu'il  s'y  forti- 
fie également  par  son  triomphe  et  par  sa  dé- 
faite. 

C'est  dans  cette  assiette,  toute  flottante  et 
toute  chancelante  qu'elle  est ,  qu'il  combat  avec 
une  fermeté  invincible  les  hérétiques  de  son 
temps,  sur  ce  qu'ils  assuraient  connaître  seuls 


le  véritable  sens  de  l'Écriture  ;  et  c'est  de  là  en^ 
core  qu'il  foudroie  l'impiété  horrible  de  ceux  qui 
osent  dire  que  Dieu  n'est  point.  Il  les  entreprend 
particulièrement  dans  l'apologie  de  Raimond  de 
Sébonde;et,les  trouvant  dépouillés  volontaire- 
ment de  toute  révélation ,  et  abandonnés  à  leur 
lumière  naturelle ,  toute  foi  mise  à  part ,  il  les 
I  interroge  de  quelle  autorité  ils  entreprennent  de 
i  juger  de  cet  Être  souverain ,  qui  est  infini  par 
sa  propre  définition  :  eux  qui  ne  connaissent 
véritablement  aucune  des  moindres  choses  de  la 
nature  !  11  leur  demande  sur  quels  principes  ils 
s'appuient ,  et  il  les  presse  de  les  lui  montrer.  Il 
examine  tous  ceux  qu'ils  peuvent  produire;  et  il 
pénètre  si  avant,  par  le  talent  où  il  excelle,  qu'il 
montre  la  vanité  de  tous  ceux  qui  passent  pour 
les  plus  éclairés  et  les  plus  fermes.  Il  demande  si 
l'âme  connaît  quelque  chose  ;  si  elle  se  connaît 
elle-même;  si  elle  est  substance  ou  accident, 
corps  ou  esprit  ;  ce  que  c'est  que  chacune  de  ces 
choses  ^  et  s'il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  de  l'un  de 
ces  ordres  ;  si  elle  connaît  son  propre  corps  ;  si 
elle  sait  ce  que  c'est  que  matière  ;  comment  elle 
peut  raisonner ,  si  elle  est  matière  ;  et  comment 
elle  peut  être  unie  à  un  corps  particulier  et  en 
ressentir  les  passions,  si  elle  est  spirituelle.  Quand 
a-t-elle  commencé  d'être?  avec  ou  devant  le 
corps?  finit-elle  avec  lui ,  ou  non?  ne  se  trompe- 
t-elle  jamais  ?  sait-elle  quand  elle  erre  ?  vu  que 
l'essence  de  la  méprise  consiste  à  la  méconnaître. 
Il  demande  encore  si  les  animaux  raisonnent, 
pensent ,  parlent  :  qui  peut  décider  ce  que  c'est 
que  le  temps ,  V espace ,  V étendue ,  le  mouve- 
ment y  Vunité ,  toutes  choses  qui  nous  environ- 
nent, et  entièrement  inexplicables;  ce  que  c'est 
cpiQ santé,  maladie,  mort,  vie,  bien,  mal,  jus- 
tice, péché,  dont  nous  parlons  à  toute  heure; 
si  nous  avons  en  nous  des  principes  du  vrai  ; 
et  si  ceux  que  nous  croyons,  et  qu'on  appelle 
axiomes,  ou  notions  communes  à  tous  les 
hommes ,  sont  conformes  à  la  vérité  essentielle. 
Puisque  nous  ne  savons  que  par  la  seule  foi 
qu'un  Être  tout  bon  nous  les  a  données  vérita- 
bles, eu  nous  créant  pour  connaître  la  vérité,  qui 
saura,  sans  cette  lumière  de  la  foi,  si,  étant  for- 
mées à  l'aventure ,  nos  notions  ne  sont  pas  incer- 
taines ,  ou  si ,  étant  formées  par  un  être  faux  et 
méchant,  il  ne  nous  les  a  pas  données  fausses 
pour  nous  séduire  ?  Montrant  par  là  que  Dieu  et 
le  vrai  sont  inséparables ,  et  que  si  l'un  est  ou 
n'est  pas ,  s'il  est  certain  ou  incertain ,  l'autre  est 
nécessairement  de  même.  Qui  sait  si  le  sens  com- 
mun ,  que  nous  prenons  ordinairement  pour  juge 


PREMIERE  PARTIE,  ART.  XI. 


m 


du  vrai ,  a  été  destiné  à  cette  fonction  par  celui 
qui  l'a  créé  ?  qui  sait  ce  que  c'est  que  vérité  ?  et 
comment  peut-on  s'assurer  de  l'avoir  sans  la 
connaître?  qui  sait  même  ce  que  c'est  qu'un 
être ,  puisqu'il  est  impossible  de  le  définir ,  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  général ,  et  qu'il  faudrait,  pour 
l'expliquer ,  se  servir  de  l'Être  même,  en  disant. 
C'est  telle  ou  telle  chose  ?  Puis  donc  que  nous  ne 
savons  ce  que  c'est  qu'âme,  corps,  temps,  espace, 
mouvement,  vérité,  bien,  ni  même  Yeire,  ni 
expliquer  l'idée  que  nous  nous  en  formons ,  com- 
ment nous  assurerons-nous  qu'elle  est  la  même 
dans  tous  les  hommes  ?  Nous  n'en  avons  d'autres 
marques  que  l'uniformité  des  conséquences ,  qui 
n'est  pas  toujours  un  signe  de  celle  des  princi- 
pes ;  car  ceux-ci  peuvent  bien  être  différents ,  et 
conduire  néanmoins  aux  mêmes  conclusions, 
chacun  sachant  que  le  vrai  se  conclut  souvent 
du  faux. 

Enfin  Montaigne  examine  profondément  les 
sciences  :  la  géométrie ,  dont  il  tâche  de  démon- 
trer l'incertitude  dans  ses  axiomes  et  dans  les 
termes  qu'elle  ne  définit  point ,  comme  d'éten- 
due, de  mouvement,  etc.;  la  physique  et  la 
médecine,  qu'il  déprime  en  une  infinité  de  fa- 
çons ;  l'histoire ,  la  politique ,  la  morale ,  la  ju- 
risprudence ,  etc.  De  sorte  que ,  sans  la  révéla- 
tion, nous  pourrions  croire,  selon  lui,  que  la 
vie  est  un  songe  dont  nous  ne  nous  éveillons 
qu'à  la  mort ,  et  pendant  lequel  nous  avons  aussi 
peu  les  principes  du  vrai  que  durant  le  sommeil 
naturel.  C'est  ainsi  qu'il  gourmande  si  fortement 
et  si  cruellement  la  raison  dénuée  de  la  foi,  que, 
lui  faisant  douter  si  elle  est  raisonnable,  et  si  les 
animaux  le  sont  ou  non ,  ou  plus  ou  moins  que 
l'homme,  il  la  fait  descendre  de  l'excellence 
qu'elle  s'est  attribuée,  et  la  met,  par  grâce,  eu 
parallèle  avec  les  bêtes ,  sans  liii  permettre  de 
sortir  de  cet  ordre ,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  in- 
struite, par  son  Créateur  même,  de  son  rang 
qu'elle  ignore  :  la  menaçant ,  si  elle  gronde ,  de 
la  mettre  au-dessous  de  toutes ,  ce  qui  lui  paraît 
aussi  facile  que  le  contraire  ;  et  ne  lui  donnant 
pouvoir  d'agir  cependant  que  pour  reconnaître 
sa  faiblesse  avec  une  humilité  sincère ,  au  lieu 
de  s'élever  par  une  sotte  vanité.  On  ne  peut 
voir  sans  joie,  dans  cet  auteur ,  la  superbe  raison 
si  invinciblement  froissée  par  ses  propres  armes, 
et  cette  révolte  si  sanglante  de  l'homme  contre 
l'homme ,  laquelle ,  de  la  société  avec  Dieu  où  il 
s'élevait  par  les  maximes  de  sa  faible  raison ,  le 
précipite  dans  la  condition  des  bêtes  ;  et  on  ai- 
merait de  tout  son  cœur  le  ministre  d'une  si 


grande  vengeance ,  si ,  étant  humble  disciple  de 
l'Église  par  la  foi ,  il  eût  suivi  les  règles  de  la 
morale,  en  portant  les  hommes,  qu'il  avait  si  uti- 
lement humiliés,  à  ne  pas  irriter  par  de  nouveaux 
crimes  celui  qui  peut  seul  les  tirer  de  ceux  qu'il 
les  a  convaincus  de  ne  pas  pouvoir  seulement 
connaître.  Mais  il  agit  au  contraire  en  païen  : 
voyons  sa  morale. 

De  ce  principe,  que  hors  de  la  foi  tout  est  dans 
l'incertitude,  et  en  considérant  combien  il  y  a  de 
temps  qu'on  cherche  le  vrai  et  le  bien ,  sans  au- 
cun progrès  vers  la  tranquillité,  il  conclut  qu'on 
doit  en  laisser  le  soin  aux  autres  ;  demeurer  ce- 
pendant en  repos,  coulant  légèrement  sur  ces  ^i- 
jets,  de  peur  d'y  enfoncer  en  appuyant;  prendre 
le  vrai  et  le  bien  sur  la  première  apparence,  sans 
les  presser,  parce  qu'ils  sont  si  peu  sohdes,  que, 
quelque  peu  que  l'on  serre  la  main,  ils  échappent 
entre  les  doigts ,  et  la  laissent  vide.  Il  suit  donc 
le  rapport  des  sens,  et  les  notions  communes, 
parce  qu'il  faudrait  se  faire  violence  pour  les  dé- 
mentir, et  qu'il  ne  sait  s'il  y  gagnerait,  ignorant 
où  est  le  vrai.  Il  fuit  aussi  la  douleur  et  la  mort, 
parce  que  son  instinct  l'y  pousse,  et  qu'il  ne  veut 
pas  y  résister  par  la  même  raison.  Mais  il  ne  se 
fie  pas  trop  à  ces  mouvements  de  crainte,  et  n'o- 
serait en  conclure  que  ce  soient  de  véritables 
maux  :  vu  qu'on  sent  aussi  des  mouvements  de 
plaisir  qu'on  accuse  d'être  mauvais ,  quoique  la 
nature ,  dit-il ,  parle  au  contraire.  «  Ainsi  je  n'ai 
«  rien  d'extravagant  dans  ma  conduite ,  poursuit- 
«  il  ;  j'agis  comme  les  autres  ;  et  tout  ce  qu'ils 
«  font  dans  la  sotte  pensée  qu'ils  suivent  le  vrai 
«  bien ,  je  le  fais  par  un  autre  principe ,  qui  est 
«  que  les  vraisemblances  étant  pareillement  de 
«  l'un  et  de  l'autre  côté ,  l'exemple  et  la  commo- 
«  dite  sont  les  contre-poids  qui  m'entraînent.  '>  11 
suit  les  mœurs  de  son  pays,  parce  que  la  coutume 
l'emporte  ;  il  monte  son  cheval,  parce  que  le  che- 
val le  soufft-e ,  mais  sans  croire  que  ce  soit  de 
droit  :  au  contraire ,  il  ne  sait  pas  si  cet  animal 
n'a  pas  celui  de  se  servir  de  lui.  Il  se  fait  même 
quelque  violence  pour  éviter  certains  vices;  il 
garde  la  fidélité  au  mariage ,  à  cause  de  la  peine 
qui  suit  les  désordres  :  la  règle  de  ses  actions 
étant  en  tout  la  commodité  et  la  tranquillité.  Il 
rejette  donc  bien  loin  cette  vertu  stoique  qu'on 
peint  avec  une  mine  sévère,  un  regard  farouche, 
des  cheveux  hérissés ,  le  front  ridé  et  en  sueur , 
dans  une  posture  pénible  et  tendue ,  loin  des 
hommes ,  dans  un  morne  silence ,  et  seule  sur  la 
pointe  d'un  rocher  :  fantôme,  dit  Montaigne, 
capable  d'effrayer  les  enfants,  et  qui  ne  fait  au 


70 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


tre  chose,  avec  un  travail  continuel,  que  de 
chercher  un  repos  où  elle  n'arrive  jamais  ;  au 
lieu  que  la  sienne  est  naïve,  familière,  plaisante, 
enjouée ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  folâtre  :  elle  suit 
ce  qui  la  charme ,  et  badine  négligemment  des 
accidents  bons  et  mauvais,  couchée  mollement 
dans  le  sein  de  l'oisiveté  tranquille,  d'où  elle 
montre  aux  hommes  qui  cherchent  la  félicité 
avec  tant  de  peine ,  que  c'est  là  seulement  où  elle 
repose,  et  que  l'ignorance  et  l'incuriosité  sont 
deux  doux  oreillers  pour  une  tête  bien  faite, 
comme  il  le  dit  lui-même. 


III. 


En  lisant  Montaigne,  et  le  comparant  avec 
Épictète ,  on  ne  peut  se  dissimuler  qu'ils  étaient 
assurément  les  deux  plus  grands  défenseurs  des 
deux  plus  célèbres  sectes  du  monde  infidèle ,  et 
qui  sont  les  seules,  entre  celles  des  hommes 
destitués  de  la  lumière  de  la  religion,  qui  soient 
en  quelque  sorte  liées  et  conséquentes.  En  effet, 
que  peut-on  faire  sans  la  révélation ,  que  de 
suivre  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  systèmes  ?  Le 
premier  :  Il  y  a  un  Dieu ,  donc  c'est  lui  qui  a 
créé  l'homme  ;  il  l'a  fait  pour  lui-même  :  il  l'a 
créé  tel  qu'il  doit  être  pour  être  juste  et  deve- 
nir heureux  :  donc  l'homme  peut  connaître  la 
vérité ,  et  il  est  à  portée  de  s'élever  par  la  sa- 
gesse jusqu'à  Dieu ,  qui  est  son  souverain  bien. 
Second  système  :  L'homme  ne  peut  s'élever  jus- 
qu'à Dieu ,  ses  inclinations  contredisent  la  loi  ; 
il  est  porté  à  chercher  son  bonheur  dans  les  biens 
visibles ,  et  même  en  ce  cju'il  y  a  de  plus  hon- 
teux. Tout  paraît  donc  incertain,  et  le  vrai  bien 
l'est  aussi  :  ce  qui  semble  nous  réduire  à  n'avoir 
ni  règle  fixe  pour  les  mœurs ,  ni  certitude  dans 
les  sciences. 

Il  y  a  un  plaisir  extrême  à  remarquer  dans 
ces  divers  raisonnements  en  quoi  les  uns  et  les 
autres  ont  aperçu  quelque  chose  de  la  vérité 
qu'ils  ont  essayé  de  connaître.  Car  s'il  est  agréa- 
ble d'observer  dans  la  nature  le  désir  qu'elle  a  de 
peindre  Dieu  dans  tous  ses  ouvrages  où  l'on  en 
voit  quelques  caractères, parce  qu'ils  en  sont  les 
images,  combien  plus  est-il  juste  de  considéier 
dans  les  productions  des  esprits  les  efforts  qu'r te 
font  pour  parvenir  à  la  vérité ,  et  de  remarquer 
en  quoi  ils  y  arrivent  et  en  quoi  ils  s'en  égarent? 
C'est  la  principale  utilité  qu'on  doit  tirer  de  ses 
lectures. 

Il  semble  que  la  source  des  erreurs  d'Épictète 
et  des  stoïciens  d'une  part ,  de  Montaigne  et  des 


épicuriens  de  l'autre ,  est  de  n'avoir  pas  su  que 
l'état  de  l'homme  à  présent  diffère  de  celui  de  sa 
création.  Les  uns,  remarquant  quelques  traces 
de  sa  première  grandeur ,  et  ignorant  sa  corrup- 
tion, ont  traité  la  nature  comme  saine,  et  sans 
besoin  de  réparateur;  ce  qui  les  mène  au  comble 
de  l'orgueil.  Les  autres,  éprouvant  sa  misère 
présente ,  et  ignorant  sa  première  dignité ,  trai- 
tent la  nature  comme  nécessairement  infirme  et 
irréparable  ;  ce  qui  les  précipite  dans  le  déses- 
poir d'arriver  à  un  véritable  bien,  et  de  là, 
dans  une  extrême  lâcheté.  Ces  deux  états ,  qu'il 
fallait  connaître  ensemble  pour  voir  toute  la  vé- 
rité, étant  connus  séparément,  conduisent  né- 
cessairement à  l'un  de  ces  deux  vices  :  à  l'orgueil 
ou  à  la  paresse ,  où  sont  infailliblement  plongés 
tous  les  hommes  avant  la  grâce  ;  puisque ,  s'ils 
ne  sortent  point  de  leurs  désordres  par  lâcheté, 
ils  n'en  sortent  que  par  vanité ,  et  sont  toujours 
esclaves  des  esprits  de  malice ,  à  qui ,  comme  le 
remarque  saint  Augustin ,  on  sacrifie  en  bien  des 
manières. 

C'est  donc  de  ces  lumières  imparfaites  qu'il 
arrive  que  les  uns  connaissant  l'impuissance  et 
non  le  devoir ,  ils  s'abattent  dans  la  lâcheté  ;  les 
autres  connaissant  le  devoir  sans  connaître  leur 
impuissance ,  ils  s'élèvent  dans  leur  orgueil.  On 
s'imaginera  peut-être  qu'en  les  alliant,  on  pour- 
rait former  une  morale  parfaite  :  mais,  au  lieu  de 
cette  paix ,  il  ne  résulterait  de  leur  assemblage 
qu'une  guerre  et  une  destruction  générale  :  car 
les  uns  établissant  la  certitude ,  et  les  autres  le 
doute ,  les  uns  la  grandeur  de  l'homme ,  les  au- 
tres sa  faiblesse ,  ils  ne  sauraient  se  réunir  et  se 
concilier;  ils  ne  peuvent  ni  subsister  seuls  à  cause 
de  leurs  défauts ,  ni  s'unir  à  cause  de  la  contra- 
riété de  leurs  oppositions. 


IV. 


Mais  il  faut  qu'ils  se  brisent  et  s'anéantissent 
pour  faire  place  à  la  vérité  de  la  révélation.  C'est 
elle  qui  accorde  les  contrariétés  les  plus  for 
melles  par  un  art  tout  divin.  Unissant  tout  ce 
qui  est  de  vrai,  chassant  tout  ce  qu'il  y  a  de 
faux,  elle  enseigne  avec  une  sagesse  véritable- 
ment céleste  le  point  où  s'accordent  les  princi- 
pes opposés ,  qui  paraissent  incompatibles  dans 
les  doctrines  purement  humaines.  En  voici  la 
raison  :  les  sages  du  monde  ont  placé  les  con- 
trariétés dans  un  même  sujet  ;  l'un  attribuait  la 
force  à  la  nature ,  l'autre  la  faiblesse  à  cette  même 
nature  ;  ce  qui  ne  peut  subsister  :  au  lieu  que  la 


PREMIÈRE  PARTIE,  ART.  XII. 


71 


foi  nous  apprend  à  les  mettre  en  des  sujets  dif- 
férents ;  toute  l'infirmité  appartient  à  la  nature, 
toute  la  puissance  au  secours  de  Dieu.  Voilà  l'u- 
nion étonnante  et  nouvelle  qu'un  Dieu  seul  pou- 
vait enseigner,  que  lui  seul  pouvait  faire,  et  qui 
n'est  qu'une  image  et  qu'un  effet  de  l'union  inef- 
fable des  deux  natures  dans  la  seule  personne 
d'un  Homme- Dieu.  C'est  ainsi  que  la  philosophie 
conduit  insensiblement  à  la  théologie  :  et  il  est 
difficile  de  ne  pas  y  entrer,  quelque  vérité  que 
l'on  traite,  parce  qu'elle  est  le  centre  de  toutes 
les  vérités;  ce  qui  paraît  ici  parfaitement,  puis- 
qu'elle renferme  si  visiblement  ce  qu'il  y  a  de 
vrai  dans  ces  opinions  contraires.  Aussi  on  ne 
voit  pas  comment  aucun  d'eux  pourrait  refuser 
de  la  suivre.  S'ils  sont  pleins  de  la  grandeur  de 
l'homme,  qu'en  ont-ils  imaginé  qui  ne  cède  aux 
promesses  de  l'Évangile,  lesquelles  ne  sont  autre 
chose  que  le  digne  prix  de  la  mort  d'un  Dieu  ? 
Et  s'ils  se  plaisent  à  voir  l'infirmité  de  la  nature, 
leur  idée  n'égale  point  celle  de  la  véritable  fai- 
blesse du  péché,  dont  la  même  mort  a  été  le 
remède.  Chaque  parti  y  trouve  plus  qu'il  ne  dé- 
sire ;  et ,  ce  qui  est  admirable ,  y  trouve  une  union 
solide  :  eux  qui  ne  pouvaient  s'allier  dans  un  de- 
gré infiniment  inférieur  ! 


V. 


Les  chrétiens  ont,  en  général,  peu  de  besoin 
de  ces  lectures  philosophiques.  Néanmoins  Épic- 
tète  a  un  art  admirable  pour  troubler  le  repos  de 
ceux  qui  le  cherchent  dans  les  choses  extérieures, 
et  pour  les  forcer  à  reconnaître  qu'ils  sont  de 
véritables  esclaves  et  de  misérables  aveugles; 
qu'il  est  impossible  d'éviter  l'erreur  et  la  douleur 
qu'ils  fuient,  s'ils  ne  se  donnent  sans  réserve  à 
Dieu  seul.  Montaigne  est  incomparable  pour 
confondre  l'orgueil  de  ceux  qui ,  sans  la  foi ,  se 
piquent  d'un  e  véritable  justice  ;  pour  désabuser 
ceux  qui  s'attachent  à  leur  opinion,  et  qui  croient , 
Indépendamment  de  l'existence  et  des  perfec- 
tions de  Dieu ,  trouver  dans  les  sciences  des  vé- 
rités inébranlables  ;  et  pour  convaincre  si  bien  la 
raison  de  son  peu  de  lumière  et  de  ses  égarements, 
qu'il  est  difficile  après  cela  d'être  tenté  de  rejeter 
les  mystères,  parce  qu'on  croit  y  trouver  des 
répugnances  :  car  l'esprit  en  est  si  battu,  qu'il 
est  bien  éloigné  de  vouloir  juger  si  les  mystères 
sont  possibles  ;  ce  que  les  hommes  du  commun 
n'agitent  que  trop  souvent.  Mais  Épictète,  en 
combattant  la  paresse ,  mène  à  l'orgueil ,  et  pour- 
rait être  nuisible  à  ceux  ([ui  ne  sont  pas  persuadés 


de  la  corruption  de  toute  justice  qui  ne  vient  pas 
de  la  foi.  Montaigne  est  absolument  pernicieux, 
de  son  côté ,  à  ceux  qui  ont  quelque  pente  à  l'im- 
piété et  aux  vices.  C'est  pourquoi  ces  lectures 
doivent  être  réglées  avec  beaucoup  de  soin,  de 
discrétion  et  d'égard  à  la  condition  et  aux  mœurs 
de  ceux  qui  s'y  appliquent.  Mais  il  semble  qu'en 
les  joignant  elles  ne  peuvent  que  réussir,  parce 
que  l'une  s'oppose  au  mal  de  l'autre.  Il  est  vrai 
qu'elles  ne  peuvent  donner  la  vertu ,  mais  elles 
troublent  dans  les  vices  :  l'homme  se  trouvant 
combattu  par  les  contraires,  dont  l'un  chasse 
l'orgueil,  et  l'autre  la  paresse,  et  ne  pouvant 
reposer  dans  aucun  de  ces  vices  par  ses  raison- 
nements, ni  aussi  les  fuir  tous. 

ARTICLE  XII. 

Sur  la  condition  des  grands. 

h 

Pour  entrer  dans  la  véritable  connaissance 
de  votre  condition ',  considérez  -  la  dans  cette 
image. 

Un  homme  fut  jeté  par  la  tempête  dans  une 
île  inconnue,  dont  les  habitants  étaient  en  peine 
de  trouver  leur  roi ,  qui  s'était  perdu  :  et  comme 
il  avait,  par  hasard,  beaucoup  de  ressemblance 
de  corps  et  de  visage  avec  ce  roi,  il  fut  pris 
pour  lui ,  et  reconnu  en  cette  qualité  par  tout 
ce  peuple.  D'abord  il  ne  savait  quel  parti  prendre  ; 
mais  il  se  résolut  enfin  de  se  prêter  à  sa  bonne 
fortune.  Il  reçut  donc  tous  les  respects  qu'on 
voulut  lui  rendre ,  et  il  se  laissa  traiter  de  roi. 

Mais,  comme  il  ne  pouvait  oublier  sa  condi- 
tion naturelle ,  il  pensait ,  en  même  temps  qu'il 
recevait  ces  respects ,  qu'il  n'était  pas  le  roi  que 
ce  peuple  cherchait,  et  que  ce  royaume  ne  lui 
appartenait  pas.  Ainsi  il  avait  une  double  pensée, 
l'une  par  laquelle  il  agissait  en  roi ,  l'autre  par 
laquelle  il  reconnaissait  son  état  véritable ,  et 
que  ce  n'était  que  le  hasard  qui  l'avait  mis  en  la 
place  où  il  était.  Il  cachait  cette  dernière  pensée, 
et  il  découvrait  l'autre.  C'était  par  la  première 
qu'il  traitait  avec  le  peuple,  et  par  la  dernière 
qu'il  traitait  avec  soi-même. 

'  Pascal  adresse  la  parole  à  M.  Arthus  Gouffier ,  duc  de 
Roannez ,  duc  et  pair  de  France.  Après  avoir  été  gouverneur 
du  Poitou ,  il  se  retira  à  la  maison  de  l'Institution  des  pères 
de  l'Oratoire.  Il  eut  la  plus  grande  part  aux  soins  que  les  amis 
de  Pascal  prirent,  en  1668,  de  recueillir  et  mettre  au  jour  ses 
Pensées. 

Tout  cet  article  est  tiré  du  livre  :  De  l'Éducation  cfm 
Prince ,  par  Chanleresne  (Nicole  ).  Les  pensées  sont  de  Pasca 
la  rédaction  est  de  Nicole. 


72 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


Ne  vous  imaginez  pas  que  ce  soit  par  un 
moindre  hasard  que  vous  possédez  les  richesses 
dont  vous  vous  trouvez  maître,  que  celui  par 
lequel  cet  homme  se  trouvait  roi.  Vous  n'y  avez 
aucun  droit  de  vous-même  et  par  votre  nature , 
non  plus  que  lui  :  et  non-seulement  vous  ne  vous 
trouvez  fils  d'un  duc,  mais  vous  ne  vous  trouvez 
au  monde  que  par  une  infinité  de  hasards.  Votre 
naissance  dépend  d'un  mariage,  ou  plutôt  de 
tous  les  mariages  de  ceux  dont  vous  descendez. 
Mais  d'où  dépendaient  ces  mariages?  d'une  vi- 
site faîte  par  rencontre,  d'un  discours  en  l'air, 
de  mille  occasions  imprévues. 

Vous  tenez,  dites-vous,  vos  richesses  de  vos 
ancêtres;  mais  n'est-ce  pas  par  mille  hasards 
que  vos  ancêtres  les  ont  acquises ,  et  qu'ils  vous 
les  ont  conservées?  Mille  autres  aussi  habiles 
qu'eux,  ou  n'ont  pu  en  acquérir,  ou  les  ont  per- 
dues après  les  avoir  acquises.  Vous  imaginez- 
vous  aussi  que  ce  soit  par  quelque  voie  naturelle 
que  tes  biens  ont  passé  de  vos  ancêtres  à  vous  ? 
Cela  n'est  pas  véritable.  Cet  ordre  n'est  fondé 
que  sur  la  seule  volonté  des  législateurs,  qui  ont 
pu  avoir  de  bonnes  raisons  pour  l'établir,  miàs 
dont  aucune  certainement  n'est  prise  d'un  droit 
naturel  que  vous  ayez  sur  ces  choses.  S'il  leur 
avait  plu  d'ordonner  que  ces  biens ,  après  avoir 
été  possédés  par  les  pères  durant  leur  vie,  re- 
tourneraient à  la  république  après  leur  mort, 
vous  n'auriez  aucun  sujet  de  vous  en  plaindre. 

Ainsi,  tout  le  titre  par  lequel  vous  possédez 
votre  bien  n'est  pas  un  titre  fondé  sur  la  nature, 
mais  sur  un  établissement  humain.  Un  autre 
tour  d'imagination  dans  ceux  qui  ont  fait  les  lois 
vous  aurait  rendu  pauvre  ;  et  ce  n'est  que  cette 
rencontre  du  hasard  qui  vous  a  fait  naître  avec 
la  fantaisie  des  lois,  qui  s'est  trouvée  favorable 
à  votre  égard,  qui  vous  met  en  possession  de 
tx)us  ces  biens. 

Je  ne  veux  pas  dire  qu'ils  ne  vous  appartien- 
nent pas  légitimement,  et  qu'il  soit  permis  à  un 
autre  de  vous  les  ravir  ;  car  Dieu ,  qui  en  est  le 
maître,  a  permis  aux  sociétés  de  faire  des  lois 
pour  les  partager  :  et  quand  ces  lois  sont  une 
fois  établies,  il  est  injuste  de  les  violer.  C'est  ce 
qui  vous  distingue  un  peu  de  cet  homme  dont 
nous  avons  parlé,  qui  ne  posséderait  son  royaume 
que  par  l'erreur  du  peuple,  parce  que  Dieu  n'au- 
toriserait pas  cette  possession,  et  l'obligerait  à 
y  renoncer,  au  lieu  qu'il  autorise  la  vôtre.  Mais 
ce  qui  vous  est  entièrement  commun  avec  lui , 
c'est  que  ce  droit  que  vous  y  avez  n'est  point 
fondé,  non  plus  que  le  sien,  sur  quelque  qualité 


et  sur  quelque  mérite  qui  soit  en  vous,  et  qui 
vous  en  rende  digne.  Votre  âme  et  votre  corps 
sont  d'eux-mêmes  indifférents  à  l'état  de  bateliei 
ou  à  celui  de  duc  :  et  il  n'y  a  nul  lien  naturel 
qui  les  attache  à  une  condition  plutôt  qu  à  une 
autre. 

Que  s'ensuit-il  de  là?  Que  vous  devez  avoir, 
comme  cet  homme  dont  nous  avons  parlé ,  une 
double  pensée;  et  que,  si  vous  agissez  ex;érieu- 
rement  avec  les  hommes  selon  votre  rang ,  vous 
devez  reconnaître  par  une  pensée  plus  cachée, 
mais  plus  véritable,  que  tous  n'avez  rien  natu- 
rellement au-dessus  d'eux.  Si  la  pensée  publique 
vous  élève  au-dessus  du  commun  des  hommes, 
que  l'autre  vous  abaisse  et  vous  tienne  dans  une 
parfaite  égalité  avec  tous  les  hommes;  car  c'est 
votre  état  naturel. 

Le  peuple  qui  vous  admire  ne  connaît  pas  peut- 
être  ce  secret.  Il  croit  que  la  noblesse  est  une 
grandeur  réelle ,  et  il  considère  presque  les  grands 
comme  étant  d'une  autre  nature  que  les  autres. 
Ne  leur  découvrez  pas  cette  erreur,  si  vous  vou- 
lez ;  mais  n'abusez  pas  de  cette  élévation  avec 
insolence,  et  surtout  ne  vous  méconnaissez  pas 
vous-même,  en  croyant  que  votre  être  a  quel- 
que chose  de  plus  élevé  que  celui  des  autres. 

Que  diriez-vous  de  cet  homme  qui  aurait  été 
fait  roi  par  l'erreur  du  peuple,  s'il  venait  à  ou- 
blier tellement  sa  condition  naturelle,  qu'il  s'i- 
maginât que  ce  royaume  lui  était  dû,  qu'il  le 
méritait,  et  qu'il  lui  appartenait  de  droit?  Vous 
admireriez  sa  sottise  et  sa  folie.  Mais  y  en  a-t-il 
moins  dans  les  personnes  de  qualité ,  qui  vivent 
dans  un  si  étrange  oubli  de  leur  état  naturel  ? 

Que  cet  avis  est  important  !  Car  tous  les  em- 
portements, toute  la  violence  et  toute  la  fierté 
des  grands  ne  viennent  que  de  ce  qu'ils  ne  con- 
naissent point  ce  qu'ils  sont  :  étant  difficile  que 
ceux  qui  se  regarderaient  intérieurement  comme 
égaux  à  tous  les  hommes,  et  qui  seraient  bien 
persuadés  qu'ils  n'ont  rien  en  eux  qui  mérite  ces 
petits  avantages  que  Dieu  leur  a  donnés  au-dessus 
des  autres ,  les  traitassent  avec  insolence.  Il  faut 
s'oublier  soi-même  pour  cela,  et  croire  qu'on  a 
quelque  excellence  réelle  au-dessus  d'eux  :  en 
quoi  consiste  cette  illusion  que  je  tâche  de  vous 
découvrir. 


H. 


Il  est  bon  que  vous  sachiez  ce  que  Ton  vous 
doit,  afin  que  vous  ne  prétendiez  pas  exiger  des 
hommes  ce  qui  ne  vous  serait  pas  dû  ;  car  c'est 


PREMIÈRE  PARTIE,  ART.  XII. 


une  injustice  visible  :  et  cependant  elle  est  fort 
commune  à  ceux  de  votre  condition,  parce  qu'ils 
en  ignorent  la  nature. 

Il  y  a  dans  le  monde  deux  sortes  de  grandeurs  ; 
car  il  y  a  des  grandeurs  d'établissement  et  des 
grandeurs  naturelles.  Les  grandeurs  d'établisse- 
ment dépendent  de  la  volonté  des  hommes,  qui 
ont  cru,  avec  raison,  devoir  honorer  certains 
états,  et  y  attacher  certains  respects.  Les  di- 
gnités et  la  noblesse  sont  de  ce  genre.  En  un  pays 
on  honore  les  nobles,  et  en  l'autre  les  roturiers  : 
en  celui-ci  les  aînés ,  en  cet  autre  les  cadets.  Pour- 
quoi cela  ?  parce  qu'il  a  plu  aux  hommes.  La  chose 
était  indifférente  avant  J'établissement  :  après 
l'établissement  elle  devient  juste ,  parce  qu'il  est 
injuste  de  le  troubler. 

Les  grandeurs  naturelles  sont  celles  qui  sont 
indépendantes  de  la  fantaisie  des  hommes,  parce 
qu'elles  consistent  dans  les  qualités  réelles  et  ef- 
fectives de  l'âme  et  du  corps,  qui  rendent  l'une 
ou  l'autre  plus  estimable,  comme  les  sciences, 
ia  lumière,  l'esprit,  la  vertu,  la  santé,  la  force. 

Nous  devons  quelque  chose  à  l'une  et  à  l'autre 
de  ces  grandeurs;  mais,  comme  elles  sont  d'une 
nature  différente,  nous  leur  devons  aussi  diffé- 
rents respects.  Aux  grandeurs  d'établissement, 
nous  leur  devons  des  respects  d'établissement, 
c'est-à-dire  certaines  cérémonies  extérieures ,  qui 
doivent  être  néanmoins  accompagnées,  comme 
nous  l'avons  montré,  d'une  reconnaissance  inté- 
rieure de  la  justice  de  cet  ordre,  mais  qui  ne 
nous  font  pas  concevoir  quelque  qualité  réelle  en 
ceux  que  nous  honorons  de  cette  sorte.  Il  faut  par- 
ler aux  rois  à  genoux  :  il  faut  se  tenir  debout 
dans  la  chambre  des  princes.  C'est  une  sottise  et 
une  bassesse  d'esprit  que  de  leur  refuser  ces 
devoirs. 

Mais  pour  les  respects  naturels,  qui  consis- 
tent dans  l'estime,  nous  ne  les  devons  qu'aux 
grandeurs  naturelles;  et  nous  devons,  au  con- 
traire, le  mépris  et  l'aversion  aux  qualités  con- 
traires à  ces  grandeurs  naturelles.  Il  n'est  pas 
nécessaire,  parce  que  vous  êtes  duc,  que  je  vous 
estime  ;  mais  il  est  nécessaire  que  je  vous  salue. 
Si  vous  êtes  duc  et  honnête  homme,  je  rendrai 
ce  que  je  dois  à  l'une  et  à  l'autre  de  ces  qualités. 
Je  ne  vous  refuserai  point  les  cérémonies  que 
mérite  votre  qualité  de  duc ,  ni  l'estime  que  mé- 
rite celle  d'honnête  homme.  Mais  si  vous  étiez 
duc  sans  être  honnête  homme,  je  vous  ferais 
encore  justice  ;  car  en  vous  rendant  les  devoirs 
extérieurs  que  l'ordre  des  hommes  a  attachés 
À  votre  qualité ,  je  ne  manquerais  pas  d'avoir 


73 

pour  vous  le  mépris  intérieur  que  mériterait  la 
bassesse  de  votre  esprit. 

Voilà  en  quoi  consiste  la  justice  de  ces  devoirs. 
Et  l'injustice  consiste  à  attacher  les  respects  na- 
turels aux  grandeurs  d'établissement,  ou  à  exi- 
ger les  respects  d'établissement  pour  les  gran- 
deurs naturelles.  Monsieur  N.  est  un  plus  grand 
géomètre  que  moi;  en  cette  qualité,  il  veut 
passer  devant  moi  :  je  lui  dirai  qu'il  n'y  entend 
rien.  La  géométrie  est  une  grandeur  naturelle  ; 
elle  demande  une  préférence  d'estime  ;  mais  les 
hommes  n'y  ont  attaché  aucune  préférence  exté- 
rieure. Je  passerai  donc  devant  lui,  et  l'esti- 
merai plus  que  moi,  en  qualité  de  géomètre.  De 
même,  si,  étant  duc  et  pair,  vous  ne  vous  con- 
tentiez pas  que  je  me  tinsse  découvert  devant 
vous,  et  que  vous  voulussiez  encore  que  je  vous 
estimasse,  je  vous  prierais  de  me  montrer  les 
qualités  qui  méritent  mon  estime.  Si  vous  le 
faisiez,  elle  vous  est  acquise,  et  je  ne  pourrais 
vous  la  refuser  avec  justice  ;  mais  si  vous  ne  le 
faisiez  pas,  vous  seriez  injuste  de  me  la  deman- 
der ;  et  assurément  vous  n'y  réussiriez  pas.  ius- 
siez-vous  le  plus  grand  prince  du  monde. 


m. 


Je  veux  donc  vous  faire  connaître  votre  con- 
dition véritable  ;  car  c'est  la  chose  du  monde 
que  les  personnes  de  votre  sorte  ignorent  le  plus. 
Qu'est-ce,  à  votre  avis,  que  d'être  grand  sei- 
gneur ?  C'est  être  maître  de  plusieurs  objets  de 
la  concupiscence  des  hommes,  et  pouvoir  ainsi 
satisfaire  aux  besoins  et  aux  désirs  de  plusieurs. 
Ce  sont  ces  besoins  et  ces  désirs  qui  les  attirent 
auprès  de  vous,  et  qui  vous  les  assujettissent  : 
sans  cela  ils  ne  vous  regarderaient  pas  seulement  ; 
mais  ils  espèrent,  par  ces  services  et  ces  défé- 
rences qu'ils  vous  rendent,  obtenir  de  vous  quel- 
que part  de  ces  biens  qu'ils  désirent,  et  dont  ils 
voient  que  vous  disposez. 

Dieu  est  environné  de  gens  pleins  de  charité, 
qui  lui  demandent  les  biens  de  la  charité,  qui 
sont  en  sa  puissance  :  ainsi  il  est  proprement  le 
roi  de  la  charité. 

Vous  êtes  de  même  environné  d'un  petit 
nombre  de  personnes  sur  qui  vous  régnez  en 
votre  manière.  Ces  gens  sont  pleins  de  concupis- 
cence. Ils  vous  demandent  les  biens  de  la  con- 
cupiscence. C'est  la  concupiscence  qui  les  attache 
à  vous.  Vous  êtes  donc  proprement  un  roi  de 
concupiscence.  Votre  royaume  est  de  peu  d'é- 
tendue ;  mais  vous  êtes  égal ,  dans  le  genre  d^ 


74 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


royauté,  aux  plus  grands  rois  de  la  terre.  Ils 
sont  comme  vous  des  rois  de  concupiscence. 
C'est  la  concupiscence  qui  fait  leur  force  ;  c'est- 
à-dire  la  possession  des  choses  que  la  cupidité 
des  hommes  désire. 

Mais  en  connaissant  votre  condition  natu- 
relle, usez  des  moyens  qui  lui  sont  propres,  et 
ne  prétendez  pas  régner  par  une  autre  voie  que 
par  celle  qui  vous  fait  roi.  Ce  n'est  point  votre 
force  et  votre  puissance  naturelle  qui  vous  as- 
sujettit toutes  ces  personnes.  Ne  prétendez  donc- 
pas  les  dominer  par  la  force,  ni  les  traiter  avec 
dureté.  Contentez  leurs  justes  désirs  ;  soulagez 
leurs  nécessités  ;  mettez  votre  plaisir  à  être  bien- 
faisant ;  avancez-les  autant  que  vous  le  pourrez, 
et  vous  agirez  en  vrai  roi  de  concupiscence. 

Ce  que  je  vous  dis  ne  va  pas  bien  loin  ;  et  si 
vous  en  demeurez  là,  vous  ne  laisserez  pas  de 
vous  perdre  ;  meiis  au  moins  vous  vous  perdrez 
en  honnête  homme.  Il  y  a  des  gens  qui  se  dam- 
nent si  sottement ,  par  l'avarice ,  par  la  bruta- 
lité, par  la  débauche,  par  la  violence,  par  les 
emportements,  par  les  blasphèmes  1  Le  moyen 
que  je  vous  ouvre  est  sans  doute  plus  honnête  ; 
mais  c'est  toujours  une  grande  folie  que  de  se 
damner  :  et  c'est  pourquoi  il  ne  faut  pas  en  de- 
meurer là.  Il  faut  mépriser  la  concupiscence  et 
son  royaume,  et  aspirer  à  ce  royaume  de  cha- 
rité où  tous  les  sujets  ne  respirent  que  la  charité, 
et  ne  désirent  que  les  biens  de  la  charité.  D'au- 
tres que  moi  vous  en  diront  le  chemin  ;  il  me 
suffit  de  vous  avoir  détourné  de  ces  voies  bru- 
tales où  je  vois  que  plusieurs  personnes  de  qua- 
lité se  laissent  emporter,  faute  de  bien  en  con- 
naître la  véritable  nature. 


SECONDE  PARTIE, 

CONTENANT    LES    PENSEES    IMMEDIATEMENT 
BELATIVES    A    LA    RELIGION. 


ARTICLE  PREMIER. 

Contrariétés  étonnantes  qui  se  trouvent  dans  la 
nature  de  l'homme  à  Végar§  de  la  vérité^ 
du  bonheur,  et  de  plusieurs  autres  choses. 


Rien  n'est  plus  étrange  dans  la  nature  de 
l'homme  que  les  contrariétés  qu'on  y  découvre 


à  l'égard  de  toutes  choses.  Il  est  fait  pour  con- 
naître la  vérité;  il  la  désire  ardemment,  il  la 
cherche;  et  cependant,  quand  il  tâche  de  la 
saisir,  il  s'éblouit  et  se  confond  de  telle  sorte, 
qu'il  donne  sujet  de  lui  en  disputer  la  posses- 
sion. C'est  ce  qui  a  fait  naître  les  deux  sectes 
de  pyrrhoniens  et  de  dogmatistes ,  dont  les  uns 
ont  voulu  ravir  à  l'homme  toute  connaissiance 
de  la  vérité ,  et  les  autres  tâchent  de  la  lui  assu- 
rer ;  mais  chacun  avec  des  raisons  si  peu  vrai- 
semblables ,  qu'elles  augmentent  la  confusion  et 
l'embarras  de  l'homme ,  lorsqu'il  n'a  point  d'autre 
lumière  que  celle  qu'il  trouve  dans  sa  nature. 

Les  principales  raisons  des  pyrrhoniens  sont 
que  nous  n'avons  aucune  certitude  de  la  vérité 
des  principes ,  hors  la  foi  et  la  révélation ,  sinon 
en  ce  que  nous  les  sentons  naturellement  en 
nous.  Or  ce  sentiment  naturel  n'est  pas  un« 
preuve  convaincante  de  leur  vérité,  puisque, 
n'y  ayant  point  de  certitude  hors  la  foi,  si 
l'homme  est  créé  par  un  Dieu  bon  ou  par  un 
démon  méchant,  s'il  a  été  de  tout  temps,  ou 
s'il  s'est  fait  par  hasard ,  il  est  en  doute  si  ces 
principes  nous  sont  donnés,  ou  véritables,  ou 
faux,  ou  incertîûns,  selon  notre  origine.  De 
plus,  que  personne  n'a  d'assurance  hors  la  foi, 
s'il  veille,  ou  s'il  dort,  vu  que,  durant  le  som- 
meil, on  ne  croit  pas  moins  fermement  veiller 
qu'en  veillant  effectivement.  On  croit  voir  les 
espaces,  les  figures,  les  mouvements;  on  sent 
couler  le  temps,  on  le  mesure,  et  enfin  on  agit 
de  même  qu'éveillé.  De  sorte  que,  la  moitié  de 
la  vie  se  passant  en  sommeil  par  notre  propre 
aveu,  où,  quoi  qu'il  nous  en  paraisse,  nous  n'a- 
vons aucune  idée  du  vrai ,  tous  nos  sentiments 
étant  alors  des  illusions  ;  qui  sait  si  cette  autre 
moitié  de  la  vie  où  nous  pensons  veiller  n'est 
pas  un  sommeil  un  peu  différent  du  premier 
dont  nous  nous  éveillons  quand  nous  pensons 
dormir,  comme  on  rêve  souvent  qu'on  rêve  en 
entassant  songes  sur  songes  ? 

Je  leiisse  les  discours  que  font  les  pyrrho- 
niens contre  les  impressions  delà  coutume,  de 
l'éducation,  des  mœurs,  des  pays,  et  les  autres 
choses  semblables ,  qui  entraînent  la  plus  grande 
partie  des  hommes  qui  ne  dogmatisent  que  sur 
ces  vains  fondements. 

L'unique  fort  des  dogmatistes,  c'est  qu'en 
parlant  de  bonne  foi  et  sincèrement ,  on  ne  peut 
douter  des  principes  naturels.  Nous  connais- 
sons, disent-ils,  la  vérité,  non -seulement  par 
raisonnement,  mais  aussi  par  sentiment,  et  par 
une  intelligence  vive  et  lumineuse;  et  c'est  dé 


SECONDE  PARTIE,  ART.  1. 


cette  dernière  sorte  que  nous  connaissons  les 
premiers  principes.  C'est  en  vain  que  le  raison- 
nement, qui  n'y  a  point  de  part,  essaie  de  les 
combattre.  Les  pyrrhoniens,  qui  n'ont  que  cela 
pour  objet,  y  travaillent  inutilement.  Nous  sa- 
vons que  nous  ne  rêvons  point,  quelque  impuis- 
sance où  nous  soyons  de  le  prouver  par  raison. 
Cette  impuissance  ne  conclut  autre  chose  que 
la  faiblesse  de  notre  raison,  mais  non  pas  l'in- 
certitude de  toutes  nos  connaissances,  comme 
ils  le  prétendent  :  car  la  connaissance  des  pre- 
miers principes,  comme,  par  exemple,  qu'il  y 
a  espace,  temps,  mouvement,  nombre,  matière, 
est  aussi  ferme  qu'aucune  de  celles  que  nos  rai- 
sonnements nous  donnent.  Et  c'est  sur  ces  con- 
naissances d'intielligence  et  de  sentiment  qu'il 
faut  que  la  raison  s'appuie,  et  qu'elle  fonde  tout 
son  discours.  Je  sens  qu'il  y  a  trois  dimensions 
dans  l'espace ,  et  que  les  nombres  sont  infinis  ; 
et  la  raison  démontre  ensuite  qu'il  n'y  a  point 
deux  nombres  carrés,  dont  l'un  soit  double  de 
l'autre.  Les  principes  se  sentent ,  les  propositions 
se  concluent;  le  tout  avec  certitude,  quoique 
par  différentes  voies.  Et  il  est  aussi  ridicule  que 
la  raison  demande  au  sentiment  et  à  l'intelli- 
gence des  preuves  de  ces  premiers  principes 
pour  y  consentir,  qu'il  serait  ridicule  que  l'in- 
telligence demandât  à  la  raison  un  sentiment 
de  toutes  les  propositions  qu'elle  démontre.  Cette 
mpuissance  ne  peut  donc  servir  qu'à  humilier 
a  raison  qui  voudrait  juger  de  tout,  mais  non 
pas  à  combattre  notre  certitude,  comme  s'il  n'y 
avait  que  la  raison  capable  de  nous  instruire. 
Plût  à  Dieu  que  nous  n'en  eussions  au  con- 
traire jamais  besoin,  et  que  nous  connussions 
toutes  choses  par  instinct  et  par  sentiment! 
Mais  la  nature  nous  a  refusé  ce  bien,  et  elle 
ne  nous  a  donné  que  très-peu  de  connaissances 
de  cette  sorte  :  toutes  les  autres  ne  peuvent 
être  acquises  que  par  le  raisonnement. 

Voilà  donc  la  guerre  ouverte  entre  les  hom- 
mes. Il  faut  que  chacun  prenne  parti,  et  se 
range  nécessairement,  ou  au  dogmatisme,  ou 
au  pyrrhonisme;  car  qui  penserait  demeurer 
neutre  serait  pyrrhonien  par  excellence  :  cette 
neutralité  est  l'essence  du  pyrrhonisme;  qui 
n'est  pas  contre  eux  est  excellemment  pour  eux. 
Que  fera  donc  l'homme  en  cet  état?  Doutera- 
t-ildetout?doutera-t-il  s'il  veille,  si  on  le  pince, 
si  on  le  brûle  ?  doutera-t-il  s'il  doute  ?  doutera-t-il 
s'il  est?  On  ne  saurait  en  venir  là;  et  je  mets 
en  fait  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  pyrrhonien 
effectif  et  parfait.  I-a  nature  soutient  la  raison 


75 

impuissante,  et  l'empêche  d'extra  vaguer  jus- 
qu'à ce  point.  Dira-t-il,  au  contraire,  qu'il  pos- 
sède certainement  la  vérité,  lui  qui,  si  peu 
qu'on  le  pousse,  ne  peut  en  montrer  aucun  titre, 
et  est  forcé  de  lâcher  prise  ? 

Qui  démêlera  cet  embrouillement  ?  La  nature 
confond  les  pyrrhoniens,  et  la  raison  confond 
les  dogmatistes.  Que  deviendrez-vous  donc,  ô 
homme  I  qui  cherchez  votre  véritable  condition 
par  votre  raison  naturelle  ?  Vous  ne  pouvez  fuir 
une  de  ces  sectes,  ni  subsister  dans  aucune. 
Voilà  ce  qu'est  l'homme  à  l'égard  de  la  vérité. 

Considérons-le  maintenant  à  l'égard  de  la  fé- 
licité qu'il  recherche  avec  tant  d'ardeur  en 
toutes  ses  actions;  car  tous  les  hommes  dési- 
rent d'être  heureux  :  cela  est  sans  exception. 
Quelque  différents  moyens  qu'ils  y  emploient, 
ils  tendent  tous  à  ce  but.  Ce  qui  fait  que  l'un 
va  à  la  guerre,  et  que  l'autre  n'y  va  pas,  c'est 
ce  même  désir  qui  est  dans  tous  les  deux,  ac- 
compagné de  différentes  vues.  La  volonté  ne 
fait  jamais  la  moindre  démarche  que  vers  cet 
objet.  C'est  le  motif  de  toutes  les  actions  de 
tous  les  hommes,  jusqu'à  ceux  qui  se  tuent  et 
qui  se  pendent.  Et  cependant,  depuis  un  si 
grand  nombre  d'années,  jamais  personne,  sans 
la  foi,  n'est  arrivé  à  ce  point,  où  tous  tendent 
continuellement.  Tous  se  plaignent,  princes, 
sujets;  nobles,  roturiers;  vieillards,  jeunes^ 
forts,  faibles;  savants,  ignorants;  sains,  ma- 
lades; de  tout  pays,  de  tout  temps;  de  tous 
âges  et  de  toutes  conditions. 

Une  épreuve  si  longue,  si  continuelle  et  si 
uniforme  devrait  bien  nous  convaincre  de  l'im- 
puissance où  nous  sommes  d'arriver  au  bien  par 
nos  efforts  :  mais  l'exemple  ne  nous  instruit 
point.  Il  n'est  jamais  si  parfaitement  semblable, 
qu'il  n'y  ait  quelque  déUcate  différence  ;  et  c'est 
là  que  nous  attendons  que  notre  espérance  ne 
sera  pas  déçue  en  cette  occasion  comme  en 
l'autre.  Ainsi  le  présent  ne  nous  satisfaisant  ja- 
mais, l'espérance  nous  pipe,  et  de  malheur  en 
malheur  nous  mène  jusqu'à  la  mort ,  qui  en  est 
le  comble  éternel. 

C'est  une  chose  étrange ,  qu'il  n'y  a  rien  dans 
la  nature  qui  n'ait  été  capable  de  tenir  la  place 
de  la  fin  et  du  bonheur  de  l'homme,  astres, 
éléments,  plantes,  animaux,  insectes,  maladies, 
guerres,  vices,  crimes,  etc.  L'homme  étant 
déchu  de  son  état  naturel ,  il  n'y  a  rien  à  quoi 
il  n'ait  été  capable  de  se  porter.  Depuis  qu'il  a 
perdu  le  vrai  bien,  tout  également  peut  lui 
paraître  tel,  jusqu'à  sa  destruction  propre,  toute 


76 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


contraire  qu'elle  est  à  la  raison  et  à  la  nature 
tout  ensemble. 

Les  uns  ont  cherché  la  féUcité  dans  l'auto- 
rité, les  autres  dans  les  curiosités  et  dans  les 
sciences ,  les  autres  dans  les  voluptés.  Ces  trois 
concupiscences  ont  fait  trois  sectes;  et  ceux 
qu'on  appelle  philosophes  n'ont  fait  effective- 
ment que  suivre  une  des  trois.  Ceux  qui  en  ont 
le  plus  approché  ont  considéré  qu'il  est  néces- 
saire que  le  bien  universel,  que  tous  les  hommes 
désirent ,  et  où  tous  doivent  avoir  part ,  ne  soit 
dans  aucune  des  choses  particulières  qui  ne  peu- 
vent être  possédées  que  par  un  seul,  et  qui, 
étant  partagées,  affligent  plus  leur  possesseur 
par  le  manque  de  la  partie  qu'il  n'a  pas,  qu'elles 
ne  le  contentent  par  la  jouissance  de  celle  qui 
lui  appartient.  Ils  ont  compris  que  le  vrai  bien 
devait  être  tel ,  que  tous  pussent  le  posséder  à 
la  fois  sans  diminution  et  sans  envie,  et  que 
personne  ne  pût  le  perdre  contre  son  gré.  Ils 
l'ont  compris  ;  mais  ils  n'ont  pu  le  trouver  :  et 
au  lieu  d'un  bien  solide  et  effectif,  ils  n'ont 
embrassé  que  l'image  creuse  d'une  vertu  fantas- 
tique. 

Notre  instinct  nous  fait  sentir  qu'il  faut  cher- 
cher notre  bonheur  dans  nous.  Nos  passions 
nous  poussent  au  dehors,  quand  même  les  ob- 
jets ne  s'offriraient  pas  pour  les  exciter.  Les 
objets  du  dehors  nous  tentent  d'eux-mêmes  et 
nous  appellent,  quand  même  nous  n'y  pensons 
pas.  Ainsi  les  philosophes  ont  beau  dire  :  Ren- 
trez en  vous-même ,  vous  y  trouverez  votre  bien, 
on  ne  les  croit  pas  ;  et  ceux  qui  les  croient  sont 
les  plus  vides  et  les  plus  sots.  Car  qu'y  a-t-il  de 
plus  ridicule  et  de  plus  vain  que  ce  que  propo- 
sent les  stoïciens ,  et  de  plus  faux  que  tous  leurs 
raisonnements?  Ils  concluent  qu'on  peut  tou- 
jours ce  qu'on  peut  quelquefois  ;  et  que ,  puisque 
le  désir  de  la  gloire  fait  bien  faire  quelque  chose 
à  ceux  qu'il  possède,  les  autres  le  pourront 
bien  aussi.  Ce  sont  des  mouvements  fiévreux, 
que  la  santé  ne  peut  imiter. 

IL 

La  guerre  intérieure  de  la  raison  contre  les 
passions  a  fait  que  ceux  qui  ont  voulu  avoir  la 
paix  se  sont  partagés  en  deux  sectes.  Les  uns 
ont  voulu  renoncer  aux  passions,  et  devenir  dieux  : 
les  autres  ont  voulu  renoncer  à  la  raison,  et 
devenir  bêtes.  Mais  ils  ne  l'ont  pas  pu,  ni  les 
uns,  ni  les  autres;  et  la  raison  demeure  toujours, 
qui  accuse  la  bassesse  et  l'injustice  des  passions. 


et  trouble  le  repos  de  ceux  qui  s'y  abandonnent, 
et  les  passions  sont  toujours  vivantes  dans  ceux 
mêmes  qui  veulent  y  renoncer. 

III. 

Voilà  ce  que  peut  l'homme  par  lui-même  et 
par  ses  propres  efforts  à  l'égard  du  vrai  et  du 
bien.  Nous  avons  une  impuissance  à  prouver, 
invincible  à  tout  le  dogmatisme  :  nous  avons 
une  idée  de  la  vérité ,  invincible  à  tout  le  pyr- 
rhonisme.  Nous  souhaitons  la  vérité,  et  ne  trou- 
vons en  nous  qu'incertitude.  Nous  cherchons  le 
bonheur,  et  ne  trouvons  que  misère.  Nous  som- 
mes incapables  de  ne  pas  souhaiter  la  vérité  et 
le  bonheur,  et  nous  sommes  incapables  et  de 
certitude  et  de  bonheur.  Ce  désir  nous  est  laissé , 
tant  pour  nous  punir  que  pour  nous  faire  sentir 
d'où  nous  sommes  tombés. 


IV. 


Si  l'homme  n'est  pas  fait  pour  Dieu ,  pourquoi 
n'est-il  heureux  qu'en  Dieu  ?  Si  l'homme  est  fait 
pour  Dieu,  pourquoi  est-il  si  contraire  à  Dieu? 


L'homme  ne  sait  à  quel  rang  se  mettre.  Il  est 
visiblement  égaré ,  et  sent  en  lui  des  restes  d'un 
état  heureux ,  dont  il  est  déchu ,  et  qu'il  ne  peut 
recouvrer.  Il  le  cherche  partout  avec  inquié- 
tude et  sans  succès  dans  des  ténèbres  impéné- 
trables. 

C'est  la  source  des  combats  des  philosophes, 
dont  les  uns  ont  pris  à  tâche  d'élever  l'homme 
en  découvrant  ses  grandeurs,  et  les  autres  de 
l'abaisser  en  représentant  ses  misères.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  étrange,  c'est  que  chaque  parti  se 
sert  des  raisons  de  l'autre  pour  établir  son  opi- 
nion ;  car  la  misère  de  l'homme  se  conclut  de  sa 
grandeur,  et  sa  grandeur  se  conclut  de  sa  mi- 
sère. Ainsi  les  uns  ont  d'autant  mieux  conclu  la 
misère,  qu'ils  en  ont  pris  pour  preuve  la  gran- 
deur ;  et  les  autres  ont  conclu  la  grandeur  avec 
d'autant  plus  de  force ,  qu'ils  l'ont  tirée  de  la 
misère  même.  Tout  ce  que  les  uns  ont  pu  dire 
pour  montrer  la  grandeur  n'a  servi  que  d'un  ar- 
gument aux  autres  pour  conclure  la  misère, 
puisque  c'est  être  d'autant  plus  misérable ,  qu'on 
est  tombé  de  plus  haut  :  et  les  autres  au  con- 
traire. Ils  se  sont  élevés  les  uns  sur  les  autres^ 
par  un  cercle  sans  fin  :  étant  certain  qu'à  me- 
sure que  les  hommes  ont  plus  de  lumière,  iU 
découvrent  de  plus  en  plus  en  l'homme  de  U 


SECONDE  PARTIE,  ART.  II. 


77 


misère  et  de  la  grandeur.  En  un  mot,  l'homme 
connaît  qu'il  est  misérable  :  il  est  donc  misé- 
rable ,  puisqu'il  le  connaît  ;  mais  il  est  bien  grand, 
puisqu'il  connaît  qu'il  est  misérable. 

Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme  ! 
Quelle  nouveauté,  quel  chaos,  quel  sujet  de 
contradiction!  Juge  de  toutes  choses,  imbécile 
ver  de  terre,  dépositaire  du  vrai ,  amas  d'incer- 
titude ,  gloire  et  rebut  de  l'univers  :  s'il  se  vante, 
je  l'abaisse;  s'il  s'abaisse,  je  levante;  et  le  con- 
tredis toujours ,  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne  qu'il 
est  un  monstre  incompréhensible. 

ARTICLE  II. 

Nécessité  d'étudier  la  religion. 

Que  ceux  qui  combattent  la  religion  appren- 
nent au  moins  quelle  elle  est,  avant  que  de  la 
combattre.  Si  cette  religion  se  vantait  d'avoir 
une  vue  claire  de  Dieu,  et  de  le  posséder  à  dé- 
couvert et  sans  voile ,  ce  serait  la  combattre  que 
de  dire  qu'on  ne  voit  rien  dans  le  monde  qui  le 
montre  avec  cette  évidence.  Mais  puisqu'elle 
dit,  au  contraire,  que  les  hommes  sont  dans 
les  ténèbres  et  dans  l'éloignement  de  Dieu; 
qu'il  s'est  caché  à  leur  connaissance;  et  que 
c'est  même  le  nom  qu'il  se  donne  dans  les  Écri- 
tures, Deus  ahsconditus  :  et  eniin  si  elle  tra- 
vaille également  à  établir  ces  deux  choses  :  que 
Dieu  a  mis  des  marques  sensibles  dans  l'Église 
pour  se  faire  reconnaître  à  ceux  qui  le  cher- 
cheraient sincèrement;  et  qu'il  les  a  couvertes 
néanmoins  de  telle  sorte,  qu'il  ne  sera  aperçu 
que  de  ceux  qui  le  cherchent  de  tout  leur  cœur  : 
quel  avantage  peuvent-ils  tirer,  lorsque,  dans 
la  négligence  où  ils  font  profession  d'être  de 
chercher  la  vérité,  ils  crient  que  rien  ne  la  leur 
montre,  puisque  cette  obscurité  où  ils  sont,  et 
qu'ils  objectent  à  l'Église,  ne  fait  qu'établir 
une  des  choses  qu'elle  soutient ,  sans  toucher  à 
l'autre ,  et  confirme  sa  doctrine ,  bien  loin  de  la 
ruiner? 

Il  faudrait,  pour  la  combattre,  qu'ils  crias- 
sent qu'ils  ont  fait  tous  leurs  efforts  pour  la 
chercher  partout,  et  même  dans  ce  que  l'É- 
glise propose  pour  s'en  instruire,  mais  sans 
aucune  satisfaction.  S'ils  parlaient  de  la  sorte , 
ils  combattraient,  à  la  vérité,  une  de  ses  pré- 
tentions. Mais  j'espère  montrer  ici  qu'il  n'y  a 
point  de  personne  raisonnable  qui  puisse  par- 
ler de  la  sorte  ;  et  j'ose  même  dire  que  jamais 
personne  ne  l'a  fait.  On  sait  assez  de  quelle 
manière  agissent  ceux  qui  sont  dans  cet  esprit. 


Ils  croient  avoir  fait  de  grands  efforts  pour 
s'instruire,  lorsqu'ils  ont  employé  quelques 
heures  à  la  lecture  de  l'Écriture ,  et  qu'ils  ont 
interrogé  quelque  ecclésiastique  sur  les  vérités 
de  la  foi.  Après  cela,  ils  se  vantent  d'avoir 
cherché  sans  succès  dans  les  livres  et  parmi  les 
hommes.  Mais,  en  vérité,  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  leur  dire  ce  que  j'ai  dit  souvent,  que 
cette  négligence  n'est  pas  supportable.  Il  ne  s'a- 
git pas  ici  de  l'intérêt  léger  de  quelque  personne 
étrangère;  il  s'agit  de  nous-mêmes  et  de  notre 
tout. 

L'immortalité  de  l'âme  est  une  chose  qui 
nous  importe  si  fort ,  et  qui  nous  touche  si  pro- 
fondément, qu'il  faut  avoir  perdu  tout  senti- 
ment pour  être  dans  l'indifférence  de  savoir  ce 
qui  en  est.  Toutes  nos  actions  et  toutes  nos 
pensées  doivent  prendre  des  routes  si  diffé- 
rentes, selon  qu'il  y  aura  des  biens  éternels  à 
espérer ,  ou  non ,  qu'il  est  impossible  de  faire 
une  démarche  avec  sens  et  jugement  qu'en  la 
réglant  par  la  vue  de  ce  point,  qui  doit  être 
notre  premier  objet. 

Ainsi  notre  premier  intérêt  et  notre  premier 
devoir  est  de  nous  éclaircir  sur  ce  sujet,  d'où 
dépend  toute  notre  conduite.  Et  c'est  pourquoi , 
parmi  ceux  qui  n'en  sont  pas  persuadés,  je  fais 
une  extrême  différence  entre  ceux  qui  travail- 
lent de  toutes  leurs  forces  à  s'en  instruire ,  et 
ceux  qui  vivent  sans  s'en  mettre  en  peine  et 
sans  y  penser. 

Je  ne  puis  avoir  que  de  la  compassion  pour 
ceux  qui  gémissent  sincèrement  dans  ce  doute , 
qui  le  regardent  comme  le  dernier  des  mal- 
heurs, et  qui , n'épargnant  rien  pour  en  sortir, 
font  de  cette  recherche  leur  principale  et  leur 
plus  sérieuse  occupation.  Mais  pour  ceux  qui 
passent  leur  vie  sans  penser  à  cette  dernière  fin 
de  la  vie,  et  qui,  par  cette  seule  raison  qu'ils 
ne  trouvent  pas  en  eux-mêmes  des  lumières  qui 
les  persuadent ,  négligent  d'en  chercher  ailleurs, 
et  d'examiner  à  fond  si  cette  opinion  est  de 
celles  que  le  peuple  reçoit  par  une  simplicité 
crédule,  ou  de  celles  qui,  quoique  obscures 
d'elles-mêmes,  ont  néanmoins  un  fondement 
très-solide  ;  je  les  considère  d'une  manière  toute 
différente.  Cette  négligence  en  une  affaire  où  il 
s'agit  d'eux-mêmes,  de  leur  éternité,  de  leur 
tout ,  m'irrite  plus  qu'elle  ne  m'attendrit  ;  elle 
m'étonne  et  m'épouvante  ;  c'est  un  monstre  pour 
moi.  Je  ne  dis  pas  ceci  par  le  zèle  pieux  d'une 
dévotion  spirituelle.  Je  prétends ,  au  contraire , 
que  l'amour-propre,  que  l'intérêt  humain,  que 


78 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


la  plus  simple  lumière  de  la  raison  doit  nous 
donner  ces  sentiments.  Il  ne  faut  voir  pour  cela 
que  ce  que  voient  les  personnes  les  moins  éclai- 
rées. 

Il  ne  faut  pas  avoir  l'âme  fort  élevée  pour 
comprendre  qu'il  n'y  a  point  ici  de  satisfaction 
véritable  et  solide  ;  que  tous  nos  plaisirs  ne  sont 
que  vanité;  que  nos  maux  sont  infinis  ;  et  qu'en- 
fin la  mort,  qui  nous  menace  à  chaque  instant, 
doit  nous  mettre  dans  peu  d'années ,  et  peut- 
être  en  peu  de  jours ,  dans  un  état  éternel  de 
bonheur,  ou  de  malheur,  ou  d'anéantissement. 
Entre  nous  et  le  ciel ,  l'enfer  ou  le  néant ,  il  n'y 
a  donc  que  la  vie ,  qui  est  la  chose  du  monde 
la  plus  fragile;  et  le  ciel  n'étant  pas  certaine- 
ment pour  ceux  qui  doutent  si  leur  âme  est 
immortelle,  ils  n'ont  à  attendre  que  l'enfer, 
ou  le  néant. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  réel  que  cela ,  ni  de  plus 
terrible.  Faisons  tant  que  nous  voudrons  les 
braves ,  voilà  la  fm  qui  attend  la  plus  belle  vie 
du  monde. 

C'est  en  vain  qu'ils  détournent  leur  pensée 
de  cette  éternité  qui  les  attend ,  comme  s'ils 
pouvaient  l'anéantir  en  n'y  pensant  point.  Elle 
subsiste  malgré  eux, elle  s'avance;  et  la  mort, 
qui  doit  l'ouvrir,  les  mettra  infailliblement, 
dans  peu  de  temps,  dans  l'horrible  nécessité 
d'être  éternellement  ou  anéantis,  ou  malheu- 
reux. 

Voilà  un  doute  d'une  terrible  conséquence  ; 
et  c'est  déjà  assurément  un  très-grand  mal  que 
d'être  dans  ce  doute  ;  mais  c'est  au  moins  un 
devoir  indispensable  de  chercher  quand  on  y  est. 
Ainsi  celui  qui  doute  et  qui  ne  cherche  pas  est 
tout  ensemble ,  et  bien  injuste ,  et  bien  malheu- 
reux. Que  s'il  est  avec  cela  tranquille  et  satis- 
fait, qu'il  en  fasse  profession,  et  enfin  qu'il  en 
fasse  vanité ,  et  que  ce  soit  de  cet  état  même 
qu'il  fasse  le  sujet  de  sa  joie  et  de  sa  vanité,  je 
n'ai  point  de  termes  pour  qualifier  une  si  ex- 
travagante créature. 

Où  peut-on  prendre  ces  sentiments?  Quel 
sujet  de  joie  trouve-fe-on  à  n'attendre  plus  que 
des  misères  sans  ressource?  Quel  sujet  de  va- 
nité de  se  voir  dans  des  obscurités  impénétra- 
bles ?  Quelle  consolation  de  n'attendre  jamais 
de  consolateur? 

Ce  repos  dans  cette  ignorance  est  une  chose 
monstrueuse,  et  dont  il  faut  faire  sentir  l'extra- 
vagance et  la  stupidité  à  ceux  qui  y  passent 
leur  vie ,  en  leur  représentant  ce  qui  se  passe 
en  eux-mêmes    pour  les  confondre  par  la  vue 


de  leur  folie  :  car  voici  comment  raisonnent  les 
hommes,  quand  Ils  choisissent  de  vivre  dans 
cette  ignorance  de  ce  qu'ils  sont ,  et  sans  en 
rechercher  d'éclaircissement. 

Je  ne  sais  qui  m'a  mis  au  monde,  ni  ce  que 
c'est  que  le  monde ,  ni  que  moi-même.  Je  suis 
dans  une  ignorance  terrible  de  toutes  choses. 
Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  mon  corps ,  que  mes 
sens,  que  mon  âme  :  et  cette  partie  même  de 
moi  qui  pense  ce  que  je  dis ,  et  qui  fait  réflexion 
sur  tout  et  sur  elle-même ,  ne  se  connaît  non 
plus  que  le  reste.  Je  vois  ces  effroyables  espaces 
de  l'univers  qui  m'enferment ,  et  je  me  trouve 
attaché  à  un  coin  de  cette  vaste  étendue ,  sans 
savoir  pourquoi  je  suis  plutôt  placé  en  ce  lieu 
qu'en  un  autre,  ni  pourquoi  ce  peu  de  temps 
qui  m'est  donné  à  vivre  m'est  assigné  à  ce 
point  plutôt  qu'à  un  autre  de  toute  l'éternité 
qui  m'a  précédé ,  et  de  toute  celle  qui  me  suit. 
Je  ne  vois  que  des  infinités  de  toutes  parts , 
qui  m'engloutissent  comme  un  atome,  et 
comme  une  ombre  qui  ne  dure  qu'un  instant 
sans  retour.  Tout  ce  que  je  connais,  c'est  que 
je  dois  bientôt  mourir  ;  mais  ce  que  j'ignore  le 
plus ,  c'est  cette  mort  même  que  je  ne  saurais 
éviter. 

Comme  je  ne  sais  d'où  je  viens ,  aussi  ne  sais- 
je  où  je  vais;  et  je  sais  seulement  qu'en  sortant 
de  ce  monde  je  tombe  pour  jamais ,  ou  dans  le 
néant,  ou  dans  les  mains  d'un  Dieu  irrité,  sans 
savoir  à  laquelle  de  ces  deux  conditions  je  dois 
être  éternellement  en  partage. 

Voilà  mon  état,  plein  de  misère,  de  fai- 
blesse ,  d'obscurité.  Et  de  tout  cela  je  conclus 
que  je  dois  donc  passer  tous  les  jours  de  ma  vie 
sans  songer  à  ce  qui  doit  m'arriver;  et  que  je 
n'ai  qu'à  suivre  mes  incfinations,  sans  réflexion 
et  sans  inquiétude ,  en  faisant  tout  ce  qu'il  faut 
pour  tomber  dans  le  malheur  éternel ,  au  cas 
que  ce  qu'on  en  dit  soit  véritable.  Peut-être  que 
je  pourrais  trouver  quelque  éclaircissement 
dans  mes  doutes  ;  mais  je  n'en  veux  pas  pren- 
dre la  peine ,  ni  faire  un  pas  pour  le  chercher  : 
et  en  traitant  avec  mépris  ceux  qui  se  travaille- 
raient de  ce  soin,  je  veux  aller,  sans  prévoyance 
et  sans  crainte ,  tenter  un  si  grand  événement , 
et  me  laisser  mollement  conduire  à  la  mort , 
dans  l'incertitude  de  l'éternité  de  ma  condition 
future. 

En  vérité ,  il  est  glorieux  à  la  religion  d'avoir 
pour  ennemis  des  hommes  si  déraisonnables  ; 
et  leur  opposition  lui  est  si  peu  dangereuse , 
qu'elle  sert  au  contraire  à  l'établissement  des 


SECONDE  PARTIE,  ART.  11. 


79 


principales  vérités  qu'elle  nous  enseigne.  Car  la 
foi  chrétienne  ne  va  principalement  qu'à  établir 
ces  deux  choses ,  la  corruption  de  la  nature  et 
la  rédemption  de  Jésus-Christ.  Or,  s'ils  ne  ser- 
vent pas  à  montrer  la  vérité  de  la  rédemption 
par  la  sainteté  de  leurs  mœurs ,  ils  servent  au 
moiBS  admirablement  à  montrer  la  corruption 
de  la  nature  par  des  sentiments  si  dénaturés. 

Rien  n'est  si  important  à  l'homme  que  son 
état  ;  rien  ne  lui  est  si  redoutable  que  l'éternité. 
Et  ainsi ,  qu'il  se  trouve  des  hommes  indiffé- 
rents à  la  perte  de  leur  être,  et  au  péril  d'une 
éternité  de  misère ,  cela  n'est  point  naturel.  Ils 
sont  tout  autres  à  l'égard  de  toutes  les  autres 
choses  :  ils  craignent  jusqu'aux  plus  petites,  ils 
les  prévoient,  ils  les  sentent;  et  ce  même 
homme  qui  passe  les  jours  et  les  nuits  dans  la 
rage  et  dans  le  désespoir  pour  la  perte  d'une 
charge,  ou  pour  quelque  offense  imagmaire  à 
son  honneur ,  est  celui-là  même  qui  sait  qu'il  va 
tout  perdre  par  la  mort ,  et  qui  demeure  néan- 
moins sans  inquiétude,  sans  trouble  et  sans 
émotion.  Cette  étrange  insensibilité  pour  les 
choses  les  plus  terribles ,  dans  un  cœur  si  sen- 
sible aux  plus  légères,  est  une  chose  mons- 
trueuse; c'est  un  enchantement  incompréhensi- 
ble ,  et  un  assoupissement  naturel. 

Un  homme  dans  un  cachot ,  ne  sachant  si 
son  arrêt  est  donné ,  n'ayant  plus  qu'une  heure 
pour  l'apprendre ,  et  cette  heure  suffisant ,  s'il 
sait  qu'il  est  donné,  pour  le  faire  révoquer,  il 
est  contre  la  nature  qu'il  emploie  cette  heure- 
là  non  à  s'informer  si  cet  arrêt  est  donné, 
mais  à  jouer  et  à  se  divertir.  C'est  l'état  où  se 
trouvent  ces  personnes,  avec  cette  différence 
que  les  maux  dont  ils  sont  menacés  sont  bien 
autres  que  la  simple  perte  de  la  vie,  et  un 
supplice  passager  que  ce  prisonnier  appréhen- 
derait. Cependant  ils  courent  sans  souci  dans 
le  précipice,  après  avoir  mis  quelque  chose 
devant  leurs  yeux  pour  s'empêcher  de  le  voir , 
et  ils  se  moquent  de  ceux  qui  les  en  avertis- 
sent. 

Aussi,  non  seulement  le  zèle  de  ceux  qui 
cherchent  Dieu  prouve  la  véritable  religion , 
mais  aussi  l'aveuglement  de  ceux  qui  ne  le 
cherchent  pas ,  et  qui  vivent  dans  cette  horri- 
ble négligence.  Il  faut  qu'il  y  ait  un  étrange 
renversement  dans  la  nature  de  l'homme  pour 
vivre  dans  cet  état,  et  encore  plus  pour  en 
faire  vanité.  Car  quand  ils  auraient  une  certi- 
tude entière  qu'ils  n'auraient  rien  à  craindre 
après  la  mort  que  de  tomber  dans  le  néant , 


ne  serait-ce  pas  un  sujet  de  désespoir  plutôt 
que  de  vanité  ?  N'est-ce  donc  pas  une  folie  in- 
concevable, n'en  étant  pas  assurés,  de  faire  gloire 
d'être  dans  ce  doute? 

Et  néanmoins  il  est. certain  que  l'homme  est 
si  dénaturé ,  qu'il  y  a  dans  son  cœur  une  se- 
mence de  joie  en  cela.  Ce  repos  brutal  entre 
la  crainte  de  l'enfer  et  du  néant  semble  si 
beau ,  que  non-seulement  ceux  qui  sont  vérita- 
blement dans  ce  doute  malheureux  s'en  glori- 
fient, mais  que  ceux  mêmes  qui  n'y  sont  pas 
croient  qu'il  leur  est  glorieux  de  feindre  d'y 
être.  Car  l'expérience  nous  fait  voir  que  la  plu- 
part de  ceux  qui  s'en  mêlent  sont  de  ce  dernier 
genre ,  que  ce  sont  des  gens  qui  se  contrefont , 
et  qui  ne  sont  pas  tels  qu'ils  veulent  paraître. 
Ce  sont  des  personnes  qui  ont  ouï  dire  que  les 
belles  manières  du  monde  consistent  à  faire 
ainsi  l'emporté.  C'est  ce  qu'ils  appellent  avoir 
secoué  le  joug  ;  et  la  plupart  ne  le  font  que 
pour  imiter  les  autres. 

Mais  s'ils  ont  encore  tant  soit  peu  de  sens 
commun ,  il  n'est  pas  difficile  de  leur  faire  en- 
tendre combien  ils  s'abusent  en  cherchant  par 
là  de  l'estime.  Ce  n'est  pas  le  moyen  d'en  ac- 
quérir, je  dis  même  parmi  les  persoimes  du 
monde  qui  jugent  sainement  des  choses,  et 
qui  savent  que  la  seule  voie  d'y  réussir ,  c'est 
de  paraître  honnête ,  fidèle ,  judicieux ,  et  capa- 
ble de  servir  utilement  ses  amis  ;  parce  que  les 
hommes  n'aiment  naturellement  que  ce  qui 
peut  leur  être  utile.  Or ,  quel  avantage  y  a-t-il 
pour  nous  à  ouïr  dire  à  un  homme  qu'il  a  se- 
coué le  joug  ;  qu'il  ne  croit  pas  qu'il  y  ait  un 
Dieu  qui  veille  sur  ses  actions  ;  qu'il  se  consi- 
dère comme  seul  maître  de  sa  conduite;  qu'il 
ne  pense  à  en  rendre  compte  qu'à  soi-même? 
Pense-t-il  nous  avoir  portés  par  là  à  avoir  dé- 
sormais bien  de  la  confiance  en  lui ,  et  à  en  at- 
tendre des  consolations ,  des  conseils  et  des  se- 
cours dans  tous  les  besoins  de  la  vie  ?  Pense-t-il 
nous  avoir  bien  réjouis  de  nous  dire  qu'il  doute 
si  notre  âme  est  autre  chose  qu'un  peu  de  vent 
et  de  fumée ,  et  encore  de  nous  le  dire  d'un  ton 
de  voix  fier  et  content  ?  Est-ce  donc  une  chose 
à  dire  gaiement  ?  et  n'est-ce  pas  une  chose  à  dire 
au  contraire  tristement,  comme  la  chose  du 
monde  la  plus  triste  ? 

S'ils  y  pensaient  sérieusement,  ils  verraient 
que  cela  est  si  mal  pris,  si  contraire  au  bon 
sens ,  si  opposé  à  l'honnêteté ,  et  si  éloigné  en 
toute  manière  de  ce  bon  air  qu'ils  cherchent , 
que  rien  n'est  plus  capable  de  leur  attirer  le 


so 

mépris  et  l'aversion  des  hommes ,  et  de  les  faire 
passer  pour  des  personnes  sans  esprit  et  sans 
jugement.  Et  en  effet ,  si  on  leur  fait  rendre 
compte  de  leurs  sentiments,  et  des  raisons  qu'ils 
ont  de  douter  de  la  religion,  ils  diront  des 
choses  si  faibles  et  si  basses,  qu'ils  persuade- 
ront plutôt  du  contraire.  C'était  ce  que  leur 
disait  un  jour  fort  à  propos  une  personne  :  Si 
vous  continuez  à  discourir  de  la  sorte,  leur 
disait-il ,  en  vérité ,  vous  me  convertirez.  Et  il 
avait  raison;  car  qui  n'aurait  horreur  de  se 
voir  dans  des  sentiments  où  l'on  a  pour  com- 
pagnons des  personnes  si  méprisables  ? 

Ainsi ,  ceux  qui  ne  font  que  feindre  ces  sen- 
timents sont  bien  malheureux  de  contraindre 
leur  naturel  pour  se  rendre  les  plus  impertinents 
des  hommes.  S'ils  sont  fâchés  dans  le  fond  de 
leur  cœur  de  ne  pas  avoir  plus  de  lumière, 
qu'ils  ne  le  dissimulent  point.  Cette  déclaration 
ne  sera  pas  honteuse.  Il  n'y  a  de  honte  qu'à  ne 
point  en  avoir.  Rien  ne  découvre  davantage 
une  étrange  faiblesse  d'esprit,  que  de  ne  pas 
connaître  quel  est  le  malheur  d'un  homme  sans 
Dieu  ;  rien  ne  marque  davantage  une  extrême 
bassesse  de  cœur ,  que  de  ne  pas  souhaiter  la  vé- 
rité des  promesses  éternelles;  rien  n'est  plus 
lâche,  que  de  faire  le  brave  contre  Dieu.  Qu'ils 
laissent  donc  ces  impiétés  à  ceux  qui  sont  assez 
mal  nés  pour  en  être  véritablement  capables; 
qu'ils  soient  au  moins  honnêtes  gens ,  s'ils  ne 
peuvent  encore  être  chrétiens  ;  et  qu'ils  recon- 
naissent enfin  qu'il  n'y  a  que  deux  sortes  de 
personnes  qu'on  puisse  appeler  raisonnables  : 
ou  ceux  qui  servent  Dieu  de  tout  leur  cœur, 
parce  qu'ils  le  connaissent;  ou  ceux  qui  le  cher- 
chent de  tout  leur  cœur,  parce  qu'ils  ne  le  con- 
naissent pas  encore. 

C'est  donc  pour  les  personnes  qui  cherchent 
Dieu  sincèrement,  et  qui,  reconnaissant  leur 
misère ,  désirent  véritablement  d'en  sortir,  qu'il 
est  juste  de  travailler,  afin  de  leur  aider  à 
trouver  la  lumière  qu'ils  n'ont  pas. 

Mais  pour  ceux  qui  vivent  sans  le  connaître 
et  sans  le  chercher ,  ils  se  jugent  eux-mêmes  si 
peu  dignes  de  leur  soin,  qu'ils  ne  sont  pas  di- 
gnes du  soin  des  autres;  et  il  faut  avoir  toute 
la  charité  de  la  religion  qu'ils  méprisent,  pour 
ne  pas  les  mépriser  jusqu'à  les  abandonner  dans 
leur  folie.  Mais  parce  que  cette  religion  nous 
oblige  de  les  regarder  toujours ,  tant  qu'ils  se- 
ront en  cette  vie ,  comme  capables  de  la  grâce , 
qui  peut  les  éclairer;  et  de  croire  qu'ils  peu- 
vent être  dans  peu  de  temps  plus  remplis  de 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


foi  que  nous  ne  sommes  ;  et  que  nous  pouvons 
au  contraire  topaber  dans  l'aveuglement  où  Us . 
sont  :  il  faut  faire  pour  eux  ce  que  nous  vou- 
drions qu'on  fit  pour  nous  si  nous  étions  à  leur 
place,  et  les  appeler  à  avoir  pitié  d'eux-n>ê'. 
mes,  et  à  faire  a,u  moins  quelques  pas  pour  ten- 
ter s'ils  ne  trouveront  point  de  lumière.,  Qu'Us 
donnent  à  la  lecture  de  cet.  ouvrage  quelques- 
unes  de  ces  heures  qu'ils  emploient  si  inutile- 
ment aUleurs;  peut-être  y  rencontreront^- ils 
quelque  chose ,  ou  du  moins  ils  n'y  perdront  pas 
beaucoup.  Mais  pour  ceux  qui  y  apporteront 
une  sincérité  parfaite  et  un  véritable  désir  de 
connaître  la  vérité,  j'espère  qu'ils  y  auront  s& 
tisfaction,  et  qu'ils  seront  convaincus  des  preuves 
d'une  religion  si  divine  quç  ^'on^y.a  ramassées. 

_  .^ÎMvriCLEiiL 

Quand  Userait  difficile  de  démontrer  r existence 
de  Dieu  par  les  lumières  naturelles,  le  plus 
sûr  est  de  la  croire  ^ . 


."^   .tM^mr:^  ,j< 


•LS    ♦ 


i,1[.: 


I.  Parlons  selon  les  lumières  naturelles.  S'U  y 
a  un  Dieu,  il  est  infiniment  incompréhensible, 
puisque ,  n'ayant  ni  parties,  ni  bornes,  il  n'a  nul 
rapport  à  nous  :  nous  sommes  donc  incapables 
de  connaître  ni  ce  qu'il  est,  ni  s'il  est.  Cela  étant 
ainsi,  qui  osera  entreprendre  de  résoudre  cette 
question?  Ce  n'est  pas  nous,  qui  n'avons  aucun 
rapport  à  lui. 


'!f1rr»»    »» 


II. 


P.  Je  n'entreprendrai  pas  ici  de  prouver,  par 
des  raisons  naturelles,  ou  l'existence  de  Dieu,  ou 
la  Trinité,  ou  l'immortaUté  de  l'âme,  ni  aucune 
des  choses  de  cette  nature,  non-seulement  parce 
que  je  ne  me  sentirais  pas  assez  fort  pour  trou- 
ver dans  la  nature  de  quoi  convaincre  des  athées 
endurcis  ^,  mais  encore  parce  que  cette  con- 

*  Cet  article ,  dans  toutes  les  éditions  »  excepté  celle  de  1 787 , 
a  pour  titre  :  Qu'il  est  difficile  de  démontrer  l'existence  de 
Dieu  par  les  lumières  naturelles;  mais  que  le  plus  sûr  est  de 
la  croire.  Ce  titre  annonce  une  proposition  affirmative  qu'on 
ne  peut  supposer  dans  l'intention  de  l'auteur  des  Pensées. 
C'est  ce  que  l'éditeur  de  1787  a  très-bien  senti.  Il  n'a  vu ,  daçs 
les  premiers  paragraphes  de  cet  article,  qu'une  suite  d'objec- 
tions que  Pascal  met  dans  la  bouche  d'un  incrédule,  pour  y  ré- 
pondre victorieusement.  J'ai,  en  conséquence,  adopté  la 
forme  d'un  dialogue  régulier  qui  m'a  paru  évidemment  le  but 
de  l'auteur,  et  qui  justifie  le  titre  que  j'ai  mis  en  tête  de  l'ar- 
ticle. J'ai  distingué,  par  les  lettres  I  et  P ,  l'Incrédule  et  Pas- 
cal. {Note  de  l'édit.  de  1822.) 

»  Ce  n'est  pas  que  Pascal  n'aperçût  dans  la  nature  dea 
preuves  convaincantes  de  l'existence*  de  Dieu ,  et  qu'il  n*en 


SECONDE  PARTIE,  ART.  111. 


81 


naissance,  sans  Jésus-Christ,  est  inutile  et  stérile. 
Quand  un  homme  serait  persuadé  que  les  pro- 
portions des  nombres  sont  des  vérités  immaté- 
rielles, éternelles,  et  dépendantes  d'une  première 
vérité  en  qui  elles  subsistent  et  qu'on  appelle 
Dieu,  je  ne  le  trouverais  pas  beaucoup  avancé 
pour  son  salut. 

III. 

I.  C'est  une  chose  admirable ,  que  jamais  au- 
teur canonique  ne  s'est  servi  de  la  nature  pour 
prouver  Dieu  :  tous  tendent  à  le  faire  croire  ;  et 
jamais  ils  n'ont  dit  :  Il  n'y  a  point  de  vide  ;  donc 
il  y  a  un  Dieu.  Il  fallait  qu'ils  fussent  plus  habi- 
les que  les  plus  habiles  gens  qui  sont  venus  de- 
puis, qui  s'en  sont  tous  servis. 

P.  Si  c'est  une  marque  de  faiblesse  de  prou- 
ver Dieu  par  la  nature ,  ne  méprisez  pas  l'Écri- 
ture ;  si  c'est  une  marque  de  force  d'avoir  connu 
ces  contrariétés,  estimez-en  l'Écriture  \    ^ 

IV. 

I.  L'unité  jointe  à  l'infmi  ne  l'augmente  de 
rien,  non  plus  qu'un  pied  à  une  mesure  infinie. 
Le  fini  s'anéantit  en  présence  de  l'infini ,  et  de- 
vient un  pur  néant.  Ainsi  notre  esprit  devant 
Dieu  ;  ainsi  notre  justice  devant  la  justice  divine. 
Il  n'y  a  pas  si  grande  disproportion  entre  l'u- 
nité et  l'infini  qu'entre  notre  justice  et  celle  de 
Dieu.  '-' 

V. 

P.  Nous  connaissons  qu'il  y  a  un  infini ,  et 
nous  ignorons  sa  nature.  Ainsi,  par  exemple, 
nous  savons  qu'il  est  faux  que  les  nombres  soient 
finis  :  donc  il  est  vrai  qu'il  y  a  un  infini  en  nom- 
bre. Mais  nous  ne  savons  ce  qu'il  est.  Il  est  faux 
qu'il  soit  pair ,  il  est  faux  qu'il  soit  impair  :  car , 
en  ajoutant  l'unité,  il  ne  change  point  de  nature  ; 
cependant  c'est  un  nombre ,  et  tout  nombre  est 
pair  ou  impair  :  il  est  vrai  que  cela  s'entend  de 
tous  nombres  finis. 

On  peut  donc  bien  connaître  qu'il  y  a  un  Dieu 

senUt  toute  la  force.  {Foyez  part.  I ,  art.  IV,  S  ".  )  Il  n'entend 
parler  ici  que  de  l'endurcissement  des  athées ,  qui  seul  est 
capable  de  résister  à  la  force  de  ces  preuves. 

^  C'est-à-dire  ne  méprisez  pas  l'Ecriture ,  où  vous  préten- 
dez ne  pas  trouver  ce  genre  de  preuves  ;  mais  estimez  l'Écri- 
ture ,  qui  tend  tout  entière  à  faire  croire  l'existence  de  Dieu , 
sans  employer,  selon  vous,  ces  preuves,  et  qui  semble  ainsi 
se  contrarier  en  voulant  nous  faire  croire  ce  qu'elle  vous  pa 
ralt  ne  pas  prouver.  Elle  parle  à  un  peuple  qui  reconnaît  l'exis- 
tence de  Dieu ,  et  elle  sait  tirer  de  la  nature  même  les  preuves 
do  ce  dogme  quand  l'occasion  s'en  présente.  ''  IVnte  de.  Védit. 
de  1787.) 


sans  savoir  ce  qu'il  est  :  et  vous  ne  devez  pas 
conclure  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu,  de  ce  que  nous 
ne  connaissons  pas  parfaitement  sa  nature. 

Je  ne  me  servirai  pas,  pour  vous  convaincre 
de  son  existence ,  de  la  foi  par  laquelle  nous  la 
connaissons  certainement,  ni  de  toutes  les  autres 
preuves  que  nous  en  avons,  puisque  vous  ne  vou- 
lez pas  les  recevoir.  Je  ne  veux  agir  avec  vous 
que  par  vos  principes  mêmes  ;  et  je  prétends  vous 
faire  voir,  par  la  manière  dont  vous  raisonnez 
tous  les  jours  sur  les  choses  de  la  moindre  con- 
séquence ,  de  quelle  sorte  vous  devez  raisonner 
en  celle-ci,  et  quel  parti  vous  devez  prendre  dans 
la  décision  de  cette  importante  question  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Vous  dites  donc  que  nous  som- 
mes incapables  de  connaître  s'il  y  a  un  Dieu'. 
Cependant  il  est  certain  que  Dieu  est,  ou  qu'il 
n'est  pas  ;  il  n'y  a  point  de  milieu.  Mais  de  quel 
côté  pencherons-nous?  La  raison,  dites- vous,  ne 
peut  rien  y  déterminer.  Il  y  a  un  chaos  infini  qui 
nous  sépare.  Il  se  joue  un  jeu  à  cette  distance  in- 
finie, où  il  arrivera  croix  ou  pile.  Que  gagnerez- 
vous  ?  Par  raison,  vous  ne  pouvez  assurer  ni  l'un 
ni  l'autre  5  par  raison,  vous  ne  pouvez  nier  aucun 
des  deux. 

Ne  blâmez  donc  pas  de  fausseté  ceux  qui  ont 
fait  un  choix  ;  car  vous  ne  savez  pas  s'ils  ont  tort, 
et  s'ils  ont  mal  choisi. 

I.  Je  les  blâmerai  d'avoir  fait ,  non  ce  choix , 
mais  un  choix  ;  et  celui  qui  prend  croix,  et  celui 
qui  prend  pile,  ont  tous  deux  tort  :  le  juste  est  de 
ne  point  parier. 

P,  Oui,  mais  il  faut  parier:  cela  n'est  pas  vo- 
lontaire ;  vous  êtes  embarqué ,  et  ne  point  parier 
que  Dieu  est,  c'est  parier  qu'il  n'est  pas.  Lequel 
choisirez-vous  donc?  Voyons  ce  qui  vous  inté- 
resse le  moins  :  vous  avez  deux  choses  à  perdre , 
le  vrai  et  le  bien  ;  et  deux  choses  à  engager,  vo- 
tre raison  et  votre  volonté,  votre  connaissance  et 
votre  béatitude  :  et  votre  nature  a  deux  choses  a 
fuir,  l'erreur  et  la  misère.  Pariez  donc  qu'il  est, 
sans  hésiter  ;  votre  raison  n'est  pas  plus  blessée 
en  choisissant  l'un  que  l'autre ,  puisqu'il  faut  né- 
cessairement choisir.  Voilà  un  point  vidé  ;  mais 
votre  béatitude  ?  Pesons  le  gain  et  la  perte  :  en 
prenant  le  parti  de  croire,  si  vous  gagnez,  vous 
gagnez  tout  ;  si  vous  perdez,  vous  ne  perdez  rien. 
Croyez  donc,  si  vous  le  pouvez. 

'  Cette  phrase,  qui  est  bien  certainement  dans  le  manuscrit 
de  Pascal ,  manque  dans  quelques  éditions  modernes  :  on  voit 
qu'elle  sert  à  ramener  l'Interlocuteur  au  point  de  la  question 
principale ,  et  qu'il  ne  rappelle  ici  la  proposition  de  son  adver- 
saire que  pour  y  appliquer  de  suite  la  manière  même  0»'  '-''- 
snniirr  de  rinrn''<lulo. 

{\ 


82 


PENSÉES  DE  PASCAL 


I.  Cela  est  admirable  :  oui,  il  faut  croire  ;  mais 
je  hasarde  peut-être  trop. 

P.  Voyons  :  puisqu'il  y  a  pareil  hasard  de  gain 
et  de  perte,  quand  vous  n'auriez  que  deux  vies  à 
«>;agner  pour  une,  vous  pourriez  encore  gager.  Et 
s'il  y  en  avait  dix  à  gagner,  vous  seriez  impru- 
dent de  ne  pas  liasarder  votre  vie  pour  en  gagner 
dix  à  un  jeu  où  il  y  a  pareil  hasard  de  perte  et 
de  gain.  Mais  il  y  a  ici  une  infinité  de  vies  infini- 
ment heureuses  à  gagner,  avec  pareil  hasard  de 
perte  et  de  gain  ;  et  ce  que  vous  jouez  est  si  peu 
de  chose  et  de  si  peu  de  durée,  qu'il  y  a  de  la  fo- 
lie  à  le  ménager  en  cette  occasion. 

Car  il  ne  sert  de  rien  de  dire  qu'il  est  incertain 
si  on  gagnera,  et  qu'il  est  certain  qu'on  hasarde  ; 
et  que  l'infinie  distance  qui  est  entre  la  certitude 
de  ce  qu'on  expose  et  l'incertitude  de  ce  que  l'on 
gagnera  égale  le  bien  fini,  qu'on  expose  certaine- 
ment, à  l'infini  qui  est  incertain.  Cela  n'est  pas 
ainsi  :  tout  joueur  hasarde  avec  certitude  pour 
gagner  avec  incertitude,  et  néanmoins  il  hasarde 
certainement  le  fini  pour  gagner  incertainement 
le  fini ,  sans  pécher  contre  la  raison.  Il  n'y  a  pas 
infinité  de  distance  entre  cette  certitude  de  ce 
qu'on  expose  et  l'incertitude  du  gain;  cela  est 
faux.  Il  y  a,  à  la  vérité,  infinité  entre  la  certitude 
de  gagner  et  la  certitude  de  perdre.  Mais  l'incer- 
titude de  gagner  est  proportionnée  à  la  certitude 
(îe  ce  qu'on  hasarde ,  selon  la  proportion  des  ha- 
sards de  gain  et  de  perte  ;  et  de  là  vient  que,  s'il 
y  a  autant  de  hasards  d'un  côté  que  de  l'autre , 
la  partie  est  à  jouer  égal  contre  égal  ;  et  alors  la 
certitude  de  ce  qu'on  expose  est  égale  à  l'incer- 
titude du  gain,  tant  s'en  faut  qu'elle  en  soit  infi- 
niment distante.  Et  ainsi  notre  proposition  est 
dans  une  force  infinie ,  quand  il  n'y  a  que  le  fini 
a  hasarder  à  un  jeu  où  il  y  a  pareils  hasards  de 
gain  que  de  perte ,  et  l'infini  à  gagner.  Cela  est 
démonstratif  ;  et  si  les  hommes  sont  capables  de 
({uelques  vérités,  ils  doivent  l'être  de  celle-là. 

ï.  Je  le  confesse,  je  l'avoue.  Mais  encore  n'y 
aurait-il  point  de  moyen  de  voir  le  dessous  du 
jeu? 

P.  Oui,  par  le  moyen  de  l'Écriture,  et  par 
toutes  les  autres  preuves  de  la  religion  qui  sont 
infinies. 

I.  Ceux  qui  espèrent  leur  salut,  direz- vous, 
sont  heureux  en  cela;  mais  ils  ont  pour  contre- 
poids la  crainte  de  l'enfer. 

P.  Mais  qui  a  le  plus  sujet  de  craindre  l'enfer, 
ou  celui  qui  est  dans  l'ignorance  s'il  y  a  un  enfer, 
et  dans  la  certitude  de  damnation ,  s'il  y  en  a  ; 
ou  celui  qui  est  dans  une  persuasion  certaine  qu'il 


y  a  un  enfer,  et  dans  l'c^spérance  d  être  sauvjÉjj 
s'il  est?  ,     >  *  :   .,; 

Quiconque,  n'ayant  plus  que  huit  jours  ^^y|r» 
vro,  ne  jugerait  pas  que  le  parti  le  plus  sûr  est  de 
croire  que  tout  cela  n'est  pas  un  coup  de  hasard , 
aurait  entièrement  perdu  l'esprit.  Or,  si  les  pas- 
sions ne  nous  tenaient  point,  huit  jours  et  cent 
ans  sont  une  même  chose. 

Quel  mal  vous  arrivera-t-il  en  prenant  ce  parti? 
Vous  serez  fidèle,  honnête,  humble,  reconnais- 
sant, bienfaisant,  sincère,  véritable.  A  la  vérité,' 
vous  ne  serez  point  dans  les  plaisirs  empestés, 
dans  la  gloire,  dans  les  délices.  Mais  n'en  aurez- 
vous  point  d'autres?  Je  vous  dis  que  vous  ga- 
gnerez en  cette  vie  ;  et  qu'à  chaque  pas  que  vous 
ferez  dans  ce  chemin ,  vous  verrez  tant  de  cer- 
titude de  gain ,  et  tant  de  néant  dans  ce  que  vous 
iiasardez ,  que  vous  connaîtrez  à  la  fin  que  vous 
avez  parié  pour  une  chose  certaine  et  infinie,  et 
que  vous  n'avez  rien  donné  pour  l'obtenir. 

I.  Oui,  mais  j'ai  les  mains  liées  et  la  bouche 
muette  ;  on  me  force  à  parier,  et  je  ne  suis  pas  en 
liberté,  on  ne  me  relâche  pas;  et  je  suis  fait  de 
telle  sorte  que  je  ne  puis  croire.  Que  voulez- 
vous  donc  que  je  fasse  ?  ^  ■  < 
P.  Apprenez  au  moins  votre  impuissâitee'  à 
croire,  puisque  la  raison  vous  y  porte,  et  que 
néanmoins  vous  ne  le  pouvez.  Travaillez  donc  à 
vous  convaincre,  non  pas  par  l'augmentation  des 
preuves  de  Dieu,  mais  par  la  diminution  de  vos 
passions.  Vous  voulez  aller  à  la  foi,  et  vous  n'en 
savez  pas  le  chemin  ;  vous  voulez  vous  guérir  de 
l'infidélité,  et  vous  en  demandez  les  remèdes: 
apprenez-les  de  ceux  qui  ont  été  tels  que  vous 
et  qui  n'ont  présentement  aucun  doute.  Ils  sa- 
vent ce  chemin  que  vous  voudriez  suivre  ;  et  ils 
sont  guéris  d'un  mal  dont  vous  voulez  guérir. 
Suivez  la  manière  par  où  ils  ont  commencé  ;  imi- 
tez leurs  actions  extérieures ,  si  vous  ne  pouvez 
encore  entrer  dans  leurs  dispositions  intérieures  ; 
quittez  ces  vains  amusements  qui  vous  occupent 
tout  entier. 

J'aurais  bientôt  quitté  ces  plaisirs,  dites-vous, 
si  j'avais  la  foi.  Et  moi,  je  vous  dis  que  vous  au- 
riez bientôt  la  foi,  si  vous  aviez  quitté  ces  plai- 
sirs. Or,  c'est  à  vous  à  commencer.  Si  je  pouvais, 
je  vous  doimerais  la  foi  :  je  ne  le  puis,  ni  par 
conséquent  éprouver  la  vérité  de  ce  que  vous 
dites;  mais  vous  pouvez  bien  quitter  ces  plaisirs, 
et  éprouver  si  ce  que  je  dis  est  vrai. 
I.  Ce  discours  me  transporte,  me  ravit 
P.  Si  ce  discours  vous  plaît  et  vous  semble 
fort,  sachez  qu'il  est  fait  par  un  homme  qui  s'est 


I 


SECONDE  PARTIE,  àKT.  TV. 


mis  à  genoux  auparavant  et  après  pour  prier  cet 
être  infini  et  sans  parties ,  auquel  il  soun^et  tout 
le  sien,  de  se  soumettre  aussi  le  vôtre,  pour  votre 
propre  bien  et  pour  sa  gloire;  et  qu'ainsi  la  force 
s'accorde  avec  cette  bassesse  '. 


vr. 


11  ne  faut  pas  se  méconnaître  :  nous  sommes 
corps  autant  qu'esprit;  et  de  là  vient  que  l'iri- 
strument  par  lequel  la  persuasion  se  fait  n'est 
pas  la  seule  démonstration.  Combien  y  a-t-il  peu 
de  choses  démontrées  !  Les  preuves  ne  convain- 
quent que  l'esprit.  La  coutume  fait  nos  preuves 
les  plus  fortes;  elle  incline  les  sens,  qui  entraî- 
nent l'esprit  sans  qu'il  y  pense.  Qui  a  démontré 
qu'il  sera  demain  jour,  et  que  nous  mourrons? 
et  qu'y  a-t-il  de  plus  universellement  cru?  C'est 
donc  la  coutume  qui  nous  en  persuade  ;  c'est  elle 
qui  fait  tant  de  turcs  et  de  païens;  c'est  elle  qui 
fait  les  métiers,  les  soldats,  etc.  Il  est  vrai  qu'il  ne 
faut  pas  commencer  par  elle  pour  trouver  la  vé- 
rité; mais  il  faut  avoir  recours  à  elle,  quand  une 
fois  l'esprit  a  vu  où  est  la  vérité,  afin  de  nous 
abreuver  et  de  nous  teindre  de  cette  croyance 
qui  nous  échappe  à  toute  heure  :  car  d'en  avoir 
toujours  les  preuves  présentes,  c'est  trop  d'af- 
faire. Il  faut  acquérir  une  croyance  plus  facile , 
qui  est  celle  de  l'habitude,  qui,  sans  violence, 
sans  art,  sans  argument,  nous  fait  croire  les 
choses,  et  incline  toutes  nos  puissances  à  cette 
croyance,  en  sorte  que  notre  âme  y  tombe  na- 
turellement. Ce  n'est  pas  assez  de  ne  croire  que 
par  la  force  de  la  conviction,  si  les  sens  nous  por- 
tent à  croire  le  contraire.  Il  faut  donc  faire  mar- 
cher nos  deux  pièces  ensemble  :  l'esprit,  par  les 
raisons  qu'il  suffit  d'avoir  vues  une  fois  en  sa  vie; 
et  les  sens,  par  la  coutume,  et  en  ne  leur  per- 
mettant pas  de  s'incliner  au  contraire. 

ARTICLE  IV. 

Marques  de  la  véritable  religion. 

I. 

La  vraie  religion  doit  avoir  pour  marque  d'o- 
bliger à  aimer  Dieu.  Cela  est  bien  juste.  Et  ce- 
pendant aucune  autre  que  la  nôtre  ne  l'a  ordonné. 
Klle  doit  encore  avoir  connu  la  concupiscence  de 
l'homme,  et  l'impuissance  où  il  est  par  lui-même 
d'acquérir  la  vertu.  Elle  doit  y  avoir  apporté  les 
remèdes,  dont  Ja  prière  est  le  prin('ipal.  Notre 

*  Id  Unit  \('  (|}nIo"Uf. 


83 

religion  a  fait  tout  cela;  et  nulle  autre  n'a  jamais 
demandé  à  Dieu  de  l'aimer  et  de  le  suivre. 


IL 


11  faut,  pour  faire  qu'une  religion  soit  vraie, 
qu'elle  ait  connu  notre  nature;  car  la  vraie  nature 
de  l'homme,  son  vrai  bien,  la  vraie  vertu  et  la 
vraie  religion,  sont  choses  dont  la  connaissance 
est  inséparable.  Elle  doit  avoir  connu  la  gran- 
deur et  la  bassesse  de  l'homme,  et  la  raison  de 
l'une  et  de  l'autre.  Quelle  autre  religion  que  la 
chrétienne  a  connu  toutes  ces  choses? 


{,it 


III. 


Les  autres  reUgions,  comme  les  païennes,  sont 
plus  populaires,  car  elles  consistent  toutes  en  ex- 
térieur :  mais  elles  ne  sont  pas  pour  les  gens  ha- 
biles. Une  religion  purement  intellectuelle  serait 
plus  proportionnée  aux  habiles;  mais  elle  ne  ser- 
virait pas  au  peuple.  La  seule  religion  chrélienue 
est  proportionnée  à  tous,  étant  mêlée  d'extérieur 
et  d'intérieur.  Elle  élève  le  peuple  à  l'intérieur , 
et  abaisse  les  superbes  à  l'extérieur,  et  n'est  pas 
parfaite  sans  les  deux  :  car  il  faut  que  le  peuple 
entende  l'esprit  de  la  lettre,  et  que  les  habiles 
soumettent  leur  esprit  à  la  lettre,  en  pratiquant 
ce  qu'il  y  a  d'extérieur. 


»  n 


ly. 


Nous  sommes  haïssables  :  la  raison  nous  en 
convainc.  Or,  nulle  autre  religion  que  la  chré- 
tienne ne  propose  de  se  haïr.  Nulle  autre  religion 
ne  peut  donc  être  reçue  de  ceux  qui  savent  qu'ils 
ne  sont  dignes  que  de  haine.  Nulle  autre  religion 
que  la  chrétienne  n'a  connu  que  l'homme  est  la 
plus  excellente  créature,  et  en  même  temps  la 
plus  misérable.  Les  uns,  qui  ont  bien  connu  la 
réalité  de  son  excellence ,  ont  pris  pour  lâcheté 
et  pour  ingratitude  les  sentiments  bas  que  les 
hommes  ont  naturellement  d'eux-mêmes;  et  les 
autres,  qui  ont  bien  connu  combien  cette  bas- 
sesse est  effective,  ont  traité  d'une  superbe  '  ri- 
dicule ces  sentiments  de  grandeur,  qui  sont  aussi 
naturels  à  l'homme.  Nulle  religion  que  la  nôtre 
n'a  enseigné  que  l'homme  naît  en  péché;  nulle 
secte  de  philosophes  ne  Ta  dit  :  nulle  n'a  donc  dit 
vrai. 


J)icu  cta)it  caché,  toule  reliuion  qui  ne  dit  pas 
'  Orgueil. 

0. 


PENSÉES  DR  PASCAL, 


que  Dieu  est  caché  n'est  pas  véritable  ;  et  toute 
religion  qui  n'en  rend  pas  la  raison  n'est  pas  in- 
struisante. La  notre  fait  tout  cela.  Cette  religion, 
qui  consiste  à  croire  que  l'homme  est  tombé  d'un 
état  de  gloire  et  de  communication  avec  Dieu  en 
un  état  de  tristesse,  de  pénitence  et  d'éloignement 
de  Dieu,  mais  qu'enfin  il  serait  rétabli  par  un 
Messie  qui  devait  venir,  a  toujours  été  sur  la 
terre.  Toutes  choses  ont  passé,  et  celle-là  a  sub- 
sisté pour  laquelle  sont  toutes  choses.  Car  Dieu 
voulant  se  former  un  peuple  saint ,  qu'il  sépare- 
rait de  toutes  les  autres  nations ,  qu'il  délivrerait 
de  ses  ennemis ,  qu'il  mettrait  dans  un  lieu  de  re- 
pos, a  promis  de  le  faire,  et  de  venir  au  monde 
pour  cela  ;  et  il  a  prédit  par  ses  prophètes  le  temps 
et  la  manière  de  sa  venue.  Et  cependant ,  pour  af- 
fermir l'espérance  de  ses  élus  dans  tous  les  temps, 
il  leur  en  a  toujours  fait  voir  des  images  et  des 
ligures;  et  il  ne  les  a  jamais  laissés  sans  des  assu- 
rances de  sa  puissance  et  de  sa  volonté  pour  leur 
salut.  Car,  dans  la  création  de  l'homme,  Adam 
était  le  témoin  et  le  dépositaire  de  la  promesse  du 
Sauveur,  qui  devait  naître  de  la  femme.  Et  quoi- 
que les  hommes,  étant  encore  si  proches  de  la 
création ,  ne  pussent  avoir  oublié  leur  création  et 
leur  chute ,  et  la  promesse  que  Dieu  leur  avait 
faite  d'un  Rédempteur;  néanmoins,  comme  dans 
ce  premier  âge  du  monde  ils  se  laissèrent  em- 
porter à  toutes  sortes  de  désordres,  il  y  avait 
cependant  des  saints,  comme  Enoch,  Lamech, 
et  d'autres ,  qui  attendaient  en  patience  le  Christ 
promis  dès  le  commencement  du  monde.  Ensuite 
Dieu  a  envoyé  Noé,  qui  a  vu  la  malice  des 
hommes  au  plus  haut  degré  ;  et  il  l'a  sauvé  en 
noyant  toute  la  terre ,  par  un  miracle  qui  mar- 
quait assez  et  le  pouvoir  qu'il  avait  de  sauver  le 
monde ,  et  la  volonté  qu'il  avait  de  le  faire ,  et  de 
faire  naître  de  la  femme  celui  qu'il  avait  promis. 
Ce  miracle  suffisait  pour  affermir  l'espérance  des 
Jiommes;  et  la  mémoire  en  étant  encore  assez 
fraîche  parmi  eux.  Dieu  fit  des  promesses  à 
Abraham ,  qui  était  tout  environné  d'idolâtres , 
et  il  lui  lit  connaître  le  mystère  du  Messie  qu'il 
devait  envoyer.  Au  temps  d'Isaac  et  de  Jacob, 
l'abomination  s'était  répandue  sur  toute  la  terre  : 
mais  ces  saints  vivaient  en  la  foi;  et  Jacob,  mou- 
rant et  bénissant  ses  enfants,  s'écrie,  par  un 
transport  qui  lui  fait  interrompre  son  discours  : 
J'attends,  ô  mon  Dieu  !  le  Sauveur  que  vous  avez 
promis  :  Salutarc  tuum  expectabo,  Domine.  [Gè- 
nes., XI.TX,  18). 

Les  Égyptiens  étaient  infectés ,  et  d'idolâtrie  , 
et  de  magie;  le  peuple  de  Dieu  même  était  en- 


traîné par  leurs  exemples.  Mais  cependant  Moisc 
et  d'autres  voyailiit  '  celui  qu'ils  ne  voyaient 
pas,  et  l'adoraient  en  regardant  les  biens  étèN 
nels  qu'il  leur  préparait.  ».   . 

Les  Grecs  et  les  Latins  ensuite  ont  fait  régnef 
les  fausses  divinités;  les  poètes  ont  fait  diverses 
théologies  ;  les  philosophes  se  sont  séparés  en  mille 
sectes  différentes  :  et  cependant  il  y  avait  tou- 
jours au  cœur  de  la  Judée  des  hommes  choisis  qui 
prédisaient  la  venue  de  ce  Messie,  qui  n'était 
connu  que  d'eux. 

11  est  venu  enfin  en  la  consommation  des 
temps:  et  depuis,  quoiqu'on  ait  vu  naîti-e  tant  de 
schismes  et  d'hérésies,,  tant  renverser  d'états, 
tant  de  changements  en  toutes  choses,  cette 
Eglise ,  qui  adore  celui  qui  a  toujours  été  adoré , 
a  subsisté  sans  interruption.  Et  ce  qui  est  admi- 
rable, incomparable  et  tout  à  fait  divin,  c'wst 
que  cette  religion,  qui  a  toujours  duré,  a  toujours 
été  combattue.  Mille  fois  elle  a  été  à  la  veille 
d'une  destruction  universelle  ;  et  toutes  les  fois 
qu'elle  a  été  en  cet  état.  Dieu  l'a  relevée  par  des 
coups  extraordinaires  de  sa  puissance.  C'est  ce 
qui  est  étonnant ,  et  qu'elle  s'est  maintenue  sans 
fléchir  et  plier  sous  la  volonté  des  tyrans. 

VL 

Les  états  périraient ,  si  on  ne  faisait  plier  sou- 
vent les  lois  à  la  nécessité.  Mais  jamais  la  religion 
n'a  souffert  cela ,  et  n'en  a  usé.  Aussi  il  faut  ces 
accommodements ,  ou  des  miracles.  Il  n'est  pas 
étrange  qu'on  se  conserve  en  pliant,  et  ce  n'est 
pas  proprement  se  maintenir  ;  et  encore  périssent- 
ils  enfin  entièrement  :  il  n'y  en  a  point  qui  ait  duré 
quinze  cents  ans.  Mais  que  cette  religion  se  soit 
toujours  maintenue  et  inflexible^ ,  cela  est  divin. 

Il  y  am'ait  trop  d'obscurité,  si  la  vérité  n'avait 
pas  des  marques  visibles.  C'en  est  une  admirable 
qu'elle  se  soit  toujoure  conservée  dans  une  Église  et 
une  assemblée  visible.  Il  y  aurait  trop  de  clarté  s'il 
n'y  avait  qu'un  sentiment  dans  cette  Église  ;  mais , 
pour  reconnaître  quel  est  le  vrai,  il  n'y  a  qu*à 
voir  quel  est  celui  qui  y  a  toujours  été  :  car  il  est 
certain  que  le  vrai  y  a  toujours  été,  et  qu'aucun 
faux  n'y  a  toujours  été.  Ainsi  le  Messie  a  tou- 
jours été  cru.  La  tradition  d'Adam  était  encore 
nouvelle  en  Noé  et  en  Moïse.  Les  prophètes  l'ont 
prédit  depuis ,  en  prédisant  d'autres  choses  dont 
les  événements,  qui  arrivaient  de  temps  en  temps 

'  Peut-être  devrait-on  lire  ici  croyaient. 

^  (-'est-.Vilin;  et  soit  toujours  demeurée  inflexible. 


SECOJNDE  PAKTIE,  ART.   IV. 


85 


ùlu  vue. dt's  hommes,  marquaient  la  vérité  de 
lemr,  mission ,  et  par  conséquent  celle  de  leurs 
promesses  touchant  le  Messie.  Ils  ont  tous  dit 
que  la  loi  qu'ils  avaient  n'était  qu'en  attendant 
celle  du  Messie  ;  que  jusque-là  elle  serait  perpé- 
tuejle ,  ,mais  que  l'autve  durerait  éternellement  ; 
q^i]ai,i?^i  leur  loi ,  ou  celle  du  Messie ,  dont  elle 
étt^it  la  promesse ,  seraient  toujours  sur  la  terre. 
En  effet ,  elle  a  toujours  duré  :  et  Jésus-Christ  e^t, 
venu,  dans  toutes  les  circonsta,nces  prédites.  H  a 
fait  des  miracles,  et  les  apôtres  aussi,  qui  ont 
converti  les  païens;  et  par  là  les  prophéties  étant 
accomplies ,  le  Messie  est  prouvé  pour  jamais. 

vm. 

Je  vois  plusieurs  religions  contraires,  et  par 
conséquent  toutes  fausses ,  excepté  une.  Chacune 
\îeut  être  crue  par  sa  propre  autorité ,  et  menace 
tes  incrédules.  Je  ne  les  crois  donc  pas  là-dessus  ; 
chacun  peut  dire  cela,  chacun  peut  se  dire  pro- 
phète. Mais  je  vois  la  religion  chrétienne  où  je 
trouve  des  prophéties  accomplies,  et  une  infinité 
de  miracles  si  bien  attestés,  qu'on  ne  peut  rai- 
sonnablement en  douter;  et  c'est  ce  que  je  ne 
trouve  point  dans  les  autres.* 

IX. 

La  seule  religion  contraire  à  la  nature  en  Té- 
tât qu'elle  est,  qui  combat  tous  nos  plaisirs,  et 
qui  paraît  d'abord  contraire  au  sens  commun , 
est  la  seule  qui  ait  toujours  été. 

X.'  "•*    ■   ■'''"' 

Toute  la  conduite  des  choses  doit  avoir  pour 
objet  l'établissement  et  la  grandeur  de  la  religion  ; 
les  hommes  doivent  avoir  en  eux-mêmes  des  sen- 
timents conformes  à  ce  qu'elle  nous  enseigne  ;  et 
enfin  elle  doit  être  tellement  l'objet  et  le  centre 
où  toutes  choses  tendent ,  que  qui  en  saura  les 
principes  puisse  rendre  raison ,  et  de  toute  la  na- 
ture de  l'homme  en  particulier ,  et  de  toute  la 
conduite  du  monde  en  général. 

Sur  ce  fondement,  les  impies  prennent  lieu  de 
blasphémer  la  religion  chrétienne,  parce  qu'ils 
la  connaissent  mal.  Ils  s'imaginent  qu'elle  con- 
siste simplement  en  l'adoration  d'un  Dieu  consi- 
déré comme  grand,  puissant  et  éternel:  ce  qui 
est  proprement  le  déisme,  presque  aussi  éloigné 
de  la  religion  chrétienne  que  l'athéisme ,  qui  y 
c«t  tout  à  fait  contraire.  Et  de  là  ils  concluent 
que  cette  religion  n'est  pas  véritable,  parce  que, 
si  elle  l'était,  il  faudr-'ut  que  Dieu  se  manifestât 


aux  hommes  par  des  preuves  si  sensibles,  qu'il 
fût  impossible  que  personne  le  méconnût. 

Mais  qu'ils  en  concluent  ce  qu'ils  voudront 
contre  le  déisme,  ils  n'en  concluront  rien  contre 
la  religion  chrétienne,  qui  reconnaît  que,  depuis 
le  péché ,  Dieu  ne  se  montre  point  aux  hommes 
avec  toute  l'évidence  qu'il  pourrait  faire  ;  et  qui 
consiste  proprement  au  mystère  du  Rédempteur, 
qui ,  unissant  en  lui  les  deux  natures ,  divine  et 
humaine ,  a  retiré  les  hommes  de  la  corruption 
du  péché ,  pour  les  réconcilier  à  Dieu  en  sa  per- 
sonne divine. 

Elle  enseigne  donc  aux  hommes  ces  deux  vé- 
rités, et  qu'il  y  a  un  Dieu  dont  ils  sont  capables, 
et  qu'il  y  a  une  corruption  dans  la  nature  qui 
les  en  rend  indignes.  Il  importe  également  aux 
hommes  de  connaître  l'un  et  l'autre  de  ces  points  : 
et  il  est  également  dangereux  à  l'homme  de  con- 
naître Dieu  sans  connaître  sa  misère ,  et  de  con- 
naître sa  misère  sans  connaître  le  Rédempteur 
qui  peut  l'en  guérir.  Une  seule  de  ces  connais- 
sances fait ,  ou  l'orgueil  des  philosophes  qui  ont 
connu  Dieu,  et  non  leur  misère,  ou  le  désespoir 
des  athées,  qui  connaissent  leur  misère  sans  Ré- 
dempteur. Et  ainsi ,  comme  il  est  également  de  la 
nécessité  de  l'homme  de  connaître  ces  deux  points, 
il  est  aussi  également  de  la  miséricorde  de  Dieu 
de  nous  les  avoir  fait  connaître.  La  religion  chré- 
tienne le  fait;  c'est  en  cela  qu'elle  consiste.  Qu'on 
examine  l'ordre  du  monde  sur  cela ,  et  qu'on  voie 
si  toutes  choses  ne  tendent  pas  à  l'établissement 
des  deux  chefs  de  cette  religion. 

XL 

Si  l'on  ne  se  connaît  plein  d'orgueil ,  d'ambi- 
tion, de  concupiscence ,  de  faiblesse ,  de  misère , 
d'injustice ,  on  est  bien  aveugle.  Et  si  en  le  re- 
connaissant on  ne  désire  d'en  être  délivré,  que 
peut-on  dire  d'un  homme  si  peu  raisonnable? 
Que  peut-on  donc  avoir  que  de  l'estime  pour  une 
religion  qui  connaît  si  bien  les  défauts  de  Thomme, 
et  que  du  désir  pour  la  vérité  d'une  religion 
qui  y  promet  des  remèdes  si  souhaitables? 


XII. 


Il  est  impossible  d'envisager  toutes  les  preuves 
de  la  religion  chrétienne  ramassées  ens(wble, 
sans  en  ressentir  la  force, à  laquelle  nul  homme 
raisonnable  ne  peut  résister. 

Que  l'on  considère  son  établissement;  qu'une 
religion  si  contraire  à  la  nature  se  soit  établie  par 
elle-même  si  dinioement,  sans  aucune  force,  ni 


8G 


PEMSÉES  DE  PASCAL 


coutraiiite,  et  si  fortement  néanmoins  qu'aucuns 
tourments  n'ont  pu  empêcher  les  martyrs  de  la 
confesser;  et  que  tout  cela  se  soit  fait ,  non-seule- 
ment sans  l'assistance  d'aucun  prince,  mais  malgré 
tous  les  princes  de  la  terre ,  qui  l'ont  combattue. 

Que  l'on  considère  la  sainteté ,  la  hauteur  et 
l'humilité  d'une  âme  chrétienne.  Les  philosophes 
païens  se  sont  quelquefois  élevés  au-dessus  du 
reste  des  hommes  par  une  manière  de  vivre  plus 
i*églée ,  et  par  des  sentiments  qui  avaient  quel- 
que conformité  avec  ceux  du  christianisme;  Mais 
ils  n'ont  jamais  reconnu  pour  vertu  ce  que  les 
chrétiens  appellent  humilité,  et  ils  l'auraient 
même  crue  incompatible  avec  les  autres  dont  ils 
faisaient  profession.  Il  n'y  a  que  la  religion  chré- 
tienne qui  ait  su  joindre  ensemble  des  clioies  qui 
avaient  paru  jusque-là  si  opposées ,  et  qui  ait 
appris  aux  hommes  que ,  bien  loin  que  l'humi- 
lité soit  incompatible  avec  les  autres  vertus,  sans 
^Ue  toutes  les  autres  vertus  ne  sont  que  des  vices 
et  des  défauts. 

Que  l'on  considère  les  merveilles  de  l'Écriture 
sainte,  qui  sont  infinies,  la  grandeur  et  la  subli-. 
mité  plus  qu'humaine  des  choses  qu'elle  contient, 
et  la  simplicité  admirable  de  son  style ,  qui  n'a 
rien  d'affecté,  rien  de  recherché,  et  qui  porte  un 
caractère  de  vérité  qu'on  ne  saurait  désavouer. 

Que  l'on  considère  la  personne  de  Jésus-Christ 
en  particulier.  Quelque  sentiment  qu'on  ait  de 
lui,  on  ne  peut  pas  disconvenir  qu'il  n'eût  un  es- 
prit très-grand  et  très-relevé,  dont  il  avait  donné 
des  marques  dès  son  enfance ,  devant  les  docteurs 
de  la  loi  :  et  cependant ,  au  lieu  de  s'appliquer  à 
cultiver  ses  talents  par  l'étude  et  la  fréquenta- 
tion des  savants ,  il  passe  trente  ans  de  sa  vie 
dans  le  travail  des  mains  et  dans  une  retraite  en- 
tière du  monde  ;  et  pendant  les  trois  années  de 
sa  prédication ,  il  appelle  à  sa  compagnie  et  choi- 
sit pour  ses  apôtres  des  gens  sans  science ,  sans 
étude ,  sans  crédit  ;  et  il  s'attire  pour  ennemis 
ceux  qui  passaient  pour  les  plus  savants  et  les 
plus  sages  de  son  temps.  C'est  une  étrange  con- 
duite pour  un  homme  qui  a  dessein  d'établir  une 
nouvelle  religion. 

Que  l'on  considèie  en  particulier  ces  apôtres 
choisis  par  Jésus-Christ,  ces  gens  sans  lettres, 
sans  étude ,  et  qui  se  trouvent  tout  d'un  coup 
assez  savants  pour  confondre  les  plus  habiles 
philosophes,  et  assez  forts  pour  résister  aux  rois 
et  aux  tyrans  qui  s'opposaient  à  l'établissement 
de  la  religion  chrétienne  qu'ils  annonçaient. 

Que  l'oji  considère  cette  suite  merveilleuse  de 
prophètes  qui  se  sont  succédé  les  uns  aux  autres 


pendant  deux  mille  ans ,  et  qui  ont  tous  prédit 
en  tant  de  manières  différentes  jusques  aux  moin- 
dres circonstances  de  la  vie  de  Jésus -Christ,  de 
sa  mort ,  de  sa  résurrection ,  de  la  mission  des 
apôtres ,  de  la  prédication  de  l'Évangile ,  de  la 
conversion  des  nations ,  et  de  plusieurs  autres 
choses  qui  concernent  l'établissement  de  la  re- 
ligion chrétienne  et  l'abolition  du  judaïsme. 

Que  l'on  considère  l'accomplissement  admira- 
ble de  ces  prophéties,  qui  conviennent  si  parfai- 
tement à  la  personne  de  Jésus-Christ ,  qu'il  est 
impossible  de  ne  pas  le  reconnaître,  à  moins  de 
vouloir  s'aveugler  soi-même. 

Que  l'on  considère  l'état  du  peuple  juif,  et  de- 
vant et  après  la  venue  de  Jésus-Christ ,  son  état 
florissant  avant  la  venue  du  Sauveur ,  et  son  état 
plein  de  misères  depuis  qu'ils  l'ont  rejeté  :  car  ils 
sont  encore  aujourd'hui  sans  aucune  marque  de 
religion ,  sans  temple ,  sans  sacrifices ,  dispersés 
par  toute  la  terr€,  le  mépris  et  le  rebut  de  toutes 
les  nations. 

Que  l'on  considère  la  perpétuité  de  la  religion 
chrétienne ,  qui  a  toujours  subsisté  depuis  le 
commencement  du  monde ,  soit  dans  les  saints 
de  l'Ancien  Testament,  qui  ont  vécu  dans  l'at- 
tente de  Jésus-Christ  avant  sa  venue;  soit  dans 
ceux  qui  l'ont  reçu  et  qui  ont  cru  en  lui  depuis  sa 
venue  :  au  lieu  que  nulle  autre  religion  n'a  la 
perpétuité,  qui  est  la  principale  marque  de  la 
véritable. 

Enfin,  que  l'on  considère  la  sainteté  de  cette 
religion ,  sa  doctrine ,  qui  rend  raison  de  tout 
jusques  aux  contrariétés  qui  se  rencontrent  dans 
l'homme,  et  toutes  les  autres  choses  singulières, 
surnaturelles  et  divines  qui  y  éclatent  de  toutes 
parts. 

Et  qu'on  juge ,  après  tout  cela ,  s'il  est  possi- 
ble de  douter  que  la  religion  chrétienne  soit  la 
seule  véritable ,  et  si  jamais  aucune  autre  a  rien 
eu  qui  en  approchât. 

ARTICLE  V 

Véritable  religion  prouvée  par  les  contrariétés 
qui  sont  clans  l'homme,  et  par  le  péché 
originel. 


Les  grandeurs  et  les  misères  de  l'homme  sont 
tellement  visibles,  qu'il  faut  nécessairement  que 
la  véritable  religion  nous  enseigne  qu'il  y  a  en 
lui  quelque  grand  principe  de  grandeur ,  et  en 
même  temps  quelque  grand  principe  de  misère. 


SECONDE  PARTIE,  ART.   V. 


87 


Car  il  faut  que  la  véritable  religion  connaisse  à 
fond  notre  nature  ;  c'est-à-dire  qu'elle  connaisse 
tout  ce  qu'elle  a  de  grand  et  tout  ce  qu'elle  a  de 
misérable,  et  la  raison  de  l'un  et  de  l'autre.  Il 
faut  encore  qu'elle  nous  rende  raison  des  éton- 
nantes contrariétés  qui  s'y  rencontrent.  S'il  y  a 
un  seul  principe  de  tout,  une  seule  fin  de  tout,  il 
faut  que  la  vraie  religion  nous  enseigne  à  n'ado- 
rer que  lui  et  à  n'aimer  que  lui.  Mais  comme  nous 
nous  trouvons  dans  l'impuissance  d'adorer  ce  que 
nous  ne  connaissons  pas ,  et  d'aimer  autre  chose 
que  nous,  il  faut  que  la  religion,  qui  instruit 
de  ces  devoirs ,  nous  instruise  aussi  de  cette  im- 
puissance ,  et  qu'elle  nous  en  apprenne  les  re- 
mèdes. '    î  '  -  ■'■  -' 

Il  faut,  pour  rendre  l'homme  heureux,  qu'elle 
lui  montre  qu'il  y  a  un  Dieu;  qu'on  est  obligé 
de  l'aimer;  que  notre  véritable  félicité  est  d'être 
à  lui ,  et  notre  unique  mal  d'être  séparés  de  lui  ; 
qu'elle  nous  apprenne  que  nous  sommes  pleins  de 
ténèbres  qui  nous  empêchent  de  le  connaître  et 
de  l'aimer;  et  qu'ainsi  nos  devoirs  nous  obli- 
geant d'aimer  Dieu ,  et  notre  concupiscence  nous 
en  détournant,  nous  sommes  pleins  d'injustice.  Il 
faut  qu'elle  nous  rende  raison  de  l'opposition  que 
nous  avons  à  Dieu  et  à  notre  propre  bien  ;  il 
faut  qu'elle  nous  en  enseigne  les  remèdes ,  et  les 
moyens  d'obtenir  ces  remèdes.  Qu'on  examine 
sur  cela  toutes  les  religions  du  monde ,  et  qu'on 
voie  s'il  y  en  a  une  autre  que  la  chrétienne  qui  y 
satisfasse. 

Sera-ce  celle  qu'enseignaient  les  philosophes , 
qui  nous  proposent  pour  tout  bien  un  bien  qui 
est  en  nous? Est-ce  là  le  vrai  bien? Ont-ils  ti'ouvé 
le  remède  à  nos- maux?  Est-ce  avoir  guéri  la 
.  présomption  de  l'homme ,  que  de  l'avoir  égalé  à 
Dieu? Et  ceux  qui  nous  ont  égalés  aux  bêtes,  et 
qui  nous  ont  donné  les  plaisirs  de  la  terre  pour 
tout  bien ,  ont-ils  apporté  le  remède  à  nos  concu- 
piscences? Levez  vos  yeux  vers  Dieu ,  disent  les 
uns  :  voyez  celui  auquel  vous  ressemblez ,  et  qui 
vous  a  fait  pour  l'adorer  ;  vous  pouvez  vous  ren- 
dre semblable  à  lui  ;  la  sagesse  vous  y  égalera , 
si  vous  voulez  la  suivre.  Et  les  autres  disent  : 
Baissez  vos  yeux  vers  la  terre ,  chétif  ver  que 
vous  êtes ,  et  regardez  les  bêtes  dont  vous  êtes 
le  compagnon. 

^Que  deviendra  donc  l'homme  ?  Sera-t-il  égal  à 
Dieu,  ou  aux  bêtes?  Quelle  effroyable  distance  ! 
Que  serons-nous  donc?  Quelle  religion  nous  en- 
jieignera  à  guérir  l'orgueil  et  la  concupiscence? 
Quelle  religion  nous  enstîignera  notre  bien ,  nos 
Revoirs,  les  faiblesses  qui  nous  en  détournent, 


les  remèdes  qui  peuvent  les  guérir,  et  le  moyen 
d'obtenir  ces  remèdes  ?  Voyons  ce  que  nous  dit 
sur  cela  la  sagesse  de  Dieu ,  qui  nous  parle  dans 
la  religion  chrétienne. 

C'est  en  vain ,  ô  homme  !  que  vous  cherchez 
dans  vous-même  le  remède  à  vos  misères.  Toutes 
vos  lumières  ne  peuvent  arriver  qu'à  connaître 
que  ce  n'est  point  en  vous  que  vous  trouverez  ni 
la  vérité  ni  le  bien.  Les  philosophes  vous  l'ont 
promis ,  ils  n'ont  pu  le  faire  ' .  Ils  ne  savent  ni 
quel  est  votre  véritable  bien ,  ni  quel  est  votre 
véritable  état.  Comment  auraient- ils  donné  des 
remèdes  à  vos  maux ,  puisqu'ils  ne  les  ont  pas 
seulement  connus?  Vos  maladies  principales  sont 
l'orgueil ,  qui  vous  soustrait  à  Dieu ,  et  la  concu- 
piscence ,  qui  vous  attache  à  la  terre  ;  et  ils  n'ont 
fait  autre  chose  qu'entretenir  au  moins  une  de 
ces  maladies.  S'ils  vous  ont  donné  Dieu  pour  ob- 
jet, ce  n'a  été  que  pour  exercer  votre  orgueil.  Ils 
vous  ont  fait  penser  que  vous  lui  êtes  semblable 
par  votre  nature.  Et  ceux  qui  ont  vu  la  vanité 
de  cette  prétention  vous  ont  jeté  dans  l'autre  pré- 
cipice ,  en  vous  faisant  entendre  que  votre  nature^ 
était  pareille  à  celle  des  bêtes ,  et  vous  ont  porté 
à  cherche  i-  votre  bien  dans  les  concupiscences , 
qui  sont  le  partage  des  animaux.  Ce  n'est  pas  là 
le  moyen  de  vous  instruire  de  vos  injustices. 
N'attendez  donc  ni  vérité,  ni  consolation  des 
hommes.  Je  suis  celle  qui  vous  ai  formé ,  et  qui 
puis  seule  vous  apprendre  qui  vous  êtes.  Mais  vous 
n'êtes  plus  maintenant  en  l'état  où  je  vous  ai  for- 
mé. J'ai  créé  l'homme  saint, innocent,  parfait;  je 
l'ai  rempli  de  lumière  et  d'intelligence  ;  je  lui  ai 
communiqué  ma  gloire  et  mes  merveilles.  L'œil  de 
l'homme  voyait  alors  la  majesté  de  Dieu.  Il  n'é- 
tait pas  dans  les  ténèbres  qui  l'aveuglent ,  ni  dans 
la  mortalité  et  dans  les  misères  qui  l'affligent. 
Mais  il  n'a  pu  soutenir  tant  de  gloire  sans  tomber 
dans  la  présomption.  Il  a  voulu  se  rendre  centre 
de  lui-même,  et  indépendant  de  mon  secours. 
Il  s'est  soustrait  à  ma  domination  ;  et  s'égalant  à  , 
moi  par  le  désir  de  trouver  sa  félicité  en  lui- 
même  ,  je  l'ai  abandonné  à  lui  ;  et  révoltant  toutes 
les  créatures  qui  lui  étaient  soumises,  je  les  lui  ai 
rendues  ennemies:  en  sorte  qu'aujourd'hui  l'hom- 
me est  devenu  semblable  aux  bêtes ,  et  dans  un 
tel  éloignement  de  moi,  qu'à  peine  lui  restc-t-il 
quelque  lumière  confuse  de  son  auteur,  tant  toutes 
ses  connaissances  ont  été  éteintes  ou  troublées  ! 
Les  sens,  indépendants  de  la  raison,  et  souvent 
maîtres  de  la  raison  ,  l'ont  emporté  à  la  recher- 


'  C'est-à-dire  v'ont  pu  trouver  lu 
vtif'rrs  rir  /a  raison. 


h'Uc  à  l'aidr  fies  lu- 


88 


PElNSÉEJi  UK  PASCAL, 


che  des  plaisirs.  Toutes  les  créatures  ou  l'aflligent, 
ou  le  teutent,  et  dominent  sur  lui,  ou  en  le  sou- 
mettant par  leur  force ,  ou  en  le  charmant  par 
leurs  douceurs  :  ce  qui  est  encore  une  domination 
plus  terrible  et  plus  impérieuse. 

yoiià  l'état  où  les  hommes  sont  aujourd'hui. 
Il  leur  reste  quelque  instinct  puissant  du  bon- 
heur de  leur  première  nature,  et  ils  sont  plongés 
dans  les  misères  de  leur  aveuglement  et  de  leur 
concupiscence,  ijui  est  devenue  leur  seconde 
nature     /  .  ,.Vm;lj  UiftM  iir  ^nfrv*i*vi«*! 

fil  îc- .  :«?|?f  M  i»>'  "*i*  '^''  '  • 

De  ces  principes  '  que  je  vous  ouvre ,  vous 
pouvez  reconnaître  la  cause  de  tant  de  contra- 
riétés qui  ont  étonné  tous  les  hommes  ,'et  qui 
les  ont  partagés.  Observez  maintenant  tous  les 
mouvements  de  grandeur  et  de  gloire  que  le  sen- 
timent de  tant  de  misères  ne  peut  étouffer,  et 
voyez  s'il  ne  faut  pas  que  la  cause  en  soit  une 
autre  nature.  -j.M-îi^^ 


III. 


Connaissez  donc,  superbe,  quel  paradoxe 
vous  êtes  à  vous-même.  Humiliez  -  vous ,  raison 
impuissante  ;  taiséz-vous ,  nature  imbécile  ;  ap- 
prenez que  l'homme  passe  infmiment  l'homme, 
et  entendez  de  votre  maître  votre  condition  vé- 
ritable ,  que  vous  ignorez. 

Car  enfin ,  si  l'homme  n'avait  jamais  été  cor- 
l'ompu ,  il  jouirait  de  la  vérité  et  de  la  félicité 
avec  assurance.  Et  si  l'homme  n'avait  jamais  été 
que  corrompu ,  il  n'aurait  aucune  idée ,  ni  de  la 
vérité,  ni  de  la  béatitude.  Mais,  malheureux  que 
nous  sommes ,  et  plus  que  s'il  n'y  avait  aucune 
grandeur  dans  notre  condition ,  nous  avons  une 
idée  de  bonheur,  et  ne  pouvons  y  arriver;  nous 
sentons  une  image  de  la  vérité ,  et  ne  possédons 
que  le  mensonge  :  incapables  d'ignorer  absolu- 
ment ,  et  de  savoir  certainement  ;  tant  il  est  ma- 
nifeste que  nous  avons  été  dans  un  degré  de 
perfection  dont  nous  sonunes  malheureusement 
tombés! 

Qu'est-ce  donc  que  hous  crie  cette  avidité  et 
cette  impuissance ,  sinon  qu'il  y  a  eu  autrefois: 
en  l'homme  un  véritable  bonheur,  dont  il  ne  lui 
reste  maintenant  que  la  mai'que  et .  la  trace 


inl^ni  ne  peut.étre^  rempli  que  par  un  objet  infini 
et  imi^iuable  ? 


IV. 


Chose  étonnante  pependant ,  que  le  |i,iyslère  le 
plus  éloigné  de  notre  connaissance^  qui  est  ce- 
lui de  la  transmission  du  péché  originel ,  soit  une 
chose  sans  laquelle  nous  ne  pouvons  avoir  aucune, 
connaissance  de  nous-mêmes!  Car  il  est  sans 
doute  qu'il  n'y  a  rien  qui  choque  plus  notre  rai- 
son que  de  dire  que  le  péché  du  premier  homme 
ait  rendu  coupables  ceux  qui,  étant  si  éloignés  de 
cette  source ,  semblent  incapables  d'y  participer. 
Cet  écoulement  ne  nous  paraît  pas  seulement  inj,- 
possible,  il  nous  semble  même  très-injuste  ;  car 
qu'y  a-t-il  de  plus  contraire  aux  règles  de  notre 
misérable  justice  que  de  damner  éternellement 
un  enfant  incapable  de  volonté ,  pour  un  péché 
où  il  paraît  avoir  eu  si  peu  de  part,  qu'il  est 
commis  six  mille  ans  avant  qu'il  fût  en  être? 
Certainement  rien  ne  nous  heurte  plus  rudement 
que  cette  doctrine  ;  et  cependant ,  sans  ce  mysr 
tère,  le  plus  incompréhensible  de  tous,  nous 
sommes  incompréhensibles  à  nous-mêmes.  Le 
nœud  de  notre  condition  prend  ses  retours  et  ses 
plis  dans  cet  abîme.  De  sorte  que  l'homme  est 
plus  inconcevable  sans  ce  mystèrç^  que  qe mystère 
n'est  inconcevable  à  l'homme. 

Le  péché  originel  est  une  folie  devant  les 
hommes  ;  mais  on  le  donne  pour  tel.  On  ne  doit 
donc  pas  reprocher  le  défaut  de  raison  en  cette 
doctrine ,  puisqu'on  ne  prétend  pas  que  la  raison 
puisse  y  atteindre.  Mais  cette  folie  est  plus  sagç 
que  toute  la  sagesse  des  hommes  :  Quod  slultum 
est  Deij  sapientius  est  hominihus  (/.  Con, 
1 ,  25  ).  Car,  sans  cela,  que  dh'a-t-on  qu'est 
l'homme  ?  Tout  son  état  dépend  de  ce  point  im- 
perceptible. Et  comment  s'en  fut-il  aperçu  par  sa 
raison ,  puisque  c'est  une  chose  au -dessus  de  sa 
raison  ;  et  que  sa  raison ,  bien  loin  de  l'inventer 
par  ses  voies ,  s'en  éloigne  quand  on  le  lui  pré>T 
sente? 


tîr 


de  tout  ce  qui  l'environne ,  en  cherchant  dans 
les  choses  absentes  le  secours  qu'il  n'obtient  pas 
des  présentes  ,  et  que  les  unes  et  les  autres  sont 
incapables  de  lui  donner ,  parce  que  ce  gouffre 


Vj 


'■■■A    . 


Ces  deux  états  d'innocence  et  de  corniption 
étant  ouverts ,  il  est  impossible  que -nous  ne  les 
reconnaissions  pas.   Suivons  nos  mouvements, 
toute  vide,  qu'il  essaie  inutilement  de  remplir  J  observons-nous  nous-mêmes,  et  voyons  si  nous 


n'y  trouverons  pas  les  caractères  vivants  de  ces 
deux  natures.  Tant  de  contradictions  se  trouve- 
raient-elles dans  un  sujet  simple?  - 
Cette  duplicité  de  l'homme  est  si  visible,  qu'ïl 


SKCONIVK  PARTIE,  ART.   V. 


89 


y  eu  a  qui  ont  peiisé»que  nous  avions  deux  âmes  : 
un  sujet  simple  leur  paraissant  incapable  de 
telles  et  si  soudaines  variétés ,  d'une  présomp- 
tion démesurée  à  un  horrible  abattement  de 
cœur. 

Ainsi  toutes  ces  contrariétés ,  qui  semblaient 
devoir  le  plus  éloigner  les  hommes  de  la  connais- 
sance d'une  religion ,  sont  ce  qui,  doit  plus  tôt  les 
conduire  à  la  véritable.  ;    '    /, 

Pour  moi ,  j'avoue  qu'aussitôt  que  la  religion 
chrétienne  découvre  ce  principe ,  que  la  nature 
des  hommes  est  corrompue  et  déchue  de  Dieu , 
cela  ouvre  les  yeux  à  voir  partout  le  caractère 
de  cette  vérité  :  car  la  nature  est  telle ,  qu'elle 
marque  partout  un  Dieu  perdu,^t,dans  l'homme, 
et  hors  de  l'homme.  .  •  > 

Sans  ces  divines  connaissances,  qu'ont  pu 
faire  les  hommes ,  sinon ,  ou  s'élever  dans  le  sen- 
timent intérieur  qui  leur  reste  de  leur  grandeur 
passée,  ou  s'abattre  dans  la  vue  de  leur  faiblesse 
présente?  Car,  ne  voyant  pas  la  vérité  entière,  ils 
n'ont  pu  arriver  à  une  parfaite  vertu.  Les  uns 
considérant  la  nature  comme  incorrompue ,  les 
autres  comme  irréparable ,  ils  n'ont  pu  fuir,  ou 
l'orgueil ,  ou  la  paresse ,  qui  sont  les  deux  sour- 
ces de  tous  les  vices  ;  puisqu'ils  ne  pouvaient , 
sinon,  ou  s'y  abandonner  par  lâcheté,  ou  en 
sortir  par  l'orgueil.  Car  s'ils  connaissaient  l'ex- 
cellence de  l'homme,  ils  en  ignoraient  la  corrup- 
tion ;  de  sorte  qu'ils  évitaient  bien  la  paresse , 
mais  ils  se  perdaient  dans  l'orgueil.  Et  s'ils  re- 
connaissaient l'infirmité  de  la  nature,  ils  en  igno- 
raient la  dignité  ;  de  sorte  qu'ils  pouvaient  bien 
éviter  la  vanité ,  mais  c^étajt  en  se  précipitant 
dans  le  désespoir.   '         vcs     "« 

De  là  viennent  les  diverses  sectes  des  stoïciens 
et  des  épicuriens ,  des  dogmatistes  et  des  acadé- 
miciens ,  etc.  La  seule  religion  chrétienne  a  pu 
guérir  ces  deux  vices ,  non  pas  en  chassant  l'un 
par  l'autre  par  la  sagesse  de  la  terre,  mais  en 
chassant  l'un  et  l'autre  par  la  simphcité  de  l'É- 
vangile. Car  elle  apprend  aux  justes  qu'elle 
élève,  jusqu'à  la  participation  de  la  Divinité 
même ,  qu'en  ce  sublime  état  ils  portent  encore 
la  source  de  toute  la  corruption  qui  les  rend ,  du- 
rant toute  la  vie ,  sujets  à  Terreur ,  à  la  misère , 
à  la  mort,  au  péché  ;  et  elle  crie  aux  plus  impies 
qu'ils  sont  capables  de  la  grâce  de  leur  Rédemp- 
teur. Ainsi ,  donnant  à  trembler  à  ceux  qu'elle 
justifie ,  et  consolant  ceux  qu'eUe  condamne,  elle 
tempère  avec  tant  de  justesse  la  crainte  avec 
l'espérance,  par  cette  double  capacité  qui  est 
commune  à  tous,  et  de  la  grâce  et  du  péché. 


qu'elle  abaisse  infiniment  plus  que  la  seule  rai- 
son ne  peut  faire ,  mais  sans  désespérer  ;  et 
qu'elle  élève  infiniment  plus  que  l'orgueil  de  la 
nature ,  mais  sans  enfler  :  faisant  bien  voir  par 
là  qu'étant  seule  exempte  d'erreur  et  de  vice ,  il 
n'appartient  qu'à  elle ,  et  d'instruire,  et  de  corri- 
ger les  hommes. 


%ï,(^V/' 


VL 


Nous  ne  concevons  ni  l'état  glorieux  d'Adam, 
ni  la  nature  de  son  péché ,  ni  la  transmission 
qui  s'en  est  faite  en  nous.  Ce  sont  des  choses  qui  se 
sont  passées  dans  un  état  de  nature  tout  diffé- 
rent du  nôtre,  et  qui  passent  notre  capacité  pré- 
sente. Ainsi  tout  cela  nous  est  inutile  à  savoir 
pour  sortir  de  nos  misères  ;  et  tout  ce  qu'il  nous 
importe  de  connaître ,  c'est  que  par  Adam  nous 
sommes  misérables  ,  corrompus  ,  séparés  de 
Dieu,  mais  rachetés  par  Jésus-Christ;  et  c'est  de 
quoi  nous  avons  des  preuves  admirables  sur  la 
terre. 


VIL 


Le  christianisme  est  étrange!  Il  ordonne  à 
l'homme  de  reconnaître  qu'il  est  vil ,  et  même 
abominable  ;  et  il  lui  ordonne  en  même  temps 
de  vouloir  être  semblable  à  Dieu.  Sans  un  tel 
contre-poids,  cette  élévation  le  rendrait  horrible- 
ment vain,  ou  cet  abaissement  le  rendrait  horri- 
blement abject. 

La  misère  porte  au  désespoir  :  la  grandeur 
inspire  la  présomption. 

L'incarnation  montre  à  l'homme  la  grandeur 
de  sa  misère,  par  la  grandeur  du  remède  qu'il 
a  fallu..      >  ,  t  -a      ,  ; 


IX. 


On  ne  trouve  pas  dans  la  religion  chrétienne 
un  abaissement  qui  nous  rende  incapables  du 
bien,  ni  une  sainteté  exempte  du  mal.  Il  n'y  a 
point  de  doctrine  plus  propre  à  l'homme  que 
celle-là,  qui  l'instruit  de  sa  double  capacité  de 
recevoir  et  de  perdre  la  grâce ,  à  cause  du  dou- 
ble péril  où  il  est  toujours  exposé,  de  désespoir 
ou  d'orgueil. 

X. 

Les  philosophes  ne  prescrivaient  point  des 
sentiments  proportionnés  aux  deuK  états.  Ils 


90 


PENSEES  DE  PASCAl., 


inspiraient  des  mouvements  de  grandeur  pure , 
et  ce  n'est  pas  l'état  de  l'homn^e.  Ils  inspiraient 
des  mouvements  de  bassesse  pure ,  et  c'est  aussi 
peu  l'état  de  Ihomme.  Il  faut  des  mouvements 
de  bassesse,  non  d'une  bassesse  de  nature,  mais 
de  pénitence;  non  pour  y  demeurer,  mais  pour 
aller  à  la  grandeur.  Il  faut  des  mouvenjents  de 
grandeur ,  mais  d'une  grandeur  qui  vienne  de 
la'  gr<1ce ,  et  non  du  mérite ,  et  après  avoir  passé 
par  la  bassesse. 

XI. 

Nul  n'est  heureux  comme  un  vrai  chrétien  , 
ni  raisonnable,  ni  vertueux,  ni  aimable.  Avec 
combien  peu  d'orgueil  un  chrétien  se  croit-il 
uni  à  Dieul  avec  combien  peu  d'abjection  s'é- 
gale-t-il  aux  vers  de  la  terre  1 

Qui  peut  donc  refuser  à  ces  célestes  lu- 
mières de  les  croire  et  de  les  adorer  ?  Car  n'est- 
il  pas  plus  clair  que  le  jour  que  nous  sentons 
en  nous-mêmes  des  caractères  ineffaçables  d'ex- 
cellence? Et  n'est-il  pas  aussi  véritable  que 
nous  éprouvons  à  toute  heure  les  effets  de  no- 
tre déplorable  condition?  Que  nous  crie  donc 
ce  chaos  et  cette  confusion  monstrueuse,  sinon 
la  vérité  de  ces  deux  états,  avec  une  voix  si 
puissante,  qu'il  est  impossible  d'y  résis.«r? 

XII. 

Ce  qui  détourne  les  hommes  de  croire  qu'ils 
sont  capables  d'être  unis  à  Dieu,  n'est  autre 
chose  que  la  vue  de  leur  bassesse.  Mais  s'ils  l'ont 
bien  sincère,  qu'ils  la  suivent  aussi  loin  que 
moi ,  et  qu'ils  reconnaissent  que  cette  bassesse 
est  telle  en  effet,  que  nous  sommes  par  nous- 
mêmes  incapables  de  connaître  si  sa  miséricorde 
ne  peut  pas  nous  rendre  capables  de  lui.  Car  je 
voudrais  bien  savoir  d'où  cette  créature,  qui  se 
reconnaît  si  faible,  a  le  droit  de  mesurer  la 
miséricorde  de  Dieu ,  et  d'y  mettre  les  bornes 
que  sa  fantaisie  lui  suggère.  L'homme  sait  si 
peu  ce  que  c'est  que  Dieu ,  qu'il  ne  sait  pas  ce 
qu'il  est  lui-même  :  et,  tout  troublé  de  la  vue 
de  son  propre  état,  il  ose  dire  que  Dieu  ne 
peut  pas  le  rendre  capable  de  sa  communica- 
tion! Mais  je  voudrais  lui  demander  si  Dieu 
demande  autre  chose  de  lui,  sinon  qu'il  l'aime 
et  le  connaisse;  et  pourquoi  il  croit  que  Dieu  ne 
peut  se  rendre  connaissable  et  aimable  à  lui, 
puisqu'il  est  naturellement  capable  d'amour  et 
de  connaissance.  Car  il  est  sans  doute  qu'il 
connaît  au  moins  qu'il  est ,  et  quMl  aime  quelque 


chose.  Donc  ^'il  voit  quelque  chose  dans  les  té- 
nèbres où  il  est,  et  s'il  trouve  quelque  sujet 
d'amour  pai*mi  les  choses  de  la  terre ,  pourquoi, 
si  Dieu  lui  donne  quelques  rayons  de  son  es- 
sence, ne  sera-t-il  pas  capable  de  le  connaître 
et  de  l'aimer  en  la  manière  qu'il  lui  plaira  de 
se  communiquer  à  lui?  Il  y  a  donc  sans  doute  M 
une  présomption  insupportable  dans  ces  sortes  « 
de  raisonnements,  quoiqu'ils  paraissent  fondés 
sur  une  humilité  apparente,  qui  n'est  ni  sin- 
cère, ni  raisonnable,  si  elle  ne  nous  fait  con- 
fesser que ,  ne  sachant  de  nous-mêmes  qui  nous 
sommes,  nous  ne  pouvons  l'apprendre  que  de 
Dieu. 

ARTICLE  VI. 

Soumission  et  usage  de  la  raison. 

La  dernière  démarche  de  la  raison,  c'est  de 
eormaître  qu'il  y  a  une  infinité  de  choses  qui  la 
surpassent.  Elle  est  bien  faible  si  elle  ne  va  jus- 
que-là. Il  faut  savoir  douter  où  il  faut,  assurer 
où  il  faut,  se  soumettre  où  il  fafit.  Qui  ne  fait 
ainsi  n'entend  pas  la  force  de  la  raison.  11  y  ^n 
a  qui  pèchent  contre  ces  trois  principes,  ou  ^i 
assurant  tout  comme  démonstratif,  manque  de 
se  connaître  en  démonstrations;  ou  en  doutant 
de  tout,  manque  de  savoir  où  il  faut  se  soumet- 
tre; ou  en  se  soumettant  ç^  tout^  m^qiMs^.de 
savoir  où  il  faut  juger.     ,.     ,,,»•>;,-  rr, - 

II. 

Si  on  soumet  tout  à  la  raison,  notre  religion 
n'aura  rien  de  mystérieux  ni  de  surnaturel.  Si 
on  choque  les  principes  de  la  raison ,  notre  re- 
Ugion  sera  absurde  et  ridicule. 

La  raison ,  dit  saint  Augustin ,  ne  se  soumet- 
trait jamais,  si  elle  ne  jugeait  qu'il  y  a  des  occa- 
sions où  elle  doit  se  soumettre.  Il  est  donc  juste 
qu'elle  se  soumette  quand  elle  juge  qu'elle  doit 
se  "soumettre;  et  qu'elle  ne  se  soumette  pas, 
quand  elle  juge  avec  fondement  qu'elle  ne  doit 
pas  le  faire  :  mais  il  faut  prendre  garde  à  ne 
pas  se  tromper. 

III. 

La  piété  est  différente  de  la  superstition. 
Pousser  la  piété  jusqu'à  la  superstition ,  c'est  la 
détruire.  Les  hérétiques  nous  reprochent  cette 
soumission  superstitieuse.  C'est  faire  ce  qu'ils 
nous  reprochent,  que  d'exiger  cette  soumission 


SECONDE  PARTIE,  ART.   VU. 


91 


dans  les  choses  qui  ne  sont  pas  matière  de  sou- 
mîssion. 

Il  n'y  a  rien  de  si  conforme  à  la  raison  que 
le  désaveu  de  la  raison  dans  les  choses  qui  sont 
de  foi,  et  rien  de  si  contraire  à  la  raison  que  le 
désaveu  de  la  raison  dans  les  choses  qui  ne  sont 
pas  de  foi.  Ce  sont  deux  excès  également  dan- 
gereux, d'exclure  la  raison,  de  n'admettre  que 
la  raison.  .  -ji^v;  ,îUu./' >...>. ♦i-,  ,: 


IV. 


La  foi  dit  l)ien  ce  que  les  sens  ne  disent  pas, 
mais  jamais  le  contraire.  Elle  est  au-dessus ,  et 
non  pas  contre. 

Si  j'avais  vu  un   niiracle,  disent  quelques 

Pgens,  je  me  convertirais.  Ils  ne  parleraient  pas 
ainsi ,  s'ils  savaient  ce  que  c'est  que  conversion. 
Ils  s'imaginent  qu'il  ne  faut  pour  cela  que  re- 
connaître qu'il  y  a  un  Dieu ,  et  que  l'adoration 
consiste  à  lui  tenir  de  certains  discours,  tels  à 
peu  près  que  les  païens  en  faisaient  à  leurs  ido- 
les. La  conversion  véritable  consiste  à  s'anéantir 
devant  cet  Être  souverain  qu'on  a  irrité  tant  de 
fois,  et  qui  peut  nous  perdre  légitimement  à 
toute  heure;  à  reconnaître  qu'on  ne  peut  rien 
sans  lui ,  et  qu'on  n'a  rien  mérité  de  lui  que  sa 
disgrâce.  Elle  consiste  à  connaître  qu'il  y  a  une 
opposition  invincible  entre  Dieu  et  nous  ;  et  que , 
sans  un  médiateur ,  il  ne  peut  y  avoir  de  com- 
merce. 

VI. 

'  Ne  vous  étonnez  pas  de  voir  des  personnes 
'simples  croire  sans  raisonnement.  Dieu  leur 
donne  l'amour  de  sa  justice  et  la  haine  d'eux- 
Vnêmes.  Il  incline  leur  cœur  à  croire.  On  ne 
croira  jamais  d'une  croyance  utile  et  de  foi,  si 
Dieu  n'incline  le  cœur;  et  qn  croira  dès  qu'il 
l'inclinera.  Et  c'est  ce  que  David  connaissait 
bien  lorsqu'il  disait  :  Inclina  cor  meum,  D'eits, 
in  teslimonia  tua  {Ps.j  cxviii,  36), 

VII. 

Ceux  qui  croient  sans  avoir  examiné  les  preu- 
ves de  la  religion  croient  parce  qu'ils  ont  une 
disposition  intérieure  toute  sainte,  et  que  ce 
qu'ils  entendent  dire  de  notre  religion  y  est  con- 
forme. Ils  sentent  qu'un  Dieu  les  a  faits.  Ils  ne 
veulent  aimer  que  lui;  ils  ne  veulent  haïr 
qu'eux-mêmes.  Ils  s<mterït  qu'ils  non  ont  pas  la 


force;  qu'ils  sont  incapables  d'aller  à  Dieu;  et 
que,  si  Dieu  ne  vient  à  eux,  ils  ne  peuvent 
avoir  aucune  communication  avec  lui.  Et  ils  en- 
tendent dire  dans  notre  religion  qu'il  ne  faut 
aimer  que  Dieu,  et  ne  haïr  que  soi-même: 
mais  qu'étant  tous  corrompue  et  incapables  de 
Dieu,  Dieu  s'est  fait  homme  pour  s'unir  à  nous. 
Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  persuader  des 
hommes  qui  ont  cette  disposition  dans  le  cœur, 
et  cette  connaissance  de  leur  devoir  et  de  leur 
incapacité. 

VIII. 

Ceux  que  nous  voyons  chrétiens  sans  la  con- 
naissance des  prophéties  et  des  preuves  ne 
laissent  pas  d'en  juger  aussi  bien  que  ceux  qui 
ont  cette  connaissance.  Ils  en  jugent  par  le 
cœur,  comme  les  autres  en  jugent  par  l'esprit. 
C'est  Dieu  lui-même  qui  les  incline  à  croire;  et 
ainsi  ils  sont  très-efficacement  persuadés. 

J'avoue  bien  qu'un  de  ces  chrétiens  qui  croient 
sans  preuves  n'aura  peut-être  pas  de  quoi  con- 
vaincre un  infidèle  qui  en  dira  autant  de  soi. 
Mais  ceux  qui  savent  les  preuves  de  la  religion 
prouveront  sans  difficulté  que  ce  fidèle  est  véri- 
tablement inspiré  de  Dieu ,  quoiqu'il  ne  pût  le 
prouver  lui-même. 

ARTICLE  VIL 

Image  d'un  homme  qui  s'est  lassé  de  chercher 
Dieu  par  le  seul  raisonnement ,  et  qui  corn- 
menée  à  lire  l'Écriture. 

En  voyant  l'aveuglement  et  la  misère  de 
l'homme,  et  ces  contrariétés  étonnantes  qui  se 
découvrent  dans  sa  nature,  et  regardant  tout 
l'univers  muet,  et  l'homme  sans  lumière,  aban- 
donné à  lui-même,  et  comme  égaré  dans  ce  re- 
coin de  l'univers,  sans  savoir  qui  l'y  a  mis,  ce, 
qu'il  est  venu  y  faire,  ce  qu'il  deviendra  en 
mourant,  j'entre  en  effroi  comme  un  homme 
qu'on  aurait  porté  endormi  dans  une  île  déserte 
et  effroyable,  et  qui  s'éveillerait  sans  connaître 
où  il  est,  et  sans  avoir  aucun  moyen  d'en  sor- 
tir. Et  sur  cela  j'admire  comment  on  n'entre 
pas  en  désespoir  d'un  si  misérable  état.  Je  vois 
d'autres  personnes  auprès  de  moi  de  semblable 
nature  :  je  leur  demande  s'ils  sont  mieux  in-, 
struits  que  moi,  et  ils  me  disent  que  non;  et 
sur  cela,  ces  misérables  égarés,  ayant  regardé 
autour  d'eux,  et  ayant  vu  quelques  objets  plai- 


92 


PKNSKKS  J)E  PASCAI., 


sanls,  s'y  sont  donnés  et  s'y  sont  attachés. 
Pour  moi  je  n'ai  pii  m'y  arrêter,  ni'  me'  rejxisèr 
dans  la  société  de  ces  personnes  kemblribles  à* 
moi,'  misérables  comme  moi,  impuiss»nntcs 
comme  moi.  Je  vois  qu'ils  ne  m'aideraient  pas 
à  mourir  :  je  mourrai  seul;  il  faut  donc  faire 
comme  si  j'étais  seul  :  or,  slj'étais  seul,  je  ne 
bâtirais  point  des  maisons,  je  ne  m'embar^as- 
serais  point  dans  les  occupations  tumultuaires , 
je  ne  chercherais  l'estime  de  personne;  mais  je 
tâcherais  seulement  de  découvrir  la  vérité.-  ' 

Ainsi ,  considérant  combien  il  y  a  d'apparence 
qu'il  y  a  autre  cliose  que  ce  que  je  vois ,  j'ai  re- 
cherché si  ce  Dieu ,  dont  tout  le  monde  pai'le , 
n'aurait  pas  laissé  quelques  marques  de  lui.  Je 
regarde  de  toutes  parts,  et  ne,  vois  partout 
qu'obscurité.  La  nature  ne  .m'offre  rien  qui  ne 
soit  matière  de  doute  et  d'inquiétude.  Si  je 
n'y  voyais  riiu  qui, marquât  une  Divinité, 
je  me  déterm  aierais  à  n'ep  rien  croire.  Si  je 
voyais  partov  t  les  marques,  d'un  Créateur ,  je 
reposerais  en  paix  dans  la  foi.  Mais ,  voyant 
trop  pour  niir,  et  trop  peu  pour  m 'assurer,  je 
suis  dans  un  état  à  plaindre ,  et  où  j'ai  souhaité 
cent  fois  qu3,  si  un  Dieu  soutient  la  nature, 
elle  le  marquât  sans  équivoque;  et  que  si  les 
mai'ques  qu'elle  en  donne  sont  trompeuses,  elle 
les  supprimât  tout  à  fait;  qu'elle  dît  tout  ou 
rien ,  afin  que  je  visse  quel  parti  je  dois  suivre. 
Au  lieu  qu'en  l'état  où  je  suis,  ignorant  ce  que 
je  suis  et  ce  que  je  dois  faire ,  je  ne  connais  ni 
ma  condition ,  ni  mon  devoir.  Mon  cœur  tend 
tout  entier  à  connaître  où  est  le  vrai  bien ,  pour 
le  suivre.  Rien  ne  me  serait  trop  cher  pour  cela. 

Je  vois  des  multitudes  de  religions  en  plu- 
sieurs endroits  du  monde,  et  dans  tous  les 
temps.  Mais  elles  n'ont,  ni  morale  qui  puisse 
me  plaire ,  ni  preuves  capables  de  m'arrêter.  Et 
ainsi  j'aurais  refusé  également  la  religion  de 
Mahomet,  et  celle  de  la  Chine,  et  celle  des  an- 
ciens Romains ,  et  celle  des  Égyptiens ,  par  cette 
seule  raison,  que  l'une  n'ayant  pas  plus  de 
marques  de  vérité  que  l'autre ,  ni  rien  qui  dé- 
termine, la  raison  ne  peut  pencher  plutôt  vers 
Tune  que  vers  l'autre. 

Mais ,  en  considérant  ainsi  cette  inconstante 
et  bizarre  variété  de  mœurs  et  de  croyance 
dans  les  divers  temps,  je  trouve  en  une  petite 
partie  du  monde  un  peuple  particulier,  séparé 
de  tous  les  autres  peuples  de  la  terre,  et  dont 
les  histoires  précèdent  de  plusieurs  siècles  les 
plus  anciennes  que  nous  ayons.  Je  trouve  donc 
ce  peuple  grand  et  nombi-cux,  qui  adore  un  seul 


Dieu,  et  qui  se  conduit  par  une  loi  qu'ils  di- , 
sent  'tenir  dtî  sa  main'.'  Ils  soutiennent  qu^ils  spnV 
les  seuls  dû  'm'ondé' auxquels  Dieu  \i  révèle  ^s' 
myst(*res;  que  tous  le^  hommes  sont  corrompùsV- 
et  dans  la  disgrâce  dé  Dieu;' qu'ils '^ôhwoùs* 
abandonnés  à  leurs  sens  et  à  leur  propre  es- 
prit; et  qiiè  àé  là  Yieiin^iit  les' étranges  (é^ci-| 
méhts  et  les  changléinent's  continuels  qùf  arfi-* 
yent  entre  eux  ','  et  dé  religion ,  et  dé  coutume'; 
au'  lieu  qu'eux  démeuïent'  inébVanlables  dans 
leur  conduite  :  mais  ([ue  Dïcu  r»e  laissera  pas 
éternellement  les  autres  peuples  dans  ces  ténè- 
bres; (Ju'il  viendra  un  libérateur  pour  tous;, 
qu'ils  sont'  au  monde  pour  Fannoncer;  qu'ils 
sont  formés  exprès  pour  être  les  héfauis  de  ce 
grand  événement,  et  pour  appeler  tous  les  peu- 
ples à  s'unir  à  eux  dans  l'attente  de  ce  libérateur. 

La  rencontre  de  ce  peuple  m'étonne,  et  me  ' 
semble   digne  d'une   extrême   attention,    par 
quantité  de  ëhoses  'adinirables  et  singulières 
qtii  y  paraissent.  .  , 

C'est  un  peuple  tout  cômpbsS  de  frères  ;*èf  au 
lieu  que  tous  les  autres  sont  formés  de  l'assem- 
blage d'une  infinité  de  familles,  celui-ci,  quoi-, 
que  si  étrangement  abondimt^  est  tout  sorti 
d'un  seul  homme;  et  étant  ainsi  une  même  çliair 
et  membres  les  uns  des  autres,  ils  çompiosent 
une  puissance  extrême  d'une  seule  famille.  Cela 
est  unique.  '  ^^^  ^ 

Ce  peuple  est  le  plus  ancien  qui  soit  dans  la 
connaissance  des  hommes  :  ce  qui  me  semble 
devoir  lui  attirer  une  vénération  particulière, 
et  principalement  dans  la  recherche  que'uous^ 
faisons;  puisque,  si  Dieu  s'est  de  tout  temps, 
communiqué  aux  hommes,  c'est  à  ceux-ci  qu'il 
faut  recourir  pour  en  savoir  la  tradition.     ^ 

Ce  peuple  n'est  pas  seulement  considérable 
par  son  antiquité  ;  mais  il  est  encore  singulier 
en  sa  durée,  qui  a  toujours  continué  depuis  9on, 
origine  jusqu'à  maintenant  :  car,  au  lieu  que  les. 
peuples  de  la  Grèce,  d'Italie,  de  Lacédémonç, 
d'Athènes,  de  Rome,  et  les  autres  qui  sont  ve-, 
nus  si  longtemps  après,  ont  fini  il  y  a  long- 
temps, ceux-ci  subsistent  toujours;  et  malgré, 
les  entreprises  de  tant  de  puissants  rois  qui, 
ont  cent  fois  essayé  de  les  faire  périr,  comme 
les  historiens  le  témoignent,  et  comme  il  est 
aisé  de  le  juger  par  l'ordre  naturel  des  choses , 
pendant  un  si  long  espace  d'années,  ils  se  sont 
toujours  conservés;  et,  s'éténdànt  dei)uis  les  pre-  . 
miers  temps  jusqu'aux  derniers ,  leur  histoire  en-  ,, 
ferme  dans  sa  durée  celle  de  toutes  nos  histoires^* 

La  loi  par  laquelle  ce  peuple  est  gouverp.é  es^, 


SECONDE  PAKTIe/'MT.  Vlll. 


93 


tout  enseinble  la  plus  anciemiç  loi  du  monde , 
la  plus  parfaite,  et  la  seule  qui  ait  toujours  été 
gardée  sans  interruption  dans  un  état.  C'est  ce 
que  Pliilon,  juif,  monti-e  en  divers  lieux,. et  Jo- 
sèphe  admirablement,  contre  Appion,  où  il  fait 
voir  qu'elle  est  si  ancienne,  que  le  nom  même 
de  loi  n'a  été  connu  des  plus  anciens  que  plus 
de  mille  ans  après;  en  sorte  qu'Homère,  qui  a 
parlé  de  tant  de  peuples ,  ne  s'en  est  jamais  servi. 
Et  il  est  aisé  de  juger  de  la  perfection  de  cette 
loi  par  sa  simple  lecture ,  où  l'on  voit  qu'on  y  a 
pourvu  à  toutes  choses  avec  tant  de  sagesse, 
tant  d'équité,  tant  de  jugement,  que  les  plus 
anciens  législateurs  grecs  et  romains,  en  ayant 
ijuelque  lumière,  en  ont  emprunté  leurs  prin- 
cipales lois  ;  ce  qui  parait  par  celles  qu'ils  appel- 
lent des  douze  tables ,  et  par  les  autres  preuves 
que  Josèphe  en  donne. 

Mais  cette  loi  est  en  même  temps  la  plus  sé- 
vère et  la  plus  rigoureuse  de  toutes,  obligeant 
ce  peuple ,  pour  le  retenir  dans  son  devoir^  à 
mille  observations  particulières  et  pénibles,  sur 
peine  de  la  vie.  De  sorte  que  c'est  une  chose 
étonnante  qu'elle  se  soit  toujours  conservée  du- 
rant tant  de  siècles,  parmi  un  peuple  rebelle  et 
impatient  comme  celui-ci;  pendant  que  tous  les 
autres  états  ont  changé  de  temps  en  temps 
leurs  lois ,  quoique  tout  autrement  faciles  à  ob- 
server. .  ,      ,  ,      :  .         '  • . 

'  >■■  ,.  ()'■      H,.!'-' !     ■...    ^  .-/■-':- r 

Ce  peuple  est  encore  admirable  en  sincérité. 
Ils  gardent  avec  amour  et  fidélité  le  livre  où 
Moïse  déclare  qu'ils  ont  toujours  été  ingrats  en- 
vers Dieu ,  et  qu'il  sait  qu'ils  le  seront  encore 
plus  après  sa  mort;  mais  qu'il  appelle  le  ciel  et 
la  terre  à  témoin  contre  eux,  qu'il  le  leur  a  as- 
sez dit  :  qu'enlm  Dieu,  s'irritant  contre  eux,  les 
dispersera  par  tous  les  peuples  de  la  terre  :  que, 
comme  ils  l'ont  irrité  en  adorant  des  dieux  qui 
n'étaient  point  leurs  dieux ,  il  les  irritera  en  ap- 
pelant un  peuple  qui  n'était  point  son  peuple. 
Cependant  ce  livre ,  qui  les  déshonore  en  tant 
de  façons,  ils  le  conservent  aux  dépens  de  leur 
vie.  C'est  une  sincérité  qui  n'a  point  d'exemple 
dans  le  monde ,  ni  sa  racine  dans  la  nature. 

Au  reste,  je  ne  trouve  aucun  sujet  de  douter 
de  la  vérité  du  hvre  qui  contient  toutes  ces  cho- 
ses; car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  un 
livre  que  fait  un  particulier,  et  qu'il  jette  parmi 
le  peuple,  et  un  livre  qui  fait  lui-même  un  peu- 
ple. On  ne  peut  douter  que  le  livre  ne  soit  aussi 
ancien  que  le  peuple.  •  ; 


C'est  un  livre  fcut  par  des  auteurs  contempo- 
rains. Toute  histoire  qui  n'est  pas  contempo- 
raine est  suspecte ,  comme  les  livres  des  Sibylles 
et  de  Trismégiste,  et  tant  d'autres  qui  ont  eu 
crédit  au  monde ,  et  se  trouvent  faux  dans  la 
suite  des  temps.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même-, 
des  auteurs  contemporains.  ,r„.i 


,;*()  >y*': 


ht 


-,.ni'    Jwi< 


Qu'il  y  a  de  différence  d'un  livre  à  un  autre  ! 
Je  ne  m'étonne  pas  de  ce  que  les  Grecs  ont  fait 
l'Iliade,  ni  les  Égyptiens  et  les  Chinois  leurs 
histoires.  Il  ne  faut  que  voir  coflimient  cela 
est  né.  "  "     * 

Ces  historiens  fabuleux  ne  sont  pas  contem- 
porains des  choses  dont  ils  écrivent.  Homère  fait 
un  [roman ,  qu'il  donné  pour  tel  ;  car  personne 
ne  doutait  que  Troie  et  A  gamemnon  n'avaient 
non  plus  été  que  la  pomme  d'or.  Il  ne  pensait 
pas  aussi  à  en  faire  une  histoire,  mais  seulement 
un  divertissement.  Son  livre  est  le  seul  qui  était 
de  son  temps  :  la  beauté  de  l'ouvrage  fait  durer 
la  chose  :  tout  le  monde  l'apprend  et  en  parle  : 
il  faut  la  savoir  ;  chacun  la  sait  par  cœur.  Quatre 
cents  ans  après ,  les  témoins  des  choses  ne  sont 
plus  vivants ,  personne  ne  sait  plus  par  sa  con- 
naissance si  c'est  une  fable  ou  une  histoire  :  on 
l'a  seulement  apprise  de  ses  ancêtres,  cela  peut 
passer  pour  vrai. 
■  ',••>  -, .  L,       . 

ARTICLE  VIII.     ;;     > 

Des  Juifs  considérés  par  rapport  à,  notre  religion. 


.!;••» 


I. 


La  création  et  le  déluge  étant  passés ,  et  Dieu 
ne  devant  plus  détruire  le  monde,  non  plus  que 
le  créer ,  ni  donner  de  ces  grandes  marques  de 
lui,  il  commença  d'établir  un  peuple  sur  la  terre, 
formé  exprès,  qui  devait  durer  jusqu'au  peuple 
que  le  Messie  formerait  par  son  esprit. 

IL 

Dieu ,  voulant  faire  paraître  qu'il  pouvait  for- 
mer un  peuple  saint  d'une  sainteté  invisible,  et 
le  remplir  d'une  gloire  éternelle,  a  fait  dans  les 
biens  de  la  nature  ce  qu'il  devait  faire  dans  ceux 
de  la  grâce,  afin  qu'on  jugeât  qu'il  pouvait  faire 
les  choses  invisibles,  puisqu'il  faisait  bien  les  vi- 
sibles. Il  a  donc  sauvé  son  peuple  du  déluge  dans 
la  personne  de  Noé  ;  il  l'a  fait  naître  d'Abraham  ; 
il  l'a  racheté  d'entre  ses  ennemis,  et  Ta  mis  dans 
le  repos. 


94 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


L'objet  de  Dieu  n'était  pas  de  sauver  du  dé- 
luge et  de  faire  naître  d'Abraham  tout  un  peu- 
ple, simplement  pour  l'introduire  dans  une  terre 
abondante.  Mais  comme  la  nature  est  une  image 
de  la  grâce,  aussi  ces  miracles  visibles  sont  les 
images  des  invisibles  qu'il  voulait  faire. 

'  "m:  -  .  ■'  ■'     ■  ■ 

jit     ;   i\n,  .1/.  ni:  ''  /.»;i  ^. 

Une  autre  raison  pour  laquelle  il  a  formé  le 
peuple  juif,  c'est  qu'ayant  dessein  de  priver  les 
siens  des  biens  charnels  et  périssables,  il  vou- 
lait montrer,  par  tant  de  miracles,  que  ce  n'était 
pas  par  impuissance. 

Ce  peuple  était  plongé  dans  ces  pensées  ter- 
restres, que  Dieu  aimait  leur  père  Abraham,  sa 
chair  et  ce  qui  en  sortirait  ;  et  que  c'était  pour 
cela  qu'il  les  avait  multipliés ,  et  distingués  de 
tous  les  autres  peuples ,  sans  souffrir  qu'ils  s'y 
mêlassent  ;  qu'il  les  avait  retirés  de  l'Egypte  avec 
tous  ces  grands  signes  qu'il  fit  en  leur  faveur  ; 
qu'il  les  avait  nourris  de  la  manne  dans  le  dé- 
sert ;  qu'il  les  avait  menés  dans  une  terre  heu- 
reuse et  abondante  ;  qu'il  leur  avait  donné  des 
rois ,  et  un  temple  bien  bâti ,  pour  y  offrir  des 
bêtes ,  et  pour  y  êti-e  purifiés  par  l'effusion  de 
leur  sang  ;  et  qu'il  devait  leur  envoyer  le  Mes- 
sie ,  pour  les  rendre  maîtres  de  tout  le  monde, 

Les  Juifs  étaient  accoutumés  aux  grands  et 
éclatants  miracles  ;  et  n'ayant  regardé  les  grands 
coups  de  la  mer  Rouge  et  la  terre  de  Chanaan 
que  comme  un  abrégé  des  grandes  choses  de 
leur  Messie,  ils  attendaient  de  lui  encore  des 
choses  plus  éclatantes,  et  dont  tout  ce  qu'avait 
fait  Moïse  ne  fût  que  l'échantillon. 

Ayant  donc  vieilli  dans  ces  erreurs  charnelles, 
Jésus-Christ  est  venu  dans  le  temps  prédit,  mais 
non  pas  dans  l'éclat  attendu  ;  et  ainsi  ils  n'ont 
pas  pensé  que  ce  fût  lui.  Après  sa  mort ,  saint 
Paul  est  venu  apprendre  aux  hommes  que  toutes 
ces  choses  étaient  arrivées  en  figures;  que  le 
royaume  de  Dieu  n'était  pas  dans  la  chair ,  mais 
dans  l'esprit  ;  que  les  ennemis  des  hommes  n'é- 
taient pas  les  Babyloniens ,  mais  leurs  passions  ; 
que  Dieu  ne  se  plaisait  pas  aux  temples  faits  de 
la  main  des  hommes,  mais  dans  un  cœur  pur  et 
humilié;  que  la  circoncision  du  corps  était  inu- 
tile ,  mais  qu'il  fallait  celle  du  cœur ,  etc. 

IV. 

Dieu  n'ayant  pas  voulu  découvrir  ces  choses  à 
ce  peuple  qui  en  était  indigne ,  et  ayant  voulu 
néanmoins  les  prédire,  afin  qu'elles  fussent  crues, 
en  avait  prédit  le  temps  clairement ,  et  les  avait 


même  quelquefois  exprimées  clairement,  mais 
ordinairement  en  figures;  afin; que  ceux  qui  ai^ 
maient  les  choses  '  ligurantes  s'y  arrêtassent,  et 
que  ceux  qui  aimaient  les  *  figurées  les  y  vissent. 
C'est  ce  qui  a  fait  qu'au  temps  du  Messie  les  peu- 
ples se  sont  partagés  :  les  spirituels  l'ont  reçu,  et 
les  charnels,  qui  l'ont  rejeté,  sont  demeurés 
pour  lui  servir  de  témoins» 


Les  Juifs  charnels  n'entendaient  ni  la  gran- 
deur, ni  l'abaissement  du  Messie  prédit  dans 
leurs  prophéties.  Ils  l'ont  méconnu  dans  sa  gran- 
deur, comme  quand  il  est  dit  que  le  Messie  sera 
seigneur  de  David,  quoique  son  fils;  qu'il  est  avant 
Abraham ,  et  qu'il  ^  l'a  vu.  Ils  ne  le  croyaient 
pas  si  grand ,  qu'il  fût  de  toute  éternité^, et  ils 
l'ont  méconnu  de  même  dans  son  abaissement  et 
dans  sa  mort.  Le  Messie,  disaient-ils,  demeure 
éternellement,  et  celui-ci  dit  qu'il  mourra.  Ils  ne 
le  croyaient  donc  ni  mortel ,  ni  éternel  :  ils  ne 
cherchaient  en  lui  qu'une  grandeur  chamelle. 

Ils  ont  tant  aimé  les  choses  figurantes ,  et  les 
ont  si  uniquement  attendues,  qu'ils  ont  méconnu 
la  réalité,  quand  elle  est  venue  dans  le  temps  et 
en  la  manière  prédite. 

Ceux  qui  ont  peine  à  croire  en  cherchent  un 
sujet  en  ce  que  les  Juifs  ne  croient  pas.  Sî  cela 
était  si  clair ,  dit-on ,  pourquoi  ne  croyaienttils 
pas?  Mais  c'est  leur  refus  même  qui  est  lé"  fon- 
dement de  notre  croyance.  Nous  y  serions  bien 
moins  disposés,  s'ils  étaient  des  nôtres.  Nous 
aurions  alors  un  bien  plus  ample  prétexte  d'in- 
crédulité et  de  défiance.  Cela  est  admirable ,  de 
voir  des  Juifs,  grands  amateurs  des  choses  prédi- 
tes ,  et  grands  ennemis  de  l'accomplissement ,  et 
que  cette  aversion  même  ait  été  prédite  ! 


VIL 


9(.A>     y- 


Il  fallait  que ,  pour  donner  foi  au  Sïessie ,  il  y 
eût  des  prophéties  précédentes ,  et  qu'elles  fus- 
sent portées  par  des  gens  non  suspects,  et  d'une 
diligence,  d'une  fidélité,  et  d'un  zèle  extraordi- 
naire, et  connu  de  toute  la  terre. 

^  C'est-à-dire  les  choses  chamelles  qui  servaient  de  Jigiires. 

»  C'est-à-dire  les  vérités  spirituelles  figurées  par  les  choses 
chamelles. 

^  Ce  dernier  qu'il  pourrait  être  équivoque,  s'il  n'était  dé- 
terminé par  les  textes  évangéliques  que  l'auteur  a  ici  en  vue. 
Abraliam  votre  père ,  dit  Jésus-Christ ,  a  désiré  avec  ardeur 

de  voir  mon  jour  :  il  Va  vu ,  et  il  en  a  été  comblé  de  joie 

Avant  qu'Abraham  fût,  j'étais  (Jean,  VIII,  56  et  58).  C'est 
donc  Abraham  qui  a  \\i. 


SECONDE  PARTIE,  ART.  VIU 


95 


Pour  faire  réussii-  tmit  cola,  Dieu  a  choisi  ce 
fKiuple  charnel,  auquel  il  a  mis  en  dépôt  les  pro- 
rjhéties  qui  prédisent  le  Messie  comme  libérateur 
et  dispensateur  des  biens  charnels  que  ce  peuple 
nimait;  et  ainsi  il  a  eu  une  ardeur  extraordi- 
naire pour  ses  prophètes,  et  a  porté  à  la  vue  de 
tout  le  monde  ces  livres  où  le  Messie  est  prédit: 
assurant  toutes  les  nations  qu'il  devait  venir ,  et 
en  la  manière  prédite  dans  leurs  livres ,  qu'ils 
tenaient  ouverts  à  tout  le  monde.  Mais  étant 
déçus  par  l'avènement  ignominieux  et  pauvre 
du  Messie ,  ils  ont  été  ses  plus  grands  ennemis. 
De  sorte  que  voilà  le  peuple  du  monde  le  moins 
suspect  de  nous  favoriser  qui  fait  pour  nous ,  et 
qui,  par  le  zèle  qu'il  a  pour  sa  loi  et  pour  ses 
prophètes ,  porte  et  conserve,  avec  une  exacti- 
tude incorruptible ,  et  sa  condamnation ,  et  nos 
preuves.  " 

vm. 

Ceux  qui  ont  rejeté  et  crucifié  Jésus-Christ , 
qui  leur  a  été  en  scandale ,  sont  ceux  qui  portent 
les  livres  qui  témoignent  de  lui ,  et  qui  disent 
qu'il  sera  rejeté  et  en  scandale.  Ainsi  ils  ont 
mai'qué  que  c'était  lui  en  le  refusant  ;  et  il  a  été 
également  prouvé,  et  par  les  Juifs  justes  qui 
l'ont  reçu ,  et  par  les  injustes  qui  l'ont  rejeté  : 
Tun  et  l'autre  ayant  été  prédits. 
.,_  .C'est  pour  cela  que  les  prophéties  ont  un  sens 
caché,  le  spirituel,  dont  ce  peuple  était  ennemi, 
sous  le  charnel  qu'il  aimait.  Si  le  sens  spirituel 
eût  été  découvert ,  ils  n'étaient  pas  capables  de 
laimer ;  et  ne  pouvant  le  porter ,  ils  n'eussent 
pas  eu  de  zèle  pour  la  conservation  de  leurs  livres 
et  de  leurs  cérémonies.  Et  s'ils  avaient  aimé  ces 
promesses  spirituelles ,  et  qu'ils  les  eussent  con- 
servées incorrompues  jusqu'au  Messie,  leur  té- 
moignage n'eût  pas  eu  de  force ,  puisqu'ils  en 
eussent  été  amis.  Voilà  pourquoi  il  était  bon  que 
le  sens  spirituel  fût  couvert.  Mais ,  d'un  autre 
côté,  si  ce  sens  eût  été  tellement  caché  qu'il 
n'eût  point  du  tout  paru ,  il  n'eût  pu  servir  de 
preuve  au  Messie.  Qu'a-t-il  donc  été  fait  ?  Ce  sens 
a  été  couvert  sous  le  temporel  dans  la  foule  des 
passages,  et  a  été  découvert  clairement  en  quel- 
(fues-uns  :  outre  que  le  temps  et  l'état  du  monde 
ont  été  prédits  si  clairement ,  que  le  soleil  n'est 
pas  plus  clair.  Et  ce  sens  spirituel  est  si  claire- 
ment expliqué  en  quelques  endroits ,  qu'il  fallait 
un  aveuglement  pareil  à  celui  que  la  chair  jette 
dans  l'esprit  quand  il  lui  est  assujetti ,  pour  ne 
pas  le  reconnaître. 

Voilà  donc  quelle  a  été  la  conduite  de  Dieu. 


Ce  sens  spirituel  est  couvert  d'un  autre  en  une 
infinité  d'endroits ,  et  découvert  en  quelques-uns, 
rarement ,  à  la  vérité ,  mais  en  telle  sorte  néan- 
moins ,  que  les  lieux  où  il  est  caché  sont  équi- 
voques ,  et  peuvent  convenir  aux  deux  :  au  lieu 
que  les  lieux  où  il  est  découvert  sont  univoques, 
et  ne  peuvent  convenir  qu'au  sens  spirituel. 

De  sorte  que  cela  ne  pouvait  induire  en  er- 
reur, et  qu'il  n'y  avait  qu'un  peuple  aussi  char- 
nel que  celui-là  qui  pût  s'y  méprendre.  'j 
Car  quand  les  biens  sont  promis  en  abon- 
dance, qui  les  empêchait  d'entendre  les  vérita- 
bles biens,  sinon  leur  cupidité,  qui  déterminait 
ce  sens  aux  biens  de  la  terre  ?  Mais  ceux  qui 
n'avaient  des  biens  qu'en  Dieu  les  rapportaient 
uniquement  à  Dieu.  Car  il  y  a  deux  principes 
qui  partagent  les  volontés  des  hommes ,  la  cupi- 
dité et  la  charité.  Ce  n'est  pas  que  la  cupidité 
ne  puisse  demeurer  avec  la  foi,  et  que  la  charité 
ne  subsiste  avec  les  biens  de  la  terre.  Mais  la 
cupidité  use  de  Dieu  et  jouit  du  monde  ;  et  la 
charité,  au  contraire ,  use  du  monde  et  jouit  de 
Dieu. 

Or ,  la  dernière  fin  est  ce  qui  donne  le  nom 
aux  choses.  Tout  ce  qui  nous  empêche  d'y  arriver 
est  appelé  ennemi.  Ainsi  les  créatures ,  quoique 
bonnes ,  sont  ennemies  des  justes ,  quand  elles 
les  détournent  de  Dieu  ;  et  Dieu  même  est  l'en- 
nemi de  ceux  dont  il  trouble  la  convoitise. 

Ainsi  le  mot  d'ennemi  dépendant  de  la  der- 
nière fin,  les  justes  entendaient  par  là  leurs 
passions ,  et  les  charnels  entendaient  par  là  les 
Babyloniens  :  de  sorte  que  ces  termes  n'étaient 
obscurs  que  pour  les  injustes.  Et  c'est  ce  que  dit 
Isaïe  :  Signa  legem  in  discipulis  meis  (Is.,  viii, 
1 6)  ;  et  que  Jésus-Christ  sera  pierre  de  scandale 
[Ib.j  VIU,  14).  Mais  bienheureux  ceux  qui  ne  se- 
ront point  sca7idalisés  en  lui  (Matth.,  xi,  6). 
Osée  le  dit  aussi  parfaitement  :  Oii  est  le  sage,  et 
il  entendra  ce  que  je  dis?  caries  voies  de  Dieu 
sont  droites;  les  justes  y  marcheront,  mais  les 
méchants  y  trébucheront  (0^^^  ^  xiv,  10). 

Et  cependant  ce  testament  fait  de  telle  sorte 
qu'en  éclairant  les  uns  il  aveugle  les  autres,  mar- 
quait, en  ceux  mêmes  qu'il  aveuglait ,  la  vérité 
qui  devait  être  connue  des  autres  ;  car  les  biens 
visibles  qu'ils  recevaient  de  Dieu  étaient  si  grands 
et  si  divins ,  qu'il  paraissait  bien  qu'il  avait  le 
pouvoir  de  leur  donner  les  invisibles,  et  un 
Messie. 

IX. 

r.e  temps  du  premier  avènement  de  Jésus- 


% 


PENSEES  DE  PASCAL, 


Christ  est  prédit  ;  le  temps  du  second  ne  l'est 
point  ' ,  parce  que  le  premier  devait  être  caché , 
au  lieu  que  le  second  doit  être  éclatant ,  et  tel- 
lement manifeste,  que  ses  ennemis  mêmes  le 
reconnaîtront.  Mais  comme  il  ne  devait  venir 
qu'obscurément ,  et  pour  être  connu  seulement 
de  ceux  qui  sonderaient  les  Écritures,  Dieu  avait 
tellement  disposé  les  choses ,  que  tout  servait  à 
le  faire  reconnaître.  Les  Juifs  le  prouvaient  en 
le  recevant  :  car  ils  étaient  les  dépositaires  des 
prophéties;  et  ils  le  prouvaient  aussi  en  ne  le 
recevant  point ,  parce  qu'en  cela  ils  accomplis- 
saient les  prophéties. 

X. 

Les  Juifs  avaient  des  miracles ,  des  prophéties 
qu'ils  voyaient  accomplir  ;  et  la  doctrine  de  leur 
loi  était  de  n'adorer  et  de  n'aimer  qu'un  Dieu  ; 
elle  était  aussi  perpétuelle.  Ainsi  elle  avait  toutes 
les  marques  de  la  vraie  religion  :  aussi  l'était-elle. 
Mais  il  faut  distinguer  la  doctrine  des  Juifs  d'avec 
la  doctrine  de  la  loi  des  Juifs.  Or,  la  doctrine 
des  Juifs  n'était  pas  vraie,  quoiqu'elle  eût  les 
miracles ,  les  prophéties  et  la  perpétuité ,  parce 
qu'elle  n'avait  pas  cet  autre  point  de  n'adorer 
et  de  n'aimer  que  Dieu. 

La  religion  juive  doit  donc  être  regardée  dif- 
féremment dans  la  tradition  de  leurs  saints  et 
dans  la  tradition  du  peuple.  La  morale  et  la  fé- 
licité en  sont  ridicules  dans  la  tradition  du  peu- 
ple; mais  elle  est  incomparable  dans  celle  de 
leurs  saints.  Le  fondement  en  est  admirable. 
C'est  le  plus  ancien  livre  du  monde ,  et  le  plus 
authentique;  et  au  lieu  que  Mahomet,  pour 
faire  subsister  le  sien,  a  défendu  de  le  lire, 
Moïse ,  pour  faire  subsister  le  sien ,  a  ordonné  à 
tout  le  monde  de  le  lire. 

XL 

.  La  religion  juive  est  toute  divine  dans  son  au- 
torité ,  dans  sa  durée ,  dans  sa  perpétuité ,  dans 
sa  morale ,  dans  sa  conduite ,  dans  sa  doctrine , 
dans  ses  effets,  etc.  Elle  a  été  formée  sur  la  res- 
semblance de  la  vérité  du  Messie;  et  la  vérité  du 

*Au  lieu  de  la  négation  absolue,  l'auteur  aurait  pu  dire, 
ne  Pest  pas  aussi  clairement  ;  car  les  trois  temps  et  demi  de 
Daniel  (Dan.,  VII,  25,  et  XII,  7)  et  les  quarante-deux  mois  de 
saint  Jean  {^poc. ,  XI,  2,  et  XIII,  5)  paraissent  conduire  là, 
suivant  les  théologiens.  Mais  que  signifient  ces  temps  et  ces 
mois?  C'est  ce  que  l'Écriture  ne  dit  pas.  Jésus-Christ  annonce 
aussi  les  signes  qui  précéderont  la  fin  du  monde ,  et  il  ajoute  : 
Lorsque  vous  verrez  toutes  ces  choses,  sachez  que  le  Fils  de 
l'homme  est  près  (Matth.,  XXIV,  33;  Marc,  XII,  29;  Lue, 
XXI.  31).  (i^fote  de  l'édit.  de  1787). 


Messie  a  été  reconnue  par  la  religion  des  Juifs , 
qui  en  était  la  ligure. 

Parmi  les  Juifs ,  la  vérité  n'était  qu'en  figure. 
Dans  le  ciel ,  elle  est  découverte.  Dans  l'Église , 
elle  est  couverte ,  et  reconnue  par  le  rap^wrt  à 
la  figure.  La  figure  a  été  faite  sur  la  vérité,  et  la 
vérité  a  été  reconnue  sur  la  figure. 

XIL 

Qui  jugera  de  la  religion  des  Juifs  par  les  gros- 
siers la  connaîtra  mal.  Elle  est  visible  dans  les 
saints  livres,  et  dans  la  tradition  des  prophètes , 
qui  ont  assez  fait  voir  qu'ils  n'entendaient  pas  la 
loi  à  la  lettre.  Ainsi  notre  religion  est  divine 
dans  l'Évangile,  les  apôtres  et  la  tradition  ;  mais 
elle  est  toute  défigurée  dans  ceux  qui  la  traitent 
mal. 

XIIL 

Les  Juifs  étaient  de  deux  sortes  :  les  uns  n'a- 
vaient que  les  affections  païennes  ,  les  autres 
avaient  les  affections  chrétiennes.  Le  Messie, 
selon  les  Juifs  charnels  ,  doit  être  un  grand 
prince  temporel.  Selon  les  chrétiens  charnels, 
il  est  venu  nous  dispenser  d'aimer  Dieu ,  et  nous 
donner  des  sacrements  qui  opèrent  tout  sans 
nous.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'est  la  religion  chré- 
tienne, ni  juive.  Les  vrais  Juifs  et  les  vrais  chré- 
tiens ont  reconnu  un  Messie  qui  les  ferait  aijner 
Dieu ,  et ,  par  cet  amour ,  triompher  de  leurs 
ennemis.    ..^^^    .>*  ^o  .u.i-^  - 

Le  voile  qui  est  sur  les  livres  de  l'Écriture  pour 
les  Juifs  y  est  aussi  pour  les  mauvais  chrétiens , 
et  pour  tous  ceux  qui  ne  se  haïssent  pas  eux- 
mêmes.  Mais  qu'on  est  bien  disposé  à  les  en- 
tendre et  à  connaître  Jésus-Christ ,  quand  on  se 
hait  véritablement  soi-même  ! 

XV. 

Les  Juifs  charnels  tiennent  le  milieu  entre  les 
chrétiens  et  les  païens.  Les  païens  ne  connais- 
sent point  Dieu ,  et  n'aiment  que  la  terre.  Les 
Juifs  connaissent  le  vrai  Dieu ,  et  n'aiment  que 
la  terre.  Les  chrétiens  connaissent  le  vrai  Dieu , 
et  n'aiment  point  la  terre.  Les  Juifs  et  les  païens 
aiment  les  mêmes  biens.  Les  Juifs  et  les  chrétiens 
connaissent  le  même  Dieu. 

XVL 

C'est  visiblement  un  peuple  fait  exprès  pour 


SECÔJVDE  PARTIE,  ART.  IX, 


U7 


servir  d^  témoin  au  Messie^  Il  porte  les  livres , 
et  les  aime ,  et  ne  les  entend  point.  Et  tout  cela 
est  prédit;  cai;  il  est  djt;  que  les  jugements  de 
Dieii  ieuirjûût  çpç^fié§,,.ii3i^  cpmiqe  m  A\VXP 

Tandis  que  les  prophètes  ont  été  pour  main- 
tenir la  loi,  le  peuple  a  été  négligent.  Mais  de- 
puis qu'il  n'y  a  plus  de  prophète ,  le  zèle  a  suc- 
cédé ,  ce  qui  est  une  providence  admirable. 

La  création  du  monde  commençant  à  s'éloi- 
gner ,  Dieu  a  pourvu  d'un  historien  contempo- 
rain ,  et  a  commis  tout  un  peuple  pour  la  garde 
de  ce  livre ,  afin  que  cette  histoire  fût  la  plus 
authentique  du  monde,  et  que  tous  les  hommes 
pussent  apprendre  une  chose  si  nécessaire  à  sa- 
voir ,  et  qu'on  ne  peut  savoir  que  par  là. 


.»tr 


XVIII.  , 


-r-f'    .;A 


Moïse  était  habile  homtnie  :  cela  est  clair.  Donc, 
s'il  eût  eu  dessein  de  tromper ,  il  eût  fait  en  sorte 
qu'on  n'eût  pu  le  convaincre  de  tromperie.  Il  a 
fait  tout  le  contraire  ;  car ,  s'il  eût  débité  des  fa- 
bles ,  il  n'y  eût  point  eu  de  Juif  qui  n'en  eût  pu 
reconnaître  l'imposture. 

Pourquoi ,  par  exemple ,  a-t-il  fait  la  vie  des 
premiers  hommes  si  longue ,  et  si  peu  de  géné- 
rations ?  Il  eût  pu  se  cacher  dans  une  multitude 
ûe  générations,  mais  il  ne  le  pouvait  en  si  peu  ; 
car  ce  n'est  pas  le  nombre  des  années ,  mais  la 
multitude  des  générations ,  qui  rend  les  choses 
obscures. 

La  vérité  ne  s'altère  que  par  le  changement 
des  hommes.  Et  cependant  il  met  deux  choses 
les  plus  mémorables  qui  se  soient  jamais  imagi- 
nées, savoir,  la  création  et  le  déluge,  si  proches, 
qu'on  y  touche  par  le  peu  qu'il  fait  de  généra- 
tions. De  sorte  qu'au  temps  où  il  écrivait  ces 
choses ,  la  mémoire  devait  encore  en  être  toute 
récente  dans  l'esprit  de  tous  les  Juifs. 

Sem,  qui  a  vu  Lamech ,  qui  a  vu  Adam ,  a  vu 
au  moins  Abraham  ;  et  Abraham  a  vu  Jacob,  qui 
a  vu  ceux  qui  ont  vu  Moïse.  Donc  le  déluge  et 
la  création  sont  vrais.  Cela  conclut  entre  de  cer- 
taines gens  qui  l'entendent  bien. 

La  longueur  de  la  vie  des  patriarches ,  au  lieu 
de  faire  que  les  histoires  passées  se  perdissent , 
servait ,  au  contraire ,  à  les  conserver.  Car  ce 
qui  fait  que  l'on  n'est  pas  quelquefois  assez  in- 
struit dans  l'histoire  de  ses  ancêtres,  c'est  qu'on 
n'a  jamais  guère  vécu  avec  eux,  et  qu'ils  sont 


morts  souvent  avant  que  Ton  eût  atteint  l'âge 
de  raison.  Mais  lorsque  les  homiiies  vivaient  si 
longtemps,  les  enfants  vivaient  longtemps  avec 
leurs  pères,  et  ainsi  ils  les  entretenaient  long- 
temps. Or,  de  quoi  les  eussent-ils  entretenus,  si- 
non de  l'histoire  de  leurs  ancêtres,  puisque  toute 
l'histoire  était  réduite  à  celle-là ,  et  qu'ils  n'a- 
vaient ni  les  science^,  ni  les  arts  qui  occupent 
une  grande  partie  des  discours  de  la  vie?  Aussi 
l'on  voit  qu'en  ce  temp^-là  les  peuples  avaient 
un  soin  pariicHilier  *de  Qoijserveip  leurs- généalo- 
gies. .,,=..,,  ^';  .j-.,;  ;t-,\-p    --vy:  ./i':v>i  K^^  -*  *^ 

Plus  j'examine  les  Juifs ,  plus  j'y  trouve  de 
vérités;  et  cette  marque  qu'ils  sont  sans  pro- 
phètes, ni  roi,  et  qu'étant  nos  ennemis,  ils  sont 
d'admirables  témoins  de  la  vérité  de  ces- pro- 
phéties ,  où  leur  vie  et  leur  aveuglement  même 
est  prédit.  Je  trouve  en  cette  enchâssure  cette 
religion  toute  divine  dans  son  autorité ,  dans  sa 
durée,  dans  sa  perpétuité ,  dans  sa  morale,  dans 
sa  conduite ,  dans  ses  effets.  Et  ainsi  je  tends  les 
bras  à  mon  libérateur,  qui ,  ayant  été  prédit  du- 
rant quatre  mille  ans ,  est  venu  souffrir  et  mou- 
rir pour  moi  sur  la  terre  dans  les  temps  et  dans 
toutes  les  circonstances  qui  en  ont  été  prédites , 
et,  par  sa  grâce,  j'attends  la  mort  en  paix,  dans 
l'espérance  de  lui  être  éternellement  uni;  et  je 
vis  cependant  avec  joie ,  soit  dans  les  biens  qu'il 
lui  plaît  de  me  donner,  soit  dans  les  maux  qu'il 
m'envoie  pour  mon  bien ,  et  qu'il  m'a  appris  à 
souffrir  par  son  exemple. 

Dès-là  je  réfute  toutes  les  autres  religions  : 
par  là  je  trouve  réponse  à  toutes  les  objections. 
II  est  juste  qu'un  Dieu  si  pur  ne  se  découvre 
qu'à  ceux  dont  le  cœur  est  purifié. 

Je  trouve  d'effectif  que,  depuis  que  la  mémoire 
des  hommes  dure ,  voici  un  peuple  qui  subsiste 
plus  ancien  que  tout  autre  peuple.  Il  est  annoncé 
constamment  aux  hommes  qu'ils  sont  dans  une 
corruption  universelle  ,  mais  qu'il  viendra  un 
réparateur  :  ce  n'est  pas  un  seul  homme  qui  le 
dit ,  mais  une  infinité ,  et  un  peuple  entier  pro- 
phétisant durant  quatre  mille  ans. 

'article  IX. 

Desfigv/res;  que  r  ancienne  loi  était  figurative. 

1.    ' 

Il  y  a  des  figures  claires  et  démonstratives  ; 
mais  il  y  en  a  d'autres  qui  semblent  moins  na- 

7 


98 


PKNSÉES  Ï>E  PASC\L 


turelles,  et  qui  ne  prouvent  qu'à  ceux  qui  sont 
IHTsuadés  d'ailleurs.  Ces  ft<^ures-lù  seraient  sem- 
blables à  celles  de  ceux  qui  fondent  des  prophé- 
ties sur  l'ApoeaJypse ,  qu'ils  expliquent  à  leur 
fantaisie.  Mais  la  différence  qu'il  y  a,  c'est  qu'ils 
n'en  ont  point  d'indui>itables  <fui  les  appuient. 
Tellement  qu'il  n'y  a  rien  de  si  injuste  que  quand 
ils  prétendent  que  les  leurs  sont  aussi  bien  fon- 
dées que  quelques-unes  des  nôtres;  car  ils  n'en 
ont  pas  de  démonstratives  comme  nous  en  avons. 
La  partie  n'est  donc  pas  égale.  Il  ne  fdut  pas 
égaler  et  confondre  ces  choses,  parce  qu'elles 
semblent  être  semblables  par  un  bout,  étant  si 
différentes  par  l'autre. 

II. 

Une  des  principales  raisons  pour  lesquelles 
les  prophètes  ont  voilé  les  biens  spirituels  qu'ils 
promettaient  sous  les  figures  des  biens  tempo- 
rels, c'est  qu'ils  avaient  affaire  à  un  peuple  char- 
ael,  qu'il  fallait  rendre  dépositaire  du  testament 
spirituel. 

Jésus-Christ,  figuré  par  Joseph,  bien-aimé de 
son  pèi'c ,  envoyé  du  père  pour  voir  ses  frères , 
est  '  finnocent  vendu  par  ses  frères  vingt  de- 
niers, et  par  là  devenu  leur  seigneur,  leui*  sau- 
veur, et  le  sauveur  des  étrangers,  et  le  sauveur 
du  monde  ;  ce  qui  n'eût  point  été  sans  le  dessein 
de  le  pei-dre ,  sans  la  vente  et  la  répî'ohation 
qu'ils  en  firent. 

Dans  la  prison,  Joseph  innocent  entre  deux 
criminels  :  Jésus  en  la  croix  entre  deux  larrons. 
Joseph  prédit  le  salut  à  l'un ,  et  la  mort  à  l'ajutre, 
sur  les  mêmes  apparences  :  Jésus-Christ  sauve 
l'un ,  et  laisse  l'autre ,  après  les  mêmes  crimes. 
Jxjsepli  ne  fait  que  prédire  :  Jésus-Christ  fait. 
Joseph  demande  à  celui  qui  sera  sauvé  qu'il  se 
souvienne  de  lui  quand  il  sera  venu  en  sa  gloire  ; 
et  celui  que  Jésus -Christ  sauve  lui  demande 
qu'il  se  souvienne  de  lui  quand  il  sera  en  son 
royaume. 

m. 

La  grâce  est  la  figure  de  la  gloire  ;  car  elle 

^  Le  mot  est  n'a-t-il  point  été  transposé  ici  par  erreur  de 
copiste?  Ne  faudrait-il  pas  lire:  Jésus-Christ  est  figuré  par 
Joseph,  hien-aimé  de  son  père,  envoyé  du  père  pour  voir  ses 
frères,  l'innocent  vendu  par  ses  frères  vingt  deniers,  et  le 
reste?  Car  cette  circonstance  des  vingt  deniers  regarde  Jo- 
seph ,  et  non  Jésus-Christ,  qui  fut  vendu  trente  deniers.  Tout 
ce  qui  suit  regarde  également  Joseph  ;  le  nom  même  de  Sau- 
veur du  monde  est  celui  qui  fut  doimé  à  Joseph ,  selon  la  Vul- 
gate  :  Salvatorcm  mundi  (Gen. ,  XLI,  45).  Tout  cela  regarde 
Joseph;  et  en  tout  cela  Jésu^-Christ  est  figuré  par  Joseph. 
Voilà  bien  ce  que  l'auteur  a  voulu  dire. 

{Note  de  ledit,  de  1787.) 


n'est  pas  la  dernière  (In.  Elle  a  été  figurée  par  la 
loi,  et  elle  figure  elle-même  la  gloire;  mais  de 
telle  manière ,  qu'elle  est  en  même  temps  un 
moyen  pour  y  arriver. 

IV. 

La  synagogue  ne  périssait  point,  parce  qu'elle 
était  la  figure  de  l'Égiise;  mais  parce  qu'elle 
n'était  que  la  ligure,  elle  est  tombée  dans  la  ser- 
vitude. La  figure  a  subsisté  jusqu'à  la  vérité, 
afin  que  l'Église  fût  toujours  visible,  ou  dans  la 
peinture  qui  la  promettait,  ou  dans  l'effet. 

V. 

Pour  prouver  tout  d'un  coup  les  deux  Testa- 
ments ,  il  ne  faut  que  voir  si  les  prophéties  de 
l'un  sont  accomplies  en  l'autre.  Pour  examiner 
les  prophéties,  il  faut  les  entendre;  car  si  l'on 
croit  qu'elles  n'ont  qu'un  sens,  il  est  sûr  que  le 
Messie  ne  sera  point  venu;  mais  si  elles  ont 
deux  sens ,  il  est  sûr  qu'il  sera  venu  en  Jésus- 
Christ. 

Toute  la  question  est  donc  de  savoir  si  elles 
ont  deux  sens,  si  elles  sont  figures  ou  réahtés; 
c'est-à-dire  s'il  faut  y  chercher  quelque  auire 
chose  que  ce  qui  paraît  d'abord,  ou  s'il  faut 
s'arrêter  uniquement  à  ce  premier  sens  qu'elles 
présentent. 

Si  la  loi  et  les  sacrifices  sont  la  vérité,  il  faut 
qu'ils  plaisent  à  Dieu ,  et  qu'ils  ne  lui  déplaisent 
point.  S'ils  sont  figures ,  il  faut  qu'ils  plaisent  et 
déplaisent. 

Or,  dans  toute  l'Écriture  ils  plaisent  et  dé- 
plaisent. Donc  ils  sont  figures. 

VI. 

Pour  voir  clairement  que  l'Ancien  Testament 
n'est  que  figuratif,  et  que  par  les  twens  tempo- 
rels les  prophètes  entendaient  d'autres  biens,  ii 
ne  faut  que  prendre  garde,  premièrement,  qu'il 
serait  indigne  de  Dieu  de  n'appder  les  homnaes 
qu'à  la  jouissance  des  félicités  temporelles  ;  se- 
condement ,  que  les  discours  des  prophètes  ex- 
priment clairement  la  promesse  des  biens  tem- 
porels; et  qu'ils  disent  néanmoins  que  leurs 
discours  sont  obscurs ,  et  que  leur  sens  n'est  pas 
celui  qu'ils  expriment  à  découvert  :  qu'on  ne 
l'entendra  qu'à  la  fm  des  temps  (JÉaÉM.,xxiii,22, 
et  XXX,  24).  Donc  ils  entendaient  parler  d'autres 
sacrifices,  d'un  autre  libérateur,  etc. 

Enfin ,  il  faut  remarquer  que  leurs  discours 
sont  contraires  et  se  détruisent,  si  l'on  pense 
qu'ils  n'aient  entendu  par  les  mots  de  loi  et  dc^ 


SECONDE  PARTIE,  ART.   IX. 


\)\) 


sacrifice  autre  chose  que  la  loi  de  Moïse  et  ses 
sacrilices;  et  il  y  aurait  contradiction  manifeste 
et  grossière  dans  leurs  livres,  et  quelquefois 
dans  un  même  chapitre.  D'où  il  s'ensuit  qu'il 
faut  qu'ils  aient  entendu  autre  chose. 

VIL 

Il  est  dit  que  la  loi  sera  changée  ;  que  le  sacri- 
fice sera  changé;  qu'ils  seront  sans  roi,  sans 
princes  et  sans  sacrifices;  qu'il  sera  fait  une 
nouvelle  alliance;  que  la  loi  sera  renouvelée; 
que  les  préceptes  qu'ils  ont  reçus  ne  sont  pas 
bons;  que  leurs  sacrifices  sont  abominables;  que 
Dieu  n'en  a  point  demandé. 

Il  est  dit,  au  contraire,  que  la  loi  durera  éter- 
nellement; que  cette  alliance  sera  éternelle  ;  que 
le  sacrifice  sera  éternel;  que  le  sceptre  ne  sor- 
tira jamais  d'avec  eux ,  puisqu'il  ne  doit  point 
en  sortir  que  le  roi  éternel  n'arrive.  Tous  ces 
passages  marquent-ils  que  ce  soit  réalité?  Non. 
Marquent -ils  aussi  que  ce  soit  figure?  Non  : 
mais  que  c'est  réalité  ou  figure.  Mais  les  pre- 
miers, excluant  la  réalité ,  marquent  que  ce  n'est 
que  figure. 

Tous  ces  passages  ensemble  ne  peuvent  être 
dits  de  la  réalité  :  tous  peuvent  être  dits  de  la 
figure.  Donc  ils  ne  sont  pas  dits  de  la  réalité , 
mais  de  la  figure. 

VIIÏ. 

Pour  savoir  si  la  loi  et  les  sacrifices  sont  réa- 
lité ou  figure ,  il  faut  voir  si  les  prophètes ,  en 
parlant  de  ces  choses ,  y  arrêtaient  leur  vue  et 
leur  pensée ,  en  sorte  qu'ils  ne  vissent  que  cette 
ancienne  alliance ,  ou  s'ils  y  voyaient  quelque 
autre  chose  dont  elles  fussent  la  peinture  ;  car 
dans  un  portrait  on  voit  la  chose  figurée.  Il  ne 
faut  pour  cela  qu'examiner  ce  qu'ils  disent. 

Quand  ils  disent  qu'elle  sera  éternelle ,  enten- 
dent-ils parler  de  l'alliance  de  laquelle  ils  disent 
qu'elle  sera  changée?  Et  de  même  des  sacri- 
fices, etc. 

IX. 

Les  prophètes  ont  dit  clairement  qu'Israël  se- 
rait toujours  aimé  de  Dieu ,  et  (|ue  la  loi  serait 
éternelle;  et  ils  ont  dit  que  l'on  n'entendrait 
point  leur  sens ,  et  qu'il  était  voilé. 

Le  chiffre  a  deux  sens.  Quand  ou  surprend 
une  lettre  importante  où  l'on  trouve  un  sens 
clair,  et  où  il  est  dit  néanmoins  que  le  sens  est 
voilé  et  obscurci  ;  qu'il  est  cac^  é  en  sorte  qu'on 


verra  cette  lettre  sans  la  voir,  et  qu'on  l'enten- 
dra sans  l'entendre ,  que  doit-on  penser,  sinon 
que  c'est  un  chiffre  à  double  sens ,  et  d'autant 
plus  qu'on  y  trouve  des  contrariétés  manifestes 
dans  le  sens  littéral?  Combien  doit-on  donc  es- 
timer ceux  qui  nous  découvrent  le  chiffre  et 
nous  apprennent  à  connaître  le  sens  caché ,  et 
principalement  quand  les  principes  qu'ils  en 
prennent  sont  tout  à  fait  naturels  et  clairs?  C'est 
ce  qu'ont  fait  Jésus-Christ  et  les  apôtres.  Ils  ont 
levé  le  sceau,  ils  ont  rompu  le  voile  et  décou- 
vert l'esprit.  Ils  nous  ont  appris  pour  cela  que 
les  ennemis  de  l'homme  sont  ses  passions  ;  que 
le  Rédempteur  serait  spirituel;  qu'il  y  aurait  deux 
avènements,  l'un  de  misère,  pour  abaisser 
l'homme  superbe  ;  l'autre  de  gloire ,  pour  élever 
l'homme  humilié;  que  Jésus-Christ  sera  Dieu  et 
homme, 

X. 

Jésus-Christ  n'a  fait  autre  chose  qu'apprendre 
aux  hommes  qu'ils  s'aimaient  eux-mêmes,  et 
qu'ils  étaient  esclaves ,  aveugles,  malades,  mal- 
heureux et  pécheurs  ;  qu'il  fallait  qu'il  les  déli- 
vrât ,  éclairât ,  guérît  et  béatifiât  ;  que  cela  se 
ferait  en  se  haïssant  soi-même ,  et  en  le  suivant 
par  la  misère  et  la  mort  de  la  croix. 

La  lettre  tue;  tout  arrivait  en  figure  :  il  fallait 
que  le  Christ  souffrit  :  un  Dieu  humilié ,  circon- 
cision du  cœur ,  vrai  jeûne ,  vrai  sacrifice ,  vrai 
temple,  double  loi,  double  table  de  la  loi,  dou- 
ble temple,  double  captivité  :  voilà  le  chiffre  qu'il 
nous  a  donné. 

Il  nous  a  appris  enfin  que  toutes  ces  choses 
n'étaient  que  des  figures  ;  et  ce  que  c'est  que  vrai- 
ment fibre,  vrai  Israélite,  vraie  circoncision,  vrai 
pain  du  ciel ,  etc. 

XL 

Dans  ces  promesses-lâ  chacun  trouve  ce  qu'il 
a  dans  le  fond  de  son  cœur;  les  biens  temporels, 
ou  les  biens  spirituels  ;  Dieu ,  ou  les  créatures  ; 
mais  avec  cette  différence  que  ceux  qui  y  cher- 
chent les  créatures  les  y  trouvent,  mais  avec 
plusieurs  contradictions,  avec  la  défense  de  les 
aimer,  avec  ordre  de  n'adorer  que  Dieu,  et  de 
n'aimer  que  lui  ;  au  lieu  que  ceux  qui  y  cher- 
chent Dieu  le  trouvent,  et  sans  aucune  contra- 
diction ,  et  avec  commandement  de  n'aimer  que 
lui. 

XII. 

Les  sources  des  contrariétés  de  l'Écriture  sont 

7. 


100 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


un  Dieu  humilié  jusqu'à  la  mort  de  la  croix,  un 
Messie  triomphant  de  la  mort  par  sa  mort,  deux 
natures  en  Jésus-Christ,  deux  avènements,  deux 
états  de  la  nature  de  l'homme. 

Comme  on  ne  peut  bien  faire  le  caractère 
d'une  personne  qu'en  accordant  toutes  les  con- 
trariétés, et  qu'il  ne  suffit  pas  de  suivre  une  suite 
de  qualités  accordantes  sans  concilier  les  con- 
traires; aussi ,  pour  entendre  le  sens  d'un  auteur, 
il  faut  concilier  tous  les  passages  contraires. 

Ainsi,  pour  entendre  l'Écriture,  il  faut  avoir 
un  sens  dans  lequel  tous  les  passages  contraires 
s'accordent.  Il  ne  suffit  pas  d'en  avoir  un  qui 
<îon vienne  à  plusieurs  passages  accordants,  mais 
il  faut  en  avoir  un  qui  concilie  les  passages  même 
contraires. 

Tout  auteur  a  un  sens  auquel  tous  les  passages 
contraires  s'accordent ,  ou  il  n'a  point  de  sens  du 
tout.  On  ne  peut  pas  dire  cela  de  l'Écriture,  ni 
des  prophètes.  Ils  avaient  effectivement  trop  bon 
sens.  Il  faut  donc  en  chercher  un  qui  accorde 
toutes  les  contrariétés. 

Le  véritable  sens  n'est  donc  pas  celui  des  Juifs; 
mais  en  Jésus-Christ  toutes  les  contradictions 
sont  accordées. 

Les  Juifs  ne  sauraient  accorder  la  cessation  de 
la  royauté  et  principauté ,  prédite  par  Osée ,  avec 
la  prophétie  de  Jacob. 

Si  on  prend  la  loi ,  les  sacrifices  et  le  royaume 
pour  réalité,  on  ne  peut  accorder  tous  les  pas- 
sages d'un  même  auteur,  ni  d'un  même  livre,  ni 
quelquefois  d'un  même  chapitre.  Ce  qui  marque 
assez  quel  était  le  sens  de  l'auteur. 

XIII. 

Il  n'était  point  permis  de  sacrifier  hors  de  Jé- 
rusalem, qui  était  le  lieu  que  le  Seigneur  avait 
choisi ,  ni  même  de  manger  ailleurs  les  décimes. 

Osée  a  prédit  qu'ils  seraient  sans  roi,  sans 
prince,  sans  sacrifices  et  sans  idoles;  ce  qui  est 
accompli  aujourd'hui,  (les  Juifs)  ne  pouvant  faire 
de  sacrifice  légitime  hors  de  Jérusalem. 

XIV. 

Quand  la  parole  de  Dieu ,  qui  est  véritable,  est 
fausse  littéralement,  elle^st  vraie  spirituellement. 
Sede  a  dextris  meis.  Cela  est  faux,  littéralement 
dit;  cela  est  vrai  spirituellement.  En  ces  expres- 
sions il  est  parlé  de  Dieu  à  la  manière  des  hom- 
mes; et  cela  ne  signifie  autre  chose,  sinon  que 
l'intention  que  les  hommes  ont  en  faisant  asseoir 
à  leur  droite,  Dieu  l'aura  aussi.  C'est  donc  une 


marque  de  l'intention  de  Dieu,  et  non  de  sa  m/i- 
nière  de  l'exécuter. 

Ainsi  quand  il  est  dit  :  Dieu  a  reçu  l'odeur  de 
vos  parfums,  et  vous  donnera  en  récompense 
une  terre  fertile  et  abondante;  c'est-à-dire  que 
la  même  intention  qu'aurait  un  homme  qui, 
agréant  vos  parfums,  vous  donnerait  en  récom- 
pense une  terre  abondante,  Dieu  l'aura  pour 
vous,  parce  que  vous  avez  eu  pour  lui  la  même 
intention  qu'un  homme  a  pour  celui  à  qui  il 
donne  des  parfums. 

XV. 

L'unique  objet  de  l'Écriture  est  la  charité. 
Tout  ce  qui  ne  va  point  à  l'unique  but  en  est  la 
figure  :  car,  puisqu'il  n'y  a  qu'un  but,  tout  ce 
qui  n'y  va  point  en  mots  propres  est  figure. 

Dieu  diversilie  ainsi  cet  unique  précepte  de 
charité  pour  satisfaire  notre  faiblesse  qui  re- 
cherche la  diversité,  par  cette  diversité  qui 
nous  mène  toujours  à  notre  unique  nécessaire. 
Car  une  seule  chose  est  nécessaire,  et  nous  ai- 
mons la  diversité;  et  Dieu  satisfait  à  l'un  et  à 
l'autre  par  ces  diversités ,  qui  mènent  à  ce  seul 
nécessaire. 

XVI. 

Les  rabbins  prennent  pour  figures  les  ma- 
melles de  l'épouse ,  et  tout  ce  qui  n'exprime  pas 
l'unique  but  qu'ils  ont  des  biens  temporels. 

XVII. 

Il  y  en  a  qui  voient  bien  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
ennemi  de  l'homme  que  la  concupiscence  qui  le 
détourne  de  Dieu ,  ni  d'autre  bien  que  Dieu ,  et 
non  pas  une  terre  fertile.  Ceux  qui  croient  que 
le  bien  de  l'homme  est  en  la  chair ,  et  le  mal  en 
ce  qui  le  détourne  des  plaisirs  des  sens,  qu'ils 
s'en  soûlent ,  et  qu'ils  y  meurent.  Mais  ceux  qui 
cherchent  Dieu  de  tout  leur  cœur,  qui  n'ont  de 
déplaisir  que  d'être  privés  de  sa  vue ,  qui  n'ont 
de  désir  que  pour  le  posséder ,  et  d'ennemis  que 
ceux  qui  les  en  détournent  ;  qui  s'affligent  de  se 
voir  environnés  et  dominés  de  tels  ennemis,  qu'ils 
se  consolent;  il  y  a  un  libérateur  pour  eux,  il  y  a 
un  Dieu  pour  eux.  Un  Messie  a  été  promis  pour 
délivrer  des  ennemis  ;  et  il  en  est  venu  un  pour 
délivrer  des  iniquités ,  mais  non  pas  des  ennemis. 

XVIII. 

Quand  David  prédit  que  le  Messie  délivrera 
son  peuple  de  ses  ennemis,  on  peut  croire  char- 
nellement que  ce  sera  des  Egyptiens;  et  alors  je 
ne  saurais  montrer  que  la  prophétie  soit  accom- 


SECONDE  PARTIE,  ART.  X. 


101 


plie.  Mais  on  peut  bien  croire  aussi  que  ce  sera 
des  iniquités  :  car,  dans  la  vérité,  les  Égyptiens 
ne  sont  pas  des  ennemis;  mais  les  iniquités  le 
sont.  Ce  mot  d'ennemis  est  donc  équivoque. 

Mais  s'il  dit  à  l'homme,  comme  il  fait,  qu'il 
délivrera  son  peuple  de  ses  péchés,  aussi  bien 
qu'Isaïe  et  les  autres,  l'équivoque  est  ôtée,  et 
le  sens  double  des  ennemis  réduit  au  sens  sim- 
ple d'iniquités  :  car  s'il  avait  dans  l'esprit  les  pé- 
chés ,  il  pouvait  bien  les  dénoter  par  ennemis  ; 
mais  s'il  pensait  aux  ennemis,  il  ne  pouvait  pas 
les  désigner  par  iniquités. 

Or  Moïse,  David  et  Isaïe  usaient  des  mêmes 
termes.  Qui  dira  donc  qu'ils  n'avaient  pas  le 
même  sens ,  et  que  le  sens  de  David,  qui  est 
manifestement  d'iniquités  lorsqu'il  parlait  d'en- 
nemis ,  ne  fût  pas  le  même  que  celui  de  Moïse 
en  parlant  d'ennemis  ? 

Daniel ,  chap.  ix,  prie  pour  la  délivrance  du 
peuple  delà  captivité  de  leurs  ennemis;  mais  il 
pensait  aux  péchés  :  et  pour  le  montrer ,  il  dit 
que  Gabriel  vint  lui  dire  qu'il  était  exaucé ,  et 
qu'il  n'avait  que  septante  semaines  à  attendre , 
après  quoi  le  peuple  serait  délivré  dïniquité,  le 
péché  prendrait  fm;  et  le  libérateur,  le  saint  des 
saints,  amènerait  la  justice  éternelle,  non  la  lé- 
gale, mais  l'éternelle. 

Dès  qu'une  fois  on  a  ouvert  ce  secret ,  il  est 
impossible  de  ne  pas  le  voir.  Qu'on  lise  l'Ancien 
Testament  en  cette  vue,  et  qu'on  voie  si  les  sa- 
crifices étaient  vrais,  si  la  parenté  d'Abraham 
était  la  vraie  cause  de  l'amitié  de  Dieu ,  si  la 
terre  promise  était  le  véritable  lieu  de  repos. 
Non.  Donc  c'étaient  des  figures.  Qu'on  voie  de 
même  toutes  les  cérémonies  ordonnées  et  tous 
les  commandements  qui  ne  sont  pas  de  la  cha- 
rité, on  verra  que  c'en  sont  les  figures. 

^      ^'         ARTICLE  X. 
De  Jésus- Christ. 

I. 

La  distance  infinie  des  corps  aux  esprits  fi- 
gure la  distance  infiniment  plus  infinie  des  es- 
prits à  la  charité,  car  elle  est  surnaturelle. 

Tout  l'éclat  des  grandeurs  n'a  point  de  lustre 
pour  les  gens  qui  sont  dans  les  recherches  de 
l'esprit.  La  grandeur  des  gens  d'esprit  est  invi- 
sible aux  riches,  aux  rois ,  aux  conquérants ,  et 
à  tous  ces  grands  de  chair.  La  grandeur  de  la  sa- 
gesse qui  vient  de  Dieu  est  invisible  aux  char- 
nels et  aux  gens  d'esprit.  Ce  sont  trois  ordres  de 
différents  genres. 


Les  grands  génies  ont  leur  empire,  leur  éclat, 
leur  grandeur,  leurs  victoires,  et  n'ont  nul  be- 
soin des  grandeurs  charnelles,  qui  n'ont  nul 
rapport  avec  celles  qu'ils  cherchent.  Ils  sont 
vus  des  esprits,  non  des  yeux;  mais  c'est  assez. 
Les  saints  ont  leur  empire,  leur  éclat,  leurs  gran- 
deurs, leurs  victoires,  et  n'ont  nul  besoin  des 
grandeurs  charnelles  ou  spirituelles ,  qui  ne  sont 
pas  de  leur  ordre ,  et  qui  n'ajoutent  ni  n'ôtent 
à  la  grandeur  qu'ils  désirent.  Ils  sont  vus  de 
Dieu  et  des  anges ,  et  non  des  corps  ni  des  es- 
prits curieux  :  Dieu  leur  suffit. 

Archimède,  sans  aucun  éclat  de  naissance  , 
serait  en  même  vénération.  Il  n'a  pas  donné  des 
batailles  ;  mais  il  a  laissé  à  tout  l'univers  des 
inventions  admirables.  0  qu'il  est  grand  et  écla- 
tant aux  yeux  de  l'esprit!  Jésus-Christ,  sans 
bien  et  sans  aucune  production  de  science  au 
dehors,  est  dans  son  ordre  de  sainteté.  Il  n'a  point 
donné  d'inventions,  il  n'a  point  régné;  mais  il 
est  humble,  patient,  saint  devant  Dieu,  terrible 
aux  démons,  sans  aucun  péché.  0  qu'il  est  venu 
en  grande  pompe  et  en  une  prodigieuse  magni- 
ficence aux  yeux  du  cœur ,  et  qui  voient  la  sa- 
gesse ! 

Il  eût  été  inutile  à  Archimède  de  faire  le  prince 
dans  ses  Hvres  de  géométrie ,  quoiqu'il  le  fût. 
Il  eût  été  inutile  à  notre  Seigneur  Jésus-Christ, 
pour  éclater  dans  son  règne  de  sainteté ,  de  ve- 
nir en  roi  :  mais  qu'il  est  bien  venu  avec  l'é* 
clat  de  son  ordre  ! 

Il  est  ridicule  de  se  scandaliser  de  la  bassesse 
de  Jésus-Christ,  comme  si  cette  bassesse  était 
du  même  ordre  que  la  grandeur  qu'il  venait 
faire  paraître.  Qu'on  considère  cette  grandeur-là 
dans  sa  vie,  dans  sa  passion,  dans  son  obscurité, 
dans  sa  mort,  dans  l'élection  des  siens,  dans 
leur  fuite,  dans  sa  secrète  résurrection ,  et  dans 
le  reste  ;  on  la  verra  si  grande ,  qu'on  n'aura  pas 
sujet  de  se  scandaUser  d'une  bassesse  qui  n'y 
est  pas.  Mais  il  y  en  a  qui  ne  peuvent  admirer 
que  les  grandeurs  charnelles ,  comme  s'il  n'y  en 
avait  pas  de  spirituelles  ;  et  d'autres  qui  n'ad- 
mirent que  les  spirituelles,  comme  s'il  n'y  en 
avait  pas  d'infiniment  plus  hautes  dans  la  sa- 
gesse. 

Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la 
terre  et  les  royaumes,  ne  valent  pas  le  moindre 
des  esprits,  car  il  connaît  tout  cela,  et  soi-même; 
et  le  corps,  rien.  Et  tous  les  corps ,  et  tous  les 
esprits  ensemble,  et  toutes  leurs  productions,  ne 
valent  pas  le  moindre  mouvement  de  charité,  car 
elle  est  d'un  ordre  infiniment  plus  élevé. 


102 


PENSÉES  DE  PASCAL 


De  tous  les  corps  ensemble  on  ne  saurait  tirer 
la  moindre  pensée  :  cela  est  impossible,  et  d'un 
autre  ordre.  Tous  les  corps  et  les  esprits  en- 
semble ne  sauraient  produire  un  mouvement  de 
vraie  charité  :  cela  est  impossible,  et  d'un  autre 
ordre  tout  surnaturel. 

11. 
Jésus-Christ  a  été  dans  une  obscurité  (  selon 
ce  que  le  monde  appelle  obscurité) telle, que  les 
historiens ,  qui  n'écrivent  que  les  choses  impor- 
tantes ,  l'ont  à  peine  aperçu. 

m. 

Quel  homme  eut  jamais  plus  d'éclat  que  Jésus- 
Christ?  Le  peuple  juif  tout  entier  le  prédit  avant 
sa  venue.  Le  peuple  gentil  l'adore  après  qu'il  est 
venu.  Les  deux  peuples  gentil  et  juif  le  regardent 
comme  leur  centre.  Et  cependant  quel  homme 
jouit  jamais  moins  de  tout  cet  éclat?  De  trente- 
trois  ans,  il  en  vit  trente  sans  paraître.  Dans  les 
trois  autres,  il  passe  pour  un  imposteur;  les 
prêtres  et  les  principaux  de  sa  nation  le  rejet- 
tent; ses  amis  et  ses  proches  le  méprisent.  Enfin 
il  meurt  d'une  mort  honteuse,  trahi  par  un  des 
siens ,  renié  par  l'autre,  et  abandonné  de  tous. 

Quelle  part  a-t-il  donc  à  cet  éclat?  Jamais 
homme  n'a  eu  tant  d'éclat  ;  jamais  homme  n'a 
eu  plus  d'ignominie.  Tout  cet  éclat  n'a  servi  qu'à 
nous ,  pour  nous  le  rendre  reconnaissable  ;  et  il 
n'en  a  rien  eu  pour  lui. 

IV. 

Jésus-Christ  parle  des  plus  grandes  choses  si 
simplement,  qu'il  semble  qu'il  n'y  a  pas  pensé; 
et  si  nettement  néanmoins ,  qu'on  voit  bien  ce 
qu'il  en  pensait.  Cette  clarté,  jointe  à  cette  naï- 
veté, est  admirable. 

Qui  a  appris  aux  évangélistes  les  qualités  d'une 
^me  véritablement  héroïque,  pour  la  peindre 
si  parfaitement  en  Jésus-Christ?  Pourquoi  le 
font-ils  faible  dans  son  agonie?  Ne  savent-ils 
pas  peindre  une  mort  constante?  Oui,  sans 
doute;  car  le  même  saint  Luc  peint  celle  de 
saint  Etienne  plus  forte  que  celle  de  Jésus- 
Christ.  Ils  le  font  donc  capable  de  crainte  avant 
que  la  nécessité  de  mourir  soit  arrivée ,  et  en- 
suite tout  fort.  Mais  quand  ils  le  font  troublé, 
c'est  quand  il  se  trouble  lui-même  ;  et  quand  les 
hommes  le  troublent,  il  est  tout  fort. 

L'Eglise  s'est  vue  obligée  de  montrer  que  Jé- 
sus Christ  était  homme,  contre  ceux  qui  le 
niaient,  aussi  bien  que  de  montrer  qu'il  était 


Dieu;  et  les  apparences  étaient  aussi  grandes 
contre  l'un  et  contre  l'autre. 

Jésus-Christ  est  un  Dieu  dont  on  s'approche 
sans  orgueil,  et  sous  lequel  on  s'abaisse  sans 
désespoir. 

V. 

La  conversion  des  païens  était  réservée  à  la 
grâce  du  Messie.  Les  Juifs  ou  n'y  ont  point  tra- 
vaillé ,  ou  l'ont  fait  sans  succès  :  tout  ce  qu'en 
ont  dit  Salomon  et  les  prophètes  a  été  inutile. 
Les  sages ,  comme  Platon  et  Socrate ,  n'ont  pu 
leur  persuader  de  n'adorer  que  le  vrai  Dieu. 

L'Évangile  ne  parle  de  la  virginité  de  la  Vierge 
que  jusqu'à  la  naissance  de  Jésus-Christ  ;  tout 
par  rapport  à  Jésus-Christ. 

Les  deux  Testaments  regardent  Jésus-Christ, 
l'Ancien  comme  son  attente,  le  Nouveau  comme 
son  modèle  ;  tous  deux  comme  leur  centre. 

Les  prophètes  ont  prédit,  et  n'ont  pas  été 
prédits.  Les  saints  ensuite  sont  prédits ,  mais 
non  prédisants.  Jésus-Christ  est  prédit  et  pré- 
disant. 

Jésus-Christ  pour  tous,  Moïse  pour  un  peuple. 

Les  Juifs  bénis  en  Abraham. /e  bénirai  ceux 
qui  U  béniront  (Gen.,  xii ,  3).  Mais  toutes  na- 
tions bénies  en  sa  semence  (  Gen.^  xviii,  1 8). 

Lumen  adrevelationem  gentium  (Luc ,  ii,  32). 

Non  fecit  taliter  omni  nationi  [Ps.  cxlvii, 
20  ) ,  disait  David  en  parlant  de  la  loi.  Mais  en 
parlant  de  Jésus-Christ,  il  faut  dire  :  Fecit  tali- 
ter omni  nationi. 

Aussi  c'est  à  Jésus-Christ  d'être  universel. 
L'Église  même  n'offre  le  sacrifice  que  pour  les 
fidèles  :  Jésus-Christ  a  offert  celui  de  la  croix 
pour  tous. 

ARTICLE  XL 

Preuves  de  Jésus- Christ  par  les  prophéties. 

I. 

La  plus  grande  des  preuves  de  Jésus-Christ,  ce 
sont  les  prophéties.  C'est  aussi  à  quoi  Dieu  a  le 
plus  pourvu  ;  car  l'événement  qui  les  a  remplies 
est  un  miracle  subsistant  depuis  la  naissance  de 
l'Église  jusqu'à  la  fin.  Ainsi  Dieu  a  suscité  des 
prophètes  durant  seize  cents  ans;  et,  pendant 
quatre  cents  ans  après,  il  a  dispersé  toutes  ces 
prophéties,  avec  tous  les  Juifs  qui  les  portaient, 
dans  tous  les  lieux  du  monde.  Voilà  quelle  a  été 
la  préparation  à  la  naissance  de  Jésus-Christ, 
dont  l'Évangile  devant  être  cru  par  tout  k 
monde ,  il  a  fallu  non-seulement  qu'il  y  ait  eu 


SECOINDE  PARTIE,  ART.  XI. 


H):î 


des  prophéties  pour  le  faire  croire ,  mais  encore 
que  ces  prophéties  fussent  répandues  par  tout  le 
inonde,  pour  le  faire  embrasser  par  tout  le  monde. 

Quand  un  seul  homme  aurait  fait  un  livre  des 
prédictions  de  Jésus-Christ  pour  le  temps  et  pour 
la  manière,  et  que  Jésus-Christ  serait  venu  con- 
formément à  ces  prophéties,  ce  serait  une  force 
infinie.  Mais  il  y  a  bien  plus  ici.  C'est  une  suite 
d'hommes  durant  quatre  mille  ans  qui ,  constam- 
ment et  sans  variation ,  viennent  l'un  ensuite  de 
l'autre  prédire  ce  même  avènement.  C'est  un  peu- 
ple tout  entier  qui  l'annonce ,  et  qui  subsiste  pen- 
dmit  quatre  mille  années  '  pour  rendre  encore 
témoignage  des  assurances  qu'ils  en  ont,  et  dont 
ils  ne  peuvent  être  détournés  par  quelques  me- 
naces et  quelque  persécution  qu'on  leur  fasse  ; 
ceci  est  tout  autrement  considéral>le. 
IL 

Le  temps  est  prédit  par  l'état  du  peuple  juif, 
par  l'état  du  peuple  païen,  par  l'état  du  temple, 
par  le  nombre  des  années. 

Les  prophètes  ayant  donné  diverses  marques 
qui  devaient  toutes  arriver  à  l'avènement  du  Mes- 
sie, il  fallait  que  toutes  ces  marques  arrivassent 
en  même  temps;  et  ainsi  il  fallait  que  la  qua- 
trième monarchie  fût  veime  lorsque  les  septante 
semaines  de  Daniel  seraient  accomplies  ;  que  le 
sceptre  fût  ôté  de  Juda,  et  qu'alors  le  Messie  ar- 
rivât. Et  Jésus-Christ  est  arrivé  alors,  qui  s'est 
dit  le  Messie. 

11  est  prédit  que  dans  la  quatrième  monarchie, 
avant  la  destruction  du  second  temple ,  avant  que 
la  domination  des  Juifs  fut  ôtée ,  et  en  la  septan- 
tième  semaine  de  Daniel ,  les  païens  seraient  in- 
struits et  amenés  à  la  connaissance  du  Dieu  adoré 
par  les  Juifs;  que  ceux  qui  l'aiment  seraient  dé- 
livrés de  leurs  ennemis ,  et  remplis  de  sa  crainte 
et  de  son  amour. 

Et  il  est  arrivé  qu'en  la  quatrième  monarchie , 
avant  la  destruction  du  second  temple,  etc.,  les 
païens  en  foule  adorent  Dieu ,  et  mènent  une  vie 
angélique  ;  les  filles  consacrent  à  Dieu  leur  virgi- 
nité et  leur  vie;  les  hommes  renoncent  à  tout 
plaisir.  Ce  que  Platon  n'a  pu  persuader  à  quel- 
que peu  d'hommes  choisis  et  si  instruits,  une 

'  Les  quat  re  mille  ans  dont  l'auteur  vient  de  parler  dans  la 
phrase  précédente  forment  bien  l'espace  compris  depuis  la 
création  jusqu'à  l'avènement  de  Jésus-Christ  ;  mais  dans  celle- 
ci  il  n'est  question  c/ue  du  peuple  juif,  dont  Abraham  est  la 
souche.  Alors  a;  ne  serait  qu'environ  deux  mille  ans  di^puis 
ce  patriarche  jusqu'à  Jésus-Christ.  Si ,  comme  la  suite  semble 
l'indiquer,  l'auteur  a  (;ntendu  compter  depuis  Abraham  jus- 
qu'à nos  jours,  il  faudrait  lin;,  et  qni  subsiste  depuis  quatre 
mille  ans. 

{Note  de  V  Ml  t.  de  1822.) 


I  force  secrète  le  persuade  à  cent  milliers  d'hommes 

ignorants,  par  la  vertu  de  peu  de  paroles. 
j      Qu'est-ce  que  tout  cela?  C'est  ce  qui  a  été  pré- 
,  dit  si  longtemps  auparavant  :  Effundam  spiri- 
i  tum  meum  super  omnem  carnem  (Joël  ,  ii ,  28). 
j  Tous  les  peuples  étaient  dans  l'infidélité  et  dans 
j  la  concupiscence  :  toute  la  terre  devient  ardente 
de  charité;  les  princes  renoncent  à  leurs  gran- 
deurs; les  riches  quittent  leurs  biens;  les  filles 
souffrent  le  martyre;  les  enfants  abandonnent 
la  maison  de  leurs  pères  pour  aller  vivre  dans 
les  déserts.  D'où  vient  cette  force?  C'est  que  le 
Messie  est  arrivé.  Voilà  l'effet  et  les  marques  de 
sa  venue. 

Depuis  deux  mille  ans ,  le  Dieu  des  Juifs  était 
demeuré  inconnu  parmi  l'infinie  multitude  des 
nations  païennes  :  et  dans  le  temps  prédit ,  les 
païens  adorent  en  foule  cet  unique  Dieu;  les 
temples  sont  détruits  ;  les  rois  mêmes  se  soumet- 
tent à  la  croix.  Qu'est-ce  que  tout  cela?  C'est  l'es- 
prit de  Dieu  qui  est  répandu  sur  la  terre. 

Il  est  prédit  que  le  Messie  viendrait  établir  une 
nouvelle  alliance ,  qui  ferait  oublier  la  sortie  d'E- 
gypte (JÉiiÉM.,xxiii,  7);  qu'il  mettrait  sa  loi,  non 
dans  l'extérieur,  mais  dans  les  cœurs  (Is.,  li,  7); 
qu'il  mettrait  sa  crainte,  qui  n'avait  été  qu'au 
dehors,  dans  le  milieu  àxx  cœur  (Jéhém.,xxxi, 
33,  et  xxxii,  40). 

Que  les  Juifs  réprouveraient  Jésus-Christ ,  et 
qu'ils  seraient  réprouvés  de  Dieu ,  parce  que  la  vi- 
gne élue  ne  doimerait  que  du  verjus  (Is.,  v,  2,  3, 
4,  etc.).  Que  le  peuple  choisi  serait  infidèle,  ingrat 
et  incrédule  :  Populum  non  credentem  et  con- 
tradicentem  (Is.,  lxv,  2).  Que  Dieu  les  frapperait 
d'aveuglement ,  et  qu'ils  tâtonneraient  en  plein 
midi  comme  des  aveugles  [Deut.,  xxviii,  2S^  29). 
Que  l'Église  seraitpetite  en  son  commencement, 
et  croîtrait  ensuite  (Ezéch.,  xlvit,  1  et  suiv.). 

Il  est  prédit  qu'alors  l'idolâtrie  serait  renver- 
sée; que  ce  Messie  abattrait  toutes  les  idoles,  et 
ferait  entrer  les  hommes  dans  le  culte  du  vrai 
Dieu  (Ezéch.,  xxx,  13). 

Que  les  temples  des  idoles  seraient  abattus,  et 
que,  parmi  toutes  les  nations  et  en  tous  les  lieux 
du  monde ,  on  lui  offrirait  une  hostie  pure ,  et  non 
pas  des  animaux  (Malach.  ,  i,  1 1  ). 

Qu'il  enseignerait  aux  hommes  lia  voie  parfaite 
(Is.,ii,  3;  MicH.,iv,  2, etc.). 

Qu'il  serait  roi  des  Juifs  et  des  Gentils  (Ps. 
H,  6  et  8;  Lxxi,  8  et  11 ,  etc.). 

Et  jamais  il  n'est  venu,  ni  devant,  ni  après, 
aucun  homme  qui  ait  rien  enseigné  approchant 
de  cela. 


104 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


Après  tant  de  gens  qui  ont  prédit  cet  événe- 
ment,  Jésus-Christ  est  enfin  venu  dire  :  Me  voici, 
et  voici  le  temps.  Il  est  venu  dire  aux  honmies 
qu'ils  n'ont  point  d'autres  ennemis  qu'eux-mêmes; 
que  ce  sont  leurs  passions  qui  les  séparent  de 
Dieu;  qu'il  vient  pour  les  en  délivrer,  et  pour 
leur  donner  sa  grâce,  afin  de  former  de  tous  les 
hommes  une  Eglise  sainte;  qu'il  vient  ramener 
dans  cette  Église  les  païens  et  les  Juifs,  qu'il  vient 
détruire  les  idoles  des  uns  et  la  superstition  des 
autres. 

Ce  que  les  prophètes ,  leur  a-t-il  dit ,  ont  prédit 
devoir  arriver,  je  vous  dis  que  mes  apôtres  vont 
le  faire.  Les  Juifs  vont  être  rebutés;  Jérusalem 
sera  bientôt  détfuite;  les  païens  vont  entrer  dans 
la  connaissance  de  Dieu  ;  et  mes  apôtres  vont  les 
y  faire  entrer,  après  que  vous  aurez  tué  l'héritier 
de  la  vigne. 

Ensuite  les  apôtres  ont  dit  aux  Juifs  :  Vous 
allez  être  maudits;  et  aux  païens  :  Votis  allei  en- 
trer dans  la  connaissance  de  Dieu. 

A  cela  s'opposent  tous  les  hommes ,  par  l'op- 
position naturelle  de  leur  concupiscence.  Ce  roi 
des  Juifs  et  des  Gentils  est  opprimé  par  les  uns 
et  par  les  autres  qui  conspirent  sa  mort.  Tout  ce 
qu'il  y  a  de  grand  dans  le  monde  s'unit  contre 
cette  religion  naissante;  les  savants,  les  sages, 
les  rois.  Les  uns  écrivent ,  les  autres  condamnent, 
les  autres  tuent.  Et  malgré  toutes  ces  oppositions, 
voilà  Jésus-Christ,  en  peu  de  temps ,  régnant  sur 
les  uns  et  les  autres,  et  détruisant,  et  le  culte  ju- 
daïque dans  Jérusalem ,  qui  en  était  le  centre ,  et 
dont  il  fait  sa  première  Église ,  et  le  culte  des 
Idoles  dans  Rome,  qui  en  était  le  centre,  et  dont 
Il  a  fait  sa  principale  Église. 

Des  gens  simples  et  sans  force,  comme  les  apô- 
tres et  les  premiers  chrétiens,  résistent  à  toutes 
les  puissances  de  la  terre,  se  soumettent  les  rois, 
les  savants  et  les  sages,  et  détruisent  l'idolâtrie 
si  établie.  Et  tout  cela  se  fait  par  la  seule  force 
de  cette  parole  qui  l'avait  prédit. 

Les  Juifs,  en  tuant  Jésus-Christ  pour  ne  pas 
le  recevoir  pour  Messie,  lui  ont  donné  la  der- 
nière marque  de  Messie.  En  continuant  à  le  mé- 
connaître, ils  se  sont  rendus  témoins  irréprocha- 
bles; et  en  le  tuant  et  continuant  à  le  renier,  ils 
ont  accompli  les  prophéties. 

Qui  ne  reconnaîtrait  Jésus-Christ  à  tant  de 
circonstances  particulières  qui  en  ont  été  pré- 
dites? Car  il  est  dit  : 

Qu'il  aura  un  précurseur  (Malach.,  m,  1); 

Qu'il  naîtra  enfant  (Is.,  ix,  6); 

Qu'il  naîtra  dans  la  ville  de  Bethléem  (Mich., 


v,  2);  qu'il  sortira  de  la  famille  de  Juda  [Gen., 
XLix ,  8  et  suiv.  ),  et  de  la  postérité  de  David  (II, 
HoiSj  VII,  laetsuiv.  ;  Is.,  vu,  1 3  et  suiv.);  qu'il  pa- 
raîtra principalement  dans  Jérusalem  (Mal.,  ui, 
1.  Agg.,  II,  10); 

Qu'il  doit  aveugler  les  sages  et  les  savants  (Is., 
VI ,  1 0  ) ,  et  annoncer  l'Évangile  aux  pauvres  et 
aux  petits  (Is.,  lxi,  l)  ;  ouvrir  les  yeux  des  aveu- 
gles, et  rendre  la  santé  aux  infirmes  (Is.,  xxxv, 
6  et  6) ,  et  mener  à  la  lumière  ceux  qui  languis- 
sent dans  les  ténèbres  (Is.,  xlii,  16); 

Qu'il  doit  enseigner  la  voie  parfaite  (Is.,  xxx, 
21),  et  être  le  précepteur  des  Gentils  (Is.,  lv,  4) , 

Qu'il  doit  être  la  victime  pour  les  péchés  du 
monde  (Is.,  lui,  5); 

Qu'il  doit  être  la  pierre  fondamentale  et  pré- 
cieuse (  Is. ,  XXVIII  ,16); 

Qu'il  doit  être  la  pierre  d'achoppement  et  de 
scandale  (Is. ,  viii  ,14); 

Que  Jérusalem  doit  heurter  contre  cette  pierre 
(Is.,  VIII,  15); 

Que  les  édifiants  '  doivent  rejeter  cette  pierre 
{Ps.  cxvii,  22);  •■*^*   ^ 

Que  Dieu  doit  faire  de  cette  pierre  le  chef  dt( 
coin  ^  (  Jbid.  )  ; 

Et  que  cette  pierre  doit  croître  en  une  mon- 
tagne immense ,  et  remplir  toute  la  terre  (  Dan., 
11,35); 

Qu'ainsi  il  doit  être  rejeté  (Ps.  cxvii,  22), 
méconnu  (Is.,Lni,2  et3),  trahi  [Ps.xl^  10), 
vendu  (  Zach.  ,  xi ,  12),  souffleté  (  Is. ,  l  ,  6  ) , 
moqué  (Is. ,  xxxiv,  1 6),  affligé  en  une  infinité  de 
manières  [Ps.  lxyiii,  27),  abreuvé  de  fiel  [Ps. 
LXYiii ,  22  )  ;  qu'il  aurait  les  pieds  et  les  mains 
percés  [Ps.  xxi,  17);  qu'on  lui  cracherait  au 
visage  (Is.,  l,  6);  qu'il  serait  tué  (Dan.,  ix, 
26),  et  ses  habits  jetés  au  sort  [Ps.  xxi,  19); 

Qu'il  ressusciterait  le  troisième  jour  (  Ps.  xv , 
10;  Osée,  vi,  3); 

Qu'il  monterait  au  ciel  (  Ps.  xlvi,  6,  et  lxvii, 
19),  pour  s'asseoir  à  la  droite  de  Dieu  [Ps.  cix,  1  ); 

Que  les  rois  s'armeraient  contre  lui  (Ps.  ii,  2)  ; 

Qu'étant  à  la  droite  du  Père,  il  sera  victorieux 
de  ses  ennemis  (  Ps.  cix ,  5  )  ; 

Que  les  rois  de  la  terre  et  tous  les  peuples  l'a- 
doreraient (  Ps.  lxxi  ,11); 

Que  les  Juifs  subsisteront  en  nation  (  Jéhém.  , 
XXXI,  36); 

Qu'ils  seront  errants  (Amos,  ix,  9),  sans  rois, 

*  yEd{ficantes ,  ceux  qui  travaillent  à  Tédifice  du  temple 
spirituel  où  Dieu  veut  habiter. 

2  C'est-à-dire  de  Y  angle  qui  doit  réunir  les  deux  peupks , 
le  juif  et  le  gentil ,  dans  l'adoration  du  même  Dieu. 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XI. 


105 


sans  sacrifices,  sans  autel,  etc.  (Osée,  m,  4  ),  sans 
prophètes  (Ps.  lxxiii,  9),  attendant  le  salut,  et 
neletrouvantpoàiit(Is.,i^ix>?-  Jéhém.,  viii,  15). 

Le  Messie  devait  lui  seul  produire  un  grand 
peuple,  élu,  saint  et  choisi;  le  conduire,  le 
nourrir,  l'introduire  dans  le  lieu  de  repos  et  de 
sainteté;  le  rendre  saint  à  Dieu,  en  faire  le 
temple  de  Dieu,  le  réconcilier  à  Dieu,  le  sauver 
de  la  colère  de  Dieu,  le  délivrer  de  la  servitude 
du  péché,  qui  règne  visiblement  dans  l'homme; 
donner  des  lois  à  ce  peuple,  graver  ces  lois  dans 
leur  cœur,  s'offrir  à  Dieu  pour  eux,  se  sacrifier 
pour  eux,  être  une  hostie  sans  tache,  et  lui- 
même  sacrificateur  :  il  devait  s'offrir  lui-même, 
et  offrir  son  corps  et  son  sang,  et  néanmoins 
offrir  pain  et  vin  à  Dieu.  Jésus -Christ  a  faiit 
tout  cela. 

Il  est  prédit  qu'il  devait  venir  un  libérateur 
qui  écraserait  la  tête  au  démon,  qui  devait  dé- 
livrer son  peuple  de  ses  péchés,  ex  omnibus 
iniquitatibus  (Ps,,  cxxix,  8);  qu'il  devait  y 
avoir  un  Nouveau  Testament  qui  serait  éternel  ; 
qu'il  devait  y  avoir  une  autre  prêtrise  selon  l'or- 
dre de  Melchisédech  ;  que  celle-là  serait  éter- 
nelle; que  le  Christ  devait  être  glorieux,  puis- 
sant, fort,  et  néanmoins  si  misérable,  qu'il  ne 
serait  pas  reconnu  ;  qu'on  ne  le  prendrait  pas 
pour  ce  qu'il  est;  qu'on  le  rejetterait,  qu'on  le 
tuerait;  que  son  peuple,  qui  l'aurait  renié,  ne 
serait  plus  son  peuple  ;  que  les  idolâtres  le  rece- 
vraient, et  auraient  recours  à  lui;  qu'il  quitterait 
Sion  pour  régner  au  centre  de  l'idolâtrie  ;  que 
néanmoins  les  Juifs  subsisteraient  toujours;  qu'il 
devait  sortir  de  Juda,  et  quand  il  n'y  aurait 
plus  de  rois. 

'"^-        IV.        . 

p  Qu'on  considère  que ,  depuis  le  commencement 
'  du  monde ,  l'attente  ou  l'adoration  du  Messie 
subsiste  sans  interruption;  qu'il  a  été  promis 
au  premier  homme  aussitôt  après  sa  chute;  qu'il 
s'est  trouvé  depuis  des  hommes  qui  ont  dit  que 
Dieu  leur  avait  révélé  qu'il  devait  naître  un  Ré- 
dempteur qui  sauverait  son  peuple  '  ;  qu'Abra- 
ham est  venu  ensuite  dire  qu'il  avait  eu  révéla- 
tion qu'il  naîtrait  de  lui,  par  un  fils  qu'il  aurait  ; 

*  C'est-à-dire  des  hommes  qui  ont  transmis ,  de  race  en 
race,  depuis  Adam  jusqu'à  Noé,  et  depuis  Noi^  Jusqu'à  Abra- 
ham ,  la  ppomcsse  qui  en  avait  été  faite  au  premier  homme. 
roycz  partie  II ,  art.  4 ,  S  5 ,  où  l'auteur  entre  dans  quelques 
développements  à  ce  sujet. 


que  Jacob  a  déclaré  que  de  ses  douze  enfants , 
ce  serait  de  Juda  qu'il  naîtrait  ;  que  Moïse  et  les 
prophètes  sont  venus  ensuite  déclarer  le  temps 
et  la  manière  de  sa  venue  ;  qu'ils  ont  dit  que  la 
loi  qu'ils  avaient  n'était  qu'en  attendant  celle  du 
Messie  ;  que  jusque-là  elle  subsisterait,  mais  que 
l'autre  durerait  éternellement  ;  qu'ainsi  leur  loi 
ou  celle  du  Messie ,  dont  elle  était  la  promesse , 
serait  toujours  sur  la  terre  ;  qu'en  effet  elle  a  tou- 
jours duré;  et  qu'enfin  Jésus -Christ  est  venu 
dans  toutes  les  circonstances  prédites.  Cela  est 
admirable. 

Si  cela  était  si  clairement  prédit  aux  Juifs, 
dira-t-on,  comment  ne  l'ont-ils  pas  cru?  ou  com- 
ment n'ont-ils  pas  été  exterminés  pour  avoir  ré- 
sisté à  une  chose  si  claire  ?  Je  réponds  que  l'un 
et  l'autre  a  été  prédit,  et  qu'ils  ne  croiraient  point 
une  chose  si  claire ,  et  qu'ils  ne  seraient  point 
exterminés.  Et  rien  n'est  plus  glorieux  au  Mes- 
sie ;  car  il  ne  suffisait  pas  qu'il  y  eût  des  prophètes , 
il  fallait  que  leurs  prophéties  fussent  conservées 
sans  soupçon.  Or,  etc.  i       , 

V.    ■•'■"*■ 

Les  prophètes  sont  mêlés  de  prophéties  parti- 
culières, et  de  celles  du  Messie,  afin  que  les  pro- 
phéties du  Messie  ne  fussent  pas  sans  preuves,  et 
que  les  prophéties  particulières  ne  fussent  pas 
sans  fruit. 

Non  habemus  regem  nisi  Cœsarem,  disaient  les 
Juifs  (JoAN.,xix,  15).  Donc  Jésus-Christ  était  le 
Messie ,  puisqu'ils  n'avaient  plus  de  roi  qu'un 
étranger,  et  qu'ils  n'en  voulaient  point  d'autre. 

Les  septante  semaines  de  Daniel  sont  équivo- 
ques pour  le  terme  du  commencement ,  à  cause 
des  termes  de  la  prophétie;  et  pour  le  terme  de  la 
fin,  à  cause  des  diversités  dès  chronologistes.  Mais 
toute  cette  différence  ne  va  qu'à  deux  cents  ans  * . 

Ml  y  a  évidemment  faute  ici;  et  il  est  surprenant  que,  de 
tous  les  éditeurs  qui  m'ont  précédé ,  celui  de  1787  soit  le  seul 
qui  l'ait  fait  observer.  Pascal,  comme  on  l'a  dit,  écrivait  ses 
pensées  à  la  hâte ,  sans  suite ,  et  comme  de  simples  notes.  Il 
y  a  tout  lieu  de  présumer  qu'en  voulant  mettre  20  ans ,  il  aura , 
par  inadvertance,  ajouté  un  zéro  qui  a  formé  200.  Pour 
justifier  cette  présomption ,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de 
rapporter  ici  la  note  de  ^éditeur  de  1787. 

«  Avant  Jésus-Christ,  la  différence  dont  il  est  ici  question 
ne  pouvait  rouler  que  sur  environ  quatre-vingts  ans ,  depuis 
le  premier  ordre  donné  par  Cyrus  pour  renvoyer  les  Juifs  à 
Jérusalem,  vers  l'an  536  avant  notre  ère  vulgaire,  jusqu'au 
dernier  ordre  donné  par  Artaxerxès-Longue-Main  pour  le  ré- 
tablissement des  murs  de  Jérusalem,  vers  l'an  454,  Depuis 
Jésus-Christ,  la  différence  ne  roule  plus  que  sur  environ 
vingt  ans  ;  car  les  cnronologlstes  conviennent  assez  que  les 
septante  s(!maines  ne  peuvent  commencer  que  sous  le  ri'gne 
d'Artaxerxès-i^ongue-Main;  mais  les  uns  les  prennent  delà 
permission  donnée  à  Esdras  par  ce  prince  dons  la  septième 


tm 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


Les  pi'ophétiea  qtii  i*eprë9cntent  JésiK-Chri^ 
panivre  kr  représentent  onssi  mattre  des  nations 
(is.  y  Lin ,  2  et  soiv.  Zacu.  ^  ix  ,  »  et  10). 

Le»  jji'ophéties  qiii  prédisent  le  temps  ne  le 
prédisent  que  maître  des  Gentils  et  souffrant ,  et 
non  dans  les  nnes^  ni  juge  ç  et  eelkes  qfui  le  repré- 
sentent ainsi  jugeant  le»  natioBS,  et  glorieux,  ne 
marquent  point  te  temps. 

Quand  ij  est  parlé  du  Messie  ctxmme  grand  et 
glorieux ,  if  est  visible  que  c'est  pour  jogcr  le 
fttoifcde,  et  Don  pour  le  raiîhetei  (Is^y  lxtï,  1 6. y  1 6). 

ARTICLE  XIL 

Diverses  preuves  de  Jésus- Christ, 

L 

Pour  ne  pas  crodrc^  les  apôtres,  îl  faut  dire  qu'ifs 
ont  été  trompés  on  trompeurs.  L'un  et  Kantre  est 
diffîcfle.  Car,  pour  le  premier,  fl  n'est  pas  possi- 
ble de  s'abuser  à  prendre  un  homme  pour  être 
ressuscité  ;  et  pour  l'autre,  Fhypothèse  qu'ils  aient 
été  fourbes  est  étrangement  absurde.  Qu'on  la 
suive  tout  au  long;  qu'on  s'imagine  ces  douze 
hommes  assemblés  après  la  mort  de  Jésus-Christ, 
faisant  le  complot  de  dire  qu'il  est  ressuscité.  Ils 
attaquent  par  là  toutes  les  puissances.  Le  cœur 
des  hommes  est  étrangenjent  penchant  à  la  légè- 
reté, a»  changement,  aux  promesses,  aux  biens. 
Si  peu  qu'un  d'eux  se  fût  démenti  par  tous  ces 
attraits,  et,  qui  plus  est,  par  les  prisons,  par 
les  tortures  et  par  la  mort ,  ils  étaient  perdus. 
Qu'on  suive  cela. 

Tandis  que  Jésus-Christ  était  avec  eux ,  il  pou^ 
vait  les  soutenir.  Mais  après  cela ,  s'il  ne  leur  est 
appaiu ,  qui  les  a  fait  agir  ? 

•tL 

Le  style  de  l'Évangile  est  admirable  en  une 

année  de  son  règne ,  et  les  autres  les  prennent  de  la  permission 
donnée  à  Néhéimas  par  ce  même  prince,  dans  la  Tingfième 
année  :  les  uns  comptent  ces  années  depuis  son  association  à 
l'empire  pai'  son  père  Xerxès,  vers  l'an  474  avant  notre  ère 
vulgaire,  en  sorte  que  la  septième  année  tomberait  en  467, 
qui  est  l'année  de  la  mort  de  Xerxès  ;  les  autres  les  comptent 
depuis  la  mort  de  Xerxès ,  en  sorte  que  la  vingtième  tombe- 
rait en  447 ,  ce  qui  donne  précisément  un  inter%'aHe  de  vingt 
ans,  depuis  467  jusqu'à  447.  Les  uns  pensent  que  les  années 
(iont  parle  Daniel  sont  des  années  lunaires;  les  autres  les  pren- 
nent pour  des  années  wHaires.  Enfin  tous  varient  sur  l'époque 
précise  de  la  septième  et  de  la  vmgtièmv  année;  mais  aussi 
tous  s'accordent  à  mettre  ces  deux  époques  dans  l'intervalle 
de  ces  vingt  année»,  depuis  4«7  jusqu'à  447.  » 

Ces  faits-  et  les  opinions  des  chronoïogistes  ne  pouvaient 
ôlre  ignorés  de  Pascal  :  comment  pourrait-il  donc  se  faire 
qu'rl  eut  mis  denx  cents  ans  e»  connaissance  de  cause,  et, 
par  là,  afftiibli  volontairenrent  Tauforité  des  prophéties?  On 
ne  peut  rafeonnablemeni  le  s«ï^ser. 

(  Note  de  redit,  de  1822.) 


iRâniléde  maAièfes,et  entre  autres  en  ee  qu'il  n'ji 
a  aucune  invective  de  la  part  des  historiens  contre 
Judas,  ou  Pilate ,  ni  contre  aucun  des  ennemis  ou 
des  bourreaux  de  Jésus-Christ. 

Si  cette  modestie  des  historiens  évangéliques 
avait  été  affectée ,  aussi  bien  que  tant  d'autres 
traits  d'un  si  beau  caractère ,  et  qu'ils  ne  l'eussent 
affectée  que  pour  la  faire  remarquer  ;  s'ils  n'a- 
vaient osé  la  remarquer  eux-mêmes,  ils  n'auraient 
pas  manqué  de  se  procurer  des  amis ,  qui  eussent 
fait  ees  remarques  à  leur  avantage.  Mais  comme 
il»  OTrt  agi  de  Fa  sorte  sans  affectation ,  et  par  un 
mowvement  tout  désintéressé,  ils  ne  l'ont  fait  re- 
marquer par  personne  :  je  ne  sais  même  si  cela  a 
été  remarqué  jusqu'ici  ;  et  c'est  ce  qui  témoigi>e 
la  naïveté  avec  laquelle  la  chose  a  été  faite. 

liL 

Jésus-Christ  a  fait  des  miracles ,  et  les  apôtres 
ensuite ,  et  les  premiers  saints  en  ont  fait  aussi 
beaucoup  ;  parce  que  les  prophéties  n'étant  pas 
encore  accomplies ,  et  s'accompMssant  par  eux , 
rien  ne  rendait  témoignage  que  les  miracles.  Il 
était  prédit  que  le  Messie  convertirait  les  nations. 
Comment  cette  prophétie  se  fût -elle  accomplie 
sans  la  conversion  des  nations  7  Et  comment  les 
nations  se  fussent-elles  converties  au  Messie ,  ne 
voyant  pas  ce  dernier  effet  des  prophéties  qui  le 
prouvent?  Avant  donc  qu'il  fût  mort,  qu'il  fût 
ressuscité ,  et  que  les  nations  fussent  converties , 
tout  n'était  pas  accompli  ;  et  ainsi  il  a  fallu  des 
miracles  pendant  tout  ce  temps -là.  Maintenant 
îl  n'en  faut  plus  pour  prouver  la  vérité  de  la  re- 
ligion chrétienne  ;  car  les  prophéties  accomplies 
sont  un  miracle  subsistant. 


IV. 


L'état  où  l'on  voit  les  Juifs  est  encore  une  grande 
preuve  de  la  religion.  Car  c'est  une  chose  éton- 
nante de  voir  ce  peuple  subsister  depuis  tant 
d'années ,  et  de  le  voir  toujours  misérable  :  étant 
nécessaire  pour  la  preuve  de  Jésus -Christ,  et 
qu'ils  subsistent  pour  le  prouver,  et  qu'ils  soient 
misérables  puisqu'ils  l'ont  crucifié  :  et  quoiqu'il 
soit  contraire  d'être  misérable  et  de  subsister ,  il 
subsiste  néanmoins  toujours  malgré  sa  misère. 

Mais  n'ont-ils  pas  été  presque  au  même  état  au 
temps  de  la  captivité  ?  Non.  Le  sceptre  ne  fut  point 
interrompu  par  la  captivitédeBabylone,  à  cause 
que  le  retour  était  promis  et  prédit.  Quand  Na- 
buchodonosor  emmena  le  peuple,  de  peur  qu'on  ne 
crût  que  le  sceptre  fût  ôté  de  Juda ,  il  leur  fut  dit 


SECOINDE  PARTIE,  ART.  XII. 


07 


auparavant  Éfo'ils  y  seraient  {)eu,  et  qu'ils  seraient 
réIaWis.  T!s  furent  toujours  consolés  par  les  pra- 
phètes ,  et  leurs  rois  continuèrent.  Mais  la  se- 
conde destruction  est  sans  promesse  de  rétablis- 
sement y  sans  pi-ophètes ,  sans  rois ,  sans  conso^ 
lation ,  sans  espérance ,  parce  que  le  sceptre  est 
ôté  pour  jamais. 

Ce  n'est  pas  avoir  été  captif  cpie  de  l'avoir  été 
avec  assurance  d'être  délivré  dans  soixante-dix 
ans.  Mais  maintenant  ils  le  sont  sans  aucun  espoir. 

Dlieu  leur  a  promis ,  qu'encore  qu'il  les  disper- 
sât aux  extrémités  du  monde ,  néanmoins ,  s'ils 
étaient  fidèles  à  sa  loi ,  il  les  rassemblerait.  Ils  y 
sont  donc  très-fidèles ,  et  demeurent  opprimés.  Il 
faut  donc  que  le  Messie  soit  venu  ,  et  que  la  loi 
qui  contenait  ces  promesses  soit  finie  par  l'éta- 
blissement d'une  loi  nouvelle. 


V. 


Mahomet  est  sans  autorité.  Il  faudrait  donc 
que  ses  raisons  fussent  bien  puissantes ,  n'ayant 
que  leur  propre  force. 

Si  deux  hommes  disent  des  choses  qui  parais- 
sent basses ,  mais  que  tes  discours  de  l'un  aient 
un  double  sens ,  entendu  par  ceux  qui  le  suivent, 
et  que  les  discours  de  l'autre  n'aient  qu'un  seul 
sens  :  si  quelqu'un  n'étant  pas  du  secret  entend 
discourir  les  deux  en  cette  sorte ,  il  en  fera  un 
même  jugement.  Mais  si  ensuite ,  dans  le  reste  du 
discours ,  l'un  dit  des  choses  angéliques ,  et  l'au- 
tre toujours  des  choses  basses  et  communes ,  et 
;  même  des  sottises ,  il  jugera  que  l'un  parlait  avec 
mystère ,  et  non  pas  l'autre  :  l'un  ayant  assez 
montré  qu'il  est  incapable  de  telles  sottises ,  et 
capable  d'être  mystérieux  ;  et  l'autre ,  qu'il  est 
incapable  de  mystères ,  et  capable  de  sottises. 


Si  les  Juifs  eussent  été  tous  convertis  par  Jésus- 
Christ,  nous  n'aurions  plus  que  des  témoins  sus- 
pects; et  s'ils  avaient  été  exterminés,  nous  n'en 
aurions  point  du  tout. 

Les  Juifs  le  refusent,  non  pas  tous.  Les,  saints 
le  reçoivent ,  et  non  les  charnels.  Et  tant  s'en 
faut  que  cela  soit  contre  sa  gloire ,  que  c'est  le 
dernier  trait  qui  l'achève.  La  raison  qu'ils  en  ont, 
et  la  seule  qui  se  trouve  dans  tous  leurs  écrits ,  dans 
le  Talmud  et  dans  les  rabbins,  n'est  que  parce  que 
Jésus-Christ  n'a  pas  dompté  les  nations  à  main 
armée.  Jésus -Christ  a  été  tué,  disent -ils;  il  a 
succombé  ;  il  n'a  pas  dompté  les  païens  par  sa 
force  ;  il  ne  nous  a  pas  donné  leurs  dépouilles  ;  il 
ne  donne  point  de  richesses.  N'ont-ils  que  cela  à 
dire?  C'est  en  cela  qu'il  m'est  aimable.  Je  ne  vou- 
drais point  celui  qu'ils  se  figurent. 

VL 

Qu'il  est  beau  de  voir,  par  les  yeux  de  la  foi , 
Darius ,  Cyrus ,  Alexandre ,  les  Romains ,  Pom- 
pée et  Hérode,  agir,  sans  le  savoir,  pour  la  gloire 
de  l'Évangile  ! 

VII. 

La  religion  mahométane  a  pour  fondement 
l'Alcoran  et  Mahomet.  Mais  ce  prophète ,  qui  de- 
vait être  la  dernière  attente  du  monde,  a-t-il  été 
prédit?  Et  quelle  marque  a-t-il  que  n'ait  aussi 
tout  homme  qui  voudra  se  dire  i)rophète?  Quels 
miracles  dit-il  lui-même  avoir  faits?  Quel  mystère 
a-t-il  enseigné  selon  sa  tradition  même?  Quelle 
morale  et  (pielle  félicité  ? 


IX. 

Ce  n'est  pas  par  ce  qu'il  y  a  d'obscur  dans  Ma- 
homet ,  et  qu'on  peut  faire  passer  pour  avoir  un 
sens  mystérieux ,  que  je  veux  qu'on  en  juge  y 
mais  par  ce  qu'il  y  a  de  clair ,  par  son  paradis ,  et 
par  le  reste.  C'est  en  cela  qu'il  est  ridicule.  Il  n'en 
est  pas  de  même  de  l'Écriture.  Je  veux  qu'il  y  ait 
des  obscurités ,  mais  il  y  a  des  clartés  admira- 
bles, et  des  prophéties  manifestes  accomplies.  La 
partie  n'est  donc  pas  égale.  Il  ne  faut  pas  con- 
fondre et  égaler  les  choses  qui  ne  se  ressemblent 
que  par  l'obscurité ,  et  non  pas  par  les  clartés , 
qui  méritent,  quand  elles  sont  divines,  qu'on  ré- 
vère les  obscurités. 

L'Alcoran  dit  que  saint  Matthieu  était  homme 
de  bien.  Donc  Mahomet  était  faux  prophète ,  ou 
en  appelant  gens  de  bien  des  méchants ,  ou  en, 
ne  les  croyant  pas  sur  ce  qu'ils  ont  dit  de  Jésus-. 
Christ. 


X. 


Tout  homme  peut  faire  ce  qu'a  fait  Mahomet  : 
car  il  n'a  point  fait  de  miracles  ;  il  n'a  point  été. 
prédit ,  etc.  Nul  homme  ne  peut  faire  ce  qu'a  fait 
Jésus-Christ. 

Mahomet  s^est  établi  en  tuant ,  Jésus-Christ  en, 
faisant  tuer  les  siens;  Mahomet  en  défendant  de, 
lire ,  Jésus-Christ  en  ordonnant  de  Krc.  Etiftn  cela 
est  si  contniirc ,  que  si  Mahomet  a  pris  la  voie  do 
réussir  humainement,  Jésus-Christ  a  pris  celle  de 
périr  humainement.  Et  au  lieu  de  conclure  que 
puisque  Mnhomet  a  réussi ,  Jésus-Christ  a  bien 


108 


PENSÉES  DE  PASCAL 


pu  réussir ,  U  faut  dire  que  puisque  Mahomet  a 
réussi,  le  christianisme 'devait  périr,  s'il  n'eût  été 
soutenu  par  une  force  toute  divine. 

ARTICLE  XIII. 

Dessein  de  Dieu  de  se  cacher  aux  uns, 
et  de  se  découvrir  aux  autres. 

I. 

Dieu  a  voulu  racheter  les  hommes ,  et  ouvrir 
le  salut  à  ceux  qui  le  chercheraient.  Mais  les 
hommes  s'en  rendent  si  indignes ,  qu'il  est  juste 
qu'il  refuse  à  quelques-uns,  à  cause  de  leur  en- 
durcissement ,  ce  qu'il  accorde  aux  autres  par  une 
miséricorde  qui  ne  leur  est  pas  due.  S'il  eût  voulu 
suiTuonter  l'obstination  des  plus  endurcis ,  il  l'eût 
pu ,  en  se  découvrant  si  manifestement  à  eux , 
qu'ils  n'eussent  pu  douter  de  la  vérité  de  son  exis- 
tence; et  c'est  ainsi  qu'il  paraîtra  au  dernier  jour, 
avec  un  tel  éclat  de  foudres  et  un  tel  renverse- 
ment de  la  nature,  que  les  plus  aveugles  le  verront. 

Ce  n'est  pas  en  cette  sorte  qu'il  a  voulu  paraître 
d£ms  son  avènement  de  douceur,  parce  que  tant 
d'hommes  se  rendant  indignes  de  sa  clémence ,  il 
a  voulu  les  laisser  dans  la  privation  du  bien  qu'ils 
ne  veulent  pas.  Il  n'était  donc  pas  juste  qu'il  parût 
d'une  manière  manifestement  divine ,  et  absolu- 
ment capable  de  convaincre  tous  les  hommes;  mais 
il  n'était  pas  juste  aussi  qu'il  vînt  d'une  manière 
si  cachée ,  qu'il  ne  pût  être  reconnu  de  ceux  qui 
le  chercheraient  sincèrement.  Il  a  voulu  se  rendre 
parfaitement  connaissable  à  ceux-là  ;  et  ainsi,  vou- 
lant paraître  à  découvert  à  ceux  qui  le  cherchent 
de  tout  leur  cœur,  et  caché  à  ceux  qui  le  fuient  de 
tout  leur  cœur,  il  tempère  sa  connaissance  en  sorte 
qu'il  a  donné  des  marques  de  soi  visibles  à 
ceux  qui  le  cherchent ,  et  obscures  à  ceux  qui 
ne  le  cherchent  pas. 

IL 

Il  y  a  assez  de  lumière  pour  ceux  qui  ne  dési- 
rent que  de  voir,  et  assez  d'obscurité  pour  ceux 
qui  ont  une  disposition  contraire.  Il  y  a  assez  de 
clarté  pour  éclairer  les  élus,  et  assez  d'obscurité 
pour  les  humiUer.  Il  y  a  assez  d'obscurité  pour 
aveugler  les  réprouvés ,  et  assez  de  clarté  pour 
les  condamner  et  les  rendre  inexcusaj)les. 

Si  le  monde  subsistait  pour  instruire  l'homme 
de  l'existence  de  Dieu,  sa  divinité  y  reluirait  de 
toutes  parts  d'une  manière  incontestable;  mais 
comme  il  ne  subsiste  que  par  Jésus -Christ  et 
pour  Jésus-Christ,  et  pour  instruire  les  hommes, 


et  de  leur  corruption ,  et  de  la  rédemption ,  tout* 
y  éclate  des  preuves  de  ces  deux  vérités.  Ce 
qui  y  paraît  ne  marque  ni  une  exclusion  totale , 
ni  une  présence  manifeste  de  divinité ,  mais  la 
présence  d'un  Dieu  qui  se  cache  :  tout  porte  ce 
caractère. 

S'il  n'avait  jamais  rien  paru  de  Dieu,  cette 
privation  éternelle  serait  équivoque,  et  pourrait 
aussi  bien  se  rapporter  à  l'absence  de  toute  di- 
vinité ,  qu'à  l'indignité  où  seraient  ies  hommes 
de  le  connaître.  Mais  de  ce  qu'il  paraît  quelque- 
fois, et  non  toujours,  cela  ôte  l'équivoque.  S'il 
paraît  une  fois,  il  est  toujours;  et  ainsi  on  ne 
peut  en  conclure  autre  chose ,  sinon  qu'il  y  a  un 
Dieu ,  et  que  les  hommes  en  sont  indignes. 

m. 

Le  dessein  de  Dieu  est  plus  de  perfectionner 
la  volonté  que  l'esprit.  Or ,  la  clarté  parfaite  ne 
servirait  qu'à  l'esprit,  et  nuirait  à  la  volonté. 
S'il  n'y  avait  point  d'obscurité ,  l'homme  ne  sen- 
tirait pas  sa  corruption.  S'il  n'y  avait  point  de 
lumière ,  l'homme  n'espérerait  point  de  remède. 
Ainsi  il  est  non-seulement  juste ,  mais  utile  pour 
nous,  que  Dieu  soit  caché  en  partie  et  décou- 
vert en  partie,  puisqu'il  est  également  dangereux 
à  l'homme  de  connaître  Dieu  sans  connaître  sa 
misère,  et  de  connaître  sa  misère  sans  connaître 
Dieu. 

.IV. 

Tout  instruit  l'homme  de  sa  condition  ;  mais 
il  faut  bien  l'entendre  :  car  il  n'est  pas  vrai  que 
Dieu  se  découvre  en  tout,  et  il  n'est  pas  vrai 
qu'il  se  cache  en  tout.  Mais  il  est  vrai  tout  en- 
semble qu'il  se  cache  à  ceux  qui  le  tentent,  et 
qu'il  se  découvre  à  ceux  qui  le  cherchent  ;  parce 
que  les  hommes  sont  tout  ensemble  indignes 
de  Dieu ,  et  capables  de  Dieu  ;  indignes  par  leur 
corruption ,  capables  par  leur  première  nature. 

V. 

Il  n'y  a  rien  sur  la  terre  qui  ne  montre  ou  la 
misère  de  l'homme,  ou  la  miséricorde  de  Dieu; 
ou  l'impuissance  de  l'homme  sans  Dieu,  ou  la 
puissance  de  l'homme  avec  Dieu.  Tout  l'univers 
apprend  à  l'homme  ou  qu'il  est  corrompu,  ou 
qu'il  est  racheté.  Tout  lui  apprend  sa  grandeur 
ou  sa  misère.  L'abandon  de  Dieu  paraît  dans 
les  païens  ;  la  protection  de  Dieu  paraît  dans  les 
Juifs. 

VI. 

Tout  tourne  en  bien  pour  les  élus ,  jusqu'aiix 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XIII. 


109 


obscurités  de  rÉcriture  ;  car  ils  les  honorent ,  à 
cause  des  clartés  divines  qu'ils  y  voient  ;  et  tout 
tourne  en  mal  aux  réprouvés,  jusqu'aux  clartés  ; 
car  ils  les  blasphèment,  à  cause  des  obscurités 
qu'ils  n'entendent  pas. 

VII. 

Si  Jésus-Christ  n'était  venu  que  pour  sancti- 
fier, toute  l'Écriture  et  toutes  choses  y  ten- 
draient, et  il  serait  bien  aisé  de  convaincre  les 
infidèles.  Mais  comme  il  est  venu  in  sanctijica- 
tionem  etinscandalum,  comme  dit  Isaïe  (Is.,  viii, 
14),  nous  ne  pouvons  convaincre  l'obstination 
des  infidèles  :  mais  cela  ne  fait  rien  contre  nous, 
puisque  nous  disons  qu'il  n'y  a  point  de  convic- 
tion dans  toute  la  conduite  de  Dieu  pour  les 
esprits  opiniâtres ,  et  qui  ne  cherchent  pas  sin- 
cèrement la  vérité. 

Jésus-Christ  est  venu  afin  que  ceux  qui  ne 
voyaient  point  vissent ,  et  que  ceux  qui  voyaient 
devinssent  aveugles  :  il  est  venu  guérir  les  ma- 
lades, et  laisser  mourir  les  sains;  appeler  les 
pécheurs  à  la  pénitence  et  les  justifier ,  et  lais- 
ser ceux  qui  se  croyaient  justes  dans  leurs  pé- 
chés ;  remplir  les  indigents ,  et  laisser  les  riches 
vides. 

Que  disent  les  prophètes  de  Jésus -Christ? 
Qu'il  sera  évidemment  Dieu?  Non  :  mais  qu'il 
est  un  Dieu  véritablement  caché  ;  qu'il  sera  mé- 
connu ;  qu'on  ne  pensera  point  que  ce  soit  lui  ; 
qu'il  sera  une  pierre  d'achoppement ,  à  laquelle 
plusieurs  heurteront ,  etc. 

C'est  pour  rendre  le  Messie  connaissable  aux 
bons  et  méconnaissable  aux  méchants ,  que  Dieu 
l'a  fait  prédire  de  la  sorte.  Si  la  manière  du  Mes- 
sie eût  été  prédite  clairement ,  il  n'y  eût  point 
eu  d'obscurité ,  même  pour  les  méchants.  Si  le 
temps  eût  été  prédit  obscurément,  il  y  eût  eu 
obscurité ,  même  pour  les  bons  ;  car  la  bonté  de 
leur  coeur  ne  leur  eût  pas  fait  entendre  qu'un  Q , 
par  exemple,  signifie  six  cents  ans^  Mais  le 
temps  a  été  prédit  clairement ,  et  la  manière  en 
figures. 

Par  ce  moyen  les  méchants ,  prenant  les  biens 
promis  pour  des  biens  temporels ,  s'égarent  mal- 
gré le  temps  prédit  clairement  ;  et  les  bons  ne 
s'égarent  pas  :  car  l'intelligence  des  biens  pro- 
mis dépend  du  cœur ,  qui  appelle  bien  ce  qu'il 
aime;  mais  l'intelligence  du  temps  promis  ne 
dépend  point  du  cœur;  et  ainsi  la  prédiction 

'  L'auteur  fait  Ici  allusion  à  ce  que  chez  les  Hébreux ,  comme 
chee  les  Grecs ,  toutes  les  lettres  de  l'alphabet  ont  leur  valeur 
numérale,  en  sorte  qu'elles  tiennent  lieu  de  chiffres. 


claire  du  temps ,  et  obscure  des  biens,  ne  trompe 
que  les  méchants. 

VIII. 

Comment  fallait-il  que  fût  le  Messie ,  puisque 
par  lui  le  sceptre  devait  être  éternellement  en 
Juda,  et  qu'à  son  arrivée  le  sceptre  devait  être 
ôté  de  Juda  ? 

Pour  faire  qu'en  voyant  ils  ne  voient  point , 
et  qu'en  entendant  ils  n'entendent  point ,  rien  ne 
pouvait  être  mieux  fait. 

Au  lieu  de  se  plaindre  de  ce  que  Dieu  s'est 
caché ,  il  faut  lui  rendre  grâce  de  ce  qu'il  s'est 
tant  découvert,  et  lui  rendre  grâce  aussi  de  ce 
qu'il  ne  s'est  pas  découvert  aux  sages ,  ni  aux 
superbes ,  indignes  de  connaître  un  Dieu  si  saint. 

IX. 

La  généalogie  de  Jésus-Christ  dans  l'Ancien 
Testament  est  mêlée  parmi  tant  d'autres  inutiles, 
qu'on  ne  peut  presque  la  discerner.  Si  Moïse 
n'eût  tenu  registre  que  des  ancêtres  de  Jésus- 
Christ,  cela  eût  été  trop  visible.  Mais,  après 
tout ,  qui  regarde  de  près  voit  celle  de  Jésus- 
Christ  bien  discernée  par  Thamar,  Ruth,  etc. 

Les  faiblesses  les  plus  apparentes  sont  des  for- 
ces à  ceux  qui  prennent  bien  les  choses  :  par 
exemple ,  les  deux  généalogies  de  saint  Matthieu 
et  de  saint  Luc  ;  il  est  visible  que  cela  n'a  pas 
été  fait  de  concert. 

X. 

Qu'on  ne  nous  reproche  donc  plus  le  manque 
de  clarté,  puisque  nous  en  faisons  profession. 
Mais  que  l'on  reconnaisse  la  vérité  de  la  religion 
dans  l'obscurité  même  de  la  religion ,  dans  le  peu 
de  lumière  que  nous  en  avons,  et  dans  l'indiffé- 
rence que  nous  avons  de  la  connaître. 

S'il  n'y  avait  qu'une  reUgion ,  Dieu  serait  trop 
manifeste  ;  s'il  n'y  avait  de  martyrs  qu'en  notre 
religion ,  de  même. 

Jésus-Christ,  pour  laisser  les  méchants  dans 
l'aveuglement,  ne  dit  pas  qu'il  n'est  point  de 
Nazareth ,  ni  qu'il  n'est  point  le  fils  de  Joseph. 

XI. 

Comme  Jésus -Christ  est  demeuré  inconnu 
parmi  les  hommes,  la  vérité  demeure  aussi  parmi 
les  opinions  communes ,  sans  différence  à  l'ex- 
térieur :  ainsi  l'Eucharistie  parmi  le  pain  com- 
mun. 

Si  la  miséricorde  de  Dieu  est  si  grande,  qu'il 


no 


PENSÉES  DE  PASCAL 


nous  instiniit  salutairement  même  lorequ'il  se 
cache,  quelle  lumière  ne  devons-nous  pas  en  at- 
tendre lorsqu'il  se  découvre  ? 

On  n'entend  rien  aux  ouvrages  de  Dieu ,  si  on 
ne  prend  pour  principe  qu'il  aveugle  les  uns  et 
•éclaire  les  autres. 

ARTICLE  XIV. 

Que  les  vrais  chrétiens  et  les  vrais  Juifs 
n'ont  qu'une  même  religion. 


;  •  La  religion  des  Juifs  semblait  consister  essen- 
llellemcnt  en  la  paternité  d'Abraham ,  en  la  cir- 
concision, aux  sacrifices,  aux  cérémonies,  en 
l'arche ,  au  temple  de  Jérusalem ,  et  enfin  en  la 
loi  et  en  l'alliance  de  Moïse. 

Je  dis  qu'elle  ne  consistait  en  aucune  de  ces 
choses ,  mais  seulement  en  l'amour  de  Dieu ,  et 
que  Dieu  réprouvait  toutes  les  autres  choses. 

Que  Dieu  n'avait  pomt  d'égard  au  peuple 
charnel  qui  devait  sortir  d'Abraham. 

Que  les  Juifs  seront  punis  de  Dieu  comme  les 
étrangers,  s'ils  l'offensent.  Si  vous  oubliez  Dieu , 
et  que  vous  suiviez  des  dieux  étrangers ,  je  vous 
prédis  que  vous  périrez  de  la  même  manière 
que  les  nations  que  Dieu  a  exterminées  devant 
vous  [Deut.j  VIII,  19,  20). 

Que  les  étrangers  seront  reçus  de  Dieu  comme 
les  Juifs ,  s'ils  l'aiment. 

Que  les  vrais  Juifs  ne  considéraient  leur  mé- 
rite que  de  Dieu ,  et  non  d'Abraham.  Vous  êtes 
véritablement  notre  Père,  et  Abraham  ne  nous 
a  pas  connus,  et  Israël  n\i  pas  eu  connais- 
sance de  nous;  mais  c*est  vous  qui  êtes  notre 
Père  et  notre  Rédempteur  (Is. ,  lxiit  ,16). 

Moïse  même  leur  a  dit  que  Dieu  n'accepterait 
pas  les  personnes.  D/ew,  dit-il,  n'accepte  pas  les 
personnes,  ni  les  sacrifices  [Deut,^  x,  17). 

Je  dis  que  la  circoncision  du  cœur  est  ordon- 
née. Soyez  circoncis  du  cœur;  retranchez  les 
superfluités  de  votre  cœur,  et  ne  vous  endurcissez 
pas;  car  votre  Dieu  est  un  Dieu  grand,  puis- 
sant  et  terrible,  qui  n'accepte  pas  les  personnes 
(Deut.^x^  16,  17;  JÉBÉM.,iv,  4). 

Que  Dieu  dit  qu'il  le  ferait  un  jour.  Dieu  te 
circoncira  le  cœur  et  à  tes  enfants,  afin  que  tu 
l'aimes  de  tout  ton  cœur  [DeuL ,  xxx  ,6).  j 

Que  les  kicirconcis  de  cœur  seront  jugés.  Car  ; 
Dieu  jugera  les  peuples  încirconcis,  et  tout  le  \ 
peuple  d'Israël,  parce  qu'il  est  incirconcis  de  ' 
cœur  (JÉRÉM. ,  IX ,  25 ,  26). 


IL 


Je  dis  qoe  la  cUxxMicision  étaii  une  figure» 
qui  avait  été  établie  poui*  distinguer  le  peuple 
juif  de  toutes  les  autres  nations  { Gen.,  xvii,  1 1  ). 

Et  de  là  vient  qu'étant  dans  le  désert ,  ils  ne 
furent  pas  circoncis  :  parce  qu'ils  ne  pouvaient 
se  confondre  avec  les  autres  peuples,  et  que 
depuis  que  Jésus-Christ  est  venu ,  cela  n'est  plus 
nécessaire. 

Que  l'amour  de  Dieu  est  recommandé  en  tout. 
Je  prends  à  témoin  le  ciel  et  la  terre  que  j'ai 
mis  devant  vous  la  mort  et  la  vie,  afin  que 
vous  choisissiez  la  vie,  et  que  vous  aimiez 
Dieu,  et  que  vous  lui  obéissiez;  car  c'est  Dieu 
qui  est  votre  vie  [DeuL ,  xxx  ,  19 ,  20). 

Il  est  dit  que  les  Juifs ,  faute  de  cet  amour , 
seraient  réprouvés  pour  leurs  crimes,  et  les 
païens  élus  en  leur  place.  Je  me  cacherai  d'eux 
dans  la  vue  de  leurs  derniers  crimes;  car  c'est 
une  nation  méchante  et  infidèle  {Deut. ,  xxxii , 
20 ,  21).  Ils  m'ont  provoqué  à  courroux  par  les 
choses  qui  ne  sont  point  des  dieux;  et  je  les 
provoquerai  à  jalousie  par  un  peuple  qui  n*est 
p>as  mon  peuple ,  et  par  une  nation  sans  science 
et  sans  intelligence  (Is. ,  lxv). 

Que  les  biens  temporels  sont  feux ,  et  que  le 
vrai  bien  est  d'être  uni  à  Dieu  [Ps.  lxxii). 

Que  leurs  fêtes  déplaisent  à  Dieu  (Amos,  v, 
21). 

Que  les  sacrifices  des  Juife  déplaisent  à  Dieu , 
et  non-seulement  des  méchants  Juifs,  mais  qu'il 
ne  se  plaît  pas  même  en  ceux  des  bons  ;  comme 
il  paraît  par  le  psaume  xlix  ,  où ,  avant  que  d'a- 
dresser son  discours  aux  méchants  par  ces  pa- 
roles :  Peccatori  autem  dixit  Deus,  il  dit  qu'il 
ne  veut  point  des  sacrifices  des  bêtes,  ni  de  leur 
sang  (Is.,  Lxvij  Jébém.,  vï,  20). 

Que  les  sacrifices  des  païens  seront  reçus  de 
Dieu  ;  et  que  Dieu  retirera  sa  volonté  des  sacri- 
fices des  Juifs  (Malach.  ,  i,  11). 

Que  Dieu  fera  une  nouvelle  alliance  pai*  le 
Messie,  et  que  l'ancienne  sera  rejetée  [itmu. , 
XXXI,  31). 

Que  les  anciennes  choses  seront  oubliées  (Is. , 

XUII,  18,  19). 

Qu'on  ne  se  souviendra  plus  de  l'arche  (Jé- 

RÉM.  ,  III,   16). 

Que  le  temple  serait  rejeté  (Jébém.,  vu,  12, 
13,14).  ^       \  ,        ,       , 

Que  les  sacrifices  seraient  rejetés,  et  d'autres 

'  Figure  n'est  pas  le  mot  propre;  il  fallait  dire  un  sigm» 
une  marque.  La  Vulgate  porte  :  Vt  signum  fœderis  interme 
et  vos. 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XV. 


11 


sacWflces  purs  établis  (Ma^lach.,  i,  10,  11). 

Que  Tordre  de  la  sacriflcature  d'Aaron  sera 
réprouvé,  et  celle  de  Meiefaisédech  introduite 
par  le  Messie  (Ps.  cix). 

Que  cette  sacrificature  serait  éternelle  (Ibid.). 

Que  Jérusalem  serait  réprouvée ,  et  un  nou- 
veau nwn  donné  (Is. ,  lxv). 

Que  ce  dernier  nom  serait  màlleur  que  celui 
des  Juifs ,  €t  éternel  (  Is. ,  lvi  ,  5). 

Que  les  Juifs  devaieat  être  sans  prophètes, 
sans  rois ,  sans  pi-inces ,  sans  sacrifices ,  sans  au- 
tel (Osée,  m,  4). 

Que  les  Juifs  subsisteraient  toujours  néanmoins 
en  peuple  (Jébém.  ,  xxxi,  36). 

ARTICLE  XV. 

On  ne  connaît  Dieu  utilement  que  par 
Jésus-Christ. 

I. 

La  plupart  de  ceux  qui  entreprennent  de  prou- 
ver la  divinité  aux  impies  commencent  d'ordi- 
naire par  les  ouvrages  de  la  nature ,  et  ils  réussis- 
sent rarement.  Je  n'attaque  pas  la  solidité  de 
ces  preuves  consacrées  par  l'Ecriture  sainte  :  elles 
sont  conformes  à  la  raison  ;  mais  souvent  elles 
ne  sont  pas  assez  conformes  et  assez  proportion- 
nées à  la  disposition  de  î'esprit  de  ceux  p®ur  qui 
elles  sont  destinées. 

Car  il  faut  remarquer  qu'on  n'adresse  pas  ce 
discours  à  ceux  qui  ont  la  foi  vive  dans  le  cœur, 
et  qui  voient  incontinent  que  tout  ce  qui  est 
n'est  autre  chose  que  l'ouvrage  du  Diai  qu'ils 
adorent.  C'est  à  eux  que  toute  la  nature  parle 
pour  son  auteur ,  et  que  les  cieux  annoncent  la 
gloire  de  Dieu.  Mais  pour  ceux  en  qui  cette  lu- 
mière est  éteinte ,  et  dans  lesquels  on  a  dessein 
âe  la  faire  revivre ,  ces  personnes  destituées  de 
foi  et  de  charité ,  qui  ne  trouvent  que  ténèbres 
et  obscurité  dans  toute  la  nature ,  il  semble  que 
ce  ne  soit  pas  le  moyen  de  les  ramener,  que 
de  ne  leur  donner  pour  preuves  de  ce  grand  et 
important  sujet  que  le  cours  de  la  lune  ou  des 
planètes,  ou  des  raisonnements  communs,  et 
contre  lesquels  ils  se  sont  continuellement  roi- 
dis.  L'endurcissement  de  leur  esprit  les  a  rendus 
sourds  à  cette  voix  de  la  nature ,  qui  a  retenti 
continuellement  à  leurs  oreilles  ;  et  rexpérienee 
fait  voir  que ,  bien  loin  qu'on  les  emporte  par  ce 
moyen ,  rien  n'est  plus  capable  au  contraire  de 
les  rebuter ,  et  de  leur  ôter  l'espérance  de  trou- 
ver la  vérité ,  que  de  prétendre  les  en  convaincre 


seulement  par  ces  sortes  de  raisomiements ,  et 
de  leur  dire  qu'ils  doivent  y  voir  la  vérité  à  dé- 
couvert. 

Ce  n'est  pas  de  cette  sorte  que  l'Écriture,  qui 
connaît  mieux  que  nous  les  choses  qui  sont  de 
Dieu ,  en  parle.  Elle  nous  dit  bien  que  la  beauté 
des  créatures  fait  connaître  celui  qui  en  est  l'au- 
teur ;  mais  elle  ne  nous  dit  pas  qu'elles  fassent 
cet  effet  dans  tout  le  monde.  Elle  nous  avertit, 
au  contraire,  que ,  quand  elles  le  font ,  ce  n'est 
pas  par  elles-mêmes ,  mais  par  la  lumière  que 
Dieu  répand  en  même  temps  dans  l'esprit  de 
ceux  à  qui  il  se  découvre  par  ce  moyai  :  Quod 
notum  est  Dei,  manifestum  est  in  illis;  Beus 
enim  illis  manifestavit  [Rom. ,  i,  19).  Elle  nous 
dit  généralement  que  Dieu  est  un  Dieu  cadié  : 
Vere  tu  es  Deus  absconditus  (Is, ,  xlv,  15);  et 
que  depuis  la  corruption  de  la  nature ,  il  a  laissé 
les  hommes  dans  un  aveuglement  dont  ils  ne 
peuvent  sortir  que  par  Jésus-Christ ,  hors  duquel 
toute  communication  avec  Dieu  nous  est  ôtée  : 
Nemo  novii  patrem  nisi  filius ,  et  cui  voluerit 
filius  revelare  (Matth.,  xi,  27). 

C'est  encore  ce  que  l'Écriture  nous  marque , 
lorsqu'elle  nous  dit ,  en  tant  d'endroits ,  que  ceux 
qui  cherchent  Dieu  le  trouvent  ;  car  on  ne  parle 
point  ainsi  d'une  lumière  claire  et  évidente  :  on 
ne  la  cherche  point  \  elle  se  découvre  et  se  fait 
voir  d'elle-même. 

IL 

Les  preuves  de  Dieu  métaphysiques  sont  si 
éloignées  du  raisonnement  des  hommes,  et  si 
impliquées ,  qu'elles  frappent  peu  ;  et  quand  cela 
servirait  à  quelques-uns ,  ce  ne  serait  que  pen- 
dant l'instant  qu'ils  voient  cette  démonstration  ; 
mais ,  une  heure  après ,  ils  craignent  de  s'être 
trompés.  Quodcuriositate  cognoverint,  superbia 
amiserunt. 

D'ailleurs  ces  sortes  de  preuves  ne  peuvent 
nous  conduire  qu'à  une  connaissance  spéculative 
de  Dieu  :  et  ne  ie  connaître  que  de  cette  sorte , 
c'est  ne  pas  le  connaître. 

La  Divinité  des  chrétiens  ne  consiste  pas  en 
un  Dieu  simplement  auteur  des  vérités  géomé- 
triques et  de  l'ordre  des  éléments  ;  c'est  la  part 
des  païens.  Elle  ne  consiste  pas  simplement  en 
un  Dieu  qui  exerce  sa  providence  sur  la  vie  et 
sur  les  biens  des  hommes ,  pour  donner  une  heu- 
reuse suite  d'années  à  ceux  qui  l'adorent  ;  c'est 
le  partage  des  Juifs.  Mais  le  Dieu  d'Abraham  et 
de  Jacob,  le  Dieu  des  chrétiens,  est  un  Dieu 
d'amom*  et  de  consolation  :  c'est  un  Dieu  qui 


112 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


remplit  l'âme  et  le  cœur  qu'il  possède  :  c'est  un 
Dieu  qui  leur  fait  sentir  intérieurement  leur 
misère  et  sa  miséricorde  infinie;  qui  s'unit  au 
fond  de  leur  âme  ;  qui  la  remplit  d'humilité ,  de 
joie ,  de  confiance ,  d'amour  ;  qui  les  rend  inca- 
pables d'autre  fin  que  de  lui-même. 

Le  Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait 
sentir  à  l'âme  qu'il  est  son  unique  bien  ;  que  tout 
son  repos  est  en  lui,  et  qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à 
l'aimer;  et  qui  lui  fait  en  même  temps  abhorrer 
les  obstacles  qui  la  retiennent,  et  l'empêchent  de 
l'aimer  de  toutes  ses  forces.  L'amour-propre  et  la 
concupiscence  qui  l'arrêtent  lui  sont  insupporta- 
bles. Ce  Dieu  lui  fait  sentir  qu'elle  a  ce  fonds 
d'amour-propre,  et  que  lui  seul  peut  l'en  guérir. 

Voilà  ce  que  c'est  que  de  connaître  Dieu  en 
chrétien.  Mais  pour  le  connaître  de  cette  manière, 
il  faut  connaître  en  même  temps  sa  misère ,  son 
indignité,  et  le  besoin  qu'on  a  d'un  médiateur 
pour  se  rapprocher  de  Dieu,  et  pour  s'unir  à  lui. 
Il  ne  faut  point  séparer  ces  connaissances,  parce 
qu'étant  séparées ,  elles  sont  non-seulement  inu- 
tiles, mais  nuisibles.  La  connaissance  de  Dieu, 
sans  celle  de  notre  misère ,  fait  l'orgueil.  La  con- 
naissance de  notre  misère ,  sans  celle  de  Jésus- 
Christ,  fait  le  désespoir.  Mais  la  connaissance  de 
Jésus- Christ  nous  exempte,  et  de  l'orgueil,  et  du 
désespoir,  parce  que  nous  y  trouvons  Dieu,  notre 
misère,  et  la  voie  unique  de  la  réparer. 

Nous  pouvons  connaître  Dieu  sans  connaître 
nos  misères;  ou  nos  misères,  sans  connaître 
Dieu;  ou  même  Dieu  et  nos  misères,  sans  con- 
naître le  moyen  de  nous  délivrer  des  misères  qui 
nous  accablent.  Mais  nous  ne  pouvons  connaître 
Jésus-Christ  sans  connaître  tout  ensemble,  et 
Dieu,  et  nos  misères,  et  le  remède  de  nos  misères  ; 
parce  que  Jésus-Christ  n'est  pas  simplement  Dieu, 
mais  que  c'est  un  Dieu  réparateur  de  nos  misères. 

Ainsi  tous  ceux  qui  cherchent  Dieu  sans  Jésus- 
Christ  ne  trouvent  aucune  lumière  qui  les  satis- 
fasse, ou  qui  leur  soit  véritablement  utile.  Car, 
ou  ils  n'arrivent  pas  jusqu'à  connaître  qu'il  y  a 
un  Dieu,  ou  s'ils  y  arrivent,  c'est  inutilement 
pour  eux  ;  parce  qu'ils  se  forment  un  moyen  de 
communiquer  sans  médiateur  avec  ce  Dieu  qu'ils 
ont  connu  sans  médiateur.  De  sorte  qu'ils  tom- 
bent ou  dans  l'athéisme,  ou  dans  le  déisme,  qui 
sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne 
abhorre  presque  également. 

Il  faut  donc  tendre  uniquement  à  connaître 
Jésus-Christ,  puisque  c'est  par  lui  seul  que  nous 
pouvons  prétendre  connaître  Dieu  d'une  manière 
qui  nous  soit  utile. 


C'est  lui  qui  est  le  vrai  Dieu  des  hommes, 
c'est-à-dire  des  misérables  et  des  pécheurs.  Il  est 
le  centre  de  tout  et  l'objet  de  tout  :  et  qui  ne  le 
connaît  pas  ne  connaît  rien  dans  l'ordre  du 
monde,  ni  dans  soi-même.  Car  non-seulement 
nous  ne  connaissons  Dieu  que  par  Jésus-Christ, 
mais  nous  ne  nous  connaissons  nous-mêmes  que 
par  Jésus-Christ. 

Sans  Jésus-Christ,  il  faut  que  l'homme  soit 
dans  le  vice  et  dans  la  misère;  avec  Jésus-Christ , 
l'homme  est  exempt  de  vice  et  de  misère.  En  lui 
est  tout  notre  bonheur,  notre  vertu,  notre  vie, 
notre  lumière,  notre  espérance;  et  hors  de  lui  il 
n'y  a  que  vice,  misère,  ténèbres,  désespoir,  et 
nous  ne  voyons  qu'obscurité  et  confusion  dans 
la  nature  de  Dieu  et  dans  notre  propre  nature. 

.  ARTICLE  XVI. 

Pensées  sur  les  miracles. 

I. 

Il  faut  juger  de  la  doctrine  par  les  miracles, 
il  faut  juger  des  miracles  par  la  doctrine.  La  doc- 
trine discerne  les  miracles,  et  les  miracles  dis- 
cernent la  doctrine.  Tout  cela  est  vrai;  mais  cela 
ne  se  contredit  pas. 

n. 

Il  y  a  des  miracles  qui  sont  des  preuves  cer- 
taines de  la  vérité,  et  il  y  en  a  qui  ne  sont  pas 
des  preuves  certaines  de  la  vérité.  Il  faut  une 
marque  pour  les  connaître;  autrement  ils  se* 
raient  inutiles.  Or,  ils  ne  sont  pas  inutiles,  et 
sont  au  contraire  fondements.  Il  faut  donc  que 
la  règle  qu'on  nous  donne  soit  telle,  qu'elle  ne 
détruise  pas  la  preuve  que  les  vrais  miracles 
donnent  de  la  vérité,  qui  est  la  fin  principale  des 
miracles. 

S'il  n'y  avait  point  de  miracles  Joints  à  la  faus- 
seté, il  y  aurait  certitude.  S'il  n'y  avait  point  de 
règle  pour  les  discerner,  les  miracles  seraient 
inutiles,  et  il  n'y  aurait  pas  de  raison  de  croire. 

Moïse  en  a  donné  une,  qui  est  lorsque  le  mi- 
racle mène  à  l'idolâtrie  (Deut.y  xiii,  1 ,  2,  3);  et 
Jésus-Christ  une  :  Celui,  dit-il,  qui  fait  des  mi- 
racles en  mon  nom  ne  peut  à  V heure  même 
mal  parler  de  moi  (Marc,  ix,  38).  D'où  il  s'en- 
suit que  quiconque  se  déclare  ouvertement  con- 
tre Jésus-Christ  ne  peut  faire  de  miracles  en  son 
nom.  Ainsi,  s'il  en  fait,  ce  n'est  point  au  nom  de 
Jésus-Christ,  et  il  ne  doit  pas  être  écouté.  Voilà 
les  occasions  d'exclusion  à  la  foi  des  miracles 


secondf:  partie,  \m\  xvi. 


113 


marquées.  11  ne  faut  pas  >  donner  d'autres  exclu- 
sions :  dans  l'ancien  Testament,  quand  on  vous 
détournera  de  Dieu;  dans  le  nouveau,  quand  on 
vous  détournera  de  Jésus-Christ. 

D'abord  donc  qu'on  voit  un  miracle,  il  faut  ou 
se  soumettre,  ou  avoir  d'étranges  marques  du 
contraire;  il  faut  voir  si  celui  qui  le  fait  nie  un 
Dieu ,  ou  Jésus-Christ  et  l'Église. 

m. 

Toute  religion  est  fausse,  qui,  dans  sa  foi, 
n'adore  pas  un  Dieu ,  comme  principe  de  toutes 
choses,  et  qui,  dans  sa  morale,  n'aime  pas  un 
seul  Dieu,  comme  objet  de  toutes  choses.  Toute 
religion  qui  ne  reconnaît  pas  maintenant  Jésus- 
Christ  est  notoirement  fausse,  et  les  miracles  ne 
peuvent  lui  servir  de  rien. 

Les  Juifs  avaient  une  doctrine  de  Dieu,  comme 
nous  en  avons  une  de  Jésus-Christ,  et  confirmée 
par  miracles  ;  et  défense  de  croire  à  tous  faiseurs 
de  miracles  qui  leur  enseigneraient  une  doctrine 
contraire;  et,  de  plus,  ordre  de  recourir  aux 
grands-prêtres,  et  de  s'en  tenir  à  eux.  Et  ainsi 
toutes  les  raisons  que  nous  avons  pour  refuser 
de  croire  les  faiseurs  de  miracles,  il  semble 
qu'ils  les  avaient  à  l'égard  de  Jésus-Christ  et  des 
apôtres. 

Cependant  il  est  certain  qu'ils  étaient  très-cou- 
pables de  refiiSêr  de  les  croire,  à  cause  de  leurs 
miracles,  puisque  Jésus-Christ  dit  qu'ils  n'eus- 
sent pas  été  coupables  s'ils  n'eussent  point  vu  ses 
miracles  :  Si  opéra  nonfecissem  in  eis  quœ  nemo 
alius  fecit ,  peccatum  non  haberent  (  Joàn.,  xv, 
24).  Si  je  n^ avais  fait  parmi  eux  des  œuvres 
que  jamais  aucun  autre  n'a  faites,  ils  n'auraient 
point  de  péché: 

Il  s'ensuit  donc  qu'il  jugeait  que  ses  miracles 
étaient  des  preuves  certaines  de  ce  qu'il  ensei- 
gnait, et  que  les  Juifs  avaient  obligation  de  le 
croire.  Et,  en  effet,  c'est  particulièrement  les 
miracles  qui  rendaient  les  Juifs  coupables  dans 
leur  incrédulité.  Car  les  preuves  qu'on  eût  pu  ti- 
rer de  l'Écriture,  pendant  la  vie  de  Jésus-Christ, 
n'auraient  pas  été  démonstratives.  On  y  voit,  par 
exemple ,  que  Moïse  a  dit  qu'un  prophète  vien- 
drait; mais  cela  n'aurait  pas  prouvé  que  Jésus- 
Christ  fût  ce  prophète  :  et  c'était  toute  la  ques- 
tion. Ces  passages  faisaient  voir  qu'il  pouvait  être 
le  Messie;  et  cela,  avec  ses  miracles,  devait  dé- 
terminer à  croire  qu'il  l'était  effectivement. 

a%;     'A.  tf  IV. 

Les  prophéties  seules  ne  pouvaient  pas  prouver 


Jésus-Christ  pendant  sa  vie.  Et  ainsi  on  n'eût  pas 
été  coupable  de  ne  pas  croire  en  lui  avant  sa 
mort,  si  les  miracles  n'eussent  pas  été  décisifs 
Donc  les  miracles  suffisent ,  quand  on  ne  voit  pas 
que  la  doctrine  soit  contraire  ;  et  on  doit  y  croire. 
Jésus-Christ  a  prouvé  qu'il  était  le  Messie,  en 
vérifiant  plutôt  sa  doctrine  et  sa  mission  par  ses 
miracles  que  par  l'Écriture  et  par  les  prophéties. 
C'est  par  les  miracles  que  Nicodéme  reconnaît 
que  sa  doctrine  est  de  Dieu  :  Scimus  quia  a  Deo 
venistij  magister;  nemo  enimpotest  hœc  signa 
facere  quœ  tufacis,  nisi  fuerit  Deus  cum  eo 
(JoAN.,  III,  2).  Il  ne  juge  pas  des  miracles  par  la 
doctrine,  mais  de  la  doctrine  par  les  miracles. 

Ainsi,  quand  même  la  doctrine  serait  suspecte, 
comme  celle  de  Jésus-Christ  pouvait  l'être  à  Nf- 
codême,  à  cause  qu'elle  semblait  détruire  les  tra- 
ditions des  pharisiens;  s'il  y  a  des  miracles  clairs 
et  évidents  du  même  côté,  il  faut  que  l'évidence 
du  miracle  l'emporte  sur  ce  qu'il  pourrait  y  avoir 
de  difficulté  de  la  part  de  la  doctrine  :  ce  qui  est 
fondé  sur  ce  principe  immobile ,  que  Dieu  ne  peut 
induire  en  erreur. 

Il  y  a  un  devoir  réciproque  entre  Dieu  et  les 
hommes.  Accusez-moi,  dit  Dieu  dans  Isaïe  (Is. , 
I,  18).  Et  en  un  autre  endroit  :  Qu'ai-je  dû  faire 
à  ma  vigne  que  je  ne  lui  aie  fait?  (  Ibid.,  v ,  4  ). 
Les  hommes  doivent  à  Dieu  de  recevoir  la  re- 
ligion qu'il  leur  envoie;  Dieu  doit  aux  hommes 
de  ne  pas  les  induire  en  erreur.  Or,  ils  seraient 
induits  en  erreur ,  si  les  faiseurs  de  miracles  an- 
nonçaient une  fausse  doctrine  qui  ne  parût  pas  vi- 
siblement fausse  aux  lumières  du  sens  commun , 
et  si  un  plus  grand  faiseur  de  miracles  n'avait 
déjà  averti  de  ne  pas  les  croire.  Ainsi ,  s'il  y  avait 
division  dans  l'Église,  et  que  les  ariens,  par 
exemple,  qui  se  disaient  fondés  sur  l'Écriture 
comme  les  catholiques ,  eussent  fait  des  miracles , 
et  non  les  catholiques,  on  eût  été  induit  en  erreur. 
Car,  comme  un  homme  qui  nous  annonce  les  se- 
crets de  Dieu  n'est  pas  digne  d'être  cru  sur  son  au- 
torité privée ,  aussi  un  homme  qui ,  pour  marque 
de  la  communication  qu'il  a  avec  Dieu ,  ressuscite 
les  morts ,  prédit  l'avenir ,  transporte  les  monta- 
gnes, guérit  les  maladies,  mérite  d'être  cru;  et  on 
est  impie  si  on  ne  s'y  rend ,  à  moins  qu'il  ne  soit 
démenti  par  quelque  autre  qui  fasse  encore  de 
plus  grands  miracles. 

Mais  n'est-il  pas  dit  que  Dieu  nous  tente?  Et 
ainsi  ne  peut-il  pas  nous  tenter  par  des  miracles 
qui  semblent  porter  à  la  fausseté? 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  tenter  et  in- 
duire en  erreur.  Dief  tente;  mais  il  n'induit  \yomi 

8 


Il 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


en  erreur.  Tenter ,  c'est  procurer  les  occasions  qui 
n'imposent  point  de  nécessité.  Induire  en  erreur, 
c'est  mettre  l'iiomme  dans  la  nécessité  de  con- 
(îlure  et  suivre  une  fausseté  :  c'est  ce  que  Dieu  ne 
peut  faire,  et  ce  qu'il  ferait  néanmoins,  s'il  per- 
mettait que,  dans  une  question  obscure,  il  se  fît 
des  miracles  du  côté  de  la  fausseté. 

On  doit  conclure  de  là  qu'il  est  impossible 
qu'un  homme  cachant  sa  mauvaise  doctrine,  et 
n'en  faisant  paraître  qu'une  bonne,  et  se  disant 
conforme  à  Dieu  et  à  l'Église,  fasse  des  miracles 
pour  couler  insensiblement  une  doctrine  fausse  et 
subtile  :  cela  ne  se  peut.  Et  encore  moins  que 
Dieu,  qui  connaît  les  cœurs,  fasse  des  miracles 
en  faveur  d'une  personne  de  cette  sorte. 

V. 

11  y  a  bien  de  la  différence  entre  n'être  pas 
|)our  Jésus-Christ,  et  le  dire;  ou  n'être  pas  pour 
Jésus-Christ, et  feindre  d'en  être.  Les  premiers 
pourraient  peut-être  faire  des  miracles,  non  les 
autres  :  car  il  est  clair  des  uns  qu'ils  sont  contre 
la  vérité ,  non  des  autres  ;  et  ainsi  les  miracles 
sont  plus  clairs. 

Les  miracles  discernent  donc  les  choses  dou- 
teuses, entre  les  peuples,  juif  et  païen,  juif  et 
chrétien;  catholique,  hérétique;  calomniés,  ca- 
lomniateurs; entre  les  trois  croix. 

C'est  ce  que  l'on  a  vu  dans  tous  les  combats  de 
la  vérité  contre  l'erreur,  d'Abel  contre  Cain,  de 
Moïse  contre  les  magiciens  de  Pharaon,  d'Elie 
contre  les  faux  prophètes,  de  Jésus-Christ  contre 
les  pharisiens,  de  saint  Paul  contre  Barjésu,  des 
apôtres  contre  les  exorcistes,  des  chrétiens  contre 
les  infidèles,  des  catholiques  contre  les  héréti- 
(|ues;  et  c'est  ce  qui  se  verra  aussi  dans  le  combat 
d'Elie  et  d'Enoch  contre  l'Antéchrist.  Toujours  le 
\  rai  prévaut  en  miracles. 

Enfm ,  jamais  en  la  contention  du  vrai  Dieu , 
ou  de  la  vérité  de  la  religion ,  il  n'est  arrivé  de 
miracle  du  côté  de  l'erreur ,  qu'il  n'en  soit  aussi 
arrivé  de  plus  grand  du  côté  de  la  vérité. 

Par  cette  règle ,  il  est  clair  que  les  Juifs  étaient 
obligés  de  croire  Jésus-Christ.  Jésus-Christ  leur 
était  suspect;  mais  ses  miracles  étaient  infini- 
ment plus  clairs  que  les  soupçons  que  l'on  avait 
contre  lui.  Il  fallait  donc  le  croire. 

Du  temps  de  Jésus-Christ ,  les  uns  croyaient  en 
lui ,  les  autres  n'y  croyaient  pas ,  à  cause  des  pro- 
phéties qui  disaient  que  le  Messie  devait  naître 
en  Bethléem,  au  lieu  qu'on  croyait  que  Jésus- 
Christ  était  né  dans  Nazareth.  Mais  ils  devaient 
mieux  prendre  garde  s'il  n'était  pas  né  en  Beth- 


léem; c^u'  ses  miracles  étant  convaincants,  ces 
prétendues  contradictions  de  sa  doctrine  à  l'Écri- 
ture ,  et  cette  obscurité ,  ne  les  excusaient  pas , 
mais  les  aveuglaient. 

Jésus-Christ  guérit  l'aveugle-né,  et  fit  quantité 
de  miracles  au  jour  du  sabbat ,  par  où  il  aveu- 
glait les  pharisiens ,  qui  disaient  qu'il  fallait  juger 
des  miracles  par  la  doctrine. 

Mais,  par  la  même  règle  qu'on  devait  croire 
Jésus-Christ,  on  ne  devra  point  croire  l'Anté- 
christ. 

Jésus-Christ  ne  parlait  ni  contre  Dieu ,  ni  con- 
tre Moïse.  L'Antéchrist  et  les  faux  prophètes, 
prédits  par  l'un  et  l'autre  Testament,  parleront 
ouvertement  contre  Dieu  et  contre  Jésus-Christ. 
Qui  serait  ennemi  couvert ,  Dieu  ne  permettrait 
pas  qu'il  fît  des  miracles  ouvertement. 

Moïse  a  prédit  Jésus-Christ,  et  ordonné  de  le 
suivre.  Jésus-Christ  a  prédit  l'Antéchrist ,  et  dé- 
fendu de  le  suivre. 

Les  miracles  de  Jésus-Christ  ne  sont  pas  pré- 
dits par  l'Antéchrist  ;  mais  les  miracles  de  l'An- 
téchrist sont  prédits  par  Jésus-Christ.  Et  ainsi ,  si 
Jésus-Christ  n'était  pas  le  Messie,  il  aurait  bien 
induit  en  erreur  ;  mais  on  ne  saurait  y  être  in- 
duit avec  raison  par  les  miracles  de  l'Antéchrist. 
Et  c'est  pourquoi  les  miracles  de  l'Antéchrist  ne 
nuisent  point  à  ceux  de  Jésus-Christ.  En  effet, 
quand  Jésus-Christ  a  prédit  les  miracles  de  l'An- 
téchrist ,  a-t-il  cru  détruire  la  foi  de  ses  propres 
miracles  ? 

Il  n'y  a  nulle  raison  de  croire  à  l'Antéchrist 
qui  ne  soit  à  croire  en  Jésus-Christ.;  mais  il  y  cîi 
a  à  croire  en  Jésus-Christ,  qui  ne  sont  point  à 
croire  à  l'Antéchrist. 

VL 

Les  miracles  ont  servi  à  la  fondation,  et  servi- 
ront à  la  continuation  de  l'Église  jusqu*à  l'Anté- 
christ,  jusqu'à  la  fin. 

C'est  pourquoi  Dieu,  afin  de  conserver  cette 
preuve  à  son  Église ,  ou  il  a  confondu  les  faux 
miracles,  ou  il  les  a  prédits;  et  par  l'un  et  l'au- 
tre il  s'est  élevé  au-dessus  de  ce  qui  est  surna- 
turel à  notre  égard,  et  nous  y  a  élevés  nous- 
mêmes. 

Il  en  arrivera  de  même  à  l'avenir  :  ou  Dieu  ne 
permettra  pas  de  faux  miracles ,  ou  il  en  procu- 
rera de  plus  grands  :  car  les  miracles  ont  une  telle 
force,  qu'il  a  fallu  que  Dieu  ait  averti  qu'on  n'y 
pensât  point  quand  ils  seraient  contre  lui,  tout 
clair  qu'il  soit  qu'il  y  a  un  Dieu  ;  sans  quoi  ils  eus- 
sent été  capables  de  troubler. 


SECOINDE  PARTIE,  ART.  XVI 


11 


Et  ainsi,  tant  s'en  faut  que  ces  passages  du 
treizième  chapitre  du  Deutéronome ,  qui  portent 
qu'il  ne  faut  point  croire  ni  écouter  ceux  qui  fe- 
ront des  miracles ,  et  qui  détourneront  du  service 
de  Dieu;  et  celui  de  saint  Marc  :  Il  s'élèvera  de 
faux  christs  et  de  faux  prophètes  ^  qui  feront 
des  prodiges  et  des  choses  étonnantes ,  jusqu'à 
séduire,  sHl  est  possible,  les  élus  mêmes  (Marc, 
XIII,  22) ,  et  quelques  autres  semblables,  fassent 
contre  l'autorité  des  miracles,  que  rien  n'en  mar- 
que davantage  la  force. 

VU.  < 

Ce  qui  fait  qu'on  ne  croit  pas  les  vrais  mira- 
cles ,  c'est  le  défaut  de  charité  :  Vous  ne  croyez- 
pas,  dit  Jésus-Christ  parlant  aux  iwit^^  parce 
que  vous  n'êtes  pas  de  mes  brebis  (Joan.,  x, 
26).  Ce  qui  fait  croire  les  faux,  c'est  le  défaut  de 
charité  :  Eo  quod  charitatem  veritatis  non  rece- 
perunt  ut  salvi  fièrent ,  ideo  mittet  illis  Deus 
operationem  erroris,  ut  credant  mendacio  (ii 
Thess,,  2,  10). 

Lorsque  j'ai  considéré  d'où  vient  qu'on  ajoute 
tant  de  foi  à  tant  d'imposteurs  qui  disent  qu'ils 
ont  des  remèdes,  jusqu'à  mettre  souvent  sa  vie 
entre  leurs  mains,  il  m'a  paru  que  la  véritable 
cause  est  qu'il  y  a  de  vrais  remèdes;  car  il  ne 
serait  pas  possible  qu'il  y  en  eût  tant  de  faux ,  et 
qu'on  y  donnât  tant  de  croyance ,  s'il  n'y  en  avait 
de  véritables.  Si  jamais  il  n'y  en  avait  eu ,  et  que 
tous  les  maux  eussent  été  incurables,  il  est  im- 
possible que  les  hommes  se  fussent  imaginé  qu'ils 
pourraient  en  donner;  et  encore  plus  que  tant 
d'autres  eussent  donné  croyance  à  ceux  qui  se 
fussent  vantés  d'en  avoir.  De  même  que,  si  un 
homme  se  vantait  d'empêcher  de  mourir,  per- 
sonne ne  le  croirait,  parce  qu'il  n'y  a  aucun 
exemple  de  cela.  Mais  comme  il  y  a  eu  quantité 
de  remèdes  qui  se  sont  trouvés  véritables  par  la 
connaissance  même  des  plus  grands  hommes,  la 
croyance  des  hommes  s'est  pliée  par  là,  parce 
que,  la  chose  ne  pouvant  être  niée  en  général, 
puisqu'il  y  a  des  effets  particuliers  qui  sont  vé- 
ritables ,  le  peuple ,  qui  ne  peut  pas  discerner  les- 
quels d'entre  ces  effets  particuliers  sont  les  véri- 
tables, les  croit  tous.  De  même,  ce  qui  fait  qu'on 
croit  tant  de  faux  effets  de  la  lune,  c'est  qu'il  y 
en  a  de  vrais,  comme  le  flux  de  la  mer. 

Ainsi  il  me  paraît  aussi  évidemment  qu'il  n'y 
a  tant  de  faux  miracles,  de  fausses  révélations, 
de  sortilèges,  etc.,  que  parce  qu'il  y  en  a  de 
vrais;  ni  défausses  religions,  que  parce  qu'il  y 
en  a  une  véritable.  Car  s'il  n'y  avait  jamais  eu 


rien  de  tout  cela ,  il  est  comme  impossible  que  les 
hommes  se  le  fussent  imaginé,  et  encore  plus 
que  d'autres  l'eussent  cru.  Mais  comme  il  y  a  eu 
de  très-grandes  choses  véritables,  et  qu'ainsi 
elles  ont  été  crues  par  de  grands  hommes,  cette 
impression  a  été  cause  que  presque  tout  le  monde 
s'est  rendu  capable  de  croire  aussi  les  fausses.  Et 
ainsi,  au  lieu  de  conclure  qu'il  n'y  a  point  de 
vrais  miracles,  puisqu'il  y  en  a  de  faux,  il  faut 
dire,  au  contraire,  qu'il  y  a  de  vrais  miracles, 
puisqu'il  y  en  a  tant  de  faux  ;  et  qu'il  n'y  en  a  de 
faux  que  par  cette  raison  qu'il  y  en  a  de  vrais  ; 
et  qu'il  n'y  a  de  même  de  fausses  religions  que 
parce  qu'il  y  en  a  une  véritable.  Cela  vient  de  ce 
que  l'esprit  de  l'homme ,  se  trouvant  plié  de  ce 
côté-là  par  la  vérité,  devient  susceptible  par  là 
de  toutes  les  faussetés. 

VIII. 

Il  est  dit ,  Croyez  à  l'Église  ;  mais  il  n'est  pas 
dit,  Croyez  aux  miracles;  à  cause  que  le  dernier 
est  naturel ,  et  non  pas  le  premier.  L'un  avait 
besoin  de  précepte ,  non  pas  l'autre. 

Il  y  a  si  peu  de  personnes  à  qui  Dieu  se  fasse 
paraître  par  ces  coups  extraordinaires ,  qu'on  doit 
bien  profiter  de  ces  occasions,  puisqu'il  ne  sort 
du  secret  de  la  nature  qui  le  couvre  que  pour  ex- 
citer notre  foi  à  le  servir  avec  d'autant  plus  d'ar- 
deur, que  nous  le  connaissons  avec  plus  de  cer- 
titude. 

Si  Dieu  se  découvrait  continuellement  au> 
hommes ,  il  n'y  aurait  point  de  mérite  à  le  croire  ; 
et  s'il  ne  se  découvrait  jamais,  ii  y  aurait  peu  de 
foi.  Mais  il  se  cache  ordinairement ,  et  se  décou- 
vre rarement  à  ceux  qu'il  veut  engager  dans  son 
service.  Cet  étrange  secret,  dans  lequel  Dieu 
s'est  retiré ,  impénétrable  à  la  vue  des  hommes , 
est  une  grande  leçon  pour  nous  porter  à  la  soli- 
tude, loin  de  la  vue  des  hommes.  11  est  demeuré 
caché  sous  le  voile  de  la  nature ,  qui  nous  le  cou 
vre,  jusques  à  l'incarnation;  et  quand  il  a  fallu 
qu'il  ait  paru ,  il  s'est  encore  plus  caché  en  se 
couvrant  de  l'humanité.  Il  était  bien  plus  recon- 
naissable  quand  il  était  invisible  que  non  pas 
quand  il  s'est  rendu  visible.  Et  enlin ,  quand  il  a 
voulu  accomplir  la  promesse  qu'il  fit  à  ses  apô- 
tres de  demeurer  avec  les  hommes  jusqu'à  son 
dernier  avènement,  il  a  choisi  d'y  demeurer  dans 
le  plus  étrange  et  le  plus  obscur  secret  de  tous, 
savoir,  sous  les  espèces  de  l'Eucharistie.  C'est  ce 
sacrement  que  saint  Jean  appelle,  dans  l'Apoca- 
lypse, ^ine  manne  cachée  [Apoc,  ii,  17);  et  je 
crois  qu'Isaie  le  voyait  en  cet  état,  lorsqu'il  dit 

8. 


110 


PENSEES  DE  PASCÂ!. 


vi\  esprL  de  prophétie  :  Véritablement  vous  êtes 
un  Dieu  caché  (Is.,  xlv,  15).  C'est  là  le  dernier 
secret  où  il  peut  être.  Le  voile  de  la  nature  qui 
couvre  Dieu  a  été  pénétré  par  plusieurs  infidèles, 
(jui,  comme  dit  saint  Paul  {liom.,  l,  20),  ont 
reconnu  un  Dieu  invisible  par  la  nature  visible. 
Be4iucoup  de  chrétiens  hérétiques  l'ont  connu  à 
travers  son  humanité,  et  adorent  Jésus-Christ 
Dieu  et  homme.  Mais  pour  nous,  nous  devons 
nous  estimer  heureux  de  ce  que  Dieu  nous  éclaire 
jusqu'à  le  reconnaître  sous  les  espèces  du  pain  et 
du  vin. 

On  peut  ajouter  à  ces  considérations  le  secret 
de  l'esprit  de  Dieu  caché  encore  dans  l'Écriture. 
Car  il  y  a  deux  sens  parfaits,  le  littéral  et  le  mys- 
tique; et  les  Juifs,  s'arrêtant  à  l'un,  ne  pensent 
pas  seulement  .qu'il  y  en  ait  un  autre,  et  ne  son- 
gent pas  à  le  chercher  :  de  même  que  les  impies, 
voyant  les  effets  naturels ,  les  attribuent  à  la  na- 
ture, sans  penser  qu'il  y  en  ait  un  autre  auteur; 
et  comme  les  Juifs ,  voyant  un  homme  parfait  en 
Jésus-Christ ,  n'ont  pas  pensé  à  y  chercher  une 
autre  nature  :  Notes  n'avons  point  pensé  que  ce 
fût  lui,  dit  encore  Isaïe  (Is.,  lui,  3)  :  et  de  même 
enfin  que  les  hérétiques,  voyant  les  apparences 
parfaites  du  pain  dans  l'Eucharistie,  ne  pensent  pas 
à  y  chercher  une  autre  substance.  Toutes  choses 
couvrent  quelque  mystère;  toutes  choses  sont 
des  voiles  qui  couvrent  Dieu.  Les  chrétiens  doi- 
vent le  reconnaître  en  tout.  Les  afflictions  tem- 
porelles couvrent  les  biens  éternels  où  elles  con- 
duisent. Les  joies  temporelles  couvrent  les  maux 
éternels  qu'elles  causent.  Prions  Dieu  de  nous  le 
faire  reconnaître  et  servir  en  tout  ;  et  rendons-lui 
des  grâces  infinies  de  ce  qu'étant  caché  en  toutes 
choses  pour  tant  d'autres ,  il  s'est  découvert  en 
toutes  choses  et  en  tant  de  manières  pour  nous. 

IX. 

Les  filles  de  Port-Royal ,  étonnées  de  ce  qu'on 
dit  qu'elles  sont  dans  une  voie  de  perdition  ;  que 
leurs  confesseurs  les  mènent  à  Genève;  qu'ils 
leur  inspirent  que  Jésus-Christ  n'est  pas  en  l'Eu- 
charistie ,  ni  à  la  droite  du  Père  :  sachant  que  tout 
cela  était  faux ,  s'offrirent  à  Dieu  en  cet  état,  en 
lui  disant  avec  le  prophète  :  Vide  si  via  iniqui- 
tatis  in  me  est  (  Ps.  cxxxviii ,  24  ).  Qu'arrive-t-il 
là-dessus?  Ce  lieu,  qu'on  dit  être  le  temple  du 
diable.  Dieu  en  fait  son  temple.  On  dit  qu'il  faut 
en  ôter  les  enfants  ;  on  dit  que  c'est  V arsenal  de 
V enfer  :  Dieu  en  fait  le  sanctuaire  de  ses  grâces. 
Enfin  on  les  menace  de  toutes  les  fureurs  et  de 
toutes  les  vengeances  du  ciel ,  et  Dieu  les  comble 


de  ses  faveurs.  Il  faudrait  avoir  perdu  le  sens 
pour  en  conclure  qu'elles  sont  dans  la  voie  de  per- 
dition. 

Les  jésuites  n'ont  pas  laissé  néanmoins  d'en 
tirer  cette  conclusion  ;  car  ils  concluent  de  tout 
que  leurs  adversaires  sont  hérétiques.  S'ils  leur 
reprochent  leurs  excès,  ils  disent  qu'ils  parlent 
comme  des  hérétiques.  S'ils  disent  que  la  grâce 
de  Jésus  nous  discerne,  et  que  notre  salut  dé- 
pend de  Dieu ,  c'est  le  langage  des  hérétiques. 
S'ils  disent  qu'ils  sont  soumis  au  pape;  c'est 
ainsi,  disent-ils,  (jue  les  hérétiques  se  cachent  et 
se  déguisent.  S'ils  disent  qu'il  ne  faut  pas  tuer 
pour  une  pomme;  ils  combattent,  disent  les  jé- 
suites, la  morale  des  catholiques.  Enfin,  s'il  se 
fait  des  miracles  parmi  eux,  ce  n'est  pas  une 
marque  de  sainteté  ;  c'est  au  contraire  un  soup- 
çon d'hérésie. 

Voilà  l'excès  étrange  où  la  passion  des  jésuites 
les  a  portés  ;  et  il  ne  leur  restait  plus  que  cela 
pour  détruire  les  principaux  fondements  de  la  re- 
ligion chrétienne.  Car  les  trois  marques  de  la  vé- 
ritable religion  sont  la  perpétuité ,  la  bonne  vie , 
et  les  miracles.  Ils  ont  déjà  détruit  la  perpétuité 
par  la  probabilité ,  qui  introduit  leurs  nouvelles 
opinions  à  la  place  des  vérités  anciennes  :  ils  ont 
détruit  la  bonne  vie  par  leur  morale  corrompue  : 
et  maintenant  ils  veulent  détruire  les  miracles  en 
détruisant  ou  leur  vérité,  ou  leur  conséquence. 

Les  adversaires  de  l'Éghse  les  nient,  ou  en  nient 
la  conséquence  :  les  jésuites  de  même.  Ainsi,  pour 
affaiblir  leurs  adversaires,  ils  désarment  l'Église, 
et  se  joignent  à  tous  ses  ennemis,  en  empruntant 
d'euix  toutes  les  raisons  car  lesquelles  ils  combat- 
tent les  miracles.  Car  l'Église  a  trois  sortes  d'en- 
nemis :  les  Juifs,  qui  n'ont  jamais  été  de  son  corps; 
les  hérétiques,  qui  s'en  sont  retirés;  et  les  mau- 
vais chrétiens ,  qui  la  déchirent  en  dedans. 

Ces  trois  sortes  de  différents  adversaires  la 
combattent  d'ordinaire  diversement;  mais  ici  ils 
la  combattent  d'une  même  sorte.  Comme  ils  sont 
tous  sans  miracles ,  et  que  l'Église  a  toujours  eu 
contre  eux  des  miracles,  ils  ont  tous  eu  le  même 
intérêt  à  les  éluder,  et  se  sont  tous  servis  de  cette 
défaite  :  qu'il  ne  faut  pas  juger  de  la  doctrine  par 
les  miracles,  mais  des  miracles  par  la  doctrine.  Il 
y  avait  deux  partis  entre  ceux  qui  écoutaient  Jé- 
sus-Christ :  les  uns  qui  suivaient  sa  doctrine  par 
ses  miracles  ;  les  autres  qui  disaient  :  //  chasse 
les  démons  au  nom  de  Belzébuth.  Il  y  avait 
deux  partis  au  temps  de  Calvin  :  celui  de  l'Église, 
et  celui  des  sacramentaires,  qui  la  combattaient. 
Il  y  a  maintenant  les  jésuites,  et  ceux  qu'ils  ap- 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVI. 


117 


j^eWent  jansénistes ,  qui  contestent.  Mais  les  mi- 
racles étant  du  côté  des  jansénistes,  les  jésuites 
ont  recours  à  cette  défaite  générale  des  Juifs  et 
des  hérétiques,  qui  est  qu'il  faut  juger  des  mira- 
cles par  la  doctrine. 

Ce  n'est  point  ici  le  pays  de  la  vérité  :  elle  est 
inconnue  parmi  les  hommes.  Dieu  l'a  couverte 
d'un  voile  qui  la  laisse  méconnaître  à  ceux  qui 
n'entendent  pas  sa  voix.  La  porte  est  ouverte  aux 
blasphèmes,  et  même  sur  les  vérités  les  plus  cer- 
taines de  la  morale.  Si  1  on  publie  les  vérités  de 
l'Évangile,  on  en  publie  de  contraires,  et  on  obs- 
curcit les  questions  :  en  sorte  que  le  peuple  ne 
peut  discerner.  Aussi  on  demande  :  Qu'avez-vous 
pour  vous  faire  plutôt  croire  que  les  autres?  Quel 
signe  faites-vous?  Vous  n'avez  que  des  paroles, 
et  nous  aussi.  Si  vous  n'avez  point  de  miracles , 
on  dit  que  la  doctrine  doit  être  soutenue  par  les 
miracles;  cela  est  une  vérité  dont  on  abuse  pour 
blasphémer  la  doctrine.  Et  si  les  miracles  arri- 
vent, on  dit  que  les  miracles  ne  suffisent  pas 
sans  la  doctrine ,-  et  c'est  une  autre  vérité  pour 
blasphémer  les  miracles. 

Que  vous  êtes  aises,  mes  pères,  de  savoir  les 
règles  générales,  pensant  par  là  jeter  le  trouble, 
et  rendre  tout  inutile  I  On  vous  en  empêchera , 
mes  pères  :  la  vérité  est  une  et  ferme. 

X. 

Si  le  diable  favorisait  la  doctrine  qui  le  détruit, 
il  serait  divisé,  omne  regnum  divisum,  etc.  Car 
Jésus-Christ  agissait  contre  le  diable,  et  détrui- 
sait son  empire  sur  les  cœurs,  dont  l'exorcisme 
est  la  figure,  pour  étabUr  le  royaume  de  Dieu. 
Et  ainsi  il  ajoute  :  Tn  digito  Dei,  etc.y  regnum 
Deiadvos,  etc.  (Luc,xi,  17,  20). 

Il  était  impossible  qu'au  temps  de  Moïse  on 
réservât  sa  croyance  à  l'Antéchrist,  qui  leur  était 
inconnu.  Mais  il  est  bien  aisé  au  temps  de  l'Ante- 
ehrist  de  croire  en  Jésus-Christ,  déjà  connu. 

Quand  les  schismatiques'  feraient  des  mira- 
cles ,  ils  n'induiraient  point  à  erreur.  Et  ainsi  il 
n'est  pas  certain  qu'ils  ne  puissent  en  faire.  Le 
schisme  est  visible;  le  miracle  est  visible.  Mais 
le  schisme  est  plus  marqué  d'erreur  que  le  mi- 
racle n'est  marqué  de  vérité.  Donc  le  miracle 
d'un  sclîismatique  ne  peut  induire  à  l'erreur. 
Mais  hors  le  scWsme ,  l'erreur  n'est  pas  si  visible 
que  le  miracle  est  visible.  Donc  le  miracle  in- 
duirait à  l'erreur.  Ainsi  un  miracle  parmi  les 

'  Pascal  veut  parler  d'un  schisme  ouvert  et  reconnu  <l«  part 
«•t  (l'autre,  U;!,  par  exemple,  que  celui  des  donatlstes,  des 
calvinistes,  elc.  Il  ne  faut  point  prendre  le  change. 


schismatiques  n'est  pas  tant  à  craindre  ;  car  le 
schisme,  qui  est  plus  visible  que  le  miracle, 
marque  visiblement  leur  erreur.  Mais  quand  il 
n'y  a  point  de  schisme ,  et  que  l'erreur  est  en 
dispute,  le  miracle  discerne. 

Il  en  est  de  même  des  hérétiques.  Les  mira- 
cles leur  seraient  inutiles;  car  l'Église,  auto- 
risée par  les  miracles  qui  ont  préoccupé  la 
croyance,  nous  dit  qu'ils  n'ont  pas  la  vraie  foi. 
Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'ils  ne  l'ont  pas,  puis- 
que les  premiers  miracles  de  l'Église^  excluent 
la  foi  des  leurs ,  quand  ils  en  auraient.  Il  y  au- 
rait ainsi  miracles  contre  miracles,  mais  pre- 
miers et  plus  grands  du  côté  de  l'Église;  ainsi  il 
faudrait  toujours  la  croire  contre  les  miracles. 

Voyons  par  là  ce  qu'on  doit  conclure  des  mi- 
racles de  Port-Royal. 

Les  pharisiens  disaient  :  Non  est  hic  homo  a 
Deo,  qui  sabbatum  non  custodit  {,]oAîi .^  ix,  16). 
Les  autres  disaient  :  Quomodo  potest  homopec- 
cator  hœc  signa  facere?  Lequel  est  le  plus 
clair  ? 

Dans  la  contestation  présente ,  les  uns  disent  : 
Cette  maison  n'est  pas  de  Dieu  ;  car  on  n'y  croit 
pas  que  les  cinq  propositions  sont  dans  Jansé- 
nius.  Les  autres  :  Cette  maison  est  de  Dieu  ;  car 
il  s'y  fait  de  grands  miracles.  Lequel  est  le  plus 
clair  ? 

Ainsi  la  même  raison  qui  rend  coupables  les 
Juifs  de  n'avoir  pas  cru  en  Jésus-Christ,  rend 
les  jésuites  coupables  d'avoir  continué  de  per- 
sécuter la  maison  de  Port-Royal. 

Il  avait  été  dit  aux  Juifs,  aussi  bien  qu'aux 
chrétiens,  qu'ils  ne  crussent  pas  toujours  les 
prophètes.  Mais  néanmoins  les  pharisiens  et  les 
scribes  font  grand  état  des  miracles  de  Jésus- 
Christ,  et  essaient  de  montrer  qu'ils  sont  faux, 
ou  faits  par  le  diable  :  étant  nécessités  d'être 
convaincus,  s'ils  reconnaissaient  c[ii'ils  fussent 
de  Dieu. 

Nous  ne  sommes  pas  aujourd'hui  dans  la  peine 
de  fôire  ce  discernement;  il  est  pourtant  bien 
facile  à  faire.  Ceux  qui  ne  nient  ni  Dieu,  ni 
Jésus-Christ,  ne  font  point  de  miracles  qui  ne 
soient  sûrs.  Mais  nous  n'avons  point  à  faire  ce 
discernement.  Voici  une  relique  sacrée.  Voici 
une  épine  de  la  couronne  du  Sauveur  du  monde, 
en  qui  le  prince  de  ce  monde  n'a  point  de  puis- 
sance, qui  fait  des  miracles  par  la  propre  puis- 
sance de  ce  sang  répandu  pour  nous.  Dieu  choi- 
sit lui-même  cette  maison  pour  y  faire  éclater 
sa  puissance. 

Ce  ne  sont  point  des  hommes  qui  font  ces  mi- 


118 


►EINSEES  DE  PASCAL, 


racles  par  une  vertu  inconnue  et  douteuse ,  qui 
nous  oblige  à  un  difficile  discernement.  C'est 
Dieu  même;  c'est  l'instrument  de  la  passion  de 
son  fils  unique  qui,  étant  en  plusieurs  lieux ,  a 
choisi  celui-ci,  et  fait  venir  de  tous  côtés  les 
hommes  pour  y  recevoir  ces  soulagements  mi- 
raculeux dans  leurs  langueurs. 

La  dureté  des  jésuites  surpasse  donc  celle  des 
Juifs,  puisqu'ils  ne  refusaient  de  croire  Jésus- 
Christ  innocent  que  parce  qu'ils  doutaient  si  ses 
miracles  étaient  de  Dieu.  Au  lieu  que  les  jésuites 
ne  pouvant  douter  que  les  miracles  de  Port- 
Royal  ne  soient  de  Dieu ,  ils  ne  laissent  pas  de 
douter  encore  de  l'innocence  de  cette  maison. 

Mais,  disent-ils,  les  miracles  ne  sont  plus  né- 
cessaires, à  cause  qu'on  en  a  déjà;  et  ainsi  ils  ne 
sont  plus  des  preuves  de  la  vérité  de  la  doc- 
trine. Oui.  Mais  quand  on  n'écoute  plus  la  tra- 
dition; qu'on  a  surpris  le  peuple;  et  qu'ainsi, 
ayant  exclu  la  vraie  source  de  la  vérité,  qui  est 
la  tradition,  et  ayant  prévenu  le  pape,  qui  en 
est  le  dépositaire ,  la  vérité  n'a  plus  de  liberté 
de  paraître  :  alors  les  hommes  ne  parlant  plus 
de  la  vérité ,  la  vérité  doit  parler  elle-même  aux 
hommes.  C'est  ce  qui  arriva  au  temps  d'Arius. 

Ceux  qui  suivent  Jésus-Christ  à  cause  de  ses 
miracles  honorent  sa  puissance  dans  tous  les  mi- 
racles qu'elle  produit;  mais  ceux  qui,  en  faisant 
profession  de  le  suivre  pour  ses  miracles,  ne  le 
suivent  en  effet  que  parce  qu'il  les  console  et  les 
rassasie  des  biens  du  monde  :  ils  déshonorent 
ses  miracles,  quand  ils  sont  contraires  à  leurs 
commodités. 

C'est  ce  que  font  les  jésuites.  Ils  relèvent  les 
miracles  :  ils  combattent  ceux  qui  les  convain- 
quent. Juges  injustes ,  ne  faites  pas  des  lois  sur 
l'heure;  jugez  par  celles  qui  sont  établies  par 
vous-mêmes  :  Vos  qui  conduis  leges  iniquas. 

La  manière  dont  l'Église  a  subsisté  est  que 
la  vérité  a  été  sans  contestation;  ou  si  elle  a  été 
contestée ,  il  y  a  eu  le  pape ,  et  sinon  il  y  a  eu 
l'Église. 

Le  miracle  est  un  effet  qui  excède  la  force 
naturelle  des  moyens  qu'on  y  emploie,  et  le  non- 
miracle  est  un  effet  qui  n'excède  pas  la  force 
qu'on  y  emploie.  Ainsi  ceux  qui  guérissent  par 
l'invocation  du  diable  ne  font  pas  un  miracle; 
car  cela  n'excède  pas  la  force  naturelle  du  diable. 

Les  miracles  prouvent  le  pouvoir  que  Dieu  a  sur 
les  cœurs  par  celui  qu'il  exerce  sur  les  corps. 

Il  importe  aux  rois,  aux  princes,  d'être  en 
estime  de  piété;  et  pour  cela,  il  faut  qu'ils  se 
confessent  à  vous  {Des  Jésuites), 


Les  jansénistes  ressemblent  aux  hérétiques 
par  la  réformation  des  mœurs;  mais  vous  leur 
ressemblez  eu  mal. 

ARTICLE  XVIL 

Pensées  diverses  sur  la  religion, 
1. 

Le  pyrrhonisme  a  servi  à  la  religion;  car, 
après  tout,  les  hommes,  avant  Jésus-Christ,  ne 
savaient  où  ils  en  étaient ,  ni  s'ils  étaient  grands 
ou  petits.  Et  ceux  qui  ont  dit  l'un  ou  l'autre 
n'en  savaient  rien ,  et  devinaient  sans  raison  et 
par  hasard  :  et  même  ils  croyaient  toujours ,  en 
excluant  l'un  ou  l'autre. 

II. 

Qui  blâmera  les  chrétiens  de  ne  pouvoir  ren- 
dre raison  de  leur  croyance ,  eux  qui  professent 
une  religion  dont  ils  ne  peuvent  rendre  raison  ? 
Ils  déclarent  au  contraire,  en  l'exposant  aux 
Gentils ,  que  c'est  une  sottise ,  stultitiam ,  etc.  ; 
et  puis  vous  vous  plaignez  de  ce  qu'ils  ne  la 
prouvent  pas?  S'ils  la  prouvaient ,  ils  ne  tien- 
draient pas  parole  :  c'est  en  manquant  de  preuves 
qu'ils  ne  manquent  pas  de  sens.  Oui.  Mais  en- 
core que  cela  excuse  ceux  qui  l'offrent  telle, 
et  que  cela  les  ôte  du  blâme  de  la  produire 
sans  raison,  cela  n'excuse  pas  ceux  qui,  sur 
l'exposition  qu'ils  en  font ,  refusent  de  la  croire. 

III. 

Croyez-vous  qu'il  soit  impossible  que  Dieu  soit 
infini  sans  parties?  Oui.  Je  veux  donc  vous  faire 
voir  une  chose  infinie  et  indivisible  :  c'est  un 
point  se  mouvant  partout  d'une  vitesse  infinie; 
car  il  est  en  tous  lieux,  et  tout  entier  dans 
chaque  endroit. 

Que  cet  effet  de  nature,  qui  vous  semblait  im- 
possible auparavant,  vous  fasse  connaître  qu'il 
peut  y  en  avoir  d'autres  que  vous  ne  connais- 
sez pas  encore.  Ne  tirez  pas  cette  conséquence 
de  votre  apprentissage ,  qu'il  ne  vous  reste  rien 
à  savoir;  mais  qu^il  vous  reste  infiniment  à 
savoir. 

IV. 

La  conduite  de  Dieu ,  qui  dispose  toutes  cho- 
ses avec  douceur,  est  de  mettre  la  rehgion  dans 
l'esprit  par  les  raisons ,  et  dans  le  cœur  par  sa 
grâce.  Mais  de  vouloir  la  mettre  dans  le  cœur 
et  dans  l'esprit  par  la  force  et  par  les  menaces , 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVII. 


119 


ce  n*est  pas  y  mettre  la  religion ,  mais  la  ter- 
reur. Commencez  par  plaindre  les  incrédules; 
ils  sont  assez  malheureux.  Il  ne  faudrait  les  in- 
jurier qu'au  cas  que  cela  servît  ;  mais  cela  leur 
nuit. 

Toute  la  foi  consiste  en  Jésus-Christ  et  en 
Adam  ;  et  toute  la  morale ,  en  la  concupiscence 
et  en  la  grâce. 


Le  cœur  à  ses  raisons ,  que  la  raison  ne  con- 
naît pas  :  on  le  sent  en  mille  manières.  Il  aime 
l'être  universel  naturellement ,  et  soi-même  na- 
turellement ,  selon  qu'il  s'y  adonne  ;  et  il  se  dur- 
cit contre  l'un  et  l'autre ,  à  son  choix.  Vous  avez 
rejeté  l'un  et  conservé  l'autre  :  est-ce  par  raison? 

VI. 

Le  monde  subsiste  pour  exercer  miséricorde 
et  jugement  :  non  pas  comme  si  les  hommes  y 
étaient  sortant  des  mains  de  Dieu ,  mais  comme 
des  ennemis  de  Dieu ,  auxquels  il  donne ,  par  sa 
grâce ,  assez  de  lumière  pour  revenir ,  s'ils  veu- 
lent le  chercher  et  le  suivre  :  mais  pour  les  pu- 
nir ,  s'ils  refusent  de  le  chercher  et  de  le  suivre. 

VIL 

On  a  beau  dire ,  il  faut  avouer  que  la  religion 
chrétienne  a  quelque  chose  d'étonnant!  C'est 
parce  que  vous  y  êtes  né ,  dira-t-on  ;  tant  s'en 
faut  :  je  me  roidis  contre  par  cette  raison-là 
même ,  de  peur  que  cette  prévention  ne  me  su- 
borne. Mais  quoique  j'y  sois  né ,  je  ne  laisse  pas 
de  le  trouver  ainsi. 

VIII. 

11  y  a  deux  manières  de  persuader  les  vérités 
de  notre  religion  :  l'une  par  la  force  de  la  rai- 
son, l'autre  par  l'autorité  de  celui  qui  parle.  On 
ne  se  sert  pas  de  la  dernière ,  mais  de  la  pre- 
mière. On  ne  dit  pas  :  Il  faut  croire  cela  ;  car 
l'Ecriture ,  qui  le  dit ,  est  divine  ;  mais  on  dit , 
Qu'il  faut  le  croire  par  telle  et  telle  raison ,  qui 
sont  de  faibles  arguments ,  la  raison  étant  flexi- 
ble à  tout. 

Ceux  qui  semblent  les  plus  opposés  à  la  gloire 
de  la  religion  n'y  seront  pas  inutiles  pour  les  au- 
tres. Nous  en  ferons  le  premier  argument ,  qu'il 
y  a  quelque  chose  de  surnaturel  :  car  un  aveu- 
glement de  cette  sorte  n'est  pas  une  chose  natu- 
relle; et  si  leur  folie  les  rend  si  contraires  à 
leur  propre  bien ,  elle  servira  à  en  garantir  les 


autres  par  l'horreur  d'un  exemple  si  déplorable 
et  d'une  folie  si  digne  de  compassion. 

IX. 

Sans  Jésus-Christ ,  le  monde  ne  subsisterait 
pas;  car  il  faudrait,  ou  qu'il  fût  détruit,  ou  qu'il 
fût  comme  un  enfer. 

Le  seul  qui  connaît  la  nature  ne  la  connaitra- 
t-il  que  pour  être  misérable?  le  seul  qui  la  con- 
naît sera-t-il  le  seul  malheureux  ? 

Il  ne  faut  pas  que  l'homme  ne  voie  rien  du 
tout;  il  ne  faut  pas  aussi  qu'il  en  voie  assez  pour 
croire  qu'il  possède  la  vérité ,  mais  qu'il  en  voie 
assez  pour  connaître  qu'il  l'a  perdue  :  car ,  pour 
connaître  ce  qu'on  a  perdu ,  il  faut  voir  et  ne  pas 
voir  ;  et  c'est  précisément  l'état  où  est  la  nature. 

Il  fallait  que  la  véritable  religion  enseignât  la 
grandeur  et  la  misère,  portât  à  l'estime  et  au 
mépris  de  soi ,  et  à  l'amour ,  et  à  la  haine. 

Je  vois  la  religion  chrétienne  fondée  sur  une 
religion  précédente,  et  voilà  ce  que  je  trouve 
d'effectif. 

Je  ne  parle  pas  ici  des  miracles  de  Moïse ,  de 
Jésus-Christ  et  des  apôtres ,  parce  qu'ils  ne  pa- 
raissent pas  d'abord  convaincants ,  et  que  je  ne 
veux  mettre  ici  en  évidence  que  tous  les  fonde- 
ments de  cette  religion  chrétienne  qui  sont  in- 
dubitables, et  qui  ne  peuvent  être  mis  en  doute 
par  quelque  personne  que  ce  soit. 


La  religion  est  une  chose  si  grande,  qu'il  est 
juste  que  ceux  qui  ne  voudraient  pas  prendre  la 
peine  de  la  chercher ,  si  elle  est  obscure,  en  soient 
privés.  De  quoi  donc  se  plaint-on ,  si  elle  est  telle 
qu'on  puisse  la  trouver  en  la  cherchant? 

L'orgueil  contre-pèse  et  emporte  toutes  les  mi- 
sères. Voilà  un  étrange  monstre ,  et  un  égare- 
ment bien  visible  de  l'homme.  Le  voilà  tombé 
de  sa  place,  et  il  la  cherche  avec  inquiétude. 

Après  la  corruption ,  il  est  juste  que  tous  ceux 
qui  sont  dans  cet  état  le  connaissent  ;  et  ceux  qui 
s'y  plaisent,  et  ceux  qui  s'y  déplaisent.  Mais  il 
n'est  pas  juste  que  tous  voient  la  rédemption. 

Quand  on  dit  que  Jésus-Christ  n'est  pas  mort 
pour  tous,  vous  abusez  d'un  vice  des  hommes 
qui  s'appliquent  incontinent  cette  exception  :  w 
qui  favorise  le  désespoir,  au  lieu  de  les  en  dé- 
tourner pour  favoriser  l'espérance. 

XL 

Les  impies,  qui  s'abandonnent  aveuglénjent 
à  leurs  passions  sans  connaître  Oieu  et  sans  sr 


120 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


mettre  en  peine  de  le  chercher,  vérifient  par 
eux-mêmes  ce  fondement  de  la  foi  qu'ils  com- 
battent ,  qui  est  que  la  nature  des  hommes  est 
dans  la  corruption.  Et  les  Juifs,  qui  combattent 
si  opiniiitrément  la  religion  chrétienne ,  vérifient 
encore  cet  autre  fondement  de  cette  même  foi 
qu'ils  attaquent  :  qui  est  que  Jésus-Christ  est  le 
véritable  Messie ,  et  qu'il  est  venu  racheter  les 
hommes,  et  les  retirer  de  la  corruption  et  de  la 
misère  où  ils  étaient,  tant  par  l'état  où  on  les 
voit  aujourd'hui ,  et  qui  se  trouve  prédit  dans  les 
prophéties,  que  par  ces  mêmes  prophéties  qu'ils 
portent,  et  qu'ils  conservent  inviolablement 
comme  les  marques  auxquelles  on  doit  recon- 
naître le  Messie.  Ainsi  les  preuves  de  la  corrup- 
tion des  hommes  et  de  la  rédemption  de  Jésus- 
Christ,  qui  sont  les  deux  principales  vérités 
qu'établit  le  christianisme,  se  tirent  des  impies 
qui  vivent  dans  l'indifférence  de  la  religion ,  et 
des  Juifs  qui  en  sont  les  ennemis  irréconciliables. 

XII. 

La  dignité  de  l'homme  consistait,  dans  son 
innocence,  à  dominer  sur  les  créatures,  et  à  en 
user  ;  mais  aujourd'hui  elle  consiste  à  s'en  sépa- 
rer, et  à  s'y  assujettir. 

XIII. 

Il  y  en  a  plusieurs  qui  errent  d'autant  plus 
dangereusement,  qu'ils  prennent  une  vérité  pour 
le  principe  de  leur  erreur.  Leur  faute  n'est  pas 
de  suivre  une  fausseté,  mais  de  suivre  une  vérité 
à  l'exclusion  d'une  autre. 

Il  y  a  un  grand  nombre  de  vérités ,  et  de  foi , 
et  de  morale,  qui  semblent  répugnantes  et  con- 
traires ,  et  qui  subsistent  toutes  dans  un  ordre 
admirable. 

La  source  de  toutes  les  hérésies  est  l'exclu- 
sion de  quelques-unes  de  ces  vérités  ;  et  la  source 
de  toutes  les  objections  que  nous  font  les  héré- 
tiques est  l'ignorance  de  quelques-unes  de  nos 
vérités. 

Et  l'ordinaire  il  arrive  que ,  ne  pouvant  con- 
cevoir le  rapport  de  deux  vérités  opposées,  et 
croyant  que  l'aveu  de  l'une  renferme  l'exclusion 
de  l'autre,  ils  s'attachent  à  l'une  et  ils  excluent 
l'autre. 

Les  nestoriens  voulaient  qu'il  y  eût  deux  per- 
sonnes en  Jésus-Christ ,  parce  qu'il  y  a  deux  na- 
tures ;  et  les  euty chiens ,  au  contraire ,  qu'il  n  y 
eût  qu'une  nature ,  parce  qu'il  n'y  a  qu'une  per- 
sonne. Les  catholiques  sont  orthodoxes,  parce 


qu'ils  joignent  ensemble  les  deux  vérités  de 
deux  natures  et  d'une  seule  personne. 

Nous  croyons  que  la  substance  du  pain  étant 
changée  en  celle  du  corps  de  notre  Seigneur  Jé- 
sus-Christ, il  est  présent  réellement  au  saint 
sacrement.  Voilà  une  des  vérités.  Une  autre  est, 
que  ce  sacrement  est  aussi  une  figure  de  la  croix 
et  de  la  gloire,  et  une  commémoration  des  deux. 
Voilà  la  foi  catholique,  qui  comprend  ces  deux 
vérités  qui  semblent  opposées. 

L'hérésie  d'aujourd'hui ,  ne  concevant  pas  que 
ce  sacrement  contient  tout  ensemble,  et  la  pré- 
sence de  Jésus-Christ,  et  sa  figure,  et  qu'il  soit 
sacrifice  et  commémoration  de  sacrifice,  croit 
qu'on  ne  peut  admettre  l'une  de  ces  vérités  sans 
exclure  l'autre. 

Par  cette  raison  ils  s'attachent  à  ce  point , 
que  ce  sacrement  est  figuratif;  et  en  cela  ils  ne 
sont  pas  hérétiques.  Ils  pensent  que  nous  ex- 
cluons cette  vérité;  et  de  là  vient  qu'ils  nous 
font  tant  d'objections  sur  les  passages  des  Pères 
qui  le  disent.  Enfin  ils  nient  la  présence  réelle  ; 
et  en  cela  ils  sont  hérétiques. 

C'est  pourquoi  le  plus  court  moyen  pour  em- 
pêcher les  hérésies  est  d'instruire  de  toutes  les 
vérités;  et  le  plus  sûr  moyen  de  les  réfuter  est 
de  les  déclarer  toutes. 

La  grâce  sera  toujours  dans  le  monde,  et  aussi 
la  nature.  Il  y  aura  toujours  des  pélagiens,  et 
toujours  des  cathoUques,  parce  que  la  première 
naissance  fait  les  uns,  et  la  seconde  naissance 
fait  les  autres. 

C'est  l'Église  qui  mérite  avec  Jésus-Christ, 
qui  en  est  inséparable,  la  conversion  de  tous 
ceux  qui  ne  sont  pas  dans  la  véritable  rehgion; 
et  ce  sont  ensuite  ces  personnes  converties  qui 
secourent  la  mère  qui  les  a  délivrées. 

Le  corps  n'est  non  plus  vivant  sans  le  chef, 
que  le  chef  sans  le  corps.  Quiconque  se  sépare 
de  l'un  ou  de  l'autre  n'est  plus  du  corps,  et 
n'appartient  plus  à  Jésus-Christ.  Toutes  les  ver- 
tus ,  le  martyre ,  les  austérités  et  toutes  les  bon- 
nes œuvres,  sont  inutiles  hors  de  l'Église,  et  de 
la  communion  du  chef  de  l'Église,  qui  est  le 
pape. 

Ce  sera  une  des  confusions  des  damnés,  de 
voir  qu'ils  seront  condamnés  par  leur  propre 
raison  par  laquelle  ils  ont  prétendu  condamner 
la  religion  chrétienne. 

XIV. 

11  y  a  cela  de  commun  entre  la  vie  ordinaire 
des  hommes  et  celle  des  saints,  qu'ils  aspirent 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVlï. 


121 


tous  à  la  félicité;  et  ils  ne  diffèrent  qu'en  l'objet  ! 
où  ils  la  placent.  Les  uns  et  les  autres  appellent  ' 
leurs  ennemis  ceux  qui  les  empêchent  d'y  arriver,  j 

Il  faut  juger  de  ce  qui  est  bon  ou  mauvais  par 
la  volonté  de  Dieu ,  qui  ne  peut  être  ni  injuste ,  I 
ni  aveugle;  et  non  pas  par  la  nôtre  propre,  qui  j 
est  toujours  pleine  de  malice  et  d'erreur. 

XV. 

Jésus-Christ  a  donné  dans  l'Évangile  cette 
marque  pour  reconnaître  ceux  qui  ont  la  foi,  qui 
est  qu'ils  parleront  un  langage  nouveau;  et  en 
effet,  le  renouvellement  des  pensées  et  des  désirs 
cause  celui  des  discours.  Car  ces  nouveautés, 
qui  ne  peuvent  déplaire  à  Dieu ,  comme  le  vieil 
homme  ne  peut  lui  plaire,  sont  différentes  des 
nouveautés  de  la  terre ,  en  ce  que  les  choses  du 
monde ,  quelque  nouvelles  qu'elles  soient ,  vieil- 
lissent en  durant  :  au  lieu  que  cet  esprit  nouveau 
se  renouvelle  d'autant  plus,  qu'il  dure  davantage. 
L'homme  extérieur  se  détruit,  dit  saint  Paul 
(II,  Cor.,  IV,  16) ,  et  l'homme  intérieur  se  renou- 
velle de  jour  en  jour;  et  il  ne  sera  parfaitement 
nouveau  que  dans  l'éternité,  où  l'on  chantera 
sans  cesse  ce  cantique  nouveau  dont  parle  David 
dans  ses  psaumes  (Ps.  xxxii,  3),  c'est-à-dire  ce 
chant  qui  part  de  l'esprit  nouveau  de  la  charité. 

XVI. 

Quand  saint  Pierre  et  les  apôtres  [Act.  xv) 
délibèrent  d'abolir  la  circoncision,  où  il  s'agis- 
sait d'agir  contre  la  loi  de  Dieu,  ils  ne  consul- 
tent point  les  prophètes ,  mais  simplement  la  ré- 
ception du  Saint-Esprit  en  la  personne  des 
incirconcis.  Ils  jugent  plus  sûr  que  Dieu  ap- 
prouve ceux  qu'il  remplit  de  son  Esprit,  que  non 
pas  qu'il  faille  observer  la  loi;  ils  savaient  que 
la  fin  de  la  loi  n'était  que  le  Saint-Esprit;  et 
qu'ainsi,  puisqu'on  l'avait  bien  sans  circoncision, 
elle  n'était  pas  nécessaire. 

XVII. 

Deux  lois  suffisent  pour  régler  toute  la  répu- 
blique chrétienne,  mieux  que  toutes  les  lois 
politiques  :  l'amour  de  Dieu,  et  celui  du  pro- 
chain. 

La  religion  est  proportionnée  à  toutes  sortes 
d'esprits.  Le  commun  des  hommes  s'arrête  à 
l'état  et  à  l'établissement  où  elle  est;  et  cette 
religion  est  telle ,  que  son  seul  établissement  est 
suffisant  pour  en  prouver  la  vérité.  Les  autres 
vont  jusques  aux  apôtres.  Les  plus  instruits  vont 
jusques  au  commencement  du  monde.  Les  anges 


la  voient  encore  mieux ,  et  de  plus  loin  ;  car  il» 
la  voient  en  Dieu  même. 

Ceux  à  qui  Dieu  a  donné  la  religion  par  sen- 
timent de  cœur  sont  bienheureux  et  bien  per- 
suadés. Mais  pour  ceux  qui  ne  l'ont  pas,  nous 
ne  pouvons  la  leur  procurer  que  par  raisonne- 
ment, en  attendant  que  Dieu  la  leur  imprime 
lui-même  dans  le  cœur  ;  sans  quoi  la  foi  est  inu- 
tile pour  le  salut. 

Dieu ,  pour  se  réserver  à  lui  seul  le  droit  de 
nous  instruire,  et  pour  nous  rendre  la  difficulté  de 
notre  être  ininteUigible,  nous  en  a  caché  le  nœud 
si  haut,  ou,  pour  mieux  dire,  si  bas,  que  nous 
étions  incapables  d'y  arriver  :  de  sorte  que  ce 
n'est  pas  par  les  agitations  de  notre  raison ,  mais 
par  la  simple  soumission  de  la  raison ,  que  nous 
pouvons  véritablement  nous  connaître. 

XVIII. 

Les  impies  qui  font  profession  de  suivre  la 
raison  doivent  être  étrangement  forts  en  raison. 
Que  disent-ils  donc?  Ne  voyons-nous  pas,  disent- 
ils,  mourir  et  vivre  les  bêtes  comme  les  hommes, 
et  les  Turcs  comme  les  chrétiens?  Ils  ont  leurs 
cérémonies,  leurs  prophètes,  leurs  docteurs, 
leurs  saints,  leurs  religieux,  comme  nous,  etc. 
Cela  est-il  contraire  à  l'Écriture?  ne  dit-elle  pas 
tout  cela?  Si  vous  ne  vous  souciez  guère  dé  sa- 
voir la  vérité ,  en  voilà  assez  pour  demeurer  en 
repos.  Mais  si  vous  désirez  de  tout  votre  cœur 
de  la  connaître ,  ce  n'est  pas  assez  ;  regardez  au 
détail.  C'en  serait  peut-être  assez  pour  une 
vaine  question  de  philosophie  ;  mais  ici ,  où  il  y 
va  de  tout...  Et  cependant,  après  une  réflexion 
légère  de  cette  sorte,  on  s'amusera,  etc. 

C'est  une  chose  horrible ,  de  sentir  continuel 
lement  s'écouler  tout  ce  qu'on  possède;  et  qu'on 
puisse  s'y  attacher,  sans  avoir  envie  de  chercher 
s'il  n'y  a  point  quelque  chose  de  permanent. 

Il  faut  vivre  autrement  dans  le  monde  selon 
ces  diverses  suppositions  :  si  on  pouvait  y  être 
toujours;  s'il  est  sûr  qu'on  n'y  sera  pas  long- 
temps; et  incertain  si  on  y  sera  une  lieure.  Cette 
dernière  supposition  est  la  nôtre. 

XIX. 

Par  les  partis,  vous  devez  vous  mettre  en 
peine  de  chercher  la  vérité.  Car  si  vous  mourez 
sans  adorer  le  vrai  principe ,  vous  êtes  perdu. 
Mais,  dites- vous,  s'il  avait  voulu  que  je  l'ado- 
rasse, il  m'aurait  laissé  des  signes  de  sa  volonté. 
Aussi  a-t-il  fait;  mais  vous  les  négligez.  CUer- 
chez-les  du  moins;  cela  le  vaut  bien. 


(22 


PENSEES  DE  PASCAL, 


Les  athées  doivent  dire  des  choses  parfaite- 
ment claires.  Or,  il  faudrait  avoir  perdu  le  bon 
sens  pour  dire  qu'il  est  parfaitement  clair  que 
l'âme  est  mortelle.  Je  trouve  bon  qu'on  n'ap- 
profondisse pas  l'opinion  de  Copernic  :  mais  il 
importe  à  toute  la  vie  de  savoir  si  l'âme  est 
mortelle  ou  immortelle. 

XX. 

Les  pk-ophéties,  les  miracles  mêmes,  et  les  au- 
tres preuves  de  notre  religion,  ne  sont  pas  de 
telle  sorte  qu'on  puisse  dire  qu'elles  sont  géo- 
métriquement convaincantes.  Mais  il  me  suffit 
présentement  que  vous  m'accordiez  que  ce  n'est 
pas  pécher  contre  la  raison  que  de  les  croire. 
Elles  ont  de  la  clarté  et  de  l'obscurité,  pour 
éclairer  les  uns  et  obscurcir  les  autres.  Mais  la 
clarté  est  telle,  qu'elle  surpasse,  ou  égale  pour 
le  moins,  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  au  contraire  : 
de  sorte  que  ce  n'est  pas  la  raison  qui  puisse 
déterminer  à  ne  pas  la  suivre  ;  et  ce  n'est  peut- 
être  que  la  concupiscence  et  la  malice  du  cœur. 
Ainsi  il  y  a  assez  de  clarté  pour  condamner 
ceux  qui  refusent  de  croire,  et  non  assez  poul- 
ies gagner;  afin  qu'il  paraisse  qu'en  ceux  qui 
la  suivent  c'est  la  grâce ,  et  non  la  raison ,  qui 
la  fait  suivre;  et  qu'en  ceux  qui  la  fuient,  c'est 
la  concupiscence,  et  non  la  raison,  qui  la  fait 
fuir. 

Qui  peut  ne  pas  admirer  et  embrasser  une 
religion  qui  connaît  à  fond  ce  qu'on  reconnaît 
d'autant  plus  qu'on  a  plus  de  lumière? 

Un  homme  qui  découvre  des  preuves  de  la 
religion  chrétienne  est  comme  un  héritier  qui 
trouve  les  titres  de  sa  maison.  Dira-t-il  qu'ils 
sont  faux,  et  négligera-t-il  de  les  examiner? 

XXI. 

Deux  sortes  de  personnes  connaissent  un 
Dieu  :  ceux  qui  ont  le  cœur  humilié ,  et  qui 
aiment  le  mépris  et  l'abaissement ,  quelque 
degré  d'esprit  qu'ils  aient,  bas  ou  relevé;  ou 
ceux  qui  ont  assez  d'esprit  pour  voir  la  vérité , 
quelque  opposition  qu'ils  y  aient. 

Les  sages,  parmi  les  païens ,  qui  ont  dit  qu'il 
n'y  a  qu'un  Dieu,  ont  été  persécutés,  les  Juifs 
haïs,  les  chrétiens  encore  plus. 

XXIL 

Je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  plus  de  difficulté 
de  croire  la  résurrection  des  corps  et  l'enfan- 
tement de  la  Vierge,  que  la  création.  Est-il  plus 
difficile  de  reproduire  un   homme  que  de  le 


produire?  Et  si  on  n'avait  pas  su  ce  que  c'est 
que  génération,  trouverait-on  plus  étrange  qu'un 
enfant  vînt  d'une  fille  seule  que  d'un  homme  et 
d'une  femme? 

XXIIL 

Il  y  a  une  grande  différence  entre  repos  et 
sûreté  de  conscience.  Rien  ne  doit  donner  le 
repos,  que  la  recherche  smcère  de  la  vérité;  et 
rien  ne  peut  donner  l'assurance,  que  la  vérité. 

Il  y  a  deux  vérités  de  foi  également  con- 
stantes :  l'une,  que  l'homme,  dans  l'état  de  la 
création,  ou  dans  celui  de  la  grâce,  est  élevé 
au-dessus  de  toute  la  nature,  rendu  semblable 
à  Dieu ,  et  participant  de  la  Divinité  ;  l'autre , 
qu'en  l'état  jde  corruption  et  du  péché,  il  est 
déchu  de  cet  état  ,  et  rendu  semblable  aux 
bêtes.  Ces  deux  propositions  sont  également 
fermes  et  certaines.  L'Ecriture  nous  les  déclare 
manifestement,  lorsqu'elle  dit  en  quelques  lieux  : 
Deliciœmeœ,  esse  cunifiliis  hominum  {Prov.y 
VIII,  31).  EJJundam  spiritum  meum  super  om- 
nem  carnetn  (Joel,ii  ,  28).  Diieslis,  etc.  [Psal, 
Lxxxi ,  6  ).  Et  qu'elle  dit  en  d'autres  :  Omnis  caro 
fœnum  (Is.,  xx,  6).  Homo  comparatus  estju- 
mentis  insipientibus ,  et  similis  factus  est  illis 
(  Ps.  xLviii  ,13).  Dixi  in  corde  meo  dejiliis  ho^ 
minum ,  ut  probarei  eos  JJeus ,  et  oslenderct 
similes  esse  bestiis ,  etc.  (Eccles.,  m,  18). 

XXIV. 

Les  exemples  des  morts  généreuses  des  La- 
cédémoniens  et  autres  ne  nous  touchent  guère; 
car  qu'est-ce  que  tout  cela  nous  apporte?  Mais 
l'exemple  de  la  mort  des  martyrs  nous  touche  ; 
car  ce  sont  nos  membres.  Nous  avons  un  lien 
commun  avec  eux  :  leur  résolution  peut  former 
la  nôtre.  Il  n'est  rien  de  cela  aux  exemples  des 
païens  :  nous  n'avons  point  de  liaison  à  eux  ; 
comme  la  richesse  d'un  étranger  ne  fait  pas  la 
nôtre,  mais  bien  celle  d'un  père  ou  d'un  mari. 

XXV. 

On  ne  se  détache  jamais  sans  douleur.  On  ne 
sent  pas  son  lien ,  quand  on  suit  volontairement 
celui  qui  entraîne,  comme  dit  saint  Augustin; 
mais  quand  on  commence  à  résister  et  à  mar- 
cher en  s'éloignant,  on  souffre  bien;  le  lien 
s'étend ,  et  endure  toute  la  violence  ;  et  ce  lien 
est  notre  propre  corps,  qui  ne  se  rompt  qu'à 
la  mort.  Notre  Seigneur  a  dit  que,  depuis  1;\ 
venue  de  Jean-Baptiste ,  c'est-à-dire  depuis  son 
avènement  dans  chaque  fidèle,  le  royaume  de 


SIX.OINDE  PARTIE,  ART.  XVll. 


12a 


Dieu  souffre  violeuee,  et  que  les  violents  le 
ravissent  (Matth.,  xt,  12).  Avant  que  l'on 
soit  touché,  on  n'a  que  le  poids  de  sa  concu- 
piscence, qui  porte  à  la  terre.  Quand  Dieu 
attire  en  haut ,  ces  deux  efforts  contraires  font 
cette  violence  que  Dieu  seul  peut  faire  surmon- 
ter. Mais  nous  pouvons  tout ,  dit  saint  Léon  , 
avec  celui  sans  lequel  nous  ne  pouvons  rien. 
Il  faut  donc  se  résoudre  à  souffrir  cette  guerre 
toute  sa  vie  ;  car  il  n'y  a  point  ici  de  paix. 
Jésus-Christ  est  venu  apporter  le  couteau ,  et 
non  pas  la  paix  (Matth.,  x,  34).  Mais  néan- 
moins il  faut  avouer  que ,  comme  l'Écriture  dit 
que  la  sagesse  des  hommes  n'est  que  folie 
devant  Dieu  (I.  Coî\f  m,  19),  aussi  on  peut  dire 
que  cette  guerre ,  qui  paraît  dure  aux  hommes, 
est  une  paix  devant  Dieu  ;  car  c'est  cette  paix 
que  Jésus-Christ  a  aussi  apportée.  Elle  ne  sera 
néanmoins  parfaite  que  quand  le  corps  sera 
détruit  ;  et  c'est  ce  qui  fait  souhaiter  la  mort , 
en  souffrant  néanmoins  de  bon  cœur  la  vie 
pour  l'amour  de  celui  qui  a  souffert  pour 
nous  et  la  vie  et  la  mort,  et  qui  peut  nous 
donner  plus  de  biens  que  nous  ne  pouvons  ni 
en  demander ,  ni  imaginer ,  comme  dit  saint 
Paul  (Eph.,  m,  20). 

XXVI. 

Il  faut  tâcher  de  ne  s'affliger  de  rien ,  et  de 
prendre  tout  ce  qui  arrive  pour  le  meilleur.  Je 
crois  que  c'est  un  devoir ,  et  qu'on  pèche  en  ne 
le  faisant  pas.  Car  enfin,  la  raison  pour  laquelle 
les  péchés  sont  péchés  est  seulement  parce 
qu'ils  sont  contraires  à  la  volonté  de  Dieu  :  et 
ainsi  l'essence  du  péché  consistant  à  avoir  une 
volonté  opposée  à  celle  que  nous  connaissons 
en  Dieu ,  il  est  visible ,  ce  me  semble ,  que  , 
quand  il  nous  découvre  sa  volonté  par  les  évé- 
nements ,  ce  serait  un  péché  de  ne  pas  s'y  ac- 
commoder. 

XXVII. 

Lorsque  la  vérité  est  abandonnée  et  persécu- 
tée, il  semble  que  ce  soit  un  temps  où  le  ser- 
vice que  l'on  rend  à  Dieu  en  la  défendant  lui 
est  bien  agréable.  Il  veut  que  nous  jugions  de 
la  grâce  par  la  nature ,  et  ainsi  il  permet  de 
considérer  que,  comme  un  prince  chassé  de 
son  pays  par  ses  sujets  a  des  tendresses  extrê- 
mes pour  ceux  qui  lui  demeurent  fidèles  dans 
la  révolte  publique,  de  même  il  semble  que 
Dieu  considère  avec  une  bonté  particulière  ccuix 
(jui  défendent  la  pureté  de  la  religion ,  quand 


elle  est  combattue.  Mais  il  y  â  cette  différence 
entre  les  rois  de  la  terre  et  le  roi  des  rois ,  que 
les  princes  ne  rendent  pas  leurs  sujets  fidèles , 
mais  qu'ils  les  trouvent  tels  :  au  lieu  que  Dieu 
ne  trouve  jamais  les  hommes  qu'infidèles  sans 
sa  grâce ,  et  qu'il  les  rend  fidèles  quand  ils  le 
sont.  De  sorte  qu'au  lieu  que  les  rois  témoignent 
d'ordinaire  avoir  de  l'obligation  à  ceux  qui  de- 
meurent dans  le  devoir  et  dans  leur  obéissance, 
il  arrive ,  au  contraire ,  que  ceux  qui  subsistent 
dans  le  service  de  Dieu  lui  en  sont  eux-mêmes 
infiniment  redevables. 

XXVIII. 

Ce  ne  sont  ni  les  austérités  du  corps ,  ni  les 
agitations  de  l'esprit,  mais  les  bons  mouve- 
ments du  cœur,  qui  méritent,  et  qui  soutien- 
nent les  peines  et  du  corps  et  de  l'esprit.  Car  en- 
fin il  faut  ces  deux  choses  pour  sanctifier  : 
peines  et  plaisirs.  Saint  Paul  a  dit  que  ceux  qui 
entreront  dans  la  bonne  vie  trouveront  des  trou- 
bles et  des  inquiétudes  en  grand  nombre  {Act.y 
XIV,  21).  Cela  doit  consoler  ceux  qui  en  sentent, 
puisque,  étant  avertis  que  le  chemin  du  ciel 
qu'ils  cherchent  en  est  rempli,  ils  doivent  se 
réjouir  de  rencontrer  des  marques  qu'ils  sont 
dans  le  véritable  chemin.  Mais  ces  peines-là  ne 
sont  pas  sans  plaisirs ,  et  ne  sont  jamais  surmon- 
tées que  par  le  plaisir.  Car  de  même  que  ceux 
qui  quittent  Dieu  pour  retourner  au  monde  ne 
le  font  que  parce  qu'ils  trouvent  plus  de  dou- 
ceurs dans  les  plaisirs  de  la  terre  que  dans  ceux 
de  l'union  avec  Dieu,  et  que  ce  charme  victo- 
rieux les  entraîne,  et,  les  faisant  repentir  de 
leur  premier  choix,  les  rend  des  pénitents  du 
diable,  selon  la  parole  de  Tertullien  :  de  même 
on  ne  quitterait  jamais  les  plaisirs  du  monde 
pour  embrasser  la  croix  de  Jésus-Christ ,  si  on 
ne  trouvait  plus  de  douceur  dans  le  mépris , 
dans  la  pauvreté ,  dans  le  dénûment  et  dans  le 
rebut  des  hommes ,  que  dans  les  délices  du  pé- 
ché. Et  ainsi,  comme  dit  Tertullien ,  il  ne  faut 
pas  croire  que  la  vie  des  chrétiens  soit  une  vie 
de  tristesse.  On  ne  quitte  les  plaisirs  que  pour 
d'autres  plus  grands.  Priez  toujours,  dit  saint 
Paul ,  rendez  grâces  toujours ,  réjouissez-vous 
toujours  (I.  Thess..,  v,  16,  17,  18).  C'est  la 
joie  d'avoir  trouvé  Dieu  qui  est  le  principe  de 
la  tristesse  de  l'avoir  offensé ,  et  de  tout  le  chan* 
gement  de  vie.  Celui  qui  a  trouvé  un  trésor  dans 
un  champ  en  a  une  telle  joie ,  selon  Jésus-Christ, 
qu  elle  lui  fait  vendre  tout  ce  qu'il  a  pour  l'acheter 
['SîvTxn.,  XIII,  14).  Les  gens  du  monde  ont  leur 


124 


tristesse  ;  mais  ils  n'ont  point  cette  joie  que  le 
monde  ne  peut  donner,  ni  ôter,  dit  Jésus-Christ 
même  (Joan.,  xiv,  27 ,  et  xvi ,  22).  Les  bienlieu- 
reux  ont  cette  joie  sans  aucune  tristesse  ;  et  les 
chrétiens  ont  cette  joie  mêlée  de  la  tristesse  d'avoir 
suivi  d'autres  plaisirs,  et  de  la  crainte  de  la  per- 
dre par  l'attrait  de  ces  autres  plaisirs  qui  nous 
tentent  sans  relâche.  Ainsi  nous  devons  travail- 
ler sans  cesse  à  nous  conserver  cette  crainte,  qui 
conserve  et  modère  notre  joie  ;  et ,  selon  qu'on 
se  sent  trop  emporter  vers  l'un ,  se  pencher  vers 
l'autre  pour  demeurer  debout.  Souvenez-vous 
des  biens  dans  les  jours  d'affliction,  et  souvenez- 
vous  de  l'affliction  dans  les  jours  de  réjouissance, 
dit  l'Écriture  (EccL,  xi,  27),  jusqu'à  ce  que  la 
promesse  que  Jésus-Christ  nous  a  faite  de  ren- 
dre sa  joie  pleine  en  nous  soit  accomplie.  Ne 
nous  laissons  donc  pas  abattre  à  la  tristesse ,  et 
ne  croyons  pas  que  la  piété  ne  consiste  qu'en 
une  amertume  sans  consolation.  La  véritable 
piété,  qui  ne  se  trouve  parfaite  que  dans  le  ciel, 
est  si  pleine  de  satisfactions ,  qu'elle  en  remplit 
et  l'entrée,  et  le  progrès,  et  le  couronnement. 
C'est  une  lumière  si  éclatante ,  qu'elle  rejaillit 
sur  tout  ce  qui  lui  appartient.  S'il  y  a  quelque 
tristesse  mêlée,  et  surtout  à  l'entrée,  c'est  de 
nous  qu'elle  vient ,  et  non  pas  de  la  vertu  ;  car 
ce  n'est  pas  l'effet  de  la  piété  qui  commence  d'être 
en  nous,  mais  de  l'impiété  qui  y  est  encore. 
Otons  l'impiété,  et  la  joie  sera  sans  mélange. 
Ne  nous  en  prenons  donc  pas  à  la  dévotion,  mais 
à  nous-mêmes,  et  n'y  cherchons  du  soulagement 
que  par  notre  correction. 

XXIX. 

Le  passé  ne  doit  point  nous  embarrasser , 
puisque  nous  n'avons  qu'à  avoir  regret  de  nos 
fautes  ;  mais  l'avenir  doit  encore  moins  nous  tou- 
cher, puisqu'il  n'est  point  du  tout  à  notre  égard, 
et  que  nous  n'y  arriverons  peut-être  jamais.  Le 
présent  est  le  seul  temps  qui  est  véritablement 
à  nous,  et  dont  nous  devons  user  selon  Dieu. 
C'est  là  où  nos  pensées  doivent  être  principale- 
ment rapportées.  Cependant  le  monde  est  si 
inquiet ,  qu'on  ne  pense  presque  jamais  à  la  vie 
présente  et  à  l'instant  où  l'on  vit ,  mais  à  celui 
où  l'on  vivra.  De  sorte  qu'on  est  toujours  en 
état  de  vivre  à  l'avenir ,  et  jamais  de  vivre 
maintenant.  Notre  Seigneur  n'a  pas  voulu  que 
notre  prévoyance  s'étendît  plus  loin  que  le  jour 
où  nous  sommes.  Ce  sont  les  bornes  qu'il  nous 
fait  garder ,  et  pour  notre  salut ,  et  pour  notre 
propre  repos. 


PENSÉES  DE  PASCAL, 

XXX. 

On  se  corrige  quelquefois  mieux  par  la  vue 
du  mal  que  par  l'exemple  du  bien  ;  et  il  est  bon 
de  s'accoutumer  à  profiter  du  mal ,  puisqu'il  est 
si  ordinaire ,  au  lieu  que  le  bien  est  si  rare. 

XXXL 


Dans  le  treizième  chapitre  de  saint  Mare , 
Jésus-Christ  fait  un  grand  discours  à  ses  apô- 
tres sur  son  dernier  avènement  :  et  comme  tout  ce 
qui  arrive  à  l'Église  arrive  aussi  à  chaque  chrétien 
en  particulier,  il  est  certain  que  tout  ce  chapi- 
tre prédit  aussi  bien  l'état  de  chaque  personne 
qui ,  en  se  convertissant ,  détruit  le  vieil  homme 
en  elle,  que  l'état  de  l'univers  entier  qui  sera 
détruit  pour  faire  place  à  de  nouveaux  cieux  et 
à  une  nouvelle  terre,  comme  dit  l'Écriture  (If, 
PiER.,iii,  13).  La  prédiction  qui  y  est  contenue 
de  la  ruine  du  temple  réprouvé,  qui  ligure  la 
ruine  de  l'homme  réprouvé  qui  est  en  chacun  de 
nous,  et  dont  il  est  dit  qu'il  ne  sera  laissé  pierre 
sur  pierre ,  marque  qu'il  ne  doit  être  laissé  au- 
cune passion  du  vieil  homme  ;  et  ces  effroyables 
guerres  civiles  et  domestiques  représentent  si 
bien  le  trouble  intérieur  que  sentent  ceux  qui 
se  donnent  à  Dieu,  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux 
peint,  etc. 

XXXIL 

Le  Saint-Esprit  repose  invisiblement  dans  les 
reliques  de  ceux  qui  sont  morts  dans  la  grâce 
de  Dieu ,  jusqu'à  ce  qu'il  y  paraisse  visiblement 
dans  la  résurrection  ;  et  c'est  ce  qui  rend  les  re- 
liques des  saints  si  dignes  de  vénération.  Cai 
Dieu  n'abandonne  jamais  les  siens,  non  pas 
même  dans  le  sépulcre ,  où  leurs  corps ,  quoique 
morts  aux  yeux  des  hommes ,  sont  plus  vivants 
devant  Dieu ,  à  cause  que  le  péché  n'y  est  plus  ; 
au  lieu  qu'il  y  réside  toujours  durant  cette  vie , 
au  moms  quant  à  sa  racine  :  car  les  fruits  du  pé- 
ché n'y  sont  pas  toujours;  et  cette  malheureuse 
racine,  qui  en  est  inséparable  pendant  la  vie, 
fait  qu'il  n'est  pas  permis  de  les  honorer  alors , 
puisqu'ils  sont  plutôt  dignes  d'être  haïs.  C'est 
pour  cela  que  la  mort  est  nécessaire  pour  mor- 
tifier entièrement  cette  malheureuse  racine;  et 
c'est  ce  qui  la  rend  souhaitable. 

XXXIIL 

Les  élus  ignoreront  leurs  vertus,  et  les  ré- 
prouvés leurs  crimes.  Seigneur,  diront  les  uns 
et  les  autres ,  quand  vous  avons-nous  vu  avoir 
faim?  etc.  (Matth.,  xxv,  37,  44). 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVII 


125 


.lésus-Clu'ist  ii'u  point  voulu  du  témoignage 
des  démons  y  ni  de  eeux  qui  n'avaient  pas  voca- 
tion ;  mais  de  Dieu  et  de  Jean-Baptiste. 

XXXIV. 

Les  défauts  de  Montaigne  sont  grands.  Il  est 
plein  de  mots  sales  et  déshonnêtes.  Cela  ne  vaut 
rien.  Ses  sentiments  sur  l'homicide  volontaire 
et  sur  la  mort  sont  horribles.  Il  inspire  une  non- 
chalance du  salut ,  sans  crainte  et  sans  repentir. 
Son  livre  n'étant  point  fait  pour  porter  à  la  piété, 
il  n'y  était  pas  obligé  :  mais  on  est  toujours  obligé 
de  ne  pas  en  détourner.  Quoi  qu'on  puisse  dire 
pour  excuser  ses  sentiments  trop  libres  sur  plu- 
sieurs choses ,  on  ne  saurait  excuser  en  aucune 
sorte  ses  sentiments  tout  païens  sur  la  mort  ;  car 
il  faut  renoncer  à  toute  piété ,  si  on  ne  veut  au 
moins  mourir  chrétiennement  :  or ,  il  ne  pense 
qu'à  mourir  lâchement  et  mollement  par  tout  son 
livre. 

XXXV. 

Ce  qui  nous  trompe,  en  comparant  ce  qui  s'est 
passé  autrefois  dans  l'Éghse  à  ce  qui  s'y  voit 
maintenant,  c'est  qu'ordinairement  on  regarde 
saint  Athanase,  sainte  Thérèse  et  les  autres 
saints,  comme  couronnés  de  gloire.  Présente- 
ment que  le  temps  a  éclairci  les  choses,  cela 
paraît  véritablement  ainsi.  Mais  au  temps  que 
['on  persécutait  ce  grand  saint ,  c'était  un  homme 
([ui  s'appelait  Athanase  ;  et  sainte  Thérèse ,  dans 
le  sien,  était  une  religieuse  comme  les  autres. 
É lie  était  un  homme  comme  nous  y  et  sujet  aux 
mêmes  passions  que  nous,  dit  l'apôtre  saint  Jac- 
ques (  Jacq.,  V,  1 7 ),  pour  désabuser  les  chrétiens 
de  cette  fausse  idée  qui  nous  fait  rejeter  l'exem- 
ple des  saints,  comme  disproportionné  à  notre 
état  :  c'étaient  des  saints,  disons-nous,  ce  n'est 
pas  comme  nous. 

XXXVI. 

A  ceux  qui  ont  de  la  répugnance  pour  la  reli- 
l  gion ,  il  faut  commencer  par  leur  montrer  qu'elle 
n'est  point  contraire  à  la  raison  ;  ensuite ,  qu'elle 
est  vénérable,  et  en  donner  du  respect;  après,  la 
rendre  aimable,  et  faire  souhaiter  qu'elle  fût 
vraie;  et  puis,  montrer  par  des  preuves  incon- 
^  testables  qu'elle  est  vraie;  faire  voir  son  anti- 
quité et  sa  sainteté  par  sa  grandeur  et  par  son 
élévation;  et  enfin  qu'elle  est  aimable,  parce 
qu'elle  promet  le  vrai  bien. 

Un  mot  de  David  ou  de  Moïse,  comme  celui- 
ci.  Dieu  circoncira  les  cœurs  (  Dcut.,  xxx ,  6) , 


fait  juger  de  leur  esprit.  Que  tous  les  autres  dis- 
cours soient  équivoques,  et  qu'il  soit  incertain 
s'ils  sont  de  philosophes  ou  de  chrétiens ,  un  mot 
de  cette  nature  détermine  tout  le  reste.  Jusque-là 
l'ambiguïté  dure,  mais  non  pas  après. 

De  se  tromper  en  croyant  vraie  la  religion 
chrétienne,  il  n'y  a  pas  grand'chose  à  perdre. 
Mais  quel  malheur  de  se  tromper  en  la  croyant 
fausse  I 

XXXVII. 

Les  conditions  les  plus  aisées  à  vivre  selon  le 
monde  sont  les  plus  difficiles  à  vivre  selon  Dieu  : 
et,  au  contraire,  rien  n'est  si  difficile  selon  le 
monde  que  la  vie  religieuse;  rien  n'est  plus  fa- 
cile que  de  la  passer  selon  Dieu  ;  rien  n'est  plus 
aisé  que  d'être  dans  une  grande  charge  et  dans 
de  grands  biens  selon  le  monde  ;  rien  n'est  plus 
difficile  que  d'y  vivre  selon  Dieu,  et  sans  y 
prendre  de  part  et  de  goût. 

XXXVIII. 

L'Ancien  Testament  contenait  les  figures  de  la 
joie  future,  et  le  Nouveau  contient  les  moyens  d'y 
arriver.  Les  figures  étaient  de  joie,  les  moyens 
sont  de  pénitence  ;  et  néanmoins  l'agneau  pascal 
était  mangé  avec  des  laitues  sauvages ,  cum  ama- 
ritudinihus  (Exod.,  xii,  8,  ex  Hebr.)^  pour 
marquer  toujours  qu'on  ne  pouvait  trouver  la 
joie  que  par  l'amertume. 

XXXIX. 

Le  mot  de  Galilée,  prononcé  comme  par  ha- 
sard par  la  foule  des  Juifs,  en  accusant  Jésus- 
Christ  devant  Pilate  (Luc ,  xxiii ,  5 ),  donna  sujet 
à  Pilate  d'envoyer  Jésus-Christ  à  Hérodé;  en 
quoi  fut  accompli  le  mystère,  qu'il  devait  être 
jugé  par  les  Juifs  et  les  Gentils.  Le  hasard  en 
apparence  fut  la  cause  de  l'accomplissement  du 
mystère. 

XL. 

Un  homme  me  disait  un  jour  qu'il  avait  grande 
joie  et  confiance  en  sortant  de  confession;  un 
autre  me  disait  qu'il  était  en  crainte.  Je  pensai 
sur  cela  que  de  ces  deux  on  en  ferait  un  bon ,  et 
que  chacun  manquait  en  ce  qu'il  n'avait  pas  le 
sentiment  de  l'autre. 

XLI. 

Il  y  a  plaisir  d'être  dans  un  vaisseau  battu  de 
l'orage,  lorsqu'on  est  assuré  qu'il  ne  périra  point. 


126 


PENSEES  DE  PASCAL 


Les  persécutions  qui  travaillent  l'Église  sont  de 
cette  nature. 

L'histoire  de  l'Église  doit  être  proprement  ap- 
pelée ïhistoire  de  la  vérité, 

XLIL 

Comme  les  deux  sources  de  nos  péchés  sont 
l'orgueil  et  la  paresse ,  Dieu  nous  a  découvert  en 
lui  deux  qualités  poui'  les  guérir  :  sa  miséricorde 
et  sa  justice.  Le  propre  de  la  justice  est  d'abattre 
l'orgueil;  et  le  propre  de  la  miséricorde  est  de 
combattre  la  paresse  en  invitant  aux  bonnes 
œuvres,  selon  ce  passage  :Za  miséricorde  de 
Dieu  invite  à  la  pénitence  (  Kom.,  ii ,  4  )  ;  et  cet 
autre  des  Nini vîtes  :  Faisons  pénitence,  pour 
voir  s'il  n'aurait  point  pitié  de  nous  (Jon.,  m, 
9).  Ainsi,  tant  s'en  faut  que  la  miséricorde  de 
Dieu  autorise  le  relâchement ,  qu'il  n'y  a  rien , 
au  contraire,  qui  le  combatte  davantage;  et  qu'au 
lieu  de  dire  :  S'il  n'y  avait  point  en  Dieu  de  misé- 
ricorde, il  faudrait  faire  toutes  sortes  d'efforts 
pour  accomplir  ses  préceptes;  il  faut  dire,  au 
contraire,  que  c'est  parce  qu'il  y  a  en  Dieu  de 
la  miséricorde,  qu'il  faut  faire  tout  ce  qu'on  peut 
pour  les  accomplir. 

XLin. 

Tout  ce  qui  est  au  monde  est  concupiscence 
de  la  chair,  ou  concupiscence  des  yeux,  ou  or- 
gueil de  la  vie  (I,  Joan.,  ii,  16) ,  libido  sentien- 
diy  libido  sciendi,  libido  dominandi.  Malheu- 
reuse la  terre  de  malédiction  cpie  ces  trois  fleuves 
de  feu  embrasent  plutôt  qu'ils  n'arrosent  !  Heu- 
reux ceux  qui,  étant  sur  ces  fleuves,  non  pas 
plongés,  non  pas  entraînés,  mais  immobilement 
affermis;  non  pas  debout,  mais  assis  dans  une 
assiette  basse  et  sûre,  dont  ils  ne  se  relèvent  ja- 
mais avant  la  lumière,  mais,  après  s'y  être  re- 
posés en  paix,  tendent  la  main  à  celui  qui  doit 
les  relever,  pour  les  faire  tenir  debout  et  fermes 
dans  les  porches  de  la  sainte  Jérusalem,  où  ils 
n'auront  plus  à  craindre  les  attaques  de  l'orgueil; 
et  qui  pleurent  cependant ,  non  pas  de  voir  écou- 
ler toutes  les  choses  périssables,  mais  dans  le 
souvenir  de  leur  chère  patrie,  de  la  Jérusalem 
céleste,  après  laquelle  ils  soupirent  sans  cesse 
dans  la  longueur  de  leur  exil  ! 

XLIV. 

Un  miracle,  dît-on,  affermirait  ma  croyance. 
On  parle  ainsi  quand  on  ne  le  voit  pas.  Les  rai- 
sons qui,  étant  vues  de  loin,  semblent  borner 
uoîie  >aie,  ne  la  bornent  plus  quand  on  y  est  ar- 


rivé. On  commence  à  voir  au  delà.  Uien  n'arrête 
la  volubilité  de  notre  esprit.  11  n'y  a  point,  dit-on, 
de  règle  qui  n'ait  quelque  exception ,  ni  de  vérité 
si  générale  qui  n'ait  quelque  face  par  où  elle 
manque.  Il  suffit  qu'elle  ne  soit  pas  absolument 
universelle  pour  nous  donner  prétexte  d'appli- 
quer l'exception  au  sujet  présent ,  et  de  dire  : 
Cela  n'est  pas  toujours  vrai;  donc  il  y  a  des  cas 
où  cela  n'est  pas.  Il  ne  reste  plus  qu'à  montrer 
que  celui-ci  en  est;  et  il  faut  être  bien  maladroit, 
si  on  n'y  trouve  quelque  jour. 

XLV. 

La  charité  n'est  pas  un  précepte  figuratif. 
Dire  que  Jésus-Christ,  qui  est  venu  ôter  les 
figures  pour  mettre  la  vérité,  ne  soit  venu  que 
pour  mettre  la  figure  de  la  charité,  et  pour  en 
ôter  la  réalité  qui  était  auparavant  :  cela  est  hor- 
rible. 

XLVL 

Combien  les  lunettes  nous  ont-elles  découvert 
d'êtres  qui  n'étaient  point  pour  nos  philosophes 
d'auparavant  !  On  attaquait  franchement  l'Écri- 
ture sainte  sur  le  grand  nombre  des  étoiles,  en 
disant  :  Il  n'y  en  a  que  mille  vingt-deux  ;  nous  le 
savons. 

XLVII. 

L'homme  est  ainsi  fait,  qu'à  force  de  lui  dire 
qu'il  est  un  sot ,  il  le  croit  ;  et  à  force  de  se  le 
dire  à  soi-même,  on  se  le  fait  croire.  Car  l'homme 
fait  lui  seul  une  conversation  intérieure,  qu'il 
importe  de  bien  régler  :  Corrumpunt  mores  bo- 
nos  colloquia  mala  (I,  Cor.,  xv,  33).  Il  faut  se 
tenir  en  silence  autant  qu'on  peut,  et  ne  s'en- 
tretenir que  de  Dieu  ;  et  ainsi  on  se  le  persuade 
à  soi-même. 

XLVIII. 

Quelle  différence  entre  un  soldat  et  un  char- 
treux, quant  à  l'obéissance?  Car  ils  sont  égale- 
ment obéissants  et  dépendants,  et  dans  des 
exercices  également  pénibles.  Mais  le  soldat  es- 
père toujours  devenir  maître,  et  ne  le  devient 
jamais,  car  les  capitaines  et  les  princes  mêmes 
sont  toujours  esclaves  et  dépendants;  mais  il 
espère  toujours  l'indépendance,  et  travaille  tou- 
jours à  y  venir;  au  lieu  que  le  chartreux  fait  vœu 
de  ne  jamais  être  indépendant.  Ils  ne  diffèrent 
pas  dans  la  servitude  perpétuelle  que  tous  deux 
ont  toujours,  mais  dans  l'espérance  que  l'un  a 
toujours,  et  que  l'autre  n'o  pas. 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVII. 


127 


XLIX. 


La  propre  volonté  ne  se  satisferait  jamais , 
(juand  elle  aurait  tout  ce  qu'elle  souhaite;  mais 
on  est  satisfait  dès  l'instant  qu'on  y  renonce. 
Avec  elle,  on  ne  peut  être  que  malcontent;  sans 
elle,  on  ne  peut  être  que  content. 

La  vraie  et  unique  vertu  est  de  se  haïr,  car  on 
est  haïssable  par  sa  concupiscence;  et  de  cher- 
cher un  être  véritablement  aimable,  pour  l'aimer. 
Mais  comme  nous  ne  pouvons  aimer  ce  qui  est 
hors  de  nous,  il  faut  aimer  un  être  qui  soit  en 
nous,  et  qui  ne  soit  pas  nous.  Or,  il  n'y  a  que 
l'Être  universel  qui  soit  tel.  Le  royaume  de  Dieu 
est  en  nous  (  Luc ,  xvii,  21  )  ;  le  bien  universel  est 
en  nous,  et  n'est  pas  nous. 

Il  est  injuste  qu'on  s'attache  à  nous,  quoiqu'on 
le  fasse  avec  plaisir  et  volontairement.  Nous 
tromperons  ceux  à  qui  nous  en  ferons  naître  le 
désir;  car  nous  ne  sommes  la  fin  de  personne, 
et  nous  n'avons  pas  de  quoi  les  satisfaire.  Ne 
sommes-nous  pas  prêts  à  mourir'? Et  ainsi  l'ob- 
jet de  leur  attachement  mourrait.  Comme  nous 
serions  coupables  de  faire  croire  une  fausseté, 
{{iioique  nous  la  persuadassions  doucement,  et 
(|u'on  la  crût  avec  plaisir ,  et  qu'en  cela  on  nous 
fît  plaisir  :  de  même  nous  sommes  coupables  si 
nous  nous  faisons  aimer,  et  si  nous  attirons  les 
gens  à  s'attacher  à  nous.  Nous  devons  avertir 
ceux  qui  seraient  prêts  à  consentir  au  mensonge 
qu'ils  ne  doivent  pas  le  croire,  quelque  avantage 
qui  nous  en  revînt.  De  même  nous  devons  les 
avertir  qu'ils  ne  doivent  pas  s'attacher  à  nous; 
car  il  faut  qu'ils  passent  leur  vie  à  plaire  à  Dieu, 
ou  à  le  chercher. 

L. 

C'est  être  superstitieux  de  mettre  son  espé- 
rance dans  les  formalités  et  dans  les  cérémonies; 
mais  c'est  être  superbe  de  ne  pas  vouloir  s'y  sou- 
mettre. 

LT. 

Toutes  les  religions  et  toutes  les  sectes  du 
monde  ont  eu  la  raison  naturelle  pour  guide. 
Les  seuls  chrétiens  ont  été  astreints  à  prendre 
leurs  règles  hors  d'eux-mêmes,  et  à  s'informer 

'  Tout  en  suivant  scrupuleusement  le  texte,  je  crois  devoir 
relever  celte  faute  d'expression.  Pr/îts  à  mourir  signifie  pré- 
parés,  disposés  à  la  mort.  La  pensée  même  de  l'auteur  indique 
que  ce  n'e.st  pas  là  ce  qu'il  a  voulu  dire.  Il  faudrait  donc  lire 
ici  :  Ne  iommca-nmis  pas  près  de  mourir P  Ce  qui  signifie,  en 
d'autres  termes  :  Wolre  vie  est  .si  courte,  et  sujette  à  tant  d'ac- 
^ ,  cidents ,  que  noas  ne  pouvons  jamais  regarder  la  mort  comme 
!,    fort  éloignée.  (Note  de  l'édit.  de  IH12.  ) 


de  celles  que  Jésus-Christ  a  laissées  aux  anciens 
pour  nous  être  transmises.  Il  y  a  des  gens  que 
cette  contrainte  lasse.  Ils  veulent  avoir,  comme 
les  autres  peuples,  la  liberté  de  suivre  leurs 
imaginations.  C'est  en  vain  que  nous  leur  crions 
comme  les  prophètes  faisaient  autrefois  aux 
Juifs  :  Allez  au  milieu  de  V Église;  informez- 
vous  des  lois  que  les  anciens  lui  ont  laissées, 
et  suivez  ses  sentiers.  Ils  répondent  comme  les 
Juifs  :  Nous  n\j  marcherons  pas  :  nous  voulom 
suivre  les  pensées  de  notre  cœur,  et  être  comme 
les  autres  peuples. 

LIL 

Il  y  a  trois  moyens  de  croire :1a  raison,  la 
coutume,  et  l'inspiration.  La  religion  chrétienne , 
qui  seule  a  la  raison,  n'admet  pas  pour  ses  vrais 
enfants  ceux  qui  croient  sans  inspiration  :  ce 
n'est  pas  qu'elle  exclue  la  raison  et  la  coutume  ; 
au  contraire,  il  faut  ouvrir  son  esprit  aux  preu- 
ves par  la  raison,  et  s'y  conformer  par  la  cou- 
tume; mais  elle  veut  qu'on  s'offre  par  l'humi- 
liation aux  inspirations,  qui  seules  peuvent  faire 
le  vrai  et  salutaire  effet  :  Ut  non  evacuetur 
crux  Christi  (l,  Cor.,  i,  17). 

LUI. 

Jamais  on  ne  fait  le  mal  si  pleinement  et  si 
gaiement  que  quand  on  le  fait  par  un  faux  prin- 
cipe de  conscience: 

LIV. 

Les  Juifs,  qui  ont  été  appelés  à  dompter  les 
nations  et  les  rois",  ont  été  esclaves  du  péché;  et 
les  chrétiens,  dont  la  vocation  a  été  à  servir  et 
à  être  sujets,  sont  les  enfants  libres. 

LV. 

Est-ce  courage  a  un  homme  mourant  d'aller, 
dans  la  faiblesse  et  dans  l'agonie,  afft*onter  un 
Dieu  tout-puissant  et  éternel? 

LVI. 

Je  crois  volontiers  les  histoires  dont  les  té- 
moins se  font  égorger. 

LVII. 

La  bonne  crainte  vient  de  la  foi;  la  fausse 
crainte  vient  du  doute.  La  bonne  crainte  porte  à 
l'espérance,  parce  qu'elle  naît  de  la  foi,  et  qu'on 
espère  au  Dieu  que  l'on  croit  :  la  mauvaise  porte 
au  désespoir,  parce  qu'on  craint  le  Dieu  nuquel 


128 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


on  n'a  point  de  foi.  Les  uns  craignent  de  le  per- 
dre, et  les  autres  de  le  trouver. 

LVIII. 

Salomon  et  Job  ont  le  mieux  connu  la  misère 
de  l'homme,  et  en  ont  le  mieux  parlé  :  l'un  le 
plus  heureux  des  hommes,  et  l'autre  le  plus  mal- 
heureux ;  l'un  connaissant  la  vanité  des  plaisirs 
par  expérience,  l'autre  la  réalité  des  maux. 

LIX. 

Les  païens  disaient  du  mal  d'Israël,  et  le  pro- 
phète aussi  :  et  tant  s'en  faut  que  les  Israélites 
eussent  droit  de  lui  dire  :  Vous  parlez  comme  les 
païens;  qu'il  fait  sa  plus  grande  force  sur  ce  que 
les  païens  parlent  comme  lui  (Ézéchiel). 

LX. 

Dieu  n'entend  pas  que  nous  soumettions  notre 
croyance  à  lui  sans  raison,  ni  nous  assujettir  avec 
tyrannie.  Mais  il  ne  prétend  pas  aussi  nous  ren- 
dre raison  de  toutes  choses;  et,  pour  accorder  ces 
contrariétés,  il  entend  nous  faire  voir  clairement 
des  marques  divines  en  lui,  qui  nous  convain- 
quent de  ce  qu'il  est ,  et  s'attirer  autorité  par  des 
merveilles  et  des  preuves  que  nous  ne  puissions 
refuser  ;  et  qu'ensuite  nous  croyions  sans  hésiter 
les  choses  qu'il  nous  enseigne  quand  nous  n'y 
trouverons  d'autre  raison  de  les  refuser,  sinon 
que  nous  ne  pouvons  par  nous-mêmes  connaître 
si  elles  sont,  ou  non. 

LXI. 

Il  n'y  a  que  trois  sortes  de  personnes  :  les  uns 
qui  servent  Dieu  l'ayant  trouvé;  les  autres  qui 
s'emploient  à  le  chercher  ne  l'ayant  pas  encore 
trouvé  ;  et  d'autres  enfin  qui  vivent  sans  le  cher- 
cher ni  l'avoir  trouvé.  Les  premiers  sont  raison- 
nables et  heureux;  les  derniers  sont  fous  et  mal- 


heureux; ceux 
raisonnables. 


du  milieu  sont  malheureux  et 


LXII. 

Les  hommes  prennent  souvent  leur  imagina- 
tion pour  leur  cœur;  et  ils  croient  être  conver- 
tis dès  qu'ils  pensent  à  se  convertir. 

La  raison  agit  avec  lenteur,  et  avec  tant  de 
vues  et  de  principes  différents  qu'elle  doit  avoir 
toujours  présents ,  qu'à  toute  heure  elle  s'assou- 
pit ou  elle  s'égare,  faute  de  les  voir  tous  à  la 
fois.  Il  n'en  est  pas  ainsi  du  sentiment;  il  agit 
en  un  instant,  et  toujours  est  prêt  à  agir.  Il  faut 
donc ,  après  avoir  connu  la  vérité  par  la  raison , 


tâcher  de  la  sentir ,  et  de  mettre  notre  foi  dans 
le  sentiment  du  cœur;  autrement  elle  sera  tou- 
joui*s  incertaine  et  chancelante. 

Le  cœur  a  ses  raisons,  que  la  raison  ne  con- 
naît point  :  on  le  sent  en  mille  choses.  C'est  le 
cœur  qui  sent  Dieu,  et  non  la  raison.  Voilà  ce 
que  c'est  que  la  foi  parfaite.  Dieu  sensible  au 
cœur. 

LXIII. 

Il  est  de  l'essence  de  Dieu  que  sa  justice  soit 
infinie  aussi  bien  que  sa  miséricorde  :  cependant 
sa  justice  et  sa  sévérité  envers  les  réprouvés  est 
encore  moins  étonnante  que  sa  miséricorde  en- 
vers les  élus. 

LXIV. 

L'homme  est  visiblement  fait  pour  penser  : 
c'est  toute  sa  dignité  et  tout  son  mérite.  Tout 
son  devoir  est  de  penser  comme  il  faut;  et  l'or- 
dre de  la  pensée  est  de  commencer  par  soi ,  par 
son  auteur  et  sa  fin.  Cependant  à  quoi  pense- 
t-on  dans  le  monde?  Jamais  à  cela;  mais  à  se  di 
vertir,  à  devenir  riche,  à  acquérir  de  la  réputa- 
tion ,  à  se  faire  roi ,  sans  penser  à  ce  que  c'est  que 
d'être  roi  et  d'être  homme. 

La  pensée  de  l'homme  est  une  chose  admira- 
ble par  sa  nature.  Il  fallait  qu'elle  eût  d'étranges 
défauts  pour  être  méprisable.  Mais  elle  en  a  de 
tels,  que  rien  n'est  plus  ridicule.  Qu'elle  est 
grande  par  sa  nature!  qu'elle  est  basse  par  ses 
défauts  ! 

LXV. 

S'il  y  a  un  Dieu,  il  ne  faut  aimer  que  lui,  et 
non  les  créatures.  Le  raisonnement  des  impies, 
dans  le  livre  de  la  Sagesse ,  n'est  fondé  que  sur 
ce  qu'ils  se  persuadent  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu. 
Cela  posé,  disent-ils,  jouissons  donc  des  créa- 
tures. Mais  s'ils  eussent  su  qu'il  y  avait  un  Dieu, 
ils  eussent  conclu  tout  le  contraire.  Et  c'est  la 
conclusion  des  sages  :  Il  y  a  un  Dieu ,  ne  jouis- 
sons donc  pas  des  créatures.  Donc  tout  ce  qui 
nous  incite  à  nous  attacher  à  la  créature  est 
mauvais,  puisque  cela  nous  empêche,  ou  de 
servir  Dieu  si  nous  le  connaissons,  ou  de  le 
chercher  si  nous  l'ignorons.  Or,  nous  sommes 
pleins  de  concupiscence  :  donc  nous  sommes 
pleins  de  mal;  donc  nous  devons  nous  haïr 
nous-mêmes,  et  tout  ce  qui  nous  attache  à  autre 
chose  qu'à  Dieu  seul. 

LXVI. 

Quand  nous  voulons  penser  à  Dieu ,  combien 


SECONDE  PÂKTIE,  ART.  XYlî. 


IB 


sentons-nous  de  choses  qui  nous  en  détournent, 
et  qui  nous  tentent  de  penser  ailleurs  I  Tout  cela 
est  mauvais  et  même  né  avec  nous. 

LXVII. 

Il  est  faux  que  nous  soyons  dignes  que  les 
autres  nous  aiment  :  il  est  injuste  que  nous  le 
voulions.  Si  nous  naissions  raisonnables,  et  avec 
quelque  connaissance  de  nous-mêmes  et  des  au- 
tres ,  nous  n'aurions  point  cette  inclination.  Nous 
naissons  pourtant  avec  elle  :  nous  naissons  donc 
injustes  ;  car  chacun  tend  à  soi.  Cela  est  Contre 
tout  ordre  :  il  faut  tendre  au  général  ;  et  la  pente 
Vers  soi  est  le  commencement  de  tout  désordre , 
en  guerre,  en  police,  en  économie,  etc. 

Si  les  membres  des  communautés  naturelles 
et  civiles  tendent  au  bien  du  corps ,  les  commu- 
nautés elles-mêmes  doivent  telidre  à  Uh  autre 
corps  plus  général. 

Quiconque  ne  hait  point  en  soi  cet  amour- 
propre  et  cet  instinct  qui  le  porte  à  se  mettre 
au-dessus  de  tout,  est  bien  aveugle,  puisque 
rien  n'est  si  oppose  à  la  justice  et  à  la  vérité. 
Car  il  est  faux  que  nous  méritions  cela  ;  et  il  est 
injuste  et  impossible  d'y  arriver,  puisque  tous 
demandent  la  même  chose.  C'est  donc  une  ma- 
nifeste injustice  où  nous  sommes  nés,  dont  nous 
ne  pouvons  nous  défaire,  et  dont  il  faut  nous 
défaire. 

Cependant  nulle  autre  religion  que  la  chré- 
tienne n'a  remarqué  que  ce  fût  un  péché,  ni  que 
nous  y  fussions  nés,  ni  que  nous  fussions  obligés 
d'y  résister,  ni  n'a  pensé  à  nous  en  donner  les 
remèdes. 

LXVIII. 

Il  y  a  une  guerre  intestine  dans  l'homme  en- 
tre la  raison  et  les  passions.  Il  pourrait  jouir  de 
quelque  paix,  s'il  n'avait  que  la  raison  sans  pas- 
sions, ou  s'il  n'avait  que  les  passions  sans  raison. 
Mais  ayant  l'un  et  l'autre,  il  ne  peut  être  sans 
guerre,  ne  pouvant  avoir  la  paix  avec  l'un  qu'il 
ne  soit  en  guerre  avec  l'autre.  Ainsi  il  est  tou- 
jours divisé  et  contraire  à  lui-même. 

Si  c'est  un  aveuglement  qui  n'est  pas  naturel, 
de  vivre  sans  chercher  ce  qu'on  est,  c'en  est 
encore  un  bien  plus  terrible,  de  vivre  mal  en 
croyant  Dieu.  Tous  les  hommes  presque  sont 
dans  l'un  ou  dans  l'autre  de  ces  deux  aveugle- 
ments. 

LXIX. 

n  est  Ihdubitable  que  l'âme  est  mortelle  ou 


immortelle.  Cela  doit  mettre  une  différence  en- 
tière dans  la  morale  ;  et  cependant  les  philoso- 
phes ont  conduit  la  morale  indépendamment  de 
cela.  Quel  étrange  aveuglement! 

Le  dernier  acte  est  toujours  sanglant,  quel- 
que belle  que  soit  la  comédie  en  tout  le  reste. 
On  jette  enfin  de  la  terre  sur  la  tête,  et  en  voilà 
pour  jamais. 

LXX. 

Dieu  ayant  fait  le  ciel  et  la  terre ,  qui  ne  sen- 
tent pas  le  bonheur  de  leur  être,  a  voulu  faire 
des  êtres  qui  le  connussent,  et  qui  composas- 
sent un  corps  de  membres  pensants.  Tous  les 
hommes  sont  membres  de  ce  corps;  et  pour 
être  heureux ,  il  faut  qu'ils  conforment  leur  vo- 
lonté particulière  à  la  volonté  universelle  qui 
gouverne  le  corps  entier.  Cependant  il  arrive 
souvent  que  l'on  croit  être  un  tout,  et  que,  ne 
se  voyant  point  de  corps  dont  on  dépende ,  l'on 
Croit  ne  dépendre  que  de  soi,  et  l'on  veut  se 
faire  centre  et  corps  soi-même.  Mais  on  se  trouve 
en  cet  éteit  comme  un  membre  séparé  de  son 
corps,  qui,  n'ayant  point  en  soi  de  principe  de 
vie,  ne  fait  que  s'égarer  et  s'étonner  dans  l'in- 
certitude de  son  être.  Enfin,  quand  on  com- 
mence à  se  connaître,  l'on  est  comme  revenu 
chez  soi;  on  sent  que  l'on  n'est  pas  corps;  on 
comprend  que  l'on  n'est  qu'un  membre  du  corps 
universel;  qu'être  membre  est  n'avoir  de  vie, 
d'être  et  de  mouvement,  que  par  l'esprit  du 
corps  et  pour  le  corps;  qu'un  membre  séparé 
du  corps  auquel  il  appartient  n'a  plus  qu'un  être 
périssant  et  mourant  ;  qu'ainsi  l'on  ne  doit  s'ai- 
mer que  pour  ce  corps ,  ou  plutôt  qu'on  ne  doit 
aimer  que  lui,  parce  qu'en  l'aimant  on  s'aime 
soi-même,  puisqu'on  n'a  d'être  qu'en  lui,  par 
lui  et  pour  lui. 

Pour  régler  l'amour  qu'on  se  doit  à  soi-même, 
il  faut  s'imaginer  un  corps  composé  de  mem- 
bres pensants  (car  nous  sommes  membres  du 
tout) ,  et  voir  comment  chaque  membre  devrait 
s'aimer. 

Le  corps  aime  la  main  ;  et  la  main ,  si  elle  avait 
une  volonté,  devrait  s'aimer  de  la  même  sorte 
que  le  corps  l'aime.  Tout  amour  qui  va  au-delà 
est  injuste. 

Si  les  pieds  et  les  mains  avaient  une  volonté 
particulière ,  jamais  ils  ne  seraient  dans  leur  or- 
dre, qu'en  la  soumettant  à  celle  du  corps  :  horâ 
de  là,  ils  sont  dans  le  désordre  et  dans  le  mal- 
heur; mais  eu  ne  voulant  que  le  bien  du  corps, 
ils  font  leur  pro«|^re  bien. 


130 


PENSÉES  DF/  PASCAii 


>>:i*^ 


Les  membres  de  notre  corps  no  sentent  pas  le 
l)onheur  de  leur  union,  de  leur  admirable  intel- 
ligence, du  soin  que  la  nature  a  d'y  influer  les 
esprits,  de  les  fïiire  croître  et  durer.  S'ils  étaient 
capables  de  le  connaître,  et  qu'ils  se  servissent 
de  cette  connaissance  pour  retenir  en  eux-mêmes 
la  nourriture  qu'ils  reçoivent,  sans  la  laisser 
passer  aux  autres  membres,  ils  seraient  non- 
seulement  injustes,  mais  encore  misérables,  et 
se  haïraient  plutôt  (fue  de  s'aimer  :  leur  béati- 
tude, aussi  bien  que  leur  devoir,  consistant  à 
consentir  à  la  conduite  de  l'âme  universelle  à 
qui  ils  appartiennent ,  qui  les  aime  mieux  qu'ils 
ne  s'aiment  eux-mêmes. 

Qui  adhœret  Domino,  unus  spiritus  est  (I. 
Cor.,  VI,  1 7).  On  s'aime  parce  qu'on  est  membre 
de  Jésus-Christ.  On  aime  Jésus-Christ  parce  qu'il 
est  le  chef  du  corps  dont  on  est  le  membre  ;  tou^ 
est  un,  l'un  est  en  l'autre.  '  io.  .  :  •  \ 

La  concupiscence  et  la  force  sont  les  sources 
de  toutes  nos  actions  purement  humaines  :  la 
concupiscence  fait  les  volontaires  ;  la  force ,  les 
involontaires. 

■  il'-f  11'.:.  ■■"      ;  ■,'    .    .;•-,.  LXXls,'     'M'.Jfiv:'     --.;■     '-, 

^  Les  platoniciens ,  et  même  Épictète  et  ses  sec- 
tateurs ,  croient  que  Dieu  est  seul  digne  d'être 
aimé  et  admiré  ;  et  cependant  ils  ont  désiré  d'ê- 
tre aimés  et  admirés  des  hommes.  Ils  ne  connais- 
sent pas  leur  corruption.  S'ils  se  sentent  portés 
à  l'aimer  et  à  l'adorer ,  et  qu'ils  y  trouvent  leur 
principale  joie ,  qu'ils  s'estiment  bons,  à  la  bonne 
heure.  Mais  s'ils  y  sentent  de  la  répugnance; 
s'ils  n'ont  aucune  pente  qu'à  vouloir  s'établir 
dans  l'estime  des  hommes ,  et  que  pour  toute 
perfection  ils  fassent  seulement  que,  sans  for- 
cer les  hommes,  ils  leur  fassent  trouver  leur 
bonheur  à  les  aimer ,  je  dirai  que  cette  perfec- 
tion est  horrible.  Quoi  !  ils  ont  connu  Dieu ,  et 
n'ont  pas  désiré  uniquement  que  les  hommes 
l'aimassent  ;  ils  ont  voulu  que  les  hommes  s'ar- 
rêtassent à  eux;  ils  ont  voulu  être  l'objet  du 
bonheur  volontaire  des  hommes  ! 

LXXIL 

il  est  vrai  qu'il  y  a  de  la  peine  en  s'exerçant 
dans  la  piété.  Mais  cette  peine  ne  vient  pas  de 
la  piété  qui  commence  d'être  en  nous,  mais  de 
l'impiété  qui  y  est  encore.  Si  nos  sens  ne  s'op- 
posaient pas  à  la  pénitence,  et  que  notre  cor- 
ruption ne  s'opposât  pas  à  la  pureté  de  Dieu , 
il  n'y  aurait  en  cela  rien  de  pénible  pour  nous. 
Nous  ne  souffrons  qu'à  proportion  que  le  vice 


qui  nous,  est  naturel  résiste  ù  la  grâce  surnatu- 
i-elle.  Notre  cœur  se  sent  décliiré  entre  ces  ef- 
forts contraires.  Mais  il  serait  bien  injuste  d'jUn- 
puter  cette  violence  à  Dieu  qui  nous  attire ,  au 
lieu  de  l'attribuer  au  monde  qui  nous  retient. 
C'est  comme  un  enfant  que  sa  mère  arrache 
d'entre  les  bras  des  voleurs,  et  qui  doit  aimer 
dans  la  peine  qu'il  souffre  la  violence  amoure^ 
et  légitime  de  celle  qui  procure  sa  Uberté^  et 
ne  détester  que  la  violence  impétueuse  et  tyran- 
nique  de  ceux  qui  le  retiennent  injustement. 
La  plus  cruelle  guerre  que  Dieu  puisse  faire  aux 
hommes  dans  cette  vie,  est  de  les  laisser  sans 
cette  guerre  qu'il  est  venu  apporter.  Je  suis  venu 
apporter  la  guerre j  dit-il;  et  pour  instruire  de 
cette  guerre,  Je  suis  venu  apporter  et  le  fer  et  le 
feu  (Matth.,  X  ,  34;  Luc,  xii,  49).  Avant  lui , 
1/e, p^pdA  vi3w4|;^|^s  une  fausse  paix! 
■   .:aLt.  ^vim,  ,...-.  LXXIII.    ■ 

Dieu  ne  regarde  que  l'iijLtérieur  :  l'Ëglise,  ne 
juge  que  par  l'extérieur.  Dieu  absout  aussitôt 
qu'il  voit  la  pénitence  dans  le  cœur;  l'Église, 
quand  elle  la  voit  dans  les  œuvres.  Dieu  fera 
une  Église  pure  au  dedans,  qui  confonde  par 
sa  sainteté  intérieure  et  toute  spirituelle  l'impiété 
extérieure  des  sages  superbes  et  des  pharisiens  : 
et  l'Église  fera  une  assemblée  d'hommes  dont 
les  mœurs  extérieures  soient  si  pures,  qu'elles 
confondent  les  mœurs  des  païens.  S'il  y  a  des 
hypocrites  si  bien  déguisés  qu'elle  n'en  con- 
naisse pas  le  venin,- elle  les  souffre;  car  encore 
qu'ils  ne  soient  pas  reçus  de  Dieu,  qu'ils  ne 
peuvent  tromper,  ils  le  sont  des  hommes ,  qu'ils 
trompent.  Ainsi  elle  n'est  pas  déshonorée  par 
leur  conduite ,  qui  paraît  sainte. 

LXXIV.-^    '---^^   ^'^ 

La  loi  n'a  pas  détruit  là  nature;  raàis  èHe  Fa 
instruite  :  la  grâce  n'a  pas  détruit  la  loi;  mais 
elle  l'a  fait  exercer. 

On  se  fait  une  idole  de  la  vérité  même  :  car  la 
vérité,  hors  de  la  charité,  n'est  pas  Dieu;  elle 
est  son  image,  et  une  idole  qu'il  ne  faut  point 
aimer  ni  adorer;  et  encore  moins  faut-il  aimer 
et  adorer  son  contraire,  qui  est  le  mensonge. 

LXXV. 

Tous  les  grands  divertissements  sont  dange- 
reux pour  la  vie  chrétienne; mais  entre  tous 
ceux  que  le  monde  a  inventés ,  il  n'y  éh  a  point 
qui  soit  plus  à  craindre  que  la  comédie.  C'est 
une  représentation  si  natiu'eljiç/et  si.d^îicàte  des 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVll, 


131 


passions ,  qu'elle  les  émeut  et  les  fait  naître  dans 
notre  cœur,  et  surtout  celle  de  l'amour  :  princi- 
palement lorsqu'on  le  représente  fort  chaste  et 
fort  honnête.  Car  plus  il  paraît  innocent  aux 
âmes  innocentes,  plus  elles  sont  capables  d'en 
être  touchées.  Sa  violence  plaît  à  notre  amour- 
propre,  qui  forme  aussitôt  un  désir  de  causer  les 
mêmes  effets  que  l'on  voit  si  bien  représentés  ; 
et  l'on  se  fait  en  même  temps  une  conscience 
fondée  sur  l'honnêteté  des  sentiments  qu'on  y 
voit ,  qui  éteint  la  crainte  des  âmes  pures ,  les- 
quelles s'imaginent  que  ce  n'est  pas  blesser  *la 
pureté,  d'aimer  d'un  amour  qui  leur  semble  si 
sage.  Ainsi  l'on  s'en  va  de  la  comédie  le  cœur 
si  rempli  de  toutes  les  beautés  et  de  toutes  les 
douceurs  de  l'amour,  l'âme  et  l'esprit  si  persua- 
dés de  son  innocence,  qu'on  est  tout  préparé  à 
recevoir  ses  premières  impressions,  ou  plutôt  à 
chercher  l'occasion  de  les  faire  naître  dans  le 
cœur  de  quelqu'un,  pour  recevoir  les  mêmes 
plaish's  et  les  mêmes  sacrifices  que  l'on  a  vus  si 
bien  dépeints  dans  la  comédie. 

LXXVI. 

Lés  opinions  relâchées  plaisent  tant  aux  hom- 
mes naturellement,  qu'il  est  étrange  qu'elles 
leur  déplaisent.  C'est  qu'ils  ont  excédé  toutes  les 
bornes.  Et  de  plus,  il  y  a  bien  des  gens  qui 
voient  le  vrai ,  et  qui  ne  peuvent  y  atteindre. 
Mais  il  y  en  a  peu  qui  ne  sachent  que  la  pureté 
de  la  religion  est  contraire  aux  opinions  trop  re- 
lâchées, et  qu'il  est  ridicule  de  dire  qu'une  ré- 
compense éternelle  est  offerte  à  des  mœurs  li- 
cencieuses. .      .        j.= 

LXXVII. 

J'ai  craint  que  je  n'eusse  mal  écrit,  me 

,  Toyant  condamné;  mais  l'exemple  de  tant  de 

.  /pîéux  écrits  me  fait  croire  au  contraire.  Il  n'est 

plus  permis  de  bien  écrire. 
^  Toute  l'Inquisition  est  corrompue  ou  igno- 
^^'*.rante.  Il  est  meilleur  d'obéir  à  Dieu  qu'aux 
hommes.  Je  ne  crains  rien,  je  n'espère  rien  ;  le 
Port-Royal  craint ,  et  c'est  une  mauvaise  poli- 
tique de  les  séparer;  car  quand  ils  ne  craindront 
plus,  ils  se  feront  plus  craindre. 

Le  silence  est  la  plus  grande  persécution. 
Jamais  les  saints  ne  se  sont  tus.  Il  est  vrai  qu'il 
;  faut  vocation;  mais  ce  n'est  pas  des  arrêts  du 
conseil  qu'il  faut  apprendre  si  l'on  est  appelé; 
c't«t  de  la  nécessité  de  parler. 
'*"\Si  mes  lettres  sont  condamnées  à  Rome,  ce 
^efy  condamne  est  condamné  dans  le  ciel. 


L'Inquisition  et  la  Société  sont  les  dent 
fléaux  de  la  vérité.  * 

On  m'a  demandé ,  premièrement ,  si  je  ne  me 
repens  pas  d'avoir  fait  les  Provinciales.  Je  ré- 
ponds que,  bien  loin  de  m'en  repentir,  si  j'é- 
tais à  les  faire,  je  les  ferais  encore  plus  fortes. 

Secondement,  on  m'a  demandé  pourquoi  j'ai 
dit  le  nom  des  auteurs  où  j'ai  pris  toutes  ces 
propositions  abominables  que  j'y  ai  citées.  Je 
réponds  que ,  «  j'étais  dans  une  ville  où  il  y  eût 
douze  fontaines,  et  que  je  susse  certainement 
qu'il  y  en  eût  une  empoisonnée ,  je  serais  obligé 
d'avertir  tout  le  monde  de  ne  point  aller  puiser 
de  l'eau  à  cette  fontaine;  et  comme  on  pourrait 
croire  que  c'est  une  pure  imagination  de  ma 
part,  je  serais  obligé  de  nommer  celui  qui  l'a 
empoisonnée,  plutôt  que  d'exposer  toute  une 
ville  à  s'empoisonner. 

En  troisième  lieu ,  on  m'a  demandé  pourquoi 
j'ai  employé  un  style  agréable ,  railleur  et  diver- 
tissant.  Je  réponds  que  si  j'avais  écrit  d'un  style 
dogmatique,  il  n'y  aurait  eu  que  les  savants 
qui  les  auraient  lues ,  et  ceux-là  n'en  avaient  pas 
besoin,  en  sachant,  pour  le  moins,  autant  que 
moi  là-dessus.  Ainsi  j'ai  cru  qu'il  fallait  écrire 
d'une  manière  propre  à  faire  lire  mes  lettres  par 
les  femmes  et  les  gens  du  monde ,  afin  qu'ils 
connussent  le  danger  de  toutes  ces  maximes  et 
de  toutes  ces  propositions  qui  se  répandaient 
alors,  et  dont  on  se  laissait  facilement  persuader. 

Enfin  ,  on  m'a  demandé  si  j'ai  lu  moi-même 
tous  les  livres  que  j'ai  cités.  Je  réponds  que  non.  ' 
Certainement  il  aurait  fallu  que  j'eusse  passée 
une  grande  partie  de  ma  vie  à  lire  de  très-mau- 
vais livres  :  mais  j'ai  lu  deux  fois  Escobar  tout 
entier  ;  et  pour  les  autres ,  je  les  ai  fait  lire  par 
quelques-uns  de  mes  amis;  mais  je  n'en  ai  pas 
employé  un  seul  passage  sans  l'avoir  lu  moi- 
même  dans  le  livre  cité,  et  sans  avoir  examiné 
la  matière  sur  laquelle  il  est  avancé,  et  sans 
avoir  lu  ce  qui  précède  et  ce  qui  suit,  pour  ne 
point  hasarder  de  citer  une  objection  pour  une 
réponse,  ce  qui  aurait  été  reprochable  et  in- 
juste.' 

LXXÏX. 

La  machine  arithmétique  fait  des  effets  qui 
approchent  plus  de  la  pensée  que  tout  ce  que 
font  les  animaux;  mais  elle  ne  fait  rien  qui 
puisse  faire  dir^  qu'elle  a  de  la  volonté  comme 
les  animaux. 


y. 


nt 


PKNSÉE^'ïfE  ^pMiiÙ. , 


Certains  auteurs,  parlant  de  leurs  ouvrages  , 
disent  :  Mon  livre,  mon  commentaire,  mon  his- 
toire ,  etc.  Us  sentent  leurs  bourgeois  qui  ont 
pignon  sur  rue ,  et  toujours  un  chez-moi  à  la 
bouche.  Ils  feraient  mieux  de  dire  :  Notre  li- 
vre, notre  commentaire,  notre  histoire,  etc., 
vu  que  d'ordinaire  il  y  a  plus  en  cela  du  bien 
d'autrui  que  du  leur. 

LXXXI. 

La  piété  chrétienne  anéantit  le  moi  humain , 
et  la  civilité  humaine  le  cache  et  le  supprime. 


.iAl. 


^.  LXXXII,^^^^.^-^j  uiii)  ^31 
Si  j'avais  le  cœur  aussi  pauvre  que  l'esprit , 
je  serais  bienheureux  ;  car  je  suis  merveilleuse- 
ment persuadé  que  la  pauvreté  est  un  grand 
moyen  pour  faire  son  salut. 

Lxxxm.'^^*^^^^*'^*"^'^^^ 

J*ai  remarqué  une  chose,  que,  quelque  pau* 
vre  qu'on  soit,  on  laisse  toujours  quelque  chose 
en  mourant. 

LXXXIV. 

J'aime  la  pauvreté ,  parce  que  Jésus-CliMst 
l'a  aimée.  J'aime  les  biens ,  parce  qu'ils  donnent 
moyen  d'en  assister  les  misérables.  Je  garde  la 
fidélité  à  tout  le  monde.  Je  ne  rends  pas  le  mal 
à  ceux  qui  m'en  font;  mais  je  leur  souhaite  une 
condition  pareille  à  la  mienne,  où  l'on  ne  reçoit 
pas  le  mal ,  ni  le  bien  de  la  plupart  des  hommes. 
J'essaye  d'être  toujours  véritable,  sincère  et 
lidèle  à  tous  les  hommes.  J'ai  une  tendresse  de 
cœur  pour  ceux  que  Dieu  m'a  unis  plus  étroite- 
ment. Soit  que  je  sois  seul ,  ou  à  la  vue  des 
hommes,  j'ai  en  toutes  mes  actions  la  vue  de 
Dieu  qui  doit  les  juger,  et  à  qui  je  les  ai  toutes 
consacrées.  Voilà  quels  sont  mes  sentiments  ;  et 
je  bénis  tous  les  jours  de  ma  vie  mon  Rédemp- 
teur, qui  les  a  mis  en  moi,  et  qui ,  d'un  homme 
plein  de  faiblesse,  de  misère,  de  concupiscence, 
d'orgueil  et  d'ambition,  a  fait  un  homme  exempt 
de  tous  ces  maux  par  la  force  de  la  grâce  à  la- 
quelle tout  en  est  dû ,  n'ayant  de  moi  que  la 
misère  et  l'horreur.  ,.  .    :. 

LXXXV. 

La  maladie  est  l'état  naturel  des  chrétiens , 
parce  qu'on  est  par  là,  comme  on  devrait  tou- 
jours être ,  dans  la  souffrance  des  maux  ,  dans 


la  privation  de  tous  lésWns  et  Sa  lôus  les  plai^ 
sirs  des  sens ,  exempt  de  toutes  les  passions  qui 
travaillent  pendant  tout  le  cours  de  la  vie ,  sans 
ambition,  sans  avarice,  dans  l'attente  conti- 
nuelle de  la  mort.  N'est-ce  pas  ainsi  que  les 
chrétiens  devraiejit  passer  la  vie  ?  Et  n'est-ce 
pas  un  grand  bonheur  quand  on  se  trouve  par 
nécessité  dans  l'état  où  l'on  est  obligé  d'être , 
et  qu'on  n'a  autre  chose  à  faire  qu'à  se  soumet- 
tre humblement  et  paisiblement  ?  C'est  pourquoi 
je  ne  demande  autre  chose  que  de  prier  Dieu 
qu'il  me  fasse  cette  grâce./  »  \,  o\?MbA  s  %  Â 

Cest  une  chose  étrange  que  les  hommes  aieut 
voulu  comprendre  les  principes  des  choses ,  et 
arriver  jusqu'à  connaître  tout  1  car  il  est  sans 
doute  qu'on  ne  peut  former  ce  dessein  sans  une 
présomption  ou  sans  une  capacité  infmie  comme 
la  nature.  sJiii\\ 

LXXXVIL 

La  nature  a  des  perfections ,  pour  montrer 
qu'elle  est  l'image  de  Dieu  ;  et  des  défauts , 
pour, moiitrer, qu'elle  n'en  est  que  J[,'iç»age. 

"•'  ^"^  ^'^"^  •>"'  Lxxxvm.    '-  ^'^' 

Les  hommes  sont  si  nécessairement  fous ,  que 
ce  serait  être  fou  par  un  autre  tour  de  folie 
que  de  i:e  pas  être  fou.  ^    :i     •   ^u^'i 

îfsc»'"  f-A  ah  ■■   T V xxtX^^^'^^"  ln^iit>.  /lO- 

Otez  la  probabilité,  on  ne  peut  plus  plaire  au 

monde  :  mettez  la  probabilité,  on  ne  peut  plus 

lui  déplaire.  .  .  <;  i 

^jJ  "  3.PU  J-*/;  îi  t  'ri^'uu')  :*L'p  i»fti»'ii 

L'ardeur  des  saints  à  rechercher  et  pratiquer 
le  bien  était  inutile,  si  la  probabilité  est  sùrje. 

xci.  '^i'"  "«-q 

Pour  faire  d'un  homme  un  saint,  il  faut  que 
ce  soit  la  grâce;  et  qui  en  doute  ne  sait  ce  que 
c'est  qu'un  saint  ,et  qu'un  homme. ,  * . 

On  aime  la  sûreté.  On  aime  que  le  pape  soit 
infaillible  en  la  foi ,  et  que  les  docteurs  graves 
le  soient  dans  leurs  mœurs ,  afm  d'avoir  çon 
assurance.       ,{;v:roH<  f^.a.Kr.-^iim'ii'^triJiV^'H'i^. 

Il  ne  faut  pas  jugerde  ce  qu'est  le  pape  par 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVII. 


133 


quelques  paroles  des  Pères,  comme  disaient 
les  Grecs  dans  un  concile  (  règle  importante  I  ), 
iiiàis  par  les  actions  de  TÉglise  et  des  Pères , 
*èVpar  les  canoy:'' '  ^'  '^'l'  '''^'  '   ''  ''  "'V,'!.',„ 

,î  9jrp  tiiiih    ^i\q  ^^^V*  .;h(.a^' jl   A^  o'^rif^ 

Ëëj^ecpè  esf  le  pWniief.  Qttéï  àùti'e  6ât  bdnhti 
de  tous  ?  Quel  autre  est  reconnu  de  tous  ayant 
pouvoir  d'influer  par  tout  le  corps,  parce  qu'il 
tient  la  maîtresse  branche  qui  influe  partout  ? 

Il  y  a  hérésie  à  expliquer  toujours  omnes  de 
tous,  et  hérésie  à  ne  pas  l'expliquer  quelque- 
fois de  tous.  Bibite  ex  hoc  omnes  :  les  hugue- 
nots ,  hérétiques ,  en  l'expliquant  de  tous.  In 
quo  omnes peccaverunt  :  les  huguenots,  héré- 
tiques, en  exceptant  les  enfants  des  fidèles.  Il 
faut  donc  suivre  les  Pères  et  la  tradition  pour 
savoir  quand,  puisqu'il  y  a  hérésie  à  craindre 
de  part  et  d'autre. 

XCVIf  ^ 

-^'«M  moindre  mouvement  importe  à  toute  la 
nature  ;  la  mer  entière  change  pour  une  pierre. 
Ainsi,  dans  la  grâce,  la  moindre  action  im- 
porte pour  ses  suites  à  tout.  Donc  tout  est  im- 
portant. 

Tous  les  hommes  se  haïssent  naturellement. 
On  s'est  servi  comme  on  a  pu  de  la  concupis- 
cence pour  la  faire  servir  au  bien  public.  Mais 
ce  n'est  que  feinte ,  et  une  fausse  image  de  la 
charité;  réellement  ce  n'est  que  haine.  Ce  vi- 
lain fonds  de  l'homme,  figmentum  malum, 
n'est  que  couvert  ;  il  n'est  pas  ôté. 

t.n'.T.fq  '  -i-      xcvra. 

'Si^l*<kl  Veut  dil'C  que  l'homme  est  trop  peu 
pour  mériter  la  communication  avec  Dieu ,  il 
faut  être  bien  grand  pour  en  juger. 

^j,,    ^  XCIX. 

11  est  indigne  de  Dieu  de  se  joindre  à  l'homme 
misérable  ;  mais  il  n'est  pas  indigne  de  Dieu  de 
le  tirer  de  sa  misère. 


îs>?  a*f(, 


C. 


Qui  l'a  jamais  compris  !  Que  d'absurdités  !... 
Des  pécheurs  purifiés  sans  pénitence ,  des  justes 
sanctifiés  sans  la  grâce  de  Jésus-Christ,  Dieu 
sans  pouvoir  sur  la  volonté  des  hommes ,  une 


prédestination  sans  mystère,  un  Rédempteur 
sans  certitude. 

CI. 

■^îi.  .  •• 

r- Unité,  multitude.  En  considérant  l'Églisç 
comme  unité,  le  pape  en  est  le  chef,  comme  tout. 
En  la  considérant  comme  multitude ,  le  pape  n'en 
est  qu'une  partie.  La  multitude  qui  ne  se  réduit 
pas  à  l'unité  est  confusion  ;  l'unité  qui  n'est  pas 
multitude  est  tyrannie. 

Cil. 

Dieu  ne  fait  point  de  miracles  dans  la  con- 
duite ordinaire  de  son  Église.  C'en  serait  un 
étrange,  si  l'infaillibilité  était  dans  un;  mais 
d'être  dans  la  multitude ,  cela  paraît  si  naturel , 
que  la  conduite  de  Dieu  est  cachée  sous  la  na- 
ture, comme  en  tous  ses  ouvrages. 

De  ce  que  la  religion  chrétienne  n'est  pas  uni- 
que, ce  n'est  pas  une  raison  de  croire  qu'elle 
n'est  pas  la  véritable.  Au  contraire,  c'est  ce  qui 
fait  voir  qu'elle  l'est, 

CIV. 

Dans  un  état  établi  en  république,  comme 
Venise,  ce  serait  un  très-grand  mal  de  contri- 
buer à  y  mettre  un  roi,  et  à  opprimer  la  li- 
berté des  peuples  à  qui  Dieu  l'a  donnée.  Mais 
dans  un  état  où  la  puissance  royale  est  établie, 
on  ne  pourrait  violer  le  respect  qu'on  lui  doit 
sans  une  espèce  de  sacrilège;  parce  que  la  puis- 
sance que  Dieu  y  a  attachée  étant  non-seule- 
ment une  image,  mais  une  participation  de  la 
puissance  de  Dieu,  on  ne  pourrait  s'y  opposer 
sans  résister  manifestement  à  l'ordre  de  Dieu. 
De  plus ,  la  guerre  civile ,  qui  en  est  une  suite  , 
étant  un  des  plus  grands  maux  qu'on  puisse 
commettre  contre  la  charité  du  prochain ,  on  ne 
peut  assez  exagérer  la  grandeur  de  cette  faute. 
Les  premiers  chrétiens  ne  nous  ont  pas  appris 
la  révolte,  mais  la  patience,  quand  les  princes 
ne  s'acquittent  pas  bien  de  leur  devoir. 

M.  Pascal  ajoutait  :  J'ai  un  aussi  grand  cioi- 
gnement  de  ce  péché  que  pour  assassiner  le 
monde  et  voler  sur  les  grands  chemins  :  il  n'y  a 
rien  qui  soit  plus  contraire  à  mon  naturel ,  et 
sur  quoi  je  sois  moins  tenté. 

CV. 

L'élocpience  «st  un  art  de  dire  les  choses  de 


134 


telle  façoû  :  l"  que  ceux  à  qui  l'on  parle  puissent 
les  entendre  sims  peine  et  avec  plaisir  ;  2"  qu'ils 
s'y  sentent  intéressés,  en  sorte  que  l'amour- 
propre  les  porte  plus  volontiers  à  y  faire  ré- 
flexion. Elle  consiste  donc  dans  une  correspon- 
dance qu'on  tâche  d'établir  entre  l'esprit  et  le 
cœur  de  ceux  a  qui  l'on  pax'le,  d'un  côté,  et ,  de 
l'autre ,  les  pensées  et  les  expressions  dont  on  se 
sert  ;  ce  qui  suppose  qu'on  aura  bien  étudié  le 
cœur  de  l'homme  pour  en  savoir  tous  les  ressorts, 
et  pour  trouver  ensuite  les  justes  proportions  du 
discours  qu'on  veut  y  assortir.  Il  faut  se  mettre 
à  la  place  de  ceux  qui  doivent  nous  entendre , 
et  faire  essai  sur  son  propre  cœur  du  tour  qu'on 
donne  à  son  discours,  pour  voir  si  l'un  est  fait 
pour  l'autre ,  et  si  l'on  peut  s'assurer  que  l'audi- 
teur sera  comme  forcé  de  se  rendre.  Il  faut  se 
renfermer  le  plus  qu'il  est  possible  dans  le 
simple  naturel  ;  ne  pas  faire  grand  ce  qui  est 
petit,  ni  petit  ce  qui  est  grand.  Ce  n'est  pas 
assez  qu'une  chose  soit  belle,  il  faut  qu'elle  soit 
propre  au  sujet ,  qu'il  n'y  ait  rien  de  trop ,  ni 
rien  de  manque. 

L'éloquence  est  une  peinture  de  la  pensée  ;  et 
ainsi  ceux  qui,  après  avoir  peint,  ajoutent  en- 
core ,  font  un  tableau  au  lieu  d'un  portrait. 

CVI.     "'"'  "'■   '-''■■•'" 

L'Écriture  sainte  n'est  pas  une  science  de  l'es- 
prit ,  mais  du  cœur.  Elle  n'est  intelligible  que 
pour  ceux  qui  ont  le  cœur  dreit.  Le  voile  qui 
est  sur  l'Écriture  pour  les  Juifs  y  est  aussi  pour 
les  chrétiens.  La  charité  est  non  -  seulement 
l'objet  de  l'Écriture  sainte,  mais  elle  en  est 
aussi  la  porte. 

CVIL        -/M.  ■::vr:^-V 

S'il  ne  fallait  rien  faire  que  pour  le  certain , 
on  ne  devrait  rien  faire  pour  la  religion  ;  car  elle 
n'est  pas  certaine.  Mais  combien  de  choses  fait- 
on  pour  l'incertain ,  les  voyages  sur  mer ,  les 
batailles  !  Je  dis  donc  qu'il  ne  faudrait  rien  faire 
du  tout,  car  rien  n'est  certain;  et  il  y  a  plus  de 
certitude  à  la  religion  qu'à  l'espérance  que  nous 
voyions  le  jour  de  demain  :  car  il  n'est  pas 
certain  que  nous  voyions  demain  ;  mais  il  est 
certainement  possible  que  nous  ne  le  voyions 
pas.  On  n'en  peut  pas  dire  autant  de  la  reli- 
gion. Il  n'est  pas  certain  qu'elle  soit;  mais  qui 
osera  dire  qu'il  est  certainement  possible  qu'elle 
ne  soit  pas?  Or,  quand  on  travaille  pour  demain 
et  pour  l'incertain,  on  agit  avec  raison. 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


Les  inventions  des  honnnes  vont  en  avançant 
de  siècle  en  siècle.  La  bonté  et  la  malice  du 
monde  en  général  reste  Ja.mème. 

Il  faut  avoir  une  pensée  de  derrière ,  et  juger 
du  tout  par  là  :  en  parlant  cependant  comme  le 
peuple. 

La  force  est  la  reine  du  monde,  et  non  pas 
l'opinion  ;  mais  l'opinion  est  celle  qui  use  de  la 
force. 

CXL 

Le  hasard  donne  les  pensées;  le  hasard 
les  ôte;  point  d'art  pour  conserver  ni  pour  ac- 
quérir. 

CXII. 


Ml<jli  bb 


Vous  voulez  que  l'Église  ne  juge  ni  de  l'inté- 
rieur, parce  que  cela  n'appartient  qu'à  Dieu,  ni 
de  l'extérieur,  parce  que  Dieu  ne  s'arrête  qu'à 
l'intérieur  ;  et  ainsi ,  lui  ôtant  tout  choix  des 
hommes,  vous  retenez  dans  l'Église  les  plus 
débordés ,  et  ceux  qui  la  déshonorent  si  fort , 
que  les  synagogues  des  Juifs  et  les  sectes  des 
philosophes  les  auraient  exilés  comme  indignes , 
et  les  auraient  abhorrés. 


lî 


^^cm:^^^^^ 


Est  fait  prêtre  maintenant  '<ïui  veut  Têtrè , 
comme  dans  Jéroboam.  '         ^  -  - 

CXIV. 

La  multitude  qui  ne  se  réduit  pas  à  l'unité  est 
confusion  ;  l'unité  qui  ne  dépend  pas  de  la  Mul- 
titude est  tyrannie.  -    ■    .■ 


On  ne  consulte  que  l'oreille,  parce  qu'on 
manque  de  cœur.  ■./  .1  sjI  ëiiiii)  la 

Il  faut ,  en  tout  dialogue  et  discours,  <fa^\i 
puisse  dire  à  ceux  qui  s'en  offensent  :  De  quoi 
vous  plaignez-vous  ?  '^     .^  .on-Kj^-rin 

cxvii  "'"•"•■'«•'"  ;'^ 

Les  enfants  qui  s'effraient  du  visage  qu'ils 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVlll. 


135 


out  barbouillé  sont  des  enfants  ;  mais  le  moyen 
que  ce  qui  est  si  faible ,  étant  enfant ,  soit  bien 
fort  étant  plus  âgé?  wne  fait  que  changer  .de 
faiblesse,,,  .,,  ,.-^  .j.^ ,.  ,  ,    .  .,.^p.  ,,,  ,^i,y,y,  ,,,, 

Incompréhensible  que  Dieu  soit,  et  incom- 
préhensible qu'il  ne  soit  pas;  que  l'âme  soit 
avec  le  corps ,  que  nous  n'ayons  pas  d'âme  ;  que 
le  monde  soit  créé ,  qu'il  ne  le  soit  pas,  etc.;  que 
le  péché  originel  soit,  ou  qu'il  ne  soit  pas. 

CXIX. 

Les  athées  doivent  dire  des  choses  parfaite- 
ment claires  ;  or ,  il  n'est  point  parfaitement  clair 
que  l'âme  soit  matérielle. 

cxx. 

Incrédules ,  les  plus  crédules.  lis  croient  les 
miracles  de  Vespasienj  pour  ne  pas  croire  ceux 
de  Moïse. 


&ur  la  philosophie  de  Descartes. 


î>j 


Il  faut  dire  en  gros  :  Cela  se  fait  par  figure 
et  mouvement ,  car  cela  est  vrai.  Mais  de  dire 
quelle  figure  et  mouvement,  et  composer  la 
machine,  cela  est  ridicule;  car  cela  est  inutile, 
et  incertain  et  pénible.  Et  quand  cela  serait  vrai, 
nous  n'estimons  pas  que  toute  la  philosophie 
vaille  une  heure  de  peine. 

ARTICLE  XVIII. 

Pensées  sur  la  mort,  qui  ont  été  extraites 
cVune  lettre  écrite  par  Pascal  y  au  sujet  de 
la  mort  de  son  père, 

*?^  ètircii'!  s^p.t'-a  U'b"!f  *.:i%jr  n^r  ïi>w.:iiii;.nf  0.^ 

Quand  nous  sommes  dans  l'affliction  à  cause 
de  la  mort  de  quelque  personne  pour  qui  nous 
avons  de  l'affection ,  ou  pour  quelque  autre 
malheur  qui  nous  arrive,  nous  ne  devons  pas 
chercher  de  la  consolation  dans  nous-mêmes , 
ni  dans  les  hommes,  ni  dans  tout  ce  qui  est 
créé;  mais  nous  devons  la  chercher  en  Dieu 
seul.  Et  la  raison  en  est,  que  toutes  les  créa- 
tures ne  sont  pas  la  première  cause  des  acci- 
dents que  nous  appelons  maux;  mais  que  la 
providence  de  Dieu  en  étant  l'unique  et  vérita- 
ble cause,  l'arbitre  et  la  souveraine,  il  est  in- 
dubitable qu'il  faut  recourir  directement  à  la 


source,  et  remonter  jusques  à  l'origine,  pour 
trouver  un  solide  allégement.  Que  si  nous  sui- 
vons ce  précepte ,  et  que  nous  considérions  cette 
mort  qui  nous  afflige,  non  pas  comme  un  effet 
du  hasard,  ni  comme  une  nécessité  fatale  de 
la  nature,  ni  comme  le  jouet  des  éléments  et 
des  parties  qui  composent  l'homme  (car  Dieu 
n'a  pas  abandonné  ses  élus  au  caprice  du  ha- 
sard), mais  comme  une  suite  indispensable, 
inévitable,  juste,  et  sainte,  d'un  arrêt  de  la 
providence  de  Dieu ,  pour  être  exécuté  dans  la 
plénitude  de  son  temps  ;  et  enfin  que  tout  ce  qui 
est  arrivé  a  été  de  tout  temps  présent  et  préor- 
donné en  Dieu  :  si ,  dis-je ,  par  un  transport  de 
grâce ,  nous  regardons  cet  accident ,  non  dans 
lui  -  même  et  hors  de  Dieu ,  mais  hors  de  lui- 
même  et  dans  la  volonté  même  de  Dieu  ;  dans 
la  justice  de  son  arrêt,  dans  l'ordre  de  sa  pro- 
vidence, qui  en  est  la  véritable  cause,  sans  qui 
il  ne  fût  pas  arrivé ,  par  qui  seul  il  est  arrivé , 
et  de  la  manière  dont  il  est  arrivé  ;  nous  adore- 
rons dans  un  humble  silence  la  hauteur  impé- 
nétrable de  ses  secrets  ;  nous  vénérerons  la  sain- 
teté de  ses  arrêts ,  nous  bénirons  la  conduite  de 
sa  providence  ;  et ,  unissant  notre  volonté  à  celle 
de  Dieu  même,  nous  voudrons  avec  lui,  en  lui, 
et  pour  lui,  la  chose  qu'il  a  voulue  en  nous  et 
pour  nous  de  toute  éternité. 

II- 

Il  n'y  a  de  consolation  qu'en  la  vérité  seule. 
Il  est  sans  doute  que  Socrate  et  Sénèque  n'ont 
rien  qui  puisse  nou%persuader  et  consoler  dans 
ces  occasions.  Ils  ont  été  sous  l'erreur  qui  a 
aveuglé  tous  les  hommes  dans  le  premier  :  ils 
ont  tous  pris  la  mort  comme  naturelle  à  l'homme  ; 
et  tous  les  discours  qu'ils  ont  fondés  sur  ce  faux 
principe  sont  si  vains  et  si  peu  solides ,  qu'ils  ne 
servent  qu'à  montrer  par  leur  inutilité  combien 
l'homme  en  général  est  faible,  puisque  les  plus 
hautes  productions  des  plus  grands  d'entre  les 
hommes  sont  si  basses  et  si  puériles. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  Jésus-Christ ,  il 
n'en  est  pas  ainsi  des  livres  canoniques  :  la  vé- 
rité y  est  découverte  ;  et  la  consolation  y  est 
jointe  aussi  infailliblement  qu'elle  est  infaillible- 
ment séparée  de  l'erreur.  Considérons  donc  la 
mort  dans  la  vérité  que  le  Saint-Esprit  nous  a 
apprise.  Nous  avons  cet  admirable  avantage  de 
connaître  que  véritablement  et  effectivement  la 
mort  est  une  peine  du  péché,  imposée  à  l'homme 
pour  expier  son  crime,  nécessaire  à  l'homme 
pour  le  purger  du  péché  ;  que  c'est  la  seul»  qui 


136 


,ÇEiNSEES  D^  PASÇAJL, 


peut  déliviiîr  l'ûine  de  la  concupiscence  des  mem- 
bres, sans  laquelle  les  saints  ne  Vivent  point  en 
ce  monde.  Nous  savons  que  la  vie ,  et  la  vie  des 
chrétiens ,  est  un  sacrifice  continuel  qui  ne  peut 
être  achevé  que  \^r  la  mort  :  nous  savons  que 
Jésus-Christ,  entrant  au  monde,  s'est  considéré 
et  s'est  offert  a  Dieu  comme  un  holocauste  et 
une  véritable  victime  ;  que  sa  naissance,  sa  vie, 
sa  mort,  sa  résurrection,  son  ascension,  sa  séance 
éternelle  tu.  la  droite  de  son  père,  et  sa  présence 
dans  l'Eucharistie,  ne  sont  qu'un  seul  et  unique 
sncriflce  ;  nous  savons  que  ce  qui  est  arrivé  en 
Jésus-Christ  doit  arriver  en  tous  ses  membres. 
.  Considérons  donc  la  viç  comme  un  sacrifice  ; 
et  que  les  accidents  de  la  vie  ne  fassent  d'impres- 
sion dans  l'esprit  des  chrétiens  qu'à  proportion 
qu'ils  interrompent  ou  qu'ils  accomplissent  ce 
sacrilice.  N'appelons  mal  que  ce  qui  rend  la  vic- 
time de  Dieu  victime  du  diable  ;  mais  appelons 
bien  ce  qui  rend  la  victime  du  diable  en  Adam 
victime  de  Dieu  ;  et,  sur  cette  règle,  examinons 
la  nature  de  la  mort. 

Pour  cela  il  faut  rçcourir  à  la  personne  de 
Jésus-Christ  ;  car,  comme  Dieu  ne  considère  les 
hommes  que  par  le  médiateur  Jésus-Christ,  les 
hommes  aussi  ne  devraient  regarder  ni  les  au- 
tres, ni  eux-mêmes,  que  médiatement  par  Jésus- 
Christ. 

Si  nous  ne  passons  par  ce  milieu ,  nous  ne 
trouverons  en  nous  que  de  véritables  malheurs , 
ou  des  plaisirs  abominables  :  mais  si  nous  con- 
sidérons toutes  ces  choses  en  Jésus-Christ ,  nous 
trouverons  toute  consolation ,  toute  satisfaction , 
toute  édification,  * 

Considérons  donc  la  mort  en  Jésus-Christ,  et 
non  pas  sans  Jésus-Christ.  Sans  Jésus-Christ  elle 
est  horrible,  elle  e$t  détestable,  et  l'horreur  de 
la  nature.  En  Jésus-Christ,  elle  est  tout  autre, 
elle  est  aimable,  saiilte,  et  la  joie  du  fidèle.  Tout 
est  doux  en  Jésus-Christ  jusqu'à  la  mort  ;  et  c'est 
pourquoi  il  a  souffert  et  est  mort  pour  sanctifier 
la  mort  et  les  souffrances  :  et  comme  Dieu  et 
comme  hommç,  il  a  été  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand 
et  tout  ce  qu'il  y  a  d'abject,  afin  de  sanctifier 
en  soi  toutes  choses,  excepté  le  péché,  et  pour 
être  le  modèle  de  toutes  les  conditions. 

Pour  considérer  ce  que  c'est  que  la  mort,  et 
la  mort  en  Jésus-Christ,  il  faut  voir  quel  rang 
elle  tient  dans  son  sacrifice  continuel  et  sans 
interruption ,  et  pour  cela  remarquer  que ,  dans 
les  sacrifices,  la  principale  partie  est  la  mort  de 
l'hostie.  L'oblation  et  la  sanctification  qui  pré- 
cèdent sont  des  dispositions  ;  mais  laccomplis- 


sement  est  la  mort,  dans  laquelle,  par  l'anéan- 
tissement de  la  vie,  la  créature  rend  à  Dieu  tout 
l'hommage  dont  elle  est  capable,  en  s'anéantis- 
sant  devant  les  yeux  de  sa  majesté ,  et  en  ado- 
rant sa  souveraine  existence,  qui  existe  seule 
essentiellement,  11  est  vrai  qu'il  y  a  encore  une 
autre  partie  après  la  mort  de  l'hostie ,  sans  la- 
quelle sa  mort  est  inutile  ;  c'est  l'acceptation  que 
Dieu  fait  du  sacrifice.  C'est  ce  qui  est  dit  dans 
l'Écriture:  Et  odoratus  est  Dominus  odoren^ 
suavitatis  (  Gènes,,  viii,  21  )  .•  Et  Dieu  a  reçu 
rôdeur  du  sacrifice.  C'est  véritablement  celle-là 
qiû  couronne  l'oblation  ;  mais  elle  est  plutôt  une 
action  de  Dieu  vers  la  créature ,  que  de  la  créa- 
ture vers  Dieu  ;  et  elle  n'empêche  pas  que  la  der- 
nière action  de  la  créature  ne  soit  la  mort. 

Toutes  ces  choses  ont  été  accomplies  en  Jésus- 
Christ.  En  entrant  au  monde,  il  s'est  offert  :  Ob- 
tulit  semelipsum  per  Spiritum  sançtum  (  Hebr.y 
IX ,  14).  Ingrediens  mundum  dixit  :  Hostiam  et 
oblationem  noluisii:  corpus  autemaptasti  mihi. 
Tune  diod  :  Ecce  venio.  In  capiteLibriscriptum 
est  de  me,  utfaciam,  Deus,  voluntatem  tuam: 
{Hebr.jX,  5,  et  7).  Deus  meus,  volui,  et  legemx' 
tuam  in  medio  cordis  mei  ( Psalm.  Z%),  Il  s'est 
offert  lui-même  par  le  Saint-Esprit,  Entrant 
dans  le  monde,  il  a  dit:  Seigneur,  les  sacrifices 
ne  vous  sont  point  agréables  ;  mais  vous  m'avez 
formé  un  corps.  Alors  f  ai  dit:  Me  voici,  je  viens 
selon  qu'il  est  écrit  de  moi  dans  le  Libre,  pou^ 
faire,  mon  Dieu,  votre  volonté  :  c'est  aussi,  mon 
Dieu,  ce  que  j'ai  voulu,  et  votre  loi  est  dans. le 
milieu  de  mon  cœur.  Voilà  son  oblation.  Sa,, 
sanctification  a  suivi  immédiatement  son  oblaéa 
tion.  Ce  sacrifice  a  duré  toute  sa  vie,  et  a  été  9,^5*^ 
compli  par  sa  mort,  II.  a  fallu  qu'il  ait  passé  ^ûflfiu 
les  souffrances  pour  entrer  en  sa  gloire  (Luc^-q 
XXIV,  26  ).  Aux  jours  de  sa  chair,  ayant  offert  x , 
avec  un  grand  cri  et  avec  larmes  ses  prières  et 
ses  supplications  à  celui  qui  pouvait  le  tirer  ^ey,, 
la  mort,  il  a  été  exaucé  selon  son  humble  re^;^ 
pect  par  son  Père;  et  quoiqu'il  fût  le  Fils  ^  i^ 
Dieu,  il  a  appris  l'obéissance  par  tout  ce  qu'il ,.' 
a  souffert  {Ilebr.,  v,  7,  8).  Et  Dieu  l'a  ressus- 
cité, et  lui  a  envoyé  sa  gloire,  figurée  autrefois  ,, 
par  le  feu  du  ciel  qui  tombait  sur  les  victimes ,    ; 
pour  brûler  et  consumer  son  corps,  et  le  îm§,,i 
vivre  de  la  vie  de  la  gloire.  C'est  ce  que  Jés«|ntio!) 
Christ  a  obtenu ,  et  ^ui  a  e);|é^j^c,cç>^gji  ufir.  iS^;G' 
résurrection:  "     '    '      ■'\"'l!/,*    -'..       yjîo.  o<rp 

Ainsi  ce  sacrifice  étant  parfait  parla  mort  de  j 
Jésus-Christ,  et  consommé  même  en  soi)  porps  , j 
par  sa  résurrection.,  pu  l'iniage  dei  la;Chair.4]^fo; 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XVIII. 


13' 


péché  a  été  absorbée  par  la  gloire,  Jésus-Christ 
avait  tout  achevé  de  sa  part  ;  et  il  ne  restait  plus 
sinon  que  le  sacrifice  fût  accepté  de  Dieu,  et  que, 
comme  la  fumée  s'élevait,  et  portait  l'odeur  au 
trône  de  Dieu,  aussi  Jésus -Christ  fût,  en  cet  état 
d'immolation  parfaite,  offert,  porté,  et  reçu  au 
trône  de  Dieu  même  :  et  c'est  ce  qui  a  été  ac- 
compli en  l'Ascension,  en  laquelle  il  est  monté, 
et  par  sa  propre  force,  et  par  la  force  de  son 
Saint-Esprit ,  qui  l'environnait  de  toutes  parts. 
Il  a  été  enlevé  comme  la  fumée  des  victimes, 
qui  est  la  figure  de  Jésus-Christ,  était  portée  en 
haut  par  l'air  qui  la  soutenait,  qui  est  la  figure 
du  Saint-Esprit:  et  les  Actes  des  apôtres  nous 
marquent  expressément  qu'il  fut  reçu  au  ciel , 
pour  nous  assurer  que  ce  saint  sacrifice  accompli 
en  terre  a  été  accepté  et  reçu  dons  le  sein  de 
Dieu. 

Voilà  l'état  des  choses  en  notre  souverain  Sei- 
gneur. Considérons-les  en  nous  maintenant. 
Lorsque  nous  entrons  dans  l'Église ,  qui  est  le 
monde  des  fidèles,  et  particulièrement  des  élus, 
où  Jésus -Christ  entra  dès  le  moment  de  son 
incarnation ,  par  un  privilège  particulier  au  Fils 
unique  de  Dieu ,  nous  sommes  offerts  et  sancti- 
fiés. Ce  sacrifice  se  continue  par  la  vie ,  et  s'ac- 
complit à  la  mort,  dans  laquelle  l'âme,  quittant 
véritablement  tous  les  vices  et  l'amour  de  la 
terre,  dont  la  contagion  l'infecte  toujours  du- 
rant cette  vie ,  elle  achève  son  immolation ,  et 
est  reçue  dans  le  sein  de  Dieu. 

Ne  nous  affligeons  donc  pas  de  la  mort  des 
fidèles,  comme  les  païens  qui  n'ont  point  d'es- 
pérance. Nous  ne  les  avons  pas  perdus  au  mo- 
ment de  leur  mort.  Nous  les  avions  perdus,  pour 
ainsi  dire,  dès  qu'ils  étaient  entrés  dans  l'Eglise 
par  le  baptême.  Dès  lors  ils  étaient  à  Dieu.  Leur 
vie  était  vouée  à  Dieu  ;  leurs  actions  ne  regar- 
daient le  monde  que  pour  Dieu.  Dans  leur  mort, 
ils  se  sont  entièrement  détachés  des  péchés  ;  et 
c'est  en  ce  moment  qu'ils  ont  été  reçus  de  Dieu, 
et  que  leur  sacrifice  a  reçu  son  accomplissement 
et  son  couronnement. 

Ils  ont  fait  ce  qu'ils  avaient  voué:  ils  ont 
achevé  l'œuvre  que  Dieu  leur  avait  donné  à  faire  : 
ils  ont  accompli  la  seule  chose  pour  laquelle  ils 
avalent  été  créés.  La  volonté  de  Dieu  s'est  ac- 
complie en  eux ,  et  leur  volonté  est  absorbée  en 
Dieu.  Que  notre  volonté  ne  sépare  donc  pas  ce 
que  Dieu  a  uni  ;  et  étouffons  ou  modérons  par 
l'intelligence  de  la  vérité  les  sentiments  de  la  na- 
ture corrompue  et  déçue,  qui  n'a  que  de  fausses 
images,  et  qui  trouble,  par  ses  illusions,  la  sain- 


teté des  sentiments  que  la  vérité  de  l'Évangile 
doit  nous  donner.  ^ 

Ne  considérons  donc  plus  la  mort  comme  des 
païens ,  mais  comme  des  chrétiens ,  c'est-à-dire 
avec  l'espérance ,  comme  saint  Vaxil  l'ordonne, 
puisque  c'est  le  privilège  spécial  des  chrétiens. 
Ne  considérons  plus  un  corps  comme  une  cha- 
rogne infecte ,  car  la  nature  trompeuse  nous  le 
représente  de  la  sorte,  mais  comme  le  temple 
inviolable  et  éternel  du  Saint-Esprit,  comme  la 
foi  l'apprend. 

Car  nous  savons  que  les  corps  des  saints  sont 
habités  par  le  Saint-Esprit  jusques  à  la  résur- 
rection, qui  se  fera  par  la  vertu  de  cet  Esprit 
qui  réside  en  eux  pour  cet  effet.  C'est  le  senti- 
ment des  Pères.  C'est  pour  cette  raison  que  nous 
honorons  les  reliques  des  morts,  et  c'est  sur  ce 
vrai  principe  que  l'on  donnait  autrefois  l'Eucha- 
ristie dans  la  bouche  des  morts;  parce  que, 
comme  on  savait  qu'ils  étaient  le  temple  du 
Saint-Esprit,  on  croyait  qu'ils  méritaient  d'être 
aussi  unis  à  ce  saint  sacrement.  Mais  l'Église  a 
changé  cette  coutume  ;  non  pas  qu'elle  croie  que 
ces  corps  ne  soient  pas  saints,  mais  par  cette 
raison  que  l'Eucharistie  étant  le  pain  de  vie  et 
des  vivants,  il  ne  doit  pas  être  donné  aux  morts. 

Ne  considérons  plus  les  fidèles  qui  sont  morts 
eu  la  grâce  de  Dieu  comme  ayant  cessé  de  vivre, 
quoique  la  nature  le  suggère  ;  mais  comme  com- 
mençant à  vivre ,  comme  la  vérité  l'assure.  Ne 
considérons  plus  leurs  âmes  comme  péries  et 
réduites  au  néant ,  mais  comme  vivifiées  et  unies 
au  souverain  vivant  :  et  corrigeons  ainsi ,  par 
l'attention  à  ces  vérités,  les  sentiments  d'erreur 
qui  sont  si  empreints  en  nous-mêmes,  et  ces 
mouvements  d'horreur  qui  sont  si  naturels  à 
l'homme.      *'  i"  "i**  v    '■  ^--      —  -     - 

-    -ia.  •■  -  ■■'-■^'^ 

Dieu  à  créé  l'homme  avec  deux  arnours,  l'un 
pour  Dieu,  l'autre  pour  soi-même;  mais  avec 
cette  loi,  que  l'amour  pour  Dieu  serait  infini, 
c'est-à-dire  sans  aucune  autre  fin  que  Dieu 
même,  et  que  l'amour  pour  soi-même  serait 
fini  et  '  rapportant  à  Dieu, 

L'homme  en  cet  état,  non-seulement  s'aimait 
sans  péché,  mais  il  ne  pouvait  pas  ne  point  s'ai- 
mer sans  péché. 

Depuis,  le  péché  étant  arrivé,  l'homme  a 
perdu  le  premier  de  ces  amours;  et  l'amour 
pour  soi-même  étant  resté  seul  dans  cette  grande 
âme  capable  d'un  amour  infini ,  cet  amour-pro- 


II  fuiU  sous-entendro  se. 


i  Ay/f  de  l'àlit.  de  l«*^.; 


138 

pre  s'est  étendu  et  débordé  dans  le  vide  que 
l'amour  de  Dieu  a  laissé;  et  ainsi  il  s'est  ainié 
seul,  et  toutes  choses  pour  soi,  c'est-à-dire  infi- 
niment. „./.„,,,  ,„,,  ,,,.,,., 

Voilà  l'origine  de  l'amour-propre.  Il  était  na- 
turel à  Adam,  et  juste  en  son  innocence  ;  mais 
il  est  devenu  et  criminel  et  immodéré,  ensuite 
de  son  péché.  Voilà  la  source  de  cet  amour,  et 
la  cause  de  sa  défectuosité  et  de  son  excès. 

Il  en  est  de  même  du  désir  de  dominer,  de  la 
paresse ,  et  des  autres  vices.  L'application  en 
est  aisée  à  faire  au  sujet  de  l'horreur  que  nous 
avons  de  la  mort.  Cette  horreur  était  naturelle 
et  juste  dans  Adam  innocent ,  parce  que  sa  vie 
étant  très-agréable  à  Dieu  ,  elle  devait  être 
agréable  à  l'homme  :  et  la  mort  eût  été  horri- 
ble, parce  quelle  eût  fini  une  vie  conforme  à  la 
volonté  de  Dieu.  Depuis ,  l'homme  ayant  péché, 
sa  vie  est  devenue  corrompue,  son  corps  et 
son  âme  ennemis  l'un  de  l'autre,  et  tous  deux 
de  Dieu. 

Ce  changement  ayant  infecté  une  si  sainte 
vie ,  l'amour  de  la  vie  est  néanmoins  demeuré  ; 
et  l'horreur  de  la  mort  étant  restée  la  même,  ce 
qui  était  juste  en  Adam  est  injuste  en  nous. 

Voilà  l'origine  de  l'horreur  de  la  mort ,  et  la 
cause  de  sa  défectuosité.  Éclairons  donc  l'erreur 
de  la  nature  par  la  lumière  de  la  foi. 

L'horreur  de  la  mort  est  naturelle  ;  mais  c'est 
dans  l'état  d'innocence,  parce  qu'elle  n'eût  pu 
entrer  dans  le  paradis  qu'en  finissant  une  vie 
toute  pure.  Il  était  juste  de  la  haïr,  quand  elle 
n'eût  pu  arriver  qu'en  séparant  une  âme  sainte 
d'un  corps  saint  :  mais  il  est  juste  de  l'aimer, 
quand  elle  sépare  une  âme  sainte  d'un  corps  im- 
pur. Il  était  juste  de  la  fuù*,  quand  elle  eût  rompu 
la  paix  entre  l'âme  et  le  corps  ;  mais  non  pas 
quand  elle  en  calme  la  dissension  irréconciliable. 
Enfui,  quand  elle  eût  affligé  un  corps  innocent, 
quand  elle  eût  ôté  au  corps  la  liberté  d'honorer 
Dieu ,  quand  elle  eût  séparé  de  l'âme  un  corps 
soumis  et  coopérateur  à  ses  volontés,  quand 
elle  eût  fini  tous  les  biens  dont  l'homme  est  ca- 
pable ,  il  était  juste  de  l'abhorrer  ;  mais  quand 
elle  finit  une  vie  impure,  quand  elle  ôte  au  corps 
la  liberté  de  pécher,  quand  elle  délivre  l'âme 
d'un  rebelle  très-puissant,  et  contredisant  tous 
les  motifs  de  son  salut,  il  est  très-injuste  d'en 
conserver  les  mêmes  sentiments. 

Ne  quittons  donc  pas  cet  amour  que  la  nature 
nous  a  donné  pour  la  vie,  puisque  nous  l'avons 
reçu  de  Dieu  ;  mais  que  ce  soit  pour  la  même  vie 
pour  laquelle  Dieu  nous  la  donné,  et  non  pas 


PENSÉES  DE  PASCAL,  ^-j^^ 


pour  un  objet  contraire.  Et  en  consentant  à  Tj^- 
mour  qu'Adam  avait  pour  sa  vie  innocente ,  et 
que  Jésus-Christ  même  a  eu  pour  la  sienne,  por- 
tons-nous à  haïr  une  vie  contraire  à  celle  que 
Jésus-Christ  a  aimée,  et  à  n'appréhender  que  la 
mort  que  Jésus-Christ  a  appréhendée,  qui  arrive 
à  un  corps  agréable  à  Dieu  ;  mais  non  pas  à  crain- 
dre une  mort  qui ,  punissant  un  corps  coupable 
et  purgeant  un  corps  vicieux ,  doit  nous  donner 
des  sentiments  tout  contraires,  si  nous  avons  un 
peu  de  foi,  d'espérance  et  de  charité. 

C'est  un  des  grands  principes  du  christia- 
nisme ,  que  tout  ce  qui  est  arrivé  à  Jésus-Christ 
doit  se  passer  et  dans  l'âme  et  dans  le  corps  de 
chaque  chrétien;  que  comme  Jésus -Christ  a 
souffert  durant  sa  vie  mortelle,  est  mort  à  cette 
vie  mortelle,  est  ressuscité  d'une  nouvelle  vie, 
et  est  monté  au  ciel,  où  il  est  assis  à  la  droite  de 
Dieu  son  père,  ainsi  le  corps  et  l'âme  doivent  souf 
frir,  mourir,  ressusciter,  et  monter  au  ciel. 

Toutes  ces  choses  s'accomplissent  dans  l'âme 
durant  cette  vie^  mais  non  dans  le  corps. 

L'âme  souffre  et  meurt  au  péché  dans  la  pé- 
nitence et  dans  le  baptême  ;  l'âme  ressuscite  à 
une  nouvelle  vie  dans  ces  sacrements  ;  et  enfin 
l'âme  quitte  la  terre  et  monte  au  ciel  en  menant 
une  vie  céleste  ;  ce  qui  fait  dire  à  saint  Paul  : 
Nostra  conversatio  in  cœlis  est  {Philipp,,  m,  20). 

Aucune  de  ces  choses  n'arrive  dans  le  corps 
durant  cette  vie,  mais  les  mêmes  choses  s'y  pas- 
sent ensuite.  Car  à  la  mort,  le  corps  meurt  à  sa 
vie  mortelle  :  au  jugement,  il  ressuscitera  à  une 
nouvelle  vie  :  après  le  jugement,  il  montera  au 
ciel,  et  y  demeurera  éternellement.  Ainsi  les  mê- 
mes choses  arrivent  au  corps  et  à  l'âme,  mais  en 
différents  temps  ;  et  les  changements  du  corps 
n'arrivent  que  quand  ceux  de  l'âme  sont  accom- 
plis, c'est-à-dire  après  la  mort:  de  sorte  que  la 
mort  est  le  couronnement  de  la  béatitude  de  l'âme 
et  le  commencement  de  la  béatitude  du  corps. 

Voilà  les  admirables  conduites  de  la  sagesse 
de  Dieu  sur  le  salut  des  âmes  ;  et  saint  Augustin 
nous  apprend,  sur  ce  sujet,  que  Dieu  en  a  dis- 
posé de  la  sorte,  de  peur  que,  si  le  corps  de 
l'homme  fût  mort  et  ressuscité  pour  jamais  dans 
le  baptême,  on  ne  fût  entré  dans  l'obéissance 
de  l'Évangile  que  par  l'amour  de  la  vie  ;  au  lieu 
que  la  grandeur  de  la  foi  éclate  bien  davantage 
lorsque  l'on  tend  à  l'immortalité  par  les  ombres 
de  la  mort.^  ^^  -■^,}  ^j^i  ^  /cj/iijq  'cia^i  h  uotaisi 

11  n'est  pas  juste  que  nous  soyons  sans  ressen- 


SECONDE  PARtIE,  ART.  XIX. 


39 


timent  et  sans  douleur  dans  les  afflictions  et  les 
accidents  fâcheux  qui  nous  arrivent,  comme  des 
anges  qui  n'ont  aucun  sentiment  de  la  nature  : 
il  n'est  pas  juste  aussi  que  nous  soyons  sans  con- 
solation, comme  des  païens  qui  n'ont  aucun  sen- 
timent de  la  grâce  :  mais  il  est  juste  que  nous 
soyons  affligés  et  consolés  comme  chrétiens ,  et 
que  la  consolation  de  la  grâce  l'emporte  par-des- 
sus les  sentiments  de  la  nature,  afin  que  la  grâce 
soit  non-seulement  en  nous,  mais  victorieuse  en 
nous  ;  qu'ainsi  en  sanctifiant  le  nom  de  notre  père, 
sa  volonté  devienne  la  nôtre  ;  que  sa  grâce  règne 
et  domine  sur  la  nature,  et  que  nos  afflictions 
soient  comme  la  matière  d'un  sacrifice  que  sa 
grâce  consomme  et  anéantisse  pour  la  gloire  de 
Dieu ,  et  que  ces  sacrifices  particuliers  honorent 
et  préviennent  le  sacrifice  universel  où  la  nature 
entière  doit  être  consommée  par  la  puissance  de 
Jésus-Christ. 

Ainsi  nous  tirerons  avantage  de  nos  propres 
imperfections ,  puisqu'elles  serviront  de  matière 
à  cet  holocauste  :  car  c'est  le  but  des  vrais  chré- 
tiens de  profiter  de  leurs  propres  imperfections , 
parce  que  tout  coopère  en  bien  pour  les  élus. 

Et  si  nous  y  prenons  garde  de  près,  nous  trou- 
verons de  grands  avantages  pour  notre  édifica- 
tion, en  considérant  la  chose  dans  la  vérité  ;  car 
puisqu'il  est  véritable  que  la  mort  du  corps  n'est 
que  l'image  de  celle  de  l'âme,  et  que  nous  bâtis- 
sons sur  ce  principe ,  que  nous  avons  sujet  d'es- 
pérer du  salut  de  ceux  dont  nous  pleurons  la 
mort,  il  est  certain  que,  si  nous  ne  pouvons  arrê- 
ter le  cours  de  notre  tristesse  et  de  notre  déplai- 
sir, nous  devons  en  tirer  ce  profit,  que,  puisque 
la  mort  du  corps  est  si  terrible  qu'elle  nous  cause 
de  tels  mouvements ,  celle  de  l'âme  devrait  nous 
en  causer  de  plus  inconsolables.  Dieu  a  envoyé  la 
première  à  ceux  que  nous  regrettons  ;  mais  nous 
espérons  qu'il  a  détourné  la  seconde.  Considérons 
donc  la  grandeur  de  nos  biens  dans  la  grandeur 
ûe  nos  maux,  et  que  l'excès  de  notre  douleur 
feoit  la  mesure  de  celle  de  notre  joie. 

Il  n'y  a  rien  qui  puisse  la  modérer,  sinon  la 
crainte  que  leurs  âmes  ne  languissent  pour  quel- 
le temps  dans  les  peines  qui  sont  destinées  à 
|)urger  le  reste  des  péchés  de  cette  vie  :  et  c'est 
pour  fléchir  la  colère  de  Dieu  sur  eux ,  que  nous 
devons  soigneusement  nous  employer. 

La  prière  et  les  sacrifices  sont  un  souverain 
remède  à  leurs  peines.  Mais  une  des  plus  solides 
et  des  plus  utiles  charités  envers  les  morts  est 
de  faire  les  choses  qu'ils  nous  ordonneraient,  s'ils 
étalent  encore  au  monde,  et  de  nous  mettre  pour 


eux  en  l'état  auquel  ils  nous  souhaitent  à  présent. 
Par  cette  pratique,  nous  les  faisons  revivre' 
en  nous  en  quelque  sorte,  puisque  ce  sont  leurs 
conseils  qui  sont  encore  vivants  et  agissants  en 
nous  ;  et  comme  les  hérésiarques  sont  punis  en 
l'autre  vie  des  péchés  auxquels  ils  ont  engagé 
leurs  sectateurs,  dans  lesquels  leur  venin  vit 
encore  ;  ainsi  les  morts  sont  récompensés,  outre 
leur  propre  mérite,  pour  ceux  auxquels  ils  ont 
donné  suite  par  leurs  conseils  et  leur  exemple. 


?),"L'f\'  *'«,! 


rfM 


¥*■ 


L'homme  est  assurément  trop  infirme  pour 
pouvoir  juger  sainement  de  la  suite  des  choses 
futures.  Espérons  donc  en  Dieu,  et  ne  nous  fati- 
guons pas  par  des  prévoyances  indiscrètes  et  té- 
méraires. Remettons-nous  à  Dieu  pour  la  con- 
duite de  nos  vies,  et  que  le  déplaisir  ne  soit  pas 
dominant  en  nous. 

Saint  Augustin  nous  apprend  qu'il  y  a  dans 
chaque  homme  un  serpent,  une  Eve  et  un  Adam. 
Le  serpent  sont  les  sens  et  notre  nature  ;  l'Eve 
est  l'appétit  concupiscible,  et  l'Adam  est  la  raison. 

La  nature  nous  tente  continuellement;  l'appétit 
concupiscible  désire  souvent  ;  mais  le  péché  n'est 
pas  achevé,  si  la  raison  ne  consent. 

Laissons  donc  agir  ce  serpent  et  cette  Eve ,  si 
nous  ne  pouvons  l'empêcher  :  mais  prions  Dieu 
que  sa  grâce  fortifie  tellement  notre  Adam ,  qu'il 
demeure  victorieux  ;  que  Jésus-Christ  en  soit  vain- 
queur, et  qu'il  règne  éternellement  en  nous. 

'V ,7       ARTICLE  XIX. 

Prière  pour  demander  à  Dieu  le  l^on  usage 
'    '  des  maladies. 

:'"^  ---j:  -       1. 

Seigneur,  dont  l'esprit  est  si  bon  et  si  doux  en 
toutes  choses,  et  qui  êtes  tellement  miséricor- 
dieux, que  non-seulement  les  prospérités,  mais 
les  disgrâces  mêmes  qui  arrivent  à  vos  élus  sont 
des  effets  de  votre  miséricorde;  faites -moi  la 
grâce  de  ne  pas  agir  en  païen  dans  l'état  où  votre 
justice  m'a  réduit;  que,  comme  un  vrai  chrétien, 
je  vous  reconnaisse  pour  mon  père  et  pour  mon 
Dieu,  en  quelque  état  que  je  me  trouve,  puisque 
le  changement  de  ma  condition  n'en  apporte  pas 
à  la  vôtre  ;  que  vous  êtes  toujours  le  même,  quoi- 
que je  sois  sujet  au  changement  ;  et  que  vous  n'êtes 
pas  moins  Dieu  quand  vous  affligez  et  quand 
vous  punissez,  que  quand  vous  consolez  et  que 
vous  usez  d'indulgence. 


140 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


Vous  m'aviez  donné  la  santé  pour  vous  servir, 
et  j'en  ai  fait  un  usage  tout  profane.  Vous  m'en- 
voyez maintenant  la  maladie  pour  me  corriger; 
ne  permettez  pas  que  j'en  use  pour  vous  irriter 
pai-  mon  impatience.  J'ai  mal  usé  de  ma  santé, 
et  vous  m'en  avez  justement  puni.  Ne  souffrez 
pas  que  j'use  mal  de  votre  punition.  Et  puisque 
la  corruption  de  ma  nature  est  telle ,  qu'elle  me 
rend  vos  faveurs  pernicieuses,  faites,  ô  mon  Dieu  I 
que  voti-e  grâce  toute-puissante  me  rende  vos 
châtiments  salutaires.  Si  j'ai  eu  le  cœur  plein  de 
l'affection  du  monde  pendant  qu'il  a  eu  quelque 
vigueur,  anéantissez  cette  vigueur  pour  mon  sa- 
lut; et  rendez-moi  incapable  de  jouir  du  monde, 
soit  par  faiblesse  de  corps,  soit  par  zèle  de  cha- 
rité, pour  ne  jouir  que  de  vous  seuK     {)„n-.  r,ji,v 

0  Dieu ,  devant  qui  je  dois  rendre  un  compte 
exact  de  toutes  mes  actions  à  la  fin  de  ma  vie  et 
à  la  fin  du  monde  !  ô  Dieu ,  qui  ne  laissez  sub- 
sister le  monde  et  toutes  les  choses  du  monde  que 
pour  exercer  vos  élus  ou  pour  punir  les  pécheurs  I 
ô  Dieu,  qui  laissez  les  pécheurs  endurcis  dans 
l'usage  délicieux  et  criminel  du  monde  !  ô  Dieu , 
qui  faites  mourir  nos  corps,  et  qui,  à  l'heure  de 
la  mort,  détachez  notre  âme  de  tout  ce  qu'elle 
aimait  au  monde  !  ô  Dieu,  qui  m'arrachez,  à  ce 
dernier  moment  de  ma  vie ,  de  toutes  les  choses 
auxquelles  je  me  suis  attaché,  et  où  j'ai  mis  mon 
cœur!  ô  Dieu,  qui  devez  consumer,  au  dernier 
jour,  le  ciel  et  la  terre,  et  toutes  les  créatures 
qu'ils  contiennent,  pour  montrer  à  tous  les  hom- 
mes que  rien  ne  subsiste  que  vous ,  et  qu'ainsi 
rien  n'est  digne  d'amour  que  vous ,  puisque  rien 
n'est  durable  que  vous  I  ô  Dieu ,  qui  devez  dé- 
truire toutes  ces  vaines  idoles  et  tous  ces  fu- 
nestes objets  de  nos  passions  !  je  vous  loue,  mon 
Dieu,  et  je  vous  bénirai  tous  les  jours  de  ma  vie, 
de  ce  qu'il  vous  a  plu  prévenir  en  ma  faveur  ce 
jour  épouvantable,  en  détruisant  à  mon  égard 
toutes  choses,  dans  l'affaiblissement  où  vous  m'a- 
vez réduit.  Je  vous  loue,  mon  Dieu,  et  je  vous 
bénirai  tous  les  jours  de  ma  vie,  de  ce  qu'il  vous 
a  plu  me  réduire  dans  l'incapacité  de  jouir  des 
douceurs  de  la  santé  et  des  plaisirs  du  monde;  et 
de  ce  que  vous  avez  anéanti  en  quelque  sorte, 
pour  mon  avantage,  les  idoles  trompeuses  que 
vous  anéantirez  effectivement  pour  la  confusion 
des  méchants  au  jour  de  votre  colère.  Faites,  Sei- 
gneur, que  je  méjuge  moi-même  ensuite  de  cette 


destruction  que  vous  avez  faite  à  mpn  égard,  afin 
que  vous  ne  me  jugiez  pas  vous-même  ensuite  d^ 
l'entière  destruction  que  vous  ferez  de  ma  v;ie  et 
du  mondé.  Car,  Seigneur,  comme  à  l'iustant  de 
ma  mort  je  me  trouverai  séparé  du  monde,  dépw^ 
de  toutes  choses,  seul  en  votre  présence,  ppijr. 
répondre  à  votre  justice  de  tous  les  mouvements 
démon  cœur;  faites  que  je  me  considère  en  cette^ 
maladie  comme  en  une  espèce  de  mort,  séparé 
du  monde,  dénué  de  tous  les  objets  de  mes  atta- 
chements, seul  en  votre  présence,  pour  implorer 
de  votre  miséricorde  la  conversion  de  mon  cœur^ 
et  qu'ainsi  j'aie  une  extrême  consolation  de  ce 
que  vous  m'envoyez  maintenant  une  espèce  de. 
mort  pour  exercer  votre  miséricorde,  avant  que, 
vous  m'envoyiez  effectivement  la  mort  pour 
exercer  votre  jugement.  Faites  donc,  ô  mon  Dieu, 
que ,  comme  vous  avez  prévenu  ma  mort ,  je  pré- 
vienne la  rigueur  de  votre  sentence,  et  que  je 
m'examine  moi-même  avant  votre  jugement, 
pour  trouver  miséricorde  en  votre  présence.       . 

Mte^,  'ô  mon  Dieu  1  que  j'adore  en  silence 
l'ordre  de  votre  providence  adorable  sur  la  con- 
duite de  ma  vie  ;  que  votre  fléau  me  console  ;  et 
qu'ayant  vécu  dans  l'amertume  de  mes  péchés 
pendant  la  paix ,  je  goûte  les  douceurs  célestes 
de  votre  grâce  durant  les  maux  salutaires  dont 
vous  m'affligez  !  Mais  je  reconnais,  mon  Dieu, 
que  mon  cœur  est  tellement  endurci  et  plein  desi 
idées ,  des  soins ,  des  inquiétudes  et  des  attache- , 
ments  du  monde,  que  la  maladie  non  plus  que  la 
santé,  ni  les  discours,  ni  les  livres,  ni  vos  Écri- 
tures sacrées ,  ni  votre  Évangile ,  ni  vos  mystères ., 
les  plus  saints,  ni  les  aumônes,  ni  les  jeûnes,  ni, 
les  mortifications,  ni  les  miracles,  ni  l'usage  des^ 
sacrements,  ni  le  sacrifice  de  votre  corps,  ni  tous 
mes  efforts,  ni  ceux  de  tout  le  monde  ensemble, 
ne  peuvent  rien  du  tout  pour  commencer  ma  con- 
version ,  si  vous  n'accompagnez  toutes  ces  choses 
d'une  assistance  tout  extraordinaire  de  votre^ 
grâce.  C'est  pourquoi,  mon  Dieu,  je  m'adresse  à< 
vous.  Dieu  tout -puissant,  pour  vous  demander, 
un  don  que  toutes  les  créatures  ensemble  ne  peu- . 
vent  m'accorder.  Je  n'aurais  pas  la  hardiesse  de  y 
vous  adresser  mes  cris,  si  quelque  autre  pouvait  -, 
les  exaucer.  Mais,  mon  Dieu,  comme  la  conver-  ï 
sion  de  mon  cœur  que  je  vous  demande  est  un  : 
ouvrage  qui  passe  tous  les  efforts  de  la  nature ,  je  > 
ne  puis  m'adresser  qu'à  l'auteur  et  au  maître  tout-i> 
puissant  de  la  nature  et  de  mon  cœur.  A  qui  .^ 
criorai-je,  Soigneur,  à  qui  aurai-je  recours,  si  ce  i 


SECONDÉ  PARTIE^  kkTi  XIX. 


141 


tf  est  é  vous  ?  Tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  ne  peut 
pas  remplir  mon  attente.  C'est  Dieu  même  que  je 
demande  et  que  je  cherche  ;  et  c'est  à  vous  seul, 
mon  Dieu,  que  je  m'adresse  pour  vous  obtenir. 
Ouvrez  mon  cœur.  Seigneur,  entrez  dans  cette 
place  rebelle  que  les  vices  ont  occupée.  Ils  la  tien- 
nent sujette.  Entrez-y  comme  dans  la  maison  du 
fort  ;  mais  liez  auparavant  le  fort  et  puissant  en- 
nemi qui  la  maîtrise,  et  prenez  ensuite  les  trésors 
qui  y  sont.  Seigneur,  prenez  mes  affections  que 
le  monde  avait  volées;  volez  vous-même  ce  tré- 
sor, ou  plutôt  reprenez -le,  puisque  c'est  à  vous 
qu'il  appartient,  comme  un  tribut  que  je  vous 
dois ,  puisque  votre  image  y  est  empreinte.  Vous 
l'y  aviez  formée.  Seigneur,  au  moment  démon 
baptême,  qui  est  ma  seconde  naissance;  mais 
elle  est  tout  effacée.  L'idée  du  monde  y  est  telle- 
ment gravée,  que  la  vôtre  n'est  plus  connaissable. 
Vous  seul  avez  pu  créer  mon  âme,  vous  seul  pou- 
vez la  créer  de  nouveau;  vous  seul  avez  pu  y 
former  votre  image,  vous  seul  pouvez  la  reformer, 
et  y  réimprimer  votre  portrait  effacé;  c'est-à-dire 
Jésus-Christ  mon  Sauveur,  qui  est  votre  image 
et  le  caractère  de  votre  substance.  .,  .^ ,  ,^^  .^.^^^,,^^ 

'         '.u^>iu;>     y.?    M.>..-     ;^'..-    „iM.  ..♦•■/ i^ns  •)*>  J^'î 

0  mon  Dieu ,  qu'un  cœur  est  heureux  qui  peut 
aimer  un  objet  si  charmant ,  qui  ne  le  déshonore 
point,  et  dont  l'attachement  lui  est  si  salutaire  ! 
Je  sens  que  je  ne  puis  aimer  le  monde  sans  vous 
déplaire ,  sans  me  nuire  et  sans  me  déshonorer  ; 
et  néanmoins  le  monde  est  encore  l'objet  de  mes 
délices.  0  mon  Dieu ,  qu'une  âme  est  heureuse 
dont  vous  êtes  les  délices,  puisqu'elle  peut  s'aban- 
donner à  vous  aimer,  non-seulement  sans  scru- 
pule ,  mais  encore  avec  mérite  I  Que  son  bonheur 
est  ferme  et  durable ,  puisque  son  attente  ne  sera 
point  frustrée,  parce  que  vous  ne  serez  jamais 
détruit,  et  que  ni  la  vie  ni  la  mort  ne  la  sépare- 
ront jamais  de  l'objet  de  ses  désirs;  et  que  le 
même  moment  qui  entraînera  les  méchants  avec 
leurs  idoles  dans  une  ruine  commune  unira  les 
justes  avec  vous  dans  une  gloire  commune  ;  et 
que  comme  les  uns  périront  avec  les  objets  péris- 
sablés  auxquels  ils  se  sont  attachés,  les  autres 
subsisteront  éternellement  dans  l'objet  éternel  et 
subsistant  par  soi-même  auquel  ils  se  sont  étroi- 
tement unis  1  Oh  I  qu'heureux  sont  ceux  qui , 
avec  une  liberté  entière  et  une  pente  invincible 
de  leur  volonté,  aiment  parfaitement  et  libre- 
ment ce  qu'ils  sont  obligés  d'aimer  nécessaire- 
ment ! 


VI. 


Achevez,  ô  mon  Dieu!  les  bons  mouvements 
que  vous  me  donnez.  Soyez-en  la  fin  comme  vous 
en  êtes  le  principe.  Couronnez  vos  propres  dons; 
car  je  reconnais  que  ce  sont  vos  dons.  Oui,  mon 
Dieu,  et  bien  loin  de  prétendre  que  mes  prières 
aient  du  mérite  qui  vous  oblige  de  les  accorder 
de  nécessité,  je  reconnais  très  -  humblement 
qu'ayant  donné  aux  créatures  mon  cœur,  que 
vous  n*aviez  formé  que  pour  vous,  et  non  pas 
pour  le  monde,  ni  pour  moi-même,  je  ne  puis 
attendre  aucune  grâce  que  de  votre  miséricorde, 
puisque  je  n'ai  rien  en  moi  qui  puisse  vous  y  en- 
gager, et  que  tous  les  mouvements  naturels  de 
mon  cœur,  se  portant  vers  les  créatures,  ou 
vers  moi-même ,  ne  peuvent  que  vous  irriter.  Je 
vous  rends  donc  grâces,  mon  Dieu,  des  bons 
mouvements  que  vous  me  donnez,  et  de  celui 
même  que  vous  me  donnez  de  vous  en  rendre 

Touchez  mon  cœur  du  repentir  de  mes  fautes; 
puisque,  sans  cette  douleur  intérieure,  les  maux 
extérieurs  dont  vous  touchez  mon  corps  me  se- 
raient une  nouvelle  occasion  de  péché.  Faites- 
moi  bien  connaître  que  les  maux  du  corps  ne 
sont  autre  chose  que  la  punition  et  la  figure  tout 
ensemble  des  maux  de  l'âme.  Mais,  Seigneur, 
faites  aussi  qu'ils  en  soient  le  remède,  en  me  fai- 
sant considérer  dans  les  douleurs  que  je  sens  celle 
queje  ne  sentais  pas  dans  mon  âme,  quoique  toute 
malade  et  couverte  d'ulcères.  Car,  Seigneur,  la 
plus  grande  de  ses  maladies  est  cette  insensibihté 
et  cette  extrême  faiblesse  qui  lui  avait  ôté  tout 
sentiment  de  ses  propres  misères.  Faites-les-moi 
sentir  vivement ,  et  que  ce  qui  me  reste  de  vie 
soit  une  pénitence  continuelle,  pour  laver  les 
offenses  que  j'ai  commises.  .     :;.- 

VIII. 

Seigneur,  bien  que  ma  vie  passée  ait  été  exempte 
de  grands  crimes,  dont  vous  avez  éloigné  de  moi 
les  occasions,  elle  vous  a  été  néanmoins  très- 
odieuse  par  sa  négligence  continuelle ,  par  le  mau- 
vais usage  de  vos  plus  augustes  sacrements,  par 
le  mépris  de  votre  parole  et  de  vos  inspirations, 
par  l'oisiveté  et  l'inutilité  totale  de  mes  actions 
et  de  mes  pensées,  par  la  perte  entière  du  temps 
que  vous  ne  m'aviez  donné  que  pour  vous  adorer , 
pour  rechercher  en  toutes  mes  occupations  les 
moyens  de  vous  plaire,  et  pour  faire  pénitence 


142 


PENSÉES  1>E  PASC\T;, 


des  fautes  qui  se  commettent  tous  les  jours,  et 
qui  même  sont  ordinaires  aux  plus  justes  ;  de 
sorte  que  leur  vie  doit  être  une  pénitence  conti- 
nuelle ,  sans  laquelle  ils  sont  en  danger  de  déchoir 
de  leur  justice  :  ainsi ,  mon  Dieu ,  je  vous  al  tou- 
jours été  contraire. 

IX. 

'^'Oui,  Seigneur,  jusques  ici  j'ai  toujours  été 
sourd  à  vos  inspirations  ;  j'ai  méprisé  vos  oracles  ; 
j'ai  jugé  au  contraire  de  ce  que  vous  jugez  ;  j'ai 
contredit  aux  saintes  maximes  que  vous  avez  ap- 
portées au  monde  du  sein  de  votre  père  éternel, 
et  suivant  lesquelles  vous  jugerez  le  monde.  Vous 
dites  :  Bienheureux  sont  ceux  qui  pleurent,  et  mal- 
heur à  ceux  qui  sont  consolés.  Et  moi  j'ai  dit  : 
Malheureux  ceux  qui  gémissent,  et  très-heureux 
ceux  qui  sont  consolés.  J'ai  dit  :  Heureux  ceux 
qui  jouissent  d'une  fortune  avantageuse,  d'une 
réputation  glorieuse,  et  d'une  santé  robuste.  Et 
pourquoi  les  ai-je  réputés  heureux,  sinon  parce 
que  tous  ces  avantages  leur  fournissaient  une 
facilité  très-ample  de  jouir  des  créatures,  c'est-à- 
dire  de  vous  offenser?  Oui,  Seigneur,  je  confesse 
que  j'ai  estimé  la  santé  un  bien ,  non  pas  parce 
qu'elle  est  un  moyen  facile  pour  vous  servir  avec 
utilité,  pour  consommer  plus  de  soins  et  de  veilles 
à  votre  service  et  pour  l'assistance  du  prochain  ; 
mais  parce  qu'à  sa  faveur  je  pouvais  m'aban- 
donner  avec  moins  de  retenue  dans  l'abondance 
des  délices  de  la  vie,  et  mieux  en  goûter  les  fu- 
nestes plaisirs.  Faites-moi  la  grâce ,  Seigneur ,  de 
réformer  ma  raison  corrompue,  et  de  conformer 
mes  sentiments  aux  vôtres.  Que  je  m'estime  heu- 
reux dans  l'affliction,  et  que,  dans  l'impuissance 
d'agir  au  dehors ,  vous  purifiiez  tellement  mes 
sentiments,  qu'ils  ne  répugnent  plus  aux  vôtres;  et 
qu'ainsi  je  vous  trouve  au  dedans  de  moi-même , 
puisque  je  ne  puis  vous  chercher  au  dehors  à 
cause  de  ma  faiblesse.  Car,  Seigneur,  votre 
royaume  est  dans  vos  fidèles ,  et  je  le  trouverai 
dans  moi-même,  si  j'y  trouve  votre  esprit  et  vos 
sentiments.  .  ■> 


Mais,  Seigneur,  que  ferai-je  pour  vous  obliger 
à  répandre  votre  esprit  sur  cette  misérable  terre? 
Tout  ce  que  je  suis  vous  est  odieux,  et  je  ne  trouve 
rien  en  moi  qui  puisse  vous  agréer.  Je  n'y  vois 
rien.  Seigneur,  que  mes  seules  douleurs,  qui  ont 
quelque  ressemblance  avec  les  vôtres.  Considérez 
donc  les  maux  que  je  souffre  et  ceux  qui  me  me- 
nacent. Voyez  d'un  œil  de  miséricorde  les  plaies 


que  votre  main  m'a  faites,  6  mon  Sauveur,  qui 
avez  aimé  vos  souffrances  en  la  mort  1  ô  Bien , 
qui  ne  vous  êtes  fait  homme  que  pour  souffrir 
plus  qu'aucun  homme  pour  le  salut  des  hommes! 
ô  Dieu ,  qui  ne  vous  êtes  incamé  après  le  péché 
des  hommes,  et  qui  n'avez  pris  un  corps  que  pour 
y  souffrir  tous  les  maux  que  nos  péchés  ont  mé- 
rités 1  ô  Dieu ,  qui  aimez  tant  les  corps  qui  souf- 
frent, que  vous  avez  choisi  pour  vous  le  corps  le 
plus  accablé  de  souffrances  qui  ait  jamais  été  au 
monde  !  ayez  agréable  mon  corps,  non  pas  pôur 
lui-même,  ni  pour  tout  ce  qu'il  contient, car  tout 
y  est  digne  de  votre  colère,  mais  pour  les  maux 
qu'il  endure,  qui  seuls  peuvent  être  dignes  de 
votre  amour.  Aimez  mes  souffrances.  Seigneur, 
et  que  mes  maux  vous  invitent  à  me  visiter.  Mais, 
pour  achever  la  préparation  de  votre  demeure, 
faites ,  ô  mon  Sauveur  I  que  si  mon  corps  a  cela 
de  commun  avec  le  vôtre,  qu'il  souffre  pour  mes 
offenses,  mon  âme  ait  aussi  cela  de  commun  avec 
la  vôtre,  qu'elle  soit  dans  la  tristesse  pour  les 
mêmes  offenses  ;  et  qu'ainsi  je  souffre  avec  vous, 
et  comme  vous,  et  dans  mon  corps,  et  dans  mon 
âme,  pour  les  péchés  que  j'ai  commis! 

■:)-^-.  XI. 

Faites-moi  la  grâce.  Seigneur,  de  joindre  vos 
consolations  à  mes  souffrances ,  afm  que  je  souffre 
en  chrétien.  Je  ne  demande  pas  d'être  exempt 
des  douleurs  ;  car  c'est  la  récompense  des  saints  : 
mais  je  demande  de  ne  pas  être  abandonné  aux 
douleurs  de  la  nature  sans  les  consolations  de 
votre  esprit  5  car  c'est  la  malédiction  des  Juifs 
et  des  païens.  Je  ne  demande  pas  d'avoir  une 
plénitude  de  consolations  sans  aucune  souffrance; 
car  c'est  la  vie  de  la  gloire.  Je  ne  demande  pas 
aussi  d'être  dans  une  plénitude  de  maux  sans 
consolation  ;  car  c'est  un  état  de  judaïsme.  Mais 
je  demande.  Seigneur,  de  ressentir  tout  ensemble, 
et  les  douleurs  de  la  nature  pour  mes  péchés,  et 
les  consolations  de  votre  esprit  par  votre  grâce  ; 
car  c'est  le  véritable  état  du  christianisme.  Que 
,  je  ne  sente  pas  des  douleurs  sans  consolation  ; 
mais  que  je  sente  des  douleurs  et  de  la  consola- 
tion tout  ensemble,  pour  arriver  enfin  à  ne  plus 
sentir  que  vos  consolations  sans  aucune  douleur. 
Car,  Seigneur,  vous  avez  laissé  languir  le  monde 
dans  les  souffrances  natin-elles  sans  consolation, 
avant  la  venue  de  votre  Fils  unique  :  vous  con- 
solez maintenant,  et  vous  adoucissez  les  souf- 
frances de  vos  fidèles  par  la  grâce  de  votre  Fiis 
unique  ;  et  vous  comblez  d'une  béatitude  tout^ 
pure  vos  saints  dans  la  gloire  de  votre  Fiis  unique. 


SECONDE  PARTIE,  ART.  XIX, 


143 


Co  sont  les  admirables  degrés  par  lesquels  vous 
conduisez  vos  ouvrages.  Vous  m'avez  tiré  du  pre- 
mier :  faites-moi  passer  par  le  second,  pour  ar- 
■  river  au  troisième.  Seigneur,  c'est  la  grâce  que 
je  vous  demandfi»uv.ii  ^^îi  ^.'o/  j^-  ..^^  ^^^ii  - 


■TXïKO 


'tX 


d  Pi^b 


-snj 


Ne  permettez  pas  que  je  sois  dans  un  tel  éloi- 
gnement  de  vous,  que  je  puisse  considérer  votre 
âme  triste  jusques  à  la  mort ,  et  votre  corps 
abattu  par  la  mort  pour  mes  propres  péchés , 
sans  me  réjouir  de  souffrir ,  et  dans  mon  corps , 
et  dans  mon  âme.  Car  qu'y  a-t-il  de  plus  honteux, 
et  néanmoins  de  plus  ordinaire  dans  les  chré- 
tiens et  dans  moi-même,  que,  tandis  que  vous 
suez  le  sang  pour  l'expiation  de  nos  offenses, 
nous  vivions  dans  les  délices;  et  que  des  chré- 
tiens qui  font  profession  d'être  à  vous  ;  que  ceux 
qui ,  par  le  baptême,  ont  renoncé  au  monde  pour 
I  vous  suivre  ;  que  ceux  qui  ont  juré  solennelle- 
ment à  la  face  de  l'Église  de  vivre  et  de  mourir 
avec  vous  ;  que  ceux  qui  font  profession  de  croire 
que  le  monde  vous  a  persécuté  et  crucifié  ;  que 
ceux  qui  croient  que  vous  vous  êtes  exposé  à  la 
colère  de  Dieu  et  à  la  cruauté  des  hommes  pour 
les  racheter  de  leurs  crimes  ;  que  ceux ,  dis-je , 

*,  qui  croient  toutes  ces  vérités,  qui  considèrent 
votre  corps  comme  l'hostie  qui  s'est  livrée  pour 

.  leur  salut ,  qui  considèrent  les  plaisirs  et  les  pé- 
chés du  monde  comme  l'unique  sujet  de  vos 
souffrances,  et  le  monde  même  comme  votre 

;  bourreau,  recherchent  à  flatter  leurs  corps  par 
ces  mêmes  plaisirs,  parmi  ce  même  monde; 
et  que  ceux  qui  ne  pourraient,  sans  frémir 
d'horreur ,  voir  un  homme  caresser  et  chérir  le 
meurtrier  de  son  père  qui  se  serait  livré  pour  lui 

,  donner  la  vie ,  puissent  vivre ,  comme  j'ai  fait , 

,  avec  une  pleine  joie  parmi  le  monde ,  que  je  sais 
avoir  été  véritablement  le  meurtrier  de  celui  que 
î  .•  je  reconnais  pour  mon  Dieu  et  mon  père ,  qui 
s'est  livré  pour  mon  propre  salut ,  et  qui  a  porté 

.  en  sa  personne  la  peine  de  mes  iniquités?  Il  est 

.  juste^  Seigneur,  que  vous  ayez  interrompu  une 
joie  aussi  criminelle  que  celle  dans  laquelle  je  me 
(  i  reposais  à  l'ombre  de  la  mort.  <>   r:. ,. 

Otez  donc  de  moi.  Seigneur,  la  tristesse  que 
Tamour  de  moi-même  pourrait  me  donner  de  mes 
propres  souffrances ,  et  des  choses  du  monde  qui 
ne  réussissent  pas  au  gré  des  inclinations  de  mon 
cœur ,  et  qui  ne  regardent  pas  votre  gloire;  mais 
mettez  en  moi  une  tristesse  conforme  à  la  vôtre. 


Que  mes  souffrances  servent  à  apaiser  votre  co- 
lère. Faites-en  une  occasion  de  mon  salut  et  de 
ma  conversion.  Que  je  ne  souhaite  désormais 
de  santé  et  de  vie  qu'afin  de  l'employer  et  de  la 
finir  pour  vous,  avec  vous,  et  en  vous.  Je  ne 
vous  demande  ni  santé ,  ni  maladie ,  ni  vie ,  ni 
mort  ;  mais  que  vous  disposiez  de  ma  santé  et  de 
ma  maladie,  de  ma  vie  et  de  ma  mort,  pour  votre 
gloire,  pour  mon  salut,  et  pour  l'utilité  de  l'Église 
et  de  vos  saints ,  dont  j'espère ,  par  votre  grâce, 
faire  une  portion.  Vous  seul  savez  ce  qui  m'est 
expédient  :  vous  êtes  le  souverain  maître ,  faites 
ce  que  vous  voudrez.  Donnez-moi,  ôtez-moi, 
mais  conformez  ma  volonté  à  la  vôtre  ;  et  que , 
dans  une  soumission  humble  et  parfaite ,  et  dans 
une  sainte  confiance,  je  me  dispose  à  recevoir 
les  ordres  de  votre  providence  éternelle ,  et  que 
j'adore  également  tout  ce  qui  me  vient  de  vous. 

:■::[' :cz:-W:''''': ''■"''. ^^\:'': 

Faites ,  mon  Dieu ,  que,  dans  une  uniformité 
d'esprit  toujours  égale ,  je  reçoive  toutes  sortes 
d'événements,  puisque  nous  ne  savons  ce  que 
nous  devons  demander ,  et  que  je  ne  puis  en  sou- 
haiter l'un  plutôt  que  l'autre  sans  présomption , 
et  sans  me  rendre  juge  et  responsable  des  suites 
que  votre  sagesse  a  voulu  justement  me  cacher. 
Seigneur ,  je  sais  que  je  ne  sais  qu'une  chose , 
c'est  qu'il  est  bon  de  vous  suivre,  et  qu'il  est 
mauvais  de  vous  offenser.  Après  cela ,  je  ne  sais 
lequel  est  le  meilleur  ou  le  pire  en  toutes  choses  ; 
je  ne  sais  lequel  m'est  profitable ,  ou  de  la  santé , 
ou  de  la  maladie ,  des  biens  ou  de  la  pauvreté , 
ni  de  toutes  les  choses  du  monde.  C'est  un  dis- 
cernement qui  passe  la  force  des  hommes  et  des 
anges ,  et  qui  est  caché  dans  les  secrets  de  votre 
providence  que  j'adore ,  et  que  je  ne  veux  pas 
approfondir.  -         .  i  -  •    •    ;'  •■  "     ';  r^"-     . 

Faites  donc.  Seigneur,  que,  tel  que  je  sois,  je 
me  conforme  à  votre  volonté  ;  et  qu'étant  malade 
comme  je  suis ,  je  vous  glorifie  dans  mes  souf- 
frances. Sans  elles ,  je  ne  puis  arriver  à  la  gloire  ; 
et  vous-même,  mon  Sauveur,  n'avez  voulu  y 
parvenir  que  par  elles.  C'est  par  les  marques  de 
vos  souffrances  que  vous  avez  été  reconnu  de 
vos  disciples;  et  c'est  par  les  souffrances  que 
vous  reconnaissez  aussi  ceux  qui  sont  vos  disci- 
ples. Reconnaissez-moi  donc  pour  votre  disciple 
dans  les  maux  que  j'endure ,  et  dans  mon  corps , 
et  dans  mon  esprit ,  pour  les  offenses  que  j'ai 
commises  ;  et  parce  que  rien  n'est  agréable  à 


144 


PENSÉES  DE  PASCAL, 


Dieu ,  s'il  ne  lui  est  offert  par  vous ,  unissez  ma 
volonté  à  la  vôtre ,  et  mes  douleurs  à  celles  que 
vous  avez  souffertes.  Faites  que  les  miennes  de- 
viennent les  vôtres  :  unissez-moi  à  vous ,  rem- 
plissez-moi de  vous  et  de  votre  Esprit -Saint. 
Entrez  dans  mon  cœur  et  dans  mon  âme  pour 
y  porter  mes  souffrances,  et  pour  continuer 
d'endurer  en  moi  ce  qui  vous  reste  à  souffrir  de 
votre  passion ,  que  vous  achevez  dans  vos  mem- 
bres jusqu'à  la  consommation  parfaite  de  votre 
corps;  afin  qu'étant  plein  de  vous,  ce  ne  soit 
plus  moi  qui  vive  et  qui  souffre ,  mais  que  ce 
soit  vous  qui  viviez  et  qui  souffriez  en  moi ,  ô 
mon  Sauveur  I  et  qu'ainsi  ayant  quelque  petite 
part  à  vos  souffrances ,  vous  me  remplissiez  en- 
tièrement de  la  gloire  qu'elles  vous  ont  acquise , 
dans  laquelle  vous  vivez  avec  le  Père  et  le  Saint- 
Esprit,  dans  tous  les  siècles  des  siècles.  Ainsi  soit^l. 


COMPARAISON 

DES  ANCIENS  CHRÉTIENS 

AVEC    CEUX   d'aujourd'hui^ 


On  ne  voyait ,  à  la  naissance  de  l'Église ,  que 
des  chrétiens  parfaitement  instruits  dans  tous  les 
points  nécessaires  au  salut  :  au  lieu  que  l'on  voit 
aujourd'hui  une  ignorance  si  grossière,  qu'elle 
fait  gémir  tous  ceux  qui  ont  des  sentiments  de 
tendresse  pour  l'Église.  On  n'entrait  alors  dans 
l'Église  qu'après  de  grands  travaux  et  de  longs 
désirs  :  on  s'y  trouve  maintenant  sans  aucune 
peine ,  sans  soin ,  et  sans  travail.  On  n'y  était 
admis  qu'après  un  examen  très-exact  ;  on  y  est 
reçu  maintenant  avant  qu'on  soit  en  état  d'être 
examiné.  On  n'y  était  reçu  alors  qu'après  avoir 
abjuré  sa  vie  passée ,  qu'après  avoir  renoncé  au 
monde ,  et  à  la  chair ,  et  au  diable  :  on  y  entre 
maintenant  avant  qu'on  soit  en  état  de  faire  au- 
cune de  ces  choses.  Enfin  il  fallait  autrefois  sor- 
tir du  monde  pour  être  reçu  dans  l'Église  :  au 
lieu  qu'on  entre  aujourd'hui  dans  l'Eglise  au 
même  temps  que  dans  le  monde.  On  connaissait 
alors,  par  ce  procédé,  une  distinction  essen- 
tielle du  monde  avec  l'Église  ;  on  les  considérait 
comme  deux  contraires ,  comme  deux  ennemis 
irréconciliables ,  dont  l'un  persécute  l'autre  sans 
discontinuation,  et  dont  le  plus  faible,  en  ap- 
parence ,  doit  un  jour  triompher  du  plus  fort  : 
entre  ces  deux  partis  contraires ,  on  quittait  l'un 
pour  entrer  dans  l'autre;  on  abandonnait  les 


maximes  de  l'un  pour  suivre  celles  de  l'autre  ; 
on  se  dévêtait  des  sentiments  de  l'un  pour  se  re- 
vêtir des  sentiments  de  l'autre  :  enfin  on  quit- 
tait ,  on  renonçait ,  on  abjurait  le  monde  où  l'on 
avait  reçu  sa  première  naissance ,  pour  se  vouer 
totalement  à  l'Église ,  où  l'on  prenait  comme  sa 
seconde  naissance;  et  ainsi  on  concevait  une 
très-grande  différence  entre  l'un  et  l'autre  ;  au- 
jourd'hui on  se  trouve  presque  en  même  temps 
dans  l'un  comme  dans  l'autre  ;  et  le  même  mo- 
ment qui  nous  fait  naître  au  monde  nous  fait 
renaître  dans  l'Église;  de  sorte  que  la  raison 
survenant  ne  fait  plus  de  distinction  de  ces  deux 
mondes  si  contraires;  elle  s'élève  et  se  forme 
dans  l'un  et  dans  l'autre  tout  ensemble  ;  on,  fré- 
quente les  sacrements ,  et  on  jouit  des  plaisirs 
de  ce  monde  ;  et  ainsi ,  au  lieu  qu'autrefois  on 
voyait  une  distinction  essentielle  entre  l'un  et 
l'autre ,  on  les  voit  maintenant  confondus  et  mê- 
lés ,  en  sorte  qu'on  ne  les  discerne  quasi  plus. 

De  là  vient  qu'on  ne  voyait  autrefois  entre  les 
chrétiens  que  des  personnes  très-instruites;  au 
lieu  qu'elles  sont  maintenant  dans  une  ignorance 
qui  fait  horreur  ;  de  là  vient  qu'autrefois  ceux 
qui  avaient  été  rendus  chrétiens  par  le  baptême, 
et  qui  avaient  quitté  les  vices  du  monde  pour 
entrer  dans  la  piété  de  l'Église ,  retombaient  si 
rarement  de  l'Eglise  dans  le  monde;  au  lieu 
qu'on  ne  voit  maintenant  rien  de  plus  ordinaire 
que  les  vices  du  monde  dans  le  cœur  des  chré* 
tiens.  L'Église  des  saints  se  trouve  toute  souillée 
par  le  mélange  des  méchants  ;  et  ses  enfants , 
qu'elle  a  conçus  et  portés  dès  l'enfance  dans  ses 
flancs ,  sont  ceux-là  mêmes  qui  portent  dans  son 
cœur ,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  participation  de  ses 
plus  augustes  mystères,  le  plus  grand  de  ses 
ennemis ,  l'esprit  du  monde ,  l'esprit  d'ambition, 
l'esprit  de  vengeance ,  l'esprit  d'impureté ,  l'es- 
prit de  concupiscence  :  et  l'amour  qu'elle  a  pour 
ses  enfants  l'oblige  d'admettre  jusque  dans  ses 
entrailles  le  plus  cruel  de  ses  persécuteurs.  Mais 
ce  n'est  plus  à  l'Église  que  l'on  doit  imputer  les 
malheurs  qui  ont  suivi  un  changement  si  funeste; 
car  comme  elle  a  vu  que  le  délai  du  baptême 
laissait  un  grand  nombre  d'enfants  dans  la  ma* 
lédiction  d'Adam ,  elle  a  voulu  les  délivrer  de 
cette  masse  de  perdition  en  précipitant  le  secours 
qu'elle  leur  donne  ;  et  cette  bonne  mère  ne  voit 
qu'avec  un  regret  extrême  que  ce  qu'elle  a  pro- 
curé pour  le  salut  de  ses  enfants  devienne  l'occa- 
sion de  la  perte  des  adultes. 

Son  véritable  esprit  est  que  ceux  qu'elle  re- 
tire dans  un  âge  si  tendre  de  la  contagion  du 


COMP^Ï^AISON  DES  CHRÉTIENS. 


145 


monde,  s'écartent  bien  loin  des  senfimenjts  du 
môhdé.  Elle  prévient  riisagé  de  la  raison ,  pour 
prévenir  les  vices  où  la  raison  corrompue  les 
èfitraînerait;  et  avant  que  leur  esprit  puisse  , 
agir,  elle  les  remplit  de  son  esprit,  afin  qu'ils 
vivent  dans  l'ignorance  du  monde ,  et  dans  un 
état  d'autant  plus  éloigné  du  vice,  qu'ils  ne  l'au- 
ront jamais  connu.  Cela  paraît  par  les  cérémo- 
nies du  baptême;  car  elle  n'accorde  le  baptême 
aux  enfants  qu'après  qu'ils  ont  déclaré,  par  la 
bouche  des  parrains,  qu'ils  le  désirent,  qu'ils 
croient,  qu'ils  renoncent  au  monde  et  à  Satan  : 
et  comme  elle  veut  qu'ils  conservent  ces  dispo- 
sitions dans  toute  la  suite  de  leur  vie ,  elle  leur 
commande  expressément  de  les  garder  inviola- 
blement  ;  et  elle  enjoint,  par  un  commandement 
indispensable,  aux  parrains  d'instruire  les  en- 
fants de  toutes  ces  choses  ;  car  elle  ne  souhaite 
pas  que  ceux  qu'elle  a  nourris  dans  son  sein  de- 
puis l'enfance  soient  aujourd'hui  moins  instruits 
et  moins  zélés  que  ceux  qu'elle  admettait  autre- 
fois au  nombre  des  siens  ;  elle  ne  désire  pas  une 
moindre  perfection  dans  ceux  qu'elle  nourrit 
que  dans  ceux  qu'elle  reçoit. 

Cependant  on  en  use  d'une  façon  si  contraire 
à  l'intention  de  l'Église ,  qu'on  ne  peut  y  penser 
sans  horreur.  On  ne  fait  quasi  plus  de  réflexion 
sur  un  aussi  grand  bienfait,  parce  qu'on  ne  l'a 
jamais  demandé,  parce  qu'on  ne  se  souvient  pas 
même  de  l'avoir  reçu.  Mais  comme  il  est  évident 
que  l'Église  ne  demande  pas  moins  de  zèle  dans 
ceux  qui  ont  été  élevés  esclaves  de  la  foi,  que  dans 
ceux  qui  aspirent  à  le  devenir ,  il  faut  se  mettre 
devant  les  yeux  l'exemple  des  catéchumènes ,  con- 
sidérer leur  ardeur,  leur  dévotion,  leur  horreur 
pour  le  monde,  leur  généreux  renoncement  au 
monde  ;  et  si  on  ne  les  jugeait  pas  dignes  de  rece- 
voir le  baptême  sans  ces  dispositions,  ceux  qui  ne 
les  trouvent  pas  en  eux  doivent  donc  se  soumettre 
à  recevoir  l'instruction  qu'ils  auraient  eue,  s'ils 
Commençaient  à  entrer  dans  la  communion  de 
l'Église  :  il  faut  de  plus  qu'ils  se  soumettent  à 
une  pénitence  telle,  qu'ils  n'aient  plus  envie  de 
la  rejeter ,  et  qu'ils  aient  moins  d'aversion  pour 
l'austérité  de  la  mortification  des  sens  qu'ils  ne 
trouvent  de  charmes  dans  l'usage  des  délices  vi- 
cieuses du  péché. 

Pour  les  disposer  à  s'instruire,  il  faut  leur 
faire  entendre  la  différence  des  coutumes  qui 
ont  été  pratiquées  dans  l'Église  suivant  la  diver- 
sité des  temps.  Dans  l'Église  naissante  on  en- 


seignait les  catéchumèjies ,  c'est-à-dire  ceux  qui 
prétendaient  au  baptême,  avant  que  de  le  leur 
conférer  ;  et  on  ne  les  y  admettait  qu'après  une 
pleine  instruction  des  mystères  de  la  religion , 
qu'après  une  pénitence  de  leur  vie  passée ,  qu'a- 
près une  grande  connaissance  de  la  grandeur 
et  de  l'excellence  de  la  profession  de  la  foi  et 
des  maximes  chrétiennes  où  ils  désiraient  entrer 
pour  jamais,  qu'après  des  marques  éminentes 
d'une  conversion  véritable  du  cœur,  et  qu'après 
un  extrême  désir  du  baptême.  Ces  choses  étant 
connues  de  toute  l'Eglise,  on  leur  conférait  le 
sacrement  d'incorporation ,  par  lequel  ils  deve- 
naient membres  de  l'Église.  Aujourd'hui  le  bap- 
tême ayant  été  accordé  aux  enfants  avant  l'usage 
de  la  raison ,  par  des  considérations  très-impor- 
tantes ,  il  arrive  que  la  négligence  des  parents 
laisse  vieillir  les  chrétiens  sans  aucune  connais- 
sance de  notre  religion. 

Quand  l'instruction  précédait  le  baptême, 
tous  étaient  instruits;  mais  maintenant  que  le 
baptême  précède  l'instruction,  l'enseignement 
qui  était  nécessaire  pour  le  sacrement  est  de- 
venu volontaire,  et  ensuite  négligé,  et  enfin 
presque  aboli.  La  raison  persuadait  de  la  néces- 
sité de  l'instruction  ;  de  sorte  que ,  quand  l'in- 
struction précédait  le  baptême,  la  nécessité  de 
l'un  faisait  que  l'on  avait  recours  à  l'autre  né- 
cessairement :  au  lieu  que  le  baptême  précédant 
aujourd'hui  l'instruction,  comme  on  a  été  fait 
chrétien  sans  avoir  été  instruit,  on  croit  pou- 
voir demeurer  chrétien  sans  se  faire  instruire  ; 
et  au  lieu  que  les  premiers  chrétiens  témoi- 
gnaient tant  de  reconnaissance  pour  une  grâce 
que  l'Église  n'accordait  qu'à  leurs  longues  priè- 
res, les  chrétiens  d'aujourd'hui  ne  témoignent 
que  de  l'ingratitude  pour  cette  même  grâce 
qu'elle  leur  accorde  avant  même  qu'ils  aient  été 
en  état  de  la  demander.  Si  elle  détestait  si  fort 
les  chutes  des  premiers  chrétiens,  quoique  si 
rares,  combien  doit-elle  avoir  en  abomina- 
tion les  chutes  et  les  rechutes  continuelles  des 
derniers,  quoiqu'ils  lui  soient  beaucoup  plus 
redevables,  puisqu'elle  les  a  tirés  bien  plus  tôt 
et  bien  plus  libéralement  de  la  damnation  où  ils 
étaient  engagés  par  leur  première  naissance! 
Elle  ne  peut  voir,  sans  gémir,  abuser  de  la  plus 
grande  de  ses  grâces,  et  que  ce  qu'elle  a  fait 
pour  assurer  leur  salut  devienne  l'occasion  pres- 
que assurée  de  leur  perte;  car  elle  n'a  pas  changé 
d'esprit,  quoiqu'elle  ait  changé  de  coutume. 


FIN    DES    PENSEES    DE    PASCAI. 


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\ 


RÉFLEXIONS 

OU 

SENTENCES  ET  MAXIMES 

MORALES 
DE  LA  ROCHEFOUCAULD, 

AVEC    UN    EXAMEN    CRITIQUE 

PAR   LOUIS  AIMÉ-MARTIN. 


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RÉFLEXIONS 


ou 


SENTENCES  ET  MAXIMES 

MORALES 
DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR. 


Depuis  la  mort  de  la  Rochefoucauld ,  les  éditions 
du  livre  des  Maximes  ont  été  très-multipliées  ;  mais 
il  n'en  est  aucune  dont  le  texte  n'ait  souffert  de 
nombreuses  altérations.  M.  Suard  est  le  premier  qui 
se  soit  permis  cette  espèce  d'infidélité  :  il  est  vrai 
qu'il  annonça  la  découverte  d'un  manuscrit  de  l'au- 
teur ;  mais  ce  qui  prouve  jusqu'à  l'évidence  que  ce 
manuscrit  est  supposé ,  c'est  que  toutes  les  correc- 
tions sont  grammaticales ,  et  qu'on  y  fait  parler  à 
la  Rochefoucauld  une  langue  dont  les  règles  n'ont 
été  posées  que  par  les  grammairiens  du  dix-hui- 
tième siècle. 

Un  autre  reproche  non  moins  grave  qu'on  peut 
lui  adresser,  c'est  d'avoir  replacé  dans  le  corps  de 
l'ouvrage  vingt-quatre  des  Maximes  que  l'auteur  en 
avait  retranchées. 

Le  savant  Brottier  s'est  élevé  avec  force  contre 
cette  falsification  du  texte  de  la  Rochefoucauld  ; 
mais  soit  qu'il  n'ait  pu  se  procurer  les  éditions  origi- 
nales i  soit  qu'il  n'ait  pas  eu  le  temps  de  mettre  la 
dernière  main  à  son  travail ,  l'édition  qui  porte  son 
nom  n'est  point  exempte  de  ce  genre  de  fautes.  Nous 
en  avons  compté  cinquante-cinq  qui  n'ont  pu  être 
faites  que  par  l'éditeur. 

Ces  deux  éditions  ont  servi  de  type  à  toutes  les 
autres,  personne  n'ayant  pris  la  peine  de  les  com- 
parer avec  celles  publiées  du  vivant  de  l'auteur,  et 
qui  sont  au  nombre  de  rjnq. 


L'édition  de  1665  renferme  trois  cent  dix -sept 
Maximes ,  en  comptant  la  dernière  sur  la  Mort ,  qui 
ne  porte  pas  de  numéro.  L'édition  de  1666  fut  ré- 
duite à  trois  cent  deux  Maximes.  Celle  de  1671  en 
renferme  trois  cent  quarante-une ,  et  celle  de  1675, 
quatre  cent  treize  :  c'est  dans  cette  édition  que  se 
trouve ,  pour  la  première  fois ,  l'épigraphe  :  Nos  ver^ 
tus  ne  sont  le  plus  souvent  que  des  vkes  déguisés. 
Enfin  l'édition  de  1678 ,  où  le  nombre  des  Maximes 
s'élève  à  cinq  cent  quatre;  c'est  la  dernière  que 
l'auteur  ait  revue.  Nous  la  reproduisons  ici  sans 
aucune  altération. 

Tout  ce  que  nous  a  fourni  notre  travail  sur  les 
premières  éditions  se  retrouve  dans  celle-ci  ;  mais 
nous  avons  cru  nécessaire  de  faire  une  distinction 
entre  les  Maximes  que  l'auteur  avait  supprimées  et 
celles  dont  il  n'avait  que  changé  la  rédaction.  Les 
premières  sont  rejetées  dans  un  supplément  ;  les  se- 
condes, devant  être  considérées  comme  des  va- 
riantes ,  ont  trouvé  place  au  bas  du  texte. 

Ce  travail  devait  nécessairement  précéder  celui 
que  nous  avons  essayé  de  faire  sur  la  partie  morale 
du  livre;  car  il  importait  de  n'attaquer  l'auteur  que 
sur  ses  paroles ,  et  surtout  de  ne  lui  point  reprocher 
des  Maximes  qu'il  semblait  avoir  jugées  lui-même 
en  les  supprimant  ». 

L.   AlMK-MARTiIf. 

Mal  1822. 


'  I,es  Maximes  stir  Irsquclles  portent  les  oL»«crvn1ion8  de 
l'Éditeur  sont  indiquées  par  un  nstérisfjue. 


150 


PORTRAIT 


PORTRAIT 

DU  DUC  DE  LA  ROCHEFOUCAULD, 

FAIT    PAR    LUI-MÊME,    UfFRIMS    SR     1658. 


Je  suis  d'une  taille  médiocre,  libre,  et  bieu  propor- 
tionnée. J'ai  le  teint  brun  ,  mais  assez  uni  ;  le  front  élevé , 
et  dune  raisonnable  grandeur;  les  yeux  noirs,  petits  et 
enfoncés  ;  et  les  sourcils  uoirs  et  épais,  mais  bien  tournés. 
Je  serais  fait  empêché  de  dire  de  quelle  sorte  j'ai  le  nez 
fait;  car  il  n'est  ni  camus,  ni  aquilin,  ni  gros  ni  pointu, 
au  moins  à  ce  que  je  crois  :  tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il 
est  plutôt  grand  que  petit ,  et  qu'il  descend  un  peu  trop 
bas.  J'ai  la  bouche  grande ,  et  les  lèvres  assez  rouges  d'or- 
diuairc,  et  ni  bien  ni  mal  taillées.  J^ai  les  dents  blanches, 
et  passablement  bien  rangées.  On  m'a  dit  autrefois  que  j'a- 
vais un  peu  trop  de  menton  ;  je  viens  de  me  regarder  dans 
le  miroir  pour  savoir  ce  qui  en  est  ;  et  je  ne  sais  pas  trop 
bien  qu'en  juger.  Pour  le  tour  du  visage ,  je  l'ai  ou  carré , 
ou  en  ovale  ;  lequel  des  deux,  il  me  serait  fort  difficile  de 
le  dire.  J'ai  les  cheveux  noirs,  naturellement  frisés,  et  avec 
cela  assez  épais  et  assez  longs  pour  pouvoir  prétendre  en 
belle  tète. 

J'ai  quelque  chose  de  chagrin  et  de  fier  dans  la  mine  ; 
cela  fait  croire  à  la  plupart  des  gens  que  je  suis  méprisant, 
quoique  je  ne  le  sois  point  du  tout.  J'ai  l'action  fort  aisée, 
et  même  un  peu  trop ,  et  jusqu'à  faire  beaucoup  de  gestes 
en  parlant.  Voilà  naïvement  comme  je  pense  que  je  suis 
fait  au  dehors ,  et  l'on  trouvera ,  je  crois ,  que  ce  que  je 
pense  de  moi  là-Jessus  n'est  pas  fort  éloigné  de  ce  qui  en 
est.  J'en  userai  avec  la  même  fidélité  dans  ce  qui  me  reste 
à  faire  de  mon  portrait  ;  car  je  me  suis  assez  étudié  pour 
me  bieu  connaitre,  et  je  ne  manquerai  ni  d'assurance 
pour  dire  librement  ce  que  je  puis  avoir  de  bonnes  quali- 
tés, ni  de  sincérité  pour  avouer  franchement  ce  que  j'ai  de 
défauts. 

Premièrement ,  pour  parler  de  mon  humeur ,  je  suis 
mélancolique ,  et  je  le  suis  à  un  point  que ,  depuis  trois  ou 
quatre  ans ,  à  peine  m'a-t-on  vu  rire  trois  ou  quatre  fois. 
J'aurais  pourtant,  ce  me  semble,  une  mélancolie  assez 
supportable  et  assez  douce,  si  je  n'en  avais  point  d'autre 
que  celle  qui  me  vient  de  mon  tempérament  ;  mais  il  m'en 
vient  tant  d'ailleurs ,  et  ce  qui  m'en  vient  me  remplit  de 
telle  sorte  l'imagination  ,  et  m'occupe  si  fort  l'esprit,  que 
la  plupart  du  temps ,  ou  je  rêve  sans  dire  mot ,  ou  je  n'ai 
presque  point  d'attache  à  ce  que  je  dis.  Je  suis  fort  res- 
serré avec  ceux  que  je  ne  connais  pas ,  et  je  ne  suis  pas 
même  extrêmement  ouvert  avec  la  plupart  de  ceux  que  je 
connais.  C'est  un  défaut,  je  le  sais  bien,  et  je  ne  néglige- 
rai rien  pour  m'en  corriger;  mais  comme  un  certain  air 
sonjbre  que  j'ai  dans  le  visage  contiihue  à  -me  faire  pa- 
faîire  encore  plus  réservé  que  je  ne  le  suis ,  et  qu'il  n'est 
pas  en  notre  pouvoir  de  nous  défaire  d'un  méchant  air  qui 
nous  vient  de  la  disposition  naturelle  des  traits,  je  pense 
qu'après  m'étre  corrigé  au  dedans ,  il  ne  laissera  pas  de  me 
demeurer  toujours  de  mauvaises  marques  au  dehors. 

J'ai  de  l'esprit ,  et  je  ne  fais  point  difficulté  de  le  dire  ; 


car  à  quoi  bon  farouner  là  dessus  ?  Tant  biaiser  et  tant 


ap- 


porter d'adoucis-semout  pour  dire  les  avantages  que  l'on  a 


c'est,  ce  me  semble ,  cacher  un  peu  de  vanité  sous  une 
modestie  apparente,  et  se  servir  d'une  manière  bien  adroits 
pour  faire  croire  de  soi  beaucoup  plus  de  bien  que  l'on  n'en 
dit.  Pour  moi ,  je  suis  content  qu'on  ne  me  croie  ni  plus 
beau  que  je  me  fais ,  ni  de  meilleure  humeur  que  je  me  dé- 
peins, ni  plus  spirituel  et  plus  raisonnable  que  je  le  suis. 
J'ai  donc  de  l'esprit ,  encore  une  fois ,  mais  un  esprit  que 
la  mélancolie  gâte  ;  car,  encore  que  je  possède  assez  bien 
ma  langue ,  que  j'aie  la  mémoire  heureuse ,  et  que  je  ne 
pense  pas  les  choses  fort  confusément ,  j'ai  pourtant  une  si 
forte  application  à  mon  chagrin,  que  souvent  j'exprime 
assez  mal  ce  que  je  veux  dire. 

La  conversation  des  honnêtes  gens  est  un  des  plaisirs 
qui  me  touchent  le  plus.  J'aime  qu'elle  soit  sérieuse  el 
que  la  morale  en  fasse  la  plus  grande  partie.  Cependant  je 
sais  la  goûter  aussi  lorsqu'elle  est  enjouée  ;  et  si  je  ne  dis  pas 
beaucoup  de  petites  choses  pour  rire,  ce  n'est  pas  du  moins 
que  je  ne  connaisse  pas  ce  que  valent  les  bagatelles  bien 
dites  ,  et  que  je  ne  trouve  fort  divertissante  cette  manière 
de  badiner,  où  il  y  a  certains  esprits  prompts  et  aisés  qui 
réussissent  si  bien.  J'écris  bien  en  prose,  je  fais  bien  en 
vers;  et  si  j'étais  sensible  à  la  gloire  qui  vient  de  ce  côté-là, 
je  pense  qu'avec  peu  de  travail  je  pourrais  m'acquérir  assez 
de  réputation. 

J'aime  la  lecture ,  en  général  ;  celle  où  il  se  trouve  quel, 
que  chose  qui  peut  façonner  l'esprit  et  fortifier  l'âme  est 
celle  que  j'aime  le  plus.  Surtout  j'ai  une  extrême  satisfac- 
tion à  lire  avec  une  personne  d'esprit  ;  car,  de  cette  sorte , 
on  réfléchit  à  tout  moment  sur  ce  qu'on  lit;  et  des  réflexions 
que  l'on  fait,  il  se  forme  une  conversation  la  plus  agi-éable 
du  monde  et  la  plus  utile. 

Je  juge  assez  bien  des  ouvrages  de  vers  et  de  prose  que 
l'on  me  montre  ;  mais  j'en  dis  peut-être  mon  sentiment 
avec  un  peu  trop  de  liberté.  Ce  qu'il  y  a  encore  de  mal  en 
moi,  c'est  que  j'ai  quelquefois  une  délicatesse  trop  scrupu- 
leuse et  une  critique  trop  sévère.  Je  ne  hais  pas  entendre 
disputer,  et  souvent  aussi  je  me  mêle  assez  volontiers  dans 
la  dispute  ;  mais  je  soutiens  d'ordinaire  mon  opinion  avec 
trop  de  chaleur;  et  lorsqu'on  défend  un  parti  injuste  con- 
tre moi,  quelquefois,  à  force  de  me  passionner  pour  la  rai- 
son ,  je  deviens  moi-même  fort  peu  raisoimable. 

J'ai  les  sentiments  vertueux,  les  inclinations  belles,  el 
une  si  forte  envie  d'être  tout  à  fait  honnête  homme,  que 
mes  amis  ne  me  sauraient  faire  un  plus  grand  plaisir  que 
de  m'avertir  sincèrement  de  mes  défauts.  Ceux  qui  me 
connaissent  un  peu  particulièrement,  et  qui  ont  eu  la 
bonté  de  me  donner  quelquefois  des  avis  là-dessus ,  savent 
que  je  les  ai  toujours  reçus  avec  toute  la  joie  imaginable  el 
toute  la  soumission  d'esprit  que  l'on  saurait  désirer. 

J'ai  toutes  les  passions  assez  douces  et  assez  réglées  :  on 
ne  m'a  presque  jamais  vu  en  colère ,  et  je  n'ai  jamais  eu  de 
haine  pour  personne.  Je  ne  suis  pas  pourtant  incapable  de 
me  venger,  si  l'on  m'avait  offensé ,  et  qu'il  y  allât  de  mon 
honneur  à  me  ressentir  de  l'injure  qu'on  m'aurait  faite. 
Au  contraire,  je  suis  assuré  que  le  devoir  ferait  si  bien  en 
moi  l'office  de  la  haine ,  que  je  poursuivrais  ma  vengeance 
avec  encore  plus  de  vigueur  qu'un  autre. 

L'ambition  ne  me  travaille  point.  Je  ne  crains  guère  de 
choses ,  et  ne  crains  aucunement  la  mort.  Je  suis  peu  sen- 
sible à  la  pitié,  et  je  voudrais  ne  l'y  être  point  du  tout, 
('epcndant  il  n'est  rien  <[nc  je  ne  fisse  pour  le  soulagement 


DU  DUC  DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


151 


d'une  personne  afiBligce  ;  e\  je  crois  effectivement  que  l'on 
doit  tout  faire,  jusqu'à  lui  témoigner  même  beaucoup  de 
compassion  de  son  mal  :  car  les  misérables  sont  si  sots,  que 
cela  leur  fait  le  plus  grand  bien  du  monde  ;  mais  je  tiens 
aussi  qu'il  faut  se  contenter  d'en  témoigner ,  et  se  garder 
soigneusement  d'en  avoir.  C'est  une  passion  qui  n'est  bonne 
à  rien  au  dedans  d'une  âme  bien  faite,  qui  ne  sert  qu'à 
affaiblir  le  cœur,  et  qu'on  doit  laisser  au  peuple,  qui, 
n'exécutant  jamais  rien  par  la  raison,  a  besoin  de  passions 
pour  le  porter  à  faire  les  choses. 

J'aime  mes  amis  ;  et  je  les  aime  d'une  façon  que  je  ne 
balancerais  pas  un  moment  à  sacrifier  mes  intérêts  aux 
leurs.  J'ai  de  la  condescendance  pour  eux  ;  je  souffre  pa- 
tiemment leurs  mauvaises  humeurs  ;  seulement  je  ne  leur 
fais  beaucoup  de  caresses ,  et  je  n'ai  pas  non  plus  de  gran- 
des inquiétudes  en  leur  absence. 

J'ai  naturellement  fort  peu  de  curiosité  pour  la  plus 
grande  partie  de  tout  ce  qui  en  donne  aux  autres  gens. 
Je  suis  fort  secret,  et  j'ai  moins  de  difficulté  que  personne 
à  taire  ce  qu'on  m'a  dit  en  confidence.  Je  suis  extrêmement 
régulier  à  ma  parole  ;  je  n'y  manque  jamais ,  de  quelque 
conséquence  que  puisse  être  ce  que  j'ai  promis,  et  je  m'en 
suis  fait  toute  ma  vie  une  loi  indispensable.  J'ai  une  civilité 
fort  exacte  parmi  les  femmes  ;  et  je  ne  crois  pas  avoir  jamais 
rien  dit  devant  elles  qui  leur  ait  pu  faire  de  la  peine. 
Quand  elles  ont  l'esprit  bien  fait ,  j'aime  mieux  leur  con- 
versation que  celle  des  hommes  ;  on  y  trouve  une  certaine 
douceur  qui  ne  se  rencontre  point  parmi  nous;  et  il  me  sem- 
ble ,  outre  cela ,  qu'elles  s'expliquent  avec  plus  de  netteté , 
et  qu'elles  donnent  un  tour  plus  agréable  aux  choses  qu'elles 
disent.  Pour  galant,  je  l'ai  été  un  peu  autrefois;  présente- 
ment je  ne  le  suis  plus ,  quelque  jeune  que  je  sois.  J'ai 
renoncé  aux  fleurettes;  et  je  m'étonne  seulement  de  ce 
qu'il  y  a  encore  tant  d'honnêtes  gens  qui  s'occupent  à  en 
débiter. 

J'approuve  extrêmement  les  belles  passions  ;  elles  mar- 
quent la  grandeur  de  l'âme  :  et  quoique ,  dans  les  inquiétu- 
des qu'elles  donnent,  il  y  ait  quelque  chose  de  contraire  à 
la  sévère  sagesse,  elles  s'accommodent  si  bien  d'ailleurs 
avec  la  plus  austère  vertu ,  que  je  crois  qu'on  ne  les  saurait 
condamner  avec  justice.  Moi  qui  connais  tout  ce  qu'il  y  a 
de  délicat  et  de  fort  dans  les  grands  sentiments  de  l'amour, 
si  jamais  je  viens  à  aimer,  ce  sera  assurément  de  cette  sorte; 
mais,  de  la  façon  dont  je  suis,  je  ne  crois  pas  que  celte 
connaissance  que  j'ai  me  passe  jamais  de  l'esprit  au  cœur. 


PORTRAIT 

■       DU  DUC  DE  LA  ROCHEFOUCAULD, 

PAR    tE    CARDINAL    DE    RETZ. 


Il  y  a  toujours  eu  duyc  ne  sais  quoi  en  M.  de  la  Roche- 
foucauld. Il  a  voulu  se  mêler  d'intrigues  dès  son  enfance , 
et  en  un  temps  où  il  ne  sentait  pas  les  petits  intérêts,  qui 
n'ont  jamais  été  son  faible,  et  où  il  ne  connaissait  pas  les 
grands ,  (|ui  d'un  autre  sens  n'ont  pas  été  son  fort.  Il  n'a 


jamais  été  capable  d'aucunes  affaires ,  et  je  ne  sais  pour- 
quoi; car  il  avait  des  qualités  qui  eussent  suppléé  eu  tout 
autre  celles  qu'il  n'avait  pas.  Sa  vue  n'était  pas  assez  éten- 
due, et  il  ne  voyait  pas  même  tout  ensemble  ce  qui  était  à 
sa  portée  ;  mais  son  bon  sens,  très-bon  dans  la  spéculation, 
joint  à  sa  douceur ,  à  son  insinuation ,  et  à  sa  facilité  de 
mœurs ,  qui  est  admirable ,  devait  récompenser  plus  qu'il 
n'a  fait  le  défaut  de  sa  pénétration.  Il  a  toujours  eu  une 
irrésolution  habituelle  ;  mais  je  ne  sais  même  à  quoi  attri- 
buer cette  irrésolution.  Elle  n'a  pu  venir  en  lui  de  la  fécon- 
dité de  son  imagination,  qui  'est  rien  moins  que  vive.  Je 
ne  la  puis  donner  à  la  stérilité  de  son  jugement;  car,  quoi- 
qu'il ne  l'ait  pas  exquis  dans  l'action ,  il  a  un  bon  fonds 
de  raison.  Nous  voyons  les  effets  de  cette  irrésolution  , 
quoique  nous  n'en  connaissions  pas  la  cause.  Il  n'a  jamais 
été  guerrier,  quoiqu'il  fût  très-soldat.  Il  n'a  jamais  été  par 
lui-même  bon  courtisan ,  quoiqu'il  ait  eu  toujours  bonne 
intention  de  l'être.  Il  n'a  jamais  été  bon  homme  de  parti, 
quoique  toute  sa  vie  il  y  ait  été  engagé.  Cet  air  de  honte 
et  de  timidité ,  que  vous  lui  voyez  dans  la  vie  civile,  s'était 
tourné  dans  les  affaires  en  air  d'apologie.  Il  croyait  toujours 
en  avoir  besoin  ;  ce  qui ,  joint  à  ses  maximes  qui  ne  mar- 
quent pas  assez  de  foi  à  la  vertu,  et  à  sa  pratique  qui  a  tou- 
jours été  à  sortir  des  affaires  avec  autant  d'impatience 
qu'il  y  était  entré,  me  fait  conclure  qu'il  eût  beaucoup 
mieux  fait  de  se  connaître  et  de  se  réduire  à  passer,  comme 
il  eût  pu,  pour  le  courtisan  le  plus  poli ,  et  le  plus  honnête 
homme ,  à  l'égard  de  la  vie  commune ,  qui  eût  paru  dans 
son  siècle. 


RÉFLEXIONS 


ou 


SENTENCES  ET  MAXIMES 
MORALES. 


Nos  vertus  ne  sont  le  plus  souvent 
que  des  vices  déguisés  ^ 

*L 

Ce  que  nous  prenons  pour  des  vertus  n'est 
souvent  qu'un  assemblage  de  diverses  actions 
et  de  divers  intérêts,  que  la  fortune  ou  notre 
industrie  savent  arranger;  et  ce  n'est  pas  tou- 
jours par  valeur  et  par  chasteté  que  les  hommes 
sont  vaillants,  et  que  les  femmes  sont  chastes*. 

^  Cette  pensée ,  qui  peut  être  considérée  comme  la  base  du 
système  de  la  Rochefoucauld ,  se  trouve  dans  la  première 
édition ,  sous  la  forme  suivante  :  «  Ce  que  le  monde  nomme 
vertu  n'est  d'ordinaire  qu'un  fantôme  forme  par  nos  passion», 
à  qui  on  donne  un  nom  honnête  pour  faire  impunéinent  ce 
qu'on  veut.  »  (  1605— n"  179.)  Elle  ne  se  retrouve  ni  dans  l.i 
seconde,  ni  dans  la  troisième  édition ,  et  ce  n'est  que  dans  h  s 
deux  dernières  (  1075 ,  1078  )  qu'elle  reparut  comme  éplprnphe, 
et  sous  une  autre  forme,  i\  la  télc  <1('5  Réflexions  morale.s. 

*  rariaiilc.  Nous  sommes  prt'uK'cupés  de  telle  sorte  en  uolto 
faveur ,  que  ce  que  nous  prenons  souvent  pour  des  vertus 


152 


MAXIMKS 


II. 

L'amour-propre  est  le  plus  grand  de  tous  les 
flatteurs. 

Mil. 

Quelque  découverte  que  l'on  ait  faite  dans  le 
pays  de  l'amour-propre ,  il  y  reste  encore  bien 
des  terres  inconnues. 

IV. 

L'amour-propre  est  plus  habile  que  le  plus 
liabile  homme  du  monde. 


La  durée  de  nos  passions  ne  dépend  pas  plus 
de  nous,  que  la  durée  de  notre  vie. 

VI. 

La  passion  fait  souvent  un  fou  du  plus  habile 
homme,  et  rend  souvent  les  plus  sots  habiles  '. 

VII. 

Ces  grandes  et  éclatantes  actions  qui  éblouis- 
sent les  yeux  sont  représentées  par  les  politi- 
ques comme  les  effets  des  grands  desseins ,  au 
lieu  que  ce  sont  d'ordinaire  les  effets  de  l'hu- 
meur et  des  passions.  Ainsi  la  guerre  d'Auguste 
et  d'Antoine,  qu'on  rapporte  à  l'ambition  qu'ils 
avaient  de  se  rendre  maîtres  du  monde ,  n'était 
peut-être  qu'un  effet  de  jalousie  *. 

*VIIJ. 

Les  passions  sont  les  seuls  orateurs  qui  per- 
suadent toujours.  Elles  sont  comme  un  art  de 
la  nature  dont  les  règles  sont  infaillibles;  et 
l'homme  le  plus  simple,  qui  a  de  la  passion, 
persuade  mieux  que  le  plus  éloquent  qui  n'en 
a  point  '. 

D'est  en  effet  qu'un  nombre  de  vices  qui  leur  ressemblent , 
et  que  l'orgueil  et  l'amour-propre  nous  ont  déguisés  (1605 
~n°  181). 

De  plusieurs  actions  différentes  que  la  fortune  arrange 
comme  il  lui  plaît,  il  s'en  fait  plusieurs  vertus  (  1665  -n"  293  ). 

Dans  la  seconde  et  la  troisième  édition  (  1666,  I67i  ),  la 
Rochefoucauld  refondit  ces  deux  pensées  en  une  seule,  qu'il 
plaça  au  commencement  de  son  ouvrage  ;  ce  ne  fut  que  dans 
les  deux  dernières  éditions  (  1675,  1678}  que  cette  maxime 
parut  telle  qu'on  la  voit  anjourd'liui. 

*  Far.  On  lit  dans  l'édition  de  1665  :  «  La  passion  fait  sou- 
vent du  plus  habile  homme  un  fol ,  et  rend  quasi  toujours  les 
plus  sots  habiles.  «Les  mols/o/  et  quasi  disparurent  dans  la 
deuxième  édition  (  1666), 

*  Far.  La  Rochefoucauld  avait  d'abord  présenté  d'une  ma- 
nière affirmative  le  motif  de  cette  guerre;  voici  comment  il 
s'exprimait  :  « ....  Ainsi,  la  guerre  d'Auguste  et  d'Antoine, 
qu'on  rapporte  à  l'ambition  qu'ils  avaient  de  se  rendre  maî- 
tres du  monde,  était  un  effet  de  jalousie.  »  (  1665- n°  7.)  De- 
puis, l'auteur  employa  la  forme  aubitative. 

^  Far.  On  lit  dans  la  projni'^re  édition  :  « et  l'homnie 


IX. 

Les  passions  ont  une  injustice  et  un  propre  In- 
térêt, qui  fait  qu'il  est  dangereux  de  les  suivre, 
et  qu'on  s'en  doit  défier,  lors  même  qu'elles 
paraissent  les  plus  raisonnables. 

*X. 

Il  y  a  dans  le  cœur  humain  une  génération 
perpétuelle  de  passions;  en  sorte  que  la  ruine 
de  l'une  est  presque  toujours  l'établissement 
d'une  autre. 

XL 

Les  passions  en  engendrent  souvent  qui  leur 
sont  contraires  :  l'avarice  produit  quelquefois 
la  prodigalité,  et  la  prodigalité  l'avarice;  on 
est  souvent  ferme  par  faiblesse,  et  audacieux 
par  timidité'. 

XII. 

Quelque  soin  que  l'on  prenne  de  couvrir  ses 
passions  par  des  apparences  de  piété  et  d'hon- 
neur, elles  paraissent  toujours  au  travers  de  ces 
voiles  ^ 

XIII. 

Notre  amour-propre  souffre  plus  impatiem- 
ment la  condamnation  de  nos  goûts  que  de  nos 
opinions. 

XIV. 

Les  hommes  ne  sont  pas  seulement  sujets  à 
perdre  le  souvenir  des  bienfaits  et  des  injures  ; 
ils  haïssent  même  ceux  qui  les  ont  obligés ,  et 
cessent  de  haïr  ceux  qui  eur  ont  fait  des  ou- 
trages. L'application  à  récompenser  le  bien  et 
à  se  venger  du  mal  leur  paraît  une  servitude 
à  laquelle  ils  ont  peine  de  se  soumettre. 

XV. 

La  clémence  des  princes  n'est  souvent  qu'une 
politique  pour  gagner  l'affection  des  peuples. 

XVI. 

Cette  clémence,  dont  on  fait  une  vertu,  se 
pratique,   tantôt  par  vanité,  quelquefois  par 

le  plus  simple  que  la  passion  fait  parler  persuade  mieux  que 
celui  qui  n'a  que  la  seule  éloquence.  »  (1665— n**  8.) 

ï  Far.  Le  mot  prodigalité  a  remplacé  dans  les  quatre  der- 
nières éditions  celui  de  libéralité,  que  la  Rochefoucauld  avait 
mis  dans  la  première. 

*  Far.  Quelque  industrie  que  Ion  ait  à  cacher  ses  passions 
sous  le  voile  de  la  piété  et  de  l'Iionneur,  il  y  en  a  toujours 
quoique  endroit  qui  se  montre  (I6G5— n"  12). 


DE  L\  ROCHEFOUCAULD. 


153 


paresse,  souvent  par  crainte,  et  presque  tou- 
jours par  tous  les  trois  ensemble  '. 

XVII. 

La  modération  des  personnes  heureuses  vient 
du  calme  que  la  bonne  fortune  donne  à  leur  hu- 
meur \ 

*  XVIII. 

La  modération  est  une  crainte  de  tomber 
dans  l'envie  et  dans  le  mépris  que  méritent 
ceux  qui  s'enivrent  de  leur  bonheur  :  c'est  une 
vaine  ostentation  de  la  force  de  notre  esprit; 
et  enfin  la  modération  des  hommes  dans  leur 
plus  haute  élévation  est  un  désir  de  paraître 
plus  grands  que  leur  fortune. 

XIX. 

Nous  avons  tous  assez  de  force  pour  sup- 
porter les  maux  d'autrui. 

*XX. 

La  constance  des  sages  n'est  que  l'art  de  ren- 
fermer leur  agitation  dans  leur  cœur. 

XXI. 

Ceux  qu'on  condamne  au  supplice  affectent 
quelquefois  une  constance  et  un  mépris  de  la 
mort ,  qui  n'est  en  effet  que  la  crainte  de  l'en- 
visager; de  sorte  qu'on  peut  dire  que  cette 
constance  et  ce  mépris  sont  à  leur  esprit  ce 
que  le  bandeau  est  à  leurs  yeux  ^ 

"'?■"''■       *xxn. 

La  philosophie  triomphe  aisément  des  maux 
passés  et  des  maux  à  venir  ;  mais  les  maux  pré- 
sents triomphent  d'elle''. 

*  XXIII. 

Peu  de  gens  connaissent  la  mort;  on  ne  la 
soufftè  pas  ordinairement  par  résolution,  mais 
par  stupidité  et  par  coutume;  et  la  plupart  des 

^  Far.  La  clémence ,  dont  nous  faisons  une  vertu ,  se  pra- 
tique tantôt  pour  la  gloire ,  quelquefois  par  paresse ,  souvent 
par  crainte ,  et  presque  toujours  par  tous  les  trois  ensemble 
(1665— n"  16). 

»  For.  La  modération  des  personnes  heureuses  est  le  calme 
de  leur  humeur  adoucie  par  la  possession  du  bien  (  I6C5— 

U"  19). 

3  Far.  Ceux  qu'on  fait  mourir  affectent  quelquefois  des 
constances ,  des  froideurs ,  et  des  mépris  de  la  mort,  pour  ne 
pas  penser  à  elle  ;  de  sorte  qu'on  peut  dire  que  ces  froideurs 
et  ces  mépris  font  à  leur  esprit  ce  que  le  bandeau  fait  à  leurs 
yeux  (i665-n'"i4). 

'•  Far.  La  philosophie  triomphe  aisément  des  maux  passés 
et  de  ceux  qui  ne  sont  pas  prêts  d'arriver,  mais  les  maux 
présents  triomphent  d'elle  (iceo—n"  25). 


hommes  meurent,  parce  qu'on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  mourir*. 

XXIV. 

Lorsque  les  grands  hommes  se  laissent  abattre 
par  la  longueur  de  leurs  infortunes,  ils  font  voir 
qu'ils  ne  les  soutenaient  que  par  la  force  de 
leur  ambition ,  et  non  par  celle  de  leur  âme  ;  et 
qu'à  une  grande  vanité  près,  les  héros  sont  faits 
comme  les  autres  hommes  ". 

XXV. 

Il  faut  de  plus  grandes  vertus  pour  soutenir 
la  bonne  fortune  que  la  mauvaise  3. 

*XXVI. 

Le  soleil  ni  la  mort  ne  se  peuvent  regarder 
fixement. 

XXVII. 

On  fait  souvent  vanité  des  passions,  même 
les  plus  criminelles;  mais  l'envie  est  une  pas- 
sion timide  et  honteuse  que  l'on  n'ose  jamais 
avouer  ^. 

^XXVIIL         .      V 

La  jalousie  est,  en  quelque  manière,  juste  et 
raisonnable,  puisqu'elle  ne  tend  qu'à  conserver 
un  bien  qui  nous  appartient  ou  que  nous  croyons 
nous  appartenir  :  au  lieu  que  l'envie  est  une  fu- 
reur qui  ne  peut  souffrir  le  bien  des  autres  \ 

"XXIX. 

Le  mal  que  nous  faisons  ne  nous  attire  pas 
tant  de  persécution  et  de  haine  que  nos  bonnes 
qualités. 

XXX. 

Nous  avons  plus  de  force  que  de  volonté;  et 

^  Far.  Dans  la  première  édition ,  cette  réflexion  se  termine 

ainsi  :  « et  la  plupart  des  hommes  meurent  parce  qu'on 

meurt»  (1665— n° 26). 

2  Far.  Les  grands  hommes  s'abattent  et  se  démontent  à  la 
tin  par  la  longueur  de  leurs  infortunes  ;  cela  fait  bien  voir 
qu'ils  n'étaient  pas  forts  quand  ils  les  supportaient,  mais  seu- 
lement qu'ils  se  donnaient  la  gêne  pour  le  paraître ,  et  qu'ils 
soutenaient  leurs  malheurs  par  la  force  de  leur  ambition ,  et 
non  pas  par  celle  de  leur  Ame  ;  enfin,  à  une  grande  vanité  prés, 
les  héros  sont  faits  comme  les  autres  hommes  (1665— n°  27). 

^  Far.  Il  faut  de  plus  grandes  vertus  et  en  plus  grand  nombre 
pour  soutenir  la  bonne  fortune  que  la  mauvaise  (1665— n"  28). 
*  Far.  Quoique  toutes  les  passions  se  dussent  cacher,  elles 
ne  craignent  pas  néanmoins  le  jour;  la  seule  envie  est  une 
passion  timide  et  honteuse  qu'on  n'ose  jamais  avouer  (  1666 
-n''  30). 

û  Far.  La  jalousie  est  raisonnable  et  juste  en  quelque  ma- 
nière, puisqu'elle  ne  cherche  qu'à  conserver  un  bien  qui  nous 
appartient,  ou  que  nous  croyons  nous  appartenir  ;  au  lieu  que 
l'envie  esl  une  fureur  (|ui  nous  fait  toujours  souhaiter  la  ruino 
du  bien  dos  autres  (1605- u"  31). 


154 


MAXIMES 


c'est  souvent  pour  nous  excuser  à  nous-mêmes , 
que  nous  nous  imaginons  que  les  choses  sont 
impossibles. 

XXXI. 

Si  nous  n'avions  point  de  défauts,  nous  ne 
prendrions  pas  tant  de  plaisir  à  en  remarquer 
dans  les  autres  ' . 

XXXII. 

La  jalousie  se  nourrit  dans  les  doutes;  et  elle 
devient  fUreur,  ou  elle  fmit,  sitôt  qu'on  passe 
du  doute  à  la  certitude  *. 

XXXUI. 

L'orgueil  se  dédommage  toujours  et  ne  perd 
rien,  lors  même  qu'il  renonce  à  la  vanité. 

*  XXXIV. 

Si  nous  n'avions  point  d'orgueil,  nous  ne 
nous  plaindrions  pas  de  celui  des  autres. 

^  XXXV. 

L'orgueil  est  égal  dans  tous  les  hommes,  et 
il  n'y  a  de  différence  qu'aux  moyens  et  à  la  ma- 
nière de  le  mettre  à  jour. 

XXXVI. 

Il  semble  que  la  nature,  qui  a  si  sagement 
disposé  les  organes  de  notre  corps  pour  nous 
rendre  heureux,  nous  ait  aussi  donné  l'orgueil 
pour  nous  épargner  la  douleur  de  connaître  nos 
imperfections  ^. 

*  XXXVII. 

L'orgueil  a  plus  de  part  que  la  bonté  aux  re- 
montrances que  nous  faisons  à  ceux  qui  com- 
mettent des  fautes,  et  nous  ne  les  reprenons 
pas  tant  pour  les  en  corriger,  que  pour  leur 
persuader  que  nous  en  sommes  exempts. 

»  Far.  Si  nous  n'avions  point  de  défauts ,  nous  ne  serions 
pas  si  aises  d'en  remarquer  aux  autres  (1665— n"  34). 

2  Far.  La  jalousie  ne  subsiste  que  dans  les  doutes  :  l'incer- 
titude est  sa  matière  ;  c'est  une  passion  qui  cherche  tous  les 
jours  de  nouveaux  sujets  d'inquiétude  et  de  nouveaux  tour- 
ments. On  cesse  d'être  jaloux  dès  que  l'on  est  éclairci  de  ce 
qui  causait  la  jalousie  (  1665 — n°  35).  —La  jalousie  se  nourrit 
dans  les  doutes.  C'est  une  passion  qui  cherche  toujours  de 
nouveaux  sujets  d'inquiétude  et  de  nouveaux  tourments,  et 
elle  devient  fureur  sitôt  qu'on  passe  du  doute  à  la  certitude 
(I663-n°32). 

^Far.  La  nature,  qui  a  si  sagement  pourvu  à  la  vie  de 
l'homme  par  la  disposition  admirable  des  organes  du  corps , 
lui  a  sans  doute  donné  l'orgueil  pour  lui  épargner  la  douleur 
de  connaitre  ses  imperfections  et  ses  misères  (iGG5~n°  40). 


*XXXVI1L 

Nous  promettons  selon  nos  espérances,  et 
nous  tenons  selon  nos  craintes. 

XXXIX. 

L'intérêt  parle  toutes  sortes  de  langues,  et 
joue  toutes  sortes  de  personnages,  même  celui 
de  désintéressé. 

XL. 

L'intérêt  qui  aveugle  les  uns  fait  la  lumière 
des  autres'. 

XLI. 

Ceux  qui  s'appliquent  trop  aux  petites  choses , 
deviennent  ordinairement  incapables  des  gran- 
des '. 

*  XLII. 

Nous  n'avons  pas  assez  de  force  pour  suivre 
toute  notrr.  raison. 

XLIU. 

L'hcmme  croit  souvent  se  conduire  lorsqu'il 
est  conduit;  et,  pendant  que  par  son  esprit  il 
tend  à  un  but,  son  cœur  l'entraîne  insensible- 
ment à  un  autre  ^. 

*  XLIV. 

La  force  et  la  faiblesse  de  l'esprit  sont  mal 
nommées;  elles  ne  sont  en  effet  que  la  boime 
ou  la  mauvaise  disposition  des  organes  du  corps. 

XLV. 

Le  caprice  de  notre  humeur  est  encore  plus 
bizarre  que  celui  de  la  fortune. 

XLVI. 

L'attachement  ou  l'indifférence  que  les  philo- 
sophes avaient  pour  la  vie  n'étaient  qu'un  goût 
de  leur  amour-propre,  dont  on  ne  doit  non  plus 
disputer  que  du  goût  de  la  langue  ou  du  choix 
des  couleurs  ^ . 


*  Far.  L'intérêt,  à  qui  on  reproche  d'aveugler  les  uns,  est 
tout  ce  qui  fait  la  lumière  des  autres  (1665— u"  44), 

=»  Far.  La  complexion  qui  fait  le  talent  pour  les  petites 
choses,  est  contraire  à  celle  qu'il  faut  pour  le  talent  des 
grandes  (l6G5-n°  51). 

3  Far.  L'homme  est  conduit ,  lorsqu'il  croit  se  conduire  ;  et , 
pendant  que  par  son  esprit  il  vise  à  un  endroit,  son  cœur 
l'achemine  insensiblement  à  un  autre  (  1665— n°  47). 

*  Far.  L'attachement  ou  l'indifférence  pour  la  vie  sont  des 
goûts  de  l'amour-propre,  dont  on  ne  doit  non  plus  disputer 
que  de  ceux  de  la  langue,  ou  du  choix  des  couleurs  (1665  — 
n"  52). 


DE  L4  ROCllEKOUCAULD. 


¥55 


XLVII. 

Notre  humeur  met  le  prix  à  tout  ce  qui  nous 
vient  de  la  fortune. 

*  XLVIII. 

La  félicité  est  dans  le  goût,  et  non  pas  dans 
les  cluses .;  et  c'est  par  avoir  ce  qu'on  aime  qu'on 
est  heureux,  et  non  par  avoir  ce  que  les  autres 
trouvent  aimable. 

XLIX. 

On  n'est  jamais  si  heureux  ni  si  malheureux 
qu'on  s'imagine  ^ . 

*L. 

Ceux  qui  croient  avoir  du  mérite  se  font  un 
honneur  d'être  malheureux,  pour  persuader  aux 
autres  et  à  eux-mêmes  qu'ils  sont  dignes  d'être 
en  butte  à  la  fortune  '. 

LI. 

Rien  ne  doit  tant  diminuer  la  satisfaction  que 
nous  avons  de  nous-mêmes,  que  de  voir  que  nous 
désapprouvons  dans  un  temps  ce  que  nous  ap- 
prouvions dans  un  autre  ' . 

LH, 

i  Quelque  différence  qui  paraisse  entre  les  for- 
tunes ,  il  y  a  néanmoins  une  certaine  compen- 
sation de  biens  et  de  maux  qui  les  rend  égales  * . 

LUI. 

Quelques  grands  avantages  que  la  nature 
donne,  ce  n'est  pas  elle  seule,  mais  la  fortune 
avec  elle  qui  fait  les  héros  ^ . 

LIV. 

Le  mépris  djes  richesses  était ,  dans  les  philo- 

»  Far.  On  n'est  jamais  si  malheureux  qu'on  croit,  ni  si 
heureux  qu'on  avait  espéré  (  1665— n°  59).  —  On  n'est  jamais 
si  heureux  ni  si  malheureux  que  Ton  pense  (  i666-n°  50). 

'  Far.  Ceux  qui  se  sentent  du  mérite  se  piquent  toujours 
d'être  malheureux ,  pour  persuader  aux  autres  et  à  eux-mêmes 
qu'ils  sont  au-dessus  de  leurs  malheurs ,  et  qu'ils  sont  dignes 
d'être  en  butte  à  la  fortune  (  1665— n"  57  ).  On  trouve  dans  la 
même  édition  (  n°  60)  la  même  pensée  ainsi  rédigée  :  «  On  se 
console  sou  v(!nt  d'être  malheureux  par  un  certain  plaisk  qu'on 
trouve  à  le  paraître.  » 

3  Far.  Rien  ne  doit  tant  diminuer  la  satisfaction  que  nous 
avons  de  nous-mêmes ,  que  de  voir  que  nous  avons  été  con- 
tents dans  l'état  et  dans  les  sentiments  que  nous  désapprou- 
vons à  cette  heure  (  10.65— n°  58). 

4  Far.  Quelque  diffén^nce  qu'il  y  ait  entre  les  fortunes,  il 
y  a  pourtant  ime  certaine  proportion  de  biens  et  do  maux 
qui  les  rend  égales  (1605— n°  01). 

•'  Far.  Quelques  grands  avantage»  que  la  nature  donne ,  ce 
n''sl  pas ell<',  m;iis  la  fortime, qui  fait  les  héros (1665— n"  62), 


sophes,  un  désir  caché  de  venger  leur  mérite  de 
l'injustice  de  la  fortune  par  le  mépris  des  mêmes 
biens  dont  elle  les  privait  ;  c'était  un  secret  pour 
se  garantir  de  l'avilissement  de  la  pauvreté  ;  c'é- 
tait un  chemin  détourné  pour  aller  à  la  con- 
sidération qu'ils  ne  pouvaient  avoir  par  les  ri- 


*LV. 

La  haine  pour  les  favoris  n'est  autre  chose 
que  l'amour  de  la  faveur.  Le  dépit  de  ne  la  pas 
posséder  se  console  et  s'adoucit  par  le  mépris 
que  l'on  témoigne  de  ceux  qui  la  possèdent  ;  et 
nous  leur  refusons  nos  hommages,  ne  pouvant 
pas  leur  ôter  ce  qui  leur  attire  ceux  de  tout  le 
monde. 

LVI. 

Pour  s'établir  dans  le  monde ,  on  fait  tout  ce 
que  l'on  peut  pour  y  paraître  établi. 

LVIL 

Quoique  les  hommes  se  flattent  de  leurs 
grandes  actions,  elles  ne  sont  pas  souvent  les 
effets  d*UD  grand  dessein,  mais  des  effets  du  ha- 
sard \ 

LVIIL 

Il  semble  que  nos  actions  aient  des  étoiles 
heureuses  ou  malheureuses ,  à  qui  elles  doivent 
une  grande  partie  de  la  louange  et  du  blâme 
qu'on  leur  donne. 

LIX. 

Il  n'y  a  point  d'accidents  si  malheureux  dont 
les  habiles  gens  ne  tirent  quelque  avantage,  ni 
de  si  heureux  que  les  imprudents  ne  puissent 
tourner  à  leur  préjudice. 

LX. 

La  fortune  tourne  tout  à  l'avantage  de  ceux 
qu'elle  favorise  =* . 

LXI. 

Le  bonheur  et  le  malheur  des  hommes  ne 
dépend  pas  moins  de  leur  humeur  que  de  la 
fortune. 

LXII. 

La  sincérité  est  une  ouverture  de  cœur.  On 

'  Far.  Quoique  la  grandeur  des  ministres  se  flatte  de  celle 
d(;  leurs  aclions,  elles  sont  bien  .souvent  les  effets  du  hasard 
ou  de  quel(|ue  petit  dessein  (  l«05— n'^  66). 

'  Far.  La  forlune  ne  laisse  lien  perdre  pour  1rs  hon\me<* 
hnireux  (KiOf.-n"  O'J). 


156 


MAXIMES 


la  trouve  en  fort  peu  de  gens  j  et  celle  que  l'on 
voit  d'ordinaire  n'est  qu'une  flne  dissimulation 
pour  attirer  la  confiance  des  autres. 

LXIII, 

L'aversion  du  mensonge  est  souvent  une  im- 
perceptible ambition  de  rendre  nos  témoignages 
considérables ,  et  d'attirer  à  nos  paroles  un  res- 
pect de  religion. 

LXIV. 

La  vérité  ne  fait  pas  tant  de  bien  dans  le 
monde,  que  ses  apparences  y  font  de  mal. 

*LXV. 

Il  n'y  a  point  d'éloges  qu'on  ne  donne  à  la 
prudence  ;  cependant  elle  ne  saurait  nous  assurer 
du  moindre  événement  ' . 

LXVL 

Un  habile  homme  doit  régler  le  rang  de  ses 
Intérêts,  et  les  conduire  chacun  dans  son  ordre. 
Notre  avidité  le  trouble  souvent,  en  nous  faisant 
courir  à  tant  de  choses  à  la  fois,  que,  pour  dé- 
sirer trop  les  moins  importantes,  on  manque  les 
plus  considérables. 

*  LXVIL 

La  bonne  grâce  est  au  corps  ce  que  le  bon 
sens  est  à  l'esprit. 

*  Lxvm. 

Il  est  difficile  de  définir  l'amour  :  ce  qu'on  en 
l^eut  dire  est  que,  dans  l'âme,  c'est  une  passion 

*  Far.  L'auteur  s'est  essayé  plusieurs  fois  avant  d'arriver  à 
une  précision  si  parfaite.  Voici  comment  il  s'exprimait  dans 
sa  première  édition  :  «  On  élève  la  prudence  jusqu'au  ciel,  et 
il  n'est  sorte  d'éloges  qu'on  ne  lui  donne  ;  elle  est  la  rcgiè  de 
nos  actions  et  de  notre  conduite ,  elle  est  la  maitresse  de  la 
fortune ,  elle  fait  le  destin  des  empires  ;  sans  elle  on  a  tous  les 
maux,  avec  elle  on  a  tous  les  biens;  et,  comme  disait  autrefois 
un  poète,  quand  nous  avons  la  prudence,  il  ne  nous  manque 
aucune  divinité  :  Nullum  numen  abest,  si  sit  pritdentia  (  Ju- 
vénal ,  Sat.  X),  pour  dire  que  nous  trouvons  dans  la  prudence 
tout  le  secours  que  nous  demandons  aux  dieux.  Cependant  la 
prudence  la  plus  consommée  ne  saurait  nous  assurer  du  plus 
petit  effet  du  monde ,  parce  que^,  travaillant  sur  une  matière 
aussi  changeante  et  aussi  inconnue  qu'est  l'homme,  elle  ne 
peut  exécuter  sûrement  aucun  de  ses  projets  :  d'où  il  faut 
conclure  que  toutes  les  louanges  dont  nous  flattons  notre  pru- 
dence ne  sont  que  des  effets  de  notre  amour  -  propre ,  qui 
s'applaudit  en  toutes  choses  et  en  toutes  rencontres  »  (  1665 
— n"  75).  Dès  la  seconde  édition,  l'auteur  se  corrigea  ainsi  ; 
«  Il  n'y  a  point  d'éloges  qu'on  ne  donne  à  la  prudence.  Ce- 
pendant, quelque  grande  qu'elle  soit,  elle  ne  saurait  nous 
assurer  du  moindre  événement,  parce  qu'elle  travaille  sur 
l'homme,  qui  est  le  sujet  du  monde  le  plus  changeant  »  (  1666 
-n°  66;  -  1671 ,  l675-n°  65).  Enfin,  dans  sa  dernière  édi- 
tion ,  l'auteur  refit  celte  pensée  telle  qu'elle  est  aujourd'hui. 
Ces  différents  essais  offrent  une  élude  de  style  bien  digne 
d'être  méditée. 


de  régner  ;  dans  les  esprits,  c'est  une  sympathie  ; 
et  dans  le  corps,  ce  n'est  qu'une  envie  cachée  et 
délicate  de  posséder  ce  que  l'on  aime,  après  beau- 
coup de  mystères. 

LXIX. 

S'il  y  a  un  amour  pur  et  exempt  du  mélange 
de  nos  autres  passions,  c'est  celui  qui  est  caché 
au  fond  du  cœur,  et  que  nous  ignorons  nous- 
mêmes  ». 

LXX. 

Il  n'y  a  point  de  déguisement  qui  puisse  long- 
temps cacher  l'amour  où  il  est,  ni  le  feindre  où 
il  n'est  pas. 

LXXI. 

Il  n'y  a  guère  de  gens  qui  ne  soient  honteux 
de  s'être  aimés,  quand  ils  ne  s'aiment  plus. 

LXXII. 

Si  on  juge  de  l'amour  par  la  plupart  de  ses 
eftets,  il  ressemble  plus  à  la  haine  qu'à  l'amitié. 

LXXIII. 

On  peut  trouver  des  femmes  qui  n'ont  jamais 
eu  de  galanterie  ;  mais  il  est  rare  d'en  trouver 
qui  n'en  aient  jamais  eu  qu'une  » . 

LXXIV. 

Il  n'y  a  que  d'une  sorte  d'amour,  mais  il  y  en 
a  mille  différentes  copies. 

LXXV. 

L'amour,  aussi  bien  que  le  feu,  ne  peut  sub- 
sister sans  un  mouvement  continuel  ;  et  il  cesse 
de  vivre  dès  qu'il  cesse  d'espérer  ou  de  craindre. 

LXXVI. 

Il  est  du  véritable  amour  comme  de  l'appa- 
rition des  esprits  :  tout  le  monde  en  parle,  mais 
peu  de  gens  en  ont  vu. 

LXXVII. 

L'amour  prête  son  nom  à  un  nombre  infini 
de  commerces  qu'on  lui  attribue,  et  où  il  n'a 
non  plus  de  part  que  le  doge  à  ce  qui  se  fait  à 
Venise. 

*  LXXVIII. 

L'amour  de  la  justice  n'est,  en  la  plupart  des 

*  rar.  Il  n'y  a  point  d'amour  pur  et  exempt  du  mélange 
des  autres  passions ,  que  celui  qui  est  caché  au  fond  du  cœur , 
et  que  nous  ignorons  nous-mêmes  (1665— n°  79). 

^  r<ir.  Qui  n'ont  jamais  fait  de  galanterie  (  1665    r^  83), 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


Il>7 


hommes,  que  la  crainte  de  souffrir  l'injustice  ' . 

LXXIX. 

Le  silence  est  le  parti  le  plus  sûr  pour  celui 
qui  se  défie  de  soi-même. 

LXXX. 

Ce  qui  nous  rend  si  changeants  dans  nos  ami- 
tiés, c'est  qu'il  est  difficile  de  connaître  les  qua- 
lités de  l'âme,  et  facile  de  connaître  celles  de 
l'esprit  ' . 

*  LXXXL 

Nous  ne  pouvons  rien  aimer  que  par  rapport 
à  nous,  et  nous  ne  faisons  que  suivre  notre  goût 
et  notre  plaisir  quand  nous  préférons  nos  amis 
à  nous-mêmes  ;  c'est  néanmoins  par  cette  préfé- 
rence seule  que  l'amitié  peut  être  vraie  et  par- 
faite. 

*  LXXXIL 

La  réconciliation  avec  nos  ennemis  n'est  qu'un 
désir  de  rendre  notre  condition  meilleure ,  une 
lassitude  de  la  guerre,  et  une  crainte  de  quelque 
mauvais  événement  » . 

♦LXXXIIL 

Ce  que  les  hommes  ont  nommé  amitié  n'est 
qu'une  société,  qu'un  ménagement  réciproque 
d'intérêts,  et  qu'un  échange  de  bons  offices;  ce 
n'est  enfin  qu'un  commerce  où  l'amour-propre 
se  propose  toujours  quelque  chose  à  gagner  * . 

LXXXIV. 

Il  est  plus  honteux  de  se  défier  de  ses  amis , 
que  d'en  être  trompé. 

LXXXV. 

Nous  nous  persuadons  souvent  d'aimer  les  gens 
plus  puissants  que  nous,  et  néanmoins  c'est  l'in- 

*  Far.  La  Justice  n'est  qu'une  vive  appréhension  qu'on  ne 
nous  ôte  ce  qui  nous  appartient  :  de  là  vient  cette  considéra- 
lion  et  ce  respect  pour  tous  les  intérêts  du  prochain ,  et  cette 
scrupuleuse  application  à  ne  lui  faire  aucun  préjudice  :  cette 
crainte  relient  l'homme  dans  les  bornes  des  biens  que  la  nais- 
sance ou  la  fortune  lui  ont  donnés;  et  sans  celte  crainte,  il 
ferait  des  courses  continuelles  sur  les  autres  (  1665— n°  88). 
—On  blâme  l'injustice,  non  pas  pour  l'aversion  que  l'on  a  pour 
elle,  mais  pour  Je  préjudice  que  l'on  en  reçoit  (  1665— n°  90). 

'  Far.  Ce  qui  rend  nos  inclinations  si  légères  et  si  chan- 
geantes, c'est  qu'il  est  aisé  de  connaître  les  qualités  de  l'es- 
prit, et  difficile  de  connaître  celles  de  l'âme  (  i665--n°  93.) 

^  rar.  La  réconciliation  avec  nos  ennemis ,  qui  se  fait  au 

nom  de  la  sincérité,  de  la  douceur,  et  de  la  tendresse 

(1665—0"  95). 

*  rar.  L'amitié  la  plus  désintéressée  n'est  qu'un  trafic,  où 
notre  amour-propre  se  propose  toujours  quelque  chose  à  ga- 
gner f  605— n"  94). 


térêt  seul  qui  produit  notre  amitié  ;  nous  ne  nous 
donnons  pas  à  eux  pour  le  bien  que  nous  leur 
voulons  faire,  mais  pour  celui  que  nous  en  vou- 
lons recevoir. 

*  LXXXVI. 

Notre  défiance  justifie  la  tromperie  d'autrui. 

*  LXXXVIL 

Les  hommes  ne  vivraient  pas  longtemps  en 
société,  s'ils  n'étaient  les  dupes  les  uns  des  au- 
tres. 

LXXXVIIL 

L'amour-propre  nous  augmente  ou  nous  di- 
minue les  bonnes  qualités  de  nos  amis ,  à  pro- 
portion de  la  satisfaction  que  nous  avons  d'eux , 
et  nous  jugeons  de  leur  mérite  par  la  manière 
dont  ils  vivent  avoc  nous. 

LXXXIX. 

Tout  le  monde  se  plaint  de  sa  mémoire,  et 
personne  ne  se  plaint  de  son  jugement. 

*XC. 

Nous  plaisons  plus  souvent  dans  le  commerce 
de  la  vie  par  nos  défauts  que  par  nos  bonnes 
qualités.  • 

XCL 

La  plus  grande  ambition  n'en  a  pas  la  moin- 
dre apparence,  lorsqu'elle  se  rencontre  dans  une 
impossibilité  absolue  d'arriver  où  elle  aspire. 

XCIL 

Détromper  un  homme  préoccupé  de  son  mé- 
rite est  lui  rendre  un  aussi  mauvais  office  que 
celui  que  l'on  rendit  à  ce  fou  d'Athènes,  qui 
croyait  que  tous  les  vaisseaux  qui  arrivaient 
dans  le  port  étaient  à  lui  \ 

*  XCIIL 

Les  vieillards  aiment  à  domier  de  bons  pré- 
ceptes, pour  se  consoler  de  n'être  plus  en  état 
de  donner  de  mauvais  exemples. 

XCIV. 

Les  grands  noms  abaissent ,  au  lieu  d'élever 
ceux  qui  ne  les  savent  pas  soutenir, 

*xcv. 

La  marque  d'un  mérite  extraordinaire  est  de 

'  Far.  On  a  autant  de  sujet  de  se  plaindre  de  ceux  qui  nous 
apprennent  à  nous  connaître  nous-mêmes,  mi'en  eut  ce  fou 
d'Athènes  de  se  plaindre  du  médecin  qui  T'avait  guéri  d« 
l'opinion  d'être  riche  (1665— n"  104). 


158 


MAXIMES 


voir  que  ceux  qui  1  envient  le  plus  sont  contraints 
de  le  louer. 

*  XCVI. 

Tel  homme  est  ingrat,  qui  est  moins  coupable 
(le  son  ingratitude  que  celui  qui  lui  a  fait  du 
bien. 

XCVII. 

On  s'est  trompé  lorsqu'on  a  cru  que  l'esprit 
et  le  jugement  étaient  deux  choses  différentes: 
le  jugement  n'est  que  la  grandeur  de  la  lumière 
de  l'esprit.  Cette  lumière  pénètre  le  fond  des 
choses;  elle  y  remarque  tout  ce  qu'il  faut  re- 
marquer ,  et  aperçoit  celles  qui  semblent  imper- 
ceptibles. Ainsi  il  faut  demeurer  d'accord  que 
c'est  l'étendue  de  la  lumière  de  l'esprit  qui  pro- 
duit tous  les  effets  qu'on  attribue  au  jugement  *  . 

*  XCVIII. 

Chacun  dit  du  bien  de  son  cœur ,  et  personne 
n'en  ose  dire  de  son  esprit. 

XCIX. 

La  politesse  de  l'esprit  consiste  à  penser  des 
choses  honnêtes  et  délicates'. 


La  galanterie  de  l'esprit  est  de  dire  des  choses 
flatteuses  d'une  manière  agréable  ^ 

CL 

Il  arrive  souvent  que  des  choses  se  présentent 
plus  achevées  à  notre  esprit ,  qu'il  ne  les  pourrait 
faire  avec  beaucoup  d'art  *. 

CIL 

L'esprit  est  toujours  la  dupe  du  cœur. 

'  Far.  Le  jugement  n'est  autre  chose  que  la  grandeur  de  la 
lumière  de  l'esprit ,  son  étendue  est  la  mesure  de  sa  lumière  > 
sa  profondeur  est  celle  qui  pénètre  le  fond  des  choses ,  son 
discernement  les  compare  et  les  distingue ,  sa  justesse  ne  voit 
que  ce  qu'il  faut  voir,  sa  droiture  les  prend  toujours  par  le 
bon  biais ,  sa  délicatesse  aperçoit  celles  qui  paraissent  imper- 
ceptibles, et  le  jugement  décide  ce  que  les  choses  sont;  si  on 
l'examine  bien ,  on  trouvera  que  toutes  ces  qualités  ne  sont 
autre  chose  que  la  grandeur  de  l'esprit,  lequel  voyant  tout, 
rencontre  dans  la  plénitude  de  ses  lumières  tous  les  avantages 
dont  nous  venons  de  parler  (1665— n°  I07). 

2  Far.  La.  politesse  de  l'esprit  est  un  tour  par  lequel  il  pense 
toujours  des  choses  honnêtes  et  délicates  (1665— n»  99). 

3  Far.  La  galanterie  de  l'esprit  est  un  tour  de  l'esprit ,  par 
lequel  il  entre  dans  les  choses  les  plus  flatteuses ,  c'est-à-dire 
celles  qui  sont  le  plus  capables  de  plaire  aux  autres  (1665— 
n"  IIO). 

♦  Far.  n  y  a  des  jolies  choses  que  l'esprit  ne  cherche  point, 
et  qu'il  trouve  toutes  achevées  en  lui-même;  il  semble  qu'elles 
y  soient  cachées  comme  l'or  et  les  diamaols  dans  le  sein  de 
la  terre  ('F665~n°  lU). 


CIIL 


Tous  ceux  qui  connaissent  leur  esprit  ne 
connaissent  pas  leur  cœur  ' . 

CIV. 

Les  hommes  et  les  affaires  ont  leur  point  de 
perspective.  Il  y  en  a  qu'il  faut  voir  de  près  pour 
en  bien  juger,  et  d'autres  dont  on  ne  juge  ja- 
mais si  bien  que  quand  on  en  est  éloigné*. 

CV. 

Celui-là  n'est  pas  raisonnable,  à  qui  le  hasard 
fait  trouver  la  raison;  mais  celui  qui  la  connaît, 
qui  la  discerne ,  et  qui  la  goûte. 

CVI. 

Pour  bien  savoir  les  choses,  il  en  faut  savoir 
le  détail;  et  comme  il  est  presque  infmi,  nos 
connaissances  sont  toujours  superficielles  et  im- 
parfaites. 

CVII. 

C'est  une  espèce  de  coquetterie ,  de  faire  re- 
marquer qu'on  n'en  fait  jamais. 

CVIII. 

L'esprit  ne  saurait  jouer  longtemps  le  per- 
sonnage du  cœur. 

CIX. 

La  jeunesse  change  ses  goûts  par  l'ardeur  du 
sang,  et  la  vieillesse  conserve  les  siens  par  l'ac- 
coutumance. 

CX. 

On  ne  donne  rien  si  libéralement  que  ses  con- 
seils ^ . 

CXI. 

Plus  on  aime  une  maîtresse,  plus  on  est  près 
de  la  haïr. 

cxn. 

Les  défauts  de  l'esprit  augmentent  en  veillis- 
sant,  comme  ceux  du  visage. 

CXIII. 

Il  y  a  de  bons  mariages;  mais  H  n'y  en  a 
point  de  délicieux. 


»  Far.  Bien  des  gens  connaissent  leur  esprit,  qui  ne  con- 
naissent pas  leur  cœur  (  1666— n°  Ii3). 

^  Far.  Toutes  les  grandes  choses  ont  leur  pmnt  de  perspec- 
tive, comme  les  statues;  il  y  en  a etc.  (1665— n»  i  M). 

3  Far.  Il  n'y  a  point  de  plaisir  qu'on  fasse  plus  volontiers 
à  un  ami  que  celui  de  lui  donner  conseil  (i666-rv"  m). 


DE  L\  ROCHEFOUCAULD. 


159 


CXIV. 

On  ne  se  peut  consoler  d'être  trompé  par  ses 
ennemis  et  trahi  par  ses  amis,  et  l'on  est  souvent 
satisfait  de  l'être  par  soi-même. 

GXV. 

Il  est  aussi  facile  de  se  tromper  soi-même  sans 
s'en  apercevoir,  qu'il  est  difficile  de  tromper  les 
autres  sans  qu'ils  s'en  aperçoivent. 

CXVI. 

Rien  nest  moins  sincère  que  la  manière  de 
demander  et  de  donner  des  conseils.  Celui  qui 
en  demande  paraît  avoir  une  déférence  respec- 
tueuse pour  les  sentiments  de  son  ami,  bien 
qu'il  ne  pense  qu'à  lui  faire  approuver  les  siens , 
et  à  le  rendre  garant  de  sa  conduite;  et  celui 
qui  conseille  paye  la  confiance  qu'on  lui  té- 
moigne d'un  zèle  ardent  et  désintéressé,  quoi- 
qu'il ne  cherche  le  plus  souvent,  dans  les  con- 
seils qu'il  donne,  que  son  propre  intérêt  ou  sa 
gloire'. 

CXVII. 

La  plus  subtile  de  toutes  les  finesses  est  de 
savoir  bien  feindre  de  tomber  dans  les  pièges 
qu'on  nous  tend;  et  l'on  n'est  jamais  si  aisément 
trompé  que  quand  on  songe  à  tromper  les 
autres. 

CXVIII. 

L'intention  de  ne  jamais  tromper  nous  expose 
à  être  souvent  trompés. 

CXIX. 

Nous  sommes  si  accoutumés  à  nous  déguiser 
aux  autres,  qu'enfin  nous  nous  déguisons  à  nous- 
mêmes  ^ 

CXX. 

L'on  fait  plus  souvent  des  trahisons  par  fai- 
blesse que  par  un  dessein  formé  de  trahir. 

'  Far.  Rien  n'est  plus  divertissant  quede  voir  deux  hommes 
as&emblés,  l'un  pour  demander  conseil  et  l'autre  pour  le  don- 
ner ;  l'un  paraît  avec  une  déférence  respectueuse,  et  dit  qu'il 
vient  reo^evoir  des  instructions  pour  sa  conduite,  et  son  des- 
sein le  plus  souvent  est  de  faire  approuver  ses  sentiments ,  et 
de  rendre  celui  qu'il  vient  consulter  garant  de  l'affaire  qu'il 
lui  propose.  Celui  qui  conseille  paye  d'abord  la  confiance  de 
son  ami  des  marques  d'un  zèle  ardent  et  désintéressé,  et  il 
cherche  en  même  temps ,  dans  ses  propres  intérêts ,  des  refiles 
de  conseiller  ;  de  sorte  que  son  conseil  lui  est  bien  plus  propre 
qu'à  celui  qui  le  reçoit  (1665— n°  118). 

''  Var.  La  coutume  que  nous  avons  de  nous  déguiser  aux 
autres,  pour  acquérir  leur  estime,  fait  qu'enfin  nous  nous  dé- 
guisons à  nous-mêmes  (1665- n"  n^^). 


GXXL 

On  fait  souvent  du  bien  pour  pouvoir  impu- 
nément faire  du  mal. 

Gxxn. 

Si  nous  résistons  à  nos  passions,  c'est  plus 
par  leur  faiblesse  que  par  notre  force. 

cxxm. 

On  n'aurait  guère  de  plaisir  si  on  ne  se  flat- 
tait jamais. 

*CXXIV. 

Les  plus  habiles  affectent  toute  leur  vie  de 
blâmer  les  finesses ,  pour  s'en  servir  en  quelque 
grande  occasion  et  pour  quelque  grand  intérêt. 

cxxv. 

L'usage  ordinaire  de  la  finesse  est  la  marque 
d'un  petit  esprit,  et  il  arrive  presque  toujours 
que  celui  qui  s'en  sert  pour  se  couvrir  en  un  en- 
droit se  découvre  en  un  autre. 

CXXVI. 

Les  fmesses  et  les  trahisons  ne  viennent  que 
de  manque  d'habileté  ' . 

*  CXXVIL 

Le  vrai  moyen  d'être  trompé,  c'est  de  se 
croire  plus  fin  que  les  autres^ . 

CXXVIIL 

La  trop  grande  subtilité  estime  fausse  délica- 
tesse ;  et  la  véritable  délicatesse  est  une  solide 
subtilité. 

CXXIX. 

Il  suffît  quelquefois  d'être  grossier  pour  n'être 
pas  trompé  par  un  habile  homme. 

cxxx. 

La  faiblesse  est  le  seul  défaut  que  l'on  ne  sau- 
rait corriger. 

*  CXXXL 

Le  moindre  défaut  des  femmes  qui  se  sont 
abandonnées  à  faire  l'amour ,  c'est  de  fîiire  l'a- 
mour. 

CXXXIL 

Il  est  plus  aisé  d'être  sage  pour  les  autres , 
que  de  l'être  pour  soi-même. 

'  Var.  Si  on  était  toujours  assez  habile,  on  ne  ferait  Jamais 
de  finesses  ni  de  trahisons  (<66B-  n°  128). 

^  Var.  On  est  fort  sujet  à  être  trompé ,  quand  on  croit  être 
phis  fin  que  Ien  autres  (  Hifils— n"  129). 


160 


MAXIMES 


CXXXIII. 

Les  seules  bonnes  copies  sont  celles  qui  nous 
font  voir  le  ridicule  des  méchants  originaux  ' . 

*  CXXXIV. 

On  n'est  jamais  si  ridicule  par  les  qualités  que 
l'on  a,  que  par  celles  que  l'on  affecte  d'avoir. 

cxxxv. 

On  est  quelquefois  aussi  différent  de  soi- 
même  que  des  autres. 

CXXXVI. 

Il  y  a  des  gens  qui  n'auraient  jamais  été 
amoureux ,  s'ils  n'avaient  jamais  entendu  parler 
de  l'amour.  ^i^     j    '^ 

CXXXVII. 

On  parle  peu  quand  la  vanité  ne  fait  pas 
parler'. 

CXXXVIII. 

On  aime  mieux  dire  du  mal  de  soi-même , 
que  de  n'en  point  parler. 

CXXXIX. 

Une  des  choses  qui  fait  que  l'on  trouve  si  peu 
de  gens  qui  paraissent  raisonnables  et  agréa- 
bles dans  la  conversation ,  c'est  qu'il  n'y  a  pres- 
que personne  qui  ne  pense  plutôt  à  ce  qu'il  veut 
dire,  qu'à  répondre  précisément  à  ce  qu'on  lui 
dit.  Les  plus  habiles  et  les  plus  complaisants  se 
contentent  de  montrer  seulement  une  mine  at- 
tentive ,  au  même  temps  que  l'on  voit  dans  leurs 
yeux  et  dans  leur  esprit  un  égarement  pour  ce 
qu'on  leur  dit,  et  une  précipitation  pour  retour- 
ner à  ce  qu'ils  veulent  dire  ;  au  lieu  de  consi- 
dérer que  c'est  un  mauvais  moyen  de  plaire  aux 
autres  ou  de  les  persuader,  que  de  chercher  si 
fort  à  se  plaire  à  soi-même ,  et  que  bien  écouter 
et  bien  répondre  est  une  des  plus  grandes  per- 
fections qu'on  puisse  avoir  dans  la  conversation. 

*CXL. 

Un  homme  d'esprit  serait  souvent  bien  em- 
barrassé sans  la  compagnie  des  sots. 

CXLL 

Nous  nous  vantons  souvent  de  ne  nous  point 
ennuyer,  et  nous  sommes  si  glorieux,  que  nous 

'  Far.  Dans  l'édition  de  1666 ,  qui  est  celle  où  cette  réflexion 
a  paru  pour  la  première  fois,  on  lit  des  excellents  originaux^ 
au  lieu  de  des  méchants  originaux. 

^  Var.  Quand  la  vanité  ne  fait  point  parler ,  on  n'a  pas  en- 
vie de  dire  grand'chose  (1665— n°  139). 


ne  voulons  pas  nous  trouver  de  mauvaise  com- 
pagnie * . 

CXLIL 

Comme  c'est  le  caractère  des  grands  esprits 
de  faire  entendre  en  peu  de  paroles  beaucoup 
de  choses,  les  petits  esprits,  au  contraire,  ont 
le  don  de  beaucoup  parler  et  de  ne  rien  dire. 

*cxLm. 

C'est  plutôt  par  l'estime  de  nos  propres  senti- 
ments que  nous  exagérons  les  bonnes  qualités 
des  autres,  que  par  l'estime  de  leur  mérite;  et 
nous  voulons  nous  attirer  des  louanges,  lors- 
qu'il semble  que  nous  leur  en  donnons ^^ 

CXLIV. 

On  n'aime  point  à  louer ,  et  on  ne  loue  ja- 
mais personne  sans  intérêt.  La  louange  est  une 
flatterie  habile ,  cachée  et  délicate,  qui  satisfait 
différemment  celui  qui  la  donne  et  celui  qui  la 
reçoit  :  l'un  la  prend  comme  une  récompense 
de  son  mérite;  l'autre  la  donne  pour  faire  re- 
marquer son  équité  et  son  discernement. 

CXLV. 

Nous  choisissons  souvent  des  louanges  empoi- 
sonnées, qui  font  voir  par  contre-coup  en  ceux 
que  nous  louons  des  défauts  que  nous  n'osons 
découvrir  d'une  autre  sorte. 

CXLVL 

On  ne  loue  d'ordinaire  que  pour  être  loué. 
CXLVIL 

Peu  de  gens  sont  assez  sages  pour  préférer  le 
blâme  qui  leur  est  utile  à  la  louange  qui  les 
trahit. 

CXLVIIL 

Il  y  a  des  reproches  qui  louent ,  et  des  louan- 
ges qui  médisent. 

CXLIX. 

Le  refus  des  louanges  est  un  désir  d'être  loué 
deux  fois\ 

^  Far.  On  se  vante  souvent  mal  à  propos  de  ne  se  point  en- 
nuyer ;  et  l'homme  est  si  glorieux ,  qu'il  ne  veut  pas  se  trouver 
de  mauvaise  compagnie  (1665— n°  143). 

^  Far.  C'est  plutôt  par  l'estime  de  nos  sentiments  que  non» 
exagérons  les  bonnes  qualités  des  autres ,  que  par  leur  mérite  ; 
et  nous  nous  louons  en  effet ,  lorsqu'il  semble  que  nous  leur 
donnons  des  louanges  (1665  — n°  146). 

^  Far.  La  modestie  qui  semble  refuser  les  louanges ,  n'est 
en  effet  qu'un  désir  d'oi)  avoir  de  plus  délicates  (  1665— n"  147  ) 


DE  lA  ROCHEI'UUCAIJLTX 


Wl 


CL.         , 
Le  désir  de  mériter  les  louanges  qu'on  nous 
donne  fortifie  notre  vertu;  et  celles  que  l'on 
donne  à  l'esprit,  à  la  valeur  et  à  la  beauté, 
contribuent  à  les  augmenter  *. 

*  CLL 

Il  est  plus  difficile  de  s'empêcher  d'être  gou- 
verné, que  de  gouverner  les  autres. 

CLIL 

Si  nous  ne  nous  flattions  pas  nous-mêmes ,  la 
flatterie  des  autres  ne  nous  pourrait  nuire. 

CLIIL 

La  nature  fait  le  mérite,  et  la  fortune  le  met 
en  œuvre. 

CLIV. 

La  fortune  nous  corrige  de  plusieurs  défauts 
que  la  raison  ne  saurait  corriger. 

*CLV. 

Il  y  a  des  gens  dégoûtants  avec  du  mérite ,  et 
d'autres  qui  plaisent  avec  des  défauts*. 

CLVI. 

Il  y  a  des  gens  dont  tout  le  mérite  consiste  à 
dire  et  à  faire  des  sottises  utilement,  et  qui  gâ- 
teraient tout  s'ils  changeaient  de  conduite. 

*  CLVII. 

La  gloire  des  grands  hommes  se  doit  toujours 
mesurer  aux  moyens  dont  ils  se  sont  servis  pour 
l'acquérir. 

CLVIII. 

La  flatterie  est  une  fausse  monnaie  qui  n'a  de 
cours  que  par  notre  vanité. 

CLIX. 

Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  de  grandes  qualités  j 
il  en  faut  avoir  l'économie. 

GLX. 

Quelque  éclatante  que  soit  une  action,  elle 
ne  doit  pas  passer  pour  grande ,  lorsqu'elle  n'est 
pas  l'effet  d'un  grand  dessein  «. 

*  Far.  L'approbation  que  l'on  donne  à  l'esprit,  à  la  beauté 
et  à  la  valeur,  les  augmente,  les  perfectionne,  et  leur  fait  faire 
de  plus  grands  effets  qu'ils  n'auraient  été  capables  de  faire 
d'eux-mêmes  (1665— n"  I66). 

a  far.  Comme  il  y  a  de  bonnes  viandes  qui  affadissent  le 
cœur,  il  y  a  un  mérite  fade,  et  des  personnes  qui  dégoûtent 
avec  des  qualités  bonnes  et  estimables  (1665— n"  162), 

3  rar.  On  se  mécompte  toujours  dans  le  jugement  que  l'on 
fait  de  nos  actions ,  quand  elles  sont  plus  grandes  que  nos  dcs- 
»>€ios(lC65— n»  167). 


CLXI. 

Il  doit  y  avoir  une  certaine  proportion  entre 
les  actions  et  les  desseins,  si  on  en  veut  tirer 
tous  les  effets  qu'elles  peuvent  produire. 

CLXII. 

L'art  de  savoir  bien  mettre  en  œuvre  de  mé- 
diocres qualités  dérobe  l'estime,  et  donne  sou- 
vent plus  de  réputation  que  le  véritable  mérite. 

CLXIIL 

Il  y  a  une  infinité  de  conduites  qui  paraissent 
ridicules ,  et  dont  les  raisons  cachées  sont  très- 
sages  et  très-solides  * . 

*  CLXIV. 

Il  est  plus  facile  de  paraître  digne  des  em- 
plois qu'on  n'a  pas,  que  de  ceux  que  l'on  exerce. 

CLXV. 

Notre  mérite  nous  attire  l'estime  des  hon^ 
nêtes  gens ,  et  notre  étoile  celle  du  public. 

CLXVL 

Le  monde  récompense  plus  souvent  les  àppa-^ 
rences  du  mérite ,  qUe  le  mérite  mêmev 

CLXVIL 

L'avarice  est  plus  opposée  à  l'économie ,  que 
la  libéralité. 

*CLXvni. 

L'espérance ,  toute  trompeuse  qu'elle  est ,  sei^t 
au  moins  à  nous  mener  à  la  fin  de  la  vie  par  un 
chemin  agréable. 

CLXIX. 

Pendant  que  la  paresse  et  la  timidité  nous 
retiennent  dans  notre  devoir ,  notre  vertu  en  a 
souvent  tout  l'honneur  * . 

*  CLXX. 

Il  est  difficile  déjuger  si  un  procédé  net,  sin* 
cère  et  honnête,  est  un  effet  de  probité  ou  d'ha- 
bileté^.. 

»  Far.  Il  y  a  une  infloilé  de  conduites  qui  ont  un  ridfcule 
apparent ,  et  qui  sont ,  dans  leurs  raisons  cachées ,  très-sages 
et  très-solides  (l865-n°  170). 

*  Far.  Pendant  que  la  paresse  et  la  timidité  ont  seules  le 
mérite  de  nous  tenir  dans  notre  devoir,  notre  vertu  en  a  tout 
l'honneur  (1 665- n°  177). 

3  rar.  Il  n'y  a  personne  qui  sache  si  un  procédé  net ,  sin- 
cère et  honnête  est  plutôt  un  effet  de  probité  que  d'habile Ul 
(1665— n"  178). 

11 


\(i^ 


MAXIMES 


CLXXI. 

Les  vertus  se  perdent  dans  l'intérêt ,  comme 
les  fleuves  se  perdent  dans  la  mer. 

CLXXII. 

Si  on  examine  bien  lés  divers  effets  de  l'en- 
nui ,  on  trouvera  qu'il  fait  manquer  à  plus  de 
devoirs  que  l'intérêt. 

*  CLXXIII. 

Il  y  a  diverses  sortes  de  curiosités  :  l'une  d'in- 
térêt, qui  nous  porte  à  désirer  d'apprendre  ce 
qui  nous  peut  être  utile;  et  l'autre  d'orgueil, 
qui  vient  du  désir  de  savoir  ce  que  les  autres 
ignorent  ' . 

CLXXIV. 

Ilvaut  mieux  employer  notre  esprit  à  sup- 
porter les  infortunes  qui  nous  arrivent,  qu'à 
prévoir  celles  qui  nous  peuvent  arriver. 

CLXXV. 

La  constance  en  amour  est  une  inconstance 
perpétuelle,  qui  fait  que  notre  cœur  s'attache 
successivement  à  toutes  les  qualités  de  la  per- 
sonne que  nous  aimons ,  donnant  tantôt  la  pré- 
férence à  l'une,  tantôt  à  l'autre;  de  sorte  que 
cette  constance  n'est  qu'une  inconstance  arrêtée 
et  renfermée  dans  un  même  sujet. 

CLXVL 

Il  y  a  deux  sortes  de  constance  en  amour  : 
l'une  vient  de  ce  que  l'on  trouve  sans  cesse  dans 
la  personne  que  l'on  aime  de  nouveaux  sujets 
d'aimer;  et  l'autre  vient  de  ce  que  l'on  se  fait 
un  honneur  d'être  constant. 

*  CLXXVIL 

La  persévérance  n'est  digne  ni  de  blâme  ni 
de  louange ,  parce  qu'elle  n'est  que  la  durée  des 
goûts  et  des  sentiments ,  qu'on  ne  s'ôte  et  qu'on 
ne  se  donne  point. 

CLXXVIII. 

Ce  qui  nous  fait  aimer  les  nouvelles  connais- 
sances n'est  pas  tant  la  lassitude  que  nous  avons 
des  vieilles ,  ou  le  plaisir  de  changer ,  que  le  dé- 
goût de  n'être  pas  assez  admirés  de  ceux  qui  nous 
connaissent  trop,  et  l'espérance  de  l'être  da- 

'  rar.  La  curiosité  n'est  pas ,  comme  l'on  croit ,  un  simple 
amour  de  la  nouveauté  ;  il  y  en  a  une  d'intérêt  qui  fait  que 
nous  voulons  savoir  les  choses  pour  nous  en  prévaloir;  il  y 
en  a  une  autre  d'orgueil  qui  nous  donne  envie  d'être  au-dessus 
de  ceux  qui  ignorent  les  choses ,  et  de  n'être  pas  au-dessous 
de  ceux  qui  les  savent  (1665-n°  18-2). 


vantage  de  ceux  qui  ne  nous  connaissent  pas 
tant. 

CLXXIX. 

Nous  nous  plaignons  quelquefois  légèrement 
de  nos  amis,  pour  justifier  par  avance  notre 
légèreté. 

CLXXX. 

Notre  repentir  n'est  pas  tant  un  regret  du 
mal  que  nous  avons  fait ,  qu'une  crainte  de  ce- 
lui qui  nous  en  peut  arriver. 

CLXXXL 

Il  y  a  une  inconstance  qui  vient  de  la  légè- 
reté de  l'esprit ,  ou  de  sa  faiblesse ,  qui  lui  fait 
recevoir  toutes  les  opinions  d'autrui  ;  et  il  y  en 
a  une  autre ,  qui  est  plus  excusable ,  qui  vient 
du  dégoût  des  choses. 

*  CLXXXII. 

Les  vices  entrent  dans  la  composition  des 
vertus,  comme  les  poisons  entrent  dans  la  com- 
position des  remèdes.  La  prudence  les  assemble 
et  les  tempère ,  et  elle  s'en  sert  utilement  con- 
tre les  maux  de  la  vie. 

*CLXXXIU. 

Il  faut  demeurer  d'accord ,  à  l'honneur  de  la 
vertu ,  que  les  plus  grands  malheurs  des  hommes 
sont  ceux  où  ils  tombent  par  les  crimes. 

CLXXXIV. 

Nous  avouons  nos  défauts,  pour  réparer  pat 
notre  sincérité  le  tort  qu'ils  nous  font  dans  Te*- 
prit  des  autres  * 

*CLXXXV. 

Il  y  a  des  héros  en  mal  comme  en  bien. 
CLXXXVI. 

On  ne  méprise  pas  tous  ceux  qui  ont  des 
vices;  mais  on  méprise  tous  ceux  qui  n'ont  au- 
cune vertu  '. 

CLXXXVII. 

Le  nom  de  la  vertu  sert  à  l'intérêt  aussi  utile- 
ment que  les  vices. 

*  Far.  Nous  avouons  nos  défauts ,  afin  qu'en  donnant  bonne 
opinion  de  la  justice  de  notre  esprit,  nous  réparions  le  tort 
qu'ils  nous  ont  fait  dans  l'esprit  des  autres  (  1665— n"  193  ). 
—  Nous  n'avouons  jamais  nos  défauts  que  par  vanité.  (1665 
-n°  200.) 

^  rar.  On  peut  haïr  et  mépriser  les  vices,  sans  haïr  ni  mé 
priser  les  vicieux;  mais  on  a  toujours  du  mépris  pour  ceai 
qui  manquent  de  vertu  (IC65— n°  196). 


1)F^  l.\  ï\OCHFlOl]CAULD. 


IG.'i 


CLXXXVÏII 


La  santé  de  l'âme  n'est  pas  plus  assurée  que  j 

celle  du  corps;  et  quoique  l'on  paraisse  éloigné  i 

des  passions ,  on  n'est  pas  moins  en  danger  de  | 

s'y  laisser  emporter,  que  de  tomber  malade  ■ 
quand  on  se  porte  bien. 

CLXXXIX. 

Il  semble  que  la  nature  ait  prescrit  à  chaque 
homme,  dès  sa  naissance,  des  bornes  pour  les 
vertus  et  pour  les  vices. 

cxc. 

Il  n'appartient  qu'aux  grands  hommes  d'avoir 
de  grands  défauts. 

*  CXCL 

On  peut  dire  que  les  vices  nous  attendent  dans 
le  cours  de  la  vie,  comme  des  hôtes  chez  qui  il 
faut  successivement  loger;  et  je  doute  que  l'ex- 
périence nous  les  fît  éviter,  s'il  nous  était  permis 
de  faire  deux  fois  le  même  chemin. 

GXCIL 

Quand  les  vices  nous  quittent ,  nous  nous  flat- 
tons de  la  créance  que  c'est  nous  qui  les  quit- 
tons. 

CXCIII. 

Il  y  a  des  rechutes  dans  les  maladies  de  Tâme 
comme  dans  celles  du  corps.  Ce  que  nous  pre- 
nons pour  notre  guérison  n'est  le  plus  souvent 
qu'un  relâche  ou  un  changement  de  mal. 

GXCIV. 

Les  défauts  de  l'âme  sont  comme  les  blessures 
du  corps  ;  quelque  soin  qu'on  prenne  de  les  gué- 
rir ,  la  cicatrice  paraît  toujours ,  et  elles  sont  à 
tout  moment  en  danger  de  se  rouvrir. 

cxcv. 

Ce  qui  nous  empêche  souvent  de  nous  aban- 
donner à  un  seul  vice,  est.que  nous  en  avons 
plusieurs. 

CXGVI. 

Nous  oublions  aisément  nos  fautes,  lors- 
qu'elles ne.  sont  sues  que  de  aous  '. 

CXGVII. 

Il  y  a  des  gens  de  qui  l'on  peut  ne  jamais 
croire  du  mal  sans  l'avoir  vu  ;  mais  il  n'y  en 

*  rar.  Quand  il  n'y  a  que  nous  qui  savons  nos  crimes ,  ils 
«ont  bientôt  oubliés  (i  665— n=  '207;. 


a  imnt  en  qui  il  nous  doive  surprendre  en  le 
voyant. 

GXGVIII. 

Nous  élevons  la  gloire  des  uns ,  pour  abaisser 
celle  des  autres  :  et  quelquefois  on  louerait  moins 
monsieur  le  Prince  et  monsieur  de  Turenne ,  si 
on  ne  les  voulait  point  blâmer  tous  deux  '. 

GXGIX. 

Le  désir  de  paraître  habile  empêche  souvent 
de  le  devenir. 

^GG. 

La  vertu  n'irait  pas  si  loin,  si  la  vanité  ne  lui 
tenait  compagnie. 

GGI. 

Gelui  qui  croit  pouvoir  trouver  en  soi-même 
de  quoi  se  passer  de  tout  le  monde,  se  trompe 
fort  ;  mais  celui  qui  croit  qu'on  ne  peut  se  passer 
de  lui ,  se  trompe  encore  davantage. 

GGII. 

Les  faux  honnêtes  gens  sont  ceux  qui  dégui- 
sent leurs  défauts  aux  autres  et  à  eux-mêmes  ;  les 
vrais  honnêtes  gens  sont  ceux  qui  les  connais- 
sent parfaitement  et  les  confessent. 

GGIII. 

Le  vrai  honnête  homme  est  celui  qui  ne  se 
pique  de  rien, 

*GGIV. 

La  sévérité  des  femmes  est  un  ajustement  et 
un  fard  qu'elles  ajoutent  à  leur  beauté  ^. 

^  GGV. 

L'homiêteté  des  femmes  est  souvent  l'amoiif 
de  leur  réputation  et  de  leur  repos. 

GGYI. 

G'est  être  véritablement  honnête  homme,  que 
de  vouloir  être  toujours  exposé  à  la  vue  des  hon- 
nêtes gens. 

GGVII. 

La  folie  nous  suit  dans  tous  les  temps  de  la 
vie.  Si  quelqu'un  paraît  sage,  c'est  seulement 

ï  Dans  la  première  édition  (  1665— n"  liD),  colle  réflexion 
et  la  145"  n'en  faisaient  qu'une  seule,  et  étaient  comprises 
sous  le  même  n".  Dès  la  2'=  édition  (iG(i6) ,  la  Rochefoucauld 
les  sépara,  et  les  plaça  dans  l'ordre  où  elles  sont  aujourd'hui. 

'  Far.  Dans  la  première  édition,  la  pensée  se  terminait 
ainsi  :  «c'est  un  attrait  lin  et  délicat,  et  une  douceur  déguisée-  >. 
(io«5-  n"  'iir.^ 

11. 


I(Î4 


MVXlMEvS 


piirce  que  ses  folies  sont  proi>ortioniiées  à  son  âge 
et  à  sa  fortune. 

CCVIII. 

Il  y  a  des  gens  niais  qui  se  connaissent,  et 
qui  emploient  habilement  leur  niaiserie. 

CCIX. 

Qui  vit  sans  folie,  n'est  pas  si  sage  qu'il  croit. 

ccx. 

En  vieillissant,  on  devient  plus  fou  et  plus  sage. 
*  CCXI. 

Il  y  a  des  gens  qui  ressemblent  aux  vaude- 
villes, qu'on  ne  chante  qu'un  certain  temps  '. 

CCXII. 

La  plupart  des  gens  ne  jugent  des  hommes  que 
par  la  vogue  qu'ils  ont,  ou  par  leur  fortune. 

ccxm. 

L'amour  de  la  gloire,  la  crainte  de  la  honte, 
le  dessein  de  faire  fortune,  le  désir  de  rendre 
notre  vie  commode  et  agréable,  et  l'envie  d'a- 
baisser les  autres,  sont  souvent  les  causes  de 
cette  valeur,  si  célèbre  parmi  les  hommes. 

CCXIV. 

La  valeur  est  dans  les  simples  soldats  un  mé- 
tier périlleux  qu'ils  ont  pris  pour  gagner  leur  vie. 

ccxv. 

La  parfaite  valeur  et  la  poltronnerie  complète 
sont  deux  extrémités  où  l'on  arrive  rarement. 
L'espace  qui  est  entre  deux  est  vaste,  et  contient 
toutes  les  autres  espèces  de  courage.  Il  n'y  a 
pas  moins  de  différence  entre  elles  qu'entre  les 
visages  et  les  humeurs.  Il  y  a  des  hommes  qui 
s'exposent  volontiers  au  commencement  d'une 
action,  et  qui  se  relâchent  et  se  rebutent  aisé- 
ment par  sa  durée.  Il  y  en  a  qui  sont  contents 
quand  ils  ont  satisfait  à  l'honneur  du  monde,  et 
qui  font  fort  peu  de  chose  au  delà.  On  en  voit 
qui  ne  sont  pas  toujours  également  maîtres  de 
leur  peur.  D'autres  se  laissent  quelquefois  en- 
traîner à  des  terreurs  générales;  d'autres  vont 
à  la  charge  parce  qu'ils  n'osent  demeurer  dans 
leurs  postes.  Il  s'en  trouve  à  qui  l'habitude  des 
moindres  périls  affermit  le  courage,  et  les  pré- 
pare à  s'exposer  à  de  plus  grands.  Il  y  en  a  qui 

'  Var.  11  y  a  des  gens  qui  ressemblent  aux  vaudevilles , 
que  tout  le  monde  chante  un  certain  temps ,  quelque  fades 
et  dégoûtants  qu'ils  soient  (1065— n°  223). 


sont  braves  à  coups  d'épce,  ot  qui  craignent  les 
coups  de  mousquet;  d'autres  sont  assurés  aux 
coups  de  mousquet,  et  appréhendent  de  se  battre 
à  coups  d'épée.  Tous  ces  courages  de  différentes 
espèces  conviennent  en  ce  que  la  nuit  augmen- 
tant la  crainte  et  cachant  les  bonnes  et  les  mau- 
vaises actions,  elle  donne  la  liberté  de  se  ména- 
ger. Il  y  a  encore  un  autre  ménagement  plus 
général  :  car  on  ne  voit  point  d'homme  qui 
fasse  tout  ce  qu'il  serait  capable  de  faire  dans 
une  occasion,  s'il  était  assuré  d'en  revenir;  de 
sorte  qu'il  est  visible  que  la  crainte  de  la  mort 
ôte  quelque  chose  de  la  valeur. 

CCXVI. 

La  parfaite  valeur  est  de  faire  sans  fémolns 
ce  qu'on  serait  capable  de  faire  devant  tout  le 
monde  '. 

CCXVII. 

L'intrépidité  est  une  force  extraordinaire  de 
l'éme,  qui  l'élève  au-dessus  des  troubles,  des 
désordres  et  des  émotions  que  la  vue  des  grands 
périls  pourrait  exciter  en  elle;  et  c'est  par  cette 
force  que  les  héros  se  maintiennent  en  un  état 
paisible,  et  conservent  l'usage  libre  de  leur  rai- 
son dans  les  accidents  les  plus  surprenants  et 
les  plus  terribles. 

*  CCXVIII. 

L'hypocrisie  est  un  hommage  que  le  vice 
rend  à  la  vertu. 

CGXIX. 

La  plupart  des  hommes  s'exposent  assez  dans 
la  guerre  pour  sauver  leur  honneur;  mais  peu 
se  veulent  toujours  exposer  autant  qu'il  est  né- 
cessaire pour  faire  réussir  le  dessein  pour  le- 
quel ils  s'exposent. 

CCXX. 

La  vanité,  la  honte,  et  surtout  le  tempéra- 
ment, font  souvent  la  valeur  des  hommes  et  la 
vertu  des  femmes  *. 

CCXXI. 

On  ne  veut  point  perdre  la  vie,  et  on  veut 

acquérir  de  la  gloire  :  ce  qui  fait  que  les  braves 

!  ont  plus  d'adresse  et  d'esprit  pour  éviter  la 

I  mort,  que  les  gens  de  chicane  n'en  ont  pour 

1  conserver  leur  bien. 

*  Var.  La  pure  valeur  (s'il  y  en  avait)  serait  de  faire  sans 
témoins,  etc.  (1665— n°  229). 

2  Dans  la  première  édition ,  la  Rochefoucauld  n'avait  pas 
étendu  ce  raisonnement  à  la  vertu  des  femmes. 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


165 


CCXXII. 


n  n'y  a  guère  de  personnes  qui,  dans  le  pre- 
mier penchant  de  l'âge,  ne  fassent  connaître  par 
où  leur  corps  et  leur  esprit  doivent  défaillir. 

*  CCXXIIL 

Il  est  de  la  reconnaissance  comme  de  la  bonne 
foi  des  marchands  :  elle  entretient  le  commerce  ; 
et  nous  ne  payons  pas  parce  qu'il  est  juste  de 
nous  acquitter,  mais  pour  trouver  plus  facile- 
ment des  gens  qui  nous  prêtent. 

CCXXIV. 

Tous  ceux  qui  s'acquittent  des  devoirs  de  la 
reconnaissance  ne  peuvent  pas  pour  cela  se  flat- 
ter d'être  reconnaissants. 

ccxxv. 

Ce  qui  fait  le  mécompte  dans  la  reconnais- 
sance qu'on  attend  des  grâces  que  l'on  a  faites , 
c'est  que  l'orgueil  de  celui  qui  donne ,  et  l'or- 
gueil de  celui  qui  reçoit,  ne  peuvent  convenir 
du  prix  du  bienfait. 

CCXXVL 

Le  trop  grand  empressement  qu'on  a  de  s'ac- 
quitter d'une  obligation  est  une  espèce  d'ingra- 
titude. 

CCXXVIL 

Les  gens  heureux  ne  se  corrigent  guère;  ils 
croient  toujours  avoir  raison ,  quand  la  fortune 
soutient  leur  mauvaise  conduite. 

ccxxvin. 

L'orgueil  ne  veut  pas  devoir ,  et  l'amour-pro- 
pre  ne  veut  pas  payer. 

CGXXIX. 

Le  bien  que  nous  avons  reçu  de  quelqu'un 
veut  que  nous  respections  le  mal  qu'il  nous 
tait  '. 

ccxxx. 

Rien  n'est  si  contagieux  que  l'exemple,  et 
nous  ne  faisons  jamais  de  grands  biens  ni  de 
grands  maux  qui  n'en  produisent  de  semblables. 
Nous  imitons  les  bonnes  actions  par  émulation, 
il  les  mauvaises  par  la  malignité  de  notre  na- 

'  rar.  Le  bien  qu'on  nous  a  fait  veut  (jne  nous  respections 
U  mal  que  l'on  nous  fait  après  (lfi(55-ir'  213  >.  —  Le  l)ien  que 
nous  avons  reru  veut  que  nous  n^specllous  le  mal  (ju'on  nous 
Jflit  (KWi       K57I  -  IG75    •  n"  229). 


ture,  que  la  nonte  retenaU  prisonnià-e  >  et  que 
l'exemple  met  en  liberté. 

CCXXXL 

C'est  une  grande  folie  de  vouloir  être  sage 
tout  seul. 

CCXXXIL 

Quelque  prétexte  que  nous  donnions  à  nos 
afflictions,  ce  n'est  souvent  que  l'intérêt  et  la 
vanité  qui  les  causent. 

CCXXXIIL 

Il  y  a  dans  les  afflictions  diverses  sortes  d'hy- 
pocrisie. Dans  l'une,  sous  prétexte  de  pleurer  la 
perte  d'une  personne  qui  nous  est  chère,  nous 
nous  pleurons  nous-mêmes  ;  nous  regrettons  la 
bonne  opinion  qu'elle  avait  de  nous  ;  nous  pleu- 
rons la  diminution  de  notre  bien,  de  notre  plai- 
sir, de  notre  considération.  Ainsi  les  morts  ont 
l'honneur  des  larmes  qui  ne  coulent  que  pour 
les  vivants.  Je  dis  que  c'est  une  espèce  d'hypo- 
crisie ,  à  cause  que  dans  ces  sortes  d'afflictions 
on  se  trompe  soi-même.  Il  y  a  une  autre  hypo- 
crisie qui  n'est  pas  si  innocente,  parce  qu'elle 
impose  à  tout  le  monde  :  c'est  l'affliction  de 
certaines  personnes  qui  aspirent  à  la  gloire  d'une 
belle  et  immortelle  douleur.  Après  que  le  temps, 
qui  consume  tout,  a  fait  cesser  celle  qu'elles 
avaient  en  effet,  elles  ne  laissent  pas  d'opiniâ- 
trer  leurs  pleurs,  leurs  plaintes  et  leurs  soupirs  ; 
elles  prennent  un  personnage  lugubre,  et  tra- 
vaillent à  persuader,  par  toutes  leurs  actions, 
que  leur  déplaisir  ne  finira  qu'avec  leur  vie.  Cette 
triste  et  fatigante  vanité  se  trouve  d'ordinaire 
dans  les  femmes  ambitieuses.  Comme  leur  sexe 
leur  ferme  tous  les  chemins  qui  mènent  à  la 
gloire ,  elles  s'efforcent  de  se  rendre  célèbres  par 
la  montre  d'une  inconsolable  affliction.  Il  y  a 
encore  une  autre  espèce  de  larmes  qui  n'ont  que 
de  petites  sources  qui  coulent  et  se  tarissent  fa- 
cilement. On  pleure  pour  avoir  la  réputation 
d'être  tendre;  on  pleure  pour  être  plaint;  on 
pleure  pour  être  pleuré;  enfin  on  pleure  pour 
éviter  la  honte  de  ne  pleurer  pas. 

CCXXXIV. 

C'est  plus  souvent  par  orgueil  que  par  défaut 
de  lumières  qu'on  s'oppose  avec  tant  d'opiniâ- 
treté aux  opinions  les  plus  suivies  :  on  trouve 
les  premières  plîjces  prises  dans  le  bon  parti,  et 
on  ne  veut  îx)int  des  dernières. 


166 


ccxxxv. 

Nous  nous  consolons  aisément  des  disgrâces 
de  nos  amis,  lorsqu'elles  servent  à  signaler  notre 
tendresse  pour  eux. 

CCXXXVI. 

Il  semble  que  Tamour-propre  soit  la  dupe  de 
la  bonté,  et  qu'il  s'oublie  lui-même  lorsque 
nous  travaillons  pour  l'avantage  des  autres. 
Cependant  c'est  pi-endi-e  le  chemin  le  plus  as- 
suré pour  arriver  à  ses  lins;  c'est  prêter  a 
usure,  sous  prétexte  do  domier  :  c'est  enlin 
s'acquérir  tout  le  monde  par  un  moyen  subtil 
et  délicat  \ 

*  CCXXXVII. 

Nul  ne  mérite  d'être  loué  de  sa  bonté,  s'il 
n'a  pas  la  force  d'être  méchant.  Toute  autre 
bonté  n'est  le  plus  souvent  qu'une  paresse  ou  une 
impuissance  de  la  volonté. 

*  CCXXXVIII. 

11  n'est  pas  si  dangereux  de  faire  le  mal  à  la 
plupart  des  hommes,  que  de  leur  faire  trop  de 
bien. 

CCXXXIX. 

Rien  ne  flatte  plus  notre  orgueil  que  la  con- 
iiance  des  grands,  parce  que  nous  la  regardons 
comme  un  effet  de  notre  mérite,  sans  consi- 
dérer qu'elle  ne  vient  le  plus  souvent  que  de 
vanité,  ou  d'impuissance  de  garder  le  secret "*, 

CCXL.   - 

On  peut  dire  de  l'agrément  séparé  de  la 
beauté,  que  c'est  une  symétrie  dont  on  ne  sait 

'  Far.  Qui  considérera  superficiellement  tous  les  effets  de 
la  bonté  qui  nous  fait  sortir  hors  de  nous-mêmes ,  et  qui  nous 
Immole  continuellement  à  l'avantage  de  tout  le  monde ,  sera 
tenté  de  croire  que  lorsqu'elle  agit ,  Tamour-propre  s'oublie 
cl  s'abandonne  lui-même ,  ou  se  laisse  dépouiller  et  appauvrir 
«ans  s'en  apercevoir.  De  sorte  qu'il  semble  que  l'amour-propre 
soit  la  dupe  de  la  bonté  :  cependant  c'est  le  plus  utile  de  tous 
les  moyens  dont  l'amour-propre  se  sert  pour  arriver  à  ses 
(ins  ;  c'est  un  chemin  dérobé  par  où  il  revient  à  lui-même  plus 
riche  et  plus  abondant ,  c'est  un  désintéressement  qu'il  met 
à  une  furieuse  usure ,  c'est  enfin  un  ressort  délicat  avec  lequel 
il  réunit,  il  dispose  et  tourne  tous  les  hommes  en  sa  faveur 
(1665— n°  250). 

2.  rar.  Rien  ne  nous  plail  tant  que  la  confiance  des  grands 
cl  des  personnes  considérables  parleurs  emplois,  par  leur 
esprit,  ou  par  leur  mérite;  elle  nous  fait  sentir  un  plaisir  ex- 
quis ,  et  élève  merveilleusement  notre  orgueil ,  parce  que  nous 
la  regardons  comme  un  effet  de  notre  fidélité;  cependant  nous 
serions  remplis  de  confusion ,  si  nous  considérions  l'imper- 
tection  et  la  bassesse  de  sa  naissance ,  car  elle  vient  de  la  va- 
nité, de  l'envie  de  parler,  et  de  l'hupuissance  de  retenir  le 
secret  :  de  sorte  (ju'on  peut  dire  que  la  confiance  est  comme 
im  relâchement  de  l'àme  causé  par  le  nombre  et  par  le  poids 
des  choses  dont  elle  est  pleine  (1665— n"  255). 


MAXIMES 

j  point  les  règles,  et  un  rapport  secret  des  traits 
ensemble  et  des  traits  avec  les  couleurs  et  avec 
l'air  de  la  personne. 

CCXLI. 


La  coquetterie  est  le  fond  de  l'humeur  des 
femmes;  mais  toutes  ne  la  mettent  pas  en  pra- 
tique, parce  que  la  coquetterie  de  quelques-uneà 
est  retenue  par  la  crainte  ou  par  la  raison  \ 

CCXLII. 

On  incommode  souvent  les  autres,  quand  on 
croit  ne  les  pouvoir  jamais  incommoder. 

CCXLIIl. 

Il  y  a  peu  de  choses  impossibles  d'elles- 
mêmes;  et  l'application  pour  les  faire  réussir 
nous  manque  plus  que  les  moyens. 

GGXLIV. 

La  souveraine  habileté  consiste  à  bien  con- 
naître le  prix  des  choses. 

CCXLV. 

C'est  une  grande  habileté  que  de  savoir  ca- 
cher son  habileté  ^ . 

CCXLVL 

Ce  qui  paraît  générosité  n'est  souvent  qu'une 
ambition  déguisée  qui  méprise  de  petits  intérêts, 
pour  aller  à  de  plus  grands  ^ 

*  CCXLVIL 

La  fidélité  qui  paraît  en  la  plupart  des  hom- 
mes, n'est  qu'une  invention  de  l'amour-propre 
pour  attirer  la  confiance;  c'est  un  moyen  de 
nous  élever  au-dessus  des  autres,  et  de  nous 
rendre  dépositaires  des  choses  les  plus  impor- 
tantes *. 

»  Far.  La  coquetterie  est  le  fonds  et  l'humeur  de  toutes  les 
femmes  ;  mais  toutes  ne  la  mettent  pas  en  pratique ,  parce 
que  la  coquetterie  de  quelques-unes  est  retenue  par  \eut  tem- 
pérament et  par  leur  raison  (1665— n°  263), 

2  rar.  Le  plus  grand  art  d'un  habile  homme  est  celui  de 
savoir  cacher  son  habileté  (1665— n"  267). 

3  Far.  La  générosité  est  un  industrieux  emploi  du  désinté- 
ressement,  pour  aller  plus  tôt  à  mi  plus  grand  intérêt  (  1665 
-n°  268). 

*  Far.  La  fidélité  est  une  inA'ention  rare  de  l'amour-pro- 
pre, par  laquelle  l'homme,  s'érigeant  en  dépositaire  des  choses 
précieuses ,  se  rend  lui-môme  infiniment  précieux  ;  de  tous 
les  trafics  de  l'amour-propre ,  c'est  celui  où  il  fait  le  moins 
d'avances  et  de  plus  grands  profits  ;  c'est  un  raffinement  de 
sa  politique  avec  lequel  il  engage  les  hommes  par  leurs  bieni», 
par  leur  honneur,  par  leur  liberté  et  par  leur  vie,  qu'ils  sont 
forcés  de  confier  en  quelques  occasions ,  t^  élever  l'homme 
fidèle  au-dessus  de  tout  le  monde  (1665  -n'  269). 


DE  L/V  ROCHEFOUCAULD. 


CCXLVIII. 

La  magnanimité  méprise  tput  pour  avoir 
tout. 

CCXLIX. 

Il  n'y  a  pas  moins  d'élocjuence  dans  le  ton  de 
la  voix ,  dans  les  yeux  et  dans  l'air  de  la  per- 
sonne ,  que  dans  le  choix  des  paroles  ' . 

CCL. 

La  véritable  éloquence  consiste  à  dire  tout 
ce  qu'il  faut ,  et  à  ne  dire  que  ce  qu'il  faut. 

*  CGLL 

Il  y  a  des  personnes  à  qui  les  défauts  siéent 
bien,  et  d'autres  qui  sont  disgraciées  avec  leurs 
bonnes  qualités. 

CGLII. 

Il  est  aussi  ordinaire  de  voir  changer  les 
goûts ,  qu'il  est  extraordinaire  de  voif  changer 
les  inclinations. 

^  CCLIII. 

L'intérêt  met  en  œuvre  toutes  sortes  de  ver- 
tus et  de  vices  ^. 

CCLIV. 

L'humilité  n'est  souvent  qu'une  feinte  soumis- 
sion dont  on  se  sert  pour  soumettre  les  autres. 
C'est  un  artifice  de  l'orgueil  qui  s'abaisse  pour 
s'élever;  et  bien  qu'il  se  transforme  en  mille 
manières,  il  n'est  jamais  mieux  déguisé  et  plus 
capable  de  tromper  que  lorsqu'il  se  cache  sous 
la  figure  de  l'humilité^. 

CGLV. 

Tous  les  sentiments  ont  chacun  un  ton  de 

^  Far.  Il  n'y  a  pas  moins  d'éloquence  dans  le  ton  de  la  voix 
que  dans  le  choix  des  paroles  (  1665— n°  272).  —  H  y  a  une 
éloquence  dans  les  yeux  et  dans  l'air  de  la  personne ,  qui  ne 
persuade  pas  moins  que  celle  de  la  parole  (/df.— n°  274). 

^  Far.  L'intérêt  donne  toutes  sortes  de  vertus  et  de  vices 
(1665~n°  276). 

3  Far.  L'humilité  n'est  souvent  qu'une  feinte  soumission 
que  nous  employons  pour  soumettre  effectivement  tout  le 
monde  ;  c'est  un  mouvement  de  l'orgueil  par  lequel  il  s'abaisse 
devant  les  hommes  pour  s'élever  sur  eux  ;  c'est  un  déguise- 
ment, et  son  premier  stratagème;  mais  quoique  ses  change- 
ments soient  presque  infinis,  et  qu'il  soit  admirable  sous 
toutes  sortes  de  figures ,  il  faut  aveuer  néanmoins  qu'il  n'est 
jamais  si  rare  ni  si  extraordinaire  que  lorsqu'il  se  cache  sous 
la  forme  et  sous  l'habit  de  l'humilité  :  car  alors  on  le  voit  les 
yeux  baissés ,  dans  une  contenance  modeste  et  reposée  ;  toutes 
ses  paroles  sont  douces  et  respectueuses ,  pleines  d'estime  pour 
les  autres  et  de  dédain  pour  lui-même.  Si  on  l'en  veut  croire , 
il  est  indigne  de  tous  les  honneurs,  il  n'est  capable  d'aucun 
emploi,  il  ne  reçoit  les  charges  où  on  l'élève  que  comme  un 
effet  de  la  bonté  des  liommes,  et  de  la  faveur  aveugle  de  la 
fortune.  C'est  l'orgueil  qui  jou(^  tous  les  pcrsonniigcs  que  l'on 
prend  pour  l'humilité  (I6G6— n"  277). 


IG7- 

voix,  des  gestes  et  des  mines  qui  leur  sont  pro- 
pres; et  ce  rapport,  bon  ou  mauvais,  agréable 
ou  désagréable,  est  ce  qui  fait  que  les  person- 
nes plaisent  ou  déplaisent  '. 

CCLVl. 

Dans  toutes  les  professions,  chacun  affecte 
une  mine  et  un  extérieur  pour  paraître  ce  qu'il 
veut  qu'on  le  croie.  Ainsi  on  peut  dire  que  le 
monde  n'est  composé  que  de  mines  '. 

*CCLVIL 

La  gravité  est  un  mystère  du  corps,  inventé 
pour  cacher  les  défauts  de  l'esprit. 

^CCLVIII. 

Le  bon  goût  vient  plus  du  jugement  que  de 
l'esprit. 

CCLIX. 

Le  plaisir  de  l'amour  est  d'aimer ,  et  l'on  est 
plus  heureux  par  la  passion  que  l'on  a,  que  par 
celle  que  l'on  donne. 

*  CCLX. 

La  civilité  est  un  désir  d'en  recevoir,  et  d'être 
estimé  poli. 

*  CCLXI. 

L'éducation  que  l'on  donne  d'ordinaire  aux 
jeunes  gens  est  un  second  amour-propre  qu'on 
leur  inspire. 

*  CCLXII. 

Il  n'y  a  point  de  passion  où  l'amour  de  soi- 
même  règne  si  puissamment  que  dans  l'amour  ; 
et  on  est  toujours  plus  disposé  à  sacrifier  le  repos 
de  ce  qu'on  aime ,  qu'à  perdre  le  sien. 

*  CCLXIIÏ. 

Ce  qu'on  nomme  libéralité  n'est  le  plus  sou- 
vent que  la  vanité  de  donner,  que  nous  aimons 
mieux  que  ce  que  nous  donnons  ^ . 

^  Far.  Tous  les  sentiments  ont  chacun  un  ton  de  voix ,  un 
geste  et  des  mines  qui  leur  sont  propres;  ce  rapport,  bon  ou 
mauvais,  fait  les  bons  ou  les  mauvais  comédiens,  cl  c'est  ce 
qui  fait  aussi  que  les  personnes  plaisent  ou  déplaisent  (  I6fl5 
— n°  278). 

2  Far.  Dans  toutes  les  professions  et  dans  tous  les  arts , 
chacun  se  fait  une  mine  et  un  extérieur  (ju'il  met  en  la  place 
de  la  chose  dont  il  veut  avoir  le  mérite  ;  de  sorte  que  tout  le 
monde  n'est  composé  que  de  mines,  et  c'est  inutilement  que 
nous  travaillons  à  y  trouver  rien  de  réel  (IGG5— n°  279). 

s  Far.  Il  n'y  a  point  de  libéralilé;  ce  n'est  que  la  vanilé  «le 
donner  (lue  nous  aimons  tnieux  (jue  ce  (jue  nous  donnons 
(\m'j~i\"  9.s(i). 


iGS 


MAXIMES 


CCLXÏV. 


La  pitié  est  souvent  un  sentiment  de  nos  pro- 
pres maux  dans  les  maux  d'autrui.  C'est  une 
habile  prévoyance  des  mallieurs  où  nous  pouvons 
tomber.  Nous  donnons  du  secours  aux  autres, 
pour  les  engager  à  nous  en  donner  en  de  sem- 
blables occasions;  et  ces  services  que  nous  leur 
rendons  sont,  à  proprement  parler,  des  biens 
que  nous  nous  faisons  ù.  nous-mêmes  par  avance. 

CCLXV. 

La  petitesse  de  l'esprit  fait  l'opiniâtreté,  et 
nous  ne  croyons  pas  aisément  ce  qui  est  au  delà 
de  ce  que  nous  voyons  ' . 

CCLXVI, 

C'est  se  tromper  que  de  croire  qu'il  n'y  ait 
que  les  violentes  passions,  comme  l'ambition  et 
l'amour ,  qui  puissent  triompher  des  autres.  La 
paresse ,  toute  languissante  qu'elle  est,  ne  laisse 
pas  d'eu  être  souvent  la  maîtresse;  elle  usurpe 
sur  tous  les  desseins  et  sur  toutes  les  actions  de 
la  vie;  elle  y  détruit  et  y  consume  insensible- 
ment les  passions  et  les  vertus. 

CCLXVII. 

La  promptitude  h  croire  le  mai  sans  l'avoir 
(vssez  examiné ,  est  un  effet  de  l'orgueil  et  de  la 
paresse.  On  veut  trouver  des  coupables,  et  on 
ne  veut  pas  se  donner  la  peine  d'examiner  les 
crimes. 

CGLXVIIL 

Nous  récusous  des  juges  pour  ies  plus  petits 
iutérêts,  et  nous  voulons  bien  que  notre  répu- 
tation et  notre  gloire  dépendent  du  jugement 
des  hommes ,  qui  nous  sont  tous  contraires,  ou 
par  leur  jalousie  ou  par  leur  préoccupation ,  ou 
par  leur  peu  de  lumières  ;  et  ce  n'est  que  pour 
les  faire  prononcer  en  notre  faveur,  que  nous 
exposoQ^  en  tant  de  manières  notre  repos  et 
notre  vie  '. 

*  La  seconde  partie  de  celte  réflexion  se  trouve  répétée  deux 
fois  dans  la  première  édition  (n"»  257,  288). 

2  rar.  Nous  récusons  tous  ies  jours  des  juges  pour  les  plus 
potils  intérêts,  et  nous  faisons  dépendre  notre  gloire  et  notre 
réputation,  qui  sont  les  plus  grands  biens  du  monde,  du  ju- 
gement des  hommes  qui  nous  sont  tous  contraires ,  ou  par 
leur  jalousie,  ou  par  leur  malignité,  ou  par  leur  préoccu- 
pation, ou  par  leur  sottise;  et  c'est  pour  obtenir  d'eux 
un  arrêt  en  notre  faveur,  que  nous  exposons  notre  repos 
et  noJre  vie  en  cent  manières,  et  que  nous  la  condamnons 
a  nm  infinité  de  soucis,  de  peines  et  de  travaux  (  1605  — 
\V'  292).  •  *^  ^  ' 


CCLXIX 


Il  n'y  a  guère  d'homme  assez  habile  pour  con? 
naître  tout  le  mal  qu'il  fait. 

CCLXX. 

L'honneur  acquis  est  caution  de  celui  qu'on 
doit  acquérir. 

*  CCLXXL 

La  jeunesse  est  une  ivresse  continuelle  ;  c'est 
la  flèvre  de  la  raison'. 

CCLXXIL 

Rien  ne  devrait  plus  humilier  les  hommes  qui 
ont  mérité  de  grandes  louanges,  que  le  soin 
qu'ils  prennent  encore  de  se  faire  valoir  par  de 
petites  choses. 

CCLXXIIL 

Il  y  a  des  gens  qu'on  approuve  dans  le  monde, 
qui  n'ont  pour  tout  mérite  que  les  vices  qui  ser- 
vent au  commerce  de  la  vie. 

CCLXXIV. 

La  grâce  de  la  nouveauté  est  à  l'amour  ce  que 
la  fleur  est  sur  les  fruits;  elle  y  donne  un  lustre 
qui  s'efface  aisément,  et  qui  ne  revient  jamais. 

*  CCLXXV. 

Le  bon  naturel,  qui  se  vante  d'être  si  sensible, 
est  souvent  étouffé  par  le  moindre  intérêt. 

CCLXXVI. 

L'absence  diminue  les  médiocres  passions ,  et 
augmente  les  grandes ,  comme  le  vent  éteint  les 
bougies  et  allume  le  feu. 

CCLXXVII. 

Les  femmes  croient  souvent  aimer,  encore 
qu'elles  n'aiment  pas.  L'occupation  d'une  in- 
trigue, l'émotion  d'esprit  que  donne  la  galante- 
rie, la  pente  naturelle  au  plaisir  d'être  aimées, 
et  la  peine  de  refuser,  leur  persuadent  qu'elles 
ont  de  la  passion  lorsqu'elles  n'ont  que  de  la 
coquetterie. 

CGLXXVIII. 

Ce  qui  fait  que  Ton  est  souvent  mécontent  de 
ceux  qui  négocient,  est  qu'ils  abandonnent  pres- 
que toujours  l'intérêt  de  leurs  amis  pour  l'm- 
térêt  du  succès  de  la  négociation ,  qui  devient  le 

'  rar.  La  jeunesse  est  une  ivresse  continuelle  :  c'est  la  fièvre 

(le  la  santé,  c'est  la  folie  de  la  raison  (lC65-n°  295). 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


160 


leur,  par  l'honneur  d'avoir  réussi  à  ce  qu'ils 
avaient  entrepris. 

CGLXXIX. 

Quand  nous  exagérons  la  tendresse  que  nos 
amis  ont  pour  nous,  c'est  souvent  moins  par 
reconnaissance  que  par  le  désir  de  faire  juger 
de  notre  mérite. 

GCLXXX. 

L'approbation  que  l'on  donne  à  ceux  qui  en- 
trent dans  le  monde ,  vient  souvent  de  l'envie 
secrète  que  l'on  porte  à  ceux  qui  y  sont  établis. 

CCLXXXL 

L'orgueil  qui  nous  inspire  tant  d'envie  nous 
sert  souvent  aussi  à  la  modérer. 

CCLXXXII. 

Il  y  a  des  faussetés  déguisées  qui  représentent 
si  bien  la  vérité ,  que  ce  serait  mal  juger  que  de 
ne  s'y  pas  laisser  tromper. 

CCLXXXIIL 

Il  n'y  a  pas  quelquefois  moins  d'habileté  à  sa- 
voir profiter  d'un  bon  conseil ,  qu'à  se  bien  con- 
seiller soi-même. 

CCLXXXIV. 

Il  y  a  des  méchants  qui  seraient  moins  dange- 
reux ,  s'ils  n'avaient  aucune  bonté, 

*  CCLXXXV. 

La  magnanimité  est  assez  définie  par  son  nom  ; 
néanmoins  on  pourrait  dir€  que  c'est  le  bon  sens 
de  l'orgueil ,  et  la  voie  la  plus  noble  pour  rece- 
voir des  louanges. 

CCLXXXVI. 

II  est  impossible  d'aimer  une  seconde  fois  ce 
qu'on  a  véritablement  cessé  d'aimer. 

CCLXXXVII. 

Ce  n'est  pas  tant  la  fertilité  de  l'esprit  qui  nous 
fait  trouver  plusieurs  expédients  sur  une  même 
affaire ,  que  c'est  le  défaut  de  lumières  qui  nous 
fait  arrêter  à  tout  ce  qui  se  présente  à  notre  ima- 
gination ,  et  qui  nous  empêche  de  discerner  d'a- 
bord ce  qui  est  le  meilleur. 

CCLXXXVIII. 

Il  y  a  des  affaires  et  des  maladies  c{ue  les  re- 
mèdes aigrissent  en  certains  temps;  et  la  grande  [ 


habileté  consiste  à  connaître  quand  il  est  dange- 
reux d'en  user  '. 

CCLXXXIX. 

La  simplicité  affectée  est  une  Imposture  déli- 
cate. 

CGXC. 

Il  y  a  plus  de  défauts  dans  l'humeur  que  dans 
l'esprit. 

*  CCXCI. 

Le  mérite  des  hommes  a  sa  saison  aussi  bien 
que  les  fruits. 

CGXCII. 

On  peut  dire  de  l'humeur  des  hommes  comme 
de  la  plupart  des  bâtiments,  qu'elle  a  diverses 
faces:  les  unes  agréables,  et  les  autres  dés- 
agréables. 

*  GCXGIII. 

La  modération  ne  peut  avoir  le  mérite  de 
combattre  l'ambition  et  de  la  soumettre;  elles 
ne  se  trouvent  jamais  ensemble.  La  modération 
est  la  langueur  et  la  paresse  de  l'âme,  comme 
l'ambition  en  est  l'activité  et  l'ardeur  \ 

GGXGIV. 

Nous  armons  toujoui-s  ceux  qui  nous  admirent, 
et  nous  n'aimons  pas  toujours  ceux  que  nous  ad- 
mirons. 

GGXGV. 

Il  s'en  faut  bien  que  nous  ne  connaissions 
toutes  nos  volontés  ^ . 

^  Far.  Il  est  des  affaires  et  des  maladies  que  les  remèdes 
aigrissent  ;  et  on  peut  dire  que  la  grande  habileté  consiste  à 
savoir  connaître  les  te^mps  où  il  est  dangereux  d'en  faire  (  1665 
-n°  316). 

^  Far.  La  modération  dans  la  plupart  des  honmies  n'a  garde 
de  combattre  et  de  soumettre  l'ambition ,  puisqu'elles  ne  se 
peuvent  trouver  ensemble  ;  la  modération  n'étant  d'ordinaire 
qu'une  paresse ,  une  langueur ,  et  un  manque  de  courage  :  de 
manière  qu'on  peut  justement  dire ,  à  leur  égard ,  que  la  mo- 
dération est  une  bassesse  de  l'àme ,  comme  l'ambition  en  e,sl 
l'élévation  (1665— n°  17). 

»  Far.  Comment  peut-on  répondre  de  ce  qu'on  voudra  h  l'a- 
venir, puisque  l'on  ne  sait  pas  précisément  ce  que  l'on  veut 
dans  le  temps  présent  (lae^-n"  74)? 

Dans  le  temps  où  la  Rochefoucauld  écrivait,  et  il  y  a  peu 
d'années  encore,  lorsqu'après  il  s'en  faut  il  n'y  avait  point 
d'adverbe,  ou  qu'il  y  en  avait  un  autre  que  peu,  on  pouvait 
indifféremment  employer  ou  retrancher  ne.  Aujourd'hui  la 
langue  est  fixée  sur  ce  point;  et  toutes  les  fois  qu(î  le  vprbo 
77  «'ew/a«/ n'est  accompagné  ni  d'une  négatirm,  ni  de  quel- 
ques mots  qui  aient  un  sens  négatif,  tels  que  peu,  f/nère, 
presque,  rien,  etc.,  la  proposition  subordonnée  s'emploie 
sans  la  négative  ne.  Tous  les  éditeurs  se  sot)t  permis  de  f(»r- 
rlger  cette  faute,  qui  se  retrouve  plusieurs  loi*  <laiis  l'ouvrage. 


170 


MAXIMES 


CCXCVI. 


11  est  difllcile  d'aimer  ceux  que  nous  n'esti- 
mons point;  mais  il  ne  l'est  pas  moins  d'aimer 
ceux  que  nous  estimons  beaucoup  plus  que  nous. 

CCXCVil. 

Les  humeurs  du  corps  ont  un  cours  ordinaire 
et  réglé,  qui  meut  et  qui  tourne  imperceptible- 
ment notre  volonté.  Elles  roulent  ensemble ,  et 
exercent  successivement  un  empire  secret  en 
nous  :  de  sorte  qu'elles  ont  une  part  considérable 
à  toutes  nos  actions ,  sans  que  nous  le  puissions 
connaître  \ 

CCXCVIII. 

La  reconnaissance  de  la  plupart  des  hommes 
n'est  qu'une  secrète  envie  de  recevoir  de  plus 
grands  bienfaits. 

CCXCIX. 

Presque  tout  le  monde  prend  plaisir  à  s'ac- 
quitter des  petites  obligations  :  beaucoup  de 
gens  ont  de  la  reconnaissance  pour  les  médio- 
cres ;  mais  il  n'y  a  quasi  personne  qui  n'ait  de 
l'ingratitude  pour  les  grandes. 

CGC. 

11  y  a  des  folies  qui  se  premient  comme  les 
maladies  contagieuses. 

ceci. 

Assez  de  gens  méprisent  le  bien;  mais  peu 
savent  le  donner. 

CCCII. 

Ce  n'est  d'ordinaire  que  dans  de  petits  intérêts 
où  nous  prenons  le  hasard  de  ne  pas  croire  aux 
apparences. 

cccin. 

Quelque  bien  qu'on  nous  dise  de  nous ,  on  ne 
nous  apprend  rien  de  nouveau. 

CCCIV. 
Nous  pardonnons  souvent  à  ceux  qui  nous 

'  Far.  Nous  ne  nous  apercevons  que  des  emportements,  et 
des  mouvements  extraordinaires  de  nos  humeurs  et  de  notre 
tempérament,  comme  de  la  violence  de  la  colère;  mais  per- 
sonne quasi  ne  s'aperçoit  que  ces  humeurs  ont  un  cours  or- 
dinaire et  réglé ,  qui  râeut  et  tourne  doucement  et  impercep- 
tiblement notre  volonté  à  des  actions  différentes  ;  elles  roulent 
ensemble,  s'il  faut  ainsi  dire,  et  exercent  successivement  un 
empire  secret  en  nous-mêmes  :  de  sorte  qu'elles  ont  une 
l>art considérable  en  toutes  nos  actions,  sans  que  nous  le 
puissions  reconnaitre  (1665  -\f  48). 


ennuient;  mab»  nous  ne  pouvons  pardonner  à 
ceux  que  nous  ennuyons. 

CCCV. 

L'intérêt,  que  l'on  accuse  de  tous  nos  crimes, 
mérite  souvent  d'être  loué  de  nos  bonnes  ac- 
tions. 

CCCVL 

On  ne  trouve  guère  d'ingrats ,  tant  qu'on  est 
en  état  de  faire  du  bien. 

*  CCCVII. 

Il  est  aussi  honnête  d'être  glorieux  avec  soi- 
même,  qu'il  est  ridicule  de  l'être  avec  les  autres. 

CCCVIII. 

On  a  fait  une  vertu  de  la  modération ,  pour 
borner  l'ambition  des  grands  hommes ,  et  pour 
consoler  les  gens  médiocres  de  leur  peu  de  for- 
tune et  de  leur  peu  de  mérite. 

CCCIX. 

Il  y  a  des  gens  destinés  à  être  sots,  qui  ne 
font  pas  seulement  des  sottises  par  leur  choix , 
mais  que  la  fortune  même  contraint  d'en  faire. 

*  CCCX. 

Il  arrive  quelquefois  des  accidents  dans  la  vie , 
d'où  il  faut  être  un  peu  fou  pour  se  bien  tirer. 

CCCXI. 

S'il  y  a  des  hommes  dont  le  ridicule  n'ait  ja- 
mais paru ,  c'est  qu'on  ne  l'a  jamais  bien  cherché. 

^CCCXIL 

Ce  qui  fait  que  les  amants  et  les  maîtresses 
ne  s'ennuient  point  d'être  ensemble ,  c'est  qu'ils 
parlent  toujours  d'eux-mêmes. 

CCCXIII. 

Pourquoi  faut-il  que  nous  ayons  assez  de  mé- 
moire pour  retenir  jusqu'aux  moindres  particu- 
larités de  ce  qui  nous  est  arrivé,  et  que  nous  n'en 
ayons  pas  assez  pour  nous  souvenir  combien  de 
fois  nous  les  avons  contées  à  une  même  personne  ? 

CCCXIV, 

L'extrême  plaisir  que  nous  prenons  à  parler 
de  nous-mêmes ,  nous  doit  faire  craindre  de  n'en 
donner  guère  à  ceux  qui  nous  écoutent. 

CCCXV. 
Ce  qui  nous  empêche  d'ordinaire  de  faire  voir 


le  fond  de  notre  cœur  à  nos  amis ,  n'est  pas  tant 
la  défiance  que  nous  avons  d'eux ,  que  celle  que 
nous  avons  de  nous-mêmes. 


GGCXVI. 

Les  personnes  faibles  ne  peuvent  être  sincères. 

^CCGXVII. 

Ce  n'est  pas  un  grand  malheur  d'obliger  des 
ingrats;  mais  c'en  est  un  insupportable  d'être 
obligé  à  un  malhonnête  homme. 

CCCXVIII. 

On  trouve  des  moyens  pour  guérir  de  la  folie, 
mais  on  n'en  trouve  point  pour  redresser  un  es- 
prit de  travers. 

*  CCCXIX. 

On  ne  saurait  conserver  longtemps  les  senti- 
ments qu'on  doit  avoir  pour  ses  amis  et  pour  ses 
bienfaiteurs ,  si  on  se  laisse  la  liberté'  de  parler 
souvent  de  leurs  défauts, 

cccxx. 

Louer  les  princes  des  vertus  qu'ils  n'ont  pas, 
c'est  leur  dire  impunément  des  injures. 

CCGXXL 

Nous  sommes  plus  près  d'aimer  ceux  qui  nous 
haïssent,  que  ceux  qui  nous  aiment  plus  que 
nous  ne  voulons. 

^  cccxxn. 

Il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  méprisables  qui 
craignent  d'être  méprisés, 

*  cccxxm. 

Notre  sagesse  n'est  pas  moins  à  la  merci  de  la 
fortune  que  nos  biens. 

CCCXXIV. 

11  y  a  dans  la  jalousie  plus  d'amour-propre 
que  d'amour. 

cccxxv. 

Nous  nous  consolons  souvent  par  faiblesse  des 
maux  dont  la  raison  n'a  pas  la  force  de  nous  con- 
soler. 

*GCCXXVI. 

Le  ridicule  déshonore  plus  que  le  déshonneur. 

*  cccxxvn. 

Nous  n'avouons  do  petits  défauts  q\w,  pour 
persuader  (|ue  nous  n'en  avons  pas  de  grands. 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD.  i7 

CCCXXVIII. 

L'envie  est  plus  irréconciliable  que  la  haine. 
CCCXXIX. 


i  ,',x-i.ii'Kf'\'ru\f^f 


On  croit  quelquefois  haïr  la  flatterie;  mais  on 
ne  hait  que  la  manière  de  flatter. 

cccxxx. 

On  pardonne  tant  que  l'on  aime. 
CCCXXXI. 

Il  est  plus  difficile  d'être  fidèle  à  sa  maîtresse 
quand  on  est  heureux,  que  quand  on  en  est  mal- 
traité. 

*  CCCXXXII. 

Les  femmes  ne  connaissent  pas  toute  leur 
coquetterie. 

CCCXXXIII. 

Les  femmes  n'ont  point  de  sévérité  complète 
sans  aversion. 

*  CCCXXXIV. 

Les  femmes  peuvent  moins  surmonter  leur 
coquetterie  que  leur  passion. 

cccxxxv. 

Dans  l'amour ,  la  tromperie  va  presque  tou- 
jours plus  loin  que  la  méfiance. 

*  CCCXXXVI. 

H  y  a  une  certaine  sorte  d'amour  dont  l'excès 
empêche  la  jalousie. 

CCGXXXVII. 

Il  est  de  certaines  bonnes  qualités  comme  des 
sens  :  ceux  qui  en  sont  entièrement  privés ,  ne 
les  peuvent  apercevoir  ni  les  comprendre. 

^  CCCXXXVIII. 

Lorsque  notre  haine  est  trop  vive,  elle  nous 
met  au-dessous  de  ceux  que  nous  haïssons. 

*  CGCXXXIX. 

Nous  ne  ressentons  nos  biens  et  nos  maux 
qu'à  proportion  de  notre  amour-pjopre. 

CCCXL. 

L'esprit  de  la  plupart  des  femmes  sert  plus  à 
fortifier  leur  folie  que  leur  raison. 

CCCXLL 

Les  passions  de  la  jeunesse  ne  sont  guère  plus 
opposées  au  snlul  cpie  la  tiédeur  dos  vieilles  gens. 


Î72 


MAXIMES 


*  CCCXLII. 

L'accent  du  pays  où  l'on  est  né  demeure  dans 
l'esprit  et  dans  le  cœur  comme  dans  le  langage. 

*  CCCXLIU. 

Pour  être  un  grand  homme,  il  faut  savoir 
profiter  de  toute  sa  fortune. 

CCCXLIV. 

La  plupart  des  hommes  ont ,  comme  les  plan- 
tes, des  propriétés  cachées  que  le  hasard  fait 
découvrir  «. 

CCCXLV. 

Les  occasions  nous  font  connaître  aux  autres, 
et  encore  plus  à  nous-mêmes. 

* CGGXLVL 

11  ne  peut  y  avoir  de  règle  dans  l'esprit  ni 
dans  le  cœur  des  femmes,  si  le  tempérament 
n'en  est  d'accord. 

CCCXLVn. 

Nous  ne  trouvons  guère  de  gens  de  Iwn  sens 
que  ceux  qui  sont  de  notre  avis. 

*CCGXLVin. 

Quand  on  aime,  on  doute  souvent  de  ce  que 
l'on  croit  le  plus. 

CCGXLIX. 

Le  plus  grand  miracle  de  l'amour,  c'est  de 
guérir  de  la  coquetterie. 

CGGL. 

Ce  c{ui  nous  donne  tant  d'aigreur  contre  ceux 
qui  nous  font  des  finesses ,  c'est  qu'ils  croient 
être  plus  habiles  que  nous. 

GGGLL 

On  a  bien  de  la  peine  à  rompre  quand  on  ne  ! 


s'aime  plus. 


GGGLIL 


On  s'ennuie  presque  toujours  avec  les  gens 
avec  qui  il  n'est  pas  permis  de  s'ennuyer. 

CGGLin.  1 

Vu  honnête  homme  peut  être  amoureux  comme  \ 
un  fou,  mais  non  pas  comme  un  sot.  | 

'  rar.  Chaque  talent  dans  les  hommes,  <lo  même  que  clia-  j 
({-.ic  arhre,  a  ses  propriété  et  ses  effets  qui  hii  sont  tous  par- 
ticuliers (lfi65-n^  138).  1 


CCCLIV. 

Il  y  a  de  certains  défauts  qui ,  bien  mis  en 
œuvre ,  brillent  plus  que  la  vertu  même. 

CCCLV. 

On  perd  quelquefois  des  personnes  qu'on  re- 
grette plus  qu'on  n'en  est  aflligé,  et  d'autres 
dont  on  est  aflligé ,  et  qu'on  ne  regrette  guère. 

^CCGLVI. 

Nous  ne  louons  d'ordinaire  de  bon  cœur  que 
ceux  qui  nous  admirent. 

CCGLVII. 

Les  petits  esprits  sont  trop  blessés  des  petites 
choses  ;  les  grands  esprits  les  voient  toutes ,  et 
n'en  sont  point  blessés. 

CCGLVni. 

L'humilité  est  la  véritable  preuve  des  vertus 
chrétiennes  :  sans  elle  nous  conservons  tous  nos 
défauts ,  et  ils  sont  seulement  couverts  par  l'or- 
gueil qui  les  cache  aux  autres,  et  souvent  à  nous- 
mêmes. 

GGGLIX. 

Les  infidélités  devraient  éteindre  l'amour,  et 
il  ne  faudrait  point  être  jaloux  quand  on  a  sujet 
de  l'être.  Il  n'y  a  que  les  personnes  qui  évitent 
de  donner  de  la  jalousie,  qui  soient  dignes  qu'on 
en  ait  pour  elles. 

*GGGLX. 

On  se  décrie  beaucoup  plus  auprès  de  nous 
par  les  moindres  infidélités  qu'on  nous  fait,  que 
par  les  plus  grandes  qu'on  fait  aux  autres. 

CGGLXI. 

La  jalousie  naît  toujours  avec  l'amour;  nu'is 
elle  ne  meurt  pas  toujours  avec  lui. 

CGGLXIT. 

La  plupart  des  femmes  ne  pleurent  pas  tant  la 
mort  de  leurs  amants  pour  les  avoir  aimés,  que 
pour  paraître  plus  dignes  d'être  aimées. 

CGGLXIÏT. 

^  Les  violences  qu'on  nous  fait  nous  font  sou- 
\fmt  moins  de  peine  que  celles  que  nous  nous 
fLîisoDs  à  nous-mêmes. 

CGGLXIV. 

On  sait  assez  qu'il  ne  fout  guère  parler  de  sa 


DE  LA   ROGHEIOIICAIJLD. 


173 


femme  ;  mais  on  ne  sait  pas  assez  qu'on  devrait 
encore  moins  parier  de  soi. 

CCCLXV. 

Il  y  a  de  bonnes  qualités  cfui  dégénèrent  en 
défauts ,  quand  elles  sont  naturelles ,  et  d'autres 
qui  ne  sont  jamais  parfaites ,  quand  elles  sont 
acquises.  Il  faut,  par  exemple,  que  la  raison 
nous  fasse  ménagers  de  notre  bien  et  de  notre 
confiance  ;  et  il  faut  au  contraire  que  la  nature 
nous  donne  la  bonté  et  la  valeur. 

CCCLXVI. 

Quelque  défiance  que  nous  ayons  de  la  sincé- 
rité de  ceux  qui  nous  parlent,  nous  croyons  tou- 
jours qu'ils  nous  disent  plus  vrai  qu'aux  autres. 

*CCCLXVII. 

Il  y  a  peu  d'honnêtes  femmes  qui  ne  soient 
lasses  de  leur  métier. 

CCGLXVIII. 

La  plupart  des  honnêtes  femmes  sont  des  tré- 
sors cachés,  qui  ne  sont  en  sûreté  que  parce 
qu'on  ne  les  cherche  pas. 

CCGLXIX. 

Les  violences  qu'on  se  fait  pour  s'empêcher 
d'aimer,  sont  souvent  plus  cruelles  que  les  ri- 
gueurs de  ce  qu'on  aime. 

CCCLXX. 

Il  n'y  a  guère  de  poltrons  qui  connaissent  tou- 
jours toute  leur  peur. 

CCCLXXI. 

C'est  presque  toujours  la  faute  de  celui  qui 
aime ,  de  ne  pas  connaître  quand  on  cesse  de 
l'aimer. 

CCCLXXII. 

La  plupart  des  jeunes  gens  croient  être  natu- 
rels, lorsqu'ils  ne  sont  que  mal  polis  et  grossiers. 

CCCLXXIII. 

Il  y  a  de  certaines  larmes  qui  nous  trompent 
souvent  nous-mêmes,  après  avoir  trompé  les 
autres. 

CCCLXXIV. 


Si  on  croit  aimer  sa  maîtresse  pour 
d'elle,  on  est  bien  trompé. 


amour 


CCGLXXV. 

Les  esprits  médiocres  condamnent  d'ordinaire 
tout  ce  qui  passe  leur  portée. 

CCCLXXVI. 

L'envie  est  détruite  par  la  véritable  amitié,  et 
la  coquetterie  par  le  véritable  amour. 

CGCLXXVII. 

Le  plus  grand  défaut  de  la  pénétration  n'est 
pas  de  n'aller  point  jusqu'au  but,  c'est  de  le  pas- 
ser. 

CGGLXXVIII. 

On  donne  des  conseils,  mais  on  n'inspire  point 
de  conduite. 

GGGLXXIX. 

Quand  notre  mérite  baisse ,  notre  goût  baisse 
aussi. 

GCCLXXX. 

La  fortune  fait  paraître  nos  vertus  et  nos  vi- 
ces ,  comme  la  lumière  fait  paraître  les  objets. 

GGGLXXXI. 

La  violence  qu'on  se  fait  pour  demeurer  fidèle 
à  ce  qu'on  aime,  ne  vaut  guère  mieux  qu'une 
infidélité. 

CGGLXXXII. 

Nos  actions  sont  comme  les  bouts-rimés  que 
chacun  fait  rapporter  à  ce  qu'il  lui  plaît. 

GGGLXXXIIT. 

L'envie  de  parler  de  nous,  et  de  faire  voir  nos 
défauts  du  côté  que  nous  voulons  bien  les  mon- 
trer, fait  une  grande  partie  de  notre  sincérité. 

GCGLXXXIV. 

On  ne  devrait  s'étonner  que  de  pouvoir  encore 
s'étonner. 

GGGLXXXV. 

On  est  presque  également  difficile  à  contenter 
quand  on  a  beaucoup  d'amour,  et  quand  on  n'en 
a  plus  guère. 

GGGLXXXVI. 

Il  n'y  a  point  de  gens  qui  aient  plus  souvent 
tort,  que  ceux  qui  ne  peuvent  souffrir  d'en  avoir. 

GGGLXXXVII. 

Un  sot  n'a  pas  assez  d'étoffe  pour  être  bon. 


174 


MAXIMES 


CCCLXXXVIII. 


CCCXGIX. 


Si  la  vanité  ne  renverse  pas  entièrement  les 
vertus  f  (lu  moins  elle  les  ébranle  toutes. 

*CCCLXXX1X. 

Ce  qui  nous  rend  la  vanité  des  autres  insup- 
portable ,  c'est  qu'elle  blesse  la  nôtre. 

*CCCXC. 

On  renonce  plus  aisément  à  son  intérêt  qu'à 
son  goût. 

CCCXCI. 

La  fortune  ne  paraît  jamais  si  aveugle  qu'à 
ceux  à  qui  elle  ne  fait  pas  de  bien. 

CCCXCII. 

Il  faut  gouverner  la  fortune  comme  la  santé  ; 
en  jouir  quand  elle  est  bonne,  prendre  patience 
quand  elle  est  mauvaise ,  et  ne  faire  jamais  de 
grands  remèdes  sans  un  extrême  besoin. 

CCCXCIII. 

L'air  bourgeois  se  perd  quelquefois  à  l'armée  ; 
mais  il  ne  se  perd  jameiis  à  la  cour. 

CCGXCIV. 

On  peut  être  plus  fin  qu'un  autre ,  mais  non 
pas  plus  fin  que  tous  les  autres. 

CCCXCV. 

On  est  quelquefois  moins  malheureux  d'être 
trompé  de  ce  qu'on  aime,  que  d'en  être  détrompé. 

CCCXCVL 

On  garde  longtemps  son  premier  amant, 
quand  on  n'en  prend  point  de  second. 

CCCXCVIL 

Nous  n'avons  pas  le  courage  de  dire  en  gêné* 
rai  que  nous  n'avons  point  de  défauts,  et  que  nos 
ennemis  n'ont  point  de  bonnes  qualités  ;  juais  en 
détail  nous  ne  sommes  pas  trop  éloignés  de  le 
croire. 

*cccxcvm. 

De  tous  nos  défauts ,  celui  dont  nous  demeu- 
rons le  plus  aisément  d'accord ,  c'est  de  la  pa- 
resse :  nous  nous  persuadons  qu'elle  tient  à  toutes 
les  vertus  paisibles ,  et  que  sans  détruire  entiè- 
rement les  autres,  elle  en  suspend  seulement  les 
fonctions. 


Il  y  a  une  élévation  qui  ne  dépend  point  de  la 
fortune  :  c'est  un  certain  air  qui  nous  distingue , 
et  qui  semble  nous  destiner  aux  grandes  choses  ; 
c'est  un  prix  que  nous  nous  donnons  impercep- 
tiblement à  nous-mêmes  ;  c'est  par  cette  qualité 
que  nous  usurpons  les  déférences  des  autres  hom- 
mes ,  et  c'est  elle  d'ordinaire  qui  nous  met  plus 
au-dessus  d'eux  que  la  naissance ,  les  dignités  et 
le  mérite  même. 

CCCC. 

Il  y  a  du  mérite  sans  élévation,  mais  il  n'y  a 
point  d'élévation  sans  quelque  mérite. 

CCCCI. 

L'élévation  est  au  mérite  ee  que  la  parure  est 
aux  belles  personnes. 

CCCCII. 

Ce  qui  se  trouve  le  moins  dans  la  galanterie , 
c'est  de  l'amour. 

CCCCIII. 

La  fortune  se  sert  quelquefois  de  nos  défauts 
pour  nous  élever  ;  et  il  y  a  des  gens  incommodes 
dont  le  mérite  serait  mal  récompensé ,  si  on  ne 
voulait  acheter  leur  absence. 

*CCCCIV. 

Il  semble  que  la  nature  ait  caché  dans  le  fond 
de  notre  esprit  des  talents  et  une  habileté  que 
nous  ne  connaissons  pas  :  les  passions  seules  ont 
le  droit  de  les  mettre  au  jour,  et  de  nous  donner 
quelquefois  des  vues  plus  certaines  et  plus  ache- 
vées ,  que  l'art  ne  saurait  faire. 

ccccv. 

Nous  arrivons  tout  nouveaux  aux  divers  éges 
de  la  vie ,  et  nous  y  manquons  souvent  d'expé- 
rience ,  malgré  le  nombre  des  années. 

CCCCVI. 

Les  coquettes  se  font  honneur  d'être  jalouses 
de  leurs  amants ,  pour  cacher  qu'elles  sont  en- 
vieuses des  autres  femmes. 

CCCCVII. 

Il  s'en  faut  bien  que  ceux  qui  s'attrapent  à 
nos  finesses  ne  nous  paraissent  aussi  ridicules  que 
nous  nous  le  paraissons  à  nous-mêmes,  quand 
les  finesses  des  autres'wms  ont  attrapés. 


DE  Lk  ROCHEFOUCAULD. 


175 


^CCCGVm. 


\ 


Le  plus  dangereux  ridicule  des  vieilles  person- 
luîs  qui  ont  été  aimables,  c'est  d'oublier  qu'elles 
ne  le  sont  plus. 

CCCCIX. 

Nous  aurions  souvent  honte  de  nos  plus  belles 
actions,  si  le  monde  voyait  tous  les  motifs  qui 
les  produisent. 

GCCCX. 

Le  plus  grand  effort  de  l'amitié  n'est  pas  de 
montrer  nos  défauts  à  un  ami ,  c'est  de  lui  faire 
voir  les  siens. 

CGCCXL 

On  tf  a  guère  de  défauts  qui  ne  soient  plus  par- 
donnables que  les  moyens  dont  on  se  sert  pour 
les  cacher. 

CCCGXIL 

Quelque  honte  que  nous  ayons  méritée,  il  est 
presque  toujours  en  notre  pouvoir  de  rétablir 
notre  réputation. 

,       ^CCGCXIIL 

On  ne  plaît  pas  longtemps,  quand  on  n'a 
qu'une  sorte  d'esprit  '. 

CCCCXIV. 

Les  fous  et  les  sottes  gens  ne  voient  que  par 
leur  humeur. 

ccccxv. 

L'esprit  nous  sert  quelquefois  hardiment  à  faire 
des  sottises. 

CCCCXVL 

La  vivacité  qui  augmente  en  vieillissant ,  ne 
va  pas  loin  de  la  folie. 

CCCGXVIL 

En  amour,  celui  qui  est  guéri  le  premier  est 
toujours  le  mieux  guéri. 

ccccxvm. 

Les  jeunes  femmes  qui  ne  veulent  point  paraî- 
tre coquettes,  et  les  hommes  d'un  âge  avancé  qui 
ne  veulent  pas  être  ridicules,  ne  doivent  jamais 
parler  de  l'amour  comme  d'une  chose  où  ils  puis- 
sent avoir  part. 

'  Far.  C'est  une  grande  pauvreté  de  n'avoir  qu'une  sorte 
d^esprit.  {Fanante  indiquée  par  Brotier.) 


CCCCXIX. 

Nous  pouvons  paraître  grands  dans  un  emploi 
au-dessous  de  notre  mérite  ;  mais  nous  parais- 
sons souvent  petits  dans  un  emploi  plus  grand 
que  nous. 

CCCCXX. 

Nous  croyons  souvent  avoir  de  la  constance 
dans  les  malheurs,  lorsque  nous  n'avons  que  de 
l'abattement  ;  et  nous  les  souffrons  sans  oser  les 
regarder,  comme  les  poltrons  se  laissent  tuer,  de 
peur  de  se  défendre. 

CGCGXXL 

La  confiance  fournit  plus  à  la  conversation 
que  l'esprit. 

CGCCXXIL 

Toutes  les  passions  nous  font  faire  des  fautes, 
mais  l'amour  nous  en  fait  faire  de  plus  ridicules. 

GGGGXXm. 

Peu  de  gens  savent  être  vieux. 
GGGGXXIV. 

Nous  nous  faisons  honneur  des  défauts  opposés 
à  ceux  que  nous  avons  ;  quand  nous  sommes  fai- 
bles, nous  nous  vantons  d'être  opiniâtres. 

GGGGXXV. 

La  pénétration  a  un  air  de  deviner,  qui  flatte 
plus  notre  vanité  que  toutes  les  autres  qualités 
de  l'esprit. 

^GGGGXXVL 

La  grâce  de  la  nouveauté  et  la  longue  habi- 
tude, quelque  opposées  qu'elles  soient,  nous  em- 
pêchent également  de  sentir  les  défauts  de  nos 
amis. 

GGGGXXVIL 

La  plupart  des  amis  dégoûtent  de  l'amitié,  et 
la  plupart  des  dévots  dégoûtent  de  la  dévotion. 

GGGGXXVIIL 

Nous  pardonnons  aisément  à  nos  amis  les  dé- 
fauts qui  ne  nous  regaMent  pas. 

CGGGXXIX. 

Les  femmes  qui  aiment  pardonnent  plus  aisé- 
ment les  grandes  indiscrétions  que  les  petites  in- 
fidélités. 

ccccxxx. 

Dans  la  vieillesse  de  Tamour,  comme  dans  celle 


iit 


170  M/VXIMES 

de  lïîge,  on  vit  encore  pour  les  maux,  mais  on  j 
ne  vit  plus  pour  les  plaisirs. 

CGCCXXXI. 

Rien  n'empêche  tant  d'6tre  naturel  cjué  l'eriVle 
de  le  paraître. 

CCCCXXXIT. 

'  tî^ést  en'quelque  sorte  se  donner  part  aux  bêl- 
es actions  que  de  les  louer  de  bon  cœur. 

CCCCXXXIII.  ar ,  «.1 

La  plus  véritable  marque  d'être  né  avec  de 
grandes  qualités,  c'est  d'être  ne  sans  envie. 

CCCCXXXIV.    ,.V   n   r  n 

Quand  nos  amis  nous  ont  trompés,  on  ne  doit 
que  de  Tindifférence  aux  marques  de  leur  ami- 
tié; mais  on  doit  toujours  de  la  sensibilité  à  leurs 


malheurs. 


CCCCXXXV. 


La  fortune  et  l'humeur  gouvernent  le  monde. 


S.ii 


CCCCXXXVL 


Il  est  plus  aisé  de  connaître  l'homme  en  géné- 
ral ,  que  de  connaître  un  homme  en  particulier. 

*CCCCXXXVIT. 

On  ne  doit  pas  juger  du  mérite  d'un  homme 
par  ses  grandes  qualités,  mais  par  l'usage  qu'il 
en  sait  faire. 

ccccxxxvin. 

Il  y  a  une  certaine  reconnaissance  vive  qui  ne 
nous  acquitte  pas  seulement  des  bienfaits  que 
nous  avons  reçus,  mais  qui  fait  même  que  nos 
amis  nous  doivent  en  leur  payant  ce  que  nous 
leur  Rêvons. 

*CCCCXXXIX. 

Nous  ne  désirerions  guère  de  choses  avec  ar- 
deur, si  nous  connaissions  parfaitement  ce  que 
nous  désirons. 

CCCGXL. 

Ce  qui  fait  que  la  plupart  des  femmes  sont 
peu  touchées  de  l'amitié ,  c'est  qu'elle  est  fade 
quand  on  a  senti  de  l'amour. 

CCCCXLI. 

Dans  l'amitié,  comme  dans  l'amour,  on  est 
souvent  plus  heureux  par  les  chose-s  qu'on  ignore, 
que  par  celles  que  l'on  sait. 


CCCOXLH. 

Nous  essayons  de  nous  faire  honneur  des  dé- 
fauts que  nous  ne  voulons  pas  corriger. 


CCCCXUll. 


Les  passions  les  plus  violentes  nous  laissent 
quelquefois  du  relâche;  mais  la  vanité  nous  agite 
toujours. 

CCCCXLIV. 

Les  vieux  fous  sont  plus  fous  que  les  jeunes. 

CCCCXLV. 

La  faiblesse  est  plus  opposée  à  la  vcr«u  que  le 
vice. 


'fllO^I/î 


CCCCXLVI. 


Ce  qui  rend  les  douleurs  de  la  honte  et  de  la 
jalousie  si  aiguës,  c'est  que  la  vanité  ne  peut 
servir  à  les  supporter. 

*CCCCXLVII. 

La  bienséance  est  la  moindre  de  toutes  les  lois, 
et  la  plus  suivie.         ;  ■     -  . ..  *  v. 

CCCCXLVIIL     '  qr. 

Un  esprit  droit  a  moins  de  peine  de  se  sou- 
mettre aux  esprits  de  travers ,  que  de  les  con- 
duire. 

CCCCXLIX. 

Lorsque  la  fortune  nous  surprend  en  nous  doiv- 
nant  une  grande  place ,  sans  nous  y  avoir  con- 
duits par  degrés,  ou  sans  que  nous  nous  y  soyons 
élevés  par  nos  espérances,  il  est  presque  impos- 
sible de  s'y  bien  soutenir,  et  de  paraître  digne 
de  l'occuper. 

CCCCL. 

Notre  orgueil  s'augmente  souvent  de  ce  que 
nous  retranchons  de  nos  autres  défauts. 

CCCGLI.    ird^f^iimdi^taà 

Il  n'y  a  point  de  sots  si  incommodes  que  ceûjî 
qui  ont  de  l'esprit. 

»CCCCLII.  '^'"^ 

Il  n'y  a  point  d'homme  qui  se  croie,  en  cha- 
cune de  ses  qualités,  au-dessous  de  l'homme  dU 
monde  qu-'il  estime  le  plus.  -  jiî  r; 

CCCCLIIL 
Dans  les  grandes  affaires,  on  doit  moins  s'ab- 


DE  LA  KOCHKIOIJCA.II1J). 


177 


pliquer  à  faire  naître  des  occasions,  qu'à  profiter 
de  celles  qui  se  présentent. 

CCCCLIV. 

Il  n'y  a  guère  d'occasion  où  l'on  fît  un  méchant 
marché  de  renoncer  au  bien  qu'on  dit  de  nous,  à 
condition  de  n'en  dire  point  de  mal. 

CCCCLV. 

Quelque  disposition  qu'ait  le  monde  à  mal  ju- 
ger, il  fait  encore  plus  souvent  grâce  au  faux 
mérite,  qu'il  ne  fait  injustice  au  véritable. 

CCCCLVI. 

On  est  quelquefois  un  sot  avec  de  l'esprit  ; 
mais  on  ne  l'est  jamais  avec  du  jugement. 

CCGCLVIL 

Nous  gagnerions  plus  de  nous  laisser  voir  tels 
que  nous  sommes ,  que  d'essayer  de  paraître  ce 
que  nous  ne  sommes  pas. 

CCCCLVIII. 

Nos  ennemis  approchent  plus  de  la  vérité  dans 
les  jugements  qu'ils  font  de  nous ,  que  nous  n'en 
approchons  nous-mêmes. 

CCCCLIX. 

Il  y  a  plusieurs  remèdes  qui  guérissent  de  l'a- 
mour ;  mais  il  n'y  en  a  point  d'infaillible. 

CCCCLX. 

Il  s'en  faut  bien  que  nous  connaissions  tout  ce 
que  nos  passions  nous  font  faire. 

^CCCCLXI. 

La  vieillesse  est  un  tyran  qui  défend,  sur  peine 
de  la  vie,  tous  les  plaisirs  de  la  jeunesse. 

CCCCLXII. 

Le  même  orgueil  qui  nous  fait  blâmer  les  dé- 
fauts dont  nous  nous  croyons  exempts,  nous  porte 
à  mépriser  les  bonnes  qualités  que  nous  n'avons 
pas. 

CCCCLXIII. 

Il  y  a  souvent  plus  d'orgueil  que  de  bonté 
à  plaindre  les  malheurs  de  nos  ennemis;  c'est 
pour  leur  faire  sentir  que  nous  sommes  au- 
dessus  d'eux ,  que  nous  leur  donnons  des  mar- 
ques de  compassion. 

CCCCLXIV. 

II  y  a  un  excès  de  biens  et  de  maux  qui  passe 
notre  sensibilité. 


CCCCLXV. 


Il  s'en  faut  bien  que  l'innocence  trouve  au- 
tant de  protection  que  le  crime. 

CCCCLXVI. 

De  toutes  les  passions  violentes,  celle  qui  sied 
le  moins  mal  aux  femmes,  c'est  l'amour. 

CCCCLXVII. 

La  vanité  nous  fait  faire  plus  de  choses  contre 
notre  goût  que  la  raison. 

*  CCCCLXVIII. 

Il  y  a  des  méchantes  qualités  qui  font  de 
grands  talents. 

CCCCLXIX. 

On  ne  souhaite  jamais  ardemment  ce  qu'on  ne 
souhaite  que  par  raison. 

"  CCCCLXX. 

Toutes  nos  qualités  sont  incertaines  et  dou- 
teuses, en  bien  comme  en  mal;  et  elles  sont 
presque  toutes  à  la  merci  des  occasions. 

*  CCCCLXXT. 

Dans  les  premières  passions,  les  femmes 
aiment  l'amant  ;  et  dans  les  autres ,  elles  aiment 
l'amour. 

CCCCLXXII. 

L'orgueil  a  ses  bizarreries  comme  les  autres 
passions  :  on  a  honte  d'avouer  que  l'on  ait  de 
la  jalousie,  et  on  se  fait  honneur  d'en  avoir  eu  et 
d'être  capable  d'en  avoir. 

CCCCLXXIII. 

Quelque  rare  que  soit  le  véritable  amour,  il 
l'est  encore  moins  que  la  véritable  amitié. 

^CCCCLXXIV. 

Il  y  a  peu  de  femmes  dont  le  mérite  dure  plus 
que  la  beauté. 

CCCCLXXV. 

L'envie  d'être  plaint  ou  d'être  admiré  fait 
souvent  la  plus  grande  partie  de  notre  confiance. 

CCCCLXXVÏ. 

Notre  envie  dure  toujours  plus  longtemps  que 
le  bonheur  de  ceux  que  nous  envions. 

CCCCLXXVII. 

La  même  fermeté  qui  sert  à  résister  à  l'amour, 

J2 


I7« 


MAXIMES 


sert  aussi  à  le  rendre  violent  et  durable  ;  et  les 
personnes  faibles,  qui  sont  toujours  agitées  des 
passions,  n'en  sont  presque  jamais  véritablement 

remplies.  -'••  ••■;   ■'■  ■■-^l  ^>«''^'4  -  '  '   ''T 

L'imagination  ne  saurait  inventer  tant  de  di- 
verses contrariétés ,  qu'il  y  en  a  natwrdlement 
^aip  Iç  ctç^ujçde  qhaque  personne. 

tr,cn  r.l  i*Ki!v»n  .*CCCCLXXIX. 

'  h'nV  a  que  les  personnes  qui  ont  d«  la  fer- 
meté qui  puissent  avoir  une  véritable  douceur  ; 
celles  qui  paraissent  douces,  n'ont  d'ordinaire 
que  de  la  faiblesse,  qui  se  convertit  aisément  en 
jfiigreur.  ,^    ,,, 

,.?0.!'i<n-:viM'rt:        CCCCLXXXil   (i')'u;;?:','nMMu 

La  timidité  est  un  défaut  dont  il  est  dangereux 
de  reprendre  les  personnes  qu'on  en  veut  corriger. 

CCGCLXXXL 

lUen  n'est  plus  rare  que  la  véritable  bonté; 
ceux  mêmes  qui  croient  en  avoir  n'ont  d'ordi- 
naire que  de  la  complaisance  ou  de  la  faiblesse. 

CCCCLXXXIL 

L'esprit  s'attache  par  paresse  et  par  constance 
à  ce  qui  lui  est  facile  ou  agréable.  Cette  habitude 
met  toujours  des  bornes  à  nos  connaissances; 
et  jamais  personne  ne  s'est  donné  la  peine  d'é- 
tendre et  de  conduire  son  esprit  aussi  loin  qu'il 
pourrait  aller. 

CCCCLXXXIIL 

On  est  d'ordinaire  plus  médisant  par  vanité 
que  par  malice. 

CCCCLXXXIV. 

Quand  on  a  le  cœur  encore  agité  pai*  les  restes 
d'une  passion,  on  est  plus  près  d'en  prendre  une 
nouvelle,  que  quand  on  est  entièrement  guéri. 

CCCCLXXXV. 

Ceux  qui  ont  eu  de  grandes  passions,  se  trou- 
vent toute  leur  vie  heureux  et  malheureux  d'en 
être  guéris. 

CCCCLXXXVL 

Il  y  a  encore  plus  de  gens  sans  intérêt  que 
sans  envie. 

CCCCLXXXVII. 

Nous  avons  plus  de  paresse  dans  l'esprit  que 
dans  le  corps. 


CCC(!XXXXVUÎ. 

Le  calme  ou  l'agitation  de  notre  humeur  ne 
dépend  pas  tant  de  ce  qui  nous  arrive  de  plus 
considérable  dans  la  vie,  que  d'un  arrangement 
commode  ou  désagréable  de  petites  choses  qui 
arrivent  tous  les  jours. 

,.(  M^'.  ..rir.;>.^€CCCLXXXLX. 

Quelque  méchants  que  soient  les  hommes,  ils 
n'oseraient  paraître  ennemis  de  la  vertu  ;  et  lors- 
qu'ils la  veulent  persécuter,  ils  feignent  de  croire 
qu'elle  est  fausse  ou  ils  lui  supposent  des  crimes. 

ccccxa 

On  passe  souvent  de  l'amour  à  l'ambition; 
mais  on  ne  revient  guère  de  l'ambition  à  l'amour. 

r.air  ia(«  as  aî>it^ '*  CCCCXCI.' " 

L'extrême  avarice  se  méprend  presque  tou- 
jours; il  n'y  a  point  de  passion  qui  s'éloigne 
plus  souvent  de  son  but,  ni  sur  qui  le  présent 
ait  tant  de  pouvoir,  au  préjudice  de  l'avenir. 

*  CCCCXCIL 

L'avarice  produit  souvent  des  effets  contrai- 
res  :  il  y  a  un  nombre  infini  de  gens  qui  sacri- 
fient tout  leur  bien  à  des  espérances  douteuses  et 
éloignées;  d'autres  méprisent  de  grands  avan- 
tages à  venir  pour  de  petits  intérêts  présents. 

CCCCXCIII.     ,^,^„,,^ 

Il  semble  que  les  hommes  ne  se  tronvent  pas 
assez  de  défauts;  ils  en  augmentent  encore  le 
nombre  par  de  certaines  qualités  singulières 
dont  ils  affectent  de  se  parer,  et  ils  les  cultivent 
avec  tant  de  soin,  qu'elles  deviennent  à  la  fin 
des  défauts  naturels  qu'il  ne  dépend  plus  d'eux 
de  corriger. 

CCCCXCIV. 

Ce  qui  fait  voir  que  les  hommes  connaissent 
mieux  leurs  fdutes  qu'on  ne  pense,  c'est  qu'ils 
n'ont  jamais  tort  quand  on  les  entend  parler  de 
leur  conduite  :  le  même  amour-propre  qui  les 
aveugle  d'ordinaire  les  éclaire  alors,  et  leur 
donne  des  vues  si  justes ,  qu'il  leur  fait  suppri- 
mer ou  déguiser  les  moindres  choses  qui  peuvent 
être  condamnées. 

*CCCCXCV. 

Il  faut  que  les  jeunes  gens  qui  entrent  dam 
le  monde  soient  honteux  ou  étourdis  :  un  air  cà- 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


179 


pable  et  composé  se  tourne  d'ordinaire  en  im- 
pertinence. 

jii  wirxiU  r-o'^.    CCCCXGVI.  .  ''''  '^'^'"t  '"''  , . 
mf\"  •)!;  ■...'i-nn  e.i'  '■    'i'«s^>>  ^-^m  bm»q'*o 

.    les  querelles  ne  dureraient  pas  longtemps, 
si,  le  tort  n'était  que  d'un  côté. 

«ccccxcvii;  '-"""■"■""*■ 

Il  ne  sert  de  rien  d'être  jeune  sans  être  belle , 
Vl  d'être  belle  sans  être  jeune.  ,r  ;  v  «  ? 

•mA  ;■> , v'--v  *i-  CCCCXCVUL  "^:^^^^"''»^^' 

'  ti  y  a  des  personnes  si  légères  et  si  frivoles, 
qu'elles  sont  aussi  éloignées  d'avoir  de  véritables 
défauts,  que  des  qualités  solides, 

^^j^-uu  ccccxcix.  "-  -'^^n  "^■ 

'  Oii  ne  compte  d'ordinaire  la  première  galan- 
terie des  femmes  que  lorsqu'elles  en  ont  une 
seconde. 

Il  y  a  des  gens  si  remplis  d'eux-mêmes,  que, 
lorsqu'ils  sont  amoureux,  ils  trouvent  moyen 
d'être  occupés  de  leur  passion ,  sans  l'être  de  la 
personne  qu'ils  aiment. 

L'amour,  tout  agr^éable  qu'il  est,  plaît  encore 
plus  par  les  manières  dont  il  se  montre ,  que  par 
lui-même. 


i\mt^-i-\éi 


BIL 


Peu  d'esprit  avec  de  la  droiture  ennuie  moins 
à  la  longue ,  que  beaucoup  d'esprit  avec  du  tra- 
vers. 

*  i^^i  DIIL 

'  ta  jalousie  est  le  plus  grand  de  tous  les  maux, 
et  celui  qui  fait  le  moins  de  pitié  aux  personnes 
qui  le  causent. 

*DIV. 

Après  avoir  parlé  de  la  fausseté  de  tant  de 
vertus  apparentes,  il  est  raisonnable  de  dire 
quelque  chose  de  la  fausseté  du  mépris  de  la 
mort.  J'entends  parler  de  ce  mépris  de  la  mort 
que  les  païens  se  vantent  de  tirer  de  leurs  pro- 
pres forces,  sans  l'espérance  d'une  meilleure  vie. 
Tl  y  a  différence  entre  souffrir  la  mort  constam- 
ment, et  la  mépriser.  Le  premier  est  assez  ordi- 
naire; mais  je  crois  que  l'autre  n'est  jamais  sin- 
cère. On  a  écrit  néanmoins  tout  ce  qui  peut  le 
plus  persuader  que  la  mort  n'est  point  un  mal  ; 
et  les  hommes  les  plus  faibles,  aussi  bien  que  les 


héros,  ont  donné  mille  exemples  célèbres  pour 
établir  cette  opinion.  Cependant  je  doute  que 
personne  de  bon  sens  l'ait  jamais  cru;  et  la  peine 
que  l'on  prend  pour  le  persuader  aux  autres  et 
à  soi-même,  fait  assez  voir  que  cette  entreprise 
n'est  pas  aisée.  On  peut  avoir  divers  sujets  de 
dégoût  dans  la  vie;  mais  on  n'a  jamais  raison 
de  mépriser  la  mort.  Ceux  mêmes  qui  se  la  don- 
nent volontairement  ne  la  comptent  pas  pour 
si  peu  de  chose,  et  ils  s'en  étonnent  et  la  rejet- 
tent comme  les  autres,  lorsqu'elle  vient  à  eux 
par  une  autre  voie  que  celle  qu'ils  ont  choisie. 
L'inégalité  que  l'on  remarque  dans  le  courage 
d'un  nombre  infini  dé  vaillants  hommes,  vient 
de  ce  que  la  mort  se  découvre  différennnent  à 
leur  imagination,  et  y  paraît  plus  présente  en 
un  temps  qu'en  un  autre.  Ainsi  il  arrive  qu'après 
avoir  méprisé  ce  qu'ils  ne  connaissent  pas,  ils 
craignent  enfin  ce  qu'ils  connaissent.  Il  faut  évi- 
ter de  l'envisager  avec  toutes  ses  circonstances, 
si  on  ne  veut  pas  croire  qu'elle  soit  le  plus  grand 
de  tous  les  maux.  Les  plus  habiles  et  les  plus 
braves  sont  ceux  qui  prennent  de  plus  honnêtes 
prétextes  pour  s'empêcher  de  la  considérer  ;  mais 
tout  homme  qui  la  sait  voir  telle  qu'elle  est, 
trouve  que  c'est  une  chose  épouvantable.  La  né- 
cessité de  mourir  faisait  toute  la  constance  des 
philosophes.  Ils  croyaient  qu'il  fallait  aller  de 
bonne  grâce  où  l'on  ne  saurait  s'empêcher  d'aller; 
et  ne  pouvant  éterniser  leur  vie ,  il  n'y  avait  rien 
qu'ils  ne  fissent  pour  éterniser  leur  réputation , 
et  sauver  du  naufrage  ce  cjui  en  peut  être  ga- 
ranti. Contentons-nous,  pour  faire  bonne  mine, 
de  ne  nous  pas  dire  à  nous-mêmes  tout  ce  que 
nous  en  pensons,  et  espérons  plus  de  notre  tem- 
pérament que  de  ces  faibles  raisonnements,  qui 
nous  font  croire  que  nous  pouvons  approcher  de 
la  mort  avec  indifférence.  La  gloire  de  mourir 
avec  fermeté,  l'espérance  d'être  regretté,  le  dé- 
sir de  laisse^  une  belle  réputation,  l'assurance 
d'être  affranchi  des  misères  de  la  vie,  et  de  ne 
dépendre  plus  des  caprices  de  la  fortune,  sont 
des  remèdes  qu'on  ne  doit  pas  rejeter.  Mais  on 
ne  doit  pas  croire  aussi  qu'ils  soient  infaillibles. 
Ils  fout  pour  nous  assurer  ce  qu'une  simple  haie 
fciit  souvent  à  la  guerre,  pour  assurer  ceux  qui 
doivent  approcher  d'un  lieu  d'où  l'on  tire  :  quand 
on  en  est  éloigné,  on  s'imagine  qu'elle  peut 
mettre  à  couvert;  mais  quand  on  en  est  proche, 
on  trouve  que  c'est  un  faible  secours.  C'est  nous 
flatter,  de  croire  que  la  mort  nous  paraisse  de 
près  ce  que  nous  en  avons  jugé  de  loin ,  et  que 
nos  sentiments,  ((ui  ne  sont  que  faiblesse,  soient 


180 


PKNSÉES  DE  LA  ROCHEFODCAIUJ), 


il'unc  trciupc  îissez  l'ortc  pour  ne  point  souffrir 
d'atteinte  par  la  plus  rude  de  loult;s  les  épreuves. 
C'est  aussi  mal  connaître  les  effets  de  l'amour- 
propre,  ([ue  de  penser  qu'il  puisse  nous  aider  à 
compter  pour  rien  ce  qui  le  doit  nécessairement 
détruire;  et  la  raison,  dans  laquelle  on  croit 
trouver  tant  de  ressources ,  est  trop  faible  en 
cette  rencontre  pour  nous  persuader  ce  que  nous 
voulons.  C'est  elle  au  contraire  qui  nous  trahit 
le  plus  souvent,  et  qui,  au  lieu  de  nous  inspirer 
le  mépris  de  la  mort,  sert  à  nous  découvrir  ce 
qu'elle  a  d'affreux  et  de  terrible.  Tout  ce  qu'elle 
peut  faire  pour  nous  est  de  nous  conseiller  d'en 
détourner  les  yeux  pour  les  arrêter  sur  d'autres 
objets.  Caton  et  Brutus  en  choisirent  d'illustres. 
Un  laquais  se  contenta,  il  y  a  quelque  temps, 
de  danser  sur  l'échafaud  ou  il  allait  être  roué. 
Ainsi,  bien  que  les  motifs  soient  différents,  ils 
produisent  les  mêmes  effets  :  de  sorte  qu'il  est 
vrai  que,  quelque  disp.roportion  qu'il  y  ait  entre 
les  grands  hommes  et  les  gens  du  commun,  on  a 
\  u  mille  fois  les  uns  et  les  autres  recevoir  la  mort 
d'un  même  visage;  mais  c'a  toujours  été  avec 
cette  différence,  que,  dans  le  mépris  que  les 
grands  hommes  font  paraître  pour  la  mort,  c'est 
l'amour  de  la  gloire  qui  leur  en  ôte  la  vue  ;  et 
dans  les  gens  du  commun ,  ce  n'est  qu'un  effet 
(le  leur  peu  de  lumières  qui  les  empêche  de  con- 
naître la  grandeur  de  leur  mal ,  et  leur  laisse  la 
liberté  de  penser  à  autre  chose. 


PREMIER  SUPPLEMENT. 


PENSEES 

SUPPRIMÉES  PAR   L'AUTEUR, 


AVEC    I.A    DATE    DES    EDITIONS. 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR. 

La  Rochefoucauld  avait  inséré  dans  les  premières  édi- 
tions plusieurs  Maximes  qu'il  a  successivement  rejelées. 
Hrolier  en  a  compté  ceut-vini;t  et  une;  mais  des  recher- 
ches exacles  nous  ont  appris  que  les  n"*  6 ,  49 ,  58  ,  59  , 
74,  75,  77,  85,  96,  118  et  121  des  Pensées ,  rangées 
par  IJrotier  sous  le  titre  de  premières  Pensées,  sont  la  ré- 
pétition de  celles  comprises  soiis  les  n°'  18,  31,  162,  177, 
178  ,  223  ,  228,  265  ,  251  et  284  des  Réflexions  morales, 
f  l  qui  par  conséquent  doivent  être  supprimées  pour  éviter 
un  double  emploi.  Les  autres  Pensées  que  Brotier  a  placées 
sous  le  même  litre ,  et  qu'on  ne  retrouve  point  ici,  ne  sont 
(lue  des  Variantes.  On  les  trouvera  au  bas  du  texte  :  les 


sui\au(e-(pialri'.      -i,v      ,,  ,.    ,     ^ .  ^ ')|, 

Nous  repruduisuns  ici  les  deux  Avis  au  lecteur  des 
éditions  1665  il  1G60,  qui  ont  été  supprimés  dans  toutes 
les  éditions  publiées  après  la  mort  de  l'auteur.  Une  Lellro 
de  là  Rochefoucauld  à  madame  de  .Sablé  semble  prouver 
qu'il  avait  lui-même  rédigé  au  moins  une  de  ces  Prét'aceSé 
Voici  c«lte  Lettre  :  «  Je  vous  envoie  une  manière  de  Pré-: 
'•  face  pour  les  Maximes;  mais  comme  je  la  dois  rendre 
<•  dans  deux  heures,  je  vous  supplie  Ués  -  humblement , 
•<  madame ,  de  me  la  renvoyer  par  le  même  lacpiais  (|ui 
<•  vous  porte  ce  billet.  Je  vous  demande  aussi  de  me  dire 
«  ^e  t|ue  'swkA  «p  trottvez^«' 

H>  jLp  j^Y js  AU  LECTEU R , 

Void  un  portrait  du  cœur  de  l'homme  que  je 
donne  au  public,  sous  le  nom  de  Réflexions  ou 
Maximes  morales.  Il  court  fortune  de  ne  plaire  pas 
à  tout  le  monde,  parce  qu'on  trouvera  peut-être  qu'il 
ressemble  trop,  et  qu'il  ne  flatte  pas  assez.  Il  y  a 
apparence  que  l'intention  du  peintre  n'a  jamais  été 
de  faire  paraître  cet  ouvrage ,  et  qu'il  serait  encore 
renfermé  dans  son  cabinet,  si  une  méchante  copie , 
qui  en  a  couru,  et  qui  a  passé  même  depuis  quelque 
temps  en  Hollande,  n'avait  obligé  un  de  ses  amis 
de  m'en  donner  une  autre ,  qu'il  dit  être  tout  à  fait 
conforme  à  l'original  ;  mais,  toute  correcte  qu'elle 
est ,  possible  n'évitera-t-elle  pas  la  censure  de  cer- 
taines personnes  qui  ne  peuvent  souffrir  que  l'on  se 
mêle  de  pénétrer  dans  le  fond  de  leur  cœur,  et  qui 
croient  être  en  droit  d'empêcher  que  les  autres  les 
connaissent ,  parce  qu'elles  ne  veulent  pas  se  con- 
naître elles-mêmes.  Il  est  vrai  que,  comme  ces 
Maximes  sont  remplies  de  ces  sortes  de  vérités  dont 
l'orgueil  humain  ne  se  peut  accommoder,  il  est 
presque  impossible  qu'il  ne  se  soulève  contre  elles , 
et  qu'elles  ne  s'attirent  des  censeurs.  Aussi  est-ce 
pour  eux  que  je  mets  ici  une  Lettre  que  l'on  m'a 
donnée ,  et  qui  a  été  faite  depuis  que  le  manuscrit 
a  paru ,  et  dans  le  temps  que  chacun  se  mêlait  d'en 
dire  son  avis  ;  elle  m'a  semblé  assez  propre  pour 
répondre  aux  principales  difflcultés  que  l'on  peut 
opposer  aux  Réflexions ,  et  pour  expliquer  les  sen- 
timents de  leur  auteur  :  elle  suffit  pour  faire  voir 
que  ce  qu'elles  contiennent  n'est  autre  chose  que 
l'abrégé  d'une  morale  conforme  aux  pensées  de  plu- 
sieurs Pères  de  l'Église ,  et  que  celui  qui  les  a  écrites 
a  eu  beaucoup  de  raison  de  croire  qu'il  ne  pouvait 
s'égarer  en  suivant  de  si  bons  guides ,  et  qu'il  lui 
était  permis  de  parler  de  l'homme  comme  les  Pères 
en  ont  parlé  ;  mais  si  le  respect  qui  leur  est  dû  n'est 
pas  capable  de  retenir  le  chagrin  des  critiques .  s'ils 


PREMIER  SUPPLÉMENT. 


18! 


ne  font  point  de  scrupule  de  condamner  l'opinion 
de  ces  grands  hommes  en  condamnant  ce  livre ,  je 
prie  le  lecteur  de  ne  les  pas  imiter,  de  ne  laisser 
point  entraîner  son  esprit  au  premier  mouvjement 
de  son  cœur ,  et  de  donner  ordre,  s'il  est  possible, 
que  l'amour-propre  ne  se  mêle  point  dans  le  juge- 
ment qu'il  en  fera  :  car  s'il  le  consulte,  il  ne  faut 
li_  pas  s'attendre  qu'il  puisse  être  favorable  à  ces 
Maximes  ;  comme  elles  traitent  l'amour-propre  de 
corrupteur  de  la  raison ,  il  ne  manquera  pas  de  pré- 
venir l'esprit  contre  elles.  Il  faut  donc  prendre  garde 
que  cette  prévention  ne  les  justifie ,  et  se  persuader 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  propre  à  établir  la  vérité  de 
ces  Réflexions  que  la  chaleur  et  la  subtilité  que  l'on 
témoignera  pour  les  combattre.  En  effet ,  il  sera 
difficile  de  faire  croire  à  tout  homme  de  bon  sens , 
que  l'on  les  condamne  par  d'autre  motif  que  par 
celui  de  l'intérêt  caché,  de  l'orgueil  et  de  l'amour- 
propre.  En  un  mot ,  le  meilleur  parti  que  le  lecteur 
ait  à  prendre  est  de  se  mettre  d'abord  dans  l'esprit, 
qu'il  n'y  a  aucune  de  ces  Maximes  qui  le  regarde  en 
particulier,  et  qu'il  en  est  seul  excepté ,  bien  qu'elles 
paraissent  générales.  Après  cela,  je  lui  réponds 
qu'il  sera  le  premier  à  y  souscrire ,  et  qu'il  croira 
qu'elles  font  encore  grâce  au  cœur  humain.  Voilà 
ce  que  j'avais  à  dire  sur  cet  écrit  en  général  :  pour 
ce  qui  est  de  la  méthode  que  l'on  y  eût  pu  observer , 
je  crois  qu'il  eût  été  à  désirer  que  chaque  Maxime 
eût  eu  un  titre  du  sujet  qu'elle  traite,  et  qu'elles 
eussent  été  mises  dans  un  plus  grand  ordre;  mais 
je  ne  l'ai  pu  faire  sans  renverser  entièrement  celui 
de  la  copie  qu'on  m'a  donnée  ;  et  comme  il  y  a  plu- 
seiurs  Maximes  sur  une  même  matière ,  ceux  à  qui 
j'en  ai  demandé  avis  ont  jugé  qu'il  était  plus  expé- 
dient de  faire  une  Table  à  laquelle  on  aura  recours 
ttour  trouver  celles  qui  traitent  d'une  même  chose. 

eW-T'i^VIS   AU   LECTEUR, 

■*iT><silJ  i>K  l'édition  de   1666. 

mi  y 

u  f  -iMON  CHER  LeCTEUB, 

Voici  une  seconde  édition  des  Réflexions  morales 
que  vous  trouverez  sans  doute  plus  correcte  et  plus 
exacte  en  toutes  façons  que  n'a  été  la  première. 
Ainsi ,  vous  pouvez  maintenant  en  faire  tel  jugement 
que  vous  voudrez  sans  que  je  me  mette  en  peine  de 
tâcher  à  vous  prévenir  en  leur  faveur ,  puisque  si 
elles  sont  telles  que  je  le  crois,  on  ne  pourrait  leur 
faire  plus  de  tort  que  de  se  persuader  qii'elles  eussent 
besoin  d'apologie.  Je  me  contenterai  de  vous  avertir 
de  deux  choses  :  l'une,  que,  par  le  mot  d'intérêt, 
on  n'entend  pas  toujours  un  intérêt  de  bien ,  mais 


le  plus  souvent  un  intérêt  d'honneur  ou  de  gloire  ; 
et  l'autre,  qui  est  la  principale  et  comme  le  fonde- 
ment de  toutes  ces  Réflexions ,  est  que  celui  qui  les 
a  faites  n'a  considéré  les  hommes  que  dans  cet  état 
déplorable  de  la  nature  corrompue  par  le  péché  ; 
et  qu'ainsi  la  manière  dont  il  parle  de  ce  nombre 
infini  de  défauts  qui  se  rencontrent  dans  leurs  vertus 
apparentes ,  ne  regarde  point  ceux  que  Dieu  en  pré- 
serve par  une  grâce  particulière. 

Pour  ce  qui  est  de  l'ordre  de  ces  Réflexions ,  vous 
n'aurez  pas  de  peine  à  juger,  mon  cher  Lecteur, 
que  comme  elles  sont  toutes  sur  des  matières  diffé- 
rentes, il  était  difficile  d'y  en  observer.  Et  bien  qu'il 
y  en  ait  plusieurs  sur  un  même  sujet ,  on  n'a  pas 
cru  les  devoir  mettre  de  suite,  de  crainte  d'ennuyer 
le  lecteur  ;  mais  on  les  trouvera  dans  la  Table! 


i^ 


iU-(V:U 


Ib^^iLi 


1.-  iKiip.h..  PENSEES ^^1  n^,^u:.r!.. 

tirées'  des  PREMIÈRES  ÉDITIONS, 

KT  aS^PLACÉKâ  OAKS   l'oRDRE   OÙ   E^^LtESS'y   TROUVENT. 


'>l  ^'.fp  -.'iq'Hii 


vJ- 


L'amour-propre  est  l'amour  de  soi-même  et 
de  toutes  choses  pour  soi;  il  rend  les  hommes 
idolâtres  d'eux-mêmes,  et  les  rendrait  les  ty- 
rans des  autres ,  si  la  fortune  leur  en  donnait  les 
moyens  :  il  ne  se  repose  jamais  hors  de  soi,  et  ne 
s'arrête  dans  les  sujets  étrangers  que  comme  les 
abeilles  sur  les  fleurs ,  pour  en  tirer  ce  qui  lui  est 
propre.  Rien  n'est  si  impétueux  que  ses  désirs, 
rien  de  si  caché  que  ses  desseins ,  rien  de  si  ha- 
bile que  ses  conduites  :  ses  souplesses  ne  se  peu- 
vent représenter,  ses  transformations  passent 
celles  des  métamorphoses,  et  ses  raffinements 
ceux  de  la  chimie.  On  ne  peut  sonder  la  pro- 
fondeur ni  percer  les  ténèbres  de  ses  abîmes. 
Là,  il  est  à  couvert  des  yeux  les  plus  pénétrants, 
il  y  fait  mille  insensibles  tours  et  retours.  Là,  il 
est  souvent  invisible  à  lui-même  :  il  y  conçoit, 
il  y  nourrit  et  il  y  élève ,  sans  le  savoir ,  un  grand 
nombre  d'affections  et  de  haines  ;  il  en  forme  de 
si  monstrueuses,  que  lorsqu'il  les  a  mises  au  jour, 
il  les  méconnaît,  ou  il  ne  peut  se  résoudre  à  les 
avouer.  De  cette  nuit  qui  le  cou\  re,  naissent  les 
ridicules  persuasions  qu'il  a  de  lui-même;  de  là 
viennent  ses  erreurs,  ses  ignorances,  ses  gros- 
sièretés et  ses  niaiseries  sur  son  sujet;  de  là  vient 
qu'il  croit  que  ses  sentiments  sont  morts  h>rs- 
qu'ils  ne  sont  qu'endormis;  qu'il  s'imaiiine  n'a- 
M)ir  plus  envie  de  courir  dès  qu'il  se  rerosr,  ot 


im 


FEJNSÉES  DE  LK  ROCHEFOUCAULD, 


qu'il  pense  avoir  perdu  tous  les  goûts  qu'il  a 
rassasiés  :  mais  cette  obscurité  épaisse  qui  le 
cache  à  lui-même ,  n'empêclie  pas  qu'il  ne  voie 
parfaitement  ce  qui  est  hors  de  lui  ;  en  quoi  il 
est  semblable  à  nos  yeux  qui  découvrent  tout, 
et  sont  aveugles  seulement  pour  eux-mêmes.  En 
effet,  dans  ses  plus  grands  intérêts  et.  dans  ses 
plus  importantes  affaires  où  la  violence  de  ses 
souhaits  appelle  toute  son  attention,  il  voit,  il 
sent,  il  entend,  il  imagine,  il  soupçonne,  il  pé- 
nètre, il  devine  tout;  de  sorte  qu'on  est  tenté  de 
croire  que  chacune  de  ses  passions  a  une  espèce 
de  magie  qui  lui  est  propre.  Rien  n'est  si  intime 
et  si  fort  que  ses  attachements  qu'il  essaie  de 
rompre  Inutilement  à  la  vue  des  malheurs  ex- 
trêmes qui  le  menacent.  Cependant  il  fait  quel- 
quefois en  peu  de  temps,  et  sans  aucun  effort, 
ce  qu'il  n'a  pu  faire  avec  tous  ceux  dont  il  est 
capable  dans  le  cours  de  plusieurs  années  :  d'où 
l'on  pourrait  conclure  assez  vraisemblablement 
que  c'est  par  lui-même  que  ses  désirs  sont  allu- 
més, plutôt  que  par  la  beauté  et  par  le  mérite 
de  ses  objets;  que  son  goût  est  le  prix  qui  les 
relève,  et  le  fard  qui  les  embellit  ;  que  c'est  après 
lui-même  qu'il  court ,  et  qu'il  suit  son  gré  lors- 
qu'il suit  les  choses  qui  sont  à  son  gré.  Il  est 
tous  les  contraires ,  il  est  impérieux  et  obéissant , 
sincère  et  dissimulé,  miséricordieux  et  cruel, 
timide  et  audacieux  :  il  a  de  différentes  incli- 
nations, selon  la  divei'sité  des  tempéraments  qui 
le  tournent  et  le  dévouent  tantôt  à  la  gloire, 
tantôt  aux  richesses,  et  tantôt  aux  plaisirs.  Il 
en  change  selon  le  changement  de  nos  âges ,  de 
nos  fortunes  et  de  nos  expériences;  mais  il  lui 
est  indifférent  d'en  avoir  plusieurs  ou  de  n'en 
avoir  qu'une,  parce  qu'il  se  partage  en  plusieurs, 
et  se  ramasse  en  une  quand  il  le  faut,  et  comme 
il  lui  plaît.  Il  est  inconstant,  et  outre  les  chan- 
gements qui  viennent  des  causes  étrangères,  il 
y  en  a  une  infinité  qui  naissent  de  lui  et  de  son 
propre  fonds.  Il  est  inconstant  d'inconstance,  de 
légèreté,  d'amour,  de  nouveauté,  de  lassitude  et 
de  dégoût.  Il  est  capricieux ,  et  on  le  voit  quel- 
quefois travailler  avec  le  dernier  empressement 
'8t  avec  des  travaux  incroyables  à  obtenir  des 
choses  qui  ne  lui  sont  point  avantageuses,  et 
qui  même  lui  sont  nuisibles,  mais  qu'il  poursuit 
parce  qu'il  les  veut.  Il  est  bizarre,  et  met  sou- 
vent toute  son  application  dans  les  emplois  les 
plus  frivoles  ;  il  trouve  tout  son  plaisir  dans  les 
plus  fades ,  et  conserve  toute  sa  fierté  dans  les 
phis  méprisables.  Il  est  dans  tous  les  états  de  la 
vie  et  dans  toutes  les  conditions;  il  vit  partout, 


et  il  vit  de  tout  ;  il  vit  de  rien ,  il  s'accommode 
des  choses  et  de  leur  privation;  il  passe  même 
dans  le  parti  des  gens  qui  lui  font  la  guerre;  il 
entre  dans  leurs  desseins,  et,  ce  qui  est  admi- 
rable, il  se  hait  lui-même  avec  eux,  il  conjure 
sa  perte,  il  travaille  lui-même  à  sa  ruine;  enfin 
il  ne  se  soucie  que  d'être ,  et  poui-vu  qu'il  soit , 
il  veut  bien  être  son  ennemi.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  s'il  se  joint  quelquefois  à  la  phis  rude 
austérité,  et  s'il  entre  si  hardiment  en  société 
avec  elle  pour  se  détruire,  parce  que,  dans  le 
même  temps  qu'il  se  ruine  en  un  endroit,  il  se 
rétablit  en  un  autre.  Quand  on  pense  qu'il  quitte 
son  plaisir,  il  ne  fait  que  le  suspendre  ou  le 
changer  ;  et  lors  même  qu'il  est  vaincu  et  qu'on 
croit  en  être  défait,  on  le  retrouve  qui  triom- 
phe dans  sa  propre  défaite.  Voilà  la  peinture  de 
l'amour-propre,  dont  toute  la  vie  n'est  qu'une 
grande  et  longue  agitation.  La  mer  en  est  une 
image  sensible;  et  l'amour-propre  trouve  dans 
le  tlux  et  le  reflux  de  ses  vagues  continuelles 
une  fidèle  expression  de  la  succession  turbulente 
de  ses  pensées  et  de  ses  éternels  mouvements 
(1665  — n"  1). 

IL 

Toutes  les  passions  ne  sont  autre  chose  que 
les  divers  degrés  de  la  chaleui*  et  de  la  froideur 
du  sang  (1665  — n**  13). 

,       f  IIL 

La  modération  dans  la  bonne  fortune  n'est 
que  l'appréhension  de  la  honte  qui  suit  l'empor- 
tement, ou  la  peur  de  perdre  ce  que  l'on  a 
(1665  — n"  18). 


IV. 


ï  Wja 


La  modération  est  comme  la  sobriété  ;  on  vou- 
drait bien  manger  davantage,  mais  on  craint  de 
se  faire  mal  (1665  —  n°  21). 

V.  ^-  .;OiVh.^ 

Tout  le  monde  trouve  à  redire  en  aujtcai  ce 
qu'on  troiwe  a  redire  en  lui  (1665  —  n"  33). 

VI. 

L'orgueil,  comme  lassé  de  ses  artifices  et  de 
ses  différentes  métamorphoses,  apim  avoir  joué 
tout  seul  les  personnages  de  la  comédie  humaine, 
se  montre  avec  un  visage  naturel ,  et  se  découvre 
par  la  fierté;  de  sorte  qu'à  proprement  parler, 
la  fierté  est  l'éclat  et  la  déclaration  de  l'orgueil 

(1665  —  n^^  37). 


fj  J^ïltiiMlJm.jSA3PPLEME]NT.r^^/î  ï 


\m 


C'est  une  espèce  de  bonlieur  de  connaître  jus- 
qu«s  à  qHcl  poiat  Oft  doit  être  malheureux 
(1665 — 11°  6>3). 

Quand  on  ne  trouve  pas  son  repos  en  soi- 
même,  il  est  inutile  de  .le  chercher  ailleurs 
(1665— n"  55).  .iT^,:.,h>ïj   'moi^^  ïf»  loicrol 

■'■     IX.    ■  ■  "'     ■   ^^^-'^  ^ 

Il  faudrait  pouvoii^  répojïdre  de  sa  fortune, 
pour  pouvoir  répondre  de  ce  que  l'on  fera 
(1665  — n°  70).       ,  ;   ,         ,       „„, 

L'amour  est  à  L'âme  de  celui  qui  aime,  ce  que 
l'âme  est  au  corps  qu'elle  anime  (1665  —  n**  77). 

XI. 

CTeiTime  on'  n'est  jamais  en  liberté  d'aimer,  ou 
èfe  cesser  d''aimer,  Famant  ne  peut  se  plaindre 
avec  justice  de  l'inconstance  de  sa  maîtresse ,  ni 
elle  de  la  légèreté  de  son  amant  (  1 665  —  n"  8 1  ) . 

XII. 

La  justice  dans  les  juges  qui  sont  modérés , 
n'est  que  l'amour  de  l«ur  érévatiion'  (1665  — 
nf5'89')i*Û  *î  tfii  ^tt  -iUiUJù'!  «!  ^*->  .-rix-iv  ■■ 

Quand  nous  sommes  las  d'aimer,  nous  sommes 
bien  aises  que  l'on  devienne  infidèle  pour  nous 
dégager  de  notre  fidélité'  (1665  -n""  85). 

XIV. 

Le  premier  mouvement  de  joie  que  nous  avons 
du  bonheur  de  nos  amis,  ne  vient  ni  de  la  bonté 
de  notre  naturel,  ni  de  l'amitié  que  nous  avons 
pour  eux;  c'est  un  effet  de  l'amour-propre ,  qui 
nous  flatte  de  l'espérance  d'être  heureux  à  notre 
tour,  ou  de  retirer  quelque  utilité  de  leur  bonne 
fortune  (1665  — n"*  97). 

XV. 

Dans  l'adversité  dé  nos  meiiîeufô  amis,  nous 
trouvons  toujours  quelque  chose  qui  ne  nous  dé- 
plaît jpas  (1665  —n''  99). 

XVI. 

Comment  prétendbns-nouB  qtt'un  auti^e  garde 

'  OïT  ut  dans  les  éditions  de  Bmtier  et  de  M.  de  Fortia  : 
pour  nous  déffager  de  noire  inJldêlUé.  Cependant  les  éditions 
rtte  1006',  I67I  eMfl75,dnnsles(jijcIIeR  on  retrouve  encore  celte 
pensée,  sont  conformes  j<  celle  de  irtfir>. 


notre  secret,  si  nous  n'avons  pas  pu  le  gîu'dcr 
nous-mêmes  (1665 — n°  100)!  gi^rr        iU>&' 

U  lorf)  ]■;:>':  5!'?  •;/  /■'^-.W? .  <oï>-  ;-«  3iî"mî>tîjjlni)<i 
Comme  si  ce  n'était  pas  assez  à  l'amour- 
propre  d'avoir  la  vertu  de  se  transformer  lui- 
même,  iî  a  encore  celle  de  transformer  les  ob- 
jets, ce  qu'il  fait  d'une  manière  fort  étonnante-; 
car  non-seulement  il  les  déguise  si  bien  qu'il  y 
est  lui-même  trompé ,  mais  il  change  aussi  l'état 
et  la  nature  des  choses.  En  effet,  lorsqu'une 
personne  nous  est  contraire,  et  qu'elle  tourne  sa 
haine  et  sa  persécution  contre  nous,  c'est  avec 
toute  la  sévérité  de  la  justice  que  l'amour-propre 
juge  de  ses  actions  :  il  donne  à  ses  défauts  une 
étendue  qui  les  rend  énormes,  et  il  met  ses 
bonnes  qualités  dans  un  jour  si  désavantageux , 
qu'elles  deviennent  plus  dégoûtantes  que  ses  dé- 
fauts. Cependant  dès  que  cette  même  personne 
nous  devient  favorable,  ou  que  quelqu'un  de 
nos  intérêts  la  réconcilie  avec  nous,  notre  seule 
satisfaction  rend  aussitôt  à  son  mérite  le  lustre 
que  notre  aversion  venait  de  lui  ôter.  Les  mau- 
vaises qualités  s'effacent ,  et  les  bonnes  parais- 
sent avec  plus  d'avantage  qu'auparavant;  nous 
rappelons  même  toute  notre  indulgence  pour  la 
forcer  à  justifier  la  guerre  qu'elle  nous  a  faite. 
Quoique  toutes  les  passions  montrent  cette  vé- 
rité, l'amour  la  fait  voir  plus  clairement  que  les 
autres  ;  car  nous  voyons  un  amoureux ,  agité  de 
la  rage  où  l'a  mis  l'oubli  ou  l'infidélité  de  ce 
qu'il  aime,  méditer  pour  sa  vengeance  tout  ce 
que  cette  passion  inspire  de  plus  violent.  Néan- 
moins, aussitôt  que  sa  vue  a  calmé  la  fureur  de 
ses  mouvements,  son  ravissement  rend  cette 
beauté  innocente;  il  n'accuse  plus  que  lui-même, 
il  condamne  ses  condamnations;  et,  par  cette 
vertu  miraculeuse  de  l'amour-propre,  il  ôte  la 
noirceur  aux  mauvaises  actions  de  sa  maîtresse, 
et  en  sépare  le  crime  pour  s'en  charger  lui- 
même. 

XVIII. 
Il  n'y  en  a  point  qui  pressent  tant  les  autres 
que  tes  paresseux  lorsqu'ils  ont  satisfait  à  leur  pa- 
resse, afin  de  paraître  diligents  (1666  —  n"  91). 

XIX. 

L'aveuglement  des  hommes  est  le  plus  dan- 
gereux effet  de  leur  orgueil  :  il  sert  à  le  nour- 
rir et  à  l'augmenter,  et  nous  ôte  la  connais- 
sance des  remèdes  qui  pourraient  soulager  nos 
misères  et  nous  gttéïir  de  nos  défauts  (  roo/i  — 
n"  102). 


184  PENSÉES /DB  lh\ 

XX. 

On  n'a  plus  de  raison,  quand  on  rx'^jf^i-e  pips 
d'en  trouver  aux  autres  (1665,—^*' iQ8]j,j^  '^f,. 

XXI  'è.i'^él'T'Ùvàï 

Les  philosophes ,  et  Sénèque  sur  tous ,  n'ont 
point  ôté  les  crimes  par  leurs  préceptes  :  ils  n'ont 
fait  que  les  employer  au  bâtiment  de  l'orgueil 
(1665— n°  106). 

XXII, 

C'est  une  preuve  de  peu  d'amitié  de  ne  s'aper- 
cévoir  pas  du  refroidissement  de  celle  de  iios^ 
amis  (1666  — n*^  97).  . 

Lès  plus  sages  le  sont  dans  les  choses  indiffé- 
rentes ,  mais  ils  ne  le  sont  presque  jamais  dans 
leurs  plus  sérieuses  affaires  (1^65  — n**  132). 

La  plus  subtile  folie  se  fait  de  la  plus  subtile 
sagesse  (1665  —  n**  134). 

La  sobriété  est  l'amour  de  la  santé ,  ou  l'im- 
puissance de  manger  beaucoup  (1665 — n**  135). 

XXVI. 

On  n'oublie  jamais  mieux  les  choses,  que  quand 
on  s'est  lassé  d'en  parler  (i  665  —  n""  1 44). 

i^iu-)li;î(ib!rj.>x'»  XXVIJ. 

La'louàngè'qu*on  nous  donne  sert  au  moins  à 
nous  fixer  dans  la  pratique  des  vertus.  (1665  — 
n**  155). 

xxvm. 

L'amour-propre  empêche  bien  que  celui  qui 
nous  flatte  ne  soit  jamais  celui  qui  nous  flatte  le 
plus  (1665— n**  157). 

xxix. 

On  ne  blâme  le  vice,  et  on  ne  loue  la  vertu, 
que  par  intérêt   1 665  —  n**  151). 

XXX. 

On  lie  fait  point  de  distinction  dans  les  espèces 
de  colère ,  bien  qu'il  y  en  ait  une  légère  et  quasi 
innocente,  qui  vient  de  l'ardeur  de  la  com- 
plexion ,  et  une  autre  très-criminelle ,  qui  est  à 
proprement  parler  la  fureur  de  l'orgueil  (1665 
—  n"159). 


ROCHEFODCAliLD, 

XXXI. 

Les  grandes  âmes  ne  sont  pas  celles  qui  ont 
moins  de  passions  et  plus  de  vertus  que  les  âmes 
communes,  mais  celles  seulement  qui  ont  de  plus 
grands  desseins   1 665  —  n"  161). 

xxxn. 

Les  rois  font  des  hommes  comme  des  pièces 
de  monnaie;  ils  les  font  valoir  ce  qu'ils  veulent, 
et  l'on  est  forcé  de  les  recevoir  selon  leur  coursj*' 
et  non  pas  selon  leur  véritable  prix  (1665  — 

n^l65).^ 

La  férocité  naturelle  fait  moins  de  cruels  quê'i 
l'amour-propre  (1 665  —  n*  174|. 

XXXIV. 

On  peut  dire  de  toutes  nos  vertus  ce  qu'un 
poète  italien  a  dit  de  l'honnêteté  des  femmes,  que 
ce  n'est  souvent  autre  chose  qu'un  art  de  paraître 
honnête  (1665  — n°  176). 

XXXV 

Il  y  a  des  crimes  qui  deviennent  innocents  et 
même  glorieux  par  leur  éclat ,  leur  nombre  et 
leur  excès  :  de  là  vient  que  les  voleries  publiques 
sont  des  habiletés ,  et  que  prendre  des  provinces 
injustement  s'appelle  faire  des  conquêtes  (1665 


n"  192 


:.!,l 


!(>       ]' 


XXXVI. 


On  ne  trouve  point  dans  l'homme  le  bien  ni 
le  mal  dans  l'excès  (1665 — n**  201). 

xxxviïi  ::^^  \^^^^^;M^Mit 

Ceux  qui  sont  incapables  de  commettre  de 
grands  crimes  n'en  soupçonnent  pas  facilement 
les  autres  (1665  —  n"  208). 

XXXVIII.      ;r!r,minH-^' 

La  pompe  des  enterrements  regarde  plus  la 
vanité  des  vivants  que  l'honneur  des  morts 
(1665  — n**  213). 

.  ,        XXXIX.        .-1,'^  uoJ'M*^  Jii»>M 

Quelque  incertitude  et  quelque  variété 'qiifpa-      ^ 
raisse  dans  le  monde,  on  y  remarque  néanmoins 
un  certain  enchaînement  secret ,  et  un  ordre  ré- 
glé de  tout  temps  par  la  Providence,  qui  fait  que 
chaque  chose  marche  en  son  rang,  et  suit  |(ç^  ,;, 
cours  de  sa  destinée  (1665  —  n°  225l 


tld'/PRKMlEK  SlJPPLÉMENt: 


^^?.m^ 


185 


L'intrépidité  doit  soutenir  le  cœur  dans  les 
conjurations,  au  lieu  que  la  seule  valeur  lui  four- 
nit toute  la  fermeté  qui  lui  est  nécessaire  dans 
les  périls  de  la  guerre  (1665  —  n^  231);^^  ^^"^'"^ 

XLI. 

^,^eux  qui  voudraient  définir  la  victoire  par 
sa  naissance  seraient  tentés,  comme  les  poètes^ 
de  l'appeler  la  fille  du  ciel,  puisqu'on  ne  trouve 
point  son  origine  sur  la  terre.  En  effet,  elle  est 
reproduite  par  une  infinité  d'actions,  qui,  au 
lieu  de  l'avoir  pour  but,  regardent  seulement 
les  intérêts  particuliers  de  ceux  qui  les  font; 
puisque  tous  ceux  qui  composent  une  armée, 
allant  à  leur  propre  gloire  et  à  leur  élévation, 
procurent  un  bien  si  grand  et  si  général  (1665 
—  n''232). 

^n^  peut  répondre  de  son  courage,  quand 
oii'  n*a  jamais  été  dans  le  péril  (1665 — n"  236). 

XLIII. 

On  donne  plus  souvent  des  bornes  à  sa  re- 
connaissance qu'à  ses  désirs  et  à  ses  espérances 
(1665— n**  241).  ^    ;  ,^- 

^■"'"  XLIV. 

L'imitation  est  toujours  malheureuse,  et  tout 
ce  qui  est  contrefait  déplaît  avec  les  mêmes 
choses  qui  charment  lorsqu'elles  sont  naturelles 
(1665— n°  245). 

Nous  ne  regrettons  pas  la  perte  de  nos  amis 
selon  leur  mérite,  mais  selon  nos  besoins,  et  se- 
lon l'opinion  que  nous  croyons  leur  avoir  donnée 
de  ce  que  nous  valons  (1665  —  n*^  248). 

XLVI. 

Il  est  bien  malaisé  de  distinguer  la  bonté  gé- 
nérale et  répandue  sur  tout  le  monde,  de  la 
grande  habileté  (1665  —  n"  252). 

XLVII. 

Pour  pouvoir  être  toujours  bon,  il  faut  que  les 
autres  croient  qu'ils  ne  peuvent  jamais  nous  être 
impunément  méchants  (  1665  —  n"  254). 


XLIX. 


fj  m 


XLVIII. 


I.a  conAancc  de  plaire  est  souvent  un  moyen 
de  déplaire  infailliblement  (1665  —n  256). 


{  ^«1  fM 


La  confiance  que  rori  a  en  soi  fait  naître  la 
plus  grande  partie  de  celle  que  l'on  a  aux  autres 
(1665  — n°  258). 

Il  y  a  une  révolution  générale  qui  change  le 
goût  des  esprits,  aussi  bien  que  les  fortunes  du 
monde  (1665— n"  259). 

LL^ 

La  vérité  est  le  fondement  et  la  raison  de  la 
perfection  et  de  la  beauté;  une  chose,  de  quel- 
que nature  qu'elle  soit,  ne  saurait  être  belle  et 
parfaite,  si  elle  n'est  véritablement  tout  ce  qu'elle 
doit  être,  et  si  elle  n'a  tout  ce  qu'elle  doit  avoir 
(1665  — n"  260). 

LI    BISi 

Il  y  a  de  belles  choses  qui  ont  plus  d'éclat 
quand  elles  demeurent  imparfaites ,  que  quand 
elles  sont  trop  achevées  (1665  —  n"  262). 

LIL  '  '"^ 

La  magnanimité  est  un  noble  effort  de  l'or- 
gueil par  lequel  il  rend  l'homme  maître  de  lui- 
même,  pour  le  rendre  maître  de  toutes  choses 
(1665— n"  271.) 

LUI. 

Le  luxe  et  la  trop  grande  politesse  dans  les 
états  sont  le  présage  assuré  de  leur  décadence , 
parce  que  tous  les  particuliers  s'attachant  à  leurs 
intérêts  propres ,  ils  se  détournent  du  bien  pu- 
blic (1665  — n*'  282). 

LIV. 

De  toutes  les  passions,  celle  qui  est  la  plus  in- 
connue à  nous-mêmes,  c'est  la  paresse;  elle  est 
la  plus  ardente  et  la  plus  maligne  de  toutes, 
quoique  sa  violence  soit  insensible,  et  que  les 
dommages  qu'elle  cause  soient  très-cachés  :  si 
nous  considérons  attentivement  son  pouvoir, 
nous  verrons  qu'elle  se  rend  en  toutes  rencon- 
tres maîtresse  de  nos  sentiments,  de  nos  inté- 
rêts et  de  nos  plaisirs  :  c'est  la  rémore  qui  a  la 
force  d'arrêter  les  plus  grands  vaisseaux,  c'est 
une  bonace  plus  dangereuse  aux  plus  impor- 
tantes affaires  que  les  écueils  et  que  les  plus 
g)*andes  tempêtes.  Le  repos  de  la  paresse  est  un 
charme  secret  de  Vâme  qui  suspend  soudaine- 
ment les  plus  ardentes  poursuites  et  les  plus  opi- 
niâtres résolutions.  Pour  donner  enfin  la  véri- 
table idée  (le  cette  passion,  il  faut  dire  que  la 


186 


PENSÉES  DE  L\  RGGHEFOUCAULDil  '  "îi  IWi^ 


paresse  est  comme  une  béatitude  de  l'éme,  qui 
la  console  de  toutes  ses  pertes ,  et  qui  lui  tient 
lieu  de  tous  les  biens  (i666  —  n"  290). 

On  aime  bien  à  deviner  les  autres ,  mais  l'on 
n'aime  pas  à  être  deviné  (1665  —  n"  296). 

LVI. 

C'est  une  ennuyeuse  maladie  que  de  conser- 
ver sa  santé  par  un  trop  grand  régime  (1665  — 
n**  298). 

LVii. 

Il  est  plus  facile  de  prendre  de  Vamour  quand 
on  n'en  a  pas,  que  de  s'en  défaire  quand  oa  en  a 
(1665  — n°  300).  t>  ^.MMatîr.Ui  uurd  •^î>H^î  ,l'i<«|Cjr. 

Lvm.  ' 

La  plupart  des  femmes  se  rendent  plutôt  par 
faiblesse  que  par  passion.  De  là  vient  que,  pour 
l'ordinaire,  les  hommes  entreprenants  réussis- 
sent mieux  que  les  autres,  quoi(iu'ils  ne  soient 
pas  plus  aimables  (1665  —  n"  301). 

LIX. 

N'aimer  guère  en  amour,  est  un  moyen  as- 
suré pour  être  aimé  (1665  —  n"  302). 

:•■■:„:    M-        i:v: 

La  sincérité  que  se  demandent  les  amants  et 
les  maîtresses  pour  savoir  l'un  et  l'autre  quand 
ils  cesseront  de  s'aimer,  est  bien  moins  poui* 
vouloir  être  avertis  quand  on  ne  les  aimera  plus,, 
que  pour  être  mieux  assurés  qu'on  les  aime, 
lorsque  l'on  ne  dit  point  le  contraire  (1665  — 
n"  30 a). 

La  plus  juste  comparaison  qu'on  puisse  faire 
de  l'amour,  c^ést  celle  de  la  fièvre;  nous  n'avons 
non  plus  de  pouvoir  sur  l'un  que  sur  l'autre, 
soit  pour  sa  violence  ou  pour  sa  durée  (1665  — 
n""  305). 

LXIL 

La  plus  grande  habileté  des  moins  habiles  est 
de  savoir  se  soumettre  à  la  bonne  conduite  d'au- 
trui  (1665— n*' 309). 

Lxm. 

On;  craint  toujours  de  voir  ce  qu'on  aime , 
quand  on  vient  de  faire  des  coquetteries  ailleurs 
V675-  -n"  372], 


On  doit  sémiMItët  âé  *rs  feiitési'quand  on  a 
la  force  de  les  avouer  (l  675— n"  375). 

i  '■■','       \    ' 

■  ■".;sfiço'ND,'S«pptÉMENT:  ';;"  ';;;;' 


PEN'SÊES"  ■-':;•.'■ 

TIRÉES  DES  LETTRES  MANUSCRITES 


Ql)t  SE  TaOUVEITT  A   LA  BIBLIOTHEQUE  UU  KOI  ». 

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;     ,;.,...,„    .„ ,..I-        ,. 

>  Lfintérêt  est  Fâme  de  ramour-propre  :  di; 
sorte  que  comme  le  corps  privé  de  son  éme 
est  sans  vue,  sans  ouïe,  sans  connaissance,  sans 
sentiment  et  sans  mouvement  ;  de  même  l'amour- 
propre  séparé,  s'il  le  faut  dire  ainsi,  de  son  in- 
térêt, ne  voit,  n'entend,  ne  sent  et  ne  se  remue 
plus  :  de  là  vient  qu'un  même  homme  qui  court 
la  terre  et  les  mers  pour  son  intérêt  devient 
soudainement  paralytique  pour  l'intérêt  des  au- 
tres; de  là  vient  le  soudain  assoupissement  et 
cette  mort  que  nous  causons  à  tous  ceux  à  qui 
nous  contons  nos  affaires  ;  de  là  vient  leur 
prompte  résurrection  lorsque  dans  notre  narra- 
tion nous  y  mêlons  quelque  chose  qui  les  regarde  : 
de  sorte  que  nous  voyons,  dans  nos  conversations 
et  dans  nos  traités ,  que  dans  un  même  moment 
un  homme  perd  connaissance  et  revient  à  soi , 
selon  que  son  propre  intérêt  s'approche  de  lui 
ou  qu'il  s'en  retire. 
Lettre  à  madame  de  Sablé j  manusc,  folio  211. 

II. 

Ce  qui  fait  tant  crier  contre  les  maximes  qui 
découvrent  le  cœur  de  l'homme,  est  que  l'on 
craint  d'y  être  découvert  (Maxime  103).      '  ' 

Manusc. ,  folio  ^10. 
III. 

L'espérance  et  la  crainte  sont  inséparables 
(Maxime  168). 
Lettre  à  madame  de  Sablé,  manusc,  folio  222. 

IV. 

Il  est  assez  ordinaire  de  hasarder  sa  vie  pour 
empêcher  d'être  déshonoré  ;  mais  quand  cela 

*■  Nous  avons  indiqué  les  numéros  d(%  Maximes  auxquelles 
les  Penséi^s  de  ce  Supplément  ptuvent  servir  de  variantes. 


RÉl  LEXIONS  DIVERSES  DE  LA   ROCHElOpCAULD. 


187 


est  fait,  on  eu  est  assez  content  pour  ne  se  met- 
tre pas  d'ordinaire  fort  en  peine  du  succès  de 
l'entreprise  que  l'on  veut  faire  réussir  ;  et  il  est 
certain  que  ceux  qui  s'exposent  et  font  autant 
qu'il  est  nécessaire  pour  prendre  une  place  que 
l'on  attaque ,  ou  pour  conquérir  une  province , 
ont  plus  de  mérite,  sont  meilleurs  officiers,  et 
ont  de  plus  grandes  et  plus  utiles  vues  que  ceux 
qui  s'exposent  seulement  pour  mettre  leur  hon- 
neur à  couvert  ;  il  est  fort  commun  de  trouver 
des  gens  de  la  dernière  espèce,  et  fort  rai-e  d'en 
trouver  de  l'autre  (Maxime  219). 

Lettre  à  M.  Esprit,  manusc,  folio  173. 

V. 

Le  goût  change,  mais  l'inclination  ne  change 
point  (Maxime  252).  l'n^'î, 

Lettre  à  madame  de  Sablé,  manusc,  folio  223. 

T.e  pMVon*'^ùe'deé  personnes  que  nous  ai- 
mons ont  sur  nous,  est  presque  toujours  plus 
grand  que  celui  que  nous  avons  nous-mêmes 
(Maxime  259). 

Lettre  à  madame  de  Sablé,  manusc,  folio  211. 


toute  gaieté  en  cet  état-là  est  bien  suspecte  '■ . 

(Maxime  504).  ■■i'"-  S- 

Lettre  à  madame  de  Sablé,  manusc.,  folio  16  !v^^ 


vxn^  ^  x'»*i'^ 


Vïli 


Ce  qui  fait  croire  si  facilement  que  les  autres 
ont  des  défauts,  c'est  la  facilité  que  l'on  a  de 
croire  ce  qjue  l'on  souhaite  (Maxime  397). 
Lettre  à  madam£  de  Sablé,  manusc,  folio  223. 

:  VIII. 

3e  sais  bien  que  le  bon  sens  et  le  bon  esprit 
ennuient  à  tous  les  âges,  mais  les  goûts  n'y  mè- 
nent pas  toujours,  et  ce  qui  serait  bien  en  un 
temps  ne  serait  pas  bien  en  un  autre.  Ce  qui  me 
fait  croire  que  peu  de  gens  savent  être  vieux 
(Maxime  423). 

Lettre  à  madame  de  Sablé,  manusc,  folio  202. 

IX. 

Dieu  a  permis,  pour  punir  l'homme  du  pèche 
originel ,  qu'il  se  fît  un  bien  de  son  amour-pro- 
pre pour  en  être  tourmenté  dans  toutes  les  ac- 
tions de  sa  vie  (Maxime  494). 

Manusc,  folio  310. 

il  me  semble  que  voilà  jusqu'où  la  philoso- 
phie d'un  laquais  méritait  d'aller;  je  crois  que 


'  "»''  -'"^"REFLEXIONS  ■•■'■-''""'-^ 

divebses 
DU  DUC  DE  Lk  ROCHEFOUCAULD  ^ 


.    ,  ,     ,,         De  la  Confiance.     -  ,    ^ .  ^  ,  »* 

Bien  que  la  sincérité  et  la  coniianfie  aient  du 
rapport,  elles  sont  néanmoins  différentes  en  plu-  ' 
sieurs  choses. 

La  sincérité  est  une  ouverture  de  cœur  qui 
nous  montre  tels  que  nous  sommes;  c'est  un 
amour  de  la  vérité,  une  répugnance  à  se  dégui- 
ser, un  désir  de  se  dédommager  de  ses  défauts, 
et  de  les  diminuer  même  par  le  mérite  de  les 
avouer. 

La  confiance  ne  nous  laisse  pas  tant  de  li- 
berté :  ses  règles  sont  plus  étroites  ;  elle  demande 
plus  de  prudence  et  de  retenue,  et  nous  ne  som- 
mes pas  toujours  libres  d'en  disposer.  Il  ne  s'agit 
pas  de  nous  uniquement,  et  nos  intérêts  sont 
mêlés  d'ordinaire  avec  les  intérêts  des  autres: 
elle  a  besoin  d'une  grande  justesse  pour  ne  pas 
livrer  nos  amis  en  nous  livrant  nous-mêmes,  et 
pour  ne  pas  faire  des  présents  de  leur  bien,  dans 
la  vue  d'augmenter  le  prix  de  ce  que  nous  don- 
nons. 

La  confiance  plaît  toujours  à  celui  qui  la  re- 
çoit :  c'est  un  tribut  que  nous  payons  à  son  mé- 
rite ;  c'est  un  dépôt  que  l'on  commet  à  sa  foi  ; 
ce  sont  des  gages  qui  lui  donnent  un  droit  sur 
nous,  et  une  sorte  de  dépendance  où  nous  nous 
assujettissons  volontairement. 

Je  ne  prétends  pas  détruire,  par  ce  que  je  dis^ 
la  confiance  si  nécessaire  entre  les  hommes,  puis- 
qu'elle est  le  lien  de  la  société  et  de  l'amitié.  Je 
prétends  seulement  y  mettre  des  bornes,  et  la 
rendre  honnête  et  fidèle.  Je  veux  qu'elle  soit 
toujours  vraie  et  toujours  prudente,  et  qu'elle 
n'ait  ni  faiblesse  ni  intérêt.  Je  sais  bien  qu'il  est 

'  La  Rochefoucauld  cite,  dansla504«  Maxime,  le  trait  d'un 
laquais  qui  dansa  sur  Téchafaud  où  il  allait  être  roué. 

^  Les  réflexions  suivantes  sont  tirées  d'un  Recueil  de  places 
d' histoire  et  de  littérature,  Paris,  I73I,  tome  I*%  page  32. 
Gabriel  Brotier  est  le  premier  qui  les  ail  insérées  à  la  suite  des 
Maximes,  dans  l'édition  qu'il  a  donnée  de  cet  ouvrage. 


188 


RÉFLEXIOiNS  DIVERSES!,  f 


malaisé  de  donner  de  justes  limites  à  la  manière 
de  recevoir  toute  sorte  de  coniiauce  de  WS  amis,, 
et  de  leur  faire  part  de  la  nôtre.     .  -.j  yvi»!  » lir! 

On  se  contie  le  plus  souvent  par  vanité,  par 
envie  de  parler,  par  le  désir  de  s'attirer  la  con- 
fiance des  autres,  et  pour  £aire  un  échange  de 
secrets. 

Il  y  a  des  personnes  qui  peuvent  avoir  raison 
de  st^  lier  en  nous ,  vers  qui  nous  n'aurions  pas 
raison  d'avoir  la  même  conduite  ;  et  on  s'acquitte 
avec  ceux-ci  en  leur  gardaut  le  secret,  et;  eu  les 
payant  de  légères  conlidences.  i  ,.;,., 

,  11  y  en  a  d'autres  dont  la  fidélité  nous  est 
connue,  qui  ne  ménagent  rien  avec  nous,  et  à 
qui  on  peut  se  confier  par  choix  et  par  estime. 

On  doit  ne  leur  rien  cacher  de  ce  qui  ne  re- 
garde que  nous  ;  se  montrer  à  eux  toujours  viais 
dans  nos  bonnes  qualités  et  dans  nos  défauts 
même,  sans  exagérer  les  unes  et  sans  diminuer 
les  autres  ;  se  faire  une  loi  de  ne  leur  faire  jamais 
des  demi-confidences:  elles  embarrassent  tou- 
jours ceux  qui  les  font,  et  ne  contentent  jamais 
ceux  qui  les  reçoivent.  On  leur  donne  des  lumiè- 
res confuses  de  ce  qu'on  veut  cacher  ;  on  aug- 
mente leur  curiosité  ;  on  les  met  en  droit  de  vou- 
loir en  savoir  davantage,  et  ils  se  croient  en 
liberté  de  disposer  de  ce  qu'ils  ont  pénétré.  Il 
est  plus  sûr  et  plus  honnête  de  ne  leur  rien  dire, 
que  de  se  taire  quand  on  a  commencé  à  parler. 
Il  y  a  d'autres  règles  à  suivre  pour  les  choses 
qui  nous  ont  été  confiées;  plus  elles  sont  im- 
portantes, et  plus  la  prudence  et  la  fidélité  y  sont 
nécessaires. 

Tout  le  monde  convient  que  le  secret  doit  être 
inviolable  ;  mais  on  ne  convient  pas  toujours  de 
la  nature  et  de  l'importance  du  secret.  Nous  ne 
consultons  le  plus  souvent  que  nous-mêmes  sur 
ce  que  nous  devons  dire  et  sur  ce  que  nous  de- 
vons taire.  Il  y  a  peu  de  secrets  de  tous  les  temps, 
et  le  scrupule  de  le  révéler  ne  dure  pas  toujours. 

On  a  des  liaisons  étroites  avec  des  amis  dont 
on  connaît  la  fidélité  ;  ils  nous  ont  toujours  parlé 
sans  réserve ,  et  nous  avons  toujours  gardé  les 
mêmes  mesures  avec  eux.  Ils  savent  nos  habi- 
tudes et  nos  commerces,  et  ils  nous  voient  de 
trop  près  pour  ne  pas  s'apercevoir  du  moindre 
changement.  Ils  peuvent  savoir  par  ailleurs  ce 
que  nous  sommes  engagés  de  ne  dire  jamais  à 
personne.  Il  n'a  pas  été  en  notre  pouvoir  de  les 
faire  entrer  dans  ce  qu'on  nous  a  confié  ;  ils  ont 
peut-être  même  quelque  intérêt  de  le  savoir;  on 
est  assuré  d'eux  comme  de  soi,et  on  se  voit  ré- 
duit à  la  cruelle  nécessité  de  perdre  leur  ami! lé, 


qui  nous  est  précieuse ,  ou  de  manquer  à  la  fol 
du  secret.  Cet  état  est  sans  doute  la  plus  rude 
épreuve  de  la  fidélité;  mais  il  ne  doit  pas  ébraui 
1er  un  honnête  homme  :  c'est  alors  qu'il  lui  est 
l)ermls  de  se  préférer  aux  autres.  Son  premier 
devoir  est  de  conserver  indispensablement  ce  dé- 
l)ôt  en  son  entier.  Il  doit  non-seulement  méiuiger 
ses  paroles  et  ses  tons,  il  doit  encore  ménager 
ses  conjectui'es,  et  ne  laisser  rieu  voir,  dans  ses 
discours  ni  dans  son  air,  qui  puisse  tourner  l'es- 
prit des  autres  vers  ce  qu'il  ne  veut  pas  dire.  , 
Ou  a  souvent  l)esoiu  de  force  et  de  prudeneC; 
pour  les  opposer  à  la  tyrannie  de  la  plupart  de. 
nos  amis ,  qui  ise  font  un  droit  sur  notre  con- 
fiance, et  qui  veulent  tout  savoir  de  nous:  ou, 
ne  doit  jamais  leur  laisser  établir  ce  di-oit  sausj 
exception.  Il  y  a  des  rencontres  et  des  circquri 
stances  qui  ne  sont  pas  de  leur  juridiction  :  s'ils 
s'en  plaignent,  on  doit  souffrir  leurs  plaintes, 
et  s'en  justifier  avec  douceur  ;  mais  s'ils  demeur 
rent  injustes,  on  doit  sacrifier  leur  amitié  àsjon 
devoir,  et  choisir  entre  deux  maux  inévitables, 
dont.i;uu,^.pjBjHt  ^ép0rer,,et  r,9.utr^  çsst  sans  re-^ 

'Hii   nj  .;.  ^  II. 

De  la  Différence  des  esprits. 

Bien  que  toutes  les  qualités  de  l'esprit  se  puis- 
sent rencontrer  dans  un  grand  génie ,  il  y  en  a 
néanmoins  qui  lui  sont  propres  et  particulières  ; 
ses  lumières  n'ont  point  de  borneç ,  il  agit  tou- 
jours également  et  avec  la  même  activité  ;  il  dis- 
cerne les  objets  éloignés  comme  s'ils  étaient  pré- 
sents; il  comprend,  il  imagine  les  plus  grandes 
choses;  il  voit  et  connaît  les  plus  petites;  ses 
pensées  sont  relevées,  étendues,  justes  et  intelli- 
gibles :  rien  n'échappe  à  sa  pénétration ,  et  elle 
lui  fait  souvent  découvrir  la  vérité  au  travers  des 
obscurités  qui  la  cachent  aux  autres.  ;;;,  i 

Un  bel  esprit  pense  toujours  noblement  ;f  il 
produit  avec  facilité  des  choses  claires,  agréa- 
bles et  naturelles  ;  il  les  fait  voir  dans  leur  plus 
beau  jour ,  et  il  les  pare  de  tous  les  ornements 
qui  leur  conviennent  ;  il  entre  dans  le  goût  des 
autres,  et  retranche  de  ses  pensées  ce  qui  esti 
inutile,  ou  ce  qui  peut  déplaire.  ,     „^ 

Un  esprit  adroit,  facile,  insmuant,  sait  éviter;» 
et  surmonter  les  difficultés.  Il  se  plie  aisément  à  • 
ce  qu'il  veut,  il  sait  comiaitre  l'esprit  et  l'humeur . 
de  ceux  avec  qui  il  traite;  et  en  ménageant» 
leurs  intérêts,  il  avance  et  il  établit  les  siens.   ' 

Un  bon  esprit  voit  toutes  choses  comme  elles 
doivent  être  vues;  il  leur  donne  le  prix  fpi'el les 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


189 


militent ,  il  ies  fait  tounior  du  côté  qui  lui  est 
le  plus  avantageux,  et  il  s'attache  avec  fermeté 
à  ses  pensées,  parce  qu'il  en  connaît  toute  la  force 
et  toute  la  raison. 

'Il  y  a  de  la  différence  entre  un  esprit  utile  et 
un^  esprit  d'affaires  ;  on  peut  entendre  les  affai- 
res, sans  s'appliquer  à  son  intérêt  particulier.  Il 
y  a  des  gens  habiles  dans  tout  ce  qui  ne  les  re- 
garde pas,  et  très-malhabiles  dans  tout  ce  qui 
les  regarde;  et  il  y  en  a  d'autres  au  contraire 
qui  ont  une  habileté  bornée  à  ce  qui  les  touche , 
et  qui  savent  trouver  leur  avantage  en  toutes 
choses.  . 

On  peut  avoir  lotit  ensemble  Tin  air  sérieux 
dans  l'esprit,  et  dire  souvent  des  choses  agréa- 
bles et  enjouées.  Cette  sorte  d'esprit  convient  à 
toutes  personnes  et  à  tous  les  âges  de  la  vie.  Les 
jeunes  gens  ont  d'ordinaire  l'esprit  enjoué  et 
moqueur,  sans  l'avoir  sérieux  ;  et  c'est  ce  qui  les 
rend  souvent  incommodes. 

Rien  n'est  plus  aisé  à  soutenir  que  le  dessein 
d'être  toujours  plaisant  ;  et  les  applaudissements 
qu'on  reçoit  quelquefois,  en  divertissant  les  au- 
tres ,  ne  valent  pas  que  l'on  s'expose  à  la  honte 
de  les  ennuyer  souvent  quand  ils  sont  de  mé- 
chante humeur. 

La  moquerie  est  une  des  plus  agréables  et  des 
plus  dangereuses  qualités  de  l'esprit.  Elle  plaît 
toujours  quand  elle  est  délicate  ;  mais  on  craint 
aussi  toujours  ceux  qui  s'en  servent  trop  sou- 
vent. La  moquerie  peut  néanmoins  être  permise 
quand  elle  n'est  mêlée  d'aucune  malignité,  et 
quand  on  y  fait  entrer  les  personnes  mêmes  dont 
on  parle. 

Il  est  malaisé  d'avoir  un  esprit  de  raillerie 
sans  affecter  d'être  plaisant ,  ou  sans  aimer  à 
se  moquer;  il  faut  une  grande  justesse  pour 
railler  longtemps  sans  tomber  dans  l'une  ou 
l'autre  de  ces  extrémités. 

La  raillerie  est  un  air  de  gaieté  qui  remplit  l'i- 
magination ,  et  qui  lui  fait  voir  en  ridicule  les 
objets  qui  se  présentent  :  l'humeur  y  mêle  plus 
ou  moins  de  douceur  ou  d'ûpreté. 

Il  y  a  une  manière  de  railler,  délicate  et  flat- 
teuse, qui  touche  seulement  les  défauts  que  les 
personnes  dont  on  parle  veulent  bien  avouer, 
qui  sait  déguiser  les  louanges  qu'on  leur  donne 
sous  des  apparences  de  blâme ,  et  qui  découvre 
ce  (fu'elles  ont  d'aimable,  en  feignant  de  le  vou- 
loir cacher. 

Un  esprit  fin  et  un  esprit  de  finesse  sont  très- 
différents.  Le  premier  plaît  toujours  :  il  est  délié. 
Il  pense  des  choses  délicates,  et  voit  les  plus  im- 


perceptibles ;  un  esprit  de  iinesse  ne  va  jamais 
droit  :  il  cherche  des  biais  et  des  détours  pour 
faire  réussir  ses  desseins.  Cette  conduite  est  bien- 
tôt découverte;  elle  se  fait  toujours  craindre,  et 
ne  mène  presque  jamais  aux  grandes  choses:     — 

Il  y  a  quelque  différence  entre  un  esprit  de 
feu  et  un  esprit  brillant  :  un  esprit  de  feu  va  plus 
loin  et  avec  plus  de  rapidité.  Un  esprit  brillant 
a  de  la  vivacité ,  de  l'agrément  et  de  la  justesse. 

La  douceur  de  l'esprit  est  un  air  facile  et  ac- 
commodant ,  et  qui  plaît  toujours  quand  il  n'est 
point  fade. 

Un  esprit  de  détail  s'applique  avec  de  l'ordre 
et  de  la  règle  à  toutes  les  particularités  des  su- 
jets qu'on  lui  présente.  Cette  application  le  ren- 
ferme d'ordinaire  à  de  petites  choses  ;  elle  n'est 
pas  néanmoins  toujours  incompatible  avec  de 
grandes  vues;  et  quand  ces  deux  qualités  se 
trouvent  ensemble  dans  un  même  esprit,  elles 
rélèvent  infiniment  au-dessus  des  autres. 

On  a  abusé  du  terme  de  bel  esprit,'  et  bien 
que  tout  ce  qu'on  vient  de  dire  des  différentes 
qualités  de  l'esprit  puisse  convenir  à  un  bel  es- 
prit ,  néanmoins  comme  ce  titre  a  été  donné  à 
un  nombre  infini  de  mauvais  poètes  et  d'auteurs 
ennuyeux ,  on  s'en  sert  plus  souvent  pour  tour- 
ner les  gens  en  ridicule  que  pour  les  louer. 

Bien  qu'il  y  ait  plusieurs  épithètes  pour  l'es- 
prit ,  qui  paraissent  une  même  chose ,  le  ton  et 
la  manière  de  les  prononcer  y  mettent  de  la  dif- 
férence :  mais  comme  les  tons  et  les  manières 
ne  se  peuvent  écrire,  je  n'entrerai  point  dans  un 
détail  qu'il  serait  impossible  de  bien  expliquer. 
L'usage  ordinaire  le  fait  assez  entendre  ;  et  en 
disant  qu'un  homme  a  de  l'esprit,  qu'il  a  beau- 
coup d'esprit ,  et  qu'il  a  un  bon  esprit ,  il  n'y  a 
que  les  tons  et  les  manières  qui  puissent  mettre 
de  la  différence  entre  ces  expressions ,  qui  pa- 
raissent semblables  sur  le  papier ,  et  qui  expri- 
ment néanmoins  différentes  sortes  d'esprit. 

On  dit  encore  qu'un  homme  n'a  qu'une  sorte 
d'esprit ,  qu'il  a  de  plusieurs  sortes  d'esprit ,  et 
qu'il  a  toutes  sortes  d'esprit. 

On  peut  être  sot  avec  beaucoup  d'esprit ,  et 
on  peut  n'être  pas  sot  avec  peu  d'esprit. 

Avoir  beaucoup  d'esprit  est  un  terme  équivo- 
que. Il  peut  comprendre  toutes  les  sortes  d'es- 
prit dont  on  vient  de  parler  ;  mais  il  peut  aussi 
n'en  marquer  aucune  distinctement.  On  peut 
quelquefois  faire  paraître  de  l'esprit  dans  ce 
qu'on  dit,  sans  en  avoir  dans  sa  conduite.  On 
peut  avoir  de  l'esprit ,  et  l'avoir  borné.  Un  es- 
prit peut  être  propre  î\  de  certaines  choses ,  et 


im 


REFLEXIONS  DIVERSES 


ne  l'être  pas  à  d'autres  :  on  peut  avoir  beaucoup 
d'esprit ,  et  n'être  propre  à  rien  ;  et  avec  beau- 
coup d'esprit  on  est  souvent  fort  incommode.  Il 
semble  néanmoins  que  le  plus  grand  mérite  de 
cette  sorte  d'esprit  est  de  plaire  quelquefois  dans 
la  conversation. 

Bien  que  les  productions  d'esprit  soient  infi- 
nies ,  on  peut ,  ce  me  semble ,  les  distinguer  de 
cette  sorte  : 

Il  y  a  des  choses  si  belles,  que  tout  le  monde 
est  capable  d'en  voir  et  d'en  sentir  la  beauté. 

Il  y  en  a  qui  ont  de  la  beauté,  et  qui  ennuient. 

Il  y  en  a  qui  sont  belles,  et  que  tout  le  monde 
sent ,  bien  que  tous  n'en  sachent  pas  la  raison. 

Il  y  en  a  qui  sont  si  fines  et  si  délicates ,  que 
peu  de  gens  sont  capables  d'en  remai-quer  toutes 
les  beautés. 

Il  y  en  a  d'autres  qui  ne  sont  pas  parfaites , 
mais  qui  sont  dites  avec  tant  d'art ,  et  qui  sont 
soutenues  et  conduites  avec  tant  de  raison  et 
tant  de  grâce,  qu'elles  méritent  d'être  admirées. 

lU.       -.  vJL    -fi!..  ..;.... 
Des  Gouis,  *  '  '' 

Il  y  a  des  perswines  qui  ont  plus  d'esprit  que 
de  goût ,  et  d'autres  qui  ont  plus  de  goût  que 
d'esprit.  Il  y  a  plus  de  variété  et  de  caprice 
dans  le  goût  que  dans  l'esprit. 

Ce  terme  de  goût  a  diverses  significations,  et 
il  est  aisé  de  s'y  méprendre.  Il  y  a  différence 
entre  le  goût  qui  nous  porte  vers  les  choses ,  et 
le  goût  qui  nous  en  fait  connaître  et  discerner 
les  qualités  en  nous  attachant  aux  règles. 

On  peut  aimer  la  comédie  sans  avoir  le  goût 
assez  fin  et  assez  délicat  pour  en  bien  juger  ;  et 
on  peut  avoir  le  goût  assez  bon  pour  bien  juger 
de  la  comédie  sans  l'aimer.  Il  y  a  des  goûts  qui 
nous  approchent  imperceptiblement  de  ce  qui 
se  montre  à  nous ,  et  d'autres  nous  entraînent 
par  leur  force  ou  par  leur  durée. 

Il  y  a  des  gens  qui  ont  le  goût  faux  en  tout , 
d'autres  ne  l'ont  faux  qu'en  certaines  choses; 
et  ils  l'ont  droit  et  juste  dans  tout  ce  qui  est  de 
leur  portée.  D'autres  ont  des  goûts  particuliers , 
qu'ils  connaissent  mauvais,  et  ne  laissent  pas  de 
les  suivre.  Il  y  en  a  qui  ont  le  goût  incertain  ;  le 
hasard  en  décide  :  ils  changent  par  légèreté ,  et 
sont  touchés  de  plaisir  ou  d'ennui  sur  la  parole 
de  leurs  amis.  D'autres  sont  toujours  prévenus  ; 
ils  sont  esclaves  de  tous  leurs  goûts ,  et  les  res- 
pectent en  toutes  choses.  Il  y  en  a  qui  sont  sen- 
sibles à  ce  qui  est  bon ,  et  choqués  de  ce  qui  ne 


Test  pas  :  leurs  vues  sont  nettes  et  justes ,  et  ils 
trouvent  la  raison  de  leur  goût  dans  leur  esprit 
et  dans  leur  discernement. 

Il  y  en  a  qui ,  par  une  sorte  d'instinct  dont 
ils  ignorent  la  cause ,  décident  de  ce  qui  se  pré- 
sente à  eux ,  et  prennent  toujours  le  bon  parti. 

Ceux-ci  font  paraître  plus  de  goût  que  d'es- 
prit ,  parce  que  leur  amour-propre  et  leur  hu- 
meur ne  prévalent  point  sur  leurs  lumières  na- 
turelles. Tout  agit  de  concert  en  eux  ,  tout  y  est 
sur  un  même  ton.  Cet  accord  les  fait  juger  sai- 
nement des  objets,  et  leur  en  forme  une  idée 
véritable  :  mais  à  parler  généralement,  il  y  a 
peu  de  gens  qui  aient  le  goût  fixe  et  indépen- 
dant de  celui  des  autres  ;  ils  suivent  l'exemple 
et  la  coutume,  et  ils  en  empruntent  presque 
tout  ce  qu'ils  ont  de  goût. 

Dans  toutes  ces  différences  de  goûts  qu'on 
vient  de  marquer ,  il  est  très-rare ,  et  presque 
impossible,  de  rencontrer  cette  sorte  de  bon 
goût  qui  sait  donner  le  prix  à  chaque  chose,  qui 
en  connaît  toute  la  valeur ,  et  qui  se  porte  gé- 
néralement sur  tout.  Nos  connaissances  sont 
trop  bornées ,  et  cette  juste  disposition  de  qua- 
lités qui  font  bien  juger  ne  se  maintient  d'or- 
dinaire que  sur  ce  qui  ne  nous  regarde  pas  di- 
rectement. 

Quand  il  s'agit  de  nous ,  notre  goût  n'a  plus 
cette  justesse  si  nécessaire  ;  la  préoccupation  le 
trouble  ;  tout  ce  qui  a  du  rapport  à  nous  paraît 
sous  une  autre  figure.  Personne  ne  voit  des  mê- 
mes yeux  ce  qui  le  touche,  et  ce  qui  ne  le  touche 
pas.  Notre  goût  n'est  conduit  alors  que  par  la 
pente  de  l'amour-propre  et  de  l'humeur,  qui 
nous  fournissent  des  vues  nouvelles ,  et  nous  as- 
sujettissent à  un  nombre  infini  de  changements 
et  d'incertitudes.  Notre  goût  n'est  plus  à  nous , 
nous  n'en  disposons  plus.  Il  change  sans  notre 
consentement  ;  et  les  mêmes  objets  nous  parais- 
sent par  tant  de  côtés  différents ,  que  nous  mé- 
connaissons enfin  ce  que  nous  avons  vu  et  ce 
que  nous  avons  senti.   .      .-       >      .    ,  -,    ,    . 

t!j  jiiî^  il  .MidffK»8/î«'ïiV 

IV. 

De  la  Société. 

Mon  dessein  n'est  pas  de  parler  de  l'amitié 
en  parlant  de  la  société;  bien  qu'elles  aient 
quelque  rapport ,  elles  sont  néanmoins  très-dif- 
férentes :  la  première  a  plus  d'élévation  et  d'hu- 
milité ,  et  le  plus  grand  mérite  de  l'autre  est  de 
lui  ressembler. 

Je  ne  parlerai  donc  présentement  que  du  eom» 


DE  la:  ROCHEIOljCâULD. 


191 


meice  particulier  que  les  honnêtes  gens  doivent 
avoir  ensemble.  Il  serait  inutile  de  dire  combien 
la  société  est  nécessaire  aux  hommes  :  tous  la 
désirent ,  et  tous  la  cherchent  ;  mais  peu  se  ser- 
vent des  moyens  de  la  rendre  agréable  et  de  la 
faire  durer. 

Chacun  veut  trouver  son  plaisir  et  ses  avan- 
tages aux  dépens  des  autres.  On  se  préfère  tou- 
jours à  ceux  avec  qui  on  se  propose  de  vivre,  et 
on  leur  fait  presque  toujours  sentir  cette  préfé- 
rence :  c'est  ce  qui  trouble  et  ce  qui  détruit  la 
société.  Il  faudrait  du  moins  savoir  cacher  ce 
désir  de  préférence,  puisqu'il  est  trop  naturel 
en  nous  pour  nous  en  pouvoir  défaire.  Il  fau- 
drait faire  son  plaisir  de  celui  des  autres ,  mé- 
nager leur  amour-propre,  et  ne  le  blesser  ja- 
mais. 

L'esprit  a  beaucoup  de  part  à  un  si  grand  ou- 
vrage; mais  il  ne  suffit  pas  seul  pour  nous  con- 
duire dans  les  divers  chemins  qu'il  faut  tenir. 
Le  rapport  qui  se  rencontre  entre  les  esprits  ne 
maintiendrait  pas  long  temps  la  société ,  si  elle 
n'était  réglée  et  soutenue  par  le  bon  sens ,  par 
l'humeur,  et  par  les  égards  qui  doivent  être 
entre  les  personnes  qui  veulent  vivre  ensemble. 

S'il  arrive  quelquefois  que  des  gens  opposés 
d'humeur  et  d'esprit  paraissent  unis,  ils  tien- 
nent sans  doute  par  des  raisons  étrangères ,  qui 
ne  durent  pas  longtemps.  On  peut  être  aussi 
en  société  avec  des  personnes  sur  qui  nous  avons 
de  la  supériorité  par  la  naissance,  ou  par  des 
qualités  personnelles;  mais  ceux  qui  ont  cet 
avantage  n'en  doivent  pas  abuser  :  ils  doivent 
rarement  le  faire  sentir ,  et  ne  s'en  servir  que 
pour  instruire  les  autres.  Ils  doivent  leur  faire 
apercevoir  qu'ils  ont  besoin  d'être  conduits ,  et 
les  mener  par  la  raison,  en  s'accommodant ,  au- 
tant qu'il  est  possible ,  à  leurs  sentiments  et  à 
leurs  intérêts. 

Pour  rendre  la  société  commode ,  il  faut  que 
chacun  conserve  sa  liberté.  Il  ne  faut  point  se 
voir ,  ou  se  voir  sans  sujétion ,  et  pour  se  diver- 
tir ensemble.  Il  faut  pouvoir  se  séparer  sans  que 
cette  séparation  apporte  de  changement.  Il  faut 
se  pouvoir  passer  les  uns  des  autres ,  si  on  ne 
veut  pas  s'exposer  à  embarrasser  quelquefois; 
et  on  doit  se  souvenir  qu'on  incommode  sou- 
vent ,  quand  on  croit  ne  pouvoir  jamais  incom- 
moder. Il  faut  contribuer  autant  qu'on  le  peut 
au  divertissement  des  personnes  avec  qui  on 
veut  vivre,  mais  il  ne  faut  pas  être  toujours 
chargé  du  soin  d'y  contribuer. 

La  complaisance  est  nécessaire  dans  la  so- 


ciété ,  mais  elle  doit  avoir  4€s  bornes  :  dte  de- 
vient une  servitude  qttafkd  elle  est  excessive.  Il 
faut  du  moins  qu'elle  paraisse  libre,  et  qu'en 
suivant  le  sentiment  de  nos  amis,  ils  soient  per- 
suadés que  c'est  le  nôtre  aussi  que  nous  sui- 
vons. 

Il  faut  être  facile  à  excuser  nos  amis ,  quand 
leurs  défauts  sont  nés  avec  eux ,  et  qu'ils  sont 
moindres  que  leurs  bonnes  qualités.  Il  faut  sou- 
vent éviter  de  leur  faire  voir  qu'on  les  ait  re- 
marqués, et  qu'on  en  soit  choqué.  On  doit 
essayer  de  faire  en  sorte  qu'ils  puissent  s'en 
apercevoir  eux-mêmes ,  pour  leur  laisser  le  mé- 
rite de  s'en  corriger. 

Il  y  a  une  sorte  de  politesse  qui  est  nécessaire 
dans  le  commerce  des  honnêtes  gens  :  elle  leur 
fait  entendre  raillerie ,  et  elle  les  empêche  d'être 
choqués ,  et  de  choquer  les  autres  par  de  cer- 
taines façons  de  parler  trop  sèches  et  trop  dures, 
qui  échappent  souvent  sans  y  penser  quand  on 
soutient  son  opinion  avec  chaleur. 

Le  commerce  des  honnêtes  gens  ne  peut  sub- 
sister sans  une  certaine  sorte  de  confiance;  elle 
doit  être  commune  entre  eux  ;  il  faut  que  cl.a- 
cun  ait  un  air  de  sûreté  et  de  discrétion  qui  ne 
donne  jamais  lieu  de  craindre  qu'on  puisse  rien 
dire  par  imprudence. 

Il  faut  de  la  variété  dans  l'esprit  :  ceux  qui 
n'ont  que  d'une  sorte  d'esprit  ne  peuvent  pas 
plaire  longtemps  ;  on  peut  prendre  des  routes 
diverses ,  n'avoir  pas  les  mêmes  talents ,  pourvu 
qu'on  aide  au  plaisir  de  la  société ,  et  qu'on  y 
observe  la  même  justesse  que  les  différentes 
voix  et  les  divers  instruments  doivent  observer 
dans  la  musique. 

Comme  il  est  malaisé  que  plusieurs  personi)«a 
puissent  avoir  les  mêmes  intérêts ,  il  est  néces- 
saire ,  au  moins  pour  la  douceur  de  la  société  y 
qu'ils  n'en  aient  pas  de  contraires. 

On  doit  aller  au-<levant  de  ce  qui  peut  plaire 
à  ses  amis ,  chercher  les  moyens  de  leur  être 
utile,  leur  épargner  des  chagrins,  leur  faire  voir 
qu'on  les  partage  avec  eux ,  quand  on  ne  peut 
les  détourner,  les  effacer  insensiblement  sans 
prétendre  de  les  arracher  tout  d'un  coup,  et 
mettre  à  la  place  des  objets  agréables ,  ou  du 
moins  qui  les  occupent.  On  peut  leur  parler  de 
choses  qui  les  regardent,  mais  ce  n'est  qu'autant 
qu'ils  le  permettent ,  et  on  doit  y  garder  beau- 
coup de  mesure.  Il  y  a  de  la  politesse,  et  quel- 
quefois même  de  l'humanité,  à  ne  pas  entrer 
trop  avant  dans  les  replis  de  leur  cœur  ;  ils  ont 
souvent  de  la  peine  à  laisser  voir  tout  ce  qu'ils 


192 


RÉFLEXIONS  DlVERSlis 


en  connaissent ,  et  ils  en  ojil  encore  davantage 
quand  on  pénètre  ce  qu'ils  ne  connaissent  pas 
bien.  Que  le  commerce  que  les  honnêtes  gens 
ont  ensemble  leur  donne  de  la  familiarité,  et 
leur  fournisse  un  nombre  inllni  de  sujets  de  se 
parler  sincèrement. 

Personne  presque  n'a  assez  <le  docilité  et  de 
bon  sens  pour  bien  recevoir  plusieurs  avis  qui 
sont  nécessaires  pour  maintenir  la  société.  On 
veut  être  averti  jus(iu'i\  un  certain  point ,  mais 
on  ne  veut  pas  l'être  en  toutes  choses,  et  on 
craint  de  savoir  toutes  sortes  de  vérités. 

Comme  on  doit  garder  des  distances  pour  voir 
les  objets ,  il  en  faut  garder  aussi  pour  la  so- 
ciété ;  chacun  a  son  point  de  vue ,  d'où  il  veut 
être  regardé.  On  a  raison  le  plus  souvent  de  ne 
vouloir  pas  être  éclairé  de  trop  près  ;  et  il  n'y  a 
presque  point  d'homme  qui  veuille  en  toutes 
choses  se  laisser  voir  tel  qu'il  est. 


Y. 

p^'r^'V  De  la  Conversationï'  ""'^' 


Ce  qui  fait  que  peu  de  personnes  sont  agréa- 
bles dans  la  conversation,  c'est  que  chacun 
songe  plus  à  ce  qu'il  a  dessein  de  dire  qu'à  ce 
que  les  autres  disent ,  et  que  l'on  n'écoute  guère 
quand  on  a  bien  envie  de  parler. 

Néanmoins  il  est  nécessaire  d'écouter  ceux 
qui  parlent.  Il  faut  leur  donner  le  temps  de  se 
faire  entendre,  et  souffrir  même  qu'ils  disent 
des  choses  inutiles.  Bien  loin  de  les  contredire 
et  de  les  interrompre ,  on  doit  au  contraire  en- 
trer dans  leur  esprit  et  dans  leur  goût,  montrer 
qu'on  les  entend ,  louer  ce  qu'ils  disent  autant 
qu'il  mérite  d'être  loué ,  et  faire  voir  que  c'est 
plutôt  par  choix  qu'on  les  loue  que  par  com- 
plaisance. 

Pour  plaire  aux  autres ,  il  faut  parler  de  ce 
qu'ils  aiment  et  de  ce  qui  les  touche ,  éviter  les 
disputes  sur  les  choses  indifférentes ,  leur  faire 
rarement  des  questions,  et  ne  leur  laisser  ja- 
mais croire  qu'on  prétend  avoir  plus  de  raison 
qu'eux. 

On  doit  dire  les  choses  d'un  air  plus  ou  moins 
sérieux ,  et  sur  des  sujets  plus  ou  moins  relevés , 
selon  l'humeur  et  la  capacité  des  personnes  que 
l'on  entretient,  et  leur  céder  aisément  l'avantage 
de  décider ,  sans  les  obliger  de  répondre  quand 
ils  n'ont  pas  envie  de  parler. 

Après  avoir  satisfait  de  cette  sorte  aux  de- 
voirs de  la  politesse,  on  peut  dire  ses  sentiments 
en  montrant  qu'on  cherche  à  les  appuyer  de 


l'avis  de  ceux  qui  écoutent,  sans  mar((jLi^\.4e 
présomption  ni  d'opiniâtreté. 

Évitons  surtout  de  pai-ler  souvent  de  nous- 
mêmes  ,  et  de  nous  donner  pour  exemple.  Rien 
n'est  plus  désagréable  qu'un  homme  qui  se  cite 
lui-même  à  tout  propos. 

On  ne  peut  aussi  apporter  trop  d'application 
à  connaître  la  pente  et  la  portée  de  ceux  à  qui 
l'on  parle,  pour  se  joindi'c  à  l'esprit  de  celui  qui 
en  a  le  plus ,  sans  blesser  l'inclination  ou  l'inté- 
rêt des  autres  par  cette  préférence. 

Alors  on  doit  faire  valoir  toutes  les  raisons 
qu'il  a  dites,  ajoutant  modestement  nos  propres 
pensées  aux  siennes ,  et  lui  faisant  croire ,  au- 
tant qu'il  est  possible ,  que  c'est  de  lui  qu'on  les 
prend. 

Il  ne  faut  jamais  rien  dire  avec  un  air  d'auto- 
rité ,  ni  montrer  aucune  supériorité  d'espilt. 
Fuyons  les  expressions  trop  recherchées,  les 
termes  durs  ou  forcés ,  et  ne  nous  servons  point 
de  paroles  plus  grandes  que  les  choses. 
•-  Il  n'est  pas  défendu  de  conserver  ses  opi- 
nions, si  elles  sont  raisonnables.  Mais  il  faut  se 
rendre  à  la  raison  aussitôt  qu'elle  paraît,  de 
quelque  part  qu'elle  vienne  ;  elle  seule  doit  ré- 
gner sur  nos  sentiments  :  mais  suivons-la  sans 
heurter  les  sentiments  des  autres ,  et  sans  faire 
paraître  du  mépris  de  ce  qu'ils  ont  dit. 

Il  est  dangereux  de  vouloir  être  toujours  le 
maître  de  la  conversation ,  et  de  pousser  trop 
loin  une  bonne  raison  quand  on  l'a  trouvée. 
L'honnêteté  veut  que  l'on  cache  quelquefois  la 
moitié  de  son  esprit ,  et  qu'on  ménage  un  opi- 
niâtre qui  se  défend  mal ,  pour  lui  épargner  la 
honte  de  céder. 

On  déplaît  sûrement  quand  on  parle  trop 
longtemps  et  trop  souvent  d'une  même  chose , 
et  que  l'on  cherche  à  détourner  la  conversation 
sur  des  sujets  dont  on  se  croit  plus  instruit  que 
les  autres.  Il  faut  entrer  indifféremment  sur  tout 
ce  qui  leur  est  agréable,  s'y  arrêter  autant  qu'ils 
le  veulent ,  et  s'éloigner  de  tout  ce  qui  ne  leur 
convient  pas. 

Toute  sorte  de  conversation,  quelque  spiri- 
tuelle qu'elle  soit ,  n'est  pas  également  propre  à 
toutes  sortes  de  gens  d'esprit.  Il  faut  choisir  ce 
qui  est  de  leur  goût ,  et  ce  qui  est  convenable  à 
leur  condition ,  à  leur  sexe ,  à  leurs  talents ,  et 
choisir  même  le  temps  de  le  dire. 

Observons  le  lieu  ,  l'occasion ,  l'humeur  où  se 
trouvent  les  personnes  qui  nous  écoutent  :  car 
s'il  y  a  beaucoup  d'art  à  savoir  parler  à  propos , 
il  n'y  en  a  pas  moins  à  savoir  se  taire.  Il  y  a  un 


DE  LA  ROCHEl  QUCAULD. 


/  j  h 


193 


silence  éloquent  qui  sert  à  approuver  et  à  con- 
damner; il  y  a  un  silence  de  discrétion  et  de 
respect.  Il  y  a  enfin  des  tons,  des  airs  et  des 
manières  qui  font  tout  ce  qu'il  y  a  d'agréable 
ou  de  désagréable ,  de  délicat  ou  de  choquant 
dans  la  conversation.  ' 

Mais  le  secret  de  s'en  bien  servir  est  donné  à 
peu  de  personnes.  Ceux  mêmes  qui  en  font  des 
règles  s'y  méprennent  souvent;  et  la  plus  sûre 
qu'on  en  puisse  donner,  c'est  écouter  beaucoup, 
parler  peu ,  et  ne  rien  dire  dont  on  puisse  avoir 
sujet  de  se  repentif.V  1  "--"^ '' *i 


liob 


De  la  torwersùÉân  t^>^;^^ï 


'>yi  Ge  qui  fait  que  si  peu  de  personnes  sont  agréables  dans 
la  conversation,  c'est  que  chacun  songe  plus  à  ce  qu'il  veut 
dire ,  qu'à  ce  que  les  autres  disent.  Il  faut  écouter  ceux 
qui  parlent,  si  on  en  veut  être  écouté  ;  il  faut  leur  laisser 
la  liberté  de  se  faire  entendre,  et  même  de  dire  des  choses 
inutiles.  Au  lieu  de  les  contraindre  et  de  les  interrompre, 
comme  on  fait  souvent ,  on  doit  au  contraire  entrer  dans 
leur  esprit  et  dans  leur  goût ,  montrer  qu'on  les  entend  , 
leur  parler  de  ce  qui  les  touche,  louer  ce  qu'ils  disent 
autant  qu'il  mérite  d'être  loué,  et  faire  voir  que  c'est 
plus  par  choix  qu'on  les  loue  que  par  complaisance. 

Il  faut  éviter  de  contester  sur  des  choses  indifférentes , 
faire  rarement  des  questions  inutiles ,  ne  laisser  jamais 
croire  qu'on  prétend  avoir  plus  de  raison  que  les  autres , 
et  céder  aisément  l'avantage  de  décider. 

On  doit  dire  des  choses  naturelles ,  faciles ,  et  plus  ou 
moins  sérieuses ,  selon  l'humeur  ou  l'inclination  des  per- 
sonnes que  l'on  entretient  ;  ne  les  presser  pas  d'approuver 
'ce  qu'on  dit,  ni  même  d'y  répondre, 
-itjVQyand  on  a  satisfait  de  cette  sorte  aux  devoirs  de  la 
politesse,  on  peut  dire  ses  sentiments  sans  prévention  et 
sans  opiniâtreté ,  en  faisant  paraître  qu'on  cherche  à  les 
appuyer  de  l'avis  de  ceux  qui  écoutent. 

Il  faut  éviter  de  parler  longtemps  de  soi-même ,  et  de 
se  donner  souvent  pour  exemple.  On  ne  saurait  avoir  trop 
d'applicalion  à  connaître  la  pente  et  la  pensée  de  ceux  à 
qui  on  parle,  pour  se  joindre  à  l'esprit  de  celui  qui  en  a 
le  plus ,  et  pour  ajouter  ses  pensées  aux  siennes ,  en  lui 
faisant  croire,  autant  qu'il  est  possible,  que  c'est  de  lui 
qu'on  les  prend. 

Il  y  a  de  l'habileté  à  n'épuiser  pas  les  sujets  qu'on  traite, 
et  à  laisser  toujours  aux  autres  quelque  chose  à  penser  et 
à  dire. 

On  ne  doit  jamais  parler  avec  des  airs  d'autorité,  ni  se 
servir  de  paroles  ni  de  termes  plus  grands  que  les  choses. 
On  peut  conserver  ses  opinions  si  elles  sont  raisonnables; 
mais  en  les  conservant,  il  ne  faut  jamais  blesser  les  senti- 
ments des  autres,  ni  paraître  choqué  de  ce  qu'ils  ont  dit. 

Il  est  dangereux  de  vouloir  être  toujours  le  maître  de  la 
♦conversation,  et  de  parler  trdf)  souvent  d'une  même  chose. 
On  doit  entrer  indifféremment  sur  tous  les  sujets  agréables 

»  Nous  croyons  utile  de  donner  ici  cette  seconde  leçon  du 
morceau-qu'on  vient  do  lire.  Elle  se  trouTe  dans  l'f^ditiondB 
ll.deFortla 


qui  86  présentent,  et  ne  (aire  jamais  voir  qu'on  veut  en- 
traîner la  conversation  sur  ce  qu'on  a  envie  de  dire.    *" 

Il  est  nécessaire  d'observer  que  toute  sorte  de  conver- 
sation, quelque  honnête  et  quelque  spirituelle  qu'elle  soit, 
n'est  pas  également  propre  à  toute  sorte  d'honnêtes  gens  ; 
il  faut  choisir  ce  qui  convient  à  chacun,  et  choisir  même 
le  temps  de  le  dire.  ''    '^ 

Mais  s'il  y  a  beaucoup  d'art  à  parler ,  il  n'y  en  a  pas 
moins  à  se  taire.  Il  y  a  un  silence  éloquent  ;  il  sert  quel- 
quefois à  approuver  et  à  condamner  ;  il  y  a  im  sileQpe 
moqueur;  il  y  a  un  silence  respectueux. 

Il  y  a  des  airs ,  des  tours  et  des  manières  qui  font  sou- 
vent ce  qu'il  y  a  d'agréable  ou  de  désagréable,  de  délicat 
ou  de  choquant  dans  la  conversation.  Le  secret  de  s'en 
bien  servir  est  donné  à  peu  de  personnes  ;  ceux  mêmes 
qui  en  font  des  règles  s'y  méprennent  quelquefois  :  la  plus 
sûre ,  à  mon  avis,  c'est  de  n'eu  point  avoir  qu'on  ne  puisse 
changer,  de  laisser  plutôt  voir  des  négligences  dans  ce 
qu'on  dit ,  que  de  l'affectation  ;  d'écouter ,  de  ne  parler 
guère ,  et  de  ne  se  forcer  jamais  à  parler.  '^ 

Jas  il  Jip  foi  lio/ leèî^iiil  E>8  ècéOilii 
Du  Faux. 

On  est  faux  en  différentes  manières.  Il  y  a 
des  hommes  faux  qui  veulent  toujours  paraître 
ce  qu'ils  ne  sont  pas.  Il  y  en  a  d'autres  de  meil- 
leure foi,  qui  sont  nés  faux,  qui  se  trompent 
eux-mêmes ,  et  qui  ne  volent  jamais  les  choses 
comme  elles  sont.  Il  y  en  a  dont  l'esprit  est  droit 
et  le  goût  faux;  d'autres  ont  l'esprit  faux,  et 
quelque  droiture  dans  le  goût  ;  et  il  y  en  a  qui 
n'ont  rien  de  faux  dans  le  goût  ni  dans  l'esprit. 
Ceux-ci  sont  très-rares,  puisqu'a  pailer  généra- 
lement, il  n'y  a  personne  qui  n'ait  de  la  faus- 
seté dans  quelque  endroit  de  l'esprit  ou  du 
goût. 

Ce  qui  fait  cette  fausseté  si  universelle,  c'est 
que  nos  qualités  sont  incertaines  et  confuses,  et 
que  nos  goûts  le  sont  aussi.  On  ne  voit  point  les 
choses  précisément  comme  elles  sont  ;  on  les  es- 
time plus  ou  moins  qu'elles  ne  valent,  et  on  ne 
les  fait  point  rapporter  à  nous  en  la  manière  qui 
leur  convient,  et  qui  convient  à  notre  état  et  à 
nos  qualités. 

Ce  mécompte  met  un  nombre  infmi  de  faus- 
setés dans  le  goût  et  dans  l'esprit  ;  notre  amour- 
propre  est  flatté  de  tout  ce  qui  se  présente  à  nous 
sous  les  apparences  du  bien. 

Mais  comme  il  y  a  plusieurs  sortes  de  biens 
qui  touchent  notre  vanité  ou  notre  tempérament, 
on  les  suit  souvent  par  coutume  ou  par  commo- 
dité. On  les  suit  parce  que  les  autres  les  suivent, 
sans  considérer  qu'un  même  sentiment  ne  doit 
pas  être  également  embrassé  par  toutes  sortes 
de  personnes,  et  qu'on  s'y  doit  attacher  pkus  ou 

13 


|\ÉFI,EXJlOfi^J))yii:R$£$ 


m 

moins  fortement,  selon  /^  il  convient  ^ plus  ou 
moins  à  ceux  qui  le  suivent.  '"  ^  '  ^'     '  '     ';' 

On  craint  encore  plus  de  se  nlôiitfer'jfiittit'  |ai* 
le  goût  que  par  l'esprit.  Les  honnôtes  gens  doi- 
vent approuver  sans  prévention  ce  qui  mérite 
d'être  approuvé,  suivre  ce  qui  mérite  d'être 
suivi,  et  ne  se  piquer  de  rien  ;  mais  il  y  faut  Une 
grande  proportion  et  une  grande  justesse.  Il  faut 
savoir  discerner  ce  qui  est  bon  en  général,  et 
ce  qui  nous  est  propre,  et  suivre  alors  avec  raison 
la  pente  naturelle  qui  nous  porte  vers  les  choses 
qui  nous  plaisent. 

Si  les  hommes  ne  voulaient  exceller  que  par 
leurs  propres  talents,  et  en  suivant  leurs  de- 
voirs, il  n'y  aurait  rien  de  faux  dans  leur  goût 
et  dans  leur  conduite  :  ils  se  montreraient  tels 
qu'ils  sont  ;  ils  jugeraient  des  choses  par  leurs 
lumières,  et  s'y  attacheraient  par  raison.  Il  y 
aurait  de  la  proportion  dans  leurs  vues,  dans 
leurs  sentiments  :  leur  goût  serait  vrai ,  il  vien- 
drait d'eux,  et  non  pas  des  autres;  ils  le  sui- 
vraient par  choix,  et  non  pas  par  coutume  et 
par  hasard.  Si  on  est  faux  en  approuvant  ce 
qui  ne  doit  pas  être  approuvé,  on  ne  l'est  pas 
moins  le  plus  souvent  par  l'envie  de  se  faire  va- 
loir par  des  qualités  qui  sont  bonnes  de  soi, 
mais  qui  ne  nous  conviennent  pas.  Un  magistrat 
est  faux  quand  il  se  pique  d'être  brave,  bien 
qu'il  puisse  être  hardi  dans  de  certaines  rencon- 
tres. Il  doit  être  ferme  et  assuré  dans  une  sédi- 
tion qu'il  a  droit  d'apaiser,  sans  craindre  d'être 
faux  ;  et  il  serait  faux  et  ridicule  de  se  battre  en 
duel. 

Une  femme  peut  aimer  les  sciences  ;  mais  tou- 
tes les  sciences  ne  lui  conviennent  pas ,  et  l'entê- 
tement de  certaines  sciences  ne  lui  convient  ja- 
mais ,  et  est  toujours  faux. 

Il  faut  que  la  raison  et  le  bon  sens  mettent  le 
prix  aux  choses,  et  qu'elles  déterminent  notre 
goût  à  leur  donner  le  rang  qu'elles  méritent,  et 
qu'il  nous  convient  de  leur  donner.  Mais  presque 
tous  les  hommes  se  trompent  dans  ce  prix  et 
dans  ce  rang  ;  et  il  y  a  toujours  de  la  fausseté 
dans  ce  mécompte. 

VII. 
De  VAir  et  (les  Manières. 

Il  y  a  un  air  qui  convient  à  la  figure  et  aux 
talents  de  chaque  personne  :  on  perd  toujours 
quand  on  le  quitte  pour  en  prendre  un  autre. 

Il  faut  essayer  de  connaître  celui  qui  nous  est 
naturel,  n'en  point  sortir,  et  le  perfectionner  au- 
tant qu'il  nous  est  possible. 


€e  qui  fait  que  la  plupart; des  petits  enfants 
plaisent,  c'est  qu'ils  sont  encore  renfermés  dans 
cet  air  et  dans  ces  manières  que  la  nature  leur  a 
donnés,  et  qu'ils  n'en  connaissent  point  d'au- 
tres. Ils  les  changent  et  les  corrompent  qu<md  ils 
sortent  de  l'enfance  :  ils  croient  qu'il  faut  imiter 
ce  qu'ils  voient,  et  ils  ne  le  peuvent  parfaitement 
imiter  j  il  y  a  toujours  quelque  chose  de  faux  ^ 
d'incertain  dans  cette  imitation.  Ils  n'ont  rieri, 
de  lixe  dans  leurs  manières  et  dans  leurs  senti- 
ments; au  lieu  d'être  en  effet  ce  qu'ils  veulent 
paraître,  ils  cherchent  à  p^raîtrip  ce  qu'ils  ne 
sont  pas. 

Chacun  veut  être  un  autre ,  et  n'être  plus  ce 
qu'il  est  :  ils  cherchent  une  contenance  hors 
d'eux-mêmes,  et  un  autre  esprit  que  le  leur;  il^ 
prennent  des  tons  et  des  manières  au  hasard; 
ils  en  font  des  expériences  sur  eux ,  sans  considé- 
rer que  ce  qui  convient  à  quelques-uns  ne  coi^ 
vient  *pas  à  tout  le  monde ,  qu'il  n'y  a  point  de 
règle  générale  pour  les  tons  et  pour  les  manières, 
et  qu'il  n'y  a  point  de  bonnes  copies. 

Deux  hommes  néanmoins  peuvent  avoir  du 
rapport  en  plusieurs  choses,  sans  être  copie  l'un 
de  l'autre,  si  chacun  suit  son  naturel  ;  mais  per- 
sonne presque  ne  le- suit  entièrement  :  on  aime 
à  imiter.  On  imite  souvent,  même  sans  s'en 
apercevoir ,  et  on  néglige  ses  propres  biens  pour 
des  biens  étrangers,  qui  d'ordinaire  ne  nous 
conviennent  pas. 

Je  ne  prétends  pas,  par  ce  que  je  dis,  nous 
renfermer  tellement  en  nous-mêmes ,  que  nous 
n'ayons  pas  la  liberté  de  suivre  des  exemples, 
et  de  joindre  à  nous  des  qualités  utiles  et  néces- 
saires que  la  nature  ne  nous  a  pas  données.  Les 
arts  et  les  sciences  conviennent  à  la  plupart  de 
ceux  qui  s'en  rendent  capables.  La  bonne  grâce 
et  la  politesse  conviennent  à  tout  le  monde;  mais 
ces  qualités  acquises  doivent  avoir  un  certain 
rapport  et  une  certaine  union  avec  nos  propres 
qualités ,  qui  les  étende  et  les  augmente  imper- 
ceptiblement. 

Nous  sommes  élevés  à  un  rang  et  à  des  digni- 
tés au-dessus  de  nous;  nous  sommes  souvent 
engagés  dans  une  profession  nouvelle  où  la  na- 
ture ne  nous  avait  pas  destinés.  Tous  ces  états 
ont  chacun  un  air  qui  leur  convient ,  mais  qui 
ne  convient  pas  toujours  avec  notre  air  naturel. 
Ce  changement  de  notr^fortune  change  souvent 
notre  air  et  nos  manières,  et  y  ajoute  l'air  de  la 
dignité,  qui  est  toujours  faux  quand  il  est  trop 
marqué,  et  qu'il  n'est  pas  joint  et  confondu  avec 
l'air  que  la  nature  nous  a  donné.  Il  faut  les  uni;- 


DÉ  tA' kolCHEFM^AÏftfi. 


û^ 


'ri    ^H'i. 


paraissent  jamais  séparés.  ;    ^^^  ,^  ^.^  , 

On  ne  parle  pas  de  toutes  chosessùr  un  même 
ton ,  et  avec  les  mêmes  manières.  On  ne  marche 
pas  à  la  tête  d'un  régiment  comme  on  marche  en 
se  promenant.  Mais  il  faut  qu'un  même  air  nous 
fasse  dire  naturellement  des  choses  différentes,  et 
qu'il  nous  fasse  marcher  différemment,  mais  tou- 
jours naturellement ,  et  comme  il  convient  de  mar- 
cher à  la  tête  d'un  régiment  et  à  une  promenade. 

Il  y  en  a  qui  ne  se  contentent  pas  de  renoncer 
à  leur  air  propre  et  naturel ,  pour  suivre  celui  du 
rang  et  des  dignités  où  ils  sont  parvenus.  Il  y  en 
a  même  qui  prennent  par  avance  l'air  des  digni- 
tés et  du  rang  où  ils  aspirent.  Combien  de  lieute- 
nants généraux  apprennent  à  être  maréchaux  de 
France  1  combien  de  gens  de  robe  répètent  inuti- 
lement l'air  de  chancelier,  et  combien  de  bour- 
geoises se  donnent  l'air  de  duchesses  !./*'  'J' 

.«;.>. ^o:f  fîjf^iiod  ;>!>  il' î'...j  «^  X'^  ^^'^-î*  ''  -^^  ^^■^«**»^-'  '^''^l  ^^^'^  *i*^'^  ^-'  ,/.l(i>S  'iM\Jn'hiv:\f 
lih  iW^t*  im^mq  ^M(nim^r.ri  ..^rr-rn-à  .-.'in"  |  j  <  •  ■^■-  ■  ■.,■{■>  m-  jlû  à^:f  vs  i^  ..,i,:>r.^  ■^/;> 
-n»''  jHOOO  yi-îi^  ?«.!■<;  ^'^':>''' ''■> -i^^-*'    'k.  ?ï'i  j^'<-;i'V-  |      -.<     .:.A.-i'  :r;    ,,'y,î,:*"iqi;H  O'y'?  ^..q   ^oh  \>ii  lUn 

î;ti4-fto:  'juimimUib  ïJi^)^  m  '^-l-^'^    f  'y:ni>'  \  ^-^v^  J,  ^,ifMod  .tro:    -jI:  ^:;:^.'i  i^'^-  ^''b    h.m   vo^ 

•ithq  emUi  \f*  ipiv  f^>i  'Li';   f>    •  fu^j  des  hèflexions  diveuses 
^v*'ii  '■  i    ;>'»;>? uirio'b   !JJp,  ;'i' '.'.^  ■  ^ 


Ce  qui  fait  qu'on  déplaît  souvent,  c'est  quje 
personne  ne  sait  accorder  son  air  et  ses  manières 
avec  sa  figure,  ni  ses  tons  et  ses  paroles  avec 
ses  pensées  et  ses  sentiments  :  on  s'oublie  soi- 
même,  et  on  s'en  éloigne  insensiblement;  tout 
le  monde  presque  tombe  par  quelque  endroit 
dans  ce  défaut  ;  personne  n'a  l'oreille  assez  juste 
pour  enjendrçi  j^ar^ijten^nt  cette^^rt^^ 
dence.  '/'":  ^^ %''^*^J^'^  ■',   r,w>',r'^?— -^w'!^*  -\''^ 

Mille  gens  déplaisent  avec  des  qualités  àima|- 
bles;  mille  gens  plaisent  avec  de  moindres  ta- 
lents. C'est  que  les  uns  veulent  paraître  ce  qu'ils 
ne  sont  pas ,  les  autres  sont  ce  qu'ils  paraissent.;, 
et  enfin,  quelques  avantages  ou  quelques  désa- 
vantages que  nous  ayons  reçus  de  la  nature ,  op^ 
plaît  à  proportion  de  ce  qu'on  suit  l'air,  les  tons, 
les  manières  et  les  sentiments  qui  conviennent  a 
notre  état  et  à  notre  figure,  et  on  déjplaît  k  pra^ 
portion  de  ce;  qu'on  s'en  éloigne!,    ^  !,  jj^^ 


'sy) 


A  .i'yU-h  ^:.n.  ^Xm    A.-iï  i:f  .  lïJ'^'b  Àiï^^ 


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£.i',i,  ..,>    'i^:^  t'i^  ''^   -fv-':-  'i  - 

-,r    3;ii«.,  „  i.  ,i,.,ic    !  .-. 

(y      ;  r^.  MT  j--^  3i\  U  ^ma  ii  ,  ii9f«l  infi^a»  «no  ra  smidî, 

'    -^:&  r^i)î5    v:"^.'  y.  s  îiitinohiMiÊï  j^Js 

«'.  i  -.' 

.«^a/i.j-^/,  •..'!.':■   '-^^^   R's-'as'i  an  ^ailynsnqv^ 

^''^  j- 

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ii^Ui/oi  ;iip?A-q  ,niitiu\ 
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;  .,,>  „  îL'p  orn^v  JïKtflffc 
'  nf.oîiaoo  Jnoa  zir  ..  «"►win.  ■ 

m  »>:oà .  £.^>  jn>  lii  -J  tas 

EXAMEN  CRITIQUE 

DES 

RÉFLEXIONS  OU  SENTENCES 

ET  MAXIMES  MORALES 
DE  LA  ROCHEFOUCAULD, 


Par  Louis  AIME-MARTIN. 


Intueri  naturam  et  seqm. 

QUIWT. 


INTRODUCTION. 


Voulant  écrire  de  i'Homme,  et  se  tracer  une  route 
nouvelle,  l'illustre  auteur  des  Maximes  nie,  dès  l'abord, 
l'existence  de  la  vertu.  Ainsi  débarrassé  du  seul  titre  que 
nous  ayons  devant  Dieu ,  il  nous  livre  au  néant  * ,  et  mar- 
che rapidement  à  l'athéisme.  Cette  accusation,  qui  peut 
surprendre,  ne  restera  pas  sans  preuve 2.  Les  Doctrines 
de  la  Rochefoucauld  sont  beaucoup  plus  mauvaises  que 
leur  réputation.  Elles  s'appuient  sur  l'égoïsme,  vice  honteux 
qui  isole  l'homme,  mais  que  l'auteur  confond  à  dessein 
avec  l'amour  de  soi,  sentiment  conservateur  qui  unit  les 
sociétés.  Il  est  donc  indispensable  de  remarquer  cette  con- 
fusion, presque  toujours  inaperçue,  parce  qu'elle  donne  à 
son  système  une  apparence  de  vérité  :  elle  est  le  trait  le 
plus  subtil  de  son  génie,  et  c'est  ainsi  que  l'incertitude  où 
il  nous  jette  nous  persuade  trop  souvent  qu'il  prend  dans 
notre  conscience  le  principe  fondamental  de  son  livre. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'examiner  le  fond  de  ce  sys- 
tème 3;  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  remarquer  que 
l'idée  de  soumettre  toutes  nos  actions  à  un  mobile  unique, 
est  peut-être  la  plus  grande  injure  que  l'homme  ait  jamais 
faite  à  l'homme.  Les  animaux  n'ont  reçu  qu'un  rayon 
d'intelligence  qui ,  sous  le  nom  d'instinct ,  règle  leur  vie 
entière  ;  ils  sont  commandés  par  la  nécessité  :  mais  notre 
âme  est  une  sphère  parfaite  d'intelligence  et  d'amour;  elle 
s'étudie,  se  connaît  et  se  juge.  Le  signe  de  son  excellence 
est  la  liberté  de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal  ;  et  la  preuve 
de  cette  liberté  est  le  repentir  qui  nous  presse  lorsque  ce 

»  royez  la  Maxime  504. 

''  Foyez  les  Maximes  44  et  50*. 

^  Foyez  la  Maxime  262. 


choix  est  mauvais.  Borner  notre  âme  à  une  seule  passion, 
c'est  ravaler  la  nature  de  l'homme;  c'est  l'assimiler  à 
l'instinct  des  animaux.  Telle  est  la  conclusion  rigoureuse 
du  livre  des  Maximes  :  il  faut  ou  rejeter  le  système ,  ou 
en  subir  les  conséquences. 

Frappé  des  vices  de  la  cour ,  la  Rochefoucauld  s'est 
contenté  de  les  peindre.  Il  a  vu  l'homme  ouvrage  de  la 
société,  il  a  oublié  l'homme  ouvrage  de  Dieu.  Son  livre 
est  un  tableau  du  siècle ,  digne  d'être  étudié  ;  et  l'histoire 
y  répand  une  vive  lumière  qui  nous  en  fait  reconnaître  les 
personnages.  A  le  considérer  sous  ce  rapport,  il  offre  des 
lignes  admirables.  Jamais,  dans  un  espace  si  court,  on  ne 
renferma  tant  de  vérités  de  détails,  d'aperçus  neufs,  et  de 
ces  observations  déliées  qui  entrent  dans  la  partie  perverse 
des  cœurs.  C'est  quelquefois  le  pinceau  de  Tacite,  ce  n'est 
jamais  son  âme.  Tacite  nous  émeut  pour  la  vertu,  la 
Rochefoucauld  nous  laisse  froids  devant  la  dégradation 
humaine  :  on  voit  que  le  but  de  son  livre  n'est  pas  de  faire 
haïr  le  vice,  mais  de  faire  croire  à  son  triomphe.  Plein  de 
cette  pensée,  il  nie  jusqu'à  la  possibilité  de  le  combattre  *  : 
sa  confiance  est  dans  le  mal  * ,  sa  vertu  dans  l'intérêt ,  sa 
volonté  dans  la  disposition  de  ses  organes  3.  H  commence 
par  nous  flétrir,  et  finit  par  nous  corrompre;  et  c'est  en 
nous  inspirant  le  mépris  de  notre  cœur  qu'il  nous  accou- 
tume aux  actions  méprisables.  Sent-on  en  soi  quelque 
penchant  à  la  vanité ,  à  l'envie ,  à  l'égoïsme ,  à  l'ingrati- 
tude,  on  s'applique  ses  maximes  insidieuses  qui  se  gravent 
si  facilement  dans  la  mémoire  ;  puis  on  se  dit  :  La  nature 
est  ainsi  faite  ;  et  l'on  cesse  de  rougir  de  soi-même. 

Pour  écrire  de  la  morale,  il  a  manqué  à  la  Rochefou- 
cauld de  bien  connaître  ce  qui  était  vice  et  vertu.  Il  s'est 

I  Foyez  la  Maxime  177. 
»  Foyez  la  Maxime  238. 
"*  Foyez  la  Maxime  44. 


^1% 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


égaré  faute  de  (lélînilion,  et  ses  erreur!)  oui  été  d'autant 
plus  graves  que  suu  esprit  avait  plus  d'éleiKliie  :  lorsque 
l'âme  re^te  sans  priucipes,  les  ténèbres  sei^bleut  croître 
avec  notre  intelligence.  , 

Vauvcnargues,  plus  habile,  posa  Ib  ptilkipë  a\:ànt  tfen- 
»rer  dans  la  carrière  :  ««  4fin,  dit- il,  ^t/tme  chos&  soitre- 
»  gardée  comme  un  bien  par  toute  la  société,  il  faut  qu'elle 
M  tende  à  l'avantage  de  toute  la  société  ;  «  c'est  le  propre 
de  la  vertu.  «  Et  afin  qu'on  la  regarde  comme  un  mal,  il 
«faut  qu'elle  tende  à  sa  ruine;  »>  c'est  le  propre  du  vice. 

Ce  principe,  ^ue  U  mauvaise  foi  mûne  u«  saurait  eo»- 
tester,  est  une  i-éfutalion  complète  du  système  d«  la  Ro- 
cberoucauld  :  rien  dans  ce  système  ne  tend  à  l'avantage  de 
la  société;  tout,  au  contraire,  y  tend  à  sa  ruine.  Kappor- 
.(er  nos  inclinations  les  plus  natupelies,  nos  niouveraents 
Ijîs  plus  Imprévus,  nos  actions  les  plus  innocentes  à  la  va- 
nité ou  à  l'intérêt,  c'est  méconnaître  la  yertu;-et  q^écop- 
naître  la  vertu ,  c'est  anéaalir  Vltomme^ 

La  vertu  est  la  loi  sublime  qui  veille  à  notre  conserva- 
tion :  sans  elle  il  n'y  aurait  ni  famille,  ni  société,  ni  genre 
humain.  Voyer  seulement  ce  que  deviennent  las.  ùonitlés 
qui  ont  un  guide  corrompu ,  et  songez  à  ce  que  deviendrait 
un  pays  où  les  lois,  qui  sont  la  vertu  des  nations,  ne  ré- 
primeraient rien.  L'homme  sans  vertu  est  comme  un  peu- 
ple sans  loi.  Vous  lui  ôlez  la  force  qui  triomphe  des  pas- 
^  sions,  et  vous  vous  étonnez  de  sa  faiblesse  !  Vous  lui  donnez 
le  vice  pour  guide,  et  vous  vous  étonnez  de  sa  perversité  ! 
Vous  saisissez  habilement  les  bassesses,  les  ruses,  les  tur- 
pitudes de  quelques  âmes  dépravées,  vous  les  surprenez 
dans  leur  hypocrisie,  et  vous  attribuez  à  tous  la. honte  de 
quelques-uns  !  Cest  comme  si  vous  écriviez  au  bas  de  lt^ 
statue  de  Thersite  ou  de  Néron  :  Voità  Hiomme  ! 

Celui  qui  a  pu  tracer  un  pareil  tableau  n'est  pas  loin  dé 
l'athéisme;  toutes  les  doctrines  immorales  nous  y  poussent, 
et  l'auteur  y  arrive  enfin  environné  du  cortège  de  tous  les 
vices.  Alors  seulement,  Forcé  de  reconnaître  qii'il  n'y  à 
rien  d'immortel  dans  une  créature  sans  vertu ,  il  s'effraie 
de  trouver  le  néant  et  de  ne  pouvoir  l'éviter.  Voilà  com-r 
ment,  après  nous  avoir  rédliits  à  l'intelligence,  il  s'est  vu 
dans  la  nécessité  de  réduire  l'intelligence  à  rien  :  tant  il 
est  dangereux  de  calomnier  l'humanité!  L'injustice  en- 
vers l'homme  conduit  presque  toujours  à  l'impiété  envers 
Dieu. 

Ma  tâche  à  moi  était  d'opposer  la  raison  à  tant  de  so-^ 
phismes  ;  les  sentiments  naturels  du.  cœur,  aux  fausses  lu- 
mières d'un  esprit  superbe  ;  et  des  vérités  consolantes,  an 
système  le  plus  désolant  :  j'ai  voulu  prouver  qu'tine  cor- 
ruption générale  est  impossible ,  parce  qu'elle  entraînerait 
la  perte  de  la  société  ;  d'où  j'ai  tiré  cette  conclusion,  que 
la  vertu  a  été  donnée  à  l'homme  parce  qu'elle  lui  est  né- 
cessaire, et  qu'elle  lui  est  nécessaire  parce  qu'il  importe  à 
Dieu  de  conserver  son  propre  ouvrage. 

Pour  atteindre  ce  but,  je  ne  me  suis  point  appuyé  de 
cette  haute  philosophie  qui  maintint  la  sagesse  de  Marc- 
Aurèle,  malgré  les  flatteurs  et  le  trône.  Ni  la  Rochefou- 
cauld, ni  Marc-Aurèle  n'ont  tracé  un  tableau  fidèle  de 
l'humanité,  qui  n'est  ni  si  dépravée,  ni  si  sublime.  C'est 
le  cœur  de  l'homme  naturel  qu'il  fallait  opposer  au  cœur 
de  l'homme  avili.  Ma  philosophie,  pour  parler  le  langage 
de  Montaigne,  devait  être  toute  familière  et  commune  :  et 
«n  me  réduisant  aux  principes  vulgaires,  j'étais  bien  sûr 
d'.>  ne  point  affaiblir  ma  cause.  C'est  une  vérité  qui  atteste 


k  la  fois  la  bonté  de  la  Providence  et  la  dignité  de  notre 
être,  que  la  morale  la  plus  simple  conduit  aux  mêiues  fp- 
sultats  que  la  plus  haute  philosophie;  elle  suffit  à  qui  veut 
la  suivre,  noa  pas  seulement  pour  être  un  bon  citoyen, 
mais  pour  devenir  vn  héros.  Une  mère,  en  recevant  les 
adietix  de  son  ffls,  lui  recommande  d'aimer  Dieu,  de  fuir 
l'envie,  d'être  loyal  en  faiU  et  dits,  et  charitable  envers 
les  malheureux  :  la  vie  entière  du  jeune  guerrier  est  con- 
sacrée à  l'accomplissement  de  ces  trois  préi-eples;  et  ce 
guerrier,  qui  reçut  de  la  l<Yance  le  titre  de  chevalier  sans 
peut'  et  sanj  reproche,  fut  Bayard  », 

Tef  est  le  plan  que  nous  avons  cm  deroîr  suivre.  Il 
nous  a  privé  sans  doute  de  quelques  développements  phi- 
losophiques,; mais  iit  nous  a  permis  de  nous  appuyer  des 
vérité»  de  Thistoire  ;  vérités  que  nous  devions  préférer  à 
tout,  parce  qu'elles  étaient  des  exemples.  Rousseau  a  dit 
qu'une  mauvaise  maxime  est  pire  qu'une  mauvaise  action  : 
il  aurait  pn  ajouter,  avec  non  moins  de  sens,  que  les  bons 
exemples  valent  mieux  que  les  meilleurs  préceptes. 

La  Rochefoucauld  a  peint  les  hommes  comme  les  fait 
<|uek|tiQfc>iac  le  monde;  Marc-Aurèle,  comme  les  fait  ra- 
rement la  philosophie  ;  et  nous,  comme  les  fait  toujours 
la  nature. 

Qu'il  nous  soit  permis,  en  terminant,  d'adresser  une 
prière  à  nos  lecteurs  :  c'est  de  ne  pas  nous  juger  d'après 
les  passions  de  la  société,  mais  d'après  les  sentiments  de 
leur  âme.  Nous  croirons  avoir  tout  obtenu  s'ils  s'interro- 
gent eux-mêmes  :  car  il  suffit  de  descendre  profondément 
en  soi  pour  y  trouver  le  bien  ;  et  la  vériié  qui  est  dans 
notre  cœur  nous  instruit  mieux  que  les  paroles  qui  passent. 

htm  A    ni'»'^^' ■^**^"*^'^'^'*''^*    <i 


-ÉPIGRAPHE.  . 

Nos  vertus  ne  sont  le  plus  souvent  que  des  vices  âègnisés. 

Dès  la  première  ligne,  l'auteur  nou»  met  en 
garde  contre  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  sur  la  terre, 
la  vertu.  Il  ne  la  nie  point  encore,  mais  il  la  ré- 
duit aux  apparences ,  il  en  empoisonne  la  source  ; 
et,  jetant  notre  âme  dans  le  doute  de  ses  propres 
sentiments,  il  nous  laisse  flotter  indécis  entre  le 
bien  et  le  mal ,  le  vice  et  la  vertu.  On  objectera , 
sans  doute,  que  la  Rochefoucauld  ne  présente 
pas  sa  pensée  d'une  manière  absolue  ;  mais ,  poUr 
détruire  cette  objection ,  il  surffît  de  tourner  quel- 
ques feuillets.  L'auteur  ne  reste  pas  longtemps 
dans  le  cercle  étroit  qu'il  vient  de  se  tracer ,  et 
bientôt,  négligeant  toute  précaution  oratoire,  il 
reproduit  les  mêmes  maximes  sans  exceptions  et 

'  Foyez  les  Mémoires  du  Secrétaire  de  Bayardy  chap.  2. 


DE  LA   ROCHEFOUCAlILDf^^i^^ 


M>0 


sans  restrictions  '  :  contradiction  évidente ,  mais 
iilévitable.  La  Rochefoucauld  devait ,  ou  renoncer 
à  son  système,  ou  généraliser  sa  pensée  :  car, 
|K)ur  détruire  un  système ,  il  suffit  d'une  exception, 
nu.  Maintenant  il  faut  choisir  entre  deux  opinions  : 
ou  Ton  restreint  le  sens  de  cette  maxime  à  quel- 
ques cas  particuliers,  et  alors  elle  ne  renferme 
pMs  qu'une  vérité  commune  dont  il  est  inutile  de 
nous  occuper;  ou  l'on  veut  en  faire  une  applica- 
tion générale,  et  alors  c'est  une  calomnie  qui  tend 
à  déshonorer  le  genre  humain.  Dans  cette  dernière 
hypothèse ,  il  faudrait  ainsi  traduire  la  pensée  :  Tous 
tes  hommes  sont  des  hypocrites;  rien  fi' est  lirai 
que  le  vice.  Poser  ainsi  la  question ,  c'est  la  juger. 
,j^,  Jviais  comment  une  pareille  maxime  se  trouve- 
t-elle  à  la  tête  d'un  livre  qui  porte  le  titre  de  Ré- 
fiexions  ou  sentences  et  maximes  morales  ?  Tous 
ces  titres  promettent,  non  une  suite  de  sophismes 
propres  à  renverser  tout  principe ,  mais  un  déve- 
loppement des  bonnes  et  saintes  doctrines  propres 
à  faire  aimer  la  vérité.  Un  titre  plus  convenable 
eût  été  celui-ci  :  Observations  critiques  sur  les 
mœurs.  Plus  on  étudie  le  tour  d'esprit  de  la  Roche- 
Téucauld  et  le  secret  de  sa  composition,  plus  on  est 
convaincu  que  le  livre  des  Maximes  est  une  critique 
du  siècle,  et  non  un  traité  de  morale.  Condé,  Tu- 
renne,  Richelieu,  Mazarin,  le  cardinal  de  Retz,  la 
duchesse  de  Longueville,  Ninon,  la  Fayette,  Sévi- 
gné,  Anne  d'Autriche ,  viennent  tour  à  tour  se  pré- 
senter à  lui ,  mais  il  ne  les  montre  qu'en  partie. 
Ni  la  reconnaissance,  ni  l'amour,  ni  la  justice,  ne 
peuvent  lui  arracher  un  éloge.  Il  semble  que  ces 
divers  personnages  se  soient  refusés  à  laisser  voir 
leurs  vertus  au  peintre  du  vice.  Ce  livre  est  donc 
une  satire  du  monde,  et  non  un  portrait  de  l'homme. 
Rien  n'y  est  d'une  application  générale  :  chaque 
maxime ,  au  contraire ,  rappelle  celui  dont  elle  ex- 
prime les  opinions  ou  les  actions;  et  lorsque,  tou- 
jours préoccupé  de  la  corruption  qui  l'environne, 
l'auteur  essaie  de  généraliser  sa  triste  philosophie , 
nous  lui  échappons  par  les  plus  doux  sentiments 
dô  la^nature. 
^1  9ila    h  ',0  MAXIME  I. 

Ce  que  nous  prenons  pour  des  vertus,  n'est  souvent  qu'un 
assemblage  de  diverses  actions  et  de  divers  intérêts  que  la 
fortune  ou  notre  industrie  savent  arranger  ;  et  ce  n'est  pas 
toi^Jours  par  valeur  et  par  chasteté  que  les  hommes  sont 
vaillants,  et  que  les  femmes  sont  chastes. 

■.  '  Lé  caractère  de  la  vertu  est  d'être  immuable. 
Ées  événements  les  plus  opposés  la  trouvent  tou- 
jours la  même ,  car  son  intérêt  est  de  faire  le  bien, 
et  cet  intérêt  ne  change  pas.  Les  vices,  au  con- 

'  royez  les  Maximes  5,  I8,  20,  20, 44  ,  Hc. 


traire ,  se  déguisent  suivant  les  circonstances  ;  leur 
hypocrisie  ne  peut  tromper  qu'un  moment,  car  ils 
ne  s'attachent  qu'à  des  intérêts  passagers;  et  à 
mesure  que  ces  intérêts  changent,  l'âme  se  montre, 
et  la  vérité  resté,  ^ ...  .,  '    ,';-  ,.  '     .^''":  ','r* ,, 

Ainsi  disparaît I  par  la  force  des  choses,  l'es- 
pèce de  confusion  que  la  Rochefoucauld  voulait 
établir  entre  le  vice  et  la  vertu. 

La  fausse  vertu  est  celle  du  publicain  qui  S'en- 
vironne de  faste  et  de  mensonge;  la  véritable  est 
celle  du  samaritain  qui  fait  le  bien  par  amour  de 
l'humanité;  et  s'il  existe  une  vertu  supérieure,  elle 
est  le  partage  des  humbles  qui  exercent  la  charité 
sur  la  terre  en  attachant  leurs  regards  au  ciel  :  de 
pauvres  filles  renoncent  au  monde  pour  se  consa- 
crer à  des  œuvres  de  piété;  ce  monde  qu'elles 
abandonnent  doit  ignorer  jusqu'à  leur  sacrifice; 
elles  ne  seront  vues  que  des  malheureux.  La  con- 
tagion ravage  l'Espagne  :  elles  y  courent  S  et 
s'enferment  avec  les  pestiférés.  Tous  les  maux 
qu'elles  viennent  soulager  les  menacent;  déjà  elles 
exhalent  l'odeur  des  cadavres  ;  on  s'effraie,  on  fuit 
à  leur  approche;  rien  ne  les  occupe  que  les  souf- 
frances qu'elles  soulagent;  elles  supportent  avec 
calme  d'horribles  travaux..  ..  des  choses  dont  la 
seule  pensée  peut  glacer  les  plus  fermes  courages,  et 
dénaturer  même  le  cœur  d'une  mère  !  Pensez-vous 
que  leur  récompense  soit  de  ce  monde  ?  Serait-ce 
la  gloire  ?  leur  nom  même  nous  est  inconnu  !  Les 
richesses  ?  elles  ont  fait  vœu  de  pauvreté  !  L'inté- 
rêt ?  oh  oui  !  l'intérêt  de  l'humanité,  celui  du  ciel;  car 
elles  ne  tiennent  plus  à  la  terre  que  par  nos  maux, 
et  c'est  dans  la  mort  qu'elles  ont  mis  leur  espérance. 

Voilà  la  vertu  telle  que  la  fait  la  religion;  mais 
la  Rochefoucauld  ne  suit  point  notre  âme  dans  ces 
hauteurs  où  elle  se  divinise.  Il  ne  voit  que  la  cour; 
ses  maximes  sont  le  fruit  d'un  temps  de  trouble  et 
de  discorde;  elles  s'appliquent  aux  hommes  déshu- 
manisés par  les  factions ,  et  non  aux  sociétés  bien 
ordonnées.  Car  si  la  plupart  de  nos  vices  naissent 
de  la  société,  nous  lui  devons  aussi  la  plupart  de 
nos  vertus;  c'est  le  commerce  des  hommes  qui 
nous  inspire  les  beaux  dévouements  de  la  charité , 
et  c'est  la  pensée  de  Dieu  qui  les  rend  sublimes. 

Le  seul  trait  des  sœurs  de  Sainte-Camille  suffit 
pour  nous  convaincre  que  la  Providence  règle  l'his- 
toire des  hommes  comme  celle  de  la  nature,  et 
qu'il  peut  résulter  de  l'étude  même  des  désordres 
et  des  maux  de  nos  sociétés ,  une  théologie  aussi 
lumineuse  que  celle  qui  résulte  de  l'étude  de  l'hai- 
monie  des  mondes. 

Il  faut  encore  conclure  de  ces  observations ,  que 

*  Les  sœurs  de  Sainte-Camille. 


200 


EXAMEN  CKlTiQCJE  DES  MAXIMES 


1 


l'auteur  a  peint  les  liommes  d'une  manière  au  moins 
bien  incomplète.  11  est  comme  ces  artistes  qui  sa- 
crifient l'ensemble  de  leurs  tableaux  à  un  seul 
coup  de  lumière  :  on  ne  voit  sortir  de  la  toile 
qu'une  figure  éclatante  ;  l'obscurité  couvre  le  reste, 
Ainsi  la  Rochefoucauld  nous  éblouit  en  éclairant 
nos  vices ,  et  nous  emp^.che  de  reconnaître  la  vertu 
qu'il  a  rejetée  dans  l'ombre.  Sa  plume,  dont  on  a 
justement  vanté  l'élégance,  est  guidée  souvent  par 
les  aperçus  d'un  esprit  fin  et  délicat,  mais  elle  ne 
l'est  jamais  par  ce  sentiment  vif  qui,  en  s'écbap- 
pant  du  cœur,  nous  fait  aimer  la  vertu,  et  qui  suf- 
liruit  seul  pour  confondre  les  sophistes  qui  la  nient. 

Quelque  découverte  que  l'on  ait  faite  dans  le  pays  de  l'a- 
njQur-propre,  il  y  reste  encore  bien  des  terres  inconnues. 

.-C-est  ici  le  premier  mot  du  système  que  l'au- 
teur va  développer.  Il  a  voulu  chercher  dans  un 
vice  le  mobile  de  toutes  nos  actions;  mais  il  est 
utile  de  remarquer  que  ce  mobile  unique  ne  lui 
suffisant  pas,  il  s'est  vu  obligé  d'appeler  d'autres 
passions  au  secours  de  son  système,  et  de  con- 
fondre sans  cesse  l'orgueil ,  la  vanité ,  l'intérêt  et 
l'égoïsme,  avec  l'amour-propre.  Non  -  seulement 
cette  confusion  détruit  l'unité  de  son  principe, 
mais  encore  elle  le  conduit  souvent  à  des  résultats 
opposés  à  ce  principe.  Le  mobile  de  nos  actions 
cessant  d'être  vil,  la  vertu  doit  reprendre  ses 
droits,  et  c'est  ce  qui  arrive  toutes  les  fois  que 
l'auteur  confond  l'amour  de  soi  avec  l'intérêt  ou 
l'égoïsme;  car  l'amour  de  soi  n'est  pas  toujours  un 
vice.  Le  législateur  qui  a  le  mieux  connu  la  nature 
de  l'homme ,  sa  force  et  sa  faiblesse ,  pose  eji  prin- 
cipe qu'il  faut  aimer  le  prochain  comme  soi-même^ 
et  Dieu  par-dessus  tout.  Tant  que  nous  ne  dépas- 
sons pas  cette  proportion,  nous  sommes  dans 
Tordre  ;  tant  que  nous  ne  nous  faisons  pas  centre , 
nous  sommes  dans  l'ordre  ;  tant  que  nous  ne  vou- 
lons notre  bien-être  qu'avec  celui  des  autres ,  nous 
sommes  dans  l'ordre.  L'amour  de  soi  peut  donc 
entrer  dans  une  action  vertueuse  :  ce  n'est  pas 
Kabnégation  entière  de  ce  sentiment  qui  fait  la 
vertu,  c'est  sa  juste  proportion.  Aimer  le  prochain 
comme  soi-même,  voilà  la  vertu;  s'aimer  plus 
que  tous  les  autres ,  voilà  le  vice  ;  aimer  les  autres 
plus  que  nous,  c'est  s'élever  au-dessus  de  l'huma- 
nité, c'est  être  un  sage,  un  saint,  un  héros,  So- 
crate,  Fénélon,  saint  Louis!  [f^oijez  la  note  de  la 
Maxime  202). 

V. 

La  durée  de  nos  passions  ne  dépend  pas  plus  de  nous  ^  que 
la  durée  de  notre  vie. 

Si  e^ïla  était  juste,  de  quoi  nous  servirait  la  vo- 


lonté.^ La  vojonté  des  hommes  fait  leur  caractère,: 
c'est  la  puissance  donnée  au  génie  de  régner  sur  \^. 
monde,  c'est  la  puissance  donnée  au  sage  de  régner 
sur  lui-même.  Nier  cette  puissance ,  c'est  nier  1^ 
vertu,  c'est-à-dire  la  possibilité  des  sacrifices; 
c'est  nier  le  repentir  qui  tourmente  le  coupable, 
et  rejeter  la  sagesse ,  cette  noble  faculté  qui  nous 
montre  dans  l'homme  un  Dieu  déchu,  mais  libr^ 
encore  de  reprendre  son  rang.  Won- seulement  la 
conscience  repousse  ce  système,  mais  il  est  en 
contradiction  avec  l'assentiment  de  tous  les  peU: , 
pies  de  la  terre.  Tous  attachent  une  gloire  i|n- 
mense  à  triompher  de  l'amour,  de  l'ambition,  de 
la  haine ,  de  la  vengeance  ;  tous  élèvent  le  courage 
qui  surmonte  ces  passions  au-dessus  de  celui  qui 
dédaigne  la  vie.  Cette  pensée  du  genre  humain  ne 
serait-elle  qu'une  erreur?  et  les  grands  exemples 
de  nos  grands  hommes ,  Fénélon  condamnant  ses 
propres  ouvrages ,  Louis  XIV  rendant  les  sceaux 
au  président  Voisin,  saint  Louis  maître  de  son 
âme,  et  ne  lui  permettant  que  des  vertus,,  ne  se-  , 
raient-ils  que  des  mensonges  qu'il  faudrait  effâceif 
de  notre  histoire?         ,  .. 

.  ^    .„    ..     ...    K    c.?l    j.'u-iilil  l,e.ui-iJ  3!!'    ■-.•    M- 

Les  passions  sont  leî  seuls  ôi-ateurs  qui  persuadent  tot^|ours. 
Elles  sont  comme  un  art  de  la  nature,  dont  les  règles  sont  itt- 
failliblcs  ;  et  l'homme  le  plus  simple ,  qui  a  de  la  passion ,  per- 
suade mieux  que  le  plus  éloquent  qui  n'en  a  point. 

Cette  pensée  est  trop  générale.  L'art  de  persuà; 
der  ne  vient  pas  tant  de  la  passion  qu'on  éprouvé» 
que  de,  celle  qu'on  sait  exciter.  C'est  le  véritable 
objet  de  l'éloquence.  On  se  méfie  d'un  homme  co- 
lère, à  moins  qu'il  ne  réveille  un  sentiment  d'ii^- ,, 
dignation;  d'un  orgueilleux,  s'il  n'a  l'adresse  d^/ 
flatter  l'orgueil.  Or  on  peut  être  très-passionné,'  , 
et  manquer  ce  l?ut,  qui  vient  de  la  réflexion. 


X. 


Il  y  a  dans  le  cœur  humain  une  génération  perpétuelle  de ,  ^ 
passions,  en  sorte  que  la  ruine  de  l'une  est  presque  toujoli^ 
l'étiiblissement  d'une  autre.  *"  h 

Et  cependant,  quelles  que  soient  leur  rapidité  éf' 
notre  inconstance,  les  passions,  dit  énergiquemeriï  ,' 
Bossuet,  ont  une  infinité  qui  se  fâche  de  ne  pou-  ^. 
voir  être  assouvie  \  Ah!  sans  doute,  cette  infinité 
est  comme  l'instinct  de  l'âme ,  qui  sent  le  besoin 
de  s'attacher  à  quelque  chose  d'éternel.  Ainsi  ta  , 
pensée  de  la  Rochefoucauld  nous  révèle  un  bien- 
fait de  la  nature  ,  car ,  dans  leur  passage  rapide',' 


KJ'j 


toutes  les  passions  nous  laissent  mécontents  d'elles  ^ 
et  de  nous,  de  leurs  plaisirs  comme  de  leurs'* 
peines;  et  ce  mécontentement  nous  conduit  peàV' 

'  Sermon  pour  le  troisième  dimanche  de  l'A  vent. 


^^4iÉ  M  Rochefoucauld!^- i^y 


à  i)€u  à  la  seule  passion  qiii  puisse  avoir  de  la  du- 
rée, la  vertu.    '"  '*       '  ' 

Cette  clémence ,  dont  on  fait  une  vertu ,  se  pratique ,  tantôt 
par  vanité,  quelquelois  par  paresse,  souvent  par  crainte,  et 
presque  toujours  par  tous  les  trois  enseEoble, 

'Vyyîci  une  dé  ces  maximes  fondamentales  qui 
proiivent  la  fausseté  de  tout  le  système.  Le  vice 
est  ce  qui  fait  le  malheur  des  hommes,  la  vertu 
ce  qui  les  rend  heureux.  Une  maxime  qui  tend  à 
détruire  une  vertu ,  pour  y  substituer  un  vice ,  est 
donc  une  maxime  fatale  au  bonheur  des  hommes  ; 
et  une  maxime  fatale  au  bonheur  des  hommes  ne 
peut  être  la  vérité  :  le  caractère  de  la  vérité  est 
d'élever  l'âme,  et  non  de  l'avilir;  de  répandre  la 
vie  dans  les  sociétés  humaines,  et  non  d'y  propa- 
ger la  destruction  ;  de  faire  trembler  les  tyrans , 
et  non  de  les  encourager.  Ces  principes  suffiraient 
sans  doute  pour  condamner  la  Rochefoucauld, 
lors  même  que  l'expérience  ne  serait  pas  contre 
lui.  En  effet,  que  penser  d'un  système  qui  se 
trouve  contredit  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  et 
de  sublime  dans  l'histoire  des  hommes  ?  Y  avait- 
il  donc  un  sentiment  de  crainte,  de  vanité  ou  de 
paresse  dans  l'âme  de  Henri  IV ,  lorsque ,  se  reti- 
rant devant  le  duc  de  Parme ,  il  laissait  échapper 
la  victoire ,  plutôt  que  de  livrer  Paris  aux  horreurs 
du  pillage  ?  «  J'aime  mieux  n'avoir  point  de  Paris, 
disait-il ,  que  de  l'avoir  tout  ruiné  et  tout  dissipé 
par  la  mort  de  tant  de  personnes.  »  Non ,  la  Ro- 
chefoucauld n'avait  pas  lu  dans  le  cœur  de  Henri  IV  ; 
il  ne  connaissait  pas  la  véritable  clémence,  celle 
qu'on  adore  dans  Charles  V,  dans  Louis  XII ,  et 
même  dans  César,  qu'on  haïrait  sans  elle.  La  clé- 
mence est  la  bonté  appliquée  aux  grandes  choses  ; 
c'est  un  sentiment  de  générosité  et  d'amour  en- 
vers nos  ennemis,  qui  met  les  rois  au  rang  des 
dieux  :  elle  est,  dit  Plutarque,  la  partie  divine  de 
la  vertu.  Ainsi  s'accordent  ensemble ,  et  les  actions 
des  grands  hommes,  et  les  maximes  des  vrais 
sages.  Cette  vertu  existe  parce  que  l'humanité  en 
a  besoin  :  elle  existe  parce  que  son  absence  serait 
la  perte  du  faible ,  et  la  malédiction  des  hautes  for- 
tunes. 

If^ous  avons  dit  que  la  Rochefoucauld  se  con- 
tente trop  souvent  de  peindre  son  siècle ,  et  de  ré- 
duire en  maximes  ce  qui  se  passait  en  lui  et  au- 
tour de  lui.  Cette  remarque  trouve  ici  son  appli- 
cation, car  la  pensée  sur  la  clémence  n'est  autre 
chose  que  l'expression  de  la  politique  d'Anne 
d'Autriche.  I^a  Rochetoucauld  lui  avait  tout  sacri- 
fié, jusqu'à  la  faveur  du  cardinal  de  Richelieu  *. 

'  lyfnnohrs  delà  /îw/</:/V»»/r</?//(/,  pr^'inière part  ,  pa^ena. 


201 

Devenue  régente,  elle  ne  laissa  tomber  ses  grâces 
que  sur  ceux  qu'elle  haïssait;  ses  amis  furent  ou- 
bliés. Croyant  montrer  sa  force  dans  sa  générosité ,. 
elle  ne  montra  que  sa  faiblesse  dans  son  ingrati- 
tude. Les  criminels  furent  justifiés  ^  ;  on  donnait 
tout  à  qui  savait  se  faire  craindre.  lEn  un  mot ,  Ri- 
chelieu avait  cessé  de  vivre,  non  de  régner  :  on 
eût  dit  que  lui-même ,  longtemps  après  sa  mort , 
écrasait  encore  ses  ennemis ,  et  se  ressaisissait  du 
pouvoir  dans  la  personne  de  Mazarin,  sa  créature. 
Ainsi ,  Anne  d'Autriche ,  en  comblant  de  faveurs 
les  anciens  protégés  de  Richelieu ,  se  montra  clé- 
mente envers  ses  persécuteurs,  mais  de  cette  clé- 
mence dont  parle  la  Rochefoucauld ,  qui  se  prati- 
que par  vanité,  par  paresse  ou  par  crainte.  La 
guerre  de  la  Fronde  fut  la  suite  de  tant  d'injus- 
tices :  Anne  d'Autriche  ne  tarda  pas  à  se  convaincre 
que  la  fidélité  des  courtisans  ne  s'attache  qu'aux 
récompenses ,  et  c'est  alors  que  la  Rochefoucauld 
eut  le  triste  honneur  ^  de  faire  trembler  sa  souve- 
raine. Tous  les  Mémoires  du  temps  parlent  de  ses 
intrigues  avec  la  duchesse  de  Longueville,  qui  fut 
l'aventurière  d'un  parti  dont  le  cardinal  de  Retz 
se  fit  l'enfant  perdu ^.  Après  de  tels  événements, 
doit-on  s'étonner  de  trouver  dans  le  livre  de  la 
Rochefoucauld  des  traces  de  toutes  les  passions 
qu'il  avait  allumées,  et  qui  auraient  perdu  la 
France  si  Louis  XIV  ne  fût  venu  remettre  tout  à 
sa  place?  .:-»  ^t-j-t  tîn%,  .,.2y  _/■■  ::.^'-     4^  ^^''■■\, 

xviir; 

La  modération  est  une  crainte  de  toml)er  dans  l'envie  et 
dans  le  mépris  que  méritent  ceux  qui  s'enivrent  de  leur  bon- 
heur; c'est  une  vaine  ostentation  de  la  force  de  notre  esprit; 
et  enfin  la  modération  des  hommes  dans  leur  plus  haute  élé- 
vation ,  est  un  désir  de  paraître  plus  grands  que  leur  fortune. 

Nouvelle  preuve  que  la  Rochefoucauld  avait 
puisé  ses  maximes  dans  son  siècle ,  et  non  dans  la 
morale  du  genre  humain.  Ce  qu'il  dit  ici  de  la  mo- 
dération est  un  trait  du  caractère  de  Mazarin, 
qui,  selon  madame  de  Molteville,  «  affectait  d'être 
«  gai  quand  ses  affaires  allaient  mal ,  pour  mon- 
<i  trer  qu'il  ne  s'étonnait  point  dans  le  péril;  et 
«  froid  quand  elles  allaient  bien,  pour  faire  voir 
«  qu'il  ne  s'emportait  pas  dans  la  prospérité  \  >» 
On  n'admettra  donc  pas,  comme  une  maxime  gé- 
nérale ,  cette  critique  particulière.  Sans  doute  per- 
sonne n'était  dupe  de  la  gaieté  ou  de  l'indifférence 
de  Mazarin  :  on  savait  trop  que  cette  hypocrisie 
était  le  voile  de  son  ingratitude  et  de  son  ambi- 


»  Mémoires  du  cardinal  de  liefz,  tome  I,  page  03. 

*  Mémoires  de  viadome  de  Molteville,  tome  1,  paR<>  l'iO. 
3  Mémoires  du  cardinal  de  Retz ,  ton»'  I ,  page  29». 

*  Mémoires  de  madame  de  Motteville ,  tonu;  II,  paj^f  ir.. 


202 


EXAMEN  CRmQUE  DES  MAXIMES 


lion;  mais  le  moiid«  entier  crut  k  Phocion,  lors- 
que avant  de  boire  la  ciguë  il  se  tourna  vers  son 
fils,  et  lui  dit  :  «  Je  te  commande  et  te  prie  de  ne 
«  porter  point  rancune  |ïour  ma  mort  aux  Athé- 
«  niens.  »  La  vie  entière  du  héros  attestait  la  vé- 
rité de  ce»  paroles. 

XX. 

!iM*La'«onstaHco  des  sages  n*e8t  que  l'art  de  renfermer  leur 
Ai^taUoQ  duns  leur  cœur. 

Ainsi  la  sagesse  n'est  encore  que  de  Thypocrisie! 
Remarquez  que  cette  définition  de  la  constance  est 
une  suite  de  la  Maxime  18,  et  ne  peut,  comme 
elle,  s'appliquer  qu'à  Richelieu  ou  à  Mazarin. 
Voyez  d'ailleurs  quels  seraient  ses  résultats.  Ne 
faudrait-il  pas  en  conclure  que  la  sagesse  est  fu- 
neste à  l'humanité,  puisque,  sans  nous  ôter  les 
maux,  elle  nous  priverait  des  consolations?  La 
constance  du  vrai  sage  est  l'art  d'opposler  aux  agi- 
tations de  la  vie  une  force  qui  les  détruise;  c'est 
un  amour  de  la  vertu  qui  ne  peut  être  ébranlé  ni 
par  la  crainte,  ni  par  l'espérance.  Mais  il  est  une 
autre  vertu  supérieure  à  celle  des  sages  :  c'est  la 
résignation  du  chrétien,  vertu  qui  met  à  la  place 
de  nos  souffrances  un  sentiment  d'amour  pour 
celui  qui  les  envoie;  vertu  pleine  de  vigueur,  qui 
écarte  toutes  les  incertitudes,  car  elle  ne  s'appuie 
plus  sur  nous,  mais  sur  Dieu,  et,  transportant 
nos  désirs  de  la  terre  au  ciel,  elle  nous  console 
des  douleurs  qui  passent  par  l'espérance  d'une 
joie  qui  ne  passera  jamais.  Épictète  était  pénétré 
de  tout  ce  que  cette  morale  a  de  plus  sublime,  lors- 
qu'il disait,  en  s'adressant  aux  dieux  :  «  J'ai  été 
«  malade  parce  que  vous  l'avez  voulu,  et  je  l'ai 
«  voulu  de  même  ;  j'ai  été  pauvre  parce  que  vous 
«  l'avez  voulu,  et  j'ai  été  content  de  ma  pauvreté;  j'ai 
«  été  dans  la  bassesse  parce  que  vous  l'avez  voulu, 
«  et  je  n'ai  jamais  désiré  d'en  sortir.  »  Pensées 
touchantes ,  qui  ne  peuvent  s'échapper  que  d'une 
âme  paisible ,  et  qui  n'arrivent  à  la  nôtre  que  pour 
la  remplir  de  courage  et  d'amour.  Si  la  constance 
des  sages  n'était  que  l'art  de  renfermer  leurs  agi- 
tations dans  leur  cœur,  Épictète  aurait  eu  l'enfer 
dans  le  sien.  Peu  d'hommes  furent  aussi  malheu- 
reux ,  et  c'est  du  sein  de  ses  misères  qu'il  poussa 
ce  cri  sublime  :  «  Je  suis  Épictète ,  esclave ,  estro- 
«  pié ,  un  autre  Irus  en  pauvreté  et  en  misère ,  et 
«  cependant  aimé  des  dieux!  » 

XXII. 

La  philosophie  triomphe  aisément  des  maux  passés  et  des 
»-»aux  à  venir  ;  mais  les  maux  présents  triomphent  d'elle. 

Anaxarque ,  Diogène ,  Épictète ,  Socrate ,  appri- 
rent au  monde  que  la  philosophie  est  supérieure  à 


la  misère,  à  l'esclavage ,  à  la  douleury  à  l«  mon. 
La  Rochefoucauld  prétendait- il  nier  ces  grands 
exemples,  ou  les  renverser  par  une  maxime? 
(  f^'oyez  la  note  de  la  Maxime  20). 

XXIIL 

Peu  de  geDs  connaissent  la  mort  ;  on  ne  la  souffre  pas  ordi- 
nairement par  résolution ,  mais  par  stupidité  et  par  coutume; 
et  la  plupart  des  hommes  meurent  parce  qu'on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  mourir. 

La  crainte  de  la  mort  n'est ,  si  l'on  peut  S'expri- 
mer ainsi ,  qu'un  sentiment  physique ,  un  mstmct 
nécessaire  à  notre  conservation.  C'est  une  senti- 
nelle commise  à  la  garde  de  l'être  matériel ,  et  qui 
se  retire  à  mesure  que  la  morale  nous  éclaire ,  ou 
que  notre  intelligence  s'agrandit.  L'homme  laissé 
à  lui-même  n'éviterait  aucun  mal;  les  animaux 
partagent  cet  instinct  avec  l'homme ,  l'âme  n'y  est 
pour  rien  :  ou  plutôt  c'est  de  l'âme  seule  que  nous 
apprenons ,  contre  le  témoignage  de  tous  nos  sens, 
que  la  mort  est  le  plus  grand  des  biens ,  jusque-là 
que  le  malheureux  l'appelle ,  que  le  héros  la  brave, 
que  le  chrétien  la  bénit.  La  mort  n'est  pas  notre 
affaire,  c'est  celle  de  la  nature;  pour  ne  la  pas 
craindre ,  loin  d'en  détourner  la  vue ,  il  suffit  de 
l'envisager  et  de  la  comprendre,  {t^oyez  les  riëtès 
des  Maximes  26  et  604.>.i>.  ,  ,i.>.».i  /».  i.  i . 

Le  soleil  ni  laf  itM^t  ne  se  peuvent  regarder  Ëxement. 

Les  anciens  redoutaient  la  mort ,  ne  pouvant  ni 
la  comprendre,  ni  consentir  à  paraître  la  craindre. 
Ils  l'embrassèrent  avec  mépris,  et  ce  mépris  fit 
leur  grandeur.  Politique ,  mœurs ,  philosophie ,  tout 
fut  dirigé  dans  ce  but.  Socrate  seul,  en  méditant 
sur  la  mission  de  l'homme ,  pressentit  que  la  mort 
devait  renfermer  le  prix  de  la  vertu.  Il  mit  sa  con- 
fiance en  Dieu,  et,  le  cœur  pénétré  de  ce  senti- 
ment nouveau ,  il  s'endormit  sur  la  terre  pour  se 
réveiller  dans  le  ciel.  Mais  la  foi  du  chrétien  a  pé- 
nétré plus  avant  dans  ces  abîmes.  Ce  n'est  point 
assez  pour  lui  de  regarder  la  mort  fixement ,  il  la 
contemple  avec  joie ,  il  l'attend  avec  amour.  Tous 
ses  mystères  lui  sont  dévoilés  :  elle  n'accroît  pas 
ses  peines ,  elle  les  dissipe  ;  elle  ne  trouble  pas  ses 
espérances,  elle  les  accomplit;  elle  ne  lui  ôte  pas 
la  vie ,  elle  la  lui  donne.  Ainsi  le  passé  comme  le 
présent,  la  fin  des  sages  les  plus  illustres  comme 
«elle  des  chrétiens  les  plus  obscurs,  démentent 
cette  pensée  calomnieuse.  Caton  en  eût  rougi, 
Bayard  ne  l'eût  pas  comprise.  Et  vous ,  pieuses  vic- 
times de  notre  révolution ,  qu'auriez-vous  dit  de 
ce  langage,  vous  qu'on  vit  prier  pour  vos  assas- 
sins, et  qui,  au  moment  de  quitter  la  terre,  ne 


»?V  ïPE  1.A  ROCHEFOUCAULÏÏF,/^/:! 


203 


cépandiex  des  pleuf  s  que  sur  iioa  okmix?  (  f^oyezki  -, 
4io4e  de  1» Maxime  ô04)ii  i  - 5     ..v  ;iv;vf>'i         j 

La  jalousie  est,  en  quelque  manière,  juste  et  raisonnaWe,  | 
puisqu'elle  ne  tend  qu'à  conserver  un  bien  qui  nous  appartient  ^ 
(Ml  tfue  nous  croyons  nous  appartenir  :  au  lieu  que  l'envie  est  \ 
iriie  (tir^MX  qsui  ne  peut  souffrir  le  Lien  des  autrest  ! 

«"'fci'f  comme  dans  iinefottle  d'autres  Maximes,  Fau- 
teur n'envisage  qu'un  des  cotés  de  la  passion  qu'il 
r«ut  excuser.  Il  n'y  a  point  de  coupable  qui  n'ait 
ses  raisons.  Dans  les  âmes  communes,  la  jalousie 
ne  dévelopi)e  que  bassesses,  méfiances,  soupçons; 
éims  les  âmes  vigoureuses,  ses  fruits  sont  la  fureur 
et  le  crime.  Chacun  en  supporte  te  poids  suivant  sa 
force  ;  mais  l'avilissement  est  pour  tous.  Quant  à 
Feuvie,  passion  obscure,  lâche,  honteuse  d'^elle- 
même,  elle  ne  souffre  pas  toujours  du  bien  des  au- 
tres, mais  seuleiiaent  de  n'être  pas  aussi  bien  que 
les  autres.  Charroa  l'a  supérieurement  définie,  lors- 
qu'il a  dit  :  «  C'est  un  regret  du  bien  que  les  autre? 
^ssè(kni^.8t  qui  tourne  ce^  bien  à  notre  mal.  »i  ^  j 
jtiofi  ?j  ]  tgyV  lïi'td  K.^  Jm^*>  fil  rjo''àiî'  »  'i.  eep  | 

.î^  Le  mal  que  nous  faisons  ne  nous  attire  pa»  tant  depersé- 
mlion  et  de  liaine  que  nos  bonnes  qualités. 

Il  est  deux  manières  de  considérer  cette  Maximîe  ; 
comme  maxime  générale,  et  comme  maxime  d'excep- 
tion. La  première  proposition  serait  une  absurdité. 
La  Roéhefoueaxïfd  n'a  pas  pu  dire  que,  dans  le 
commerce  habituel  de  la  vie,  la  sincérité,  l'inno- 
eeoce,  la  générosité,  la  modestie,  nous  attirent  la 
haine  et  la  persécution  ;  tandis  que  la  colère ,  Fin- 
justice,  la  violence,  la  mauvaise  foi,  nous  donnent 
des  amis.  En  se  bornant  donc  à  la  seconde  propo- 
.sition ,  tl  faut  avouer  que  les  grandes  qualités  irri- 
tent quelquefois  les  méchants,  et  qu'elles  excitent 
la  persécution  ;  mais  dire  qu'elles  appellent  la  haine, 
c'est  calomnier  le  genre  humain.  Socrate  et  Fénélon 
furent  persécutés,  ils  ne  furent  point  haïs  ;  ou  phir 
tôt  jamais  ils  n'inspirèrent  autant  d'amour  qu'au 
moment  Gii  ils  recueillaient  le  prix  de  leurs  vertus, 
fwi  dans  une  prison,  l'autre  dans  Fexil.  Si  vous 
êtes  méchants,  les  hommes  vous  haïssent  ;  si  vous 
êtes  bons,  ils  vous  persécutent.  Heureusement  le 
choix  est  facile  entre  ces  deux  extrémités,  car  on 
peut  supporter  Finjustice  des  hommes  ;  mais  leur 
haine  est  un  supplice  qui  ne  nous  laisse  ni  conso- 
tetion  ni  refuge.  {Foy.  h  note  de  la  Maxime  238). 


XXXIV. 


l'orgueil  ne  nous  rend  point  insensible  ;  on  peut  donc, 
sans  avoir  de  l'oigueil  y  être  blessé  de  celui  di» 
iOI&nittK;  ii'i  j-r  -V  iii,lli.«iOy  >]  C*t  »  1  iïb  lui  J9  ^«Ul 

^^dl/v   n:f   H-^i'i  r.iT?    XXÎXV^-  ■*'3f^ï  ^hi<.,q  fsiir,q  ■• 

'  l'orguèfï  est  ^al  "dans  fous  les  homine»,  et  il  tt*fa  ^Wf- 
férenee  qu'aux  moyens  et  à  la  marûère  dé  le  mettre  aurjdUli 

L'orgueil  n'étant  qu'une  fausse  mesure  de  nous- 
mêmes,  il  est  évident  que  cette  mesure  a  plus  ou 
moins  d'étendue,  suivant  notre  caractère  ou  nos  pas- 
sions. Soutenir  que  l'orgueil  est  égal  dans  tous  les 
hommes,  c'est  donc  soutenir  qu'Alexandre  et  saint 
Louis  avaient  le  même  caractère  et  les  mêmes  pas- 
sions; c'est  ne  mettre  nulle  différence  entre  Pra- 
don,  qui  se  plaignait  de  Finjustice  du  public  soulevé 
contre  ses  pièces,  et  Racine,  qui,  frappé  de  la  froi- 
deur de  ce  même  public  pour  Âthalie,  emporta  dans 
la  tombe  la  douloureuse  pensée  qu'il  s'était  trompé  ; 
enfin,  c'est  nier  la  modestie,  vertu  des  âmes  ^li- 
cates,  et  qui  sert  de  voile  aux  autres  vertus. 
►  ciLiGt'îà  fiTij  i'jjo  :  d  il'  -'w  *-în  mf' 

.^  .,  ^  .:..,^  _.:,  .xxxvn.  ,.   .,..;  ..„•  , ..,_ 

^  ^'orgueil  a  plus  de  part  que  la  bonté  aux  remontrances  que 
BOUS  fMsons  à  ceux  qui  commettent  des  fautes ,  et  nous  ne  le» 
reprenons  pas  tant  pour  les  en  corriger ,  que  pour  leur  per- 
suader que  nous  en  sommes  exempts. 

.ji,y^a,âu  moins  de  grandes  exceptions  à  cette  rè- 
gle ;  et  la  Rochefoucauld  ne  pensait  pas  sans  doute 
en  faire  l'application  aux  ieçons  paternelles  et  aux 
conseils  de  l'amitié.  Avertir  et  être  averti ,  dit  Ci- 
céron,  c'est  le  propre  de  l'amitié.  Au  reste,  l'auteur 
en  convient  lui-même  dans  une  autre  pensée  qu'il 
est  difficile  de  mettre  d'accord  avec  celle-ci. 

«  Le  plus  grand  effet  de  l'amitié,  dit-il,  n'est  pas 
«  de  montrer  nos  défauts  à  un  ami,  c'est  de  lui 
«  fa^jfe  voir  lessivas.  »  (Maxime  41,0),^ 


.   ^\;  nous  nVvions  point  d'orgueil ,  nous  ne  nous  plaindrions 
pas  de  Celui  des  autres. 

Pensée  plus  brillante  que  solide.  L'absence  de 


xxxviii; 


Hi^-  \  3\\  liii-Ài 


NoTis  promettons  selon  nos  espérances  ,,et  nous  tenons  seloq 
nos  craintes. 

Nouveau  trait  du  caractère  de  Mazarin.  Sans  re- 
connaissance pour  les  services  passés ,  il  ne  laissai! 
tomber  les  grâces  de  la  cour  que  sur  ceux  qui  avaient 
Faudace  de  s'en  faire  crainclre.  L'art  de  promettre 
ftit  pour  lui  l'art  de  régner.  Prodigue  seulement 
d'espérance,  flatteur  de  ses  propres  courtisans,  il 
amusait  leur  vanité,  laissant  entrevoir  dans  l'avenir 
des  faveurs  considérables ,  pour  se  dispenser  d'en 
accorder  de  légères.  La  Rochefoucauld  fut  victime 
de  ses  promesses  hypocrites;  mais  il  ne  pensait 
pas,  sans  doute,  que  lire  dans  le  cœur  de  Mazarin 
c'était  lire  dans  le  creur  de  tous  les  hommes. 

On  trouve,  dans  les  Fragments  historiques  de  Ra- 
cine, une  explication  ingénieuse  de  cette  politique 


^204 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


de  Mazdpin  :  nous  la  citons  comme  le  complément 
de  la  pensée  de  la  Rochefoucauld. 

«  La  raison  pourquoi ,  dit-il ,  le  cardinal  différait 
«  tant  à  accorder  les  grâces  quMl  avait  promises, 
«  c'est  qu'il  était  persuadé  que  l'espérance  était 
«  bien  plus  capable  de  retenir  les  hommes  dans  le 
«  devoir,  que  non  pas  la  reconnaissance  '.  » 

XLII. 

Nous  n'avons  pas  assez  de  force  poor  saivre  toute  notre 
raison. 

Cette  pensée  fut  ainsi  retournée  par  madame  de 
Grignan  :  «  Nous  n'avons  pas  assez  de  raison  pour 
employer  toute  notre  force.  »  Madame  de  Sévigné 
trouvait  cette  Maxime  plus  vraie  que  celle  de  la 
Rochefoucauld.  .>!    ^     . 

La  force  et  la  faiblesse  de  l'esprit  sont  mal  nommées  ;  elles 
ne  sont  en  effet  que  la  bonne  ou  la  mauvaise  disposition  des 
organes  du  corps.  fihi\'    -ut  U{>ëit[    u}-»ii>   htl- 

Si  la  bonne  oùià'^ii^fte'^^isiiosîtioîi  dîi  corps 
réglait  la  force  ou  la  faiblesse  de  l'esprit ,  il  en  ré- 
sulterait nécessairement  que  tous  ceux  dont  les  or- 
ganes sont  sains  devraient  avoir  l'esprit  vigoureux, 
et  que  tous  ceux  dont  les  organes  sont  malades  de- 
vraient avoir  l'esprit  faible  :  chose  que  l'expérience 
dément ,  et  que  par  cela  même  il  est  inutile  de  com- 
battre. La  Rochefoucauld  a-t-il  voulu  dire  que  l'âme 
est  une  harmonie  de  toutes  les  parties  du  corps ,  et 
que  la  puissance  de  la  pensée  augmente  ou  dimi- 
nue, suivant  la  perfection  de  cette  harmonie?  Il 
faudrait  toujours  en  conclure  qu'un  corps  faible  ne 
donnerait  qu'une  âme  faible,  ce  qui  est  également 
contraire  à  l'expérience.  César  était  d'une  complexion 
délicate  ;  et  c'est  dans  un  corps  débile  que  brûlait 
l'âme  la  plus  énergique  de  Rome,  celle  de  Caton. 
D'un  autre  côté ,  si  la  force  de  l'esprit  était  un  ré- 
sultat de  l'harmonie  de  tous  les  membres  du  corps , 
lorsqu'un  homme  aurait  perdu  un  bras,  sa  pensée 
devrait  s'affaiblir,  ce  qui  n'est  point  encore  arrivé. 
L'esprit  agit ,  au  contraire ,  avec  d'autant  plus  de 
liberté  que  le  corps  le  charge  moins.  Le  délicat 
Athénien  avait  une  âme  bien  autrement  énergique 
que  les  Cimbres  et  les  Teutons ,  dont  la  taille  était 
énorme.  Mais  l'absurdité  du  système  paraît  mieux 
encore ,  lorsqu'au  lieu  d'un  membre  on  retranche 
iHn  organe  ou  même  un  sens  ;  car  la  perte  d'un  or- 
gane devrait  anéantir  une  partie  de  l'âme,  si  celle- 
ci  n'était  qu'une  harmonie  de  toutes  les  parties  du 
corps.  Et  cependant  a-t-on  vu  que  la  cécité  d'Ho- 
mère, de  Milton  et  de  Delille  eût  affaibli  leur  gé- 

'  Œuvros  de  Racine,  tome  V,  p.  299;  Pam,  Lefèvre,  1821. 


nie?  et  ne  semble-t-il  pas,  au  contraire,  que  leurs 
inspirations  devenaient  plus  sublimes,  à  mesure 
que  la  perte  de  leurs  organes  les  détachait  de  la 
terre  ? 

Notre  pensée  est  infinie;  elle  se  porte  dans  le 
passé  et  dans  l'avenir.  J'entends ,  par  le  passé,  com- 
munication avec  Plutarque,  Socrate  et  Platon.  Et 
quant  au  présent,  ma  pensée  pénètre  aussi  facile- 
ment dans  les  pays  les  plus  éloignés  qu'elle  a  pé- 
nétré dans  les  siècles  .-jusque-là,  qu'elle  me  trans- 
porte à  volonté  dans  toutes  les  contrées  que  j'ai 
parcourues.  Or,  si  l'âme  était  une  modification  de 
la  matière,  elle  irait  par  les  mêmes  degrés  ;  et  comme 
pour  aller  à  Rome  il  faut  traverser  les  Alpes  et 
l'Italie ,  de  même  mon  esprit  ne  pourrait  se  pein- 
dre le  Colisée  ou  le  Panthéon  qu'après  avoir  par- 
couru successivement  tous  les  pays  intermédiaires. 
On  m'objectera  peut-être  qu'en  réfutant  les  ma- 
térialistes je  cesse  de  réfuter  la  Rochefoucauld. 
Si  cela  était,  mes  arguments  subsisteraient  encore 
pour  répondre  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  don- 
ner cette  extension  à  sa  doctrine.  Mais  est-il  bien 
sûr  que  je  ne  combatte  pas  l'auteur  des  Maximes, 
et  faut-il  révéler  avec  quel  art  perfide  il  sait  jeter 
comme  au  hasard  une  opinion  dangereuse ,  se  ré- 
servant de  la  développer  ensuite  sans  scandale  ;  of- 
frant le  poison  à  ceux  qui  le  cherchent,  ne  le  déro- 
bant qu'aux  âmes  indifférentes ,  et  marquant  enfin 
le  véritable  point  de  départ  de  toutes  les  doctrines 
funestes  qui  ont  ravagé  le  dix-huitième  siècle  ?  Pour 
mettre  cette  triste  vérité  dans  tout  son  jour,  il  suf- 
fit de  rapprocher  la  Maxime  44  de  la  297%  ainsi 
conçue  : 

«  Les  humeurs  du  corps  ont  un  cours  ordinaire 
«  et  réglé,  qui  meut  et  qui  tourne  imperceptible- 
«ment  notre  volonté;  elles  roulent  ensemble  et 
«  exercent  successivement  un  empire  secret  en 
«  noiis,  de  sorte  qu'elles  ont  une  part  considérable 
«  à  toutes  nos  actions ,  sans  que  nous  le  puissions 
«  connaître.  » 

Une  pareille  Maxime  n'est-elle  pas  un  cours  com- 
plet de  matérialisme  ?  Ainsi  s'éblouit  lui-même  un 
esprit  supérieur,  lorsque,  cessant  de  s'appuyer  sur 
les  principes  de  la  saine  morale,  il  ne  songe  qu'à 
flétrir  la  vertu.  Rousseau  lui  aurait  dit  :  Tu  crois 
me  montrer  un  homme,  et  je  ne  vois  dans  tes 
mains  qu'un  cadavre.  Ainsi  donc,  suivant  la  Ro- 
chefoucauld, la  disposition  de  nos  organes  fait 
notre  force  ou  notre  faiblesse,  et  nos  actions  dé- 
pendent en  grande  partie  du  cours  de  nos  humeurs. 
Il  a  dit  plus  haut  que  la  sagesse  n'était  que  de  l'hy- 
pocrisie, que  la  vertu  n'était  que  de  l'amour-pro-. 
pre;  il  dira  plus  loin  que  la  fortune  gouverne  le 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


205 


monde.  Que  nous  laissera-t-il  poxir  nous  consoler?  ! 
nos  vices  et  sa  philosophie!  l 

On  n'a  que  trop ,  de  nos  jours ,  vanté  cette  in- 
fluence du  tempérament ,  pour  nier  celle  de  la  vertu. 
Nos  physiologistes  croient  sérieusement  avoir  tout 
expUqué  lorsqu'ils  nous  apprennent  que  la  férocité 
de  Sylla  dépendait  d'une  rigidité  de  fibres  j  et  la 
modestie  de  Fabius  d'une  humeur  pituiteuse  k 
Cette  découverte  est  brillante ,  et  sans  doute  elle 
çst  aussi  vraie  que  morale.  Mais  comment  l'appli- 
(jVier  au  caractère  de  ïitus,  par  exemple,  qui, 
avant  d'être  l'amour  du  genre  humain ,  faisait  dire 
aux  citoyens  de  Rome,  épouvantés  de  ses  cruau- 
tés et  de  ses  débauches ,  qu'il  serait  un  autre  Né- 
ron ?  Denique  pî'opalam  alium  Neronem  et  opina- 
hantur  et  prœdicabant^.  Quel  changement  s'est 
donc  apéré  dans  les  fibres  ou  dans  les  humeurs  de 
cet  homme  aujourd'hui  cruel,  demain  vertueux? 
Un  semblable  exemple  suffirait  pour  détruire  toutes 
les  théories  des  matérialistes ,  lors  même  que  nous 
ne  sentirions  pas  en  nous  la  fbrce  de  vaincre  nos 
passions ,  qui  n'est  que  la  liberté  de  choisir  entre 
le  vice  et  la  vertu.  Il  est  vrai  que  cette  force  mo- 
rale ne  se  produit  pas  tout  à  coup  et  d'elle-même , 
mais  qu'il  faut  y  exercer  son  âme  :  et  ceci  prouve 
encore  en  notre  faveur ,  car  ce  n'est  pas  en  formant 
son  corps  qu'on  devient  un  être  moral,  mais  en 
formant  sa  pensée.  Voyez  l'absurdité  de  votre  doc- 
trine! Si  elle  était  vraie,  il  faudrait  en  conclure 
que  les  remèdes  de  l'âme  ne  se  trouvent  ni  dans 
Platon ,  ni  dans  l'Évangile ,  mais  dans  la  Pharma- 
copée universelle,  ou  dans  le  Dictionnaire  des 
sciences  médicales.  Quelle  morale  lumineuse  que 
celle  où ,  pour  faire  de  Néron  un  Socrate ,  il  suffi- 
rait d'une  ordonnance  de  médecin!... 

Je  sais  que  les  propagateurs  de  la  doctrine  de 
là  Rochefoucauld  s'appuient  des  aberrations  de  la 
raison  humaine ,  suite  du  dérangement  de  quelques 
organes.  Ils  triomphent  lorsqu'ils  ont  dit  :  Les  fous 
et  les  imbéciles  prouvent  pour  nous.  Voilà  un  sin- 
gulier raisonnement  et  un  singulier  triomphe  !  Ainsi 
donc ,  parce  qu'une  taie  s'est  formée  sur  votre  œil , 
vous  en  concluez  que  votre  œil  n'existe  pas.  Eh 
bien  !  moi  je  conclus  que  l'âme  des  fous  existe  dans 
le  cerveau ,  comme  l'œil  existe  sous  la  taie  ;  mais 
çlle  dort,  elle  est  au  cachot.  Faites  tomber  la  taie 
de  l'œil,  et  il  reverra  la  lumière;  rétablissez  les 
conditions  nécessaires  à  la  vue  de  l'âme ,  et  sa  rai- 
son brillera.  Au  reste,  toutes  ces  erreurs  prennent 
leur  source  dans  une  vérité  dont  les  conséquences 
ont  été  exagérées  :  c'est  que  l'harmonie  établie  enti^ 


>  Arl  de  per/ectiortner  l'homme ,  lomft  H ,  pagns  'i^l  ol  400. 
«Sueton.,  Titm,  ^  VIT. 


le  corps  et  l'âme  ne  peut  être  dérangée  sans  que 
l'un  ou  l'autre  ne  s'en  ressente.  Mais  ceci  est  un 
effet  purement  moral ,  une  prévoyance  conserva- 
trice, une  voie  ouverte  à  la  vertu.  Tout  excès 
rompt  l'accord  de  notre  double  nature,  dont  la 
raison  est  la  règle  commune.  Or,  pour  en  conser- 
ver l'harmonie,  il  n'y  a  pas  deux  routes;  celle  de 
la  vertu  est  forcée,  parce  que  la  vertu  seule  peut 
borner  les  passions  de  l'âme  et  refréner  les  appé- 
tits du  corps.  Les  effets  opposés  de  ces  passions  et 
de  ces  appétits  offrent  d'ailleurs  une  preuve  bien 
remarquable  de  ce  que  nous  avons  déjà  appelé 
notre  double  nature.  Les  plaisirs  des  sens  s'usent 
avec  les  sens  :  ils  sont  rapides  et  pleins  de  retours 
amers,  tandis  que  les  plaisirs  de  l'âme,  l'étude, 
la  bienfaisance,  toutes  les  vertus  enfin,  ont  d'au- 
tant plus  de  douceur  que  nous  nous  y  exerçons 
davantage.  Les  premiers  nous  épuisent  vite,  les 
seconds  accroissent  nos  forces  ;  l'abus  des  uns  nous 
précipite  vers  la  mort ,  l'usage  constant  des  autres 
nous  fait  chérir  jusqu'aux  maux  de  la  vie,  en 
nous  ouvrant  un  horizon  sans  borne  dans  l'éter- 
nité. 


\Ta?4'^  -■» 


XL  VIII. 


d!  .i  i^^ivv 


La  félicité  est  dans  le  goût,  et  non  pas  dans  les  choses;  et 
c'est  par  avoir  ce  qu'on  aime  qu'on  est  heureux ,  et  non  par 
avoir  ce  que  les  autres  trouvent  aimable. 

Voici  une  merveilleuse  inadvertance.  Si  la  Maxime 
était  juste ,  elle  renverserait  de  fond  en  comble  le 
système  d'orgueil  et  de  vanité  élevé  par  l'auteur. 
Malheureusement  elle  souffre  d'assez  iwmbreuses 
exceptions,  et  l'on  peut,  en  la  retournant ,  lui  don- 
ner un  sens  absolument  contraire,  et  cependant 
vrai.  —  Nous  nous  estimons  heureux,  non  par  avoir 
ce  qui  nous  plaît ,  mais  par  avoir  ce  que  les  autres 
trouvent  aimable. 

Ceux  qui  croient  avoir  du  mérite  se  font  un  honneur  d'èdc 
malheureux ,  pour  persuader  aux  autres  et  à  eux-mêmes  qu'ils 
sont  dignes  d'être  en  butte  à  la  fortune. 

Cette  Maxime  a  besoin  d'être  expliquée.  On  a 
honte  de  la  mauvaise  fortune,  parce  qu'elle  sup- 
pose toujours  vice  ou  faiblesse  ;  mais  la  persécution 
donne  à  ses  victimes  une  importance  qui  les  honore 
et  les  console.  On  ne  les  plaint  pas  seulement,  oo 
les  admire  ;  et  le  malheur  prend  alors  le  caractère 
auguste  de  la  vertu.  C'est  donc  à  ceux  qu'on  per- 
sécute que  s'adresse  la  Maxime  de  la  Rochefon- 
cauld ,  et  il  faut  s'étonner  que  l'aspect  même  du 
malheur  n'ait  pu  lui  arracher  qu'une  pensée  flétris- 
sante. Il  est  bien  à  plaindre,  celui  qui  ne  voit  ((uc 
la  vanité  dans  nos  douleurs!  Ah!  sans  doute,  un 
autre  senliinent  transportait   le  Im)i\  Tlularque, 


206 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


lorsque  tout  pénétré  d'amour  pour  la  sagesse ,  en- 
viaot  jusques  aux  maux  qui  l'honorent.  Il  s'écriait  : 
•«  Ne  redoutons  ni  le  bannissement  d'Aristide^  ni 
«  la  prison  d'Anaxagore ,  ni  la  pauvreté  de  Socrate, 
«  ni  la  condamnation  de  Phocion ,  ains  réputons 
«  avec  tout  cela  leur  vertu  aimable  et  désirable ,  et 
«  courons  droit  à  elle  pour  l'embrasser,  ayant  tou-^ 
«<  jours  ^u  la  bouche,  à  chacun  de  leurs  «cctdionts,. 

«  Que  tout  sied  bien  à  un  coeur  généreux  Hn^\  ^ùo^h  x 

LV. 

;  J|^  balno  pour  le»  («voris  n'est  autre  cbOKc  que  ramour  de 
la  faveur.  I^  d<^pil  de  ne  la  pas  possédt-r  se  console  et  s'adou- 
cit par  le  mépris  que  l'on  témoigne  de  ceux  qui  la  possèdent; 
et  nous  leur  refusons  nos  tiommafies,  ne  poumnt  pas  leur 
ôter  ce  qui  leur  attire  ceux  de  tout  le  monde. 

Que  la  haine  de  la  Rochefoucauld  ou  du  cardi- 
nal de  Retz  pour  Mazarin  ne  soit  que  l'amour  de 
la  faveur,  je  veux  le  croire,  «t  la  guerre  de  la 
Fronde  en  est  une  preuve  bien  déplorable  :  ce  fut 
la  guerre  des  courtisans  ;  mais  que,  placés  dans  la 
même  situation,  Sully,  PHospital ,  Fénélon,  se  fus- 
sent livrés  au  même  sentiment;  que  dans  leur  in- 
térêt particulier  ils  eussent  troublé  le  repos  géné- 
ral ,  c'est  ce  qu'il  est  permis  de  révoquer  en  doute  : 
leur  prospérité  comme  leurs  revers  ne  nous  mon- 
tra que  des  vertus.  Certains  hommes ,  il  est  vrai , 
sont  esclaves  de  la  faveur;  ils  en  font  une  passion 
que  toutes  les  autres  servent.  Les  flatteurs  lassè- 
rent Tibère  et  Mazarin;  ils  firent  rougir  Auguste, 
et  ne  purent  satisfaire  Cromwell  :  mais  qu'impor- 
tent ces  archives  de  la  bassesse?  elles  ne  sont  point 
l'histoire  du  genre  humain.  Il  est  des  âmes  indé- 
pendantes qui ,  en  présence  de  nos  Séjans  et  de  nos 
Tibères,  n'éprouvaient  que  l'horreur  de  leur  crime; 
et  la  haine  de  Tacite  pour  les  Pison  et  les  Tigellin 
ne  fut  point  l'amour  de  la  faveur  de  Néron. 


LXV, 

11  n'y  a  point  d'éloges  qu'on  ne  donne  à  îa  prudence;  ce- 
pendant elle  ne  saurait  nous  assurer  du  moindre  événement. 

Il  faudrait  conclure  de  cette  Maxime  que  la  pru- 
dence est  inutile,  et  s'abandonner  à  la  fortune. 
Mais  si  nos  désirs  étaient  toujours  justes,  la  pru- 
dence nous  tromperait  moins.  Remarquez  d'ailleurs 
que  l'homme  donne  souvent  le  nom  de  prudence  à 
la  faiblesse,  à  la  timidité,  à  la  fausseté,  et  à  une 
foule  d'autres  passions  qui,  se  déguisent  pour  le 
tromper.  Notre  essence  est  de  délibérer,  celle  de 
Dieu  de  décider.  ïl  tient  son  conseil  à  part ,  et  notre 
prudence  est  si  incertaine ,  que  si  nous  n'avions  la 
sienne,  le  genre  humain  périrait.  Au  reste,  il  faut 

^  Vlnie^tqne .  Sur  les  progrès  de  la  vertu. 


encore  remarquer  que  l'auteur  ne  considère  la  pm*- 
dence  que  sous  un  point  de  vue ,  ce  qui  rend  sa 
pensée  au  moins  très  -  incomplète.  La  prudence 
n'est  pas  seulement  un  moyen  de  prévenir  te» 
maux ,  elle  est  aussi  un  moyen  de  les  adoucir  lors- 
qu'ils sont  arrivés. 

LXVII. 

La  bonne  f^ce  est  au  oorpi  ce  que  le  bon  senâ  est  à  lV>spiil. 

Il  semble,  par  cette  Maxime,  que  le  mot  bon 
fèns  signifiait,  du  temps  de  l'auteur ,  quelque  chôàë 
de  plus  que  du  nôtre.  Le  bon  sens  s'arrête  aux  piriil- 
cipes  grossiers  des  choses;  principes  qui  échappèttt 
souvent  aux  esprits  les  plus  délicats.  A  mesure  qûMI 
découvre  les  principes  fins  et  déliés ,  qu'il  les  saisît' 
etqu'illesjuge,  il  change  de  nom,  et  prend  celui'dfe' 
goût.  Le  goût  est  le  bon  sens  des  âmes  tendres'  è^' 
délicates.  C*est  peut-être  dans  cette  dernière  ac-' 
ception  que  la  Rochefoucauld  l'a  employé.  11  di- 
rait aujourd'hui  :  La  bonne  grâce  est  au  corps  ce 
quete^feitoestiresàW?^  'p    oc.i'j>.    >  u^.... 

â<{  "i  uW,U   iy,til  jî>L3pfB|pfnniorf'.*  «jo/  '^|  i  i^iu 

Il  est  dlracile  de  dennir  l'amour;  ce  qu'on  en  peut  dire  est 
que ,  dans  l'âme ,  c'est  une  passion  de  régner  ;  dans  les  esprits , 
c'est  une  syrapaiiiie;  dedans  le  corps,  ce  n'est  qu'une  envie 
cachée  et  délicate  de  posséder  ce  que  l'on  aime ,  après  beau- 
coup de  mystères. 

Maxime  de  l'école  de  Ninon  ;  dites  de  la  galant, 
terie  tout  ce  que  l'auteur  dit  de  l'amour,  et  la 
pensée  sera  vraie.  Le  véritable  amour,  loin  d'éti^e 
une  passion  de  régner,  compose  son  bonheur  du 
bonheur  de  l'objet  aimé.  Un  perpétuel  désir  de 
plaire  l'entretient  dans  un  doute  modeste  qui  adou- 
cit toutes  ses  volontés.  Heureux  de  se  dévouer, 
l'amour  emprunte  ses  plus  doux  charmes  de  l'in- 
nocence et  de  la  vertu;  il  ne  vit  que  par  elles,  et  pas 
plus  qu'elles;  aussi  n'est-il  jamais  si  vif  et  si  pur 
qu'au  sortir  de  l'enfance  :  c'est  alors  qu'il  semble 
donner  à  notre  âme  des  ailes  qui  relèvent  vers  la 
Divinité.  Toutes  les  autres  passions  cherchent 
leurs  jouissances  dans  les  choses  de  la  terre ,  celle- 
ci  ne  s'attache  qu'aux  clioses  du  ciel.  Ce  n'est  pas 
la  beauté  physique  qu'on  regrette  dans  les  objets 
qu'on  a  perdus,  mais  la  douceur,  la  générosité,  la 
sagesse,  ou  quelques  autres  beautés  morales.  Ce 
ne  sont  pas  les  plus  belles  femmes  qui  inspirent 
les  plus  violentes  passions,  mais  celles  qui  possè- 
dent des  vertus  dans  un  degré  éminent,  comme  la 
bonté,  la  bienfaisance,  la  naïveté,  qui  suppose  l'in- 
nocence. Voilà  ce  qu'on  aime ,  et  ce  qui  ne  meurt 
pas.  Cette  esquisse  des  effets  du  véritable  amour 
nous  dispense  de  répondre  à  la  dernière  partie  de 
la  pensée  de  la  Rochefoucauld.  «  Je  ne  Crois  pas. 


'  îrDe  lA  ROCHEFOUGAULTO/,X'« 

disait  madame  de  Se  vigne  en  parlant  de  cet  écri- 
vain, que  ce  qui  s^ appelle  amoureux  il  Vait  ja- 


207 


rw<ws  e7é?.  »  En  effet,  définir  l'amour  comme  Lu- 
crèce, c'est  déclarer  qu'on  ne  le  connaît  pas. 

-     Lxxvm.      .C./,,^'^s 

L'amour  de  la  justice  n'est,  en  la  plupart  des  hommes,  (|ue 
la  crainte  de  souffrir  l'injustice. 

La  justice  est,  comme  la  vérité,  le  premier  be- 
soin de  la  conscience.  Elle  naît  avec  nous  :  c'est  le 
sentiment  le  plus  énergique  de  la  jeunesse,  et  celui 
qu'il  est  le  plus  facile  de  blesser.  Il  lui  est  aussi 
naturel  que  l'amour;  mais  à  mesure  que  nous 
avançons  dans  la  vie,  il  cesse  d'être  une  inspira- 
tion et  devient  une  vertu.  C'est  ainsi  qu'il  s'échappe 
de  notre  âme ,  d'abord  sans  aucun  retour  sur  nous- 
mêmes  ,  ensuite  avec  la  crainte  de  souffrir  l'injus- 
tice ,  qui  n'est  que  le  fruit  de  l'expérience.  Il  faut 
donc  se  garder  de  confondre  le  mouvement  de  la 
nature  avec  le  mouvement  de  la  réflexion.  L'une 
produit  les  actions  généreuses ,  l'autre  produit  la 
loi  qui  empêche  les  actions  injustes.  JDans  le  pre- 
mier, je  vois  l'homme  œuvre  de  Dieu;  dans  le  se- 
cond ,  je  vois  l'homme  œuvre  de  la  société  ;  et  ce 
sont  ces  nuances  délicates  que  l'ouvrage  de  la  Ro- 
chefoucauld tend  toujours  à  nous  faire  oublier. 

Le  règne  de  saint  Louis ,  de  ce  bon  roi  droic- 
turier,  comme  l'appelait  son  peuple,  offre  les 
exemples  les  plus  sublimes  de  cet  amour  de  la 
justice ,  qui  n'est  que  l'inspiration  du  cœur.  La 
volonté  d'être  juste  en  fit  un  grand  roi  ;  elle  ne 
l'abandonna  pas  même  au  lit  de  la  mort,  et  il 
voulut  la  léguer  à  son  fils  dans  ces  paroles ,  qu'il 
est  impossible  de  lire  sans  reconnaissance  et  sans 
admiration  :  «  Cher  fils ,  s'il  advient  qu'il  y  ait 
«  aucune  querelle  d'aucun  pauvre  contre  aucun 
«  riche,  soutiens  plus  le  pauvre  que  le  riche  ^  jus- 
«  ques  à  tant  que  tu  en  saches  la  vérité;  et  quand 
«  tu  entendras  la  vérité,  fais  le  droit.  Et  s'il  ad- 
«  Vient  que  tu  aies  querelle  encontre  aucun  au- 
«"ti^i,  soutiens  la  querelle  de  l'étranger  devant 
«  ton  conseil,  et  ne  fais  pas  semblant  d'aimer  trop 
c(  là  querelle  jusqu'à  ce  que  tu  connoisses  la  vé- 
«  rite.  Et  si  tu  entends  dire  que  tu  tiennes  rien 
«  à  tort ,  tantôt  le  rends ,  combien  que  la  chose 
«  soit  grand.  Et  combien  oncques  que  tu  oies  dire 
«  que  tes  ancesseurs  aient  rendu,  mets -toi  tou- 
«  jours  en  peine  savoir  si  rien  y  a  encore  à  reu' 
('  dre\  » 

Mil  -r-, ,.,„:■  LXXXI. 

Nous  ue  poavoos  rien  aimer  que  par  rapport  à  nous ,  et 

«  Pr<*reptrs  de  saint  T.ouis  à  Philippe  III ,  son  fds ,  tirés  doS 
rcftistrcg  de  la  chambre  des  comptes. 


nous  ne  faisons  que  suivre  notre  goût  et  notw  pUisir ,  <$ua»d 
nous  préférons  nos  amis  à  nous-raémes;  c'est  néanmoins  par 
celle  préférence  seule  que  l'amitié  peut  être  vraie  et  parfaite. 

Ici  l'auteur  change  de  système,  et  l'amour  de 
soi  prend  la  place  de  l'égoïsme  et  de  la  vanité. 
Nous  avons  déjà  remarqué  cette  confusion  de  prin- 
cipes, en  établissant  que  l'amour  de  soi  peut  entrer 
dans  les  actions  vertueuses.  Mais  quel  est  le  but 
de  cette  Maxime  ?  La  Rochefoucauld  pensait-il  avilir 
l'amitié  ?  L'erreur  serait  étrange  :  dire  que  nous  ne 
faisons  que  suivre  notre  plaisir,  lorsque  nausjjré- 
ferons  nos  amis  à  nous-mêmes ,  c'est  donner  à 
l'amitié  le  caractère  de  la  plus  liante  vertu.  Que 
le  mot  plaisir  soit  employé  à  dessein  de  rabaisser 
le  sentiment  qu'il  exprime,  qu'importe,  puisque 
le  sentiment  existe  et  qu'on  ne  peut  le  nier  ?  L'ou- 
bli de  nos  intérêts ,  celui  de  notre  vie  en  faveur 
d'un  ami  sera  donc,  si  l'on  veut,  un  plaisir;  mais 
ce  sera  un  plaisir  héroïque,  tel  que  les  plus  belles 
âmes  s'honoreront  de  l'éprouver.  Cette  Maxime 
nous  paraît  en  opposition  avec  les  idées  habituelles 
de  l'auteur;  et  c'est  une  chose  singulière  que ,  dans 
un  livre  si  court ,  il  lui  soit  échappé  plusieurs  aveux 
qui  détruisent  son  système.  Mais  il  ne  tardera  pas 
à  se  repentir  de  celui-ci,  et  à  calomnier  ce  qu'il 
vient  de  consacrer  involontairement.  Nous  allons 
le  voir  nier  froidement  l'amitié  et  l'amour,  et 
s'efforcer  de  nous  isoler;  ce  qui  n'aurait  d'autre 
résultat  que  de  nous  rendre  méchants,  car  celui 
qui  est  bon  a  encore  besoin  de  l'amour  et  de 
l'amitié  pour  rester  bon.  ?  'p  i^  «^^^1  in-xi 

LXXilL '"'''"'"''"'"' ''^ 

La  réconciliation  avec  nos  ennemis  n'est  qu'un  désir  de 
rendre  notre  condition  meilleure ,  une  lassitude  de  la  guerre , 
et  une  crainte  de  quelque  mauvais  événement. 

Ainsi  se  termina  cette  fameuse  guerre  de  la 
Fronde ,  qui ,  après  avoir  trompé  et  lassé  tous  ses 
partisans,  les  laissa  dans  une  éternelle  disgrâce*. 
Le  duc  de  la  Rochefoucauld,  qui  s'était  jeté  dans 
cette  guerre  par  intérêt ,  souhaita  la  paix  dès  que 
des  blessures  graves  et  ses  maisons  rasées'  lui 
eurent  appris  à  craindre  de  plus  tristes  événements. 
D'un  autre  côté,  la  reine,  qui  s'était  montrée 
ingrate  envers  des  amis  trop  ambitieux,  ne  cessait 
d'éprouver  l'amertume  de  leur  ressentiment.  «  Je 
voudrais ,  disait-elle ,  je  voudrais  qu'il  fUt  toujours 
nuit,  parce  que  dans  le  jour  je  ne  vois  que  des 
gens  qui  me  trahissent  3.  »  Dès  lors  la  paix  de- 
vint plus  facile  entre  les  deux  partis,  également 
fatigués.  On  peut  donc,  en  appliquant  à  cette 
époque  la  pensée  de  la  Rochefoucauld,  dire  (juç 


>  Mémoire»  de  madame  de  MotteviUe ,  tome 
'  Ibid. ,  lonie  IV,  pn^e  21  r. 
^  ffjid. ,  ibid.,  page  (iU. 


page  141». 


208 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


la  cour  et  les  frondeurs  ne  se  réconcilièrent  que 
par  lassitude  de  la  guerre ,  par  crauite  de  quel- 
ques mauvais  événements,  et  avec  le  désir  de  ren- 
dre leur  condition  meilleure.  C'est  ainsi  qu'en 
suivant  chaque  Maxime,  on  pourrait  en  trouver 
la  lumière  dans  l'histoire  du  temps. 

LXXXIÏI. 

Ce  que  les  hommes  ont  nommé  amitié  n'est  qu'une  société , 
qu'un  ménagement  réciproque  d'intérêts,  et  qu'un  éoimnge 
de  bons  oflices;  oe  n'est  enlin  qu'un  commerce  oU  l'amour- 
propre  se  propose  toCJours  quelque  ctiose  à  gagner. 

Ce  ne  sont  point  des  questions  frivoles  que  nous 
avons  à  décider,;  il  s'agit  de  savoir  si  la  vertu 
existe  ou  n'existe  pas  ;  justice ,  clémence ,  modé- 
ration, modestie,  la  Rochefoucauld  nous  ravit 
tout;  comment  nous  laisserait-il  un  ami?  En  effet, 
Panéantissement  de  l'amitié  était  une  conséquence 
nécessaire  de  l'anéantissement  de  toutes  les  ver- 
tus, puisque  l'amitié  ne  peut  exister  qu'entre  les 
hommes  vertueux.  La  vertu,  dit  énergiquement 
un  vieil  auteur  en  parlant  des  amis,  la  vertu 
est  l'outil  avec  lequel  on  les  fait  ^  Mais  une  fois  le 
système  de  la  Rochefoucauld  détruit,  la  consé- 
quence opposée  nous  reste,  et  nous  disons  :  L'amitié 
existe,  parce  qu'il  est  des  âmes  vertueuses.  Dira-t-on 
que  l'auteur  des  Maximes  n'a  pas  nié  l'existence 
de  l'amitié  ?  je  réponds  :  L'amitié  se  compose  d'actes 
de  dévouement,  et  vous  la  composez  d'actes  d'a- 
mour-propre et  d'intérêt;  je  puis  donc  en  con- 
clure qu'elle  n'existe  pas  pour  vous.  Que  dans  un 
certain  monde  l'amitié  soit  un  commerce  de  po- 
litique et  de  bienséance  où  l'on  s'oblige  par  hon- 
neur et  par  intérêt,  je  le  crois;  mais  n'est-elle 
jamais  que  cela?  voilà  la  question.  Si  vous  me 
répondez ,  Elle  n'est  jamais  que  cela ,  je  vous  de- 
mande alors  ce  que  vous  comprenez  de  la  dernière 
pensée  du  pauvre  Eudamidas ,  lorsque ,  près  d'ex- 
pirer,'il  léguait  sa  mère  et  sa  fille  à  ses  deux  amis. 
Je  vous  supplie  de  me  dire  quel  sentiment  péné- 
trait l'âme  de  Dubreuil,  lorsque,  sur  son  lit  de 
mort,  il  disait  à  Pehmeja  :  Mon  ami,  pourquoi 
fout  ce  monde  dans  ma  chambre  ?  il  ne  devrait 
y  avoir  que  vous;  ma  maladie  est  contagieuse... 
Que  m'importe?  dites-vous;  ce  sont  des  excep- 
tions. J'attendais  cette  dernière  parole.  Eh  bien! 
j'ose  l'affirmer,  n'y  eût-il  qu'une  exception  à  votre 
déplorable  système,  seule  elle  serait  la  vérité,  seule 
elle  serait  l'image  de  l'homme  au  milieu  des  êtres 
corrompus ,  le  trait  de  lumière  à  travers  les  ténè- 
bres ;  j'y  verrais  le  genre  humain  tout  entier.  La 
vertu  est  naturelle ,  c'est  le  vice  qui  ne  l'est  pas  : 

'  Duvair,  Traité  de  la  consolation ,  livre  I. 


elle  nait  avec  nous  sous  le  nom  d'innocence;  il 
vient  avec  l'âge,  la  corruption  et  l'avilissement. 
Le  vice,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  nous  est 
ajouté  :  loin  d'être  l'ordre  de  la  nature ,  il  ne  fait 
que  le  détruire;  et,  au  milieu  de  toutes  les  ini- 
quités du  monde,  il  suffirait  d'un  sentiment  gé- 
néreux pour  nous  révéler  ce  que  nous  sommes  et 
nous  apprendre  ce  que  nous  devrions  être. 

LXXXVL 

Notre  défiance  Justifie  la  tromperie  d'aatrui. 

Maxime  qui  pourrait  entrer  dans  le  code  des 
fripons  vulgaires,  quoiqu'elle  semble  dérobée  à  la 
haute  politique  du  temps ,  mais  qu'on  s'étonne  de 
trouver  dans  un  traité  de  morale. 

Lxxxvn. 

I.,es  hommes  ne  vivraient  pas  longtemps  en  société,  s'ils 
n'étaient  les  dupes  les  uns  des  autres. 

Si  les  hommes  étaient  assez  éclairés  pour  n'être 
jamais  dupes,  la  vérité,  qui  est  le  plus  grand  des 
biens,  loin  de  briser  le  nœud  qui  les  unit,  le 
resserrerait  encore ,  en  leur  montrant  combien  ils 
ont  besoin  les  uns  des  autres. 

XC. 

Nous  plaisons  plus  souvent  dans  le  commerce  de  la  vie  par 
nos  défauts  que  par  nos  bonnes  qualités. 

Ceci  ne  veut  pas  dire,  sans  doute,  que  l'ava- 
rice sait  mieux  plaire  que  la  générosité,  la  colère 
que  la  douceur,  la  paresse  que  l'activité,  et  la 
débauche  que  la  sagesse.  Une  pareille  assertion 
serait  absurde.  Mais,  dites-vous,  le  vice  peut  se 
donner  des  apparences  aimables ,  et  il  est  des  dé- 
fauts qui  déparent  la  vertu.  J'entends  !  il  y  a  des 
fripons  polis  et  d'honnêtes  gens  incivils  ;  et  dans 
les  uns ,  vous  estimez  la  politesse  ;  dans  les  au- 
tres, vous  blâmez  la  grossièreté.  Cela  est  juste. 
Ainsi ,  même  à  vos  yeux ,  ce  n'est  pas  le  vice  qui 
charme,  c'est  la  qualité  qui  le  cache;  ce  n'est 
pas  la  vertu  qui  éloigne,  c'est  le  défaut  qui  la 
gâte.  L'homme  vicieux  vous  plaît  par  une  qualité 
d'honnête  homme,  et  l'honnête  homme  vous  dé- 
plaît par  un  défaut  d'homme  vicieux.  Pour  être 
vrai ,  voilà  tout  ce  qu'il  fallait  dire  ;  mais  est-il 
bien  sûr  que  l'auteur  n'ait  voulu  dire  que  cela  ? 
(  f'oyez  les  notes  des  Maximes  166  et  251  ).   , 

XCIIL 

Les  vieillards  aiment  à  donner  de  bons  préceptes ,  pour  se 
consoler  de  n'être  plus  en  état  de  donner  de  mauvais  exemples. 

Maxime  qui  flétrirait  l'humanité,  si  elle  n'était 
démentie  par  l'expérience .  Les  empreintes  que 


tfj. 


iM^^cimmiiM^^ 


m 


laisse  le  vice  ne  s'effacent  que  par  le  repentir, 
et  il  est  plus  rare  qu'on  ne  pense  de  voir  de  bons 
préceptes  sortir  d'une  âme  corrompue.  Celui  qui 
a  dégradé  sa  vie ,  et  qui  ne  se  relève  pas ,  ne  sau- 
rait parler  dignement  de  la  vertu  ;  et  le  vice ,  qui 
a  pénétré  jusqu'à  la  moelle  de  ses  os,  le  con- 
damne à  donner  toujours  de  tristes  exemples.  Mais 
Dieu  a  voulu  que  nous  apprissions  quelque  chose 
du  temps  et  du  malheur  ;  il  a  voulu  aussi  que  tous 
les  hommes  ne  flétrissent  pas  leur  jeunesse ,  afin 
que  parmi  nous  il  se  trouvât  des  vieillards  qui 
eussent  acquis  le  droit  de  calmer  dans  les  autres 
les  passions  qu'ils  avaient  vaincues  dans  eux-mêmes. 
Comme  des  dieux  tutélaires ,  impuissants  pour  le 
mal ,  ils  nous  montrent  jusqu'au  terme  que  la 
vertu  a  des  grâces  que  rien  ne  saurait  effacer.  C'est 
ainsi  que  vous  quittâtes  la  terre ,  vénérable  Sully, 
divin  Fénélon,  et  toi  aussi ,  ô  mon  maître  !  lorsque 
déjà  penché  vers  la  tombe,  tu  répandais  autour 
de  toi  la  persuasion  et  la  sagesse  qui  respirent 
dans  tes  ouvrages ,  avec  l'amour  du  genre  humain 
et  celui  de  la  Divinité! 

La  marque  d'un  mérite  extraordinaire  est  de  voir  que  ceux 
qui  l'envient  le  plus  sont  contraints  de  le  louer. 

Montesquieu  s'est  saisi  de  cette  pensée  dans  son 
fameux  Dialogue  d'Eucrate  et  de  Sylla ,  et  l'a  mise 
en  action  de  manière  qu'elle  forme  presque  seule 
la  politique  profonde  du  dictateur  romain.  Ce 
n'est  point  un  faible  éloge  de  la  Rochefoucauld, 
que  de  montrer  dans  ces  deux  lignes  le  type  d'une 
des  plus  belles  pages  de  notre  langue;  mais  pour 
que  rien  ne  manque  à  cet  éloge,  nous  citerons 
ce  passage;  c'est  Sylla  qui  parle  :  «  J'allais  faire 
«  la  guerre  à  Mithridate ,  et  je  crus  détruire  Ma- 
«  rius  à  force  de  vaincre  l'ennemi  de  Marins.  Pen- 
«  dant  que  je  laissais  ce  Romain  jouir  de  son 
«  pouvoir  sur  la  populace ,  je  multipliais  ses  mor- 
«  tifications ,  et  je  le  forçais  tous  les  jours  d'aller 
«  rendre  grâce  aux  dieux  des  succès  dont  je  le 
«  désespérais.  Je  lui  faisais  une  guerre  de  répu- 
«  tation  plus  cruelle  cent  fois  que  celle  que  mes 
«  légions  faisaient  au  roi  barbare.  Il  ne  sortait 
«  pas  un  seul  mot  de  ma  bouche  qui  ne  marquât 
«  mon  audace;  et  mes  moindres  actions,  toujours 
«  superbes,  étaient  pour  Marins  de  funestes  pré- 
«  sages.  Enfin,  Mithridate  demanda  la  paix;  les 
«  conditions  étaient  raisonnables  ;  et  si  Rome  avait 
«  été  tranquille ,  ou  si  ma  fortune  n'avait  pas  été 
«  chancelante,  je  les  aurais  acceptées.  Mais  le  mau- 
«  vais  état  de  mes  affaires  m'obligea  de  les  ren- 
«  dre  plus  dures  ;  j'exigeai  qu'il  détruisît  sa  flotte , 
«  et  qu'il  rendît  aux  rois ,  ses  voisins ,  tous  les 


«  états  dont  il  les  avait  dépouillés.  Je  te  laisse, 
«  lui  dis-je,  le  royaume  de  tes  pères,  à  toi  qui 
«  devrais  me  remercier  de  ce  que  je  te  laisse  lu 
«  main  avec  laquelle  tu  as  signé  l'ordre  de  faire 
«  mourir  en  un  jour  cent  mille  Romains.  Mi- 
«  thridate  resta  immobile,  et  Marius,  au  milieu 
«  de  Rome ,  en  tremblai  »  Qu'on  relise  la  Maxime 
de  la  Rochefoucauld,  et  l'on  verra  qu'elle  est 
tout  entière  dans  ce  passage.  Il  a  dit  :  «  Voici  la 
«  marque  d'un  génie  extraordinaire;  Montesquieu  a 
«  tracé  le  caractère ,  et  lui  a  donné  le  mouvement.  « 

'  Tel  homme  est  ingrat ,  qui  est  moins  coupable  de  son  ingra- 
titude que  celui  qui  lui  a  fait  du  bien.  .. 

Quelle  que  soit  la  cause  de  l'ingratitude,  elle  Wë 
peut  excuser  les  ingrats.  (  royez  la  note  de  la 
Maxime  223). 


XCVIII. 


Chacun  dit  du  bien  de  son  cœur , 
de  son  esprit. 


et  personne  n'en  ose  dira 


Cette  Maxime  est  généralement  vraie  ;  mais  l'au- 
teur s'est  plu  à  la  contredire  dans  le  portrait  qu'îl 
a  tracé  de  lui-même  .  «  J'ai  de  l'esprit,  dit-il,  j'écris 
bien  en  prose ,  je  fais  bien  les  vers ,  et  je  suis  peu 
sensible  à  la  pitié.  »  On  ne  peut  dire  plus  de  bien 
de  son  esprit,  ni  médire  plus  franchement  de  son 
cœur.  . 

■-.  :„:\:'-cii:''  /-     --^  *"";^ 

L'esprit  est  toujours  la  dupe  du  cœur^  j   ?:>;  v  i»  .!i/,;-î  / 

Faible  imitation  de  cette  grande  pensée  de  TÉ' 
criture  :  Toute  folie  vient  du  cœur,  c'est-à-dire  de 
la  déviation  de  nos  sentiments.  L'esprit  juge  seul 
de  la  convenance  des  choses  de  la  vie  ;  le  cœur  a 
seul  la  conscience  de  ce  qui  est  au  delà  :  c'est  lui 
qui  aime,  c'est  lui  qui  croit.  Mais  si,  venant  à  s'é- 
garer, il  s'attache  à  des  intérêts  purement  maté- 
riels, au  lieu  de  se  porter  vers  les  biens  célestes 
qu'il  est  appelé  à  connaître,  aussitôt  le  voilà  en 
proie  aux  folles  agitations,  aux  ambitieux  désirs, 
à  tous  les  vices ,  à  toutes  les  passions  qui  éteignent 
la  vertu  ;  il  égare  l'esprit ,  il  le  trompe ,  il  lui  donne 
sa  folie,  et,  pour  parler  le  langage  de  la  Roche- 
foucauld, il  le  fait  sa  dupe. 

En  résumé,  il  est  vrai  de  dire  que  tout  l'esprit 
qui  est  au  monde  devient  inutile  à  l'homme  qui 
a  des  passions ,  et  point  de  volonté  pour  les  com- 
battre. 

Cette  Maxime  a  exerce  la  sagacité  des  amis  de 
la  Rochefoucauld  ;  madame  de  Schomberg  en  a 
donné  une  explication  ingénieuse  que  nous  rap- 
porterons ici.  «  Je  ne  sais,  écrivait-elle  à  l'auteur, 

11 


210 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


«  si  vous  l'entendez  comme  moi  ;  mais  je  l'entends, 
«  ce  me  semble,  bien  joliment ,  et  voici  com- 
««  Oient  :  c'est  que  l'esprit  croit  toujours ,  par  son 
«  habileté  et  par  ses  raisonnements ,  faire  faire  au 
«  cœur  ce  qu'il  veut;  mais  il  se  trompe,  il  en  est 
«  la  dupe;  c'est  toujours  le  cœur  qui  fait  agir  l'es- 
«  prit  ;  l'on  sert  tous  ses  mouvements,  malgré  que 
«  l'on  en  ait,  et  l'on  les  suit,  même  sans  croire 
«  les  suivre.  «  Terminons,  en  faisant  remarquer 
au  moins  une  exception  à  cette  règle  générale.  La 
vanité  est  aveugle  et  rend  crédule,  et  il  arrive 
assez  souvent ,  soit  qu'on  aime ,  soit  qu'on  n'aime 
pas,  qu'une  louange  délicate  rend  le  cœur  dupe  de 
Tesprit 

CXXIV. 

Les  plus  habiles  affectent  toute  leur  vie  de  blâmer  les 
finesses ,  pour  s'en  servir  en  (fuelque  grande  occasion  et  pour 
quelque  grand  intérêt. 

L'auteur  dit  avec  plus  de  justesse,  quelques  lignes 
plus  loin  :  «  Les  finesses  et  les  trahisons  ne  viennent 
que  du  manque  d'habileté. 

CXXVIL 

Le  vrai  moyen  d'être  trompé,  c'est  de  se  croire  plus  fin  que 
les  autres. 

La  Rochefoucauld  en  a  dit  la  raison  dans  cette 
autre  pensée  :  «  On  peut  être  plus  fin  qu'un  autre, 
«  mais  non  plus  fin  que  tous  les  autres.  « 

CXXXL 

Le  moindre  défaut  des  femmes  qui  se  sont  abandonnées  à 
faire  l'amour ,  c'est  de  faire  l'amour. 

J.  J.  Rousseau  a  dit  quelque  part  qu'il  n'aurait 
voulu  de  Ninon  ni  pour  maîtresse  ni  pour  amie. 
Sans  doute  il  avait  appris  de  la  Maxime  de  la 
Rochefoucauld  ce  que  la  Rochefoucauld  lui-même 
avait  appris  de  l'expérience  et  de  Ninon. 

CXXXIV. 

On  n'est  jamais  si  ridicule  par  les  qualités  que  l'on  a ,  que 
par  celles  que  l'on  affecte  d'avoir. 

La  Rochefoucauld  était  l'homme  le  plus  poli  et 
le  plus  ami  des  bienséances  ^  Il  détestait  l'affec- 
tation ,  et  ce  genre  de  travers  lui  a  paru  si  ridicule 
qu'il  l'a  critiqué  dans  cinq  Maximes ',  Mais  il  trou- 
vait aussi  tant  de  charme  à  la  vertu  opposée,  que 
pour  l'exprimer  il  a  enrichi  notre  langue  d'une 
locution  nouvelle.  Dire  d'une  personne  qu'elle  est 
vraîe^,  c'est  faire  entendre  qu'elle  est  simple  et 
naturelle.  La  Rochefoucauld  trouva  cette  heureuse 


'  Mémoires  de  Segrais ,  p.  22. 

*  Dans  les  Maximes  133,  134,  372,  431 

^  Mémoires  de  Segrais,  p.  36, 


457 


expression  pour  louer  et  peindre  en  même  temps 
le  caractère  de  madame  de  la  Fayette. 

CXL. 

Un  homme  d'esprit  serait  souvent  bien  embarrassé  sans  la 
compagnie  des  sots. 

Vauvenargues  en  a  dit  la  raison  dans  cette  autre 
Maxime  :  «  Les  gens  d'esprit  seraient  presque  seuls, 
sans  les  sots  qui  s'en  piquent.  » 

CXLin. 

C'est  plutôt  par  l'estime  de  nos  propres  sentiments  que  nous 
exagérons  les  bonnes  qualités  des  autres,  que  par  l'estime 
de  leur  mérite;  et  nous  voulons  nous  attirer  des  louanges, 
lorsqu'il  semble  que  nous  leur  en  donnons. 

Il  y  a  dans  cette  Maxime  plus  de  subtilité  d'es- 
prit que  de  véritable  observation.  On  loue  par 
surprise ,  par  ignorance ,  par  admiration ,  par  per- 
suasion; on  loue  sans  intérêt  des  princes  qu'on 
n'a  jamais  vus ,  des  sages ,  des  savants ,  des  héros, 
qu'on  ne  saurait  ni  juger  ni  envier,  mais  qui  plai- 
sent, mais  qu'on  aime,  mais  qu'on  admire;  on 
loue  enfin  une  belle  action  parce  qu'elle  touche , 
un  bon  mot  parce  qu'il  amuse;  et  la  louange  part 
plus  souvent  d'une  satisfaction  qu'on  éprouve,  que 
de  l'espérance  d'une  louange  qu'on  voudrait  re- 
cevoir. 

CLI. 

Il  est  plus  diflicile  de  s'empêcher  d'être  gouverné,  que  de 
gouverner  les  autres. 

Thémistocle,  montrant  son  fils ,  disait  que  c'était 
le  plus  puissant  homme  de  la  Grèce  :  «  Pour  ce 
«  que  les  Athéniens  commandent  au  demourant  de 
«  la  Grèce ,  je  commande  aux  Athéniens ,  sa  mère 
«  à  moi,  et  lui  à  sa  mère  ».  » 

CLV. 

Il  y  a  des  gens  dégoûtants  avec  du  mérite,  el  d'autres  qui 
plaisent  avec  des  défauts. 

.Vérité  commune  présentée  d'une  manière  pi- 
quante, mais  insidieuse;  car  s'il  est  certain  que  ce 
n'est  pas  le  mérite  qui  dégoûte,  et  que  ce  ne  sont 
pas  les  défauts  qui  plaisent ,  il  fallait  le  dire  ;  mais 
l'auteur  n'avait  d'autre  but  que  de  peindre  un  tra- 
vers de  société.  Ceci  n'est  donc  point  une  maxime 
de  morale ,  c'est  une  de  ces  observations  de  mœurs 
qu'il  jette  de  temps  à  autre  au  milieu  de  son  livre , 
comme  pour  dérouter  son  lecteur;  et  il  suffit,  pour 
s'en  convaincre ,  de  lire  la  Maxime  273 ,  qui  est  le 
développement  nécessaire  de  celle-ci.  (  Foyez  les 
notes  des  Maximes  90  et  251  ). 

CLVII. 

La  gloire  des  grands  hommes  se  doit  toujours  mesurer  aux 
moyens  dont  ils  se  sont  servis  pour  l'acquérir. 

*  Plutarque,  Apophthegmes  des  Rois  et  Capitaines,  §  XL. 


DE  lA  ROCHEFOUCAULD. 


211 


Celte  pensée  seifa  juste  quand  les  hommes  n'at- 
tacheront la  gloire  qu'aux  actions  vertueuses.  Mon- 
tesquieu a  dit  :  «  Le  despote  ne  saurait  donner  une 
«  grandeur  qu'il  n'a  pas  lui-même  ;  chez  lui  il  n'y 
«  a  point  de  gloire'.  »  Il  faudrait  pouvoir  dire  de 
tous  ceux  qui  font  le  mal  avec  la  puissance  du 
génie  :  Chez  eux  il  n'y  a  point  de  gloire  ! 

CLXIV. 

Il  est  plus  facile  de  paraître  digne  des  einj^ois  qn'ou  n'a 
pas ,  que  de  ceux  que  l'on  exerce. 

Dans  les  premières  éditions ,  l'auteur  disait  : 
«  Il  y  a  des  gens  qui  paraissent  mériter  certains 
«  emplois,  dont  ils  font  voir  eux-mêmes  qu'ils 
«  sont  indignes.  »  D'après  une  remarque  de  Segrais, 
cette  Maxime  fut  faite  à  l'occasion  de  madame  de 
Montausier,  à  qui  la  cour  fit  oublier  tous  ses  an- 
ciens amis.  La  tournure  de  la  pensée,  telle  que 
l'auteur  l'a  refaite ,  paraît  empruntée  de  Tacite , 
qui  disait ,  en  parlant  d'un  empereur  romain  :  «  Il 
eût  paru  digne  de  l'empire  s'il  n'avait  jamais  régné.» 

CLXVIII. 

L'espérance ,  toute  trompeuse  qu'elle  est ,  sert  au  moins  à 
nous  mener  à  la*  tin  de  la  vie  par  un  chemin  agréable. 

L'espérance  qui  nous  console,  celle  qui  nous 
rend  plus  prompt  à  entreprendre  les  choses  belles 
et  louables,  ne  nous  trompe  pas,  car  elle  donne 
force,  courage,  vertu;  c'est  tout  ce  qu'elle  pro- 
met. Mais  l'espérance  qui  nous  arrache  sans  cesse 
au  présent  pour  nous  jeter  dans  un  avenir  loin- 
tain et  incertain ,  celle  qui  accroît  nos  désirs ,  ir- 
rite nos  vices,  flatte  nos  passions,  doit  toujours 
être  déçue,  car  elle  promet  le  bonheur  qu'elle  ne 
peut  nous  donner  :  c'est  une  ambition  déguisée 
qui  augmente  sa  convoitise  de  tout  ce  qu'elle  re- 
çoit. Alexandre  distribue  ses  trésors  à  son  armée , 
et  ne  se  réserve  que  l'espérance  :  espérance  or- 
gueilleuse et  trompeuse,  que  la  conquête  du 
monde  entier  ne  put  assouvir. 

CLXX. 

Il  est  difficile  déjuger  si  un  procédé  net,  sincère  et  hon- 
nête, est  un  effet  de  probité  ou  d'habileté. 

Oui ,  mais  aussi  c'est  être  véritablement  habile 
que  d'être  honnête  et  sincère.  Ce  qui  nous  est 
demandé  par  la  vertu  nous  eût  été  commandé  par 
notre  intérêt. 

CLXXÏII. 

Il  y  a  diverses  sortes  de  curiosité  :  l'une  d'intérêt ,  qui  nous 
porte  à  désirer  d'apprendre  ce  qui  nous  peut  être  utile  ;  et 
l'autre  d'orgueil ,  qui  vient  du  désir  de  savoir  ce  que  les  autres 
ignorent. 

^  Esprit  des  Loîs^  livre  V,  chap.  12. 


Ce  n'est  ni  l'intérêt ,  ni  l'orgueil ,  qui  inspirent 
la  curiosité  du  génie.  Dieu  mit  dans  notre  âme 
le  besoin  de  la  vérité,  et  un  sentiment  d'amour 
pour  arriver  à  elle.  Que  Pythagore  sacrifie  une 
hécatombe  après  la  découverte  du  carré  de  l'hy- 
pothénuse  ;  qu'Archimède  s'élance  du  bain  et  coure 
dans  les  rues  de  Syracuse,  heureux  de  pouvoir  re- 
connaître la  quantité  d'or  que  renferme  la  cou- 
ronne du  roi  Hiéron  ;  qu'assis  au  sommet  du  cap 
Sunium ,  Platon  s'exalte  par  la  contemplation  des 
choses  morales  et  divines;  la  curiosité  qui  éveille 
leur  âme ,  la  volupté  qui  les  pénètre ,  ont  une  au- 
tre origine  que  l'orgueil  ou  l'intérêt.  De  pareils 
ravissements  ne  peuvent  être  donnés  par  le  vice  ! 
Sans  doute  ces  vérités  n'étaient  point  inconnues 
à  la  Rochefoucauld,  seulement  il  n'entrait  pas 
dans  son  plan  de  les  dire  :  mais  puisqu'il  ne  son- 
dait le  cœur  humain  que  pour  en  dévoiler  les  fai- 
blesses ,  pourquoi  n'a-t-il  pas  parlé  de  cette  autre 
sorte  de  curiosité  que  Plutarque  définissait  un 
désir  de  savoir  les  tares  et  imperfections  d'au- 
trui ,  qui  est  un  vice  (yrdinairement  conjoint  avec 
envie  et  malignité  ^? 

CLXXVII. 

La  persévérance  n'est  digne  ni  de  blâme  ni  de  louange ,  parce 
qu'elle  n'est  que  la  durée  des  goûts  et  des  sentiments ,  qu'on 
ne  s'ôte  et  qu'on  ne  se  donne  point. 

Quel  jugement  porteriez -vous  d'un  moraliste 
qui  viendrait  vous  dire  :  Le  vice  n'a  rien  d'o- 
dieux, la  vertu  n'a  rien  de  louable  :  les  crimes 
de  Sylla ,  la  sagesse  de  Caton ,  choses  égales ,  cho- 
ses indifférentes,  qui  ne  méritent  ni  blâme  ni 
louange ,  car  elles  furent  l'effet  d'un  pouvoir  que 
l'homme  ne  peut  changer  ?  Telle  est  cependant  la 
traduction  littérale  de  la  Maxime  de  la  Roche- 
foucauld. D'un  mot  il  anéantit  la  conscience,  la 
raison  et  la  liberté.  Il  dit  à  l'homme  vicieux  :  Tu 
n'es  pas  coupable  ;  à  l'homme  vertueux  :  Tes  ac- 
tions sont  sans  mérite  ;  à  ceux  qui  furent  grands 
par  la  sagesse,  et  qui  ne  reçurent  de  leurs  siè- 
cles d'autres  récompenses  que  le  mépris  et  la  mort  : 
Vous  ne  fîtes  point  de  sacrifices;  et  à  Socrate, 
qui  pour  acquérir  la  vertu  fut  obligé  de  vaincre 
tous  ses  penchants,  de  maîtriser  toutes  ses  pas- 
sions :  Tu  n'eus  point  de  volonté! 

CLXXXII. 

Les  vices  entrent  dans  la  composition  des  vertus,  comme  les 
poisons  entrent  dans  la  composition  des  remèdes.  La  prudence 
les  assemble  et  les  tempère,  et  elle  s'en  sert  utilement  contre 
les  maux  de  la  vie. 

Les  vices  n'entrent  point  dans  la  composition 

'Phitarquo,  De  ht  Curinsitr. 


rii 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


de  la  vertu,  car  ils  ne  pourraient  y  entrer  sans 
la  détruire;  mais  il  est  quelquefois  dans  les  ac- 
tions les  plus  criminelles  un  certain  mélange  de 
sentiments  nobles  et  généreux,  ce  qui  explique 
l'éblouissement  du  vulgaire.  «  Lorsque  les  vices 
vont  au  bien,  dit  Vauvenargues ,  c'est  qu'ils  sont 
mêlés  de  quelques  vertus,  de  patience,  de  tem- 
pérance, de  courage  ou  de  modération.  » 

CLXXXIII. 

Il  faut  demeurer  d'accord ,  à  l'honneur  de  la  vertu ,  que  les 
plus  grands  malheurs  des  hommes  sont  ceux  où  ils  tombent 
par  les  crimes. 

Qui  méditerait  utilement  cette  grande  vérité, 
serait  en  état  de  réfuter  souvent  l'auteur  des 
Maximes  :  on  sent  qu'il  redevient  homme  toutes 
les  fois  qu'il  sort  de  son  siècle. 

CLXXXV. 

Il  y  a  des  héros  en  mal  comme  en  bien. 

L'auteur  a  pris  soin  de  se  réfuter  lui-même  en 
disant  :  «  Quelque  éclatante  que  soit  une  action , 
«  elle  ne  doit  pas  passer  pour  grande  lorsqu'elle 
«  n'est  pas  l'effet  d'un  grand  dessein.  «  (Maxime 
160.) 

CXCL 

On  peut  dire  que  les  vices  nous  attendent  dans  le  cours  de 
la  vie ,  comme  des  hôtes  chez  qui  il  faut  successivement  loger  ; 
et  Je  doute  que  l'expérience  nous  les  fît  éviter,  s'il  nous  était 
permis  de  faire  deux  fois  le  même  chemin. 

Les  passions  sont  inconstantes ,  le  vice  ne  l'est 
pas;  il  croît,  au  contraire,  avec  le  temps,  qui  est 
le  grand  remède  des  premières.  «  C'est  un  fâcheux 
«  compagnon ,  dit  Plutarque  ;  il  n'y  a  point  de  di- 
•<  vorce  avec  lui.  Il  adhère  aux  entrailles  de  celui 
«  dont  il  s'est  emparé,  lui  demeurant  attaché  jour 
«  et  nuit  '.  »  Pour  bien  entendre  la  pensée  de  la 
Rochefoucauld,  il  faut  donc  substituer  le  mot  pas- 
sion au  mot  vice.  C'est  ainsi  que  l'esprit  de  sys- 
tème dénature  tout ,  fait  tout  confondre  :  car  c'est 
l'usage  des  passions,  et  non  les  passions  elles- 
mêmes  qui  font  le  vice  ou  la  vertu.  L'expérience 
qui  nous  apprendrait  à  éviter  nos  passions,  au  lieu 
de  nous  apprendre  à  en  faire  un  bon  usage ,  nous 
ôterait  par  cela  seul  tous  vices  et  toutes  vertus  : 
elle  effacerait  l'homme.  Mais  si,  en  naissant,  il 
nous  était  donné  de  choisir  entre  les  résultats  de 
la  vertu  et  ceux  du  vice,  nous  choisirions  évidem- 
ment la  vertu,  car  nous  voulons  être  heureux, 
et  le  vice  rend  misérable.  «  C'est,  dit  encore  Plu- 
«  tarque,  une  chose  infructueuse,  stérile  et  iii- 
«  grate.  Ceux  qui  s'y  abandonnent  n'ont  besoin 

'^  Plutarque,  Du  Fice  et  de  la  Vertu. 


d'aucun  dieu  ni  d'aucun  homme  qui  les  punis- 
sent. Leur  vie  suffit  assez,  étant  travaillée  de 


toute  méchanceté 


ce. 


La  vertu  n'irait  pas  si  loin,  si  la  vanité  ne  lui  tenait  com- 
pagnie. 

Comment  la  vanité  donnerait-elle  la  puissance 
des  grandes  choses ,  elle  qui  rapetisse  tous  les  no- 
bles sentiments  qu'elle  n'étouffe  pas  ?  Ce  qui  abaisse 
l'homme  l'élèvera-t-il?  et,  pour  aller  bien  loin 
dans  le  sentier  de  la  vertu,  faudra-t-il  nous  y 
laisser  conduire  par  le  vice.î»  Heureusement  pour 
l'humanité,  tout  est  faux  dans  ce  système;  il  suf- 
fit  de  le  mettre  à  nu  pour  le  réfuter.  C'est  dans 
les  inspirations  de  notre  cœur  qu'il  faut  chercher 
le  mobile  des  actions  qui  l'honorent.  Amour  de 
la  patrie,  amour  maternel,  amour  de  Dieu  et  des 
hommes,  voilà  ce  qui  fait  les  actions  sublimes. 
Et  quel  autre  sentiment  eût  pu  vous  conduire  aux 
Thermopyles,  noble  Léonidas?  Et  toi,  généreux 
Régulus,  quel  autre  sentiment  eût  pu  te  ramener 
à  Carthage.î»  Ah!  lorsque  la  France  vit  tomber  le 
brave  d'Assas  sous  le  fer  qu'il  pouvait  détourner , 
lorsqu'elle  vit  Rotrou  courir  au-devant  de  la  mort 
qui  l'attendait  dans  sa  patrie,  l'évêque  de  Bel- 
zunze  et  le  chevalier  Rose  au  milieu  des  pestifé- 
rés de  Marseille ,  elle  donna  à  leur  vertu  d'autres 
compagnons  que  l'orgueil  et  la  vanité!  elle  les 
récompensa  par  une  reconnaissance  qui  n'était 
point  une  envie  de  recevoir  de  plus  grands  bien- 
faits \ 

ccv. 

L'honnêteté  des  femmes  est  souvent  l'amour  de  leur  répu- 
tation et  de  leur  repos. 

L'innocence  et  l'amour  du  devoir  composent 
l'honnêteté  des  femmes.  Pour  être  sages  et  heu- 
reuses, il  faut  qu'elles  ignorent  le  mal,  et  qu'elles 
vivent  obscures  et  aimées.  Celles  qui ,  avec  de  la 
beauté,  conservent  dans  le  monde  une  vertu  sans 
tache,  méritent  d'être  honorées;  car  l'amour  de 
la  réputation  et  du  repos  ne  fera  jamais  une  femme 
sage,  si  elle  n'y  joint  l'amour  de  la  vertu. 

CCXL 

Il  y  a  des  gens  qui  ressemblent  aux  vaudevilles  ^  qu'on  ne 
chante  qu'un  certain  temps. 

L'auteur  reproduit  cette  pensée  dans  la  Maxime 
291.  (royez  la  note  de  cette  Maxime). 

ccxvin. 

L'hj-pocrisie  est  un  hommage  que  le  vice  rend  à  la  vertu. 


^  Plutarque,  Des  Délais  de  la  Justice  divine, 
2  Maximes  223  et  298 


22,23. 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


*iia 


«  Oui  !  comme  celui  des  assassins  de  César ,  qui 
se  prosternaient  à  ses  pieds  pour  l'égorger  plus  sû- 
rement. Cette  pensée,  pour  être  brillante,  n'en 
est  pas  plus  juste.  Dira-t-on  jamais  d'un  filou  qui 
prend  la  livrée  d'une  maison  pour  faire  son  coup 
plus  commodément ,  qu'il  rend  hommage  au  maî- 
tre de  la  maison  qu'il  vole  ?  Non  :  couvrir  sa  mé- 
chanceté du  dangereux  manteau  de  l'hypocrisie, 
ce  n'est  point  honorer  la  vertu,  c'est  l'outrager 
en  profanant  ses  enseignes  ;  c'est  ajouter  la  lâcheté 
et  la  fourberie  à  tous  les  autres  vices;  c'est  se 
fermer  pour  jamais  tout  retour  vers  la  probité  '.  » 
Telle  est  la  réponse  foudroyante  de  J.  J.  Rous- 
seau à  cette  Maxime.  Mais  il  lui  est  arrivé  ce  qui 
arrive  presque  toujours  aux  adversaires  de  la 
Rochefoucauld  :  pendant  qu'on  l'attaque  d'un  côté , 
il  s'échappe  de  l'autre.  En  effet,  J.  J.  Rousseau 
semble  n'avoir  pas  embrassé  la  pensée  tout  en- 
tière. Lorsque  le  vice  imite  la  vertu,  ce  ne  peut 
être  que  par  intérêt  :  or,  imiter  la  vertu  par  in- 
térêt, c'est  prouver  que  la  vertu  est  bonne;  et 
prouver  que  la  vertu  est  bonne,  c'est  lui  rendre 
hommage.  Sous  ce  rapport,  la  pensée  de  la  Ro- 
chefoucauld est  juste;  et  il  semble  que  Vauvc- 
nargues  n'ait  fait  que  la  traduire  lorsqu'il  a  dit  : 
«  L'utilité  de  la  vertu  est  si  manifeste ,  que  les  mé- 
chants la  pratiquent  par  intérêt.  » 

ccxxin. 

Il  est  de  la  reconnaissance  comme  de  la  bonne  foi  des  mar- 
chands :  elle  entretient  le  commerce  ;  et  nous  ne  payons  pas 
parce  qu'il  est  juste  de  nous  acquitter ,  mais  pour  trouver  plus 
facilement  des  gens  qui  nous  prêtent. 

Cette  comparaison  avilissante  tend  à  faire  con- 
fondre deux  choses  absolument  opposées,  l'inté- 
rêt pécuniaire,  qui  est  purement  matériel,  avec 
une  affection  de  l'âme  qui  est  purement  morale. 
L'intérêt  et  la  vanité ,  qui  parfois  sont  les  mobi- 
les de  nos  actions ,  ne  le  deviennent  jamais  de  nos 
sentiments.  S'ils  l'étaient,  les  plus  grandes  re- 
connaissances devraient  naître  des  plus  grands 
bienfaits.  Il  n'en  va  pas  ainsi.  Le  cœur  ne  calcule 
point,  mais  il  sait  démêler  les  bienfaits  du  cœur 
d'avec  ceux  qui  prennent  leur  source  dans  la  va- 
nité; il  aime  tout  ce  qui  encourage  à  la  vertu, 
et  tout  ce  qui  la  récompense.  Tel  soldat ,  au  champ 
d'honneur,  a  reçu  avec  transport  une  simple  épau- 
lette ,  qui  plus  tard  reçoit  avec  indifférence  le  bâ- 
ton de  maréchal.  L'épaulette  avait  été  accordée  à 
son  mérite ,  le  bâton  de  maréchal  au  besoin  qu'on 
avait  de  ses  talents,  ou  à  d'autres  motifs  politi- 
ques. La  reconnaissance  ne  s'attache  donc  point 
a  la  valeur  du  bienfait,  mais  au  sentiment  oui 

'  J  J.  Rousseau,  Réponse  au  roi  de  Pologne, 


l'accorde;  elle  n'est  donc  pofnt  inspirée  par  l'in- 
térêt, mais  par  l'amour.  Cette  vérité  honore  le 
cœur  humain,  mais  elle  n'excuse  pas  les  ingrats, 
quoiqu'elle  puisse  expliquer  bien  des  ingratitudes  ; 
car  la  reconnaissance  n'est  pas  seulement  un  sen- 
timent, elle  est  aussi  un  devoir.  Alors  ce  n'est 
plus  l'affaire  du  cœur,  c'est  celle  de  la  vertu.  L'in- 
gratitude embrasse  à  elle  seule  tous  les  vices,  et 
c'est  un  mot  heureux  que  celui-ci  de  la  Roche- 
foucauld :  «  L'orgueil  ne  veut  pas  devoir ,  et  l'a- 
«  mour-propre  ne  veut  pas  payer.  »  (Maxime  228.) 
Mais  vouloir  faire  entrer  dans  la  reconnaissance 
les  mêmes  vices  qui  entrent  dans  l'ingratitude, 
c'est  une  contradiction  évidente ,  et  que  rien  ne  peut 
ni  excuser  ni  expliquer,  à  moins  qu'on  ne  dise 
encore  avec  la  Rochefoucauld  :  «  Nos  actions  sont 
«  comme  des  bouts-rimés  que  chacun  fait  rappor- 
«  ter  à  ce  qu'il  lui  plaît.  » 

CCXXXVIL 

Nul  ne  mérite  d'être  loué  de  sa  bonté ,  s'il  n'a  pas  la  force 
d'être  méchant.  Toute  autre  bonté  n'est  le  plus  souvent  qu'une 
pacesse  ou  une  impuissance  de  la  volonté. 

En  opposant  le  mot  méchant  sa  mot  bonté  ^  l'au- 
teur a  sacrifié  la  vérité  de  la  pensée  à  l'élégance  de 
la  phrase.  La  dernière  partie  de  la  Maxime  donne 
le  véritable  sens  de  la  première.  On  ne  peut  l'en- 
tendre qu'ainsi  :  Nul  ne  mérite  d'être  loué  de  sa 
bonté  s'il  n'a  la  force  d'être  juste;  ou,  en  d'autres 
termes ,  la  pitié  envers  les  méchants  est  une  cruauté 
envers  les  gens  de  bien  ^  Il  est  facile  de  reconnaî- 
tre que  la  Maxime  de  la  Rochefoucauld  est  encore 
une  critique  du  caractère  d'Anne  d'Autriche. 

CCXXXVIII. 

Il  n'est  pas  si  dangereux  de  faire  du  mal  à  la  plupart  dea 
hommes ,  que  de  leur  faire  trop  de  bieuw 

Après  avoir  établi  que  nous  ne  sommes  vertueux 
que  par  intérêt ,  l'auteur  veut  établir  qu'il  est  dans 
notre  intérêt  de  ne  pas  l'être.  L'enchaînement  du 
système  révèle  le  sens  de  cette  pensée;  c'est  un 
prétexte  pour  suivre  le  vice ,  c'est  une  maxime  en- 
courageante pour  le  crime ,  et  qui  semble  lui  pro- 
mettre même  du  repos.  Ainsi  donc  vous  trouvez  le 
crime  moins  dangereux  que  la  vertu,  voilà  vos 
principes  ;  ainsi  donc  il  est  dans  notre  intérêt  de 
faire  le  mal ,  voilà  votre  morale.  Sans  doute  le  sage 
qui  consacre  sa  vie  au  bonheur  des  hommes ,  en 
peut  recevoir  des  outrages  ;  mais  celui  qui  les  frappe 
et  les  écrase ,  pensez-vous  qu'il  soit  hors  de  leur 
atteinte?  Si  l'un  est  persécuté,  l'autre  est  toujours 
puni.  L'histoire  est  là  pour  attester  qu'aucun 
homme  n'a  jamais  triomphé  impunément  des  dou- 

»  Bernardin  de  Saint-Pierre,  Études  de  la  !Vature. 


214 


KXAMEN  CKITIQUE  DES  MAXIMES 


leurs  des  hommes.  Vôiis  dites,  Sans  doute,  que 
cette  punition  est  souvent  tardive  :  qu'importe , 
pourvu  que  justice  soit  faite?  «  Qu'un  méchant, 
«  dit  Plutarque ,  soit  puhi  de  son  forfait  trente  ans 
<'  après  qu'il  l'a  commis,  est  autant  comme  s'il 
«  étoit  gehenfté  ou  pendu  sur  l'heure  de  Vêpres,  et 
«  non  pas  dès  îe  matin  \  »  Mais  je  vais  plus  loin. 
S'il  est  vrai  que  la  victime  soit  toujours  plus  heu- 
reuse que  les  persécuteurs,  que  deviennent  vos 
principes  ?  et  ici  je  ne  demande  d'autre  juge  que 
vous-même;  vous  prononcerez  dans  votre  propre 
cause  ;  et  c'est  une  cause  où  le  méchant  se  con- 
damne ;  car ,  dit  encore  Plutarque  :  «  !1  n'y  a  homme 
«  de  si  bas  coeur  qui  n'aimât  mieux  êtrie  Thémisto- 
«  cle  tout  banni ,  que  non  pas  I.éobates ,  celui  qui 
«  le  fit  bàUnir;  et  Cicéron,  qui  filt  déchassé,  que 
«  non  pas  Clodius  qui  le  chassa  ;  ou  Timothée ,  qui 
«  fut  contraint  d'abandonner  son  pays,  qu'Aristo- 
«  phon  son  accusateur;  ou  Socrate  mourant ,  qu'A- 
«  nitus  qui  le  fit  mourir  *.  »  Il  est  donc  moins  dan- 
gereux de  faire  du  bien  aux  hommes  que  de  leur 
faire  du  mal.  L'histoire  l'atteste,  la  conscience 
l'atteste ,  et  toutes  deux  parlent  comme  l'Écriture  : 
«  La  méchanceté  ne  sauvera  point  celui  qui  est 
«  méchant  ^  » 

CCXLVII. 

La  fidélité  qai  paraît  en  la  plupart  des  hommes ,  n'est  qu'une 
invention  de  l'amour-propre  pour  attirer  la  confiance  ;  c'est 
un  moyen  de  nous  élever  au-dessus  des  autres ,  et  de  nous 
rendre  dépositaires  des  choses  les  plus  importantes. 

Avec  une  semblable  idée  de  la  fidélité ,  comment 
la  Rochefoucauld  a-t-il  pu  se  plaindre  de  l'ingrati- 
tude d'Anne  d' Autriche  ?  Cette  reine  ne  pouvait-elle 
pas  lui  dire  :  Vous  avez  été  jfidéle  à  mes  intérêts , 
mais  c^était  une  invention  de  votre  amour-pro- 
pre pour  attirer  ma  confiance^  que  je  ne  puis 
vous  donner  ;  en  un  mot ,  je  ne  dois  aucune  recon- 
naissance à  une  fidélité  dont  j'ai  été  le  but  et  non 
l'objet?  Qu'aurait-il  pu  répondre?  Payer  l'amour- 
propre  par  l'ingratitude ,  c'est  l'estimer  à  sa  juste 
valeur  :  qui  adopte  les  principes  doit  en  supporter 
les  conséquences;  ce  sont  les  fruits  de  l'arbre,  ne 
le  secouez  pas  si  vous  craignez  leur  amertume. 
Heureusement  qu'il  est  toujours  auprès  des  vices 
que  la  Rochefoucauld  décrit ,  une  vertu  qu'il  ou- 
blie. La  fidélité  n'est  point  une  invention  de  l'a-, 
mour-propre ,  elle  est  une  condition  de  l'honneur. 
Dans  le  monde,  on  n'excuse  l'infidélité  que  chez 
les  amants  ;  et  quand  l'amour  est  fidèle  on  en  fait 
une  vertu.  Pour  être  juste,  l'auteur  devait  dire  : 
La  fidélité  qui  parait  en  la  plupart  des  courtisans , 

^  Plutarque,  Des  Délais  de  la  Justice  divine. 
^Plutarque,  Du  Bannissement. 
'  Ecclésiast. ,  chap.  XIV. 


et  non  en  la  plupart  des  hommes.  Quand  on  a  eu 
le  malheur  de  vivre  à  la  cour,  on  peut  avoit  acquis 
le  droit  de  juger  les  courtisans ,  mais  non  celui  de 
calomnier  le  genre  humain. 

GCLL 

Il  y  a  des  personnes  à  qui  les  défauts  siéent  bien ,  et  d'autres 
qui  sont  disgraciées  avec  leurs  bonnes  qualités. 

Répétition  des  Maximes  90,  155  et  278.  Ainsi, 
dans  un  des  ouvrages  les  plus  courts  de  notre  lan- 
gue, la  même  pensée  se  retrouve  quatre  fois. 

CCLin. 

L'intérêt  met  en  œuvre  toutes  sortes  de  vertus  et  de  vices. 

Répétition  de  la  Maxime  187. 

CCLVIL 

La  gravité  est  un  mystère  du  corps ,  inventé  pour  cadier  les 
défauts  de  l'esprit. 

Il  ne  peut  être  question  ici  que  de  la  gravité  af- 
fectée. On  sait  que  le  duc  de  la  Rochefoucauld 
voulut  avoir  sur  cette  Maxime  l'avis  de  deux  per- 
sonnes d'un  caractère  bien  différent ,  le  grand  Ar- 
nauld  et  Ninon  de  Lenclos  ;  Arnauld  approuva  la 
Maxime,  Ninon  la  condamna.  11  est  malheureux 
qu'on  ne  nous  ait  pas  conservé  les  raisons  qui  du- 
rent appuyer  ces  deux  jugements  contraires. 

CCLVIIL 

I^  bon  goût  vient  plus  du  jugement  que  de  l'esprit. 

Pour  montrer  combien  cette  Maxime  est  incom- 
plète, il  faut  établir  les  principes. 

Il  y  a  deux  espèces  de  goût  bien  distincts,  le 
goût  fondé  sur  le  jugement  de  l'esprit,  et  le  goût 
fondé  sur  le  jugement  du  cœur  :  l'un  est  intelli- 
gence, l'autre  sentiment;  l'un  s'éclaire  par  l'étude, 
l'autre  est  inspiré  par  la  nature  :  leur  réunion  peut 
seule  composer  le  goût  parfait.  Ces  deux  espèces 
de  goût  sont  distribuées  avec  une  grande  inégalité: 
celui  qui  vient  du  cœur  et  qui  s'exerce  sur  les  beau- 
tés morales  appartient  à  tous  les  hommes;  et,  à 
cet  égard ,  on  ne  peut  trop  admirer  la  suprême  sa- 
gesse qui  a  répandu,  avec  tant  de  profusion,  les 
facultés  nécessaires  à  notre  existence,  et  qui  ne 
s'est  montrée  avare  que  des  talents  inutiles  à  iiO- 
tre  bonheur.  Ainsi ,  dans  tout  ce  qui  tient  au  sen- 
timent et  à  la  vertu ,  notre  goût  est  éclairé  par  la 
nature  :  c'est  l'âme  qui  juge  alors,  et  tous  les 
hommes  ont  reçu  assez  de  sensibilité  pour  r^on- 
naître  ce  qui  leur  est  bon ,  et  pour  en  porter  un 
jugement.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  goût  qui 
vient  de  l'intelligence ,  et  qui  s'exerce  sur  les  œu- 
vres de  l'esprit.  Celui-là  est  plus  rare  :  il  n'a  été 
donné  qu'à  un  petit  nombre  d'hommes ,  parce  qu'il 
n'était  pas  utile  à  tous.  C'est  un  Juge  qui  analyse 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


216, 


les  plaisirs ,  qui  y  ajoute  ou  qui  en  retranche  ;  c'est 
un  choix  plus  ou  moins  délicat ,  ce  n'est  jamais 
ime  inspiration.  Lorsque  dans  une  immense  as- 
semblée le  vieil  Horace  prononce  le  fameux  QuHl 
mourût!  l'amour  dé  la  patrie  qui  pénètre  le  cœur 
de  ce  malheureux  père  est  compris  de  la  multi- 
tude, qui  prononce  le  même  jugement  parce  qu'elle 
a  ressenti  la  même  émotion.  Mais  quelle  différence 
dans  ce  qui  tient  au  goût  de  l'esprit!  A  la  pre- 
mière représentation  du  Misanthrope ,  au  moment 
où  Oronte  consulte  Alceste  sur  ces  vers , 

Belle  Philis ,  on  désespère 
Alors  qu'on  espère  toigours  I 

les  applaudissements  s'élevèrent  de  toutes  les  par- 
ties de  la  salle,  et  le  public  trouva  charmant  le 
sonnet  que  Molière  lui  présentait  comme  un  mo- 
dèle de  ridicule.  La  foule  ne  se  serait  pas  méprise 
ainsi  sur  des  beautés  morales  ou  héroïques.  L'âme 
de  Corneille  pouvait  élever  l'âme  de  ses  auditeurs  : 
elle  était  sûre  d'y  trouver  des  sentiments  que  son 
génie  savait  réveiller;  mais  il  fallait  plus  de  temps 
à  Molière  pour  éclairer  l'intelligence  du  public, 
former  son  goût,  instruire  son  esprit.  Il  résulte 
des  principes  que  nous  avons  établis,  que  les  ju- 
gements du  cœur  et  ceux  de  l'esprit  n'étant  que 
les  conséquences  des  impressions  reçues,  ils  se- 
ront d'autant  plus  profonds  que  l'un  aura  plus  de 
sensibilité,  et  l'autre  plus  de  lumière. 

Cette  division  entre  le  goût  qui  vient  de  la  sen- 
sibilité et  le  goût  qui  vient  de  l'mtelligence ,  jette 
une  grande  lumière  sur  les  divers  jugements  que 
nous  portons  des  mêmes  choses  aux  divers  âges 
de  la  vie.  Dans  la  jeunesse,  on  prend  facilement 
l'exagération  pour  de  la  grandeur ,  l'affectation  pour  | 
de  l'esprit,  la  hauteur  pour  de  la  noblesse.  C'est 
ainsi  qu'on  préfère  d'abord  Sénèque  à  Cicéron, 
Lucain  à  Virgile,  Ovide  à  Horace,  parce  que  l'ex- 
périence et  l'étude  peuvent  seules  nous  apprendre 
à  connaître  l'opposition  qui  règne  entre  ces  pré- 
tendues beautés  et  la  nature.  Aussi  voit-on  nos  ju- 
gements changer  à  mesure  que  le  goût  de  l'intelli- 
gence se  perfectionne.  Alors  on  rentre  dans  la 
vérité. 

J'étais  poor  Ovide  à  vingt  ans , 
Je  suis  pour  Horace  h  quarante , 

a  dit  un  poète  ;  et  en  parlant  ainsi  il  faisait  l'his- 
toire complète  du  goût. 

RevenantdoncàlaMaxime  de  la  Rochefoucauld, 
nous  conclurons  de  nos  observations ,  que  le  goût 
parfait  ne  vient  pas  plus  du  jugement  que  de  l'es- 
prit, mais  qu'il  naît  de  la  réunion  d'un  bon  esprit 
rt  d'un  bon  cœur. 


CCLX.  -..i-v--^'  •■•■ 
La  civilité  est  un  désir  d'en  recevoir,  et  d'être  estimé  poli. 
La  civilité  est  l'art  de  rendre  à  chacun  ce  qui  lui 
est  dû,  suivant  son  sexe,  son  âge,  son  rang  ou 
son  mérite;  c'est  l'art  de  laisser  chacun  à  sa  place 
sans  sortir  de  la  sienne  :  dans  un  certain  monde 
tout  cela  se  fait  par  habitude,  et  peut-être  la  pen- 
sée de  la  Rochefoucauld  n'est-elle  applicable  qu'fi 
ceux  qui  ont  besoin  d'y  songer. 

CCLXL 

L'éducation  que  l'on  donne  d'ordinaire  aux  jeunes  gens  va[ 
un  second  amour-propre  qu'on  leur  inspire. 

C'est  par  l'amour-propre  qu'on  excite  l'émula- 
tion, et  l'émulation  du  premier  âge  fait  l'ambition 
de  toute  la  vie.  Vous  me  répétez  sans  cesse  :  Sois 
le  premier;  vous  m'excitez  à  devenir  dominateur, 
envieux  et  jaloux;  vous  éveillez  les  passions,  puis 
vous  vous  étonnez  de  leur  ouvrage!  Quel  fruit 
prétendiez -vous  donc  recueillir  d'une  éducation 
dont  le  mobile  est  un  vice,  si  ce  n'est  le  vice  ou 
même  le  crime ,  les  succès  de  quelques-uns  et  le 
malheur  de  tous.?  Telles  sont  les  conclusions  rigou- 
reuses d'une  Maxime  dont  il  faut  savoir  gré  à  l'au- 
teur,  car  elle  a  inspiré  de  belles  pages  à  J.  J.  Rous- 
seau; et  Rernardin  de  Saint-Pierre  aurait  pu  la 
prendre  pour  épigraphe  de  l'excellent  traité  d'édu- 
cation qui  termine  les  Études  de  la  Nature. 

CCLXIÏ. 

Il  n'y  a  point  de  passion  où  l'amour  de  soi-même  règne  si 
puissamment  que  dans  l'amour;  et  on  est  toujours  plus  dis- 
posé à  sacrifier  le  repos  de  ce  qu'on  aime,  qu'à  perdre  le  sien. 

Comme  si  l'on  pouvait  sacrifier  le  repos  de  ce 
qu'on  aime  sans  perdre  le  sien?  Remarquez  que 
Vamour  de  soi  n'est  ici  que  l'égoïsme.  Helvétius 
et  les  philosophes  du  dix-huitième  siècle  ne  l'ont 
pas  autrement  entendu.  Ils  savaient  bien  qu'avilir 
l'origine  de  nos  sentiments ,  c'était  avilir  l'homme  ; 
et  comme  la  Rochefoucauld ,  leur  maître ,  ils  es- 
péraient nous  dérober  la  vérité  à  la  faveur  d'une 
définition  incomplète.  Il  est  donc  indispensable  de 
remonter  à  la  source  des  passions  humaines ,  afin 
de  décider  si  notre  nature  est  bonne  ou  mauvaise , 
c'est-à-dire  si  l'amour  de  soi  doit  être  confondu 
avec  l'égoïsme ,  et  si  l'homme  est  un  être  mépri- 
sable ou  divin. 

L'amour  de  soi  existe  dans  tous  les  hommes, 
mais  il  se  partage  en  deux  sentiments  divers  qu'il 
est  important  de  bien  distinguer  :  l'un  nous  dirige 
vers  les  choses  physiques ,  l'autre  vers  les  choses 
morales.  C'est  le  double  flambeau  de  notre  doubU» 
nature.  Nous  donnons  au  i)romier  le  nom  iVinU- 


216 


EXAMEN  CRITIQUE  ÏJ£S  MAXIMES 


rêi  physique ,  parce  qu'il  est  le  moteur  de  toutes 
les  actions  qui  n'ont  d'autre  but  que  le  bien-être 
matériel  ;  intérêt  trompeur  qui  nous  persuade  trop 
souvent  que  le  mal  peut  produire  le  bien.  La  dé- 
bauche, les  friponneries,  la  lâcheté,  ce  qui  amuse 
les  sens,  ce  qui  sauve  le  corps  aux  dépens  de  la 
vertu,  sont  les  objets  de  cette  passion.  Si  quel- 
quefois elle  inspire  de  bonnes  actions ,  c'est  qu'elle 
espère  recevoir  plus  qu'elle  ne  donne  ;  se  montrer 
bienfaisant,  généreux,  magnanime,  pour  acquérir 
des  richesses  ou  de  la  considération ,  c'est  calculer, 
c'est  opérer  des  échanges  :  or,  comment  un  pareil 
commerce  pourrait-il  constituer  la  vertu ,  lorsqu'il 
ne  peut  faire  un  honnête  homme  qu'autant  qu'il  y 
a  quelque  chose  à  gagner?  Mais  il  est  un  intérêt 
d'un  ordre  supérieur  qui,  loin  de  nuire  à  la  pureté 
de  nos  actions,  les  rend  dignes  des  regards  de 
Dieu;  nous  lui  donnons  le  nom  d'intérêt  moral  y 
parce  que,  négligeant  tous  les  biens  matériels,  il 
ne  s'attache  qu'à  ceux  de  l'âme  ;  et  il  ne  faut  pas 
le  considérer  comme  l'ennemi  du  corps,  il  n'est 
que  l'ennemi  des  excès.  Être  vertueux ,  c'est  donc 
agir  dans  notre  véritable  intérêt ,  c'est  s'aimer  soi- 
même  ,  mais  d'un  amour  dont  les  effets  se  répan- 
dent avec  bienveillance  autour  de  nous.  Car,  il  faut 
le  remarquer,  toutes  les  actions  qui  sont  dans  no- 
tre intérêt  moral  sont  en  même  temps  dans  l'in- 
térêt du  genre  humain,  tandis  que  toutes  les 
actions  qui  sont  dans  notre  intérêt  physique  se 
concentrent  dans  un  égoïsme  fatal  aux  autres  hom- 
mes et  à  nous-même.  Mourir  comme  Socrate, 
c'est  agir  dans  l'intérêt  moral  ;  vivre  comme  Any- 
tus ,  c'est  agir  dans  l'intérêt  physique  :  l'un  nous 
avilit,  l'autre  nous  élève  :  l'un  ne  s'étend  pas  au 
delà  des  choses  de  la  terre ,  l'autre  va  chercher  sa 
récompense  jusque  dans  le  ciel  ;  et  cependant  il  est 
vrai  de  dire  que  chacun  rapporte  tout  à  soi ,  mais 
avec  cette  différence  que  le  centre  de  l'intérêt  phy- 
sique ,  c'est  le  moi  matériel ,  et  que  le  centre  de 
l'intérêt  moral ,  c'est  l'humanité  tout  entière. 

Les  effets  de  ces  detix  intérêts  ne  sont  pas  moins 
opposés  que  leurs  passions.  L'intérêt  physique  est 
purement  sensuel  :  celui  qui  s'y  abandonne  sacrifie 
tout  à  lui,  et  ses  sacrifices  le  laissent  dans  une 
volupté  insatiable  et  mécontente  :  ne  pouvant  sor- 
tir de  ses  vices ,  il  marche  ainsi  vers  la  mort ,  à 
qui  il  voudrait  en  vain  ne  présenter  qu'une  vile 
poussière.  L'intérêt  moral,  au  contraire,  est  pu- 
rement intellectuel  ;  il  sacrifie  tout  aux  autres ,  et 
de  ses  plus  grands  sacrifices  naissent  ses  plus  dou- 
ces jouissances.  Que  Vincent  de  Paul  semble  s'ou- 
blier soi-même  en  prodiguant  ses  biens  et  ses  jours 
aux  malheureux,  qu'il  pousse  l'abnégation  jusqu'à 


se  charger  des  chaînes  d'un  forçat  pour  le  sauver 
du  désespoir,  il  reçoit  un  contentement  au-dessus 
de  ce  qu'il  donne;  dans  ce  sens,  il  est  vrai  de  dire 
qu'il  travaille  à  son  bonheur  en  songeant  à  celui 
d'un  autre  ;  c'est  donc  son  intérêt  qu'il  suit  ;  inté- 
rêt vertueux  qui  entre  dans  les  sentiments  qui 
nous  portent  vers  le  ciel  ! 

Ainsi  l'amour  de  soi  se  divise  en  deux  intérêts  : 
de  l'un  vient  notre  faiblesse ,  de  l'autre  vient  notre 
force;  l'un  est  un  faux  calcul  de  l'esprit,  l'autre 
est  une  sublime  inspiration  de  l'âme;  et,  comme 
nous  donnons  au  premier  le  nom  d'égoïsme ,  nous 
donnerons  au  second  le  nom  de  sagesse.  Pris  dans 
ce  dernier  sens ,  l'amour  de  soi  devient  un  senti- 
ment que  la  conscience  éclaire  et  qui  produit  la 
vertu;  et  pour  tout  résoudre  par  un  exemple, 
voyez  ce  que  l'intérêt  physique  fit  de  Tibère  et  de 
Cromwell ,  voyez  ce  que  l'intérêt  moral  fit  de  So- 
crate et  de  Fénélon. 

Cette  distinction  peut  jeter  un  grand  jour  non- 
seulement  sur  le  livre  de  la  Rochefoucauld ,  mais 
encore  sur  ceux  d'Helvétius  et  de  ses  disciples.  Si 
tout  nous  semble  vil  dans  l'homme  des  philoso- 
phes, c'est  qu'ils  ont  confondu,  à  dessein,  ces 
deux  sortes  d'intérêt,  ou,  pour  mieux  dire,  c'est 
qu'ils  ont  présenté  l'intérêt  physique  comme  le 
mobile  de  toutes  nos  actions ,  quoiqu'il  ne  soit  que 
la  source  de  nos  vices.  Quant  à  la  Maxime  qui  a 
servi  de  texte  à  ces  réflexions,  elle  reçoit  naturel- 
lement l'application  de  nos  principes.  Celtd  qui  est 
plus  disposé  à  sacrifier  le  repos  de  ce  qu'il  aime 
qu'à  perdre  le  sien ,  n'aime  pas  même  sa  maîtresse 
comme  il  devrait  aimer  son  prochain  ;  et  si  l'on 
veut  appeler  cela  de  l'amour,  il  ne  faut  pas  au 
moins  en  chercher  la  source  dans  l'intérêt  moral. 

En  terminant ,  nous  remarquerons  que  la  Maxime 
de  la  Rochefoucauld  a  été  mise  en  vers  par  Cor- 
neille, dans  la  troisième  scène  du  premier  acte  de 
Bérénice;  et,  sans  examiner  si  de  pareilles  idées 
sont  bien  à  leur  place  dans  une  tragédie,  nous 
mettrons  sous  les  yeux  du  lecteur  ce  passage  vrai- 
ment singulier  :        ;..,,, r,   tfiF'ïa  of/! 

'   DOMITIÏW.  t  i      «    ?lb   ' 

Je  trouve  peu  de  jour  à  croire  qu'elle  m'aime^    1't«V{*j»*'*<' 
Quand  elle  ne  regarde  et  n'aime  f/ue  soi-même.        r^fj;^^ 

ALBIN.  '^hi^  - 

Seigneur,  s'il  m'est  permis  de  parler  librement,  p^  ^''f  * 
Dans  toute  la  nature  aime-t-on  autrement?       '■     !n  '«'5  >* 
L'amour-propre  est  la  source  eu  nous  de  tous  les  autres^ . 
C'en  est  le  sentiment  qui  forme  tous  les  nôtres  :  .    ,. 

Lui  seul  allume ,  éteint  ou  change  nos  désirs , 
I^s  objets  de  nos  vœux  le  sont  de  nos  plaisirs.         *n'"^. 
Vous-même  qui  brûlez  d'une  ardeur  si  fidèle. 
Aime/.- vous  Domitie  ou  vos  plaisirs  en  elle? 


^T>E  lA  ROCHEFOUCAULD. 


•■^■i* 


217 


Kt  quanti  vous  aspirez  ii  des  liens  si  doux , 
Est-ce  pour  l'amour  d'elle  ou  pour  l'amour  de  vous? 
De  sa  possession  l'aimable  et  chère  idée 
Tient  vos  sens  enchantés  et  votre  âme  obsédée; 
Mais  si  vous  connaissiez  quelques  destins  meilleurs, 
Vous  porteriez  bientôt  toute  cette  âme  ailleurs. 
Sa  conquête  est  pour  vous  le  comble  des  délices; 
Vous  ne  vous  figurez  ailleurs  que  des  supplices; 
C'est  par  là  qu'elle  seule  a  droit  de  vous  charmer , 
Et  vous  n'aimez  que  vous  quand  vous  croyez  l'aimer. 

Il  faut  convenir  que  Domitien  doit  être  un  peu 
étourdi  d'une  semblable  tirade;  et  l'on  peut,  sans 
nuire  à  la  mémoire  du  grand  Corneille,  rendre  à 
la  Rochefoucauld  tout  l'honneur  de  ce  raisonne- 
ment. 

CCLXIII. 

Ce  qu'on  nomme  libéralité  n'est  le  plus  souvent  que  la  va- 
nité de  donner ,  que  nous  aimons  mieux  que  ce  que  nous 
donnons. 

L'action  de  celui  qui  donne  étant  celle  d'un 
égoïste,  les  sentiments  de  celui  qui  reçoit  seront 
ceux  d'un  ingrat.  Que  penseriez-vous  d'un  malheu- 
reux dont  une  main  généreuse  viendrait  soulager 
la  misère,  et  qui  remercierait  son  bienfaiteur  en 
lui  disant  :  rotre  libéralité  n'est  que  de  la  va- 
nité, qice  voîis  aimez  mieux  que  ce  que  vous 
me  donnez?  Est -ce  donc  là  ce  que  votre  philo- 
sophie peut  nous  apprendre  ?  Certes ,  on  ne  sau- 
rait trop  le  répéter,  une  maxime  qui  pourrait 
détruire  le  repos  du  genre  humain  ne  peut  être 
qu'une  maxime  fausse.  Ici,  vous  tuez  la  recon- 
naissance dans  l'âme  du  malheureux;  plus  loin, 
vous  tuerez  la  pitié  dans  l'âme  du  bienfaiteur.  Vous 
ôtez  à  la  créature  la  plus  faible  les  deux  seuls  re- 
fuges de  sa  misère,  la  pitié  et  la  bienfaisance.  Je 
ne  dis  rien  de  la  religion ,  vous  n'en  parlez  pas  ; 
et  pour  remplacer  ces  biens  inestimables,  je  ne 
vois  dans  votre  livre  que  le  mépris  de  nous-mêmes , 
la  crainte  de  la  mort,  la  haine  des  hommes,  et 
l'oubli  de  Dieu  ! 

"Ainsi,  plus  on  avance  dans  l'étude  de  ce  livre , 
etf'plus  on  est  tenté  de  lui  appliquer  ces  paroles  de 
Montaigne  :  «  De  tant  d'âmes  et  effets  qu'il  juge , 
«  de  tant  de  mouvements  et  de  conseils ,  il  n'en 
«  rapporte  jamais  un  seul  à  la  vertu ,  à  la  reli- 
«  gion ,  à  la  conscience  ;  comme  si  ces  parties-là 
«  étoient  du  tout  éteintes  au  monde  :  et  de  toutes 
«  les  actions  pour  belles  par  apparence  qu'elles 
«  soient  d'elles-mesmes ,  il  en  rejette  la  cause  à 
«  quelque  occasion  vicieuse  ,  ou  à  quelque  profit. 
«  Il  est  impossible  d'imaginer  que  parmi  cet  infini 
«  nombre  d'actions  de  quoi  il  juge ,  il  n'y  en  ait 
«  eu  quelqu'une  produite  par  la  voie  de  la  raison. 
a  Nulle  corruption  peut  avoir  saisi  les  hommes  si 


«  universellement  que  quelqu'un  n'échappe  à  le 
e  contagion.  Cela  me  fait  craindre  qu'il  y  ait  un 
«  peu  de  vice  de  son  goût;  et  peut  être  advenu 
«  qu'il  ait  estimé  un  autre  selon  soi  '.  »  '^ 

CCLXIV.  ^  ^^ji(  f^ 

La  pitié  est  souvent  un  sentiment  de  nos  propres  maux 
dans  les  maux  d'autrui;  c'est  une  habile  prévoyance  des  mal- 
heurs où  nous  pouvons  tomber.  Nous  donnons  du  secours  aux 
autres ,  pour  les  engager  à  nous  en  donner  en  de  semblables 
occasions;  et  ces  services  que  nous  leur  rendons  sont,  à  pro- 
prement parler,  des  biens  que  nous  nous  faisons  à  nous- 
mêmes  par  avance. 

En  nous  livrant  à  la  douleur,  Dieu  nous  donna 
la  pitié  ;  la  pitié  si  dédaignée  des  gens  heureux,  et 
qui  est  un  baume  salutaire  pour  les  infortunés.  Ce 
sentiment  est  un  des  liens  de  la  société ,  car  il 
unit  le  fort  au  faible,  le  premier  au  dernier;  et 
cela  par  un  mouvement  naturel  que  la  bienfaisance 
suit  aussitôt.  La  Rochefoucauld  veut  y  trouver 
une  habile  prévoyance  des  malheurs  où  nous  pou- 
vons tomber  j  il  se  trompe  :  nous  n'avons  pas  la 
crainte  de  redevenir  enfant;  cependant  c'est  l'âge 
qui  inspire  les  plus  vifs  sentiments  de  pitié.  L'as- 
pect d'un  homme  souffrant  nous  touche,  mais 
nous  courons  vers  l'enfant  dont  les  cris  nous  ap- 
pellent. Des  peuples  barbares  contempleront  avec 
une  stupide  indifférence  l'incendie  d'un  palais,  ou 
la  ruine  d'un  empire;  mais  jamais  ils  ne  verront, 
sans  être  émus,  des  enfants  en  bas  âge  suivre 
tout  éplorés  le  corps  de  leur  mère  au  tombeau. 
Tant  qu'il  y  aura  des  hommes ,  la  pitié  restera  sur 
la  terre ,  parce  que  tant  qu'il  y  aura  des  hommes , 
il  y  aura  des  malheureux. 

Qu'on  ne  s'étonne  point,  au  reste,  de  l'erreur  de 
la  Rochefoucauld;  on  peut  dire  ici  sans  le  ca- 
lomnier qu'il  a  écrit  selon  son  cœur,  puisque,  dans 
le  portrait  qu'il  trace  de  lui-même ,  il  ne  craint  pas 
de  s'exprimer  ainsi  sur  la  pitié  :  «  On  peut  té- 
«  moigner  beaucoup  de  compassion  ,  car  les  mal- 
«  heureux  sont  si  sots,  que  cela  leur  fait  le  plus 
«  grand  bien  du  monde;  mais  je  tiens  aussi  qu'il 
«  faut  se  contenter  d'en  témoigner,  et  se  garder 
«  soigneusement  d'en  avoir.  C'est  une  passion  qui 
«  n'est  bonne  à  rien  au  dedans  d'une  âme  bien 
«  faite,  qui  ne  sert  qu'à  affaiblir  le  cœur,  et  qu'on 
«  doit  laisser  au  peuple,  etc.»  Cet  aveu  est  non- 
seulement  la  plus  grande  injure  qu'un  homme 
puisse  se  faire  à  lui-même ,  c'est  encore  une  réfu- 
tation complète  de  tout  ce  que  l'auteur  a  écrit  de 
la  pitié.  Comment  aurait -il  apprécié  un  senti- 
ment qu'il  regardait  comme  une  faiblesse,  et  dont 
il  se  défendait  comme  d'un  vice  ?  Mais  ne  l'accu- 

»  Esmis,  Iivrell,chap.  lo. 


218 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


sons  ni  d'ignorance,  ni  d'insensibilité;  cherchons 
plutôt  à  pénétrer  le  secret  de  sa  pensée,  et  nous 
apprendrons  pourquoi  il  a  jeté  tant  de  mépris  sur 
la  pitié.  Tout  se  lie  dans  ce  système  où  tout  sem- 
ble dispersé  sans  ordre ,  et  la  Maxime  qu'on  vient 
de  lire  est  la  conséquence  du  livre  entier.  La  pitié 
est  un  sentiment  naturel  qui  tend  à  modérer  dans 
chacun  l'activité  de  l'amour  de  soi'.  Elle  ne  réflé- 
ctnt  pas,  elle  agit;  par  ses  inspirations  le  bien  est 
fait  avant  qu'on  sache  que  c'est  le  bien,  et  quel- 
quefois contre  notre  intérêt.  C'est  une  loi  de  la 
nature  qui  prouve  notre  misère ,  car  elle  ne  pou- 
vait être  donnée  qu'à  des  êtres  destinés  au  malheur; 
mais  aussi  c'est  un  sentiment  généreux  qui  prouve 
notre  excellence,  car  il  inspire  des  actions  ver- 
tueuses à  ceux  mêmes  qui  croient  n'être  guidés 
que  par  l'égoïsme.  On  voit  maintenant  comment 
la  pitié  détruit  le  système  de  la  Rochefoucauld , 
qui  s'est  vu  forcé  de  la  nier,  ou  de  renoncer  à  son 
livre.  Nous  disons  qu'il  nie  la  pitié,  car  donner 
un  motif  intéressé  à  un  sentiment  qui  précède 
toute  réflexion,  c'est  nier  le  sentiment;  et  nier  le 
sentiment ,  c'est  nier  l'action  qui  en  est  la  suite  : 
ce  qui  est  absurde.  Veut-on  dire  seulement  que,  la 
première  émotion  affaiblie,  il  se  fait  un  retour 
sur  nous-mêmes?  cela  est  possible;  mais  ce  re- 
tour intéressé  qui  peut  combattre  la  pitié  ne  doit 
pas  être  confondu  avec  elle.  La  pitié  est  pure,  su- 
blime ,  naturelle  :  c'est  la  marque  de  l'humanité  ! 
par  elle  les  êtres  les  plus  dépravés  exercent  encore 
des  vertus  involontaires ,  et  sans  doute  elle  nous  a 
été  donnée  afin  que  les  méchants  mêmes  ne  pussent 
passer  sur  la  terre  sans  avoir  senti  qu'ils  sont 
hommes  ! 

CCLXXL 

La  jeunesse  est  une  ivresse  eontiouelie  ;  c'est  la  fièvre  de  la 
raison. 

Fénélon  a  marqué  d'une  manière  admirable, 
dans  le  quatrième  livre  de  Télémaque,  ce  temps 
d'ivresse  que  la  Rochefoucauld  appelle  la  fièvre 
de  Ja  raison.  Vénus  apparaît  en  songe  au  fils 
d'Ulysse:  «  Jeune  Grec,  lui  dit-elle,  tu  vas  en- 
«  trer  dans  mon  empire.  »  Télémaque  est  au 
printemps  de  la  vie,  et  il  touche  aux  rives  char- 
mantes de  l'île  consacrée  à  la  déesse.  Dans  la  des- 
cription de  ces  lieux,  l'auteur  semble  vouloir  épui- 
ser toutes  les  séductions  de  l'amour;  en  l'écoutant, 
on  sent  fondre  son  âme,  elle  se  perd  dans  un 
torrent  de  délices ,  et  de  tous  côtés  la  volupté  l'ef- 
fleure comme  le  souffle  d'un  vent  gracieux  :  «  O 

'  Rousseau ,  Discours  sur  l'origine  de  Vinégalité ,  etc. , 
p.  loi. 


<«  malheureuse  jeunesse  !  s'écrie  Télémaque,  ô  dieux 
«  qui  vous  jouez  cruellement  des  hommes,  pour- 
«  quoi  les  faites-vous  passer  par  cet  âge  qui  est 
«  un  temps  de  folie  et  de  fièvre  ardente!  »  D'a- 
bord on  est  tenté  de  dire  comme  lui  ;  mais  bien- 
tôt on  comprend  que  les  jours  d'épreuve  sont 
nécessaires  pour  nous  apprendre  le  prix  de  la  sa- 
gesse. Les  amertumes  de  la  volupté  révèlent  à 
Télémaque  les  délices  de  la  vertu;  de  la   vertu 
qu'on  ne  peut  voir  sans  ravissement,  et  que  Fé- 
nélon ne  présente  pas  comme  un  devoir,  mais 
comme  un  moyen  de  bonheur.  A  son  doux  aspect, 
le  fils  d'Ulysse ,  qui  voulait  mourir  pour  fuir  l'es- 
clavage, demande  l'esclavage  comme  une  faveur 
pour  fuir  le  vice.  Les  maux  de  la  fortune  ne  lui 
semblent  plus  que  des  peines  légères,  car  il  a 
compris  que  les  plus  grands  malheurs  des  hommes 
sont  ceux  où  ils  tombent  par  les  crimes^.  Quel 
chef-d'œuvre  que  ce  quatrième  livre!  c'est  un 
hymne  à  la  vertu  ;  c'est ,  avec  le  livre  VII  et  le  li- 
vre XXIV ,  tout  ce  qu'il  a  été  donné  aux  hommes 
d'écrire  de  divin. 

CCLXXV. 

Le  bon  naturel,  qui  se  vante  d'être  si  sensible,  est  souveinl 
étouffé  par  le  moindre  intérêt. 

Le  bon  naturel  a  plus  de  force  que  ne  lui  en 
suppose  l'auteur  des  Maximes.  Voyez  tout  ce  qu'il 
inspire  à  l'enfance  et  à  la  jeunesse  !  que  de  nobles 
actions,  que  de  sublimes  sentiments  il  fait  jaillir 
de  notre  âme ,  avant  que  nous  sachions  que  ce  sont 
des  vertus  !  Il  dure  vingt  ans ,  trente  ans  ;  il  pour- 
rait durer  toujours;  l'éducation,  le  mondes 
l'exemple ,  la  corruption  générale,  les  récompenses 
accordées  au  vice,  le  ridicule  jeté  sur  la  vertu, 
tout  travaille  à  le  détruire ,  et  cependant  il  résiste 
encore  ;  il  faut  pour  l'étouffer  les  efforts  de  la  so- 
ciété entière.  Lorsque  vous  dites  que  le  plus  faible 
intérêt  peut  remporter  une  aussi  grande  victoire, 
c'est  que  vous  ne  demandez  rien  au  passé.  La 
dernière  goutte  ne  vide  pas  le  verre,  elle  achève 
de  le  vider  ;  un  petit  intérêt  ne  tue  pas  le  bon  na- 
turel, il  achève  de  le  tuer.  Chose  digne  de  re- 
marque! la  société  même  recomiaît  cette  force, 
car  si  elle  ne  la  reconnaissait  pas ,  oserait-elle  flé- 
trir ceux  qui  tombent  dans  la  bassesse  et  le  crime  .î* 
Les  parents  qui  se  méconnaissent,  les  frères  que 
l'intérêt  divise,  les  enfants  qui  poursuivent  leurs 
pères,  les  pères  qui  haïssent  leurs  enfants,  tous 
sont  livrés  au  mépris  ou  à  l'exécration  publique. 
La  société  semble  leur  dire  :  Vous  aviez  assez  de 
force  pour  me  résister,  et  j'ai  le  droit  de  punir 

»  Maxime  183. 


ié  i^\  ROCHËFOIJC/^ULD. 


votre  faiblesse.  Après  cette  vengeance  de  la  so- 
ciété, il  y  a  celle  de  la  conscience  et  celle  de  Dieu. 
Terminons  en  faisant  observer  que  l'auteur  cher- 
che à  affaiblir  l'effet  du  bon  naturel  par  les  mêmes 
motifs  qui  l'ont  porté  à  flétrir  la  pitié.  Une  fois  la 
pitié  et  le  bon  naturel  chassés  de  notre  cœur ,  il 
ne  reste  plus  qu'un  être  méchant  :  l'homme  de 
la  Rochefoucauld.  (  Foyez  la  note  de  la  Maxime 
274). 

CCLXXXV. 

La  magnanimité  est  assez  définie  par  son  nom  ;  néanmoins 
on  pourrait  dire  que  c'est  le  bon  sens  de  l'orgueil ,  et  la  voie 
ia  plus  noble  pour  recevoir  des  louanges. 

On  dit  d'un  prince  qui  a  dé  la  grandeur,  de 
l'élévation  naturelle,  qu'il  est  tnagnanime.  Appeler 
ces  heureuses  dispositions  le  bon  sens  de  l'orgueil, 
c'est  montrer  jusqu'à  l'évidence  la  vanité  d'un 
système  qui,  ne  pouvant  anéantir  toutes  les  vertus, 
recourt  à  de  si  misérables  subtilités  pour  empoi- 
sonner leur  source. 

Cette  pensée  est  encore  une  preuve  que  l'auteur 
n'a  voulu  juger  que  la  cour  et  les  hommes  de 
cour,  car  la  magnanimité  est  une  vertu  de  prince 
comme  la  clémence  :  c'est  pour  eux  seuls  que  ces 
mots  existent.  Dans  le  monde  vulgaire,  ces  vertus 
prennent  le  nom  de  bonté  et  de  générosité. 

CCXCI. 

Le  mérite  des  hommes  a  sa  saison  aussi  bien  que  les  Truils. 

Répétition  de  la  Maxime  211.  Cette  pensée  ne 
doit  être  appliquée  qu'à  une  certaine  fleur  de  ré- 
putation qui  dure  chez  les  hommes  à  peu  près 
autant  que  la  beauté  cliez  les  femmes.  Quant  au 
vrai  mérite,  il  est  inaltérable;  le  temps,  loin  de  le 
détruire ,  en  augmente  l'éclat  :  je  n'en  veux  d'au- 
tre exemple  que  la  vie  entière  de  ces  héros ,  de  ces 
ministres )  de  ces  magistrats,  éternel  honneur  de 
la  patrie  :  Sully,  Bayard,  l'Hospital  ,  et  vous 
aussi,  grand  Condé,  illustre  Turenne,  vous  dont 
la  Rochefoucauld  fut  assez  malheureux  pour  mé- 
connaître la  gloire  ,  et  qu'une  aveugle  passion 
voulut  peut-être  désigner  dans  cette  Maxime. 

CCXOHL 

La  iiftodératiort  ne  peut  avoît  le  mérite  t*e  combattre  l'am- 
bition et  de  la  soumettre;  elles  ne  se  trouvent  jamais  ensemble. 
La  modération  est  lu  langueur  et  la  paresse  de  l'Ame,  comme 
l'ambition  en  est  l'activité  et  l'ardeur. 

La  modération  des  hommes  qui,  suivant  l'ex- 
pression de  la  Rochefoucauld,  n'' oni  pas  la  force 
d'être  méchants,  ust  paresse  et  non  vertu.  Mais 
la  modération  de  Marc-Aurcle  et  de  saint  Louis, 
relie  de  Scipion  et  de  Bayard ,  est  force  d'âme  et 


210 

non  langueur.  «  La  modération  des  grands  hommes, 
dit  Vauvenargues,  ne  borne  que  leurs  vices.  »  Or, 
l'ambition  est  toujours  un  vice  lorsqu'elle  n'est 
pas  un  crime  :  la  modération  peut  donc  combattre 
l'ambition  et  la  soumettre,  elle  peut  aussi  la  ser- 
vir; mais  alors  elle  n'est  plus  qu'un  effet  de  la 
politique  :  tel  fut  le  pardon  d'Auguste.  Au  reste , 
il  est  utile  de  remarquer  que  l'auteur  ne  veut  peut- 
être  détruire  la  modération  que  parce  qu'il  a  déjà 
tenté  de  détruire  la  clémence ,  qui  en  est  la  suite 
naturelle.  Mais  il  n'est  pas  toujours  d'accord  avec 
lui-même;  et  l'on  s'étonne,  par  exemple ^  de  le 
voir  nier  ici  ce  qu'il  avoue  quelques  lignes  plus 
loin ,  lorsqu'il  dit  :  «  On  a  fait  une  vertu  de  la 
«  modération  pour  borner  l'ambition  des  grands 
«  hommes.  »  (Maxime  308).  Or,  je  le  demande, 
comment  la  modération  pourra-t-elle  borner  l'am- 
bition, si,  comme  vous  le  dites  id,  elles  ne  se  trou- 
vent jamais  ensemble  ?  J'ajoute  que  votre  définition 
conduit  à  un  résultat  absurde.  Si  la  modération 
est  la  paresse  de  l'âme ,  si  l'ambition  en  est  l'acti- 
vité, il  faut  en  conclure  que  le  repos  de  l'âme  est 
une  vertu ,  et  que  son  action  est  un  vice  ou  un 
crime.  Voilà  cependant  ce  que  vous  avez  dit,  et 
ce  que  peut-être  vous  n'avez  pas  cru  dire. 

CXXNW. 

Il  est  aussi  honnête  d'être  glorieux  avec srâHDènae,  qu'il  e«t 
ridicule  de  l'être  avec  les  autres. 

Cette  Maxime  est  digne  d'Épictète  et  de  Socrate. 
Être  glorieux  avec  soi-même ,  c'est  connaître  la  di- 
gnité de  sa  nature  et  la  respecter  ;  c'est  être  mo- 
deste ,  sobre ,  continent ,  rougir  du  vice  et  se  parer 
de  vertus. 

cccx. 

Il  arrive  quelquefois  des  accidents  <lans  la  vie,  d^où  il  faut 
être  un  peu  fou  pour  se  bien  tirer. 

Cette  pensée  rappelle  peut-être  les  aventures  du 
marquis  de  Pomenars ,  sa  gaieté ,  ses  folies  et  ses 
procès  criminels ,  oii  il  ne  s'agissait  de  rien  moins 
que  de  sa  vie.  Madame  de  Sévigné  nous  a  conservé 
plusieurs  traits  de  cet  homme  singulier  :  tantôt 
elle  le  peint  sollicitant  ses  juges  avec  une  longue 
barbe,  sous  prétexte  qu'il  n'était  pas  assez  fou 
pour  prendre  soin  d'une  tête  que  le  roi  lui  dispu- 
tait ;  tantôt  elle  le  montre  chez  M.  de  la  Roche- 
foucauld, le  nez  dans  son  manteau,  et  caché  parmi 
les  laquais,  pour  entendre  une  lecture  du  grand 
Corneille,  attendu,  dit-elle,  que  le  comte  de  Créance 
le  veut  faire  pendre,  quelque  résistance  qu'il  y 
fasse.  «  L'autre  jour  (  dit-elle  encore  à  sa  fille  ) , 
«  Pomenars  passa  par  ici  ;  il  venait  de  Laval ,  où 
«  il  trouva  une  grande  assemblée  de  peuple  II  de- 


220 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MA.XIMES 


«  manda  ce  que  c'était  :  C'est ,  lui  dit-on ,  que  Ton 
«  pend  en  effigie  un  gentilhomme  qui  a  enlevé  la 
«  fille  de  M.  le  comte  de  Créance.  Cet  homme-là  . 
«  c'était  lui-même.  Il  approcha ,  et  trouva  que  le 
«  peintre  l'avait  mal  habillé;  il  s'en  plaignit,  puis 
«  il  alla  souper  et  coucher  chez  le  juge  qui  l'avait 
«  condamné.  Le  lendemain,  il  vint  ici  se  pâmant 
«  de  rire  ;  il  en  partit  cependant  de  grand  matin.  » 
Pomenars  ayant  été  poursuivi  pour  crime  de  fausse 
monnaie,  gagna  son  procès,  et  fut  ensuite  accusé 
d'avoir  payé  les  épices  de  son  arrêt  en  fausses 
pièces.  Quoi  qu'il  en  soit,  ses  aventures  se  termi- 
nèrent assez  heureusement  ;  et  sans  doute  on  peut 
dire,  avec  la  Rochefoucauld,  qu'W  fallait  être  un 
peu  fou  pour  s'en  bien  tirer. 

CCCXII. 

Ce  qui  fait  que  les  amants  et  les  maltresses  ne  s'ennuient 
point  d'être  ensemble,  c'est  qu'ils  parlent  toujours  d'eux- 
mêmes. 

Parler  de  soi  est  un  plaisir  dont  le  charme  dure 
peu.  L'égoïsme  et  l'amour-propre  font  une  pauvre 
conversation;  ce  n'est  pas  au  moins  celle  de  l'a- 
mour. Les  amants  se  plaisent  ensemble ,  non  parce 
qu'ils  parlent  d'eux ,  mais  parce  qu'ils  s'aiment. 

cccxvn. 

Ce  «'est  pas  un  grand  malheur  d'obliger  des  ingrats  ;  mais 
c'en  est,  un  insupportable  d'être  obligé  à  un  malhonnête 
homme. 

Cela  doit  s'entendre  seulement  du  vulgaire;  car 
c'est  le  sort  inévitable  des  rois  d'être  obligés  à  de 
malhonnêtes  gens ,  et  de  les  servir  pour  en  être 
servis. 

CCCXIX. 

On  ne  saurait  conserver  longtemps  les  sentiments  qu'on 
doit  avoir  pour  ses  amis  et  pour  ses  bienfaiteurs ,  si  on  se  laisse 
la  liberté  de  parler  souvent  de  leurs  défauts. 

Il  y  a  dans  cette  pensée  une  observation  délicate, 
et  un  sentiment  exquis  des  convenances  du  cœur. 
On  aime  à  surprendre  l'auteur  dans  un  de  ces  mo- 
ments où  il  oublie  qu'en  étendant  trop  la  critique 
de  son  siècle  il  s'était  fait  le  calomniateur  du  genre 
humain. 

CCCXXII. 

Il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  méprisables  qui  craignent  d'être 
méprisés. 

On  pourrait  dire  avec  autant  de  vérité  :  Le 
comble  de  la  bassesse  est  de  ne  plus  craindre  le 
mépris. 

cccxxni. 

Notre  sagesse  n'est  pas  moins  à  la  merci  de  la  fortune  que 
nos  biens. 

Est-ce  donc  que  la  volonté  de  l'homme  dépend 


de  la  fortune  ?  Non ,  il  peut  commander  ou  obéir; 
qu'il  fasse  un  choix,  il  lui  est  loisible.  (  f^oyez  la 
note  de  la  Maxime  6). 

CCCXXVI. 

Le  ridicule  déshonore  plus  qœ  le  déshonneur. 

Grâce  au  ciel ,  ce  qui  déshonore ,  c'est  le  vice  1 
Pour  être  vrai,  il  fAllait  dire  :  Le  ridicule  est  plus 
nuisible  que  le  déshonneur.  Et  cela  ne  vient  pas 
d'une  corruption  générale ,  mais  de  ce  que  le  ridi- 
cule qui  s'ignore  se  présente  hardiment  et  de 
front  ;  tandis  que  le  vice  qui  se  connaît  cache  son 
déshonneur  sous  des  marques  d'honneur  ou  sous 
le  masque  de  l'hypocrisie. 

CCCXXVII. 

Nous  n'avouons  de  petits  défauts  que  pour  persuader  que 
nous  n'en  avons  pas  de  grands. 

Cette  Maxime  est  reproduite  avec  quelques  mo- 
difications sous  les  numéros  383  et  442. 

CCCXXXII. 

Les  femmes  ne  connaissent  pas  toute  leur  coquetterie. 

L'auteur  a  dit  un  peu  plus  haut  :  «  Il  s'en  faut 
«  bien  que  nous  connaissions  toutes  nos  volontés.  » 
(Maxime  295). 

CCCXXXIV. 

Les  femmes  peuvent  moins  surmonter  leur  coquetterie  que 
leur  passion. 

Dans  l'ordre  de  nos  sociétés,  les  femmes  étant 
presque  toujours  sacrifiées  aux  convenances  de  la 
fortune ,  il  arrive  que  la  plupart  d'entre  elles  res- 
tent indifférentes  et  coquettes  ;  car  chez  les  femmes 
la  coquetterie  suit  l'indifférence,  et  ceci  est  un 
heureux  caprice  de  la  nature ,  et  non  une  déprava- 
tion du  cœur.  Effectivement ,  cet  art  d'attirer  la 
foule,  ou,  si  l'on  veut,  ce  désir  de  plaire  à  tous, 
ne  leur  est  donné  que  pour  choisir  celui  qu'elles 
doivent  aimer  :  le  choix  fait ,  la  coquetterie  devient 
inutile  et  s'évanouit.  Cette  observation  est  si 
vraie,  que  l'auteur  l'a  répétée  deux  fois  dans  les 
Maximes  349  et  376,  qui  peuvent  servir  de  réfu- 
tation à  celle-ci. 

CCCXXXVI. 

Il  y  a  une  certaine  sorte  d'amour  dont  l'excès  empêche  la 
jalousie. 

Cette  pensée  est  la  suite  naturelle  de  celle-ci  :  «  Il 
«  y  a  dans  la  jalousie  plus  d'amour-propre  que 
«  d'amour.  »  (Maxime  324). 

CCCXXXVIII. 

Lorsque  notre  haine  est  trop  vive,  elle  nous  met  au-dessous 
de  ceux  que  nous  haïssons. 


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22  i 


Elle  produit  toujours  cet  effet  ;  le  degré  n'y  fait 
ïien.  La  haine  de  l'homme  ne  doit  jamais  entrer 
dans  le  cœur  de  l'homme.  Il  faut  avoir  de  la  com- 
passion pour  les  méchants ,  et  ne  haïr  que  leurs 
vices.  «  Garde-toi,  dit  Marc-Aurèle,  de  ressentir 
«  pour  ceux  mêmes  qui  sont  inhumains ,  autant 
«  d'indifférence  que  le  vulgaire  en  éprouve  pour  le 
«  vulgaire.  »  Remarquez  que  cette  douce  pitié  que 
nous  recommande  Marc-Aurèle  est  dans  notre  in- 
térêt comme  toutes  les  vertus,  car  elle  remplit 
l'âme  d'un  sentiment  de  bienveillance  et  d'amour, 
tandis  que  la  haine  est  un  effort  douloureux  pour 
le  méchant  lui-même;  elle  met  en  nous  la  peine 
du  mal  que  nous  voulons  à  autrui. 

CCCXXXIX. 

Nous  ne  ressentons  nos  biens  et  nos  maux  qu'à  proportion 
de  notre  amour-propre. 

L'amour-propre,  l'amour  de  soi,  l'orgueil,  la 
vanité,  que  l'auteur  des  Maximes  confond  sans 
cesse,  peuvent  augmenter  ou  diminuer  les  biens 
factices  qu'ils  nous  donnent,  mais  leur  pouvoir  ne 
va  pas  plus  loin;  et,  par  exemple,  je  voudrais  que 
le  duc  de  la  Rochefoucauld  pût  me  dire  quel  se- 
cours il  tirait  de  l'amour-propre  pour  adoucir  les 
tortures  de  la  goutte,  et  comment  cette  passion 
vint  à  son  aide  lorsqu'en  1672  il  apprit  en  un 
même  jour  qu'un  de  ses  fils  était  mort  au  passage 
du  Rhin,  un  autre  blessé,  et  que  la  cour  pleurait 
la  perte  du  jeune  duc  de  Longueville ,  qu'il  chéris- 
sait comme  ses  propres  enfants.  Madame  de  Sévi- 
gné ,  témoin  de  ce  désastre ,  écrit  à  sa  fille  :  «  J'ai 
«  vu  son  cœur  à  découvert  dans  cette  cruelle  aven- 
«  ture  :  il  est  au  premier  rang  de  ce  que  j'ai  ja- 
«  mais  vu  de  courage ,  de  mérite ,  de  tendresse  et 
«  de  raison  ;  je  compte  pour  rien  son  esprit  et  son 
«  agrément.  »  Et  en  effet,  que  peuvent  l'esprit  et 
l'agrément  oui  il  ne  faut  que  du  courage  et  de  la 
résignation?  Combien  madame  de  Sévigné,  dans 
ces  quatre  lignes,  nous  fait  regretter  que  la  Ro- 
chefoucauld ait  si  souvent  fait  usage  de  cet  esprit, 
de  cet  agrément  qu'elle  compte  pour  rien ,  et  qu'il 
ait  presque  toujours  craint  d'exprimer  les  senti- 
ments de  ce  cœur  généreux  dont  elle  admirait  la 
résignation  ! 

CCCXLIL 

L'accent  du  pays  où  l'on  est  né  demeure  dans  l'esprit  et  dans 
le  cœur,  comme  dans  le  langage. 

Cette  vieille  observation,  qui  surprend  ici  par 
son  tour,  est  un  trait  de  satire  contre  Mazarin , 
qui ,  devenu  maître  de  la  France ,  resta  toujours 
Italien  par  l'esprit,  par  l'accent,  et  par  le  cœur. 


c(ïcjcLïir     '" 

Pour  être  un  grand  homme,  il  faut  savoir  pr(^ter  de  toute 
sa  fortune. 

Peut-être  cette  pensée  serait-elle  plus  vraie  en 
la  tournant  ainsi  :  Pour  être  un  grand  homme ,  il 
faut  savoir  se  placer  au-dessus  de  la  bonne  et  de 
la  mauvaise  fortune. 


CCCXLVL 


■<'j 


Il  ne  peut  y  avoir  de  règle  dans  l'esprit  ni  dans  le  cœur  des 
femmes ,  si  le  tempérament  n'en  est  d'accord. 

Il  y  a  quelque  chose  de  supérieur  au  tempéra- 
ment, c'est  la  volonté  :  faites  seulement  qu'elle 
soit  vertueuse ,  vous  en  êtes  le  maître.  Nous  avons 
déjà  réfuté  ces  imputations  déshonorantes  dans 
la  note  de  la  Maxime  44,  et  nous  offrons  la  même 
réponse  aux  mêmes  erreurs. 

CCCXLVIII.  ^ 

Quand  on  aime ,  on  doute  souvent  de  ce  que  l'on  croît  le 
plus. 

Vous  vous  en  rapportez  plus  à  vos  yeux  qu'à 

moi,  disait  une  femme  à  son  amant;  vous  ne 

m'aimez  donc  plus? 

CCCLVI. 

Nous  ne  louons  d'ordinaire  de  bon  cœur  que  ceux  qui  nmis 
admirent. 

L'auteur  a  pris  la  peine  de  retourner  plusieurs 
fois  cette  Maxime,  qui  manque  de  justesse.  La 
louange  est  quelquefois,  comme  il  l'observe,  un 
retour  sur  nous-même,  une  flatterie  habile,  un 
blâme  perfide  ou  empoisonné  ';  mais  elle  est  aussi 
l'expression  d'un  plaisir.  On  loue  la  grâce  d'un 
jeune  enfant,  la  valeur  d'un  général;  on  loue  jus- 
ques  aux  talents  d'un  acteur;  toutes  personnes 
qui  peuvent  ignorer  à  jamais  les  plaisirs  qu'elles 
nous  donnent ,  et  ne  pas  payer  nos  louanges  de 
leur  admiration.  {Foyez  la  note  de  la  Maxime  143). 

CCCLX. 

On  se  décrie  beaucoup  plus  auprès  de  nous  par  les  moindres 
infidélités  qu'on  nous  fait ,  que  par  les  plus  grandes  qu'on  fait 
aux  autres. 

Ainsi  la  Rochefoucauld  trouvait  tout  naturel 
que,  pour  favoriser  son  ambition  et  son  amour, 
la  belle  madame  de  Longueville  eût  oublié  ce 
qu'elle  devait  à  son  mari ,  à  sa  souveraine ,  à  sa 
patrie,  à  elle-même;  et  il  ne  put  lui  pardonner 
l'inclination  qu'il  crut  reconnaître  en  elle  pour  le 
duc  de  Nemours.  Devenu  l'ennemi  de  celle  qu'il 
avait  aimée ,  il  passa  si  rapidement  de  la  recon- 

»  /'oyez  les  Maximes  143,  144, 145,  I40. 


222 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


naissance  à  l'ingratitude,  que  plus  tard  tout  le 
monde  put  le  reconnaître  dans  cette  autre  Maxime 
de  son  livre  :  «  Plus  on  aime  une  maîtresse ,  plus 
«  on  est  près  de  la  haïr  '.  »  £UiGn,  la  Iiaine  lui  in- 
spira des  offenses  qui  auraient  pu  le  déshonorer, 
s'il  eût  eu  moins  de  trouble ,  et  que  sans  doute  il 
ne  se  pardonna  jamais.  «  Si  l'on  juge  de  l'amour 
«  par  la  plupart  de  ses  effets ,  il  ressemble  plus  à 
«  la  haine  qu'à  l'amitié.  »  C'est  encore  une  de  ses 
Maximes*  dont  on  peut  trouver  le  commentaire 
dans  sa  propre  conduite.  Au  reste,  ses  mauvais 
procédés  eurent  un  résultat  auquel  il  était  loin  de 
s'attendre  :  madame  de  Longueville  en  éprouva 
toute  l'amertume ,  mais  ils  lui  firent  sentir  la  honte 
de  sa  chute.  Alors  d'un  objet  de  scandale  elle  de- 
vint un  exeio|)Je  merveilleux  de  repentir  et  de 
vertu  ^» 

cccLxvn. 

Il  y  a  peu  d'honnêtes  femmes  qui  ne  soient  lasses  de  leur 
m^er. 

Pour  ne  pas  se  lasser  de  la  vertu ,  il  doit  suf- 
fire aux  femmes  de  voir  quel  est  le  métier  de  celles 
qui  en  manquent. 

CCCLXXXIX. 

Ce  qui  nous  rend  la  vanité  des  autres  insupportable,  c'est 
qu'elle  blesse  la  nôtre. 

Répétition  de  la  Maxime  34. 

(XCXC 

''  On  renonce  plus  aisément  à  son  intérêt  qu'à  son  goût. 

Cela  veut  dire  que  l'on  renonce  plus  facilement 
à  sa  fortune  qu'à  sa  paresse  et  à  ses  habitudes. 
Préférence  qu'on  peut  dire  heureuse  !  si  le  goût  ne 
prévalait  pas ,  on  se  heurterait  plus  rudement  en- 
core sur  le  chemin  de  l'ambition. 

ÇCCXCVIII. 

De  tous  nos  défauts,  celui  dont  nous  demeurons  le  plus  ai- 
sément d'accord ,  c'est  de  la  paresse  :  nous  nous  persuadons 
qu'elle  tient  à  toutes  les  vertus  paisibles ,  et  que  sans  détruire 
entièrement  les  autres,  elle  en  suspend  seulement  les  fonctions. 

La  paresse  est  la  plus  terrible  ennemie  de  la 
vçrtu ,  elle  l'est  de  toutes  les  grandes  choses ,  et 
c'est  ce  que  la  Rochefoucauld  a  très-bien  déve- 
loppé dans  la  Maxime  266. 

CCCCIV. 

Il  semble  que  la  nature  ait  caché  dans  le  fond  de  notre  esprit 
des  talents  et  une  habileté  que  nous  ne  connaissons  pas  :  les 
passions  seules  ont  le  droit  de  les  mettre  au  Jour  et  de  nous 

*  Maxime  m. 

'  Maxime  72, 

^  Mémoires  de  madame  de  MotteviHe,  tome  ÏV,  page  342. 


donner  quelquefois  des  vues  plus  certaines  et  plus  achevées 
que  l'art  ne  saurait  faire. 

L'auteur  a  exprimé  la  même  pensée  d'une  ma- 
nière beaucoup  plus  concise  dans  les  Maximes  344 
et  380  ;  mais  pour  les  bien  comprendre  il  faut  le» 
rapprocher. 

CCCCVIII. 

Le  plus  dangereux  ridicule  des  vieilles  personnes  qui  ont 
été  aimables ,  c'est  d'oublier  qu'elles  ne  le  sont  plus. 

Aimable  ne  peut  avoir  ici  le  sens  qu'on  lui 
donne  généralement,  car  on  ne  cesse  pas  d'avoir 
de  l'esprit.  Il  faut  donc  l'entendre  seulement  des 
agréments  passagers  qui  font  qu'on  nous  aime  ;  et 
il  est  bien  vrai  que  rien  n'est  plus  ridicule  que  les 
prétentions  qui  survivent  à  ces  agréments  lors- 
qu'elles ne  sont  point  accompagnées  d'un  mérite 
solide  :  la  beauté  est  si  fugitive,  que  les  femmes 
vieillissent  toutes  préoccupées  de  l'admiration 
qu'on  leur  prodigue ,  et  que  déjà  le  temps  a  chan- 
gée en  dégoût.  Voltaire  a  donné  au  mot  aimable, 
dans  la  stance  suivante,  le  même  sens  que  lui 
donne  ici  la  Rochefoucauld  : 

On  meurt  deux  fois ,  je  le  vois  bien  : 
Cesser  d'aimer  et  d'être  aimable 
Est  une  mort  insupportable; 
Cesser  de  vivre,  ce  n'est  rien. 

CCCCXIIL 

On  ne  plalt  pas  longtemps,  quand  on  n'a  qu'une  sorte  d'es- 
prit. 

Selon  Segrais ,  cette  Maxime  est  une  critique  de 
Racine  et  de  Boileau,  qui ,  dédaignant  le  train  or- 
dinaire de  la  conversation  dans  le  monde ,  parlaient 
incessamment  de  littérature.  Cependant  il  est  per- 
mis de  révoquer  en  doute  cette  anecdote,  du 
moins  quant  à  Racine ,  qui  disait  à  ses  fils  :  «  Cor- 
«  neille  fait  des  vers  cent  fois  plus  beaux  que  les 
«  miens ,  et  cependant  personne  ne  le  regarde ,  on 
«  ne  les  aime  que  dans  la  bouche  de  ses  acteurs  ; 
«  au  lieu  que  sans  fatiguer  les  gens  du  monde  du 
«^  récit  de  mes  ouvrages ,  dont  je  ne  leur  parle  ja- 
«  mais ,  je  me  contente  de  leur  tenir  des  propos 
«  amusants,  et  de  les  entretenir  de  choses  qui 
«  leur  plaisent.  Mon  talent,  avec  eux,  n'est  pas  de 
«  leur  faire  sentir  que  j'ai  de  l'esprit,  mais  de  leur 
«  apprendre  qu'ils  en  ont  '.  » 

CCCCXXVI. 

La  grâce  de  la  nouveauté  et  la  longue  habitude,  quelque 
opposées  qu'elles  soient,  nous  empêchent  également  de  senUr 
les  défauts  de  nos  amis. 

La  Bruyèrç  a  généraUsé  cette  pensée  en  l'expri- 

'  Mémoires  sur  la  vie  de  Jean  Hacinr. 


DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


223 


mant  ainsi  :  «  Deux  choses  toutes  contraires  nous 
«  préviennent  également,  l'habitude  et  la  nou- 
«  veauté.  » 

ccccxxxv. 

La  fortune  et  l'humeur  gouvernent  le  monde. 

Plutarque,  dans  le  Traité  de  la  Fortune,  avait 
répondu  d'avance  à  cette  accusation  :  «  Comment, 
«  dit-il,  n'y  a-t-il  donc  point  de  justice  es  affaires 
«  du  monde ,  ni  d'équité ,  ni  de  tempérance ,  ni  de 
«  modestie  ?  et  a-ce  été  de  fortune  et  par  fortune 
«  qu'Aristide  a  mieux  aimé  demeurer  en  sa  pau- 
«  vreté,  combien  qu'il  fût  en  sa  puissance  se  faire 
«  seigneur  de  beaucoup  de  bien ,  et  que  Scipion , 
«  ayant  pris  de  force  Carthage,  ne  toucha  ni  ne 
«  vit  oncques  rien  de  tout  le  pillage  ?  »  Ces  objec- 
tions sont  de  véritables  réfutations,  et  il  serait 
inutile  d'y  rien  ajouter,  si  la  pensée  de  la  Roche- 
foucauld, appliquée  à  l'ensemble  de  l'univers,  n'é- 
chappait au  raisonnement  de  Plutarque.  L'auteur 
prétendait-il  lui  donner  un  sens  aussi  étendu?  je 
ne  le  crois  pas ,  car  il  a  écrit  de  l'homme  et  rien 
que  de  l'homme.  C'est  dans  la  société  qu'il  l'ob- 
serve, et  jamais  dans  la  solitude,  qui  nous  rappro- 
che de  Dieu.  D'ailleurs,  il  suffit  de  montrer  les 
résultats  de  la  pensée  ainsi  entendue,  pour  ab- 
soudre la  Rochefoucauld.  En  effet ,  attribuer  à  la 
fortune  les  événements  dont  on  ne  comprend  pas 
les  causes ,  c'est  se  faire  un  dieu  de  son  ignorance  ; 
et  cependant  ceux  qui  veulent  donner  le  gouverne- 
ment du  monde  au  hasard  se  gardent  bien  de  lui 
laisser  gouverner  leur  maison ,  leur  femme  et  leurs 
enfants.  Les  insensés  !  ils  voient  qu'une  petite  fa- 
mille ne  pourrait  subsister  un  an  sans  une  grande 
prudence,  et  ils  enseignent  que  le  monde,  pris 
dans  son  ensemble,  a  pu  subsister  cinq  mille  ans 
sans  le  pouvoir  d'une  volonté  éclairée!  Ce  serait 
donc  faire  injure  à  la  Rochefoucauld,  que  de  pla- 
cer dans  son  livre  la  réfutation  d'un  système  que 
sa  vie,  sa  mort  et  ses  ouvrages  mêmes  désavouent. 
Mais  on  peut  au  moins  lui  faire  l'application  d'une 
de  ses  Maximes  :  «  Il  n'y  a  guère  d'homme  assez 
«  habile  pour  connaître  tout  le  mal  qu'il  fait.  » 
(Maxime  269). 

CCCCXXXVL 

Il  est  plus  aisé  de  connaître  l'homme  en  général  que  de  con- 
naître un  homme  en  particulier. 

Le  livre  des  Maximes  est  une  réfutation  de  cette 
pensée;  l'auteur  y  montre  la  prétention  de  pein- 
dre l'homme  en  général ,  et  ne  peut  sortir  des  ex- 
ceptions. Pour  savoir  quelque  chose  de  l'homme, 
il  ne  suffit  pas  de  peindre  le  monde  et  de  s'étudier 


soi-même,  comme  le  fait  souvent  la  Rochefou- 
cauld avec  beaucoup  de  sagacité;  il  faut  encore 
comprendre  quelle  est  notre  mission  sur  la  terre, 
et  pour  la  comprendre,  cette  mission,  il  faut  con- 
sidérer l'humanité  tout  entière.  Les  peuples  ne  sont 
que  les  membres  de  ce  grand  tout  que  nous  appe- 
lons le  genre  humain  :  et  c'est  en  étudiant  le  but 
du  genre  humain  qu'on  apprendra  celui  de  chaque 
homme  en  particulier;  on  saura  si  sa  mission  est 
la  reconnaissance  et  l'amour,  si  le  désir  du  bon- 
heur, que  rien  ne  peut  satisfaire,  lui  a  été  donné  en 
vain,  et  si  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans  sa  pen- 
sée, de  sublime  dans  son  cœur,  doit  s'^v^uaquir  à 
jamais  avec  la  poussière  de  son  corps.  ., 

"'  r  -'  "    CCCCXXXVIL  .'    -,  ■  '""'  ^':  ''  '* 

On  ne  doit  pas  Juger  du  mérite  d'un  hoimne  par  ses  grandes 
qualités,  mais  par  l'usage  qu'il  en  sait  faire. 

Cette  Maxime ,  que  l'on  peut  appliquer  au  car- 
dinal de  Retz ,  condamne  également  le  duc  de  la 
Rochefoucauld.  Tous  deux  eurent  de  grandes  qua- 
lités ,  et  tous  deux  en  firent  un  mauvais  usage.  La 
même  pensée  est  reproduite  dans  la  Maxime  lô9. 

CCCCXXXIX. 

Nous  ne  désirerions  guère  de  choses  avec  ardeur»  si  nous 
connaissions  parfaitement  ce  que  nous  désirons. 

«  Si  tu  connaissais  en  quoi  consiste  le  bien  de  la 
«  vie,  disait  Léonidas  à  Xerxès,  tu  ne  convoiterais 
«  pas  ce  qui  est  à  autrui.  »  Il  semble  que  nous  ne 
sachions  pas  souhaiter  ce  qui  pourrait  nous  rendre 
heureux,  et  c'est  une  chose  remarquable  que  notre 
bonheur  vient  rarement  de  l'accomplissement  de 
nos  désirs;  c'est  que  nous  désirons  d'après  les 
passions  qui  nous  aveuglent ,  et  que  le  bonheur  ne 
nous  est  donné  que  par  la  sagesse  qui  nous  éclaire. 

CCCCXLVII. 

La  bienséance  est  la  moindre  de  toutes  les  lois ,  çt  la  plus 
suivie. 

«  Un  vieillard  désirant  voir  l'ébattement  des  jeux 
olympiques ,  ne  pouvoit  trouver  place  à  s'asseoir , 
et  passant  par  devant  beaucoup  de  lieux,  on  se  gau- 
dissoit  et  se  moquoit  de  lui ,  sans  que  personne  le 
voulût  recevoir,  jusque  là  qu'il  arriva  à  l'endroit  où 
étoient  les  Lacédémoniens  assis,  là  où  tous  les 
enfants  et  beaucoup  d'hommes  se  levèrent  au-de- 
vant de  lui ,  et  lui  cédèrent  leur  place.  Toute  l'as- 
semblée des  Grecs  remarqua  bientôt  cette  honnête 
façon  de  faire ,  et  avec  battement  de  mains  décla- 
rèrent qu'ils  la  louoient  grandement.  Adonc  le  pau- 
vre vieillard, 

Croulant  sa  tête  et  sa  bflrbe  chenue 


224 


EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES 


en  pleurant  ;  *  Eh  Dieu  !  dit-il ,  que  de  maux  !  on 
h  voit  bien  que  tous  les  Grecs  entendent  ce  qui  est 
««  honnête ,  mais  il  n'y  a  que  les  Lacédémoniens 
«  qui  le  fassent  * .  » 

Cet  exemple  prouve  assez  que  la  bienséance  tient 
aux  mœurs  et  fait  partie  de  la  morale  :  c'est  le  sa- 
voir-vivre, c'est  la  décence,  c'est  le  respect  des 
autres  et  de  soi ,  c'est  enfin  le  respect  des  choses 
divines  ;  car  il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  le  bien 
dire,  elle  est  le  bien  faire.  Un  baladin  ne  saurait 
l'enseigner,  l'éducation  de  l'âme  la  donne,  et  il 
n*est  peut-être  pas  un  signe  extérieur,  non-seule- 
ment de  bienséance ,  mais  encore  de  simple  poli- 
tesse, qui  n'ait  son  principe  moral  éloigné.  On  ne 
dira  donc  point ,  avec  l'auteur ,  que  la  bienséance 
est  la  moindre  de  toutes  les  lois ,  puisqu'elle  res- 
sort de  la  vertu ,  et  qu'on  ne  peut  la  méconnaître 
sans  entrer  dans  la  carrière  du  vice.  Nous  l'avons 
vu  disparaître  aux  jours  sanglants  de  la  terreur  ; 
et  ce  qui  donne  à  cette  époque  un  caractère  unique 
dans  l'histoire,  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  eu  des  bour- 
reaux ,  mais  que  ces  bourreaux  aient  pris  plaisir  à 
se  montrer  sous  les  formes  les  plus  abjectes.  C'est 
un  spectacle  digne  des  méditations  du  législateur, 
que  celui  d'un  peuple  entier,  civilisé  et  sans  bien- 
séance. Aujourd'hui  même  le  sentiment  des  bien- 
séances s'est  altéré  parmi  nous.  Chez  les  peuples 
anciens,  il  était  réglé  par  la  vertu;  chez  nos  pères, 
par  les  délicatesses  de  l'honneur.  Mais  nos  révolu- 
tions successives  ont  affaibli  ce  dernier  mobile,  et 
changé  le  caractère  de  la  nation  :  elle  ne  tend  plus 
qu'au  pouvoir  ;  et  l'ambition  qui  s'y  propage  efface 
tout  et  remplace  tout.     '  "  '  '  ' 


•,l  *.t 


.-A  -Ur 


CCCCLII. 


Il  n*y  a  point  d*hoinme  qui  se  croie ,  en  chacune  de  ses  qua- 
lités ,  au-dessous  de  l'homme  du  monde  qu'il  estime  le  plus. 

La  Rochefoucauld  était  doué  du  plus  rare  mérite, 
et  cependant  je  ne  pense  pas  qu'il  se  soit  jamais  cru 
l'égal  de  Bossuet  en  éloquence,  de  Richelieu  en  po- 
litique, de  l'Hospital  en  vertu,  et  du  grand  Condé 
dans  l'art  funeste  de  la  guerre.  Que  s'il  a  pu  le  croire, 
au  moins  lui  a-t-il  fallu  reconnaître  qu'il  n'avait 
pas  su  donner  de  l'éclat  à  ces  grandes  qualités ,  ce 
qui  le  plaçait  dès  lors  au-dessous  de  ceux  dont  il 
s'estimait  l'égal  ;  car,  pour  me  servir  d'une  de  ses 
expressions ,  ce  nWtpas  assez  d'avoir  de  grandes 
qualités,  il  en  faut  avoir  l'ééonomie.  (Maxime^  169). 

CCCCLXI.  ' 

La  vieillesse  est  un  tyran  qui  défend,  sur  peftie  de  la  vie, 
tous  les  plaisirs  de  la  Jeunesse. 

»Plutarqae,  Apophthegmes  des  Lacédémoniens,  %  LXIX. 


L'auteur  ne  mettait-il  au  nombre  des  plaisirs  que 
les  vices  qui  abusent  la  jeunesse  ?  Cette  Maxime 
semble  le  faire  entendre ,  car  la  vieillesse ,  qu'il  ap' 
pelle  un  tyran ,  n'enlève  guère  que  cette  sorte  de 
plaisirs-là.  Elle  ne  dérobe  ni  la  confiance  en  Dieu , 
ni  les  jouissances  de  l'étude ,  ni  la  joie  de  faire  le 
bien ,  ni  le  bonheur  d'aimer  ses  amis ,  sa  famille,  sa 
patrie  !  Sans  doute  elle  affaiblit  le  corps,  mais  l'âine 
nous  reste  ;  et  pour  être  surchargés  d'années,  nous 
ne  cessons  ni  d'aimer,  ni  d'être  aimés.  Les  délices 
de  la  jeunesse  ne  sont-elles  pas  dans  l'amouinle  notre 
père ,  comme  les  délices  de  la  vieillesse  sont  dans 
l'amour  de  nos  enfants  ?  voilà  les  véritables  plai- 
sirs ,  et  ils  appartiennent  à  tous  les  âges.  Ah  !  si 
Dieu  n'avait  pas  mêlé  l'amour  aux  choses  de  la 
terre ,  quel  être  le  remercierait  de  lui  avoir  donné 
la  vie  ? 

CCCCLXVin. 

Il  y  a  des  méchantes  qualités  qui  font  de  grands  talents. 

Répétition  des  Maximes  90  et  354. 

CCCCLXX. 

Toutes  nos  qualités  sont  incertaines  et  douteuses ,  en  bien 
comme  en  mal  ;  et  elles  sont  presque  toutes  à  la  merci  des  oc- 
casions. 

Cette  pensée  est  moins  tranchante  que  la  177% 
dont  cependant  elle  n'est  qu'une  modification,  {f^oy. 
la  note.) 

CCCCLXXL 

Dans  les  premières  passions,  les  femmes  aiment  l'amant; 
et  dans  les  autres ,  elles  aiment  l'amour. 

La  pensée  serait  plus  juste  en  la  renversant  ainsi  : 
Dans  les  premières  passions ,  les  femmes  aiment 
l'amour  ;  dans  les  autres,  elles  aiment  l'amant. 

CCCCLXXIV. 

Il  y  a  peu  de  femmes  dont  le  mérite  dure  plus  que  la  beauté. 

Je  me  représente  l'auteur  de  cette  Maxime,  tantôt 
se  rappelant  l'ambition  de  madame  de  Chevreuse, 
la  légèreté  de  Ninon ,  et  surtout  l'inconstance  de 
madame  de  Longueville  ;  tantôt  environné  des  la 
Fayette,  des  Sévigné,  des  Scudéry,  et  de  cette  ai- 
mable madame  de  Coulanges  qui  donna  tant  de 
charmes  à  la  vieillesse.  Alors  je  me  demande  :  La 
Rochefoucauld  a-t-il  voulu  se  venger  des  premières, 
ou  offrir  aux  secondes  une  marque  de  son  estime  ? 

CCCCLXXIX. 

n  n*y  a  que  les  personnes  qui  ont  de  la  fermeté  qui  puissent 
avoir  une  véritable  douceur  ;  celles  qui  paraissent  douces  n'ont 
d'ordinaire  que  de  la  faiblesse,  qui  se  convertit  aisément  en 
aigreur. 

Il  est  une  autre  espèce  de  douceur  que  Vauvenar- 


liÉ* LA^^  ROCHEFOUCAULD. 


22!^ 


gués  a  très-bien  désignée  dans  la  Maxime  suivante  : 
«  Il  n'y  a  guère  de  gens  plus  aigres  que  ceux  qui 
«  sont  doux  par  intérêt.  » 

CCCCLXXXIX. 

Quelque  méchants  que  soient  les  hommes  ^  ils  n'oseraient 
paraître  ennemis  de  la  vertu;  et  lorsqu'ils  la  veulent  persécu- 
ter ,  ils  feignent  de  croire  qu'elle  est  fausse ,  ou  ils  lui  sup- 
posent des  crimes. 

S'efforcer  de  prouver  qU'Un  vice  est  le  principe 
de  nos  plus  belles  actions ,  n'est-ce  pas  aussi  fein- 
dre de  croire  que  la  vertu  est  fausse,  et  la  persé- 
cuter ?  Tel  est  cepëiidant  le  système  de  la  Roche- 
foucauld ;  sa  condamnation  est  dans  cette  Maxime  ; 
mais  on  se  diémande  en  vain  dans  quel  but  il  l'a 
écrite.  Veut-il  faire  entendre  que  son  livre  n'est 
qu'un  jeu  brillant  dé  son  esprit,  ou  préteiid-il  ren- 
verser ,  par  son  exemple ,  sa  théorie  de  vanité  et 
d'amour-propre,  en  nous  démontrant  qu'il  peut, 
avec  la  même  indifféréiice,  faire  la  critique  de  son 
ouvrage  et  la  satire  du  cœiir  humain  ?  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  est  au  moins  permis  de  conduire  de  cette 
Maxime,  que  l'auteur  ne  tenait  pas  beaucoup  à  des 
opinions  qu'il  traitait  avec  tant  de  mépris. 

CCCXCI. 

i.'extrôme  avarice  se  méprend  pre&que  toujours  ;  il  n'y  a 
jpoint  de  passion  qui  s'éloigne  plus  souvent  de  son  but ,  ni  sur 
qui  le  présent  ait  tant  de  pouvoir,  au  préjudice  de  l'avenir. 

Tous  les  vices  se  méprennent  ainsi ,  tous  s'éloi- 
gnent dé  leur  but ,  qui  est  le  bien-être  matériel ,  et 
iR'est  une  chose  qui  devrait  être  dite  au  moins  une 
fois  dans  chaque  livre  :  rien  ne  nous  est  défendu 
que  ce  qui  fait  notre  malheur  :  l'intempérance  et 
l'incontinence ,  parce  qu'elles  tuinetlt  notre  santé  ; 
là  colère  et  l'oî-gueil ,  parce  qu'ils  aveuglent  notre 
tâisori  ;  l'âvaricé,  parce  qu'elle  contraint  d'acquérir 
et  défend  de  jouir  ;  là  paresse,  parce  qu'elle  enfante 
la  misère;  et  l'irréligion j  parce  qu'elle  nous  laisse 
sans  appui  et  sans  vertu. 

CCCCXCIL 

X'avarice  produit  souvent  des  effets  contraires  :  il  y  a  un 
nombre  infmi  de  gens  qui  sacrilîenl  tout  leur  bien  à  des  espé- 
rarices  dotitèuses  éloignées;  d'autres  méprisent  de  grands 
avantages  à  venir  pour  de  petits  intérêts  présents. 

L'auteur  confond  ici  l'avidité,  la  cupidité  et  l'a- 
varice, passions  qui  ont  peut-êti'e  une  source  com- 
munie, niais  dont  les  effets  sont  bien  différents. 
L^homme  avide  est  presque  toujoui*s  pressé  de  pos- 
séder ,  et  souvent  il  sacrifie  de  grands  avantages  à 
venir  à  de  petits  intérêts  ptésents  :  le  cupide ,  au 
conttaire ,  méprise  les  avantages  présents  pour  de 
grandes  espérances  dans  l'avenir;  tous  deux  veulent 
posséder  et  jouir.  Mais  l'avare  possède  et  ne  jouit 


I  que  du  plaisir  de  posséder,  il  ne  hasarde  rien,  il  ne 
j  donne  rien,  il  n'espère  rien  ;  toute  sa  vie  est  con- 
;  centrée  dans  son  coffre-fort  ;  hoi'S  de  là,  il  n'a  plus 
de  besoin  ! 

(XGC^CV. 

il  faut  que  les  jeunes  gens  qui  entrent  dans  le  monde  soient 
honteux  ou  étourdis  :  un  air  capable  et  composé  se  tourne 
d'ordinaire  en  impertinence. 

Cette  observation  appuie  celle  de  Plutarque,  qui 
compare  la  timidité  des  jeunes  gens  à  une  plante 
inutile ,  mais  dont  la  présence  décèle  toujours  un 
bon  terrain.  Le  vieux  Caton  disait  aussi  qu'il  fallait 
préférer  les  jeunes  gens  qui  rougissaient  à  ceux  qui 
palissaient  ;  les  uns  ne  témoignant  que  la  crainte 
d'être  blâmés ,  tandis  que  dans  les  autres  on  voyait 
la  crainte  d*être  Convaincus. 

CCCCXCVIÎ. 

Il  rie  Sert  de  rien  d'être  jeune  sans  être  belle,  ni  d'être  belle 
sans  êti-e  jeune. 

Maxime  trop  générale.  La  jeunesse  tient  souvent 
lieu  de  beauté,  et  l'exemple  de  Ninon  prouve  que 
la  beauté  peut  quelquefois  tenir  lieu  de  jeunesse. 

L'amour,  tout  agréable  qu'il  est,  plaît  encore  plus  par  leê 
manières  dont  il  se  montre ,  que  par  lui-même. 

Cette  Maxime  renferme  dans  un  tour  délicat  une 
pensée  fine,  spirituelle  et  galante,  mais  elle  fait 
voir  aussi  que  la  Rochefoucauld  ne  connut  jamais 
le  véritable  amour  ;  et ,  pour  me  servir  de  ses  pro- 
pres expressions,  son  esprit  en  eut  la  connaissance, 
mais  elle  ne  passa  jamais  jusqu'à  son  cœur  ».  Au 
reste,  cet  aveu  lui  est  échappé  plusieurs  fois,  puis- 
qu'on lit  dans  les  Mémoires  de  Segrais  :  «  La  Ro- 
chefoucauld disait  avoir  vu  l'amour  dans  les  romans^ 
mais  ne  l'avoir  jamais  éprouvé  >.  » 

DIV; 

Après  avoir  parlé  de  la  fausseté  de  tant  de  vertus  apparentes . 
il  est  raisonnable  de  dire  quelque  chose  de  la  fausseté  du  mé- 
pris de  la  mort.  J^ entends  parler  de  ce  mépris  de  la  niort  que 
les  païens  se  vantent  de  tirer  de  leurs  pwpres  forces ,  sans 
l'espérance  d'une  meilleure  vie.  Il  y  a  différence  entre  souf- 
frir la  mort  constamment  et  la  mépriser.  Le  premier  est  assez 
ordinaire  ;  mais  je  crois  que  l'autre  n'est  jamais  sincère.  On  a 
écrit  néanmoins  tout  ce  qui  peut  le  plus  persuader  que  la  mort 
n'est  point  un  mal;  et  les  hommes  los  plus  faibles,  aussi  bien 
que  les  héi-os,  ont  donné  mille  exemples  célèbres  pour  établir 
cette  opinion.  Cependant  je  doute  que  personne  de  bon  sens 
l'ait  jattials  ttu;  et  la  peine  que  l'on  prend  pour  le  persuadel- 
aux  autres  et  à  soi-même  fait  assez  voir  que  cette  entreprise 
n'est  pas  aisée.  On  peut  avoir  divers  sujets  de  dégoût  dans  la 
vie;  mais  on  n'a  jamais  raison  de  mépriser  la  mort.  Ceux 
mêmes  qui  se  la  donnent  Volontairement  ne  la  comptent  pas 
pour  si  peu  de  chose,  et  ils  s'en  étonnent,  et  la  rejettent  comme 

'  Ce  singulier  aveu  termine  le  portrait  que  la  Rorliefoti- 
rmk\  a  tracé  de  lui-même. 

^  Mémoires  de  Svijrii'nf,  p.  W2. 

là 


•>2G 


EXAMEN  CKmOl^lM>ES  MAXIMES 


les  autres,  loisqu'ol le  vienlhoux  par  une  autre  vole  que  celle 
qu'ils  ont  choisie.  L'inégalité  que  l'on  reniur(|ue  dans  le  cou- 
lage d'un  nombre  infini  de  vaillants  hommes  \  ient  de  ce  que 
la  mort  se  découvre  différemment  à  leur  imagination,  cl  y 
parait  plus  présente  en  un  temps  tju'en  \m  autre.  Ainsi  il  ar- 
rive qu'après  avoir  méprisé  ce  qu'ils  ne  connaissent  pas.  Ils 
craignent  enfin  ce  qu'ils  connaissent.  //  faut  éviti-r  de  l'en- 
visager avec  tontes  ses  circonstances,  si  on  ne  veut  pas  croire 
qu'elle  soit  le  plus  grand  de  tous  les  maux.  1^3  plus  habiles 
et  les  plus  braves  sont  ceux  qui  prennent  de  plus  honnêtes 
prétextes  poiir  s'empèclier  de  la  consltlérer  ;  wio/.«  tout  homme 
gui  la  sait  voir  telle  qu'elle  est,  trouve  que  c'est  une  chose 
épouvantable.  La  nécessité  de  mourir  faisait  toute  la  constance 
des  philosophes.  Ils  croyaient  qu'il  fallait  aller  de  bonne  grâce 
où  l'on  ne  saurait  s'empêcher  d'aller;  et  ne  pouvant  éterniser 
leur  vie,  il  n'y  avait  rien  qu'ils  ne  fissent  pour  éterniser  leur 
réputation ,  et  sauver  du  naufrage  ce  qui  en  peut  être  garanti. 
Contentons-nous,  pour  faire  bonne  mine ,  de  ne  nou^  pas  dire 
à  nous-nicmcs  tout  ce  que  nous  en  pensons,  et  espérons  plus 
de  notre  tempérament  que  de  ces  faibles  raisonnements,  qui 
nous  font  croire  que  nous  pouvons  approcher  de  la  mort  avec 
indifférence.  La  gloire  de  mourir  avec  fermeté,  l'espérance 
d'être  regretté,  le  désir  de  laisser  une  belle  réputation ,  l'as- 
surance d'être  affranchi  des  misères  de  la  vie ,  et  de  ne  dé- 
pendre plus  des  caprices  de  la  fortune ,  sont  des  remèdes  qu'on 
ne  doit  pas  rejeter.  Mais  on  ne  doit  pas  croire  aussi  qu'ils  soient 
infaillibles.  Ils  font,  pour  nous  assurer,  ce  qu'une  simple  haie 
fait  souvent  à  la  guerre,  pour  assurer  ceux  qui  doivent  appro- 
cher d'un  lieu  d'où  l'on  tire.  Quand  on  en  est  éloigné,  on 
s'imagine  qu'elle  peut  mettre  à  couvert  ;  mais  quand  on  en 
est  proche,  on  trouve  que  c'est  un  faible  secours.  C'est  nous 
flatter,  de  croire  que  la  mort  nous 'paraisse  de  près  ce  ([ue 
nous  en  avons  jugé  de  loin,  et  que  nos  sentiments,  qui  no 
sont  que  faiblesse,  soient  d'une  trempe  assez  forte  pour  ne 
point  souffrir  d'atteinte  par  la  plus  rude  de  toutes  les  épreuves. 
rcst  aussi  mal  connaitrc  les  effets  de  l'amouj^propre ,  que  de 
penser  qu'il  puisse  nous  aider  à  compter  pour  rien  ce  qui  le 
doit  nécessairement  détruire;  et  la  raison  ,  dans  laquelle  on 
croit  trouver  tant  de  ressources ,  est  trop  faible  en  cette  ren- 
contre pour  nous  persuader  ce  que  nous  voulons.  C'est  elle 
au  contraire  qui  nous  trahit  le  plus  souvent,  et  qui,  au  ligu 
de  nous  inspirer  le  mépris  de  la  mort,  sert  à  nous  découvrir 
ce  qu'elle  a  d'affreux  et  de  terrible.  Tout  ce  qu'elle  peut  faire 
pour  7WUS  est  de  nous  conseiller  d'en  détourner  les  yeux ,  pour 
les  arrêter  sur  (Fautres  objets.  Caton  et  Brutus  en  choisirent 
d'illustres.  Un  laquais  se  contenta,  il  y  a  quelque  temps,  de 
danser  sur  l'échafaud  où  il  allait  être  roué.  Ainsi,  bien  que 
les  motifs  soient  différents,  ils  produisent  les  mêmes  effets  : 
de  sorte  qu'il  est  vrai  que,  quelque  disproportion  qu'il  y  ait 
entre  les  grands  hommes  et  les  gens  du  commun ,  on  a  vu 
mille  fois  les  uns  et  les  autres  recevoir  la  mort  d'un  même 
visage,  mais  c'a  toujours  été  avec  cette  différence  que,  dans 
le  mépris  que  les  grands  hommes  font  paraître  pour  la  mort, 
c'est  l'amour  de  la  gloire  qui  leur  en  ôte  la  vue;  et  dans  les 
gens  du  commun ,  ce  n'est  qu'un  effet  de  leur  peu  de  lumières 
qui  les  empêche  de  connaître  la  grandeur  de  leur  mal ,  et  leur 
laisse  la  liberté  de  penser  à  autre  chose. 

Pour  bien  apprécier  l'esprit  de  cette  Maxime,  il 
faut  se  rappeler  les  principes  de  l'auteur ,  et  tracer 
un  tableau  rapide  de  toute  sa  doctrine  ;  il  a  dit  :  La 
modération  «,  la  clémence  s  la  justice  3,  l'amitié  * , 
la  reconnaissance  ^  la  libéralité  6,  la  pitié ',  n'exis- 
tent qu'en  apparence ,  et  ne  se  pratiquent  que  par 
vanité,  par  crainte,  ou  par  égoïsme.  Le  vice  n'a 
rien  d'odieux,  la  vertu  n'a  rien  dé  louable;  ils  sont 
4'effet  d'un  pouvoir  que  l'homme  ne  peut  changera , 


Maxime  18. 
Ib.  1'.;. 
Ib.  7^. 

Ih.  63. 


^  Maxime  223. 
ti/è.  263.  '. 
'  Ib.  264.  •  ■.  , 
*  Ib.  177      ■'■' 


c'est  l'inlluence  dti  tempérament  «,  c'est  l'œuvre  des 
organes  '  ;  que  s'il  est  de  beaux  dévouements ,  de 
hautes  vertus,  on  n'arrive  jusque-là  qu'autant  qu'on 
est  conduit  par  le  vice 3.  En  un  mot,  nous  n'agis- 
sons que  par  intérêt;  or,  il  est  dans  notre  intérêt 
d'être  méchant,  parce  qu'il  y  a  moins  de  danger  à 
faire  du  mal  qu'à  faire  trop  de  bien  *  :  voilà  l'homme 
tel  que  l'a  fait  l'auteur  des  Maximes  !  Et  si  un  tel 
homme  existe,  doit-on  s'étonner  de  le  voir  effrayé 
de  sa  dernière  heure  ?  La  peur  est  la  conséquence 
des  actions,  comme  la  maxime  est  la  conséquence 
du  système.  En  effet,  l'écrivain  qui  s'est  efforcé 
d'anéantir  la  vertu  devait  nous  considérer  conmie 
des  êtres  stupides  que  la  nature  pousse  d'une  main 
dédaigneuse  vers  la  mort,  chose  épouvantable l 
Mais ,  pour  la  représenter  ainsi ,  songez  à  tout  ce 
qu'il  a  fait,  et  voyez  tout  ce  qu'il  va  faire.  Ce  n'est 
pas  dans  la  vérité  qu'il  raisonne,  c'est  dans  l'er- 
reur ;  il  l'établit  pour  en  étayer  sa  doctrine,  il  dit  : 
Je  considère  la  mort  comme  les  païens ,  sans  Tes- 
pérance  crime  meilleiire  vie:  Ainsi ,  caché  sous  le 
manteau  de  quelques  anciens  sophistes,  et  se  croyant 
en  sûreté ,  il  se  hâte  de  tout  dire  :  la  honte  de  l'a- 
théisme ne  retombera  pas  sur  sa  tête.  Dès  lors  ce 
qui  n'était  qu'une  supposition  devient  un  principe, 
sur  lequel  repose  non  la  doctrine  des  anciens,  mais 
la  sienne.  Il  ne  présente  pas  l'homme  à  la  mort,  il 
le  présente  au  néant,  et  il  s'étonne  de  ses  cris  d'ef- 
froi !  Dans  cette  extrémité  il  le  montre  la  rougeur 
sur  le  front ,  le  blasphème  à  la  bouche ,  s'attachant 
même  à  ses  douleurs  ;  et ,  semblable  au  Satan  de 
Milton ,  préférant  les  tourments  de  l'enfer  à  l'hor- 
reur de  n'être  pas.  Ainsi  ce  n'est  pas  la  terreur  de 
la  mort  qui  fait  le  sujet  de  cette  dernière  Maxime, 
c'est  la  terreur  du  néant  :  et  cette  terreur,  loin 
d'être  une  cruauté  de  la  nature,  est  un  de  ses  plus 
grands  bienfaits.  La  Rochefoucauld  l'avait  donc  en- 
tendue aussi,  cette  voix  secrète  de  sa  conscience 
qui  lui  révélait  son  immortalité  ! 

«  Être  des  êtres  !  Dieu  créateur  de  mon  inteili- 
«  gence,  qui  vous  conçoit!  serait-il  vrai  que  la  vie 
«  fût  un  présent  si  funeste .?  elle  est,  je  l'avoue,  un 
«  mélange  de  joie  et  de  misère,  de  travail  et  de 
«  repos,  et  vous  nous  y  avez  attachés  par  un  dou- 
«  ble  lien,  l'amour  du  plaisir  et  la  crainte  de  la  dou- 
«  leur  !  Je  reconnais  que  cette  barrière  posée  par 
«  vos  puissantes  mains  était  nécessaire  pour  nous 
«  arrêter  quelques  moments  dans  cette  vallée  de 
«  larmes!  Sans  elle,  nous  nous  serions  précipités 
«  vers  vous  pour  .jouir  de  votre  gloire  et  de  vos 
«  bienfaits;  car,  attendu  que  je  «uis  capable  de 


Maxime  297. 

IV.  44.  "' 


3  Maxime  200. 
'^'  Ib.  2.-^8. 


DE  LA  ROCFIEtÔlJCAULl). 


227 


«  croire  à  vous ,  je  sens  que  vous  êtes  ;  et  attendu 
*  que  je  suis  capable  de  beaucoup  souhaiter,  je 
«  sens  que  vous  êtes  capable  de  beaucoup  donner. 
«  Mais  parce  qu'il  n'est  pas  entré  dans  vos  plans 
«  de  nous  inspirer  le  mépris  de  la  mort,  s'ensuit- 
«  il  que  la  mort  soit  une  chose  horrible,  et  que 
«  l'effroi  qu'elle  inspire  soit  un  sentiment  général  ? 
«  Les  petits  enfants ,  que  déjà  vous  avez  attachés 
«  à  la  vie  par  le  plaisir,  ignorent  ces  craintes  dou- 
«  loureuses  :  comme  les  fleurs  superflues  de  nos 
«  vergers,  poussées  par  un  doux  zéphyr,  tombent 
«  doucement  sur  le  gazon ,  de  même  nos  enfants , 
«  ces  tendres  fleurs  du  genre  humain,  tombent 
«  chaque  jour  entre  les  bras  de  la  mort.  S'il  est  des 
tt  craintes  dans  un  autre  âge ,  elles  ne  viennent  pas 
u  tant  de  notre  amour  pour  la  vie,  que  de  nos  cri- 
«  minelles  défiances  envers  vous  qui  nous  l'avez 
«  donnée  ;  et  cependant  rien  ne  nous  annonce  que 
«  vous  soyez  cruel  !  Toutes  vos  œuvres  sont  des 
«  bienfaits;  partout  je  vois  votre  justice,  partout  la 
«  nature  m'avertit  de  votre  bonté.  La  grandeur  de 
«  mon  intelligence  devrait  seule  m'effrayer,  car  elle 
«  m'unit  à  vous;  et  mon  âme  embrasse  à  la  fois 
«  iMmmensité  et  l'éternité,  puisqu'elle  vous  connaît. 
«  Oui,  tout  nous  dit  que  vous  êtes,  et  que  vous  êtes 
«  bon  ;  cette  joie  de  faire  le  bien  qui  nous  élève  à 
«  vous,  cette  inquiétude  de  l'immortalité,  ces  am- 
«  bitions  sans  bornes,  ce  souci  du  plaisir  d'aimer, 
«  notre  ivresse,  nos  ravissements,  nos  douleurs, 
ft  tout  nous  dit  que  l'homme  n'est  lui-même  qu'un 
«  dieu  exilé. 

«  La  plainte  est  donc  une  ingratitude ,  et  le  plus 
«  hotrible  des  blasphèmes  est  de  dire  :  la  mort  est 
«  un  mal.  Quoi  !  nous  ne  recevons  la  vie  que  pour 
«  aller  à  la  mort,  et  la  mort  serait  un  mal?  Il  y 
tt  aurait  un  supplice  inévitable  avant  qu'il  y  eût 
«  un  crime  commis?  L'horreur  de  cette  assertion, 
«  ô  mon  Dieu!  en  prouve  la  fausseté;  car  il  s'en- 
«  suivrait  que  tant  d'êtres  innocents  étant  con- 
«  damnés,  vous  cesseriez  d'être  juste,  d'être  bon; 
«  vous  cesseriez  d^être  Dieu ,  votre  essence  étant 
«  la  bonté  et  la  justice.  Ah  !  sans  doute  il  en  coû- 
«  terait  moins  alors  de  rejeter  votre  existence  >,  que 
i\  de  supposer  celle  d'un  tyran.  » 

Ainsi ,  la  crainte  de  la  mort  conduit  les  esprits 
élevés  à  l'athéisme ,  comme  elle  conduit  les  esprits 
vulgaires  à  la  superstition  :  d'où  je  conclus  qu'un 
pareil  sentiment  ne  peut  être  qu'un  mensonge, 
parce  qu'il  ne  peut  produire  que  du  mal. 

Mais  la  mort,  loin  d'être  la  plus  épouvantable 
des  choses,  est  le  plus  grand  des  biens.  Considérée 
dans  l'ensemble  de  la  création,  elle  est,  comme 
dit  Montaigne,  une  des  pièces  de  Tordre  de  l'imi- 


Vers.  Elle  devait  y  régner ,  puisque  la  douleur  y 
règne  ;  elle  devait  y  régner,  puisque  le  crime  y  règne  ; 
elle  devait  y  régner  pour  terminer  les  maux  du  juste 
et  le  triomphe  du  méchant.  La  voici  assise  aux 
portes  de  l'éternité;  les  infortunés  la  bénissent 
comme  l'unique  refuge  où  l'homme  ne  peut  atteindre 
l'homme.  Osez  donc  la  bannir  de  ce  monde  !  oU  plutôt 
écoutez  la  nature  qui  vous  dit  :  Si  vous  n'aviez  la 
mort ,  Vous  me  maudiriez  de  vous  en  avoir  privés  '  » 

Non-Seulement  il  ne  la  faut  pas  craindre ,  mais  il 
la  faut  chérir ,  parce  qtie  son  amour  doit  nous  faire 
vivre  heureusement.  Aimer  la  mort,  c'est  s'ôter 
la  moitié  des  peines  de  la  vie;  c'est  s*ouvrir  une 
perspective  qui  rend  le  malheur  supportable  et  la 
vertu  facile.  J'ai  perdu  ma  fortune  :  irai-je  regretter 
ce  qu'il  faut  quitter  sitôt  et  si  certainement?  J'ai 
perdu  un  ami  :  lui  envierai-je  le  bonheur  d'être 
arrivé  plus  tôt  que  moi  au  terme  de  mes  désirs  ? 
Suis-je  comme  Épictète  accablé  sous  le  poids  de 
la  misère  et  des  infirmités,  j'entrevois  l'heure  sa- 
crée du  repos ,  qui  m'apprend  que  je  suis  aimé  des 
dieux  !  Enfin ,  les  satellites  d'un  tyran  me  deman- 
dent-ils une  action  infâme,  je  leur  réponds  comme 
les  Lacédémoniens  à  Antipater  :  «Si  tu  nous  com-^ 
mandes  choses  plus  grièves  que  la  mort,  nous  en 
mourrons  tant  plus  facilement  *  !  »  La  vie  est  une 
épreuve  imposée  au  genre  humain;  c'est  l'appren- 
tissage d'un  état  plus  digne  de  nous  :  bonne,  je 
.la  quitte  sans  peine ,  ainsi  qu'une  tâche  agréable 
finie  avec  le  jour  ;  mauvaise ,  je  la  supporte ,  parce 
que  la  mort  m'encourage  et  me  rassure.  Que  fait 
d'ailleurs  sa  brièveté?  «  La  plus  longue  vie,  dit  Plu- 
tarque ,  n'est  pas  la  meilleure ,  mais  bien  la  plus 
vertueuse.  On  ne  loue  pas  celui  qui  a  le  plus  lon- 
guement harangué  ou  gouverné,  mais  celui  qui  l'a 
bien  fait  ^.  »  La  mort  est  donc  un  bien  qui  ne  me 
saurait  manquer;  je  marche  à  elle  joyeusement  : 
heureux  si  je  pouvais  hâter  son  secours  par  quel- 
que action  vertueuse!  Mourir  pour  la  patrie,  pour 
l'humanité,  c'est  hâter  notre  récompense  :  et  qui 
ne  s'écrie  alors  avec  Èpaminondas  :  «  Embrassons 
la  mort  sacrée,  non  comme  une  nécessité,  mais 
comme  le  plus  grand  des  biens?  » 

Mais,  dites- vous,  un  laquais  sait  aussi  braver 
la  mort.  Insensé,  qui  ne  distinguez  pas  la  fureur 
de  la  vertu!  Un  laquais  criminel  est  mort  en  dan- 
sant, et  vous  opposez  au  courage,  à  la  résigna- 
tion des  plus  grands  hommes,  la  bassesse  d'un 
misérable  qui  connaissait  si  peu  le  prix  de  la  vie , 
qu*il  a  donné  et  sa  Vie  et  son  âme  pour  un  crime  ! 

I  Essais,  livre  I,  cliap.  19. 

?  Plutarqiie,  Apnphth.  des  Larédémonirns. 

■\  Cnusnldiions  à  /Ipnllnu^us^  ^  33. 


ÎÎ28     EXAMEN  CRITIQUE  DES  MAXIMES  DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


Croyez-vous  que  s'il  avait  compris ,  je  ne  dis  pas 
comme  Féuélon ,  mais  comme  le  dernier  des  chré- 
tiens, que  la  mort  est  un  bienfait,  il  s'y  serait 
préparé  par  des  actions  infâmes  ?  Ceux  qui  con- 
naissent la  mort  ne  la  méprisent  pas ,  ils  l'aiment  ; 
et  c'est  le  défaut  de  lumière  qui  empêche  de  sen- 
tir non  la  grandeur  d'un  tel  mal ,  mais  l'immensité 
d'un  tel  bien. 

Ainsi,  l'auteur  débute  par  soutenir  qu'on  ne 
peut  avoir  du  courage  contre  la  mort;  et  il  ter- 
mine en  cherchant  à  déshonorer,  par  un  rappro- 
chement avilissant,  les  païens  mêmes  qui  ont  eu 
ce  courage. 

Une  religion  qui  n'enseigne  que  l'amour  aurait 
pu  me  fournir  contre  mon  adversaire  des  armes 
invincibles.  Mais  devais -je  en  faire  usage  pour 
renverser  un  prétendu  traité  de  morale  où  le  nom 

DE  DIEU  NE  SE  TBOUVE    PAS   UNE    SEULE  FOIS? 

Qu'on  ne  s'étonne  donc  plus  des  erreurs  de    la 


Rochefoucauld.  C'est  une  vérité  que  le  monde  en- 
tier révèle,  que  nous  ne  pouvons,  sans  nous  éga- 
rer, oublier  un  moment  la  plus  haute  de  nos  pen- 
sées :  CELLE  DE  DIEU  !  J'ai  donc  préféré  combattre 
l'auteur  des  Maximes  à  armes  égales ,  d'autant  que 
dès  l'entrée  de  la  carrière  il  s'était  refusé  à  toute 
autre  lutte,  en  s'exprimant  ainsi  :  «  J'entends  par- 
«  1er  de  ce  mépris  de  la  mort  que  les  païens  se 
a  vantent  de  tirer  de  leur  propre  force ,  sans  l'es- 
«  pérance  d'une  meilleure  vie.  »  Comme  si  Épic- 
tète ,  Marc-Aurèle,  Socrate  et  tant  d'autres,  étaient 
morts  sans  espérance!  Je  le  demande,  l'erreur 
d'un  système  n'est-elle  pas  démontrée  lorsque  son 
auteur,  pour  lui  donner  un  air  de  vraisemblance, 
est  obligé  de  raisonner  dans  la  supposition  que 
tout  meurt  avec  nous? 

Mais  force  était  à  lui  de  partir  d'un  faux  prin- 
cipe ,  pour  n'être  pas  renversé  par  sa  propre  con- 
viction avant  même  d'avoir  combattu. 


d:ï':i  i  'f^^'- 


FIN    DE  l'examen    C&ITIQUÊ. 


■\  l"r1/-rli.r^« 


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-*i,.>*aiy  ^">.  «'"-ir  M"^ 


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LES  CARACTÈRES 

DE  LA  BRUYÈRE, 

SUIVIS 

DES  CARACTÈRES 

DE  THÉOPHRASTE, 

TRADUITS  DU  GREC  PAR  LE  MÊMR, 


^'i>-^i^iif^^^UU%^iè^^B&U^'^i^mèB}à-ëUë^&BB%&^B&iè&U^&W&&9UB^^éW^^ 


LES  CARACTÈRES 


ou 


LES  MOEURS  DE  CE  SIECLE 


Admoncre  voluinuis,  non  mord«ro,  pro(U:ï>st',  nou 
Ict'dere-,  consulcie  moribus  liominum,  non  offtct^re. 

Er.vsm. 


/VVERTISSEMEM. 


C'est  un  sujet  continuel  de  scandale  et  de  chagrin  j>our 
ceux  qui  aiment  les  bons  livres  et  les  livres  bien  fails,  que 
de  voir  avec  quelle  négligence  les  auteurs  classiques  se 
réinq)riment  journellement.  L'ignorance,  l'étourderie,  on 
le  faux  jugement  des  divers  éditeurs,  y  ont  successivement 
introduit  des  fautes  et  des  altérations  de  texte,  que  l'on 
répèle  avec  une  désolante  fidéliié.  On  fait  plus  :  on  y  ajoute 
chaque  fois  des  fautes  nouvelles;  et  la  dernière  édition, 
ordinairement  la  plus  belle  de  toutes,  est  souvent  aussi  la 
plus  mauvaise.  Que  fallait-il  faire  pour  échapper  à  ce  re- 
proche ?  Simplement  recourir  à  la  dernière  édition  donnée 
ou  avouée  par  l'auteur,  et  la  rejjroduire  avec  exactitude. 
C'est  ce  que  nous  avons  fait  poui'  les  Caractères  de  la 
Bruyère  ».  Nous  ne  voulons  pas  nous  prévaloir  d'un  soin 
si  facile  et  si  peu  méritoire  ;  mais  nous  devons  juslifier , 
par  quelques  exemples ,  la  sévérité  avec  laquelle  nous  ve- 
nons de  parler  de  ceux  qui  l'ont  négligé. 

La  Bruyère ,  écrivain  original  et  hardi ,  s'est  souvent 
permis  des  expressions  qu'un  usage  universel  n'avait  pas 
encore  consacrées;  mais  il  a  eu  la  prudenie  attention  de 
les  souligner  :  c'était  avertir  le  lecteur  de  ses  témérités , 
et  s'en  justifier  par  là  même.  L'aversion  des  nouveaux  ty- 
pographes pour  les  lettres  italiques  les  a  portés  à  inq)ri- 
nier  ces  mêmes  mots  on  caractères  ordinaires.  Ce  change- 
ment, qui  semble  être  sans  conséquence,  fait  disparaître 
chaque  fois  la  trace  d'un  fait  qui  n'est  pas  sans  utilité 
pour  l'histoire  de  notre  langue;  il  nous  empêche  de  con- 
naître à  quelle  époque  tel  mot ,  employé  aujourd'hui  sans 
scrupule ,  n'était  encore  qu'un  néologisme  plus  ou  moins 
audacieux.  INous  avons  rétabli  partout  les  caractères  ita- 
liques '. 

*  la  huilièmc  et  dernière  édition  publiée  par  l'auteur,  en 
ififl'i ,  est  celle  qui  m'a  servi  de  copie.  (Le/ivre). 

VA  même  les  petites  capitales.  Il  csl   ct-rtain   (|uc   la 


La  Bruyère  ne  peint  pas  toujours  des  caractères  ;  il  iw. 
fait  pas  toujours  de  ces  |)ortraits  où  l'on  doit  reconnaître, 
noii  pas  un  individu,  mais  une  espèce.  Quelquefois  il  par- 
ticularise, et  écrit  des  personnalités,  tantôt  malignes,  tan- 
tôt flatteuses.  Alors,  pour  rendre  la  satire  moins  délicate, 
ou  la  louange  plus  directe,  il  use  de  certains  artifices  qui 
ne  trompent  aucun  lecteur;  il  jette,  sur  son  expression 
plutôt  que  sur  sa  pensée,  certains  voiles  qui  ne  cachent 
aucune  vérité.  Ce  sont  ou  des  lettres  initiales,  ou  des  nonis 
tout  en  blanc,  ou  des  noms  antiques  pour  des  noms  mo- 
dernes. Fiers  de  pouvoir  révéler  ce  que  n'ignore  persoinie, 
nos  récents  éditeurs,  au  lieu  de  mettre  en  note  un  éclair- 
cissement inutile ,  mais  innocent ,  ont  altéré  le  texte  de 
l'auteur,  soit  en  suppléant  ce  qu'il  avait  omis  à  dessein, 
soit  en  substituant  le  nom  véritable  au  nom  supposé. 
Ainsi,  quand  la  Bruyère  dit  :  <«  Quel  besoin  a  Tropliinie 
d'être  cardinal  ?  »  bien  sûr  que  ni  son  siècle,  ni  la  posté- 
rité, ne  pourront  hésiter  à  reconnaître  dans  cette  phrase 
le  grand  homme  qu'on  s'étonna  de  ne  point  voir  revêtu 
de  la  pourpre  romaine,  et  de  qui  elle  eut  reçu  plus  d'éclat 
qu'il  n'aurait  pu  en  recevoir  d'elle,  ces  éditeurs  changent 
témérairement  Trophhne  en  Bénigne;  et,  comme  si  ce 
n'était  pas  assez  clair  encore ,  ils  écrivent  au  bas  de  la 
page  ;  «  Jacques-Bénigne  Bossuet ,  évêque  de  Meaux.  » 

Mais  voici  un  trait  bien  plus  frappant  de  cette  ridicule 
manie  d'instruire  un  lecteur  qui  n'en  a  ([ue  faire,  en  clti- 
cidant  un  auteur  qui  croyait  être  assez  clair,  ou  qui  ne 
voulait  pas  l'élre  davantage.  Dans  le  cha|)itre  De  la  cour, 
la  Bruyère  fait  une  description  qui  conin»;iice  par  ces 
mots  ;  «  On  parle  d'une  région,  etc. ,  >»  et  cpii  se  terujine 
ainsi  :  «  Les  gens  du  pays  le  nomment  ***;  il  est  à  qucl- 
«  que  quarante-huit  degrés  d'élévation  du  pôle,  et  à  plus 
«  de  onze  cents  lieues  de  mer  des  Iroquois  et  des  Murons.  » 
Pour  le  moins  éclairé,  le  moins  sagace  de  tous  les  lecteurs, 
l'allégorie  est  aussi  transparente  qu'elle  est  ingénieuse  et 

Bruyère  a  voulu  que  cert;iins  noms  fussent  imprimés  avec  dos 
capitales,  t'oyez  ci-après  la  rréfacc  de  son  discours  à  l'Aca- 
démie française.  (  /.'/.  ...  ) 


r^'À 


AVERTISSEMJEINT. 


maligne;  nul  ne  peut  douter  qu'il  ue  s'agisse  de  la  rési- 
dence loyale  de  France  ;  et  chacun ,  en  nommant  ce  lieu, 
lorsque  l'auteur  le  tait,  peut  s'applaudir  d'un  acte  de  péné- 
tration qui  lui  a  peu  coûté.  Que  font  nos  malencontreux 
éditeurs?  Ils  impriment  ei\  toutes  lettres  le  nom  de  f^er- 
^aifles ,  et  ils  ne  s'aperçoiveql  pas  que  ce  seul  nom  déna- 
ture entièrement  le  morceau ,  dont  tout  l'effet ,  tout  le 
fJiarme,  consiste  à  décrire  Versailles  en  termes  de  Rela- 
tion, comme  on  ferait  de  quelque  ville  de  l'Afrique  014 
des  Indes  occidentales  récemment  découverte  par  les  voya- 
geurs, et  à  nous  faire  sentir  par  cette  heureuse  fiction 
cc^iiUien  les  mœurs  de  ce  pays  nous  sembleraient  singu- 
lières ,  bizarres  et  ridicules ,  s'il  appartenait  à  un  autre 
continent  (|ue  TEuropc,  à  un  autre  royaume  que  la  France. 

Depuis  plus  d'un  siècle  les  éditions  de  la  Bruyère  sont 
accompagnées  de  notes  connues  sous  le  nom  de  clef,  qui 
ant  pour  objet  de  désigner  ceux  des  contemporains  de 
l'auteur  qu'on  prétend  lui  avoir  servi  de  modèles  pour  ses 
portraits  de  caractères,  Nous  avons  exclu  de  notre  édition 
tes  notes,  qui  nous  ont  toujours  paru  une  ridicule  et  odieuse 
superfluité.  Nous  allons  exposer  nos  motifs. 

Aussitôt  que  parut  le  livre  de  la  Bruyère,  la  malignité 
s'en  empara.  On  crut  que  chaque  caractère  était  le  por- 
trait de  quelque  personnage  connu ,  et  l'on  voulut  savoir 
les  noms  des  Qriginaux.  On  osa  s'adresser  à  l'auteur  lui- 
même  pour  en  avoir  la  liste.  Il  eut  beau  s'indigner,  se 
courroucer,  nier  avec  serment  que  son  intention  eût  été 
de  peindre  telle  ou  telle  personne  en  particulier  ;  on  s'obs- 
tina, et,  ce  qu'il  ne  voulait  ni  ne  pouvait  faire,  on  le  fit 
à  son  défaut.  Des  listes  coururent,  et  la  Bruyère,  qu'elles 
^lésola^ent,  eut  en  outre  le  chagrin  de  se  les  voir  attribuer. 
^Icureus^meu^ ,  ^ur  ce  point,  il  ne  lui  fut  pas  difûpile  de 
se  justifier.  Il  n'y  avait  pa^  une  seule  clef;  il  y  en  avait 
plusieurs ,  il  y  en  av^it  un  grand  nombfç  :  c'est  assez  dire 
(lU'elles  n'étaient  point  semblables ,  qu'en  beaucoup  de 
points  elles  ne  s'accordaient  pas  entre  elles.  Comme  elles 
étaient  différentes,  et  ne  pouvaient,  suivant  l'ejçpression 
de  lu  Bruyère ,  senùr  à  une  même  entrée  »,  elles  ne  pou- 
vaient pas  non  plus  avoir  été  forgées  et  distribuées  par 
une  même  main;  et  la  main  de  l'auteur  devait  être  soup- 
çonnée moins  qu'aucune  autre. 

Ces  insolentes  listes,  après  avoir  troublé  les  jours  de  la 
Bruyçre,  se  sont,  depuis  sa  mort,  attachées  inséparable- 
ment à  son  livre,  comme  pour  faire  une  continuelle  in- 
culte à  ^a  mémqire  :  c'était  perpétuer  un  scandale  en  pure 
perle.  Quand  elles  circulaient  manugerites,  les  personnages 
qu'elles  désignaient  presque  toujoup  faussement  étaient 
vivants  encore  ou  dçcédés  depuis  peu  :  elles  étaient  alors 
des  calomnies  ])i<|uanles ,  du  moins  pour  ceux  dont  elles 
blessaient  l'amotu-  propre  qu  les  affeçtiqns;  mais  plus  tard, 
mais  quctnd  les  générations  intéressées  eurent  disparu, 
elles  ne  furent  plus  que  des  mensonges  insipides  pour  tout 
le  monde.  Fussent -elle^  aussi  yéridiques  qu'en  général 
elles  sont  trompeuses,  la  malignité,  la  curiosité  actuelle 
n'y  pqprrait  trouver  son  compte.  Pouï  un  fort  pelit  nom- 
bre de  noms  qi»i  appartiennent  à  l'histoire  de  l'ayant- 
dernier  siècle,  et  que  nqus  ont  conservés  les  écrits  con- 
temporains, combien  de  noms  plus  qu'obscurs,  qui  ne 
«ont  point  arrivés  jusqu'à  nous,  et  dont  on  découvrirait 
tout  au  pins  la  trace  dans  les  vieilles  matricules  des  com- 
pagnies de  finance  ou  des  marguilleries  de  paroisse  !  Ajou- 
*■  Foyer  la  Préface  du  discours  à  VJcadémie  française. 


Ions  que  les  auteurs  ou  les  compilateurs  de  ces  clefs,  mal- 
gré l'assurance  naturelle  à  cette  espèce  de  faussaires ,  ont 
souvent  hésité  entre  deux  et  jusqu'à  trois  personnages 
divers ,  et  que ,  n'osant  décider  eux  -  mêmes ,  ils  en  ont 
laissé  le  soin  au  lecteur,  qui  n'a  ni  la  possibilité,  ni  heu- 
reusement l'envie  de  faire  un  choix.  Ce  n'est  pas  tout  en- 
core :  plus  d'une  fois  le  nom  d'un  même  {)ersonnage  se 
trouve  inscrit  au  bas  de  deux  portraits  tout  à  fait  dissem- 
blables. Ici  le  duc  de  Beauvilljers  est  nommé  comme  le 
modèle  du  courtisan  hypocrite  ;  et ,  à  deux  pages  de  dis- 
tance ,  comme  le  type  du  courtisan  dont  la  dévotion  est 
sincère. 

Quand  les  personnages  nommés  par  les  fabricateurs  de 
clefs  seraient  tous  aussi  célèbres  qu'ils  sont  presque  tous 
ignorés  ;  quand  l'indécision  et  la  contradiction  même  d'un 
certain  nombre  de  désignations  ne  les  feraient  pas  juste- 
ment soupçonner  toutes  de  fausseté,  il  y  aurait  encqre  lieu 
de  rejeter  ces  prétendues  révélations  du  secret  de  l'auteur» 
On  ne  peut  douter,  il  est  vrai,  que  la  Bruyère,  en  faisant 
ses  portraits,  n'ait  eu  fréquemment  en  vue  des  personnages 
de  la  société  de  son  temps.  Mais  ne  sent-on  pas  tout  de 
suite  combien  il  est  téméraire ,  souvent  faux ,  et  toujours 
nuisible,  d'affirmer  que  tel  personnage  est  précisément 
celui  qui  lui  a  servi  de  modèle?  n'est-ce  pas  borner  le 
mérite,  et  restreindre  l'utilité  de  Sion  travail  ?  Si  les  vices , 
les  travers,  les  ridicules  marqués  dans  cette  image  ont  été 
ceux  d'un  homme  et  non  de  l'humanité ,  d'im  individu  et 
non  d'une  espèce,  le  prétendu  peintre  d'histoire  ou  de 
genre  n'est  plus  qu'un  peintre  de  portraits,  et  le  moraliste 
n'est  plus  qu'un  satirique  ».  Quel  piofit  y  aurait-il  pour 
les  mœurs,  quel  avantage  y  aurait-il  pour  la  gloire  de 
Molière,  à  prouver  que  ce  grand  homme  n'a  pas  voulu 
peindre  l'avarice ,  mais  quelque  avare  de  son  temps ,  dont 
il  a  caché  le  nom ,  par  prudence ,  sous  le  nom  forgé 
d'Harpagon  ? 

Il  n'est  pas  interdit  toutefois  de  savoir  et  de  faire  con- 
naître aux  autres  quels  personnages  et  quelles  anecdotes 
peuvent  avoir  fourni  des  traits  à  l'écrivain  qui  a  peint  les 
mceurs  d'une  époque  sur  la  scène  ou  dans  un  livre,  quand 
ces  personnages  ont  quelque  célébrité,  et  ces  anecdotes 
quelque  intérêt,  Sans  nuire  à  l'effet  moral,  ces  sortes  d'é- 
claircissements satisfont  la  curiosité  httéraire.  Chaque  fpis 
donc  que  la  Bruyère  fait  évidemment  allusion  à  un  homme 
ou  à  un  fait  de  quelque  importance,  nous  avons  pris  soin 
de  le  remarquer;  c'est  à  ce  genre  d'explicatiçn  que  nos 
notes  se  bornent. 

La  notice  qui  suit  est  celle  que  M.  Suard  a  placée  en 
tête  du  petit  volume  intitulé  Maximes  et  Réflexions  mora- 
les extraites  de  la  Bruyère.  Ce  morceau,  qui  renferme 
une  analyse  délicate  et  une  appréciation  aussi  juste  qu'in- 
génieuse du  talent  de  la  Bruyère,  considéré  comme  écri- 
vain, est  un  des  meilleurs  qui  soient  sortis  de  la  plume  de 
cet  académicien ,  si  distingué  par  la  finesse  de  son  esprit , 
la  politesse  de  ses  manières,  et  l'élégance  de  son  langage, 

\  «  J'ai  peint,  dit  »la  Bruyère,  d'après  nature;  mais  Je  n'ai 
pas  toujours  songé  à  peindre  celui-ci  ou  celui-là.  Je  ne  me  suis 
point  loué  an  public  pour  faire  des  portraits  qui  ne  fussent 
que  vrais  et  ressemblants ,  de  peur  que  quelquefois  ils  ne  fus- 
sent pas  croyables ,  et  ne  parussent  feints  ou  imaginés  :  me 
rendant  plus  difficile,  Je  suis  allé  plus  lom;  j'ai  pris  un  trait 
d'un  côté,  et  mi  trait  d'un  autre;  et  de  ces  divers  traits,  qui 
pouvaient  convenir  à  une  même  personne,  j'en  ai  fait  des 
peintures  vraisemblables »  Foycz  la  Préface  déjà  citée. 


NOTICE  SUR  LA  BRllYEHE. 


^33 


Nous  y  avons  ajouté  un  petit  nombre  de  notes  principa- 
lement faites  pour  compléter  ce  qui  regarde  la  personne 
de  la  Bruyère,  par  quelques  particularités  que  l'auteur  a 
omises  ou  ignorées. 

^  .IioS.  AUGER. 


•«>»»»«»att««<fc 


NOTICE 


4  -t,  if  -^> 


SUR  LA  PERSONNE  ET  LES  ÉCRITS 
DE  LA  BRUYÈRE.    .    .   . 


Jean  de  laRruyère  naquit  à  Dourdan  »  en  1639. 
H  venait  d'acheter  une  charge  de  trésorier  de  France 
à  Caen ,  lorsque  Bossuet  le  fit  venir  à  Paris  pour 
enseigner  l'histoire  à  M.  le  Duc  ^  ;  et  il  resta  jus- 
qu'à la  fin  de  sa  vie  attaché  au  prince  en  qualité 
d'homme  de  lettres ,  avec  mille  écus  de  pension. 
Il  publia  son  livre  des  Caractères  en  1687,  fut 
reçu  à  l'Académie  française  en  1693 ,  et  mourut 
en' 1696  3. 

Voilà  tout  ce  que  l'histoire  littéraire  nous  ap- 
prend de  cet  écrivain,  à  qui  nous  devons  un  des 
meilleurs  ouvrages  qui  existent  dans  aucune  lan- 
gue; ouvrage  qui,  par  le  succès  qu'il  eut  dès  sa 
naissance ,  dut  attirer  les  yeux  du  public  sur  son 
auteur,  dans  ce  beau  règne  où  l'attention  que  le 
monarque  donnait  aux  productions  du  génie  réflé- 
chissait sur  les  grands  talents  un  éclat  dont  il  ne 
reste  plus  que  le  souvenir. 

On  ne  connaît  rien  de  la  famille  de  la  Bruyère  4, 
et  cela  est  fort  indifférent;  mais  on  aimerait  à  sa- 
voir quel  était  son  caractère,  son  genre  de  vie, 
la  tournure  de  son  esprit  dans  la  société;  et  c'est 
ce  qu'on  ignore  aussi  s. 

Peut-être  que  l'obscurité  même  de  sa  vie  est  un 
qssez  grand  éloge  de  son  caractère.  Il  vécut  dans 

*  D'autres  ont  dit  dans  un  village  proche  de  Dourdan. 

*  M.  le  duc  Louis  de  Bourbon ,  petit-tils  du  grand  Condé , 
et  père  de  celui  qui  fut  premier  ministre  sous  Louis  XV  : 
mort  en  I7I0.  Des  biographes  ont  prétendu  que  l'élève  de 
la  Bruyère  avait  été  le  duc  de  Bourgogne;  ils  se  sont  trompés. 

*  L'abbé  d'Olivet  racqnte  ainsi  sa  mort  :  «  Quatre  jours  au- 
«  paravant,  il  était  à  Paris  dans  une  compagnie  de  gens  qui 
«  me  l'ont  conté,  où  tout  à  coup  il  s'aperçut  qu'il  deve- 
«  nait  sourd,  mais  absolument  sourd.  Il  s'en  retourna  à 
«  Versailles ,  où  il  avait  son  logement  à  l'hôtel  de  Condé;  et 
«  une  apoplexie  d'un  quart  d'heure  l'emporta,  n'étant  âgé 
«  (îoe  de  cinquante-deux  ans.  » 

*  On  sait  au  moins  qu'il  descendait  d'un  fameux  ligueur  du 
même  nom ,  qui ,  dans  le  temps  des  barricades  de  Paris ,  exerça 
la  charge  de  lieutenant  civil. 

^  On  ne  l'Ignore  pas  totalement;  cl  l'auteur  même  de  cette 
notice  va  citer  quelques  lignes  de  l'abbé  d'OUvet,  où  il  est 
question  précisément  du  caractère  de  la  Bruyère,  de  son 
genre  de  vie ,  et  de  son  esprif  dans  la  sorif'lé.. 


la  maison  d'un  prince;  il  souleva  contre  lui  une 
foule  d'hommes  vicieux  ou  ridicules ,  qu'il  désigna 
dans  son  livre,  ou  qui  s'y  crurent  désignés  »;  il 
eut  tous  les  ennemis  que  donne  la  satire,  et  ceux 
que  donnent  les  succès  :  on  ne  le  voit  cependant 
mêlé  dans  aucune  intrigue,  engagé  dans  aucune 
querelle.  Cette  destinée  suppose,  à  ce  qu'il  me  sem- 
ble, un  exc^ellent  esprit,  et  une  conduite  sage  et, 
modeste.      ,  î  '  '^  ^, 

«  On  me  l'a  dépeint,  dit  l'abbé  d'Olivet,  comme 
«  un  philosophe  qui  ne  songeait  qu'à  vivre  tran- 
«  quille  avec  des  amis  et  des  livres  ;  faisant  un  bon 
«  choix  des  uns  et  des  autres  ;  ne  cherchant  ni  ne 
«  fuyant  le  plaisir;  toujours  disposé  à  une  joie 
«  modeste ,  et  ingénieux  à  la  faire  naître  ;  poli  dans 
«  ses  manières,  et  sage  dans  ses  discours  ;  craignant 
«  toute  sorte  d'ambition ,  même  celle  de  montrer  de 
«  l'esprit  2.  »  (Histoire  de  V Académie  française). 

On  conçoit  aisément  que  le  philosophe  qui  releva 
avec  tant  de  finesse  et  de  sagacité  les  vices,  les 
travers  et  les  ridicules,  connaissait  trop  les  hom- 
mes pour  les  rechercher  beaucoup  ;  mais  qu'il  put 
aimer  la  société  sans  s'y  livrer;  qu'il  devait  être 
très-réservé  dans  son  ton  et  dans  ses  manières, 
attentif  à  ne  pas  blesser  des  convenances  qu'il  sen- 
tait si  bien ,  trop  accoutumé  enfin  à  observer  dans 
les  autres  les  défauts  du  caractère  et  les  faiblesses 
de  l'amour  -  propre ,  pour  ne  pas  les  réprimer  en 
lui-même. 

1  M.  de  Malezieux ,  à  qui  la  Bruyère  montra  son  livre  avant 
de  le  publier,  lui  dit  :  Foilà  de  quoi  vous  attirer  beaucoup  de 
lecteurs  et  beaucoup  d'ennemis. 

2  On  peut  ajouter  à  ce  peu  de  mots  sur  la  Bruyère  ce  que 
dit  de  lui  Boileau  dans  une  lettre  à  Racine,  sous  la  date  du 
19  mai  1687,  année  même  de  la  publication  des  Caractères  : 
«  Maximilien  m'est  venu  voir  à  Auteuil ,  et  m'a  lu  quelque 
(c  chose  de  son  Théophraste.  C'est  un  fort  honnête  homme, 
<(  et  à  qui  il  ne  manquerait  rien ,  si  la  nature  l'avait  fait  aussi 
«  agréable  qu'il  a  envie  de  l'être.  Du  reste,  il  a  de  l'esprit,  du 
((  savoir  et  du  mérite.  )>  Pourquoi  Boileau  désigne-t-il  la 
Bruyère  par  le  nom  de  Maximilien,  qu'il  ne  portait  p^is? 
Était-ce  pour  faire  comme  la  Bruyère  lui-même,  qui  peignait 
ses  contemporains  sous  des  noms  empruntés  de  l'histoire  an- 
cienne? Par  le  Théophraste  de  la  Bruyère,  Boileau  entend-il 
sa  traduction  de  Théophraste,  on  l'ouvrage  composé  par  lui 
à  l'imitation  du  moraliste  gçec?  Je  croirais  qu'il  s'agit  du  der- 
nier. Boileau  semble  reprocher  à  la  Bruyère  d'avoir  poussé 
un  peu  plus  loin  qu'il  ne  convient  l'envie  d'être  agréable;  et, 
suivant  ce  que  rapporte  d'Olivet ,  il  n'avait  aucune  ambition , 
pas  même  celle  de  montrer  do  l'esprit.  C'est  une  contradiction 
assez  frappante  entre  les  deux  témoignages.  La  Bruyère,  dans 
Son  ouvrage,  parait  trop  constanunent  ^nimé  du  désir  de 
produire  de  l'effet,  pour  que  sa  conversation  ne  s'en  ressentit 
pas  un  peu;  je  me  rangerais  donc  volontiers  à  l'opinion  <lo 
Boileau.  Quoicju'il  en  soit,  ce  grand  poète  eslimaii  la  Bruyère 
et  son  livre  :  il  n'en  faudrait  p^is  d'autre  preuve  que  ce  qua- 
Irain  qu'il  lit  pour  mettre  au  bas  de  son  portçait  : 

Tout  esprit  orgueilleux  qui  s'aime 
Par  mes  l(^(*ons  se  voit  guéri , 
i;i,  dans  ce  livre  si  chéri. 
Apprend  .'i  se  haïr  lui-niên!e. 


234 


NOTICE  SUR  LA  BRUYERK. 


Le  livre  des  Caractères  fit  beaucoup  de  bruit 
dès  sa  naissance.  On  attribua  cet  éclat  aux  traits 
satiriques  qu'on  y  remarqua,  ou  qu'on  crut  y  voir. 
On  ne  peut  pas  douter  que  cette  circonstance  n'y 
contribuât  en  effet.  Peut-être  que  les  hommes  en 
général  n'ont  ni  le  goût  assez  exercé,  ni  l'esprit 
assez  éclairé,  pour  sentir  tout  le  mérite  d'un  ou- 
vrage de  génie  dès  le  moment  où  il  paraît,  et  qu'ils 
ont  besoin  d'être  avertis  de  ses  beautés  par  quel- 
que passion  particulière,  qui  fixe  plus  fortement 
leur  attention  sur  elles.  Mais  si  la  malignité  hâta 
le  succès  du  livre  de  la  Bruyère,  le  temps  y  a  mis 
le  sceau  :  on  l'a  réimprimé  cent  fois;  on  l'a  tra- 
duit dans  toutes  les  langues  ■  ;  et,  ce  qui  distingue 
les  ouvrages  originaux,  il  a  produit  une  foule  de 
copistes  :  car  c'est  précisément  ce  qui  est  inimita- 
ble que  les  esprits  médiocres  s'efforcent  d'imiter. 

Sans  doute  la  Bruyère,  en  peignant  les  mœurs 
de  son  temps ,  a  pris  ses  modèles  dans  le  monde 
où  il  vivait  ;  mais  il  peignit  les  hommes ,  non  en 
peintre  de  portraits,  qui  copie  servilement  les 
objets  et  les  formes  qu'il  a  sous  les  yeux ,  mais  en 
peintre  d'histoire ,  qui  choisit  et  rassemble  diffé- 
rents modèles  ;  qui  n'en  imite  que  les  traits  de  ca- 
ractère et  d'effet,  et  qui  sait  y  ajouter  ceux  que 
lui  fournit  son  imagination,  pour  en  former  cet 
ensemble  de  vérité  idéale  et  de  vérité  de  nature  qui 
constitue  la  perfection  des  beaux-arts. 

C'est  là  le  talent  du  poète  comique  :  aussi  a-t-on 
comparé  -la  Bruyère  à  Molière;  et  ce  parallèle  of- 
fre des  rapports  frappants  :  mais  il  y  a  si  loin  de 
l'art  d'observer  des  ridicules  et  de  peindre  des  ca- 
ractères isolés ,  à  celui  de  les  animer  et  de  les  faire 
mouvoir  sur  la  scène,  que  nous  ne  nous  arrêtons 
pas  à  ce  genre  de  rapprochement,  plus  propre  à 
faire  briller  le  bel  esprit  qu'à  éclairer  le  goût. 
D'ailleurs,  à  qui  convient-il  de  tenir  ainsi  la  ba- 
lance entre  des  hommes  de  génie?  On  peut  bien 
comparer  le  degré  de  plaisir ,  la  nature  des  impres- 
sions qu'on  reçoit  de  leurs  ouvrages  ;  mais  qui  peut 
fixer  exactement  la  mesure  d'esprit  et  de  talent 
qui  est  entrée  dans  la  composition  de  ces  mêmes 
ouvrages  "> 

On  peut  considérer  la  Bruyère  comme  moraliste 
et  comme  écrivain.  Comme  moraliste,  il  paraît  moins 

'  Je  doute  dé  la  vérité  de  cette  assertion ,  prise  au  moins 
dans  toute  son  étendue.  La  Bruyère  ayant  parlé  quelque  part 
d'un  bon  livre,  traduit  en  plusieurs  langues,  on  prétendit 
qu'il  avait  parlé  de  son  propre  ouvrage;  et  l'opinion  s'en  éta- 
l)lit  tellement,  que  ses  ennemis  même  lui  tirent  honneur  de 
ce  grand  nombre  de  traductions.  Mais  un  admirateur,  un 
imilateur  et  un  apologiste  de  la  Bruyère  nia  que  les  Carac- 
tères eussent  été  traduits  en  aucune  langue.  J'ignore  s'il  s'en 
est  fail  depuis  cette  discussion;  mais  j'auraLs  peine  à  croire 
qu'il  s'en  fut  fait  beaucoup  :  pour  le  fond  et  pour  la  forme  , 
les  Caractères  mut  peu  f  raduisibles. 


ren)arquable  par  la  profondeur  que  par  la  sagacité. 
Montaigne,  étudiant  Thomme  en  soi-même,  avait 
pénétré  plus  avant  dans  les  principes  essentiels  de 
la  nature  humaine  ;  la  Rochefoucauld  a  présenté 
l'homme  sous  un  rapport  plus  général,  en  rappor- 
tant à  un  seul  principe  le  ressort  de  toutes  les  actions 
humaines;  la  Bruyère  s'est  attaché  particulièrement 
à  observer  les  différences  que  le  choc  des  passions 
sociales,  les  habitudes  d'état  et  de  profession,  établis- 
sent dans  les  mœurs  et  la  conduite  des  hommes.  Mon- 
taigne et  la  Rochefoucauld  ont  peint  l'homme  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  lieux  ;  la  Bruyère  a  peint  le 
courtisan,  l'homme  de  robe,  le  financier,  le  bourgeois 
du  siècle  de  Louis  XIV. 

Peut-être  que  sa  vue  n'embrassait  pas  un  grand 
horizon ,  et  que  son  esprit  avait  plus  de  pénétra- 
tion que  d'étendue.  Il  s'attache  trop  à  peindre  les 
individus ,  lors  même  qu'il  traite  des  plus  grandes 
choses.  Ainsi,  dans  son  chapitre  intitulé  Du  Sou- 
verain, ou  de  la  République,  au  milieu  de  quel- 
ques réflexions  générales  sur  les  principes  et  les 
vices  du  gouvernement ,  il  peint  toujours  la  cour 
et  la  ville ,  le  négociateur  et  le  nouvelliste.  On  s'at- 
tendait à  parcourir  avec  lui  les  républiques  ancien- 
nes et  les  monarchies  modernes  ;  et  l'on  est  étonné, 
à  la  fin  du  chapitre,  de  n'être  pas  sorti  de  V^- 
sailles.  '  ** 

Il  y  a  cependant,  dans  ce  même  chapitre,  des 
pensées  plus  profondes  qu'elles  ne  le  paraissent  au 
premier  coup  d'œil.  J'enciterai  quelques-unes,  et 
je  choisirai  les  plus  courtes.  «  Vous  pouvez  au- 
«  jourd'hui,  dit-il,  ôter  à  cette  ville  ses  franchi- 
«  ses ,  ses  droits ,  ses  privilèges  ;  mais  demain  ne 
«  songez  pas  même  à  réformer  ses  enseignes.  » 

«  Le  caractère  des  Français  demande  du  sérieux 
«  dans  le  souverain.  » 

«  Jeunesse  du  prince,  source  des  ï)elles  fortu- 
«  nés.  »  On  attaquera  peut-être  la  vérité  de  cette 
dernière  observation;  mais,  si  elle  se  trouvait  dé- 
mentie par  quelque  exemple,  ce  serait  l'éloge  du 
prince,  et  non  la  critique  de  l'observateur  '. 

Un  grand  nombre  des  maximes  de  la  Bruyère 
paraissent  aujourd'hui  communes;  mais  ce  n'est 
pas  non  plus  la  faute  de  la  Bruyère,  la  justesse 
même ,  qui  fait  le  mérite  et  le  succès  d'une  pensée 
lorsqu'on  la  met  au  jour,  doit  la  rendre  bientôt 
familière ,  et  même  triviale  :  c'est  le  sort  dé  toutes 
les  vérités  d'un  usage  universel. 

On  peut  croire  que    la  Bruyère  avait  plu^  de 

*  Cette  phrase  est  une  louange  délicate  adressée  par  l'auteur 
de  cette  notice  à  Louis  XVI,  qui  était  jeune  encore  quand  le 
morceau  parut,  et  qui,  dès  le  commencement  de  son  règne, 
avait  manifesté  l'intention  de  réprimer  la  dilapidation  des 
linances  de  l'Éla!. 


NOTICE  SUR  ÎA  BRUYÈRE. 


255 


sons  que  de  philosophie.  Il  n'est  pas  exempt  de 
préjugés,  même  populaires.  On  voit  avec  peine 
qu'il  n'était  pas  éloigné  de  croire  un  peu  à  la  ma- 
gie et  au  sortilège.  «  En  cela,  dit-il,  chap.  XIV, 
«  De  quelques  Usages,  il  y  a  un  parti  à  trouver  en- 
«c  tre  les  âmes  crédules  et  les  esprits  forts.  »  Ce- 
pendant il  a  eu  l'honneur  d'être  calomnié  comme 
philosophe  ;  car  ce  n'est  pas  de  nos  jours  que  ce 
genre  de  persécution  a  été  inventé.  La  guerre  que 
la  sottise,  le  vice  et  l'hypocrisie  ont  déclarée  à  la 
philosophie ,  est  aussi  ancienne  que  la  philosophie 
même,  et  durera  vraisemblablement  autant  qu'elle. 
«  Il  n'est  pas  permis,  dit-il,  de  traiter  quelqu'un 
«  de  philosophe  ;  ce  sera  toujours  lui  dire  une  in- 
«  jure,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  plu  aux  hommes  d'en 
«  ordonner  autrement.  «  Mais  comment  se  récon- 
ciliera-t-on  jamais  avec  cette  raison  si  incommode, 
qui ,  en  attaquant  tout  ce  que  les  hommes  ont  de 
plus  cher,  leurs  passions  et  leurs  habitudes,  vou- 
drait les  forcer  à  ce  qui  leur  coûte  le  plus,  à  réflé- 
diir  et  à  penser  par  eux-mêmes  ? 

En  lisant  avec  attention  les  Caractères  de  la 
Bruyère ,  il  me  semble  qu'on  est  moins  frappé  des 
pensées  que  du  style  ;  les  tournures  et  les  expressions 
paraissent  avoir  quelque  chose  de  plus  brillant ,  de 
plus  fin ,  de  plus  inattendu ,  que  le  fond  des  choses 
mêmes,  et  c'est  moins  l'homme  de  génie  que  le 
grand  écrivain  qu'on  admire. 

Mais  le  mérite  de  grand  écrivain,  s'il  ne  suppose 
pas  le  génie,  demande  une  réunion  des  dons  de 
l'esprit,  aussi  rare  que  le  génie. 

L'art  d'écrire  est  plus  étendu  que  ne  le  pensent 
la  plupart  des  hommes,  la  plupart  même  de  ceux 
qui  font  des  livres. 

Il  ne  suffit  pas  de  connaître  les  propriétés  des 
mots,  de  les  disposer  dans  un  ordre  régulier,  de 
donner  même  aux  membres  de  la  phrase  une  tour- 
nure symétrique  et  harmonieuse  ;  avec  cela  on  n'est 
encore  qu'un  écrivain  correct,  et  tout  au  plus  élé- 
gant. 

Le  langage  n'est  que  l'interprète  de  l'âme;  et 
c'est  dans  une  certaine  association  des  sentiments 
et  des  idées  avec  les  mots  qui  en  sont  les  signes , 
qu'il  faut  chercher  le  principe  de  toutes  les  pro- 
priétés du  style. 

Les  langues  sont  encore  bien  pauvres  et  bien 
imparfaites.  Il  y  a  une  infinité  de  nuances ,  de  sen- 
timents et  d'idées  qui  n'ont  point  de  signes  :  aussi 
ne  peut-on  jamais  exprimer  tout  ce  qu'on  sent. 
D'un  autre  côté,  chaque  mot  n'exprime  pas  d'une 
manière  précise  et  abstraite  une  idée  simple  et  iso- 
lée; par  une  association  secrète  et  rapide  qui  se 
f^it  dans  l'esprit,  un  mot  réveille  encore  des  idées 


accessoires  à  l'idée  principale 'âbht%1  est  îe  signe. 
Ainsi,  par  exemple,  les  mots  cheval  et  coursier, 
aimer  et  chérir,  bonheur  a  félicité,  peuvent  ser- 
vir à  désigner  le  même  objet  ou  le  même  sentiment, 
mais  avec  des  nuances  qui  en  "changent  sensible- 
ment l'effet  principal. 

Il  en  est  des  tours,  des  figures,  des  liaisons  de 
phrase,  comme  des  mots  :  les  uns  et  les  autres  ne 
peuvent  représenter  que  des  idées,  des  vues  de  l'es- 
prit, et  ne  les  représentent  qu'imparfaitement. 

Les  différentes  qualités  du  style,  comme  la  clarté, 
l'élégance,  l'énergie,  la  couleur,  le  mouvement,  etc., 
dépendent  donc  essentiellement  de  la  nature  et  du 
choix  des  idées;  de  l'ordre  dans  lequel  l'esprit  les 
dispose  ;  des  rapports  sensibles  que  l'imagination  y 
attache;  des  sentiments  enfin  que  l'âme  y  associe, 
et  du  mouvement  qu'elle  y  imprime. 

Le  grand  secret  de  varier  et  de  faire  contraster 
les  images ,  les  formes  et  les  mouvements  du  dis- 
cours, suppose  un  goût  délicat  et  éclairé:  l'har- 
monie ,  tant  des  mots  que  de  la  phrase ,  dépend  de 
la  sensibilité  plus  ou  moins  exercée  de  l'organe; 
la  correction  ne  demande  que  la  connaissance  ré- 
fléchie de  sa  langue. 

Dans  l'art  d'écrire ,  comme  dans  tous  les  beaux- 
arts  ,  les  germes  du  talent  sont  l'œuvre  de  la  na- 
ture ;  et  c'est  la  réflexion  qui  les  développe  et  les 
perfectionne. 

Il  a  pu  se  rencontrer  quelques  esprits  qu'un  heu- 
reux instinct  semble  avoir  dispensés  de  toute  étude, 
et  qui,  en  s'abandonnant  sans  art  aux  mouvements 
de  leur  imagination  et  de  leur  pensée,  ont  écrit 
avec  grâce,  avec  feu,  avec  intérêt;  mais  ces  dons 
naturels  sont  rares  :  ils  ont  des  bornes  et  des  im- 
perfections très-marquées,  et  ils  n'ont  jamais  suffi 
pour  produire  un  grand  écrivain. 

Je  ne  parle  pas  des  anciens ,  chez  qui  l'élocution 
était  un  art  si  étendu  et  si  compliqué;  je  citerai 
Despréaux  et  Racine,  Bossuet  et  Montesquieu,  Vol- 
taire et  Rousseau  :  ce  n'était  pas  l'instinct  qui  pro- 
duisait sous  leur  plume  ces  beautés  et  ces  grands 
effets  auxquels  notre  langue  doit  tant  de  richesse 
et  de  perfection  ;  c'était  le  fruit  du  génie  sans  doute  , 
mais  du  génie  éclairé  par  des  études  et  des  obser- 
vations profondes. 

Quelque  universelle  que  soit  la  réputation  dont 
jouit  la  Bruyère,  il  paraîtra  peut-être  hardi  de  le 
placer,  comme  écrivain,  sur  la  même  ligne  que  les 
grands  hommes  qu'on  vient  de  citer;  mais  ce  n'est 
qu'après  avoir  relu,  étudié,  médité  ses  Caractères, 
que  j'ai  été  frappé  de  l'art  prodigieux  et  des  beau- 
tés sans  nombre  qui  semblent  mettre  cet  ouvrage  au 
rang  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  dans  notre  langue. 


236 


NOTICE  SUR  LA  BRUYERE. 


Sans  doute  la  Bruyère  n'a  ni  les  élans  et  les  traits 
sublimes  de  Bossuet;  ni  le  nombre,  l'abondance  et 
l'harmonie  de  Fénélon  ;  ni  la  grâce  brillante  et  aban- 
donnée de  Voltaire;  ni  la  sensibilité  profonde  de 
Rousseau  :  mais  aucun  d'eux  ne  m'a  paru  réunir  au 
même  degré  la  variété,  la  finesse  et  l'originalité  des 
formes  et  des  tours  qui  étonnent  dans  la  Bruyère. 
Il  n'y  a  peut-être  pas  une  beauté  de  style  propre  à 
notre  idiome,  dont  on  ne  trouve  des  exemples  et 
des  modèles  dans  cet  écrivain. 

Despréaux  observait,  à  ce  qu'on  dit,  que  la 
Bruyère,  en  évitant  les  transitions,  s'était  épargné 
ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  dans  un  ouvrage.  Cette 
observation  ne  me  paraît  pas  digne  d'un  si  grand 
maître.  Il  savait  trop  bien  qu'il  y  a  dans  l'art  d'é- 
crire des  secrets  plus  importants  que  celui  de  trou- 
ver ces  formules  qui  servent  à  lier  les  idées ,  et  à 
unir  les  parties  du  discours. 

Ce  n'est  point  sans  doute  pour  éviter  les  transi- 
tions que  la  Bruyère  a  écrit  son  livre  par  fragments , 
et  par  pensées  détachées.  Ce  plan  convenait  mieux 
à  son  objet;  mais  il  s'imposait  dans  l'exécution 
une  tâche  tout  autrement  difficile  que  celle  dont  il 
s'était  dispensé. 

L'écueil  des  ouvrages  de  ce  genre  est  la  mono- 
tonie. La  Bruyère  a  senti  vivement  ce  danger  :  on 
peut  en  juger  par  les  efforts  qu'il  a  faits  pour  y 
échapper.  Des  portraits,  des  observations  de  moeurs, 
des  maximes  générales,  qui  se  succèdent  sans  liai- 
son ;  voilà  les  matériaux  de  son  livre.  Il  sera  cu- 
rieux d'observer  toutes  les  ressources  qu'il  a  trou- 
vées dans  son  génie  pour  varier  à  l'infini ,  dans  un 
cercle  si  borné,  ses  tours,  ses  couleurs  et  ses  mou- 
vements. Cet  examen,  intéressant  pour  tout  homme 
de  goût,  ne  sera  peut-être  pas  sans  utilité  pour  les 
jeunes  gens  qui  cultivent  les  lettres  et  se  destinent 
au  grand  ar.t  de  l'éloquence. 

Il  serait  difficile  de  définir  avec  précision  le  ca- 
ractère distinctif  de  son  esprit  :  il  semble  réunir 
tous  les  genres  d'esprit.  Tour  à  tour  noble  et  fa- 
milier, éloquent  et  railleur,  fin  et  profond,  amer 
et  gai,  il  change  avec  une  extrême  mobilité  de  ton, 
de  personnage,  et  même  de  sentiment,  en  parlant 
cependant  des  mêmes  objets. 

Et  ne  croyez  pas  que  ces  mouvements  si  divers 
soient  l'explosion  naturelle  d'une  âme  très-sensible, 
qui,  se  livrant  à  l'impression  qu'elle  reçoit  des  ob- 
jets dont  elle  est  frappée,  s'irrite  contre  un  vice, 
s'indigne  d'un  ridicule,  s'enthousiasme  pour  les 
mœurs  et  la  vertu.  La  Bruyère  montre  partout 
les  sentiments  d'un  honnête  homme  ;  mais  il  n'est 
ni  apôtre,  ni  jnisanthrope.  Il  se  passionne,  il  est 
vrai  ;  mais  c'est  comme  le  poète  dramatique  qui  a 


des  caractères  opposés  à  mettre  en  action.  Racine 
n'est  ni  Néron,  ni  Burrhus  ;  mais  il  se  pénètre  for- 
tement des  idées  et  des  sentiments  qui  appartien- 
nent au  caractère  et  a  la  situation  de  ces  person- 
nages, et  il  trouve  dans  son  imagination  échauffée 
tous  les  traits  dont  il  a  besoin  pour  les  peindre. 

Ne  cherchons  donc  dans  le  style  de  la  Bruyère 
ni  l'expression  de  son  caractère,  ni  l'épanchement 
involontaire  de  son  âme  :  mais  observons  les  for- 
mes diverses  qu'il  prend  tour  à  tour  pour  nous  in- 
téresser ou  nous  plaire. 

Une  grande  partie  de  ses  pensées  ne  pouvait  guère 
se  présenter  que  comme  les  résultats  d'une  obser- 
vation tranquille  et  réfléchie  ;  mais,  quelque  vérité, 
quelque  finesse,  quelque  profondeur  même  qu'il  y 
eût  dans  les  pensées,  cette  forme  froide  et  mono- 
tone aurait  bientôt  ralenti  et  fatigué  l'attention,  si 
elle  eût  été  trop  continûment  prolongée. 

Le  philosophe  n'écrit  pas  seulement  pour  se  faire 
lire ,  il  veut  persuader  ce  qu'il  écrit  ;  et  la  convic- 
tion de  l'esprit,  ainsi  que  l'émotion  de  l'âme,  est 
toujours  proportionnée  au  degré  d'attention  qu'on 
donne  aux  paroles. 

Quel  écrivain  a  mieux  connu  l'art  de  fixer  l'atten- 
tion par  la  vivacité  ou  la  singularité  des  tours,  et 
de  la  réveiller  sans  cesse  par  une  inépuisable  va- 
riété ? 

Tantôt  il  se  passionne  et  s'écrie  avec  une  sorte 
d'enthousiasme  :  «  Je  voudrais  qu'il  me  fût  permis 
«  de  crier  de  toute  ma  force  à  ces  hommes  saints 
«  qui  ont  été  autrefois  blessés  des  femmes  :  Ne  les 
«  dirigez  point;  laissez  à  d'autres  le  soin  de  leur 
«  salut.  » 

Tantôt,  par  un  autre  mouvement  aussi  extraor-r 
dinaire,  il  entre  brusquement  en  scène  :  «  Fuyez, 
«  retirez-vous;  vous  n'êtes  pas  assez  loin....  Je  suis, 
«  dites- vous,  sous  l'autre  tropique....  Passez  sous 
«  le  pôle  et  dans  l'autre  hétnisphère....  M'y  voilà.... 
«  Fort  bien,  vous  êtes  en  sûreté.  Je  découvre  sur 
«  la  terre  un  homme  avide,  insatiable,  inexora- 
«  ble,  etc.  »  C'est  dommage  peut-être  que  la  mo- 
rale qui  en  résulte  n'ait  pas  une  importance  pro- 
portionnée au  mouvement  qui  la  prépare. 

Tantôt  c'est  avec  une  raillerie  amère  ou  plaisante 
qu'il  apostrophe  l'homme  vicieux  ou  ridicule  : 

«  Tu  te  trompes ,  Philémon ,  si  avec  ce  carrosse 
«  brillant,  ce  grand  nombre  de  coquins  qui  te  sui- 
«  vent,  et  ces  six  bêtes  qui  te  traînent,  tu  penses 
«  qu'on  t'en  estime  davantage  :  on  écarte  tout  cet 
«  attirail  qui  t'est  étranger,  pour  pénétrer  jusqu'à 
"  toi ,  qui  n'es  qu'un  fat.  » 

'<  Vous  aimez,  dans  un  combat  ou  pendant  un 
'<  swiie,  à  paraître  m  cent  endroits,  pour  n'être 


NOTICE  SUR  LA  BRUYERE. 


237 


«  nulle  part  ;  à  prévenir  les  ordres  du  général ,  de 
•  peur  de  les  suivre,  et  à  chercher  les  occasions 
«  plutôt  que  de  les  attendre  et  les  recevoir  :  votre 
«  valeur  serait-elle  douteuse  ?  » 

Quelquefois  une  réflexion  qui  n'est  que  sensée 
est  relevée  par  une  image  ou  un  rapport  éloigné, 
qui  frappe  l'esprit  d'une  manière  inattendue*  «  Après 
«  l'esprit  de  discernement,  ce  qu'il  y  a  au  monde 
«  de  plus  rare,  ce  sont  les  diamants  et  les  perles.  » 
Si  la  Bruyère  avait  dit  simplement  que  rien  n'est 
plus  rare  que  l'esprit  de  discernement,  on  n'aurait 
pas  trouvé  cette  réflexion  digne  d'être  écrite  ^ 

C'est  par  des  tournures  semblables  qu'il  sait  at- 
tacher l'esprit  sur  des  observations  qui  n'ont  rien 
de  neuf  pour  le  fond,  mais  qui  deviennent  pi- 
quantes par  un  certain  air  de  naïveté  sous  lequel 
il  sait  déguiser  la  satire. 

«  Il  n'est  pas  absolument  impossible  qu'une  per- 
«  sonne  qui  se  trouve  dans  une  grande  faveur 
«  perde  son  procès.  » 

«  C'est  une  grande  simplicité  que  d'apporter  à 
«  la  cour  la  moindre  roture,  et  de  n'y  être  pas 
«  gentilhomme.  » 

Il  emploie  la  même  finesse  de  tour  dans  le  por- 
trait d'un  fat,  lorsqu'il  dit  :  «  Iphis  met  du  rouge, 
«  mais  rarement  ;  il  n'en  fait  pas  habitude.  » 

Il  serait  difficile  de  n'être  pas  vivement  frappé 
du  tour  aussi  fin  qu'énergique  qu'il  donne  à  la  pen- 
sée suivante,  malheureusement  aussi  vraie  que 
profonde  :  «  Un  grand  dit  de  Timagène,  votre 
«  ami,  qu'il  est  un  sot;  et  il  se  trompe.  Je  ne  de- 
«  mande  pas  que  vous  répliquiez  qu'il  est  homme 
«  d'esprit  .  osez  seulement  penser  qu'il  n'est  pas 
«  un  sot.  » 

C'est  dans  les  portraits  surtout  que  la  Bruyère 
a  eu  besoin  de  toutes  les  ressources  de  son  talent. 
Théophraste ,  que  la  Bruyère  a  traduit ,  n'emploie 
pour  peindre  ses  Caractères  que  la  forme  d'énu- 
raération  ou  de  description.  En  admirant  beaucoup 
l'écrivain  grec ,  la  Bruyère  n'a  eu  garde  de  l'imi- 
ter ;  ou ,  si  quelquefois  il  procède  comme  lui  par 
énumération ,  il  sait  ranimer  cette  forme  languis- 
sante par  un  art  dont  on  ne  trouve  ailleurs  aucun 
exemple. 

Relisez  les  portraits  du  riche  et  du  pauvre  =*  : 
«  Giton  a  le  teint  frais ,  le  visage  plein ,  la  démar- 
«  che  ferme,  etc.  Phédon  a  les  yeux  creux,  le  teint 


*  La  Harpe  dit,  à  propos  de  cette  réflexion  de  la  Bruyère  : 
«  Quel  rapprocliement  bizarre  et  frivole,  pour  dire  que  le 
«  discernement  est  rare  I  et  puis  les  diamants  et  les  perles , 
«  sont-ce  des  choses  si  rares?  »  Je  ne  puis  m'empécher  d'être 
ici  du  sentiment  de  la  Harpe  contre  Tingénieux  auteur  de  la 
notice. 

*  royez  le  chapitre  VI. 


«  échauffé,  etc.;  »  et  voyez  comment  ces  mots,  il 
est  riche ,  il  est  pauvre ,  rejetés  à  la  fin  des  deux 
portraits ,  frappent  comme  deux  coups  de  lumière, 
qui ,  en  se  réfléchissant  sur  les  traits  qui  précèdent, 
y  répandent  un  nouveau  jour,  et  leur  donnent  un 
effet  extraordinaire. 

Quelle  énergie  dans  le  choix  des  traits  dont  il 
peint  ce  vieillard  presque  mourant  qui  a  la  manie 
de  planter,  de  bâtir,  de  faire  des  projets  pour  un 
avenir  qu'il  ne  verra  point  !  «  Il  fait  bâtir  une  mai- 
«  son  de  pierre  de  taille,  raffermie  dans  les  encoi- 
«  gnures  par  des  mains  de  fer,  et  dont  il  assure , 
c<  en  toussant,  et  avec  une  voix  frêle  et  débile , 
«  qu'on  ne  verra  jamais  la  fin.  Il  se  promène  tous 
«  les  jours  dans  ses  ateliers  sur  les  bras  d'un  va- 
«  let  qui  le  soulage  ;  il  montre  à  ses  amis  ce  qu'il 
«  a  fait ,  et  leur  dit  ce  qu'il  a  dessein  de  faire.  Ce 
«  n'est  pas  pour  ses  enfants  qu'il  bâtit ,  car  il  n'en 
«  a  point;  ni  pour  ses  héritiers,  personnes  viles  et 
«  qui  sont  brouillées  avec  lui  :  c'est  pour  lui  seul  ; 
«  et  il  mourra  demain.  » 

Ailleurs  il  nous  donne  le  portrait  d'une  femme 
aimable ,  comme  un  fragment  imparfait  trouvé  par 
hasard,  et  ce  portrait  est  charmant;  je  ne  puis  me 
refuser  au  plaisir  d'en  citer  un  passage  :  «  Loin 
«  de  s'appliquer  à  vous  contredire  avec  esprit, 
«  Arténice  s'approprie  vos  sentiments  :  elle  les 
«  croit  siens,  elle  les  étend,  elle  les  embellit  : 
«  vous  êtes  content  de  vous  d'avoir  pensé  si  bien , 
<»  et  d'avoir  mieux  dit  encore  que  vous  n'aviez  cru. 
«  Elle  est  toujours  au-dessus  de  la  vanité,  soit 
«  qu'elle  parle ,  soit  qu'elle  écrive  :  elle  oublie  les 
«  traits  où  il  faut  des  raisons  ;  elle  a  déjà  compris 
«  que  la  simplicité  peut  être  éloquente.  « 

Comment  donnera-t-il  plus  de  saillie  au  ridicule 
d'une  femme  du  monde  qui  ne  s'aperçoit  pas  qu'elle 
vieillit,  et  qui  s'étonne  d'éprouver  la  faiblesse  et 
les  incommodités  qu'amènent  l'âge  et  une  vie  trop 
molle  .î»  Il  en  fait  un  apologue.  C'est  Ibène  qui  va 
au  temple  d'Épidaure  consulter  Esculape.  D'a- 
bord elle  se  plaint  qu'elle  est  fatiguée  :  «  L'oracle 
«  prononce  que  c'est  par  la  longueur  du  chemin 
«  qu'elle  vient  de  faire.  Elle  déclare  que  le  vin  lui 
«  est  nuisible;  l'oracle  lui  dit  de  boire  de  l'eau. 
«  Ma  vue  s'affaiblit,  dit  Irène.  Prenez  des  lunettes, 
«  dit  Esculape.  Je  m'affaiblis  moi-même,  continue- 
«  t-elle;  je  ne  suis  ni  si  forte,  ni  si  saine  que  j'ai 
«  été.  C'est,  dit  le  dieu,  que  vous  vieillissez.  Mais 
«  quel  moyen  de  guérir  de  cette  langueur?  Le  plus 
«  court,  Irène,  c'est  de  mourir  comme  ont  fait 
«  votre  mère  et  votre  aïeule.  «  A  ce  dialogue, 
d'une  tournure  naïve  et  originale,  substituez  uno 
simple  description  à  la  manière  de  Théophraste, 


238 


NOTICE  SUR  LA  BRUYERE. 


et  vous  verrez  coniiMcnt  la  même  pensée  peut  pa- 
raître commune  ou  piquante,  suivant  que  l'esprit 
ou  l'imagination  sont  plus  ou  moins  intéressés  par 
les  idées  et  les  sentiments  accessoires  dont  l'écri- 
vain a  su  l'embellir. 

La  Bruyère  emploie  souvent  cette  forme  d'apo- 
logue, et  presque  toujours  avec  autant  d'esprit 
que  de  goût.  Il  y  a  peu  de  chose  dans  notre  langue 
d'aussi  parfait  que  l'histoire  d'ÉMiBE  '  :  c'est  un 
petit  roman  plein  de  finesse,  de  grâce,  et  même 
d'intérêt. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  la  nouveauté  et  par 
la  variété  des  mouvements  et  des  tours  que  le  ta- 
lent de  la  Bruyère  se  fait  remarquer  :  c'est  encore 
par  un  choix  d'expressions  vives ,  figurées ,  pitto- 
resques ;  c'est  surtout  par  ces  heureuses  alliances 
de  mots ,  ressource  féconde  des  grands  écrivains 
dans  une  langue  qui  ne  permet  pas ,  comme  pres- 
que toutes  les  autres,  de  créer  ou  de  composer 
des  mots ,  ni  d'en  transplanter  d'un  idiome  étranger. 

«  Tout  excellent  écrivain  est  excellent  peintre,  » 
dit  la  Bruyère  lui-même  ;  et  il  le  prouve  dans  tout 
le  cours  de  son  livre.  Tout  vit  et  s'anime  sous  son 
pinceau;  tout  y  parle  à  l'imagination  :  «  La  véri- 

«  table  grandeur  se  laisse  toucher  et  manier 

«  elle  se  courbe  avec  bonté  vers  ses  inférieurs ,  et 
«  revient  sans  effort  à  son  naturel.  » 

«  Il  n'y  a  rien,  dit-il  ailleurs,  qui  mette  plus  su- 
«  bitement  un  homme  à  la  mode ,  et  qui  le  sou- 
«  lève  davantage ,  que  le  grand  jeu.  » 

Veut-il  peindre  ces  hommes  qui  n'osent  avoir  un 
avis  sur  un  ouvrage  avant  de  savoir  le  jugement 
du  public  :  «  Ils  ne  hasardent  point  leurs  suf- 
«  frages;  ils  veulent  être  portés  par  la  foule,  et 
«  entraînés  par  la  multitude.  » 

La  Bruyère  veut-il  peindre  la  manie  du  fleuriste  : 
il  vous  le  montre  planté  et  ayant  pris  racine  de- 
vant ses  tulipes  ;  il  en  fait  un  arbre  de  son  jardin. 
Cette  figure  hardie  est  piquante ,  surtout  par  l'a- 
nalogie des  objets. 

«  Il  n'y  a  rien  qui  rafraîchisse  le  sang  comme 
«  d'avoir  su  éviter  une  sottise.  »  C'est  une  figure 
bien  heureuse  que  celle  qui  transforme  ainsi  en 
sensation  le  sentiment  qu'on  veut  exprimer. 

L'énergie  de  l'expression  dépend  de  la  force  avec 
laquelle  l'écrivain  s'est  pénétré  du  sentiment  ou  de 
l'idée  qu'il  a  voulu  rendre.  Ainsi  la  Bruyère ,  s'é- 
levant  contre  l'usage  des  serments,  dit  :  «•  Un 
«  honnête  homme  qui  dit  oui,  ou  'non,  mérite 
«  d'être  cru;  son  caractère  Jwre  pour  lui.  » 

Il  est  d'autres  figures  de  style  d'un  effet  mpins 

.'  /"oî/ee  le  chapitiTlII. 


frappant,  parce  que  les  rapports  qu'elles  expri- 
ment demandent,  pour  être  saisis,  plus  de  finesse 
et  d'attention  dans  l'esprit;  je  n*en  citerai  qu'un' 
exemple. 

«  Il  y  a  dans  quelques  femmes  i  un  mérite  pai- 
«  sible ,  mais  solide ,  accompagné  de  mille  vertus 
«  qu'elles  ne  peuvent  couvrir  de  toute  leur  mo^ 
n  destie.  » 

Ce  mérite  paisible  offre  à  l'esprit  une  combinai- 
son d'idées  très-fines,  qui  doit,  ce  me  semble, 
plaire  d'autant  plus  qu'on  aura  le  goût  plus  délicat 
et  plus  exercé. 

Mais  les  grands  effets  de  l'art  d'écrire ,  comme 
de  tous  les  arts,  tiennent  surtout  aux  contrastes. 

Ce  sont  les  rapprochements  ou  les  oppositions 
de  sentiments  et  d'idées ,  de  formes  et  de  couleurs , 
qui,  faisant  ressortir  tous  les  objets  les  uns  par 
les  autres ,  répandent  dans  une  composition  la  va- 
riété, le  mouvement  et  la  vie.  Aucun  écrivain  peut- 
être  n'a  mieux  connu  ce  secret ,  et  n'en  a  fait  un 
plus  heureux  usage,  que  la  Bruyère.  Il  a  un  grand 
nombre  de  pensées  qui  n'ont  d'effet  que  par  le 
contraste. 

a  II  s'est  trouvé  des  filles  qui  avaient  de  la  vertu, 
«  de  la  santé,  de  la  ferveur,  et  une  bonne  voca- 
«  tion,  mais  qui  n*étaient  pas  assez  riches  pour 
«  faire  dans  une  riche  abbaye  vœu  de  pauvreté.  » 

Ce  dernier  trait ,  rejeté  si  heureusement  à  la  fin 
de  la  période  pour  donner  plus  de  saillie  au  eon* 
traste ,  n'échappera  pas  à  ceux  qui  aiment  à  obser- 
ver dans  les  productions  des  arts  les  procédés  de 
l'artiste.  Mettez  à  la  place,  «  qui  n'étaient  pas  as* 
«  sez  riches  pour  faire  vœu  de  pauvreté  dans  une 
«  riche  abbaye  ;  »  et  voyez  combien  cette  légère 
transposition ,  quoique  peut-être  plus  favorable  à 
l'harmonie ,  affaiblirait  l'effet  de  la  phrase  !  Ce 
sont  ces  artifices  que  les  anciens  recherchaient 
avec  tant  d'étude ,  et  que  les  modernes  négligent 
trop  :  lorsqu'on  en  trouve  des  exemples  chez  nos 
bons  écrivains,  il  semble  que  c'est  plutôt  l'effet 
de  l'instinct  que  de  la  réflexion. 

On  a  cité  ce  beau  trait  de  Florus ,  lorsqu'il  nous 
montre  Scipion,  encore  enfant,  qui  croît  pour  la 
ruine  de  l'Afrique  :  Qui  in  exitium  Jfricœ  crescif. 
Ce  rapport  supposé  entre  deux  faits  naturellement 
indépendants  l'un  de  l'autre  plaît  à  l'imagination , 
et  attache  l'esprit.  Je  trouve  un  effet  semblable 
dans  cette  pensée  de   la  Bruyère  : 

«  Pendant  qu'Oronte  augmente ,  avec  ses  années, 
«  son  fonds  et  ses  revenus,  une  fille  naît  dans 
«quelque  famille,  s'élève,  croît,  s'embellit,  et 
«  entre  dans  sa  seizième  année  II  se  fait  prier  à 
«  cinquante  ans  pour  l'épouser,  jeune ^  belle  *  spi- 


i 


NOTICK  SUR  Là  BRUYERE. 


239 


«  rituelle  ;  cet  homme,  sans  naissance,  sans  esprit, 
«  et  sans  le  moindre  mérite ,  est  préféré  à  tous  ses 
«  rivaux.  » 

Si  je  voulais,  par  un  seul  passage,  donner  à  la 
fois  une  idée  du  grand  talent  de  la  Bruyère,  et 
un  exemple  frappant  de  la  puissance  des  contrastes 
dans  le  style,  je  citerais  ce  bel  apologue  qui  con- 
tient la  plus  éloquente  satire  du  faste  insolent  et 
scandaleux  des  parvenus  : 

«  Ni  les  troubles,  Zénobie,  qui  agitent  votre  em- 
«  pire ,  ni  la  guerre  que  vous  soutenez  virilement 
«  contre  une  nation  puissante  depuis  la  mort  du  roi 
«  votre  époux ,  ne  diminuent  rien  de  votre  magni- 
«  ficence.  Vous  avez  préféré  à  toute  autre  contrée 
«  les  rives  de  l'Euphrate ,  pour  y  élever  un  superbe 
«  édifice  :  l'air  y  est  sain  et  tempéré  ;  la  situation 
«  en  est  riante  :  un  bois  sacré  l'ombrage  du  côté 
«  du  couchant  ;  les  dieux  de  Syrie ,  qui  habitent 
«  quelquefois  la  terre,  n'y  auraient  pu  choisir  une 
«  plus  belle  demeure.  La  campagne  autour  est  cou- 
u  verte  d'hommes  qui  taillent  et  qui  coupent,  qui 
«  vont  et  qui  viennent,  qui  roulent  ou  qui  char- 
«  rient  le  bois  du  Liban,  l'airain  et  le  porphyre; 
«  les  grues  et  les  machines  gémissent  dans  l'air,  et 
«  font  espérer  à  ceux  qui  voyagent  vers  l'Arabie  de 
«  revoir  à  leur  retour  en  leurs  foyers  ce  palais 
«  achevé,  et  dans  cette  splendeur  oii  vous  désirez 
«  de  le  porter  avant  de  l'habiter,  vous  et  les  princes 
«  vos  enfants.  N'y  épargnez  rien,  grande  reine  : 
«  employez-y  l'or  et  tout  l'art  des  plus  excellents 
«  ouvriers  ;  que  les  Phidias  et  les  Zeuxis  de  votre 
«  siècle  déploient  toute  leur  science  sur  vos  pla- 
«  fonds  et  sur  vos  lambris  ;  tracez-y  de  vastes  et 
«  de  délicieux  jardins,  dont  l'enchantement  soit 
«  tel  qu'ils  ne  paraissent  pas  faits  de  la  main  des 
«  hommes  ;  épuisez  vos  trésors  et  votre  industrie 
«  sur  cet  ouvrage  incomparable  ;  et  après  que  vous 
«  y  aurez  mis,  Zénobie,  la  dernière  main,  quel- 
«  qu'un  de  ces  pâtres  qui  habitent  les  sables  voi- 
«  sins  de  Palmyre,  devenu  riche  par  les  péages  de 
'»  vos  rivières,  achètera  un  jour  à  deniers  comp- 
«  tants  cette  royale  maison,  pour  l'embellir,  et  la 
«  rendre  plus  digne  de  lui  et  de  sa  fortune.  » 

Si  l'on  examine  avec  attention  tous  les  détails 
de  ce  beau  tableau ,  on  verra  que  tout  y  est  pré- 
paré, disposé,  gradué  avec  un  art  infini  pour  pro- 
duire un  grand  effet.  Quelle  noblesse  dans  le  dé- 
but !  quelle  importance  on  donne  au  projet  de  ce 
palais!  que  de  circonstances  adroitement  accumu- 
lées pour  en  relever  la  magnificence  et  la  beauté! 
et,  quand  l'imagination  a  été  bien  pénétrée  de  la 
grandeur  de  l'objet ,  l'auteur  amène  un  pâtre ,  en- 
richi du  péage  de  vos  rivièreHy  qui  achète  à  de- 


niers comptants  cette  royale  maison,  pour  l'em- 
bellir, et  la  rendre  plus  digne  de  lui. 

Il  est  bien  extraordinaire  qu'un  homme  qui  a 
enrichi  notre  langue  de  tant  de  formes  nouvelles , 
et  qui  avait  fait  de  l'art  d'écrire  une  étude  si  ap- 
profondie, ait  laissé  dans  son  style  des  négli- 
gences ,  et  même  des  fautes  qu'on  reprocherait  à 
de  médiocres  écrivains.  Sa  phrase  est  souvent  em- 
barrassée; il  a  des  constructions  vicieuses,  des 
expressions  incorrectes,  ou  qui  ont  vieilli.  On 
voit  qu'il  avait  encore  plus  d'imagination  que  de 
goût ,  et  qu'il  recherchait  plus  la  finesse  et  l'éner- 
gie des  tours  que  l'harmonie  de  la  phrase. 

Je  ne  rapporterai  aucun  exemple  de  ces  défauts, 
que  tout  le  monde  peut  relever  aisément;  mais  il 
peut  être  utile  de  remarquer  des  fautes  d'un  autre 
genre,  qui  sont  plutôt  de  recherche  que  de  négli- 
gence ,  et  sur  lesquelles  la  réputation  de  l'auteur 
pourrait  en  imposer  aux  personnes  qui  n'ont  pas 
un  goût  assez  sûr  et  assez  exercé. 

N'est-ce  pas  exprimer,  par  exemple,  une  idée 
peut-être  fausse  par  une  image  bien  forcée  et 
même  obscure,  que  de  dire  :  «  Si  la  pauvreté  est 
«  la  mère  des  crimes ,  le  défaut  d'esprit  en  est  le 
«  père  ?  » 

La  comparaison  suivante  ne  paraît  pas  d'un 
goût  bien  délicat  :  «  Il  faut  juger  des  femmes  de- 
«  puis  la  chaussure  jusqu'à  la  coiffure  exclusive- 
«  ment ,  à  peu  près  comme  on  mesure  le  poisson , 
«  entre  tête  et  queue.  » 

On  trouverait  aussi  quelques  traits  d'un  style 
précieux  et  maniéré.  Marivaux  aurait  pu  revendi- 
quer cette  pensée  :  «  Personne  presque  ne  s'avise 
«  de  lui-même  du  mérite  d'un  autre.  » 

Mais  ces  taches  sont  rares  dans  la  Bruyère  : 
on  sent  que  c'était  l'effet  du  soin  même  qu'il  pre- 
nait de  varier  ses  tournures  et  ses  images  ;  et  elles 
sont  effacées  par  les  beautés  sans  nombre  dont 
brille  son  ouvrage. 

Je  terminerai  cette  analyse  par  observer  que  cet 
écrivain ,  si  original ,  si  hardi ,  si  ingénieux  et  si 
varié,  eut  de  la  peine  à  être  admis  à  l'Académie 
française  après  avoir  publié  ses  Caractères.  II 
eut  besoin  de  crédit  pour  vaincre  l'opposition  de 
quelques  gens  de  lettres  qu'il  avait  offensés,  et  les 
clameurs  de  cette  foule  d'hommes  malheureux  qui, 
dans  tous  les  temps ,  sont  importunés  des  grands 
talents  et  des  grands  succès  ;  mais  la  Bruyère 
avait  pour  lui  Bossuet,  Bacine,  Despréaux,  et  le 
cri  public  :  il  fut  reçu.  Son  discours  est  un  des 
plus  ingénieux  qui  aient  été  prononcés  dans  cette 
Académie.  Il  est  le  premier  qui  ait  loué  des  aca- 
démiciens vivants.  On  se  r;'ppelle  encore  les  traits 


240 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRIYERE, 


heureux  dont  il  caractérisa  Bossuet ,  la  Fontaine 
et  Despréaux.  Les  ennemis  de  l'auteur  affectèrent 
de  regarder  ce  discours  comme  une  satire.  Ils  in- 
triguèrent pour  en  faire  défendre  l'impression;  et, 
n'ayant  pu  y  réussir ,  ils  le  firent  déchirer  dans  les 
journaux ,  qui  dès  lors  étaient  déjà ,  pour  la  plu- 
part ,  des  instruments  de  la  malignité  et  de  l'envie 
entre  les  mains  de  la  bassesse  et  de  la  sottise.  On 
vit  éclore  une  foule  d'épigrammes  et  de  chansons 
où  la  rage  est  égale  à  la  platitude,  et  qui  sont 
tombées  dans  le  profond  oubli  qu'elles  méritent. 
On  aura  peut-être  peine  à  croire  que  ce  soit  pour 
l'auteur  des  Caractères  qu'on  a  fait  ce  couplet  : 

Quand  la  Bruyère  se  présente , 
Pourquoi  faut-il  crier  haro? 
Pour  faire  un  nombre  de  quarante  j 
Ne  fallait-il  pas  un  zéro? 

Cette  plaisanterie  a  été  trouvée  si  bôniie ,  qu'on 
Ta  renouvelée  depuis  à  la  réception  de  plusieurs 
académiciens. 

Que  reste-t-il  de  cette  lutte  éternelle  de  la  mé- 
diocrité contre  le  génie?  Les  épigrammes  et  les 
libelles  ont  bientôt  disparu;  les  bons  ouvrages 
restent ,  et  la  mémoire  de  leurs  auteurs  est  honorée 
et  bénie  par  la  postérité. 

Cette  réflexion  devrait  consoler  les  hommes  su- 
périeurs, dont  l'envie  s'efforce  de  flétrir  les  suc- 
cès et  les  travaux  ;  mais  la  passion  de  la  gloire , 
comme  toutes  les  autres ,  est  impatiente  de  jouir  : 
l'attente  est  pénible ,  et  il  est  triste  d'avoir  besoin 
d'être  consolé  ^ 


PREFACE. 


Je  rends  au  public  ce  qu'il  m'a  prêté  :  j'ai  em- 
prunté de  lui  la  matière  de  cet  ouvrage;  il  est 
juste  que,  l'ayant  achevé  avec  toute  l'attention 
pour  la  vérité  dont  je  suis  capable,  et  qu'il  mé- 

*  On  trouva,  dans  les  papiers  de  la  Bruyère,  des  Dialo- 
gues sur  le  Qniétisme ,  qu'il  n'avait-qu' ébauchés.  Ils  étaient  au 
nombre  de  sept  :  M.  Dupin ,  docteur  de  Sorbonne ,  y  en  ajouta 
deux ,  et  publia  le  tout  en  IC99.  Il  peut  paraître  étonnant  d'a- 
bord que  la  Bruyère ,  homme  du  monde  et  simple  philosophe, 
se  soit  engagé  dans  une  dispute  théologique.  Mais  la  surprise 
cesse  lorsqu'on  vient  à  songer  que,  dans  cette  querelle  qui  divisa 
l'Église  et  la  société,  Bossuet  combattit  les  erreurs  du  quiétisme, 
que  semblait  défendre  Fénélon  ;  que  la  Bruyère  devait  sa 
fortune  au  premier  de  ces  deux  illustres  prélats ,  et  qu'il  put 
être  porté  par  un  simple  mouvement  de  reconnaissance  à 
combattre ,  sous  les  drapeaux  de  son  bienfaiteur ,  pour  une 
cause  qui  paraissait  d'ailleurs  lui  être  étrangère.  Du  reste ,  les 
Dialogues  sur  le  Quiétisme  sont  bien  peu  dignes  de  son  ta- 
lent. Quelques  personnes  ont  nié  qu'il  en  fut  l'auteur;  on 
aimerait  à  les  en  croire. 


rite  de  moi,  je  lui  en  fasse  la  restitution.  Il  peut 
regarder  avec  loisir  ce  portrait  que  j'ai  fait  de 
lui  d'après  nature,  et,  s'il  se  connaît  quelques- 
uns  des  défauts  que  je  touche,  s'en  corriger. 
C'est  l'unique  fin  que  l'on  doit  se  proposer  en 
écrivant,  et  le  succès  aussi  que  l'on  doit  moins 
se  promettre.  Mais,  comme  les  hommes  ne  se 
dégoûtent  point  du  vice,  il  ne  fout  pas  aussi 
se  lasser  de  leur  reprocher  :  ils  seraient  peut- 
être  pires  s'ils  venaient  à  manquer  de  censeurs 
ou  de  critiques  :  c'est  ce  qui  fait  que  l'on  prêche 
et  que  l'on  écrit.  L'orateur  et  l'écrivain  ne  sau- 
raient vaincre  la  joie  qu'ils  ont  d'être  applau- 
dis; mais  ils  devraient  rougir  d'eux-mêmes  s'ils 
n'avaient  cherché,  par  leurs  discours  ou  par 
leurs  écrits,  que  des  éloges  :  outre  que  l'appro- 
bation la  plus  sûre  et  la  moins  équivoque  est  le 
changement  de  mœurs,  et  la  réformation  de  ceux 
qui  les  lisent  ou  qui  les  écoutent.  On  ne  doit 
parler ,  on  ne  doit  écrire  que  pour  l'instruction  ; 
et,  s'il  arrive  que  l'on  plaise,  il  ne  faut  pas  néan- 
moins s'en  repentir,  si  cela  sert  à  insinuer  et 
à  faire  recevoir  les  vérités  qui  doivent  instruire: 
quand  donc  il  s'est  glissé  dans  un  livre  quelques 
penàéeâ  ou  quelques  réflexions  qui  n'ont  ni  le 
feu,  ni  le  tour,  ni  la  vivacité  des  autres,  bien 
qu'elles  semblent  y  être  admises  pour  la  variété, 
pour  délasser  l'esprit,  pour  le  rendre  plus  pré- 
sent et  plus  attentif  à  ce  qui  va  suivre,  à  moins 
que  d'ailleurs  elles  ne  soient  sensibles,  familières, 
instructives,  accommodées  au  simple  peuple, 
qu'il  n'est  pas  permis  de  négliger,  le  lecteur 
peut  les  condamner,  et  l'auteur  les  doit  proscrire: 
voilà  la  règle.  Il  y  en  a  une  autre,  et  que  j'ai 
intérêt  que  l'on  veuille  suivre,  qui  est  de  ne 
pas  perdre  mon  titre  de  vue ,  et  de  penser  tou- 
jours, et  dans  toute  la  lecture  de  cet  ouvrage, 
que  ce  sont  les  caractères  ou  les  mœurs  de  ce 
siècle  que  je  décris:  car,  bien  que  je  les  tire 
souvent  de  la  cour  de  France ,  et  des  hommes 
de  ma  nation,  on  ne  peut  pas  néanmoins  les 
restreindre  à  une  seule  cour,  ni  les  renfermer 
en  un  seul  pays,  sans  que  mon  livre  ne  perde 
beaucoup  de  son  étendue  et  de  son  utilité,  ne  s'é- 
carte du  plan  que  je  me  suis  fait  d'y  peindre  les 
hommes  en  général,  comme  des  raisons  qui 
entrent  dans  l'ordre  des  chapitres ,  et  dans  une 
certaine  suite  insensible  des  réflexions  qui  les 
composent.  Après  cette  précaution  si  nécessaire, 
et  dont  on  pénètre  assez  les  conséquences,  je 
crois  pouvoir  protester  contre  tout  chagrin, 
toute  plainte,  toute  maligne  interprétation,  toute 
fnussc  application,  et  toute  censure;  contre  les 


DES  OUVRAGES  DE  L'ESPRIT. 


24! 


froids  plaisants  et  les  lecteurs  malintentionnés. 
U  faut  savoir  lire,  et  ensuite  se  taire,  ou  pou- 
voir rapporter  ce  qu'on  a  lu,  et  ni  plus  ni  moins 
que  ce  qu'on  a  lu  ;  et,  si  on  le  peut  quelquefois, 
ce  n'est  pas  assez,  il  faut  encore  le  vouloir  faire  : 
sans  ces  conditions,  qu'un  auteur  exact  et  scru- 
puleux est  en  droit  d'exiger  de  certains  esprits 
pour  Tunique  récompense  de  son  travail,  je 
doute  qu'il  doive  continuer  d'écrire,  s'il  préfère 
du  moins  sa  propre  satisfaction  à  l'utilité  de 
plusieurs  et  au  zèle  de  la  vérité.  J'avoue  d'ail- 
leurs que  j'ai  balancé  dès  l'année  1690,  et  avant 
\a  cinquième  édition,  entre  l'impatience  de  don- 
ner à  mon  livre  plus  de  rondeur  et  une  meil- 
leure forme  par  de  nouveaux  caractères ,  et  la 
crainte  de  faire  dire  à  quelques-uns  :  Ne  fini- 
ront-ils point,  ces  caractères ,  et  ne  verrons-nous 
jamais  autre  chose  de  cet  écrivain?  des  gens 
sages  me  disaient  d'une  part  :  La  matière  est 
solide,  utile,  agréable,  inépuisable;  vivez  long- 
temps^ et  traitez-la  sans  interruption  pendant 
que  vous  vivrez;  que  pourriez-vous  faire  de 
mieux  ?  il  n'y  a  point  d'année  que  les  folies  des 
hommes  ne  puissent  vous  fournir  un  volume. 
D'autres,  avec  beaucoup  de  raison,  me  faisaient 
redouter  les  caprices  de  la  multitude  et  la  lé- 
gèreté du  public,  de  qui  j'ai  néanmoins  de  si 
grands  sujets  d'être  content ,  et  ne  manquaient 
pas  de  me  suggérer  que ,  personne  presque  de- 
puis trente  années  ne  lisant  plus  que  pour  lire , 
il  fallait  aux  hommes,  pour  les  amuser,  de  nou- 
veaux chapitres  et  un  nouveau  titre  :  que  cette 
indolence  avait  rempli  les  boutiques  et  peuplé 
le  monde,  depuis  tout  ce  temps,  de  livres  froids 
et  ennuyeux,  d'un  mauvais  style  et  de  nulle 

;  >  ressource,  sans  règles  et  sans  la  moindre  jus- 
tesse, contraires  aux  mœurs  et  aux  bienséances, 
écrits  avec  précipitation,  et  lus  de  même,  seu- 
lement par  leur  nouveauté;  et  que,  si  je  ne  sa- 
vais qu'augmenter  un  livre  raisonnable,  le  mieux 

l  que  je  pouvais  faire  était  de  me  reposer.  Je  pris 
alors  quelque  chose  de  ces  deux  avis  si  opposés, 
et  je  gardai  un  tempérament  qui  les  rappro- 
chait :  je  ne  feignis  point  d'ajouter  quelques  nou- 
velles remarques  à  celles  qui  avaient  déjà  grossi 
du  double  la  première  édition  de  mon  ouvrage  ; 
mais,  afin  que  le  public  ne  fût  point  obligé  de 
parcourir  ce  qui  était  ancien  pour  passer  à  ce 
qu'il  y  avait  de  nouveau,  et  qu'il  trouvât  sous 
ses  yeux  ce  qu'il  avait  seulement  envie  de  lire, 
je  pris  soin  de  lui  désigner  cette  seconde  aug- 
mentation par  une  marque  particulière  :  je  crus 
aussi  qu'il  ne  serait  pas  inutile  de  lui  distin- 


guer la  première  augmentation  par  une  autre 
marque  plus  simple,  qui  servît  à  lui  montrer  le 
progrès  de  mes  caractères,  et  à  aider  son  choix 
dans  la  lecture  qu'il  en  voudrait  faire':  et,  comme 
il  pouvait  craindre  que  ce  progrès  n'allât  à  l'in- 
fini, j'ajoutais  à  toutes  ces  exactitudes  une  pro- 
messe sincère  de  ne  plus  rien  hasarder  en  ce 
genre.  Que  si  quelqu'un  m'accuse  d'avoir  man- 
qué à  ma  parole,  en  insérant  dans  les  trois  édi- 
tions qui  ont  suivi  un  assez  grand  nombre  de 
nouvelles  remarques,  il  verra  du  moins  qu'en 
les  confondant  avec  les  anciennes  par  la  sup- 
pression entière  de  ces  différences,  qui  se  voient 
par  apostille,  j'ai  moins  pensé  à  lui  faire  lire 
rien  de  nouveau ,  qu'à  laisser  peut-être  un  ou- 
vrage de  mœurs  plus  complet ,  plus  fini  et  plus 
régulier,  à  la  postérité.  Ce  ne  sont  p«/int  au  reste 
des  maximes  que  j'ai  voulu  écrire  :  elles  sont 
comme  des  lois  dans  la  morale;  et  j'avoue  que 
je  n'ai  ni  assez  d'autorité  ni  assez  de  génie  pour 
faire  le  législateur.  Je  sais  même  que  j'aurais 
péché  contre  l'usage  des  maximes,  qui  veut  qu'à 
la  manière  des  oracles  elles  soient  courtes  et 
concises.  Quelques-unes  de  ces  remarques  le 
sont ,  quelques  autres  sont  plus  étendues  :  on 
pense  les  choses  d'une  manière  différente,  et  on 
les  explique  par  un  tour  aussi  tout  différent,  par 
une  sentence,  par  un  raisonnement,  par  une  mé- 
taphore ou  quelque  autre  figure,  par  un  parallèle, 
par  une  simple  comparaison ,  par  un  fait  tout  en- 
tier, par  un  seul  trait,  par  une  description,  par  une 
peinture  :  de  là  procède  la  longueur  ou  la  briè- 
veté de  mes  réflexions.  Ceux  enfin  qui  font  des 
maximes  veulent  être  ei-us  :  je  consens  au  contraire 
que  l'on  dise  de  moi  que  je  n'ai  pas  quelquefois 
bien  remarqué,  pourvu  que  l'on  remarque  mieux. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Des  ouvrages  de  l'esprit. 

Tout  est  dit  :  et  l'on  vient  trop  tard  depuis 
plus  de  sept  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et 
qui  pensent.  Sur  ce  qui  concerne  les  mœurs,  le 
plus  beau  et  le  meilleur  est  enlevé  :  l'on  ne  fait 
que  glaner  après  les  anciens  et  les  habiles  d'entre 
les  modernes. 

Il  faut  chercher  seulement  à  penser  et  à  par- 
ler juste,  sans  vouloir  amener  les  autres  à  notre 
goût  et  à  nos  sentiments  :  c'est  une  trop  grande 
entreprise. 

*  On  a  rplranolu;  ers  niatfnics,  dovcnuos  adiiollrmpnt  init- 
lilps. 


W2 


LKS  CAHACTKRKS  DE  LA  BHDYEKE, 


C'est  un  métier  que  de  faire  un  livre,  comme 
(le  faire  une  pendule.  H  faut  plus  que  de  l'esprit 
lK)ur  être  auteur.  Un  magistrat  allait  par  son 
mérite  à  la  première  dignité,  il  était  homme  dé- 
lié et  pratique  dans  les  affaires  ;  il  a  fait  imprimer 
un  ouvrage  moral  qui  est  rare  par  le  ridicule. 

Il  n'est  pas  si  aisé  de  se  faire  un  nom  par  un 
Hivrage  parfait,  que  d'en  faire  valoir  un  mé- 
diocre par  le  nom  qu'on  s'est  déjà  acquis. 

Un  ouvrage  satirique  ou  qui  contient  des  faits, 
qui  est  donné  en  feuilles  sous  le  manteau ,  aux 
conditions  d'être  rendu  de  même ,  s'il  est  mé- 
diocre, passe  pour  merveilleux  :  l'impression  est 
recueil. 

Si  l'on  Ate  de  beaucoup  d'ouvrages  de  morale 
l'avertissement  au  lecteur,  l'épître  dédicatoire, 
la  préface ,  la  table ,  les  approbations ,  il  reste  à 
peine  assez  de  pages  pour  mériter  le  nom  de  livre. 

Il  y  a  de  certaines  choses  dont  la  médiocrité 
est  insupportable  :  la  poésie,  la  musique,  la  pein- 
ture, le  discours  public. 

Quel  supplice  que  celui  d'entendre  déclamer 
|)ompeusement  un  froid  discours ,  ou  prononcer 
de  médiocres  vers  avec  toute  l'emphase  d'un 
mauvais  poète  ! 

Certains  poètes  sont  sujets  dans  le  dramati- 
que à  de  longues  suites  de  vers  pompeux ,  qui 
semblent  forts,  élevés,  et  remplis  de  grands  sen- 
timents. Le  peuple  écoute  avidement ,  les  yeux 
élevés  et  la  bouche  ouverte ,  croit  que  cela  lui 
plaît,  et  à  mesure  qu'il  y  comprend  moins ,  l'ad- 
mire davantage  ;  il  n'a  pas  le  temps  de  respirer , 
il  a  à  peine  celui  de  se  récrier  et  d'applaudir. 
J'ai  cru  autrefois,  et  dans  ma  première  jeunesse, 
que  ces  endroits  étaient  clairs  et  intelligibles 
pour  les  acteurs,  pour  le  parterre  et  l'amphi- 
théâtre; que  leurs  auteurs  s'entendaient  eux- 
mêmes;  et  qu'avec  toute  l'attention  que  je  donnais 
a  leur  récit,  j'avais  tort  de  n'y  rien  entendre  :  je 
suis  détrompé. 

L'on  n'a  guère  vu ,  jusqu'à  présent ,  un  chef- 
d'œuvre  d'esprit  qui  soit  l'ouvrage  de  plusieurs. 
Homère  a  fait  l'Iliade  ;  Virgile ,  l'Enéide  ;  Tite- 
Live,  ses  Décades;  et  l'Orateur  romain,  ses 
Oraisons. 

Il  y  a  dans  l'art  un  point  de  perfection,  comme 
de  bonté  ou  de  maturité  dans  la  nature  :  celui 
qui  le  sent  et  qui  l'aime  a  le  goût  parfait  ;  celui 
qui  ne  le  sent  pas ,  et  qui  aime  en  deçà  ou  au 
delà,  a  le  goût  défectueux.  Il  y  a  donc  un  bon 
et  un  mauvais  goût,  et  l'on  dispute  des  goûts 
^vec  fondement. 

Il  y  a  beaucoup  plus  de  vivacité  que  de  goût 


parmi  les  hommes;  ou,  pour  mieux  dire,  il  y  a 
l)eu  d'hommes  dont  l'esprit  soit  accompagné 
d'un  goût  sûr  et  d'une  critique  judicieuse. 

La  vie  des  héros  a  enrichi  l'histoire,  et  l'his- 
toire a  embelli  les  actions  des  héros  :  ainsi  je  ne 
sais  qui  sont  plus  redevables ,  ou  ceux  qui  ont 
écrit  l'histoire  à  ceux  qui  leur  en  ont  fourni  une 
si  noble  matière ,  ou  ces  grands  hommes  à  leurs 
historiens. 

Amas  d'épithètes,  mauvaises  louanges  :  ce 
sont  les  faits  qui  louent,  et  la  manière  de  les 
raconter. 

Tout  l'esprit  d'un  auteur  consiste  à  bien  dé- 
finir et  à  bien  peindre.  Moïse',  Homèke  ,  Pla- 
ton ,  Virgile  ,  Horace  ,  ne  sont  au-dessus  des 
autres  écrivains  que  par  leurs  expressions  et 
leurs  images  :  il  faut  exprimer  le  vrai ,  pour 
écrire  naturellement,  fortement,  délicatement. 

On  a  dû  faire  du  style  ce  qu'on  a  fait  de  l'ar- 
chitecture ;  on  a  entièrement  abandonné  l'ordre 
gothique  que  la  barbarie  avait  introduit  pour 
les  palais  et  pour  les  temples  ;  on  a  rappelé  le 
dorique ,  l'ionique ,  et  le  corinthien  :  ce  qu'on  ne 
voyait  plus  que  dans  les  ruines  de  l'ancienne 
Rome  et  de  la  vieille  Grèce ,  devenu  moderne , 
éclate  dans  nos  portiques  et  dans  nos  péristyles. 
De  même  on  ne  saurait  en  écrivant  rencontrer 
le  parfait ,  et,  s'il  se  peut,  surpasser  les  anciens, 
que  par  leur  imitation. 

Combien  de  siècles  se  sont  écoulés  avant  que 
les  hommes  dans  les  sciences  et  dans  les  arts 
aient  pu  revenir  au  goût  des  anciens ,  et  repren- 
dre enfin  le  simple  et  le  naturel  ! 

On  se  nourrit  des  anciens  et  des  habiles  mo- 
dernes ;  on  les  presse ,  on  en  tire  le  plus  que  l'on 
peut ,  on  en  renfle  ses  ouvrages  ;  et  quand  enfin 
Ton  est  auteur ,  et  que  l'on  croit  mareher  tout 
seul ,  on  s'élève  contre  eux ,  on  les  maltraite , 
semblable  à  ces  enfants  dms  et  forts  d'un  bon 
lait  qu'ils  ont  sucé,  qui  battent  leur  nourrice. 

Un  auteur  moderne»  prouve  ordinairement 
que  les  anciens  nous  sont  inférieurs  en  deux 
manières ,  par  raison  et  par  exemple  :  il  tire  la 
raison  de  son  goût  particulier ,  et  l'exemple  de 
ses  ouvrages. 

Il  avoue  que  les  anciens,  quelque  inégaux  et 
peu  corrects  qu'ils  soient ,  ont  de  beaux  traits , 
il  les  cite  ;  et  ils  sont  si  beaux  qu'ils  font  lire  sa 
critique. 

^  Quand  même  on  ne  le  considère  que  comme  un  homme 
qui  a  écrit.  (Note  de  la  Bruyère). 

^  Il  est  probable  que  la  Bruyère  désigne  ici  Charles  Per- 
rault, (le  l'Académie  française,  qui  venait  de  faire  paraître 

son  Parallèle  des  anciens  et  des  modernes. 


DES  OUVRAGES  DE  L'ESPRIT 


^243 


Quelques  habiles  '  prononcent  en  faveur  des 
anciens  contre  les  modernes  ;  mais  ils  sont  sus- 
pects ,  et  semblent  juger  en  leur  propre  cause , 
tant  leurs  ouvrages  sont  faits  sur  le  goût  de  l'an- 
tiquité :  on  les  récuse. 

L'on  devrait  aimer  à  lire  ses  ouvrages  à  ceux 
qui  en  savent  assez  pour  les  corriger  et  les  es- 
timer. 

Ne  vouloir  être  ni  conseillé  ni  corrigé  sur  son 
ouvrage,  est  un  pédantisme. 

Il  faut  qu'un  auteur  reçoive  avec  une  égale 
modestie  les  éloges  et  la  critique  que  l'on  fait  de 
ses  ouvrages. 

Entre  toutes  les  différentes  expressions  qui 
peuvent  rendre  une  seule  de  nos  pensées ,  il  n'y 
en  a  qu'une  qui  soit  la  bonne  ;  on  ne  la  rencon- 
tre pas  toujours  en  parlant  ou  en  écrivant.  Il  est 
vrai  néamnoins  qu'elle  existe ,  que  tout  ce  qui 
ne  l'est  point  est  faible ,  et  ne  satisfait  point  un 
homme  d'esprit  qui  veut  se  faire  entendre. 

Un  bon  auteur,  et  qui  écrit  avec  soin,  éprouve 
souvent  que  l'expression  qu'il  cherchait  depuis 
longtemps  sans  la  connaître,  et  qu'il  a  enfin 
trouvée,  est  celle  qui  était  la  plus  simple,  la  plus 
naturelle ,  et  qui  semblait  devoir  se  présenter 
d'abord  et  sans  effort. 

Ceux  qui  écrivent  par  humeur  sont  sujets  à 
retoucher  à  leurs  ouvrages.  Comme  elle  n'est 
pas  toujours  fixe,  et  qu'elle  varie  en  eux  selon 
les  occasions,  ils  se  refroidissent  bientôt  pour 
les  expressions  et  les  termes  qu'ils  ont  le  plus 
aimés. 

La  même  justesse  d'esprit  qui  nous  fait  écrire 
de  bonnes  choses,  nous  fait  appréhender  qu'elles 
ne  le  soient  pas  assez  pour  mériter  d'être  lues. 

Un  esprit  médiocre  croit  écrire  divinement  : 
un  bon  esprit  croit  écrire  raisonnablement. 

L'on  m'a  engagé ,  dit  Ariste ,  à  lire  mas  ou- 
vrages à  Zoïie,  je  l'ai  fait;  ils  l'ont  saisi  d'a- 
bord ,  et ,  avant  qu'il  ait  eu  le  loisir  de  les  trou- 
ver mauvais ,  il  les  a  loués  modestement  en  ma 
présence ,  et  il  ne  les  a  pas  loués  depuis  devant 
personne;  je  l'excuse,  et  je  n'en  demande  pas 
davantage  à  un  auteur  ;  je  le  plains  même  d'a- 
voir écouté  de  belles  choses  qu'il  n'a  point  faites. 

Ceux  qui,  par  leur  condition,  se  trouvent 
exempts  de  la  jalousie  d'auteur ,  ont  ou  des  pas- 
sions, ou  des  besoins  qui  les  distraient  et  les 
rendent  froids  sur  les  conceptions  d'autrui  :  per- 
sonne presque,  par  la  disposition  de  son  esprit, 
de  son  cœur  et  de  sa  fortune ,  n'est  en  état  de 

'  Boîleau  et  Racine. 


se  livrer  au  plaisir  que  donne  la  perfection  d'un 
ouvrage. 

Le  plaisir  de  la  critique  nous  Ôte  celui  d'être 
vivement  touchés  de  très-belles  choses. 

Bien  des  gens  vont  jusqu'à  sentir  le  mérite 
d'un  manuscrit  qu'on  leur  lit ,  qui  ne  peuvent  se 
déclarer  en  sa  faveur ,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  vu 
le  cours  qu'il  aura  dans  le  monde  par  l'impres- 
sion ,  ou  quel  sera  son  sort  parmi  les  habiles  : 
ils  ne  hasardent  point  leurs  suffrages,  et  ils 
veulent  être  portés  par  la  foule  et  entraînés  car 
la  multitude.  Ils  disent  alors  qu'ils  ont  les  pre- 
miers approuvé  cet  ouvrage,  et  que  le  public  est 
de  leur  avis. 

Ces  gens  laissent  échapper  les  plus  belles  oc- 
casions de  nous  convaincre  qu'ils  ont  de  la  ca- 
pacité et  des  lumières,  qu'ils  savent  juger,  trou- 
ver bon  ce  qui  est  bon,  et  meilleur  ce  qui  est 
meilleur.  Un  bel  ouvrage  tombe  entre  ieurs 
mains;  c'est  un  premier  ouvrage,  l'auteur  ne 
s'est  pas  encore  fait  un  grand  nom ,  il  n'a  rien 
qui  prévienne  en  sa  faveur  :  il  ne  s'agit  point  de 
faire  sa  cour  ou  de  flatter  les  grands  en  applau- 
dissant à  ses  écrits.  On  ne  vous  demande  pas , 
ZéloteSy  de  vous  récrier  :  «  C'est  un  chef-d'œuvre 
«  de  l'esprit  ;  l'humanité  ne  va  pas  plus  loin  ; 
«  c  est  jusqu'où  la  parole  humaine  peut  s'élever  : 
"  on  ne  jugera  à  l'avenir  du  goût  de  quelqu'un 
«  qu'à  proportion  qu'il  en  aura  pour  cette  pièce  !  » 
phrases  outrées,  dégoûtantes,  qui  sentent  la 
pension  ou  l'abbaye  ;  nuisibles  à  cela  même  qui 
est  louable ,  et  qu'on  veut  louer.  Que  ne  disiez- 
vous  seulement  :  Voilà  un  bon  livre  ?  Vous  le 
dites,  il  est  vrai,  avec  toute  la  France,  avec  les 
étrangers  comme  avec  vos  compatriotes ,  auand 
il  est  imprimé  par  toute  l'Europe,  et  qu'il  est 
traduit  en  plusieurs  langues  :  il  n'est  plus  iemj)s. 

Quelques-uns  de  ceux  qui  ont  lu  un  ouvrage 
en  rapportent  certains  traits  dont  ils  n'ont  pas 
compris  le  sens,  et  quils  altèrent  encore  par  tout 
ce  qu'ils  y  mettent  du  leur  ;  et  ces  traits  ainsi 
corrompus  et  défigurés  ^  qui  ne  sont  autre  chose 
que  leurs  propres  pensées  et  leurs  expressions , 
ils  les  exposent  à  la  censure,  soutiennent  qu'ils 
sont  mauvais,  et  tout  le  monde  convient  qu'ils 
sont  mauvais;  mais  l'endroit  de  l'ouvrage  que 
ces  critiques  croient  citer ,  et  qu'on  effet  ils  ne 
citent  point ,  n'en  est  pas  pire. 

Que  dites- vous  du  livre  à'Hermodore?  Qu'il 
est  mauvais,  répond  Anthime;  qu'il  est  mau- 
vais ;  qu'il  est  tel ,  continue-t-U ,  que  ce  n'est  pas 
un  livre ,  ou  qui  mérite  du  moins  que  le  monde 
en  parle.  Mais  l'avez-vous  lu?  IVon,  dit  Anthime. 

IC. 


^244 


LES  CARÂCTKRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


Que  n'ajoute-t-il  que  Fulvie  et  Mélanie  l'ont  i 
l'ondamué  sans  l'avoir  lu,  et  qu'il  est. ami  de 
Fulvie  et  de  Mélanie?  .f.f^».  >î. 

Arsène^  du  plus  haut  de  son  esprit,  contem- 
ple les  hommes;  et,  dans  l'éloignement  d'où  il 
les  voit ,  il  est  comme  effrayé  de  leur  petitesse. 
Loué,  exalté,  et  porté  jusqu'aux  cieux  par  de 
certaines  gens  qui  se  sont  promis  de  s'admirer 
réciproquement,  il  croit,  avec  quelque  mérite 
qu'il  a,  posséder  tout  celui  qu'on  peut  avoir,  et 
qu'il  n'aura  jamais  :  occupé  et  rempli  de  ses  su- 
blimes idées ,  il  se  donne  à  peine  le  loisir  de  pro- 
noncer quelques  oracles  :  élevé  par  son  carac- 
tèi*e  au-dessus  des  jugements  humains ,  il  aban- 
donne aux  âmes  communes  le  mérite  d'une  vie 
suivie  et  uniforme;  et  il  n'est  responsable  de  ses 
inconstances  qu'à  ce  cercle  d'amis  qui  les  ido- 
lâtrent. Eux  seuls  savent  juger ,  savent  penser , 
savent  écrire ,  doivent  écrire.  Il  n'y  a  point  d'au- 
tre ouvrage  d'esprit  si  bien  reçu  dans  le  monde, 
et  si  universellement  goûté  des  honnêtes  gens , 
je  ne  dis  pas  qu'il  veuille  approuver,  mais  qu'il 
daigne  lire,  incapable  d'être  corrigé  par  cette 
peinture ,  qu'il  ne  lira  point. 

Théocrine  sait  des  choses  assez  inutiles ,  il  a 
des  sentiments  toujours  singuliers  ;  il  est  moins 
profond  que  méthodique,  il  n'exerce  que  sa  mé- 
moire ;  il  est  abstrait ,  dédaigneux ,  et  il  semble 
toujours  rire  en  lui-même  de  ceux  qu'il  croit  ne 
le  valoir  pas.  Le  hasard  fait  que  je  lui  lis  mon 
ouvrage ,  il  l'écoute.  Est-il  lu ,  il  me  parle  du 
sien.  Et  du  vôtre ,  me  direz-vous ,  qu'en  pense- 
t-il  ?  Je  vous  l'ai  déjà  dit ,  il  me  parle  du  sien. 

Il  n'y  a  point  d'ouvrage  si  accompli  qui  ne 
fondît  tout  entier  au  milieu  de  la  critique,  si  son 
auteur  voulait  en  croire  tous  les  censeurs ,  qui 
ôtent  chacun  l'endroit  qui  leur  plaît  le  moins. 

C'est  une  expérience  faite,  que,  s'il  se  trouve 
dix  perspnnes  qui  effacent  d'un  livre  une  ex- 
pression ou  un  sentiment ,  l'on  en  fournit  aisé- 
ment un  pareil  nombre  qui  les  réclame  ;  ceux-ci 
s'écrient  :  Pourquoi  supprimer  cette  pensée?  elle 
est  neuve ,  elle  est  belle ,  et  le  tour  en  est  admi- 
rable; et  ceux-là  affirment,  au  contraire,  ou 
qu'ils  auraient  négligé  cette  pensée,  ou  qu'ils  lui 
auraient  donné  un  autre  tour.  Il  y  a  un  terme , 
disent  les  uns ,  dans  votre  ouvrage ,  qui  est  ren- 
contré, et  qui  peint  la  chose  au  naturel  ;  il  y  a  un 
mot ,  disent  les  autres ,  qui  est  hasardé ,  et  qui 
d'ailleurs  ne  signifie  pas  assez  ce  que  vous  vou- 
lez peut-être  faire  entendre  ;  et  c'est  du  même 
trait  et  du  même  mot  que  tous  ces  gens  s'expli- 
quent ainsi  ;  et  tous  sont  connaisseurs  et  passent 


pour  tels.  Quel  autre  parti  pour  un  auteur,  que 
d'oser  pour  lors  être  de  l'avis  de  ceux  qui  l'ap- 
prouvent? 

Un  auteur  sérieux  n'est  pas  obligé  de  remplir 
son  esprit  de  toutes  les  extravagances,  de  toutes 
les  saletés,  de  tous  les  mauvais  mots  que  l'on 
peut  dire ,  et  de  toutes  les  ineptes  applications 
que  l'on  peut  faire  au  sujet  de  quelques  endroits 
de  son  ouvrage ,  et  encore  moins  de  les  suppri- 
mer. Il  est  convaincu  que ,  quelque  scrupuleuse 
exactitude  que  l'on  ait  dans  sa  manière  d'écrire, 
la  raillerie  froide  des  mauvais  plaisants  est  un 
mal  inévitable ,  et  que  les  meilleures  choses  ne 
leur  servent  souvent  qu'à  leur  faire  rencontrer 
une  sottise. 

Si  certains  esprits  vifs  et  décisifs  étaient  crus, 
ce  serait  encore  trop  que  les  termes  pour  expri- 
mer les  sentiments;  il  faudrait  leur  parler  par 
signes,  ou  sans  parler  se  faire  entendre.  Quelque 
soin  qu'on  apporte  à  être  serré  et  concis,  et  quel- 
que réputation  qu'on  ait  d'être  tel,  ils  vous  trou- 
vent diffus.  Il  faut  leur  laisser  tout  à  suppléer, 
et  n'écrire  que  pour  eux  seuls;  ils  conçoivent 
une  période  par  le  mot  qui  la  commence,  et  par 
une  période  tout  un  chapitre  :  leur  avez-vous  lu 
un  seul  endroit  de  l'ouvrage,  c'est  assez  ;  ils  sont 
dans  le  fait,  et  entendent  l'ouvrage.  Un  tissu 
d'énigmes  leur  serait  une  lecture  divertissante  ; 
et  c'est  une  perte  pour  eux  que  ce  style  estropié 
qui  les  enlève  soit  rare,  et  que  peu  d'écrivains 
s'en  accommodent.  Les  comparaisons  tirées  d'un 
fleuve  dont  le  cours,  quoique  rapide,  est  égal  et 
uniforme,  ou  d'un  embrasement  qui,  poussé  par 
les  vents ,  s'épand  au  loin  dans  une  forêt  où  il 
consume  les  chênes  et  les  pins ,  ne  leur  fournis- 
sent aucune  idée  de  l'éloquence.  Montrez-leur 
un  feu  grégeois  qui  les  surprenne ,  ou  un  éclair 
qui  les  éblouisse ,  ils  vous  quittent  du  bon  et  du 
beau. 

Quelle  prodigieuse  distance  entre  un  bel  ou- 
vrage et  un  ouvrage  parfait  ou  régulier  I  Je  ne 
sais  s'il  s'en  est  encore  trouvé  de  ce  dernier 
genre.  Il  est  peut-être  moins  difficile  aux  rares 
génies  de  rencontrer  le  grand  et  le  sublime, 
que  d'éviter  toutes  sortes  de  fautes.  Le  Cid  n'a 
eu  qu'une  voix  pour  lui  à  sa  naissance,  qui  a 
été  celle  de  l'admiration  :  il  s'est  vu  plus  fort 
que  l'autorité  et  la  politique,  qui  ont  tenté  vai- 
nement de  le  détruire;  il  a  réuni  en  sa  faveur 
des  esprits  toujours  partagés  d'opinions  et  de 
sentiments,  les  grands  et  le  peuple  :  ils  s'accor- 
dent tous  à  le  savoir  de  mémoire,  et  à  préve- 
nir au  théâtre  les  acteurs  qui  le  récitent.  Le  Cid 


DES  OUVRAGES  DE  L'ESPRIT. 


245 


enfin  est  l'un  des  plus  beaux  poëmes  que  l'on 
puisse  faire  ;  et  l'une  des  meilleures  critiques  qui 
aient  été  faites  sur  aucun  sujet,  est  celle  duCid. 

Quand  une  lecture  vous  élève  l'esprit,  et 
qu'elle  vous  inspire  des  sentiments  nobles  et  cou- 
rageux, ne  cherchez  pas  une  autre  règle  pour 
juger  de  l'ouvrage  ;  il  est  bon ,  et  fait  de  main 
d'ouvrier. 

Capys,  qui  s'érige  en  juge  du  beau  style,  et 
qui  croit  écrire  comme  Bouhours  et  Rabutin  , 
résiste  à  la  voix  du  peuple ,  et  dit  tout  seul  que 
Damis  n'est  pas  un  bon  auteur.  Damis  cède  à 
la  multitude,  et  dit  ingénument,  avec  le  public, 
que  Capys  est  froid  écrivain. 

Le  devoir  du  nouvelliste  est  de  dire  :  Il  y  a 
un  tel  livre  qui  court,  et  qui  est  imprimé  chez 
Cramoisy ,  en  tel  caractère  ;  il  est  bien  relié ,  et 
en  beau  papier;  il  se  vend  tant.  Il  doit  savoir 
jusqu'à  l'enseigne  du  libraire  qui  le  débite  :  sa 
folie  est  d'en  vouloir  faire  la  critique. 

Le  sublime  du  nouvelliste  est  le  raisonnement 
creux  sur  la  politique. 

Le  nouvelliste  se  couche  le  soir  tranquille- 
ment sur  une  nouvelle  qui  se  corrompt  la  nuit, 
et  qu'il  est  obligé  d'abandonner  le  matin  à  son 
réveil. 

Le  philosophe  consume  sa  vie  à  observer  les 
hommes ,  et  il  use  ses  esprits  à  en  démêler  les 
vices  et  le  ridicule  :  s'il  donne  quelque  tour  à 
ses  pensées ,  c'est  moins  par  une  vanité  d'auteur, 
que  pour  mettre  une  vérité  qu'il  a  trouvée  dans 
tout  le  jour  nécessaire  pour  faire  l'impression 
qui  doit  servir  à  son  dessein.  Quelques  lecteurs 
croient  néanmoins  le  payer  avec  usure,  s'ils 
disent  magistralement  qu'ils  ont  lu  son  livre ,  et 
qu'il  y  a  de  l'esprit  ;  mais  il  leur  renvoie  tous 
leurs  éloges  qu'il  n'a  pas  cherchés  par  son  tra- 
vail et  par  ses  veilles.  11  porte  plus  haut  ses  pro- 
jets, et  agit  pour  une  fin  plus  relevée  :  il  demande 
des  hommes  un  plus  grand  et  un  plus  rare  suc- 
cès que  les  louanges,  et  même  que  les  récom- 
penses ,  qui  est  de  les  rendre  meilleurs. 

Les  sots  lisent  un  livre,  et  ne  l'entendent 
point;  les  esprits  médiocres  croient  l'entendre 
parfaitement;  les  grands  esprits  ne  l'entendent 
(juelquefois  pas  tout  entier  ;  ils  trouvent  obscur 
ce  qui  est  obscur ,  comme  ils  trouvent  clair  ce 
qui  est  clair.  Les  beaux  esprits  veulent  trouver 
obscur  ce  qui  ne  l'est  point ,  et  ne  pas  entendre 
ce  qui  est  fort  intelligible. 

Un  auteur  cherche  vainement  à  se  faire  admi- 
rer par  son  ouvrage.  Les  sots  admirent  quelque- 
fois, mais  ce  sont  des  sots.  Iwcs  personnes  d'es- 


prit ont  en  eux  les  semences  de  toutes  les  vérités 
et  de  tous  les  sentiments;  rien  ne  leur  est  nou- 
veau; ils  admirent  peu,  ils  approuvent. 

Je  ne  sais  si  l'on  pourra  jamais  mettre  dans 
des  lettres  plus  d'esprit,  plus  de  tour,  plus  d'a- 
grément, et  plus  de  style,  que  l'on  en  voit  dans 
celles  de  Balzac  et  de  Voiture.  Elles  sont  vides 
de  sentiments  qui  n'ont  régné  que  depuis  leur 
temps,  et  qui  doivent  aux  femmes  leur  nais- 
sance. Ce  sexe  va  plus  loin  que  le  nôtre  dans  ce 
genre  d'écrire.  Elles  trouvent  sous  leur  plume 
des  tours  et  des  expressions  qui  souvent  en  nous 
ne  sont  l'effet  que  d'un  long  travail  et  d'une  pé- 
nible recherche  :  elles  sont  heureuses  dans  le 
choix  des  termes ,  qu'elles  placent  si  juste ,  que , 
tout  connus  qu'ils  sont ,  ils  ont  le  charme  de  la 
nouveauté ,  et  semblent  être  faits  seulement  pour 
l'usage  où  elles  les  mettent.  Il  n'appartient  qu'à 
elles  de  faire  lire  dans  un  seul  mot  tout  un  senti- 
ment ,  et  de  rendre  délicatement  une  pensée  qui 
est  délicate.  Elles  ont  un  enchaînement  de  dis- 
cours inimitable  qui  se  suit  naturellement,  et 
qui  n'est  lié  que  par  le  sens.  Si  les  femmes  étaient 
toiyours  correctes ,  j'oserais  dire  que  les  lettres 
de  quelques-unes  d'entre  elles  seraient  peut-être 
ce  que  nous  avons  dans  notre  langue  de  mieux 
écrit*. 

Il  n'a  manqué  à  Tébence  que  d'être  moins 
ft-oid  :  quelle  pureté,  quelle  exactitude,  quelle 
politesse ,  quelle  élégance ,  quels  caractères  I  11 
n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le  jargon, 
et  d'écrire  purement  :  quel  feu ,  quelle  naïveté , 
quelle  source  de  la  bonne  plaisanterie,  quelle 
imitation  des  mœurs,  quelles  images,  et  quel 
fléau  du  ridicule  !  mais  quel  homme  on  aurait 
pu  faii*e  de  ces  deux  comiques  ! 

J'ai  lu  Malherbe  et  Théophile.  Ils  ont  tous 
deux  connu  la  nature,  avec  cette  difterence 
que  le  premier ,  d'un  style  plein  et  uniforme , 
montre  tout  à  la  fois  ce  qu'elle  a  de  plus  beau  et 
de  plus  noble,  de  plus  naïf  et  de  plus  simple; 
il  en  fait  la  peinture  ou  l'histoire.  L'autre,  sans 
choix,  sans  exactitude,  d'une  plume  libre  et 
inégale ,  tantôt  charge  ses  descriptions ,  s'appe- 
santit sur  les  détails;  il  fait  une  anatomie  :  tantôt 
il  feint,  il  exagère,  il  passe  le  vrai  dans  la  na- 
ture ,  il  en  fait  le  roman. 

*  Tout  ce  passage  semblerait  avoir  été  inspiré  par  la  lecture 
des  Lettres  de  madame  de  Sévigné;  et  il  en  serait  le  plu«  bel 
éloge.  Le  recueil  n'en  fut  cependant  public  que  longtemps  après 
la  mort  de  la  Bruyère;  mais  petit-tMre  en  avait-il  eu  connais- 
sance pendant  qu'elles  circulaient  manuscrites.  Au  reste, 
madame  de  Sévigné  n'élail  pas  la  seule  femme  de  cette  épo- 
que qui  écrivit  (tes  lelhes  avec  un  abandon  plein  de  gr.ice  et 
une  piquante  orij^innlUé  de  si  y  le. 


246 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE, 


RoiNVABD  et  Balzac  ont  eu  ^  chacun  dans  leur 
genre ,  assez  de  bon  et  de  mauvais  pour  former 
après  eux  de  très-grands  hommes  en  vers  et  en 
prose. 

Mabot,  par  son  tour  et  par  son  style ,  semble 
avoir  écrit  depuis  Ronsabd  :  il  n'y  a  guère  entre 
ce  premier  et  nous  que  la  différence  de  quelques 
mots. 

Ronsabd  et  les  auteurs  ses  contemporains  ont 
plus  nui  au  style  qu'ils  ne  lui  ont  servi.  Ils  l'ont 
retardé  dans  le  chemin  de  la  perfection  ;  ils  l'ont 
exposé  à  la  manquer  pour  toujours,  et  à  n'y  plus 
revenir.  Il  est  étonnant  que  les  ouvrages  de 
Mabot,  si  naturels  et  si  faciles,  n'aient  su  faire 
de  Ronsard ,  d'ail leui-s  plein  de  verve  et  d'en- 
thousiasme ,  un  plus  grand  poète  que  Ronsard  et 
que  Marot;  et,  au  contraire,  que  Belleau,  Jo- 
delle  et  Saint-Gelais ,  aient  été  sitôt  suivis  d'un 
Racan  et  d'un  Malhebbe  ;  et  que  notre  langue , 
à  peine  corrompue ,  se  soit  vue  réparée. 

Mabot  et  Rabelais  sont  inexcusables  d'avoir 
semé  l'ordure  dans  leurs  écrits  :  tous  deux  avaient 
assez  de  génie  et  de  naturel  pour  pouvoir  s'en 
passer ,  même  à  l'égard  de  ceux  qui  cherchent 
moins  à  admirer  qu'à  rire  dans  un  auteur.  Ra- 
belais surtout  est  incompréhensible.  Son  livre 
est  une  énigme ,  quoi  qu'on  veuille  dire ,  inexpli- 
cable ;  c'est  une  chimère ,  c'est  le  visage  d'une 
belle  femme  avec  des  pieds  et  une  queue  de  ser- 
pent ,  ou  de  quelque  autre  bête  plus  difforme  : 
c'est  un  monstrueux  assemblage  d'une  morale 
fine  et  ingénieuse  et  d'une  sale  corruption.  Où  il 
est  mauvais ,  il  passe  bien  loin  au  delà  du  pire , 
c'est  le  charme  de  la  canaille  ;  où  il  est  bon ,  il 
va  jusqu'à  l'exquis  et  à  l'excellent ,  il  peut  être 
îe  mets  des  plus  délicats. 

Deux  écrivains  *  dans  leurs  ouvrages  ont  blâ- 
mé Montagne  ,  que  je  ne  crois  pas ,  aussi  bien 
qu'eux ,  exempt  de  toute  sorte  de  blâme  :  il  pa- 
raît que  tous  deux  ne  l'ont  estimé  en  nulle  ma- 
nière. L'un  ne  pensait  pas  assez  pom*  goûter  un 
auteur  qui  pense  beaucoup  ;  l'autre  pense  trop 
subtilement  pour  s'accommoder  de  pensées  qui 
sont  naturelles. 

Un  style  grave,  sérieux,  scrupuleux,  va  fort 
loin  :  on  lit  Amyot  et  Coeffeteau  :  lequel  lit-on 
de  leurs  contemporains?  Balzac,  pour  les  ter- 
mes et  pour  l'expression ,  est  moins  vieux  que 
VoiTUBE  :  mais  si  ce  dernier,  pour  le  tour,  pour 
l'esprit  et  pour  le  naturel,  n'est  pas  moderne, 
et  ne  ressemble  en  rien  à  nos  écrivains,  c'est 

'  Nicole  el  le  P.  Malebranche.  Le  premier  est  celui  qui  ne 

pense  pas  assez ,  et  le  second  celui  qui  pense  trop  subtilement. 


(ju'il  leur  a  été  plus  facile  de  le  négliger  que  de 
l'imiter  ;  et  que  le  petit  nombre  de  ceux  qui  cou- 
rent après  lui  ne  peut  l'atteindre. 

Le  H.  G.  '  est  immédiatement  au-dessous  du 
rien  :  il  y  a  bien  d'autres  ouvrages  qui  lui  res- 
semblent. Il  y  a  autant  d'invention  à  s'enrichir 
par  un  sot  livre ,  qu'il  y  a  de  sottise  à  l'acheter  : 
c'est  ignorer  le  goût  du  peuple  que  de  ne  pas 
hasarder  quelquefois  de  grandes  fadaises. 

L'on  voit  bien  que  V opéra  est  l'ébauche  d'un 
grand  spectacle  :  il  en  donne  l'idée. 

Je  ne  sais  pas  comment  X opéra j  avec  ime  mu- 
sique si  parfaite  et  une  dépense  toute  royale ,  a 
pu  réussir  à  m'ennuyer. 

11  y  a  des  endroits  dans  ï opéra  qui  laissent 
en  désirer  d'autres.  11  échappe  quelquefois  de 
souhaiter  la  fm  de  tout  le  spectacle  :  c'est  faute 
de  théâtre,  d'action,  et  de  choses  qui  inté- 
ressent. 

V opéra  jusqu'à  ce  jour  n'est  pas  un  poème , 
ce  sont  des  vers  ;  ni  un  spectacle ,  depuis  que  les 
machines  ont  disparu  par  le  bon  ménage  d'^m- 
phion  et  de  sa  race  ^  :  c'est  un  concert ,  ou  ce 
sont  des  voix  soutenues  par  des  instruments. 
C'est  prendre  le  change ,  et  cultiver  un  mauvais 
goût,  que  de  dire,  comme  l'on  fait,  que  la  ma- 
chine n'est  qu'un  amusement  d'enfants ,  et  qui 
ne  convient  qu'aux  marionnettes  :  elle  augmente 
et  embellit  la  fiction,  soutient  dans  les  specta- 
teurs cette  douce  illusion  qui  est  tout  le  plaisir 
du  théâtre ,  où  elle  jette  encore  le  merveilleux. 
11  ne  faut  point  de  vols,  ni  de  chars,  ni  de  chan- 
gements ,  aux  Bérénices  '  et  à  Pénélope  *  ;  il  en 
faut  aux  opéras  :  et  le  propre  de  ce  spectacle  est 
de  tenir  les  esprits,  les  yeux  et  les  oreilles,  dans 
un  égal  enchantement. 

Ils  ont  fait  le  théâtre  ces  empressés ,  les  ma- 
chines ,  les  ballets ,  les  vers ,  la  musique ,  tout  le 
spectacle  ;  jusqu'à  la  salle  où  s'est  donné  le  spec- 
tacle, j'entends  le  toit  et  les  quatre  murs  dès 
leurs  fondements  :  qui  doute  que  la  chasse  sur 
l'eau ,  l'enchantement  de  la  table  %  la  merveille'^ 

^  Le  Mercure  galant,  par  de  Visé.  C'est  par  ces  initiales 
H.  G.,  dont  la  première  est  fausse,  qu'il  est  désigné  dans 
toutes  les  éditions  des  Caractères,  faites  du  vivant  de  la 
Bruyère.  Il  dit  lui-même,  dans  la  Préface  de  son  discours  de 
réception  à  l'Académie  française ,  qu'il  a  poussé  le  soin  d'é- 
viter les  applications  directes  jusqu'à  employer  quelquefois 
des  lettres  initiales  qui  n'ont  qu'une  signification  vaine  et 
incertaine;  c'en  est  ici  un  exemple. 

*  LulU ,  et  son  école ,  sa  famille. 

•^  La  Bérénice  de  Corneille  et  celle  de  Racine. 

■'  La  Pénélope  de  l'abbé  Genest,  représentée  en  1684. 

s  Rendez-vous  de  chasse  dans  la  forêt  de  Chantilly.  {Note  de 
la  Bruyère). 

^'  Collation  très -ingénieuse  donnée  dans  le  labyrinthe  de 
Chantilly.  (JSoic  de  la  Bruyère). 


DES  OUVRAGES  DE  L'ESPRIT. 


U^ 


du  labyrinthe ,  ne  soient  encore  de  leur  inven- 
tion? J'en  juge  par  le  mouvement  qu'ils  se  don- 
nent ,  et  par  l'air  content  dont  ils  s'applaudissent 
sur  tout  le  succès.  Si  je  me  trompe,  et  qu'ils 
n'aient  contribué  en  rien  à  cette  fête  si  superbe , 
si  galante,  si  longtemps  soutenue,  et  où  un 
seul  a  suffi  pour  le  projet  et  pour  la  dépense , 
j'admire  deux  choses,  la  tranquillité  et  le  flegme 
de  celui  qui  a  tout  remué ,  comme  l'embarras  et 
l'action  de  ceux  qui  n'ont  rien  fait. 

Les  connaisseurs ,  ou  ceux  qui  se  croient  tels, 
se  donnent  voix  délibérative  et  décisive  sur  les 
spectacles ,  se  cantonnent  aussi ,  et  se  divisent 
en  des  partis  contraires,  dont  chacun,  poussé 
par  un  tout  autre  intérêt  que  par  celui  du  public 
ou  de  l'équité ,  admire  un  certain  poëme  ou  une 
certaine  musique ,  et  siffle  toute  autre.  Ils  nuisent 
également ,  par  cette  chaleur  à  défendre  leurs 
préventions,  et  à  la  faction  opposée,  et  à  leur 
propre  cabale  :  ils  découragent  par  mille  contra- 
dictions les  poètes  et  les  musiciens ,  retardent  le 
progrès  des  sciences  et  des  arts ,  en  leur  ôtant  le 
fruit  qu'ils  pourraient  tirer  de  l'émulation  et  de 
la  liberté  qu'auraient  plusieurs  excellents  maîtres 
de  faire  chacun  dans  leur  genre ,  et  selon  leur 
génie ,  de  très-beaux  ouvrages. 

D'où  vient  que  l'on  rit  si  librement  au  théâtre , 
et  que  l'on  a  honte  d'y  pleurer?  Est-il  moins 
dans  la  nature  de  s'attendrir  sur  le  pitoyable  que 
d'éclater  sur  le  ridicule  ?  Est-ce  l'altération  des 
traits  qui  nous  retient?  Elle  est  plus  grande  dans 
un  ris  immodéré  que  dans  la  plus  amère  douleur  ; 
et  l'on  détourne  son  visage  pour  rire  comme  pour 
pleurer  en  la  présence  des  grands  et  de  tous 
ceux  que  l'on  respecte.  Est-ce  une  peine  que  l'on 
sent  à  laisser  voir  que  l'on  est  tendre ,  et  à  mar- 
quer quelque  faiblesse,  surtout  en  un  sujet  faux, 
et  dont  il  semble  que  l'on  soit  la  dupe?  Mais,  sans 
citer  les  personnes  graves  ou  les  esprits  forts  qui 
trouvent  du  faible  dans  un  ris  excessif  comme 
dans  les  pleurs ,  et  qui  se  les  défendent  égale- 
ment,  qu'attend-on  d'une  scène  tragique?  qu'elle 
fasse  rire  ?  Et  d'ailleurs  la  vérité  n'y  règne-t-elle 
pas  aussi  vivement  par  ses  images  que  dans  le 
comique?  l'âme  ne  va-t-elle  pas  jusqu'au  vrai  dans 
l'un  et  l'autre  genre  avant  que  de  s'émouvoir  ? 
est-elle  même  si  aisée  à  contenter?  ne  lui  faut-il 
pas  encore  le  vraisemblable?  Comme  donc  ce 
n'est  point  une  chose  bizarre  d'entendre  s'élever 
de  tout  un  amphithéâtre  un  ris  universel  sur 
quelque  endroit  d'une  comédie,  et  que  cela  sup- 
pose au  contraire  qu'il  est  plaisant  et  très-naïve- 
ment exécuté  ;  aussi  l'extrême  violence  que  cha- 


cun se  fait  à  contraindre  ses  larmes ,  et  le  mau- 
vais ris  dont  on  veut  les  couvrir,  prouvent  clai- 
rement que  l'effet  naturel  du  grand  tragique 
serait  de  pleurer  tous  franchement  et  de  con- 
cert à  la  vue  l'un  de  l'autre,  et  sans  autre  em- 
barras que  d'essuyer  ses  larmes;  outre  qu'a- 
près être  convenu  de  s'y  abandonner,  on  éprou- 
verait encore  qu'il  y  a  souvent  moins  lieu  de 
craindre  de  pleurer  au  théâtre  que  de  s'y  mor- 
fondre. 

Le  poëme  tragique  vous  serre  le  cœur  dès  son 
commencement ,  vous  laisse  à  peine  dans  tout 
son  progrès  la  liberté  de  respirer  et  le  temps  de 
vous  remettre;  ou ,  s'il  vous  donne  quelque  relâ- 
che ,  c'est  pour  vous  replonger  dans  de  nouveaux 
abîmes  et  dans  de  nouvelles  alarmes.  Il  vous 
conduit  à  la  terreur  par  la  pitié ,  ou  réciproque- 
ment à  la  pitié  par  le  tei-rible  ;  vous  mène  par  les 
larmes ,  par  les  sanglots ,  par  l'incertitude ,  par 
l'espérance,  par  la  crainte,  par  les  surprises,  et 
par  l'horreur,  jusqu'à  la  catastrophe.  Ce  n'est 
donc  pas  un  tissu  de  jolis  sentiments ,  de  décla- 
rations tendres,  d'entretiens  galants,  de  por- 
traits agréables ,  de  mots  doucereux ,  ou  quel- 
quefois assez  plaisants  pour  faire  rire ,  suivi  à  la 
vérité  d'une  dernière  scène  '  où  les  mutins  n'en- 
tendent aucune  raison ,  et  ou  pour  la  bienséance 
il  y  a  enfin  du  sang  répandu ,  et  quelque  mal- 
heureux à  qui  il  en  coûte  la  vie. 

Ce  n'est  point  assez  que  les  mœurs  du  théâ- 
tre ne  soient  point  mauvaises,  il  faut  encore 
qu'elles  soient  décentes  et  instructives.  Il  peut  y 
avoir  un  ridicule  si  bas  et  si  grossier,  ou  même 
si  fade  et  si  indifférent,  qu'il  n'est  ni  permis 
au  poète  d'y  faire  attention,  ni  possible  aux 
spectateurs  de  s'en  divertir.  Le  paysan  ou  l'i- 
vrogne fournit  quelques  scènes  à  un  farceur, 
il  n'entre  qu'à  peine  dans  le  vrai  comique  : 
comment  pourrait -il  faire  le  fond  ou  l'action 
principale  de  la  comédie  ?  Ces  caractères ,  dit- 
on  ,  sont  naturels  :  ainsi  par  cette  règle  on  oc- 
cupera bientôt  tout  l'amphithéâtre  d'un  laquais 
qui  siffle,  d'un  malade  dans  sa  garde-robe,  d'un 
homme  ivre  qui  dort  ou  qui  vomit  :  y  a-t-il  rien 
de  plus  naturel  ?  C'est  le  propre  d'un  efféminé 
de  se  lever  tard ,  de  passer  une  partie  du  jour  a 
sa  toilette,  de  se  voir  au  miroir,  de  separfunier, 
de  se  mettre  des  mouches ,  de  recevoir  des  bil- 
lets et  d'y  faire  réponse  :  mettez  ce  rôle  sur  la 
scène ,  plus  longtemps  vous  le  ferez  durer ,  nn 
acte,  deux  actes,  plus  il  sera  naturel  et  cou- 

'  Sédition ,  dénoûmcnt  nilgalie  des  tragédies.  (IS'otc  de  la 
Bruyère). 


248 


LKS  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


forme  a  son  original;  mais  plus  aussi  il  sera 
froid  et  insipide*. 

il  semble  que  le  roman  et  la  comédie  pour- 
raient être  aussi  utiles  qu'ils  sont  nuisibles  :  l'on 
y  voit  de  si  grands  exemples  de  constance ,  de 
vertu,  de  tendresse  et  de  désintéressement,  dç  si 
beaux  et  de  si  parfaits  caractères,  cfue  quand 
une  jeune  personne  jette  de  là  sa  vue  sur  tout 
ce  qui  l'entoure,  ne  trouvant  que  des  sujets  in- 
dignes et  fort  au-dessous  de  ce  qu'elle  vient  d'ad- 
mirer, je  m'étonne  qu'elle  soit  capable  pour  eux 
de  la  moindre  faiblesse. 

Corneille  ne  peut  être  égalé  dans  les  en- 
droits où  il  excelle  :  il  a  pour  lors  un  caractère 
original  et  inimitable;  mais  il  est  inégal.  Ses  pre- 
mières comédies  sont  sèches,  languissantes,  et 
ne  laissaient  pas  espérer  qu'il  dût  ensuite  aller 
si  loin,  comme  ses  dernières  font  qu'on  s'étonne 
qu'il  ait  pu  tomber  de  si  haut.  Dans  quelques- 
unes  de  ses  meilleures  pièces  il  y  a  des  fautes 
inexcusables  contre  les  mœurs  ;  un  style  de  dé- 
clamateur  qui  arrête  l'action  et  la  fait  languir; 
des  négligences  dans  les  vers  et  dans  l'expres- 
sion ,  qu'on  ne  peut  comprendre  en  un  si  grand 
homme.  Ce  qu'il  y  a  eu  en  lui  de  plus  éminent , 
c'est  l'esprit,  qu'il  avait  sublime,  auquel  il  a  été 
redevable  de  certains  vers,  les  plus  heureux 
qu'on  ait  jamais  lus  ailleurs ,  de  la  conduite  de 
son  théâtre,  qu'il  a  quelquefois  hasardée  contre 
les  règles  des  anciens,  et  enfin  de  ses  dénoû- 
ments  :  car  il  ne  s'est  pas  toujours  assujetti  au 
goût  des  Grecs  et  à  leur  grande  simplicité  ;  il  a 
aimé ,  au  contraire ,  à  charger  la  scène  d'événe- 
ments dont  il  est  presque  toujours  sorti  avec 
succès  :  admirable  surtout  par  l'extrême  variété 
et  le  peu  de  rapport  qui  se  trouve  pour  le  dessein 
entre  un  si  grand  nombre  de  poèmes  qu'il  a 
composés.  Il  semble  qu'il  y  ait  plus  de  ressem- 
blance dans  ceux  de  Racine  ,  et  qui  *  tendent 
un  peu  plus  à  une  même  chose  ;  mais  il  est  égal , 
soutenu,  toujours  le  même  partout,  soit  pour 
le  dessein  et  la  conduite  de  ses  pièces ,  qui  sont 
justes,  régulières ,  prises  dans  le  bon  sens  et  dans 
Ja  nature  ;  soit  pour  la  versification ,  qui  est  cor- 
recte, riche  dans  ses  rimes,  élégante,  nombreuse, 
tiarmonieuse  :  exact  imitateur  des  anciens ,  dont 
il  a  suivi  scrupuleusement  la  netteté  et  la  sim- 
plicité de  l'action  ;  à  qui  le  grand  et  le  merveil- 

'  On  ne  peut  douter  que  la  Bruyère  n'ait  eu  en  vue  ici 
l'Homme  à  bonnes  fortunes ,  comédie  de  Baron. 

'  Et  qui  tendent,  etc. ,  est  la  leçon  de  toutes  les  éditions 
originales  :  dans  les  éditions  modernes  on  lit,  et  qu'ils  ten- 
dent, mais  je  n'ai  pas  cru  devoir  corriger  le  texte  de  la 
Bruyère.  (  Lef.). 


leux  n'ont  pas  même  manqué ,  ainsi  qu'à  Cor- 
neille ni  le  touchant,  ni  le  pathétique.  Quelle 
plus  grande  tendresse  que  celle  qui  est  répandue 
dans  tout  le  Cid,  dans  Polyeucte  et  dans  les 
Horaces?  quelle  grandeur  ne  se  remarque  point 
en  Mithridate,  en  Porus  et  en  Burrhus?  Ces  pas- 
sions encore  favorites  des  anciens ,  que  les  tra- 
giques aimaient  à  exciter  sur  les  théâtres,  et 
qu'on  nomme  la  terreur  et  la  pitié ,  ont  été  con- 
nues de  ces  deux  poètes  :  Oreste ,  dans  l'Andro- 
maque  de  Racine ,  et  Phèdre  du  même  auteur , 
comme  l'OEdipe  et  les  Horaces  de  Corneille, 
en  sont  la  preuve.  Si  cependant  il  est  permis  de 
faire  entre  eux  quelque  comparaison,  et  les 
marquer  l'un  et  l'autre  par  ce  qu'ils  ont  de  plus 
propre ,  et  par  ce  qui  éclate  le  plus  ordinaire- 
ment dans  leurs  ouvrages ,  peut-être  qu'on  pour 
rait  parler  ainsi  :  Corneille  nous  assujettit  à  ses 
caractères  et  à  ses  idées ,  Racine  se  conforme 
aux  nôtres  :  celui-là  peint  les  hommes  comme 
ils  devraient  être ,  celui-ci  les  peint  tels  qu'ils 
sont.  Il  y  a  plus  dans  le  premier  de  ce  que  l'on 
admire ,  et  de  ce  que  l'on  doit  même  imiter  ;  il  y 
a  plus  dans  le  second  de  ce  que  l'on  reconnaît 
dans  les  autres ,  ou  de  ce  que  l'on  éprouve  dans 
soi-même.  L'un  élève,  étonne,  maîtrise,  instruit; 
l'autre  plaît ,  remue ,  touche ,  pénètre.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  beau ,  de  plus  noble ,  et  de  plus  impé- 
rieux dans  la  raison ,  est  manié  par  le  premier  ; 
et,  par  l'autre,  ce  qu'il  y  a  de  plus  flatteur  et  de 
plus  délicat  dans  la  passion.  Ce  sont ,  dans  celui- 
là,  des  maximes ,  des  règles ,  des  préceptes  ;  et , 
dans  celui-ci,  du  goût  et  des  sentiments.  L'on 
est  plus  occupé  aux  pièces  de  Corneille  ;  l'on  est 
plus  ébranlé  et  plus  attendri  à  celles  de  Racine. 
Corneille  est  plus  moral  ;  Racine  plus  naturel.  Il 
semble  que  l'un  imite  Sophocle  ,  et  que  l'autre 
doit  plus  à  Euripide. 

Le  peuple  appelle  éloquence  la  facilité  que 
quelques-uns  ont  de  parler  seuls  et  longtemps, 
jointe  à  l'emportement  du  geste,  à  l'éclat  de  la 
voix,  et  à  la  force  des  poumons.  Les  pédants  ne 
l'admettent  aussi  que  dans  le  discours  oratoire, 
et  ne  la  distinguent  pas  de  l'entassement  des  fi- 
gures, de  l'usage  des  grands  mots  et  de  la  ron- 
deur des  périodes. 

Il  semble  que  la  logique  est  l'art  de  convaincre 
de  quelque  vérité  ;  et  l'éloquence  un  don  de  l'âme, 
lequel  nous  rend  maîtres  du  cœur  et  de  l'esprit 
des  auti-es  ;  qui  fait  que  nous  leur  inspirons  ou 
que  nous  leur  persuadons  tout  ce  qui  nous  plaît. 

L'éloquence  peut  se  trouver  dans  les  entretiens 
et  dans  tout  genre  d'écrire.  Elle  est  rarement  où 


DES  OUVRAGES  DE  L'ESPRIT. 


249 


011  la  cherche,  et  elle  est  quelquefois  où  on  ne  la 
cherche  point. 

L'éloquence  est  au  sublime  ce  que  le  tout  est 
à  sa  partie. 

Qu'est-ce  que  le  sublime  ?  Il  ne  paraît  pas  qu'on 
l'ait  délini.  Est-ce  une  figure  ?  naît-il  des  figures, 
ou  du  moins  de  quelques  ligures  ?  tout  genre  d'é- 
crire reçoit-il  le  sublime,  ou  s'il  n'y  a  que  les 
grands  sujets  qui  en  soient  capables?  peut -il 
briller  autre  chose  dans  l'églogue  qu'un  beau  na- 
turel, et  dans  les  lettres  familières,  comme  dans 
les  conversations,  qu'une  grande  délicatesse  ?  ou 
plutôt  le  naturel  et  le  délicat  ne  sont-ils  pas  le 
sublime  des  ouvrages  dont  ils  font  la  perfection  ? 
qu'est-ce  que  le  sublime  ?  où  entre  le  sublime  ? 

Les  synonymes  sont  plusieurs  dictions,  ou 
plusieurs  phrases  différentes  qui  signifient  une 
même  chose.  L'antithèse  est  une  opposition  de 
deux  vérités  qui  se  donnent  du  jour  l'une  à  l'au- 
tre. La  métaphore,  ou  la  comparaison,  emprunte 
d'une  chose  étrangère  une  image  sensible  et  na- 
turelle d'une  vérité.  L'hyperbole  exprime  au  delà 
de  la  vérité  ;  pour  ramener  l'esprit  à  la  mieux 
connaître.  Le  sublime  ne  peint  que  la  vérité, 
mais  en  un  sujet  noble  ;  il  la  peint  tout  entière, 
dans  sa  cause  et  dans  son  effet  ;  il  est  l'expres- 
sion ou  l'image  la  plus  digne  de  cette  vérité.  Les 
esprits  médiocres  ne  trouvent  point  l'unique  ex- 
pression, et  usent  de  synonymes.  Les  jeunes 
gens  sont  éblouis  de  l'éclat  de  l'antithèse,  et 
s'en  servent.  Les  esprits  justes,  et  qui  aiment  à 
faire  des  images  qui  soient  précises,  donnent  na- 
turellement dans  la  comparaison  et  la  métaphore. 
Les  esprits  vifs,  pleins  de  feu,  et  qu'une  vaste 
imagination  emporte  hors  des  règles  et  de  la  jus- 
tesse, ne  peuvent  s'assouvir  de  l'hyperbole.  Pour 
le  sublime,  il  n'y  a  même  entre  les  grands  génies 
que  les  plus  élevés  qui  en  soient  capables. 

Tout  écrivain,  pour  écrire  nettement,  doit  se 
mettre  à  la  place  de  ses  lecteurs,  examiner  son 
propre  ouvrage  comme  quelque  chose  qui  lui  est 
nouveau,  qu'il  lit  pour  la  première  fois,  où  il  n'a 
nulle  part,  et  que  l'auteur  aurait  soumis  à  sa  cri- 
tique ;  et  se  persuader  ensuite  qu'on  n'est  pas  en- 
tendu seulement  à  cause  que  l'on  s'entend  soi- 
même,  mais  parce  qu'on  est  en  effet  intelligible. 

L'on  n'écrit  que  pour  être  entendu;  mais  il 
faut  du  moins  en  écrivant  faire  entendre  de  belles 
choses.  L'on  doit  avoir  une  diction  pure,  et  user 
de  termes  qui  soient  propres,  il  est  vrai  ;  mais  il 
faut  que  ces  termes  si  propres  expriment  des  pen- 
sées nobles,  vives,  solides,  et  qui  renferment  un 
très-beau  sens.  C'est  faire  de  la  pureté  et  de  la 


clarté  du  discours  un  mauvais  usage  que  de  les 
faire  servir  à  une  matière  aride,  infructueuse,  qui 
est  sans  sel,  sans  utilité,  sans  nouveauté  :  que 
sert  aux  lecteurs  de  comprendre  aisément  et  sans 
peine  des  choses  frivoles  et  puériles,  quelquefois 
fades  et  communes,  et  d'être  moins  incertains  de 
la  pensée  d'un  auteur  qu'ennuyés  de  son  ouvrage  ? 

Si  l'on  jette  quelque  profondeur  dans  certains 
écrits  ;  si  l'on  affecte  une  finesse  de  tour,  et  quel- 
quefois une  trop  grande  délicatesse,  ce  n'est  que 
par  la  bonne  opinion  qu'on  a  de  ses  lecteurs. 

L'on  a  cette  incommodité  '  à  essuyer  dans  la 
lecture  des  livres  faits  par  des  gens  de  parti  et 
de  cabale,  que  l'on  n'y  voit  pas  toujours  la  vérité. 
Les  faits  y  sont  déguisés,  les  raisons  réciproques 
n'y  sont  point  rapportées  dans  toute  leur  force, 
ni  avec  une  entière  exactitude  ;  et,  ce  qui  use  la 
plus  longue  patience,  il  faut  lire  un  grand  nombre 
de  termes  durs  et  injurieux  que  se  disent  des 
hommes  graves,  qui,  d'un  point  de  doctrine  ou 
d'un  fait  contesté,  se  font  une  querelle  person- 
nelle. Ces  ouvrages  ont  cela  de  particulier  qu'ils 
ne  méritent  ni  le  cours  prodigieux  qu'ils  ont  pen- 
dant un  certain  temps,  ni  le  profond  oubli  où  ils 
tombent  lorsque,  le  feu  et  la  division  venant  à 
s'éteindre,  ils  deviennent  des  almanachs  de  l'autre 
année. 

La  gloire  ou  le  mérite  de  certains  hommes  est 
de  bien  écrire  ;  et  de  quelques  autres ,  c'est  de 
n'écrire  point. 

L'on  écrit  régulièrement  depuis  vingt  années  : 
Ton  est  esclave  de  la  construction  :  l'on  a  enrichi 
la  langue  de  nouveaux  mots,  secoué  le  joug  du 
latinisme,  et  réduit  le  style  à  la  phrase  purement 
française  :  l'on  a  presque  retrouvé  le  nombre  que 
Malhebbe  et  Balzac  avaient  les  premiers  ren- 
contré, et  que  tant  d'auteurs  depuis  eux  ont  laissé 
perdre.  L'on  a  mis  enfin  dans  le  discours  tout 
l'ordre  et  toute  la  netteté  dont  il  est  capable  ;  cela 
conduit  insensiblement  à  y  mettre  de  l'esprit. 

Il  y  a  des  artisans  ou  des  habiles  dont  l'esprit 
est  aussi  vaste  que  l'art  et  la  science  qu'ils  pro- 
fessent :  ils  lui  rendent  avec  avantage,  par  le 
génie  et  par  l'invention,  ce  qu'ils  tiennent  d'elle 
et  de  ses  principes  ;  ils  sortent  de  l'art  pour  l'en- 
noblir, s'écartent  des  règles,  si  elles  ne  les  con- 
duisent pas  au  grand  et  au  sublime  ;  ils  marchent 
seuls  et  sans  compagnie,  mais  ils  vont  fort  haut 
et  pénètrent  fort  loin,  toujours  sûrs  et  confirmés 

^  On  ne  sait  si  la  Bruyère  a  voulu  désigner  les  jésuites  et 
les  jansénistes;  mais  on  peut  en  dire  autant  de  tous  les  livres 
écrits  dans  quelque  temps  que  ce  soit  par  des  gens  de  partis 
opposés.  -  Cette  note ,  dont  nous  ignorons  l'auteur ,  nous  a 
par-j  bonne  <1  conserver. 


250 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


par  le  succès  des  avantages  que  l'on  tire  quelque- 
fois de  l'irrégularité.  Les  esprits  justes,  doux, 
modérés,  non-seulement  ne  les  atteignent  pas, 
ne  les  admirent  pas,  mais  ils  ne  les  comprennent 
point,  et  voudraient  encore  moins  les  imiter.  Ils 
demeurent  tranquilles  dans  l'étendue  de  leur 
sphère,  vont  jusqu'à  un  certain  point  qui  fait  les 
bornes  de  leur  capacité  et  de  leurs  lumières  ;  ils 
ne  vont  pas  plus  loin,  parce  qu'ils  ne  voient  rien 
au  delà  ;  ils  ne  peuvent  au  plus  qu'être  les  pre- 
miers d'une  seconde  classe,  et  exceller  dans  le 
médiocre. 

il  y  a  des  esprits,  si  je  l'ose  dire,  inférieui's  et 
subalternes,  qui  ne  semblent  faits  que  pour  être 
le  recueil,  le  registre,  ou  le  magasin  de  toutes 
les  productions  des  autres  génies.  Ils  sont  pla- 
giaires,  traducteurs,  compilateurs  :  ils  ne  pensent 
point,  ils  disent  ce  que  les  auteurs  ont  pensé  ;  et, 
comme  le  choix  des  pensées  est  invention,  ils 
l'ont  mauvais,  peu  juste,  et  qui  les  détermine 
plutôt  à  rapporter  beaucoup  de  choses  que  d'ex- 
cellentes choses  :  ils  n'ont  rien  d'original  et  qui 
soit  à  eux  :  ils  ne  savent  que  ce  qu'ils  ont  appris  ; 
et  ils  n'apprennent  que  ce  que  tout  le  monde  veut 
bien  ignorer,  une  science  vaine,  aride,  dénuée 
d'agrément  et  d'utilité,  qui  ne  tombe  point  dans 
la  conversation,  qui  est  hors  de  commerce,  sem- 
blable à  une  monnaie  qui  n'a  point  de  cours.  On 
est  tout  à  la  fois  étonné  de  leur  lecture,  et  ennuyé 
de  leur  entretien  ou  de  leurs  ouvrages.  Ce  sont 
ceux  que  les  grands  et  le  vulgaire  confondent 
avec  les  savants,  et  que  les  sages  renvoient  au 
pédantisme. 

La  critique  souvent  n'est  pas  une  science  :  c'est 
un  métier,  où  il  faut  plus  de  santé  que  d'esprit, 
plus  de  travail  que  de  capacité,  plus  d'habitude 
que  de  génie.  Si  elle  vient  d'un  homme  cfui  ait 
moins  de  discernement  que  de  lecture,  et  qu'elle 
s'exerce  sur  de  certains  chapitres ,  elle  corrompt 
et  les  lecteurs  et  l'écrivain. 

Je  conseille  à  un  auteur  né  copiste,  et  qui  a 
l'extrême  modestie  de  travailler  d'après  quel- 
qu'un, de  ne  se  choisir  pour  exemplaires  que  ces 
sortes  d'ouvrages  où  il  entre  de  l'esprit ,  de  l'ima- 
gination, ou  même  de  l'érudition  :  s'il  n'atteint 
pas  ses  originaux,  du  moins  il  en  approche,  et  il 
se  fait  lire.  Il  doit  au  contraire  éviter  comme  un 
écueil  de  vouloir  imiter  ceux  qui  écrivent  par 
humeur,  que  le  cœur  fait  parler,  à  qui  il  inspire 
les  termes  et  les  figures,  et  qui  tirent,  pour  amsi 
dire,  de  leurs  entrailles  tout  ce  qu'ils  expriment 
sur  le  papier  :  dangereux  modèles,  et  tout  propres 
à  faire  tomber  dans  le  froid ,  dans  le  bas  et  dans 


le  ridicule,  ceux  qui  s'ingèrent  de  les  suivre.  Eu 
effet,  je  rirais  d'un  homme  qui  voudrait  sérieuse- 
ment parler  mon  ton  de  voix ,  ou  me  ressembler 
de  visage. 

Un  homme  né  chrétien  et  Français  se  trouve 
contraint  dans  la  satire  :  les  grands  sujets  lui 
sont  défendus;  il  les  entame  quelquefois ,  et  se 
détourne  ensuite  sur  de  petites  choses,  qu'il  relève 
par  la  beauté  de  son  génie  et  de  son  style. 

Il  faut  éviter  le  style  vain  et  puéril ,  de  peur 
de  ressembler  à  Dorilas  et  Handbunj^.  L'on 
peut  au  contraire  en  une  sorte  d'écrits  hasarder 
de  certaines  expressions ,  user  de  termes  trans- 
posés et  qui  peignent  vivement,  et  plaindre  ceux 
qui  ne  sentent  pas  le  plaisir  qu'il  y  aà  s'en  servir 
ou  à  les  entendre. 

Celui  qui  n'a  égard  en  écrivant  qu'au  goût  de 
son  siècle,  songe  plus  à  sa  personne  qu'à  ses 
écrits.  Il  faut  toujours  tendre  à  la  perfection  ;  et 
alors  cette  justice  qui  nous  est  quelquefois  re- 
fusée par  nos  contemporains,  la  postérité  sait 
nous  la  rendre. 

Il  ne  faut  point  mettre  un  ridicule  où  il  n'y 
en  a  point  :  c'est  se  gâter  le  goût,  c'est  corrompre 
son  jugement  et  celui  des  autres.  Mais  le  ridicule 
qui  est  quelque  part,  il  faut  l'y  voir,  l'en  tirer 
avec  grâce,  et  d'une  manière  qui  plaise  et  qui 
instruise. 

HoBACE,ou  Despréaux,  l'a  dit  avant  vous. 
Je  le  crois  sur  votre  parole,  mais  je  l'ai  dit  comme 
mien.  Ne  puis-je  pas  penser  après  eux  une  chose 
vraie,  et  que  d'autres  encore  penseront  après  moi  ? 

CHAPITRE  IL 

Du  mérite  personnel. 

Qui  peut ,  avec  les  plus  rares  talents  et  le  plus 
excellent  mérite,  n'être  pas  convaincu  de  son 
inutilité,  quand  il  considère  qu'il  laisse,  en  mou- 
rant, un  monde  qui  ne  se  sent  pas  de  sa  perte, 
et  où  tant  de  gens  se  trouvent  pour  le  remplacer? 

De  bien  des  gens  il  n'y  a  que  le  nom  qui  vaille 
quelque  chose.  Quand  vous  les  voyez  de  fort  près, 
c'est  moins  que  rien  :  de  loin  ils  imposent. 

Tout  persuadé  que  je  suis  que  ceux  que  l'on 
choisit  pour  de  différents  emplois,  chacun  selon 

^  On  prétend  que ,  par  le  nom  de  Dorilas ,  la  Bruyère  dé- 
signe Varilas,  historien  assez  agréable,  mais  fort  inexact. 
Quant  au  nom  de  Handburg,  il  n'y  a  pas  la  moindre  incerti- 
tude :  il  est  la  parodie  exacte  de  Mainibourg  ;  hand  voulant 
dire  main  en  allemand  et  en  anglais.  Madame  de  Sévigné  a 
dit  du  P.  Maimbourg ,  q\ïil  a  ramassé  te  délicat  des  mau- 
vaises ruelles.  Ce  jugement  s'accorde  fort  bien  avec  celui  de 
In  Bruvère. 


.|>,  jPU  MÉRITE  PERSONNEL. 


251 


son  génie  et  sa  profession,  font  bien,  je  me 
hasarde  de  dire  qu'il  se  peut  faire  qu'il  y  ait  au 
monde  plusieurs  personnes  connues  ou  inconnues, 
que  l'on  n'emploie  pas ,  qui  feraient  très-bien  ;  et 
je  suis  induit  à  ce  sentiment  par  le  merveilleux 
succès  de  certaines  gens  que  le  hasard  seul  a 
placés,  et  de  qui  jusques  alors  on  n'avait  pas  at- 
tendu de  fort  grandes  choses. 

Combien  d'hommes  admirables,  et  qui  avaient 
de  très -beaux  génies,  sont  morts  sans  qu'on  en 
ait  parlé!  Combien  vivent  encore  dont  on  ne 
parle  point,  et  dont  on  ne  parlera  jamais  ! 

Quelle  horrible  peine  à  un  homme  qui  est  sans 
prôneurs  et  sans  cabale ,  qui  n'est  engagé  dans 
aucun  corps,  mais  qui  est  seul,  et  qui  n'a  que 
beaucoup  de  mérite  pour  toute  recommandation, 
de  se  faire  jour  à  travers  l'obscurité  où  il  se  trouve, 
et  de  venir  au  niveau  d'un  fat  qui  est  en  crédit  ! 

Personne  presque  ne  s'avise  de  lui-même  du 
mérite  d'un  autre. 

Les  hommes  sont  trop  occupés  d'eux-mêmes 
pour  avoir  le  loisir  de  pénétrer  ou  de  discerner 
les  autres  :  de  là  vient  qu'avec  un  grand  mérite 
et  une  plus  grande  modestie  l'on  peut  être  long- 
temps ignoré. 

Le  génie  et  les  grands  talents  manquent  sou- 
vent, quelquefois  aussi  les  seules  occasions  :  tels 
peuvent  être  loués  de  ce  qu'ils  ont  fait,  et  tels  de 
ce  qu'ils  auraient  fait. 

11  est  moins  rare  de  trouver  de  l'esprit  que  des 
gens  qui  se  servent  du  leur,  pu  qui  fassent  valoir 
celui  des  autres ,  et  le  mettent  à  quelque  usage. 

Il  y  a  plus  d'outils  que  d'ouvriers,  et  de  ces 
derniers  plus  de  mauvais  que  d'excellents  :  que 
pensez-vous  de  celui  qui  veut  scier  avec  un  rabot, 
et  qui  prend  sa  scie  pour  raboter  ? 

11  n'y  a  point  au  monde  un  si  pénible  métier 
que  celui  de  se  faire  un  grand  nom  :  la  vie  s'a- 
chève ,  que  l'on  a  à  peine  ébauché  son  ouvrage. 

Que  faire  d'Égésippe  qui  demande  un  emploi? 
Le  mettra-t-on  dans  les  finances  ou  dans  les 
troupes?  Cela  est  indifférent,  et  il  faut  que  ce 
soit  l'intérêt  seul  qui  en  décide  ;  car  il  est  aussi 
capable  de  manier  de  l'argent,  ou  de  dresser  des 
comptes,  que  de  porter  les  armes.  Il  est  propre  à 
tout,  disent  ses  amis  :  ce  qui  signifie  toujours 
qu'il  n'a  pas  plus  de  talent  pour  une  chose  que 
pour  une  autre;  ou,  en  d'autres  termes,  qu'il 
n'est  propre  à  rien.  Ainsi  la  plupart  des  hommes, 
occupés  d'eux  seuls  dans  leur  jeunesse,  corrompus 
par  la  paresse  ou  par  le  plaisir,  croient  fausse- 
ment, dans  un  âge  plus  avancé,  qu'il  leur  suffit 
d'être  inutiles  ou  dans  l'indigence,  .'ifin  que  la  ré- 


publique soit  engagée  à  les  placer  ou  à  les  se- 
courir ;  et  ils  profitent  rarement  de  cette  leçon  si 
importante  :  que  les  hommes  devraient  employer 
les  premières  années  de  leur  vie  à  devenir  tels 
par  leurs  études  et  par  leur  travail,  que  la  répu- 
blique elle-même  eût  besoin  de  leur  industrie  et 
de  leurs  lumières  ;  qu'ils  fussent  comme  une  pièce 
nécessaire  à  tout  son  édifice,  et  qu'elle  se  trouvât 
portée  par  ses  propres  avantages  à  faire  leur  for- 
tune ou  à  l'embellir. 

Nous  devons  travailler  à  nous  rendre  très -di- 
gnes de  quelque  emploi  :  le  reste  ne  nous  regarde 
point ,  c'est  l'affaire  des  autres. 

Se  faire  valoir  par  des  choses  qui  ne  dépendent 
point  des  autres,  mais  de  soi  seul,  ou  renoncer 
à  se  faire  valoir  :  maxime  inestimable  et  d'une 
ressource  infinie  dans  la  pratique,  utile  aux 
faibles,  aux  vertueux,  à  ceux  qui  ont  de  l'esprit, 
qu'elle  rend  maîtres  de  leur  fortune  ou  de  leur 
repos  :  pernicieuse  pour  les  grands  ;  qui  diminue- 
rait leur  cour,  ou  plutôt  le  nombre  de  leurs  es- 
claves ;  qui  ferait  tomber  leur  morgue  avec  une 
partie  de  leur  autorité,  et  les  réduirait  presque  à 
leurs  entremets  et  à  leurs  équipages  ;  qui  les  pri- 
verait du  plaisir  qu'ils  sentent  à  se  faire  priei', 
presser,  solliciter,  à  faire  attendre  ou  à  refuser, 
à  promettre  et  à  ne  pas  donner  ;  qui  les  traverse- 
rait dans  le  goût  qu'ils  ont  quelquefois  à  mettre 
les  sots  en  vue ,  et  à  anéantir  le  mérite  quand  il 
leur  arrive  de  le  discerner;  qui  bannirait  des 
cours  les  brigues,  les  cabales ,  les  mauvais  offices, 
la  bassesse,  la  flatterie,  la  fourberie;  qui  ferait 
d'une  cour  orageuse ,  pleine  de  mouvements  et 
d'intrigues,  comme  une  pièce  comique  ou  même 
tragique ,  dont  les  sages  ne  seraient  que  les  specta- 
teurs ;  qui  remettrait  de  la  dignité  dans  les  diffé- 
rentes conditions  des  hommes ,  de  la  sérénité  sur 
leur  visage  ;  qui  étendrait  leur  liberté  ;  qui  réveil- 
lerait en  eux,  avec  les  talents  naturels ,  l'habitude 
du  travail  et  de  l'exercice  ;  qui  les  exciterait  à 
l'émulation,  au  désir  de  la  gloire,  à  l'amour  de 
la  vertu;  qui,  au  lieu  de  courtisans  vils,  inquiets, 
inutiles,  souvent  onéreux  à  la  république,  en  fe- 
rait ou  de  sages  économes  ou  d'excellents  pères 
de  famille,  ou  des  juges  intègres,  ou  de  bons 
officiers,  ou  de  grands  capitaines,  ou  des  orateui*s, 
ou  des  philosophes  ;  et  qui  ne  leur  attirerait  à  tous 
nul  autre  inconvénient  que  celui  peut-être  de 
laisser  à  leurs  héritiers  moins  de  trésoi*s  que  de 
bons  exemples. 

Il  faut  en  France  beaucoup  de  fermeté  et  une 
grande  étendue  d'esprit  pour  se  passer  des 
charges  et  des  emplois ,  et  wnsentir  ainsi  à 


252 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE, 


demeurer  chez  soi  et  à  ne  rien  faire.  Personne 
presque  n'a  assez  de  mérite  pour  jouer  ce 
rôle  avec  dignité ,  ni  assez  de  fonds  pour  rem- 
plir le  vide  du  temps  ,  sans  ce  que  le  vulgaire 
appelle  des  affaires.  11  ne  manque  cependant  à 
l'oisiveté  du  sage  qu'un  meilleur  nom  ;  et  que 
méditer ,  parler ,  lire ,  et  être  tranquille ,  s'ap- 
pelât travailler. 

Un  homme  de  mérite ,  et  qui  est  en  place , 
n'est  jamais  incommode  par  sa  vanité;  il  s'é- 
tourdit moins  du  poste  qu'il  occupe ,  qu'il  n'est 
humilié  par  un  plus  grand  qu'il  ne  remplit  pas, 
et  dont  il  se  croit  digne  :  plus  capable  d'inquié- 
tude que  de  fierté  ou  de  mépris  pour  les  autres, 
il  ne  pèse  quà  soi-même. 

Il  coûte  à  un  homme  de  mérite  de  faire  assi- 
dûment sa  cour ,  mais  par  une  raison  bien  op- 
posée à  celle  que  l'on  pourrait  croire.  11  n'est  point 
tel  sans  une  grande  modestie,  qui  l'éloigné  de  pen- 
ser qu'il  fasse  le  moindre  plaisir  aux  princes  s'il 
se  trouve  sur  leur  passage,  se  poste  devant  leurs 
yeux  et  leur  montre  son  visage.  11  est  plus  pro- 
che de  se  persuader  qu'il  les  importune  ;  et  il  a 
besoin  de  toutes  les  raisons  tirées  de  l'usage  et 
de  son  devoir  pour  se  résoudre  à  se  montrer. 
Celui  au  contraire  qui  a  bonne  opinion  de  soi , 
et  que  le  vulgaire  appelle  un  glorieux,  a  du  goût 
à  se  faire  voir  ;  et  il  fait  sa  cour  avec  d'autant 
plus  de  confiance ,  qu'il  est  incapable  de  s'ima- 
giner que  les  grands  dont  il  est  vu  pensent  autre- 
ment de  sa  personne  qu'il  fait  lui-même. 

Un  honnête  homme  se  paie  par  ses  mains  de 
l'application  qu'il  a  à  son  devoir  par  le  plaisir 
qu'il  sent  à  le  faire ,  et  se  désintéresse  sur  les 
éloges,  l'estime  et  la  reconnaissance,  qui  lui 
manquent  quelquefois. 

Si  j'osais  faire  une  comparaison  entre  deux 
conditions  tout  à  fait  inégales ,  je  dirais  qu'un 
homme  de  cœur  pense  à  remplir  ses  devoirs  à 
peu  près  comme  le  couvreur  songe  à  couvrir  : 
ni  l'un  ni  l'î^jitre  ne  cherchent  à  exposer  leur 
vie,  ni  ne  sont  détournés  par  le  péril;  la  mort 
pour  eux  est  un  inconvénient  dans  le  métier ,  et 
jamais  un  obstacle.  Le  premier  aussi  n'est  guère 
plus  vain  d'avoir  paru  à  la  tranchée ,  emporté 
un  ouvrage  ou  forcé  un  retranchement,  que  ce- 
lui-ci d'avoir  monté  sur  de  hauts  combles  ou  sur 
la  pointe  d'un  clocher.  Ils  ne  sont  tous  deux  ap- 
pliqués qu'à  bien  faire,  pendant  que  le  fanfaron 
travaille  à  ce  que  l'on  dise  de  lui  qu'il  a  bien  fait. 
La  modestie  est  au  mérite  ce  que  les  ombres 
sont  aux  figures  dans  un  tableau  :  elle  lui  donne 
de  la  force  et  du  relief. 


Un  extérieur  simple  est  l'habit  dés  hommes 
vulgaires  ;  il  est  taillé  pour  eux  et  sur  leur  me- 
sure :  mais  c'est  une  parure  pour  ceux  qui  ont 
rempli  leur  vie  de  grandes  actions;  je  les  com- 
pare à  une  beauté  négligée,  mais  plus  piquante. 
Certains  hommes ,  contents  d'eux-mêmes ,  dé 
quelque  action  ou  de  quelque  ouvrage  qui  ne 
leur  a  pas  mal  réussi ,  et  ayant  ouï  dire  que  la 
modestie  sied  bien  aux  grands  hommes,  osent 
être  modestes ,  contrefont  les  simples  et  les  na- 
turels ;  semblables  à  ces  gens  d'une  taille  mé- 
diocre qui  se  baissent  aux  portes,  de  peur  de  se 
heurter. 

Votre  fils  est  bègue  ;  ne  le  faites  pas  monter 
sur  la  tribune.  Votre  fille  est  née  pour  le  monde  ; 
ne  l'enfermez  pas  parmi  les  vestales.  Xantus, 
votre  affranchi,  est  faible  et  timide;  ne  différez 
pas,  retirez-le  des  légions  et  de  la  milice.  Je 
veux  l'avancer,  dites-vous  :  comblez-le  de  biens, 
surchargez-le  de  terres,  de  titres  et  de  posses- 
sions ;  servez-vous  du  temps  ;  nous  vivons  dans 
un  siècle  où  elles  lui  feront  plus  d'honneur  que 
la  vertu.  Il  m'en  coûterait  trop ,  ajoutez-vous. 
Parlez-vous  sérieusement ,  Crassus  ?  Songez- 
vous  que  c'est  une  goutte  d'eau  que  vous  puisez 
du  Tibre  pour  enrichir  Xantus  que  vous  aimez , 
et  pour  prévenir  les  honteuses  suites  d'un  enga- 
gement où  il  n'est  pas  propre  ? 

11  ne  faut  regarder  dans  ses  amis  que  la  seule 
vertu  qui  nous  attache  à  eux ,  sans  aucun  exa- 
men de  leur  bonne  ou  de  leur  mauvaise  fortune  ; 
et,  quand  on  se  sent  capable  de  les  suivre  dans 
leur  disgrâce ,  il  faut  les  cultiver  hardiment  et 
avec  confiance  jusque  dans  leur  plus  grande 
prospérité. 

S'il  est  ordinaire  d'être  vivement  touché  des 
choses  rares,  pourquoi  le  sommes-nous  si  peu  de 
la  vertu? 

S'il  est  heureux  d'avoir  de  la  naissance,  il  ne 
l'est  pas  moins  d'être  tel  qu'on  ne  s'informe  plus 
si  vous  en  avez. 

Il  apparaît  de  temps  en  temps  sur  la  face  de 
la  terre  des  hommes  rares,  exquis,  qui  brillent 
par  leur  vertu ,  et  dont  les  qualités  éminentes 
jettent  un  éclat  prodigieux.  Semblables  à  ces 
étoiles  extraordinaires  dont  on  ignore  les  causes, 
et  dont  on  sait  encore  moins  ce  qu'elles  devien- 
nent après  avoir  disparu,  ils  n'ont  ni  aïeuls,  ni 
descendants  ;  ils  composent  seuls  toute  leur 
race. 

Le  bon  esprit  nous  découvre  notre  devoir, 
notre  engagement  à  le  faire  ;  et  s'il  y  a  du  péril, 
avec  péril  :  il  inspire  le  courage,  ou  il  y  supplée. 


DU  MERITE  PERSONNEL. 


253 


Quand  on  excelle  dans  son  art,  et  qu'on  lui 
donne  toute  la  perfection  dont  il  est  capable, 
l'on  en  sort  en  quelque  manière,  et  l'on  s'égale 
à  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  et  de  plus  relevé. 
V***  '  est  un  peintre;  C***^  un  musicien;  et 
l'auteur  de  Pyrame^  est  un  poëte  :  mais  Mi- 

GNAJID  est  MlGNARD,   LULLI  CSt  LULLI ,  Ct  COB- 

NEiLLE  est  Corneille. 

Un  homme  libre,  et  qui  n'a  point  de  femme, 
s'il  a  quelque  esprit,  peut  s'élever  au-dessus  de 
sa  fortune ,  se  mêler  dans  le  monde ,  et  aller  de 
pair  avec  les  plus  honnêtes  gens  :  cela  est  moins 
facile  à  celui  qui  est  engagé  ;  il  semble  que  le 
mariage  met  tout  le  monde  dans  son  ordre. 

Après  le  mérite  personnel ,  il  faut  l'avouer, 
ce  sont  les  éminentes  dignités  et  les  grands 
titres  dont  les  hommes  tirent  plus  de  distinction 
et  plus  d'éclat;  et  qui  ne  sait  être  un  Ébasme 
doit  penser  à  être  évêque.  Quelques-uns ,  pour 
étendre  leur  renommée,  entassent  sur  leurs 
personnes  des  pairies ,  des  colliers  d'ordre ,  des 
primaties,  la  pourpre,  et  ils  auraient  besoin 
d'une  tiare  :  mais  quel  besoin  a  Trophime  * 
d'être  cardinal  ? 

L'or  éclate,  dites-vous,  sur  les  habits  de 
Philémon  :  il  éclate  de  même  chez  les  mar- 
chands. Il  est  habillé  des  plus  belles  étoffes  : 
le  sont-elles  moins  toutes  déployées  dans  les 
boutiques,  et  à  la  pièce  ?  Mais  la  broderie  et  les 
ornements  y  ajoutent  encore  la  magnificence  : 
je  loue  donc  le  travail  de  l'ouvrier.  Si  on  lui  de- 
mande quelle  heure  il  est,  il  tire  une  montre  qui 
est  un  chef-d'œuvre  ;  la  garde  de  son  épée  est 
un  onyx  '  ;  il  a  au  doigt  un  gros  diamant  qu'il 
fait  briller  aux  yeux,  et  qui  est  parfait  :  il  ne 
lui  manque  aucune  de  ces  curieuses  bagatelles 
que  l'on  porte  sur  soi  autant  pour  la  vanité  que 
pour  l'usage  ;  et  il  ne  se  plaint  non  plus  toute 
sorte  de  parures  qu'un  jeune  homme  qui  a 
épousé  une  riche  vieille.  Vous  m'inspirez  enfin 
de  la  curiosité;  il  faut  voir  du  moins  des  choses 
si  précieuses  :  envoyez -moi  cet  habit  et  ces  bi- 
joux de  Philémon  ;  je  vous  quitte  de  la  per- 
sonne. 

Tu  te  trompes ,  Philémon ,  si ,  avec  ce  car- 
rosse brillant,  ce  grand  nombre  de  coquins  qui 

*  Vignon. 

^  Colasse. 

^  Pradon. 

<  Les  éditions  publiées  par  la  Bruyère  lui-même  portent 
Trophime.  Les  éditeurs  qui  sont  venus  ensuite  ont  mis  Béni- 
gne, pour  mieux  désigner  Bossuet,  qu'apparemment  la 
Bruyère  avait  en  vue. 

'  Agate.  (  IVote  de  la  nruyh-e  ). 


te  suivent ,  et  ces  six  bêtes  qui  te  traînent ,  tu 
penses  que  l'on  t'en  estime  davantage.  L'on 
écarte  tout  cet  attirail  qui  t'est  étranger ,  pour 
pénétrer  jusqu'à  toi,  qui  n'es  qu'un  fat. 

Ce  n'est  pas  qu'il  faut  quelquefois  pardonner 
à  celui  qui ,  avec  un  grand  cortège,  un  habit 
riche,  et  un  magnifique  équipage,  s'en  croit 
plus  de  naissance  et  plus  d'esprit  :  il  lit  cela 
dans  la  contenance  et  dans  les  yeux  de  ceux  qui 
lui  parlent. 

Un  homme  à  la  cour ,  et  souvent  à  la  ville , 
qui  a  un  long  manteau  de  soie  ou  de  drap  de 
Hollande,  une  ceinture  large  et  placée  haut  sur 
l'estomac,  le  soulier  de  maroquin,  la  calotte  de 
même,  d'un  beau  grain,  un  collet  bien  fait  et 
bien  empesé,  les  cheveux  arrangés  et  le  teint 
vermeil ,  qui  avec  cela  se  souvient  de  quelques 
distinctions  métaphysiques ,  expUque  ce  que 
c'est  que  la  lumière  de  gloire ,  et  sait  précisé- 
ment comment  l'on  voit  Dieu  :  cela  s'appelle 
un  docteur.  Une  personne  humble,  qui  est  en- 
sevelie dans  le  cabinet,  qui  a  médité,  cherché, 
consulté ,  confronté  ,  lu  ou  écrit  pendant  toute 
sa  vie,  est  un  homme  docte. 

Chez  nous  ,  le  soldat  est  brave,  et  l'homme 
de  robe  est  savant  :  nous  n'allons  pas  plus  loin. 
Chez  les  Romains,  l'homme  de  robe  était 
brave,  et  le  soldat  était  savant  :  un  Romain 
était  tout  ensemble  et  le  soldat  et  l'homme  de 
robe. 

Il  semble  que  le  héros  est  d'un  seul  métier, 
qui  est  celui  de  la  guerre  ;  et  que  le  grand 
homme  est  de  tous  les  métiers,  ou  de  la  robe, 
ou  de  l'épée,  ou  du  cabinet,  ou  de  la  cour: 
l'un  et  l'autre  mis  ensemble  ne  pèsent  pas  un 
homme  de  bien. 

Dans  la  guerre,  la  distinction  entre  le  héros 
et  le  grand  homme  est  délicate  :  toutes  les  ver- 
tus militaires  font  l'un  et  l'autre.  Il  semble 
néanmoins  que  le  premier  soit  jeune,  entrepre- 
nant, d'une  haute  valeur,  ferme  dans  les  périls, 
intrépide  ;  que  l'autre  excelle  par  un  grand  sens, 
par  une  vaste  prévoyance,  par  une  haute  capa- 
cité, et  par  une  longue  expérience.  Peut-être 
qu'ALEXANDBE  n'était  qu'un  héros,  et  que  Césab 
était  un  grand  homme. 

jEmile  '  était  né  ce  que  les  plus  grands  hommes 
ne  deviennent  qu'à  force  de  règles,  de  médita- 
tion et  d'exercice.  Il  n'a  eu  dans  ses  premières 

*  La  plupart  des  traits  rassemblés  dans  ce  portrait  semblent 
appartenir  au  grand  Coudé.  On  conçoit  que  la  Bruyère ,  em- 
ployé à  l'éducation  du  petit-lils  de  ce  béros,  se  soit  plu  à  tra- 
cer l'image  du  prince  qui  avait  jeté  tant  d'éclat  sur  Taujiustti 
famille  à  Inquelle  lui-inéme  était  attaché. 


254 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


années  qu'à  remplir  des  talents  qui  étaient  natu- 
rels, et  qu'à  se  livrer  à  son  génie.  Il  a  fait,  il  a 
agi  avant  que  de  savoir ,  ou  plutôt  il  a  su  ce 
qu'il  n'avait  jamais  appris.  Dirai -je  que  les 
jeux  de  son  enfance  ont  été  plusieurs  victoires  ? 
Une  vie  accompagnée  d'un  extrême  bonheur 
joint  à  une  longue  expérience  serait  illustre  par 
les  seules  actions  qu'il  avait  achevées  dès  sa 
jeunesse.  Toutes  les  occasions  de  vaincre  qui  se 
sont  depuis  offertes,  il  les  a  embrassées;  et 
celles  qui  n'étaient  pas,  sa  vertu  et  son  étoile  les 
ont  fait  naître  :  admirable  même  et  par  les 
choses  qu'il  a  faites,  et  par  celles  qu'il  aurait  pu 
faire.  On  l'a  regardé  comme  un  homme  inca- 
pable de  céder  à  l'ennemi,  de  plier  sous  le 
nombre  ou  sous  les  obstacles  ;  comme  une  âme 
du  premier  ordre,  pleine  de  ressources  et  de  lu- 
mières, et  qui  voyait  encore  où  personne  ne  voyait 
plus  ;  comme  celui  qui ,  à  la  tête  des  légions, 
était  pour  elles  un  présage  de  la  victoire,  et  qui 
valait  seul  plusieurs  légions  ;  qui  était  grand 
dans  la  prospérité,  plus  grand  quand  la  fortune 
lui  a  été  contraire  :  la  levée  d'un  siège,  une  re- 
traite, l'ont  plus  ennobli  que  ses  triomphes  ;  l'on 
ne  met  qu'après  les  batailles  gagnées  et  les  villes 
prises  ;  qui  était  rempli  de  gloire  et  de  modes- 
tie ;  on  lui  a  entendu  dire ,  Je  fuyais ,  avec  la 
même  grâce  qu'il  disait,  Nous  les  battîmes  ;  un 
homme  dévoué  à  l'État ,  à  sa  famille ,  au  chef 
de  sa  famille  :  sincère  pour  Dieu  et  pour  les 
hommes,  autant  admirateur  du  mérite  que  s'il 
lui  eût  été  moins  pi*opre  et  moins  familier  :  un 
homme  vrai,  simple,  magnanime,  à  qui  il  n'a 
manqué  que  les  moindres  vertus. 

Les  enfants  des  dieux*,  pour  ainsi  dire,  se  ti- 
rent des  règles  de  la  nature ,  et  en  sont  comme 
l'exception  :  ils  n'attendent  presque  rien  du  temps 
et  des  années.  Le  mérite  chez  eux  devance  l'âge. 
Ils  naissent  instruits,  et  ils  sont  plus  tôt  des 
hommes  parfaits  que  le  commun  des  hommes  ne 
sort  de  l'enfance. 

Les  vues  courtes ,  je  veux  dire  les  esprits  bor- 
nes et  resserrés  dans  leur  petite  sphère ,  ne  peu- 
vent comprendre  cette  universalité  de  talents  que 
l'on  remarque  quelquefois  dans  un  même  sujet  : 
où  ils  voient  l'agréable,  ils  en  excluent  le  solide; 
où  ils  croient  découvrir  les  grâces  du  corps ,  l'a- 
gilité, la  souplesse,  la  dextérité,  ils  ne  veulent 
plus  y  admettre  les  dons  de  l'âme,  la  profondeur, 
la  réflexion,  la  sagesse  :  ils  ôtent  de  l'histoire  de 
Soc  RATE  qu'il  ait  dansé. 

^  Fils ,  petits-lils ,  issus  de  rois.  {Note  de  la  Bruyère).  \ 


Il  n'y  a  guère  d'homme  si  accompli  et  si  nécie»- 
saire  aux  siens,  qu'il  n'ait  de  quoi  se  faire  moing 
regretter. 

Un  homme  d'esprit  et  d'un  caractère  simple  et 
droit  peut  tomber  dans  quelque  piège;  il  ne  pense 
pas  que  personne  veuille  lui  en  dresser,  et  le  choi- 
sir pour  être  sa  dupe  :  cette  confiance  le  rend 
moins  précautionné,  et  les  mauvais  plaisants 
l'entament  par  cet  endroit.  Il  n'y  a  qu'à  perdre 
pour  ceux  qui  en  viendraient  à  une  seconde  char- 
ge :  il  n'est  trompé  qu'une  fois. 

J'éviterai  avec  soin  d'offenser  personne ,  si  je 
suis  équitable  ;  mais  sur  toutes  choses  un  homme 
d'esprit,  si  j'aime  le  moins  du  monde  mes  in- 
térêts. 

Il  n'y  a  rien  de  si  délié ,  de  si  simple ,  et  de  si 
imperceptible,  où  il  n'entre  des  manières  qui  nous 
décèlent.  Un  sot  ni  n'entre ,  ni  ne  sort ,  ni  ne 
s'assied ,  ni  ne  se  lève ,  ni  ne  se  tait ,  ni  n'est  sur 
ses  jambes ,  comme  un  homme  d'esprit. 

Je  connais  Mopse  d'une  visite  qu'il  m'a  rendue 
sans  me  connaître.  Il  prie  des  gens  qu'il  ne  con- 
naît point  de  le  mener  chez  d'autres  dont  il  n'est 
pas  connu  ;  il  écrit  à  des  femmes  qu'il  connaît 
de  vue  ;  il  s'insinue  dans  un  cercle  de  personnes 
respectables,  et  qui  ne  savent  quel  il  est  ;  et  là, 
sans  attendre  qu'on  l'interroge,  ni  sans  sentir 
qu'il  interrompt ,  il  parle ,  et  souvent ,  et  ridicu- 
lement. Il  entre  une  autre  fois  dans  une  assem- 
blée ,  se  place  où  il  se  trouve ,  sans  nulle  atten- 
tion aux  autres,  ni  à  soi-même  :  on  l'ôte  d'une 
place  destinée  à  un  ministre ,  il  s'assied  à  celle 
d'un  duc  et  pair  :  il  est  là  précisément  celui  dont 
la  multitude  rit,  et  qui  seul  est  grave  et  ne  rit 
point.  Chassez  un  chien  du  fauteuil  du  roi ,  il 
grimpe  à  la  chaire  du  prédicateur  ;  il  regarde  le 
monde  indifféremment ,  sans  embarras ,  sans 
pudeur  :  il  n'a  pas ,  non  plus  que  le  sot,  de  quoi 
rougir. 

Celse  est  d'un  rang  médiocre;  mais  des  grands 
le  souffrent  :  il  n'est  pas  savant;  il  a  relation  avec 
des  savants  :  il  a  peu  de  mérite;  mais  il  connaît 
des  gens  qui  en  ont  beaucoup  :  il  n'est  pas  habile, 
mais  il  a  une  langue  qui  peut  servir  de  truche- 
ment, et  des  pieds  qui  peuvent  le  porter  d'un 
lieu  à  un  autre.  C'est  un  homme  né  pour  des  al- 
lées et  venues ,  pour  écouter  des  propositions  et 
les  rapporter,  pour  en  faire  d'office ,  pour  aller 
plus  loin  que  sa  commission,  et  en  être  désavoué; 
pour  réconcilier  des  gens  qui  se  querellent  à  leur 
première  entrevue;  pour  réussir  dans  une  affaire 
et  en  manquer  mille  ;  pour  se  donner  toute  la 
gloire  de  la  réussite,  et  pour  détourner  sur  les  au* 


*  Dl]  MÉRITE  PERSONNEL. 


251 


très  la  haine  d'un  mauvais  succès.  Il  sait  les 
bruits  communs,  les  historiettes  de  la  ville  ;  il  ne 
fait  rien;  il  dit  ou  il  écoute  ce  que  les  autres  font; 
il  est  nouvelliste;  il  sait  même  le  secret  des  fa- 
milles :  il  entre  dans  de  plus  hauts  mystères  ;  il 
vous  dit  pourquoi  celui-ci  est  exilé ,  et  pourquoi 
on  rappelle  cet  autre  :  il  connaît  le  fond  et  les 
causes  de  la  brouillerie  des  deux  frères,  et  delà 
rupture  des  deux  ministres.  N'a-t-il  pas  prédit 
aux  premiers  les  tristes  suites  de  leur  mésintelli- 
gence? n'a-t-il  pas  dit  de  ceux-ci  que  leur  union 
ne  serait  pas  longue?  n'était-il  pas  présent  à  de 
certaines  paroles  qui  furent  dites?  n'entra-t-il  pas 
dans  une  espèce  de  négociation?  le  voulut -on 
croire?  fut-il  écouté?  à  qui  parlez-vous  de  ces 
choses  ?  qui  a  eu  plus  de  part  que  Celse  à  toutes  ces 
intrigues  de  cour?  et  si  cela  n'était  ainsi ,  s'il  ne 
l'avait  du  moins  ou  rêvé  ou  imaginé ,  songerait- 
il  à  vous  le  faire  croire?  aurait-il  l'air  important 
et  mystérieux  d'un  homme  revenu  d'une  am- 
bassade ? 

Ménippe  est  l'oiseau  paré  de  divers  plumages 
qui  ne  sont  pas  à  lui  :  il  ne  parle  pas ,  il  ne  sent 
pas;  il  répète  des  sentiments  et  des  discours ,  se 
sert  même  si  naturellement  de  l'esprit  des  autres, 
qu'il  y  est  le  premier  trompé,  et  qu'il  croit  souvent 
dire  son  goût  ou  expliquer  sa  pensée,  lorsqu'il 
n'est  que  l'écho  de  quelqu'un  qu'il  vient  de  quit- 
ter. C'est  un  homme  qui  est  de  mise  un  quart 
d'heure  de  suite ,  qui  le  moment  d'après  baisse  , 
dégénère ,  perd  le  peu  de  lustre  qu'un  peu  de  mé- 
moire lui  donnait ,  et  montre  la  corde  :  lui  seul 
ignore  combien  il  est  au-dessous  du  sublime  et  de 
l'héroïque;  et,  incapable  de  savoir  jusqu'où  l'on 
peut  avoir  de  l'esprit,  il  croit  naïvement  que  ce 
qu'il  en  a  est  tout  ce  que  les  hommes  en  sauraient 
avoir  :  aussi  a-t-il  l'air  et  le  maintien  de  celui  qui 
n'a  rien  à  désirer  sur  ce  chapitre ,  et  qui  ne  porte 
envie  à  personne.  Il  se  parle  souvent  à  soi-même, 
et  il  ne  s'en  cache  pas,  ceux  qui  passent  le  voient  ; 
et  il  semble  toujours  prendre  un  parti,  ou  décider 
qu'une  telle  chose  est  sans  réplique.  Si  vous  le  sa- 
luez quelquefois,  c'est  le  jeter  dans  l'embarras  de 
savoir  s'il  doit  rendre  le  salut,  ou  non;  et,  pen- 
dant qu'il  délibère ,  vous  êtes  déjà  hors  de  portée. 
Sa  vanité  l'a  fait  honnête  homme,  l'a  mis  au- 
dessus  de  lui-même,  l'a  fait  devenir  ce  qu'il  n'était 
pas.  L'on  juge  en  le  voyant  qu'il  n'est  occupé 
que  de  sa  personne  ;  qu'il  sait  que  tout  lui  sied 
bien,  et  que  sa  parure  est  assortie;  qu'il  croit  que 
tous  les  yeux  sont  ouverts  sur  lui ,  et  que  les  liom- 
nies  se  relaient  pour  le  contempler. 

Celui  qui ,  logé  chez  soi  dans  un  palais  avec 


deux  appartements  pour  les  deux  saisons ,  vient 
coucher  au  Louvre  dans  un  entre-sol ,  n'en  use 
pas  ainsi  par  modestie.  Cet  autre ,  qui  pour  con- 
server une  taille  fine  s'abstient  du  vin ,  et  ne  fait 
qu'un  seul  repas ,  n'est  ni  sobre  ni  tempérant  ; 
et  d'un  troisième  qui ,  importuné  d'un  ami  pau- 
vre ,  lui  donne  enfin  quelque  secours ,  l'on  dit 
qu'il  achète  son  repos,  et  nullement  qu'il  est 
libéral.  Le  motif  seul  fait  le  mérite  des  actions 
des  hommes,  et  le  désintéressement  y  met  la 
perfection. 

La  fausse  grandeur  est  farouche  et  inacces- 
sible :  comme  elle  sent  son  faible,  elle  se  cache, 
ou  du  moins  ne  se  montre  pas  de  front ,  et  ne  se 
fait  voir  qu'autant  qu'il  faut  pour  imposer  et  ne 
paraître  point  ce  qu'elle  est,  je  veux  dire  une 
vraie  petitesse.  La  véritable  grandeur  est  libre , 
douce ,  familière ,  populaire.  Elle  se  laisse  tou- 
cher et  manier  ;  elle  ne  perd  rien  à  être  vue  de 
près  :  plus  on  la  connaît ,  plus  on  l'admire.  Elle 
se  courbe  par  bonté  vers  ses  inférieurs,  et  revient 
sans  effort  dans  son  naturel.  Elle  s'abandonne 
quelquefois,  se  néglige,  se  relâche  de  ses  avan- 
tages ,  toujours  en  pouvoir  de  les  reprendre  et 
de  les  faire  valoir  :  elle  rit,  joue,  et  badine,  mais 
avec  dignité.  On  l'approche  tout  ensemble  avec 
liberté  et  avec  retenue.  Son  caractère  est  noble 
et  facile ,  inspire  le  respect  et  la  confiance ,  et 
fait  que  les  princes  nous  paraissent  grands  et 
très-grands,  sans  nous  faire  sentir  que  nous  som- 
mes petits. 

Le  sage  guérit  de  l'ambition  par  l'ambition 
même  ;  il  tend  à  de  si  grandes  choses ,  qu'il  ne 
peut  se  borner  à  ce  qu'on  appelle  des  trésors, 
des  postes ,  la  fortune ,  et  la  faveur.  Il  ne  voit 
rien  dans  de  si  faibles  avantages  qui  soit  assez 
bon  et  assez  solide  pour  remplir  son  cœur,  et 
pour  mériter  ses  soins  et  ses  désirs  ;  il  a  même 
besoin  d'efforts  pour  ne  les  pas  trop  dédaigner. 
Le  seul  bien  capable  de  le  tenter  est  cette  sorte 
de  gloire  qui  devrait  naître  de  la  vertu  toute  pure 
et  toute  simple  :  mais  les  hommes  ne  l'accordent 
guère  ;  et  il  s'en  passe. 

Celui-là  est  bon,  qui  fait  du  bien  aux  autres  , 
s'il  souffre  pour  le  bien  qu'il  fait,  il  est  très-bon  ; 
s'il  souffre  de  ceux  à  qui  il  a  fait  ce  bien ,  il  a 
une  si  grande  bonté  qu'elle  ne  peut  être  aug- 
mentée que  dans  le  cas  où  ses  souffrances  vien- 
draient à  croître;  et,  s'il  en  meurt,  sa  vertu  ne 
saurait  aller  plus  loin  :  elle  est  héroïque,  elle  est 
parfaite. 


256 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


CHAPITRE  III. 
Des  femmes. 


Les  hommes  et  les  femmes  conviennent  rare- 
ment sur  le  mérite  d'une  fenmie  :  leurs  intérêts 
sont  trop  différents.  Les  femmes  ne  se  plaisent 
point  les  unes  aux  autres  par  les  mêmes  agréments 
qu'elles  plaisent  aux  hommes  :  mille  manières, 
qui  allument  dans  ceux-ci  les  grandes  passions , 
forment  entre  elles  l'aversion  et  l'antipathie. 

Il  y  a  dans  quelques  femmes  une  grandeur 
artificielle  attachée  au  mouvement  des  yeux,  à 
un  air  de  tête,  aux  façons  de  marcher,  et  qui  ne 
va  pas  plus  loin  ;  un  esprit  éblouissant  qui  im- 
pose ,  et  que  l'on  n'estime  que  parce  qu'il  n'est 
pas  approfondi.  Il  y  a  dans  quelques  autres  une 
grandeur  simple,  naturelle,  indépendante  du 
geste  et  de  la  démarche ,  qui  a  sa  source  dans 
le  cœur,  et  qui  est  comme  une  suite  de  leur  haute 
naissance  ;  un  mérite  paisible ,  mais  solide ,  ac- 
compagné de  mille  vertus  qu'elles  ne  peuvent 
couvrir  de  toute  leur  modestie ,  qui  échappent , 
et  qui  se  montrent  à  ceux  qui  ont  des  yeux. 

J'ai  vu  souhaiter  d'être  fille,  et  une  belle  fille, 
depuis  treize  ans  jusqu'à  vingt-deux ,  et  après 
cet  âge  de  devenir  un  homme. 

Quelques  jeunes  personnes  ne  connaissent 
point  assez  les  avantages  d'une  heureuse  nature, 
et  combien  il  leur  serait  utile  de  s'y  abandonner. 
Elles  affaiblissent  ces  dons  du  ciel,  si  rares  et  si 
fragiles ,  par  des  manières  affectées  et  par  une 
mauvaise  imitation.  Leur  son  de  voix  et  leur  dé- 
marche sont  empruntés.  Elles  se  composent,  elles 
se  recherchent,  regardent  dans  un  miroir  si  elles 
s'éloignent  assez  de  leur  naturel  :  ce  n'est  pas 
sans  peine  qu'elles  plaisent  moins. 

Chez  les  femmes ,  se  parer  et  se  farder  n'est 
pas ,  je  l'avoue ,  parler  contre  sa  pensée  ;  c'est 
plus  aussi  que  le  travestissement  et  la  masca- 
rade, où  Ton  ne  se  donne  point  pour  ce  que  l'on 
paraît  être,  mais  où  l'on  pense  seulement  à  se 
cacher  et  à  se  faire  ignorer  ;  c'est  chercher  à  im- 
poser aux  yeux,  et  vouloir  paraître,  selon  l'ex- 
térieur ,  contre  la  vérité  ;  c'est  une  espèce  de 
menterie. 

Il  faut  juger  des  femmes  depuis  la  chaussure 
jusqu'à  la  coiffure  exclusivement,  à  peu  près 
comme  on  mesure  le  poisson  entre  queue  et  tête. 

Si  les  femmes  veulent  seulement  être  belles  à 
leurs  propres  yeux  et  se  plaire  à  elles-mêmes, 
elles  peuvent  sans  doute,  dans  la  manière  de 
s'embellir,  dans  le  choix  des  ajustements  et  de 
la  parure,  suivre  leur  goût  et  leur  caprice  :  mais 


si  c'est  aux  hommes  qu'elles  désirent  de  plaire , 
si  c'est  pour  eux  qu'elles  se  fardent  ou  qu'elles 
s'enluminent,  j'ai  recueilli  les  voix,  et  je  leur 
prononce,  de  la  part  de  tous  les  hommes  ou  de 
la  plus  grande  partie ,  que  le  blanc  et  le  rouge 
les  rendent  affreuses  et  dégoûtantes  ;  que  le  rouge 
seul  les  vieillit  et  les  déguise  ;  qu'ils  haïssent  au- 
tant à  les  voir  avec  de  la  céruse  sur  le  visage 
qu'avec  de  fausses  dents  en  la  bouche ,  et  des 
boules  de  cire  dans  les  mâchoires  ;  qu'ils  protes- 
tent sérieusement  contre  tout  l'artifice  dont  elles 
usent  pour  se  rendre  laides  ;  et  que ,  bien  loin 
d'eu  répondre  devant  Dieu,  il  semble  au  con- 
traire qu'il  leur  ait  réservé  ce  dernier  et  infail- 
lible moyen  de  guérir  des  femmes. 

Si  les  femmes  étaient  telles  naturellement 
qu'elles  le  deviennent  par  artifice ,  qu'elles  per- 
dissent en  un  moment  toute  la  fraîcheur  de  leur 
teint ,  qu'elles  eussent  le  visage  aussi  allumé  et 
aussi  plombé  qu'elles  se  le  font  par  le  rouge  et 
par  la  peinture  dont  elles  se  fardent,  elles  seraient 
inconsolables. 

Une  femme  coquette  ne  se  rend  point  sur  la 
passion  de  plaire ,  et  sur  l'opinion  qu'elle  a  de  sa 
beauté.  Elle  regarde  le  temps  et  les  années  comme 
quelque  chose  seulement  qui  ride  et  qui  enlaidit 
les  autres  femmes  :  elle  oublie  du  moins  que  l'âge 
est  écrit  sur  le  visage.  La  même  parure  qui  a 
autrefois  embelli  sa  jeunesse  défigure  enfin  sa 
personne ,  éclaire  les  défauts  de  sa  vieillesse.  La 
mignardise  et  l'affectation  l'accompagnent  dans 
la  douleur  et  dans  la  fièvre  :  elle  mem't  parée  et 
en  rubans  de  couleur. 

Lise  entend  dire  d'une  autre  coquette  qu'elle 
se  moque  de  se  piquer  de  jeunesse,  et  de  vouloir 
user  d'ajustements  qui  ne  conviennent  plus  à  une 
femme  de  quarante  ans.  Lise  les  a  accomplis; 
mais  les  années  pour  elle  ont  moins  de  douze 
mois,  et  ne  la  vieillissent  point.  Elle  le  croit 
ainsi;  et,  pendant  qu'elle  se  regarde  au  miroir, 
qu'elle  met  du  rouge  sur  son  visage ,  et  qu'elle 
place  des  mouches ,  elle  convient  qu'il  n'est  pas 
permis  à  un  certain  âge  de  faire  la  jeune,  et  que 
Clarice  en  effet,  avec  ses  mouches  et  son  rouge, 
est  ridicule. 

Les  femmes  se  préparent  pour  leurs  amants , 
si  elles  les  attendent  :  mais  si  elles  en  sont  sur- 
prises, elles  oublient  à  leur  arrivée  l'état  où  elles 
se  trouvent;  elles  ne  se  voient  plus.  Elles  ont 
plus  de  loisir  avec  les  indifférents  ;  elles  sentent 
le  désordre  où  elles  sont,  s'ajustent  en  leur  pré- 
sence, ou  disparaissent  un  moment,  et  reviennent 
parées. 


DES  femmf:s. 


257 


Un  beau  visage  est  le  plus  beau  de  tous  les 
spectacles  ;  et  l'harmonie  la  plus  douce  est  le  son 
de  voix  de  celle  que  l'on  aime. 

L'agrément  est  arbitraire  :  la  beauté  est  quel- 
que chose  de  plus  réel  et  de  plus  indépendant  du 
goût  et  de  l'opinion. 

L'on  peut  être  touché  de  certaines  beautés  si 
parfaites,  et  d'un  mérite  si  éclatant ,  que  l'on  se 
borne  à  les  voir  et  à  leur  parler. 

Une  belle  femme  qui  a  les  qualités  d'un  hon- 
nête homme  est  ce  qu'il  y  a  au  monde  d'un  com- 
merce plus  délicieux  :  l'on  trouve  en  elle  tout  le 
mérite  des  deux  sexes. 

Il  échappe  à  une  jeune  personne  de  petites 
choses  qui  persuadent  beaucoup ,  et  qui  flattent 
sensiblement  celui  pour  qui  elles  sont  faites  :  il 
n'échappe  presque  rien  aux  hommes  ;  leurs  ca- 
resses sont  volontaires,  ils  parlent,  ils  agissent, 
ils  sont  empressés,  et  persuadent  moins. 

Le  caprice  est  dans  les  femmes  tout  proche  de 
la  beauté ,  pour  être  son  contre-poison ,  et  afin 
qu'elle  nuise  moins  aux  hommes,  qui  n'en  guéri- 
raient pas  sans  remède. 

Les  femmes  s'attachent  aux  hommes  par  les 
faveurs  qu'elles  leur  accordent  :  les  hommes  gué- 
rissent par  ces  mêmes  faveurs. 

Une  femme  oublie  d'un  homme  qu'elle  n'aime 
plus ,  jusqu'aux  faveurs  qu'il  a  reçues  d'elle. 

Une  femme  qui  n'a  qu'un  galant  croit  n'être 
point  coquette  ;  celle  qui  a  plusieurs  galants  croit 
n'être  que  coquette. 

Telle  femme  évite  d'être  coquette  par  un  ferme 
attachement  à  un  seul,  qui  passe  pour  folle  par 
son  mauvais  choix. 

Un  ancien  galant  tient  à  si  peu  de  chose,  qu'il 
cède  à  un  nouveau  mari  ;  et  celui-ci  dure  si  peu, 
qu'un  nouveau  galant  qui  survient  lui  rend  le 
change. 

Un  ancien  galant  craint  ou  méprise  un  nouveau 
>  rival,  selon  le  caractère  de  la  personne  qu'il  sert. 

Il  ne  manque  souvent  à  un  ancien  galant,  au- 
.  près  d'une  femme  qui  l'attache ,  que  le  nom  de 
mari  :  c'est  beaucoup  ;  et  il  serait  mille  fois  perdu 
sans  cette  circonstance. 

Il  semble  que  la  galanterie  dans  une  femme 
ajoute  à  la  coquetterie.  Un  homme  coquet ,  au 
contraire,  est  quelque  chose  de  pire  qu'un  homme 
galant.  L'homme  coquet  et  la  femme  galante 
vont  assez  de  pair. 

Il  y  a  peu  de  galanteries  secrètes  :  bien  des 
femmes  ne  sont  pas  mieux  désignées  par  le  nom 
de  leurs  maris  que  par  celui  de  leurs  amants. 

Une  femme  galante  veut  qu'on  l'aime  ;  il  suffit 


à  une  coquette  d'être  trouvée  aimable,  et  de 
passer  pour  belle.  Celle-là  cherche  à  engager, 
celle-ci  se  contente  de  plaire.  La  première  passe 
successivement  d'un  engagement  à  un  autre; 
la  seconde  a  plusieurs  amusements  tout  à  la  fois. 
Ce  qui  domine  dans  l'une,  c'est  la  passion  et  le 
plaisir;  et,  dans  l'autre,  c'est  la  vanité  et  la  lé- 
gèreté. La  galanterie  est  un  faible  du  cœur,  ou 
peut-être  un  vice  de  la  complexion  ;  la  coquet- 
terie est  un  dérèglement  de  l'esprit.  La  femme 
galante  se  "fait  craindre,  et  la  coquette  se  fait 
haïr.  L'on  peut  tirer  de  ces  deux  caractères  de 
quoi  en  faire  un  troisième,  le  pire  de  tous. 

Une  femme  faible  est  celle  à  qui  l'on  reproche 
une  faute,  qui  se  la  reproche  à  elle-même,  dont 
le  cœur  combat  la  raison  ;  qui  veut  guérir,  qui 
ne  guérira  point,  ou  bien  tard. 

Une  femme  inconstante  est  celle  qui  n'aime 
plus;  une  légère,  celle  qui  déjà  en  aime  un  au- 
tre; une  volage,  celle  qui  ne  sait  si  elle  aime  et 
ce  qu'elle  aime  ;  une  indifférente,  celle  qui  n'aime 
rien. 

La  perfidie,  si  je  l'ose  dire,  est  une  menterie 
de  toute  la  personne  :  c'est  dans  une  femme  l'art 
de  placer  un  mot  ou  une  action  qui  donne  le 
change ,  et  quelquefois  de  mettre  en  œuvre  des 
serments  et  des  promesses  qui  ne  lui  coûtent  pas 
plus  à  faire  qu'à  violer. 

Une  femme  infidèle ,  si  elle  est  connue  pour 
telle  de  la  personne  intéressée,  n'est  qu'infidèle; 
s'il  la  croit  fidèle ,  elle  est  perfide. 

On  tire  ce  bien  de  la  perfidie  des  femmes, 
qu'elle  guérit  de  la  jalousie. 

Quelques  femmes  ont,  dans  le  cours  de  leur 
vie,  un  double  engagement  à  soutenir,  égale- 
ment difficile  à  rompre  et  à  dissimuler  :  il  ne 
manque  à  l'un  que  le  contrat,  et  à  l'autre  que  le 
cœur. 

A  juger  de  cette  femme  par  sa  beauté,  sa  jeu- 
nesse, sa  fierté  et  ses  dédains,  il  n'y  a  personne 
qui  doute  que  ce  ne  soit  un  héros  qui  doive  un 
jour  la  charmer  :  son  choix  est  fait,  c'est  un  pe- 
tit monstre  qui  manque  d'esprit. 

Il  y  a  des  femmes  déjà  flétries  qui ,  par  leur 
complexion  ou  par  leur  mauvais  caractère,  sont 
naturellement  la  ressource  des  jeunes  gens  qui 
n'ont  pas  assez  de  bien.  Je  ne  sais  qui  est  plus  à 
plaindre,  ou  d'une  femme  avancée  en  âge  qui  a 
besoin  d'un  cavalier,  ou  d'un  cavalier  qui  a  be- 
soin d'une  vieille. 

Le  rebut  de  la  cour  est  reçu  à  la  ville  dans 
une  ruelle ,  où  il  défait  le  magistrat  même  en 
cravate  et  en  habit  gris,  ainsi  que  le  bourgeois 

i7 


258 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRU\ERE, 


en  baudrier,  les  écarte,  et  devient  mattre  de  la 
place  :  il  est  écouté,  il  est  aimé  ;  on  ne  tient  guère 
plus  d'un  moment  contre  une  écharpe  d'or  et  une 
plume  blanche,  contre  un  homme  qui  parle  au 
roi  et  voit  les  ministres.  Il  fait  des  jaloux  et  des 
jalouses;  on  l'admire,  il  fait  envie  :  à  quatre 
lieues  de  là  il  fait  pitié. 

Un  homme  de  la  ville  est  pour  une  femme  de 
province  ce  qu'est  jwur  une  femme  de  ville  un 
l)omme  de  la  cour. 

A  un  homme  vain ,  indiscret ,  qui  est  grand 
parleur  et  mauvais  plaisant,  qui  parle  de  soi 
avec  confiance,  et  des  autres  avec  mépris;  im- 
pétueux ,  altier ,  entreprenant ,  sans  mœui-s  ni 
probité,  de  nul  jugement  et  d'une  imagination 
très-libre,  il  ne  lui  manque  plus,  pour  être  adoré 
de  bien  des  femmes ,  que  de  beaux  traits  et  la 
taille  belle. 

Est-ce  en  vue  du  secret ,  ou  par  un  goût  hy- 
|)ocondrc,  que  cette  femme  aime  un  valet  ;  cette 
autre,  un  moine  ;  et  Dorine,  son  médecin  ? 

Roscius  '  entre  sur  la  scène  de  bonne  grâce  : 
oui,  Lélie;  et  j'ajoute  encore  qu'il  a  les  jambes 
bien  tournées,  qu'il  joue  bien,  et  de  longs  rôles  ; 
et  que  pour  déclamer  parfaitement  il  ne  lui  man- 
que, comme  on  le  dit,  que  de  parler  avec  la  bou- 
che: mais  est-il  le  seul  qui  ait  de  l'agrément 
dans  ce  qu'il  fait?  et  ce  qu'il  fait,  est-ce  la  chose 
la  plus  noble  et  la  plus  honnête  que  l'on  puisse 
faire?  Roscius  d'ailleurs  ne  peut  être  à  vous;  il 
est  à  une  autre  ;  et  quand  cela  ne  serait  pas  ainsi, 
il  est  retenu  :  Claudie  attend,  pour  l'avoir,  qu'il 
se  soit  dégoûté  de  Messaline.  Prenez  Bathtjlle, 
Lélie  :  où  trouverez-vous ,  je  ne  dis  pas  dans 
l'ordre  des  chevaliers  que  vous  dédaignez,  mais 
même  parmi  les  farceurs,  un  jeune  homme  qui 
s'élève  si  haut  en  dansant,  et  qui  passe  mieux  la 
capriole?  Voudriez-vous  le  sauteur  Cobus,  qui, 
jetant  ses  pieds  en  avant,  tourne  une  fois  en 
l'air  avant  que  de  tomber  à  terre  ?  ignorez-vous 
qu'il  n'est  plus  jeune  ?  Pour  Bathylle,  dites-vous, 
la  presse  y  est  trop  grande  ;  et  il  refuse  plus  de 
femmes  qu'il  n'en  agrée.  Mais  vous  avez  Dracon, 
le  joueur  de  flûte  :  nul  autre  de  son  métier  n'en- 
fle plus  décemment  ses  joues  en  soufflant  dans 
le  hautbois  ou  le  flageolet  :  car  c'est  une  chose 
infinie  que  le  nombre  des  instruments  qu'il  fait 

^  Sans  traduire  les  noms  antiques  par  des  noms  modernes, 
comme  l'ont  fait  hardiment  des  fabricateurs  de  clefs,  on  peut 
croire  que,  dans  tout  ce  paragraphe,  la  Bruyère  dirige  les 
traits  de  son  ironie  amère  contre  quelques  grandes  dames  de 
ce  temps,  qui  se  disputaient  scandaleusement  la  possession 
de  certains  comédiens,  danseurs  ou  musiciens,  tels  que  Ba- 
ron ,  Pécourt,  et  autres. 


parler;  plaisant  d'ailleurs,  il  fait  rire  juscju'aux 
enfants  et  aux  femmelettes.  Qui  mange  et  qui 
l)oit  mieux  que  Dracon  en  un  seul  repas?  Il  eni- 
vre toute  une  compagnie,  et  il  se  rend  le  dernier. 
Vous  soupirez ,  Lélie  :  est-ce  que  Dracon  aurait 
fait  un  choix ,  ou  que  malheureusement  on  vous 
aurait  prévenue?  Se  serait-il  enfin  engagé  à  Cé- 
sonie,  qui  l'a  tant  couru,  qui  lui  a  sacrifié  une  si 
grande  foule  d'amants ,  je  dirai  même  toute  la 
fleur  des  Romains  ;  à  Césonie ,  qui  est  d'une  fa- 
mille patricienne,  qui  est  si  jeune,  si  belle,  et  si 
sérieuse?  Je  vous  plains,  Lélie,  si  vous  avez  pris 
par  contagion  ce  nouveau  goût  qu'ont  tant  de 
femmes  romaines  pour  ce  qu'on  appelle  des 
hommes  publics,  et  exposés  par  leur  condition  à 
la  vue  des  autres.  Que  ferez-vous,  lorsque  le 
meilleur  en  ce  genre  vous  est  enlevé?  Il  reste  en- 
core Bronte  le  questionnaire*  :  le  peuple  ne 
parle  que  de  sa  force  et  de  son  adresse  ;  c'est  un 
jeune  homme  qui  a  les  épaules  larges  et  la  taille 
ramassée,  un  nègre  d'ailleurs,  un  homme  noir. 

Pour  les  femmes  du  monde  un  jardinier  est 
un  jardinier ,  et  un  maçon  est  un  maçon  ;  pour 
quelques  autres  plus  retirées ,  un  maçon  est  un 
homme ,  un  jardinier  est  un  homme.  Tout  est 
tentation  à  qui  la  craint. 

Quelques  femmes  donnent  aux  couvents  et  à 
leurs  amants  :  galantes  et  bienfaitrices,  elles  ont 
jusciue  dans  l'enceinte  de  l'autel  des  tribunes  et 
des  oratoires  où  elles  lisent  des  billets  tendres , 
et  où  personne  ne  voit  qu'elles  ne  prient  point 
Dieu. 

Qu'est-ce  qu'une  femme  que  l'on  dirige? 
est-ce  une  femme  plus  complaisante  pour  son 
mari ,  plus  douce  pour  ses  domestiques,  plus  ap- 
pliquée à  sa  famille  et  à  ses  affaires,  plus  ardente 
et  plus  sincère  pour  ses  amis  ;  qui  soit  moins  es- 
clave de  son  humeur,  moins  attachée  à  ses  inté- 
rêts ;  qui  aime  moins  les  commodités  de  la  vie  ; 
je  ne  dis  pas  qui  fasse  des  largesses  à  ses  enfants , 
qui  sont  déjà  riches,  mais  qui,  opulente  elle-même 
et  accablée  du  superflu,  leur  fournisse  le  néces- 
saire, et  leur  rende  au  moins  la  justice  qu'elle  leur 
doit;  qui  soit  plus  exempte  d'amour  de  soi-même, 
et  d'éloignement  pour  les  autres  ;  qui  soit  plus 
libre  de  tous  attachements  humains?  Non,  dites- 
vous,  ce  n'est  rien  de  toutes  ces  choses.  J'insiste, 
et  je  vous  demande  :  Qu'est-ce  donc  qu'une  femme 
que  l'on  dirige?  Je  vous  entends,  c'est  une 
femme  qui  a  un  directeur. 

Si  le  confesseur  et  le  directeur  ne  conviennent 

'  Le  bourreau. 


DES  FEMMES. 


259 


point  sur  une  règle  de  conduite,  qui  sera  le  tiers 
qu'une  femme  prendra  pour  surarbitre? 

Le  capital  pour  une  femme  n'est  pas  d'avoir 
un  directeur,  mais  de  vivre  si  uniment  qu'elle 
s'en  puisse  passer. 

Si  une  femme  pouvait  dire  à  son  confesseur , 
avec  ses  autres  faiblesses,  celles  qu'elle  a  pour 
son  directeur,  et  le  temps  qu'elle  perd  dans  son 
entretien,  peut-être  lui  serait-il  donné  pour  pé- 
nitence d'y  renoncer. 

Je  voudrais  qu'il  me  fût  permis  de  crier  de 
toute  ma  force  à  ces  hommes  saints  qui  ont  été 
autrefois  blessés  des  femmes  :  Fuyez  les  femmes, 
ne  les  dirigez  point  ;  laissez  à  d'autres  le  soin  de 
leur  salut. 

C'est  trop  contre  un  mari  d'être  coquette  et 
dévote  :  une  femme  devrait  opter. 

J'ai  différé  à  le  dire,  et  j'en  ai  souffert  ;  mais 
enfin  il  m'échappe,  et  j'espère  même  que  ma  fran- 
chise sera  utile  à  celles  qui ,  n'ayant  pas  assez 
d'un  confesseur  pour  leur  conduite,  n'usent  d'au- 
cun discernement  dans  le  choix  de  leurs  direc- 
teurs. Je  ne  sors  pas  d'admiration  et  d'étonnement 
à  la  vue  de  certains  personnages  que  je  ne  nomme 
point.  J'ouvre  de  fort  grands  yeux  sur  eux  ;  je 
les  contemple  :  ils  parlent,  je  prête  l'oreille,  je 
m'informe  ;  on  me  dit  des  faits ,  je  les  recueille  ; 
et  je  ne  comprends  pas  comment  des  gens  en  qui 
je  crois  voir  toutes  choses  diamétralement  oppo- 
sées au  bon  esprit,  au  sens  droit,  à  l'expérience 
des  affaires  du  monde,  à  la  connaissance  de 
l'homme,  à  la  science  de  la  religion  et  des  mœurs, 
présument  que  Dieu  doive  renouveler  en  nos 
jours  la  merveille  de  l'apostolat,  et  faire  un  mi- 
racle en  leurs  personnes,  en  les  rendant  capables, 
tout  simples  et  petits  esprits  qu'ils  sont ,  du  mi- 
nistère des  âmes,  celui  de  tous  le  plus  délicat  et 
le  plus  sublime  :  et  si  au  contraire  ils  se  croient 
nés  pour  un  emploi  si  relevé,  si  difficile,  accordé 
à  si  peu  de  personnes,  et  qu'ils  se  persuadent  de 
ne  faire  en  cela  qu'exercer  leurs  talents  naturels 
et  suivre  une  vocation  ordinaire,  je  le  comprends 
encore  moins. 

Je  vois  bien  que  le  goût  qu'il  y  a  à  deve- 
nir le  dépositaire  du  secret  des  familles,  à  se 
rendre  nécessaire  pour  les  réconciliations,  à 
procurer  des  commissions  ou  à  placer  des  do- 
mestiques ,  à  trouver  toutes  les  portes  ouvertes 
dans  les  maisons  des  grands ,  à  manger  souvent 
à  de  bonnes  tables ,  à  se  promener  en  carrosse 
dans  une  grande  ville ,  et  à  faire  de  délicieuses 
retraites  à  la  campagne,  à  voir  plusieurs  per- 
sonnes de  nom  et  de  distinction  s'intéresser  à  sa 


vie  et  à  sa  santé,  et  à  ménager  pour  les  autres  et 
pour  soi-même  tous  les  intérêts  humains  :  je  vois 
bien,  encore  une  fois,  que  cela  seul  a  fait  ima- 
giner le  spécieux  et  irrépréhensible  prétexte  du 
soin  des  âmes ,  et  semé  dans  le  monde  cette  pé- 
pinière intarissable  de  directeurs. 

La  dévotion  vient  à  quelques-uns ,  et  surtout 
aux  femmes ,  comme  une  passion ,  ou  comme  le 
faible  d'un  certain  âge,  ou  comme  une  mode 
qu'il  faut  suivre.  Elles  comptaient  autrefois  une 
semaine  par  les  jours  de  jeu ,  de  spectacle ,  de 
concert,  de  mascarade,  ou  d'un  joli  sermon. 
Elles  allaient  le  lundi  perdre  leur  argent  chez 
Ismène;  le  mardi ,  leur  temps  chez  Climène;  et 
le  mercredi,  leur  réputation  chez  Célimène; 
elles  savaient  dès  la  veille  toute  la  joie  qu'elles 
devaient  avoir  le  jour  d'après  et  le  lendemam  : 
elles  jouissaient  tout  à  la  fois  du  plaisir  présent 
et  de  celui  qui  ne  leur  pouvait  manquer  ;  elles 
auraient  souhaité  de  les  pouvoir  rassembler  tous 
en  un  seul  jour.  C'était  alors  leur  unique  inquié- 
tude ,  et  tout  le  sujet  de  leurs  distractions  ;  et ,  si 
elles  se  trouvaient  quelquefois  à  V opéra,  elles  y 
regrettaient  la  comédie.  Autres  temps,  autres 
mœurs  :  elles  outrent  l'austérité  et  la  retraite  ; 
elles  n'ouvrent  plus  les  yeux  qui  leur  sont  donnés 
pour  voir;  elles  ne  mettent  plus  leurs  sens  à  aucun 
usage ,  et ,  chose  incroyable  I  elles  parlent  peu  ; 
elles  pensent  encore  et  assez  bien  d'elles-mêmes, 
comme  assez  mal  des  autres.  Il  y  a  chez  elles 
une  émulation  de  vertu  et  de  réforme  qui  tient 
quelque  chose  de  la  jalousie.  Elles  ne  haïssent 
pas  de  primer  dans  ce  nouveau  genre  de  vie , 
comme  elles  faisaient  dans  celui  qu'elles  vien- 
nent de  quitter  par  politique  ou  par  dégoût. 
Elles  se  perdaient  gaiement  par  la  galanterie, 
par  la  bonne  chère ,  et  par  l'oisiveté  ;  et  elles 
se  perdent  tristement  par  la  présomption  et  par 
l'envie. 

Si  j'épouse,  Hermas ,  une  femme  avare,  elle 
ne  me  ruinera  point  ;  si  une  joueuse ,  elle  pourra 
s'enrichir;  si  une  savante,  elle  saura  m'instruire; 
si  une  prude ,  elle  ne  sera  point  emportée  ;  si  une 
emportée ,  elle  exercera  ma  patience  ;  si  une  co- 
quette ,  elle  voudra  me  plaire  ;  si  une  galante , 
elle  le  sera  peut-être  jusqu'à  m'aimer  ;  si  une  dé- 
vote ' ,  répondez ,  Hermas ,  que  dois-je  attendre 
de  celle  qui  veut  tromper  Dieu ,  et  qui  se  trompe 
elle-même  ? 

Une  femme  est  aisée  à  gouverner,  pourvu  que 
ce  soit  un  homme  qui  s'en  donne  la  peine.  lin 


Fausse  dévote.  (  Note  de   lu  Bruyère.  ) 


17. 


'2G0 


LES  CARATÈRESDE  LA  BRUYÈRE, 


seul  même  en  gouverne  plusieurs;  il  cultive  leur 
esprit  et  leur  mémoire ,  fixe  et  détermine  leur 
religion;  il  entreprend  même  de  régler  leur 
cœur.  Elles  n'approuvent  et  ne  désapprouvent, 
ne  louent  et  ne  condamnent  qu'après  avoir  con- 
sulté ses  yeux  et  son  visage.  Il  est  le  dépositaire 
de  leurs  joies  et  de  leurs  chagrins,  de  leurs  dé- 
sirs ,  de  leurs  jalousies ,  de  leurs  haines  et  de 
leui*s  amours  ;  il  les  fait  rompre  avec  leurs  ga- 
lants ;  il  les  brouille  et  les  réconcilie  avec  leurs 
maris;  et  il  profite  des  interrègnes.  Il  prend  soin 
de  leurs  affaires,  sollicite  leurs  procès,  et  voit 
leurs  juges  ;  il  leur  donne  son  médecin,  son  mar- 
chand, ses  ouvriers;  il  s'ingère  de  les  loger,  de 
les  meubler,  et  il  ordonne  de  leur  équipage.  On 
le  voit  avec  elles  dans  leurs  carrosses ,  dans  les 
rues  d'une  ville,  et  aux  promenades,  ainsi  que 
dans  leur  banc  à  un  sermon,  et  dans  leur  loge  à 
la  comédie.  Il  fait  avec  elles  les  mêmes  visites  ; 
il  les  accompagne  au  bain,  aux  eaux,  dans  les 
voyages;  il  a  le  plus  commode  appartement 
chez  elles  à  la  campagne.  Il  vieillit  sans  déchoir 
de  son  autorité  :  un  peu  d'esprit  et  beaucoup 
de  temps  à  perdre  lui  suffit  pour  la  conserver. 
Les  enfants,  les  héritiers,  la  bru,  la  nièce,  les 
domestiques,  tout  en  dépend.  Il  a  commencé 
par  se  faire  estimer ,  il  finit  par  se  faire  crain- 
dre. Cet  ami  si  ancien,  si  nécessaire,  meurt 
sans  qu'on  le  pleure;  et  dix  femmes,  dont  il 
était  le  tyran ,  héritent  par  sa  mort  de  la  li- 
berté. 

Quelques  femmes  ont  voulu  cacher  leur  con- 
duite sous  les  dehors  de  la  modestie  ;  et  tout  ce 
(jue  chacune  a  pu  gagner  par  une  continuelle  af- 
fectation ,  et  qui  ne  s'est  jamais  démentie,  a  été 
de  faire  dire  de  soi  :  On  l'attrait  prise  pour  une 
vestale. 

C'est  dans  les  femmes  une  violente  preuve 
d'une  réputation  bien  nette  et  bien  établie, 
qu'elle  ne  soit  pas  même  effleurée  par  la  fami- 
liarité de  quelques-unes  qui  ne  leur  ressemblent 
point  ;  et  qu'avec  toute  la  pente  qu'on  a  aux  ma- 
lignes explications,  on  ait  recours  à  une  tout 
autre  raison  de  ce  commerce  qu'à  celle  de  la 
convenance  des  mœurs. 

Un  comique  outre  sur  la  scène  ses  person- 
nages; un  poète  charge  ses  descriptions;  un 
peintre  qui  fait  d'après  nature  force  et  exagère 
une  passion ,  un  contraste ,  des  attitudes  ;  et  celui 
qui  copie ,  s'il  ne  mesure  au  compas  les  gran- 
deurs et  les  proportions,  grossit  ses  figures, 
donne  à  toutes  les  pièces  qui  entrent  dans  l'or- 
donnance de  son  tableau  plus  de  volume  que  n'en 


ont  celles  de  l'original  :  de  même  la  pruderie  est 
une  imitation  de  la  sagesse. 

Il  y  a  une  fausse  modestie  qui  est  vanité  ;  une 
fausse  gloire  qui  est  légèreté  ;  une  fausse  gran- 
deur qui  est  petitesse  ;  une  fausse  vertu  qui  est 
hypocrisie;  une  fausse  sagesse  qui  est  pruderie. 

Une  femme  prude  paye  de  maintien  et  de  pa- 
roles; une  femme  sage  paye  de  conduite.  Celle-là 
suit  son  humeur  et  sa  complexion,  celle-ci  sa  rai- 
son et  son  cœur.  L'une  est  sérieuse  et  austère  ; 
l'autre  est ,  dans  les  diverses  rencontres ,  préci- 
sément ce  qu'il  faut  qu'elle  soit.  La  première 
cache  des  faibles  sous  de  plausibles  dehors  ;  la 
seconde  couvre  un  riche  fonds  sous  un  air  libre 
et  naturel.  La  pruderie  contraint  l'esprit,  ne 
cache  ni  l'âge  ni  la  laideur;  souvent  elle  les 
suppose.  La  sagesse,  au  contraire ,  pallie  les  dé- 
fauts du  corps,  ennobUt  l'esprit,  ne  rend  la  jeu- 
nesse que  plus  piquante ,  et  la  beauté  que  plus 
périlleuse. 

Pourquoi  s'en  prendre  aux  hommes  de  ce  que 
les  femmes  ne  sont  pas  savantes?  Par  quelles 
lois ,  par  quels  édits ,  par  quels  rescrits ,  leur  a- 
t-on  défendu  d'ouvrir  les  yeux  et  de  lire ,  de  re- 
tenir ce  qu'elles  ont  lu ,  et  d'en  rendre  compte 
ou  dans  leur  conversation ,  ou  par  leurs  ouvra- 
ges? Ne  se  sont-elles  pas  au  contraire  établies 
elles-mêmes  dans  cet  usage  de  ne  rien  savoir , 
ou  par  la  faiblesse  de  leur  complexion ,  ou  par 
la  paresse  de  leur  esprit,  ou  par  le  soin  de  leur 
beauté ,  ou  par  une  certaine  légèreté  qui  les  em- 
pêche de  suivre  mie  longue  étude ,  ou  par  le  ta- 
lent et  le  génie  qu'elles  ont  seulement  pour  les 
ouvrages  de  la  main,  ou  par  les  distractions  que 
donnent  les  détails  d'un  domestique,  ou  par  un 
éloignement  naturel  des  choses  pénibles  et  sé- 
rieuses ,  ou  par  une  curiosité  toute  différente  de 
celle  qui  contente  l'esprit,  ou  par  un  tout  autre 
goût  que  celui  d'exercer  leur  mémoire?  Mais,  à 
quelque  cause  que  les  hommes  puissent  devoir 
cette  ignorance  des  femmes,  ils  sont  heureux 
que  les  femmes,  qui  les  dominent  d'ailleurs 
par  tant  d'endroits ,  aient  sur  eux  cet  avantage 
de  moins. 

On  regarde  une  femme  savante  comme  on 
fait  une  belle  arme  :  elle  est  ciselée  artistement, 
d'une  polissure  admirable ,  et  d'un  travail  fort 
recherché  ;  c'est  une  pièce  de  cabinet  que  l'on 
montre  aux  curieux,  qui  n'est  pas  d'usage,  qui 
ne  sert  ni  à  la  guerre  ni  à  la  chasse,  non  plus 
qu'un  cheval  de  manège,  quoique  le  mieux  in- 
struit du  monde. 

Si  la  science  et  la  sagesse  se  trouvent  unies  en 


DES  FEMMES. 


261 


un  même  sujet ,  je  ne  m'informe  plus  du  sexe , 
j'admire  ;  et ,  si  vous  me  dites  qu'une  femme 
sage  ne  songe  guère  à  être  savante ,  ou  qu'une 
femme  savante  n'est  guère  sage,  vous  avez  déjà 
oublié  ce  que  vous  venez  de  lire ,  que  les  femmes 
ne  sont  détournées  des  sciences  que  par  de  cer- 
tains défauts  :  concluez  donc  vous-même  que 
moins  elles  auraient  de  ces  défauts,  plus  elles 
seraient  sages;  et  qu'ainsi  une  femme  sage  n'en 
serait  que  plus  propre  à  devenir  savante,  ou 
qu'une  femme  savante,  n'étant  telle  que  parce 
qu'elle  aurait  pu  vaincre  beaucoup  de  défauts , 
n'en  est  que  plus  sage. 

La  neutralité  entre  des  femmes  qui  nous  sont 
également  amies ,  quoiqu'elles  aient  rompu  pour 
des  intérêts  où  nous  n'avons  nulle  part ,  est  un 
point  difficile  :  il  faut  choisir  souvent  entre  elles, 
ou  les  perdre  toutes  deux. 

Il  y  a  telle  femme  qui  aime  mieux  son  argent 
que  ses  amis ,  et  ses  amants  que  son  argent. 

Il  est  étonnant  de  voir  dans  le  cœur  de  cer- 
taines femmes  quelque  chose  de  plus  vif  et  de 
plus  fort  que  l'amour  pour  les  hommes,  je  veux 
dire  l'ambition  et  le  jeu  :  de  telles  femmes  ren- 
dent les  hommes  chastes;  elles  n'ont  de  leur  sexe 
que  les  habits. 

Les  femmes  sont  extrêmes  ;  elles  sont  meil- 
leures ou  pires  que  les  hommes. 

La  plupart  des  femmes  n'ont  guère  de  prin- 
cipes; elles  se  conduisent  par  le  cœur,  et  dépen- 
dent pour  leurs  mœurs  de  ceux  qu'elles  ai- 
ment. 

Les  femmes  vont  plus  loin  en  amour  que  la 
plupart  des  hommes  ;  mais  les  hommes  l'empor- 
tent sur  elles  en  amitié. 

liCS  hommes  sont  cause  que  les  femmes  ne 
s'aiment  point. 

Il  y  a  du  péril  à  contrefaire.  Lise,  déjà  vieille, 
veut  rendre  une  jeune  femme  ridicule ,  et  elle- 
même  devient  difforme  ;  elle  me  fait  peur.  Elle 
use,  pour  l'imiter,  de  grimaces  et  de  contorsions  : 
la  voilà  aussi  laide  qu'il  faut  pour  embellir  celle 
dont  elle  se  moque. 

On  veut  à  la  ville  que  bien  des  idiots  et  des 
idiotes  aient  de  l'esprit.  On  veut  à  la  cour  que 
bien  des  gens  manquent  d'esprit,  qui  en  ont 
beaucoup  ;  et ,  entre  les  personnes  de  ce  dernier 
genre,  une  belle  femme  ne  se  sauve  qu'à  peine 
avec  d'autres  femmes. 

Un  homme  est  plus  fidèle  au  secret  d'autrui 
qu'au  sien  propre;  une  femme,  au  contraire, 
garde  mieux  son  secret  que  celui  d'autrui. 
Il  n'y  a  point  dans  le  cœur  d'une  jeune  per- 


sonne un  si  violent  amour  auquel  l'intérêt  ou 
l'ambition  n'ajoute  quelque  chose. 

Il  y  a  un  temps  où  les  filles  les  plus  riches 
doivent  prendre  parti.  Elles  n'en  laissent  guère 
échapper  les  premières  occasions  sans  se  prépa- 
rer un  long  repentir.  Il  semble  que  la  réputation 
des  biens  diminue  en  elles  avec  celle  de  leur 
beauté.  Tout  favorise  au  contraire  une  jeune  per- 
sonne ,  jusques  à  l'opinion  des  hommes ,  qui  ai- 
ment à  lui  accorder  tous  les  avantages  qui  peu- 
vent la  rendre  plus  souhaitable. 

Combien  de  filles  à  qui  une  grande  beauté  n'a 
jamais  servi  qu'à  leur  faire  espérer  une  grande 
fortune  ! 

Les  belles  filles  sont  sujettes  à  venger  ceux  de 
leurs  amants  qu'elles  ont  maltraités ,  ou  par  de 
laids,  ou  par  de  vieux ,  ou  par  d'indignes  maris. 
La  plupart  des  femmes  jugent  du  mérite  et 
de  la  bonne  mine  d'un  homme  par  l'impression 
qu'ils  font  sur  elles,  et  n'accordent  presque  ni 
l'un  ni  l'autre  à  celui  pour  qui  elles  ne  sentent 
rien. 

Un  homme  qui  serait  en  peine  de  connaître 
s'il  change ,  s'il  commence  à  vieillir ,  peut  con- 
sulter les  yeux  d'une  jeune  femme  qu'il  aborde , 
et  le  ton  dont  elle  lui  parle  :  il  apprendra  ce  qu'il 
craint  de  savoir.  Rude  école  I 

Une  femme  qui  n'a  jamais  les  yeux  que  sur 
une  même  personne,  ou  qui  les  en  détourne  tou- 
jours ,  fait  penser  d'elle  la  même  chose. 

Il  coûte  peu  aux  femmes  de  dire  ce  qu'elles  ne 
sentent  point  :  il  coûte  encore  moins  aux  hommes 
de  dire  ce  qu'ils  sentent. 

Il  arrive  quelquefois  qu'une  femme  cache  à  un 
homme  toute  la  passion  qu'elle  sent  pour  lui , 
pendant  que  de  son  côté  il  feint  pour  elle  toute 
celle  qu'il  ne  sent  pas. 

L'on  suppose  un  homme  indifférent ,  mais  qui 
voudrait  persuader  à  une  femme  une  passion 
qu'il  ne  sent  pas  ;  et  l'on  demande  s'il  ne  lui  se- 
rait pas  plus  aisé  d'imposer  à  celle  dont  il  est 
aimé  qu'à  celle  qui  ne  l'aime  point. 

Un  homme  peut  tromper  une  femme  par  im 
feint  attachement,  pourvu  qu'il  n'en  ait  pas  ail- 
leurs un  véritable. 

Un  homme  éclate  contre  une  femme  qui  ne 
l'aime  plus,  et  se  console  :  une  femme  fait  moins 
de  bruit  quand  elle  est  quittée,  et  demeure  long- 
temps inconsolable. 

Les  femmes  guérissent  de  leur  paresse  par  la 
vanité  ou  par  l'amour. 

La  paresse  ,  au  contraire ,  dan«  les  femmes  vi- 
ves ,  est  le  présage  de  l'amour 


202 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


Tl  est  fort  sûr  qu'une  femme  qui  écrit  avec  em- 
portement est  emportée;  il  est  moins  clair  qu'elle 
soit  touchée.  Il  semble  qu'une  passion  vive  et 
tendre  est  morne  et  silencieuse  ;  et  que  le  plus 
pressant  intérêt  d'une  femme  qui  n'est  plus  li- 
bre, celui  qui  l'agite  davantage,  est  moins  de 
persuader  qu'elle  aime  que  de  s'assurer  si  elle 
est  aimée. 

Glycère  n'aime  pas  les  femmes  ;  elle  hait  leur 
commerce  et  leurs  visites,  se  fait  celer  pour  elles, 
et  souvent  pour  ses  amis ,  dont  le  nombre  est 
petit ,  à  qui  elle  est  sévère ,  qu'elle  resserre  dans 
leur  ordre ,  sans  leur  permettre  rien  de  ce  qui 
passe  l'amitié  :  elle  est  distraite  avec  eux ,  leur 
répond  pai*  des  monosyllabes ,  et  semble  cher- 
cher à  s'en  défaire.  Elle  est  solitaire  et  farouche 
dans  sa  maison  ;  sa  porte  est  mieux  gardée ,  et 
sa  chambre  plus  inaccessible,  que  celles  de  Mon- 
thoron  '  et  d'Hémery  '.  Une  seule ,  Corinne ,  y 
est  attendue ,  y  est  reçue,  et  à  toutes  les  heures  : 
on  l'embrasse  à  plusieurs  reprises  ;  on  croit  l'ai- 
mer ;  on  lui  parle  à  l'oreille  dans  un  cabinet  où 
elles  sont  seules  ;  on  a  soi-même  plus  de  deux 
oreilles  pour  l'écouter;  on  se  plaint  à  elle  de  toute 
autre  que  d'elle  ;  on  lui  dit  toutes  choses,  et  on  ne 
lui  apprend  rien  ;  elle  a  la  confiance  de  tous  les 
deux.  L'on  voit  Glycère  en  partie  carrée  au  bal , 
au  théâtre ,  dans  les  jardins  publics ,  sur  le  che- 
min de  Venouze ,  où  l'on  mange  les  premiers 
fruits  ;  quelquefois  seule  en  litière  sur  la  route 
du  grand  faubourg  où  elle  a  un  verger  délicieux, 
ou  à  la  porte  de  Canidie ,  qui  a  de  si  beaux  se- 
crets, qui  promet  aux  jeunes  femmes  de  secondes 
noces,  et  qui  en  dit  le  temps  et  les  circonstances. 
Elle  paraît  ordinairement  avec  une  coiffure  plate 
et  négligée ,  en  simple  déshabillé ,  sans  corps ,  et 
avec  des  mules  :  elle  est  belle  en  cet  équipage , 
et  il  ne  lui  manque  que  de  la  fraîcheur.  On  re- 
marque néanmoins  sur  elle  une  riche  attache , 
qu'elle  dérobe  avec  soin  aux  yeux  de  son  mari  ; 
elle  le  flatte ,  elle  le  caresse  ;  elle  invente  tous 
les  jours  pour  lui  de  nouveaux  noms  ;  elle  n'a 
pas  d'autre  lit  que  celui  de  ce  cher  époux,  et  elle 
ne  veut  pas  découcher.  Le  matin,  elle  se  partage 
entre  sa  toilette  et  quelques  billets  qu'il  faut 
écrire.  Un  affranchi  vient  lui  parler  en  secret  ; 


»  Monlhoron  ou  Monlauron,  trésorier  de  l'épargne,  le 
même  ,à  (îui  Corneille  dédia  sa  tragédie  de  Cinna,  en  le  com- 
parant à  Auguste. 

'  D'Hémery,  ou  plutôt  Emery ,  fils  d'un  paysan  de  Sienne, 
et  protégé  du  cardinal  Mazarin ,  fut  d'abord  contrôleur  géné- 
ral sous  le  surintendant  des  finances  Nicolas  Bailleul,  et  de- 
vint lui-même  surintendant  après  la  démission  du  maréchal 
do  le  Mv'illoravo. 


c'est  Parmenon,  qui  est  favori,  qu'elle  sou- 
tient contre  l'antipathie  du  maître  et  la  jalousie 
des  domestiques.  Qui,  à  la  vérité,  fait  mieux 
connaître  des  intentions,  et  rapporte  mieux  une 
réponse  que  Parmenon  ?  qui  parle  moins  de  ce 
qu'il  faut  taire?  qui  sait  ouvrir  une  porte  secrète 
avec  moins  de  bruit  ?  qui  conduit  plus  adroite- 
ment par  le  petit  escalier?  qui  fait  mieux  gortir 
par  où  l'on  est  entré  ? 

Je  ne  comprends  pas  comment  un  mari  qui 
s'abandonne  à  son  humeur  et  à  sa  complexion , 
qui  ne  cache  aucun  de  ses  défauts ,  et  se  montre 
au  contraire  par  ses  mauvais  endroits ,  qui  est 
avare ,  qui  est  trop  négligé  dans  son  ajustement , 
brusque  dans  ses  réponses ,  incivil ,  froid  et  ta- 
citurne ,  peut  espérer  de  défendre  le  cœur  d'une 
jeune  femme  contre  les  entreprises  de  son  galant, 
qui  emploie  la  parure  et  la  magnificence,  la  com- 
plaisance, les  soins ,  l'empressement,  les  dons,  la 
flatterie. 

Un  mari  n'a  guère  un  rival  qui  ne  soit  de  sa 
main,  et  comme  un  présent  qu'il  a  autrefois  fait  à 
sa  femme.  Il  le  loue  devant  elle  de  ses  belles 
dents  et  de  sa  belle  tête  ;  il  agrée  ses  soins  ;  il  re- 
çoit ses  visites  ;  et ,  après  ce  qui  lui  vient  de  son 
crû ,  rien  ne  lui  paraît  de  meilleur  goût  que  le 
gibier  et  les  truffes  que  cet  ami  lui  envoie.  Il 
donne  à  souper,  et  il  dit  aux  conviés  :  Goûtez 
bien  cela,  il  est  de  Léandre,  et  il  ne  me  coûte 
qu'un  grand  merci. 

Il  y  a  telle  femme  qui  anéantit  ou  qrji  enterre 
son  mari,  au  point  qu'il  n'en  est  fait  dans  le 
monde  aucune  mention  :  vit-il  encore  ?  ne  ^1t-il 
plus  ?  on  en  doute.  Il  ne  sert  dans  sa  famille  qu'à 
montrer  l'exemple  d'un  silence  timide  et  d'une 
parfaite  soumission.  Il  ne  lui  est  dû  ni  douaire  ni 
conventions;  mais  à  cela  près,  et  qu'il  n'accouche 
pas ,  il  est  la  femme ,  et  elle  le  mari.  Ils  passent 
les  mois  entiers  dans  une  même  maison  sans  le 
moindre  danger  de  se  rencontrer  ;  il  est  vrai  seu- 
lement qu'ils  sont  voisins.  Monsieur  paye  le  rôtis- 
seur et  le  cuisinier;  et  c'est  toujours  chez  madame 
qu'on  a  soupe.  Ils  n'ont  souvent  rien  de  commun, 
ni  le  lit,  ni  la  table,  pas  même  le  nom  :  ils  vivent 
à  la  romaine  ou  à  la  grecque  ;  chacun  a  le  sien  ; 
et  ce  n'est  qu'avec  le  temps ,  et  après  qu'on  est 
initié  au  jargon  d'une  ville ,  qu'on  sait  enfin  que 
M.  B...  est  publiquement ,  depuis  vingt  années, 
le  mari  de  madame  L....  '. 

Telle  autre  femme ,  à  qui  le  désordre  manque 

*  B  et  L  sont  encore  de  ces  lettres  initiales  d'une  significa- 
tion vaine  et  incertaine ,  que  la  Bruyère  employait  pour  (fc- 
payser  ses  lecteurs,  et  les  dégoûter  des  applications. 


DES  FEMMES. 


2()3 


pour  mortifier  son  mari ,  y  revient  par  sa  no- 
blesse et  ses  alliances ,  par  la  riche  dot  qu'elle 
a  apportée ,  par  les  charmes  de  sa  beauté ,  par 
son  mérite ,  par  ce  que  quelques-uns  appellent 
vertu. 

Il  y  a  peu  de  femmes  si  parfaites  qu'elles  em- 
pêchent un  mari  de  se  repentir ,  du  moins  une 
fois  le  jour ,  d'avoir  une  femme ,  ou  de  trouver 
heureux  celui  qui  n'en  a  point. 

Les  douleurs  muettes  et  stupides  sont  hors 
d'usage  :  on  pleure ,  on  récite ,  on  répète ,  on  est 
si  touchée  de  la  mort  de  son  mari ,  qu'on  n'en 
oublie  pas  la  moindre  circonstance. 

Ne  pourrait-on  point  découvrir  l'art  de  se 
faire  aimer  de  sa  femme  ? 

Une  femme  insensible  est  celle  qui  n'a  pas  en- 
core vu  celui  qu'elle  doit  aimer. 

Il  y  avait  à  Smyrne  une  très-belle  fille  qu'on 
appelait  Émire ,  et  qui  était  moins  connue  dans 
toute  la  ville  par  sa  beauté  que  par  la  sévérité 
de  ses  mœurs,  et  surtout  par  l'indifférence 
qu'elle  conservait  pour  tous  les  hommes ,  qu'elle 
voyait,  disait-elle,  sans  aucun  péril,  et  sans 
d'autres  dispositions  que  celles  où  elle  se  trou- 
vait pour  ses  amies  ou  pour  ses  frères.  Elle  ne 
croyait  pas  la  moindre  partie  de  toutes  les  folies 
qu'on  disait  que  l'amour  avait  fait  faire  dans 
tous  les  temps  ;  et  celles  qu'elle  avait  vues  elle- 
même  ,  elle  ne  les  pouvait  comprendre  ;  elle  ne 
connaissait  que  l'amitié.  Une  jeune  et  charmante 
personne ,  à  qui  elle  devait  cette  expérience ,  la 
lui  avait  rendue  si  douce,  qu'elle  ne  pensait 
qu'à  la  faire  durer,  et  n'imaginait  pas  par  quel  au- 
tre sentiment  elle  pourrait  jamais  se  refroidir  sur 
celui  de  l'estime  et  de  la  confiance ,  dont  elle 
était  si  contente.  Elle  ne  parlait  que  d'Euphro- 
sine ,  c'était  le  nom  de  cette  fidèle  amie  ;  et  tout 
Smyrne  ne  parlait  que  d'elle  et  d'Euphrosine  ; 
leur  amitié  passait  en  proverbe.  Émire  avait 
deux  frères  qui  étaient  jeunes ,  d'une  excellente 
beauté ,  et  dont  toutes  les  femmes  de  la  ville 
étaient  éprises  :  et  il  est  vrai  qu'elle  les  aima 
toujours  comme  une  sœur  aime  ses  frères.  Il  y 
eut  un  prêtre  de  Jupiter  qui  avait  accès  dans  la 
maison  de  son  père,  à  qui  elle  plut,  qui  osa  le 
lui  déclarer ,  et  ne  s'attira  que  du  mépris  ;  un 
vieillard ,  qui ,  se  confiant  en  sa  naissance  et  en 
ses  grands  biens ,  avait  eu  la  même  audace ,  eut 
aussi  la  même  aventure.  Elle  triomphait  cepen- 
dant, et  c'était  jusqu'alors  au  milieu  de  ses 
frères ,  d'un  prêtre  et  d'un  vieillard ,  qu'elle  se 
disait  insensible.  Il  sembla  que  le  ciel  voulût 
l'exposer  à  de  plus  fortes  épreuves ,  qui  ne  ser- 


virent néanmoins  qu'à  la  rendre  plus  vaine ,  et 
qu'à  l'affermir  dans  la  réputation  d'une  fille  que 
l'amour  ne  pouvait  toucher.  De  trois  amants  que 
ses  charmes  lui  acquirent  successivement,  et 
dont  elle  ne  craignit  pas  de  voir  toute  la  pas- 
sion ,  le  premier ,  dans  un  transport  amoureux , 
se  perça  le  sein  à  ses  pieds  ;  le  second ,  plein  de 
désespoir  de  n'être  pas  écouté ,  alla  se  faire  tuer 
à  la  guerre  de  Crète  ;  et  le  troisième  mourut  de 
langueur  et  d'insomnie.  Celui  qui  les  devait  ven- 
ger n'avait  pas  encore  paru.  Ce  vieillard  qui 
avait  été  si  malheureux  dans  ses  amours  s'en 
était  guéri  par  des  réflexions  sur  son  âge ,  et  sur 
le  caractère  de  la  personne  à  qui  il  voulait  plaire  : 
il  désira  de  continuer  de  la  voir  ;  et  elle  le  souf- 
frit. Il  lui  amena  un  jour  son  fils ,  qui  était 
jeune ,  d'une  physionomie  agréable ,  et  qui  avait 
une  taille  fort  noble.  Elle  le  vit  avec  intérêt  ;  et, 
comme  il  se  tut  beaucoup  en  la  présence  de  son 
père ,  elle  trouva  qu'il  n'avait  pas  assez  d'esprit, 
et  désira  qu'il  en  eût  eu  davantage.  Il  la  vit 
seul ,  parla  assez ,  et  avec  esprit  ;  et  comme  il 
la  regarda  peu ,  et  qu'il  parla  encore  moins  d'elle 
et  de  sa  beauté ,  elle  fut  surprise  et  comme  indi- 
gnée qu'un  homme  si  bien  fait  et  si  spirituel 
ne  fût  pas  galant.  Elle  s'entretint  de  lui  avec 
son  amie ,  qui  voulut  le  voir.  Il  n'eut  des  yeux 
que  pour  Euphrosine  :  il  lui  dit  qu'elle  était 
belle;  et  Émire,  si  indifférente,  devenue  ja- 
louse ,  comprit  que  Ctésiphon  était  persuadé  de 
ce  qu'il  disait ,  et  que  non-seulement  il  était  ga- 
lant, mais  même  qu'il  était  tendre.  Elle  se 
trouva  depuis  ce  temps  moins  libre  avec  son 
amie  :  elle  désira  de  les  voir  ensemble  une  se- 
conde fois ,  pour  être  plus  éclaircie  ;  et  une  se- 
conde entrevue  lui  fit  voir  encore  plus  qu'elle 
ne  craignait  de  voir ,  et  changea  ses  soupçons 
en  certitude.  Elle  s'éloigne  d'Euphrosine ,  ne  lui 
connaît  plus  le  mérite  qui  l'avait  charmée ,  perd 
le  goût  de  sa  conversation  :  elle  ne  l'aime  plus  ; 
et  ce  changement  lui  fait  sentir  que  l'amour 
dans  son  cœur  a  pris  la  place  de  l'amitié.  Ctési- 
phon et  Euphrosine  se  voient  tous  les  jours ,  et 
s'aiment,  songent  à  s'épouser,  s'épousent.  La 
nouvelle  s'en  répand  par  toute  la  ville  ;  et  l'on 
publie  que  deux  personnes  enfin  ont  eu  cette 
joie  si  rare  de  se  marier  à  ce  qu'ils  aimaient. 
Émire  l'apprend,  et  s'en  désespère.  Elle  ressent 
tout  son  amour;  elle  recherche  Euphrosine  pour 
le  seul  plaisir  de  revoir  Ctésiphon;  mais  ce 
jeune  mari  est  encore  l'amant  de  sa  femme ,  et 
trouve  une  maîtresse  dans  une  nouvelle  épous(^; 
il  ne  voit  dans  Émire  (juc  rnmie  d'une  personne 


2G4 


LES  CARACTEKESDE  LA  BRUYÈRE, 


qui  lui  est  chère.  Cette  fille  infortunée  perd  le 
sommeil ,  et  ne  veut  plus  manger  :  elle  s'affai- 
blit; son  esprit  s'égare;  elle  prend  son  frère 
pour  Ctésiphon  et  elle  lui  parle  comme  à  un 
amant.  Elle  se  détrompe ,  rougit  de  son  égare- 
ment :  elle  retombe  bientôt  dans  de  plus  grands, 
et  n'en  rougit  plus;  elle  ne  les  connaît  plus. 
Alors  elle  craint  les  hommes,  mais  trop  tard  ; 
c'est  sa  folie  :  elle  a  des  intervalles  ou  sa  rai- 
son lui  revient ,  et  où  elle  gémit  de  la  retrouver. 
La  jeunesse  de  Smyrne,  qui  l'a  vue  si  fière  et 
si  insensible,  trouve  que  les  dieux  l'ont  trop 
punie. 

CHAPITRE  IV. 

Du  cœur. 

Il  y  a  un  goût  dans  la  pure  amitié  où  ne  peu- 
vent atteindre  ceux  qui  sont  nés  médiocres. 

L'amitié  peut  subsister  entre  des  gens  de  dif- 
férents sexes,  exempte  même  de  toute  gros- 
sièreté. Une  femme  cependant  regarde  toujours 
un  homme  comme  un  homme  ;  et  réciproque- 
ment, un  homme  regarde  une  femme  comme 
une  femme.  Cette  liaison  n'est  ni  passion  ni 
amitié  pure  ;  elle  fait  une  classe  à  part. 

L'amour  naît  brusquement,  sans  autre  ré- 
flexion ,  par  tempérament ,  ou  par  faiblesse  : 
un  trait  de  beauté  nous  fixe,  nous  détermine. 
L'amitié,  au  contraire,  se  forme  peu  à  peu,  avec 
le  temps,  par  la  pratique,  par  un  long  commerce. 
Combien  d'esprit ,  de  bonté  de  cœur,  d'attache- 
ment ,  de  services  et  de  complaisance ,  dans  les 
amis,  pour  faire  en  plusieurs  années  bien  moins 
que  ne  fait  quelquefois  en  un  moment  un  beau 
visage  ou  une  belle  main  ! 

Le  temps ,  qui  fortifie  les  amitiés ,  affaiblit 
l'amour. 

Tant  que  l'amour  dure,  il  subsiste  de  soi- 
même,  et  quelquefois  par  les  choses  qui  sem- 
blent le  devoir  éteindre ,  par  les  caprices ,  par 
les  rigueurs ,  par  l'éloignement ,  par  la  jalousie. 
L'amitié ,  au  contraire ,  a  besoin  de  secours  ; 
elle  périt  faute  de  soins,  de  conliance  et  de 
complaisance. 

Il  est  plus  ordinaire  de  voir  un  amour  extrême 
qu'une  parfaite  amitié. 

L'amour  et  l'amitié  s'excluent  l'un  l'autre. 

Celui  qui  a  eu  l'expérience  d'un  grand  amour 
néglige  l'amitié  ;  et  celui  qui  est  épuisé  sur  l'a- 
mitié n'a  encore  rien  fait  pour  l'amour. 

L'amour  commence  par  l'amour,  et  l'on  ne 


saurait  passer  de  la  plus  forte  amitié  qu'à  un 
amour  faible. 

Rien  ne  ressemble  mieux  à  une  vive  amitié 
que  ces  liaisons  que  l'intérêt  de  notre  amour 
nous  fait  cultiver. 

L'on  n'aime  bien  qu'une  seule  fois,  c'est  la 
première.  Les  amours  qui  suivent  sont  moins 
involontaires. 

L'amour  qui  naît  subitement  est  le  plus  long 
à  guérir. 

L'amour  qui  croît  peu  à  peu,  et  par  degrés, 
ressemble  trop  à  l'amitié  pour  être  une  passion 
violente. 

Celui  qui  aime  assez  pour  vouloir  aimer  un 
million  de  fois  plus  qu'il  ne  fait,  ne  cède  en 
amour  qu'à  celui  qui  aime  plus  qu'il  ne  voudrait. 

Si  j'accorde  que  dans  la  violence  d'une  grande 
passion  on  peut  aimer  quelqu'un  plus  que  soi- 
même,  à  qui  ferai-je  plus  de  plaisir,  ou  à  ceux 
qui  aiment,  ou  à  ceux  qui  sont  aimés  ? 

Les  hommes  souvent  veulent  aimer,  et  ne 
sauraient  y  réussir  :  ils  cherchent  leur  défaite 
sans  pouvoir  la  rencontrer;  et,  si  j'ose  ainsi 
parler,  ils  sont  contraints  de  demeurer  libres. 

Ceux  qui  s'aiment  d'abord  avec  la  plus  vio- 
lente passion  contribuent  bientôt  chacun  de  leur 
part  à  s'aimer  moins ,  et  ensuite  à  ne  s'aimer 
plus.  Qui  d'un  homme  ou  d'une  femme  met  da- 
vantage  du  sien  dans  cette  rupture?  Il  n'est  pas 
aisé  de  le  décider.  Les  femmes  accusent  les 
hommes  d'être  volages;  et  les  hommes  disent 
qu'elles  sont  légères. 

Quelque  délicat  que  l'on  soit  en  amour,  on 
pardonne  plus  de  fautes  que  dans  l'amitié. 

C'est  une  vengeance  douce  à  celui  qui  aime 
beaucoup ,  de  faire ,  par  tout  son  procédé ,  d'une 
personne  ingrate  une  très-ingrate. 

Il  est  triste  d'aimer  sans  une  grande  fortune , 
et  qui  nous  donne  les  moyens  de  combler  ce 
que  l'on  aime ,  et  le  rendre  si  heureux  qu'il  n'ait 
plus  de  souhaits  à  faire. 

S'il  se  trouve  une  femme  pour  qui  l'on  ait  eu 
une  grande  passion,  et  qui  ait  été  indifférente, 
quelque  important  service  qu'elle  nous  rende 
dans  la  suite  de  notre  vie,  l'on  court  un  grand 
risque  d'être  ingrat. 

Une  grande  reconnaissance  emporte  avec  soi 
beaucoup  de  goût  et  d'amitié  pour  la  personne 
qui  nous  oblige. 

Être  avec  des  gens  qu'on  aime ,  cela  suffit  : 
rêver,  leur  parler,  ne  leur  parler  point,  penseï 
à  eux,  penser  à  des  choses  plus  indifférentes, 
mais  auprès  d'eux ,  tout  est  égal. 


DU  CiWAm. 


265 


Il  n'y  a  pas  si  loin  de  la  haine  à  l'amitié  que 
de  l'antipathie. 

Il  semble  qu'il  est  moins  rare  de  passer  de 
l'antipathie  à  l'amour  qu'à  l'amitié. 

L'on  confie  son  secret  dans  l'amitié;  mais  il 
échappe  dans  l'amour. 

L'on  peut  avoir  la  confiance  de  quelqu'un 
sans  en  avoir  le  cœur  :  celui  qui  a  le  cœur  n'a 
pas  besoin  de  révélation  ou  de  confiance  ;  tout 
lui  est  ouvert. 

L'on  ne  voit  dans  l'amitié  que  les  défauts  qui 
peuvent  nuire  à  nos  amis  ;  l'on  ne  voit  en  amour 
de  défauts  dans  ce  qu'on  aime  que  ceux  dont  on 
souffre  soi-même. 

Il  n'y  a  qu'un  premier  dépit  en  amour,  comme 
la  première  faute  dans  l'amitié ,  dont  on  puisse 
faire  bon  usage. 

Il  semble  que,  s'il  y  a  un  soupçon  injuste, 
bizarre,  et  sans  fondement,  qu'on  ait  une  fois 
appelé  jalousie ,  cette  autre  jalousie  qui  est  un 
sentiment  juste,  naturel ,  fondé  en  raison  et  su 
l'expérience ,  mériterait  un  autre  nom. 

Le  tempérament  a  beaucoup  de  part  à  la  ja- 
lousie, et  elle  ne  suppose  pas  toujours  une 
grande  passion  :  c'est  cependant  un  paradoxe 
qu'un  violent  amour  sans  délicatesse. 

Il  arrive  souvent  que  l'on  souffre  tout  seul  de 
la  délicatesse  :  l'on  souffre  de  la  jalousie,  et  l'on 
fait  souffrir  les  autres. 

Celles  qui  ne  nous  ménagent  sur  rien,  et  ne 
nous  épargnent  nulles  occasions  de  jalousie ,  ne 
mériteraient  de  nous  aucune  jalousie ,  si  l'on  se 
réglait  plus  par  leurs  sentiments  et  leur  con- 
duite que  par  son  cœur. 

Les  froideurs  et  les  relâchements  dans  l'ami- 
tié ont  leurs  causes  :  en  amour,  il  n'y  a  guère 
d'autre  raison  de  ne  s'aimer  plus  que  de  s'être 
trop  aimés. 

L'on  n'est  pas  plus  maître  de  toujours  aimer 
qu'on  ne  l'a  été  de  ne  pas  aimer. 

Les  amours  meurent  par  le  dégoût,  et  l'oubli 
les  enterre. 

Le  commencement  et  le  déclin  de  l'amour  se 
font  sentir  par  l'embarras  où  l'on  est  de  se  trou- 
ver seuls. 

Cesser  d'aimer ,  preuve  sensible  que  l'homme 
est  borné ,  et  que  le  cœur  a  ses  limites. 

C'est  faiblesse  que  d'aimer  ;  c'est  souvent  une 
autre  faiblesse  que  de  guérir. 

On  guérit  comme  on  se  console  ;  on  n'a  pas 
dans  le  cœur  de  quoi  toujours  pleurer  et  tou- 
jours aimer. 

Il  devrait  y  avoir  dans  le  cœur  des  sources 


inépuisables  de  douleur  pour  de  certaines  pertes. 
Ce  n'est  guère  par  vertu  ou  par  force  d'esprit 
que  l'on  sort  d'une  grande  affliction  :  l'on  pleure 
amèrement,  et  l'on  est  sensiblement  touché j 
mais  l'on  est  ensuite  si  faible,  ou  si  léger,  que 
l'on  se  console. 

Si  une  laide  se  fait  aimer,  ce  ne  peut  être 
qu'éperdument  ;  car  il  faut  que  ce  soit  ou  par 
une  étrange  faiblesse  de  son  amant ,  ou  par  de 
plus  secrets  et  de  plus  invincibles  charmes  que 
ceux  de  la  beauté. 

L'on  est  encore  longtemps  à  se  voir  par  ha- 
bitude ,  et  à  se  dire  de  bouche  que  l'on  s'aime , 
après  que  les  manières  disent  qu'on  ne  s'aime 
plus. 

Vouloir  oublier  quelqu'un,  c'est  y  penser.  L'a- 
mour a  cela  de  commun  avec  les  scrupules, 
qu'il  s'aigrit  par  les  réflexions  et  les  rétours  que 
l'on  fait  pour  s'en  délivrer.  Il  faut,  s'il  se  peut, 
ne  point  songer  à  sa  passion,  pour  l'affaiblir. 

L'on  veut  faire  tout  le  bonheur,  ou ,  si  cela  ne 
se  peut  ainsi,  tout  le  malheur  de  ce  qu'on  aime. 

Regretter  ce  que  l'on  aime  est  un  bien ,  en 
comparaison  de  vivre  avec  ce  que  l'on  hait. 

Quelque  désintéressement  qu'on  ait  à  l'égard 
de  ceux  qu'on  aime ,  il  faut  quelquefois  se  con- 
traindre pour  eux  ,  et  avoir  la  générosité  de  re- 
cevoir. 

Celui-là  peut  prendre,  qui  goûte  un  plaisir 
aussi  délicat  à  recevoir  que  son  ami  en  sent  à  lui 
donner. 

Donner,  c'est  agir  ;  ce  n'est  pas  souffrir  de  ses 
bienfaits,  ni  céder  à  l'importunité  ou  à  la  néces- 
sité de  ceux  qui  nous  demandent. 

Si  l'on  a  donné  à  ceux  que  l'on  aimait ,  quel- 
que chose  qu'il  arrive ,  il  n'y  a  plus  d'occasions 
où  l'on  doive  songer  à  ses  bienfaits. 

On  a  dit  en  latin  qu'il  coûte  moins  cher  de 
haïr  que  d'aimer  ;  ou,  si  l'on  veut,  que  l'amitié 
est  plus  à  charge  que  la  haine.  Il  est  vrai  qu'on 
est  dispensé  de  donner  à  ses  ennemis  ;  mais  ne 
coûte-t-il  rien  de  s'en  venger?  ou,  s'il  est  doux 
et  naturel  de  faire  du  mal  à  ce  que  l'on  hait, 
l'est-il  moins  de  faire  du  bien  à  ce  qu'on  aime? 
ne  serait-il  pas  dur  et  pénible  de  ne  leur  en  poinî 
faire  ? 

Il  y  a  du  plaisir  à  rencontrer  les  yeux  de  celui 
à  qui  l'on  vient  de  donner. 

Je  ne  sais  si  un  bienfait  qui  tombe  sur  un  in- 
grat, et  ainsi  sur  un  indigne ,  ne  change  pas  de 
nom,  et  s'il  méritait  plus  de  reconnaissance. 

La  libéralité  consiste  moins  à  donner  beau- 
coup qu'à  donner  à  propos. 


266 


LES  CARACTÈRES  DE  lA  BRUYÈRE, 


S'il  est  vrai  que  la  pitié  ou  la  compassion  soit 
un  retour  vers  nous-mêmes,  qui  nous  met  en  la 
place  des  malheureux,  pourquoi  tirent-ils  de 
nous  si  peu  de  soulagement  dans  leurs  misères? 

Il  vaut  mieux  s'exposer  à  l'ingratitude  que  de 
manquer  aux  misérables. 

L'expérience  confirme  que  la  mollesse  ou  l'in- 
dulgence pour  soi  et  la  dureté  pour  les  autres 
n'est  qu'un  seul  et  même  vice. 

Un  homme  dur  au  travail  et  à  la  peine,  inexo- 
rable à  soi-même,  n'est  indulgent  aux  autres 
que  par  un  excès  de  raison. 

Quelque  désagrément  qu'on  ait  à  se  trouver 
chargé  d'un  indigent,  l'on  goûte  à  peine  les 
nouveaux  avantages  qui  le  tirent  enfin  de  notre 
sujétion  :  de  même,  la  joie  que  l'on  reçoit  de 
l'élévation  de  son  ami  est  un  peu  balancée  par 
la  petite  peine  qu'on  a  de  le  voir  au-dessus  de 
nous,  ou  s'égaler  à  nous.  Ainsi  l'on  s'accorde 
mal  avec  soi-même;  car  l'on  veut  des  dépen- 
dants, et  qu'il  n'en  coûte  rien  :  l'on  veut  aussi 
le  bien  de  ses  amis;  et,  s'il  arrive,  ce  n'est  pas 
toujoui-s  par  s'en  réjouir  que  l'on  commence. 

On  convie  ;  on  invite;  on  offre  sa  maison,  sa 
table ,  son  bien ,  et  ses  services  :  rien  ne  coûte 
qu'à  tenir  parole. 

C'est  assez  pour  soi  d'un  fidèle  ami;  c'est 
même  beaucoup  de  l'avoir  rencontré  :  on  ne 
peut  en  avoir  trop  pour  le  service  des  autres. 

Quand  on  a  assez  fait  auprès  de  certaines 
personnes  pour  avoir  dû  se  les  acquérir ,  si  cela 
ne  réussit  point,  il  y  a  encore  une  ressource, 
qui  est  de  ne  plus  rien  faire. 

Vivre  avec  ses  ennemis  comme  s'ils  devaient 
un  jour  être  nos  amis,  et  vivre  avec  nos  amis 
comme  s'ils  pouvaient  devenir  nos  ennemis, 
n'est  ni  selon  la  nature  de  la  haine ,  ni  selon  les 
règles  de  l'amitié  :  ce  n'est  point  une  maxime 
morale ,  mais  politique. 

On  ne  doit  pas  se  fhire  des  ennemis  de  ceux 
qui,  mieux  connus,  pourraient  avoir  rang  entre 
nos  amis.  On  doit  faire  choix  d'amis  si  sûrs  et 
d'une  si  exacte  probité,  que,  venant  à  cesser  de 
l'être,  ils  ne  veuillent  pas  abuser  de  notre  con- 
fiance, ni  se  faire  craindre  comme  nos  ennemis. 

Il  est  doux  de  voir  ses  amis  par  goût  et  par 
estime;  il  est  pénible  de  les  cultiver  par  intérêt, 
c'est  solliciter. 

Il  faut  briguer  la  faveur  de  ceux  à  qui  l'on 
veut  du  bien,  plutôt  que  de  ceux  de  qui  l'on  es- 
père du  bien. 

On  ne  vole  point  des  mêmes  ailes  pour  sa  for- 
tune, que  l'on  fait  pour  des  choses  frivoles  et  de 


fantaisie.  11  y  a  un  sentiment  de  liberté  à  suivre 
ses  caprices,  et  tout  au  contraire  de  servitude 
à  courir  pour  son  établissement  :  il  est  naturel 
de  le  souhaiter  beaucoup  et  d'y  travailler  peu , 
de  se  croire  digne  de  le  trouver  sans  l'avoir 
cherché. 

Celui  qui  sait  attendre  le  bien  qu'il  souhaite 
ne  prend  pas  le  chemin  de  se  désespérer  s'il  ne 
lui  arrive  pas;  et  celui  au  contraire  qui. désire 
une  chose  avec  une  grande  impatience  y  met 
trop  du  sien  pour  en  être  assez  récompensé  par 
le  succès. 

Il  y  a  de  certaines  gens  qui  veulent  si  ardem- 
ment et  si  déterminément  une  certaine  chose , 
que,  de  peur  de  la  manquer,  ils  n'oublient  rien  de 
ce  qu'il  faut  faire  pour  la  manquer. 

Les  choses  les  plus  souhaitées  n'arrivent  point  ; 
ou ,  si  elles  arrivent,  ce  n'est  ni  dans  le  temps  ni 
dans  les  circonstances  où  elles  auraient  fait  un 
extrême  plaisir. 

Il  fiiut  rire  avant  que  d  être  heureux ,  de  peur 
de  mourir  sans  avoir  ri. 

La  vie  est  courte ,  si  elle  ne  mérite  ce  nom 
que  lorsqu'elle  est  agréable;  puisque,  si  l'on  cou- 
sait ensemble  toutes  les  heures  que  l'on  passe 
avec  ce  qui  plaît ,  l'on  ferait  à  peine  d'un  grand 
nombre  d'années  une  vie  de  quelques  mois. 

Qu'il  est  difficile  d'être  content  de  quelqu'un  I 

On  ne  pourrait  se  défendre  de  quelque  joie  à 
voir  périr  un  méchant  homme;  l'on  jouirait  alors 
du  fruit  de  sa  haine,  et  l'on  tirerait  de  lui  tout  ce 
qu'on  en  peut  espérer ,  qui  est  le  plaisir  de  sa 
perte.  Sa  mort  enfin  arrive ,  mais  dans  une  con- 
joncture où  nos  intérêts  ne  nous  permettent  pas 
de  nous  en  réjouir  :  il  meurt  trop  tôt  ou  trop  tard. 

Il  est  pénible  à  un  homme  fier  de  pardonner 
à  celui  qui  leT surprend  en  faute,  et  qui  se  plaint 
de  lui  avec  raison  :  sa  fierté  ne  s'adoucit  que 
lorsqu'il  reprend  ses  avantages,  et  qu'il  met 
l'autre  dans  son  tort. 

Comme  nous  nous  affectionnons  de  plus  en  plus 
aux  personnes  à  qui  nous  faisons  du  bien ,  de 
même  nous  haïssons  violemment  ceux  que  nous 
avons  beaucoup  offensés. 

Il  est  également  difficile  d'étouffer  dans. les 
commencements  le  sentiment  des  injures ,  et  de 
le  conserver  après  un  certain  nombre  d'années. 

C'est  par  faiblesse  que  l'on  hait  un  ennemi , 
et  que  Ton  songe  à  s'en  venger  ;  et  c'est  par  pa- 
resse que  l'on  s'apaise,  et  qu'on  ne  se  venge  point. 

Il  y  a  bien  autant  de  paresse  que  de  faiblesse 
à  se  laisser  gouverner. 

11  ne  faut  pas  penser  à  gouverner  un  homme 


DU  COEUR, 


267 


tout  d'un  coup  et  sans  autre  préparation  dans  une 
affaire  importante ,  et  qui  serait  capitale  à  lui  ou 
aux  siens  ;  il  sentirait  d'abord  l'empire  et  l'ascen- 
dant qu'on  veut  prendre  sur  son  esprit ,  et  il  se- 
couerait le  joug  par  honte  ou  par  caprice.  Il  faut 
tenter  auprès  de  lui  les  petites  choses ,  et  de  là 
le  progrès  jusqu'aux  plus  grandes  est  immanqua- 
ble. Tel  ne  pouvait  au  plus ,  dans  les  commen- 
cements ,  qu'entreprendre  de  le  faire  partir  pour 
la  campagne  ou  retourner  à  la  ville,  qui  finit 
par  lui  dicter  un  testament  où  il  réduit  son  fils 
à  la  légitime. 

Pour  gouverner  quelqu'un  longtemps  et  abso- 
lument ,  il  faut  avoir  la  main  légère ,  et  ne  lui 
faire  sentir  que  le  moins  qu'il  se  peut  sa  dépen- 
dance. 

Tels  se  laissent  gouverner  jusqu'à  un  certain 
point,  qui  au  delà  sont  intraitables,  et  ne  se'gou- 
vernent  plus  ;  on  perd  tout  à  coup  la  route  de 
leur  cœur  et  de  leur  esprit  ;  ni  hauteur ,  ni  sou- 
plesse, ni  force,  ni  industrie ,  ne  les  peuvent  domp- 
ter, avec  cette  différence  que  quelques-uns  sont 
ainsi  faits  par  raison  et  avec  fondement,  et  quel- 
ques autres  par  tempérament  et  par  humeur. 

Il  se  trouve  des  hommes  qui  n'écoutent  ni  la 
raison  ni  les  bons  conseils ,  et  qui  s'égarent  vo- 
lontairement par  la  crainte  qu'ils  ont  d'être 
gouvernés. 

D'autres  consentent  d'être  gouvernés  par  leurs 
amis  en  des  choses  presque  indifférentes ,  et  s'en 
font  un  droit  de  les  gouverner  à  leur  tour  en  des 
choses  graves  et  de  conséquence. 

Drance  veut  passer  pour  gouverner  son  maî- 
tre, qui  n'en  croit  rien,  non  plus  que  le  public  : 
parler  sans  cesse  à  un  grand  que  l'on  sert,  en  des 
lieux  et  en  des  temps  où  il  convient  le  moins;  lui 
parler  à  l'oreille  ou  en  des  termes  mystérieux , 
rire  jusqu'à  éclater  en  sa  présence,  lui  couper  la 
parole,  se  mettre  entre  lui  et  ceux  qui  lui  par- 
lent, dédaigner  ceux  qui  viennent  faire  leur 
cour,  ou  attendre  impatiemment  qu'ils  se  reti- 
rent, se  mettre  proche  de  lui  en  une  posture  trop 
libre,  figurer  avec  lui  le  dos  appuyé  à  une  che- 
minée ,  le  tirer  par  son  habit,  lui  marcher  sur  les 
talons,  faire  le  familier,  prendre  des  libertés, 
marquent  mieux  un  fat  qu'un  favori. 

Un  homme  sage  ni  ne  se  laisse  gouverner,  ni 
ne  cherche  à  gouverner  les  autres  ;  il  veut  que 
la  raison  gouverne  seule ,  et  toujours. 

Je  ne  haïrais  pas  d'être  livré  par  la  confiance 
à  une  personne  raisonnable,  et  d'en  être  gouverné 
en  toutes  choses,  et  absolument,  et  toujours  :  je 
serais  sûr  de  bien  faire  sans  avoir  le  soin  de  déli- 


bérer ;  je  jouirais  de  la  tranquillité  de  celui  qui 
est  gouverné  par  la  raison. 

Toutes  les  passions  sont  menteuses  :  elles  se 
déguisent  autant  qu'elles  le  peuvent  aux  yeux  des 
autres  ;  elles  se  cachent  à  elles-mêmes  ;  il  n'y  a 
point  de  vice  qui  n'ait  une  fausse  ressemblance 
avec  quelque  vertu ,  et  qui  ne  s'en  aide. 

On  ouvre  un  livre  de  dévotion ,  et  il  touche  ; 
on  en  ouvre  un  autre  qui  est  galant ,  et  il  fait  son 
impression.  Oserai-je  dire  que  le  cœur  seul  con- 
cilie les  choses  contraires ,  et  admet  les  incom- 
patibles? 

Les  hommes  rougissent  moins  de  leurs  crimes 
que  de  leurs  faiblesses  et  de  leur  vanité  :  tel  est 
ouvertement  injuste,  violent,  perfide,  calomnia- 
teur, qui  cache  son  amour  ou  son  ambition,  sans 
autre  vue  que  de  la  cacher. 

Le  cas  n'arrive  guère  où  l'on  puisse  dire  :  J'étais 
ambitieux  ;  ou  on  ne  l'est  point ,  ou  on  l'est  tou- 
jours ;  mais  le  temps  vient  où  l'on  avoue  que  l'on 
a  aimé. 

Les  hommes  commencent  par  l'amour ,  finis- 
sent par  l'ambition ,  et  ne  se  trouvent  souvent 
dans  une  assiette  plus  tranquille  que  lorsqu'ils 
meurent. 

Rien  ne  coûte  moins  à  la  passion  que  dese  mettre 
au-dessus  de  la  raison  :  son  grand  triomphe  est  de 
l'emporter  sur  l'intérêt. 

L'on  est  plus  sociable  et  d'un  meilleur  com- 
merce par  le  cœur  que  par  l'esprit. 

Il  y  a  de  certains  grands  sentiments,  de  cer- 
taines actions  nobles  et  élevées ,  que  nous  devons 
moins  à  la  force  de  notre  esprit  qu'à  la  bonté  de 
notre  naturel. 

Il  n'y  a  guère  au  monde  un  plus  bel  excès 
que  celui  de  la  reconnaissance. 

Il  faut  être  bien  dénué  d'esprit,  si  l'amour,  la 
malignité,  la  nécessité,  n'en  font  pas  trouver. 

Il  y  a  des  lieux  que  l'on  admire  ;  il  y  en  a  d'au- 
tres qui  touchent,  et  où  l'on  aimerait  à  vivre. 

Il  me  semble  que  l'on  dépend  des  lieux  pour 
l'esprit ,  l'humeur,  la  passion,  le  goût,  et  les  sen- 
timents. 

Ceux  qui  font  bien  mériteraient  seuls  d'être 
enviés,  s'il  n'y  avait  encore  un  meilleur  parti  à 
prendre,  qui  est  de  faire  mieux  :  c'est  une  douce 
vengeance  contre  ceux  qui  nous  donnent  cette 
jalousie. 

Quelques-uns  se  défendent  d'aimer  et  de  fairc 
des  vers,  comme  de  deux  faibles  qu'ils  n'osent 
avou(!r,  l'un  du  cœur,  l'autre  de  l'esprit. 

Il  y  a  (|uelquef()is  dans  le  cours  de  la  vie  de  si 
ehcrs  plaisirs  et  de  si  tendres  engagements  qwe 


268 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE, 


l'on  nous  défend ,  qu'il  est  naturel  de  désirer  du 
moins  qy'ils  fussent  permis  :  de  si  grands  charmes 
ne  peuvent  être  surpassés  que  par  celui  de  savoir 
y  renoncer  par  vertu. 

CHAPITRE  V. 

De  la  société  et  de  la  conversation. 

Un  caractère  bien  fade  est  celui  de  n'en  avoir 
aucun. 

C'est  le  rôle  d'un  sot  d'étreimportun  :  un  homme 
habile  sent  s'il  convient  ou  s'il  ennuie  ;  il  sait  dis- 
paraître le  moment  qui  précède  celui  où  il  serait 
de  trop  quelque  part. 

L'on  marche  sur  les  mauvais  plaisants,  et  il  pleut 
par  tout  pays  de  cette  sorte  d'insectes.  Un  bon 
plaisant  est  une  pièce  rare  :  à  un  homme  qui  est 
né  tel,  il  est  encore  fort  délicat  d'en  soutenir 
longtemps  le  personnage;  il  n'est  pas  ordinaire 
que  celui  qui  fait  rire  se  fasse  estimer. 

Il  y  a  beaucoup  d'esprits  obscènes,  encore  plus 
de  médisants  ou  de  satiriques,  peu  de  délicats. 
Pour  badiner  avec  grâce ,  et  rencontrer  heureu- 
sement sur  les  plus  petits  sujets,  il  faut  trop  de 
manières ,  trop  de  politesse,  et  même  trop  de  fé- 
condité :  c'est  créer  que  de  railler  ainsi ,  et  faire 
quelque  chose  de  rien. 

Si  l'on  faisait  une  sérieuse  attention  à  tout  ce 
qui  se  dit  de  froid,  de  vain  et  de  puéril ,  dans  les 
entretiens  ordinaires,  l'on  aurait  honte  de  parler 
ou  d'écouter  ;  et  l'on  se  condamnerait  peut-être  à 
un  silence  perpétuel,  qui  serait  une  chose  pire 
dans  le  commerce  que  les  discours  inutiles.  Il 
faut  donc  s'accommoder  à  tous  les  esprits ,  per- 
mettre comme  un  mal  nécessaire  le  récit  des 
fausses  nouvelles,  les  vagues  réflexions  sur  le 
gouvernement  présent  ou  sur  l'intérêt  des  prin- 
ces, le  débit  des  beaux  sentiments,  et  qui  revien- 
nent toujours  les  mêmes  :  il  faut  laisser  Aronce 
parler  proverbe,  et  Mélinde  parler  de  soi ,  de  ses 
vapeurs,  de  ses  migraines,  et  de  ses  insomnies. 

L'on  voit  des  gens  qui,  dans  les  conversations 
ou  dans  le  peu  de  commerce  que  l'on  a  avec  eux, 
vous  dégoûtent  par  leurs  ridicules  expressions , 
par  la  nouveauté,  et  j'ose  dire  par  l'impropriété 
des  termes  dont  ils  se  servent,  comme  par  l'al- 
liance de  certains  mots  qui  ne  se  rencontrent  en- 
semble que  dans  leur  bouche,  et  à  qui  ils  font  si- 
gnifier des  choses  que  leurs  premiers  inventeurs 
n'ont  jamais  eu  intention  de  leur  faire  dire.  Ils 
ne  suivent  en  parlant  ni  la  raison  ni  l'usage,  mais 
leur  bizarre  génie ,  que  l'envie  de  toujours  plai- 


santer, et  peut-être  de  briller,  tourne  insensible- 
ment à  un  jargon  qui  leur  est  propre ,  et  (|ui  de- 
vient enfin  leur  idiome  naturel;  ils  accompagnent 
un  langage  si  extravagant  d'un  geste  affecté ,  et 
d'une  prononciation  qui  est  contrefaite.  Tous 
sont  contents  d'eux-mêmes  et  de  l'agrément  de 
leur  esprit,  et  l'on  ne  peut  pas  dire  qu'ils  en  soient 
entièrement  dénués;  mais  on  les  plaint  de  ce 
peu  qu'ils  en  ont  ;  et ,  ce  qui  est  pire,  on  en  souffre. 
Que  dites-vous  ?  comment  ?  je  n'y  suis  pas  : 
vous  plairait-il  de  recommencer  ?  j'y  suis  encore 
moins;  je  devine  enfin  ,  vous  voulez,  Acis,  me 
dire  qu'il  fait  froid;  que  ne  disiez -vous  :  Il  fait 
froid  ?  Vous  voulez  m'apprendre  qu'il  pleut  ou 
qu'il  neige  ;  dites  :  Il  pleut ,  il  neige.  Vous  me 
trouvez  bon  visage,  et  vous  désirez  de  m'en  fé- 
liciter; dites  :  Je  vous  trouve  bon  visage.  Mais, 
répondez-vous ,  cela  est  bien  uni  et  bien  clair  : 
et  d'ailleurs,  qui  ne  pourrait  pas  en  dire  autant  ? 
Qu'importe,  Acis  ?  est-ce  un  si  grand  mal  d'être 
entendu  quand  on  parle,  et  de  parier  comme  tout 
le  monde?  Une  chose  vous  manque,  Acis,  à  vous 
et  à  vos  semblables,  les  diseurs  dephébuSj  vous 
ne  vous  en  défiez  point,  et  je  vais  vous  jeter  dans 
l'étonnement;  une  chose  voui  manque,  c'est  l'es- 
prit :  ce  n'est  pas  tout  ;  il  y  a  en  vous  une  chose 
de  trop,  qui  est  l'opinion  d'en  savoir  plus  que  les 
autres  :  voilà  la  source  de  votre  pompeux  gali- 
matias, de  vos  phrases  embrouillées,  et  de  vos 
grands  mots  qui  ne  signifient  rien.  Vous  abor- 
dez cet  homme ,  ou  vous  entrez  dans  cette  cham- 
bre, je  vous  tire  par  votre  habit,  et  je  vous  dis 
à  l'oreille  :  Ne  songez  point  à  avoir  de  l'esprit , 
n'en  ayez  point  ;  c'est  votre  rôle  :  ayez ,  si  vous 
pouvez ,  un  langage  simple ,  et  tel  que  l'ont  ceux 
en  qui  vous  ne  trouvez  aucun  esprit  ;  peut  -  être 
alors  croira-t-on  que  vous  en  avez. 

Qui  peut  se  promettre  d'éviter  dans  la  société 
des  hommes  la  rencontre  de  certains  esprits  vains, 
légers,  familiers,  qui  sont  toujours  dans  une 
compagnie  ceux  qui  parlent  et  qu'il  faut  que  les 
autres  écoutent  ?  On  les  entend  de  l'antichambre, 
on  entre  impunément,  et  sans  crainte  de  les  in- 
terrompre :  ils  continuent  leur  récit  sans  la  moin- 
dre attention  pour  ceux  qui  entrent  ou  qui  sor- 
tent, comme  pour  le  rang  ou  le  mérite  des 
personnes  qui  composent  le  cercle  :  ils  font  taire 
celui  qui  commence  à  conter  une  nouvelle,  pour 
la  dire  de  leur  façon,  qui  est  la  meilleure;  ils  la 
tiennent  de  Zamet,  de  Ruccelaï ,  ou  de  Con- 
chini  %  qu'ils  ne  connaissent  point,  à  qui  ils  n'ont 

'  Sans  dire  monsieur.  (  La  Bruyère.  )  —  La  Bruyère  trans- 


DE  LA  SOCIÉTÉ  ET  DE  ÏA  CONVERSATION. 


269 


jamais  parlé,  et  qu'ils  traiteraient  de  monsei- 
gneur s'ils  leur  parlaient  ;  ils  s'approchent  quel- 
quefois de  l'oreille  du  plus  qualifié  de  l'assem- 
blée pour  le  gratifier  d'une  circonstance  que 
personne  ne  sait,  et  dont  ils  ne  veulent  pas  que 
les  autres  soient  instruits  ;  ils  suppriment  quel- 
ques noms  pour  déguiser  l'histoire  qu'ils  racon- 
tent ,  et  pour  détourner  les  applications  :  vous 
les  priez,  vous  les  pressez  inutilement,  il  y  a  des 
choses  qu'ils  ne  diront  pas  ;  il  y  a  des  gens  qu'ils 
ne  sauraient  nommer,  leur  parole  y  est  engagée; 
c'est  le  dernier  secret ,  c'est  un  mystère ,  outre 
que  vous  leur  demandez  l'impossible;  car,  sur  ce 
que  vous  voulez  apprendre  d'eux,  ils  ignorent  le 
fait  et  les  personnes. 

Arrias  a  tout  lu,  a  tout  vu  ;  il  veut  le  persuader 
ainsi  :  c'est  un  homme  universel ,  et  il  se  donne 
pour  tel  ;  il  aime  mieux  mentir  que  de  se  taire , 
ou  de  paraître  ignorer  quelque  chose.  On  parle 
à  la  table  d'un  grand  d'une  cour  du  Nord  ;  il 
prend  la  parole,  et  l'ôte  à  ceux  qui  allaient  dire 
ce  qu'ils  en  savent  :  il  s'oriente  dans  cette  région 
lointaine  comme  s'il  en  était  originaire  ;  il  dis- 
court des  mœurs  de  cette  cour ,  des  femmes  du 
pays ,  de  ses  lois  et  de  ses  coutumes  ;  il  récite  des 
historiettes  qui  y  sont  arrivées;  il  les  trouve  plai- 
santes, et  il  en  rit  le  premier  jusqu'à  éclater.  Quel- 
qu'un se  hasarde  de  le  contredire,  et  lui  prouve 
nettement  qu'il  dit  des  choses  qui  ne  sont  pas 
vraies  ;  Arrias  ne  se  trouble  point ,  prend  feu  au 
contraire  contre  l'interrupteur.  Je  n'avance,  lui 
dit-il ,  je  ne  raconte  rien  que  je  ne  sache  d'ori- 
ginal; je  l'ai  appris  de  Sethon,  ambassadeur  de 
France  dans  cette  cour,  revenu  à  Paris  depuis 
quelques  jours,  que  je  connais  familièrement,  que 
j'ai  fort  interrogé,  et  qui  ne  m'a  caché  aucune 
circonstance.  Il  reprenait  lefil  de  sa  narration  avec 
plus  de  confiance  qu'il  ne  l'avait  commencée, 
lorsque  l'un  des  conviés  lui  dit  :  C'est  Sethon  à 
qui  vous  parlez,  lui-même,  et  qui  arrive  fraîche- 
ment de  son  ambassade. 

Il  y  a  un  parti  à  prendre  dans  les  entretiens 
entre  une  certaine  paresse  qu'on  a  de  parler,  ou 
quelquefois  un  esprit  abstrait ,  qui ,  nous  jetant 
loin  du  sujet  de  la  conversation ,  nous  fait  faire 
ou  de  mauvaises  demandes  ou  de  sottes  réponses; 
et  une  attention  importune  qu'on  a  au  moindre 
mot  qui  échappe  pour  le  relever,  badiner  autour, 
y  trouver  un  mystère  que  les  autres  n'y  voient 


porte  ici  la  scène  sous  le  règne  de  Henri  IV.  Zamet,  Ruccelaï 
et  Concliini  étaient  trois  Italiens  amenés  en  France  par  la 
reine  Marie  de  Médicis,  et  comblés  de  ses  laveurs.  On  sait 
l'horrible  fin  du  dernier,  qui  était  deveno  le  maréchal  d'Ancre. 


pas,  y  chercher  de  la  finesse  et  de  la  subtilité , 
seulement  pour  avoir  occasion  d'y  placer  la 
sienne. 

Être  infatué  de  soi,  et  s'être  fortement  persuadé 
qu'on  a  beaucoup  d'esprit,  est  un  accident  qui 
n'arrive  guère  qu'à  celui  qui  n'en  a  point ,  ou 
qui  en  a  peu  :  malheur  pour  lors  à  qui  est  exposé 
à  l'entretien  d'un  tel  personnage  1  Combien  de 
jolies  phrases  lui  faudra-t-il  essuyer  I  combien 
de  ces  mots  aventuriers  qui  paraissent  subite- 
ment, durent  un  temps,  et  que  bientôt  on  ne  re- 
voit plus!  S'il  conte  une  nouvelle,  c'est  moins 
pour  l'apprendre  à  ceux  qui  l'écoutent  que  pour 
avoir  le  mérite  de  la  dire,  et  de  la  dire  bien  ;  elle 
devient  un  roman  entre  ses  mains  ;  il  fait  penser 
les  gens  à  sa  manière,  leur  met  en  la  bouche  ses 
petites  façons  de  parler,  et  les  fait  toujours  par- 
ler longtemps;  il  tombe  ensuite  en  des  paren- 
thèses qui  peuvent  passer  pour  des  épisodes, 
mais  qui  font  oublier  le  gros  de  l'histoire,  et  à 
lui  qui  vous  parle,  et  à  vous  qui  le  supportez  :  que 
serait-ce  de  vous  et  de  lui,  si  quelqu'un  ne  sur- 
venait heureusement  pour  déranger  le  cercle  et 
faire  oublier  la  narration? 

J'entends  Théodecte  de  l'antichambre  ;  il  gros- 
sit sa  voix  à  mesure  qu'il  s'approche  :  le  voilà  en- 
trée; il  rit,  il  crie,  il  éclate;  on  bouche  ses 
oreilles  ;  c'est  un  tonnerre  :  il  n'est  pas  moins  re- 
doutable par  les  choses  qu'il  dit  que  par  le  ton 
dont  il  parle;  il  ne  s'apaise  et  il  ne  revient  de  ce 
grand  fracas  que  pour  bredouiller  des  vanités  et 
des  sottises;  il  a  si  peu  d'égard  au  temps ,  aux 
personnes,  aux  bienséances,  que  chacun  a  son 
fait  sans  qu'il  ait  eu  intention  de  le  lui  donner  ;  il 
n'est  pas  encore  assis,  qu'il  a,  à  son  insu,  déso- 
bligé toute  l'assemblée.  A-t-on  servi,  il  se  met 
le  premier  à  table,  et  dans  la  première  place  ;  les 
femmes  sont  à  sa  droite  et  à  sa  gauche  :  il  mange, 
il  boit ,  il  conte ,  il  plaisante,  il  interrompt  tout 
à  la  fois  ;  il  n'a  nul  discernement  des  personnes,  ni 
du  maître ,  ni  des  conviés  ;  il  abuse  de  la  folle 
déférence  qu'on  a  pour  lui.  Est-ce  lui,  est-ce  Eu- 
tidème  qui  donne  le  repas?  il  rappelle  à  soi  toute 
l'autorité  de  la  table  ;  et  il  y  a  un  moindre  in- 
convénient à  la  lui  laisser  entière  qu'à  la  lui  dis- 
puter :  le  vin  et  les  viandes  n'ajoutent  rien  à  son 
caractère.  Si  l'on  joue ,  il  gagne  au  jeu  ;  il  veut 
railler  celui  qui  perd,  et  il  l'offense  :  les  rieurs 
sont  pour  lui  ;  il  n'y  a  sorte  de  fatuités  qu'on  ne 
lui  passe.  Je  cède  enfin,  et  je  disparais,  incapa- 
ble de  souffrir  plus  longtemps  Théodecte  et  ceux 
qui  le  souffrent. 

Troïle  est  utile  à  ceux  qui  ont  trop  de  bien  ; 


270 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE, 


il  leur  ôte  l'embarras  du  superflu  ;  il  leur  sauve  la 
peine  d'amasser  de  l'argent ,  de  faire  des  contrats, 
de  fermer  des  coffres,  déporter  des  clefs  sur  soi, 
et  de  craindre  un  vol  domestique;  il  les  aide  dans 
leurs  plaisirs ,  et  il  devient  capable  ensuite  de  les 
servir  dans  leurs  passions  :  bientôt  11  les  règle  et 
les  maîtrise  dans  leur  conduite.  11  est  l'oracle 
d'une  maison,  celui  dont  on  attend,  que  dis -je? 
dont  on  prévient,  dont  on  devine  les  décisions; 
il  dit  de  cet  esclave  :  Il  faut  le  punir,  et  on  le 
fouette;  et  de  cet  autre  :  Il  faut  l'affranchir,  et  on 
l'affranchit.  L'on  voit  qu'un  parasite  ne  le  fait 
pas  rire  ;  il  peut  lui  déplaire,  il  est  congédié  :  le 
maître  est  heureux  si  Troile  lui  laisse  sa  femme 
et  ses  enfants.  Si  celui-ci  est  à  table,  et  qu'il  pro- 
nonce d'un  mets  qu'il  est  friand ,  le  maître  et  les 
conviés,  qui  en  mangeaient  sans  réflexion,  le 
trouvent  friand ,  et  ne  s'en  peuvent  rassasier;  s'il 
dit  au  contraire  d'un  autre  mets  qu'il  est  insi- 
pide, ceux  qui  commençaient  à  le  goûter  n'osant 
avaler  le  morceau  qu'ils  ont  à  la  bouche ,  ils  le 
jettent  à  terre:  tous  ont  les  yeux  sur  lui,  ob- 
servent son  maintien  et  son  visage  avant  de  pro- 
noncer sur  le  vin  ou  sur  les  viandes  qui  sont 
servies*  Ne  le  cherchez  pas  ailleurs  que  dans  la 
maison  de  ce  riche  qu'il  gouverne;  c'est  là  qu'il 
mange,  qu'il  dort,  et  qu'il  fait  digestion,  qu'il 
querelle  son  valet,  qu'il  reçoit  ses  ouvriers,  et 
qu'il  remet  ses  créanciers  :  il  régente ,  il  domine 
dans  une  salle;  il  y  reçoit  la  cour ,  et  les  homma- 
ges de  ceux  qui,  plus  fins  que  les  autres ,  ne  veu- 
lent aller  au  maître  que  par  Troïle.  Si  l'on  entre 
par  malheur  sans  avoir  une  physionomie  qui  lui 
agrée,  il  ride  son  front  et  il  détourne  sa  vue;  si 
on  l'aborde ,  il  ne  se  lève  pas;  si  l'on  s'assied  au- 
près de  lui ,  il  s'éloigne;  si  on  lui  parle,  il  ne  ré- 
pond point  ;  si  l'on  continue  de  parler,  il  passe 
dans  une  autre  chambre;  si  on  le  suit,  il  gagne 
l'escalier  :  il  franchirait  tous  les  étages ,  ou  il  se 
lancerait  par  une  fenêtre,  plutôt  que  de  se  laisser 
joindre  par  quelqu'un  qui  a  un  visage  ou  un  son 
de  voix  qu'il  désapprouve  ;  l'un  et  l'autre  sont 
agréables  en  Troïle,  et  il  s'en  est  servi  heureuse- 
ment pour  s'insinuer  ou  pour  conquérir.  Tout 
devient,  avec  le  temps,  au-dessous  de  ses  soins, 
comme  il  est  au-dessus  de  vouloir  se  soutenir  ou 
continuer  de  plaire  par  le  moindre  des  talents 
qui  ont  commencé  à  le  faire  valoir.  C'est  beau- 
coup qu'il  sorte  quelquefois  de  ses  méditations  et 
de  sa  taciturnité  pour  contredire ,  et  que  même 
pour  critiquer  il  daigne  une  fois  le  jour  avoir  de 
l'esprit  :  bien  loin  d'attendre  de  lui  qu'il  défère 
îi  vos  sentiments,  qu'il  soit  complaisant,  qu'il 


vous  loue,  vous  n'êtes  pas  sûr  qu'il  aime  toujours 
votre  approbation ,  ou  qu'il  souffre  votre  com- 
plaisance. 

Il  faut  laisser  parler  cet  inconnu  que  le  hasard 
a  placé  auprès  de  vous  dans  une  voiture  pul)U- 
que ,  à  une  fête ,  ou  à  un  spectacle  ;  et  il  ne  vous 
coûtera  bientôt,  pour  le  connaître,  que  de  l'avoir 
écouté  :  vous  saurez  son  nom ,  sa  demeure ,  son 
pays,  l'état  de  son  bien ,  son  emploi,  celui  de  son 
père,  la  famille  dont  est  sa  mère,  sa  parenté,  ses 
alliances,  les  armes  de  sa  maison;  vous  compren- 
drez qu'il  est  noble,  qu'il  a  un  château,  de  beaux 
meubles ,  des  valets ,  et  un  carrosse. 

Il  y  a  des  gens  qui  parlent  un  moment  avant 
que  d'avoir  pensé;  il  y  en  a  d'autres  qui  ont  une 
fade  attention  à  ce  qu'ils  disent,  et  avec  qui  l'on 
souffre  dans  la  conversation  de  tout  le  travail  de 
leur  esprit  ;  ils  sont  comme  pétris  de  phrases  et 
de  petits  tours  d'expression ,  concertés  dans  leur 
geste  et  dans  tout  leur  maintien;  ils  sont  puristes* 
et  ne  hasardent  pas  le  moindre  mot,  qpiandil  de- 
vrait faire  le  plus  bel  effet  du  monde  :  rien  d'heu- 
reux ne  leur  échappe  ;  rien  ne  coule  de  source  et 
avec  liberté  :  ils  parlent  proprement  et  ennuyeu- 
sement. 

L'esprit  de  la  conversation  consiste  bien  moins 
à  en  montrer  beaucoup  qu'à  en  faire  trouver  aux 
autres  :  celui  qui  sort  de  votre  entretien  content 
de  soi  et  de  son  esprit ,  l'est  de  vous  parfaitement. 
Les  hommes  n'aiment  point  à  vous  admirer  ;  ils 
veulent  plaire  :  ils  cherchent  moins  à  être  instruits, 
et  même  réjouis ,  qu'à  être  goûtés  et  applaudis  ;  et 
le  plaisir  le  plus  délicat  est  défaire  celui  d'autrui. 
Il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  trop  d'imagination 
dans  nos  conversations  ni  dans  nos  écrits  ;  elle  ne 
produit  souvent  que  des  idées  vaines  et  puériles , 
qui  ne  servent  point  à  perfectionner  le  goût,  et  à 
nous  rendre  meilleurs  :  nos  pensées  doivent  être 
prises  dans  le  bon  sens  et  la  droite  raison,  et  doi- 
vent être  un  effet  de  notre  jugement. 

C'est  une  grande  misère  que  de  n'avoir  pas 
assez  d'esprit  pour  bien  parler,  ni  assez  de  ju- 
gement pour  se  taire.  Voilà  le  principe  de  toute 
impertinence. 

Dire  d'une  chose  modestement,  ou  qu'elle  est 
bonne ,  ou  qu'elle  est  mauvaise ,  et  les  raisons 
pourquoi  elle  est  telle,  demande  du  bon  sens  et 
de  l'expression;  c'est  une  affaire.  Il  est  plus  court 
de  prononcer  d'un  ton  décisif,  et  qui  emporte  la 
preuve  de  ce  qu'on  avance,  ou  qu'elle  est  exécra- 
ble, ou  qu'elle  est  miraculeuse. 

ï  Gens  qiii  affectent  une  grande  pureté  de  langage.  (iN«U:  de 
la  Bruyère). 


DE  Là  SOCIETE  ET  DE  LA  CONVERSATION. 


27 


Hien  n'est  moins  selon  Dieu  et  selon  le  monde 
que  d'appuyer  tout  ce  que  l'on  dit  dans  la  conver- 
sation ,  jusqu'aux  choses  les  plus  indifférentes , 
par  de  longs  et  de  fastidieux  serments.  Un  hon- 
nête homme  qui  dit  oui  et  non  mérite  d'être  cru  : 
son  caractère  jure  pour  lui ,  donne  créance  à  ses 
paroles ,  et  lui  attire  toute  sorte  de  confiance. 

Celui  qui  dit  incessamment  qu'il  a  de  l'honneur 
et  de  la  probité ,  qu'il  ne  nuit  à  personne,  qu'il 
consent  que  le  mal  qu'il  fait  aux  autres  lui  arrive, 
et  qui  jure  pour  le  faire  croire ,  ne  sait  pas  même 
contrefaire  l'homme  de  bien. 

Un  homme  de  bien  ne  saurait  empêcher,  par 
toute  sa  modestie ,  qu'on  ne  dise  de  lui  ce  qu'un 
malhonnête  homme  sait  dire  de  soi. 

Cléon  parle  peu  obligeamment  ou  peu  juste, 
c'est  l'un  ou  l'autre  ;  mais  il  ajoute  qu'il  est  fait 
ainsi ,  et  qu'il  dit  ce  qu'il  pense. 

Il  y  a  parler  bien ,  parler  aisément ,  parler 
juste,  parler  à  propos  :  c'est  pécher  contre  ce  der- 
nier genre  que  de  s'étendre  sur  mi  repas  magni- 
fique que  l'on  vient  de  faire, devant  des  gens  qui 
sont  réduits  à  épargner  leur  pain  ;  de  dire  mer- 
veilles de  sa  santé  devant  des  infirmes  ;  d'entre- 
tenir de  ses  richesses ,  de  ses  revenus  et  de  ses 
ameublements,  un  homme  qui  n'a  ni  rentes  ni 
domicile  ;  en  un  mot ,  de  parler  de  son  bonheur 
devant  des  misérables.  Cette  conversation  est 
trop  forte  pour  eux;  et  la  comparaison  qu'ils  font 
alors  de  leur  état  au  vôtre  est  odieuse. 

Pour  vous,  dit  Eutiphron ,  vous  êtes  riche,  ou 
vous  devez  l'être:  dix  mille  livres  de  rente,  et 
en  fonds  de  terre,  cela  est  beau,  cela  est  doux, 
et  l'on  est  heureux  à  moins;  pendant  que  lui ,  qui 
parle  ainsi,  a  cinquante  mille  livres  de  revenu,  et 
qu'il  croit  n'avoir  que  la  moitié  de  ce  qu'il  mérite  : 
il  vous  taxe,  il  vous  apprécie,  il  fixe  votre  dé- 
pense ;  et  s'il  vous  jugeait  digne  d'une  meilleure 
fortune,  et  de  celle  même  où  il  aspire,  il  ne  man- 
querait pas  de  vous  la  souhaiter.  Il  n'est  pas  le 
seul  qui  fasse  de  si  mauvaises  estimations  ou  des 
comparaisons  si  désobligeantes;  le  monde  est 
plein  d'Eutiphrons. 

Quelqu'un,  suivant  la  pente  de  la  coutume  qui 
veut  qu'on  loue,  et  par  l'habitude  qu'il  a  à  la  flat- 
terie et  à  l'exagération ,  congratule  Théodème 
sur  un  discours  qu'il  n'a  point  entendu ,  et  dont 
personne  n'a  pu  encore  lui  rendre  compte;  il  ne 
laisse  pas  de  lui  parler  de  son  génie,  de  son  geste , 
et  surtout  de  la  fidélité  de  sa  mémoire  :  et  il  est 
vrai  que  Théodème  est  demeuré  court. 

L'on  voit  des  gens  brusques,  inquiets,  suffi- 
sants ^  qui,  bien  qu'oisifs,  et  sans  aucune  affaire 


qui  les  appelle  ailleurs ,  vous  expédient,  pour  ainsi 
dire,  en  peu  de  paroles,  et  ne  songent  qu'à  se 
dégager  de  vous  :  on  leur  parle  encore,  qu'ils  sont 
partis,  et  ont  disparu.  Ils  ne  sont  pas  moins  im- 
pertinents que  ceux  qui  vous  arrêtent  seulement 
pour  vous  ennuyer;  ils  sont  peut-être  moins  in- 
commodes. 

Parler  et  offenser  pour  de  certaines  gens  est 
précisément  la  même  chose  :  ils  sont  piquants  et 
amers  ;  leur  style  est  mêlé  de  fiel  et  d'absinthe  ; 
la  raillerie,  l'injure,  l'insulte,  leur  découlent  des 
lèvres  comme  leur  salive.  Il  leur  serait  utile  d'ê- 
tre nés  muets  ou  stupides.  Ce  qu'ils  ont  de  viva- 
cité et  d'esprit  leur  nuit  davantage  que  ne  fait  à 
quelques  autres  leur  sottise.  Ils  ne  se  contentent 
pas  toujours  de  répliquer  avec  aigreur,  ils  atta- 
quent souvent  avec  insolence  :  ils  frappent  sur 
tout  ce  qui  se  trouve  sous  leur  langue,  sur  les 
présents,  sur  les  absents  ;  ils  heurtent  de  front  et 
de  côté,  comme  des  béliers  :  demande-t-on  à  des 
béliers  qu'ils  n'aient  pas  de  cornes?  de  même 
n'espère-t-on  pas  de  réformer  par  cette  peinture 
des  naturels  si  durs,  si  farouches,  si  indociles?  Ce 
que  l'on  peut  faire  de  mieux,  d'aussi  loin  qu'on 
les  découvre ,  est  de  les  fuir  de  toute  sa  force ,  et 
sans  regarder  derrière  soi. 

Il  y  a  des  gens  d'une  certaine  étoffe  ou  d'un 
certain  caractère  avec  qui  il  ne  faut  jamais  se 
commettre,  de  qui  l'on  ne  doit  se  plaindre  que  le 
moins  qu'il  est  possible,  et  contre  qui  il  n'est  pas 
même  permis  d'avoir  raison. 

Entre  deux  personnes  qui  ont  eu  ensemble  une 
violente  querelle,  dont  l'un  a  raison  et  l'autre  ne 
l'a  pas,  ce  que  la  plupart  de  ceux  qui  y  ont  as- 
sisté ne  manquent  jamais  de  faire,  ou  pour  se  dis* 
penser  de  juger,  ou  par  un  tempérament  qui  m'a 
toujours  paru  hors  de  sa  place ,  c'est  de  condam- 
ner tous  les  deux  :  leçon  importante, motif  pres- 
sant et  indispensable  de  fuir  à  l'orient  quand  le 
fat  est  à  l'occident,  pour  éviter  de  partager  avec 
lui  le  même  tort. 

Je  n'aime  pas  un  homme  que  je  ne  puis  abor- 
der le  premier,  ni  saluer  avant  qu'il  me  salue, 
sans  m'avilir  à  ses  yeux,  et  sans  tremper  dans  la 
bonne  opinion  qu'il  a  de  lui-même.  Montagne 
dirait'  :  «  Je  veux  avoir  mes  coudées  franches, 
«  et  être  courtois  et  affable  à  mon  point,  sans  re- 
«  mords  ni  conséquence.  Je  ne  puis  du  tout  estri- 
«  ver  contre  mon  penchant,  et  aller  au  rebours 
«  de  mon  naturel,  qui  m'emmène  vers  celui  que 
«je  trouve  à  ma  rencontre.  Quand  il  m'est  égal, 

'  Imité  de  Montiq^ne.  (  La  Bruyère). 


272 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE, 


«et  qu'il  ne  m'est  point  ennemi,  j'anticipe  son 
«  bon  accueil  ;  je  le  questionne  sur  sa  disposition 

•  et  santé  ;  je  lui  fais  offre  de  mes  offices  sans 
«  tant  marchander  sur  le  plus  ou  sur  le  moins, 
«  ne  être,  comme  disent  aucuns,  sur  le  qui-vive. 
«  Celui-là  me  déplaît  qui ,  par  la  connaissance 
«  que  j'ai  de  ces  coutumes  et  façons  d'agir,  me 
«  tire  de  cette  liberté  et  franchise  :  comment  me 
«  ressouvenir  tout  à  propos,  et  d'aussi  loin  que  je 
«  vois  cet  homme ,  d'emprunter  une  contenance 
«  grave  et  importante,  et  qui  l'avertisse  que  je 
«t  crois  le  valoir  bien  et  au-delà  ;  pour  cela  de  me 
«  ramentevoir  de  mes  bonnes  qualités  et  condi- 
«  tions,  et  des  siennes  mauvaises,  puis  en  faire  la 
«  comparaison?  C'est  trop  de  travail  pour  moi, 

*  et  ne  suis  du  tout  capable  de  si  roide  et  si 
«subite  attention;  et,  quand  bien  même  elle 
«  m'aurait  succédé  une  première  fois,  je  ne  lais- 
«  serais  de  fléchir  et  me  démentir  à  une  seconde 
«  tâche  :  je  ne  puis  me  forcer  et  contraindre 
«  pour  quelconque  à  être  fier.  » 

Avec  de  la  vertu,  de  la  capacité,  et  une  bonne 
conduite ,  l'on  peut  être  insupportable.  Les  ma- 
nières, que  l'on  néglige  comme  de  petites  choses, 
sont  souvent  ce  qui  fait  que  les  hommes  déci- 
dent de  vous  en  bien  ou  en  mal  ;  une  légère  at- 
tention à  les  avoir  douces  et  polies  prévient  leurs 
mauvais  jugements.  Il  ne  faut  presque  rien  pour 
être  cru  lier,  incivil,  méprisant,  désobligeant  ;  il 
faut  encore  moinspour  être  estimé  tout  le  contraire. 

La  politesse  n'inspire  pas  toujours  la  bonté , 
l'équité ,  la  complaisance ,  la  gratitude  ;  elle  en 
donne  du  moins  les  apparences ,  et  fait  paraître 
l'homme  au  dehors  comme  il  devrait  être  inté- 
rieurement. 

L'on  peut  définir  l'esprit  de  politesse  ;  l'on  ne 
peut  en  fixer  la  pratique  :  elle  suit  l'usage  et  les 
coutumes  reçues;  elle  est  attachée  aux  temps, 
aux  lieux,  aux  personnes,  et  n'est  point  la  même 
dans  les  deux  sexes ,  ni  dans  les  différentes  con- 
ditions: l'esprit  tout  seul  ne  la  fait  pas  deviner;  il 
fait  qu'on  la  suit  par  imitation,  et  que  l'on  s'y 
perfectionne.  Il  y  a  des  tempéraments  qui  ne 
sont  susceptibles  que  de  la  politesse,  et  il  y  en  a 
d'autres  qui  ne  servent  qu'aux  grands  talents, 
ou  à  une  vertu  solide.  Il  est  vrai  que  les  manières 
polies  donnent  cours  au  mérite ,  et  le  rendent 
agréable;  et  qu'il  faut  avoir  de  bien  éminentes 
qualités  pour  se  soutenir  sans  la  politesse. 

Il  me  semble  que  l'esprit  de  politesse  est  une 
certaine  attention  à  faire  que,  par  nos  paroles  et 
par  nos  manières,  les  autres  soient  contents  de 
nous  et  d'eux-mêmes. 


C'est  une  faute  contre  la  politesse  que  de  louer 
immodérément ,  en  présence  de  ceux  que  vous 
faites  chanter  ou  toucher  un  instrument,  quelque 
autre  personne  qui  a  ces  mêmes  talents  ;  comme 
devant  ceux  qui  vous  lisent  leurs  vers,  un  autre 
poète. 

Dans  les  repas  ou  les  fêtes  que  l'on  donne  aux 
autres ,  dans  les  présents  qu'on  leur  fait,  et  dans 
tous  les  plaisirs  qu'on  leur  procure,  il  y  a  faire 
bien  et  faire  selon  leur  goût  :  le  dernier  est  pré- 
férable. 

Il  y  aurait  une  espèce  de  férocité  à  rejeter  in- 
différemment toutes  sortes  de  louanges  :  l'on  doit 
être  sensible  à  celles  qui  nous  viennent  des  gens 
de  bien,  qui  louent  en  nous  sincèrement  des  cho- 
ses louables. 

Un  homme  d'esprit,  et  qui  est  né  fier,  ne  perd 
rien  de  sa  fierté  et  de  sa  roideur  pour  se  trouver 
pauvre  :  si  quelque  chose  au  contraire  doit  amol- 
lir son  humeur,  le  rendre  plus  doux  et  plus  so- 
ciable, c'est  un  peu  de  prospérité. 

Ne  pouvoir  supporter  tous  les  mauvais  carac- 
tères dont  le  monde  est  plein ,  n'est  pas  un  fort 
bon  caractère  :  il  faut,  dans  le  commerce,  des 
pièces  d'or  et  de  la  monnaie. 

Vivre  avec  des  gens  qui  sont  brouillés, et  dont 
il  faut  écouter  de  part  et  d'autre  les  plaintes  ré- 
ciproques, c'est,  pour  ainsi  dire,  ne  pas  sortir  de 
l'audience,  et  entendre  du  matin  au  soir  plaider 
et  parler  procès. 

L'on  sait  des  gens  qui  avaient  coulé  leurs  jours 
dans  une  union  étroite  :  leurs  biens  étaient  en 
commun  ;  ils  n'avaient  qu'une  même  demeure  ; 
ils  ne  se  perdaient  pas  de  vue.  Ils  se  sont  aperçus 
à  plus  de  quatre-vingts  ans  qu'ils  devaient  se 
quitter  l'un  l'autre ,  et  finir  leur  société;  ils  n'a- 
vaient plus  qu'un  jour  à  vivre,  et  ils  n'ont  osé 
entreprendre  de  le  passer  ensemble;  ils  se  sont  dé  - 
péchés  de  rompre  avant  que  de  mourir;  ils  n'a  - 
valent  de  fonds  pour  la  complaisance  que  jus- 
que-là. Ils  ont  trop  vécu  pour  le  bon  exemple  ; 
un  moment  plus  tôt  ils  mouraient  sociables,  et 
laissaient  après  eux  un  rare  modèle  de  la  persé- 
vérance dans  l'amitié. 

L  intérieur  des  familles  est  souvent  troublé  par 
les  défiances,  par  les  jalousies  et  par  l'antipathie, 
pendant  que  des  dehors  contents,  paisibles  et  en- 
joués nous  trompent,  et  nous  y  font  supposer  une 
paix  qui  n'y  est  point  :  il  y  en  a  peu  qui  gagnent 
à  être  approfondies.  Cette  visite  que  vous  rendez 
vient  de  suspendre  une  querelle  domestique  qui 
n'attend  que  votre  retraite  pour  recommencer. 
Dans  la  société,  c'est  la  raison  qui  plie  la  pre- 


DE  LA.  SOCIÉTÉ  ET  DE  LA  CONVERSATION. 


inière.  Les  plus  sages  sont  souvent  raenés  par  le 
plus  fou  et  le  plus  bizarre  :  l'on  étudie  son  faible, 
son  humeur,  ses  caprices  ;  l'on  s'y  accommode  : 
l'on  évite  de  le  heurter;  tout  le  monde  lui  cède  : 
la  moindre  sérénité  qui  paraît  sur  son  visage  lui 
attire  des  éloges  ;  on  lui  tient  compte  de  n'être 
pas  toujours  insupportable.  Il  est  craint,  ménagé, 
obéi,  quelquefois  aimé. 

Il  n'y  a  que  ceux  qui  ont  eu  de  vieux  collaté- 
raux, ou  qui  en  ont  encore,  et  dont  il  s'agit  d'hé- 
riter, qui  puissent  dire  ce  qu'il  en  coûte. 

Cléante  '  est  un  très-honnête  homme  ;  il  s'est 
choisi  une  femme  qui  est  la  meilleure  personne 
du  monde,  et  la  plus  raisonnable  :  chacun,  de  sa 
part,  fait  tout  le  plaisir  et  tout  l'agrément  des  so- 
ciétés où  il  se  trouve  ;  l'on  ne  peut  voir  ailleurs 
plus  de  probité,  plus  de  politesse  :  ils  se  quittent 
demain ,  et  l'acte  de  leur  séparation  est  tout 
dressé  chez  le  notaire.  Il  y  a,  sans  mentir,  de  cer- 
tains mérites  qui  ne  sont  point  faits  pour  être  en- 
semble, de  certaines  vertus  incompatibles. 

L'on  peut  compter  sûrement  sur  la  dot,  le 
douaire  et  les  conventions ,  mais  faiblement  sur 
les  nourritures;  elles  dépendent  d'une  union  fra- 
gile de  la  belle-mère  et  de  la  bru,  et  qui  périt  sou- 
vent dans  l'année  du  mariage. 

Un  beau-père  aime  son  gendre,  aime  sa  bru  *  ; 
une  belle-mère  aime  son  gendre,  n'aime  point  sa 
bru  :  tout  est  réciproque. 

Ce  qu'une  marâtre  aime  le  moins  de  tout  ce 
qui  est  au  monde,  ce  sont  les  enfants  de  son  mari  : 
plus  elle  est  folle  de  son  mari,  plus  elle  est 
marâtre. 

Les  marâtres  font  déserter  les  villes  et  les 
bourgades ,  et  ne  peuplent  pas  moins  la  terre  de 
mendiants,  de  vagabonds,  de  domestiques  et 
d'esclaves ,  que  la  pauvreté. 

G**  et  H**^  sont  voisins  de  campagne ,  et  leurs 

'  Ce  passage  en  rappelle  un  de  Plutarque,  que  nous  allons 
rapporter  ici  :  «  11  y  a  quelquefois  de  petites  hargnes  et  riottes 
«  souvent  répétées ,  procédantes  de  quelques  fâcheuses  condi- 
«  tions ,  ou  de  quelque  dissimilitude  ou  incompatibilité  de  na- 
«  ture,  qjpe  les  étrangers  ne  connoissent  pas,  lesquelles  par 
«  succession  de  temps  engendrent  de  si  grandes  aliénations  de 
«  volontés  entre  des  personnes ,  qu'elles  ne  peuvent  plus  vivre 
«  ni  habiter  ensemble.  »  (  Vie  de  Paulus  jïmilius ,  ch.  III  de 
la  version  d'Amyot.  ) 

2  Un  hcavrpère  aime  son  gendre ,  aime  sa  bru  :  telle  est  la 
leçon  de  toutes  les  éditions  publiées  par  l'auteur  ;  mais  il  a 
sans  doute  voulu  dire ,  un  beau-père  n'aime  point  son  gendre, 
aime  sa  bru.  Nous  nous  sommes  fait  une  loi  de  ne  pas  changer 
le  texte.  (Lef.) 

'  Ici ,  les  auteurs  de  clefs  donnent  des  noms  qui  se  rappor- 
tent aux  initiales  du  texte,  ce  qui  pourrait  faire  croire  qu'ils 
ont  rencontré  juste.  Voici  comme  ils  racontent  l'aventure  : 
«  Vedeau  de  Grammont,  conseiller  de  la  cour  en  la  seconde 
«»  des  enquêtes ,  eut  un  très-grand  procès  avec  M.  Hervé ,  doyen 
«  du  parlement,  au  sujet  d'une  bècho.  Ce  procès,  commencé 


terres  sont  contiguës  ;  ils  habitent  une  contrée 
déserte  et  solitaire  :  éloignés  des  villes  et  de  tout 
commerce,  il  semblait  que  la  fuite  d'une  entière 
solitude  ou  l'amour  de  la  société  eût  dû  les  assu- 
jettir à  une  liaison  réciproque  ;  il  est  cependant 
difficile  d'exprimer  la  bagatelle  qui  les  a  fait 
rompre,  qui  les  rend  implacables  l'un  pour  l'au- 
tre ,  et  qui  perpétuera  leurs  haines  dans  leurs 
descendants.  Jamais  des  parents,  et  même  des 
frères,  ne  se  sont  brouillés  pour  une  moindre 
chose. 

Je  suppose  qu'il  n'y  ait  que  deux  hommes  sur 
la  terre  qui  la  possèdent  seuls,  et  qui  la  parta- 
gent toute  entre  eux  deux  ;  je  suis  persuadé  qu'il 
leur  naîtra  bientôt  quelque  sujet  de  rupture , 
quand  ce  ne  serait  que  pour  les  hmites. 

Il  est  souvent  plus  court  et  plus  utile  de  cadrer 
aux  autres,  que  de  faire  que  les  autres  s'ajus- 
tent à  nous. 

J'approche  d'une  petite  ville ,  et  je  suis  déjà 
sur  une  hauteur  d'où  je  la  découvre.  Elle  est  si- 
tuée à  mi-côte  ;  une  rivière  baigne  ses  murs,  et 
coule  ensuite  dans  une  belle  prairie  :  elle  a  une 
forêt  épaisse  qui  la  couvre  des  vents  froids  et  d( 
l'aquilon.  Je  la  vois  dans  un  jour  si  favorable , 
que  je  compte  ses  tours  et  ses  clochers  :  elle  me 
paraît  peinte  sur  le  penchant  de  la  colline.  Je  me 
récrie ,  et  je  dis  :  Quel  plaisir  de  vivre  sous  un 
si  beau  ciel  et  dans  ce  séjour  si  délicieux  I  Je  des- 
cends dans  la  ville ,  où  je  n'ai  pas  couché  deux 
nuits,  que  je  ressemble  à  ceux  qui  l'habitent  : 
j'en  veux  sortir. 

Il  y  a  une  chose  qu'on  n'a  point  vue  sous  le 
ciel,  et  que  selon  toutes  les  apparences  on  ne 
verra  jamais  :  c'est  une  petite  ville  qui  n'est  di- 
visée en  aucuns  partis;  où  les  familles  sont 
unies,  et  où  les  cousins  se  voient  avec  confiance; 
où  un  mariage  n'engendre  point  une  guerre  ci- 
vile ;  où  la  querelle  des  rangs  ne  se  réveille  pas 
à  tous  moments  par  l'offrande,  l'encens  et  le 
pain  bénit ,  par  les  processions  et  par  les  obsè- 
ques ;  d'où  l'on  a  banni  les  caquets,  le  mensonge 
et  la  médisance  ;  où  l'on  voit  parler  ensemble  le 
bailli  et  le  président ,  les  élus  et  les  assesseurs  ; 
où  le  doyen  vit  bien  avec  ses  chanoines ,  où  les 
chanoines  ne  dédaignent  pas  les  chapelains ,  et 
où  ceux-ci  souffrent  les  chantres. 

Les  provinciaux  et  les  sots  sont  toujours  prêts 

«  pour  une  bagatelle ,  donna  lieu  à  une  inscription  en  faux  de 
«  titre  de  noblesse  dudit  Vedeau,  et  cette  affaire  alla  si  loin, 
«  qu'il  fut  dégradé  publiquement,  sa  robe  déchirée  sur  lui; 
«  outre  cela ,  cond<anné  ii  un  bannissement  perpétuel ,  depuis 
«  converti  en  une  prispn  k  Plerre-Encise  :  ce  qui  le  ruina  ab 
«  solument.  11  avait  épousé  la  fille  de  M.  Genou,  conseiller  en 
«  la  graud'clianibre.  » 

18 


274 

à  se  fâcher,  et  à  croire  qu'on  se  moque  d'eux,  ou 
qu'on  les  méprise  :  il  ne  faut  jamais  hasarder  la 
plaisanterie,  même  la  plus  douce  et  la  plus  per- 
mise, qu'avec  des  gens  polis  ou  qui  ont  de  l'esprit. 

On  ne  prime  point  avec  les  grands ,  ils  se  dé- 
fendent par  leur  grandeur  ;  ni  avec  les  petits, 
ils  vous  repoussent  par  le  qui-mve? 

Tout  ce  qui  est  mérite  se  sent ,  se  discerne , 
se  devine  réciproquement  :  si  l'on  voulait  être 
estimé,  il  faudrait  vivre  avec  des  personnes  esti- 
mables. 

Celui  qui  est  d'une  éminence  au-dessus  des 
autres  qui  le  met  à  couvert  de  la  répartie,  ne 
doit  jamais  faire  une  raillerie  piquante. 

11  y  a  de  petits  défauts  que  l'on  abandonne 
volontiers  à  la  censure,  et  dont  nous  ne  haïssons 
pas  à  être  raillés  ;  ce  sont  de  pareils  défauts  que 
nous  devons  choisir  pour  railler  les  autres. 

Rire  des  gens  d'esprit,  c'est  le  privilège  des  sots  : 
ils  sont  dans  le  monde  ce  que  les  fous  sont  à  la 
cour,  je  veux  dire  sans  conséquence. 

La  moquerie  est  souvent  indigence  d'esprit. 

Vous  le  croyez  votre  dupe  :  s'il  feint  de  l'être, 
qui  est  plus  dupe  de  lui  ou  de  vous  ? 

Si  vous  observez  avec  soin  qui  sont  les  gens 
qui  ne  peuvent  louer,  qui  blâment  toujours ,  qui 
ne  sont  contents  de  personne,  vous  reconnaî- 
trez que  ce  sont  ceux  mêmes  dont  personne  n'est 
content. 

Le  dédain  et  le  rengorgement  dans  la  société 
attire  précisément  le  contraire  de  ce  que  l'on 
cherche ,  si  c'est  à  se  faire  estimer. 

Le  plaisir  de  la  société  entre  les  amis  se  cul- 
tive par  une  ressemblance  de  goût  sur  ce  qui 
regarde  les  mœurs ,  et  par  quelque  différence 
d'opinions  sur  les  sciences  :  par  là ,  ou  l'on  s'af- 
fermit dans  ses  sentiments ,  ou  l'on  s'exerce  et 
l'on  s'instruit  par  la  dispute. 

L'on  ne  peut  aller  loin  dans  l'amitié ,  si  l'on 
n'est  pas  disposé  à  se  pardonner  les  uns  aux 
autres  les  petits  défauts. 

Combien  de  belles  et  inutiles  raisons  à  étaler 
à  celui  qui  est  dans  une  grande  adversité ,  pour 
essayer  de  le  rendre  tranquille!  Les  choses  de 
dehors,  qu'on  appelle  les  événements,  sont  quel- 
quefois plus  fortes  que  la  raison  et  que  la  nature. 
Mangez ,  dormez ,  ne  vous  laissez  point  mourir 
de  chagrin,  songez  à  vivre  :  harangues  froides, 
et  qui  réduisent  à  l'impossible.  Ètes-vous  raison- 
nable de  vous  tant  inquiéter?  n'est-ce  pas  dire  : 
Etes- vous  fou  d'être  malheureux? 

Le  conseil ,  si  nécessaire  pour  les  affaires ,  est 
quelquefois ,  dans  la  société ,  nuisible  à  qui  le 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


donne,  et  inutile  à  celui  à  qui  il  est  donné  :  sur 
les  mœurs,  vous  faites  remarquer  des  défauts  ou 
que  l'on  n'avoue  pas ,  ou  que  l'on  estime  des  ver- 
tus ;  sur  les  ouvrages ,  vous  rayez  les  endroits 
qui  paraissent  admirables  à  leur  auteur,  où  il  se 
complaît  davantage ,  où  il  croît  s'être  surpassé 
lui-même.  Vous  perdez  ainsi  la  confiance  de  vos 
amis,  sans  les  avoir  rendus  ni  meilleurs  ni  plus 
habiles. 

L'on  a  vu ,  il  n'y  a  pas  longtemps ,  un  cercle 
de  personnes  •  des  deux  sexes ,  liées  ensemble  par 
la  convei-sation  et  par  un  commerce  d'esprit  :  ils 
laissaient  au  vulgaire  l'art  de  parler  d'une  ma- 
nière intelligible;  une  chose  dite  entre  eux  peu 
clairement  en  entraînait  une  autre  encore  plus 
obscure,  sur  laquelle  on  enchérissait  par  de 
vraies  énigmes,  toujours  suivies  de  longs  ap- 
plaudissements, par  tout  ce  qu'ils  appelaient 
délicatesse,  sentiments,  tour  et  finesse  d'expres- 
sion ;  ils  étaient  enfin  parvenus  à  n'être  plus  en- 
tendus ,  et  à  ne  s'entendre  pas  eux-mêmes.  Il  ne 
fallait,  pour  fournir  à  ces  entretiens,  ni  bon 
sens,  ni  jugement,  ni  mémoire,  ni  la  moindre 
capacité;  il  fallait  de  l'esprit,  non  pas  du  meil- 
leur ,  mais  de  celui  qui  est  faux ,  et  où  l'imagi- 
nation a  trop  de  part. 

Je  le  sais,  Thêobalde,  vous  êtes  viefili;  mais 
voudriez-vous  que  je  crusse  que  vous  êtes  baissé, 
que  vous  n'êtes  plus  poëte  ni  bel  esprit ,  que  vous 
êtes  présentement  aussi  mauvais  juge  de  tout 
genre  d'ouvrage  que  méchant  auteur ,  que  vous 
n'avez  plus  rien  de  naïf  et  de  délicat  dans  la 
conversation  ?  Votre  air  libre  et  présomptueux 
me  rassure ,  et  me  persuade  tout  le  contraire. 
Vous  êtes  donc  aujourd'hui  tout  ce  que  vous  fûtes 
jamais,  et  peut-être  meilleur;  car,  si  à  votre  âge 
vous  êtes  si  vif  et  si  impétueux,  quel  nom ,  Théo- 
balde,  fallait-il  vous  donner  dans  votre  jeunesse, 
et  lorsque  vous  étiez  la  coqueluche  ou  l'entête- 
ment de  certaines  femmes  qui  ne  juraient  que 
par  vous  et  sur  votre  parole ,  qui  disaient  :  Cela 
est  délicieux;  qu'a-t-il  dit? 

L'on  parle  impétueusement  dans  les  entre- 
tiens, souvent  par  vanité  ou  par  humeur,  rare- 
ment avec  assez  d'attention  :  tout  occupé  du 
désir  de  répondre  à  ce  qu'on  n'écoute  point ,  l'on 
suit  ses  idées,  et  on  les  explique  sans  le  moindre 
égard  pour  les  raisonnements  d'autrui  ;  l'on  est 
bien  éloigné  de  trouver  ensemble  la  vérité ,  l'on 
n'est  pas  encore  convenu  de  celle  que  l'on  cher- 
che. Qui  pourrait  écouter  ces  sortes  de  couver- 

*  Les  précieuses  et  leurs  alcovtstes. 


DE  LA  SOCIÉTÉ  ET  DE  lA  CONVERSATION. 


275 


sations ,  et  les  écrire,  ferait  voir  quelquefois  de 
bonnes  choses  qui  n'ont  nulle  suite. 

Il  a  régné  pendant  quelque  temp^  une  sorte 
de  conversation  fade  et  puérile,  qui  roulait  toute 
sur  des  questions  frivoles  qui  avaient  relation  au 
cœur,  et  à  ce  qu'on  appelle  passion  ou  tendresse. 
La  lecture  de  quelques  romans  les  avait  intro- 
duites parmi  les  plus  honnêtes  gens  de  la  ville  et 
de  la  cour  ;  ils  s'en  sont  défaits ,  et  la  bourgeoi- 
sie les  a  reçues  avec  les  pointes  et  les  équi- 
voques. 

Quelques  fenames  de  la  ville  ont  la  délicatesse 
de  ne  pas  savoir  ou  de  n'oser  dire  le  nom  des 
rues,  des  places,  et  de  quelques  endroits  publics 
qu'elles  ne  croient  pas  assez  nobles  pour  être 
connus.  Elles  disent  le  Louvre,  la  place  Royale  : 
mais  elles  usent  de  tours  et  de  phrases  plutôt 
que  de  prononcer  de  certains  noms;  et,  s'ils  leur 
échappent,  c'est  du  moins  avec  quelque  altéra- 
tion du  mot,  et  après  quelques  façons  qui  les  ras- 
surent :  en  cela  moins  naturelles  que  les  femmes 
de  la  cour,  qui,  ayant  besoin,  dans  le  discours, 
des  Halles ,  du  Châtelet,  ou  de  choses  sembla- 
bles ,  disent  les  Halles,  le  Châtelet. 

Si  l'on  feint  quelquefois  de  ne  se  pas  souvenir 
de  certains  noms  que  l'on  croit  obscurs ,  et  si 
l'on  affecte  de  les  corrompre  en  les  prononçant , 
c'est  par  la  bonne  opinion  qu'on  a  du  sien  '. 

L'on  dit  par  belle  humeur ,  et  dans  la  liberté 
de  la  conversation ,  de  ces  choses  froides  qu'à  la 
vérité  l'on  donne  pour  telles ,  et  que  l'on  ne  trouve 
bonnes  que  parce  qu'elles  sont  extrêmement  mau- 
vaises. Cette  manière  basse  de  plaisanter  a  passé 
du  peuple,  à  qui  elle  appartient ,  jusque  dans  une 
grande  partie  de  la  jeunesse  de  la  cour,  qu'elle  a 
déjà  infectée.  Il  est  vrai  qu'il  y  entre  trop  de  fa- 
deur et  de  grossièreté  pour  devoir  craindre  qu'elle 
s'étende  plus  loin,  et  qu'elle  fasse  de  plus  grands 
progrès  dans  un  pays  qui  est  le  centre  du  bon 
goût  et  de  la  politesse  ;  l'on  doit  cependant  en 
inspirer  le  dégoût  à  ceux  qui  la  pratiquent  :  car, 
bien  que  ce  ne  soit  jamais  sérieusement,  elle  ne 
laisse  pas  de  tenir  la  place  dans  leur  esprit,  et 
dans  le  commerce  ordinaire,  de  quelque  chose 
de  meilleur. 

Entre  dire  de  mauvaises  choses  ou  en  dire  de 
bonnes  que  tout  le  monde  sait ,  et  les  donner  pour 
nouvelles ,  je  n'ai  pas  à  choisir. 

"  Lucain  a  dit  une  jolie  chose  ;  il  y  a  un  beau 


*  C'est  ce  que  faisait,  diton,  k-,  maréchal  de  Richelieu, 
qui  estropiait  impitoyablement  les  noms  de  tous  les  roturiers 
de  sa  connaissance,  même  de  ses  confrères  à  l'Académie  fran- 
çaise. 


«  mot  de  Claudien  ;  il  y  a  cet  endroit  de  Séne- 
«  que  :  »  et  là-dessus  une  longue  suite  de  latin 
que  l'on  cite  souvent  devant  des  gens  qui  ne 
l'entendent  pas ,  et  qui  feignent  de  l'entendre. 
Le  secret  serait  d'avoir  un  grand  sens  et  bien 
de  l'esprit  ;  car  ou  l'on  se  passerait  des  anciens , 
ou,  après  les  avoir  lus  avec  soin,  l'on  saurait 
encore  choisir  les  meilleurs,  et  les  citer  à  propos. 
Hermagoras  ne  sait  pas  qui  est  roi  de  Hon- 
grie; il  s'étonne  de  n'entendre  faire  aucune  men- 
tion du  roi  de  Bohême  :  ne  lui  parlez  pas  des 
guerres  de  Flandre  et  de  Hollande ,  dispensez- 
le  du  moins  de  vous  répondre;  il  confond  les 
temps,  il  ignore  quand  elles  ont  commencé, 
quand  elles  ont  fini  :  combats,  sièges,  tout  lui 
est  nouveau.  Mais  il  est  instruit  de  la  guerre  des 
géants ,  il  en  raconte  le  progrès  et  les  moindres 
détails;  rien  ne  lui  est  échappé  :  il  débrouille  de 
même  l'horrible  chaos  des  deux  empires ,  le  ba- 
bylonien et  l'assyrien;  il  connaît  à  fond  les 
Égyptiens  et  leurs  dynasties.  Il  n'a  jamais  vu 
Versailles,  il  ne  le  verra  point;  il  a  presque  vu 
la  tour  de  Babel  ;  il  en  compte  les  degrés  ;  il  sait 
combien  d'architectes  ont  présidé  à  cet  ouvrage; 
il  sait  le  nom  des  architectes.  Dirai-je  qu'il  croit 
Henri  IV  '  fils  de  Henri  III  ?  Il  néglige  du  moins 
de  rien  connaître  aux  maisons  de  France ,  d'Au- 
triche, de  Bavière  :  quelles  minuties!  dit-il, 
pendant  qu'il  récite  de  mémoire  toute  une  liste 
des  rois  des  Mèdes  ou  de  Babylone ,  et  que  les 
noms  d'Apronal ,  d'Hérigebal ,  de  Noesnemor- 
dach,  de  Mardokempad ,  lui  sont  aussi  familiers 
qu'à  nous  ceux  de  Valois  et  de  Bourbon.  Il 
demande  si  l'Empereur  a  jamais  été  marié;  mais 
personne  ne  lui  apprendra  que  Ninus  a  eu  deux 
femmes.  On  lui  dit  que  le  roi  jouit  d'une  santé 
parfaite  ;  et  il  se  souvient  que  Thetmosis ,  un  roi 
d'Egypte,  était  valétudinaire,  et  qu'il  tenait 
cette  complexion  de  son  aïeul  Alipharmutosis. 
Que  ne  sait-il  point  ?  quelle  chose  lui  est  cachée 
de  la  vénérable  antiquité?  Il  vous  dira  que  Sé- 
miramis,  ou,  selon  quelques-uns,  Sérimaris, 
parlait  comme  son  fils  Ninyas  ;  qu'on  ne  les  dis- 
tinguait pas  à  la  parole  :  si  c'était  parce  que  la 
mère  avait  une  voix  mâle  comme  son  fils ,  ou  le 
fils  une  voix  efféminée  comme  sa  mère ,  qu'il 
n'ose  pas  le  décider.  Il  nous  révélera  que  Nem- 
brot  était  gaucher,  et  Sésostris  ambidextre  ;  que 
c'est  une  erreur  de  s'imaginer  qu'un  Artaxerce 
ait  été  appelé  Longuemain  parce  que  les  bras  lui 
tombaient  jusqu'aux  genoux,  et  non  à  cause 


Henri  le  Grand.  (  Ln  Bruyère). 


IH. 


27G 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


qu'il  avait  une  main  plus  longue  que  l'autre  ;  et 
il  ajoute  qu'il  y  a  des  auteurs  graves  qui  affir- 
ment que  c'était  la  droite;  qu'il  croit  néanmoins 
être  bien  fondé  à  soutenir  que  c'est  la  gauche. 

Ascagne  est  statuaire,  Hégion  fondeur,  Es- 
chine  foulon ,  et  Cydias  bel  esprit  ;  c'est  sa  pro- 
fession. Il  a  une  enseigne ,  un  atelier ,  des  ou- 
vrages de  commande,  et  des  compagnons  qui 
travaillent  sous  lui  ;  il  ne  vous  saurait  rendre  de 
plus  d'un  mois  les  stances  qu'il  vous  a  promises, 
s'il  ne  manque  de  parole  k  Dosilhée  qui  l'a  en- 
gagé à  faire  une  élégie  ;  une  idylle  est  sur  le 
métier  :  c'est  pour  Cranlor  qui  le  presse ,  et  qui 
lui  laisse  espérer  un  riche  salaire.  Prose ,  vers , 
que  voulez-vous  ?  il  réussit  également  en  l'un  et 
en  l'autre.  Demandez-lui  des  lettres  de  consola- 
tion, ou  sur  une  absence,  il  les  entreprendra; 
prenez-les  toutes  faites  et  entrez  dans  son  ma- 
gasin ,  il  y  a  à  choisir.  Il  a  un  ami  qui  n'a  point 
d'autre  fonction  sur  la  terre  que  de  le  promettre 
longtemps  à  un  certain  monde,  et  de  le  présenter 
enfin  dans  les  maisons  comm^homme  rare  et  d'une 
exquise  conversation  ;  et  là ,  ainsi  que  le  musicien 
chante  et  que  le  joueur  de  luth  touche  son  luth  de- 
vant les  persomies  à  qui  il  a  été  promis,  Cydias, 
après  avoir  toussé,  relevé  sa  manchette,  étendu 
la  main  et  ouvert  les  doigts,  débite  gravement  ses 
pensées  quintessenciées  et  ses  raisonnements  so- 
phistiqués. Différent  de  ceux  qui ,  convenant  de 
principes,  et  connaissant  la  raison  ou  la  vérité  qui 
est  une ,  s'arrachent  la  parole  l'un  à  l'autre  pour 
s'accorder  sur  leurs  sentiments,  il  n'ouvre  la 
bouche  que  pour  contredire  :  «  Il  me  semble , 
«  dit-il  gracieusement, que  c'est  tout  le  contraire 
«  de  ce  que  vous  dites;  »  ou,  «je  ne  saurais  être 
«  de  votre  opinion  ;  »  ou  bien ,  «  c'a  été  autrefois 
«  mon  entêtement ,  comme  il  est  le  vôtre  ;  mais... 
«  il  y  a  trois  choses ,  ajoute-t-il ,  à  considérer....  « 
et  il  en  ajoute  une  quatrième  :  fade  discoureur 
qui  n'a  pas  mis  plutôt  le  pied  dans  une  assem- 
blée ,  qu'il  cherche  quelques  femmes  auprès  de 
qui  il  puisse  s'insinuer,  se  parer  de  son  bel  esprit 
ou  de  sa  philosophie ,  et  mettre  en  œuvre  ses 
rares  conceptions  :  car,  soit  qu'il  parle  ou  qu'il 
écrive ,  il  ne  doit  pas  être  soupçonné  d'avoir  en 
vue  ni  le  vrai  ni  le  faux ,  ni  le  raisonnable  ni  le 
ridicule  ;  il  évite  uniquement  de  donner  dans  le 
sens  des  autres ,  et  d'être  de  l'avis  de  quelqu'un  : 
aussi  attend-il  dans  un  cercle  que  chacun  se  soit 
expliqué  sur  le  sujet  qui  s'est  offert ,  ou  souvent 
qu'il  a  amené  lui-même ,  pour  dire  dogmatique- 
ment des  choses  toutes  nouvelles,  mais  à  son  gré 
décisives  et  sans  réplique.  Cydias  s'égale  à  Lu- 


cien et  à  Sénèque*,  se  met  au-dessus  de  Platon , 
de  Virgile  et  de  Théocrite  ;  et  son  flatteur  a  soin 
de  le  confirmer  tous  les  matins  dans  cette  opi- 
nion. Uni  de  goût  et  d'intérêt  avec  les  contemp- 
teurs d'Homère ,  il  attend  paisiblement  que  les 
hommes  détrompés  lui  préfèrent  les  poètes  mo- 
dernes ;  il  se  met  en  ce  cas  à  la  tête  de  ces  der- 
niers ,  et  il  sa^t  à  qui  il  adjuge  la  seconde  place. 
C'est ,  en  un  mot ,  un  composé  du  pédant  et  du 
précieux ,  fait  pour  être  admiré  de  la  bourgeoisie 
et  de  la  province ,  en  qui  néanmoins  on  n'aper- 
çoit rien  de  grand  que  l'opinion  qu'il  a  de  lui- 
même. 

C'est  la  profonde  ignorance  qui  inspire  le  ton 
dogmatique.  Celui  qui  ne  sait  rien  croit  ensei- 
gner aux  autres  ce  qu'il  vient  d'apprendre  lui- 
même  ;  celui  qui  sait  beaucoup  pense  à  peine 
que  ce  qu'il  dit  puisse  êtr^  ignoré ,  et  parle  plus 
indifféremment. 

Les  plus  grandes  choses  n'ont  besoin  que  d'être 
dites  simplement  ;  elles  se  gâtent  par  l'emphase  : 
il  faut  dire  noblement  les  plus  petites  ;  elles  ne 
se  soutiennent  que  par  l'expression ,  le  ton ,  et 
la  manière. 

Il  me  semble  que  l'on  dit  les  choses  encore 
plus  finement  qu'on  ne  peut  les  écrire. 

Il  n'y  a  guère  qu'une  naissance  honnête ,  ou 
une  bonne  éducation ,  qui  rende  les  hommes  ca- 
pables de  secret. 

Toute  confiance  est  dangereuse ,  si  elle  n'est 
entière  :  il  y  a  peu  de  conjonctures  où  il  ne  faille 
tout  dire  ou  tout  cacher.  On  a  déjà  trop  dit  de 
son  secret  à  celui  à  qui  l'on  croit  devoir  en  déro- 
ber une  circonstance. 

Des  gens  vous  promettent  le  secret ,  et  ils  le 
révèlent  eux-mêmes ,  et  à  leur  insu  ;  ils  ne  re- 
muent pas  les  lèvres ,  et  on  les  entend  :  on  lit 
sur  leur  front  et  dans  leurs  yeux  ;  on  voit  au 
travers  de  leur  poitrine  ;  ils  sont  transparents  ; 
d'autres  ne  disent  pas  précisément  une  chose  qui 
leur  a  été  confiée  ;  mais  ils  parlent  et  agissent  de 
manière  qu'on  la  découvre  de  soi-même  :  enfin 
quelques-uns  méprisent  votre  secret ,  de  quelque 
conséquence  qu'il  puisse  être  :  «  C'est  un  mys- 
«  tère ,  un  tel  m'en  a  fait  part ,  et  m'a  défendu 
«  de  le  dire  ;  »  et  ils  le  disent. 

Toute  révélation  d'un  secret  est  la  faute  de 
celui  qui  l'a  confié. 

Nicandre  s'entretient  avec  Élise  de  la  ma- 
nière douce  et  complaisante  dont  il  a  vécu  avec 
sa  femme ,  depuis  le  jour  qu'il  en  fit  le  choix  jus- 

^  Philosophe  et  poëte  tragique.  (  La  Bruyère.) 


DES  BIENS  DE  EORTUINE. 


277 


ques  à  sa  mort  :  il  a  déjà  dit  qu'il  regrette  qu'elle 
ne  lui  ait  pas  laissé  des  enfants,  et  il  le  répète;  il 
parle  des  maisons  qu'il  a  à  la  ville ,  et  bientôt 
d'une  terre  qu'il  a  à  la  campagne;  il  calcule  le 
revenu  qu'elle  lui  rapporte  ;  il  fait  le  plan  des 
bâtiments,  en  décrit  la  situation,  exagère  la 
commodité  des  appartements,  ainsi  que  la  ri- 
chesse et  la  propreté  des  meubles.  Il  assure  qu'il 
aime  la  bonne  chère ,  les  équipages  ;  il  se  plaint 
que  sa  femme  n'aimait  point  assez  le  jeu  et  la 
société.  Vous  êtes  si  riche ,  lui  disait  un  de  ses 
amis ,  que  n'achetez-vous  cette  charge?  pourquoi 
ne  pas  faire  cette  acquisition,  qui  étendrait  votre 
domaine  ?  On  me  croit ,  ajoute-t-il ,  plus  de  bien 
que  je  n'en  possède.  Il  n'oublie  pas  son  extrac- 
tion et  ses  alliances  :  M.  le  surintendant,  qui 
est  mon  cousin;  madame  la  chancelière ,  qui 
est  ma  parente  :  voilà  son  style.  Il  raconte  un 
fait  qui  prouve  le  mécontentement  qu'il  doit  avoir 
de  ses  plus  proches ,  et  de  ceux  mêmes  qui  sont 
ses  héritiers  :  Ai-je  tort?  dit-il  à  Élise;  ai-je 
grand  sujet  de  leur  vouloir  du  bien  ?  et  il  l'en 
fait  juge.  Il  insinue  ensuite  qu'il  a  une  santé 
faible  et  languissante  ;  et  il  parle  de  la  cave  où 
il  doit  être  enterré.  Il  est  insinuant ,  flatteur , 
officieux ,  à  l'égard  de  tous  ceux  qu'il  trouve 
auprès  de  la  personne  à  qui  il  aspire.  Mais  Élise 
n'a  pas  le  courage  d'être  riche  en  l'épousant.  On 
annonce ,  au  moment  qu'il  parle ,  un  cavalier , 
qui  de  sa  seule  présence  démonte  la  batterie  de 
l'homme  de  ville  :  il  se  lève  déconcerté  et  cha- 
grin ,  et  va  dire  ailleurs  qu'il  veut  se  remarier. 

Le  sage  quelquefois  évite  le  monde ,  de  peur 
d'être  ennuyé. 

CHAPITRE  VI. 

Des  biens  de  fortune. 

Un  homme  fort  riche  peut  manger  des  entre- 
mets, faire  peindre  ses  lambris  et  ses  alcôves , 
jouir  d'un  palais  à  la  campagne ,  et  d'un  autre  à 
la  ville ,  avoir  un  grand  équipage ,  mettre  un 
duc  dans  sa  famille,  et  faire  de  son  fils  un  grand 
seigneur  :  cela  est  juste  et  de  son  ressort.  Mais 
il  appartient  peut-être  à  d'autres  de  vivre  con- 
tents. 

Une  grande  naissance  ou  une  grande  fortune 
annonce  le  mérite ,  et  le  fait  plus  tôt  remarquer. 

Ce  qui  disculpe  le  fat  ambitieux  de  son  am- 
bition est  le  soin  que  l'on  prend,  s'il  a  fait  une 
grande  fortune,  de  lui  trouver  un  mérite  qu'il  n'a 
jamais  eu,  et  aussi  grand  qu'il  croit  l'avoir. 


A  mesure  que  la  faveur  et  les  grands  biens  se 
retirent  d'un  homme,  ils  laissent  voir  en  lui  le  ri- 
dicule qu'ils  couvraient,  et  qui  y  était  sans  que 
personne  s'en  aperçût. 

Si  l'on  ne  le  voyait  de  ses  yeux,  pourrait-on 
jamais  s'imaginer  l'étrange  disproportion  que  le 
plus  ou  le  moins  de  pièces  de  monnaie  met  entre 
les  hommes? 

Ce  plus  ou  ce  moins  détermine  à  l'épée ,  à  la 
robe,  ou  à  l'Église  :  il  n'y  a  presque  point  d'autre 
vocation. 

Deux  marchands  étaient  voisins,  et  faisaient 
le  même  commerce,  qui  ont  eu  dans  la  suite  une 
fortune  toute  différente.  Ils  avaient  chacun  une 
fille  unique  ;  elles  ont  été  nourries  ensemble ,  et 
ont  vécu  dans  cette  familiarité  que  donnent  un 
même  âge  et  une  même  condition  :  l'une  des  deux, 
pour  se  tirer  d'une  extrême  misère,  cherche  à  se 
placer;  elle  entre  au  service  d'une  fort  grande 
dame,  et  l'une  des  premières  de  la  cour  :  chez  sa 
compagne. 

Si  le  financier  manque  son  coup,  les  courti- 
sans disent  de  lui  :  C'est  un  bourgeois,  un  homme 
de  rien,  un  malotru;  s'il  réussit,  ils  lui  deman- 
dent sa  fille. 

Quelques-uns  '  ont  fait  dans  leur  jeunesse  l'ap- 
prentissage d'un  certain  métier,  pour  en  exer- 
cer un  autre,  et  fort  différent,  le  reste  de  leur 
vie. 

Un  homme  est  laid ,  de  petite  taille ,  et  a  peu 
d'esprit.  L'on  me  dit  à  l'oreille  :  Il  a  cinquante 
mille  livres  de  rente;  cela  le  concerne  tout  seul, 
et  il  ne  m'en  fera  jamais  ni  pis  ni  mieux ,  si  je 
commence  à  le  regarder  avec  d'autres  yeux ,  et 
si  je  ne  suis  pas  maître  de  faire  autrement  :  quelle 
sottise  ! 

Un  projet  assez  vain  serait  de  vouloir  tourner 
un  homme  fort  sot  et  fort  riche  en  ridicule;  les 
rieurs  sont  de  son  côté. 

N**,  avec  un  portier  rustre,  farouche,  tirant 
sur  le  Suisse,  avec  un  vestibule  et  une  anticham- 
bre, pour  peu  qu'il  y  fasse  languir  quelqu'un  et 
se  morfondre,  qu'il  paraisse  enfin  avec  une  mine 
grave  et  une  démarche  mesurée,  qu'il  écoute 
un  peu  et  ne  reconduise  point,  quelque  subal- 
terne qu'il  soit  d'ailleurs,  il  fera  sentir  de  lui- 
même  quelque  chose  qui  approche  de  la  considé- 
ration. 

Je  vais,  CHUphon,  à  votre  porte;  le  besoin 
que  j'ai  de  vous  me  chasse  de  mon  lit  et  de  ma 
chambre  :  plût  aux  dieux  que  je  ne  fusse  ni  votre 

'  I,ps  pnrlisans,  qui  avali'iil  souvonl  commencé  par  i^tro  la- 
(|unis. 


278 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE, 


client,  ni  votre  fâcheux  I  Vos  esclaves  me  disent 
que  vous  êtes  enfermé,  et  que  vous  ne  pouvez 
m'écouter  que  d'une  heure  entière  :  je  reviens 
avant  le  temps  qu'ils  m'ont  marque,  et  ils  me 
disent  que  vous  êtes  sorti.  Que  faites-vous,  Cli- 
tiphon ,  dans  cet  endroit  le  plus  reculé  de  votre 
appartement,  de  si  laborieux  qui  vous  empê- 
che de  m'entendre?  Vous  enfilez  quelques  mé- 
moires, vous  collationnez  un  registre,  vous  si- 
gnez, vous  paraphez;  je  n'avais  qu'une  chose  à 
vous  demander ,  et  vous  n'aviez  qu'un  mot  à  me 
répondre,  oui  ou  non.  Voulez-vous  être  rare? 
rendez  service  à  ceux  qui  dépendent  de  vous  : 
vous  le  serez  davantage  par  cette  conduite  que 
par  ne  vous  pas  laisser  voir.  0  homme  impor- 
tant et  chargé  d'affaires,  qui,  à  votre  tour,  avez 
besoin  de  mes  offices,  venez  dans  la  solitude  de 
mon  cabinet  1  le  philosophe  est  accessible;  je  ne 
vous  remettrai  point  à  un  autre  jour.  Vous  me 
trouverez  sur  les  livres  de  Platon  qui  traitent  de 
la  spiritualité  de  l'âme  et  de  sa  distinction  d'avec 
le  corps,  ou  la  plume  à  la  main  pour  calculer  les 
distances  de  Saturne  et  de  Jupiter  :  j'admire 
Dieu  dans  ses  ouvrages,  et  je  cherche,  par  la 
connaissance  de  la  vérité,  à  régler  mon  esprit  et 
devenir  meilleur.  Entrez ,  toutes  les  portes  vous 
sont  ouvertes  :  mon  antichambre  n'est  pas  faite 
pour  s'y  ennuyer  en  m'attendant;  passez  jusqu'à 
moi  sans  me  faire  avertir.  Vous  m'apportez  quel- 
que chose  de  plus  précieux  que  l'argent  et  l'or , 
si  c'est  une  occasion  de  vous  obliger  :  parlez,  que 
voulez-vous  que  je  fasse  pour  vous?  faut-il  quit- 
ter mes  livres,  mes  études,  mon  ouvrage,  cette 
ligne  qui  est  commencée?  quelle  interruption 
heureuse  pour  moi  que  celle  qui  vous  est  utile  î 
Le  manieur  d'argent,  l'homme  d'affaires,  est  un 
ours  qu'on  ne  saurait  apprivoiser;  on  ne  le  voit 
dans  sa  loge  qu'avec  peine,  que  dis-je?  on  ne  le 
voit  point;  car  d'abord  on  ne  le  voit  pas  encore, 
et  bientôt  on  ne  le  voit  plus.  L'homme  de  lettres, 
au  contraire,  est  trivial  comme  une  borne  au 
coin  des  places;  il  est  vu  de  tous,  et  à  toute  heure, 
et  en  tous  états,  à  table,  au  lit,  nu,  habillé,  sain, 
ou  malade  :  il  ne  peut  être  important,  et  il  ne  le 
veut  point  être. 

N'envions  point  à  une  sorte  de  gens  leurs 
grandes  richesses  :  ils  les  ont  à  titre  onéreux,  et 
qui  ne  nous  accommoderait  point.  Ils  ont  mis  leur 
repos,  leur  santé,  leur  honneur,  et  leur  con- 
science, pour  les  avoir  :  cela  est  trop  cher,  et  il 
n'y  a  rien  à  gagner  à  un  tel  marché. 

Les  P.  T.  S.  '  nous  font  sentir  toutes  les  pas- 
C'esl  sous  Je  voile  assez  transparent  de  tes  trois  lettres 


siens  Tune  après  l'autre.  L'on  commence  par  le 
mépris,  à  cause  de  leur  obscurité.  On  les  envie 
ensuite.,  on  les  hait,  on  les  craint,  on  les  estime 
quelquefois,  et  on  les  respecte.  L'on  vit  assez 
pour  finir  è  leur  égard  par  la  compassion. 

Sosie  de  la  livrée  a  passé ,  par  une  petite  re- 
cette, à  une  sous-ferme;  et,  par  les  concussions, 
la  violence,  et  l'abus  qu'il  a  fait  de  sas  pouvoirs, 
il  s'est  enfin ,  sur  les  ruines  de  plusieurs  familles, 
élevé  à  quelque  grade  :  devenu  noble  par  une 
charge,  il  ne  lui  manquait  que  d'être  homme  de 
bien;  une  place  de  marguillier  a  fait  ce  prodige. 

Arfure  cheminait  seule  et  à  pied  vers  le  grand 
portique  de  Saint-**,  entendait  de  loin  le  sermon 
d'un  carme  ou  d'un  docteur  qu'elle  ne  voyait 
qu'obliquement,  et  dont  elle  perdait  bien  des  pa- 
roles. Sa  vertu  était  obscure,  et  sa  dévotion  con- 
nue comme  sa  personne.  Son  mari  est  entré  dans 
le  huitième  denier  :  quelle  monstrueuse  fortune 
en  moins  de  six  années  !  Elle  n'arrive  à  l'église 
que. dans  un  char;  on  lui  porte  une  lourde  queue; 
l'orateur  s'interrompt  pendant  qu'elle  se  place  ; 
elle  le  voit  de  front,  n'en  perd  pas  une  seule  pa- 
role, ni  le  moindre  geste  :  il  y  a  une  brigue  entre 
les  prêtres  pour  la  confesser;  tous  veulent  l'ab- 
soudre, et  le  curé  l'emporte. 

L'on  porte  Crésus  au  cimetière  :  de  toutes  ses 
immenses  richesses,  que  le  vol  et  la  concussion 
lui  avaient  acquises,  et  qu'il  a  épuisées  par  le 
luxe  et  par  la  bonne  chère,  il  ne  lui  est  pas  de- 
meuré de  quoi  se  faire  enterrer;  il  est  mort  in- 
solvable, sans  biens,  et  ainsi  privé  de  tous  les  se- 
cours :  l'on  n'a  vu  chez  lui  ni  julep,  ni  cordiaux, 
ni  médecins,  ni  le  moindre  docteur  qui  l'ait  as- 
suré de  son  salut. 

Champagne,  au  sortir  d'nn  long  dîner  qui  lui 
enfle  l'estomac ,  et  dans  les  douces  fumées  d'un 
vin  d'Avenay  ou  de  Sillery ,  signe  un  ordre  qu'on 
lui  présente,  qui  ôterait  le  pain  à  toute  une  pro- 
vince si  l'on  n'y  remédiait  :  il  est  excusable;  quel 
moyen  de  comprendre,  dans  la  première  heure 
de  la  digestion,  qu'on  puisse  quelque  part  mou^ 
rir  de  faim? 

Sylvain  de  ses  deniers  a  acquis  de  la  nais- 
sance et  un  autre  nom.  Il  est  seigneur  de  la  pa- 
roisse où  ses  aïeux  payaient  la  taille  :  il  n'aurait 
pu  autrefois  entrer  page  chez  Cléobule,  et  il  est 
son  gendre, 

que  la  Bruyère  avait  jugé  à  propos  de  cacher  le  nom  Ae  par- 
tisans ,  que  les  éditeurs  venus  après  lui  ont  écrit  en  entier. 
On  ne  peut  pas  croire  que  ce  fut  de  sa  part  un  ménagement 
pour  les  partisans  de  son  temps ,  puisque  ailleui-s  il  les  nomme 
en  toutes  lettres.  Il  ne  voulait  peut-être  que  procurer  à  ses^ 
lecteurs  le  petit  plaisir  de  deviner  cette  espèce  d'énigme. 


DES  BIENS  DE  FORTUNE. 


279 


Doras  passe  en  litière  par  la  voie  Appienne, 
précédé  de  ses  affranchis  et  de  ses  esclaves,  qui 
détournent  le  peuple  et  font  faire  place  :  il  ne  lui 
manque  que  des  licteurs.  Il  entre  à  Rome  avec  ce 
cortège,  où  il  semble  triompher  de  la  bassesse  et 
de  la  pauvreté  de  son  père  Sanga. 

On  ne  peut  mieux  user  de  sa  fortune  que  fait 
Périandfe  :  elle  lui  donne  du  rang,  du  crédit,  de 
l'autorité  ;  déjà  on  ne  le  prie  plus  d'accorder  son 
amitié,  on  implore  sa  protection.  Il  a  commencé 
par  dire  de  soi-même,  un  homme  de  ma  soHe; 
il  passe  à  dire,  un  homme  de  ma  qualité  :  il  se 
donne  pour  tel;  et  il  n'y  a  personne  de  ceux  à  qui 
il  prête  de  l'argent,  ou  qu'il  reçoit  à  sa  table,  qui 
est  délicate,  qui  veuille  s'y  opposer.  Sa  demeure 
est  superbe,  un  dorique  règne  dans  tous  ses  de- 
hors; ce  n'est  pas  une  porte,  c'est  un  portique  : 
est-ce  la  maison  d'un  particulier?  est-ce  un  tem- 
ple? le  peuple  s'y  trompe.  Il  est  le  seigneur  do- 
minant de  tout  le  quartier  :  c'est  lui  que  l'on  en- 
vie, et  dont  on  voudrait  voir  la  chute;  c'est  lui 
dont  la  femme,  par  son  collier  de  perles,  s'est 
fait  des  ennemies  de  toutes  les  dames  du  voisi- 
nage. Tout  se  soutient  dans  cet  homme  ;  rien  en- 
core ne  se  dément  dans  cette  grandeur  qu'il  a 
acquise,  dont  il  ne  doit  rien,  qu'il  a  payée.  Que 
son  père,  si  vieux  et  si  caduc,  n'est-il  mort  il  y 
a  vingt  ans,  et  avant  qu'il  se  fît  dans  le  monde 
aucune  mention  de  Périandre  !  Comment  pourra- 
t-il  soutenir  ces  odieuses  pancartes  ^  qui  déchif- 
frent les  conditions,  et  qui  souvent  font  rougir  la 
veuve  et  les  héritiers?  Les  supprimera-t-il  aux 
yeux  de  toute  une  ville  jalouse,  maligne,  clair- 
voyante, et  aux  dépens  de  mille  gens  qui  veulent 
absolument  aller  tenir  leur  rang  à  des  obsèques? 
Veut-on  d'ailleurs  qu'il  fasse  de  son  père  un  noble 
homme,  et  peut-être  un  honorable  homme,  lui 
qui  est  messire? 

Combien  d'hommes  ressemblent  à  ces  arbres 
déjà  forts  et  avancés  que  l'on  transplante  dans 
les  jardins,  où  ils  surprennent  les  yeux  de  ceux 
qui  les  voient  placés  dans  de  beaux  endroits  où 
ils  ne  les  ont  point  vus  croître,  et  qui  ne  con- 
naissent ni  leurs  commencements ,  ni  leurs  pro- 
grès 1 

Si  certains  morts  revenaient  au  monde ,  et  s'ils 
voyaient  leurs  grands  noms  portés,  et  leurs  terres 
les  mieux  titrées,  avec  leurs  châteaux  et  leurs 
maisons  antiques,  possédées  par  des  gens  dont 
les  pères  étaient  peut-être  leurs  métayers,  quelle 
opinion  pourraient-ils  avoir  de  notre  siècle? 

■  Blllds  dVnterrpment.  (  La  liniyrrc.) 


Rien  ne  fait  mieux  comprendre  le  peu  de  chose 
que  Dieu  croit  donner  aux  hommes,  en  leur 
abandonnant  les  richesses,  l'argent,  les  grands 
établissements  et  les  autres  biens,  que  la  dispen- 
sation  qu'il  en  fait,  et  le  genre  d'hommes  qui  en 
sont  le  mieux  pourvus. 

Si  vous  entrez  dans  les  cuisines ,  où  l'on  voit 
réduit  en  art  et  en  méthode  le  secret  de  flatter 
votre  goût,  et  de  vous  faire  manger  au  delà  du 
nécessaire;  si  vous  examinez  en  détail  tous  les 
apprêts  des  viandes  qui  doivent  composer  le  fes- 
tin que  l'on  vous  prépare;  si  vous  regardez  par 
quelles  mains  elles  passent,  et  toutes  les  formes 
différentes  qu'elles  prennent  avant  de  devenir  un 
mets  exquis,  et  d'arriver  à  cette  propreté  et  à  cette 
élégance  qui  charment  vos  yeux,  vous  font  hési- 
ter sur  le  choix ,  et  prendre  le  parti  d'essayer  de 
tout  ;  si  vous  voyez  tout  le  repas  ailleurs  que  sur 
une  table  bien  servie,  quelles  saletés I  quel  dé- 
goût I  Si  vous  allez  derrière  un  théâtre,  et  si  vous 
nombrez  les  poids,  les  roues,  les  cordages,  qui 
font  les  vols  et  les  machines;  si  vous  considérez 
combien  de  gens  entrent  dans  l'exécution  de  ces 
mouvements ,  quelle  force  de  bras  et  quelle  ex- 
tension de  nerfs  ils  y  emploient,  vous  direz  :  Sont- 
ce  là  les  principes  et  les  ressorts  de  ce  spectacle 
si  beau ,  si  naturel ,  qui  paraît  animé  et  agir  de 
soi-même?  vous  vous  récrierez  :  Quels  efforts I 
quelle  violence  I  De  même  n'approfondissez  pas 
la  fortune  des  partisans. 

Ce  garçon  si  frais,  si  fleuri,  et  d'une  si  belle 
santé,  est  seigneur  d'une  abbaye  et  de  dix  autres 
bénéfices  :  tous  ensemble  lui  rapportent  six  vingt 
mille  livres  de  revenu ,  dont  il  n'est  payé  qu'en 
médailles  d'or.  Il  y  a  ailleurs  six  vingts  familles 
indigentes  qui  ne  se  chauffent  point  pendant 
l'hiver,  qui  n'ont  point  d'habits  pour  se  couvrir, 
et  qui  souvent  manquent  de  pain  ;  leur  pauvreté 
est  extrême  et  honteuse  :  quel  partage  1  et  cela  ne 
prouve-t-il  pas  clairement  un  avenir? 

Chrysippe,  homme  nouveau,  et  le  premier  no- 
ble de  sa  race,  aspirait,  il  y  a  trente  années,  à 
se  voir  un  jour  deux  mille  livres  de  rente  pour 
tout  bien  :  c'était  là  le  comble  de  ses  souhaits  et 
sa  plus  haute  ambition;  il  l'a  dit  ainsi,  et  on 
s'en  souvient.  Il  arrive,  je  ne  sais  par  quels  che- 
mins, jusqu'à  donner  en  revenu  à  l'une  de  ses 
filles,  pour  sa  dot,  ce  qu'il  désirait  lui-même 
d'avoir  en  fonds  pour  toute  fortune  pendant  sa 
vie  :  une  pareille  somme  est  comptée  dans  ses 
coffres  pour  chacun  de  ses  autres  enfants  qu'il 
doit  pourvoir  ;  et  il  a  un  grand  nombre  d'enfants  : 
ce  n'est  qu'en  avancement  d'hoirie,  il  y  a  d'au- 


280 


LES  CARACTÈRES  DE  lA   BRUYERE, 


très  biens  à  espérer  après  sa  mort  :  il  vit  encore, 
quoique  assez  avancé  en  âge,  et  il  use  le  reste 
de  ses  jours  à  travailler  pour  s'enrichir. 

Laissez  faire  Ergasie,  et  il  exigera  un  droit 
de  tous  ceux  qui  boivent  de  l'eau  de  la  rivière,  ou 
qui  marchent  sur  la  terre  ferme.  Il  sait  conver- 
tir en  or  jusqu'aux  roseaux ,  aux  joncs  et  à  l'or- 
tie; il  écoute  tous  les  avis,  et  propose  tous  ceux 
qu'il  a  écoutés.  Le  prince  ne  donne  aux  autres 
qu'aux  dépens  d'Ergaste,  et  ne  leur  fait  de  grâces 
que  celles  qui  lui  étaient  dues  :  c'est  une  faim  in- 
satiable d'avoir  et  de  posséder;  il  trafiquerait 
des  arts  et  des  sciences,  et  mettrait  en  parti  jus- 
qu'à l'harmonie.  Il  faudrait,  s'il  en  était  cru,  que 
le  peuple,  pour  avoir  le  plaisir  de  le  voir  riche, 
de  lui  voir  une  meute  et  une  écurie,  pût  perdre 
le  souvenir  de  la  musique  d'Orphée,  et  se  con- 
tenter de  la  sienne. 

Ne  traitez  pas  avec  Crilon,  il  n'est  touché  que 
de  ses  seuls  avantages.  Le  piège  est  tout  dressé 
à  ceux  à  qui  sa  charge,  sa  terre,  ou  ce  qu'il  pos- 
sède, feront  envie  :  il  vous  imposera  des  condi- 
tions extravagantes.  Il  n'y  a  nul  ménagement  et 
nulle  composition  à  attendre  d'un  homme  si  plein 
de  ses  intérêts  et  si  ennemi  des  vôtres  :  il  lui  faut 
une  dupe. 

Brontin,  dit  le  peuple,  fait  des  retraites,  et 
s'enferme  huit  jours  avec  des  saints  :  ils  ont  leurs 
méditations,  et  il  a  les  siennes. 

Le  peuple  souvent  a  le  plaisir  de  la  tragédie; 
il  voit  périr  sur  le  théâtre  du  monde  les  person- 
nages les  plus  odieux,  qui  ont  fait  le  plus  de  mal 
dans  diverses  scènes,  et  qu'il  a  le  plus  haïs. 

Si  l'on  partage  la  vie  des  P.  ï.  S.  en  deux 
portions  égales  :  la  première,  vive  et  agissante, 
est  tout  occupée  à  vouloir  affliger  le  peuple;  et 
la  seconde,  voisine  de  la  mort,  à  se  déceler  et  à 
se  ruiner  les  uns  les  autres. 

Cet  homme  qui  a  fait  la  fortune  de  plusieurs, 
qui  a  fait  la  vôtre,  n'a  pu  soutenir  la  sienne,  ni 
assurer  avant  sa  mort  celle  de  sa  femme  et  de 
ses  enfants;  ils  vivent  cachés  et  malheureux  : 
quelque  bien  instruit  que  vous  soyez  de  la  mi- 
sère de  leur  condition,  vous  ne  pensez  pas  à 
l'adoucir;  vous  ne  le  pouvez  pas  en  effet,  vous 
tenez  table,  vous  bâtissez;  mais  vous  conservez 
par  reconnaissance  le  portrait  de  votre  bienfai- 
teur, qui  a  passé,  à  la  vérité,  du  cabinet  à  l'an- 
tichambre :  quels  égards!  il  pouvait  aller  au 
garde-meuble. 

Il  y  a  une  dureté  de  complexion  ;  il  y  en  a  u^e 
autre  de  condition  et  d'état.  L  on  tire  de  celle- 
ci  ,  comme  de  la  première ,  de  quoi  s'endurcir  sur 


la  misère  des  autres,  dirai-je  même  de  quoi  ne 
pas  plaindre  les  malheurs  de  sa  famille  !  Un  bon 
financier  ne  pleure  ni  ses  amis,  ni  sa  femme,  ni 
ses  enfants. 

Fuyez,  retirez-vous;  vous  n'êtes  pas  assez  loin. 
Je  suis,  dites- vous,  sous  l'autre  tropique.  Passez 
sous  le  pôle  et  dans  l'autre  hémisphère;  montez 
aux  étoiles,  si  vous  le  pouvez.  M'y  voilà.  Fort 
bien  ;  vous  êtes  en  sûreté.  Je  découvre  sur  la  terre 
un  homme  avide,  insatiable,  inexorable,  qui 
veut ,  aux  dépens  de  tout  ce  qui  se  trouvera  sur 
son  chemin  et  à  sa  rencontre ,  et  quoi  qu'il  en 
puisse  coûter  aux  autres,  pourvoir  à  lui  seul, 
grossir  sa  fortune ,  et  regorger  de  biens. 

Faire  fortune  est  une  si  belle  phrase,  et  qui 
dit  une  si  bonne  chose,  qu'elle  est  d'un  usage  uni- 
versel. On  la  reconnaît  dans  toutes  les  langues  : 
elle  plaît  aux  étrangers  et  aux  barbares;  elle  rè 
gne  à  la  cour  et  à  la  ville;  elle  a  percé  les  cloî- 
tres et  franchi  les  murs  des  abbayes  de  l'un  el 
de  l'autre  sexe  :  il  n'y  a  point  de  lieux  sacrés  où 
elle  n'ait  pénétré,  point  de  désert  ni  de  solitude 
où  elle  soit  inconnue. 

A  force  de  faire  de  nouveaux  contrats,  ou  de 
sentir  son  argent  grossir  dans  ses  coffres,  on  se 
croit  enfin  une  honnêteté,  et  presque  capable 
de  gouverner. 

Il  faut  une  sorte  d'esprit  pour  faire  fortune, 
et  surtout  une  grande  fortune.  Ce  n'est  ni  le  bon, 
ni  le  bel  esprit,  ni  le  grand,  ni  le  sublime,  ni  le 
fort,  ni  le  délicat;  je  ne  sais  précisément  lequel 
c'est,  et  j'attends  que  quelqu'un  veuille  m'en 
instruire. 

Il  faut  moins  d'esprit  que  d'habitude  ou  d'ex- 
périence pour  faire  sa  fortune  :  l'on  y  songe  trop 
tard;  et,  quand  enfin  l'on  s'en  avise,  l'on  com- 
mence par  des  fautes  que  l'on  n'a  pas  toujours  le 
loisir  de  réparer  :  de  là  vient  peut-être  que  les 
fortunes  sont  si  rares. 

Un  homme  d'un  petit  génie  peut  vouloir  s'a- 
vancer :  il  néglige  tout  ;  il  ne  pense  du  matin  au 
soir,  il  ne  rêve  la  nuit,  qu'à  une  seule  chose,  qui 
est  de  s'avancer.  Il  a  commencé  de  bonne  heure, 
et  dès  son  adolescence,  à  se  mettre  dans  les  voies 
de  la  fortune  :  s'il  trouve  une  bfurière  de  front 
qui  ferme  son  passage,  il  biaise  naturellement, 
et  va  à  droite  ou  à  gauche,  selon  qu'il  y  voit  de 
jour  et  d'apparence;  et,  si  de  nouveaux  obstacles 
l'arrêtent,  il  rentre  dans  le  sentier  qu'il  avait 
quitté.  Il  est  déterminé  par  la  nature  des  difficul- 
tés, tantôt  à  les  surmonter,  tantôt  à  les  éviter, 
ou  à  prendre  d'autres  mesures  :  son  intérêt,  Tu- 
sage,  les  conjonctures,  le  dirigent.  Faut-il  de  si 


DES  BIENS  DE  FORTUNE. 


Î28i 


grands  talents  et  une  si  bonne  tête  à  un  voyageur 
pour  suivre  d'abord  le  grand  chemin,  et,  s'il  est 
plein  et  embarrassé,  prendre  la  terre,  et  aller  à 
travers  champs,  puis  regagner  sa  première  route, 
la  continuer,  arriver  à  son  terme?  Faut-il  tant 
d'esprit  pour  aller  à  ses  fins?  Est-ce  donc  un  pro- 
dige qu'un  sot  riche  et  accrédité? 

Il  y  a  même  des  stupides,  et  j'ose  dire  des  im- 
béciles ,  qui  se  placent  en  de  beaux  postes ,  et 
qui  savent  mourir  dans  l'opulence,  sans  qu'on 
les  doive  soupçonner  en  nulle  manière  d'y  avoir 
contribué  de  leur  travail  ou  de  la  moindre  in- 
dustrie :  quelqu'un  les  a  conduits  à  la  source 
d'un  fleuve,  ou  bien  le  hasard  seul  les  y  a  fait 
rencontrer  ;  on  leur  a  dit  :  Voulez-vous  de  l'eau  ? 
puisez  ;  et  ils  ont  puisé. 

Quand  on  est  jeune,  souvent  on  est  pauvre  :  ou 
l'on  n'a  pas  encore  fait  d'acquisitions,  ou  les  suc- 
cessions ne  sont  pas  échues.  L'on  devient  riche 
et  vieux  en  même  temps  :  tant  il  est  rare  que  les 
hommes  puissent  réunir  tous  leurs  avantages! 
et,  si  cela  arrive  à  quelques-uns,  il  n'y  a  pas  de 
quoi  leur  porter  envie  :  ils  ont  assez  à  perdre  par 
la  mort  pour  mériter  d'être  plaints. 

Il  faut  avoir  trente  ans  pour  songer  à  sa  for- 
tune ;  elle  n'est  pas  faite  à  cinquante  :  l'on  bâtit 
dans  sa  vieillesse,  et  l'on  meurt  quand  on  en  est 
aux  peintres  et  aux  vitriers. 

Quel  est  le  fruit  d'une  grande  fortune ,  si  ce 
n'est  de  jouir  de  la  vanité,  de  l'industrie,  du  tra- 
vail et  de  la  dépense  de  ceux  qui  sont  venus 
avant  nous,  et  de  travailler  nous-mêmes,  de  plan- 
ter, de  bâtir,  d'acquérir  pour  la  postérité  ? 

L'on  ouvre,  et  l'on  étale  tous  les  matins  pour 
tromper  son  monde  ;  et  l'on  ferme  le  soir  après 
avoir  trompé  tout  le  jour. 

Le  marchand  fait  des  montres  pour  donner  de 
sa  marchandise  ce  qu'il  y  a  de  pire  :  il  a  le  cati 
et  les  faux  jours,  afin  d'en  cacher  les  défauts,  et 
qu'elle  paraisse  bonne  ;  il  la  surfait  pour  la  ven- 
dre plus  cher  qu'elle  ne  vaut  ;  il  a  des  marques 
fausses  et  mystérieuses,  afin  qu'on  croie  n'en 
donner  que  son  prix,  un  mauvais  aunage  pour 
en  livrer  le  moins  qu'il  se  peut  ;  et  il  a  un  trébu- 
chet,  afin  que  celui  a  qui  il  l'a  livrée  la  lui  paye 
en  or  qui  soit  de  poids. 

Dans  toutes  les  conditions,  le  pauvre  est  bien 
proche  de  l'homme  de  bien,  et  l'opulent  n'est  guère 
éloigné  de  la  friponnerie.  Le  savoir-faire  et  l'ha- 
bileté ne  mènent  pasjusqu'aux  énormes  richesses. 

L'on  peut  s'enrichir  dans  quelque  art,  ou  dans 
quelque  commerce  (pie  ce  soit,  par  l'ostentation 
d'une  certaine  probité. 


De  tous  les  moyens  de  faire  sa  fortune,  le  plus 
court  et  le  meilleur  est  de  mettre  les  gens  à  voir 
clairement  leurs  intérêts  à  vous  faire  du  bien. 

Les  hommes,  pressés  par  les  besoins  de  la  vie, 
et  quelquefois  par  le  désir  du  gain  ou  de  la  gloire, 
cultivent  des  talents  profanes,  ou  s'engagent 
dans  des  professions  équivoques,  et  dont  ils  se 
cachent  longtemps  à  eux-mêmes  le  péril  et  les 
conséquences.  Ils  les  quittent  ensuite  par  une  dé- 
votion discrète  qui  ne  leur  vient  jamais  qu'après 
qu'ils  ont  fait  leur  récolte,  et  qu'ils  jouissent  d'une 
fortune  bien  établie. 

Il  y  a  des  misères  sur  la  terre  qui  saisissent  le 
cœur  :  il  manque  à  quelques-uns  jusqu'aux  ali- 
ments ;  ils  redoutent  l'hiver,  ils  appréhendent  de 
vivre.  L'on  mange  ailleurs  des  fruits  précoces, 
l'on  force  la  terre  et  les  saisons  pour  fournir  à 
sa  délicatesse;  de  simples  bourgeois,  seulement 
à  cause  qu'ils  étaient  riches,  ont  eu  l'audace  d'a- 
valer en  un  seul  morceau  la  nourriture  de  cent 
familles.  Tienne  qui  voudra  contre  de  si  grandes 
extrémités  ;  je  ne  veux  être,  si  je  le  puis,  ni  mal- 
heureux, ni  heureux  :  je  me  jette  et  me  réfugie 
dans  la  médiocrité. 

On  sait  que  les  pauvres  sont  chagrins  de  ce 
que  tout  leur  manque,  et  que  personne  ne  les 
soulage  ;  mais  s'il  est  vrai  que  les  riches  soient 
colères,  c'est  de  ce  que  la  moindre  chose  puisse 
leur  manquer,  ou  que  quelqu'un  veuille  leur  ré- 
sister. 

Celui-là  est  riche,  qui  reçoit  plus  qu'il  ne  con- 
sume; celui-là  est  pauvre,  dont  la  dépense  ex- 
cède la  recette. 

Tel,  avec  deux  millions  de  rente,  peut  être 
pauvre  chaque  année  de  cinq  cent  mille  livres. 

Il  n'y  a  rien  qui  se  soutienne  plus  longtemps 
qu'une  médiocre  fortune  ;  il  n'y  a  rien  dont  on 
voie  mieux  la  fin  que  d'une  grande  fortune. 

L'occasion  prochaine  de  la  pauvreté,  c'est  de 
grandes  richesses. 

S'il  est  vrai  que  l'on  soit  riche  de  tout  ce  dont 
on  n'a  pas  besoin,  un  homme  fort  riche  c'est  un 
homme  qui  est  sage. 

S'il  est  vrai  que  l'on  soit  pauvre  par  toutes  les 
choses  que  l'on  désire,  l'ambitieux  et  l'avare  lan- 
guissent dans  une  extrême  pauvreté. 

Les  passions  tyrannisent  l'homme  ;  et  l'ambi- 
tion suspend  en  lui  les  autres  passions,  et  lui 
donne  pour  un  temps  les  apparences  de  toutes 
les  vertus.  Ce  Triphon  qui  a  tous  les  vices,  je  l'ai 
cru  sobre,  chaste,  libéral,  humble  et  même  dé- 
vot ;  je  le  croirais  encore  s'il  n'eût  enfin  fait  sa 
fortune. 


28% 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


L'on  ne  se  rend  point  sur  le  désir  de  posséder 
et  de  s'agrandir  :  la  bile  gagne ,  et  la  mort  ap- 
proche, qu'avec  un  visage  flétri,  et  des  jambes 
déjà  faibles,  l'on  dit  :  Ma  fortune  y  mon  établis- 
sement. 

li  n'y  a  au  monde  que  deux  manières  de  s'é- 
lever, ou  par  sa  propre  industrie,  ou  par  l'imbé- 
cillité des  autres. 

Les  traits  découvrent  la  complexlon  et  les 
mœurs  ;  mais  la  mine  désigne  les  biens  de  for- 
tune :  le  plus  ou  le  moins  de  mille  livres  de  rente 
se  trouve  écrit  sur  les  visages. 

Chrysante,  homme  opulent  et  impertinent,  ne 
veut  pas  être  vu  avec  Eugène,  qui  est  homme  de 
mérite ,  mais  pauvre  :  il  croirait  en  être  désho- 
noré. Kugène  est  pour  Chrysante  dans  les  mêmes 
dispositions  :  ils  ne  courent  pas  risque  de  se 
heurter. 

Quand  je  vois  de  certaines  gens ,  qui  me  pré- 
venaient autrefois  par  leurs  civilités,  attendre  au 
contraire  que  je  les  salue,  et  en  être  avec  moi 
sur  le  plus  ou  sur  le  moins,  je  dis  en  moi-même  : 
Fort  bien,  j'en  suis  ravi  ;  tant  mieux  pour  eux  :  vous 
verrez  que  cet  homme-ci  est  mieux  logé,  mieux 
meublé,  et  mieux  nourri  qu'à  l'ordinaire;  qu'il 
sera  entré  depuis  quelques  mois  dans  quelque  af- 
faire, où  il  aura  déjà  fait  un  gain  raisonnable. 
Dieu  veuille  qu'il  en  vienne  dans  peu  de  temps 
jusqu'à  me  mépriser  I 

Si  les  pensées ,  les  livres  et  leurs  auteurs  dé- 
pendaient des  riches  et  de  ceux  qui  ont  fait  une 
belle  fortune,  quelle  proscription  I  II  n'y  aurait 
plus  de  rappel  :  quel  ton,  quel  ascendant,  ne 
prennent-ils  pas  sur  les  savants  1  quelle  majesté 
n'observent-ils  pas  à  l'égard  de  ces  hommes  ché- 
tifs  que  leur  mérite  n'a  ni  placés  ni  enrichis,  et 
qui  en  sont  encore  à  penser  et  à  écrire  judicieu- 
sement !  Il  faut  l'avouer,  le  présent  est  pour  les 
riches,  et  l'avenir  pour  les  vertueux  et  les  habi- 
les. HoMÈBE  est  encore,  et  sera  toujours  ;  les  re- 
ceveurs de  droits,  les  publicains,  ne  sont  plus  : 
ont-ils  été  ?  leur  patrie,  leurs  noms,  sont-ils  con- 
nus? y  a-t-il  eu  dans  la  Grèce  des  partisans?  que 
sont  devenus  ces  importants  personnages  qui  mé- 
prisaient Homère,  qui  ne  songeaient  dans  la 
place  qu'à  l'éviter,  qui  ne  lui  rendaient  pas  le 
salut,  ou  qui  le  saluaient  par  son  nom,  qui  ne 
daignaient  pas  l'associer  à  leur  table,  qui  le  re- 
gardaient comme  un  homme  qui  n'était  pas  riche, 
et  qui  faisait  un  livre?  que  deviendront  les  Fau- 
oonnets  *  ?  iront-ils  aussi  loin  dans  la  postérité 

^  II  y  avait  un  bail  de»  f^nnes  soos  ce  nom. 


que  Descartes,  né  Français  et  mort  en  Suède  •  ^ 

Du  même  fonds  d'orgueil  dont  l'on  s'élève  fiè- 
rement au-dessus  de  ses  inférieurs,  l'on  rampe  vi- 
lement devant  ceux  qui  sont  au-dessus  de  soi. 
C'est  le  propre  de  ce  vice,  qui  n'est  fondé  ni  sur 
le  mérite  personnel  ni  sur  la  vertu ,  mais  sur  les 
richesses,  les  postes,  le  crédit,  et  sur  de  vaines 
sciences,  de  nous  porter  également  à  mépriser 
ceux  qui  ont  moins  que  nous  de  cette  espèce  de 
biens,  et  à  estimer  trop  ceux  qui  en  ont  une  me- 
sure qui  excède  la  nôtre. 

Il  y  a  des  âmes  sales,  pétries  de  boue  et  d'or- 
dure, éprises  du  gain  et  de  l'intérêt,  comme  les 
belles  âmes  le  sont  de  la  gloire  et  de  la  vertu  ;  ca- 
pables d'une  seule  volupté,  qui  est  celle  d'acqué- 
rir ou  de  ne  point  perdre  ;  curieuses  et  avides  du 
denier  dix  ;  uniquement  occupées  de  leurs  débi- 
teurs ;  toujours  inquiètes  sur  le  rabais  ou  sur  le 
décri  des  monnaies  ;  enfoncées  et  comme  abîmées 
dans  les  contrats,  les  titres,  et  les  parchemins. 
De  telles  gens  ne  sont  ni  parents,  ni  amis,  ni  ci- 
toyens, ni  chrétiens,  ni  peut-être  des  hommes  : 
ils  ont  de  l'argent. 

Commençons  par  excepter  ces  âmes  nobles  et 
courageuses,  s'il  en  reste  encore  sur  la  terre,  se- 
courables,  ingénieuses  à  faire  du  bien,  que  nuls 
besoins,  nulle  disproportion,  nuls  artifices,  ne 
peuvent  séparer  de  ceux  qu'ils  se  sont  une  fois 
choisis  pour  amis  ;  et,  après  cette  précaution,  di- 
sons hardiment  une  chose  triste  et  douloureuse 
à  imaginer  :  Il  n'y  a  personne  au  monde  si  bien 
lié  avec  nous  de  société  et  de  bienveillance,  qui 
nous  aime,  qui  nous  goûte,  qui  nous  fait  mille 
offres  de  services,  et  qui  nous  sert  quelquefois, 
qui  n'ait  en  soi,  par  l'attachement  à  son  intérêt, 
des  dispositions  très-proches  à  rompre  avec  nous, 
et  à  devenir  notre  ennemi. 

Pendant  qu'Oronte  augmente  avec  ses  années 
son  fonds  et  ses  revenus,  une  fille  naît  dans  quel- 
que famille,  s'élève,  croît,  s'embellit^  et  entre  dans 
sa  seizième  année  ;  il  se  fait  prier  à  cinquante  ans 
pour  l'épouser  jeune,  belle,  spirituelle  :  cet  homme, 
sans  naissance,  sans  esprit,  et  sans  le  moindre 
mérite,  est  préféré  à  tous  ses  rivaux. 

Le  mariage,  qui  devrait  être  à  l'homme  une 
source  de  tous  les  biens,  lui  est  souvent,  par  la 
disposition  de  sa  fortune,  un  lourd  fardeau  sous 


»  On  connaissait  déjà,  du  temps  de  la  Bruyère ,  ce  qu'on  a 
appelé  depuis  l'éloquence  des  italiques.  En  imprimant  ainsi  les 
mots  mort  en  Suède,  il  a  certainement  voulu  insister  sur  cette 
circonstance ,  et  rappeler  à  ses  lecteurs  les  déplorables  cabales 
qui  ont  éloigné  Descartes  de  son  pays ,  et  l'ont  «jvoyé  mourir 
dans  un  royaume  voisin  du  pôle. 


DES  BIENS  DE  FORTUNE. 


283 


lequel  il  succombe  :  c'est  alors  qu'une  femme  et 
des  enfants  sont  une  violente  tentation  à  la  fraude, 
au  mensonge,  et  aux  gains  illicites.  Il  se  trouve 
entre  la  friponnerie  et  l'indigence  :  étrange  si- 
tuation ! 

Épouser  une  veuve,  en  bon  français,  signifie 
faire  sa  fortune  :  il  n'opère  pas  toujours  ce  qu'il 
signifie. 

Celui  qui  n'a  de  partage  avec  ses  frères  que 
pour  vivre  à  l'aise  bon  praticien ,  veut  être  offi- 
cier; le  simple  officier  se  fait  magistrat,  et  le 
magistrat  veut  présider;  et  ainsi  de  toutes  les 
conditions  où  les  hommes  languissent  serrés  et 
indigents,  après  avoir  tenté  au  delà  de  leur  for- 
tune, et  forcé  pour  ainsi  dire  leur  destinée,  inca- 
pables tout  à  la  fois  de  ne  pas  vouloir  être  riches 
et  de  demeurer  riches. 

Dîne  bien,  Cléarque,  soupe  le  soir,  mets  du 
bois  au  feu,  achète  un  manteau,  tapisse  ta  cham- 
bre :  tu  n'aimes  point  ton  héritier,  tu  ne  le  con- 
nais point,  tu  n'en  as  point. 

Jeune,  on  conserve  pour  sa  vieillesse;  vieux, 
on  épargne  pour  la  mort.  L'héritier  prodigue 
paye  de  superbes  funérailles,  et  dévore  le  reste. 

L'avare  dépense  plus  mort,  en  un  seul  jour, 
qu'il  ne  faisait  vivant  en  dix  années  ;  et  son  hé- 
ritier plus  en  dix  mois,  qu'il  n'a  su  faire  lui-même 
en  toute  sa  vie. 

Ce  que  l'on  prodigue ,  on  l'ôte  à  son  héritier  : 
ce  que  l'on  épargne  sordidement,  on  se  l'ôte  à 
soi-même.  Le  milieu  est  justice  pour  soi  et  pour 
les  autres. 

Les  enfants  peut-être  seraient  plus  chers  à 
leurs  pères ,  et  réciproquement  les  pères  à  leurs 
enfants,  sans  le  titre  d'héritiers. 

Triste  condition  de  l'homme,  et  qui  dégoûte 
de  la  vie  !  il  faut  suer,  veiller,  fléchir,  dépendre, 
pour  avoir  un  peu  de  fortune,  ou  la  devoir  à  l'a- 
gonie de  nos  proches  :  celui  qui  s'empêche  de 
souhaiter  que  son  père  y  passe  bientôt  est  homme 
de  bien. 

Le  caractère  de  celui  qui  veut  hériter  de  quel- 
qu'un rentre  dans  celui  du  complaisant  :  nous 
ne  sommes  point  mieux  flattés,  mieux  obéis, 
plus  suivis,  plus  entourés,  plus  cultivés,  plus  mé- 
nagés ,  plus  caressés  de  personne  pendant  notre 
vie,  que  de  celui  qui  croit  gagner  à  notre  mort, 
et  qui  désire  qu'elle  arrive. 

Tous  les  hommes,  par  les  postes  différents,  par 
les  titres,  et  par  les  successions,  se  regardent 
comme  héritiers  les  uns  des  autres,  et  cultivent 
par  cet  intérêt,  pendant  tout  le  cours  de  leur 
vie,  un  désir  secret  et  enveloppé  de  la  mort  d'au- 


trui  :  le  plus  heureux  dans  chaque  condition  est 
celui  qui  a  plus  de  choses  à  perdre  par  sa  mort, 
et  à  laisser  à  son  successeur. 

L'on  dit  du  jeu  qu'il  égale  les  conditions  ;  mais 
elles  se  trouvent  quelquefois  si  étrangement  dis- 
proportionnées, et  il  y  a  entre  telle  et  telle  con- 
dition un  abîme  d'intervalle  si  immense  et  si 
profond ,  que  les  yeux  souffrent  de  voir  de  telles 
extrémités  se  rapprocher  :  c'est  comme  une  mu- 
sique qui  détonne,  ce  sont  comme  des  couleurs 
mal  assorties ,  comme  des  paroles  qui  jurent  et 
qui  offensent  l'oreille,  comme  de  ces  bruits  ou 
de  ces  sons  qui  font  frémir  ;  c'est,  en  un  mot,  un 
renversement  de  toutes  les  bienséances.  Si  l'on 
m'oppose  que  c'est  la  pratique  de  tout  l'Occident, 
je  réponds  que  c'est  peut-être  aussi  l'une  de  ces 
choses  qui  nous  rendent  barbares  à  l'autre  partie 
du  monde,  et  que  les  Orientaux  qui  viennent 
jusqu'à  nous  remportent  sur  leurs  tablettes  :  je 
ne  doute  pas  même  que  cet  excès  de  familiarité 
ne  les  rebute  davantage  que  nous  ne  sommes 
blessés  de  leur  zombaye  ' ,  et  de  leurs  autres 
prosternations. 

Une  tenue  d'états,  ou  les  chambres  assemblées 
pour  une  affaire  très-capitale,  n'offre  point  aux 
yeux  rien  de  si  grave  et  de  si  sérieux  qu'une  ta- 
ble de  gens  qui  jouent  un  grand  jeu  :  une  triste 
sévérité  règne  sur  leur  visage  ;  implacables  l'un 
pour  l'autre,  et  irréconciliables  ennemis  pendant 
que  la  séance  dure,  ils  ne  reconnaissent  plus  ni 
liaisons,  ni  alliance,  ni  naissance,  ni  distinctions. 
Le  hasard  seul,  aveugle  et  farouche  divinité, 
préside  au  cercle,  et  y  décide  souverainement  : 
ils  l'honorent  tous  par  un  silence  profond,  et  pai 
une  attention  dont  ils  sont  partout  ailleurs  fort 
incapables;  toutes  les  passions,  comme  suspen- 
dues, cèdent  à  une  seule  :  le  courtisan  alors  n'est 
ni  doux,  ni  flatteur,  ni  complaisant,  ni  même 
dévot. 

L'on  ne  reconnaît  plus  en  ceux  que  le  jeu  et 
le  gain  ont  illustrés  la  moindre  trace  de  leur  pre- 
mière condition.  Ils  perdent  de  vue  leurs  égaux, 
et  atteignent  les  plus  grands  seigneurs.  Il  est 
vrai  que  la  fortune  du  dé  ou  du  lansquenet  les. 
remet  souvent  où  elle  les  a  pris. 

Je  ne  m'étonne  pas  qu'il  y  ait  des  brelans  pu-, 
blics,  comme  autant  de  pièges  tendus  à  l'avarice 
des  hommes,  comme  des  gouffres  où  l'argent  de^ 
particuliers  tombe  et  se  précipite  sans  retour, 
comme  d'affreux  écueils  où  les  joueurs  viennent 
se  briser  et  se  perdre  ;  qu'il  parte  de  ces  lieux 

»  Voyez  les  relations  du  roynumc  de  Siam.  {La  Bruyèrr). 


284 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


des  émissaires  pour  savoir  à  heure  marquée  qui 
a  descendu  à  terre  avec  un  argent  frais  d'une 
nouvelle  prise,  qui  a  gagné  un  procès  d'où  on 
lui  a  compté  une  grosse  somme,  qui  a  reçu  un 
don,  qui  a  fait  au  jeu  un  gain  considérable,  quel 
fils  de  famille  vient  de  recueillir  une  riche  suc- 
cession, ou  quel  commis  imprudent  veut  hasar- 
der sur  une  carte  les  deniers  de  sa  caisse.  C'est 
un  sale  et  indigne  métier,  il  est  vrai,  que  de 
tromper;  mais  c'est  un  métier  qui  est  ancien, 
connu,  pratiqué  de  tout  temps  par  ce  genre 
d'hommes  que  j'appelle  des  brelandiers.  L'ensei- 
gne est  à  leur  porte  ;  on  y  lirait  presque.  Ici  Von 
trompe  de  bonne  foi;  car  se  voudraient-ils  don- 
ner pour  irréprochables  ?  Qui  ne  sait  pas  qu'en- 
trer et  perdre  dans  ces  maisons  est  une  même 
chose  ?  Qu'ils  trouvent  donc  sous  leur  main  au- 
tant de  dupes  qu'il  en  faut  pour  leur  subsistance, 
c'est  ce  qui  me  passe. 

Mille  gens  se  ruinent  au  jeu ,  et  vous  disent 
froidement  qu'ils  ne  sauraient  se  passer  de  jouer  : 
quelle  excuse  !  Y  a-t-il  une  passion,  quelque  vio- 
lente ou  honteuse  qu'elle  soit ,  qui  ne  pût  tenir 
ce  même  langage  ?  serait-on  reçu  à  dire  qu'on  ne 
peut  se  passer  de  voler,  d'assassiner,  de  se  pré- 
cipiter ?  Un  jeu  effroyable ,  continuel ,  sans  rete- 
nue, sans  bornes,  où  l'on  n'a  en  vue  que  la  ruine 
totale  de  son  adversaire,  où  l'on  est  transporté 
du  désir  du  gain,  désespéré  sur  la  perte,  consumé 
par  l'avarice ,  où  l'on  expose  sur  une  carte  ou  à 
la  fortune  du  dé  la  sienne  propre ,  celle  de  sa 
femme  et  de  ses  enfants,  est-ce  une  chose  qui  soit 
permise,  ou  dont  l'on  doive  se  passer?  Ne  faut-il 
pas  quelquefois  se  faire  une  plus  grande  violence, 
lorsque,  poussé  par  le  jeu  jusqu'à  une  déroute 
universelle,  il  faut  même  que  l'on  se  passe  d'ha- 
bits et  de  nourriture ,  et  de  les  fournir  à  sa  fa- 
mille? 

Je  ne  permets  à  personne  d'être  fripon  ;  mais 
je  permets  à  un  fripon  déjouer  un  grand  jeu  :  je 
le  défends  à  un  honnête  homme.  C'est  une  trop 
grande  puérilité  que  de  s'exposer  à  une  grande 
perte. 

Il  n'y  a  qu'une  affliction  qui  dure,  qui  est  celle 
qui  vient  de  la  perte  de  biens  :  le  temps,  qui  adou- 
cit toutes  les  autres,  aigrit  celle-ci.  Nous  sentons 
à  tous  moments,  pendant  le  cours  de  notre  vie, 
où  le  bien  que  nous  avons  perdu  nous  manque. 

Il  fait  bon  avec  celui  qui  ne  se  sert  pas  de  son 
bien  à  marier  ses  filles,  à  payer  ses  dettes,  ou 
è  faire  des  contrats ,  pourvu  que  l'on  ne  soit  ni 
ses  enfants,  ni  sa  femme. 

Ni  les  troubles,  Zénobie,  qui  agitent  votre 


«mplre ,  ni  la  guerre  que  vous  soutenez  virile- 
ment contre  une  nation  puissante  depuis  la  mort 
du  roi  votre  époux ,  ne  diminuent  rien  de  votre 
magnificence  :  vous  avez  préféré  à  toute  autre 
contrée  les  rives  de  l'Euphrate  pour  y  élever  un 
superbe  édifice  ;  l'air  y  est  sain  et  tempéré,  la  si- 
tuation en  est  riante  ;  un  bois  sacré  l'ombrage  du 
côté  du  couchant  ;  les  dieux  de  Syrie ,  qui  habi- 
tent quelquefois  la  terre,  n'y  auraient  pu  choisir 
une  plus  belle  demeure  ;  la  campagne  autour  est 
couverte  d'hommes  qui  taillent  et  qui  coupent, 
qui  vont  et  qui  viennent,  qui  roulent  ou  qui  char- 
rient le  bois  du  Liban ,  l'airain  et  le  porphyre  ; 
les  grues  et  les  machines  gémissent  dans  l'air,  el 
font  espérer  à  ceux  qui  voyagent  vers  l'Arabie 
de  revoir  à  leur  retour  en  leurs  foyers  ce  palais 
achevé,  et  dans  cette  splendeur  où  vous  désirez 
de  le  porter  avant  de  l'habiter,  vous  et  les  princes 
vos  enfants.  N'y  épargnez  rien ,  grande  reine  ; 
employez-y  l'or  et  tout  l'art  des  plus  excellents 
ouvriers  ;  que  les  Phidias  et  les  Zeuxis  de  votre 
siècle  déploient  toute  leur  science  sur  vos  plafonds 
et  sur  vos  lambris  ;  tracez-y  de  vastes  et  de  dé- 
licieux jardins,  dont  l'enchantement  soit  tel  qu'ils 
ne  paraissent  pas  faits  de  la  main  des  hommes  ; 
épuisez  vos  trésors  et  votre  industrie  sur  cet  ou- 
vrage incomparable  ;  et  après  que  vous  y  aurez 
mis,  Zénobie,  la  dernière  main,  quelqu'un  de  ces 
pâtres  qui  habitent  les  sables  voisins  de  Palmyre, 
devenu  riche  par  les  péages  de  vos  rivières,  achè- 
tera un  jour  à  deniers  comptants  cette  royale 
maison,  pour  l'embellir,  et  la  rendre  plus  digne 
de  lui  et  de  sa  fortune. 

Ce  palais ,  ces  meubles ,  ces  jardins ,  ces  belles 
eaux,  vous  enchantent,  et  vous  font  récrier  d'une 
première  vue  sur  une  maison  si  délicieuse ,  et  sur 
l'extrême  bonheur  du  maître  qui  la  possède.  Il 
n'est  plus;  il  n'en  a  pas  joui  si  agréablement  ni 
si  tranquillement  que  vous;  il  n'y  a  jamais  eu  un 
jour  serein,  ni  une  nuit  tranquille;  il  s'est  noyé 
de  dettes  pour  la  porter  à  ce  degré  de  beauté  où 
elle  vous  ravit  :  ses  créanciers  l'en  ont  chassé  ; 
il  a  tourné  la  tête,  et  il  l'a  regardée  de  loin  une 
dernière  fois  ;  et  il  est  mort  de  saisissement. 

L'on  ne  saurait  s'empêcher  de  voir  dans  cer- 
taines familles  ce  qu'on  appelle  les  caprices  du 
hasard  ou  les  jeux  de  la  fortune  :  il  y  a  cent  ans 
qu'on  ne  parlait  point  de  ces  familles,  qu'elles 
n'étaient  point.  Le  ciel  tout  d'un  coup  s'ouvre  en 
leur  faveur  :  les  biens,  les  honneurs,  les  di- 
gnités, fondent  sur  elles  à  plusieurs  reprises  ; 
elles  nagent  dans  la  prospérité.  Eumolpe,  l'un 
de  ces  hommes  qui  n'ont  point  de  grands-péres , 


DE  LA  VILLE. 


a  eu  un  père  du  moins  qui  s'était  élevé  si  haut , 
que  tout  ce  qu'il  a  pu  souhaiter  pendant  le  cours 
d'une  longue  vie,  c'a  été  de  l'atteindre  ;  et  il  l'a 
atteint.  Était-ce  dans  ces  deux  personnages  émi- 
nence  d'esprit,  profonde  capacité?  était-ce  les 
conjonctures?  La  fortune  enfin  ne  leur  rit  plus  ; 
elle.se  joue  ailleurs,  et  traite  leur  postérité 
comme  leurs  ancêtres. 

La  cause  la  plus  immédiate  de  la  ruine  et  de 
la  déroute  des  personnes  des  deux  conditions,  de 
la  robe  et  de  l'épée,  est  que  l'état  seul,  et  non 
le  bien,  règle  la  dépense. 

Si  vous  n'avez  rien  oublié  pour  votre  fortune, 
quel  travail  !  si  vous  avez  négligé  la  moindre 
chose,  quel  repentir I 

Giton  a  le  teint  frais ,  le  visage  plein  et  les 
joues  pendantes,  l'œil  fixe  et  assuré,  les  épaules 
larges ,  l'estomac  haut ,  la  démarche  ferme  et 
délibérée  :  il  parle  avec  confiance;  il  fait  répéter 
celui  qui  l'entretient,  et  il  ne  goûte  que  médio- 
crement tout  ce  qu'il  lui  dit  ;  il  déploie  un  ample 
mouchoir,  et  se  mouche  avec  grand  bruit;  il 
crache  fort  loin,  et  il  éternue  fort  haut  ;  il  dort 
le  jour ,  il  dort  la  nuit ,  et  profondément  ;  il 
ronfle  en  compagnie.  Il  occupe  à  table  et  à  la 
promenade  plus  de  place  qu'un  autre  ;  il  tient 
le  milieu  en  se  promenant  avec  ses  égaux  ;  il 
s'arrête,  et  l'on  s'arrête;  il  continue  de  mar- 
cher, et  l'on  marche;  tous  se  règlent  sur  lui  :  il 
interrompt ,  il  redresse  ceux  qui  ont  la  parole  ; 
on  ne  l'interrompt  pas,  on  l'écoute  aussi  long- 
temps qu'il  veut  parler  ;  on  est  de  son  avis,  on 
croit  les  nouvelles  qu'il  débite.  S'il  s'assied , 
vous  le  voyez  s'enfoncer  dans  un  fauteuil,  croi- 
ser les  jambes  l'une  sur  l'autre ,  froncer  le  sour- 
cil ,  abaisser  son  chapeau  sur  ses  yeux  pour  ne 
voir  personne,  ou  le  relever  ensuite,  et  décou- 
vrir son  front  par  fierté  ot  par  audace.  Il  est 
enjoué,  grand  rieur,  impatient,  présomptueux, 
colère ,  libertin ,  politique ,  mystérieux  sur  les 
affaires  du  temps  ;  il  se  croit  des  talents  et  de 
l'esprit.  Il  est  riche. 

Phédon  a  les  yeux  creux ,  le  teint  échauffé , 
le  corps  sec,  et  le  visage  maigre  :  il  dort  peu  et 
d'un  sommeil  fort  léger  ;  il  est  abstrait ,  rêveur, 
et  il  a  avec  de  l'esprit  l'air  d'un  stupide  ;  il  ou- 
blie de  dire  ce  qu'il  sait ,  ou  de  parler  d'événe- 
ments qui  lui  sont  connus  :  et ,  s'il  le  fait  quel- 
quefois ,  il  s'en  tire  mal  ;  il  croit  peser  à  ceux  à 
qui  il  parle  ;  il  conte  brièvement ,  mais  froide- 
ment ;  il  ne  se  fait  pas  écouter ,  il  ne  fait  point 
rire  :  il  applaudit ,  il  sourit  à  ce  que  les  autres 
lui  disent ,  il  est  de  leur  avis  ;  il  court ,  il  vole 


285 

pour  leur  rendre  de  petits  services  :  il  est  com- 
plaisant ,  flatteur  ,  empressé  ;  il  est  mystérieux 
sur  ses  affaires ,  quelquefois  menteur  ;  il  est  su- 
perstitieux ,  scrupuleux ,  timide  :  il  marche  dou- 
cement et  légèrement  ;  il  semble  craindre  de 
fouler  la  terre  ;  il  marche  les  yeux  baissés  ,  et  il 
n'ose  les  lever  sur  ceux  qui  passent  :  il  n'est  jamais 
du  nombre  de  ceux  qui  forment  un  cercle  pour  dis- 
courir; il  se  met  derrière  celui  qui  parle,  recueille 
furtivement  ce  quit  se  dit,  et  il  se  retire  si  on  le  re- 
garde. Il  n'occupe  point  de  lieu,  il  ne  tient  point  de 
place  :  il  va  les  épaules  serrées,  le  chapeau  abaissé 
sur  ses  yeux  pour  n'être  point  vu  ;  il  se  replie 
et  se  renferme  dans  son  manteau  :  il  n'y  a  point  de 
rues*  ni  de  galeries  si  embarrassées  et  si  remplies 
de  monde,  où  fl  ne  trouve  moyen  de  passer  sans 
effort ,  et  de  se  couler  sans  être  aperçu  :  si  on 
le  prie  de  s'asseoir,  il  se  met  à  peine  sur  le  bord 
d'un  siège  ;  il  parle  bas  dans  la  conversation , 
et  il  articule  mal  :  libre  néanmoins  sur  les  af- 
faires publiques ,  chagrin  contre  le  siècle ,  mé- 
diocrement prévenu  des  ministres  et  du  minis- 
tère ,  il  n'ouvre  la  bouche  que  pour  répondre  : 
il  tousse,  il  se  mouche  sous  son  chapeau;  il 
crache  presque  sur  soi ,  et  il  attend  qu'il  soit 
seul  pour  éternuer ,  ou ,  si  cela  lui  arrive ,  c'est 
à  l'insu  de  la  compagnie  ;  il  n'en  coûte  à  per- 
sonne ni  salut ,  ni  compliment.  Il  est  pauvre. 

CHAPITRE  VIL 

De  la  ville. 

L'on  se  donne  à  Paris ,  sans  se  parler ,  comme 
un  rendez-vous  public ,  mais  fort  exact ,  tous 
les  soirs,  au  Cours  ou  aux  Tuileries,  pour  se 
regarder  au  visage  et  se  désapprouver  les  uns 
les  autres. 

L'on  ne  peut  se  passer  de  ce  même  monde  que 
l'on  n'aime  point ,  et  dont  l'on  se  moque. 

L'on  s'attend  au  passage  réciproquement  dans 
une  promenade  publique  ;  l'on  y  passe  en  revue 
l'un  devant  l'autre  :  carrosse,  chevaux,  livrées, 
armoiries,  rien  n'échappe  aux  yeux,  tout  est 
curieusement  ou  malignement  observé;  et,  selon 
le  plus  ou  le  moins  de  l'équipage,  ou  l'on  res- 
pecte les  personnes,  ou  on  les  dédaigne. 

Tout  le  monde  connaît  cette  longue  levée  ' 
qui  borne  et  qui  resserre  le  lit  de  la  Seine  du 
côté  où  elle  entre  à  Paris  avec  la  Marne  qu'elle 
vient  de  recevoir  :  les  hommes  s'y  baignent  au 

'  Le  quai  Saint-Bernard, 


286 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


pied  pendant  les  chaleurs  de  la  canicule  :  on  les 
voit  de  fort  près  se  jeter  dans  l'eau ,  on  les  en 
voit  sortir  :  c'est  un  amusement.  Quand  cette 
saison  n'est  pas  venue,  les  femmes  de  la  ville  ne 
s'y  promènent  pas  encore  ;  et ,  quand  elle  est 
passée  ,  elles  ne  s'y  promènent  plus  *. 

Dans  ces  lieux  d'un  concoui*s  général ,  où  les 
femmes  se  rassemblent  pour  montrer  une  belle 
étoffe ,  et  pour  recueillir  le  fruit  de  leur  toilette, 
on  ne  se  promène  pas  avec  une  compagne  par 
la  nécessité  de  la  conversation  ;  on  se  joint  en- 
semble pour  se  rassurer  sur  le  théâtre,  s'appri- 
voiser avec  le  public,  et  se  raffermir  contre  la 
critique  :  c'est  là  précisément  qu'on  se  parle 
sans  se  rien  dire,  ou  plutôt  qu'on  parle  pour  les 
passants,  pour  ceux  mêmes  en  faveur  de  qui  l'on 
hausse  sa  voix;  l'on  gesticule  et  l'on  badine, 
l'on  penche  négligemment  la  tête,  l'on  passe 
et  l'on  repasse. 

La  ville  est  partagée  en  diverses  sociétés,  qui 
sont  comme  autant  de  petites  républiques,  qui 
ont  leurs  lois,  leurs  usages,  leur  jargon,  et  leurs 
mots  pour  rire  :  tant  que  cet  assemblage  est 
dans  sa  force,  et  que  l'entêtement  subsiste. 
Ton  ne  trouve  rien  de  bien  dit  ou  de  bien  fait 
que  ce  qui  part  des  siens,  et  l'on  est  incapable 
de  goûter  ce  qui  vient  d'ailleurs  ;  cela  va  jus- 
qu'au mépris  pour  les  gens  qui  ne  sont  pas  ini- 
tiés dans  leurs  mystères.  L'homme  du  monde 
d'un  meilleur  esprit,  que  le  hasard  a  porté  au 
milieu  d'eux,  leur  est  étranger.  II  se  trouve  là 
comme  dans  un  pays  lointain,  dont  il  ne  connaît 
ni  les  routes,  ni  la  langue,  ni  les  mœurs,  ni  la 
coutume  :  il  voit  un  peuple  qui  cause,  bourdonne, 
parle  à  l'oreille ,  éclate  de  rire,  et  qui  retombe 
ensuite  dans  un  morne  silence  ;  il  y  perd  son 
maintien,  ne  trouve  pas  où  placer  un  seul  mot,  et 
n'a  pas  même  de  (juoi  écouter.  Il  ne  manque  ja- 
mais là  un  mauvais  plaisant  qui  domine ,  et  qui 
est  coiTime  le  héros  de  la  société  :  celui-ci  s'est 
chargé  de  la  joie  des  autres,  et  fait  toujours  rire 
avant  que  d'avoir  parlé.  Si  quelquefois  une 
femme  survient  qui  n'est  point  de  leurs  plaisirs, 
la  bande  joyeuse  ne  peut  comprendre  qu'elle  ne 
sache  point  rire  des  choses  qu'elle  n'entend  point, 
et  paraisse  insensible  à  des  fadaises  qu'ils  n'en- 
tendent eux-mêmes  que  parce  qu'ils  les  ont 

'  Dans  ce  temps-là  les  hommes  allaient  se  baigner  dans  la 
Seine,  au-dessus  de  la  porte  Saint-Bernard;  et,  dans  la  sai- 
son des  bains,  le  bord  de  la  rivière,  à  cet  endroit ,  était  fré- 
quenté par  beaucoup  de  femmes.  Plusieurs  auteurs  satiriques 
ou  comiques  se  sont  moqués  du  choix  peu  décent  de  cette 
promenade.  Les  Bains  de  la  Porte  Saint-Bernard  sont  le  titre 
d'une  comédie  jouée  au  Théâtre  Italien,  en  1696. 


faites  :  ils  ne  lui  pardoiment  ni  son  ton  de  voix , 
ni  son  silence,  ni  sa  taille,  ni  son  visage^  ni  son 
habillement ,  ni  son  entrée ,  ni  la  manière  dont 
elle  est  sortie.  Deux  années  cependant  ne  passent 
point  sur  une  même  coterie.  Il  y  a  toujours,  dès  la 
première  année ,  des  semences  de  division  pour 
rompre  dans  celle  qui  doit  suivre.  L'intérêt  de 
la  beauté ,  les  incidents  du  jeu ,  l'extravagance 
des  repas ,  qui ,  modestes  au  commencement, 
dégénèrent  bientôt  en  pyramides  de  viandes  et 
en  banquets  somptueux,  dérangent  la  républi- 
que, et  lui  portent  enfin  le  coup  mortel  :  il 
n'est  en  fort  peu  de  temps  non  plus  parlé 
de  cette  nation  que  des  mouches  de  l'aimée 
passée. 

Il  y  a  dans  la  ville  la  grande  et  la  petite 
robe;  et  la  première  se  venge  sur  l'autre  des 
dédains  de  la  cour,  et  des  petites  humiliations 
qu'elle  y  essuie  :  de  savoir  quelles  sont  leurs  li- 
mites, où  la  grande  finit  et  où  la  petite  com- 
mence ,  ce  n'est  pas  une  chose  facile.  Il  se  trouve 
même  un  corps  considérable  qui  refuse  d'être 
du  second  ordre ,  et  à  qui  l'on  conteste  le  pre- 
mier :  il  ne  se  rend  pas  néanmoins  ;  il  cherche 
au  contraire,  par  la  gravité  et  par  la  dépense, 
à  s'égaler  à  la  magistrature,  ou  ne  lui  cède 
qu'avec  peine  :  on  l'entend  dire  que  la  noblesse 
de  son  emploi ,  l'indépendance  de  sa  profession , 
le  talent  de  la  parole,  et  le  mérite  personnel, 
balancent  au  moins  les  sacs  de  mille  francs  que 
le  fils  du  partisan  ou  du  banquier  a  su  payer 
pour  son  office. 

Vous  moquez-vous  de  rêver  en  carrosse,  ou 
peut-être  de  vous  y  reposer  ?  Vite ,  prenez  votre 
livre  ou  vos  papiers  ;  hsez ,  ne  saluez  qu'à  peine 
ces  gens  qui  passent  dans  leur  équipage  ;  ils 
vous  en  croiront  plus  occupé  ;  ils  diront  :  Cet 
homme  est  laborieux,  infatigable;  il  lit,  il  tra- 
vaille jusque  dans  les  rues  ou  sur  la  route  :  ap- 
prenez du  moindre  avocat ,  qu'il  faut  paraître 
accablé  d'affaires ,  froncer  le  sourcil ,  et  rêver 
à  rien  très-profondément  ;  savoir  à  propos  per- 
dre le  boire  et  le  manger,  ne  faire  qu'apparoir 
dans  sa  maison,  s'évanouir  et  se  perdre  comme 
un  fantôme  dans  le  sombre  de  son  cabinet  ;  se 
cacher  au  public,  éviter  le  théâtre  ,  le  laisser  à 
ceux  qui  ne  courent  aucun  risque  à  s'y  montrer, 
qui  en  ont  à  peine  le  loisir,  aux  Gomoas  ,  aux 

DUHAMELS. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  jeunes  magistrats 
que  les  grands  biens  et  les  plaisirs  ont  associés 
à  quelques-uns  de  ceux  qu'on  nomme  à  la  cour 
de  petits-maîtres  :  ils  les  imitent;  ils  se  tiennent 


DE  LA  VILLE. 


287 


fort  au-dessus  de  la  gravité  de  la  robe ,  et  se 
croient  dispensés,  par  leur  âge  et  par  leur  for- 
tune, d'être  sages  et  modérés.  Ils  prennent  de 
la  cour  ce  qu'elle  a  de  pire  :  ils  s'approprient  la 
vanité,  la  mollesse,  l'intempérance,  le  liberti- 
nage, comme  si  tous  ces  vices  lui  étaient  dus  ; 
et ,  affectant  ainsi  un  caractère  éloigné  de  celui 
qu'ils  ont  à  soutenir,  ils  deviennent  enfm,  selon 
leurs  souhaits,  des  copies  fidèles  de  très-mé- 
chants originaux. 

Un  homme  de  robe  à  la  ville ,  et  le  même  à 
la  cour,  ce  sont  deux  hommes.  Revenu  chez  soi, 
il  reprend  ses  mœurs,  sa  taille  et  son  visage, 
qu'il  y  avait  laissés  :  il  n'est  plus  ni  si  embarrassé, 
ni  si  honnête. 

Les  Crispins  se  cotisent,  et  rassemblent  dans 
leur  famille  jusqu'à  six  chevaux  pour  allonger  un 
équipage  qui ,  avec  un  essaim  de  gens  de  livrée 
où  ils  ont  fourni  chacun  leur  part,  les  fait  triom- 
pher au  Cours  ou  à  Vincennes,  et  aller  de  pair 
avec  les  nouvelles  mariées,  avec  Jason  qui  se 
ruine,  et  avec  Thrason  qui  veut  se  marier,  et 
qui  a  consigné  '. 

J'entends  dire  des  Saunions,  même  nom, 
mêmes  armes  ;  la  branche  aînée ,  la  branche  ca- 
dette, les  cadets  de  la  seconde  branche  :  ceux- 
là  portent  les  armes  pleines,  ceux-ci  brisent  d'un 
lambel,  et  les  autres,  d'une  bordure  dentelée.  Ils 
ont  avec  les  Bourbons,  sur  une  même  couleur, 
un  même  métal  ;  ils  portent ,  comme  eux,  deux 
et  une  :  ce  ne  sont  pas  des  fleurs  de  lis,  mais  ils 
s'en  consolent  ;  peut-être  dans  leur  cœur  trou- 
vent-ils leurs  pièces  aussi  honorables ,  et  ils  les 
ont  communes  avec  de  grands  seigneurs  qui  en 
sont  contents.  On  les  voit  sur  les  litres  et  sur  les 
vitrages,  sur  la  porte  de  leur  château ,  sur  le 
pilier  de  leur  haute  justice ,  où  ils  viennent  de 
faire  pendre  un  homme  qui  méritait  le  bannis- 
sement :  elles  s'offrent  aux  yeux  de  toutes 
parts;  elles  sont  sur  les  meubles  et  sur  les  ser- 
rures ;  elles  sont  semées  sur  les  carrosses  :  leurs 
livrées  ne  déshonorent  point  leurs  armoiries.  Je 
dirais  volontiers  aux  Saunions  :  Votre  folie  est 
prématurée,  attendez  du  moins  que  le  siècle  s'a- 
chève sur  votre  race  ;  ceux  qui  ont  vu  votre 
grand-père ,  qui  lui  ont  parlé ,  sont  vieux ,  et  ne 
sauraient  plus  vivre  longtemps  ;  qui  pourra  dire 
comme  eux  :  Là  il  étalait,  et  vendait  très-cher  ? 

Les  Saunions  et  les  Crispins  veulent  encore 
davantage  que  l'on  dise  d'eux  qu'ils  font  une 
grande  dépense,  qu'ils  n'aiment  à  la  faire  :  ils 

'  Déposé  son  argent  au  trésor  public  pour  une  grande  charge. 

{La  Brtiyère). 


font  un  récit  long  et  ennuyeux  d'une  fête  ou  d'un 
repas  qu'ils  ont  donné;  ils  disent  l'argent  qu'ils 
ont  perdu  au  jeu,  et  ils  plaignent  fort  haut  celui 
qu'ils  n'ont  pas  songé  à  perdre.  Ils  parlent  jargon 
et  mystère  sur  de  certaines  femmes;  ils  ont  réci- 
proquement cent  choses  plaisantes  à  se  conter; 
ils  ont  fait  depuis  peu  des  découvertes  ;  ils  se 
passent  les  uns  aux  autres  qu'ils  sont  gens  à  belles 
aventures.  L'un  d'eux ,  qui  s'est  couché  tard  à 
la  campagne,  et  qui  voudrait  dormir,  se  lève 
matin,  chausse  des  guêtres,  endosse  un  habit  de 
toile ,  passe  un  cordon  où  pend  le  fourniment , 
renoue  ses  cheveux,  prend  un  fusil;  le  voilà 
chasseur,  s'il  tirait  bien  :  il  revient  de  nuit, 
mouillé  et  recru,  sans  avoir  tué;  il  retourne  à 
la  chasse  le  lendemain ,  et  il  passe  tout  le  jour  à 
manquer  des  grives  ou  des  perdrix. 

Un  autre ,  avec  quelques  mauvais  chiens ,  au- 
rait envie  de  dire.  Ma  meute  :  il  sait  un  rendez- 
vous  de  chasse,  il  s'y  trouve,  il  est  au  laisser- 
courre,  il  entre  dans  le  fort,  se  mêle  avec  les 
piqueurs  ;  il  a  un  cor.  Il  ne  dit  pas,  comme  Mé- 
nalippe  :  Ai-je  du  plaisir?  il  croit  en  avoir;  il 
oublie  lois  et  procédure  :  c'est  un  Hippolyte. 
Ménandre,  qui  le  vit  hier  sur  un  procès  qui  est 
en  ses  mains ,  ne  reconnaîtrait  pas  aujourd'hui 
son  rapporteur.  Le  voyez-vous  le  lendemain  à 
sa  chambre ,  où  l'on  va  juger  une  cause  grave 
et  capitale  ;  il  se  fait  entourer  de  ses  confrères, 
il  leur  raconte  comme  il  n'a  point  perdu  le  cerf 
de  meute ,  comme  il  s'est  étouffé  de  crier  après 
les  chiens  qui  étaient  en  défaut ,  ou  après  ceux 
des  chasseurs  qui  prenaient  le  change,  qu'il  a 
vu  donner  les  six  chiens  :  l'heure  presse  :  il 
achève  de  leur  parler  des  abois  et  de  la  curée, 
et  il  court  s'asseoir  avec  les  autres  pour  juger. 

Quel  est  l'égarement  de  certains  particuliers 
qui ,  riches  du  négoce  de  leurs  pères ,  dont  ils 
viennent  de  recueillir  la  succession ,  se  moulent 
sur  les  princes  pour  leur  garde-robe  et  pour  leur 
équipage,  excitent,  par  une  dépense  excessive 
et  par  un  faste  ridicule ,  les  traits  et  la  raillerie 
de  toute  une  ville  qu'ils  croient  éblouir,  et  se  rui- 
nent ainsi  à  se  faire  moquer  de  soi  ! 

Quelques-uns  n'ont  pas  même  le  triste  avan- 
tage de  répandre  leurs  folies  plus  loin  que  le 
quartier  où  ils  habitent  ;  c'est  le  seul  théâtre  de 
leur  vanité.  L'on  ne  sait  point  dans  l'Ile  qu'^7i- 
dré  brille  au  Marais ,  et  qu'il  y  dissipe  son  pa- 
trimoine :  du  moins ,  s'il  était  connu  dans  toute 
la  ville  et  dans  ses  faubourgs,  il  serait  difficile 
qu'entre  un  si  grand  nombre  de  citoyens  qui  ne 
savent  pas  tous  juger  sainement  de  toutes  choses, 


288 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


Il  ne  s'en  trouvât  quelqu'un  qui  dirait  de  lui , 
Jl  est  magnifique,  et  qui  lui  tiendrait  compte 
des  régals  qu'il  fait  à  Xante  et  à  Ariston,  et  des 
fêtes  qu'il  donne  à  Élamire  ;  mais  il  se  ruine 
obscurément.  Ce  n'est  qu'en  faveur  de  deux  ou 
trois  personnes  qui  ne  l'estiment  point,  qu'il 
court  à  l'indigence,  et  qu'aujourd'hui  en  car- 
rosse, il  n'aura  pas  dans  six  mois  le  moyen  d'al- 
ler à  pied. 

Narcisse  se  lève  le  matin  pour  se  coucher  le 
soir;  il  a  ses  heures  de  toilette  comme  une 
femme  ;  il  va  tous  les  jours  fort  régulièrement  à 
la  belle  messe  aux  Feuillants  ou  aux  Minimes  : 
il  est  homme  d'un  bon  commerce,  et  l'on  compte 
sur  lui  au  quartier  de  **  pour  un  tiers  ou  pour 
un  cinquième  à  l'hombre  ou  au  reversi;  là  il 
tient  le  fauteuil  quatre  heures  de  suite  chez  Ari- 
de, où  il  risque  chaque  soir  cinq  pistoles  d'or. 
Il  lit  exactement  la  Gazette  de  Hollande  et  le 
Mercure  galant  :  il  a  lu  Bergerac  %  Desma- 
rets  ^ ,  Lesclache ,  les  historiettes  de  Barbin ,  et 
quelques  recueils  de  poésies.  Il  se  promène  avec 
des  femmes  à  la  Plaine  ou  au  Cours ,  et  il  est 
d'une  ponctualité  religieuse  sur  les  visites.  Il 
fera  demain  ce  qu'il  fait  aujourd'hui  et  ce  qu'il 
fit  hier;  et  il  meurt  ainsi  après  avoir  vécu. 

Voilà  un  homme,  dites-vous ,  que  j'ai  vu  quel- 
que part  :  de  savoir  où,  il  est  difficile;  mais  son 
visage  m'est  familier.  Il  l'est  à  bien  d'autres  ;  et 
je  vais ,  s'il  se  peut ,  aider  votre  mémoire  :  est-ce 
au  boulevard  sur  un  strapontin ,  ou  aux  Tuile- 
ries dans  la  grande  allée ,  ou  dans  le  balcon  à  la 
comédie  ?  est-ce  au  sermon ,  au  bal ,  à  Rambouil- 
let? où  pourriez-vous  ne  l'avoir  point  vu?  où 
n'est-il  point  ?  s'il  y  a  dans  la  place  une  fameuse 
exécution  ou  un  feu  de  joie,  il  paraît  à  une  fe- 
nêtre de  l'hôtel  de  ville  ;  si  l'on  attend  une  ma- 
gnifique entrée ,  il  a  sa  place  sur  un  échafaud  ; 
s'il  se  fait  un  carrousel ,  le  voilà  entré,  et  placé 
sur  l'amphithéâtre  ;  si  le  roi  reçoit  des  ambas- 
sadeurs, il  voit  leur  marche,  il  assiste  à  leur 
audience ,  il  est  en  haie  quand  ils  reviennent  de 
leur  audience.  Sa  présence  est  aussi  essentielle 
aux  serments  des  figues  suisses  que  celle  du  chan- 
celier et  des  ligues  mêmes.  C'est  son  visage  que 
l'on  voit  aux  almanachs  représenter  le  peuple 
ou  l'assistance.  Il  y  a  une  chasse  publique,  une 
Saint- Hubert ,  le  voilà  à  cheval  :  on  parle  d'un 
camp  et  d'une  revue,  il  est  à  Houilles,  il  est  à 
Achères;  il  aime  les  troupes,  la  milice,  la  guerre  ; 
il  la  voit  de  près,  et  jusqu'au  fort  de  Bernardi. 

^  Cyrano.  (La  Bruyère).  »  Saint-Sorlin.  { Id.  ) 


Chanley  sait  les  marches.  Jacquier  les  vivres, 
Du  Metz  l'artillerie  :  celui-ci  voit,  il  a  vieilU  sous 
le  hamois  en  voyant,  il  est  spectateur  de  profes- 
sion, il  ne  fait  rien  de  ce  qu'un  homme  doit 
faire,  il  ne  sait  rien  de  ce  qu'il  doit  savoir;  mais 
il  a  vu,  dit-il,  tout  ce  qu'on  peut  voir,  et  il 
n'aura  point  regret  de  mourir  :  quelle  perte  alors 
pour  toute  la  ville!  Qui  dira  après  lui,  le  Cours 
est  fermé,  on  ne  s'y  promène  point;  le  bourbier 
de  Vincennes  est  desséché  et  relevé ,  on  n'y  ver- 
sera plus?  qui  annoncera  un  concert,  un  beau 
salut,  un  prestige  de  la  foire?  qui  vous  avertira 
que  Beauma vielle  mourut  hier,  que  Bochois  est 
enrhumée ,  et  ne  chantera  de  huit  jours  ?  qui  con- 
naîtra comme  lui  un  bourgeois  à  ses  armes  et  à 
ses  livrées?  qui  dira,  Scapin  porte  des  fleurs  de 
fis;  et  qui  en  sera  plus  édifié?  qui  prononcera 
avec  plus  de  vanité  et  d'emphase  le  nom  d'une 
simple  bourgeoise?  qui  sera  mieux  fourni  de 
vaudevilles?  qui  prêtera  aux  femmes  les  Annales 
galantes  et  le  Journal  amoureux?  qui  saura 
comme  lui  chanter  à  table  tout  un  dialogue  de 
V Opéra,  et  les  fureurs  de  Roland  dans  une 
ruelle  ?  enfin ,  puisqu'il  y  a  à  la  vfile  comme  ail- 
leurs de  fort  sottes  gens,  des  gens  fades,  oisife , 
désoccupés,  qui  pourra  aussi  parfaitement  leur 
convenir? 

Théramène  était  riche  et  avait  du  mérite  ;  il  a 
hérité,  il  est  donc  très-riche  et  d'un  très-grand 
mérite  :  voilà  toutes  les  femmes  en  campagne 
pour  l'avoir  pour  galant,  et  toutes  les  filles  pour 
épouseur.  Il  va  de  maisons  en  maisons  faire  es- 
pérer aux  mères  qu'il  épousera  :  est-il  assis,  elles 
se  retirent  pour  laisser  à  leurs  filles  toute  la  liberté 
d'être  aimables,  et  à  Théramène  de  faire  ses  dé- 
clarations. Il  tient  ici  contre  le  mortier  ;  là  il  efface 
le  cavalier  ou  le  gentilhomme  :  un  jeune  homme 
fleuri,  vif,  enjoué,  spirituel,  n'est  pas  souhaité 
plus  ardemment  ni  mieux  reçu  ;  on  se  l'arrache 
des  mains,  on  a  à  peine  le  loisir  de  sourire  à  qui 
se  trouve  avec  lui  dans  une  même  visite  :  com- 
bien de  galants  va-t-il  mettre  en  déroute  I  quels 
bons  partis  ne  fera-t-il  pas  manquer  !  pourra-t-il 
suffire  à  tant  d'héritières  qui  le  recherchent  ?  Ce 
n'est  pas  seulement  la  terreur  des  maris,  c'est  Té- 
pouvantail  de  tous  ceux  qui  ont  envie  de  l'être, 
et  qui  attendent  d'un  mariage  à  remplir  le  vide 
de  leur  consignation.  On  devrait  proscrire  de  tels 
personnages  si  heureux,  si  pécunieux,  d'une  ville 
bien  policée;  ou  condamner  le  sexe,  sous  peine 
de  folie  ou  d'indignité,  à  ne  les  traiter  pas  mieux 
que  s'ils  n'avaient  que  du  mérite. 

Paris,  pour  l'ordinaire  le  singe  de  la  cour,  ne 


DE  LA  VILLE. 


289 


sait  pas  toujours  la  contrefaire  ;  il  ne  l'imite  en 
aucune  manière  dans  ces  deliors  agréables  et 
caressants  que  quelques  courtisans,  et  surtout  les 
femmes,  y  ont  naturellement  pour  un  homme  de 
mérite,  et  qui  n'a  même  que  du  mérite  :  elles  ne 
s'informent  ni  de  ses  contrats,  ni  de  ses  ancêtres  ; 
elles  le  trouvent  à  la  cour ,  cela  leur  suffit  ;  elles 
le  souffrent,  elles  l'estiment;  elles  ne  demandent 
pas  s'il  est  venu  en  chaise  ou  à  pied,  s'il  a  une 
charge,  une  terre,  ou  un  équipage  :  comme  elles 
regorgent  de  train,  de  splendeur,  et  de  dignité, 
elles  se  délassent  volontiers  avec  la  philosophie 
ou  la  vertu.  Une  femme  de  ville  entend-elle  le 
bruissement  d'un  carrosse  qui  s'arrête  à  sa  porte, 
elle  pétille  de  goût  et  de  complaisance  pour  qui- 
conque est  dedans ,  sans  le  connaître  :  mais  si  elle 
a  vu  de  sa  fenêtre  un  bel  attelage ,  beaucoup  de 
livrées,  et  que  plusieurs  rangs  de  clous  parfaite- 
ment dorés  l'aient  éblouie,  quelle  impatience n'a- 
t-elle  pas  de  voir  déjà  dans  sa  chambre  le  cava- 
lier ou  le  magistrat  !  quelle  charmante  réception 
ne  lui  fera-t-elle  point  !  ôtera-t-elle  les  yeux  de 
dessus  lui  ?  Il  ne  perd  rien  auprès  d'elle  ;  on  lui 
tient  compte  des  doubles  soupentes,  et  des  ressorts 
qui  le  font  rouler  plus  mollement  ;  elle  l'en  estime 
davantage,  elle  l'en  aime  mieux. 

Cette  fatuité  de  quelques  femmes  de  la  ville, 
qui  cause  en  elles  une  mauvaise  imitation  de  celles 
de  la  cour,  (  st  quelque  chose  de  pire  que  la  gros- 
sièreté des  femmes  du  peuple,  et  que  la  rusticité 
des  villageoises  :  elle  a  sur  toutes  deux  l'affecta- 
tion de  plus. 

La  subtile  invention,  de  faire  de  magnifiques 
présents  de  noces  qui  ne  coûtent  rien,  et  qui  doi- 
vent être  rendus  en  espèces  ! 

L'utile  et  la  louable  pratique ,  de  perdre  en 
frais  de  noces  le  tiers  de  la  dot  qu'une  femme 
apporte  !  de  commencer  par  s'appauvrir  de  con- 
cert par  l'amas  et  l'entassement  de  choses  super- 
flues ,  et  de  prendre  déjà  sur  son  fonds  de  quoi 
payer  Gaultier,  les  meubles,  et  la  toilette  I 

Le  bel  et  le  judicieux  usage ,  que  celui  qui , 
préférant  une  sorte  d'effronterie  aux  bienséances 
et  à  la  pudeur,  expose  une  femme  d'une  seule 
nuit  sur  un  lit  comme  sur  un  théâtre ,  pour  y 
faire  pendant  quelques  jours  un  ridicule  person- 
nage, et  la  livre  en  cet  état  à  la  curiosité  des 
gens  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  qui,  connus  ou 
inconnus,  accourent  de  toute  une  ville  à  ce  spec- 
tacle pendant  qu'il  dure  !  Que  manque-t-il  à  une 
telle  coutume,  pour  être  entièrement  bizarre  et 
incompréhensible,  que  d'être  lue  dans  quelque 
relation  de  la  Mingrélie? 


Pénible  coutume,  asservîssëmeh!  Iiiëbmmodel 
se  chercher  incessamment  les  unes  les  autres  avec 
l'impatience  de  ne  se  point  rencontrer,  he  se  ren- 
contrer que  pour  se  dire  des  riens,  que  pour  s'ap- 
prendre réciproquement  des  choses  dont  on  est 
également  instruite,  et  dont  il  importe  peu  que 
l'on  soit  instruite;  n'entrer  dans  une  chambre 
précisément  que  pour  en  sortir  ;  ne  sortir  de  chez 
soi  l'après-dînée  que  pour  y  rentrer  le  soir,  fort 
satisfaite  d'avoir  vu  en  cinq  petites  heures  trois 
suisses,  une  femme  que  l'on  connaît  à  peine,  et 
une  autre  que  l'on  n'aime  guère  !  Qui  considére- 
rait bien  le  prix  du  temps ,  et  combien  sa  perte 
est  irréparable,  pleurerait  amèrement  sur  de  si 
grandes  misères. 

On  s'élève  à  la  ville  datis  une  indifférence  gros- 
sière des  choses  rurales  et  champêtres  ;  on  dis- 
tingue à  peine  la  plante  qui  porte  le  chanvre  d'avec 
celle  qui  produit  le  lin,  et  le  blé  froment  d'aved 
les  seigles^  et  l'un  ou  l'autre  d'avec  le  méteil  :  on 
se  contente  de  se  nourrir  et  de  s'habiller.  Ne  par* 
lez  pas  à  un  grand  nombre  de  bourgeois,  ni  de 
guérets^  ni  de  baliveaux,  ni  de  provins,  ni  de  re- 
gains, si  vous  voulez  être  entendu;  ces  termes 
pour  eux  ne  sont  pas  français  :  parlez  aux  uns 
d'aunage,  de  tarif,  ou  de  sou  pour  livre,  et  aux 
autres,  de  voie  d'appel,  de  requête  civile,  d'ap» 
pointement,  d'évocation.  Ils  connaissent  le  monde, 
et  encore  par  ce  qu'il  a  de  moins  beau  et  de  mointi 
spécieux  ;  ils  ignorent  la  nature,  ses  commence- 
ments, ses  progrès,  ses  dons  et  ses  largesses  :  leur 
ignorance  souvent  est  volontaire ,  et  fondée  sur 
l'estime  qu'ils  ont  pour  leur  profession  et  pour 
leurs  talents.  Il  n'y  a  si  vil  praticien  qui,  au  fond 
de  son  étude  sombre  et  enfumée ,  et  l'esprit  oc- 
cupé d'une  plus  noire  chicane ,  ne  se  préfère  au 
laboureur  qui  jouit  du  ciel ,  qui  cultive  la  terre , 
qui  sème  à  propos,  et  qui  fait  de  riches  moissons; 
et,  s'il  entend  quelquefois  parler  des  premiers 
hommes  ou  des  patriarches,  de  leur  vie  cham- 
pêtre, et  de  leur  économie,  il  s'étonne  qu'on  ait 
pu  vivre  en  de  tels  temps ,  où  il  n'y  avait  encore 
ni  offices,  ni  commissions,  ni  présidents,  ni  pro- 
cureurs ;  il  ne  comprend  pas  qu'on  ait  jamais  pu 
se  passer  du  greffe ,  du  parquet ,  et  de  la  buvette. 
Les  empereurs  n'ont  jamais  triomphé  à  Rome 
si  mollement,  si  commodément,  ni  si  sûrement 
même,  contre  le  vent,  la  pluie,  la  poudre,  et  le 
soleil ,  que  le  bourgeois  sait  à  Paris  se  faire  mener 
par  toute  la  ville  :  quelle  distance  de  cet  usage  à 
la  mule  de  leurs  ^ancêtres  !  Ils  ne  savaient  point 
encore  se  priver  du  nécessaire  pour  avoir  le  su- 
perflu, ni  préférer  le  faste  aux  choses  utiles  :  o)i 

lî) 


290 


1J:S  CAKACTKfXKS    DK  LA   liRl^YRRR, 

CHAPITRE  VIII. 


ne  les  voyait  point  s'éclairer  avec  des  bougies  et  ( 
se  chauffer  à  un  petit  feu  ;  la  cire  était  pour  l'autel  | 
et  pour  le  Louvre,  lis  ne  sortaient  point  d'un  ! 
mauvais  dîner  pour  monter  dans  leur  carrosse  ; 
ils  se  persuadaient  que  l'homme  avait  des  jambes 
pour  marcher,  et  ils  marchaient.  Ils  se  conser- 
vaient propres  quand  il  faisait  sec,  et  dans  un 
temps  humide  ils  gâtaient  leur  chaussure,  aussi 
peu  embarrassés  de  franchir  les  rues  et  les  carre- 
fours, que  le  chasseur  de  traverser  un  guéret,  ou 
le  soldat  de  se  mouiller  dans  une  tranchée  :  on 
n'avait  pas  encore  imaginé  d'atteler  deux  hom- 
mes à  une  litière  ;  il  y  avait  même  plusieurs  ma- 
gistrats qui  allaient  à  pied  à  la  chambre,  ou  aux 
enquêtes,  d'aussi  bonne  grâce  qu'Auguste  autre- 
fois allait  de  son  pied  au  Capitole.  L'étain  dans 
ce  temps  brillait  sur  les  tables  et  sur  les  buffets, 
comme  le  fer  et  le  cuivre  dans  les  foyers  ;  l'argent 
et  l'or  étaient  dans  les  coffres.  Les  femmes  se 
faisaient  servir  par  des  femmes;  on  mettait  celles- 
ci  jusqu'à  la  cuisine.  Les  beaux  noms  de  gouver- 
neurs et  de  gouvernantes  n'étaient  pas  inconnus 
à  nos  pères  ;  ils  savaient  à  qui  l'on  confiait  les 
enfants  des  rois  et  des  plus  grands  princes  ;  mais 
ils  partageaient  le  service  de  leurs  domestiques 
avec  leurs  enfants,  contents  de  veiller  eux- 
mêmes  immédiatement  à  leur  éducation.  Ils 
comptaient  en  toutes  choses  avec  eux-mêmes  : 
leur  dépense  était  proportionnée  à  leur  recette  ; 
leurs  livrées,  leurs  équipages,  leurs  meubles, 
leur  table,  leurs  maisons  de  la  ville  et  de  la  cam- 
pagne, tout  était  mesuré  sur  leurs  rentes  et  sur 
leur  condition.  Il  y  avait  entre  eux  des  distinc- 
tions extérieures  qui  empêchaient  qu'on  ne  prit 
la  femme  du  praticien  pour  celle  du  magistrat, 
et  le  roturier  ou  le  simple  valet  pour  le  gentil- 
homme. Moins  appliqués  à  dissiper  ou  à  grossir 
leur  patrimoine  qu'à  le  maintenir,  ils  le  laissaient 
entier  à  leurs  héritiers,  et  passaient  ainsi  d'une 
vie  modérée  à  une  mort  tranquille.  Ils  ne  disaient 
point  ;  Le  siècle  est  dur,  la  misère  est  grande, 
C argent  est  rare  ;  ils  en  avaient  moins  que  nous, 
et  en  avaient  assez ,  plus  riches  par  leur  écono- 
mie et  par  leur  modestie,  que  de  leurs  revenus  et 
de  leurs  domaines.  Enfin  l'on  était  alors  pénétré 
de  cette  maxime,  que  ce  qui  est  dans  les  grands 
splendeur,  somptuosité,  magnificence,  est  dissi- 
pation ,  folie,  ineptie,  dans  le  particulier. 


De  la  cour. 

Le  reproche  en  un  sens  le  plus  honorable  que 
l'on  puisse  faire  à  un  homme,  c'est  de  lui  dire 
qu'il  ne  sait  pas  la  cour  :  il  n'y  a  sorte  de  vertus 
qu'on  ne  rassemble  en  lui  par  ce  seul  mot. 

Un  homme  qui  sait  la  cour  est  maître  de  son 
geste,  de  ses  yeux,  et  de  son  visage  ;  il  est  pro- 
fond, impénétrable;  il  dissimule  les  mauvais 
offices,  sourit  à  ses  ennemis,  contraint  son  hu- 
meur, déguise  ses  passions,  dément  son  cœur, 
parle ,  agit  contre  ses  sentiments.  Tout  ce  grand 
rafihiement  n'est  qu'un  vice  que  l'on  appelle 
fausseté;  quelquefois  aussi  inutile  au  courtisan, 
pour  sa  fortune,  que  la  franchise,  la  sincérité  et 
la  vertu. 

Qui  peut  nommer  de  certaines  couleurs  chan- 
geantes, et  qui  sont  diverses  selon' les  divers 
jours  dont  on  les  regarde?  de  même,  qui  peut 
définir  la  cour  ? 

Se  dérober  à  la  cour  un  seul  moment ,  c'est  y 
renoncer  :  le  courtisan  qui  l'a  vue  le  matin  la 
voit  le  soir,  pour  la  reconnaître  le  lendemain, 
ou  afin  que  lui-même  y  soit  connu. 

L'on  est  petit  à  la  cour;  et,  quelque  vanité 
que  l'on  ait,  on  s'y  trouve  tel  :  mais  le  mal  est 
commun,  et  les  grands  mêmes  y  sont  petits. 

La  province  est  l'endroit  d'où  la  cour,  comme 
dans  son  point  de  vue,  paraît  une  chose  admi- 
rable :  si  Fon  s'en  approche,  ses  agréments  di- 
minuent comme  ceux  d'une  perspective  que  l'on 
voit  de  trop  près. 

L'on  s'accoutume  difficilement  à  une  vie  qui 
se  passe  dans  une  antichambre,  dans  des  cours, 
ou  sur  l'escalier. 

La  cour  ne  rend  pas  content;  elle  empêche 
qu'on  ne  le  soit  ailleurs. 

Il  faut  qu'un  honnête  homme  ait  tâté  de  la 
cour  :  il  découvre,  en  y  entrant,  comme  un  nou- 
veau monde  qui  lui  était  inconnu ,  où  il  voit  ré- 
gner également  le  vice  et  la  politesse,  et  où  tout 
lui  est  utile,  le  bon  et  le  mauvais. 

La  cour  est  comme  un  édifice  bâti  de  marbre  ; 
je  veux  dire  qu'elle  est  composée  d'hommes  fort 
durs,  mais  fort  polis. 

L'on  va  quelquefois  à  la  cour  pour  en  revenir, 
et  se  faire  par  là  respecter  du  noble  de  sa  pro- 
vince, ou  de  son  diocésain. 

Le  brodeur  et  le  confiseur  seraient  superflus, 
et  ne  feraient  qu'une  montre  inutile,  si  l'on  était 
modeste  et  sobre:  les  cours  seraient  désertes, 


.(^ 


DE  LA  COim. 


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et  les  rois  presque  seuls,  si  l'on  était  guéri  de 
la  vanité  et  de  l'intérêt.  Les  hommes  veulent  être 
esclaves  quelque  part,  et  puiser  là  de  quoi  do- 
miner ailleurs.  Il  semble  qu'on  livre  en  gros  aux 
premiers  de  la  cour  l'air  de  hauteur,  de  fierté, 
et  de  commandement ,  afin  qu'ils  le  distribuent 
en  détail  dans  les  provinces  '  :  ils  font  précisé- 
ment comme  on  leur  fait,  vrais  singes  de  la 
royauté. 

Il  n'y  a  rien  qui  enlaidisse  certains  courtisans 
comme  la  présence  du  prince  :  à  peine  les  puis-je 
reconnaître  à  leurs  visages  ;  leurs  traits  sont  al- 
térés, et  leur  contenance  est  avilie.  Les  gens  fiers 
et  superbes  sont  les  plus  défaits,  car  ils  perdent 
plus  du^jeur;  celui  qui  est  honnête  et  modeste 
s'y  soutient  mieux  :  il  n'a  rien  à  réformer. 

L'air  de  cour  est  contagieux  :  il  se  prend  à  V  *  *  % 
comme  l'accent  normand  à  Rouen  ou  à  Falaise  ; 
on  l'entrevoit  en  des  fourriers,  en  de  petits  con- 
trôleurs ,  et  en  des  chefs  de  fruiterie  ;  l'on  peut 
avec  une  portée  d'esprit  fort  médiocre  y  faire  de 
grands  progrès.  Un  homme  d'un  génie  élevé  et 
d'un  mérite  solide  ne  fait  pas  assez  de  cas  de 
cette  espèce  de  talent  pour  faire  son  capital  de 
l'étudier  et  selerendre  ^opre  ;  il  l'acquiert  sans 
réflexion ,  et  il  ne  pense  point  à  s'en  défaire. 

N**  arrive  avec  grand  bruit;  il  écarte  le 
monde,  se  fait  faire  place;  il  gratte,  il  heurte 
presque;  il  se  nomme  :  on  respire,  et  il  n'entre 
qu'avec  la  foule. 

Il  y  a  dans  les  cours  des  apparitions  de  gens 
aventuriers  et  hardis,  d'un  caractère  libre  et  fa- 
milier ,  qui  se  produisent  eux-mêmes ,  protestent 
qu'ils  ont  dans  leur  art  toute  l'habileté  qui 
manque  aux  autres,  et  qui  sont  crus  sur  leur 
parole.  Ils  profitent  cependant  de  l'erreur  pu- 
blique, ou  de  l'amour  qu'ont  les  hommes  pour 
la  nouveauté  :  ils  percent  la  foule ,  et  parvien- 
nent jusqu'à  l'oreille  du  prince,  à  qui  le  courtisan 
les  voit  parler,  pendant  qu'il  se  trouve  heureux 
d'en  être  vu.  Ils  ont  cela  de  commode  pour  les 
grands ,  qu'ils  ensont^soijiiferts  sans  conséquence, 
et  congédiés  de  même  :  alors  ifs  disparaissent 
tout  à  la  fois  riches  et  décrédités  ;  et  le  monde 
qu'ils  viennent  de  tromper  est  encore  près  d'être 
trompé  par  d'autres. 

*  C'est  ainsi  que  Voltaire  a  dit  des  courtisans  :  Ils 
Vont  en  poste  à  Versaille  essuyer  des  mépris, 
Qu'ils  reviennent  soudain  rendre  en  poste  à  Paris. 

^  C'est  Versailles  que  la  Bruyère  désigne  par  cette  lettre 
initiale.  Dans  la  première  édition  de  ces  Caractères,  il  n'a- 
vait pas  même  employé  cette  lettre;  le  nom  tout  entier  était 
eu  blanc. 


Vous  voyez  deà  gens  qui  entrent  sans  saluer 
que  légèrement,  qui  marchentdes  épaules ,  et 
qui  se  rengorgent  comme  une  femme  :  ils  vous 
interrogenTlans  vous  regarder;  ils  parlent  d'un 
ton  élevé,  et  qui  marque  qu'ils  se  sentent  au- 
dessus  de  ceux  qui  se  trouvent  présents.  Ils  s'ar- 
rêtent, et  on  les  entoure  :  ils  ont  la  parole,  pré- 
sident au  cercle,  et  persistent  dans  cette  hauteur 
ridicule  et  contrefaite ,  jusqu'à  ce  qu'il  survienne 
un  grand  qui ,  la  faisant  tomber  tout  d'un  coup 
par  sa  présence,  les  réduise  à  leur  naturel,  qui 
est  moins  mauvais. 

Les  cours  ne  sauraient  se  passer  d'une  certaine 
espèce  de  courtisans,  hommes  flatteurs,  complai- 
sants, insinuants,  dévoués  aux  femmes,  dont  ils 
ménagent  les  plaisirs,  étudient  les  faibles,  et  flat* 
tent  toutes  les  passions  ;  ils  leur  soufflent  à  l'o- 
reille des  grossièretés,  leur  parlent  de  leurs  maris 
et  de  leurs  amants  dans  les  termes  convenables, 
devinent  leurs  chagrins,  leurs  maladies,  et  fixent 
leurs  couches  ;  ils  font  les  modes ,  raffinent  sur  le 
luxe  et  sur  la  dépense ,  et  apprennent  à  ce  sexe 
de  prompts  moyens  de  consumer  de  grandes 
sommes  en  habits,  en  meubles,  et  en  équipages  ; 
ils  ont  eux-mêmes  des  habits  où  brillent  l'inven- 
tion et  la  richesse,  et  ils  n'habitent  d'anciens 
palais  qu'après  les  avoir  renouvelés  et  embellis. 
Ils  mangent  délicatement  et  avec  réflexion  ;  il  n'y 
a  sorte  de  volupté  qu'ils  n'essaient,  et  dont  ils  ne 
puissent  rendre  compte.  Ils  doivent  à  eux-mêmes 
leur  fortune,  et  ils  la  soutiennent  avec  la  même 
adresse  qu'ils  l'ont  élevée  :  dédaigneux  et  fiers, 
ils  n'abordent  plus  leurs  pareils,  ils  ne  les  saluent 
plus;  ils  parlent  où  tous  les  autres  se  taisent; 
entrent,  pénètrent  en  des  endroits  et  à  des  heures 
où  les  grands  n'osent  se  faire  voir  :  ceux-ci ,  avec 
de  longs  services,  bien  des  plaies  sur  le  corps, 
de  beaux  emplois,  ou  de  grandes  dignités,  ne 
montrent  pas  un  visage  si  assuré,  ni  une  conte- 
nance si  libre.  Ces  gens  ont  l'oreille  des  plus 
grands  princes,  sont  de  tou"§^Tein-s  plaisirs  et  de 
toutes  leurs  fêtes,  ne  sortent  pas  du  Louvre  ou 
du  château ,  où  ils  marchent  et  agissent  comme 
chez  eux  et  dans  leur  domestique,  semblent  se 
multiplier  en  mille  endroits,  et  sont  toujours  les 
premiers  visages  qui  frappent  les  nouveaux  venus 
à  une  cour  :  ils  embrasvsent,  ils  sont  embrassés; 
ils  rient,  ils  éclatent,  ils  sont  plaisants,  ils  font 
des  contes  :  personnes  commodes,  agréables,  ri- 
ches, qui  prêtent,  et  qui  sont  sans  conséquence. 

Ne  croirait-on  pas  de  Cimon  et  de  CJilandre 
qu'ils  sont  seuls  chargés  des  détails  de  tout  l'État, 
et  que  seuls  aussi  ils  en  doivent  répondre?  L'un 

19. 


292 


LES  CAKACTEKKS  DE  LA  BRUYEKE, 


a  du  moins  les  affaires  de  terre ,  et  l'autre  les 
maritimes.  Qui  pourrait  les  représenter  exprime- 
rait l'empressement,  l'inquiétude,  la  curiosité, 
l'activité ,  saurait  peindre  le  mouvement.  On  ne 
les  a  jamais  vus  assis ,  jamais  fixes  et  arrêtés  : 
qui  même  les  a  vus  marciier  ?  On  les  voit  courir, 
parler  en  courant ,  et  vous  interroger  sans  at- 
tendre de  réponse.  Ils  ne  viennent  d'aucun  en- 
droit ,  ils  ne  vont  nulle  part  ;  ils  passent  et  ils 
repassent.  Ne  les  retardez  pas  dans  leur  course 
précipitée ,  vous  démonteriez  leur  machine  :  ne 
leur  faites  pas  de  questions ,  ou  donnez-leur  du 
moins  le  temps  de  respirer,  et  de  se  ressouvenir 
qu'ils  n'ont  nulle  affaire ,  qu'ils  peuvent  demeurer 
avec  vous  et  longtemps ,  vous  suivre  même  où 
il  vous  plaira  de  les  emmener.  Ils  ne  sont  pas  les 
satelliles  de  Jupiter,  je  -veux  dire  ceux  qui 
pressent  et  qui  entourent  le  prince  ;  mais  ils  l'an- 
noncent et  le  précèdent  ;  ils  se  lancent  impétueu- 
sement dans  la  foule  des  courtisans  ;  tout  ce  qui 
se  trouve  sur  leur  passage  est  en  péril  :  leur  pro- 
fession est  d'être  vus  et  revus  ;  et  ils  ne  se  cou- 
chent jamais  sans  s'être  acquittés  d'un  emploi  si 
sérieux ,  et  si  utile  à  la  république.  Ils  sont  au 
reste  instruits  à  fond  de  toutes  les  nouvelles  indif- 
férentes ,  et  ils  savent  à  la  cour  tout  ce  que  l'on 
peut  y  ignorer  :  il  ne  leur  manque  aucun  des 
talents  nécessaires  pour  s'avancer  médiocrement. 
Gens  néanmoins  éveillés  et  alertes  sur  tout  ce 
qu'ils  croient  leur  convenir,  un  peu  entreprenants, 
légers  et  précipités  :  le  dirai-je  ?  ils  portent  au 
vent ,  attelés  tous  deux  au  char  de  la  fortune ,  et 
tous  deux  fort  éloignés  de  s'y  voir  assis. 

Un  homme  de  la  cour  qui  n'a  pas  un  assez 
beau  nom,  doit  l'ensevelir  sous  un  meilleur; 
mais  s'il  l'a  tel  qu'il  ose  le  porter,  il  doit  alors 
insinuer  qu'il  est  de  tous  les  noms  le  plus  illustre, 
comme  sa  maison  de  toutes  les-  maisons  la  plus 
ancienne  :  il  doit  tenir  aux  princes  Lobrains  , 
aux  RoHANS ,  aux  Chatillons  ,  aux  Montmo- 
rencys, et,  s'il  se  peut,  aux  princes  du  sang; 
ne  parler  que  de  ducs ,  de  cardinaux ,  et  de  mi- 
nistres ;  faire  entrer  dans  toutes  les  conversations 
ses  aïeux  paternels  et  maternels,  et  y  trouver 
place  pour  l'oriflamme  et  pour  les  croisades; 
avoir  des  salles  parées  d'arbres  généalogiques , 
d'écussons  chargés  de  seize  quartiers ,  et  de  ta- 
bleaux de  ses  ancêtres  et  des  alliés  de  ses  an- 
cêtres ;  se  piquer  d'avoir  un  ancien  château  à 
tourelles ,  à  créneaux  et  à  mâchecoulis  ;  dire  en 
toute  rencontre  ma  race,  ma  branche,  mon 
nmn,  et  mes  armes;  dire  de  celui-ci  qu'il  n'est 
pas  homme  de  qualité ,  de  celle-là  qu'elle  n'est 


pas  demoiselle  ;  ou ,  si  on  lui  dit  qu'Hyacinthe 
a  eu  lji-gJC9!5  lot ,  demander  s'il  est  gentilhomme. 
Quelques-uns  riront  de  ces  contre-temps  ;  mais 
il  les  laissera  rire  :  d'autres  en  feront  des  contes , 
et  il  leur  permettra  de  conter  ;  il  dira  toujours 
qu'il  marche  après  la  maison  régnante;  et,  à 
force  de  le  dire,  il  sera  cru. 

(C'est  une  grande  simplicité  que  d'apporter  à 
la  cour  la  moindre  rature,  et  de  n'y  être  pas 
gentilhomme. 

L'on  se  couche  à  la  cour,  et  l'on  se  lève  sur 
l'intérêt  :  c'est  ce  que  l'on  digère  le  matin  et  le 
soir ,  le  jour  et  la  nuit  ;  c'est  ce  qui  fait  que  l'on 
pense ,  que  l'on  parle ,  que  l'on  se  tait ,  que  l'on 
agit  ;  c'est  dans  cet  esprit  qu'on  aborde  les  uns 
et  qu'on  néglige  les  autres ,  que  l'on  monte  et 
que  l'on  descend  ;  c'est  sur  cette  règle  que  l'on 
mesure  ses  soins,  ses  complaisances,  son  estime, 
son  indifférence,  son  mépris.  Quelques  pas  que 
quelques-ims  fassent  par  vertu  vers  la  modéra- 
tion et  la  sagesse,  un  premieiMnobile_d]am^^ 
les  emmène  avec  les  plus  avares ,  les  plus  vio- 
lents dans  leurs  désirs,  et  les  plus  ambitieux  : 
quel  moyen  de  demeurer  immobile  où  tout 
marche ,  où  tout  se  remue ,  et  de  ne  pas  courir  où 
les  autres  courent  ?  On  croit  même  être  respon- 
sable à  soi-même  de  son  élévation  et  de  sa  for- 
tune :  celui  qui  ne  l'a  point  faite  à  la  cour  est^ 
censé  n^'avoirpasdû  faire;  on  n'en  appelle  pas. 
Cependant  s'en  éloignera-t-onli?ant'cren  avoir 
tiré  le  moindre  fruit ,  ou  persistera-t-on  à  y  de- 
meurer sans  grâces  et  sans  récompenses  ?  ques- 
tion si  épineuse,  si  embarrassée,  et  d'une  si 
pénible  décision ,  qu'un  nombre  infini  de  cour- 
tisans vieillissent  sur  le  oui  et  sur  le  non ,  et 
meurent  dans  le  doute. 

Il  n'y  a  rien  à  la  cour  de  si  méprisable  et  de 
si  indigne  qu'un  homme  qui  ne  peut  contribuer 
en  rien  à  notre  fortune  :  je  m'étonne  qu'il  ose  se 
montrer. 

Celui  qui  voit  loin  derrière  soi  un  homme  de 
son  temps  et  de  sa  condition,  avec  qui  il  est  venu 
à  la  cour  la  première  fois ,  s'il  croit  avoir  une 
raison  solide  d'être  pi;éyjeœii  de  son  propre  mé- 
rite ,  et  de  s'estimer  davantage  que  cet  autre  qui 
est  demeuré  en  chemin ,  ne  se  souvient  plus  de 
c^  qu'avant  sa  faveur  il  pensait  de  soi-même  et 
de  ceux  qui  l'avaient  devancé. 
.  C'est  beaucoup  tirer  de  notre  ami ,  si  ayant 
monté  à  une  grande  faveur,  il  est  encore  un 
i  homme  de  notre  connaissance. 

Si  celui  qui  est  en  faveur  ose  s'en  prévaloir 
avant  qu'elle  lui  échappe ,  s'il  se  seTTd'îmÎJDn 


y 


y 


t 


DE  LA  COUR. 


293 


vent  qui  souffle  pour  faire  son  chemin ,  s'il  a  les 
yeux  ouverts  sur  tout  ce  qui  vaque ,  poste ,  ab- 
baye ,  pour  les  demander  et  les  obtenir ,  et  qu'il 
soit  muni  de  pensions ,  de  brevets ,  et  de  survi- 
vances, vous  luT  reprochez  son  avidité  et  son 
ambition  ;  vous  dites  que  tout  le  tente ,  que  tout 
lui  est  pro^):e ,  aux  siens ,  à  ses  créatures ,  et 
que ,  par  le  nombre  et  la  diversité  des  grâces 
dont  il  se  trouve  comblé ,  lui  seul  a  fait  plusieurs 
fortunes.  Cependant  qu'a-t-il  dû  faire  ?  Si  j'en 
juge  moins  par  vos  discours  que  par  le  parti  que 
vous  auriez  pris  vous-même  en  pareille  situa- 
tion ,  c'est  précisément  ce  qu'il  a  fait. 

L'on  blâme  les  gens  qui  font  une  grande  for- 
tune pendant  qu'ils  en  ont  les  occasions ,  parce 
que  l'on  désespère,  par  la  médiocrité  de  la 
sienne,  d'être  jamais  en  état  de  faire  comme 
eux,  et  de  s'attirer  ce  reproche.  Si  l'on  était  à 
portée  de  leur  succéder,  l'on  commencerait  à 
sentir  qu'ils  ont  moins  de  tort,  et  l'on  serait 
plus  retenu ,  de  peur  de  prononcer  d'avance  sa 
condamnation. 

Il  ne  faut  rien  exagérer ,  ni  dire  des  cours  le 
mal  qui  n'y  est  point  ;  l'on  n'y  attente  rien  de 
pis  contre  le  vrai  mérite  que  de  le  laisser  quel- 
quefois sans  récompense  :  on  ne  l'y  méprise  pas 
toujours,  quand  on  a  pu  une  fois  le  discerner  : 
on  l'oublie  ;  et  c'est  là  où  l'on  sait  parfaitement 
ne  faire  rien ,  ou  faire  très-peu  de  chose ,  pour 
ceux  que  l'on  estime  beaucoup. 

Il  est  difficile  à  la  cour  que ,  de  toutes  les 
pièces  que  l'on  emploie  à  l'édifice  de  sa  fortune, 
il  n'y  en  ait  quelqu'une  qui  porte  à  faux  :  l'un 
de  mes  amis  qui  a  promis  de  parler  ne  parle 
point  ;  l'autre  parle  mollement  :  iléchappe  à  un 
troisième  de  parler  contre  mes  intérêts  et  contre 
ses  intentions  :  à  celui-là  manque  la  bonne  vo- 
lonté ;  à  celui-ci ,  l'habileté  et  la  prudence  :  tous 
n'ont  pas  assez  de  plaisir  à  me  voir  heureux  pour 
contribuer  de  tout  leur  pouvoir  à  me  rendre  tel. 
Chacun  se  souvient  assez  de  tout  ce  que  son  éta- 
blissement lui  a  coûté  à  faire ,  ainsi  que  des  se- 
cours qui  lui  en  ont  frayé  le  chemin  :  on  serait 
même  assez  porté  à  justifier  les  services  qu'on  a 
j  reçus  des  uns  par  ceux  qu'en  de  pareils  besoins 
I  on  rendrait  aux  autres ,  si  le  premier  et  l'unique 
/  soin  qu'on  a  après  sa  fortune  faite  n'était  pas  de 


songer  a  soi. 

Les  courtisans  n'emploient  pas  ce  qu'ils  ont 
d'esprit ,  d'adresse ,  et  de  finesse ,  pour  trouver 
les  expédients  d'obliger  ceux  de  leurs  amis  qui 
implorent  leur  secours,  mais  seulement  pour 
leur  trouver  des  misons  iipparentes ,  de  spécieux 


prétextes ,  ou  ce  qu'ils  appellent  une  impossibi- 
lité de  le  pouvoir  faire  ;  et  ils  se  persuadent  d'être 
quittes  par  là  en  leur  endroit  de  tous  les  devoirs 
de  l'amitié  ou  de  la  reconnaissance. 

Personne  à  la  cour  ne  veut  entamer;  on 
s'offre  d'appuyer,  parce  que,  jugeant  des  autres 
par  soi-même ,  on  espère  que  nul  n'entamera , 
et  qu'on  sera  ainsi  dispensé  d'appuyer  :  c'est 
une  manière  douce  et  polie  de  refuser  son  cré- 
dit ,  ses  offices ,  et  sa  médiation ,  à  qui  en  a  be- 
soin, p, ,  J^  t. 

Combien  de  gens  vous  étouffent  de  caresses 
dans  le  particulier,  vous  aiment  et  vous  estiment, 
qui  sont  embarrassés  de  vous  dans  le  public ,  et 
qui ,  au  le^r  ou  à  la  messe,  évitent  vos  yeux  et 
votre  rencontre  !  Il  n'y  a  qu'un  petit  nombre  de 
courtisans  qui,  par  grandeur  ou  par  une  con- 
fiance qu'ils  ont  d'eux-mêmes,  osent  honorer 
devant  le  monde  le  mérite  qui  est  seul,  et  dénué 
de  grands  établissements. 

Je  vois  un  homme  entouré  et  suivi  ;  mais  il 
est  en  place  :  j'en  vois  un  autre  que  tout  le 
monde  aborde;  mais  il  est  en  faveur  :  celui-ci 
est  embrassé  et  caressé,  même  des  grands;  mais 
il  est  riche  :  celui-là  est  regardé  de  tous  avec 
curiosité ,  on  le  montre  du  doigt  ;  mais  il  est  sa- 
vant et  éloquent  :  j'en  découvre  un  que  personne 
n'oublie  de  saluer;  mais  il  est  méchant  ;  je  veux 
un  homme  qui  soit  bon,  qui  ne  soit  rien  davan- 
tage ,  et  qui  soit  recherché. 

Vient-on  de  placer  quelqu'un  dans  un  nouveau 
poste ,  c'est  un  débordement  de  louanges  en  sa 
faveur  qui  inonde  les  cours  et  la  chapelle ,  qui 
gagne  l'escalier,  les  salles ,  la  galerie ,  tout  l'ap- 
partement :  on  en  a  au-dessus  des  yeux;  on  n'y 
tient  pas.  Il  n'y  a  pas  deux  voix  différentes  %m 
ce  personnage;  l'envie,  la  jalousie,  parlent 
comme  l'adulation  :  tous  se  laissent  entraîner  au 
torrent  qui  les  emporte ,  qui  les  force  de  dire 
d'un  homme  ce  qu'ils  en  pensent  ou  ce  qu'ils 
n'en  pensent  pas ,  comme  de  louer  souvent  celui 
qu'ils  ne  connaissent  pomt.  L'homme  d'esprit, 
de  mérite,  ou  de  valeur,  devient  en  un  instant 
un  génie  du  premier  ordre ,  un  héros ,  un  demi- 
dieu.  Il  est  si  prodigieusement  flatté  dans  toutes 
les  peintures  que  l'on  fait  de  lui ,  qu'il  parait 
diffoi'me  près  de  ses  portraits  :  il  lui  est  impos- 
sible d'arriver  jamais  jusqu'où  la  bassesse  et  la 
complaisance  viennent  de  le  porter  ;  il  rougit  de 
sa  propre  réputation.  Commence-t-il  à  chanceler 
dans  ce  poste  où  on  l'avait  mis ,  tout  le  monde 
passe  facilement  à  un  autre  avis  :  en  est-il  entiè- 
rement déchu ,  les  machines  qui  l'avaient  guhidé 


a 


294 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


si  haut,  par  l'applaudissement  et  les  éloges,  sont 
encore  toutes  dressées  pour  le  faire  tomber  dans 
le  dernier  mépris  ;  je  veux  dire  qu'il  n'y  en  a 
point  qui  le  dédaignent  mieux ,  qui  le  blâment 
plus  aigrement,  et  qui  en  disent  plus  de  mal, 
que  ceux  qui  s'étaient  comme  dévoués  à  la  fU- 
reur  d'en  dire  du  bien. 

Je  crois  pouvoir  dire  d'un  poste  émlnent  et 
délicat,  qu'on  y  monte  plus  aisément  qu'on  ne 
s'y  conserve. 

L'on  voit  des  hommes  tomber  d'une  haute  for- 
lune  par  les  mêmes  défauts  qui  les  y  avaient  fait 
monter. 

Il  y  a  dans  les  cours  deux  manières  de  ce  que 
l'on  appelle  congédier  son  monde  ou  se  défaire 
des  gens  :  se  fâcher  contre  eux ,  ou  faire  si  bien 
qu'ils  se  fâchent  contre  vous ,  et  s'en  dégoûtent. 

L*on  dit  à  la  cour  du  bien  de  quelqu'un  pour 
deux  raisons  :  la  première ,  afin  qu'il  apprenne 
que  nous  disons  du  bien  de  lui  ;  la  seconde ,  afin 
qu'il  en  dise  de  nous. 

Il  est  aussi  dangereux  à  la  cour  de  faire  les 
avances ,  qu'il  est  embarrassant  de  ne  les  point 
faire. 

Il  y  a  des  gens  à  qui  ne  connaître  point  le 
nom  et  le  visage  d'un  homme  est  un  titre  pour 
en  rire  et  le  mépriser.  Ils  demandent  qui  est  cet 
homme  :  ce  n'est  ni  Rousseau,  ni  un  Fabry  ^, 
ni  la  Couture'';  ils  ne  pourraient  le  mécon- 
naître. 

L'on  me  dit  tant  de  mal  de  cet  homme,  et  j'y 
en  vois  si  peu ,  que  je  commence  à  soupçonner 
qu'il  n'ait  un  mérite  importun  qui  éteigne  celui 
des  autres. 

Vous  êtes  homme  de  bien,  vous  ne  songez 
ni  à  plaire  ni  à  déplaire  aux  favoris,  unique- 
ment attaché  à  votre  maître  et  à  votre  devoir  : 
vous  êtes  perdu. 

On  n'est  point  effronté  par  choix ,  mais  par 
compîèxion  :  c'est  un  vice  de  Têtre ,  mats^mturel. 
Céîuî  qui  n'est  pas  né  tel  est  modeste ,  et  ne 
passe  pas  aisément  de  cette  extrémité  à  l'autre  : 
c'est  une  leçon  assez  inutile  que  de  lui  dire, 
Soyez  effronté ,  et  vous  réussirez  ;  une  mauvaise 
imitation  ne  lui  profiterait  pas,  et  le  ferait 
échouer.  Il  ne  faut  rien  de  moins  dans  les  cours 
qu'une  vraie  et  naïve  impudence  pour  réussir. 

On  cherche ,  on  s'empresse ,  on  brigue ,  on  se 

^  Bi'ùlé  il  y  a  vingt  ans.  {La  Brinjère).  —  Dans  la  première 
cùitioii ,  la  Bruyère  avait  mis  :  Puni  pour  des  saletés. 

=»  La  Couture,  tailleur  d'habits  de  madame  la  Dauphins  :  il 
était  devenu  fou;  et,  sur  ce  pied,  il  demeurait  à  la  cour,  où 
il  faisait  des  contes  fort  extravagants.  Il  allait  sou^  ent  à  la 
ioUette  de  madame  la  Danphine. 


tourmente ,  on  demande ,  on  est  refusé ,  on  de- 
mande et  on  obtient  ;  mais ,  dit-on ,  sans  l'avoir 
demandé ,  et  dans  le  temps  que  l'on  n'y  pensait 
pas ,  et  que  l'on  songeait  même  à  tout  autre 
chose  :  vieux  style ,  menterie  innocente ,  et  qui 
ne  trompe  personne. 

On  fait  sa  brigue  pour  parvenir  à  un  grand 
poste ,  on  prépare  toutes  ses  machines ,  toutes 
les  mesures  sont  bien  prises ,  et  Ton  doit  être 
servi  selon  ses  souhaits  :  les  uns  doivent  en- 
tamer, les  autres  appuyer  :  l'amorce  est  déjà 
conduite,  et  la  mme  prête  à  jouer  :  alors  on  s'é- 
;  loigue  de  la  cour.  Qui  oserait  soupçonner  d'Ar- 
temon  qu'il  ait  pensé  à  se  mettre  dans  une  si 
belle  place ,  lorsqu'on  le  tire  de  sa  terre  ou  do 
son  gouvernement  pour  l'y  faire  asseoir  ?  Arti- 
fice grossier,  finesses  usées ,  et  dont  le  courtisan 
^'est  servi  tant  de  fois  que ,  si  je  voulais  donner 
|e  change  à  tout  le  public,  et  lui  dérober  hion 
ambition ,  je  me  trouverais  sous  l'œil  et  sous  la 
main  du  prince,  pour  recevoir  de  lui  la  grâce  que 
j'aurais  recherchée  avec  le  plus  d'emportement. 

Les  hommes  ne  veulent  pas  que  l'on  découvre 
les  vues  qu'ils  ont  sur  leur  fortune ,  ni  que  l'on 
pénètre  qu'ils  pensent  à  une  telle  dignité,  parce 
que,  s'ils  ne  l'obtiennent  point,  il  y  a  de  la  honte, 
se  persuadent-ils ,  à  être  refusés  ;  et ,  s'ils  y  par- 
viennent, il  y  a  plus  de  gloire  pour  eux  d'en  être 
crus  dignes  par  celui  qui  la  leur  accorde ,  que 
de  s'en  juger  dignes  eux-mêmes  par  leurs  brigues 
et  par  leurs  cabales  :  ils  se  trouvent  parés  tout 
à  la  fois  de  leur  dignité  et  de  leur  modestie. 

Quelle  plus  grande  honte  y  a-t-il  d'être  refusé 
d'un  poste  que  l'on  mérite ,  ou  d'y  être  placé 
sans  le  mériter  ? 

Quelques  grandes  difficultés  qu'il  y  ait  à  se 
placer  à  la  cour,  il  est  encore  plus  âpre  et  plus 
difficile  de  se  rendre  digne  d'être  placé. 

11  coûte  moins  à  faire  dire  de  soi  :  Pourquoi 
a-t-il  obtenu  ce  poste  ?  qu'à  faire  demander  : 
Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas  obtenu? 

L'on  se  présente  encore  pour  Jes_çharges^  de 
ville ,  l'on  postule  une  place  dans  l'Académie 
française;  l'on  demandait  le  consulat  :  quelle 
moindre  raison  y  aurait-il  de  travailler  les  pre- 
mières années  de  sa  vie  à  se  rendre  capable  d'un 
grand  emploi ,  et  de  demander  ensuite  sans  nul 
mystère  et  sans  nulle  intrigue ,  mais  ouverte- 
ment et  avec  confiance ,  d'y  servir  sa  patrie ,  le 
I  ï>rince ,  la  république  ? 

j  Je  ne  vois  aucun  courtisan  à  qui  le  prince 
j  vienne  d'accorder  un  bon  gouvernement ,  une 
i  place  éminente ,  ou  une  forte  pension ,  qui  n'as- 


^ 


DE  L\  COUR. 


fe^- 


î/^ 


v^' 


2tK) 


sure  par  vanité ,  ou  pour  marquer  son  désinté- 
ressement ,  qu'il  est  bien  moins  content  du  don 
que  de  la  manière  dont  il  lui  a  été  fait  :  ce  qu'il 
y  a  en  cela  de  sûr  et  d'indubitable ,  c'es|^ull  le 
dit^aJuûLsi. 

C'est  rusticifé  que  de  donner  de  mauvaise 
grâce  :  le  plus  fort  et  le  plus  pénible  est  de  don- 
ner; que  coûte-t-il  d'y  ajouter  un  sourire? 

Il  faut  avouer  néanmoins  qu'il  s'est  trouvé 
des  hommes  qui  refusaient  plus  honnêtement 
que  d'autres  ne  savaient  donner  ;  qu'on  a  dit  de 
quelques-uns  qu'ils  se  faisaient  si  longtemps 
prier ,  qu'ils  donnaient  si  sèchement ,  et  char- 
geaient une  grâce  qu'on  leur  arrachait  de  con- 
ditions^~sî  desagf éâBIes7  qu'une  plus  grande 
grâce  était  d'obtenir  d'eux  d'être  dispensé  de 
rien  recevoir. 

L'on  remarque  dans  les  cours  des  hommes 
avides  qui  se  revêtent  de  toutes  les  conditions 
pour  en  avoir  les  avantages  :  gouvernement, 
charge,  bénéfice ,  tout  leur  convient  :  ils  se  sont 
si  bien  ajustés  que,  par  leur  état,  ils  deviennent 
capables  de  toutes  les  grâces;  ils  sont  amphi- 
bies; ils  vivent  de  l'Église  et  de  l'épée,  et  auront 
le  secret  d'y  joindre  la  robe.  Si  vous  demandez  : 
Que  font  ces  gens  à  la  cour?  ils  reçoivent,  et 
envient  tous  ceux  à  qui  l'on  donne. 

Mille  gens  à  la  cour  y  traînent  leur  vie  à  em- 
brasser, serrer  et  congratuler  ceux  qui  reçoi- 
vent, jusqu'à  ce  qu'ils  y  meurent  sans  rien  avoir. 
Ménophile  emprunte  ses  mœurs  d'une  pro- 
fession, et  d'une  autre  son  habit  :  il  masque 
toute  l'année,  quoiqu'à  visage  découvert;  il  pa- 
raît à  la  cour,  à  lâ'vïire",  àiïréïïrs,  toujours  sous 
un  certain  nom  et  sous  le  même  déguisement. 
On  le  reconnaît,  et  on  sait  quel  il  est  à  son 
visage. 

Il  y  a ,  pour  arriver  aux  dignités ,  ce  qu'on 
appelle  la  grande  voie  ou  le  chemin  battu;  il  y 
a  le  chemin  détourné  ou  de  traverse ,  qui  est  le 
plus  court. 

L'on  court  les  malheureux  pour  les  envisager; 
l'on  se  range  en  haie ,  ou  l'on  se  place  aux  fe- 
nêtres, pour  observer  les  traits  et  la  contenance 
d'un  homme  qui  est  condamné,  et  qui  sait  qu'il 
va  mourir  :  vaine,  maligne,  inhumaine  curio- 
sité I  Si  les  hommes  étaient  sages ,  la  place  pu- 
blique serait  abandonnée,  et  il  serait  établi  qu'il 
y  aurait  de  J'ignominie  seulement  à  voir  de  tels 
spectacles.  Si  vous  êtes  si  touchés  de  curiosité, 
exercez-la  du  moins  en  un  sujet  noble  :  voyez 
un  heureux,  contemplez-le  dans  le  jour  même 
où  il  a  été  nommé  à  un  nouveau  poste ,  et  qu'il 


en  reçoit  les  compliments;  lisez 'dans  ses  yeux, 
et  au  travers  d'un  calme  étudié  et  d'une  feinte 
modestie ,  combien  il  est  content  et  pénétré  de 
soi-même  :  voyez  quelle  sérénité  cet  accomplis- 
sement de  ses  désirs  répand  dans  son  cœur  et 
sur  son  visage  ;  comme  il  ne  songe  plus  qu'à 
vivre  et  à  avoir  de  la  santé  ;  comme  ensuite  sa 
joie  lui  échappe ,  et  ne  peut  plus  se  dissimuler  ; 
comme  il  plie  sous  le  poids  de  son  bonheur;  quel 
air  froid  et  sérieux  il  conserve  pour  ceux  qui  ne 
sont  plus  ses  égaux  ;  il  ne  leur  répond  pas ,  il  ne 
les  voit  pas  :  les  embrassements  et  les  caresses 
des  grands ,  qu'il  ne  voit  plus  de  si  loin ,  achè- 
vent de  lui  nuire  :  il  se  déconcerte ,  il  s'étour- 
dit; c'est  une  courte  aliénation.  Vous  voulez 
être  heureux,  vous  désirez  des  grâces;  que  de 
choses  pour  vous  à  éviter  ! 

Un  homme  qui  vient  d'être  placé  ne  se  sert 
plus  de  sa  raison  et  de  son  esprit  pour  régler  sa 
conduite  et  ses  dehors  à  l'égard  des  autres  ;  il 
emprunte  sa  règle  de  son  poste  et  de  son  état  : 
de  là  l'oubli,  la  fierté,  l'arrogance,  la  dureté, 
l'ingratitude. 

Théonas ,  abbé  depuis  trente  ans ,  se  lassait 
de  l'être.  On  a  moins  d'ardeur  et  d'impatience 
de  se  voir  habillé  de  pourpre  qu'il  en  avait  de 
porter  une  croix  d'or  sur  sa  poitrine  ;  et ,  parce 
que  les  grandes  fêtes  se  passaient  toujours  sans 
rien  changer  à  sa  fortune ,  il  murmurait  contre 
le  temps  présent,  trouvait  l'État  mal  gouverné, 
et  n'en  prédisait  rien  que  de  sinistre  :  convenant 
en  son  cœur  que  le  mérite  est  dangereux  dans 
les  cours  à  qui  veut  s'avancer ,  il  avait  enfin  pris 
son  parti,  et  renoncé  à  la  prélature,  lorsque 
quelqu'un  accourt  lui  dire  qu'il  est  nommé  à  un 
évêché.  Rempli  de  joie  et  de  confiance  sur  une 
nouvelle  si  peu  attendue  :  Vous  verrez,  dit-il, 
que  je  n'en  demeurerai  pas  là,  et  qu'ils  me  feront 
archevêque. 

Il  faut  des  fripons  à  la  cour  auprès  des  grands  \ 
et  des  ministres,  même  les  mieux  intentionnés;  \ 
mais  l'usage  en  est  délicat,  et  il  faut  savoir  les  \ 
mettre  en  œuvre  :  il  y  a  des  temps  et  des  occa-    \ 
sions  où  ils  ne  peuvent  être  suppléés  par  d'autres.    : 
Honneur,  vertu,  conscience,  qualités  toujours    j 
respectables,  souvent  inutiles  :  que  voulez- vous   ' 
quelquefois  que  l'on  fasse  d'un  homme  de  bien  ? 
Un  vieil  auteur  ' ,  et  dont  j'ose  ici  rapporter 
les  propres  termes,  de  peur  d'en  affiiiblir  le  sens 

*  La  Bruyère,  clans  un  des  chapitres  précédents,  s'est  amusé 
à  écrire  (juèlques  plirascs  en  style  de  Montaigne.  Il  est  pro- 
I)al)le  qu'il  a  fait  la  même  chose  Ici ,  et  que  le  passage  du  pn^- 
tendu  vieil  auteur  n  est  qu'un  pastiche  de  sa  composition. 


2% 


V 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


^ 


par  ma  traduction,  dit  que  «  s'eslongner  des  pe- 

«  tits,  voire  de  ses  pareils,  et  iceulx  vilainer  et 

«  despriser,  s'accointer  de  grands  et  puissants  en 

«  tous  biens  et  chevances,  et  en  cette  leur  coin- 

.t  tise  et  privante  estre  de  tous  esbats,  gabs,  mom- 

«  meries,  et  vilaines  besoignes;  estre  eslionté, 

*  saffrannier,  et  sans  point  de  vergogne;  endurer 

l    n  brocards  et  gausseries  de  tous  chacuns,  sans 

\  «  pour  ce  feindre  de  cheminer  en  avant,  et  à  tout 

^  «  son  entregent,  engendre  heur  et  fortune.  » 

Jeunesse  du  prince,  source  des  belles  fortunes. 

TimantCy  toujours  le  même,  et  sans  rien  per- 
dre de  ce  mérite  qui  lui  a  attiré  la  première  fois 
de  la  réputation  et  des  récompenses,  ne  laissait 
pas  de  dégénérer  dans  l'esprit  des  courtisans  : 
ils  étaient  las  de  l'estimer,  ils  le  saluaient  froide- 
ment, ils  ne  lui  souriaient  plus  ;  ils  commençaient 
à  ne  le  plus  joindre,  ils  ne  l'embrassaient  plus. 
Us  ne  le  tiraient  plus  a  l'écart  pour  lui  parler 
mystérieusement  d'une  chose  indifférente,  ils  n'a- 
vaient plus  rien  à  lui  dire.  Il  lui  fallait  cette  pen- 
sion ou  ce  nouveau  poste  dont  il  vient  d'être  ho- 
noré pour  faire  revivre  ses  vertus  à  demi  effacées 
de  leur  mémoire,  et  en  rafraîchir  l'idée  :  ils  lui 
fbnt  comme  dans  les  commencements,  et  encore 
mieux. 

Que  d'amis,  que  de  parents  naissent  en  une 
nuit  au  nouveau  ministre  I  Les  uns  font  valoir 
leurs  anciennes  liaisons,  leur  société  d'études, 
les  droits  du  voisinage;  les  autres  feuillettent 
leur  généalogie,  remontent  jusqu'à  un  trisaïeul, 
rappellent  le  côté  paternel  et  le  maternel  :  l'on 
veut  tenir  à  cet  homme  par  quelque  endroit,  et 
l'on  dit  plusieurs  fois  le  jour  que  l'on  y  tient  ;  on 
l'imprimerait  volontiers:  Cest  mon  ami,  et  je 
suis  fort  aise  de  son  élévation;  f  y  dois  pren- 
dre part,  il  m'est  assez  proche.  Hommes  vains 
et  dévoués  à  la  fortune,  fades  courtisans,  parliez- 
vous  ainsi  il  y  a  huit  jours  ?  Est-il  devenu  depuis 
ce  temps  plus  homme  de  bien,  plus  digne  du 
choix  que  le  prince  en  vient  de  faire  ?  Attendiez- 
vous  cette  circonstance  pour  le  mieux  connaître  ? 

Ce  qui  me  soutient  et  me  rassure  contre  les 
petits  dédains  que  j'essuie  quelquefois  des  grands 
et  de  mes  égaux,  c'est  que  je  me  dis  à  moi-même  : 
Ces  gens  n'en  veulent  peut-être  qu'à  ma  fortune, 
çt  ils  ont  raison:  elle  est  bien  petite.  Ils  m'ado- 
reraient sans  doute,  si  j'étais  ministre. 

Bois-je  bieiitôt  être  en  place?  le  sait-il  ?  est-ce 
\  en  lui  un  pressentimeut ?  il  me  prévient,  il  me 
\  salue. 

Celui  qui  dit  :  Je  dinai  hier  à  Tibur,  owfy 
mupe  ce  soir,  qui  le  répète,  qui  fait  entrer  dix 


fois  le  nom  de  Plancus  dans  les  tnoindres  con- 
versations, qui  dit  :  Plancus  '  me  demandait... 
Je  disais  à  Plancus...,  celui-là  niême  apprend 
dans  ce  moment  que  son  héros  vien^  d'être  enlevé 
par  une  mort  extraordinaire.  Il  part  de  la  main>,_ 
il  rassemble  le  peuple  dans  les  places  ou  sous 
les  portiques,  accuse  le  mort,  décrie  sa  con- 
duite, dénigre  son  consulat,  lui  ôte  jusqu'à  la 
science  des  détails  que  la  voix  publique  lui  ac- 
corde, ne  lui  passe  point  une  mémoire  heureuse, 
lui  refuse  l'éloge  d'un  homme  sévère  et  laborieux, 
ne  lui  fait  pas  l'honneur  de  lui  croire  parmi  les 
ennemis  de  l'empire  un  ennemi. 

Un  homme  de  mérite  se  donne,  je  crois,  un 
joli  spectacle  lorsque  la  même  place  à  une  as- 
semblée, ou  à  un  spectacle,  dont  il  est  refusé,  il 
la  voit  accorder  à  un  homme  qui  n'a  point  d'yeux 
pour  voir,  ni  d'oreilles  pour  entendre,  ni  d'esprit 
pour  connaître  et  pour  juger;  qui  n'est  recom- 
mandable  que  par  de  certaines  livrées,  que  même 
il  ne  porte  plus. 

Théodote  ',  avec  un  habit  austère,  a  un  visage 
comique,  et  d'un  homme  qui  entre  sur  la  scène: 
sa  voix,  sa  démarche,  son  geste,  son  attitude, 
accompagnent  son  visage  ;  il  est  fm,  cauteleux, 
doucereux,  mystérieux;  il  s'approche  de  vous, 
et  il  vous  dit  à  l'oreille  :  Voilà  un  beau  temps, 
voilà  un  grand  dégel.  S'il  n'a  pas  les  grandes  ma: 
nières,  il  a  du  moins  toutes  les  petites,  et  celles 
mêmes  qui  ne  conviennent  guère  qu'à  une  jeune 
précieuse.  Imaginez-vous  l'application  d'un  en- 
fant à  élever  un  château  de  cartes,  ou  à  se  saisir 
d'un  papillon  ;  c'est  celle  de  Théodote  pour  une 
affaire  de  rien,  et  qui  ne  mérite  pas  qu'on  s'en 
remue  :  il  la  traite  sérieusement,  et  comme  quel- 
que chose  qui  est  capital;  il  agit,  il  s'empresse, 
il  la  fait  réussir  :  le  voilà  qui  respire  et  qui  se  re- 
pose, et  il  a  raison  :  elle  lui  a  coûté  beaucoup  de 
peine.  L'on  voit  des  gens  enivrés,  ensorcelés  de 
la  faveur  :  ils  y  pensent  le  jour ,  ils  yTêvent  la 
nuit;  ils  montent  l'escalier  d'un  ministre,  et  ils 
en  descendent;  ils  sortent  de  son  antichambre, 

^  Dans  ce  passage,  ajouté  au]^  Caractères  en  1692,  un  an 
après  la  mort  de  Louvois,  il  est  difficile  de  ne  pas  reconnaî- 
tre, sous  le  nom  de  Plancus,  ce  fameux  ministre ,  enlevé  par 
une  mort  si  extraordinaire ,  qu'on  crut  ne  pouvoir  l'expli- 
quer que  par  le  poison ,  et  laissant  une  mémoire  si  peu  re- 
grettée, qu'on  dut  être  tenté  de  lui  contester  ses  qualités  1^ 
plus  incontestables,  la  science  des  détails,  une  heureuse  mé' 
moire ,  et  jusqu'au  titre  ù' homme  sévère  et  laborieux.  Si  Plaw 
eus  est  Louvois,  Tibur  est  Meudon,  habitation  où  Louvois 
avait  fait  des  dépenses  royales ,  et  tenait  une  cour  de  monarque. 

2  Les  clefs  nomment  l'abbé  de  Choisy.  En  effet,  la  double 
qualité  de  courtisan  et  d'auteur  semble  lui  convenir  assez  par- 
ticulièrement,  et  le  reste  du  portrait  s'accorde  assez  avec 
l'idée  qu'on  a  conservée  de  lui. 


DE  Là  COUR. 


297 


et  ils  y  rentrent  ;  ils  n'ont  rien  à  lui  dire ,  et  ils 
lui  parlent  ;  ils  lui  parlent  une  seconde  fois  :  les 
voilà  contents,  ils  lui  ont  parlé.  Pressez-les,  tor- 
dez-les, ils  dégouttent  l'orgueil,  l'arrogance,  la 
présomption  ;  vous  leur  adressez  la  parole,  ils  ne 
vous  répondent  point,  ils  ne  vous  connaissent 
point,  ils  ont  les  yeux  égarés  et  l'esprit  aliéné  : 
c'est  à  leurs  parents  à  en  prendre  soin  et  à  les 
renfermer,  de  peur  que  leur  folie  ne  devienne  fu- 
reur, et  que  le  monde  n'en  souffre.  Théodote  a 
une  plus  douce  manie  :  il  aime  la  faveur  éperdu- 
ment  ;  mais  sa  passion  a  moins  d'éclat  :  il  lui  fait 
des  vœux  en  secret,  il  la  cultive,  il  la  sert  mys- 
térieusement ;  il  est  au  guet  et  à  la  jdécouyerte 
sur  tout  ce  qui  paraît  de  nouveau  avec  les  livrées 
de  la  faveur.  Ont-ils  une  prétention ,  il  s'offre  à 
eux,  il  s'intrigue  pour  eux,  il  leur  sacrifie  sour- 
dement mérite,  alliance,  amitié,  engagement,  re- 
connaissance. Si  la  place  d'un  Cassini  devenait 
vacante,  et  que  le  suisse  ou  le  postillon  du  favori 
s'avisât  de  la  demander,  il  appuierait  sa  demande, 
il  le  jugerait  digne  de  cette  place,  il  le  trouverait 
capable  d'observer  et  de  calculer,  de  parler  de 
parhélies  et  de  ^aralkxes.  Si  vous  demandiez  de 
Théodote  s'il  est  auteur  ou  plagiaire,  original  ou 
copiste,  je  vous  donnerais  ses  ouvrages,  et  je  vous 
dirais:  Lisez,  et  jugez;  mais,  s'il  est  dévot  ou 
courtisan,  qui  pourrait  le  décider  sur  le  portrait 
que  j'en  viens  de  faire  ?  Je  prononcerais  plus  har- 
j  diment  sur  son  étoile  :  oui,  Théodote,  j'ai  observé 
I  le  point  de  votre  naissance  ;  vous  serez  placé,  et 
j  bientôt  :  ne  veillez  plus,  n'imprimez  plus  ;  le  pu- 
blic vous  demande  quartier. 

N'espérez  plus  de  candeur,  de  franchise,  d'é- 
quité, de  bons  offices,  de  services,  de  bienveil- 
lance, de  générosité,  de  fermeté,  dans  un  homme 
qui  s'est  depuis  quelque  temps  livré  à  la  cour, 
et  qui  secrètement  veut  sa  fortune.  Le  reconnais- 
sez-vous à  son  visage,  à  ses  entretiens?  Il  ne 
nomme  plus  chaque  chose  par  son  nom  ;  il  n'y  a 
plus  pour  lui  de  fripons,  de  fourbes,  de  sots,  et 
d'impertinents.  Celui  dont  il  lui  échapperait  de 
dire  ce  qu'il  en  pensé  est  celui-là  même  qui,  ve- 
nant à  le  savoir,  l'empêcherait  ùq  cheminer. 
Pensant  mal  de  tout  le  monde ,  il  n'en  dit  de 
personne;  ne  voulant  du  bien  qu'à  lui  seul,  il 
veut  persuader  qu'il  en  veut  à  tous,  afin  que 
tous  lui  en  fassent ,  ou  que  nul  du  moins  lui  soit 
contraire.  Non  content  de  n'être  pas  sincère, 
il  ne  souffre  pas  que  personne  le  soit;  la  vérité 
blesse  son  oreille  ;  il  est  froid  et  indifférent  sur 
les  observations  que  l'on  fait  sur  la  cour  et  sur 
le  courtisan;  et,  parce  qu'il  les  a  entendues,  il 


s'en  croit  complice  et  responsable.  Tyran  de  la 
société  et  martyr  de  son  ambition ,  il  a  une  triste 
circonspection  dans  sa  conduite  et  dans  ses  dis- 
cours, une  raillerie  innocente,  mais  froide  et 
contrainte,  un  ris  forcé,  des  caresses  contrefai- 
tes, une  conversation  interrompue,  et  des  dis- 
tractions fréquentes  :  il  a  une  profusion ,  le  dî- 
rai-je  ?  des  torrents  de  louanges  pour  ce  qu'a  fait 
ou  ce  qu'a  dit  un  homme  placé  et  qui  est  en  fa- 
veur, et  pour  tout  autre  une  sécheresse  de  pul- 
monique  ;  il  a  des  formules  de  compliments  dif- 
férents pour  l'entrée  et  pour  la  sortie  à  l'égard 
de  ceux  qu'il  visite  ou  dont  il  est  visité  ;  et  il  n'y  a 
personne  de  ceux  qui  se  payent  de  mines  et  de 
façons  de  parler  qui  ne  sorte  d'avec  lui  fort  satis- 
fait. Il  vise  également  à  se  faire  des  patrons  et 
des  créatures  :  il  est  médiateur ,  confident ,  en- 
tremetteur; il  veut  gouverner  ;  il  a  une  ferveur 
de"  novice  pour  toutes  les  petites  pratiques  de 
cour  ;  il  sait  où  il  faut  se  placer  pour  être  vu  ;  il 
sait  vous  embrasser ,  prendre  part  à  votre  joie , 
vous  faire  coup  sur  coup  des  questions  empres- 
sées sur  votre  santé ,  sur  vos  affaires  ;  et ,  pen- 
dant que  vous  lui  répondez ,  il  perd  le  fil  de  sa 
curiosité ,  vous  interrompt ,  entame  un  autre  su- 
jet ;  ou ,  s'il  survient  quelqu'un  à  qui  il  doive  un 
discours  tout  différent,  il  sait ,  en  achevant  de 
vous  congratuler,  lui  faire  un  compliment  de 
condoléance  ;  il  pleure  d'un  œil ,  et  il  rit  de  l'au- 
tre. Se  formant  quelquefois  sur  les  ministres  ou 
sur  le  favori,  il  parle  en  pubhc  de  choses  fri- 
voles ,  du  vent ,  de  la  gelée  :  il  se  tait  au  contraire, 
et  fait  le  mystérieux,  sur  ce  qu'il  sait  de  plus  im- 
portant ,  et  plus  volontiers  encore  sur  ce  qu'il 
ne  sait  point. 

Il  y  a  un  pays  ^  où  les  joies  sont  visibles,  mais 
fausses ,  et  les  chagrins  cachés ,  mais  réels.  Qui 
croirait  que  l'empressement  pour  les  spectacles , 
que  les  éclats  et  les  applaudissements  aux  théâ- 
tres de  Molière  et  d'Arlequin,  les  repas,  la 
chasse,  les  ballets,  les  carrousels,  couvrissent 
tant  d'inquiétudes ,  de  soins  et  de  divers  intérêts, 
tant  de  craintes  et  d'espérances ,  des  passions  si 
vives ,  et  des  affaires  si  sérieuses  ? 

La  vie  de  la  cour  est  un  jeu  sérieux ,  mélan- 
colique ,  qui..ap£,liSL^ie  :  il  faut  arranger  ses  pièces 
et  ses* batteries,  avoir  un  dessein ,  le  suivre ,  pa- 
rer celui  de  son  adversaire ,  hasarder  quelque- 
fois ,  et  jouer  de  caprice  ;  et  après  toutes  ses 
rêveries  et  toutes  ses  mesures  on  est  échec ,  ([uel- 
(luefois  niat.  Souvent  avec  des  pions  qu'on  nié- 

'  la  (OUI.  ,    ' 


298 


LES  CAKACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


nage  bien  on  va  à  dame ,  et  l'on  gagne  la  partie  : 
le  plus  habile  l'emporte,  ou  le  plus  heureux. 

Les  roues ,  les  ressorts ,  les  mouvements ,  sont 
cachés;  rien  ne  paraît  d'une  montre  que  son 
aiguille ,  qui  insensiblement  s'avance  et  achève 
son  tour  :  image  du  courtisan  d'autant  plus  par- 
faite ,  qu'après  avoir  fait  assez  de  chemin ,  il  re- 
vient souvent  au  même  point  d'où  il  est  parti. 

Les  deux  tiers  de  ma  vie  sont  écoulés  ;  pour- 
quoi tant  m'inquiéter  sur  ce  qui  m'en  reste? 
La  plus  bi'illante  fortune  ne  mérite  point  ni  le 
tourment  que  je  me  donne,  ni  les  petitesses 
où  je  me  surprends ,  ni  les  humiliations ,  ni  les 
hontes  que  j'essuie  :  trente  années  détruiront 
ces  colosses  de  puissance  qu'on  ne  voyait  bien 
qu'à  force  de  lever  la  tête  ;  nous  disparaîtrons , 
moi  qui  suis  si  peu  de  chose,  et  ceux  que  je 
contemplais  si  avidement ,  et  de  qui  j'espérais 
toute  ma  grandeur  :  le  meilleur  de  tous  les  biens , 
s'il  y  a  des  biens,  c'est  le  repos,  la  retraite,  et 
un  endroit  qui  soit  son  domaine.  N**  a  pensé 
cela  dans  sa  disgrâce,  et  l'a  oublié  dans  la  pros- 
périté. 

Un  noble ,  s'il  vit  chez  lui  dans  sa  province , 
il  vit  libre ,  mais  sans  appui  ;  s'il  vit  à  la  cour , 
il  est  protégé ,  mais  il  est  esclave  :  cela  se  com- 
pense. 

Xantippe ,  au  fond  de  sa  province ,  sous  un 
vieux  toit  et  dans  un  mauvais  lit ,  a  rêvé  pen- 
dant la  nuit  qu'il  voyait  le  prince ,  qu'il  lui  par- 
lait, et  qu'il  en  ressentait  une  extrême  joie  : 
il  a  été  triste  à  son  réveil  ;  il  a  conté  son  songe , 
et  il  a  dit  :  Quelles  chimères  ne  tombent  point 
dans  l'esprit  des  hommes  pendant  qu'ils  dor- 
ment I  Xantippe  a  continué  de  vivre  :  il  est  venu 
à  la  cour ,  il  a  vu  le  prince ,  il  lui  a  parlé;  et  il 
a  été  plus  loin  que  son  songe ,  il  est  favori. 

Qui  est  plus  esclave  qu'un  courtisan  assidu , 
si  ce  n'est  un  courtisan  plus  assidu  ? 

L'esclave  n'a  qu'un  maître  ;  l'ambitieux  en  a 
autant  qu'il  y  a  de  gens  utiles  à  sa  fortune. 
'  Mille  gens  à  peine  connus  font  la  foule  au  le- 
ver pour  être  vus  du  prince,  qui  n'en  saurait 
voir  mille  à  la  fois  ;  et ,  s'il  ne  voit  aujourd'hui 
que  ceux  qu'il  vit  hier  et  qu'il  verra  demain, 
combien  de  malheureux  ! 

De  tous  ceux  qui  s'empressent  auprès  des 
grands  et  qui  leur  font  la  cour ,  un  petit  nom- 
bre les  honore  dans  le  cœur ,  un  grand  nombre 
les  recherche  par  des  vues  d'ambition  et  d'intérêt , 
un  plus  grand  nombre  par  une  ridicule  vanité , 
ou  par  une  sotte  impatience  de  se  faire  voir. 

!l  y  a  de  certaines  familles  qui,  par  les  lois 


du  monde ,  ou  ce  qu  on  appelle  de  la  bienséance, 
doivent  être  irrœonclliables  :  les  voilà  réunies  ; 
jet  où  la  religion  a  échoué  quand  elle  a  voulu 
(l'entreprendre,  l'intérêt  s'en  joue,  et  le  fait 
sans  peine. 

L'on  parle  d'une  région'  où  les  vieillards  sont 
galants,  polis,  et  civils  ;  les  jeunes  gens  au  con- 
traire durs ,  féroces ,  sans  mœurs  ni  politesse  ; 
ils  se  trouvent  affranchis  de  la  passion  des  fem- 
mes dans  un  âge  où  l'on  commence  ailleurs  à  la 
sentir  ;  ils  leur  préfèrent  des  repas ,  des  viandes, 
et  des  amours  ridicules.  Celui-là  chez  eux  est 
sobre  et  modéré ,  qui  ne  s'enivre  que  de  vin  ;  l'u- 
sage trop  fréquent  qu'ils  en  ont  fait  le  leur  a  rendu 
insipide.  Ils  cherchent  à  réveiller  leur  goût  déjà 
éteint  par  des  eaux-de-vie,  et  par  toutes  les  li- 
queurs les  plus  violentes  :  il  ne  manque  à  leur  dé- 
bauche que  de  boire  de  l'eau-forte.  Les  femmes 
du  pays  précipitent  le  déclin  de  leur  beauté  par 
des  artifices  qu'elles  croient  servir  à  les  rendre 
belles  :  leur  coutume  est  de  peindre  leurs  lè- 
vres, leurs  joues,  leurs  sourcils,  et  leurs  épau- 
les, qu'elles  étalent  avec  leur  gorge,  leurs  bras, 
et  leurs  oreilles,  comme  si  elles  craignaient  de 
cacher  l'endroit  par  où  elles  pourraient  plaire, 
ou  de  ne  pas  se  montrer  assez.  Ceux  qui  habi- 
tent cette  contrée  ont  une  physionomie  qui  n'est 
pas  nette,  mais  confuse,  embarrassée  dans  une 
épaisseur  de  cheveux  étrangers  qu'ils  préfèrent 
aux  naturels,  et  dont  ils  font  un  long  tissu  pour 
couvrir  leur  tête;  il  descend  à  la  moitié  du  corps, 
change  les  traits ,  et  empêche  qu'on  ne  connaisse 
les  hommes  à  leur  visage.  Ces  peuples  d'ailleurs 
ont  leur  dieu  et  leur  roi  :  les  grands  de  la  nation 
s'assemblent  tous  les  jours,  à  une  certaine  heure, 
dans  un  temple  qu'ils  nomment  église.  Il  y  a  au 
fond  de  ce  temple  un  autel  consacré  à  leur  dieu , 
où  un  prêtre  célèbre  des  mystères  qu'ils  ap- 
pellent saints,  sacrés,  et  redoutables.  Les  grands 
forment  un  vaste  cercle  au  pied  de  cet  autel ,  et 
paraissent  debout,  le  dos  tourné  directement 
aux  prêtres  et  aux  saints  mystères,  et  les  faccj 
élevées  vers  leur  roi,  que  l'on  voit  à  genoux 
sur  une  tdbjjne ,  et  à  qui  ils  semblent  avoir  tout 
l'esprit  et  tout  le  cœur  appliqué.  On  ne  laisse 
pas  de  voir  dans  cet  usage  une  espèce  de  subor- 
dination :  car  ce  peuple  paraît  adorer  le  prince, 
et  le  prince  adorer  Dieu.  Les  gens  du  pays  le 
nomment***  ^\  il  est  à  quelque  quarante-huit  de- 


*  La  cour. 

^  La  Bruyère  ayant  parlé  de  la  cour  en  style  de  relation ,  e*- 
comme  d'un  pays  lointain  et  inconnu,  il  y  a  eu  quelque  sot- 
tise de  la  pari  dos  éditeurs  modernes  à  écrire  eq  toutes  lettres 


DE  LA  COUR. 


299 


grés  d'élévation  du  pôle ,  et  à  plus  d'onze  cents 
lieues  de  mer  des  Iroquois  et  des  Hurons. 

Qui  considérera  que  le  visage  du  prince  fait 

toute  la  félicité  du  courtisan ,  qu'il  s'occupe  et 

se  remplit  pendant  toute  sa  vie  de  le  voir  et  d'en 

être  vu ,  comprendra  un  peu  comment  voir  Dieu 

peut  faire  toute  la  gloire  et  tout  le  bonheur  des 

saints. 

/      Les  grands  seigneurs  sont  pleins  d'égards  pour 

1  les  princes,  c'est  leur  affaire;  ils  ont  des  infé- 

I  rieurs  :  les  petits  courtisans  se  relâchent  sur  ces 

\  devoirs,  font  les  familiers,  et  vivent  comme  gens 

V  qui  n'ont  d'exemples  à  donner  à  personne. 

r      Que  manque-t-il  de  nos  jours  à  la  jeunesse? 

I  elle  peut ,  et  elle  sait  ;  ou  du  moins ,  quand  elle 

(   saurait  autant  qu'elle  peut,  elle  ne  serait  pas 

Y  plus  décisive. 

Faibles  hommes  !  un  grand  dit  de  Tbnagène, 
votre  ami,  qu'il  est  un  sot,  et  il  se  trompe;  je 
ne  demande  pas  que  vous  répliquiez  qu'il  est 
homme  d'esprit;  osez  seulement  penser  qu'il  n'est 
pas  un  sot. 

De  même  il  prononce  à'Iphicrale  qu'il  man- 
que de  cœur  :  vous  lui  avez  vu  faire  une  belle 
action,  rassurez -vous;  je  vous  dispense  de  la 
raconter,  pourvu  qu'après  ce  que  vous  venez 
d'entendre  vous  vous  souveniez  encore  de  la  lui 
avoir  vu  faire. 

Qui  sait  parler  aux  rois,  c'est  peut-être  où  se 
termine  toute  la  prudence  et  toute  la  souplesse 
du  courtisan.  Une  parole  échappe ,  et  elle  tombe 
de  l'oreille  du  prince  bien  avant  dans  sa  mémoire, 
et  quelquefois  jusque  dans  son  cœur  :  il  est  im- 
possible de  la  ravoir;  tous  les  soins  que  l'on 
prend  et  toute  l'adresse  dont  on  use  pour  l'ex- 
pliquer ou  pour  l'affaiblir  servent  à  la  graver 
plus  profondément,  et  à  l'enfoncer  davantage  : 
si  ce  n'est  que  contre  nous-mêmes  que  nous 
ayons  parlé ,  outre  que  ce  malheur  n'est  pas  or- 
dinaire, il  y  a  encore  un  prompt  remède,  qui  est 
de  nous  instruire  par  notre  faute,  et  de  souffrir 
la  peine  de  notre  légèreté;  mais  si  c'est  contre 
quelque  autre,  quel  abattejnent !  quel  repentir! 
Y  a-t-il  une  règle  plus  utile  contre  un  si  dange- 
reux inconvénient  que  de  parier  des  autres  au 
souverain,  de  leurs  personnes,  de  leurs  ouvra- 
ges, de  leurs  actions,  de  leurs  mœurs,  ou  de 
leur  conduite,  du  moins  avec  l'attention,  les  pré- 
cautions et  les  mesures  dont  on  parle  de  soi? 

Diseurs  jJsJjons  mots ,  iiiauvais-.cai5«KJtèrc  :  je 
le  dirais ,  s'il  n'avait  été  dit.  Ceux  qui  nuisent  à 

le  nom  de  f^ersaitles  :  (•'('•tait  d'un  seul  mot  nni-aulir  tout  l'es- 
prit du  passait'. 


la  réputation  ou  à  la  fortune  des  autres ,  plutôt 
que  de  perdre  un  bon  mot,  méritent  une  peine 
infamante  :  cela  n'a  pas  été  dit,  et  je  l'ose  dire. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  phrases  toutes 
faites  que  l'on  prend  comme  dans  un  magasin , 
et  dont  l'on  se  sert  pour  se  féliciter  les  uns  les 
autres  sur  les  événements.  Bien  qu'elles  se  disent 
souvent  sans  affection ,  et  qu'elles  soient  reçues 
sans  reconnaissance ,  il  n'est  pas  permis  avec  cela 
de  les  omettre ,  parce  que  du  moins  elles  sont 
l'image  de  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  meilleur , 
qui  est  l'amitié ,  et  que  les  hommes ,  ne  pouvant 
guère  compter  les  uns  sur  les  autres  pour  la  réa- 
lité ,  semblent  être  convenus  entre  eux  de  se  con- 
tenter des  apparences. 

Avec  cinq  ou  six  termes  de  l'art,  et  rien  de 
plus,  l'on  se  donne  pour  connaisseur  en  musi- 
que, en  tableaux,  en  bâtiments,  et  en  bonne 
chèrç  :  l'on  croit  avoir  plus  de  plaisir  qu'un  autr? 
à  entendre,  à  voir,  et  à  manger;  l'on  impose  à 
ses  semblables ,  et  l'on  se  trompe  soi-même. 

La  cour  n'est  jamais  dénuée  d'un  certain  nom- 
bre de  gens  en  qui  l'usage  du  monde ,  la  poli- 
tesse ou  la  fortune,  tiennent  lieu  d'esprit,  et 
suppléent  au  mérite.  Ils  savent  entrer  et  sortir  ; 
ils  se  tirent  de  la  conversation  en  ne  s'y  mêlant 
point  ;  ils  plaisent  à  force  de  se  taire  ,  et  se  ren- 
dent importants  par  un  silence  longtemps  sou- 
tenu, ou  tout  au  plus  par  quelques  monosylla- 
bes; ils  payent  de  mines,  d'une  inflexion  de  voix, 
d'un  geste ,  et  d'un  sourire  :  ils  n'ont  pas ,  si  je 
l'ose  dire,  deux  pouces  de  profondeur;  si  vous 
les  enfoncez ,  vous  rencontrez  le  t^f.     i.ju^'l^l:^ 

Il  y  a  des  gens  à  qui  la  faveur  arrive  comme 
un  accident;  ils  en  sont  les  premiers  surpris  et 
consternés  :  ils  se  reconnaissent  enfin ,  et  se  trou- 
vent dignes  de  leur  étoile  ;  et  comme  si  la  stupi* 
dite  et  la  forlune  étaient  deux  choses  incompa- 
tibles, ou  qu'il  fût  impossible  d'être  heureux  et 
sot  tout  à  la  fois,  ils_se  croient  de  l'esprit,  ils 
hasardent,  que  dis-je?  ils  ont  la  confiance  de 
parler  en  toute  rencontre,  et  sur  quelque  matièixi 
qui  puisse  s'offrir ,  et  sans  nul  discernement  des 
personnes  qui  les  écoutent  :  ajouterai-jc  qu  ils 
épouvantent  ou  qu'ils  donnent  le  dernier  dégoût 
par  leur  fîittiité  et  par  leurs  fadaises  ?  il  est  vrai 
du  moins  qu'ils  déshonorent  sans  ressource  ceux 
qui  ont  quelque  part  au  hasard  de  leur  élévation. 

Comment  nommerai-je  cette  sorte  de  gens  qui 
ne  sont  fins  que  pour  les  sots?  je  sais  du  moins 
que  les  habiles  les  confondent  avec  ceux  qu'ils 
savent  tromper. 

(/est  avoir  fait  un  grand  pas  dans  la  finesse 


a 


3()0 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


que  de  faire  penser  de  soi  que  l'on  n'est  que  mé- 
diocrement fin. 

La  finesse  n'est  ni  une  trop  bonne  ni  une  trop 
mauvaise  qualité;  elle  flotte  entre  le  vice  et  la 
vertu  :  il  n'y  a  point  de  rencontre  où  elle  ne 
puisse  et  peut-être  où  elle  ne  doive  être  suppléée 
par  la  prudence. 

La  finesse  est  l'occasion  prochaine  de  la  four- 
berie ;  de  l'une  à  l'autre  le  pas  est  glissant  :  le 
mensonge  seul  en  fait  la  différence;  si  on  l'ajoute 
à  la  finesse,  c'est  fourberie. 

Avec  les  gens  qui  par  finesse  écoutent  tout  et 
parlent  peu ,  parlez  encore  moins  ;  ou  si  vous 
parlez  beaucoup ,  dites  peu  de  chose. 

Vous  dépendez ,  dans  une  affaire  qui  est  juste 
et  importante,  du  consentement  de  deux  per- 
sonnes. L'un  vous  dit  :  J'y  donne  les  mains, 
pourvu  qu'un  tel  y  condescende  ;  et  ce  tel  y  con- 
descend ,  et  ne  désire  plus  que  d'être  assuré  des 
intentions  de  l'autre.  Cependant  rien  n'avance  : 
les  mois,  les  années,  s'écoulent  inutilement.  Je 
m'y  perds,  dites -vous,  et  je  n'y  comprends 
rien  :  il  ne  s'agit  que  de  faire  qu'ils  s'aboucheiit, 
et  qu'ils  se  parlent.  Je  vous  dis ,  moi ,  que  j'y 
vois  clair,  et  que  j'y  comprends  tout  :  ils  se  sont 
parlé. 

Il  me  semble  que  qui  sollicite  pour  les  autres 
a  la  confiance  d'un  homme  qui  demande  justice , 
et  qu'en  parlant  ou  en  agissant  pour  soi-même 
on  a  l'embarras  et  la  pudeur  de  celui  qui  de- 
mande grâce. 

Si  l'on  ne  se  précautionne  à  la  cour  contre 
les  pièges  que  l'on  y  tend  sans  cesse  pour  faire 
tomber  dans  le  ridicule,  l'on  est  étonné,  avec 
tout  son  esprit ,  de  se  trouver  la  dupe  de  plus 
sots  que  soi. 

,  Il  y  a  quelques  rencontres  dans  la  vie  où  la 
vérité  et  la  simplicité  sont  le  meilleur  manège 
du  monde. 

Êtes-vous  en  faveur,  tout  manège  est  bon; 
vous  ne  faites  point  de  fautes ,  tous  les  chemins 
vous  mènent  au  terme  :  autrement  tout  est 
faute ,  rien  n'est  utile ,  il  n'y  a  pomt  de  sentier 
qui  ne  vous  égare. 

Un  homme  qui  a  vécu  dans  l'intrigue  un  cer- 
tain temps  ne  peut  plus  s'en  passer  :  toute  autre 
vie  pour  lui  est  languissante. 

Il  faut  avoir  de  Tesprit  pour  être  homme  de 
/cabale  :  l'on  peut  cependant  en  avoir  à  un  certain 
/  point  que  l'on  est  au-dessus  de  l'intrigue  et  de  la 
i  cabale,  et  que  l'on  ne  saurait  s'y  assujettir;  l'on 
\va  alors  à  une  grande  fortune  ou  à  une  haute 
Véputation  par  d'autres  chemins. 


.  Avec  un  esprit  sublime ,  une  doctrine  univer- 
selle, une  probité  à  toutes  épreuves,  et  un  mé- 
rite très-accompli ,  n'appréhendez  pas ,  6  Aris- 
tide, de  tomber  à  la  cour ,  ou  de  perdre  la  faveur 
des  grands  pendant  tout  le  temps  qu'ils  auront 
besoin  de  vous. 

Qu'un  favori  s'observe  de  fort  près  ;  car ,  s'il 
me  fait  moins  attendre  dans  son  antichambre 
qu'à  l'ordinaire ,  s'il  a  le  visage  plus  ouvert ,  s'il 
fronce  moins  le  sourcil ,  s'il  m'écoute  plus  volon- 
tiers ,  et  s'il  me  reconduit  un  peu  plus  loin ,  je 
penserai  qu'il  commence  à  tomber ,  et  je  penserai 
vrai. 

L'homme  a  bien  peu  de  ressources  dans  soi- 
même  ,  puisqu'il  lui  faut  une  disgrâcfe  ou  une 
mortification  pour  le  rendre  plus  humain ,  plus 
traitable ,  moins  féroce ,  plus  honnête  homme. 

L'on  contemple  dans  les  cours  de  certaines 
gens ,  et  l'on  voit  bien  à  leurs  discours  et  à  toute 
leur  conduite  qu'ils  ne  songent  ni  à  leui's  grands- 
pères  ,  ni  à  leurs  petits-fils  :  le  présent  est  pour 
eux;  ils  n'en  jouissent  pas,  ils  en  abusent. 

Straton'  est  né  sous  deux  étoiles  :  malheu- 
reux ,  heureux  dans  le  même  degré.  Sa  vie  est 
un  roman  :  non,  il  lui  manque  le  vraisemblable. 
Il  n'a  point  eu  d'aventures;  il  a  eu  de  beaux 
songes ,  il  en  a  eu  de  mauvais  ;  que  dis-je  ?  on 
ne  rêve  point  comme  il  a  vécu.  Personne  n'a  tiré 
d'une  destinée  plus  qu'il  a  fait  ;  l'extrême  et  le 
médiocre  lui  sont  connus:  il  a  brillé,  il  a  souffert, 
il  a  mené  une  vie  commune;  rien  ne  lui  est 
échappé.  Il  s'est  fait  valoir  par  des  vertus  qu'il 
assurait  fort  sérieusement  qui  étalent  en  lui  ;  il 
a  dit  de  soi.  J'ai  de  resprit,fai  du  courage; 
et  tous  ont  dit  après  lui,  //  a  de  resprit,  il  a  du 
courage.  Il  a  exercé  dans  Tune  et  l'autre  fortune 
le  génie  du  courtisan ,  qui  a  dit  de  lui  plus  de 
bien  peut-être  et  plus  de  mal  qu'il  n'y  en  avait. 
Le  joli ,  Taimable ,  le  rare ,  le  merveilleux ,  l'hé- 
roïque ,  ont  été  employés  à  son  éloge  ;  et  tout  le 
contraire  a  servi  depuis  pour  le  ravaler  :  carac- 
tère équivoque ,  mêlé ,  enveloppé  ;  une  énigme , 
une  question  presque  indécise. 

La  faveur  met  l'homme  au-dessus  de  ses 
égaux  ;  et  sa  chute  au-dessous. 

Celui  qui ,  un  beau  jour ,  sait  renoncer  ferme- 
ment ou  à  un  grand  nom ,  ou  à  une  grande  au- 
torité, ou  à  une  grande  fortune,  se  délivre  en 

'  Ce  n'est  pas  ici  un  caractère ,  c'est-à-dire  la  peinture  d'une 
espèce  d'Iiommes  ;  c'est  le  portrait  d'un  individu ,  d'un  homme 
à  part  ;  et  cet  liomme  est  évidemment  le  duc  de  I^uzun ,  dont 
la  destinée,  le  caractère  et  l'esprit  offrirent  tous  les  extrêmes. 

j  e!  réunirent  tous  les  contraires,  que  la  Bruyère  a  mar(ju<a 

:  dans  celte  peinture. 


DES  GRANDS. 


301 


un  moment  de  bien  des  peines,  de  bien  des  v^les, 
et  quelquefois  de  bien  des  crimes. 

Dans  cent  ans  le  monde  subsistera  encore  en 
son  entier  :  ce  sera  le  même  théâtre  et  les  mê- 
mes décorations  ;  ce  ne  seront  plus  les  mêmes 
acteurs.  Tout  ce  qui  se  réjouit  sur  une  grâce 
reçue ,  ou  ce  qui  s'attriste  et  se  désespère  sur  un 
refus ,  tous  auront  disparu  de  dessus  la  scène.  Il 
s'avance  déjà  sur  le  théâtre  d'autres  hommes  qui 
vont  jouer  dans  une  même  pièce  les  mêmes 
rôles  :  ils  s'évanouiront  à  leur  tour  ;  et  ceux  qui 
ne  sont  pas  encore,  un  jour  ne  seront  plus;  de 
nouveaux  acteurs  ont  pris  leur  place  :  quel  fond 
à  faire  sur  un  personnage  de  comédie  ! 

Qui  a  vu  la  cour  a  vu  du  monde  ce  qui  est  le 
plus  beau ,  le  plus  spécieux ,  et  le  plus  orné  :  qui 
méprise  la  cour ,  après  l'avoir  vue ,  méprise  le 
monde. 

La  ville  dégoûte  de  la  province  ;  la  cour  dé- 
trompe de  la  ville ,  et  guérit  de  la  cour. 

Un  esprit  sain  puise  à  la  cour  le  goût  de  la 
solitude  et  de  la  retraite. 

CHAPITRE  IX. 
Des  grands. 

La  prévention  du  peuple  en  faveur  des  grands 
est  si  aveugle ,  et  l'entêtement  pour  leur  geste , 
leur  visage,  leur  ton  de  voix,  et  leurs  manières, 
si  général,  que,  s'ils  s'avisaient  d'être  bons, 
cela  irait  à  l'idolâtrie. 

Si  vous  êtes  né  vicieux ,  ô  Théagène  ',  je  vous 
plains  ;  si  vous  le  devenez  par  faiblesse  pour 
ceux  qui  ont  intérêt  que  vous  le  soyez ,  qui  ont 
juré  entre  eux  de  vous  corrompre,  et  qui  se 
vantent  déjà  de  pouvoir  réussir ,  souffrez  que  je 
vous  méprise.  Mais  si  vous  êtes  sage,  tempé- 
rant ,  modeste ,  civil ,  généreux ,  reconnaissant , 
laborieux,  d'un  rang  d'ailleurs  et  d'une  naissance 
à  donner  des  exemples  plutôt  qu'à  les  prendre 
d'autrui ,  et  à  faire  les  règles  plutôt  qu'à  les  rece- 
voir ,  convenez  avec  cette  sorte  de  gens  de  suivre 
par  complaisance  leurs  dérèglements ,  leurs  vices 
et  leur  folie,  quand  ils  auront,  par  la  déférence 
qu'ils  vous  doivent ,  exercé  toutes  les  vertus  que 
vous  chérissez  :  ironie  forte ,  mais  utile ,  très- 

^  Le  nom  de  Théagène  est  traduit  dans  les  clefs  par  celui 
du  grand-prieur  de  Fendôme.  Il  est  certain  que  ces  mots, 
d'un  rang  et  d'une  naissance  à  donner  des  exemples  plutôt 
qu'à  les  prendre  d'autrui,  s'appliquent  assez  bien  à  ce  pelit- 
lils  légitimé  d'Henri  IV.  Malheureusement  les  mots  de  dérè- 
glements, de  vices  et  de  folie  conviennent  encore  mieux  à  la 
vie  plus  que  voluptueuse  que  ce  prince  et  ses  familiers  me- 
naient au  Temple. 


propre  à  mettre  vos  mœurs  en  sûreté ,  à  renver- 
ser tous  leurs  projets ,  et  à  les  jeter  dans  le  parti 
de  continuer  d'être  ce  qu'ils  sont,  et  de  vous 
laisser  tel  que  vous  êtes. 

L'avantage  des  grands  sur  les  autres  hommes 
est  immense  par  un  endroit.  Je  leur  cède  leur 
bonne  chère ,  leurs  riches  ameublements ,  leui'S 
chiens,  leurs  chevaux,  leurs  singes,  leurs  Rains, 
leurs  fous ,  et  leurs  flatteurs  ;  mais  je  leur  envie 
le  bonheur  d'avoir  à  leur  service  des  gens  qui 
les  égalent  par  le  cœur  et  par  l'esprit ,  et  qui  les 
passent  quelquefois. 

Les  grands  se  piquent  d'ouvrir  une  allée  dans 
une  forêt ,  de  soutenir  des  terres  par  de  longues 
murailles ,  de  dorer  des  plafonds ,  de  faire  venir 
dix  pouces  d'eau,  de  meubler  une  orangerie; 
mais  de  rendre  un  cœur  content,  de  combler 
une  âme  de  joie ,  de  prévenir  d'extrêmes  besoins 
ou  d'y  remédier ,  leur  curiosité  ne  s'étend  point 
jusque-là. 

On  demande  si ,  en  comparant  ensemble  les 
différentes  conditions  des  hommes ,  leurs  peines , 
leurs  avantages,  on  n'y  remarquerait  pas  un 
mélange  ou  une  espèce  de  compensation  de  bien 
et  de  mal  qui  établirait  entre  elles  l'égalité ,  ou 
qui  ferait  du  moins  que  l'un  ne  serait  guère 
plus  désirable  que  l'autre.  Celui  qui  est  puissant, 
riche ,  et  à  qui  il  ne  manque  rien ,  peut  former 
cette  question  ;  mais  il  faut  que  ce  soit  un  homme 
pauvre  qui  la  décide. 

Il  ne  laisse  pas  d'y  avoir  comme  un  charme 
attaché  à  chacune  des  différentes  conditions ,  et 
qui  y  demeure  jusqu'à  ce  que  la  misère  l'en  ait 
ôté.  Ainsi  les  grands  se  plaisent  dans  l'excès ,  et 
les  petits  aiment  la  modération  ;  ceux-là  ont  le 
goût  de  dominer  et  de  commander ,  et  ceux-ci 
sentent  du  plaisir  et  même  de  la  vanité  à  les  ser- 
vir et  à  leur  obéir  :  les  grands  sont  entourés , 
salués,  respectés;  les  petits  entourent,  saluent, 
se  prosternent ,  et  tous  sont  contents. 

Il  coûte  si  peu  aux  grands  à  ne  donner  que 
des  paroles,  et  leur  condition  les  dispense  si 
fort  de  tenir  les  belles  promesses  qu'ils  vous  ont 
faites ,  que  c'est  modestie  à  eux  de  ne  promettre 
pas  encore  plus  largement. 

Il  est  vieux  et  usé ,  dit  un  grand  ;  il  s'est  crevé 
à  me  suivre  :  qu'en  faire?  Un  autre,  plus  jeune, 
enlève  ses  espérances ,  et  obtient  le  poste  qu'on 
ne  refuse  à  ce  malheureux  que  parce  qu'il  l'a 
trop  mérité. 

Je  ne  sais ,  dites-vous  avec  un  air  froid  et  dé- 
daigneux, Philante  a  du  mérite,  de  l'esprit, 
de  l'agrément,  de  l'exactitude  sur  son  devoir, 


302 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


de  la  fidélité  et  de  l'attachement  pour  son  maî- 
tre, et  il  en  est  médiocrement  considéré;  iï  ne 
plaît  pas,  il  n'est  pas  goûté:  expliquez -vous; 
est-ce  Philante ,  ou  le  grand  qu'il  sert ,  que  vous 
condamnez  ? 

Il  est  souvent  plus  utile  de  quitter  les  grands 
que  de  s'en  plaindre. 

Qui  peut  dire  pourquoi  quelques-uns  ont  le 
gros  lot,  ou  quelques  autres  la  faveur  des  grands? 

Les  grands  sont  si  heureux ,  qu'ils  n'essuient 
pas  même ,  dans  toute  leur  vie ,  l'inconvénient 
de  regretter  la  perte  de  leurs  meilleurs  serviteurs 
ou  des  personnes  illustres  '  dans  leur  genre ,  et 
dont  ils  ont  tiré  le  plus  de  plaisir  et  le  plus  d'uti- 
lité. La  première  chose  que  la  flatterie  sait  faire 
après  la  mort  de  ces  hommes  uniques ,  et  qui  ne 
se  réparent  point ,  est  de  leur  supposer  des  en- 
droits faibles ,  dont  elle  prétend  que  ceux  qui 
leur  succèdent  sont  très-exempts  :  elle  assure  que 
l'un ,  avec  toute  la  capacité  et  toutes  les  lumières 
de  l'autre  dont  il  prend  la  place ,  n'en  a  point 
les  défauts  ;  et  ce  style  sert  aux  princes  à  se 
consoler  du  grand  et  de  l'excellent  par  le  mé- 
diocre. 

Les  grands  dédaignent  les  gens  d'esprit  qui 
n'ont  que  de  l'esprit  ;  les  gens  d'esprit  méprisent 
les  grands  qui  n'ont  que  de  la  grandeur;  les 
gens  de  bien  plaignent  les  uns  et  les  autres  qui 
ont  ou  de  la  grandeur  ou  de  l'esprit  sans  nulle 
vertu.  Quand  je  vois,  d'une  part,  auprès  des 
grands ,  à  leur  table ,  et  quelquefois  dans  leur 
familiarité,  de  ces  hommes  alertes,  empressés, 
intrigants,  aventuriers,  esprits  dangereux  et 
nuisibles,  et  que  je  considère,  d'autre  part, 
quelle  peine  ont  les  personnes  de  mérite  à  en 
approcher,  je  ne  suis  pas  toujours  disposé  à 
croire  que  les  méchants  soient  soufferts  par  in- 
térêt, ou  que  les  gens  de  bien  soient  regardés 
comme  inutiles;  je  trouve  plus  mon  compte  à 
me  confirmer  dans  cette  pensée,  que  grandeur 
et  discernement  sont  deux  choses  différentes, 
et  l'amour  pour  la  vertu  et  pour  les  vertueux 
une  troisième  chose. 

Lucile  aime  mieux  user  sa  vie  à  se  faire  sup- 
porter de  quelqjues  grands  que  d'être  réduit  à 
vivre  familièrement  avec  ses  égaux. 

*  Louis  XIV  apprit  la  mort  de  Lonvois  sans  en  témoigner 
aucun  chagrin ,  quelque  utilité  qu'il  eut  tirée  du  zèle  infati- 
gable de  ee  ministre;  et,  s'il  eût  eu  des  regrets,  ses  courtisans 
se  seraient  sans  doute  empressés  de  les  adoucir,  en  lui  per- 
suadant qu'il  n'avait  pas  fait  une  si  grande  perte,  et  qu'il 
l'avait  amplement  réparée  par  le  choix  de  son  nouveau  mi- 
nistre. C'est  à  cela  probablement  que  la  Bruyère  fait  ici  al- 
lusion. 


La  règle  de  voir  de  plus  grands  que  «oi  doit 
avoir  ses  restrictions  ;  il  faut  quelquefois  d'étran- 
ges talents  pour  la  réduire  en  pratique. 

Quelle  est  l'incurable  maladie  de  Théophile^? 
elle  lui  dure  depuis  plus  de  trente  années  :  il  ne 
guérit  point  :  il  a  voulu,  il  veut,  et  il  voudra 
gouverner  les  grands;  la  mort  seule  lui  ôtera 
avec  la  vie  cette  soif  d'empire  et  d'ascendant  sur 
les  esprits  :  est-ce  en  lui  zèle  du  prochain  ?  est- 
ce  habitude?  est-ce  une  excessive  opinion  de 
soi-même?  Il  n'y  a  point  de  palais  où  il  ne  s'in 
sinue;  ce  n'est  pas  au  milieu  d'une  chambr 
qu'il  s'arrête  ;  il  passe  à  une  embrasure ,  ou  au 
cabinet  :  on  attend  qu'il  ait  parlé,  et  longtemps, 
et  avec  action ,  pour  avoir  audience ,  pour  être 
vu.  Il  entre  dans  le  secret  des  familles;  il  est  de 
quelque  chose  dans  tout  ce  qui  leur  arrive  de 
triste  ou  d'avantageux  :  il  prévient ,  il  s'offre , 
il  se  fait  de  fête;  il  faut  l'admettre.  Ce  n'est  pas 
assez ,  pour  remplir  son  temps  ou  son  ambition, 
que  le  soin  de  dix  mille  âmes  dont  il  répond  à 
Dieu  comme  de  la  sienne  propre  ;  il  en  a  d'un 
plus  haut  rang  et  d'une  plus  grande  distinction, 
dont  il  ne  doit  aucun  compte,  et  dont  il  se 
charge  plus  volontiers.  Il  écoute,  il  veille  sur 
tout  ce  qui  peut  servir  de  pâture  à  son  esprit 
d'intrigue,  de  médiation,  ou  de  manège  :  à 
peine  un  grand  est-il  débarqué ,  qu'il  l'empoigne 
et  s'en  saisit  ;  on  entend  plus  tôt  dire  à  Théophile 
qu'il  le  gouverne ,  qu'on  n'a  pu  soupçonner  qu'il 
pensait  à  le  gouverner. 

Une  froideur  ou  une  incivilité  qui  vient  de 
ceux  qui  sont  au-dessus  de  nous  nous  les  fait 
haïr  ;  mais  un  salut  ou  un  sourire  nous  les  ré* 
concilie. 

Il  y  a  des  hommes  superbes  que  l'élévation 
de  leurs  rivaux  humilie  et  apprivoise  ;  ils  en  vien- 
nent, par  cette  disgrâce,  jusqu'à  rendre  le  salut  : 
mais  le  temps,  qui  adoucit  toutes  choses,  les 
remet  enfin  dans  leur  naturel. 

Le  mépris  que  les  grands  ont  pour  le  peuple 
les  rend  indifférents  sur  les  flatteries  ou  sur  les 
louanges  qu'ils  en  reçoivent,  et  tempère  leur 
vanité;  de  même,  les  princes  loués  sans  fin  et 
sans  relâche  des  grands  ou  des  courtisans  en 


^  Les  clefs  désignent  l'abbé  de  Roquette,  évêque  d'Autan', 
qui  avait  effectivement  la  manie  de  vouloir  gouverner  les 
grands.  Ce  qui  prouve  que  le  personnage  peint  id  par  la 
Bruyère  est  un  évéque,  c'est  qu'il  est  quesUon  des  dix  mille 
âmes  dont  il  répond  à  Dieu  ;  et  le  trait  :  A  peine  un  grand 
est-il  débarqué,  etc.,  s'applique  parfaitement  à  l'évéque 
d'Autun ,  qui ,  à  l'arrivée  de  Jacques  II  en  France ,  avait  fait 
les  plus  grands  efforts  pour  s'insinuer  dans  la  faveur  de  ce 
pruice. 


DES  GRANDS. 


303 


seraient  plus  vains,  s'ils  estimaient  davantage 
ceux  qui  les  louent. 

Les  grands  croient  être  seuls  parfaits ,  n'ad- 
mettent qu'à  peine  dans  les  autres  hommes  la 
droiture  d'esprit,  l'habileté,  la  délicatesse,  et 
s'emparent  de  ces  riches  talents,  comme  de 
choses  dues  à  leur  naissance.  C'est  cependant 
en  eux  une  erreur  grossière  de  se  nourrir  de  si 
fausses  préventions  :  ce  qu'il  y  a  jamais  eu  de 
mieux  pensé ,  de  mieux  dit ,  de  mieux  écrit ,  et 
peut-être  d'une  conduite  plus  délicate,  ne  nous 
est  pas  toujours  venu  de  leur  fond.  Ils  ont  de 
grands  domaines  et  une  longue  suite  d'ancêtres  : 
cela  ne  leur  peut  être  contesté. 

Avez- vous  de  l'esprit,  de  la  grandeur,  de  l'ha- 
bileté, du  goût,  du  discernement?  en  croirai-je  la 
prévention  et  la  flatterie,  qui  publient  hardiment 
votre  mérite?  elles  me  sont  suspectes,  et  je  les  ré- 
cuse. Me  laisserai-je  éblouir  par  un  air  de  capa- 
cité ou  de  hauteur  qui  vous  met  au-dessus  de 
tout  ce  qui  se  fait,  de  ce  qui  se  dit,  et  de  ce  qui 
s'écrit;  qui  vous  rend  sec  sur  les  louanges,  et 
empêche  qu'on  ne  puisse  arracher  de  vous  la 
moindre  approbation?  Je  conclus  de  là,  plus  na- 
turellement, que  vous  avez  de  la  faveur,  du  cré- 
dit, et  de  grandes  richesses.  Quel  moyen  de  vous 
définir,  Téléjphon?  on  n'approche  de  vous  que 
comme  du  feu,  et  dans  une  certaine  distance;  et 
il  faudrait  vous  développer,  vous  manier,  vous 
confronter  avec  vos  pareils,  pour  porter  de  vous 
un  jugement  sain  et  raisonnable.  Votre  homme 
de  confiance,  qui  est  dans  votre  familiarité,  dont 
vous  prenez  conseil ,  pour  qui  vous  quittez  So- 
crate  et  Aristide,  avec  qui  vous  riez,  et  qui  rit 
plus  haut  que  vous,  Dave  enfin,  m'est  très  connu  : 
serait-ce  assez  pour  vous  bien  connaître? 

Il  y  en  a  de  tels  que,  s'ils  pouvaient  connaître 
leurs  subalternes  et  se  connaître  eux-mêmes,  ils 
auraient  honte  de  primer, 

S'il  y  a  peu  d'excellents  orateurs,  y  a-t-il  bien 
des  gens  qui  puissent  les  entendre?  S'il  n'y  a  pas 
assez  de  bons  écrivains,  où  sont  ceux  qui  savent 
lire?  De  même  on  s'est  toujours  plaint  du  petit 
nombre  de  personnes  capables  de  conseiller  les 
rois,  et  de  les  aider  dans  l'administration  de 
leurs  affaires.  Mais  s'ils  naissent  enfin  ces  hommes 
habiles  et  intelligents,  s'ils  agissent  selon  leurs 
vues  et  leurs  lumières,  sont-ils  aimés,  sont-ils 
estimés,  autant  qu'ils  le  méritent?  sont-ils  loués 
de  ce  qu'ils  pensent  et  de  ce  qu'ils  font  pour  la 
patrie?  Ils  vivent,  il  suffit  :  on  les  censure  s'ils 
échouent,  et  on  les  envie  s'ils  réussissent.  Blâ- 
mons le  peuple  où  il  serait  ridicule  de  vouloir 


l'excuser  :  son  chagrin  et  sa  jalousie ,  regardés 
des  grands  ou  des  puissants  comme  inévitables, 
les  ont  conduits  insensiblement  à  le  compter  pour 
rien,  et  à  négliger  ses  suffrages  dans  toutes  leurs 
entreprises ,  à  s'en  faire  même  une  règle  de  po- 
litique. 

Les  petits  se  haïssent  les  uns  les  autres  lors- 
qu'ils se  nuisent  réciproquement.  Les  grands  sont 
odieux  aux  petits  par  le  mal  qu'ils  leur  font,  et 
par  tout  le  bien  qu'ils  ne  leur  font  pas  :  ils  leur 
sont  responsables  de  leur  obscurité ,  de  leur  pau- 
vreté et  de  leur  infortune;  ou  du  moins  ils  leur 
paraissent  tels. 

C'est  déjà  trop  d'avoir  avec  le  peuple  une  même 
religion  et  un  même  Dieu  :  quel  moyen  encore  de 
s'appeler  Pierre ,  Jean ,  Jacques ,  comme  le  mar- 
chand ou  le  laboureur?  Évitons  d'avoir  rien  de 
commun  avec  la  multitude  ;  affectons  au  contraire 
toutes  les  distinctions  qui  nous  en  séparent  :  qu'elle 
s'approprie  les  douze  apôtres,  leurs  disciples ,  les 
premiers  martyrs  (telles  gens,  tels  patrons);  qu'elle 
voie  avec  plaisir  revenir  toutes  les  années  ce  jour 
particulier  que  chacun  célèbre  comme  sa  fête. 
Pour  nous  autres  grands,  ayons  recours  aux  noms 
profanes  :  faisons-nous  baptiser  sous  ceux  d'An- 
nibal,  de  César,  et  de  Pompée,  c'étaient  de 
grands  hommes;  sous  celui  de  Lucrèce,  c'était 
une  illustre  Romaine;  sous  ceux  de  Renaud,  de 
Roger,  d'Olivier  et  de  Tancrède,  c'étaient  des 
paladins,  et  le  roman  n'a  point  de  héros  plus 
merveilleux;  sous  ceux  d'Hector,  d'Achille, 
d'Hercule,  tous  demi-dieux;  sous  ceux  même 
de  Phébus  et  de  Diane  :  et  qui  nous  empêchera 
de  nous  faire  nommer  Jupiter,  ou  Mercure,  ou 
Vénus,  ou  Adonis? 

Pendant  que  les  grands  négligent  de  rien  con- 
naître, je  ne  dis  pas  seulement  aux  intérêts  des 
princes  et  aux  affaires  publiques,  mais  à  leurs 
propres  affaires  ;  qu'ils  ignorent  l'économie  et  la 
science  d'un  père  de  famille,  et  qu'ils  se  louent 
eux-mêmes  de  cette  ignorance;  qu'ils  se  laissent 
appauvrir  et  maîtriser  par  des  intendants;  qu'ils 
se  contentent  d'être  gourmets  ou  cotcaux\  d'aller 
chez  Thaïs  ou  chez  Phryné,  de  parler  de  la 
meute  et  de  la  vieille  meute,  de  dire  combien  il 
y  a  de  postes  de  Paris  à  Besançon  ou  à  Philis- 
bourg;  des  citoyens  s'instruisent  du  dedans  et 
du  dehors  d'un  royaume,  étudient  le  gouverne- 
ment, deviennent  fins  et  politiques,  savent  le 

^  Boilcau  parle  ainsi  des  coteaux  dans  la  satire  du  Repas  ri- 
dicule. «  Ce  nom,  dil-il  en  noie,  fut  donné  à  trois  grands 
«seigneurs  tenant  taille,  qui  étaient  partagés  sur  l'estime 
«  qu'on  devait  faire  des  vins  des  coteaux  (jul  sont  aux  en  vi- 
te rons  de  Reims.  » 


304 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


fbrt  et  le  faible  de  tout  un  état,  songent  à  se 
mieux  placer,  se  placent,  s'élèvent,  deviennent 
puissants,  soulagent  le  prince  d'une  partie  des 
soins  publics.  Les  grands  qui  les  dédaignaient 
les  révèrent  :  heureux  s'ils  deviennent  leurs 
gendres  1 

Si  je  compare  ensemble  les  deux  conditions 
des  hommes  les  plus  opposées,  je  veux  dire  les 
grands  avec  le  peuple,  ce  dernier  me  paraît  con- 
tent du  nécessaire,  et  les  autres  sont  inquiets  et 
pauvres  avec  le  superflu.  Un  homme  du  peuple 
ne  saurait  faire  aucun  mal;  un  grand  ne  veut 
faire  aucun  bien,  et  est  capable  de  grands  maux  : 
l'un  ne  se  forme  et  ne  s'exerce  que  dans  les  choses 
qui  sont  utiles  ;  l'autre  y  joint  les  pernicieuses  : 
là  se  montrent  ingénument  la  grossièreté  et  la 
franchise;  ici  se  cache  une  sève  maligne  et  cor- 
rompue sous  l'écorce  de  la  politesse  :  le  peuple  n'a 
guère  d'esprit,  et  les  grands  n'ont  point  d'âme  : 
celui-là  a  un  bon  fonds,  et  n'a  point  de  dehors  ; 
ceux-ci  n'ont  que  des  dehors  et  qu'une  simple 
superficie.  Faut-il  opter?  je  ne  balance  pas,  je 
veux  être  peuple. 

Quelque  profonds  que  soient  les  grands  de 
la  cour,  et  quelque  art  qu'ils  aient  pour  paraître 
ce  qu'ils  ne  sont  pas,  et  pour  ne  point  paraître 
ce  qu'ils  sont,  ils  ne  peuvent  cacher  leur  mali- 
gnité, leur  extrême  pente  à  rire  aux  dépens 
d'autrui ,  et  à  jeter  un  ridicule  souvent  où  il  n'y 
en  peut  avoir;  ces  beaux  talents  se  découvrent 
en  eux  du  premier  coup  d'œil  :  admirables  sans 
doute  pour  envelopper  une  dupe  et  rendre  sot 
celui  qui  l'est  déjà,  mais  encore  plus  propres  à 
leur  ôter  tout  le  plaisir  qu'ils  pourraient  tirer 
d'un  homme  d'esprit  qui  saurait  se  tourner  et 
se  plier  en  mille  manières  agréables  et  réjouis- 
santes, si  le  dangereux  caractère  du  courtisan 
ne  l'engageait  pas  aune  fort  grande  retenue.  Il  lui 
oppose  un  caractère  sérieux,  dans  lequel  il  se 
retranche,  et  il  fait  si  bien  que  les  railleurs, 
avec  des  intentions  si  mauvaises,  manquent 
^'occasions  de  se  jouer  de  lui. 

Les  aises  de  la  vie,  l'abondance,  le  calme 
l'une  grande  prospérité,  font  que  les  princes 
3nt  de  la  joie  de  reste  pour  rire  d'un  nain ,  d'un 
singe,  d'un  imbécile  et  d'un  mauvais  conte  : 
les  gens  moins  heureux  ne  rient  qu'à  propos. 

Un  grand  aime  la  Champagne,  abhorre  la 
Brie;  il  s'enivre  de  meilleur  vin  que  l'homme 
du  peuple,  seule  différence  que  la  crapule  laisse 
entre  les  conditions  les  plus  disproportionnées, 
entre  le  seigneur  et  l'estafier. 

Il  semble  d'abord  qu'il  entre  dans  les  plaisirs 


des  princes  un  peu  de  celui  d'incommoder  les 
autres  :  mais  non,  les  princes  ressemblent  aux 
hommes;  ils  songent  à  eux-mêmes,  suivent  leur 
goût,  leurs  passions,  leur  commodité  :  cela  est 
naturel. 

11  semble  que  la  première  règle  des  com- 
pagnies, des  gens  en  place,  ou  des  puissîmts, 
est  de  donner,  à  ceux  qui  dépendent  d'eux  pour 
le  besoin  de  leurs  affaires,  toutes  les  traverses 
qu'ils  en  peuvent  craindre. 

Si  un  grand  a  quelque  degré  de  bonheur  sur 
les  autres  hommes,  je  ne  devine  pas  lequel,  si 
ce  n'est  peut-être  de  se  trouver  souvent  dans  le 
pouvoir  et  dans  l'occasion  de  faire  plaisir;  et, 
si  elle  naît,  cette  conjoncture,  il  semble  qu'il 
doive  s'en  servir  :  si  c'est  en  faveur  d'un  homme 
de  bien,  il  dr^it  appréhender  qu'elle  ne  lui 
échappe.  Mais  comme  c'est  en  une  chose  juste, 
il  doit  prévenir  la  sollicitation ,  et  n'être  vu  que 
pour  être  remercié;  et,  si  elle  est  facile,  il  ne 
doit  pas  même  la  lui  faire  valoir  :  s'il  la  lui  re- 
fuse ,  je  les  plains  tous  deux. 

Il  y  a  des  hommes  nés  inaccessibles,  et  ce 
sont  précisément  ceux  de  qui  les  autres  ont  be- 
soin ,  de  qui  ils  dépendent  :  ils  ne  sont  jamais 
que  sur  un  pied  ;  mobiles  comme  le  mercure ,  ils 
pirouettent,  ils  gesticulent,  ils  crient,  ils  s'agi- 
tent; semblables  à  ces  figures  de  carton  qui 
servent  de  montre  à  une  fête  publique,  ils  jet- 
tent feu  et  flamme,  tonnent  et  foudroient  :  on 
n'en  approche  pas,  jusqu'à  ce  que,  venant  à 
s'éteindre,  ils  tombent,  et  par  leur  chute  de- 
viennent traitables ,  mais  inutiles. 

Le  suisse,  le  valet  de  chambre,  l'homme  de 
livrée,  s'ils  n'ont  plus  d'esprit  que  ne  porte  leur 
condition,  ne  jugent  plus  d'eux-mêmes  par  leur 
première  bassesse,  mais  par  l'élévation  et  la 
fortune  des  gens  qu'ils  servent,  et  mettent  tous 
ceux  qui  entrent  par  leur  porte  et  montent  leur 
escalier  indifféremment  au-dessous  d'eux  et  de 
leurs  maîtres  :  tant  il  est  vrai  qu'on  est  destiné 
à  souffrir  des  grands  et  de  ce  qui  leur  appartient  ! 

Un  homme  en  place  doit  aimer  son  prince, 
sa  femme,  ses  enfants,  et  après  eux  les  gens 
d'esprit  :  il  les  doit  adopter;  il  doit  s'en  fournir, 
et  n'en  jamais  manquer.  Il  ne  saurait  payer,  je 
ne  dis  pas  de  trop  de  pensions  et  de  bienfaits, 
mais  de  trop  de  familiarité  et  de  caresses,  les 
secours  et  les  services  qu'il  en  tire,  même  sans 
le  savoir  :  quels  petits  bruits  ne  dissipent-ils 
pas!  quelles  histoires  ne  réduisent-ils  pas  à  la 
fable  et  à  la  fiction  !  ne  savent-ils  pas  justifier 
les  mauvais  succès  par  les  bonnes  intentions, 


DES  GRANDS. 


305 


prouver  la  bonté  d'un  dessein  et  la  justesse  des 
mesures  par  le  bonheur  des  événements,  s'éle- 
ver contre  la  malignité  et  l'envie  pour  accorder 
à  de  bonnes  entreprises  de  meilleurs  motifs, 
donner  des  explications  favorables  à  des  appa- 
rences qui  étaient  mauvaises ,  détourner  les  pe- 
tits défauts,  ne  montrer  cfue  les  vertus,  et  les 
mettre  dans  leur  jour,  semer  en  mille  occasions 
des  faits  et  des  détails  qui  soient  avantageux ,  et 
tourner  le  ris  et  la  moquerie  contre  ceux  qui 
oseraient  en  douter,  ou  avancer  des  faits  con- 
traires? Je  sais  que  les  grands  ont  pour  maxime 
de  laisser  parler,  et  de  continuer  d'agir;  mais 
je  sais  aussi  qu'il  leur  arrive ,  en  plusieurs  ren- 
contres ,  que  laisser  dire  les  empêche  de  faire. 

Sentir  le  mérite,  et,  quand  il  est  une  fois 
connu,  le  bien  traiter  :  deux  grandes  démar- 
ches à  faire  tout  de  suite ,  et  dont  la  plupart  des 
grands  sont  fort  incapables. 

Tu  es  grand,  tu  es  puissant;  ce  n'est  pas 
assez  :  fais  que  je  t'estime,  afin  que  je  sois  triste 
d'être  déchu  de  tes  bonnes  grâces ,  ou  de  n'avoii- 
pu  les  acquérir. 

Vous  dites  d'un  grand  ou  d'un  homme  en 
place  qu'il  est  prévenant,  officieux;  qu'il  aime 
à  faire  plaisir  :  et  vous  le  confirmez  par  un  long 
détail  de  ce  qu'il  a  fait  en  une  affaire  où  il  a  su 
que  vous  preniez  intérêt.  Je  vous  entends;  on 
va  pour  vous  au-devant  de  la  sollicitation,  vous 
avez  du  crédit,  vous  êtes  connu  du  ministre, 
vous  êtes  bien  avec  les  puissances  :  désiriez-vous 
que  je  susse  autre  chose  ? 

Quelqu'un  vous  dit  :  «  Je  me  plains  d'un  tel  ; 
'<■  il  est  fier  depuis  son  élévation,  il  me  dédai- 
«  gne,  il  ne  me  connaît  plus.  —  Je  n'ai  pas 
«pour  moi,  lui  répondez-vous,  sujet  de  m'en 
«  plaindre  :  au  contraire,  je  m'en  loue  fort;  et 
■<  il  me  semble  même  qu'il  est  assez  civil.  »  Je 
crois  encore  vous  entendre;  vous  voulez  qu'on 
sache  qu'un  homme  en  place  a  de  l'attention  pour 
vous,  et  qu'il  vous  démêle  dans  l'antichambre 
entre  mille  honnêtes  gens  de  qui  il  détourne 
ses  yeux,  de  peur  de  tomber  dans  l'inconvé- 
nient de  leur  rendre  leur  salut  ou  de  leur  sou- 
rire. 

Se  louer  de  quelqu'un,  se  louer  d'un  grand, 
phrase  délicate  dans  son  origine,  et  qui  signifie 
sans  doute  se  louer  soi-même  en  disant  d'un 
grand  tout  le  bien  qu'il  nous  a  fait,  ou  qu'il  n'a 
pas  songé  à  nous  faire. 

On  loue  les  grands  pour  marquer  qu'on  les 
voit  de  près,  rarement  par  estime  ou  par  gra- 
titude :  on  ne  connaît  pas  souvent  ceiix  <\\q  l'on 


loue.  La  vanité  ou  la  légèreté  l'emporte  quel- 
quefois sur  le  ressentiment  :  on  est  mal  content 
d'eux ,  et  on  les  loue. 

S'il  est  périlleux  de  tremper  dans  une  affaire 
suspecte,  il  l'est  encore  davantage  de  s'y  trouver 
complice  d'un  grand  :  il  s'en  tire,  et  vous  laisse 
payer  doublement,  pour  lui  et  pour  vous. 

Le  prince  n'a  point  assez  de  toute  sa  fortune 
pour  payer  une  basse  complaisance,  si  l'on  eni 
juge  par  tout  ce  que  celui  qu'il  veut  récompen- 
ser y  a  mis  du  sien  ;  et  il  n'a  pas  trop  de  toute 
sa  puissance  pour  le  punir,  s'il  mesure  sa  ven- 
geance au  tort  qu'il  en  a  reçu. 

La  noblesse  expose  sa  vie  pour  le  salut  de 
l'État ,  et  pour  la  gloire  du  souverain  ;  le  magis- 
trat décharge  le  prince  d'une  partie  du  soin  de 
juger  les  peuples  :  voilà  de  part  et  d'autre  des 
fonctions  bien  sublimes,  et  d'une  merveilleuse 
utilité.  Les  hommes  ne  sont  guère  capables  de 
plus  grandes  choses;  et  je  ne  sais  d'où  la  robe 
et  l'épée  ont  puisé  de  quoi  se  mépriser  récipro- 
quement. 

S'il  est  vrai  qu'un  grand  donne  plus  à  la  for- 
tune lorsqu'il  hasarde  une  vie  destinée  à  couler 
dans  les  ris,  le  plaisir  et  l'abondance,  qu'un 
particulier  qui  ne  risque  que  des  jours  qui  sont 
misérables,  il  faut  avouer  aussi  qu'il  a  un 
tout  autre  dédommagement ,  qui  est  la  gloire  et 
la  haute  réputation.  Le  soldat  ne  sent  pas  qu'il 
soit  connu;  il  meurt  obscur  et  dans  la  foule  :  il 
vivait  de  même  à  la  vérité,  mais  il  vivait;  et 
c'est  l'une  des  sources  du  défaut  de  courage 
dans  les  conditions  basses  et  serviles.  Ceux  au 
contraire  que  la  naissance  démêle  d'avec  le 
peuple ,  et  expose  aux  yeux  des  hommes ,  à  leur 
censure  et  à  leurs  éloges,  sont  même  capables 
de  sortir  par  effort  de  leur  tempérament,  s'il 
ne  les  portait  pas  à  la  vertu  ;  et  cette  disposition 
de  cœur  et  d'esprit,  qui  passe  des  aïeux  par  les 
pères  dans  leurs  descendants,  est  cette  bravoure 
si  familière  aux  personnes  nobles,  et  peut-être  la 
noblesse  même. 

Jetez-moi  dans  les  troupes  comme  un  simple 
soldat ,  je  suis  Thersite  ;  mettez-moi  à  la  tête 
d'une  armée  dont  j'aie  à  répondre  à  toute  l'Eu- 
rope, je  suis  Achille. 

Les  princes,  sans  autre  science  ni  autre  règle, 
ont  un  goût  de  comparaison  :  ils  sont  nés  et  éle- 
vés au  milieu  et  comme  dans  le  centre  des  meilleu- 
res choses,  à  quoi  ils  rapportent  oe  qu'ils  lisent, 
ce  qu'ils  voient,  et  ce  qu'ils  entendent.  Tout  ce 
qui  s'éloigne  trop  de  Lulli,  de  R.vcine  et  de 
LE  Brun  est  condamné. 

20 


306 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


Ne  parler  aux  jeunes  princes  que  du  iioin  de 
leur  rang  est  un  excès  de  précaution,  lorsciue 
route  une  cour  met  son  devoir  et  une  partie  de 
sa  politesse  à  les  respecter,  et  qu'ils  sont  bien 
moins  sujets  à  ignorer  aucun  des  égards  dus  à 
leur  naissance  qu'à  confondre  les  personnes,  et 
les  traiter  indifféremment  et  sans  distinction 
des  conditions  et  des  titres.  Ils  ont  une  lie«-té 
naturelle  qu'ils  retrouvent  dans  les  occasions; 
il  ne  leur  faut  des  leçons  que  pour  la  régler,  que 
pour  leur  inspirer  la  bonté,  l'honnêteté,  et  l'es- 
prit de  discernement. 

C'est  une  pure  hypocrisie  à  un  homme  d'une 
certaine  élévation  de  ne  pas  prendre  d'abord  le 
rang  qui  lui  est  dû,  et  que  tout  le  monde  lui 
cède.  11  ne  lui  coûte  rien  d'être  modeste,  de  se 
mêler  dans  la  multitude  qui  va  s'ouvrir  pour 
lui,  de  prendre  dans  une  assemblée  une  der- 
nière place,  afin  que  tous  l'y  voient  et  s'em- 
pressent de  l'en  ôter.  La  modestie  est  d'une 
pratique  plus  amère  aux  hommes  d'une  condi- 
tion ordinaire  :  s'ils  se  jettent  dans  la  foule,  on 
les  écrase;  s'ils  choisissent  un  poste  incom- 
mode, il  leur  demeure. 

Aristarque^  se  transporte  dans  la  place  avec 
un  héraut  et  un  trompette  ;  celui-ci  commence , 
toute  la  multitude  accourt  et  se  rassemble. 
Ecoutez,  peuple,  dit  le  héraut;  soyez  attentif; 
silence,  silence  :  Arisiarque,  que  vous  voyez- 
présent,  doit  faire  demain  une  bomie  action.  Je 
dirai  plus  simplement  et  sans  figure  :  Quelqu'un 
fait  bien  ;  veut-il  faire  mieux  ?  que  je  ne  sache 
pas  qu  il  fait  bien,  ou  que  je  ne  le  soupçonne  pas 
du  moins  de  me  l'avoir  appris. 

Les  meilleures  actions  s'altèrent  et  s'affaiblis- 
sent par  la  manière  dont  on  les  fait ,  et  laissent 
même  douter  des  intentions.  Celui  qui  protège  ou 
qui  loue  la  vertu  pour  la  vertu,  qui  corrige  ou  qui 
blâme  le  vice  à  cause  du  vice,  agit  simplement, 
naturellement ,  sans  aucun  tour ,  sans  nulle  sin- 
gularité, sans  faste,  sans  affectation  :  il  n'use 
point  de  réponses  graves  et  sentencieuses,  en- 
core moins  de  traits  piquants  et  satiriques;  ce 
n'est  jamais  une  scène  qu'il  joue  pour  le  pu- 
blic, c'est  un  bon  exemple  qu'il  donne  et  un 
devoir  dont  il  s'acquitte;  il  ne  fournit  rien  aux 
visites  des  femmes,  ni  au  cabinet  %  ni  aux  nou- 

^  Ce  trait,  dit-on,  appartient  au  premier  président  de  Har- 
Jay,  qui,  ayant  reçu  un  legs  de  vingt-cinq  mille  livres,  se 
transporta  tout  exprès  de  sa  terre  à  Fontainebleau,  pour  y 
faire  donation  de  cette  somme  aux  pauvres ,  en  présence  de 
toute  la  cour. 

''  Rendez-vous  à  Paris  de  quelques  honnêtes  gens  pour  la 
conversation.  (  [m  Bruyère  ) 


vellistes;  il  ne  donne  \mnt  à  un  homme  agréa- 
ble la  matièi-e  d'un  joli  conte.  Le  bien  qu'il  vient 
de  faire  est  un  peu  moins  su,  à  la  vérité;  mais 
il  a  fait  ce  bien  :  que  voudrait-il  davantage? 

Les  grands  ne  doivent  point  aimer  les  pre- 
miers temps;  ils  ne  leur  sont  point  favorables  : 
il. est  triste  pour  eux  d'y  voir  que  nous  sortions 
tous  du  frère  et  de  la  sœur.  Les  hommes  com- 
posent ensemble  une  même  famille  :  il  n'y  a 
que  le  plus  ou  le  moins  dans  le  degré  de  pa- 
renté. 

Théognis  est  recherché  dans  son  ajustement , 
et  il  sort  paré  comme  une  femme  :  il  n'est  pas 
hors  de  sa  maison  qu'il  a  déjà  ajusté  ses  yeux  et 
son  visage,  afin  que  ce  soit  une  chose  faite 
quand  il  sera  dans  le  public,  qu'il  y  paraisse 
tout  concerté ,  que  ceux  qui  passent  le  trouvent 
déjà  gracieux  et  leur  souriant,  et  que  nul  ne 
lui  échappe.  Marche-t-il  dans  les  salles,  il  se 
tourne  à  droite  où  il  y  a  un  grand  monde,  et  à 
gauche  où  il  n'y  a  personne;  il  salue  ceux  qui 
y  sont  et  ceux  qui  n'y  sont  pas.  Il  embrasse  un 
homme  qu'il  trouve  sous  sa  main  ;  il  lui  presse 
la  tête  contre  sa  poitrine  :  il  demande  ensuite 
qui  est  celui  qu'il  a  embrassé.  Quelqu'un  a  be- 
soin de  lui  dans  une  affaire  qui  est  facile,  il  va 
le  trouver,  lui  fait  sa  prière  :  Théognis  l'écoute 
favorablement;  il  est  ravi  de  lui  être  bon  à  quel- 
que chose,  il  le  conjure  de  faire  naître  des  oc- 
casions de  lui  rendre  service;  et,  comme  celui- 
ci  insiste  sur  son  affaire,  il  lui  dit  qu'il  ne  la 
fera  point;  il  le  prie  de  se  mettre  en  sa  place, 
il  l'en  fait  juge  :  le  client  sort  reconduit,  caressé, 
confus,  presque  content  d'être  refusé. 

C'est  avoir  une  très -mauvaise  opinion  des 
hommes,  et  néanmoins  les  bien  connaître,  que 
de  croire  dans  un  grand  poste  leur  imposer  par 
des  caresses  étudiées,  par  de  longs  et  stériles 
embrassements. 

Pamphile  ne  s'entretient  pas  avec  les  gens 
qu'il  rencontre  dans  les  salles  ou  dans  les  cours  : 
si  l'on  en  croit  sa  gravité  et  l'élévation  de  sa 
voix,  il  les  reçoit,  leur  donne  audience ,  les  con- 
gédie. Il  a  des  termes  tout  à  la  fois  civils  et  hau- 
tains, une  honnêteté  impérieuse,  et  qu'il  emploie 
sans  discernement  :  il  a  une  fausse  grandeur  qui 
l'abaisse ,  et  qui  embarrasse  fort  ceux  qui  sont 
ses  amis ,  et  qui  ne  veulent  pas  le  mépriser. 

Un  Pamphile  est  plein  de  lui-même,  ne  se 
perd  pas  de  vue ,  ne  sort  point  de  l'idée  de  sa 
grandeur ,  de  ses  alliances ,  de  sa  charge ,  de  sa 
dignité  :  il  ramasse,  pour  ainsi  dire,  toutes  ses 
pièces ,  s'en  enveloppe  pour  se  faire  valoir  ;  \i 


DES  GKàiNDS. 


307 


dit  :  Mon  ordre  y  mon  cordon  bleu;  il  l'étaie 
ou  il  le  cache  par  ostentation  :  un  Pamphile,  en 
vin  mot,  veut  être  grand;  il  croit  l'être,  il  ne 
l'est  pas,  il  est  d'après  un  grand.  Si  quelquefois 
il  sourit  à  un  homme  du  dernier  ordre,  à  un 
homme  d'esprit,  il  choisit  son  temps  si  juste 
qu'il  n'est  jamais  pris  sur  le  fait  :  aussi  la  rou- 
geur lui  monterait-elle  au  visage  s'il  était  malheu- 
reusement surpris  dans  la  moindre  familiarité 
avec  quelqu'un  qui  n'est  ni  opulent ,  ni  puissant, 
ni  ami  d'un  ministre ,  ni  son  allié ,  ni  son  do- 
mestique. Il  est  sévère  et  inexorable  à  qui  n'a 
point  encore  fait  sa  fortune  :  il  vous  aperçoit  un 
jour  dans  une  galerie ,  et  il  vous  fuit  ;  et  le  len- 
demain s'il  vous  trouve  en  un  endroit  moins  pu- 
blic, ou,  s'il  est  public,  en  la  compagnie  d'un 
grand,  il  prend  courage,  il  vient  à  vous,  et  il 
vous  dit  :  Vous  ne  faisiez  pas  hier  semblant  de 
nous  voir.  Tantôt  il  vous  quitte  brusquement 
pour  joindre  un  seigneur  ou  un  premier  commis; 
et  tantôt,  s'il  les  trouve  avec  vous  en  conversa- 
tion ,  il  vous  coupe  et  vous  les  enlève.  Vous  l'a- 
bordez une  autre  fois,  et  il  ne  s'arrête  pas;  il  se 
filit  suivre ,  vous  parle  si  haut  que  c'est  une  scène 
pour  ceux  qui  passent.  Aussi  les  Pamphiles  sont- 
ils  toujours  comme  sur  un  théâtre  ;  gens  nourris 
dans  le  faux,  et  qui  ne  haïssent  rien  tant  que 
d'être  naturels;  vrais  personnages  de  comédie, 
des  Floridors ,  des  Mondoris. 

On  ne  tarit  poipt  sur  les  Pamphiles  :  ils  sont 
bas  et  timides  devant  les  princes  et  les  minis- 
tres ,  pleins  de  hauteur  et  de  confiance  avec  ceux 
qui  n'ont  que  de  la  vertu ,  muets  et  embarrassés 
avec  les  savants;  vifs,  hardis,  et  décisife,  avec 
ceux  qui  ne  savent  rien.  Ils  parlent  de  guerre  à 
un  homme  de  robe ,  et  de  politique  à  mi  finan- 
cier; ils  savent  l'histoire  avec  les  femmes;  ils 
sont  poètes  avec  un  docteur ,  et  géomètres  avec 
un  poète.  De  maximes ,  ils  ne  s'en  chargent  pas  ; 
de  principes,  encore  moins  :  ils  vivent  à  l'aven- 
ture, poussés  et  entraînés  par  le  vent  de  la  fa- 
veur, et  par  l'attrait  des  richesses.  Ils  n'ont  point 
d'opinion  qui  soit  à  eux,  qui  leur  soit  propre  :  ils 
en  empruntent  à  mesure  qu'ils  en  ont  besoin  ;  et 
celui  à  qui  ils  ont  recours  n'est  guère  un  homme 
sage,  ou  habile,  ou  vertueux  ;  c'est  un  homme  à 
la  mode. 

Nous  avons  pour  les  grands  et  pour  les  gens 
en  place  une  jalousie  stérile,  ou  une  haine  im- 
puissante qui  ne  nous  venge  point  de  leur  splen- 
deur et  de  leur  élévation,  et  qui  ne  fait  qu'ajou- 
ter à  notre  propre  misère  le  poids  insupportable 
du  bonheur  d'autrui  :  que  faire  contre  une  ma- 


ladie de  l'âme  si  invétérée  et  si  contagieuse? 
Contentons-nous  de  peu,  et  de  moins  encore, 
s'il  est  possible  ;  sachons  ptrdre  dans  l'occasion  ; 
la  recette  est  infaillible,  et  je  consens  à  l'éprou- 
ver :  j'évite  par  là  d'apprivoiser  un  suisse ,  ou  de 
fléchir  un  commis;  d'être  repoussé  à  une  porte 
par  la  foule  innombrable  de  clients  ou  de  cour- 
tisans dont  la  maison  d'un  ministre  se  dégorge 
plusieurs  fois  le  jour  ;  de  languir  dans  sa  salle 
d'audience ,  de  lui  demander  en  tremblant  et  en 
balbutiant  une  chose  juste;  d'essuyer  sa  gra- 
vité, son  ris  amer,  et  son  laconisme.  Alors  je 
ne  le  hais  plus,  je  ne  lui  porte  plus  d'envie;  il 
ne  me  fait  aucune  prière ,  je  ne  lui  en  fais  pas  ; 
nous  sommes  égaux ,  si  ce  n'est  peut-être  qu'il 
n'est  pas  tranquille ,  et  que  je  le  suis. 

Si  les  grands  ont  les  occasions  de  nous  faire 
du  bien ,  ils  en  ont  rarement  la  volonté;  et,  s'ils 
désirent  de  nous  faire  du  mal ,  ils  n'en  trouvent 
pas  toujours  les  occasions.  Ainsi  l'on  peut  être 
trompé  dans  l'espèce  de  culte  qu'on  leur  rend , 
s'il  n'est  fondé  que  sur  l'espérance  ou  sur  la 
crainte  ;  et  une  longue  vie  se  termine  quelque- 
fois sans  qu'il  arrive  de  dépendre  d'eux  pour  le 
moindre  intérêt ,  ou  qu'on  leur  doive  sa  bonne 
ou  mauvaise  fortune.  Nous  devons  les  honorer 
parce  qu'ils  sont  grands ,  et  que  nous  sommes 
petits  ;  et  qu'il  y  en  a  d'autres  plus  petits  que 
nous ,  qui  nous  honorent. 

A  la  cour ,  à  la  ville ,  mêmes  passions ,  mêmes 
faiblesses ,  mêmes  petitesses ,  mêmes  travers  d'es- 
prit ,  mêmes  brouilleries  dans  les  familles  et  en- 
tre les  proches ,  mêmes  envies ,  mêmes  antipa- 
thies :  partout  des  brus  et  des  belles-mères ,  des 
maris  et  des  femmes,  des  divorces,  des  ruptu- 
res ,  et  de  mauvais  raccommodements  ;  partout 
des  humeurs ,  des  colères ,  des  partialités ,  des 
rapports,  et  ce  qu'on  appelle  de  mauvais  dis- 
cours :  avec  de  bons  yeux  on  voit  sans  peine  la 
petite  ville ,  la  rue  Saint-Denis ,  comme  trans- 
portées à  V**  '  ou  à  F**  '.  Ici  l'on  croit  se  haïr 
avec  plus  de  fierté  et  de  hauteur,  et  peut-être 
avec  plus  de  dignité  :  on  se  nuit  réciproquement 
avec  plus  d'habileté  et  de  finesse;  les  colères 
sont  plus  éloquentes,  et  l'on  se  dit  des  injures 
plus  poliment  et  en  meilleurs  termes;  Ton  n'y 
bk'sse  point  la  pureté  de  la  langue;  l'on  n'y  of- 
fense que  les  hommes  ou  que  leur  réputation  ; 
tous  les  dehors  du  vice  y  sont  spécieux;  mais  le 
fond ,  encore  une  fois ,  y  est  le  même  que  dans 
les  conditions  les  plus  ravalées  :  tout  le  bris ,  tout 


'  VcisailU's. 


Foiilainphl<\*m. 
l'O. 


308 


LES  CARACTERKS  DE  \A  liKllYÈKE, 


le  faible  et  tout  riiidigne  s'y  trouvent.  Ces  hom- 
mes, si  grands  ou  par  leur  naissance,  ou  par 
leurs  faveurs,  ou  par  leurs  dignités,  ces  têtes  si 
fortes  et  si  habiles,  ces  femmes  si  polies  et  si 
spirituelles ,  tous  méprisent  le  peuple  ;  et  ils  sont 
peuple. 

Qui  dit  le  peuple  dit  plus  d'une  chose  :  c'est 
une  vaste  expression  ;  et  l'on  s'étonnerait  de  voir 
ce  qu'elle  embrasse ,  et  jusqu'où  elle  s'étend.  Il  y 
a  le  peuple  qui  est  opposé  aux  grands  :  c'est  la 
populace  et  la  multitude  ;  il  y  a  le  peuple  qui  est 
opposé  aux  sages ,  aux  habiles  et  aux  vertueux  : 
ce  sont  les  grands  comme  les  petits. 

Les  grands  se  gouvernent  par  sentiment  :  âmes 
oisives  sur  lesquelles  tout  fait  d'abord  une  vive 
impression.  Une  chose  arrive,  ils  en  parlent  trop, 
bientôt  ils  en  parlent  peu ,  ensuite  ils  n'en  par- 
lent plus ,  et  ils  n'en  parleront  plus  :  action ,  con- 
duite ,  ouvrage ,  événement ,  tout  est  oublié  ;  ne 
leur  demandez  ni  correction,  ni  prévoyance,  ni 
réflexion,  ni  reconnaissance,  ni  recompense. 

L'on  se  porte  aux  extrémités  opposées  à  l'é- 
gard de  certains  personnages.  La  satire,  après 
leur  mort,  court  parmi  le  peuple,  pendant  que 
les  voûtes  des  temples  retentissent  de  leurs  élo- 
ges. Ils  ne  méritent  quelquefois  ni  libelles,  ni 
discours  funèbres  ;  quelquefois  aussi  ils  sont  di- 
gnes de  tous  les  deux. 

L'on  doit  se  taire  sur  les  puissants  :  il  y  a 
presque  toujours  de  la  flatterie  à  en  dire  du  bien  ; 
il  y  a  du  péril  à  en  dire  du  mal  pendant  qu'ils 
vivent ,  et  de  la  lâcheté ,  quand  ils  sont  morts. 

CHAPITRE  X. 

Du  souverain  ou  de  la  république. 

Quand  l'on  parcourt  sans  la  prévention  de  son 
pays  toutes  les  formes  de  gouvernement ,  l'on  ne 
sait  à  laquelle  se  tenir;  il  y  a  dans  toutes  le 
moins  l)on  et  le  moins  mauvais.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  raisonnable  et  de  plus  sûr,  c'est  d'estimer 
celle  où  Ton  est  né  la  meilleure  de  toutes,  et  de 
s'y  soumettre. 

Il  ne  faut  ni  art  ni  science  pour  exercer  la 
tyrannie  ;  et  la  politique  qui  ne  consiste  qu'à  ré- 
pandre le  sang  est  fort  bornée  et  de  nul  raffine- 
ment ;  elle  inspire  de  tuer  ceux  dont  la  vie  est 
un  obstacle  à  notre  ambition  :  un  homme  né 
cruel  fait  ceèà  sans  peine  ;  c'est  la  manière  la  plus 
horrible  et  la  plus  grossière  de  se  maintenir  ou 
de  s'agrandir. 

C'est  une  politique  sûre  et  ancienne  dans  les 


républiques  que  d'y  laisser  le  peuple  s'endormir 
dans  les  fêtes,  dans  les  spectacles,  dans  le  luxe, 
dans  le  faste ,  dans  les  plaisirs ,  dans  la  vanité  et 
la  mollesse  ;  le  laisser  se  remplir  du  vide ,  et  sa- 
vourer la  bagatelle  :  quelles  grandes  démarches 
ne  fait-on  pas  au  despotique  par  cette  indul- 
gence ! 

H  n'y  a  point  de  patrie  dans  le  despotique  ; 
d'autres  choses  y  suppléent,  l'intérêt,  la  gloire, 
le  service  du  prince. 

Quand  on  veut  changer  et  innover  dans  une 
république ,  c'est  moins  les  choses  que  le  temps 
que  l'on  considère.  Il  y  a  des  conjonctures  où 
l'on  sent  bien  qu'on  ne  saurait  trop  attenter  con- 
tre le  peuple;  et  il  y  en  a  d'autres  où  il  est  clair 
qu'on  ne  peut  trop  le  ménager.  Vous  pouvez  au- 
jourd'hui ôter  à  cette  ville  ses  franchises,  ses 
droits,  ses  privilèges;  mais  demain  ne  songez 
pas  même  à  réformer  ses  enseignes. 

Quand  le  peuple  est  en  mouvement ,  on  ne 
comprend  pas  par  où  le  calme  peut  y  entrer  ;  et , 
quand  il  est  paisible,  on  ne  voit  pas  par  où  le 
calme  peut  en  sortir. 

Il  y  a  de  certains  maux  dans  la  république  qui 
y  sont  soufferts,  parce  qu'ils  préviennent  ou  em- 
pêchent de  plus  grands  maux  ;  il  y  a  d'autres 
maux  qui  sont  tels  seulement  par  leur  établisse- 
ment ,  et  qui,  étant  dans  leur  origine  un  abus  ou 
un  mauvais  usage ,  sont  moins  pernicieux  dans 
leurs  suites  et  dans  la  pratique  qu'une  loi  plus 
juste,  ou  une  coutume  plus  raisonnable.  L'on 
voit  une  espèce  de  maux  que  l'on  peut  corriger 
par  le  changement  ou  la  nouveauté,  qui  est  un 
mal ,  et  fort  dangereux  ;  Il  y  en  a  d'autres  ca- 
chés et  enfoncés  comme  des  ordures  dans  un 
cloaque,  je  veux  dire  ensevelis  sous  la  honte, 
sous  le  secret,  et  dans  l'obscurité  :  on  ne  peut 
les  fouiller  et  les  remuer  qu'ils  n'exhalent  le  poi- 
son et  l'infamie  ;  les  plus  sages  doutent  quelque- 
fois s'il  est  mieux  de  connaître  ces  maux  que  de 
les  ignorer.  L'on  tolère  quelquefois  dans  un  état 
un  assez  grand  mal ,  mais  qui  détourne  un  mil- 
lion de  petits  maux  ou  d'inconvénients,  qui 
tous  seraient  inévitables  et  irrémédiables.  Il  se 
trouve  des  maux  dont  chaque  particulier  gémit, 
et  qui  deviennent  néanmoins  un  bien  public, 
quoique  le  public  ne  soit  autre  chose  que  tous 
les  particuliers.  Il  y  a  des  maux  personnels  qui 
concourent  au  bien  et  à  l'avantage  de  chaque 
famille. 

Il  y  en  a  qui  affligent,  ruinent,  ou  déshono- 
rent les  familles,  mais  qui  tendent  au  bien  et  à 
la  conservation  de  la  machine  de  l'Etat  et  du 


DU  SOUVERAIN  OU  DE  LA  REPUBLIQUE. 


3m 


gouvernement.  D'autres  maux  renversent  des 
États,  et  sur  leurs  ruines  en  élèvent  de  nou- 
veaux. On  en  a  vu  enfin  qui  ont  sapé  par  les 
fondements  de  grands  empires ,  et  qui  les  ont 
fait  évanouir  de  dessus  la  terre ,  pour  varier  et 
renouveler  la  face  de  l'univers. 

Qu'importe  à  l'État  qvCErgaste  soit  riche, 
qu'il  ait  des  chiens  qui  arrêtent  bien ,  qu'il  crée 
les  modes  sur  les  équipages  et  sur  les  habits, 
qu'il  abonde  en  superlluités  ?  Où  il  s'agit  de  l'in- 
térêt et  des  commodités  de  tout  le  public ,  le 
particulier  est-il  compté?  La  consolation  des 
peuples  dans  les  choses  qui  leur  pèsent  un  peu 
est  de  savoir  qu'ils  soulagent  le  prince ,  ou  qu'ils 
n'enrichissent  que  lui  :  ils  ne  se  croient  point 
redevables  à  Ergaste  de  l'embellissement  de  sa 
fortune. 

La  guerre  a  pour  elle  l'antiquité  ;  elle  a  été 
dans  tous  les  siècles  :  on  l'a  toujours  vue  rem- 
plir le  monde  de  veuves  et  d'orpheUns ,  épuiser 
les  familles  d'héritiers ,  et  faire  périr  les  frères 
à  une  même  bataille.  Jeune  Sovecoub  ' ,  je  re- 
grette ta  vertu  ,  ta  pudeur ,  ton  esprit  déjà  mur, 
pénétrant ,  élevé ,  sociable  ;  je  plains  cette  mort 
prématurée ,  qui  te  joint  à  ton  intrépide  frère , 
et  t'enlève  à  une  cour  où  tu  n'as  fait  que  te  mon- 
trer :  malheur  déplorable ,  mais  ordinaire  !  De 
tout  temps  les  hommes ,  pour  quelque  morceau 
de  terre  de  plus  ou  de  moins,  sont  convenus  en- 
tre eux  de  se  dépouiller,  se  brûler,  se  tuer,  s'é- 
gorger les  uns  les  autres;  et,  pour  le  faire  plus 
ingénieusement  et  avec  plus  de  sûreté ,  ils  ont 
inventé  de  belles  règles  qu'on  appelle  l'art  mili- 
taire :  ils  ont  attaché  à  la  pratique  de  ces  règles 
la  gloire,  ou  la  plus  solide  réputation  ;  et  ils  ont 
depuis  enchéri  de  siècle  en  siècle  sur  la  manière 
de  se  détruire  réciproquement.  De  l'injustice  des 
premiers  liommes ,  comme  de  son  unique  source , 
est  venue  la  guerre,  ainsi  que  la  nécessité  où  ils 
se  sont  trouvés  de  se  donner  des  naîtres  qui 
fixassent  leurs  droits  et  leurs  prétentions.  Si, 
content  du  sien,  on  eût  pu  s'abstenir  du  bien  de 
ses  voisins,  on  avait  pour  toujours  la  paix  et  la 
liberté. 

Le  peuple  paisible  dans  ses  foyers,  au  milieu 
des  siens,  et  dans  le  sein  d'une  grande  ville  où 
il  n'a  rien  à  craindre  ni  pour  ses  biens  ni  pour 
sa  vie,  respire  le  feu  et  le  sang,  s'occupe  de 
guerres,  de  ruines,  d'embrasements  et  de  mas- 
sacres, souffre  impatiemment  que  des  armées 

'  Le  chevalier  de  Soyccour,  dont  le  frère  avait  élé  UuS  a  la 
Imlaille  de  Fleurns,  en  Jiiillel  10!>0,  el  qui  mourut  «rois  jours 
r\prh  lui  dos  blessures  qu'il  avait  renies  à  eetteinémc  bataille. 


qui  tiennent  la  campagne  ne  viennent  point  à  se 
rencontrer,  ou  si  elles  sont  une  fois  en  présence, 
qu'elles  ne  combattent  point ,  ou  si  elles  se  mê- 
lent ,  que  le  combat  ne  soit  pas  sanglant,  et  qu'il 
y  ait  moins  de  dix  mille  hommes  sur  la  place. 
Il  va  même  souvent  jusqu'à  oublier  ses  intérêts 
les  plus  chers,  le  repos  et  la  sûreté,  par  l'amour 
qu'il  a  pour  le  changement,  et  par  le  goût  de  la 
nouveauté  ou  des  choses  extraordinaires.  Quel- 
ques-uns consentiraient  à  voir  une  autre  fois  les 
ennemis  aux  portes  de  Dijon  ou  de  Corbie,  à 
voir  tendre  des  chaînes ,  et  faire  des  barricades , 
pour  le  seul  plaisir  d'en  dire  ou  d'en  apprendre 
la  nouvelle. 

Démophile ,  à  ma  droite ,  se  lamente  et  s'é- 
crie :  Tout  est  perdu,  c'est  fait  de  l'État;  il  est 
du  moins  sur  le  penchant  de  sa  ruine.  Cpmment 
résister  à  une  si  forte  et  si  générale  conjuration? 
Quel  moyen,  je  ne  dis  pas  d'être  supérieur,  mais 
de  suffire  seul  à  tant  et  de  si  puissants  ennemis? 
Cela  est  sans  exemple  dans  la  monarchie.  Un 
héros,  un  Achille  y  succomberait.  On  a  fait, 
ajoute-t-il ,  de  lourdes  fautes  :  je  sais  bien  ce 
que  je  dis,  je  suis  du  métier,  j'ai  vu  la  guenv, 
et  l'histoire  m'en  a  beaucoup  appris.  Il  parle  là- 
dessus  avec  admiration  d'Olivier  le  Daim  et  de 
Jacques  Cœur  '  :  c'étaient  là  des  hommes ,  dit-il , 
c'étaient  des  ministres.  Il  débite  ses  nouvelles , 
qui  sont  toutes  les  plus  tristes  et  les  plus  désa- 
vantageuses  que  l'on  pourrait  feindre  :  tantôt  un 
parti  des  nôtres  a  été  attiré  dans  une  embuscade, 
et  taillé  en  pièces;  tantôt  quelques  troupes  ren- 
fermées dans  un  château  se  sont  rendues  aux 
ennemis  à  discrétion ,  et  ont  passé  par  le  fil  de 
l'épée.  Et,  si  vous  lui  dites  que  ce  bruit  est  faux, 
et  qu'il  ne  se  confirme  point ,  il  ne  vous  écoute 
pas  :  il  ajoute  qu'un  tel  général  a  été  tué;  et 
bien  qu'il  soit  vrai  qu'il  n'a  reçu  qu'une  légère 
blessure,  et  que  vous  l'en  assuriez,  il  déplore  sa 
mort ,  il  plaint  sa  veuve ,  ses  enfants ,  l'État  ;  il 
se  plaint  lui-même  :  il  a  perdu  un  bon  ami  cf. 
une  grande  protection.  II  dit  que  la  cavalerie 
allemande  est  invincible  :  il  pâlit  au  seul  nom 
des  cuirassiers  de  l'empereur.  Si  l'on  attaque 
cette  place ,  continue-t-il ,  on  lèvera  le  siège ,  ou 
l'on  demeurera  sur  la  défensive  sans  livrer  de 
combat  ;  ou  ,  si  on  le  livre ,  on  le  doit  perdre  ;  et, 

'  Olivier  le  Daim,  fils  d'un  paysan  de  Flandre,  d'abord 
barbier  de  Louis  XI ,  et  ensuite  son  principalministre ,  pendu 
en  1484,  au  conuneneemenl  du  n'gne  de  Charles  VIIl.  -  J.k - 
ques  C(evir ,  riche  et  fameux  oominereani ,  devint  tn^sorier  de 
l'éparf^ne  de  Charles  Vil ,  à  qui  il  rendit  les  plus  j^rands  ser 
vices,  et  qui,  après  l'avoir  eoud)U^  d'honneurs,  finit  par  Vi 
sacrifu'r  à  une  ealxjlo  de  rour. 


310 


Li:S  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE, 


si  on  le  perd,  voilà  l'ennemi  sur  la  frontière. 
Et,  comme  Démophile  le  fait  voler,  le  voilà  dans 
le  cœur  du  royaume  :  il  entend  déjà  sonner  le 
beffroi  des  villes ,  et  crier  à  l'alarme  ;  il  songe  à 
son  bien  et  à  ses  terres  :  où  conduira-t-il  son 
argent,  ses  meubks,  sa  famille?  où  se  réfu- 
giera-t-il?  en  Suisse,  ou  à  Venise? 

Mais  à  ma  gauche  Dasilide  met  tout  d'un  coup 
sur  pied  une  armée  de  trois  cent  mille  hommes  ; 
il  n'en  rabattrait  pas  une  seule  brigade  :  il  a  la 
liste  des  escadrons  et  des  bataillons,  des  géné- 
raux et  des  ofiîciers  ;  il  n'oublie  pas  l'artillerie 
ni  le  bagage.  Il  dispose  absolument  de  toutes  ces 
troupes  :  11  en  envoie  tant  en  Allemagne  et  tant 
en  Flandre  ;  il  réserve  un  certain  nombre  pour 
les  Alpes,  un  peu  moins  pour  les  Pyrénées,  et 
il  fait  passer  la  mer  à  ce  qui  lui  reste.  Il  connaît 
les  marches  de  ces  armées,  il  sait  ce  qu'elles 
feront  et  ce  qu'elles  ne  feront  pas  ;  vous  diriez 
qu'il  ait  l'oreille  du  prince  ou  le  secret  du  mi- 
nistre. Si  les  ennemis  viennent  de  perdre  une 
bataille  où  il  soit  demeuré  sur  la  place  quelque 
neuf  à  dix  mille  hommes  des  leurs,  il  en  compte 
jusqu'à  trente  mille ,  ni  plus  ni  moins  ;  car  ces 
nombres  sont  toujours  fixes  et  certains ,  comme 
de  celui  qui  est  bien  informé.  S'il  apprend  le 
matin  que  nous  avons  perdu  une  bicoque ,  non- 
seulement  il  envoie  s'excuser  à  ses  amis  qu'il  a 
la  veille  conviés  à  dîner,  mais  même  ce  jour-là 
il  ne  dîne  point  ;  et ,  s'il  soupe ,  c'est  sans  appé- 
tit. Si  les  nôtres  assiègent  une  place  très- forte , 
très-régulière ,  pourvue  de  vivres  et  de  muni- 
tions ,  qui  a  une  bonne  garnison ,  commandée 
par  un  homme  d'un  grand  courage,  il  dit  que 
la  ville  a  des  endroits  faibles  et  mal  fortifiés, 
qu'elle  manque  de  poudre,  que  son  gouverneur 
manque  d'expérience ,  et  qu'elle  capitulera  après 
huit  jours  de  tranchée  ouverte.  Une  autre  fois 
il  accourt  tout  hors  d'haleine,  et  après  avoir  res- 
piré un  peu  :  Voilà ,  s'écrie-t-il ,  une  grande  nou- 
velle ;  ils  sont  défaits ,  et  à  plate  couture  ;  le  gé- 
néral ,  les  chefs,  du  moins  une  bonne  partie ,  tout 
est  tué ,  tout  a  péri.  Voilà ,  continue-t-il ,  un  grand 
massacre ,  et  il  faut  convenir  que  ni3us  jouons 
d'un  grand  bonheur.  Il  s'assit  ' ,  il  souffle  après 
avoir  débité  sa  nouvelle ,  à  laquelle  il  ne  man- 
que qu'une  circonstance,  qui  est  qu'il  est  cer- 
tain qu'il  n'y  a  point  eu  de  bataille.  Il  assure 
d'ailleurs  qu'un  tel  prince  renonce  à  la  ligue ,  et 

'  //  s'assit,  pour  il  s'assied.  C'est  ce  que  portent  toutes  les 
éditions  données  par  la  Bruyère;  et  ce  qui  fait  croire  que  ce 
n'est  point  une  faute  d'impression ,  mais  une  manière  d'écrire 
particulière  à  l'auteur ,  c'est  qu'on  retrouve  le  même  solécisme 

dans  le  caractère  d\}  Distrait, 


quitte  ses  confédérés  ;  qu'un  autre  se  dispose  à 
prendre  le  même  parti  :  il  croit  fermement  avec 
la  populace  qu'un  troisième  est  mort,  il  nomme 
le  lieu  où  il  est  enterré;  et,  quand  on  est  dé- 
trompé aux  halles  et  aux  faubourgs ,  il  parie  en- 
core pour  l'affirmative.  Il  sait,  par  une  voie 
indubitable ,  que  T.  K.  L.  '  fait  de  grands  pro- 
grès contre  l'empereur  ;  que  le  grand-seigneur 
arme  puissamment,  ne  veut  point  de  paix ,  et 
que  son  vizir  va  se  montrer  une  autre  fois  aux 
portes  de  Vienne  :  Il  frappe  des  mains ,  et  il  tres- 
saille sur  cet  événement ,  dont  il  ne  doute  plus. 
La  triple  alliance  chez  lui  est  un  Cerbère  ,  et  les 
ennemis  autant  de  monstres  à  assommer.  Il  ne 
parle  que  de  lauriers,  que  de  palmes,  que  de 
triomphes,  et  que  de  trophées.  Il  dit  dans  le  dis- 
cours familier  :  Notre  auguste  héros,  notre  grand 
potentat,  notre  invincible  monarque.  Rédui- 
sez-le ,  si  vous  pouvez ,  à  dire  simplement  :  Le 
roi  a  beaucoup  d'ennemis  j  ils  sont  puissants , 
ils  sont  unis,  ils  sont  aigris  :  il  les  a  vaincus; 
f  espère  toujours  quHl  les  pourra  vaincre.  Ce 
style,  trop  ferme  et  trop  décisif  pour  Démophile, 
n'est  pour  Basilide  ni  assez  pompeux,  ni  assez 
exagéré  :  il  a  bien  d'autres  expressions  en  tête  ; 
il  travaille  aux  inscriptions  des  arcs  et  des  pyra- 
mides qui  doivent  orner  la  ville  capitale  un  jour 
d'entrée  ;  et  dès  qu'il  entend  dire  que  les  armées 
sont  en  présence ,  ou  qu'une  place  est  investie , 
il  fait  déplier  sa  robe  et  la  mettre  à  l'air ,  afin 
qu'elle  soit  toute  prête  pour  la  cérémonie  de  la 
cathédrale. 

Il  faut  que  le  capital  d'une  affaire  qui  assemble 
dans  une  ville  les  plénipotentiaires  ou  les  agents 
des  couronnes  et  des  républiques  soit  d'une 
longue  et  extraordinaire  discussion ,  si  elle  leur 
coûte  plus  de  temps ,  je  ne  dis  pas  que  les  seuls 
préliminaires ,  mais  que  le  simple  règlement  des 
rangs ,  des  préséances,  et  des  autres  cérémonies. 

Le  ministre  ou  le  plénipotentiaire  est  un  ca- 
méléon, est  un  protée  :  semblable  quelquefois 
à  un  joueur  habile ,  il  ne  montre  ni  humeur,  ni 
complexion ,  soit  pour  ne  point  donner  lieu  aux 
conjectures ,  ou  se  laisser  pénétrer,  soit  pour  ne 
rien  laisser  échapper  de  son  secret  par  passion 
ou  par  faiblesse.  Quelquefois  aussi  il  sait  feindre 
le  caractère  le  plus  conforme  aux  vues  qu'il  a 
et  aux  besoins  où  il  se  trouve,  et  paraître  tel 
qu'il  a  intérêt  que  les  autres  croient  qu'il  est  en 
effet.  Ainsi  dans  une  grande  puissance,  ou  dans 

^Tékéli,  noble  hongrois,  qui  leva  l'étendard  de  la  ré- 
volte contre  l'empereur,  unit  ses  armes  à  celles  du  croissant, 
fit  trembler  son  maître  daus  Vieiine ,  et  mourut ,  presque  ou 
blic,  en  f705.  près  de  Constantinopîe. 


DU  SOUVERAIN  OU   DE  Là  RÉPUBLIQUE. 


une  grande  faiblesse,  qu'il  veut  dissimuler,  il  est 
ieime  et  inflexible ,  pour  ôter  l'envie  de  beau- 
coup obtenir;  ou  il  est  facile,  pour  fournir  aux 
autres  les  occasions  de  lui  demander,  et  se  don- 
ner la  même  licence.  Une  autre  fois ,  ou  il  est 
profond  et  dissimulé ,  pour  cacher  une  vérité  en 
l'annonçant,  parce  qu'il  lui  importe  qu'il  l'ait 
dite,  et  qu'elle  ne  soit  pas  crue;  ou  il  est  franc 
et  ouvert,  afin  que,  lorsqu'il  dissimule  ce  qui  ne 
doit  pas  être  su ,  l'on  croie  néanmoins  qu'on  n'i- 
gnore rien  de  ce  que  l'on  veut  savoir,  et  que 
l'on  se  persuade  qu'il  a  tout  dit.  De  même ,  ou 
il  est  vif  et  grand  parleur,  pour  faire  parler  les 
autres,  pour  empêcher  qu'on  ne  lui  parle  de  ce 
qu'il  ne  veut  pas  ou  de  ce  qu'il  ne  doit  pas  sa- 
voir, pour  dire  plusieurs  choses  indifférentes  qui 
se  modifient  ou  qui  se  détruisent  les  unes  les 
autres ,  qui  confondent  dans  les  esprits  la  crainte 
et  la  confiance,  pour  se  défendre  d'une  ouver- 
tui*e  qui  lui  est  échappée  par  une  autre  qu'il 
aura  faite  ;  ou  il  est  froid  et  taciturne ,  pour  jeter 
les  autres  dans  l'engagement  de  parler,  pour 
écouter  longtemps,  pour  être  écouté  quand  il 
parle,  pour  parler  avec  ascendant  et  avec  poids, 
pour  faire  des  promesses  ou  des  menaces  qui 
portent  un  grand  coup,  et  qui  ébranlent,  il 
s'ouvre  et  parle  le  premier,  pour,  en  découvrant 
les  oppositions,  les  contradictions,  les  brigues 
et  les  cabales  des  ministres  étrangers  sur  les 
propositions  qu'il  aura  avancées,  prendre  ses 
mesures  et  avoir  la  réplique  :  et ,  dans  une  autre 
rencontre,  il  parle  le  dernier,  pour  ne  point  par- 
ler en  vain,  pour  être  précis,  pour  connaître 
parfaitement  les  choses  sur  quoi  il  est  permis  de 
faire  fond  pour  lui  ou  pour  ses  alliés,  pour  sa- 
voir ce  qu'il  doit  demander  et  ce  qu'il  peut  ob- 
tenir. Il  sait  parler  en  termes  clairs  et  formels  ; 
il  sait  encore  mieux  parler  ambigument,  d'une 
manière  enveloppée ,  user  de  tours  ou  de  mots 
équivoques,  qu'il  peut  faire  valoir  ou  diminuer 
dans  les  occasions  et  selon  ses  intérêts.  Il  de- 
mande peu  quand  il  ne  veut  pas  donner  beau- 
coup. Il  demande  beaucoup  pour  avoir  peu ,  et 
l'avoir  plus  sûrement.  Il  exige  d'abord  de  petites 
choses,  qu'il  prétend  ensuite  lui  devoir  être 
comptées  pour  rien,  et  qui  ne  l'excluent  pas  d'en 
demander  une  plus  grande;  et  il  évite  au  con- 
traire de  commencer  par  obtenir  un  point  im- 
portant, s'il  l'empêche  d'en  gagner  plusieurs 
autres  de  moindre  conséquence ,  mais  qui  tous 
ensemble  l'emportent  sur  le  premier.  11  demande 
trop  pour  être  refusé,  mais  dans  le  dessein  de 
se  faire  un  droit  ou  une  biensénnci»  de  refuser 


lui-même  ce  qu'il  sait  bien  qui  lui  sera  tlemandé, 
et  qu'il  ne  veut  pas  octroyer  :  aussi  soigneux  alors 
d'exagérer  l'énormité  de  la  demande,  et  de  faire 
convenir,  s'il  se  peut,  des  raisons  quil  a  de  n'y 
pas  entendre,  que  d'affaiblir  celles  qu'on  pré- 
tend avoir  de  ne  lui  pas  accorder  ce  qu'il  solli- 
cite avec  instance,  également  appliqué  à  faire 
sonner  haut  et  à  grossir  dans  l'idée  des  autres  le 
peu  qu'il  offre,  et  à  mépriser  ouvertement  le 
peu  que  l'on  consent  de  lui  donner.  Il  fait  de 
fausses  offres ,  mais  extraoï-din aires,  qui  donnejit 
de  la  défiance ,  et  obligent  de  rejeter  ce  que  l'on 
accepterait  inutilement  ;  qui  lui  sont  cependant 
une  occasion  de  faire  des  demandes  exorbitan- 
tes, et  mettent  dans  leur  tort  ceux  qui  les  lui 
refusent.  Il  accorde  plus  qu'on  ne  lui  demande , 
pour  avoir  encore  plus  qu'il  ne  doit  donner.  Il  se 
fait  longtemps  prier,  presser,  importuner,  sur 
une  chose  médiocre,  pour  éteindre  les  espérances, 
et  ôter  la  pensée  d'exiger  de  lui  rien  de  plus  fort  ; 
ou,  s'il  se  laisse  fléchir  jusqu'à  l'abandonner, 
c'est  toujours  avec  des  conditions  qui  lui  font 
partager  le  gain  et  les  avantages  avec  ceux  qui 
reçoivent.  Il  prend  directement  ou  indii-ectement 
l'intérêt  d'un  allié ,  s'il  y  trouve  son  utilité  et 
l'avancement  de  ses  prétentions.  Il  ne  parle  que 
de  paix,  que  d'aUiances ,  que  de  tranquillité  pu- 
blique, que  d'intérêt  public;  et  en  effet  il  ne 
songe  qu'aux  siens ,  c'est-à-dire  à  ceux  de  son 
maître  ou  de  sa  république.  Tantôt  il  réunit  quel- 
ques-uns qui  étaient  contraires  les  uns  aux  au- 
tres, et  tantôt  il  divise  quelques  autres  qui  étaient 
unis  ;  il  intimide  les  forts  et  les  puissants ,  il  en 
courage  les  faibles  ;  il  unit  d'abord  d'intérêt  plu- 
sieurs faibles  contre  un  plus  puissant,  pour  rendre 
la  balance  égale  ;  il  se  joint  ensuite  aux  premiers 
pour  la  faire  pencher,  et  il  leur  vend  cher  sa  pro- 
tection et  son  alliance.  Il  sait  intéresser  ceux  avec 
qui  il  traite;  et  par  un  adroit  manège,  par  de 
fins  et  de  subtils  détours,  il  leur  fait  sentir  leurs 
avantages  particuliers,  les  biens  et  les  honneurs 
qu'ils  peuvent  espérer  par  une  certaine  facilité , 
qui  ne  choque  point  leur  commission,  ni  les  in- 
tentions de  leurs  maîtres  :  il  ne  veut  pas  aussi 
être  cru  imprenable  par  cet  endroit;  il  laisse  voir 
en  lui  quelque  peu  de  sensibilité  pour  sa  fortune  : 
il  s'attire  par  là  des  propositions  qui  lui  décou- 
vrent les  vues  des  autres  les  plus  secrètes ,  leur» 
desseins  les  plus  profonds ,  et  leur  dernière  res- 
source; et  il  en  profite.  Si  quelquefois  il  est  lcs(; 
dans  quelques  chefs  qui  ont  enfin  été  réglés,  il 
crie  haut;  si  c'est  le  contraire,  il  crie  plus  haut^ 
et  jette  ceux  (jui  perdent  sur  In  justification 


312 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE, 


et  la  défensive.  Il  a  son  fait  digéré  par  la  cour, 
toutes  ses  démarches  sont  mesurées,  les  moin- 
dres avances  qu'il  fait  lui  sont  prescrites,  et 
il  agit  néanmoins  dans  les  points  difficiles ,  et 
dans  les  articles  contestés,  comme  s'il  se  relâchait 
de  lui-même  sur-le-champ,  et  comme  par  un 
esprit  d'accommodement  :  il  ose  même  promettre 
à  l'assemblée  qu'il  fera  goûter  la  proposition ,  et 
qu'il  n'en  sera  pas  désavoué.  Il  fait  courir  un 
bruit  faux  des  choses  seulement  dont  il  est 
chargé,  muni  d'ailleurs  de  pouvoirs  particuliers, 
qu'il  ne  découvre  jamais  qu'à  l'extrémité,  et 
dans  les  moments  où  il  lui  serait  pernicieux  de 
ne  les  pas  mettre  en  usage.  Il  tend  surtout  par 
ses  intrigues  au  solide  et  à  l'essentiel,  toujours 
près  de  leur  sacrifier  les  minuties  et  les  points 
d'honneur  imaginaires.  Il  a  du  flegme,  il  s'arme 
de  courage  et  de  patience ,  il  ne  se  lasse  point , 
il  fatigue  les  autres ,  et  les  pousse  jusqu'au  dé- 
couragement :  il  se  précautionne  et  s'endurcit 
contre  les  lenteurs  et  les  remises,  contre  les  re- 
proches ,  les  soupçons ,  les  défiances ,  contre  les 
difficultés  et  les  obstacles,  persuadé  que  le  temps 
seul  et  les  conjonctures  amènent  les  choses  et 
conduisent  les  esprits  au  point  où  on  les  souhaite. 
Il  va  jusqu'à  feindre  un  intérêt  secret  à  la  rup- 
ture de  la  négociation ,  lorsqu'il  désire  le  plus  ar- 
demment qu'elle  soit  continuée;  et,  si  au  con- 
traire il  a  des  ordres  précis  de  faire  les  derniers 
efforts  pour  la  rompre ,  il  croit  devoir,  pour  y 
réussir,  en  presser  la  continuation  et  la  fin.  S'il 
survient  un  grand  événement ,  il  se  roidit  ou  il 
se  relâche  selon  qu'il  lui  est  utile  ou  préjudi- 
ciable; et  si,  par  une  grande  prudence,  il  sait  le 
prévoir,  il  presse  et  il  temporise  selon  que  l'État 
pour  qui  il  travaille  en  doit  craindre  ou  espérer; 
et  il  règle  sur  ses  besoins  ses  conditions.  Il  prend 
conseil  du  temps ,  du  lieu ,  des  occasions ,  de  sa 
puissance  ou  de  sa  faiblesse,  du  génie  des  nations 
avec  qui  il  traite ,  du  tempérament  et  du  ca- 
ractère des  personnes  avec  qui  il  négocie.  Toutes 
ses  vues,  toutes  ses  maximes,  tous  les  raffine- 
ments de  sa  pohtique,  tendent  à  une  seule  fin, 
qui  est  de  n'être  point  trompé ,  et  de  tromper  les 
autres. 

Le  caractère  des  Français  demande  du  sérieux 
dans  le  souverain. 

L'un  des  malheurs  du  prince  est  d'être  sou- 
vent trop  plein  de  son  secret ,  par  le  péril  qu'il 
y  a  à  le  répandre  :  son  bonheur  est  de  rencontrer 
une  personne  sûre  qui  l'en  décharge. 

Tl  ne  manque  rien  à  un  roi  que  les  douceurs 
d'une  vie  privée  ;  il  ne  peut  être  consolé  d'une 


si  grande  perte  que  pai*  le  charme  de  l'amitié , 
et  par  la  fidélité  de  ses  amis. 

Le  plaisir  d'un  roi  qui  mérite  de  l'être  est  de 
l'être  moins  quelquefois ,  de  sortir  du  théâtre , 
de  quitter  le  bas  de  saie'  et  les  brodequins,  et 
de  jouer  avec  une  personne  de  confiance  un  rùlo 
plus  familier. 

Rien  ne  fait  plus  d'honneur  au  prince  que  la 
modestie  de  son  favori. 

Le  favori  n'a  point  de  suite  ;  il  est  sans  enga- 
gement et  sans  liaisons.  Il  peut  être  entouré  de 
parents  et  de  créatures  ;  mais  il  n'y  tient  pas  :  il 
est  détaché  de  tout,  et  comme  isolé. 

Je  ne  doute  point  qu'un  favori ,  s'il  a  quelque 
force  et  quelque  élévation ,  ne  se  trouve  souvent 
confus  et  déconcerté  des  bassesses,  des  petitesses 
de  la  flatterie ,  des  soins  superflus  et  des  atten- 
tions frivoles  de  ceux  qui  le  courent ,  qui  le  sui- 
vent ,  et  qui  s'attachent  à  lui  comme  ses  viles 
créatures,  et  qu'il  ne  se  dédommage  dans  le 
particulier  d'une  si  grande  servitude ,  par  le  ris 
et  la  moquerie. 

Hommes  en  place,  ministres,  favoris,  me 
permettrez-vous  de  le  dire?  ne  vous  reposez 
point  sur  vos  descendants  pour  le  soin  de  votre 
mémoire  et  pour  la  durée  de  votre  nom  :  les  titres 
passent,  la  faveur  s'évanouit,  les  dignités  se 
perdent ,  les  richesses  se  dissipent ,  et  le  mérite 
dégénère.  Vous  avez  des  enfants ,  il  est  vrai , 
dignes  de  vous  ;  j'ajoute  même  capables  de  sou- 
tenir toute  votre  fortune  :  mais  qui  peut  vous  en 
promettre  autant  de  vos  petits -fils?  Ne  m'en 
croyez  pas,  regardez,  cette  unique  fois,  de  cer- 
tains hommes  que  vous  ne  regardez  jamais,  que 
vous  dédaignez;  ils  ont  des  aïeux,  à  qui,  tout 
grands  que  vous  êtes,  vous  ne  faites  que  succé- 
der. Aj^ez  de  la  vertu  et  de  l'humanité;  et  si  vous 
me  dites ,  Qu'aurons-nous  de  plus  ?  je  vous  ré- 
pondrai ,  De  l'humanité  et  de  la  vertu  :  maîtres 
alors  de  l'avenir ,  et  indépendants  d'une  posté- 
rité, vous  êtes  sûrs  de  durer  autant  que  la  mo- 
narchie; et  dans  le  temps  que  l'on  montrera  les 
ruines  de  vos  châteaux,  et  peut-être  la  seule 
place  où  ils  étaient  construits,  l'idée  de  vos 
louables  actions  sera  encore  fraîche  dans  l'esprit 
des  peuples  ;  ils  considéreront  avidement  vos  por-^ 
traits  et  vos  médailles;  ils  diront  :  Cet  homme', 
dont  vous  regardez  la  peinture ,  a  parlé  à  sou 

*  Le  bas  de  saie  est  la  partie  inférieure  du  saie,  haljille- 
ment  romain  appelé  en  lalin  sagum.  Ce  bas  de  saie  est  ce 
qu'on  nommait,  sur  nos  théâtres,  tonnelet ,  espèce  de  tablier 
plissé ,  enflé  et  circulaire ,  dont  s'affublaient  les  acteurs  tra- 
giques dans  les  pièces  romaines  ou  grecques. 

^  Ive  cardinal  Georges  d'Amboise. 


DU  SOUVERAIIN  OU  DE  LA  RÉPUBLIQUE. 


313 


maître  avec  force  et  avec  liberté,  et  a  plus  craint 
de  lui  nuire  que  de  lui  déplaire  ;  il  lui  a  permis 
d'être  bon  et  bienfaisant ,  de  dire  de  ses  villes , 
ma  bonne  ville,  et  de  son  peuple,  mon  peuple. 
Cet  autre  dont  vous  voyez  l'image',  et  en  qui 
l'on  remarque  une  physionomie  forte,  jointe  à  un 
air  grave ,  austère  et  majestueux ,  augmente 
d'année  à  autre  de  réputation  ;  les  plus  grands 
politiques  souffrent  de  lui  être  comparés.  Son 
grand  dessein  a  été  d'affermir  l'autorité  du  prince 
et  la  sûreté  des  peuples  par  l'abaissement  des 
grands  :  ni  les  partis ,  ni  les  conjurations ,  ni  les 
trahisons ,  ni  le  péril  de  la  mort ,  ni  ses  infirmi- 
tés ,  n'ont  pu  l'en  détourner;  il  a  eu  du  temps  de 
reste  pour  entamer  un  ouvrage ,  continué  en- 
suite et  achevé  par  l'un  de  nos  plus  grands  et  de 
nos  meilleurs  princes  "*,  l'extinction  de  l'hérésie. 

Le  panneau  le  plus  délié  et  le  plus  spécieux 
qui  dans  tous  les  temps  ait  été  tendu  aux  grands 
par  leurs  gens  d'affaires ,  et  aux  rois  par  leurs 
ministres ,  est  la  leçon  qu'ils  leur  font  de  s'ac- 
quitter et  de  s'enrichir  :  excellent  conseil,  maxime 
utile,  fructueuse,  une  mine  d'or,  un  Pérou ,  du 
moins  pour  ceux  qui  ont  su  jusqu'à  présent 
l'inspirer  à  leurs  maîtres  ! 

C'est  un  extrême  bonheur  pour  les  peuples 
quand  le  prince  admet  dans  sa  confiance  et  choi- 
sit pour  le  ministère  ceux  mêmes  qu'ils  auraient 
voulu  donner,  s'ils  en  avaient  été  les  maîtres. 

La  science  des  détails,  ou  une  diligente  atten- 
tion aux  moindres  besoins  de  la  république ,  est 
«ne  partie  essentielle  au  bon  gouvernement,  trop 
négligée  à  la  vérité  dans  les  derniers  temps  par 
les  rois  ou  par  les  ministres ,  mais  qu'on  ne  peut 
trop  souhaiter  dans  le  souverain  qui  l'ignore ,  ni 
assez  estimer  dans  celui  qui  la  possède.  Que  sert 
en  effet  au  bien  des  peuples ,  et  à  la  douceur  de 
leurs  jours,  que  le  prince  place  les  bornes  de  son 
empire  au  delà  des  terres  de  ses  ennemis ,  qu'il 
fasse  de  leurs  souverainetés  des  provinces  de  son 
royaume,  qu'il  leur  soit  également  supérieur  par 
les  sièges  et  par  les  batailles ,  et  qu'ils  ne  soient 
devant  lui  en  sûreté  ni  dans  les  plaines  ni  dans 
les  plus  forts  bastions,  que  les  nations  s'appellent 
les  unes  les  autres ,  se  liguent  ensemble  pour  se 
défendre  et  pour  l'arrêter ,  qu'elles  se  liguent  en 
vain,  qu'il  marche  toujours  et  qu'il  triomphe 
toujours,  que  leurs  dernières  espérances  soient 
tombées  par  le  raffermissement  d'une  santé  qui 
donnera  au  monarque  le  plaisir  de  voir  les  princes 
ses  petits  fils  soutenir  ou  accroître  ses  destinées,  se 


Le  cardinal  de  Richelieu. 


Louis  XIV. 


mettre  en  campagne ,  s'emparer  de  redoutables 
forteresses,  et  conquérir  de  nouveaux  .états,  com- 
mander de  vieux  et  expérimentés  capitaines, 
moins  par  leur  rang  et  leur  naissance  que  par  leur 
génie  et  leur  sagesse,  suivre  les  traces  augustes 
de  leur  victorieux  père ,  imiter  sa  bonté ,  sa  do- 
cilité, son  équité,  sa  vigilance,  son  intrépidité? 
Que  me  servirait,  en  un  mot,  comme  à  tout  le 
peuple ,  que  le  prince  fût  heureux  et  comblé  de 
gloire  par  lui-même  et  par  les  siens,  que  ma  pa- 
trie fût  puissante  et  formidable ,  si ,  triste  et  in- 
quiet ,  j'y  vivais  dans  l'oppression  ou  dans  l'in- 
digence ;  si,  à  couvert  des  courses  de  l'ennemi , 
je  me  trouvais  exposé  dans  les  places  ou  dans  les 
rues  d'une  ville  au  fer  d'un  assassin ,  et  que  je 
craignisse  moins  dans  l'horreur  de  la  nuit  d'être 
pillé  ou  massacré  dans  d'épaisses  forêts  que  dans 
ses  carrefours  ;  si  la  sûreté  l'ordre  et  la  propreté, 
ne  rendaient  pas  le  séjour  des  villes  si  délicieux , 
et  n'y  avaient  pas  amené,  avec  l'abondance,  la 
douceur  de  la  société  ;  si,  faible  et  seul  de  mon 
parti ,  j'avais  à  souffrir  dans  ma  métairie  du  voi- 
sinage d'un  grand,  et  si  l'on  avait  moins  pourvu 
à  me  faire  justice  de  ses  entreprises;  si  je  n'avais 
pas  sous  ma  main  autant  de  maîtres ,  et  d'excel- 
lents maîtres ,  pour  élever  mes  enfants  dans  les 
sciences  ou  dans  les  arts  qui  feront  un  jour  leur 
établissement  ;  si,  par  la  facilité  du  commerce,  il 
m'était  moins  ordinaire  de  m'habiller  de  bonnes 
étoffes,  et  de  me  nourrir  de  viandes  saines,  et  de 
les  acheter  peu  ;  si  enfin ,  par  les  soins  du  prince , 
je  n'étais  pas  aussi  content  de  ma  fortune  qu'il 
doit  lui-même  par  ses  vertus  l'être  de  la  sienne  ? 

Les  huit  ou  les  dix  mille  hommes  sont  au  sou- 
verain comme  une  monnaie  dont  il  achète  une 
place  ou  une  victoire  :  s'il  fait  qu'il  lui  en  coûte 
moins,  s'il  épargne  les  hommes,  il  ressemble  à 
celui  qui  marchande,  et  qui  connaît  mieux  qu'un 
autre  le  prix  de  l'argent. 

Tout  prospère  dans  une  monarchie  où  l'on 
confond  les  intérêts  de  l'état  avec  ceux  du 
prince. 

Nommer  un  roi  père  du  peuple  est  moins 
faire  son  éloge  que  l'appeler  par  son  nom  ou 
faire  sa  définition. 

Il  y  a  un  commerce  ou  un  retour  de  devoirs 
du  souverain  à  ses  sujets ,  et  de  ceux-ci  au  sou- 
verain :  quels  sont  les  plus  assujettissants  et  les 
plus  pénibles?  je  ne  le  déciderai  pas  :  il  s'agit  de 
juger,  d'un  côté,  entre  les  étroits  engagements 
du  respect,  des  secours,  des  services,  de  l'obéis- 
sance, de  la  dépendance;  et,  d'un  autre,  les 
obligations  indispensables  de  bonté ,  de  justice, 


314 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRI]  Y  ÈRE, 


de  soins,  de  défense,  de  protection.  Dire  qu'un 
prince  est  arbitre  de  la  vie  des  liommes,  c'est 
dire  seulement  que  les  liommes,  par  leurs  cri- 
mes, deviennent  naturellement  soumis  aux  lois 
et  à  la  justice,  dont  le  prince  est  le  dépositaire  : 
ajouter  qu'il  est  maître  absolu  de  tous  les  biens 
de  ses  sujets,  sans  égard,  sans  compte  ni  dis- 
cussion, c'est  le  langage  de  la  flatterie,  c'est 
l'opinion  d'un  favori  qui  se  dédira  à  l'agonie. 

Quand  vous  voyez  quelquefois  un  nombreux 
troupeau  qui,  répandu  sur  une  colline  vers  le 
déclin  d'un  beau  jour,  paît  tranquillement  le 
thym  et  le  serpolet,  ou  qui  broute  dans  une 
prairie  une  herbe  menue  et  tendre  qui  a  échappé 
à  la  faux  du  moissonneur,  le  berger  soigneux  et 
attentif  est  debout  auprès  de  ses  brebis;  il  ne  les 
perd  pas  de  vue,  il  les  suit,  il  les  conduit,  il  les 
change  de  pâturages  :  si  elles  se  dispersent ,  il  les 
rassemble  ;  si  un  loup  avide  paraît ,  il  lâche  son 
chien  qui  le  met  en  fuite;  il  les  nourrit,  il  les 
défend;  l'aurore  le  trouve  déjà  en  pleine  cam- 
pagne, d'où  il  ne  se  retire  qu'avec  le  soleil  :  quels 
soins  !  quelle  vigilance  1  quelle  servitude  !  Quelle 
condition  vous  paraît  la  plus  délicieuse  et  la  plus 
libre ,  ou  du  berger  ou  des  brebis  ?  le  troupeau 
est-il  fait  pour  le  berger,  ou  le  berger  pour  le 
troupeau  ?  Image  naïve  des  peuples  et  du  prince 
qui  les  gouverne ,  s'il  est  bon  prince. 

Le  faste  et  le  luxe  dans  un  souverain,  c'est  le 
berger  habillé  d'or  et  de  pierreries ,  la  houlette 
d'or  en  ses  mains;  son  chien  a  un  collier  d'or, 
il  est  attaché  avec  une  laisse  d'or  et  de  soie  : 
que  sert  tant  d'or  à  son  troupeau  ou  contre  les 
loups  ? 

Quelle  heureuse  place  que  celle  qui  fournit 
dans  tous  les  instants  l'occasion  à  un  homme  de 
faire  du  bien  à  tant  de  milliers  d'hommes  !  quel 
dangereux  poste  que  celui  qui  expose  à  tous  mo- 
ments un  homme  à  nuire  à  un  million  d'hommes  ! 

Si  les  hommes  ne  sont  point  cap:ibles  sur  la 
terre  d'une  joie  plus  naturelle,  plus  flatteuse  et 
plus  sensible  que  de  connaître  qu'ils  sont  aimés  ; 
et  si  les  rois  sont  hommes,  peuvent-ils  jamais 
trop  acheter  le  cœur  de  leurs  peuples  ? 

Il  y  a  peu  de  règles  générales  et  de  mesures 
certaines  pour  bien  gouverner  :  l'on  suit  le  temps 
et  les  conjonctures,  et  cela  roule  sur  la  prudence 
et  sur  les  vues  de  ceux  qui  régnent  :  aussi  le 
chef-d'œuvre  de  l'esprit,  c'est  le  parfait  gouver- 
nement ;  et  ce  ne  serait  peut-être  pas  une  chose 
possible,  si  les  peuples,  par  l'habitude  où  ila 
sont  de  la  dépendance  et  de  la  soumission,  ne 
faisaient  la  moitié  de  l'ouvrage. 


Sous  un  très-grand  roi ,  ceux  qui  tiennent  \ek 
premières  places  n'ont  que  des  de  voire  faciles, 
et  que  l'on  remplit  sans  nulle  peine  :  tout  coule 
de  source  ;  l'autorité  et  le  génie  du  prince  leur 
aplanissent  les  chemins,  leur  épargnent  les  diffi- 
cultés, et  font  tout  prospérer  au  delà  de  leur 
attente  :  ils  ont  le  mérite  de  subalternes. 

Si  c'est  trop  de  se  trouver  chargé  d'une  seule 
famille,  si  c'est  assez  d'avoir  à  répondre  de  soi 
seul,  quel  poids,  quel  accablement  que  celui  de 
tout  un  royaume  !  Un  souverain  est-il  paye  de 
ses  peines  par  le  plaisir  que  semble  donner  une 
puissance  absolue,  par  toutes  les  prosternations 
des  courtisans?  Je  songe  aux  pénibles,  douteux 
et  dangereux  chemins  qu'il  est  quelquefois  obligé 
de  suivre  pour  arrivera  la  tranquillité  publique; 
je  repasse  les  moyens  extrêmes,  mais  nécessaires, 
dont  il  use  souvent  pour  une  bonne  fln  :  je  sais 
qu'il  doit  répondre  à  Dieu  même  de  la  félicité 
de  ses  peuples,  que  le  bien  et  le  mal  est  en  ses 
mains ,  et  que  toute  ignorance  ne  l'excuse  pas  ; 
et  je  me  dis  à  moi-même ,  Voudrais-je  régner  ? 
Un  homme  un  peu  heureux  dans  une  condition 
privée  devrait-il  y  renoncer  pour  une  mon  chie  ? 
N'est-ce  pas  beaucoup  pour  celui  qui  se  trouve 
en  place  par  un  droit  héréditaire ,  de  supporter 
d'être  né  roi? 

Que  de  dons  du  ciel  '  ne  faut-il  pas  pour  bien 
régner  I  une  naissance  auguste,  un  air  d'empire 
et  d'autorité,  un  visage  qui  remplisse  la  curio- 
sité des  peuples  empressés  de  voir  le  prince,  et 
qui  conserve  le  respect  dans  le  courtisan  ;  une 
parfaite  égalité  d'humeur;  un  grand  éloigne- 
ment  pour  la  raillerie  piquante ,  ou  assez  de  rai- 
son pour  ne  se  la  permettre  point  :  ne  faire 
jamais  ni  menaces  ni  reproches ,  ne  point  céder 
à  la  colère,  et  être  toujours  obéi;  l'esprit  facile, 
insinuant  ;  le  cœur  ouvert ,  sincère ,  et  dont  on 
croit  voir  le  fond ,  et  ainsi  très-propre  à  se  faire 
des  amis,  des  créatures  et  des  alliés:  être  secret 
toutefois,  profond  et  impénétrable  dans  ses 
motifs  et  dans  ses  projets  :  du  sérieux  et  de  la 
gravité  dans  le  public;  de  la  brièveté,  jointe  à 
beaucoup  de  justesse  et  de  dignité ,  soit  dans  les 
réponses  aux  ambassadeurs  des  princes,  soit 
dans  les  conseils;  une  manière  de  faire  des 
grâces  qui  est  comme  un  second  bienfait;  le 
choix  des  personnes  que  l'on  gratifie  ;  le  discer- 
nement des  esprits,  des  talents,  et  des  com- 
plexions,  pour  la  distribution  des  postes  et  des 
emplois;  le  choix  des  généraux  et  des  ministres  : 

•  Portriiit  (lo  Ix)uis  XIV. 


DE  L'HOMME. 


315 


un  jugement  ferme,  solide,  décisif  dans  les  af- 
faires ,  qui  fait  que  l'on  connaît  le  meilleur  parti 
et  le  plus  juste  ;  un  esprit  de  droiture  et  d'équité 
qui  fait  qu'on  le  suit  jusqu'à  prononcer  quel- 
quefois contre  soi  -  même  en  faveur  du  peuple , 
des  alliés,  des  ennemis  ;  une  mémoire  heureuse 
et  très-présente  qui  rappelle  les  besoins  des  su- 
jets, leurs  visages,  leurs  noms,  leurs  requêtes: 
une  vaste  capacité  qui  s'étende  non-seulement 
aux  affaires  de  dehors,  au  commerce,  aux 
maximes  d'état,  aux  vues  de  la  politique,  au 
reculement  des  frontières  par  la  conquête  de  nou- 
velles provinces,  et  à  leur  sûreté  par  un  grand 
nombre  de  forteresses  inaccessibles;  mais  qui 
sache  aussi  se  renfermer  au  dedans,  et  comme 
dans  les  détails  de  tout  un  royaume  ;  qui  en 
bannisse  un  culte  faux,  suspect,  et  ennemi  de 
la  souveraineté ,  s'il  s'y  rencontre  ;  qui  abolisse 
des  usages  cruels  et  impies ,  s'ils  y  régnent  ;  qui 
réforme  les  lois  et  les  coutumes,  si  elles  étaient 
remplies  d'abus  ;  qui  donne  aux  villes  phis  de 
sûreté  et  plus  de  commodités  par  le  renouvelle- 
ment d'une  exacte  police,  plus  d'éclat  et  plus 
de  majesté  par  des  édifices  somptueux  :  punir 
sévèrement  les  vices  scandaleux;  donner,  par 
son  autorité  et  par  son  exemple,  du  crédit  à  la 
piété  et  à  la  vertu  ;  protéger  l'Eglise,  ses  mi- 
nistres, ses  droits,  ses  libertés;  ménager  ses 
peuples  comme  ses  enfants  ;  être  toujours  occupé 
de  la  pensée  de  les  soulager,  de  rendre  les  subsides 
légers,  et  tels  qu'ils  se  lèvent  sur  les  provinces 
sans  les  appauvrir  :  de  grands  talents  pour  la 
guerre  ;  être  vigilant ,  appliqué,  laborieux  ;  avoir 
des  armées  nombreuses ,  les  commander  en  per- 
sonne ;  être  froid  dans  le  péril ,  ne  ménager  sa 
vie  que  pour  le  bien  de  son  état ,  aimer  le  bien 
de  son  état  et  sa  gloire  plus  que  sa  vie  :  une 
puissance  très-absolue ,  qui  ne  laisse  point  d'oc- 
casion aux  brigues,  à  l'intrigue,  et  à  la  cabale  ;  qui 
ôte  cette  distance  infinie  qui  est  quelquefois  entre 
les  grands  et  les  petits,  qui  les  rapproche,  et  sous 
laquelle  tous  plient  également  :  une  étendue  de  con- 
naissances qui  fait  que  le  prince  voit  tout  par  ses 
yeux,  qu'il  agit  immédiatement  et  par  lui-même, 
que  ses  généraux  ne  sont,  quoique  éloignés  de  lui, 
que  ses  lieutenants,  et  les  ministres  que  ses  minis- 
tres :  une  profonde  sagesse  qui  sait  déclarer  la 
guerre,  qui  sait  vaincre  et  user  de  la  victoire,  qui 
sait  faire  la  paix,  qui  sait  la  rompre,  qui  sait  quel- 
quefois ,  et  selon  les  divers  intérêts ,  contraindre 
les  ennemis  à  la  recevoir  ;  qui  donne  des  règles 
à  ime  vaste  ambition,  et  sait  jusqu'où  l'on  doit 
conquérir  :  au  milieu  d'emicmis  couverts  ou  dé- 


clarés, se  procurer  le  loisir  des  jeux,  des  fêtes, 
des  spectacles;  cultiver  les  arts  et  les  sciences, 
former  et  exécuter  des  projets  d'édifices  surpre- 
nants :  un  génie  enfin  supérieur  et  puissant  qui 
se  fait  aimer  et  révérer  des  siens ,  craindre  des 
étrangers  ;  qui  fait  d'une  cour,  et  même  de  tout 
un  royaume,  comme  une  seule  famille  unie  par- 
faitement sous  un  même  chef,  dont  l'union  et  la 
bonne  intelligence  est  redoutable  au  reste  du 
monde.  Ces  admirables  vertus  me  semblent  ren- 
fermées dans  l'idée  du  souverain.  Il  est  vrai  qu'il 
est  rare  de  les  voir  réunies  dans  un  même  sujet  ; 
il  faut  que  trop  de  choses  concourent  à  la  fois , 
l'esprit ,  le  cœur ,  les  dehors ,  le  tempérament  ; 
et  il  me  paraît  qu'un  monarque  qui  les  rassemble 
toutes  en  sa  personne  est  bien  digne  du  nom  de 
Grand. 

CHAPITRE  XI. 
De  Vhomme, 

Ne  nous  emportons  point  contre  les  hommes, 
en  voyant  leur  dureté,  leur  ingratitude,  leur 
injustice ,  leur  fierté ,  l'amour  d'eux-mêmes ,  et 
l'oubli  des  autres  ;  ils  sont  ainsi  faits ,  c'est  leur 
nature  :  c'est  ne  pouvoir  supporter  que  la  pierre 
tombe ,  ou  que  le  feu  s'élève. 

Les  hommes,  en  un  sens,  ne  sont  point  lé- 
gers, ou  ne  le  sont  que  dans  les  petites  choses  : 
ils  changent  leurs  habits,  leur  langage,  les  de- 
hors, les  bienséances  ;  ils  changent  de  goûts  quel- 
quefois ;  ils  gardent  leurs  mœurs  toujours  mau- 
vaises; fermes  et  constants  dans  le  mal,  ou 
dans  l'indifférence  pour  la  vertu. 

Le  stoïcisme  est  un  jeu  d'esprit  et  une  idée 
semblable  à  la  république  de  Platon.  Les  stoï- 
ques  ont  feint  qu'on  pouvait  rire  dans  la  pau- 
vreté, être  insensible  aux  injures,  à  l'ingratitude, 
aux  pertes  de  biens ,  comme  à  celles  des  parents, 
et  des  amis;  regarder  froidement  la  mort,  et 
comme  une  chose  indifférente,  qui  ne  devait  ni 
réjouir,  ni  rendre  triste  ;  n'être  vaincu  ni  par  le 
plaisir,  ni  par  la  douleur;  sentir  le  fer  ou  le  feq 
dans  quelque  partie  de  son  corps  sans  pousser 
le  moindre  soupir,  ni  jeter  une  seule  larme;  et 
ce  fantôme  de  vertu  et  de  constance  ainsi  imaginé, 
il  leur  a  plu  de  l'appeler  un  sage.  Ils  ont  laissé 
à  l'homme  tous  les  défauts  qu'ils  lui  ont  trouvés, 
et  n'ont  presque  relevé  aucun  de  ses  faibles  :  au 
lieu  de  faire  de  ses  vices  des  peintures  affreuses 
ou  ridicules  qui  st^rvissentà  l'en  corriger,  ils  lui 
ont  tracé  l'idé^î  d  une  {wrfectiou  et  d'un  héi-oïsme 


316 


LES  caka(:tèi\ks  nE  la  bruyère, 


dont  il  n'est  point  capable,  et  Pont  exhorté  à 
l'impossible.  Ainsi  le  sage,  qui  n'est  pas,  ou  qui 
n'est  qu'imaginaire,  se  trouve  naturellement  et 
par  lui-même  au-dessus  de  tous  les  événements 
et  de  tous  les  maux  :  ni  la  goutte  la  plus  dou- 
loureuse, ni  la  colique  la  plus  aiguë,  ne  sau- 
raient lui  arracher  une  plainte;  le  ciel  et  la  terre 
peuvent  être  renversés  sans  l'entraîner  dans  leur 
chute,  et  il  demeurerait  ferme  sur  les  ruines  de 
l'univers  ;  pendant  que  l'homme  qui  est  en  effet 
sort  de  son  sens,  crie,  se  désespère,  étincelle  des 
}  eux ,  et  perd  la  respiration  pour  un  chien  perdu, 
ou  pour  une  porcelaine  qui  est  en  pièces. 

Incpiiétude  d'esprit,  inégalité  d'humeur,  in- 
constance de  cœur,  incertitude  de  conduite;  tous 
vices  de  l'âme,  mais  différents ,  et  qui,  avec  tout 
le  rapport  qui  paraît  entre  eux ,  ne  se  supposent 
pas  toujours  l'un  l'autre  dans  un  même  sujet. 

11  est  difficile  de  décider  si  l'irrésolution  rend 
l'homme  plus  malheureuj^  que  Ynéprisable,  de 
même  s'il  y  a  toujours  plus  d'inconvénient  à 
prendre  un  mauvais  parti  qu'à  n'en  prendre 
aucun. 

Un  homme  inégal  n'est  pas  un  seul  homme,  ce 
sont  plusieurs  :  il  se  multiplie  autant  de  fois  qu'il 
a  de  nouveaux  goûts  et  de  manières  différentes  ; 
il  esta  chaque  moment  ce  qu'il  n'était  point,  et 
il  va  être  bientôt  ce  qu'il  n'a  jamais  été  ;  il  se  suc- 
cède à  lui-même.  Ne  demandez  pas  de  quelle  com- 
plexion  il  est,  mais  quelles  sont  ses  complexions; 
ni  de  quelle  humeur,  mais  combien  il  a  de 
sortes  d'humeurs.  Ne  vous  trompez- vous  point  ? 
est-ce  Eutichrateque  vous  abordez?  Aujourd'hui, 
quelle  glace  pour  vous  !  Hier  il  vous  cherchait, 
il  vous  caressait ,  vous  donniez  de  la  jalousie  à 
ses  amis  :  vous  reconnaît-il  bien  ?  dites-lui  votre 
nom. 

^  Ménalque''  descend  son  escalier,  ouvre  sa 
porte  pour  sortir,  il  la  referme  :  il  s'aperçoit  qu'il 
est  en  bonnet  de  nuit ,  et ,  venant  à  mieux  s^xa- 
miner,  il  se  trouve  rasé  à  moitié ,  il  voit  que  son 
épée  est  mise  du  côté  droit ,  que  ses  bas  sont  ra- 
battus sur  ses  talons ,  et  que  sa  chemise  est  par- 
dessus ses  chausses.  S'il  marche  dans  les  places, 
il  se  sent  tout  d'un  coup  rudement  frapper  à  l'es- 

^  Ceci  est  moins  un  caractère  particulier  qu'un  recueil  de 
faits  de  distraction  :  ils  ne  sauraient  être  en  trop  grand  nom- 
bre, s'ils  sont  agréables;  car  les  goûts  étant  différents,  on  a 
à  choisir.  (  La  Bruyère  ). 

'  Bien  que  la  Bruyère  se  défende  ici  en  particulier  d'avoir 
pris  pour  modèle  un  homme  de  la  société,  et  qu'il  soit  en 
effet  difficile  de  croire  qu'un  même  personnage  lui  ail  fourni 
tous  les  traits  qu'il  rassemble,  il  parait  constant  que  la  plu- 
part de  c«îs  traits  doivent  être  attribués  au  duc  de  Brancas , 
l'homme  le  plus  distrait  de  son  temps. 


tomac  ou  au  visage;  Il  ne  soupçonne  point  coque 
ce  peut  être,  jusqu'à  ce  qu'ouvrant  les  yeux  et 
se  réveillant  il  se  trouve  ou  devant  un  limon  de 
charrette,  ou  derrière  un  long  ais  de  menuiserie 
que  porte  un  ouvrier  sur  ses  épaules.  On  l'a  ,y^ 
une  fois  heurter  du  front  contre  celui  d'un  avei^- 
gle ,  s'embarrasser  dans  ses  jambes ,  et  tomber 
avec  lui,  chacun  de  son  côté,  à  la  renverse.  Il 
lui  est  arrivé  plusieurs  fois  de  se  trouver  tête 
pour  tête  à  la  rencontre  d'un  prince  et  sur  son 
passage,  se  reconnaître  à  peine,  et  n'avoir  que 
le  loisir  de  S8  coller  à  un  mur  pour  lui  faire  place. 
Il  cherche,  il  brouille,  il  crie,  il  s'échauffe,  il 
appelle  ses  valets  l'un  après  l'autre  ;  on  lui  perd 
tout,  on  lui  égare  tout  :  il  demande  ses  gants 
qu'il  a  dans  ses  mains,  semblable  à  cette  femme 
qui  prenait  le  temps  de  demander  son  masque 
lorsqu'elle  l'avait  sur  son  visage.  Il  entre  à  l'ap- 
partement, et  passe  sous  un  lustre  où  sa  perru- 
que s'accroche  et  demeure  suspendue  :  tous  les 
courtisans  regardent,  et  rient;  Ménalque  regarde 
aussi,  et  rit  plus  haut  que  les  autres  :  il  cherche 
des  yeux,  dans  toute  l^assemblée,  où  est  celui 
qui  montre  ses  oreilles,  et  à  qui  il  manque 
une  perruque.  S'il  va  par  la  ville,  après  avoir 
fait  quelque  chemin,  il  se  croit  égaré,  il  s'émeut, 
et  il  demande  où  il  est  à  des  passants,  qui  lui 
disent  précisément  le  nom  de  sa  rue  :  il  entre 
ensuite  dans  sa  maison ,  d'où  il  sort  précipitam- 
ment, croyant  qu'il  s'est  trompé.  Il  descend  du 
palais;  et,  trouvant  au  bas  du  grand  degré  un 
carrosse  qu'il  prend  pour  le  sien ,  il  se  met  de- 
dans ;  le  cocher  touche,  et  croit  ramener  son  maî- 
tre dans  sa  maison.  Ménalque  se  jette  hors  de 
la  portière,  traverse  la  cour,  monte  l'escalier, 
parcourt  l'antichambre ,  la  chambre ,  le  cabinet  : 
tout  lui  est  famiher,  rien  ne  lui  est  nouveau;  il 
s'assit  %  il  se  repose,  il  est  chez  soi.  Le  maître 
arrive  ;  celui-ci  se  lève  pour  le  recevoir ,  il  le 
traite  fort  civilement ,  le  prie  de  s'asseoir,  et  croit 
faire  les  honneurs  de  sa  chambre;  il  parle,  il 
rêve,  il  reprend  la  parole  :  le  maître  de  la  mai- 
son s'ennuie ,  et  demeure  étonné;  Ménalque  ne 
l'est  pas  moins,  et  ne  dit  pas  ce  qu'il  en  pense  :  il  a 
affaire  à  un  fâcheux ,  à  un  homme  oisif,  qui  se 
retirera  à  la  fin ,  il  l'espère  ;  et  il  prend  patience  : 
la  nuit  arrive  qu'il  est  à  peine  détrompé.  Une  au- 
tre fois ,  il  rend  visite  à  une  femme  ;  et  se  per- 
suadant bientôt  que  c'est  lui  qui  la  reçoit, 
il  s'établit  dans  son  fauteuil ,  et  ne  songe  nulle- 
ment à  l'abandonner  :  il  trouve  ensuite  que  cette 

'  Voir  la  noie  i ,  page  320. 


DE  L'HOMME. 


317 


dame  fuit  ses  visites  longues;  il  attend  à  tous  mo- 
ments qu elle  se  lève  et  le  laisse  en  liberté;  mais 
comme  cela  tire  en  longueur,  qu'il  a  faim,  et  que 
la  nuit  est  déjà  avancée,  il  la  prie  à  souper  ;  elle 
rit,  et  si  haut,  qu'elle  le  réveille.  Lui-même  se 
marie  le  matin,  l'oublie  le  soir,  et  découche  la 
nuit  de  ses  noces;  et,  quelques  années  après,  il 
perd  sa  femme,  elle  meurt  entre  ses  bras,  il 
assiste  à  ses  obsèques  ;  et  le  lendemain ,  quand 
on  lui  vient  dire  qu'on  a  servi,  il  demande  si  sa 
femme  est  prête ,  et  si  elle  est  avertie.  C'est  lui 
encore  qui  entre  dans  une  église,  et  prenant  l'a- 
veugle qui  est  collé  à  la  porte  pour  un  pilier ,  et 
sa  tasse  pour  le  bénitier,  y  plonge  la  main,  la 
porte  à  son  front,  lorsqu'il  entend  tout  d'un  coup 
le  pilier  qui  parle  et  qui  lui  offre  des  oraisons.  Il 
s'avance  dans  la  nef,  il  croit  voir  un  prie-Dieu , 
il  se  jette  lourdement  dessus  ;  la  machine  plie , 
s'enfonce,  et  fait  des  efforts  pour  crier;  Menai - 
que  est  surpris  de  se  voir  à  genoux  sur  les  jambes 
d'un  fort  petit  homme,  appuyé  sur  son  dos ,  les 
deux  bras  passés  sur  ses  épaules,  et  ses  deux 
mains  jointes  et  étendues  qui  lui  prennent  le  nez 
et  lui  ferment  la  bouche;  il  se  retire  confus,  et 
va  s'agenouiller  ailleurs  :  il  tire  un  livre  pour 
faire  sa  prière ,  et  c'est  sa  pantoufle  qu'il  a  prise 
pour  ses  Heuies ,  et  qu'il  a  mise  dans  sa  poche 
avant  que  de  sortir.  Il  n'est  pas  hors  de  l'église 
qu'un  homme  de  livrée  court  après  lui ,  le  joint , 
lui  demande  en  riant  s'il  n'a  point  la  pantoufle 
de  monseigneur  ;  Ménalque  lui  montre  la  sienne, 
et  lui  dit  :  Voilà  toutes  les  pantoufles  que  fai 
sur  moi.  Il  se  fouille  néanmoins,  et  tire  celle  de 
révêque  de***  qu'il  vient  de  quitter,  qu'il  a  trou- 
vé malade  auprès  de  son  feu,  et  dont,  avant  de 
prendre  congé  de  lui,  il  a  ramassé  la  pantoufle, 
comme  l'un  de  ses  gants  qui  était  à  terre  :  ainsi 
Ménalque  s'en  retourne  chez  soi  avec  une  pan- 
toufle de  moins.  Il  a  une  fois  perdu  au  jeu  tout 
l'argent  qui  est  dans  sa  bourse;  et  voulant  con- 
tinuer déjouer,  il  entre  dans  son  cabinet,  ouvre 
une  armoire,  y  prend  sa  cassette,  en  tire  ce  qu'il 
lui  plaît,  croit  la  remettre  où  il  l'a  prise  :  il  en- 
tend aboyer  dans  son  armoire  qu'il  vient  de  fer- 
mer ;  étonné  de  ce  prodige ,  il  l'ouvre  une  secon- 
de fois,  et  il  éclate  de  rire  d'y  voir  son  chien 
qu'il  a  serré  pour  sa  cassette.  Il  joue  au  trictrac, 
il  demande  à  boire,  on  lui  en  apporte  :  c'est  à 
lui  à  jouer ,  il  tient  le  cornet  d'une  main  et  un 
verre  de  l'autre;  et ,  comme  il  a  une  grande  soif, 
il  avale  les  dés  et  presque  le  cornet,  jette  le  verre 
d'eau  dans  le  trictrac,  et  inonde  celui  contre  qui 
il  joue;  et,  dans  une  chambre  où  il  est  familier, 


il  crache  sur  le  lit,  et  jette  son  chapeau  à  terre, 
en  croyant  faire  tout  le  contraire.  Il  se  promène 
sur  l'eau,  et  il  demande  quelle  heure  il  est;  on 
lui  présente  une  montre  :  à  peine  l'a-t-il  reçue , 
que,  ne  songeant  plus  ni  à  l'heure  ni  à  la  montre, 
il  la  jette  dans  la  rivière,  comme  une  chose  qui 
l'embarrasse.  Lui-même  écrit  une  longue  lettre , 
met  de  la  poudre  dessus  à  plusieurs  reprises,  et 
jette  toujours  la  poudre  dans  l'encrier.  Ce  n'est 
pas  tout  :  il  écrit  une  seconde  lettre,  et  après  les 
avoir  cachetées  toutes  deux ,  il  se  trompe  à  l'a- 
dresse; un  duc  et  pair  reçoit  l'une  de  ces  deux 
lettres,  et  en  l'ouvrant  y  lit  ces  mots  :  Maître 
Olivier,  ne  manquez,  sitôt  la  présente  reçue, 
de  m^ envoyer  ma  provision  de  foin....  Son  fer- 
mier reçoit  l'autre  ;  il  l'ouvre ,  et  se  la  fait  lire  ; 
on  y  trouve  :  Monseigneur,  fai  reçu  avec  une 
soumission  aveugle  les  ordres  quHl  a  plu  à  vo- 
tre grandeur....  Lui-même  encore  écrit  une  lettre 
pendant  la  nuit,  et,  après  l'avoir  cachetée,  il 
éteint  sa  bougie;  il  ne  laisse  pas  d'être  surpris 
de  ne  voir  goutte,  et  il  sait  à  peine  comment 
cela  est  arrivé.  Ménalque  descend  l'escalier  du 
Louvre  ;  un  autre  le  monte,  à  qui  il  dit  :  Cest 
vous  que  je  cherche.  Il  le  prend  par  la  main,  le 
fait  descendre  avec  lui, traverse  plusieurs  cours, 
entre  dans  les  salles ,  en  sort  ;  il  va ,  il  revient 


sur  ses  pas 


il  regarde  enfin  celui  qu' 


il  traîne 


après  soi  depuis  un  quart  d'heure  ;  il  est  étonné 
que  ce  soit  lui;  il  n'a  rien  à  lui  dire;  il  lui  quitte 
la  main ,  et  tourne  d'un  autre  côté.  Souvent  il 
vous  interroge,  et  il  est  déjà  bien  loin  de  vous 
quand  vous  songez  à  lui  répondre;  ou  bien  il 
vous  demande  en  courant  comment  se  porte  vo- 
tre père  ;  et ,  comme  vous  lui  dites  qu'il  est  fort 
mal,  il  vous  crie  qu'il  en  est  bien  aise.  Il  vous 
trouve  quelquefois  sur  son  chemin  ;  il  est  ravi  de 
vous  rencontrer ,  il  sort  de  chez  vous  pour  vous 
entretenir  d^une  certaine  chose.  II  contemple 
votre  main  :  Vous  avez  là ,  dit-il ,  un  beau  rubis; 
est-il  balais  ?  Il  vous  quitte  et  continue  sa  route  ; 
voilà  l'affaire  importante  dont  il  avait  à  vous  par- 
ler. Se  trouve-t-il  en  campagne,  il  dit  à  quel- 
qu'un qu'il  le  trouve  heureux  d'avoir  pu  se  dé- 
rober à  la  cour  pendant  l'automne,  et  d'avoir 
passé  dans  ses  terres  tout  le  temps  de  Fontaine- 
bleau ;  il  tient  à  d'autres  d'autres  discours  ;  puis 
revenant  à  celui-ci  :  Vous  avez  eu ,  lui  dit-il ,  de 
beaux  jours  à  Fontainebleau  ;  vous  y  avez  sans 
doute  beaucoup  chassé.  Il  commence  ensuite  un 
conte  qu'il  oublie  d'achever  ;  il  rit  en  lui-même, 
il  éclate  d'une  chose  qui  lui  passe  par  l'esprit , 
il  répond  à  sa  pensée,  il  chante  entre  ses  dents, 


:m 


LES  CAIUCTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


il  siffle,  il  se  renverse  dans  une  chaise,  il  pousse 
un  cri  plaintif,  il  bâille,  il  se  croit  seul.  S'il  se 
trouve  à  un  repas,  on  voit  le  pain  se  multiplier 
insensiblement  sur  son  assiette  ;  il  est  vrai  que 
ses  voisins  en  manquent ,  aussi  bien  que  de  cou- 
teaux et  de  fourchettes ,  dont  il  ne  les  laisse  pas 
jouir  longtemps.  On  a  inventé  aux  tables  une 
grande  cuiller  pour  la  commodité  du  service;  il 
la  prend,  la  plonge  dans  le  plat,  l'emplit,  la  porte 
à  sa  bouche,  et  il  ne  sort  pas  d'étonnement  de 
voir  répandu  sur  son  linge  et  sur  ses  habits  le  po- 
tage qu'il  vient  d'avaler.  Il  oublie  de  boire  pen- 
dant tout  le  dîner;  ou,  s'il  s'en  souvient,  et 
qu*il  trouve  qu'on  lui  donne  trop  de  vin,  il  en 
flaque  plus  de  la  moitié  au  visage  de  celui  qui 
est  à  sa  droite;  il  boit  le  reste  tranquillement, 
et  ne  comprend  pas  pourquoi  tout  le  monde 
éclate  de  rire  de  ce  qu'il  a  jeté  à  terre  ce  qu'on 
lui  a  versé  de  trop.  Il  est  un  jour  retenu  au  lit 
pour  quelque  incommodité  ;  on  lui  rend  visite , 
il  y  a  un  cercle  d'hommes  et  de  femmes  dans 
sa  ruelle  qui  l'entretiennent ,  et  en  leur  présence 
il  soulève  sa  couverture  et  crache  dans  ses  draps. 
On  le  mène  aux  Chartreux  ;  on  lui  fait  voir  un 
cloître  orné  d'ouvrages,  tous  de  la  main  d'un 
excellent  peintre;  le  religieux  qui  les  lui  expli- 
que parle  de  saint  Bruno,  du  chanoine  et  de 
son  aventure ,  en  fait  une  longue  histoire ,  et  la 
montre  dans  l'un  de  ces  tableaux  :  Ménalque , 
qui  pendant  la  narration  est  hors  du  cloître ,  et 
bien  loin  au  delà ,  y  revient  enfin ,  et  demande 
au  père  si  c'est  le  chanoine  ou  saint  Bruno 
qui  est  damné.  Il  se  trouve  par  hasard  avec 
une  jeune  veuve;  il  lui  parle  de  son  défunt 
mari ,  lui  demande  comment  il  est  mort  :  cette 
femme,  à  qui  ce  discours  renouvelle  ses  dou- 
leurs ,  pleure ,  sanglote ,  et  ne  laisse  pas  de  re- 
prendre tous  les  détails  de  la  maladie  de  son 
époux,  qu'elle  conduit  depuis  la  veille  de  sa 
fièvre,  qu'il  se  portait  bien,  jusqu'à  l'agonie. 
Madame,  lui  demande  Ménalque,  qui  l'avait 
apparemment  écoutée  avec  attention,  n'aviez- 
vous  que  celui-là  ?  II  s'avise  un  matin  de  faire 
tout  hâter  dans  sa  cuisine  ;  il  se  lève  avant  le 
fruit ,  et  prend  congé  de  la  compagnie  :  on  le 
voit  ce  jour-là  en  tous  les  endroits  de  la  ville, 
hormis  en  celui  où  il  a  donné  un  rendez-vous 
précis  pour  cette  affaire  qui  l'a  empêché  de  dî- 
ner, et  l'a  fait  sortir  à  pied,  de  peur  que  son 
carrosse  ne  le  fît  attendre.  L'entendez- vous  crier, 
gronder ,  s'emporter  contre  l'un  de  ses  domesti- 
ques ?  Il  est  étonné  de  ne  le  point  voir  ;  où  peut- 
il   être?  dit-il;   que  fait-il?  qu'est-il  devenu? 


qu'il  ne  se  présente  plus  devant  moi,  je  le  chasse 
dès  à  cette  heure  :  le  valet  arrive ,  à  qui  il  de- 
mande fièrement  d'où  il  vient  ;  il  lui  répond 
qu'il  vient  de  l'endroit  où  il  l'a  envoyé ,  et  il  lui 
rend  un  fidèle  compte  de  sa  commission.  Vous 
le  prendriez  souvent  pour  tout  ce  quMl  n'est 
pas  :  pour  un  stupide,  car  il  n'écoute  point,  et 
il  parle  encore  moins;  i)our  un  fou,  car,  outre 
qu'il  parle  tout  seul,  il  est  sujet  à  de  certaines 
grimaces  et  à  des  mouvements  de  tête  involon- 
taires; pour  un  homme  fier  et  incivil,  car  vous 
le  saluez,  et  il  passe  sans  vous  regarder,  ou  il 
vous  regarde  sans  vous  rendre  le  salut;  pour 
un  inconsidéré ,  car  il  parle  de  banqueroute  au 
milieu  d'une  famille  où  il  y  a  cette  tache  ;  d'exé- 
cution et  d'échafaud  devant  un  homme  dont  le 
père  y  a  monté;  de  roture  devant  des  roturiers 
qui  sont  riches  et  qui  se  donnent  pour  nobles. 
De  même  ri  a  dessein  d'élever  auprès  de  soi  un 
fils  naturel ,  sous  le  nom  et  le  personnage  d'un 
valet;  et  quoiqu'il  veuille  le  dérober  à  la  con- 
naissance de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  il  lui 
échappe  de  l'appeler  son  fils  dix  fois  le  jour.  Il 
a  pris  aussi  la  résolution  de  marier  son  fils  à  la 
fille  d'un  homme  d'affaires,  et  il  ne  laisse  pas 
de  dire  de  temps  en  temps,  en  parlant  de  sa 
maison  et  de  ses  ancêtres,  que  les  Ménalques 
ne  se  sont  jamais  mésaUiés.  Enfin  il  n'est  ni  pré- 
sent ni  attentif,  dans  une  compagnie,  à  ce  qui 
fait  le  sujet  de  la  conversation  :  il  pense  et  il 
parle  tout  à  la  fois  ;  mais  la  chose  dont  il  parle 
est  rarement  celle  à  laquelle  il  pense  ;  aussi  ne 
parle-t-il  guère  conséquemment  et  avec  suite  : 
où  U  dit  non ,  souvent  il  faut  dire  oui  ;  et  où  il 
dit  oui ,  croyez  qu'il  veut  dire  non  ;  il  a,  en 
vous  répondant  si  juste,  les  yeux  fort  ouverts, 
mais  il  ne  s'en  sert  point ,  il  ne  regarde  ni  vous, 
ni  personne ,  ni  rien  qui  soit  au  monde  :  tout  ce 
que  vous  pouvez  tirer  de  lui ,  et  encore  dans  le 
temps  qu'il  est  le  plus  appliqué  et  d'un  meilleur 
commerce,  ce  sont  ces  mots  :  Oui  vraiment: 
C'est  vrai  :  Bon  !  Tout  de  bon  ?  Oui-da  :  Je 
pense  qu'oui  :  Assurément  :  Ah  ciel!  et  quel- 
ques autres  monosyllabes  qui  ne  sont  pas  même 
placés  à  propos.  Jamais  aussi  il  n'est  avec  ceux 
avec  qui  il  paraît  être  :  il  appelle  sérieusement 
son  laquais  monsieur  ;  et  son  ami ,  il  l'appelle 
la  Verdure  :  il  dit  votre  révérence  à  un  prince 
du  sang ,  et  votre  altesse  à  un  jésuite.  II  entend 
la  messe,  le  prêtre  vient  à  éteruuer,  il  lui  dit  : 
Dieu  voies  assiste  !  Il  se  trouve  avec  un  magis- 
trat ;  cet  homme,  grave  par  son  caractère,  véné- 
rable par  son  âge  et  par  sa  dignité,  l'interroge 


DE  L'HOMME. 


319 


sur  un  événement,  et  lui  demande  si  cela  est 
ainsi  ;  Ménaique  lui  répond  :  Oui,  mademoiselle. 
Il  revient  une  fois  de  la  campagne  ;  ses  laquais 
en  livrée  entreprennent  de  le  voler,  et  y  réussis- 
sent ;  ils  descendent  de  son  carrosse,  lui  portent 
un  bout  de  flambeau  sous  la  gorge,  lui  deman- 
dent la  bourse,  et  il  la  rend  :  arrivé  chez  soi, 
il  raconte  son  aventure  à  ses  amis,  qui  ne  man- 
quent pas  de  l'interroger  sur  les  circonstances  ; 
et  il  leur  dit  :  Demandez  à  mes  gens,  ils  y 
étaient. 

L'incivilité  n'est  pas  un  vice  de  l'âme  ;  elle 
est  l'effet  de  plusieurs  vices,  de  la  sotte  vanité, 
de  l'ignorance  de  ses  devoirs ,  de  la  paresse ,  de 
la  stupidité,  de  la  distraction,  du  mépris  des 
autres ,  de  la  jalousie  :  pour  ne  se  répandre  que 
sur  les  dehors,  elle  n'en  est  que  plus  haïssable, 
parce  que  c'est  toujours  un  défaut  visible  et  ma- 
nifeste ;  il  est  vrai  cependant  qu'il  offense  plus 
ou  moins ,  selon  la  cause  qui  le  produit. 

Dire  d'un  homme  colère,  inégal,  querelleur, 
chagrin,  pointilleux,  capricieux,  c'est  son  hu- 
meur, n'est  pas  l'excuser,  comme  on  le  croit, 
mais  avouer ,  sans  y  penser ,  que  de  si  grands 
défauts  sont  irrémédiables. 

Ce  qu'on  appelle  humeur  est  une  chose  trop 
négligée  parmi  les  hommes  ;  ils  devraient  com- 
prendre qu'il  ne  leur  suffit  pas  d'être  bons ,  mais 
ipi'ils  doivent  encore  paraître  tels,  du  moins 
s'ils  tendent  à  être  sociables,  capables  d'union 
et  de  commerce ,  c'est-ù-dire  à  être  des  hommes. 
L'on  n'exige  pas  des  âmes  malignes  qu'elles 
aient  de  la  douceur  et  de  la  souplesse  :  elle  ne 
leur  manque  jamais ,  et  elle  leur  sert  de  piège 
pour  surprendre  les  simples ,  et  pour  faire  valoir 
leurs  artifices  ;  l'on  désirerait  de  ceux  qui  ont 
un  bon  cœur  qu'ils  fussent  toujours  pliants ,  fa- 
ciles ,  complaisants ,  et  qu'il  fût  moins  vrai  quel- 
quefois que  ce  sont  les  méchants  qui  nuisent, 
et  les  bons  qui  font  souffrir. 
;;  Le  commun  des  hommes  va  de  la  colère  à  l'in- 
jure :  quelques-uns  en  usent  autrement ,  ils  of- 
fensent ,  et  puis  ils  se  fâchent  ;  la  surprise  où 
l'on  est  toujours  de  ce  procédé  ne  laisse  pas  de 
place  au  ressentiment. 

Les  hommes  ne  s'attachent  pas  assez  à  ne  point 
manquer  les  occasions  de  faire  plaisir  :  il  semble 
que  l'on  n'entre  dans  un  emploi  que  pour  pou- 
■  voir  obliger  et  n'en  rien  faire  ;  la  chose  la  plus 
prompte  et  qui  se  présente  d'abord ,  c'est  le  re- 
fus ,  et  l'on  n'accorde  que  par  réflexion. 

Sachez  précisément  ce  que  vous  pouvez  at- 
t'Midre  des  hommes  en  général ,  et  de  chacun 


d'eux  en  particulier,  et  jetez-vous  ensuite  dans 
le  commerce  du  monde. 

Si  la  pauvreté  est  la  mère  des  crimes ,  le  dé- 
faut d'esprit  en  est  le  père. 

Il  est  difficile  qu'un  fort  malhonnête  homme  ait 
assez  d'esprit  :  un  génie  qui  est  droit  et  perçant 
conduit  enfin  à  la  règle,  à  la  probité,  à  la  vertu. 
Il  manque  du  sens  et  de  la  pénétration  à  celui  qui 
s'opiniâtre  dans  le  mauvais  comme  dans  le  faux  : 
l'on  cherche  en  vain  à  le  corriger  par  des  traits 
de  satire  qui  le  désignent  aux  autres ,  et  où  il  ne 
se  reconnaît  pas  lui-même;  ce  sont  des  injures 
dites  à  un  sourd.  Il  serait  désirable,  pour  le  plai- 
sir des  honnêtes  gens  et  pour  la  vengeance  publi- 
que, qu'un  coquin  ne  le  fût  pas  au  point  d'être 
privé  de  tout  sentiment. 

Il  y  a  des  vices  que  nous  ne  devons  à  personne, 
que  nous  apportons  en  naissant,  et  que  nous  for- 
tifions par  l'habitude  ;  il  y  en  a  d'autres  que  l'on 
contracte,  et  qui  nous  sont  étrangers.  L'on  est  né 
quelquefois  avec  des  mœurs  faciles ,  de  la  com- 
plaisance, et  tout  le  désir  de  plaire;  mais,  par 
les  traitements  que  l'on  reçoit  de  ceux  avec  qui 
l'on  vit ,  ou  de  qui  l'on  dépend,  l'on  est  bientôt 
jeté  hors  de  ses  mesures ,  et  même  de  son  naturel  ; 
l'on  a  des  chagrins,  et  une  bile  que  Tonne  se  con- 
naissait point  ;  l'on  se  voit  une  autre  complexion, 
l'on  est  enfin  étonné  de  se  trouver  dur  et  épi- 
neux. 

L'on  demande  pourquoi  tous  les  hommes  en^ 
semble  ne  composent  pas  comme  une  seule  na- 
tion ,  et  n'ont  point  voulu  parler  une  même  lan^ 
gue ,  vivre  sous  les  mêmes  lois ,  convenir  entre 
eux  des  mêmes  usages  et  d'un  même  culte  ;  et  moi, 
pensant  à  la  contrariété  des  esprits,  des  goûts  et 
des  sentiments ,  je  suis  étonné  de  voir  jusqu'à  sept 
ou  huit  personnes  se  rassembler  sous  un  même 
toit,  dans  une  même  enceinte,  et  composer  une 
seule  famille. 

Il  y  a  d'étranges  pères,  et  dont  toute  la  vie  ne 
semble  occupée  qu'à  préparer  à  leurs  enfants  des 
raisons  de  se  consoler  de  leur  mort. 

Tout  est  étranger  dans  l'humeur,  les  mœurs  et 
les  manières  de  la  plupart  des  hommes.  Tel  a 
vécu  pendant  toute  sa  vie  chagrin,  emporté, 
avare,  rampant,  soumis,  laborieux,  intéressé,  qui 
était  né  gai,  paisible,  paresseux,  magnifique,  d'un 
courage  fier,  et  éloigné  de  toute  bassesse  :  les  b^j- 
soins  de  la  vie,  la  situation  où  l'on  se  trouve,  la  loi 
de  la  nécessité,  forcent  la  nature  et  y  causent  ces 
grands  changements.  Ainsi  tel  homme  au  fond  et 
en  lui-même  ne  se  peut  définir  :  trop  de  choses 
qui  sont  hors  de  lui  ruitèrcnt,  le  changent,  (e 


320 


LES  CARACTERES  DE  LA  liRLYERK, 


bouleversent  ;  il  n'est  point  précisément  ce  qu'il 
est ,  ou  ce  qu'il  paraît  être. 

La  vie  est  courte  et  ennuyeuse  ;  elle  se  passe 
toute  à  désirer  :  l'on  remet  à  l'avenir  son  repos  et 
ses  joies,  à  cet  âge  souvent  où  les  meilleurs  biens 
ont  déjà  disparu,  la  santé  et  la  jeunesse.  Ce  temps 
arrive,  qui  nous  surprend  encore  dans  les  désirs  :  on 
en  est  là,  quand  la  fièvre  nous  saisit  et  nous  éteint; 
si  l'on  eût  guéri,  ce  n'était  que  pour  désirer  plus 
longtemps.        \,    '  '      ,  '  '" 

Loi-squ'on  désire ,  on  se  renà  à  discrétion  à  ce- 
lui de  qui  l'on  espère  :  est-on  sûr  d'avoir,  on  tem- 
porise, on  parlemente,  on  capitule. 

Il  est  si  ordinaire  à  l'homme  de  n'être  pas  heu- 
reux, et  si  essentiel  à  tout  ce  qui  est  un  bien  d'être 
acheté  par  mille  peines,  qu'une  affaire  qui  se 
rend  facile  devient  suspecte.  L'on  comprend  à 
peine,  ou  que  ce  qui  coûte  si  peu  puisse  nous  être 
fort  avantageux ,  ou  qu'avec  des  mesures  justes 
l'on  doive  si  aisément  parvenir  à  la  fin  que  l'on 
se  propose.  L'on  croit  mériter  les  bons  succès, 
mais  n'y  devoir  compter  que  fort  rarement. 

L'homme  qui  dit  qu'il  n'est  pas  né  heureux 
pourrait  du  moins  le  devenir  par  le  bonheur  de 
ses  amis  ou  de  ses  proches.  L'envie  lui  ôte  cette 
dernière  ressource. 

Quoi  que  j'aie  pu  dire  ailleurs,  peut-être  que 
les  affligés  ont  tort  ;  les  hommes  semblent  être 
nés  pour  l'infortune,  la  douleur  et  la  pauvreté , 
peu  en  échappent  ;  et  comme  toute  disgrâce  peut 
leur  arriver ,  ils  devraient  être  préparés  à  toute 
disgrâce. 

Les  hommes  ont  tant  de  peine  à  s'approcher 
sur  les  affaires,  sont  si  épineux  sur  les  moindres 
intérêts ,  si  hérissés  de  difficultés ,  veulent  si  fort 
tromper  et  si  peu  être  trompés,  mettent  si  haut  ce 
qui  leur  appartient,  et  si  bas  ce  qui  appartient  aux 
autres ,  que  j'avoue  que  je  ne  sais  par  où  et  com- 
ment se  peuvent  conclure  les  mariages ,  les  con- 
trats, les  acquisitions,  la  paix,  la  trêve,  les  trai- 
tés, les  alliances. 

A  quelques-uns  l'arrogance  tient  lieu  de  gran- 
deur ;  l'inhumanité,  de  fermeté  ;  et  la  fourberie, 
d'esprit. 

Les  fourbes  croient  aisément  que  les  autres  le 
sont  :  il  ne  peuvent  guère  être  trompés ,  et  ils  ne 
trompent  pas  longtemps. 

Je  me  rachèterai  toujours  fort  volontiers  d'être 
fourbe,  par  être  stupide  et  passer  pour  tel. 

On  ne  trompe  point  en  bien  ;  la  fourberie  ajoute 
la  malice  au  mensonge. 

S'il  y  avait  moins  de  dupes ,  il  y  aurait  moins 
de  ce  qu'on  appelle  des  hommes  fins  ou  entendus, 


et  de  ceux  qui  tirent  autant  de  vanité  que  de 
distinction  d'avoir  su ,  pendant  tout  le  cours  de 
leur  vie,  tromper  les  autres.  Comment  voulez- 
vous  qu' Érophile ,  à  qui  le  manque  de  parole , 
les  mauvais  offices,  la  fourberie,  bien  loin  de 
nuire',  ont  mérité  des  grâces  et  des  bienfaits  de 
ceux  mêmes  qu'il  a  ou  manqué  de  servir,  ou  déso- 
bligés ,  ne  présume  pas  infiniment  de  soi  et  de 
son  industrie  ? 

L'on  n'entend  dans  les  places  et  dans  les  rues 
des  grandes  villes,  et  de  la  bouche  de  ceux  qui 
passent,  que  les  mots  d'exploit,  de  saisie,  d'/«- 
terrogatoire ,  de  promesse,  et  de  plaider  contre 
sa  promesse  :  est-ce  qu'il  n'y  aurait  pas  dans  le 
monde  la  plus  petite  équité?  serait-il  au  contraire 
rempli  de  gens]|qui  demandent  froidement  ce  qui 
ne  leur  est  pas  dû,  ou  qui  refusent  nettement  de 
rendre  ce  qu'ils  doivent  ? 

Parchemins  inventés  pour  faire  souvenir  ou 
pour  convaincre  les  hommes  de  leur  parole  :  honte 
de  l'humanité  I 

Otez  les  passions ,  l'intérêt ,  l'injustice ,  quel 
calme  dans  les  plus  grandes  villes  I  Les  besoins 
et  la  subsistance  n'y  font  pas  le  tiers  de  l'em- 
bai-ras. 

Rien  n'engage  tant  un  esprit  raisonnable  à  sup- 
porter tranquillement  des  parents  et  des  amis  les 
torts  qu'ils  ont  à  son  égard,  que  la  réflexion  qu'il 
fait  sur  les  vices  de  l'humanité,  et  combien  il  est 
pénible  aux  hommes  d'être  constants,  généreux, 
fidèles,  d'être  touchés  d'une  amitié  plus  forte 
que  leur  intérêt.  Comme  il  connaît  leur  portée ,  il 
n'exige  point  d'eux  qu'ils  pénètrent  les  corps, 
qu'ils  volent  dans  l'air ,  qu'ils  aient  de  l'équité  : 
il  peut  haïr  les  hommes  en  général ,  où  il  y  a  si 
peu  de  vertu;  mais  il  excuse  les  particuliers,  il 
les  aime  même  par  des  motifs  plus  relevés,  et  il 
s'étudie  à  mériter  le  moins  qu'if  se  peut  une  pa- 
reille indulgence. 

Il  y  a  de  certains  biens  que  l'on  désire  avec 
emportement,  et  dont  l'idée  seule  nous  enlève 
et  nous  transporte  :  s'il  nous  arrive  de  les  obtenir, 
on  les  sent  plus  tranquillement  qu'on  ne  l'eût 
pensé,  on  en  jouit  moins  que  l'on  n'aspire  encore  à 
de  plus  grands. 

Il  y  a  des  maux  effroyables  et  d'horribles 
malheurs  où  l'on  n'ose  penser,  et  dont  la  seule 
vue  fait  frémir  :  s'il  arrive  que  l'on  y  tombe, 
l'on  se  trouve  des  ressources  que  l'on  ne  se  con- 
naissait point,  l'on  se  roidit  contre  son  infor- 
tune, et  l'on  fait  mieux  qu'on  ne  l'espérait. 

Il  ne  faut  quelquefois  qu'une  jolie  maison 
dont  on  hérite ,  qu'un  beau  cheval ,  ou  un  joli 


DE  L'HOMME. 


32 


chien  dont  on  se  trouve  le  maître ,  qu'une  ta- 
pisserie, qu'une  pendule,  pour  adoucir  une 
grande  douleur,  et  pour  faire  moins  sentir  une 
grande  perte. 

Je  suppose  que  les  hommes  soient  éternels 
sur  la  terre ,  et  je  médite  ensuite  sur  ce  qui 
pourrait  me  faire  connaître  qu'ils  se  feraient 
alors  une  plus  grande  affaire  de  leur  établisse- 
ment ,  qu'ils  ne  s'en  font  dans  l'état  où  sont  les 
choses. 

Si  la  vie  est  misérable ,  elle  est  pénible  à  sup- 
porter; si  elle  est  heureuse,  il  est  horrible  de  la 
perdre  :  l'un  revient  à  l'autre. 

Il  n'y  a  rien  que  les  hommes  aiment  mieux  à 
conserver,  et  qu'ils  ménagent  moins ,  que  leur 
propre  vie. 

Irèn^  se  transporte  à  grands  frais  en  Épidaure, 
voit  Esculape  dans  son  temple ,  et  le  consulte  sur 
tous  ses  maux.  D'abord  elle  se  plaint  qu'elle  est 
lasse  et  recrue  de  fatigue  ;  et  le  dieu  prononce 
que  cela  lui  arrive  par  la  longueur  du  chemin 
qu'elle  vient  de  faire  :  elle  dit  qu'elle  est  le  soir 
sans  appétit  ;  l'oracle  lui  ordonne  de  diner  peu  : 
elle  ajoute  qu'elle  est  sujette  à  des  insomnies  ;  et 
il  lui  prescrit  de  n'être  au  lit  que  pendant  la  nuit  : 
elle  lui  demande  pourquoi  elle  devient  pesante, 
et  quel  remède  ;  l'oracle  répond  qu'elle  doit  se 
lever  avant  midi ,  et  quelquefois  se  servir  de  ses 
jambes  pour  marcher  :  elle  lui  déclare  que  le  vin 
lui  est  nuisible;  l'oracle  lui  dit  de  boire  de  l'eau  : 
qu'elle  a  des  indigestions  ;  et  il  ajoute  qu'elle  fasse 
diète.  Ma  vue  s'affaiblit,  dit  Irène  :  prenez  des 
lunettes,  dit  Esculape.  Je  m'affaiblis  moi-même, 
continue-t-elle ,  et  je  ne  suis  ni  si  forte  ni  si  saine 
que  j'ai  été  :  c'est ,  dit  le  dieu ,  que  vous  vieillis- 
sez. Mais  quel  moyen  de  guérir  de  cette  lan- 
gueur? le  plus  court,  Irène,  c'est  de  mourir, 
comme  ont  fait  votre  mère  et  votre  aïeule.  Fils 
d'Apollon,  s'écrie  Irène,  quel  conseil  me  donnez- 
vous  ?  Est-ce  là  toute  cette  science  que  les  hommes 
publient,  et  qui  vous  fait  révérer  de  toute  la 
terre?  Que  m'apprenez-vous  de  rare  et  de  mysté- 
rieux? et  ne  savais-je  pas  tous  ces  remèdes  que 
vous  m'enseignez?  Que  n'en  usiez-vous  donc, 
répond  le  dieu ,  sans  venir  me  chercher  de  si  loin, 
et  abréger  vos  jours  par  un  long  voyage? 

La  mort  n'arrive  qu'une  fois,  et  se  fait  sentir 
à  tous  les  moments  de  la  vie  :  il  est  plus  dur  de 
l'appréhender  que  de  la  souffrir. 

L'inquiétude,  la  crainte,  l'abattement,  n'éloi- 

'  On  préteud  qu'un  médecin  tint  ce  discours  à  madame  de 
Montespan  aux  eaux  de  Bourbon,  où  elle  allait  souvent  pour 
des  maladies  imaKinaires. 


gnent  pas  la  mort;  au  contraire  :  je  doute  seule- 
ment que  le  ris  excessif  convienne  aux  hommes , 
qui  sont  mortels. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain  dans  la  mort  est  un  peu 
adouci  par  ce  qui  est  incertain  :  c'est  un  indéfini 
dans  le  temps ,  qui  tient  quelque  chose  de  l'infini 
et  de  ce  qu'on  appelle  éternité. 

Pensons  que ,  comme  nous  soupirons  présen- 
tement pour  la  florissante  jeunesse  qui  n'est 
plus,  et  ne  reviendra  point,  la  caducité  suivra, 
qui  nous  fera  regretter  l'âge  viril  où  nous  sommes 
encore,  et  que  nous  n'estimons  pas  assez. 

L'on  craint  la  vieillesse,  que  l'on  n'est  pas  sûr 
de  pouvoir  atteindre. 

L'on  espère  de  vieillir,  et  l'on  craint  la  vieil- 
lesse ;  c'est-à-dire  l'on  aime  la  vie ,  et  l'on  fuit  la 
mort. 

C'est  plus  tôt  fait  de  céder  à  la  nature  et  de 
craindre  la  mort,  que  de  faire  de  continuels  ef- 
forts, s'armer  de  raisons  et  de  réflexions ,  et  être 
continuellement  aux  prises  avec  soi-même,  pour 
ne  la  pas  craindre. 

Si  de  tous  les  hommes  les  uns  mouraient,  les 
autres  non,  ce  serait  une  désolante  affliction  que 
de  mourir. 

Une  longue  maladie  semble  être  placée  entre  la 
vie  et  la  mort,  afin  que  la  mort  même  devienne 
un  soulagement  et  à  ceux  qui  meurent  et  à  ceux 
qui  restent. 

A  parler  humainement ,  la  mort  a  un  bel  en- 
droit, qui  est  de  mettre  fin  à  la  vieillesse. 

La  mort  qui  prévient  la  caducité  arrive  plus 
à  propos  que  celle  qui  la  termine. 

Le  regret  qu'ont  les  hommes  du  mauvais  em 
ploi  du  temps  qu'ils  ont  déjà  vécu,  ne  les  conduit 
pas  toujours  à  faire  de  celui  qaii  leur  reste  à  vivre 
un  meilleur  usage. 

La  vie  est  un  sommeil.  Les  vieillards  sont  ceux 
dont  le  sommeil  a  été  plus  long  :  ils  ne  commen- 
cent à  se  réveiller  que  quand  il  faut  mourir.  S'ils 
repassent  alors  sur  tout  le  cours  de  leurs  années , 
ils  ne  trouvent  souvent  ni  vertus ,  ni  actions 
louables  qui  les  distinguent  les  unes  des  autres  :  ils 
confondent  leurs  différents  âges ,  ils  n'y  voient 
rien  qui  marque  assez  pour  mesurer  le  temps 
qu'ils  ont  vécu.  Ils  ont  eu  un  songe  confus,  uni- 
forme ,  et  sans  aucune  suite  :  ils  sentent  néan- 
moins ,  comme  ceux  qui  s'éveillent ,  qu'ils  ont 
dormi  longtemps. 

Il  n'y  à  pour  l'homme  que  trpis  événements , 
naître ,  vivre ,  et  mourir  :  il  ne  se  sent  pas  naî- 
tre, il  souffre  à  mourir,  et  il  oublie  de  vivre. 

Il  y  a  un  temps  où  la  raison  n'est  pas  encore  , 


32t?. 


LES  CâKACIERIlS  DE  LA  BRUYÈRE, 


ou  l'on  ne  vit  que  par  instinct,  ù  la  niîuilère  des 
animaux ,  et  dont  il  ne  reste  dans  la  mémoire  au- 
cun vestige.  11  y  a  un  second  temps  où  la  raison  se 
développe,  où  elle  est  formée,  et  où  elle  pourrait 
agir,  si  elle  n'était  pas  obscurcie  et  comme  éteinte 
par  les  vices  de  la  complexion ,  et  par  un  enchaî- 
nement de  passions  qui  se  succèdent  les  unes  aux 
autres ,  et  conduisent  jusqu'au  troisième  et  der- 
nier âge.  La  raison ,  alors  dans  sa  force ,  devrait 
produire  ;  mais  elle  est  refroidie  et  ralentie  par 
les  années,  par  la  maladie  et  la  douleur,  décon- 
certée ensuite  par  le  désordre  de  la  machine  qui 
est  dans  son  déclin  :  et  ces  temps  néanmoins  sont 
la  vie  de  l'homme  ! 

Les  enfants  sont  hautains ,  dédaigneux  ,  colè- 
res ,  envieux ,  curieux  ,  intéressés ,  paresseux  , 
volages ,  timides,  intempérants ,  menteurs ,  dis- 
simulés ;  ils  rient  et  pleurent  facilement  ;  ils  ont 
des  joies  immodérées  et  des  afflictions  amères  sur 
de  très-petits  sujets  ;  ils  ne  veulent  point  souffrir 
de  mal ,  et  aiment  à  en  faire  :  ils  sont  déjà  des 
hommes. 

Les  enfants  n'ont  ni  passé  ni  avenir;  et,  ce 
qui  ne  nous  arrive  guère,  ils  jouissent  du  présent. 

Le  caractère  de  l'enfance  paraît  unique;  les 
mœurs  dans  cet  âge  sont  assez  les  mêmes ,  et  ce 
n'est  qu'avec  une  curieuse  attention  qu'on  en  pé- 
nètre la  différence  :  elle  augmente  avec  la  raison, 
parce  qu'avec  celle-ci  croissent  les  passions  et  les 
vices,  qui  seuls  rendent  les  hommes  si  dissem- 
blables entre  eux ,  et  si  contraires  à  eux-mêmes. 

Les  enfants  ont  déjà  de  leur  âme  l'imagina- 
tion et  la  mémoire ,  c'est-à-dire  ce  que  les  vieil- 
lards n'ont  plus;  et  ils  en  tirent  un  merveilleux 
usage  pour  leurs  petits  jeux  et  pour  tous  leurs 
amusements  :  c'est  par  elles  qu'ils  répètent  ce 
qu'ils  ont  entendu  dire,  qu'ils  contrefont  ce  qu'ils 
ont  vu  faire;  qu'ils  sont  de  tous  métiers,  soit 
qu'ils  s'occupent  en  effet  à  mille  petits  ouvrages , 
soit  qu'ils  imitent  les  divers  artisans  par  le  mou- 
vement et  par  le  geste  ;  qu'ils  se  trouvent  à  un 
grand  festin ,  et  y  font  bonne  chère  ;  qu'ils  se 
transportent  dans  des  palais  et  dans  des  lieux 
enchantés  ;  que,  bien  que  seuls ,  ils  se  voient  un 
riche  équipage  et  un  grand  cortège  ;  qu'ils  con- 
duisent des  armées ,  livrent  bataille ,  et  jouissent 
du  plaisir  de  la  victoire;  qu'ils  parlent  aux  rois  et 
aux  grands  princes;  qu'ils  sont  rois  eux-mêmes , 
ont  des  sujets,  possèdent  des  trésors  qu'ils  peu- 
vent fairç  de  feuilles  d'arbres  ou  de  grains  de 
sable,  et,  ce  qu'ils  ignorent  dans  la  suite  de  leur 
vie,  savent,  à  cet  âge,  être  les  arbitres  de  leur 
fortune  ,  et  les  maîtres  de  leur  propre  félicité. 


Il  n'y  a  nuls  vices  extérieurs  et  nuls  défauts 
du  corps  qui  ne  soient  aperçus  par  les  enfants; 
ils  les  saisissent  d'une  première  vue ,  et  ils  sa- 
vent les  exprimer  par  des  mots  convenables;  on 
ne  nomme  point  plus  heureusement  :  devenus 
hommes  ^  ils  sont  chargés  ù  leur  tour  de  toutes 
les  imperfections  dont  ils  se  sont  moqués. 

L'unique  soin  des  enfants  est  de  trouver  l'en- 
droit faible  de  leurs  maîtres,  comme  de  tous  ceux 
à  qui  ils  sont  soumis  :  dès  qu'ils  ont  pu  k»s  enta- 
mer, ils  gagnent  le  dessus,  et  prennent  sur  eux 
un  ascendant  qu'ils  ne  perdent  plus.  Ce  qui  nous 
fait  déchoir  une  première  fois  de  cette  supério- 
rité à  leur  égard  est  toujours  ce  qui  nous  em- 
pêche de  la  recouvrer. 

La  paresse,  l'indolence  et  l'oisiveté,  vices  él 
naturels  aux  enfants,  disparaissent  dans  leurs 
jeux,  où  ils  son  vifs,  appliqués,  exacts,  amou- 
reux des  règles  et  de  la  symétrie ,  où  ils  ne  se 
pardonnent  nulle  faute  les  uns  aux  autres,  iet 
recommencent  eux-mêmes  plusieurs  fois  une 
seule  chose  qu'ils  ont  manquée  :  présages  certains 
qu'ils  pourront  un  jour  négliger  leurs  devoirs, 
mais  qu'ils  n'oublieront  rien  pour  leurs  plaisirs. 
Aux  enfants  tout  paraît  grand ,  les  cours ,  les 
jardins,  les  édifices,  les  meubles,  les  hommes, 
les  animaux  :  aux  hommes  les  choses  du  monde 
paraissent  ainsi ,  et  j'ose  dire  par  la  même  rai- 
son, parce  qu'ils  sont  petits. 

Les  enfants  commencent  entre  eux  par  l'état 
populaire ,  chacun  y  est  le  maître  ;  et,  ce  qui  est 
bien  naturel ,  ils  ne  s'en  accommodent  pas  long- 
temps ,  et  passent  au  monarchique.  Quelqu'un  se 
distingue,  ou  par  une  plus  grande  vivacité,  ou 
par  une  meilleure  disposition  du  corps ,  ou  par 
une  connaissance  plus  exacte  des  jeux  différents 
et  des  petites  lois  qui  les  composent  ;  les  autres 
lui  défèrent,  et  il  se  forme  alors  un  gouverne- 
ment absolu  qui  ne  roule  que  sur  le  plaisir. 

Qui  doute  que  les  enfants  ne  conçoivent,  qu'ils  ne 
jugent,  qu'ils  ne  raisonnent  conséquemment?  si 
c'est  seulement  sur  de  petites  choses ,  c'est  qu'ils 
sont  enfants,  et  sans  une  longue  expérience;  et 
si  c'est  en  mauvais  termes,  c'est  moins  leur  faute 
que  celle  de  leurs  parents  ou  de  leurs  maîtres.' 
C'est  perdre  toute  confiance  dans  l'esprit  dès 
enfants ,  et  leur  devenir  inutile ,  que  de  les  punir 
des  fautes  qu'ils  n'ont  point  faites ,  ou  même  sé- 
vèrement de  celles  qui  sont  légères.  Ils  savent 
précisément  et  mieux  que  personne  ce  qu'ils 
méritent ,  et  ils  ne  méritent  guère  que  ce  qu'ils 
craignent  :  ils  connaissent  si  c'est  à  tort  ou  avec 
raison  qu'on  les  châtie ,  et  ne  se  gâtent  pas  moins 


DE  L'IIOMMÉ. 


323 


par  des  peines  mal  ordonnées  que  par  l'impunité. 

On  ne  vit  point  assez  pour  profiter  de  ses  fautes  ; 
on  en  con)met  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie;  et 
tout  ce  que  l'on  peut  faire  à  force  de  faillir,  c'est 
de  mourir  corrigé. 

Il  n'y  a  rien  qui  rafraîchisse  le  sang  comme 
d'avoir  su  éviter  de  faire  une  sottise. 

Le  récit  de  ses  fautes  est  pénible ,  on  veut  les 
couvrir  et  en  charger  quelque  autre  ;  c'est  ce  qui 
donne  le  pas  au  directeur  sur  le  confesseur. 

Les  fautes  des  sots  sont  quelquefois  si  lourdes 
et  si  difficiles  à  prévoir,  qu'elles  mettent  les 
sages  en  défaut ,  et  ne  sont  utiles  qu'à  ceux  qui 
les  font. 

L'esprit  de  parti  abaisse  les  plus  grands  hom- 
mes jusqu'aux  petitesses  du  peuple. 

Nous  faisons  par  vanité  ou  par  bienséance  les 
mêmes  choses  et  avec  les  mêmes  dehors  que  nous 
les  ferions  par  inclination  ou  par  devoir  :  tel  vient 
de  mourir  à  Paris  de  la  fièvre  qu'il  a  gagnée  à 
veiller  sa  femme  qu'il  n'aimait  point. 

Les  hommes  dans  !e  cœur  veulent  être  estimés, 
et  ils  cachent  avec  soin  l'envie  qu'ils  ont  d'être 
estimés;  parce  que  les  hommes  veulent  passer 
pour  vertueux ,  et  que  vouloir  tirer  de  la  vertu 
tout  autre  avantage  que  la  même  vertu ,  je  veux 
dire  l'estime  et  les  louanges,  ce  ne  serait  plus 
être  vertueux,  mais  aimer  l'estime  et  les  louan- 
ges ,  ou  être  vain  :  les  hommes  sont  très- vains , 
et  ils  ne  haïssent  rien  tant  que  de  passer  pour  tels. 

Un  homme  vain  trouve  son  compte  à  dire  du 
bien  ou  du  mal  de  soi  :  un  homme  modeste  ne 
parle  point  de  soi. 

On  ne  voit  point  mieux  le  ridicule  de  la  vanité, 
et  combien  elle  est  un  vice  honteux ,  qu'en  ce 
qu'elle  n'ose  se  montrer,  et  qu'elle  se  cache  sou- 
vent sous  les  apparences  de  son  contraire. 

La  fausse  modestie  est  le  dernier  raffinement 
de  la  vanité  :  elle  fait  que  l'homme  vain  ne  paraît 
point  tel ,  et  se  fait  valoir  au  contraire  par  la  vertu 
opposée  au  vice  qui  fait  son  caractère  :  c'est  un 
mensonge.  La  fausse  gloire  est  l'écueil  de  la  Va- 
nité ;  elle  nous  conduit  à  vouloir  être  estimés  par 
des  choses  qui ,  à  la  vérité ,  se  trouvent  en  nous , 
mais  qui  sont  frivoles  et  indignes  qu'on  les  re- 
lève :  c'est  une  erreur. 

Les  hommes  parlent  de  manière,  sur  ce  qui  les 
regarde,  qu'ils  n'avouent  d'eux-mêmes  que  de 
petits  défauts ,  et  encore  ceux  qui  supposent  en 
leurs  personnes  de  beaux  talents,  ou  de  grandes 
qualités.  Ainsi  l'on  se  plaint  de  son  peu  de  mé- 
moire, content  d'ailleurs  de  son  grand  sens  et  de 
son  bon  jugement  :  l'on  reçoit  le  reproche  de  la 


distraction  et  de  la  rêverie,  comme  s'il  nous 
accordait  le  bel  esprit  :  l'on  dit  de  soi  qu'on  est 
maladroit ,  et  qu'on  ne  peut  rien  faire  de  ses 
mains ,  fort  consolé  de  la  perte  de  ces  petits  ta- 
lents par  ceux  de  l'esprit ,  ou  par  les  dons  de 
l'âme  que  tout  le  monde  nous  connaît  :  l'on  fait 
l'aveu  de  sa  paresse  en  des  termes  qui  signifient 
toujours  son  désintéi'essement,  et  que  l'on  est 
guéri  de  l'ambition  :  l'on  ne  rougit  point  de  sa 
malpropreté,  qui  n'est  qu'une  négligence  pour 
les  petites  choses ,  et  qui  semble  supposer  qu'on 
n'a  d'application  que  pour  les  solides  et  les  essen» 
tielles.  Un  homme  de  guerre  aime  à  dire  que  c'était 
par  trop  d'empressement  ou  par  curiosité  qu'il  s<; 
trouva  un  certain  jour  à  la  tranchée ,  ou  en  quel^ 
que  autre  poste  très-périlleux ,  sans  être  de  garde 
ni  commandé ,  et  il  ajoute  qu'il  en  fut  repris  par 
son  général.  De  même  une  bonne  tête,  ou  un 
ferme  génie  qui  se  trouve  né  avec  cette  prudence 
que  les  autres  hommes  cherchent  vainement  à  ac* 
quérir  ;  qui  a  fortifié  la  trempe  de  son  esprit  par 
une  grande  expérience  ;  que  le  nombre ,  le  poids , 
la  diversité ,  la  difficulté ,  et  l'importance  des  af- 
faires ,  occupent  seulement ,  et  n'accablent  point  ; 
qui ,  par  l'étendue  de  ses  vues  et  de  sa  pénétra- 
tion, se  rend  maître  de  tous  les  événements, 
qui ,  bien  loin  de  consulter  toutes  les  réflexions 
qui  sont  écrites  sur  le  gouvernement  et  la  poUti- 
que,  est  peut-être  de  ces  âmes  sublimes  nées  pour 
régir  les  autres ,  et  sur  qui  ces  premières  règles 
ont  été  faites  ;  qui  est  détourné ,  par  les  grandes 
choses  qu'il  fait,  des  belles  ou  des  agréables  qu'il 
pourrait  lire ,  et  qui  au  contraire  ne  perd  rien  à 
retracer  et  à  feuilleter,  pour  ainsi  dire ,  sa  vie  et 
ses  actions  ;  un  homme  ainsi  fait  peut  dire  aisé- 
ment,  et  sans  se  commettre ,  qu'il  ne  connaît  au- 
cun livre ,  et  qu'il  ne  lit  jamais. 

On  veut  quelquefois  cacher  ses  faibles ,  ou  en 
diminuer  l'opinion,  par  l'aveu  libre  que  l'on  en  fait. 
Tel  dit,  je  suis  ignorant,  qui  ne  sait  rien  :  un 
homme  dit ,  je  suis  vieux ,  il  passe  soixante  ans  ; 
un  autre  encore ,  je  ne  suis  pas  riche ,  et  il  est 
pauvre. 

La  modestie  n'est  point,  ou  est  confondue  avec 
une  chose  toute  différente  de  soi ,  si  on  la  prend 
pour  un  sentiment  intérieur  qui  avilit  l'homme  à 
ses  propres  yeux ,  et  qui  est  une  vertu  surnatu- 
relle qu'on  appelle  humihté.  L'homme ,  de  sa  na- 
ture ,  pense  hautement  et  superbement  de  lui- 
même  ,  et  ne  pense  ainsi  que  de  lui-même  :  la 
modestie  ne  tend  qu'à  faire  que  personne  n'en 
souffre;  elle  est  une  vertu  du  dehors,  qui  règle 
ses  yeux,  sa  démarche,  ses  paroles,  son  ton  de 


:m 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE, 


voix ,  et  qui  ie  fait  agir  extérieurement  avec  ïes 
autres  comme  s'il  n'était  pas  vrai  qu'il  les  compte 
pour  rien. 

Le  monde  est  plein  de  gens  «qui ,  faisant  exté- 
rieurement et  par  habitude  la  comparaison  d'eux- 
mêmes  avec  les  autres,  décident  toujours  en  fa- 
veur de  leur  propre  mérite ,  et  agissent  consé- 
quemment. 

Vous  dites  qu'il  faut  être  modeste;  les  gens 
bien  nés  ne  demandent  pas  mieux  ;  faites  seule- 
ment que  les  hommes  n'empiètent  pas  sur  ceux 
qui  cèdent  par  modestie ,  et  ne  brisent  pas  ceux 
qui  plient. 

De  même  l'on  dit,  il  faut  avoir  des  habits  mo- 
destes ;  les  personnes  de  mérite  ne  désirent  rien 
davantage  :  mais  le  monde  veut  de  la  pai'ure,  on 
lui  en  donne  ;  il  est  avide  de  la  superfluité ,  on  lui 
en  montre.  Quelques  -  uns  n'estiment  les  autres 
que  par  de  beau  linge  ou  par  une  riche  étoffe  ; 
Ton  ne  refuse  pas  toujours  d'être  estimé  à  ce  prix. 
Il  y  a  des  endroits  où  il  faut  se  faire  voir  :  un  ga- 
lon d'or  plus  large  ou  plus  étroit  vous  fait  entrer 
ou  refuser. 

Notre  vanité  et  la  trop  grande  estime  que  nous 
avons  de  nous-mêmes  nous  fait  soupçonner  dans 
les  autres  une  fierté  à  notre  égard ,  qui  y  est  quel- 
fois  ,  et  qui  souvent  n'y  est  pas  :  une  personne 
modeste  n'a  point  cette  délicatesse. 

Comme  il  faut  se  défendre  de  cette  vanité  qui 
nous  fait  penser  que  les  autres  nous  regardent 
avec  curiosité  et  avec  estime ,  et  ne  parlent  en- 
semble que  pour  s'entretenir  de  notre  mérite  et 
faire  notre  éloge  ;  aussi  devons-nous  avoir  une  cer- 
taine confiance  qui  nous  empêche  de  croire  qu'on 
ne  se  parle  à  l'oreille  que  pour  dire  du  mal  de 
nous,  ou  que  l'on  ne  rit  que  pour  s'en  moquer. 

D'où  vient  qu' Alcippe  me  salue  aujourd'hui , 
me  sourit,  et  se  jette  hors  d'une  portière  de  peur 
de  me  manquer?  Je  ne  suis  pas  riche,  et  je  suis 
à  pied  ;  il  doit  dans  les  règles  ne  me  pas  voir  : 
n'est-ce  point  pour  être  vu  lui-même  dans  un 
même  fond  avec  un  grand  ? 

L'on  est  si  rempli  de  soi-même ,  que  tout  s'y 
rapporte  :  l'on  aime  à  être  vu ,  montré ,  à  être 
salué,  même  des  inconnus  :  ils  sont  fiers,  s'ils  l'ou- 
blient; l'on  veut  qu'ils  nous  devinent. 

Nous  cherchons  notre  bonheur  hors  de  nous- 
mêmes,  et  dans  l'opinion  des  hommes,  que  nous 
connaissons  flatteurs,  peu  sincères ,  sans  équité , 
pleins  d'envie ,  de  caprices ,  et  de  préventions  : 
quelle  bizarrerie  ! 

Il  semble  que  l'on  ne  puisse  rire  que  des  choses 
ridicules  :  l'on  voit  néanmoins  de  certaines  gens 


qui  rient  également  des  choses  ridicules  et  de 
celles  qui  ne  le  sont  pas.  Si  vous  êtes  sot  et  in- 
considéré, et  qu'il  vous  échappe  devant  eux  quel- 
que impertinence,  ils  rient  de  vous  :  si  vous  êtes 
sage ,  et  que  vous  ne  disiez  que  des  choses  raison- 
nables, et  du  ton  qu'il  les  faut  dire,  ils  rient  de 
même. 

Ceux  qui  nous  ravissent  les  biens  par  la  vio- 
lence ou  par  l'injustice,  et  qui  nous  Atent  l'honneur 
par  la  calomnie,  nous  marquent  assez  leur  haine 
pour  nous  ;  mais  ils  ne  nous  prouvent  pas  égale- 
ment qu'ils  aient  perdu  à  notre  égard  toute  sorte 
d'estime  :  aussi  ne  sommes-nous  pas  incapables 
de  quelque  retour  pour  eux ,  et  de  leur  rendre 
un  jour  notre  amitié.  La  moquerie,  au  contraire, 
est  de  toutes  les  injures  celle  qui  se  pardonne  le 
moins  ;  elle  est  le  langage  du  mépris ,  et  l'une 
des  manières  dont  il  se  fait  le  mieux  entendre  ; 
elle  attaque  l'homme  dans  son  dernier  retranche- 
ment ,  qui  est  l'opinion  qu'il  a  de  soi-même;  elle 
veut  le  rendre  ridicule  à  ses  propres  yeux  ;  et 
ainsi  elle  le  convainc  de  la  plus  mauvaise  disposi- 
tion où  l'on  puisse  être  poui-  lui ,  et  le  rend  irré- 
conciUable. 

C'est  une  chose  monstrueuse  que  le  goût  et  la 
facilité  qui  est  en  nous  de  railler,  d'improuver  et 
de  mépriser  les  autres;  et  tout  ensemble  la  colère 
que  nous  ressentons  contre  ceux  qui  nous  rail- 
lent ,  nous  improuvent ,  et  nous  méprisent. 

La  santé  et  les  richesses ,  ôtant  aux  hommes 
l'expérience  du  mal,  leur  inspirent  la  dureté  pour 
leurs  semblables;  et  les  gens  déjà  chargés  de 
leur  propre  misère  sont  ceux  qui  entrent  davan- 
tage par  la  compassion  dans  celle  d'autrui. 

Il  semble  qu'aux  âmes  bien  nées  les  fêtes ,  les 
spectacles,  la  symphonie,  rapprochent  et  font 
mieux  sentir  l'infortune  de  nos  proches  ou  de  nos 
amis. 

Une  grande  âme  est  au-dessus  de  l'injure ,  de 
l'injustice,  de  la  douleur,  de  la  moquerie  ;  et  elle 
serait  invulnérable,  si  elle  ne  souffrait  par  la 
compassion. 

Il  y  a  une  espèce  de  honte  d'être  heureux  a 
la  vue  de  certaines  misères. 

On  est  prompt  à  connaître  ses  plus  petits  avan- 
tages ,  et  lent  à  pénétrer  ses  défauts  :  on  n'ignore 
point  qu'on  a  de  beaux  sourcils  ,  les  ongles  bien 
faits  ;  on  sait  à  peine  que  l'on  est  borgne;  on  ne 
sait  point  du  tout  que  l'on  manque  d'esprit. 

Argyre  tire  son  gant  pour  montrer  une  belle 
main,  et  elle  ne  négUge  pas  de  découvrir  un  pe- 
tit soulier  qui  suppose  qu'elle  a  le  pied  petit  : 
elle  rit  des  choses  plaisantes  ou  sérieuses  pour 


il 


<'...:K, 


DE  LHOxMME. 


325 


faire  voîî*  de  belles  dents  :  si  elle  montré  son 
oreille ,  c'est  qu'elle  l'a  bien  faite  ;  et  si  elle  ne 
danse  jamais ,  c'est  qu'elle  est  peu  contente  de  sa 
taille ,  qu'elle  a  épaisse  :  elle  entend  tous  ses  in- 
térêts ,  à  l'exception  d'un  seul  ;  elle  parle  tou- 
jours ,  et  n'a  point  d'esprit. 

Les  hommes  comptent  presque  pour  rien  tou- 
tes les  vertus  du  cœur,  et  idolâtrent  les  talents 
du  corps  et  de  l'esprit  :  celui  qui  dit  froidement 
de  soi  j  et  sans  croire  blesser  la  modestie ,  qu'il 
est  bon,  qu'il  est  constant,  fidèle,  sincère,  équi- 
table, reconnaissant,  n'ose  dire  qu'il  est  vif, 
qu'il  a  les  dents  belles  et  la  peau  douce  :  cela  est 
trop  fort. 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  deux  vertus  que  les  hom- 
mes admirent,  la  bravoure  et  la  libéralité,  parce 
qu'il  y  a  deux  choses  qu'ils  estiment  beaucoup , 
et  que  ces  vertus  font  négliger,  la  vie  et  l'argent  : 
aussi  personne  n'avance  de  soi  qu'il  est  brave  ou 
libéral. 

Personne  ne  dit  de  soi ,  et  surtout  sans  fonde- 
ment, qu'il  est  beau,  qu'il  est  généreux,  qu'il 
est  sublime  :  on  a  mis  ces  qualités  à  un  trop  haut 
prix  ;  on  se  contente  de  le  penser. 

Quelque  rapport  qu'il  paraisse  de  b  jalousie  à 
l'émulation,  il  y  a  entre  elles  le  même  éloignement 
que  celui  qui  se  trouve  entre  le  vice  et  la  vertu. 

La  jalousie  et  l'émulation  s'exercent  sur  le 
même  objet ,  qui  est  le  bien  ou  le  mérite  des  au- 
tres ;  avec  cette  différence  que  celle-ci  est  un 
sentiment  volontaire ,  courageux ,  sincère ,  qui 
rend  l'âme  féconde,  qui  la  fait  profiter  des  grands 
exemples,  et  la  porte  souvent  au-dessus  de  ce 
qu'elle  admire  ;  et  que  celle-là  au  contraire  est 
un  mouvement  violent  et  comme  un  aveu  con- 
traint du  mérite  qui  est  hors  d'elle  ;  qu'elle  va 
même  jusqu'à  nier  la  vertu  dans  les  sujets  où  elle 
existe ,  ou  qui ,  forcée  de  la  reconnaître ,  lui  re- 
fuse les  éloges  ou  lui  envie  les  récompenses; 
une  passion  stérile  qui  laisse  l'homme  dans  l'état 
où.  elle  le  trouve ,  qui  le  remplit  de  lui-même , 
de  l'idée  de  sa  réputation ,  qui  le  rend  froid  et 
sec  sur  les  actions  ou  sur  les  ouvrages  d'autrui , 
qui  fait  qu'il  s'étonne  de  voir  dans  le  monde 
d'autres  talents  que  les  siens ,  ou  d'autres  hom- 
mes avec  les  mêmes  taknts  dont  il  se  pique  : 
vice  honteux ,  et  qui  par  son  excès  rentre  tou- 
jours dans  la  vanité  et  dans  la  présomption ,  et 
ne  persuade  pas  tant  à  celui  qui  en  est  blessé 
qu'il  a  plus  d'esprit  et  de  mérite  que  les  autres , 
qu'il  lui  fait  croire  qu'il  a  lui  seul  de  l'esprit  et 
du  mérite. 

L'émulation  et  la  jalousie  ne  se  rencontrent 


guère  que  dans  lès  personnes  du  même  art,  de 
mêmes  talents ,  et  de  même  condition.  Les  plus 
vils  artisans  sont  les  plus  sujets  à  la  jalousie. 
Ceux  qui  font  profession  des  arts  libéraux  ou  des 
belles-lettres,  les  peintres,  les  musiciens,  les  ora- 
teurs, les  poètes,  tous  ceux  qui  se  mêlent  d'écri- 
re ,  ne  devraient  être  capables  que  d'émulation. 

Toute  jalousie  n'est  point  exempte  de  quelque 
sorte  d'envie,  et  souvent  même  ces  deux  passions 
se  confondent.  L'envie  au  contraire  est  quel- 
quefois séparée  de  la  jalousie ,  comme  est  celle 
qu'excitent  dans  notre  âme  les  conditions  fort 
élevées  au-dessus  de  la  nôtre ,  les  grandes  for- 
tunes, la  faveur,  le  ministère. 

L'envie  et  la  haine  s'unissent  toujours  et  se 
fortifient  l'une  l'autre  dans  un  m.ême  sujet  ;  et 
elles  ne  sont  reconnaissables  entre  elles  qu'en 
ce  que  l'une  s'attache  à  la  personne ,  l'autre  à 
l'état  et  à  la  condition. 

Un  homme  d'esprit  n'est  point  jaloux  d'un 
ouvrier  qui  a  travaillé  une  bonne  épée ,  ou  d'un 
statuaire  qui  vient  d'achever  une  belle  figure. 
Il  sait  qu'il  y  a  dans  ces  arts  des  règles  et  une 
méthode  qu'on  ne  devine  point,  qu'il  y  a  des 
outils  à  manier  dont  il  ne  connaît  ni  l'usage ,  ni 
le  nom ,  ni  la  figure  ;  il  lui  suffit  de  penser  qu'il 
n'a  point  fait  l'apprentissage  d'un  certain  mé- 
tier ,  pour  se  consoler  de  n'y  être  point  maître. 
Il  peut  au  contraire  être  susceptible  d'envie,  et 
même  de  jalousie ,  contre  un  ministre  et  contre 
ceux  qui  gouvernent,  comme  si  la  raison  et  le 
bon  sens,  qui  lui  sont  communs  avec  eux, 
étaient  les  seuls  instruments  qui  servent  à  régir 
un  état  et  à  présider  aux  affaires  publiques ,  et 
qu'ils  dussent  suppléer  aux  règles ,  aux  précep- 
tes ,  à  l'expérience. 

L'on  voit  peu  d'esprits  entièrement  lourds  et 
stupides  :  l'on  en  voit  encore  moins  qui  soient 
sublimes  et  transcendants.  Le  commun  des  hom- 
mes nage  entre  ces  deux  extrémités  ;  Tintervalle 
est  rempli  par  un  grand  nombre  de  talents  or- 
dinaires, mais  qui  sont  d'un  grand  usage, 
servent  à  la  république,  et  renferment  en  soi 
rutile  et  l'agréable;  comme  le  commerce,  les 
finances ,  le  détail  des  armées ,  la  navigation , 
les  arts,  les  métiers,  l'heureuse  mémoire,  l'es- 
prit du  jeu ,  celui  de  la  société  et  de  la  conver- 
sation. 

Tout  l'esprit  qui  est  au  monde  est  inutile  à 
celui  qui  n'en  a  point;  il  n'a  nulles  vues,  et  il 
est  incapable  de  profiter  de  celles  d'autrui. 

Le  premier  degré  dans  l'homme  après  la  rai- 
son 5  (Hi  serait  de  sentir  qu'il  Ta  perdue  :  la  folie. 


32(> 


LES  CARACTÈRES  DE  lA   BRUYÈRE, 


même  est  incompatible  avec  cette  connaissance. 
De  même  ce  qu'il  y  aurait  en  nous  de  meilleur 
après  l'esprit  ^  ce  serait  de  connaître  qu'il  nous 
'manque  :  par  là  on  ferait  l'impossible,  on  sau- 
rait sans  esprit  n'être  pas  un  sot,  ni  un  fat,  ni 
un  impertinent. 

'  Un  homme  qui  n'a  de  Tesprit  que  dans  une 
icertaiue  médiocrité  est  sérieux  et  tout  d'une 
pièce  :  il  ne  rit  point ,  il  ne  badine  jamais ,  il  ne 
tire  aucun  fruit  de  la  bagatelle  ;  aussi  incapable 
de  s'élever  aux  grandes  choses,  que  de  s'accom- 
moder même  par  relâchement  des  plus  petites , 
il  sait  à  peine  jouer  avec  ses  enfants. 

Tout  le  monde  dit  d'un  fat  qu'il  est  un  fat,  per- 
sonne n'ose  le  lui  dire  à  lui-même  :  il  meurt  sans 
le  savoir,  et  sans  que  personne  se  soit  vengé. 

Quelle  mésintelligence  entre  l'esprit  et  le  cœur  I 
Le  philosophe  vit  mal  avec  tous  ses  préceptes  ; 
et  le  politique  rempli  de  vues  et  de  réflexions 
ne  sait  pas  se  gouverner. 

L'esprit  s'use  comme  toutes  choses  ;  les  scien- 
ces sont  ses  aliments ,  elles  le  nourrissent  et  le 
consument. 

Les  petits  sont  quelquefois  chargés  de  mille 
vertus  inutiles  ;  ils  n'ont  pas  de  quoi  les  mettre 
en  œuvre. 

Il  se  trouve  des  hommes  qui  soutiennent  fa- 
cilement le  poids  de  la  faveur  et  de  l'autorité, 
qui  se  familiarisent  avec  leur  propre  grandeur, 
et  à  qui  la  tête  ne  tourne  point  dans  les  postes 
les  plus  élevés.  Ceux  au  contraire  que  la  fortune, 
aveugle,  sans  choix  et  sans  discernement,  a 
comme  accablés  de  ses  bienfaits ,  en  jouissent 
avec  orgueil  et  sans  modération  :  leurs  yeux, 
leur  démarche,  leur  ton  de  voix  et  leur  accès 
marquent  longtemps  en  eux  l'admiration  où  ils 
sont  d'eux-mêmes  et  de  se  voir  si  éminents  ;  et 
ils  deviennent  si  farouches,  que  leur  chute  seule 
peut  les  apprivoiser. 

Un  homme  haut  et  robuste,  qui  a  une  poitrine 
large  et  de  larges  épaules,  porte  légèrement  et 
de  bonne  grâce  un  lourd  fardeau  :  il  lui  reste 
encore  un  bras  de  libre;  un  nain  serait  écrasé 
de  la  moitié  de  sa  charge  :  ainsi  les  postes  émi- 
nents rendent  les  grands  hommes  encore  plus 
grands,  et  les  petits  beaucoup  plus  petits. 

Il  y  a  des  gens  *  qui  gagnent  à  être  extraordi- 
naii-es  :  ils  voguent ,  ils  cinglent  dans  une  mer 
où  les  autres  échouent  et  se  brisent  ;  ils  parvien- 
nent ,  en  blessant  toutes  les  règles  de  parvenir  : 

^  Ce  portrait  cessemble  fort  au  duc  de  la  Feuillade.  Les  clefs 
le  nomment  ;  et  ce  que  les  écrils  du  temps  nous  apprennent  de 
ce  grand  seigneur  ferait  croire  que  les  clefs  ont  raison. 


ils  tirent  de  leur  Irrégularité  et  de  leur  folie  tous 
U^  fruits  d'une  sagesse  la  plus  consommée  : 
hommes  dévoués  à  d'autres  hommes,  aux  grands 
à  qui  ils  ont  sacrifié ,  en  qui  ils  ont  placé  leurs 
dernières  espérances,  ils  ne  les  servent  point, 
mais  ils  les  amusent  :  les  personnes  de  mérite  et 
de  service  sont  utiles  aux  grands ,  ceux-ci  leur 
sont  nécessaires;  ils  blanchissent  auprès  d'eux 
dans  la  pratique  des  bons  mots ,  qui  leur  tiennent 
lieu  d'exploits  dont  ils  attendent  la  récompense  ; 
ils  s'attirent,  à  force  d'être  plaisants,  des  emplois 
graves,  et  s'élèvent  par  un  continuel  enjouement 
jusqu'au  sérieux  des  dignités;  ils  finissent  enfin, 
et  rencontrent  inopinément  un  avenir  qu'ils 
n'ont  ni  craint,  ni  espéré  :  ce  qui  reste  d'eux  sur 
la  terre,  c'est  l'exemple  de  leur  fortune,  fatal  à 
ceux  qui  voudraient  le  suivre. 

L'on  exigerait  de  certains  personnages  qui 
ont  une  fois  été  capables  d'une  action  noble, 
héroïque,  et  qui  a  été  sue  de  toute  la  terre,  que, 
sans  paraître  comme  épuisés  par  un  si  grand 
effort,  ils  eussent  du  moins,  dans  le  reste  de  leur 
vie ,  cette  conduite  sage  et  judicieuse  qui  se  re- 
marque même  dans  les  hommes  ordinaires; 
qu'ils  ne  tombassent  point  dans  des  petitesses 
indignes  de  la  haute  réputation  qu'ils  avaient 
acquise  ;  que ,  se  mêlant  moins  dans  le  peuple, 
et  ne  lui  laissant  pas  le  loisir  de  les  voir  de  près , 
ils  ne  le  fissent  point  passer  de  la  curiosité  et  de 
l'admiration  à  l'indifférence,  et  peut-être  au 
mépris. 

Il  coûte  moins  *  à  certains  hommes  de  s'enri- 
chir de  mille  vertus  que  de  se  corriger  d'un  seul 
défaut  ;  ils  sont  même  si  malheureux ,  que  ce 
vice  est  souvent  celui  qui  convenait  le  moins  à 
leur  état,  et  qui  pouvait  leur  donner  dans  le 
monde  plus  de  ridicule  f  il  affaiblit  l'éclat  de 
leurs  grandes  qualités ,  empêche  qu'ils  ne  soient 
des  hommes  parfaits ,  et  que  leur  réputation  ne 
soit  entière.  On  ne  leur  demande  point  qu'ils 
soient  plus  éclairés  et  plus  incorruptibles ,  qu'ils 
soient  plus  amis  de  l'ordre  et  de  la  discipline , 
plus  fidèles  à  leurs  devoirs ,  plus  zélés  pour  le 
bien  public,  plus  graves  :  on  veut  seulement 
qu'ils  ne  soient  point  amoureux. 

Quelques  hommes,  dans  le  cours  de  leur  vie, 
sont  si  différents  d'eux-mêmes  par  le  cœur  et 
par  l'esprit,  qu'on  est  sûr  de  se  méprendre,  si 
Ton  en  juge  seulement  par  ce  qui  a  paru  d'eux 

*.I1  se  pourrait  que  la  Bruyère  eût  eu  en  vue  dans  ce  para- 
graphe l'archevêque  de  Paris,  Harlay  de  Chanvalons,  qui 
avait  de  grands  talents ,  de  grandes  qualités ,  et  qui  remplis- 
sait parfaitement  tous  les  devoirs  de  son  état,  à  rexception  d'un 
seul.  La  Bruyère  nous  dispense  de  dire  lequel. 


1 


DE  L'HOMME. 


â?7 


daus  leur  première  jeunesse.  Tels  étaient  pieux, 
sages,  savants,  qui,  par  cett«  mollesse  insépa- 
rable d'une  trop  riante  fortune ,  ne  le  sont  plus. 
L'on  en  sait  d'autres  qui  ont  commencé  leur  vie 
par  les  plaisirs ,  et  qui  ont  mis  ce  qu'ils  avaient 
d'esprit  à  les  connaître,  que  les  disgrâces  ensuite 
ont  rendus  religieux,  sages,  tempérants.  Ces  der- 
niers sont ,  pour  l'ordinaire ,  de  grands  sujets ,  et 
sur  qui  l'on  peut  faire  beaucoup  de  fond  ;  ils  ont 
une  probité  éprouvée  par  la  patience  et  par  l'ad- 
versité ;  ils  entent  sur  cette  extrême  politesse  que 
le  commerce  des  femmes  leur  a  donnée,  et  dont 
ils  ne  se  défont  jamais,  un  esprit  de  règle,  de 
réflexion,  et  quelquefois  une  haute  capacité, 
qu'ils  doivent  à  la  chambre  et  au  loisir  d'une 
mauvaise  fortune. 

Tout  notre  mal  vient  de  ne  pouvoir  être  seuls  : 
de  là  le  jeu ,  le  luxe ,  la  dissipation ,  le  vin ,  les 
femmes ,  l'ignorance ,  la  médisance ,  l'envie ,  l'ou- 
bli de  soi-même  et  de  Dieu. 

L'homme  semble  quelquefois  ne  se  suffire  pas 
à  soi-même  :  les  ténèbres,  la  solitude,  le  troublent, 
le  jettent  dans  des  craintes  frivoles  et  dans  de 
vaines  terreurs  ;  le  moindre  mal  alors  qui  puisse 
lui  arriver  est  de  s'ennuyer. 

L'ennui  est  entré  dans  le  monde  par  la  paresse  ; 
elle  a  beaucoup  de  part  à  la  recherche  que  font 
les  hommes  des  plaisirs ,  du  jeu ,  de  la  société. 
Celui  qui  aime  le  travail  a  assez  de  soi-même. 

La  plupart  des  hommes  emploient  la  première 
partie  de  leur  vie  à  rendre  l'autre  misérable. 

Il  y  a  des  ouvrages  '  qui  commencent  par  A 
et  finissent  par  Z  ;  le  bon ,  le  mauvais ,  le  pire , 
tout  y  entre  ;  rien ,  en  un  certain  genre,  n'est  ou- 
blié :  quelle  recherche ,  quelle  affectation  dans 
ces  ouvrages  !  on  les  appelle  des  jeux  d'esprit. 
De  même  il  y  a  un  jeu  daus  la  conduite;  on  a 
commencé ,  il  faut  finir,  on  veut  fournir  toute  la 
carrière.  Il  serait  mieux  ou  de  changer  ou  de  sus- 
pendre, mais  il  est  plus  rare  et  plus  difficile  de 
poursuivre  :  on  poursuit,  on  s'anime  par  les 
contradictions  ;  la  vanité  soutient ,  supplée  à  la 
raison ,  qui  cède  et  qui  se  désiste  :  on  porte  ce 
raffinement  jusque  dans  les  actions  les  plus  ver- 
tueuses ,  dans  celles  mômes  où  il  entre  de  la  re- 
ligion. 

Il  n'y  a  que  nos  devoirs  qiii  nous  coûtent,  parce 
que  leur  pratique  ne  regardant  que  les  choses 

«  Ces  mots ,  qui  commencent  par  A  etpii&sent  par  Z ,  sem- 
bleraient in(li(|uer  un  dicUonnairn,  et  notamment  celui  de  l'A- 
cadémie. Mais  comment  appeler  un  dictionnaire  un  jeu  d'es- 
prit?  comment  trouver,  dans  un  didionnairc  de  lanf;ue,  de 
la  recherche  et  de  VoffeclalionP  II  me  semble  fort  dinicile  de 
dire  .'»  quolle  e«p<'M;c  d'ouvrages  la  Bruyère  fait  allusi(m. 


que  nous  sommes  étroitement  obligé»  de  faire, 
elle  n'est  pas  suivie  de  grands  éloges,  qui  est  tout 
ce  qui  nous  excite  aux  actions  louables ,  et  qui 
nous  soutient  dans  nos  entreprises.  N...  aime  une 
piété  fastueuse  qui  lui  attire  l'intendance  des 
besoins  des  pauvres ,  le  rend  dépositaire  de  leur 
patrimoine ,  et  fait  de  sa  maison  un  dépôt  public 
où  se  font  les  distributions  ;  les  gens  à  petits  col- 
lets et  les  sœurs  grises  y  ont  une  fibre  entrée  ; 
toute  une  ville  voit  ses  aumônes,  et  les  publie  : 
qui  pourrait  douter  qu'il  soit  homme  de  bien ,  si 
ce  n'est  peut-être  ses  créanciers  ? 

Géronte  meurt  de  caducité,  et  sans  avoir  fait 
ce  testament  qu'il  projetait  depuis  trente  années  : 
dix  têtes  viennent  ab  intestat  partager  sa  suc- 
cession. Il  ne  vivait  depuis  longtemps  que  par  les 
soins  &' Astérie  ,  sa  femme ,  qui  jeune  encore 
s'était  dévouée  à  sa  personne ,  ne  le  perdait  pas 
de  vue ,  secourait  sa  vieillesse ,  et  lui  a  enfin 
fermé  les  yeux.  Il  ne  lui  laisse  pas  assez  de  bien 
pour  pouvoir  se  passer,  pour  vivre ,  d'un  autre 
vieillard. 

Laisser  perdre  charges  et  bénéfices  plutôt  que 
de  vendre  ou  de  résigner,  même  dans  son  extrême 
vieillesse ,  c'est  se  persuader  qu'on  n'est  pas  du 
nombre  de  ceux  qui  meurent;  ou,  si  l'on  croit  que 
l'on  peut  mourir,  c'est  s'aimer  soi-même,  et  n'ai- 
mer que  soi. 

Fauste  est  un  dissolu,  un  prodigue,  un  liber- 
tin ,  un  ingrat,  un  emporté ,  qu'Aurèle ,  son  oncle, 
n'a  pu  haïr  ni  déshériter. 

Frontin,  neveu  d'Aurèle,  après  vingt  années 
d'une  probité  connue,  et  d'une  complaisance 
aveugle  pour  ce  vieillard ,  ne  l'a  pu  fléchir  en  sa 
faveur,  et  ne  tire  de  sa  dépouille  qu'une  légère  pen- 
sion que  Fauste,  unique  légataire,  lui  doit  payer. 

Les  haines  sont  si  longues  et  si  opiniâtrées,  que 
le  plus  grand  signe  de  mort  dans  un  homme  ma- 
lade ,  c'est  la  réconciliation. 

L'on  s'insinue  auprès  de  tous  les  hommes ,  ou 
en  les  flattant  dans  les  passions  qui  occupent 
leur  âme ,  ou  en  compatissant  aux  infirmités  qui 
affligent  leur  corps.  En  cela  seul  consistent  les 
soins  que  l'on  peut  leur  rendre  ;  de  là  vient  que 
celui  qui  se  porte  bien,  et  qui  désire  peu  de 
chose ,  est  moins  facile  à  gouverner. 

La  mollesse  et  la  volupté  naissent  avec  l'hom- 
me, et  ne  finissent  qu'avec  lui;  ni  les  heureux, 
ni  les  tristes  événements ,  ne  l'en  peuvent  sépa- 
rer :  c'est  pour  lui  ou  le  fruit  de  la  bonne  fortune, 
ou  un  dédommagement  de  la  mauvaise. 

C'est  une  grande  difformité  dans  la  nature 
qu'un  vieillard  amoureux. 


328 


LES  CAKACTËRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


Peu  de  gens  se  souviennent  d'avoir  été  jeunes, 
et  combien  il  leur  était  difficile  d'être  chastes  et 
tempérants.  La  première  chose  qui  arrive  aux 
hommes  après  avoir  renoncé  aux  plaisirs,  ou  par 
bienséance ,  ou  par  lassitude,  ou  par  régime ,  c'est 
de  les  condamner  dans  les  autres.  Il  entre  dans 
cette  conduite  une  sorte  d'attachement  pour  les 
choses  mêmes  que  l'on  vient  de  quitter  ;  l'on 
aimerait  qu'un  bien  qui  n'est  plus  pour  nous  ne 
fût  plus  aussi  pour  le  reste  du  monde  :  c'est  un 
sentiment  de  jalousie. 

Ce  n'est  pas  le  besoin  d'argent  où  les  vieillards 
peuvent  appréhender  de  tomber  un  jour  qui  les 
rend  avares,  car  il  y  en  a  de  tels  qui  ont  de  si 
grands  fonds,  qu'ils  ne  peuvent  guère  avoir  cette 
inquiétude  ;  et  d'ailleurs  comment  pourraient-ils 
craindre  de  manquer  dans  leur  caducité  des  com- 
modités de  la  vie ,  puisqu'ils  s'en  privent  eux- 
mêmes  volontairement  pour  satisfaire  à  leur  ava- 
rice ?  Ce  n'est  point  aussi  l'envie  de  laisser  de 
plus  grandes  richesses  à  leurs  enfants ,  car  il  n'est 
pas  naturel  d'aimer  quelque  autre  chose  plus  que 
soi-même,  outre  qu'il  se  trouve  des  avares  qui 
n'ont  point  d'héritiers.  Ce  vice  est  plutôt  l'effet 
de  l'âge  et  de  la  complexion  des  vieillards,  qui 
s'y  abandonnent  aussi  naturellement  qu'ils  sui- 
vaient leurs  plaisirs  dans  leur  jeunesse ,  ou  leur 
ambition  dans  l'âge  viril.  Il  ne  faut  ni  vigiieur,  ni 
jeunesse  ,  ni  santé,  pour  être  avare  ;  l'on  n'a  aussi 
nul  besoin  de  s'empresser,  ou  de  se  donner  le  moin- 
dre mouvement  pour  épargner  ses  revenus  :  il 
faut  laisser  seulement  son  bien  dans  ses  coffres,  et 
se  priver  de  tout.  Cela  est  commode  aux  vieil- 
lards ,  à  qui  il  faut  une  passion ,  parce  qu'ils 
sont  hommes. 

Il  y  a  des  gens  qui  sont  mal  logés,  mal  cou- 
chés ,  mal  habillés ,  et  plus  mal  nourris ,  qui  es- 
suient les  rigueurs  des  saisons ,  qui  se  privent 
eux-mêmes  de  la  société  des  hommes,  et  passent 
leurs  jours  dans  la  solitude ,  qui  souffrent  du 
présent,  du  passé  et  de  l'avenir,  dont  la  vie  est 
comme  une  pénitence  continuelle,  et  qui  ont  ainsi 
trouvé  le  secret  d'aller  à  leur  perte  par  le  chemin 
le  plus  pénible  :  ce  sont  les  avares. 

Le  souvenir  de  la  jeunesse  est  tendre  dans  les 
vieillards;  ils  aiment  les  lieux  où  ils  l'ont  passée  : 
les  personnes  qu'ils  ont  commencé  de  connaître 
dans  ce  temps  leur  sont  chères;  ils  affectent  quel- 
ques mots  du  premier  langage  qu'ils  ont  parlé; 
ils  tiennent  pour  l'ancienne  manière  de  chanter, 
et  pour  la  vieille  danse  ;  ils  vantent  les  modes 
qui  régnaient  alors  dans  les  habits,  les  meubles 
et  Iqs  équipages  ;  ils  ne  peuvent  encore  désap- 


prouver des  choses  qui  servaient  à  leurs  passions, 
qui  étaient  si  utiles  à  leurs  plaisirs,  et  qui  ea 
rappellent  la  mémoire  ;  comment  pourraient -ils 
leur  préférer  de  nouveaux  usages ,  et  des  modes 
toutes  récentes  où  ils  n'ont  nulle  part ,  dont  ils 
n'espèrent  rien,  que  les  jeunes  gens  ont  faites, 
et  dont  ils  tirent  à  leur  tour  de  si  grands  avan- 
tages contre  la  vieillesse? 

Une  trop  grande  négligence ,  comme  une  excès» 
sive  parure  dans  les  vieillards,  multiplient  leurs 
rides,  et  font  mieux  voir  leur  caducité.        •    .< , 

Un  vieillard  est  fier,  dédaigneux,  et  d'un  eora- 
merce  difficile ,  s'il  n'a  beaucoup  d'esprit. 

Un  vieillard  qui  a  vécu  à  la  cour ,  qui  a  un 
grand  sens  et  une  mémoire  fidèle ,  est  un  trésor 
inestimable  :  il  est  plein  de  faits  et  de  maximes  ; 
l'on  y  trouve  l'histoire  du  siècle,  revêtue  de  cir- 
constances très-curieuses,  et  qui  ne  se  lisent  nulle 
part  ;  l'on  y  apprend  des  règles  pour  la  conduite 
et  pour  les  mœurs,  qui  sont  toujours  sûres,  parce 
qu'elles  sont  fondées  sur  l'expérience. 

Les  jeunes  gens ,  à  cause  des  passions  qui  les 
amusent,  s'accommodent  mieux  de  la  solitude 
que  les  vieillards. 

Phidippe,  déjà  vieux,  raffîne  sur  la  propreté 
et  sur  la  mollesse;  il  passe  aux  petites  délicates- 
ses; il  s'est  fait  un  art  du  boire ,  du  manger,  du 
repos ,  et  de  l'exercice  :  les  petites  "règles  qu'il 
s'est  prescrites ,  et  qui  tendent  toutes  aux  aises 
de  sa  personne ,  il  les  observe  avec  scrupule ,  et 
ne  les  romprait  pas  pour  une  maîtresse,  si  le 
régime  lui  avait  permis  d'en  retenir.  Il  s'est  ac- 
cablé de  superfluités ,  que  l'habitude  enfin  lui 
rend  nécessaires.  Il  double  ainsi  et  renforce  les 
liens  qui  l'attachent  à  la  vie ,  et  il  veut  employer 
ce  qui  lui  en  reste  à  en  rendre  la  perte  plus  dou- 
loureuse :  n'appréhendait-il  pas  assez  de  mourir  ? 

Gnathon  ne  vit  que  pour  soi,  et  tous  les 
hommes  ensemble  sont  à  son  égard  comme  s'ils 
n'étaient  point.  Non  content  de  remplir  à  une 
table  la  première  place ,  il  occupe  lui  seul  celle 
de  deux  autres  ;  il  oublie  que  le  repas  est  pour 
lui  et  pour  toute  la  compagnie  ;  il  se  rend  maître 
du  plat ,  et  fait  son  propre  de  chaque  service;  il 
ne  s'attache  à  aucun  des  mets,  qu'il  n'ait  achevé 
d'essayer  de  tous  ;  il  voudrait  pouvoir  les  savou- 
rer tous,  tout  à  la  fois  :  il  ne  se  sert  à  table  que  de 
ses  mains,  il  manie  les  viandes ,  les  remanie,  dé- 
membre ,  déchire ,  et  en  use  de  manière  qu'il  faut 
que  les  conviés ,  s'ils  veulent  manger,  mangent 
ses  restes;  il  ne  leur  épargne  aucune  de  ces  - 
malpropretés  dégoûtantes ,  capables  d'ôter  l'ap- 
pétit aux  plus  affamés  ;  le  jus  et  les  sauces  lui 


DE  L'HOMME. 


#IIA3:iîftil 


â29 


dégouttent  du  menton  et  de  la  barbe  :  s'il  enlève 
un  ragoût  de  dessus  un  plat,  il  en  répand  en  che- 
min dans  un  autre  plat  et  sur  la  nappe ,  on  le  suit 
à  la  trace:  il  mange  haut  et  avec  grand  bruit,  il 
roule  les  yeux  en  mangeant  ;  la  table  est  pour 
lui  un  râtelier";  il  écure  ses  dents ,  et  il  continue 
à  manger.  Il  se  fait|,  quelque  part  où  il  se  trouve , 
une  manière  d'établissement ,  et  ne  souffre  pas 
d'être  plus  pressé  au  sermon  ou  au  théâtre  que 
dans  sa  chambre.  Il  n'y  a  dans  un  carrosse  que 
les  places  du  fond  qui  lui  conviennent  ;  dans  toute 
autre ,  si  on  veut  l'en  croire ,  il  pâlit  et  tombe  en 
faiblesse.  S'il  fait  un  voyage  avec  plusieurs ,  il 
les  prévient  dans  les  hôtelleries,  et  il  sait  toujours 
se  conserver  dans  la  meilleure  chambi*e  le  meil- 
leur lit  :  il  tourne  tout  à  son  usage  ;  ses  valets , 
ceux  d'autrui,  courent  dans  le  même  temps  pour 
son  service;  tout  ce  qu'il  trouve  sous  sa  main  lui 
est  propre,  bardes,  équipages;  il  embarrasse  tout 
le  monde,  ne  se  contraint  pour  personne,  ne 
plaint  personne,  ne  connaît  de  maux  que  les  siens, 
que  sa  réplétion  et  sa  bile ,  ne  pleure  point  la 
mort  des  autres ,  n'appréhende  que  la  sienne , 
qu'il  rachèterait  volontiers  de  l'extinction  du 
genre  humain. 

Cliton  n'a  jamais  eu  toute  sa  vie  que  deux  af- 
faires ,  qui  sont  de  dîner  le  matin ,  et  de  souper 
le  soir  ;  il  ne  semble  né  que  pour  la  digestion  ;  il 
n'a  de  même  qu'un  entretien  :  il  dit  les  entrées  qui 
ont  été  servies  au  dernier  repas  où  il  s'est  trouvé  ; 
il  dit  combien  il  y  a  eu  de  potages,  et  quels  pota- 
ges; il  place  ensuite  le  rôt  et  les  entremets;  il  se  sou- 
vient exactement  de  quels  plats  on  a  relevé  le  pre- 
mier service  ;  il  n'oublie  pas  les  hors-d' œuvre,  le 
fruit  et  les  assiettes;  il  nomme  tous  les  vins  et  tou- 
tes les  liqueurs  dont  il  a  bu  ;  il  possède  le  langage 
des  cuisines  autant  qu'il  peut  s'étendre,  et  il  méfait 
envie  de  manger  à  une  bonne  table  où  il  ne  soit 
point  :  il  a  surtout  un  palais  sur,  qui  ne  prend  point 
le  change  ;  et  il  ne  s'est  jamais  vu  exposé  à  l'horri- 
ble inconvénient  de  manger  un  mauvais  ragoût, 
ou  de  boire  d'un  vin  médiocre.  C'est  un  person- 
nage illustre  dans  son  genre,  et  qui  a  porté  le  ta- 
lent de  se  bien  nourrir  jusques  où  il  pouvait  aller  ; 
on  ne  reverra  plus  un  homme  qui  mange  tant  et 
qui  mange  si  bien  :  aussi  est-il  l'arbitre  des  bons 
morceaux  ;  et  il  n'est  guère  permis  d'avoir  du  goût 
pour  ce  qu'il  désapprouve.  Mais  il  n'est  plus,  il 
s'est  fait  du  moins  porter  à  table  jusqu'au  dernier 
soupir  ;  il  donnait  à  manger  le  jour  qu'il  est  mort  ; 
quelque  part  où  il  soit ,  il  mange  ;  et  s'il  revient 
au  monde ,  c'est  pour  manger. 

Ruffin  commence  à  grisonner,  mais  il  est  sain. 


il  a  un  visage  frais  et  un  œil  vif  qui  lui  promet- 
tent encore  vingt  années  de  vie;  il  est  gtxi  Jovial, 
familier,  indifférent;  il  rit  de  tout  son  cœur,  et 
il  rit  tout  seul  et  sans  sujet  ;  il  est  content  de  soi , 
des  siens ,  de  sa  petite  fortune  ;  il  dit  qu'il  est  heu- 
reux. Il  perd  son  fils  unique ,  jeune  homme  de 
grande  espérance ,  et  qui  pouvait  un  jour  être 
l'honneur  de  sa  famille;  il  remet  sur  d'autres  le  soin 
de  le  pleurer:  il  dit.  Mon  fils  est  mort,  cela  fera 
mourir  sa  mère;  et  il  est  consolé.  Il  n'a  point  de 
passions,  il  n'a  ni  amis,  ni  ennemis;  personne  ne 
l'embarrasse,  tout  le  monde  lui  convient,  tout  lui 
est  propre  ;  il  parle  à  celui  qu'il  voit  une  première 
fois  avec  la  même  liberté  et  la  même  confiance 
qu'à  ceux  qu'il  appelle  de  vieux  amis ,  et  il  lui 
fait  part  bientôt  de  ses  quolibets  et  de  ses  histo- 
riettes :  on  l'aborde,  on  le  quitte  sans  qu'il  y  fasse 
attention ,  et  le  même  conte  qu'il  a  commencé  de 
faire  à  quelqu'un ,  il  l'achève  à  celui  qui  prend 
sa  place. 

N**  est  moins  affaibli  par  l'âge  que  par  la  ma- 
ladie, car  il  ne  passe  point  soixante -huit  ans, 
mais  il  a  la  goutte ,  et  il  est  sujet  à  une  colique 
néphrétique  ;  il  a  le  visage  décharné ,  le  teint  ver- 
dâtre,  et  qui  menace  ruine  :  il  fait  marner  sa  terre; 
et  il  compte  que  de  quinze  ans  entiers  il  ne  sera 
obligé  de  la  fumer  ;  il  plante  un  jeune  bois ,  et  il 
espère  qu'en  moins  de  vingt  années  il  lui  donnera 
un  beau  couvert.  Il  fait  bâtir  dans  la  rue** une 
maison  de  pierre  de  taille,  raffermie  dans  les  en- 
coignures par  des  mains  de  fer,  et  dont  il  assure, 
en  toussant  et  avec  une  voix  frêle  et  débile,  qu'on 
ne  verra  jamais  la  fin  :  il  se  promène  tous  les  jours 
dans  ses  ateliers  sur  le  bras  d'un  valet  qui  le 
soulage,  il  montre  à  ses  amis  ce  qu'il  a  fait,  et  il 
leur  dit  ce  qu'il  a  dessein  de  faire.  Ce  n'est  pas 
pour  ses  enfants  qu'il  bâtit,  car  il  n'en  a  point, 
ni  pour  ses  héritiers ,  personnes  viles  ,  et  qui  se 
sont  brouillées  avec  lui  :  c'est  pour  lui  seul ,  et  il 
mourra  demain. 

Antagoras  a  un  visage  trivial  et  populaire  ;  un 
suisse  de  paroisse  ou  le  saint  de  pierre  qui  orne 
le  grand  autel  n'est  pas  mieux  connu  que  lui  de 
toute  la  multitude.  Il  parcourt  le  matin  toutes  les 
chambres  et  tous  les  greffes  d'un  parlement,  et  le 
soir  les  rues  et  les  carrefours  d'une  ville  :  il  plaide 
depuis  quarante  ans ,  plus  proche  de  sortir  de  la 
vie  que  de  sortir  d'affaires.  11  n'y  a  point  eu  au 
palais ,  depuis  tout  ce  temps ,  de  causes  célèbres 
ou  de  procédures  longues  et  embrouillées  où  il 
n'ait  du  moins  intervenu  :  aussi  a-t-il  un  nom  fait 
pour  remplir  la  bouche  de  l'avocat,  et  qui  s'ac- 
corde avec  le  demandeur  ou  le  défendeur  comme 


330 


LES  CARACTERES  UE  LA  BRUYERE, 


le  substantif  et  l'adjectif.  Parent  de  tous,  et  haï 
*  de  tous ,  il  n'y  a  guère  de  familles  dont  il  ne  se 
plaigne ,  et  qui  ne  se  plaignent  de  lui  :  appliqué 
successivement  à  saisir  une  terre,  à  s'opposer  au 
sceau,  à  se  servir  d'un  commilUmus,  ou  à  mettre 
un  arrêt  à  exécution.  Outre  qu'il  assiste  chaque 
jour  à  quelques  assemblées  de  créanciers ,  par- 
tout syndic  de  directions,  et  perdant  à  toutes  les 
banqueroutes,  il  a  des  heures  de  reste  pour  ses  vi- 
sites :  vieux  meuble  de  ruelle,  où  il  parle  procès 
^  et  dit  des  nouvelles.  Vous  l'avez  laissé  dans  une 
maison  au  Marais ,  vous  le  retrouverez  au  grand 
jfaubourg,  où  il  vous  a  prévenu,  et  où  déjà  il 
'  redit  ses  nouvelles  et  son  procès.  Si  vous  plaidez 
vous-même ,  et  que  vous  alliez  le  lendemain  à  la 
pointe  du  jour  chez  l'un  de  vos  juges  pour  le 
solliciter,  le  juge  attend  pour  vous  donner  au- 
dience qu'Antagoras  soit  expédié. 

Tels  hommes  passent  une  longue  vie  à  se  dé- 
fendre des  uns  et  à  nuire  aux  autres ,  et  ils  meu- 
rent consumés  de  vieillesse ,  après  avoir  causé 
autant  de  maux  qu'ils  en  ont  soufferts. 

Il  faut  des  saisies  de  terre  et  des  eulèvemeats 
de  meubles ,  des  prisons  et  des  supplices ,  je  l'a- 
voue :  mais  justice,  lois  et  besoins  à  part,  ce 
m'est  une  chose  toujours  nouvelle  de  contempler 
avec  quelle  férocité  les  hommes  traitent  d'autres 
hommes. 

L'on  voit  *  certains  animaux  farouches ,  des 
mâles  et  des  femelles,  répandus  par  la  campa- 
gne ,  noirs ,  livides ,  et  tout  brûlés  du  soleil ,  at- 
tachés à  la  terre  qu'ils  fouillent  et  qu'ils  remuent 
avec  une  opiniâtreté  invincible  :  ils  ont  comme 
une  voix  articulée,  et  quand  ils  se  lèvent  sur 
leurs  pieds ,  ils  montrent  une  face  humaine ,  et 
en  effet  ils  sont  des  hommes.  Ils  se  retirent  la 
nuit  dans  des  tanières  où  ils  vivent  de  pain  noir, 
d'eau  et  de  racines  ;'  ils  épargnent  aux  autres 
hommes  la  peine  de  semer,  de  labourer  et  de  re- 
cueillir pour  vivre ,  et  méritent  ainsi  de  ne  pas 
manquer  de  ce  pain  qu'ils  ont  semé. 

Do7i  Fernand  dans  sa  province  est  oisif, 
ignorant ,  médisant ,  querelleur,  fourbe,  intem- 
pérant ,  impertinent ,  mais  il  tire  l'épée  contre 
ses  voisins ,  et  pour  un  rien  il  expose  sa  vie  :  il 
a  tué  des  hommes ,  il  sera  tué. 

Le  noble  de  province ,  inutile  à  sa  patrie ,  à 
sa  famille,  et  à  lui-même,  souvent  sans  toit, 
sans  habit,  sans  aucun  mérite,  répète  dix  fois 
le  jour  qu'il  est  gentilhomme ,  traite  les  fourrures 
et  les  mortiers  de  bourgeoisie ,  occupé  toute  sa 

'  Los  p-iy?aiis  t't  les  lalwireurs. 


vie  de  ses  parchemins  et  de  ses  titres,  qu'il  ne 
changerait  pas  contre  les  masses  d'un  chance- 
lier. 

Il  se  fait  généralement  dans  tous  les  hommes 
des  combinaisons  inimies  de  la  puissance ,  de  la 
niveur,  du  génie,  des  richesses,  des  dignités, 
de  la  noblesse,  de  la  force,  de  l'industrie,  de 
la  capacité,  de  la  vertu ,  du  vice ,  de  la  faiblesse 
de  la  stupidité ,  de  la  pauvreté,  de  l'impuissance, 
de  la  roture  et  de  la  bassesse.  Ces  choses ,  mê- 
lées ensemble  en  mille  manières  différentes ,  et 
compensées  l'une  par  l'autre  en  divers  sujets, 
forment  aussi  les  divers  états  et  les  différentes 
conditions.  Les  hommes  d'ailleurs,  qui  tous 
savent  le  fort  et  le  faible  les  uns  des  autres, 
agissent  aussi  réciproquement  comme  ils  croient 
le  devoir  faire,  comiaissent  ceux  qui  leur  sont 
égaux,  sentent  la  supériorité  que  quelques-uns 
ont  sur  eux ,  et  celle  qu'ils  ont  sur  quelques 
autres  :  et  de  là  naissent  entre  eux  ou  la  fa- 
miliarité, ou  le  respect  et  la  déférence,  ou  la 
fierté  et  le  mépris.  De  cette  source  vient  que, 
dans  les  endroits  pubUcs  et  où  le  monde  se  ras- 
semble, on  se  trouve  à  tous  moments  entre  celui 
que  l'on  cherche  à  aborder  ou  à  saluer,  et  cet 
autre  que  l'on  feint  de  ne  pas  connaître,  et  dont 
l'on  veut  encore  moins  se  laisser  joindre;  que 
l'on  se  fait  honneur  de  l'un,  et  qu'on  a  honte 
de  l'autre;  qu'il  arrive  même  que  celui  dont  vous 
vous  faites  honneur,  et  que  vous  voulez  retenir, 
est  celui  aussi  qui  est  embarrassé  de  vous ,  et 
qui  vous  quitte  ;  et  que  le  même  est  souvent 
celui  qui  rougit  d'autrui,  et  dont  on  rougit, 
qui  dédaigne  ici,  et  qui  là  est  dédaigné  :  il  est 
encore  assez  ordinaire  de  mépriser  qui  nous  mé- 
prise. Quelle  misère I  et  puisqu'il  est  vrai  que, 
dans  un  si  étrange  commerce ,  ce  que  l'on  pense 
gagner  d'un  côté  on  le  perd  de  l'autre ,  ne  re- 
viendrait-il pas  au  même  de  renoncer  à  toute 
hauteur  et  à  toute  fierté ,  qui  convient  si  peu  aux 
faibles  hommes,  et  de  composer  ensemble,  de 
se  traiter  tous  avec  une  mutuelle  bonté,  qui, 
avec  l'avantage  de  n'être  jamais  mortifiés ,  nous 
procurerait  un  aussi  grand  bien  que  celui  de  ne 
mortifier  personne? 

Bien  loin  de  s'effrayer  ou  de  rougir  même  du 
nom  de  philosophe ,  il  n'y  a  personne  au  monde 
qui  ne  dût  avoir  une  forte  teinture  de  philoso- 
phie'. Elle  convient  à  tout  le  monde  :  la  prati- 
que en  est  utile  à  tous  les  âges ,  à  tous  les  sexes, 

_  ...  .        .  .  .A~.V     •  _ 

'  L'on  ne  peut  plus  eiitei)flre  que  celle  qui  est  (îépendante 
(lo  la  n'iigion  chrétienne.(  Lft  Biiiyrre  ). 


\Bmm        DE  L'HOMME. 


33! 


et  à  toutes  les  conditions  :  elle  nous  console  du 
bonheur  d'autrui ,  des  indignes  préférences,  des 
mauvais  succès,  du  déclin  de  nos  forces  ou  de 
notre  beauté  :  elle  nous  arme  contre  la  pau- 
vreté, la  vieillesse,  la  maladie  et  la  mort,  con- 
tre les  sots  et  les  mauvais  railleurs  :  elle  nous 
fait  vivre  sans  une  femme ,  ou  nous  fait  suppor- 
ter celle  avec  qui  nous  vivons. 

Les  hommes,  en  un  même  jour,  ouvrent  leur 
(hîie  à  de  petites  joies,  et  se  laissent  dominer 
par  de  petits  chagrins  :  rien  n'est  plus  inégal  et 
moins  suivi  que  ce  qui  se  passe  en  si  peu  de 
temps  dans  leur  cœur  et  dans  leur  esprit.  Le  re- 
mède à  ce  mal  est  de  n'estimer  les  choses  du 
monde  précisément  que  ce  qu'elles  valent. 

Il  est  aussi  difficile  de  trouver  un  homme  vain 
qui  se  croie  assez  heureux ,  qu'un  homme  mo- 
deste qui  se  croie  trop  malheureux. 

Le  destin  du  vigneron ,  du  soldat  et  du  tail- 
leur de  pierre  m'empêche  de  m'estimer  mal- 
heureux par  la  fortune  des  princes  ou  des  mi- 
nistres, qui  me  manque. 

11  n'y  a  pour  l'homme  qu'un  vrai  malheur , 
qui  est  de  se  trouver  en  faute ,  et  d'avoir  quel- 
que chose  à  se  reprocher. 

La  plupart  des  hommes,  pour  arriver  à  leurs 
*4ins,  sont  plus  capables  d'un  grand  effort  que 
d'une  longue  persévérance.  Leur  paresse  ou  leur 
inconstance  leur  fait  perdre  le  fruit  des  meil- 
leurs commencements.  Ils  se  laissent  souvent 
devancer  par  d'autres  qui  sont  partis  après  eux, 
et  qui  marchent  lentement ,  mais  constamment. 

J'ose  presque  assurer  que  les  hommes  savent 
encore  mieux  prendre  des  mesures  que  les  sui- 
vre ,  résoudre  ce  qu'il  faut  faire  et  ce  qu'il  faut 
dire,  que  de  faire  ou  de  dire  ce  qu'il  faut.  On  se 
propose  fermement ,  dans  une  affaire  qu'on  né- 
gocie, de  taire  une  certaine  chose;  et  ensuite, 
ou  par  passion,  ou  par  une  intempérance  de 
langue ,  ou  dans  la  chaleur  de  rentretien ,  c'est 
la  première  qui  échappe. 

Les  hommes  agissent  mollement  dans  les  cho- 
ses qui  sont  de  leur  devoir ,  pendant  qu'ils  se 
font  un  mérite ,  ou  plutôt  une  vanité ,  de  s'em- 
presser pour  celles  qui  leur  sont  étrangères,  et 
qui  ne  conviennent  ni  à  leur  état ,  ni  à  leur  ca- 
ractère. 

La  différence  d'un  homme  qui  se  revêt  d'un 
caractère  étranger  à  lui-même,  quand  il  rentre 
dans  le  sien ,  est  celle  d'un  masque  à  un  visage. 

Télèphc  a  de  l'esprit,  mais  dix  fois  moins, 
de  compte  fait,  qu'il  ne  présume  en  avoir  :  il  est 
donc,  dans  ce  qu'il  dit,  dans  ce  qu'il  fait,  dans 


ce  qu'il  médite  et  ce  qu'il  projette,  dix  fois  au 
delà  de  ce  qu'il  a  d'esprit  ;  il  n'est  donc  jamais 
dans  ce  qu'il  a  de  force  et  d'étendue  :  ce  rai- 
sonnement est  juste.  Il  a  comme  une  barrière 
qui  le  ferme ,  et  qui  devrait  l'avertir  de  s'arrê- 
ter en  deçà  ;  mais  il  passe  outre ,  il  se  jette  hors 
de  sa  sphère,  il  trouve  lui-même  son  endroit 
faible,  et  se  montre  par  cet  endroit  :  il  parle  de 
ce  qu'il  ne  sait  point ,  ou  de  ce  qu'il  sait  mal  ; 
il  entreprend  au-dessus  de  son  pouvoir ,  il  désire 
au  delà  de  sa  portée  ;  il  s'égale  à  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  en  tout  genre  ;  il  a  du  bon  et  du  loua- 
ble, qu'il  offusque  par  l'affectation  du  grand 
ou  du  merveilleux  :  on  voit  clairement  ce  qu'il 
n'est  pas ,  et  il  faut  deviner  ce  qu'il  est  en  effet. 
C'est  un  homme  qui  ne  se  mesure  point,  qui  ne 
se  connaît  point  :  son  caractère  est  de  ne  savoir 
pas  se  renfermer  dans  celui  qui  lui  est  propre , 
et  qui  est  le  sien. 

L'homme  du  meilleur  esprit  est  inégal,  il 
souffre  des  accroissements  et  des  diminutions; 
il  entre  en  verve ,  mais  il  en  sort  :  alors  s'il  est 
sage ,  il  parle  peu,  il  n'écrit  point,  il  ne  cherche 
point  à  imaginer  ni  à  plaire.  Chante-t-on  avec 
un  rhume?  ne  faut-il  pas  attendre  que  la  voix 
revienne  ? 

Le  sot  est  automate,  il  est  machine,  il  est 
ressort  ;  le  poids  l'emporte ,  le  fait  mouvoir ,  le 
fait  tourner,  et  toujours,  et  dans  le  même  sens, 
et  avec  la  même  égalité  :  il  est  uniforme,  il  ne 
se  dément  point  ;  qui  l'a  vu  une  fois ,  l'a  vu  dans 
tous  les  instants  et  dans  toutes  les  périodes  de 
sa  vie;  c'est  tout  au  plus  le  bœuf  qui  meugle, 
ou  le  merle  qui  siffle  :  il  est  fixé  et  déterminé 
par  sa  natm*e,  et  j'ose  dire  par  son  espèce.  Ce 
qui  paraît  Ig  moins  en  lui ,  c'est  son  âme  :  elle 
n'agit  point ,  elle  ne  s'exerce  point ,  elle  se  re- 
pose. 

Le  sot  ne  meurt  point  ;  ou  si  cela  lui  arrive, 
selon  notre  manière  de  parler ,  il  est  vrai  de  dire 
qu'il  gagne  à  mourir ,  et  que ,  dans  ce  moment 
où  les  autres  meurent,  il  commence  à  vivre  : 
son  âme  alors  pense,  raisonne,  infère,  conclut, 
juge,  prévoit,  fait  précisément  tout  ce  qu'elle 
ne  faisait  point;  elle  se  trouve  dégagée  d'une 
masse  de  chair  où  elle  était  comme  ensevelie 
sans  fonction ,  sans  mouvement ,  sans  aucmi  du 
moins  qui  fût  digne  d'elle  :  je  dirais  presque 
qu'elle  rougit  de  son  propre  corps  et  des  organes 
brutes  et  imparfaits  auxquels  elle  s'est  vue  atta- 
chée si  lonfi;(cmps,  et  dont  elle  n'a  pu  faire 
qu'un  sot  et  qu'un  slupide;  elle  va  d'égal  avec 
les  gri\)uk.s  âmes ,  a\  ec  celles  (pii  font  les  bonnes 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


332 

têtes  ou  les  hommes  d'esprit.  L'âme  d'Alain  ne 
se  démêle  plus  d'avec  celles  du  grand  Condé, 
de  Richelieu,  de  Pascal,  et  de  Lingendes*. 
La  fausse  délicatesse  dans  les  actions  libres , 
dans  les  mœurs  ou  dans  la  conduite,  n'est  pas 
ainsi  nommée  parce  qu'elle  est  feinte,  mais  par- 
ce qu'en  effet  elle  s'exerce  sur  des  choses  et  en 
des  occasions  qui  n'en  méritent  point.  La  fausse 
délicatesse  de  goût  et  de  complexion  n'est  telle 
au  contraire  que  parce  qu'elle  est  feinte  ou  af- 
fectée :  c'est  Emilie  qui  crie  de  toute  sa  force 
sur  un  petit  péril  qui  ne  lui  fait  pas  de  peur; 
c'est  une  autre  qui  par  mignardise  pâlit  à  la  vue 
d'une  souris,  ou  qui  veut  aimer  les  violettes  et 
s'évanouir  aux  tubéreuses. 

Qui  oserait  se  promettre  de  contenter  les  hom- 
mes? Un  prince,  quelque  bon  et  quelque  puis- 
sant qu'il  fût,  voudrait-il  l'entreprendre?  Qu'il 
l'essaye  ;  qu'il  se  fasse  lui-même  une  affaire  de 
leurs  plaisirs;  qu'il  ouvre  son  palais  à  ses  cour- 
tisans ,  qu'il  les  admette  jusque  dans  son  domes- 
tique ;  que ,  dans  des  lieux  dont  la  vue  seule  est 
un  spectacle,  il  leur  fasse  voir  d'autres  specta- 
cles ;  qu'il  leur  donne  le  choix  des  jeux,  des  con- 
certs, et  de  tous  les  rafraîchissements;  qu'il  y 
ajoute  une  chère  splendide  et  une  entière  liberté; 
qu'il  entre  avec  eux  en  société  des  mêmes  amu- 
sements; que  le  grand  homme  devienne  aima- 
ble, et  que  le  héros  soit  humain  et  familier  :  il 
n'aura  pas  assez  fait.  Les  hommes  s'ennuient 
enfin  des  mêmes  choses  qui  les  ont  charmés 
dans  leurs  commencements  ;  ils  déserteraient  la 
table  des  dieux j  et  le  nectar,  avec  le  temps, 
leur  devient  insipide.  Ils  n'hésitent  pas  de  cri- 
tiquer des  choses  qui  sont  parfaites  ;  il  y  entre 
de  la  vanité  et  une  mauvaise  délicatesse  :  leur 
^oût,  si  on  les  en  croit,  est  encore  au  delà  de 
toute  l'affectation  qu'on  aurait  à  les  satisfaire , 
et  d'une  dépense  toute  royale  que  l'on  ferait 
pour  y  réussir  ;  il  s'y  mêle  de  la  malignité ,  qui 
va  jusqu'à  vouloir  affaiblir  dans  les  autres  la 
joie  qu'ils  auraient  de  les  rendre  contents.  Ces 
mêmes  gens,  pour  l'ordinaire  si  flatteurs  et  si 
complaisants,  peuvent  se  démentir;  quelquefois 
on  ne  les  reconnaît  plus,  et  l'on  voit  l'homme 
jusque  dans  le  courtisan. 

L'affectation  dans  le  geste ,  dans  le  parler ,  et 
dans  les  manières,  est  souvent  une  suite  de  l'oi- 
siveté ou  de  l'indifférence,  et  il  semble  qu'un 

*  Jean  de  Lingendes ,  évêque  de  Sarlat  et  ensuite  de  Mâcon , 
se  distingua  comme  prélat  et  comme  orateur;  il  mourut  en 
I6fi5.  Un  autre  Lingendes,  de  la  même  famille  et  de  la  com- 
pagnie de  Jésus ,  eut  de  la  réputation  comme  prédicateur.  C'est 
du  premier  sans  doute  que  la  Bruyère  parle  ici. 


grand  attachement  ou  de  sérieuses  affaires  jet-* 
tent  l'homme  dans  son  naturel. 

Les  hommes  n'ont  point  de  caractères,  ou 
s'ils  en  ont ,  c'est  celui  de  n'en  avoir  aucun  qui 
soit  suivi,  qui  ne  se  démente  point,  et  où  ils 
soient  reconnaissables.  Ils   souffrent  beaucoup 
à  être  toujours  les  mêmes ,  à  persévérer  dans  la 
règle  ou  dans  le  désordre  ;  et  s'ils  se  délassent 
quelquefois  d'une  vertu  par  une  autre  vertu ,  ils 
se  dégoûtent  plus  souvent  d'un  vice  par  un  autre 
vice  :  ils  ont  des  passions  contraires,  et  des  fai- 
bles qui  se  contredisent  ;  il  leur  coûte  moins  de 
joindre  les  extrémités  que  d'avoir  une  conduite 
dont  une  partie  naisse  de  l'autre  :  ennemis  de 
la  modération,  ils  outrent  toutes  choses,  les 
bonnes  et  les  mauvaises,  dont  ne  pouvant  en- 
suite supporter  l'excès,  ils  l'adoucissent  par  le 
changement.  Adraste  était  si  corrompu  et  si  li- 
bertin ,  qu'il  lui  a  été  moins  difficile  de  suivre 
la  mode  et  se  faire  dévot  :  il  lui  eût  coûté  da- 
vantage d'être  homme  de  bien. 

D'où  vient  que  les  mêmes  hommes  qui  ont  un 
flegme  tout  prêt  pour  recevoir  indifféremment 
les  plus  grands  désastres,  s'échappent,  et  ont 
une  bile  intarissable  sur  les  plus  petits  inconvé- 
nients? Ce  n'est  pas  sagesse  en  eux  qu'une  telle 
conduite ,  car  la  vertu  est  égale  et  ne  se  dément 
point  :  c'est  donc  un  vice  ;  et  quel  autre  que  la 
vanité ,  qui  ne  se  réveille  et  ne  se  recherche  que 
dans  les  événements  où  il  y  a  de  quoi  faire  par- 
ler le  monde ,  et  beaucoup  à  gagner  pour  elle , 
mais  qui  se  néglige  sur  tout  le  reste  ? 

L'on  se  repent  rarement  de  parler  peu  ;  très- 
souvent  ,  de  trop  parler  :  maxime  usée  et  triviale, 
que  tout  le  monde  sait ,  et  que  tout  le  monde 
ne  pratique  pas. 

C'est  se  venger  contre  soi-même,  et  donner 
un  trop  grand  avantage  à  ses  ennemis ,  que  de 
leur  imputer  des  choses  qui  ne  sont  pas  vraies , 
et  de  mentir  pour  les  décrier. 

Si  l'homme  savait  rougir  de  soi ,  quels  crimes 
non-seulement  cachés,  mais  publics  et  connus, 
ne  s'épargnerait-il  pas  ! 

Si  certains  hommes  ne  vont  pas  dans  le  bien 
jusqu'où  ils  pourraient  aller,  c'est  par  le  vice  de 
leur  première  instruction. 

Il  y  a  dans  quelques  hommes  une  certaine 
médiocrité  d'esprit  qui  contribue  à  les  rendre 
sages. 

Il  faut  aux  enfants  les  verges  et  la  férule  :  il 
faut  aux  hommes  faits  une  couronne,  un  sceptre, 
un  mortier ,  des  fourrures ,  des  faisceaux ,  des 
timbales ,  des  hoquetons.  La  raison  et  la  justice. 


DES  JUGEMENTS. 


333 


dénuées  de  tous  leurs  ornements,  lii  ne  persua- 
dent, ni  n'intimident.  L'homme,  qui  est  esprit, 
se  mène  par  les  yeux  et  les  oreilles. 

Timon  ou  le  misanthrope  peut  avoir  l'âme 
austère  et  farouche,  mais  extérieurement  il  est 
civil  et  cérémonieux  :  il  ne  s'échappe  pas ,  il  ne 
s'apprivoise  pas  avec  les  hommes  ;  au  contraire, 
il  les  traite  honnêtement  et  sérieusement;  il  em- 
ploie à  leur  égard  tout  ce  qui  peut  éloigner  leur 
famiharité  ;  il  ne  veut  pas  les  mieux  connaître 
ni  s'en  faire  des  amis ,  semblable  en  ce  sens 
à  une  femme  qui  est  en  visite  chez  une  au- 
tre femme. 

La  raison  tient  de  la  vérité ,  elle  est  une  : 
l'on  n'y  arrive  que  par  un  chemin ,  et  l'on  s'en 
écarte  par  mille.  L'étude  de  la  sagesse  a  moins 
d'étendue  que  celle  que  l'on  ferait  des  sots  et 
des  impertinents.  Celui  qui  n'a  vu  que  des  hom- 
mes polis  et  raisonnables ,  ou  ne  connaît  pas 
l'homme,  ou  ne  le  connaît  qu'à  demi  :  quel- 
que diversité  qui  se  trouve  dans  les  complexions 
ou  dans  les  mœurs,  le  commerce  du  monde  et 
la  politesse  donnent  les  mêmes  apparences, 
font  qu'on  se  ressemble  les  uns  aux  autres  par 
des  dehors  qui  plaisent  réciproquement,  qui 
semblent  communs  à  tous,  et  qui  font  croire 
qu'il  n'y  a  rien  ailleurs  qui  ne  s'y  rapporte. 
Celui,  au  contraire,  qui  se  jette  dans  le  peuple 
ou  dans  la  provmce  y  fait  bientôt,  s'il  a  des 
yeux,  d'étranges  découvertes,  y  voit  des  choses 
qui  lui  sont  nouvelles,  dont  il  ne  se  doutait  pas, 
dont  il  ne  pouvait  avoir  le  moindre  soupçon  :  il 
avance  par  des  expériences  continuelles  dans  la 
connaissance  de  l'humanité;  il  calcule  presque 
en  combien  de  manières  différentes  l'homme 
peut  être  insupportable. 

Après  avoir  mûrement  approfondi  les  hom- 
mes, et  connu  le  faux  de  leurs  pensées,  de  leurs 
sentiments,  de  leurs  goûts  et  de  leurs  affections, 
l'on  est  réduit  à  dire  qu'il  y  a  moins  à  perdre 
pour  eux  par  l'inconstance  que  par  l'opiniâtreté. 
Combien  d'âmes  faibles,  molles  et  indifféren- 
tes, sans  de  grands  défauts,  et  qui  puissent  four- 
nir à  la  satire  1  Combien  de  sortes  de  ridicules 
répandus  parmi  les  hommes ,  mais  qui  par  leur 
singularité  ne  tirent  point  à  conséquence,  et 
ne  sont  d'aucune  ressource  pour  l'instruction  et 
pour  la  morale!  Ce  sont  des  vices  uniques  qui 
ne  sont  pas  contagieux,  et  qui  sont  moins  de 
l'humanité  que  de  la  personne. 


CHAPITRE  XII.  - 

'  ç;XQ/.5'>  *).'•»     Des  jugements. 

Rien  ne  ressemble  mieux  à  la  vive  persuasion 
qu€  le  mauvais  entêtement  :  de  là  les  partis  les 
cabales,  les  hérésies.  '     . 

L'on  ne  pense  pas  toujours  constamment  d'un 
même  sujet  ;  l'entêtement  et  le  dégoût  se  sui- 
vent de  près. 

Les  grandes  choses  étonnent,  et  les  petites 
rebutent  :  nous  nous  apprivoisons  avec  les  unes 
et  les  autres  par  l'habitude. 

Deux  choses  toutes  contraires  nous  prévien* 
nent  également,  l'habitude  et  la  nouveauté. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  bas,  et  qui  convienne 
mieux  au  peuple,  que  de  parler  en  des  termes 
magnifiques  de  ceux  mêmes  dont  l'on  pensait 
très-modestement  avant  leur  élévation. 

La  faveur  des  princes  n'exclut  pas  le  mérite, 
et  ne  le  suppose  pas  aussi. 

Il  est  étonnant  qu'avec  tout  l'orgueil  dont 
nous  sommes  gonflés,  et  la  haute  opinion  que 
nous  avons  de  nous-mêmes  et  de  la  bonté  de 
notre  jugement,  nous  négligions  de  nous  en 
servir  pour  prononcer  sur  le  mérite  des  autres. 
La  vogue,  la  faveur  populaire,  celle  du  prince, 
nous  entraînent  comme  un  torrent.  Nous  louons 
ce  qui  est  loué,  bien  plus  que  ce  qui  est  louable. 

Je  ne  sais  s'il  y  a  rien  au  monde  qui  coûte  da- 
vantage à  approuver  et  à  louer  que  ce  qui  est 
plus  digne  d'approbation  et  de  louange,  et  si  la 
vertu,  le  mérite,  la  beauté,  les  bonnes  actions, 
les  beaux  ouvrages,  ont  un  effet  plus  naturel  et 
plus^ûr  que  l'envie,  la  jalousie  et  l'antipathie. 
Ce  n'est  pas  d'un  saint  dont  un  dévot  '  sait  dire 
du  bien,  mais  d'un  autre  dévot.  Si  une  belle 
femme  approuve  la  beauté  d'une  autre  femme, 
on  peut  conclure  qu'elle  a  mieux  que  ce  qu'elle 
approuve.  Si  un  poëte  loue  les  vers  d'un  autre 
poète,  il  y  a  à  parier  qu'ils  sont  mauvais  et 
sans  conséquence. 

Les  hommes  ne  se  goûtent  qu'à  peine  les  uns 
les  autres,  n'ont  qu'une  faible  pente  à  s'approu- 
ver réciproquement  :  action,  conduite,  pensée, 
expression,  rien  ne  plaît,  rien  ne  contente.  Ils 
substituent  à  la  place  de  ce  qu'on  leur  récite, 
de  ce  qu'on  leur  dit,  ou  de  ce  qu'on  leur  lit,  ce 
qu'ils  auraient  fait  eux-mêmes  en  pareille  con- 
joncture, ce  qu'ils  penseraient  ou  ce  qu'ils  écri- 
raient sur  un  tel  sujet  ;  et  ils  sont  si  pleins  de  leurs 

'Faux  (U'vot  [La  Umyhr). 


•M 


3^4 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


Idées,  qu'il  n'y  a  plus  de  place  pour  celles  d'aulrui. 

Le  commun  des  hommes  est  si  enclin  au  dé- 
règlement et  à  la  bagatelle ,  et  le  monde  est  si 
plein  d'exemples  ou  pernicieux  ou  ridicules,  que 
je  croirais  assez  que  l'esprit  de  singularité,  s'il 
pouvait  avoir  ses  bornes  et  ne  pas  aller  trop 
loin,  approcherait  fort  de  la  droite  raison  et 
d'une  conduite  régulière. 

Il  faut  faire  comme  les  autres  :  maxime  sus- 
pecte, qui  signifie  presque  toujours,  il  faut  mal 
faire,  dès  qu'on  l'étend  au  delà  de  ces  choses 
purement  extérieures  qui  n'ont  point  de  suite, 
qui  dépendent  de  l'usage,  de  la  mode  ou  des 
bienséances. 

Si  les  hommes  sont  hommes  plutôt  qu'ours  ou 
panthères,  s'ils  sont  équitables,  s'ils  se  font  justice 
à  eux-mêmes,  et  qu'ils  la  rendent  aux  autres,  que 
deviennent  les  lois ,  leur  texte ,  et  le  prodigieux 
accablement  de  leurs  commentaires?  que  devient 
le  pétitoire  et  le  possessoire  j  et  tout  ce  qu'on 
appelle  jurisprudence  ?  où  se  réduisent  même 
ceux  qui  doivent  tout  leur  relief  et  toute  leur  en- 
flure à  l'autorité  où  ils  sont  établis  de  faire  va- 
loir ces  mêmes  lois  ?  Si  ces  mêmes  hommes  ont 
de  la  droiture  et  de  la  sincérité ,  s'ils  sont  guéris 
de  la  prévention ,  où  sont  évanouies  les  disputes 
de  l'école,  la  scolastique  et  les  controverses?  S'ils 
sont  tempérants ,  chastes  et  modérés ,  que  leur 
sert  le  mystérieux  jargon  de  la  médecine ,  et  qui 
est  une  mine  d'or  pour  ceux  qui  s'avisent  de  le 
parler?  Légistes,  docteurs,  médecins,  quelle 
chute  pour  vous ,  si  nous  pouvions  tous  nous  don- 
ner le  mot  de  devenir  sages  ! 

De  combien  de  grands  hommes  dans  les  diffé- 
rents exercices  de  la  paix  et  de  la  guerre  aurait- 
on  dû  se  passer  !  A  quel  point  de  perfection  et 
de  raffinement  n'a-t-on  pas  porté  de  certains  arts 
et  de  certaines  sciences  qui  ne  devaient  point 
être  nécessaires,  et  qui  sont  dans  le  monde  comme 
des  remèdes  à  tous  les  maux  dont  notre  malice 
est  l'unique  source  ! 

Que  de  choses  depuis  Varron  ,  que  Varron  a 
ignorées  !  Ne  nous  suffirait-il  pas  même  de  n'être 
savants  que  comme  Platon  ou  comme  Sograte? 

Tel ,  à  un  sermon ,  à  une  musique ,  ou  dans 
une  galerie  de  peintures ,  a  entendu  à  sa  droite 
et  à  sa  gauche,  sur  une  chose  précisément  la 
même,  des  sentiments  précisément  opposés.  Cela 
me  ferait  dire  volontiers  que  l'on  peut  hasarder, 
dans  tout  genre  d'ouvrages ,  d'y  mettre  le  bon  et 
le  mauvais  :  le  bon  plaît  aux  uns ,  et  le  mauvais 
aux  autres  ;  l'on  ne  risque  guère  davantage  d'y 
mettre  le  pire,  il  a  ses  partisans. 


Le  phénix  de  la  poésie  chantante  renaît  de  ses 
cendres;  il  a  vu  mourir  et  revivre  sa  réputation 
en  un  même  jour.  Ce  juge  même  si  infaillible  et 
si  ferme  dans  ses  jugements,  le  public,  a  varié 
sur  son  sujet  ;  ou  il  se  trompe,  ou  il  s'est  trompé  : 
celui  qui  prononcerait  aujourd'hui  que  Quinault, 
en  un  certain  genre,  est  un  mauvais  poëte,  par- 
lerait presque  aussi  mal  que  s'il  eût  dit  il  y  a 
quelque  temps ,  Il  est  bon  poète. 

C.  P.  '  était  riche,  et  C.  N. ^  ne  l'était  pas  :  la 
Pucelle  et  Rodogune  méritaient  chacune  une 
autre  aventure.  Ainsi  l'on  a  toujours  demandé 
pourquoi ,  dans  telle  ou  telle  profession ,  celui-ci 
avait  fait  sa  fortune,  et  cet  autre  l'avait  manquée  ; 
et  en  cela  les  hommes  cherchent  la  raison  de  leurs 
propres  caprices,  qui,  dans  les  conjonctures  pres- 
santes de  leurs  affaires,  de  leurs  plaisirs,  de  leur 
santé  et  de  leur  vie ,  leur  font  souvent  laisser 
les  meilleures  et  prendre  les  pires. 

La  condition  des  comédiens  était  infâme  chez 
les  Romains ,  et  honorable  chez  les  Grecs  : 
qu'est-elle  chez  nous?  On  pense  d'eux  comme  les 
Romains ,  on  vit  avec  eux  comme  les  Grecs. 

Il  suffisait  à  Bathylle  d'être  pantomime  pour 
être  couru  des  dames  romaines  :  à  Rhoé,  de  dan- 
ser au  théâtre;  à  Roscie  et  à  Nérine,  de  repré- 
senter dans  les  chœurs ,  pour  s'attirer  une  foule 
d'amai.ts.  La  vanité  et  l'audace,  suites  d'une  trop 
grande  puissance ,  avaient  ôté  aux  Romams  le 
goût  du  secret  et  du  mystère;  ils  se  plaisaient  à 
faire  du  théâtre  public  celui  de  leurs  amours  : 
ils  n'étaient  point  jaloux  de  l'amphithéâtre ,  et 
partageaient  avec  la  multitude  les  charmes  de 
leurs  maîtresses.  Leur  goût  n'allait  qu'à  laisser 
voir  qu'ils  aimaient,  non  pas  une  belle  per- 
sonne ,  ou  une  excellente  comédienne ,  mais  une 
comédienne. 

Rien  ne  découvre  mieux  dans  quelle  disposi- 
tion sont  les  hommes  à  l'égard  des  sciences  et  des 
belles-lettres ,  et  de  quelle  utilité  ils  les  croient 
dans  la  république ,  que  le  prix  qu'ils  y  ont  mis , 
et  l'idée  qu'ils  se  forment  de  ceux  qui  ont  pris 
le  parti  de  les  cultiver.  Il  n'y  a  point  d'art  si 
mécanique,  ni  de  si  vile  condition,  où  les  avan- 
tages ne  soient  plus  sûrs ,  plus  prompts  et  plus 
solides.  Le  comédien  couché  dans  son  carrosse 
jette  de  la  boue  au  visage  de  Corneille,  qui  est 
à  pied.  Chez  plusieurs,  savant  et  pédant  sont 
synonymes. 

Souvent  où  le  riche  parle,  et  parle  de  doctrine, 
c'est  aux  doctes  à  se  taire,  à  écouter,  à  applau- 


Chapolaiji. 


Corneille. 


DES  JUGEMENTS. 


33;* 


dir,  s'ils  veulent  du  moins  ne  passer  «que^pcMir 
doctes.  û  ^p.:j/ib(i}'i 

Il  y  a  une  sorte  de  hardiesse  à  soutenir  devant 
certains  esprits  la  honte  de  l'érudition  :  Ton 
trouve  chez  eux  une  prévention  tout  établie 
contre  les  savants ,  à  qui  ils  ôtent  les  manières 
du  monde ,  le  savoir-vivre ,  l'esprit  de  société , 
et  qu'ils  renvoient  ainsi  dépouillés  à  leur  cabinet 
et  à  leurs  livres.  Comme  l'ignorance  est  un  état 
paisible,  et  qui  ne  coûte  aucune  peine,  l'on  s'y 
range  en  foule ,  et  elle  forme  à  la  cour  et  à  la 
ville  un  nombreux  parti  qui  l'emporte  sur  celui  des 
savants.  S'ils  allèguent  en  leur  faveur  les  noms 
d'EsTRÉES,  de  Hablay,  Bossuet,  Séguieb,  Mon- 
TAUSiEB,  Vabdes,  Chevbeuse,  Novion,  Lamoi- 
GNON ,  ScuDÉBv%PÉLissoN ,  et  de  tant  d'autres 
personnages  également  doctes  et  polis;  s'ils  osent 
même  citer  les  grands  noms  de  Chabtbes  ,  de 
CoNDÉ,  de  CoNTi,  de  Boubbon,  du  Maine,  de 
Vendôme  ,  comme  de  princes  qui  ont  su  joindre 
aux  plus  belles  et  aux  plus  hautes  connaissances 
et  l'atticisme  des  Grecs  et  l'urbanité  des  Romains, 
l'on  ne  feint  point  de  leur  dire  que  ce  sont  des 
exemples  singuliers;  et  s'ils  ont  recours  à  de 
solides  raisons ,  elles  sont  faibles  contre  la  voix 
de  la  multitude.  Il  semble  néanmoins  que  l'on 
devrait  décider  sur  cela  avec  plus  de  précau- 
tion ,  et  se  donner  seulement  la  peine  de  douter 
si  ce  même  esprit  qui  fait  faire  de  si  grands  pro- 
grès dans  les  sciences ,  qui  fait  bien  penser,  bien 
juger ,  bien  parler ,  et  bien  écrire ,  ne  pourrait 
point  encore  servir  à  être  poli. 

Il  faut  très-peu  de  fonds  pour  la  politesse  dans 
les  manières  :  il  en  faut  beaucoup  pour  celle  de 
l'esprit. 

Il  est  savant,  dit  un  politique,  il  est  donc  in- 
capable d'affaires ,  je  ne  lui  confierais  pas  l'état 
de  ma  garde-robe  ;  et  il  a  raison.  Ossat,  Ximenès, 
Richelieu  ,  étaient  savants  :  étaient-ils  habiles? 
ont-ils  passé  pour  de  bons  ministres  ?  Il  sait  le 
grec,  continue  l'homme  d'État, c'est  un  grimaud, 
c'est  un  philosophe.  Et  en  effet ,  une  fruitière  à 
Atliènes,  selon  les  apparences,  parlait  grec,  et 
par  cette  raison  était  philosophe*  Les  Bignon  , 
les  Lamoignon  ,  étaient  de  purs  grimauds  ;  qui 
en  peut  douter?  ils  savaient  le  grec.  Quelle  vision, 
quel  délire  au  grand ,  au  sage,  au  judicieux  An- 
TONiN ,  de  dire  qu'a/or.ç  les  peuples  seraient 
heureux  j  si  rempereur  philosophait  j  ou  si  le 
philosophe,  ou  le  grimaud,  venait  à  V empire! 

Les  langues  sont  la  clef  ou  l'entrée  des  scien- 

'  Mademoiselle  de  Scudéry.(La  Bruyère). 


ces ,  et  rien  davantage  :  le  mépris  des  unes  tombe 
sur  les  autres.  Il  ne  s'agit  point  si  les  langues 
sont  anciennes  ou  nouvelles,  mortes  ou  vi- 
vantes; mais  si  elles  sont  grossières  ou  polies,  si 
les  livres  qu'elles  ont  formés  sont  d'un  bon  ou 
d'un  mauvais  goût.  Supposons  que  notre  langue 
pût  un  jour  avoir  le  sort  de  la  grecque  et  de  la 
latine  ;  serait-on  pédant ,  quelques  siècles  après 
qu'on  ne  la  parlerait  plus,  pour  lire  Molièbe  ou 
LA  Fontaine?  ï 

Je  nomme  Euripile,  et  vous  dites  :  C'est  utf 
bel  esprit;  vous  dites  aussi  de  celui  qui  travaille 
une  poutre.  Il  est  charpentier;  et  de  celui  qui 
refait  un  mur.  Il  est  maçon.  Je  vous  demande 
quel  est  l'atelier  où  travaille  cet  homme  de  mé- 
tier, ce  bel  esprit  ?  quelle  est  son  enseigne?  à  quel 
habit  le  reconnaît-on?  quels  sont  ses  outils?  est-ce 
le  coin?  sont-ce le  marteau  ou  l'enclume?  où  fend- 
il,  où  cogne-t-il  son  ouvrage?  où  l'expose-t-il  en 
vente?  un  ouvrier  se  pique  d'être  ouvrier;  Euri- 
pile se  pique-t-il  d'être  bel  esprit  ?  S'il  est  tel , 
vous  me  peignez  un  fat  qui  met  l'esprit  en  roture, 
une  âme  vile  et  mécanique  à  qui  ni  ce  qui  est 
beau  ni  ce  qui  est  esprit  ne  sauraient  s'appliquer 
sérieusement;  et  s'il  est  vrai  qu'il  ne  se  pique 
de  rien ,  je  vous  entends ,  c'est  un  homme  sage 
et  qui  a  de  l'esprit.  Ne  dites- vous  pas  encore  du 
savantasse.  Il  est  bel  esprit,  et  ainsi  du  mauvais 
poète?  Mais» vous-même  vous  croyez-vous  sans 
aucun  esprit?  et  si  vous  en  avez,  c'est  sans  doute 
de  celui  qui  est  beau  et  convenable  ;  vous  voilà 
donc  un  bel  esprit  :  ou  s'il  s'en  faut  peu  que  vous 
ne  preniez  ce  nom  pour  une  injure,  continuez,  j'y 
consens ,  de  le  donner  à  Euripile ,  et  d'employer 
cette  ironie,  comme  les  sots,  sans  le  moindre 
discernement,  ou  comme  les  ignorants  qu'elle 
console  d'une  certaine  culture  qui  leur  manque , 
et  qu'ils  ne  voient  que  dans  les  autres. 

Qu'on  ne  me  parle  jamais  d'encre,  de  papier, 
de  plume ,  de  style ,  d'imprimeur,  d'imprimerie  ; 
qu'on  ne  se  hasarde  plus  de  me  dire  :  Vous  écrivez 
si  bien ,  Antisthène  !  continuez  d'écrire ,  ne  ver- 
rons-nous point  de  vous  un  in-folio  ?  traitez  de 
toutes  les  vertus  et  de  tous  les  vices  dans  un  ou- 
vrage suivi,  méthodique,  qui  n'ait  point  de  fin  ; 
ils  devraient  ajouter ,  Et  nul  cours.  Je  renonce  à 
tout  ce  qui  a  été ,  qui  est  et  qui  sera  livre.  Bé- 
rijlle  tombe  en  syncope  à  la  vue  d'un  chat ,  et 
moi  à  la  vue  d'un  livre.  Suis-je  mieux  nourri  et 
plus  lourdement  vêtu,  suis-je  dans  ma  chambi-e 
à  l'abri  du  nord,  ai-je  un  lit  de  plume,  après  vingt 
ans  entiers  qu'on  me  débite  dans  la  place  ?  J'ai 
un  gi-and  nom ,  dites-vous,  et  beaucoup  de  gloire  ; 


330 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


dites  que  j'ai  beaucoup  de  vent  qui  ne  sert  à 
rien  :  ai-je  un  grain  de  ce  métal  qui  procure 
toutes  choses?  Le  vil  praticien  grossit  son  mé- 
moire ,  se  fait  rembourser  de  frais  qu'il  n'avance 
pas,  et  il  a  pour  gendre  un  comte  ou  un  magis- 
trat. Un  homme  rouge  oxx  feuille-morte  'devient 
commis,  et  bientôt  plus  riche  que  son  maître  ;  il 
le  laisse  dans  la  roture ,  et  avec  de  l'argent  il 
devient  noble.  B**  "s'enrichit  à  montrer  dans  un 
cercle  des  marionnettes;  BB**%  à  vendre  en 
bouteille  l'eau  de  la  rivière.  Un  autre  charlatan  * 
arrive  ici  de  delà  les  monts  avec  une  malle  ;  il 
n'est  pas  déchargé  que  les  pensions  courent  ;  et 
il  est  prêt  de  retourner  d'où  il  arrive ,  avQc  des 
mulets  et  des  fourgons.  Mercure  est  Mercure , 
et  rien  davantage ,  et  l'or  ne  peut  payer  ses  mé- 
diations et  ses  intrigues  :  on  y  ajoute  la  faveur 
et  les  distinctions.  Et  sans  parler  que  des  gains 
licites,  on  paye  au  tuilier  sa  tuile,  et  à  l'ouvrier 
son  temps  et  son  ouvrage  :  paye-t-on  à  un  auteur 
ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  écrit  ?  et  s'il  pense  très- 
bien  ,  le  paye-t-on  très-largement?  se  meuble-t-il , 
s'anoblit-il  à  force  de  penser  et  d'écrire  juste  ? 
11  faut  que  les  hommes  soient  habillés,  qu'ils 
soient  rasés;  il  faut  que,  retirés  dans  leurs  mai- 
sons, ils  aient  une  porte  qui  ferme  bien  :  est-il 
nécessaire  qu'ils  soient  instruits?  Folie,  simpli- 
cité, imbécillité,  continue  Antisthène,  de  mettre 
l'enseigne  d'auteur  ou  de  philosophe  I  Avoir,  s'il 
se  peut,  un  office  lucratif,  qui  rende  la  vie  ai- 
mable, qui  fasse  prêter  à  ses  amis,  et  donner  à 
ceux  qui  ne  peuvent  rendre  :  écrire  alors  par  jeu, 
par  oisiveté,  et  comme  Tityre  siffle  ou  joue  de  la 
flûte;  cela,  ou  rien  :  j'écris  à  ces  conditions,  et 
je  cède  ainsi  à  la  violence  de  ceux  qui  me  pren- 
nent à  la  gorge,  et  me  disent,  Vous  écrirez.  Ils 
liront  pour  titre  de  mon  nouveau  livre  :  du  beau, 

DU   BON,    DU    VBAi;     DES    IDEES;     DU    PBEMIER 

PRINCIPE  ;  par  Antisthène,  vendeur  de  marée. 
Si  les  ambassadeurs  ^  des  princes  étrangers 
étaient  des  singes  instruits  à  marcher  sur  leurs 
pieds  de  derrière ,  et  à  se  faire  entendre  par  in- 
terprète ,  nous  ne  pourrions  pas  marquer  un  plus 
grand  étonnement  que  celui  que  nous  donnent  la 
justesse  de  leurs  réponses,  et  le  bon  sens  qui 
paraît  quelquefois  dans  leurs  discours.  La  pré- 

^  Un  laquais ,  à  cause  des  habits  de  livrée  qui  étaient  souvent 
de  couleur  rouge  on  feuille-morte. 

^  Benoît,  qui  a  amassé  du  bien  en  montrant  des  figures  de 
cire. 

3  Barbereau ,  qui  a  fait  fortune  en  vendant  de  l'eau  de  la  ri- 
vière de  Seine  pour  des  eaux  minérales. 

♦  Caretti,  qui  s'est  enrichi  par  quelques  secrets  qu'il  ven- 
dait fort  cher. 

•■'  Ceux  de  Siam ,  qui  vinrenjl  à  Paris  dans  ce  temps-là. 


ventlon  du  pays,  jointe  à  l'orgueil  de  la  nation ^ 
nous  fait  oublier  que  la  raison  est  de  tous  les  cli- 
mats ,  et  que  l'on  pense  juste  partout  où  il  y  a 
des  hommes.  Nous  n'aimerions  pas  à  être  traités 
ainsi  de  ceux  que  nous  appelons  barbares  ;  et 
s'il  y  a  en  nous  quelque  barbarie,  elle  consiste 
à  être  épouvantés  de  voir  d'autres  peuples  rai- 
sonner comme  nous. 

Tous  les  étrangers  ne  sont  pas  barbares,  et 
tous  nos  compatriotes  ne  sont  pas  civilisés  :  de 
même  toute  campagne  n'est  pas  agreste  * ,  et 
toute  ville  n'est  pas  polie.  Il  y  a  dans  l'Europe 
un  endroit  d'une  province  maritime  d'un  grand 
royaume ,  où  le  villageois  est  doux  et  insinuant, 
le  bourgeois  au  contraire  et  le  magistrat  gros- 
siers ,  et  dont  la  rusticité  est  héréditaire. 

Avec  im  langage  si  pur,  une  si  grande  recher- 
che daîis  nos  habits,  des  mœurs  si  cultivées,  de 
si  belles  lois  et  un  visage  blanc ,  nous  sommes 
barbares  pour  quelques  peuples. 

Si  nous  entendions  dire  des  Orientaux  qu'ils 
boivent  ordinairement  d'une  liqueur  qui  leur 
monte  à  la  tête ,  leur  fait  perdre  la  raison  et  les 
fait  vomir,  nous  dirions  :  Cela  est  bien  barbare. 

Ce  prélat  se  montre  peu  à  la  cour,  il  n'est  de 
nul  commerce,  on  ne  le  voit  point  avec  des 
femmes,  il  ne  joue  ni  à  grande  ni  à  petite  prime, 
il  n'assiste  ni  aux  fêtes  ni  aux  spectacles ,  il  n'est 
point  homme  de  cabale,  et  il  n'a  point  l'esprit 
d'intrigue  ;  toujours  dans  son  évêché ,  où  il  fait 
une  résidence  continuelle ,  il  ne  songe  qu'à  ins- 
truire son  peuple  par  la  parole,  et  à  l'édifier  par 
son  exemple  ;  il  consume  son  bien  en  des  aumô- 
nes ,  et  son  corps  par  la  pénitence  ;  il  n'a  que 
l'esprit  de  régularité,  et  il  est  imitateur  du  zèle 
et  de  la  piété  des  apôtres.  Les  temps  sont  chan- 
gés, et  il  est  menacé  sous  ce  règne  d'un  titre  plus 
éminent. 

Ne.  pourrait-on  point  faire  comprendre  aux 
personnes  d'un  certain  caractère  et  d'une  profes- 
sion sérieuse ,  pour  ne  rien  dire  de  plus ,  qu'ils 
ne  sont  point  obligés  à  faire  dire  d'eux  qu'ils 
jouent,  qu'ils  chantent  et  qu'ils  badinent  comme 
les  autres  hom^nes ,  et  qu'à  les  voir  si  plaisants 
et  si  agréables ,  on  ne  croirait  point  qu'ils  fussent 
d'ailleurs  si  réguliers  et  si  sévères  ?  Oserait-ou 
même  leur  insinuer  qu'ils  s'éloignent  par  de  telles 
manières  de  la  politesse  dont  ils  se  piquent,  qu'elle 
assortit  au  contraire  et  conforme  les  dehors  aux 
conditions ,  qu'elle  évite  le  contraste ,  et  de  mon- 
trer le  même  homme  sous  des  figures  différentes, 

'Ce  terme  s'entend  ici  métaphoriquement  (La  Bruyère). 


DES  JUGEMENJS. 


337 


et  qui  font  de  lui  un  composé  bizarre,  ou  un 
grotesque? 

11  ne  faut  pas  juger  des  hommes  comme  d'un 
tableau  ou  d'une  figure,  sur  une  seule  et  pre- 
mière vue  ;  il  y  a  un  intérieur  et  un  cœur  qu'il 
faut  approfondir  :  le  voile  de  la  modestie  couvre 
le  mérite,  et  le  masque  de  l'hypocrisie  cache  la 
malignité.  Il  n'y  a  qu'un  très-petit  nombre  de  con- 
naisseurs qui  discerne ,  et  qui  soit  en  droit  de 
prononcer.  Ce  n'est  que  peu  à  peu ,  et  forcés 
même  par  le  temps  et  les  occasions,  que  la  vertu 
parfaite  et  le  vice  consommé  viennent  enfm  à  se 
déclarer. 

FRAGMENT. 

« Il  disait  ^  que  l'esprit  dans  cette  belle  per- 

«  sonne  était  un  diamant  bien  mis  en  œuvre.  Et  con- 
«  tinuantde  parler  d'elle  :  C'est,  ajoutait-il,  comme 
«  une  nuance  de  raison  et  d'agrément  qui  occupe 
«  les  yeux  et  le  cœur  de  ceux  qui  lui  parlent  ;  on 
«  ne  sait  si  on  l'aime  ou  si  on  l'admire  :  il  y  a  en 
«<  elle  de  quoi  faire  une  parfaite  amie ,  il  y  a  aussi 
«  de  quoi  vous  mener  plus  loin  que  l'amitié  :  trop 
«jeune  et  trop  fleurie  pour  ne  pas  plaire,  mais 
«  trop  modeste  pour  songer  à  plaire ,  elle  ne  tient 
«  compte  aux  hommes  que  de  leur  mérite ,  et  ne 
<'  croit  avoir  que  des  amis.  Pleine  de  vivacité  et 
«  capable  de  sentiments,  elle  surprend  et  elle  inté- 
«  resse  ;  et  sans  rien  ignorer  de  ce  qui  peut  entrer 
«  de  plus  délicat  et  de  plus  fin  dans  les  conversa- 
«tions,  elle  a  encore  ces  saillies  heureuses  qui, 
•«  entre  autres  plaisirs  qu'elles  font ,  dispensent 
«  toujours  de  la  répUque  :  elle  vous  parle  comme 
«celle  qui  n'est  pas  savante,  qui  doute  et  qui 
«  cherche  à  s'éclaircir;  et  elle  vous  écoute  comme 
«  celle  qui  sait  beaucoup ,  qui  connaît  le  prix  de 
«  ce  que  vous  lui  dites ,  et  auprès  de  qui  vous  ne 
«  perdez  rien  de  ce  qui  vous  échappe.  Loin  de 
«s'appliquer  à  vous  contredire  avec  esprit,  et 
«  d'imiter  Elvire,  qui  aime  mieux  passer  pour 
«  une  femme  vive  que  marquer  du  bon  sens  et 
«  de  la  justesse,  elle  s'approprie  vos  sentiments, 
«  elle  les  croit  siens,  elle  les  étend,  elle  les  em- 

»  Ce  portrait  est  celui  de  Catherine  Turgot ,  femme  de  Gilles 
il'Aligre,  seigneur  de  Boislandrie,  conseiller  au  parlement,  etc. 
Catherine  Turgot  épousa  en  secondes  noces  Batte  de  Chevilly, 
capiU'iine  au  régiment  des  gardes  françaises,  et  fut  aimée  de 
Chaulieu,  qui  lui  a  adressé  plusieurs  pièces  de  vers  sous  le  nom 
d'Iris,  de  Cathin,  etc.  C'est  Chaulieu  lui-même  qui  nous  ap- 
prend que  la  Bruyère  fil  son  portrait  sous  le  nom  d'Artenice  : 
«  C'étiit,  dit-il,  la  plus  jolie  f«îmme  que  j'aie  connue,  qui 
"  joignait  à  une  figure  très-aimahle  la  douceur  de  l'humeur, 
«  et  tout  le  hrillant  de  l'esprit;  personne  n'a  jamais  mieux 
«  écrit  qu'elle,  et  peu  aussi  hien.  »  (  f'oyez  l'édilion  d*;  Chau- 
lieu, la  Haye,  1774,  tome  r,  page  34).  (Note  communiquée 
par  M.  Aimé-Martin). 


«  bellit;  vous  êtes  content  de  vous  d'avoir  pensé 
«si  bien,  et  d'avoir  mieux  dit  encore  que  vous 
«  n'aviez  cru.  Elle  est  toujours  au-dessus  de  la  va- 
«  nité ,  soit  qu'elle  parle ,  soit  qu'elle  écrive  ;  elle 
«  oublie  les  traits  où  il  faut  des  raisons  ;  elle  a 
«  déjà  compris  que  la  simplicité  est  éloquente. 
«  S'il  s'agit  de  servir  quelqu'un  et  de  vous  jeter 
«  dans  les  mêmes  intérêts ,  laissant  à  Elvire  les 
«  jolis  discours  et  les  belles-lettres  qu'elle  met  à 
«  tous  wsdi^QS  ^Artenice  n'emploie  auprès  de  vous 
«  que  la  sincérité ,  l'ardeur,  l'empressement  et  la 
«  persuasion.  Ce  qui  domine  en  elle,  c'est  le  plai- 
«  sir  de  la  lecture ,  avec  le  goût  des  personnes 
«de  nom  et  de  réputation,  moins  pour  en  être 
«  connue  que  pour  les  connaître.  On  peut  la  louer 
«  d'avance  de  toute  la  sagesse  qu'elle  aura  un 
i  «  jour,  et  de  tout  le  mérite  qu'elle  se  prépare  par 
«  les  années ,  puisqu'avec  une  bonne  conduite , 
«  elle  a  de  meilleures  intentions ,  des  principes 
«  sûrs,  utiles  à  celles  qui  sont  comme  elle  expo- 
«  sées  aux  soins  et  à  la  flatterie;  et  qu'étant  assez 
«  particulière,  sans  pourtant  être  farouche,  ayant 
«  même  un  peu  de  penchant  pour  la  retraite ,  il 
«  ne  lui  saurait  peut-être  manquer  que  les  occa- 
«  sions ,  ou  ce  qu'on  appelle  un  grand  théâtre , 
«  pour  y  faire  briller  toutes  ses  vertus.  » 

Une  belle  femme  est  aimable  dans  son  naturel  -, 
elle  ne  perd  rien  à  être  négligée ,  et  sans  autre 
parure  que  celle  qu'elle  tire  de  sa  beauté  et  de  sa 
jeunesse  :  une  grâce  naïve  éclate  sur  son  visage, 
anime  ses  moindres  actions  ;  il  y  aurait  moins  de 
péril  à  la  voir  avec  tout  l'attirail  de  l'ajustement 
et  de  la  mode.  De  même  un  homme  de  bien  est 
respectable  par  lui-même ,  et  indépendamment  de 
tous  les  dehors  dont  il  voudrait  s'aider  pour  ren- 
dre sa  personne  plus  grave  et  sa  vertu  plus  spé- 
cieuse. Un  air  réformé ,  une  modestie  outrée ,  la 
singularité  de  l'habit ,  une  ample  calotte ,  n'a- 
joutent rien  à  la  probité ,  ne  relèvent  pas  le  mé- 
rite; ils  le  fardent  et  font  peut-être  qu'il  est 
moins  pur  et  moins  ingénu. 

Une  gravité  trop  étudiée  devient  comique  ;  co 
sont  comme  des  extrémités  qui  se  touchent,  et 
dont  le  milieu  est  dignité  :  cela  ne  s'appelle  pas 
être  grave,  mais  en  jouer  le  personnage  :  celui  qui 
songe  à  le  devenir  ne  le  sera  jamais.  Ou  la  gravité 
n'est  point,  ou  elle  est  naturelle;  et  il  est  moins 
difficile  d'en  descendre  que  d'y  monter. 

Un  homme  de  talent  et  de  réputation ,  s'il  est 
chagrin  et  austère,  il  effarouche  les  jeunes  gens , 
les  fait  penser  mal  de  la  vertu ,  et  la  leur  rend 
suspecte  d'une  trop  grande  réforme  et  d'une  pra- 

i?3 


338 


LIÎS  CAKACTÈKi:S  DE  LA  BKDYÈRK, 


tique  trop  ennuyeuse  :  s'il  est  au  contraire  d'un 
l)on  coninnerce,  il  leur  est  une  leçon  utile,  il 
leur  apprend  qu'on  peut  vivre  gaiement  et  labo- 
rieusennent,  avoir  des  vues  sérieuses  sans  renon- 
cer aux  plaisirs  honnêtes;  il  leur  devient  un 
exemple  qu'on  peut  suivre. 

La  physionomie  n'est  pas  une  règle  qui  nous 
soit  donnée  pour  juger  des  hommes  :  elle  nous 
peut  servir  de  conjecture. 

L'air  spirituel  est  dans  les  hommes  ce  que  la 
régularité  des  traits  est  dans  les  femmes  :  c'est  le 
genre  de  beauté  où  les  plus  vains  puissent  aspirer. 

Un  homme  qui  a  beaucoup  de  mérite  et  d'es- 
prit, et  qui  est  connu  pour  tel,  n'est  pas  laid, 
même  avec  des  traits  qui  sont  difformes  ;  ou  s'il 
a  de  la  laideur,  elle  ne  fait  pas  son  impression. 

Combien  d'art  pour  rentrer  dans  la  nature  ! 
combien  de  temps,  de  règles,  d'attention  et  de 
tra\ail  pour  danser  avec  la  même  liberté  et  la 
nïême  grâce  que  l'on  sait  marcher  ;  pour  chanter 
comme  on  parle;  parler  et  s'exprimer  comme  l'on 
pense;  jeter  autant  de  force,  de  vivacité ,  de  pas- 
sion et  de  persuasion  dans  un  discours  étudié  1 1 
que  l'on  prononce  dans  le  public,  qu'on  en  a  quel- 
([uefois  naturellement  et  sans  préparation  dans 
les  entretiens  les  plus  familiers  I 

Ceux  qui,  sans  nous  connaître  assez,  pensent 
jnal  de  nous,  ne  nous  font  pas  de  tort  :  ce  n'est 
pas  nous  qu'ils  attaquent,  c'est  le  fantôme  de  leur 
imagination. 

Il  y  a  de  petites  règles,  des  devoirs,  des  bien- 
séances, attachés  aux  lieux,  aux  temps,  aux 
personnes ,  qui  ne  se  devinent  point  à  force  d'es- 
prit ,  et  que  l'usage  apprend  sans  nulle  peine  : 
juger  des  hommes  par  les  fautes  qui  leur  échap- 
pent en  ce  genre ,  avant  qu'ils  soient  assez  ins- 
truits, c'est  en  juger  par  leurs  ongles  ou  par  la 
|)ointe  de  leurs  cheveux  ;  c'est  vouloir  un  jour  être 
détrompé. 

Je  ne  sais  s'il  est  permis  de  juger  des  hommes 
par  mie  faute  qui  est  unique;  et  si  un  besoin  ex- 
trême, ou  une  violente  passion,  ou  un  premier 
mouvement ,  tirent  à  conséquence. 

l.e  contraire  dt^s  bruits  qui  courent  des  affaires 
ivu  des  personnes  est  souvent  la  vérité. 

Sans  une  grande  roideur  et  une  continuelle  at- 
tention à  toutes  ses  paroles,  on  est  exposé  à  dire 
en  moins  d'une  heure  le  oui  ou  le  non  sur  une 
même  cliose  ou  sur  une  même  personne ,  déter- 
!oiné  seulement  par  un  esprit  de  société  et  de 
eojnmerce ,  qui  entraîne  naturellement  à  ne  pas 
l'outredire  celui-ci  et  celui-là,  qui  en  parlent 
différemment. 


Un  homme  partial  est  exposé  à  de  petites  mor- 
tillcations;  car,  comme  il  est  également  impossi- 
ble que  ceux  qu'il  favorise  soient  toujours  heureux 
ou  sages,  et  que  ceux  contre  qui  il  se  déclare 
soient  toujours  en  faute  ou  malheureux ,  il  naît 
de  là  qu'il  lui  arrive  souvent  de  perdre  conte- 
nance dans  le  public,  ou  par  le  mauvais  succès 
de  ses  amis ,  ou  par  une  nouvelle  gloire  qu'ac- 
quièrent ceux  qu'ils  n'aime  point. 

Un  homme  sujet  à  se  laisser  prévenir,  s'il  ose 
remplir  une  dignité  ou  séculière  ou  ecclésiasti- 
que, est  un  aveugle  qui  veut  peindre,  un  muet 
qui  s'est  chargé  d'une  harangue,  un  sourd  qui 
juge  d'une  symphonie  :  faibles  images ,  et  qui 
n'expriment  qu'imparfaitement  la  misère  de  la 
prévention  !  Il  faut  ajouter  qu'elle  est  un  mal 
désespéré,  incurable,  qui  infecte  tous  ceux  qui 
s'approchent  du  malade,  qui  fait  déserter  les 
égaux,  les  inférieurs,  les  parents,  les  amis, 
jusqu'aux  médecins  :  ils  sont  bien  éloignés  de  le 
guérir,  s'ils  ne  peuvent  le  faire  convenir  de  sa 
maladie,  ni  des  remèdes,  qui  seraient  d'écouter, 
de  douter,  de  s'informer  et  de  s'éclaircir.  Les  flat- 
teurs, les  fourbes,  les  calomniateurs,  ceux  qui  ne 
délient  leur  langue  que  pour  le  mensonge  et  l'in-. 
térêt,  sont  les  charlatans  en  qui  il  se  confie, 
et  qui  lui  font  avaler  tout  ce  qui  leur  plaît  :  ce 
sont  eux  aussi  qui  l'empoisonnent  et  qui  le  tuent. 

La  règle  de  Descabtes  ,  qui  ne  veut  pas  qu'on 
décide  sur  les  moindres  vérités  avant  qu'elles 
soient  connues  clairement  et  distinctement,  est 
assez  belle  et  assez  juste  pour  devoir  s'étendre 
au  jugement  que  l'on  fait  des  personnes. 

Kien  ne  nous  venge  mieux  des  mauvais  juge- 
ments que  les  hommes  font  de  notre  esprit ,  de 
nos  mœurs  et  de  nos  manières,  que  l'indignité  et 
le  mauvais  caractère  de  ceux  qu'ils  approuvent. 

Du  même  fonds  dont  on  néglige  un  homme  de 
mérite  l'on  sait  encore  admirer  un  sot. 

Un  sot  est  celui  qui  n'a  pas  même  ce  qu'il  faut 
d'esprit  pour  être  fat. 

Un  fat  est  celui  que  les  sots  croient  un  homme 
de  mérite. 

L'impertinent  est  un  fat  outré.  Le  fat  lasse , 
ennuie ,  dégoûte  ,  rebute  ;  l'impertinent  rebute , 
aigrit,  irrite,  offense  ;  il  commence  où  l'autre  finit. 

Le  fat  est  entre  l'impertinent  et  le  sot  :  il  est 
composé  de  l'un  et  de  l'autre. 

Les  vices  partent  d'une  dépravation  du  cœur  ; 
les  défauts ,  d'un  vice  de  tempérament  ;  le  ridi- 
cule, d'un  défaut  d'esprit. 

L'homme  ridicule  est  celui  qui,  tant  qu'il  de- 
meure tel ,  a  les  apparences  du  sot. 


DES  JUGEMENTS. 


339 


Le  sot  ne  se  tire  jamais  du  ridicule,  c'est  son 
caractère  :  l'on  y  entre  quelquefois  avec  de  l'es- 
prit ,  mais  l'on  en  sort. 

Une  erreur  de  fait  jette  uti  homme  sage  dans 
le  ridicule. 

La  sottise  est  dans  le  sot ,  la  fatuité  dans  le 
fat,  et  l'impertinence  dans  l'impertinent  :  il  sem- 
ble que  le  ridicule  réside  tantôt  dans  celui  qui 
en  effet  est  ridicule ,  et  tantôt  dans  l'imagination 
de  ceux  qui  croient  voir  le  ridicule  où  il  n'est 
point  et  ne  peut  être. 

La  grossièreté ,  la  rusticité ,  la  brutalité ,  peu- 
vent être  les  vices  d'un  homme  d'esprit. 

Le  stupide  est  un  sot  qui  ne  parle  point ,  en 
cela  plus  supportable  que  le  sot  qui  parle. 

La  même  chose  souvent  est,  dans  la  bouche 
d'un  homme  d'esprit,  une  naïveté  ou  un  bon  mot; 
et  dans  celle  du  sot,  une  sottise. 

Si  le  fat  pouvait  craindre  de  mal  parler,  il  sor- 
tirait de  son  caractère. 

L'une  des  marques  de  la  médiocrité  de  l'esprit 
est  de  toujours  conter. 

Le  sot  est  embarrassé  de  sa  personne  ;  le  fat  a 
l'air  libre  et  assuré  ;  l'impertinent  passe  à  l'effron- 
terie ;  le  mérite  a  de  la  pudeur. 

Le  suffisant  est  celui  en  qui  la  pratique  de  cer- 
tains détails ,  que  l'on  honore  du  nom  d'affaires, 
se  trouve  jointe  à  une  très-grande  médiocrité 
d'esprit. 

Un  grain  d'esprit  et  une  once  d'affaires  plus 
qu'il  n'en  entre  dans  la  composition  du  suffisant, 
font  l'important. 

Pendant  qu'on  ne  fait  que  rire  de  l'important , 
il  n'a  pas  un  autre  nom  :  dès  qu'on  s'en  plaint , 
c'est  l'arrogant. 

L'honnête  homme  tient  le  milieu  entre  l'habile 
homme  et  l'homme  de  bien  ,  quoique  dans  une 
distance  inégale  de  ces  deux  extrêmes. 

La  distance  qu'il  y  a  de  l'honnête  homme  à  l'ha- 
bile homme  s'affaiblit  de  jour  à  autre ,  et  est  sur 
le  point  de  disparaître. 

L'habile  homme  est  celui  qui  cache  ses  pas- 
sions ,  qui  entend  ses  intérêts ,  qui  y  sacrifie  beau- 
coup de  choses,  qui  a  su  acquérir  du  bien  ou 
en  conserver. 

L'honnête  homme  est  celui  qui  ne  vole  pas  sur 
les  grands  chemins,  et  qui  ne  tue  personne,  dont 
les  vices  enfin  ne  sont  pas  scandaleux. 

On  connaît  assez  qu'un  homme  de  bien  est 
honnête  homme ,  mais  il  est  plaisant  d'imagi- 
ner que  tout  honnête  homme  n'est  pas  homme 
de  bien. 

f/ homme  de  bien  est  celui  qui   n'est  ni  un 


salut  ^  ni  un  dévot  ',  et  qui  s'est  borné  à  n'avoir 
que  de  la  vertu. 

Talent,  goût,  esprit,  bon  sens,  choses  diffé- 
rentes, non  incompatibles. 

Entre  le  bon  sens  et  le  bon  goût  il  y  a  la  dif- 
férence de  la  cause  à  son  effet. 

Entre  esprit  et  talent  il  y  a  la  proportion  du 
tout  à  sa  partie. 

Appellerai-je  homme  d'esprit  celui  qui ,  borné 
et  renfermé  dans  quelque  art,  ou  même  dans 
une  certaine  science  qu'il  exerce  dans  une  grande 
perfection,  ne  montre  hors  de  là  ni  jugement, 
ni  mémoire,  ni  vivacité,  ni  mœurs,  ni  conduite; 
qui  ne  m'entend  pas,  qui  ne  pense  point,  qui 
s'énonce  mal;  un  musicien,  par  exemple,  qui, 
après  m'avoir  comme  enchanté  par  ses  accords , 
semble  s'être  remis  avec  son  luth  dans  un  même 
étui,  ou  n'être  plus,  sans  cet  instrument,  qu'une 
machine  démontée,  à  qui  il  manque  quelque 
chose,  et  dont  il  n'est  plus  permis  de  rien  attendre  ? 
Que  dirai-je  encore  de  l'esprit  du  jeu?  pour- 
rait-on me  le  définir?  ne  faut-il  ni  prévoyance, 
ni  finesse,  ni  habileté,  pour  jouer  l'hombre  ou 
les  échecs?  et  s'il  en  faut,  pourquoi  voit-on  des 
imbéciles  qui  y  excellent,  et  de  très-beaux  gé- 
nies qui  n'ont  pu  même  atteindre  la  médiocrité, 
à  qui  une  pièce  ou  une  carte  dans  les  mains 
trouble  la  vue,  et  fait  perdre  contenance? 

Il  y  a  dans  le  monde  quelque  chose ,  s'il  se 
peut,  de  plus  incompréhensible.  Un  homme' 
paraît  grossier,  lourd,  stupide;  il  ne  sait  pas 
parler,  ni  raconter  ce  qu'il  vient  de  voir  :  s'il  se 
met  à  écrire,  c'est  le  modèle  des  bons  contes;  il 
fait  parler  les  animaux,  les  arbres,  les  pierres, 
tout  ce  qui  ne  parle  point  :  ce  n'est  que  légè- 
reté, qu'élégance,  que  beau  naturel  et  que  dé- 
licatesse dans  ses  ouvrages. 

Un  autre  est  simple  '' ,  timide,  d'une  ennuyeuse 
conversation  ;  il  prend  un  mot  pour  un  autre , 
et  il  ne  juge  de  la  bonté  de  sa  pièce  que  par  l'ar- 
gent qui  lui  en  revient  ;  il  ne  sait  pas  la  réciter, 
ni  lire  son  écriture.  Laissez-le  s'élever  par  la 
composition,  il  n'est  pas  au-dessous  d'AuousTE, 
de  Pompée,  de  Nicomiîde,  d'HÉRAcuiis;  il  est 
roi,  et  un  grand  roi;  il  est  politique,  il  est  phi- 
losophe :  il  entreprend  de  faire  parler  des  iiéros, 
de  les  faire  agir;  il  peint  les  Roniains;  ils  sont 
plus  grands  et  plus  Romains  dai.s  ses  vers  que 
dans  leur  histoire. 

Voulez-vous''  quelque  autre  prodige  ?  concevez 

'  Faux  (U'vnL  (  l.n  Hru'/èrr  ). 

'  I-a  Foiil.iinc.  *  Piorrc  (.orncillo. 

'  S.uifouiJ,  ivIiRÏPtix  <lo  Sailli  Viclor,  fuilcir  des  Ixiimis 


340 


l.ES  CAKACTEHES  DE  LA  BRUYERE, 


un  homme  facile,  doux,  complaisant,  traitable, 
et  tout  d'un  coup  violent,  colère,  fougueux, 
capricieux  :  imaginez-vous  un  homme  simple, 
ingénu,  crédule,  badin,  volage,  un  enfant  en 
cheveux  gris;  mais  permettez-lui  de  se  recueillir, 
ou  plutôt  de  se  livrer  à  un  génie  qui  agit  en  lui, 
j'ose  dire,  sans  qu'il  y  prenne  part,  et  comme  à 
son  insu  ;  quelle  verve  I  quelle  élévation  I  quelles 
images  î  quelle  latinité  !  Parlez-vous  d'une  même 
personne?  me  direz-vous.  Oui,  du  même,  de  Théo- 
das,  et  de  lui  seul.  Il  crie,  il  s'agite,  il  se  roule 
à  terre,  il  se  relève,  il  tonne,  il  éclate;  et  du 
milieu  de  cette  tempête  il  sort  une  lumière  qui 
brille  et  qui  réjouit  :  disons- le  sans  figure,  il 
parle  comme  un  fou ,  et  pense  comme  un  homme 
sage;  il  dit  ridiculement  des  choses  vraies,  et 
follement  des  choses  sensées  et  raisonnables  :  on 
est  surpris  de  voir  naître  et  éclore  le  bon  sens  du 
sein  de  la  bouffonnerie ,  parmi  les  grimaces  et 
les  contorsions.  Qu'ajouterai-je  davantage  ?  il  dit 
et  il  fait  mieux  qu'il  ne  sait  :  ce  sont  en  lui 
comme  deux  âmes  qui  ne  se  connaissent  point , 
qui  ne  dépendent  point  Tune  de  l'autre,  qui  ont 
chacune  leur  tour,  ou  leurs  fonctions  toutes 
séparées.  Il  manquerait  un  trait  à  cette  pein- 
ture si  surprenante,  si  j'oubliais  de  dire  qu'il 
est  tout  à  la  fols  avide  et  insatiable  de  louanges, 
près  de  se  jeter  aux  yeux  de  ses  critiques,  et 
dans  le  fond  assez  docile  pour  profiter  de  leur 
censure.  Je  commence  à  me  persuader  moi-même 
que  j'ai  fait  le  portrait  de  deux  personnages  tout 
différents  :  il  ne  serait  pas  même  impossible  d'en 
trouver  un  troisième  dans  Théodas,  car  il  est 
bon  homme,  il  est  plaisant  homme,  et  il  est  ex- 
cellent homme. 

Après  l'esprit  de  discernement,  ce  qu'il  y  a 
au  monde  de  plus  rare,  ce  sont  les  diamants  et 
les  perles. 

Tel ,  connu  dans  le  monde  par  de  grands  ta- 
lents, honoré  et  chéri  partout  où  il  se  trouve, 
est  petit  dans  son  domestique  et  aux  yeux  de 
ses  proches ,  qu'il  n'a  pu  réduire  à  l'estimer  :  tel 
autre  au  contraire,  prophète  dans  son  pays, 
jouit  d'une  vogue  qu'il  a  parmi  les  siens,  et  qui 
est  resserrée  dans  l'enceinte  de  sa  maison  ;  s'ap- 
plaudit d'un  mérite  rare  et  singuHer,  qui  lui  est 
accordé  par  sa  famille,  dont  il  est  l'idole,  mais 
qu'il  laisse  chez  soi  toutes  les  fois  qu'il  sort,  et 
qu'il  ne  porte  nulle  part. 

Tout  le  monde  s'élève  contre  un  homme  qui 
entre  en  réputation  :  à  peine  ceux  qu'il  croit  ses 

(lu  nouveau  Bréviaire,  et  un  de  nos  meilleurs  poètes  latins 
uKidwnes.  Il  est  mort  en  IG97. 


amis  lui  pardonnent  -  ils  un  mérite  naissant  et 
une  première  vogue  qui  semblent  l'associer  à  la 
gloire  dont  ils  sont  déjà  en  possession.  L'on  ne 
se  rend  qu'à  l'extrémité,  et  après  que  le  prince 
s'est  déclaré  par  les  récompenses  :  tous  alors  se 
rapprochent  de  lui;  et  de  ce  jour-là  seulement 
il  prend  son  rang  d'homme  de  mérite. 

Nous  affectons  souvent  de  louer  avec  exagé- 
ration des  hommes  assez  médiocres,  et  de  les 
élever,  s'il  se  pouvait,  jusqu'à  la  hauteur  de  ceux 
qui  excellent,  ou  parce  que  nous  sommes  las  d'ad- 
mirer toujours  les  mêmes  personnes,  ou  parce  que 
leur  gloire  ainsi  partagée  offense  moins  notre 
vue ,  et  nous  devient  plus  douce  et  plus  suppor- 
table. 

L'on  voit  des  hommes  que  le  vent  de  la  fa- 
veur pousse  d'abord  à  pleines  voiles;  ils  perdent 
en  un  moment  la  terre  de  vue,  et  font  leur 
route:  tout  leur  rit,  tout  leur  succède;  action, 
ouvrage,  tout  est  comblé  d'éloges  et  de  récom- 
penses ;  ils  ne  se  montrent  que  pour  être  em- 
brassés et  félicités.  Il  y  a  un  rocher  immobile 
qui  s'élève  sur  une  côte  ;  les  flots  se  brisent  au 
pied;  la  puissance,  les  richesses,  la  violence,  la 
flatterie,  l'autorité,  la  faveur,  tous  les  vents  ne 
l'ébranlent  pas  :  c'est  le  public,  où  ces  gens 
échouent. 

Il  est  ordinaire  comme  naturel  de  juger  du 
travail  d'autrui  seulement  par  rapport  à  celui 
qui  nous  occupe.  Ainsi  le  poète  rempli  de  grandes 
et  sublimes  idées  estime  peu  le  discours  de  l'o- 
rateur, qui  ne  s'exerce  souvent  que  sur  de  simples 
faits  ;  et  celui  qui  écrit  l'histoire  de  son  pays  ne 
peut  comprendre  qu'un  esprit  raisonnable  emploie 
sa  vie  à  imaginer  des  fictions  et  à  trouver  une 
rime  :  de  même  le  bachelier,  plongé  dans  les 
quatre  premiers  siècles ,  traite  toute  autre  doc- 
trine de  science  triste,  vaine  et  inutile,  pendant 
qu'il  est  peut-être  méprisé  du  géomètre. 

Tel  a  assez  d'esprit  pour  exceller  dans  une 
certaine  matière  et  en  faire  des  leçons,  qui  en 
manque  pour  voir  qu'il  doit  se  taire  sur  quel- 
que autre  dont  il  n'a  qu'une  faible  connaissance  : 
il  sort  hardiment  des  limites  de  son  génie  ;  mais 
il  s'égare,  et  fait  que  l'homme  illustre  parle 
comme  un  sot. 

Hérille,  soit  qu'il  parle,  qu'il  harangue  ou 
qu'il  écrive,  veut  citer;  il  fait  dire  au  prince 
des  philosophes  que  le  vin  enivre,  et  à  l'ora- 
teur romain  que  l'eau  le  tempère.  S'il  se  jette 
dans  la  morale,  ce  n'est  pas  lui,  c'est  le  divin 
Platon  qui  assure  que  la  vertu  est  aimable,  le 
vice  odieux,  ou  que  l'un  et  l'autre  se  tournent 


DES  JUGEiMENTS. 


M\ 


eu  lial)ilude.  Les  choses  les  plus  communes ,  les 
plus  triviales ,  et  qu'il  est  même  capable  de  pen- 
ser, il  veut  les  devoir  aux  anciens,  aux  Latins, 
aux  Grecs  :  ce  n'est  ni  pour  donner  plus  d'au- 
torité à  ce  qu'il  dit,  ni  peut-être  pour  se  faire 
honneur  de  ce  qu'il  sait  :  il  veut  citer. 

C'est  souvent  hasarder  un  bon  mot  et  vouloir 
le  perdre  que  de  le  donner  pour  sien;  il  n'est 
pas  relevé,  il  tombe  avec  des  g^ns  d'esprit,  ou 
qui  se  croient  tels,  qui  ne  l'ont  pas  dit,  et  qui 
devaient  le  dire.  C'est  au  contraire  le  faire  valoir, 
que  de  le  rapporter  comme  d'un  autre.  Ce  n'est 
qu'un  fait,  et  qu'on  ne  se  croit  pas  obligé  de 
savoir  :  il  est  dit  avec  plus  d'insinuation,  et  reçu 
avec  moins  de  jalousie;  personne  n'en  souffre  : 
on  rit  s'il  faut  rire,  et  s'il  faut  admirer  on  ad- 
mire. 

On  a  dit  de  Socrate  qu'il  était  en  délire,  et 
que  c'était  un  fou  tout  plein  d'esprit  ;  mais  ceux 
des  Grecs  qui  parlaient  ainsi  d'un  homme  si  sage 
passaient  pour  fous.  Ils  disaient  :  Quels  bizarres 
portraits  nous  fait  ce  philosophe  !  quelles  mœurs 
étranges  et  particulières  ne  décrit-il  point  !  où 
a-t-il  rêvé,  creusé,  rassemblé  des  idées  si  extra- 
ordinaires ?  quelles  couleurs  !  quel  pinceau  !  ce 
sont  des  chimères.  Ils  se  trompaient  ;  c'étaient 
des  monstres,  c'étaient  des  vices,  mais  peints 
au  naturel  ;  on  croyait  les  voir  ;  ils  faisaient  peur. 
Socrate  s'éloignait  du  cynique  ;  il  épargnait  les 
personnes,  et  blâmait  les  mœurs  qui  étaient  mau- 
vaises. 

Celui  qui  est  riche  par  son  savoir-faire  con- 
naît un  philosophe,  ses  préceptes,  sa  morale  et 
sa  conduite  ;  et ,  n'imaginant  pas  dans  tous  les 
hommes  une  autre  fin  de  toutes  leurs  actions 
que  celle  qu'il  s'est  proposée  lui-même  toute  sa 
vie,  dit  en  son  cœur  :  Je  le  plains,  je  le  tiens 
échoué,  ce  rigide  censeur;  il  s'égare,  et  il  est 
hors  de  route  ;  ce  n'est  pas  ainsi  que  l'on  prend 
le  vent,  et  que  l'on  arrive  au  délicieux  port  de 
la  fortune;  et,  selon  ses  principes,  il  raisonne 
juste. 

Je  pardonne,  dit  Antisthius,  à  ceux  que  j'ai 
loués  dans  mon  ouvrage,  s'ils  m'oublient  :  qu'ai-je 
fait  pour  eux?  ils  étaient  louables.  Je  le  par- 
donnerais moins  à  tous  ceux  dont  j'ai  attaqué 
les  vices  sans  toucher  à  leurs  personnes,  s'ils 
me  devaient  un  aussi  grand  bien  que  celui  d'être 
corrigés  :  mais  comme  c'est  un  événement  qu'on 
ne  voit  point,  il  suit  de  là  que  ni  les  uns  ni  les 
autres  ne  sont  tenus  de  me  faire  du  bien. 

L'on  peut ,  ajoute  ce  philosophe ,  envier  ou 
refuser  à  mes  écrils  leur  récompense  ;  on  ne  sau- 


rait en  dimmuer  la  réputation  :  et  si  on  le  fait, 
qui  m'empêchera  de  le  mépriser  ? 

Il  est  bon  d'être  philosophe ,  il  n'est  guère  utile 
de  passer  pour  tel.  Il  n'est  pas  permis  de  traiter 
quelqu'un  de  philosophe  :  ce  sera  toujours  lui 
dire  une  injure,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  plu  aux 
hommes  d'en  ordonner  autrement,  et  en  res- 
tituant à  un  si  beau  nom  son  idée  propre  et 
convenable ,  de  lui  concilier  toute  l'estime  qui  lui 
est  due. 

Il  y  a  une  philosophie  qui  nous  élève  au-dessus 
de  l'ambition  et  de  la  fortune ,  qui  nous  égale , 
que  dis-je?  qui  nous  place  plus  haut  que  les  ri- 
ches, que  les  grands  et  que  les  puissants;  qui 
nous  fait  négliger  les  postes  et  ceux  qui  les  pi-o- 
curent  ;  qui  nous  exempte  de  désirer ,  de  de- 
mander, de  prier,  de  solliciter,  d'importuner,  et 
qui  nous  sauve  même  l'émotion  et  l'excessive 
joie  d'être  exaucés.  Il  y  a  une  autre  philosophie 
qui  nous  soumet  et  nous  assujettit  à  toutes  ces 
choses  en  faveur  de  nos  proches  ou  de  nos  amis  : 
c'est  la  meilleure. 

C'est  abréger ,  et  s'épargner  mille  discussions , 
que  de  penser  de  certaines  gens  qu'ils  sont  in- 
capables de  parler  juste,  et  de  condamner  ce 
qu'ils  disent,  ce  qu'ils  ont  dit ,  et  ce  qu'ils  diront. 
Nous  n'approuvons  les  autres  que  par  les  rap- 
ports que  nous  sentons  qu'ils  ont  avec  nous- 
mêmes  ;  et  il  semble  qu'estimer  quelqu'un ,  c'esl 
l'égaler  à  soi. 

Les  mêmes  défauts  qui  dans  les  autres  sont 
lourds  et  insupportables  sont  chez  nous  comme 
dans  leur  centre  :  ils  ne  pèsent  plus  ;  on  ne  les 
sent  pas.  Tel  parle  d'un  autre,  et  en  fait  un  por- 
trait affreux,  qui  ne  voit  pas  qu'il  se  peint  lui 
même. 

Rien  ne  nous  corrigerait  plus  promptement 
de  nos  défauts  que  si  nous  étions  capables  de  les 
avouer,  et  de  les  reconnaître  dans  les  autres  : 
c'est  dans  cette  juste  distance  que,  nous  parais- 
sant tels  qu'ils  sont,  ils  se  feraient  haïr  autant 
qu'ils  le  méritent. 

La  sage  conduite  roule  sur  deux  pivots,  le 
passé  et  l'avenir.  Celui  qui  a  la  mémoire  fidèle 
et  une  grande  prévoyance  est  hors  du  péril  de 
cfcnsurer  dans  les  autres  ce  qu'il  a  peut-être 
fait  lui-même,  ou  de  condanmer  une  action  dans 
un  pareil  cas,  et  dans  toutes  les  circonstances 
où  elle  lui  sera  un  jour  inévitable. 

Le  guerrier  et  le  politique,  non  plus  que  le 
joueur  habile,  ne  font  pas  le  hasard;  mais  ils  le 
jnvparent,  l'attirent,  et  semblent  prescjuc  le 
(UHcrmJjHM-  :  nou-sculeiuent  ils  savent  ce  (pie  le 


LES  CARACTÈRES  DE  lA  RRUYÈRE, 


342 

sot  et  le  poUrou  ignorent ,  je  veux  dire ,  se  servir 
du  liasard  quand  il  arrive;  ils  savent  même 
profiter  par  leurs  précautions  et  leurs  mesures 
d'un  tel  ou  d'un  tel  hasard,  ou  de  plusieurs  tout 
à  la  fois  :  si  ce  point  arrive,  ils  gagnent;  si  c'est 
cet  autre,  ils  gagnent  encore  :  un  même  point 
souvent  les  fait  gagner  de  plusieurs  manières. 
Ces  hommes  sages  peuvent  être  loués  de  leur 
bonne  fortune  comme  de  leur  bonne  conduite, 
et  le  hasard  doit  être  récompensé  en  eux  comme 
la  vertu. 

Je  ne  mets  au-dessus  d'un  grand  politique  que 
celui  qui  néglige  de  le  devenir ,  et  qui  se  persuade 
de  plus  en  plus  que  le  monde  ne  mérite  point 
qu'on  s'en  occupe. 

Il  y  a  dans  les  meilleurs  conseils  de  quoi  dé- 
plaire :  ils  ne  viennent  d'ailleurs  que  de  notre 
esprit  ;  c'est  asse2;  pour  être  rejetés  d'abord  par 
présomption  et  par  humeur ,  et  suivis  seulement 
par  nécessité  ou  par  réflexion. 

Quel  bonheur  surprenant  a  accompagné  ce 
favori  pendant  tout  le  cours  de  sa  vie  !  quelle 
autre  fortune  mieux  soutenue ,  sans  interruption, 
sans  la  momdre  disgrâce  ?  les  premiers  postes, 
l'oreille  du  prince ,  d'immenses  trésors,  une  santé 
pai'faite ,  et  une  mort  douce.  Mais  quel  étrange 
compte  à  rendi-e  d'une  vie  passée  dans  la  faveur, 
des  conseils  que  l'on  a  doiuiés ,  de  ceux  qu'on  a 
négligé  de  donner  ou  de  suivre,  des  biens  que 
l'on  n'a  point  faits,  des  maux  au  contraire  que 
l'on  a  faits  ou  par  soi-même  ou  par  les  autres , 
en  im  mot  de  toute  sa  prospérité  ! 

L'on  gagne  à  mourir  d'être  loué  de  ceux  qui 
nous  survivent,  souvent  sans  autre  mérite  que 
celui  de  n'être  plus  :  le  même  éloge  sert  alors 
pour  Caton  et  pour  Plson. 

Le  bruit  court  que  Pison  est  mort  ;  c'est  une 
grande  perte ,  c'était  un  homme  de  bien ,  et  qui 
méritait  une  plus  longue  vie  :  il  avait  de  l'esprit 
et  de  l'agrément,  de  la  fermeté  et  du  courage; 
il  était  sûr,  généreux,  fidèle  :  ajoutez,  pourvu 
qu'il  soit  mort. 

La  manière  dont  on  se  récrie  sur  quelques- 
uns  qui  se  distinguent  par  la  bonne  foi ,  le  dé- 
sintéressement et  la  probité ,  n'est  pas  tant  lem- 
éloge  que  le  décréditement  du  genre  humain. 

Tel  soulage  les  misérables,  qui  néglige  sa  fa- 
mille et  laisse  son  fils  dans  l'indigence  :  un  autre 
élève  un  nouvel  édifice ,  qui  n'a  pas  encore  payé 
les  plombs  d'une  maison  qui  est  achevée  depuis 
dix  années  :  un  troisième  fait  des  présents  et  des 
largesses,  et  ruine  ses  créanciers.  Je  demande, 
la  pitié,  la  libérahté,  la  magnificence,  sont-ce 


les  vertus  d'un  homme  injuste  ?  ou  plutôt  si  la 
bizarrerie  et  la  vanité  ne  sont  pas  les  causes  de 
l'injustice. 

Une  circonstance  essentielle  à  la  justice  que 
l'on  doit  aux  autres,  c'est  de  la  faire  prompte» 
ment  et  sans  différer  :  la  faire  attendre,  c'est  in- 
justice. 

Ceux-là  font  bien,  ou  font  ce  qu'ils  doivent, 
qui  font  ce  qu'ils  doivent.  Celui  qui ,  dans  toute 
sa  conduite,  laisse  longtemps  dire  de  soi  qu'il 
fera  bien,  fait  très-mal. 

L'on  dit  d'un  grand  qui  tient  table  deux  fois  le 
jour,  et  qui  passe  sa  vie  à  faire  digestion,  qu'il 
meurt  de  faim,  pour  exprimer  qu'il  n'est  pas 
riche,  ou  que  ses  affaires  sont  fort  mauvaises  : 
c'est  une  figure  ;  on  le  dirait  plus  à  la  lettre  de 
ses  créanciers. 

L'honnêteté,  les  égards  et  la  politesse  des  pcD 
sonnes  avancées  en  âge  de  l'un  et  de  l'autre  sexe, 
me  donnent  bonne  opinion  de  ce  qu'on  appelle  Iç 
vieux  temps. 

C'est  un  excès  de  confiance  dans  les  parents 
d'espérer  tout  de  la  bonne  éducation  de  leura 
enfants,  et  une  grande  erreur  de  n'en  attendre 
rien  et  de  la  négliger. 

Quand  il  serait  vrai,  ce  que  plusieurs  disent, 
que  l'éducation  ne  donne  point  à  l'homme  un 
autre  cœur  ni  une  autre  complexion,  qu'elle  ne 
change  rien  dans  le  fond,  et  ne  touche  qu'aux 
superficies ,  je  ne  laisserais  pas  de  dire  qu'elle  ne 
lui  est  pas  inutile. 

Il  n'y  a  que  de  l'avantage  pour  celui  qui  parle 
peu  :  la  présomption  est  qu'il  a  de  l'esprit  ;  el 
s'il  est  vrai  qu'il  n'en  manque  pas,  la  présomp- 
tion est  qu'il  l'a  excellent. 

Ne  songer  qu'à  soi  et  au  présent,  source  d'er- 
reur dans  la  politique. 

Le  plus  grand  malheur,  après  celui  d'être  con- 
vaincu d'un  crime,  est  souvent  d'avoir  eu  à  s'en 
justifier.  Tels  arrêts  nous  déchargent  et  nous 
renvoient  absous,  qui  sont  infirmés  par  la  voix 
du  peuple. 

Un  homme  est  fidèle  à  de  certaines  pratiques 
de  religion ,  on  le  voit  s'en  acquitter  avec  exac- 
titude ;  personne  ne  le  loue  ni  ne  le  désapprouve, 
on  n'y  pense  pas  :  tel  autre  y  revient  après  les 
avoir  négligées  dix  années  entières,  on  se  récrie, 
on  l'exalte  ;  cela  est  libre  :  moi,  je  le  blâme  d'un 
si  long  oubli  de  ses  devoirs,  et  je  le  trouve  heu-v 
reux  d'y  être  rentré. 

Le  flatteur  n'a  pas  assez  bonne  opinion  de  soi 
ni  des  autres. 

Tels  sont  oubliés  dans  la  distribution  des  grâ- 


DES  JUGEMENTS 


Ml] 


ces,  et  foHt  dire  d'eux,  Pourquoi  les  oiihlier? 
qui,  si  l'on  s'en  était  souvenu,  auraient  fait  dire , 
Pourquoi  s'en  souvenir?  D'où  vient  cette  con- 
trariété ?  est-ce  du  caractère  de  ces  personnes , 
ou  de  l'incertitude  de  nos  jugements ,  ou  même 
de  tous  les  deux  ? 

L'on  dit  communément  :  Après  un  tel,  qui 
sera  chancelier  ?  qui  sera  primat  des  Gaules  ?  qui 
sera  pape?  On  va  plus  loin  :  chacun,  selon  ses 
souhaits  ou  son  caprice,  fait  sa  promotion,  qui 
est  souvent  de  gens  plus  vieux  et  plus  caducs 
que  celui  qui  est  en  place  ;  et  comme  il  n'y  a 
pas  de  raison  qu'une  dignité  tue  celui  qui  s'en 
trouve  revêtu,  qu'elle  sert  au  contraire  à  le  ra- 
jeunir et  à  donner  au  corps  et  à  l'esprit  de  nou- 
velles ressources ,  ce  n'est  pas  un  événement  fort 
rare  à  un  titulaire  d'enterrer  son  successeur. 

La  disgrâce  éteint  les  haines  et  les  jalousies  ; 
celui-là  peut  bien  faire,  qui  ne  nous  aigrit  plus 
par  une  grande  faveur  :  il  n'y  a  aucun  mérite,  il 
n'y  a  sorte  de  vertus  qu'on  ne  lui  pardonne;  il 
serait  un  héros  impunément. 

Rien  n'est  bien  d'un  homme  disgracié  :  ver- 
tus, mérite,  tout  est  dédaigné,  ou  mal  expli- 
qué, ou  imputé  à  vice  :  qu'il  ait  un  grand  cœur, 
qu'il  ne  craigne  ni  le  fer  ni  le  feu,  qu'il  aille 
d'aussi  bonne  grâce  à  l'ennemi  que  Bavard  et 
MoNTREVEL  '  ;  c'cst  uuc  bravachc ,  on  en  plai- 
sante; il  n'a  plus  de  quoi  être  un  héros. 

Je  me  contredis,  il  est  vrai  :  accusez-en  les 
hommes ,  dont  je  ne  fais  que  rapporter  les  ju- 
gements; je  ne  dis  pas  de  différents  hommes, 
je  dis  les  mêmes,  qui  jugent  si  différemment. 

Il  ne  faut  pas  vingt  années  accomplies  pour 
voir  changer  les  hommes  d'opinion  sur  les  cho- 
ses les  plus  sérieuses,  comme  sur  celles  qui  leur 
ont  paru  les  plus  sûres  et  les  plus  vraies.  Je  ne 
hasarderai  pas  d'avancer  que  le  feu  en  soi,  et 
indépendamment  de  nos  sensations,  n'a  aucune 
chaleur,  c'est-à-dire  rien  de  semblable  à  ce  que 
nous  éprouvons  en  nous-mêmes  à  son  approche  , 
de  peur  que  quelque  jour  il  ne  devienne  aussi 
chaud  qu'il  a  jamais  été.  J'assurerai  aussi  peu 
qu'une  ligne  droite  tombant  sur  une  autre  ligne 
droite  fait  deux  angles  droits,  ou  égaux  à  deux 
droits,  de  peur  que,  les  hommes  venant  à  y 
découvrir  quelque  chose  de  plus  ou  de  moins, 
je  ne  sois  raillé  de  ma  proposition.  Ainsi ,  dans 
un  autre  genre ,  je  dirai  à  peine  avec  toute  la 
France  :  Vauban  est  infaillible,  on  n'en  appelle 
point  :  qui  me  garantirait  que  dans  peu  de  temps 

'  Mar(|iiis  rtc  MonliTvcl,  coin.  grn.  I).  [,.  V..  Ijctilrnanf  nc- 
ncrnl.  {  f.n  Hrmjèn'  ). 


on  n'insinuera  pas  que,  même  sur  le  siège,  qui 
est  son  fort,  et  où  il  décide  souverainement,  il 
erre  quelquefois ,  sujet  aux  fautes  comme  An- 
tiphile? 

Si  vous  en  croyez  des  personnes  aigries  l'umî 
contre  l'autre,  et  que  la  passion  domine,  l'homme 
docte  est  un  savantasse,  le  magistrat  un  bour- 
geois ou  un  praticien ,  le  fmancier  un  maltôtier, 
et  le  gentilhomme  un  gentillâtre;  mais  il  est 
étrange  que  de  si  mauvais  noms ,  que  la  colère 
et  la  haine  ont  su  inventer,  deviennent  fami- 
liers, et  que  le  dédain,  tout  froid  et  tout  paisi- 
ble qu'il  est ,  ose  s'en  servir. 

Vous  vous  agitez,  vous  vous  donnez  un  grand 
mouvement,  surtout  lorsque  les  ennemis  com- 
mencent à  fuir,  et  que  la  victoire  n'est  plus 
douteuse,  ou  devant  une  ville  après  qu'elle  a 
capitulé;  vous  aimez  dans  un  combat  ou  pen- 
dant un  siège  à  paraître  en  cent  endroits  pour 
n'être  nulle  part,  à  prévenir  les  ordres  du  gé- 
néral, de  peur  de  les  suivre,  et  à  chercher  les 
occasions  plutôt  que  de  les  attendre  et  de  les 
recevoir  :  votre  valeur  serait-elle  fausse? 

Faites  garder  aux  hommes  quelque  poste  ou 
ils  puissent  être  tués,  et  où  néanmoins  ils  ne 
soient  pas  tués  :  ils  aiment  l'honneur  et  la  vie. 
A  voir  comme  les  hommes  aiment  la  vie, 
pourrait-on  soupçonner  qu'ils  aimassent  quel- 
que autre  chose  plus  que  la  vie ,  et  que  la  gloire 
qu'ils  préfèrent  à  la  vie  ne  fût  souvent  qu'une 
certaine  opinion  d'eux-mêmes  établie  dans  l'es- 
prit de  mille  gens  ou  qu'ils  ne  connaissent  point 
ou  qu'ils  n'estiment  point? 

Ceux  qui ,  ni  guerriers  ni  courtisans ,  vont  à 
la  guerre  et  suivent  la  cour,  qui  ne  font  pas  un 
siège ,  mais  qui  y  assistent ,  ont  bientôt  épuisé 
leur  curiosité  sur  une  place  de  guerre,  quelque 
surprenante  qu'elle  soit,  sur  la  tranchée,  sur 
l'effet  des  bombes  et  du  canon ,  sur  les  coups  de 
main,  comme  sur  l'ordre  et  le  succès  d'une  at- 
taque qu'ils  entrevoient  :  la  résistance  continue, 
les  pluies  surviennent,  les  fatigues  croissent,  on 
plonge  dans  la  fange ,  on  a  à  combattre  les  sai- 
sons et  l'ennemi ,  on  peut  être  forcé  dans  ses 
lignes,  et  enfermé  entre  une  ville  et  une  ar- 
mée :  quelles  extrémités!  on  perd  courage,  on 
murmure  :  est-ce  un  si  grand  inconvénient  que 
I  de  lever  un  siège?  le  salut  de  l'État  dépend-il 
I  d'une  citadelle  de  plus  ou  de  moins?  ne  faut-il 
i  pas,  ajoutent-ils,  fléchir  sous  les  ordres  du  ciel, 
qui  semble  se  déclarer  contre  nous,  et  remettre 
j  la  partie  à  un  autre  temps?  Alors  ils  ne  com- 
prennent plus  \\\  fcrmele,  et,  s'ils  osaient  dire, 


344 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


l'opiniâtreté  du  général  qui  se  roidit  contre  les 
obstacles ,  qui  s'anime  par  la  difficulté  de  l'en- 
treprise, qui  veille  la  nuit  et  s'expose  le  jour 
pour  la  conduire  à  sa  fin.  A-t-on  capitulé,  ces 
hommes  si  découragés  relèvent  l'importance  de 
cette  conquête,  en  prédisent  les  suites,  exagè- 
rent la  nécessité  qu'il  y  avait  de  la  faire,  le  pé- 
ril et  la  honte  qui  suivaient  de  s'en  désister, 
prouvent  que  l'armée  qui  nous  couvrait  des  en- 
nemis était  invincible  :  ils  reviennent  avec  la  cour, 
passent  par  les  villes  et  les  bourgades,  fiers 
d'être  regardés  de  la  bourgeoisie,  qui  est  aux 
fenêtres,  comme  ceux  mêmes  qui  ont  pris  la 
place;  ils  en  triomphent  par  les  chemins,  ils  se 
croient  braves.  Revenus  chez  eux,  ils  vous  étour- 
dissent de  flancs,  de  redans,  de  ravelins,  de 
fausse -braie,  de  courtines  et  de  chemins  cou- 
verts :  ils  rendent  compte  des  endroits  où  Ven- 
vie  de  voir  les  a  portés,  et  où  il  ne  laissait 
pas  d'y  avoir  du  péril,  des  hasards  qu'ils  ont 
courus  à  leur  retour  d'être  pris  ou  tués  par 
l'ennemi  :  ils  taisent  seulement  qu'ils  ont  eu 
peur. 

C'est  le  plus  petit  inconvénient  du  monde  que 
de  demeurer  court  dans  un  sermon  ou  dans  une 
harangue;  il  laisse  à  l'orateur  ce  qu'il  a  d'es- 
prit, de  bon  sens,  d'imagination,  de  mœurs 
et  de  doctrine  ;  il  ne  lui  ôte  rien  :  mais  on  ne 
laisse  pas  de  s'étonner  que  les  hommes,  ayant 
voulu  une  fois  y  attacher  une  espèce  de  honte 
et  de  ridicule ,  s'exposent ,  par  de  longs  et  sou- 
vent d'inutiles  discours ,  à  en  courir  tout  le  ris- 
que. 

Ceux  qui  emploient  mal  leur  temps  sont  les 
premiers  à  se  plaindre  de  sa  brièveté.  Comme 
ils  le  consument  à  s'habiller ,  à  manger ,  à  dor- 
mir, à  de  sots  discours,  à  se  résoudre  sur  ce  qu'ils 
doivent  faire ,  et  souvent  à  ne  rien  faire ,  ils  en 
manquent  pour  leurs  affaires  ou  pour  leurs  plai- 
sirs :  ceux  au  contraire  qui  en  font  un  meilleur 
usage  en  ont  de  reste. 

Il  n'y  a  point  de  ministre  si  occupé  qui  ne 
sache  perdre  chaque  jour  deux  heures  de  temps  ; 
cela  va  loin  à  la  fin  d'une  longue  vie;  et  si  le 
mal  est  encore  plus  grand  dans  les  autres  con- 
ditions des  hommes,  quelle  perte  infinie  ne  se 
fait  pas  dans  le  monde  d'une  chose  si  précieuse, 
et  dont  l'on  se  plaint  qu'on  n'a  point  assez  ! 

Il  y  a  des  créatures  de  Dieu ,  qu'on  appelle 
des  hommes,  qui  ont  une  âme  qui  est  esprit, 
dont  toute  la  vie  est  occupée  et  toute  l'attention 
est  réunie  à  scier  du  marbre  :  cela  est  bien  sim- 
ple, c'est  bien  peu  de  chose.  Il  y  en  a  d'autres 


qui  s'en  étonnent,  mais  qui  sont  entièrement 
inutiles ,  et  qui  passent  le  jour  à  ne  rien  faire  : 
c'est  encore  moins  que  de  scier  du  marbre. 

La  plupart  des  hommes  oublient  si  fort  qu'ils 
ont  une  âme ,  et  se  répandent  en  tant  d'actions 
et  d'exercices  où  il  semble  qu'elle  est  inutile,  que 
l'on  croit  parler  avantageusement  de  quelqu'un , 
en  disant  qu'il  pense;  cet  éloge  même  est  de- 
venu vulgaire ,  qui  pourtant  ne  met  cet  homme 
qu'au-dessus  du  chien  ou  du  cheval. 

A  quoi  vous  divertissez-vous?  à  quoi  passez- 
vous  le  temps?  vous  demandent  les  sots  et  les 
gens  d'esprit.  Si  je  réplique  que  c'est  à  ouvrir 
les  yeux  et  à  voir ,  à  prêter  l'oreille  et  à  enten- 
dre, à  avoir  la  santé,  le  repos,  la  Uberté,  ce 
n'est  rien  dire  :  les  solides  biens,  les  grands 
biens,  les  seuls  biens  ne  sont  pas  comptés,  ne 
se  font  pas  sentir.  Jouez- vous?  masquez-vous? 
il  faut  répondre. 

Est-ce  un  bien  pour  l'homme  que  la  liberté, 
si  elle  peut  être  trop  grande  et  trop  étendue, 
telle  enfin  qu'elle  ne  serve  qu'à  lui  faire  dési- 
rer quelque  chose ,  qui  est  d'avoir  moins  de  li- 
berté? 

La  Uberté  n'est  pas  oisiveté  :  c'est  un  usage 
libre  du  temps ,  c'est  le  choix  du  travail  et  de 
l'exercice;  être  libre,  en  un  mot,  n'est  pas  ne 
rien  faire ,  c'est  être  seul  arbitre  de  ce  qu'on  fait 
ou  de  ce  qu'on  ne  fait  point  :  quel  bien  en  ce 
sens  que  la  liberté  ! 

CÉSAB  n'était  point  trop  vieux  pour  penser  à 
la  conquête  de  l'univers  '  :  il  n'avait  point  d'au- 
tre béatitude  à  se  faire  que  le  cours  d'une  belle 
vie,  et  un  grand  nom  après  sa  mort  :  né  fier, 
ambitieux,  et  se  portant  bien  comme  il  faisait, 
il  ne  pouvait  mieux  employer  son  temps  qu'à 
conquérir  le  monde.  Alexandre  était  bien  jeune 
pour  un  dessein  si  sérieux  :  il  est  étonnant  que 
dans  ce  premier  âge  les  femmes  ou  le  vin  n'aient 
plus  tôt  rompu  son  entreprise. 

Un  jeune  prince  %  d'une  race  auguste,  Ta- 
mour  et  l'espérance  des  peuples ,  donné  du  ciel 
pour  prolonger  la  félicité  de  la  terre,  plus  grand 
que  ses  aïeux,  fils  d'un  héros  qui  est  son  mo- 
dèle, a  déjà  montré  à  l'univers,  par  ses  divines 
qualités,  et  par  une  vertu  anticipée,  que  les  en- 
fants des  héros  sont  plus  proches  de  l'être  que 
les  autres  hommes  ^ .  ^: 

*  Voyez  les  Pensées  de  M.  Pascal,  chap.  31 ,  où  il  dit  le  con- 
traire. (La  Bruyère). 

*  Le  Dauphin ,  lils  de  Louis  XIV. 

3  Contre  la  maxime  latine  et  triviale.  (La  Bruyère).  Cette 
maxime  ou  adage  est ,  Heroumjilii  iioxœ  ;  ce  qui  veut  dire  que 
les  lils  des  héros  dégénèrent  ordinairemeut  de  leurs  pères. 


DES  JUGEMElMS. 


345 


Si  le  monde  dure  seulement  cent  millions 
d'années,  il  est  encore  dans  toute  sa  fraîcheur, 
et  ne  fait  presque  que  commencer  :  nous-mêmes 
nous  touchons  aux  premiers  hommes  et  aux  pa- 
triarches ;  et  qui  pourra  ne  nous  pas  confondre 
avec  eux  dans  des  siècles  si  reculés?  Mais  si 
Ton  juge  par  le  passé  de  l'avenir ,  quelles  cho- 
ses nouvelles  nous  sont  inconnues  dans  les  arts, 
dans  les  sciences ,  dans  la  nature ,  et  j'ose  dire 
dans  l'histoire  I  quelles  découvertes  ne  fera-t-on 
point  !  quelles  différentes  révolutions  ne  doivent 
point  arriver  sur  toute  la  face  de  la  terre ,  dans 
les  états  et  dans  les  empires!  quelle  ignorance 
est  la  nôtre!  et  quelle  légère  expérience  que 
celle  de  six  ou  sept  mille  ans  ! 

Il  n'y  a  point  de  chemin  trop  long  à  qui  marche 
lentement  et  sans  se  presser  :  il  n'y  a  point  d'a- 
vantages trop  éloignés  à  qui  s'y  prépare  par  la 
patience. 

Ne  faire  sa  cour  à  personne,  ni  attendre  de 
quelqu'un  qu'il  vous  fasse  la  sienne;  douce  si- 
tuation ,  âge  d'or,  état  de  l'homme  le  plus  na- 
turel ! 

Le  monde  est  pour  ceux  qui  suivent  les  cours 
ou  qui  peuplent  les  villes  :  la  nature  n'est  que 
pour  ceux  qui  habitent  la  campagne  ;  eux  seuls 
vivent ,  eux  seuls  du  moins  connaissent  qu'ils 
vivent. 

Pourquoi  me  faire  froid ,  et  vous  plaindre  de 
ce  qui  m'est  échappé  sur  quelques  jeunes  gens 
qui  peuplent  les  cours?  êtes -vous  vicieux,  ô 
Thrasille  ?  je  ne  le  savais  pas ,  et  vous  me  l'ap- 
prenez :  ce  que  je  sais  est  que  vous  n'êtes  plus 
jeune. 

Et  vous  qui  voulez  être  offensé  personnelle- 
ment de  ce  que  j'ai  dit  de  quelques  grands ,  ne 
criez-vous  point  de  la  blessure  d'un  autre?  êtes- 
vous  dédaigneux,  malfaisant ,  mauvais  plaisant, 
flatteur ,  hypocrite  ?  je  l'ignorais ,  et  ne  pensais 
pas  à  vous  :  j'ai  parlé  des  grands. 

L'esprit  de  modération,  et  une  certaine  sa- 
gesse dans  la  conduite,  laissent  les  hommes  dans 
l'obscurité  :  il  leur  faut  de  grandes  vertus  pour 
être  connus  et  admirés ,  ou  peut-être  de  grands 
vices. 

Les  hommes,  sur  la  conduite  des  grands  et 
des  petits  indifféremment,  sont  prévenus,  char- 
més, enlevés  par  la  réussite  :  il  s'en  faut  peu 
que  le  crime  heureux  ne  soit  loué  comme  la 
vertu  même ,  et  que  le  bonheur  ne  tienne  lieu 
de  toutes  les  vertus.  C'est  un  noir  attentat,  c'est 
une  sale  et  odieuse  entreprise  que  celle  (|ue  le 
succès  ne  saurait  juslilier. 


Les  hommes ,  séduits  par  de  belles  apparences 
et  de  spécieux  prétextes,  goûtent  aisément  un 
projet  d'ambition  que  quelques  grands  ont  mé- 
dité; ils  en  parlent  avec  intérêt,  il  leur  plaît 
même  par  la  hardiesse  ou  par  la  nouveauté  que 
l'on  lui  impute,  ils  y  sont  déjà  accoutumés,  et 
n'en  attendent  que  le  succès,  lorsque,  venant 
au  contraire  à  avorter,  ils  décident  avec  con- 
fiance, et  sans  nulle  crainte  de  se  tromper ,  qu'il 
était  téméraire  et  ne  pouvait  réussir. 

Il  y  a  de  tels  projets  ' ,  d'un  si  grand  éclat  et 
d'une  conséquence  si  vaste ,  qui  font  parler  les 
hommes  si  longtemps ,  qui  font  tant  espérer  ou 
tant  craindre ,  selon  les  divers  intérêts  des  peu- 
ples ,  que  toute  la  gloire  et  toute  la  fortune  d'un 
homme  y  sont  commises.  Il  ne  peut  pas  avoir 
paru  sur  la  scène  avec  un  si  bel  appareil ,  pour 
se  retirer  sans  rien  dire  ;  quelques  affreux  périls 
qu'il  commence  à  prévoir  dans  la  suite  de  son 
entreprise,  il  faut  qu'il  l'entame;  le  moindre  mal 
pour  lui  est  de  la  manquer. 

Dans  un  méchant  homme  il  n'y  a  pas  de  quoi 
faire  un  grand  homme.  Louez  ses  vues  et  ses 
projets,  admirez  sa  conduite,  exagérez  son  ha- 
bileté à  se  servir  des  moyens  les  plus  propres 
et  les  plus  courts  pour  parvenir  à  ses  fins  :  si  ses 
fins  sont  mauvaises ,  la  prudence  n'y  a  aucune 
part  ;  et  où  manque  la  prudence ,  trouvez  la 
grandeur,  si  vous  le  pouvez. 

Un  ennemi  est  mort  ^ ,  qui  était  à  la  tête  d'une 
armée  formidable ,  destinée  à  passer  le  Rhin  ;  il 
savait  la  guerre ,  et  son  expérience  pouvait  être 
secondée  de  la  fortune  :  quels  feux  de  joie  a-t-on 
vus?  quelle  fête  publique?  Il  y  a  des  hommes  au 
contraire  naturellement  odieux ,  et  dont  l'aver- 
sion devient  populaire  :  ce  n'est  point  précisé- 
ment par  les  progrès  qu'ils  font ,  ni  par  la  crainte 
de  ceux  qu'ils  peuvent  faire,  que  la  voix  du 
peuple^  éclate  à  leur  mort,  et  que  tout  tres- 
saille, jusqu'aux  enfants,  dès  que  l'on  mur- 
mure dans  les  places  que  la  terre  enfin  en  est 
délivrée. 

0  temps!  ô  mœurs  I  s'écrie  Heraclite j  ô  mal- 
heureux siècle  !  siècle  rempli  de  mauvais  exem- 
ples ,  où  la  vertu  souffre ,  où  le  crime  domine , 
où  il  triomphe!  Je  veux  être  un  Lycaoti,  un 
ÉgistfWj  l'occasion  ne  peut  être  meilleure,  ni 

»  Guillaume  de  Nassau ,  prince  d'Orange,  qui  cnirepril  de 
passer  en  Anj^lelerre,  d'où  il  a  chassé  le  roi  Jacques  II,  son 
Ijeau-père.  Il  éUiit  né  le  13  novembre  IC50. 

2  Le  duc  Charles  de  Lorraine,  beau-frère  de  l'empereur  Lé^v 
pold  I"'. 

•'  \a'  faux  biuilile  lamort  du  prhicc  d'Orange,  qu'on  croyait 


avoir  clé  tué  au  condtat  de  la  Boync, 


346 


LES  CÀR/VCTÈl\ES  DE  LA  BRUYÈRE, 


les  conjonctures  plus  favorables,  si  je  désire  du 
moins  de  lleurir  et  de  prospérer.  Un  homme 
dit'  :  Je  passerai  la  mer,  je  dépouillerai  mon 
père  de  son  patrimoine ,  je  le  chasserai ,  lui ,  sa 
femme,  son  héritier,  de  ses  terres  et  de  ses 
États  ;  et ,  comme  il  l'a  dit ,  il  l'a  fait.  Ce  qu'il 
devait  appréhender,  c'était  le  ressentiment  de 
plusieurs  rois  qu'il  outrage  en  la  personne  d'un 
seul  roi  :  mais  ils  tiennent  pour  lui  ;  ils  lui  ont 
presque  dit  :  Passez  la  mer,  dépouillez  votre 
père  ' ,  montrez  à  tout  l'univers  qu'on  peut  chas- 
ser un  roi  de  son  royaume,  ainsi  qu'un  petit 
seigneur  de  son  château ,  ou  un  fermier  de  sa 
métairie  :  qu'il  n'y  ait  plus  de  différence  entre 
de  simples  particuliers  et  nous,  nous  sommes 
las  de  ces  distinctions  :  apprenez  au  monde  que 
ces  peuples  que  Dieu  a  mis  sous  nos  pieds  peu- 
vent nous  abandonner,  nous  trahir,  nous  livrer, 
se  livrer  eux-mêmes  à  un  étranger,  et  qu'ils 
ont  moins  à  craindre  de  nous  que  nous  d'eux 
et  de  leur  puissance.  Qui  pourrait  voù*  des  cho- 
ses si  tristes  avec  des  yeux  secs  et  une  âme 
tranquille  ?  Il  n'y  a  point  de  charges  qui  n'aient 
leurs  privilèges  :  il  n'y  a  aucun  titulaire  qui  ne 
parle,  qui  ne  plaide,  qui  ne  s'agite  pour  les 
défendre  :  la  dignité  royale  seule  n'a  plus  de 
privilèges;  les  rois  eux-mêmes  y  ont  renoncé. 
Un  seul,  toujours  bon^  et  magnanime,  ouvre 
ses  bras  à  une  famille  malheureuse.  Tous  les 
autres  se  liguent  comme  pour  se  venger  de  lui , 
et  de  l'appui  qu'il  donne  à  une  cause  qui  leur 
est  commune  :  l'esprit  de  pique  et  de. jalousie 
prévaut  chez  eux  à  l'intérêt  de  l'honneur,  de 
la  religion  et  de  leur  état;  est-ce  assez?  à  leur 
intérêt  personnel  et  domestique.  Il  y  va ,  je  ne 
dis  pas  de  leur  élection ,  mais  de  leur  succession , 
de  leurs  droits  comme  héréditaires  :  enfin ,  dans 
tout,  l'homme  l'emporte  sur  le  souverain.  Un 
prince  délivrait  l'Europe  *,  se  délivrait  lui- 
même  d'un  fatal  ennemi ,  allait  jouir  de  la  gloire 
d'avoir  détruit  un  grand  empire  ^  :  il  la  néglige 
pour  une  guerre  douteuse.  Ceux  qui  sont  nés  ^ 
arbitres  et  médiateurs  temporisent;  et  lorsqu'ils 
pourraient  avoir  déjà  employé  utilement  leur 
médiation,  ils  la  promettent.  0  patres!  contmue 
Heraclite;  ô  rustres  qui  habitez  sous  le  chaume 
et  dans  les  cabanes  !  si  les  événements  ne  vont 
point  jusqu'à  vous,  si  vous  n'avez  point  le  cœur 
percé  par  la  malicD  des  hommes,  si  on  ne  parle 

'  Le  prince  d'Orange.  *  Le  roi  Jacques  II. 

-^  Louis  XIV,  qui  donna  retraite  à  Jacques  II  et  à  toute  sa 
ffimille,  après  qu'il  eut  été  ol)ligé  de  se  retirer  d'Angleterre. 
^  L'empereur.  •>  Le  turc. 

'Innocent  XL 


plus  d'iiomnjes  dans  vos  contrées ,  mais  seule- 
ment de  renards  et  de  loups  cerviers,  recevez- 
moi  parmi  vous  à  manger  votre  pain  noir  et 
à  boire  l'eau  de  vos  citernes. 

Petits  hommes  '  hauts  de  six  pieds,  tout  au 
plus  de  sept,  qui  vous  enfermez  aux  foires 
comme  géants,  et  comme  des  pièces  rares  dont 
il  faut  acheter  la  vue,  dès  que  vous  allez  jus- 
ques  à  huit  pieds  ;  qui  vous  donnez  sans  pudeur 
de  la  hautesse  et  de  Véminence,  qui  est  tout 
ce  que  l'on  pourrait  accorder  à  ces  montagnes 
voisines  du  ciel ,  et  qui  voient  les  nuages  se  for- 
mer au-dessous  d'elles;  espèce  d'animaux  glo- 
rieux et  superbes ,  qui  méprisez  toute  autre  es- 
pèce ,  qui  ne  faites  pas  même  comparaison  avec 
l'éléphant  et  la  baleine,  approchez,  hommes, 
répondez  un  peu  à  Démocrite.  Ne  dites-vous 
pas  en  commun  proverbe ,  des  loups  ravissants , 
des  lions  furieux,  malicieux  comme  un  singe? 
Et- vous  autres,  qui  êtes- vous?  J'entends  corner 
sans  cesse  à  mes  oreilles,  V homme  est  un  ani- 
mal raisonnable  :  qui  vous  a  passé  cette  défi- 
nition? sont-ce  les  loups,  les  singes  et  les  lions, 
ou  si  vous  vous  l'êtes  accordée  à  vous-mêmes? 
C'est  déjà  une  chose  plaisante  que  vous  don- 
niez aux  animaux,  vos  confrères,  ce  qu'il  y  a 
de  pire ,  pour  prendre  pour  vous  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  :  laissez-les  un  peu  se  définir  eux-mê- 
mes, et  vous  verrez  comme  ils  s'oublieront,  et 
comme  vous  serez  traités.  Je  ne  parle  point ,  ô 
hommes,  de  vos  légèretés,  de  vos  folies  et  de 
vos  caprices,  qui  vous  mettent  au-dessous  de  la 
taupe  et  de  la  tortue,  qui  vont  sagement  leur 
petit  train,  et  qui  suivent,  sans  varier,  l'ins- 
tinct de  la  nature  :  mais  écoutez-moi  un  mo- 
ment. Vous  dites  d'un  tiercelet  de  faucon  qui 
est  fort  léger ,  et  qui  fait  une  belle  descente  sur 
la  perdrix,  Voilà  un  bon  oiseau;  et  d'un  lé- 
vrier qui  prend  un  lièvre  corps  à  corps.  C'est 
un  bon  lévrier.  Je  consens  aussi  que  vous  di- 
siez d'un  homme  qui  court  le  sanglier ,  qui  le 
met  aux  abois,  qui  l'atteint  et  qui  le  perce. 
Voilà  un  brave  homme.  Mais  si  vous  voyez  deux 
chiens  qui  s'aboient.,  qui  s'affrontait,  qui  se 
mordent  et  se  déchirent ,  vous  dites ,  Voilà  de 
sots  animaux  ;  et  vous  prenez  un  bâton  pour  les 
séparer.  Que  si  l'on  vous  disait  que  tous  les 
chats  d'un  grand  pays  se  sont  assemblés  par 
milliers  dans  une  plaine,  et  qu'après  avoir 
miaulé  tout  leur  soûl  ils  se  sont  jetés  avec  fu- 
reur les  uns  sur  les  autres ,  et  ont  joué  ensemble 

'  Los  princes  ligué:s  en  faveur  du  prince  d'Orange  contre 
Louis  XIV. 


DES  JUGEMENTS. 


347 


de  la  dent  et  de  la  griffe;  que  de  cette  mêlée  il 
est  demeuré  de  part  et  d'autre  neuf  à  dix  mille 
chats  sur  la  place,  qui  ont  infecté  l'air  à  dix 
lieues  de  là  par  leur  puanteur;  ne  diriez-vous 
pas ,  Voilà  le  plus  alx)minable  sabbat  dont  on 
ait  jamais  ouï  parler?  Et  si  les  loups  en  faisaient 
de  même,  quels  hurlements  1  quelle  boucherie! 
Et  si  les  uns  ou  les  autres  vous  disaient  qu'ils 
aiment  la  gloire,  concluriez  -  vous  de  ce  dis- 
cours qu'ils  la  mettent  à  se  trouver  à  ce  beau 
rendez-vous ,  à  détruire  ainsi  et  à  anéantir  leur 
propre  espèce?  ou  après  l'avoir  conclu,  ne  ri- 
riez-vous  pas  de  tout  votre  cœur  de  l'ingénuité 
de  ces  pauvres  bêtes?  Vous  avez  déjà,  en  ani- 
maux raisonnables ,  et  pour  vous  distinguer  de 
ceux  qui  ne  se  servent  que  de  leurs  dents  et  de 
leurs  ongles,  imaginé  les  lances,  les  piques,  les 
dards,  les  sabres  et  les  cimeterres ,  et  à  mon  gré 
fort  judicieusement  ;  car  avec  vos  seules  mains 
que  pouviez-vous  vous  faire  les  uns  aux  autres , 
que  vous  arracher  les  cheveux,  vous  égratigner 
au  visage,  ou  tout  au  plus  vous  arracher  les 
yeux  de  la  tête?  au  lieu  que  vous  voilà  munis 
d'instruments  commodes,  qui  vous  servent  à 
vous  faire  réciproquement  de  larges  plaies  d'où 
peut  couler  votre  sang  jusqu'à  la  dernière  goutte , 
sans  que  vous  puissiez  craindre  d'en  échapper. 
Mais  comme  vous  devenez  d'année  à  autre  plus 
raisonnables ,  vous  avez  bien  enchéri  sur  cette 
vieille  manière  de  vous  exterminer  :  vous  avez 
de  petits  globes  ^  qui  vous  tuent  tout  d'un  coup , 
s'ils  peuvent  seulement  vous  atteindre  à  la  tête 
ou  à  la  poitrine  ;  vous  en  avez  d'autres  '  plus 
pesants  et  plus  massifs,  qui  vous  coupent  en 
deux  parts  ou  qui  vous  éventrent ,  sans  comp- 
ter ceux  ^  qui,  tombant  sur  vos  toits,  enfoncent 
les  planchers,  vont  du  grenier  à  la  cave,  en 
enlèvent  les  voûtes,  et  font  sauter  en  l'air,. avec 
vos  maisons ,  vos  femmes  qui  sont  en  couche , 
l'enfant  et  la  nourrice  :  et  c'est  là  encore  où  gît 
la  gloire;  elle  aime  le  remue-ménage,  et  elle 
est  personne  d'un  grand  fracas.  Vous  avez  d'ail- 
leurs des  armes  défensives ,  et  dans  les  bonnes 
règles  vous  devez  en  guerre  être  habillés  de  fer, 
ce  qui  est  sans  mentir  une  jolie  parure ,  et  qui 
me  fait  souvenir  de  ces  quatre  puces  célèbres 
que  montrait  autrefois  un  charlatan,  subtil  ou- 
vrier, dans  une  fiole  où  il  avait  trouvé  le  secret 
de  les  faire  vivre  :  il  leur  avait  mis  à  chacune 
une  salade  en  tête,  leur  avait  passé  un  corps  de 
cuirasse,  mis  des  brassards,  des  genouillères. 


Lrs  l)alles  (l»i  jiiouRfi«iof. 
Los  lionibcs. 


f.<-^  iKHiIrts  (le  canon. 


la  lance  sur  la  cuisse;  rien  ne  leur  manquait,  et 
en  cet  équipage  elles  allaient  par  sauts  et  par 
bonds  dans  leur  bouteille.  Feignez  un  homme 
de  la  taille  du  mont  Athos  :  pourquoi  non?  une 
âme  serait-elle  embarrassée  d'animer  un  tel 
corps?  elle  en  serait  plus  au  large  :  si  cet  homme 
avait  la  vue  assez  subtile  pour  vous  découvrir 
quelque  part  sur  la  terre  avec  vos  armes  offen- 
sives et  défensives,  que  croyez-vous  qu'il  pen- 
serait de  petits  marmousets  ainsi  équipés,  et  de 
ce  que  vous  appelez  guerre,  cavalerie ,  infante- 
rie, un  mémorable  siège,  une  fameuse  journée? 
N'entendrai-je  donc  plus  bourdonner  d'autre 
chose  parmi  vous?  le  monde  ne  se  divise-t-il  plus 
qu'en  régiments  et  en  compagnies?  tout  est-il 
devenu  bataillon  ou  escadron?  //  a  pris  une 
ville,  il  en  a  pris  une  seconde,  puis  une  troi- 
sième ;  il  a  gagné  une  bataille ,  deux  batailles  ; 
il  chasse  V ennemi,  il  vainc  sur  mer,  il  vainc 
sur  terre  :  est-ce  de  quelqu'un  de  vous  autres , 
est-ce  d'un  géant ,  d'un  Athos,  que  vous  parlez? 
Vous  avez  surtout  un  homme  pâle  '  et  livide , 
qui  n'a  pas  sur  soi  dix  onces  de  chair ,  et  que 
Ton  croirait  jeter  à  terre  du  moindre  souffle.  Il 
fiiit  néanmoins  plus  de  bruit  que  quatre  autres, 
et  met  tout  en  combustion  ;  il  vient  de  pêcher 
en  eau  trouble  une  île  tout  entière^  ;  ailleurs,  à 
la  vérité ,  il  est  battu  et  poursuivi  ;  mais  il  se 
sauve  par  les  marais ,  et  ne  veut  écouter  ni  paix 
ni  trêve.  Il  a  montré  de  bonne  heure  ce  qu'il  sa- 
vait faire ,  il  a  mordu  le  sein  de  sa  nourrice  ^  : 
elle  en  est  morte,  la  pauvre  femme;  je  m'en- 
tends, il  suffit.  En  un  mot,  il  était  né  sujet,  il 
ne  l'est  plus;  au  contraire,  il  est  le  maître,  et 
ceux  qu'il  a  domptés  '*  et  mis  sous  le  joug  vont  à 
la  charrue  et  labourent  de  bon  courage  :  ils  sem- 
blent même  appréhender ,  les  bonnes  gens ,  de 
pouvoir  se  délier  un  jour  et  devenir  libres,  car 
ils  ont  étendu  la  courroie  et  allongé  le  fouet  de 
celui  qui  les  fait  marcher;  ils  n'oublient  rien 
pour  accroître  leur  servitude  :  ils  lui  font  pas- 
ser l'eau  pour  se  faire  d'autres  vassaux  et  s'ac- 
quérir de  nouveaux  domaines  :  il  s'agit,  il  est 
vrai ,  ^e  prendre  son  père  et  sa  mère  par  les 
épaules,  et  de  les  jeter  hors  de  leur  maison; 
et  ils  l'aident  dans  une  si  honnête  entreprise. 
Les  gens  de  delà  l'eau  et  ceux  d'en  deçà  so 
cotisent  et  mettent  chacun  du  leur  pour  se  le 
rendre  à  eux  tous  de  jour  en  jour  plus  redouta- 

'  Le  prince  d'Oranj^e.  '  L'AnpIelciTe. 

^  \a\  prince  (l'Orange,  devenu  plus  puissant  par  la  couronne 
d'Aiifiieterre,  sVlai»  rendti  mailre  absolu  en  Hollande,  et  y 
r.iisail  ce  ipril  lui  |>l.iis,iit. 

'  F>'S  Ani/lai><. 


348 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


ble  :  les  Pietés  et  les  Saxons  imposent  silence 
aux  Batavesy  et  ceux-ci  aux  Pietés  et  aux 
Saxons;  tous  se  peuvent  vanter  d'être  ses  hum- 
bles esclaves,  et  autant  qu'ils  le  souhaitent. 
Mais  qu'entends-je  de  certains  personnages  '  qui 
ont  des  couronnes ,  je  ne  dis  pas  des  comtes  ou 
des  marquis ,  dont  la  terre  fourmille ,  mais  des 
princes  et  des  souverains  ?  ils  viennent  trouver 
cet  homme  dès  qu'il  a  sifflé,  ils  se  découvrent 
dès  son  antichambre ,  et  ils  ne  parlent  que  quand 
on  les  interroge.  Sont-ce  là  ces  mêmes  princes 
si  pointilleux ,  si  formalistes  sur  leurs  rangs  et 
sur  leurs  préséances,  et  qui  consument,  pour 
les  régler,  les  mois  entiers  dans  une  diète  ?  Que 
fera  ce  nouvel  Areonte  pour  payer  une  si  aveu- 
gle soumission,  et  pour  répondre  à  une  si  haute 
idée  qu'on  a  de  lui  ?  S'il  se  livre  une  bataille,  il 
doit  la  gagner,  et  en  personne  :  si  l'ennemi  f^tt 
un  siège,  il  doit  le  lui  faire  lever,  et  avec  honte, 
à  moins  que  tout  l'Océan  ne  soit  entre  lui  et  l'en- 
nemi :  il  ne  saurait  moins  faire  en  faveur  de  ses 
courtisans.  César  '  lui-même  ne  doit-il  pas  venir 
en  grossir  le  nombre?  il  en  attend  du  moins 
d'importants  services  :  car  ou  V Areonte  échouera 
avec  ses  alliés ,  ce  qui  est  plus  difficile  qu'impos- 
sible à  concevoir  ;  ou  s'il  réussit  et  que  rien  ne 
lui  résiste,  le  voilà  tout  porté,  avec  ses  alliés  ja- 
loux de  la  religion  et  de  la  puissance  de  César, 
pour  fondre  sur  lui,  pour  lui  enlever  Y  aigle,  et 
le  réduire,  lui  ou  son  héritier,  à  \difasee  d'ar- 
gent ^  et  aux  pays  héréditaires.  Enfln  c'en  est 
fait,  ils  se  sont  tous  livrés  à  lui  volontairement, 
à  celui  peut-être  de  qui  ils  devaient  se  défier  da- 
vantage. Ésope  ne  leur  dirait-il  pas  :  «  La  gent 
«  volatile  d'une  certaine  contrée  prend  l'alarme 
«  et  s'effraye  du  voisinage  du  lion ,  dont  le  seul 
«  rugissement  lui  fait  peur;  elle  se  réfugie  au- 
«  près  de  la  bête,  qui  lui  fait  parler  d'accom- 
'«  modement  et  la  prend  sous  sa  protection ,  qui 
««  se  termine  enfm  à  les  croquer  tous  l'un  après 
«  l'autre?  » 

CHAPITRE  XIIL 

De  la  mode.  * 

Une  chose  folle  et  qui  découvre  bien  notre  pe- 
titesse, c'est  l'assujettissement  aux  modes,  quand 
on  l'étend  à  ce  qui  concerne  le  goût ,  le  vivre  ^ 

'  I^  prince  d'Orange,  à  son  premier  retour  de  l'Angleterre, 
en  1690,  vint  à  la  Haye,  où  les  princes  ligués  se  rendirent, 
«t  où  le  duc  de  Bavière  fut  longtemps  à  attendre  dans  l'anti- 
(liambre. 

*  L'empereur. 

'  Armes  de  la  maison  d'Autriche. 


la  santé  et  la  conscience.  La  viande  noire  est 
hors  de  mode ,  et  par  cette  raison  insipide  ;  ce 
serait  pécher  contre  la  mode  que  de  guérir  de  la 
lièvre  par  la  saignée  :  de  même  l'on  ne  mourait 
plus  depuis  longtemps  par  Théotime;  ses  ten- 
dres exhortations  ne  sauvaient  plus  que  le  peu- 
ple, et  Théotime  a  vu  son  successeur. 

La  curiosité  n'est  pas  un  goût  pour  ce  qui  est 
bon  ou  ce  qui  est  beau,  mais  pour  ce  qui  est 
rare ,  unique ,  pour  ce  qu'on  a ,  et  ce  que  les  autres 
n'ont  point.  Ce  n'est  pas  un  attachement  à  ce  qui 
est  parfait ,  mais  à  ce  qui  est  couru ,  à  ce  qui  est 
à  la  mode.  Ce  n'est  pas  un  amusement ,  mais  une 
passion,  et  souvent  si  violente,  qu'elle  ne  cède  à 
l'amour  et  à  l'ambition  que  par  la  petitesse  de 
son  objet.  Ce  n'est  pas  une  passion  qu'on  a  gé- 
néralement pour  les  choses  rares  et  qui  ont  cours , 
mais  qu'on  a  seulement  pour  une  certaine  chose 
qui  est  rare  et  pourtant  à  la  mode. 

Le  fleuriste  a  un  jardin  dans  un  faubourg  ;  ii 
y  court  au  lever  du  soleil ,  et  il  en  revient  à  son 
coucher.  Vous  le  voyez  planté ,  et  qui  a  pris  ra- 
cine au  milieu  de  ses  tulipes  et  devant  la  soli- 
taire :  il  ouvre  de  grands  yeux,  il  frotte  ses 
mains,  il  se  baisse,  il  la  voit  de  plus  près,  il  ne 
l'a  jamais  vue  si  belle,  il  a  le  cœur  épanoui  de 
joie  :  il  la  quitte  pour  V orientale  ;  de  là  il  va  à 
la  veuve;  il  passe  au  drap-d'or,  de  celle-ci  à 
V agate;  d'où  il  revient  enfin  à  la  solitaire,  où  il 
se  fixe,  où  il  se  lasse,  où  il  s'assied,  où  il  ou- 
blie de  dîner  :  aussi  est-elle  nuancée,  bordée, 
huilée,  à  pièces  emportées;  elle  a  un  beau  vase 
ou  un  beau  calice  :  il  la  contemple ,  il  l'admire. 
Dieu  et  la  nature  sont  en  tout  cela  ce  qu'il  n'ad- 
mire point;  il  ne  va  pas  plus  loin  que  l'oignon 
de  sa  tulipe,  qu'il  ne  livrerait  pas  pour  mille 
écus ,  et  qu'il  donnera  pour  rien  quand  les  tuli- 
pes seront  négligées ,  et  que  les  œillets  auront 
prévalu.  Cet  homme  raisonnable ,  qui  a  une  âme, 
qui  a  un  culte  et  une  religion,  revient  chez  soi, 
fatigué,  affamé,  mais  fort  content  de  sa  journée  : 
il  a  vu  des  tulipes. 

Parlez  à  cet  autre  de  la  richesse  des  mois- 
sons, d'une  ample  récolte,  d'une  bonne  ven- 
dange; il  est  curieux  de  fruits,  vous  n'articulez 
pas ,  vous  ne  vous  faites  pas  entendre  :  parlez- 
lui  de  figues  et  de  melons ,  dites  que  les  poiriers 
rompent  de  fruit  cette  année,  que  les  pêchers 
ont  donné  avec  abondance;  c'est  pour  lui  un 
idiome  inconnu,  il  s'attache  aux  seuls  pruniers, 
il  ne  vous  répond  pas.  Ne  l'entretenez  pas  même 
de  vos  pruniers,  il  n'a  de  l'amour  que  pour  une 
certaine  espèce  ;  toute  autre  que  vous  lui  nommez 


DE  lA  MODE. 


349 


le  fait  sourire  et  se  moquer.  11  vous  mène  à 
l'arbre ,  cueille  artistement  cette  prune  exquise, 
il  l'ouvre ,  vous  en  donne  une  moitié ,  et  prend 
l'autre.  Quelle  chair  !  dit-il  ;  goûtez-vous  cela  ? 
cela  est-il  divin  ?  voilà  ce  que  vous  ne  trouverez 
pas  ailleurs;  et  là-dessus  ses  narines  s'enflent, 
il  cache  avec  peine  sa  joie  et  sa  vanité  par  quel- 
ques dehors  de  modestie.  0  l'homme  divin  en 
effet!  homme  qu'on  ne  peut  jamais  assez  louer 
et  admirer  !  homme  dont  il  sera  parlé  dans  plu- 
sieurs siècles  !  que  je  voie  sa  taille  et  son  visage 
pendant  qu'il  vit;  que  j'observe  les  traits  et  la 
contenance  d'un  homme  qui  seul  entre  les  mor- 
tels possède  une  telle  prune. 

Un  troisième  que  vous  allez  voir  vous  parle 
des  curieux  ses  confrères,  et  surtout  de  Dio- 
gnète.  Je  l'admire,  dit-il,  et  je  le  comprends 
moins  que  jamais  :  pensez-vous  qu'il  cherche  à 
s'instruire  par  les  médailles ,  et  qu'il  les  regarde 
comme  des  preuves  parlantes  de  certcdns  faits, 
et  des  monuments  fixes  et  indubitables  de  l'an- 
cienne histoire  ?  rien  moins  :  vous  croyez  peut- 
être  que  toute  la  peine  qu'il  se  donne  pour  re- 
couvrer une  tête  vient  du  plaisir  qu'il  se  fait  de 
ne  voir  pas  une  suite  d'empereurs  interrompue  ? 
c'est  encore  moins  :  Diognète  sait  d'une  mé- 
daille \q  fruste,  lejlou  ^ ,  et  la.  fleur  de  coin;  il 
a  une  tablette  dont  toutes  les  places  sont  gar- 
nies, à  l'exception  d'une  seule  :  ce  vide  lui 
blesse  la  vue,  et  c'est  précisément,  et  à  la  lettre, 
pour  le  remplir ,  qu'il  emploie  son  bien  et  sa  vie. 

Vous  voulez ,  ajoute  Démocède ,  voir  mes  es- 
tampes ?  et  bientôt  il  les  étale  et  vous  les  montre. 
Vous  en  rencontrez  une  qui  n'est  ni  noire,  ni 
nette,  ni  dessinée,  et  d'ailleurs  moins  propre 
à  être  gardée  dans  un  cabinet  qu'à  tapisser,  un 
jour  de  fête ,  le  Petit-Pont  ou  la  rue  Neuve  :  il 
convient  qu'elle  est  mal  gravée ,  plus  mal  dessi- 
née ;  mais  il  assure  qu'elle  est  d'un  Italien  qui  a 
travaillé  peu,  qu'elle  n'a  presque  pas  été  tirée, 
que  c'est  la  seule  qui  soit  en  France  de  ce  dessin, 
qu'il  l'a  achetée  très-cher ,  et  qu'il  ne  la  chan- 
gerait pas  pour  ce  qu'il  a  de  meilleur.  J'ai,  con- 
tinue-t-il,  une  sensible  affliction,  et  qui  m'obli- 
gera à  renoncer  aux  estampes  pour  le  reste  de 
mes  jours  :  j'ai  tout  Calot,  hormis  une  seule  qui 
n'est  pas,  à  la  vérité,  de  ses  bons  ouvrages,  au 
contraire  c'est  un  des  moindres,  mais  qui  m'a- 
chèverait Calot;  je  travaille  depuis  vingt  ans  à 
recouvrer  cette  estampe,  et  je  désespère  enfin 
d'y  réussir  :  cela  est  bien  rude  I 

»  On  Ut,  dans  les  éditions  pu])Ii(;'('s  du  vivant  de  la  Bruyère , 
lefrust,  te  feloux. 


Tel  autre  fait  la  satire  de  ces  gens  qui  s'en- 
gagent par  inquiétude  ou  par  curiosité  dans  de 
longs  voyages;  qui  ne  font  ni  mémoires,  ni  re- 
lations; qui  ne  portent  point  de  tablettes;  qui 
vont  pour  voir,  et  qui  ne  voient  pas,  ou  qui  ou- 
blient ce  qu'ils  ont  vu;  qui  désirent  seulement 
de  connaître  de  nouvelles  tours  ou  de  nouveaux 
clochers ,  et  de  passer  des  rivières  qu'on  n'ap- 
pelle ni  la  Seine ,  ni  la  Loire  ;  qui  sortent  de  leur 
patrie  pour  y  retourner ,  qui  aiment  à  être  ab- 
sents ,  qui  veulent  un  jour  être  revenus  de  loin  : 
et  ce  satirique  parle  juste ,  et  se  fait  écouter. 

Mais  quand  il  ajoute  que  les  livres  en  appren- 
nent plus  que  les  voyages,  et  qu'il  m'a  fait  com- 
prendre par  ses  discours  qu'il  a  une  bibliothè- 
que ,  je  souhaite  de  la  voir  ;  je  vais  trouver  cet 
homme,  qui  me  reçoit  dans  une  maison  où  dès 
l'escalier  je  tombe  en  faiblesse  d'une  odeur  de 
maroquin  noir  dont  ses  livres  sont  tous  couverts. 
Il  a  beau  me  crier  aux  oreilles ,  pour  me  rani- 
mer ,  qu'ils  sont  dorés  sur  tranche ,  ornés  de  filets 
d'or,  et  de  la  bonne  édition,  me  nommer  les 
meilleurs  l'un  après  l'autre,  dire  que  sa  galerie 
est  remplie,  à  quelques  endroits  près  qui  sont 
peints  de  manière  qu'on  les  prend  pour  de  vrais 
livres  arrangés  sur  des  tablettes,  et  que  l'œil 
s'y  trompe;  ajouter  qu'il  ne  lit  jamais,  qu'il  ne 
met  pas  le  pied  dans  cette  galerie,  qu'il  y  vien- 
dra pour  me  faire  plaisir  :  je  le  remercie  de  sa 
complaisance ,  et  ne  veux  non  plus  que  lui  visi- 
ter sa  tannerie ,  qu'il  appelle  bibliothèque. 

Quelques-uns ,  par  une  intempérance  de  sa- 
voir, et  par  ne  pouvoir  se  résoudre  à  renoncer 
à  aucune  sorte  de  connaissance ,  les  embrassent 
toutes  et  n'en  possèdent  aucune.  Ils  aiment 
mieux  savoir  beaucoup  que  de  savoir  bien,  et 
être  faibles  et  superficiels  dans  diverses  sciences 
que  d'être  sûrs  et  profonds  dans  une  seule  :  ils 
trouvent  en  toutes  rencontres  celui  qui  est  leur 
maître  et  qui  les  redresse;  ils  sont  les  dupes  de 
leur  vaine  curiosité ,  et  ne  peuvent  au  plus,  par 
de  longs  et  pénibles  efforts,  que  se  tirer  d'une 
ignorance  crasse. 

D'autres  ont  la  clef  des  sciences ,  où  ils  n'en- 
trent jamais  ;  ils  passent  leur  vie  à  déchiffrer 
les  langues  orientales  et  les  langues  du  Nord , 
celles  des  deux  pôles,  et  celle  qui  se  parle  dans 
la  lune.  Les  idiomes  les  plus  inutiles  avec  les 
caractères  les  plus  bizarres  et  les  plus  magiques 
sont  précisément  ce  qui  réveille  leur  passion  et 
qui  excite  leur  travail.  Ils  plaignent  ceux  qui 
se  bornent  ingénument  à  savoir  leur  langue,  ou 
tout  au  plus  la  grecque  et  la  latine.  Ces  gens 


350 


!.ES  CAKACIÈKKS  DE  LA  BRUÏEKE, 


lisent  toutes  les  histoires,  et  ignorent  l'histoire; 
ils  parcourent  tous  les  livres,  et  ne  profitent 
d'aucun  :  c'est  en  eux  une  stérilité  de  faits  et 
de  principes  qui  ne  peut  être  plus  grande,-  mais 
à  la  vérité  la  meilleure  récolte  et  la  richesse  la 
plus  ahondante  de  mots  et  de  paroles  qui  puisse 
s'imaginer  ;  ils  plient  sous  le  faix  ;  leur  mémoire 
en  est  accablée,  pendant  que  leur  esprit  de- 
meure vide. 

Un  bourgeois  aime  les  bâtiments  ;  il  se  fait 
bâtir  un  hôtel  si  beau,  si  riche,  et  si  orné, 
qu'il  est  inhabitable  :  le  maître,  honteux  de  s'y 
loger,  ne  pouvant  peut-être  se  résoudre  à  le 
louer  à  un  prince  ou  à  un  homme  d'affaires , 
se  retire  au  galetas ,  où  il  achève  sa  vie ,  pen- 
dant que  l'enfilade  et  les  planchers  de  rapport 
sont  en  proie  aux  Anglais  et  aux  Allemands 
qui  voyagent,  et  qui  viennent  là  du  Palais- 
Royal,  du  palais  L...  G...  '  et  du  Luxembourg. 
On  heurte  sans  fin  à  cette  belle  porte  :  tous  de- 
mandent à  voir  la  maison,  et  personne  à  voir 
monsieur. 

On  en  sait  d'autres  qui  ont  des  filles  devant 
leurs  yeux ,  à  qui  ils  ne  peuvent  pas  donner  une 
dot  ;  que  dis-je  ?  elles  ne  sont  pas  vêtues,  à  peine 
nourries;  qui  se  refusent  un  tour  de  lit  et  du 
linge  blanc ,  qui  sont  pauvres  :  et  la  source  de 
leur  misère  n'est  pas  fort  loin,  c'est  un  garde- 
meuble  chargé  et  embarrassé  de  bustes  rares, 
déjà  poudreux  et  couverts  d'ordures,  dont  la 
vente  les  mettrait  au  large ,  mais  qu'ils  ne  peu- 
vent se  résoudre  à  mettre  en  vente. 

Diphile  commence  par  un  oiseau  et  Imit  par 
mille  :  sa  maison  n'en  est  pas  égayée ,  mais  empes- 
tée; la  cour,  la  salle,  l'escalier,  le  vestibule, 
les  chambres ,  le  cabinet ,  tout  est  volière  :  ce 
n'est  plus  un  ramage,  c'est  un  vacarme;  les 
vents  d'automne  et  les  eaux  dans  leurs  plus 
grandes  crues  ne  font  pas  un  bruit  si  perçant  et 
si  aigu  ;  on  ne  s'entend  non  plus  parler  les  uns 
les  autres  que  dans  ces  chambres  où  il  faut  at- 
tendre ,  pour  faire  le  compliment  d'entrée ,  que 
les  petits  chiens  aient  aboyé.  Ce  n'est  plus  pour 
Diphile  un  agréable  amusement  ;  c'est  une  affaire 
laborieuse  et  à  laquelle  à  peine  il  peut  suffire. 
Il  passe  les  jours,  ces  jours  qui  échappent  et 
qui  ne  reviennent  plus ,  à  vei*ser  du  grain  et  à 
nettoyer  des  ordures;  il  donne  pension  à  un 
homme  qui  n'a  point  d'autre  mmistère  que  de 
siffler  des  serins  au  flageolet,  et  de  faire  couver 
des  Canaries.  Il  est  vrai  que  ce  qu'il  dépense 

*  Lesdigaières. 


d'un  côté,  il  l'épargne  de  l'autre,  car  ses  en- 
fants sont  sans  maîtres  et  sans  éducation.  Il  se 
renferme  le  soir,  fatigué  de  son  propre  plaisir, 
sans  pouvoir  jouir  du  moindre  repos  que  ses  oi- 
seaux ne  reposent,  et  que  ce  petit  peuple,  qu*U 
n'aime  que  parce  qu'il  chante ,  ne  cesse  de  chan- 
ter. Il  retrouve  ses  oiseaux  dans  son  sommeil  ; 
lui-même  il  est  oiseau ,  il  est  huppé,  il  gazouille, 
il  perche,  il  rêve  la  nuit  qu'il  mue  ou  qu'il 
couve. 

Qui  pourrait  épuiser  tous  les  différents  gen- 
res de  curieux  ?  Devineriez-vous  à  entendre  par- 
ler celui-ci  de  son  léopard,  de  sa  plume ,  de  sa 
musique^ y  les  vanter  comme  ce  qu'il  y  a  sur  la 
terre  de  plus  singulier  et  de  plus  merveilleux, 
qu'il  veut  vendre  ses  coquilles?  Pourquoi  non, 
s'il  les  achète  au  poids  de  l'or? 

Cet  autre  aime  les  insectes  ;  il  en  fait  tous  les 
jours  de  nouvelles  emplettes  :  c'est  surtout  le 
premier  homme  de  l'Europe  pour  les  papillons  ; 
il  en  a  de  toutes  les  tailles  et  de  toutes  les  cou- 
leurs. Quel  temps  prenez-vous  pour  lui  rendre 
visite?  il  est  plongé  dans  une  amère  douleur;  il 
a  l'humeur  noire,  chagrine,  et  dont  toute  sa 
famille  souffre;  aussi  a-t-il  fait  une  perte  irré- 
parable :  approchez,  regardez  ce  qu'il  vous 
montre  sur  son  doigt,  qui  n'a  plus  de  vie,  et 
qui  vient  d'expirer;  c'est  une  chenille,  et  quelle 
chenille  I 

Le  duel  est  le  triomphe  de  la  mode,  et  l'en- 
droit où  elle  a  exercé  sa  tyrannie  avec  plus  d'é- 
clat. Cet  usage  n'a  pas  laissé  au  poltron  la  li- 
berté de  vivre;  il  l'a  mené  se  faire  tuer  par  un 
plus  brave  que  soi,  et  l'a  confondu  avec  un 
homme  de  cœur  ;  il  a  attaché  de  l'honneur  et  de 
la  gloire  à  une  action  folle  et  extravagante;  il 
a  été  approuvé  par  la  présence  des  rois  ;  il  y  a 
eu  quelquefois  une  espèce  de  religion  à  le  pra- 
tiquer :  il  a  décidé  de  l'innocence  des  hommes , 
des  accusations  fausses  ou  véritables  sur  des 
crimes  capitaux  ;  il  s'était  enfin  si  profondément 
enraciné  dans  l'opinion  des  peuples,  et  s'était 
si  fort  saisi  de  leur  cœur  et  de  leur  esprit, 
qu'un  des  plus  beaux  endroits  de  la  vie  d'un 
très-grand  roi  a  été  de  les  guérir  de  cette  fofie. 

Tel  a  été  à  la  mode ,  ou  pour  le  commande- 
ment des  armées  et  la  négociation,  ou  pour  l'é- 
loquence de  la  chaire ,  ou  pour  les  vers ,  qui  n'y 
est  plus.  Y  a-t-il  des  hommes  qui  dégénèrent  de 
ce  qu'ils  furent  autrefois  ?  Est-ce  leur  mérite  qui 
est  usé,  ou  le  goût  que  l'on  avait  pour  eux? 

'  Noms  do  coqiiili.igos.  (La  Bruyrre). 


I>E   L/V  MODE. 


35  î 


Un  liomme  à  la  mode  dure  peu,  car  les  modes 
passent  :  s'il  est  par  hasard  homme  de  mérite, 
il  n'est  pas  anéanti ,  et  il  subsiste  encore  par 
quelque  endroit;  également  estimable,  il  est 
seulement  moins  estimé. 

La  vertu  a  cela  d'heureux  qu'elle  se  suffit  à 
elle-même,  et  qu'elle  sait  se  passer  d'admira- 
teurs, de  partisans  et  de  protecteurs  :  le  man- 
que d'appui  et  d'approbation  non-seulement  ne 
lui  nuit  pas ,  mais  il  la  conserve ,  l'épure ,  et  la 
rend  parfaite  :  qu'elle  soit  à  la  mode,  qu'elle 
n'y  soit  plus ,  elle  demeure  vertu. 

Si  vous  dites  aux  hommes,  et  surtout  aux 
grands,  qu'un  tel  a  de  la  vertu,  ils  vous  disent. 
Qu'il  la  garde;  qu'il  a  bien  de  l'esprit,  de  celui 
surtout  qui  plaît  et  qui  amuse,  ils  vous  répon- 
dent ,  Tant  mieux  pour  lui  ;  qu'il  a  l'esprit  fort 
cultivé,  qu'il  sait  beaucoup,  ils  vous  demandent 
quelle  heure  il  est ,  ou  quel  temps  il  fait  :  mais 
si  vous  leur  apprenez  qu'il  y  a  un  Tigillin  qui 
souffle  ou  qm  jette  en  sable  un  verre  d'eau-de- 
vie',  et,  chose  merveilleuse!  qui  y  revient  à 
plusieurs  fois  en  un  repas ,  alors  ils  disent  :  Où 
est-il  ?  amenez-le-moi  demain ,  ce  soir  ;  me  l'a- 
mènerez-vous?  On  le  leur  amène;  et  cet  homme 
propre  à  parer  les  avenues  d'une  foire ,  et  à  être 
montré  en  chambre  pour  de  l'argent ,  ils  l'ad- 
mettent dans  leur  familiarité. 

Il  n'y  a  rien  qui  mette  plus  subitement  un 
homme  à  la  mode,  et  qui  le  soulève  davantage, 
que  le  grand  jeu  :  cela  va  de  pair  avec  la  cra- 
pule. Je  voudrais  bien  voir  un  homme  poli, 
enjoué,  spirituel,  fût-il  un  Catulle  ou  son  dis- 
ciple, faire  quelque  comparaison  avec  celui  qui 
vient  de  perdre  huit  cents  pistoles  en  une  séance. 

Une  personne  à  la  mode  ressemble  à  unefleu?' 
Oleue^  qui  croît  de  soi-même  dans  les  sillons, 
où  elle  étouffe  les  épis ,  diminue  la  moisson ,  et 
tient  la  place  de  quelque  chose  de  meilleur  ;  qui 
n'a  de  prix  et  de  beauté  que  ce  qu'elle  emprunte 
d'un  caprice  léger  qui  naît  et  qui  tombe  presque 
dans  le  même  instant  :  aujourd'hui  elle  est  cou- 
rue ,  les  femmes  s'en  parent  ;  demain  elle  est  né- 
gligée et  rendue  au  peuple. 

Une  personne  de  mérite,  au  contraire,  est 
une  fleur  qu'on  ne  désigne  pas  par  sa  couleur , 
mais  que  l'on  nomme  par  son  nom,  que  l'on 
cultive  par  sa  beauté  ou  par  son  odeur;  l'une 
des  grâces  de  la  nature ,  l'une  de  ces  choses  qui 

'  Souffler  ou  jeter  en  sable  un  verre  de  vin ,  d'eau-dc-vie , 
anciennes  expressions  proverbiales  qui  signilient  l'avaler  d'un 
Irait. 

'  Ces  l)arl)caux  qui  croissent  parmi  les  seigles  furent ,  nn  élé , 
i»  la  mode  dans  Paris.  Ix'S  dames  en  mettaient  pour  bouqiu  f . 


embellissent  le  monde,  qui  est  de  tous  les  temps, 
et  d'une  vogue  ancienne  et  populaire;  que  nos 
pères  ont  estimée,  et  que  nous  estimons  après 
nos  pères;  à  qui  le  dégoût  ou  l'antipathie  de 
quelques-uns  ne  saurait  nuire  :  un  lis ,  une  rose. 

L'on  voit  Eustrate  assis  dans  sa  nacelle ,  où  il 
jouit  d'un  air  pur  et  d'un  ciel  serein  :  il  avance 
d'un  bon  vent  et  qui  a  toutes  les  apparences  de 
devoir  durer  ;  mais  il  tombe  tout  d'un  coup ,  le 
ciel  se  couvre ,  l'orage  se  déclare ,  un  tourbillon 
enveloppe  la  nacelle ,  elle  est  submergée  :  on  voit 
Eustrate  revenir  sur  l'eau  et  faire  quelques  efforts, 
on  espère  qu'il  pourra  du  moins  se  sauver  et  ve- 
nir à  bord  ;  mais  une  vague  l'enfonce ,  on  le  tient 
perdu  :  il  paraît  une  seconde  fois ,  et  les  espé- 
rances se  réveillent,  lorsqu'un  flot  survient  et 
l'abîme,  on  ne  le  revoit  plus,  il  est  noyé. 

Voiture  et  Sabrazin  étaient  nés  pour  leur 
siècle,  et  ils  ont  paru  dans  un  temps  où  il  sem- 
ble qu'ils  étaient  attendus.  S'ils  s'étaient  moins 
pressés  de  venir,  ils  arrivaient  trop  tard;  et  j'ose 
douter  qu'ils  fussent  tels  aujourd'hui  qu'ils  ont 
été  alors  :  les  conversations  légères ,  les  cercles, 
la  fine  plaisanterie,  les  lettres  enjouées  et  fami- 
lières, les  petites  parties  où  l'on  était  admis  seu- 
lement avec  de  l'esprit,  tout  a  disparu.  Et  qu'on 
ne  dise  point  qu'ils  les  feraient  revivre  :  ce  que 
je  puis  faire  en  faveur  de  leur  esprit  est  de  con- 
venir que  peut-être  ils  excelleraient  dans  un 
autre  genre  ;  mais  les  femmes  sont ,  de  nos  jours, 
ou  dévotes,  ou  coquettes,  ou  joueuses ,  ou  ambi- 
tieuses ,  quelques-unes  même  tout  cela  à  la  fois  ; 
le  goût  de  la  faveur ,  le  jeu ,  les  galants ,  les  di- 
recteurs, ont  pris  la  place,  et  la  défendent 
contre  les  gens  d'esprit. 

Un  homme  fat  et  ridicule  parte  un  long  cha- 
peau, un  pourpoint  à  ailerons,  des  chausses  h 
aiguillettes  et  des  bottines  :  il  rêve  la  veille  par 
où  et  comment  il  pourra  se  faire  remarquer  le 
jour  qui  suit.  Un  philosophe  se  laisse  habiller 
par  son  tailleur  :  il  y  a  autant  de  faiblesse  à  fuir 
la  mode  qu'à  l'affecter. 

L'on  blâme  une  mode  qui,  divisant  la  taille  des 
hommes  en  deux  parties  égales ,  en  prend  une 
tout  entière  pour  le  buste ,  et  laisse  l'autre  pour 
le  reste  du  corps  :  l'on  condamne  celle  qui  fait 
de  la  tête  des  femmes  la  base  d'un  édifice  à  plu- 
sieurs étages ,  dont  l'ordre  et  la  structure  chan- 
gent selon  leurs  caprices  ;  qui  éloigne  les  cheveux 
du  visage,  bien  qu'ils  ne  croissent  que  pour  l'ac- 
compagner; qui  les  relève  et  les  hérisse  à  la 
manière  des  bacchantes ,  et  semble  avoir  pourvu 
à  ce  que  les  femmes  changent  leur  physionomie 


352 


LES  CAR/VCT^.RES  DE  LA   BRllYÈKE 


douce  et  modeste  en  une  autre  qui  soit  Hère  et 
audacieuse.  On  se  récrie  enfin  contre  une  telle 
ou  une  telle  mode,  qui  cependant ,  toute  bizarre 
qu'elle  est ,  pare  et  embellit  pendant  qu'elle  dure , 
et  dont  l'on  tire  tout  l'avantage  qu'on  en  peut 
espérer,  qui  est  de  plaire.  Il  me  paraît  qu'on 
devrait  seulement  admirer  l'inconstance  et  la 
légèreté  des  hommes ,  qui  attachent  successive- 
ment les  agréments  et  la  bienséance  à  des  choses 
toutes  opposées,  qui  emploient  pour  le  comique 
et  pour  la  mascarade  ce  qui  leur  a  servi  de  parure 
grave  et  d'ornements  les  plus  sérieux,  et  que 
si  peu  de  temps  en  fasse  la  différence. 

N...  est  riche  ;  elle  mange  bien ,  elle  dort  bien  ; 
mais  les  coiffures  changent;  et  lorsqu'elle  y 
pense  le  moins ,  et  qu'elle  se  croit  heureuse ,  la 
sienne  est  hors  de  mode. 

Iphis  voit  à  l'église  un  soulier  d'une  nouvelle 
mode  ;  il  regarde  le  sien ,  et  en  rougit  ;  il  ne  se 
croit  plus  habillé  :  il  était  venu  à  la  messe  pour 
s'y  montrer,  et  il  se  cache  :  le  voilà  retenu  par 
le  pied  dans  sa  chambre  tout  le  reste  du  jour.  Il 
a  la  main  douce,  et  il  l'entretient  avec  une  pâte 
de  senteur.  Il  a  soin  de  rire  pour  montrer  ses 
dents  :  il  fait  la  petite  bouche ,  et  il  n'y  a  guère 
de  moments  où  il  ne  veuille  sourire  :  il  regarde 
ses  jambes,  il  se  voit  au  miroir;  l'on  ne  peut 
être  plus  content  de  personne  qu'il  l'est  de  lui- 
même  :  il  s'est  acquis  une  voix  claire  et  délicate, 
et  heureusement  il  parle  gras  :  il  a  un  mouve- 
ment de  tête  et  je  ne  sais  quel  adoucissement 
dans  les  yeux,  dont  il  n'oublie  pas  de  s'embellir  : 
il  a  une  démarche  molle  et  le  plus  joli  maintien 
qu'il  est  capable  de  se  procurer  :  il  met  du  rouge, 
mais  rarement  ;  il  n'en  fait  pas  habitude  :  il  est 
vrai  aussi  qu'il  porte  des  chausses  et  un  chapeau , 
et  qu'il  n'a  ni  boucles  d'oreilles,  ni  collier  de 
perles  :  aussi  ne  l'ai -je  pas  mis  dans  le  chapitre 
des  femmes. 

Ces  mêmes  modes  que  les  hommes  suivent  si 
volontiers  pour  leurs  personnes,  ils  affectent  de 
les  négliger  dans  leurs  portraits,  comme  s'ils 
sentaient  ou  qu'ils  prévissent  l'indécence  et  le 
ridicule  où  elles  peuvent  tomber  dès  qu'elles  au- 
ront perdu  ce  qu'on  appelle  la  fleur  ou  l'agrément 
de  la  nouveauté  :  ils  leur  préfèrent  une  parure 
arbitraire,  une  draperie  indifférente,  fantaisies 
du  peintre  qui  ne  sont  prises  ni  sur  l'air,  ni  sur 
le  visage ,  qui  ne  rappellent  ni  les  mœurs ,  ni  la 
personne  :  ils  aiment  des  attitudes  forcées  ou  im- 
modestes, une  manière  dure,  sauvage,  étrangère, 
qui  font  un  capitan  d'un  jeune  abbé,  et  un  ma- 
tamore d'un  homme  de  robe ,  une  Diane  d'une 


femme  de  ville,  comme  d'une  femme  simple  et 
timide  une  Amazone  ou  une  Pallas;  une  Lais 
d'une  honnête  fille;  un  Scythe,  un  Attila  d'un 
prince  qui  est  bon  et  magnanime. 

Une  mode  a  à  peine  détruit  une  autre  mode, 
qu'elle  est  abolie  par  une  plus  nouvelle,  qui  cède 
elle-même  à  celle  qui  la  suit,  et  qui  ne  sera  pas 
la  dernière  :  telle  est  notre  légèreté  ;  pendant  ces 
révolutions,  un  siècle  s'est  écoulé  (jui  a  mis  tou- 
tes ces  parures  au  rang  des  choses  passées  et 
qui  ne  sont  plus.  La  mode  îilors  la  plus  curieuse 
et  qui  fait  plus  de  plaisir  à  voir,  c'est  la  plus  an- 
cienne :  aidée  du  temps  et  des  années,  elle  a  le 
même  agrément  dans  les  portraits  qu'a  la  saie 
ou  l'habit  romain  sur  les  théâtres,  qu'ont  la  mante, 
le  voile  et  la  tiare  '  dans  nos  tapisseries  et  dans 
nos  peintures. 

Nos  pères  nous  ont  transmis  avec  la  connais- 
sance de  leurs  personnes  celle  de  leurs  habits, 
de  leurs  coiffures,  de  leurs  armes',  et  des  au- 
tres ornements  qu'ils  ont  aimés  pendant  leur  vie  : 
nous  ne  saurions  bien  reconnaître  cette  sorte  de 
bienfait  qu'en  traitant  de  même  nos  descendants, 
Le  courtisan  autrefois  avait  ses  cheveux,  était 
en  chausses  et  en  pourpoint,  portait  de  larges 
canons,  et  il  était  hbertin  :  cela  ne  sied  plus;  il 
porte  une  perruque,  l'habit  serré,  le  bas  uni,  et 
il  est  dévot  :  tout  se  règle  par  la  mode. 

Celui  qui  depuis  quelque  temps  à  la  cour  était 
dévot,  et  par  là,  contre  toute  raison,  peu  éloigné 
du  ridicule,  pouvait-il  espérer  de  devenir  à  la 
mode? 

De  quoi  n'est  point  capable  un  courtisan  dans 
la  vue  de  sa  fortune ,  si  pour  ne  la  pas  manquer, 
il  devient  dévot? 

Les  couleurs  sont  préparées,  et  la  toile  est 
toute  prête  :  mais  comment  le  fixer,  cet  homme 
inquiet,  léger,  inconstant,  qui  change  de  mille 
et  mille  figures  ?  Je  le  peins  dévot,  et  je  crois  l'a- 
voir attrapé;  mais  il  m'échappe,  et  déjà  il  est 
libertin.  Qu'il  demeure  du  moins  dans  cette  mau- 
vaise situation,  et  je  saurai  le  prendre  dans  un 
point  de  dérèglement  de  cœur  et  d'esprit  où  il 
sera  reconnaissable ;  mais  la  mode  presse,  il  est 
dévot. 

Celui  qui  a  pénétré  la  cour  connaît  ce  que  c'est 
que  vertu ,  et  ce  que  c'est  que  dévotion  %  et  il  ne 
peut  plus  s'y  tromper. 

Négliger  vêpres  comme  une  chose  antique  et 
hors  de  mode,  garder  sa  place  soi-même  pour 

^  Habits  des  Orientaux.  {La  Brmjère). 
»  Offensives  et  défensives.  (  La.  Bruyère  ). 
3  Fausse  dévotion.  (  La  Brmjère). 


DE  LA  MODE, 


353 


le  salut,  savoir  les  êtres  de  la  chapelle,  connaî- 
tre le  flanc,  savoir  où  l'on  est  vu  et  où  l'on  n'est 
pas  vu  ;  rêver  dans  l'église  à  Dieu  et  à  ses  affai- 
res ,  y  recevoir  des  visites ,  y  donner  des  ordres 
et  des  commissions,  y  attendre  les  réponses; 
avoir  un  directeur  mieux  écouté  que  l'Évangile  ; 
tirer  toute  sa  sainteté  et  tout  son  relief  de  la  ré- 
putation de  son  directeur  ;  dédaigner  ceux  dont 
le  directeur  a  moins  de  vogue,  et  convenir  à  peine 
de  leur  salut  ;  n'aimer  de  la  parole  de  Dieu  que 
ce  qui  s'en  prêche  chez  soi  ou  par  son  directeur, 
préférer  sa  messe  aux  autres  messes,  et  les  sa- 
crements donnés  de  sa  main  à  ceux  qui  ont  moins 
de  cette  circonstance  ;  ne  se  repaître  que  de  li- 
vres de  spiritualité,  comme  s'il  n'y  avait  ni  évan- 
giles, ni  épîtres  des  apôtres,  ni  morale  des  Pères  ; 
lire  ou  parler  un  jargon  inconnu  aux  premiers 
siècles  ;  circonstancier  à  confesse  les  défauts  d'au- 
trui,  y  pallier  les  siens,  s'accuser  de  ses  souf- 
frances, de  sa  patience,  dire  comme  un  péché 
son  peu  de  progrès  dans  l'héroïsme  ;  être  en  liai- 
son secrète  avec  de  certaines  gens  contre  certains 
autres  ;  n'estimer  que  soi  et  sa  cabale,  avoir  pour 
suspecte  la  vertu  même  ;  goûter,  savourer  la  pros- 
périté et  la  faveur,  n'en  vouloir  que  pour  soi  ;  ne 
point  aider  au  mérite  ;  faire  servir  la  piété  à  son 
ambition  ;  aller  à  son  salut  par  le  chemin  de  la 
fortune  et  des  dignités  :  c'est  du  moins  jusqu'à 
ce  jour  le  plus  bel  effort  de  la  dévotion  du  temps. 

Un  dévot  '  est  celui  qui,  sous  un  roi  athée,  se- 
rait athée. 

Les  dévots  "*  ne  connaissent  de  crimes  que  l'in- 
continence, parlons  plus  précisément,  que  le 
bruit  ou  les  dehors  de  l'incontinence.  Si  Phéré- 
cide  passe  pour  être  guéri  des  femmes,  ou  Phé- 
rénice  pour  être  fidèle  à  son  mari,  ce  leur  est 
assez  :  laissez-les  jouer  un  jeu  ruineux,  faire  per- 
dre leurs  créanciers,  se  réjouir  du  malheur  d'au- 
trui  et  en  profiter,  idolâtrer  les  grands,  mépriser 
les  petits,  s'enivrer  de  leur  propre  mérite,  sécher 
d'envie,  mentir,  médire,  cabaler,  nuire,  c'est 
leur  état  :  voulez-vous  qu'ils  empiètent  sur  celui 
des  gens  de  bien,  qui  avec  les  vices  cachés  fuient 
encore  l'orgueil  et  l'injustice  ? 

Quand  un  courtisan  sera  humble,  guéri  du 
faste  et  de  l'ambition,  qu'il  n'établira  point  sa 
fortune  sur  la  ruine  de  ses  concurrents,  qu'il 
sera  équitable,  soulagera  ses  vassaux,  payera  ses 
créanciers ,  qu'il  ne  sera  ni  fourbe  ni  médisant , 
qu'il  renoncera  aux  grands  repas  et  aux  amours 
illégitimes,  qu'il  priera  autrement  que  des  lèvres. 


'  Faux  (lôvot.  (  la  Bruyère). 


1(1  nn. 


et  même  hors  de  la  présence  du  prince  :  quand 
d'ailleurs  il  ne  sera  point  d'un  abord  farouche 
et  difficile,  qu'il  n'aura  point  le  visage  austère 
et  la  mine  triste,  qu'il  ne  sera  point  paresseux  et 
contemplatif,  qu'il  saura  rendre,  par  une  scrupu- 
leuse attention,  divers  emplois  très-compatibles  ; 
qu'il  pourra  et  qu'il  voudra  même  tourner  son 
esprit  et  ses  soins  aux  grandes  et  laborieuses 
affaires,  à  celles  surtout  d'une  suite  la  plus  éten- 
due pour  les  peuples  et  pour  tout  l'État  ;  quand 
son  caractère  me  fera  craindre  de  le  nommer  en 
cet  endroit,  et  que  sa  modestie  l'empêchera,  si 
je  ne  le  nomme  pas,  de  s'y  reconnaître  :  alors  je 
dirai  de  ce  personnage,  il  est  dévot;  ou  plutôt, 
c'est  un  homme  donné  à  son  siècle  pour  le  mo- 
dèle d'une  vertu  sincère  et  pour  le  discernement 
de  l'hypocrisie. 

Onuphre  n'a  pour  tout  lit  qu'une  housse  de 
serge  grise,  mais  il  couche  sur  le  coton  et  sur 
le  duvet  :  de  même  il  est  habillé  simplement, 
mais  commodément,  je  yeux  dire  d'une  étoffe 
fort  légère  en  été,  et  d'une  autre  fort  moelleuse 
pendant  l'hiver  ;  il  porte  des  chemises  très-dé- 
liées, qu'il  a  un  très-grand  soin  de  bien  cacher. 
Il  ne  dit  point  ma  haire  et  ma  discipline,  au 
contraire  ;  il  passerait  pour  ce  qu'il  est ,  pour  uq 
hypocrite ,  et  il  veut  passer  pour  ce  qu'il  n'est 
pas,  pour  un  homme  dévot  :  il  est  vrai  qu'il  fait 
en  sorte  que  l'on  croie,  sans  qu'il  le  dise,  qu'il 
porte  une  haire,  et  qu'il  se  donne  la  discipline  \ 
Il  y  a  quelques  livres  répandus  dans  sa  chambre 
indifféremment  ;  ouvrez-les,  c'est  le  Combat  spi- 
rituel, le  Chrétien  intéi'ieur,  et  l'Année  sainte: 
d'autres  livres  sont  sous  la  clef.  S'il  marche  par 
la  ville,  et  qu'il  découvre  de  loin  un  homme  de- 
vant qui  il  est  nécessaire  qu'il  soit  dévot,  les  yeux 
baissés,  la  démarche  lente  et  modeste,  l'air  re- 
cueilU,  lui  sont  familiers;  il  joue  son  rôle.  S'il 
entre  dans  une  église,  il  observe  d'abord  de  qui 
il  peut  être  vu  ;  et  selon  la  découverte  qu'il  vient 
de  faire,  il  se  met  à  genoux  et  prie,  ou  il  ne  songe 
ni  à  se  mettre  à  genoux ,  ni  à  prier.  Arrive-t-il 
vers  lui  un  homme  de  bien  et  d'autorité  qui  le 
verra  et  qui  peut  l'entendre,  non-seulement  il 
prie,  mais  il  médite,  il  pousse  des  élans  et  des 
soupirs  :  si  l'homme  de  bien  se  retire ,  celui-ci , 
qui  le  voit  partir,  s'apaise  et  ne  souffle  pas.  Il 
entre  une  autre  fois  dans  un  lieu  saint ,  perce  la 
foule,  choisit  un  endroit  pour  se  recueillir,  et  où 
tout  le  monde  voit  qu'il  s'humilie  :  s'il  entend 
des  courtisans  qui  parlent,  qui  rient,  et  qui  sont 


Critique  du  Tnrhifc  d(»  Molicn; 


23 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


354 

à  la  cha{K'll(;  avec  moins  de  silence  que  dans 
l'antichambre,  il  fait  plus  de  bruit  qu'eux  pour 
les  faire  taire;  il  reprend  sa  méditation,  qui  est 
toujours  la  comparaison  qu'il  fait  de  ces  p(n-son- 
nes  avec  lui-même,  et  où  il  trouve  son  compte. 
Il  évite  une  église  déserte  et  solitaire,  où  il  pour- 
rait entendre  deux  messes  de  suite,  le  sermon, 
vêpres  et  compiles,  tout  cela  entre  Dieu  et  lui,  et 
sans  que  personne  lui  en  sût  gré  :  il  aime  la  pa- 
roisse, il  fréquente  les  temples  ou  se  fait  un  grand 
concours;  on  n'y  manque  point  son  coup,  on  y 
est  vu.  Il  choisit  deux  ou  trois  jours  dans  toute 
.  l'année,  où  à  propos  de  rien  il  jeûne  ou  fait  abs- 
tinence ;  mais  à  la  fin  de  l'hiver  il  tousse ,  il  a 
une  mauvaise  poitrine,  il  a  des  vapeurs,  il  a  eu 
la  fièvre  ;  il  se  fait  prier,  presser,  quereller,  pour 
rompre  le  carême  dès  son  commencement,  et  il 
en  vient  là  par  complaisance.  Si  Onuphre  est 
nommé  arbitre  dans  une  querelle  de  parents  ou 
dans  un  procès  de  famille,  il  est  pour  les  plus 
forts,  je  veux  dire  pour  les  plus  riches,  et  il  ne 
se  persuade  point  que  celui  ou  celle  qui  a  beau- 
coup de  bien  puisse  avoir  tort.  S'il  se  trouve  bien 
d'un  homme  opulent  à  qui  il  a  su  imposer,  dont 
il  est  le  parasite,  et  dont  il  peut  tirer  de  grands 
secours,  il  ne  cajole  point  sa  femme,  il  ne  lui  fait 
du  moins  ni  avance  ni  déclaration,  il  s'enfuira,  il 
lui  laissera  son  manteau,  s'il  n'est  aussi  sûr  d'elle 
que  de  lui-même  :  il  est  encore  plus  éloigné  d'em- 
ployer pour  la  flatter  et  pour  la  séduire  le  jargon 
de  la  dévotion  '  ;  ce  n'est  point  par  habitude  qu'il 
le  parle,  mais  avec  dessein,  et  selon  qu'il  lui  est 
utile ,  et  jamais  quand  il  ne  servirait  qu'à  le  ren- 
dre très-ridicule  %  Il  sait  où  se  trouvent  des  fem- 
mes plus  sociables  et  plus  dociles  que  celle  de 
son  ami  ;  il  ne  les  abandonne  pas  pour  longtemps, 
quand  ce  ne  serait  que  pour  faire  dire  de  soi 
dans  le  public  qu'il  fait  des  retraites  ;  qui  en  ef- 
fet pourrait  en  douter,  quand  on  le  revoit  paraî- 
tre avec  un  visage  exténué  et  d'un  homme  qui 
ne  se  ménage  point?  Les  femmes  d'ailleurs  qui 
fleurissent  et  qui  prospèrent  à  l'ombre  de  la  dé- 
votion 3  lui  conviennent ,  seulement  avec  cette 
petite  différence,  qu'il  néglige  celles  qui  ont 
vieilli,  et  qu'il  cultive  les  jeunes,  et  entre  celles- 
ci  les  plus  belles  et  les  mieux  faites;  c'est  son 
attrait:  elles  vont,  et  il  va;  elles  reviennent,  et 
il  revient  ;  elles  demeurent,  et  il  demeure  ;  c'est 
en  tous  lieux  et  à  toutes  les  heures  qu'il  a  la  con- 
solation de  les  voir  :  qui  pourrait  n'en  être  pas 

'  Fausse  dévotion.  (La  Bruyère). 

*  Critique  du  Tartufe. 

^  Fausse  dévotion.  (La  Bruyère). 


édifié?  elles  sont  dévotes,  et  il  est  dévot.  Il  n'ou- 
blie pas  de  tirer  avantage  de  l'aveuglement  de 
son  ami,  et  de  la  prévention  où  il  l'a  jeté  en  sa 
faveur  :  tantôt  il  lui  emprunte  de  l'argent,  tantôt 
il  fait  si  bien  que  cet  ami  lui  en  offre  :  il  se  fait 
reprocher  de  n'avoir  pas  recours  à  ses  amis  dans 
ses  besoins.  Quelquefois  il  ne  veut  pas  recevoir 
une  obole  sans  donner  un  billet ,  qu'il  est  bien 
sûr  de  ne  jamais  retirer.  Il  dit  une  autre  fois,  et 
d'une  certaine  manière,  que  rien  ne  lui  manque, 
et  c'est  lorsqu'il  ne  lui  faut  qu'une  petite  somme  : 
il  vante  quekpie  autre  fois  publiquement  la  gé- 
nérosité de  cet  homme  pour  le  piquer  d'honneur 
et  le  conduire  à  lui  faire  une  grande  largesse  : 
il  ne  pense  point  à  profiter  de  toute  sa  succession, 
ni  à  s'attirer  une  donation  générale  de  tous  ses 
biens,  s'il  s'agit  surtout  de  les  enlever  à  un  fils, 
le  légitime  héritier.  Un  homme  dévot  n'est  ni 
avare,  ni  violent,  ni  injuste,  ni  même  intéressé. 
Onuphre  n'est  pas  dévot ,  mais  il  veut  être  cru 
tel,  et  par  une  parfaite ,  quoique  fausse  imitation 
de  la  piété ,  ménager  sourdement  ses  intérêts  : 
aussi  ne  se  joue-t-il  pas  à  la  ligne  directe,  et  il 
ne  s'insinue  jamais  dans  une  famille  où  se  trou- 
vent tout  à  la  fois  une  fille  à  pourvoir  et  un  fils 
à  établir  ;  il  y  a  là  des  droits  trop  forts  et  trop 
inviolables;  on  ne  les  traverse  point  sans  faire 
de  l'éclat,  et  il  l'appréhende,  sans  qu'une  pareille 
entreprise  vienne  aux  oreilles  du  prince,  à  qui 
il  dérobe  sa  marche,  par  la  crainte  qu'il  a  d'être 
découvert  et  de  paraître  ce  qu'il  est  '.  Il  en  veut 
à  la  ligne  collatérale,  on  l'attaque  plus  impuné- 
ment :  il  est  la  terreur  des  cousins  et  des  cousi- 
nes, du  neveu  et  de  la  nièce,  le  flatteur  et  l'ami 
déclaré  de  tous  les  oncles  qui  ont  fait  fortune. 
Il  se  donne  pour  l'héritier  légitime  de  tout  vieil- 
lard qui  meurt  riche  et  sans  enfants  ;  et  il  faut 
que  celui-ci  le  déshérite,  s'il  veut  que  ses  parents 
recueillent  sa  succession  :  si  Onuphre  ne  trouve 
pas  jour  à  les  en  frustrer  à  fond,  il  leur  en  ôte 
du  moins  une  bonne  partie  :  une  petite  calomnie, 
moins  que  cela,  une  légère  médisance  lui  suffit 
pour  ce  pieux  dessein  ;  et  c'est  le  talent  qu'il  pos- 
sède à  un  plus  haut  degré  de  perfection  :  il  se 
fait  même  souvent  un  point  de  conduite  de  ne  le 
pas  laisser  inutile;  il  y  a  des  gens,  selon  lui, 
qu'on  est  obligé  en  conscience  de  décrier,  et  ces 
gens  sont  ceux  qu'il  n'aime  point,  à  qui  il  veut 
nuire,  et  dont  il  désire  la  dépouiUe.  Il  vient  à 
ses  fins  sans  se  donner  même  la  peine  d'ouvrir  la 
bouche  :  on  lui  parle  d'Eudoxe,  il  sourit  ou  il 

'  Critique  du  Tartufe. 


DE  QUELQUES  USAGES. 


355 


soupire  ;  on  l'interroge ,  on  insiste ,  il  ne  répond 
rien  j  et  il  a  raison ,  il  en  a  assez  dit. 

Riez ,  Zélie ,  soyez  badine  et  folâtre  à  votre 
ordinaire  :  qu'est  devenue  votre  joie  ?  Je  suis  ri- 
che, dites-vous,  me  voilà  au  large,  et  je  com- 
mence à  respirer.  Riez  plus  haut ,  Zélie ,  éclatez  : 
que  sert  une  meilleure  fortune,  si  elle  amène 
avec  soi  le  sérieux  et  la  tristesse  ?  Imitez  les  grands 
qui  sont  nés  dans  le  sein  de  l'opulence  ;  ils  rient 
quelquefois,  ils  cèdent  à  leur  tempérament  ;  sui- 
vez le  vôtre  ;  ne  faites  pas  dire  de  vous  qu'une 
nouvelle  place  ou  que  quelque  mille  livres  de 
rente  de  plus  ou  de  moins  vous  font  passer  d'une 
extrémité  à  l'autre.  Je  tiens ,  dites-vous ,  à  la  fa- 
veur par  un  endroit.  Je  m'en  doutais ,  Zélie  ;  mais 
croyez-moi ,  ne  laissez  pas  de  rire ,  et  même  de 
me  sourire  en  passant,  comme  autrefois  :  ne  crai- 
gnez rien ,  je  n'en  serai  ni  plus  libre  ni  plus  fa- 
milier avec  vous  :  je  n'aurai  pas  une  moindre 
opinion  de  vous  et  de  votre  poste  ;  je  croirai  éga- 
lement que  vous  êtes  riche  et  en  faveur.  Je  suis 
dévote,  ajoutez-vous.  C'est  assez,  Zélie,  et  je  dois 
me  souvenir  que  ce  n'est  plus  la  sérénité  et  la 
joie  que  le  sentiment  d'une  bonne  conscience 
étale  sur  le  visage  ;  les  passions  tristes  et  austè- 
res ont  pris  le  dessus  et  se  répandent  sur  les  de- 
hors ;  elles  mènent  plus  loin ,  et  l'on  ne  s'étonne 
plus  de  voir  que  la  dévotion  ^  sache  encore  mieux 
que  la  beauté  et  la  jeunesse  rendre  une  femme 
fière  et  dédaigneuse. 

L'on  a  été  loin  depuis  un  siècle  dans  les  arts 
et  dans  les  sciences,  qui  toutes  ont  été  poussées 
à  un  grand  point  de  raffinement,  jusques  à  celle  du 
salut,  que  Ton  a  réduite  en  règle  et  en  méthode, 
et  augmentée  de  tout  ce  que  l'esprit  des  hommes 
pouvait  inventer  de  plus  beau  et  de  plus  sublime. 
La  dévotion  '  et  la  géométrie  ont  leurs  façons  de 
parler ,  ou  ce  qu'on  appelle  les  termes  de  l'art  ; 
celui  qui  ne  les  sait  pas  n'est  ni  dévot  ni  géomè- 
tre. Les  premiers  dévots,  ceux  mêmes  qui  ont  été 
dirigés  par  les  apôtres,  ignoraient  ces  termes  :  sim- 
pies  gens  qui  n'avaient  que  la  foi  et  les  œuvres, 
et  qui  se  réduisaient  à  croire  et  à  bien  vivre. 

C'est  une  chose  délicate  à  un  prince  religieux 
de  réformer  la  cour,  et  de  la  rendre  pieuse  :  ins- 
truit jusqu'où  le  courtisan  veut  lui  plaire ,  et 
aux  dépens  de  quoi  il  ferait  sa  fortune,  il  le  mé- 
nage avec  prudence ,  il  tolère ,  il  dissimule ,  de 
peur  de  le  jeter  dans  l'hypocrisie  ou  le  sacrilège  : 
il  attend  plus  de  Dieu  et  du  temps  que  de  son 
zèle  et  de  son  industrie. 


Fausse  dévotion.  (  Lu  Bruyère  ). 


1(1  rm. 


C'est  une  pratique  an(iienne  dans  les  cours,  de 
donner  des  pensions  et  de  distribuer  des  grâceis 
à  un  musicien,  à  un  maître  de  danse,  à  un  far- 
ceur, à  un  joueur  de  flûte,  à  un  flatteur,  à  un 
complaisant  ;  ils  ont  un  mérite  fixe  et  des  talents 
sûrs  et  connus  qui  amusent  les  grands,  et  qui 
les  délassent  de  leur  grandeur.  On  sait  que  Fa- 
vier  est  beau  danseur,  et  que  Lorenzani  fait  de 
beaux  motets  :  qui  sait  au  contraire  si  l'homme 
dévot  a  de  la  vertu  ?  il  n'y  a  rien  pour  lui  sur  la 
cassette  ni  à  l'épargne ,  et  avec  raison  ;  c'est  un 
métier  aisé  à  contrefaire,  qui,  s'il  était  récom- 
pensé ,  exposerait  le  prince  à  mettre  en  honneur 
la  dissimulation  et  la  fourberie,  et  à  payer  pen- 
sion à  l'hypocrite. 

L'on  espère  que  la  dévotion  de  la  cour  ne  lais- 
sera pas  d'inspirer  la  résidence. 

Je  ne  doute  point  que  la  vraie  dévotion  ne  soit 
la  source  du  repos  ;  elle  fait  supporter  la  vie  et 
rend  la  mort  douce  :  on  n'en  tire  pas  tant  de 
l'hypocrisie. 

Chaque  heure  en  soi ,  comme  à  notre  égard , 
est  unique  :  est-elle  écoulée  une  fois,  elle  a  péri 
entièrement,  les  millions  de  siècles  ne  la  ramè- 
neront pas.  Les  jours,  les  mois,  les  années,  s'en- 
foncent et  se  perdent  sans  retour  dans  l'abîme 
des  temps.  Le  temps  même  sera  détruit  :  ce  n'est 
qu'un  point  dans  les  espaces  immenses  de  l'éter- 
nité, et  il  sera  effacé.  Il  y  a  de  légères  et  frivoles 
circonstances  du  temps  qui  ne  sont  point  sta- 
bles, qui  passent,  et  que  j'appelle  des  modes,  la 
grandeur ,  la  faveur ,  les  richesses ,  la  puissance; 
l'autorité,  l'indépendance,  le  plaisir,  les  joies,  la 
superfluité.  Que  deviendront  ces  modes  quand  le 
temps  même  aura  disparu?  La  vertu  seule,  si  peu 
à  la  mode,  va  au  delà  des  temps. 

CHAPITRE  XIV. 

De  quelques  usages. 

Il  y  a  des  gens  qui  n'ont  pas  le  moyen  d'être 
nobles. 

II  y  en  a  de  tels,  que  s'ils  eussent  obtenu  six 
mois  de  délai  de  leurs  créanciers,  ils  étaient  no- 
bles '. 

Quelques  autres  se  couchent  roturiers  et  se 
lèvent  nobles  \ 

Combien  de  nobles  dont  le  père  et  les  aînés 
sont  roturiers  I 

Tel  abandonne  son  père  qui  est  connu,  et 
dont  on  cite  le  greflfë  ou  la  boutique,  pour  se  re- 


V^érans.  {  La  Bruyère  ). 


Idem. 


l'3. 


356 


LKS  CARACTKRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


trancher  sur  son  aïeul,  qui,  mort  depuis  long- 
temps, est  inconnu  et  hors  de  prise.  Il  montre 
ensuite  un  gros  revenu ,  une  grande  charge ,  de 
l)elles  alliances,  et  pour  être  noble,  il  ne  lui 
manque  que  des  titres.  • 

Réhabilitations ,  mot  en  usage  dans  les  tribu- 
naux ,  qui  a  fait  vieillir  et  rendu  gothique  celui 
de  lettres  de  noblesse ,  autrefois  si  français  et  si 
usité.  Se  f?nre  réhabiliter  suppose  qu'un  homme 
devenu  riche ,  originairement  est  noble,  qu'il  est 
d'une  nécessité  plus  que  morale  qu'il  le  soit; 
qu'à  la  vérité  son  père  a  pu  déroger  ou  par  la 
charrue,  ou  par  la  houe,  ou  par  la  malle,  ou 
par  les  livrées  ;  mais  qu'il  ne  s'agit  pour  lui  que 
de  rentrer  dans  les  premiers  droits  de  ses  an- 
cêtres ,  et  de  continuer  les  armes  de  sa  maison , 
les  mêmes  pourtant  qu'il  a  fabriquées,  et  tout 
autres  que  celles  de  sa  vaisselle  d'étain  ;  qu'en 
un  mot  les  lettres  de  noblesse  ne  lui  conviennent 
plus,  qu'elles  n'honorent  que  le  roturier,  c'est- 
à-dire  celui  qui  cherche  encore  le  secret  de  de- 
,  venir  riche. 

\  Un  homme  du  peuple ,  à  force  d'assurer  qu'il 
|a  vu  un  prodige,  se  persuade  faussement  qu'il 
ui  vu  mi  prodige.  Celui  qui  continue  de  cacher 
îson  âge  pense  enfin  lui-même  être  aussi  jeune 
qu'il  veut  le  faire  croire  aux  autres.  De  même 
le  roturier  qui  dit  par  habitude  qu'il  tire  son  ori- 
gine de  quelque  ancien  baron  ou  de  quelque 
châtelain ,  dont  il  est  vrai  qu'il  ne  descend  pas, 
a  le  plaisir  de  croire  qu'il  en  descend. 

Quelle  est  la  roture  un  peu  heureuse  et  établie 
à  qui  il  manque  des  armes,  et  dans  ces  armes 
une  pièce  honorable,  des  suppôts,  un  cimier, 
une  devise,  et  peut-être  le  cri  de  guerre?  Qu'est 
devenue  la  distinction  des  casques  et  des 
heaumes?  le  nom  et  l'usage  en  sont  abolis;  il 
ne  s'agit  plus  de  les  porter  de  front  ou  de  côté , 
ouverts  ou  fermés,  et  ceux-ci  de  tant  ou  de 
tant  de  grilles  :  on  n'aime  pas  les  minuties,  on 
passe  droit  aux  couronnes,  cela  est  plus  simple , 
on  s'en  croit  digne,  on  se  les  adjuge.  Il  reste 
encore  aux  meilleurs  bourgeois  une  certaine  pu- 
deur qui  les  empêche  de  se  parer  d'une  couronne 
de  marquis,  trop  satisfaits  de  lacomtale  :  quel- 
ques-uns même  ne  vont  pas  la  chercher  fort  loin, 
et  la  font  passer  de  leur  enseigne  à  leur  carrosse. 

Il  suffit  de  n'être  point  né  dans  une  ville, 
mais  sous  une  chaumière  répandue  dans  la  cam- 
pagne, ou  sous  une  ruine  qui  trempe  dans  un 
marécage ,  et  qu'on  appelle  château ,  pour  être 
cru  noble  sur  sa  parole. 

Un  bon  gentilhomme  veut  passeï-  pour  un  pe- 


tit seigneur,  et  il  y  parvient.  Un  grand  seigneur 
affecte  la  principauté ,  et  il  use  de  tant  de  pré- 
cautions, qu'à  force  de  lK*aux  noms,  de  disputes 
sur  le  rang  et  les  préséances,  de  nouvelles 
armes ,  et  d'une  généalogie  que  d'Hoziek  ne  lui 
a  pas  faite ,  il  devient  enfin  un  petit  prince. 

Les  grands  en  toutes  choses  se  forment  et  se 
moulent  sur  de  plus  grands,  qui  de  leur  part, 
pour  n'avoir  rien  de  commun  avec  leurs  infé- 
rieurs ,  renoncent  volontiers  à  toutes  les  rubri- 
ques d'honneurs  et  de  distinctions  dont  leur 
condition  se  trouve  chargée ,  et  préfèrent  à  cette 
servitude  une  vie  plus  libre  et  plus  commode; 
ceux  qui  suivent  leur  piste  observent  déjà  par 
émulation  cette  simplicité  et  cette  modestie  :  tous 
ainsi  se  réduiront  par  hauteur  à  vivre  naturel- 
lement et  comme  le  peuple.  Horrible  inconvé- 
nient I 

Certaines  gens  portent  trois  noms,  de  peur 
d'en  manquer;  ils  en  ont  pour  la  campagne  et 
pour  la  ville ,  pour  les  lieux  de  leur  service  ou 
de  leur  emploi.  D'autres  ont  un  seul  nom  dissyl- 
labe qu'ils  anoblissent  par  des  particules,  dès 
que  leur  fortune  devient  meilleure.  Celui-ci ,  par 
la  suppression  d'une  syllabe ,  fait  de  son  nom 
obscur  un  nom  illustre  ;  celui-là ,  par  le  chan- 
gement d'une  lettre  en  une  autre ,  se  travestit , 
et  de  Syî^s  devient  Ojrus.  Plusieurs  suppriment 
leurs  noms,  qu'ils  pourraient  conserver  sans 
honte,  pour  en  adopter  de  plus  beaux,  où  ils 
n'ont  qu'à  perdre  par  la  comparaison  que  l'on 
fait  toujours  d'eux  qui  les  portent,  avec  les 
grands  hommes  qui  les  ont  portés.  Il  s'en  trouve 
enfin  qui ,  nés  à  l'ombre  des  clochers  de  Paris , 
veulent  être  Flamands  ou  Italiens ,  comme  si  la 
roture  n'était  pas  de  tout  pays,  allongent  leurs 
noms  français  d'une  terminaison  étrangère,  et 
croient  que  venir  de  bon  lieu,  c'est  venir  de  loin. 

Le  besoin  d'argent  a  réconcilié  la  noblesse 
avec  la  roture,  et  a  fait  évanouir  la  preuve  des 
quatre  quartiers. 

A  combien  d'enfants  serait  utile  la  loi  qui  dé- 
ciderait que  c'est  le  ventre  qui  anoblit  !  mais  à 
combien  d'autres  serait-elle  contraire  ! 

Il  y  a  peu  de  familles  dans  le  monde  qui  ne 
touchent  aux  plus  grands  princes  par  une  ex- 
trémité ,  et  par  l'autre  au  simple  peuple. 

Il  n'y  a  rien  à  perdre  à  être  noble  :  franchises, 
immunités,  exemptions,  privilèges;  que  man- 
que-t-il  à  ceux  qui  ont  un  titre?  Croyez-vous 
que  ce  soit  pour  la  noblesse  que  des  solitaires  ' 

'  Maison  religieuse  secrétaire  du  roi.  (La  Bruyère).  Plu- 


DE  QUELQUES  USAGES. 


357 


se  sont  faits  nobles?  Ils  ne  sont  pas  si  vains  : 
c'est  pour  le  profit  qu'ils  en  reçoivent.  Cela  ne 
leur  sied-il  pas  mieux  que  d'entrer  dans  les  ga- 
belles? je  ne  dis  pas  à  chacun  en  particulier, 
leurs  vœux  s'y  opposent ,  je  dis  même  à  la  com- 
munauté. 

Je  le  déclare  nettement ,  afin  que  l'on  s'y  pré- 
pare ,  et  que  personne  un  jour  n'en  soit  surpris  : 
s'il  arrive  jamais  que  quelque  grand  me  trouve 
digne  de  ses  soins ,  si  je  fais  enfin  une  belle  for- 
tune, il  y  a  un  Geoffroy  de  la  Bruyère  que 
toutes  les  chroniques  rangent  au  nombre  des 
plus  grands  seigneurs  de  France  qui  suivirent 
GoDEFROY  DE  BouiLLON  à  la  conquétc  de  la 
terre  sainte  :  voilà  alors  de  qui  je  descends  en 
ligne  directe. 

Si  la  noblesse  est  vertu,  elle  se  perd  par  tout 
ce  qui  n'est  pas  vertueux  ;  et  si  elle  n'est  pas 
vertu,  c'est  peu  de  chose. 

Il  y  a  des  choses  qui ,  ramenées  à  leurs  prin- 
cipes et  à  leur  première  institution ,  sont  éton- 
nantes et  incompréhensibles.  Qui  peut  concevoir 
en  effet  que  certains  abbés  à  qui  il  ne  manque 
rien  de  l'ajustement,  de  la  mollesse  et  de  la  va- 
nité des  sexes  et  des  conditions  ;  qui  entrent  au- 
près des  femmes  en  concurrence  avec  le  marquis 
et  le  financier,  et  qui  l'emportent  sur  tous  les 
deux ,  qu'eux-mêmes  soient  originairement ,  et 
dans  l'étymologie  de  leur  nom ,  les  pères  et  les 
chefs  de  saints  moines  et  d'humbles  solitaires , 
et  qu'ils  en  devraient  être  l'exemple?  Quelle 
force,  quel  empire,  quelle  tyrannie  de  l'usage! 
Et  sans  parler  de  plus  grands  désordres,  ne 
doit-on  pas  craindre  de  voir  un  jour  un  simple 
abbé  en  velours  gris  et  à  ramages  comme  une 
éminence,  ou  avec  des  mouches  et  du  rouge 
comme  une  femme? 

Que  les  saletés  des  dieux ,  la  Vénus ,  le  Ga- 
nymMe ,  et  les  autres  nudités  du  Carrache  aient 
été  faites  pour  des  princes  de  l'Église ,  et  qui  se 
disent  successeurs  des  apôtres,  le  palais  Farnèse 
en  est  la  preuve. 

Les  belles  choses  le  sont  moins  hors  de  leur 
place  :  les  bienséances  mettent  la  perfection ,  et 
la  raison  met  les  bienséances.  Ainsi  l'on  n'entend 
jwint  une  gigue  à  la  chapelle ,  ni  dans  un  sermon 
des  tons  de  théâtre;  l'on  ne  voit  point  d'images 
profanes  '  dans  les  temples,  un  christ ,  par  exem- 
ple ,  et  le  jugement  de  Paris  dans  le  même  sanc- 


sUnirs  maisons  r«lisi<'usrs ,  pour  jouir  des  priviirscs  cl  frau- 
ilils«'s  allaclK's  à  la  noblesse,  a> aient  aclietc  de» charges  de 
"l'crélainf  du  roi. 
•  Tapisseries.  (  Im  Bruyère). 


tuaire ,  ni  à  des  personnes  consacrées  à  l'Église 
le  train  et  l'équipage  d'un  cavalier. 

Déclarerai-je  donc  ce  que  je  pense  de  ce  qu'on 
appelle  dans  le  monde  un  beau  salut  :  la  décora- 
tion «souvent  profane,  les  places  retenues  et 
payées,  des  livres  -^  distribués  comme  au  théâtre, 
les  entrevues  et  les  rendez-vous  fréquents,  le 
murmure  et  les  causeries  étourdissantes,  quel- 
qu'un monté  sur  une  tribune  qui  y  parle  fami- 
lièrement ,  sèchement ,  et  sans  autre  zèle  que  de 
rassembler  le  peuple ,  l'amuser,  jusqu'à  ce  qu'un 
orchestre,  le  dirai-je?  et  des  voix  qui  concer- 
tent depuis  longtemps  se  fassent  entendre  ?  Est- 
ce  à  moi  à  m'écrier  que  le  zèle  de  la  maison  du 
Seigneur  me  consume ,  et  à  tirer  le  voile  léger 
qui  couvre  les  mystères ,  témoins  d'une  telle  in- 
décence? Quoi!  parce  qu'on  ne  danse  pas  en- 
core aux  TT**  ' ,  me  forcera-t-on  d'appeler  tout 
ce  spectacle  office  divin  ? 

L'on  ne  voit  point  faire  de  vœux  ni  de  pèle- 
rinages pour  obtenir  d'un  saint  d'avoir  l'esprit 
plus  doux,  l'âme  plus  reconnaissante,  d'être 
plus  équitable  et  moins  malfaisant ,  d'être  guéri 
de  la  vanité ,  de  l'inquiétude  et  de  la  mauvaise 
raillerie. 

Quelle  idée  plus  bizarre  que  de  se  représenter 
une  fouie  de  chrétiens  de  l'un  et  de  l'autre  sexe, 
qui  se  rassemblent  à  certains  jours  dans  une 
salle ,  pour  y  applaudir  à  une  troupe  d'excom- 
muniés, qui  ne  le  sont  que  par  le  plaisir  qu'ils 
leur  donnent ,  et  qui  est  déjà  payé  d'avance  ? 
Il  me  semble  qu'il  faudrait,  ou  fermer  les 
théâtres,  ou  prononcer  moins  sévèrement  sur 
l'état  des  comédiens. 

Dans  ces  jours  qu'on  appelle  saints ,  le  moine 
confesse  pendant  que  le  curé  tonne  en  chaire 
contre  le  moine  et  ses  adhérents  :  telle  femme 
pieuse  sort  de  l'autel,  qui  entend  au  prône 
qu'elle  vient  de  faire  un  sacrilège.  N'y  a-t-il 
point  dans  l'Église  une  puissance  à  qui  il  appar- 
tienne ,  ou  de  faire  taire  le  pasteur,  ou  de  sus- 
pendre pour  un  temps  le  pouvoir  du  barnabite/ 

Il  y  a  plus  de  rétributions  dans  les  paroisses 
pour  un  mariage  que  pour  un  baptême ,  et  plus 
pour  un  baptême  que  pour  la  confession.  L'on 
dirait  que  ce  soit  un  taux  sur  les  sacrements, 
qui  semblent  par  là  être  appréciés.  Ce  n'est  rien 
au  fond  que  cet  usage;  et  ceux  qui  reçoivent 
pour  les  choses  saintes  ne  croient  point  les  vendre, 
comme  ceux  qui  donnent  ne  pensent  point  à  les 
acheter  ;  ce  sont  peut-être  des  apparences  qu'on 

'  Le  motel  traduit  en  vers  français  pAr  LL  **.  {L<i  linii/O''}. 
■  riicatins. 


358 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE, 


pourrait  épargner  aux  simples  et  aux  indévots. 

Un  pasteur  frais  et  en  parfaite  santé ,  en  linge 
iin  et  en  point  de  Venise ,  a  sa  place  dans  l'œu- 
vre auprès  les  pourpres  et  les  fourrures;  il  y 
achève  sa  digestion ,  pendant  que  le  feuillant 
ou  le  récollet  quitte  sa  cellule  et  son  désert ,  où 
il  est  lié  par  ses  vœux  et  par  la  bienséance, 
pour  venir  le  prêcher,  lui  et  ses  ouailles ,  et  en 
recevoir  le  salaire ,  comme  d'une  pièce  d'étoffe. 
Vous  m'interrompez ,  et  vous  dites  :  Quelle  cen- 
sure I  et  combien  elle  est  nouvelle  et  peu  atten- 
due !  ne  voudriez-vous  point  interdire  à  ce  pas- 
teur et  à  çon  troupeau  la  parole  divine,  et  le 
pain  de  l'Évangile?  Au  contraire,  je  voudrais 
qu'il  le  distribuât  lui-même  le  matin,  le  soir, 
dans  les  temples,  dans  les  maisons,  dans  les 
places ,  sur  les  toits  ;  et  que  nul  ne  prétendit  à 
un  emploi  si  grand,  si  laborieux,  qu'avec  des 
intentions ,  des  talents  et  des  poumons  capables 
de  lui  mériter  les  belles  offrandes  et  les  riches 
rétributions  qui  y  sont  attachées.  Je  suis  forcé,  il 
est  vrai,  d'excuser  un  curé  sur  cette  conduite, 
par  un  usage  reçu ,  qu'il  trouve  établi ,  et  qu'il 
laissera  à  son  successeur;  mais  c'est  cet  usage 
bizarre  et  dénué  de  fondement  et  d'apparence 
que  je  ne  puis  approuver,  et  que  je  goûte  en- 
core moins  que  celui  de  se  faire  payer  quatre 
fois  des  mêmes  obsèques,  pour  soi,  pour  ses 
droits,  pour  sa  présence,  pour  son  assistance. 

Tite,  par  vingt  années  de  service  dans  une 
seconde  place,  n'est  pas  encore  digne  de  la 
première ,  qui  est  vacante  :  ni  ses  talents,  ni  sa 
doctrine ,  ni  une  vie  exemplaire ,  ni  le  vœu  des 
paroissiens ,  ne  sauraient  l'y  faire  asseoir.  Il  naît 
de  dessous  terre  un  autre  clerc  ^  pour  la  rem- 
plir. Tite  est  reculé  ou  congédié  ;  il  ne  se  plaint 
pas  :  c'est  l'usage. 

Moi ,  dit  le  chefecier ,  je  suis  maître  du  chœur  ; 
qui  me  forcera  d'aller  à  matines?  mon  prédéces- 
seur n'y  allait  point  ;  suis-je  de  pire  condition  ? 
dois-je  laisser  avilir  ma  dignité  entre  mes  mains, 
ou  la  laisser  telle  que  je  l'ai  reçue?  Ce  n'est  point, 
dit  l'écolâtre,  mon  intérêt  qui  me  mène,  mais 
celui  de  la  prébende  :  il  serait  bien  dur  qu'un 
grand  chanoine  fût  sujet  au  chœur,  pendant  que 
le  trésorier,  l'archidiacre,  le  pénitencier  et  le 
grand  vicaire  s'en  croient  exempts.  Je  suis  bien 
fondé,  dit  le  prévôt,  à  demander  la  rétribution 
sans  me  trouver  à  Toffiee  :  il  y  a  vingt  années 
entières  que  je  suis  en  possession  de  dormir  les 
nuits;  je  veux  finir  comme  j'ai  commencé,  et  l'on 

'  Eccltsiaslique.  ( La  Bruyère ). 


ne  me  verra  point  déroger  à  mon  titre  :  que  me 
servirait  d'être  à  la  tête  d'un  chapitre?  mon 
exemple  ne  tire  point  à  conséquence.  Enfin  c'est 
entre  eux  tous  à  qui  ne  louera  point  Dieu,  à 
qui  fera  voir,  par  un  long  usage,  qu'il  n'est 
point  obligé  de  le  faire  :  l'émulation  de  ne  se 
point  rendre  aux  offices  divins  ne  saurait  être 
plus  vive  ni  plus  ardente.  Les  cloches  sonnent 
dans  une  nuit  tranquille;  et  leur  mélodie,  qui 
réveille  les  chantres  et  les  enfants  de  chœur,  en- 
dort les  chanoines,  les  plonge  dans  un  sommeil 
doux  et  facile ,  et  qui  ne  leur  procure  que  de 
beaux  songes  :  ils  se  lèvent  tard,  et  vont  à 
l'église  se  faire  payer  d'avoir  dormi. 

Qui  pourrait  s'imaginer,  si  l'expérience  ne 
nous  le  mettait  devant  les  yeux,  quelle  peine 
ont  les  hommes  à  se  résoudre  d'eux-mêmes  à 
leur  propre  félicité ,  et  qu'on  ait  besoin  de  gens 
d'un  certain  habit ,  qui  par  un  discours  préparé, 
tendre  et  pathétique,  par  de  certaines  inflexions 
de  voix,  par  des  larmes,  par  des  mouvements 
qui  les  mettent  en  sueur  et  qui  les  jettent  dans 
l'épuisement ,  fassent  enfin  consentir  un  homme 
chrétien  et  raisonnable,  dont  la  maladie  est  sans 
ressource,  à  ne  se  point  perdre  et  à  faire  son 
salut? 

La  fille  d'Aristippe  est  malade  et  en  péril;  elle 
envoie  vers  son  père ,  veut  se  réconcilier  avec 
lui  et  mourir  dans  ses  bonnes  grâces  :  cet  homme 
si  sage,  le  conseil  de  toute  une  ville ,  fera-t-il  de 
lui-même  cette  démarche  si  raisonnable?  y  en- 
traînera-t-il  sa  femme?  ne  faudra-t-il  point,  pour 
les  remuer  tous  deux,  la  machine  du  directeur? 

Une  mère,  je  ne  dis  pas  qui  cède  et  qui  se 
rend  à  la  vocation  de  sa  fille ,  mais  qui  la  fait 
religieuse ,  se  charge  d'une  âme  avec  la  sienne, 
en  répond  à  Dieu  même,  en  est  la  caution  : 
afin  qu'une  telle  mère  ne  se  perde  pas,  il  faut 
que  sa  fille  se  sauve. 

Un  homme  joue  et  se  ruine  :  il  marie  néan- 
moins l'aînée  de  ses  deux  filles  de  ce  qu'il  a  pu 
sauver  des  mains  d'un  Ambreville.  La  cadette 
est  sur  le  point  de  faire  ses  vœux,  qui  n'a  point 
d'autre  vocation  que  le  jeu  de  son  père. 

Il  s'est  trouvé  des  filles  qui  avaient  de  la 
vertu ,  de  la  santé ,  de  la  ferveur,  et  une  bonne 
vocation ,  mais  qui  n'étaient  pas  assez  riches  pour 
faire  dans  une  riche  abbaye  vœu  de  pauvreté. 

Celui  qui  délibère  sur  le  choix  d'une  abbaye 
ou  d'un  simple  monastère,  pour  s'y  renfermer, 
agite  l'ancienne  question  de  l'état  populaire  et 
du  despotique. 

Faire  une  folie  et  se  marier  par  amourette^ 


DE  QUELQUES  USAGES. 


35i) 


c'est  épouser  Mélitey  qui  est  jeune,  belle  ,  sage, 
économe ,  qui  plaît,  qui  vous  aime ,  qui  a  moins 
de  bien  qu'JEgine,  qu'on  vous  propose ,  et  qui , 
avec  une  riche  dot,  apporte  de  riches  dispo- 
sitions à  la  consumer,  et  tout  votre  fonds  avec 
sa  dot. 

Il  était  délicat  autrefois  de  se  marier;  c'était 
un  long  établissement,  une  affaire  sérieuse,  et 
qui  méritait  qu'on  y  pensât  :  l'on  était  pendant 
toute  sa  vie  le  mari  de  sa  femme,  bonne  ou  mau- 
vaise; même  table,  même  demeure,  même  lit; 
l'on  n'en  était  point  quitte  pour  une  pension; 
avec  des  enfants  et  un  ménage  complet,  l'on  n'a- 
vait pas  les  apparences  et  les  délices  du  célibat. 

Qu'on  évite  d'être  vu  seul  avec  une  femme 
qui  n'est  point  la  sienne ,  voilà  une  pudeur  qui 
est  bien  placée  :  qu'on  sente  quelque  peine  à  se 
trouver  dans  le  monde  avec  des  personnes  dont 
la  réputation  est  attaquée ,  cela  n'est  pas  incom- 
préhensible. Mais  quelle  mauvaise  honte  fait 
rougir  un  homme  de  sa  propre  femme ,  et  l'em- 
pêche de  paraître  dans  le  public  avec  celle  qu'il 
s'est  choisie  pour  sa  compagne  inséparable ,  qui 
doit  faire  sa  joie ,  ses  délices  et  toute  sa  société  ; 
avec  celle  qu'il  aime  et  qu'il  estime,  qui  est 
son  ornement,  dont  l'esprit ,  le  mérite ,  la  vertu, 
l'alliance ,  lui  font  honneur?  Que  ne  commence- 
t-il  par  rougir  de  son  mariage? 

Je  connais  la  force  de  la  coutume,  et  jusqu'où 
elle  maîtrise  les  esprits  et  contraint  les  mœurs , 
dans  les  choses  mêmes  les  plus  dénuées  de  raison 
et  de  fondement  :  je  sens  néanmoins  que  j'au- 
rais l'impudence  de  me  promener  au  cours ,  et 
d'y  passer  en  revue  avec  une  personne  qui  se- 
rait ma  femme. 

Ce  n'est  pas  une  honte  ni  une  faute  à  un  jeune 
homme  que  d'épouser  une  femme  avancée  en 
âge;  c'est  quelquefois  prudence,  c'est  précaution. 
L'infamie  est  de  se  jouer  de  sa  bienfaitrice  par 
des  traitements  indignes ,  et  qui  lui  découvrent 
qu'elle  est  la  dupe  d'un  hypocrite  et  d'un  ingrat. 
Si  la  fiction  est  excusable,  c'est  où  il  faut  fein- 
dre de  l'amitié  :  s'il  est  permis  de  tromper,  c'est 
dans  une  occasion  où  il  y  aurait  de  la  dureté  à 
être  sincère.  Mais  elle  vit  longtemps  :  aviez-vous 
stipulé  qu'elle  mourût  après  avoir  signé  votre 
fortune  et  l'acquit  de  toutes  vos  dettes?  n'a- 
t-elle  plus  après  ce  grand  ouvrage  qu'à  retenir 
son  haleine,  qu'à  prendre  de  l'opium  ou  de  la  ci- 
guë? a-t-elle  tort  de  vivre?  si  même  vous  mou- 
rez avant  celle  dont  vous  aviez  déjà  réglé  les  fu- 
nérailles, à  qui  vous  destiniez  la  grosse  sonnerie 
oi  les  beaux  ornements,  en  est-elle  responsable? 


Il  y  a  depuis  longtemps  dans  le  monde  une 
manière  '  de  faire  valoir  son  bien  qui  continue 
toujours  d'être  pratiquée  par  d'honnêtes  gens , 
et  d'être  condamnée  par  d'habiles  docteurs. 

On  a  toujours  vu  dans  la  république  de  cer- 
taines charges  qui  semblent  n'avoir  été  imagi- 
nées la  première  fois  que  pour  enrichir  un  seul 
aux  dépens  de  plusieurs  :  les  fonds  ou  l'argent 
des  particuliers  y  coule  sans  fin  et  sans  inter- 
ruption ;  dirai-je  qu'il  n'en  revient  plus,  ou  qu'il 
n'en  revient  que  tard  ?  C'est  un  gouffre  ;  c'est 
une  mer  qui  reçoit  les  eaux  des  fleuves ,  et  qui 
ne  les  rend  pas  ;  ou  si  elle  les  rend ,  c'est  par 
des  conduits  secrets  et  souterrains,  sans  qu'il  y 
paraisse,  ou  qu'elle  en  soit  moins  grosse  et 
moins  enflée  ;  ce  n'est  qu'après  en  avoir  joui 
longtemps ,  et  qu'elle  ne  peut  plus  les  retenir. 

Le  fonds  perdu  "*,  autrefois  si  sûr,  si  religieux 
et  si  inviolable ,  est  devenu  avec  le  temps ,  et 
par  les  soins  de  ceux  qui  en  étaient  chargés , 
un  bien  perdu.  Quel  autre  secret  de  doubler 
mes  revenus  et  de  thésauriser  ?  entrerai-je  dans 
le  huitième  denier  ou  dans  les  aides?  serai-je 
avare ,  partisan ,  ou  administrateur. 

Vous  avez  une  pièce  d'argent ,  ou  même  une 
pièce  d'or,  ce  n'est  pas  assez;  c'est  le  nombre 
qui  opère  :  faites-en ,  si  vous  pouvez ,  un  amas 
considérable  et  qui  s'élève  en  pyramide ,  et  je 
me  charge  du  reste.  Vous  n'avez  ni  naissance , 
ni  esprit ,  ni  talent ,  ni  expérience ,  qu'importe  ? 
ne  diminuez  rien  de  votre  monceau ,  et  je  vous 
placerai  si  haut  que  vous  vous  couvrirez  devant 
votre  maître ,  si  vous  en  avez  :  il  sera  même 
fort  éminent ,  si  avec  votre  métal ,  qui  de  jour 
à  autre  se  multiplie ,  je  ne  fais  en  sorte  qu'il  se 
découvre  devant  vous. 

Orante  plaide  depuis  dix  ans  entiers  en  règle- 
ment de  juges,  pour  une  affaire  juste ,  capitale , 
et  où  il  y  va  de  toute  sa  fortune  :  elle  saura  peut- 
être  dans  cinq  années  quels  seront  ses  juges ,  et 
dans  quel  tribunal  elle  doit  plaider  le  reste  de 
sa  vie. 

L'on  applaudit  à  la  coutume  qui  s'est  intro- 
duite dans  les  tribunaux  d'interrompre  les  avo- 
cats au  milieu  de  leur  action ,  de  les  empêcher 
d'être  éloquents  et  d'avoir  de  l'esprit ,  de  les  ra- 
mener au  fait  et  aux  preuves  toutes  sèches  (|ui 
établissent  leurs  causes  et  le  droit  de  leurs  par- 
ties ;  et  cette  pratique  si  sévère ,  qui  laisse  aux 

*  Billets  et  obligations.  (  La  Bruyère  ). 

'  Allusion  h  la  banqueroute  des  hôpitaux  de  Paris  cl  des 
Incurables  en  I6HJ),  qui  fit  perdreaux  particuliers  qui  avaient 
des  deniers  à  fonds  perdu  sur  ces  établissements  la  plus  {^rand« 
partie  de  leurs;  biens. 


360 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


orateurs  le  regret  de  n'avoir  pas  prononcé  les 
plus  beaux  traits  de  leurs  discours ,  qui  bannit 
l'éloquence  du  seul  endroit  où  elle  est  en  sa 
place ,  et  va  faire  du  parlement  une  muette  ju- 
ridiction, on  l'autorise  par  une  raison  solide  et 
sans  réplique ,  qui  est  celle  de  l'expédition  :  il 
est  seulement  à  désirer  qu'elle  fût  moins  ou- 
bliée en  toute  autre  rencontre ,  qu'elle  réglât  au 
contraire  les  bureaux  comme  les  audiences,  et 
qu'on  cherchât  une  fin  aux  écritures',  comme 
on  a  fait  aux  plaidoyers. 

Le  devoir  des  juges  est  de  rendre  la  justice , 
leur  métier  est  de  la  différer  :  quelques-uns  sa- 
vent leur  devoir,  et  font  leur  métier. 

Celui  qui  sollicite  son  juge  ne  lui  fait  pas  hon- 
neur ;  car,  ou  il  se  défie  de  ses  lumières  et  même 
de  sa  probité ,  ou  il  cherche  à  le  prévenir,  ou  il 
lui  demande  une  injustice. 

Il  se  trouve  des  juges  auprès  de  qui  la  faveur, 
l'autorité ,  les  droits  de  l'amitié  et  de  l'alliance, 
nuisent  à  une  bonne  cause,  et  qu'une  trop 
grande  affectation  de  passer  pour  incorruptibles 
expose  à  être  injustes. 

Le  magistrat  coquet  ou  galant  est  pire  dans 
les  conséquences  que  le  dissolu  :  celui-ci  cache 
son  commerce  et  ses  liaisons,  et  l'on  ne  sait 
souvent  par  où  aller  jusqu'à  lui;  celui-là  est 
ouvert  par  mille  faibles  qui  sont  connus,  et 
l'on  y  arrive  par  toutes  les  femmes  à  qui  il  veut 
plaire. 

Il  s'en  faut  peu  que  la  religion  et  la  justice 
n'aillent  de  pair  dans  la  république ,  et  que  la 
magistrature  ne  consacre  les  hommes  comme 
la  prêtrise.  L'homme  de  robe  ne  saurait  guère 
danser  au  bal ,  paraître  aux  théâtres ,  renoncer 
aux  habits  simples  et  modestes ,  sans  consentir 
à  son  propre  avilissement  ;  et  il  est  étrange'  qu'il 
ait  fallu  une  loi  pour  régler  son  extérieur,  et  le 
contraindre  ainsi  à  être  grave  et  plus  respecté. 

Il  n'y  a  aucun  métier  qui  n'ait  son  apprentis- 
sage; et  en  montant  des  moindres  conditions 
jusques  aux  plus  grandes,  on  remarque  dans 
toutes  un  temps  de  pratique  et  d'exercice  qui 
prépare  aux  emplois,  où  les  fautes  sont  sans  consé- 
quence, et  mènent  au  contraire  à  la  perfection. 
La  guerre  même ,  qui  ne  semble  naître  et  durer 
que  par  la  confusion  et  le  désordre ,  a  ses  pré- 
ceptes :  on  ne  se  massacre  pas  par  pelotons  et 
par  troupes ,  en  rase  campagne,  sans  l'avoir  ap- 
pris ,  et  l'on  s'y  tue  méthodiquement  ;  il  y  a  Vé- 

'  Procès  par  écrit.  (  La  Bniyère  ). 

'■  Un  arrèl  du  conseil  obligea  les  conseillers  à  être  en  rabat  ; 
îwant  ce  temps  ils  étaient  presque  toujours  en  cravate. 


cole  de  la  guerre  :  où  est  l'école  du  magistrat  ? 
Il  y  a  un  usage,  des  lois,  des  coutumes  :  où  est 
le  temps,  et  le  temps  assez  long  que  l'on  emploie 
à  les  digérer  et  à  s'en  instruire?  L'essai  et  l'ap- 
prentissage d'un  jeune  adolescent  qui  passe  de 
la  férule  à  la  pourpre,  et  dont  la  consignation  a 
fait  un  juge,  est  de  décider  souverainement  des 
vies  et  des  fortunes  des  hommes. 

La  principale  partie  de  l'orateur,  c'est  la  pro- 
bité :  sans  elle  il  dégénère  en  déclamateur,  il 
déguise  ou  il  exagère  les  faits,  il  cite  faux,  il 
calomnie,  il  épouse  la  passion  et  les  haines  de 
ceux  pour  qui  il  parle  ;  et  il  est  de  la  classe  de 
ces  avocats  dont  le  proverbe  dit  qu'ils  sont  payés 
pour  dire  des  injures. 

Il  est  vrai ,  dit-on ,  cette  somme  lui  est  due, 
et  ce  droit  lui  est  acquis  ;  mais  je  l'attends  à 
cette  petite  formalité;  s'il  l'oublie,  il  n'y  revient 
plus,  et  conséquemment  il  perd  sa  somme,  ou 
il  est  incontestablement  déchu  de  son  droit  :  or 
il  oubliera  cette  formalité.  Voilà  ce  que  j'appelle 
une  conscience  de  praticien. 

Une  belle  maxime  pour  le  palais ,  utile  au  pu- 
blic, remplie  de  raison ,  de  sagesse  et  d'équité, 
ce  serait  précisément  la  contradictoire  de  celle 
qui  dit  que  la  forme  emporte  le  fond. 

La  question  est  une  invention  merveilleuse  et 
tout  à  fait  sûre  pour  perdre  un  innocent  qui  a 
la  complexion  faible,  et  sauver  un  coupable  qui 
est  né  robuste. 

Un  coupable  puni  est  un  exemple  pour  la  ca- 
naille; un  innocent  condamné  est  l'affaire  de 
tous  les  honnêtes  gens. 

Je  dirai  presque  de  moi  :  Je  ne  serai  pas  vo- 
leur ou  meurtrier  ;  je  ne  serai  pas  un  jour  puni 
comme  tel  :  c'est  parler  bien  hardiment. 

Une  condition  lamentable  est  celle  d'un  homme 
innocent  à  qui  la  précipitation  et  la  procédure  ont 
trouvé  un  crime;  celle  même  de  son  juge  peut- 
elle  l'être  davantage  ? 

Si  l'on  me  racontait  qu'il  s'est  trouvé  autre- 
fois un  prévôt,  ou  l'un  de  ces  magistrats  créés 
pour  poursuivre  les  voleurs  et  les  exterminer, 
qui  les  connaissait  tous  depuis  longtemps  de  nom 
et  de  visage,  savait  leurs  vols,  j'entends  l'espèce, 
le  nombre  et  la  quantité,  pénétrait  si  avant 
dans  toutes  ces  profondeurs,  et  était  si  initié 
dans  tous  ces  affreux  mystères,  qu'il  sut  rendre 
à  un  homme  de  crédit  un  bijou  qu'on  lui  avait 
pris  dans  la  foule  au  sortir  d'une  assemblée,  et 
dont  il  était  sur  le  point  de  faire  de  l'éclat;  que 
le  parlement  intervint  dans  cette  affaire,  et  fit 
le  procès  à  cet  officier  :  je  regarderais  cet  évé- 


nement  comme  Tune  de  ces  choses  dont  l'his- 
toire se  charge ,  et  à  qui  le  temps  ôte  la  croyance. 
Comment  donc  pourrais-je  croire  qu'on  doive 
présumer  par  des  faits  récents,  connus  et  cir- 
constanciés, qu'une  connivence  si  pernicieuse 
dure  encore,  qu'elle  ait  même  tourné  enjeu  et 
passé  en  coutume  ? 

Combien  d'hommes  qui  sont  forts  contre  les 
faibles ,  fermes  et  inflexibles  aux  sollicitations 
du  simple  peuple,  sans  nuls  égards  pour  les 
petits,  rigides  et  sévères  dans  les  minuties,  qui 
refusent  les  petits  présents,  qui  n'écoutent  ni 
leurs  parents  ni  leurs  amis ,  et  que  les  femmes 
seules  peuvent  corrompre  I 

Il  n'est  pas  absolument  impossible  qu'une  per- 
sonne qui  se  trouve  dans  une  grande  faveur 
perde  un  procès. 

Les  mourants  qui  parlent  dans  leurs  testa- 
ments peuvent  s'attendre  à  être  écoutés  comme 
des  oracles  :  chacun  les  tire  de  son  côté,  et  les 
interprète  à  sa  manière;  je  veux  dire  selon  ses 
désirs  ou  ses  intérêts. 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  hommes  dont  on  peut 
dire  que  la  mort  fixe  moins  la  dernière  volonté 
qu'elle  ne  leur  ôte  avec  la  vie  l'irrésolution  et 
l'inquiétude.  Un  dépit  pendant  qu'ils  vivent  les 
fait  tester;  ils  s'apaisent  et  déchirent  leur  mi- 
nute ,  la  voilà  en  cendre.  Ils  n'ont  pas  moins  de 
testaments  dans  leur  cassette  que  d'almanachs 
sur  leur  table  ;  ils  les  comptent  par  les  années  : 
un  second  se  trouve  détruit  par  un  troisième , 
qui  est  anéanti  lui-même  par  un  autre  mieux  di- 
géré, et  celui-ci  encore  par  un  cinquième  o/o- 
graphe.  Mais  si  le  moment,  ou  la  malice,  ou 
l'autorité ,  manque  à  celui  qui  a  intérêt  de  le 
supprimer,  il  faut  qu'il  en  essuie  les  clauses  et 
les  conditions  :  car  appert-il  mieux  des  disposi- 
tions des  hommes  les  plus  inconstants  que  par 
un  dernier  acte,  signé  de  leur  main,  et  après 
lequel  ils  n'ont  pas  du  moins  eu  le  loisir  de  vou- 
loir tout  le  contraire  ? 

S'il  n'y  avait  point  de  testaments  pour  régler 
le  droit  des  héritiers ,  je  ne  sais  si  l'on  aurait 
besoin  de  tribunaux  pour  régler  les  différends 
des  hommes.  Les  juges  seraient  presque  réduits 
à  la  triste  fonction  d'envoyer  au  gibet  les  vo- 
leurs et  les  incendiaires.  Qui  voit-on  dans  les 
lanternes  des  chambres,  au  parquet,  à  la  porte 
ou  dans  la  salle  du  magistrat?  des  héritiers 
nb  intestat?  Non ,  les  lois  ont  pourvu  à  leurs 
partages  :  0!i  y  voit  les  testamentaires  qui  plai- 
dent en  explication  d'une  clause  ou  d'un  article; 
les  personnes  exhérédées;  ceux  qui  se  plaignent 


DE  QUELQUES  USAGES.  361 

d'un  testament  fait  avec  loisir,  avec  maturité, 
par  un  homme  grave,  habile,  consciencieux, 


et  qui  a  été  aidé  d'un  bon  conseil  ;  d'un  acte  où 
le  praticien  n'a  rien  obmis  de  son  jargon  et  de 
ses  finesses  ordinaires  :  il  est  signé  du  testateur 
et  des  témoins  pubhcs,  il  est  paraphé;  et  c'est 
en  cet  état  qu'il  est  cassé  et  déclaré  nul. 

Titius  assiste  à  la  lecture  d'un  testament  avec 
des  yeux  rouges  et  humides,  et  le  cœur  serré 
de  la  perte  de  celui  dont  il  espère  recueillir  la 
succession  :  un  article  lui  donne  la  charge ,  un 
autre  les  rentes  de  ville,  un  troisième  le  rend 
maître  d'une  terre  à  la  campagne;  il  y  a  une 
clause  qui,  bien  entendue,  lui  accorde  une  mai- 
son située  au  milieu  de  Paris,  comme  elle  se 
trouve,  et  avec  les  meubles;  son  affliction  aug- 
mente, les  larmes  lui  coulent  des  yeux  :  le  moyen 
de  les  contenir?  il  se  voit  officier,  logé  aux 
champs  et  à  la  ville,  meublé  de  même;  il  se 
voit  une  bonne  table  et  un  carrosse  :  Y  avait-il 
au  monde  un  plus  honnête  homme  que  le  dé- 
funt, un  meilleur  homme?  Il  y  a  un  codicille, 
il  faut  le  lire  :  il  fait  Mœvius  légataire  universel, 
et  il  renvoie  Titius  dans  son  faubourg,  sans 
rentes,  sans  titre,  et  le  met  à  pied.  Il  essuie  ses 
larmes  :  c'est  à  Msevius  à  s'affliger. 

La  loi  qui  défend  de  tuer  un  homme  n'em- 
brasse-t-elle  pas  dans  cette  défense  le  fer,  le 
poison,  le  feu,  l'eau,  les  embûches,  la  force 
ouverte,  tous  les  moyens  enfin  qui  peuvent  ser- 
vir à  l'homicide?  La  loi  qui  ôte  aux  maris  et 
aux  femmes  le  pouvoir  de  se  donner  récipro- 
quement n'a-t-elle  connu  que  les  voies  directes 
et  immédiates  de  donner?  a-t-elle  manqué  de 
prévoir  les  indirectes  !  a-t-elle  introduit  les  fidéi- 
commis,  ou  si  même  elle  les  tolère?  Avec  une 
femme  qui  nous  est  chère  et  qui  nous  survit, 
lègue-t-on  son  bien  à  un  ami  fidèle  par  un  sen- 
timent de  reconnaissance  pour  lui,  ou  plutôt 
par  une  extrême  confiance,  et  par  la  certitude 
qu'on  a  du  bon  usage  qu'il  saura  faire  de  ce 
qu'on  lui  lègue  ?  Donne-t-on  à  celui  que  l'on 
peut  soupçonner  de  ne  devoir  pas  rendre  à  la 
personne  à  qui  en  effet  l'on  veut  donner  ?  faut-il 
se  parler,  faut-il  s'écrire ,  est-il  besoin  de  pacte 
ou  de  serments  pour  former  cette  collusion? 
Les  hommes  ne  sentent-ils  pas  en  cette  ren- 
contre ce  qu'ils  peuvent  espérer  les  uns  des 
autres?  Et  si  au  contraire  la  propriété  d'un  tel 
bien  est  dévolue  au  lidéicommissaire,  pour([Uoi 
perd -il  sa  réputation  à  le  retenir?  sur  (luoi 
fonde-t-on  la  satire  et  les  vaudevilles?  Voudrait- 
on  le  comparer  au  dépositaire  qui  trahit  le  dé- 


362 


LES  CAKACÏÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


pôt .  a  un  domestique  qui  vole  l'argent  que  son 
maître  lui  envoie  porter?  On  aurait  tort  :  y  a-t-il 
de  l'infamie  à  ne  pas  faire  une  libéralité,  et  à 
conserver  pour  soi  ce  qui  est  à  soi?  Étrange 
embarras,  horrible  poids  que  le  lidéicommisl 
Si  par  la  révérence  des  lois  on  se  l'approprie , 
il  ne  faut  plus  passer  pour  homme  de  bien  :  si 
par  le  respect  d'un  ami  mort  l'on  suit  ses  inten- 
tions en  le  rendant  à  sa  veuve,  on  est  conliden- 
tiaire,  on  blesse  la  loi;  elle  cadre  donc  bien 
mal  avec  l'opinion  des  hommes  :  cela  peut  être, 
et  il  ne  me  convient  pas  de  dire  ici,  La  loi  pèche, 
ni ,  Les  hommes  se  trompent. 

J'entends  dire  de  quelques  particuliers,  ou 
de  quelques  compagnies  :  Tel  et  tel  corps  se 
contestent  l'un  à  l'autre  la  préséance  ;  le  mor- 
tier et  la  pairie  se  disputent  le  pas.  Il  me  paraît 
que  celui  des  deux  qui  évite  de  se  rencontrer 
aux  assemblées  est  celui  qui  cède,  et  qui ,  sen- 
tant son  faible,  juge  lui-même  en  faveur  de  son 
concurrent. 

Typhon  fournit  un  grand  de  chiens  et  de 
chevaux  :  que  ne  lui  fournit-il  point  !  Sa  pro- 
tection le  rend  audacieux;  il  est  impunément 
dans  sa  province  tout  ce  qu'il  lui  plaît  d'être , 
assassin,  parjure;  il  brûle  ses  voisins,  et  il  n'a 
pas  besoin  d'asile  :  il  faut  enfin  que  le  prince  se 
mêle  lui-même  de  sa  punition. 

Ragoûts,  liqueurs,  entrées,  entremets,  tous 
mots  qui  devraient  être  barbares  et  inintelligi- 
ibles  en  notre  langue;  et  s'il  est  vrai  qu'ils  ne 
devredent  pas  être  d'usage  en  pleine  paix,  où  ils 
ne  servent  qu'à  entretenir  le  luxe  et  la  gom*- 
mandise,  comment  peuvent-ils  être  entendus 
dans  le  temps  de  la  guerre  et  d'une  misère  pu- 
blique, à  la  vue  de  l'ennemi,  à  la  veille  d'un 
combat,  pendant  un  siège?  Où  est-il  parlé  de 
la  table  de  Scipion  ou  de  celle  de  Marins?  Ai- 
je  lu  quelque  part  que  Miltiade,  qu'Épaminon- 
das,  qu'AgésilaSy  aient  fait  une  chère  délicate? 
Je  voudrais  qu'on  ne  fit  mention  de  la  délica- 
tesse, de  la  propreté  et  de  la  somptuosité  des 
généraux,  qu'après  n'avoir  plus  rien  à  dire  sur 
leur  sujet,  et  s'être  épuisé  sur  les  circonstances 
d'une  bataille  gagnée  et  d'une  ville  prise  :  j'ai- 
merais même  qu'ils  voulussent  se  priver  de  cet 
éloge. 

Hermippe  est  l'esclave  de  ce  qu'il  appelle  ses 
petites  commodités  :  il  leur  sacrifie  l'usage  reçu, 
la  coutume,  les  modes,  la  bienséance;  il  ies 
cherche  en  toutes  choses;  il  quitte  une  moindre 
pour  une  plus  grande;  il  ne  néglige  aucune  de 
celles  qui  sont  praticables;  il  s'en  fait  une  étude, 


et  il  ne  se  passe  aucun  jour  qu'il  ne  fasse  en  ce 
genre  une  découverte.  Jl  laisse  aux  autres 
hommes  le  dîner  et  le  souper,  à  peine  en  ad- 
met-il les  termes;  il  mange  quand  il  a  faim,  et 
les  mets  seulement  où  son  appétit  le  porte.  II 
voit  faire  son  lit;  quelle  main  assez  adroite  ou 
assez  heureuse  pourrait  le  faire  dormir  comme 
il  veut  dormir  ?  11  sort  rarement  de  chez  soi  ;  il 
aime  la  chambre,  où  il  n'est  ni  oisif  ni  labo- 
rieux, où  il  n'agit  point,  où  il  tracasse,  et  dans 
l'équipage  d'un  homme  qui  a  pris  médecine.  On 
dépend  servilement  d'un  serrurier  et  d'un  me- 
nuisier, selon  ses  besoins  :  pour  lui,  s'il  faut 
limer  il  a  une  lime,  une  scie  s'il  faut  scier, 
et  des  tenailles  s'il  faut  arracher.  Imaginez, 
s'il  est  possible,  quelques  outils  qu'il  n'ait  pas, 
et  meilleurs  et  plus  commodes  à  son  gré  que 
ceux  mêmes  dont  les  ouvriers  se  servent  :  il  en 
a  de  nouveaux  et  d'inconnus ,  qui  n'ont  point 
de  nom,  productions  de  son  esprit,  et  dont  il  a 
presque  oublié  l'usage.  Nul  ne  se  peut  comparer 
à  lui  pour  faire  en  peu  de  temps  et  sans  peine 
un  travail  fort  inutile  :  il  faisait  dix  pas  pour 
aller  de  son  lit  dans  sa  garde-robe,  il  n'en  fait  plus 
que  neuf,  par  la  manière  dont  il  a  su  tourner 
sa  chambre  ;  combien  de  pas  épargnés  dans  le 
cours  d'une  vie  !  Ailleurs  l'on  tourne  la  clef,  l'on 
pousse  contre,  ou  l'on  tire  à  soi,  et  une  porte 
s'ouvre  :  quelle  fatigue  I  voilà  un  mouvement  de 
trop  qu'il  sait  s'épargner;  et  comment?  c'est 
un  mystère  qu'il  ne  révèle  point  :  il  est  à  la 
vérité  un  grand  maître  pour  le  ressort  et  pour 
la  mécanique ,  pour  celle  du  moins  dont  tout  le 
monde  se  passe.  Hermippe  tire  le  jour  de  son 
appartement  d'ailleurs  que  de  la  fenêtre;  il  a 
trouvé  le  secret  de  monter  et  de  descendre  au- 
trement que  par  l'escalier,  et  il  cherche  celui 
d'entrer  et  de  sortir  plus  commodément  que  par 
là  porte. 

Il  y  a  déjà  longtemps  que  l'on  improuve  les 
médecins,  et  que  l'on  s'en  sert  :  le  théâtre  et 
la  satire  ne  touchent  point  à  leurs  pensions  ;  ils 
dotent  leurs  filles,  placent  leurs  fils  au  parle- 
ment et  dans  la  prélature ,  et  les  railleurs  eux- 
mêmes  fournissent  l'argent.  Ceux  qui 'se  portent 
bien  deviemient  malades  ;  il  leur  faut  des  gens 
dont  le  métier  soit  de  les  assurer  qu'ils  ne  mour- 
ront point  :  tant  que  les  hommes  pourront  mou- 
rir, et  qu'ils  aimeront  à  vivre,  le  médecin  sera 
raillé  et  bien  payé. 

Un  bon  médecin  est  celui  qui  a  des  remèdes 
spécifiques,  ou  s'il  en  manque,  qui  permet  à 
ceux  qui  les  ont  de  guérir  son  malade. 


Î)E  QUELQUES  USAGES.  ^  ^fj 


363 


La  léniérité  des  charlatans ,  et  leurç  tristes 
succès ,  qui  en  sont  les  suites ,  font  valoir  la  mé- 
decine et  les  médecins  :  si  ceux-ci  laissent  mou- 
rir, les  autres  tuent. 

Carro  Carri  '  débarque  avec  une  recette  qu'il 
appelle  un  prompt  remède,  et  qui  quelquefois 
est  un  poison  lent  :  c'est  un  bien  de  famille,  mais 
amélioré  en  ses  mains  ;  de  sDécifique  qu'il  était 
contre  la  colique,  il  guérit  de  la  fièvre  quarte, 
de  la  pleurésie,  de  l'hydropisie,  de  l'apoplexie, 
de  l'épilepsie.  Forcez  un  peu  votre  mémoire, 
nommez  une  maladie,  la  première  qui  vous  vien- 
dra en  l'esprit  :  l'hémorragie,  dites-vous?  il  la 
guérit  :  il  ne  ressuscite  personne ,  il  est  vrai  ;  il 
ne  rend  pas  la  vie  aux  hommes ,  mais  il  les  con- 
duit nécessairement  jusqu'à  la  décrépitude  ;  et 
ce  n'est  que  par  hasard  que  son  père  et  son 
aïeul ,  qui  avaient  ce  secret,  sont  morts  fort  jeu- 
nes. Les  médecins  reçoivent  pour  leurs  visites 
ce  qu'on  leur  donne ,  quelques-uns  se  contentent 
d'un  remercîment  :  Carro  Carri  est  si  sûr  de 
son  remède,  et  de  l'effet  qui  en  doit  suivre,  qu'il 
n'hésite  pas  de  s'en  faire  payer  d'avance,  et  de 
recevoir  avant  que  de  donner  :  si  le  mal  est  in- 
curable ,  tant  mieux ,  il  n'en  est  que  plus  digne 
de  son  application  et  de  son  remède  :  commen- 
cez par  lui  livrer  quelques  sacs  de  mille  francs, 
passez-lui  un  contrat  de  constitution,  donnez- 
lui  une  de  vos  terres ,  la  plus  petite ,  et  ne  soyez 
pas  ensuite  plus  inquiet  que  lui  de  votre  guéri- 
son.  L'émulation  de  cet  homme  a  peuplé  le 
monde  de  noms  en  0  et  en  I ,  noms  vénérables 
qui  imposent  aux  malades  et  aux  maladies.  Vos 
médecins,  Fagon"*,  et  de  toutes  les  facultés, 
avouez-le,  ne  guérissent  pas  toujours,  ni  sûre- 
ment ;  ceux  au  contraire  qui  ont  hérité  de  leurs 
pères  la  médecine  pratique,  et  à  qui  l'expérience 
est  échue  par  succession  ,  promettent  toujours , 
et  avec  serments,  qu'on  guérira.  Qu'il  est  doux 
aux  hommes  de  tout  espérer  d'une  maladie  mor- 
telle ,  et  de  se  porter  encore  passablement  bien 
à  l'agonie  !  La  mort  surprend  agréablement  et 
sans  s'être  fait  craindre  :  on  la  sent  plus  tôt 
qu'on  n'a  songé  à  s'y  préparer  et  à  s'y  résoudre. 
0  Fagon  Esculape  I  faites  régner  sur  toute  la 
terre  le  quinquina  et  l'émétique;  conduisez  à  sa 
perfection  la  science  des  simples  qui  sont  don- 
nés aux  hommes  pour  prolonger  leur  vie  ;  ob- 
servez dans  les  cures ,  avec  plus  de  précision  et 


'  CareUi,  Ualien  qui  acquit  de  l<a  fortune  et  de  la  réputa- 
tion en  vendant  fort  cher  des  remèdes  qu'il  faisait  sagement 
p.iyer  d'avance,  et  qui  ne  tuaient  pas  toujours  les  malades. 

^  Fafion ,  premier  médecin  du  roi. 


de  sagesse  que  personne  n'a  encore  fait,  le  cli- 
mat, les  temps,  les  symptômes,  et  les  com- 
plexions;  guérissez  de  la  manière  seule  qu'il 
convient  à  chacun  d'être  guéri  ;  chassez  des  corps, 
où  rien  ne  vous  est  caché  de  leur  économie ,  les 
maladies  les  plus  obscures  et  les  plus  invétérées; 
n'attentez  pas  sur  celles  de  l'esprit ,  elles  sont 
incurables  :  laissez  à  Corinne,  à  Lesbie,  à  Ca- 
nidie,  à  TiHmalcion  et  à  Carpus,  la  passion  ou 
la  fureur  des  charlatans. 

L'on  souffre  dans  la  république  les  chiroman- 
ciens et  les  devins ,  ceux  qui  font  l'horoscope  et 
qui  tirent  la  figure ,  ceux  qui  connaissent  le  passé 
par  le  mouvement  du  sas,  ceux  qui  font  voir 
dans  un  miroir  ou  dans  un  vase  d'eau  la  claire 
vérité;  et  ces  gens  sont  en  effet  de  quelque 
usage  :  ils  prédisent  aux  hommes  qu'ils  feront 
fortune,  aux  filles  qu'elles  épouseront  leurs 
amants;  consolent  les  enfants  dont  les  pères  ne 
meurent  point,  et  charment  l'inquiétude  des  jeu- 
nes femmes  qui  ont  de  vieux  maris;  ils  trompent 
enfin  à  très-vil  prix  ceux  qui  cherchent  à  être 
trompés. 

Que  penser  de  la  magie  et  du  sortilège?  La 
théorie  en  est  obscure,  les  principes  vagues,  in- 
certains ,  et  qui  approchent  du  visionnaire.  Mais 
il  y  a  des  faits  embarrassants,  affirmés  par  des 
hommes  graves  qui  les  ont  vus ,  ou  qui  les  ont 
appris  de  personnes  qui  leur  ressemblent  :  les 
admettre  tous,  ou  les  nier  tous,  paraît  un  égal 
inconvénient;  et  j'ose  dire  qu'en  cela,  comme 
dans  toutes  les  choses  extraordinaires  et  qui  sor- 
tent des  communes  règles,  il  y  a  un  parti  à  trou- 
ver entre  les  âmes  crédules  et  les  esprits  forts. 

L'on  ne  peut  guère  charger  l'enfance  de  la 
connaissance  de  trop  de  langues ,  et  il  me  sem- 
ble que  l'on  devrait  mettre  toute  son  application 
à  l'en  instruire  :  elles  sont  utiles  à  toutes  les 
conditions  des  hommes,  et  elles  leur  ouvrent 
également  l'entrée  ou  à  une  profonde  ou  à  une 
facile  et  agréable  érudition.  Si  l'on  remet  cette 
étude  si  pénible  à  un  âge  un  peu  plus  avancé, 
et  qu'on  appelle  la  jeunesse,  ou  l'on  n'a  pas  la 
force  de  l'embrasser  par  choix ,  ou  l'on  n'a  pas 
celle  d'y  persévérer;  et  si  l'on  y  persévère, 
c'est  consumer  à  la  recherche  des  langues  le 
même  temps  qui  est  consacré  à  l'usage  que  l'on 
en  doit  faire,  c'est  borner  à  la  science  des  mots 
un  âge  qui  veut  déjà  aller  plus  loin  et  qui  de- 
mande des  choses,  c'est  au  moins  avoir  perdu 
les  premièi'es  et  les  plus  belles  années  de  sa  vie. 
Un  si  grand  fonds  ne  se  peut  bien  faire  que  lors- 
que  tout  s'imprime  dans   l'âme  uaKuTlIemcnl 


364 


LES  CARACTÈRES  DK  LA  BRUYÈRE 


et  profondément,  que  la  mémoire  est  neuve, 
prompte  et  fidèle,  que  l'esprit  et  le  cœur  sont 
encore  vides  de  passions,  de  soins  et  de  désire, 
et  que  l'on  est  déterminé  à  de  longs  travaux 
par  ceux  de  qui  l'on  dépend.  Je  suis  persuadé 
que  le  petit  nombre  d'iiabiles,  ou  le  grand  nom- 
bre de  gens  superficiels,  vient  de  l'oubli  de  cette 
pratique. 

L'étude  des  textes  ne  peut  jamais  être  assez 
recommandée  :  c'est  le  chemin  le  plus  court,  le 
plus  sûr  et  le  plus  agréable  pour  tout  genre  d'é- 
rudition. Ayez  les  choses  de  la  première  main, 
puisez  à  la  source;  maniez,  remaniez  le  texte, 
apprenez-le  de  mémoire,  citez-le  dans  les  occa- 
sions, songez  surtout  à  en  pénétrer  le  sens  dans 
toute  son  étendue  et  ^ans  ses  circonstances; 
conciliez  un  auteur  original,  ajustez  ses  princi- 
pes, tirez  vous-mêmes  les  conclusions.  Les  pre- 
miers commentateurs  se  sont  trouvés  dans  le 
cas  où  je  désire  que  vous  soyez  :  n'empruntez 
leurs  lumières  et  ne  suivez  leurs  vues  qu'où  les 
vôtres  seraient  trop  courtes;  leurs  explications 
ne  sont  pas  à  vous,  et  peuvent  aisément  vous 
échapper  :  vos  observations,  au  contraire,  nais- 
sent de  votre  esprit,  et  y  demeurent;  vous  les 
retrouvez  plus  ordinairement  dans  la  conversa- 
tion, dans  la  consultation,  et  dans  la  dispute. 
Ayez  le  plaisir  de  voir  que  vous  n'êtes  arrêté 
dans  la  lecture  que  par  les  difficultés  qui  sont 
invincibles,  où  les  commentateurs  et  les  sco- 
liastes  eux-mêmes  demeurent  court,  si  fertiles 
d'ailleurs,  si  abondants  et  si  chargés  d'une  vaine 
et  fastueuse  érudition  dans  les  endroits  clairs, 
et  qui  ne  font  de  peine  ni  à  eux  ni  aux  autres  : 
achevez  ainsi  de  vous  convaincre,  par  cette  mé- 
thode d'étudier,  que  c'est  la  paresse  des  hom- 
mes qui  a  encouragé  le  pédantisme  à  grossir 
plutôt  qu'à  enrichir  les  bibliotlièques,  à  faire  pé- 
rir le  texte  sous  le  poids  des  commentaires  ;  et 
qu'elle  a  en  cela  agi  contre  soi-même  et  contre 
ses  plus  chers  intérêts,  en  multipliant  les  lectu- 
res, les  recherches  et  le  travail  qu'elle  cherchait 
à  éviter. 

Qui  règle  les  hommes  dans  leur  manière  de 
vivre  et  d'user  des  aliments  ?  la  santé  et  le  ré- 
gime? cela  est  douteux.  Une  nation  entière  mange 
les  viandes  après  les  fruits  ;  une  autre  fait  tout 
le  contraire.  Quelques-uns  commencent  leurs  re- 
pas par  de  certains  fruits,  et  les  finissent  par 
d'autres  :  est-ce  raison  ?  est-ce  usage  ?  Est-ce  par 
un  soin  de  leur  santé  que  les  hommes  s'habillent 
jusqu'au  menton ,  portent  des  fraises  et  des  col- 
lets ,  eux  qui  ont  eu  si  longtemps  la  poitrine  dé- 


couverte? Est-ce  par  bienséance,  surtout  daiw 
un  temps  où  ils  avaient  trouvé  le  secret  de  pa- 
raître nus  tout  habillés?  Et  d'ailleurs,  les  fem- 
mes, qui  montrent  leur  gorge  et  leurs  épaules, 
sont-elles  d'une  complexion  moins  délicate  que 
les  hommes,  ou  moins  sujettes  qu'eux  aux  bien- 
séances ?  Quelle  est  la  pudeur  qui  engage  celles- 
ci  à  couvrir  leurs  jambes  et  presque  leurs  pieds, 
et  qui  leur  permet  d'avoir  les  bras  nus  au-dessus 
du  coude  ?  Qui  avait  mis  autrefois  dans  l'esprit 
des  hommes  qu'on  était  à  la  guerre  ou  pour  se 
défendre  ou  pour  attaquer ,  et  qui  leur  avait  in- 
sinué l'usage  des  armes  offensives  et  des  défen- 
sives? Qui  les  oblige  aujourd'hui  de  renoncer  à 
celles-ci,  et  pendant  qu'ils  se  bottent  pour  aller 
au  bal,  de  soutenir  sans  armes  et  en  pourpoint 
des  travailleurs,  exposés  atout  le  feu  d'une  con- 
trescarpe? Nos  pères,  qui  ne  jugeaient  pas  une 
telle  conduite  utile  au  prince  et  à  la  patrie,  étaient- 
ils  sages  ou  insensés  ?  Et  nous-mêmes,  quels  hé- 
ros célébrons-nous  dans  notre  histoire?  un  Gues- 
clin,  un  Clisson,  un  Foix,  un  Boucicaut,  qui  tous 
ont  porté  l'armet  et  endossé  une  cuirasse. 

Qui  pourrait  rendre  raison  de  la  foitune  de 
certains  mots ,  et  de  la  proscription  de  quelques 
autres?  ^m5  a  péri  :  la  voyelle  qui  le  commence, 
et  si  propre  pour  l'élision ,  n'a  pu  le  sauver  ;  il  a 
cédé  à  un  autre  monosyllabe  ',  et  qui  n'est  au 
plus  que  son  anagramme.  Certes  est  beau  dans 
sa  vieillesse,  et  a  encore  de  la  force  sur  son  dé- 
clin: la  poésie  le  réclame,  et  notre  langue  doit 
beaucoup  aux  écrivains  qui  le  disent  en  prose,' 
et  qui  se  commettent  pour  lui  dans  leurs  ouvra- 
ges. Maint  est  un  mot  qu'on  ne  devait  jamais 
abandonner,  et  par  la  facilité  qu'il  y  avait  à  le 
couler  dans  le  style,  et  par  son  origine,  qui  est 
française.  Moult ,  quoique  latin,  était  dans  son 
temps  d'un  même  mérite  ;  et  je  ne  vois  pas  par 
où  beaucoup  l'emporte  sur  lui.  Quelle  persécution 
le  car  n'a-t-il  pas  essuyée  !  et  s'il  n'eût  trouvé 
de  la  protection  parmi  les  gens  polis,  n'était-il 
pas  banni  honteusement  d'une  langue  à  qui  il  a 
rendu  de  si  longs  services ,  sans  qu'on  sût  quel 
mot  lui  substituer  ?  Cil  a  été  dans  ses  beaux  jours 
le  plus  joli  mot  de  la  langue  française,  et  il  est 
douloureux  pour  les  poètes  qu'il  ait  vieilli.  Dou- 
loureux ne  vient  pas  plus  naturellement  de  dou- 
leur j  que  de  chaleur  vient  chaleureux  ou  cha- 
loureux;  celui-ci  se  passe,  bien  que  ce  fût  une 
richesse  pour  la  langue,  et  qu'il  se  dise  fort  juste 
où  chaud  ne  s'emploie  qu'improprement.  Valeur 

^  Maiii.  (La  Bruyère). 


DE  QUELQUES  USAGES. 


365 


devait  aussi  nous  conserver  valeureux;  haine, 
haineux;  peine,  j^ci^f^ux;  fruit,  fructueux; 
pHié,  piteux;  joie,  jovial;  foi,  féal;  cour,  cour- 
tois; gîte,  gisant;  haleine,  halené;  vanterie, 
vantard;  mensonge,  mensonger  ;  coutume,  cou- 
tumier^  :  comme  part  maintient  partial;  point, 
pointu  et  pointilleux;  ton,  tonnant;  son,  sonore; 
frein,  effréné  ;  front,  effronté;  ris,  ridicule;  loi, 
loyal;  cœur,  cordial;  bien,  bénin;  mal,  mali- 
cieux. Heur  se  plaçait  où  bonheur  ne  saurait  en- 
trer ;  il  a  fait  heureux,  qui  est  si  français,  et  il  a 
cessé  de  l'être  :  si  quelques  poètes  s'en  sont  ser- 
vis ,  c'est  moins  par  choix  que  par  la  contrainte 
de  la  mesure.  Issue  prospère,  et  vient  d'issir, 
qui  est  aboli.  Fin  subsiste  sans  conséquence  pour 
Jiner,  qui  vient  de  lui,  pendant  que  cesse  et  ces- 
ser régnent  également.  Verd  ne  fait  plus  ver- 
doyer; ni  fête,  fétoijer;  ni  larme,  larmoijer;  ni 
deuil,  se  douloir,  se  condouloir;  ni  joie,  s'éjouir, 
bien  qu'il  fasse  toujours  se  réjouir,  se  conjouir; 
ainsi  qu'orgueil,  s'enorgueillir.  On  a  dit  gent, 
le  corps  gent  :  ce  mot  si  facile  non-seulement  est 
tombé,  l'on  voit  même  qu'il  a  entraîné  gentil  dans 
sa  chute.  On  dit  diffamé,  qui  dérive  defàme,  qui 
ne  s'entend  plus.  On  dit  curieux,  dérivé  de  cure, 
qui  est  hors  d'usage.  Il  y  avait  à  gagner  de  dire 
si  que  pour  de  sorte  que,  ou  de  manière  que;  de 
moi,  au  lieu  de  pour  moi  ou  de  quant  à  moi;  de 
dire^  je  sais  que  c'est  qu^un  mal,  plutôt  que  Je 
sais  ce  que  c^est  qu'un  mal,  soit  par  l'analogie 
latine,  soit  par  l'avantage  qu'il  y  a  souvent  à 
avoir  un  mot  de  moins  à  placer  dans  l'oraison. 
L'usage  a  préféré  par  conséquent  à  par  consé- 
quence, et  en  conséquence  à  en  conséquent  ;  fa- 
çons défaire  à  manières  défaire,  et  manières 
d'agir àfaçons  d'agir...  dans  les  verbes,  travail- 
ler à  ouvrer,  être  accoutumé  à  souloir,  convenir 
à  duire,  faire  du  bruit  à  bruire,  injurier  à  vilai- 
ner,  piquer  à  poindre,  faire  ressouvenir  à  ra- 
mentevoir...  et  dans  les  noms, pensées  hpensers, 
un  si  beau  mot,  et  dont  le  vers  se  trouvait  si  bien  ; 
grandes  actions  k  prouesses ,  louanges  à  loz, 
méchanceté  à  mauvaistié,  porte  à  huis,  navire 
à  nef,  armée  à  ost,  monastère  à  monstier,  prai- 
ries à  prées...  tous  mots  qui  pouvaient  durer  en- 
semble d'une  égale  beauté,  et  rendre  une  langue 
plus  abondante.  L'usage  a,  par  l'addition,  la  sup- 
pression, le  changement  ou  le  dérangement  de 
quelques  lettres,  fait  frelater  de  fralater,  prou- 
ver de  preuver,  profit  de  proufit,  froment  de 
froument,  profil  de  pourfd,  provision  de  pour- 

*  La  plupart  de  ces  mots  que  la  Bruyère  regrette  sont  ren- 
trés dans  lu  langue. 


veoir,  promener  de  pourmener,  et  promenade 
depourmenade.  Le  même  usage  fait,  selon  l'oc- 
casion ,  d'habile,  d'utile,  de  facile,  de  docile,  de 
mobile,  et  de  fertile,  sans  y  rien  changer,  des 
genres  différents  :  au  contraire  de  vil,  vile,  sub- 
til, subtile,  selon  leur  terminaison,  masculins  ou 
féminins.  Il  a  altéré  les  terminaisons  anciennes  : 
de  scel  il  a  fait  sceau  ;  de  mantel,  manteau  ;  de 
capel,  chapeau;  de  coutel,  couteau;  de  hamel, 
hameau;  de  damoisel,  damoiseau;  dejouven 
cel,  jouvenceau;  et  cela  sans  que  l'on  voie  guère 
ce  que  la  langue  française  gagne  à  ces  différen- 
ces et  à  ces  changements.  Est-ce  donc  faire  pour 
le  progrès  d'une  langue  que  de  déférer  à  l'usage? 
serait-il  mieux  de  secouer  le  joug  de  son  empire 
si  despotique  ?  Faudrait-il ,  dans  une  langue  vi- 
vante ,  écouter  la  seuleTaison ,  qui  prévient  les 
équivoques,  suit  la  racine  des  mots,  et  le  rapport 
qu'ils  ont  avec  les  langues  originaires  dont  ils 
sont  sortis,  si  la  raison  d'ailleurs  veut  qu'on  suive 
l'usage  ? 

Si  nos  ancêtres  ont  mieux  écrit  que  nous,  ou 
si  nous  l'emportons  sur  eux  par  le  choix  des  mots, 
par  le  tour  et  l'expression,  par  la  clarté  et  la 
brièveté  du  discours ,  c'est  une  question  souvent 
agitée ,  toujours  indécise  :  on  ne  la  terminera 
point  en  comparant,  comme  l'on  fait  quelquefois, 
un  froid  écrivain  de  l'autre  siècle  aux  plus  célè- 
bres de  celui-ci,  ou  les  vers  de  Laurent,  payé 
pour  ne  plus  écrire,  à  ceux  de  Marot  et  de  Des- 
PORTES.  Il  faudrait,  pour  prononcer  juste  sur 
cette  matière,  opposer  siècle  à  siècle,  et  excellent 
ouvrage  à  excellent  ouvrage  ;  par  exemple ,  les 
meilleurs  rondeaux  de  Benser  4de  ou  de  Voiture 
à  ces  deux-ci ,  qu'une  tradition  nous  a  conservés 
sans  nous  en  marquer  le  temps  ni  l'auteur  : 

Bien  à  propos  s'en  vint  Ogier  en  France 
Pour  le  pais  de  mescréans  monder  : 
Ja  n'est  besoin  de  conter  sa  vaillance, 
Puisqu'ennemis  n'osoient  le  regarder. 

Or ,  quand  il  eut  tout  mis  en  assurance , 
De  voyager  il  voulut  s'enharder  ; 
En  paradis  trouva  l'eau  de  jouvance , 
Dont  il  se  sçeut  de  vieillesse  engarder 
Bien  à  propos. 

Puis  par  cette  eau  son  corps  tout  décrépite 

Transmué  fut  par  manière  subite 

En  jeune  gars ,  frais ,  gracieux  et  droit. 

Grand  dommage  est  que  cecy  soit  sornettes  ; 
Filles  connoy  qui  ne  sont  pas  jeunettes, 
A  qui  cette  eau  de  jouvance  viendroit 
Bien  à  propos. 


De  cetiuy  preux  maints  grands  clercs  ont  escrU, 
Qu'oncques  dangier  n'étonna  son  courage  : 


ié 


366 


Abusé  ïul  pai-  le  uialin  t»prlt, 
Qu'il  épousa  sous  féminin  visage. 


LES  CARACTÈRKS  \)E  LA  BRUYERE, 

;  outrées,  ont  fini  :  les  portraits  finiiont,  et  feront 
j  place  à  une  simple  explication  de  l'Évangile, 
!  jointe  aux  mouvements  qui  inspirent  la  conver- 


Si  pileux  cas  à  la  lin  découvrit 
Sans  un  seul  brin  de  peur  ny  de  dommage; 
Dont  grand  renom  par  tout  le  monde  ac(|uit , 
Si  (lu'on  tenoit  très  honneste  langage 
De  cettuy  preux. 

Bien-tost  après  «lie  de  roy  s'éprit 
De  son  amour ,  qui  voulentlers  s'offrit 
Au  boa  Ricbard  en  second  mariage. 

Donc  s'il  vaut  mieux  ou  diable  ou  femme  avoir, 
Et  qui  des  deux  bruit  plus  en  ménage; 
Ceulx  qui  voudront,  si  le  pourront  sçavolr 
De  cettuy  preux. 


CHAPITRE  XV. 

De  la  chaire. 


Le  discours  chrétien  est  devenu  \m  spectacle. 
Cette  tristesse  évangélique  qui  en  est  l'âme  ne 
s'y  remarque  plus  :  elle  est  suppléée  par  les  avan- 
tages de  la  mine,  par  les  inflexions  de  la  voix, 
par  la  régularité  du  geste,  par  le  choix  des  mots, 
et  par  les  longues  énumérations.  On  n'écoute  plus 
sérieusement  la  parole  sainte  :  c'est  une  sorte  d'a- 
musement entre  mille  autres;  c'est  un  jeu  où  il 
y  a  de  l'émulation  et  des  parieurs. 

L'éloquence  profane  est  transposée,  pour  ainsi 
dire,  du  barreau,  où  le  Maître,  Pucelle  et 
FouRcaoY  l'ont  fait  régner,  et  où  elle  n'est  plus 
d'usage ,  à  la  chaire ,  où  elle  ne  doit  pas  être. 
L'on  fait  assaut  d'éloquence  jusqu'au  pied  de 
l'autel  et  en  la  présence  des  mystères.  Celui  qui 
écoute  s'établit  juge  de  celui  qui  prêche,  pour 
condamner  ou  pour  applaudir,  et  n'est  pas  plus 
converti  par  le  discours  qu'il  favorise  que  par 
celui  auquel  il  est  contraire.  L'orateur  plaît  aux 
uns,  déplaît  aux  autres,  et  convient  avec  tous  en 
une  chose ,  que  comme  il  ne  cherche  point  à  les 
rendre  meilleurs,  ils  ne  pensent  pas  aussi  à  le  de- 
venir. 

Un  apprenti  est  docile,  il  écoute  son  maître,  il 
profite  de  ses  leçons,  et  il  devient  maître.  L'homme 
indocile  critique  le  discours  du  prédicateur  comme 
le  livre  du  philosophe ,  et  il  ne  devient  ni  chrétien 
ni  raisonnable. 

Jusqu'à  ce  qu'il  revienne  un  homme  qui,  avec 
un  style  nourri  des  saintes  Écritures,  explique 
au  peuple  la  parole  divine  uniment  et  familière- 
ment, les  orateurs  et  les  déclamateurs  seront 
suivis. 

Les  citations  profanes,  les  froides  allusions,  le 
mauvais  pathétique,  les  antithèses,  les  figures 


sion. 

Cet  homme  que  je  souhaitais  impatiemment, 
et  que  je  ne  daignais  pas  espérer  de  notre  siècle, 
est  enfin  venu.  Les  courtisans,  à  force  de  goût  et 
de  connaître  les  bienséances,  lui  ont  applaudi: 
ils  ont,  chose  incroyable  1  abandonné  la  chapelle    • 
du  roi  pour  venir  entendre  avec  le  peuple  la  pa- 
role de  Dieu  annoncée  par  cet  homme  apostoli- 
que \  La  ville  n'a  pas  été  de  l'avis  de  la  cour. 
Où  il  a  prêché,  les  paroissiens  ont  déserté  ;  jus- 
i  qu'aux  marguilliers  ont  disparu  :  les  pasteurs  ont 
tenu  ferme  ;  mais  les  ouailles  se  sont  dispersées, 
et  les  orateurs  voisins  en  ont  grossi  leur  audi- 
toire. Je  devais  le  prévoir,  et  ne  pas  dire  qu'un 
tel  homme  n'avait  qu'à  se  montrer  pour  être 
suivi,  et  qu'à  parler  pour  être  écouté  :  ne  savais- 
je  pas  quelle  est  dans  les  hommes  et  en  toutes 
choses  la  force  indomptable  de  l'habitude  ?  De- 
puis trente  années  on  prête  l'oreille  aux  rhéteurs, 
aux  déclamateurs ,  aux  énumérateurs  :  on  court 
ceux  qui  peignent  en  grand ,  ou  en  miniature.  Il 
n'y  a  pas  longtemps  qu'ils  avaient  des  chutes  ou 
des  transitions  ingénieuses,  quelquefois  même  si 
vives  et  si  aiguës  qu'elles  pouvaient  passer  pour 
épigrammes;  ils  les  ont  adoucies,  je  l'avoue,  et 
ce  ne  sont  plus  que  des  madrigaux.  Ils  ont  tou- 
jours ,  d'une  nécessité  indispensable  et  géométri- 
que, trois  sujets  admirables  de  vos  attentions: 
ils  prouveront  une  telle  chose  dans  la  première 
partie  de  leur  discours,  cette  autre  dans  la  se- 
conde partie,  et  cette  autre  encore  dans  la  troi- 
sième. Ainsi  vous  serez  convaincu  d'abord  d'une 
certaine  vérité,  et  c'est  leur  premier  point  ;  d'une 
autre  vérité,  et  c'est  leur  second  point;  et  puis 
d'une  troisième  vérité ,  et  c'est  leur  troisième 
point  :  de  sorte  que  la  première  réflexion  vous 
instruira  d'un  principe  des  plus  fondamentaux  de 
votre  rehgion;  la  seconde,  d'un  autre  principe 
qui  ne  l'est  pas  moins,  et  la  dernière  réflexion, 
d'un  troisième  et  dernier  principe  le  plus  im- 


portant de  tous,  qui  est  remis  pourtant,  faute 
de  loisir,  à  une  autre  fois  :  enfin,  pour  reprendre 
et  abréger  cette  division,  et  former  un  plan... 
«  Encore  !  dites-vous ,  et  quelles  préparations 
«  pour  un  discours  de  trois  quarts  d'heure  qui 
«  leur  reste  à  faire  !  plus  ils  cherchent  à  le  digé- 
«  rer  et  à  l'éclaircir,  plus  ils  m'embrouillent.  »  Je 
vous  crois  sans  peine  ;  et  c'est  l'effet  le  plus  na- 

'  Le  P.  Séraphin,  capucin.  (  La  Bruyère  } 


DE  lA  CHAIRE. 


36: 


turel  de  tout  cet  amas  d'idées  qui  reviennent  à  la 
même,  dont  ils  chargent  sans  pitié  4a  mémoire 
de  leurs  auditeurs.  Il  semble,  à  les  voir  s'opiniâ- 
trer  à  cet  usage,  que  la  grâce  de  la  conversion 
soit  attachée  à  ces  énormes  partitions  :  comment 
néanmoins  serait-on  converti  par  de  tels  apôtres, 
si  l'on  ne  peut  qu'à  peine  les  entendre  articuler, 
les  suivre,  et  ne  les  pas  perdre  de  vue?  Je  leur 
demanderais  volontiers  qu'au  milieu  de  leur  course 
impétueuse  ils  voulussent  plusieurs  fois  repren- 
dre haleine,  souffler  un  peu,  et  laisser  souffler 
leurs  auditeurs.  Vains  discours  !  paroles  perdues  ! 
Le  temps  des  homélies  n'est  plus  ;  les  Basiles,  les 
Chrysostomes,  ne  le  ramèneraient  pas  :  on  pas- 
serait en  d'autres  diocèses  pour  être  hors  de  la 
portée  de  leur  voix  et  de  leurs  familières  instruc- 
tions. Le  commun  des  hommes  aime  les  phrases 
et  les  périodes,  admire  ce  qu'il  n'entend  pas,  se 
suppose  instruit,  content  de  décider  entre  un 
premier  et  un  second  point,  ou  entre  le  dernier 
sermon  et  le  pénultième. 

Il  y  a  moins  d'un  siècle  qu'un  livre  français 
était  un  certain  nombre  de  pages  latines  où  l'on 
découvrait  quelques  lignes  ou  quelques  mots  en 
notre  langue.  Les  passages ,  les  traits  et  les  ci- 
tations n'en  étaient  pas  demeurés  là  :  Ovide  et 
Catulle  achevaient  de  décider  des  mariages  et 
des  testaments,  et  venaient  avec  les  Pandectes 
au  secours  de  la  veuve  et  des  pupilles.  Le  sacré 
et  le  profane  ne  se  quittaient  point;  ils  s'étaient 
glissés  ensemble  jusque  dans  la  chaire  :  saint 
Cyrille ,  Horace ,  saint  Cyprien ,  Lucrèce ,  par- 
laient alternativement  :  les  poètes  étaient  de  l'a- 
vis de  saint  Augustin  et  de  tous  les  Pères  :  on 
parlait  latin  et  longtemps  devant  des  femmes  et 
des  marguilliers  ;  on  a  parlé  grec  :  il  fallait  sa- 
voir prodigieusement  pour  prêcher  si  mal.  Autre 
temps,  autre  usage:  le  texte  est  encore  latin, 
tout  le  discours  est  français ,  et  d'un  beau  fran- 
çais ;  l'Évangile  même  n'est  pas  cité  :  il  faut 
savoir  aujourd'hui  très-peu  de  chose  pour  bien 
prêcher. 

L'on  a  enfin  banni  la  scolastique  de  toutes  les 
chaires  des  grandes  villes,  et  on  l'a  reléguée 
dans  les  bourgs  et  dans  les  villages ,  pour  l'ins- 
truction et  pour  le  salut  du  laboureur  et  du  vi- 
gneron. 

C'est  avoir  de  l'esprit  que  de  plaire  au  peuple 
dans  un  sermon  par  un  style  fleuri ,  une  morale 
enjouée,  des  figures  réitérées,  des  traits  bril- 
lants, et  de  vives  descriptions;  mais  ce  n'est 
point  en  avoir  assez.  Un  meilleur  esprit  néglige 
ces  ornements  étrangers,  indignes  de  servir  à 


l'Evangile;  il  prêche  simplement,  fortement, 
chrétiennement. 

L'orateur  fait  de  si  belles  images  de  certains 
désordres ,  y  fait  entrer  des  circonstances  si  dé- 
licates, met  tant  d'esprit,  détour  et  de  raffine- 
ment dans  celui  qui  pèche ,  que ,  si  je  n'ai  pas 
de  pente  à  vouloir  ressembler  à  ses  portraits , 
j'ai  besoin  du  moins  que  quelque  apôtre,  avec  un 
style  plus  chrétien ,  me  dégoûte  des  vices  dont 
l'on  m'avait  fait  une  peinture  si  agréable. 

Un  beau  sermon  est  un  discours  oratoire  qui 
est  dans  toutes  ses  règles,  purgé  de  tous  ses  dé- 
fauts, conforme  aux  préceptes  de  l'éloquence 
humaine ,  et  paré  de  tous  les  ornements  de  la 
rhétorique.  Ceux  qui  entendent  finement  n'en 
perdent  pas  le  moindre  trait  ni  une  seule  pensée  ; 
ils  suivent  sans  peine  l'orateur  dans  toutes  les 
énumérations  où  il  se  promène,  comme  dans 
toutes  les  élévations  où  il  se  jette  ;  ce  n'est  une 
énigme  que  pour  le  peuple. 

Le  solide  et  l'admirable  discours  que  celui 
qu'on  vient  d'entendre  !  les  points  de  religion  les 
plus  essentiels ,  comme  les  plus  pressants  motifs 
de  conversion,  y  ont  été  traités  :  quel  grand 
effet  n'a-t-il  pas  dû  faire  sur  l'esprit  et  dans 
l'âme  de  tous  les  auditeurs  !  Les  voilà  rendus  ;  ils 
en  sont  émus  et  touchés  au  point  de  résoudre 
dans  leur  cœur,  sur  ce  sermon  de  Théodore, 
qu'il  est  encore  plus  beau  que  le  dernier  qu'il  a 
prêché. 

La  morale  douce  et  relâchée  tombe  avec  celui 
qui  la  prêche  :  elle  n'a  rien  qui  réveille  et  qui 
pique  la  curiosité  d'un  homme  du  monde,  qui 
craint  moins  qu'on  ne  pense  une  doctrine  sé- 
vère, et  qui  l'aime  même  dans  celui  qui  fait  son 
devoir  en  l'annonçant.  Il  semble  donc  qu'il  y  ait 
dans  l'Église  comme  deux  états  qui  doivent  la 
partager  :  celui  de  dire  la  vérité  dans  toute  son 
étendue ,  sans  égards ,  sans  déguisement  ;  celui 
de  l'écouter  avidement,  avec  goût,  avec  admi- 
ration ,  avec  éloges ,  et  de  n'en  faire  cependant 
ni  pis  ni  mieux. 

L'on  peut  faire  ce  reproche  à  l'héroïque  vertu 
des  grands  hommes,  qu'elle  a  corrompu  l'élo- 
quence, ou  du  moins  amolli  le  style  de  la  plupart 
des  prédicateurs  :  au  lieu  de  s'unir  seulement 
avec  les  peuples  pour  bénir  le  ciel  de  si  rares 
présents  qui  en  sont  venus ,  ils  ont  entré  en  so- 
ciété avec  les  auteurs  et  les  poètes  ;  et  devenus 
comme  eux  panégyristes ,  ils  ont  enchéri  sur  les 
épîtres  dédicatoires ,  sur  les  stances  et  sur  les 
prologues  ;  ils  ont  changé  la  parole  sainte  en  un 
tissu  de  louanges,  justes  à  la  vérité,  mais  mal 


:{G8 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


placées,  intéressées,  que  personne  n'exige  d'eux, 
et  qui  ne  conviennent  point  à  leur  caractère. 
On  est  heureux  si,  à  l'occasion  du  héros  qu'ils 
célèbrent  jusque  dans  le  sanctuaire,  ils  disent 
un  mot  de  Dieu  et  du  mystère  qu'ils  devaient 
prêcher  :  ils  s'en  est  trouvé  quelques-uns  qui , 
ayant  assujetti  le  saint  Évangile,  qui  doit  être 
conmiun  à  tous,  à  la  présence  d'un  seul  audi- 
teur, se  sont  vus  déconcertés  par  des  hasards 
qui  le  reteuiiient  ailleurs,  n'ont  pu  prononcer 
devant  des  chrétiens  un  discours  chrétien  qui 
n'était  pas  fait  pour  eux,  et  ont  été  suppléés 
par  d'autres  orateurs  qui  n'ont  eu  le  temps  que 
de  louer  Dieu  dans  un  sermon  précipité. 

Théodule  a  moins  réussi  que  quelques-uns  de 
ses  auditeurs  ne  l'appréhendaient  ;  ils  sont  con- 
tents de  lui  et  de  son  discours  :  il  a  mieux  fait  à 
leur  gré  que  de  charmer  l'esprit  et  les  oreilles , 
qui  est  de  flatter  leur  jalousie. 

Le  métier  de  la  parole  ressemble  en  une  chose 
à  celui  de  la  guerre  :  il  y  a  plus  de  risque  qu'ail- 
leurs ,  mais  la  fortune  y  est  plus  rapide. 

Si  vous  êtes  d'une  certaine  qualité,  et  que  vous 
ne  vous  sentiez  point  d'autre  talent  que  celui  de 
faire  de  froids  discours,  prêchez,  faites  de  froids 
discours  :  il  n'y  a  rien  de  pire  pour  sa  fortune 
que  d'être  entièrement  ignoré.  Théodat  a  été 
payé  de  ses  mauvaises  phrases  et  de  son  en- 
nuyeuse monotonie. 

L'on  a  eu  de  grands  évêchés  par  un  mérite  de 
chaire  qui  présentement  ne  vaudrait  pas  à  son 
homme  une  simple  prébende. 

Le  nom  de  ce  panégyriste  semble  gémir  sous 
le  poids  des  titres  dont  il  est  accablé  :  leur  grand 
nombre  remplit  de  vastes  affiches  qui  sont  dis- 
tribuées dans  les  maisons,  ou  que  l'on  lit  par 
les  rues  en  caractères  monstrueux,  et  qu'on  ne 
peut  non  plus  ignorer  que  la  place  publique. 
Quand  sur  une  si  belle  montre  l'on  a  seule- 
ment essayé  du  personnage ,  et  qu'on  l'a  un  peu 
écouté ,  l'on  reconnaît  qu'il  manque  au  dénom- 
brement de  ses  qualités  celle  de  mauvais  prédi- 
cateur. 

L'osiveté  des  femmes ,  et  l'habitude  qu'ont  les 
hommes  de  les  courir  partout  où  elles  s'assem- 
blent ,  donnent  du  nom  à  de  froids  orateurs,  et 
soutiennent  quelque  temps  ceux  qui  ont  décliné. 

Devrait-il  suffire  d'avoir  été  grand  et  puissant 
dans  le  monde  pour  être  louable  ou  non,  et,  de- 
vant le  saint  autel  et  dans  la  chaire  de  la  vérité , 
loué  et  célébré  à  ses  funérailles  ?  N'y  a-t-il  point 
d'autre  grandeur  que  celle  qui  vient  de  l'autorité 
et  de  la  naissance  ?  Pourquoi  n'est-il  pas  établi 


de  faire  publiquement  le  panégyrique  d'un  honune 
qui  a  excellé  pendant  sa  vie  dans  la  bonté ,  dans 
l'équité ,  dans  la  douceur,  dans  la  fidélité ,  dans 
la  piété  ?  Ce  qu'on  appelle  une  oraison  funèbre 
n'est  aujourd'hui  bien  reçue  du  plus  grand  nom- 
bre d'auditeurs  qu'à  mesure  qu'elle  s'éloigne 
davantage  du  discours  chrétien  ;  ou ,  si  vous  l'ai- 
mez mieux  ainsi ,  qu'elle  approche  de  plus  près 
d'un  éloge  profane. 

L'orateur  cherche  par  ses  discours  un  évêché  : 
l'apôtre  fait  des  conversions  ;  il  mérite  de  trouver 
ce  que  l'autre  cherche.     • 

L'on  voit  des  clercs  revenir  de  quelques  pro- 
vinces où  ils  n'ont  pas  fait  un  long  séjour,  vains 
des  conversions  qu'ils  ont  touvées  toutes  faites , 
comme  de  celles  qu'ils  n'ont  pu  faire ,  se  com- 
parer déjà  aux  Vincents  et  aux  Xaviebs,  et  se 
croire  des  hommes  apostoliques  :  de  si  grands 
travaux  et  de  si  heureuses  missions  ne  seraient 
pas  à  leur  gré  payées  d'une  abbaye. 

Tel  tout  d'un  coup,  et  sans  y  avoir  pensé  la 
veille ,  prend  du  papier,  une  plume ,  dit  en  soi- 
même  ,  Je  vais  faire  un  livre ,  sans  autre  talent 
pour  écrire  que  le  besoin  qu'il  a  de  cinquante 
pistoles.  Je  lui  crie  inutilement  :  Prenez  une  scie, 
Dioscore;  sciez  ,  ou  bien  tournez ,  ou  faites  une 
jante  de  roue ,  vous  aurez  votre  salaire.  Il  n'a 
point  fait  l'apprentissage  de  tous  ces  métiers.  Co- 
piez donc,  transcrivez ,  soyez  au  plus  correcteur 
d'imprimerie;  n'écrivez  point.  Il  veut  écrù-e  et  faire 
imprimer;  et  parce  qu'on  n'envoie  pas  à  l'im- 
primeur un  cahier  blanc ,  il  le  barbouille  de  ce 
qui  lui  plaît;  il  écrirait  volontiers  que  la  Seine 
coule  à  Paris ,  qu'il  y  a  sept  jours  dans  la  se- 
maine, ou  que  le  temps  est  à  la  pluie;  et  comme 
ce  discours  n'est  ni  contre  la  religion  ni  contre 
l'état,  et  qu'il  ne  fera  point  d'autre  désordre 
dans  le  public  que  de  lui  gâter  le  goût  et 
l'accoutumer  aux  choses  fades  et  insipides ,  il 
passe  à  l'examen ,  il  est  imprimé,  et  à  la  honte 
du  siècle,  comme  pour  l'humifiation  des  bons 
auteurs ,  réimprimé.  De  même  un  homme  dit  en 
son  cœur ,  Je  prêcherai,  et  il  prêche;  le  voilà  en 
chaire,  sans  autre  talent  ni  vocation  qu3  le  besoin 
d'un  bénéfice. 

Un  clerc  mondain  ou  irréligieux,  s'il  monte 
en  chaire ,  est  déclamateur. 

Il  y  a  au  contraire  des  hommes  saints ,  et  dont 
le  seul  caractère  est  efficace  pour  la  persuasion  : 
ils  paraissent ,  et  tout  un  peuple  qui  doit  les  écou- 
ter est  déjà  ému  et  comme  persuadé  par  leur 
présence  ;  le  discours  qu'ils  vont  prononcer  fera 
le  reste. 


DE  L4  CHAIRE. 


309 


L'évêque  de  Meaux  et  le  P.  Boubdaloue  me 
rappellent  Démosthène  et  Cicéron.  Tous  deux, 
maîtres  dans  l'éloquence  de  la  chaire ,  ont  eu  le 
destin  des  grands  modèles  :  l\in  a  fait  de  mau- 
vais censeurs ,  l'autre  de  mauvais  copistes. 

L'éloquence  de  la  chaire,  en  ce  qui  y  entre  d'hu- 
main et  du  talent  de  l'orateur,  est  cachée,  connue 
de  peu  de  personnes,  et  d'une  difficile  exécution  : 
quel  art  en  ce  genre  pour  plaire  en  persuadant  !  Il 
faut  marcher  par  des  chemins  battus,  dire  ce  qui  a 
été  dit. ,  et  ce  que  l'on  prévoit  que  vous  allez  dire  : 
les  matières  sont  grandes ,  mais  usées  et  triviales , 
les  principes  sûrs ,  mais  dont  les  auditeurs  pé- 
nètrent les  conclusions  d'une  seule  vue.  Il  y 
entre  des  sujets  qui  sont  sublimes  :  mais  qui  peut 
traiter  le  sublime?  Il  y  a  des  mystères  que  l'on 
doit  expliquer,  et  qui  s'expliquent  mieux  par  une 
leçon  de  l'école  que  par  un  discours  oratoire.  La 
morale  même  de  la  chaire ,  qui  comprend  une 
matière  aussi  vaste  et  aussi  diversifiée  que  le 
sont  les  mœurs  des  hommes,  roule  sur  les  mêmes 
pivots ,  retrace  les  mêmes  images ,  et  se  prescrit 
des  bornes  bien  plus  étroites  que  la  satire.  Après 
l'invective  commune  contre  les  honneurs,  les  ri- 
chesses et  le  plaisir,  il  ne  reste  plus  à  l'orateur 
qu'à  courir  à  la  fin  de  son  discours  et  à  congé- 
dier l'assemblée.  Si  quelquefois  on  pleure ,  si  on 
est  ému ,  après  avoir  fait  attention  au  génie  et 
au  caractère  de  ceux  qui  font  pleurer,  peut-être 
conviendra-t-on  que  c'est  la  matière  qui  se  prêche 
elle-même ,  et  notre  intérêt  le  plus  capital  qui  se 
fait  sentir;  que  c'est  moins  une  véritable  élo- 
quence que  la  ferme  poitrine  du  missionnaire 
qui  nous  ébranle  et  qui  cause  en  nous  ces  mou- 
vements. Enfin  le  prédicateur  n'est  point  soutenu, 
comme  l'avocat  par  des  faits  toujours  nouveaux, 
par  de  différents  événements ,  par  des  aventures 
inouïes;  il  ne  s'exerce  point  sur  les  questions 
douteuses,  il  ne  fait  point  valoir  les  violentes 
conjectures  et  les  présomptions;  toutes  choses 
néanmoins  qui  élèvent  le  génie,  lui  donnent  de 
la  force  et  de  l'étendue ,  et  qui  contraignent  bien 
moins  l'éloquence  qu'elles  ne  la  fixent  et  ne  la 
dirigent  :  il  doit  au  contraire  tirer  son  discours 
d'une  source  commune,  et  où  tout  le  monde 
puise  ;  et  s'il  s'écarte  de  ces  lieux  communs ,  il 
n'est  plus  populaire ,  il  est  abstrait  ou  déclama- 
teur,  il  ne  prêche  plus  l'Évangile.  Il  n'a  besoin 
que  d'une  noble  simplicité ,  mais  il  faut  l'attein- 
dre ;  talent  rare ,  et  qui  passe  les  forces  du  com- 
mun des  hommes  :  ce  qu'ils  ont  de  génie ,  d'ima- 
gination ,  d'érudition  et  de  mémoire  ne  leur  sert 
souvent  qu'à  s'en  éloigner. 


La  fonction  de  l'avocat  est  pénible ,  laborieuse , 
et  suppose,  dans  celui  qui  l'exerce,  un  riche 
fonds  et  de  grandes  ressources.  Il  n'est  pas  seu- 
lement chargé,  comme  le  prédicateur,  d'un  cer- 
tain nombre  d'oraisons  composées  avec  loisir, 
récitées  de  mémoire,  avec  autorité ,  sans  contra- 
dicteurs ,  et  qui  avec  de  médiocres  changements 
lui  font  honneur  plus  d'une  fois  :  il  prononce 
de  graves  plaidoyers  devant  des  juges  qui  peu- 
vent lui  imposer  silence ,  et  contre  des  adver- 
saires qui  l'interrompent  ;  il  doit  être  prêt  sur 
la  réplique  ;  il  parle  en  un  même  jour,  dans  di- 
vers tribunaux ,  de  différentes  affaires.  Sa  maison 
n'est  pas  pour  lui  un  lieu  de  repos  et  de  retraite, 
ni  un  asile  contre  les  plaideurs  :  elle  est  ouverte 
à  tous  ceux  qui  viennent  l'accabler  de  leurs 
questions  et  de  leurs  doutes  ;  il  ne  se  met  pas  au 
lit ,  on  ne  l'essuie  point ,  on  ne  lui  prépare  point 
des  rafraîchissements  ;  il  ne  se  fait  point  dans  sa 
chambre  un  concours  de  monde  de  tous  les  états 
et  de  tous  les  sexes ,  pour  le  féliciter  sur  l'agré- 
ment et  sur  la  politesse  de  son  langage ,  lui  re- 
mettre l'esprit  sur  un  endroit  où  il  a  couru  risque 
de  demeurer  court,  ou  sur  un  scrupule  qu'il  a 
sur  le  chevet  d'avoir  plaidé  moins  vivement  qu'à 
l'ordinaire.  Il  se  délasse  d'un  long  discours  par 
de  plus  longs  écrits  ;  il  ne  fait  que  changer  de 
travaux  et  de  fatigues  :  j'ose  dire  qu'il  est,  dans 
son  genre,  ce  qu'étaient  dans  le  leur  les  premiers 
hommes  apostoliques. 

Quand  on  a  ainsi  distingué  l'éloquence  du 
barreau  de  la  fonction  de  l'avocat ,  et  l'éloquence 
de  la  chaire  du  ministère  du  prédicateur,  on  croit 
voir  qu'il  est  plus  aisé  de  prêcher  que  de  plai- 
der, et  plus  difficile  de  bien  prêcher  que  de  bien 
plaider. 

Quel  avantage  n'a  pas  un  discours  prononce 
sur  un  ouvrage  qui  est  écrit  !  Les  hommes  sont 
les  dupes  de  l'action  et  de  la  parole ,  comme  de 
tout  l'appareil  de  l'auditoire  :  pour  peu  de  pré- 
vention qu'ils  aient  en  faveur  de  celui  qui  parle, 
ils  l'admirent ,  et  cherchent  ensuite  à  le  compren- 
dre :  avant  qu'il  ait  commencé ,  ils  s'écrient  qu'il 
va  bien  faire;  ils  s'endorment  bientôt,  et  le  dis- 
cours fini,  ils  se  réveillent  pour  dire  qu'il  a 
bien  fait.  On  se  passionne  moins  pour  un  au- 
teur :  son  ouvrage  est  lu  dans  le  loisir  de  la 
campagne  ou  dans  le  silen(;e  du  cabinet  :  il  n'y 
a  point  de  rendez  -  vous  publics  pour  lui  applau- 
dir, encore  moins  de  cabale  pour  lui  sacrifier 
tous  ses  rivaux,  et  pour  l'élever  à  la  préla- 
ture.  On  lit  son  livre ,  quelque  excellent  qu'il 
soit    dans  l'esprit  de  le  trouver  médiocre  :  on 

34 


370 


LKS  C\R4CTEl\ES  DE  LA  BRUYERE, 


le  feuillette,  on  le  discute,  on  le  confronte;  ce 
ne  sont  pas  des  sons  qui  se  perdent  en  Talr,  et 
qui  s'oublient;  ce  qui  est  imprimé  demeure  im- 
primé. On  l'attend  quelquefois  plusieurs  jours 
avant  l'impression  pour  le  décrier  ;  et  le  plaisir 
le  plus  délicat  que  Ton  en  tire  vient  de  la  criti- 
que qu'on  en  fait  :  on  est  piqué  d'y  trouver  à 
chaque  page  des  traits  qui  doivent  plaire ,  on  va 
même  souvent  jusqu'à  appréhender  d'en  être  di- 
verti, et  on  ne  quitte  ce  livre  que  parce  qu'il  est  bon. 

Tout  le  monde  ne  se  donne  pas  pour  orateur  ; 
les  phrases ,  les  figures ,  le  don  de  la  mémoire , 
la  robe  ou  l'engagement  de  celui  prêche  ne  sont 
pas  des  choses  qu'on  ose  ou  qu'on  veuille  tou- 
jours s'approprier  :  chacun  ,  au  contraire ,  croit 
penser  bien ,  et  écrire  encore  mieux  ce  qu'il  a 
pensé  ;  il  en  est  moins  favorable  à  celui  qui  pense 
et  qui  écrit  aussi  bien  que  lui.  En  un  mot ,  le 
sermonneur  est  plus  tôt  évêque  que  le  plus  solide 
écrivain  n'est  revêtu  d'un  prieuré  simple;  et 
dans  la  distribution  des  grâces,  de  nouvelles  sont 
accordées  à  celui-là ,  pendant  que  l'auteur  grave 
se  tient  heureux  d'avoir  ses  restes. 

S'il  arrive  que  les  méchants  vous  haïssent  et 
vous  persécutent,  les  gens  de  bien  vous  conseillent 
de  vous  humilier  devant  Dieu ,  pour  vous  mettre 
en  garde  contre  la  vanité  qui  pourrait  vous  ve- 
nir de  déplaire  à  des  gens  de  ce  caractère  :  de 
même,  si  certains  hommes  sujets  à  se  récrier 
sur  le  médiocre  désapprouvent  un  ouvrage  que 
vous  aurez  écrit ,  ou  un  discours  que  vous  venez 
de  prononcer  en  public ,  soit  au  barreau ,  soit 
dans  la  chaire ,  ou  ailleurs ,  humiliez-vous  ;  on  ne 
peut  guère  être  exposé  à  une  tentation  d'orgueil 
plus  délicate  et  plus  prochaine. 

Il  me  semble  qu'un  prédicateur'  devrait  faire 
choix  dans  chaque  discours  d'une  vérité  unique, 
mais  capitale,  terrible  ou  instructive,  la  manier 
à  fond  et  l'épuiser  ;  abandomier  toutes  ces  divi- 
sions si  recherchées ,  si  retournées,  si  remaniées, 
et  si  différenciées;  ne  point  supposer  ce  qui  est 
faux ,  je  veux  dire  que  le  grand  ou  le  beau  monde 
sait  sa  religion  ou  ses  devoirs,  et  ne  pas  appré- 
hender de  faire ,  ou  à  ces  bonnes  têtes ,  ou  à  ces 
«sprits  si  raffinés ,  des  catéchismes  ;  ce  temps  si 
long  que  l'on  use  à  composer  un  long  ouvrage , 
l'employer  à  se  rendre  si  maître  de  sa  matière, 
que  le  tour  et  les  expressions  naissent  dans  l'ac- 
tion ,  et  coulent  de  source  ;  se  livrer,  après  une 
certaine  préparation ,  à  son  génie  et  aux  mouve- 
ment qu'un  grand  sujet  peut  inspirer  :  qu'il  pour- 

'  Le  P.  (le  la  Rue. 


rait  enfin  s'épargner  ces  prodigieux  efforts  de 
mémoire  qui  ressemblent  mieux  à  une  gageure 
qu'à  une  affaire  sérieuse,  qui  corrompent  le  geste 
et  défigurent  le  visage  ;  jeter  au  contraire,  par  un 
bel  enthousiasme,  la  persuasion  dans  les  esprits, 
et  l'alarme  dans  le  cœur,  et  toucher  ses  auditeurs 
d'une  tout  autre  crainte  que  de  celle  de  le  voir 
demeurer  court. 

Que  celui  qui  n'est  pas  encore  assez  parfait 
pour  s'oublier  soi-raême  dans  le  ministère  de  la 
parole  sainte  ne  se  décourage  point  par  les  règles 
austères  qu'on  lui  prescrit,  comme  si  elles  lui 
étaient  les  moyens  de  faire  montre  de  son  es- 
prit, et  de  monter  aux  dignités  où  il  aspire  :  quel 
plus  beau  talent  que  celui  de  prêcher  apostoli- 
quement?  et  quel  autre  mérite  mieux  un  évê- 
ché?  FÉNÉLON  en  était-il  indigne?  aurait-il  pu 
échapper  au  choix  du  prince  que  par  un  autre 
choix  ? 

CHAPITRE  XVI. 

Des  esprits  forts. 

Les  esprits  forts  savent-ils  qu'on  les  appelle 
ainsi  par  ironie  ?  Quelle  plus  grande  faiblesse  que 
d'être  incertain  quel  est  le  principe  de  son  être , 
de  sa  vie,  de  ses  sens,  de  ses  connaissances,  et 
quelle  en  doit  être  la  fin  ?  Quel  découragement 
plus  grand  que  de  douter  si  son  âme  n'est  point 
matière  comme  la  pierre  et  le  reptile ,  et  si  elle 
n'est  point  corruptible  comme  ces  viles  créatures? 
N'y  a-t-il  pas  plus  de  force  et  de  grandeur  à  rece- 
voir dans  notre  esprit  l'idée  d'un  être  supérieur 
à  tous  les  êtres ,  qui  les  a  tous  faits,  et  à  qui  tous 
se  doivent  rapporter  ;  d'un  être  souverainement 
parfait,  qui  est  pur,  qui  n'a  point  commencé  et 
qui  ne  peut  finir ,  dont  notre  âme  est  l'image  et , 
si  j'ose  dire,  une  portion  comme  esprit  et  comme 
immortelle  ? 

Le  docile  et  le  faible  sont  susceptibles  d'im- 
pressions :  l'un  en  reçoit  de  bonnes,  l'autre  de 
mauvaises;  c'est-à-dire  que  le  premier  est  per- 
suadé et  fidèle,  et  que  le  second  est  entêté  et 
corrompu.  Ainsi  l'esprit  docile  admet  la  vraie  re- 
ligion; et  l'esprit  faible,  ou  n'en  admet  aucune, 
ou  en  admet  une  fausse  :  or  l'esprit  fort,  ou  n'a 
point  de  religion ,  ou  se  fait  une  religion  ;  donc 
l'esprit  fort,  c'est  l'esprit  faible. 

J'appelle  mondains,  terrestres  ou  grossiers, 
ceux  dont  l'esprit  et  le  cœur  sont  attachés  à  une 
petite  portion  de  ce  monde  qu'ils  habitent,  qui 
est  la  terre  ;  qui  n'estiment  rien ,  qui  n'aiment 


DES  ESPHITS  FORTS. 


371 


rien  au  delà  :  gens  aussi  limités  que  ce  qu'ils  ap- 
pellent leurs  possessions  ou  leur  domaine ,  que 
l'on  mesure ,  dont  on  compte  les  arpents ,  et  dont 
on  montre  les  bornes.  Je  ne  m'étonne  pas  que 
des  hommes  qui  s'appuient  sur  un  atome  chan- 
cellent dans  les  moindres  efforts  qu'ils  font  pour 
sonder  la  vérité ,  si  avec  des  vues  si  courtes  ils 
ne  percent  point ,  à  travers  le  ciel  et  les  astres , 
jusques  à  Dieu  même  ;  si  ne  s'apercevant  point  ou 
de  l'excellence  de  ce  qui  est  esprit,  ou  de  la  di- 
gnité de  l'âme ,  ils  ressentent  encore  moins  com- 
bien elle  est  difficile  à  assouvir,  combien  la  terre 
entière  est  au-dessous  d'elle,  de  quelle  nécessité 
lui  devient  un  être  souverainement  parfait  qui 
est  Dieu,  et  quel  besoin  indispensable  elle  a  d'une 
religion  qui  le  lui  indique ,  et  qui  lui  en  est  une 
caution  sûre.  Je  comprends  au  contraire  fort  ai- 
sément qu'il  est  naturel  à  de  tels  esprits  de  tom- 
ber dans  l'incrédulité  ou  l'indifférence,  et  de 
faire  servir  Dieu  et  la  religion  à.  la  politique , 
c'est-à-dire  à  l'ordre  et  à  la  décoration  de  ce 
monde,  la  seule  chose,  selon  eux,  qui  mérite 
qu'on  y  pense. 

Quelques-uns  achèvent  de  se  corrompre  par 
de  longs  voyages ,  et  perdent  le  peu  de  religion 
qui  leur  restait;  ils  voient  de  jour  à  autre  un 
nouveau  culte,  diverses  mœurs,  diverses  céré- 
monies ;  ils  ressemblent  à  ceux  qui  entrent  dans 
les  magasins,  indéterminés  sur  le  choix  des  étof- 
fes qu'ils  veulent  acheter  :  le  grand  nombre  de 
celles  qu'on  leur  montre  les  rend  plus  indiffé- 
rents ;  elles  ont  chacune  leur  agrément  et  leur 
bienséance  ;  ils  ne  se  fixent  point,  ils  sortent  sans 
emplette. 

Il  y  a  des  hommes  qui  attendent  à  être  dévots 
et  religieux  que  tout  le  monde  se  déclare  impie 
et  libertin  :  ce  sera  alors  le  parti  du  vulgaire  ;  ils 
sauront  s'en  dégager.  La  singularité  leur  plaît 
dans  une  matière  si  sérieuse  et  si  profonde  ;  ils 
ne  suivent  la  mode  et  le  train  commun  que  dans 
les  choses  de  rien  et  de  nulle  suite  :  qui  sait  même 
s'ils  n'ont  pas  déjà  mis  une  sorte  de  bravoure  et 
d'intrépidité  à  courir  tout  le  risque  de  l'avenir  ? 
Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  que ,  dans  une  certaine 
condition ,  avec  une  certaine  étendue  d'esprit  et 
de  certaines  vues ,  l'on  songe  à  croire  comme  les 
savants  et  le  peuple. 

L'on  doute  de  Dieu  dans  une  pleine  santé, 
comme  l'on  doute  que  ce  soit  pécher  que  d'avoir 
un  commerce  avec  une  personne  libre  '  :  quand 
l'on  devient  malade,  et  que  l'hydropisie  est  for- 

'  Une  lille.  (  La  Bruyère). 


mée,  l'on  quitte  sa  concubine,  et  l'on  eioù  în 
Dieu. 

Il  faudrait  s'éprouver  et  s'examiner  très-sé- 
rieusement avant  que  de  se  déclarer  esprit  fort 
ou  libertin,  afin  au  moins ,  et  selon  ses  principes, 
de  finir  comme  l'on  a  vécu  ;  ou  si  l'on  ne  se  sent 
pas  la  force  d'aller  si  loin ,  se  résoudre  de  vivre 
comme  l'on  veut  mourir. 

Toute  plaisanterie  dans  un  homme  mourant 
est  hors  de  sa  place  :  si  elle  roule  sur  de  certains 
chapitres,  elle  est  funeste.  C'est  une  extrême  mi- 
sère que  de  donner  à  ses  dépens,  à  ceux  que  l'on 
laisse,  le  plaisir  d'un  bon  mot. 

Dans  quelque  prévention  où  l'on  puisse  être 
sur  ce  qui  doit  suivre  la  mort ,  c'est  une  chose 
bien  sérieuse  que  de  mourir  :  ce  n'est  point  alors 
le  badinage  qui  sied  bien ,  mais  la  constance. 

Il  y  a  eu  de  tout  temps  de  ces  gens  d'un  bel 
esprit  et  d'une  agréable  littérature ,  esclaves  des 
grands  dont  ils  ont  épousé  le  libertinage  et  porté 
le  joug  toute  leur  vie,  contre  leurs  propres  lu- 
mières et  contre  leur  conscience.  Ces  hommes 
n'ont  jamais  vécu  que  pour  d'autres  hommes,  et 
ils  semblent  les  avoir  regardés  comme  leur  der- 
nière fin.  Ils  ont  eu  honte  de  se  sauver  à  leurs 
yeux,  de  paraître  tels  qu'ils  étaient  peut-être 
dans  le  cœur ,  et  ils  se  sont  perdus  par  déférence 
ou  par  faiblesse.  Y  a-t-il  donc  sur  la  terre  des 
grands  assez  grands  et  des  puissants  assez  puis- 
sants pour  mériter  de  nous  que  nous  croyions 
et  que  nous  vivions  à  leur  gré,  selon  leur  goût  et 
leurs  caprices,  et  que  nous  poussions  la  complai- 
sance plus  loin  en  mourant  non  de  la  manière 
qui  est  la  plus  sûre  pour  nous ,  mais  de  celle  qui 
leur  plaît  davantage  ? 

J'exigerais  de  ceux  qui  vont  contre  le  train 
commun  et  les  grandes  règles,  qu'ils  sussent  plus 
que  les  autres ,  qu'ils  eussent  des  raisons  claires, 
et  de  ces  arguments  qui  emportent  conviction. 

Je  voudrais  voir  un  homme  sobre,  modéré, 
chaste ,  équitable ,  prononcer  qu'il  n'y  a  point  de 
Dieu  ;  il  parlerait  du  moins  sans  intérêt  :  mais 
cet  homme  ne  se  trouve  point. 

J'aurais  une  extrême  curiosité  de  voir  celui 
qui  serait  persuadé  que  Dieu  n'est  point  ;  il  me 
dirait  du  moins  la  raison  invincible  qui  a  su  le 
convaincre. 

L'impossibilité  où  je  suis  de  prouver  que  Dieu 
n'est  pas  me  découvre  son  existence. 

Dieu  condamne  et  punit  ceux  qui  l'offensent, 
seul  juge  en  sa  propre  cause  ;  ce  qui  répugne , 
s'il  n'est  lui-même  la  justice  et  la  vérité ,  c'est- 
à-dire  s'il  n'est  Dieu. 


372 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYERE, 


Je  sens  qu'il  y  a  un  Dieu ,  et  je  ne  sens  pas 
qu'il  n'y  en  ait  point  ;  cela  me  suffît ,  tout  le  rai- 
sonnement du  monde  m'est  inutile  :  je  conclus 
que  Dieu  existe.  Cette  conclusion  esj  dans  ma 
nature  ;  j'en  ai  reçu  les  principes  trop  aisément 
dans  mon  enfance,  et  je  les  ai  conservés  depuis 
trop  naturellement  dans  un  âge  plus  avancé,  pour 
les  soupçonner  de  fausseté  :  mais  il  y  a  des  es- 
prits qui  se  défont  de  ces  principes  ;  c'est  une 
grande  question  s'il  s'en  trouve  de  tels  ;  et  quand 
il  serait  ainsi ,  cela  prouve  seulement  qu'il  y  a 
des  monstres. 

L'athéisme  n'est  point.  Les  grands,  qui  en  sont 
le  plus  soupçonnés,  sont  trop  paresseux  pour  dé- 
cider en  leur  esprit  que  Dieu  n'est  pas  :  leur  in- 
dolence va  jusqu'à  les  rendre  froids  et  indifférents 
sur  cet  article  capital ,  comme  sur  la  nature  de 
leur  âme  et  sur  les  conséquences  d'une  vraie  re- 
ligion; ils  ne  nient  ces  choses  ni  ne  les  accor- 
dent ,  ils  n'y  pensent  point. 

Nous  n'avons  pas  trop  de  toute  notre  santé , 
de  toutes  nos  forces  et  de  tout  notre  esprit  pour 
penser  aux  hommes  ou  au  plus  petit  intérêt  :  il 
semble  au  contraire  que  la  bienséance  et  la  cou- 
tume exigent  de  nous  que  nous  ne  pensions  à 
Dieu  que  dans  un  état  où  il  ne  reste  en  nous 
qu'autant  de  raison  qu'il  faut  pour  ne  pas  dire 
qu'il  n'y  en  a  plus. 

Un  grand  croit  s'évanouir,  et  il  meurt  ;  un  au- 
tre grand  périt  insensiblement,  et  perd  chaque 
jour  quelque  chose  de  soi-même  avant  qu'il  soit 
éteint:  formidables  leçons,  mais  inutiles!  Des 
circonstances  si  marquées  et  si  sensiblement  op- 
posées ne  se  relèvent  point,  et  ne  touchent  per- 
sonne. Les  hommes  n'y  ont  pas  plus  d'attention 
qu'à  une  fleur  qui  se  fane,  ou  à  une  feuille  qui 
tombe  :  ils  envient  les  places  qui  demeurent  va- 
cantes, ou  ils  s'informent  si  elles  sont  remplies, 
et  par  qui. 

Les  hommes  sont-ils  assez  bons,  assez  fidèles, 
assez  équitables ,  pour  mériter  toute  notre  con- 
fiance, et  ne  nous  pas  faire  désirer  du  moins 
que  Dieu  existât ,  à  qui  nous  puissions  appeler 
de  leurs  jugements,  et  avoir  recours  quand  nous 
en  sommes  persécutés  ou  trahis  ? 

Si  c'est  le  grand  et  le  sublime  de  la  religion 
qui  éblouit  ou  qui  confond  les  esprits  forts ,  ils 
ne  sont  plus  des  esprits  forts,  mais  de  faibles 
génies  et  de  petits  esprits  ;  et  si  c'est  au  con- 
traire ce  qu'il  y  a  d'humble  et  de  simple  qui  les 
rebute ,  ils  sont  à  la  vérité  des  esprits  forts,  et 
plus  forts  que  tant  de  grands  hommes  si  éclai- 
rés, si  élevés,  et  né^mmoins  si  fidèles,  que  les 


I  LÉONS,  les  Basiles,  les  Jébômes  ,  les  Augustiins. 

Un  Père  de  l'Église,  un  docteur  de  l'Église, 
quels  noms  I  quelle  tristesse  dans  leurs  écrits  1 
quelle  sécheresse  1  quelle  froide  dévotion  1  et 
peut-être,  quelle  scolastiquel  disent  ceux  qui 
ne  les  ont  jamais  lus.  Mais  plutôt  quel  étonne- 
ment  pour  tous  ceux  qui  se  sont  fait  une  idée 
des  Pères  si  éloignée  de  la  vérité,  s'ils  voyaient 
dans  leurs  ouvrages  plus  de  tour  et  de  délica- 
tesse, plus  de  politesse  et  d'esprit,  plus  de  ri- 
chesse d'expression  et  plus  de  force  de  raison- 
nement ,  des  traits  plus  vifs  et  des  grâces  plus 
naturelles,  que  l'on  n'en  remarque  dans  la  plu- 
part des  livres  de  ce  temps ,  qui  sont  lus  avec 
goût ,  qui  donnent  du  nom  et  de  la  vanité  à  leurs 
auteurs  !  Quel  plaisir  d'aimer  la  •eligion ,  et  de 
la  voir  crue,  soutenue,  expliquée  par  de  si 
beaux  génies  et  par  de  si  solides  esprits  1  surtout 
lorsque  l'on  vient  à  connaître  que,  pour  l'é- 
tendue de  connaissance,  pour  la  profondeur  et 
la  pénétration ,  pour  les  principes  de  la  pure 
philosophie,  pour  leur  application  et  leur  dé- 
veloppement, pour  la  justesse  des  conclusions, 
pour  la  dignité  du  discours ,  pour  la  beauté  de 
la  morale  et  des  sentiments ,  il  n'y  a  rien ,  par 
exemple ,  que  l'on  puisse  comparer  à  saint  Au- 
gustin que  Platon  et  que  Cicéron. 

L'homme  est  né  menteur  :  la  vérité  est  sim- 
ple et  ingénue ,  et  il  veut  du  spécieux  et  de  l'or- 
nement; elle  n'est  pas  à  lui,  elle  vient  du  ciel 
toute  faite,  pour  ainsi  dire,  et  dans  toute  sa 
perfection;  et  l'homme  n'aime  que  son  propre 
ouvrage ,  la  fiction  et  la  fable.  Voyez  le  peuple  : 
il  controuve,  il  augmente,  il  charge,  par  gros- 
sièreté et  par  sottise  :  demandez  même  au  plus 
honnête  homme  s'il  est  toujours  vrai  dans  ses 
discours,  s'il   ne  se  surprend  pas  quelquefois 
dans  des  déguisements  où  engagent  nécessai- 
rement la  vanité  et  la  légèreté  ;  si ,  pour  faire 
un  meilleur  conte,  il  ne  lui  échappe  pas  souvent 
d'ajouter  à  un  fait  qu'il  récite  une  circonstance 
qui  y  manque.  Une  chose  arrive  aujourd'hui , 
et  presque  sous  nos  yeux  ;  cent  personnes  qui 
l'ont  vue  la  racontent  en  cent  façons  différentes  ; 
celui-ci,  s'il  est  écouté,  la  dira  encore  d'une 
manière  qui  n'a  pas  été  dite  :  quelle  créance 
donc  pourrais-je  donner  à  des  faits  qui  sont 
anciens  et  éloignés  de  nous  par  plusieurs  siè- 
cles ?  quel  fondement  dois-je  faire  sur  les  plus 
graves  historiens?  que  devient  l'histoire?  César 
a-t-il  été  massacré  au  milieu  du  sénat  ?  y  a-t-il 
eu  un  César  ?  Quelle  conséquence  I  me  dites- 
vous  ;  quels  doutes  !  quelle  demande  !  Vous  riez  1 


DES  ESPRITS  FORTS. 


373 


vous  ne  me  jugez  pas  digne  d'aucune  réponse  ; 
et  je  crois  même  que  vous  avez  raison.  Je  sup- 
pose néanmoins  que  le  livre  qui  fait  mention 
de  César  ne  soit  pas  un  livre  profane ,  écrit  de 
la  main  des  hommes,  qui  sont  menteurs,  trouvé 
par  hasard  dans  les  bibliothèques  parmi  d'autres 
manuscrits  qui  contiennent  des  histoires  vraies 
ou  apocryphes  ;  qu'au  contraire  il  soit  inspiré , 
saint ,  divin  ;  qu'il  porte  en  soi  ces  caractères  ; 
qu'il  se  trouve  depuis  près  de  deux  mille  ans 
dans  une  société  nombreuse  qui  n'a  pas  permis 
qu'on  y  ait  fait  pendant  tout  ce  temps  la  moin- 
dre altération ,  et  qui  s'est  fait  une  religion  de 
le  conserver  dans  toute  son  intégrité  ;  qu'il  y 
ait  même  un  engagement  religieux  et  indispen- 
sable d'avoir  de  la  foi  pour  tous  les  faits  conte- 
nus dans  ce  volume  où  il  est  parlé  de  César  et 
de  sa  dictature  :  avouez-le ,  Lucile,  vous  doute- 
rez alors  qu'il  y  ait  eu  un  César. 

Toute  musique  n'est  pas  propre  à  louer  Dieu 
et  à  être  entendue  dans  le  sanctuaire.  Toute 
philosophie  ne  parle  pas  dignement  de  Dieu, 
de  sa  puissance,  des  principes  de  ses  opéra- 
tions, et  de  ses  mystères  :  plus  cette  philoso- 
phie est  subtile  et  idéale ,  plus  elle  est  vaine  et 
inutile  pour  expliquer  des  choses  qui  ne  deman- 
dent des  hommes  qu'un  sens  droit  pour  être 
connues  jusques  à  un  certain  point,  et  qui  au  delà 
sont  inexplicables.  Vouloir  rendre  raison  de 
Dieu,  de  ses  perfections,  et,  si  j'ose  ainsi  par- 
ler, de  ses  actions ,  c'est  aller  plus  loin  que  les 
anciens  philosophes ,  que  les  apôtres ,  que  les 
premiers  docteurs;  mais  ce  n'est  pas  rencontrer 
si  juste ,  c'est  creuser  longtemps  et  profondé- 
ment sans  trouver  les  sources  de  la  vérité.  Dès 
qu'on  a  abandonné  les  termes  de  bonté ,  de  mi- 
séricorde, de  justice  et  de  toute-puissance,  qui 
donnent  de  Dieu  de  si  hautes  et  de  si  aimables 
idées,  quelque  grand  effort  d'imagination  qu'on 
puisse  faire,  il  faut  recevoir  les  expressions 
sèches,  stériles,  vides  de  sens;  admettre  les 
pensées  creuses,  écartées  des  notions  communes, 
ou  tout  au  plus  les  subtiles  et  les  ingénieuses;  et, 
à  mesure  que  l'on  acquiert  d'ouverture  dans  une 
nouvelle  métaphysique,  perdre  un  peu  de  sa  re- 
ligion. 

Jusques  où  les  hommes  ne  se  portent-ils  point 
par  l'intérêt  de  la  religion,  dont  ils  sont  si  peu 
persuadés ,  et  qu'ils  pratiquent  si  mal  I 

Cette  même  religion  que  les  hommes  défen- 
dent avec  chaleur  et  avec  zèle  contre  ceux  qui 
en  ont  une  toute  contraire,  ils  l'altèrent  eux- 
mêmes  dans  leur  esprit  par  des  sentiments  par- 


ticuliers ;  ils  y  ajoutent  et  ils  en  retranchent  mille 
choses  souvent  essentielles,  selon  ce  qui  leur  con- 
vient ,  et  ils  demeurent  fermes  et  inébranlables 
dans  cette  forme  qu'ils  lui  ont  donnée.  Ainsi ,  à 
parler  populairement,  on  peut  dire  d'une  seule 
nation  qu'elle  vit  sous  un  même  culte ,  et  qu'elle 
n'a  qu'une  seule  religion;  mais,  à  parler  exac- 
tement, il  est  vrai  qu'elle  en  a  plusieurs ,  et  que 
chacun  presque  y  a  la  sienne. 

Deux  sortes  de  gens  fleurissent  dans  les  cours , 
et  y  dominent  dans  divers  temps,  les  libertins 
et  les  hypocrites  :  ceux-là  gaiement,  ouverte- 
ment, sans  art  et  sans  dissimulation;  ceux-ci 
finement,  par  des  artifices,  par  la  cabale.  Cent 
fois  plus  épris  de  la  fortune  que  les  premiers, 
ils  en  sont  jaloux  jusqu'à  l'excès  ;  ils  veulent  la 
gouverner,  la  posséder  seuls,  la  partager  entre 
eux,  et  en  exclure  tout  autre  :  dignités,  char- 
ges, postes,  bénéfices,  pensions,  honneurs, 
tout  leur  convient  et  ne  convient  qu'à  eux ,  le 
reste  des  hommes  en  est  indigne  ;  ils  ne  compren- 
nent point  que  sans  leur  attache  on  ait  l'impu- 
dence de  les  espérer.  Une  troupe  de  masques 
entre  dans  un  bal;  ont-ils  la  main,  ils  dansent, 
ils  se  font  danser  les  uns  les  autres ,  ils  dansent 
encore ,  ils  dansent  toujours ,  ils  ne  rendent  la 
main  à  personne  de  l'assemblée,  quelque  digne 
qu'elle  soit  de  leur  attention:  on  languit,  on 
sèche  de  les  voir  danser  et  de  ne  danser  point  ; 
quelques-uns  murmurent,  les  plus  sages  prennent 
leur  parti,  et  s'en  vont. 

Il  y  a  deux  espèces  de  libertins  :  les  libertins, 
ceux  du  moins  qui  croient  l'être  ;  et  les  hypo- 
crites ou  faux  dévots,  c'est-à-dire  ceux  qui  ne 
veulent  pas  être  crus  libertins  :  les  derniers, 
dans  ce  genre-là,  sont  les  meilleurs. 

Le  faux  dévot ,  ou  ne  croit  pas  en  Dieu  ,  ou 
se  moque  de  Dieu  :  parlons  de  lui  obligeam- 
ment, il  ne  croit  pas  en  Dieu. 

Si  toute  religion  est  une  crainte  respectueuse 
de  la  Divinité,  que  penser  de  ceux  qui  osent  la 
blesser  dans  sa  plus  vive  image,  qui  est  le 
prince? 

Si  l'on  nous  assurait'  que  le  motif  secret  de 
l'ambassade  des  Siamois  a  été  d'exciter  le  roi 
très  -  chrétien  à  renoncer  au  christianisme,  à 
permettre  l'entrée  de  son  royaume  aux  tala- 
poinsj  qui  eussent  pénétré  dans  nos  maisons 
pour  persuader  leur  religion  à  nos  femmes ,  à 
nos  enfants,  et  à  nous-mêmes,  par  leuris  livres 
et  par  leurs  entretiens;  qui  eussent  élevé  des 

'  i;nml>as8ado  des  Siamois  envoyée  au  roi  en  i«80. 


374 


LES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE, 


pagodes  au  milieu  des  villes,  où  ils  eussent  placé 
des  figures  de  métal  pour  être  adorées  :  avec 
quelles  risées  et  quel  étrange  mépris  n'enten- 
drions -  nous  pas  des  choses  si  extravagantes  1 
INous  faisons  cependant  six  mille  lieues  de  mer 
pour  la  conversion  des  Indes,  des  royaumes  de 
Siam ,  de  la  Chine ,  et  du  Japon ,  c'est-à-dire  pour 
faire  très-sérieusement  à  tous  ces  peuples  des  pro- 
positions qui  doivent  leur  paraître  très-folles  et 
très-ridicules.  Ils  supportent  néanmoins  nos  reli- 
gieux et  nos  prêtres  ;  ils  les  écoutent  quelquefois, 
leur  laissent  bâtir  leurs  églises  et  faire  leurs  mis- 
sions :  qui  fait  cela  en  eux  et  en  nous?  ne  serait- 
ce  point  la  force  de  la  vérité  ? 

Il  ne  convient  pas  à  toute  sorte  de  personnes 
de  lever  l'étendard  d'aumônier,  et  d'avoir  tous 
les  pauvres  d'une  ville  assemblés  à  sa  porte ,  qui 
y  reçoivent  leurs  portions  :  qui  ne  sait  pas ,  au 
contraire ,  des  misères  plus  secrètes ,  qu'il  peut 
entreprendre  de  soulager  ,  ou  immédiatement 
et  par  ses  secours,  ou  du  moins  par  sa  média- 
tion? De  même  il  n'est  pas  donné  à  tous  de 
monter  en  chaire,  et  d'y  distribuer  en  mission- 
naire ou  en  catéchiste  la  parole  sainte  :  mais  qui 
n'a  pas  quelquefois  sous  sa  main  un  libertin  à 
réduire ,  et  à  ramener  par  de  douces  et  insinuan- 
tes conversations  à  la  docilité  ?  Quand  on  ne  se- 
rait pendant  sa  vie  que  l'apôtre  d'un  seul  homme, 
ce  ne  serait  pas  être  en  vain  sur  la  terre ,  ni  lui 
être  un  fardeau  inutile. 

Il  y  a  deux  mondes  :  l'un  où  l'on  séjourne  peu, 
et  dont  l'on  doit  sortir  pour  n'y  plus  rentrer; 
l'autre  où  l'on  doit  bientôt  entrer  pour  n'en  ja- 
mais sortir.  La  faveur,  l'autorité,  les  amis,  la 
haute  réputation,  les  grands  biens,  servent  pour 
le  premier  monde  ;  le  mépris  de  toutes  ces  cho- 
ses sert  pour  le  second.  Il  s'agit  de  choisir. 

Qui  a  vécu  un  seul  jour  a  vécu  un  siècle  :  même 
soleil,  même  terre,  même  monde,  mêmes  sen- 
sations ;  rien  ne  ressemble  mieux  à  aujourd'hui 
que  demain  :  il  y  aurait  quelque  curiosité  à  mou- 
rir, c'est-à-dire  à  n'être  plus  un  corps,  mais  à 
être  seulement  esprit.  L'homme  cependant ,  im- 
patient de  la  nouveauté ,  n'est  point  curieux  sur 
ce  seul  article  :  né  inquiet  et  qui  s'ennuie  de  tout, 
il  ne  s'ennuie  point  de  vivre;  il  consentirait  peut- 
être  à  vivre  toujours^  Ce  qu'il  voit  de  la  mort  le 
frappe  plus  violemment  que  ce  qu'il  en  sait  :  la 
maladie,  la  douleur,  le  cadavre,  le  dégoûtent 
de  la  connaissance  d'un  autre  monde;  il  faut 
tout  le  sérieux  de  la  religion  pour  le  réduire. 

Si  Dieu  avait  donné  le  choix  ou  de  mourir  ou 
de  toujours  vivre,  après  avoir  médité  profondé- 


ment ce  que  c'est  que  de  ne  voir  nulle  fin  à  la 
pauvreté,  à  la  dépendance,  à  l'ennui,  à  la  ma- 
ladie, ou  de  n'essayer  des  richesses,  de  la  gran- 
deur, des  plaisirs  et  de  la  santé,  que  pour  les 
voir  changer  inviolablement,  et  par  la  révolu- 
tion des  temps,  en  leurs  contraires,  et  être  ainsi 
le  jouet  des  biens  et  des  maux ,  l'on  ne  saurait 
guère  à  quoi  se  résoudre.  La  nature  nous  fixe, 
et  nous  ôte  l'embarras  de  choisir  ;  et  la  mort , 
qu'elle  nous  rend  nécessaire,  est  encore  adoucie 
par  la  religion. 

Si  ma  religion  était  fausse,  je  l'avoue,  voilà 
le  piège  le  mieux  dressé  qu'il  soit  possible  d'ima- 
giner ;  il  était  inévitable  de  ne  pas  donner  tout 
au  travers  et  de  n'y  être  pas  pris  :  quelle  majesté, 
quel  éclat  des  mystères  1  quelle  suite  et  quel  en- 
chaînement de  toute  la  doctrine!  quelle  raison 
éminente!  quelle  candeur,  quelle  innocence  de 
mœurs  !  quelle  force  invincible  et  accablante  des 
témoignages  rendus  successivement  et  pendant 
trois  siècles  entiers  par  des  millions  de  personnes 
les  plus  sages,  les  plus  modérées  qui  fussent 
I  alors  sur  la  terre,  et  que  le  sentiment  d'une 
;  même  vérité  soutient  dans  l'exil,  dans  les  fers, 
contre  la  vue  de  la  mort  et  du  dernier  supplice  ! 
Prenez  l'histoire ,  ouvrez ,  remontez  jusques  au 
commencement  du  monde ,  jusques  à  la  veille  de 
sa  naissance  ;  y  a-t-il  eu  rien  de  semblable  dans 
tous  les  temps?  Dieu  même  pouvait-il  jamais 
mieux  rencontrer  pour  me  séduire? par  où  échap- 
per ?  où  aller,  où  me  jeter,  je  ne  dis  pas  pour  trou- 
ver rien  de  meilleur,  mais  quelque  chose  qui  en 
approche?  S'il  faut  périr,  c'est  par  là  que  je  veux 
périr  ;  il  m'est  plus  doux  de  nier  Dieu  que  de 
l'accorder  avec  une  tromperie  si  spécieuse  et  si 
entière  :  mais  je  l'ai  approfondi,  je  ne  puis  être 
athée;  je  suis  donc  ramené  et  entraîné  dans  ma 
religion ,  c'en  est  fait. 

La  religion  est  vraie,  ou  elle  est  fausse: si 

elle  n'est  qu'une  vaine  fiction,  voilà,  si  l'on  veut, 

soixante  années  perdues  pour  l'homme  de  bien, 

pour  le  chartreux  ou  le  solitaire  ;  ils  ne  courent 

pas  un  autre  risque  :  mais  si  elle  est  fondée  sur 

la  vérité  même,  c'est  alors  un   épouvantable 

malheur  pom*  l'homme  vicieux;  l'idée  seule  des 

maux  qu'il  se  prépare  me  trouble  l'imagination; 

la  pensée  est  trop  faible  pour  les  concevoir  et  les 

paroles  trop  vaines  pour  les  exprimer.  Certes, 

en  supposant  même  dans  le  monde  moins  de  cer- 

I  titude  qu'il  ne  s'en  trouve  en  effet  sur  la  vérité 

'  de  la  religion,  il  n'y  a  point  pour  l'homme  un 

;  meilleur  parti  que  la  vertu. 

Je  ne  sais  si  ceux  qui  osent  nier  Dieu  méri- 


DES  ESPRITS  FORTS. 


375 


tent  qu'on  s'efforce  de  le  leur  prouver,  et  qu'on 
les  traite  plus  sérieusement  que  l'on  n'a  fait  dans 
ce  chapitre. X'ignorance,  qui  est  leur  caractère, 
les  rend  incapables  des  principes  les  plus  clairs 
et  des  raisonnements  les  mieux  suivis  :  je  con- 
sens néanmoins  qu'ils  lisent  celui  que  je  vais 
faire,  pourvu  qu'ils  ne  se  persuadent  pas  que 
c'est  tout  ce  que  l'on  pouvait  dire  sur  une  vérité 
si  éclatante. 

Il  y  a  quarante  ans  que  je  n'étais  point ,  et 
qu'il  n'était  pas  en  moi  de  pouvoir  jamais  être , 
comme  il  ne  dépend  pas  de  moi,  qui  suis  une 
fois ,  de  n'être  plus  :  j'ai  donc  commencé ,  et  je 
continue  d'être  par  quelque  chose  qui  est  hors 
de  moi ,  qui  durera  après  moi ,  qui  est  meilleur 
et  plus  puissant  que  moi  :  si  ce  quelque  chose 
n'est  pas  Dieu,  qu'on  me  dise  ce  que  c'est. 

Peut-être  que  moi  qui  existe  n'existe  ainsi 
que  par  la  force  d'une  nature  universelle  qui  a 
toujours  été  telle  que  nous  la  voyons ,  en  remon- 
tant jusques  à  l'infinité  des  temps  \  Mais  cette  na- 
ture, ou  elle  est  seulement  esprit,  et  c'est  Dieu; 
ou  elle  est  matière,  et  ne  peut  par  conséquent 
avoir  créé  mon  esprit;  ou  elle  est  un  composé  de 
matière  et  d'esprit,  et  alors  ce  qui  est  esprit  dans 
la  nature,  je  l'appelle  Dieu. 

Peut-être  aussi  ce  que  j'appelle  mon  esprit 
n'est  qu'une  portion  de  matière  qui  existe  par  la 
force  d'une  nature  universelle  qui  est  aussi  ma- 
tière, qui  a  toujours  été  et  qui  sera  toujours 
telle  que  nous  la  voyons,  et  qui  n'est  point 
Dieu  "* .  Mais  du  moins  faut-il  m'accorder  que  ce 
que  j'appelle  mon  esprit,  quelque  chose  que  ce 
puisse  être,  est  une  chose  qui  pense;  et  que,  s'il 
est  matière ,  il  est  nécessairement  une  matière 
qui  pense  :  car  l'on  ne  me  persuadera  point  qu'il 
n'y  ait  pas  en  moi  quelque  chose  qui  pense  pen- 
dant que  je  fais  ce  raisonnement.  Or ,  ce  quel- 
que chose  qui  est  en  moi ,  et  qui  pense ,  s'il  doit 
son  être  et  sa  conservation  à  une  nature  univer- 
selle qui  a  toujours  été  et  qui  sera  toujours ,  la- 
quelle il  reconnaisse  comme  sa  cause ,  il  faut  in- 
dispensablement  que  ce  soit  à  une  nature  uni- 
verselle ,  ou  qui  pense ,  ou  qui  soit  plus  noble  et 
plus  parfaite  que  ce  qui  pense  ;  et  si  cette  nature 
ainsi  faite  est  matière,  l'on  doit  encore  conclure 
que  c'est  une  matière  universelle  qui  pense,  ou  qui 
est  plus  noble  et  plus  parfaite  que  ce  qui  pense. 

Je  continue,  et  je  dis  :  cette  matière,  telle 
(fu'elle  vient  d'être  supposée,  si  elle  n'est  pas  un 
être  chimérique,  mais  réel,  n'est  pas  aussi  im- 

'  Ohjoclion  ou  sysl«m(!  des  lihorlins.  (Ln  Bruyère). 
'  Inslancr  <l<'s  lijiorfins.  {La  Ihuyhr). 


perceptible  à  tous  les  sens;  et  si  elle  ne  se  dé- 
couvre pas  par  elle-même,  on  la  connaît  du 
moins  dans  le  divers  arrangement  de  ses  par- 
ties, qui  constitue  les  corps,  et  qui  en  fait  la 
différence  ;  elle  est  donc  elle-même  tous  ces  dif- 
férents corps;  et  comme  elle  est  une  matière 
qui  pense,  selon  la  supposition,  ou  qui  vaut 
mieux  que  ce  qui  pense,  il  s'ensuit  qu'elle  est 
telle  du  moins  selon  quelques-uns  de  ces  corps , 
et  par  une  suite  nécessaire  selon  tous  ces  corps , 
c'est-à-dire  qu'elle  pense  dans  les  pierres,  dans 
les  métaux ,  dans  les  mers ,  dans  la  terre ,  dans 
moi-même  qui  ne  suis  qu'un  corps ,  comme  dans 
toutes  les  autres  parties  qui  la  composent  :  c'est 
donc  à  l'assemblage  de  ces  parties  si  terrestres, 
si  grossières ,  si  corporelles ,  qui  toutes  ensemble 
sont  la  matière  universelle  ou  ce  monde  visible, 
que  je  dois  ce  quelque  chose  qui  est  en  moi ,  qui 
pense ,  et  que  j'appelle  mon  esprit  ;  ce  qui  est  ab- 
surde. 

Si  au  contraire  cette  nature  universelle, 
quelque  chose  que  ce  puisse  être,  ne  peut  pas 
être  tous  ces  corps ,  ni  aucun  de  ces  corps ,  il 
suit  de  là  qu'elle  n'est  point  matière ,  ni  percep- 
tible par  aucun  des  sens  :  si  cependant  elle  pense, 
ou  si  elle  est  plus  parfaite  que  ce  qui  pense,  je 
conclus  encore  qu'elle  est  esprit,  ou  un  être 
meilleur  et  plus  accompli  que  ce  qui  est  esprit  : 
si  d'ailleurs  il  ne  reste  plus  à  ce  qui  pense  eu 
moi ,  et  que  j'appelle  mon  esprit ,  que  cette  na- 
ture universelle  à  laquelle  il  puisse  remonter 
pour  rencontrer  sa  première  cause  et  son  unique 
origine ,  parce  qu'il  ne  trouve  point  son  principe 
en  soi,  et  qu'il  le  trouve  encore  moins  dans  la 
matière ,  ainsi  qu'il  a  été  démontré ,  alors  je  ne 
dispute  point  des  noms  ;  mais  cette  source  ori- 
ginaire de  tout  esprit ,  qui  est  esprit  elle-même , 
et  qui  est  plus  excellente  que  tout  esprit,  je  l'ap- 
pelle Dieu. 

En  un  mot ,  je  pense ,  donc  Dieu  existe  :  car 
ce  qui  pense  en  moi ,  je  ne  le  dois  point  à  moi- 
même  ,  parce  qu'il  n'a  pas  plus  dépendu  de  moi 
de  me  le  donner  une  première  fois ,  qu'il  dépend 
encore  de  moi  de  me  le  conserver  un  seul  ins- 
tant; je  ne  le  dois  point  à  un  être  qui  soit  au- 
dessus  de  moi ,  et  qui  soit  matière ,  puisqu'il  est 
impossible  que  la  matière  soit  au-dessus  de  ce  qui 
pense  :  je  le  dois  donc  à  un  être  qui  est  au-dessus 
de  moi ,  et  qui  n'est  pohit  matière;  et  c'est  Dieu. 

De  ce  qu'une  nature  universelle  qui  pense  ex- 
clut de  sol  généralement  tout  ce  qui  est  matière, 
il  suit  nécessairement  qu'un  être  particulier  qui 
pense  ne  peut  pas  aussi  adnu'dreen  soi  la  nioin- 


.376 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE, 


dre  matière;  car,  bien  qu'un  être  universel  qui 
pense  renferme  dans  son  idée  infiniment  plus  de 
grandeur,  de  puissance,  d'indépendance  et  de 
rapacité  qu'un  être  particulier  qui  pense,  il  ne 
renferme  pas  néanmoins  une  plus  grande  exclu- 
sion de  matière,  puisque  cette  exclusion  dans 
l'un  et  l'autre  de  ces  deux  êtres  est  aussi  grande 
qu'elle  peut  être  et  comme  infinie,  et  qu'il  est  au- 
tant impossible  que  ce  qui  pense  en  moi  soit  ma- 
tière, qu'il  est  inconcevable  que  Dieu  soit  ma- 
tière :  ainsi,  comme  Dieu  est  esprit,  mon  âme 
aussi  est  esprit. 

Je  ne  sais  point  si  le  chien  choisit ,  s'il  se  res- 
souvient, s'il  affectionne,  s'il  craint,  s'il  imagine, 
s'il  pense  :  quand  donc  l'on  me  dit  que  toutes  ces 
choses  ne  sont  en  lui  ni  passions  ni  sentiment , 
mais  Teffet  naturel  et  nécessaire  de  la  disposition 
de  sa  machine  préparée  par  le  divers  arrange- 
ment des  parties  de  la  matière,  je  puis  au  moins 
acquiescer  à  cette  doctrine.  Mais  je  pense,  et  je 
suis  certain  que  je  pense  :  or  quelle  proportion 
y  a-t-il  de  tel  ou  de  tel  arrangement  des  parties 
de  la  matière,  c'est-à-dire  d'une  étendue  selon 
toutes  ses  dimensions,  qui  est  longue,  large  et 
profonde,  et  qui  est  divisible  dans  tous  ces  sens, 
avec  ce  qui  pense  ? 

Si  tout  est  matière ,  et  si  la  pensée  en  moi , 
comme  dans  tous  les  autres  hommes,  n'est  qu'un 
effet  de  l'arrangement  des  parties  de  la  matière, 
qui  a  mis  dans  le  monde  toute  autre  idée  que 
celle  des  choses  matérielles?  La  matière  a-t-elle 
dans  son  fonds  une  idée  aussi  pure,  aussi  simple, 
aussi  immatérielle  qu'est  celle  de  l'esprit?  com- 
ment peut-elle  être  le  principe  de  ce  qui  la  nie  et 
l'exclut  de  son  propre  être?  comment  est -elle 
dans  l'homme  ce  qui  pense ,  c'est-à-dire  ce  qui  est 
à  Thomme  même  une  conviction  qu'il  n'est  point 
matière  ? 

Il  y  a  des  êtres  qui  durent  peu ,  parce  qu'ils 
sont  composés  de  choses  très- différentes,  et  qui 
se  nuisent  réciproquement;  il  y  en  a  d'autres  qui 
durent  davantage,  parce  qu'ils  sont  plus  simples; 
mais  ils  périssent,  parce  qu'ils  ne  laissent  pas 
d'avoir  des  parties  selon  lesquelles  ils  peuvent 
être  divisés.  Ce  qui  pense  en  moi  doit  durer  beau- 
coup, parce  que  c'est  un  être  pur,  exempt  de 
tout  mélange  et  de  toute  composition;  et  il  n'y  a 
pas  de  raison  qu'il  doive  périr  :  car  qui  peut 
corrompre  ou  séparer  un  être  simple  et  qui  n'a 
point  de  parties? 

L'âme  voit  la  couleur  par  l'organe  de  l'œil ,  et 
entend  les  sons  par  l'organe  de  l'oreille;  mais  elle 
peut  cesser  de  voir  ou  d'entendre  quand  ces  sens 


ou  ces  objets  lui  manquent,  sans  que  pour  cela 
elle  cesse  d'être ,  parce  que  l'âme  n'est  point  pré- 
cisément ce  qui  voit  la  couleur  ou  ce  qui  entend 
les  sons  ;  elle  n'est  que  ce  qui  pense  :  or  com- 
ment peut-elle  cesser  d'être  telle?  ce  n'est  point 
par  le  défaut  d'organe,  puisqu'il  est  prouvé 
qu'elle  n'est  point  matière  ;  ni  par  le  défaut  d'ob- 
jet, tant  qu'il  y  aura  un  Dieu  et  d'éternelles  vé- 
rités :  elle  est  donc  incorruptible. 

Je  ne  conçois  point  qu'une  âme  que  Dieu  a 
voulu  remplir  de  l'idée  de  son  être  Infini  et  sou- 
verainement parfait ,  doive  être  anéantie. 

Voyez,  Lucile,  ce  morceau  de  terre»,  plus 
propre  et  plus  orné  que  les  autres  terres  qui  lui 
sont  contiguës  :  ici  ce  sont  des  compartiments 
mêlés  d'eaux  plates  et  d'eaux  jaillissantes;  là 
des  allées  en  palissades  qui  n'ont  pas  de  fin,  et 
qui  vous  couvrent  des  vents  du  nord  :  d'un  côté 
c'est  un  bois  épais  qui  défend  de  tous  les  soleils , 
et  d'un  autre  un  beau  point  de  vue  :  plus  bas  une 
Yvette  ou  un  Lignon,  qui  coulait  obscurément 
entre  les  saules  et  les  peupliers,  est  devenu  un 
canal  qui  est  revêtu  :  ailleurs  de  longues  et  fraî- 
ches avenues  se  perdent  dans  la  campagne,  et 
annoncent  la  maison,  qui  est  entourée  d'eaux. 
Vous  récrierez-vous  :  Quel  jeu  du  hasard  !  com- 
bien de  belles  choses  se  sont  rencontrées  ensem- 
ble inopinément!  Non  sans  doute;  vous  direz 
au  contraire  :  Cela  est  bien  imaginé  et  bien  or- 
donné; il  règne  ici  un  bon  goût  et  beaucoup 
d'intelligence.  Je  parlerai  comme  vous,  et  j'ajou- 
terai que  ce  doit  être  la  demeure  de  quelqu'un 
de  ces  gens  chez  qui  un  le  Nostbe  va  tracer  et 
prendre  des  alignements  dès  le  jour  même  qu'ils 
sont  en  place.  Qu'est-ce  pourtant  que  cette  pièce 
de  terre  ainsi  disposée,  et  où  tout  l'art  d'un  ouvrier 
habile  a  été  employé  pour  l'embellir,  si  même 
toute  la  terre  n'est  qu'un  atome  suspendu  en  l'air, 
et  si  vous  écoutez  ce  que  je  vais  dire? 

Vous  êtes  placé ,  ô  Lucile,  quelque  part  sur  cet 
atome  ;  il  faut  donc  que  vous  soyez  bien  petit , 
car  vous  n'y  occupez  pas  une  grande  place  :  ce- 
pendant vous  avez  des  yeux,  qui  sont  deux  points 
imperceptibles  ;  ne  laissez  pas  de  les  ouvrir  vers 
le  ciel  :  qu'y  apercevez-vous  quelquefois  ?  la  lune 
dans  son  plein?  elle  est  belle  alors  et  fort  lumi- 
neuse, quoique  sa  lumière  ne  soit  que  la  réflexion 
de  celle  du  soleil  :  elle  paraît  grande  comme 
le  soleil,  plus  grande  que  les  autres  planètes,  et 
qu'aucune  des  étoiles  ;  mais  ne  vous  laissez  pas 
tromper  par  les  dehors  ;  il  n'y  a  rien  au  ciel  de 

'  CliantiDy. 


DES  ESPRITS  FORTS. 


37' 


si  petit  que  la  lune;  sa  superficie  est  treize  fois 
plus  petite  que  celle  de  la  terre ,  sa  solidité  qua- 
rante-huit fois;  et  son  diamètre  de  sept  cent  cin- 
quante lieues  n'est  que  le  quart  de  celui  de  la 
terre  :  aussi  est-il  vrai  qu'il  n'y  a  que  son  voi- 
sinage qui  lui  donne  une  si  grande  apparence, 
puisqu'elle  n'est  guère  plus  éloignée  de  nous  que 
de  trente  fois  le  diamètre  de  la  terre ,  ou  que  sa 
distance  n'est  que  de  cent  mille  lieues.  Elle  n'a 
presque  pas  même  de  chemin  à  faire  en  compa- 
raison du  vaste  tour  que  le  soleil  fait  dans  les 
espaces  du  ciel;  car  il  est  certain  qu'elle  n'achève 
par  jour  que  cinq  cent  quarante  mille  lieues  :  ce 
n'est  par  heure  que  vingt-deux  mille  cinq  cents 
lieues,  et  trois  cent  soixante  et  qui^ze  lieues  dans 
une  minute.  Il  faut  néanmoins ,  pour  accomplir 
cette  course ,  qu'elle  aille  cinq  mille  six  cents 
fois  plus  vite  qu'un  cheval  de  poste  qui  ferait 
quatre  lieues  par  heure,  qu'elle  vole  quatre-vingts 
fois  plus  légèrement  que  le  son ,  que  le  bruit,  par 
exemple ,  du  canon  et  du  tonnerre ,  qui  parcourt 
en  une  heure  deux  cent  soixante  et  dix-sept 
lieues. 

Mais  quelle  comparaison  de  la  lune  au  soleil 
pour  la  grandeur ,  pour  l'éloignement ,  pour  la 
course  !  vous  verrez  qu'il  n'y  en  a  aucune.  Sou- 
venez-vous seulement  du  diamètre  de  la  terre , 
il  est  de  trois  mille  lieues  ;  celui  du  soleil  est  cent 
fois  plus  grand ,  il  est  donc  de  trois  cent  mille 
lieues.  Si  c'est  là  sa  largeur  en  tout  sens,  quelle 
peut  être  toute  sa  superficiel  quelle  est  sa  soli- 
dité! comprenez -vous  bien  cette  étendue,  et 
qu'un  million  de  terres  comme  la  nôtre  ne  se- 
raient toutes  ensemble  pas  plus  grosses  que  le 
soleil?  Quel  est  donc,  direz-vous,  son  éloigne- 
ment,  si  l'on  en  juge  par  son  apparence!  Vous 
avez  raison,  il  est  prodigieux;  il  est  démontré 
qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  de  la  terre  au  soleil 
moins  de  dix  mille  diamètres  de  la  terre,  au- 
trement moins  de  trente  millions  de  lieues  : 
peut-être  y  a-t-il  quatre  fois,  six  fois,  dix  fois 
plus  loin;  on  n'a  aucune  méthode  pour  déter- 
miner cette  distance. 

Pour  aider  seulement  votre  imagination  à  se 
la  représenter,  supposons  une  meule  de  moulin 
qui  tombe  du  soleil  sur  la  terre;  donnons-lui  la 
plus  grande  vitesse  qu'elle  soit  capable  d'avoir, 
celle  même  que  n'ont  pas  les  corps  tombant  de 
fort  haut  ;  supposons  encore  qu'elle  conserve  tou- 
jours cette  même  vitesse ,  sans  en  acquérir  et  sans 
ep  perdre;  qu'elle  parcourt  quinze  toises  par 
chaque  seconde  de  temps ,  c'est-à-dire  la  moitié 
de  l'élévation  des  plus  hautes  tours,  et  ainsi  neuf 


cents  toises  en  une  minute;  passons-lui  mille 
toises  en  une  minute,  pour  une  plus  grande  faci- 
lité :  mille  toises  font  une  demi-lieue  commune; 
ainsi  en  deux  minutes  la  meule  fera  une  lieue , 
et  en  une  heure  elle  en  fera  trente ,  et  en  un  jour 
elle  fera  sept  cent  vingt  lieues  :  or  elle  a  trente 
millions  à  traverser  avant  que  d'arriver  à  terre  ; 
il  lui  faudra  donc  quarante-un  mille  six  cent 
soixante  six  jours,  qui  sont  plus  de  cent  qua- 
torze années,  pour  faire  ce  voyage.  Ne  vous  ef- 
frayez pas ,  Lucile ,  écoutez-moi  :  la  distance  de  la 
terre  à  Saturne  est  au  moins  décuple  de  celle  de  la 
terre  au  soleil  ;  c'est  vous  dire  qu'elle  ne  peut  être 
moindre  que  de  trois  cents  millions  de  lieues ,  et 
que  cette  pierre  emploierait  plus  d'onze  cent  qua- 
rante ans  pour  tomber  de  Saturne  en  terre. 

Par  cette  élévation  de  Saturne  élevez  vous- 
même  ,  si  vous  le  pouvez,  votre  imagination  à  con- 
cevoir quelle  doit  être  l'immensité  du  chemin  qu'il 
parcourt  chaque  jour  au-dessus  de  nos  têtes  :  le 
cercle  que  Saturne  décrit  a  plus  de  six  cents 
millions  de  lieues  de  diamètre,  et  par  conséquent 
plus  de  dix-huit  cents  millions  de  lieues  de  cir- 
conférence ;  un  cheval  anglais  qui  ferait  dix  lieues 
par  heure  n'aurait  à  courir  que  vingt  mille  cinq 
cent  quarante-huit  ans  pour  faire  ce  tour. 

Je  n'ai  pas  tout  dit,  ô  Lucile ,  sur  le  miracle  de 
ce  monde  visible ,  ou ,  comme  vous  parlez  quel- 
quefois, sur  les  merveilles  du  hasard,  que  vous 
admettez  seul  pour  la  cause  première  de  toutes 
choses.  Il  est  encore  un  ouvrier  plus  admirable 
que  vous  ne  pensez  :  connaissez  le  hasard,  laissez- 
vous  instruire  de  toute  la  puissance  de  votre  Dieu. 
Savez-vous  que  cette  distance  de  trente  millions 
de  lieues  qu'il  y  a  de  la  terre  au  soleil ,  et  celle 
de  trois  cents  millions  de  lieues  de  la  terre  à  Sa- 
turne ,  sont  si  peu  de  chose ,  comparées  à  l'éloi- 
gnement qu'il  y  a  de  la  terre  aux  étoiles ,  que  ce 
n'est  pas  même  s'énoncer  assez  juste  que  de  se 
servir,  sur  le  sujet  de  ces  distances ,  du  terme  de 
comparaison?  Quelle  proportion  à  la  vérité  de 
ce  qui  se  mesure ,  quelque  grand  qu'il  puisse  être , 
avec  ce  qui  ne  se  mesure  pas?  On  ne  connaît  point 
la  hauteur  d'une  étoile  ;  elle  est,  si  j'ose  ainsi  par- 
ler, immensurahle  ;  il  n'y  a  plus  ni  angles ,  ni 
sinus ,  ni  parallaxes  dont  on  puisse  s'aider  :  si  un 
homme  observait  à  Paris  une  étoile  fixe,  et  qu'un 
autre  la  regardât  du  Japon ,  les  deux  lignes  qui 
partiraient  de  leurs  yeux  pour  aboutir  jusqu'à 
cet  astre  ne  feraient  pas  un  angle",  et  se  confon- 
draient en  une  seule  et  même  ligne ,  tant  la  terre 
entière  n'est  pas  espace  par  rapport  à  cet  éloignc- 
ment.  Mais  les  étoiles  ont  cela  de  commun  avec 


378 


LES  CAKACTÉRES  DE  LA   BRUYÈRE, 


Saturne  et  avec  le  soleil  :  il  faut  dire  quelque  chose 
de  plus.  Si  deux  observateurs ,  l'un  sur  la  terre 
et  l'autre  dans  le  soleil ,  observaient  en  môme 
temps  une  étoile,  les  deux  rayons  visuels  de  ces 
deux  observateurs  ne  formeraient  point  d'angle 
sensible.  Pour  concevoir  la  chose  autrement  :  si 
un  homme  était  situé  dans  une  étoile ,  notre  so- 
leil ,  notre  terre ,  et  les  trente  millions  de  lieues 
qui  les  séparent,  lui  paraîtraient  un  même  point; 
cela  est  démontré. 

On  ne  sait  pas  aussi  la  distance  d'une  étoile 
d'avec  une  autre  étoile,  quelque  voisines  qu'elles 
nous  paraissent.  Les  Pléiades  se  touchent  pres- 
que, à  en  juger  par  nos  yeux  :  une  étoile  paraît 
assise  sur  l'une  de  celles  qui  forment  la  queue 
de  la  grande  Ourse  ;  à  peine  la  vue  peut  -  elle 
atteindre  à  discerner  la  partie  du  ciel  qui  les 
sépare,  c'est  comme  une  étoile  qui  paraît  double. 
Si  cependant  tout  l'art  des  astronomes  est  inutile 
pour  en  marquer  la  distance,  que  doit-on  penser 
de  l'éloignement  de  deux  étoiles  qui  en  effet  pa- 
raissent éloignées  l'une  de  l'autre ,  et  à  plus  forte 
raison  des  deux  polaires  ?  quelle  est  donc  l'im- 
mensité de  la  ligne  qui  passe  d'une  polaire  à  l'au- 
tre ?  et  que  sera-ce  que  le  cercle  dont  cette  ligne 
est  le  diamètre  ?  Mais  n'est-ce  pas  quelque  chose 
de  plus  que  de  sonder  les  abîmes ,  que  de  vouloir 
imaginer  la  solidité  du  globe  dont  ce  cercle  n'est 
qu'une  section?  Serons-nous  encore  surpris  que 
ces  mêmes  étoiles,  si  démesurées  dans  leur  gran- 
deur ,  ne  nous  paraissent  néanmoins  que  comme 
des  étincelles?  N'admirerons-nous  pas  plutôt  que 
d'une  hauteur  si  prodigieuse  elles  puissent  con- 
server une  certaine  apparence,  et  qu'on  ne  les 
perde  pas  toutes  de  vue  ?  Il  n'est  pas  aussi  ima- 
ginable combien  il  nous  en  échappe.  On  fixe  le 
nombre  des  étoiles,  oui,  de  celles  qui  sont  appa- 
rentes :  le  moyen  de  compter  celles  qu'on  n'aper- 
çoit point,  celles,  par  exemple,  qui  composent 
la  voie  de  lait,  cette  trace  lumineuse  qu'on  re- 
marque au  ciel  dans  une  nuit  sereine  du  nord  au 
midi,  et  qui,  par  leur  extraordinaire  élévation, 
ne  pouvant  percer  jusqu'à  nos  yeux  pour  être 
vues  chacune  en  particulier ,  ne  font  au  plus  que 
blanchir  cette  route  des  cieux  où  elles  sont  pla- 
cées? 

Me  voilà  donc  sur  la  terre  comme  sur  un  grain 
de  sable  qui  ne  tient  à  rien,  et  qui  est  suspendu 
au  milieu  des  airs  :  un  nombre  presque  infini  de 
globes  de  feu  d'une  grandeur  inexprimable  et  qui 
confond  l'imagination,  d'une  hauteur  qui  sur- 
passe nos  conceptions ,  tournent ,  roulent  autour 
de  ce  gram  de  sable ,  et  traversent  chaque  jour  - 


depuis  plus  de  six  mille  ans,  les  vastes  et  im- 
menses espaces  des  cieux.  Voulez-vous  un  autre 
système,  et  qui  ne  diminue  rien  du  merveilleux  ? 
lia  terre  elle-même  est  emportée  avec  une  rapi- 
dité inconcevable  autour  du  soleil ,  le  centre  de 
l'univers.  Je  me  les  représente,  tous  ces  globes, 
ces  corps  effroyables  qui  sont  en  marche  ;  ils  ne 
s'embarrassent  point  l'un  l'autre  ;  ils  ne  se  cho- 
quent point ,  ils  ne  se  dérangent  point  :  si  le  plus 
petit  d'eux  tous  venait  à  se  démentir  et  à  ren- 
contrer la  terre,  que  deviendrait  la  terre?  Tous 
au  contraire  sont  en  leur  place ,  demeurent  dans 
l'ordre  qui  leur  est  prescrit,  suivent  la  route  qui 
leur  est  marquée,  et  si  paisiblement  à  notre 
égard ,  que  personne  n'a  l'oreille  assez  fine  pour 
les  entendre  marcher,  et  que  le  vulgaire  ne  sait 
pas  s'ils  sont  au  monde.  0  économie  merveilleuse 
du  hasard!  l'intelligence   même  pourrait  -  elle 
mieux  réussir  ?  Une  seule  chose ,  Lucile ,  me  fait 
de  la  peine  :  ces  grands  corps  sont  si  précis  et  si 
constants  dans  leurs  marches ,  dans  leurs  révolu- 
tions, et  dans  tous  leurs  rapports,  qu'un  petit 
animal  relégué  en  un  coin  de  cet  espace  immense 
qu'on  appelle  le  monde,  après  les  avoir  observés, 
s'est  fait  une  méthode  infaillible  de  prédire  à 
quel  point  de  leur  course  tous  ces  astres  se  trou- 
veront d'aujourd'hui  en  deux,  en  quatre^  en  vingt 
mille  ans  :  voilà  mon  scrupule,  Lucile;  si  c'est 
par  hasard  qu'ils  observent  des  règles  si  inva- 
riables ,  qu'est-ce  que  l'ordre  ?  qu'est-ce  que  la 
règle  ? 

Je  vous  demanderai  même  ce  que  c'est  que  le 
hasard  :  est-il  corps  ?  est-il  esprit  ?  est-ce  un  être 
distingué  des  autres  êtres,  qui  ait  son  existence 
particulière,  qui  soit  quelque  part?  ou  plutôt 
n'est-ce  pas  un  mode,  ou  une  façon  d'être? 
Quand  une  boule  rencontre  une  pierre,  l'on  dit. 
C'est  un  hasard  ;  mais  est-ce  autre  chose  que  ces 
deux  corps  qui  se  choquent  fortuitement  ?  Si  par 
ce  hasard  ou  cette  rencontre  la  boule  ne  va  plus 
droit,  mais  obliquement  ;  si  son  mouvement  n'est 
plus  direct ,  mais  réfléchi  ;  si  elle  ne  roule  plus 
sur  son  axe,  mais  qu'elle  tournoie  et  qu'elle  pi- 
rouette; conclurai -je  que  c'est  par  ce  même 
hasard  qu'en  général  la  boule  est  en  mouvement? 
ne  soupçonnerai-je  pas  plus  volontiers  qu'elle  se 
meut,  ou  de  soi-même,  ou  par  l'impulsion  du 
bras  qui  l'a  jetée  ?  Et  parce  que  les  roues  d'une 
pendule  sont  déterminées  l'une  par  l'autre  à  un 
mouvement  circulaire  d'une  telle  ou  telle  vitesse , 
examinerai-je  moins  curieusement  quelle  peut 
être  la  cause  de  tous  ces  mouvements  ;  s'ils  se 
font  d'eux-mêmes,  ou  par  la  force  mouvante  d'un 


DES  ESPRITS  FORTS. 


379 


p(rtds  qui  les  emporte?  Mais  ni  ces  roues  ni  cette 
bo^île  n'ont  pu  se  donner  le  mouvement  d'eux- 
mêmes,  ou  ne  l'ont  point  par  leur  nature,  s'ils 
peuvent  le  perdre  sans  changer  de  nature;  il  y 
a  donc  apparence  qu'ils  sont  mus  d'ailleurs,  et 
par  une  puissance  qui  leur  est  étrangère.  Et  les 
corps  célestes ,  s'ils  venaient  à  perdre  leur  mou- 
vement, changeraient-ils  de  nature?  seraient-ils 
moins  des  corps  ?  je  ne  l'imagine  pas  ainsi  :  ils 
se  meuvent  cependant,  et  ce  n'est  point  d'eux- 
mêmes  et  par  leur  nature.  Il  faudrait  donc  cher- 
cher, ô  Lucile,  s'il  n'y  a  point  hors  d'eux  un 
principe  qui  les  fait  mouvoir  :  qui  que  vous  trou- 
viez, je  l'appelle  Dieu. 

Si  nous  supposions  que.  ces  grands  corps  sont 
sans  mouvement,  on  ne  demanderait  plus,  à  la 
vérité,  qui  les  met  en  mouvement,  mais  on  serait 
toujours  reçu  à  demander  qui  a  fait  ces  corps, 
comme  on  peut  s'hiformer  qui  a  fait  ces  roues 
ou  cette  boule  ;  et  quand  chacun  de  ces  grands 
corps  serait  supposé  un  amas  fortuit  d'atomes 
qui  se  sont  liés  et  enchaînés  ensemble  par  la 
figure  et  la  conformation  de  leurs  parties,  je  pren- 
drais un  de  ces  atomes,  et  je  dirais  :  Qui  a  créé 
cet  atome  ?  est-il  matière?  est-il  intelligence?  a-t-il 
eu  quelque  idée  de  soi-même  avant  que  de  se 
faire  soi-même  ?  il  était  donc  un  moment  avant 
que  d'être  ;  il  était  et  il  n'était  pas  tout  à  la  fois  ; 
et  s'il  est  auteur  de  son  être  et  de  sa  manière 
d'être,  pourquoi  s'est-il  fait  corps  plutôt  qu'es- 
prit? bien  plus,  cet  atome  n'a-t-il  point  com- 
mencé ?  est-il  éternel  ?  est-il  infini  ?  ferez-vous  un 
Dieu  de  cet  atome? 

Le  ciron  a  des  yeux ,  il  se  détourne  à  la  ren- 
contre des  objets  qui  lui  pourraient  nuire  ;  quand 
on  le  met  sur  de  l'ébène  pour  le  mieux  remar- 
quer, si  dans  le  temps  qu'il  marche  vers  un  côté 
on  lui  présente  le  moindre  fétu,  il  change  de 
route  :  est-ce  un  jeu  du  hasard  que  son  cristallin, 
sa  rétine  et  son  nerf  optique  ? 

L'on  voit  dans  une  goutte  d'eau,  que  le  poivre 
qu'on  y  a  mis  tremper  a  altérée,  un  nombre 
presque  innombrable  de  petits  animaux,  dont  le 
microscope  nous  fait  apercevoir  la  figure ,  et  qui 
se  meuvent  avec  une  rapidité  incroyable,  comme 
autant  de  monstres  dans  une  vaste  mer  :  chacun 
de  ces  animaux  est  plus  petit  mille  fois  qu'un 
ciron,  et  néanmoins  c'est  un  corps  qui  vit,  qui 
se  nourrit,  qui  croît,  qui  doit  avoir  des  muscles, 
des  vaisseaux  équivalents  aux  veines,  aux  nerfs, 
aux  artères,  et  un  cerveau  pour  distribuer  les 
esprits  animaux. 

Une  tache  de  moisissure  de  la  grandeur  d'un 


grain  de  sable  paraît  dans  le  microscope  comme 
un  amas  de  plusieurs  plantes  très -distinctes, 
dont  les  unes  ont  des  fleurs,  les  autres  des  fruits; 
il  y  en  a  qui  n'ont  que  des  boutons  à  demi  ou- 
verts ;  il  y  en  a  quelques-unes  qui  sont  fanées  : 
de  quelle  étrange  petitesse  doivent  être  les  ra- 
cines et  les  filtres  qui  séparent  les  aliments  de 
ces  petites  plantes  1  et  si  l'on  vient  à  considérer 
que  ces  plantes  ont  leurs  graines ,  ainsi  que  les 
chênes  et  les  pins,  et  que  ces  petits  animaux 
dont  je  viens  de  parler  se  multiplient  par  voie  de 
génération,  comme  les  éléphants  et  les  baleines , 
où  cela  ne  mène-t-il  point  ?  Qui  a  su  travailler 
à  des  ouvrages  si  délicats,  si  fins,  qui  échappent 
à  la  vue  des  hommes,  et  qui  tiennent  de  l'infini 
comme  les  cieux,  bien  que  dans  l'autre  extré- 
mité ?  ne  serait-ce  point  celui  qui  a  fait  les  cieux, 
les  astres,  ces  masses  énormes,  épouvantables 
par  leur  grandeur,  par  leur  élévation,  par  la 
rapidité  et  l'étendue  de  leur  course,  et  qui  se  joue 
de  les  faire  mouvoir  ? 

Il  est  de  fait  que  l'homme  jouit  du  soleil ,  des 
astres,  des  cieux  et  de  leurs  influences,  comme 
il  jouit  de  l'air  qu'il  respire ,  et  de  la  terre  sur  la- 
quelle il  marche  et  qui  le  soutient;  et  s'il  fallait 
ajouter  à  la  certitude  d'un  fait  la  convenance  ou 
la  vraisemblance,  elle  y  est  tout  entière,  puisque 
les  cieux  et  tout  ce  qu'ils  contiennent  ne  peuvent 
pas  entrer  en  comparaison ,  pour  la  noblesse  et  la 
dignité,  avec  le  moindre  des  hommes  qui  sont 
sur  la  terre,  et  que  la  proportion  qui  se  trouve 
entre  eux  et  lui  est  celle  de  la  matière  incapable 
de  sentiment ,  qui  est  seulement  une  étendue  se- 
lon trois  dimensions,  à  ce  qui  est  esprit,  raison, 
ou  intelligence.  Si  l'on  dit  que  l'homme  aurait  pu 
se  passer  à  moins  pour  sa  conservation ,  je  ré- 
ponds que  Dieu  ne  pouvait  moins  faire  pour  éta- 
ler son  pouvoir,  sa  bonté  et  sa  magnificence, 
puisque,  quelque  chose  que  nous  voyions  qu'il  ait 
faite,  il  pouvait  faire  infiniment  davantage. 

Le  monde  entier,  s'il  est  fait  pour  l'homme, 
est  littéralement  la  moindre  chose  que  Dieu  ait 
faite  pour  l'homme;  la  preuve  s'en  tire  du  fond 
de  la  religion  :  ce  n^est  donc  ni  vanité  ni  pré- 
somption à  l'homme  de  se  rendre  sur  ses  avan- 
tages à  la  force  de  la  vérité;  ce  serait  en  lui 
stupidité  et  aveuglement  de  ne  pas  se  laisser  con- 
vaincre par  l'enchaînement  des  preuves  dont  la 
religion  se  sert  pour  lui  faire  connaître  ses  privi- 
lèges, ses  ressources,  ses  espérances,  pour  lui  ap-. 
prendre  ce  qu'il  est  et  ce  qu'il  peut  devenir. 
Mais  la  lune  est  habitée;  il  n'est  pas  du  moins 
inipossiblo  qu'elle  le  soit.  Que  parlez-vous,  Lu- 


380 


LES  CARACTERES  DE  VA  BRUYERE. 


elle,  de  la  lune,  et  à  quel  propos?  en  suppo- 
sant Dieu ,  quelle  est  en  effet  la  chose  impossi- 
ble? Vous  demandez  peut-être  si  nous  sommes 
les  seuls  dans  l'univers  que  Dieu  ait  si  bien  trai- 
tés; s'il  n'y  a  point  dans  la  lune,  ou  d'autres 
hommes,  ou  d'autres  créatures,  que  Dieu  ait 
aussi  favorisées.  Vaine  curiosité  1  frivole  de- 
mande 1  La  terre,  Lucile,  est  habitée;  nous  l'ha- 
bitons, et  nous  savons  que  nous  l'habitons;  nous 
avons  nos  preuves,  notre  évidence,  nos  convic- 
tions sur  tout  ce  que  nous  devons  penser  de  Dieu 
et  de  nous-mêmes  :  que  ceux  qui  peuplent  les 
globes  célestes,  quels  qu'ils  puissent  être,  s'in- 
quiètent pour  eux-mêmes;  ils  ont  leurs  soins,  et 
nous  les  nôtres.  Vous  avez ,  Lucile ,  observé  la 
lune;  vous  avez  reconnu  ses  taches,  ses  abîmes, 
ses  inégalités,  sa  hauteur,  son  étendue,  son  cours, 
ses  éclipses;  tous  les  astronomes  n'ont  pas  été 
plus  loin  :  imaginez  de  nouveaux  instruments, 
observez-la  avec  plus  d'exactitude  :  voyez-vous 
qu'elle  soit  peuplée,  et  de  quels  animaux?  res- 
semblent-ils aux  hommes?  sont-ce  des  hommes? 
Laissez-moi  voir  après  vous ,  et  si  nous  sommes 
convaincus  l'un  et  l'autre  que  des  hommes  habi- 
tent la  lune,  examinons  alors  s'ils  sont  chrétiens, 
et  si  Dieu  a  partagé  ses  faveurs  entre  eux  et 
nous. 

Tout  est  grand  et  admirable  dans  la  nature;  il 
ne  s'y  voit  rien  qui  ne  soit  marqué  au  coin  de 
l'ouvrier  :  ce  qui  s'y  voit  quelquefois  d'irrégulier 
et  d'imparfait  suppose  règle  et  perfection.  Homme 
vain  et  présomptueux  I  faites  un  vermisseau  que 
vous  foulez  aux  pieds,  que  vous  méprisez  :  vous 
avez  horreur  du  crapaud,  faites  un  crapaud,  s'il 
est  possible  :  quel  excellent  maître  que  celui  qui 
fait  des  ouvrages,  je  ne  dis  pas  que  les  hommes 
admirent,  mais  qu'ils  craignent I  Je  ne  vous  de- 
mande pas  de  vous  mettre  à  votre  atelier  pour 
faire  un  homme  d'esprit,  un  homme  bien  fait, 
une  belle  femme;  l'entreprise  est  fort  au-dessus 
de  vous  :  essayez  seulement  de  faire  un  bossu , 
un  fou ,  un  monstre ,  je  suis  content. 

Rois,  monarques,  potentats,  sacrées  majestés! 
vous  ai-je  nommés  par  tous  vos  superbes  noms? 
grands  de  la  terre,  très-hauts,  très-puissants  et 
peut-être  tout-puissants  seigneurs!  nous  autres 
hommes  nous  avons  besoin  pour  nos  moissons 
d'un  peu  de  pluie,  de  quelque  chose  de  moins, 
d'un  peu  de  rosée  :  faites  de  la  rosée ,  envoyez 
sur  la  terre  une  goutte  d'eau. 

L'ordre,  la  décoration,  les  effets  de  la  nature, 
sont  populaires;  les  causes,  les  principes,  ne  le 
sont  point  :  demandez  à  une  femme  comment  un 


bel  œil  n'a  qu'à  s'ouvrir  pour  voir;  demandez-le 
à  un  homme  docte. 

Plusieurs  millions  d'années,  plusieurs  cen- 
taines de  millions  d'années,  en  un  mot,  tous  les 
temps  ne  sont  qu'un  instant,  comparés  à  la  durée 
de  Dieu ,  qui  est  éternelle  :  tous  les  espaces  du 
monde  entier  ne  sont  qu'un  point,  qu'un  léger 
atome,  comparés  à  sou  immensité.  S'il  est  ainsi, 
comme  je  l'avance  (  car  quelle  proportion  du  fini 
à  l'infmi?)  je  demande,  qu'est-ce  que  le  cours 
de  la  vie  d'un  homme?  qu'est-ce  qu'un  grain  de 
poussière  qu'on  appelle  la  terre?  qu'est-ce  qu'une 
petite  portion  de  cette  terre  que  l'homme  pos- 
sède et  qu'il  habite?  Les  méchants  prospèrent 
pendant  qu'ils  vivent;  quelques  méchants,  je 
l'avoue.  La  vertu  est  opprimée  et  le  crime  impuni 
sur  la  terre;  quelquefois,  j'en  conviens.  C'est  une 
injustice.  Point  du  tout  :  il  faudrait ,  pour  tirer 
cette  conclusion,  avoir  prouvé  qu'absolument  les 
méchants  sont  heureux ,  que  la  vertu  ne  l'est  pas, 
et  que  le  crime  demeure  impuni  :  il  faudrait  du 
moins  que  ce  peu  de  temps  où  les  bons  souffrent 
et  où  les  méchants  prospèrent,  eût  une  durée,  et 
que  ce  que  nous  appelons  prospérité  et  fortune 
ne  fût  pas  une  apparence  fausse  et  une  ombre 
vaine  qui  s'évanouit;  que  cette  terre,  cet  atome 
où  il  paraît  que  la  vertu  et  le  crime  rencontrent 
si  rarement  ce  qui  leur  est  dû,  fût  le  seul  endroit 
de  la  scène  où  se  doivent  passer  la  punition  et 
les  récompenses. 

De  ce  que  je  pense ,  je  n'infère  pas  plus  clai- 
rement que  je  suis  esprit,  que  je  conclus  de  ce 
que  je  fais  ou  ne  fais  point,  selon  qu'il  me  plaît, 
que  je  suis  libre  :  or  liberté ,  c'est  choix ,  autre- 
ment ime  détermination  volontaire  au  bien  ou 
au  mal,  et  ainsi  une  action  bonne  ou  mauvaise, 
et  ce  qu'on  appelle  vertu  ou  crime.  Que  le  crime 
absolument  soit  impuni,  il  est  vrai,  c'est  injus- 
tice; qu'il  le  soit  sur  la  terre,  c'est  un  mystère. 
Supposons  pourtant,  avec  l'athée,  que  c'est  in- 
justice :  toute  injustice  est  une  négation  ou  une 
privation  de  justice  ;  donc  toute  injustice  suppose 
justice.  Toute  justice  est  une  conformité  à  ime 
souveraine  raison  :  je  demande,  en  effet,  quand 
il  n'a  pas  été  raisonnable  que  le  crime  soit  puni, 
à  moins  qu'on  ne  dise  que  c'est  quand  le  triangle 
avait  moins  de  trois  angles.  Or  toute  conformité  à 
la  raison  est  une  vérité  :  cette  conformité ,  comme 
il  vient  d'être  dit,  a  toujours  été  ;  elle  est  donc  de 
celles  que  l'on  appelle  des  éternelles  vérités.  Cette 
vérité  d'ailleurs,  ou  n'est  point  et  ne  peut  être, 
ou  elle  est  l'objet  d'une  connaissance  ;  elle  est 
donc  éternelle,  cette  connaissance,  et  c'est  Dieu. 


DISCOURS. 


381 


Les  dénoûments  qui  découvrent  les  crimes 
les  plus  cachés,  et  où  la  précaution  des  coupables 
pour  les  dérober  aux  yeux  des  hommes  a  été 
plus  grande,  paraissent  si  simples  et  si  faciles, 
qu'il  semble  qu'il  n'y  ait  que  Dieu  seul  qui  puisse 
en  être  l'auteur;  et  lès  faits  d'ailleurs  que  l'on  en 
rapporte  sont  en  si  grand  nombre,  que  s'il  plaît 
à  quelques-uns  de  les  attribuer  à  de  purs  hasards, 
il  faut  donc  qu'ils  soutiennent  que  le  hasard  de 
tout  temps  a  passé  en  coutume. 

Si  vous  faites  cette  supposition,  que  tous  les 
hommes  qui  peuplent  la  terre,  sans  exception, 
soient  chacun  dans  l'abondance ,  et  que  rien  ne 
leur  manque,  j'infère  de  là  que  nul  homme  qui 
est  sur  la  terre  n'est  dans  l'abondance,  et  que 
tout  lui  manque.  Il  n'y  a  que  deux  sortes  de  ri- 
chesses, et  auxquelles  les  autres  se  réduisent, 
l'argent  et  les  terres  :  si  tous  sont  riches,  qui 
cultivera  les  terres,  et  qui  fouillera  les  mines? 
Ceux  qui  sont  éloignés  des  mines  ne  les  fouille- 
ront pas,  ni  ceux  qui  habitent  des  terres  in- 
cultes et  minérales  ne  pourront  psis  en  tirer  des 
fruits: on  aura  recours  au  commerce,  et  on  le 
suppose.  Mais  si  les  hommes  abondent  de  biens, 
et  que  nul  ne  soit  dans  le  cas  de  vivre  par  son 
travail,  qui  transportera  d'une  région  à  une 
autre  les  lingots  ou  les  choses  échangées?  qui 
mettra  des  vaisseaux  en  mer?  qui  se  chargera 
de  les  conduire?  qui  entreprendra  des  caravanes? 
on  manquera  alors  du  nécessaire  et  des  choses 
utiles.  S'il  n'y  a  plus  de  besoins,  il  n'y  a  plus 
d'arts,  plus  de  sciences,  plus  d'invention,  plus 
de  mécanique.  D'ailleurs  cette  égalité  de  posses- 
sions et  de  richesses  en  établit  une  autre  dans  les 
conditions,  bannit  toute  subordination,  réduit 
les  hommes  à  se  servir  eux-mêmes,  et  à  ne  pou- 
voir être  secourus  les  uns  des  autres;  rend  les 
lois  frivoles  et  inutiles;  entraîne  une  anarchie 
universelle;  attire  la  violence,  les  injures,  les 
massacres,  l'impunité. 

Si  vous  supposez  au  contraire  que  tous  les 
hommes  sont  pauvres ,  en  vain  le  soleil  se  lève 
pour  eux  sur  l'horizon,  en  vain  il  échauffe  la 
terre  et  la  rend  féconde,  en  vain  le  ciel  verse  sur 
elle  ses  influences ,  les  fleuves  en  vain  l'arrosent 
et  répandent  dans  les  diverses  contrées  la  ferti- 
lité et  l'abondance;  inutilement  aussi  la  mer  laisse 
sonder  ses  abîmes  profonds,  les  rochers  et  les 
montagnes  s'ouvrent  pour  laisser  fouiller  dans 
leur  sein  et  en  tirer  tous  les  trésors  qu'ils  y  ren- 
ferment. Mais  si  vous  établissez  que  de  tous  les 
hommes  répandus  dans  le  monde,  les  uns  soient 
riches  et  les  autres  pauvres  et  indigents,  vous 


faites  alors  que  le  besoin  rapproche  mutuelle- 
ment les  hommes,  les  lie,  les  réconcilie  :  ceux- 
ci  servent,  obéissent,  inventent,  travaillent, 
cultivent,  perfectionnent;  ceux-là  jouissent,  nour- 
rissent, secourent,  protègent,  gouvernent  :tout 
ordre  est  rétabli,  et  Dieu  se  découvre. 

Mettez  l'autorité,  les  plaisirs  et  l'oisiveté  d'un 
côté,  la  dépendance,  les  soins  et  la  misère  de 
l'autre  ;  ou  ces  choses  sont  déplacées  par  la  ma- 
lice des  hommes,  ou  Dieu  n'est  pas  Dieu. 

Une  certaine  inégalité  dans  les  conditions ,  qui 
entretient  l'ordre  et  la  subordination,  est  l'ou- 
vrage de  Dieu ,  ou  suppose  une  loi  divine  :  une 
trop  grande  disproportion ,  et  telle  qu'elle  se  re- 
marque parmi  les  hommes,  est  leur  ouvrage,  ou 
la  loi  des  plus  forts. 

Les  extrémités  sont  vicieuses,  et  partent  de 
l'homme  :  toute  compensation  est  juste,  et  vient 
de  Dieu. 


Si  on  ne  goûte  point  ces  Caractères,  je  m'en 
étonne;  et  si  on  les  goûte,  je  m'en  étonne  de 
même. 

FIN   DES   CABACTÈBES. 


DISCOURS 


PRONOKCE 


DANS  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE, 

I.E    LUNDI    QUINZIÈME    JUIN    1693. 


PREFACE. 

Ceux  qui,  interrogés  sur  le  discours  que  je  fis  à 
l'Académie  française  le  jour  que  j'eus  l'honneur  d'y 
être  reçu,  ont  dit  sèchement  que  j'avais  fait  des  Ca- 
ractères, croyant  le  blâmer,  en  ont  donné  l'idée  la 
plus  avantageuse  que  je  pouvais  moi-même  désirer; 
car  le  public  ayant  approuvé  ce  genre  d'écrire  où  je 
me  suis  appliqué  depuis  quelques  années ,  c'était  le 
prévenir  en  ma  faveur  que  de  faire  une  telle  réponse. 
Il  ne  restait  plus  que  de  savoir  si  je  n'aurais  pas  dû 
renoncer  aux  Caractères  dans  le  discours  dont  il  s'a- 
gissait; et  cette  question  s'évanouit  dès  qu'on  sait 
que  l'usage  a  prévalu  qu'un  nouvel  académicien  com- 
pose celui  qu'il  doit  prononcer  le  jour  de  sa  récep- 
tion, de  l'éloge  du  roi,  de  ceux  du  cardinal  de 
Richelieu,  du  chancelier  Séguier,  de  la  personne 


382 


LA  BRUYERE, 


4 


à  qui  il  succède,  et  de  TAcadéuiie  française.  De 
ces  cinq  éloges,  il  y  en  a  quatre  de  personnels  : 
or  je  demande  à  mes  censeurs  qu'ils  me  posent  si 
bien  la  différence  qu'il  y  a  des  éloges  personnels 
aux  Caractères  qui  louent,  que  je  la  puisse  sentir, 
et  avouer  ma  faute.  Si,  chargé  de  faire  quelque 
autre  harangue,  je  retombe  encore  dans  des  pein- 
tures, c'est  alors  qu'on  pourra  écouter  leur  cri- 
tique ,  et  peut-être  me  condamner  ;  je  dis  peut-être, 
puisque  les  Caractères ,  ou  du  moins  les  images  des 
choses  et  des  personnes,  sont  inévitables  dans  l'o- 
raison ,  que  tout  écrivain  est  peintre ,  et  tout  ex- 
cellent écrivain  excellent  peintre. 

J'avoue  que  j'ai  ajouté  à  ces  tableaux ,  qui  étaient 
de  commande,  les  louanges  de  chacun  des  hommes 
illustres  qui  composent  l'Académie  française;  et 
ils  ont  dû  me  le  pardonner,  s'ils  ont  fait  attention 
qu'autant  pour  ménager  leur  pudeur  que  pour  évi- 
ter les  Caractères,  je  me  suis  abstenu  de  toucher  à 
leurs  personnes ,  pour  ne  parler  que  de  leurs  ou- 
vrages, dont  j'ai  fait  des  éloges  critiques  plus  ou 
moins  étendus,  selon  que  les  sujets  qu'ils  y  ont  trai- 
tés pouvaient  l'exiger.  J'ai  loué  des  académiciens 
encore  vivants,  disent  quelques-uns.  Il  est  vrai; 
mais  je  les  ai  loué  tous  :  qui  d'entre  eux  aurait  une 
raison  de  se  plaindre  ?  C'est  une  conduite  toute  nou- 
velle, ajoutent-ils,  et  qui  n'avait  point  encore  eu 
d'exemple.  Je  veux  en  convenir,  et  que  j'ai  pris  soin 
de  m'écarter  des  lieux  communs  et  des  phrases  pro- 
verbiales usées  depuis  si  longtemps,  pour  avoir 
servi  à  un  nombre  infini  de  pareils  discours  depuis 
la  naissance  de  l'Académie  française  ;  m'était-il 
donc  si  difficile  de  faire  entrer  Rome  et  Athènes , 
le  Lycée  et  le  Portique ,  dans  l'éloge  de  cette  sa- 
vante compagnie  ?  «  Être  au  comble  de  ses  vœux  de 
«  se  voir  académicien;  protester  que  ce  jour  où  l'on 
«  jouit  pour  la  première  fois  d'un  si  rare  bonheur 
«  est  le  jour  le  plus  beau  de  sa  vie  ;  douter  si  cet 
«  honneur  qu'on  vient  de  recevoir  est  une  chose 
«  vraie  ou  qu'on  ait  songée;  espérer  de  puiser  dé- 
«  sormais  à  la  source  les  plus  pures  eaux  de  l'élo- 
«  quence  française  ;  n'avoir  accepté ,  n'avoir  désiré 
K  une  telle  place  que  pour  profiter  des  lumières  de 
«  tant  de  personnes  si  éclairées  ;  promettre  que , 
«  tout  indigne  de  leur  choix  qu'on  se  reconnaît ,  on 
«  s'efforcera  de  s'en  rendre  digne  :  »  cent  autres 
formules  de  pareils  compliments  sont-elles  si  rares 
et  si  peu  connues,  que  je  n'eusse  pu  les  trouver,  les 
placer ,  et  en  mériter  des  applaudissements  ? 

Parce  donc  que  j'ai  cru  que,  quoi  que  l'envie  et 
l'injustice  publient  de  l'Académie  française ,  quoi 
qu'elles  veuillent  dire  de  son  âge  d'or  et  de  sa  dé- 
cadence ,  elle  n'a  jamais ,  depuis  son  établissement , 


rassemblé  un  si  grand  nombre  de  personnages  il- 
lustres par  toutes  sortes  de  talents  et  en  tout  genre 
d'érudition  qu'il  est  facile  aujourd'hui  d'y  en  re- 
marquer, et  que  dans  cette  prévention  où  je  suis  je 
n'ai  pas  espéré  que  cette  compagnie  pût  être  une 
autre  fois  plus  belle  à  peindre,  ni  prise  dans  un  jour 
plus  favorable,  et  que  je  me  suis  servi  de  l'occa- 
sion, ai-je  rien  fait  qui  doive  m'attirer  les  moindres 
reproches?  Cicéron  a  pu  louer  impunément  Brutus, 
César,  Pompée,  Marcellus,  qui  étaient  vivants, 
qui  étaient  présents;  il  les  a  loués  plusieurs  fois; 
il  les  a  loués  seuls ,  dans  le  sénat ,  souvent  en  pré- 
sence de  leurs  ennemis ,  toujours  devant  une  com- 
pagnie jalouse  de  leur  mérite,  et  qui  avait  bien 
d'autres  délicatesses  de  politique  sur  la  vertu  des 
grands  hommes  que  n'en  saurait  avoir  l'Académie 
française.  J'ai  loué  les  académiciens ,  je  les  ai  loués 
tous ,  et  ce  n'a  pas  été  impunément  :  que  me  se- 
rait-il arrivé  si  je  les  avais  blâmés  tous? 

«  Je  viens  d'entendre,  a  dit  Théobalde,  une  grande 
«  vilaine  harangue  qui  m'a  fait  bâiller  vingt  fois,  et 
«  qui  m'a  ennuyé  à  la  mort.  »  Voilà  ce  qu'il  a  dit, 
et  voilà  ensuite  ce  qu'il  a  fait,  lui  et  peu  d'autres 
qui  ont  cru  devoir  entrer  dans  les  mêmes  intérêts. 
Ils  partirent  pour  la  cour  le  lendemain  de  la  pro- 
nonciation de  ma  harangue ,  ils  allèrent  de  maisons 
en  maisons ,  ils  dirent  aux  personnes  auprès  de  qui 
ils  ont  accès,  que  je  leur  avais  balbutié  la  veille  un 
discours  où  il  n'y  avait  ni  style  ni  sens  commun , 
qui  était  rempli  d'extravagances,  et  une  vraie  satire. 
Revenus  à  Paris,  ils  se  cantonnèrent  en  divers 
quartiers ,  où  ils  répandirent  tant  de  venin  contre 
moi ,  s'acharnèrent  si  fort  à  diffamer  cette  harangue, 
soit  dans  leurs  conversations ,  soit  dans  les  lettres 
qu'ils  écrivirent  à  leurs  amis  dans  les  provinces, 
en  dirent  tant  de  mal ,  et  le  persuadèrent  si  forte- 
ment à  qui  ne  l'avait  pas  entendue ,  qu'ils  crurent 
pouvoir  insinuer  au  public,  ou  que  les  Caractères 
faits  de  la  même  main  étaient  mauvais,  ou  que, 
s'ils  étaient  bons,  je  n'en  étais  pas  l'auteur,  mais 
qu'une  femme  de  mes  amies  m'avait  fourni  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  supportable.  Ils  prononcèrent  aussi 
que  je  n'étais  pas  capable  de  faire  rien  de  suivi , 
pas  même  la  moindre  préface  :  tant  ils  estimaient 
impraticable  à  un  homme  même  qui  est  dans  l'ha- 
bitude de  penser,  et  d'écrire  ce  qu'il  pense,  l'art  de 
lier  ses  pensées  et  de  faire  des  transitions. 

Ils  firent  plus  :  violant  les  lois  de  l'Académie  fran- 
çaise ,  qui  défendent  aux  académiciens  d'écrire  ou  de 
faire  écrire  contre  leurs  confrères ,  ils  lâchèrent  sur 
moi  deux  auteurs  associés  à  une  même  gazette  ^  . 

'  Mercure  galant.  (La  Brtojh-e.) 


DISCOURS. 


383 


ils  les  animèrent,  non  pas  à  publier  contre  moi 
une  satire  fine  et  ingénieuse,  ouvrage  trop  au- 
dessous  des  uns  et  des  autres ,  «  facile  à  manier,  et 
«  dont  les  moindres  esprits  se  trouvent  capables  ;  » 
mais  à  me  dire  de  ces  injures  grossières  et  person- 
nelles ,  si  difficiles  à  rencontrer ,  si  pénibles  à  pro- 
noncer ou  à  écrire,  surtout  à  des  gens  à  qui  je  veux 
croire  qu'il  reste  encore  quelque  pudeur  et  quelque 
soin  de  leur  réputation. 

Et  en  vérité  je  ne  doute  point  que  le  public  ne 
soit  enfin  étourdi  et  fatigué  d'entendre  depuis  quel- 
ques années  de  vieux  corbeaux  croasser  autour  de 
ceux  qui ,  d'un  vol  libre  et  d'une  plume  légère ,  se 
sont  élevés  à  quelque  gloire  par  leurs  écrits.  Ces 
oiseaux  lugubres  semblent,  par  leurs  cris  conti- 
nuels, leur  vouloir  imputer  le  décri  universel  où 
tombe  nécessairement  tout  ce  qu'ils  exposent  au 
grand  jour  de  l'impression;  comme  si  on  était  cause 
qu'ils  manquent  de  force  et  d'haleine ,  ou  qu'on  dût 
être  responsable  de  cette  médiocrité  répandue  sur 
leurs  ouvrages.  S'il  s'imprime  un  livre  de  mœurs 
assez  mal  digéré  pour  tomber  de  soi-même  et  ne 
pas  exciter  leur  jalousie ,  ils  le  louent  volontiers , 
et  plus  volontiers  encore  ils  n'en  parlent  point; 
mais  s'il  est  tel  que  le  monde  en  parle ,  ils  l'atta- 
quent avec  furie  :  prose ,  vers ,  tout  est  sujet  à  leur 
censure ,  tout  est  en  proie  à  une  haine  implacable 
qu'ils  ont  conçue  contre  ce  qui  ose  paraître  dans 
quelque  perfection ,  et  avec  les  signes  d'une  appro- 
bation publique.  On  ne  sait  plus  quelle  morale  leur 
fournir  qui  leur  agrée;  il  faudra  leur  rendre  celle 
de  la  Serre  ou  de  Desmarets,  et,  s'ils  en  sont 
crus ,  revenir  au  Pédagogue  chrétien  et  à  la  Cour 
sainte.  Il  paraît  une  nouvelle  satire  écrite  contre 
les  vices  en  général ,  qui  d'un  vers  fort  et  d'un  style 
d'airain  enfonce  ses  traits  contre  l'avarice ,  l'excès 
du  jeu,  la  chicane,  la  mollesse,  l'ordure  et  l'hypo- 
crisie ,  où  personne  n'est  nommé  ni  désigné ,  où 
nulle  femme  vertueuse  ne  peut  ni  ne  doit  se  recon- 
naître; un  Bourdaloue  en  chaire  ne  fait  point  de 
peintures  du  crime  ni  plus  vives  ni  plus  innocentes  : 
il  n'importe,  c^est  médisance  y  c'est  calomnie; 
voilà  depuis  quelque  temps  leur  unique  ton ,  celui 
qu'ils  emploient  contre  les  ouvrages  de  mœurs  qui 
réussissent;  ils  y  prennent  tout  littéralement ,  il  les 
lisent  comme  une  histoire ,  ils  n'y  entendent  ni  la 
poésie  ni  la  figure ,  ainsi  ils  les  condamnent  :  ils  y 
trouvent  des  endroits  faibles;  il  y  en  a  dans  Ho- 
mère, dans  Pindare,  dans  Virgile  et  dans  Horace  ; 
où  n'y  en  a-t-il  point?  si  ce  n'est  peut-être  dans 
leurs  écrits.  Bernin  n'a  pas  manié  le  marbre  ni 
traité  toutes  ses  figures  d'une  égale  force;  mais  on 
ne  laisse  pas  de  voir,  dans  ce  qu'il  a  moins  heureu- 


sement rencontré,  de  certains  traits  si  achevés  tout 
proche  de  quelques  autres  qui  le  sont  moins,  qu'ils 
découvrent  aisément  l'excellence  de  l'ouvrier  :  si 
c'est  un  cheval,  les  crins  sont  tournés  d  une  main 
hardie,  ils  voltigent  et  semblent  être  le  jouet  du 
vent;  l'œil  est  ardent,  les  naseaux  soufflent  le  feu 
et  la  vie  ;  un  ciseau  de  maître  s'y  retrouve  en  mille 
endroits  ;  il  n'est  pas  donné  à  ses  copistes  ni  à  ses  en- 
vieux d'arriver  à  de  telles  fautes  par  leurs  chefs-d'œu- 
vre ;  l'on  voit  bien  que  c'est  quelque  chose  de  manqué 
par  un  habile  homme ,  et  une  faute  de  Praxitèle. 

Mais  qui  sont  ceux  qui ,  si  tendres  et  si  scrupu- 
leux ,  ne  peuvent  même  supporter  que ,  sans  bles- 
ser et  sans  nommer  les  vicieux,  on  se  déclare  contre 
le  vice?  sont-ce  des  chartreux  et  des  solitaires? 
sont-ce  les  jésuites ,  homme  pieux  et  éclairés  ?  sont- 
ce  ces  hommes  religieux  qui  habitent  en  France  les 
cloîtres  et  les  abbayes  ?  Tous  au  contraire  lisent  ces 
sortes  d'ouvrages ,  et  en  particulier  et  en  public, 
à  leurs  récréations;  ils  en  inspirent  la  lecture  à 
leurs  pensionnaires ,  à  leurs  élèves  ;  ils  en  dépeu- 
plent les  boutiques ,  ils  les  conservent  dans  leur» 
bibliothèques  :  n'ont-ils  pas  les  premiers  reconnu  le 
plan  et  l'économie  du  livre  des  Caractères  ?  n'ont- 
ils  pas  observé  que  de  seize  chapitres  qui  le  com- 
posent il  y  en  a  quinze  qui ,  s'attachant  à  décou- 
vrir le  faux  et  le  ridicule  qui  se  rencontrent  dans 
les  objets  des  passions  et  des  attachements  humains, 
ne  tendent  qu'à  ruiner  tous  les  obstacles  qui  affai- 
blissent d'abord ,  et  qui  éteignent  ensuite  dans  tous 
les  hommes  la  connaissance  de  Dieu  ;  qu'ainsi  ils 
ne  sont  que  des  préparations  "au  seizième  et  der- 
nier chapitre,  où  l'athéisme  est  attaqué  et  peut- 
être  confondu ,  où  les  preuves  de  Dieu ,  une  partie 
du  moins  de  celles  que  les  faibles  hommes  sont 
capables  de  recevoir  dans  leur  esprit ,  sont  appor- 
tées ,  où  la  providence  de  Dieu  est  défendue  contre 
l'insulte  et  les  plaintes  des  libertins?  Qui  sont 
donc  ceux  qui  osent  répéter  contre  un  ouvrage  si 
sérieux  et  si  utile  ce  continuel  refrain,  c'est  médi- 
sance, c'est  calomnie  ^^  Il  faut  les  nommer  :  ce 
sont  des  poètes.  Mais  quels  poètes?  Des  auteurs 
d'hymnes  sacrés  ou  des  traducteurs  de  psaumes, 
des  Godeaux  ou  des  Corneilles?  Non,  mais  des  fai^^ 
seurs  de  stances  et  d'élégies  amoureuses ,  de  ce$ 
beaux  esprits  qui  tournent  un  sonnet  sur  une  ab- 
sence ou  sur  un  retour ,  qui  font  une  épigramme 
sur  une  belle  gorge,  et  un  madrigal  sur  une  jouiS' 
sance.  Voilà  ceux  qui,  par  délicatesse  de  conscience, 
ne  souffrent  qu'impatiemment  qu'en  ménageant  les 
particuliers  avec  toutes  les  précautions  que  la  pru- 
dence peut  suggérer ,  j'essaye  dans  mon  livre  des 
Mœurs  de  décrier,  s'il  est  possible,  tous  les  vices 


384 

(lu  cœur  et  de  l'esprit,  de  rendre  l'homme  raison- 
nable et  plus  proche  de  devenir  chrétien.  Tels  ont 
été  les  ïhéobaldes,  ou  ceux  du  moins  qui  tra- 
vaillent sous  eux  et  dans  leur  atelier. 

Ils  sont  encore  allés  plus  loin;  car,  palliant  d'une 
politique  zélée  le  chagrin  de  ne  se  sentir  pas  à  leur 
gré  si  bien  loués  et  si  longtemps  que  chacun  des 
autres  académiciens ,  ils  ont  osé  faire  des  applica- 
tions délicates  et  dangereuses  de  l'endroit  de  ma 
harangue  où ,  m'exposant  seul  à  prendre  le  parti  de 
toute  la  littérature  contre  leurs  plus  irréconciliables 
ennemis ,  gens  pécunieux ,  que  l'excès  d'argent,  ou 
qu'une  fortune  faite  par  de  certaines  voies,  jointe 
à  la  faveur  des  grands  qu'elle  leur  attire  nécessai- 
rement ,  mène  jusqu'à  une  froide  insolence,  je  leur 
fais  à  la  vérité  à  tous  une  vive  apostrophe,  mais 
qu'il  n'est  pas  permis  de  détourner  de  dessus  eux 
pour  la  rejeter  sur  un  seul,  et  sur  tout  autre 

Ainsi  en  usent  à  mon  égard,  excités  peut-être  par 
les  Théobaldes,  ceux  qui,  se  persuadant  qu'un  au- 
teur écrit  seulement  pour  les  amuser  par  la  satire, 
et  point  du  tout  pour  les  instruire  par  une  saine 
morale,  au  lieu  de  prendre  pour  eux  et  de  faire 
servir  à  la  correction  de  leurs  mœurs  les  divers 
traits  qui  sont  semés  dans  un  ouvrage,  s'appliquent 
à  découvrir,  s'ils  le  peuvent,  quels  de  leurs  amis 
ou  de  leurs  ennemis  ces  traits  peuvent  regarder , 
négligent  dans  un  livre  tout  ce  qui  n'est  que  re- 
marques solides  ou  sérieuses  réflexions,  quoiqu'on 
si  grand  nombre  qu'elles  le  composent  presque 
tout  entier,  pour  ne  s'arrêter  qu'aux  peintures  ou 
aux  caractères  ;  et  Sj^rès  les  avoir  expliqués  à  leur 
manière,  et  en  avoir  cru  trouver  les  originaux, 
donnent  au  public  de  longues  listes,  ou,  comme 
ils  les  appellent,  des  clefs,  fausses  clefs,  et  qui 
leur  sont  aussi  inutiles  qu'elles  sont  injurieuses  aux 
personnes  dont  les  noms  s'y  voient  déchiffrés ,  et 
à  l'écrivain  qui  en  est  la  cause ,  quoique  innocente. 
J'avais  pris  la  précaution  de  protester  dans  une 
préface  contre  toutes  ces  interprétations,  que  quel- 
que connaissance  que  j'ai  des  hommes  m'avait  fait 
prévoir ,  jusqu'à  hésiter  quelque  temps  si  je  devais 
rendre  mon  livre  public ,  et  à  balancer  entre  le  désir 
d'être  utile  à  ma  patrie  par  mes  écrits  et  la  crainte 
de  fournir  à  quelques-uns  de  quoi  exercer  leur  ma- 
lignité. Mais  puisque  j'ai  eu  la  faiblesse  de  publier 
ces  Caractères ,  quelle  digue  élèvera  i-je  contre  ce 
déluge  d'explications  qui  inonde  la  ville,  et  qui 
bientôt  va  gagner  la  cour?  Dirai -je  sérieusement, 
et  protesterai-je  avec  d'horribles  serments ,  que  je 
ne  suis  ni  auteur  ni  complice  de  ces  clefs  qui  cou- 
rent; que  je  n'en  ai  donné  aucune;  que  mes  plus 
familiers  amis  savent  que  je  les  leur  ai  toutes  re- 


Lk  BKUYERfcl, 

fusées;  que  les  personnes  les  plus  accréditées  de  la 
cour  ont  désespéré  d'avoir  mon  secret?  N'est-ce 
pas  la  même  chose  que  si  je  me  tourmentais  beau- 
coup à  soutenir  que  je  ne  suis  pas  un  malhonnête 
honune,  un  homme  sans  pudeur,  sans  mœurs, 
sans  conscience ,  tel  enfin  que  les  gazetiers  dont  je 
viens  de  parler  ont  voulu  me  représenter  dans  leur 
libelle  diffamatoire. 

Mais  d'ailleurs  comment  aurais-je  donné  ces  sortes 
de  clefs,  si  je  n'ai  pu  moi-même  les  forger  telles 
qu'elles  sont,  et  que  je  les  ai  vues?  Étant  presque 
toutes  différentes  entre  elles,  quel  moyen  de  les 
faire  servir  à  une  même  entrée ,  je  veux  dire  à  l'in- 
telligence de  mes  remarques?  Nommant  des  per- 
sonnes de  la  cour  et  de  I9  ville  à  qui  je  n'ai  jamais 
parlé,  que  je  ne  connais  point,  peuvent-elles  partir 
de  moi ,  et  être  distribuées  de  ma  main  ?  Aurais- 
je  donné  celles  qui  se  fabriquent  à  Romorantin,  à 
Mortagne  et  à  Bellesme ,  dont  les  différentes  ap- 
plications sont  à  la  baillive ,  à  la  femme  de  l'asses- 
seur ,  au  président  de  l'élection ,  au  prévôt  de  la  ma- 
réchaussée, et  au  prévôt  de  la  collégiale  ?  Les  noms 
y  sont  fort  bien  marqués ,  mais  ils  ne  m'aident  pas 
davantage  à  connaître  les  personnes.  Qu'on  me 
permette  ici  une  vanité  sur  mon  ouvrage  ;  je  suis 
presque  disposé  à  croire  qu'il  faut  que  mes  pein- 
tures expriment  bien  l'homme  en  général,  puis- 
qu'elles ressemblent  à  tant  de  particuliers,  et  que 
chacun  y  croit  voir  ceux  de  sa  ville  ou  de  sa  pro- 
vince. J'ai  peint  à  la  vérité  d'après  nature ,  mais  je 
n'ai  pas  toujours  songé  à  peindre  celui-ci  ou  celle- 
là  dans  mon  livre  des  Mœurs.  Je  ne  me  suis  point 
loué  au  public  pour  faire  des  portraits  qui  ne  fussent 
que  vrais  et  ressemblants ,  de  peur  que  quelquefois 
ils  ne  fussent  pas  croyables  et  ne  parussent  feints 
ou  imaginés.  Me  rendant  plus  difficile ,  je  suis  allé 
plus  loin  :  j'ai  pris  un  trait  d'un  côté  et  un  trait 
d'un  autre;  et  de  ces  divers  traits,  qui  pouvaient 
convenir  à  une  même  personne,  j'en  ai  fait  des 
peintures  vraisemblables,  cherchant  moins  à  ré- 
jouir les  lecteurs  par  le  caractère  ou,  comme  le 
disent  les  mécontents ,  par  la  satire  de  quelqu'un , 
qu'à  leur  proposer  des  défauts  à  éviter ,  et  des  mo- 
dèles à  suivre. 

Il  me  semble  donc  que  je  dois  être  moins  blâmé 
que  plaint  de  ceux  qui  par  hasard  verraient  leurs 
noms  écrits  dans  ces  insolentes  listes  que  je  désa- 
voue et  que  je  condamne  autant  qu'elles  le  méritent. 
J'ose  même  attendre  d'eux  cette  justice ,  que ,  sans 
s'arrêter  à  un  auteur  moral  qui  n'a  eu  nulle  inten- 
tion de  les  offenser  par  son  ouvrage ,  ils  passeront 
jusqu'aux  interprètes,  dont  la  noirceur  est  inexcu- 
sable. Je  dis  en  effet  ce  que  je  dis ,  et  nullement  ce 


DISCOURS. 


385 


qu'on  assure  que  j'ai  voulu  dire;  et  je  réponds  en- 
core moins  de  ce  qu'on  me  fait  dire ,  et  que  je  ne 
dis  point.  Je  nomme  nettement  les  personnes  que 
je  veux  nommer ,  toujours  dans  la  vue  de  louer  leur 
vertu  ou  leur  mérite  :  j'écris  leurs  noms  en  lettres 
capitales,  afin  qu'on  les  voie  de  loin,  et  que  le  lec- 
teur ne  coure  pas  risque  de  les  manquer.  Si  j'avais 
voulu  mettre  des  noms  véritables  aux  peintures 
moins  obligeantes,  je  me  serais  épargné  le  travail 
d'emprunter  des  noms  de  l'ancienne  histoire,  d'em- 
ployer des  lettres  initiales  qui  n'ont  qu'une  signifi- 
cation vaine  et  incertaine,  de  trouver  enfin  mille 
tours  et  mille  faux-fuyants  pour  dépayser  ceux  qui 
me  lisent ,  et  les  dégoûter  des  applications.  Voilà 
la  conduite  que  j'ai  tenue  dans  la  composition  des 
Caractères. 

Sur  ce  qui  concerne  la  harangue,  qui  a  paru 
longue  et  ennuyeuse  au  chef  des  mécontents,  je  ne 
sais  en  effet  pourquoi  j'ai  tenté  de  faire  de  ce  re- 
mercîment  à  l'Académie  française  un  discours 
oratoire  qui  eût  quelque  force  et  quelque  étendue  : 
de  zélés  académiciens  m'avaient  déjà  frayé  ce  che- 
min; mais  ils  se  sont  trouvés  en  petit  nombre,  et 
leur  zèle  pour  l'honneur  et  pour  la  réputation  de 
l'Académie  n'a  eu  que  peu  d^imitaleurs.  Je  pouvais 
suivre  l'exemple  de  ceux  qui ,  postulant  une  place 
dans  cette  compagnie  sans  avoir  jamais  rien  écrit, 
quoiqu'ils  sachent  écrire,  annoncent  dédaigneuse- 
ment, la  veille  de  leur  réception ,  qu'ils  n'ont  que 
deux  mots  à  dire  et  qu'un  moment  à  parler,  quoique 
capables  de  parler  longtemps,  et  de  parler  bien. 

J'ai  pensé,  au  contraire,  qu'ainsi  que  nul  artisan 
n'est  agrégé  à  aucune  société  ni  n'a  ses  lettres  de 
maîtrise  sans  faire  son  chef-^d'œuvre  ;  de  même ,  et 
avec  encore  plus  de  bienséance ,  un  homme  associé 
à  un  corps  qui  ne  s'est  soutenu  et  ne  peut  jamais 
se  soutenir  que  par  l'éloquence ,  se  trouvait  engagé 
à  faire  en  y  entrant  un  effort  en  ce  genre,  qui  le 
fit  aux  yeux  de  tous  paraître  digne  du  choix  dont 
il  venait  de  l'honorer.  Il  me  semblait  encore  que , 
puisque  l'éloquence  profane  ne  paraissait  plus  ré- 
gner au  barreau ,  d'où  elle  a  été  bannie  par  la  né- 
cessité de  l'expédition ,  et  qu'elle  ne  devait  plus  être 
admise  dans  la  chaire ,  oii  elle  n'a  été  que  trop  souf- 
ferte, le  seul  asile  qui  pouvait  lui  rester  était  l'A- 
cadémie française  ;  et  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus 
naturel,  ni  qui  pût  rendre  cette  compagnie  plus 
célèbre,  que  si,  au  sujet  des  réceptions  de  nou- 
veaux académiciens ,  elle  savait  quelquefois  attirer 
la  cour  et  la  ville  à  ses  assemblées ,  par  la  curiosité 
d'y  entendre  des  pièces  d'éloquence  d'une  juste 
étendue,  faites  de  main  de  maîtres,  et  dont  la  pro- 
fession est  d'exceller  dans  la  science  de  la  parole. 


Si  je  n'ai  pas  atteint  mon  but,  qui  était  de  pro- 
noncer un  discours  éloquent,  il  me  paraît  du  moins 
que  je  me  suis  disculpé  de  l'avoir  fait  trop  long  de 
quelques  minutes  :  car  si  d'ailleurs  Paris ,  à  qui  on 
l'avais  promis  mauvais,  satirique  et  insensé,  s'est 
plaint  qu'on  lui  avait  manqué  de  parole  ;  si  Marly , 
où  la  curiosité  de  l'entendre  s'était  répandue ,  n'a 
point  retenti  d'applaudissements  que  la  cour  ait 
donnés  à  la  critique  qu'on  en  avait  faite;  s'il  a  su 
franchir  Chantilly,  écueil  des  mauvais  ouvrages; 
si  l'Académie  française ,  à  qui  j'avais  appelé  comme 
au  juge  souverain  de  ces  sortes  de  pièces,  étant  as- 
semblée extraordinairement ,  a  adopté  celle-ci ,  l'a 
fait  imprimer  par  son  libraire,  l'a  mise  dans  ses 
archives  ;  si  elle  n'était  pas  en  effet  composée  d'un 
style  affecté,  dur  et  interrompu,  ni  chargée  de 
louanges  fades  et  outrées ,  telles  qu'on  les  lit  dans 
les  prologues  d'opéras,  et  dans  tant  d'épUres  dé- 
dicatoires,  il  ne  faut  plus  s'étonner  qu'elle  ait  en- 
nuyé Théobalde.  Je  vois  les  temps,  ler public  me 
permettra  de  le  dire,  où  ce  ne  sera  pas  assez  de 
l'approbation  qu'il  aura  donnée  à  un  ouvrage ,  pour 
en  faire  la  réputation,  et  que,  pour  y  mettre  le 
dernier  sceau ,  il  sera  nécessaire  que  de  certaines 
gens  le  désapprouvent,  qu'ils  y  aient  bâillé. 

Car  voudraient-ils ,  présentement  qu'ils  ont  re- 
connu que  cette  harangue  a  moins  mal  réussi  dans 
le  public  qu'ils  ne  l'avaient  espéré,  qu'ils  savent 
que  deux  libraires  ont  plaidé  'à  qui  l'imprimerait; 
voudraient-ils  désavouer  leur  goût  et  le  jugement 
qu'ils  en  ont  porté  dans  les  premiers  jours  qu'elle  fut 
prononcée?  Me  permettraient-ils  de  publier  ou  seu- 
lement de  soupçonner  une  tout  autre  raison  de 
l'âpre  censure  qu'ils  en  firent,  que  la  persuasion 
où  ils  étaient  qu'elle  la  méritait?  On  sait  que  cet 
homme,  d'un  nom  et  d'un  mérite  si  distingués, 
avec  qui  j'eus  l'honneur  d'être  reçu  à  l'Académie 
française ,  prié ,  sollicité ,  persécuté  de  consentir  à 
l'impression  de  sa  harangue  par  ceux  mêmes  qui 
voulaient  supprimer  la  mienne  et  en  éteindre  la 
mémoire,  leur  résista  toujours  avec  fermeté.  Il 
leur  dit  «  qu'il  ne  pouvait  ni  ne  devait  approuver 
«  une  distinction  si  odieuse  qu'ils  voulaient  faire 
«  entre  lui  et  moi;  que  la  préférence  qu'ils  don- 
«  naient  à  son  discours  avec  cette  affectation  et 
«  cet  empressement  qu'ils  lui  marquaient,  bien  loin 
«  de  l'obliger ,  comme  ils  pouvaient  le  croire ,  lui 
«  faisait  au  contraire  une  véritable  peine;  que  deux 
«  discours  également  innocents ,  prononcés  dans  le 
«  même  jour,  devaient  être  imprimés  dans  le  même 
«  temps.  «  Il  s'expliqua  ensuite  obligeamment  en 

■  L'instance  était  aux  requêtes  de  VhiAaX.  (  La  Bruyère.) 


26 


386 


LA  BRUYÈRE, 


public  et  en  particulier  sur  le  violent  chagrin  qu'il 
ressentait  de  ce  que  les  deux  auteurs  de  la  gazette 
que  j'ai  cités  avaient  fait  servir  les  louanges  qu'il 
leur  avait  plu  de  lui  donner  à  un  dessein  formé  de 
médire  de  moi ,  de  mon  discours  et  de  mes  Carac- 
tères :  et  il  me  fit  sur  cette  satire  injurieuse  des 
explications  et  des  excuses  qu'il  ne  me  devait  point. 
Si  donc  on  voulait  inférer,  de  cette  conduite  des 
Théobaldes,  qu'ils  ont  cru  faussement  avoir  besoin 
de  comparaisons  et  d'une  harangue  folle  et  décriée 
pour  relever  celle  de  mon  collègue,  ils  doivent  ré- 
pondre ,  pour  se  laver  de  ce  soupçon  qui  les  dé- 
shonore, qu'ils  ne  sont  ni  courtisans,  ni  dévoués 
à  la  faveur,  ni  intéressés,  ni  adulateurs;  qu'au 
contraire  ils  sont  sincères ,  et  qu'ils  ont  dit  naïve- 
ment ce  qu'ils  pensaient  du  plan ,  du  style  et  des 
expressions  de  mon  remercîment  à  l'Académie 
française.  Mais  on  ne  manquera  pas  d'insister,  et 
de  leur  dire  que  le  jugement  de  la  cour  et  de  la 
ville,  des  grands  et  du  peuple,  lui  a  été  favorable. 
Qu'importe?  ils  répliqueront  avec  confiance  que  le 
public  a  son  goût ,  et  qu'ils  ont  le  leur  :  réponse 
qui  ferme  la  bouche  et  qui  termine  tout  différend. 
11  est  vrai  qu'elle  m'éloigne  de  plus  en  plus  de  vou- 
loir leur  plaire  par  aucun  de  mes  écrits;  car,  si  j'ai 
un  peu  de  santé  avec  quelques  années  de  vie,  je 
n'aurai  plus  d'autre  ambition  que  celle  de  rendre , 
par  des  soins  assidus  et  par  de  bons  conseils,  mes 
ouvrages  tels ,  qu'ils  puissent  toujours  partager  les 
Théobaldes  et  le  public. 


DISCOURS. 

Messieurs  , 

Il  serait  difficile  d'avoir  l'honneur  de  se  trou- 
ver au  milieu  de  vous ,  d'avoir  devant  ses  yeux 
l'Académie  française,  d'avoir  lu  l'histoire  de  son 
établissement,  sans  penser  d'abord  à  celui  à  qui 
elle  en  est  redevable,  et  sans  se  persuader  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  naturel ,  et  qui  doive  moins 
vous  déplaire,  que  d'entamer  ce  tissu  de  louanges 
qu'exigent  le  devoir  et  la  coutume ,  par  quelques 
traits  où  ce  grand  cardinal  soit  reconnaissable , 
et  qui  en  renouvellent  la  mémoire. 

Ce  n'est  point  un  personnage  qu'il  soit  facile 
de  rendre  ni  d'exprimer  par  de  belles  paroles  ou 
par  de  riches  figures,  par  ces  discours  moins  faits 
pour  relever  le  mérite  de  celui  que  l'on  veut  pein- 
dre ,  que  pour  montrer  tout  le  feu  et  toute  la  vi- 
vacité de  l'orateur.  Suivez  le  règne  de  Louis  le 
Juste  :  c'est  la  vie  du  cardinal  de  Richelieu  ,  c'est 


son  éloge  et  celui  du  prince  qui  l'a  mis  en  œuvre. 
Que  pourrais-je  ajouter  à  des  faits  encore  récents 
et  si  mémorables?  Ouvrez  son  Testament  poli- 
tique ,  digérez  cet  ouvrage  :  c'est  la  peinture  de 
son  esprit  ;  son  âme  tout  entière  s'y  développe  ; 
l'on  y  découvre  le  secret  de  sa  conduite  et  de  ses 
actions  ;  l'on  y  trouve  la  source  et  la  vraisem- 
blance de  tant  et  de  si  grands  événements  qui  ont 
paru  sous  son  administration;  l'on  y  voit  sans 
peine  qu'un  homme  qui  pense  si  virilement  et 
si  juste  a  pu  agir  sûrement  et  avec  succès,  et 
que  celui  qui  a  achevé  de  si  grandes  choses,  ou 
n'a  jamais  écrit ,  ou  a  dû  écrire  comme  il  a  fait. 

Génie  fort  et  supérieur,  il  a  su  tout  le  fond  et 
tout  le  mystère  du  gouvernement  ;  il  a  connu  le 
beau  et  le  sublime  du  ministère;  il  a  respecté 
l'étranger,  ménagé  les  couronnes,  connu  le  poids 
de  leur  alliance  ;  il  a  opposé  des  alliés  à  des  en- 
nemis ;  il  a  veillé  aux  intérêts  du  dehors,  à  ceux 
du  dedans ,  il  n'a  oublié  que  les  siens  :  une  vie 
laborieuse  et  languissante ,  souvent  exposée ,  a 
été  le  prix  d'une  si  haute  vertu.  Dépositaire  des 
trésors  de  son  maître,  comblé  de  ses  bienfaits, 
ordonnateur,  dispensateur  de  ses  finances ,  on  ne 
saurait  dire  qu'il  est  mort  riche. 

Le  croirait-on,  messieurs?  cette  âme  sérieuse 
et  austère,  formidable  aux  ennemis  de  l'état, 
inexorable  aux  factieux ,  plongée  dans  la  négo- 
ciation,  occupée  tantôt  à  affaiblir  le  parti  de  l'hé- 
résie, tantôt  à  déconcerter  une  ligue,  et  tantôt  à 
méditer  une  conquête ,  a  trouvé  le  loisir  d'être 
savante,  a  goûté  les  belles-lettres  et  ceux  qui  en 
faisaient  profession.  Comparez -vous,  si  vous 
l'osez ,  au  grand  Richelieu,  hommes  dévoués  à  la 
fortune,  qui,  par  le  succès  de  vos  affaires  par- 
ticulières, vous  jugez  dignes  que  l'on  vous  con- 
fie les  affaires  publiques  ;  qui  vous  donnez  pour 
des  génies  heureux  et  pour  de  bonnes  têtes  ;  qui 
dites  que  vous  ne  savez  rien ,  que  vous  n'avez 
jamais  lu ,  que  vous  ne  lirez  point ,  ou  pour  mar- 
quer l'inutilité  des  sciences ,  ou  pour  paraître  ne 
devoir  rien  aux  autres ,  mais  puiser  tout  de  votre 
fonds  ;  apprenez  que  le  cardinal  de  Richelieu  a 
su ,  qu'il  a  lu;  je  ne  dis  pas  qu'il  n'a  point  eu 
d'éloignement  pour  les  gens  de  lettres,  mais  qu'il 
les  a  aimés,  caressés,  favorisés  ;  qu'il  leur  a  mé- 
nagé des  privilèges ,  qu'il  leur  destinait  des  pen- 
sions, qu'il  les  a  réunis  en  une  compagnie  célè- 
bre, qu'il  en  a  fait  l'Académie  française.  Oui, 
hommes  riches  et  ambitieux,  contempteurs  de 
la  vertu  et  de  toute  association  qui  ne  roule  pas 
sur  les  établissenaents  et  sur  l'intérêt ,  celle-ci  est 
une  des  pensées  de  ce  grand  ministre,  né  homme 


OISCOIJKS. 


387 


d'État, dévoué  a  l'État;  esprit  solide,  éminent, 
capable  dans  ce  qu'il  faisait  des  motifs  les  plus 
relevés  et  qui  tendaient  au  bien  public  comme  à  la 
gloire  de  la  monarchie  ;  incapable  de  concevoir 
jamais  rien  qui  ne  fut  digne  de  lui,  du  prince 
qu'il  servait ,  de  la  France ,  à  qui  il  avait  consa- 
cré ses  méditations  et  ses  veilles. 

Il  savait  quelle  est  la  force  et  l'utilité  de  l'élo- 
quence ,  la  puissance  de  la  parole  qui  aide  la  rai- 
son et  la  fait  valoir,  qui  insinue  aux  hommes  la 
justice  et  la  probité ,  qui  porte  dans  le  cœur  du 
soldat  l'intrépidité  et  l'audace,  qui  calme  les 
émotions  populaires,  qui  excite  à  leurs  devoirs  les 
compagnies  entières ,  ou  la  multitude  :  il  n'igno- 
rait pas  quels  sont  les  fruits  de  l'histoire  et 
de  la  poésie,  quelle  est  la  nécessité  de  la  gram- 
maire, la  base  et  le  fondement  des  autres  scien- 
ces; et  que,  pour  conduire  ces  choses  à  un  degré 
de  perfection  qui  les  rendît  avantageuses  à  la 
république ,  il  fallait  dresser  le  plan  d'une  com- 
pagnie où  la  vertu  seule  fût  admise,  le  mérite 
placé,  l'esprit  et  le  savoir  rassemblés  par  des 
suffrages  :  n'allons  pas  plus  loin;  voilà,  mes- 
sieurs ,  vos  principes  et  votre  règle ,  dont  je  ne 
suis  qu'une  exception. 

Rappelez  en  votre  mémoire,  la  comparaison  ne 
vous  sera  pas  injurieuse,  rappelez  ce  grand  et 
premier  concile  où  les  Pères  qui  le  composaient 
étaient  remarquables  chacun  par  quelques  mem- 
bres mutilés,  ou  par  les  cicatrices  qui  leur  étaient 
restées  des  fureurs  de  la  persécution  :  ils  sem- 
blaient tenir  de  leurs  plaies  le  droit  de  s'asseoir 
dans  cette  assemblée  générale  de  toute  l'Église  : 
il  n'y  avait  aucun  de  vos  illustres  prédécesseurs 
qu'on  ne  s'empressât  de  voir,  qu'on  ne  montrât 
dans  les  places,  qu'on  ne  désignât  par  quelque 
ouvrage  fameux  qui  lui  avait  fait  un  grand  nom 
et  qui  lui  donnait  rang  dans  cette  Académie 
naissante  qu'ils  avaient  comme  fondée  :  tels 
étaient  ces  grands  artisans  de  la  parole ,  ces  pre- 
miers maîtres  de  l'éloquence  française;  tels  vous 
êtes,  messieurs,  qui  ne  cédez  ni  en  savoir  ni  en 
mérite  à  nul  de  ceux  qui  vous  ont  précédés. 

L'un' ,  aussi  correct  dans  sa  langue  que  s'il 
l'avait  apprise  par  règles  et  par  principes,  aussi 
élégant  dans  les  langues  étrangères  que  si  elles  lui 
étaient  naturelles ,  en  quelque  idiome  qu'il  com- 
pose, semble  toujours  parler  celui  de  son  pays  :  il 
a  entrepris ,  il  a  fmi  une  pénible  traduction  que 
le  plus  bel  esprit  pourrait  avouer,  et  que  le  plus 
pieux  personnage  devrait  désirer  d'avoir  faite. 

'  L'abbé  de  Choisy ,  qui  a  fait  une  traduction  de  V Imitation 
de  Jésus-Christ. 


L'autre  '  fait  revivre  Virgile  parmi  nous,  trans- 
met dans  notre  langue  les  grâces  et  les  richesse* 
de  la  latine,  fait  des  romans  qui  ont  une  fin ,  en 
bannit  le  prolixe  et  l'incroyable  pour  y  substituer 
le  vraisemblable  et  le  naturel. 

Un  autre  %  plus  égal  que  Marot  et  plus  poète 
que  Voiture,  a  le  jeu,  le  tour  et  la  naïveté  de 
tous  les  deux;  il  instruit  en  badinant,  persuade 
aux  hommes  la  vertu  par  l'organe  des  bêtes, 
élève  les  petits  sujets  jusqu'au  sublime  :  homme 
unique  dans  son  genre  d'écrire;  toujours  origi- 
nal, soit  qu'il  invente,  soit  qu'il  traduise;  qui  a 
été  au  delà  de  ses  modèles,  modèle  lui-même 
difficile  à  imiter. 

Celui-ci  3  passe  Juvénal,  atteint  Horace,  sem- 
ble créer  les  pensées  d'autrui ,  et  se  rendre  propre 
tout  ce  qu'il  manie  ;  il  a  dans  ce  qu'il  emprunte 
des  autres  toutes  les  grâces  de  la  nouveauté  et 
tout  le  mérite  de  l'invention  :  ses  vers  forts  et 
harmonieux ,  faits  de  génie ,  quoique  travaillés 
avec  art ,  pleins  de  traits  et  de  poésie ,  seront  lus 
encore  quand  la  langue  aura  vieilli,  en  seront  les 
derniers  débris  :  on  y  remarque  une  critique  sûre, 
judicieuse  et  innocente ,  s'il  est  permis  du  moins 
de  dire  de  ce  qui  est  mauvais  qu'il  est  mauvais. 

Cet  autre  ^  vient  après  un  homme  loué ,  ap- 
plaudi, admiré,  dont  les  vers  volent  en  tous  lieux 
et  passent  en  proverbe  ;  qui  prime ,  qui  règne  sur 
la  scène  ;  qui  s'est  emparé  de  tout  le  théâtre  :  il 
ne  l'en  dépossède  pas ,  il  est  vrai  ;  mais  il  s'y  éta- 
blit avec  lui  ;  le  monde  s'accoutume  à  en  voir  faire 
la  comparaison  :  quelques-uns  ne  souffrent  pas  que 
Corneille ,  le  grand  Corneille ,  lui  soit  préféré  ; 
quelques  autres,  qu'il  lui  soit  égalé  :  ils  en  appellent 
à  l'autre  siècle ,  ils  attendent  la  fin  de  quelques 
vieillards  qui ,  touchés  indifféremment  de  tout  ce 
qui  rappelle  leurs  premières  années,  n'aiment 
peut-être  dans  OEdipe  que  le  souvenir  de  leur 
jeunesse. 

Que  dirai-je  de  ce  personnage  ^  qui  a  fait  parler 
si  longtemps  une  envieuse  critique  et  qui  l'a  fait 
taire  ;  qu'on  admire  malgré  soi ,  qui  accable  par 
le  grand  nombre  et  par  l'éminence  de  ses  ta- 
lents; orateur,  historien,  théologien,  philosophe, 
d'une  rare  érudition,  d'une  plus  rare  éloquence, 
soit  dans  ses  entretiens ,  soit  dans  ses  écrits ,  soit 
dans  la  chaire;  un  défenseur  de  la  religion ,  une 
lumière  de  l'Église  ;  parlons  d'avance  le  langage 
de  la  postérité ,  un  Père  de  l'Église  ?  Que  n'cst-il 

*  Segrais,  traducteur  des  Géurgiqnes  ci  de  V Enéide  ûe  Vir- 
gile, et  auteur  présumé  de  Zaïda  et  de  la  Princesse  de  Clèves, 
qu'on  a  su  depuis  être  de  madame  de  la  Fayette. 

="  La  Fontaine.  -^  Roileau. 

^  Racine.  ^  Bossuet 


388 


LA  BRUYÈRE, 


point?  nommez ,  messieurs ,  une  vertu  qui  ne  soit 
pas  la  sienne. 

Touclierai-je  aussi  votre  dernier  choix  si  digne 
de  vous  *  ?  Quelles  choses  vous  furent  dites  dans 
la  place  où  je  me  trouve  !  je  m'en  souviens  ;  et , 
après  ce  que  vous  avez  entendu ,  comment  osé- 
je  parler  ?  comment  daignez- vous  m'entendre  ? 
Avouons-le ,  on  sent  la  force  et  l'ascendant  de  ce 
rare  esprit,  soit  qu'il  prêche  de  génie  et  sans  pré- 
paration ,  soit  qu'il  prononce  un  discours  étudié 
et  oratoire,  soit  qu'il  explique  ses  pensées  dans 
la  conversation  :  toujours  maître  de  l'oreille  et  du 
cœur  de  ceux  qui  l'écoutent,  il  ne  leur  permet 
pas  d'envier  ni  tant  d'élévation ,  ni  tant  de  faci- 
lité, de  délicatesse,  de  politesse:  on  est  assez 
heureux  de  l'entendre ,  de  sentir  ce  qu'il  dit ,  et 
comme  il  le  dit  ;  on  doit  être  content  de  soi  si 
l'on  emporte  ses  réflexions,  et  si  l'on  en  profite. 
Quelle  grande  acquisition  avez-vous  faite  en  cet 
homme  illustre  !  à  qui  m'associez-vous  ! 

Je  voudrais ,  messieurs ,  moins  pressé  par  le 
temps  et  par  les  bienséances  qui  mettent  des  bor- 
nes à  ce  dicours ,  pouvoir  louer  chacun  de  ceux 
qui  composent  cette  Académie  par  des  endroits 
encore  plus  marqués  et  par  de  plus  vives  expres- 
sions. Toutes  les  sortes  de  talents  que  l'on  voit 
répandus  parmi  les  hommes  se  trouvent  parta- 
gés entre  vous.  Veut-o  i  de  diserts  orateurs ,  qui 
aient  semé  dans  la  chaire  toutes  les  fleurs  de  l'é- 
loquence ,  qui ,  avec  une  saine  morale,  aient  em- 
ployé tous  les  tours  et  toutes  les  finesses  de  la 
langue ,  qui  plaisent  par  un  beau  choix  de  paro- 
les, qui  fassent  aimer  les  solennités,  les  temples, 
qui  y  fassent  courir  :  qu'on  ne  les  cherche  pas 
ailleurs,  ils  sont  parmi  vous.  Admire-t-on  une 
vaste  et  profonde  littérature  qui  aille  fouiller  dans 
les  archives  de  l'antiquité  pour  en  retirer  des 
choses  ensevelies  dans  l'oubli,  échappées  aux 
esprits  les  plus  curieux,  ignorées  des  autres  hom- 
mes ;  une  mémoire ,  une  méthode ,  une  précision 
à  ne  pouvoir,  dans  ces  recherches,  s'égarer  d'une 
seule  année,  quelquefois  d'un  seul  jour  sur  tant 
de  siècles  :  cette  doctrine  admirable,  vous  la  pos- 
sédez ;  elle  est  du  moins  en  quelques-uns  de  ceux 
qui  forment  cette  savante  assemblée.  Si  l'on  est 
curieux  du  don  des  langues  joint  au  double  ta- 
lent de  savoir  avec  exactitude  les  choses  ancien- 
nes ,  et  de  narrer  celles  qui  sont  nouvelles  avec 
autant  de  simplicité  que  de  vérité  ;  des  qualités 
si  rares  ne  vous  manquent  pas,  et  sont  réunies  en 
un  même  sujet.  Si  l'on  cherche  des  hommes  ha- 

'  Téné\oï\. 


biles,  pleins  d'esprit  et  d'expérience,  qui ,  par  le 
privilège  de  leurs  emplois ,  fassent  parler  le  prince 
avec  dignité  et  avec  justesse;  d'autres  qui  placent 
heureusement  et  avec  succès  dans  les  négocia- 
tions les  plus  délicates  les  talents  qu'ils  ont  de 
bien  parler  et  de  bien  écrire;  d'autres  encore  qui 
prêtent  leurs  soins  et  leur  vigilance  aux  affaires 
publiques ,  après  les  avoir  employés  aux  judi- 
ciaires ,  toujours  avec  une  égale  réputation  :  tous 
se  trouvent  au  milieu  de  vous ,  et  je  souffre  à  ne 
les  pas  nommer. 

Si  vous  aimez  le  savoir  joint  à  l'éloquence, 
vous  n'attendrez  pas  longtemps;  réservez  seu- 
lement toute  votre  attention  pour  celui  qui  par- 
lera après  moi'.  Que  vous  manque-t-il  enfin? 
vous  avez  des  écrivains  habiles  en  l'une  et  en 
l'autre  oraison  ;  des  poètes  en  tout  genre  de  poé- 
sies ,  soit  morales ,  soit  chrétiennes ,  soit  héroï- 
ques, soit  galantes  et  enjouées;  des  imitateurs 
des  anciens;  des  critiques  austères;  des  esprits 
fins,  délicats,  subtils,  ingénieux,  propres  à  bril- 
ler dans  les  conversations  et  dans  les  cercles. 
Encore  une  fois,  à  quels  hommes,  à  quels  grands 
sujets  m'associez-vous  ! 

Mais  avec  qui  daignez-vous  aujourd'hui  me 
recevoir  ?  après  qui  vous  fais-je  ce  public  remer- 
cîment*?  Il  ne  doit  pas  néanmoins,  cet  homme 
si  louable  et  si  modeste ,  appréhender  que  je  le 
loue  :  si  proche  de  moi ,  il  aurait  autant  de  fa- 
cilité que  de  disposition  à  m'interrompre.  Je  vous 
demanderai  plus  volontiers,  à  qui  me  faites-vous 
succéder?  à  un  homme  qui  avait  de  la  vebtu. 

Quelquefois,  messieurs,  il  arrive  que  ceux  qui 
vous  doivent  les  louanges  des  illustres  morts 
dont  ils  remplissent  la  place,  hésitent,  partagés 
entre  plusieurs  choses  qui  méritent  également 
qu'on  les  relève  :  vous  aviez  choisi  en  M.  l'abbé 
de  la  Chambre  un  homme  si  pieux ,  si  tendre , 
si  charitable,  si  louable  par  le  cœur,  qui  avait 
des  mœurs  si  sages  et  si  chrétiennes,  qui  était  si 
touché  de  religion,  si  attaché  à  ses  devoirs, 
qu'une  de  ses  moindres  qualités  était  de  bien 
écrire  :  de  solides  vertus ,  qu'on  voudrait  célé- 
brer, font  passer  légèrement  sur  son  érudition 
ou  sur  son  éloquence  ;  on  estime  encore  plus  sa 
vie  et  sa  conduite  que  ses  ouvrages.  Je  préfére- 
rais en  effet  de  prononcer  le  discours  funèbre 
de  celui  à  qui  je  succède ,  plutôt  que  de  me  bor- 
ner à  un  simple  éloge  de  son  esprit.  Le  mérite  en 
lui  n'était  pas  une  chose  acquise ,  mais  un  patri- 
moine, un  bien  héréditaire  ;  si  du  moins  il  en  faut 

'  Charpentier,  alors  directeur  de  l'Académie. 

^  L'al)b<'f  Bignoii ,  reçu  le  même  jour  que  la  Bruyère. 


I 


DISCOURS. 


381> 


juger  par  le  choix  de  celui  qui  avait  livré  son 
cœur,  sa  confiance,  toute  sa  personne,  à  cette 
ramille,  qui  l'avait  rendue  comme  votre  alliée, 
puisqu'on  peut  dire  qu'il  l'avait  adoptée  et  qu'il 
l'avait  mise  avec  l'Académie  française  sous  sa 
protection. 

Je  parle  du  chancelier  Séguier  :  on  s'en  sou- 
vient comme  de  l'un  des  plus  grands  magistrats 
que  la  France  ait  nourris  depuis  ses  commence- 
ments ;  il  a  laissé  à  douter  en  quoi  il  excellait 
davantage,  ou  dans  les  belles-lettres,  ou  dans 
les  affaires  ;  il  est  vrai  du  moins ,  et  on  en  con- 
vient ,  qu'il  surpassai*  en  l'un  et  en  l'autre  tous 
ceux  de  son  temps  :  homme  grave  et  familier, 
profond  dans  les  délibérations,  quoique  doux  et 
facile  dans  le  commerce,  il  a  eu  naturellement 
ce  que  tant  d'autres  veulent  avoir  et  ne  se  don- 
nent pas ,  ce  qu'on  n'a  point  par  l'étude  et  par 
l'affectation,  par  les  mots  graves  ou  sentencieux, 
ce  qui  est  plus  rare  que  la  science ,  et  peut-être 
que  la  probité,  je  veux  dire  de  la  dignité;  il  ne 
la  devait  point  à  l'éminence  de  son  poste  ;  au  con- 
traire ,  il  l'a  ennobli  :  il  a  été  grand  et  accrédité 
sans  ministère ,  et  on  ne  voit  pas  que  ceux  qui 
ont  su  tout  réunir  en  leur  personne  l'aient  effacé. 

Vous  le  perdîtes  il  y  a  quelques  années,  ce 
grand  protecteur  :  vous  jetâtes  la  vue  autour  de 
vous,  vous  promenâtes  vos  yeux  sur  tous  ceux 
qui  s'offraient  et  qui  se  trouvaient  honorés  de 
vous  recevoir  ;  mais  le  sentiment  de  votre  perte 
fut  tel,  que,  dans  les  efforts  que  vous  fîtes  pour 
la  réparer,  vous  osâtes  penser  à  celui  qui  seul 
pouvait  vous  la  faire  oublier  et  la  tourner  à  vo- 
tre gloire.  Avec  quelle  bonté,  avec  quelle  hu- 
manité ce  magnanime  prince  vous  a-t-il  reçus  ! 
n'en  soyons  pas  surpris  ;  c'est  son  caractère ,  le 
même ,  messieurs ,  que  l'on  voit  éclater  dans  tou- 
tes les  actions  de  sa  belle  vie,  mais  que  les  surpre- 
nantes révolutions  arrivées  dans  un  royaume 
voisin  et  allié  de  la  France  ont  mis  dans  le  plus 
beau  jour  qu'il  pouvait  jamais  recevoir. 

Quelle  facilité  est  la  nôtre,  pour  perdre  tout 
d'un  coup  le  sentiment  et  la  mémoire  des  choses 
dont  nous  nous  sommes  vus  le  plus  fortement  im- 
primés I  Souvenons-nous  de  ces  jours  tristes  que 
nous  avons  passés  dans  l'agitation  et  dans  le  trou- 
ble; curieux,  incertains  quelle  fortune  auraient 
c(>urue  un  grand  roi ,  une  grande  reine,  le  prince 
leur  fils,  famille  auguste,  mais  malheureuse, 
([ue  la  piété  et  la  religion  avaient  poussée  jus- 
qu'aux dernières  épreuves  de  l'adversité.  Hé- 
las 1  avaient-ils  péri  sur  la  mer  ou  par  les  mains 
(le  leurs  ennemis?  nous  ne  le  savions  pas  :  on 


s'interrogeait ,  on  se  promettait  réciproquement 
les  premières  nouvelles  qui  viendraient  sur  un 
événement  si  lamentable  :  ce  n'était  plus  une 
affaire  publique ,  mais  domestique;  on  n'en  dor- 
mait plus,  on  s'éveillait  les  uns  les  autres  pour 
s'annoncer  ce  qu'on  en  avait  appris.  Et  quand 
ces  personnes  royales ,  à  qui  l'on  prenait  tant 
d'intérêt,  eussent  pu  échapper  à  la  mer  ou  à  leur 
patrie,  était-ce  assez?  ne  fallait-il  pas  une  terre 
étrangère  où  ils  pussent  aborder,  un  roi  égale- 
ment bon  et  puissant  qui  pût  et  qui  voulût  les  re- 
cevoir? Je  l'ai  vue,  cette  réception,  spectacle 
tendre  s'il  en  fut  jamais  !  On  y  versait  des  larmes 
d'admiration  et  de  joie  :  ce  prince  n'a  pas  plus 
de  grâce ,  lorsqu'à  la  tête  de  ses  camps  et  de  ses 
armées  il  foudroie  une  ville  qui  lui  résiste,  ou 
qu'il  dissipe  les  troupes  ennemies  du  seul  bruit 
de  son  approche. 

S'il  soutient  cette  longue  guerre,  n'en  doutons 
pas,  c'est  pour  nous  donner  une  paix  heureuse; 
c'est  pour  l'avoir  à  des  conditions  qui  soient  justes 
et  qui  fassent  honneur  à  la  nation ,  qui  ôtent  pour 
toujours  à  l'ennemi  l'espérance  de  nous  troubler 
par  de  nouvelles  hostilités.  Que  d'autres  pubUent, 
exaltent  ce  que  ce  grand  roi  a  exécuté,  ou  par  lui- 
même  ou  par  ses  capitaines ,  durant  le  cours  de  ces 
mouvements  dont  toute  l'Europe  est  ébranlée  ;  ils 
ont  un  sujet  vaste  et  qui  les  exercera  longtemps. 
Que  d'autres  augurent,  s'ils  le  peuvent,  ce  quil 
veut  achever  dans  cette  campagne  :  je  ne  parle  que 
de  son  cœur,  que  de  la  pureté  et  de  la  droiture  de 
ses  intentions  ;  elles  sont  connues,  elles  lui  échap- 
pent ;  on  le  félicite  sur  des  titres  d'honneur  dont 
il  vient  de  gratifier  quelques  grands  de  son  État  : 
que  dit-il  ?  qu'il  ne  peut  être  content  quand  tous 
ne  le  sont  pas ,  et  qu'il  lui  est  impossible  que  tous 
le  soient  <;omme  il  le  voudrait.  Il  sait,  messieurs, 
que  la  fortune  d'un  roi  est  de  prendre  des  villes , 
de  gagner  des  batailles,  de  reculer  ses  fron- 
tières ,  d'être  craint  de  ses  ennemis  ;  mais  que  la 
gloire  du  souverain  consiste  à  être  aimé  de  ses 
peuples,  en  avoir  le  cœur,  et  par  le  cœur  tout 
ce  qu'ils  possèdent.  Provinces  éloignées,  pro- 
vmces  voisines,  ce  prince  humain  et  bienfaisant, 
que  les  peintres  et  les  statuaires  nous  défigurent, 
vous  tend  les  bras,  vous  regarde  avec  des  yeux 
tendres  et  pleins  de  douceur  ;  c'est  là  son  atti- 
tude :  il  veut  voir  vos  habitants ,  vos  bergers , 
danser  au  son  d'une  flûte  champêtre  sous  les 
saules  et  les  peupliers,  y  mêler  leurs  voix  rusti- 
ques, et  chanter  les  louanges  de  celui  qui ,  avec 
la  paix  et  les  fruits  de  U  paix,  leur  aura  rendu 
la  joie  et  la  sérénité. 


3în; 


LA  BRUYÈRE. 


C'est  pour  arriver  à  ce  comble  de  ses  souhaits, 
la  félicité  commune,  qu'il  se  livre  aux  travaux 
et  aux  fatigues  d'une  guerre  pénible,  qu'il  essuie 
l'inclémence  du  ciel  et  des  saisons,  qu'il  expose 
sa  personne,  qu'il  risque  une  vie  heureuse  :  voilà 
son  secret ,  et  les  vues  qui  le  font  agir  ;  on  les  pé- 
nètre, on  les  discerne  par  les  seules  qualités  de 
ceux  qui  sont  en  place,  et  qui  l'aident  de  leurs 
conseils.  Je  ménage  leur  modestie  :  qu'ils  me  per- 
mettent seulement  de  remarquer  qu'on  ne  devine 
point  les  projets  de  ce  sage  prince  ;  qu'on  devine 
au  contraire,  qu'on  nomme  les  personnes  qu'il 
va  placer,  et  qu'il  ne  fait  que  confirmer  la  voix 
du  peuple  dans  le  choix  qu'il  fait  de  ses  minis- 
tres. Il  ne  se  décharge  pas  entièrement  sur  eux 
du  poids  de  ses  affaires  :  lui-même ,  «i  je  l'ose 
dire,  il  est  son  principal  ministre  ;  toujours  ap- 
pliqué à  nos  besoins ,  il  n'y  a  pour  lui  ni  temps 
de  relâche ,  ni  heures  privilégiées  :  déjà  la  nuit 
s'avance,  les  gardes  sont  relevées  aux  avenues 
de  son  palais,  les  astres  brillent  au  ciel  et  font 
leur  course;  toute  la  nature  repose,  privée  du 
jour,  ensevelie  dans  les  ombres  ;  nous  reposons 
aussi,  tandis  que  ce  roi,  retiré  dans  son  balustre, 
veille  seul  sur  nous  et  sur  tout  l'État.  Tel  est , 
messieurs ,  le  protecteur  que  vous  vous  êtes  pro- 
curé, celui  de  ses  peuples. 

Vous  m'avez  admis  dans  une  compagnie  illus- 
trée par  une  si  haute  protection  :  je  ne  le  dissi- 
mule pas,  j'ai  assez  estimé  cette  distinction  pour 
désirer  de  l'avoir  dans  toute  sa  fleur  et  dans 
toute  son  intégrité,  je  veux  dire  de  la  devoir  à 
votre  seul  choix  ;  et  j'ai  mis  votre  choix  à  tel  prix 
que  je  n'ai  pas  osé  en  blesser,  pas  même  en  ef- 
fleurer la  liberté  par  une  importune  sollicitation  : 
j'avais  d'ailleurs  une  juste  défiance  de  moi-même, 
je  sentais  de  la  répugnance  à  demander  d'être 
préféré  à  d'autres  qui  pouvaient  être  choisis.  J'a- 


vais cru  entrevoir,  messieurs,  une  chose  que  je 
ne  devais  avoir  aucune  peine  à  croire ,  que  vos 
inclinations  se  tournaient  ailleurs ,  sur  un  sujet 
digne ,  sur  un  homme  rempli  de  vertus ,  d'esprit 
et  de  connaissances,  qui  était  tel  avant  le  poste 
de  confiance  qu'il  occupe,  et  qui  serait  tel  en- 
core, s'il  ne  l'occupait  plus  :  je  me  sens  touché, 
non  de  sa  déférence ,  je  sais  celle  que  je  lui  dois, 
mais  de  l'amitié  qu'il  m'a  témoignée,  jusqu'à 
s'oublier  en  ma  faveur.  Un  père  mène  son  fils  à 
un  spectacle  ;  la  foule  y  est  grande ,  la  porte  est 
assiégée  ;  il  est  haut  et  robuste ,  il  fend  la  presse; 
et,comme  il  est  près  d'entrer ,il  pousse  son  fils  de- 
vant lui ,  qui ,  sans  cette  précaution ,  ou  n'entre- 
rait point,  ou  entrerait  tard.  Cette  démarche  d'a- 
voir supplié  quelques-uns  de  vous  ,  comme  il  a 
fait ,  de  détourner  vers  moi  leurs  suffrages ,  qui 
pouvaient  si  justement  aller  à  lui ,  elle  est  rare, 
puisque  dans  ses  circonstances  elle  est  unique  ; 
et  elle  ne  diminue  rien  de  ma  reconnaissance  en- 
vers vous,  puisque  vos  voix  seules,  toujours  li- 
bres et  arbitraires,  donnent  une  place  dans  l'A- 
cadémie française. 

Vous  me  l'avez  accordée,  messieurs,  et  de  si 
bonne  grâce ,  avec  un  consentement  si  unanime, 
que  je  la  dois  et  la  veux  tenir  de  votre  seule  mu- 
nificence. Il  n'y  a  ni  poste ,  ni  crédit,  ni  riches- 
ses, ni  titres,  ni  autorité,  ni  faveur,  qui  aient  pu 
vous  plier  à  faire  ce  choix  ;  je  n'ai  rien  de  toutes 
ces  choses,  tout  me  manque  :  un  ouvrage  qui  a 
eu  quelque  succès  par  sa  singularité,  et  dont 
les  fausses,  je  dis  les  fausses  et  malignes  appli- 
cations pouvaient  me  nuire  auprès  des  personnes 
moins  équitables  et  moins  éclairées  que  vous,  a 
été  toute  la  médiation  que  j'ai  employée,  et  que 
vous  avez  reçue.  Quel  moyen  de  me  repentir  ja- 
mais d'avoir  écrit? 


FliN. 


ièU®W&^'^%0U&9&99&&&&®®®®&®'^^'^&^&&^®&^Q^U%%9ià&&QièUQ^9%^U^<B99iè 


LES  CARACTERES 

DE  THÉOPHRASTE, 


TRADUITS  1>C    GREC 


PAR  LA  BRUYÈRE, 

AVEC    DES    ADDITIONS    ET    DES    NOTES    NOUVELLES, 

PAR  J.  G.  SCHWEIGH^CSER. 


AVERTISSEMENT 

DE  M.  SCHWEIGHiEUSER. 

lAnX.  -  1802.] 


Depuis  la  traduction  des  Caractères  de  Théo- 
plirasle  par  la  Bruyère ,  cet  ouvrage  a  reçu  des 
additions  importantes ,  et  d'excellents  critiques  en 
ont  éclairci  beaucoup  de  passages  difficiles. 

En  1712 ,  Needham  publia  les  leçons  de  Duport 
sur  treize  de  ces  Caractères.  En  1763 ,  Fischer  ré- 
suma dans  une  édition  critique  presque  tout  ce 
qui  avait  été  fait  pour  cet  ouvrage ,  et  y  ajouta  des 
recherches  nouvelles.  En  1786,  M.  Amaduzzi  pu- 
blia deux  nouveaux  Caractères,  que  Prosper  Petro- 
nius  avait  découverts ,  et  qui  se  trouvent  à  la  suite 
des  anciens ,  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque 
palatine  du  Vatican.  En  1790,  M.  Belin  de  Ballu 
traduisit  ces  deux  Caractères  en  français ,  et  les 
joignit  à  une  édition  de  la  Bruyère ,  dans  laquelle 
il  ajouta  quelques  notes  critiques  à  celles  dont 
Coste  avait  accompagné  la  traduction  de  Théo- 
phraste  dans  les  éditions  précédentes. 

En  1798,  M.  Goetz  publia  les  quinze  derniers 
Caractères  avec  des  additions  considérables  sur  les 
papiers  de  M.  Siebenkees,  qui  avait  tiré  cette  co- 
pie plus  complète  du  même  manuscrit  où  Ton  avait 
trouvé  les  deux  derniers  chapitres,  mais  qui  mal- 


heureusement ne  contient  pas  les  quinze  premiers. 

En  1799  (an  VII) ,  M.  Coray  donna  une  édition 
grecque  et  française  de  l'ouvrage  entier,  qu'il  éclair- 
cit  par  une  traduction  nouvelle ,  et  par  des  notes 
aussi  intéressantes  pour  la  critique  du  texte  que 
pour  la  connaissance  des  mœurs  de  l'antiquité.  Ce 
savant  helléniste ,  presque  compatriote  du  philoso- 
phe qu'il  interprète ,  a  même  expliqué  quelquefois 
très-heureusement,  par  des  usages  de  la  Grèce  mo- 
derne ,  des  particularités  de  ceux  de  la  Grèce  an- 
cienne. En  dernier  lieu,  M.  Schneider,  l'un  des  plus 
savants  philologues  d'Allemagne,  a  publié  une  édi- 
tion critique  de  ces  Caractères,  en  les  classant  dans 
un  nouvel  ordre ,  et  en  y  faisant  beaucoup  de  cor- 
rections. Son  travail  jette  une  lumière  nouvelle  sur 
plusieurs  passages  obscurs  de  l'ancien  texte  et  des 
additions ,  que  cet  éditeur  défend  contre  les  doutes 
qu'on  avait  élevés  sur  leur  authenticité.  Il  prouve 
par  plusieurs  circonstances ,  auxquelles  on  n'avait 
pas  fait  attention  avant  lui,  et  par  l'existence  même 
d'une  copie  plus  complète  que  les  autres ,  que  nous 
ne  possédons  que  des  extraits  de  cet  ouvrage.  Je 
traiterai  avec  plus  de  détails  de  cette  hypoUièse 
très-probable  dans  la  note  i  du  chapitre  xvj . 

Les  ijnportantes  améliorations  du  texte,  les  ver- 
sions nouvelles  de  beaucoup  de  passages,  et  les 
éclaircissements  intéressants  sur  les  mœurs ,  four- 
nis par  ces  savants,  rendraient  la  traduction  de 
In  Bruyère  |)eu  digne  d'èlre  remise  sous  les  yeux 


LES  CARACTÈRKS  DE  THÉOPHRASïE: 


392 

du  public,  si  tout  ce  qui  est  sorti  de  la  plume  d'un 
écrivain  si  distingué  n'avait  pas  un  intérêt  particu- 
lier, et  si  l'on  n'avait  pas  cherché  à  suppléer  ce  qui 
lui  manque. 

C'est  là  le  principal  objet  des  notes  que  j'ai  ajou- 
tées à  celles  de  ce  traducteur,  et  par  lesquelles  j'ai 
remplacé  les  notes  de  Coste,  qui  n'éclaircissent 
presque  jamais  les  questions  qu'on  y  discute.  Je 
les  ai  puisées  en  grande  partie  dans  les  différentes 
sources  que  je  viens  d'indiquer,  ainsi  que  dans  le 
commentaire  de  Casaubon,  et  dans  les  observa- 
tions de  plusieurs  autres  savants  qui  se  sont  occu- 
pés de  cet  ouvrage.  J'ai  fait  usage  aussi  de  l'élé- 
gante traduction  de  M.  Levesque ,  qui  a  paru  en 
1 782  dans  la  collection  des  Moralistes  anciens  ;  des 
passages  imités  ou  traduits  par  M.  Barthélémy 
dans  son  Voyage  du  jeune  Jnacharsis;  et  de  la 
traduction  allemande  commencée  par  M.  Hottin- 
ger  de  Zurich ,  dont  je  regrette  de  ne  pas  avoir  pu 
attendre  la  publication  complète ,  ainsi  que  celle 
des  papiers  de  Fonteyn  qui  se  trouvent  entre  les 
mains  de  l'illustre  helléniste  Wyttenbach. 

J'avais  espéré  que  les  onze  manuscrits  de  la  biblio- 
thèque nationale  me  fourniraient  les  moyens  d'ex- 
pliquer ou  de  corriger  quelques  passages  que  les 
notes  de  tant  de  savants  commentateurs  n'ont  pas 
encore  suffisamment  éclaircis.  Mais  ,  excepté  la 
confirmation  de  quelques  corrections  déjà  propo- 
sées et  la  découverte  de  quelques  scolies  peu  im- 
portantes ,  l'examen  que  j'en  ai  fait  n'a  servi  qu'à 
m'apprendre  qu'aucune  de  ces  copies  ne  contient 
rien  de  plus  que  les  quinze  premiers  chapitres  de 
l'ouvrage,  et  qu'ils  s'y  trouvent  avec  toutes  leurs 
difficultés  et  leurs  lacunes. 

J'ai  observé  que ,  dans  les  trois  plus  anciens  de 
ces  manuscrits ,  ces  Caractères  se  trouvent  immé- 
diatement après  un  morceau  inédit  de  Syrianus  sur 
l'ouvrage  d'Hermogène  de  Formis  orationis.  On 
sait  que  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage  traite  de 
la  manière  dont  on  doit  peindre  les  mœurs  et  les 
caractères,  et  qu'elle  contient  beaucoup  d'exemples 
tirés  des  meilleurs  auteurs  de  l'antiquité,  mais 
qui  ne  sont  ordinairement  que  des  fragments  très- 
courts  et  sans  liaison.  A  la  fin  du  Commentaire 
assez  obscur  dont  je  viens  de  parler,  et  que  le  sa- 
vant et  célèbre  conservateur  des  manuscrits  grecs 
de  la  bibliothèque  nationale,  M.  la  Porte  du  Theil, 
a  eu  la  bonté  d'examiner  avec  moi ,  l'auteur  pa- 
raît annoncer  qu'il  va  donner  des  exemples  plus 
étendus  que  ceux  d'Hermogène ,  en  publiant  à  la 
suite  de  ce  morceau  les  Caractères  entiers  qui  sont 
venus  à  sa  connaissance.  Cet  indice  sur  la  manière 
dont  cette  partie  de  l'ouvrage  nous  a  été  trans- 


mise explique  pourquoi  on  la  trouve  si  souvent, 
dans  les  manuscrits,  sans  la  suite,  et  toujours 
avec  les  mêmes  imperfections. 

Étant  ainsi  frustré  de  l'espoir  d'expliquer  ou  de 
restituer  les  passages  difficiles  ou  altérés,  par  le  se- 
cours des  manuscrits ,  j'ai  tâché  de  les  éclaircir  par 
de  nouvelles  recherches  sur  la  langue  et  sur  la 
philosophie  de  Théophraste ,  sur  l'histoire  et  sur 
les  antiquités. 

J'ose  dire  que  ces  recherches  m'ont  mis  à  même 
de  lever  une  assez  grande  partie  des  difficultés 
qu'on  trouvait  dans  cet  ouvrage ,  et  de  m'aperce- 
voir  que  plusieurs  passages  qu'on  croyait  suffisam- 
ment entendus  admettent  une  explication  plus 
précise  que  celle  dont  on  s'était  contenté  jusqu'à 
présent. 

Outre  les  matériaux  rassemblés  par  les  commen- 
tateurs plus  anciens  et  par  moi-même ,  M.  Vis- 
conti,  dont  l'érudition,  la  sagacité,  et  la  précision 
critique  qu'il  a  su  porter  dans  la  science  des  anti- 
quités ,  sont  si  connues  et  si  distinguées ,  a  eu  la 
bonté  de  me  fournir  quelques  notes  précieuses  sur 
les  passages  parallèles  et  sur  les  monuments  qui 
peuvent  éclaircir  des  traits  de  ces  Caractères. 

Pour  mieux  faire  connaître  le  mérite  et  l'esprit 
particulier  de  l'ouvrage  de  Théophraste ,  j'ai  joint 
aux  Caractères  tracés  par  lui  quelques  autres  mor- 
ceaux du  même  genre ,  tirés  d'auteurs  anciens  ;  et 
j'ai  fait  précéder  le  discours  de  la  Bruyère  sur  ce 
philosophe  d'un  aperçu  de  l'histoire  de  la  morale  en 
Grèce  avant  lui. 

Il  eût  été  assez  intéressant  de  continuer  cette 
collection  de  Caractères  antiques  par  des  traits  re- 
cueillis dans  les  orateurs ,  les  historiens ,  et  les 
poètes  comiques  et  satiriques  d'Athènes  et  de 
Rome ,  et  rassemblés  en  différents  tableaux ,  de 
manière  à  former  une  peinture  complète  des  mœurs 
de  ces  villes.  11  serait  utile  aussi  de  comparer  en 
détail  les  Caractères  tracés  par  ces  auteurs  aux 
différentes  époques  de  la  civilisation,  sous  le  double 
rapport  des  progrès  des  mœurs  et  de  ceux  de  l'art 
de  les  peindre.  Mais  l'objet  et  la  nature  de  cette 
édition  m'ont  prescrit  des  bornes  plus  étroites. 

Je  regrette  que  l'éloignement  ne  m'ait  pas  per- 
mis de  soumettre  à  mon  père  ce  premier  essai 
dans  une  carrière  dans  laquelle  il  m'a  introduit  et 
oii  je  cherche  à  marcher  sur  ses  traces.  Mais  j'ai 
eu  le  bonheur  de  pouvoir  communiquer  mon  tra- 
vail à  plusieurs  savants  et  littérateurs  du  premier 
ordre,  et  surtout  à  MM.  d'Ansse  de  Villoison, 
Visconti  et  Suard ,  qui  ont  bien  voulu  m'aider  de 
leurs  conseils  et  m'honorer  de  leurs  encourage- 
ments. 


DE  LA  MORALE  AVANT  THÉOPHRASTE. 


393 


APERÇU 
L'HISTOIRE  DE  LA  MORALE  EN  GRÈCE 

AVANT  THÉOPHRASTE. 


Malgré  les  germes  de  civilisation  que  des 
colonies  orientales  avaient  portés  dans  la  Grèce 
à  une  époque  très-reculée,  nous  trouvons  dans 
l'histoire  de  ce  pays  une  première  période  où  la 
vengeance  suspendue  sur  la  tête  du  criminel,  le 
pouvoir  arbitraire  d'un  chef,  et  l'indignation 
publique,  tenaient  lieu  de  justice  et  de  morale. 

Dans  ce  premier  âge  de  la  société,  au  lieu  de 
philosophes  moralistes,  des  guerriers  généreux 
parcourent  la  Grèce  pour  atteindre  et  punir  les 
coupables;  des  oracles  et  des  devins  attachent 
au  crime  une  flétrissure  qui  nécessite  des  expia- 
tions religieuses,  au  défaut  desquelles  le  crimi- 
nel est  menacé  de  la  colère  des  dieux  et  pros- 
crit parmi  les  hommes. 

Bientôt  des  poètes  recueillent  les  faits  héroï- 
ques et  les  événements  remarquables,  et  les 
chantent  en  mêlant  à  leurs  récits  des  réflexions 
et  des  sentences  qui  deviennent  des  proverbes 
et  des  maximes.  Ayant  conçu  l'idée  de  donner 
des  formes  humaines  à  ces  divinités  que  les  peu- 
ples de  l'Asie  représentaient  par  des  allégories 
souvent  bizarres ,  ils  furent  obligés  de  chercher 
dans  la  nature  humaine  ce  qu'elle  avait  de  plus 
élevé,  pour  composer  leurs  tableaux  des  traits 
qui  commandaient  la  plus  grande  admiration. 
Leurs  brillantes  fictions  se  ressentent  des  mœurs 
d'un  siècle  à  demi  barbare;  mais  elles  traçaient 
du  moins  à  leurs  contemporains  des  modèles  de 
grandeur,  et  même  de  vertus,  plus  parfaits  que 
la  réalité. 

Les  idées  que  la  tradition  avait  fournies  à  ces 
chantres  révérés ,  ou  que  leur  vive  imagination 
leur  avait  fait  découvrir,  furent  méditées,  réu- 
nies, augmentées  par  des  hommes  supérieurs,  en 
même  temps  que  tous  les  membres  de  la  société 
sentirent  le  besoin  de  sortir  de  cet  état  d'ins- 
tabilité ,  de  troubles  et  de  malheurs. 

Alors  les  héros  furent  remplacés  par  des  lé- 
gislateurs,  et  les  idées  religieuses  se  fixèrent; 
elles  furent  enseignées  surtout  dans  ces  célèbres 
mystères  fondés  par  Eumolpc ,  quelques  géné- 
rations avant  la  guerre  de  Troie ,  auxquels  Ci- 
céron'   attribue  la  civilisation  de  l'Europe,  et 

'  De  ti'ffibvs,  II,  14. 


que  la  Grèce  a  regardés  pendant  une  si  longue 
suite  de  siècles  comme  la  plus  sacrée  de  ses  ins- 
titutions. Dans  les  initiations  solennelles  d'Eleu- 
sis, la  morale  était  présentée  avec  la  sanction  im- 
posante de  peines  et  de  récompenses  dans  une 
vie  à  venir,  dont  les  notions,  d'abord  grossières, 
et  même  immorales ,  s'épurèrent  peu  à  peu. 

Dans  cette  période,  les  hommes  éclairés 
jouirent  d'une  vénération  d'autant  plus  grande, 
que  les  lumières  étaient  plus  rares;  et  les  talents 
extraordinaires  plaçaient  presque  toujours  celui 
qui  les  possédait  à  la  tête  du  gouvernement. 
L'orateur  philosophe  que  je  viens  de  citer  '  ob- 
serve que  parmi  les  sept  sages  de  la  Grèce  il 
n'y  eut  que  Thaïes  qui  ne  fut  pas  le  chef  de  sa 
république;  et  cette  exception  provint  de  ce  que 
ce  philosophe  se  livra  presque  exclusivement  aux 
sciences  physiques. 

Pythagore  seul  se  fraya  une  carrière  différente. 
Exilé  de  sa  patrie  par  la  tyrannie  de  Polycrate, 
il  demeura  sans  fonctions  civiles,  mais  il  fut  l'ami 
et  le  conseil  des  chefs  des  républiques  de  la  gran- 
de Grèce.  En  même  temps,  pour  se  créer  une 
sphère  d'activité  plus  vaste  et  plus  indépendante, 
il  fonda  une  école  qui  embrassait  à  la  fois  les 
sciences  physiques  et  les  sciences  morales,  et 
une  association  secrète  qui  devait  réformer  peu 
à  peu  tous  les  États  de  la  Grèce ,  et  substituer 
aux  institutions  qu'avaient  fait  naître  la  violence 
et  les  circonstances,  des  constitutions  fondées 
sur  les  véritables  bases  du  contrat  sociaP.  Mais 
cette  association  n'acquit  jamais  une  influence 
prépondérante  dans  la  Grèce  proprement  dite,  et 
n'y  laissa  guère  d'autres  traces  que  quelques 
traités  de  morale  qui  préparèrent  la  forme 
qu'Aristote  donna  par  la  suite  à  cette  science. 

Tant  que  les  républiques  de  la  Grèce  étaient 
florissantes,  leur  histoire  nous  offre  des  actions 
et  des  sentiments  sublimes  ;  la  morale  servait  de 
base  à  la  législation,  elle  présidait  aux  séances  de 
l'aréopage ,  elle  dictait  des  oracles,  et  conduisait 
la  plume  des  historiens;  ses  préceptes  étaient 
gravés  sur  les  hermès ,  prêches  publiquement  par 
les  poètes  dans  les  chœurs  de  leurs  tragédies,  et 
souvent  vengés  par  les  satires  politiques  de  la  co- 
médie de  ce  temps.  Mais,  excepté  le  petit  nombre 
d'écrits  pythagoriciens  dont  je  viens  de  parler, 
et  quelques  paraboles  qui  nous  ont  été  con- 
servées par  des  auteurs  postérieurs,  nous  ne 
voyons  paraître  dans  cette  période  aucun  ou- 


'  J)e  Oratorc,  111,34. 

'  F'oyez   M<îin«Ts,  flis/nirc  des  sciences  dans  lu  Grèce, 
liv.  lïl;  vi  ]r  f^oymjf  du  jcnnc  .4nncharsis,^\ni>.  75. 


394 


LES  CARAC'IÈRES  DE  THÉOPHRASTE. 


vrage  qui  truite  expressément  de  la  morale.  Les 
esprits  actifs  se  livraient  à  la  carrière  politique , 
où  les  appelait  la  forme  démocratique  des  gou- 
vernements sous  lesquels  ils  vivaient,  ou  aux  arts 
qui  promettaient  aussi  des  récompenses  publi- 
ques. Les  esprits  spéculatifs  s'occupaient  des 
sciences  physiques,  premier  objet  des  besoins  et 
de  la  curiosité  de  l'homme. 

La  morale  faisait,  à  la  vérité,  une  partie 
essentielle  de  l'éducation  qu'on  donnait  à  la  jeu- 
nesse ;  mais ,  dans  les  écoles ,  l'étude  de  cette 
science  était  presque  entièrement  subordonnée 
à  celle  de  l'éloquence;  et  cette  circonstance  con- 
tribua beaucoup  à  en  corrompre  les  principes. 
On  n'y  cherchait  ordinairement  que  ce  qui  pou- 
vait servir  à  émouvoir  les  passions  et  à  faire  ob- 
tenir les  suffrages  d'une  assemblée  tumultueuse. 
Cette  perversité  fut  même  érigée  en  science 
par  ces  vains  et  subtils  déclamateurs  appelés 
sophistes. 

En  même  temps  les  guerres  extérieures  et 
civiles,  l'inégaUté  des  fortunes,  la  tyrannie  exer- 
cée par  les  républiques  puissantes  sur  les  répu- 
bliques faibles,  et,  dans  l'intérieur  des  États,  la 
facilité  d'abuser  d'un  pouvoir  populaire  et  mal 
déterminé,  corrompaient  sensiblement  les  mœurs; 
et  les  républiques  se  ressentirent  bientôt,  par 
l'altération  des  anciennes  institutions ,  du  chan- 
gement qui  s'était  opéré  dans  les  esprits.  Mais, 
à  côté  des  vices  et  de  la  corruption,  les  lumières 
que  donne  l'expérience ,  et  l'indignation  même 
qu'inspire  le  crime,  forment  souvent  des  hommes 
que  leurs  vertus  élèvent  non-seulement  au-dessus 
de  leur  siècle,  mais  encore  au-dessus  de  la  vertu 
moins  éclairée  des  siècles  qui  les  ont  précédés. 
Cependant  la  carrière  politique  est  alors  fermée 
à  de  tels  hommes  par  la  distance  même  où  ils 
se  trouvent  du  vulgaire ,  et  par  la  répugnance 
que  leur  inspirent  l'intrigue  et  les  vils  moyens 
qu'il  faudrait  employer  pour  s'élever  aux  places 
et  pour  s'y  maintenir.  S'ils  sont  portés ,  par  cet 
instinct  sublime  qui  attache  notre  bonheur  à 
celui  de  nos  semblables,  vers  une  activité  géné- 
reuse ,  ils  ne  peuvent  s'y  livrer  qu'en  signalant 
les  méchants,  en  distinguant  ce  qui  reste  de 
citoyens  vertueux ,  en  s'entourant  de  l'espoir  de 
la  génération  future,  et  en  combattant  ses 
corrupteurs. 

Tels  furent  la  situation  et  les  sentiments  de 
Socrate,  lorsqu'il  résolut  de  faire  descendre, 
selon  le  beau  mot  de  Cicéron ,  la  philosophie  du 
ciel  sur  la  terre,  et  qu'il  s'érigea,  pour  ainsi 
dire ,  en  c^eur  public  de  ses  copcitoyens ,  as- 


servis à  la  fois  par  la  mollesse  et  par  la  tyrannie 

Il  combattit  les  pervers  par  les  armes  du  ri- 
dicule ,  et  s'attacha  les  vertueux  en  enflammant 
dans  leur  sein  le  sentiment  de  la  moralité.  Mais 
il  chercha  vainement  à  ramener  sa  patrie  à  un 
ordre  de  choses  dont  les  bases  avaient  été  dé- 
truites ,  et  il  périt  victime  de  sa  noble  entreprise. 

Bientôt  Philippe  et  Alexandre  reléguèrent 
presque  entièrement  dans  les  écoles  et  dans  lés 
livres  les  sentiments  qui  autrefois  avaient  formé 
des  citoyens  et  des  héros.  Le  philosophe  qui  vou- 
lait suivre  les  traces  de  Socrate  était  condamné 
au  rôle  de  Diogène;  Platon  et  Aristote  ensei- 
gnèrent dans  l'intérieur  de  l'Académie  et  du 
Lycée;  Zenon  trouva  peu  de  disciples  parmi 
ses  contemporains;  et  la  morale  d'Épicure ,  fon- 
dée sur  la  seule  sensibilité  physique,  fut  le  résul- 
tat naturel  de  cette  révolution,  et  l'expression 
fidèle  de  l'esprit  du  siècle  qui  la  suivit. 

Le  temps  des  vertus  privées  et  celui  des  ob- 
servations fines  et  délicates ,  des  systèmes  et 
des  fictions  morales,  avaient  succédé  aux  siè- 
cles des  vertus  publiques,  des  grands  hommes 
et  des  actions  sublimes. 

Les  différents  degrés  du  passage  à  ce  nou- 
vel ordre  de  choses  sont  marqués  par  les  ai- 
mables ouvrages  de  Xénophon,  qui  écrivit  comme 
Socrate  avait  parlé;  par  les  dialogues  spirituels 
de  Platon,  qui  plaça  les  beautés  morales  dans  des 
espaces  imaginaires  et  dans  des  pays  fictifs; 
par  la  doctrine  lumineuse  d'Aristote ,  entre  les 
mains  duquel  la  morale  devint  une  science  d'ob- 
servation; et  par  les  élégantes  satires  de  Théo- 
phraste,  dont  l'entreprise  a  pu  être  renouvelée 
du  temps  de  Louis  XIV. 


DISCOURS  DE  LA  BRUYERE 


THÉOPHRASTE. 


Je  n'estime  pas  que  l'homme  soit  capable  de  for- 
mer dans  son  esprit  un  projet  plus  vain  et  plus  chi- 
mérique, que  de  prétendre,  en  écrivant  de  quelque 
art  ou  de  quelque  science  que  ce  soit ,  échapper  à 
toute  sorte  de  critique  et  enlever  les  suffrages  de 
tous  ses  lecteurs. 

Car,  sans  m'étendre  sur  la  différence  des  esprits 
des  hommes ,  aussi  prodigieuse  en  eux  que  celle  de 
leurs  visages,  qui  fait  gortter  aux  uns  les  choses  de 


DISCOURS  SUR  THÉOPHRASÏE. 


spéculation ,  et  aux  autres  celles  de  pratique  ;  qui 
fait  que  quelques-uns  cherchent  dans  les  livres  à 
exercer  leur  imagination ,  quelques  autres  à  former 
leur  jugement;  qu'entre  ceux  qui  lisent,  ceux-ci 
aiment  à  être  forcés  par  la  démonstration ,  et  ceux- 
là  veulent  entendre  délicatement,  ou  former  des  rai- 
sonnements et  des  conjectures  ;  je  me  renferme  seu- 
lement dans  cette  science  qui  décrit  les  mœurs ,  qui 
examine  les  hommes ,  et  qui  développe  leurs  carac- 
tères ;  et  j'ose  dire  que  sur  les  ouvrages  qui  traitent 
de  choses  qui  les  touchent  de  si  près ,  et  où  il  ne 
s'agit  que  d'eux-mêmes ,  ils  sont  encore  extrême- 
ment difficiles  à  contenter. 

Quelques  savants  ne  goûtent  que  les  apophtheg- 
mes  des  anciens,  et  les  exemples  tirés  des  Romains, 
des  Grecs ,  des  Perses ,  des  Égyptiens  ;  l'histoire  du 
monde  présent  leur  est  insipide  :  ils  ne  sont  point 
touchés  des  hommes  qui  les  environnent  et  avec  qui 
ils  vivent,  et  ne  font  nulle  attention  à  leurs  mœurs. 
Les  femmes  au  contraire,  les  gens  de  la  cour,  et 
tous  ceux  qui  n'ont  que  beaucoup  d'esprit  sans  éru- 
dition, indifférents  pour  toutes  les  choses  qui  les  ont 
précédés,  sont  avides  de  celles  qui  se  passent  à  leurs 
yeux ,  et  qui  sont  comme  sous  leur  main  :  ils  les 
examinent,  ils  les  discernent;  ils  ne  perdent  pas  de 
vue  les  personnes  qui  les  entourent,  si  charmés  des 
descriptions  et  des  peintures  que  l'on  fait  de  leurs 
contemporains,  de  leurs  concitoyens,  de  ceux  enfin 
qui  leur  ressemblent ,  et  à  qui  ils  ne  croient  pas 
ressembler,  que  jusque  dans  la  chaire  l'on  se  croit 
obligé  souvent  de  suspendre  l'Évangile  pour  les 
prendre  par  leur  faible ,  et  les  ramener  à  leurs  de- 
voirs par  des  choses  qui  soient  de  leur  goût  et  de 
leur  ponée. 

La  cour,  ou  ne  connaît  pas  la  ville,  ou,  par  le 
mépris  qu'elle  a  pour  elle,  néglige  d'en  relever  le 
ridicule,  et  n'est  point  frappée  des  images  qu'il 
peut  fournir  ;  et  si  au  contraire  l'on  peint  la  cour, 
comme  c'est  toujours  avec  les  ménagements  qui  lui 
sont  dus,  la  ville  ne  tire  pas  de  cette  ébauche  de 
quoi  remplir  sa  curiosité,  et  se  faire  une  juste  idée 
d'un  pays  où  il  faut  même  avoir  vécu  pour  le  con- 
naître. 

D'autre  part,  il  est  naturel  aux  hommes  de  ne 
point  convenir  de  la  beauté  ou  de  la  délicatesse  d'un 
trait  de  morale  qui  les  peint ,  qui  les  désigne ,  et  où 
ils  se  reconnaissent  eux-mêmes  :  ils  se  tirent  d'em- 
barras en  le  condamnant;  et  tels  n'approuvent  la 
satire  que  lorsque ,  commençant  à  lâcher  prise  et  à 
s'éloigner  de  leurs  personnes ,  elle  va  mordre  quel- 
que autre. 

Knfin,  quelle  apparence  de  pouvoir  remplir  tous 
les  goûts  si  différents  des  hommes  par  un  seul  ou- 


395 

vrage  de  morale?  les  uns  cherchent  des  définitions, 
des  divisions,  des  tables,  et  de  la  méthode  :  ils  veuleht 
qu'on  leur  explique  ce  que  c'est  que  la  vertu  en  gé- 
néral, et  cette  vertu  en  particulier  ;  quelle  différence 
se  trouve  entre  la  valeur,  la  force,  et  la  magnani- 
mité ;  les  vices  extrêmes  par  le  défaut  ou  par  l'excès 
entre  lesquels  chaque  vertu  se  trouve  placée ,  et  du- 
quel de  ces  deux  extrêmes  elle  emprunte  davantage  : 
toute  autre  doctrine  ne  leur  plaît  pas.  Les  autres, 
contents  que  l'on  réduise  les  mœurs  aux  passions , 
et  que  l'on  explique  celles-ci  par  le  mouvement  du 
sang ,  par  celui  des  fibres  et  des  artères ,  quittent  un 
auteur  de  tout  le  reste. 

Il  s'en  trouve  d'un  troisième  ordre  qui ,  persuadés 
que  toute  doctrine  des  mœurs  doit  tendre  à  les 
réformer ,  à  discerner  les  bonnes  d'avec  les  mau- 
vaises ,  et  à  démêler  dans  les  hommes  ce  qu'il  y  a 
de  vain,  de  faible  et  de  ridicule,  d'avec  ce  qu'ils 
peuvent  avoir  de  bon,  de  sain  et  de  louable,  se 
plaisent  infiniment  dans  la  lecture  des  livres  qui , 
supposant  les  principes  physiques  et  moraux  rebat- 
tus par  les  anciens  et  les  modernes ,  se  jettent  d'a- 
bord dans  leur  application  aux  mœurs  du  temps , 
corrigent  les  hommes  les  uns  par  les  autres,  par 
ces  images  de  choses  qui  leur  sont  si  familières ,  et 
dont  néanmoins  ils  ne  s'avisaient  pas  de  tirer  leur 
instruction. 

Tel  est  le  traité  des  Caractères  des  mœurs  que 
nous  a  laissé  Théophraste  :  il  l'a  puisé  dans  les 
Éthiques  et  dans  les  grandes  Morales  d'Aristote, 
dont  il  fut  le  disciple.  Les  excellentes  définitions  que 
l'on  lit  au  commencement  de  chaque  chapitre  sont 
établies  sur  les  idées  et  sur  les  principes  de  ce  grand 
philosophe ,  et  le  fond  des  caractères  qui  y  sont  dé- 
crits est  pris  de  la  même  source.  Il  est  vrai  qu'il  se 
les  rend  propres  par  l'étendue  qu'il  leur  donne ,  et 
par  la  satire  ingénieuse  qu'il  en  tire  contre  les  vices 
des  Grecs,  et  surtout  des  Athéniens  (1). 

Ce  livre  ne  peut  guère  passer  que  pour  le  com- 
mencement d'un  plus  long  ouvrage  que  Théophraste 
avait  entrepris.  Le  projet  de  ce  philosophe ,  comme 
vous  le  remarquerez  dans  sa  préface,  était  de  traiter 
de  toutes  les  vertus  et  de  tous  les  vices.  Et  comme 
il  assure  lui-même  dans  cet  endroit  qu'il  commence 
un  si  grand  dessein  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix- 
neuf  ans ,  il  y  a  apparence  qu'une  prompte  mort 
l'empêcha  de  le  conduire  à  sa  perfection  (2).  J'avoue 
que  l'opinion  commune  a  toujours  été  qu'il  avait 
poussé  sa  vie  au  delà  de  cent  ans  ;  et  saint  Jérôme , 
dans  une  lettre  qu'il  écrit  à  Népotien,  assure  qu'il 
est  mort  à  cent  sept  ans  accomplis  :  de  sorte  que 
je  ne  doute  point  qu'il  n'y  ait  eu  une  ancienne  er- 
reur .  ou  dans  les  chiffres  grecs  qui  ont  servi  de 


396 


LES  CARACTÈRES  DE  THÉOPHRASTE. 


règle  à  Diogène  Laërce ,  qui  ne  le  fait  vivre  que 
qiAtre-vingt-quinze  années ,  ou  dans  les  premiers 
manuscrits  qui  ont  été  faits  de  cet  historien ,  s'il 
est  vrai  d'ailleurs  que  les  quatre-vingt-dix-neuf  ans 
que  cet  auteur  se  donne  dans  cette  préface  se  lisent 
également  dans  quatre  manuscrits  de  la  bibliothèque 
palatine,  où  l'on  a  aussi  trouvé  les  cinq  derniers 
chapitres  des  Caractères  de  Théophraste  qui  man- 
quaient aux  anciennes  impressions,  et  où  l'on  a  vu 
deux  titres ,  l'un  du  goût  qu'on  a  pour  les  vicieux, 
et  l'autre  du  gain  sordide,  qui  sont  seuls  et  dé- 
nués de  leurs  chapitres  (3). 

Ainsi  cet  ouvrage  n'est  peut-être  même  qu'un 
simple  fragment,  mais  cependant  un  reste  précieux 
de  l'antiquité,  et  un  monument  de  la  vivacité  de 
l'esprit  et  du  jugement  ferme  et  solide  de  ce  phi- 
losophe dans  un  âge  si  avancé.  En  effet ,  il  a  tou- 
jours été  lu  comme  un  chef-d'œuvre  dans  son  genre  : 
il  ne  se  voit  rien  où  le  goût  attique  se  fasse  mieux 
remarquer ,  et  où  l'élégance  grecque  éclate  davan- 
tage; on  l'a  appelé  un  livre  d'or.  Les  savants,  fai- 
sant attention  à  la  diversité  des  mœurs  qui  y  sont 
traitées ,  et  à  la  manière  naïve  dont  tous  les  carac- 
tères y  sont  exprimés ,  et  la  comparant  d'ailleurs 
avec  celle  du  poète  Ménandre,  disciple  de  Théo- 
phraste, et  qui  servit  ensuite  de  modèle  à  Térence, 
qu'on  a  dans  nos  jours  si  heureusement  imité,  ne 
peuvent  s'empêcher  de  reconnaître  dans  ce  petit 
ouvrage  la  première  source  de  tout  le  comique  :  je 
dis  de  celui  qui  est  épuré  des  pointes ,  des  obscé- 
nités, des  équivoques,  qui  est  pris  dans  la  nature, 
qui  fait  rire  les  sages  et  les  vertueux  (4). 

Mais  peut-être  que ,  pour  relever  le  mérite  de  ce 
traité  des  Caractères ,  et  en  inspirer  la  lecture,  il  ne 
sera  pas  inutile  de  dire  quelque  chose  de  celui  de 
leur  auteur.  Il  était  d'Érèse ,  ville  de  Lesbos ,  fils 
d'un  foulon  :  il  eut  pour  premier  maître  dans  son 
pays  un  certain  Leucippe  (5),  qui  était  de  la  même 
ville  que  lui;  de  là  il  passa  à  l'école  de  Platon,  et 
s'arrêta  ensuite  à  celle  d'Aristote ,  où  il  se  distin- 
gua entre  tous  ses  disciples.  Ce  nouveau  maître , 
charmé  de  la  facilité  de  son  esprit  et  de  la  douceur 
de  son  élocution ,  lui  changea  son  nom ,  qui  était 
ïyrtame ,  en  celui  d'Euphraste ,  qui  signifie  celui 
qui  parle  bien  ;  et  ce  nom  ne  répondant  point  assez 
à  la  haute  estime  qu'il  avait  de  la  beauté  de  son  gé- 
nie et  de  ses  expressions ,  il  l'appela  Théophraste , 
c'est-à-dire  un  homme  dont  le  langage  est  divin. 
Et  il  semble  que  Cicéron  ait  entré  dans  les  senti- 
ments de  ce  philosophe ,  lorsque,  dans  le  livre  qu'il 
intitule  Brutus,  ou  des  Orateurs  illustres,  il  parle 
ainsi  (6)  :  «  Qui  est  plus  fécond  et  plus  abondant 
«  que  Platon ,  plus  solide  et  plus  ferme  qu'Aristote, 


«  plus  agréable  et  plus  doux  que  Théophraste?  »  Et 
dans  quelques-unes  de  ses  épîtres  à  Atticus,  on 
voit  que ,  parlant  du  même  Théophraste ,  il  l'appelle 
son  ami  ;  que  la  lecture  de  ses  livres  lui  était  fami- 
lière ,  et  qu'il  en  faisait  ses  délices  (7) . 

Aristote  disait  de  lui  et  de  Callisthène  (8) ,  un 
autre  de  ses  disciples ,  ce  que  Platon  avait  dit  la 
première  fois  d'Aristote  même  et  de  Xénocrate  (9) , 
que  Callisthène  était  lent  à  concevoir  et  avait  l'e»- 
prit  tardif,  et  que  Théophraste,  au  contraire,  l'a- 
vait si  vif,  si  perçant,  si  pénétrant,  qu'il  compre- 
nait d'abord  d'une  chose  tout  ce  qui  en  pouvait 
être  connu  ;  que  l'un  avait  besoin  d'éperon  pour 
être  excité,  et  qu'il  fallait  à  l'autre  un  frein  pour 
le  retenir. 

Il  estimait  en  celui  -  ci ,  sur  toutes  choses ,  un 
caractère  de  douceur  qui  régnait  également  dans  ses 
mœurs  et  dans  son  style  (10).  L'on  raconte  que  les 
disciples  d'Aristote ,  voyant  leur  maître  avancé  en 
âge  et  d'une  santé  fort  affaiblie ,  le  prièrent  de  leur 
nommer  son  successeur  ;  que  comme  il  avait  deux 
hommes  dans  son  école  sur  qui  seuls  ce  choix  pou- 
vait tomber,  Ménédème  (11)  le  Rhodien  et  Théo- 
phraste d'Érèse ,  par  un  esprit  de  ménagement  pour 
celui  qu'il  voulait  exclure ,  il  se  déclara  de  cette 
manière.  11  feignit,  peu  de  temps  après  que  ses  dis- 
ciples lui  eurent  fait  cette  prière ,  et  en  leur  pré- 
sence, que  le  vin  dont  il  faisait  un  usage  ordinaire 
lui  était  nuisible ,  et  il  se  fit  apporter  des  vins  de 
Rhodes  et  de  Lesbos  :  il  goûta  de  tous  les  deux , 
dit  qu'ils  ne  démentaient  point  leur  terroir ,  et  que 
chacun  dans  son  genre  était  excellent;  que  le  pre- 
mier avait  de  la  force,  mais  que  celui  de  Lesbos 
avait  plus  de  douceur ,  et  qu'il  lui  donnait  la  pré- 
férence. Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  fait,  qu'on  lit  dans 
Aulu-Gelle,  il  est  certain  que  lorsque  Aristote, 
accusé  par  Eurymédon ,  prêtre  de  Cérès ,  d'avoir 
mal  parlé  des  dieux,  craignant  le  destin  de  Socrate , 
voulut  sortir  d'Athènes  et  se  retirer  à  Chalcis ,  ville 
d'Eubée,  il  abandonna  son  école  au  Lesbien,  lui 
confia  ses  écrits ,  à  condition  de  les  tenir  secrets  ; 
et  c'est  par  Théophraste  que  sont  venus  jusques 
à  nous  les  ouvrages  de  ce  grand  homme  (12). 

Son  nom  devint  si  célèbre  par  toute  la  Grèce, 
que ,  successeur  d'Aristote ,  il  put  compter  bientôt 
dans  l'école  qu'il  lui  avait  laissée  jusques  à  deux  mille 
disciples.  Il  excita  l'envie  de  Sophocle  (13),  fils 
d'Amphiclide ,  et  qui  pour  lors  était  préteur  :  celui- 
ci  ,  en  effet  son  ennemi ,  mais  sous  prétexte  d'une 
exacte  police  et  d'empêcher  les  assemblées ,  fit  unç 
loi  qui  défendait,  sur  peine  de  la  vie,  à  aucun  phi- 
losophe d'enseigner  dans  les  écoles.  Ils  obéirent; 
mais  l'année  suivante,  Philon  ayant  succédé  à  So- 


DISCOURS  SUR  THÉOPHRASTE. 


3W 


phocle,  qui  était  sorti  de  charge,  le  peuple  d'A- 
thènes abrogea  cette  loi  odieuse  que  ce  dernier 
avait  faite,  le  condamna  à  une  amende  de  cinq 
talents,  rétablit  Théophraste  et  le  reste  des  phi- 
losophes. 

Plus  heureux  qu'Aristote,  qui  avait  été  contraint 
de  céder  à  Eurymédon,  il  fut  sur  le  point  de  voir 
un  certain  Agnonide  puni  comme  impie  par  les 
Athéniens ,  seulement  à  cause  qu'il  avait  osé  l'ac- 
cuser d'impiété  :  tant  était  grande  l'affection  que 
ce  peuple  avait  pour  lui ,  et  qu'il  méritait  par  sa 
vertu  (14). 

En  effet ,  on  lui  rend  ce  témoignage ,  qu'il  avait 
une  singulière  prudence ,  qu'il  était  zélé  pour  le 
bien  public,  laborieux,  officieux,  affable,  bien- 
faisant. Ainsi,  au  rapport  de  Plutarque  (15),  lors- 
que Érèse  fut  accablée  de  tyrans  qui  avaient  usurpé 
la  domination  de  leur  pays ,  il  se  joignit  à  Phi- 
dias (16),  son  compatriote,  contribua  avec  lui  de 
ses  biens  pour  armer  les  bannis,  qui  rentrèrent 
dans  leur  ville ,  en  chassèrent  les  traîtres ,  et  ren- 
dirent à  toute  l'île  de  Lesbos  sa  liberté. 

Tant  de  rares  qualités  ne  lui  acquirent  pas  seu- 
lement la  bienveillance  du  peuple,  mais  encore 
l'estime  et  la  familiarité  des  rois.  Il  fut  ami  de 
Cassandre ,  qui  avait  succédé  à  Aridée ,  frère 
d'Alexandre  le  Grand ,  au  royaume  de  Macé- 
doine (17)  ;  et  Ptolomée,  fils  de  Lagus  et  premier 
roi  d'Egypte,  entretint  toujours  un  commerce  étroit 
avec  ce  philosophe.  Il  mourut  enfin  accablé  d'an- 
nées et  de  fatigues ,  et  il  cessa  tout  à  la  fois  de  tra- 
vailler et  de  vivre.  Toute  la  Grèce  le  pleura ,  et 
tout  le  peuple  athénien  assista  à  ses  funérailles. 

L'on  raconte  de  lui  que,  dans  son  extrême  vieil- 
lesse, ne  pouvant  plus  marcher  à  pied,  il  se  faisait 
porter  en  litière  par  la  ville,  où  il  était  vu  du 
peuple  à  qui  il  était  si  cher.  L'on  dit  aussi  que  ses 
disciples,  qui  entouraient  son  lit  lorsqu'il  mourut, 
lui  ayant  demandé  s'il  n'avait  rien  à  leur  recom- 
mander, il  leur  tint  ce  discours  :  «  La  vie  nous  sé- 
«  duit,  elle  nous  promet  de  grands  plaisirs  dans  la 
«  possession  de  la  gloire,  mais  à  peine  commence- 
«  t-on  à  vivre ,  qu'il  faut  mourir.  Il  n'y  a  souvent 
«  rien  de  plus  stérile  que  l'amour  de  la  réputation. 
«  Cependant,  mes  disciples,  contentez-vous  :  si 
«  vous  négligez  l'estime  des  hommes,  vous  vous 
«  épargnez  à  vous-mêmes  de  grands  travaux  ;  s'ils 
«  ne  rebutent  point  votre  courage ,  il  peut  arriver 
«  que  la  gloire  sera  votre  récompense.  Souvenez- 
«  vous  seulement  qu'il  y  a  dans  la  vie  beaucoup  de 
«  choses  inutiles ,  et  qu'il  y  en  a  peu  qui  mènent 
«  à  une  fin  solide.  Ce  n'est  point  à  moi  à  délibé- 
«  rer  sur  le  parti  que  je  dois  prendre ,  il  n'est  plus 


«  temps  :  pour  vous ,  qui  avez  à  me  survivre ,  vous 
«  ne  sauriez  peser  trop  mûrement  ce  que  vous  de- 
«  vez  faire.  »  Et  ce  furent  là  ses  dernières  paroles. 
Cicéron,  dans  le  troisième  livre  des  Tusculanes, 
dit  que  Théophraste  mourant  se  plaignit  de  la  na- 
ture, de  ce  qu'elle  avait  accordé  aux  cerfs  et  aux 
corneilles  une  vie  si  longue ,  qui  leur  est  inutile, 
lorsqu'elle  n'avait  donné  aux  hommes  qu'une  vie 
très-courte,  bien  qu'il  leur  importe  si  fort  de  vivre 
longtemps  ;  que ,  si  l'âge  des  hommes  eût  pu  s'é- 
tendre à  un  plus  grand  nombre  d'années,  il  serait 
arrivé  que  leur  vie  aurait  été  cultivée  par  une  doc- 
trine universelle ,  et  qu'il  n'y  aurait  eu  dans  le 
monde  ni  art  m  science  qui  n'eût  atteint  sa  per- 
fection (18).  Et  saint  Jérôme,  dans  l'endroit  déjà 
cité,  assure  que  Théophraste,  à  l'âge  de  cent  sept 
ans ,  frappé  de  la  maladie  dont  il  mourut ,  regretta 
de  sortir  de  la  vie  dans  un  temps  oij  il  ne  faisait 
que  commencer  à  être  sage  (19). 

Il  avait  coutume  de  dire  qu'il  ne  faut  pas  aimer 
ses  amis  pour  les  éprouver,  mais  les  éprouver  pour 
les  aimer;  que  les  amis  doivent  être  communs 
entre  les  frères,  comme  tout  est  commun  entre 
les  amis  ;  que  l'on  devait  plutôt  se  fier  à  un  cheval 
sans  frein ,  qu'à  celui  qui  parle  sans  jugement  ;  que 
la  plus  forte  dépense  que  l'on  puisse  faire  est  celle 
du  temps.  Il  dit  un  jour  à  un  homme  qui  se  taisait 
à  table  dans  un  festin  :  «  Si  tu  es  un  habile  homme, 
«  tu  as  tort  de  ne  pas  parler  ;  mais  s'il  n'est  pas 
«  ainsi ,  tu  en  sais  beaucoup.  »  Voilà  quelques-unes 
de  ses  maximes  (20). 

Mais  si  nous  parlons  de  ses  ouvrages ,  ils  sont 
infinis ,  et  nous  n'apprenons  pas  que  nul  ancien  ait 
plus  écrit  que  Théophraste.  Diogène  Laèrce  fait 
rénumération  de  plus  de  deux  cents  traités  diffé- 
rents ,  et  sur  toutes  sortes  de  sujets ,  qu'il  a  com- 
posés. La  plus  grande  partie  s'est  perdue  par  le 
malheur  des  temps ,  et  l'autre  se  réduit  à  vingt 
traités ,  qui  sont  recueillis  dans  le  volume  de  ses 
œuvres.  L'on  y  voit  neuf  livres  de  l'histoire  des 
plantes ,  six  livres  de  leurs  causes  :  il  a  écrit  des 
vents ,  du  feu ,  des  pierres ,  du  miel ,  des  signes  du 
beau  temps,  des  signes  de  la  pluie,  des  signes  de  la 
tempête, des  odeurs,  de  la  sueur,  du  vertige,  de  la 
lassitude ,  du  relâchement  des  nerfs ,  de  la  défail- 
lance ,  des  poissons  qui  vivent  hors  de  l'eau ,  des 
animaux  qui  changent  de  couleur,  des  animaux  qui 
naissent  subitement ,  des  animaux  sujets  à  l'envie, 
des  caractères  des  mœurs.  Voilà  ce  qui  nous  reste 
de  ses  écrits ,  entre  lesquels  ce  dernier  seul ,  dont 
on  donne  la  traduction ,  peut  répondre  non-seule- 
ment de  la  beauté  de  ceux  que  l'on  vient  de  dé- 
duire, mais  encore  du  mérite  d'un  nombre  infini 


398 


LKS  CARACTERES  DE  THEOPHRASTE. 


d'autres  qui  ne  sont  point  venus  jusqu'à  nous  (21). 

Que  si  quelques-uns  se  refroidissaient  pour  cet 
ouvrage  moral  par  les  choses  qu'ils  y  voient,  qui 
sont  du  temps  auquel  il  a  été  écrit,  et  qui  ne  sont 
point  selon  leurs  mœurs  ;  que  peuvent-ils  faire  de 
plus  utile  et  de  plus  agréable  pour  eux ,  que  de  se 
défaire  de  cette  prévention  pour  leurs  coutumes  et 
leurs  manières,  qui,  sans  autre  discussion,  non- 
seulement  les  leur  fait  trouver  lès  meilleures  de 
toutes ,  mais  leur  fait  presque  décider  que  tout  ce 
qui  n'y  est  pas  conforme  est  méprisable,  et  qui  les 
prive ,  dans  la  lecture  des  livres  des  anciens ,  du 
plaisir  et  de  l'instruction  qu'ils  en  doivent  at- 
tendre? 

Nous ,  qui  sommes  si  modernes ,  serons  anciens 
dans  quelques  siècles.  Alors  l'histoire  du  nôtre  fera 
goûter  à  la  postérité  la  vénalité  des  cliarges,  c'est- 
à-dire  le  pouvoir  de  protéger  l'innocence ,  de  punir 
le  crime ,  et  de  faire  justice  à  tout  le  monde ,  acheté 
à  deniers  comptants  comme  une  métairie  ;  la  splen- 
deur des  partisans  (22),  gens  si  méprisés  chez  les 
Hébreux  et  chez  les  Grecs.  L'on  entendra  parler 
d'une  capitale  d'un  grand  royaume  où  il  n'y  avait 
ni  places  publiques ,  ni  bains ,  ni  fontaines ,  ni  am- 
phithéâtres ,  ni  galeries ,  ni  portiques ,  ni  prome- 
noirs ,  qui  était  pourtant  une  ville  merveilleuse. 
L'on  dira  que  tout  le  cours  de  la  vie  s'y  passait 
presque  à  sortir  de  sa  maison  pour  aller  se  renfer- 
mer dans  celle  d'un  autre;  que  d'honnêtes  femmes, 
qui  n'étaient  ni  marchandes  ni  hôtelières ,  avaient 
leurs  maisons  ouvertes  à  ceux  qui  payaient  pour  y 
entrer  ;  que  l'on  avait  à  choisir  des  dés ,  des  cartes, 
et  de  tous  les  jeux  ;  que  l'on  mangeait  dans  ces 
maisons,  et  qu'elles  étaient  commodes  à  tout  com- 
merce. L'on  saura  que  le  peuple  ne  paraissait  dans 
la  ville  que  pour  y  passer  avec  précipitation  ;  nul 
entretien,  nulle  familiarité;  que  tout  y  était  fa- 
rouche et  comme  alarmé  par  le  bruit  des  chars  qu'il 
fallait  éviter,  et  qui  s'abandonnaient  au  milieu  des 
rues ,  comme  on  fait  dans  une  lice  pour  remporter 
le  prix  de  la  course.  L'on  apprendra  sans  étonne- 
ment  qu'en  pleine  paix ,  et  dans  une  tranquillité  pu- 
blique, des  citoyens  entraient  dans  les  temples,  al- 
laient voir  des  femmes ,  ou  visitaient  leurs  amis , 
avec  des  armes  offensives,  et  qu'il  n'  y  avait  pres- 
que personne  qui  n'eût  à  sou  côté  de  quoi  pouvoir 
d'un  seul  coup  en  tuer  un  autre.  Ou  si  ceux  qui 
viendront  après  nous ,  rebutés  par  des  mœurs  si 
franges  et  si  différentes  des  leurs ,  se  dégoûtent 
par  là  de  nos  mémoires ,  de  nos  poésies ,  de  notre 
comique  et  de  nos  satires ,  pouvons-nous  ne  les  pas 
plaindre  par  avance  de  se  priver  eux-mêmes ,  par 
cette  fausse  délicatesse ,  de  la  lecture  de  si  beaux 


ouvrages,  si  travaillés,  si  réguliers,  et  de  la  con- 
naissance du  plus  beau  règne  dont  jamais  l'histoire 
ait  été  embellie  ? 

Ayons  donc  pour  les  livres  des  anciens  cette 
même  indulgence  que  nous  espérons  nous-mêmes 
de  la  postérité,  persuadés  que  les  hommes  n'ont 
point  d'usages  ni  de  coutumes  qui  soient  de  tous 
les  siècles;  qu'elles  changent  avec  le  temps;  que 
nous  sommes  trop  éloignés  de  celles  qui  ont  passé, 
et  trop  proches  de  celles  qui  régnent  encore ,  pour 
être  dans  la  distance  qu'il  faut  pour  faire  des  unes 
et  des  autres  un  juste  discernement.  Alors,  ni  ce 
que  nous  appelons  la  politesse  de  nos  mœurs ,  ni  la 
bienséance  de  nos  coutumes,  ni  notre  faste,  ni  notre 
magnificence ,  ne  nous  préviendront  pas  davantage 
contre  la  vie  simple  des  Athéniens ,  que  contre  celle 
des  premiers  hommes,  grands  par  eux-mêmes,  et 
indépendamment  de  mille  choses  extérieures  qui 
ont  été  depuis  inventées  pour  suppléer  peut-être  à 
cette  véritable  grandeur  qui  n'est  plus. 

La  nature  se  montrait  en  eux  dans  toute  sa  pu- 
reté et  sa  dignité,  et  n'était  point  encore  souillée 
par  la  vanité,  par  le  luxe  et  par  la  sotte  ambition. 
Un  homme  n'était  honoré  sur  la  terre  qu'à  cause 
de  sa  force  ou  de  sa  vertu  :  il  n'était  point  riche 
par  des  charges  ou  des  pensions ,  mais  par  son 
champ,  par  ses  troupeaux,  par  ses  enfants  et  ses 
serviteurs  ;  sa  nourriture  était  saine  et  naturelle , 
les  fruits  de  la  terre,  le  lait  de  ses  animaux  et  de  ses 
brebis  ;  ses  vêtements  simples  et  uniformes ,  leurs 
laines,  leurs  toisons;  ses  plaisirs  innocents,  une 
grande  récolte ,  le  mariage  de  ses  enfants ,  l'union 
avec  ses  voisins,  la  paix  dans  sa  famille.  Rien  n'est 
plus  opposé  à  nos  mœurs  que  toutes  ces  choses  ; 
mais  l'éloignement  des  temps  nous  les  fait  goûter, 
ainsi  que  la  distance  des  lieux  nous  fait  recevoir 
tout  ce  que  les  diverses  relations  ou  les  livres  de 
voyages  nous  apprennent  des  pays  lointains  et  des 
nations  étrangères. 

Ils  racontent  une  religion,  une  police,  une  ma- 
nière de  se  nourrir,  de  s'habiller,  de  bâtir,  et  de 
faire  la  guerre ,  qu'on  ne  savait  point ,  des  mœurs 
que  l'on  ignorait  :  celles  qui  approchent  des  nôtres 
nous  touchent,  celles  qui  s'en  éloignent  nous  éton- 
nent ;  mais  toutes  nous  amusent,  moins  rebutés 
par  la  barbarie  des  manières  et  des  coutumes  de 
peuples  si  éloignés ,  qu'instruits  et  même  réjouis 
par  leur  nouveauté  ;  il  nous  suffit  que  ceux  dont 
il  s'agit  soient  Siamois,  Chinois,  Nègres  ou  Abys- 
sins. 

Or  ceux  dont  Théophraste  nous  peint  les  mœurs 
dans  ses  Caractères  étaient  Athéniens,  et  nous 
sommes  Français  :  et  si  nous  joignons  à  la  diver- 


DISCOURS  SUR  THÉOPHRASTE. 


399 


site  des  lieux  et  du  climat  le  long  intervalle  des 
temps,  et  que  nous  considérions  que  ce  livre  a  pu 
être  écrit  la  dernière  année  de  la  cent  quinzième 
olympiade,  trois  cent  quatorze  ans  avant  l'ère 
chrétienne ,  et  qu'ainsi  il  y  a  deux  mille  ans  ac- 
complis que  vivait  ce  peuple  d'Athènes  dont  il 
fait  la  peinture ,  nous  admirerons  de  nous  y  recon- 
naître nous-mêmes,  nos  amis,  nos  ennemis,  ceux 
avec  qui  nous  vivons ,  et  que  cette  ressemblance 
avec  des  hommes  séparés  par  tant  de  siècles  soit  si 
entière.  En  effet,  les  hommes  n'ont  point  changé 
selon  le  cœur  et  selon  les  passions;  ils  sont  encore 
tels  qu'ils  étaient  alors  et  qu'ils  sont  marqués  dans 
Théophraste ,  vains ,  dissimulés ,  flatteurs ,  intéres- 
sés ,  effrontés ,  importuns,  défiants,  médisants,  que- 
relleurs ,  superstitieux. 

Il  esfvrai,  Athènes  était  libre,  c'était  le  centre 
d'une  république  :  ses  citoyens  étaient  égaux;  ils 
oe  rougissaient  point  l'un  de  l'autre;  ils  marchaient 
presque  seuls  et  à  pied  dans  une  ville  propre ,  pai- 
sible et  spacieuse ,  entraient  dans  les  boutiques  et 
dans  les  marchés,  achetaient  eux-mêmes  les  choses 
nécessaires;  l'émulation  d'une  cour  ne  les  faisait 
point  sortir  d'une  vie  commune  :  ils  réservaient 
leurs  esclaves  pour  les  bains,  pour  les  repas,  pour 
le  service  intérieur  des  maisons ,  pour  les  voyages  ; 
ils  passaient  une  partie  de  leur  vie  dans  les  places, 
dans  les  temples,  aux  amphithéâtres,  sur  un  port, 
sous  des  portiques ,  et  au  milieu  d'une  ville  dont  ils 
étaient  également  les  maîtres.  Là  le  peuple  s'as- 
semblait pour  parler  ou  pour  délibérer  (23)  des  af- 
faires publiques  ;  ici  il  s'entretenait  avec  les  étran- 
gers; ailleurs  les  philosophes  tantôt  enseignaient 
leur  doctrine,  tantôt  conféraient  avec  leurs  disci- 
ples :  ces  lieux  étaient  tout  à  la  fois  la  scène  des 
plaisirs  et  des  affaires.  Il  y  avait  dans  ces  moeurs 
quelque  chose  de  simple  et  de  populaire ,  et  qui  res- 
semble peu  aux  nôtres,  je  l'avoue;  mais  cependant 
quels  hommes  en  général  que  les  Athéniens!  et 
quelle  ville  qu'Athènes!  quelles  lois!  quelle  police! 
quelle  valeur!  quelle  discipline!  quelle  perfection 
dans  toutes  les  sciences  et  dans  tous  les  arts  !  mais 
quelle  politesse  dans  le  commerce  ordinaire  et 
dans  le  langage!  Théophraste,  le  même  Théophraste 
dont  l'on  vient  de  dire  de  si  grandes  choses,  ce  par- 
leur agréable ,  cet  homme  qui  s'exprimait  divine- 
ment ,  fut  reconnu  étranger  et  appelé  de  ce  nom 
par  une  simple  femme  de  qui  il  achetait  des  herbes 
au  marché,  et  qui  reconnut ,  par  je  ne  sais  quoi 
d'attique  qui  lui  manquait,  et  que  les  Romains  ont 
depuis  appelé  urbanité,  qu'il  n'était  pas  Athénien  : 
et  Cicéron  rapporte  que  ce  grand  personnage  de- 
meura étonné  de  voir  qu'ayant  vieilli  dans  Athè- 


nes ,  possédant  si  parfaitement  le  langage  attique , 
et  en  ayant  acquis  l'accent  par  une  habitude  de 
tant  d'années,  il  ne  s'était  pu  donner  ce  que  le 
simple  peuple  avait  naturellement  et  sans  nulle 
peine  (24).  Que  si  l'on  ne  laisse  pas  de  lire  quel- 
quefois dans  ce  traité  des  Caractères  de  certaines 
mœurs  qu'on  ne  peut  excuser,  et  qui  nous  parais- 
sent ridicules ,  il  faut  se  souvenir  qu'elles  ont  paru 
telles  à  Théophraste,  qui  les  a  regardées  comme 
des  vices  dont  il  a  fait  une  peinture  naïve  qui  fit 
honte  aux  Athéniens  et  qui  servit  à  les  corriger. 

Enfin ,  dans  l'esprit  de  contenter  ceux  qui  reçoi- 
vent froidement  tout  ce  qui  appartient  aux  étran- 
gers et  aux  anciens ,  et  qui  n'estiment  que  leurs 
mœurs,  on  les  ajoute  à  cet  ouvrage.  L'on  a  cru 
pouvoir  se  dispenser  de  suivre  le  projet  de  ce  phi- 
losophe, soit  parce  qu'il  est  toujours  pernicieux  de 
poursuivre  le  travail  d'autrui,  surtout  si  c'est  d'un 
ancien  ou  d'un  auteur  d'une  grande  réputation; 
soit  encore  parce  que  cette  unique  figure  qu'on 
appelle  description  ou  énumération ,  employée  avec 
tant  de  succès  dans  ces  vingt-huit  chapitres  des 
Caractères ,  pourrait  en  avoir  un  beaucoup  moin- 
dre ,  si  elle  était  traitée  par  un  génie  fort  inférieur 
à  celui  de  Théophraste. 

Au  contraire,  se  ressouvenant  que  parmi  le  grand 
nombre  des  traités  de  ce  philosophe,  rapportés  par 
Diogène  Laërce,  il  s'en  trouve  un  sous  le  titre  de 
Proverbes ,  c'est-à-dire  de  pièces  détachées,  comme 
des  réflexions  ou  des  remarques  ;  que  le  premier  et 
le  plus  grand  livre  de  morale  qui  ait  été  fait  porte 
ce  même  nom  dans  les  divines  Écritures  ;  on  s'est 
trouvé  excité,  par  de  si  grands  modèles,  à  suivre, 
selon  ses  forces ,  une  semblable  manière  d'écrire 
des  mœurs  (25)  ;  et  l'on  n'a  point  été  détourné  de 
son  entreprise  par  deux  ouvrages  de  morale  qui 
sont  dans  les  mains  de  tout  le  monde,  et  d'où,  faute 
d'attention,  ou  par  un  esprit  de  critique ,  quelques- 
uns  pourraient  penser  que  ces  remarques  sont  imi- 
tées. 

L'un,  par  l'engagement  de  son  auteur  (26),  fait 
servir  la  métaphysique  à  la  religion ,  fait  connaître 
l'ame ,  ses  passions ,  ses  vices ,  traite  les  grands  et 
les  sérieux  motifs  pour  conduire  à  la  vertu ,  et  veut 
rendre  l'homme  chrétien.  L'autre,  qui  est  la  pro- 
duction d'un  esprit  instruit  par  le  commerce  du 
monde  (27),  et  dont  la  délicatesse  était  égale  à  la 
pénétration,  observant  que  l'amour  -  propre  est 
dans  l'homme  la  cause  de  tous  ses  faibles,  l'attaque 
sans  relâche  quelque  part  où  il  le  trouve;  et  cette 
unique  pensée,  comme  multipliée  en  mille  autres, 
a  toujours,  par  le  choix  des  mots  et  par  la  variété 
de  l'expression ,  la  grâce  de  la  nouveauté. 


400 


LES  CAKACTKRES  DE  ÏHÉOPHRASïE. 


li'on  ne  suit  aucune  de  ces  routes  dans  l'ouvrage 
qui  est  joint  à  la  traduction  des  Caractères;  il  est 
tout  différent  des  deux  autres  que  je  viens  de  tou- 
cher :  moins  sublime  que  le  premier,  et  moins  dé- 
licat que  le  second,  il  ne  tend  qu'à  rendre  l'homme 
raisonnable ,  mais  par  des  voies  simples  et  commu- 
nes, et  en  l'examinant  indifféremment,  sans  beau- 
coup de  méthode,  et  selon  que  les  divers  chapi- 
tres y  conduisent,  par  les  âges,  les  sexes  et  les 
conditions,  et  par  les  vices,  les  faibles  et  le  ridi- 
cule qui  y  sont  attachés. 

L'on  s'est  plus  appliqué  aux  vices  de  l'esprit,  aux 
replis  du  cœur  et  à  tout  l'intérieur  de  l'homme , 
que  n'a  fait  Théophraste  :  et  l'on  peut  dire  que 
comme  ses  Caractères ,  par  mille  choses  extérieu- 
res qu'ils  font  remarquer  dans  l'homme ,  par  ses 
actions,  ses  paroles  et  ses  démarches,  apprennent 
quel  est  son  fond,  et  font  remonter  jusqu'à  la 
source  de  son  dérèglement;  tout  au  contraire,  les 
nouveaux  Caractères,  déployant  d'abord  les  pen- 
sées ,  les  sentiments  et  les  mouvements  des  hom- 
mes ,  découvrent  le  principe  de  leur  malice  et  de 
leurs  faiblesses ,  font  que  l'on  prévoit  aisément  tout 
ce  qu'ils  sont  capables  de  dire  ou  de  faire ,  et  qu'on 
ne  s'étonne  plus  de  mille  actions  vicieuses  ou  fri- 
voles dont  leur  vie  est  toute  remplie. 

Il  faut  avouer  que  suivies  titres  de  ces  deux  ou- 
vrages l'embarras  s'est  trouvé  presque  égal.  Pour 
ceux  qui  partagent  le  dernier,  s'ils  ne  plaisent  point 
assez ,  l'on  permet  d'en  suppléer  d'autres  :  mais ,  à 
l'égard  des  titres  des  Caractères  de  Théophraste,  la 
même  liberté  n'est  pas  accordée,  parce  qu'on  n'est 
point  maître  du  bien  d'autrui.  Il  a  fallu  suivre  l'es- 
prit de  l'auteur,  et  les  traduire  selon  le  sens  le 
plus  proche  de  la  diction  grecque,  et  en  même  temps 
selon  la  plus  exacte  conformité  avec  leurs  chapi- 
tres :  ce  qui  n'est  pas  une  chose  facile ,  parce  que 
souvent  la  signification  d'un  terme  grec  traduit  en 
français  mot  pour  mot,  n'est  plus  la  même  dans 
notre  langue  :  par  exemple ,  ironie  est  chez  nous 
une  raillerie  dans  la  conversation,  ou  une  figure  de 
rhétorique;  et  chez  Théophraste  c'est  quelque 
chose  entre  la  fourberie  et  la  dissimulation,  qui 
n'est  pourtant  ni  l'une  ni  l'autre,  mais  précisément 
ce  qui  est  décrit  dans  le  premier  chapitre. 

Et  d'ailleurs  les  Grecs  ont  quelquefois  deux  ou 
trois  termes  assez  différents  pour  exprimer  des 
choses  qui  le  sont  aussi ,  et  que  nous  ne  saurions 
guère  rendre  que  par  un  seul  mot  :  cette  pauvreté 
embarrasse.  En  effet ,  l'on  remarque  dans  cet  ou- 
vrage grec  trois  espèces  d'avarice,  deux  sortes 
d'importuns,  des  flatteurs  de  deux  manières,  et 
autant  de  grands  parleurs  ;  de  sorte  que  les  carac- 


tères de  ces  personnes  semblent  rentrer  les  uns 
dans  les  autres  au  désavantage  du  titre  :  ils  ne 
sont  pas  aussi  toujours  suivis  et  parfaitement  con- 
formes, parce  que  Théophraste,  emporté  quelque- 
fois par  le  dessein  qu'il  a  de  faire  des  portraits,  se 
trouve  déterminé  à  ces  changements  par  le  carao> 
tère  seul  et  les  mœurs  du  personnage  qu'il  peint, 
ou  dont  il  fait  la  satire  (28). 

Les  définitions  qui  sont  au  commencement  de 
chaque  chapitre  ont  eu  leurs  difficultés.  Elles  sont 
courtes  et  concises  dans  Théophraste,  selon  la  force 
du  grec  et  le  style  d'Aristote ,  qui  lui  en  a  fourni  les 
premières  idées  :  on  les  a  étendues  dans  la  traduc- 
tion, pour  les  rendre  intelligibles.  Il  se  lit  aussi, 
dans  ce  traité ,  des  phrases  qui  ne  sont  pas  ache- 
vées ,  et  qui  forment  un  sens  imparfait,  auquel  il  a 
été  facile  de  suppléer  le  véritable  :  il  s'y  trouve  de 
différentes  leçons ,  quelques  endroits  tout  à  fait 
interrompus,  et  qui  pouvaient  recevoir  diverses 
explications;  et  pour  ne  point  s'égarer  dans  ces 
doutes ,  on  a  suivi  les  meilleurs  interprètes. 

Enfin ,  comme  cet  ouvrage  n'est  qu'une  simple 
instruction  sur  les  mœurs  des  hommes,  et  qu'il 
vise  moins  à  les  rendre  savants  qu'à  les  rendre 
sages ,  l'on  s'est  trouvé  exempt  de  le  charger  de 
longues  et  curieuses  observations  ou  de  doctes 
commentaires  qui  rendissent  un  compte  exact  de 
l'antiquité  (29).  L'on  s'est  contenté  de  mettre  de 
petites  notes  à  côté  de  certains  endroits  que  l'on  a 
cru  les  mériter,  afin  que  nuls  de  ceux  qui  ont  de  la 
justesse,  de  la  vivacité,  et  à  qui  il  ne  manque  que 
d'avoir  lu  beaucoup ,  ne  se  reprochent  pas  même 
ce  petit  défaut,  ne  puissent  être  arrêtés  dans  la  lec- 
ture des  Caractères,  et  douter  un  moment  du 
sens  de  Théophraste. 

NOTES  ET  ADDITIONS. 

(I)  Aristole  fait,  dans  les  ouvrages  que  la  Bruyère  vient 
de  citer,  et  auxquels  il  faut  ajouter  celui  que  ce  philosophe 
a  adressé  à  son  disciple  Eudème,  une  énumération  mé- 
thodique des  vertus  et  des  vices,  en  considérant  les  der- 
niers comme  s'écartant  des  premières  en  deux  sens  oppo- 
sés, en  plus  et  en  moins.  Il  détermine  les  unes  par  les 
autres,  et  s'attache  surtout  à  tracer  les  bornes  par  les- 
quelles la  droite  raison  sépare  les  vertus  de  leurs  extrêmes 
vicieux. 

Théophraste  a  suivi  en  général  la  carrière  que  son  maî- 
tre avait  ouverte,  en  transformant  en  science  d'observation 
la  morale  qui  avant  lui  était,  pour  ainsi  dire,  toute  en  ac- 
tion et  en  préceptes.  Dans  cet  ouvrage  en  particulier,  il 
proGte  souvent  des  définitions,  et  même  quelquefois  de« 
distinctions  et  des  subdivisions  de  son  maître.  Il  ne  nous 
présente,  à  la  vérité,  qu'une  suite  de  caractères  de  vices 
et  de  ridicules,  et  en  peint  beaucoup  de  nuances  qu 'Aristole 
passe  sous  silence;  mais  il  avait  peut-être  suivi,  pour  at- 


\ 


NOTES  DU  DISCOURS  SUR  THÉOPHRASTE. 


40 1 


teindre  le  but  moral  qu'il  se  proposuit ,  un  plan  assez  ana- 
logue à  celui  d'Arislote ,  en  rapprochant  les  tableaux  des 
vices  opposés  à  chaque  vertu.  La  forme  actuelle  de  son 
livre  n'offre ,  à  la  vérité ,  que  les  traces  d'un  semblable 
plan,  que  l'on  trouvera  dans  le  tableau  ci-après  ;  mais  cette 
collection  de  Caractères  ne  nous  a  été  transmise  que  par 
morceaux  détachés ,  trouvés  successivement  dans  différents 
manuscrits;  et  nous  sommes  si  peu  certains  d'en  posséder 
la  totalité,  que  nous  ne  savons  même  pas  quelle  en  a  été 
la  forme  primitive,  ou  la  proportion  de  la  partie  qui  nous 
reste  à  celle  qui  peut  avoir  péri  avec  la  plupart  des  autres 
écrits  de  notre  philosophe. 


La  peur ,  chap.  xxv. 
La  superstition,  chap.  xvt. 
La  dissimulation   intéres- 
sée, chap.  i*"". 


L'orçiieil,  chap.  xxiv. 
La  saleté ,  chap.  xix. 
La  rusticité,  chap.  iv. 
La  brutalité ,  chap.  xv. 
La  malice ,  chap.  xx. 
La  médisance,  chap.  xxvm. 
La  stupidité ,  chap.  xiv. 
L'avarice ,  chap.  xxti. 
La  lésine,  chap.  x. 


L'effronterie,  chap.  vt. 

L'effronterie  causée  par  l'a- 
varice, chap.  IX. 

L'habitude  de  forger  des  nou- 
velles, chap.  VIII. 

L'envie  de  plaire  à  force  de 
complaisance  et  d'élégance, 
chap.  V. 

L'empressement  outré,  cha- 
pitre XIII. 

La  flatterie,  chap.  ii. 

La  défiance,  chap.  xvni, 

La  vanité ,  chap.  xxi. 

L'ostentation,  chap.  xxiit. 


On  pourra  comparer  ce  tableau  avec  celui  des  vertus  et 
des  vices,  selon  Aristote,  qui  se  trouve  dans  le  chap.  xxvi 
àw.Voyage  du  jeune  Anacharsis,  et  avec  les  développements 
que  le  philosophe  grec  dorme  à  cette  théorie  dans  son  ou- 
vrage de  morale  adressé  à  Nicomaque. 

(2)  L'opinion  de  la  Bruyère  et  d'autres  traducteurs, 
que  Théophraste  annonce  le  projet  de  traiter  dans  ce  livre 
des  vertus  comme  des  vices,  n'est  fondée  que  sur  une  in- 
terprétation peu  exacte  d'une  phrase  de  la  lettre  àPolyciès, 
qui  sert  de  préface  à  cet  ouvrage.  Voyez  à  ce  sujet  la  note  3 
sur  ce  morceau ,  dont  même  on  ne  peut  en  général  rien 
conclure  avec  certitude ,  parce  qu'il  paraît  être  altéré  par 
les  abréviateurs  et  les  copistes.  Il  est  même  à  peu  près  cer- 
tain qu'il  s'y  trouve  une  erreur  grave  sur  l'âge  de  Théo- 
phraste; car  l'opinion  de  saint  Jérôme  sur  cet  âge,  que 
la  Bruyère  appelle,  dans  la  phrase  suivante,  l'opinion 
commune,  a  au  contraire  été  rejelée  depuis  par  les  meil- 
leurs critiques  qui  se  sont  occupés  de  cet  ouvrage ,  et  par 
le  célèbre  chronologiste  Corsini.  Nous  avons  deux  énumé- 
rations  de  philosophes  remarquables  par  leur  longévité , 
l'une  de  Lucien ,  l'autre  de  Censorinus ,  où  Théophraste 
n'est  point  nommé;  et  comme  on  sait  qu'il  est  mort  la 
première  année  de  la  cent  vingt  -  troisième  olympiade, 
l'âge  que  lui  donne  saint  Jérôme  supposerait  qu'il  aurait 
eu  neuf  ans  de  plus  qu'Aristote ,  dont  il  devait  épouser  la 
fille.  D'ailleurs  Cicéron  ,  en  citant  le  même  trait  que  saint 
Je'rôme  (voyez  ci-après  notes  18  et  19),  n'ajoute  rien  sur 
l'âge  de  Théophraste;  et  certainement  si  cet  âge  eût  été 
aussi  remarquable  que  le  dit  ce  dernier,  Cicéron  n'aurait 
pas  manqué  de  parler  d'une  circonstance  qui  rendait  ce 
trait  bien  plus  piquant.  Il  est  donc  plus  que  probable  que 
•aint  Jérôme ,  qui  n'a  vécu  qu'aux  quatrième  et  cinquième 


siècles,  a  été  mal  informé,  et  que  la  leçon  de  Diogène  est 
la  bonne.  Or,  d'après  cet  historien,  notre  philosophe  n'a 
vécu  en  tout  que  quatre-vingt-cinq  ans,  tandis  que  l'a- 
vant-propos  des  Caractères  lui  en  donne  quatre-vingt-dix- 
neuf.  Ce  ne  peut  être  que  par  distraction  que  la  Bruyère 
dit  quatre-vingt-quinze  ans;  et  j'aurais  rectifié  celte  erreur 
manifeste  dans  le  texte  même ,  si  je  ne  l'avais  pas  trouvée 
dans  les  éditions  faites  sous  les  yeux  de  l'auteur. 

Mais  quoi  qu'il  en  soif  de  l'âge  que  ce  philosophe  a  at- 
teint, on  verra,  dans  les  notes  4  et  21  ci-après,  qu'il  a 
traité  souvent,  et  sans  doute  longtemps  avant  sa  mort, 
des  caractères  dans  ses  leçons  et  dans  ses  ouvrages  ;  il  est 
donc  probable  qu'il  s'est  occupé  de  faire  connaître  et  aimer 
les  vertus  avant  de  ridiculiser  les  vices ,  et  qu'il  n'a  point 
réservé  la  peinture  des  premières  pour  la  fin  de  sa  car- 
rière. 

(3)  Les  manuscrits  ne  varient  point  à  ce  sujet;  mais  ils 
paraissent,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  observé,  n'être  tous  que 
des  copies  d'un  ancien  extrait  de  l'ouvrage  original.  Les 
Caractères  dont  parle  ici  la  Bruyère  ont  été  trouvés  de- 
puis dans  un  manuscrit  de  Rome  ;  ils  ont  été  insérés  dans 
cette  édition,  ainsi  que  d'autres  additions  trouvées  dans  le 
même  manuscrit.  (Voyez  la  préface,  et  la  note  1  du  cha- 
pitre XVI.) 

(4)  C'est  Diogène  Laërce  qui  nous  apprend  que  Mé- 
nandre  fut  disciple  de  Théophraste  ;  la  Bruyère  a  fait  ici 
un  extrait  suffisamment  étendu  de  la  Vie  de  notre  philo- 
sophe donnée  par  Diogène;  et  nous  n'avons  point  cru 
qu'il  valût  la  peine  d'insérer  encore  cette  Vie  en  totalité , 
comme  on  l'a  fait  dans  une  autre  édition.  On  sait  que  Mé- 
nandre  fut  le  créateur  de  ce  qu'on  a  appelé  la  nouvelle 
comédie,  pour  la  distinguer  de  l'ancienne  et  de  la  moyenne, 
qui  n'étaient  que  des  satires  personnelles  assez  amères,  ou 
des  farces  plus  ou  moins  grossières.  Les  anciens  disaient 
de  Ménandre  qu'on  ne  savait  pas  si  c'était  lui  qui  avait 
imité  la  nature ,  ou  si  la  nature  l'avait  imité.  On  trouvera 
une  petite  notice  sur  la  vie  de  cet  intéressant  auteur,  et 
quelques  fragments  de  ses  comédies  dont  aucune  ne  nous 
est  parvenue  en  entier,  à  la  suite  de  la  traduction  de  Théo- 
phraste par  M.  Levesque  dans  la  collection  des  Moralistes 
anciens  de  Didot  et  De  Bure. 

Théophraste  a  écrit  un  livre  sur  la  comédie ,  et  Athénée 
nous  apprend  (livre  I*'',  chap.  xxxviii,  page  78  du  premier 
volume  de  l'édition  de  mon  père)  que  dans  le  débit  de  ses 
leçons  il  se  rapprochait  en  quelque  sorte  de  l'action  théâ- 
trale, en  accompagnant  ses  discours  de  tous  les  mouve- 
ments et  des  gestes  analogues  aux  objets  dont  il  parlait. 
On  raconte  même  que,  parlant  un  jour  d'un  gourmand, 
il  tira  la  langue  et  se  lécha  les  lèvres. 

Je  suis  tenté  de  croire  que  les  observations  de  Théo- 
phraste sur  les  caractères  dont  il  entretenait  ses  disciples , 
et  sans  doute  aussi  ses  amis,  avec  tant  de  vivacité,  ont  aussi 
introduit  dans  la  géographie  une  attention  plus  scrupu- 
leuse aux  mœurs  et  aux  usages  dos  peuples.  Nous  avons 
des  fragments  de  deux  ouvrages  relatifs  à  cette  science,  et 
composés  à  différentes  époques  par  Dicéarque,  condisci- 
ple et  ami  de  notre  philosophe.  Le  plus  ancien  de  ces 
écrits,  adressé  à  Théophiaste  lui-njême,  mais  probalilc- 
ment  avant  la  composition  de  ses  Caractères  t  ne  consiste 
qu'en  vers  techniques  sur  les  noms  dos  lieux;  tandis  que 

2« 


un 


LES  CARACTERES  DE  THEOPHRASTE. 


le  sccoud  conliciil  des  ol)servalions  fort  intéressantes  sur 
kî  caractère  et  les  particularités  des  différenies  peuplades 
de  la  Grèce.  Ces  fiagnients  sont  recueillis  dans  les  Cro- 
f>raphi  minores  de  Hudson ,  qui  les  a  fait  précéder  d'une 
dissertation  sur  les  différentes  époques  auxquelles  ces  ou- 
vi-agos  paraissent  avoir  été  écrits. 

(5)  Un  autre  que  Leucippe,  philosophe  célèbre,  et  dis- 
ciple de  Zénou.  {La  Bruyère.)  Celui  dont  il  est  question 
ici  n'est  point  connu  d'ailleurs.  D'autres  manuscrits  de 
Diogène  Laërce  l'appellent  Alcippe. 

(6)  «  Quis  ubcrior  in  dicendo  Platone  ?  Quis  Aristotele 
«  nervosiur  ?  Theophrasto  dulcior  ?  >»  (CiSp.  xxxr.) 

(7)  Dans  ses  Tusctilanes  (livre  V,  chap.  ix),  Cicéron 
appelle  Théophraste  le  plus  élégant  et  le  plus  instruit  de 
tous  les  philosophes;  mais  ailleurs  il  lui  fait  des  reproches 
ti-ès-praves  siu'  la  trop  grande  importance  qu'il  acconlait 
aux  richesses  et  à  la  magnificence,  sur  la  mollesse  de  sa 
tloctrinc  morale,  et  sur  ce  qu'il  s'est  permis  de  dire  que 
c'est  la  fortune  et  non  la  sagesse  qui  règle  la  vie  de 
l'homme.  (\oy.  Acad.  Çf/a-j/.  lib.  I,  cap.  ix  ;  Tusc.Y,ix; 
Offic.  II,  xvx,  etc.  )  Il  est  vrai  que  Cicéron  met  la  plupart 
de  ces  reproches  dans  la  bouche  des  stoïciens  qu'il  intro- 
duit dans  ses  dialogues;  et  d'autres  auteurs  nous  ont  con- 
servé des  mots  de  Théophraste  qui  contiennent  une  ap- 
préciation très-juste  des  richesses  et  de  la  fortune.  «  A 
*  bien  les  coiisidérer,  disait-il,  selon  Plularque,  les  riches- 
«  ses  ne  sont  pas  même  dignes  d'envie,  puisque  Callias  et 
"  Isménias,  les  plus  riches,  l'un  des  Athéniens,  et  l'autre 
•<  des  Thébains,  étaient  obligés,  comme  Socrate  et  Épa- 
«  miiioudas,  de  faire  usage  des  mêmes  choses  nécessaires 
-  à  la  vie. — La  vie  d'Aristide,  dit-il,  selon  Athénée,  était 
«  l)lus  glorieuse ,  quoiqu'elle  ne  fût  pas ,  à  beaucoup  près, 
«  aussi  douce  que  celle  de  Smindyride  le  Sybarite,  et  de 
«  Sardanapale.  —  La  fortune,  lui  fait  encore  dire  Plutar- 
«  que ,  est  la  chose  du  monde  sur  laquelle  on  doit  compter 
«  le  moins ,  puisqu'elle  peut  renverser  un  bonheur  acquis 
«  avec  beaucoup  de  peine,  dans  le  temps  même  où  l'on 
«  se  croit  le  plus  à  l'abri  d'un  pareil  malheur.  »> 

(8)  Philosophe  célèbre ,  qui  suivit  Alexandre  dans  son 
expédition,  et  devint  odieux  à  ce  conquérant  par  la  répu- 
gnance qu'il  témoigna  pour  ses  mœurs  asiatiques.  Alexan- 
dre le  fit  traîner  prisonnier  à  la  suite  de  l'armée,  et,  au 
rapport  de  quelques  hiîiforiens,  le  fit  mettre  à  la  torture 
et  le  fit  i>endre,  sous  prétexte  d'une  conspiration  à  laquelle 
il  fut  accusé  d'avoir  pris  part.  (Voyez  Arricn  ,  de  Exped. 
Alex,  lib.  IV,  cap.  xiv.) 

(9)  Xénocralc  succéda  dans  l'Académie  à  Speusippe, 
neveu  de  Platon.  C'est  ce  philosophe  que  Platon  ne  ces- 
sait d'exhorter  à  sacrifier  aux  Grâces,  parce  qu'il  manquait 
absolument  d'agrément  dans  ses  discours  et  dans  ses  ma- 
nières. Il  refusa,  par  la  suite,  des  présents  considérables 
'l'Alexandre,  en  faisant  observer  aux  envoyés  chargés  de 
les  lui  remettre  la  simplicité  de  sa  manière  de  vivre.  C'est 
lui  aussi  que  les  Athéniens  dispensèrent  un  jour  de  prêter 
n\\  serment  exigé  par  les  lois,  tant  ils  estimaient  son  ca- 
iocteie  et  sa  parole. 

(10^  Cicéron  dit,  au  sujet  d'Aiistote  et  de  Théophraste 


'  {de  Finihits,  lib.  V,  cap.  xv)  :  «  Ils  aimaient  une  vie  douce 
:  «  et  tranquille ,  consacrée  à  l'observation  de  la  nature  et  à 
«  l'étude;  une  telle  vie  leur  parut  la  plus  digne  du  sage, 
«  comme  ressemblant  davantage  à  celle  des  dieux.  »  (Voyei 
aussi  Ep.  ad  Att.  II,  xvi.)  Mais  il  paraît  que  cette  dou- 
ceur approchait  l)eaucoup  de  la  mollesse ,  non-seulement 
par  les  reproches  de  Cicéron  que  je  viens  de  citer,  et  par 
les  paroles  de  Sénèque  {de  Ira,  lib.  I,  cap.  xri  et  xv), 
mais  encore  par  le  témoignage  de  Télés,  conservé  par 
Stobée,  qui  nous  apprend  que  ce  philosophe  affectait  de 
n'admettre  dans  sa  familiarité  que  ceux  qui  portaient  des 
habits  élégants ,  et  des  souliers  en  escarpins  et  sans  clous, 
qui  avaient  une  suite  d'esclaves,  et  une  maison  spacieuse 
employée  souvent  à  donner  des  repas  somptueux,  ou  le 
pain  devait  être  exquis,  le  poisson  et  les  ragoilts  choisis, 
et  le  vin  de  la  meilleure  qualité. 

Hermippus ,  cité  par  Athénée ,  dans  le  passage  dont  j'ai 
déjà  parlé ,  dit  que  Théophraste ,  lorsqu'il  doimait  ses  le- 
çons, était  toujours  vêtu  avec  beaucoup  de  recherche,  et 
qu'ainsi  que  d'autres  philosophes  de  son  temps,  il  atta- 
chait une  grande  importance  à  savoir  relever  sa  robe  avec 
grâce. 

(  1 1  )  Il  y  a  deux  auteurs  du  même  nom  :  l'un  philoso- 
phe cynique,  l'autre  disciple  de  Platon.  {La  Bruyère.) 
Mais  un  Ménédème ,  péripaléticien ,  serait  trop  inconnu 
pour  que  cette  histoire  que  raconte  Aulu-Gelle  (liv.  XIII, 
chap.  v),  et  que  Heumann  {in  Jctis  Erud.  tom.  III, 
page  675)  traite  de  fable,  puisse  lui  être  appliquée.  Pour 
donner  à  ce  récit  quelque  degré  de  vraisemblance,  il  fiaut 
lire  Eudème^  ainsi  qtie  plusieurs  savants  l'ont  proposé.  Ce 
philosophe ,  né  dans  l'île  de  Rhodes ,  était  un  des  disciples 
les  plus  distingués  d'Aristote,  qui  lui  a  adressé  un  de  ses 
ouvrages  sur  la  morale,  à  moins  que  cet  ouvrage  ne  soit 
d'Eudème  lui-même,  comme  plusieurs  savants  l'ont  cru. 

(  1 2)  Après  la  mort  de  Théophraste ,  ils  passèrent  à  Né- 
Icc,  son  disciple,  par  les  successeurs  duquel  ils  furent  par 
la  suite  enfouis  dans  un  lieu  humide,  de  crainte  que  les 
rois  de  Perganie  ne  les  enlevassent  pour  leur  bibliothèque. 
On  les  déterra  quelque  temps  après  pour  les  vendre  à 
Apellicon  deTéos;  et,  après  la  prise  d'Athènes  par  Sylla, 
ils  furent  transportés  à  Rome  par  ce  dictateur.  Ils  avaient 
été  fort  endommagés  dans  le  souterrain  où  ils  avaient  été 
cachés,  et  il  paraît  que  les  copies  qu'on  en  a  tirées  n'ont 
pas  été  faites  avec  beaucoup  de  soin.  Cependant  je  puis 
assurer  ceux  qui  voudront  travailler  sur  cet  auteur  que  les 
manuscrits  qui  nous  ont  transmis  ses  ouvrages  sont  plus 
importants  à  consulter  que  ne  l'ont  cru  jusqu'à  présent 
les  éditeurs. 

(13)  Un  autre  que  le  poète  tragique.  {La  Bruyère.) 

(14)  On  avait  accusé  notre  philosophe  d'athéisme,  et 
nous  voyons  dans  Cicéron  {de  Nat.  Deor.  lib.  I,  cap.  xni) 
que  les  épicuriens  lui  reprochaient  l'inconséquence  d'at- 
tribuer une  puissance  diviue  tantôt  à  un  esprit,  tantôt  au 
ciel ,  d'autres  fois  aux  astres  et  aux  signes  célestes.  La  cé- 
lèbre courtisane  épicurienne  Léontium  a  combattu  ses  idées 
dans  un  ouvrage  écrit ,  au  rapport  de  Cicéron ,  avec  beau- 
coup d'élégance. 

Stobée  nous  a.  conservé  un  passage  de  Théophraste  où 
il  dit   (lu'oii   110  mérite  point   le  nom  d'homme  vertueux 


NOTES  DU  DISCOURS  SUR  THÉOPHR4STE. 


403 


sans  avoir  de  la  piélé,  et  (|uc  celle  piété  consiste ,  non  dans 
des  sacrifices  magnifiques,  mais  dans  l'hommage  qu'une 
âme  pure  rend  à  la  Divinité. 

Du  Ronde],  qui  a  fait  imprimer,  en  1686,  sur  le  chapi- 
tre de  Théophrasle  qui  traite  de  la  Superstition,  un  petit 
livre  en  forme  de  lettre  adressée  à  un  ami  qu'il  ne  nomme 
point,  mais  dans  lequel  il  est  aisé  de  reconnaître  le  célè- 
bre Bayle,  attribue  à  Théophrasle  un  fragment  assez  cu- 
rieux où  l'on  cherche  à  prouver  que  la  croyance  univer- 
selle de  la  Divinité  ne  peut  être  que  l'effet  d'une  idée  innée 
dans  tous  les  hommes.  Il  dit  que  ce  morceau  a  été  tiré  de 
certaines  lettres  de  Phiklphe  par  un  parent  du  comte  de 
Pagan  ;  mais  je  l'ai  vainement  cherché  dans  ces  intéres- 
santes lettres  d'un  des  littérateurs  les  plus  distingués  du 
quinzième  siècle;  et  il  ne  peut  être  que  supposé,  ou  du 
moins  altéré ,  parce  qu'il  y  est  question  du  stoïcien  Cléan- 
tlie ,  postérieur  à  Théophrasle.  Le  seul  trait  de  ce  morceau 
qu'on  puisse  attribuer  avec  fondement  à  notre  philosophe 
est  celui  que  Simplicius,  dans  ses  Commenlaires  surÉpic- 
tèle,  page  357  de  l'édition  démon  père,  lui  attribue  aussi. 
C'est  la  mention  du  supplice  des  acrothoïtes,  engloutis  dans 
le  sein  de  la  terre  parce  qu'ils  ne  croyaient  point  aux  dieux. 

Au  reste,  les  accusations  d'athéisme  avaient  toujours 
des  dangers  pour  leurs  auteurs ,  si  elles  n'étaient  point  prou- 
vées. (Voyez  le  Voyage  du  jeune  dnachars'is  ,  chap.  xxr.) 

(15)  Dans  l'ouvrage  intitulé,  Qu'on  ne  saurait  pas  même 
vivre  agréablement  selon  la  doctrine  d'Epicure ,  cliap.  xir, 
et  dans  son  traité  contre  l'épicurien  Colothès,  chap.  xxix, 
ce  trait  et  le  Caractère  de  l'oligarchie  tracé  par  Théo- 
phrasle prouvent  que  c'était  plutôt  par  raison  et  par  cir- 
constance, que  par  caractère  ou  par  intérêt,  que  ce  phi- 
losophe fut  attaché  au  parti  aristocratique  d'Athènes.  (Voy. 
à  ce  sujet  la  préface  de  M.  Coray,  page  2  3  et  suivantes.) 

(16)  Un  autre  que  le  fameux  sculpteur  anglais.  {La 
Bruyère^ 

(17)  Il  paraît  qu'il  devait  l'amitié  de  ces  personnages 
illustres  à  son  maître  Aristote ,  précepteur  d'Alexandre.  Il 
adressa  à  Cassandre  son  traité  de  la  Royauté,  dont  on  ne 
trouve  plus  que  le  titre  dans  la  liste  de  ses  ouvrages  per- 
dus. Ce  général ,  fils  d'Antipater,  disputait  à  Polysperchon 
la  tutelle  des  enfants  d'Alexandre;  et  les  tuteurs  finirent 
par  faire  la  paix,  après  avoir  assassiné  chacun  celui  des 
deux  enfants  du  roi  qu'il  avait  en  son  pouvoir.  Pendant 
leurs  dissensions,  Polysperchon,,  qui  protégeait  le  parti 
démocratique  d'Athènes,  y  conduisit  une  armée,  et  ren- 
versa le  gouvernement  aristocratique  qu'y  avait  établi  An- 
liper;  mais  par  la  suite  Cassandre  vint  descendre  au  Pirée, 
rétablit,  à  quelques  modifications  près,  l'aristocratie  intro- 
duite par  son  père,  et  mit  à  la  tête  des  affaires  Démé- 
trius  de  Phalère,  disciple  et  ami  de  Théophrasle.  (Voyez 
Diodore  de  Sicile,  liv.  XVIII  ;  et  Coray,  pag.  208  etsuiv.) 

(18)  «  Theophrastus  moriens  accusasse  naturam  dicitur 
«  quod  cervis  et  cornicibus  vitam  diutnrnam,  quorum  id 
«  nihil  interesset,hominibus,  quorum  maxime  interfuisset, 
«  lam  exiguam  vitam  dedisset  ;  quorum  si  ;etas  poluisset  esse 
'<  longinquior,  fulurum  fuisse  ni,  onmibusperfectisartibu», 
'<  omni  doctrina  vita  hominvunerudireiur.  »(r//.fr.  lib.  IIJ, 
cap,  xxviu.) 

{\^)  Epi  st.  ad  Nepotianum.  «■  Sapiens  vir  Gr.Tci.-e  Theo- 


«phrastus,  cum  expletis  centum  et  scplem  annis  se  mori 
«  cerneret ,  dixisse  fertur  se  dolere  quod  tum  egrederetur 
«  e  vita  quando  sapere  cœpisset.  » 

(20)  On  trouvera  quelques  autres  maximes  du  même 
genre  à  la  suite  de  la  traduction  des  Caractères  de  Théo- 
phrasle par  M.  Levesque,  et  dans  l'intéressante  préfar*; 
de  M.  Coray. 

(21)  Au  rapport  de  Porphyrius  dans  la  ï'ie  de  Plotin , 
chap.  XXIV,  les  écrits  de  Théophraste  furent  mis  en  ordre 
par  Andronicus  de  Rhodes.  Diogène  Laërce  nous  donne 
un  catalogue  de  tous  ses  ouvrages,  dont  la  plupart  sont 
relatifs,  ainsi  que  ceux  qui  nous  restent,  à  différentes  par- 
ties de  l'histoire  naturelle  et  de  la  physique  générale.  Parmi 
ceux  de  morale  et  de  politique,  les  titits  suivants  m'ont 
paru  offrir  le  plus  d'intérêt  ;  «  De  la  différence  des  ver- 
«  lus;  sur  les  hommes;  sur  le  bonheur;  sur  la  volupté; 
«  de  l'amitié;  de  l'ambition;  sur  la  fausse  volupté;  de  la 
«  vertu;  de  l'opinion;  du  ridicule;  de  l'éloge;  sur  la  flat- 
«<  terie  ;  des  sages  ;  du  mensonge  et  de  la  vérité  ;  des  mœurs 
"  politiques  ou  des  usages  des  Étals  ;  de  la  piété  ;  de  l'à- 
«  propos;  de  la  meilleure  forme  du  gouvernement;  des 
«  législateurs;  de  la  politique  adaptée  aux  circonstances; 
«  des  passions;  sur  l'âme;  de  l'éducation  des  enfants;  his- 
«  toire  des  opinions  sur  la  Divinité,  etc.,  etc.  »  On  trou- 
vera dans  le  vol.  X  du  Trésor  grec  de  Gronovius  un  traité 
intéressant  de  Meursius  sur  ces  ouvrages  perdus. 

Cicéron  dit  {de  Finihus ,  lib.  V,  cap.  iv)  qu' Aristote 
avait  peint  les  mœurs,  les  usages  et  les  institutions  des 
peuples ,  tant  grecs  que  barbares ,  et  que  Théophraste  avait 
de  plus  rassemblé  leurs  lois  ;  que  l'un  et  l'autre  ont  traité 
des  qualités  que  doivent  avoir  les  gouvernants,  mais  que 
le  dernier  avait  en  outre  développé  la  marche  des  affaires 
dans  une  république,  et  enseigné  comment  il  fallait  se 
conduire  dans  les  différentes  circonstances  qui  peuvent 
se  présenter.  Le  même  auteur  nous  apprend  aussi  que 
Théophrasle  avait,  ainsi  que  son  maîfr'e,  ime  doctrine 
extérieure  et  une  doctrine  intérieure, 

(22)  On  désignait  autrefois  par  ce.s  mots  les  fiJlancie^■s 
ou  traitants. 

(23)  J'ai  ajouté  les  mots  pour  parler ,  d'après  l'édition 
de  i688  ;  et  on  a  fait  en  général  dans  cet  ouvrage  plusieurs 
corrections  importantes  sur  les  éditions  imprimées  du  vi- 
vant de  la  Bruyère ,  qu'il  était  d'autant  plus  important  de 
consulter,  que  la  plupart  des  fautes  de  celles  qifiont  parn 
peu  de  temps  après  sa  mort  ont  toujours  été  répétées  de- 
puis, et  que  plusieurs  autres  s'y  sont  jointes.  Les  notes 
mêmes  de  Coste  et  de  M.  B.  de  B.  prouvent  que  ces  édi- 
teurs ne  se  sont  servis  que  d'éditions  du  dix-huitième  siè- 
cle; car  les  deux  bonnes  leçons  du  chapitre  xi,  qu'ils  dé- 
clarent n'avoir  mises  dans  le  texte  que  par  conjecture , 
existent  dans  les  éditions  du  dix-.septième,  dont  nous  avons 
fait  u.sage. 

(24)«<Tincam  multa  ridicuh;  diccntem  Granius  obruebat, 
«nescio  quo  sapore  vernaculo;  ut  ego  jam  non  mirer  illud 
«  Theophrasto  accidissequod  dicitur,  cum  percontarelur  ex 
«  anicula  (piadam  quanti  aliquid  vcnderel  ;  et  respondisset 
«  illa  atque  addidisset,  Hospes,  non  pôle  minoris;  lulisse 
«  cum  molette. se  non  elïugere  hospitis  speciem  ,  cumatateia 

20. 


'«04 


LES  CARACTEKES  DE  THÉOI>HRASTE, 


«  agorct  Ath(>ui!>  0{>liiuei|ue  loqueretur.  Omnino,  sicut  opi- 
•  iiur,  in  nosiris  est  quiclam  Hrbanorum  sicut  illic  Atticorum 
»  so\ius."{lirutus ,  cap.  xrvi.) 

La  Bruyère  a  peut-être  en  général  un  peu  flailé  le  por- 
trait d'Alhùncs;  et  quant  à  ce  dernier  Irait,  il  en  a  fait 
une  ])araphrase  assez  étrange.  Ce  ne  peut  étr«  que  par 
quelque  reste  de  son  accent  colien,  très-différent  de  celui 
du  dialecte  d'Athènes,  que  Théophraste  fut  reconnu  pour 
étranger  par  une  marchande  d'herbes ,  sonits  urbanorum, 
dit  Ciccron.  Posidippe,  rival  de  Ménandre,  reproche  aux 
Athéniens  comme  une  grande  incivilité  leur  affectation  de 
considérer  l'accent  et  le  langage  d'Athènes  comme  le  seul 
qu'il  soit  })erniis  d'avoir  et  de  parler,  et  de  reprendre  ou 
de  tourner  en  ridicule  les  étrangers  qui  y  manquaient, 
«  L'alticisme  » ,  dit-il  à  cette  occasion ,  dans  un  fragment  cité 
par  Dicéarque,  ami  de  Théophraste,  dont  j'ai  parlé  plus 
haut ,  "  est  le  langage  d'une  des  villes  de  la  Grèce  ;  l'hellé- 
<<  nismc,  celui  des  autres.  »>  La  première  cause  des  particula- 
rités du  dialecte  d'Athènes  se  trouve  dans  l'histoire  primi- 
tive de  celte  ville.  D'après  Hérodote  et  d'autres  autorités, 
les  hordes  errantes  appelées  Hellènes,  qui  ont  envahi  pres- 
que toute  la  Grèce  et  lui  ont  donné  leur  nom,  se  sont  fon- 
dues à  Athènes  dans  les  aborigènes  Pélasges ,  civilisés  par 
ta  colonie  égyptienne  de  Cécrops. 

(25)  L'on  entend  cette  manière  coupée  dont  Salomon 
a  écrit  ses  Proverbes,  et  nullement  les  choses  qui  sont 
divines  et  hors  de  toute  comparaison.  {La  Bruyère.) 

(26)  Pascal. 

(27)  Le  duc  de  la  Rochefoucauld. 

(28)  Je  croirais  plutôt  que  ces  défauts  de  liaison  et  d'u- 
uité  dans  quelques  Caractères  sont  dus  à  l'abréviateur  et 
aux  copistes.  C'est  ainsi  que  les  traits  qui  défigurent  le 
chapitre  xi  appartiennent  véritablement  au  chapitre  xxx , 
découvert  depuis  la  mort  de  la  Bruyère ,  où  ils  se  trou- 
vent mêlés  à  d'autres  traits  du  même  genre ,  et  sous  le  titre 
(|Hi  leur  convient.  (Je  crois  qu'il  se  trouve  des  transposi- 
tions semblables  dans  les  chap.  xix  et  xx.  Voy.  les  notes  9 
du  chap.  XIX ,  et  5  et  7  du  chap.  xx.)  Du  reste ,  j'ai  proposé 
quelques  titres  et  quelques  défîniiions  qui  me  semblent 
prévenir  les  inconvénients  dont  la  Bruyère  se  plaint  dans 
le  passage  auquel  se  rapporte  celte  note ,  et  dans  la  phrase 
suivante. 

(29)  Je  me  suis  prescrit  des  bornes  un  peu  moins  étroi- 
tes, et  j'ai  cru  que  les  mœurs  d'Athènes,  dans  le  siècle 
d'Alexandre  et  d'Aiistote,  méritaient  bien  d'être  éclair- 
cies  autant  que  possible,  et  que  l'explication  précise  d'un 
«les  auteurs  les  plus  élégants  de  l'antiquité  ne  pouvait  pas 
ètr*:  indifférente  à  des  lecteurs  judicieux. 


AVANT-PROPOS 

DE  THlsOPHRASTE. 


J'ai  admiré  souvent,  et  j'avoue  que  je  ne  puis 
tncore  comprend i-e ,  quelc[ue  sérieuse  réflexion 


que  je  fasse,  pourquoi  toute  la  Grèee  étant  pla« 
cée  sous  un  même  eiel ,  et  les  Grecs  nourris  et 
élevés  de  la  môme  manière  (  1  ),  il  se  trouve  néan- 
moins si  peu  de  ressemblance  dans  leurs  mœurs. 
Puis  donc,  mon  cher  Polyclès  (2),  qu'à  l'âge  de 
quatre-vingt-dix-neuf  ans  où  je  me  trouve  (3),  j'ai 
assez  vécu  pour  connaître  les  hommes;  que  j'ai 
vu  d'ailleurs ,  pendant  le  cours  de  ma  vie,  toutes 
sortes  de  personnes  et  de  divers  tempéraments; 
et  que  je  me  suis  toujours  attaché  à  étudier  les 
hommes  vertueux,  comme  ceux  qui  n'étaient 
connus  que  par  leurs  vices  ;  il  semble  que  j'ai  dû 
marquer  les  caractères  des  uns  et  des  autres  (4),  et 
ne  me  pas  contenter  de  peindre  les  Grecs  en  gé- 
néral ,  mais  même  de  toucher  ce  qui  est  person- 
nel, et  ce  que  plusieurs  d'entre  eux  paraissent 
avoir  de  plus  familier.  J'espère ,  mon  cher  Poly- 
clès ,  que  cet  ouvrage  sera  utile  à  ceux  qui  vien- 
dront après  nous  :  il  leur  tracera  des  modèles 
qu'ils  pourront  suivre  ;  il  leur  apprendra  à  faire 
le  discernement  de  ceux  avec  qui  ils  doivent  lier 
quelque  commerce,  et  dont  l'émulation  les  por- 
tera à  imiter  leurs  vertus  et  leur  sagesse  (6). 
Ainsi  je  vais  entrer  en  matière  :  c'est  à  vous  de 
pénétrer  dans  mon  sens ,  et  d'examiner  avec  at- 
tention si  la  vérité  se  trouve  dans  mes  paroles. 
Et  sans  faire  une  plus  longue  préface,  je  parle- 
rai d'abord  de  la  dissimulation  ;  je  définirai  ce 
vice ,  et  je  dirai  ce  que  c'est  qu'un  homme  dissi- 
mulé, je  décrirai  ses  mœurs  ;  et  je  traiterai  en- 
suite des  autres  passions ,  suivant  le  projet  que 
j'en  ait  fait. 

NOTES. 

(1)  Par  rapport  aux  barbares,  dont  les  mœurs  étaient 
hès-différentes  de  celles  des  Grecs.  (La  Bruyère.)  On  pour- 
rait observer  aussi  que,  du  temps  de  Théophraste,  les 
institutions  particulières  des  différents  peuples  de  la  Grèce 
avaient  déjà  commencé  à  s'altérer  et  à  se  confondre  ;  mais, 
malgré  ces  moyens  de  défendre  en  quelque  sorte  cette 
pltrase,  on  ne  peut  pas  se  dissimuler  qu'elle  est  d'une 
grande  inexactitude.  Il  y  avait  toujours  une  différence  très- 
marquée  entre  l'éducation  et  les  mœurs  d'Athènes  et  celles 
de  Sparte  ;  et,  quant  au  climat  de  la  Grèce ,  ce  passage  se 
trouve  en  contradiction  avec  les  témoignages  les  plus  po- 
sitifs de  l'antiquité.  D'ailleurs  on  parle  ici  des  différences 
dans  les  mœurs  de  ville  à  ville  et  de  pays  à  pays ,  tandis 
que  dans  l'ouvrage  il  n'est  question  que  de  caractères  in- 
dividuels dont  tous  les  traits  sont  pris  dans  les  mœurs 
d'Athènes.  On  peut  d'autant  moins  supposer  que  Théo- 
phraste ait  mis  cette  double  inexactitude  dans  les  faits  et 
dans  leur  application,  et  qu'avec  cela  il  se  soit  borné  à  ce 
sujet  à  un  stérile  étonnement,  qu'Hippocrate ,  qui  a  écrit 
longtemps  avant  lui,  étendait  l'influence  du  climat  sur 
les  caractères  aux  positions  particulières  des  villes  et  des 
maisons  relativctnent  au  soleil,  ainsi  qu'aux  saisons  dans 


DE  LA  DISSIMULATION, 


105 


lesquelles  uaissent  les  enfants,  et  que  notre  philosophe 
lui-môme,  cherchant  ailleurs  à  expliquer  la  différence  des 
caractères ,  entre  dans  des  détails  intéressants  sur  la  diffé- 
rence primitive  de  l'organisa  lion  et  sur  celle  qu'y  appor- 
tent la  nourriture  et  la  manière  de  vivre.  (Voyez  Porphy- 
rius,  de  Abst.  Ub.  III,  §  2  5.)  Toutes  ces  raisons  font 
présumer  que  celte  phrase  a  été  tronquée  et  altérée  par 
ï'abréviateur  ou  par  les  copistes.  (Voy.  chap.  xvi ,  note  \ .) 
Il  se  peut  qu'elle  ait  parlé  de  l'altération  des  mœurs  d'A- 
thènes au  siècle  de  i  héophraste ,  tandis  que  le  climat  et 
l'éducation  de  la  Grèce  n'avaient  point  changé. 

(2)  M.  Coray  remarque  que  Diodore  de  Sicile  parle , 
à  la  cent  quatorzième  olympiade ,  d'un  Polyclès ,  général 
d'Antipaler;  et  l'on  sait  que  Tl)éophraste  fut  fort  lié  avec 
le  fils  de  ce  dernier. 

(3)  Voyez  sur  l'âge  de  Théophraste  la  note  2  du  Dis- 
cours sur  ce  philosophe;  c'est  encore  un  passage  où  cet 
avant-propos  parait  avoir  été  altéré. 

(4)  Théophraste  avait  dessein  de  Iraiter  de  toutes  les 
venus  et  de  tous  les  vices.  (  La  Bruyère.)  Cette  opinion 
n'est  fondée  que  sur  une  interprétation  peu  exacte  de  la 
phrase  suivante  de  cette  préface ,  dans  laquelle  on  n'a  pas 
fait  attention  que  le  pronom  défaii  ne  peut  se  rapporter 
qu'aux  méchants;  celte  opinion  est  d'ailleurs  combattue 
par  la  fin  de  ce  même  avant-propos,  où  l'on  n'annonce 
que  des  caractères  vicieux  ;  et  il  n'est  pas  à  croire  que,  s'il 
en  avait  existé  de  vertueux ,  ceux  qui  nous  ont  transmis 
cet  ouvrage  en  auraient  fait  le  triage  pour  les  omettre. 
Nous  voyons  aussi ,  par  un  passage  d'Hermogène ,  de  For- 
mis  orationis  (lib.  II,  cap.  i),  que  l'épilhèle  rôtxol,  que 
Diogène  Laërce  et  Suidas  donnent  aux  Caractères  de 
Théophraste,  s'applique  spécialement  aux  caractères  vi- 
cieux; car  cet  auteur  dit  qu'on  appelle  particulièrement 
de  ce  nom  les  gourmands ,  les  peuceux ,  les  avares ,  et  des 
caractères  semblables. 

Au  lieu  de  «  Il  semble ,  etc.  »  il  faut  traduire  :  ««  J'ai 
"  cru  devoir  écrire  sur  les  mœurs  des  uns  el  des  autres; 
«  et  je  vais  te  présenter  une  suite  des  différents  caractères 
«  que  portent  les  derniers,  et  t' exposer  les  principes  de 
«  leur  conduite.  J'espère,  etc.  »  Après  avoir  composé 
beaucoup  d'ouvrages  de  morale  qui  traitaient  surtout  des 
vertus,  notre  philosophe  veut  aussi  traiter  des  vices.  Du 
reste ,  la  tournure  particulière  de  cette  phrase  semble  avoir 
pour  objet  de  distinguer  ces  tableaux  des  satires  person- 
nelles. 

(5)  Plus  littéralement  :  ««  J'espère ,  mon  cher  Polyclès , 
«  que  nos  enfants  en  deviendront  meilleurs,  si  je  leur 
«  laisse  de  pareils  écrits  qui  puissent  leur  servir  d'exemple 
«  et  de  guide  pour  choisir  le  commerce  et  la  société  des 
«  hommes  les  plus  parfaits,  afin  de  ne  point  leur  rester 
«  inférieurs.  »  C'est  ainsi  que  Dion  Chrysostome  dit  dans 
le  discours  qui  ne  contient  que  les  trois  caractères  vicieux 
que  j'ai  joints  à  la  fin  de  ce  volume  :  «  J'ai  voulu  fournir 
«  des  images  et  des  exemples  pour  détourner  du  victi ,  de 
"  la  séduction  et  des  mauvais  désirs,  el  pour  inspirer  aux 
»  hommes  l'amour  de  la  vertu  cl  le  goût  d'une  meilleure 
"  vie.  • 


LES  CARACTÈRES 

DE  THÉOPHRASTE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

De  la  dissimulation. 

La  dissimulation  (1)  n'est  pas  aisée  à  bfbn  dé/i- 
nir  :  si  l'on  se  contente  d'en  faire  une  simple  des- 
cription ,  l'on  peut  dire  que  c'est  un  certain  art 
de  composer  ses  paroles  et  ses  actions  pour  une 
mauvaise  fin.  Un  homme  dissimulé  se  comporte 
de  cette  manière  :  il  aborde  ses  ennemis,  leur 
parle ,  et  leur  fait  croire  par  cette  démarche  qu'il 
ne  les  hait  point  ;  il  loue  ouvertement  et  en  leur 
présence  ceux  à  qui  il  dresse  de  secrètes  embû- 
ches, et  il  s'afflige  avec  eux  s'il  leur  est  arrivé 
quelque  disgrâce;  il  semble  pardonner  les  dis- 
cours offensants  que  l'on  lui  tient  ;  il  récite  froi- 
dement les  plus  horribles  choses  que  l'on  aura 
dites  contre  sa  réputation  ;  et  il  emploie  les  pa- 
roles les  plus  flatteuses  pour  adoucir  ceux  qui  se 
plaignent  de  lui,  et  qui  sont  aigris  par  les  injures 
qu'ils  en  ont  reçues.  S'il  arrive  que  quelqu'un  l'a- 
borde avec  empressement,  il  feint  des  affaires,  et 
lui  dit  de  revenir  une  autre  fois  :  il  cache  soigneu- 
sement tout  ce  qu'A  fait 5  et,  à  l'entendre  parler, 
on  croirait  toujours  qu'il  délibère  (2).  Il  ne  parle 
point  indifféremment  ;  il  a  ses  raisons  pour  dire 
tantôt  qu'il  ne  fait  que  revenir  de  la  campagne , 
tantôt  qu'il  est  arrivé  à  la  ville  fort  tard ,  et  quel- 
quefois qu'il  est  languissant,  ou  qu'il  a  une  mau- 
vaise santé.  Il  dit  à  celui  qui  lui  emprunte  de  l'ar- 
gent à  intérêt,  ou  qui  le  prie  de  contribuer  de  si\ 
part  à  une  somme  que  ses  amis  consentent  de  lui 
prêter  (3),  qu'il  ne  vend  rien,  qu'il  ne  s'est  jamais 
vu  si  dénué  d'argent  ;  pendant  qu'il  dit  aux  autres 
que  le  commerce  va  le  mieux  du  monde ,  quoique 
en  effet  il  ne  vende  rien.  Souvent,  après  avoir 
écouté  ce  qu'on  lui  a  dit ,  il  veut  foire  croire  qu'il 
n'y  a  pas  eu  la  momdre  attention  :  il  feint  de  n'a- 
voir pas  aperçu  les  choses  où  il  vient  de  jeter  les 
yeux ,  ou  s'il  est  convenu  d'un  fait ,  de  ne  s'en 
plus  souvenir.  Il  n'a  pour  ceux  qui  lui  parlent 
d'affaires  que  cette  seule  réponse.  J'y  penserai. 
11  sait  de  certaines  choses,  il  en  ignore  d'autres; 
il  est  saisi  d'admiration;  d'autres  fois  il  aura 
pensé  comme  vous  sur  cet  événement;  et  cela 
selon  ses  différents  intérêts.  Son  langage  le  plus 
ordinaire  est  celui-ci  :  '  Je  n'en  eiois  rien,  je  ko 


4()(> 


LES  CARACTERES  DE  THÉOPHRASTE, 


.  comprends  pas  que  cela  puisse  être ,  je  ne  sais 
"  où  j'en  suis ,  »  au  bien ,  «  il  me  semble  que  je 
•  ne  suis  pas  moi-même  ;  »  et  ensuite  :  «  Ce  n'est 
■•  ptis  ainsi  (ju'il  me  l'a  fait  entendre;  voilà  une 
'<  chose  merveilleuse,  et  qui  passe  toute  créance; 
«  contez  cela  à  d'autres;  dois-je  vous  croire?  ou 
•<  me  pereuaderai-je  qu'il  m'ait  dit  la  vérité?  »  pa- 
roles doubles  et  artificieuses ,  dont  il  faut  se  dé- 
lier comme  de  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  per- 
nicieux. Ces  manières  d'agir  ne  partent  point 
d'une  âme  simple  et  droite ,  mais  d'une  mauvaise 
volonté,  ou  d'un  homme  qui  veut  nuire  :  le  venin 
des  aspics  est  moins  à  craindre. 

NOTFS. 

(1)  L'auteur  parle  de  celle  qui  ne  vient  pas  de  la  pru- 
dence, et  que  les  Grecs  appelaient  ironie.  {La  Bruyère.) 
Aristole  désigne  par  ce  mot  cette  dissimulation,  à  la  fois 
modeste  et  adroite,  des  avantages  qu'on  a  sur  les  autres, 
dont  Socrate  a  fait  un  usage  si  heureux.  (Voyez  Moral,  ad 
Nicom.  IV,  7.)  Mais  le  maître  de  Théopliraste  dit ,  en 
faisant  réuumération  des  vices  opposés  à  la  véracité,  qu'on 
s'écarte  de  cette  vertu ,  soit  pour  le  seul  plaisir  de  mejilir, 
soit  par  jactance,  soit  par  intérêt.  C'est  surtout  celte  der- 
nière modification  de  la  dissimulation  qu'il  me  semble  que 
Théophrasle  a  voulu  caractériser  ici;  et  ce  ne  peut  être 
que  faute  d'un  terme  plus  propre  qu'il  l'a  appelée  ironie. 
Les  deux  autres  espèces  sont  peintes  dans  les  Caractères 
huit  et  vingt-trois.  An  reste,  la  première  phrase  de  ce 
chapitre  serait  mieux  rendue  pai'  la  version  suivante  : 
«  La  dissimulation,  à  l'exprimer  par  son  caractère  propre, 
"  est  un  certain  art,  etc.  »  ainsi  que  l'a  déjà  observe  M.  Be- 
lÎD  de  Ballu. 

(2)  Il  y  a  ici  dans  le  texte  une  transposition  et  des  alté- 
rations observées  par  plusieurs  critiques  ;  il  faut  traduire  ; 
«  Il  fait  dire  à  ceux  qui  viennent  le  trouver  pour  affaires 
«  de  revenir  une  autre  fois,  en  feignant  d'être  rentré  à 
«  l'instant,  ou  bien  en  disant  qu'il  est  tard,  et  que  sa  santé 
«  ne  lui  permet  pas  de  les  recevoir.  Il  ne  convient  jamais 
«  de  ce  ([u'il  va  faire,  et  ne  cesse  d'assurer  qu'il  est  encore 
«  indécis.  Il  dit  à  celui ,  etc.  » 

(3)  Cette  sorte  de  contribution  était  fréquente  à  Athènes, 
et  autorisée  par  les  lois.  {La  Bruyère.)  Elle  avait  pour 
objet  de  rétablir  les  affaires  de  ceux  que  des  malheurs 
avaient  ruinés  ou  endettés,  en  leur  faisant  des  avances 
qu'ils  devaient  rendre  par  la  suite.  Voy.  le  chapitre  xvri, 
et  les  notes  de  M.  Coray,  nécessaires  à  tous  ceux  qui  vou- 
dront approfondir  cet  ouvrage  sous  le  double  rapport  de 
la  langue  et  des  mœurs  anciennes. 

Les  notes  de  Duport ,  que  les  derniers  éditeurs  ont  trop 
négligées,  cclaircisseut  aussi  beaucoup  cette  intéressante 
matière. 

CHAPITRE  IL 

De  la  flatterie. 
La  flatterie  est  uu  commerce  honteux  qui  n'est 


utile  qu'au  flatteur.  Si  un  flatteur  se  promène 
avec  quelqu'un  dans  la  place  :  Remarquez- vous , 
lui  dit-il ,  comme  tout  le  monde  a  les  yeux  sur 
vous?  cela  n'arrive  qu'à  vous  seul.  Hier  il  fut 
bien  parlé  de  vous ,  et  l'on  ne  tarissait  point  sur 
vos  louanges.  Nous  nous  trouvâmes  plus  de  trente 
personnes  dans  un  endroit  du  Portique  (l);  et 
comme  par  la  suite  du  discours  l'on  vint  à  tom- 
ber sur  celui  que  l'on  devait  estimer  le  plus  homme 
de  bien  de  la  ville ,  tous  d'une  commune  voix 
vous  nommèrent,  et  il  n'y  en  eut  pas  un  seul  qui 
vous  refusât  ses  suffrages.  Il  lui  dit  mille  choses 
de  cette  nature.  Il  affecte  d'apercevoir  le  moindre 
duvet  qui  se  sera  attaché  à  votre  habit,  de  le 
prendre,  et  de  le  souffler  à  terre  :  si  par  hasard 
le  vent  a  fait  voler  quelques  petites  pailles  sur 
votre  barbe  ou  sur  vos  cheveux,  il  prend  soin  de 
vous  les  ôter;  et  vojis  souriant.  Il  est  merveil- 
leux, dit-il,  combien  vous  êtes  blanchi  (2)  depuis 
deux  jours  que  je  ne  vous  ai  pas  vu.  Et  il  ajoute  : 
Voilà  encore,  pour  un  homme  de  votre  âge ,  assez 
de  cheveux  noirs.  Si  celui  qu'il  veut  flatter  prend 
la  parole ,  il  impose  silence  à  tous  ceux  qui  se 
trouvent  présents,  et  il  les  force  d'approuver 
aveuglément  tout  ce  qu'il  avance  (3);  et  dès 
qu'il  a  cessé  de  parler,  il  se  récrie  :  Cela  est 
dit  le  mieux  du  monde,  rien  n'est  plus  heureu- 
sement rencontré.  D'autres  fois,  s'il  lui  arrive 
de  faire  à  quelqu'un  une  raillerie  froide,  il  ne 
manque  pas  de  lui  applaudir,  d'entrer  dans  cette 
I  mauvaise  plaisanterie;  et  quoiqu'il  n'ait  nulle 
I  envie  de  rire ,  il  porte  à  sa  bouche  l'un  des  bouts 
de  son  manteau ,  comme  s'il  ne  pouvait  se  con- 
tenir et  qu'il  voulût  s'empêcher  d'éclater  ;  et  s'il 
l'accompagne  lorsqu'il  marche  par  la  ville ,  il  dit 
à  ceux  qu'il  rencontre  dans  son  chemin  de  s'ar- 
rêter jusqu'à  ce  qu'il  soit  passé  (4).  Il  achète  des 
fruits ,  et  les  porte  chez  ce  citoyen ,  il  les  donne  à 
ses  enfants  en  sa  présence ,  il  les  baise ,  il  les  ca- 
resse :  Voilà ,  dit-il ,  de  jolis  enfants ,  et  dignes 
d'un  tel  père.  S'il  sort  de  sa  maison ,  il  le  suit  ; 
s'il  entre  dans  une  boutique  pour  essayer  des 
souliers,  il  lui  dit  :  Votre  pied  est  mieux  fait  que 
cela  (5).  H  l'accompagne  ensuite  chez  ses  amis, 
ou  plutôt  il  entre  le  premier  dans  leur  maison , 
et  leur  dit  :  Un  tel  me  suit ,  et  vient  vous  rendre 
visite;  et  retournant  sur  ses  pas.  Je  vous  ai 
annoncé ,  dit-il ,  et  l'on  se  fait  grand  honneur 
de  vous  recevoir.  Le  flatteur  se  met  à  tout 
sans  hésiter,  se  mêle  des  choses  les  plus  viles,  et 
qui  ne  conviennent  qu'à  des  femmes  (6).  S'il  est 
invité  à  souper,  il  est  le  premier  des  conviés  a 
louer  le  vin  ;  assis  à  table  le  plus  proche  de  ce/ui 


DE  l'imim:ktinent 


'ïKil 


qui  fait  le  repas,  il  lui  répète  souvent  :  En  vérité, 
vous  faites  une  chère  délicate  (7);  et  mon- 
trant aux  autres  l'un  des  mets  qu'il  soulève  du 
plat,  Cela  s'appelle,  dit-il,  un  morceau  friand. 
Il  a  soin  de  lui  demander  s'il  a  froid ,  s'il  ne  vou- 
drait point  une  autre  robe,  et  il  s'empresse  de  le 
mieux  couvrir  :  il  lui  parle  sans  cesse  à  l'oreille  ; 
et  si  quelqu'un  de  la  compagnie  l'interroge,  il 
répond  négligemment  et  sans  le  regarder,  n'ayant 
des  yeux  que  pour  un  seul.  Il  ne  faut  pas  croire 
qu'au  théâtre  il  oublie  d'arracher  des  carreaux  des 
mains  du  valet  qui  les  distribue ,  pour  les  porter 
à  sa  place  et  l'y  faire  asseoir  plus  mollement  (8). 
J'ai  dû  dire  aussi  qu'avant  qu'il  sorte  de  sa  maison 
il  en  loue  l'architecture,  se  récrie  sur  toutes 
choses ,  dit  que  les  jardins  sont  bien  plantés  ;  et 
s'il  aperçoit  quelque  part  le  portrait  du  maître , 
où  il  soit  extrêmement  flatté,  il  est  touché  de 
voir  combien  il  lui  ressemble,  et  il  l'admire  comme 
un  chef-d'œuvre.  En  un  mot,  le  flatteur  ne  dit  rien 
et  ne  fait  rien  au  hasard,  mais  il  rapporte  toutes 
ses  paroles  et  toutes  ses  actions  au  dessein  qu'il 
a  de  plaire  à  quelqu'un  et  d'acquérir  ses  bgmies 
grâces. 

NOTES. 

(1)  Édifice  public  qui  servit  depuis  à  Zenon  et  à  ses 
disciples  de  rendez-vous  pour  leurs  disputes  ;  ils  en  furent 
appelés  stoïciens;  car  stoa,  mot  grec,  signifie  portique. 
\La  Bruyère.)  Zenon  est  mort  au  plus  lard  au  commen- 
cement de  la  cent  trentième  olympiade,  après  avoir  en- 
seigné pendant  cinquante  -  huit  ans.  Thcophiaste ,  qui  a 
vécu  jusqu'à  l'an  i  de  la  cent  vingl-troisième  olympiade , 
a  donc  vu  naître  l'école  du  portique  trente  ans  avant  sa 
mort,  et  c'est  vraisemblablement  à  dessein  qu'il  a  placé  ici 
le  nom  de  cet  édifice.  On  sait  que  Zenon  a  dit,  au  sujet 
des  deux  mille  disciples  de  Théophraste ,  que  le  chœur  de 
ce  philosophe  était  composé  d'un  plus  grand  nombre  de 
musiciens,  mais  qu'il  y  avait  plus  d'accord  et  d'harmonie 
dans  le  sien  :  comparaison  qui  marque  la  rivalité  de  ces 
deux  écoles. 

(2)  «  Allusion  à  la  nuance  que  de  petites  pailles  font 
«  dans  les  cheveux.  »  Et  un  peu  plus  bas,  «  Il  parle  à  un 
«  jeune  homme.  »  {La  Bruyère.)  Je  croirais  [)lutôt  que  le 
flatteur  est  censé  s'adresser  à  un  vieillard,  et  que  la  petite 
paille  ne  lui  sert  que  d'occasion  pour  débiter  un  compli- 
ment outré,  en  faisant  semblant  de  s'apercevoir  pour  la 
première  fois  des  cheveux  blancs  de  cet  liouune  qui  en  a 
ia  tête  couverte. 

(3)  La  Bruyère  s'écarte  ici  de  l'interprétation  de  Ca- 
saubon.  D'après  ce  grand  critique,  au  lieu  de  «  il  les 
force,  etc.  «  il  faut  traduire  ««  il  le  loue  en  fiice.  «  Celte 
version,  et  notamment  la  concclion  de  Sylburgius,  est 
confirmée  par  les  manuscrits  1983,  2977  et  1916  de  la  bi- 
bliothèque nationale. 


(4)  «  Jusqu'à  ce  (pie  Monsieur  soit  passé.  »  (  Traduction 
de  M.  Coray.) 

(5)  Le  grec  dit  plus  cluirenient,  «  Votre  pied  est  mieux 
«  fait  que  la  chaussure.  >• 

(6)  Il  y  a  dans  le  grec  :  «  Certes,  il  est  même  capable 
«  de  vous  présenter,  sans  prendre  haleine,  ce  qu'on  vend 
«  au  marché  des  temmes.  »  Selon  Ménandre ,  cité  par 
PoUux  (liv.  X,  segm.  i8),  ce  qu'on  appelait  le  marché 
des  femnies  était  l'endroit  où  l'on  vendait  la  poterie;  et 
comme  ce  trait  est  distingué  de  tous  les  autres  par  la 
phrase ,  «  Certes ,  il  est  même  capable ,  »  il  me  paraît  que 
Théophraste  reproche  au  flatteur,  en  termes  couverts,  ce 
qu'Épictète  a  dit  plus  clairement  (  Arrien,  liv.  1**",  chap.  11, 
tome  I,  page  i3  ,  de  l'édition  de  mon  père),  matulam 
prœhet.  Le  verbe  de  la  phrase  grecque  n'admet  pas  d'au- 
tre signification  que  celle  de  servir ,  présenter;  l'adverbe 
que  j'ai  rendu  littéralement,  sans  prendre  haleine,  dési- 
gne ou  la  hâte  avec  laquelle  il  rend  ce  service,  ou  l'effet 
d'une  répugnance  naturelle  en  pareil  cas. 

(7)  D'après  M.  Coray,  il  faut  traduire  :  «  Il  vous  dit, 
«  En  vérité,  vous  mangez  sans  appétit  ;  et  il  vous  sert  en- 
«  suite  un  morceau  choisi,  en  disant,  Cela  vous  fera  du 
«  bien  ;  »  ce  qui  rappelle  ces  vers  de  Eolloau  dans  la  satire 
du  repas  :  «  Qu'avez-vous  donc,  que  vous  ne  mangez  point?  » 
et  «  Mangez  sur  ma  parole.  » 

(8)  Ce  n'était  pas,  comme  la  Bruyèic  paraît  l'avoir 
cru ,  un  valet  attaché  au  théâtre  qui  distribuait  des  cous- 
sins; mais  les  riches  les  y  faisaient  porter  par  leurs  escla- 
Yes.  Ovide  conseille  aux  amants  la  complaisance  que  lliéo- 
phraste  semble  reprocher  aux  flatteurs;  il  dit  dans  son 
yfrt  d'aimer  :  «  Fuit  utile  multis  Pulvinum  facili  composuissc 
«  manu,  etc.  » 

Le  savant  auteur  du  Voyage  du  jeune  Anacharsis,  qui 
nous  a  rendus,  pour  ainsi  dire,  concitoyens  de  Théo- 
phraste, a  emprunté,  dans  son  chap.  xxviii,  plusieurs 
traits  de  ce  Caractère  pour  faire  le  portrait  du  parasite  de 
Philandre. 


CHAPITRE  III. 

De  V impertinent j  021  du  diseur  de  iiens. 

La  sotte  envie  de  discourir  vient  d'une  habi- 
tude qu'on  a  contractée  de  parler  beaucoup  et 
sans  réflexion  (l).  Un  homme  qui  veut  parler, 
se  trouvant  assis  proche  d'une  personne  qu'il  n'a 
jamais  vue  et  qu'il  ne  connaît  point ,  entre  d'abord 
en  matière,  l'entretient  de  sa  femme,  et  lui  fait 
son  éloge,  lui  conte  son  songe,  lui  fait  un  long 
détail  d'un  repas  où  il  s'est  trouvé ,  sans  oubliei* 
le  moindre  mets  ni  un  seul  service  ;  il  s'échauffe 
ensuite  dans  la  conversation,  déclame  contre  le 
temps  présent,  et  soutient  que  les  hommes  qui 
vivent  présentement  ne  vr.lent point  leurs  pères; 
de  là  il  se  jette  sur  ce  qui  se  débile  au  marché, 
sur  la  cherté  du  blé  (2), sur  le  giaud  noml'n 


408 


LES  CÂKACTÈKES  DE  THÉOPHRASÏE, 


d'étrangers  qui  sont  dans  la  ville  :  il  dit  qu'au 
printemps,  où  commencent  les  Bacchanales  (3  ), 
la  mer  devient  navigable  ;  qu'un  peu  de  pluie 
serait  utile  aux  biens  de  la  terre,  et  ferait  espérer 
une  bonne  récolte;  qu'il  cultivera  son  champ 
l'année  prochaine,  et  qu'il  le  mettra  en  valeur; 
que  le  siècle  est  dur,  et  qu'on  a  bien  de  la  peine 
à  vivre.  Il  apprend  à  cet  inconnu  que  c'est  Da- 
mippe  qui  a  fait  brûler  la  plus  belle  torche  devant 
l'autel  de  Cérès  à  la  fête  des  Mystères  (4)  :  il  lui 
demande  combien  de  colonnes  soutiennent  le 
théâtre  de  la  musique  (5) ,  quel  est  le  quantième 
du  mois  :  il  lui  dit  qu'il  a  eu  la  veille  une  indi- 
gestion ;  et  si  cet  homme  à  quj  il  parle  a  la  pa- 
tience de  l'écouter,  il  ne  partira  pas  d'auprès  de 
lui,  il  lui  annoncera  comme  une  chose  nouvelle 
que  les  Mystères  (6)  se  célèbrent  dans  le  mois 
d'août,  les  Apaturies  (7)  au  mois  d'octobre  ;  et  à  la 
campagne ,  dans  le  mois  de  décembre ,  les  Bac- 
chanales (8).  Il  n'y  a,  avec  de  si  grands  cau- 
seurs, qu'un  parti  à  prendre,  qui  est  de  fuir  (9), 
si  l'on  veut  du  moins  éviter  la  fièvre  ;  car  quel 
moyen  de  pouvoir  tenir  contre  des  gens  qui  ne 
savent  pas  discerner  ni  votre  loisir,  ni  le  temps 
de  vos  affaires? 

NOTES. 

(1)  Dans  le  grec,  les  noms  des  Caraclères  sont  toujours 
des  ternies  abstraits.  On  aurait  pu  intituler  ce  chapitre 
Du  babil,  et  traduire  la  définition  plus  littéralement  : 
«  Le  babil  est  une  profusion  de  discours  longs  et  irré- 
•  fléchis.  » 

M.  Barthélémy  a  inséré  ce  Caractère  presque  en  entrer 
dans  le  vingt-huitième  chapitre  de  son  Voyage  du  jeune 
Ânacharsis. 

(2)  Le  grec  dit  ;  «  Sur  le  bas  prix  du  blé.  »  A  Athènes 
cette  denrée  était  taxée,  et  il  y  avait  des  inspecteurs  par- 
ticuliers pour  en  surveiller  la  vente.  On  peut  voir  à  ce  su- 
jet le  chap.  XII  du  Voyage  du  jeune  Anacfiarsis ,  auquel 
je  renverrai  souvent  le  lecteur,  parce  que  cet  intéressant 
ouvrage  donne  des  éclaircissements  suffisants  aux  gens  du 
monde,  et  fournit  aux  savants  des  citations  pour  des  re- 
cherches ultérieures. 

(3)  Premières  Bacchanales,  qui  se  célébraient  dans  la 
ville.  {La  Jiruyère.)  La  Bruyère  appelle  cette  fêle  de  Bac- 
chus  la  première,  pour  la  distinguer  de  celle  de  la  cam- 
pagne ,  dont  il  sera  qtiestion  plus  bas.  Elle  était  appelée 
ordinairement  les  grandes  Dionysiaques ,  ou  bien  les  Bac- 
chanales par  excellence;  car  elle  était  beaucoup  plus  bril- 
lante que  telle  de  la  cam]>agne ,  où  il  n'y  avait  point  d'é- 
trangers, parce  qu'elle  était  célébrée  en  hiver.  (Voyez  le 
scoliaste  d'Aristophane  ad  Acharn.  v,  201  et  5o3,  et  le 
chap.  XXIV  du  Voyage  du  jeune  Ânacharsis.) 

Pendant  l'hiver,  les  vaisseaux  des  anciens  étaient  tirés 
a  terre  et  places  sous  des  hangars  ;  on  les  lançait  de  nou- 


\eau  à  la  mer,  au  printemps  :  •<  Trahunique  siccas  ma- 
«  china:  carinas ,  »  dit  Horace  en  faisant  le  tableau  de  cette 
saison,  liv.  I,  ode  iv. 

(4)  Les  mystères  de  Cérès  se  célébraient  la  nuit,  et  il 
y  avait  une  émulation  entre  les  Athéniens  à  qui  apporte- 
rait une  plus  grande  torche.  {La  Bruyère.)  Ces  torches 
étaient  allumées  en  mémoire  de  celles  dont  Cérès  éclaira 
sa  course  nocturne  en  cherchant  Proserpine  ravie  par  Plu- 
ton.  Pausanias  nous  apprend,  hv.  I,  chap.  11,  que  dans 
le  temple  de  Cérès  à  Athènes  il  y  avait  une  statue  de  Bac- 
cluis  portant  une  torche;  et  l'on  voit  souvent  des  torches 
représentées  dans  les  bas-reliefs  ou  autres  monuments  an- 
ciens qui  retracent  des  cérémonies  religieuses.  (Voyez  le 
Musée  du  Capitale,  tome  IV,  planche  57 ,  et  le  Musée  Pio 
Clem.  tome  V,  planche  80.)  Dans  les  grandes  Diony- 
siaques d'Athènes  on  en  plaçait  sur  les  toits,  et  dans  les 
Saturnales  de  Rome  on  en  érigeait  devant  les  maisons; 
il  en  était  peut-être  de  même  dans  les  mystères  de  Cé- 
rès ,  car  les  mots  devant  l'autel  ne  sont  point  dans  le 
texte. 

(5)  L'Odéon.  Il  avait  été  bâti  par  Périclès,  sur  le  mo- 
dèle de  la  tente  de  Xerxès  :  son  comble ,  terminé  en 
pointe,  était  fait  des  antennes  et  des  mâts  enlevés  aux 
vaisseaux  des  Perses  :  il  fut  brûlé  au  siège  d'Athènes  par 
Sylla. 

(6)  Fête  de  Cérès.  Voyez  ci-dessus.  (  La  Bruyère.) 

(7)  En  français ,  la  fête  des  Tromperies  ;  son  origine  ne 
fait  rien  aux  mœurs  de  ce  chapitre.  {La  Bruyère.)  lElle  fut 
instituée  et  prit  le  nom  que  la  Bruyère  vient  d'expliquer, 
parce  que,  dans  le  combat  singulier  que  Mélanthus  livra , 
au  nom  ^des  Athéniens ,  à  Xanthus ,  chef  des  Béotiens , 
Bacchus  vint  au  secours  du  premier  en  trompant  Xan- 
thus. On  trouvera  quelques  détails  sur  les  usages  de  cette 
fête  dans  le  chap.  xxvi  à^ Anacharsis. 

(8)  Il  aurait  mieux  valu  traduire ,  «  et  les  Bacchanales 
«  de  la  campagne  dans  le  mois  de  décembre.  »  (Voyez  ci- 
dessus,  note  3.)  Elles  se  célébraient  près  d'un  temple  ap- 
pelé Lenœum  ou  le  temple  du  pressoir. 

On  peut  consulter,  sur  les  fêtes  d'Athènes  en  généial, 
et  sur  les  mois  dans  lesquels  elles  étaient  célébrées,  la 
deuxième  table  ajoutée  à  l'ouvrage  de  l'abbé  Barthélémy 
par  son  savant  et  modeste  ami  M.  de  Sainte-Croix ,  qui  a 
éclairci  l'histoire  et  les  usages  de  la  Grèce  par  tant  de  re- 
cherches profondes  et  utiles. 

(9)  Littéralement  :  «  Il  faut  se  débarrasser  de  telles  gens, 
«  et  les  fuir  à  toutes  jambes.  »  Aristote  dit  un  jour  à  un 
tel  causeur  :  «  Ce  qui  m'étonne ,  c'est  qu'on  ait  des  oreilles 
«  pour  t'entendre ,  quand  on  a  des  jambes  pour  t'é- 
«  chapper.  » 

CHAPITRE  IV. 

De  la  rusticité. 

Il  semble  que  la  rusticité  n'est  autre  chose 
qu'une  ignorance  grossière  des  bienséances.  L'on 
voit  en  effet  des  gens  rustiques  et  sans  réflexion 


DE  L/V  KUSTICITÉ. 


409 


sortir  un  jour  de  médecine  (1) ,  et  se  trouver  en 
cet  état  dans  un  lieu  public  parmi  le  monde  ;  ne 
pas  faire  la  différence  de  l'odeur  forte  du  thym 
ou  de  la  marjolaine  d'avec  les  parfums  les  plus 
délicieux  ;  être  chaussés  large  et  grossièrement  ; 
parler  haut,  et  ne  pouvoir  se  réduire  à  un  ton 
de  voix  modéré  ;  ne  se  pas  fier  à  leurs  amis  sur 
les  moindres  affaires,  pendant  qu'ils  s'en  entre- 
tiennent avec  leurs  domestiques,  jusques  à  rendre 
compte  à  leurs  moindres  valets  (2)  de  ce  qui  aura 
été  dit  dans  une  assemblée  publique.  On  les  voit 
assis ,  leur  robe  relevée  jusques  aux  genoux  et 
d'une  manière  indécente.  Il  ne  leur  arrive  pas 
en  toute  leur  vie  de  rien  admirer,  ni  de  paraître 
surpris  des  choses  les  plus  extraordinaires  que 
l'on  rencontre  sur  les  chemins  (3)  ;  mais  si  c'est 
un  bœuf,  un  âne  ou  un  vieux  bouc,  alors  ils  s'ar- 
rêtent et  ne  se  lassent  point  de  les  contempler. 
Si  quelquefois  ils  entrent  dans  leur  cuisine,  ils 
mangent  avidement  tout  ce  qu'ils  y  trouvent, 
boivent  tout  d'une  haleine  une  grande  tasse  de 
vin  pur;  ils  se  cachent  pour  cela  de  leur  ser- 
vante, avec  qui  d'ailleurs  ils  vont  au  moulin, 
et  entrent  dans  les  plus  petits  détails  du  domes- 
tique (4).  Ils  interrompent  leur  souper,  et  se  lè- 
vent pour  donner  une  poignée  d'herbes  aux  bêtes 
de  charrue  (5)  qu'ils  ont  dans  leurs  étables.  Heur- 
te-t-on  à  leur  porte  pendant  qu'ils  dînent,  ils  sont 
attentifs  et  curieux.  Vous  remarquez  toujours 
proche  de  leur  table  un  gros  chien  de  cour  qu'ils 
appellent  à  eux ,  qu'ils  empoignent  par  la  gueule, 
en  disant  (6)  :  Voilà  celui  qui  garde  la  place,  qui 
prend  soin  de  la  maison  et  de  ceux  qui  sont  de- 
dans. Ces  gens,  épineux  dans  les  payements  qu'on 
leur  fait ,  rebutent  un  grand  nombre  de  pièces 
qu'ils  croient  légères ,  ou  qui  ne  brillent  pas  assez 
à  leurs  yeux,  et  qu'on  est  obligé  de  leur  changer. 
Ils  sont  occupés  pendant  la  nuit  d'une  charrue, 
d'un  sac,  d'une  faux,  d'une  corbeille ,  et  ils  rê- 
vent à  qui  ils  ont  prêté  ces  ustensiles.  Et  lorsqu'ils 
marchent  par  la  ville.  Combien  vaut,  deman- 
dent-ils aux  premiers  qu'ils  rencontrent,  le  pois- 
son salé?  Les  fourrures  se  vendent-elles  bien  (7)  ? 
N'est-ce  pas  aujourd'hui  que  les  jeux  nous  ramè- 
nent une  nouvelle  lune  (8)?  D'autres  fois,  ne  sa- 
chant que  dire,  ils  vous  apprennent  qu'ils  vont  se 
faire  raser,  et  qu'ils  ne  sortent  que  pour  cela  (9). 
Ce  sont  ces  mêmes  personnes  que  l'on  entend 
chanter  dans  le  bain,  qui  mettent  des  clous  à  leurs 
souliers,  et  qui,  se  trouvant  tout  portés  devant 
la  bouticiuc  d'Archias  (10),  achètent  eux-mêmes 
des  viandes  salées ,  et  les  apportent  à  la  main  en 
pleine  rue. 


NOTES. 

(1)  Le  texte  grec  nomme  une  certaine  drogue  qui  ren- 
dait l'haleine  fort  mauvaise  le  jour  qu'on  l'avait  prise 
(  La  Bruyère.  )  La  traduction  est  plus  juste  que  la  note. 
(Voyez  la  note  de  M.  Coray  sur  ce  passage.) 

(2)  Le  grec  dit ,  ««  aux  journaliers  qui  travaillent  dans 
«  leur  champ.  » 

(3)  Il  parait  qu'il  y  a  ici  une  transposition  dans  le  grec, 
et  qu'il  faut  traduire  :  «  ni  de  paraître  surpris  des  choses 
»  les  plus  extraordinaires;  mais  s'ils  rencontrent  dans  leur 
«  chemin  un  bœuf,  etc.  » 

(4)  Le  grec  dit  seulement  :  «  à  laquelle  ils  aident  à 
«  moudre  les  provisions  pour  leurs  gens  et  pour  eux- 
«  mêmes.  »  L'expression  de  la  Bruyère,  «  ils  vont  au  mou- 
«'  lin,  »  est  un  anachronisme.  Du  temps  de  Théophraste, 
on  n'avait  pas  encore  des  moulins  communs;  mais  on  fai- 
sait broyer  ou  moudre  le  blé  que  l'on  consommait  dans 
chaque  maison,  par  un  esclave,  au  moyen  d'un  pilon  ou 
d'une  espèce  de  moulin  à  bras.  (Voyez  PoUux,  livre  I, 
segm.  78,  et  liv.  VII,  segm.  180.)  Les  mouUns  à  eau 
n'ont  été  inventés  que  du  temps  d'Auguste,  et  l'usage  du 
pilon  était  encore  assez  général  du  temps  de  Pline. 

(5)  Des  bœufs.  {La  Bruyère.)  Le  grec  dit  en  générai, 
«  des  bêtes  de  trait.  » 

(6)  Au  lieu  de ,  «  Heurte-t-on ,  etc.  »  le  grec  dit  sim- 
plement :  «  Si  quelqu'un  frappe  à  sa  porte,  il  répond  lui- 
«  même,  appelle  son  chien,  et  lui  prend  la  gueule,  en  di- 
«  sant  :  Foilà ,  etc.  » 

(7)  Le  grec-  porte  :  «  Lorsqu'il  se  rend  en  ville,  il  de- 
«  mande  au  premier  qu'il  rencontre  :  Combien  vaut  le 
«  poisson  salé.?  et  quel  est  le  prix  des  habits  de  peau?» 
Ces  habits  étaient  le  vêtement  ordinaire  des  pâtres,  et 
peut-être  des  pauvres  et  des  campagnards  en  général. 

(8)  Cela  est  dit  rustiquemenl  ;  un  autre  dirait  que  la 
nouvelle  lune  ramène  les  jeux;  et  d'ailleurs  c'est  comme 
si,  le  jour  de  Pâques,  quelqu'un  disait  :  N'est-ce  pas  au- 
jourd'hui Pâques?  {La  Bruyère.)  Quoique  la  version  adop- 
tée par  la  Bruyère  soit  celle  de  Casaubon,  j'observerai 
que  le  mot  la  néoménie,  que  ce  savant  critique  traduit  par 
la  nouvelle  lune,  n'est  que  le  simple  nom  du  premier  jour 
du  mois,  où  il  y  avait  un  grand  marché  à  Athènes,  et  où 
l'on  payait  les  intérêts  de  l'argent.  (Voyez  Aristoph. 
Vcsp.  171,  et  ScoL  el  Nub.  acte  IV,  scène  m.)  Il  ne 
s'agit  pas  non  plus  de  jeux ,  puisqu'il  n'y  en  avait  pas  tous 
les  premiers  du  mois.  Selon  plusieurs  gloses  anciennes 
rapportées  par  Henri  Estienne,  le  même  mot  a  aussi  toutes 
les  significations  du  mot  latin  forum.  Cette  phrase  peut 
donc  être  traduite  ainsi  :  «  Le  forum  célèbre-t-il  aujour- 
«  d'hui  la  néoménie?  »  c'est-à-dire  :  ««  Est-ce  aujourd'hui 
V  le  premier  du  mois  et  le  jour  du  marché?  »  Le  ridicule 
n'est  pas  dans  l'expression ,  mais  en  partie  dans  ce  que  le 
campagnard  demande  à  un  homme  qu'il  rencontre  une 
chose  dont  il  doit  être  sur  avant  de  se  mettre  en  route ,  et 
sur  tout  dans  ce  qui  suit. 

(9)  Au  lieu  de,  «  D'autres  fois,  etc.  »  lo  U\W  porte 


410 


LES  CVRACTÈKES  DE  THÉOPHRASTE, 


«  El  il  dit  8ur-le-cl»amp  qu'il  va  en  ville  pour  se  faire  ra- 
«  ser.  »  Il  ne  fait  donc  cette  toilette  que  le  premier  jour 
de  chaque  mois ,  en  se  rendant  au  marché.  Il  y  a  un  trait 
semblable  dans  les  Acharnéens  d'Aristophane,  v.  998;  et 
Suidas  le  cile  et  l'explique  en  parlant  de  la  néoméuie.  Du 
temps  de  Théophraste,  les  Athéniens  élé{,'anls  paraissent 
avoir  porté  les  cheveux  el  la  barbe  d'une  longueur  moyenne, 
qui  devait  être  toujours  la  même,  et  on  les  faisait  par  con- 
séquent couper  très  souvent.  (Voyez  chap.  xxvi ,  note  6 , 
et  le  chap.  v  ci-après.)  C'était  donc  ime  rusticité  de  lais- 
ser croître  les  cheveux  et  la  barbe  pendant  un  mois  :  et 
cette  malpropreté  suppose  de  pbis  le  ridicule,  reproché 
dans  le  chap.  x  à  l'avare,  de  se  faire  raser  ensïiite  jusqu'à 
la  peau ,  afin  que  les  cheveux  ne  dépassent  pas  de  sitôt  la 
juste  mesure. 

(10)  Fameux  marchand  de  chairs  salées,  nourriture 
ordinaire  du  peuple.  {La  Bruyère.)  Il  fallait  dire,  de  pois- 
son salé. 


CHAPITRE  V. 

Du  complaisant,  ou  de  l* envie  déplaire. 

Pour  faire  une  définition  un  peu  exacte  de  cette 
affectation  que  quelques-uns  ont  de  plaire  à  tout 
le  monde,  il  faut  dire  que  c'est  une  manière  de 
vivre  où  l'on  cherche  beaucoup  moins  ce  qui  est 
vertueux  et  honnête,  que  ce  qui  est  agréable  (l). 
Celui  qui  a  cette  passion,  d'aussi  loin  qu'il  aper- 
çoit un  homme  dans  la  place,  le  salue  en  s'é- 
criant  :  Voilà  ce  qu'on  appelle  un  homme  de 
bien  !  l'aborde ,  l'admire  sur  les  moindres  choses, 
le  retient  avec  ses  deux  mains,  de  peur  qu'il  ne 
lui  échappe  ;  et  après  avoir  fait  quelques  pas  avec 
lui ,  il  lui  demande  avec  empressement  quel  jour 
on  pourra  le  voir,  et  enfin  ne  s'en  sépare  qu'en 
lui  donnant  mille  éloges.  Si  quelqu'un  le  choisit 
pour  arbitre  dans  un  procès,  il  ne  doit  pas  atten- 
dre de  lui  qu'il  lui  soit  plus  favorable  qu'à  son 
adversaire  (2)  :  comme  il  veut  plaire  à  tous  deux , 
il  les  ménagera  également.  C'est  dans  cette  vue 
que,  poiu-  se  concilier  tous  les  étrangers  qui  sont 
dans  la  ville,  il  leur  dit  quelquefois  ([u'il  leur 
trouve  plus  de  raison  et  d'équité  que  dans  ses 
concitoyens.  S'il  est  prié  d'un  repas,  il  demande 
en  entrant  à  celui  qui  l'a  convié  où  sont  ses  en- 
fants; et  dès  qu'ils  paraissent,  il  se  récrie  sur  la 
ressemblance  qu'ils  ont  avec  leur  père,  et  que 
deux  figures  ne  se  ressemblent  pas  mieux  :  il  les 
fait  approcher  de  lui ,  il  les  baise  ;  et  les  ayant 
fait  asseoir  à  ses  deux  côtés ,  il  badine  avec  eux, 
A  qui  est ,  dit-il ,  la  petite  bouteille  ?  à  qui  est  la 
jolie  cognée  (3)  ?  Il  les  prend  ensuite  sur  lui  et  les 
laisse  dormir  sur  son  estomac ,  quoiqu'il  en  soit 
incommodé.  Celui  enfin  qui  veut  plaire  se  fait 


raser  souvent ,  a  un  fort  grand  soin  de  ses  dents, 
change  tous  les  jours  d'habits  et  les  quitte  pres- 
que tout  neufs  :  il  ne  sort  point  en  public  qu'il  ne 
soit  parfumé  (4).  On  ne  le  voit  guère  dans  les 
salles  publiques  qu'aupxès  des  comptoirs  des  ban- 
quiers (5);  et  dans  les  écoles,  qu'aux  endroits 
seulement  où  s'exercent  les  jeunes  gens  (6);  ainsi 
qu'au  théâtre ,  les  jours  de  spectacle ,  que  dans  les 
meilleures  places  et  tout  proche  des  préteurs  (7). 
Ces  gens  encore  n'achètent  jamais  rien  jwur  eux  ; 
mais  ils  envoient  à  Byzance  toute  sorte  de  bijoux 
précieux ,  des  chiens  de  Sparte  à  Cyzique  (8),  et 
à  Rhodes  l'excellent  miel  du  mont  Hy mette;  et 
ils  preiment  soin  que  toute  la  ville  soit  informée 
qu'ils  font  ces  emplettes.  Leur  maison  est  toujours 
remplie  de  mille  choses  curieuses  qui  font  plaisir 
à  voir,  ou  que  l'on  peut  donner,  comme  des  singes 
et  des  satyres  (9)  qu'ils  savent  nourrir,  des  pi- 
geons de  Sicile ,  des  dés  qu'ils  font  faire  d'os  do 
chèvre  (10),  des  fioles  pour  des  parfums  (11),  des 
cannes  torses  que  l'on  fait  à  Sparte ,  et  des  tapis 
de  Perse  à  personnages.  Ils  ont  chez  eux  jusques  à 
un  jeu  de  paume,  et  une  arène  pour  s'exercer  à  la 
lutte  (12)  ;  et  s'ils  se  promènent  par  la  ville,  et 
qu'ils  rencontrent  en  leur  chemin  des  philosophes, 
des  sophistes  (13),  des  escrimeurs,  ou  des  musi- 
siens,  ils  leur  offrent  leur  maison  (14)  pour  s'y 
exercer  chacun  dans  son  art  indifféremment  :  ils 
se  trouvent  présents  à  ces  exercices;  et  se  mêlant 
avec  ceux  qui  viennent  là  pour  regarder  :  A  qui 
croyez -vous  qu'appartienne  une  si  belle  mal- 
son  et  cette  arène  si  commode?  Vous  voyez, 
ajoutent-ils,  en  leur  montrant  quelque  homme 
puissant  delà  ville ,  celui  qui  en  est  le  maître,  et 
qui  en  peut  disposer  (15). 

NOTES. 

(1)  D'après  Aristote,  le  complaisant  se  dislingue  du  flat- 
teur en  ce  que  le  premier  a  un  but  intéressé,  tandis  que 
le  second  vit  entièrement  poiu'  les  autres,  loue  tout  pour 
le  simple  plaisir  de  louer,  el  ne  demande  que  d'être  agréa- 
ble à  ceux  avec  lesquels  il  vit.  Caractère  auquel  on  ne  peut 
faire  d'autre  reproche  que  ce  que  Théophrasie  a  dit  quel- 
que part  des  honneurs  et  des  places,  qu'il  ne  faut  point 
les  briguer  par  un  commerce  agréable,  mais  par  une 
conduite  vertueuse.  Il  en  est  de  même  de  la  véritable 
amitié. 

Quelques  critiques  ont  cru  que  la  seconde  moitié  de  ce 
chapitre  appartenait  à  un  autre  Caractère;  mais  il  ne  s'y 
trouve  aucun  trait  qui  ne  convienne  parfaitement  à  un 
homme  qui  veut  plaire  à  tout  le  monde,  en  tout  et  par- 
tout ;  autre  définition  de  l'envie  de  plaire,  selon  Aristote. 

(2)  Chaque  partie  était  représentée  ou  assistée  par  uw 
arbitre  :  ceux-ci  s'adjoignaient  un  arbitre  commun  ;  le 
complaisant,  étant  au  nombre  des  premiers,  se  conduit 


OE  L'IMAGE  D'UJN  COQUIN. 


411 


comtue  s'il  était  l'oibitre  commun.  (Voyez  Dém.  c.  Neœv. 
édit.  R.  tom.  II,  pag.  i56o,  et  Anach.  chap.  xvi. ) 

(3)  Petits  jouets  que  les  Grecs  pendaient  au  cou  de  leurs 
enfants.  (  La  Bruyère.  )  M.  Visconti  a  expliqué ,  dans  le 
volume  III  de  son  Musco  Pio  Clementino ,  planche  22, 
une  statue  antique  d'un  petit  enfant  qui  porte  une  écharpe 
toute  composée  de  jouets  de  ce  genre,  qui  paraissent  être 
en  partie  symboliques.  La  hache  s'y  trouve  très-distincte- 
ment, et  l'éditeur  croit  qu'elle  est  relative  au  culte  des 
cabires.  Le  même  savant  pense  que  l'outre  dont  il  est 
question  ici  peut  être  un  symbole  bachique.  Cependant, 
comme  le  grec  dit  seulement,  il  joue  avec  eux,  en  disant 
outre,  hache,  il  est  possible  aussi  que  ce  fussent  des  mots 
usités  dans  quelque  jeu ,  dont  cependant  je  ne  trouve  au- 
cune trace  dans  les  savants  traités  sur  celte  matière  ras- 
semblés dans  le  septième  volume  du  Trésor  de  Gronovius. 

(4)  Le  grec  porte ,  «  Il  s'oint  avec  des  parfums  pré- 
««  cieux.  »  Il  parait  qu'on  ne  se  servait  ordinairement  que 
d'huile  pme,  ou  plus  légèrement  parfumée  que  l'espèce 
dont  il  est  question  ici.  Cette  opération  avait  lieu  surtout 
au  sortir  du  bain,  dont  les  anciens  faisaient,  comme  on 
sait,  un  usage  extrêmement  fréquent;  elle  consistait  à  se 
faire  frotter  tout  le  corps  avec  ces  matières  grasses,  et 
servait,  selon  l'expression  du  scoliaste  d'Aristophane,  ad 
Plut,  6i6,  à  fermer  à  l'entrée  de  l'air  les  pores  ouverts 
par  la  chaleur. 

(5)  C'était  l'endroit  où  s'assemblaient  les  plus  honnêtes 
gens  de  la  ville.  (Za  Bruyère.)  Le  grec  porte,  «  dans  la 
«  place  publique ,  etc.  »  Les  Athéniens  faisaient  faire  pres- 
que toutes  leurs  affaires  par  leurs  banquiers.  (Voyez  Sau- 
maise,  de  Usuris,  et  Boettiger,  dans  le  Mercure  allemand 
du  mois  de  janvier  1802.) 

(6)  Pour  être,  connu  d'eux  et  en  être  regardé ,  ainsi  que 
detouscenx  qui  s'y  trouvaient.  {La  Bruyère.)  ïhéophraste 
parle  des  gymnases ,  qui  étaient  de  vastes  édifices  entou- 
rés de  jardins  et  de  bois  sacrés,  et  dont  la  première  cour 
était  entourée  de  portiques  et  de  salles  garnies  de  sièges 
où  les  philosophes,  les  rhéteurs  et  les  sophistes  rassem- 
blaient leurs  disciples.  Il  paraît  que  tous  les  gens  bien 
élevés  ne  cessaient  de  fréquenter  ces  établissements ,  dont 
les  plus  importants  étaient  l'Académie ,  le  Lycée  et  le  Cy- 
nosarge.  (Voyez  chap.  viii  du  Voyage  du  jeune  Ana- 
charsis,  ) 

(7)  Le  texte  grec  dit ,  «  des  stratèges ,  »  ou  généraux. 
C'étaient  dix  magistrats,  dont  l'un  devait  commander  les 
armées  en  temps  de  guerre;  mais  il  paraît  que  déjà,  du 
temps  de  Démosthène,  ils  n'avaient  presque  plus  d'autres 
fonctions  que  de  représenter  dans  les  cérémonies  publi- 
ques. (Voyez  l'ouvrage  que  je  viens  de  citer,  chap.  x.) 

(8)  D'après  Aristote,  celte  race  des  meilleurs  chiens  de 
«basse  de  la  Grèce  provenait  de  l'accouplement  de  cet 
animal  et  du  renard.  Byzance,  devenue  depuis  Constanti- 
nople,'  était  déjà  une  ville  importante  du  temps  de  Théo- 
phraste.  Cyzique  était  un  port  de  la  Mysie,  sur  la  Pro- 
pontide. 

(9)  Une  espèce  de  singes.  {I.a  Bruyère.)  Des  singes  à 
rotirlc  queue,  disent  les  scoliastes  do  ce  passage. 


(  1 0)  Vraiseniblablemenl  d'os  de  gazelles  de  Libye,  comme 
ceux  dont  parle  Lucien  {in  Amorib.  iib.  I).  Des  dés  d'os 
de  chèvre  ne  vaudraient  pas  la  peine  d'être  cités. 

(1 1)  Littéralement ,  «  des  flacons  bombés  de  ïhurium,  » 
ou  d'après  une  autre  leçon,  «de  Tyr,»ou  plutôt  «  de 
«sable  tyrien,  «c'est-à-dire  de  verre,  pour  la  fabrication 
duquel  on  se  servait  alors  de  ce  sable  exclusivement ,  ce 
qui  donnait  une  très-grande  valeur  à  cette  matière.  On  ne 
connaît  aucune  fabrique  célèbre  de  vases  dans  les  diffé- 
rentes villes  qui  portèrent  le  nom  de  Thurium.  Ce  ne  fut 
que  du  temps  des  Romains  que  les  ustensiles  de  verre  ces- 
sèrent d'être  chers ,  et  qu'on  put  les  avoir  à  un  prix  très- 
bas.  (Voyez  Slrab.  liv.  XVI,  suivant  la  correction  cer- 
taine de  Casaubon.  Cette  note  m'a  été  communiquée  par 
M.  Visconti.  ) 

(12)  Le  grec  dit  :  «  Ils  ont  chez  eux  une  petite  cour  en 
«  forme  de  palestre ,  renfermant  une  arène  et  un  jeu  de 
«  paume.  »  Les  palestres  étaient  en  petit  ce  que  les  gym- 
nases étaient  en  grand. 

(13)  Une  sorte  de  philosophes  vains  et  intéressés.  {La 
Bruyère.)  A  la  fois  philosophes  et  rhéteurs,  ils  instruisaient 
les  jeunes  gens  par  leurs  leçons  chèrement  payées,  et  amu- 
saient le  public  par  des  déclamations  et  des  dissertations 
solennelles. 

(1 4)  Leur  palestre. 

(  1 6)  Chaque  interprète  a  sa  conjecture  particulière  sur 
ce  passage  altéré  ou  elliptique.  Je  propose  de  mettre  sim- 
plement le  dernier  pronom  au  pluriel,  et  de  traduire,  au 
heu  de  «  ils  se  trouvent  présents ,  etc.  »,  «  ensuite  dans  les 
«  représentations  ils  disent  à  leur  voisin ,  en  parlant  des 
«  spectateurs ,  la  palestre  est  à  eux.  »  De  celte  manière , 
ce  trait  rentre  entièrement  dans  le  caractère  du  complai- 
sant, tel  qu'il  est  défini  par  Aiistote. 

CHAPITRE  Yl 

De  V image  d'un  coquin  (1). 

Un  coquin  est  celui  à  qui  les  choses  les  plus 
honteuses  ne  coûtent  rien  à  dire  ou  à  faire  ;  qui 
jure  volontiers,  et  fait  des  serments  en  justice  au- 
tant qu'on  lui  en  demande  ;  qui  est  perdu  de  ré- 
putation ,  que  l'on  outrage  impunément  ;  qui  est 
un  chicaneur  (2)  de  profession ,  un  effronté ,  et 
qui  se  mêle  de  toutes  sortes  d'affaires.  Un  homme 
de  ce  caractère  entre  sans  masque  dans  une  danse 
comique (3),  et  même  sans  être  ivre;  mais  de 
sang-froid  il  se  distingue  dans  la  diuise  la  plus 
obscène  (4)  par  les  postures  les  plus  indécentes. 
C'est  lui  qui,  dans  ces  lieux  où  l'on  voit  des  pres- 
tiges (5) ,  s'ingère  de  recueillir  l'argent  de  chacun 
des  spectateurs,  et  qui  fait  querelle  à  ceux  qui, 
étant  entrés  par  billets,  croient  ne  devoir  rien 
payer (6).  11  est  d'ailleurs  de  tous  métiers;  tan- 
tôt il  tient  une  taverne,  tantôt  il  est  suppôt  de 


412 


LES  CARACTÈRES  DE  ÏHÉOPHRASTE, 


quelque  lieu  infâme,  une  autre  fois  partisan  (7); 
il  n'y  a  point  de  si  sale  commerce  où  il  ne  soit 
capable  d'entrer.  Vous  le  verrez  aujourd'hui  criei»: 
public ,  demain  cuisinier  ou  brelandier  (8)  :  tout 
lui  est  propre.  S'il  a  une  mère,  il  la  laisse  mou- 
rir de  ftiim  (9).  Il  est  sujet  au  larcin ,  et  à  se  voir 
traîner  par  la  ville  dans  une  prison ,  sa  demeure 
ordinaire  ,  et  où  il  passe  une  partie  de  sa  vie.  Ce 
sont  ces  sortes  de  gens  que  l'on  voit  se  faire  en- 
tourer du  peuple ,  appeler  ceux  qui  passent ,  et  se 
plaindre  à  eux  avec  une  voix  forte  et  enrouée , 
insulter  ceux  qui  les  contredisent.  Les  uns  fen- 
dent la  presse  pour  les  voir,  pendant  que  les  au- 
tres ,  contents  de  les  avoir  vus ,  se  dégagent  et 
poursuivent  leur  chemin  sans  vouloir  les  écou- 
ter; mais  ces  effrontés  continuent  de  parler: 
ils  disent  à  celui-ci  le  commencement  d'un  fait , 
quelque  mot  à  cet  autre  ;  à  peine  peut-on  tirer 
d'eux  la  moindre  partie  de  ce  dont  il  s'agit  (10)  ; 
et  vous  remarquerez  qu'ils  choisissent  pour  cela 
des  jours  d'assemblée  publique,  où  il  y  a  un 
grand  concours  de  monde,  qui  se  trouve  le  té- 
moin de  leur  insolence.  Toujours  accablés  de 
procès  que  l'on  intente  contre  eux ,  ou  qu'ils  ont 
Intentés  à  d'autres,  de  ceux  dont  ils  se  délivrent 
par  de  faux  serments,  comme  de  ceux  qui  les  obli- 
gent de  comparaître,  ils  n'oublient  jamais  de  por- 
ter leur  boîte  (11)  dans  leur  sein,  et  une  liasse  de 
papiers  entre  leurs  mains  :  vous  les  voyez  domi- 
ner parmi  de  vils  praticiens  (  1 2)  à  qui  ils  prêtent 
à  usure ,  retirant  chaque  jour  une  obole  et  demie 
de  chaque  drachme  (13);  ensuite  fréquenter  les 
tavernes,  parcourir  les  lieux  où  l'on  débite  le 
poisson  frais  ou  salé,  et  consumer  ainsi  en  bonne 
chère  tout  le  profit  qu'ils  tirent  de  cette  espèce  de 
trafic.  En  un  mot ,  ils  sont  querelleurs  et  diffici- 
les, ont  sans  cesse  la  bouche  ouverte  à  la  calom- 
nie ,  ont  une  voix  étourdissante ,  et  qu'ils  font 
retentir  dans  les  marchés  et  dans  les  boutiques. 


NOTES. 


(1)  De  l'effronterie. 


(2)  Le  mol  grec  employé  ici ,  et  qui  se  retrouve  encore 
à  la  fin  du  chapitre,  signifie  un  homme  qui  se  tient  tou- 
jours sur  le  marché,  et  qui  cherche  à  gagner  de  l'argent, 
soit  par  des  dénonciations  ou  de  faux  témoignages  dans  les 
tribunaux ,  soit  en  achetant  des  denrées  pour  les  revendre , 
métier  odieux  chez  les  anciens.  (Voyez  les  notes  de  Duport 
sur  ce  passage.) 

(3)  Sur  le  théâtre  avec  des  farceurs.  (  La  Bruyère.) 

(4)  Celle  danse,  la  plus  déréglée  de  toutes,  s'appelait 
en  grec  cordax,  parce  que  l'on  s'y  servait  d'tmc  corde  pour 


faire  des  postures.  {La  Bruyère.)  Cette  élyniologie  mI 
inadmissible ,  car  le  terme  grec  d'où  nous  vient  le  mot  de 
corde  commence  par  une  autre  lettre  que  le  mot  cordax , 
et  ne  s'emploie  que  pour  des  cordes  de  boyau ,  telles  que 
celles  de  la  lyre  et  de  l'arc.  Casaubon  n'a  cru  que  le  cor- 
das se  dansait  avec  une  corde,  que  parce  qu'Aristophane 
dit  quelque  part  cordacem  trahere,  et  |)eul-èlre  parce  qu'il 
se  rappelait  que,  dans  les  j4delphes  de  Térence,  acte  IV, 
scène  vir,  Demea  demande,  Tu  intcr  eas  restim  ductafu 
saltabls?  Mais,  quoique  dans  cette  phrase  la  corde  soit 
expressément  nommée,  Donalus  pense  qu'il  n'y  est  ques- 
tion que  de  se  donner  la  main  ;  et  c'est  aussi  tout  ce  qu'on 
peut  conclure  de  l'expression  d'Aristophane  au  sujet  du 
cordax.  M.  Viscouti ,  auquel  je  dois  cette  observation,  s'en 
sert  dans  un  mémoire  inédit  sur  le  bas-relief  des  danseuses 
de  la  villa  Borghèse ,  pour  éclaircir  le  [«ssage  célèbre  de 
Tite-Live,  liv.  XVII,  chap.  xxxvir,  où,  en  parlant  d'une 
danse  sacrée,  cet  auteur  se  sert  de  l'expression  restim 
dare, 

(ô)  Choses  fort  extraordinaires,  telles  qu'on  eu  voit  dbns 
nos  foires.  {La  Bruyère.) 

(6)  Le  savant  Coray  a  observé  avec  raison  qu'il  faut 
ajouter  une  négation  à  cette  phrase.  Je  traduis  :  ««  à  ceux 
«  qui  n'ont  point  de  billet ,  et  veulent  jouir  du  spectacle 
«  gratis.  »  Il  est  question  ici  de  farces  jouées  en  pleine  rue, 
et  dont  par  conséquent,  sans  la  précaution  de  distribuer 
des  billets  à  ceux  qui  ont  payé,  et  d'employer  quelqu'un  à 
quereller  ceux  qui  n'en  ont  pas,  tout  le  monde  peut  jouir. 
Cette  observation,  qui  n'avait  pas  encore  élé  faite,  contredit 
l'induction  que  le  savant  auteur  du  Voyage  du  jeune  Ana- 
charsis  a  tirée  de  ce  passage  dans  le  chapitre  lxx  de  cet 
ouvrage. 

(7)  La  Bruyère  désigne  ordinairement  par  ce  mot  les 
riches  financiers  ;  ici  il  n'est  question  que  d'un  simple  com- 
mis au  port,  ou  de  quelque  autre  employé  subalterne  de 
la  ferme  d'Athènes. 

(8)  Joueur  de  dés.  Aristole  donne  une  raison  assez  dé- 
licate du  mal  qu'il  trouve  dans  un  jeu  intéressé.  «  On  y 
«  gagne,  dit-il,  l'argent  de  ses  amis,  envers  lesquels  on 
«  doit  au  contraire  se  conduire  avec  générosité.  » 

(9)  La  loi  de  Solon ,  qui  n'était  en  cela  que  la  sanction 
de  la  loi  de  la  nature  et  du  sentiment,  ordonnait  de  nour- 
rir ses  parents ,  sous  peine  d'infamie. 

(10)  Cette  circonstance  est  ajoutée  par  la  Bruyère; 
Théophraste  ne  parle  que  de  l'impudence  qu'il  y  a  à  con 
tinuer  une  harangue  dans  les  rues ,  quoique  personne  n'y 
fasse  attention ,  et  que  chaque  phrase  s'adresse  à  un  public 
différent. 

(11)  Une  petite  boîte  de  cuivre  fort  légère,  où  les  plai- 
deurs mettaient  leurs  titres  et  les  pièces  de  leurs  procès. 
(  La  Bruyère.  )  C'était  au  contraire  un  grand  vase  de  cui- 
vre ou  de  terre  cuite,  placé  sur  la  table  des  juges  pour  y 
déposer  les  pièces  qu'on  leur  soumettait;  et  Théophraste 
ne  se  sert  ici  de  ce  terme  que  pour  plaisanter  sur  l'énorme 
quantité  de  papiers  dont  se  chargent  ces  chicaneurs.  (Voyez 
le  scol.  d'Aristophane,  Vcsp.  1427,  et  la  scolic  sur  ce 
passage  d^:  Théophraste  donnée  par  Fischer. 


DU  GRAND  PARLEUR. 


413 


(  1 2)  Ici  le  mot  grec  donl  j'ai  déjà  parlé  daus  la  note  2  ne 
peut  avoir  d'autre  siguificaiiou  que  celle  des  petits  mar- 
chands de  comestibles  auxquels  l'effronté  prête  de  l'argent, 
et  chez  lesquels  il  va  ensuite  en  retirer  les  intérêts,  en 
mettant  cet  argent  dans  la  bouche,  comme  c'était  l'usage 
parmi  le  bas  peuple  d'Athènes.  Casaubon  avait  fait  sur  ce 
dernier  point  une  note  aussi  juste  qu'érudite,  et  la 
Bruyère  n'aurait  pas  dû  s'écarter  de  l'explication  de  ce 
savant. 

(  1 3)  Une  obole  était  la  sixième  partie  d'une  drachme. 
(La  Bruyère.)  L'effronté  prend  donc  un  quart  du  capital 
par  jour.  (Voyez  sur  l'usure  d'Athènes  le  Voyage  efu  Jeune 
Àna'cliarsis     chap.  lv.) 

CHAPITRE  VIL 

Du  grand  parleur  (  1  ) . 

Ce  que  quelques-uns  appellent  bahil  est  propre- 
ment une  intempérance  de  langue  qui  ne  permet 
pas  à  un  homme  de  se  taire  (2).  Vous  ne  contez 
pas  la  chose  comme  elle  est ,  dira  quelqu'un  de 
ces  grands  parleurs  à  quiconque  veut  l'entretenir 
de  quelque  affaire  que  ce  soit  :  j'ai  tout  su,  et  si 
vous  vous  donnez  la  patience  de  m'écouter,  je 
vous  apprendrai  tout.  Et  si  cet  autre  continue 
de  parler  :  Vous  avez  déjà  dit  cela  (3)  ;  songez, 
poursuit-il ,  à  ne  rien  oublier.  Fort  bien  ;  cela  est 
ainsi ,  car  vous  m'avez  heureusement  remis  dans 
le  fait  ;  voyez  ce  que  c'est  que  de  s'entendre  les 
uns  les  autres.  Et  ensuite  :  Mais  que  veux-je 
dire  ?  Ah  !  j'oubliais  une  chose  :  oui ,  c'est  cela 
même ,  et  je  voulais  voir  si  vous  tomberiez  juste 
dans  tout  ce  que  j'en  ai  appris.  C'est  par  de  telles 
ou  semblables  interruptions  qu'il  ne  donne  pas  le 
loisir  à  celui  qui  lui  parle  de  respirer;  et  lorsqu'il 
a  comme  assassiné  de  son  babil  chacun  de  ceux 
qui  ont  voulu  lier  avec  lui  quelque  entretien ,  il 
va  se  jeter  dans  un  cercle  de  personnes  graves 
qui  traitent  ensemble  de  choses  sérieuses ,  et  les 
met  en  fuite.  De  là  il  entre  dans  les  écoles  publi- 
ques et  dans  les  lieux  des  exercices  (4) ,  où  il  amuse 
les  maîtres  par  de  vains  discours,  et  empêche  la 
jeunesse  de  profiter  de  leurs  leçons.  S'il  échappe 
à  quelqu'un  de  dire,  Je  m'en  vais,  celui-ci  se 
met  à  le  suivre,  et  il  ne  l'abandonne  point  qu'il 
ne  l'ait  remis  jusque  dans  sa  maison  (5).  Si  par 
hasard  il  a  appris  ce  qui  aura  été  dit  dans  une 
assemblée  de  ville ,  il  court  dans  le  même  temps 
le  divulguer.  Il  s'étend  merveilleusement  sur  la 
fameuse  bataille  qui  s'est  donnée  sous  le  gouver- 
nement de  l'orateur  Aristophon  (6),  comme  sur 
le  combat  célèbre  que  ceux  de  Laçédémone  ont 
livré  aux  Athéniens  sous  la  conduite  de  Lysan- 


dre  (7).  Il  raconte  une  autre  fois  quels  applaudis- 
sements a  eus  un  discours  qu'il  a  fait  dans  le 
public,  en  répète  une  grande  partie,  mêle  dans 
ce  récit  ennuyeux  des  invectives  contre  le  peu- 
ple; pendant  que  de  ceux  qui  l'écoutent,  les  uns 
s'endorment,  les  autres  le  quittent,  et  que  nul  ne  se 
ressouvient  d'un  seul  mot  qu'il  aura  dit.  Un  grand 
causeur,  en  un  mot ,  s'il  est  sur  les  tribunaux , 
ne  laisse  pas  la  liberté  déjuger;  il  ne  permet  pas 
que  l'on  mange  à  table;  et  s'il  se  trouve  au  théâ- 
tre ,  il  empêche  non-seulement  d'entendre,  mais 
même  de  voir  les  acteurs  (8).  On  lui  fait  avouer 
ingénument  qu'il  ne  lui  est  pas  possible  de  se  taire, 
qu'il  faut  que  sa  langue  se  remue  dans  son  palais 
comme  le  poisson  dans  l'eau;  et  que,  quand  on 
l'accuserait  d'être  plus  babillard  qu'une  hiron- 
delle ,  il  faut  qu'il  parle  :  aussi  écoute-t-il  froi- 
dement toutes  les  railleries  que  l'on  fait  de  lui 
sur  ce  sujet;  et  jusques  à  ses  propres  enfants,  s'ils 
commencent  à  s'abandonner  au  sommeil.  Faites- 
nous,  lui  disent-ils,  un  conte  qui  achève  de  nous 
endormir  (9). 

■''   "■'  NOTES. 

(1)  Ou  Du  babil.  (La  Bruyère.)  On  pourrait  intituler  ce 
Caractère,  De  la  loquacité'.  Il  se  distingue  du  Caractère 
III  par  un  babil  moins  insignifiant,  mais  plus  importun. 
M.  Barthélémy  a  inséré  ce  Caractère  à  la  suite  de  l'autre 
dans  son  chap.  xxviii  du  Voyage  d'Anacharsis. 

(2)  Littéralement  :  «  La  loquacité,  si  l'on  voulait  la 
««  définir,  pourrait  être  appelée  une  intempérance  de  pa- 
«  rôles.  » 

(3)  Je  crois  qu'il  faut  traduire  :  «  Avez-vous  fini  ?  n'ou- 
«  bliez  pas  votre  propos ,  etc.  »  M.  Barthélémy  rend  ainsi 
ce  passage  :  «<  Oui ,  je  sais  de  quoi  il  s'agit ,  je  pourrais 
«  vous  le  raconter  au  long.  Continuez ,  n'omettez  aucune 
«circonstance.  Fort  bien,  vous  y  êtes;  c'est  cela  même. 
<(  Voyez  combien  il  était  nécessaire  d'en  conférer  en- 
«  semble.  » 

(4)  C'était  un  crime  puni  de  mort  à  Athènes  par  une 
loi  de  Solon,  à  laquelle  on  avait  un  peu  dérogé  du  temps 
de  Théophraste.  (La  Bruyère.)  Il  parait  que  cette  loi 
n'était  relative  qu'au  temps  où  l'on  célébrait  dans  ces  gym- 
nases une  fête  à  Mercure,  pendant  laquelle  la  jeunesse 
était  moins  surveillée  qu'à  l'ordinaire.  (Voyez  le  Voyage 
du  jeune  Jnacharsis,  chap.  vm,  et  le  chap.  v  de  ces  Ca- 
ractères ,  note  6.  ) 

(5)  « Misère  cupis,  inquit,  abire, 

Jamdudum  video  :  sed  nil  agis;  usque tencbo, 

Persequar 

Nil  habeo  quod  agam,  et  non  sum  piger;  usque 
sequar  te,  » 

dit  l'importun  d'Horace  daus  la  neuvième  satire  du  pre- 
mier livre ,  (jui  mérite  d'être  comparée  avec  ce  C'araclère. 


414 


LES  CARACTERES  DE  THEOPHRASTE, 


(6)  C'est-à-dire ,  suv  ta  bataille  d'Arhelles  et  la  victoire 
d'Alexandre,  suivies  de  la  mort  de  Darius,  dont  les  nou- 
velles vinrent  à  Athènes  lorsque  Aristophon,  célèbre  ora- 
teur, était  premier  magistrat.  (La  Bruyère.)  Ce  n'était 
pas  une  raison  suffisante  pour  dire  que  cette  bataille  avait 
été  livrée  sous  l'archontat  d'Aristophon.  Paulmier  de  Gren- 
teniesnil  a  cru  qu'il  était  question  de  la  bataille  des  Lacé- 
déutoniens,  sous  Agis,  conti'e  les  Macédoniens  commandés 
par  Anti|)ater;  mais  il  n'a  {mis  fait  attention  que  dans  ce 
ras  Théophrastc  n'aurait  pas  ajouté  les  mots  de  ceux  ife 
Lacédêmone  au  trait  suivant  seulement.  Je  crois,  avec 
Corsini,  qu'il  faut  traduire  :  «  sur  le  combat  de  l'orateur, 
«c'est-à-dire  de  Démosthène,  arrivé  sous  Aristophon.» 
C'est  la  fameuse  discussion  sur  la  couronne  que  Démos- 
thène croyait  mériter,  et  qu'Eschine  lui  disputait.  Ce 
combat,  qui  rassembla  toute  la  Grèce  à  Athènes,  était  un 
sujet  de  conversation  au  moins  aussi  intéressant  pour  un 
habitant  de  cette  ville  que  la  bataille  d'Arbelles ,  et  il  fut 
livré  précisément  sous  l'archontat  d'Aristophon. 

(7)  Il  était  plus  ancien  que  la  bataille  d'Arbelles,  mais 
trivial  et  su  de  tout  le  peuple,  {La  Bruyère,)  C'est  la  ba- 
taille qui  finit  par  la  prise  d'Athènes,  et  qui  termina  la 
guerre  du  Péloponèse,  l'an  4  de  la  qualre-vingl-treiziènie 
olympiade. 

(8)  Le  grec  dit  simplement ,  «<  il  vous  empêche  de  jouir 
«  du  spectacle.  » 

(9)  Le  texte  porte  :  «  et  il  permet  que  ses  enfants  l'eni- 
«  pèchent  de  se  livrer  au  sommeil,  en  le  priant  de  leur 
•»  raconler  quelque  chose  pour  les  endormir.  » 

CHAPITRE  VIII. 

Du  débit  des  nouvelles  (l). 

Un  nouvelliste,  ou  un  conteur  de  fables,  est  un 
homme  qui  arrange ,  selon  son  caprice ,  des  dis- 
cours et  des  faits  remplis  de  fausseté  ;  qui ,  lors- 
qu'il rencontre  l'un  de  ses  amis,  compose  son 
visage,  et  lui  souriant,  D'où  venez-vous  ainsi? 
lui  dit-il;  que  nous  direz-vous  de  bon?  n'y  a-t-il 
rien  de  nouveau?  Et  continuant  de  l'interroger  : 
Quoi  donc!  n'y  a-t-il  aucune  nouvelle  (2)?  ce- 
pendant il  y  a  des  choses  étonnantes  à  racon- 
ter. Et  sans  lui  donner  le  loisir  de  lui  répon- 
dre, Que  dites-vous  donc?  poursuit-il;  n'avez- 
vous  rien  entendu  par  la  ville?  Je  vois  bien  que 
vous  ne  savez  rien ,  et  que  je  vais  vous  régaler 
de  grandes  nouveautés.  Alors,  ou  c'est  un  soldat, 
ou  le  fils  d'Astée  le  joueur  de  flûte  (3) ,  ou  Lycon 
l'ingénieur,  tous  gens  qui  arrivent  fraîchement 
de  l'armée  (4),  de  qui  il  sait  toutes  choses  ;  car  il 
allègue  pour  témoins  de  ce  qu'il  avance  des 
hommes  obscurs  qu'on  ne  peut  trouver  pour  le 
convaincre  de  fausseté  (5)  ;  il  assure  donc  que 
t'es  personnes  lui  ont  dit  que  le  roi  (6)  et  Polys- 


perchon  (7)  ont  gagné  la  bataille ,  et  que  Cassan- 
dre,  leur  ennemi,  est  tombé  vif  entre  leurs 
mains  (8).  Et  lorsque  quelqu'un  lui  dit  :  Mais  en 
vérité  cela  est-il  croyable?  il  lui  réplique  que 
cette  nouvelle  se  crie  et  se  répand  par  toute  la 
ville ,  que  tous  s'accordent  à  dire  la  même  chose, 
que  c'est  tout  ce  qui  se  raconte  du  combat  (9), 
et  qu'il  y  a  eu  un  grand  carnage.  Il  ajoute  qu'il 
a  lu  cet  événement  sur  le  visage  de  ceux  qui  gou- 
vernent (10);  qu'il  y  a  un  homme  caché  chez  l'un 
de  ces  magistrats  depuis  cinq  jours ,  qui  revient 
de  la  Macédoine,  qui  a  tout  vu,  et  qui  lui  a  tout  dit. 
Ensuite,  interrompant  le  fil  de  sa  narration.  Que 
pensez-vous  de  ce  succès  ?  demande-t-il  à  ceux  qui 
l'écoutent  (U).  Pauvre  Cassandrel  malheureux 
princel  s'écrie-t-il  d'une  manière  touchante  :  voyez 
ce  que  c'est  que  la  fortune;  car  enfin  Cassandre 
était  puissant,  et  il  avait  avec  lui  de  grandes 
forces  (12).  Ce  que  je  vous  dis,  poursuit-il,  est 
un  secret  qu'il   faut  garder  pour  vous  seul; 
pendant  qu'il  court  par  toute  la  ville  le  débiter 
à  qui  le  veut  entendre.  Je  vous  avoue  que  ces 
diseurs  de  nouvelles  me  donnent  de  l'admira- 
tion (1 3),  et  que  je  ne  conçois  pas  quelle  est  la  fm 
qu'ils  se  proposent  :  car,  pour  ne  rien  dire  de  la 
bassesse  qu'il  y  a  à  toujours  mentir,  je  ne  vois 
pas  qu'ils  puissent  recueillir  le  moindre  fruit  de 
cette  pratique  ;  au  contraire ,  il  est  arrivé  à  quel- 
ques-uns de  se  laisser  voler  leurs  habits  dans  un 
bain  public,  pendant  qu'ils  ne  songeaient  qu'à 
rassembler  autour  d'eux  une  foule  de  peuple,  et 
à  lui  conter  des  nouvelles.  Quelques  autres,  après 
avoir  vaincu  sur  mer  et  sur  terre  dans  le  Porti- 
que (14),  ont  payé  l'amende  pour  n'avoir  point 
comparu  à  une  cause  appelée.  Enfin  il  s'en  est 
trouvé  qui,  le  jour  même  qu'ils  ont  pris  une  ville, 
du  moins  par  leurs  beaux  discours ,  ont  manqué 
de  dîner  (15).  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  rien  de 
si  misérable  que  la  condition  de  ces  personnes  : 
car  quelle  est  la  boutique ,  quel  est  le  portique , 
quel  est  l'endroit  d'un  marché  public  où  ils  ne  pas- 
sent tout  le  jour  à  rendre  sourds  ceux  qui  les 
écoutent ,  ou  à  les  fatiguer  par  leurs  mensonges  ? 

NOTES. 

(1)  Théophraste  désigne  ici  par  un  seul  mot  l'habitude 
de  forger  de  fausses  nouvelles,  M.  Barthélémy  a  imité  une 
partie  de  ce  Caractère  à  la  suite  de  ceux  sur  lesquels  j'ai 
déjà  fait  la  même  remarque. 

(2)  LiUérakment  :  «  Et  il  l'interrompra  en  lui  deman- 
«  dant  :  Comment!  on  ne  dit  donc  rien  de  plus  nouveau? 

(3)  L'usage  de  la  fliite,  très-ancien  dans  les  troupes,  (la 

Bruyère.)  "  ■  <.^  >'. 


DE  L'EFFROINTERIE  CAUSEE  PAR  L'AVARICE. 


415 


(4)  Le  grec  porte ,  «  qui  arrivent  de  la  bataille  même.  » 

(5)  Je  crois  avec  M.  Coray  qu'il  faut  traduire  ;  «  car 
«  il  a  soin  de  choisir  des  autorités  que  personne  ne  puisse 
«c  récuser.  » 

(6)  Aridée ,  frère  d'Alexandre  le  Grand.  {La  Bruyère.) 

(7)  Capitaine  du  même  Alexandre.  (La  Bruyère.) 

(8)  C'était  un  faux  bruil  ;  et  Cassandre,  fils  d'Antipater, 
disputant  à  Aridée  el  à  Polyspercbon  la  tutelle  des  en- 
fants d'Alexandre,  avait  eu  de  l'avantage  sur  eux.  (Za 
Bruyère.)  D'après  le  titre  et  l'esprit  de  ce  Caractère,  il  n'y 
est  pas  question  de  faux  bruits,  mais  de  nouvelles  fabri- 
quées à  plaisir  par  celui  qui  les  débite. 

(9)  Plus  littéralement  :  «  que  le  bruit  s'en  est  répandu 
«  dans  toute  la  ville,  qu'il  prend  de  la  consistance,  que 
«  tout  s'accorde,  et  que  tout  le  monde  donne  les  mêmes 
«  détails  sur  le  combat.  » 

(10)  Le  texte  ajoute,  «  qui  en  sont  tout  changés.  » 
Cassandre  favorisait  le  gouvernement  aristocratique  établi 
à  Athènes  par  son  père;  Polysperchon  protégeait  le  parti 
démocratique.  (Voyez  la  note  1 7  du  Discours  sur  Théo- 
phraste.) 

(11)  Au  lieu  de,  «  Ensuite,  etc.  »  le  grec  porte  :  «  Et, 
«  ce  qui  est  à  peine  croyable,  en  racontant  tout  cela,  il 
"  fait  les  lamentations  les  plus  naturelles  et  les  plus  per- 
«  snasives.  » 

(12)  La  réflexion,  «  car  enfin,  etc.  »  est  tirée  de  quel- 
ques mots  grecs  dont  on  n'a  pas  encore  donné  une  expli- 
cation satisfaisante,  et  qui  me  paraissent  signifier  tout  autre 
chose.  Le  nouvelliste  a  débité  jusqu'à  présent  son  conte 
comme  un  bruit  public,  et  dans  la  phrase  suivante  il  en 
fait  un  secret  :  cette  variation  a  besoin  d'une  transition  ; 
et  il  me  paraît  que  ce  passage ,  qui  signifie  littéralement , 
«  mais  alors  étant  devenu  fort,  »  esl  relatif  au  conteur,  et 
veut  dire,  «  mais  ayant  fini  par  se  faire  croire.  »  On  sait 
qu'en  grec  le  verbe  dérivé  de  l'adjectif  qu'emploie  ici 
Théophraste  signifie  au  propre  je  m'efforce ,  et  au  figuré 
j'assure,  j'atteste. 

(13)  «  M'étonnent.  » 

(14)  Voyez  le  chapitre  de  la  Flatterie.  {La  Bruyère, 
chap.  ir,  note  1 .) 

(15)  Plus  littéralement,  «  qui  ont  manqué  leur  dîner 
■'  en  prenant  quelques  villes  d'assaut ,  »  c'est-à-dire  qui , 
pour  avoir  fait  de  ces  contes ,  sont  venus  trop  tard  au  dîner 
auquel  ils  devaient  se  rendre. 

CHAPITRE  IX. 

De  V effronterie  causée  par  V avarice  (1). 

Pour  faire  connaître  ce  vice,  il  faut  d  ire  que  c'est 
un  mépris  de  l'honneur  dans  la  vue  d'un  vil  in- 
térêt. Un  homme  que  l'avarice  rend  effronté  ose 


emprunter  une  somme  d'argent  à  celui  à  qui  il 
en  doit  déjà,  et  qu'il  lui  retient  avec  injus- 
tice (2).  Le  jour  même  qu'il  aura  sacrifié  aux 
dieux ,  au  lieu  de  manger  religieusement  chez  soi 
une  partie  des  viandes  consacrées  (3),  il  les  fait 
saler  pour  lui  servir  dans  plusieurs  repas,  et 
va  souper  chez  l'un  de  ses  amis;  et  là,  à  table, 
à  la  vue  de  tout  le  monde ,  il  appelle  son  valet , 
qu'il  veut  encore  nourrir  aux  dépens  de  son  hôte  ; 
et  lui  coupant  un  morceau  de  viande  qu'il  met  sur 
un  quartier  de  pain.  Tenez ,  mon  ami,  lui  dit-il , 
faites  bonne  chère  (4).  Il  va  lui-même  au  marché 
acheter  des  viandes  cuites  (5)  ;  et  avant  que  de 
convenir  du  prix ,  pour  avoir  une  meilleure  com- 
position du  marchand ,  il  le  fait  ressouvenir  qu'il 
lui  a  autrefois  rendu  service.  Il  fait  ensuite  peser 
ces  viandes,  et  il  en  entasse  le  plus  qu'il  peut  : 
s'il  en  est  empêché  par  celui  qui  les  lui  vend,  il 
jette  du  moins  quelques  os  dans  la  balance  :  si 
elle  peut  tout  contenir,  il  est  satisfait;  sinon,  il 
ramasse  sur  la  table  des  morceaux  de  rebut, 
comme  pour  se  dédommager,  sourit ,  et  s'en  va. 
Une  autre  fois ,  sur  l'argent  qu'il  aura  reçu  de 
quelques  étrangers  pour  leur  louer  des  places  au 
théâtre,  il  trouve  le  secret  d'avoir  sa  part  franche 
du  spectacle ,  et  d'y  envoyer  (6)  le  lendemain  ses 
enfants  et  leur  précepteur  (7).  Tout  lui  fait  en- 
vie ;  il  veut  profiter  des  bons  marchés,  et  demande 
hardiment  au  premier  venu  une  chose  qu'il  ne 
vient  que  d'acheter.  Se  trouve-t-il  dans  une  mai- 
son étrangère ,  il  emprunte  jusques  à  l'orge  et  à  la 
paille  (8);  encore  faut-il  que  celui  qui  les  lui 
prête  fasse  les  frais  de  les  faire  porter  jusque  chea; 
lui.  Cet  effronté,  en  un  mot,  entre  sans  payep 
dans  un  bain  public,  et  là,  en  présence  du  bai^ 
gneur,  qui  crie  inutilement  contre  lui ,  prenant 
le  premier  vase  qu'il  rencontre,  il  le  plonge  dans 
une  cuve  d'airain  qui  est  remplie  d'eau ,  se  la  ré- 
pand sur  tout  le  corps  (9).  Me  voilà  lavé,  ajoute- 
t-il ,  autant  que  j'en  ai  besoin ,  et  sans  en  avoir 
obligation  à  personne;  remet  sa  robe,  et  dis- 
paraît. 

NOTES. 

(1)  Le  mot  grec  ne  signifie  proprement  que  l'impu- 
dence, el  Aristofe  ne  lui  donne  pas  d'autre  sens;  mais 
Platon  le  définit  comme  Théophraste.  (Voyez  les  notes  de 
Casaubon.) 

(2)  On  pourrait  traduire  plus  exactement ,  «  à  celui  au- 
«  quel  il  en  a  déjà  fait  perdre,  »  ou,  d'après  la  traduction 
de  M.  Lcvesque,  «  à  celui  qu'il  a  déjà  trompé.  " 

(3)  C'était  la  coutume  des  Grecs.  Voyez  le  chapitre  du 
Contre-temps.  {La  Bruyère.)  On  verra  dans  le  chapitre  xix, 


416 


LES  CAHACrfeKIiS  DE  THEOPHRASTE, 


note  4 ,  que  non-seulement  «  on  mangeait  chez  soi  une 
«  partie  des  viandes  consacrées,  »  mots  <|ue  la  Hruyère 
a  insérés  dans  le  texte,  mais  qu'il  était  même  d'usage  d'in- 
viter ce  jour-là  ses  amis,  ou  de  leur  envoyer  une  portion 
de  la  victime. 

(4)  Dans  le  temps  du  luxe  excessif  de  Rome,  la  conduite 
que  Théophraste  traite  ici  d'impudence  aurait  été  très- 
modeste;  car  alors,  dans  les  grands  dîners,  on  faisait  em- 
porter beaucoup  de  chases  par  son  esclave,  soit  sur  les 
instances  du  maître,  soit  aussi  sans  en  être  prié.  Mais  les 
savants  qui  ont  cru  voir  cette  coutume  dans  notre  auteur 
me  paraissent  avoir  confondu  les  temps  et  les  lieux.  Du 
temps  d'Aristophane,  c'est-à-dire  environ  un  siècle  avant 
Théophraste ,  c'étaient  même  les  convives  qui  apportaient 
la  plus  grande  partie  des  mets  avec  eux  ;  et  celui  qui  don- 
nait le  repas  ne  fournissait  que  le  local ,  les  ornements  et 
les  hors-d'œuvi-e,  et  faisait  venir  des  courtisanes.  (Voyea 
Aristoph.  Acharn.  v.  io85  et  suiv.,  et  le  Scol.) 

(5)  Comme  le  menu  peuple,  qui  achetait  son  souper 
chez  le  charcutier.  {La  Bruyère.)  Le  grec  ne  dit  pas  des 
viandes  cuites,  et  la  satire  ne  porte  que  sur  la  conduite 
ridicule  que  tient  cet  homme  envers  son  boucher. 

(6)  Le  grec  dit,  «  d'y  conduire.  » 

(7)  Leur  pédagogue.  C'était,  comme  dit  M.  Barthélémy, 
chapitre  xxvi ,  un  esclave  de  confiance  chargé  de  suivre 
l'enfant  en  tous  lieux ,  et  surtout  chez  ses  différents  maî- 
tres. On  peut  voir  aussi  à  ce  sujet  le  bas-relief  représentant 
la  mort  de  Niobé  et  de  ses  enfants  au  Musée  Pîo-CIémen- 
tin,  tome  IV,  planche  17  ,  et  l'explication  que  M.  Visconti 
en  a  donnée. 

Les  spectacles  n'avaient  lieu  à  Athènes  qu'aux  trois  fêtes 
de  Bacchus,  et  surtout  aux  grandes  Dionysiaques,  où  des 
curieux  de  toute  la  Grèce  affluaient  à  Athènes  ;  et  l'on  sait 
qu'anciennement  les  étrangers  logeaient  ordinairement 
chez  des  particuliers  avec  lesquels  ils  avaient  quelque  liai- 
son d'affaires  oit  d'amitié. 

(8)  Plus  littéralement  :  «  Il  va  dans  une  maison  étran- 
•«  gère  pour  emprunter  de  l'orge  ou  de  la  paille ,  et  force 
"  encore  ceux  qui  lui  prêtent  ces  objets  à  les  porter  chez 

«    lui.   n 

(9)  Les  plus  pauvres  se  lavaient  ainsi  pour  pa)  er  moins. 
{La  Bruyère.) 

CHAPITRE  X. 

De  V épargne  sordide. 

Cette  espèce  d'avarice  est  dans  les  hommes 
une  passion  de  vouloir  ménager  les  plus  petites 
choses  sans  aucune  fm  honnête  (t).  C'est  dans 
cet  esprit  cpie  quelques-uns,  recevant  tous  les 
mois  le  loyer  de  leur  maison ,  ne  négligent  pas 
d'aller  eux-mêmes  demander  la  moitié  d'une 
ol)ole  qui  manquait  au  dernier  payement  qu'on 
leur  a  fait  (2);  que  d'autres,  faisant  l'effort  de 


donner  A  manger  chez  eux  (3),  ne  sont  occupé», 
pendant  le  repas,  qu'à  compter  le  nombre  de 
fois  que  chacun  des  conviés  demande  à  boire.  Ce 
sont  eux  encore  dont  la  portion  des  prémices  (4) 
des  viandes  que  l'on  envoie  sur  l'autel  de  Diane, 
est  toujours  la  plus  petite.  Ils  apprécient  les 
choses  au-dessous  de  ce  qu'elles  valent;  et,  de 
quelque  bon  marché  qu'un  autre,  en  leur  ren- 
dant compte,  veuille  se  prévaloir,  ils  lui  soutien- 
nent toujours  qu'il  a  acheté  trop  cher.  Impla- 
cables à  l'égard  d'un  valet  qui  aura  laissé  toniber 
un  pot  de  terre,  ou  cassé  par  malheur  quelque 
vase  d'argile,  ils  lui  déduisent  cette  perte  sur  sa 
nourriture;  mais  si  leurs  femmes  ont  perdu  seule- 
ment un  denier  (5),  il  faut  alors  renverser  toute 
une  maison,  déranger  les  lits,  transpoiter  des 
coffres,  et  chercher  dans  les  recoins  les  plus  ca- 
chés. Lorsqu'ils  vendent,  ils  n'ont  que  cette 
unique  chose  en  vue,  qu'il  n'y  ait  qu'à  perdre 
pour  celui  qui  achète.  Il  n'est  permis  à  personne 
de  cueillir  une  figue  dans  leur  jardin,  de  passer 
au  travers  de  leur  champ,  de  ramasser  une  pe- 
tite branche  de  palmier  (6),  ou  quelques  olive» 
qui  seront  tombées  de  l'arbre.  Ils  vont  tous  les 
jours  se  promener  sur  leurs  terres,  en  remar- 
quent les  bornes ,  voient  si  l'on  n'y  a  rien  changé, 
et  si  elles  sont  toujours  les  mêmes.  Ils  tirent  in- 
térêt de  l'intérêt  même,  et  ce  n'est  qu'à  cette 
condition  qu'ils  donnent  du  temps  à  leurs  créan- 
ciers. S'ils  ont  invité  à  dîner  quelques-uns  de 
de  leurs  amis,  et  qui  ne  sont  que  des  personnes 
du  peuple  (7),  ils  ne  feignent  point  de  leur  faire 
servir  un  simple  hachis  ;  et  on  les  a  vus  souvent 
aller  eux-mêmes  au  marché  pour  ce  repas,  y 
trouver  tout  trop  cher,  et  en  revenir  sans  rien 
acheter.  Ne  prenez  pas  l'habitude,  disent-ils  à 
leurs  femmes,  de  prêter  votre  sel,  votre  orge, 
votre  farine,  ni  même  du  cumin  (8),  de  la  mar- 
jolaine (9),  des  gâteaux  pour  l'autel  (10),  du 
coton  (11),  de  la  laine  (12);  car  ces  petits  détails 
ne  laissent  pas  de  monter,  à  la  fm  d'une  année, 
à  une  grosse  somme.  Ces  avares,  en  un  mot,  ont 
des  trousseaux  de  clefs  rouillées  dont  ils  ne  se 
servent  point,  des  cassettes  où  leur  argent  est 
en  dépôt,  qu'ils  n'ouvrent  jamais,  et  qu'ils  lais- 
sent moisir  dans  un  coin  de  leur  cabinet;  ils  por- 
tent des  habits  qui  leur  sont  trop  courts  et  trop 
étroits;  les  plus  petites  fioles  contiennent  plus 
d'huile  qu'il  n'en  faut  pour  les  oindre  (13);  ils 
ont  la  tête  rasée  jusqu'au  cuir  (14),  se  déchaus- 
sent vers  le  milieu  du  jour  (15)  pour  épargner 
leurs  souliers,  vont  trouver  les  foulons  pour  ob- 
tenir d'eux  de  ne  pas  épargner  la  craie  dans  la 


DE  L'IMPUDENT. 


417 


laiue  qu'ils  leur  ont  donnée  à  préparer,  aiin, 
disent-ils,  que  leur  étoffe  se  tache  moins  (16). 

NOTES. 

(  1)  Le  texte  grec  porte  simplemement  ;  «  La  lésine  est  une 
«  épargne  outrée ,  ou  déplacée ,  de  la  dépense.  » 

(2)  Littéralement  :  «  Un  avare  est  capable  d'aller  chez 
«  quelqu'un  au  bout  d'un  mois  pour  réclamer  une  demi- 
«  obole.  »  Théophrasie  n'ajoute  pas  quelle  était  la  cause 
et  la  nature  de  cette  créance,  dont  le  peu  d'importance 
fait  précisément  le  sel  de  ce  trait  ;  elle  n'est  que  de  six 
itards. 

(3)  Dans  le  texte  il  n'est  point  question  d'un  repas  que 
donne  l'avare ,  mais  d'un  festin  auquel  il  assiste  ;  et  le  mot 
grec  s'applique  particulièrement  à  ces  repas  de  confrérie 
que  les  membres  d'une  même  curie,  c'est-à-dire  de  la 
troisième  partie  de  l'une  des  dix  tribus,  faisaient  réguliè- 
rement ensemble,  soit  chez  un  des  membres  de  cette  as- 
sociation ,  soit  dans  des  maisons  publiques  destinées  à  cet 
usage.  (Voyez  la  noie  de  M.  Coray  sur  le  chap.  i  de  cet 
ouvrage;  PoUux,  liv.  VI,  segm.  7  et  8;  et  Anacharsis, 
chap.  XXVI  et  lvi.) 

(4)  Les  Grecs  commençaient  par  ces  offrandes  leurs 
repas  publics.  {La  Bruyère.)  Les  anciens  regardaient  en 
général  comme  une  impiété  de  manger  ou  de  boire  sans 
avoir  offert  des  prémices  ou  des  libations  à  Céiès  ou  à 
Bacchus.  Mais  il  doit  y  avoir  quelque  raison  particulière 
pour  laquelle  ici  les  prémices  sont  adressées  à  Diane;  et 
c'était  peut-être  l'usage  des  repas  de  curies ,  puisqu'on  sa- 
crifiait aussi  à  cette  déesse  en  inscrivant  les  enfants  dans 
ce  corps ,  et  cela  au  moment  où  on  leur  coupait  les  che- 
veux. (Voyez  Hésychius,  in  voce  Kureotis.)  M.  Barthé- 
lémy me  paraît  avoir  fait  une  application  trop  générale  de 
ce  passage  dans  son  chap.  xxv  du  Voyage  du  jeune  Ana- 
charsis. 

(5)  Je  crois  qu'il  faut  préférer  la  leçon  suivie  par  Poli- 
tien  ,  qui  traduit ,  «  un  peigne.  »  (  Voyez  Suidas ,  cité  par 
Needham.  ) 

(6)  «  Une  dalle.  » 

(7)  La  Bruyère  a  rendu  ce  passage  fort  inexactement. 
Il  faut  traduire  :  «  S'il  traite  les  citoyens  de  sa  bourgade, 
»  il  coupera  par  petits  morceaux  les  viandes  qu'il  leur  sert.  » 
Les  bourgades  étaient  une  autre  division  de  l'Attique  que 
celle  en  tribus  ;  il  y  en  avait  cent  soixante  et  quatorze.  Les 
repas  communs  de  ces  différentes  associations  étaient  d'o- 
bligation ,  et  les  collectes  pour  en  faire  les  frais  étaient  or- 
données par  les  lois.  Il  paraît,  par  ce  passage  et  par  le 
chapitre  suivant,  note  14,  que,  dans  ces  festins,  celui  chez 
lequel  ou  au  nom  duquel  ils  se  donnaient  était  chargé  de 
l'achat  et  de  la  distribution  des  aliments,  mais  qu'il  était 
surveille  de  près  par  les  convives. 

(8)  Une  sorte  d'herbe.  {La  Bruyère.) 

(9)  Elle  empêche  les  viandes  de  se  corrompic,  ainsi  (|ue 
le  thym  et  le  laurier.  {La  Bruyère.) 


I       (10)  Faits  de  faiiue  et  Je  niiti,  et  qui  servaient  aux  sa- 
crifices. {La  Bruyère.) 

(11)  Des  bandelettes  pour  la  victime,  faites  de  fils  de 
laine  non  tissus,  et  réunis  seulement  par  des  nrejids  de 
dislance  en  distance. 

(12)  Au  lieu  de  laine,  Théophraste  nomme  ici  encore 
une  espèce  de  gâteaux  ou  de  farine  qui  servaient  aux  sa- 
crifices; et  plus  haut  il  parle  de  mèches,  mot  que  la 
Bruyère  a  omis ,  ou  qu'il  a  voulu  exprimer  ici. 

(13)  Voyez  sur  l'usage  de  se  frotter  d'huile  le  Caractère  v, 
note  4. 

(14)  «  Ils  se  font  raser  jusqu'à  la  peau.  »  Voyez  Carac- 
tère IV,  note  7. 

(15)  Parce  que  dans  cette  partie  du  jour  le  froid  en  foule 
saison  était  supportable.  (Za  Bruyère.)  Il  me  semble  que, 
lorsqu'il  s'agit  d'Athènes,  il  faut  penser  plutôt  aux  incon- 
vénients de  la  chaleur  qu'à  ceux  du  froid  :  c'est  afin  que  la 
sueur  n'use  pas  ses  souliers. 

(16)  C'était  aussi  parce  que  cet  apprêt  avec  de  la  craie, 
comme  le  pire  de  tous ,  et  qui  rendait  les  étoffes  dures  et 
grossières,  était  celui  qui  coûtait  le  moins.  {La  Bruyère.) 
Il  n'est  question  dans  le  grec  ni  de  craie  ni  de  laine,  mais 
de  terre  à  foulon ,  et  d'un  habit  à  faire  blanchir.  (Voyez 
les  notes  de  M.  Coray.)  M.  Barthélémy  observe,  dans  son 
chap.  XX,  que  le  bas  peuple  d'Athènes  était  vêtu  d'un  drap 
qui  n'avait  reçu  aucune  teinture,  et  qu'on  pouvait  re- 
blanchir, tandis  que  les  riches  préféraient  des  draps  de 
couleur. 


CHAPITRE  XL 

De  Vimpudent,  ou  de  celui  qui  ne  rougit  de  rien. 

L'impudence  (  1  )  est  facile  à  définir  :  il  suffit 
de  dire  que  c'est  une  profession  ouverte  d'une 
plaisanterie  outrée,  comme  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  contraire  à  la  bienséance.  Celui-là,  par 
exemple ,  est  impudent ,  qui ,  voyant  venir  vers 
lui  une  femme  de  condition ,  feint  dans  ce  mo- 
ment quelque  besoin  pour  avoir  occasion  de  se 
montrer  à  elle  d'une  manière  déshonnête  (2); 
qui  se  plaît  à  battre  des  mains  au  théâtre  lors- 
que tout  le  monde  se  tait,  ou  à  siffler  les  acteurs 
que  les  autres  voient  et  écoutent  avec  plaisir; 
qui,  couché  sur  le  dos  (3),  pendant  que  toute 
l'assemblée  garde  un  profond  silence,  fait  en- 
tendre de  sales  hoquets  qui  obligent  les  specta- 
teurs de  tourner  la  tête  et  d'interrompre  leur  at- 
tention. Un  homme  de  ce  caractère  achète  en 
plein  marché  des  noix,  des  pommes,  toute  sorte 
de  fruits,  les  mange,  cause  debout  avec  la  frui- 
tière, appelle  par  leurs  noms  ceux  qui  passent, 
sans  prcscitie  les  connaître,  en  arrête  d'autres 

27 


418 


I.ES  CAKACTÈRES  UK  THÉOI>HRASïE, 


{pii  courent  par  la  place  et  qui  ont  leurs  affai- 
res (4);  et  s'il  voit  venir  quelque  plaideur,  il 
l'aborde,  le  raille  et  le  félicite  sur  une  cause 
importante  qu'il  vient  de  perdre.  11  va  lui-même 
choisir  de  la  viande,  et  louer  pour  un  souper 
des  femmes  qui  jouent  de  la  flûte  (5);  et  raon- 
rrant  à  ceux  qu'il  rencontre  ce  qu'il  vient  d*a- 
rheter,  il  les  convie  en  riant  d'en  venir  manger. 
On  le  voit  s'arrêter  devant  la  boutique  d'un 
barbier  ou  d'un  parfumeur  (6) ,  et  là  annoncer 
qu'il  va  faire  un  grand  repas  et  s'enivrer. 

(7)  Si  quelquefois  il  vend  du  vin ,  il  le  fait  mê- 
ler pour  ses  amis  comme  pour  les  autres  sans 
distinction.  Il  ne  permet  pas  à  ses  enfants  d'al- 
ler à  l'amphithéâtre  avant  que  les  jeux  soient 
commencés,  et  lorsque  l'on  paye  pour  être  placé, 
mais  seulement  sur  la  fin  du  spectacle,  ejt  quand 
l'architecte  (8)  néglige  les  places  et  les  donne 
pour  rien.  Étant  envoyé  avec  quelques  autres 
citoyens  en  ambassade,  il  laisse  chez  soi  la 
somme  que  le  public  lui  a  donnée  pour  faire  les 
frais  de  son  voyage ,  et  emprunte  de  l'argent  de 
ses  collègues  :  sa  coutume  alors  est  de  charger 
son  valet  de  fardeaux  au  delà  de  ce  qu'il  en  peut 
porter,  et  de  lui  retrancher  cependant  de  son 
ordinaire;  et  comme  il  arrive  souvent  que  l'on 
fait  dans  les  villes  des  présents  aux  ambassa- 
deurs, il  demande  sa  part  pour  la  vendre.  Vous 
m'achetez  toujours ,  dit-il  au  jeune  esclave  qui 
le  sert  dans  le  bain,  une  mauvaise  huile,  et  qu'on 
ne  peut  supporter  :  il  se  sert  ensuite  de  l'huile 
d'un  autre,  et  épargne  la  sienne.  \\  envie  à  ses 
propres  valets,  qui  le  suivent,  la  plus  petite 
pièce  de  monnaie  qu'ils  auront  ramassée  dans 
les  rues,  et  il  ne  manque  point  d'en  retenir  sa 
part  avec  ce  mot,  Mercure  est  commun  (9).  Il  fait 
pis  :  il  distribue  à  ses  domestiques  leurs  provi- 
sions dans  une  certaine  mesure  (10)  dont  le  fond, 
creux  par-dessous,  s'enfonce  en  dedans  et  s'é- 
lève comme  en  pyramide;  et  quand  elle  est 
pleine,  il  la  rase  lui-même  avec  le  rouleau  le  plus 
près  qu'il  peut  (il)....  De  même  s'il  paye  à 
quelqu'un  trente  mines  (12)  qu'il  lui  doit,  il  fait 
si  bien  qu'il  y  manque  quatre  drachmes  (13) 
dont  il  profite.  Mais,  dans  ces  grands  repas  où 
il  faut  traiter  toute  une  tribu  (  14),  il  fait  recueil- 
lir, par  ceux  de  ses  domestiques  qui  ont  soin 
de  la  table,  le  reste  des  viandes  qui  ont  été  ser- 
vies, pour  lui  en  rendre  compte  :  il  serait  fâché 
de  leur  laisser  une  rave  à  demi  mangée. 

NOTES. 
(1)  11  me  semble  que  ce  Caractère  serait  mieu^  intitulé, 


Dfi  l'impetiinjtnçé.  La  définilion  du  'rhéoplirasLu  dit  mut  a 
mol  :  ««  C'ejt  y^e /ijûris^o.i^  ouv/crle  et  insiilt^;)le.  •> 

(2)  Le  grec  dit  simplement  :  «  Voyant  venir  vers  lui 
«<  des  fenunes  honnêtes,  il  est  capable  de  se  retrousser  et 
•«  de  montrer  sa  nudiié.  »  I/impertii^Qt  ne  prend  point  de 

(3)  Le  verbe  grec  employé  ici  signifie  ««  levant  la  /èle.  » 
La  Bruyère  paraît  avoir  clé  induit  en  eireur,  ainsi  mie  l'a 
dcjà  observé  M.  Coray,  par  la  traduction  de  Casaubqn, 
qui  rend  ce  mot  par  resuplnato  corpore.  On  trouvera  d'au- 
tres détails  sur  la  conduite  des  Athéniens  au  spectacle, 
dans  le  Voyage  du  jeune.  Âiiacharsis,  chap.  txx, 

(4)  ««  Les  vingt  mille  citoyens  d'Athènes,  dit  Démos- 
«  thène,  ne  cessent  de  fréquenter  la  place,  occupés  de 
«  leurs  affaires  on  de  celles  de  l'État.  » 

(5)  Il  paraît  que  ces  femmes  servaient  aux  plaisirs  des 
convives  par  des  complaisances  obscènes.  (Voyez  Aristoph. 
Vesp.  V.  1337.) 

(6)  Il  y  avait  des  gens  fainéants  et  désoccupés  qui  s'as- 
semblaient dans  leurs  boutiques.  {La  Bruyère.) 

(7)  Les  traits  suivants,  jusqu'à  la  fin  du  chapitre,  ne 
conviennent  nullement  à  ce  Caractère,  et  ne  sont  que  des 
fragments  du  Caractère  xxx ,  Du  gain  sordide,  transportés 
ici  mal  à  propos,  dans  les  copies  défectueuses  et  altérées 
par  lesquelles  les  quinze  premiers  chapitres  de  cet  ouvrage 
nous  ont  été  transmis.  (Voyez  la  note  1  du  chap.  \vi.)  On 
trouvera  une  traduction  plus  exacte  de  ces  traits  au  chap. 
xxx,  où  ils  se  trouvent  à  leur  place  naturelle,  et  considéra- 
blement augmentés. 

(8)  L'architecte  qui  avait  bâti  ramphilhéàtre,  et  à  qui 
la  république  donnait  le  louage  des  places  en  payement. 
{La  Bruyère.)  Ou  bien  l'entrepreneur  du  spectacle.  Au 
reste,  le  grec  dit  seulement,  «  lorsque  les  entrepreneurs 
«  laissent  entrer  gratis.  »  La  paraphrase  de  la  Bruyère 
est  une  conjecture  de  Casaubon,  que  M.  Barthélémy  pa- 
raît n'avoir  pas  adoptée  ;  car  il  dit ,  en  citant  ce  passage , 
que  les  entrepreneurs  donnaient  quelquefois  le  speçto^ 
gratis. 

(9)  Proverbe  grec,  qui  revient  à  notre  «  Je  retiens  part.» 
{La  Bri^ère.)  Les  mots  suivants,  que  la  Bruyère  a  tra- 
duits par  «  Il  fait  pis,  »  étaient  corrompus  dfins  l'anpipn 
texte  :  dans  le  manuscrit  du  Vatican  ce  n'est  qu'une  fqr- 
mule  (jm|  veut  dire,  «  et  autres  traits  de  ce  genre.  »  (Voye^ 
chap.  xvf,  note  1.) 

(10)  Le  grec  dit,  «  avec  une  mesure  de  Phidon,  e(c.  •- 
Phidon  était  un  roi  d'Argos  qui  a  vécu  du  temps  d'Homèrç, 
et  qui  est  censé  avoir  inventé  les  monnaies,  les  poids  et 
les  mesures.  Voyez  les  notes  de  Duport. 

(11)  Quelque  chose  manque  ici  dans  le  texte.  {La 
Bruyère.)  Le  manuscrit  du  Vatican,  qui  contient  ce  trait 
au  chap.  xxx  ,  complète  la  phrase  que  la  Bruyçre  n'a  point 
traduite.  Il  en  résulte  le  sens  suivant  :  «  Il  abuse  de  la  com- 
«  plaisance  de  ses  amis  pour  se  faire  céder  à  bon  marché 
«  des  objets  qu'il  rcA'end  ensuite  avec  nrofit.  « 


my.Aaî*)^  h'A»^^  FMPRESst 


(12)  Mine  se  iloil  prendre  ici  pour  une  pièce  de  mon- 
naie {La  Bruyère.)  La  mine  n'était  qu'une  monnaie  fic- 
tive :  M.  Barthélémy  l'évalue  à  90  livres  tournois. 

(13)  Drachmes,  petites  pièces  de  monnaie,  dont  il  fal- 
lait cent  à  Athènes  pour  faire  une  mine.  {La  Bruyère.) 
D'après  le  calcul  de  M.  Barthélémy,  la  drachme  valait  t8 
sous  de  France. 

(14)  Athènes  était  partagée  en  plusieurs  tribus.  Voyez 
le  chapitre  de  la  Médisance.  {La  Bruyère.)  Le  texte  dit, 
«  sa  curie.  »  Voyez  les  notes  3  et  7  du  Caractère  pré- 
cédent. 

La  Bruyère  a  omis  les  mots,  «  il  demande  sur  le  scr- 
■<  vice  commun  une  portion  pour  ses  enfants,  » 

CHAPITRE  XII. 

Du  contre-temps. 

Cette  ignorance  du  temps  et  de  l'occasion  est 
ane  manière  d'aborder  les  gens,  ou  d'agir  aTec 
eux ,  toujours  incommode  et  embarrassante.  Un 
importun  est  celui  qui  choisit  le  moment  que  son 
ami  est  accablé  de  ses  propres  affaires,  pour  lui 
parler  des  siennes;  qui  va  souper  (1)  chez  sa  maî- 
tresse le  soir  même  qu'elle  a  la  fièvre  ;  qui,  voyant 
que  quelqu'un  vient  d'être  condamné  en  justice 
de  payer  pour  un  autre  pour. qui  il  s'est  obligé, 
le  prie  néanmoins  de  répondre  pour  lui;  qui 
comparaît  pour  servir  de  témoin  dans  un  procès 
que  l'on  vient  déjuger;  qui  prend  le  temps  des 
noces  où  il  est  invité,  pour  se  déchaîner  contre 
les  femmes;  qui  entraîne  (2)  à  la  promenade  des 
gens  à  peine  arrivés  d'un  long  voyage,  et  qui 
n'aspirent  qu'à  se  reposer  :  fort  capable  d'ame- 
ner des  marchands  pour  offrir  d'une  chose  plus 
qu'elle  ne  vaut  (3),  après  qu'elle  est  vendue;  de 
se  lever  au  milieu  d'une  assemblée,  pour  re- 
prendre un  fait  dès  ses  commencements,  et  en 
instruire  à  fond  ceux  qui  en  ont  les  oreilles  re- 
battues, et  qui  le  savent  mieux  que  lui;  souvent 
empressé  pour  engager  dans  une  affaire  des 
personnes  qui,  ne  l'affectionnant  point,  n'osent 
pourtant  refuser  d'y  entrer  (4).  S'il  arrive  que 
quelqu'un  dans  la  ville  doive  faire  un  festin 
après  avoir  sacrifié  (5) ,  il  va  lui  demander  une 
portion  des  viandes  qu'il  a  préparées.  Une  autre 
fois,  s'il  voit  qu'un  maître  châtie  devant  lui  son 
esclave,  «  J'ai  perdu,  dit-il,  un  des  miens  dans 
«une  pareille  occasion;  je  le  fis  fouetter,  il  se 
«  désespéra,  et  s'alla  pendre.  »  Enfin  il  n'est  pro- 
pre qu'à  commettre  de  nouveau  deux  personnes 
qui  veulent  s'accommoder,  s'ils  l'ont  fait  arbitre 
de  leur  différend  (6).  C'est  encore  une  action 
qui  lui  convient  fort  que  d'aller  prendie,  au 


mi 


:•/■  419 

i.iilieu  du  repas,  pour  danser  (7),  un  homme  qui 
est  de  sang -froid  et  qui  n'a  bu  que  modérément. 

NOTES. 

(1)  Le  mot  grec  signifie  proprement  porter  une  sérénade 
bruyante.  Voyez  les  notes  de  Duport  et  de  Coray. 

(2)  Théophraste  suppose  moins  de  complaisance  à  ces 
voyageurs,  et  ne  les  fait  qu'inviter  à  la  promenade. 

(3)  Le  grec  dit,  «  plus  qu'on  n'en  a  donné.  » 

(4)  On  rendrait  mieux  le  sens  de  cette  phrase  en  tra- 
duisant :  «  Il  s'empresse  de  prendre  des  soins  dont  on  ne 
«  se  soucie  point,  mais  qu'on  est  honteux  de  refuser.  » 

(5)  Les  Grecs,  le  jour  même  qu'ils  avaient  sacrifié,  ou 
soupaient  avec  leurs  amis,  o>i  leur  envoyaient  à  chacun 
une  portion  de  la  victime.  Celait  doqc  un  contre-temps 
de  demander  sa  part  prématurément  et  lorsque  le  feslin 
était  résolu,  auquel  on  pouvait  même  être  invité.  (Za 
Bruyère.)  Le  texte  grec  porte  :  «  Il  vient  chez  ceux  qui 
«  sacrifient,  et  qui  consument  la  victime,  pour  leur  de- 
«  mander  un  morceau  ;  »  et  le  contre-temps  consiste  à 
demander  ce  présent  à  des  gens  qui,  au  lieu  d'envoyer 
des  morceaux,  donnent  un  repas.  Le  mot  employé  par 
Théophraste  pour  désigner  cette  portion  de  la  victime  pa- 
raît être  consacré  particuHèrement  à  cet  usage,  et  avoi/ 
même  passé  dans  le  latin  :  divina  tomacula  porcœ  ^  dit  Ju- 
vénal,  sat.  x,  v.  355. 

(6)  Littéralement  :  «  S'il  assiste  à  un  arbitrage,  il  brouille 
«  des  parties  qui  veulent  s'arranger.  » 

(7)  Cela  ne  se  faisait  chez  les  Grecs  qu'après  le  repas, 
et  lorsque  les  tables  étaient  enlevées.  {La  Bruyère.)  Le 
grec  dit  seulement  :  «  Il  est  capable  de  provoquer  à  la 
«  danse  un  ami  qui  n'a  encore  bu  que  modérément;  »  et 
c'est  dans  celte  circonstance  que  se  trouve  rinconvenanco. 
Cicérondit  {pro  Murœna,  cap.  vi)  :  «  Nemo  fere  saltal  so- 
«  brius,  nisi  forte  insanit;  neque  in  solitudinc,  neque  in 
«  convivio  moderato  atque  honesto  :  tempcstivi  convivii , 
«  amœniloci,  rnuliarum  deliciarum  cornes  est  extrema  sal- 
tatio.  »  Mais  en  Grèce  l'usage  de  la  danse  était  plus  général  ; 
et  le  poëte  Alexis,  cité  par  Athénée,  liv.  IV,  chap.  iv,  dit 
que  les  Athéniens  dansaient  au  milieu  de  leurs  repas,  dès 
qu'ils  commençaient  à  sentir  le  vin.  Nous  verrons  au 
chap.  XV  qu'il  était  peu  convenable  de  se  refuser  à  ce 
divertissement. 


CHAPITRE  XIII. 

De  Vair  empressé  (1). 

Il  semble  que  le  trop  grand  empressement  est 
une  recherche  importune,  ou  ime  vaine  affecta- 
tion de  marquer  aux  autres  de  la  bienveillance 
par  ses  paroles  et  par  toute  sa  conduite.  Les  ma- 
nières d'un  homme  empressé  sont  de  prendre  sur 
soi  l'événement  d'une  affaire  qui  est  au-dessus 

27. 


420 


LES  CAKACTÈRES  DE  THÉOPHRASTE, 


lie  ses  forces,  et  dont  il  ne  saurait  sortir  avec 
honneur  (2)  ;  et  dans  une  chose  que  toute  une 
assemble*  juge  raisonnable,  et  ou  il  ne  se  trouve 
pas  la  moindre  difficulté,  d'insister  longtemps 
sur  une  légère  circonstance,  pour  être  ensuite 
de  l'avis  des  autres  (3)  ;  de  faire  beaucoup  plus 
apporter  de  vin  dans  un  repas  qu'on  n'en  peut 
boire  (4)  ;  d'entrer  dans  une  querelle  où  il  se 
trouve  présent,  d'une  manière  à  l'échauffer  da- 
vantage (5).  Uien  n'est  aussi  plus  ordinaire  que 
de  le  voir  s'offrir  à  servir  de  guide  dans  un  che- 
min détourné  qu'il  ne  connaît  pas ,  et  dont  il  ne 
jH'ut  ensuite  trouver  l'issue  ;  venir  vers  son  gé- 
néral, et  lui  demander  quand  il  doit  ranger 
son  armée  en  bataille,  quel  jour  il  faudra  com- 
battre ,  et  s'il  n'a  point  d'ordres  à  lui  donner  pour 
le  lendemain  (G)  ;  une  autre  fois  s'approcher  de 
son  père  :  Ma  mère ,  lui  dit-il  mystérieusement, 
vient  de  se  coucher,  et  ne  commence  qu'à  s'en- 
dormir; s'il  entre  enfui  dans  la  chambre  d'un 
malade  à  qui  son  médecin  a  défejidu  le  vhi ,  dire 
qu'on  peut  essayer  s'il  ne  lui  fera  point  de  mal , 
et  le  soutenir  doucement  pour  lui  en  faire  pren- 
dre (7).  S'il  apprend  qu'une  femme  soit  morte 
dans  la  ville ,  il  s'ingère  de  faire  son  épitaphe  ; 
il  y  fait  graver  son  nom ,  celui  de  son  mari,  de 
son  père,  de  sa  mère,  son  pays,  son  origine, 
avec  cet  éloge  :  «  Ils  avaient  tous  de  la  vertu  (8).  » 
S'il  est  quelquefois  obligé  de  jurer  devant  des 
juges  qui  exigent  son  serment,  Ce  n'est  pas, 
dit-il  en  perçant  la  foule  pour  paraître  à  l'au- 
dience ,  la  première  fois  que  cela  m'est  arrivé. 

NOTES. 
(  »  ;  ^  De  l'empressement  outré  et  affecté.  » 

(2)  Littéralemenl  ;  «  Il  se  lève  pour  promettre  une  chose 
«  qu'il  ne  pourra  pas  tenir.  » 

(3)  Il  me  semble  qu'on  rendrait  mieux  le  sens  de  cette 
phrase  difficile  en  traduisant  :  «  Dans  une  affaire  dont 
«  tout  le  monde  convient  qu'elle  est  juste,  il  insiste  en- 
«  core  sur  un  point  insouteuablo  et  sur  lc(|uel  il  est  ré- 
-  futé.  » 

(4)  Le  texte  porte  :  «  de  forcer  son  valet  à  mùler  avec 
«  de  l'eau  plus  de  vin  qu'on  n'en  pourra  boire.  »  Les 
(irecs  ne  buvaient,  jusque  vers  la  fin  du  repas,  que  du  vin 
mêlé  d'eau  ;  les  vases  qui  servaient  à  ce  mélange  étaient 
une  principale  décoration  de  leurs  festins.  Le  vin  qui  n'é- 
tait pas  bu  de  suite  se  trouvait  sans  doute  gâté  par  cette 
prépaiation, 

(5)  D'après  une  autre  leçon ,  «  de  séparer  des  gens  qui 
'  se  querellent.  » 

^ti)  Il  s  a  dans  le  ^toc,  «pour  le  surlendemain.  » 


(7)  La  BruH're  a  suivi  la  vci>>iuii  de  Clasaubou;  uiaU 
M.  Coray  a  prouvé  par  d'exeelleulos  autorités  qu'il  faut 
traduire  simplement  :  «  Dire  qu'on  lui  en  donne,  pour  es- 
"  sayer  de  le  guérir  par  ce  moyen.  » 

(8)  Formule  d'épitaphe.  {Jm  Bruyère.)  Par  cela  même 
elle  n'était  d'usage  (jue  pour  les  morts,  el  devait  déplaire 
aux  vivants  auxquels  elle  était  appliquée.  On  regardait 
même  en  général  comme  un  mauvais  augure  d'élre  nommé 
dans  les  épitaphes;  de  là  l'usage  de  la  lettre  V,  initiale  de 
vivens,  qu'on  voit  souvent  sur  les  inscriptions  sépulcrales 
des  Romains  devant  les  noms  des  personnes  qui  étaient  en- 
core vivantes  quand  l'inscription  fut  faite.  {Visconti.) 

CHAPITRE  XIV. 

De  la  stupidité. 

La  stupidité  est  en  nous  une  pesanteur  d'es- 
prit(  1  )  qui  accompagne  nos  actionset  nosdiscours. 
Un  homme  stupide ,  ayant  lui-même  calculé  avec 
des  jetons  une  certaine  somme,  demande  à  ceux 
qui  le  regardent  faire  à  quoi  elle  se  monte.  S'il 
est  obligé  de  paraître  dans  un  jour  prescrit  de- 
vant ses  juges ,  pour  se  défendre  dans  un  procès 
que  l'on  lui  fait,  il  l'oublie  entièrement  et  part 
pour  la  campagne.  Il  s'endort  à  un  spectacle,  et 
ne  se  réveille  que  longtemps  après  qu'il  est  fini, 
et  que  le  peuple  s'est  retiré.  Après  s'être  rempli 
de  viandes  le  soir,  il  se  lève  la  nuit  pour  une  in- 
digestion, va  dans  la  rue  se  soulager,  où  il  est 
mordu  d'un  chien  du  voisinage.  Il  cherche  ce 
qu'on  vient  de  lui  donner,  et  qu'il  a  mis  lui-même 
dans  quelque  endroit  où  souvent  il  ne  le  peut  re- 
trouver. Lorsqu'on  l'avertit  de  la  mort  de  l'un 
de  ses  amis  afin  qu'il  assiste  à  ses  funérailles ,  il 
s'attriste ,  il  pleure ,  il  se  désespère ,  et  prenant 
une  façon  de  parler  pour  une  autre ,  A  la  bonne 
heure,  ajoute-t-il;  ou  une  pareille  sottise  (2).  Cette 
précaution  qu'ont  les  personnes  sages  de  ne  pas 
donner  sans  témoins  (3)  de  l'argent  à  leurs  créan- 
ciers ,  il  l'a  pour  en  recevoir  de  ses  débiteurs. 
On  le  voit  quereller  son  valet  dans  le  plus  grand 
froid  de  l'hiver,  pour  ne  lui  avoir  pas  acheté  des 
concombres.  S'il  s'avise  un  jour  de  faire  exercer 
ses  enfants  à  la  lutte  ou  à  la  course,  il  ne  leur 
permet  pas  de  se  retirer  qu'ils  ne  soient  tout  en 
sueur  et  hors  d'haleine  (4).  Il  va  cueillir  lui-même 
des  lentilles  (5) ,  les  fait  cuire ,  et ,  oubliant  qu'il 
y  a  mis  du  sel ,  il  les  sale  une  seconde  fois ,  de 
sorte  que  personne  n'en  peut  goûter.  Dans  le 
temps  d'une  pluie  incommode,  et  dont  tout  le 
monde  se  plaint ,  il  lui  échappera  de  dire  que 
l'eau  du  ciel  est  une  chose  délicieuse  (G)  ;  et  si  on 
lui  demande  par  hasard  combien  il  a  vu  empof- 


DE  LA   imUTALlTÉ. 


421 


ter  de  morts  par  la  porte  Sacrée  (7)  :  Autant , 
répond-il,  pensant  peut-être  à  de  l'argent  ou  à 
des  grains ,  que  je  voudrais  que  vous  et  moi  en 
pussions  avoir. 

NOTES. 

'(1)  Lilléralement ,  <  une  lenteur  d'esprit.  »  La  plupart 
des  traits  de  ce  Caractère  seraient  attribués  aujourd'hui  à 
ta  distracliou,  à  laquelle  les  anciens  paraissent  ne  pas  avoir 
donné  un  nom  particulier. 

(2)  Le  traducteur  a  beaucoup  paraphrasé  ce  passage.  Le 
grec  dit  seulement  ;  "  Il  s'attriste,  il  pleure,  et  dit,  A  la 
"  bonne  heure.  » 

(3)  Les  témoins  étaient  fort  en  usage  chez  les  Grecs , 
dans  les  payements  et  dans  tous  les  actes.  {La  linijère.) 
«Tout  le  monde  sait,  dit  Démosthène,  contra  Phorm. 
«qu'on  va  emprunter  de  l'argent  avec  peu  de  témoins, 
«  mais  (pi'on  en  amène  beaucoup  en  le  rendant ,  afin  de 
«  faire  connaître  à  un  grand  nombre  de  personnes  com- 
'<  bien  on  met  de  régularité  dans  ses  affaires.  » 

(4)  Le  texte  grec  dit  :  «  Il  force  ses  enfants  à  lutter  et 
«  à  courir,  et  leur  fait  contracter  des  maladies  de  fatigue.  » 
Théophraste  a  fait  un  ouvrage  parlicidier  sur  ces  maladies, 
occasionnées  fréquemment  en  Grèce  par  l'excès  des  exer- 
cices gymnastiques.  Voyez  le  traité  de  Meursius  sur  les 
ouvrages  perdus  de  Théophraste. 

(5)  Le  grec  dit  :  «  El  s'il  se  trouve  avec  eux  à  la  cam- 
«  pagne,  et  qu'il  leur  fasse  cuire  des  lentilles,  il  ou- 
<•  blie,  etc.  »  :^  - 

(6)  Ce  passage  est  évidemment  altéré  dans  le  texte ,  et 
la  Bruyère  n'en  a  exprimé  qu'une  partie  en  la  paraphra- 
sant. Il  me  sembFe  qu'une  correction  plus  simple  que  toutes 
celles  qui  ont  élé  proposées  jusqu'à  présent  serait  de  lire 
TÔ  à<rrpovo(i.{J^tiv,  et  do  regarder  les  mots  qui  suivent  comme 
le  commencement  d'une  glose,  inséré  mal  à  propos  dans 
le  texte;  car  dans  le  grec  il  n'est  dit  nulle  part  dans  ce 
chapitre  ce  que  disent  ou  font  les  autres.  D'après  cette 
coiTection,  il  faudrait  traduiie  ;  «  Quand  il  pleut,  il  dit  : 
"  Ah!  qu'il  est  agréable  de  connaître  et  d'observer  les  as- 
'<  très!  »  La  forme  du  verbe  grec  pourrait  être  rendue  lit- 
téralement en  français  par  le  mot  astronomiser.  Il  faut 
convenir  cependant  que  le  verbe  grec  ne  se  trouve  pas 
plus  dans  les  dictionnaires  ((ue  le  verbe  français,  et  que 
la  forme  ordinaire  du  premier  est  un  peu  différente;  mais 
en  grec  ces  fréquentalifs  sont  Irès-comnmus ,  et  quelques 
manuscrits  donnent  une  leçon  qui  s'approche  beaucoup  de 
cette  correction.  Le  glossateur  a  ajouté,  «  lorsque  d'autres 
•«  disent  que  le  ciel  est  noir  conmic  de  la  poix.  » 

(7)  Pour  êlre  enterrés  hors  de  la  ville,  suivant  la  loi  de 
Solon.  {La  Bnijère.)  Du  temps  de  Théophraste,  les  morts 
étaient  indifféremment  enterrés  ou  ))rùlés,  et  ces  deux  cé- 
rémonies se  faisaient  dans  les  champs  céramiques;  mais 
ce  n'était  pas  par  la  porte  Sacrée,  ainsi  nouunée  parce 
qu'elle  conduisait  à  Eleusis ,  qu'on  se  rendait  à  ces  champs. 
Il  me  paraît  donc  (ju'il  faul  adopter  la  correction  Erias, 
la  porte  des  t(tnd>caux.  M,  Parbié  du  Bocage  croit  que  ce 


n'était  pas  une  porte  particulière  qu'on  appelait  ainsi, 
mais  que  ce  nom  était  donné  quelquefois  à  la  porte  Dipy- 
lon,  qu'il  a  placée  en  cet  endroit  sur  son  plan  d'Athènc.«! 
dans  le  Voyage  du  jeune  Anacharsis  ;  et  les  recherches 
aussi  savantes  qu'étendues  qu'il  a  faites  depuis  sur  ce  plan 
n'ont  fait  que  confirmer  cette  opinion.  Peut-être  aussi 
cette  porte  était-elle  double,  ainsi  que  son  nom  l'indique, 
et  l'une  des  sorties  était-elle  appelée  Érie ,  et  particulière- 
ment destinée  aux  funérailles. 


CHAPITRE  XV. 

De  la  brutalité. 

La  brutalité  est  une  certaine  dureté ,  et  j'ose 
dire  une  férocité  qui  se  rencontre  dans  nos  ma- 
nières d'agir,  et  qui  passe  même  jusqu'à  nos  pa- 
roles. Si  vous  demandez  à  un  homme  brutal, 
Qu'est  devenu  un  tel  ?  il  vous  répond  durement, 
Ne  me  rompez  point  la  tête.  Si  vous  le  saluez ,  il 
ne  vous  fait  pas  l'honneur  de  vous  rendre  le  sa- 
lut :  si  quelquefois  il  met  en  vente  une  chose  qui 
lui  appartient ,  il  est  inutile  de  lui  en  demander 
le  prix ,  il  ne  vous  écoute  pas  ;  mais  il  dit  fière- 
ment à  celui  qui  la  marchande ,  Qu'y  trouvez- 
vous  à  dire  (1)  ?  II  se  moque  de  la  piété  de  ceux 
f|ui  envoient  leurs  offrandes  dans  les  temples  aux 
jours  d'une  grande  célébrité.  Si  leurs  prières, 
dit-il ,  vont  jusques  aux  dieux ,  et  s'ils  en  obtien- 
nent les  biens  qu'ils  souhaitent,  l'on  peut  dire 
qu'ils  les  ont  bien  payés ,  et  qu'ils  ne  leur  sont 
pas  donnés  pour  rien  (2).  Il  est  inexorable  à  ce- 
lui qui ,  sans  dessein ,  l'aura  poussé  légèrement , 
ou  lui  aura  marché  sur  le  pied  ;  c'est  une  faute 
qu'il  ne  pardonne  pas.  La  première  chose  qu'il  dit 
à  un  ami  qui  lui  emprunte  quelque  argent  (3) , 
c'est  qu'il  ne  lui  en  prêtera  point  :  il  va  le  trou- 
ver ensuite ,  et  le  lui  donne  de  mauvaise  grâce , 
ajoutant  qu'il  le  compte  perdu.  11  ne  lui  arrive 
iamais  de  se  heurter  à  une  pierre  qu'il  rencontre 
en  son  chemin ,  sans  lui  donner  de  grandes  ma- 
lédictions. Il  ne  daigne  pas  attendre  personne  ; 
et  si  l'on  diffère  un  moment  à  se  rendre  au  lieu 
dont  l'on  est  convenu  avec  lui,  il  se  retire.  Il  se 
distingue  toujours  par  une  grande  singularité  (4); 
ne  veut  ni  chanter  à  son  tour,  ni  réciter  (5)  dans 
un  repas ,  ni  même  danser  avec  les  autres.  En  un 
mot ,  on  ne  le  voit  guère  dans  les  temples  im- 
portuner les  dieux,  et  leur  faire  des  vœux  ou  des 
sacrifices  (0). 

NOIES. 

(I)  iMusieuis  critiques  ont  prou\c(pijl  faul  Irailuirc  ce 
pttssii^'c  :  r.  S'il  met  un  objrt  en  \ciiic.  il  n<'  dira  point  ^iix. 


122 


LKS  CAKACÏEKES  I)K  THÉOPHKASTE, 


«  acIit'Uîuh  ce  (fu'il  en  voiidrai!  avoir,  mais  il  Iwir  demaii- 
«  dera  ce  qu'il  en  pourra  troHver.  » 

(2)  La  Bruyère  a  paraphrasé  ce  passage  obscur  ei  mu- 
tilé d'après  les  idées  de  Casaubun  :  selon  d'autres  critiques, 
il  est  question  d'un  présent  ou  d'une  invitation  qu'oa  fait 
au  brutal ,  ou  bien  d'une  portion  de  victime  qu'on  lui  en«- 
voie  (  voyez  chap.  xii ,  note  6 ,  et  chap.  xvii ,  note  2  )  ;  et  sa 
réponse  est,  «Je  ne  reçois  pas  de  présents  ««  ou  :  >»  Je  ne 
««  voudrais  i>as  même  goûter  ce  qu'on  me  donne.  •■ 

(3)  «Qui  fuit  une  collecte.  «  (Voyez  chap.  i,  note  3.) 

(4)  Ces  mots  ne  sont  poini  dans  le  texte. 

(5)  Les  Grecs  récitaient  à  table  quelques  beaux  endroits 
de  leurs  poêles,  et  dansaient  ensemble  après  le  repas. 
Voyez  le  chapitre  du  Contre-temps.  {La Bruyère.)  (Cha- 
pitre XII,  note  7.) 

(6)  Le  grec  dit  simplement  :  «  Il  est  capable  aussi  de  ne 
«  point  prier  les  dieux.  » 

CHAPITRE  XVI  (i). 

De  la  superstition, 

La  superstition  semble  n'être  autre  chose 
qu'une  crainte  mal  réglée  de  la  Divinité.  Un 
homme  superstitieux ,  après  avoir  lavé  ses 
mains (2),  s'être  purifié  avec  de  l'eau  lustrale  (3), 
sort  du  temple,  et  se  promène  une  grande  partie 
du  jour  avec  une  feuille  de  laurier  dans  sa  bouche. 
S'il  voit  une  belette,  il  s'arrête  tout  court;  et  il 
ne  continue  pas  de  marcher  que  quelqu'un  n'ait 
passé  avant  lui  par  le  même  endroit  que  cet  ani- 
mal a  traversé ,  ou  qu'il  n'ait  jeté  lui-même  trois 
petites  pierres  dans  le  chemin,  comme  pour  éloi- 
gner de  lui  ce  mauvais  présage.  En  quelque  en- 
droit de  sa  maison  qu'il  ait  aperçu  un  serpent,  il 
ne  diffère  pas  d'y  élever  un  autel  (4)  ;  et  dès  qu'il 
remarque  dans  les  carrefours  de  ces  pierres  que 
la  dévotion  du  peuple  y  a  consacrées  (5) ,  il  s'en 
approche ,  verse  dessus  toute  l'huile  de  sa  fiole , 
plie  les  genoux  devant  elles ,  et  les  adore.  Si  un 
rat  lui  a  rongé  un  sac  de  farine ,  il  court  au  de- 
vin ,  qui  ne  manque  pas  de  lui  enjoindre  d'y  faire 
mettre  une  pièce;  mais  bien  loin  d'être  satisfait 
de  sa  réponse ,  effrayé  d'une  aventure  si  extraor- 
dinaire, il  n'ose  plus  se  servir  de  son  sac,  et  s'en 
défait  (6).  Son  faible  encore  est  de  purifier  sans 
lin  la  maison  quïl  habite  (7),  d'éviter  de  s'as- 
seoir sur  un  tombeau,  comme  d'assister  à  des 
funérailles ,  ou  d'entrer  dans  la  chambre  d'une 
femme  qui  est  en  couche  (8);  et  lorsqu'il  lui  arrive 
d'avoir,  pendant  son  sonnneil,  quelque  vision,' 
il  va  trouver  les  interprètes  des  songes,  les  de- 


vins et  les  augures,  pour  savoir  d'eux  a  quel 
dieu  ou  à  ({Utile  dresse  il  doit  sacrifier  (9).  II  est 
fort  exact  à  visiter,  sur  la  fin  de  chaque  mois , 
les  prêtres  d'Orphée ,  pour  se  faire  initier  dans 
ses  mystères  (10)  :  il  y  mène  sa  femme;  ou,  si 
elle  s'en  excuse  par  d'autres  soins ,  il  y  fait  con- 
duire ses  enfants  par  mie  nourrice  (il).  Lorsqu'il 
marche  par  la  ville ,  il  ne  manque  guère  de  se 
laver  toute  la  tête  avec  l'eau  des  fontaines  qui 
sont  dans  les  places  :  quelquefois  il  a  recours  à 
des  prêtresses ,  qui  le  purifient  d'une  autre  ma- 
nière, en  liant  et  étendant  autour  de  son  corps 
un  petit  chien,  ou  de  la  squille  (12).  Enfin,  s'il 
voit  un  homme  frappé  d'épUepsie  (13),  saisi 
d'horreur,  il  crache  dans  son  propre  sein ,  comme 
pour  rejeter  le  malheur  de  cette  rencontre. 

NOTES. 

(1)  Ce  chapitre  est  le  premier  dans  lequel  on  trouvera 
des  additions  prises  dans  les  manuscrits  de  la  bibliothèque 
palatine  du  Vatican ,  qui  contient  une  copie  plus  complète 
que  les  autres  des  quinze  derniers  chapitres  de  cet  ouvrage. 
M.  Siebenkees ,  sur  les  manuscrits  duquel  on  a  publié  celte 
copie,  doutait  de  l'authenticité  de  ces  morceaux  nouveaux  ; 
mais  ses  doutes  sont  sans  fondement,  et  il  parait  ne  les 
avoir  conçus  que  par  la  difficulté  d'expliquer  l'origine  de 
cette  différence  entre  les  manuscrits.  M.  Sclmeider  a  levé 
cette  difficulté ,  et  a  démontré  toute  l'importance  de  ce» 
additions,  lesquelles  nous  donnent  non-seulement  des  lu- 
mières nouvelles  sur  plusieurs  points  importants  des  mœurs 
aîiciennes ,  mais  dont  la  plupart  complètent  et  expliquent 
des  passai^es  inintelligibles  sans  ce  secours.  Ce  savant  a 
observé  qu'elles  prouvent  que  nous  ne  possédions  aupara- 
vant que  des  extraits  très-imparfaits  de  cet  ouvrage.  Cette 
hypothèse  explique  les  transpositions ,  les  obscurités  et  les 
phrases  tronquées  qui  y  sont  si  fréquentes  ;  et  celles  qui  se 
trouvent  même  dans  le  manuscrit  palatin  font  soupçonner 
qu'il  n'est  lui-même  qu'un  extrait  plus  complet.  Cette  opi- 
nion est  en  outre  confirmée ,  pour  ce  manuscrit  comme 
pour  les  autres,  par  une  formule  usitée  spécialement  par 
les  abréviateurs ,  qui  se  trouve  au  chapitre  xi  et  au  chapi- 
tre XIX.  (Voyez  la  note  9  du  premier  et  la  note  2  du  se- 
cond de  ces  chapitres.)  Cependant  les  difficultés  qui  se 
rencontrent  particulièrement  dans  les  additions  viennent 
surtout  de  ce  qu'elles  ne  nous  sont  transmises  que  par  une 
seule  copie.  Tous  ceux  qui  se  sont  occupés  de  l'examen 
critique  des  auteurs  anciens  savent  que  ce  n'est  qu'à  force 
d'en  comparer  les  différentes  copies  qu'on  parvient  à  leur 
rendre  jusqu'à  nu  certain  point  leur  perfection  primitive. 

(2)  D'après  une  correction  ingénieuse  de  M.  Siebenkees, 
le  manuscrit  du  Vatican  ajoute ,  ««  dans  une  source.  »  Cette 
al)lation  était  le  symbole  d'une  purification  morale.  Lelàu- 
riei-  dont  il  est  ({uestion  dans  la  suite  de  la  phrase  passait 
pour  écarter  tous  les  malheurs  de  celui  qui  portait  sur  soi 
quelque  partie  de  cet  arbuste.  (Voyez  les  notes  de  Duport, 
et  ^  sur  ce  Caractère  en  général,  le  chap.  xxi  à^Anacharsis.) 
.T\ii  parlé,  dans  la  note  14  du  Discours  sur  Théophraste, 
des  opinions  iiligicusea  df  fv.   philosophe     et  d'un  livre 


DE  LA  SUPERSTiTlOiN. 


423 


écrit  sur  le  [)résenl  cliapiirc  en  particulier.  Il  nie  paraît 
que  la  religion  des  Athéniens:  avaSt  été  surchargée  de  beau- 
coup de  superstitions  nouvelles  depuis  la  décadence  des 
républiques  de  la  Grèce ,  et  surtout  du  temps  de  Philippe 
et  d'Alexandre.  Voyez  chapitre  xxv,  note  3. 

(3)  tJrié  é'âu  où  Foii  avai^  éteîirf  un  tison  àrrfént  pris  sur 
l'autel  où  Pon  brûlait  là  victime  :  elle  était  dans  une  chau- 
dière à  la  porte  du  temple  ;  l'on  s'en  lavait  soi-même ,  ou 
l'on  s'en  farsait  laver  par  les  prêtres.  {La  Bruyère.)  Il  fal- 
lait dire ,  asperger  :  «  Spargens  rore  levi  et  ramo  felicis  oli- 
«vœ,  »  dit  Virgile,  Mneid.  lib.  VI,  v.  229;  et,  au  lieu 
d'ajouter  «<sort  du  temple,  «  il  fallait  traduire  simj)lement, 
«<  après  s'êtf è  àsi()ergé  d'eau  sacrée ,  etc.  » 

(4)  Le  manuscrit  du  Vatican  porte  :  «  Voit-il  un  serpent 
«  dans  sa  maison;  si  c'est  un paréias,  il  invoque  Bacclius; 
.<  si  c'est  un  serpent  sacré ,  il  lui  fait  un  sacrifice ,  »  ou 
bien  «  il  lui  bâtit  une  chapelle.  »  Voyez  sur  cette  variante 
la  savante  note  de  Schneider,  comparée  avec  le  passage 
de  Platon  cité  par  Duport ,  où  ce  philosophe  dit  que  les 
superstitieux  remplissent  toutes  les  maisons  et  tous  lés 
quartiers  d'autels  et  de  chapelles.  L'espèce  de  serpynt  ap- 
pelée ;;amai,  à  cause  de  ses  mâchoires  très-grosses,  était 
consacrée  à  Bacchus  :  on  portait  de  ces  animaux  dans  les 
processions  faites  en  l'honneur  de  ce  dieu  ;  et  l'on  voit 
dans  Démosthène, /?/o  Corona,  page  3i3  ,  édit.  de  Reiské, 
que  les  su|jerstitieux  les  élevaient  par-dessus  la  tète  eii 
poussant  des  cris  bachiques.  L'espèce  appelée  sacrée  était, 
selon  Aristote,  longue  d'une  coudée,  venimeuse  et  velue  ; 
mais  peut-être  ce  mot ,  qui  a  empêché  les  naturalistes  de 
la  reconnaître,  est-il  altéré.  Aristote  ajoute  que  les  espèces 
les  plus  grandes  fuyaient  devant  celle-ci. 

(5)  Le  grec  dit ,  «  des  pierres  ointes  ;  »  c'était  la  manière 
de  les  consacrer,  usitée  même  parmi  les  patriarches.  (Voyez 
Genèse ^^\Mii.)  ,j  sf  ^.    ,  .; 

(6)  D'après  une  ingénieuse  correction  d'Etienne  Ber- 
nard ,  rapportée  par  Schneider  :  «  il  rend  le  sac,  en  ex- 
«  piant  ce  mauvais  présage  par  un  sacrifice.  »  Cicéron  dit, 
de  Div.,  liv.  II ,  chap.  xxvii  :  «  Nos  aiitem  ita  levés  atque 
«  inconsiderati  sumus,  ut  si  mures  con  oserint  aliquid,  quo- 
•<  rum  est  opus  hoc  unum ,  monstrum  putemus.  » 

(7)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute  :  «  en  disant  qu'Hé- 
«  cate  y  a  exercé  une  influence  maligne  ;  »  et  continue: 
<!  Si  en  marchant  il  voit  une  chouette ,  il  en  est  effrayé,  et 
«  n'ose  continuer  son  chemin  qu'après  avoir  prononcé  ces 
«  mots,  Que  Minerve  ait  le  dessus!  »  Oii  attribuait  à  Tia- 
fiiience  d'Hécate  l'épilepsie  et  différentes  autres  maladies 
auxquelles  bien  desgens  supposent  encore  aujourd'hui  des 
rapports  particuliers  avec  la  lune,  qui,  dans  la  fable  des 
Grecs,  est  représentée  tantôt  par  Diane,  tantôt  par  Hé- 
cate. Les  purifications  dont  parle  le  texte  consistaient  en 
fumigations.  (Voyez  le  Voyage  du  jeune  Anacharsîs , 
chap.  XXI.  ) 

(8)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute  :  «•  en  disant  qu'il 
«  lui  importe  de  ne  pas  se  souiller;  »  et  continue  :  «  Les 
"  quatrièmes  et  septièmes  jours ,  il  fait  cuire  du  Vin  par 
<<  ses  gens,  sort  lui-mêihe  poiir  adielor  dos  branches  dé 
"  jn)r]i'  cl  des  tubleUcs  d'encens,  et  couroimc  en   réit-* 


«  trant  les  hermaphrodites  pendant  toute  la  journée.  » 
Les  quatrièmes  jours  du  mois  ,  ou  peut-être  de  la  décade , 
étaient  consacrés  à  Mercure.  (Voyez  le  scol.  d'Aristoph. , 
in  Plut.  V.  1 127.)  Le  vin  cuit  est  relatif  à  des  libations  ou 
à  des  sacrifices ,  et  les  branches  de  myrte  appartiennent 
au  culte  de  Vénus.  Les  hermaphrodites  sont  des  hermès 
à  tête  de  Vénus,  comme  les  hermérotes,  les  herniéraclès , 
les  hermalhènes,  étaient  des  hermès  à  tète  de  Cupidon, 
d'Hercule,  et  de  Minerve.  (Voyez  Laur.  de  Sacris  gent. 
Tr.  de  Gronov.  tome  VII,  page  17G;  ei  Pausanias,  li- 
vre XIX,  II,  où  il  parle  d'une  statue  de  Vénus  en  fonne 
d'hermès.)  Ils  se  trouvaient  peut-être  parmi  ce  grand 
nombre  d'hermès  votifs  posés  sur  la  place  publique, 
entre  le  Pœcile  et  le  portique  royal.  (Voyez  Harpocr.  in 
Herm.  )  Le  culte  de  Vénus  était  souvent  joint  à  celui  de 
Mercure.  (Voyez  Arnaud,  de  Diis  synedris,  chap.  xxiv.) 
Quant  au  septième  jour,  si  le  chiffre  est  juste,  ce  ne  peut 
pas  être  le  septième  du  mois,  qui  était  consacré,  ainsi 
que  le  premier ,  au  culte  d'Apollon ,  et  non  à  celui  de  Vé- 
nus. Il  faut  donc  supposer  que  le  sacrifice  se  fait  tous  les 
sept  jours ,  et  ce  passage  devient  très-important  pour  la  cé- 
lèbre question  sur  l'antiquité  d'un  culte  hebdomadaire  cliez 
les  peuples  dits  profanes.  J'observerai,  à  l'appui  de  cette 
opinion ,  qui  est  celle  de  M.  Visconti ,  que ,  sur  les  pre- 
miers monuments  païens  de  l'introduction  de  la  seûiaino 
planétaire  dans  le  calendrier  romain ,  introduction  qui  pa- 
raît dater  du  deuxième  siècle  de  l'ère  chrétienne,  Vénus 
occupe  le  septième  rang  parmi  les  divinités  qui  président 
aux  jours  de  cette  période  (voyez  les  Peintures  d'Hercula- 
num ,  tome  III ,  planche  5o  )  ;  que  le  jour  sacré  des  ma- 
hométans  est  le  vendredi,  et  qu'il  parait  que  ce  jour  était 
fêté  dans  l'antiquité  par  les  peuples  ismaélites,  en  l'hon- 
neur de  Vénus  Uranie  (  voyez  Selden ,  de  Diis  syris ,  segm. 
II,  chapitres  11  et  iv);  enfin,  que  la  Vénus  en  forme 
d'hermès  dont  parle  Pausanias  était  précisément  une 
Vénus  Uranie,  déesse  qui  avait  à  Athènes  un  culte  so- 
lennel ,  et  un  temple  situé  près  de  la  place  publique ,  et 
par  conséquent  près  des  hermès  dont  j'ai  parlé.  Des  céré- 
monies hebdomadaires  en  l'honneur  de  cette  divinité  pou- 
vaient avoir  passé  en  Grèce  par  les  conquêtes  d'Alexan- 
dre, comme  l'observation  du  sabbat  paraît  s'être  intro- 
duite à  Rome  par  la  conquête  de  la  Palestine.  (  Voyez , 
outre  les  passages  d'Ovide,  d'Horace  et  de  Tibulle,  celui 
de  Sénèque,  que  cite  saiiit  Augustin,  de  Civ.  Dei,  lib. 
VI,  cap.  XI ,  où  le  célèbre  stoïcien  reproche  aux  Romains 
de  son  temps  de  perdre  par  cette  fête  juive  la  septième 
partie  de  leur  vie.)  Par  un  passage  d'Athénée,  Uv.  XII, 
chap.  IV,  il  est  à  peu  près  certain  que  les  Perses  avaient 
très-anciennement  un  culte  hebdomadaire;  et  selon  Hé- 
rodote, I,  cxxx,  ils  avaient  appris  le  culte  d'Uranie  des 
Arabes  et  des  Assyriens,  et  avaient  appelé  cette  déesse 
Mitra;  ce  qui  semble  prouver  qu'ils  l'ont  associée  à  Mi- 
thras,  leur  divinité  principale. 

Mais  notre  texte  peut  aussi  être  altéré ,  et  il  peut  y 
être  question  du  sixième  jour  du  mois  ou  de  la  décade, 
consacré  à  Vénus.  (Voyez  Jamblich us,  dans  la  Fie  de  Py- 
thagore,  chap.  xxviii,  scct.  i52,  où  l'on  cite  une  expli- 
cation mystique  que  le  philosophe  de  Samos  a  donnée  de 
cet  usage.)  Dans  ce  cas,  il  est  toujours  très-remar(|uable 
que  les  jours  du  soleil,  de  Mercure  et  de  Vénus  occupent 
dans  notre  semaine  le  même  rang  (jtie  les  jours  consacrés 
par  la  religion  des  Grecs  aux  dixinités  (pii  répondent  à  ces 


424 


LES  CARACTÈRES  DE  THÉOPHRASTE, 

CHAPITRE  XVII. 

De  l*esprit  chagrin. 


corps  célestes,  orcupaient  dans  le  mois  d'Alhènos,  ou  dans 
cliacune  des  trois  parties  dans  lesquelles  il  était  divisé; 
c'est-à-dire  que  les  uns  el  les  autres  tombent  sur  les  pre- 
miers, quatrièmes  et  sixièmes  jours  de  ces  périodes.  Ces 
superstitions  grecques  sont  sans  doute  dérivées  de  l'asage 
égyptien  de  consacrer  chaque  jour  à  une  divinité  (voyer 
Hérodote,  liv.  II,  chap.  i.xxxii);  et  c'est  vraisemblable- 
mrtit  à  Alexandrie  que  cet  antique  usage  s'est  confondu 
successivement  avec  la  semaine  lunaire  ou  planétaire  que 
)>araisseut  avoir  observée  les  autres  nations  de  l'Orient, 
avec  la  consécration  du  sabbat  chez  les  Juifs,  et  avec  celle 
du  dimanclie  chez  les  chrétiens. 

(9)  «  Vous  ne  réfléchissez  }ias  à  ce  que  vous  faites  étant 
«  éveillés,  disait  Diogène  à  ses  contemporains;  mais  vous 
N  faites  beaucoup  de  cas  des  visions  que  vous  avez  en  dor- 
«  manl.  » 

•  I.   '1  ' 

(10)  Instruire  de  ses  mystères.  {La  Bruyère.)  On  ne 
se  faisait  pas  initier  tous  les  mois,  mab  une  fois  dans  la 
vie ,  et  puis  on  observait  certaines  cérémonies  prescrites 
par  ces  mystères.  (Voyez  les  notes  de  Casaubon.)  Le  mot 
que  tous  les  traducteurs  de  ce  passage  ont  rendu  par  ini- 
tier est  pris  souvent  par  les  anciens  dans  un  sens  fort 
étendu  (voyez  Athénée,  liv.  II,  chap.  xii);  je  crois  qu'il 
faut  le  traduire  ici  par  purifier.  Il  faut  observer,  au  reste, 
que  les  mystères  d'Orphée  sont  ceux  de  Bacchus,  el  ne 
|)as  les  confondre  avec  les  mystères  de  Cérès,  Toute  la 
Grèce  célébrait  ces  derniers  avec  la  plus  grande  solennité; 
au  lieu  que  les  prêtres  d'Orphée  étaient  une  espèce  de 
charlatans  ambulants,  dont  les  gens  sensés  ne  faisaient  au- 
cun cas,  et  qui  n'ont  acquis  de  l'importance  que  vers  le 
temps  de  la  décadence  de  l'empire  romain.  (Voyez  Ana- 
charsis,  chap.  xxi;  et  le  savant  mémoire  de  Frérel  sur  le 
culte  de  Bacchus.  ) 

(11)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute  ici  une  phrase 
défectueuse,  que,  d'après  une  explication  de  M.  Coray, 
appuyée  sur  les  usages  actuels  de  la  Grèce,  il  faut  enten- 
dre :  «  Il  va  quelquefois  s'asperger  d'eau  de  mer  ;  et  si 
"  alors  quelqu'un  le  régarde  avec  envie ,  il  attache  un  ail 
•<  sur  sa  tête ,  et  va  la  laver ,  etc.  »  Cette  cérémonie  devait 
détourner  le  mauvais  effet  que  pourrait  produire  le  coup 
d'œil  de  l'envieux.  On  trouvera  plusieurs  passages  anciens 
sur  l'influence  maligne  qu'on  attribuait  à  ce  coup  d'oeil , 
dans  les  commentateurs  de  ce  vers  des  Bucoliques  de  Vir- 
gile (égl.  iir,  V.  io3)  : 

Nescio  quis  teneros  oculus  mihi  fascinai  agnos. 

L'eau  de  mer  était  regardée  comme  la  plus  convenable 
aux  purifications.  (Voyez  Anacharsis,  chap.  xxi;  et  Du- 
port ,  dans  les  notes  du  commencement  de  ce  chapitre.  ) 

(  1 2)  Espèce  d'oignon  marin.  {La  Bruyère).  Le  traduc- 
teur a  inséré  dans  le  texte  la  manière  dont  il  croyait  que 
cette  expiation  se  faisait;  mais  il  parait  que  le  chien  sa 
crifié  n'était  que  j>orté  autoin-  de  la  personne  qu'on  vou- 
lait purifier,  et  la  squille  était  vraisemblablement  brûlée. 

(13)  Le  grec  ajoute,  même  dans  l'ancien  texte  :  «  ou  un 
«  homme  dont  l'esprit  est  aliéné.  " 


L'esprit  chagrin  fait  que  l'on  n'est  jamais  con- 
tent de  personne,  et  que  l'on  fait  aux  autres 
mille  plaintes  sans  fondement  (1).  Si  quelqu'un 
fait  un  festin,  et  qu'il  se  souvienne  d'envoyer 
im  plat  (2)  à  un  homme  de  cette  humeur,  il  ne 
reçoit  de  lui  pour  tout  remercîment  que  le  re- 
proche d'avoir  été  oublié.  Je  n'étais  pas  digne, 
dit  cet  esprit  querelleur,  de  boire  de  son  vin ,  ni 
de  manger  à  sa  table.  Tout  lui  est  suspect ,  jus- 
ques  aux  caresses  que  lui  fait  sa  maîtresse.  Je 
doute  fort,  lui  dit-il ,  que  vous  soyez  sincère,  et 
que  toutes  ces  démonstrations  d'amitié  partent 
du  cœur  (3).  Après  une  grande  sécheresse,  ve- 
nant à  pleuvoir  (4),  comme  il  ne  peut  se  plain- 
dre de  la  pluie ,  il  s'en  prend  au  ciel  de  ce  qu'elle 
n'a  pas  commencé  plus  tôt.  Si  le  hasard  lui  fait 
voir  une  bourse  dans  son  chemin ,  il  s'incline.  11 
y  a  des  gens,  ajoute-t-il,  qui  ont  du  bonheur; 
pour  moi ,  je  n'ai  jamais  eu  celui  de  trouver  un 
trésor.  Une  autre  fois,  ayant  envie  d'un  esclave, 
il  prie  instamment  celui  à  qui  il  appartient  d'y 
mettre  le  prix  ;  et  dès  que  celui-ci ,  vaincu  par 
ses  importunités ,  le  lui  a  vendu  (5),  il  se  repent 
de  l'avoir  acheté.  Ne  suis-je  pas  trompé?  de- 
mande-t-il  ;  et  exigerait-on  si  peu  d'une  chose  qui 
serait  sans  défauts?  A  ceux  qui  lui  font  les  com- 
pliments ordinaires  sur  la  naissance  d'un  fils  et 
sur  l'augmentation  de  sa  famille,  Ajoutez,  leur 
dit-il ,  pour  ne  rien  oublier,  sur  ce  que  mon  bien 
est  diminué  de  la  moitié  (6).  Un  homme  chagrin , 
après  avoir  eu  de  ses  juges  ce  qu'il  demandait , 
et  l'avoir  emporté  tout  d'une  voix  sur  son  adver- 
saire ,  se  plaint  encore  de  celui  qui  a  écrit  ou 
parlé  pour  lui ,  de  ce  qu'il  n'a  pas  touché  les 
meilleurs  moyens  de  sa  cause  ;  ou  lorsque  ses 
amis  ont  fait  ensemble  une  certaine  somme  pour 
le  secourir  dans  un  besoin  pressant  (7) ,  si  quel- 
qu'un l'en  félicite  et  le  convie  à  mieux  espérer 
de  la  fortune  :  Comment,  lui  répond-il,  puis-je 
être  sensible  à  la  moindre  joie ,  quand  je  pense 
que  je  dois  rendre  cet  argent  à  chacun  de  ceux 
qui  me  l'ont  prêté,  et  n'être  pas  encore  quitte 
envers  eux  de  la  reconnaissance  de  leur  bienfait  ? 

NOTES. 

(1)  Si  l'on  voulait  traduire  littéralement  le  texte  cosr- 
rigé  par  Casaubon ,  cette  définition  serait  :  «  L'esprit  cha- 
«  grin  est  im  blâme  injuste  de  ce  que  l'on  reçoit;  »  et 
d'après  k-  manuscrit  du  Vatican,  corrigé  par  Schneider, 


Ul^iOE  LA  DÉFIANCE. 


425 


une  disposition  à 
bonté.  » 


blâmer  ce  qui  vous  csl  donne  avec 


(2)  C'a  élé  la  couluine  des  Juifs  et  d'au  Ires  peuples 
orientaux,  des  Grecs  et  des  Romains.  {La  Bruyère.)  Il 
fallait  ajouter,  «  dans  le^  repas  donnés  après  des  sacrifi- 
«  ces.  »  (Voyez  chapitre  xii,  note  5.)  Au  lieu  d'un  plat, 
il  y  a  dans  le  texte,  ««  une  portion  de  la  victime.  » 

(3)  Littéralement  :  «  Comblé  de  caresses  par  sa  maî- 
«  tresse,  il  lui  dit  :  Je  serais  fort  étonné  si  tu  me  chérissais 
««  aussi  de  cœur.  » 

(4)  Il  aurait  fallu  dire  :  «  Si  après  une  grande  séche- 
«  resse  il  vient  à  pleuvoir.  »  Le  lecteur  attentif  aura  déjà 
remarqué  dans  cette  traduction  beaucoup  de  négligences 
de  style  qu'on  ne  pardonnerait  pas  de  nos  jours. 

(5)  Au  lieu  de  ces  mots,  «  et  dès  que  celui-ci ,  etc. ,  »  le 
texte  dit,  «  et  s'il  a  eu  un  bon  marché.  >•  M.  Barthélémy, 
qui  a  inséré  quelques  traits  de  ce  Caractère  dans  son  cha- 
pitre xxvirr,  rend  celui-ci  de  la  manière  suivante  ;  «  Un  de 
«t  mes  amis ,  après  les  plus  tendres  sollicitations ,  consent 
<<  à  me  céder  le  meilleur  de  ses  esclaves.  Je  m'en  rapporte 
'<  à  son  estimation;  savez-vous  ce  qu'il  fait?  il  me  le  donne 
"  à  un  prix  fort  au-dessous  de  la  mienne.  Sans  doute  cet 
«  esclave  a  quelque  vice  caché.  Je  ne  sais  quel  poison  se- 
«•  cret  se  mêle  toujours  à  mon  bonheur.  » 

(6)  Le  grec  porte  :  ««  Si  tu  ajoutes  que  mon  bien  est  di- 
«<  minué  de  moitié ,  tu  auras  dit  la  vérité.  » 


r^^iti 


(7)  Voyez  chapitre  i,  note  3.      '/  .f  ''  '*•' 

CHAPITRE  XVriP.    f^^ 

De  la  défiance.      '^ 


L'esprit  de  défiance  nous  fait  croire  que  tout 
le  monde  est  capable  de  nous  tromper.  Un  homme 
défiant,  par  exemple,  s'il  envoie  au  marché  l'un 
de  ses  domestiques  pour  y  acheter  des  provi- 
sions ,  il  le  fait  suivre  par  un  autre ,  qui  doit  lui 
rapporter  fidèlement  combien  elles  ont  coûté.  Si 
quelquefois  il  porte  de  l'argent  sur  soi  dans  un 
voyage ,  il  le  calcule  à  chaque  stade  (l )  qu'il  fait, 
pour  voir  s'il  a  son  compte.  Une  autre  fois ,  étant 
couché  avec  sa  femme ,  il  lui  demande  si  elle  a 
remarqué  que  son  coffre-fort  fût  bien  fermé ,  si 
sa  cassette  est  toujours  scellée  (2) ,  et  si  on  a  eu 
soin  de  bien  fermer  la  porte  du  vestibule;  et 
bien  qu'elle  assure  que  tout  est  en  bon  état,  l'in- 
(juiétude  le  prend ,  il  se  lève  du  lit ,  va  en  che- 
mise et  les  pieds  nus ,  avec  la  lampe  qui  brûle 
dans  sa  chambre ,  visiter  lui-même  tous  les  en- 
droits de  sa  maison  ;  et  ce  n'est  qu'avec  beaucoup 
de  peine  qu'il  s'endort  après  cette  recherche.  Il 
mène  avec  lui  des  témoins ,  quand  il  va  demander 
ses  arrérages  (.3) ,  afin  qu'il  ne  prenne  pas  un  jour 


envie  à  ses  débiteurs  de  lui  dénier  sa  dette. 
Ce  n'est  pas  chez  le  foulon  qui  passe  pour  le 
meilleur  ouvrier  qu'il  envoie  teindre  sa  robe, 
mais  chez  celui  qui  consent  de  ne  point  la  rece- 
voir sans  donner  caution  (4).  Si  quelqu'un  se  ha- 
sarde de  lui  emprunter  quelques  vases  (5) ,  il  les 
lui  refuse  souvent  ;  ou  s'il  les  accorde,  *  il  ne  les 
laisse  pas  enlever  qu'ils  ne  soient  pesés  :  il  fait 
suivre  celui  qui  les  emporte,  et  envoie  dès  le  len- 
demain prier  qu'on  les  lui  renvoie  *  (6).  A-t-il  un 
esclave  qu'il  affectionne  et  qui  l'accompagne 
dans  la  ville  (7) ,  il  le  fait  marcher  devant  lui, 
de  peur  que ,  s'il  le  perdait  de  vue ,  il  ne  lui  échap- 
pât et  ne  prît  la  fuite.  A  un  homme  qui ,  empor- 
tant de  chez  lui  quelque  chose  que  ce  soit ,  lui 
dirait.  Estimez  cela,  et  mettez-le  sur  mon 
compte ,  il  répondrait  qu'il  faut  le  laisser  où  on 
l'a  pris ,  et  qu'il  a  d'autres  affaires  que  celle  de 
courir  après  son  argent  (8). 

<      •  NOTES. 

(1)  Six  cents  pas.  {La  Bruyère.)  Le  stade  olympique, 
avait,  selon  M.  Barthélémy,  quatre-vingt-quatorze  toises 
et  demie.  Le  manuscrit  du  Vatican  porte ,  ««  et  s'assied  à 
«  chaque  stade  pour  le  compter.  » 

(2)  Les  anciens  employaient  souvent  la  cire  et  le  ca- 
chet en  j)lace  des  serrures  et  des  clefs.  Ils  cachetaient 
même  quelquefois  les  portes,  et  surtout  celles  du  gyné- 
cée. (Voyez  entre  autres  les  Thesmoph.  d'Aristoph.,   v. 

422.) 

(3)  «  Quand  il  demande  les  intérêts  de  son  argent,  afin 
«  que  ses  débiteurs  ne  puissent  pas  nier  la  dette.  »  Il  faut 
supposer  peut-être  que  c'est  avec  les  mêmes  témoins  qui 
étaient  présents  lorsque  l'argent  a  été  remis. 

(4)  Le  grec  dit,  «  mais  chez  celui  qui  a  un  bon  répon- 
«  dant.  » 

(5)  D'or  ou  d'argent.  {La  Bruyère.) 

(6)  Ce  qui  se  lit  entre  les  deux  étoiles  n'est  pas  dans  le 
grec,  où  le  sens  est  interrompu;  mais  il  est  suppléé  par 
quelques  interprètes.  {La  Bruyère.)  C'est  Casaubon  qui 
avait  suppléé  à  cette  phrase  défectueuse,  non-seulement 
par  les  mots  que  la  Bruyère  a  désignés ,  mais  encore  par 
les  quatre  précédents.  Voilà  comme  le  manuscrit  du  Va- 
tican restitue  ce  passage,  dans  lequel  on  reconnaîtra 
avec  plaisir  un  trait  que  Casaubon  avait  deviné  :  «  Il  les 
'<  refuse  la  plupart  du  temps  ;  mais  s'ils  sont  demamlés 
«  par  nn  ami  ou  par  un  parent,  il  est  tenté  de  les  essayer 
«  et  de  les  peser,  et  exige  presque  une  caution  avant  de  les 
«  prêter.  »  Il  veut  les  essayer  aux  yeux  de  celui  à  ({ui  il 
les  confie,  pour  lui  prouver  que  c'est  de  l'or  ou  de  l'ar- 
gent fin.  Ce  sens  du  verbe  grec,  restitué  dans  celle  phrase 
par  M.  Coray ,  est  justifié  par  l'explication  que  donne  Hé- 
syrhius  du  substantif  qui  en  dérive. 

(7)  La  Bruyère  a  ajouté  les  mots  "  qu'il  aiïcclionne.  » 


^2G 


LES  CAKACÏÈRiES  DE  THÉ01>HKASTE, 


M.  Cor&y  a  joiiU  ce  Irak  u\i  précédent  ^  en  l'upjyiiquarK  À 
l'escluve  qui  porte  les  vases. 

(8)  Dans  \es  acWhions  dtr  maHitscrit'  du  Vaticâfi  i  Cette 
phrase  difficile  et  ellipti<pie,  il  faut,  je  crois,  irtettre  le 
dernier  verbe  à  l'optalil"  attiqne  de  l'aoriste,  et  traduire: 
«  Il  répond  à  ceux  qui,  a)ant  acheté  queU^ue  chose  chez 
«lui,  lui  disent  de  faire  le  compte,  et  de  mettre  l'objet 
«  en  note,  parce  qu'ils  n*ont  pas  en  ce  moment  le  temps 
"  de  Ini  envoyer  de  Targent  :  Oh  !  ne  vous  en  mettez  pas 
«  en  jKîine,  car  qnand  même  vous  en  auriez  le  temps,  je 
«ne  vous  en  suivrais  pas  moins;  »  c'est-à-dire,  quand 
inénte  vous  me  diriez  «pie  vous  m'enverrez  l'argent  sur- 
le-champ,  je  préférerais  pourtant  de  vous  accompagner 
chez  vous  ou  chez  votre  banquier  pour  le  toucher  moi- 
même. 

CHAPITRE  XIX. 

D*mt  vtlmn  homme. 

Ce  cai'actère  suppose  toujours  dans  un  homme 
une  extrême  malpropreté,  et  une  négligence  pour 
sa  personne  qui  passe  dans  l'excès  et  qui  blesse 
ceux  qui  s'en  aperçoivent.  Vous  le  verrez  quel- 
quefois tout  couvert  de  lèpre ,  avec  des  ongles 
longs  et  malpropres ,  ne  pas  laisser  de  se  mêler 
parmi  le  monde,  et  croire  en  être  quitte  pour 
dire  que  c'est  une  maladie  de  famille ,  et  que  son 
père  et  son  aïeul  y  étaient  sujets  (1).  Il  a  aux 
jambes  des  ulcères.  On  lui  voit  aux  mains  des 
poireaux  et  d'autres  saletés,  (jii'il  néglige  de  faire 
guérir  ;  ou  s'il  pense  à  y  remédier,  c'est  lorsque 
le  mal ,  aigri  par  le  temps ,  est  devenu  incurable. 
II  est  hérissé  de  poil  sous  les  aisselles  et  par  tout 
le  corps ,  comme  une  bête  fauve  ;  il  a  les  dents 
noires,  rongées,  et  telles  que  son  abord  ne  se  peut 
souffrir.  Ce  n'est  pas  tout  (2)  :  il  crache  ou  il  se 
mouche  en  mangeant,  il  parle  la  bouche  pleine  (3), 
fait  en  buvant  des  choses  contre  la  bienséance  (4) , 
ne  se  sert  jamais  au  bain  que  d'une  huile  qui  sent 
mauvais-  (5) ,  et  ne  paraît  guère  dans  une  assem- 
blée publique  qu'avec  une  vieille  robe  (6)  et  toute 
tachée.  SMl  est  obligé  d'accompagner  sa  mère 
chez  les  devins ,  il  n'ouvre  la  bouche  que  pour  dire 
des  choses  de  mauvais  augure  (7).  Une  autre  fois, 
dans  le  temple  et  en  faisant  des  libations  ('8 ) ,  il 
lui  échappera  des  mains  une  coupe  ou  quelque 
autre  vase;  et  il  rira  ensuite  de  cette  aventure , 
comme  s'il  avait  fait  quelque  chose  de  merveil- 
leux. Un  homme  si  extraordinaire  ne  sait  point 
écouter  un  concert  ou  d'excellents  joueui's  de 
flûte  ;,il  bat  des  mains  avec  violence  comme  pour 
leur  applaudir,  ou  bien  il  suit  d'une  voix  désa- 
gréable le  même  air  qu'ils  jouent  :  il  s'ennuie  de 
la  symphonie,  et  demande  si  elle  ne  doit  pas 


bientôt  Unir.  Enfin  si ,  étaût  assis  à  tabfc ,  il  veut 
cracher,  c'est  justement  sur  celui  qui  est  derrière 
lui  pour  lui  donner  à  boir&  (9) 

NOTES* 

(f)  I.e  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  «•  et  qu'elle  piè*- 
"  serve  sa  race  d'un  mélange  étranger.  » 

(2)  Le  grec  poi  te  ici  la  fornuile  dont  j'ai  parlé  au  cha- 
pitre XI,  note  y,  et  au  chapitre  xvi,  note  1. 

(3)  I>e  grec  ajoute,  «<  et  laisse  tomber  ce  qu'il  mange.  » 

(4)  Le  niamiscrlt  du  Vatican^  ajotite  ;  «  Il  est  couché  à 
«  table  sous  la  niènu!  couverture  «pie  sa  femme ,  et  prend 
«  avec  elle  des  libertés  déplacées.  » 

(5)  Le  manuscrit  du  "Vatican  fait  ici  un  léger  change- 
ment, et  ajoute  un  mot  qui,  tel  qu'il  est,  ne  présente  au- 
cun sens  convenable;  M.  Yisconli  propose  de  le  corriger 
en  fj(^[*ç^z<^a,\ ,  dans  le  sens  de  s*  serrer  dans  ses  habits', 
signification  que  l'on  peut  doîiner  à  ce  verl)e  avec  d'autant 
plus  de  vraisemblance,  qu'Mésychius  explique  le  subslan 
lif  qui  en  dérive  par  tunique.  Cet  homme  malpropre  n'at- 
tend pas  seulement  que  sa  mauvaise  huile  soit  sèche,  mais 
s'enveloppe  sur-le-champ  dans  ses  habits.  L'usage  ordi- 
naire exigeait  de  laisser  sécher  l'huilé  au  solelV  :  ce  que  les 
Romains  appelaient  insolatio. 

(6)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  ««tout  usée,»  et 
parle  aussi  d'une  tunique  grossière. 

(7)  Les  anciens  avaient  jui  grand  égard  pour  les  paroles 
qui  étaient  proférées,  même  par  hasard-,  par  ceux  qui  ve- 
naient consulter  les  devins  et  les  augures,  prier  ou  sacri- 
fier dans  les  temples.  {La  JJrujère.) 

(8)  Cérémonies  où  l'on  répandait  du  vin  ou  du  lait  dans 
les  sacrifices.  {La  tSrujère.) 

(9)  Le  grec  dit  :  «  Il  crache  par-dessus  là  table  sur  ce- 
«  lui  qui  lui  donne  à  boire.  »  Les  anciens  n'occupaient 
qu'un  côté  de  la  table,  ou  des  tables,  qu'on  plaçait  de- 
vant eux ,  et  les  esclaves  qui  les  servaient  se  tenaient  de 
l'autre  côté. 

Au  reste,  les  quatre  deniiers  traits  de  ce  Caractère  ap- 
partiennent peut-être  au  chapitre  suivant.  La  transposi- 
tion manifeste  de  plusieurs  traits  du  Caractère  xxx  an 
Caractère  xi  doit  inspirer  naturellement  l'idée  d'attribuer 
à  une  cause  semblable  toutes  les  incohérences  de  cet  ou- 
vrage, plutôt  que  de  les  mettre  sur  le  compte  de  l'auteur. 

CHAPITRE  XX 

D'un  homme  incom?node. 

Ce  qu'on  appelle  un  fâcheux  est  celui  qui ,  sans 
fciîVe  à  quelqu'un  un  fort  grand  tort,  ne  laisse 
pas  de  l'embarrasser  beaucoup  (ï)  ;,  qui ,  entrant 
dans  la  chambre  de  son  ami  qui  commence  à 
s'endormir,  le  réveille  pour  l'entretenir  de  vains 
discours  (2)  ;  qui ,  se  trouvant  sur  le  bord'  de  la 


DE  Là  SOTTE  VANHE. 


427 


nier,  sur  le  point  qu^mi  homme  est  près  de  par- 
tir et  de  monter  dans  son  vaisseau ,  l'arrête  sans 
nul  besoin  et  l'engage  insensiblement  à  se  pro- 
mener avec  lui  sur  le  rivage  (3) ;  qui,  arrachant 
un  petit  enfant  du  sein  de  sa  nourrice  pendant 
qu'il  tette ,  lui  fait  avaler  quelque  chose  qu'il  a 
mâché  (4),  bat  des  mains  devant  lui ,  le  caresse , 
et  lui  parle  d'une  voix  contrefaite;  qui  choisit  le 
temps  du  repas ,  et  que  le  potage  est  sur  la  table , 
pour  dire  qu'ayant  pris  médecine  depuis  deux 
jours ,  il  est  allé  par  haut  et  par  ba^s,  et  qu'une 
bile  noire  et  recuite  était  mêlée  dans  ses  déjec- 
tions (5);  qui,  devant  toute  une  assemblée,  s'a- 
vise de  demander  à  sa  mère  quel  jour  elle  a  ac- 
couché de  lui  (6);  qui,  ne  sachant  que  dire  (7), 
apprend  que  l'eau  de  sa  citerne  est  fraîche ,  qu'il 
croît  dans  son  jardin  de  bons  légumes,  ou  que 
sa  maison  est  ouverte  à  tout  le  monde  comme  une 
hôtellerie  ;  qui  s'empresse  de  faire  connaître  à  ses 
hôtes  un  parasite  (8)  qu'il  a  chez  lui  ;  qui  l'in- 
vite, à  table,  à  se  mettre  en  bonne  humeur  et  à 
réjouir  la  compagnie. 

NOTES. 

(1)  Littéralement  :  «  La  malice  innocente  est  une  con- 
"  duite  qui  incommode  sans  nuire.  » 

(2)  Le  grec  dit  :  «  Ge  mauvais  plaisant  est  capable  de 
«  réveiller  un  homme  qui  vient  de  s'endormir,  en  entrant 
«<  chez  lui  pour  causer.  » 

(3)  Ou ,  d'après  M.  Coray  :  «  Prêt  à  s'embarquer  pour 
«  quelque  voyage  ,  il  se  promène  sur  le  rivage ,  et  empê- 
«  che  qu'on  ne  mette  à  la  voile ,  en  priant  ceux  qui  doi- 
c<  vent  partir  avec  lui  d'attendre  qu'il  ait  fini  sa  pro- 
«  menade.  » 

(4)  Casaubou  a  prouvé  que  c'était  là  la  manière  ordi- 
naire de  donner  à  manger  aux  enfants;  mais  par  cette 
raison  même,  et  d'après  le  sens  littéral  du  grec,  je  crois 
qu'il  faut  traduire  :  «  Il  mâche  quelque  chose  comme 
«  pour  le  lui  donner,  et  l'avale  lui-même.  »  Le  manuscrit 
du  Vatican  ajoute,  «  et  l'appelle  plus  malin  que  son  grand- 
«  père.  » 

(5)  Théophraste  lui  fait  dire,  «  que  la  bile  qu'il  a  ren- 
«  due  était  plus  noire  que  la  sauce  qui  est  sur  la  table.  » 
Ce  trait  et  le  suivant  me  paraissent  appartenir  au  Carac- 
tère précédent ,  à  la  jilace  de  ceux  que  je  crois  avoir  été 
distraits  de  celui-ci.  (  Voyez  la  note  9  du  chapitre  précé- 
dent.) 

(6)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute  ici  ime  phrase  très- 
obscure,  et  vraisemblablement  altérée  par  les  copistes.  Il 
me  paraît  que  Théophraste  fait  dire  à  ce  niauvais  plaisant, 
au  sujet  des  douleurs  de  sa  mère  :  <<  Un  uioment  bien  doux 
«  adûprécédor  celui-là;  et  sans  ces  deux  choses,  il  est  im- 
••  possible  (le  prodtiiro  »in  houime.  . 


(7)  Cette  transition  est  de  la  Bruyère  ;.  kir  traita  q-in 
suivent  me  paraissent  appartenir  an  Caractère  SHÎTaiif  ou 
au  chap.  xxiii.  D'après  les  additions  du  manuscrh  d»  Va- 
tican, il  faut  les  traduire  :  .<  Il  se  vante  ^d'avoir  chez  lui 
«  d'excellente  eau  de  citerne,  et  de  posséder  un  jardin  qui 
«  lui  donne  l'es  légumes  les  plus  tendres  eu  grande  abon- 
«  dance.  Il  dit  aussi  qu'il  a  un  cuisinier  d'un  rare  talent, 
«  et  que  sa  maison  est  comme  une  hôtellerie ,  parce  qu*'elle 
«  est  toujours  pleine  d'étrangers,  et  que  ses  amis  ressem- 
«  blent  au  tonneau  percé  de  la  fable ,  puisqu'il  ne  peut  les 
«  satisfaire  en  les  comblant  de  bienfaits.  »  Les  traits  sui- 
vants sont  encore  d'un  genre  différent,  et  conviendraient 
mieux  au  chapitre  xiii  ou  au  chapitre  xt  :  «  Quand  il 
«  donne  mi  repas ,  il  fait  connaître  son  parasite  à-  ses  con- 
«  vives  ;  et  les  provoquant  à  boire ,  il  dit  que  celle  qui 
«  doit  amuser  la  conqiagnie  est  toute  prête,  et  que,  dès 
«  qu'on  voudra ,  il  la  fera  chercher  chez  l'entrepreneur , 
«  pour  faire  de  la  musique  et  pour  égayer  tout  le  monde.  » 
(Voyez  chap.  ix,  note  4,  et  chap,  xi,  note  5.)  Ces  nom- 
breuses transpositions  favorisent  l'opinion  de  ceux  qui 
croient  que  l'ouvrage  de  Théophraste  d'où  ces  Caractères 
sont  extraits ,  avait  une  forme  toute  différent»  de  celle  de 
ces  fragments. 

(8)  Mot  grec  qui  signifie  celui  qui  ne  mange  i\ue  c};t  t 
autrui.  (La  Brujère.) 

CHAPITRE  XXI. 

De  la  sotte  vanité  (î). 

La  sotte  vanité  semble  être  une  passion  in- 
quiète de  se  faire  valoir  par  les  plus  petites  cho- 
ses ,  ou  de  chercher  dans  les  sujets  les  plus  fri- 
voles du  nom  et  de  la  distinction.  Ainsi  un 
homme  vain,  s'il  se  trouve  à  un  repas,  affecte 
toujours  de  s'asseoir  proche  de  celui  qui  l'a  con- 
vié ;  il  consacre  à  Apollon  la  chevelure  d'un  fils 
qui  lui  vient  de  naître;  et  dès  qu-il  est  parvenu 
à  l'âge  de  puberté,  il  le  conduit  lui-même  à 
Delphes,  lui  coupe  les  cheveux,  et  lés  dépose 
!  dans  le  temple  comme  un  monument  d'un  vœu 
!  solennel  qu'il  a  accompli  (2).  Il  aime  à  se  faire 
:  suivre  par  un  More  (3).  S'il  fait  un  payement, 
i  il  affecte  que  ce  soit  dans  une  monnaie  toute 
neuve,  et  qui  ne  vienne  que  d'être  frappée  (4). 
:  Après  qu'il  a  immolé  un  bœuf  devant  quelque 
autel ,  il  se  fait  réserver  la  peau  du  front  de  cet 
animal ,  il  l'orne  de  rubmis  et  de  fleurs ,  et  l'at- 
tache à  l'endroit  de  sa  maison  le  plus  exposé  à 
la  vue  de  ceux  qui  passent  (5),  alin  que  per- 
sonne du  peuple  n'ignore  qu'il  a  sacrifié  un 
bœuf.  Une  autre  fois ,  au  retour  d'une  caval- 
cade (G)  qu'il  aura  faite  avec  d'autres  citoyens, 
il  renvoie  chez  soi  par  un  valet  tout  son  équi- 
page, et  ne  garde  qu'une  riche  robe  dont  il  est 
habillé,  et  qu'il  traîne  le  reste  dti  jour  dans  la 


428 


LES  CARACTÈaKS  DE  THÉOPHKASTE, 


place  publique.  S'il  lui  meurt  un  petit  chien,  il 
Tenterre,  lui  dresse  une  cpitaphe  avec  ces  mots  : 
«  Il  était  de  race  de  Malte  (7).  «Il  consacre  un  an- 
neau à  Esculape,  qu'il  use  à  force  d'y  pendre 
des  couronnes  de  fleurs.  Il  se  parfume  tous  les 
jours  (8).  Il  remplit  avec  un  grand  faste  tout  le 
temps  de  sa  magistrature  (i));  et  soriant  de 
charge,  il  rend  compte  au  peuple  avec  ostenta- 
tion des  sacritices  qu'il  a  faits ,  comme  du  nom- 
bre et  de  la  qualité  des  victimes  qu'il  a  im- 
molées. Alors,  revêtu  d'une  robe  blanche  et 
couronné  de  fleurs,  il  paraît  dans  l'assemblée  du 
peuple.  Nous  i)ouvons,  dit -il,  vous  assurer, 
ô  Athéniens,  que  pendant  le  temps  de  notre 
gouvernement  nous  avons  sacrilié  à  Cybèle, 
et  que  nous  lui  avons  rendu  des  honneurs 
tels  que  les  mérite  de  nous  la  mère  des  dieux  : 
espérez  donc  toutes  choses  heureuses  de  cette 
déesse.  Après  avoir  parlé  ainsi,  il  se  retire 
dans  sa  maison,  où  il  fait  un  long  récit  à  sa 
femme  de  la  manière  dont  tout  lui  a  réussi  au 
delà  même  de  ses  souhaits. 

NOTES. 

(1)  Le  mol  employé  par  Tkéophraste  signifie  liuérale- 
ment  l'ambition  des  petites  choses. 

(2)  Le  peuple  d'Athènes,  ou  les  personnes  plus  modes- 
tes, se  conteutaient  d'assembler  leurs  parents,  de  couper 
en  leur  présence  les  cheveux  de  leur  lils  parvenu  à  l'âge 
de  pul)erté,  et  de  les  consacrer  ensuite  à  Hercule,  ou  à 
quelque  autre  divinité  qui  avait  un  temple  dans  la  ville. 
{La  Bruyère.)  Le  grec  dit  seulement  :  «  Il  conduit  son  fils 
«  à  Delphes  pour  lui  faire  couper  les  cheveux.  »  C'était , 
selon  Pluiarque  dans  la  Fie  de  Thésée,  l'antique  usage 
d'Athènes ,  lorsqu'un  enfant  était  parvenu  à  l'âge  de  pu- 
berté. Il  me  paraît  que  cette  coupe  des  cheveux  élait  dif- 
férente de  celle  qui  avait  lieu  lors  de  l'inscriplion  dans  la 
curie,  et  dont  il  a  été  parlé  au  chapiire  x,  note  4.  On  peut 
consulter ,  sur  les  différentes  formalités  par  lesquelles  les 
enfants  passaient  successivement  pour  arriver  enfin  au 
rang  de  citoyen,  le  Foyage  du  jeune  Anacharsis,  cha- 
pitre xxvr. 

(3)  Anciennement  ces  nègres  étaient  fort  chers  (voyez 
Térence,  Eunuch.  acte  I^*^,  scène  ii,  v.  85);  au  lieu  que 
sous  les  empereurs  romains  ils  étaient  moins  estimés  que 
d'autres  esclaves.  (Voyez  Visconti,  in  Mus.  Pio  Clément. 
m,  planche  55.  Voyez  aussi  le  caractère  du  Glorieux,  Rhe- 
tor.  ad  Herennium,  liv.  IV,  ch.  l  et  li. 

(4)  Le  manuscrit  du  Vatican  insère  ici  ;  «  Il  achète  une 
-  petite  échelle  pour  le  geai  qu'il  nourrit  chez  lui,  et  fait 
•'  faire  un  petit  bouclier  de  cuivre  que  l'oiseau  doit  porter 
'  lorsqu'il  sautille  sur  celte  échelle.  » 

{^)  Le  grec  ne  parle  pas  de  la  peau  du  front  seulement, 
mais  de  toule  la  partie  antérieure  de  la  tête;  et  cet  usage 
parait  avoir  donné  lieu  à  rornoment  des  frises  dfs  enlablr- 


menls  anciens,  composé  d'une  »uite  de  crânes  de  taureaux 
liés  |>ar  des  festons  du  laine. 

(6)  Le  grec  parle  d'une  parade  du  corps  de  la  cavalerie 
d'Athènes;  ce  corps,  de  douze  cents  hommes,  était  com- 
posé des  citoyens  les  plus  riches  et  les  plus  puissants. 
C'est  pour  faire  voir  à  tout  le  monde  qu'il  strl  dans  celle 
élite ,  que  ce  vaniteux  se  promène  dans  la  place  publi<iue 
en  gardant  son  habit  de  cérémonie,  que,  selon  le  vérila 
ble  sens  du  texte ,  il  retrousse  élégamment.  Le  manuscrit 
du  Vatican  ajoute,  «  et  ses  éi>eron.s.  »  On  voit  encore  au- 
jourd'hui une  pompe  ou  procession  de  ce  genre,  sculptée 
par  Phidias,  ou  sur  ses  dessins,  dans  la  grande  frise  du 
temple  de  Minerve  à  Athènes  ;  elle  est  représentée  dans 
Smart,  au  commencement  du  volume  II. 

(7)  Cette  île  portait  de  petits  chiens  fort  estimés.  {La 
liruyère.)  Le  grec  dit  ;  <<  il  lui  dresse  im  monument  el  un 
«  cippe  sur  lequel  il  fait  graver,  etc.  » 

(8)  La  Bruyère  el  lous  ceux  qui  ont  séparé  ce  Iniil  du 
précédent  n'ont  pas  fait  attention  que  le  grec  ne  parle 
pas  de  parfums  extraordinaires,  et  que  se  frotter  d'huile 
tous  les  jours  n'était  pas  un  effet  de  la  vanité  à  Athènes, 
mais  un  usage  ordinaire.  (Voyez  chap.  v,  note  4.)  Par 
cette  raison,  et  d'après  le  manuscrit  du  Vatican,  il  faut 
traduire  :  «  Il  suspend  un  anneau  dans  le  temple  d'Escu- 
«  lape,  et  l'use  à  force  d'y  suspendre  des  fleurs  et  d'y  ver- 
"  ser  de  l'huile.  »  D'après  M.  Schneider,  cet  anneau  élail 
apparemment  de  la  classe  de  ceux  auxquels  on  attribuait 
des  vertus  médicales,  et  c'est  par  reconnaissance  de  quel- 
que guérison  que  le  vaniteux  le  suspend.  Les  couronnes 
de  fleurs  renouvelées  souvent  rappellent  ce  vers  de  Vir- 
gile, Mneid.  I,  416; 

Thurc  calent  arae ,  sertisque  recontibus  lialant. 

(9)  La  Bruyère  a  beaucoup  altéré  ce  Irait.  Le  grec 
porte  :  «  Il  intrigue  auprès  des  prytaues  pour  que  ce  soit 
««  lui  que  l'on  charge  d'annoncer  au  peuple  le  résultat  des 
«<  sacrifices;  alors,  revêtu  d'un  habit  magnifique,  et  por- 
«  tant  une  couronne  sur  la  tête,  il  dit  avec  emphase  :  O 
"  citoyens  d'Athènes,  nous,  les  prytanes,  avons  sacrifié  à 
«  la  mère  des  dieux  ;  le  sacrifice  a  été  bien  reçu ,  el  il  est 
«d'un  heureux  présage;  recevez -en  les  fruits,  etc.» 
(Voyez  sur  les  prytanes  la  table  ni,  ajoutée  au  Fojagc 
d' Anacharsis ,  et  le  chap.  xiv  du  corps  de  l'ouvrage.) 
Les  sacrifices  que  les  présidents  des  prytanes  faisaient  trois 
ou  quatre  fois  par  mois  s'adressaient  à  différentes  divi- 
nités ;  il  se  peut  que  l'abrévialeur  ou  les  copistes  aient 
omis  quelques  noms;  peut-être  aussi  s'agit-il  d'un  sacri- 
fice à  Vesta ,  dont  le  culte  était  confié  parliculièremenl 
à  ces  magistrats,  et  qui  a  été  confondue  plusieurs  fois 
par  les  anciens  avec  Cybèle.  (Voyez  la  dissertation  de 
Spanheim  dans  le  cinquième  volume  du  Trésor  de  CraB- 
vius.)   . 

*    CHAPITRE  XXII. 

De  V avance. 

Ce  vice  est  dans  l'homme  un  oubli  de  rhoh- 
iK'ur  et  de  la  gloire ,  quand  il  s'agit  d'éviter  la 


DE  L'AVARICE. 


429 


moindre  dépense  (i).  Si  un  tel  homme  a  rem- 
|M)rté  le  prix  de  la  tragédie  (2),  il  consacre  à 
Bacchus  des  guirlandes  ou  des  bandelettes  fai- 
tes d'écorce  de  bois  (3),  et  il  fait  graver  son  nom 
sur  un  présent  si  magnifique.  Quelquefois,  dans 
les  temps  difficiles ,  le  peuple  est  obligé  de  s'as- 
sembler pour  régler  une  contribution  capable 
de  subvenir  aux  besoins  de  la  république;  alors 
il  se  lève  et  garde  le  silence  (4),  ou  le  plus  sou- 
vent il  fend  la  presse  et  se  retire.  Lorsqu'il  ma- 
rie sa  fille,  et  qu'il  sacrifie,  selon  la  coutume, 
il  n'abandonne  de  la  victime  que  les  parties 
seules  qui  doivent  être  brûlées  sur  l'autel  (5)  ;  il 
réserve  les  autres  pour  les  vendre;  et  comme  il 
manque  de  domestiques  pour  servir  à  table  et 
être  chargés  du  soin  des  noces  (6),  il  loue  des 
gens  pour  tout  le  temps  de  la  fête ,  qui  se  nour- 
rissent à  leurs  dépens,  et  à  qui  il  donne  une  cer- 
taine somme.  S'il  est  capitaine  de  galère ,  vou- 
lant ménager  son  lit,  il  se  contente  de  coucher 
indifféremment  avec  les  autres  sur  de  la  natte 
qu'il  emprunte  de  son  pilote  (7).  Vous  verrez  une 
autre  fois  cet  homme  sordide  acheter  en  plein 
marché  des  viandes  cuites,  toutes  sortes  d'her- 
bes, et  les  porter  hardiment  dans  son  sein  et 
sous  sa  robe  :  s'il  l'a  un  jour  envoyée  chez  le 
teinturier  pour  la  détacher,  comme  il  n'en  a  pas 
une  seconde  pour  sortir,  il  est  obligé  de  garder 
la  chambre.  Il  sait  éviter  dans  la  place  la  ren- 
contre d'un  ami  pauvre  qui  pourrait  lui  deman- 
der, comme  aux  autres,  quelque  secours  (8);  il 
se  détourne  de  lui ,  et  reprend  le  chemin  de  sa 
maison.  Il  ne  donne  point  de  servantes  à  sa 
femme  (9),  content  de  lui  en  louer  quelques-unes 
pour  l'accompagner  à  la  ville  toutes  les  fois 
qu'elle  sort.  Enfin  ne  pensez  pas  que  ce  soit  un 
autre  que  lui  qui  balaye  le  matin  sa  chambre, 
qui  fasse  son  lit  et  le  nettoie.  Il  faut  ajouter 
qu'il  porte  un  manteau  usé,  sale  et  tout  couvert 
de  taches;  qu'en  ayant  honte  lui-même,  il  le 
retourne  quand  il  est  obligé  d'aller  tenir  sa 
place  dans  quelque  assemblée  (10). 

NOTES. 

(1)  La  définition  de  ceUe  nouvelle  nuance  d'avarice  est 
certainement  altérée  dans  le  grec  ;  je  crois  qu'il  faut  cor- 
riger àTv&uoia  (fik.  ^.  èx,&û<nri;  ;  le  sens  alors  est  celui  que 
la  Bruyère  a  exprimé ,  et  nid  autre  ne  peut  convenir  à  ce 
(Caractère.  La  préposition  iito  peut  avoir  été  exprimée  par 
une  ligature  tpi'un  copiste  a  prise  pour  irepl  :  un  correcteur 
a  mis  la  véritable  à  la  marge;  et  on  l'a  insérée  par  erreur 
à  la  place  où  on  la  trouve  à  présent  dans  les  manuscrits, 
et  où  elle  ne  forme  qu'un  harharismo. 

(2)  Qu'il  a  faite  ou  récitée.  {La  lirurh-e.)  Ou  plutôt, 


qu'il  a  lait  jouer  par  des  comédiens  nourris  et  instruits  à 
ses  frais.  (Voyez  le  Caractère  de  la  Magnificence,  selon 
Aristole,  Moral,  ad  Nicom.  liv.  IV,  chap.  ii  :  il  sera  in- 
téressant de  le  comparer  avec  ce  chapitre. 

(3)  Le  texte  dit  simplement  :  «  il  consacre  à  Bacchus 
«  une  couronne  de  bois ,  sur  laquelle  il  fait  graver   son 


(4)  Ceux  qui  voulaient  donner  se  levaient  et  offraient 
une  somme  :  ceux  qui  ne  voulaient  rien  donner  se  levaient 
et  se  taisaient.  {La  Bruyère.)  Voyez  le  chap.  tvi  du  Jeune 
AnacharsU. 

(5)  C'étaient  les  cuisses  et  les  intestins.  {La  Bruyère.) 
On  partageait  la  victime  entre  les  dieux,  les  prêtres  et  ceux 
qui  l'avaient  présentée,  La  portion  des  dieux  était  brûlée, 
celle  des  prêtres  faisait  partie  de  leur  revenu,  et  la  troi- 
sième servait  à  un  festin  ou  à  des  présents  donnés  par 
celui  qui  avait  sacrifié.  {Voyage  du  jeune  Anacharsis, 
chap.  XXI.) 

(6)  Cette  raison  est  ajoutée  par  le  traducteur.  Le  grec 
dit  seulement  :  «  Il  oblige  les  gens  qu'il  loue  pour  servir 
«  pendant  les  noces,  à  se  nourrir  chez  eux.  »  Les  noces 
des  Athéniens  étaient  des  fêles  très-magnifiques  ;  et  on  ne 
pouvait  pas  reprocher  à  un  homme  de  n'avoir  pas  assez  de 
domestiques  pour  servir  dans  cette  occasion  ;  mais  c'était 
une  lésinerie  que  de  ne  pas  nourrir  ceux  qu'on  louait. 

(7)  Le  grec  dit  :  «  S'il  commande  une  galère  qu'il  a 
«  fournie  à  l'état,  il  fait  étendre  les  couvertures  du  pilote 
«  sous  le  pont ,  et  met  les  siennes  en  réserve.  »  Les  ci- 
toyens d'Athènes  étaient  obligés  d'équiper  un  nombre  de 
galères  proportionné  à  l'état  de  leur  fortune.  (Voyez  le 
Voyage  du  jeune  Anacharsis,  chap.  lvi.)  Les  triérarques 
avaient  un  cabinet  particulier  nommé  la  tente  ;  mais  cet 
avare  aime  mieux  coucher  avec  l'équipage  ,  sous  ce  mor- 
ceau delillac  qui  se  trouvait  entre  les  deux  tours.  (V.  Pol- 
lux ,  1 ,  90.)  Dans  les  galères  modernes ,  les  chevaliers  de 
Malte  avaient,  comme  les  triérarques  d'Athènes,  un  tert' 
delet;  et  le  capitaine  couchait ,  comme  ici  le  pilote ,  sous 
un  bout  de  pont  ou  de  tillac  qui  s'appelait  la  teuque. 

Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute:  «  Il  est  capable  de  ne 
«'  pas  envoyer  ses  enfants  à  l'école  vers  le  temps  où  il  est 
«  d'usage  de  faire  des  présents  au  maître,  mais  de  dire 
«  qu'ils  sont  malades,  afin  de  s'épargner  cette  dépense.  » 

(8)  Par  forme  de  contribution.  Voyez  les  chapitres  de 
la  Dissimulation  et  de  l'Esprit  chagrin.  {La  Bruyère.) 
(Voyez  chap.  I ,  noie  3,  et  chap.  xvii,  note  6.)  Le  mauus 
crit  du  Vatican  ajoute  au  commencement  de  ctîtte  phrase, 
««  s'il  est  prévenu  que  cet  ami  fait  une  collecte;  »  et  à  la 
fin ,  «  et  rentre  chez  lui  par  un  grand  détour.  » 

(9)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  ««  qtii  lui  a  porté 
««  une  dot  considérable;  »>  et  continue,  «  mais  il  loue  une 
«  jeune  fille  pour  la  suivre  dans  ses  sorties  :  »  car  je  crois 
que  c'est  ainsi  qu'il  faut  corriger  et  entendre  ce  texte.  Le 
passage  de  PoUux  que  j'ai  cité  au  chap.  n  ,  note  6  ,  s'op- 
pose à  la  manière  dont  M.  Schneider  a  voulu  y  suppléer: 
il  est  bien  plus  simple  de  lire,  ix.  twv  «yuvaDceîwv  TcauKwv,  et 
c'est  un  trait  d'avarice  de  plus  de  ne  lotier  qu'une  femme. 


«0 


LES  CARACTERES  DE  TMEOI^ÏIRASIE 


Cette  coi)ject4Uve  ingénieuse  est  de  M.  Yisconli.  Le  manus- 
crit du  Vatican  ajovie  encore  :  «  Il  porte  des  souliers  rac- 
«  commodes  et  à  double  semelle ,  et  s'en  vante  en  disant 
"  qu'ils  sont  aussi  durs  que  de  la  corne.  »•  (Voyez  chap.  iv , 
note  2.) 

(10)  Ce  dernier  trait  est  tout  à  fait  altéré  par  cette  tra- 
duction ,  et  il  me  semble  qu'aucun  éditeur  n'en  a  encore 
saisi  le  véritable  sens.  Le  grec  dit:  «  Pour  s'asseoir,  il  roule 
«  le  vieux  manteau  qu'il  porte  lui-même;  »  c'est-à-dire, 
au  lieu  de  se  faire  suivi-epar  un  esclave  qui  porte  «n  pliant, 
comme  c'était  l'usage  des  riches  (voyez  Aristophane,  in 
Eqiiit.  V.  i38i  et  suiv. ,  et  Hésych.  inOklad.),  ii  épar- 
gne cette  dépense  en  s'asseyant  sur  son  vieux  manteau. 

CHAPITRE  XXIII. 
De  l'ostentation. 

Je  n'estime  pas  que  l'on  puisse  donner  une 
idée  plus  juste  de  l'ostentation,  qu'en  disant  que 
c'est  dans  l'homme  une  passion  de  faire  montre 
d'un  bien  ou  des  avantages  qu'il  n'a  pas.  Celui 
en  qui  elle  domine  s'arrête  dans  l'endroit  du 
Pirée  (ij  où  les  marchands  étalent,  et  où  se 
trouve  un  plus  grand  nombre  d'étrangers;  il 
(între  en  matière  avec  eux ,  il  leur  dit  qu'il  a 
beaucoup  d'argent  sur  la  mer;  il  discourt  avec 
eux  des  avantages  de  ce  commerce,  des  gains 
immenses  qu'il  y  a  à  espérer  pour  ceux  qui  y 
entrent,  et  de  ceux  surtout  que  lui  qui  leur  parle 
y  a  faits  (2).  Il  aborde  dans  un  voyage  le  pre- 
mier qu'il  trouve  sur  son  chemin ,  lui  fait  com- 
pagnie, et  lui  dit  bientôt  qu'il  a  servi  sous  Alexan- 
dre (3),  quels  beaux  vases  et  tout  enrichis  de 
pierreries  il  a  rapportés  de  l'Asie,  quels  excel- 
lents ouvriers  s'y  rencontrent, et  combien  ceux 
de  l'Europe  leur  sont  inférieurs  (4).  Il  se  vante 
dans  une  autre  occasion  d'une  lettre  qu'il  a  re- 
çue d'Antipater  (5),  qui  apprend  que  lui  troi- 
sième est  entré  dans  la  Macédoine.  Il  dit  une 
autre  fois  que ,  bien  que  les  magistrats  lui  aient 
permis  tels  transports  de  bois  (6)  qu'il  lui  plai- 
rait sans  payer  de  tribut,  pour  éviter  néanmoins 
l'envie  du  peuple,  il  n'a  point  voulu  user  de  ce 
privilège.  Il  ajoute  que,  pendant  une  grande 
cherté  de  vivres,  il  a  distribué  aux  pauvres  ci- 
toyens d'Athènes  jusques  à  la  somme  de  cinq  ta- 
lents (7);  et,  s'il  parle  à  des  gens  qu'il  ne  con- 
naît point,  et  dont  il  n'est  pas  mieux  connu,  il 
ïeur  fait  prendre  des  jetons,  compter  le  nombre 
de  ceux  à  qui  il  a  fait  ces  largesses;  et  quoi- 
qu'il monte  à  plus  de  six  cents  personnes ,  il 
leur  donne  à  tous  des  noms  convenables;  et 
après  avoir  supputé  les   sommes  particulières 


qu'il  a  doauées  à  chucnn  d'eux ,  il  se  trouve  q«Ml 
en  résulte  le  double  de  ce  qu'il  pensait ,  et  que 
dix  talents  y  sont  cmt)loyés,  sans  compter, 
poursuit-il ,  les  galères  que  j'ai  armées  à  mes 
dépens,  et  les  charges  publiques  que  j'ai  exer- 
cées à  mes  frais  et  sans  récompense  (8).  Cet 
homme  fastueux  va  chez  un  fameux  marchand 
de  chevaux,  fait  sortir  de  l'écurie  les  plus  beaux 
et  les  meilleurs,  fait  ses  offres,  comme  s'il  vou- 
lait les  acheter.  De  même  il  visite  les  foires  les 
plus  célèbres  (9),  entre  sous  les  tentes  des  mar- 
chands, se  fait  déployer  une  riche  robe,  et  qui 
vaut  jusqu'à  deux  talents  ;  et  il  sort  en  querel- 
lant son  valet  de  ce  qu'il  ose  le  suivre  sans  por- 
ter de  l'or  sur  lui  pour  les  besoins  où  l'on  se 
trouve (10).  Enfin,  s'il  habite  une  maison  dont 
il  paye  le  loyer,  il  dit  hardiment  à  quelqu'un  qui 
l'ignore ,  que  c'est  une  maison  de  famille,  et  qu'il 
a  héritée  de  son  père;  mais  qu'il  veut  s'en  dé- 
faire, seulement  parce  qu'elle  est  trop  petite 
pour  le  grand  nombre  d'étrangers  qu'il  retire 
chez  lui  (11). 

NOTES. 

(l)Port  à  Athènes ,  fort  célèbre.  (La  Bruyère.)  Le  tra- 
ducteur a  exprimé  par  cette  phrase  une  correction  de  Ca- 
saubon  que  peut-être  le  texte  n'exigeait  point  ;  le  mot  que 
donnent  les  manuscrits  signifie  la  langue  de  terre  (jui  joint 
la  péninsule  du  Pirée  au  continent ,  et  qui  servait  de  pro- 
menade aux  Athéniens. 

(2)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  «  et  des  pertes;  » 
et  continue:  «et  en  se  vantant  ainsi ,  il  envoie  son  esclave 
«  à  un  comptoir  oiî  il  n'a  qu'une  drachme  à  toucher.  » 

(3)  Tous  les  manuscrits  portent  Évandre ,  nom  que  l'on 
ne  trouve  point  dans  l'histoire  de  ce  temps.  Le  manuscrit 
du  Vatican  ajoute,  «  et  comment  il  était  avec  lui.  » 

(4)  C'était  contre  l'opinion  commune  de  toute  la  Grèce. 
{La  Bruyère.)  Cependant  on  faisait  venir  de  l'Asie  plu- 
sieurs articles  de  manufactures  (voyez  le  Voyage  du  jeune 
Anacharsis ,  chap.  xx,  et  lv)  ;  et  ce  n'est  que  dans  les 
beaux-arts  que  les  Grecs  paraissent  avoir  eu  une  supério- 
rité exclusive. 

(5)  L'un  des  capitaines  d'Alexandre  le  Grand ,  et  dont 
la  famille  régna  quelque  temps  dans  la  Macédoine.  {La 
Bruyère.)  (Voyez  chap.  viii,  note  6.)  Dans  le  reste  de  la 
phrase  il  faut,  je  crois,  adopter  la  correction  d'Auber,  et 
traduire,  «  qu'il  est  arrivé  dans  la  Macédoine  en  trois 
«  jours ,  »  ou  peut-être  depuis  trois  jours.  » 

(6)  Parce  que  les  pins,  les  sapius,  les  cyprès,  et  tout  an- 
tre bois  propre  à  construire  des  vaisseaux ,  étaient  rares 
dans  le  pays  atlique,  l'on  n'en  permettait  le  transport  en 
d'autres  pays  qu'en  payant  un  fort  gros  tribut.  (Z.a  Bruyère.) 
Je  crois,  avec  M.  Coray,  que  ce  trait  a  rapport  à  celui  qui 
précède,  et  qu'il  faiit  traduire  :  «  et  que,  ce  prince  lui 


DE  LA   VilVii. 


4'il 


fl  ayanl  voulu  peimeltre  d  exporter  cU»s  bojs  de  construc- 
«  lion  sans  payer  de  droits,  il  l'avait  refusé  pour  éviter  les 
..  calomnies.  »  C'est  de  la  Macédoine  qu'on  faisai^t  venu- 
ordinaiieinenl  ces  bois.  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute, 
d'après  l'interprétation  de  M.  Schneider,  «<  car  il  fallait 
«  bien  être  plus  raisonnable  que  les  Macédoniens.  »  Cette 
faveur  d'un  roi  étranger  aurait  pu  compromettre  un  Athé- 
nien ,  ou  du  moins  lui  attirer  l'envie  et  la  haine  d'une  par- 
tie de  ses  concitoyens. 

(7)  Un  talent  attique  dont  il  s'agit  valait  soixante  mines 
atliques;  une  mine,  cent  drachmes;  une  drachme,  six 
oboles.  Le  talent  attique  valait  quelque  six  cents  écus  de 
notre  monnaie.  (La  Bruyère.)  D'après  l'évaluation  de 
M.  Barthélémy ,  le  talent,  que  la  Bruyère  n'estime  qu'en- 
viron 1800  Uvres,  en  valait  5400.  Le  manuscrit  du  Vatican 
ajoute ,  «  car  je  ne  sais  ce  que  c'est  que  de  refuser.  » 

Le  grec  ne  joint  pas  le  trait  suivant  à  celui-ci,  et  y  parle 
de  ce  genre  de  collectes  nommées  èrancs,  dont  il  a  élé 
question  au  chap.  i,  note  3. 

(8)  On  peut  consulter ,  sur  les  charges  onéreuses  d'A- 
thènes, le  Voyage  du  jeune  Anacharsis,  chap.  xxiv  et 
chap.  lAf.  Elles  consistaient  en  repas  à  donner,  en  chœurs 
à  fournir  pour  les  jeux ,  en  contributions  pour  l'entretien 
des  gymnases,  etc.  etc. 

(9)  Le  grec  dit  :  «  Il  se  rend  aux  boutiques  des  mar- 
<<  chauds,  et  y  demande  des  étoffes  précieuses  jusqu'à  la 
«  valeur  de  deux  talents ,  etc.  »  On  peut  substituer  à  la  cor- 
rection de  Casaubon  celle  de  ^^Xiotaç,  proposée  par  M.  Vis- 
conti. 

(10)  Coutume  des  anciens.  {La  Bruyère.) 

(11)  Par  droit  d'hospitalité.  (La  Bruyère.) 

CHAPITRE  XXIV. 

De  VorgueiL 

Il  faut  définir  l'orgueil  une  passion  qui  fait 
que  de  tout  ce  qui  est  au  monde  l'on  n'estime 
que  soi.  Un  homme  fier  et  superbe  n'écoute  pas 
celui  qui  l'aborde  dans  la  place  pour  lui  parler 
de  quelque  affaire  ;  mais ,  sans  s'arrêter,  et  se 
faisant  suivre  quelque  temps,  il  lui  dit  enfin 
qu'on  peut  le  voir  après  son  souper  (l).  Si  Ton 
a  reçu  de  lui  le  moindre  bienfait ,  il  ne  veut  pas 
qu'on  en  perde  jamais  le  souvenir  ;  il  le  repro- 
chera en  pleine  rue,  à  la  vue  de  tout  le  monde  (2). 
N'attendez  pas  de  lui  qu'en  quelque  endroit  qu'il 
vous  rencontre  il  s'approche  de  vous ,  et  qu'il 
vous  parle  le  premier  :  de  même,  au  lieu  d'expé- 
dier sur-le-champ  des  marchands  ou  des  ou- 
vriers ,  il  ne  feint  point  de  les  renvoyer  au  len- 
demain matin ,  et  à  l'heure  de  son  lever.  Vous  le 
voyez  marcher  dans  les  rues  de  la  ville  la  tête 
t)aissée,  sans  daigner  parlera  personne  de  ceux 


qui  vont  et  vieniient  (3).  S'il  se  familiarise  quel- 
quefois jusques  à  inviter  ses  amis  à  un  repas ,  il 
prétexte  <ies  raisons  (4)  pour  ne  pas  se  mettre 
à  table  et  manger  avec  eux,  et  il  charge  ses 
principaux  domestiques  du  soin  de  les  régaler. 
Il  ne  lui  arrive  point  de  rendre  visite  à  personne 
sans  prendre  la  précaution  d'envoyer  quelqu'un 
des  siens  pour  avertir  qu'il  va  vienir  (5).  On  ne 
le  voit  point  chez  lui  lorsqu'il  mange  ou  qu'il  se 
parfume  (6).  Il  ne  se  donne  pas  la  peine  de  régler 
lui-même  des  parties  ;  mais  il  dit  négligemment 
à  un  valet  de  les  calculer,  de  les  arrêter  et  les 
passer  à  compte.  Il  ne  sait  point  écrire  dans  une 
lettre ,  «  Je  vous  prie  de  me  faire  ce  plaisir,  » 
ou  «  de  me  rendre  ce  service;  »  mais,  «  J'en- 
«  tends  que  cela  soit  ainsi;  j'envoie  un  homme 
«  vers  vous  pour  recevoir  une  telle  chose  ;  je  ne 
«  veux  pas  que  l'affaire  se  passe  autrement;  faites 
«  ce  que  je  vous  dis  promptement  et  sans  diffé- 
«  rer.  «  Voilà  son  style. 

NOTES. 

(1)  Littéralement:  «  L'orgueilleux  est  capable  de  dire 
««  à  celui  qui  est  pressé  de  le  voir  immédiatement  après  le 
«  dîner  ,  que  cela  ne  peut  se  faire  qu'à  la  promenade.  » 

(2)  D'après  le  manuscrit  du  Vatican  :  «  S'il  fait  du  bien 
«  à  quelqu'un,  il  lui  recommande  de  s'en  souvenir:  si  on 
«<  le  choisit  pour  arbitre  ,  il  juge  la  cause  en  marchi^nl  dains 
«  les  rues  :  s'il  est  élu  pour  quelque  magistrature ,  il  la  re- 
«  fuse ,  en  affirmant  par  serment  qu'il  n'a  pas  le  temps  de 
«  s'en  charger.  »  Je  corrige  le  verbe  qui  commence  la  se- 
conde phrase,  en  ^a^iÇcov. 

(3)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  «  ou  bien  portant 
«  la  tête  haute,  quand  bon  lui  semble.  » 

(4)  C'est  le  traducteur  qui  a  ajoqté  cet  adoucissement. 

(5)  Voyez  le  chapitre  11,  de  la  Flatterie.  {La  Bruyère.) 

(6)  Avec  des  huiles  de  senteur.  {La  Bruyère.)  (Voyea 
chap.  V,  note  4.)  Lp  m^uuscrit  du  Vatican  ajoute,  «  ou 
«  lorsqu'il  se  lîive.  »> 

CHAPITRE  XXV. 

De  la  peur,  ov,  du  défaut  de  courage. 

Cette  crainte  est  un  mouvement  de  l'âme  qui 
s*ébranle  ou  qui  cède  en  vue  d'un  péril  vrai  ou 
imaginaire;  et  l'homme  timide  est  celui  dont  je 
vais  faire  la  peinture.  S'il  lui  arrive  d'être  sur  M 
mer,  et  s'il  aperçoit  de  loin  des  dunes  ou  des 
promontoires ,  la  peur  lui  fait  croire  qiie  c'est  le 
débris  de  quelques  vaisseaux  qui  ont  fait  nau- 
frage sur  cette  côte  (l);  aussi  tremble-t-il  au 


432 


LES  CARACTÈRES  DE  THÉOPHRASTE, 


moindre  flot  qui  s'élève,  et  il  s'informe  avec  soin 
si  tous  ceux  qui  naviguent  avec  lui  sont  ini- 
tiés (2).  S'il  vient  à  remarquer  que  le  pilote  fait 
une  nouvelle  manœuvre,  ou  semble  se  détourner 
comme  pour  éviter  un  écueil ,  il  l'interroge,  it  lui 
demande  avec  inquiétude  s'il  ne  croit  pas  s'être 
écarté  de  sa  route,  s'il  tient  toujours  la  haute 
mer,  et  si  les  dieux  sont  propices  (3).  Après  cela 
il  se  met  à  raconter  une  vision  qu'il  a  eue  pendant 
la  nuit,  dont  il  est  encore  tout  épouvanté,  et  qu'il 
prend  pour  un  mauvais  présage.  Ensuite ,  ses 
frayeurs  venant  à  croître ,  il  se  déshabille  et  ôte 
jusques  à  sa  chemise,  pour  pouvoir  mieux  se  sau- 
ver à  la  nage;  et  après  cette  précaution,  il  ne 
laisse  pas  de  prier  les  nautoniers  de  le  mettre 
à  terre  (4).  Que  si  cet  homme  faible,  dans  une 
expédition  militaire  où  il  s'est  engagé ,  entend 
dire  que  les  ennemis  sont  proches,  il  appelle  ses 
compagnons  de  guerre,  obsei've  leur  contenance 
sur  ce  bruit  qui  court,  leur  dit  qu'il  est  sans 
fondement,  et  que  les  coureurs  n'ont  pu  discerner 
si  ce  qu'ils  ont  découvert  à  la  campagne  sont  amis 
ou  ennemis  (5)  :  mais  si  l'on  n'en  peut  plus  dou- 
ter par  les  clameurs  que  l'on  entend ,  et  s'il  a  vu 
lui-même  de  loin  le  commencement  du  combat, 
et  que  quelques  hommes  aient  paru  tomber  à  ses 
yeux;  alors,  feignant  que  la  précipitation  et  le 
tumulte  lui  ont  fait  oubUer  ses  armes  (6),  il  court 
les  quérir  dans  sa  tente ,  où  il  cache  son  épée 
sous  le  chevet  de  son  lit,  et  emploie  beaucoup 
de  temps  à  la  chercher  ;  pendant  que ,  d'un  au- 
tre côté ,  son  valet  va  par  ses  ordres  savoir  des 
nouvelles  des  ennemis,  observer  quelle  route  ils 
ont  prise,  et  où  en  sont  les  affaires;  et  dès  qu'il 
voit  apporter  au  camp  quelqu'un  tout  sanglant 
d'une  blessure  qu'il  a  reçue,  il  accourt  vers  lui, 
le  console  et  l'encourage  (7),  étanche  le  sang  qui 
coule  de  sa  plaie,  chasse  les  mouches  qui  l'im- 
portunent, ne  lui  refuse  aucun  secours,  et  se 
mêle  de  tout ,  excepté  de  combattre.  Si ,  pendant 
le  temps  qu'il  est  dans  la  chambre  du  malade, 
qu'il  ne  perd  pas  de  vue ,  il  entend  la  trompette 
qui  sonne  la  charge ,  Ah  I  dit-il  avec  impréca- 
tion, puisses-tu  être  pendu  (8),  maudit  sonneur 
qui  cornes  incessamment,  et  fais  un  bruit  en- 
ragé qui  empêche  ce  pauvre  homme  de  dormir  I 
Il  arrive  même  que,  tout  plein  d'un  sang  qui 
n'est  pas  le  sien,  mais  qui  a  jailli  sur  lui  de  la 
plaie  du  blessé,  il  fait  accroire  (9)  à  ceux  qui 
reviennent  du  combat  qu'il  a  couru  un  grand 
risque  de  sa  vie  pour  sauver  celle  de  son  ami  : 
il  conduit  vers  lui  ceux  qui  y  prennent  intérêt, 
ou  comme  ses  parents,  ou  paj-ee  qu'ils  sont  d'un 


même  pays  (10);  et  l<\  il  ne  rougit  pas  de  leur 
raconter  quand  et  de  quelle  manière  il  a  tiré  cet 
homme  des  mains  des  ennemis ,  et  l'a  apporte 
dans  sa  tente. 

NOTES. 

(1)  Le  grec  dit  :  •  Sur  mer,  il  prend  des  promontuiret 
«  pour  des  galères  de  pirates.  » 

(2)  Les  anciens  navigeaient  rarement  avec  ceux  qui  pas- 
saient pour  impies  ;  et  ils  se  faisaient  initier  avant  de  par- 
tir, c'est-à-dire  instruire  des  mystères  de  quelque  divinité, 
pour  se  la  rendre  propice  dans  leurs  voyages.  (Voyez  le 
chap.  XVI ,  de  la  Superstition,  (La  Bruyère.) 

Les  mystères  dont  il  s'agit  ici  sont  ou  ceux  d'Eleusis, 
dans  lesquels ,  d'après  la  religion  populaire  des  Grecs ,  tout 
le  monde  devait  être  initié;  ou  bien  ceux  de  Samotlirace, 
qui  étaient  censés  avoir  la  vertu  particulière  de  préservei 
leurs  initiés  des  naufrages. 

(3)  Ils  consultaient  les  dieux  par  les  sacrifices,  ou  par 
les  augures,  c'est-à-dire,  par  le  vol,  le  chant  et  le  manger 
des  oiseaux ,  et  encore  par  les  entrailles  des  botes,  (La 
Bruyère.)  Le  grec  porte ,  «  il  lui  demande  ce  qu'il  pense 
«  du  dieu  ;  »  et  je  crois ,  avec  Fischer  et  Coray ,  que  cela 
veut  dire  «  ce  qu'il  présume  de  l'état  du  ciel.  »  Jupiter,  ou 
le  dieu  par  excellence,  présidait  surtout  aux  révolutions 
de  l'atmosphère.  On  peut  même  observer  en  général  que 
la  météorologie  paraît  avoir  été  la  base  primitive  ou  du 
moins  la  première  occasion  de  la  religion  des  Grecs.  C'est 
ce  qui  devait  arriver  dans  un  pays  entrecoupé  par  des 
montagnes  et  entouré  de  la  mer.  Les  religions  antiques 
des  grands  continents  ouverts  et  plats  devaient  au  con- 
traire être  fondées  principalement  sur  l'aslrononiie.  Des 
traditions  historiques  se  sont  ensuite  confondues  avec  les 
sentiments  vagues  de  crainte ,  de  reconnaissance  et  d'ad- 
miration ,  que  produisaient  les  révolutions  de  la  nature. 
Des  allégories  et  des  idées  morales  y  ont  été  jointes  dès  les 
commencements  de  la  civilisation;  mais  la  suite  des  siè- 
cles, et  surtout  les  temps  de  malheurs  et  d'oppression ,  ont 
plongé  les  peuples  dans  les  superstitions  les  plus  grossières, 
tandis  qu'un  petit  nombre  de  sages  s'élevait  à  des  senti^ 
ments  plus  purs  et  à  des  conceptions  plus  vastes  et  plus 
lumineuses. 

(4)  Le  grec  porte  :  «  Il  se  déshtbille,  donne  sa  tunique 
«  à  son  esclave ,  et  prie  qu'on  l'approche  de  la  terre ,  j)0ur 
«  la  gagner  à  la  nage  et  se  mettre  ainsi  en  sûreté.  » 

(5)  D'après  le  manuscrit  du  Vatican ,  il  faut  traduire  ce 
passage;  «  S'il  fait  une  campagne  dans  l'infanterie,  il  ap- 
«  pelle  à  soi  ceux  qui  courent  aux  armes  pour  commencer 
«  l'attaque ,  et  leur  dit  de  s'arrêter  d'abord ,  et  de  regarder 
«  autour  d'eux ,  car  il  est  difficile  de  discerner  si  ce  sont 
«  les  ennemis.  » 

(6)  Plus  littéralement  :  «  mais  quand  il  entend  le  bruit 
«  du  combat,  quand  il  voit  des  hommes  tomber ,  alori  il 
«  dit  à  ceux  qui  l'entourent  qu'à  force  d'empressement  il 
«  a  oublié  son  épée ,  etc. 

(7)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  «essaye de  le  por- 
«  ter    et  puis  s'assied  à  côté  de  lui.  » 


DES  GRANDS  D'UNE  RÉPUBLIQUE. 


433 


(8)  Le  grec  dit ,  «  puisses-tu  devenir  la  pâture  des  cor- 
■'  hoaux  !  » 

(9)  Le  texte  porte,  «  il  va  à  la  rencontre  de  ceux  qui 
«  reviennent  du  combai ,  et  leur  dit ,  etc.  » 

(10)  D'après  le  manuscrit  du  Vatican,  «  il  conduit  vers 
«  lui  ceux  de  sa  bourgade  ou  de  sa  tribu.  » 


CHAPITRE  XXVI. 

Des  grands  d^une  république  (l). 

La  plus  grande  passion  de  ceux  qui  ont  les 
premières  places  dans  un  état  populaire  n'est 
pas  le  désir  du  gain  ou  de  l'accroissement  de  leurs 
revenus,  mais  une  impatience  de  s'agrandir,  et 
de  se  fonder,  s'il  se  pouvait,  une  souveraine 
puissance  sur  la  ruine  de  celle  du  peuple  (2). 
S'il  s'est  assemblé  pour  délibérer  à  qui  des  ci- 
toyens il  donnera  la  commission  d'aider  de  ses 
soins  le  premier  magistrat  dans  la  conduite  d'une 
fête  ou  d'un  spectacle ,  cet  homme  ambitieux,  et 
tel  que  je  viens  de  le  définir,  se  lève ,  demande 
cet  emploi,  et  proteste  que  nul  autre  ne  peut 
si  bien  s'en  acquitter  (3).  Il  n'approuve  point  la 
domination  de  plusieurs  (4),  et  de  tous  les  vers 
d'Homère  il  n'a  retenu  que  celui-ci  : 

Les  peuples  sont  heureux  quand  un  seul  les  gouverne. 

Son  langage  le  plus  ordinaire  est  tel  ;  Reti- 
rons-nous de  cette  multitude  qui  nous  envi- 
ronne; tenons  ensemble  un  conseil  particulier 
où  le  peuple  ne  soit  point  admis;  essayons  même 
de  lui  fermer  le  chemin  à  la  magistrature  (5).  Et 
s'il  se  laisse  prévenir  contre  une  personne  d'une 
condition  privée,  de  qui  il  croie  avoir  reçu  quel- 
que injure ,  Cela ,  dit  -  il ,  ne  se  peut  souffrir,  et 
il  faut  que  lui  ou  moi  abandonnions  la  ville. 
Vous  le  voyez  se  promener  dans  la  place  sur 
le  milieu  du  jour,  avec  des  ongles  propres ,  la 
barbe  et  les  cheveux  en  bon  ordre  (6);  repousser 
Hèrement  ceux  qui  se  trouvent  sur  ses  pas; 
dire  avec  chagrin  aux  premiers  qu'il  rencontre 
que  la  ville  est  un  lieu  où  il  n'y  a  plus  moyen 
de  vivre  (7);  qu'il  ne  peut  plus  tenir  contre  l'hor- 
rible foule  des  plaideurs ,  ni  supporter  plus  long- 
temps les  longueurs,  les  crieries  et  les  men- 
songes des  avocats  (8);  qu'il  commence  à  avoir 
honte  de  se  trouver  assis  dans  une  assemblée 
publique,  ou  sur  les  tribunaux,  auprès  d'un 
homme  mal  habillé,  sale,  et  qui  dégoûte;  et 
qu'il  n'y  pas  un  seul  de  ces  orateurs  dévoués 
au  peuple  qui  ne  lui  soit  insupportable  (î)).  Il 


ajoute  que  c'est  Thésée  qu'on  peut  appeler  le 
premier  auteur  de  tous  ces  maux  (10);  et  il 
fait  de  pareils  discours  aux  étrangers  qui  ar- 
rivent dans  la  ville,  comme  à  ceux  (11)  avec 
qui  il  sympathise  de  mœurs  et  de  sentiments. 

NOTKS. 

(  1  )  J'aurais  intitulé  ce  chapitre ,  De  l'ambition  oligar- 
chique. 

(2)  D'après  les  différentes  corrections  dont  ce  passage 
est  susceptible ,  il  faut  traduire,  ou  «  L'oligarchie  est  une 
«  ambition  qui  désire  un  pouvoir  fixe ,  »  ou  bien  «  qui 
«  désiré?  vivement  de  s'enrichir.  »  Les  deux  versions  pré- 
sentent une  opposition  à  l'ambition  des  démagogues ,  qui 
ne  briguent  qu'une  autorité  passagère,  et  qui  recherchent 
plutôt  l'autorité  que  les  richesses.  Selon  Aristote,  l'oligar- 
chie est  une  aristocratie  dégénérée  par  le  vice  des  gou- 
vernants, qui  administrent  mal,  et  s'approprient  injuste- 
ment la  plupart  des  droits  et  des  biens  de  l'État ,  conservent 
toujours  les  mêmes  personnes  dans  les  places ,  et  s'occu- 
pent surtout  à  s'enrichir, 

(3)  La  fin  de  cette  phrase  était  très-mutilée  dans  l'ancien 
texte ,  et  la  Bruyère  l'a  traduite  d'après  les  conjectures 
de  Casaubon.  Le  manuscrit  du  Vatican  ,  en  y  faisant  une 
légère  correction  que  le  sens  exige  impérieusement ,  porte: 
«  le  partisan  de  l'ohgarchie  s'y  oppose ,  et  dit  qu'il  faut 
"  donner  à  l'archonte  un  pouvoir  illimité  ;  et  si  l'on  pro- 
«  posait  d'adjoindre  à  ce  magistrat  dix  citoyens,  il  persis- 
«  terait  à  dire  qu'un  seul  suffit.  »  On  peut  voir  dans  le 
chap.  XXXIV  du  Voyage  du  jeune  Anacharsis  les  formalités 
ordinaires  de  la  direction  des  cérémonies  publiques. 

(4)  Le  traducteur  a  ajouté  ces  mots  :  Théophraste  n'in- 
dique cette  opinion  que  par  le  vers  d'Homère,  dont  la 
traduction  littérale  est  :  «  La  multiplicité  des  chefs  ne 
«  vaut  rien ,  il   faut   qu'un  seul   gouverne.  »  Iliad.   II , 

V.    204. 

(5)  Le  grec  dit,  «  cessons  de  fréquenter  les  gens  en 
«  place.  »  Et  d'après  le  manuscrit  du  Vatican  la  phrase 
continue ,  «  et  s'il  en  a  été  offensé  ou  mortifié  person- 
«  nellement ,  il  dit  :  11  faut  qu'eux  ou  nous  abandonnions 
«  la  ville.  »  On  se  rappelle  que ,  du  temps  même  de  Théo- 
phraste ,  le  gouvernement  d'Athènes  fut  changé  deux  fois 
par  des  chefs  macédoniens.  L'exil  des  chefs  du  parti 
vaincu  était  une  suite  ordinaire  des  révolutions  de  ce 
genre. 

(6)  Le  grec  dit,  «  d'une  coupe  moyenne.  >•  (Voyez  cliap. 
IV,  note  9.)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute,  «  relevant 
"  élégamment  son  manteau.  »  (Yoyer.  la  noie  1 0  du  Dis- 
cours sur  Théophraste.) 


(7)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute, 
lateurs.  » 


à  cause  des  dé- 


(8)  Le  même  manuscrit  ajoute  ici  :    «<   qu'il  ne  sait  ce 
pensent  les  hounnos  (jui  se  nuMcnl  des  affaires  d« 


que 
Kt 

gréîihlos  à  cause  (h 


l'Ktat,  tandis  que  les  fonctions  publiques  sont  si  désa- 
''ospèce  de  gens  qtii  les  confère  cl 

28 


r.V 


LES  CARACTÈRES  DE   IHÉOPHKASTE, 


4:^4 

•  en  dispose.  »  C'est  ainsi  du  nioius  que  je  crois  que  Von 
peut  expliquer  la  iiu  de  celle  phrase,  ti  î'ii'gbscure  dans  le 
grec. 

(9)  Nous  trouvons  encore  dans  la  m^me  source  l'addi- 
tion suivante  :  «  Quand  cesserons-nous  d'ôtre  ruinés  par 
•>  des  charges  onéreuses  qu'il  faut  supporter ,  et  des  ga- 
«  Icres  qu'il  faut  équiper  ?  •> 

(10)  TUésée  avait  jeté  les  fondements  de  la  république 
d'Athènes,  en  établissant  l'égalité  entre  les  citoyens.  {La 
limyère.)  ïje  manuscrit  du  Vatican  ajoute  au  texte:  «  car 
«c'est  lui  qui  a  réuni  les  douze  villes,  et  qui  a  aboli  la 
«  royauté  ;  mais  aussi ,  par  une  juste  piuiition ,  il  en  fut 
..  la  première  victiaie.  ..  Mais  ces  traditions  appartien- 
nent plutôt  à  la  fable  qu'à  l'histoire.  (Voyez  Pausanias,  in 
Âtticis,  chap.  m.) 

(11)  «  De  ses  concitoyens.  »  — M.  Barthélémy  a  imité 
ce  (Caractère  presque  en  entier  dans  son  chap.  xxvm ,  et  y 
a  inséré  fort  ingénieusement  plusieurs  traits  semblables 
pris  dans  d'autres  auteurs  anciens. 

CHAPITRE  XXVIL 

.  jyune  tardive  instruction. 

\\  s'agit  de  décrire  quelques  inconvénieiits  où 
tombent  ceux  qui ,  ayant  méprisé  dans  leur  jeu- 
nesse les  sciences  et  les  exercices,  veulent  répa- 
rer cette  négligence,  dans  un  âge  avancé,  par 
un  travail  souvent  inutile  (l).  Ainsi  un  vieillard 
de  soixante  ans  s'avise  d'apprendre  des  vers  par 
cœur,  et  de  les  réciter  à  table  dans  un  festin  (2), 
où  la  mémoire  venant  à  lui  manquer,  il  a  la 
confusion  de  demeurer  court.  Une  autre  fois,  il 
apprend  de  son  propre  fils  les  évolutions  qu'il 
faut  faire  dans  les  rangs  à  droite  ou  à  gauche, 
le  maniement  des  armes  (3) ,  et  quel  est  l'usage 
à  la  guerre  de  la  lance  et  du  bouclier.  S'il  monte 
im  cheval  (4)  que  l'on  lui  a  prêté,  il  le  presse  de 
réperon ,  veut  le  manier;  et  lui  faisant  faire  des 
voltes  ou  des  caracoles ,  il  tombe  lourdement  et 
se  casse  la  tête  (5).  On  le  voit  tantôt  pour  s'exer- 
cer au  javelot  le  lancer  tout  un  jour  contre 
l'homme  de  bois  (6),  tantôt  tirer  de  l'arc,  et  dis- 
puter avec  son  valet  lequel  des  deux  donnera 
mieux  dans  un  blanc  avec  des  flèches;  vouloir 
d'abord  apprendre  de  lui,  se  mettre  ensuite  à 
l'instruire  et  à  le  corriger,  comme  s'il  était  le 
plus  habile.  Enfin ,  se  voyant  tout  nu  au  sortir 
d'un  bain,  il  imite  les  postures  d'un  lutteur; 
et,  par  le  défaut  d'habitude,  il  les  fait  de  mau- 
vaise grâce,  et  il  s'agite  d'une  manière  ridi- 
cule (7). 


N01E.«>. 

(1)  Le  texte  défmit  ce  caractère,  «un  goAt  pour  de» 
«  exercices  c^i.  ^  jçoAvi^wtçi)!  pa*  ^.  l'A^  où  l'on  se 
«  trouve.  -     !C\J;[   .;,  ;  .;,  ^;.  hL    ..        '^  »'f- 

(2)  Voyet  le  cliapitre  de  !a  Bnitalité.  (Za  Bruyèrg.) 
Chapitre  xv ,  note  5. 

(3)  Au  lieu  de  la  fin  de  cette  phraM»  que  U  Bruyère  a  ajou- 
tée au  texte ,  le  manuscrit  du  Vatican  ajoute ,  d'après  une 
conjecture  ingénieuse  de  M.  Coray ,  •<  et  en  aiTière.  »  Ce 
manuscrit  continue  :  «  Il  se  joint  à  des  jeun«s  gens  ))our 
«  faire  une  course  avec  des  flambeaux  en  l'honneur  de 
«  quelque  héros.  S'il  est  invité  à  un  saeritioe  fait  à  Mer- 
»  cule ,  il  jette  sou  manteau ,  et  saisU  le  taureau  pour 
«  le  terrasser;  et  puis  il  entre  dans  la  palestre  pour  s'y 
««  livrer  encore  à  d'autres  exercices.  Dans  ces  petits  théâ- 
«  très  des  places  publiques,  où  l'on  répèle  plusieurs  fois 
«  de  suite  le  même  spectacle ,  il  assiste  à  trois  ou  quatre 
«  représentations  consécutives  ponr  apprendre  les  airs 
<<  par  cœur.  Dans  les  mystères  de  Sabasius ,  il  cherche 
«  à  être  distingué  particulièrement  par  le  prêtre.  U  ainte 
«  des  courtisanes ,  enfonce  leurs  portes ,  et  plaide  pour 
«  avoir  été  battu  par  un  rival.  »  Ou  peut  consulter  sur  les 
courses  de  flambeaux  le  chapitre  xxiv  du  Jeune  Ânachar- 
sis;  et  l'on  peut  voir  au  vol.  II ,  pi.  3,  des  Fases  de  Ha- 
m'dton ,  un  sacrifice  fait  par  de  jeunes  athlètes  qui  cher- 
chent à  terrasser  un  taureau.  Celte  explication  du  dessin 
que  représente  cette  planche  est  du  moins  bien  plus  na- 
turelle que  celle  qu'eu  donne  le  texte  de  Hamilton;  el 
Pausanias  parle  quelque  paît  d'un  rite  de  ce  genre.  Les 
distinctions  que  brigue  ce  vieillard  dans  les  mystères 
de  Sabasius,  c'est-à-dire  de  Bacchus,  sont  d'autant  plus 
ridicules,  que  les  femmes  concouraient  à  ces  mystèjes, 
(Voyez  Aristophane,  in  Lysistratay  v.  388;  voyez  aussi 
Démosth. /?ro  Cor.  page  3 14). 

J'ai  suivi ,  dans  la  dernière  phrase  de  cette  addition  , 
les  corrections  du  critique  anonyme  de  la  Gazette  litte'raiN 
d'Iéna. 

(4)  Le  grec  porte  :  «  S'il  va  à  la  campagne  avec  un  che^ 
«  val,  etc.  » 

(5)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute  ici  une  phrase  iWi- 
semblablement  altérée  par  les  copiées.  D'après  Schneider, 
il  faudrait  traduire  :  «  Il  fait  des  pique  -  niques  de  onze 
««  litres,  »  c'est-à-dire  de  onze  oboles.  «  Reste  à  savoir, 
««  dit  cet  éditeur,  pourquoi  cela  est  ridicule.  »  Peut-être 
faut-il  rapporter  le  fragment  de  l'auteur  comique  Sophron, 
"  le  décalitre  en  est  le  prix,  »  aux  Femmes  mimes,  titre 
de  la  pièce  d'où  ce  fragment  nous  est  conservé  parPollux, 
1.  IV,  segm.  173  ,  et  supposer  que  le  décalitre  fût  le  piix 
ordinaire  des  jeux  indécents  ou  dos  com])IaisanGes  de  ces 
femmes ,  et  une  espèce  de  surnom  qu'on  leur  donnait. 
On  pourrait  alois  corriger  ce  passage  Èv^'sxxXiTpaiç,  et 
traduire  :  ««  Il  l'ait  des  pique-uiques  chez  des  danseuses.  »> 
Mais  peut-êlre  aussi  faïu-il  traduii-e  (oui  simplement  ; 
«  Il  rassemble ,  à  force  de  prièï*es  ,  des  convives  ponr 
«  manger  avec  hii  à  frais  communs.  >»■  'va  u^ 

(6)  Une  grande  statue  de  bois  qui  était  dans  le  Heu  des 
«xercicos,  poiu-  ap|)rcudro  à  darder,  {l.o  bruyère.)  Cctti 


imi^ltV  j)E  L^  MÉDISANCE 


^^■^'<.'. 


435 


explication  esl  une  conjecture  ingénieuse  de  Casaubon; 
elle  est  conlirmée  en  quelque  sorte  par  une  lampe  antique 
«ur  laquelle  M.  Visconti  a  vu  lé  palus  contre  lequel  s'exer- 
çaient les  gladiateurs ,  revêtu  d'habillements  militaires. 
La  traduction  littérale  de  ce  passage,  tel  que  le  donne  le 
manuscrit  du  Vatican ,  serait  :  «  Il  joue  à  la  grande  statue 
«  avec  son  esclave;  »  ce  qui,  par  une  suite  de  la  même 
explication,  pourrait  être  rendu  par  l'expression  mo- 
derne «<  //  tire  au  mur  avec  son  esclave.  »  Ce  manuscrit 
continue  :  ««  Il  tire  de  l'arc  ou  lance  le  javelot  av;«c  le  pé- 
«  dagogue  de  ses  enfants.  »  ,  lo-  ,.. r» 

(7)  Littéralement  :  ««  il  s'exerce  à  la  lutte,  et  agile  beau- 
«  coup  les  hanclies.  »  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute , 
«  afin  de  paraître  instruit;  »  et  continue:  «  Quand  il  se 
««  trouve  avec  des  femmes,  il  se  met  à  danser  en  chantant 
«  entre  les  dénis  pour  marquer  la  cadence.  »        ^    .^ 

CHAPITRE  XXVIU.  '  !'!  .'I 
De  la  médisance. 

Je  définis  ainsi  la  médisance,  une  pente  se- 
crète de  l'âme  à  penser  mal  de  tous  les  hommes, 
laquelle  se  manifeste  par  les  paroles.  Et  pour  ce 
qui  concerne  le  médisant ,  voici  ses  mœurs.  Si 
on  l'interroge  sur  quelque  autre,  et  que  Ton  lui 
demande  quel  est  cet  homme ,  il  fait  d'abord  sa 
généalogie.  Son  père,  dit-il,  s'appelait  Sosie  (l), 
que  l'on  a  connu  dans  le  service  et  parmi  les 
troupes  sous  le  m  ni  de  Sosistrate  ;  il  a  été  af- 
franchi depuis  ce  temps ,  et  reçu  dans  l'une  des 
tribus  de  la  ville  (2)  :  pour  sa  mère ,  c'était  une 
noble  Thracienne;  car  les  femmes  de  Thrace, 
ajoute-t-il ,  se  piquent  la  plupart  d'une  ancienne 
noblesse  (3)  :  celui-ci,  né  de  si  honnêtes  gens, 
est  un  scélérat  qui  ne  mérite  que  îe  gibet.  Et 
retournant  à  la  mère  de  cet  homme  qu'il  peint 
avec  de  si  belles  couleurs  (4),  Elle  est,  poursuit- 
il,  de  ces  femmes  qui  épient  sur  les  grands  che- 
mins (5)  les  jeunes  gens  au  passage ,  et  qui ,  pour 
•ainsi  dire,  les  enlèvent  et  les  ravissent.  Dans 
une  compagnie  on  il  se  trouve  quelqu'un  qui  parle 
mal  d'une  personne  absente ,  il  relève  la  conver- 
sation. Je  suis,  lui  dit-il,  de  votre  sentiment; 
cet  homme  m'est  odieux,  et  je  ne  le  puis  souffrir: 
qu'il  est  insupportable  par  sa  physionomie  I  y  a- 
t-il  un  plus  grand  fripon  et  des  manières  plus 
extravagantes?  Savez-vous  combien  il  donne  à 
sa  femme  (G)  pour  la  dépense  de  chaque  repas  ? 
trois  oboles  (7),  et  rien  davantage;  et  croiriez- 
vous  que ,  dans  les  rigueurs  de  l'hiver,  et  au 
mois  de  décembre  (8),  il  l'oblige  de  se  laver  avec 
de  l'eau  froide?  Si  alors  quelqu'un  de  ceux  qui 
l'écoutent  se  lève  et  se  retire,  il  parle  de  lui 
presque  dans  les  mêmes  termes  (y).  Nul  de  ses 


plus  familiers  amis  n'est  épargné  \  les  morts 
même  dans  le  tombeau  ne  trouvent  pas  un  asile 
contre  sa  mauvaise  langue  (10). 


-mM^l'  '" 


(1)  C'était  chez  les  Grecs  un  nom  de  valet  ou  d'esclave. 
{La  Bruyère.)  Le  gi'ec  porte  :  «  Son  père  s'appelait  d'a- 
««  bord  Sosie;  dans  les  troupes  il  devint  Sosistrate;  en- 
«  suite  il  fut  inscrit  dans  une  bourgade.  »  Le  service 
militaire,  quand  la  république  y  appelait  des  esclaves  ou 
leur  permettait  d'y  entrer ,  était  un  moyen  de  s'affranchir, 
dit  l'auteur  du  Fojage  du  jeune  Jnacharsis ,  chap.  vi , 
sur  des  autorités  anciennes. 

(2)  Le  peuple  d'Alhènes  était  partagé  en  diverses  tribus, 
{La  Bruyère).  Le  texte  parle  de  bourgades ,  sur  lesquelles 
on  peut  voir  le  chap.  x,  noie  7.  C'était  là  que  se  faisait 
la  première  inscription.  (Voyez  Démosthène,  pro  Cor. 
page3i4.) 

(3)  Cela  est  dit  par  dérision  des  Thraciennes ,  qui  ve- 
naient dans  la  Qrèce  pourêlre  servantes ,  et  quelque  chose 
de  pis.  {La  Bruyère.)  M.  Barthélémy,  qui  a  imité  ce  Ca- 
ractère dans  le  chap.  xxvm  du  Voyage  du  jeune  Ana- 
cliarsis,  fait  dire  au  médisant  :  «  Sa  mère  est  de  Thrace, 
«  et  sans  doute  d'une  illustre  origine  ;  car  les  femmes  qui 
«<  viennent  de  ce  pays  éloigné  ont  autant  de  prétentions  à 
«  la  naissance  que  de  facilité  dans  les  mœurs.  >•  Le  ma- 
nuscrit du  Vatican  ajoute,  «  et  cette  chère  maîtresse  s'ap- 
€<  pelle  Krinokorax ,  »  nom  dont  la  composition  bizarre 
pouvait  faire  rire  aux  dépens  de  ceîte  femme  :  il  signifie 
corbeau  de  fleur  de  lis.  ,  i     >  >,  ^  ',*-«         >    '''.'■ 

(4)  C'est  le  traducteur  qui  a  ajouté  cette  transition  ;  et 
le  manuscrit  du  Vatican  indique  clairement  qu'il  faut  com- 
mencer ici  un  nouveau  trait ,  et  traduire  :  «<  Il  dit  mé- 
«  chamment  à  quelqu'un  :  Ah  !  je  connais  bien  les  femmes 
«  dont  tu  me  parles ,  et  sur  lesquelles  tu  te  trompes  fort  ; 
«c  ce  sont  de  celles  qui  épient  sur  les  grands  chemins ,  etc»  » 
Le  même  manuscrit  fait  ensuite  une  autre  addition  fort 
obscure,  et  qui  exige  plusieurs  corrections;  on  peut  la 
traduire  :  «  Celle-ci  surtout  est  très-habile  au  métier; 
«  et  ce  que  je  vous  dis  des  autres  n'est  pas  un  conte  en 
«  l'air  :  elles  se  prostituent  dans  les  rues ,  sont  toujours 
«  à  la  poursuite  des  hommes  ,  et  ouvrent  elles-mêmes  la 
"  porte  de  leur  maison.  »  Ce  dernier  trait  a  déjà  été  cité 
comme  une  rusticité  de  la  part  d'un  homme  ;  mais  c'était 
sans  doute  un  signe  de  prostitution  dans  une  lemme,  qui 
devait  rester  dans  l'intérieur  de  son  gynécée,  e1  n'en  sortir 
que  bien  accompagnée. 

(5)  La  Bruyère ,  en  suj)pos,int  qu'il  est  question  de  la 
Thracienne,  fait  ici  la  noie  suivante:  <<  Elles  tenaient  hô- 
<<  tellerio  sur  les  chemins  publics,  où  elles  se  mêlaient 
««  d'infâmes  commerces.   » 

(6)  Le  manuscrit  du  Vatican  ajoute  .  •<  qui  lui  a  ap- 
«  porté  plusieurs  talents  en  dot ,  et  <|ui  lui  a  donné  un 
"  enfant.  »> 

(7)  Il  y  avait  au-dessous  de  ectic  monnaie  d'autres  en- 
core  de   moindre    valeur.   {I.n    /hti)  <hi\)   Aussi   le    t;it» 

2». 


43(f 


TES  CAUACIEKES  DE  THl'X)l*llKASTE, 


|.ailc-l  il  de  Mois  peliles  pièccj  de  cuivre  dont  huit  font 
une  obole.  L'olmie  est  évaluée  par  M.  Barthélémy  à  trois 
ïuus  de  notre  monnaie. 

(8)  Le  grec  dil ,  ««  le  jour  de  Neptune ,  «>  fôte  qui  était 
au  milieu  de  l'hiver,  et  où  peut-être  on  se  baignait  eu 
riionneur  du  dieu  auquel  elle  était  consacrée. 


(9)  Le  manuscrit  du  Vatican  insère  ici, 
a  commencé.  » 


une  fois  qu'il 


(10)  U  était  défendu  chez  les  Athéniens  de  parler  mal 
des  morts,, par  une  loi  de  Solon  ,  leur  législateur.  {La 
Jlrityère.)  Il  paraît  en  général  par  ces  Caractères,  et  par 
d'autres  autorités,  que  les  lois  de  Solon  n'étaient  plus 
guère  observées  du  temps  de  Théophraste.  Le  manuscrit 
du  Vatican  ajoute:  «  cl  ce  vice,  il  l'appelle  franchise, 
«  esprit  démocratique ,  liberté ,  et  en  fait  la  plus  douce 
«  occupation  de  sa  vie.  »  Le  même  manuscrit  place  en- 
core ici  une  phrase  fort  singulière ,  que  je  crois ,  avec 
M.  Schneider,  avoir  été  ajoutée  par  un  lecteur  chrétien 
(|ui  n'avait  pas  bien  saisi  l'esprit  dans  lequel  ces  Caractères 
ont  été  écrits.  Je  corrige  le  verbe  inintelligible  de  cette 
phrase  en  saref  i(j(x6vcç,  et  je  traduis  :  «C'est  ainsi  que  celui 
«  qui  est  privé  de  la  véritable  doctrine  rend  les  hommes 
-  maniaques,  et  leur <lonne  des  mœurs  dépravées.  «  Dans 
les  manusrriU  numérotés  1679,  283o  et  iSSg  de  la  biblio- 
ihètpie  nationale,  et  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque 
palatine ,  ou  ajoute  de  même ,  à  la  suite  des  Caractères 
de  Théophraste  qui  existent  dans  ces  manuscrits ,  quel- 
ques phrases  d'un  grec  barbare,  qui  ne  peuvent  pas  être 
Mltribuées  à  l'auteur,  et  qui  contiennent  des  réflexions  sur 
les  obstacles  qu'éprouve  la  vertu.  On  trouveia  ce  mor- 
ceau dans  l'édition  de  Fischer,  page  240. 

CHAPITRE  XXIX. 

Du  goût  qu'on  a  pour  les  vicieux  (l). 

Le  goût  que  l'on  a  pour  les  méchants  est  le 
désir  du  mal.  L'homme  infecté  de  ce  vice  est 
capable  de  fréquenter  les  gens  qui  ont  été  con- 
damnés pour  leurs  crimes  par  tout  le  peuple  (2), 
dans  la  vue  de  se  rendre  plus  expérimenté  et 
plus  formidable  par  leur  commerce.  Si  on  lui 
cite  quelques  hommes  distingués  par  leurs  ver- 
tus, il  dira  :  Ils  sont  vertueux  comme  tant 
d'autres;  personne  n'est  homme  de  bien,  tout 
le  monde  se  ressemble,  et  ces  honnêtes  gens 
ne  sont  que  des  hypocrites.  Le  méchant  seul , 
dit-il  une  autre  fois,  est  vraiment  libre.  Si 
([uelqu'un  le  consulte  au  sujet  d'un  méchant 
homme  (3),  il  convient  que  ce  que  l'on  en  dit 
est  vrai.  Mais ,  ajoute-t-il ,  ce  que  l'on  ne  sait 
pas,  c'est  que  c'est  un  homme  d'esprit,  fort 
attaché  à  ses  amis,  et  qui  donne  de  grandes 
espérances.  Et  il  soutiendra  qu'il  n'a  jamais  vu 
uu  homme  plus  habile.  Il  est  toujours  disposé 


en  faveur  de  l'accusé  traduit  devant  l'assen^blée 
du  peuple,  ou  devant  quelque  tribunal  par- 
ticulier; il  est  capable  de  s'asseoir  à  cAté  de  lui, 
et  de  dire  qu'il  ne  faut  point  juger  l'homme, 
mais  le  fait.  Je  suis,  dit > il,  le  chien  du  peuple, 
car  je  garde  ceux  qui  essuient  des  injustices  (4). 
Nous  finirions  par  ne  plus  trouver  personne  qui 
voulilt  s'intéresser  aux  affaires  publiques,  si 
nous  abandonnions  ces  hommes  (5).  Il  aime 
à  se  déclarer  patron  des  gens  les  plus  méprisa- 
bles (6),  et  à  se  rendre  aux  tribunaux  pour  y 
soutenir  de  mauvaises  affaires  (7).  S'il  juge  un 
procès,  il  prend  dans  un  mauvais  sens  tout  ce 
que  disent  les  parties.  En  général  (8)  l'affection 
pour  les  scélérats  est  sœur  de  la  scélératesse 
même  ;  et  rien  n'est  plus  vrai  que  le  proverbe  : 
«  On  recherche  toujours  son  semblable.  » 

NOTES. 

(l)Ce  chapitre  et  le  suivant  n'ont  été  découverts  que 
dans  le  siècle  dernier.  On  en  connaissait  cepeudaut  les 
titres  du  temps  de  Casaubon  et  de  la  Bruyère,  et  j'ai 
conservé  la  traduction  que  ce  dernier  en  a  donnée  dans 
son  Discours  sur  Théophraste. 

(2)  Je  pense  qii'il  faut  sous-enlendre ,  «  et  qui  ont  eu 
«  l'adresse  de  se  soustraire  à  l'effet  des  lois.  »  (Voyez  le 
chapitre  xviii  du  Voyage  du  jeune  .-inacftarsh.) 

(3)  J'ai  cherché  à  remplir  par  ces  mots  une  lacune  qui 
se  trouve  dans  le  manuscrit;  il  me  parait  qu'il  est  ques- 
tion d'un  homme  auquel  on  veut  confier  quelques  fonc- 
tions politiques. 

(4)  J'ai  traduit  comme  si  le  participe  grec  était  au  jiassif; 
sans  celte  correction,  le  sens  serait,  «  car  je  surveille 
«  ceux  qui  veulent  lui  faire  du  tort.  »  Le  changcmi^it 
que  je  propose  est  nécessaire  pour  faire  une  transition  à 
la  phrase  suivante, 

(5)  M.  Coray  à  observé  que  ers  traits  ont  uu  rapport 
particulier  avec  l'orateur  Aristogilon  et  son  protecteur 
Philocrate.  (Voyez  le  plaidoyer  de  Démoslhène  contre  le 
premier.)  Mais  je  n'ai  point  pu  adopter  toutes  les  eon- 
séquences  que  cet  éditeur  en  tire  pour  le  sens  de  notre 
auteur. 

(6)  Les  simples  domiciliés  d'Athènes  ,  non  citoyens, 
avaient  besoin  d'un  patron ,  prmi  les  citoyens,  qui  ré- 
pondit de  leur  conduite.  (Voyez  le  royage  du  jeune  Jna- 
charsis ,  chap.  vr.) 

(7)  Tous  les  citoyens  d'Athènes  pouvaient  être  appelés 
à  la  fonction  de  juges  par  le  sort  ;  et  ils  devaient  être 
souvent  dans  ce  cas ,  puisque  le  nombre  des  juges  des 
différents  tribunaux  s'élevait  à  six  mille.  (Voyez  Jna- 
c/iarsis ,  chap.  xvi). 

e 

(8)  Celte  dernière  phrase  me  paraît  avoir  été  ajoutée 
par  un  glossateur. 


DIJ  GAllN  SORDIDE. 


43: 


;'  ;  ;;j  CHAPITRE  x\x. 

m  tb  mt>  h  j)^  gfj^i^  sordide .      >  ^ 


'MïjVr 


L'iiomme  qui  aime  le  gain  sordide  emploie 
les  moyens  les  plus  vils  pour  gagner  ou  pour 
épargner  de  l'argent  (1).  Il  est  capable  d'épar- 
gner le  pain  dans  ses  repas;  d'emprunter  de 
l'argent  à  un  étranger  descendu  chez  lui  (2);  de 
dire,  en  servant  à  table,  qu'il  est  juste  que  celui 
qui  distribue  reçoive  une  portion  double,  et  de 
se  la  donner  sur-le-champ.  S'il  vend  du  vin,  il 
y  mêlera  de  l'eau,  même  pour  son  ami.  Il  ne  va 
au  spectacle  avec  ses  enfants  que  lorsqu'il  y  a 
une  représentation  gratuite.  S'il  est  membre 
d'une  ambassade,  il  laisse  chez  lui  la  somme  que 
la  ville  lui  a  assignée  pour  les  frais  du  voyage, 
et  emprunte  de  l'argent  à  ses  collègues  :  en  cher 
min  il  charge  son  esclave  d'un  fardeau  au-dessus 
de  ses  forces,  et  le  nourrit  moins  bien  que  les 
autres  :  arrivé  au  lieu  de  sa  destination,  il  se  fait 
donner  sa  part  des  présents  d'hospitalité,  pour  la 
vendre.  Pour  se  frotter  d'huile  au  bain,  il  dira 
à  son  esclave.  Celle  que  tu  m'as  achetée  est 
rance;  et  il  se  servira  de  celle  d'un  autre.  Si 
quelqu'un  de  sa  maison  trouve  une  petite  mon- 
naie de  cuivre  dans  la  rue ,  il  en  demandera  sa 
part ,  en  disant ,  Mercure  est  commun.  Quand 
il  donne  son  habit  à  blanchir,  il  en  emprunte  un 
autre  d'un  ami,  et  le  porte  jusqu'à  ce  qu'on  le 
lui  redemande,  etc.  Il  distribue  lui-même  les 
provisions  aux  gens  de  sa  maison  avec  une  me- 
sure trop  petite  (3) ,  et  dont  le  fond  est  bombé 
en  dedans;  encore  a-t-il  soin  d'égaliser  le  dessus. 
Il  se  fait  céder  par  ses  amis,  et  comme  si  c'était 
pour  lui,  des  choses  qu'il  revend  ensuite  avec 
profit.  S'il  a  une  dette  de  trente  mines  à  payer, 
il  manquera  toujours  quelques  drachmes  à  \ix 
sonmie.  Si  ses  enfants  ont  été  indisposés  et  ont 
passé  quelques  jours  du  mois  sans  aller  à  l'école, 
il  diminue  le  salaire  du  maître  à  proportion;  et 
pendant  le  mois  d'Anthestérion  il  ne  les  y  envoie 
pas  du  tout,  pour  ne  pas  être  obligé  de  payer  un 
mois  dont  une  grande  partie  se  passe  en  spec- 
tac^les  (4).  S'il  retire  une  cimtribution  d'un  es- 
clave (5),  il  en  exige  un  dédommagement  pour 
la  perte  qu'éprouve  la  monnaie  de  cuivre.  Quand 
son  chargé  d'affaires  lui  rend  ses  comptes...  (o). 
Quand  il  donne  un  repas  à  sa  curie ,  il  demande, 


sur  le  service  commun,  une  portion  pour  ses  en- 
fants, et  note  les  moitiés  de  raves  qui  sont  res- 
tées sur  la  table ,  afin  que  les  esclaves  qui  les 
desservent  ne  puissent  pas  les  prendre.  S'il  voya- 
ge avec  des  personnes  de  sa  connaissance,  il  se 
sert  de  leurs  esclaves,  et  loue  pendant  ce  temps 
le  sien ,  sans  mettre  en  commun  le  prix  qu'il  en 
reçoit.  Bien  plus ,  si  l'on  arrange  un  piqpie-nique 
dans  sa  maison,  il  soustrait  une  partie  du  bois, 
des  lentilles,  du  vinaigre,  du  sel,  et  de  l'huile 
pour  la  lampe,  qu'on  a  déposés  chez  lui  (7).  Si 
quelqu'un  de  ses  amis  se  marie  ou  marie  sa  fille, 
il  quitte  la  ville  pour  quelque  temps,  afin  de  pou- 
voir se  dispenser  d'envoyer  un  présent  de  noces. 
Il  aime  beaucoup  aussi  à  emprunter  aux  person- 
nes de  sa  connaissance  des  objets  qu'on  ne  re- 
demande point,  ou  qu'on  ne  recevrait  même  pas 
s'ils  étaient  rendus  (8). 

NOTES 

(1)  J'ai  été  obligé  de  paraphraser  celle  Jélinition ,  qui, 
dans  l'original ,  répète  les  mots  dont  le  nom  que  Théo- 
phraste  a  donné  à  ce  Caractère  est  composé ,  et  qui  est  cer- 
lainement  altérée  par  les  copistes. 

Plusieurs  traits  de  ce  Caractère  ont  élé  placés  ,  par  l'a- 
bréviateur  qui  nous  a  transmis  les  quinze  premiers  chapi- 
tres d©  cet  ouvrage ,  à  la  suite  du  cha[)itre  \i ,  où  on  les 
trouvera  traduits  par  la  Bruyère,  et  éclaircis pai*  des  notes 
qu'il  serait  inutile  de  répéter  ici. 

(2)  Par  droit  d'hospitalité.  (Voyez  chap.  ix ,  note  7.) 

(7)  J'ai  traduit  ici  d'après  la  leçon  du  manuscrit  du  Va 
tican  ;  mais,  d'après  les  règles  de  la  critique,  il  iaut  pré- 
férer celle  des  autres  manuscrits  dans  le  chap.  xi  :  car 
ce  sont  les  mots  ou  les  tournures  les  plus  vulgaires  qui  s'in- 
troduisent dans  le  texte  par  l'erreur  des  copistes. 

(4)  Les  Anthestéiies,  qui  avaient  donné  le  nom  à  ce  mois, 
étaient  des  fêtes  consacrées  à  Bacchus. 

(5)  Auquel  il  a  permis  de  travailler  pour  son  propre 
compte,  ou  qu'il  aloué, ainsi  qu'il  était  d'usage  à  Athènes, 
comme  on  le  voit  entre  autres  par  la  suite  même  de  ce 
chapitre. 

(6)  Cette  phrase  est  défectueuse  dans  l'original  j  MM.  Be- 
lin  de  Ballu  et  Coray  l'ont  jointe  à  la  précédente  par  les 
mots  ««  il  en  fait  autant ,  etc.  •« 

(7)  C'est  ainsi  que  ce  passage  difticde  a  été  entendu  pHi 
M.  Coray.  D'après  M.  Schneider,  il  faudrait  traduire;  «  il 
«  met  en  compte  le  bois,  les  raves ,  etc.  qu'il  a  fournis.  » 
(Voyez  la  note  7  du  chap.  x.) 

(8)  J'ai  traduit  celle  dernière  phrase  d'après  les  corriv.-- 
lions  des  deux  savants  éditeurs  Coray  et  Schneider. 


riiN     DKS    CAUACTKIU'^    1)K     i  III-OPIIIIVS  II-; 


*i-J- 


f'yi    * 


I    i'..     ^jr  '1«    ^ 


OEUVRES 

COMPLÈTES 


DE  VAUVENARGUES, 

ACCOMPAGNÉES  DES  NOTES 
DR  VOLTAIRE»  MORhlXET .  FORTIA,  SUARI),  BRIÈRE. 


■..^V4: ,.  t:>>i^ 


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OEUVRES 


COMPLETES 


DE  VAUVENARGUES. 


ha»«3P« 


NOTICE 

SUR  LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS 
DE  VAUVENARGUES. 


Luc  de  Clapiers ,  marquis  de  Vauvenargues,  issu 
d'une  noble  et  ancienne  famille  de  Provence ,  na- 
quit à  Aix  le  6  août  1715,  époque  de  la  mort  de 
Louis  XIV. 

Le  beau  siècle  qui  venait  de  finir  avait  produit , 
dans  presque  tous  les  genres  de  littérature ,  des 
modèles  qui  n'ont  point  été  égalés  ;  mais  il  avait 
répandu  en  même  temps,  dans  les  esprits,  des 
germes  de  goût  et  d'émulation  qui  n'ont  pas  été 
stériles. 

La  destinée  des  hommes  de  génie  qui  ouvrent 
une  carrière,  est  d'y  entrer  sans  guide  et  de  laisser 
loin  derrière  eux  ceux  qui  tentent  de  suivre  leurs 
traces  :  et  telle  fut  la  gloire  de  Corneille,  de  Mo- 
lière ,  de  Racine ,  de  la  Fontaine ,  de  Bossuet ,  de 
la  Bruyère  ;  mais  le  siècle  qui  a  produit  Fontenelle, 
Voltaire ,  Montesquieu ,  Buffon ,  Rousseau ,  le  siècle 
qui  a  perfectionné  et  assuré  la  marche  de  la  lan- 
f:,ue  française ,  qui  a  répandu  la  lumière  sur  tous 
les  objets  des  connaissances  humaines ,  n'a  rien  à 
envier  aux  plus  belles  époques  de  la  littérature  ;  ce 
siècle  même  serait  digne  de  s'associer  à  la  célé- 
brité de  celui  qui  l'a  précédé,  par  le  seul  avantage 
d'avoir  su  mieux  sentir  et  mieux  apprécier  toute 
la  supériorité  des  grands  écrivains  auxquels  il  n'a 
pu  donner  de  rivaux.  Racine,  Molière,  la  Fontaine, 
souvent  méconnus  par  leurs  contemporains,  ont 
trouvé  dans  la  génération  suivante  des  .ipprécia- 


teurs  plus  sensibles  et  plus  justes  ;  et  c'est  dans 
l'admiration  réfléchie  des  hommes  éclairés  du  dix- 
huitième  siècle  que  le  dix-septième  a  reçu  le  conj- 
plément  de  sa  gloire. 

Il  est  dans  la  nature  des  choses  qu'une  époque 
de  goût  succède  à  une  époque  de  génie ,  et  malheu- 
reusement cela  n'arrive  pas  toujours.  Ce  qui  est 
plus  rare  encore,  c'est  que  le  même  âge  réunisse 
au  perfectionnement  du  goût  les  créations  du  gé- 
nie. Cette  réunion  caractérisera  le  mérite  du  dix- 
huitième  siècle  aux  yeux  de  la  postérité ,  lorsqu'un 
misérable  esprit  de  parti,  né  de  circonstances 
extraordinaires ,  et  soutenu  par  les  plus  vils  mo- 
tifs ,  aura  cessé  de  répandre  des  nuages  sur  une 
vérité  incontestable  pour  tous  les  bons  esprits. 

Quelques  écrivains  restreignent  beaucoup  trop  le 
sens  du  mot  génie,  quoiqu'ils  n'y  aient  aucune 
prétention ,  ou  plutôt  parce  qu'ils  n'y  ont  aucun 
droit.  Pour  moi ,  je  pense  que  toute  production  de 
l'esprit  qui  offre  des  idées  nouvelles  sous  une  forme 
intéressante;  tout  ce  qui  porte,  dans  la  pensée 
comme  dans  l'expression ,  un  caractère  de  force  et 
d'originalité,  est  l'œuvre  du  génie;  et,  sous  ce 
rapport,  je  ne  crains  pas  de  regarder  Vauvenargues 
comme  un  homme  de  génie,  quoiqu'il  ne  puisse  pas 
être  mis  au  premier  rang  des  génies  créateurs  et 
des  talents  originaux. 

Il  est  bien  certain  qu'il  ne  dut  qu'à  la  nature  le 
talent  qu'il  a- montré  dans  ses  ouvrages.  L'emploi 
qu'il  fit  de  ses  premières  années  semblait  plus 
propre  à  l'éloigner  des  études  littéraires  qu'à  y 
préparer  son  esprit  et  son  goût.  Une  constitution 
faible  et  une  santé  souvent  altérée  nuisirent  au 
succès  des  premières  instructions  qu'il  reçut.  Élevé 
dans  un  collège,  il  y  montra  peu  d'ardeur  pour 
l'étude,  et  n'en  remporta qu'uruMonnaissaïKT  très- 


442 


INOTICE 


superUcielle  de  la  langue  latine.  Appelé  de  bonne 
heure  au  service  par  sa  naissance  et  le  voeu  de  ses 
parents,  les  goûts  de  la  jeunesse  et  les  dissipations 
de  l'état  militaire  lui  firent  bientôt  oublier  le  [ieu 
qu'il  avait  appris  au  collège,  et  il  est  mort  sans 
être  en  état  de  lire  Horace  et  Tacite  dans  leur 
langue. 

L'espace  dans  lequel  se  renferme  la  vie  tout  en- 
tière de  Vauvenargues  composerait  à  peine  la  jeu- 
nesse d'un  homme  ordinaire.  Il  mourut  à  trente- 
deux  ans;  et,  dani  une  vie  si  courte,  très-peu 
d'années  semblent  avoir  été  employées  à  le  con- 
duire au  genre  de  célébrité  auquel  il  devait  par- 
venir. 

Il  entra  au  service  en  1734  ;  il  avait  dix -huit  ans, 
et  cette  même  année  ii  fit  la  campagne  d'Italie, 
sous-lieutenant  au  régiment  du  Roi ,  infanterie. 

Ce  n'était  pas  là  une  école  où  il  pût  préparer  les 
matériaux  de  V Introduction  à  la  connaismnce  de 
l'esprit  humain;  ee  n'était  pas  dans  un  camp,  au 
milieu  des  occupations  actives  de  la  guerre ,  qu'un 
jeune  officier  de  dix-huit  ans  paraissait  devoir  trou- 
ver des  moyens  de  former  son  cœur  et  son  esprit 
au  goût  de  la  méditation  et  de  l'étude  ;  mais  la  na- 
ture, en  douant  Vauvenargues  d'un  esprit  actif, 
lui  avait  donné  en  même  temps  la  droiture  d'âme 
qui  en  dirige  les  mouvements,  et  le  sérieux  qui 
accompagne  l'habitude  de  la  réflexion. 

Il  joignait  à  une  âme  élevée  et  sensible  le  senti- 
ment de  la  gloire  et  le  besoin  de  s'en  rendre  digne  : 
ce  sont  là  les  traits  qui  caractérisent  essentielle 
ment  ses  écrits.  Il  apportait  au  service  les  qualités 
qui  composent  le  mérite  d'un  homme  d*honneur, 
plutôt  que  celles  qui  servent  à  le  faire  remarquer. 
Sa  figure,  quoiqu'elle  eût  de  la  douceur  et  ne  man- 
quât pas  de  noblesse,  n'avait  rien  qui  le  distinguât 
avantageusement  parmi  ses  camarades.  La  faiblesse 
de  son  temj^érament  ne  lui  avait  pas  permis  d*acv 
quérir,  dans  les  exercices  du  corps ,  cette  supério- 
rité d'adresse  et  de  force  q&i  donne  à  la  jeunesse 
tant  de  grâce  et  d'éclat.  Enfin  une  excessive  timi- 
dité, tourment  ordinaire  d*ime  âme  jeune,  avide 
d'estime,  et  que  bte^se  Tapparence  seule  d'un  re- 
proche, voilait  trop  souvent  les  lumières  de  son 
esprit,  pour  ne  laisser  apercevoir  que  Kintéressante 
et  douce  simplicité  de  son  caraet^e.  e*est  près  de 
lui  qu'on  eût  pu  concevoir  cette  pensée  qw^il  a  ex- 
primée depuis  avee  tant  de  charme  :  Les  pretmers 
jours  du pi^iniemps  ont  moms  deejtrâce  que  la  vertu 
•naissante d'un  jevm  homme ^.  Douce,  tenipérée, 
sensible,  semblable  en  tout  aux  premkrs  jours  dv 


printemps,  sa  vertu  devait  se  faire  aimer  d'abord  ; 
mais  le  temps  et  les  occasions  pouvaient  seuls  en 
développer  les  heureux  fruits. 

II  est  des  écrivains  dont  on  i)eut  aisément  con- 
sentir à  ignorer  la  vie  et  le  caractère,  tout  en  jouis- 
sant des  productions  de  leur  esprit  et  des  fruits  de 
leurs  talents;  mais  l'écrivain  moraliste  n'est  pas 
de  ce  nombre.  Il  ne  suffit  pas  au  précepteur  de 
morale  de  faire  usage  de  sa  raison  et  de  ses  lu- 
mières, il  faut  que  nous  croyions  que  sa  conscience 
a  approuvé  les  règles  qu'il  dicte  à  la  nôtre;  il  faut 
que  le  sentiment  qu'il  veut  faire  passer  dans  notre 
Ame  paraisse  découler  de  la  sienne;  et  avant  d'ac- 
corder à  ses  maximes  l'empire  qu'elles  veulent 
exercer  sur  notre  conduite,  nous  aimons  à  être 
persuadés  que  celui  qui  les  enseigne  s'est  soumis 
lui-même  à  ce  qu'elles  peuvent  avoir  de  rigou- 
reux. 

Ce  n'est  pas  seulement  une  morale  pure ,  un  es- 
prit droit,  une  raison  forte  et  éclairée,  qui  ont 
dicté  les  écrits  de  Vauvenargues.  La  caractère  par- 
ticulier d'élévation  qui  les  distingue  ne  peut  appar- 
tenir qu'à  une  ânie  d'un  ordre  supérieur;  et  la 
douce  indulgence  qui  s'y  mêle  aux  plus  nobles 
mouvements,  ne  peut  être  le  simple  produit  de  la 
réflexion  et  le  résultat  des  combinaisons  de  l'es- 
prit; ee  doit  être  encore  l'épanchement  du  plus 
beau  naturel,  que  la  rpison  a  pu  perfectionner, 
mais  qu'elle  n'aurait  pu  suppléer. 

Vauvenargues,  en  s'élevant  de  bonne  heure,  plu- 
tôt par  la  supériorité  de  son  âme  que  par  la  gravité 
de  ses  pensées ,  au-dess«s  des  frivoles  occupations 
de  son  âge,  n'avait  point  contracté,  dans  l'habitude 
des  idées  sérieuses ,  cette  austérité  qui  accorapa 
gne  d'ordinaire  les  vertus  de  la  jeunesse  :  car  les 
vertus  de  la  jeunesse  sont  plus  communément  le 
fruit  de  l'éducation  que  de  l'expérience;  et  l'éduca- 
tion apprend  bien  aux  jeunes  gens  combien  la  vertu 
est  nécessaire,  mais  l'expérience  seule  peut  teur 
apprendjre  combien  elle  est  difficile. 

Vauve&âirg»es,  jeté  dans  le  monde  dès  les  pre- 
mières aimées  qtti  suivent  l'enfance,  apprit  à  le 
connaître  avant  de  penser  à  le  juger;  il  vit  tes  fai- 
blesses des  hom»ies  avant  d'avoir  réttéehisur  leurs 
devoirs;  et  la  vertu,  e»  entrant  dans  son  «tur,  y 
Irottva  toutes  tes  dispositions  à  l'indulgem-e. 

La  doueeur  et  la  sûreté  de  son  commerce  lui 
avaieiit  coneiiié  l'est inw  et  Pfrffectîo»  àe  ses  eama- 
rades,  pom?  fa  pliupart  sans  doute  moins  sages  et 
naoins  sérieux  que  h»;  «  mais ,  dtt  Marmonteïqit?  en 
avait  connu  plusieitrs,  h  ceux  qm  étaient  eapafeles 
«  d'apf>récicr  un  si  raye  mérite,  avaient  cwtf»  poor 
<<  hii  une  si  tendre  vénération,  qf#e  je  lut  a?  «ff- 


SUR  VMJV  EN  ARGUES. 


443 


«  tendu  donner  par  quelques-uns  le  nom  respec- 
««  table  de  père.  »  Ge  nom  respeetable  n'était  peut- 
être  pas  donné  bien  sérieusement  par  de  jeunes 
militaires  à  un  camarade  de  leur  âge;  mais  le  ton 
même  du  badinage ,  en  se  mêlant  à  la  justice  qu'ils 
se  plaisaient  à  lui  rendre,  prouverait  encore  à  quel 
point  Vauvenargues  avait  su  se  faire  pardonner 
cette  supériorité  de  raison  qu'il  ne  pouvait  dissi- 
muler, mais  que  sa  modeste  douceur  ne  permet- 
tait aux  autres  ni  de  craindre  ni  d'envier. 

La  guerre  d'Italie  n'avait  pas  été  longue;  mais 
la  paix  qui  la  suivit  ne  fut  pas  non  plus  de  longue 
durée.  Une  nouvelle  guerre  *  vint  troubler  la  France 
en  1741.  Le  régiment  du  Roi  fit  partie  de  l'armée 
qu'on  envoya  en  Allemagne ,  et  qui  pénétra  jus- 
qu'en Bohême.  On  se  rappelle  tout  ce  que  les 
troupes  françaises  eurent  à  souffrir  dans  cette  ho- 
norable et  pénible  campagne,  et  surtout  dans  la  fa- 
meuse retraite  de  Prague  %  qui  s'exécuta  au  mois 
de  décembre  1742.  Le  froid  fut  excessif.  Vauvenar- 
gues ,  naturellement  faible ,  en  souffrit  plus  que  les 
autres.  Il  rentra  en  France  au  commencement  de 
1743,  avec  une  santé  détruite;  sa  fortune,  peu  con- 
sidérable ,  avait  été  épuisée  par  les  dépenses  de  la 
guerre.  Neuf  années  de  service  ne  lui  avaient  pro- 
curé que  le  grade  de  capitaine ,  et  ne  lui  donnaient 
aucun  espoir  d'avancement. 

11  se  détermina  à  quitter  un  état ,  honorable  sans 
doute  pour  tous  ceux  qui  s'y  livrent ,  mais  où  il  est 
difficile  de  se  faire  honorer  plus  que  des  milliers 
d'autres ,  lorsque  la  faveur  ou  les  circonstances  ne 
font  pas  sortir  un  militaire  de  la  foule  pour  l'éle- 
ver à  quelque  commandement. 

Vauvenargues  avait  étudié  l'histoire  et  le  droit 
public  ;  l'habitude  et  le  goût  du  travail ,  et  aussi 
ce  sentiment  de  ses  forces  que  la  modestie  la  plus 
vraie  n'éteint  pas  dans  un  esprit  supérieur,  lui  fi- 
rent croire  qu'il  pourrait  se  distinguer  dans  la  car- 
rière des  négociations.  Il  désira  d'y  entrer,  et  fit 
part  de  son  désir  à  M.  de  Biron ,  son  colonel ,  qui , 
loin  de  lui  promettre  son  appui,  ne  lui  laissa  entre- 
voir que  la  difficulté  de  réussir  dans  un  tel  projet. 
Tout  ce  qui  sort  de  la  route  ordinaire  des  usages 
effraye  ou  choque  ceux  qui ,  favorisés  par  ces  usa- 
ges mêmes,  n'ont  jamais  eu  besoin  de  les  bra- 
ver ;  et  voilà  pourquoi  les  gens  de  la  cour  obser- 
vent d'ordinaire ,  à  l'égard  des  gens  en  place ,  une 

'  La  guerre  dite  de  ta  Succession ,  après  la  mort  de  l'efripe- 
rear  Charles  VI  arrivée  le  20  octobre  1740,  B. 

^  Cette  célèbre  retruile  s'exécuta  sous  la  conduite  du  ma- 
réchal de  Bellc-Isic ,  qui  sortit  de  Prague  dans  la  nuit  du  16  au 
17  décembre  1742,  cl  se  rendit  à  Egra  le  20.  Le  maréch.il  (Ir 
Saxe  avait  tenu  la  même  conduite  l'année  pr»'(  édmlc.  B . 


beaucoup  plus  grande  circonspection  que  ceux  qui, 
placés  dans  les  rangs  inférieurs,  ont  beaucoup 
moins  à  perdre ,  et  par  cela  même  peuvent  risquer 
davantage. 

Vauvenargues,  malheureux  par  sa  santé,  par  s»' 
fortune ,  et  surtout  par  son  inaction ,  sentait  qu'il 
ne  pouvait  sortir  de  cette  situation  pénible  que  par 
une  résolution  extraordinaire.  Les  caractères  ti- 
mides en  société  sont  souvent  ceux  qui  prennent 
le  plus  volontiers  des  partis  extrêmes  dans  les  af- 
faires embarrassantes  :  privés  des  ressources  habi- 
tuelles que  donne  l'assurance,  ils  cherchent  à  y 
suppléer  par  l'élan  momentané  du  courage;  ils  ai- 
ment mieux  risquer  une  fois  une  démarche  hasar- 
dée, que  d'avoir  tous  les  jours  quelque  chose  à  oser. 

Vauvenargues ,  étranger  à  la  cour ,  inconnu  du 
ministre  dont  il  aurait  pu  solliciter  la  faveur,  privé 
du  secours  du  chef  qui  aurait  pu  appuyer  sa  de- 
mande ,  prit  le  parti  de  s'adresser  directement  au 
roi ,  pour  lui  témoigner  le  désir  de  le  servir  dans 
les  négociations.  Dans  sa  lettre ,  il  rappelait  à  sa 
majesté  que  les  hommes  qui  avaient  eu  le  plus  de 
succès  dans  cette  carrière  étaient  cewP-là  même» 
que  la  fortune  en  avait  le  plus  éloigtiés.  «  Qui  doit  en 
«  effet,  ajoutait-il ,  servir  votre  majesté  avec  plus  de 
«  zèle  qu'un  gentilhomme  qui ,  n'étant  pas  né  à  la 
«  cour,  n'a  rien  à  espérçr  qwe  de  gpjn  maUre  et  de 
«  ses  services?  » 

Vauvenargues  avait  écrit  en  même  temps  à 
M.  Amelot,  ministre  des  affaires  étrangères.  Ses 
deux  lettres,  comme  on  le  conçoit  aisément,  restè- 
rent sans  réponse.  Louis  XV  n'était  pas  dans  l'u- 
sage d'accorder  des  places  sans  la  médiation  de  son 
ministre,  et  le  ministre  connaissait  trop  bien  les 
droits  de  sa  place  pour  favoriser  une  démarche  où 
l'on  croyait  pouvoir  se  passer  de  son  autorité. 

Vauvenargues,  ayant  donné,  en  1744,  la  démis- 
sion de  son  emploi  dans  le  régiment  du  Rpi,  écri- 
vit à  M.  Amelot  une  lettre  que  nous  croyons  de- 
voir transcrire  ici. 

«  Monseigneur, 

«  Je  suis  sensiblement  touché  que  la  lettre  que 
'<  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire ,  ei  celle  qi^e  j'ai 
«  pris  la  liberté  de  vous  adresser  pour  |e  roi ,  n'aient 
'  pu  attirer  votre  attention.  Il  n'est  pas  swrprenajit 
'<  peut-être ,  qu'un  ministre  si  occupé  ne  trouve  pas 
«  le  temps  d'examiner  de  pareilles  lettres;  nwis» 
«  monseigneur ,  me  perinettrez-vous  de  vous  ^ire 
'<  que  c'est  cette  impossibilité  morale  où  se  trouve 
«  un  gentilhomme  qui  n'a  que  du  zèle,  de  parvenir 
«  jusqu'à  son  maître ,  qui  fait  le  dérouragemcnt 
"  que  l'on  remarque  (l;ms  l.i  noblesse  des  provinces 


444 


NOTICK 


A  et  qui  éteint  toute  émulation  ?  J'ai  passé,  nionsel- 
«  gneur,  toute  ma  jeunesse  loin  des  distractions  du 
«  monde,  pour  tâclier  de  me  rendre  capable  des 
«  emplois  où  j'ai  cru  que  mon  caractère  m'appe- 
.«  lait  ;  et  j'osais  penser  qu'une  volonté  si  laborieuse 
<  me  mettrait  du  moins  au  niveau  de  ceux  qui  at- 
«  tendent  toute  leur  fortune  de  leurs  intrigues  et 
«  de  leurs  plaisirs.  Je  suis  pénétré ,  monseigneur, 
«  qu'une  confiance  que  j'avais  principalement  fon- 
«<  dée  sur  l'amour  de  mon  devoir,  se  trouve  entiè- 
«  rement  déçue.  Ma  santé  ne  me  permettant  plus 
«  de  continuer  mes  services  à  la  guerre,  je  viens 
«  d'écrire  à  M.  le  duc  de  Biron  pour  le  prier  de 
«  nommer  à  mon  emploi.  Je  n'ai  pu,  dans  une  si- 
«  tuation  si  malheureuse,  me  refuser  à  vous  faire 
«  connaître  mon  désespoir.  Pardonnez-moi ,  mon- 
«  seigneur,  s'il  me  dicte  quelque  expression  qui 
'«<  ne  soit  pas  assez  mesurée. 
«  Je  suis,  etc. 

Cette  lettre ,  que  personne  peut-être  h'ëiit  v  bùlu 
se  charger  de  présenter  au  ministre,  valut  h  Vau- 
venargues  une  réponse  favorable ,  avec  la  promesse 
d'être  employé  lorsque  l'occasion  s'en  présenterait. 
Mais  un  triste  incident  vint  tromper  ses  espérances. 
11  était  retourné  au  sein  de  sa  famille  pour  se  livrer 
en  paix  aux  études  qu'exigeait  la  carrière  où  il  se 
croyait  près  d'entrer,  lorsqu'il  fut  atteint  d'une  pe- 
tite vérole  de  l'espèce  la  plus  maligne ,  qui  défigura 
ses  traits  et  le  laissa  dans  un  état  d'infirmité  con- 
tinuelle et  sans  remède.  Ainsi  ce  jeune  homme, 
plein  d'énergie  dans  le  caractère ,  d'activité  dans 
l'esprit,  de  générosité  dans  les  sentiments,  se  vit 
condamné  à  perdre  dans  l'obscurité  tant  de  dons 
précieux,  en  attendant  qu'une  mort  douloureuse 
vînt  terminer,  à  la  fleur  de  son  âge,  une  vie  où  n'a- 
vait jamais  brillé  un  instant  de  bonheur. 

Ce  fut  alors  que,  conservant  pour  toute  ressource 
cette  même  philosophie  qui  l'avait  dirigé  toute  sa 
vie  dans  la  pratique  des  vertus,  il  ne  trouva  de  con- 
solation que  dans  l'étude  et  l'amour  des  lettres, 
qui ,  dans  tous  les  temps ,  l'avaient  soutenu  contre 
toutes  les  contrariétés  qu'il  avait  éprouvées.  Il  s'oc- 
cupa à  revoir  et  à  mettre  en  ordre  les  réflexions  et 
les  petits  écrits  qu'il  avait  jetés  sur  le  papier,  dans 
les  loisirs  d'une  vie  si  agitée;  il  publia,  en  1746, 
son  Introduction  à  la  connaissance  de  l'esprit  hu- 
main; ouvrage  qui  étonna  ceux  qui  étaient  en  état 
de  l'apprécier,  et  qui  doit  faire  regretter  ce  qu'on 
aurait  pu  attendre  de  l'auteur,  si  une  mort  préma- 
turée ne  l'avait  pas  enlevé  à  la  gloire  que  son  gé- 
nie semblait  lui  promettre. 

J'ai  dit  que  Vauvcnargucs  avait  eu  une  éduca- 


tion fort  négligée.  Privé  des  secours  qu'ilaûrait  pu 
trouver  dans  l'étude  des  grands  écrivains  de  l'anti- 
quité ,  toute  sa  littérature  se  bornait  à  la  connais- 
sance des  bons  auteurs  français.  IVIais  la  nature  lui 
avait  donné  un  esprit  pénétrant,  un  sens  droit, 
une  Ame  élevée  et  sensible.  Ces  qualités  sont  bien 
supérieures  aux  connaissances  pour  former  le  goût; 
et  peut-être  même  le  défaut  d'instruction ,  en  lais- 
sant à  son  excellent  esprit  plus  de  liberté  dans  ses 
développements,  a-t-il  contribué  à  donner  à  ses 
écrits  ce  caractère  d'originalité  et  de  vérité  qui  les 
distingue. 

L'étude  des  grands  modèles  de  l'antiquité  est 
d'une  ressource  infinie  pour  les  hommes  qui  cul- 
tivent la  littérature  :  elle  sert  à  étendre  l'esprit, 
à  diriger  le  goût ,  à  féconder  le  talent  ;  mais  elle 
n'est  pas  aussi  nécessaire  à  celui  qui  se  livre  à 
l'étude  de  la  morale  et  de  la  philosophie;  il  a  plus 
besoin  d'étudier  le  monde  que  les  livres,  et  de 
chercher  la  vérité  dans  ses  propres  observations 
que  dans  celles  des  autres. 

Un  esprit  droit  et  vigoureux,  réduit  à  ses  seules 
forces,  est  obligé  de  se  rendre  raison  de  tout  à  lui- 
même,  parce  qu'on  ne  lui  a  rendu  raison  de  rien; 
il  trouve  en  lui  ce  qu'il  n'aurait  point  trouvé  au 
dehors ,  et  va  plus  loin  qu'on  ne  l'aurait  conduit. 
S'il  se  soustrait  par  ignorance  aux  autorités  qui 
auraient  pu  éclairer  son  jugement,  il  échappe  éga- 
lement aux  autorités  usurpées  qui  auraient  pu 
l'égarer.  Rien  ne  le  gêne  dans  la  route  de  la  vérité; 
et  s'il  arrive  jusqu'à  elle,  c'est  par  des  sentiers 
qu'il  s'est  tracés  lui-même  :  il  n'a  marché  sur  les 
pas  de  personne. 

Ces  réflexions  pourraient  s'appuyer  de  beaucoup 
d'exemples.  Aristote  et  Platon  n'avaient  pas  eu 
plus  de  modèle  qu'Homère.  Virgile  aurait  été  peut- 
être  plus  grand  poète  s'il  n'avait  pas  eu  sans  cesse 
Homère  devant  les  yeux;  car  il  n'est  véritable- 
ment grand  que  par  le  charme  du  style,  où  il  ne 
ressemble  point  à  Homère. 

Corneille  créa  la  tragédie  française  avant  d'avoir 
cherché  dans  Aristote  les  règles  de  l'art  dramati- 
que. Pascal  avait  peu  lu ,  ainsi  que  Malebranche  ; 
tous  les  deux  méprisaient  l'érudition.  Buffon,  oc- 
cupé de  ses  plaisirs  jusqu'à  l'âge  de  trente-cinq 
ans,  trouva  dans  la  force  naturelle  de  son  esprit 
le  secret  de  ce  style  brillant  et  pittoresque  dont  il 
a  embelli  les  tableaux  de  la  nature.  L'ignorance, 
qui  tue  d'inanition  les  esprits  faibles,  devient  pour 
les  esprits  supérieurs  un  stimulant  qui  les  contraint 
à  employer  toutes  leurs  forces. 

On  doit  croire  cependant  que  si  Vauvenargués 
avait  poussé  plus  loin  sa  carrière ,  il  aurait  senti  la 


SUR  VAUVENA ROUES. 


445 


nécessité  d'une  instruction  plus  étendue  pour  agran- 
dir la  sphère  de  ses  idées.  Il  aurait  voulu  porter  sa 
vue  sur  un  plus  grand  horizon;  il  n'en  eût  que 
mieux  jugé  des  objets ,  après  s'être  habitué  à  ne 
voir  que  par  lui-même. 

Une  partie  de  nos  erreurs  vient  sans  doute  du 
défaut  de  lumières  ;  une  plus  grande  partie  vient 
des  fausses  lumières  qu'on  nous  présente.  Celui 
qui  se  borne  aux  erreurs  de  son  propre  esprit,  s'é- 
pargne au  moins  la  moitié  de  celles  qui  pourraient 
l'égarer.  Les  sots,  dit  Vauvenargues ,  n'o?it  pas 
cV  erreur  s  en  leur  propre  et  privé  nom.  Vauvenar- 
gues, lui-même,  n'en  est  pas  exempt  sans  doute; 
mais  ses  erreurs  sont  bien  à  lui  :  celles  qu'on  peut 
lui  reprocher  tiennent,  comme  celles  de  tous  les 
bons  esprits ,  à  une  vue  incomplète  de  l'objet  et  à 
la  précipitation  du  jugement.  Il  ne  doit  aussi  qu'à 
lui  un  grand  nombre  de  vérités  qu'il  a  puisées  dans 
une  âme  supérieure  aux  illusions  de  la  vanité 
comme  aux  subterfuges  des  faiblesses ,  et  dans  un 
esprit  indépendant  des  préjugés  établis  par  la  mode, 
ainsi  que  des  opinions  accréditées  par  des  noms 
imposants. 

En  1 743,  peu  de  temps  après  son  retour  de  Bo- 
hême ,  Vauvenargues  entra  en  correspondance  avec 
Voltaire ,  qui  était  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa  re- 
nommée ,  disputant  la  gloire  à  la  jalousie  et  à  la 
malignité ,  éclipsant  ses  rivaux  par  la  supériorité  et 
la  variété  de  ses  talents ,  et  conquérant  l'empire 
littéraire  à  force  de  victoires. 

Tous  ceux  qui  aimaient  et  cultivaient  les  lettres, 
les  jeunes  gens  surtout,  le  regardaient  comme  l'ar- 
bitre du  goût  et  le  dispensateur  de  la  réputation  ; 
ils  ambitionnaient  son  suffrage,  lui  adressaient 
leurs  écrits,  et  regardaient  une  réponse  de  lui  comme 
un  encouragement  et  un  éloge ,  qui  n'était  d'ordi- 
naire qu'un  compliment,  comme  un  brevet  d'hon- 
neur. On  ignore  d'ailleurs  les  circonstances  qui  oc- 
casionnèrent le  commerce  de  lettres  qui  s'établit 
entre  Voltaire  et  Vauvenargues  avant  qu'ils  se  fus- 
sent rencontrés. 

La  comparaison  du  mérite  de  Corneille  et  de  Ra- 
cine forme  le  sujet  de  la  première  lettre  de  Vauve- 
nargues à  Voltaire.  Celui-ci,  toujours  flatté  des 
hommages  que  lui  attirait  sa  célébrité ,  négligeait 
rarement  de  les  payer  par  des  témoignages  d'estime 
et  de  bienveillance.  Mais  il  ne  se  contenta  pas  de 
répondre  à  la  confiance  de  Vauvenargues  par  des 
phrases  obligeantes;  il  se  plut  à  y  joindre  des  con- 
seils utiles ,  en  modérant  l'excès  du  zèle  qui  portait 
ce  jeune  militaire  à  rabaisser  Corneille  pour  élever 
Racine  et  le  venger  des  préventions  injustes  de 
quelques  vieux  partisans  du  père  du  thé;Hre.  Tl  est 


assez  curieux  de  voir,  dans  cette  correspondance, 
Voltaire,  admirateur  non  moins  passionné  de  Ra- 
cine que  Vauvenargues,  défendre  en  même  temps , 
contre  des  critiques  fausses  ou  exagérées ,  le  génie 
de  ce  même  Corneille,  dont  on  l'a  depuis  accusé, 
avec  si  peu  de  raison ,  d'être  le  détracteur  jaloux  et 
le  censeur  injuste. 

On  voit  que  Vauvenargues ,  éclairé  par  le  goût 
de  Voltaire ,  rectifia  ses  premières  idées  sur  Cor- 
neille. Les  opinions  qu'il  avait  exposées  dans  sa 
première  lettre  se  retrouvent  avec  quelques  adou- 
cissements dans  le  chapitre  de  ses  OEuvres  inti- 
tulé Corneille  et  Racine,  L'analyse  qu'il  y  fait  du 
caractère  propre  des  tragédies  de  Racine  et  de  l'ini- 
mitable perfection  de  son  style  a  été  le  type  des 
jugements  qu'en  ont  portés  depuis  les  critiques  les 
plus  éclairés,  et  a  servi  comme  de  signal  à  la  justice 
universelle  qu'on  a  rendue  dès  lors  à  l'auteur  de 
Phèdre  et  d'Âthalie.  On  peut  dire  que  ce  sont  Vol- 
taire et  Vauvenargues  qui  ont  fixé  les  premiers  le 
rang  que  ce  grand  poète  a  pris  dans  l'opinion,  et 
qu'il  conservera  sans  doute  dans  la  postérité. 

Quant  à  Corneille ,  Vauvenargues  ne  put  jamais 
se  résoudre  à  rendre  à  ce  puissant  génie  la  justice 
qu'il  méritait;  mais  le  jugement  qu'il  en  portait 
tenait  plus  à  son  caractère  qu'à  son  goût.  Moins 
touché  de  la  peinture  des  vertus  sévères  et  des  sen- 
timents exaltés,  peu  conformes  à  la  douceur  de  son 
âme,  que  choqué  du  faste  qui  s'y  mêle  quelquefois 
et  qui  blessait  la  simplicité  et  la  modestie  de  son 
caractère,  il  ne  pouvait  pas  s'élever  à  cette  admira- 
tion passionnée  qui  transporte  les  âmes  capables  de 
s'en  pénétrer,  et  leur  donne  souvent  des  émotions 
plus  délicieuses  que  la  peinture  des  affections  plus 
douces  et  plus  tendres.  Les  raisonnements  de  Vol- 
taire ne  purent  entièrement  changer  ses  idées  à  cet 
égard.  Trop  modeste  pour  ne  pas  céder  quelquefois 
au  jugement  d'un  homme  dont  le  goût  naturelle- 
ment exquis  était  encore  perfectionné  par  des  étu- 
des approfondies  de  l'art ,  il  avait  en  même  temps 
l'esprit  trop  indépendant  pour  admirer  sur  parole 
des  beautés  dont  il  n'avait  pas  le  sentiment 

Ses  fragments  sur  Bossuet  et  Fénélon  sont  re- 
marquables, non-seulement  par  la  justesse  avec 
laquelle  il  a  saisi  le  caractère  propre  de  leur  talent, 
mais  encore  par  l'art  avec  lequel  il  a  su  prendre  le 
style  de  l'un  et  de  l'autre ,  en  parlant  de  chacun 
d'eux.  Ne  croit-on  pas  lire  une  page  de  Télémaque, 
en  lisant  cette  apostrophe  à  Fénélon  :  «  Né  pour 
«  cultiver  la  sagesse  et  Ihumanité  dans  les  rois ,  ta 
«  voix  ingénue  fit  retentir  au  pied  du  trône  les  ca- 
«  lamités  du  genre  humain  foulé  par  les  tyrans,  et 
'c  défcMidit  contre  les  artifices  de  la  flatterie  la  cause 


446 


NOTICE 


«  ubunilonnée  des  peuples.  Quelle  bonté  de  cœur, 
«  quelle  sincérité  se  remarque  dans  tes  écrits  !  quel 
•<  éclat  de  paroles  et  d'images!  Qui  sema  jamais 
u  tant  de  (leurs  dans  un  style  si  naturel,  si  mélo- 
<>  dieux  et  si  tendre?  Qui  orna  jamais  la  raison 
«  d'une  si  touchante  parure?  Ah!  que  de  trésors 
««  d'ahondance  dans  ta  riche  simplicité  !  » 

Vauvenargues,  dans  ces  fragments,  défend  Féné- 
lon  contre  Voltaire ,  qui  admirait  médiocrement  sa 
belle  prose  f  encore  qu'un  peu  trainante;  comme 
il  défendit  contre  lui  la  Fontaine  et  Pascal.  Vol- 
taire était  moins  touché  d'une  tournure  naïve  que 
d'une  pensée  brillante,  et  il  aurait  mieux  aimé  qu'un 
honnne  aussi  dévot  que  Pascal  ne  fût  pas  un  homme 
de  génie.  Malgré  l'admiration  et  l'attaclicment  qu'il 
avait  voués  à  Voltaire ,  Vauvenargues  ne  craignait 
pas  de  le  contredire,  et  dans  le  brillant  portrait 
qu'il  fait  de  ses  talents  et  de  ses  ouvrages ,  il  ne 
dissimule  pas  les  défauts  qu'il  y  remarque. 

Boileau  et  la  Bruyère  sont  appréciés  par  Vau- 
venargues avec  autant  de  finesse  que  de  goût;  mais 
il  n'a  pas  senti  également  le  mérite  de  Molière,  et 
l'on  ne  doit  pas  s'en  étonner.  Indulgent  et  sérieux, 
il  était  peu  frappé  du  ridicule ,  et  il  avait  trop  ré- 
fléchi sur  les  faiblesses  humaines ,  pour  qu'elles 
pussent'Iui  causer  beaucoup  de  surprise.  Les  ca- 
ractères qu'il  a  essayé  de  tracer  dans  le  genre  de 
la  Bruyère,  sont  saisis  avec  finesse,  dessinés  avec 
vérité ,  mais  non  avec  l'énergie  et  la  vivacité  de 
couleurs  qu'on  admire  dans  son  modèle.  On  voit 
qu'en  observant  les  caractères ,  les  passions ,  les 
ridicules  des  hommes,  il  apercevait  moins  l'effet 
qui  en  résulte  pour  la  société,  que  la  combinaison 
des  causes  qui  les  produisent  ;  accoutumé  à  recher- 
cher les  rapports  qui  les  expliquent,  plutôt  que  les 
contrastesqui  les  font  ressortir,  il  était  trop  occupé 
de  ce  qui  les  rend  naturels  pour  être  ému  de  ce  qui 
les  rend  plaisants.  Pascal,  celui  de  nos  moralistes 
qui  a  le  plus  profondément  pénétré  dans  les  misères 
des  hommes ,  n'a  ni  ri  ni  fait  rire  à  leurs  dépens. 
C'est  une  étude  sérieuse  que  celle  de  l'homme  con- 
sidéré en  lui-même.  Les  faiblesses  qui  dans  cer- 
taines circonstances  peuvent  le  rendre  ridicule,  mé- 
ritent bien  aussi  d'être  observées  avec  attention  : 
les  effets  les  plus  graves  peuvent  en  résulter. 

«  Ne  vous  étonnez  pas,  dit  Pascal ,  si  cet  homme 
«  ne  raisonne  pas  bien  à  présent;  une  mouche 
«  bourdonne  à  son  oreille ,  et  c'est  assez  pour  le 
«  rendre  incapable  de  bon  conseil.  Si  vous  voulez 
«  qu'il  puisse  trouver  la  vérité,  chassez  cet  animal 
«  qui  tient  sa  raison  en  échec,  et  trouble  cette  puis- 
"  santé  intelligence  qui  gouverne  les  cités  et  les 
•  royaumes.  » 


Ln  plupart  de  nos  écrivains  moralistes  n'ont  exa- 
miné l'homme  que  sous  une  certaine  face.  La  Ro- 
chefoucauld, en  démêlant  jusque  dans  les  replis  les 
plus  cachés  du  cœur  humain  les  ruses  de  l'intérêt 
personnel ,  a  voulu  surtout  les  mettre  en  contraste 
avec  les  motifs  imposants  sous  lesquels  elles  se  dé- 
guisent. La  Bruyère ,  avec  des  vues  moins  appro- 
fondies peut-être ,  mais  plus  étendues  et  plus  pré- 
cises, a  peint  de  Vhomme,  a  dit  un  excellent  ob- 
servateur ',  Veffet  qu'il  produit  dans  le  monde; 
Montaigne,  les  impressions  qu'il  en  reçoit;  et 
FauvenargueSj  les  dispositions  qu'il  y  porte*;  et 
c'est  en  cela  que  Vauvenargues  se  rapproche  surtout 
de  Pascal.  Mais  la  différence  du  caractère  et  de  la 
destination  de  ces  deux  profonds  écrivains  en  a  mis 
une  bien  grande  dans  le  but  de  leurs  méditations 
et  dans  le  résultat  de  leurs  maximes.  Pascal,  voué 
à  la  solitude,  a  examiné  les  hommes  sans  chercher 
à  en  tirer  parti ,  et  comme  des  instruments  qui  ne 
sont  plus  à  son  usage;  il  a  pénétré,  aussi  avant 
peut-être  qu'on  puisse  le  faire ,  dans  là  profondeur 
des  faiblesses  et  des  misères  humaines  ;  mais  il  en 
a  cherché  le  principe  dans  les  dogmes  de  la  reli- 
gion, non  dans  la  nature  de  l'homme  ;  et  ne  consi- 
dérant leur  existence  ici-bas  que  comme  un  passage 
d'un  instant  à  une  existence  éternelle  de  bonheur  ou 
de  malheur,  il  n'a  travaillé  qu'à  nous  détacher  de 
nous-mêmes  par  le  spectacle  de  nos  infirmités,  pour 
tourner  toutes  nos  pensées  et  tous  nos  sentiments 
vers  cette  vie  éternelle,  seule  digne  de  nous  occuper. 
Vauvenargues ,  au  contraire ,  a  eu  pour  but  de  nous 
élever  au-dessus  des  faiblesses  de  notre  nature  par 
des  considérations  tirées  de  notre  nature  même  et 
de  nos  rapports  avec  nos  semblables.  Destiné  à 
vivre  dans  le  monde,  ses  réflexions  ont  pour  objet 
d'enseigner  à  connaître  les  hommes  pour  en  tirer 
le  meilleur  parti  dans  la  société.  Il  leur  montre 
leurs  faiblesses  pour  leur  apprendre  à  excuser  celles 
des  autres.  «  Je  crois,  a  dit  Voltaire,  que  les  pen- 
«  sées  de  ce  jeune  militaire  seraient  aussi  utiles  à 
«  un  homme  du  monde  fait  pour  la  société ,  que 
«  celles  du  héros  de  Port-Royal  pouvaient  l'être  à 
«  un  solitaire  qui  ne  cherche  que  de  nouvelles  rai- 
«  sons  pour  haïr  et  mépriser  le  genre  humain.  » 

Vraisemblablement  un  peu  d'humeur  contre  Pas- 
cal s'est  mêlée  à  son  amitié  pour  Vauvenargues , 
quand  il  a  écrit  ce  jugement,  peut-être  exagéré, 
mais  non  dépourvu  de  vérité  sous  certains  rapports. 
Pascal  semble  un  être  d'une  autre  nature ,  qui  ob- 

'  Mademoiselle  Pauline  de  Meulan ,  depuis  madame  Gui- 
zot.  B. 

'  Mélanges  de  littérature  de  Suard ,  t.  I ,  page  309,  Pari» 
»803.  B. 


SDH   VA13VENARG11ES. 


447 


serve  les  hommes  du  haut  de  son  génie,  et  les  con- 
sidère d'une  manière  générale  qui  apprend  plus  à 
les  connaître  qu'à  les  conduire.  Vauvenargues,  plus 
près  d'eux  par  ses  sentiments ,  en  les  instruisant 
par  des  niaximes ,  cherche  à  les  diriger  par  des  ap- 
plications particulières.  Pascal  éclaire  la  route^ 
Vauvenargues  indique  le  sentier  qu'il  faut  suivre  ; 
les  niaximes  de  Pascal  sont  plus  en  observations, 
celles  de  Vauvenargues  plus  en  préceptes. 
'  «  C'est  une  erreur  dans  les  grands,  dit-il,  de 
^•«  croire  qu'ils  peuvent  prodiguer  sans  conséquence 
«  leurs  paroles  et  leurs  promesses.  Les  hommes 
«  souffrent  avec  peine  qu'on  leur  ôte  ce  qu'ils  se 
«  sont  en  quelque  sorte  approprié  par  l'espérance.» 

«  Le  fruit  du  travail  est  le  plus  doux  plaisir.  » 

«  Il  faut  permettre  aux  hommes  d'être  un  peu 
u  inconséquents,  afin  qu'ils  puissent  retourner  à  la 
«  raison  quand  ils  l'ont  quittée,  et  à  la  vertu  quand 
'.  ils  l'ont  trahie.  » 

«  La  plus  fausse  de  toutes  les  philosophies  est 
<«  celle  qui,  sous  prétexte  d'affranchir  les  hommes  des 
«  embarras  des  passions,  leur  conseille  l'oisiveté.» 

On  a  observé  que  le  sentiment  encourageant  qui 
a  dicté  la  doctrine  de  Vauvenargues,  et  la  manière 
en  quelque  sorte  paternelle  dont  il  la  présente ,  sem- 
blent le  rapprocher  beaucoup  plus  des  philosophes 
anciens  que  des  modernes.  La  Rochefoucauld  hu- 
milie l'homme  par  une  fausse  théorie;  Pascal  l'af- 
flige et  l'effraye  du  tableau  de  ses  misères  ;  la  Bruyère 
l'amuse  de  ses  propres  travers;  Vauvenargues  le 
console  et  lui  apprend  à  s'estimer. 

Un  écrivain  anonyme  qui  a  publié  '  un  jugement 
sur  Vauvenargues ,  plein  de  finesse  et  de  justesse, 
et  dont  j'ai  déjà  emprunté  quelques  idées ,  me  four- 
nira encore  un  passage  qui  vient  à  l'appui  de  mes 
observations.  «  Presque  tous  les  anciens,  dit-il ,  ont 
(.  écrit  sur  la  morale  :  mais  chez  eux  elle  est  tou- 
«  jours  en  préceptes ,  en  sentences  concernant  les 
*  devoirs  des  hommes ,  plutôt  qu'en  observations 
»  sur  leurs  vices;  il  s'attachent  à  rassembler  des 
«  exemples  de  vertus ,  plutôt  qu'à  tracer  des  ca- 
«  ractères  odieux  ou  ridicules.  On  peut  renwrquer 
"  la  même  chose  dans  les  écrits  des  sages  indiens, 
'<  et  en  général  des  philosophes  de  tous  les  pays 
«  où  la  philosophie  a  été  chargée  d'enseigner  aux 
«  hommes  les  devoirs  de  la  morale  usuelle.  Parmi 
«<  nous,  la  religion  chrétienne  se  chargeant  de  cette 
«  fonction  respectable,  la  philosophie  a  dû  changer 
«  le  but  de  ses  études ,  son  application  et  son  lan- 
<•  gage;  elle  n'avait  plus  à  nous  instruire  de  nos 

•  Madame  fïtiizot,  dans  sps  Essais  d;  littérature  et  de  mo- 
rute,  p,  53,  et  dans  les  Mclaïufes  de  littérature  de  Suard, 
t.  I,  p.  301    B. 


"  devoirs ,  mais  elle  pouvait  nous  éclairer  sur  ce 
«  qui  en  rendait  la  pratique  plus  difficile.  Lespre- 
«  miers  philosophes  étaient  les  précepteurs  du  genre 
«  humain  ;  ceux-ci  en  ont  été  les  censeurs  :  ils  se 
«  sont  appliqués  à  démêler  nos  faiblesses,  au  lieu  de 
«  diriger  nos  passions  ;  ils  ont  surveillé ,  épié  tous 
«  nos  mouvements;  ils  ont  porté  \d  tomière  par- 
«  tout;  par  eux  toute  illusion  a  été  détruite;  mais 
«  Vauvenargues  en  avait  conservé  une,  c'était 
«  l'amour  de  la  gloire.  » 

Mais  l'homme  est-il  donc  si  mauvais  ou  si  bon, 
qu'il  n'y  ait  en  lui  que  des  sentiments  dangereux 
à  détruire,  ou  qu'il  n'y  en  ait  pas  d'utiles  à  lui  ins- 
pirer? Tant  de  force,  perdue  quelquefois  à  sur- 
monter les  passions ,  ne  serait-elle  pas  mieux  em- 
ployée à  diriger  les  passions  vers  un  but  salutaire? 
Vauvenargues  pensait  comme  Sénèfjne  qa'appreti- 
dre  la  vertu,  c^est  désapprendre  le  vice.  Jeufie, 
sensible,  plein  d'énergie,  d'élévation,  d'ardeur  pour 
tout  ce  qui  est  beau  et  bon ,  il  a  porté  toute  la 
chaleur  de  son  âme  dans  des  recherches  philoso- 
phiques où  d'autres  n'ont  poTté  que  les  lumières 
de  leur  esprit ,  blessés  par  le  spectacle  du  mal  et 
trop  aisément  découragés  par  l'expérience.  Les 
conseils  des  vieillards,  dit-il  quelque  part,  sont 
comme  le  soleil  d'hiver  :ils  éclairent  scms  échfmf- 
fer. 

Vauvenargues ,  voyant  arriver  le  terme  de  sa  vie, 
et  privé  de  tout  ce  qui  aurait  pu  embellir  cette  vie 
qu'il  avait  consacrée  à  la  vertu ,  n'écrivait  que  pour 
faire  sentir  le  charme  et  les  avantages  de  la  vertu. 

«  L'utilité  de  la  vertu ,  dit-il ,  est  si  manifeste, 
«  que  les  méchants  la  pratiquent  par  intérêt.  » 

«  Rien  n'est  si  utile  que  la  réputation ,  et  rien  ne 
«  donne  la  réputation  si  sûrement  que  le  mérite.» 

«  Si  la  gloire  peut  nous  tromper ,  le  mérite  ne 
«  peut  le  faire;  et  s'il  n'aide  à  notre  fortune ,  H  sou- 
<c  tient  notre  adversité.  Mais  pourquoi  séparer  4e& 
«  choses  que  la  raison  même  a  unies?  Pourquoi 
«  distinguer  la  vraie  gloire  du  mérite,  qui  ei»  est  la 
«  source  et  dont  elle  est  la  preuve  ?  » 

Et  celui  qui  écrivait  ces  réflexions  n'avait  p»» 
avec  «»  mérite  si  rare,  parvenir  à  la  fortune,  ni 
même  à  la  gloire ,  qui  l'eàt  consolé  de  tout.  Mais 
séparant,  pour  ainsi  dire,  sa  cause  de  la  considé- 
ration générale  de  l'humanité,  il  ne  croyait  pas 
que  sa  destinée  particulière  fût  d'un  poids  digne 
d'être  mis  dans  la  balance  où  il  pesait  les  biens  et 
les  maux  de  la  conditioft  humaine. 

Ceux  qui  l'ont  conn»  rendent  témoignage  de 
celte  paix  constante ,  de  cette  indulgente  bonté,  de 
cette  justice  de  cœur  et  de  cette  justesse  d'esprit, 
(pii  formèrent  son  caractère ,  et  q\ie  n'altérèrent 


448 


INOTiCK 


jamais  ses  continuelles  souffrances.  Jt  Val  vu  tou- 
jours, dit  Voltaire  ',  le  plus  infortune  des  hommes 
et  le  plus  tranquille. 

C'était  à  Paris,  où  il  passa  les  trois  dernières 
années  de  sa  vie,  qu'il  s'était  lié  avec  Voltaire  de 
cette  affection  tendre  et  profonde  qui  en  fit  la  plus 
douce  consolation.  Voltaire,  alors  âgé  de  plus  de 
cinquante  ans ,  environné  des  honunages  de  l'Eu- 
rope entière,  qu'il  remplissait  de  son  nom,  éprou- 
vait pour  ce  jeune  mourant  une  amitié  mêlée  de 
respect.  .  .?  .  ^i  •    m*.  , 

Marmontel,  qui  dul  ^  yoltaire  la  connaissance 
d^  Vauvenargues,  donne  une  idée  intéressante  du 
d^arme  de  son  commerce  et  de  ses  entretiens.  «En 
«y Je  lisant,  dit  Marmontel »,  je  crois  encore  l'en- 
«, tendre;  et  je  ne  sais  si  sa  conversation  n'avait 
a  pas  même  quelque  chose  de  plus  animé,  de  plus 
<v, délicat  que  ses  (iivins  écrits.  » 

H  écrit  ailleurs  3  :  «  Vauvenargues  connaissait  le 
«,  monde  et  ne  le  méprisait  point.  Ami  des  hom- 
«<  mes,  il  mettait  le  vice  au  rang  des  malheurs,  et 
«  la  pitié  tenait  dans  son  cœur  la  place  de  l'indi- 
«,  gnation  et  de  la  haine.  Jamais  l'art  et  la  politique 
<v  n'ont  eu  sur  les  esprits  autant  d'empire  que  lui 
«:  en  donnaient  la  botité  de  son  naturel  et  la  dou- 
^  «  çeur  de  son  éloquence.  Il  avait  toujours  raison , 
«  et  personne  n'en  était  humilié.  L'affabilité  de 
<v.  l'ami  faisait  aimer  en  lui  la  supériorité  du  maître.» 

'''    i*iudulgente  valu  nous  pariait  par  sa  bouche. 

«  Doux,  sensible,  compatissant,  il  tenait  nos 
«  âmes  dans  ses  mains.  Une  sérénité  inaltérable 
"  dérobait  ses  douleurs  aux  yeux  de  l'amitié.  Pour 
«  soutenir  l'adversité,  on  n'avait  besoin  que  de  son 
«  exemple  ;  et  témoin  de  l'égalité  de  son  âme ,  on 
«  n'osait  être  malheureux  avec  lui.  » 

Ce  n'était  point  là  le  spectacle  que  Sénèque  re- 
garde comme  digne  des  regards  de  la  Divinité  : 
t homme  de  bien  luttant  contre  le  malheur.  Vau- 
venargues n'avait  point  à  lutter  :  son  âme  était 
plus  forte  que  le  mal. 

«  Ce  n'était  que  par  un  excès  de  vertu,  dit  Voltaire, 
«  que  Vauvenargues  n'était  point  malheureux ,  et 
«  cette  vertu  ne  lui  coûtait  point  d'effort.  »  Un 
«entiment  vif  et  profond  des  joies  que  donne  la 
vertu  le  soutenait  et  le  consolait  ;  et  il  ne  concevait 
pas  qu'on  pût  se  plaindre  d'être  réduit  à  de  tels 
plaisirs. 

«  On  ne  peut  être  dupe  de  la  vertu,  écrivait-il  ; 
«  ceux  qui  l'aiment  sincèrement  y  goûtent  un  se- 

^  Éloge  funèbre  des  officiers  morts  dans  la  guerre  de  [li\. 
'Lettre  de Marmontêl  à  madame  d'Espagnac. 
'  Note  à  VÉpitre  dédicatoirc  de  Denysle  Tyran. 


«  eret  plaisir ,  et  soi^tfrent  à  s'en  détourner.  Quoi 
«  qu'on  fasse  aussi  pour  la  gloire,  jamais  ce  travail 
«  n'est  perdu  s'il  tend  à  nous  en  rendre  digne.  » 
Cette  réflexion  révèle  le  secret  de  toute  sa  vie. 

Un  sentiment  de  lui-même ,  aussi  noble  que  mo- 
deste, a  pu  dicter  cette  autre  pensée  :  «  On  doit 
«  se  consoler  de  n'avoir  pas  les  grands  talents 
«  comme  on  se  console  de  n'avoir  pas  les  grandes 
«  places.  On  peut  être  au-dessus  de  l'un  et  de-l'au- 
«  tre  par  le  cœur.  » 

Avec  une  élévation  d'âme  si  naturelle  et  en  même 
temps  une  raison  si  supérieure,  Vauvenargues  de- 
vait être  bien  éloigné  de  goûter  un  certain  scepti- 
cisme d'opinion  qui  commençait  à  se  réj)andre  de 
son  temps,  que  les  imaginations  exaltées  prenaient 
pour  de  l'indépendance,  et  qui  ne  prouvait,  dans 
ceux  qui  le  professaient,  que  l'ignorance  des  vérita- 
bles routes  qui  conduisent  à  la  vérité.  Il  réprouvait 
A  ces  maximes  qui ,  nous  présentant  toutes  choses 
«  comme  incertaines ,  nous  laissent  les  maîtres  ab- 
«  solus  de  nos  actioas;  ces  maximes  qui  anéantis- 
«  sent  le  mérite  de  la  vertu,  et  n'admettant  parmi 
«  les  hommes  que  des  apparences,  égalent  le  bien 
«  et  le  mal  ;  ces  maximes  qui  avilissent  la  gloire 
«  comme  la  plus  insensée  des  vanités,  qui  justifient 
«  l'intérêt ,  la  bassesse  et  une  bi*utaie  indolence.  » 

«  Comment  Vauvenargues,  s'écrie  Voltaire,  avait- 
«  il  pris  un  essor  si  haut  dans  le  siècle  des  petites- 
«  ses?  »  Je  répondrai  :  C'est  que  Vauvenargues,  en 
profitant  des  lumières  de  son  siècle,  n'en  avait  point 
adopté  l'esprit ,  cet  esprit  du  inonde ,  si  vain  dans 
son  fonds,  dit-il  lui-même,  par  lequel  il  reproche 
à  de  grands  écrivains  de  s'être  laissé  corrompre  en 
sacrifiant  au  désir  de  plaire  et  à  une  vaine  popula- 
rité ,  la  rectitude  de  leur  jugement  et  la  conscience 
même  de  leurs  opinions.  Vauvenargues  put  appren- 
dre par  sa  propi'e  expérience  combien  cette  com- 
plaisance qu'il  blâme  est  souvent  nécessaire  au 
succès  des  meilleurs  ouvrages.  U Introduction  à 
la  connaissance  de  V  esprit  humain  parut  en  1740, 
et  n'eut  qu'un  succès  obscur.  Un  ouvrage  sérieux, 
quelque  mérite  qui  le  recommande ,  s'il  paraît  sans 
nom  d'auteur,  s'il  n'est  annoncé  par  aucun  parti , 
ni  favorisé  ,par  aucune  circonstance  particulière , 
ne  peut  attirer  que  faiblement  l'attention  publique. 

Des  hommes  qui  ont  vécu  dans  le  monde ,  vu  la 
cour,  occupé  des  places  importantes,  obtenu  quel- 
que considération,  imaginent  difficilement  qu'en 
morale  et  en  philosophie  pratique ,  ils  puissent  ja- 
mais avoir  besoin  d'apprendre  quelque  chose.  Cette 
partie  des  connaissances  humaines  devient  pour 
eux  un  objet  de  spéculation ,  un  amusement  de 
l'esprit  qui  ne  leur   paraît  digne  d'occuper  leur 


SUR  VADVENARGUES. 


449 


(spiit  qu'autant  qu'elle  leur  offre  quelques  idées 
un  peu  singulières ,  qu'ils  puissent  trouver  leur 
compte  à  attaquer  ou  à  défendre.  On  conçoit  qu'un 
ouvrage  de  littérature  obtienne,  en  paraissant,  un 
succès  à  peu  près  général;  mais  un  ouvrage  de 
morale  ou  de  philosophie  ne  peut  faire  d'abord 
qu'une  faible  sensation;  il  faut  que  les  idées  nou- 
velles qu'il  renferme  captivent  assez  l'attention 
pour  lui  susciter  des  adversaires  et  des  défenseurs, 
et  que  l'esprit  de  parti  vienne  à  l'appui  du  raison- 
nement pour  fixer  l'opinion  sur  le  mérite  de  l'au- 
teur et  de  l'ouvrage.  Autrement  il  sera  lu,  estimé 
et  loué  par  quelques  bons  esprits  ;  mais  ce  n'est 
que  par  une  communication  lente  et  presque  in- 
sensible que  l'opinion  des  bons  esprits  devient  celle 
du  public.  Tous  les  hommes  éclairés  qui  ont  parlé 
de  Vauvenargues,  l'ont  regardé  comme  un  esprit 
d'un  ordre  supérieur,  observateur  profond  et  écri- 
vain éloquent ,  qui  avait  observé  la  nature  sous  de 
nouvelles  faces ,  et  donné  à  la  morale  un  caractère 
plus  touchant  qu'on  ne  l'avait  fait  encore.  Ils  fu- 
rent frappés  surtout  de  cet  amour  si  pur  de  la  vertu 
qui  se  reproduit  sous  toutes  sortes  de  formes  dans 
ses  ouvrages,  et  qui  en  dicte  tous  les  résultats. 
La  gloire  et  la  vertu ,  voilà  les  deux  grands  mobi- 
les qu'il  propose  à  l'homme  pour  élever  ses  pensées 
et  diriger  ses  actions,  les  deux  sources  de  son 
bonheur,  qu'il  regarde  comme  inséparables. 

Vauvenargues  ne  concevait  pas  que  le  vice  pût 
jamais  être  bon  à  quelque  chose;  contre  l'opinion 
de  quelques  écrivains  qui  pensent  qu'il  y  a  des  vi- 
ces attachés  à  la  nature ,  et  par  cette  raison  inévi- 
tables; des  vices,  s'ils  osaient  le  dire,  nécessaires 
et  presque  innocents. 

«  On  a  demandé  si  la  plupart  des  vices  ne  con- 
«  courent  pas  au  bien  public,  comme  les  plus  pu- 
«  res  vertus.  Qui  ferait  fleurir  le  commerce  sans 
«  la  vanité,  l'avarice,  etc.?  Mais  si  nous  n'avions 
«  pas  de  vices,  nous  n'aurions  pas  ces  passions  à 
«  satisfaire,  et  nous  ferions  par  devoir  ce  qu'on 
«  fait  par  ambition,  par  orgueil,  par  avarice.  Il 
«  est  donc  ridicule  de  ne  pas  sentir  que  le  vice 
«  seul  nous  empêche  d'être  heureux  par  la  vertu.... 
«  et  lorsque  les  vices  vont  au  bien,  c'est  qu'ils 
«  sont  mêlés  de  quelques  vertus ,  de  patience ,  de 
«  tempérance,  de  courage.  » 

«  I.e  vice  n'obtient  point  d'hommage  réel.  Si 
«  Cromvvell  n'eût  été  prudent,  ferme,  laborieux, 
«  Ubéral,  autant  qu'il  était  ambitieux  et  remuant, 
«  ni  sa  gloire  ni  sa  fortune  n'auraient  couronné  ses 
*  projets;  car  ce  n'est  pas  à  ses  défauts  que  les 
«  hommes  se  sont  rendus  mais  à  la  supériorité  de 
"  son  génie.  » 


«  Il  faut  de  la  sincérité  et  de  la  droiture,  même 
«  pour  séduire.  Ceux  qui  ont  abusé  les  peuples  sur 
«  quelque  intérêt  général ,  étaient  fidèles  aux  par- 
«  ticuliers.  Leur  habileté  consistait  à  captiver  les 

«  esprits  par  des  avantages  réels Aussi  les 

«  grands  orateurs ,  s'il  m^est  permis  de  joindre  ces 
«  deux  choses,  ne  s'efforcent  pas  d'imposer  par 
«  un  tissu  de  flatteries  et  d'impostures ,  par  une 
«  dissimulation  continuelle  et  par  un  langage  pu- 
«  rement  ingénieux.  S'ils  cherchent  à  faire  illu- 
«  sion  sur  quelque  point  principal ,  ce  n'est  qu'à 
«  force  de  sincérité  et  de  vérités  de  détail  ;  car  le 
«  mensonge  est  faible  par  lui-même.  » 

Les  arts  du  style ,  les  mouvements  même  de  l'é- 
loquence ne  valent  pas  ce  ton  simple  d'une  raison 
puissante ,  vouée  à  la  défense  des  plus  nobles  sen- 
timents. Mais  la  supériorité  même  de  raison,  soute- 
nue par  cette  persuasion  intime  qui  ajoute  une 
force  invincible  à  la  raison ,  donne  au  style  de  Vau- 
venargues un  charme  pénétrant  auquel  n'attein- 
dront jamais  ceux  qui  cherchent  à  en  imposer  par 
un  langage  purement  ingénieux. 

«  La  clarté  orne  les  pensées  profondes.  » 

Cette  maxime  de  Vauvenargues  paraît  être  le 
résultat  de  ses  sentiments  comme  de  ses  observa- 
tions. Dans  la  plupart  de  ses  pensées  la  force  de 
l'expression  tient  à  celle  de  la  vérité.  Le  philoso- 
phe a  frappé  si  juste  au  but,  que,  pour  donner  à 
son  idée  le  plus  grand  effet ,  il  lui  suffît  de  la  faire 
bien  comprendre.  Qu'on  me  permette  d'en  citer 
plusieurs  de  ce  genre.  L'exemple  est  toujours  plus 
frappant  que  la  réflexion. 

«  Nous  querellons  les  malheureux  pour  nous  dis- 
«  penser  de  les  plaindre.  » 

«  La  magnanimité  ne  doit  pas  compte  à  la  pru- 
«  dence  de  ses  motifs.  » 

«  Nos  actions  ne  sont  ni  aussi  bonnes  ni  aussi 
«  mauvaises  que  nos  volontés.  » 

«  Il  n'y  a  rien  que  la  crainte  ou  l'espérance  ne 
«  persuade  aux  hommes.  » 

«  La  servitude  avilit  l'homme  au  point  de  s'en 
«  faire  aimer.  » 

Dans  les  écrits  où  notre  philosophe  donne  à  ses 
réflexions  plus  de  développements,  on  retrouve  en- 
core ce  même  caractère  de  style,  naturel  dans  l'ex- 
pression ,  fort  seulement  par  les  combinaisons  de 
la  pensée ,  vif  de  raisonnement ,  touchant  de  con- 
viction, animé  moins  par  les  images  qui,  connue 
le  dit  Vauvenargues  lui-même,  embellissent  la  rai- 
son, que  par  le  sentiment  qui  la  persuade;  et  ce 
sentiment,  trop  énergique  en  lui  pour  se  perdre  en 
déclamation,  trop  vrai  pour  se  déguiser  par  l'em- 
phase, se  manifeste  souvent  par  des  tours  hardis, 


Vî» 


450 


DISCOUHS 


rapides,  inusités ,  que  la  vraie  éloquence  ne  cherche 
pas,  mais  qu'elle  laisse  échapper,  et  qui  ne  sont 
même  éloquents  que  parce  qu'ils  échappent  à  une 
àme  profondément  pénétrée  de  son  ohjet. 

Quoique  l'imagination  ne  soit  pas  le  caractère 
dominant  du  style  de  Vauvenargues,  elle  s'y  mon- 
tre de  temps  en  temps ,  et  toujours  sous  des  for- 
mes aimables  et  riantes.  Son  esprit  était  sérieux, 
mais  son  âme  était  jeune  :  c'était  comme  on  aime 
à  vingt  ans  qu'il  aimait  la  bonté,  la  gloire,  la 
vertu  ;  et  son  imagination ,  sensible  aux  beautés  de 
la  nature ,  en  prêtait  à  ses  objets  chéris  les  plus 
douces  et  les  plus  vives  couleurs.  L'éclat  de  la 
jeunesse  se  peint  à  ses  yeux  dans  les  jours  bril- 
lants de  l'été  ;  la  grâce  des  premiers  jours  du  prin- 
temps est  l'image  sous  laquelle  se  présente  à  lui 
une  vertu  naissante. 

«  Les  feux  de  l'aurore ,  selon  lui ,  ne  sont  pas  si 
'«  doux  que  les  premiers  regards  de  la  gloire.  « 

Il  dit  ailleurs  :  «  Les  regards  affables  ornent  le 
w  visage  des  rois.  »  Cette  image  rappelle  un  vers 
de  la  Jérusalem  du  Tasse  ;  c'est  lorsque  le  poète 
peint  l'ange  Gabriel  revêtant  une  forme  humaine 
pour  se  montrer  à  Godefroy  : 

Tra  giovane  e  fanciullo  età  confine 
Prese,  ed  orna  di  raggi  il  biondo  crine. 

«  Il  prit  les  traits  de  l'âge  qui  sépare  la  jeunesse  de  l'enfance , 
«  et  orna  de  rayons  sa  blonde  chevelure,  w 

Quelquefois  aussi ,  malgré  la  pente  sérieuse  des 
idées  de  Vauvenargues ,  ses  tournures  prennent , 
par  les  rapprochements  que  fait  son  esprit,  une  ori- 
ginalité piquante. 

«  Le  sot  est  comme  le  peuple,  il  se  croit  riche  de 
<«  peu.  " 

«  Ceux  qui  combattent  les  préjugés  du  peuple 
«  croient  n'être  pas  peuple.  Un  homme  qui  avait 
«  fait  à  Rome  un  argument  contre  les  poulets  sa- 
"  crés,  se  regardait  peut-être  comme  un  philo- 
-  sophe.  » 

Cette  observation  trouverait  bien  des  applications 
dans  les  temps  modernes.  Nous  avons  vu  beaucoup 
de  philosophes  de  cette  force.  J'ai  connu  un  abbé 
de  la  Chapelle,  bon  géomètre,  et  qui  avait  été  jus- 
qu'à quarante  ans  très-bon  chrétien.  «  Je  n'avais 
"  jamais  réfléchi  sur  la  religion ,  disait-il  un  jour 
'<  à  d'Alembert;  mais  j'ai  lu  la  Lettre  de  Thrasy- 
«'.  bide  et  le  Testament  de  Jean  Meslier;  cela  m'a 
"  fait  faire  des  reflexions ,  et  je  me  suis  fait  esprit 
«  fort.  » 

Après  avoir  fait  remarquer  les  qualités  intéres- 
santes qui  distinguent  le  style  de  Vauvenargues^ 


nous  devons  convejiir  que  ces  qualités  sont  quelques- 
fois  ternies  par  des  termes  impropres  et  plus  sou- 
vent par  des  tournures  incorrectes.  Il  n'avait  au- 
cun principe  de  grammaire;  il  écrivait  pour  ainsi 
dire  d'instinct,  et  ne  devait  son  talent  qu'à  un  goût 
naturel ,  formé  par  la  lecture  réfléchie  de  nos  bonà 
écrivains.    ^"  '  •  '*'?  'm..  ^;»'f  f--»  .•♦!   t*.    >■•      <• 

Vauvenar^ëé,  îii)rès  âvoirlângiil' plùsieurà  an- 
nées dans  un  état  de  souffrance  sans  remède,  qu*fl 
supportait  sans  s6  plaindre ,  voyait  sa  fin  prochaine 
comme  inévitable  ;  il  en  parlait  peu ,  et  s'y  prépa- 
rait sans  aucune  apparence  d'inquiétude  et  d'effroi. 
Il  mourut  en  1747,  entouré  de  quelques  amis  dis* 
tingués  par  leur  esprit  et  leur  caractère ,  qui  n'a- 
vaient pas  cessé  de  lui  donner  des  preuves  du  plus 
tendre  dévouement.  Il  les  étonnait  autant  par  le 
calme  inaltérable  de  son  âme  que  par  les  ressour- 
ces inépuisables  de  son  esprit,  et  souvent  par  l'élo- 
quence naturelle  de  ses  discours. 

On  trouvera  peut-être  que  je  me  suis  trèp  éVendû 
sur  les  détails  de  la  vie  d'un  homme  qui  a  été  peu 
connu ,  et  dont  les  écrits  n'ont  pas  atteint  au  degré 
de  réputation  qu'ils  obtiendront  sans  doute  un  jour; 
mais  c'est  pour  cela  même  qu'il  n^a  paru  impor- 
tant d'attirer  plus  particulièrement  l'attention  du 
public  sur  un  mérite  méconnu  et  sur  des  talents 
mal  appréciés.  Je  croirais  n'avoir  pas  fait  un  travail 
inutile,  si  les  pages  qu'on  vient  de  lire  pouvaient 
engager  quelques  esprits  raisonnables  à  rendre  plus 
de  justice  à  un  écrivain  qui  a  donné  à  la  morale  un 
langage  si  noble  et  un  ton  si  touchant. 

SUARD. 


«tt»«i  »•««»«»« 


DISCOURS  PRÉLIMINAIRE. 


Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le  mondey 
dit  Pascal ,  il  ne  faut  que  les  appliquer  j  mais  c^la 
est  très-difficile.  Ces  maximes  n'étant  pas  l'ou- 
vrage d'un  seul  homme,  mais  d'une  infinité  d'hom- 
mes différents  qui  envisageaient  les  choses  par  di- 
vers côtés ,  peu  de  gens  ont  l'esprit  assez  profond 
pour  concilier  tant  de  vérités ,  et  les  dépouiller  des 
erreurs  dont  elles  sont  mêlées  ^  Au  lieu  de  songer 

"  Dans  la  première  édition ,  on  lit  après  cette  phrase  un  pas- 
sage que  l'auteur  supprima  dans  la  seconde  ;  le  voici  :  «  Si 
«  quelque  génie  plus  solide  se  propose  un  si  grand  travail , 
«  nous  nous  unissons  contre  lui.  Aristote,  disons -nous,  a  jeté 
«  toutes  les  semences  des  découvertes  de  Descartes  :  quoiqu'il 
'<  soit  manifeste  que  Descaries  ait  tiré  de  ces  vérités ,  connues , 


HIELIMINAIKE. 


451 


à  réunir  ces  divers  points  tîe  vue ,  nous  nous  amu- 
sons à  discourir  des  opinions  des  philosophes ,  et 
nous  les  opposons  les  uns  aux  autres ,  trop  faibles 
pour  rapprocher  ces  maximes  éparses  et  pour  en 
former  un  système  raisonnable.  Il  ne  paraît  pas 
même  que  personne  s'inquiète  beaucoup  des  lu- 
mières *  et  des  connaissances  qui  nous  manquent. 
Lea  uns  s*endorment  sur  Tautorité  dés  préjugés, 
et  en  admettent  même  de  contradictoires,  faute 
d'aller  jusqu'à  l'endroit  par  lequel  ils  se  contra- 
l'ient;  et  les  autres  passent  leur  vie  à  douter  et  à 
disputer,  sans  s'embarrasser  des  sujets  de  leurs 
disputes  et  de  leurs  doutes. 

Je  me  suis  souvent  étonné,  lorsque  j'ai  com- 
mencé à  réfléchir,  de  voir  qu'il  n'y  eût  aucun  prin- 
cipe sans  contradiction ,  point  de  terme  même  sur 
les  grands  sujets  dans  l'idée  duquel  on  convînt  "■ . 
Je  disais  quelquefois  en  moi-même  :  Il  n'y  a  point 
de  démarche  indifférente  dans  la  vie;  si  nous  la 
conduisons  sans  la  connaissance  de  la  vérité ,  quel 
abîme  ! 

Qui  sait  ce  qu'il  doit  estimer,  ou  mépriser,  ou 
haïr,  s'il  ne  sait  ce  qui  est  bien  ou  ce  qui  est  mal  ? 
çt  quelle  idée  aura-t-on  de  soi-même,  si  on  ignore 
ce  qui  est  estimable  ?  etc. 

On  ne  prouve  point  les  principes,  me  disait-on. 
Voyons,  s'il  est  vrai  3,  répondais-je  ;  car  cela  même 
est  un  principe  très-fécond ,  et  qui  peut  nous  ser- 
vir de  fondement  4. 

w  selon  nous ,  à  l'antiquité ,  des  conséquences  qui  renveiscnt 
«  toute  sa  doctrine,  nous  publions  hardiment  nos  calomnies  : 
«  cela  me  ^rappelle  encore  ces  paroles  de  Pascal  :  Ceux  qui 
ti  sont  capables  d'inventer  sont  rares;  ceux  qui  n'inventent 
«  pas  sont  en  plus  grand  nombre,  et  par  conséquent  les  plus 
.  «forts,  et  Von  voit  que,  pour  l'ordinaire,  ils  refusent  aux 
«  inventeurs  la  gloire  qu'ils  méritent,  etc. 

<«  Ainsi  nous  conservons  obstinément  nos  préjugés,  nous  en 
«  admettons  même  de  contradictoires,  faute  d'aller  jusqu'à 
«  l'endroit  par  lequel  ils  se  contrarient.  C'est  une  chose  raons- 
«  trueuse  que  cette  conliance  dans  laquelle  on  s'endort ,  pour 
«  ainsi  dire,  sur  l'autorité  des  maximes  populaires ,  n'y  ayant 
«  point  de  principe  sans  contradiction ,  point  de  terme  même 
rt  sur  les  grands  sujets  dans  l'idée  duquel  on  convienne.  Je 
«  u'en  citerai  qu'un  exemple  :  qu'on  me  définisse  la  vertu.  » 
^  Il  serait  plus  exact  de  dire  s'inquiète  beaucoup  du  défaut 
des  lumières;  mais  c'est  une  locution  elliptique  qui  peut  être 
justifiée.  M. 

*  Un  terme  sur  les  grands  sujets  est  une  expression  trop 
vague.  Convenir  dans  l'idée  d'un  terme  ;  celte  manière  de 
s'exprimer  est  trop  négligée.  M.  —  La  pensée  de  Vauvenar- 
gues  est  que,  dans  les  matières  de  haute  spéculation,  le  sens 
de  l'expression  n'est  pas  toujours  exactement  déterminé.  B. 

3  Pour  «/ceia6's^vnM/locuUonfamiIièrç,mais  peu  exacte.  M. 

*  On  trouve  encore  ici  dans  la  première  édiUon  un  passage 
que  nous  rétablissons ,  et  qui  fut  supprimé  dans  la  seconde  : 
«  Nous  nous  appliquons  à  la  chimie,  à  l'astronomie,  ou  a  ce 
«  qu'on  appelle  érudition ,  comm<î  si  nous  n'avions  rien  à  con- 


Cependant  j'ignorais  ia  route  que  je  devais  suivre 
[our  sortir  des  incertitudes  qui  m'environnaient. 
Je  ne  savais  précisément  ni  ce  que  je  cherchais, 
ni  ce  qui  pouvait  m'éclairer;  et  je  connaissais 
peu  de  gens  qui  fussent  en  état  de  m'instruire. 
Alors  j'écoutai  cet  instinct  qui  excitait  ma  curio- 
sité et  mes  inquiétudes,  et  je  dis  :  Que  veux-je  sa- 
voir? que  m*importe-t-il  de  connaître?  les  choses 
qui  ont  avec  moi  les  rapports  les  plus  nécessaires  ? 
sans  doute.  Et  où  trouverai-je  ces  rapports,  sinon 
dans  l'étude  de  moi-même  et  la  connaissance  des 
hommes,  qui  sont  l'unique  fin  de  mes  actions,  et 
l'objet  de  toute  ma  vie  ?  Mes  plaisirs ,  mes  cha- 
grins ,  mes  passions ,  mes  affaires ,  tout  roule  sur 
eux.  Si  j'existais  seul  sur  la  terre,  sa  possession 
entière  serait  peu  pour  moi  :  je  n'aurais  plus  ni 
soins ,  ni  plaisirs ,  ni  désirs  ;  la  fortune  *  et  la  gloire 
même  ne  seraient  pour  moi  que  des  noms;  car  il 
ne  faut  pas  s'y  méprendre  :  nous  ne  jouissons  que 
des  hommes,  le  reste  n'est  rien  *.  Mais,  continuai- 
je,  éclairé  par  une  nouvelle  lumière,  qu'est-ce  que 
l'on  ne  trouve  pas  dans  la  connaissance  de  l'homme  ? 
Les  devoirs  des  hommes  rassemblés  en  société, 
voilà  la  morale  ;  les  intérêts  réciproques  de  ces  so- 
ciétés ,  voilà  la  politique  ;  leurs  obligations  envers 
Dieu ,  voilà  la  religion. 

Occupé  de  ces  grandes  viies ,  je  me  proposai  d'a- 
bord de  parcourir  toutes  les  qualités  de  l'esprit, 
ensuite  toutes  les  passions ,  et  enfin  toutes  les  ver^ 
tus  et  tous  les  vices  qui ,  n'étant  que  des  qualités 
humaines ,  ne  peuvent  être  connus  que  dans  leur 
principe.  Je  méditai  donc  sur  ce  plan,  et  je  posai 
les  fondements  d'un  long  travail.  Les  passions  in 

«  naitre  de  plus  important.  Nous  ne  manquons  pas  de  prétexte 
«  pour  justifier  ces  études.  Il  n'y  a  point  de  science  qui  n'ait 
«  quelque  côté  utile.  Ceux  qui  passent  toute  leur  vie  à  l'étude 
((  des  coquillages ,  disent  qu'ils  contemplent  la  nature.  O  dé- 
fi mence  aveugle  !  la  gloire  est-elle  un  nom ,  la  vertu  une  er- 
«  reur,  la  foi  un  fantôme?  Nous  nions  ou  nous  recevons  ces 
«  opinions  que  nous  n'avons  jamais  approfondies,  et  nous 
«  nous  occupons  tranquillement  de  sciences  purement  cu- 
«  rieuses.  Croyons-nous  connaître  les  choses  dont  nous  igno- 
«  rons  les  principes? 

<c  Pénétré  de  ces  réflexions  dès  mon  enfance ,  et  blessé  des 
a  contradictions  trop  manifestes  de  nos  opinions ,  je  cherchai 
<t  au  travers  de  tant  d'erreurs  les  sentiers  délaissés  du  vrai,  et 
«  je  dis  :  Que  veux-je  savoir ,  etc.  » 

»  Fortune,  pris  dans  le  sens  de  richesse,  peut  procurer  h 
l'homme  vivant  dans  la  solitude  la  plus  absolue,  quelques 
jouissances  matérielles;  mais  quelle  peut  être  la  gloire  pour 
un  être  isolé?  elle  n'existe  pas  hors  de  l'état  de  société.  B. 

*  Cela  est  au  moins  obscur  ;  nous  jouissons  aussi  des  choses. 
M.  —  L'auteur  a  voulu  dire  que  nous  ne  jouissons  que  par  le 
senliment  d'opinion  que  nous  inspirons  h  cetix  qui  nous  en- 
tourent, et  que  nos  plaisirs  sont  au  moral  le  résultat  de  l'a 
inour-propre  et  de  la  v.'inité  fliitlés.  B. 


?î). 


452 


VAUVEINARGUES. 


séparables  de  la  jeunesse ,  des  infirmités  continuel- 
les, la  guerre  survenue  dans  ces  circonstances ,  ont 
interrompu  cette  étude.  Je  me  proposais  de  la  re- 
prendre un  jour  dans  le  repos ,  lorsque  de  nouveaux 
contre-temps  m'ont  ôté ,  en  quelque  manière ,  l'es- 
pérance de  donner  plus  de  perfection  à  cet,  ou- 
vrage.   -^'cV:''.^*''::     '■:■   ■   .''' 

Je  me  suis  a^tac^ ,  Sitant  que  j'âî  pu ,  âahs  cette 
seconde  édition,  a  corriger  les  fautes  de  langage 
qu'on  m'a  fait  remarquer  dans  la  première.  J'ai  re- 
toluché  le  style  en  beaucoup  d'endroits.  On  trouvera 
quelques  chapitres  plus  développés  et  plus  étendus 
qu'ils  n'étaient  d'abord  :  tel  est  celui  du  Génie. 
6n  pourra  remarquer  aussi  les  augmentations  que 
i*ai  faites  dans  les  Conseils  à  un  jeune  homme,  et 
dans  les  héjlexions  critiques  sur  les  poètes ,  aux- 
quels j'ai  joint  Rousseau  et  Quinault,  auteurs  cé- 
lèbres dont  je  n'avais  pas  encore  parlé.  Enfin  on 
verra  que  j'ai  fait  des  changements  encore  plus 
considérables  dans  les  Maximes.  J'ai  supprimé 
plus  de  deux  cents  pensées ,  ou  trop  obscures ,  ou 
trop  communes ,  ou  inutiles.  J'ai  changé  l'ordre  des 
maximes  que  j'ai  conservées;  j'en  ai  expliqué  quel- 
ques-unes ,  et  j'en  ai  ajouté  quelques  autres ,  que 
j'ai  répandues  indifféremment  parmi  les  anciennes. 
Si  j'avais  pu  profiter  de  toutes  les  observations 
que  mes  amis  ont  daigné  faire  sur  mes  fautes,  j'au- 
rais rendu  peut-être  ce  petit  ouvrage  moins  indi- 
gne d'eux;  mais  ma  mauvaise  santé  ne  m'a  pas 
permis  de  leur  témoigner  par  ce  travail  le  désir 
que  j'ai  de  leur  plaire.  s- ,.,,,,     j 


««««««»«««»«»« 


INTRODUCTION 

A  LA  CONNAISSANCE        ,    ,. ,  ^ , .  v 

DE  L'ESPRIT   HUMAIN. 

LIVRE  PREMIER. 

I. 

De  Vesprit  en  général. 

Ceux  qui  ne  peuvent  rendre  raison  des  varié- 
tés de  l'esprit  humain,  y  supposent  des  contrarié- 
tés inexplicables.  Ils  s'étonnent  qu'un  homme 
qui  est  vif,  ne  soit  pas  pénétrant  ;  que  celui  qui 
raisonne  avec  justesse,  manque  de  jugement 
dans  sa  conduite  ;  qu'un  autre  qui  parle  nette- 


ment, ait  l'esprit  faux,  etc.  Ce  qui  fait  qu'ils  ont 
tant  de  peine  à  concilier  ces  prétendues  bizarre- 
ries, c'est  qu'ils  confondent  les  qualités  du  carac- 
tère avec  celles  de  l'esprit,  et  qu'ils  rapportent 
au  raisonnement  des  effets  qui  appartiennent  aux 
passions.  Ils  ne  remarquent  pas  qu'un  esprit 
juste ,  qui  fait  une  faute ,  ne  la  fait  quelquefois 
que  pour  satisfaire  une  passion ,  et  non  par  dé- 
faut de  lumière  ;  et  lorsqu'il  arrive  à  un  homme 
vif  de  manquer  de  pénétration,  ils  ne  savent  pas 
que  pénétration  et  vivacité  sont  deux  choses  as- 
sez différentes,  quoique  ressemblantes,  et  qu'el- 
les peuvent  être  séparées.  Je  ne  prétends  pas  dé- 
couvrir toutes  les  sources  de  nos  erreurs  sur  une 
matière  sans  bornes  ;  lorsque  nous  croyons  tenir 
la  vérité  par  un  endroit,  elle  nous  échappe  par 
raille  autres.  Mais  j'espère  qu'en  parcourant  les 
principales  parties  de  l'esprit,  je  pourrai  observer 
les  différences  essentielles ,  et  faire  évanouir  un 
très-grand  nombre  de  ces  contradictions  imagi- 
naires qu'admet  l'ignorance.  L'objet  de  ce  premier 
livre  est  de  faire  connaître,  par  des  définitions  et 
des  réflexions  fondées  sur  l'expérience,  toutes 
ces  différentes  qualités  des  hommes  qui  sont  com- 
prises sous  le  nom  d'esprit.  Ceux  qui  recherchent 
les  causes  physiques  de  ces  mêmes  qualités,  en 
pourraient  peut-être  parler  avec  moins  d'incer- 
titude, si  on  réussissait  dans  cet  ouvrage  à  dé- 
velopper les  effets  dont  ils  étudiaient  les  prin- 
cipes. 


in  If.     :>  iij'i'.r^-.iîi 


IL. 


Imagination  y  réflexion,  mémoire. 

Il  y  a  trois  principes  remarquables  dans  l'es- 
prit :  l'imagination,  la  réflexion,  et  la  mémoire  '. 

J'appelle  imagination  le  don  de  concevoir  les 
choses  d'une  manière  figurée ,  et  de  rendre  ses 
pensées  par  des  images  \  Anisi  l'imagination 
parle  toujours  à  nos  sens  ;  elle  est  l'inventrice  des 
arts  et  l'ornement  de  l'esprit. 

La  réflexion  est  la  puissance  de  se  replier  sur 
ses  idées,  de  les  examiner,  de  les  modifier,  ou 
de  les  combiner  de  diverses  manières.  Elle  est 
le  grand  principe  du  raisonnement,  du  juge- 
ment, etc. 

La  mémoire  conserve  le  précieux  dépôt  de  l'i- 
magination et  de  la  réflexion.  Il  serait  superflu 
de  s'arrêter  à  peindre  son  utilité  non  contestée. 
Nous  n'employons  dans  la  plupart  de  nos  raison- 

■À        •-•  ^  '>W 

'  La  mémoire  est  la  première.  Pourquoi?  V. 
2  L'imagination  est  ici  considérée  relativement  à  la  litté- 
rature. M. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN. 


■l  M^'  u 


45;i 


nemeiits  que  des  réminiscences;  c'est  sur  elles 
que  nous  bâtissons;  elles  sont  le  fondement  et 
la  matière  de  tous  nos  discours.  L'esprit  que  la 
mémoire  cesse  de  nourrir,  s'éteint  dans  les  efforts 
laborieux  de  ses  recherches.  S'il  y  a  un  ancien 
préjugé  contre  les  gens  d'une  heureuse  mémoire, 
c'est  parce  qu'on  suppose  qu'ils  ne  peuvent  em- 
brasser et  mettre  en  ordre  tous  leurs  souvenirs, 
parce  qu'on  présume  que  leur  esprit,  ouvert  à 
toute  sorte  d'impressions,  est  vide,  et  ne  se  charge 
de  tant  d'idées  empruntées,  qu'autant  qu'il  en  a 
peu  de  propres;  mais  l'expérience  a  contredit 
ces  conjectures  par  de  grands  exemples.  Et  tout 
ce  qu'on  peut  en  conclure  avec  raison,  est  qu'il 
faut  avoir  de  la  mémoire  dans  la  proportion  de 
son  esprit,  sans  quoi  on  se  trouve  nécessairement 
dans  un  de  ces  deux  vices,  le  défaut  on  l'excès. 


m. 


Fécondité, 


^^  îtti^inclr,  infléchir,  se  souvenir,  voilà  les  trois 
principales  facultés  de  notre  esprit.  C'est  là  tout 
le  don  de  penser  ' ,  qui  précède  et  fonde  les  au- 
tres. Après  vient  la  fécondité,  puis  la  justesse,  etc. 

Les  esprits  stériles  laissent  échapper  beaucoup 
de  choses  ' ,  et  n'en  voient  pas  tous  les  côtés  ; 
mais  l'esprit  fécond  sans  justesse,  se  confond 
dans  son  abondance ,  et  la  chaleur  du  sentiment 
qui  l'accompagne  est  un  principe  d'illusion  très 
à  craindre  ;  de  sorte  qu'il  n'est  pas  étrange  de 
penser  beaucoup  et  peu  juste. 

Personne  ne  pense,  je  crois,  que  tous  les  es- 
prits soient  féconds,  ou  pénétrants,  ou  éloquents, 
ou  justes,  dans  les  mêmes  choses.  Les  uns  abon- 
dent en  images,  les  autres  en  réflexions,  les  au- 
tres en  citations,  etc.  chacun  selon  son  carac- 
tère, ses  inclinations,  ses  habitudes,  sa  force  ou 
sa  faiblesse. 


*c:'«  j\\. 


'j    'UlG-ff. 


i'iU.      ..«■« 


IV. 

Vivacité. 


La  vivacité  consiste  dans  la  promptitude  des 
(opérations  de  l'esprit.  Elle  n'est  pas  toujours  unie 

»  On  ne  pense  que  par  mémoire.  V.  —  Ne  serait-il  pas  plus 
exact  de  dire  :  On  ne  pense  qu'au  moyen  de  la  mémoire?  S. 

''■  L'esprit  stérile  est  celui  en  qui  l'idét;  qu'on  lui  préscnl*! 
ne  fait  pas  naître  d'idées  accessoires;  au  li(;u  que  l'esprit  fé- 
cond produit  sur  le  sujet  qui  l'occupe,  toutes  les  idées  qui 
appartiennent  à  ce  sujet.  De  même  (ju<!  dans  une  on'ilie  exer- 
cée et  sensible,  un  son  produit  le  scnHmcnt  des  sons  harmo- 
niques, et  (iu'<'lle  entend  un  accord  où  les  autres  n'entendent 
^u'un  son.  S. 


à  la  fécondité.  Il  y  a  des  espritsienlsiVèrtiles; 
il  y  en  a  de  vifs,  stériles.  La  lenteur  des  premiers 
vient  quelquefois  de  la  faiblesse  de  leur  mémoire, 
ou  de  la  confusion  de  leurs  idées,  ou  enfin  de 
quelque  défaut  dans  leurs  organes,  qui  empêche 
leurs  esprits  de  se  répandre  avec  vitesse.  La  sté- 
rilité des  esprits  vifs  dont  les  organes  sont  bien 
disposés ,  vient  de  ce  qu'ils  manquent  de  force 
pour  suivre  une  idée ,  ou  de  ce  qu'ils  sont  sans 
passions  ;  car  les  passions  fertilisent  l'esprit  sur 
les  choses  qui  leur  sont  propres ,  et  cela  pourrait 
expliquer  de  certaines  bizarreries  :  un  esprit  vif 
dans  la  conversation,  qui  s'éteint  dans  le  cabi- 
net ;  un  génie  perçant  dans  l'intrigue,  qui  s'appe- 
santit dans  les  sciences,  etc. 

C'est  aussi  par  cette  raison  que  les  personnes 
enjouées,  que  les  objets  frivoles  intéressent,  pa- 
raissent les  plus  vives  dans  le  monde.  Les  baga- 
telles qui  soutiennent  la  conversation  étant  leur 
passion  dominante,  elles  excitent  toute  leur  vi- 
vacité, leur  fournissent  une  occasion  continuelle 
de  paraître.  Ceux  qui  ont  des  passions  plus  sé~ 
rieuses  étant  froids  sur  ces  puérilités,  toute  la 
vivacitç  de  leur  esprit  denpieure  coiicentrée 


-.  .V.  . 
Pénétration. 


La  pénétration  est  une  facilité  à  concevoir  ', 
à  remonter  au  principe  des  choses ,  ou  à  préve- 
nir *  leurs  effets  par  une  suite  d'inductions. 

C'est  une  qualité  qui  est  attachée  comme  les 
autres  à  notre  organisation ,  mais  que  nos  habi- 
tudes et  nos  connaissances  perfectionnent  :  nos 
connaissances,  parce  qu'elles  forment  un  amas 
d'idées  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  réveiller  ;  nos  habi- 
tudes, parce  qu'elles  ouvrent  nos  organes,  et 
donnent  aux  esprits  un  cours  facile  et  prompt. 

Un  esprit  extrêmement  vif  peut  être  faux ,  et 
laisser  échapper  beaucoup  de  choses  par  vivacité 
ou  par  impuissance  de  réfléchir,  et  n'être  pas 
pénétrant.  Mais  l'esprit  pénétrant  ne  peut  être 
lent;  son  vrai  caractère  est  la  vivacité  et  la  jus- 
tesse unies  à  la  réflexion. 

Lorsqu'on  est  trop  préoccupé  de  certains  prin- 
cipes sur  une  science,  on  a  plus  de  peine  à  re- 
cevoir d'autres  idées  dans  la  même  science  et 
une  nouvelle  méthode  ;  mais  c'est  là  encore  une 


'  Concevoir,  veut  dire  ici  se  former,  d'après  ce  qu'on  voit . 
des  idées  de  ce  qu'on  ne  voit  pas ,  et  par  là  iHnctrer  plus  loin 
(|u<^  la  simple  apparence.  S. 

'  Au  lieu  de  prc venir,  il  faut,  ce  me  sendde,  prévoir  U 
f/fils  ixir  induction  ,  après  (|uoi  «)n  les  prévient.  S. 


^:a 


VAUVENARliUES. 


preuve  que  la  pénétration  est  dépciulaute,  comme 
je  l'ai  dit ,  de  nos  habitudes.  Ceux  qui  font  une 
éttidc  puérile  des  énigmes ,  en  pénètrent  plus  tôt 
le  sens  que  les  plus  subtils  philosoplies. 

■'>P  VI. 

MlOiSi  la  justesse,  de  ia  netteté,  du  Jugement. 

'7^J^a  netteté  est  l'ornement  de  la  justesse  '  ;  mais 
elle  n'en  est  pas  inséparable.  Tous  ceux  qui  ont 
l'esprit  net  ne  l'ont  pas  juste.  Il  y  a  des  hommes 
qui  conçoivent  très-distinctement ,  et  qui  ne  rai- 
sonnent pas  conséquemment.  Leur  esprit,  trop 
faible  ou  trop  prompt ,  ne  peut  suivre  la  liaison 
des  choses,  et  laisse  échapper  leurs  rapports. 
Ceux-ci  ne  peuvent  assembler  beaucoup  de  vues, 
attribuent  quelquefois  à  tout  un  objet  ce  qui 
convient  au  peu  qu'ils  en  connaissent.  La  netteté 
de  leurs  idées  empêche  qu'ils  ne  s'en  défient. 
Eux-mêmes  se  laissent  éblouir  par  l'éclat  des 
images  qui  les  préoccupent;  et  la  lumière  de 
leurs  expressions  les  attache  à  l'erreur  de  leurs 
pensées  ^ 

La  justesse  vient  du  sentiment  du  vrai  formé 
dans  l'âme ,  accompagné  du  don  de  rapprocher 
les  conséquences  des  principes ,  et  de  combiner 
leurs  rapports.  Un  homme  médiocre  peut  avoir 
de  la  justesse  à  son  degré,  un  petit  ouvrage  de 
même  ^.  C'est  sans  doute  un  grand  avantage ,  de 
quelque  sens  qu'on  le  considère  :  toutes  choses 
en  divers  genres  ne  tendent  à  la  perfection  qu'au- 
tant qu'elles  ont  de  justesse^. 

Ceux  qui  veulent  tout  définir  ne  confondent 
pas  le  jugement  et  l'esprit  juste  ;  ils  rapportent 
à  ce  dernier'  l'exactitude  dans  le  raisonnement, 
dans  la  composition,  dans  toutes  les  choses  de 
pure  spéculation;  la  justesse  dans  la  conduite 
de  la  vie ,  ils  l'attachent  au  jugement  ^ 

Je  dois  ajouter  qu'il  y  a  une  justesse  et  une 


»  La  nelloté  naît  de  l'ordre  des  idées.  V. 

'  Bien  écrit.  V. 

■*  A  son  degré,  de  même,  expressions  trop  néf^ligéfs.  M. 

*  Je  dirais  n'ont  de  perfection;  et  même  comment  dil-on 
qu'une  chose  a  plus  ou  moins  de  justesse?  M.  —  Justesse  ici 
n'est  pas  le  mot  propre;  cela  veut  dire  sans  doute  ici,  juste 
proportion  de  parties ,  exacte  combinaison  de  rapports.  Sans 
cela,  vaudrait-il  la  peine  de  dire,  comme  le  fait  Vauvenar- 
fiues  deux  lignes  plus  haut ,  qu'ww  petit  oinrrage  peut  avoir 
de  la  justesse?  Sans  doute,  puisqu'une  pensée,  qui  est  assu- 
rément le  plus  petit  ouvrage  possible,  n'a  pas  de  mérite  sans 
la  justesse.  S. 

^  Ils  rapportent  à  ce  dernier  C'est  qu'il  me  semble  que 
l'esprit  juste  consiste  seulement  à  raisonner  juste  sur  ce  qu'on 
connaît,  et  que  le  jugement  suppose  des  connaissances  qui 
mettent  en  élat  de  juger  ce  qu'on  rencontre,  et  la  vie  en 
général  est  composée  de  renoonlres.  S. 

'•  Lo Justesse.  v\ç.  Justesse  est  ici  s'iposse.  V. 


netteté  d'imagination  '  j  une  justesse  et  une  net- 
teté de  réfiexion,  de  mémoire,  de  sentiment,  de 
raisonnement,  d'éloquence,  etc.  Le  tempérament 
et  la  coutume  mettent  des  différences  infinies 
entre  les  hommes,  et  resserrent  ordinairement 
beaucoup  leurs  qualités.  Il  faut  a[)pliquer  ce 
principe  à  chaque  partie  de  l'esprit;  il  est  ti'ès- 
faeile  à  comprendre.  * 

Je  dirai  encore  une  chose  que  peu  de  person- 
nes ignorent  :  on  trouve  quelquefois  dans  l'es- 
prit des  hommes  les  plus  sages,  des  idées  par 
leur  nature  inalliables,  que  l'éducation,  la  cou- 
tume ,  ou  quelque  impression  violente ,  ont  liées 
irrévocablement  dans  leur  mémoire.  Ces  idées 
sont  tellement  jointes,  et  se  présentent  avec 
tant  de  force,  que  rien  ne  peut  les  séparer  »  ;  ces 
ressentiments  de  folie  sont  sans  conséquence,  et 
prouvent  seulement ,  d'une  manière  incontesta- 
ble, l'invincible  pouvoir  de  la  coutume. 

VIL 

Du  bon  sens. 

Le  bon  sens  n'exige  pas  un  jugement  bien 
profond  ;  il  semble  consister  plutôt  à  n'aperce- 
voir les  objets  que  dans  la  proportion  exacte 
qu'ils  ont  avec  notre  nature ,  ou  avec  notre  con- 
dition. Le  bon  sens  n'est  donc  pas  à  penser  sur 
les  choses  avec  trop  de  sagacité,  mais  à  les  con- 
cevoir d'une  manière  utile ,  à  les  prendre  dans  le 
bon  sens. 

Celui  qui  voit'  avec  un  microscope  aperçoit 
sans  doute  dans  les  choses  plus  de  qualités; 
mais  il  ne  les  aperçoit  point  dans  leur  proportion 
naturelle  avec  la  nature  de  l'homme,  comme 
celui  qui  ne  se  sert  que  de  ses  yeux.  Image  des 
esprits  subtils ,  il  pénètre  souvent  trop  loin  :  ce- 
lui qui  regarde  naturellement  les  choses  a  le  bon 
sens. 

Le  bon  sens  se  forme  d'un  goût  naturel  pour 
la  justesse  et  la  médiocrité  ;  c'est  une  qualité  du 
caractère,  plutôt  encore  que  de  l'esprit.  Pour 
avoir  beaucoup  de  bon  sens ,  il  faut  être  fait  de 
manière  que  la  raison  domine  sur  le  sentiment , 
lexpérience  sur  le  raisoimement. 

Le  jugement  va  plus  loin  que  le  bon  sens; 
mais  ses  principes  sont  plus  variables,   /^'  V„V\ 


'  Je  dois  ajouter,  etc.  Un  peu  confus.  Y.  *'>;^>t, 

2  Ces  idées  sont ,  etc.  C'est-à-dire  qu'il  y  a  de  ira  folie  dans 
les  sages.  V. 

'  Celui  qui  voit,  etc.  Fin  et  vrai.  V. 


DE  JJESPHIT  HUMAIN. 


VIIJ. 

De  la  profondeur. 


M- 

La  profondeur  est  le  terme  de  la  réflexion  \ 
Quiconque  a  l'esprit  véritablement  profond,  doit 
avoir  la  force  de  fixer  sa  pensée  fugitive ,  de  la 
retenir  sous  ses  yeux  pour  en  considérer  le  fond, 
et  de  ramener  à  un  point  une  longue  chaîne  d'i- 
dées :  c'est  à  ceux  principalement  qui  ont  cet  es- 
prit en  partage,  que  la  netteté  et  la  justesse 
sont  plus  nécessaires  *.  Quand  ces  avantages 
leur  manquent,  leurs  vues  sont  mêlées  d'illu- 
sions et  couvertes  d'obscurités.  Et  néanmoins, 
comme  de  tels  esprits  voient  toujours  plus  loin 
que  les  autres  dans  les  choses  de  leur  ressort,  ils 
se  croient  aussi  bien  plus  proches  de  la  vérité 
que  le  reste  des  hommes  ;  mais  ceux-ci  ne  pou- 
vant les  suivre  dans  leurs  sentiers  ténébreux, 
ni  remonter  des  conséquences  jusqu'à  la  hauteur 
des  principes,  ils  sont  froids  et  dédaigneux  pour 
cette  sorte  d'esprit  qu'ils  ne  sauraient  mesurer. 

Et  même  entre  les  gens  profonds ,  comme  les 
uns  le  sont  sur  les  choses  du  monde,  et  les  au- 
tres dans  les  sciences ,  ou  dans  un  art  particu- 
lier, chacun  préférant  son  objet  dont  il  connaît 
mieux  les  usages,  c'est  aussi  de  tous  les  côtés 
hiatière  de  dissension. 

Enfin,  on  remarque  une  jalousie  encore  plus 
particulière  entre  les  esprits  vifs  et  les  esprits 
profonds,  qui  n'ont  l'un  qu'au  défaut  de  l'autre; 
car  les  uns  marchant  plus  vite ,  et  les  autres  al- 
lant plus  loin ,  ils  ont  la  folie  de  vouloir  entrer 
en  concurrence ,  et  ne  trouvant  point  de  mesure 
pour  des  choses  si  différentes ,  rien  n'est  capable 
de  les  rapprocher. 

IX. 

De  la  délicatesse,  de  la  finesse,  et  de  la  force, 

La  délicatesse  vient  essentiellement  de  l'âme'  : 
ç*est  une  sensibilité  dont  la  coutume,  plus  ou 
moins  hardie,  détermine  aussi  le  degré*.  Des 
nations  ont  mis  de  la  délicatesse  où  d'autres 
n'ont  trouvé  qu'une  langueur  sans  grâce  ;  celles - 

'  La  profondeur,  etc.  ;  c'est-à-dire  ce  qui  suppose  le  plus 
(le  force  à  la  réflexion.  S. 

'■  Cest  à  ceux ,  etc.  Descartes  me  parait  \\ci  esprit  très-pro- 
fond ,  quoique  faux  et  romanesque.  V,. 

•^  La  délicatesse  vient  essentiellement  de  l'âme.  La  délica- 
Icsso  est,  ce  me  semble,  finesse  et  grâce.  V. 

*  Cest  une  sensibilité ,  etc.  La  coutume ,  les  mœurs  du  pays 
qu'on  habite,  déterminent  le  déféré  de  délicatesse  et  de  sen- 
sibilité qu'on  porte  sur  ocrlaines  choses,  c'est-à-dire  qu'elles 
forment  en  nous  des  habitudes  qui  rendent  cetle  délicatesse 
plus  ou  moins  «sévère,  cette  sensibilité  plus  ou  moins  vive.  V. 


ci  au  contraire.  Nous  avons  mis  peut-être  cette 
qualité  à  plus  haut  prix  qu'aucun  autre  peuple 
de  la  terre  :  nous  voulons  donner  beaucoup  de 
choses  à  entendre  sans  les  exprimer,  et  les  pré- 
senter sous  des  images  douces  et  voilées;  nous 
avons  confondu  la  délicatesse  et  la  finesse,  qui 
est  une  sorte  de  sagacité  sur  les  choses  de  senti- 
ment '.  Cependant  la  nature  sépare  souvent  des 
dons  qu'elle  a  faits  si  divers  :  grand  nombre  d'es- 
prits délicats  ne  sont  que  délicats;  beaucoup 
d'autres  ne  sont  que  fins  ;  on  en  voit  même  qui 
s'expriment  avec  plus  de  finesse  qu'ils  n'enten- 
dent ,  parce  qu'ils  ont  plus  de  facilité  à  parler 
qu'à  concevoir.  Cette  dernière  singularité  est 
remarquable;  la  plupart  des  hommes  sentent 
au  delà  de  leurs  faibles  expressions  ;  l'éloquence 
est  peut-être  le  plus  rare  comme  le  plus  gracieux 
de  tous  les  dons. 

La  force  vient  aussi  d'abord  du  sentiment  ,'*^t 
se  caractérise  par  le  tour  de  l'expression  ;  mais 
quand  la  netteté  et  la  justesse  ne  lui  sont  pas 
jointes,  on  est  dur  au  lieu  d'être  fort,  obscur  au 
lieu  d'être  précis ,  etc.  ;> 


De  l'étendue  de  resprit. 

Rien  ne  sert  au  jugement  et  à  la  pénétratimi 
comme  l'étendue  de  l'esprit.  On  peut  la  regar- 
der, je  crois,  comme  une  disposition  admirable 
des  organes ,  qui  nous  donne  d'embrasser  beau- 
coup d'idées  à  la  fois  sans  les  confondre. 

Un  esprit  étendu  considère  les  êtres  dans 
leurs  rapports  mutuels  :  il  saisit  d'un  coup  d'oeil 
tous  les  rameaux  des  choses  ;  il  les  réunit  à  leur 
source  ""  et  dans  un  centre  commun  ;  il  les  met 
sous  un  même  point  de  vue.  Enfin  il  répand  la 
lumière  sur  de  grands  objets  et  sur  une  vaste 
surface. 

On  ne  saurait  avoir  un  grand  génie  sans  avoir 
l'esprit  étendu;  mais  il  est  possible  qu'on  ait 
l'esprit  étendu  sans  avoir  du  génie;  car  ce  sont 
deux  choses  distinctes.  Le  génie  est  actif,  fécond  : 
l'esprit  étendu ,  fort  souvent ,  se  borne  à  la  spé- 
culation ;  il  est  froid ,  paresseux  et  timide. 

Personne  n'ignore  que  cette  qualité  dépend 
aussi  beaucoup  de  l'âme,  qui  donne  ordinaire- 
ment à  l'esprit  ses  propres  bornes ,  et  le  rétrécit 
ou  rétend,  selon  l'essor  qu'elle-même  se  donne. 


'  On  n'a  jamais  dit  que  laftne»efùt  une  sorte  de  sagacii» 
sur  les  choses  de  sentiment.  Cela  ne  pourrait  se  dire  que  de 
la  délicatesse  de  l'àme.  S. 

^  Métaphore  iiieohércnfc  :  un  rorm'au  n'a  pas  (\ov>urrr.  M. 


450 


VAiJVEINARGlIES.  f*i 


Des  saillies. 


:>ir! 


-«ïiîMiT'.v 


Le  mot  de  saillie  vient  de  sauter  ;  avoir  des 
saillies,  c'est  passer  sans  gradation  d'une  idée  à 
une  autre  qui  peut  s'y  allier  :  c'est  saisir  les  rap- 
ports des  choses  les  plus  éloignées  ;  ce  qui  de- 
mande sans  doute  de  la  vivacité  et  un  esprit 
agile.  Ces  transitions  soudaines  et  inattendues 
causent  toujours  une  grande  surprise  ;  si  elles 
se  portent  à  quelque  chose  de  plaisant,  elles  ex- 
citent à  rire;  si  à  quelque  chose  de  profond, 
elles  étonnent;  si  à  quelque  chose  de  grand, 
elles  élèvent.  Mais  ceux  qui  ne  sont  pas  capa- 
bles de  s'élever,  ou  de  pénétrer  d'un  coup  d'œil 
des  rapports  trop  approfondis,  n'admirent  que 
ces  rapports  bizarres  et  sensibles  que  les  gens 
du  monde  saisissent  si  bien.  Et  le  philosophe, 
qui  rapproche  par  de  lumineuses  sentences  les 
vérités  en  apparence  les  plus  séparées ,  réclame 
inutilement  contre  cette  injustice  :  les  hommes 
frivoles ,  qui  ont  besoin  de  temps  pour  suivre  ces 
grandes  démarches  de  la  réflexion,  sont  dans 
une  espèce  d'impuissance  de  les  admirer,  at- 
tendu que  l'admiration  ne  se  donne  qu'à  la  sur- 
prise, et  vient  rarement  par  degrés. 

Les  saillies  tiennent  en  quelque  sorte  dans 
l'esprit  le  même  rang  que  l'humeur  peut  avoir 
dans  les  passions'.  Elles  ne  supposent  pas  né- 
cessairement de  grandes  lumières,  elles  pei- 
gnent le  caractère  de  l'esprit.  Ainsi  ceux  qui 
approfondissent  vivement  les  choses,  ont  des 
saillies  de  réflexion;  les  gens  d'une  imagination 
heureuse ,  des  saillies  d'imagination  ;  d'autres, 
des  saillies  de  mémoire  ;  les  méchants ,  des  mé- 
chancetés; les  gens  gais,  des  choses  plaisan- 
tes, etc. 

Les  gens  du  monde,  qui  font  leur  étude  de  ce 
qui  peut  plaire ,  ont  porté  plus  loin  que  les  au- 
tres ce  genre  d'esprit;  mais , parce  qu'il  est  diffi- 
cile aux  hommes  de  ne  pas  outrer  ce  qui  est  bien, 
ils  ont  fait  du  plus  naturel  de  tous  les  dons  un 
jargon  plein  d'affectation.  L'envie  de  briller  leur 
a  fait  abandonner  par  réflexion  le  vrai  et  le  so- 
lide, pour  courir  sans  cesse  après  les  allusions 
et  les  jeux  d'imagination  les  plus  frivoles;  il 

'  Les  saillies  tiennent,  etc.  Qnel  rang  tient  riiumeiir  entre 
les  passions?  est-elle  une  passion  ?  Cette  pensée  peut  expliquer 
V humour  des  Anglais.  M.  —L'humeur,  comme  la  colère',  est 
une  passion  momentanée  qui  ne  mène  h  rien ,  parce  qu'elle 
n'a  point  de  but  déterminé.  Est-ce  en  cela  que  Yauvenargues 


se^nble  qu'ils  soient  convenus  de  ne  plus  rlea 
dire  de  suivi ,  et  de  ne  saisir  dans  les  choses  que 
ce  qu'elles  ont  de  plaisant,  et  leur  surface,  (kît 
esprit,  qu'ils  croient  si  aimable,  est  sans  doute 
bien  éloigné  de  la  nature ,  qui  se  plaît  à  se  repo- 
ser sur  les  sujets  qu'elle  eml)ellit,  et  trouve  la 
variété  dans  la  fécondité  de  ses  lumières ,  bien 
plus  que  dans  la  diversité  de  ses  objets.  Un  agré- 
ment si  faux  et  si  superficiel  est  un  art  ennemi 
du  cœur  et  de  l'esprit  ',  qu'il  resserre  dans  des 
bornes  étroites;  un  art  qui  ôte  la  vie  de  tous  tes 
discours  en  bannissant  le  sentiment  qui  en  est 
l'âme ,  et  qui  rend  les  conversations  du  monde 
aussi  ennuyeuses  qu'insensées  et  lidicuks. 


Le  goût  est  une  aptitude  à  bien  juger  des  obrr 
jets  de  sentiment'.  11  faut  donc  avoir  de  l'âm^ 
pour  avoir  du  goût;  il  faut  avoir  aussi  de  la 
pénétration,  parce  que  c'est  l'intelligence  qui^  re- 
mue le  sentiment.  Ce  que  l'esprit  ne  pénètre, 
qu'avec  peine  ne  va  pas  souvent  jusqu'au  cœur, 
ou  n'y  fait  qu'une  impression  faible;  c'est  là  ce 
qui  fait  que  les  choses  qu'on  ne  peut  saisir  d'un 
coup  d'œil  ne  sont  point  du  ressort  du  goût. 

Le  bon  goût  consiste  dans  un  sentiment  à&,^J^i 
belle  nature;  ceux  qui  n'ont  pas  un  esprit, n^^^ 
turel  ne  peuvent  avoir  le  goût  juste.         .  ,  ,  .^ , 

Toute  vérité  peut  entrer  dans  un  livre  de  ré- 
flexion; mais  dans  les  ouvrages  de  goût\  nous 
aimons  que  la  vérité  soit  puisée  dans  la  nature; 
nous  ne  voulons  pas  d'hypothèses;  tout  ce  qui 
n'est  qu'ingénieux  est  contre  les  règles  de  goût. 

Comme  il  y  a  des  degrés  et  des  parties  diff^, 
rentes  dans  l'esprit,  il  y  en  a  de  même  dans  le.' 
goût.  Notre  goût  peut,  je  crois,  s'étendre  autant 
que  notre  intelligence  ;  mais  il  est,  difficile,  q^'ii 

"  Un  agrément  si  faux,  etc.  L'auteur  veut  p^rler^JMps  , 
doute  ici  de  cette  habitude  et  de  ce  talent  qu'ont  les  gens  du 
monde  de  glacer  tout  sentiment  par  une  plaisanterie,  et  de 
couper  court  à  toute  discussion  sérieuse  par  une  saillie  h^^- 
reuse,  fondée  sur  quelques  frivoles  rapports  de  mots.  S.  , 

'  Le  goût,  etc.  Le  goût  ne  porte-t-il  pas  aussi  sur  des  oh-  ' 
jets  qui  ne  sont  pas  de  sentiment,  mais  du  simple  ressort  de 
l'esprit?  M. 

Vnr  objets  de  sentiment,  l'auteur  entend  les  choses  quhse 
sentent  et  ne  se  raisonnent  pas  ;  il  le  dit  lui-même.  B.  v  '> 

^  Mais  dans  les  ouvrages  de  goût,  etc.  Qu'est-ce  que  left-  » 
ouvrages  de  goût?  Sont-ce  les  ouvrages  dont  le  goût  seul  doit 
juger?  Mais  il  y  en  a  de  plusieurs  sorltis  :  pourquoi  ce  qui  n'est  >. 


la  compare  aux  saillies  qui,  le  plus  souvent,  ne  prouvent  j  9»'//?.7«?«ic'î/a;  en  doit-il  olre  banni?  Ce  qui  n'est  qu'ingénieux 

rien?  ou  bien  l'humeur  est-elle  prise  ici  pour  le  caractère?  n'est  pas  vrai,  et  ce  qui  n'est  pas  vrai  n'est  bon  nulle  part; 

Pe  quelque  manière  qu'on  veuille  l'entendre ,  ce  passage  est  {  et  où  est  la  vérité  qui  ne  soit  \ms  puisée  dons  lu,  natxtra?' 

tlifticile  à  expliquer.  S.  i  1  oute  cette  pensée  ne  paraît  pas  nette.  8.                      ^  ,i  ';•■ 


DE  CESPRIT  HUMAIN. 


457 


passe  au  delà.  Cependant  ceux  qui  ont  une  sorte 
de  talent  se  croient  presque  toujours  un  goût 
universel ,  ce  qui  les  porte  quelquefois  jusqu'à 
juger  des  choses  qui  leur  sont  les  plus  étrangè- 
res. Mais  cette  présomption ,  qu'on  pourrait  sup- 
porter dans  les  hommes  qui  ont  des  talents ,  se 
remarque  aussi  parmi  ceux  qui  raisonnent  des 
talents,  et  qui  ont  une  teinture  superficielle  des 
règles  du  goût,  dont  ils  font  des  applications 
tout  à  fait  extraordinaires.  C'est  dans  les  gran- 
des villes ,  plus  que  dans  les  autres ,  qu'on  peut 
observer  ce  que  je  dis;  elles  sont  peuplées  de 
ces  hommes  suffisants  qui  ont  assez  d'éducation 
et  d'habitude  du  monde  pour  parler  des  choses 
qu'ils  n'entendent  point  :  aussi  sont-elles  le  théâ- 
tre des  plus  impertinentes  décisions  ;  et  c'est  là 
que  l'on  verra  mettre ,  à  côté  des  meilleurs  ou- 
vrages, une  fade  compilation  des  traits  les  plus 
brillants  de  morale  et  de  goût,  mêlés  à  de  vieil- 
les chansons  et  à  d'autres  extravagances ,  avec 
un  style  si  bourgeois  et  si  ridicule ,  que  cela  fait 
mal  au  cœur. 

Je  crois  que  l'on  peut  dire,  sans  témérité,  que 
le  goût  du  plus  grand  nombre  n'est  pas  juste  :  le 
cours  déshonorant  de  tant  d'ouvrages  ridicules 
en  est  une  preuve  sensible.  Ces  écrits ,  il  est  vrai, 
ne  se  soutiennent  pas  ;  mais  ceux  qui  les  rempla- 
cent ne  sont  pas  formés  sur  un  meilleur  modèle  : 
l'inconstance  apparente  du  public  ne  tombe  que 
sur  les  auteurs.  Cela  vient  de  ce  que  les  choses 
ne  font  d'impression  sur  nous  que  selon  la  pro- 
portion qu'elles  out  avec  notre  esprit;  tout  ce  qui 
est  hors  de  notre  sphère  nous  échappe,  le  bas,  le 
naïf ,  le  sublime,  etc. 

Il  est  vrai  que  les  habiles  réforment  nos  juge- 
ments ;  mais  ils  ne  peuvent  changer  notre  goût, 
parce  que  l'âme  a  ses  inclinations  indépendantes 
de  ses  opinions  ;  ce  que  l'on  ne  sent  pas  d'abord, 
oh  ne  le  sent  que  par  degrés ,  comme  l'on  fait  en 
jugeant*.  De  là  vient  qu'on  voit  des  ouvrages 
critiqués  du  peuple,  qui  ne  lui  en  plaisent  pas 
moins  ;  car  il  ne  les  critique  que  par  réflexion,  et 
il  les  goûte  par  sentiment. 

Que  les  jugements  du  public,  épurés  par  le 
temps  et  par  les  maîtres,  soient  donc,  si  l'on  veut, 

*  Ce  que  l'on  ne  sent  pas  d'abord,  on  ne  le  sent  que  par 
degrés,  comme  Von  fait  en  jugeant.  Il  y  a,  je  crois,  beau- 
coup du  gens  capables  de  sentir  par  degrés,  ou  lorsqu'on  les 
e»  avertit,  des  choses  (pi'ils  n'avaient  pas  senties  d'abord. 
Mais  a^la  est  vrai  plutôt  des  lieautés  i\\u\  des  défauts.  On  n'est 
Jamais  clioqué  <lu  défaut  qui  n'a  poltd  ehociué  d'alK)rd  ;  mais 
on  peut,  à  forée  de  réllexion ,  se  (ransporler  |)our  des  beautés 
qu'on  n'avait  pas  senlies  d'alK»rd  ,  parce  (pi'oii  n'avait  pu  en 
embrasser  d'un  coup  d'(i;il  tout  le  iiiérile,  S. 


infaillibles;  maïs  distinguons-les  de  son  goût, 
qui  paraît  toujours  récusable. 

Je  finis  ces  observations  :  on  demande  depuis 
longtemps  s'il  est  possible  de  rendre  raison  des 
matières  de  sentiment;  tous  avouent  que  le  sen- . 
timent  ne  peut  se  connaître  que  par  expérience  ; 
mais  il  est  donné  aux  habiles  d'expliquer  sans' 
peine  les  causes  cachées  qui  l'excitent.  Cependant 
bien  des  gens  de  goût  n'ont  pas  cette  facilité,  et 
nombre  de  dissertateurs  qui  raisonnent  à  l'infini, 
manquent  du  sentiment,  qui  est  la  basé  des  justes" 
notions  sur  le  goût.  " 

oqflo  J'fifl  ï  t  vs  i*'f  i»'XIIR'î>  '^"^  Ji!cî7aiè  'i^Avi 

-u't>  >;?/'>  ■■■^-  ''         -■■-■  ^ v>h/8  ^ii)^^'^ 

'^      ^fii/k  langage  et  de  Véloqumm^^^^i^^^^^^^  'cix> 

On  peut  dire  en  général  de  l'expression,  qu'elle 
répond  à  la  nature  des  idées,  et  par  conséquent, 
aux  divers  caractères  de  l'esprit.  _    -y 

Ce  serait  néanmoins  une  témérité  de  juger  4» 
tous  les  hommes  par  le  langage.  Il  est  rare  peut-- 
être  de  trouver  une  proportion  exacte  entre  le 
don  de  penser  et  celui  de  s'exprimer.  Les  termes 
n'ont  pas  une  liaison  nécessaire  avec  les  idées: 
on  veut  parler  d'un  homme  qu'on  connaît  beau- 
cîoup,  dont  le  caractère,  la  figure,  le  maintien , 
tout  est  présent  à  l'esprit ,  hors  son  nom  qu'on 
veut  nommer,  et  qu'on  ne  peut  rappeler;  de 
même  de  beaucoup  de  choses  dont  on  a  des  idées 
fort  nettes,  mais  que  l'expression  ne  suit  pas:  de 
là  vient  que  d'habiles  gens  manquent  quelquefois  : 
de  cette  facilité  à  rendre  leurs  idées,  que  dP*.- 
hommes  superficiels  possèdent  avec  avantage., ^^jj 

La  précision  et  la  justesse  du  langage  dépe^^,, 
dent  de  la  propriété  des  termes  qu'on  emploie,  ^^  , 

La  force  ajoute  à  la  justesse  et  à  la  brièveté  cp  \ 
qu'elle  emprunte  du  sentiment  :  elle  se  caracté- 
rise d'ordinaire  par  le  tour  de  l'expression. 

La  finesse  emploie  des  termes  qui  laissent 
beaucoup  à  entendre. 

La  délicatesse  cache  sous  le  voile  des  paroles 
ce  qu'il  y  a  dans  les  choses  de  rebutant. 

La  noblesse  a  un  air  aisé,  simple,  précis, 
naturel. 

Le  sublime  ajoute  à  la  noblesse  une  force  et 
une  hauteur  qui  ébranlent  l'esprit,  qui  l'étonnent 
et  le  jettent  hors  de  lui-même  ;  c'est  l'expression 
la  plus  propre  d'un  sentiment  élevé,  ou  d'une 
grande  et  surprenante  idée. 

On  ne  peut  sentir  le  sublime  d'une  idée  dans 
une  Hiible  expression  ;  mais  la  magnineonce  des 
pitroU^s  avec  de  faibles  idées  est  proprement  du 
pliébns  :  le  sublime  veut  des  pensées  élevées, 


458 


VAUVENARGIJES. 


avec  des  expressions  et  des  tours  qai  en  soient 
dignes. 

L'éloquence  embrasse  tous  les  divers  caractè- 
res de  rélocution  :  peu  d'ouvrages  sont  éloquents  ; 
mais  on  voit  des  traits  d'éloquence  semés  dans 
plusieurs  écrits. 

11  y  a  une  élo([uence  qui  est  dans  les  paroles, 
et  qui  consiste  à  rendre  aisément  et  convenable- 
ment ce  que  l'on  pense ,  de  quelque  nature  qu'il 
soit  ;  c'est  là  l'éloquence  du  monde.  11  y  en  a 
une  autre  dans  les  idées  mêmes  et  dans  les  sen- 
timents ,  jointe  à  celle  de  l'expression  :  c'est  la 
véritable. 

On  voit  aussi  des  hommes  que  le  monde 
échauffe,  et  d'autres  qu'il  refroidit.  Les  premiers 
ont  besoin  de  la  présence  des  objets  ;  les  autres, 
d'être  retirés  et  abandonnés  à  eux-mêmes  :  ceux- 
là  sont  éloquents  dans  leur  conversation ,  ceux- 
ci  dans  leurs  compositions. 

Un  peu  d'imagination  et  de  mémoire,  un  es- 
prit facile,  suffisent  pour  parler  avec  élégance; 
mais  que  de  choses  entrent  dans  l'éloquence  !  le 
raisonnement  et  le  sentiment,  le  naïf  et  le  pathé- 
tique, l'ordre  et  le  désordre,  la  force  et  la  grâce, 
la  douceur  et  la  véhémence,  etc. 

Tout  ce  qu'on  a  jamais  dit  du  prix  de  l'élo- 
quence n'en  est  qu'une  faible  expression.  Elle 
donne  la  vie  à  tout  :  dans  les  sciences ,  dans  les 
affaires ,  dans  la  conversation ,  dans  la  composi- 
tion ,  dans  la  recherche  même  des  plaisirs ,  rien 
ne  peut  réussir  sans  elle.  Elle  se  joue  des  passions 
des  hommes,  les  émeut,  les  calme,  les  pousse, 
et  les  détermine  à  son  gré  :  tout  cède  à  sa  voix  ; 
elle  seule  enfin  est  capable  de  se  célébrer  digne- 
ment. 

XIV. 

De  Vinvention. 

Les  hommes  ne  sauraient  créer  le  fond  des 
choses  ;  ils  les  modifient.  Inventer  n'est  donc  pas 
créer  la  matière  de  ses  inventions,  mais  lui  don- 
ner la  forme.  Un  architecte  ne  fait  pas  le  marbre 
qu'il  emploie  à  un  édifice ,  il  le  dispose  ;  et  l'idée 
de  cette  disposition ,  il  l'emprunte  encore  de  dif- 
férents modèles  qu'il  fond  dans  son  imagination, 
pour  former  un  nouveau  tout.  De  même  un  poète 
ne  crée  pas  les  images  de  sa  poésie  ;  il  les  prend 
dans  le  sein  de  la  nature,  et  les  applique  à  diffé- 
rentes choses  pour  les  figurer  aux  sens  :  et  encore 
le  philosophe;  il  saisit  une  vérité  souvent  ignorée, 
mais  qui  existe  éternellement,  pour  joindre  à 
une  autre  vérité ,  et  pour  en  former  un  principe. 


Ainsi  se  produisent  eu  différents  genres  les  chefs- 
d'œuvre  de  la  réflexion  et  de  l'imagination.  Tous 
ceux  qui  ont  la  vue  assez  bonne  pour  lire  dans 
le  sein  de  la  nature,  y  découvrent,  selon  le  ca- 
ractère de  leur  esprit ,  ou  le  fond  et  l'enchaîne- 
ment des  vérités  que  les  hommes  effleurent ,  ou 
l'heureux  rapport  des  images  avec  les  vérités 
qu'elles  embellissent.  Les  esprits  qui  ne  peuvent 
pénétrer  jusqu'à  cette  source  féconde ,  qui  n'ont 
pas  assez  de  force  et  de  justesse  pour  lier  leurs 
sensations  et  leurs  idées ,  donnent  des  fantômes 
sans  vie,  et  prouvent,  plus  sensiblement  que  tous 
les  philosophes ,  notre  impuissance  à  créer. 

Je  ne  blâme  pas  néanmoins  ceux  qui  se  ser- 
vent de  cette  expression  pour  caractériser  avec 
plus  de  force  le  don  d'inventer.  Ce  que  j'ai  dit 
se  borne  à  faire  voir  que  la  nature  doit  être  le 
modèle  de  nos  inventions ,  et  que  ceux  qui  la 
quittent  ou  la  méconnaissent  ne  peuvent  rien 
faire  de  bien. 

Savoir  après  cela  pourquoi  les  hommes  quel- 
quefois médiocres  excellent  à  des  inventions  où 
des  hommes  plus  éclairés  ne  peuvent  atteindre; 
c'est  là  le  secret  du  génie,  que  je  vais  tâcher 
d'expUquer.  [-^{^^  ^  ■ 

Du  génie  et  de  l  esprit. 

Je  crois  qu'il  n'y  a  point  de  génie  sans  acti- 
vité. Je  crois  que  le  génie  dépend  en  grande 
partie  de  nos  passions.  Je  crois  qu'il  se  forme 
du  concours  de  beaucoup  de  différentes  qualités, 
et  des  convenances  secrètes  de  nos  inclinations 
avec  nos  lumières.  Lorsque  quelqu'une  des  con- 
ditions nécessaires  manque ,  le  génie  n'est  point, 
ou  n'est  qu'imparfait;  et  on  lui  conteste  son  nom. 

Ce  qui  forme  donc  le  génie  des  négociations, 
ou  celui  de  la  poésie,  ou  celui  de  la  guerre,  etc. 
ce  n'est  pas  un  seul  don  de  la  nature,  comme  on 
pourrait  croire  :  ce  sont  plusieurs  qualités,  soit 
de  l'esprit,  soit  du  cœur,  qui  sont  inséparable- 
ment et  intimement  réunies. 

Ainsi  l'imagination,  l'enthousiasme,  le  talent 
de  peindre ,  ne  suffisent  pas  pour  faire  un  poète  : 
il  faut  encore  qu'il  soit  né  avec  une  extrême 
sensibifité  pour  l'harmonie,  avec  le  génie  de  sa 
langue,  et  l'art  des  vers. 

Ainsi  la  prévoyance,  la  fécondité,  la  célérité 
de  l'esprit  sur  les  objets  militaires,  ne  forme- 
raient pas  un  grand  capitaine,  si  la  sécurité 
dans  le  péril ,  la  vigueur  du  corps  dans  les  opé- 
rations laborieuses  du  métier,  et  enfin  une  acti- 


DE  L'ESPRll   HDMAIJN 


45î> 


vite  infatigable,  n'accompagnaient  ses  autres 
talents. 

C'est  la  nécessité  de  ce  concours  de  tant  de 
qualités  indépendantes  les  unes  des  autres,  qui 
fait  apparemment  que  le  génie  est  toujours  si 
rare.  Il  semble  que  c'est  une  espèce  de  hasard, 
quand  la  nature  assortit  ces  divers  mérites  dans 
un  même  homme.  Je  dirais  volontiers  qu'il  lui 
en  coûte  moins  pour  former  un  homme  d'esprit, 
parce  qu'il  n'est  pas  besoin  de  mettre  entre  ses 
talents  cette  correspondance  que  veut  le  génie. 

Cependant  on  rencontre  quelquefois  des  gens 
d'esprit  qui  sont  plus  éclairés  que  d'assez  beaux 
génies.  Mais  soit  que  leurs  inclinations  partagent 
leur  application,  soit  que  la  faiblesse  de  leur 
âme  les  empêche  d'employer  la  force  de  leur 
esprit,  on  voit  qu'ils  demeurent  bien  loin  après 
ceux  qui  mettent  toutes  leurs  ressources  et  toute 
leur  activité  en  œuvre,  en  faveur  d'un  objet 
unique. 

C'est  cette  chaleur  du  génie  et  cet  amour  de 
son  objet  qui  lui  donnent  d'imaginer  et  d'inven- 
ter sur  cet  objet  même.  Ainsi ,  selon  la  pente  de 
leur  âme  et  le  caractère  de  leur  esprit,  les  uns 
ont  l'invention  de  style,  les  autres  celle  du  rai- 
sonnement, ou  l'art  de  former  des  systèmes. 
D'assez  grands  génies  ne  paraissent  presque  avoir 
eu  que  l'invention  de  détail  :  tel  est  Montaigne. 
La  Fontaine,  avec  un  génie  bien  différent  de 
celui  de  ce  philosophe,  est  néanmoins  un  autre 
exemple  de  ce  que  je  dis.  Descartes,  au  con- 
traire, avait  l'esprit  systématique  et  l'invention 
des  desseins;  mais  il  manquait,  je  crois,  de  l'i- 
magination dans  l'expression',  qui  embellit  les 
pensées  les  plus  communes. 

A  cette  invention  du  génie  est  attaché,  comme 
on  sait ,  un  caractère  original ,  qui  tantôt  naît 
des  expressions  et  des  sentiments  d'un  auteur, 
tantôt  de  ses  plans ,  de  son  art ,  de  sa  manière 
d'envisager  et  d'arranger  les  objets.  Car  un 
homme  qui  est  maîtrisé  par  la  pente  de  son 
esprit  et  par  les  impressions  particulières  et 
personnelles  qu'il  reçoit  des  choses,  ne  peut 
ni  ne  veut  dérober  son  caractère  à  ceux  qui 
l'épient. 

Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  ce  carac- 
tère original  doive  exclure  l'art  d'imiter.  Je  ne 
connais  point  de  grands  hommes  qui  n'aient 
adopté  des  modèles.  Rousseau  '  a  imité  Marot  ; 

'  Mais  il  manquait,  je  crois,  de  V  imagina  lion,  etc.  Mais 
il  manquait  hien  davanUig»!  d»',  la  jtislrss*;  d'esprit  n«''C«'ssairfi 
pour  faire  un  bon  usagcidc»  mathématiques;  voilà  pourtiuoi 
il  a  dit  tant  de  folies.  V. 

^  Rousseau  (Jean-Bapllsie).  B 


Corneille',  Lucain  et  Sénèque;  Bossuet,  les 
prophètes  ;  Racine ,  les  Grecs  et  Virgile  ;  et  Mon- 
taigne dit  quelque  part  qu'il  y  a  en  lui  une  con- 
dition aucunement  singeresse  et  imitatrice. 
Mais  ces  grands  hommes,  en  imitant,  sont  de- 
meurés originaux ,  parce  qu'ils  avaient  à  peu  près 
le  même  génie  que  ceux  qu'ils  prenaient  pour 
modèles  :  de  sorte  qu'ils  cultivaient  leur  propre 
caractère ,  sous  ces  maîtres  qu'ils  consultaient, 
et  qu'ils  surpassaient  quelquefois;  au  lieu  que 
ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit ,  sont  toujours  de 
faibles  copistes  des  meilleurs  modèles ,  et  n'at- 
teignent jamais  leur  art.  Preuve  incontestable 
qu'il  faut  du  génie  pour  bien  imiter,  et  même 
un  génie  étendu  pour  prendre  divers  caractères  : 
tant  s'en  faut  que  l'imagination  donne  l'exclusion 
au  génie. 

J'explique  ces  petits  détails  pour  rendre  ce 
chapitre  plus  complet ,  et  non  pour  instruire  les 
gens  de  lettres ,  qui  ne  peuvent  les  ignorer.  J'ajou- 
terai encore  une  réflexion  en  faveur  des  person- 
nes moins  savantes  :  c'est  que  le  premier  avan- 
tage du  génie  est  de  sentir  et  de  concevoir  plus 
vivement  les  objets  de  son  ressort,  que  ces  mêmes 
objets  ne  sont  sentis  et  aperçus  des  autres  hommes. 

A  l'égard  de  l'esprit,  je  dirai  que  ce  mot  n'a 
d'abord  été  inventé  que  pour  signifier  en  géné- 
ral les  différentes  qualités  que  j'ai  définies ,  la 
justesse,  la  profondeur,  le  jugement,  etc.  Mais 
parce  que  nul  homme  ne  peut  les  rassembler 
toutes,  chacune  de  ces  qualités  a  prétendu  s'ap- 
proprier exclusivement  le  nom  générique  :  d'où 
sont  nées  des  disputes  très-frivoles;  car,  au 
fond,  il  importe  peu  que  ce  soit  la  vivacité  ou 
la  justesse ,  ou  telle  autre  partie  de  l'esprit  qui 
emporte  l'honneur  de  ce  titre.  Le  nom  ne  peut 
rien  pour  les  choses.  La  question  n'est  pas  de 
savoir  si  c'est  à  l'imagination  ou  au  bon  sens 
qu'appartient  le  terme  d'esprit.  Le  vrai  intérêt, 
c'est  de  voir  laquelle  de  ces  qualités,  ou  des 
autres  que  j'ai  nommées ,  doit  nous  inspirer  plus 
d'estime.  Il  n'y  en  a  aucune  qui  n'ait  son  utilité, 
et  j'ose  dire  son  agrément.  Il  ne  serait  peut-être 
pas  difficile  de  juger  s'il  y  en  a  de  plus  utiles, 
ou  de  plus  aimables,  ou  de  plus  grandes  les  unes 
que  les  autres.  Mais  les  hommes  sont  incapables 
de  convenir  entre  eux  du  prix  des  moindres 
choses.  La  différence  de  leurs  intérêts  et  de 
leurs  lumières  maintiendra  éternellement  la  di- 
versité de  leurs  opinions  et  la  contrariété  de 
leurs  maximes. 

'  Pierre  Corneille ,  dans  ses  Irapédies ,  a  empiunie  (juelquc» 
Irails  (le  la  Pharsah'  ()«•  l.iieain  el  des  tragédies  de  Sén<''<|ue.  B. 


460 


XVI. 

Du  caractère. 

Tout  ce  qui  forme  l'esprit  et  le  cœur  est  com- 
pris dans  le  caractère  *.  Le  génie  n'exprime  que 
la  convenance  de  certaines  qualités  '  ;  mais  les 
contrariétés  les  plus  bizarres  entrent  dans  le 
même  caractère,  et  le  constituent. 

On  dit  d'un  homme  qu'il  n'a  point  de  carac- 
tère ,  lorsque  les  traits  de  son  âme  sont  faibles, 
légers ,  changeants  *  ;  mais  cela  môme  fait  un 
caractère  ',  et  l'on  s'entend  bien  là-dessus. 

Les  inégalités  du  caractère  influent  sur  l'es- 
prit; un  homme  est  pénétrant,  ou  pesant,  ou 
aimable ,  selon  son  humeur. 

On  confond  souvent  dans  le  caractère  les  qua- 
lités de  rame  et  celles  de  l'esprit.  Un  homme  est 
doux  et  facile ,  on  le  trouve  insinuant  ;  il  a  l'hu- 
meur vive  et  légère,  on  dit  qu'il  a  l'esprit  vif; 
il  est  distrait  et  rêveur,  on  croit  qu'il  a  l'esprit 
lent  et  peu  d'imagination.  Le  monde  ne  juge 
des  choses  que  par  leur  écorce  ;  c'est  une  chose 
qu'on  dit  tous  les  jours,  mais  que  l'on  ne  sent 
pas  assez.  Quelques  réflexions ,  en  passant ,  sur 
les  caractères  les  plus  généraux,  nous  y  feront 
faire  attention. 

kViL 

;        '  Du  sérieux. 

:   ■:.^'     ,.,.'     :-.■'    '>     : 

Un  des  caractères  les  plus  généraux ,  c'est  le 
sérieux;  mais  combien  de  clioses  différentes 
n'a-t-il  pas,  et  combien  de  caractères  sont  com- 
pris dans  celui-ci  1  On  est  sérieux  par  tempéra- 
ment ,  par  trop  ou  trop  peu  de  passions ,  trop 
ou  trop  peu  d'idées;  par  timidité,  par  habitude, 
et  par  mille  autres  raisons. 

L'extérieur  ^  distingue  tous  ces  divers  carac- 
tères aux  yeux  d'un  homme  attentif. 

'  Tout  ce  qui  forme ,  etc.  Il  faut ,  je  pense ,  ce  qui  compose  ■ 
mais  la  maxime  n'est  pas  claire  et  ne'.pout  être  juste.  M. 

2  /><?  génie  n'exprime,  etc.  Le  génie  est  l'aptitude  à  exceller 
dans  un  art.  V. 

3  On  dit  d'un  homme  qu'il  n'a  point  de  caractère,  lorsque 
les  traits  de  son  âme,  etc.  Vauvenargues  emploie  ici  figuré- 
ment  le  mot  de  traits,  dans  le  même  sens  ou  on  l'emploie  en 
parlant  des  traits  du  visage  :  c'est  comme  s'il  disait,  la  phy- 
sionomie de  son  âme.  On  dit  fort  bien  que  tel  caractère  a  une 
physionomie  particulière.  Ceux  dont  parle  Vauvenargu(>s 
n'ont  qu'une  ptiysionomie  peu  marquée  et  qui  change  à  cha- 
que instant.  S.  ^  o 

^  Cela  même  fait  un  caractère,  etc.  Voltaire  a  ajouté  de  sa 
mam,  a  la  marge,  comme  un  renvoi,  avant  le  mot  caractère 
le  mol  pauvre.  Un  {pauvre)  caractère.  S. 

''  Depuis  ces  mois.  L'extérieur  dist in r/ue,  jnsr|u'à  ceux-ci 
n'a  presque  jamais  de  maintien,  l'édition"  de  Voltaire  est 
marqticc  d'une  uwoladcavcc  ces  mois  de  s»  main  :  très-bien  S 


VAUVENARGUES.  

Le  sérieui  d'un  esprit  tranquille  porte  un  air 
doux  et  serein. 

Le  sérieux  des  passions  ardentes  est  sauvage, 
sombre  et  allumé. 

Le  sérieux  d'une  âme  abattue  donne  un  ex- 
térieur languissant. 

Le  sérieux  d'un  homme  stérile  paraît  froid, 
lâche  et  oisif. 

Le  sérieux  de  la  gravité  prend  un  air  concerté' 
comme  elle. 

Le  sérieux  de  la  distraction  porte  des  dehora 
singuliers.  _    ' 

Le  sérieux  d'un  homme  timide  n'a  presque*' 
jamais  de  maintien. 

Personne  ne  rejette  en  gros  ces  vérités;  mais, 
faute  de  principes  bien  liés  et  bien  conçus,  la 
plupart  des  hommes  sont,  dans  le  détail  et  dans 
leurs  applications  particulières ,  opposés  les  uns 
aux  autres  et  à  eux-mêmes;  ils  font  voir  la  né 
cessité  indispensable  de  bien  manier  les  princi- 
pes les  plus  familiers,  et  de  les  mettre  tous  eiî-^ 
semble  sous  un  point  de  vue  qui  en  découvre  la 
fécondité  et  la  liaison. 


Du  sang-Jroid. 

Nous  prenons  quelquefois  pour  le  sang-froid 
une  passion  sérieuse  et  concentrée  qui  fixe  toutes 
les  pensées  d'un  esprit  ardent,  et  le  rend  insen- 
sible aux  autres  choses. 

Le  véritable  sang-froid  vient  d'un  sang  doiii^J  ^ 
tempéré,  et  peu  fertile  en  esprits.  S'il  coule  avec 
trop  de  lenteur,  il  peut  rendre  l'esprit  pesant; 
mais  lorsqu'il  est  reçu  par  des  organes  faciles  à 
bien  conformés,  la  justesse,  la  réflexion,  et  uinj 
singularité  aimable,  souvent  l'accompagnenlf} 
nul  esprit  n'est  plus  désirable.  '  ' 

On  parle  encore  d'un  autre  sang-froid  qUë' 
donne  la  force  d'esprit,  soutenue  par  l'expérience 
et  de  longues  réflexions;  sans  doute  c'est  là  le 
plus  rare.  \      ^    /L* 

XLX. 

De  la  présence  d'esprit. 

La  présence  d'esprit  se  pourrait  définir  une 
aptitude  à  profiter  des  occasions  pour  parler  ou 
pour  agir.  C'est  un  avantage  qui  a  manqué  soar 
vent  aux  hommes  les  plus  éclairés,  qui  demande  " 
un  esprit  facile,  un  sang-froid  modéré,  l'usage 
des  affaires,  et  selon  les  différentes  occurrences^ 
divers  avantages  :  de  la  mémoire  et  de  la  saga- 
cité dans  la  dispute,  de  la  sécurité  dans  les  pé- 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN. 


4G1 


rils,  et  dans  le  monde,  cette  liberté  de  cœur  qui 
nous  rend  attentifs  à  tout  ce  qui  s'y  passe,  et 
nous  tient  en  état  de  profiter  de  tout,  etc.  ^  ^ 

De  la  distractiQU,         .-<,.,  j 

Il  y  a  une  distraction  assez  semblable  aux 
rêves  du  sommeil,  qui  est  lorsque  nos  pensées 
flottent  et  se  suivent  d'elles-mêmes  sans  force  et 
sans  direction.  Le  mouvement  des  esprits  se  ra- 
lentit peu  à  peu;  ils  errent  à  l'aventure  sur  les 
traces  du  cerveau  ',  et  réveillent  des  idées  sans 
suite  et  sans  vérité  ;  enfin  les  organes  se  ferment  ; 
nous  ne  formons  plus  que  des  songes,  et  c'est  là 
proprement  rêver  les  yeux  ouverts. 

Cette  sorte  de  distraction  est  bien  différente  de 
celle  où  jette  la  méditation.  L'âme  obsédée,  dans 
la  méditation  d'un  objet  qui  fixe  sa  vue  et  la  rem- 
plit tout  entière,  agit  beaucoup  dans  ce  repos. 
C'est  un  état  tout  opposé  ;  cependant  elle  y  tombe 
ensuite,  épuisée  par  ses  réflexions. 

•''  -  XXL 

De  V esprit  du  jeu. 

C'est  une  manière  de  génie  '  que  l'esprit  du 
jeu ,  puisqu'il  dépend  également  de  l'àme  et  de 
l'intelligence.  Un  homme  que  la  perte  trouble  ou 
intimide,  que  le  gain  rend  trop  hasardeux,  un 
homme  avare,  ne  sont  pas  plus  faits  pour  jouer, 
que  ceux  qui  ne  peuvent  atteindre  à  l'esprit  de 
combinaison.  Il  faut  donc  un  certain  degré  de 
lumière  et  de  sentiment,  l'art  des  combinaisons, 
le  goût  du  jeu ,  et  l'amour  mesuré  du  gain. 

On  s'étonne  à  tort  que  des  sots  possèdent  ce 
faible  avantage.  L'habitude  et  l'amour  du  jeu, 
qui  tournent  toute  leur  application  et  leur  mé- 
moire de  ce  seul  côté,  suppléent  l'esprit  qui  leur 
manque. 


LIVRE  DEUXIEME. 

XXII. 

Des  passions. 
Toutes  les  passions  roulent  sur  le  plaisir  et  la 

*  Tout  cet  article  est  marqué  d'une  accolade  dans  l'édition 
de  Voltaire ,  avec  ces  mots  :  bon ,  très-bon.  S. 

2  Sur  les  traces  du  cerveau,  etc.  Sur  les  traces  imprimées 
dans  le  cerveau.  S. 

3  Cest  une  manière  de  génie,  etc.  Manière,  expression 
négligée  et  mal  assortie.  J'aimerais  mieux  sorte  ou  espèce.  M. 


douleur,  comme  dit  M.  Locke  '  :  c'en  est  l'es- 
sence et  le  fonds. 

Nous  éprouvons,  en  naissant,  ces  deux  états  : 
le  plaisir,  parce  qu'il  est  naturellement  attaché  à 
être;  la  douleur,  parce  qu'elle  tient  à  être  impar- 
faitement ^ . 

Si  notre  existence  était  parfaite,  nous  ne  con- 
naîtrions que  le  plaisir.  Étant  imparfaite,  nous 
devons  connaître  le  plaisir  et  la  douleur  :  or  c'est 
de  l'expérience  de  ces  deux  contraires  que  nous 
tirons  l'idée  du  bien  et  du  mal. 

Mais  comme  le  plaisir  et  la  douleur  ne  viennent 
pas  à  tous  les  hommes  par  les  mêmes  choses,  ils 
attachent  à  divers  objets  l'idée  du  bien  et  du 
mal ,  chacun  selon  son  expérience ,  ses  passions, 
ses  opinions,  etc. 

Il  n'y  a  cependant  que  deux  organes  de  nos 
biens  et  de  nos  maux  :  les  sens  et  la  réflexion. 

Les  impressions  qui  viennent  par  les  sens  sont 
immédiates  et  ne  peuvent  se  définir;  on  n'en 
connaît  pas  les  ressorts  :  elles  sont  l'effet  du  rap- 
port qui  est  entre  les  choses  et  nous;  mais  ce  rap- 
port secret  ne  nous  est  pas  connu. 

Les  passions  qui  viennent  par  l'organe  de  la 
réflexion  sont  moins  ignorées.  Elles  ont  leur  prin- 
cipe dans  l'amour  de  l'être  ou  de  la  perfection 
de  l'être,  ou  dans  le  sentiment  de  son  imperfection 
et  de  son  dépérissement. 

Nous  tirons  de  l'expérience  de  notre  être  une 
idée  de  grandeur,  de  plaisir,  de  puissance,  que 
nous  voudrions  toujours  augmenter  :  nous  pre- 
nons dans  l'imperfection  de  notre  être  une  idée 
de  petitesse,  de  sujétion,  de  misère,  que  nous  tâ- 
chons d'étouffer  :  voilà  toutes  nos  passions. 

Il  y  a  des  hommes  en  qui  le  sentiment  de  l'être 
est  plus  fort  que  celui  de  leur  imperfection  ;  de 
là  l'enjouement,  la  douceur,  la  modération  des 
désirs. 

Il  y  en  a  d'autres  en  qui  le  sentiment  de  leur 
imperfection  est  plus  vif  que  celui  de  l'être;  de 
là  l'inquiétude,  la  mélancolie,  etc. 

De  ces  deux  sentiments  unis,  c'est-à-dire  celui 
de  nos  forces  et  celui  de  notre  misère,  naissent 
les  plus  grandes  passions;  parce  que  le  sentiment 
de  nos  misères  nous  pousse  à  sortir  de  nous-mê- 
mes, et  que  le  sentiment  de  nos  ressources  nous 

*  Locke  (Jean),  mort  en  1704,  auteur  de  V  Essai  sur  l'en- 
tendement humain,  ouvrage  excellent,  traduit  en  français  par 
Coste,  en  1729.  F. 

*  Nous  éprouvons,  etc.  Je  ne  sais  si  on  peut  dire  éprouver 
un  état.  On  éprouve  une  impression  qui  passe.  Être  impar- 
faitement n'explique  pas  ce  que  c'est  (\Wêtre  douloureuse- 
ment. M.  —  Le  plaisir  n'est  pas  naturellement  attaché  h  être, 
car  on  existe  souvent  sans  plaisir  ni  douleur.  Être  imparfai- 
tement donnerait  plutôt  l'Idée  du  désir  que  de  la  douleur.  S. 


462 


VADVENAftGJU^eS*    i 


y  encoui'age  et  nous  porte  par  l'espérance  *.  Mais 
ceux  qui  ne  sentent  que  leur  misère  sans  leur 
force,  ne  se  passionnent  jamais  autant,  car  ils 
n'osent  rien  espérer;  ni  ceux  qui  ne  sentent 
que  leur  force  sans  leur  impuissance,  car  ils 
ont  trop  peu  à  désirer  :  ainsi  il  faut  un  mélange 
de  courage  et  de  faiblesse ,  de  tristesse  et  de  pré- 
somption. Or  cela  dépend  de  la  chaleur  du  sang 
et  des  esprits;  et  la  réflexion  qui  modère  les 
velléités  des  gens  froids  encourage  l'ardeur  des 
autres,  en  leur  fournissant  des  ressources  qui 
nourrissent  leurs  illusions  :  d'où  vient  que  les 
passions  des  hommes  d'un  esprit  profond  sont 
plus  opiniâtres  et  plus  invincibles,  car  ils  ne  sont 
pas  obligés  de  s'en  distraire  comme  le  reste  des 
hommes,  par  épuisement  de  pensées  ;  mais  leurs 
réflexions ,  au  contraire,  sont  un  entretien  éter- 
nel à  leurs  désirs,  qui  les  échauffe  ;  et  cela  expli- 
que encore  pourquoi  ceux  qui  pensent  peu ,  ou 
qui  ne  sauraient  penser  longtemps  de  suite  sur  la 
même  chose ,  n'ont  que  l'inconstance  en  partage. 

XXIII. 

De  la  gaieté,  de  la  joie,  de  la  mélancolie. 

Le  premier  degré  du  sentiment  agréable  de 
notre  existence  est  la  gaieté  :  la  joie  est  un  senti- 
ment plus  pénétrant.  Les  hommes  enjoués  n'étant 
pas  d'ordinaire  si  ardents  que  le  reste  des  hommes, 
ils  ne  sont  peut-être  pas  capables  des  plus  vives 
joies  ;  mais  les  grandes  joies  durent  peu ,  et  lais- 
sent notre  âme  épuisée. 

La  gaieté,  plus  proportionnée  à  notre  faiblesse 
que  la  joie,  nous  rend  confiants  et  hardis,  donne 
un  être  et  un  intérêt  aux  choses  les  moins  impor- 
tantes, fait  que  nous  nous  phtisons  par  instinct  en 
nous-mêmes,  dans  nos  possessions ,  nos  entours, 
notre  esprit,  notre  suffisance,  malgré  d'assez 
grandes  misères. 

Cette  intime  satisfaction  nous  conduit  quel- 
quefois à  nous  estimer  nous-mêmes,  par  de 
très-frivoles  endroits  ;  il  me  semble  que  les  per- 
sonnes enjouées  sont  ordinairement  un  peu  plus 
vaines  que  les  autres. 

D'autre  part,  les  mélancoliques  sont  ardents, 
timides ,  inquiets ,  et  ne  se  sauvent ,  la  plupart ,  de 
la  vanité,  que  par  l'ambition  et  l'orgueil. 

'  Nous  porte  par  l'espérance,  etc.  Il  semble  qu'il  faudrait 
nous  y  porte  (  à  sortir  de  nous-mêmes  ).  Autrement  portt;  serait 
employé  là  d'une  manière  qui  n'est  pas  commune.  M. 


XXIV. 


De  l^amour-projjre  et  de  Vamourde  nous-mêmes. 

L'amour  est  une  complaisance  dans  l'objet 
aimé.  Aimer  une  chose,  c'est  se  complaire  dans 
sa  possession,  sa  gi-^ce,  son  accroissement; 
craindre  sa  privation ,  ses  déchéances ,  etc. 

Plusieurs  philosophes  rapportent  générale- 
ment à  l'amour-propre  toute  sorte  d'attache- 
ments. Us  prétendent  qu'on  s'approprie  tout  ce 
que  l'on  aime ,  qu'on  n'y  cherche  que  son  plai- 
sir et  sa  propre  satisfaction,  qu'on  se  met  soi- 
même  avant  tout;  jus(|ue-là  qu'ils  nient  que  celui 
qui  donne  sa  vie  pour  un  autre,  le  préfère  à 
soi.  Ils  passent  le  but  en  ce  point  :  car  si  l'objet 
de  notre  amour  nous  est  plus  cher  sans  l'être , 
que  l'être  sans  l'objet  de  notre  amour,  il  paraît 
que  c'est  notre  amour  qui  est  notre  passion  do- 
minante, et  non  notre  individu  propre;  puisque 
tout  nous  échappe  avec  la  vie,  le  bien  que  nous 
nous  étions  approprié  par  notre  amour,  comme 
notre  être  véritable.  Ils  répondent  que  la  pas- 
sion nous  fait  confondre  dans  ce  sacrifice  notre 
vie  et  celle  de  l'objet  aimé  ;  que  nous  croyons 
n'abandonner  qu'une  partie  de  nous-mêmes  pour 
conserver  l'autre  :  au  moins  ils  ne  peuvent  nier 
que  celle  que  nous  conservons  nous  paraît  plus 
considérable  que  celle  que  nous  abandonnons» 
Or,  dès  que  nous  nous  regardons  conune  la 
moindre  partie  dans  le  tout,  c'est  une  préférence 
manifeste  de  l'objet  aimé.  On  peut  dire  la  même 
chose  d'un  homme  qui,  volontairement  et  de  sang- 
froid,  meurt  pour  la  gloire  :  la  vie  imaginaire 
qu'il  achète  au  prix  de  son  être  réel  est  une  pré- 
férence bien  incontestable  de  la  gloire,  et  qui 
justifie  la  distinction  que  quelques  écrivains  ont 
mise  avec  sagesse  entre  l'amour-propre  et  l'a- 
mour de  nous-mêmes.  Ceux-ci  conviennent  bien 
que  l'amour  de  nous-mêmes  entre  dans  toutes 
nos  passions;  mais  ils  distinguent  cet  amour  de 
l'autre.  Avec  l'amour  de  nous-mêmes,  disent-ils, 
on  peut  chercher  hors  de  soi  son  bonheur;  on 
peut  s'aimer  hors  de  soi  davantage  que  sou  exis- 
tence propre  '  ;  on  n'est  point  à  soi-même  son 
unique  objet.  L'amour-propre,  au  contraire, 
subordonne  tout  à  ses  commodités  et  à  son  bien- 

*  On  peut  s'aimer  hors  de  soi  davantage  que  su7i  existence 
propre.  Cela  n'est  pas  correct.  Davantage  est  un  adverbe  de 
comparaison ,  mais  qui  s'emploie  absolument ,  sans  être  suivi 
de  la  conjonction  que.  Lorsque  cette  conjonction  est  néces-' 
saire,  il  faut  substituer  plus  à  davantage.  Il  y  a  dans  l'ou- 
vrage de  Vauvenargues  plusieurs  autres  incorrections  que 
nous  n'avons  pas  cru  devoir  relever  ;  nous  remarquons  celle* 
ci,  parce  que  d'assez  bons  écrivains  ont  commis  la  même 
faute.  S. 


DE  L'ESin\lT  HUMAIN. 


46a 


être  '  ;  il  est  à  lui-même  soh  seul  objet  et  sa  seule 
lin:  de  sorte  qu'au  lieu  que  les  passions,  qui 
viennent  de  l'amour  de  nous-mêmes,  nous  don- 
nent aux  choses,  l'amour-propre  veut  que  les  cho- 
ses se  donnent  à  nous,  et  se  fait  le  centre  de  tout. 

Rien  ne  caractérise  donc  l'amour-propre, 
comme  la  complaisance  qu'on  a  dans  soi-même 
et  les  choses  qu'on  s'approprie. 

L'orgueil  est  un  effet  de  cette  complaisance. 
Comme  on  n'estime  généralement  les  choses 
qu'autant  qu'elles  plaisent,  et  que  nous  nous 
plaisons  si  souvent  à  nous-mêmes  devant  toutes 
choses  ;  de  là  ces  comparaisons  toujours  injustes 
qu'on  fait  de  soi-même  à  autrui ,  et  qui  fondent 
tout  notre  orgueil. 

Mais  les  prétendus  avantages  pour  lesquels 
nous  nous  estimons  étant  grandement  variés, 
nous  les  désignons  par  les  noms  que  nous  leur 
avons  rendus  propres.  L'orgueil  qui  vient  d'une 
conliance  aveugle  dans  nos  forces,  nous  l'avons 
nommé  présomption;  celui  qui  s'attache  à  de  pe- 
tites choses,  vanité  ;  celui  qui  est  courageux,  fierté. 

Tout  ce  qu'on  ressent  de  plaisir  en  s'appro- 
priant  cpielque  chose,  richesse,  agrément,  héri- 
tage ,  etc.  et  ce  qu'on  éprouve  de  peine  par  la 
perte  des  mêmes  biens,  ou  la  crainte  de  quelque 
mal,  la  peur,  le  dépit,  la  colère,  tout  cela  vient 
de  l'amour-propre. 

L'amour-propre  se  mêle  à  presque  tous  nos  sen- 
timents ,  ou  du  moins  l'amour  de  nous-mêmes  ; 
mais  pour  prévenir  l'embarras  que  feraient  naî- 
tre les  disputes  qu'on  a  sur  les  termes ,  j'use 
d'expressions  synonymes,  qui  me  semblent  moins 
équivoques.  Ainsi  je  rapporte  tous  nos  sentiments 
à  celui  de  nos  perfections  et  de  notre  imperfec- 
tion :  ces  deux  grands  principes  nous  portent  de 
concert  à  aimer,  estimer,  conserver,  agrandir  et 
défendre  du  mal  notre  frêle  existence.  C'est  la 
source  de  tous  nos  plaisirs  et  déplaisirs,  et  la 
cause  féconde  des  passions  qui  viennent  par  l'or- 
gane de  la  réflexion. 

Tâchons  d'approfondir  les  principales;  nous 
suivrons  plus  aisément  la  trace  des  petites,  qui 
ne  sont  que  des  dépendances  et  des  branches  de 
celles-ci. 


*  L'amour-propre,  au  contraire  y  subordonne  tout  à  ses 
commodités  et  à  son  bien-être.  Cette  manière  de  distinguer 
Vamour  de  nous-mêmes  de  l'amour-propre ,  parait  plus  sub- 
tile que  juste  ;  et  ce  que  Vauvenargues  applique  ici  h  l'a- 
mour-propre, serait  plutôt  le  caractère  de  c«;  qu'on  entend 
par  le  mot  éyoîsme.  Ce  qu'on  exprime  communément  par  le 
mol  (V amour-propre ,  c'est  Vamour  des  choses  qui  nous  sont 
propres ,  la  complaisance  pour  nos  qualités  ou  nos  avantages 
personnels,  plutôt  que  l'attention  au  bien-étrc  de  notre  per- 
sonne. S. 


XXV. 


'ï  >')    1  '  ?    '  De  P ambition 


?Ah'-U  J^  ,».î^.ii'u'"|-n* 


L'instinct  qui  nous  porte  à  nous  agrandir  n'est 
aucune  part  si  sensible  que  dans  l'ambition  '  ; 
mais  il  ne  faut  pas  confondre  tous  les  ambitieux. 
Les  uns  attachent  la  grandeur  solide  à  l'autorité 
des  emplois  ;  les  autres  aux  grandes  richesses  ;  les 
autres  au  faste  des  titres ,  etc.  ;  plusieurs  vont  à 
leur  but  sans  nul  choix  des  moyens  ;  quelques- 
uns  par  de  grandes  choses ,  et  d'autres  par  les 
plus  petites  :  ainsi  telle  ambition  est  vice  ;  telle , 
vertu;  telle,  vigueur  d'esprit;  telle,  égarement 
et  bassesse,  etc. 

Toutes  les  passions  prennent  le  tour  de  notre 
caractère.  Nous  avons  vu  ailleurs  que  l'âme  in- 
fluait beaucoup  sur  l'esprit  ;  l'esprit  influe  aussi 
sur  l'âme.  C'est  de  l'âme  que  viennent  tous  les 
sentiments;  mais  c'est  par  les  organes  de  l'esprit 
que  passent  les  objets  qui  les  excitent.  Selon  les 
couleurs  qu'il  leur  donne ,  selon  qu'il  les  pénètre , 
qu'il  les  embellit ,  qu'il  les  déguise,  l'âme  les  re- 
bute ou  s'y  attache.  Quand  donc  même  on  igno- 
rerait que  tous  les  hommes  ne  sont  pas  égaux 
par  le  cœur,  il  suffit  de  savoir  qu'ils  envisagent 
les  choses  selon  leurs  lumières,  peut-être  encore 
plus  inégales ,  pour  comprendre  la  différence  qui 
distingue  les  passions  mêmes  qu'on  désigne  du 
même  nom.  Si  différemment  partagés  par  l'es- 
prit et  les  sentiments ,  ils  s'attachent  au  même 
objet  sans  aller  au  même  intérêt  '  ;  et  cela  n'est 
pas  seulement  vrai  des  ambitieux ,  mais  aussi  de 
toute  passion. 

XXVL 

De  Vamour  du  monde. 

Que  de  choses  sont  comprises  dans  l'amour  du 
monde  !  le  libertinage ,  le  désir  de  plaire ,  l'envie 
de  primer,  etc.  :  l'amour  du  sensible  et  du  grand 
ne  sont  nulle  part  si  mêlés  '. 

^  L'instinct  qui  nous  porte  à  nous  agrandir  n'est  aucune 
part  si  sensible  que  dans  l'ambition.  Aucune  part  pour  nulle 
part,  expression  négligée.  S. 

^  Ils  s'attachent  au  même  objet  sans  aller  au  même  inté- 
rêt. C'est-à-dire,  sans  voir  de  même  l'objet  où  ils  s'attachent, 
et  sans  y  être  portés  par  le  même  intérêt.  Deux  hommes  veu 
lent  la  même  place,  l'un  pour  l'argent  et  l'autre  pour  le  crédit. 
Deux  amants  recherchent  la  même  femme ,  l'un  pour  sa  ligure 
et  l'autre  pour  son  esprit,  etc.  S. 

3  L'amour  du  sensible  et  du  grand  ne  sont  nulle  part  si 
mêlés.  C'est-.'i-dlre,  je  crois,  selon  la  manière  de  voir  de  Vau- 
venargues ,  les  penchants  physiques  et  les  sentiments  moraux. 
D'autant  que  dans  la  première  édition ,  il  j\joutalt  :  je  parle 
d'un  grand ,  mesuré  à  l'esprit  et  au  cœur  qu'il  touche.  Uan» 
tous  les  ras   cela  n'est  pas  clair.  S. 


464 


vai]vi:nai\(uies. 


Le  génie  et  l'activité  portent  les  hommes  à  la 
vertu  et  à  la  gloire  :  les  petits  talents,  la  paresse, 
le  goût  des  plaisii*s,  la  gaieté  et  la  vanité  les 
iixent  aux  petites  choses  :  mais  en  tout  c'est  le 
même  instinct;  et  l'amour  du  monde  renferme  de 
vives  semences  de  presque  toutes  les  passions. 

XXVII. 

Sur  Vamour  de  la  gloire. 

La  gloire  nous  donne  sur  les  cœurs  une  auto- 
rité naturelle  qui  nous  touche  sans  doute  autant 
que  nulle  de  nos  sensations,  et  nous  étourdit  plus 
sur  nos  misères  qu'une  vaine-dissipation  :  elle  est 
donc  réelle  en  tous  sens. 

Ceux  qui  parlent  de  son  néant  inévitable  sou- 
tiendraient peut-être  avec  peine  le  mépris  ouvert 
d'un  seul  homme.  Le  vide  des  grandes  passions 
est  rempli  par  le  grand  nombre  des  petites  :  les 
contempteurs  de  la  gloire  se  piquent  de  bien 
danser,  ou  de  quelque  misère  encore  plus  basse. 
Ils  sont  si  aveugles  qu'ils  ne  sentent  pas  que  c'est 
la  gloire  qu'ils  cherchent  si  curieusement ,  et  si 
vains  qu'ils  osent  la  mettre  dans  les  choses  les 
plus  ffivoles.  La  gloire,  disent-ils ,  n'est  ni  ver- 
tu, ni  mérite;  ils  raisonnent  bien  en  cela  :  elle 
n'est  que  leur  récompense;  mais  elle  nous  excite 
donc  au  travail  et  à  la  vertu,  et  nous  rend  sou- 
vent estimables  afin  de  nous  faire  estimer. 

Tout  est  très-abject  dans  les  hommes ,  la  vertu 
la  gloire ,  la  vie  ;  mais  les  plus  petits  ont  des  pro- 
portions reconnues.  Le  chêne  est  un  grand  arbre 
près  du  cerisier  ;  ainsi  les  hommes  à  l'égard  les 
uns  des  autres.  Quelles  sont  les  vertus  et  les  in- 
clinations de  ceux  qui  méprisent  la  gloire  ?  L'ont- 
ils  méritée  ? 

XXVIII. 

De  Vamour  des  sciences  et  des  lettres. 

La  passion  de  la  gloire  et  la  passion  dès  scien- 
ces se  ressemblent  dans  leur  principe  ;  car  elles 
viennent  l'une  et  l'autre  du  sentiment  de  notre 
vide  et  de  notre  imperfection.  Mais  l'une  voudrait 
se  former  comme  un  nouvel  être  hors  de  nous,  et 
l'autre  s'attache  à  étendre  et  à  cultiver  notre  fonds. 
Ainsi  la  passion  de  la  gloire  veut  nous  agrandir 
au  dehors ,  et  celle  des  sciences  au  dedans. 

On  ne  peut  avoir  l'âme  grande ,  ou  l'esprit  un 
peu  pénétrant ,  sans  quelque  passion  pour  les  let- 
tres. Les  arts  sont  consacrés  à  peindre  les  traits 
de  la  belle  nature;  les  sciences,  à  la  vérité.  Les 
arts  et  les  sciences  embrassent  tout  ce  qu'il  y  a 


dans  la  pensée  de  noble  et  d'utile;  de  sorte  qu'il 
ne  reste  à  ceux  qui  les  rejettent  que  ce  q\il  est 
indigne  d'être  peint  ou  enseigné ,  etc. 

La  plupart  des  hommes  honorent  les  lettres 
comme  la  religion  et  la  vertu  '  ;  c'est-à-dire,  comme 
une  chose  qu'ils  ne  peuvent  ni  connaître ,  ni  pra- 
tiquer, ni  aimer. 

Personne  néanmoins  n'ignore  que  les  bons  li- 
vres sont  l'essence  des  meilleurs  esprits ,  le  pré- 
cis de  leurs  connaissances  et  le  fruit  de  leurs 
longues  veilles.  L'étude  d'une  vie  entière  s'y  peut 
recueillir  dans  quelques  heures  ;  c'est  un  grand 
secours. 

Deux  inconvénients  sont  à  craindre  dans  cette 
passion  :  le  mauvais  choix  et  l'excès.  Quant  au 
mauvais  choix ,  il  est  probable  que  ceux  qui  s'at- 
tachent à  des  connaissances  peu  utiles  ne  seraient 
pas  propres  aux  autres  ;  mais  l'excès  se  peut  cor- 
riger. 

Si  nous  étions  sages ,  nous  nous  bornerions  à 
un  petit  nombre  de  connaissances ,  afin  de  les 
mieux  posséder.  Nous  tâcherions  de  nous  les  ren- 
dre familières  et  de  les  réduire  en  pratique  :  la 
plus  longue  et  la  plus  laborieuse  théorie  n'éclaire 
qu'imparfaitement.  Un  homme  qui  n'aurait  ja- 
mais dansé  posséderait  inutilement  les  règles  de 
la  danse  ;  il  en  est  sans  doute  de  même  des  mé- 
tiers d'esprit  \ 

Je  dirai  bien  plus  :  rarement  l'étude  est  utile, 
lorsqu'elle  n'est  pas  accompagnée  du  commerce 
du  monde.  Il  ne  faut  pas  séparer  ces  deux  cho- 
ses :  l'une  nous  apprend  à  penser,  l'autre  à  agir; 
l'une  à  parler,  l'autre  à  écrire  ;  l'une  à  disposer 
nos  actions ,  l'autre  à  les  rendre  faciles. 

L'usage  du  monde  nous  donne  encore  de  pen- 
ser naturellement ,  et  l'habitude  des  sciences ,  de 
penser  profondément. 

Par  une  suite  naturelle  de  ces  vérités ,  ceux 
qui  sont  privés  de  l'un  et  l'autre  avantage  par 
leur  condition ,  fournissent  une  preuve  incontes- 
table de  l'indigence  naturelle  de  l'esprit  humain. 
Un  vigneron ,  un  couvreur,  resserrés  dans  un  pe- 
tit cercle  d'idées  très-communes ,  connaissent  à 
peine  les  plus  grossiers  usages  de  la  raison ,  et 
n'exercent  leur  jugement,  supposé  qu'ils  en  aient 
reçu  de  la  nature ,  que  sur  des  objets  très-pal- 
pables. Je  sais  bien  que  l'éducation  ne  peut  sup- 

^  La  plupart  des  hommes  honorent  les  lettres  comme  la 
religion  et  la  vertu.  Il  faut  comme  ils  honorent.  On  avait 
copié  celle  pensée  dans  V Encyclopédie,  sans  en  citer  Tauteur. 
Les  journalistes  de  Trévoux ,  qui  avaient  fort  loué  l'ouvrage 
de  Vauvenargues  lorsqu'il  parut,  firent  un  crin»e  de  cette 
maxime  aux  encyclopédistes.  M. 

'  Il  en  est  sans  doute  de  même  des  métiers  d'esprit.  II  fau- 
drait ,  ce  me  semble,  des  métiers  de  l'esprit.  M. 


OK  L'ESPRIT  HUMAIN. 


»li^r^> 


465 


pléer  le  génie  ;  je  n'ignore  pas  que  les  dons  de  la 
nature  valent  mieux  que  les  dons  de  l'art  '  ;  ce- 
pendant l'art  est  nécessaire  pour  faire  fleurir  les 
talents.  Un  beau  waturej  .négligé  ne  ponte  jamais 
de  fruits  mûrs,  x>  »..  ?.i.-  ir,.j  ^     ■     ^^  ,^hI- 

Peut-on  regarder  comme  un  bien  un  génie  à 
peu  près  stérile  ?  Que  servent  à  un  grand  seigneur 
les  domaines  qu'il  laisse  en  friche  ?  Est-il  riche 
de  ces  champs  incultes? 

XXIX, 

De  l'avarice. 

Ceux  qui  n'aiment  l'argent  que  pour  là  dé- 
pense ne  sont  pas  véritablement  avares.  L'ava- 
rice est  une  extrême  défiance  des  événements , 
qui  cherche  à  s'assurer  contre  les  instabilités  de 
la  fortune  par  une  excessive  prévoyance ,  et  ma- 
nifeste cet  instinct  avide  qui  nous  sollicite  d'ac- 
croître ,  d'étayer,  d'affermir  notre  être.  Basse  et 
déplorable  manie,  qui  n'exige  ni  connaissance, 
ni  vigueur  d'esprit ,  ni  jeunesse ,  et  qui  prend  par 
cette  raison ,  dans  la  défaillance  des  sens ,  la  place 
des  autres  passions.  '  ]  '  '  ■'  ' 


XXX. 


îa.-»  Ht  u 


De  la  passion  du  jeu. 

Quoique  j'aie  dit  que  l'avarice  naît  d'une  dé- 
fiance ridicule  des  événements  de  la  fortune ,  et 
qu'il  semble  que  l'amour  du  jeu  vienne  au  con- 
traire d'une  ridicule  confiance  aux  mêmes  évé- 
nements ,  je  ne  laisse  pas  de  croire  qu'il  y  a  des 
joueurs  avares  et  qui  ne  sont  confiants  qu'au  jeu  ; 
encore  ont-ils ,  comme  on  dit ,  un  jeu  timide  et 
serré. 

Dés  commencements  souvent  heureux  remplis- 
sent l'esprit  des  joueurs  de  l'idée  d'un  gain  très- 
rapide  qui  paraît  toujours  sous  leurs  mains  :  cela 
détermine. 

Par  combien  de  motifs  d'ailleurs  n'est-on  pas 
porté  à  jouer?  par  cupidité,  par  amour  du  faste, 
par  goût  des  plaisirs ,  etc.  Il  suffit  donc  d'aimer 
quelqu'une  de  ces  choses  pour  aimer  le  jeu  ;  c'est 
une  ressource  pour  les  acquérir,  hasardeuse  à  la 
vérité,  mais  propre  à  toute  sorte  d'hommes,  pau- 
vres, riches,  faibles,  malades ,  jeunes  et  vieux, 
ignorants  et  savants,  sots  et  habiles,  etc.  :  aussi 

'  Je  n'ignore  pan  que  les  dotis  de  la  nature  valent  mieux 
que  les  dons  de  l'art.  Je  ne  sais  si  Ton  peut  dire  les  dons  de 
l'art  èomine  les  dons  de  la  nature.  La  nature  donne ,  dote , 
doue;  l'art  ne  fait  rien  de  tout  cela  :  11  vend  et  ne  donne  pas , 
et  l'on  achète  ses  biens  avec  l'étude  et  le  travail.  M. 


n'y  a-t-il  point  de  passion  pins  commuuu  que 
celle-ci.  -, 

Delapassian  des  exercice^: 

Il  y  a  dans  la  passion  des  exercices  un  plaisir 
pour  les  sens  et  un  plaisir  pour  l'âme.  Les  sens 
sont  flattés  d'agir,  de  galoper  un  cheval  ' ,  d'en- 
tendre un  bruit  de  chasse  dans  une  forêt  ;  l'âme 
jouit  de  la  justesse  de  ses  sens ,  de  la  force  et  de 
l'adresse  de  son  corps ,  etc.  Aux  yeux  d'un  phi- 
losophe qui  médite  dans  son  cabinet ,  cette  gloire 
est  bien  puérile;  mais,  dans  l'ébranlement  de 
l'exercice,  on  ne  scrute  pas  tant  le.s  choses.  En 
approfondissant  les  hommes ,  on  rencontre  des 
vérités  humiliantes ,  mais  incontestables. 

Vous  voyez  l'âme  d'un  pêcheur  qui  se  détache 
en  quelque  sorte  de  son  corps  pour  suivre  un 
poisson  sous  les  eaux ,  et  le  pousser  au  piège  que 
sa  main  lui  tend.  Qui  croirait  qu'elle  s'applaudit 
de  la  défaite  du  faible  animal ,  et  triomphe  au 
fond  du  filet?  Toutefois  rien  n'est  si  sensible. 

Un  grand ,  à  la  chasse ,  aime  mieux  tuer  un 
sanglier  qu'une  lyrondelle  :  par  quelle  raison? 
Tous  la  voient.     ■'      *  -- 

XXXIt. 

','*        De  V amour paterneL  ^  ...    ^,,  y 

L'amour  paternel  ne  diffère  pas  de  l'amour- 
propre.  Un  enfant  ne  subsiste  que  par  ses  parents, 
dépend  d'eux ,  vient  d'eux ,  leur  doit  tout  ;  il» 
n'ont  rien  qui  leur  soit  si  propre. 

Aussi  un  père  ne  sépare  point  l'idée  d'un  fils 
de  la  sienne ,  à  moins  que  le  fils  n'affaiblisse  cette 
idée  de  propriété  par  quelque  contradiction  ;  mais 
plus  un  père  s'irrite  de  cette  contradiction,  plus 
il  s'afflige,  plus  il  prouve  ce  que  je  dis. 

XXXIIL 

De  V  amour  filial  et  fraternel. 

Comme  les  enfants  n'ont  nul  droit  sur  la  vo- 
lonté de  leurs  pères,  la  leur  étant  au  contraire 
toujours  combattue ,  cela  leur  fait  sentii*  qu'ils 
sont  des  êtres  à  part ,  et  ne  peut  pas  leur  inspi- 
rer de  l'amour -propre  ;  parce  que  la  propriété  ne 
saurait  être  du  côté  de  la  dépendance  :  cela  est 
visible.  C'est  par  cette  raison  que  la  tendresse  des 
enfants  n'est  pas  aussi  vive  que  celle  des  pères  ; 


'  Les  sens  sontjldttés  d'agir,  de  galoper  un  cheval.  Wii^\lg.éi, 
Le»  sens  ne  galopent  pas  un  cheval.  M. 

30 


4GG 


VAlJVENAKGlIKS. 


mais  les  lois  ont  pourvu  à  cet  inconvénient.  El- 
les sont  un  garant  au  père  contre  l'ingratitude 
des  enfants,  comme  la  nature  est  aux  enfants  un 
otage  assuré  contre  l'abus  des  lois.  Il  était  juste 
d'assurer  à  la  vieillesse  les  secours  qu'elle  avait 
prêtés  à  la  faiblesse  de  l'enfance. 

La  reconnaissance  prévient ,  dans  les  enfants 
bien  nés,  ce  que  le  devoir  leur  impose.  Il  est  dans 
la  saine  nature  d'aimer  ceux  qui  nous  aiment  et 
nous  protègent  ;  et  l'habitude  d'une  juste  dépen- 
dance en  fait  perdre  le  sentiment  :  mais  il  suffit 
d'être  homme  pour  être  bon  père  ;  et  si  l'on  n'est 
homme  de  bien ,  il  est  rare  qu'on  soit  bon  fils. 

Du  reste ,  qu'on  mette  à  la  place  de  ce  que  je 
dis  la  sympathie  ou  le  sang ,  et  qu'on  me  fasse 
entendre  pourquoi  le  sang  ne  parle  pas  autant 
dans  les  enfants  que  dans  les  pères;  pourquoi  la 
sympathie  périt  quand  la  soumission  diminue; 
pourquoi  des  frères  souvent  se  haïssent  sur  des 
fondements  si  légers ,  etc. 

Mais  quel  est  donc  le  nœud  de  l'amitié  des  frè- 
res ?  Une  fortune ,  un  nom  communs ,  même  nais- 
sance et  même  éducation ,  quelquefois  même  ca- 
ractère; enfin  l'habitude  de  se  regarder  comme 
appartenant  les  uns  aux  autres ,  et  comme  n'ayant 
qu'un  seul  être.  Voilà  ce  qui  fait  que  l'on  s'aime, 
voilà  l'amour-propre;  mais  trouvez  le  moyen  de 
séparer  des  frères  d'intérêt,  l'amitié  lui  survit  à 
peine;  l'amour-propre  qui  en  était  le  fonds  se 
porte  vers  d'autres  objets. 

XXXIV. 

De  V amour  que  Von  a  pour  les  bêtes. 

11  peut  entrer  quelque  chose  qui  flatte  les  sens 
dans  le  goût  qu'on  nourrit  pour  certains  animaux , 
quand  ils  nous  appartiennent.  J'ai  toujours  pensé 
qu'il  s'y  mêle  de  l'amour-propre  :  rien  n'est  si 
ridicule  à  dire ,  et  je  suis  fâché  qu'il  soit  vrai  '  ; 
mais  nous  sommes  si  vides,  que,  s'il  offre  à  nous 
la  moindre  ombre  de  propriété ,  nous  nous  y  at- 
tachons aussitôt.  Nous  prêtons  à  un  perroquet  des 
pensées  et  des  sentiments;  nous  nous  figurons 
qu'il  nous  aime,  qu'il  nous  craint,  qu'il  sent  nos 
faveurs,  etc.  Ainsi  nous  aimons  l'avantage  que 
nous  nous  ac^îordons  sur  lui.  Quel  empire  !  mais 
c'est  là  l'homme. 


*  Rien  n'est  si  ridicule  à  dire,  et  je  suis  fâché  qu'il  soit 
vrai.  C'est  la  seœnde  fois  qu'on  relève  cette  façon  de  parler, 
qu'il  soit  vrai,  pour  que  cela  soit  vrai:  c'est  une  faute.  S. 


XXXV. 

De  Vamitié. 


C'est  l'insuffisance  de  notre  être  qui  fait  naî- 
tre l'amitié,  et  c'est  l'insuffisance  de  l'amitié 
même  qui  la  fait  périr. 

Est-on  seul  ?  on  sent  sa  misère ,  on  sent  qu'on 
a  besoin  d'appui  ;  on  cherche  un  fauteur  de  ses 
goûts,  un  compagnon  de  ses  plaisirs  et  de  ses 
peines  ;  on  veut  un  homme  dont  on  puisse  possé- 
der le  cœur  et  la  pensée.  Alors  l'amitié  paraît 
être  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  au  monde.  A-t-on 
ce  qu'on  a  souhaité ,  on  change  bientôt  de  pensée. 

Lorsqu'on  voit  de  loin  quelque  bien,  il  fixe 
d'abord  nos  désirs  ;  et  lorsqu'on  y  parvient ,  on 
en  sent  le  néant.  Notre  âme ,  dont  il  arrêtait  la 
vue  dans  l'éloignement ,  ne  saurait  s'y  reposer 
quand  elle  voit  au  delà  :  ainsi  l'amitié ,  qui  de 
loin  bornait  toutes  nos  prétentions ,  cesse  de  les 
borner  de  près  ;  elle  ne  remplit  pas  le  vide  qu'elle 
avait  promis  de  remplir  ;  elle  nous  laisse  des  be- 
soins qui  nous  distraient  et  nous  portent  vers 
d'autres  biens. 

Alors  on  se  néglige,  on  devient  difficile,  on 
exige  bientôt  comme  un  tribut  les  complaisances 
qu'on  avait  d'abord  reçues  comme  un  don.  C'est 
le  caractère  des  hommes  de  s'approprier  peu  à 
peu  jusqu'aux  grâces  dont  ils  jouissent;  une  lon- 
gue possession  les  accoutume  naturellement  à  re- 
garder les  choses  qu'ils  possèdent  comme  à  eux; 
ainsi  l'habitude  les  persuade  qu'ils  ont  un  droit 
naturel  sur  la  volonté  de  leurs  amis^  Ils  vou- 
draient s'en  former  un  titre  pour  les  gouverner; 
lorsque  ces  prétentions  sont  réciproques ,  comme 
on  voit  souvent  ^ ,  l'amour-propre  s'irrite  et  crie 
des  deux  côtés ,  produit  de  l'aigreur ,  des  froi- 
deurs ,  et  d'amères  explications,  etc. 

On  se  trouve  aussi  quelquefois  mutuellement 
des  défauts  qu'on  s'était  cachés;  ou  l'on  tombe 
dans  des  passions  qui  dégoûtent  de  l'amitié, 
comme  les  maladies  violentes  dégoûtent  des  plus 
doux  plaisirs. 

Aussi  les  hommes  les  plus  extrêmes  ne  sont 
pas  les  plus  capables  d'une  constante  amitié.  On 
ne  la  trouve  nulle  part  si  vive  et  si  solide  que 
dans  les  esprits  timides  et  sérieux ,  dont  l'âme 
modérée  connaît  la  vertu;  car  elle  soulage  leur 
cœur  oppressé  sous  le  mystère  et  sous  le  poids 

^  IJ habitude  les  persuade  qu'ils  ont  un  droit  naturel  sitr 
la  volonté  de  leurs  amis.  11  faut,  je  crois,  leur  persuade.  S. 

2  Lorsque  ces  prétentions  sont  réciproques ,  comme  cm  voit 
souvent,  l'amour-fn'opre   s'irrite.  Il  faudrait  comme  on  le 

voit  souvent.  S. 


DE  L'ESPRIT  HlJMAIN 


407 


du  secret,  détend  leur  esprit,  l'élargit,  les  rend 
plus  confiants  et  plus  vifs ,  se  raêle  à  leurs  amu- 
sements ,  à  leurs  affaires  et  à  leurs  plaisirs  mys- 
térieux :  c'est  l'âme  de  toute  leur  vie. 

Les  jeunes  gens  sont  aussi  très-sensibles  et  très- 
confiants;  mais  la  vivacité  de  leurs  passions  les 
distrait  et  les  rend  volages.  La  sensibilité  et  la 
confiance  sont  usées  dans  les  vieillards;  mais  le 
besoin  les  rapproche ,  et  la  raison  est  leur  lien  : 
les  uns  aiment  plus  tendrement,  les  autres  plus 
solidement. 

Le  devoir  de  l'amitié  s'étend  plus  loin  qu'on 
ne  croit  :  nous  suivons  notre  ami  dans  ses  dis- 
grâces; mais,  dans  ses  faiblesses,  nous  l'aban- 
donnons :  c'est  être  plus  faible  que  lui. 

Quiconque  se  cache ,  obhgé  d'avouer  les  dé- 
fauts des  siens,  fait  voir  sa  bassesse  '.  Êtes- vous 
exempt  de  ces  vices ,  déclarez-vous  donc  haute- 
ment; prenez  sous  votre  protection  la  faiblesse 
des  malheureux  ;  vous  ne  risquez  rien  en  cela  : 
mais  il  n'y  a  que  les  grandes  âmes  qui  osent  se 
montrer  ainsi.  Les  faibles  se  désavouent  les  uns 
les  autres ,  se  sacrifient  lâchement  aux  jugements 
souvent  injustes  du  public ,  ils  n'ont  pas  de  quoi 
résister ,  etc. 

XXXVL 

De  Vamour. 

H  entre  ordinairement  beaucoup  de  sympa- 
thie dans  l'amour,  c'est-à-dire,  une  inclination 
dont  les  sens  forment  le  nœud  ;  mais ,  quoiqu'ils 
en  forment  le  nœud ,  ils  n'en  sont  pas  toujours 
l'intérêt  principal  ;  il  n'est  pas  impossible  qu'il  y 
ait  un  amour  exempt  de  grossièreté. 

Les  mêmes  passions  sont  bien  différentes  dans 
les  hommes.  Le  même  objet  peut  leur  plaire  par 
des  endroits  opposés.  Je  suppose  que  plusieurs 
hommes  s'attachent  à  la  même  femme  :  les  uns 
l'aiment  pour  son  esprit,  les  autres  pour  sa  vertu, 
les  autres  pour  ses  défauts,  etc.;  et  il  se  peut 
faire  encore  que  tous  l'aiment  pour  des  choses 
qu'elle  n'a  pas,  comme  lorsque  l'on  aime  une 
femme  légère  que  l'on  croit  solide.  N'importe; 
on  s'attache  à  l'idée  qu'on  se  plaît  à  s'en  figurer; 
ce  n'est  même  que  cette  idée  que  l'on  aime ,  ce 
n'est  pas  la  femme  légère  :  ainsi  l'objet  des  pas- 
sions n'est  pas  ce  qui  les  dégrade  ou  ce  qui  les 
ennoblit ,  mais  la  manière  dont  on  envisage  cet 

*  Quicùnqtie  se  cache ,  obligé  d'avouer  les  défauts  des  siens , 
fait  voir  sa  bassesse.  Toute  celte  pensée  est  mal  exprimée  et 
obscure.  Quiconque  se  cache  d'avoir  des  amis  dont  il  est  oblir/é 
J'avouer  les  défauts ,  fait  voir  sa  bassesse.  Je  crois  que  c'est 
Ainsi  qu'il  faut  l'expliquer.  M. 


objet.  Or  j'ai  dit  qu'il  était  possible  que  l'on  cher- 
chât dans  l'amour  quelque  chose  de  plus  que 
l'intérêt  de  nos  sens.  Voici  ce  qui  me  le  fait  croire. 
Je  vois  tous  les  jours  dans  le  monde  qu'un  homme 
environné  de  femmes  auxquelles  il  n'a  jamais 
parlé ,  comme  à  la  messe,  au  sermon ,  ne  se  dé- 
cide pas  toujours  pour  celle  qui  est  la  plus  johe, 
et  qui  même  lui  paraît  telle.  Quelle  est  la  raison 
de  cela?  c'est  que  chaque  beauté  exprime  un  ca- 
ractère tout  particulier  ;  et  celui  qui  entre  le  plus 
dans  le  nôtre ,  nous  le  préférons.  C'est  donc  le 
caractère  qui  nous  détermine  quelquefois;  c'est 
donc  l'âme  que  nous  cherchons  :  on  ne  peut  me 
nier  cela.  Donc  tout  ce  qui  s'offre  à  nos  sens  ne 
nous  plaît  alors  que  comme  une  image  de  ce  qui 
se  cache  à  leur  vue;  donc  nous  n'aimons  alors 
les  qualités  sensibles  que  comme  les  organes 
de  notre  plaisir ,  et  avec  subordination  aux  qua- 
lités insensibles  dont  elles  sont  l'expression  ;  donc 
il  est  au  moins  vrai  que  l'âme  est  ce  qui  nous 
touche  le  plus.  Or  ce  n'est  pas  aux  sens  que  l'âme 
est  agréable ,  mais  à  l'esprit  ;  ainsi  l'intérêt  de 
l'esprit  devient  l'intérêt  principal ,  et  si  celui  des 
sens  lui  était  opposé,  nous  le  lui  sacrifierions.  On 
n'a  donc  qu'à  nous  persuader  qu'il  lui  est  vrai- 
ment opposé,  qu'il  est  une  tache  pour  l'âme: 
voilà  l'amour  pur. 

Amour  cependant  véritable,  qu'on  ne  saurait 
confondre  avec  l'amitié  :  car,  dans  l'amitié,  c'est 
l'esprit  qui  est  l'organe  du  sentiment;  ici  ce  sont 
les  sens.  Et  comme  les  idées  qui  viennent  par  les 
sens  sont  infiniment  plus  puissantes  que  les  vues 
de  la  réflexion ,  ce  qu'elles  inspirent  est  passion. 
L'amitié  ne  va  pas  si  loin;  et,  malgré  tOjUt  cela, 
je  ne  décide  pas  ;  je  le  laisse  à  ceux  qui  ont  blan- 
chi sur  ces  importantes  questions. 

XXXVTI. 

De  ta  physionomie. 

La  physionomie  est  l'expression  du  caractère  et 
celle  du  tempérament.  Une  sotte  physionomie  est 
celle  qui  n'exprime  que  la  complexion ,  comme 
un  tempérament  robuste,  etc.  ;  mais  il  ne  fout  ja- 
mais juger  sur  la  physionomie  :  car  il  y  a  tant  de 
traits  mâles  sur  le  visage  et  dans  le  maintien  des 
hommes ,  que  cela  peut  souvent  confondre  ;  sans 
parler  des  accidents  qui  défigurent  les  traits  natu- 
rels, et  qui  empêchent  que  fàme  ne  s'y  manifeste, 
comme  la  petite  vérole ,  la  maigreur,  etc. 

On  pourrait  conjecturer  plutôt  sur  le  caractère 
des  hommes,  par  ragrémcnt  ([u'ils  attachciil  à 

:U). 


%t>B 


VAUVENARCTIKS 


(le  certaines  figures  qui  répondent  à  leur»  pas- 
sions; mais  encore  s'y  tromperait-on  ' . 

XXXVIII. 

De  la  pitié. 

La  pitié  n'est  qu'un  sentiment  mêlé  de  tristesse 
et  d'amour  ';  je  ne  pense  pas  qu'elle  ait  besoin 
d'être  excitée  par  un  retour  sur  nous-mêmes, 
comme  on  le  croit.  Pourquoi  la  misère  ne  pour- 
rait-elle sur  notre  cœur  ce  que  fait  la  vue  d'une 
plaie  sur  nos  sens?  N'y  a-t-il  pas  des  choses  qui 
affectent  immédiatement  l'esprit?  L'impression 
des  nouveautés  ne  prévient-elle  pas  toujours  nos 
réflexions?  Notre  âme  est-elle  incapable  d'un 
sentiment  désintéressé  ? 

XXXIX. 

De  la  haine, 

La  haine  est  une  déplaisance  dans  l'objet  haï  ^ . 
C'est  une  tristesse  qui  nous  donne,  pour  la 
cause  qui  l'excite ,  une  secrète  aversion  :  on  ap- 
pelle cette  tristesse  jalousie,  lorsqu'elle  est  un 
effet  du  sentiment  de  nos  désavantages  comparés 
au  bien  de  quelqu'un.  Quand  il  se  joint  à  cette 
Jalousie  de  la  haine ,  une  volonté  de  vengeance 
dissimulée  par  faiblesse ,  c'est  envie. 

Il  y  a  peu  de  passions  où  il  n'entre  de  l'amour 
ou  de  la  haine.  La  colère  n'est  qu'une  aversion 
subite  et  violente,  enflammée  d'un  désir  aveugle 
de  vengeance;  l'indignation,  un  sentiment  de 
colère  et  de  mépris;  le  mépris,  un  sentiment  mêlé 
de  haine  et  d'orgueil;  l'antipathie,  une  haine 
violente  et  qui  ne  raisomie  pas. 

Il  entre  aussi  de  l'aversion  dans  le  dégoût  ;  il 
n'est  pas  une  simple  privation  comme  l'indiffé- 
rence; et  la  mélancolie,  qui  n'est  communément 

'  On  pourrait  conjecturer  plutôt  sur  le  caractère  des  hom- 
mes, par  l'agrément  qu'ils  attachent  à  de  certaines  figures 
qui  réjMjndent  à  leurs  passions.  Cette  phrase  est  obscure  et 
négligée  ;  il  faudrait,  ce  me  semble,  conjecturer  du  caractère.  M . 

^  La  pitié  n'est  qu'un  sentiment  mêlé  de  tristesse  et  d'a- 
mour. Vauveiiargues  entend  ici  par  amour  toute  disposition 
tiui  nous  porte  vers  un  objet;  comme  il  entend  par  haine 
toute  disposition  qui  nous  en  éloigne.  Autrement  il  «erait  im- 
possible d'expliquer  le  chapitre  suivant,  où  il  dit  qu'il  y  a 
peu  de  passions  où  il  n'entre  de  Vamourou  de  la  haine;  que 
le  mépris  est  un  sentiment  mêlé  de  haine  et  d'orgueil.  S. 

^  La  haine  est  une  deplaisance  dans  l'objet  huî.  C'est  plu- 
tôt l'effet  de  cette  déplaisance.  Il  faudrait,  ce  semble,  la  haine 
natl  du  déplaisir  que  nous  cause,  etc.  M. 

Je  crois ,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut ,  que  Vauvenargues 
jM-end  plutôt  lel  la  haine  pour  ce  sentiment  même  de  déplai- 
s;u»€G  qui  nous  éloigne  d'un  objet  Cette  expression  n'est  pas 
asitée  eu  ee  sens;  cependant  je  crois  bien  que  c'est  celui  qu'il 
lui  donne  S 


qu'un  dégoût  universel  sans  espérance,  tient  en- 
core beaucoup  de  la  haine. 

A  l'égard  des  passions  qui  viennent  de  Ta- 
mour,  j'en  ai  déjà  parlé  ailleurs;  je  me  contente 
donc  de  répéter  ici  que  tous  les  sentiments 
que  le  désir  allume  sont  mêlés  d'amour  ou  d« 
haine. 

De  V estime,  du  respect,  et  du  mépris. 

L'estime  est  un  aveu  intérieur  du  mérite  do 
quelque  chose  ;  le  respect  est  le  sentiment  de  la 
supériorité  d'autrui. 

Il  n'y  a  pas  d'amour  sans  estime  ;  j'en  ai  dit  la 
raison.  L'amour  étant  une  complaisance  dans 
l'objet  aimé ,  et  les  hommes  ne  pouvant  se  dé- 
fendre de  trouver  un  prix  aux  choses  qui  leur 
plaisent,  peu  s'en  faut  qu'ils  ne  règlent  leur  es- 
time sur  le  degré  d'agrément  que  les  objets  ont 
pour  eux.  Et  s'il  est  vrai  que  chacun  s'es- 
time personnellement  plus  que  tout  autre ,  c'est , 
ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  parce  qu'il  n'y  a  rien  qui 
nous  plaise  ordinairement  tant  que  nous-mêmes. 

Ainsi ,  non-seulement  on  s'estime  avant  tout , 
mais  on  estimé  encore  toutes  les  choses  que  l'on 
aime,  comme  la  chasse,  la  musique,  les  che- 
vaux ,  etc.  ;  et  ceux  qui  méprisent  leurs  propres 
passions  ne  le  font  que  par  réflexion,  et  par 
un  effort  de  raison  :  car  l'instinct  les  porte  au 
contraire. 

Par  une  suite  naturelle  du  même  principe ,  la 
haine  rabaisse  ceux  qui  en  sont  l'objet ,  avec  le 
même  sohi  que  l'amour  les  relève.  Il  est  impossi- 
ble aux  hommes  de  se  persuader  que  ce  qui  les 
blesse  n'ait  pas  quelque  grand  défaut  ;  c'est  un 
jugement  confus  que  l'esprit  porte  en  lui-même , 
comme  il  en  use  au  contraire  en  aimant  '. 

Et  si  la  réflexion  contrarie  cet  instinct,  car  il 
y  a  des  qualités  qu'on  est  convenu  d'estimer,  et 
d'autres  de  mépriser,  alors  cette  contradiction  ne 
fait  qu'irriter  la  passion  ;  et  plutôt  que  de  céder 
aux  traits  de  la  vérité ,  elle  en  détourne  les  yeux. 
Ainsi  elle  dépouille  son  objet  de  ses  qualités  na- 
turelles ,  pour  lui  en  donner  de  conformes  à  son 
intérêt  dominant.  Ensuite  elle  se  livre  témérai- 
rement et  sans  scrupule  à  ses  préventions  in- 
sensées. 

Il  n'y  a  presque  point  d'homme  dont  le  juge- 
ment soit  supérieur  à  ses  passions.  Il  faut  donc 

'  Cest.  un  jugement  confus  que  l'esprit  parte  en  lui-même, 
camme  il  en  use  au  contraire  en  aimant.  Au  contraire,  pour 
d'une  manière  contraire  :  expression  négligée.  S. 


DE  L'ESPKIT  HUMAIN. 


469 


bien  prendre  garde,  lorsqu'on  veut  se  faire  esti- 
mer, à  ne  pas  se  faire  haïr,  mais  tâcher  au  con- 
traire de  se  présenter  par  des  endroits  agréables  ; 
parce  que  les  hommes  penchent  à  juger  du  prix 
des  choses  par  le  plaisir  qu'elles  leur  font. 

Il  y  en  a  à  la  vérité  qu'on  peut  surprendre  par 
une  conduite  opposée ,  en  paraissant  au  dehors 
plus  pénétré  de  soi-même  qu'on  n'est  au  dedans  '; 
cette  confiance  extérieure  les  persuade  et  les 
maîtrise. 

Mais  il  est  un  moyen  plus  noble  de  gagner 
l'estime  des  hommes  ;  c'est  de  leur  faire  souhaiter 
la  nôtre  par  un  vrai  mérite ,  et  ensuite  d'être  mo- 
deste et  de  s'accommoder  à  eux.  Quand  on  a  vé- 
ritablement les  qualités  qui  emportent  l'estime 
du  monde,  il  n'y  a  plus  qu'à  les  rendre  populaires 
pour  leur  concilier  l'amour,  et  lorsque  l'amour 
les  adopte,  il  en  fait  élever  le  prix.  Mais  pour 
les  petites  finesses  qu'on  emploie  en  vue  de  sur- 
prendre ou  de  conserver  les  suffrages  :  attendre 
les  autres ,  se  faire  valoir,  réveiller  par  des  froi- 
deurs étudiées  ou  des  amitiés  ménagées  le  goût 
Inconstant  du  public  ;  c'est  la  ressource  des  hom- 
mes superficiels  qui  craignent  d'être  approfondis  ; 
il  faut  leur  laisser  ces  misères  dont  ils  ont  besoin 
avec  leur  mérite  spécieux. 

Mais  c'est  trop  s'arrêter  aux  choses;  tâchons 
d'abréger  ces  principes  par  de  courtes  définitions. 

Le  désir  est  une  espèce  de  mésaise  que  le  goût 
du  bien  met  en  nous  =" ,  et  l'inquiétude  un  désir 
isans  objet. 

L'ennui  vient  du  sentiment  de  notre  vide  ;  la 
paresse  naît  d'impuissance  ^;  la  langueur  est  un 
témoignage  de  notre  faiblesse,  et  la  tristesse,  de 
notre  misère. 

L'espérance  est  le  sentiment  d'un  bien  pro- 
chain, et  la  reconnaissance,  celui  d'un  bienfait. 

Le  regret  consiste  dans  le  sentiment  de  quel- 
que perte;  le  repentir,  dans  celui  d'une  faute  ;  le 


'  Il  y  en  a  à  la  vérité  qu'on  peut  surprendre  par  une  con- 
duite opposée ,  en  paraissant  au  dehors  plus  pénétré  de  soi- 
même  qu'on  n'est  au  dedans.  Comme  on  dit  d'un  homme  qu'i/ 
est  plein  de  lui  ;  expression  elliptique.  Qu'on  n'est  au  de- 
dans :  il  faudrait  qu'o7i  ne  l'est.  S. 

'  Le  désir  est  une  espèce  de  mésaise  que  le  goût  du  bien 
met  en  nous.  Par  le  goût  du  lien ,  il  faut  entendre  l'amour 
du  bien-être.  S. 

•''  L'ennui  vient  du  sentiment  de  notre  vide;  la  paresse 
tialt  d'impuissance.  Qu'est-ce  que  notre  videPJ.a  paresse  sup- 
pose, au  contraire,  le  pouvoir  d'agir  combiné  avec  l'inac- 
tion. M. 

I/auteur  entend  ici  par  notre  vide  ce  qu'il  entend  ailleurs 
litr l'insujfftsance  de  notre  être,  c'est-à-diro,  l'impossibilité  où 
nous  sommes  de  trouver  en  nous-mêmes  de  quoi  suffire  à 
notre  l)onheur.  Par  impuissance ,  il  entend ,  je  crois ,  ivipuis- 
mnce  de  l'âme,  l'imposslbiliié  où  elle  est  de  wrtir  de  sa  lan- 
gtipur.  S. 


remords ,  dans  celui  d'un  crime  et  la  crainte  do 
châtiment  '. 

La  timidité  peut  être  la  crainte  du  blâme ,  la 
honte  en  est  la  conviction. 

La  raillerie  naît  d'un  mépris  content. 

La  surprise  est  un  ébranlement  soudain  à  la 
vue  d'une  nouveauté. 

L'étonnement  est  une  surprise  longue  et 
accablante  ;  l'admiration ,  une  surprise  pleine  de 
respect. 

La  plupart  de  ces  sentiments  ne  sont  pas  trop 
composés,  et  n'affectent  pas  aussi  durablement 
nos  âmes  que  les  grandes  passions,  l'amour, 
l'ambition,  l'avarice,  etc.  Le  peu  que  je  viens 
de  dire  à  cette  occasion  répandra  une  sorte 
de  lumière  sur  ceux  dont  je  me  réserve  de  par- 
ler ailleurs. 

XLL 

De  l'amour  des  objets  sensibles. 

Il  serait  impertinent  de  dire  que  l'amour  des 
choses  sensibles,  comme  l'harmonie,  les  sa- 
veurs ,  etc.  n'est  qu'un  effet  de  l'amour-propre, 
du  désir  de  nous  agrandir,  etc.  etc.  Cependant 
tout  cela  s'y  mêle  quelquefois.  Il  y  a  des  musi- 
ciens, des  peintres,  qui  n'aiment  chacun  dans 
leur  art  que  l'expression  des  grandeurs ,  et  qui 
ne  cultivent  leurs  talents  que  pour  la  gloire  : 
ainsi  d'une  infinité  d'autres. 

Les  hommes  que  les  sens  dominent  ne  sont 
pas  ordinairement  si  sujets  aux  passions  sérieu- 
ses, l'ambition,  l'amour  de  la  gloire,  etc.  Les 
objets  sensibles  les  amusent  et  les  amollissent  ; 
et  s'ils  ont  les  autres  passions ,  ils  ne  les  ont  pas 
aussi  vives. 

On  peut  dire  la  même  chose  des  hommes  en- 
joués; parce  que,  ayant  une  manière  d'exister 
assez  heureuse ,  ils  n'en  cherchent  pas  une  autre 


*  Le  regret  consiste  dans  le  sentiment  de  quelque  perle  ;  h 
repentir,  dans  celui  d'une  faute;  h  remords,  dans  celui 
d'un  crime  et  la  crainte  du  châtiment.  Ce  n'est  pas,  à  co 
qu'il  semble,  la  différence  de  la  faute  et  du  crime,  qui  cons- 
titue celle  du  repentir  et  du  remords.  On  peut  expier  ses  cri- 
mes par  le  repentir,  et  sentir  le  remords  d'une  faute.  Si  1« 
repentir  est  moins  cruel,  c'est  qu'il  suppose  le  retour,  et  une 
résolution  de  ne  plus  retomber,  qui  console  tot^jours.  Le  re- 
mords peut  exister  avec  la  résolution  de  se  rendre  encor« 
coupable.  Heureux,  si  je  puis,  dit  Matban  dans  Jlhalie , 

\  force  d'attentats,  perdre  tous  mes  remords. 

C'est  ainsi  que  les  scélérats  les  perdent.  11  n'y  a  poini  pour 
eux  de  repentir. 

Dieu  fit  du  repentir  la  vertu  de«  mortels. 

Heureusement  le  remords  peut  naître  sans  la  crainte  dit-châ.- 
l  fttnrui  :  mais  ce  n'est  guère  que»  pour  les  premiers  rrlmw.  S. 


470 


VÂUVENARGllES. 


avec  ardeur.  Trop  de  choses  les  distraient  ou  les 
préoccupent. 

On  pourrait  entrer  là-dessus ,  et  sur  tous  les 
sujets  que  j'ai  traités,  dans  des  détails  intéres- 
sants. Mais  mon  dessein  n'est  pas  de  sortir  des 
principes ,  quelque  sécheresse  qui  les  accompa- 
gne :  ils  sont  l'objet  unique  de  tout  mon  dis- 
cours; et  je  n'ai  ni  la  volonté  ni  le  pouvoir  de 
donner  plus  d'application  à  cet  ouvrage  ' . 

XLII. 

Des  passions  en  général. 

Les  passions  s'opposent  aux  passions ,  et  peu- 
vent servir  de  contre-poids  ;  mais  la  passion 
dominante  ne  peut  se  conduire  que  par  son  pro- 
pre intérêt,  vrai  ou  imaginaire,  parce  qu'elle 
règne  despotiquement  sur  la  volonté,  sans  la- 
quelle rien  ne  se  peut. 

Je  regarde  humainement  les  choses,  et  j'ajoute 
dans  cet  esprit  :  Toute  nourriture  n'est  pas  pro- 
pre à  tous  les  corps ,  tous  objets  ne  sont  pas  suf- 
fisants pour  toucher  certaines  âmes.  Ceux  qui 
croient  les  hommes  souverains  arbitres  de  leurs 
sentiments,  ne  connaissent  pas  la  nature;  qu'on 
obtienne  qu'un  sourd  s'amuse  des  sons  enchan- 
teurs de  Murer;  qu'on  demande  à  une  joueuse 
qui  fait  ime  grosse  partie,  qu'elle  ait  la  com- 
plaisance et  la  sagesse  de  s'y  ennuyer  :  nul  art 
ne  le  peut. 

Les  sages  se  trompent  encore  en  offrant  la 
paix  aux  passions  ;  Iqs  passions  lui  sont  enne- 
mies Mis  vantent  la  modération  à  ceux  qui  sont 
nés  pour  l'action  et  pour  une  vie  agitée;  qu'im- 
porte à  un  homme  malade  la  délicatesse  d'un 
festin  qui  le  dégoûte? 

Nous  ne  connaissons  pas  les  défauts  de  notre 
âme  ;  mais  quand  nous  pourrions  les  connaître , 
nous  voudrions  rarement  les  vaincre. 

iNos  passions  ne  sont  pas  distinctes  de  nous- 
mêmes;  il  y  en  a  qui  sont  tout  le  fondement  et 
toute  la  substance  de  notre  âme.  Le  plus  faible 
de  tous  les  êtres  voudrait-il  périr  pour  se  voir 
remplacé  par  le  plus  sage? 

Qu'on  me  donne  un  esprit  plus  juste ,  plus  ai- 
mable, plus  pénétrant ,  j'accepte  avec  joie  tous 

'  Je  n'ai  ni  la  volonté  ni  le  pouvoir  de  donner  plus  d\ip- 
l'IioUion  ù  cet  ouvrage.  Donner  plus  d'application,  mau- 
vaise expression  ,  pour  dire  développer  davantage  des  prin- 
cipes par  des  applications ,  ce  qui  précède  prouve  que  c'est 
la  le  sens  S. 

^  Les  passions  lui  sont  ennemies.  C'est  un  laliqismc  :  f/cns 
Diimira  nulli.  On  di<  ennemi  de  quelqu'un,  et  non  ennemi 
à  quelqu'un.  S. 


ces  dons;  mais  si  l'on  m'ôte  encore  l'âme  qui  doîl 
en  jouir,  ces  présents  ne  sont  plus  pour  moi. 

Cela  ne  dispense  personne  de  combattre  ses 
habitudes,  et  ne  doit  inspirer  aux  hommes  ni 
abattement  ni  tristesse.  Dieu  peut  tout;  la  vertu 
sincère  n'abandonne  pas  ses  amants;  les  vices 
mêmes  d'un  homme  bien  né  peuvent  se  tourner 
à  sa  gloire. 


•••«•■B-  — 


LIVRE  TROISIEME. 
XLIIL 

Du  bien  et  du  mal  moral. 

Ce  qui  n'est  bien  ou  mal  qu'à  un  particulier, 
et  qui  peut  être  le  contraire  à  l'égard  du  reste 
des  hommes,  ne  peut  être  regardé  en  général 
comme  un  mal  ou  comme  un  bien,  ' . 

Afin  qu'une  chose  soit  regardée  comme  un  bien 
par  toute  la  société,  il  faut  qu'elle  tende  à  l'avan- 
tage de  toute  la  société  ;  et  afin  qu'on  la  regarde 
comme  un  mal ,  il  faut  qu'elle  tende  à  sa  ruine  : 
voilà  le  grand  caractère  du  bien  et  du  mal 
moral. 

Les  hommes  étant  imparfaits  n'ont  pu  se  suf- 
fire à  eux-mêmes  :  de  là  la  nécessité  de  former 
des  sociétés.  Qui  dit  une  société ,  dit  un  corps 
qui  subsiste  par  l'union  de  divers  membres  et 
confond  l'intérêt  particulier  dans  l'intérêt  géné^ 
rai  ;  c'est  là  le  fondement  de  toute  la  morale. 

Mais  parce  que  le  bien  commun  exige  de 
grands  sacrifices,  et  qu'il  ne  peut  se  répandre 
également  sur  tous  les  hommes ,  la  religion,  qui 
répare  le  vice  des  choses  humaines,  assure  des 
indemnités  dignes  d'envie  à  ceux  qui  nous  sem- 
blent lésés. 

Et  toutefois  ces  motifs  respectables  n'étant 
pas  assez  puissants  pour  donner  un  frein  à  la 
cupidité  des  hommes,  il  a  fallu  encore  qu'ils  con- 
vinssent de  certaines  règles  pour  le  bien  public , 
fondé,  à  la  honte  du  genre  humain ,  sur  la  crainte 
odieuse  des  supplices  ;  et  c'est  l'origine  des  lois. 

Nous  naissons ,  nous  croissons  à  l'ombre  de 
ces  conventions  solennelles;  nous  leur  devons 
la  sûreté  de  notre  vie,  et  la  tranquillité  qui  l'ac- 
compagne. Les  lois  sont  aussi  le  seul  titre  de 
nos  possessions  :  dès  l'aurore  de  notre  vie ,  nous 
en  recueillons  les  doux  fruits,  et  nous  nous  en- 

'  Ce  qui  n'est  bien  ou  mal  qu'à  un  particulier ,  et  qui  peut 
lUre  le  contraire  à  l'égard  du  reste  des  hommes,  ne  peut  être 
regardé  en  général  comme  un  mal  ou  comme  un  bien.  Oui; 
mais  si  toute  la  société  avait  la  fièvre  ou  la  goutte,  ou  était 
manchote  ou  folle?  V.  —  Qu'à  un  particulier,  au  lieu  de  pour 
ini  particulier.  S. 


DE  L'ESPRIT  HUMAIN 


47J 


gageons  toujours  à  elles  par  des  liens  plus  forts.  1 
Quiconque  prétend  se  soustraire  à  cette  autorité 
dont  il  tient  tout ,  ne  peut  trouver  injuste  qu'elle 
lui  ravisse  tout,  jusqu'à  la  vie.  Où  serait  la  rai- 
son qu'un  particulier  ose  '  en  sacrifier  tant  d'au- 
tres à  soi  seul,  et  que  la  société  ne  pût,  par  sa 
ruine,  racheter  le  repos  public \ 

C'est  un  vain  prétexte  de  dire  qu'on  ne  se 
doit  pas  à  des  lois  qui  favorisent  l'inégalité  des 
fortunes.  Peuvent-elles  égaler  les  hommes^ ,  l'in- 
dustrie, l'esprit,  les  talents?  Peuvent-elles  em- 
pêcher les  dépositaires  de  l'autorité  d'en  user 
selon  leur  faiblesse? 

Dans  cette  impuissance  absolue  d  empêcher 
l'inégalité  des  conditions ,  elles  fixent  les  droits 
de  chacune,  elles  les  protègent. 

On  suppose  d'ailleurs ,  avec  quelque  raison, 
que  le  cœur  des  hommes  se  forme  sur  leur  con- 
dition. Le  laboureur  a  souvent  dans  le  travail 
de  ses  mains  la  paix  et  la  satiété  qui  fuient  l'or- 
gueil des  grands  *.  Ceux-ci  n'ont  pas  moins  de 
désirs  que  les  hommes  les  plus  abjects  ^  ;  ils  ont 
donc  autant  de  besoins  :  voilà  dans  l'inégalité 
une  sorte  d'égalité. 

Ainsi  on  suppose  aujourd'hui  toutes  les  con- 
ditions égales  ou  nécessairement  inégales.  Dans 
l'une  et  l'autre  supposition ,  l'équité  consiste  à 
maintenir  invariablement  leurs  droits  récipro- 
ques ,  et  c'est  là  tout  l'objet  des  lois. 

Heureux  qui  les  sait  respecter  comme  elles 
méritent  de  l'être  !  Plus  heureux  qui  porte  en 
son  cœur  celles  d'un  heureux  naturel  !  Il  est  bien 
facile  de  voir  que  je  veux  parler  des  vertus*^  ; 
leur  noblesse  et  leur  excellence  sont  l'objet  de 

'  Où  serait  la  raison  qu* un  particulier  ose  en  sacrifier  tant 
d'autres  à  soi  seul ,  et  que  la  société  ne  pût ,  par  sa  ruine , 
racheter  le  repos  public?  Il  faudrait  qu'un  particulier  osât. 
Par  sa  ruine  est  équivoque,  et  veut  dire  la  ruine  de  ce  par- 
ticulier. M. 

2  On  aperçoit  aisément  la  fausseté  de  cette  conclusion.  Il 
n'y  a  certainement  point  de  raison  qu'un  particulier  sacrifie 
les  autres  à  lui  seul  ;  il  n'y  en  a  pas  davantage  à  ce  que  la  so- 
ciété rachète  son  repos  par  la  ruine  de  l'un  de  ses  membres. 
Elle  n'a  jamais  droit  de  punir ,  mais  de  corriger.  Toute  peine 
qui  n'a  pas  pour  objet  le  bonheur  de  l'individu  même  contre 
lequel  elle  est  dirigée,  est  une  injustice.  F. 

y  Égaler  les  hommes,  il  faudrait  égaliser.  B. 

*  Le  laboureur  a  souvent  dans  le  travail  de  ses  mains  la 
paix,  etc.  On  pourrait  dire  tout  cela  bien  mieux.  V.  —  Sa- 
tiété n'cjsl  pas  l;i  dans  son  sens  ordinaire,  selon  lequel  il  si- 
gnifie un  peu  de  dégoût  résultant  de  ralxmdancc  ;  au  lieu  qu'ici 
il  signifie  la  satisfaction  résultant  de  la  jouissance  du  néces- 
saire. Cette  acception  n'est  plus  d'usage.  M.  —  Foyez  le  Dis- 
cours sur  l'inégalité  des  richesses.  B. 

^  Ceux-ci  n'ont  pas  moins  de  désirs  que  les  hommes  les 
plus  abjects.  Il  faudrait  de  l'état  le  plus  abject.  M. 

''Jl  est  bien  facile  ,dc  voir  iquc  je  veux  parler  des  vertus. 
Distinguons  vertus  et  qualités  heureuses  :  l)ienfaisance  seuU; 
est  vertu;  tempérance,  sagcss<',  bonnes  qualKés?  tant  mieux 
pour  loi.  v. 


tout  ce  discours  :  mais  j'ai  cru  qu'il  fallait  d'a- 
bord étabUr  une  règle  sûre  pour  les  bien  distin- 
guer du  vice.  Je  l'ai  rencontrée  sans  effort  dans 
le  bien  et  le  mal  moral  ;  je  l'aurais  cherchée 
vainement  dans  une  moins  grande  origine.  Dire 
simplement  que  la  vertu  est  vertu  parce  qu'elle 
est  bonne  en  son  fonds ,  et  le  vice  tout  au  con- 
traire ,  ce  n'est  pas  les  faire  connaître.  La  force 
et  la  beauté  sont  aussi  de  grands  biens  ;  la  vieil- 
lesse et  la  maladie ,  des  maux  réels  :  cependant 
on  n'a  jamais  dit  que  ce  fût  là  vice  ou  vertu.  Le 
mot  de  vertu  emporte  l'idée  de  quelque  chose 
d'estimable  à  l'égard  de  toute  la  terre  :  le  vice 
au  contraire.  Or  il  n'y  a  que  le  bien  et  que  le 
mal  moral  qui  portent  ces  grands  caractères. 
La  préférence  de  l'intérêt  général  au  personnel, 
est  la  seule  définition  qui  soit  digne  de  la  vertu, 
et  qui  doive  en  fixer  l'idée.  Au  contraire,  le 
sacrifice  mercenaire  du  bonheur  public  à  l'inté- 
rêt propre,  est  le  sceau  éternel  du  vice. 

Ces  divers  caractères  ainsi  établis  et  suffi- 
samment discernés ,  nous  pouvons  distinguer  en- 
core les  vertus  naturelles  des  acquises.  J'ap- 
pelle vertus  naturelles ,  les  vertus  de  tempéra- 
ment ;  les  autres  sont  les  fruits  pénibles  de  la 
réflexion.  Nous  mettons  ordinairement  ces  der- 
nières à  plus  haut  prix ,  parce  qu'elles  nous  coû- 
tent davantage;  nous  les  estimons  plus  à  nous, 
parce  qu'elles  sont  les  effets  de  notre  fragile  rai- 
son. Je  dis  :  la  raison  elle-même  n'est-elle  pas 
un  don  de  la  nature ,  comme  l'heureux  tempé- 
rament? L'heureux  tempérament  exclut-il  la 
raison?  n'en  est-il  pas  plutôt  la  base?  et  si  l'un 
peut  nous  égarer,  l'autre  est-elle  plus  infaillible  ? 

Je  me  hâte,  afin  d'en  venir  à  une  question 
plus  sérieuse.  On  demande  si  la  plupart  des  vi- 
ces ne  concourent  pas  au  bien  public,  comme 
les  pures  vertus.  Qui  ferait  fleurir  le  commerce 
sans  la  vanité ,  l'avarice,  etc.? 

En  un  sens  cela  est  très-vrai  ;  mais  il  faut 
m'accorder  aussi  que  le  bien  produit  par  le  vice 
est  toujours  mêlé  de  grands  maux.  Ce  sont  les 
lois  qui  arrêtent  le  progrès  de  ses  désordres  ; 
et  c'est  la  raison ,  la  vertu ,  qui  le  subjuguent ,  qui 
le  contiennent  dans  certaines  bornes  et  le  ren- 
dent utile  au  monde. 

A  la  vérité,  la  vertu  ne  satisfait  pas  sans  ré- 
serve toutes  nos  passions  ;  mais  si  nous  n'avions 
aucun  vice,  nous  n'aurions  pas  ces  passions  à 
satisfaire;  et  nous  ferions  par  devoir  ce  qu'on 
fait  par  ambition,  par  orgueil,  par  avarice,  etc. 
11  est  donc  ridicule  de  ne  pas  sentir  que  c'est  le 
vice  qui  nous  euipêehe  dêhr  heureux   par  In 


472 


VAUVENARGUES. 


vertu.  Si  elle  est  si  insuffisante  à  faire  le  bon- 
lieur  des  hommes,  c'est  parce  que  les  hommes 
sont  vicieux;  et  les  vices,  s'ils  vont  au  bien, 
c'est  qu'ils  sont  mêlés  de  vertus ,  de  patience, 
de  tempérance ,  de  courage,  etc.  Un  peuple  qui 
n'aurait  en  partage  que  des  vices ,  courrait  à  sa 
perte  infaillible. 

Quand  le  vice  peut  procurer  quelque  grand 
avantage  au  monde ,  pour  surprendre  l'admira- 
tion, il  agit  comme  la  vertu,  parce  qu'elle  est  le 
vrai  moyen ,  le  moyen  naturel  du  bien  :  mais 
celui  que  le  vice  opère  n'est  ni  son  objet,  ni  son 
but.  Ce  n'est  pas  à  un  si  beau  terme  que  tendent 
ses  déguisements.  Ainsi  le  caractère  distinctif  de 
la  vertu  subsiste;  ainsi  rien  ne  peut  l'effacer. 

Que  prétendent  donc  quelques  hommes ,  qui 
confondent  toutes  ces  choses,  ou  qui  nient  leur 
réalité?  Qui  peut  les  empêcher  de  voir  qu'il  y  a 
des  qualités  qui  tendent  naturellement  au  bien 
du  monde,  et  d'autres  à  sa  destruction?  Ces 
premiers  sentiments,  élevés,  courageux,  bien- 
faisants à  tout  l'univers ,  et  par  conséquent  esti- 
mables à  l'égard  de  toute  la  terre ,  voilà  ce  que 
l'on  nomme  vertu.  Et  ces  odieuses  passions, 
tournées  à  la  ruine  des  hommes  et  par  consé- 
quent criminelles  envers  le  genre  humain,  c'est 
ce  que  j'appelle  des  vices.  Qu'entendent -ils, 
eux,  par  ces  noms?  Cette  différence  éclatante 
du  faible  et  du  fort ,  du  faux  et  du  vrai ,  du 
juste  et  de  l'injuste,  etc.  leur  échappe-t-elle ? 
Mais  le  jour  n'est  pas  plus  sensible.  Pensent-ils 
que  l'irréligion  dont  ils  se  piquent  puisse  anéan- 
tir la  vertu?  Mais  tout  leur  fait  voir  le  contraire. 
Qu'imaginent-ils  donc  qui  leur  trouble  l'esprit? 
qui  leur  cache  qu'ils  ont  eux-mêmes,  parmi 
leurs  faiblesses ,  des  sentiments  de  vertu  ? 

Est-il  un  homme  assez  insensé  pour  douter 
que  la  santé  soit  préférable  aux  maladies  '  ? 
Non ,  il  n'y  en  a  point  dans  le  monde.  Trouve- 
t-on  quelqu'un  qui  confonde  la  sagesse  avec  la 
folie?  Non,  personne  assurément.  On  ne  voit 
personne  non  plus  qui  ne  préfère  la  vérité  à 
l'erreur ,  personne  qui  ne  sente  bien  que  le  cou- 
rage est  différent  de  la  crainte ,  et  l'envie  de  la 
bonté.  On  ne  voit  pas  moins  clairement  que 
l'humanité  vaut  mieux  que  l'inhumanité,  qu'elle 
est  plus  aimable ,  plus  utile ,  et  par  conséquent 

plus  estimable  ;  et  cependant ô  faiblesse  de 

l'esprit  humain  !  il  n'y  a  point  de  contradiction 
dont  les  hommes  ne  soient  capables,  dès  qu'ils 
veulent  approfondir. 

'  Il  faudrait  ne  s^t  prêfèrobh.  S. 


N'est-ce  pas  le  comble  de  l'extravagance, 
qu'on  puisse  réduire  en  question  si  le  courage 
vaut  mieux  que  la  peur?  On  convient  qu'il  nous 
donne  sur  les  hommes  et  sur  nous-mêmes  un 
empire  naturel.  On  ne  nie  pas  non  plus  que  la 
puissance  enferme  une  idée  de  grandeur,  et 
qu'elle  soit  utile'.  On  sait  encore  que  la  peur 
est  un  témoignage  de  faiblesse  ;  et  on  convient 
que  la  faiblesse  est  très-nuisible ,  qu'elle  jette  les» 
hommes  dans  la  dépendance,  et  qu'elle  prouve 
ainsi  leur  petitesse.  Comment  peut-il  donc  se 
trouver  des  esprits  assez  déréglés  pour  mettre 
de  l'égalité  dans  des  choses  si  inégales  ?  >  ^  . 

Qu'entend-on  par  un  grand  génie?  un  esprilr.*. 
quia  de  grandes  vues ,  puissant,  fécond,  élo- 
quent, etc.  Et  par  une  grande  fortune?  un  état 
indépendant,  commode,  élevé,  glorieux.  Per- 
sonne ne  dispute  donc  qu'il  y  ait.^*  de  grands  gé- 
nies et  de  grandes  fortunes.  Les  caractères  de 
ces  avantages  sont  trop  bien  marqués.  Ceux 
d'une  âme  vertueuse  sont-ils  moins  sensibles? 
Qui  peut  nous  les  faire  confondre?  Sur  quel  fon- 
dement ose-t-on  égaler  le  bien  et  le  mal?  Est-ce  ■•■ 
sur  ce  que  l'on  suppose  que  nos  vices  et  nos  ver-  :, 
tus  sont  des  effets  nécessaires  de  notre  tempé- 
rament? Mais  les  maladies,  la  santé,  ne  sont- 
elles  pas  des  effets  nécessaires  de  la  même  cause? 
Les  confond-on  cependant,  et  a-t-on  jamais  dit 
que  c'étaient  des  chimères ,  qu'il  n'y  avait  ni 
santé,  ni  maladies^?  Pense-t-on  que  tout  ce  qui 
est  nécessaire  n'est  ^  d'aucun  mérite?  Mais  c'est 
une  nécessité  en  Dieu  d'être  tout-puissant ,  éter- 
nel :  la  puissance  et  l'éternité  seront-elles  égales 
au  néant?  ne  seront-elles  plus  des  attributs  par» 
faits  ?  Quoi  I  parce  que  la  vie  et  la  mort  sont  en 
nous  des  états  de  nécessité ,  n'est 'Ce  plus  qu'une 
même  chose,  indifférente  aux  humains?  Mais 
peut-être  que  les  vertus  que  j'ai  peintes  comme 
un  sacrifice  de  notre  intérêt  propre  à  l'intérêt 
public ,  ne  sont  qu'un  pur  effet  de  l'amour  de 
nous-mêmes.  Peut-être  ne  faisons-nous  le  bien 
que  parce  que  notre  plaisir  se  trouve  dans  ce 
sacrifice.  Étrange  objection  I  Parce  que  je  me  " 
plais  dans  l'usage  de  ma  vertu ,  en  est-elle  moins 
profitable ,  moins  précieuse  à  tout  l'univers ,  ou 

*  II  faul  gue  la  puissance  n'enfei-me  um  idée  de  grandeur 
et  qu'elle  ne  soit  utile.  S. 

*  ïl  faut  qu'il  n'y  nit.  S. 

3  Non  pas  précisément.  Mais  on  sait  l'histoire  dn  stoïcien 
Possidonius  d'Apamée ,  qui ,  au  milieu  d'un  violent  accès  de 
goutte,  prétendait  que  la  douleur  n'est  point  un  mal.  A  la 
vérité,  c'était  en  soutenant  ce  dogme  des  stoïciens  :  Qu'il 
n'y  a  rien  de  bon  que  ce  qui  est  honnête.  Voyez  le  second  li- 
vre des  Tusculanes  de  Cicéron.  F. 

*  Je  préférerais  ne  soit  d'aucun  mérite.  S.  •' 


DE  L'ESPRIT  HUM/VIJN. 


473 


moins  différente  du  vice ,  qui  est  la  ruine  du 
genre  humain?  Le  bien  où  je  me  plais  change- 
t-il  de  nature?  cesse-t-il  d'être  bien? 

Les  oracles  de  la  piété,  continuent  nos  adver- 
saires, condamnent  cette  complaisance.  Est-ce 
à  ceux  qui  nient  la  vertu ,  à  la  combattre  parla 
religion  qui  l'établit?  Qu'ils  sachent  qu'un  Dieu 
bon  et  juste  ne  peut  réprouver  le  plaisir  que 
lui-même  attache  à  bien  faire.  Nous  prohibe- 
rait-il ce  charme  qui  accompagne  l'amour  du 
bien  ?  Lui-même  nous  ordonne  d'aimer  la  vertu, 
et  sait  mieux  que  nous  qu'il  est  contradictoire 
d'aimer  une  chose  sans  s'y  plaire.  S'il  rejette 
donc  nos  vertus,  c'est  quand  nous  nous  appro- 
prions les  dons  que  sa  main  nous  dispense ,  que 
nous  arrêtons  nos  pensées  à.  la  possession  de  ces 
grâces,  sans  aller  jusqu'à  leur  principe;  que 
nous  méconnaissons  le  bras  qui  répand  sur  nous 
ses  bienfaits ,  etc. 

Une  vérité  s'offre  à  moi.  Ceux  qui  nient  la 
réalité  des  vertus  sont  forcés  d'admettre  des  vi- 
ces. Oseraient-ils  dire  que  l'homme  n'est  pas  in- 
sensé et  méchant?  Toutefois,  s'il  n'y  avait  que 
des  malades,  saurions-nous  ce  que  c'est  que  la 
santé? 

XLIV. 

**  De  la  grandeur  d^âme. 

Après  ce  que  nous  avons  dit ,  je  crois  qu'il 
n'est  pas  nécessaire  de  prouver  que  la  grandeur 
d'éme  est  quelque  chose  d'aussi  réel  que  la 
santé ,  etc.  Il  est  difficile  de  ne  pas  sentir  dans 
un  homme  qui  maîtrise  la  fortune ,  et  qui  par 
des  moyens  puissants  arrive  à  des  fins  élevées, 
qui  subjugue  les  autres  hommes  par  son  activité, 
par  sa  patience  ou  par  de  profonds  conseils  ;  je 
dis  qu'il  est  difficile  de  ne  pas  sentir  dans  un 
génie  de  cet  ordre ,  une  noble  réalité.  Cependant 
il  n'y  a  rien  de  pur  et  dont  nous  n'abusions  sans 
peine. 

La  grandeur  d'âme  est  un  instinct  élevé  qui 
I  porto  les  hommes  au  grand ,  de  quelque  nature 
^''  qu'il  soit ,  mais  qui  les  tourne  au  bien  ou  au 
mal,  selon  leurs  passions,  leurs  lumières,  leur 
éducation ,  leur  fortune ,  etc.  Égale  à  tout  ce 
qu'il  y  a  sur  la  terre  de  plus  élevé ,  tantôt  elle 
cherche  à  soumettre  par  toutes  sortes  d'efforts 
ou  d'artifices  les  choses  humaines  à  elle ,  et  tan- 
tôt dédaignant  ces  choses ,  elle  s'y  soumet  elle- 
même  sans  que  sa  soumission  l'abaisse  :  pleine 
de  sa  propre  grandeur,  elle  s'y  repose  en  secret, 
contente  de  se  posséder.  Qu'elle  est  belle,  qnnnd 


la  vertu  dirige  tous  ses  mouvements  1  mais  qu'elle 
est  dangereuse  alors  qu'elle  se  soustrait  à  la 
règle  !  Représentez- vous  Catilina  '  au-dessus  de 
tous  les  préjugés  de  sa  naissance ,  méditant  de 
changer  la  face  de  la  terre  et  d'anéantir  le  nom 
romain  :  concevez  ce  génie  audacieux,  menaçant 
le  monde  du  sein  des  plaisirs,  et  formant  d'une 
troupe  de  voluptueux  et  de  voleurs ,  un  corps  re- 
doutable aux  armées  et  à  la  sagesse  de  Rome. 

Qu'un  homme  de  ce  caractère  aurait  porté 
loin  la  vertu ,  s'il  eût  été  tourné  au  bien  !  mais  les 
circonstances  malheureuses  le  poussent  au  crime. 
Catilina  était  né  avec  un  amour  ardent  pour  les 
plaisirs,  que  la  sévérité  des  lois  aigrissait  et  con- 
traignait; sa  dissipation  et  ses  débauclies  l'en- 
gagèrent peu  à  peu  à  des  projets  criminels  *: 
ruiné,  décrié,  traversé,  il  se  trouva  dans  un  état 
où  il  lui  était  moins  facile  de  gouverner  la  répu- 
blique que  de  la  détruire;  ne  pouvant  être  le  hé- 
ros de  sa  patrie,  il  en  méditait  la  conquête. 
Ainsi  les  hommes  sont  souvent  portés  au  crime 
par  de  fatales  rencontres,  ou  par  leur  situation  ; 
ainsi  leur  vertu  dépend  de  leur  fortune.  Que 
manquait-il  à  César,  que  d'être  né  souverain?  Il 
était  bon,  magnanime,  généreux,  hardi,  clé- 
ment ;  personne  n'était  plus  capable  de  gouver- 
ner le  monde  et  de  le  rendre  heureux  :  s'il  eût 
eu  une  fortune  égale  à  son  génie,  sa  vie  aurait 
été  sans  tache  ;  mais  parce  qu'il  s'était  placé  lui- 
même  sur  le  trône  par  la  force,  on  a  cru  pouvoir 
le  compter  avec  justice  parmi  les  tyrans. 

Cela  fait  sentir  qu'il  y  a  des  vices  qui  n'ex- 
cluent pas  les  grandes  qualités,  et  par  consé- 
quent de  grandes  qualités  qui  s'éloignent  de  la 
vertu.  Je  reconnais  cette  vérité  avec  douleur  :  il 
est  triste  que  la  bonté  n'accompagne  pas  toujours 
la  force ,  et  que  l'amour  de  la  justice  ne  prévale 
pas  nécessairement  dans  tous  les  hommes  et 
dans  tout  le  cours  de  leur  vie,  sur  tout  autre 
amour  ;  mais  non-seulement  les  grands  hommes 
se  laissent  entraîner  au  vice ,  les  vertueux  mêmes 
se  démentent  et  sont  inconstants  dans  le  bien. 
Cependant  ce  qui  est  sain  est  sain,  ce  qui  est 
fort  est  fort,  etc.  Les  inégalités  de  la  vertu,  les 
faiblesses  qui  l'accompagnent ,  les  vices  qui  flé- 
trissent les  plus  belles  vies,  ces  défauts  insépara- 
bles de  notre  nature,  mêlée  si  manifestement  de 
grandeur  et  de  petitesse ,  n'en  détruisent  pas  les 
perfections.  Ceux  qui  veulent  que  les  honunes 


^  Lucius  Sersius  Catilina.  Voyez  l'Iiisloirc  de  sa  conjura 
lion  par  SallusU*.  F. 

'  Il  s(MMit  plus  exact  do  dire,  l'cnffngèrent peu  à  peu  dam 
f/'.v  projrff.  criminels.  S. 


474 


V^UVENARGLIES. 


soient  tout  bons  ou  tout  méchants ,  absolument 
grands  ou  petits ,  ne  connaissent  pas  la  nature. 
Tout  est  mélanj^é  dans  les  liommes  ;  tout  y  est 
limité  ;  et  le  vice  même  y  a  ses  bornes. 

XLV. 

Du  courage. 

Le  vrai  courage  est  une  des  qualités  qui  sup- 
posent le  plus  de  grandeur  d'âme.  J'en  remar- 
que beaucoup  de  sortes  :  un  courage  contre  la 
fortune ,  qui  est  philosophie  ;  un  courage  contre 
les  misères,  qui  est  patience;  un  courage  à  la 
guerre ,  q*ii  est  valeur  ;  un  courage  dans  les  en- 
treprises ,  qui  est  hardiesse  ;  un  courage  fier  et 
téméraire,  qui  est  audace;  un  courage  contre 
l'injustice ,  qui  est  fermeté  ;  un  courage  contre 
le  vice ,  qui  est  sévérité  ;  un  courage  de  réflexion, 
de  tempérament,  etc. 

Il  n'est  pas  ordinaire  qu'un  même  homme 
assemble  tant  de  qualités.  Octave  ',  dans  le  plan 
de  sa  fortune,  élevée  sur  des  précipices,  bravait 
des  périls  éminents;  mais  la  mort,  présente  à 
la  guerre,  ébranlait  son  âme.  Un  nombre  in- 
nombrable de  Romains  qui  n'avaient  jamais 
craint  la  mort  dans  les  batailles,  manquaient  de 
cet  autre  courage  qui  soumit  la  terre  à  Auguste. 

On  ne  trouve  pas  seulement  plusieurs  sortes 
de  courages ,  mais  dans  le  même  courage  bien 
des  inégalités.  Brutus ,  qui  eut  la  hardiesse  d'at- 
taquer la  fortune  de  César,  n'eut  pas  la  force 
de  suivre  la  siemie  :  il  avait  formé  le  dessein  de 
détruire  la  tyrannie  avec  les  ressources  de  son 
seul  courage ,  et  il  eut  la  faiblesse  de  l'aban- 
donner avec  toutes  les  forces  du  peuple  romain, 
faute  de  cette  égalité  de  force  et  de  sentiment 
qui  surmonte  les  obstacles  et  la  lenteur  des  succès. 

Je  voudrais  pouvoir  parcourir  ainsi  en  détail 
toutes  les  qualités  humaines  :  un  travail  si  long 
ne  peut  maintenant  m'arrêter.  Je  terminerai  cet 
écrit  par  de  courtes  définitions. 

Observons  néanmoins  encore  que  la  petitesse 
est  la  source  d'un  nombre  incroyable  de  vices  : 
de  l'inconstance,  la  légèreté,  la  vanité,  l'envie, 
l'avarice ,  la  bassesse ,  etc.  ;  elle  rétrécit  notre 
esprit  autant  que  la  grandeur  d'âme  l'élargit; 
mais  elle  est  malheureusement  inséparable  de 
l'humanité,  et  il  n'y  a  point  d'âme  si  forte  qui  en 
soit  tout  à  fait  exempte.  Je  suis  mon  dessein. 

»  Caius  Julius  Cœsar  Octavianus  porta  le  nom  d'Octavp 
dans*sajoanesse,  et  celui  d'Auguste  quand  les  Romains  fu 
mU  eulièrement  asservis.  F. 


La  probité  est  un  attachement  à  toutes  les  ver- 
tus civiles  '. 

La  droiture  est  une  habitude  des  sentiers  de 
la  vertu. 

L'équité  peut  se  définir  par  l'amour  de  l'éga- 
lité ';  l'intégrité  paraît  une  équité  sans  tache ,  et 
la  justice  une  équité  pratique. 

La  noblesse  est  la  préférence  de  l'honneur  à 
l'intérêt;  la  bassesse,  la  préférence  de  l'intérêt  à 
l'honneur. 

L'intérêt  est  la  fin  de  l'amour-propre  ';  la  gé- 
nérosité en  est  le  sacrifice. 

La  méchanceté  suppose  un  goût  à  faire  du 
mal  ;  la  malignité ,  une  méchanceté  cachée;  la 
noirceur,  une  méchanceté  profonde. 

L'insensibilité  à  la  vue  des  misères  peut  s'ap- 
peler dureté  ;  s'il  y  entre  du  plaisir,  c'est  cruauté. 
La  sincérité  me  paraît  l'expression  de  la  vérité; 
la  franchise ,  une  sincérité  sans  voiles  <;  la  can- 
deur, une  sincérité  douce  ;  l'ingénuité ,  une  sincé- 
rité innocente;  l'innocence,  une  pureté  sans  tache. 

L'imposture  est  le  masque  de  la  vérité;  la 
fausseté ,  une  imposture  naturelle  ;  la  dissimula- 
tion, une  imposture  réfléchie;  la  fourberie ,  une 
imposture  qui  veut  nuire;  la  duplicité,  une  im- 
posture qui  a  deux  faces. 

La  libéralité  est  une  branche  de  la  générosité; 
la  bonté ,  un  goût  à  faire  du  bien  et  à  pardon- 
ner le  mal;  la  clémence,  une  bonté  envers  nos 
ennemis. 

La  simplicité  nous  présente  l'image  de  la  vé- 
rité et  de  la  liberté. 

L'affectation  est  le  dehors  de  la  contrainte  et 
du  mensonge  :  la  fidélité  n'est  qu'un  respect  pour 
nos  engagements;  l'infidélité , une  dérogeance;  la 
perfidie,  une  infidélité  couverte  et  criminelle. 

La  bonne  foi  est  une  fidélité  sans  défiance  et 
sans  artifice. 

La  force  d'esprit  est  le  triomphe  de  la  ré- 


ï  Je  n'admets  point  cette  délinition;  j'aimerais  mieux,  un 
attachement  à  tout  ce  qui  est  juste.  Duclos  a  dit  :  «  Ne  fais  pas 
«  à  autrui  ce  que  tu  ne  voudrais  pas  qu'on  te  fit;  c'est  la  pro- 
«bité.  Fais  à  autrui  ce  que  tu  voudrais  qu'on  te  fit;  c'est  la 
«  vertu.  »  M.  de  Vauvenargues  a  voulu  dire  sans  doute  un 
attachement  à  tous  les  devoirs  civils.  S. 

'  Cette  délinition  n'est  pas  exacte  ;  l'équité  est  Vunicuique 
suum,  h  chacun  ce  qui  lui  appartient.  M.  —  Vauvenargues 
n'entend  pas icil'égalité  absolue,  mais  l'égalité  relative.  Dans 
une  faillite  où  tous  les  créanciers  doivent  perdre ,  le  juge  ne 
peut  faire  rendre  à  chacun  d'eux  ce  qui  lui  appartient.  L'é- 
quité est  alors  d'établir  entre  eux  une  égalité  relative  à  leurs 
droits ,  c'est-à-dire ,  de  leur  faire  supporter  à  chacun  une  perte 
calculée  sur  la  proportion  de  leurs  droits  respectifs.  S. 

^  Amour-propre  encore  employé  ici  pour  amour  de  soi.  S. 

*  C'est-à-dire,  qui  ne  réserve  rien.  La  sincérité  ne  dit  que  ce 
qu'on  lui  demande;  la  fraiwhise  dit  souvent  ce  qu'on  ne  lui 
(i<m;infle  pay.  S. 


RÉFLEXIONS  SUR 

flexion  ;  c'est  un  instinct  supérieur  aux  passions, 
qui  les  calme  ou  qui  les  possède  '  ;  on  ne  peut 
pas  savoir  d'un  homme  qui  n'a  pas  les  passions 
ardentes ,  s'il  a  de  la  force  d'esprit  ;  il  n'a  jamais 
été  dans  des  épreuves  assez  difficiles. 

La  modération  est  l'état  d'une  âme  qui  se  pos- 
sède ;  elle  naît  d'une  espèce  de  médiocrité  dans 
les  désirs,  et  de  satisfaction  dans  les  pensées,  qui 
dispose  aux  vertus  civiles. 

L'immodération ,  au  contraire,  est  une  ardeur 
inaltérable''  et  sans  délicatesse,  qui  mène  quel- 
quefois à  de  grands  vices. 

La  tempérance  n'est  qu'une  modération  dans 
les  plaisirs ,  et  l'intempérance  au  contraire. 

L'humeur  est  une  inégalité  qui  dispose  à  l'im- 
patience. La  complaisance  est  une  volonté  flexi- 
ble; la  douceur,  un  fonds  de  complaisance  et  de 
bonté  j 

La  brutalité,  une  disposition  à  la  colère  et  à  la 
grossièreté;  l'irrésolution,  une  timidité  à  entre- 
prendre; l'incertitude,  une  irrésolution  à  croire  ; 
la  perplexité,  une  irrésolution  inquiète; 

La  prudence,  une  prévoyance  raisonnable; 
l'imprudence ,  tout  au  contraire  ^ 

L'activité  naît  d'une  force  inquiète;  la  paresse, 
d'une  impuissance  paisible. 

La  mollesse  est  une  paresse  voluptueuse. 

L'austérité  est  une  haine  des  plaisirs,  et  la  sé- 
vérité, des  vices. 

La  solidité  est  une  consistance  et  une  égalité 
d'esprit;  la  légèreté,  un  défaut  d'assiette  et  d'u- 
niformité de  passions  ou  d'idées. 

La  constance  est  une  fermeté  raisonnable  dans 
nos  sentiments;  l'opiniâtreté,  une  fermeté  dérai- 
sonnable; la  pudeur,  un  sentiment  de  la  diffor- 
mité du  vice  et  du  mépris  qui  le  suit  *. 

La  sagesse  est  la  connaissance  et  1  affection  du 
vrai  bien  ;  l'humilité,  un  sentiment  de  notre  bas- 
sesse devant  Dieu  ;  la  charité ,  un  zèle  de  reli- 
gion pour  le  prochain;  la  grâce,  une  impulsion 
surnaturelle  vers  le  bien. 


*  Posséder  n'est  pas  le  mot  propre.  On  ne  dit  pas  posséder 
les  passions.  On  dirait  mieux  ou  qui  les  domine.  B. 

'Inaltérable  n'est  pas  le  mot  propre;  ce  serait  plutôt  in- 
satiable. M. 

*  Tout  au  contraire,  etc.  Il  faudrait  tout  le  contraire.  M. 

*  La  pudeur  est  un  sentiment  de  la  difformité  du  vice  et 
du  mépris  qui  le  suit.  La  pudeur  est  plutôt  la  crainte  de  la 
lionle,  k  quoi  que  ce  soit  qu'on  rattache  :  on  peut  éprouver 
la  honte  sans  qu'il  s'y  mêle  aucune  idée  de  vice  ou  de  mépris. 
Un  homme  qui  demande^  et  qu'on  refuse,  éprouve  de  la 
honte,  et  une  corlame pudeur  empêche  l'homme  bien  né  de 
demander  ;  il  n'y  a  pourt^nnl  l<i  aucune  idé^î  de  vice  ou  de 
mépris.  Une  femme  dont  les  vêtements  se  dérangent  par  ha- 
sard éprouve  de  la  honte,  H  sa  pudeur  est  blessée,  sans  que 
l'Idée  de  vire  on  de  mépris  se  présente  ii  la  pensée.  S. 


DIVERS  SUJETS. 

XLVL 

Du  bon  et  du  beau. 


476 


Le  terme  de  bon  emporte  quelque  degré  na- 
turel de  perfection;  celui  du  beau,  quelque  de- 
gré d'éclat  ou  d'agrément.  Nous  trouvons  l'un  et 
l'autre  terme  dans  la  vertu,  parce  que  sa  bonté 
nous  plaît,  et  que  sa  beauté  nous  sert.  Mais 
d'une  médecine  qui  blesse  nos  sens,  et  de  toute 
autre  chose  qui  nous  est  utile,  mais  désagréable, 
nous  ne  disons  pas  qu'elle  est  belle,  elle  n'est  que 
bonne;  de  même  à  l'égard  des  choses  qui  sont 
belles  sans  être  utiles. 

M.  Crouzas  '  dit  que  le  beau  naît  de-Ia  variété 
réductible  à  l'unité,  c'est-à-dire,  d'un  composé 
qui  ne  fait  pourtant  qu'un  seul  tout  et  qu'on  peut 
saisir  d'une  vue;  c'est  là,  selon  lui,  ce  qui  excite 
l'idée  du  beau  dans  l'esprit. 


««««  ««»«»««• 


REFLEXIONS 

SUR  DIVERS  SUJETS, 


Sur  le pyrrhonisme*. 

Qui  doute  a  une  idée  de  la  certitude ,  et  par 
conséquent  reconnaît  quelque  marque  de  la  vé- 
rité. Mais  parce  que  les  premiers  principes  ne 
peuvent  se  démontrer,  on  s'en  défie;  on  ne  fait 
pas  attention  que  la  démonstration  n'est  qu'un 
raisonnement  fondé  sur  l'évidence.  Or  les  pre- 
miers principes  ont  l'évidence  par  eux-mêmes, 
et  sans  raisonnement  ;  de  sorte  qu'ils  portent  la 
marque  de  la  certitude  la  plus  invincible.  Les 
pyrrhoniens  obstinés  affectent  de  douter  que  l'é- 
vidence soit  signe  de  vérité;  mais  on  leur  de- 
mande :  Quel  autre  signe  en  désirez-vous  donc? 
Quel  autre  croyez- vous  qu'on  puisse  avoir?  Vous, 
en  formez-vous  quelque  idée  ? 

On  leur  dit  aussi  :  Qui  doute  pense,  et  qui 


I  Jean-Pierre  de  Crouzas,  mort  en  1748,  est  l'auteur  «l'un 
Traité  sur  le  beau,  en  deux  volumes,  et  beaucoup  trop  long.  F. 

'  Pyrrhon,  philosophe  Rrec,  vivait  vers  l'an  3(k»  de  l'ère 
chrétienne;  il  chercha  toute  sa  vie  la  vérité ,  et  ne  voulut  ja- 
mais convenir  de  l'avoir  trouvée.  C'est  de  lui  que  prirent 
l(>»n'  nom  les  pyrrhoniens  ou  scopliques,  et  la, secte  du  pyç 
rlionjsnie.  F. 


47'(r 


VAUVEN  ARGUES. 


peose  est;  et  tout  ce  qui  est  vrai  de  sa  pensée 
l'est  aussi  de  la  chose  qu'elle  représente,  si  cette 
chose  a  l'être  ou  le  reçoit  jamais.  Voilà  donc 
déjà  des  principes  irréfutables  :  or,  s'il  y  a  quel- 
que principe  de  cette  nature,  rien  n'empêche 
qu'il  y  en  ait  plusieurs.  Tous  ceux  qui  porteront 
le  même  caractère  auront  infailliblement  la 
même  vérité  :  il  n'en  serait  pas  autrement  quand 
notre  vie  ne  serait  qu'un  songe  ;  tous  les  fantô- 
mes que  notre  imagination  pourrait  nous  figu- 
rer dans  le  sommeil,  ou  n'auraient  pas  l'être,  ou 
l'auraient  tel  qu'il  nous  paraît.  S'il  existe  hors  de 
notre  imagmation  une  société  d'hommes  faibles, 
telle  que  nos  idées  nous  la  représentent ,  tout  ce 
qui  est  vrai  de  cette  société  imaginaire,  le  sera 
de  la  société  réelle ,  et  il  y  aura  dans  cette  so- 
ciété des  qualités  nuisibles ,  d'autres  estimables 
ou  utiles,  etc.  et  par  conséquent  des  vices  et  des 
vertus.  Oui,  nous  disent  les  pyrrhoniens;  mais 
peut-être  que  cette  société  n'est  pas.  Je  réponds  : 
Pourquoi  ne  serait -elle  pas  puisque  nous  som- 
mes? Je  suppose  qu'il  y  eût  là-dessus  quelque 
incertitude  bien  fondée,  toujours  serions -nous 
obligés  d'agir  comme  s'il  n'y  en  avait  pas.  Que 
sera-ce  si  cette  incertitude  est  sensiblement  sup- 
posée? Nous  ne  nous  donnons  pas  à  nous-mêmes 
nos  sensations  ;  donc  il  y  a  quelque  chose  hors 
de  nous  qui  nous  les  donne  :  si  elles  sont  fidèles 
ou  trompeuses;  si  les  objets  qu'elles  nous  pei- 
gnent sont  des  illusions  ou  des  vérités,  des  réalités 
ou  des  apparences,  je  n'entreprendrai. point  de 
les  démontrer.  L'esprit  de  l'homme,  qui  ne  con- 
naît qu'imparfaitement,  ne  saurait  prouver  par- 
faitement :  mais  l'imperfection  de  ses  connais- 
sances n'est  pas  plus  manifeste  que  leur  réalité; 
et  s'il  leur  manque  quelque  chose  pour  la  con- 
viction du  côté  du  raisonnement,  l'instinct  le 
supplée  avec  usure.  Ce  que  la  réflexion  trop  fai- 
ble n'ose  décider,  le  sentiment  nous  force  de  le 
croh-e.  S'il  est  quelque  pyrrhonien  réel  et  par- 
fait parmi  les  hommes,  c'est  dans  l'ordre  des  in- 
telHgences  un  monstre  qu'il  faut  plaindre.  Le 
pyrrhonisme  parfait  est  le  délh-e  de  la  raison,  et 
la  production  la  plus  ridicule  de  l'esprit  humain'. 

IL 

Sur  la  nature  et  la  coutume. 
Les  hommes  s'entretiennent  volontiers  de  la 

•  S'travesande,  dans  son  Traité  des  syllogismes,  réduit, 
a  très-peu  de  chose  près,  atix  mêmes  termes,  ses  argumenta 
contre  les  pyrrhoniens.  B. 


force  de  la  coutume,  des  effets  de  la  nature  ou 
de  l'opinion  :  peu  en  parlent  exactement.  Les 
dispositions  fondamentales  et  originelles  de  cha- 
que être  forment  ce  qu'on  appelle  sa  nature. 
Une  longue  habitude  peut  modifier  ces  disposi- 
tions primitives;  et  telle  est  quelquefois  sa  force, 
qu'elle  leur  en  substitue  de  nouvelles  plus  cons- 
tantes ,  quoique  absolument  opposées  :  de  sorte 
qu'elle  agit  ensuite  comme  cause  première,  et 
fait  le  fondement  d'un  nouvel  être;  d'où  est 
venue  cette  conclusion  très-littérale,  qu'elle  était 
une  seconde  nature;  et  cette  autre  pensée  plus 
hardie  de  Pascal,  que  ce  que  nous  prenons  pour 
la  nature  n'est  souvent  qu'une  première  cou- 
tume :  deux  maximes  très-véritables.  Toutefois, 
avant  qu'il  y  eût  une  première  coutume ,  notre 
âme  existait,  et  avait  ses  inclinations  qui  fon- 
daient sa  nature  ;  et  ceux  qui  réduisent  tout  à 
l'opinion  et  à  l'habitude,  ne  comprennent  pas 
ce  qu'ils  disent  :  toute  coutume  suppose  anté- 
rieurement une  nature,  toute  erreur  une  vérité. 
Il  est  vrai  qu'il  est  difficile  de  distinguer  les  prin- 
cipes de  cette  première  nature  de  ceux  de  l'édu- 
cation ;  ces  principes  sont  en  si  grand  nombre 
et  si  compliqués ,  que  l'esprit  se  perd  à  les  suivre , 
et  il  n'est  pas  moins  malaisé  de  démêler  ce  que 
l'éducation  a  épuré  ou  gâté  dans  le  naturel.  On 
peut  remarquer  seulement  que  ce  qui  nous  reste 
de  notre  première  nature  est  plus  véhément  et 
plus  fort  que  ce  qu'on  acquiert  par  étude ,  par 
coutume  et  par  réflexion  :  parce  que  l'effet  de 
l'art  est  d'affaiblir,  lors  même  qu'il  polit  et  qu'il 
corrige  ;  de  sorte  que  nos  qualités  acquises  sont 
en  même  temps  plus  parfaites  et  plus  défectueu- 
ses que  nos  qualités  naturelles  ;  et  cette  faiblesse 
de  l'art  ne  procède  pas  seulement  de  la  résistance 
trop  forte  que  fait  la  nature ,  mais  aussi  de  la 
propre  imperfection  de  ses  principes,  ou  insuffi- 
sants ,  ou  mêlés  d'erreur.  Sur  quoi  cependant  je 
remarque  qu'à  l'égard  des  lettres ,  l'art  est  su- 
périeur au  génie  de  beaucoup  d'artistes  qui ,  ne 
pouvant  atteindre  la  hauteur  des  règles  et  les 
mettre  toutes  en  œuvre ,  ni  rester  dans  leur  ca- 
ractère qu'ils  trouvent  trop  bas,  ni  arriver  au 
beau  naturel,  demeurent  dans  un  milieu  insup- 
portable, qui  est  l'enflure  et  l'affectation ,  et  ne 
suivent  ni  fart  ni  la  nature.  La  longue  habitude 
leur  rend  propre  ce  caractère  forcé;  et  à  mesure 
qu'ils  s'éloignent  davantage  de  leur  naturel ,  ils 
croient  élever  la  nature,  don  incomparable,  qui 
n'appartient  qu'à  ceux  que  la  nature  même  ins- 
pire avec  le  plus  de  force.  Mais  telle  est  l'erreur 
qui  les  flatte  ;  et  malheureusement  rien  n'est  plus 


RÉFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS. 


477 


ordinaire  que  de  voir  les  hommes  se  former  par 
étude  et  par  coutume  un  instinct  particulier,  et 
s'éloigner  ainsi ,  autant  qu'ils  peuvent ,  des  lois 
générales  et  originelles  de  leur  être  :  comme  si  la 
nature  n'avait  pas  mis  entre  eux  assez  de  diffé- 
rences, sans  y  en  ajouter  par  l'opinion.  De  là 
vient  que  leurs  jugements  se  rencontrent  si  ra- 
rement. Les  uns  disent  :  Cela  est  dans  la  nature 
ou  hors  de  la  nature,  et  les  autres  tout  au  con- 
traire. 11  y  en  a  qui  rejettent,  en  fait,  de  style, 
les  transitions  soudaines  des  Orientaux ,  et  les 
sublimes  hardiesses  de  Bossuet';  l'enthousiasme 
même  de  la  poésie  ne  les  émeut  pas ,  ni  sa  force 
et  son  harmonie ,  qui  charment  avec  tant  de 
puissance  ceux  qui  ont  de  l'oreille  et  du  goût. 
Ils  regardent  ces  dons  de  la  nature,  si  peu  or- 
dinaires ,  comme  des  inventions  forcées  et  des 
jeux  d'imagination,  tandis  que  d'autres  admirent 
l'emphase  comme  le  caractère  et  le  modèle  d'un 
beau  naturel.  Parmi  ces  variétés  inexplicables 
de  la  nature  ou  de  l'opinion ,  je  crois  que  la  cou- 
tume dominante  peut  servir  de  guide  à  ceux  qui 
se  mêlent  d'écrire  ;  parce  qu'elle  vient  de  la  na- 
ture dominante  des  esprits ,  ou  qu'elle  la  plie  à 
ses  règles ,  et  forme  le  goût  et  les  mœurs  :  de 
sorte  qu'il  est  dangereux  de  s'en  écarter,  lors 
même  qu'elle  nous  paraît  manifestement  vicieuse. 
Il  n'appartient  qu'aux  hommes  extraordinaires 
de  ramener  les  autres  au  vrai ,  et  de  les  assujet- 
tir à  leur  génie  particulier  ;  mais  ceux  qui  con- 
clueraient  de  là  que  tout  est  opinion,  et  qu'il  n'y 
a  ni  nature  ni  coutume  plus  parfaite  l'une  que 
l'autre  par  son  propre  fonds,  seraient  les  plus  in- 
conséquents de  tous  les  hommes. 

m. 

Nulle  jouissance  sans  action. 

.Ceux  qui  considèrent  sans  beaucoup  de  ré- 
flexion les  agitations  et  les  misères  de  la  vie  hu- 
maine ,  en  accusent  notre  activité  trop  empres- 
sée ,  et  ne  cessent  de  rappeler  les  hommes  au  re- 
pos et  à  jouir  d'eux-mêmes  ».  Ils  ignorent  que  la 

*  Jacques-Bénigne  Bossuet,  évéque  de  Condom,  puis  de 
Meaux,  mourut  en  I704.  B. 

*  Le  P.  Charles  le  Gobien ,  dans  sa  Préface  de  VHistoire 
de  l'Édit  de  l'empereur  de  la  Chine,  donne  cette  morale  sma. 
brahmanes,  qu'il  appelle  bramènes.  Ils  poussent  si  loin, 
dit-il,  l'apathie  ou  l'indlfAîrence,  à  laquelle  ils  rapportent 
toute  la  sainteté,  qu'il  faut  devenir  pierre  ou  statue  pour  en 
acquérir  la  perfection.  Non-seulement  ils  enseignent  que  le 
sage  ne  doit  avoir  aucune  passion,  mais  qu'il  ne  lui  est  pas 
permis  d'avoir  même  un  désir;  de  sorte  qu'il  doit  conUnuel- 
lemenl  s'appliquer  à  ne  vouloir  rien ,  à  ne  sentir  rien,  h  han- 


jouissance  est  le  fruit  et  la  récompense  du  travail; 
qu'elle  est  elle-même  une  action;  qu'on  ne  sau- 
rait jouir  qu'autant  que  l'on  agit,  et  que  notre 
âme  enfin  ne  se  possède  véritablement  que  lors- 
qu'elle s'exerce  tout  entière.  Ces  faux  philoso- 
phes s'empressent  à  détourner  l'homme  de  sa  fin, 
et  à  justifier  l'oisiveté;  mais  la  nature  vient  à 
notre  secours  dans  ce  danger.  L'oisiveté  nous 
lasse  plus  promptement  que  le  travail ,  et  nous 
rend  à  l'action,  détrompés  du  néant  de  ses  pro- 
messes ;  c'est  ce  qui  n'est  pas  échappé  aux  mo- 
dérateurs de  systèmes ,  qui  se  piquent  de  balan- 
cer les  opinions  des  philosophes  et  de  prendre  tin 
juste  milieu.  Ceux-ci  nous  permettent  d'agir, 
sous  condition  néanmoins  de  régler  notre  activité 
et  de  déterminer  selon  leurs  vues  la  mesure  et  le 
choix  de  nos  occupations  ;  en  quoi  ils  sont  peut- 
être  plus  inconséquents  que  les  premiers  :  car 
ils  veulent  nous  faire  trouver  notre  bonheur 
dans  la  sujétion  de  notre  esprit  ;  effet  purement 
surnaturel ,  et  qui  n'appartient  qu'à  la  religion, 
non  à  la  raison.  Mais  il  est  des  erreurs  que  la 
prudence  ne  veut  pas  qu'on  approfondisse. 


IV. 


De  la  certitude  des  principes. 

Nous  nous  étonnons  de  la  bizarrerie  de  cer- 
taines modes,  et  de  la  barbarie  des  duels;  nous 
triomphons  encore  sur  le  ridicule  de  quelques 
coutumes ,  et  nous  en  faisons  voir  la  force.  IN  ou  s 
nous  épuisons  sur  ces  choses  comme  sur  des  abus 
uniques,  et  nous  sommes  environnés  de  préjugés 
sur  lesquels  nous  nous  reposons  avec  une  en- 
tière assurance.  Ceux  qui  portent  plus  loin  leurs 
vues  remarquent  cet  aveuglement;  et  entrant 
là-dessus  en  défiance  des  plus  grands  principes, 
concluent  que  tout  est  opinion;  mais  ils  mon- 
trent à  leur  tour  par  là  les  limites  de  leur  es- 
prit. L'être  et  la  vérité  n'étant ,  de  leur  aveu, 
qu'une  même  chose  sous  deux  expressions,  il 
faut  tout  réduire  au  néant  ou  admettre  des  vérités 
indépendantes  de  nos  conjectures  et  de  nos  fri- 
voles discours.  Or,  s'il  y  a  des  vérités  réelles, 
comme  il  me  parait  hors  de  doute ,  il  s'ensuit 
qu'il  y  a  des  principes  qui  ne  peuvent  être  arbi- 
traires ;  la  difficulté ,  je  l'avoue ,  est  à  les  con- 
naître '.  Mais  pourquoi  la  même  raison  qui  nous 


nir  si  loin  de  son  esprit  toute  idéti  de  vertu  et  de  sainteté, 
qu'il  n'y  ait  rien  en  lui  de  contraire  à  la  parfaite  qut<^tude 
do  l'Ame.  F. 

'  Il  faul ,  je  crois,  de  les  connaître.  S. 


478 


VAUVE1NARGI]ES. 


fait  discerner  le  faux,  ne  pourrait -elle  nous 
conchiire  jusqu'au  vrai?  L'ombre  est-elle  plus 
sensible  que  le  corps,  l'apparence  que  la  réalité? 
Que  connaissons-nous  d'obscur  par  sa  nature,  si- 
non l'erreur?  Que  connaissons-nous  d'évident, 
sinon  la  vérité?  N'est-ce  pas  l'évidence  de  la  vé- 
rité qui  nous  fait  discerner  le  faux,  comme  le 
jour  marque  les  ombres?  Et  qu'est-ce  en  un  mot 
que  la  connaissance  d'une  erreur,  sinon  la  dé- 
couverte d'une  vérité?  Toute  privation  suppose 
nécessairement  une  réalité  ;  ainsi  la  certitude  est 
démontrée  par  le  doute ,  la  science  par  l'igno- 
rance, et  la  vérité  par  l'erreur. 


Du  défaut  de  la  plupart  des  choses. 

Le  défaut  de  la  plupart  des  choses  dans  la 
poésie,  la  peinture,  l'éloquence,  le  raisonnement, 
etc.  c'est  de  n'être  pas  à  leur  place.  De  là  le 
mauvais  enthousiasme  ou  l'emphase  dans  le  dis- 
Cours,  les  dissonances  dans  la  musique  ',  la  con- 
fusion dans  les  tableaux,  la  fausse  politesse  dans 
le  monde,  ou  la  froide  plaisanterie.  Qu'on  exa- 
mine la  morale  même  :  la  profusion  n'est-elle  pas 
aussi  le  plus  souvent  une  générosité  hors  de  sa 
place;  la  vanité,  une  hauteur  hors  de  sa  place*  ; 
l'avarice,  une  prévoyance  hors  de  sa  place; 
la  témérité ,  une  valeur  hors  de  sa  place ,  etc.  ? 
La  plupart  des  choses  ne  sont  fortes  ou  faibles, 
vicieuses  ou  vertueuses,  dans  la  nature  ou  hors 
de  la  natui-e,  que  par  cet  endroit  :  on  ne  lais- 
serait rien  à  la  plupart  des  hommes ,  si  l'on  re- 
tranchait de  leur  vie  tout  ce  qui  n'est  pas  à 
sa  place ,  et  ce  n'est  pas  en  tous  défaut  de  juge- 
ment ,  mais  impuissance  d'assortir  les  choses. 

VL 

De  Vâme. 

Il  sert  peu  d'avoir  de  l'esprit,  lorsqu'on  n'a 
point  d'âme.  C'est  l'âme  qui  forme  l'esprit  et  qui 
lui  donne  l'essor'  ;  c'est  elle  qui  domine  dans  les 
sociétés,  qui  fait  les  orateurs,  les  négociateurs, 
les  ministres,  les  grands  hommes,  les  conqué- 
rants. Voyez  conrnie  on  vit  dans  le  monde.  Qui 

*  Les  dissonances  dans  la  musique  ne  sont  pas  an  défaut , 
et  font  souvent  beauté.  Il  faudrait  ici  discordances. 

'  Ce  n'est  pas,  Je  crois ,  une  hauteur,  mais  un  orgueilhox?, 
de  sa  place.  La  hauteur  n'est  jamais  bien  placée  ;  au  lieu  qu'on 
dit  un  orgfîieil  bien  placé,  wajitste  ou  noble  orgueil.  S. 

^  Je  crois  que  dirige  vaudrait  mieux.  Former  est  vague  et 
impropre.  S. 


prime  chez  les  jeunes  gens,  chez  les  fennnes, 
chez  les  vieillards,  ciiez  les  hommes  de  tous 
les  états,  dans  les  cabales  et  dans  les  partis? 
Qui  nous  gouverne  nous-mêmes,  est-ce  l'esprit 
ou  le  cœur?  Faute  de  faire  cette  réflexion,  nous 
nous  étonnons  de  l'élévation  de  quelques  hommes, 
ou  de  l'obscurité  de  quelques  autres ,  et  nous  at- 
tribuons à  la  fatalité  ce  dont  nous  trouverions 
plus  aisément  la  cause  dans  leur  caractère;  mais 
nous  ne  pensons  qu'à  l'esprit,  et  point  aux  qua- 
lités de  l'âme.  Cependant  c'est  d'elle  avant  tout 
que  dépend  notre  destinée  :  on  nous  vante  en 
vain  les  lumières  d'une  belle  imagination  ;  je  ne 
puis  ni  estimer,  ni  aimer,  ni  haïr,  ni  craindre 
ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit. 

VIL 

Des  romans. 

Le  faux  en  lui  -  même  nous  blesse  et  n'a  pas 
de  quoi  nous  toucher.  Que  croyez-vous  qu'on 
cherche  si  avidement  dans  les  fictions?  l'image 
d'ime  vérité  vivante  et  passionnée. 

Nous  voulons  de  la  vraisemblance  dans  les  fa- 
bles mêmes ,  et  toute  fiction  qui  ne  peint  pas  la 
nature  est  insipide. 

Il  est  vrai  que  l'esprit  de  la  plupart  des  hom- 
mes a  si  peu  d'assiette,  qu'il  se  laisse  entraîner 
au  merveilleux,  surpris  par  l'apparence  du  grand. 
Mais  le  faux ,  que  le  grand  leur  cache  dans  le 
merveilleux,  les  dégoûte  au  moment  qu'il  se  laisse 
sentir  ;  on  ne  relit  point  un  roman'. 

J'excepte  les  gens  d'une  imagination  frivole  et 
déréglée,  qui  trouvent  dans  ces  sortes  de  lectures 
l'histoire  de  leurs  pensées  et  de  leurs  chimères. 
Ceux-ci ,  s'ils  s'attachent  à  écrire  dans  ce  genre, 
travaillent  avec  une  facilité  que  rien  n'égale; 
car  ils  portent  la  matière  de  l'ouvrage  dans  leur 
fonds  :  mais  de  semblables  puérilités  n'ont  pas 
leur  place  dans  un  esprit  sain;  il  ne  peut  les 
écrire,  ni  les  lire. 

Lors  donc  que  les  premiers  s'attachent  aux 
fantômes  qu'on  leur  reproche ,  c'est  parce  qu'ils 
y  trouvent  une  image  des  illusions  de  leur  es- 
prit, et  par  conséquent  quelque  chose  qui  tient  à 
la  vérité,  à  leur  égard;  et  les  autres  qui  les  re- 
jettent, c'est  parce  qu'ils  n'y  reconnaissent  pas  le 
Caractère  de  leurs  sentiments  :  tant  il  est  mani- 
feste de  tous  les  côtés  que  le  faux  connu  nous  dé- 


'  Celte  assertion  est  trop  générale.  Beaucoup  de  gens  ont 
relu  Télémaque ,  Clarisse ,  Grandisson ,  et  les  poèmes  d'Ho- 
mère et  de  Virgile,  dont  les  fictions  sont  bien  plus  éloignées 
de  la  vérité  que  les  romans  do  l'immortel  Richardson.  F. 


REFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS. 


479 


goûte ,  et  que  nous  ne  cherchons  tous  ensemble 
que  la  vérité  et  la  nature  ' . 

VIII. 

Contre  la  médiocrité. 

Si  l'on  pouvait  dans  la  médiocrité  n'être  ni 
glorieux,  ni  timide,  ni  envieux,  ni  flatteur,  ni 
préoccupé  des  besoins  et  des  soins  de  son  état, 
lorsque  le  dédain  et  les  manières  de  tout  ce  qui 
nous  environne  concourent  à  nous  abaisser!  si 
l'on  savait  alors  s'élever,  se  sentir,  résister  à  la 
multitude  !...  Mais  qui  peut  soutenir  son  esprit  et 
son  cœur  au-dessus  de  sa  condition?  qui  peut  se 
sauver  des  faiblesses  que  la  médiocrité  traîne 
avec  soi? 

Dans  les  conditions  éminentes ,  la  fortune  au 
moins  nous  dispense  de  fléchir  devant  ses  idoles. 
Elle  nous  dispense  de  nous  déguiser,  de  quitter 
notre  caractère,  de  nous  absorber  dans  les  riens  : 
elle  nous  élève  sans  peine  au-dessus  de  la  vanité, 
et  nous  met  au  niveau  du  grand,  et  si  nous 
sommes  nés  avec  quelques  vertus,  les  moyens 
et  les  occasions  de  les  employer  sont  en  nous. 

Enfin,  de  même  qu'on  ne  peut  jouir  d'une 
grande  fortune  avec  une  âme  basse  et  un  petit 
génie ,  on  ne  saurait  jouir  d'un  grand  génie  ni 
d'une  grande  âme  dans  une  fortune  médiocre. 

IX. 

Sfur  la  noblesse. 

La  noblesse  est  un  héritage,  comme  l'or  et 
les  diamants.  Ceux  qui  regrettent  que  la  con- 
sidération des  grands  emplois  et  des  services 
passe  au  sang  des  hommes  illustres ,  accordent 
davantage  aux  hommes  riches,  puisqu'ils  ne 
contestent  pas  à  leurs  neveux  la  possession  de 
leur  fortune  bien  ou  mal  acquise.  Mais  le  peuple 
en  juge  autrement;  car,  au  lieu  que  la  fortune 
des  gens  riches  se  détruit  par  la  dissipation  de 
leurs  enfants,  la  considération  de  la  noblesse 
se  conserve  après  que  la  mollesse  en  a  souillé  la 
source.  Sage  institution  qui,  pendant  que  le 
prix  de  l'intérêt  se  consume  et  s'appauvrit,  rend 
la  récompense  de  la  vertu  éternelle  et  ineffaçable  1 

Qu'on  ne  nous  dise  donc  plus  que  la  mémoire 
d'un  mérite  doit  céder  à  des  vertus  vivantes. 
Qui  mettra  le  prix  au  mérite?  C'est  sans  doute 
à  cause  de  cette  difficulté  que  les  grands,  qui 

*  Expression  Impropre,  pour  vi  Icfi  vus  ni  les  auiirs.  S. 


ont  de  la  hauteur ,  ne  se  fondent  que  sur  leur 
naissance ,  quelque  opinion  qu'ils  aient  de  leur  gé- 
nie. Tout  cela  est  très-raisonnable,  si  l'on  excepte 
de  la  loi  commune  de  certains  talents  qui  sont 
trop  au-dessus  des  règles. 


Sur  la  fortune. 

Ni  le  bonheur  ni  le  mérite  seul  ne  font  l'élé- 
vation des  hommes.  La  fortune  suit  l'occasion 
qu'ils  ont  d'employer  leurs  talents.  Mais  il  n'y 
a  peut-être  point  d'exemple  d'un  homme  à  qui  le 
mérite  n'ait  servi  pour  sa  fortune  ou  contre 
l'adversité;  cependant  la  chose  à  laquelle  un 
homme  ambitieux  pense  le  moins ,  c'est  à  méri- 
ter sa  fortune.  Un  enfant  veut  être  évêque,  veut 
être  roi ,  conquérant ,  et  à  peine  il  connaît  l'éten- 
due de  ces  noms.  Yoflà  la  plupart  des  hommes  ; 
ils  accusent  continuellement  la  fortune  de  ca- 
price, et  ils  sont  si  faibles ,  qu'ils  lui  abandonnent 
la  conduite  de  leurs  prétentions,  et  qu'ils  se  re- 
posent sur  elle  du  succès  de  leur  ambition. 

XL 

Contre  la  vanité. 

La  chose  du  monde  la  plus  ridicule  et  la  plus 
inutile ,  c'est  de  vouloir  prouver  qu'on  est  aima- 
ble, ou  que  l'on  a  de  l'esprit.  Les  hommes  sont 
fort  pénétrants  sur  les  petites  adresses  qu'on 
emploie  pour  se  louer;  et  soit  qu'on  leur  de- 
mande leur  suffrage  avec  hauteur,  soit  qu'on 
tâche  de  les  surprendre ,  ils  se  croient  ordinai- 
rement en  droit  de  refuser  ce  qu'il  semble  qu'on 
ait  besoin  de  tenir  d'eux.  Heureux  ceux  qui  sont 
nés  modestes ,  et  que  la  nature  a  remplis  d'une 
noble  et  sage  confiance!  Rien  ne  présente  les 
hommes  si  petits  à  l'imagination,  rien  ne  les  fait 
paraître  si  faibles  que  la  vanité.  Il  semble  qu'elle 
soit  le  sceau  de  la  médiocrité  ;  ce  qui  n'empêche 
pas  qu'on  n'ait  vu  d'assez  grands  génies  accusés 
de  cette  faiblesse,  le  cardinal  de  Retz,  Montaigne^ 
Cicéron,  etc.  Aussi  leur  a-t-on  disputé  le  titre  de 
grands  hommes,  et  non  sans  beaucoup  de  raison. 

XIL 

Ne  point  sortir  de  son  caractère. 

Lorsqu'on  veut  se  mettre  à  la  portée  des  autres 
hommes,  il  faut  prendre  garde  d'abord  à  ne  pas 
sortir  de  la  sienne;  car  c'est  un  ridicule  insup- 


480 


VAUVENARGDES. 


portable,  et  qu'ils  ne  nous  pardonnent  point. 
C'est  aussi  une  vanité  mal  entendue  de  croire 
que  l'on  peut  jouer  toute  sorte  de  personnages, 
et  d'être  toujours  travesti.  Tout  homme  qui  n'est 
pas  dans  son  véritable  caractère,  n'est  pas  dans 
sa  force  .  il  inspire  la  défiance ,  et  blesse  par 
l'affectation  de  cette  supériorité.  Si  vous  le  pou- 
vez, soyez  simple,  naturel,  modeste,  uniforme; 
ne  parlez  jamais  aux  hommes  que  de  choses  qui 
les  intéressent,  et  qu'ils  puissent  aisément  en- 
tendre; ne  les  primez  point  avec  faste;  ayez  de 
l'indulgence  pour  tous  leurs  défauts ,  de  la  pé- 
nétration pour  leurs  talents,  des  égards  pour 
leurs  délicatesses  et  leurs  préjugés,  etc.  Voilà 
peut-être  comme  un  homme  supérieur  se  monte  ' 
naturellement  et  sans  effort  à  la  portée  de  cha- 
cun. Ce  n'est  pas  la  marque  d'une  grande  habi- 
leté d'employer  beaucoup  de  finesse;  c'est  l'imper- 
fection de  la  nature,  qui  est  l'origine  de  l'art. 


qi..  'UJ. 


XIII. 

Du  pouvoir  de  l'activité. 


Qui  considérera  d'où  sont  partis  la  plupart 
des  ministres  verra  ce  que  peut  le  génie,  l'am- 
bition et  l'activité.  Il  faut  laisser  parler  le  monde, 
et  souffrir  qu'il  donne  au  hasard  l'honneur  de 
toutes  les  fortunes,  pour  autoriser  sa  mollesse. 
La  nature  a  marqué  à  tous  les  hommes,  dans 
leur  caractère,  la  route  naturelle  de  leur  vie,  et 
personne  n'est  ni  tranquille,  ni  sage,  ni  bon,  ni 
heureux,  qu'autant  qu'il  connaît  son  instinct  et 
le  suit  bien  fidèlement.  Que  ceux  qui  sont  nés 
pour  l'action  suivent  donc  hardiment  le  leur; 
l'essentiel  est  de  faire  bien  :  s'il  arrive  qu'après 
cela  le  mérite  soit  méconnu  et  le  bonheur  seul 
honoré ,  il  faut,  pardonner  à  l'erreur.  Les  hom- 
mes ne  sentent  les  choses  qu'au  degré  de  leur 
esprit,  et  ne  peuvent  aller  plus  loin.  Ceux  qui 
sont  nés  médiocres  n'ont  point  de  mesure  pour 
les  qualités  supérieures  :  la  réputation  leur  im- 
pose plus  que  le  génie,  la  gloire  plus  que  la  ver- 
tu ;  au  moins  ont-ils  besoin  que  le  nom  des  choses 
les  avertisse  et  réveille  leur  attention. 

Sur  la  dispute. 

Où  vous  ne  voyez  pas  le  fond  des  choses,  ne 
parlez  jamais  qu'en  doutant  et  en  proposant  vos 

'  Se  monte.  Il  faut  se  met.  M. 


idées.  C'est  le  propre  d'un  raisoimeur  de  prendre 
feu  sur  les  affaires  politiques,  ou  sur  tel  autre 
sujet  dont  on  ne  sait  pas  les  principes  ;  c'est  son 
triomphe ,  parce  qu'il  n'y  peut  être  confondu. 

Il  y  a  des  hommes  avec  qui  j'ai  fait  vœu  de 
n'avoir  jamais  de  dispute  :  ceux  qui  ne  parlent 
que  pour  parler  ou  décider,  les  sophistes,  les 
ignorants ,  les  dévots  et  les  politiques.  Cepen- 
dant tout  peut  être  utile ,  il  ne  faut  que  se  pos- 
séder. 

XV. 

Sujétion  de  Vesprit  de  Vhomme. 

Quand  on  est  au  cours  des  grandes  affaires , 
rarement  tombe-t-on  à  de  certaines  petitesses  : 
les  grandes  occupations  élèvent  et  soutiennent 
l'âme;  ce  n'est  donc  pas  merveille  qu'on  y  fasse 
bien.  Au  contraire ,  un  particuher  qui  a  l'esprit 
naturellement  grand,  se  trouve  resserré  et  à  l'é- 
troit dans  une  fortune  privée  ;  et  comme  il  n'y 
est  pas  à  sa  place,  tout  le  blesse  et  lui  fait  vio- 
lence. Parce  qu'il  n'est  pas  né  pour  les  petites 
choses ,  il  les  traite  moins  bien  qu'un  autre ,  ou 
elles  le  fatiguent  davantage ,  et  il  ne  lui  est  pas 
possible,  dit  Montaigne,  de  ne  leur  donner  que 
l'attention  qu'elles  méritent ,  ou  de  s'en  retirer  à 
sa  volonté;  s'il  fait  tant  que  de  s'y  livrer,  elles 
l'occupent  tout  entier  et  l'engagent  à  des  petitesses 
dont  il  est  lui-même  surpris.  Telle  est  la  faiblesse 
de  l'esprit  humain,  qui  se  manifeste  encore  par 
mille  autres  endroits,  et  qui  fait  dire  à  Pascal  '  : 
L'esprit  du  plus  grand  homme  du  monde  n'est 
pas  si  indépendant,  qu'il  ne  soit  sujet  à  être 
troublé  par  le  moindre  tintamarre  qui  se  fait 
autour  de  lui.  Il  ne  faut  pas  le  bruit  d'un 
canon  pour  empêcher  ses  pensées  :  il  ne  faut 
que  le  bruit  d'une  girouette  ou  d'une  poulie. 
Ne  vous  étonnez  pas,  continue-t-il ,  sHl  ne 
raisonne  pas  bien  à  présent:  une  mouche  bour- 
donne à  ses  oreilles  ;  c'en  est  assez  pour  le  ren- 
dre incapable  de  bon  conseil.  Si  vous  voulez 
qu'il  trouve  la  vérité ,  chassez  cet  animal  qui 
tient  sa  raison  en  échec,  et  trouble  cette  puis- 
sante intelligence  qui  gouverne  les  villes  et  les 
royaumes.  Rien  n'est  plus  vrai,  sans  doute,  que 
cette  pensée  ;  mais  il  est  vrai  aussi ,  de  l'aveu  de 
Pascal,  que  cette  même  intelligence,  qui  est  si 
faible,  gouverne  les  villes  et  les  royaumes  :  aussi 
le  même  auteur  remarque  que  plus  on  approfon- 
dit l'homme,  plus  on_^  dém^^Jç  d^.|^lesse  et  de 

'  Pensées  de  Pascal,  V*  partie,  art.  Vt,  Pehsée  XU.  F> 


F\ÉlLb:K[Oi^S  SUR  DIVERS  SUJETS. 


481 


grandeur  ^  et  C'est  lui  qui  dit  encore  dans  un 
autre  endroit  '  ,  après  Montaigne  :  Cette  dupli- 
cité de  V homme  est  si  visible,  qiiHl  îj  en  a  qui 
ont  cru  que  nous  avions  deux  âmes^  :  un 
sujet  simple  paraissant  incapable  de  telles  et  si 
soudaines  variétés,  d'une  présomption  déme- 
surée à  un  horrible  abattement  de  cœur.  Ras- 
surons-nous donc  sur  la  foi  de  ces  grands  té- 
moignages, et  ne  nous  laissons  pas  abattre  au 
sentiment  de  nos  faiblesses,  jusqu'à  perdre  le 
soin  irréprochable  de  la  gloire  et  l'ardeur  de 
la  vertu. 

XVI. 

Un  ne  peut  être  dupe  de  la  vertu. 

Que  ceux  qui  sont  nés  pour  l'oisiveté  et  la  mol- 
lesse y  meurent  et  s'y  ensevelissent ,  je  ne  prétends 
pas  les  troubler;  mais  je  parle  au  reste  des  hom- 
mes ,  et  je  dis  :  On  ne  peut  être  dupe  de  la  vraie 
vertu  ;  ceux  qui  l'aiment  sincèrement  y  goûtent 
un  secret  plaisir,  et  souffrent  à  s'en  détourner  : 
quoi  qu'on  fasse  aussi  pour  la  gloire ,  jamais  ce 
travail  n'est  perdu ,  s'il  tend  à  nous  en  rendre 
dignes.  C'est  une  chose  étrange  que  tant  d'hommes 
se  défient  de  la  vertu  et  de  la  gloire ,  comme  d'une 
route  hasardeuse ,  et  qu'ils  regardent  l'oisiveté 
comme  un  parti  sûr  et  solide.  Quand  même  le 
travail  et  le  mérite  pourraient  nuire  à  notre  for- 
tune ,  il  y  aurait  toujours  à  gagner  à  les  embras- 
ser. Que  sera-ce  s'ils  y  concourent  ?  Si  tout  finis- 
sait par  la  mort,  ce  serait  une  extravagance  de  ne 
pas  donner  toute  notre  application  à  bien  disposer 
notre  vie,  puisque  nous  n'aurions  que  le  présent; 
mais  nous  croyons  un  avenir ,  et  l'abandonnons 
au  hasard  :  cela  est  bien  plus  inconcevable.  Je 
laisse  tout  devoir  à  part,  la  morale  et  la  religion, 
et  je  demande  :  L'ignorance  vaut-elle  mieux  que 
la  science,  la  paresse  que  l'activité,  l'incapacité 
que  les  talents  ?  Pour  peu  que  l'on  ait  de  raison, 
on  ne  met  point  ces  choses  en  parallèle  ^  Quelle 
honte  donc  de  choisir  ce  qu'il  y  a  de  l'extra- 
vagance à  égaler  *  ?  S'il  faut  des  exemples  pour 
nous  décider,  d'un  côté  Coligny,  Turenne ,  Bos- 
suet ,  Richelieu ,  Fénélon ,  etc.  ;  de  l'autre ,  les 
gens  à  la  mode ,  les  gens  du  bel  air,  ceux  qui 

I  Pensées  de  Pascal,  II*  partie,  art.  V^Pcnsée  V.  B. 

*  C'est  Platon,  qui  admettait  deux  âmes,  l'une  non  engen- 
drée par  Dieu,  qui  n'est  qu'une  faculté  imaj^inative,  privée 
d'ordrç  et  de  raison;  l'autre  engendrée  et  disposée  par  Dieu, 
qui  l'a  établie  maltresse  et  ordonnatrice  du  monde  qu'il  a 
formé.  Voyez  Plutarque,rft'  la  Création  de  l'dme.  F. 

'Lorsque  Yauvenargues  écrivait,  J.  J.  Rousseau  n'avait 
point  encore  soutenu  ses  brillants  paradoxes.  F. 

''  Pour  égaliser,  estimer  égales.  S. 


passent  toute  leur  vie  dans  la  dissipation  et  les 
plaisirs.  Comparons  ces  deux  genres  d'hommes, 
et  voyons  ensuite  auquel  d'eux  '  nous  aimerions 
mieux  ressembler. 

XVIL 

Sur  la  familiarité. 

ïl  n'est  point  de  meilleure  école  ni  plus  né» 
cessaire  que  la  familiarité.  Un  homme  qui  s'est 
retranché  toute  sa  vie  dans  un  caractère  réservé, 
fait  les  fautes  les  plus  grossières  lorsque  les  occa- 
sions l'obligent  d'en  sortir  et  que  les  affaires  l'en- 
gagent. Ce  n'est  que  par  la  familiarité  que  l'on 
guérit  de  la  présomption ,  de  la  timidité ,  de  la 
sotte  hauteur  ;  ce  n'est  que  dans  un  commerce 
libre  et  ingénu  qu'on  peut  bien  connaître  les 
hommes ,  qu'on  se  tâte ,  qu'on  se  démêle ,  et  qu'on 
se  mesure  avec  eux  :  là  on  voit  l'humanité  nue 
avec  toutes  ses  faiblesses  et  toutes  ses  forces;  là  se 
découvrent  les  artifices  dont  on  s'enveloppe  pour 
imposer  en  public  ;  là  parait  la  stérilité  de  notre 
esprit ,  la  violence  et  la  petitesse  de  notre  amour- 
propre  ,  l'imposture  de  nos  vertus. 

Ceux  qui  n'ont  pas  le  courage  de  chercher  la 
vérité  dans  ces  rudes  épreuves ,  sont  profondé- 
ment au-dessous  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  ; 
surtout  c'est  une  chose  basse  que  de  craindre  la 
raillerie*,  qui  nous  aide  à  fouler  aux  pieds  notre 
amour-propre ,  et  qui  émousse,  par  l'habitude  de 
souffrir,  ses  honteuses  délicatesses. 

XVIII. 

Nécessité  défaire  des  fautes. 

Il  ne  faut  pas  être  timide  de  peur  de  faire  des 
fautes  ;  la  plus  grande  faute  de  toutes  est  de  Si». 
priver  de  l'expérience.  Soyons  très-persuadés  qu'il 
n'y  a  que  les  gens  faibles  qui  aient  cette  crainte 
excessive  de  tomber  et  de  laisser  voir  leurs  dé- 
fauts ;  ils  évitent  les  occasions  où  ils  pourraient 
broncher  et  être  humiliés  ;  ils  rasent  timidement 
la  terre ,  n'osent  rien  donner  au  hasard,  et  meu- 
rent avec  toutes  leurs  faiblesses ,  qu'ils  n'ont  pu 
cacher.  Qui  voudra  se  former  au  grand,  doit  ris- 
quer de  faire  des  fautes ,  et  ne  pas  s'y  laisser  abat- 
tre, ni  craindre  de  se  découvrir'  ;  ceux  qui  pc- 

»  Il  faut  auquel  d'entre  eux.  S. 

a  Expression  négligée.  Ce  mot  vague  de  chnse  doit  être  em 
ployé  très-sobrement.  Je  ne  sais  si  l'on  peut  appeler  bassesse, 
en  aucun  sens,  la  crainte  de  la  raillerie.  S.—  Bassesse  est 
ici ,  je  crois ,  pour  faiblesse.  M. 

^  Pour  se  laisser  abattre;  c'est  une  négligence.  Se  déeoi;- 
vrir  signifie  ici  laisser  apentn'oir  ses  fautes.  S. 

31 


482 


VAUVENARGUKS. 


métreront  ses  faibles  tâcheront  de  s'en  prévaloir, 
mais  ils  le  pourront  rarement.  Le  cardinal  de  Retz 
iUsait  ù  ses  principaux  domestiques  :  «  Vous  êtes 
t<  deux  ou  trois  à  qui  je  n'ai  pu  me  dérober;  mais 
'  j'ai  si  bien  établi  ma  réputation ,  et  par  vous- 
-  mêmes,  qu'il  vous  serait  impossible  de  me  nuire 
«s  quand  vous  le  voudriez  ' .  »  Il  ne  mentait  pas  : 
son  historien  rapporte  qu'il  s'était  battu  avec  un 
de  ses  écuyers,  qui  l'avait  accablé  de  coups,  sans 
'  qu'une  aventure  si  humiliante  pour  un  homme  de 
ce  caractère  et  de  ce  rang  ait  pu  lui  abattre  le  cœur 
ou  faire  aucun  tort  à  sa  gloire  ;  mais  cela  n'est 
pas  surprenant  :  combien  d'hommes  déshonorés 
soutiennent  par  leur  seule  audace  la  conviction 
"  publique  de  leur  infamie ,  et  font  face  à  toute  la 
'terre!  Si  l'effronterie  peut  autant,  que  ne  fera 
pas  la  constance?  Le  courage  sijrjm^ûte  tq^tf 

XTX        -^-^  i^-'m.-.'.: 

.     ^'uiut'Hi)  f>«:f  ^r  la  libéralités  i''^'^  '^^^ '^  '''>'• 

Un  homme  très-jeune  peut  se  reprocher  comme 
mie  vanité  onéreuse  et  inutile  la  secrète  complai- 
sance qu'il  a  à  donner.  J'ai  eu  cette  crainte 
. moi-même  avant  de  connaître  le  monde;  quand 
fai  vu  l  étroite  indigence  où  vivent  la  plupart 
des  hommes ,  et  l'énorme  pouvoir  de  l'intérêt  sur 
lous  les  cœurs,  j'ai  changé  d'avis,  et  j'ai  dit: 
Voulez-vous  que  tout  ce  qui  vous  environne  vous 
montre  un  visage  content,  vos  enfants,  vos  do- 
mestiques ,  votre  femme ,  vos  amis  et  vos  enne- 
mis? soyez  libéral.  Voulez-vous  conserver  impu- 
U'hnent  beaucoup  de  vices  ^?  avez-vous  besoin 
qu'on  vous  pardonne  des  mœurs  singulières  ou 
des  ridicules  ?  voulez- vous  rendre  vos  plaisirs  fa- 
ciles, et  faire  que  les  hommes  vous  abandonnent 
leur  conscience ,  leur  honneur,  leurs  préjugés , 
ceux  mêmes  dont  ils  font  plus  de  bruit?  tout  cela 
dépendra  de  vous;  quelque  affaire  que  vous 
ayez ,  et  quels  que  puissent  être  les  hommes  avec 
qui  vous  voulez  traiter,  vous  ne  trouverez  rien 
de  difficile  si  vous  savez  donner  à  propos.  L'éco- 
nome qui  a  des  vues  courtes  n'est  pas  seulement 


1  Guy  Joly,  conseiller  au  Châlelet,  rapporte  en  effet  dans 
ses  Mémoires  que,  lorsqu'il  reprochait  au  cardinal  sa  \k'. 
licencieuse  ^  ce  prélat  lui  faisait  cette  réponse.  F. 

*Uans  cet  article,  Vauvenargues  semblerait  mettre  au 
nombre  des  avantages  de  la  libéralité  le  droit  de  conserver 
impunément  heaneoup  de  vices;  ce  qui  n'est  ni  ne  peut  être 
son  projet ,  comme  on  peut  s'en  convaincre  par  la  pureté  du 
reste  de  sa  morale.  Mais  ayant  à  démontrer  les  avantages  que 
procure  la  libéralité,  il  a  voulu  conimcncer  par  démontrer  le 
pouvoir  qu'elle  a  de  tout  obtenir  des  hommes ,  et  n'a  pas  as- 
sez distingué  ce  qui  sert  de  preuve  de  son  pouvoir  d'avec  la 
démonstralion  de  ses  f^vanla{;es.  S.         . 


en  garde  contre  ceux  qui  peuvent  le  tromper,  il 
appréhende  aussi  d'être  dupe  de  lui-même  :  s'il 
achète  quelque  plaisir  qu'il  lui  eût  été  impossible 
de  se  procurer  autrement,  il  s'en  accuse  aussitôt 
comme  d'une  faiblesse  ;  lors({u'il  voit  un  homme 
qui  se  plaît  à  faire  louer  sa  générosité  et  à  surpayer 
les  services,  il  le  plamt  de  cette  illusion.  Croyez- 
vous  de  bonne  foi,  lui  dit-il,  qu'on  vous  en  ait 
plus  d'obligation?  Un  misérable  se  présente  à  lui, 
qu'il  pourrait  soulager  et  combler  de  joie  à  peu 
de  frais  ;  il  en  a  d'abord  compassion ,  et  puis  il  se 
reprend,  et  pense  :  C'est  un  homme  que  je  ne  ver- 
rai plus.  Un  autre  malheureux  s'offre  encore  à 
lui,  et  il  fait  le  même  raisonnement.  Ainsi  toute 
sa  vie  se  passe  sans  qu'il  trouve  l'occasion  d'obli- 
ger personne,  de  se  faire  aimer,  d'acquérir  une 
considération  utile  et  légitime  :  il  est  défiant  et 
inquiet ,  sévère  à  lui-même  et  aux  siens ,  père  et 
maître  dur  et  fâcheux;  les  détails  frivoles  de  son 
domestique  le  brouillent  '  comme  les  affaires  les 
plus  importantes,  parce  qu'il  les  traite  avec 
la  même  exactitude  :  il  ne  pense  pas  que  ses  soins 
puissent  être  mieux  employés,  incapable  de  con- 
cevoir le  prix  du  temps,  la  réalité  du  mérite,  et 
l'utilité  des  plaisirs. 

Il  faut  avouer  ce  qui  est  vrai  :  il  est  difficile, 
surtout  aux  ambitieux ,  de  conduire  une  fortune 
médiocre  avec  sagesse ,  et  de  satisfaire  en  même 
temps  des  inclinations  libérales ,  des  besoins  pré- 
sents, etc.;  mais  ceux  qui  ont  l'esprit  véritable- 
ment élevé  sedétermment,  selon  roccurrence,  par 
des  sentiments  où  la  prudence  ordinaire  ne  sau- 
rait atteindre  :  je  vais  m'expliquer.  Un  homme 
né  vain  et  paresseux,  qui  vit  sans  dessein  et  sans 
principes,  cède  indifféremment  à  toutes  ses  fan- 
taisies ,  achète  un  cheval  trois  cents  pistoles ,  qu'il 
laisse  pour  cinquante  quelques  mois  après ,  donne 
dix  louis  à  un  joueur  de  gobelets  qui  lui  a  mon- 
tré quelques  tours ,  et  se  fait  appeler  en  justice 
par  un  domestique  qu'il  a  renvoyé  injustement, 
et  auquel  il  refuse  de  payer  des  avances  faites  à 
son  service. 

Quiconque  a  naturellement  beaucoup  de  fantai- 
sies a  peu  de  jugement ,  et  l'âme  probablement 
I  faible.  Je  méprise  autant  que  personne  des  hom- 
i  mes  de  ce  caractère  ;  mais  je  dis  hardiment  aux 
I  autres  :  Apprenons  à  subordonner  les  petits  inté- 
I  rets  aux  grands ,  même  éloignés ,  et  faisons  géné- 
I  reusement  et  sans  compter  tout  le  bien  qui  tente 
j  nos  cœurs  :  on  ne  peut  être  dupe  d'aucune  verjtu. 

!       '  Expression  familière  e(  négligée,  pour  le  troublent.  S. 


CONSEILS  A  l)N  JEUNE  HOiMME. 


XX. 

Mïixime  de  P-ascal ,  expliquée, 

, ,    Le  peuple  d'ISS  habiles  composent,  pour  V or- 
dinaire, le  train  du  monde;  les  autres  le  mé- 
prisent, et  en  sont  méprisés  '  :  maxime  admira- 
ble de  Pascal ,  mais  qu'il  faut  bien  entendre.  Qui 
croirait  que  Pascal  a  voulu  dire  que  les  habiles 
doivent  vivre  dans  l'inapplication  et  la  mol- 
lesse, etc.  condamnerait  toute  la  vie  de  Pascal 
pas  sa  propre  maxime  ;  car  personne  n'a  moins 
vécu  comme  le  peuple  que  Pascal,  à  ces  égards  : 
tlonc  le  vrai  sens  de  Pascal ,  c'est  que  tout  homme 
qui  cherche  à  se  distinguer  par  des  apparences 
singulières ,  qui  ne  rejette  pas  les  maximes  vul- 
gaires parce  qu'elles  sont  mauvaises ,  mais  parce 
qu'elles  sont  vulgaires  ;  qui  s'attache  à  des  scien- 
ces stériles ,  purement  curieuses  et  de  nul  usage 
dans  le  monde  ;  qui  est  pourtant  gonflé  de  cette 
fausse  science,  et  ne  peut  arriver  à  la  véritable; 
un  tel  homme ,  comme  il  dit  plus  haut ,  trouble 
le  monde,  et  juge  plus  mal  que  les  autres.  En 
deux  mots,  voici  sa  pensée  expliquée  d'une  autre 
manière  :  Ceux  qui  n'ont  qu'un  esprit  médiocre  ne 
j)énètrent  pas  jusqu'au  bien  ou  jusqu'à  la  néces- 
,^té  qui  autorise  certains  usages,  et  s'érigent  mal 
^â  propos  en  réformateurs  de  leur  siècle  :  les  ha- 
J^.DiIes  mettent  à  profit  la  coutume  bonne  ou  mau- 
,yaise,  abandonnent  leur  extérieur  aux  légèretés 
de  la  mode,  et  savent  se  proportionner  au  besoin 
''àe  tous  les  esprits. 

■mmmxy   •-<.^,    ,._     XXL 

L'esprit  naturel  et  le  simple. 

L'esprit  naturel  et  le  simple  peuvent  en  mille 
manières  se  confondre,  et  ne  sont  pas  néanmoins 
•  toujours  semblables.  On  appelle  esprit  naturel  un 
Instinct  qui  prévient  la  réflexion,  et  se  caractérise 
par  la  promptitude  et  par  la  vérité  du  sentiment. 
Cette  aimable  disposition  prouve  moins  ordinai- 
rement une  grande  sagacité  qu'une  âme  naturel- 
lehient  vive  et  sincère,  qui  ne  peut  retenir  ni  far- 
der sa  pensée ,  et  la  produit  toujours  avec  la  grâce 
d'un  secret  échappé  à  la  franchise.  La  simplicité 
est  aussi  un  don  de  l'âme,  qu'on  reçoit  immédia- 
tement de  la  nature  et  qui  en  porte  le  caractère: 
elle  ne  suppose  pas  nécessairement  l'esprit  supé- 
i-reur,  mais  il  est  ordinaire  qu'elle  l'accompagne; 
elle  exclut  toute  sorte  de  vanités  et  d'affectations, 
témoigne  un  esprit  juste ,  un  cœur  noble,  un  sens 

•  Pensées  de  Pascal,  l"  partie,  art.  VI,  Pensée  XXV.  B. 


droit ,  un  naturel  riche  et  modeste ,  qui  peut  tout 
puiser  dans  son  fonds  et  ne  veut  se  parer  de  rien. 
Ces  deux  caractères  comparés  ensemble ,  je  crois 
setitir  que  la  simplicité  est  la  perfection  de  l'es- 
prit naturel  ;  et  je  ne  suis  plus  étonné  de  la  ren- 
contrer si  souvent  dans  les  grands  hommes  :  les 
autres  ont  trop  peu  de  fonds  et  trop  de  vanité  pour 
s'arrêter  dans  leur  propre  sphère ,  qu'ils  sentent 
si  petite  et  si  bornée. 


Du  bonheur.       ' "  ^  ^  ''\  " 

Quand  on  pense  que  le  bonheur  dépend  beau- 
coup du  caractère,  on  a  raison  ;  si  on  ajoute  que 
la  fortune  y  est  indifférente,  c'est  aller  trop  loin  : 
il  est  faux  encore  que  la  raison  n'y  puisse  rien , 
ou  qu'elle  y  puisse  tout. 

On  sait  que  le  bonheur  dépend  aussi  des  rap- 
ports de  notre  condition  avec  nos  passions  :  on 
n'est  pas  nécessairement  heureux  par  l'accord  de 
ces  deux  parties;  mais  on  est  toujours  malheu- 
reux par  leur  opposition  et  par  leur  contraste  : 
de  même  la  prospérité  ne  nous  satisfait  pas  in- 
failliblement; mais  l'adversité  nous  apporte  un 
mécontentement  inévitable. 

Parce  que  notre  condition  naturelle  est  misé* 
rable ,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  le  soit  également 
pour  tous ,  qu'il  n'y  ait  pas  dans  la  même  vie  des 
temps  plus  ou  moins  agréables,  des  degrés  de 
bonheur  et  d'affliction  :  donc  les  circonstances 
différentes  décident  beaucoup;  et  on  a  tort  de 
condamner  les  malheureux  comme  incapables, 
par  leur  caractère ,  de  bonheur. 


*mv-m»999i» 


CONSEILS 

A  UN  JEUNE  HOMME. 

r. 

Sur  les  conséquences  de  la  conduite. 

Que  je  serai  fâché,  mon  cher  ami,  si  vous 
adoptez  des  maximes  qui  puissent  vous  nuire  I  Je 
vois  avec  regret  que  vous  abandonnez  par  com- 
plaisance tout  ce  que  la  nature  a  mis  en  vous. 
Vous  avez  honte  de  votre  raison ,  qui  devrait  faire 
honte  à  ceux  qui  en  manquent.  Vous  vous  défiez 

:n. 


484 


VAIJVENARGUKS. 


de  la  force  et  de  la  hauteur  de  votre  âme ,  et  vous 
ne  vous  défiez  pas  des  mauvais  exemples.  Vous 
êtes^vous  donc  persuadé  qu'avec  un  esprit  très- 
ardent  et  un  caractère  élevé ,  vous  puissiez  vivre 
honteusement  dans  la  mollesse  comme  un  homme 
fou  et  frivole?  Et  qui  vous  assure  que  vous  ne 
serez  pas  même  méprisé  dans  cette  carrière ,  étant 
né  pour  une  autre?  Vous  vous  inquiétez  trop  des 
injustices  que  l'on  peut  vous  faire ,  et  de  ce  qu'on 
pense  de  vous.  Qui  aurait  cultivé  la  vertu ,  qui 
aurait  tenté  ou  sa  réputation'  ou  sa  fortune  par 
des  voies  hardies,  s'il  avait  attendu  que  les  louan- 
ges l'y  encourageassent  ?  Les  hommes  ne  se  ren- 
dent d'ordinaire  sur  le  mérite  d'autrui  qu'à  la 
dernière  extrémité.  Ceux  que  nous  croyons  nos 
amis  sont  assers  souvent  les  derniers  à  nous  ac- 
corder leur  aveu.  On  a  toujours  dit  que  personne 
n'a  créance  parmi  les  siens;  pourquoi?  parce  que 
les  plus  grands  hommes  ont  eu  leurs  progrès 
comme  nous.  Ceux  qui  les  ont  connus  dans  les 
imperfections  de  leurs  commencements,  se  les 
représentent  toujours  dans  cette  première  fai- 
blesse, et  ne  peuvent  souffrir  qu'ils  sortent  de 
l'égalité  imaginaire  où  ils  se  croyaient  avec  eux  : 
mais  les  étrangers  sont  plus  justes ,  et  enfin  le 
mérite  et  le  courage  triomphent  de  tout. 

IT. 

Sur  ce  que  les  femmes  appellent  un  homme 
aimable. 

Êtes-vous  bien  aise  de  savoir,  mon  cher  ami, 
ce  que  bien  des  femmes  appellent  quelquefois 
un  homme  aimable?  C'est  un  homme  que  per- 
sonne n'aime,  qui  lui-même  n'aime  que  soi  et 
son  plaisir,  et  en  fait  pi-ofession  avec  impudence  ; 
un  homme  par  conséquent  inutile  aux  autres 
bommes,  qui  pèse  à  la  petite  société  qu'il  tyran- 
nise, qui  est  vain,  avantageux,  méchant  même 
par  principe;  un  esprit  léger  et  frivole,  qui  n'a 
point  de  goût  décidé ,  qui  n'estime  les  choses  et 
ne  les  recherche  jamais  pour  elles-mêmes ,  mais 
uniquement  selon  la  considération  qu'il  y  croit 
attachée ,  et  fait  tout  par  ostentation  ;  un  homme 
souverainement  confiant  et  dédaigneux,  qui  mé- 
prise les  affaires  et  ceux  qui  les  traitent,  le 
gouvernement  et  les  ministres ,  les  ouvrages  et 
les  auteurs  ;  qui  se  persuade  que  toutes  ces  cho- 
ses ne  méritent  pas  qu'il  s'y  applique ,  et  n'es- 
time rien  de  solide  que  d'avoir  des  bonnes  for- 


'  On  ne  dirait  pas  tenter  sa  réputation,  pour  tenter  de  se 
faire  une  réputation  ;  mais  l'accouplement  des  deux  choses  ex- 
cuse cette  tournure.  Sa  n'est  pas  bon;  il  faut  la.  M. 


tunes,  ou  le  don  de  dire  des  riens;  qui  prétend 
néanmoins  à  tout,  et  parle  de  tout  sans  pudeur  ; 
en  un  mot  un  fat  sans  vertus,  sans  talents,  sans 
goût  de  la  gloire,  qui  ne  prend  jamais  dans  les 
choses  que  ce  qu'elles  ont  de  plaisant ,  et  met 
son  principal  mérite  à  tourner  continuellement 
en  ridicule  tout  ce  qu'il  connaît  sur  la  terre  de 
sérieux  et  de  respectable. 

Gardez-vous  donc  bien  de  prendre  pour  le 
monde  ce  petit  cercle  de  gens  insolents,  qui  ne 
comptent  eux-mêmes  pour  rien  le  reste  des 
hommes,  et  n'en  sont  pas  moms  méprisés.  Des 
hommes  si  présomptueux  passeront  aussi  vite 
que  leurs  modes,  et  n'ont  pas  plus  de  part  au 
gouvernement  du  monde  que  les  comédiens  et 
les  danseurs  de  corde  :  si  le  hasard  leur  donne 
sur  quelque  théâtre  du  crédit ,  c'est  la  honte  de 
cette  nation  et  la  marque  de  la  décadence  des 
esprits.  Il  faut  renoncer  à  la  faveur  lorsqu'elle 
sera  leur  partage  ;  vous  y  perdrez  moins  qu'on 
ne  pense  :  ils  auront  les  emplois,  vous  aurez  les 
talents  ;  ils  auront  les  honneurs ,  vous  la  vertu. 
Voudriez-vous  obtenir  leurs  places  au  prix  de 
leurs  dérèglements,  et  par  leurs  frivoles  intri- 
gues ?  Vous  le  tenteriez  en  vain  :  il  est  aussi 
difficile  de  contrefaire  la  fatuité  que  la  véritable 
vertu. 

III. 

Ne  pas  se  laisser  décourager  par  le  sentiment 
de  ses  faiblesses. 

Que  le  sentiment  de  vos  faiblesses,  mon  ai- 
mable ami ,  ne  vous  tienne  pas  abattu.  Lisez  ce 
qui  nous  reste  des  plus  grands  hommes  :  les 
erreurs  de  leur  premier  âge,  effacées  par  la 
gloire  de  leur  nom ,  n'ont  pas  toujours  été  jus- 
qu'à leurs  historiens;  mais  eux-mêmes  les  ont 
avouées  en  quelque  sorte.  Ce  sont  eux  qui  nous 
ont  appris  que  tout  est  vanité  sous  le  soleil;  ils 
avaient  donc  éprouvé,  comme  tous  les  autres, 
de  s'enorgueillir,  de  s'abattre,  de  se  préoccuper 
de  petites  choses;  ils  s'étalent  trompés  mille  fois 
dans  leurs  raisonnements  et  leurs  conjectures  ; 
ils  avaient  eu  la  profonde  humiliation  d'avoir  tort 
avec  leurs  inférieurs  ;  les  défauts  qu'ils  cachaient 
avec  le  plus  de  soin  leur  étaient  souvent  échap- 
pés :  ainsi  ils  avaient  été  accablés  en  même  temps 
par  leur  conscience  et  par  la  conviction  publi- 
que; en  im  mot,  c'étaient  de  grands  hommes, 
mais  c'étaient  des  hommes,  et  ils  supportaient 
leurs  défauts.  On  peut  se  consoler  d'éprouver 
leurs  faiblesses ,  lorsque  l'on  se  sent  le  courage 
de  cultiver  leurs  vertus. 


CONSEILS  Pl  UJN  jeune  HOMME. 


....   485 


JV. 


Sur  le  bien  de  la  familiarité. 


Aimez  la  familiarité,  mon  cher  ami  ;  elle  rend 
l'esprit  souple,  délié,  modeste,  maniable,  dé- 
concerte la  vanité ,  et  donne ,  sous  un  air  de  li- 
berté et  de  franchise,  une  prudence  qui  n'est 
pas  fondée  sur  les  illusions  de  l'esprit ,  mais  sur 
lés  principes  indubitables  de  l'expérience.  Ceux 
qui  ne  sortent  pas  d'eux-mêmes  sont  tout  d'une 
pièce;  ils  craignent  les  hommes,  qu'ils  ne  con- 
naissent pas,  ils  les  évitent,  ils  se  cachent  au 
monde  et  à  eux-mêmes,  et  leur  cœur  est  tou- 
jours serré.  Donnez  plus  d'essor  à  votre  âme, 
et  n'appréhendez  rien  des  suites;  les  hommes 
sont  faits  de  manière  qu'ils  n'aperçoivent  pas 
une  partie  des  choses  qu'on  leur  découvre',  et 
qu'ils  oublient  aisément  l'autre.  Vous  verrez 
d'ailleurs  que  le  cercle  où  l'on  a  passé  sa  jeu- 
nesse se  dissipe  insensiblement  ;  ceux  qui  le 
composaient  s'éloignent,  et  la  société  se  renou- 
velle. Ainsi  l'on  entre  dans  un  autre  cercle  tout 
instruit  :  alors  si  la  fortune  vous  met  dans  des 
places  où  il  soit  dangereux  de  vous  communi- 
quer, vous  aurez  assez  d'expérience  pour  agir 
par  vous-même  et  vous  passer  d'appui.  Vous 
saurez  vous  servir  des  hommes  et  vous  en  dé- 
fendre; vous  les  connaîtrez;  enfin  vous  aurez 
la  sagesse  dont  les  gens  timides  ont  voulu  se 
revêtir  avant  le  temps,  et  qui  est  avortée  dans 
leur  sein. 

V. 

Sur  les  moyens  de  vivre  en  paix  avec  les 
hommes. 

Voulez-vous  avoir  la  paix  avec  les  hommes? 
kie  leur  contestez  pas  les  qualités  dont  ils  se  pi- 
quent :  ce  sont  celles  qu'ils  mettent  ordinaire- 
ment à  plus  haut  prix  ;  c'est  un  point  capital 
pour  eux.  Souffrez  donc  qu'ils  se  fassent  un  mé- 
rite d'être  plus  délicats  que  vous,  de  se  connaître 
en  bonne  chère,  d'avoir  des  insomnies  ou  des 
vapeurs  :  laissez-leur  croire  aussi  qu'ils  sont 
aimables,  amusants,  plaisants,  singuliers;  et 
s'ils  avaient  des  prétentions  plus  hautes ,  passez- 
leur  encore".  La  plus  grande  de  toutes  les  im- 
prudences est  de  se  piquer  de  quelque  chose  : 

*  Cette  tournure  parait  amphibologique  et  pourrait  signl- 
lier  qnHla  n'aperçoivent  pas  même  une  partie  des  choses;  au 
lieu  qu'elle  signifie  simplement  qaHl  y  a  une  partie  des  cho- 
!^es  qu'ils  n'aperçoivent  pas ,  etc.  S. 

»  Il  foui  passez-les  leur  encoro ,  ou  au  moins  passvz-le  h'iir 
i  ncore.  M. 


le  malheur  de  la  plupart  des  hommes  ne  vient 
que  de  là  :  je  veux  dire  de  s'être  engagés  publi- 
quement à  soutenir  un  certain  caractère ,  ou  a 
faire  fortune,  ou  à  paraître  riches,  ou  à  faire 
métier  d'esprit.  Voyez  ceux  qui  se  piquent  d'ê- 
tre riches  :  le  dérangement  de  leurs  affaires  les 
fait  croire  souvent  plus  pauvres  qu'ils  ne  sont  • 
et  enfin  ils  le  deviennent  effectivement ,  et  pas- 
sent leur  vie  dans  une  tension  d'esprit  continuelle 
qui  découvre  la  médiocrité  de  leur  fortune  et 
l'excès  de  leur  vanité.  Cet  exemple  se  peut  ap- 
pliquer à  tous  ceux  qui  ont  des  prétentions.  S'ils 
dérogent ,  s'ils  se  démentent ,  le  monde  jouit  avec 
ironie  de  leur  chagrin;  et  confondus  dans  les 
choses  auxquelles  ils  se  sont  attachés ,  ils  demeu- 
rent sans  ressource  en  proie  à  la  raillerie  la  plus 
amère.  Qu'un  autre  homme  échoue  dans  les 
mêmes  choses  ;  on  peut  croire  que  c'est  par  pa- 
resse, ou  pour  les  avoir  négligées.  Enfin,  on  n'a 
pas  son  aveu  sur  le  mérite  des  avantages  qui  lui 
manquent  ;  mais  s'il  réussit ,  quels  éloges  !  Comme 
il  n'a  pas  mis  ce  succès  au  prix  de  celui  qui  s'en 
pique ,  on  croit  lui  accorder  moins  et  l'obliger 
cependant  davantage;  car  ne  paraissant  pas  pré- 
tendre à  la  gloire  qui  vient  à  lui,  on  espère  qu'il 
la  recevra  en  pur  don,  et  l'autre  nous  la  demain 
dait  comme  une  dette. 

VL 

Sur  une  maxime  du  cardinal  de  Hetz, 

C'est  une  maxime  du  cardinal  de  Retz,  qu'il 
faut  tâcher  de  former  ses  projets  de  façon  que 
leur  irréussite  même  soit  suivie  de  quelque  avan- 
tage ;  et  cette  maxime  est  très-bonne. 

Dans  les  situations  désespérées ,  on  peut  preu- 
dre  des  partis  violents;  mais  il  faut  qu'elles 
soient  désespérées.  Les  grands  hommes  s'y  al)an- 
donnent  quelquefois  par  une  secrète  confiance 
des  ressources  '  qu'ils  ont  pour  subsister  dans 
les  extrémités,  ou  pour  en  sortir  à  leur  gloire. 
Ces  exemples  sont  sans  conséquence  pour  les  au- 
tres hommes. 

C'est  une  faute  commune,  lorsqu'on  fait  un 
plan ,  de  songer  aux  choses  sans  songer  à  soi. 
On  prévoit  les  difficultés  attachées  aux  affaires  ; 
celles  qui  naîtront  de  notre  fonds,  rarement. 

Si  pourtant  on  est  obligé  à  prendre  des  ré- 
solutions extrêmes,  il  faut  les  embrasser  avec 
courage,  et  sans  prendre  conseil  des  gens  médio- 
cres ;  car  ceux-ci  ne  comprennent  pas  qu'on  puisse 

'  Il  liinl  r<)nfion<r  aux  rfssniii<<:>. 


486 


VAUVENARGUES. 


assez  souffrir  dans  la  médiocrité  qui  est  leur  état 
naturel ,  pour  vouloir  en  sortir  par  de  si  grands 
hasards,  ni  qu'on  puisse  durer  dans  ces  extré- 
mités qui  sont  hors  de  la  sphère  de  leurs  senti- 
ments. Cachez-vous  des  esprits  timides.  Quand 
vous  leur  auriez  arraché  leur  approbation  par 
surprise,  ou  par  la  force  de  vos  raisons ,  rendus 
à  eux-mêmes,  le  tempérament  le  ramènerait 
bientôt  à  leui's  principes,  et  vous  les  rendrait 
plus  contraires. 

Croyez  ([u'il  y  a  toujours ,  dans  le  cours  de  la 
vie,  beaucoup  de  choses  qu'il  faut  hasarder,  et 
beaucoup  d'autres  qu'il  faut  mépriser  :  et  con- 
sultez en  cela  votre  raison  et  vos  forces. 

Ne  comptez  sur  aucun  ami  dans  le  malheur'. 
Mettez  toute  votre  confiance  dans  votre  courage 
et  dans  les  ressources  de  votre  esprit.  Faites- 
vous  ,  s'il  se  peut ,  i\ue  destinée  qui  ne  dépende 
pas  de  la  bonté  trop  inconstante  et  trop  peu 
commune  des  hommes.  Si  vous  méritez  des  hon- 
neurs ,  si  vous  forcez  le  monde  à  vous  estimer, 
si  la  gloire  suit  votre  vie ,  vous  ne  manquerez 
ni  d'amis  fidèles,  ni  de  protecteurs,  ni  d'admi- 
rateurs. 

Soyez  donc  d'abord  par  vous-même,  si  vous 
voulez  vous  acquérir  les  étrangers.  Ce  n'est 
point  à  une  âme  courageuse  à  attendre  sou  sort 
de  la  seule  faveur  et  du  seul  caprice  d'autrui. 
C'est  à  son  travail  à  lui  faire  une  desthiée  digne 
d'elle. 

VIL 

Surrempressement des  hommes  à  se  rechercher 
et  leur  facilité  à  se  dégoûter. 

Il  faut  que  je  vous  avertisse  d'une  chose, 
mon  très-cher  ami  :  les  hommes  se  recherchent 
quelquefois  avec  empressement,  mais  ils  se  dé- 
goûtent aisément  les  uns  des  autres  ;  cependant 
la  paresse  les  retient  longtemps  ensemble  après 
que  leur  goût  est  usé.  Le  plaisir ,  l'amitié ,  l'es- 
time ,  liens  fragiles ,  ne  les  attachent  plus  ;  l'ha- 
bitude les  asservit.  Fuyez  ces  commerces  sté- 
riles, d'où  l'instruction  et  la  conliance  sont 
bannies  :  le  cœur  s'y  dessèche  et  s'y  gâte;  l'i- 
magination y  périt ,  etc. 

Conservez  toujours  néanmoins  avec  tout  le 
monde  la  douceur  de  vos  sentiments.  Faites- 

*  Vauvonargues  ne  veut  point  dire  ici  qu'/7  n'cslpohil  d'ami 
qu'on  puisse  espérer  de  conserver  dans  le  malheur,  mais  sim- 
plement que  ce  n'est  point  sur  ses  amis  qu'il  faut  se  reposer 
dans  le  malheur,  et  qw'on  doit  tirer  ses  ressources  de  wi- 
int'me.  S. 


vous  une  étude  de  la  patience ,  et  sachez  céder 
par  raison ,  comme  on  cède  aux  enfants  qui  n'en 
sont  pas  capables  *,  et  ne  peuvent  vous  offenser. 
Abandonnez  surtout  aux  hommes  vains  cet  em- 
pire extérieur  et  ridicule  qu'ils  affectent  :  il  n'y 
a  de  supériorité  réelle  que  celle  de  la  vertu  et 
du  génie. 

Voyez  des  mêmes  yeux,  s'il  est  possible,  l'm- 
justice  de  vos  amis  ;  soit  qu'ils  se  familiarisent 
par  une  longue  habitude  avec  vos  avantages, 
soit  que  par  une  secrète  jalousie  ils  cessent  de 
les  reeonnaîti'e ,  ils  ne  peuvent  vous  les  faire 
perdre.  Soyez  donc  froid  là-dessus  :  un  favori 
admis  à  la  familiarité  de  son  maître ,  un  domes- 
tique, aiment  mieux  dans  la  suite  se  faire  chas- 
ser que  de  vivre  dans  la  modestie  de  leur  condi- 
tion. C'est  ainsi  que  sont  faits  les  hommes  ;  vos 
amis  croiront  s'être  acquis  par  la  connaissance 
de  vos  défauts  une  sorte  de  supériorité  sur 
vous  ;  les  hommes  se  croient  supérieurs  aux  dé- 
fauts qu'ils  peuvent  sentir  :  c'est  ce  qui  fait  qu'on 
juge  dans  le  monde  si  sévèrement  des  actions, 
des  discours ,  et  des  écrits  d'autrui.  Mais  par- 
donnez-leur jusqu'à  cette  connaissance  de  vos 
défauts,  et  les  avantages  frivoles  qu'il  essaye- 
ront d'en  tirer  :  ne  leur  demandez  pas  la  même 
perfection  qu'ils  semblent  exiger  de  vous.  11  y  a 
des  hommes  qui  ont  de  l'esprit  et  im  bon  cœur, 
mais  remplis  de  délicatesses  fatigantes  ;  ils  sont 
pointilleux,  difficiles,  attentifs,  défiants,  ja- 
loux; ils  se  fâchent  de  peu  de  chose,  et  auraient: 
honte  de  revenir  les  premiers  :  tout  ce  qu'ils 
mettent  dans  la  société ,  ils  craignent  qu'on  ne 
pense  qu'ils  le  doivent.  N'ayez  pas  la  faiblesse 
de  renoncer  à  leur  amitié  par  vanité  ou  par  im- 
patience ,  lorsqu'elle  peut  encore  vous  être  utile 
ou  agréable;  et  enfin,  quand  vous  voudrez 
rompre,  faites  qu'ils  croient  eux-mêmes  vous 
avoir  quitté. 

Au  reste,  s'ils  sont  dans  le  secret  de  vos  affai- 
res ou  de  vos  faiblesses ,  n'en  ayez  jamais  de  re- 
gret. Ce  que  l'on  ne  confie  que  par  vanité  et  sans 
dessein ,  donne  un  cruel  repentir;  mais  lorsqu'on 
ne  s'est  mis  entre  les  mains  de  son  ami  que  pour 
s'enhardir  dans  ses  idées,  pour  les  corriger, 
pour  tirer  du  fond  de  son  cœur  la  vérité ,  et  pour 
épuiser  par  la  confiance  les  ressources  de  son  cs^ 
prit ,  alors  on  est  payé  d'avance  de  tout  ce  qu'on, 
peut  en  souffrir. 


Otie  tournure  est  nénligée.  S. 


COJNSEILS  A  UIN  JEUlNlj:  yOMxME. 


487 


Vlll. 

Swr /e  mépris  des  petites  Jinessesi'  ' 

Que  je  vous  estime ,  mon  très-cher  ami ,  de 
mépriser  les  petites  finesses  dont  on  s'aide  pour 
eu  Imposer  1  Laissez-les  constamment  à  ceux 
qui  craignent  d'être  approfondis,  qui  clierchent 
à  se  maintenir  par  des  amitiés  ménagées,  ou 
par  des  froideurs  concertées ,  et  attendent  tou- 
jours qu'on  les  prévienne.  Il  est  bon  de  vous 
faire  une  nécessité  de  plaire  parmi  vrai  mérite, 
au  hasard  même  de  déplaire  à  bien  des  hom- 
mes :  ce  n'est  pas  un  grand  mal  de  ne  pas  réus- 
sir avec  toute  sorte  de  gens ,  ou  de  les  perdre 
après  les  avoir  attachés.  Il  faut  supporter ,  mon 
ami ,  que  l'on  se  dégoûte  de  vous ,  comme  on  se 
dégoûte  des  autres  biens.  Les  hommes  ne  sont 
pas  touchés  longtemps  des  mêmes  choses  ;  mais 
les  choses  dont  ils  se  lassent  n'en  sont  pas,  de 
leur  aveu,  pires.  Que  cela  vous  empêche  seule- 
ment de  vous  reposer  sur  vous-même;  on  ne 
peut  conserver  aucun  avantage  que  par  les  ef- 
forts qui  l'acquièrent,     i  .     : 

IX. 

Aimer  les  passions  nobles. 

Si  vous  avez  quelque  passion  qui  élève  vos 
sentiments ,  qui  vous  rende  plus  généreux ,  plus 
compatissant,  plus  humain,  qu'elle  vous  soit 
chère. 

Par  une  raison  fort  semblable  ^  lorsque  vous 
aurez  attaché  à  votre  service  des  hommes  qui 
sauront  vous  plaire,  passez-leur  beaucoup  de 
défauts.  Vous  serez  peut-être  plus  mal  servi, 
mais  vous  serez  meilleur  maître  :  il  faut  laisser 
aux  hommes  de  basse  extraction  la  crainte  de 
faire  vivre  d'autres  hommes  qui  ne  gagnent  pas 
assez  laborieusement  leur  salaire.  Heureux  qui 
leur  peut  adoucir  les  peines  de  leur  condition! 

En  toute  occasion ,  quand  vous  vous  sentirez 
porté  vers  quelque  bien ,  lorsque  votre  beau  na- 
turel vous  sollicitera  pour  les  misérables,  hâ- 
tez-vous de  vous  satisfaire.  Craignez  que  le 
temps ,  les  conseils ,  n'emportent  ces  bons  senti- 
ments, et  n'exposez  pas  votre  cœur  à  perdre  un 
si  cher  avantage.  Mon  bon  ami,  il  ne  tient  pas 
à  vous  de  devenir  riche,  d'obtenir  des  emplois 
ou  des  honneurs;  mais  rien  ne  vous  peut  empê- 
cher d'être  bon ,  généreux  et  sage.  Préférez  la 
vertu  à  tout  :  vous  n'y  aurez  jamais  de  regret. 
]\  peut  arriver  que  les  hommes  (piisoiU  envieux 


et  légers  vous  fassent  éprouver  un  jour  leur  in- 
justice. Des  gens  méprisables  usurpent  la  répu- 
tation due  au  mérite,  et  jouissent  insolemment 
de  son  partage  :  c'est  un  mal;  mais  il  n'est  pas. 
tel  que  le  monde  se  le  figure;  la  y^vlvL'x^i^l 
mieux  que  la.  elpire.  ,,        , 

"  '''Qmndiifdutsoni^âts'û  ^èré    ôît^M  ' 

Mon  très-cher  ami,  sentez- vous  votre  esprit 
pressé  et  à  l'étroit  dans  votre  état?  c'est  une 
preuve  que  vous  êtes  né  pour  une  meilleure  for- 
tune; il  faut  donc  sortir  de  vos  voies,  et  mar- 
cher dans  un  champ  moins  limité. 

Ne  vous  amusez  pas  à  vous  plaindre,  rien 
n'est  moins  utile  ;  mais  fixez  d'abord  vos  regards 
autour  de  vous  :  on  a  quelquefois  dans  sa  main 
des  ressources  que  l'on  ignore.  Si  vous  n'en  dtV 
couvrez  aucune,  au  lieu  de  vous  morfondre  tris- 
tement dans  cette  vue,  osez  prendre  un  plus 
grand  essor  :  un  tour  d'imagination  un  peu  hardi 
nous  ouvre  souvent  des  chemins  pleins  de  lu- 
mière. Quiconque  connaît  la  portée  de  l'esprit 
humain  tente  quelquefois  des  moyens  qui  pa- 
raissent impraticables  aux  autres  hommes.  C'est 
avoir  l'esprit  chimérique  que  de  négliger  les 
facilités  ordinaires  pour  suivre  des  hasards  et 
des  apparences;  mais  lorsqu'on  Siiit  bien  allier 
les  grands  et  les  petits  moyens  et  les  employer 
de  concert ,  je  crois  qu'on  aurait  tort  de  crain- 
dre non-seulement  ropinion  du  monde,  qui  re- 
jette toute  sorte  de  hardiesse  dans  les  malheu- 
reux, mais  même  les  contradictions  de  la  fortune. 

Laissez  croire  à  ceux  qui  le  veillent  croire, 
que  l'on  est  misérable  dans  les  embarras  des 
grands  desseins.  C'est  dans  l'oisiveté  et  la  peti- 
tesse que  la  vertu  souffre ,  lorsqu'une  prudence 
timide  l'empêche  de  prendre  l'essor  et  la  fait 
ramper  dans  ses  liens;  mais  le  malheur  même 
a  ses  charmes  dans  les  grandes  extrémités  :  car 
cette  opposition  de  la  fortune  élève  un  espiit 
courageux ,  et  lui  fait  ramasser  toutes  ses  forces , 
qu'il  n'employait  pas. 


XL 


Du  faux  Jugement  que  r on  porte  des  choses. 

Nous  jugeons  rarement  des  choses ,  mon  ai- 
mable ami,  par  ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes; 
nous  ne  rougissons  pas  du  vice  ,  mais  dit  dé- 
shonneur.  Tel  ne  se  ferait  pas  snupule  d'êtie 


188 


V^UVEINARGLIKS, 


n 


fourbe ,  qui  est  honteux  de  passer  pour  tel ,  même 
injustement. 

Nous  demeurons  flétris  et  avilis  à  nos  propres 
yeux,  tant  que  nous  croyons  Vêtre  à  ceux  du 
monde  ;  nous  ne  mesurons  pas  nos  fautes  par  la 
vérité,  mais  par  l'opinion.  Qu'un  homme  sé- 
duise une  femme  sans  l'aimer ,  et  l'abandonne 
après  l'avoir  séduite,  peut-être  qu'il  en  fera 
gloire  :  mais  si  cette  femme  le  trompe  lui-même, 
qu'il  n'en  soit  pas  aimé  quoique  amoureux ,  et 
que  cependant  il  croie  l'être;  s'il  découvre  la 
vérité,  et  que  cette  femme  infidèle  se  donnait 
par  goût  à  un  autre  lorsqu'elle  se  faisait  payei^ 
à  lui  de  ses  rigueurs ,  sa  défaite  et  sa  confusioii 
ue  se  pourront  pas  exprimer,  et  on  le  verra  pâ- 
lir à  table ,  sans  cause  apparente ,  dès  qu'un  mot 
jeté  au  hasard  lui  rapprochera  cette  idée'. 

Un  autre  rougit  d'aimer  son  esclave  qui  a  des 
vertus,  et  se  donne  publiquement  pour  le  pos- 
sesseur d'une  femme  sans  mérite ,  que  même  il 
n'a  pas.  Ainsi  on  affiche  des  vices  effectifs;  et 
si  de  certaines  faiblesses  pardonnables  venaient 
à  paraître ,  on  s'en  trouverait  accablé. 

Je  ne  fais  pas  ces  réflexions  pour  encourager 
les  gens  bas,  car  ils  n'ont  que  trop  d'impu- 
dence. Je  parle  pour  ces  âmes  fières  et  délicates 
qui  s'exagèrent  leurs  propres  faiblesses ,  et  ne 
peuvent  souffrir  la  conviction  publique  de  leurs 
fautes. 

Alexandre  ne  voulait  plus  vivre  après  avoir 
tué  Clitus  ;  sa  grande  âme  était  consternée  d'un 
emportement  si  funeste.  Je  le  loue  d'être  de- 
venu par  là  plus  tempérant  ;  mais  s'il  eût  perdu 
le  courage  d'achever  ses  vastes  desseins,  et  qu'il 
n'eût  pu  sortir  de  cet  horrible  abattement  où 
d'aboi-d  il  était  plongé ,  le  ressentiment  de  sa 
faute  l'eût  poussé  trop  loin. 

Mon  ami,  n'oubliez  jamais  que  rien  ne  nous 
peut  garantir  de  commettre  beaucoup  de  fautes. 
Sachez  que  le  même  génie  qui  fait  la  vertu, 
produit  quelquefois  de  grands  vices.  La  valeur 
et  la  présomption ,  la  justice  et  la  dureté ,  la  sa- 
gesse et  la  volupté,  se  sont  mille  fois  confon- 
dues, succédées  ou  alliées.  Les  extrémités  se  ren- 
contrent et  se  réunissent  en  nous.  Ne  nous  lais- 
sons donc  pas  abattre.  Consolons-nous  de  nos 
défauts ,  puisqu'ils  nous  laissent  toutes  nos  ver- 
tus; que  le  sentiment  de  nos  faiblesses  ne  nous 
fasse  pas  perdre  celui  de  nos  forces  :  il  est  de 
l'essence  de  l'esprit  de  se  tromper;  le  cœur  a 
aussi  ses  erreurs.  Avant  de  rougir  d'être  faibles, 

*  Je  ne  sais  si  cette  loarnure  peut  être  employée  pour  lui 
rappellera  cette  idée.  S. 


mon  très-cher  ami,  nous  serions  moins  déraisofi» 
nables  de  rougir  d'être  hommes. 


RÉFLÎëiïbNS 

.  ^^i^Stî^  QXTElQtjiÈ'sf  POETES. 


>:£q  tir!;Vfl  'i^j2i/i''.  tJl,9'ifn')n  jiJ  i  -i. 

ij:j  i'h  .-îirx  eXA  FONTAINE. 

Lorsqu'on  a  entendu  parler  de  la  Fontaine , 
et  qu'on  vient  à  lire  ses  ouvrages ,  on  est  étonné 
d'y  trouver ,  je  ne  dis  pas  plus  de  génie ,  maisi 
plus  même  de  ce  qu'on  appelle  de  l'esprit ,  qu'on 
n'en  trouve  dans  le  monde  le  plus  cultivé.  On 
remarque  avec  la  même  surprise  la  profonde  in- 
telligence qu'il  fait  paraître  de  son  art  ;  et  on 
admire  qu'un  esprit  si  fin  ait  été  en  même  temps 
si  naturel. 

Il  serait  superflu  de  s'arrêter  à  louer  l'hai^ 
monie  variée  et  légère  de  ses  vers  ;  la  grâce ,  I^. 
tour,  l'élégance,  les  charmes  naïfs  de  sou  style;, 
et  de  son  badinage.  Je  remarquerai  seulement 
que  le  bon  sens  et  la  simplicité  sont  les  carac- 
tères dominants  de  ses  écrits.  Il  est  bon  d'oppo- 
ser  un  tel  exemple  à  ceux  qui  cherchent  la 
grâce  et  le  brillant  hors  de  la  raison  et  de  la 
nature,  La  simplicité  de  la  Fontaine  donne  de 
la  grâce  à  son  bon  sens,  et  son  bon  sens  rend 
sa  simplicité  piquante  :  de  sorte  que  le  brillant 
de  ses  ouvrages  naît  peut-être  essentiellement 
de  ces  deux  sources  réunies.  Rien  n'empêche* 
au  moins  de  le  croire;  car  pourquoi  le  bon  sens^ . 
qui  est  un  don  de  la  nature,  n'en  aurait-il  pas 
l'agrément  ?  La  raison  ne  déplaît ,  dans  la  plu- 
part des  hommes ,  que  parce  qu'elle  leur  est 
étrangère.  Un  bon  sens  naturel  est  presque  in?  > 
séparable  d'une  grande  simplicité  ;  et  une  sinv-- 
pUcité  éclairée  est  un  charme  que  rien  n'égalo^., 

Je  ne  donne  pas  ces  louanges  aux  grâces  d'uijL  ] 
homme  si  sage ,  pour  dissimuler  ses  défauts.  Je., . 
crois  qu'on  peut  trouver  dans  ses  écrits  plus  de 
style  que  d'invention.,  et  plus  de  négligence  que 
d'exactitude.  Le  nœud  et  le  fond  de  ses  conte% 
ont  peu  d'intérêt ,  et  les  sujets  en  sont  bas.  On-,  y^,, 
remarque  quelquefois  bien  des  longueurs,  etuj^,' 
air  de  crapule  qui  ne  saurait  plajire.  Ni  cçtjau-.-. 


KÉFLEXIONS 

teur  n'est  parfait  ett  ce  genres  ni  ce  genre  ù'est 
assez  noble. 

-H.- 

^     BOi;.EAU. 

Boileau  prouve ,  autant  par  son  exemple  que 
par  ses  préceptes,  que  toutes  les  beautés  des 
bons  ouvrages  naissent  de  la  vive  expression  et 
de  la  peinture  du  vrai;  mais  cette  expression  si 
touchante  appartient  moins  à  la  réflexion  ,  su- 
jette à  l'erreur,  qu'à  un  sentiment  très-intime  et 
très-fidèle  de  la  nature.  La  raison  n'était  pas 
distincte,  dansBoileau,  du  sentiment  :  c'était  son 
instinct.  Aussi  a-l-elle  animé  ses  écrits  de  cet 
intérêt  qu'il  est  si  rare  de  rencontrer  dans  les 
ouvrages  didactiques. 

Cela  met ,  je  crois ,  dans  son  jour ,  ce  que  je 
viens  de  toucher  en  parlant  de  la  Fontaine.  S'il 
n'est  pas  ordinaire  de  trouver  de  l'agrément 
parmi  ceux  qui  se  piquent  d'être  raisonnables , 
c'est  peut-être  parce  que  la  raison  est  entrée  dans 
leur  esprit,  où  elle  n'a  qu'une  vie  artificielle  et 
empruntée;  c'est  parce  qu'on  honore  trop  sou- 
vent du  nom  de  raison  une  certaine  médiocrité 
de  sentiment  et  de  génie,  qui  assujettit  les  hom- 
mes aux  lois  de  l'usage,  et  les  détourne  des 
grandes  hardiesses,  sources  ordinaires  des  gran- 
des fautes. 

Boileau  ne  s'est  pas  contenté  de  mettre  de  la 
vérité  et  de  la  poésie  dans  ses  ouvrages,  il  a  en- 
seigné son  art  aux  autres.  Il  a  éclairé  tout  son  siè- 
cle; il  en  a  banni  le  faux  goût,  autant  qu'il  est 
permis  de  le  bannir  chez  les  hommes.  Il  fallait 
qu'il  fût  né  avec  un  génie  bien  singulier,  pour 
échapper,  comme  il  a  fait,  aux  mauvais  exem- 
ples de  ses  contemporains,  et  pour  leur  imposer 
ses  propres  lois.  Ceux  qui  bornent  le  mérite  de 
sa  poésie  à  l'art  et  à  l'exactitude  de  sa  versifi- 
cation ,  ne  font  pas  peut-être  attention  que  ses 
vers  sont  pleins  de  pensées,  de  vivacité,  de  sail- 
lies ,  et  même  d'invention  de  style.  Admirable 
dans  la  justesse,  dans  la  solidité  et  la  netteté  de 
ses  idées ,  il  a  su  conserver  ces  caractères  dans 
ses  expressions,  sans  perdre  de  son  feu  et  de  sa 
force  :  ce  cpii  témoigne  incontestablement  un 
grand  talent. 

Je  sais  bien  que  quelques  personnes,  dont  l'au- 
torité est  respectable,  ne  nomment  génie  dans 
les  poètes  que  l'invention  dans  le  dessein  de  leurs 
ouvrages.  Ce  n'est,  disent-ils,  ni  l'harmonie,  ni 
l'élégance  des  vers ,  ni  l'imagination  dans  l'ex- 
pression ,  ni  même  l'expression  du  sentiment,  qui 


CRITIQUES.  489 

caractérisent  le  poète  :  ce  sont,  à  leur  avis, les 
pensées  mâles  et  hardies ,  jointes  à  l'esprit  créa- 
teur. Par  là  on  prouverait  que  Bossuet  et  New- 
ton ont  été  les  plus  grands  poètes  de  la  terre  5 
car  certainement  l'invention ,  la  hardiesse  et  les 
pensées  mâles  ne  leur  manquaient  pas.  J'ose 
leur  répondre  que  c'est  confondre  les  limites  des 
arts  que  d'en  parler  de  la  sorte.  J'ajoute  que 
les  plus  grands  poètes  de  l'antiquité ,  tels  qu'Ho- 
mère, Sophocle ,  Virgile ,  se  trouveraient  confon- 
dus avec  une  foule  d'écrivains  médiocres,  si  on 
ne  jugeait  d'eux  que  par  le  plan  de  leurs  poè- 
mes et  par  l'invention  du  dessein;  et  non  par 
l'invention  du  style,  par  leur  harmonie,  par  la 
chaleur  de  leur  versification ,  et  enfin  par  la  vé- 
rité de  leurs  images. 

Si  l'on  est  donc  fondé  à  reprocher  quelque  dé- 
faut à  Boileau ,  ce  n'est  pas ,  à  ce  qu'il  me  semble, 
le  défaut  de  génie.  C'est  au  contraire  d'avoir  eu 
plus  de  génie  que  d'étendue  ou  de  profondeur 
d'esprit ,  plus  de  feu  et  de  vérité  que  d'éléva- 
tion et  de  délicatesse ,  plus  de  solidité  et  de  sel 
dans  la  critique  que  de  finesse  ou  de  gaieté ,  et 
plus  d'agrément  que  de  grâce  :  on  l'attaque  en^ 
core  sur  quelques-uns  de  ses  jugements  qui 
semblent  injustes  ;  et  je  ne  prétends  pas  qu'il 
fût  infaillible.  ,;  --  -      -  n 

IIL,..-.. 

CHAULIEÙ.  :  '       v,    ' 

Chaulieu  a  su  mêler  avec  une  simplicité  noble 
et  touchante  l'esprit  et  le  sentiment.  Ses  vers  né- 
gUgés,  mais  faciles  et  remphs  d'imagination ,  de 
vivacité  et  de  grâce ,  m'ont  toujours  paru  supé- 
rieurs à  sa  prose ,  qui  n'est  le  plus  souvent  qu'in- 
génieuse. On  ne  peut  s'empêcher  de  regretter 
qu'un  auteur  si  aimable  n'ait  pas  plus  écrit ,  et 
n'ait  pas  travaillé  avec  le  même  soin  tous  ses 
ouvrages. 

Quelque  différence  que  l'on  ait  mise,  avec 
beaucoup  de  raison,  entre  l'esprit  et  le  génie,  il 
semble  que  le  génie  de  l'abbé  de  Chaulieu  ne  soit 
essentiellement  que  beaucoup  d'esprit  naturel. 
Cependant  il  est  remarquable  que  tout  cet  esprit 
n'a  pu  faire  d'un  poète,  d'ailleurs  si  aimable,  un 
grand  homme  ni  un  grand  génie. 

IV. 

MOLlKRi:. 

Molière  me  parait  un  peu  répréhcnsible  d'avoir 


AM 


^:^\AliVt^NARGUES.  ,  i'^iji 


pris  des  siyets  trop  bas'.  La  Bruyère,  auimc  ù 
|)eu  près  du  même  génie,  a  peint  avec  la  même 
vérité  et  la  môme  véhémence  que  Molière  les  tra- 
vers des  hommes  '  j  miiis  je  crois  que  l'on  peut 
trcHiver  plus  d'éloquence  et  plus  d'élévation  dans 
ses  peintures.  j 

On  peut  mettre  encore  ce  poëte  en  parallèle  ; 
avec  Racine.  L'un  et  l'autre  ont  parfaitement  | 
connu  le  cœur  de  l'homme  ;  l'un  et  l'autre  se  sont 
attachés  à  peindre  la  nature.  Racine  la  saisit  dans 
les  passions  des  grandes  âmes;  Molière,  dans 
l'humeur  et  les  bizarreries  des  gens  du  commun  \ 
L'un  a  joué  avec  un  agrément  inexplicable  les 
petits  sujets  ;  l'autre  a  traité  les  grands  avec  une 
sagesse  et  une  majesté  touchantes.  Molière  a  ce 
bel  avantage  que  ses  dialogues  jamais  ne  languis- 
sent :  une  forte  et  continuelle  imitation  des  mœurs 
passionne  ses  moindres  discours.  Cependant,  à 
considérer  simplement  ces  deux  auteurs  comme 
poètes,  je  crois  qu'il  ne  serait  pas  juste  d'en  faire 
comparaison.  Sans  parler  de  la  supériorité  du 
genre  sublime  '*  donné  à  Racine,  on  trouve  dans 
Molière  tant  de  négligences  et  d'expressions  bi- 
zarres et  impropres,  qu'il  y  a  peu  de  poètes,  si 
j'ose  le  dire ,  moins  corrects  et  moins  purs  que 
lui. 

On  peut  se  convaincre  de  ce  que  je  dis  en  li- 
sant le  poëme  du  Val-de- Grâce,  où  Molière  n'est 
que  poëte  :  on  n'est  pas  toujours  satisfait.  En 
pensant  bien,  il  parle  souvent  mal,  dit  l'illustre 
archevêque  de  Cambray  ;  il  se  sert  des  phrases 
les  plus  forcées  et  les  moins  naturelles.  Térence 
dit  en  quatre  mots,  avec  la  plus  élégante  sim- 


*  Il  semble  que  les  Femmes  savantes,  le  Tartuje,  le  Mi- 
santhrope, ne  sont  pas  assurément  des  sujets  bas;  la  comé- 
die n'en  peut  guère  traiter  de  plus  relevés.  Pourquoi  V Avare 
encore  serait-il  un  sujet  trop  bas  pour  la  comédie?  Piisse  pour 
les  Fourberies  de  Scapin,  le  Médecin  malgré  lui,  Sgana- 
rclle ,  et  si  l'on  veut  même  Georges  Dandin.  Mais  c'est  d'a- 
près les  chefs-d'œuvre  d'un  grand  homme  qu'on  doit  juger 
de  son  génie  et  en  déterminer  le  caractère.  On  sait  d'ailleurs 
que  Molière,  forcé  d'abord  de  se  conformer  au  goût  de  son 
siècle  poiu-  en  obtenir  le  droit  de  le  ramener  au  sien ,  forcé 
souvent  de  faire  servir  son  travail  au  soutien  de  la  troupe 
dont  il  était  le  directeur ,  ne  fut  pas  toujours  le  maître  de  choi- 
sir les  sujets  de  ses  comédies,  ni  d'en  soigner  l'exécution.  S. 

2  On  ne  peut  pas  dire  que  la  Bruyère  fut  animé  du  même 
génie  que  Molière.  Vauvenargnes  disait  autrement  dans  la 
première  édition ,  toujours  en  donnant  à  la  Bruyère  une  sorte 
de  supériorité  :  aussi  est-il  plu  s  facile  de  caractériser  les  hom- 
mes que  de  faire  qu'ils  se  caractérisent  eux-mêmes.  On  ne 
voit  pas  trop  pourquoi  il  a  retranché  celte  phrase,  qui  était 
du  moins  une  espèce  de  correctif.  S. 

^  Alceste  n'est  certainement  pas  un  homme  du  commun  ;  il  1 
y  a  peu  de  caractères  plus  nobles.  S.  j 

*  Cette  préférence  presque  exclusive  que  donne  Vauvena  r-  ' 
gués  au  genre  sublime,  et  qui  tenait  à  son  caractère,  expli-  ! 
que  son  injustice  envers  Molière;  injustice  qui ,  sans  cela ,  se-  ; 
rait  difficile  à  concevoir  dans  un  homme  d'un  esprit  aussi 
Juste,  et  d'un  goût  g<''néri)lement  aussi  sûr  que  le  sien.  S.         ' 


plicité,  ce  que  celui-ci  ne  dit  qu'avec  une  mul- 
titude de  métaphores  qui  approchent,  du  gali-, 
matias.  J'aime  bien  mieux  sa  prose  que  ses 
vers  ' ,  etc. 

Cependant  l'opinion  commune  est  qu'aucun 
des  auteurs  de  notre  théâtre  n'a  porté  aussi  loin 
son  genre  que  Molière  a  poussé  le  sien  ;  et  la  rai- 
son en  est,  je  crois,  qu'il  est  plus  naturel  que 
tous  les  autres'. 


>  Le  jugement  de  Fénélon  sur  Molière  nous  semble  trop  in 
téressant  pour  que  nous  puissions  nous  dispenser  de  le  citer 
en  entier  : 

<i  II  faut  avouer  que  Molière  est  un  grand  poëte  comi({uo. 
Je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il  a  enfoncé  plus  avant  que  Té- 
rence dans  certains  caractères;  il  a  embriissé  une  plus  grande 
variété  de  sujets;  il  a  peint  par  des  traits  forts  tout  ce  que 
nous  voyons  de  déréglé  et  de  rldiade.  Térence  se  borne  à  re- 
présenter des  vieillards  av.ires  et  ombrageux ,  des  jeunes  hom 
mes  prodigues  et  étourdis,  des  courtisanes  avides  et  impu- 
dentes ,  des  parasites  bas  et  flatteurs ,  des  esclaves  imposteurs 
et  scélérats.  Ces  caractères  méritaient  sans  doute  d'être  traités 
suivant  les  mœurs  des  Grecs  et  des  Romains.  De  plus,  nous 
n'avons  que  six  pièces  de  ce  grand  auteur.  Mais  enfin  Mo- 
lière a  ouvert  un  chemin  tout  nouveau.  Encore  une  fois ,  je  le 
trouve  grand;  mais  ne  puis-je  pas  parler  en  toute  liberté  sur 
ses  défauts? 

«  En  pensant  bien ,  il  parle  souvent  mal  ;  il  se  sert  des  phra- 
ses les  plus  forcées  et  les  moins  naturelles.  Térence  dit  on 
quatre  mots,  avec  la  plus  élégante  simplicité,  ce  que  celui-'ci 
ne  dit  qu'avec  une  multitude  de  métaphores  qui  approchent 
du  galimatias.  J'aime  bien  mieux  sa  prose  que  ses  vers,  etc 
Par  exemple  V Avare  est  moins  mal  écrit  que  les  pièces  qui 
sont  en  vers.  Il  est  vrai  que  la  versilicalion  française  l'a  gêné; 
il  est  vrai  môme  qu'il  a  mieux  réussi  pour  les  vers  dans  V Am- 
phitryon ,  où  il  a  pris  la  liberté  de  faire  des  vers  irréguliers. 
Mais ,  en  général ,  il  me  parait ,  jusque  dans  la  prose ,  ne  par- 
ler point  assez  simplement  pour  exprimer  toutes  les  passions. 

«  D'ailleurs  il  a  outré  souvent  les  caractères  :  il  a  voulu , 
par  cette  liberté,  plaire  au  parterre,  frapper  les  spectateurs 
les  moins  délicats ,  et  rendre  le  ridicule  plus  sensible.  Mais 
quoiqu'on  doive  marquer  chaque  passion  dans  son  plus  fort 
degré  et  par  les  traits  les  plus  vifs  pour  en  mieux  montrer 
l'excès  et  la  difformité,  on  n'a  pas  l>esoin  dé  forcer  la  nature 
et  d'abandonner  le  vraisemblable.  Ainsi ,  malgré  l'exemple  dé 
Plante,  où  nous  lisons  cedo  tertiam,}e  soutiens,  contré  Mo- 
lière, qu'un  avare  qui  n'est  point  fou  ne  va  jamais  juscju'à 
vouloir  regarder  dans  la  troisième  main  de  l'homme  qu'il 
soupçonne  de  l'avoir  volé.  ."' 

((  Un  autre  défaut  de  Molière,  que  beaucoup  de  gërtà  d*^' 
prit  lui  pardonnent,  et  que  je  n'ai  garde  de  lui  pardonner, 
est  qu'il  a  donné  un  tour  gracieux  au  vice,  avec  une  austé- 
rité ridicule  et  odieuse  à  la  vertu.  Je  comprends  que  ses  dé- 
fenseurs ne  manqueront  pas  de  dire  qu'il  a  traité  avec  lion- 
neur  la  vraie  probité ,  qu'il  n'a  attaqué  qu'une  vertu  chagrine 
et  qu'une  h  j'pocrisie  détestable;  mais,  sàùs  entrer  dans  dette 
longue  discussion ,  je  soutiens  que  Platon  et  les  autres  légis- 
lateurs de  l'antiquité  païenne  n'auraient  jamais  admis  dans 
leurs  républiques  un  tel  jeu  sur  les  mœurs. 

«  Enfin,  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire,  avec  M.  Dos- 
préaux  ,  que  Molière,  qui  peint  avec  tant  de  force  et  de  beauté 
les  mœurs  de  son  pays,  tombe  trop  bas  quand  il  imite  le  ba 
dinage  de  la  comédie  italienne  *  :  » 

Dans  ce  sac  ridicule  où  Scapin  s'enveloppe , 
Je  ne  reconnais  plus  l'auteur  du  Misanthrope.      ■    ■  '■  "'"' 
Boileau ,  Art  poétique ,  chant  ffi.  s»  •  M*»'' 

^  Si  Molière  n'était  que  le  plus  naturel  des  auteurs  drama- 

*  tSîuvrcs  choisiis  de  Fcnclon  ,  t.  II ,  p.  244  »  f-etlre  sur  l'e'/ogtieffCf  , 
S  VII;  in-8,,  Paris     i8îi.  D.  .  ,  ,-      ,- 


RÉFLEXIÔINS  CRITIQUES. 


CVsl  une  leçon  importante  pour  tous  ceux  qui 
veiiloHt  écrire.  ».       -  ♦^ 

COaNEILLE  ET  RACmE:^'5b/tîK(^3 

Je  dois  à  la  lecture  des  ouvrages  de  M.  de  Vol- 
taire le  peu  de  connaissance  que  je  puis,  avoir  de 
la  poésie.  Je  lui  proposai  mes  idées  lorsque  j'eus 
envie  de  parler  de  Corneille  et  de  Racine;  et  il 
eut  la  bonté  de  me  marquer  les  endroits  de  Cor- 
neille qui  méritent  le  plus  d'admiration  %  pour 
répondre  à  une  critique  que  j'en  avais  faite.  En- 
gagé par  là  à  relire  ses  meilleures  tragédies ,  j'y 
trouvai  sans  peine  les  rares  beautés  que  m'avait 
indiquées  M.  de  Voltaire.  Je  ne  m'y  étais  pas  ar- 
rêté en  lisant  autrefois  Corneille ,  refroidi  ou  pré- 
,^       venu  par  ses  défauts,  et  né,  selon  toute  appa- 

Uques,  il  ne  serait  pas  assurément  un  des  premiers,  car  le  na- 
turel n'est  un  mérite  que  là  où  la  nature  est  bonne  à  imiter. 
Mais  Molière  est  celui  qui  a  le  mieux  choisi,  le  plus  appro- 
fondi; comme  il  est  celui  qui  a  le  mieux  peint,  c'est-à-dire, 
(lui  a  le  mieux  su  donner  à  ses  personnages  non  pas  seule- 
ment les  actions,  les  discours  appartenant  à  tel  caractè)"e, 
mais  pour  ainsi  dire  le  maintien ,  la  physionomie ,  les  traits  : 

Ce  n'est  pas  un  portrait,  une  image  semblable. 
C'est  un  amant,  un  fils,  un  père  véritable. 

Est-ce  là  ce  que  Vauvenargues  a  entendu  par  le  plus  natu- 
rel? En  ce  cas,  l'expression  serait  loin  de  rendre  toute  la 
pensée.  B. 

'  C'est  une  chose  digne  d'être  remarquée,  que  ce  fut  Vol- 
taire qui  força  en  quelque  sorte  Vauvenargues  à  admirer  Cor- 
neille, dont  celui-ci  avoue  lui-même  qu'il  n'avait  pas  senti 
(i'iibord  les  beautés.  On  est  même  étonné,  en  lisant  ses  lettres 
ii  Voltaire ,  de  son  aveuglement  à  cet  égard ,  et  de  la  singula- 
rité de  ses  opinions.  Elles  cédèrent  à  l'autorité  de  Voltaire  ; 
mais  il  n'en  revint  jamais  bien  entièrement.  On  le  voit ,  dans 
ce  parallèle,  moins  occupé  à  caractériser  Corneille  et  Racine, 
qu'à  se  justifier  son  extrême  prédilection  pour  ce  dernier, 
dont  le  genre  de  beautés  était  plus  conforme  à  son  caractère. 

Corneille,  à  qui  il  a  été  donné,  comme  le  dit  Vauvenar- 
gues, ôepemdre  les  vertus  austères,  dures,  inflexibles,  de- 
vait produire  bien  moins  d'effet  que  Racine  sur  l'âme  d'un 
homme  tel  que  Vauvenargues ,  qui ,  naturellement  doux  et 
facile,  mêlant  toujours  l'indulgence  aux  sentiments  les  plus 
élevés,  tempérait  encore  par  l'habitude  d'une  certaine  élé- 
gance de  mœurs  ce  que  la  morale  a  de  plus  austère.  D'ail- 
leurs ,  à  cette  préférence  pour  Racine  se  joignait  «uicore ,  pour 
Vauvenargues,  le  sentiment  de  l'injustice  qu'on  faisait  à  ce 
grand  poëti; ,  que  généralement  on  plaçait  encore  au-dessous 
de  Corneille.  Vauvenargues  (;t  Voltaire  sont  les  premiers  qui 
lui  aient  assigné  son  véritable  rang,  et  ses  admirateurs  les 
plus  vifs  et  les  plus  sincères  sont  de  l'école  de  Voltaire,  qui 
ainsi  défendait  Corneille  contre  Vauvenargues ,  et  Racine  con- 
tre les  partisans  exclusifs  de  Corneille.  C'est  surtout  à  com- 
battre ces  derniers  que  s'attache  Vauvenargues  dans  son 
parallèle  de  Corneille,  et  de  Racine; ,  ce  qui  fait  qu'il  a  dû  né- 
cessairement relever  davantage  les  beautés  alors  moins  sen- 
ties du  dernier  de  ces  pointes,  et  l«!s  défauts  moins  avoués  d(; 
l'autre.  Si  l'on  trouve ,  dit-il  à  la  fin  de  cet  article,  en  par- 
lant des  Jugements  qu'il  a  portés  sur  la  plupart  de  nos  grands 
écrivain»,  si  l'on  trouve  que  je  relève  dovautuge  les  défauts 
des  uns  que  ceux  des  autres ,  je  déclare  que  c'est  à  cause  que 
les  uns  me  sont  plus  sensibles  que  les  autres ,  ou  pour  éviter 
de  répéter  des  choses  qui  sont  tmp  courûtes.  S. 


m 

parence ,  moins  sensible  au  caractère  de  ses  pe^ 
fections.  Cette  nouvelle  lumière  me  fit  craindi^e' 
de  m'être  trompé  encore  sur  Racine  et  sur  les 
défauts  mêmes  de  Corneille  :  mais  ayant  relu  l'un 
et  l'autre  avec  quelque  attention ,  je  n'ai  pas 
changé  de  pensée  à  cet  égard;  et  voici  ce  qu'il 
me  semble  de  ces  hommes  illustres. 

Les  héros  de  Corneille  disent  souvent  de  grài\^' 
des  choses  sans  les  inspirer  ;  ceux  de  Racine  fcs 
inspirent  sans  les  dire.  Les  uns  parlent,  et  tou- 
jours trop,  afin  de  se  faire  connaître;  les  autres 
se  font  connaître  parce  qu'ils  parlent.  Surtout 
Corneille  paraît  ignorer  que  les  grands  hom- 
mes se  caractérisent  souvent  davantage  par  les 
choses  qu'ils  ne  disent  pas  que  par  celles  qu'ils 
disent. 

Lorsque  Racine  veut  peindre  Acomat ,  Osmin 
l'assure  de  l'amour  des  janissaires;  ce  visir  ré- 
pond : 

Quoi  !  tu  ciois ,  cher  Osmin ,  que  ma  gloire  passée 
Flatte  encor  leur  valeur,  et  vit  dans  leur  pensée?  *  '' 

Crois-tu  qu'ils  me  suivraient  encore  avec  plaisir,     -        «.: 
Et  qu'ils  reconnaîtraient  la  voix  de  leur  visir  ?  .    ■  ' 

Bajazet,  acte  I,  scène  l. 

On  voit  dans  les  deux  premiers  vers  un  géné- 
ral disgracié  que  le  souvenir  de  sa  gloire  et  l'at- 
tachement des  soldats  attendrissent  sensiblement; 
dans  les  deux  derniers,  un  rebelle  qui  médite 
quelque  dessein  :  voilà  comme  il  échappe  aux 
hommes  de  se  caractériser  sans  en  avoir  l'inten- 
tion. On  en  trouverait  dans  Racine  beaucoup 
d'exemples  plus  sensibles  que  celui-ci.  On  peut 
voir,  dans  la  même  tragédie ,  que  lorsque  Roxane, 
blessée  des  froideurs  de  Rajazet,  en  marque  son 
étonnement  à  Athalide ,  et  que  celle-ci  proteste 
que  ce  prince  l'aime ,  Roxane  répond  brièvement  : 

Il  y  va  de  sa  vie,  au  moins ,  que  je  le  croie. 

Bajazet,  acte  III,  scène  0. 

Ainsi  cette  sultane  ne  s'amuse  point  à  dire  ; 
«  Je  suis  d'un  caractère  fier  et  violent.  J'aime 
«  avec  jalousie  et  avec  fureur.  Je  ferai  mourir 
«  Bajazet  s'il  me  trahit.  «  Le  poète  tait  ces  détails 
qu'on  pénètre  assez  d'un  coup  d'œil ,  et  Roxane 
se  trouve  caractérisée  avec  plus  de  force.  Voilà  la 
manière  de  peindre  de  Racine  :  il  est  rare  (ju'il 
s'en  écarte;  et  j'en  rapporterais  de  grands  eveiu- 
ples,  si  ses  ouvrages  étaient  moins  connus. 

]|  est  vrai  qu'il  la  quitte  un  peu,  par  exem- 
ple, lorsqu'il  met  dans  la  bouche  du  mènio 
Acomat  : 

Et  s'il  faut  que  je  meure. 
Mourons  :  moi,  cher  Osmin,  comme  un  visir;  et  loi, 
(^omme  le  favori  d'un  lionune  tel  que  moi. 

najazel ,  ;i(te  l\,  scèue  7. 


492 


VAUVENARGUES. 


Ces  paroles  ne  sont  peut-être  pas  d'un  grand 
homme;  mais  je  les  cite,  parce  qu'elles  semblent 
imitées  du  style  de  Corneille  ;  c'est  là  ce  que  j'ap- 
pelle ,  en  quelque  sorte ,  parler  pour  se  faire  con- 
naître ,  et  dire  de  grandes  choses  sans  les  inspirer. 

Mais  écoutons  Corneille  même ,  et  voyons  de 
({uelle  manière  il  caractérise  ses  personnages. 
C'est  le  comte  qui  parle  dans  le  Cid  M*^*}  "* 

Les  exemples  vivants  sont  d'an  autre  pouvoir; 

Un  prince  dans  un  livre  apprend  mal  son  devoir. 

Et  qu'a  fait,  après  tout,  ce  grand  nombre  d'années. 

Que  ne  puisse  égaler  une  de  mes  journées? 

Si  vous  fût««  vaillant,  je  le  suis  aiyourd'hui; 

Et  ce  bras  du  royaume  est  le  plus  ferme  appui. 

Grenade  et  l' Aragon  tremblent  quand  ce  fer  brille  : 

Mon  nom  sert  de  rempart  à  toute  la  Castille  ; 

Sans  moi  vous  passeriez  bientôt  sous  d'autres  lois , 

Et  vous  auriez  bientôt  vos  ennemis  pour  rois. 

Chaque  jour ,  chaque  instant ,  pour  rehausser  ma  gloire , 

Met  lauriers  sur  lauriers,  victoire  sur  victoire. 

Le  prince  à  mes  côtés  ferait,  dans  les  combats. 

L'essai  de  son  courage  à  l'ombre  de  mon  bras  ; 

11  apprendrait  à  vaincre  en  me  regardant  faire , 

Et... 

Le  Cid,  acte  1, scène  6. 

Il  n'y  a  peut-être  personne  aujourd'hui  qui  ne 
sente  la  ridicule  ostentation  de  ces  paroles ,  et  je 
crois  qu'elles  ont  été  citées  longtemps  avant  moi. 
Il  faut  les  pardonner  au  temps  où  Corneille  a 
écrit,  et  aux  mauvais  exemples  qui  l'environ- 
naient. Mais  voici  d'autres  vers  qu'on  loue  en- 
core ,  et  qui ,  n'étant  pas  aussi  affectés ,  sont  plus 
propres ,  par  cet  endroit  même ,  à  faire  illusion. 
C'est  Cornélie,  veuve  de  Pompée,  qui  parle  à 
César  : 

César  ;  car  le  destin ,  que  dans  tes  fers  je  brave , 
Me  fait  ta  prisonnière,  et  non  pas  ton  esclave , 
Et  tu  ne  prétends  pas  qu'il  m'^ibatte  le  cœur 
.Jusqu'à  te  rendre  hommage  et  te  nommer  seigneur. 
7)e  quelque  rude  trait  qu'il  m'ose  avoir  frappée , 
1  euve  du  jeune  Crasse,  et  veuve  de  Pompée , 
FîUe  de  Scipion ,  et  pour  dire  encor  plus , 
Romaine ,  mon  courage  est  encore  au-dessus. 

Je  te  l'ai  déjà  dit ,  César ,  je  suis  Romaine  : 

Et  quoique  ta  captive,  un  cœur  comme  le  mien , 

De  peur  de  s'oublier,  ne  te  demande  rien. 

Ordonne;  et,  sans  vouloir  qu'il  tremble  ou  s'humilie, 

Souviens-toi  seulement  que  je  suis  Cornélie. 

Pompée,  acte  III,  scène  4. 

Et  dans  un  autre  endroit  où  la  même  Cornélie 
parle  de  César,  qui  punit  les  meurtriers  du  grand 
Pompée  : 

Tant  d'intérêts  sont  joints  à  ceux  de  mon  époux , 
Que  je  ne  devrais  rien  à  ce  qu'il  fait  pour  nous , 
Si ,  comme  par  soi-même  un  grand  cœur  juge  un  autre , 
Je  n'aimais  mieux  juger  sa  vertu  par  la  nôtre , 
Et  croire  que  nous  seuls  armons  ce  combattant , 
Parce  qu'au  pomt  qu'il  est  j'en  voudrais  faire  autant. 
Pompée,  acte  V,  scèn<;  I . 


//  me  parait,  dit  encore  Fénélon  ',  qu'on  n 
donné  souvent  aux  Romains  un  discours  trop 

fastueux Je  ne  trouve  point  de  proportion 

entre  l'emphase  avec  laquelle  Auguste  parie 
dans  la  tragédie  de  Cinna ,  et  la  modeste  sim^ 
plicité  avec  laquelle  Suétone  le  dépeint  dans  tout 
le  détail  de  ses  mœurs.  Tout  ce  que  nous  voyons 
dans  Tite-Live,  dans  Plutarque,  dans  Cicéron, 
dans  Suétone,  nous  représente  les  Romains 
comme  des  hommes  hautains  dans  leurs  sen- 
timents, mais  simples,  naturels  et  modestes 
dans  leurs  paroles ,  etc. 

Cette  affectation  de  grandeur  que  nous  leur 
prêtons  m'a  toujours  paru  le  principal  défaut  de 
notre  théâtre  et  l'écueil  ordinaire  des  poètes.  Je 
n'ignore  pas  que  la  hauteur  esC  en  possession  d'en 
imposer  à  l'esprit  humain;  mais  rien  ne  décèle 
plus  parfaitement  aux  esprits  fins  une  hauteur 
fausse  et  contrefaite ,  qu'un  discours  fastueux  et 
emphatique.  • 

Il  est  aisé  d'ailleurs  aux  moindres  poëteé'  de 
mettre  dans  la  bouche  de  leurs  personnages  des 
paroles  fières.  Ce  qui  est  difficile ,  c'est  de  leur 
faire  tenir  ce  langage  hautain  avec  vérité  et  à 
propos.  C'était  le  talent  admirable  de  Racine , 
et  celui  qu'on  a  le  moins  remarqué  dans  ce  grand 
homme.  Il  y  a  toujours  si  peu  d'affectation  dans 
ses  discours ,  qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de  la  hau- 
teur qu'on  y  rencontre.  Ainsi  lorsque  Agrippine , 
arrêtée  par  l'ordre  de  Néron,  et  obligée  de  se 
justifier,  commence  par  ces  mots  si  simples  : 

Approchez-vous ,  Néron ,  et  prenez  votre  place. 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 

\.J     T//.     .:-";     Britanmctis,  acte IV,  scène 2. 

je  ne  crois  pas  que  beaucoup  de  personnes  fas- 
sent attention  qu'elle  commande  en  quelque  ma- 
nière à  l'empereur  de  s'approcher  et  de  s'asseoir, 
elle  qui  était  réduite  à  rendre  compte  de  sa  vie . 
non  à  son  fils ,  mais  à  son  maître.  Si  elle  eût  dit 
comme  Cornélie  : 

Néron  ;  car  le  destin ,  que  dans  tes  fers  je  brave , 
Me  fait  ta  prisonnière,  et  non  pas  ton  esclave. 
Et  tu  ne  prétends  pas  qu'il  m'abatte  le  cœur 
Jusqu'à  te  rendre  hommage  et  te  nommer  seigneur. 

alors  je  ne  doute  pas  que  bien  des  gens  n'eus- 
sent applaudi  à  ces  paroles ,  et  les  eussent  trou- 
vées fort  élevées. 

Corneille  est  tombé  trop  souvent  dans  ce  dé- 
faut de  prendre  l'ostentation  pour  la  hauteur,  et 
la  déclamation  pour  l'éloquence;  et  ceux  qui  se' 

»  Œuvres  choisies  de  Fénélon ,  Lettre  sur  Véloqnencc , 
tome  II,  S  VI,  page  238  et  suivantes.  Paris,  i«2i.  B. 


RÉFLEXIONS  CRITIQUES. 


493 


sont  aperçus  qu'il  était  peu  naturel  à  beaucoup 
d'égards,  ont  dit,  pour  le  justifier,  qu'il  s'était 
attaché  à  peindre  les  hommes  tels  qu'ils  devaient 
être.  Il  est  donc  vrai  du  moins  qu'il  ne  les  a  pas 
peints  tels  qu'ils  étaient  :  c'est  un  grand  aveu 
que  cela.  Corneille  a  cru  donner  sans  doute  à 
ses  héros  un  caractère  supérieur  à  celui  de  la  na- 
ture. Les  peintres  n'ont  pas  eu  la  même  pré- 
somption. Lorsqu'ils  ont  voulu  peindre  les  an- 
ges, ils  ont  pris  les  traits  de  l'enfance;  ils  ont 
rendu  cet  hommage  à  la  nature,  leur  riche  mo- 
dèle. C'était  néanmoins  un  beau  champ  pour  leur 
imagination  ;  mais  c'est  qu'ils  étaient  persuadés 
que  l'imagination  des  hommes ,  d'ailleurs  si  fé- 
conde en  chimères ,  ne  pouvait  donner  de  la  vie 
à  ses  propres  inventions.  Si  Corneille  eût  fait  at- 
tention que  tous  les  panégyriques  étaient  froids, 
il  en  aurait  trouvé  la  cause  en  ce  que  les  ora- 
teurs voulaient  accommoder  les  hommes  à  leurs 
idées,  au  lieu  de  former  leurs  idées  sur  les 
hommes. 

Mais  Terreur  de  Corneille  ne  me  surprend 
point  :  le  bon  goût  n'est  qu'un  sentiment  fin  et 
fidèle  de  la  belle  nature,  et  n'appartient  qu'à 
ceux  qui  ont  l'esprit  naturel.  Corneille ,  né  dans 
un  siècle  plein  d'affectation ,  ne  pouvait  avoir  le 
goût  juste  :  aussi  l'a-t-il  fait  paraître  non-seule- 
ment dans  ses  ouvrages ,  mais  encore  dans  le 
choix  de  ses  modèles,  qu'il  a  pris  chez  les  Espa- 
gnols et  les  Latins ,  auteurs  pleins  d'enflure,  dont 
il  a  préféré  la  force  gigantesque  à  la  simplicité 
plus  noble  et  plus  touchante  des  poètes  grecs. 

De  là  ses  antithèses  affectées ,  ses  négligences 
basses,  ses  licences  continuelles,  son  obscurité, 
son  emphase,  et  enfin  ces  phrases  synonymes, 
où  la  même  pensée  est  plus  remaniée  que  la  di- 
vision d'un  sermon. 

De  là  encore  ces  disputes  opiniâtres  qui  re- 
froidissent quelquefois  les  plus  fortes  scènes ,  et 
où  l'on  croit  assister  à  une  thèse  publique  de  phi- 
losophie ,  qui  noue  les  choses  pour  les  dénouer. 
Les  premiers  personnages  de  ses  tragédies  argu- 
mentent alors  avec  les  tournures  et  les  subtilités 
de  l'école ,  et  s'amusent  à  faire  des  jeux  frivoles 
de  raisonnements  et  de  mots ,  comme  des  éco- 
liers ou  des  légistes.  C'est  ainsi  que  Cinna  dit  : 

Que  le  peaple  aux  tyrans  ne  soit  plus  exposé  : 
S'il  eût  puni  Sylla,  César  eût  moins  osé. 

Cinna ,  acte  II ,  scène  2  . 

Car  il  n'y  a  personne  qui  ne  prévienne  la  ré- 
ponse de  Maxime  : 

Mais  la  mort  de  César ,  que  vous  trouvez  si  juste , 


A  servi  de  prétexte  aux  cruautés  d'Auguste. 
Voulant  nous  affranchir ,  Brute  s'est  abusé;  y,j 

S'il  n'eût  puni  César ,  Auguste  eût  moins  osé.  '      ,  , 

Cinna,  acte  II,  wxmi:'"^ 

Cependant  je  suis  moins  choqué  de  ces  subti»^ 
lités  que  des  grossièretés  de  quelques  scènes.  Par 
exemple,  lorsque  Horace  quitte  Curiace,  c'est-à- 
dire  dans  un  dialogue  d'ailleurs  admirable,  Cu- 
riace parle  ainsi  d'abord  :  .     j 

Je  vous  connais  encore,  et  c'est  ce  qui  me  tue;        -   ?9  i 
Mais  cette  âpre  vertu  ne  m'était  point  connue  :  ,  aU 

Comme  notre  malheur,  elle  est  au  plus  haut  point,  .  5.  r- 
Souffrez  que  je  l'admire ,  et  ne  l'imite  point. 

Horace,  acte  II ,  scène  3. 

Horace,  le  héros  de  cette  tragédie,  lui  répond  : 

Non ,  non ,  n'embrassez  pas  de  vertu  par  contrainte  ; 
Et  puisque  vous  trouvez  plus  de  charme  à  la  plamte , 
En  toute  liberté  goûtez  un  bien  si  doux. 
Voici  venir  ma  sœur  pour  se  plaindre  avec  vous. 

Horace ,  acte  II,  scène  3 . 

Ici  Corneille  veut  peindre  apparemment  une  va- 
leur féroce;  mais  la  férocité  s'exprime-t-elle  ainsi 
contre  un  ami  et  un  rival  modeste  ?  La  fierté  est 
une  passion  fort  théâtrale;  mais  elle  dégénère  en 
vanité  et  en  petitesse  sitôt  qu'elle  se  montre  sans 
qu'on  la  provoque. 

Me  permettra-t-on  de  le  dire?  H  me  semble 
que  l'idée  des  caractères  de  Cornefile  est  pres- 
que toujours  assez  grande  ;  mais  l'exécution  en 
est  quelquefois  bien  faible,  et  le  coloris  faux  ou 
peu  agréable.  Quelques-uns  des  caractères  de 
Racine  peuvent  bien  manquer  de  grandeur  dans 
le  dessein;  mais  les  expressions  sont  toujours  de 
main  de  maître ,  et  puisées  dans  la  vérité  et  la 
nature.  J'ai  cru  remarquer  encore  qu'on  ne  trou- 
vait guère  dans  les  personnages  de  Corneille  de 
ces  traits  simples  qui  annoncent  une  grande  éten- 
due d'esprit.  Ces  traits  se  rencontrent  en  foule 
dans  Roxane ,  dans  Agrippine ,  Joad ,  Acomat , 
Athalie. 

Je  ne  puis  cacher  ma  pensée  :  il  était  donné 
à  Cornefile  de  peindre  des  vertus  austères,  dures 
et  inflexibles;  mais  il  appartient  à  Racine  de 
caractériser  les  esprits  supérieurs ,  et  de  les  ca- 
ractériser sans  raisonnements  et  sans  maximes, 
par  la  seule  nécessité  où  naissent  les  grands 
hommes  d'imprimer  leur  caractère  dans  leurs  ex- 
pressions. Joad  ne  se  montre  jamais  avec  plus 
d'avantage  que  lorsqu'il  parle  avec  une  simpli- 
cité majestueuse  et  tendre  au  petit  Joas,  et 
qU'il  semble  cacher  tout  son  esprit  pour  se  pro- 
portionner à  cet  enfant  :  de  même  Athalie.  Cor- 
neille, au  contraire,  se  guindé  souvent  pour  éle- 


494 


VAIIVRNÂRGUES. 


ver  ses  ptn'sonnagcs  ;  et  on  est  étonné  que  le 
même  pinceau  ait  cai*actérisé  quelquefois  l'hé- 
roiisn>e  avec  des  traits  si  naturels  et  si  éner- 
giques. 

.  Que  dirai -je  encore  de  la  pesanteur  qu*il 
donne  quelquefois  aux  plus  grands  hommes? 
Auguste,  en  parlant  à  Cinna,  fait  d'abord  un 
exorde  de  rliéteur.  Remarquez  que  je  prends 
l'exemple  de  tous  ses  défauts  dans  les  scènes  les 
plus  admirées. 

Prends  un  sh^ge,  Cinna ,  prends  ;  et  sur  toute  chose 
Observe  exactement  la  loi  que  je  t'impose; 
Prête,  sans  me  troubler,  l'oreille  h  mes  discours; 
D'aucun  mot,  d'aucun  cri  n'en  interromps  le  cours; 
Tiens  ta  langue  captive  ;  et  si  ce  grand  silence 
A  ton  émotion  fait  trop  de  violence , 
Tu  pourras  me  répoudre  après  tout  à  loisir  : 
Sur  ce  point  seulement  contente  mon  désir. 

Cinna ,  acte  V,  scène  I . 

De  combien  la  simplicité  d'Agrippine ,  dans 
Britannicus,  est-elle  plus  noble  et  plus  natu- 
relle ? 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place. 
On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse, 
t'    '    '  Britannicus,  acte  IV,  scène  2. 

Cependant ,  lorsqu'on  fait  le  parallèle  de  ces 
,deux  poètes,  il  semble  qu'on  ne  convienne  de 
J'art  de  Racine  que  pour  donner  à  Corneille  l'a- 
■vantage  du  génie.  Qu'on  emploie  cette  distinc- 
tion  pour  marquer  le  caractère  d'un  faiseur  de 
phrases,  je  la  trouverai  raisonnable  :  mais  lors- 
qu'on parle  de  l'art  de  Racine,  l'art  qui  met  tou- 
tes les  choses  à  leur  place,  qui  caractérise  les 
hommes,  leurs  passions,  leurs  mœurs,  leur  gé- 
nie; qui  chasse  les  obscurités,  les  superfluités, 
les  faux  brillants;  qui  peint  la  nature  avec  feu, 
avec  sublimité  et  avec  grâce;  que  peut-on  pen- 
ser d'un  tel  art,  si  ce  n'est  qu'il  est  le  génie  des 
hommes  extraordinaires,  et  l'original  même  de 
ces  règles  que  les  écrivains  sans  génie  embras- 
sent avec  tant  de  zèle  et  avec  si  peu  de  succès  ? 
Qu'est-ce,  dans  la  Mort  de  César  %  que  l'art  des 
harangues  d'Antoine,  si  ce  n'est  le  génie  d'im 
esprit  supérieur  et  celui  de  la  vraie  éloquence? 

C'est  le  défaut  trop  fréquent  de  cet  art  qui 
gâte  les  plus  beaux  ouvrages  de  Corneille.  Je  ne 
dis  pas  que  la  plupart  de  ses  tragédies  ne  soient 
très-bien  imaginées  et  très-bien  conduites.  Je 
crois  même  qu'il  a  connu  mieux  que  personne 
Tart  des  situations  et  des  contrastes.  Mais  l'art 
4es  expressions  et  l'art  des  vers ,  qu'il  a  si  sou- 

'  Tragédie  de  Voltaire. 


vent  négligés  ou  pris  à  faux ,  déparent  ses  au- 
tres beautés.  II  paraît  avoir  ignoré  que  pour 
être  lu  avec  plaisir,  ou  même  pour  faille  illusion 
à  tout  le  monde  dans  la  représentation  d'un 
poëme  dramatique,  il  fallait,  par  une  élocpience 
continue,  soutenir  l'attention  des  spectateurs, 
qui  se  relâche  et  se  rebute  nécessairement  quand 
les  détails  sont  négligés.  Il  y  a  longtemps  qu'on 
a  dit  que  l'expression  était  la  principale  partie 
de  tout  ouvrage  écrit  en  vers.  C'est  le  sentiment 
des  grands  maîtres ,  qu'il  n'est  pas  Iwîsoin  de  jus- 
tifier. Chacun  sait  ce  qu'on  souffre,  je  ne  dis 
pas  à  lire  de  mauvais  vers,  mais  même  à  enten- 
dre mal  réciter  un  bon  poëme.  Si  l'emphase  d'un 
comédien  détruit  le  charme  naturel  de  la  poésie, 
comment  l'emphase  même  du  poète  ou  l'impro- 
priété de  ses  expressions  ne  dégoûteraient -elles 
pas  les  esprits  justes  de  sa  fiction  et  de  ses  idées  ? 

Racine  n'est  pas  sans  défauts.  Il  a  mis  quelque- 
fois dans  ses  ouvrages  un  amour  faible  qui  fait 
languir  son  action.  Il  n'a  pas  conçu  assez  forte- 
ment la  tragédie.  Il  n'a  point  assez  fait  agir  ses 
personnages.  On  ne  remarque  pas  dans  ses  écrits 
autant  d'énergie  que  d'élévation,  ni  autant  de 
hardiesse  que  d'égalité.  Plus  savant  encore  à 
faire  naître  la  pitié  que  la  terreur,  et  l'admira- 
tion que  l'étonnement ,  il  n'a  pu  atteindre  au 
tragique  de  quelques  poètes.  Nul  homme  n'a  eu 
en  partage  tous  les  dons.  Si  d'ailleurs  on  veut 
être  juste ,  on  avouera  que  personne  ne  donna 
jamais  au  théâtre  plus  de  pompe,  n'éleva  plus 
haut  la  parole ,  et  n'y  versa  plus  de  douceur. 
Qu'on  examine  ses  ouvrages  sans  prévention  : 
quelle  facilité  !  quelle  abondance  I  quelle  poésie  I 
quelle  imagination  dans  l'expression  !  Qui  créa 
jamais  une  langue  ou  plus  magnifique,  ou  phïs 
simple ,  ou  plus  variée ,  ou  plus  noble ,  ou  plus 
harmonieuse  et  plus  touchante?  Qui  mit  jamais 
autant  de  vérité  dans  ses  dialogues,  dans  ses 
images,  dans  ses  caractères,  dans  l'expression 
des  passions?  Serait-il  trop  hardi  de  dire  que 
c'est  le  plus  beau  génie  que  la  France  ait  eu ,  et 
le  plus  éloquent  de  ses  poètes  ? 

Corneille  a  trouvé  le  théâtre  vide,  et  a  eu 
l'avantage  de  former  le  goût  de  son  siècle  sur 
son  caractère.  Racine  a  paru  après  lui ,  et  a  par- 
tagé les  esprits.  S'il  eût  été  possible  de  changer 
cet  ordre ,  peut-être  qu'on  aurait  jugé  de  l'un  et 
de  l'autre  fort  différemment. 

Oui,  dit-on;  mais  Corneille  est  venu  le  pre- 
mier, et  il  a  créé  le  théâtre.  Je  ne  puis  souscrire 
à  cela.  Corneille  avait  de  grands  modèles  parmi 
les  anciens;  Racine  ne  l'a  point  suivi  :  personne 


KKILEXIONS  CKIÏIQliES. 


495 


q!a  pris  une  i-outc ,  je  ne  dis  pas  plus  différente, 
mais  plus  opposée;  personne  n'est  plus  original 
à  meilleur  titre.  Si  Corneille  a  droit  de  préten- 
dre à  la  gloire  des  inventeurs ,  on  ne  peut  l'ôter 
à  Racine.  Mais  si  l'un  et  l'autre  ont  eu  des  maî- 
tres, lequel  a  choisi  les  meilleurs  et  les  a  le  mieux 
imités? 

On  reproche  à  Racine  de  n'avoir  pas  donné  à 
ses  héros  le  caractère  de  leur  siècle  et  de  leur 
nation  ;  mais  les  grands  hommes  sont  de  tous  les 
âges  et  de  tous  les  pays.  On  rendrait  le  vicomte 
de  Turenne  et  le  cardinal  de  Richelieu  mécon- 
naissables en  leur  donnant  le  caractère  de  leur 
siècle.  Les  âmes  véritablement  grandes  ne  sont 
telles  que  parce  qu'elles  se  trouvent  en  quelque 
manière  supérieures  à  l'éducation  et  aux  coutu- 
mes. Je  sais  qu'elles  retiennent  toujours  quelque 
chose  de  l'un  et  de  l'autre;  mais  le  poëte  peut 
négliger  ces  bagatelles ,  qui  ne  touchent  pas  plus 
au  fond  du  caractère  que  la  coiffure  et  l'habit 
du  comédien,  pour  ne  s'attacher  qu'à  peindre  vi- 
vement les  traits  d'une  nature  forte  et  éclairée, 
et  ce  génie  élevé  qui  appartient  également  à  tous 
les  peuples.  Je  ne  vois  point  d'ailleurs  que  Ra- 
cine ait  manqué  à  ces  prétendues  bienséances  du 
théâtre.  Ne  parlons  pas  des  tragédies  faibles  de 
ce  grand  poëte,  Alexandre,  la  Thébaïde,  Béré- 
nice, Esther,  dans  lesquelles  on  pourrait  citer 
encore  de  grandes  beautés.  Ce  n'est  point  par  les 
essais  d'un  auteur,  et  par  le  plus  petit  nombre 
de  ses  ouvrages ,  qu'on  doit  en  juger  ;  mais  par 
le  plus  grand  nombre  de  ses  ouvrages ,  et  par 
ses  chefs-d'œuvre.  Qu'on  observe  cette  règle 
avec  Racine,  et  qu'on  examine  ensuite  ses  écrits. 
Dira-t-on  qu'Acomat ,  Roxane ,  Joad ,  Athalie, 
Mithridate,  Néron,  Agrippine,  Rurrhus,  Narcisse, 
Clytemnestre ,  Agamemnon,  etc.,  n'aient  pas  le 
caractère  de  leur  siècle ,  et  celui  que  les  histo- 
riens leur  ont  donné?  Parce  que  Rajazet  et  Xi- 
pharès  ressemblent  à  Rritannicus ,  parce  qu'ils 
ont  un  caractère  faible  pour  le  théâtre,  quoique 
uaturel ,  sera-t-on  fondé  à  prétendre  que  Racine 
n'ait  pas  su  caractériser  les  hommes ,  lui  dont  le 
talent  éminent  était  de  les  peindre  avec  vérité 
et  avec  noblesse? 

Bajazet,  Xipharès,  Rritannicus,  caractères  si 
critiqués,  ont  la  douceur  et  la  délicatesse  de  nos 
mœurs,  qualités  qui  ont  pu  se  rencontrer  chez 
d'autres  hommes,  et  n'en  ont  pas  le  ridicule, 
comme  on  l'insinue.  Mais  je  veux  qu'ils  soient 
plus  faibles  qu'ils  ne  me  paraissent  :  quelle  tra- 
gédie a-t  on  vue  où  tous  les  personnages  fussent 
de  la  même  force?  Cela  ne  se  peu^  :  Mathan  et 


Abner  sont  peu  considérables  dans  Athalie,  et 
cela  n'est  pas  un  défaut,  mais  privation  d'une 
beauté  plus  achevée.  Que  voit-on  d'ailleurs  de 
plus  sublime  que  toute  cette  tragédie? 

Que  reprocher  donc  à  Racine?  d'avoir  mis 
quelquefois  dans  ses  ouvrages  un  amour  faible, 
tel  peut-être  qu'il  est  déplacé  au  théâtre  ?  Je  l'a- 
voue; mais  ceux  qui  se  fondent  là-dessus  pour 
bannir  de  la  scène  une  passion  si  générale  et  si 
violente  passent,  ce  me  semble,  dans  un  autre 
excès. 

Les  grands  hommes  sont  grands  dans  leurs 
amours,  et  ne  sont  jamais  plus  aimables.  L'a- 
mour est  le  caractère  le  plus  tendre  de  l'huma- 
nité, et  l'humanité  est  le  charme  et  la  perfec- 
tion de  la  nature. 

Je  reviens  encore  à  Corneille,  afin  de  finir  ce 
discours.  Je  crois  qu'il  a  connu  mieux  que  Ra- 
cine le  pouvoir  des  situations  et  des  contrastes. 
Ses  meilleures  tragédies,  toujours  fort  au-des- 
sous, par  l'expression,  de  celles  de  son  rival, 
sont  moins  agréables  à  lire ,  mais  plus  intéres- 
santes quelquefois  dans  la  représentation,  soit 
par  le  choc  des  caractères ,  soit  par  l'art  des  si- 
tuations, soit  par  la  grandeur  des  intérêts.  Moins 
intelligent  que  Racine,  il  concevait  peut-être 
moins  profondément ,  mais  plus  fortement  ses  su- 
jets. Il  n'était  ni  si  grand  poëte ,  ni  si  éloquent  ; 
mais  il  s'exprimait  quelquefois  avec  urje  grande 
énergie.  Personne  n'a  des  traits  plus  élevés  et 
plus  hardis  ;  personne  n'a  laissé  l'idée  d'un  dia- 
logue si  serré  et  si  véhément;  personne  n'a  peint 
avec  le  même  bonheur  l'inflexibilité  et  la  force 
d'esprit  qui  naissent  de  la  vertu.  De  ces  disputes 
mêmes  que  je  lui  reproche ,  sortent  quelquefois 
des  éclairs  qui  laissent  l'esprit  étonné,  et  des 
combats  qui  véritablement  élèvent  l'âme;  et 
enfin,  quoiqu'il  lui  arrive  continuellement  de 
s'écarter  de  la  nature,  on  est  obligé  d'avouer 
qu'il  la  peint  naïvement  et  bien  fortement  dans 
quelques  endroits  ;  et  c'est  uniquement  dans  ces 
morceaux  naturels  qu'il  est  admirable.  Voilà  ce 
qu'il  me  semble  qu'on  peut  dire  sans  partialité 
de  ses  talents.  Mais  lorsqu'on  a  rendu  justice  à 
son  génie,  qui  a  surmonté  si  souvent  le  goût 
barbare  de  son  siècle,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
rejeter,  dans  ses  ouvrages,  ce  qu'ils  retiennent 
de  ce  mauvais  goût ,  et  ce  qui  servirait  à  le  per- 
pétuer dans  les  admirateurs  trop  passionnés  de 
ce  grand  maître. 

Les  gens  du  métier  sont  plus  indulgents  que 
les  autres  à  ces  défauts,  parce  qu'ils  ne  regar- 
dent qu'aux  traits  originaux  de  leurs  modèles, 


496 


VAUVEÎNARGUES. 


et  qu'ils  connaissent  mieux  le  prix  de  l'inven- 
tion et  du  génie.  Mais  le  reste  des  hommes  juge 
des  ouvrages  tels  qu'ils  sont,  sans  égard  pour 
le  temps  et  pour  les  auteurs  :  et  je  crois  qu'il 
serait  à  désirer  que  les  gens  de  lettres  voulussent 
bien  séparer  les  défauts  des  plus  grands  hommes 
de  leurs  perfections  ;  car,  si  l'on  confond  leurs 
beautés  avec  leurs  fautes  par  une  admiration 
superstitieuse,  il  pourra  bien  arriver  que  les  jeu- 
nes gens  imiteront  les  défauts  de  leurs  maîtres, 
qui  sont  aisés  à  imiter,  et  n'atteindront  jamais  à 
leur  génie. 

Pour  moi ,  quand  je  fais  la  critique  de  tant 
d'hommes  illustres,  mon  objet  est  de  prendre 
des  idées  plus  justes  de  leur  caractère. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  raisonnablement 
me  reprocher  cette  hardiesse  :  la  nature  a  donné 
aux  grands  hommes  de  faire,  et  laissé  aux  autres 
déjuger. 

Si  l'on  trouve  que  je  relève  davantage  les  dé- 
fauts des  uns  que  ceux  des  autres,  je  déclare 
que  c'est  à  cause  que  les  uns  me  sont  plus  sen- 
sibles que  les  autres ,  ou  pour  éviter  de  répéter 
des  choses  qui  sont  trop  connues. 

Pour  finir,  et  marquer  chacun  de  ces  poètes 
par  ce  qu'ils  ont  eu  de  plus  propre,  je  dirai  que 
Corneille  a  éminemment  la  force,  Boileau  la  jus- 
tesse ,  la  Fontaine  la  naïveté ,  Chaulieu  les  grâ- 
ces et  l'ingénieux,  Molière  les  saillies  et  la  ^ive 
imitation  des  mœurs.  Racine  la  dignité  et  l'élo- 
quence. 

Ils  n'ont  pas  ces  avantages  à  l'exclusion  les 
uns  des  autres  ;  ils  les  ont  seulement  dans  un  de- 
gré plus  éminent,  avec  une  infinité  d'autres  per- 
fections que  chacun  y  peut  remarquer. 

VIL 

J.  B.  ROUSSEAU. 

On  ne  peut  disputer  à  Rousseau  d'avoir  connu 
parfaitement  la  mécanique  des  vers  '.  Égal  peut- 
être  à  Despréaux  par  cet  endroit,  on  pourrait 
1g  mettre  à  côté  de  ce  grand  homme,  si  celui-ci, 
né  à  l'aurore  du  bon  goût,  n'avait  été  le  maître 
de  Rousseau ,  et  de  tous  les  poètes  de  son  siècle. 

Ces  deux  excellents  écrivains  se  sont  distin- 
gués l'un  et  l'autre  par  l'art  difficile  de  faire 
régner  dans  les  vers  une  extrême  simplicité, 

'  On  trouve  dans  toutes  les  éditions  la  mécanique  des  vers. 
Celte  expression  n'étant  ordinairement  employée  qu'au  flguré, 
c'est  sans  doute  une  faute  échappée  aux  premiers  imprimeurs  ; 
lisez  donc  te  mécanisme  des  vers.  B. 


par  le  talent  d'y  conserver  le  tour  et  le  génie 
de  notre  langue,  et  enfin  par  cette  harmonie 
continue  sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  véritable 
poésie. 

On  leur  a  reproché,  à  la  vérité,  d'avoir  man- 
qué de  délicatesse  et  d'expression  pour  le  senti- 
ment. Ce  dernier  défaut  me  parait  peu  considé- 
rable dans  Despréaux ,  parce  que  s'étant  attaché 
uniquement  à  peindre  la  raison ,  il  lui  suffisait 
de  la  peindre  avec  vivacité  et  avec  feu ,  comme 
il  a  fait  :  mais  l'expression  des  passions  ne  lui 
était  pas  nécessaire.  Son  Art  poétique  j  et  quel- 
ques autres  de  ses  ouvrages ,  approchent  de  la 
perfection  qui  leur  est  propre ,  et  on  n'y  regrette 
point  la  langue  du  sentiment,  quoiqu'elle  puisse 
entrer  peut-être  dans  tous  les  genres  et  les  em- 
bellir de  ses  charmes. 

Il  n'est  pas  tout  à  fait  si  facile  de  justifier 
Rousseau  à  cet  égard.  L*ode  étant,  comme  il  dit 
lui-même ,  te  véritable  champ  du  pathétique  et 
du  sublime,  on  voudrait  toujours  trouver  dans 
les  siennes  ce  haut  caractère  ;  mais  quoiqu'elles 
soient  dessinées  avec  une  grande  noblesse,  je  ne 
sais  si  elles  sont  toutes  assez  passionnées.  J'ex- 
cepte quelques-unes  des  odes  sacrées ,  dont  le 
fond  appartient  à  de  plus  grands  maîtres.  Quant 
à  celles  qu'il  a  tirées  de  son  propre  fonds ,  il  me 
semble  qu'en  général  les  fortes  images  qui  les 
embellissent  ne  produisent  pas  de  grands  mouve- 
ments, et  n'excitent  ni  la  pitié,  ni  l'étonnement, 
ni  la  crainte ,  ni  ce  sombre  saisissement  que  le 
vrai  sublime  fait  naître. 

La  marche  impétueuse  de  Tode  n'est  pas  celle 
de  l'esprit  tranquille  :  il  faut  donc  qu'elle  soit 
justifiée  par  un  enthousiasme  véritable.  Lors- 
qu'un auteur  se  jette  de  sang-froid  dans  ces 
écarts  qui  n'appartiennent  qu'aux  grandes  pas- 
sions, il  court  risque  de  marcher  seul;  car  le 
lecteur  se  lasse  de  ces  transitions  forcées ,  et  de 
ces  fréquentes  hardiesses  que  l'art  s'efforce  d'i- 
miter du  sentiment ,  et  qu'il  imite  toujours  sans 
succès.  Les  endroits  où  le  poète  paraît  s'égarer 
devraient  être,  à  ce  qu'il  me  semble,  les  plus 
passionnés  de  son  ouvrage;  il  est  même  d'autant 
plus  nécessaire  de  mettre  du  sentiment  dans  nos 
odes,  que  ces  petits  poèmes  sont  ordinairement 
vides  de  pensées ,  et  qu'un  ouvrage  vide  de  pen- 
sées sera  toujours  faible  s'il  n'est  rempli  de  pas- 
sion. Or  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  dire  que 
les  odes  de  Rousseau  soient  fort  passionnées.  Il 
est  tombé  quelquefois  dans  le  défaut  de  ces 
poètes  qui  semblent  s'être  proposé  dans  leurs 
écrits,  non  d'exprimer  plus  fortement  par  des 


REFLFAIONS  CRITIQUES. 

images  des  passions  violentes ,  mais  seulement 
d'assembler  des  images  magnifiques ,  plus  occu- 
pés de  chercher  de  grandes  figures  que  de  faire 
naître  dans  leur  âme  de  grandes  pensées.  Les  dé- 
fenseurs de  Rousseau  répondent  qu'il  a  surpassé 
Horace  et  Pindare,  auteurs  illustres  dans  le 
même  genre  et  de  plus  rendus  respectables  par 
l'estime  dont  ils  sont  en  possession  depuis  tant  de 


497 


siècles.  Si  cela  est  ainsi,  je  ne  m'étonne  point 
que  Rousseau  ait  emporté  tous  les  suffrages.  On 
ne  juge  que  par  comparaison  de  toutes  choses, 
et  ceux  qui  font  mieux  que  les  autres  dans  leur 
genre,  passent  toujours  pour  excellents,  per- 
sonne n'osant  leur  contester  d'être  dans  le  bon 
chemin.  Il  m'appartient  moins  qu'à  tout  autre 
de  dire  que  Rousseau  n'a  pu  atteindre  le  but  de 
son  art;  mais  je  crains  bien  que  si  on  n'aspire 
pas  à  faire  de  l'ode  une  imitation  plus  fidèle  de 
la  nature,  ce  genre  ne  demeure  enseveli  dans 
une  espèce  de  médiocrité. 

S'il  m'est  permis  d'être  sincère  jusqu'à  la  fin, 
j'avouerai  que  je  trouve  encore  des  pensées  bien 
fausses  dans  les  meilleures  odes  de  Rousseau. 
Cette  fameuse  Ode  à  la  Fortune  j  qu'on  regarde 
comme  le  triomphe  de  la  raison ,  présente ,  ce  me 
semble,  peu  de  réflexions  qui  ne  soient  plus 
éblouissantes  que  solides.  Écoutons  ce  poète  phi- 
losophe ; 

Quoi!  Rome  et  l'Italie  en  cendre 
Me  feront  honorer  Sylla? 

Non  vraiment ,  V Italie  en  cendre  ne  peut  faire 
honorer  Sylla  ;  mais  ce  qui  doit ,  je  crois ,  le  faire 
respecter  avec  justice,  c'est  ce  génie  supérieur 
et  puissant  qui  vainquit  le  génie  de  Rome ,  qui 
lui  fit  défier  dans  sa  vieillesse  les  ressentiments 
de  ce  même  peuple  qu'il  avait  soumis,  et  qui  sut 
toujours  subjuguer,  par  les  bienfaits  ou  par  la 
force,  le  courage  ailleurs  indomptable  de  ses  en- 
nemis. 
„,  Voyons  ce  qui  suit  : 

J'admirerai  dans  Alexandre 
Ce  que  j'abhorre  en  Attila  ^  ? 

Je  ne  sais  quel  était  le  caractère  d'Attila  ;  mais 
je  suis  forcé  d'admirer  les  rares  talents  d'Alexan- 
dre ,  et  cette  hauteur  de  génie  qui ,  soit  dans  le 
gouvernement,  soit  dans  la  guerre,  soit  dans  les 
sciences ,  soit  même  dans  sa  vie  privée ,  l'a  tou- 
jours fait  paraître  comme  un  homme  extraordi- 

'  Il  ne  s'agit  ici  ni  du  génie  de  Sylla,  ni  des  grandes  qua- 
lités d'Alexandre,  mais  des  maux  que  leur  ambition  et  leur 
exemple  ont  faits  au  monde;  et  le  poète  philosophe  a  pu ,  sous 
ce  rapport,  les  comparer  avec  AUlla   B. 


naire,  et  qu'un  instinct  grand  et  sublime  dispen- 
sait des  moindres  vertus'.  Je  veux  révérer  un 
héros  qui ,  parvenu  au  faîte  des  grandeurs  hu- 
maines ,  ne  dédaignait  pas  l'amitié  ;  qui ,  dans 
cette  haute  fortune ,  respectait  encore  le  mérite  ; 
qui  aima  mieux  s'exposer  à  mourir  que  de  soup- 
çonner son  médecin  de  quelque  crime,  et  d'affli- 
ger, par  une  défiance  qu'on  n'aurait  pas  blâmée, 
la  fidélité  d'un  sujet  qu'il  estimait  :  le  maître  le 
plus  libéral  qu'il  y  eut  jamais ,  jusqu'à  ne  réserver 
pour  lui  que  V espérance;  plus  prompt  à  réparer 
ses  injustices  qu'à  les  commettre,  et  plus  pénétré 
de  ses  fautes  que  de  ses  triomphes  ;  né  pour  con- 
quérir l'univers,  parce  qu'il  était  digne  de  lui 
commander  ;  et  en  quelque  sorte  excusable  de  s'ê- 
tre fait  rendre  les  honneurs  divins  dans  un  temps 
où  toute  la  terre  adorait  des  dieux  moins  aimables. 
Rousseau  paraît  donc  trop  injuste,  lorsqu'il  09e 
ajouter  d'un  si  grand  homme  : 


Mais  à  la  place  de  Socrate , 

Le  fameux  vainqueur  de  l'Euphrate 

Sera  le  dernier  des  mortels. 


f  (y 


Apparemment  que  Rousseau  ne  voulait  épar- 
gner aucun  conquérant  ;  et  voici  comme  il  parle 
encore:       .  :'•;   ■    '-■'■  '  '^    '"        '  ^ 

i   ,  ,,;  }  ,.H     ■  :  *^  ■-   .    nn/Ji-  t,  '■Af\'''(-:W'.i 

L'inexpérience  indocile  .  .. ,  -     ,  ^  ^,  ^ j 

Du  compagnon  de  Paul-Émile  , 

Fit  tout  le  succès  d'Annibal.  ' 

Combien  toutes  ces  réflexions  ne  sont-elles  pas 
superficielles  !  Qui  ne  sait  que  la  science  de  la 
guerre  consiste  à  profiter  des  fautes  de  ses  enne- 
mis? Qui  ne  sait  qu'Annibal  s'est  montré  aussi 
grand  dans  ses  défaites  que  dans  ses  victoires  ? 

S'il  était  reçu  de  tous  les  poètes ,  comme  il  l'est 
du  reste  des  hommes,  qu'il  n'y  a  rien  de  beau 
dans  aucun  genre  que  le  vrai ,  et  que  les  fictions 
mêmes  de  la  poésie  n'ont  été  inventées  que  pour 
peindre  plus  vivement  la  vérité ,  que  pourrait- 
on  penser  des  invectives  que  je  viens  de  rappor- 
ter ?  Serait-on  trop  sévère  de  juger  que  VOde  à  la 
Fortune  n'est  qu'une  pomppuse  déclamation ,  et 
un  tissu  de  lieux  communs  énergiquement  ex- 
primés ? 

Je  ne  dirai  rien  des  allégories  et  de  quelques 
autres  ouvrages  de  Rousseau.  Je  n'oserais  surtout 
juger  d'aucun  ouvrage  allégorique,  parce  que 
c'est  un  genre  que  je  n'aime  pas  ;  mais  je  louerai 
volontiers  ses  épigrammes ,  où  Ton  trouve  toute 
la  naïveté  de  Marot  avec;  une  énergie  que  Marot 
n'avait  pas.  Je  louerai  des  morceaux  admirables 

'  Pour  dépensait  des  verhu  d'un  ordre  mot  us  relevé,  pa- 
rait amphibologique.  S. 

32 


408 


VA11VE!N\R(U]ES. 


dans  ses  cpîtres,  où  le  génie  de  ses  épigrammes 
se  fait  singulièrement  apercevoir.  Mais  en  admi- 
rant ces  morceaux ,  si  dignes  de  l'être ,  je  ne  puis 
m'empôcher  d'être  choqué  de  la  grossièreté  in- 
supportable qu'on  remarque  en  d'autres  endroits. 
,  Rousseau  voulant  dépeindre ,  dans  VÉpitre  aux 
Muses  j  je  ne  sais  quel  mauvais  poète ,  il  le  com- 
pare à  un  oison  que  la  flatterie  enhardit  à  pré- 
férer sa  voix  au  chant  du  cygne.  Un  autre  oison 
lui  fîiit  un  long  discours  pour  l'obliger  à  chanter, 
et  Rousseau  continue  ainsi  : 


A  ce  discours,  notre  oiseau  tout  gaillard 
Perce  le  ciel  de  son  cri  nasillard  ; 
Et  tout  d'abord ,  oubliant  leur  mangeaiile. 
Vous  eussiez  vu  canards,  dindons,  poulailU 
De  toutes  parts  accourir,  l'entourer, 
Battre  de  l'aile,  applaudir,  admirer. 
Vanter  la  voix  dont  nature  le  doue. 
Et  faire  nargue  au  cygne  de  Mantoue. 
Le  chant  fini ,  le  pindarique  oison , 
Se  rengorgeant,  rentre  dans  ta  maison , 
Tout  orgueilleux  d'avoir,  par  son  ramage, 
Du  poulailler  mérité  le  suffrage  ' . 


On  ne  nie  pas  qu'il  n'y  ait  quelque  force  dans 
cette  peinture  ;  mais  combien  en  sont  basses  les 
images  !  La  même  épître  est  remplie  de  choses 
qui  ne  sont  ni  plus  agréables  ni  plus  délicates. 
C'est  un  dialogue  avec  les  Muses,  qui  est  plein 
de  longueurs ,  dont  les  transitions  sont  forcées  et 
trop  ressemblantes;  où  l'on  trouve  à  la  vérité  de 
grandes  beautés  de  détails,  mais  qui  en  rachè- 
tent à  peine  les  défauts.  J'ai  choisi  cette  épître 
exprès,  ainsi  que  VOde  à  la  Fortune  y  afin  qu'on 
ne  m'accusât  pas  de  rapporter  les  ouvrages  les 
plus  faibles  de  Rousseau  pour  diminuer  l'estime 
que  l'on  doit  aux  autres.  Puis-je  me  flatter  en 
cela  d'avoir  contenté  la  délicatesse  de  tant  de 
gens  de  goût  et  de  génie  qui  respectent  tous  les 
écrits  de  ce  poète?  Quelque  crainte  que  je  doive 
avoir  de  me  tromper  en  m'écartant  de  leur  sen- 
timent et  de  celui  du  public,  je  hasarderai  en- 
core ici  une  réflexion.  C'est  que  le  vieux  langage 
employé  par  Rousseau  dans  ses  meilleures  épîtres, 
ne  me  paraît  ni  nécessaire  pour  écrire  naïvement, 
ni  assez  noble  pour  la  poésie.  C'est  à  ceux  qui 
font  profession  eux-mêmes  de  cet  art  à  pronon- 
cer là-dessus;  je  leur  soumets  sans  répugnance 
toutes  les  remarques  que  j'ai  osé  faire  sur  les  plus 
illustres  écrivains  de  notre  langue.  Personne  n'est 
plus  passionné  que  je  ne  le  suis  pour  les  vérita- 
bles beautés  de  leurs  ouvrages.  Je  ne  connais 


'  Toute  cette  tirade  est  dirigcc  contre  la  Motte ,  dont  les 
odes  jouissaient,  du  temps  de  J.  B.  Rousseau,  d'une  répufa- 
UoM  ()ti<>  !;i  postérité  n'.i  poiiil  ronfirrnée,  B. 


j  peut-être  pas  tout  le  mérite  de  Rousseau ,  mais 
je  ne  serai  pas  fâché  qu'on  me  détromixî  des  dé- 
fauts que  j'ai  cru  pouvoir  lui  reprocher  '.  On  ne 
saurait  trop  honorer  les  grands  talents  d'un  au- 
teur dont  la  célébrité  a  fait  les  disgrâces ,  comme 
c'est  la  coutume  chez  les  hommes,  et  qui  n'a  pu 
jouir  dans  sa  patrie  de  la  réputation  qu'il  méri- 
tait, que  lorsque  accablé  sous  le  poids  de  l'hu- 
miliation et  de  l'exil ,  la  longueur  de  son  infortune 
a  désarmé  la  haine  de  ses  ennemis  et  fléchi  l'in- 
justice de  l'envie. 

VIII. 


QUINAULT. 

On  ne  peut  trop  aimer  la  douceur,  la  mollesse, 
la  facilité  et  l'harmonie  tendre  et  touchante  de  la 
poésie  de  Quinault.  On  peut  même  estimer  beau- 
coup l'art  de  quelques-uns  de  ses  opéras ,  inté- 
ressants par  le  spectacle  dont  ils  sont  remplis, 
par  l'invention  ou  la  disposition  des  faits  qui  les 
composent ,  par  le  merveilleux  qui  y  règne ,  et 
enfin  par  le  pathétique  des  situations ,  qui  donne 
lieu  à  celui  de  la  musique,  et  qui  l'augmente 
nécessairement.  Ni  la  grâce ,  ni  la  noblesse ,  ni 
le  naturel ,  n'ont  manqué  à  l'auteur  de  ces  poè- 
mes singuliers.  Il  y  a  presque  toujours  de  la  naï- 
veté dans  son  dialogue ,  et  quelquefois  du  senti- 
ment. Ses  vers  sont  semés  d'images  charmantes 
et  de  pensées  ingénieuses.  On  admirerait  trop 
les  fleurs  dont  il  se  pare ,  s'il  eût  évité  les  dé- 
fauts qui  font  languir  quelquefois  ses  beaux  ou- 
vrages. Je  n'aime  pas  les  familiarités  qu'il  a  in- 
troduites dans  ses  tragédies  :  je  suis  fâché  qu'on 
trouve  dans  beaucoup  de  scènes ,  qui  sont  faites 
pour  inspirer  la  terreur  et  la  pitié,  des  person- 
nages qui ,  par  le  contraste  de  leurs  discours  avec 
les  intérêts  des  malheureux ,  rendent  ces  mêmes 
scènes  ridicules  et  en  détruisent  tout  le  pathé- 
tique. Je  ne  puis  m'empêcher  encore  de  trouver 
ses  meilleurs  opéras  trop  vides  de  choses,  trop 
négligés  dans  les  détails,  trop  fades  même  dans 
bien  des  endroits.  Enfin  je  pense  qu'on  a  dit  de 
lui  avec  vérité  qu'il  n'avait  fait  qu'effleurer  d'ordi- 
naire les  passions.  Il  me  paraît  que  LuUi  a  donné 
à  sa  musique  un  caractère  supérieur  à  la  poésie 
de  Quinault.  LuUi  s'est  élevé  souvent  jusqu'au 
sublime  par  la  grandeur  et  par  le  pathétique  de 
ses  expressions  ;  et  Quinault  n'a  d'autre  mérite 


'  Incorrect.  Reconnaître  qu'on  s'est  trompe  en  regardant 
comme  un  défaut  ce  qui  n'en  est  pas  un ,  ce  n'est  pas  se  dé- 
tromper dos  défauLs  M. 


RÉFLEXIONS  CRITIQUES. 


lOî) 


à  cet  égard  que  celui  d'avoir  fourni  les  situations 
et  les  canevas  auxquels  le  musicien  a  fait  rece- 
voir la  profonde  empreinte  de  son  génie.  Ce  sont 
sans  doute  les  défauts  de  ce  poëte  et  la  faiblesse 
de  SCS  premiers  ouvrages  qui  ont  fermé  les  yeux 
de  Despréaux  sur  son  mérite  ;  mais  Despréaux 
peut  être  excusable  de  n'avoir  pas  cru  que  l'o- 
péra ,  théâtre  plein  d'irrégularités  et  de  licences, 
çût  atteint,  en  naissant,  sa  perfection.  Ne  pen- 
serions-nous pas  encore  qu'il  manque  quelque 
chose  à  ce  spectacle,  si  les  efforts  inutiles  de  tant 
d'auteurs  renommés  ne  nous  avaient  fait  supposer 
que  le  défaut  de  ces  poëmes  était  peut-être  un 
vice  irréparable?  Cependant  je  conçois  sans  peine 
qu'on  ait  fait  à  Despréaux  un  grand  reproche  de 
sa  sévérité  trop  opiniâtre'.  Avec  des  talents  si 
aimables  que  ceux  de  Quinault,  et  la  gloire  qu'il 
a  d'être  l'inventeur  de  son  genre,  on  ne  saurait 
être  surpris  qu'il  ait  des  partisans  très-passionnés, 
qui  pensent  qu'on  doit  respecter  ses  défauts 
mêmes.  Mais  cette  excessive  indulgence  de  ses 
admirateurs  me  fait  comprendre  encore  l'extrême 
rigueur  de  ses  critiques.  Je  vois  qu'il  n'est  point 
dans  le  caractère  des  hommes  déjuger  du  mérite 
d'un  autre  homme  par  l'ensemble  de  ses  qualités  : 
on  envisage  sous  divers  aspects  le  génie  d'un  au- 
teur illustre  ;  on  le  méprise  ou  l'admire  avec  une 
égale  apparence  de  raison ,  selon  les  choses  que 
l'on  considère  en  ses  ouvrages.  Les  beautés  que 
Quinault  a  imaginées  demandent  grâce  pour  ses 
défauts;  mais  j'avoue  que  je  Toudrais  bien  qu'on 
se  dispensât  de  copier  jusqu'à  ses  fautes.  Je  suis 
fâché  qu'on  désespère  de  mettre  plus  de  passion, 
plus  de  conduite ,  plus  de  raison  et  plus  de  force 
dans  nos  opéras,  que  leur  inventeur  n'y  en  a  mis. 
J'aimerais  qu'on  en  retranchât  le  nombre  exces- 
sif de  refrains  qui  s'y  rencontrent ,  qu'on  ne  re- 
froidit pas  les  tragédies  par  des  puérilités,  et 
qu'on  ne  fît  pas  des  paroles  pour  le  musicien , 
entièrement  vides  de  sens.  Les  divers  morceaux 
qu'on  admire  dans  Quinault  prouvent  qu'il  y  a 
peu  de  beautés  incompatibles  avec  la  musique, 
et  que  c'est  la  faiblesse  des  poètes  ou  celle  du 
genre  qui  fait  languir  tant  d'opéras,  faits  à  la 
hâte  et  aus>i  mal  écrits  qu'ils  sont  frivoles. 


'  Boileau  a  cependant  dit  lui-même,  dans  la  préface  de  la 
dernière  édilio  i  de  ses  Œuvres ,  que ,  dons  le  lemps  ou  il  écri- 
vit contre  Quinault ,  tous  deux  étaient  I ?Yt  Jeunes ,  et  Quinault 
n'avait  pas  fal  alors  beaucoup  d'ouvrages  qui  lui  ont  accjuis 
dans  la  suite  it ne  juste  réputation.  Ce  ncv.l  les  expressions 
dont  il  se  sert  f'. 


IX. 


SUR  QUELQUES  OUVRAGES  DE  VOLTAIRE  ^ 

Après  avoir  parlé  de  Rousseau  et  des  plus 
grands  poètes  du  siècle  passé ,  je  crois  que  ce 
peut  être  ici  la  place  de  dire  quelque  chose  des 
ouvrages  d'un  homme  qui  honore  notre  siècle, 
et  qui  n'est  ni  moins  grand  ni  moins  célèbre 
que  tous  ceux  qui  l'ont  précédé,  quoique  sa 
gloire,  plus  près  de  nos  yeux,  soit  plus  exposée 
à  l'envie. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  faire  une  critique 
raisonnée  de  tous  ses  écrits ,  qui  passent  de  bien 
loin  mes  connaissances  et  la  faible  étendue  de 
mes  lumières  ;  ce  soin  me  convient  d'autant  moins, 
qu'une  infinité  d'hommes  plus  instruits  que  moi 
ont  déjà  fixé  les  idées  qu'on  doit  en  avoir.  Ainsi 
je  ne  parlerai  pas  de  la  Henriade,  qui,  malgré 
les  défauts  qu'on  lui  impute  et  ceux  qui  y  sont 
en  effet ,  passe  néanmoins ,  sans  contestation , 
pour  le  plus  grand  ouvrage  de  ce  siècle ,  et  le 
seul  poëme ,  en  ce  genre ,  de  notre  nation. 

Je  dirai  peu  de  chose  encore  de  ses  tragédies  : 
comme  il  n'y  en  a  aucune  qu'on  ne  joue  au  moins 
une  fois  chaque  année ,  tous  ceux  qui  ont  quel- 
que étincelle  de  bon  goût  peuvent  y  remarquer 
d'eux-mêmes  le  caractère  original  de  l'auteur, 
les  grandes  pensées  qui  y  régnent,  les  morceaux 
éclatants  de  poésie  qui  les  embellissent ,  la  ma- 
nière forte  dont  les  passions  y  sont  ordinaire- 
ment traitées,  et  les  traits  hardis  et  sublimes 
dont  elles  sont  pleines. 

Je  ne  m'arrêterai  donc  pas  à  faire  remarquer 
dans  Mahomet  cette  expression  grande  et  tra- 
gique du  genre  terrible,  quon  croyait  épuisée 
par  lauteur  d'Électre\  Je  ne  parlerai  pas  de  la 
tendresse  répandue  dans  Zaïre,  ni  du  caractère 
théâtral  des  passions  violentes  d'Hérode  ' ,  ni  de 
la  singulière  et  noble  nouveauté  d'AlzirCy  ni  des 
éloquentes  harangues  qu'on  voit  dans  la  Morl 
de  César,  ni  enfin  de  tant  d'autres  pièces ,  tou- 
tes différentes ,  qui  font  admirer  le  génie  et  la 
fécondité  de  leur  auteur. 

Mais  parce  que  la  tragédie  de  Mérope  me  pa- 
raît encore  mieux  écrite,  plus  touchante  et  plus 


'  Cel  .irliclc  a  été  imprimé  poiir  la  première  fois  dans  !'«■- 
difion  de  iHon.  Il  est  tiré  des  manuscrits  de  l'auteur,  mort  pins 
de  trente  ans  avant  Voltaire.  F. 

''  Il  faut  bien  se  garder  de  confondre  celt(^  tragédie  avec  17' 
Icctre  de  Crébillon;  il  s'agit  de  Vhlntrr  de  Voltaire,  inipri 
mée  sous  le  nom  iVOrcstr.  \\. 

"■  Dans  la  tragédie  de  Marin mnc.  H. 


500 


VAlJVKNAHCiUES. 


naturelle  que  les  autres ,  je  n'hésiterai  pas  à  lui 
donner  la  préférence.  J'admire  les  grands  carac- 
tèi-es  qui  y  sont  décrits ,  le  vrai  qui  règne  dans 
les  sentiments  et  les  expressions,  la  simplicité 
iiublime et  tout  à  fait  nouvelle  sur  notre  théâtre, 
du  rôle  d'Égisthe  ;  la  tendresse  impétueuse  de 
Mérope,  ses  discours  coupés ,  véhéments ,  et  tan- 
tôt remplis  de  violence ,  tantôt  de  hauteur.  Je 
ne  suis  pas  assez  tranquille  à  une  pièce  qui  pro- 
duit de  si  grands  mouvements ,  pour  examiner 
si  les  règles  et  les  vraisemblances  sévères  n'y 
sont  pas  blessées.  La  pièce  me  serre  le  cœur  dès 
le  commencement,  et  me  mène  jusqu'à  la  catas- 
trophe ,  sans  me  laisser  la  liberté  de  respirer. 

S'il  y  a  donc  quelqu'un  qui  prétende  que  la 
conduite  de  l'ouvrage  est  peu  régulière ,  et  qui 
ï)ense  qu'en  gé  éral  M.  de  Voltaire  n'est  pas 
l\eureux  dans  la  fiction  ou  dans  le  tissu  de  ses 
pièces  ;  sans  t  ntrer  dans  cette  question ,  trop  lon- 
gue à  discuter,  je  me  contenterai  de  lui  répon- 
tlre  que  ce  même  défaut  dont  on  accuse  M.  de 
Voltaire  a  été  reproché  très-justement  à  plusieui-s 
pièces  excellentes ,  sans  leur  faire  tort.  Les  dé- 
noûments  de  Molière  sont  peu  estimés ,  et  le  Mi- 
santhropey  qui  est  le  chef-d'œuvre  de  la  comé- 
die ,  est  une  comédie  sans  action.  Mais  c'est  le 
privilège  des  hommes  comme  Molière  et  M.  de 
Voltaire ,  d'être  admirables  malgré  leurs  défauts , 
et  souvent  dans  leurs  défauts  mêmes. 

La  manière  dont  quelques  personnes,  d'ail- 
leurs éclairées ,  parlent  aujourd'hui  de  la  poésie, 
me  surprend  beaucoup.  Ce  n'est  pas,  disent-ils, 
la  beauté  des  vers  et  des  images  qui  caractérise 
l«  poète ,  ce  sont  les  pensées  maies  et  hardies  ; 
ce  n'est  pas  l'expression  du  sentiment  et  de  l'har- 
monie, c'est  l'invention.  Par  là  on  prouverait 
que  Bossuet  et  Newton  ont  été  les  plus  grands 
poètes  de  leur  siècle;  car  assurément  l'inven- 
tion, la  hardiesse  et  les  pensées  mâles  ne  leur 
manquaient  point. 

Reprenons  Mérope.  Ce  que  j'admire  encore 
dans  cette  tragédie ,  c'est  que  les  personnages  y 
disent  toujours  ce  qu'ils  doivent  dire,  et  sont 
grands  sans  affectation.  Il  faut  lire  la  seconde 
scène  du  second  acte  pour  comprendre  ce  que 
je  dis.  Qu'on  me  permette  d'en  citer  la  fin,  quoi- 
qu'on pût  trouver  dans  la  même  pièce  de  plus 
beaux  endroit^. 

ÉGISTHE. 

Un  vain  désir  de  gloire  a  séduit  mes  esprits. 
On  me  parlait  souvent  des  troubles  de  Messène, 
Des  malheurs  dont  le  ciel  avait  frappé  la  reine , 
Surtout  de  ses  vertus  ,  dignes  d'un  autre  priv  ; 
Je  me  sentais  ému  par  ces  tristes  récits. 


De  rfllide  en  secret  dédaignant  ia  inuliesM , 

l'ni  voulu  dans  la  guerre  exercer  ma  JeunesMs, 

Servir  sous  vos  drapeaux ,  et  vous  offrir  mon  bras  : 

Voilà  le  seul  dessein  qui  conduisit  mes  pas. 

Ce  faux  instinct  de  gloire  égara  mon  courage; 

A  mes  parents,  flétris  par  les  rides  de  Tâge, 

J'ai  de  mes  jeunes  ans  dérol)é  les  secours  : 

C'est  ma  première  faute,  elle  a  troublé  mes  jours. 

Lr  ciel  m'en  a  puni  ;  le  ciel  inexorable 

M'a  conduit  dans  le  piège,  et  m'a  rendu  coupable. 


Il  ne  l'est  point,  J'en  crois  son  ingénuité; 
Le  mensonge  n'a  point  cette  simplicité. 
Tendons  à  sa  jeunesse  une  main  bienfaisante  ; 
C'est  un  infortuné  que  le  ciel  me  présente  : 
Il  suffit  qu'il  soit  homme  et  qu'il  soit  malheurefox. 
Mon  lils  peut  éprouver  un  sort  plus  rigoureux. 
Il  me  rappelle  Égisthe;  Égisthe  est  de  scm  âge  : 
Peut-être  comme  lui,  de  rivage  en  rivage. 
Inconnu,  fugitif,  et  partout  rebuté. 
Il  souffre  le  mépris  qui  suit  la  pauvreté. 
L'opprobre  avilit  l'âme  etjlé.trit  le  courage. 

Mérope ,  acte  II ,  scène  1 

Cette  dernière  réflexion  de  Mérope  est  bien 
naturelle  et  bien  sublime.  Une  mère  aurait  pu 
être  touchée  de  toute  autre  crainte  dans  une  telle 
calamité  :  et  néanmoins  Mérope  paraît  pénétrée 
de  ce  sentiment.  Voilà  comme  les  sentences  sont 
grandes  dans  la  tragédie ,  et  comme  il  faudrait 
toujours  les  y  placer. 

C'est ,  je  crois ,  cette  sorte  de  grandeur  qui  est 
propre  à  Racine ,  et  que  tant  de  poètes  après  lui 
ont  négligée ,  ou  parce  qu'ils  ne  la  connaissaient 
pas,  ou  parce  qu'il  leur  a  été  bien  plus  facile 
de  dire  des  choses  guindées,  et  d'exagérer  la  na- 
ture. Aujourd'hui  on  croit  avoir  fait  un  carac- 
tère lorsqu'on  a  mis  dans  la  bouche  d'un  per- 
sonnage ce  qu'on  veut  faire  penser  de  lui,  et  qui 
est  précisément  ce  qu'il  doit  taire.  Une  mère  af- 
fligée dit  qu'elle  est  affligée ,  et  un  héros  dit  qu'il 
est  un  héros.  Il  faudrait  que  les  personnages 
fissent  penser  tout  cela  d'eux ,  et  que  rarement 
ils  le  dissent;  mais,  tout  au  contraire,  ils  le  di- 
sent ,  et  le  font  rarement  penser.  Le  grand  Cor- 
neille n'a  pas  été  exempt  de  ce  défaut ,  et  cela  a 
gâté  tous  ses  caractères.  Car  enfin  ce  qui  forme 
un  caractère,  ce  n'est  pas,  je  crois,  quelques 
traits,  ou  hardis,  ou  forts,  ou  sublimes,  c'est 
l'ensemble  de  tous  les  traits  et  des  moindres  dis- 
cours d'un  personnage.  Si  on  fait  parler  un  hé- 
ros ,  qui  mêle  partout  de  l'ostentation ,  de  la  va- 
nité, et  des  choses  basses  à  de  grandes  choses, 
j'admire  ces  traits  de  grandeur  qui  appartien- 
nent au  poète ,  mais  je  sens  du  mépris  pour  son 
héros ,  dont  le  caractère  est  manqué.  L'éloquent 
Racine ,  qu'on  accuse  de  stérilité  dans  ses  carac- 
tères ,  est  le  seul  de  son  temps  qui  ait  fait  des 
caractères  ;  et  ceux  qui  admirent  la  variété  du 


REFLEXIOJNS  CRITIQUES. 


►01 


grand  Corneille  sont  bien  indulgents  de  lui  par- 
donner l'invariable  ostentation  de  ses  personna- 
ges ,  et  le  caractère  toujours  dur  des  vertus  qu'il 
a  su  décrire. 

C'est  pourquoi  quand  M.  de  Voltaire  a  criti- 
qué '  les  caractères  d'Hippolyte ,  Bajazet ,  Xi- 
pharès,  Britannicus,  il  n'a  pas  prétendu,  je 
crois ,  diminuer  l'estime  de  ceux  d'Athalie ,  Joad , 
Acomat,  Agrippine,  Néron,  Burrhus,  Mithri- 
date ,  etc.  Mais  puisque  cela  me  conduit  à  parler 
du  Temple  du  Goût,  je  suis  bien  aise  d'avoir  oc- 
casion de  dire  que  j'en  estime  grandement  les 
décisions.  J'excepte  ces  mots  :  Bossuety  le  seul 
éloquent  entre  tant  d'écrivains  qui  ne  sont  qu'é- 
légants ':  car  je  ne  crois  pas  que  M.  de  Voltaire 
lui-même  voulût  sérieusement  réduire  à  ce  petit 
mérite  d'élégance  les  ouvrages  de  M.  Pascal, 
l'homme  de  la  terre  qui  savait  mettre  la  vérité 
dans  un  plus  beau  jour  et  raisonner  avec  plus  de 
force.  Je  prends  la  liberté  de  défendre  encore 
contre  son  autorité  le  vertueux  auteur  de  Télé- 
maque,  homme  né  véritablement  pour  enseigner 
aux  rois  l'humanité ,  dont  les  paroles  tendres  et 
persuasives  pénètrent  le  cœur ,  et  qui ,  par  la  no- 
blesse et  par  la  vérité  de  ses  peintures ,  par  les 
grâces  touchantes  de  son  style ,  se  fait  aisément 
pardonner  d'avoir  employé  trop  souvent  les  lieux 
communs  de  la  poésie  et  un  peu  de  déclamation. 

Mais  quoi  qu'il  puisse  être  de  cette  trop  grande 
partialité  de  M.  de  Voltaire  pour  Bossuet ,  que 
je  respecte  d'ailleurs  plus  que  personne ,  je  dé- 
clare que  tout  le  reste  du  Temple  du  Goût  m'a 
frappé  par  la  vérité  des  jugements ,  par  la  viva- 
cité ,  la  variété  et  le  tour  aimable  du  style  ;  et  je 
ne  puis  comprendre  que  l'on  juge  si  sévèrement 


'  Dans  son  Temple  du  Goût,  Voltaire,  après  avoir  parlé  de 
Pierre  Corneille,  s'exprime  ainsi  sur  Racine  : 

Plus  pur,  plus  élégant,  plus  tendre, 
Et  parlant  au  cœur  de  plus  près, 
Nous  attachant  sans  nous  surprendre , 
Et  ne  se  démentant  jamais , 
Racine  observe  les  portraits 
De  Bajazet,  de  Xipharès, 
De  Britannicus ,  d'Hippolyte. 
A  peine  il  distingue  leurs  traits  ; 
Ils  ont  tous  le  même  mérite  : 
Tendres ,  galants ,  doux  et  discrets  ; 
Et  l'Amour,  qui  marche  h  leur  suite, 
Les  croit  des  courtisans  français. 

'■  Dans  l'édition  faite  sous  les  yeux  de  Voltaire ,  à  (ienèv*; , 
en  1768,  et  dans  les  réimpressions  faites  depuis  sa  mort,  celle 
phrase  ne  se  trouve  point;  et  le  Temple  du  Goût  s'exprime 
ainsi  sur  l'évêque  de  Meaux  :  Véloquent  Bossuet  voulait  bien 
rayer  quelques  familiarités  échappées  à  son  génie  vaste ,  im- 
pétueux et  facile ,  lesquelles  déparent  un  peu  la.  sublimité  de 
ses  oraisons  funèbres;  et  il  ««t  k  remarquer  qu'il  ne  garantit 
point  ce  qu'il  a  dit  de  In  prétendue  sagesse  des  anciens  Égvp- 
Uen.s.  F. 


d'un  ouvrage  si  peu  sérieux ,  et  qui  est  un  mo- 
dèle d'agréments. 

Dans  un  genre  assez  différent ,  VÉpitre  aux 
mânes  de  Génonville  et  celle  sur  la  mort  de 
mademoiselle  Lecouvreur  m'ont  paru  deux 
morceaux  remplis  de  charmes,  et  où  la  douleur, 
l'amitié,  l'éloquence  et  la  poésie  parlaient  avec 
la  grâce  la  plus  ingénue  et  la  simplicité  la  plus 
touchante.  J'estime  plus  deux  petites  pièces  fai- 
tes de  génie,  comme  celles-ci,  et  qui  ne  respi- 
rent que  la  passion,  que  beaucoup  d'assez  longs 
poèmes. 

Je  finirai  sur  les  ouvrages  de  M.  de  Voltaire^ 
en  disant  quelque  chose  de  sa  prose.  11  n'y  a  guère 
de  mérite  essentiel  qu'on  ne  puisse  trouver  dans 
ses  écrits.  Si  l'on  est  bien  aise  de  voir  toute  la 
politesse  de  notre  siècle ,  avec  un  grand  art  pour 
faire  sentir  la  vérité  dans  les  choses  de  goiit ,  on 
n'a  qu'à  lire  la  préface  à' Œdipe,  écrite  contre 
M.  de  la  Motte  avec  une  délicatesse  inimitable. 
Si  on  cherche  du  sentiment ,  de  l'harmonie  jointe 
à  une  noblesse  singulière,  on  peut  jeter  les  yeux 
sur  la  préface  ôHAlzire,  et  sur  VÉpitre  à  ma- 
dame la  marquise  du  Châtelet.  Si  on  souhaite 
une  littérature  universelle ,  un  goût  étendu  qui 
embrasse  le  caractère  de  plusieurs  nations,  et 
qui  peigne  les  manières  difféi-entes  des  plus 
grands  poètes,  on  trouvera  cela  dans  les  Bé- 
flexions  sur  les  poètes  épiques j  et  les  divers 
morceaux  traduits  par  M.  de  Voltaire  des  poètes 
anglais,  d'une  manière  qui  passe  peut-être  les 
originaux.  Je  ne  parle  pas  de  V Histoire  de  Char- 
les XII,  qui ,  par  la  faiblesse  des  critiques  que 
l'on  en  a  faites ,  a  dû  acquérir  une  autorité  in- 
contestable, et  qui  me  paraît  être  écrite  avec 
une  force ,  une  précision  et  des  images  dignes 
d'un  tel  peintre.  Mais  quand  on  n'aurait  vu  de 
M.  de  Voltaire  que  son  Essai  sur  le  siècle  de 
Louis  XIV  et  ses  Réflexions  sur  r histoire ,  ce 
serait  déjà  trop  *  pour  reconnaître  en  lui ,  non- 
seulement  un  écrivain  du  premier  ordre ,  mais 
encore  un  génie  sublime  qui  voit  tout  en  grand , 
une  vaste  imagination  qui  rapproche  de  loin  les 
choses  humaines ,  enfin  un  esprit  supérieur  aux 
préjugés ,  et  qui  joint  à  la  politesse  et  à  l'esprit 
philosophique  de  son  siècle ,  la  connaissance  des 
siècles  passés ,  de  leurs  mœurs ,  de  leur  politique , 
de  leurs  religions,  et  de  toute  l'économie  du 
genre  humain. 

Si  pourtant  il  se  trouve  encore  des  gens  pré- 
venus, qui  s'attachent  à  relever  ou  les  erreurs 

'  /■/•()/>  emporte  toujours  ridée  d'r.nry,  ««l  l'auteur  n«  veut 
rxpi  iincr  i('i  que  surahondanre.  S. 


502 


VAUVENARGUES. 


ou  les  défauts  de  ses  ouvrages ,  et  qui  deman- 
dent à  un  homme  si  universel  la  même  correc- 
tion et  la  même  justesse  de  ceux  '  qui  se  sont 
renfermés  dans  un  seul  genre,  et  souvent  dans 
un  genre  assez  petit ,  que  peut-on  répondre  à  des 
critiques  si  peu  raisonnables?  J'espère  que  le  pe- 
tit nombre  des  juges  désintéressés  me  saura  du 
moins  quelque  gré  d'avoir  osé  dire  les  choses  que 
j'ai  dites,  parce  que  je  les  ai  pensées,  et  que  la 
vérité  m'a  été  chère. 

C'est  le  témoignage  que  l'amour  des  lettres 
m'oblige  de  rendre  à  un  homme  qui  n'est  ni  en 
place,  ni  puissant,  ni  favorisé,  et  auquel  je  ne 
dois  que  la  justice  que  tous  les  hommes  lui  doi- 
vent conune  moi ,  et  que  l'ignorance  ou  l'envie 
s'efforcent  inutilement  de  lui  ravir. 


LES  ORATEURS 


Qui  n'admire  la  majesté ,  la  pompe ,  la  magni- 
ficence ,  l'enthousiasme  de  Bossuet ,  et  la  vaste 
étendue  de  ce  génie  impétueux ,  fécond ,  subli- 
me? Qui  conçoit,  sans  étonnement,  la  profon- 
deur incroyable  de  Pascal,  son  raisonnement 
invincible ,  sa  mémoire  surnaturelle ,  sa  connais- 
sance universelle  et  prématurée?  Le  premier 
élève  l'esprit  ;  l'autre  le  confond  et  le  trouble. 
J^un  éclate  comme  un  tonnerre  dans  un  tour- 
billon orageux ,  et  par  ses  soudaines  hardiesses 
échappe  aux  génies  trop  timides  :  l'autre  presse , 
étonne ,  illumine ,  fait  sentir  despotiquement  l'as- 
cendant de  la  vérité  ;  et  comme  si  c'était  un  être 
d'une  autre  nature  que  nous ,  sa  vive  intelligence 
explique  toutes  les  conditions ,  toutes  les  affec- 
tions et  toutes  les  pensées  des  hommes ,  et  paraît 
toujours  supérieure  à  leurs  conceptions  incertai- 
nes. Génie  simple  et  puissant ,  il  assemble  des 
choses  qu'on  croyait  être  incompatibles ,  la  véhé- 
mence ,  l'enthousiasme,  la  naïveté,  avec  les  pro- 
fondeurs les  plus  cachées  de  l'art;  mais  d'un  art 
qui ,  bien  loin  de  gêner  la  nature ,  n'est  lui-même 
qu'une  natiu-e  plus  parfaite ,  et  l'original  des  pré- 
ceptes. Que  dirai-je  encore  ?  Bossuet  fait  voir  plus 
de  fécondité ,  et  Pascal  a  plus  d'invention  ;  Bos- 
suet est  plus  impétueux ,  et  Pascal  plus  transcen- 
dant :  Tun  excite  l'admiration  par  de  plus  fré- 
quentes saillies  ;  l'autre ,  toujoui-s  plein  et  solide, 

'  Il  faut  qun  ceux,  ou  h  <:oncdion ,  lajH^(essc  de  ceux.  S. 


répuise  par  un  caractère  plus  concis  et  plus 
soutenu. 

Mais  toi  '  qui  les  a  surpassés  en  aménités  et 
en  grâces,  ombre  illustre,  aimable  génie;  toi 
qui  fis  régner  la  vertu  par  l'onction  et  par  la 
douceur,  pourrais -je  oublier  la  noblesse  et  le 
charme  de  ta  parole,  lorsqu'il  est  question  d'élo- 
quence? Né  pour  cultiver  la  sagesse  et  l'huma- 
nité dans  les  rois ,  ta  voix  ingénue  fit  retentir  au 
pied  du  trône  les  calamités  du  genre  humain 
foulé  par  les  tyrans ,  et  défendit  contre  les  arti- 
fices de  la  flatterie  la  cause  abandonnée  des  peu- 
ples. Quelle  bonté  de  cœur,  quelle  sincérité  se 
remarque  dans  tes  écrits  !  Quel  éclat  de  paroles 
et  d'images  !  Qui  sema  jamais  tant  de  fleurs  dans 
un  style  si  naturel ,  si  mélodieux  et  si  tendre  ? 
Qui  orna  jamais  la  raison  d'une  si  touchante  pa- 
rure ?  Ah  !  que  de  trésors ,  d'abondance ,  dans  ta 
riche  simplicité  ! 

0  noms  consacrés  par  l'amour  et  par  les  res- 
pects de  tous  ceux  qui  chérissent  l'honneur  des 
lettres I  Restaurateurs  des  arts,  pères  de  l'élo- 
quence ,  lumières  de  l'esprit  humain ,  que  n'ai- 
je  un  rayon  du  génie  qui  échauffa  vos  profonds 
discours ,  pour  vous  expliquer  dignement  et  mar- 
quer tous  les  traits  qui  vous  ont  été  propres  ! 

Si  l'on  pouvait  mêler  des  talents  si  divers, 
peut-être  qu'on  voudrait  penser  comme  Pascal, 
écrire  comme  Bossuet ,  parler  comme  Fénélon. 
Mais  parce  que  la  différence  de  leur  style  venait 
de  la  différence  de  leurs  pensées  et  de  leur  ma- 
nière de  sentir  les  choses ,  ils  perdraient  beau- 
coup tous  les  trois,  si  l'on  voulait  rendre  les 
pensées  de  l'un  par  les  expressions  de  l'autre.  On 
ne  souhaite  point  cela  en  les  lisant  ;  car  chacun 
d'eux  s'exprime  dans  les  termes  les  plus  assor* 
tis  au  caractère  de  ses  sentiments  et  de  ses  idées  : 
ce  qui  est  la  véritable  marque  du  génie.  Ceux 
qui  n'ont  que  de  l'esprit  empruntent  nécessaire- 
ment toute  sorte  de  tours  et  d'expressions  :  ils 
n'ont  pas  un  caractère  distinctif. 

SUR  LA  BRUYÈRE. 

Il  n'y  a  presque  point  de  tour  dans  l'élo- 
quence qu'on  ne  trouve  dans  la  Bruyère;  et  si 
on  y  désire  quelque  chose,  ce  ne  sont  pas  certai- 
nement les  expressions ,  qui  sont  d'une  force  in- 
finie et  toujours  les  plus  propres  et  les  plus  pré- 
cises qu'on  puisse  employer.  Peu  de  gens  l'ont 
compté  parmi  les  orateurs ,  parce  qu'il  n'y  a  pas 

-  Fénélon. 


CÂKÀCTERES. 


50;i 


une  suite  sensible  dans  ses  Caractères.  Nous 
faisons  trop  peu  d'attention  à  la  perfection  de 
ses  fragments ,  qui  contiennent  souvent  plus  de 
matière  que  de  longs  discours ,  plus  de  propor- 
tion et  plus  d'art.  i 

On  remarque  dans  tout  son  ouvrage  un  es-  | 
prit  juste ,  élevé ,  nerveux,  pathétique ,  également  , 
capable  de  réflexion  et  de  sentiment ,  et  doué  i 
avec  avantage  de  cette  invention  qui  distin-  ; 
gue  la  main  des  maîtres  et  qui  caractérise  le 
génie. 

Personne  n'a  peint  les  détails  avec  plus  de 
feu ,  plus  de  force,  plus  d'imagination  dans  l'ex- 
pression, qu'on  n'en  voit  dans  ses  Caractères. 
11  est  vrai  qu'on  n'y  trouve  pas  aussi  souvent 
que  dans  les  écrits  de  Bossuet  et  de  Pascal ,  de 
ces  traits  qui  caractérisent  une  passion  ou  les 
vices  d'un  particulier,  mais  le  genre  humain. 
Ses  portraits  les  plus  élevés  ne  sont  jamais  aussi 
grands  que  ceux  de  Fénélon  et  de  Bossuet  :  ce 
qui  vient  en  grande  partie  de  la  différence 
des  genres  qu'il  a  traités.  La  Bruyère  a  cru ,  ce 
me  semble,  qu'on  ne  pouvait  peindre  les  hom- 
mes assez  petits;  et  il  s'est  bien  plus  attaché  à 
relever  liurs  ridicules  que  leur  force.  Je  crois 
qu'il  est  permis  de  présumer  qu'il  n'avait  ni  l'é- 
lévation, ni  la  sagacité,  ni  la  profondeur  de 
quelques  esprits  du  premier  ordre  ;  mais  on  ne 
lui  peut  disputer  sans  injustice  une  forte  ima- 
gination, un  caractère  véritablement  original, 
et  un  génie  créateur'. 

I  Dans  la  première  édition ,  on  lisait ,  au  lieu  du  dernier 
paragraphe,  le  passage  suivant  : 

«  II  est  étonnant  qu'on  sente  quelquefois  dans  un  si  beau 
génie,  et  qui  s'est  élevé  jusqu'au  sublime,  les  bornes  de  l'es- 
prit humain  :  cela  prouve  qu'il  est  possible  qu'un  auteur  su- 
blime ait  moins  de  profondeur  et  de  sagacité  que  des  hommes 
moins  pathétiques.  Peut-être  que  le  cardinal  de  Richelieu  était 
supérieur  à  Milton. 

«  Mais  les  écrivains  pathétiques  nous  émeuvent  plus  forte- 
ment-, et  cette  puissance  qu'ils  ont  sur  notre  âme,  la  dispose 
à  nous  accorder  plus  de  lumières.  Nous  jugeons  toujours  d'un 
auteur  par  le  caractère  de  ses  sentiments.  Si  on  compare  la 
Bruyère  à  Fénélon,  la  vertu  toujours  tendre  et  naturelle  du 
dernier,  et  l'amour-propre  qui  se  montre  quelquefois  dans 
l'autre ,  le  sentiment  nous  porte  malgré  nous  à  croire  que  celui 
qui  fait  paraître  l'àme  la  plus  grande  a  l'esprit  le  plus  éclairé  ; 
et  toutefois  il  serait  difiicile  de  justifier  cette  préférence.  Féné- 
lon a  plus  de  facilité  et  d'abondance;  l'auteur  des  Caractères, 
plus  de  précision  et  plus  de  force  :  le  premier,  d'une  imagi- 
nation plus  riante  et  plus  féconde;  le  second,  d'un  génie  plus 
véhément  :  l'un  sachant  rendre  les  grandes  choses  familières 
et  sensibles  sans  les  abaisser;  l'autre  sachant  ennoblir  les  plus 
petites  sans  les  déguiser  :  celui-là  plus  humain  ;  celui-ci  plus 
austère  :  l'un  plus  tendre  pour  la  vertu  ;  l'autre  plus  impla- 
cable au  vice  :  l'un  et  l'autre  moins  pénétrants  et  moins  pro- 
fonds que  les  hommes  que  j'ai  nommés ,  mais  inimitables  dans 
la  clarté  et  dans  la  netteté  dé  leurs  idées;  enfin  originaux  , 
créateurs  dans  leur  genre,  et  modèles  (rès-arcomplis.  >. 


CARACTERES. 


I. 


Oronte,  ou  le  vieux  fou. 

Oronte ,  vieux  et  flétri ,  dit  que  les  gens  vieux 
sont  tristes ,  et  que  pour  lui  il  n'aime  que  les 
jeunes  gens.  C'est  pour  cela  qu'il  s'est  logé  dans 
une  auberge ,  où  il  a ,  dit-il ,  le  plaisir  de  ceux 
qui  voyagent,  sans  leurs  peines ,  parce  qu'il  voit 
tous  les  jours  à  souper  de  nouveaux  visages.  On 
le  voit  quelquefois  au  jeu  de  paume ,  avec  de 
jeunes  gens  qui  sortent  du  bal ,  et  il  va  déjeuner 
avec  eux  ;  il  les  cultive  avec  le  même  soin  que 
s'il  avait  envie  de  leur  plaire.  Mais  on  peut  lui 
rendre  justice  :  ce  n'est  pas  la  jeunesse  qu'il 
aime ,  c'est  la  folie.  Il  a  un  fils  qui  a  vingt  ans, 
et  qui  est  déjà  estimé  dans  le  monde  ;  mais  ce 
jeune  homme  est  appliqué,  et  passe  une  grande 
partie  de  la  nuit  à  lire.  Oronte  a  brûlé  plusieurs 
fois  les  livres  de  son  fils,  et  n'a  fait  grâce  qu'à 
des  vers  obscènes ,  qui  d'ailleurs  sont  assez  mai. 
vais.  Ce  jeune  homme  en  rachète  toujours  dt. 
nouveaux,  et  trompe  les  soins  de  son  père. 
Oronte  a  voulu  lui  donner  une  fille  de  l'Opéra , 
que  lui-même  a  eue  autrefois,  et  n'a  rien  né- 
gligé ,  dit-il ,  pour  son  éducation  ;  mais  ce  petit 
drôle  est  entêté ,  ajoute-t-il ,  et  a  l'esprit  gâté 
et  plein  de  chimères. 

II. 

Thersite. 

Thersite  '  est  l'officier  de  l'armée  que  l'on 
voit  le  plus.  C'est  lui  qu'on  rencontre  toujours 
à  la  suite  du  général ,  monté  sur  un  petit  cheval 
qui  boite ,  avec  un  harnais  de  velours  en  brode- 
rie, et  un  coureur  qui  marche  devant  lui.  S'il  y 
a  ordre  à  l'armée  de  partir  la  nuit  pour  cacher 
une  marche  à  l'ennemi ,  Thersite  ne  se  couche 
point  comme  les  autres ,  quoiqu'il  y  ait  du  temps  ; 
mais  il  se  fait  mettre  des  papillotes,  et  fait  pou- 
drer ses  cheveux  en  attendant  qu'on  batte  la  gé- 
nérale. Il  accompagne  exactement  l'officier  de 

'  Thersites ,  que  nous  appelons  Thersite ,  nousejsl  représenté 
par  Homère,  dans  son  Iliade,  comme  le  plus  laid,  le  plus 
lâcher  et  le  plus  insolent  des  capitaines  grecs  <|ui  se  trouvèrent 
au  siège  de  Troie.  C'est  par  celte  raison  (|ue  ce  non»  est  onli- 
nairement  donné  à  ceux  à  qui  l'on  croU  pouvoir  reprocher  lea 
mêmes  défauts.  V. 


504 


VAUVEJN  ARGUES. 


jour,  et  visite  avec  lui  les  postes  de  l'armée.  Il 
donne  des  projets  au  général,  et  fait  un  journal 
raisonné  de  toutes  les  opérations  de  la  campa- 
gne. On  ne  fait  guère  de  détachement  où  il  ne  se 
trouve;  et  comme  il  est  le  premier  de  son  régi- 
ment à  marcher,  et  qu'on  le  cherche  partout, 
on  apprend  qu'il  est  volontaire  à  un  fourrage 
qui  se  fait  sur  les  derrières  du  camp;  et  un  au- 
tre marche  à  sa  place.  Ses  camarades  ne  l'esti- 
ment point;  mais  il  ne  vit  pas  avec  eux,  il  les 
évite;  et  si  quelque  officier  général  lui  demande 
le  nom  d'un  officier  de  son  régiment  qui  est  de 
garde,  Thersite  lui  répond  qu'il  le  connaît  bien, 
mais  qu'il  ne  se  souvient  pas  de  son  nom.  Il  est 
familier,  officieux,  insolent,  et  pourtant  très - 
bas  avec  son  colonel.  Il  fait  servilement  sa  cour 
à  tous  les  grands  seigneurs  de  l'armée;  et  s'il  se 
trouve  chez  le  duc  Eugène  lorsque  celui-ci  se 
débotte,  Thersite  fait  un  mouvement  pour  lui 
présenter  ses  souliers;  mais  comme  il  s'aper- 
çoit qu'il  y  a  beaucoup  de  monde  dans  la  cham- 
bre, il  laisse  prendre  les  souliers  par  un  valet, 
et  rougit  en  se  relevant. 


III. 


Les  jeunes  gens. 

Les  jeunes  gens  jouissent  sans  le  savoir,  et 
s'ennuient  en  croyant  se  divertir.  Ils  font  un 
souper  où  ils  sont  dix-huit,  sans  compter  les  da- 
mes, et  ils  passent  la  nuit  à  table  à  détonner 
quelques  chansons  obscènes  ,  à  conter  le  roman 
de  l'Opéra,  et  à  se  fatiguer  pour  chercher  le 
plaisir ,  qu'à  peine  les  plus  impudents  peuvent 
essayer  dans  un  quart  d'heure  de  faveur.  Et 
comme  on  se  pique  à  tous  les  âges  d'avoir  de 
l'esprit ,  ils  admettent  quelquefois  à  leurs  par- 
ties des  gens  de  lettres  qui  font  là  leur  apprentis- 
sage pour  le  monde  :  mais  tous  s'ennuient  réci- 
proquement, et  ils  se  détrompent  les  uns  des 
autres. 

Ces  jeunes  gens  vont  au  spectacle  pour  se  ras- 
sembler. Ils  y  paraissent,  épuisés  de  leurs  in- 
continences, avec  une  audace  affectée  et  des  yeux 
éteints.  Ils  parlent  grossièrement  des  femmes,  et 
avec  dégoût.  On  les  voit  sortir  quelquefois  au 
commencement  du  spectacle,  pour  satisfaire 
^  quelque  idée  de  débauche  qui  leur  vient  en  tête; 
et  après  avoir  fait  le  tour  des  allées  obscures  de 
la  Foire ,  ils  reviennent  au  dernier  acte  de  la 
comédie  et  se  racontent  à  l'oreille  leurs  ridi- 
cules prouesses.  Ils  se  font  un  point  d'honneur 


de  traiter  légèrement  tous  les  plaisirs;  et  les 
plaisirs,  qui  fuient  la  dissipation  et  la  folie,  ne 
leur  laissent  qu'une  ombre  faible  et  une  fausse 
image  de  leurs  charmes. 

IV. 

Midas,  ou  le  sot  qui  est  glorieux. 

Le  sot  qui  a  de  la  vanité  est  l'ennemi  né  des 
talents.  S'il  entre  dans  une  maison  où  il  trouve 
un  homme  d'esprit,  et  que  la  maîtresse  du  logis 
lui  fasse  l'honneur  de  le  lui  présenter,  Midas  le 
salue  légèrement  et  ne  répond  point.  Si  l'on  ose 
louer  en  sa  présence  le  mérite  qui  n'est  pas  riche, 
il  s'assied  auprès  d'une  table,  et  compte  des  je- 
tons ou  mêle  des  cartes  sans  rien  dire.  Lorsqu'il 
paraît  un  livre  dans  le  monde  qui  fait  quelque 
bruit,  Midas  jette  d'abord  les  yeux  sur  la  fin, 
et  puis  sur  le  milieu  du  livre;  ensuite  il  pro- 
nonce que  l'ouvrage  manque  d'ordre,  et  qu'il 
n'a  jamais  eu  la  force  de  l'achever.  On  parle  de- 
vant lui  d'une  victoire  que  le  héros  du  Nord  ' 
a  remportée  sur  ses  ennemis;  et  sur  ce  qu'on  ra- 
conte des  prodiges  de  sa  capacité  et  de  sa  va- 
leur, Midas  assure  que  la  disposition  de  la  ba- 
taille a  été  faite  par  M.  deRottembourg,  qui  n'y 
était  pas,  et  que  le  prince  s'est  tenu  caché  dans 
une  cabane  jusqu'à  ce  que  les  ennemis  fussent 
en  déroute.  Un  homme  qui  a  été  à  cette  action 
l'assure  qu'il  a  vu  charger  le  roi  à  la  tête  de  sa 
maison;  mais  Midas  répond  froidement  qu'on  ne 
verra  jamais  que  des  folies  d'un  prince  qui  fait 
des  vers,  et  qui  est  l'ami  de  Voltaire. 


V. 


Le  flatteur  insipide. 

Un  homme  parfaitement  insipide  est  celui  qui 
loue  indifféremment  tout  ce  qu'il  croit  utile  de 
louer;  qui,  lorsqu'on  lui  lit  un  mauvais  roman, 
mais  protégé,  le  trouve  digne  de  l'auteur  du  5o- 
pha,  et  feint  de  le  croire  de  lui;  qui  demande  à 
un  grand  seigneur  qui  lui  montre  une  ode,  pour- 
quoi il  ne  fait  pas  une  tragédie  ou  un  poëme 
épique;  qui  du  même  éloge  qu'il  donne  à  Vol- 
taire ,  régale  un  auteur  qui  s'est  fait  siffler  sur 
les  trois  théâtres  ;  qui ,  se  trouvant  à  souper  chez 
une  femme  qui  a  la  migraine,  lui  dit  tristement 

^  Nom  que  Voltaire  a  souvent  employé  pour  désigner  «Fré- 
déric le  Grand.  La  bataille  dont  il  s'agit  ici  est  sans  doute  celle 
de  Friedberg ,  gagnée  par  Frédéric ,  le  4  juin  1 745 ,  sur  le  prince 
Charles  de  Lorraine.  B. 


CARACTERES. 


505 


que  la  vivacité  de  son  esprit  la  consume  comme 
Pascal ,  et  qu'il  faut  l'empêcher  de  se  tuer.  S'il 
arrive  à  un  homme  de  ce  caractère  de  faire  une 
plaisanterie  sur  quelqu'un  qui  n'est  pas  riche, 
mais  dont  un  homme  riche  prend  le  parti ,  aus- 
sitôt le  flatteur  change  de  langage,  et  dit  que 
les  petits  défauts  qu'il  reprenait  servent  d'om- 
bre au  mérite  distingué.  C'est  l'homme  dont 
Rousseau  disait  : 

Quelquefois  même  aux  bons  mots  s'abandonne, 
Mais  doucement  et  sans  blesser  personne. 

Cet  homme,  qui  a  loué  toute  sa  vie  jusqu'à 
(eux  qu'il  aimait  le  moins ,  n'a  jamais  obtenu 
des  autres  la  moindre  louange ,  et  tout  ce  que 
SCS  amis  ont  osé  dire  de  plus  fort  pour  lui,  c'est 
ce  vieux  discours  :  En  vérité,  c'est  un  honnête 
garçon,  ou  c'est  un  bon  homme. 

VI. 

Lacon,  ou  le  petit  homme. 

Lacon  ne  refuse  pas  son  estime  à  tous  les  au- 
teurs. Il  y  a  beaucoup  d'ouvrages  qu'il  admire; 
et  tels  sont  les  vers  de  la  Motte ,  V Histoire  ro- 
maine de  RoUin,  et  le  Traité  du  vrai  mérite, 
qu'il  préfère,  dit-il,  à  la  Rruyère.  Il  met  dans 
une  même  classe  Rossuet  et  Fléchier ,  et  croit 
faire  honneur  à  Pascal  de  le  comparer  à  Nicole, 
dont  il  a  lu  les  Essais  avec  une  patience  tout 
à  fait  chrétienne.  Il  soutient  qu'après  Rayle  et 
Fontenelle,  l'abbé  Desfontaines  est  le  meilleur 
écrivain  que  nous  ayons  eu.  Il  ne  peut  souffrir 
la  musique  de  Rameau  ;  et  si  on  lui  parle  des 
Indes  galantes  ou  de  l'opéra  de  Dardanus ,  il 
se  met  à  chanter  des  morceaux  de  Tancrède, 
ou  d'un  autre  ancien  opéra.  Il  n'épargne  pas  les 
acteurs  qui  ont  succédé  à  Murer,  à  Thevenard, 
etc.  et  Poirier  ne  paraît  jamais  qu'il  ne  batte 
longtemps  des  mains  pour  faire  de  la  peine  à 
Gelliotte  :  tant  il  est  difficile  de  lui  plaire  dès 
qu'on  prime  en  quelque  art  que  ce  puisse  être. 

VII. 

Caritès,  ou  le  grammairien. 

Caritès  est  esclave  de  la  construction,  et  ne 
peut  souffrir  la  moindre  hardiesse.  Il  ne  sait 
point  ce  que  c'est  qu'éloquence,  et  se  plaint  de  ce 
que  l'abbé  d'Olivet  a  fait  grâce  à  Racine  de  qua- 
tre cents  fautes  :  mais  il  sait  admirablement  la 
différence  de /îas  et  point;  et  il  a  fait  des  notes 


excellentes  sur  le  petit  Traité  des  Synonymes, 
ouvrage  très-propre,  dit-il,  à  former  un  grand 
orateur.  Caritès  n'a  jamais  senti  si  un  mot  était 
propre  ou  ne  l'était  pas,  si  une  épithète  était 
juste,  et  si  elle  était  à  sa  place.  Si  pourtant  il 
fait  imprimer  un  petit  ouvrage ,  il  y  fait ,  pen- 
dant l'impression ,  de  continuels  changements  : 
il  voit,  il  revoit  les  épreuves ,  il  les  communique 
à  ses  amis  ;  et  si ,  par  malheur ,  le  libraire  a  ou- 
blié d'ôter  une  virgule  qui  est  de  trop,  quoi- 
qu'elle ne  change  point  le  sens,  il  ne  veut  point 
que  son  livre  paraisse  jusqu'à  ce  qu'on  ait  fait 
un  carton,  et  il  se  vante  qu'il  n'y  a  point  de  Uvre 
si  bien  imprimé  que  le  sien. 

VIII. 

L'étourdi. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'étant  à  la  comédie 
auprès  d'un  jeune  homme  qui  faisait  du  bruit, 
je  lui  dis  :  Vous  vous  ennuyez  ;  il  faut  écouter 
une  pièce  quand  on  veut  s'y  plaire. — Mon  ami , 
me  répondit-il ,  chacun  sait  ce  qui  le  divertit  :  je 
n'aime  point  la  comédie,  mais  j'aime  le  théâtre; 
vous  êtes  bien  fou  d'imaginer  d'apprendre  à  quel- 
qu'un ce  qui  lui  plaît. — Cela  peut  bien  être,  lui 
dis-je  ;  je  ne  savais  pas  que  vous  vinssiez  à  la  co- 
médie pour  avoir  le  plaisir  de  l'interrompre. — 
Et  moi  je  savais,  me  dit-il,  qu'on  ne  sait  ce 
qu'on  dit  quand  on  raisonne  des  plaisirs  d'au- 
trui;  et  je  vous  prendrais  pour  un  sot,  mon  très- 
cher  ami,  si  je  ne  vous  connaissais  depuis  long- 
temps pour  le  fou  le  plus  accompli  qu'il  y  ait  au 
monde. — En  achevant  ces  mots,  il  traversa  le 
théâtre,  et  alla  baiser  sur  la  joue  un  homme 
grave  qu'il  ne  connaissait  que  de  la  veille. 

IX. 

Clasomène,  ou  la  vertu  malheureuse. 

Clazomène  a  eu  l'expérience  de  toutes  les  mi- 
sères de  l'humanité.  Les  maladies  l'ont  assiégé 
dès  son  enfance,  et  l'ont  sevré  dans  son  prin- 
temps de  tous  les  plaisirs  de  la  jeunesse.  Né  pour 
les  plus  grands  déplaisirs,  il  a  eu  de  la  hauteur 
et  de  l'ambition  dans  la  pauvreté.  Il  s'est  vu  dans 
ses  disgrâces  méconnu  de  ceux  qu'il  aimait. 
L'injure  a  flétri  sa  vertu  ;  et  il  a  été  offensé  de 
ceux  dont  il  ne  pouvait  prendre  de  vengei^nce. 
Ses  talents,  son  travail  continuel,  son  applica- 
tion à  bien  faire,  n'ont  pu  fléchir  la  dureté  de  sa 
fortune.  Sa  sagesse  n'a  pu  le  garantir  de  faire 


506 


VàliVEJN  ARGUES. 


des  fautes  irréparables.  Il  a  souffert  le  mal  qu'il 
ne  méritait  pas,  et  celui  que  son  imprudence 
lui  a  attiré.  Lorsque  la  fortune  a  paru  se  lasser 
de  le  poursuivre ,  la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue. 
Ses  yeux  se  sont  fermés  à  la  fleur  de  son  âge;  et 
quand  l'espérance  trop  lente  commençait  à  flat- 
ter sa  peine,  il  a  eu  la  douleur  insupportable  de 
ne  pas  laisser  assez  de  bien  pour  payer  ses  det- 
tes, et  n'a  pu  sauver  sa  vertu  de  cette  tache. 
Si  l'on  cherche  quekiue  raison  d'une  destinée  si 
cruelle,  on  aura,  je  crois,  de  la  peine  à  en  trou- 
ver. Faut-il  demander  la  raison  pourquoi  des 
joueurs  très-habiles  se  ruinent  au  jeu ,  pendant 
que  d'autres  hommes  y  font  leur  fortune?  ou 
pourquoi  l'on  voit  des  années  qui  n'ont  ni  prin- 
temps ni  automne,  où  les  fruits  de  l'année  sè- 
chent dans  leur  fleur?  Toutefois,  qu'on  ne  pense 
pas  que  Clazomène  eût  voulu  changer  sa  misère 
pour  la  prospérité  des  hommes  faibles.  La  for- 
tune peut  se  jouer  de  la  sagesse  des  gens  ver- 
tueux ;  mais  il  ne  lui  appartient  pas  de  faire  flé- 
chir leur  courage. 


Phalante,  ou  le  scélérat» 

Phalante  a  voué  ses  talents  aux  fureurs  et  au 
crime;  impie,  esclave  insolent  des  grands,  am- 
bitieux ,  oppresseur  des  faibles,  contempteur  des 
bons,  corrupteur  audacieux  de  la  jeunesse,  son 
génie  violent  et  hardi  préside  en  secret  à  tous 
les  crimes  qui  sont  ensevelis  dans  les  ténèbres. 
Il  est  dès  longtemps  à  la  tète  de  tous  les  débau- 
chés et  les  scélérats.  Il  ne  se  commet  point  de 
meurtres  ni  de  brigandage  où  son  noir  ascendant 
ne  le  fasse  tremper.  Il  ne  connaît  ni  l'amour,  ni 
la  crainte,  ni  la  foi,  ni  la  compassion.  Il  mé- 
prise l'honneur  autant  que  la  vertu,  et  il  hait  les 
dieux  et  les  lois.  Le  crime  lui  plaît  par  lui- 
même.  Il  est  scélérat  sans  dessein  et  audacieux 
sans  motif.  Les  extrémités  les  plus  dures ,  la 
faim,  la  douleur,  la  misère,  ne  l'abattent  point. 
Il  a  éprouvé  tour  à  tour  l'une  et  l'autre  fortune  : 
prodigue  et  fastueux  dans  l'abondance,  entre- 
prenant et  téméraire  dans  la  pauvreté,  emporté 
et  souvent  cruel  dans  ses  plaisirs,  dissimulé  et 
implacable  dans  ses  haines,  furieux  et  barbare 
dans  ses  vengeances ,  éloquent  seulement  pour 
persuader  le  crime  et  pour  pervertir  l'innocence, 
son  naturel  féroce  et  indomptable  aime  à  fouler 
aux  pieds  l'humanité,  la  prudence  et  la  religion  ; 
il  vit  tout  souillé  d'infamie  ;  il  marche  la  tête  le- 


vée; il  menace  de  ses  regards  les  sages  et  les 
vertueux;  sa  témérité  insolente  triomphe  des 
lois. 

XI. 

Isocrale ,  ou  le  bel  esprit  moderne. 

Le  bel  esprit  moderne  '  n'est  ni  philosophe, 
ni  poète ,  ni  historien ,  ni  théologien  ;  il  a  toutes 
ces  qualités  si  différentes  et  beaucoup  d'autres  ; 
il  est  obligé  de  dire  assez  de  choses  inutiles, 
parce  qu'il  doit  fort  peu  parler  de  choses  néces- 
saires. Le  sublime  de  sa  science  est  de  rendre 
des  pensées  frivoles  par  des  traits.  Qui  veut  mieux 
penser  ou  mieux  vivre  ?  Qui  sait  même  où  est  la 
vérité?  Un  esprit  vraiment  supérieur  fait  valoir 
toutes  les  opinions ,  et  ne  tient  à  aucune.  Il  a  vu 
le  fort  et  le  faible  de  tous  les  principes ,  et  il  a 
reconnu  que  l'esprit  humain  n'avait  que  le  choix 
de  ses  erreurs.  Indulgente  philosophie ,  qui  égale 
Achille  et  Thersite,  et  nous  laisse  la  liberté 
d'être  ignorants,  paresseux,  frivoles,  oisifs, 
sans  nous  faire  de  pire  condition  !  Aussi  mettons- 
nous  à  la  tête  des  philosophes  son  illustre  auteur; 
et  je  veux  avouer  qu'il  y  a  peu  d'hommes  d'un 
esprit  si  philosophique ,  si  fin ,  si  facile ,  si  net , 
et  d'une  si  grande  surface  :  mais  nul  n'est  par- 
fait ;  et  je  crois  que  les  plus  sublimes  esprits  ont 
eux-mêmes  des  endroits  faibles.  Ce  sage  et  subtil 
philosophe  n'a  jamais  compris  que  la  vérité  nue 
pût  intéresser;  la  simplicité,  la  véhémence,  le 
sublime ,  ne  le  touchent  point.  //  me  semble,  dit- 
il,  qu'il  ne  faudrait  donner  dans  le  sublime 
qu'à  son  corps  défendant;  il  est  si  peu  naturel. 
Isocrate  veut  qu'on  traite  toutes  les  choses  du 
monde  en  badinant  ;  aucune  ne  mérite,  selon  lui, 
un  autre  ton.  Si  on  lui  représente  que  les  hom- 
mes aiment  sérieusement  jusqu'aux  bagatelles, 
et  ne  badinent  que  des  choses  qui  les  touchent 
peu,  il  n'entend  pas  cela,  dit-il  ;  pour  lui  :  il  n'es- 
time que  le  naturel  ;  cependant  son  badinage  ne 
l'est  pas  toujours,  et  ses  réflexions  sont  plus 
fines  que  solides.  Isocrate  est  le  plus  ingénieux 
de  tous  les  hommes ,  et  compte  pour  peu  tout  le 
reste.  C'est  un  homme  qui  ne  veut  ni  persuader, 
ni  corriger,  ni  instruire  personne.  Le  vrai  et  le 
faux ,  le  frivole  et  le  grand ,  tout  ce  qui  lui  est 
occasion  de  dire  quelque  chose  d'agréable ,'  lui 
est  aussi  propre.  Si  César  vertueux  peut  lui  fôur- 

*  Rémond  de  Saint-Mard.  Il  a  fait  imprimer  en  1743  trois  vo- 
lumes de  littérature,  où  l'on  trouve  de  l'esprit,  mais  point  de 
goût  et  un  jugement  souvent  faux.  C'était  le  frère  de  Rémond 
le  mathémalicien,  de  qui  on  a  recueilli  quelques  lettres  qu'il 
écrivait  à  mademoiselle  de  Launoy  (  madame  de  Staal).  S. 


CAHACTÈRES. 


-^S*U,; 


iiii*  un  trait,  il  peindra  César  vertueux,  sinon  il 
fera  voir  que  toute  sa  fortune  n'a  été  qu'un  coup 
du  liasard  ;  et  Brutus  sera  tour  à  tour  un  héros 
ou  un  scélérat ,  selon  qu'il  sera  plus  utile  à  Iso- 
crate.  Cet  auteur  n'a  jamais  écrit  que  dans  une 
seule  pensée  ;  il  est  parvenu  à  son  but.  Les  hom- 
mes ont  enfin  tiré  de  ses  ouvrages  ce  plaisir 
solide  de  savoir  qu'il  a  de  l'esprit.  Quel  moyen 
après  cela  de  condamner  un  genre  d'écrire  si 
intéressant  et  si  utile  ! 

On  ne  finirait  point  sur  Isocrate  et  sur  ses 
pareils ,  si  on  voulait  tout  dire.  Ces  esprits  si 
fins  ont  paru  après  les  grands  hommes  du  siècle 
passé.  Il  ne  leur  était  pas  facile  de  donner  à  la 
vérité  la  même  autorité  et  la  même  force  que 
l'éloquence  lui  avait  prêtée  ;  et  pour  se  faire  re- 
marquer après  de  si  grands  hommes,  il  fallait 
avoir  leur  génie  ou  marcher  dans  une  autre  voie. 
Isocrate,  né  sans  passion,  privé  de  sentiment 
pour  la  simplicité  et  l'éloquence ,  s'attacha  bien 
plus  à  détruire  qu'à  rien  établir.  Ennemi  des 
anciens  systèmes ,  et  savant  à  saisir  le  faible  des 
choses  humaines ,  il  voulut  paraître  à  son  siècle 
comme  un  philosophe  impartial  qui  n'obéissait 
qu'aux  lumières  de  la  plus  exacte  raison.  Sans 
chaleur  et  sans  préjugés,  les  hommes  sont  faits 
de  manière  que  si  on  leur  parle  avec  autorité  et 
avec  passion ,  leurs  passions  et  leur  pente  à 
croire  les  persuadent  facilement;  mais  si  au  con- 
traire on  badine  et  q-i'oîi  Itj^'  propose  des  dou- 
tes ,  ils  écoutent  avidement ,  ne  se  défiant  pas 
qu'un  homme  qui  parle  de  sang-froid  puisse  se 
tromper  :  car  peu  savent  que  le  raisonnement 
n'est  pas  moins  trompeur  que  le  sentiment,  et 
d'ailleurs  l'intérêt  des  fâibles ,  qui  composent  le 
plus  grand  nombre,  est  que  tout  soit  cru  équi- 
voque. Isocrate  n'a  donc  eu  qu'à  lever  l'étendard 
de  la  révolte  contre  l'autorité  et  les  dogmatiques, 
pour  faire  aussitôt  beaucoup  de  prosélytes.  Il  a 
comparé  le  génie  de  l'esprit  ambitieux  des  héros 
de  la  Grèce  à  l'esprit  de  ses  courtisanes;  il  a 
méprisé  les  beaux-arts.  V éloquence ,  a-t-il  dit, 
et  la  poésie  sont  peu  de  chose;  et  ces  paradoxes 
brillants,  il  a  su  les  insinuer  avec  beaucoup  d'art, 
en  badinant  et  sans  paraître  s'y  intéresser.  Qui 
n'eût  cru  qu'un  pareil  système  n'eût  fait  un  pro- 
grès pernicieux  dans  un  siècle  si  amoureux  du 
raisonnement  et  du  vice?  Cependant  la  mode  a 
son  cours ,  et  l'erreur  périt  avec  elle.  On  a  bien- 
tôt senti  le  faible  d'un  auteur  qui ,  paraissant 
mépriser  les  plus  grandes  choses ,  ne  méprisait 
pas  de  dire  des  pointes,  et  n'avait  point  de  ré- 
pugnance à  se  contredire  pour  ne  pas  perdre  un 


507 


trait  d'esprit.  11  a  plu  par  la  nouveauté  et  par  la 
petite  hardiesse  de  ses  opinions,  mais  sa  réputa- 
tion précipitée  a  déjà  perdu  tout  son  lustre;  il  a 
survécu  à  sa  gloire,  et  il  sert  à  son  siècle  de 
preuve  qu'il  n'y  a  que  la  simplicité,  la  vérité  et 
l'éloquence,  c'est-à-dire  toutes  les  choses  qu'il  a 
méprisées ,  qui  puissent  durer. 

XII. 

Thiesle,  ou  la  simplicité. 

Thieste  est  né  simple  et  naïf  :  il  aime  la  pure 
vertu ,  mais  il  ne  prend  pas  pour  modèle  la  vertu 
d'un  autre;  il  connaît  peu  les  règles  de  la  probité 
il  la  suit  par  tempérament.  Lorsqu'il  y  a  quelque 
loi  de  la  morale  qui  ne  s'accorde  pas  avec  ses 
sentiments ,  il  la  laisse  à  part  et  n'y  pense  point. 
S'il  rencontre,  la  nuit,  une  de  ces  femmes  qui 
épient  les  jeunes  gens,  Thieste  souffre  qu'elle 
l'entretienne,  et  marche  quelque  temps  à  côté 
d'elle  ;  et  comme  elle  se  plaint  de  la  nécessité 
qui  détruit  toutes  les  vertus ,  et  fait  les  oppro- 
bres du  monde ,  il  lui  dit  que  la  pauvreté  n'est 
point  un  vice  quand  on  sait  vivre  de  son  indus- 
trie sans  nuire  à  personne  ;  et  ne  se  trouvant 
point  d'argent  parce  qu'il  est  jeune ,  il  lui  donne 
sa  montre,  qui  n'est  plus  à  la  mode,  et  qui  est 
un  présent  de  sa  mère  ;  ses  camarades  se  mo- 
quent de  lui  et  le  tournent  en  ridicule  ;  mais  il 
leur  répond  :  Mes  amis ,  vous  riez  de  trop  peu 
de  chose.  Le  monde  est  rempli  de  misères  qui 
serrent  le  cœur  ;  il  faut  être  humain  ;  le  désor- 
dre des  malheureux  est  toujours  le  crime  des 
riches. 

XIII. 

Ttasille)  ou  les  gens  à  la  mode. 

Trasille  n'a  jamais  souffert  qu'on  lit  de  ré-* 
flexions  en  sa  présence,  et  que  l'on  eût  la  liberté 
de  parler  juste.  Il  est  vif,  léger  et  railleur,  n'es- 
time et  n'épargne  personne,  change  incessam- 
ment de  discours,  ne  se  laisse  ni  manier,  ni  user, 
ni  approfondir,  et  fait  plus  de  visites  en  un  jour 
que  Dumoulin  ou  qu'un  homme  qui  sollicite  pour 
un  grand  procès.  Ses  plaisanteries  sont  aiTières  : 
il  loue  rarement.  Il  pousse  l'insolence  jusqu'à 
interrompre  ceux  qui  sont  assez  vains  pour  le 
louer,  les  fixe  et  détourne  la  tête.  Il  est  dur,  avare, 
impérieux;  il  a  de  l'ambition  par  arrogance, 
et  quelque  crédit  par  audace.  Les  femmes  le 
cornent,  il  les  joue  :  il  ne  connaît  pas  l'amilié; 


508 


VAllVENÂRGUES. 


il  est  te\  que  le  plaisir  même  ne  peut  rattendrir 
un  moment. 

XIV. 

Phocas,  ou  la  fausse  singularité. 

Phocas  se  pique  plus  qu'homme  du  monde  de 
n'emprunter  de  personne  ses  idées.  Si  vous  lui 
parlez  d'éloquence,  ne  lui  nommez  pas  Cicéron, 
Il  vous  ferait  d'abord  l'éloge  d'Abdallah ,  d'Abu- 
tales  et  de  Mahomet ,  et  vous  assurerait  que  rien 
n'égale  la  sublimité  des  Arabes.  Lorsqu'il  est 
question  de  la  guerre ,  ce  n'est  ni  M.  de  Turenne 
ni  le  grand  Condé  qu'il  admire  ;  il  leur  préfère 
d'anciens  généraux  dont  on  ne  connaît  que  les 
noms  et  quelques  actions  contestées.  En  tel  genre 
que  ce  puisse  être',  si  vous  lui  citez  deux  grands 
hommes,  soyez  sûr  qu'il  choisira  toujours  le 
moins  illustre.  Phocas  évite  de  se  rencontrer 
avec  les  autres,  et  dédaigne  de  parler  juste.  Il 
affecte  surtout  de  n'être  point  suivi  dans  ses 
discours,  comme  un  homme  qui  ne  parle  que 
par  inspiration  et  par  saillies.  Si  vous  lui  dites 
quelque  chose  de  sérieux,  il  répond  par  une 
plaisanterie;  et  si  vous  parlez  au  contraire  de 
choses  frivoles,  il  entame  un  discours  sérieux. 
Il  dédaigne  de  contredire,  mais  il  interrompt. 
Il  est  bien  aise  de  vous  faire  entendre  que  vous 
ne  dites  rien  qui  l'intéresse  ;  que  tout  est  usé 
pour  quelqu'un  qui  pense  et  qui  sent  comme 
lui.  Faible  esprit ,  qui  s'est  persuadé  qu'on  est 
singulier  par  étude,  et  à  force  d'affectation, 
orio;inal. 

XV. 

Cirusy  ou  l'esprit  extrême. 

Cirus  cachait  sous  un  extérieur  simple  un  es- 
prit ardent  et  inquiet.  Modéré  au  dehors,  mais 
extrême;  toujours  occupé  au  dedans,  et  plus 
agité  dans  le  repos  que  dans  l'action  ;  trop  libre 
et  trop  hardi  dans  ses  opinions  pour  donner  des 
bornes  à  ses  passions;  suivant  avec  indépen- 
dance tous  ses  sentiments,  et  subordonnant  tou- 
tes les  règles  à  son  instinct,  comme  un  homme 
qui  se  croit  maître  de  son  sort,  et  se  confie  à  son 
naturel  présomptueux  et  inflexible;  dénué  des 
talents  qui  soulèvent  les  hommes  dans  la  mé- 
diocrité et  qui  ne  se  rencontrent  pas  avec  des 
passions  si  sérieuses;  supérieur  à  cette  fortune 
qui  le  renferme  dans  l'enceinte  d'une  ville  ou 
d'une  petite  province,  fruit  d'une  sagesse  assez 

*  On  dirait  mieux,  je  crois,  en  quelque  genre ,  de.  S. 


bornée;  élo((uent,  profond,  pénétrant;  né  a^ec 
le  discernement  des  hommes  ',  séducteur  hardi 
et  flatteur,  fertile  et  puissant  en  raisons ,  impé- 
nétrable dans  ses  artifices  ;  plus  dangereux  lors- 
qu'il disait  la  vérité ,  que  les  plus  trompeurs  ne 
le  sont  par  les  déguisements  et  le  mensonge  :  un 
de  ces  hommes  que  les  autres  hommes  ne  com- 
prennent point ,  que  la  médiocrité  de  leur  for- 
tune déguise  et  avilit,  et  que  la  prospérité  seule 
peut  développer. 

XVI. 

IJpse,  ou  l'homme  sans  principes. 

Lipse  n'avait  aucun  principe  de  conduite;  il 
vivait  au  hasard  et  sans  dessein;  il  n'avait  au- 
cune vertu.  Le  vice  même  n'était  dans  son  cœur 
qu'une  privation  de  sentiment  et  de  réflexion  : 
pour  tout  dire,  il  n'avait  point  d'âme.  Vain  sans 
être  sensible  au  déshonneur;  capable  d'exécuter 
sans  intérêt  et  sans  malice  les  plus  grands  cri- 
mes; ne  délibérant  jamais  sur  rien  ;  méchant  par 
faiblesse;  plus  vicieux  par  dérèglement  d'esprit 
que  par  amour  du  vice.  En  possession  d'un  bien 
immense  à  la  fleur  de  son  âge ,  il  passait  sa  vie 
dans  la  crapule  avec  des  joueurs  d'instruments 
et  des  comédiennes.  Il  n'avait  dans  sa  familiarité 
que  des  gens  de  basse  extraction ,  que  leur  li- 
bertinage et  leur  misère  avaient  d'abord  rendus 
ses  complaisants,  mais  dont  la  faiblesse  de  Lipse 
lui  faisait  bientôt  des  égaux ,  parce  qu'il  n'y  a 
point  d'avantage  avec  lequel  on  se  familiarise 
si  promptement  que  la  fortune  qui  n'est  soute- 
nue d'aucun  mérite.  On  trouvait  dans  son  anti- 
chambre, sur  son  escalier,  dans  sa  cour,  toutes 
sortes  de  personnages  qui  assiégeaient  sa  porte. 
Né  dai'S  une  extrême  distance  du  bas  peuple, 
il  en  rassemblait  tous  les  vices ,  et  justifiait  la 
fortune  que  les  misérables  accusent  des  défauts 
de  la  nature. 

XVII. 

LisiaSj  ou  la  fausse  éloquence. 

Lisias  sait  orner  une  histoire  de  quelques 
couleurs  ;  il  raconte  agréablement ,  et  il  embeUit 
ce  qu'il  touche.  Il  aime  à  parler;  il  écoute  peu; 
il  se  fait  écouter  longtemps,  et  s'étend  sur  des 
bagatelles ,  afin  d'y  placer  toutes  ses  fleurs.  Il 
ne  pénètre  point  ceux  à  qui  il  parle  ;  il  ne  cher- 
che point  à  les  pénétrer  :  il  ne  connaît  ni  leurs 

'  C'est  à-dire,  avec  le  talent  de  discerner  le  caractère  rf<»$ 
fiommcs.  Celte  ellipse  est  forcée.  S. 


CARACTERES. 


509 


Intérêts,  ni  leurs  caractères,  ni  leurs  desseins. 
Bien  loin  de  chercher  à  flatter  leurs  passions  ou 
leurs  espérances,  il  agit  toujours  avec  eux  comme 
s'ils  n'avaient  d'autre  affaire  que  de  l'écouter  et 
de  rire  de  ses  saillies.  Il  n'a  de  l'esprit  que  pour 
lui  ;  il  ne  laisse  pas  même  aux  autres  le  temps 
d'en  avoir  pour  lui  plaire.  Si  quelqu'un  d'étran- 
ger chez  lui  a  la  hardiesse  de  le  contredire,  Li- 
sias  continue  à  parler;  ou  s'il  est  obligé  de  lui 
répondre ,  il  affecte  d'adresser  la  parole  à  tout 
autre  qu'à  celui  qui  pourrait  le  redresser.  II 
prend  pour  juge  de  ce  qu'on  lui  dit  quelque 
complaisant  qui  n'a  garde  de  penser  autrement 
que  lui.  Il  sort  du  sujet  dont  on  parle,  et  s'é- 
puise en  comparaisons.  A  propos  d'une  petite 
expérience  de  physique,  il  parle  de  tous  les 
systèmes  de  physique;  il  croit  les  orner,  les  dé- 
duire, et  personne  ne  les  entend.  Il  finit  en  di- 
sant qu'un  homme  qui  invente  un  fauteuil  plus 
commode,  rend  plus  de  service  à  l'État  que 
celui  qui  a  fait  un  nouveau  système  de  philoso- 
phie. Lisias  ne  veut  pas  cependant  qu'on  croie 
qu'il  ignore  les  choses  les  moins  importantes.  Il 
a  lu  jusqu'aux  voyageurs  et  jusqu'aux  relations 
des  missionnaires.  Il  raconte  de  point  en  point 
les  coutumes  d'Abyssinie  et  les  lois  de  l'empire 
de  la  Chine.  Il  dit  ce  qui  fait  la  beauté  en  Ethio- 
pie, et  il  conclut  que  la  beauté  est  arbitraire, 
puisqu'elle  change  selon  les  pays.  Lisias  a  été  plus 
modeste,  plus  aimable  et  plus  complaisant.  La 
vieillesse,  qui  fixe  les  fortunes,  détruit  les  vertus. 
Ceux  qui  voient  aujourd'hui  Lisias  sont  assez 
persuadés  de  son  esprit ,  mais  aucun  n'est  con- 
tent de  soi  •  ;  aucun  ne  se  souvient  de  ses  dis- 
cours, nul  n'en  est  touché,  nul  n'a  envie  de 
s'attacher  à  lui.  Il  a  des  équipages  magnifiques, 
une  table  très-délicate ,  pour  des  gens  de  basse 
extraction  qui  l'applaudissent.  Il  habite  dans 
un  palais;  ce  sont  les  avantages  qu'il  retire 
de  beaucoup  d'esprit  et  d'une  plus  grande  for- 
tune». 

XVIII. 

Alcipe. 

Alcipe  a  pour  les  choses  rares  cet  empresse- 
ment qui  témoigne  un  goût  inconstant  pour 
celles  qu'on  possède.  Sujet  en  effet  à  se  dégoû- 

'  Ce  caractère  a  été  imprimé  pour  la  première  fois  dans  l'é- 
dition de  1808;  les  édilioiis  faites  depuis  portent  toutes  de  soi; 
Je  crois  qu'il  faut  de  lui.  B. 

'■  L'auteur  veut  dire  que  Lisias  a  encore  plus  de  fortune  que 
d'esprit  ;  mais  cette  manière  d'exprimer  sa  pensée  ne  me  parait 
pas  correcte  S. 


ter  des  plus  solides,  parce  qu'il  a  moins  de  pas- 
sion que  de  curiosité  pour  elles;  peu  propre, 
par  défaut  de  réflexion ,  à  tirer  longtemps  des 
mêmes  hommes  et  des  mêmes  choses  de  nou- 
veaux usages;  moins  touché  quelquefois  du 
grand  que  du  merveilleux;  laissant  emporter 
son  esprit,  qui  manque  naturellement  un  peu 
d'assiette,  aux  impressions  précipitées  de  la  sur- 
prise, et  cherchant  dans  le  changement  ou  par 
le  secours  des  fictions,  des  objets  qui  éveillent 
son  âme  trop  peu  attentive  et  vide  de  grandes 
passions;  capable  néanmoins  de  concevoir  le 
grand  et  de  s'y  élever,  mais  trop  paresseux  et 
trop  volage  pour  s'y  soutenir;  hardi  dans  ses  pro- 
jets et  dans  ses  doutes,  mais  timide  à  croire  et  à 
faire;  défiant  avec  les  habiles,  par  la  crainte 
qu'ils  n'abusent  de  son  caractère  sans  précaution 
et  sans  artifice;  fuyant  les  esprits  impérieux  qui 
l'obligent  à  sortir  de  son  naturel  pour  se  défen- 
dre ,  et  font  violence  à  sa  timidité  et  à  sa  modes- 
tie; épineux  par  la  crainte  d'être  dupe,  quelque- 
fois injuste  :  comme  il  craint  les  explications  par 
timidité  ou  par  paresse ,  il  laisse  aigrir  plusieurs 
sujets  de  plainte  sur  son  cœur,  trop  faible  égale- 
ment pour  vaincre  et  pour  produire  ces  délica- 
tesses :  tels  sont  ses  défauts  les  plus  cachés.  Quel 
homme  n'a  pas  ses  faiblesses?  Celui-ci  joint  à 
l'avantage  d'un  beau  naturel  un  coup  d'oeil  fort 
vif  et  fort  juste  :  personne  ne  juge  si  sainement 
des  choses  au  degré  où  il  les  pénètre  ;  il  ne  les 
suit  pas  assez  loin.  La  vérité  échappe  trop  promp- 
tement  à  son  esprit  naturellement  vif,  mais  fai- 
ble, et  plus  pénétrant  que  profond.  Son  goût, 
d'une  justesse  rare  sur  les  choses  de  sentiment , 
saisit  avec  peine  celles  qui  ne  sont  qu'ingénieu- 
ses. Trop  naturel  pour  être  affecté  de  l'art,  il 
ignore  jusqu'aux  bienséances  estimables,  par 
cette  grande  et  pi*écieuse  simplicité ,  par  la  no- 
blesse de  ses  sentiments,  par  la  vivacité  de  ses 
lumières,  et  par  des  vertus  trop  aimables  pour 
être  exprimées. 

XIX. 
Le  mérite  frivole. 

Un  homme  du  monde  est  celui  qui  a  beau- 
coup d'esprit  inutile,  qui  sait  dire  des  choses  flat- 
teuses qui  ne  flattent  point ,  des  choses  sensées 
qui  n'instruisent  point ,  qui  ne  peut  persuader 
personne,  quoiqu'il  parle  bien;  qui  a  de  cette 
sorte  d'éloquence  qui  sait  créer  ou  embellir  les 
bagatelles,  et  qui  anéantit  les  grands  sujets; 
aussi  pénétrant  sur  le  ridicule  qu'aveugle  et  dé- 


<flO 


VÂ13VK1NAR(U]ES. 


daigneux  pour  le  mérite  ;  un  homme  riche  en 
paroles  et  en  extérieur,  qui ,  ne  pouvant  primer 
par  le  bon  sens,  s'efforce  de  paraître  par  la  sin- 
gularité; qui,  craignant  de  peser  par  la  raison, 
pèse  par  son  inconséquence  et  ses  écarts;  plai- 
fwmt  sans  gaieté,  vif  sans  passions;  qui  a  besoin 
de  changer  sans  cesse  de  lieux  et  d'objets ,  et 
ne  peut  suppléer  par  la  variété  de  ses  amusements 
le  défaut  de  son  propre  fonds. 

Si  plusieurs  personnes  de  son  caractère  se  ren- 
contrent ensemble,  et  qu'on  ne  puisse  pas  arran- 
ger une  partie,  ces  hommes  qui  ont  tant  d'esprit 
n'en  ont  pas  assez  pour  soutenir  une  demi-heure 
de  conversation,  même  avec  des  femmes,  et 
ne  pas  s'ennuyer  d'abord  les  uns  des  autres. 
Tous  les  faits,  toutes  les  nouvelles ,  toutes  les 
plaisanteries ,  toutes  les  réflexions ,  sont  épuisées 
en  un  moment.  Celui  qui  n'est  pas  employé  à 
un  quadrille  ou  à  un  quinze,  est  obligé  de  se 
tenir  assis  auprès  de  ceux  qui  jouent,  pour  ne 
pas  se  trouver  vis-à-vis  d'un  autre  homme  qui 
est  auprès  du  feu ,  et  auquel  il  n'a  rien  à  dire. 
Tous  ces  gens  aimables  qui  ont  banni  la  raison 
de  leurs  discours ,  font  voir  qu'on  ne  peut  s'en 
passer  :  le  faux  peut  fournir  quelques  scènes  qui 
piquent  la  surface  de  l'esprit  ;  mais  il  n'y  a  que 
le  vrai  qui  touche  et  qui  ne  s'épuise  jamais. 


XX. 


Titus,  ou  l'activité. 

Titus  se  lève  seul  et  sans  feu  pendant  l'hiver  ; 
et  quand  ses  domestiques  entrent  dans  sa  cham- 
bre ,  ils  trouvent  déjà  sur  sa  table  un  tas  de  let- 
tres qui  attendent  la  poste.  Il  commence  à  la  fois 
plusieurs  ouvrages  qu'il  achève  avec  une  rapidité 
inconcevable ,  et  que  son  génie  impatient  ne  lui 
permet  pas  de  polir.  Quelque  chose  qu'il  entre- 
prenne, il  lui  est  impossible  de  la  retarder;  une 
affaire  qu'il  remettrait  l'inquiéterait  jusqu'au 
moment  qu'il  pourrait  la  reprendre.  Occupé  de 
soins  si  sérieux ,  on  le  rencontre  pourtant  dans 
le  monde  comme  les  hommes  les  plus  désœu- 
vrés. Il  ne  se  renferme  pas  dans  une  seule  so- 
ciété ,  il  cultive  en  même  temps  plusieurs  socié- 
tés ;  il  entretient  des  relations  sans  nombre  au 
dedans  et  au  dehors  du  royaume.  Il  a  voyagé, 
il  a  écrit,  il  a  été  à  la  cour  et  à  la  guerre;  il 
excelle  en  plusieurs  métiers,  et  connaît  tous  les 
hommes  et  tous  les  livres.  Les  heures  qu'il  est 
dans  le  monde ,  il  les  emploie  à  former  des  intri- 
gues et  à  cultiver  ses  amis;  il  ne  comprend  pas 


que  les  hommes  puissent  parier  pour  parler,  ou 
agir  seulement  pour  agir,  et  l'on  voit  que  son 
âme  souffre  quand  la  nécessité  et  la  politesse  le 
retiennent  inutilement.  S'il  recherche  quelque 
plaisir,  il  n'y  emploie  pas  moins  de  manège  que 
dans  les  affaires  les  plus  sérieuses;  et  cet  usage 
qu'il  fait  de  son  esprit  l'occupe  plus  vivement 
que  le  plaisir  même  qu'il  poursuit.  Sain  et  ma- 
lade ,  il  conserve  la  même  activité  ;  il  va  sollici- 
ter un  procès  le  jour  qu'il  a  pris  médecine,  et 
fait  des  vers  une  autre  fois  avec  la  fièvre  ;  et 
quand  on  le  prie  de  se  ménager  :  Hé!  dit-il,  le 
puis-Je  un  moment:^  vous  voyez  les  affaires  qui 
m'accablent  ;  quoique  au  vrai  il  n'y  en  a  aucune 
qui  ne  soit  tout  à  fait  volontaire.  Attaqué  d'une 
maladie  plus  dangereuse ,  il  se  fait  habiller  pour 
mettre  ses  papiers  en  ordre  :  il  se  souvient  des 
paroles  de  Vespasien,  et,  comme  cet  empereur, 
veut  mourir  debout. 

XXI. 

Le  paresseux. 

Au  contraire,  un  homme  pesant  se  lève  le  plus 
tard  qu'il  peut ,  dit  qu'il  a  besoin  de  sommeil ,  et 
qu'il  faut  qu'il  dorme  pour  se  porter  bien.  Il  est 
toute  la  matinée  à  se  laver  la  bouche;  il  tracasse 
en  robe  de  chambre,  prend  du  thé  à  plusieurs 
reprises,  et  ne  dîne  point  parce  qu'il  n'en  a  pas 
le  temps.  S'il  va  voir  une  Jeune  femme  que  cette 
visite  importune ,  mais  qui  ne  veut  pas  que  per- 
sonne sorte  mécontent  d'auprès  d'elle,  il  lui 
laisse  toute  la  peine  de  l'entretenir  ;  elle  fait  des 
efforts  visibles  pour  ne  pas  laisser  tomber  la 
conversation.  L'indolent  ne  s'aperçoit  pas  que 
lui-même  ne  parle  point  ;  il  ne  sent  pas  qu'il  pèse 
à  cette  jeune  femme  :  il  s'enfonce  dans  son  fau- 
teuil ,  où  il  est  à  son  aise ,  où  il  s'oublie  et  n'ima- 
gine pas  qu'il  y  ait  au  monde  quelqu'un  qui  s'en- 
nuie ,  pendant  qu'un  homme  qui  l'attend  chez 
lui ,  et  auquel  \\  a  donné  heure  pour  finir  une 
affaire,  ne  peut  comprendre  ce  qui  le  retarde. 
De  retour  chez  soi ,  on  lui  dit  que  cet  homme 
a  fort  attendu  et  s'en  est  enfin  allé  ;  il  répond  qu'il 
n'y  a  pas  grand  mal ,  et  dit  qu'on  le  fasse  souper. 

XXII. 

Horace,  ou  V enthousiaste. 

Horace  se  couche  au  point  du  jour,  et  se  lève 
quand  le  soleil  est  déjà  sur  son  déclin.  Les  ri- 
deaux de  sa  chambre  demeurent  fermés  jusqu'à 
ce  que  la  nuit  approche.  Il  lit  quelquefois  aux 


(AUVCTERES. 


511 


nainbeaux  pendant  le  jour,  afin  d'être  plus  re- 
cueilli; et,  la  tête  échauffée  par  sa  lecture,  il  lui 
arrive  de  quitter  son  livre,  de  parler  seul ,  et  de 
prononcer  des  paroles  cfui  n'ont  aucun  sens.  On 
l'a  vu  autrefois  à  Rome ,  pendant  les  chaleurs 
de  l'été ,  se  promener  toute  la  nuit  sur  des  rui- 
nes ,  ou  s'asseoir  parmi  des  tombeaux ,  et  inter- 
roger ces  débris.  On  l'a  vu  aussi  à  des  bals  s'at- 
tacher quelquefois  à  un  masque  qui  ne  parlait 
point ,  se  rendre  amoureux  de  ce  silence ,  qu'il 
interprétait  follement  ;  car  Horace  est  l'homme 
du  monde  dont  l'imagination  va  le  plus  vite ,  et 
son  esprit  prompt  et  fertile  sait  prêter  aux  êtres 
muets  toutes  les  passions  qui  l'animent.  Une 
autre  fois ,  sur  ce  qu'il  entend  dire  qu'un  minis- 
tre a  parlé  librement  au  prince  en  faveur  de 
quelque  innocent,  Horace  lui  écrit  avec  trans- 
port, et  le  félicite  au  nom  des  peuples  d'une 
belle  action  qu'il  n'a  pas  faite.  On  lui  reproche 
ses  extravagances ,  et  il  les  avoue.  H  se  raconte 
lui-même  si  naïvement,  qu'on  lui  pardonne  sans 
aucune  peine  ses  folles  singularités.  Il  parle 
même  quelquefois  avec  tant  de  sens,  de  justesse 
et  de  véhémence ,  qu'on  est  malgré  soi  entraîné. 
Sa  forte  éloquence  lui  fait  prendre  de  l'ascen- 
dant sur  les  esprits.  Ceux  qui  se  sont  moqués  de 
ses  chimères  deviennent  très-souvent  ses  prosé- 
lytes, et  plus  enthousiastes  que  lui,  ils  répan- 
dent ses  sentiments  et  sa  folie. 

xxin. 

Théophile,  ou  la  profondeur. 

Théophile  a  été  touché  dès  sa  jeunesse  d'une 
forte  curiosité  de  connaître  le  genre  humain  et 
le  différent  caractère  des  nations.  Poussé  par 
ce  puissant  instinct ,  et  peut-être  aussi  par  l'er- 
reur de  quelque  ambition  plus  secrète,  il  a  con- 
sumé ses  beaux  jours  dans  l'étude  et  dans  les 
voyages,  et  sa  vie,  toujours  laborieuse,  a  tou- 
jours été  agitée.  Son  esprit  perçant  et  actif  a 
tourné  son  application  du  côté  des  grandes  af- 
faires et  de  Téloquence  solide.  Il  est  simple  dans 
ses  paroles,  mais  hardi  et  fort.  Il  parle  quelque- 
fois avec  une  liberté  qui  ne  lui  peut  nuire ,  et 
qui  écarte  cependant  la  défiance  de  l'esprit  d'au- 
trui.  Il  paraît  d'ailleurs  comme  un  homme  qui 
ne  cherche  point  à  pénétrer  les  autres ,  mais  qui 
suit  la  vivacité  de  son  humeur.  Quand  il  veut 
faire  parler  un  homme  froid ,  il  le  contredit  quel- 
quefois pour  l'animer;  et  si  celui-ci  dissimule, 
sa  dissimulation  et  son  silence  parlet»t  à  Théo- 


phile; car  il  sait  quelles  sont  les  choses  que  l'on 
cache  :  tant  il  est  difficile  de  lui  échapper.  Il 
tourne,  il  manie  un  esprit;  il  le  feuillette,  si  j'ose 
ainsi  dire ,  comme  on  discute  un  livre  qu'on  a 
sous  les  yeux  et  qu'on  ouvre  à  divers  endroits. 
Théophile  ne  fit  jamais  ni  fausses  démarches, 
ni  discours  frivoles,  ni  préparations  inutiles. 
Aussi  a-t-il  l'art  d'abréger  les  affaires  les  plu» 
contentieuses  et  les  négociations  les  plus  diffici- 
les. Tous  ceux  qui  l'entendent  parler  se  confient 
aussitôt  à  lui ,  parce  qu'ils  se  flattent  d'abord  de 
le  connaître.  Sa  simplicité  leur  en  impose;  son 
esprit  profond  ne  peut  être  ainsi  mesuré.  La 
force  et  la  droiture  de  son  jugement  lui  suffi- 
sent pour  pénétrer  les  autres  hommes ,  mais  il 
échappe  à  leur  curiosité  sans  artifice.  Par  la 
seule  étendue  de  son  génie,  Théophile  est  la 
preuve  que  l'habileté  n'est  pas  uniquement  un 
art ,  comme  les  hommes  faux  se  le  figurent ,  et 
que  la  supériorité  d'esprit  nous  cache  bien  plus 
sûrement  que  la  finesse  ou  que  la  dissimulation, 
toujours  inutile  au  fourbe  contre  la  prudence. 

XXIV. 

CléoUy  ou  la  folle  ambition. 

Cléon  a  passé  sa  jeunesse  dans  l'obscurité, 
entre  la  vertu  et  le  crime.  Vivement  occupé  de 
sa  fortune  avant  de  se  connaître,  et  plein  de 
projets  chimériques ,  il  se  repaissait  de  ces  son- 
ges dans  un  âge  mûr.  Son  naturel  ardent  et 
mélancolique  ne  lui  permettait  pas  de  se  dis- 
traire de  cette  sérieuse  folie.  Il  comprenait  à 
peine  que  les  autres  hommes  pussent  être  tou- 
chés par  d'autres  biens  ;  et  s'il  voyait  des  gens 
qui  allaient  à  la  campagne  dans  l'automne  pour 
jouir  des  présents  de  la  nature,  il  ne  leur  enviait 
ni  leur  gaieté,  ni  leur  bonne  chère,  ni  leurs  plai- 
sirs. Pour  lui  il  ne  se  promenait  point,  il  ne 
chassait  point,  il  ne  faisait  nulle  attention  au 
changement  des  saisons.  Le  printemps  n'avait 
à  ses  yeux  aucune  grâce.  S'il  allait  quelquefois 
à  la  campagne,  c'était  pendant  la  plus  grande 
rigueur  de  l'hiver,  afin  d'être  seul  et  de  méditer 
plus  profondément  quelque  chimère.  Il  était 
triste,  inquiet,  rêveur,  extrême  dans  ses  espé- 
rances et  dans  ses  craintes,  immodéré  dans  ses 
chagrins  et  dans  ses  joies  ;  peu  de  chose  abattait 
son  esprit  violent ,  et  le  moindre  succès  le  rete- 
nait. Si  quelque  lueur  de  fortune  le  flottait  de 
loin ,  alors  il  devenait  plus  solitaire,  plus  distrait 
et  plustacirurne;  il  ne  dorniait  plus,  il  ne  man- 


512 


VAUVENARGUES. 


geait  points  la  joie  consumait  ses  entrailles, 
comme  un  feu  ardent  qu'il  portait  au  fond  de 
lui-même.  A  cette  ambition  effrénée  il  joignait 
quelque  humanité  et  quelque  bonté  naturelle. 
Ayant  rencontré  à  Venise  un  Suédois  autrefois 
très-riche ,  alors  misérable  et  proscrit ,  le  cœur 
de  Cléon  fiit  ému  ;  et  comme  il  venait  de  gagner 
au  jeu  cent  ducats,  il  dit  en  lui-même,  Il  n'y  a 
qu'une  heure  que  je  n'avais  pas  besoin  de  cet 
argent j  et  il  le  donna  aussitôt  à  ce  Suédois,  qui, 
\  touché  de  cette  noblesse,  ne  put  retenir  quel- 
ques larmes  que  lui  arrachaient  la  mémoire  et 
le  déplaisir  de  ses  fautes;  mais  Cléon,  d'un  air 
inspiré  :  «  Auriez-vous,  dit-il ,  le  courage  de  tuer 
«  un  homme  dont  la  mort  importe  à  l'État  et 
«  pourrait  finir  vos  misères  ?  »  L'étranger  pâlit , 
et  Cléon,  qui  observait  alors  son  visage  :  «  Je 
«  vois  bien,  dit-il,  que  la  seule  pensée  du  crime 
«  vous  effraye.  Je  vous  estime  plus  de  cette  dé- 
«  licatesse  dans  une  si  grande  adversité ,  que  je 
«  n'estime  toutes  les  vertus  d'un  homme  heu- 
«  reux.  Vous  êtes  humain  dans  la  pauvreté,  et 
«  vous  préférez  l'innocence  à  la  fortune.  Puis- 
«t  siez-vous  fléchir  sa  rigueur  I  »  En  achevant  ces 
mots,  il  le  quitta  brusquement,  et  partit  de  Venise 
sans  l'avoir  revu,  laissant  cet  étranger  dans  une 
grande  incertitude  de  ses  sentiments,  qui  n'é- 
taient pas  même  connus  de  ses  plus  intimes  amis; 
car  la  médiocrité  de  sa  fortune  l'ayant  obligé  de 
cacher  l'étendue  de  son  ambition,  son  sérieux 
ardent  et  austère  passait  pour  sagesse  :  tant  les 
hommes  sont  peu  capables  de  se  concevoir  les 
uns  les  autres. 

XXV. 

Tumusy  ou  le  chef  de  parti. 

Turnus  est  le  médiateur  et  en  quelque  sorte  le 
centre  de  ceux  qui,  par  le  caractère  de  leurs  sen- 
timents ou  par  la  disposition  de  leur  fortune, 
ont  besoin  d'un  milieu  qui  les  rapproche  et  qui 
concilie  leurs  esprits.  Deux  hommes  qui  ne  se 
comprennent  point  trouvent  tous  les  deux  près 
de  lui  la  justice  qu'ils  se  refusent  et  l'estime  qui 
leur  est  due.  Sans  sortir  de  son  caractère,  il  se 
prête  aisément  à  tous,  et  sait  supporter  les  dé- 
fauts de  ceux  qui  lui  sont  attachés.  Il  estime 
les  hommes  selon  leur  courage  et  la  force  de 
leur  caractère.  Il  préfère  les  sages  à  ceux  qui 
n'ont  que  de  l'esprit ,  et  les  jeunes  gens  ambitieux 
aux  vieillards  qui  n'ont  que  de  la  sagesse  :  parce 
que  la  jeunesse  est  plus  agissante ,  plus  hardie 
dans  ses  espérances,  et  plus  sincère  dans  ses  affec- 


tions. Quiconque  a  de  la  résolution  peut  se  Jeter 
avec  confiance  entre  ses  bras.  Il  sert  ses  amis 
dans  leurs  peines,  dans  l'opprobre,  et  dans  les 
plaisirs.  Son  humanité,  ses  services  et  son  élo- 
quence ingénue  lui  assujettissent  les  cœurs.  S'il 
s'arrête  un  seul  jour  dans  une  ville ,  il  s'y  fait 
dans  ce  peu  de  temps  des  créatures  et  des  par- 
tisans passionnés.  Quelques-uns  abandonnent 
leur  province  dans  la  seule  espérance  de  le  re- 
trouver, et  d'en  être  protégés  dans  la  capitale. 
Ils  ne  se  sont  pas  trompés  dans  leur  attente; 
Turnus  les  reçoit  parmi  ses  amis,  et  il  leur  tient 
lieu  de  patrie.  Il  ne  ressemble  point  à  ceux  qui , 
capables  par  vanité  et  par  industrie  de  se  faire 
des  créatures,  les  perdent  par  paresse  ou  par  in- 
constance; qui  promettent  toujours  plus  qu'ils 
ne  tiennent ,  et  blessent  sans  retour  ceux  qu'ils 
abusent  ou  qu'ils  n'ont  servis  qu'à  demi.  Comme 
il  ne  cultive  pas  les  hommes  sans  dessein,  il  ne 
les  néglige  jamais  par  légèreté.  La  réputation  de 
ses  vertus  et  ses  insinuations  lui  ont  concilié  un 
très-grand  nombre  de  ces  hommes  sages  qui  ont 
toujours  de  l'autorité  dans  le  public,  quoiqu'ils 
n'occupent  pas  les  premières  places.  Si  les  en- 
nemis de  Turnus  répandent  qu'il  trame  un  des- 
sein contre  la  république,  ceux-ci  se  rendent 
garants  de  son  innocence,  sollicitent  pour  lui 
quand  il  est  accusé ,  et  détournent  contre  ses 
délateurs  l'indignation  publique.  Il  s'est  fait 
d'ailleurs  à  la  guerre  une  haute  réputation  qui 
orne  ses  autres  vertus  :  car  il  a  compris  de 
bonne  heure  que  ceux  qui  commandaient  avec 
succès  dans  les  armées ,  éclipsaient  aisément  les 
politiques,  et  faisaient  tomber  leur  crédit;  et  de 
plus  il  n'ignore  pas  que  l'on  ne  peut  rien  entre- 
prendre d'extraordinaire  sans  faire  la  guerre. 
Mais,  malgré  le  nom  qu'il  s'y  est  fait,  les  plus 
vils  citoyens  sont  moins  modestes  et  moins  po- 
pulaires ,  et  l'on  ne  rencontre  que  lui  dans  les 
places,  sous  les  portiques  et  dans  les  plus  hum- 
bles maisons.  Ainsi,  sans  orgueil  et  sans  faste, 
il  est  à  la  tête  d'un  parti  puissant,  avant  que 
ceux  qui  le  composent  sachent  eux-mêmes  que 
c'est  un  parti.  Aucun  n'a  son  secret,  mais  il  est 
sûr  de  tous;  et  lorsqu'il  sera  temps  d'agir,  nul 
ne  manquera  à  son  chef,  à  son  bienfaiteur ,  à 
son  ami;  et  si  cependant  la  fortune,  qui  peut 
tout  contre  la  prudence,  fait  qu'il  est  prévenu 
dans  ses  desseins,  il  avoue  la  plupart  des  faits 
qu'on  lui  impute ,  et  les  justifie  par  les  lois  ou 
par  la  force  de  son  éloquence.  Ses  juges  sont 
étonnés  de  sa  sécurité  et  attendris  de  ses  dis- 
cours. La  cabale  qui  veut  sa  perte  n'ose  le  laisser 


CARACTERES. 


513 


reparaître  ni  l'interroger  en  public.  Quoiqu'il 
soit  convaincu  d'avoir  attenté  contre  la  liberté, 
on  est  obligé  de  le  faire  mourir  secrètement ,  et 
le  peuple,  qui  l'adorait,  demeure  persuadé  de 
son  innocence. 

XXVI. 

Lentulus,  ou  le  factieux. 

Lentulus  se  tient  renfermé  dans  le  fond  d'un 
vaste  édifice  qu'il  a  fait  bâtir,  et  où  son  âme  aus- 
tère s'occupe  en  secret  de  projets  ambitieux  et 
téméraires.  Là,  il  travaille  le  jour  et  la  nuit 
pour  tendre  des  pièges  à  ses  ennemis,  pour 
éblouir  le  peuple  par  des  écrits,  et  amuser  les 
grands  par  des  promesses.  Sa  maison  quelque- 
fois est  pleine  de  gens  inconnus  qui  attendent 
pour  lui  parler,  qui  vont,  qui  viennent;  on  les 
voit  fort  souvent  entrer  la  nuit  dans  son  appar- 
tement, et  en  sortir  un  peu  devant  l'aurore. 
Lentulus  fait  des  associations  avec  des  grands 
qui  le  haïssent,  pour  se  soutenir  contre  d'autres 
grands  dont  il  est  craint.  11  tient  aux  plus  puis- 
sants par  ses  alliances,  par  ses  charges  et  par 
ses  menées.  Quoiqu'il  soit  né  fier,  impérieux  et 
peu  abordable,  il  ne  néglige  pourtant  pas  le 
peuple.  Il  lui  donne  des  fêtes  et  des  spectacles  ; 
et  lorsqu'il  se  montre  dans  les  rues,  il  fait  jeter 
de  l'argent  autour  de  sa  litière ,  et  ses  émissai- 
res, postés  en  différents  endroits  sur  son  pas- 
sage ,  excitent  la  canaille  à  l'applaudir.  Ils  l'ex- 
cusent de  ne  pas  se  montrer  plus  souvent ,  sur 
ce  qu'il  est  trop  occupé  des  besoins  de  la  répu- 
blique, et  qu'un  travail  sévère  et  sans  relâche 
ne  lui  laisse  aucun  jour  de  libre.  Il  est  en  effet 
surchargé  par  la  diversité  et  la  multitude  des 
affaires  qui  l'appliquent,  et  ces  occupations  labo- 
rieuses le  suivent  partout  :  car  même  à  l'armée, 
où  il  y  a  tant  de  distractions  inévitables,  les 
troupes  le  voient  rarement;  et  pendant  qu'il 
est  obsédé  de  ses  créatures,  qu'il  donne  des  or- 
dres ou  qu'il  médite  des  intrigues,  le  soldat 
murmure  de  ne  pas  le  voir  et  blâme  ce  genre 
de  vie  trop  austère.  Lentulus  emploie  sa  retraite 
à  traverser  secrètement  les  entreprises  du  con- 
sul qui  commande  en  chef;  et  il  fait  si  bien, 
que  le  pain ,  le  fourrage  et  même  l'argent  man- 
quent au  quartier  général,  pendant  que  tout 
abonde  dans  son  propre  camp.  S'il  arrive  alors 
que  les  troupes  de  la  république  reçoivent  quel- 
que échec  de  l'ennemi,  aussitôt  les  courriers 
de  Lentulus  font  retentir  la  capitale  de  ses 
plaintes  contre  le  consul,  te  peuple  s'assem- 


ble dans  les  places  par  pelotons ,  et  les  créatures 
de  Lentulus  ont  grand  soin  de  lire  des  lettre» 
par  lesquelles  il  paraît  qu'il  a  sauvé  l'armée 
d'une  entière  défaite.  Toutes  les  gazettes  répè- 
tent les  mêmes  bruits ,  et  tous  les  nouvellistes 
sont  payés  d'avance  pour  les  confirmer.  Le 
consul  est  forcé  d'envoyer  des  mémoires  pour 
justifier  sa  conduite  contre  les  artifices  de  son 
ennemi.  Celui  qu'il  a  chargé  de  cette  affaire,  qui 
est  un  homme  instruit  et  hardi ,  arrive  dans  la 
capitale,  où  il  est  attendu  avec  impatience ,  et  on 
s'attend  qu'il  révélera  bien  des  mystères  ;  mais 
le  lendemain,  le  sénat  s'étant  extraordinairement 
assemblé ,  on  vient  lui  annoncer  que  cet  envoyé 
a  été  trouvé  mort  dans  son  lit  et  qu'on  a  dé- 
tourné tous  ses  papiers.  Les  gens  de  bien, 
consternés ,  gémissent  secrètement  de  cet  atten- 
tat; mais  les  partisans  de  Lentulus  en  triom- 
phent publiquement,  et  la  république  est  me- 
nacée d'une  horrible  servitude. 

XXVII. 

Clodius,  ou  le  séditieuùc, 

Clodius  assemble  chez  lui  une  troupe  de  liber- 
tins et  de  jeunes  gens  accablés  de  dettes.  Le  sénat 
a  fait  une  loi  pour  réprimer  le  luxe  de  ces  jeunes 
gens  et  l'énormité  des  emprunts.  Clodius  leur  dit  : 
Mes  amis ,  pouvez-vous  souffrir  la  rigueur,  la  hau- 
teur et  la  dureté  d'un  gouvernement  si  austère  ? 
On  défend  aux  uns  les  plaisirs,  on  ferme  aux  autres 
les  chemins  de  la  fortune  ;  on  s'efforce  d'anéantir  le 
courage  et  l'esprit  de  tous ,  en  tenant  sous  des 
lois  étroites  leur  génie  captif;  et  cette  servitude 
de  chaque  particulier,  on  ose  la  nommer  liberté 
publique  !  Mes  amis ,  on  hait  les  tyrans  qui  veu- 
lent régner  par  la  force;  et  qu'importe  d'être 
l'esclave  des  hommes  ou  des  lois ,  quand  les  lois 
sont  plus  tyranniques  que  ceux  qui  les  violent  ? 
Est-ce  à  nous  à  subir  le  joug  de  quelques  vieillards 
languissants?  La  nature  aurait-elle  fait  les  faibles 
pour  l'autorité,  et  les  forts  pour  leur  obéir?  Les 
faibles  ne  sont  point  à  plaindre  dans  la  dépendance 
des  forts;  mais  les  forts  ne  peuvent  souffrir  la 
servitude  sans  une  insupportable  violence.  Don- 
nons à  ce  peuple  abattu  quelque  exemple  qui 
le  réveille  :  les  ambitieux  sont  l'âme  des  corps 
politiques;  le  repos  en  est  la  langueur....  Ainsi 
s'explique  Clodius  avec  ses  amis.  Quand  il  est  avec 
des  personnes  qui  l'obligent  à  plus  de  retenue , 
il  leur  dit  qu'on  fait  bien  de  réprimer  le  vice, 
mais  qu'il  faut  avoir  attention  que  le  remèda 

3.3 


514 


VA.DVENARGtES.ri  >ii 


qu'on  y  apporte  ne  soit  pas  lui-même  un  plus 
grand  mal.  La  vertu ,  dit-il ,  est  aimable  par  elle- 
même  ;  que  sert  d'employer  la  force  pour  la  per- 
suader? La  force  est  toujours  odieuse,  quelque 
juste  qu'en  soit  le  motif.  Voyez,  dit-il  encore,  la 
diversité  que  la  nature  a  mise  entre  les  hommes  : 
est-il  juste  d'assujettir  à  la  même  règle  tant  de 
différents  caractères?  Peut-on  obliger  tous  les 
hommes  à  marcher  dans  la  même  voie?  et  faut-il 
tenir  la  nature  prosternée  sous  un  joug  si  rude? 
Tels  sont  les  discours  les  plus  modérés  de  Clodius. 
Mais  s'il  se  forme  un  parti  dans  la  république 
qui  ne  tend  rien  moins  qu'à  sa  ruine ,  il  excite 
les  conjurés  à  l'avancer,  et  leur  dit  qu'il  faut  que 
tout  change,  que  c'est  une  fatalité  inévitable; 
que  les  opinions  et  les  mœurs  qui  dépendent  des 
opinions ,  les  hommes  en  place  et  les  lois  qui  dé- 
pendent des  hommes  en  place,  les  bornes  des 
États  et  leur  puissance ,  l'intérêt  des  États  voi- 
sins ,  tout  varie  nécessairement.  Et ,  dit-il ,  de  ces 
changements  il  n'y  en  a  aucun  qui  ne  se  fasse 
par  la  force  :  car  la  séduction  et  l'artifice  ne  mé- 
ritent pas  moins  ce  nom  que  la  violence  déclarée 
et  manifeste.  Mes  amis ,  continue-t-il ,  qui  peut 
retenir  vos  courages?  craignez-vous  de  troubler 
la  paix  de  la  patrie?  Quelle  paix,  qui  avilit  les 
hommes  dans  un  misérable  esclavage  !  Estimez- 
vous  tant  le  repos  ?  et  la  guerre  est-elle  plus  rude 
que  la  servitude  ?  Ainsi  Clodius  met  tout  en  feu 
par  ses  discours  séditieux ,  et  cause  de  si  grands 
désordres  dans  la  république ,  qu'on  ne  peut  y 
lemédier  que  par  sa  perte. 

XXVIIL 

V orateur  chagrin.       •>        ,.. 


Celui  qui  n'est  connu  que  par  les  lettres,  n'est 
pas  infatué  de  cette  gloire,  s'il  est  ambitieux. 
Bien  loin  de  vouloir  faire  entrer  les  jeunes  gens 
dans  sa  propre  carrière,  il  leur  montre  lui-même 
une  route  plus  noble ,  s'ils  osent  la  suivre.  Le 
riche  insolent,  leur  dit-il,  méprise  les  talents  les 
plus  sublimes ,  et  le  vertueux  ignorant  ne  les  con- 
naît pas...  0  mes  amis  I  pendant  que  des  hommes 
médiocres  exécutent  de  grandes  choses ,  ou  par 
un  instinct  particulier,  ou  par  la  faveur  des  oc- 
casions, voulez-vous  vous  réduire  à  les  écrire? 
Si  vous  faites  attention  aux  hommages  qu'on  met 
aux  pieds  d'un  homme  que  le  prince  élève  à  un 
poste ,  croirez-vous  qu'il  y  ait  des  louanges  pour 
un  écrivain  qui  approchent  de  ces  respects? 
Qui  ne  peut  aider  la  vertu  ,  ni  punir  le  crime,  ni 


venger  l'injure  du  mérite ,  ni  confondre  l'orgueil 
des  riches,  se  contentera-t-il  d'un  peu  d'estime? 
Il  appartient  à  un  artisan  d'être  enivré  de  régner 
au  barreau,  ou  sur  nos  théâtres ,  ou  dans  les  écoles 
des  philosophes  ;  mais  vous  qui  aspirez  à  la  gloire, 
pouvez-vous  la  mettre  à  ce  prix  ?  Regardez  de 
près ,  mes  amis  :  celui  qui  a  gagné  des  batailles, 
qui  a  repoussé  l'ennemi  des  frontières  qu'il  ra- 
vageait, et  donné  aux  peuples  l'espérance  d'une 
paix  glorieuse,  s'il  fait  tout  à  coup  disparaître 
la  réputation  des  ministres  et  le  faste  des  favo- 
ris ,  qui  daignera  encore  jeter  les  yeux  sur  vos 
poètes  et  vos  philosophes?  Mes  amis,  ce  n'est 
point  par  des  paroles  qu'on  peut  s'élever  sur  les 
ruines  de  l'orgueil  des  grands  et  forcer  l'hom- 
mage du  monde;  c'est  par  la  vertu  et  l'audace, 
c'est  par  le  sacriiice  de  la  santé  et  des  plaisirs , 
c'est  par  le  mépris  du  danger.  Celui  qui  compte 
sa  vie  pour  quelque  chose ,  ne  doit  pas  prétendre 
à  la  gloire. 

'  Ainsi  parle  un  esprit  chagrin  que  la  réputa- 
tion des  lettres  ne  peut  satisfaire.  Il  paraît  quel- 
quefois chercher  à  s'affermir  lui-même  contre  les 
déplaisirs  de  son  état ,  et  combattre  avec  violence. 
C'est  peu,  mes  amis,  reprend -il,  de  souffrir 
d'extrêmes  besoins  et  d'être  privé  des  plaisirs. 
Quel  est  celui  qui  a  été  pauvre  et  qui  a  évité  le 
mépris  ?  qui  n'a  pas  été  opprimé  par  les  puis- 
sants ,  moqué  par  les  faibles ,  fui  et  abandonné 
par  tous  les  hommes  ?  A-t-on  estimé  ses  talents  ? 
a-t-on  fait  attention  à  sa  vertu?  La  nécessité  l'a 
tenté ,  l'infortune  l'a  avili ,  et  le  sort  s'est  joué  de 
sa  prudence.  Toutefois  ni  l'adversité ,  ni  la  honte, 
ni  la  misère ,  ni  ses  fautes ,  s'il  en  a  faites ,  ni 
l'injustice  de  ses  ennemis ,  ne  lui  ont  ôté  son  cou- 
rage. Qui  voudrait  être  riche  mais  avare ,  res- 
pecté mais  faible ,  craint  mais  haï  ?  Mais  qui  ne 
voudrait  être  pauvre  avec  de  la  vertu  et  du 
courage?  Celui  qui  peut  vivre  sans  crime,  et  qui 
sait  oser  et  souffrir,  sait  aussi  se  passer  de  la  for- 
tune qu'il  a  méritée  :  les  heureux  et  les  insensés 
pourront  insulter  sa  misère  ;  mais  l'injure  de  la 
folie  ne  saurait  flétrir  la  vertu.  L'injure  et  l'op- 
probre du  fort  qui  abuse  des  dons  du  hasard ,  est 
l'arme  du  lâche  insolent... 

Ces  discours  d'un  esprit  inquiet,  qui  s'est  fait 
un  nom  par  les  lettres,  échauffent  l'esprit  des 
jeunes  gens  prompts  à  s'enflammer;  mais  la  for- 
tune laisse  rarement  aux  hommes  le  choix  de 
leurs  vertus  et  de  leur  travail. 


RÉFLEXIONS  ET  MAXIMES 
RÉFLÉIÏÔNS  JËf  MAXIMES 


515 


I. 

Il  est  plus  aisé  de  dire  des  choses  nouvelles 
que  de  concilier  celles  qui  ont  été  dites. 

-  n. 

,j^    L'esprit  de  l'homme  est  plus  pénétrant  que 
,  conséquent ,  et  embrasse  plus  qu'il  ne  peut  lier. 

III. 

Lorsqu'une  pensée  est  trop  faible  pour  porter 
une  expression  simple ,  c'est  la  marque  pour  la 
rejeter'. 

IV. 

La  clarté  orne  les  pensées  profondes. 
V. 
'^'^    L'obscurité  est  le  royaume  de  l'erreur. 
1  VL 

^^'11  n'y  aurait  point  d'erreurs  qui  ne  périssent 
d'elles-mêmes ,  rendues  clairement*. 

/  VII. 

j.  ■   Ce  qui  fait  souvent  le  mécompte  d'un  écrivain, 
,  «'est  qu'il  croit  rendre  les  choses  telles  qu'il  les 
aperçoit  ou  qu'il  les  sent. 

vm. 

On  proscrirait  moins  de  pensées  d'un  ouvrage, 
si  on  les  concevait  comme  l'auteur. 

IX. 

Lorsqu'une  pensée  s'offre  à  nous  comme  une 
profonde  découverte,  et  que  nous  prenons  la  peine 
de  la  développer,  nous  trouvons  souvent  que  c'est 
une  vérité  qui  court  les  rues. 

X. 

Il  est  rare  qu'on  approfondisse  la  pensée  d'un 
autre;  de  sorte  que  s'il  arrive  dans  la  suite  qu'on 
fasse  la  même  réflexion,  on  se  persuade  aisément 

'  Une  pensée  qui  porte  une  oxpreision  est  hardi  et  beau. 
Ceit  la  marque  ;  expression  négligée.  M. 

»  H  n'y  aurait  point  d'erreurs,  etc.  L'auteur  veut  parler 
des  erreurs  de  raisonnement ,  de  spéculation  ;  cette  maxime 
ne  peut  s'appliquer  aux  erreurs  d»^  fait.  L'expression  est  tr<^ 
générale.  S.  l 


qu'elle  est  nouvelle,  tant  elle  offre  de  circonstances 
et  de  dépendances  qu'on  avait  laissé  échapper. 

XL 


Si  une  pensée  ou  un  ouvrage  n'intéressent  que 
peu  de  personnes ,  peu  en  parleront. 

xn. 

C'est  un  grand  signe  de  médiocrité  de  louer 
toujours  modérément. 

XIII. 

Les  fortunes  promptes  en  tout  genre  sont  les 
moins  solides,  parce  qu'il  est  rare  qu'elles  soient 
l'ouvrage  du  mérite.  Les  fruits  mûrs  mais  labo- 
rieux de  la  prudence  sont  toujours  tardifs. 

XIV. 

L'espérance  anime  le  sage,  et  leurre  le  présomp- 
tueux et  l'indolent ,  qui  se  reposent  inconsidéré- 
ment sur  ses  promesses. 

XV. 

Beaucoup  de  défiances  et  d'espérances  raison- 
nables sont  trompées. 

XVI. 

L'ambition  ardente  exile  les  plaisirs  dès  la  jeu- 
nesse pour  gouverner  seule. 

XVII. 

La  prospérité  fait  peu  d'amis. 

XVIII. 

Les  longues  prospérités  s'écoulent  quelquefois 
en  un  moment  :  comme  les  chaleurs  de  l'été  sont 
emportées  par  un  jour  d'orage. 

XIX. 

Le  courage  a  plus  de  ressources  contre  les  dis- 
grâces que  la  raison. 

XX, 

La  raison  et  la  liberté  sont  incompatibles  avec 
la  faiblesse. 

XXI. 

La  guerre  n'est  pas  si  onéreuse  que  la  servitude. 

XXII. 

La  servitude  abaisse  les  hommes  jusqu'à  s'en 
faire  aimer. 

83. 


516 


VAUVENARGUES. 


XXIII. 

Les  prospérités  des  mauvais  rois  sont  fatales 
aux  peuples. 

XXIV. 

II  n'est  pas  donné  à.  la  raison  de  réparer  tous 
les  vices  de  la  nature. 

XXV. 

Avant  d'attaquer  un  abus ,  il  faut  voir  si  ou 
peut  ruiner  ses  fondements, 

XXVI. 

Les  abus  inévitables  sont  des  lois  de  la  nature. 

xxvn. 

Nous  n'avons  pas  droit  de  rendre  misérables 
ceux  que  nous  ne  pouvons  rendre  bons. 

XXVIII. 

On  ne  peut  être  juste  si  on  n'est  humain». 

XXIX. 

Quelques  auteurs  traitent  la  morale  comme  on 
traite  la  nouvelle  architecture ,  où  l'on  cherche 
avant  toutes  choses  la  commodité. 

XXX. 

Il  est  fort  différent  de  rendre  la  vertu  facile 
pour  l'établir ,  ou  de  lui  égaler  le  vice  pour  la 
détruire. 

XXXI. 

Nos  erreurs  et  nos  divisions ,  dans  la  morale, 
viennent  quelquefois  de  ce  que  nous  considérons 
les  hommes  comme  s'ils  pouvaient  être  tout  à  fait 
vicieux  ou  tout  à  fait  bons. 

XXXII. 

11  n'y  a  peut-être  point  de  vérité  qui  ne  soit 
à  quelque  esprit  faux  matière  d'erreur. 

XXXIII. 

Les  générations  des  opinions  sont  conformes  à 
celles  des  hommes,  bonnes  et  vicieuses  tour  à  tour. 

XXXIV. 

Nous  ne  connaissons  pas  l'attrait  des  violentes 

'  On  ne  peut  être,  etc.  Il  y  a  pourtant  des  exemples  d'hom- 
mes durs  qui  sont  justes.  M. 
Voltaire  a  dit  : 

Qui  n'est  que  juste  est  dur ,  qui  n'est  que  sage  est  triste. 
Épitre  L  au  roi  de  Prusse ,  édition  de  Renouard. 
t.  XI,  p.  115.  Paris,  I8I9.  B. 


agitations.  Ceux  que  nous  plaignons  de  leurs 
embarras  méprisent  notre  repos. 

XXXV. 

a 

Personne  ne  veut  être  plaint  de  ses  erreimfc  r 

XXXVI. 

Les  orages  de  la  jeunesse  sont  environnés  de 
jours  brillants.  *  ^ 


XXXVII. 


irn 


Les  jeunes  gens  connaissent  plutôt  l'amour  que 
la  beauté,    s  jitv-i 

XXXVIII. 

Les  femmes  et  les  jeunes  gens  ne  séparent  point 
leur  estime  de  leurs  goûts. 

XXXIX. 

La  coutume  fait  tout,  jusqu'en  amour. 

XL. 

Il  y  a  peu  de  passions  constantes  ;  il  y  en  a  beau- 
coup de  sincères  :  cela  a  toujours  été  ainsi.  Mais 
les  hommes  se  piquent  d'être  constants  ou  indiffé- 
rents, selon  la  mode  qui  excède  toujours  la  nature. 

XLI. 

La  raison  rougit  des  penchants  dont  elle  ne 
peut  rendre  compte'. 

XLII. 

Le  secret  des  moindres  plaisirs  de  la  nature 
passe  la  raison. 

XLin. 

C'est  une  preuve  de  petitesse  d'esprit,  lorsqu'on 
distingue  toujours  ce  qui  est  estimable  de  ce  qui 
est  aimable.  Les  grandes  âmes  aiment  naturel- 
lement ce  qui  est  digne  de  leur  estime  ^ 

XLIV. 

L'estime  s'use  comme  l'amour  \ 
XLV. 

Quand  on  sent  qu'on  n'a  pas  de  quoi  se  faire 
estimer  de  quelqu'un ,  on  est  bien  près  de  le  haïr. 

*  Far.  La  raison  rougit  des  inclinations  de  la  nature,  par- 
ce qu'elle  n'a  pas  de  quoi  connaître  la  perfection  de  ses  plaisirs. 

^  Far.  C'est  une  preuve  d'esprit  et  de  mauvais  goût,  lors- 
qu'on distingue  toujours  ce  qui  est  estimable  de  ce  qui  est 
aimable  ;  rien  n'est  si  aimable  que  la  vertu  pour  les  cœurs 
bien  faits. 

3  Non  pas  Y  estime,  mais  Vadmiration.  S.  ,y)  r  r-ri 


REFLEXIONS 


jÊvir- 


Ceux  qui  manquent  de  probité  dans  les  plaisirs 
n'en  ont  qu'une  feinte  dans  les  affaires.  C'est  la 
marque  d'un  naturel  féroce ,  lorsque  le  plaisir  ne 
rend  point  humain  ' . 

,       ,_  XLVII. 

Les  plaisirs  enseignent  aux  princes  à  se  fami- 
liariser avec  les  hommes. 

XLVIII. 

Le  trafic  de  l'honneur  n'enrichit  pas. 
XLIX. 

Ceux  qui  nous  font  acheter  leur  probité  ne 
nous  vendent  ordinairement  que  leur  honneur'. 


La  conscience,  l'honneur,  la  chasteté,  l'amour 
et  l'estime  des  hommes  sont  à  prix  d'argent.  La 
libéralité  multiplie  les  avantages  des  richesses. 

LL 

Celui  qui  sait  rendre  ses  profusions  utiles  a 
une  grande  et  noble  économie. 

LIL 

Les  sots  ne  comprennent  pas  les  gens  d'esprit. 
LIIL 

Personne  ne  se  croit  propre,  comme  un  sot, 
à  duper  les  gens  d'esprit. 

LIV. 

,^f  Nous  négligeons  souvent  les  hommes  sur  qui 
la  nature  nous  donne  quelque  ascendant ,  qui 
sont  ceux  qu'il  faut  attacher  et  comme  incor- 
porer à  nous ,  les  autres  ne  tenant  à  nos  amor- 
ces que  par  l'intérêt ,  l'objet  du  monde  le  plus 
changeant. 

LV. 

Il  n'y  a  guère  de  gens  plus  aigres  que  ceux 
qui  sont  doux  par  intérêt. 

'  Ceux  qui  manquent  de  probité,  etc.  (7 est  la  marque 
d'un  naturel,  etc.  Ces  deux  pensées  ne  semblent  pas  bien 
liées  l'une  à  l'autre.  Probité  et  humanité  n'ont  pas  un  rapport 
assez  immédiat.  S. 

»  Ceux  qui  nous  font  acheter  leur  probité,  etc.  On  pourrait 
peut-être  accuser  cette  pensée  d'un  peu  de  subUIité  venant 
d'un  défaut  de  précision  dans  les  termes.  Il  est  sûr  (pie  celui 
qui  vend  sa  probité  n'en  ad(\|àplu8,  puisqu'il  consent  ii  la 
vendre.  Ainsi  on  ne  vend  point  saprol)ité;  mais  on  se  fait 
payer  d»;  n'en  point  avoir.  S. 


ET  MAXIMES.  517 

LVL 

L'intérêt  fait  peu  de  fortunes  \ 

LVIL 

Il  est  faux  qu'on  ait  fait  fortune,  lorsqu'on  ne 
sait  pas  en  jouir. 

LVIII. 

L'amour  de  la  gloire  fait  les  grandes  fortunes 
entre  les  peuples. 

LIX. 

Nous  avons  si  peu  de  vertu ,  que  nous  nous 
trouvons  ridicules  d'aimer  la  gloire. 

LX. 

La  fortune  exige  des  soins.  Il  faut  être  souple, 
amusant,  cabaler,  n'offenser  personne,  plaire 
aux  femmes  et  aux  hommes  en  place,  se  mêler 
des  plaisirs  et  des  affaires ,  cacher  son  secret,  sa- 
voir s'ennuyer  la  nuit  à  table,  et  jouer  trois  qua- 
drilles sans  quitter  sa  chaise  :  même  après  tout 
cela ,  on  n'est  sûr  de  rien.  Combien  de  dégoûts 
et  d'ennuis  ne  pourrait-on  pas  s'épargner,  si  on 
osait  aller  à  la  gloire  par  le  seul  mérite  ! 

LXI. 

Quelques  fous  se  sont  dit  à  table  :  Il  n'y  a  que 
nous  qui  soyons  bonne  compagnie  ;  et  on  les 
croit. 

LXII. 

Les  joueurs  ont  le  pas  sur  les  gens  d'esprit, 
comme  ayant  l'honneur  de  représenter  les  gens 
riches. 

LXIII. 

Les  gens  d'esprit  seraient  presque  seuls,  sans 
les  sots  qui  s'en  piquent. 

LXIV. 

Celui  qui  s'habille  le  matin  avant  huit  heures 
pour  entendre  plaider  à  l'audience,  ou  pour  voir 
des  tableaux  étalés  au  Louvre ,  ou  pour  se  trou- 
ver aux  répétitions  d'une  pièce  prête  à  paraître, 
et  qui  se  pique  de  juger  en  tout  genre  du  travail 
d'autrui,  est  un  homme  auquel  il  ne  manque 
souvent  que  de  l'esprit  et  du  goût. 

^  L'intérêt  fuit  peu  de  fortunes.  Par  intérêt,  Vauvcnar^uM 
entend  ici  le  vice  ou  la  pas.sion  qui  domine  dans  un  caraclère 
jnt<  ressr.  Il  n'est  iKis  d'usage  en  ce  sens.  S. 


518 


VACVENARGUES. 


LXV. 

Nous  sommes  moins  offensés  du  mépris  des 
Bots ,  que  d'être  médiocrement  estimés  des  gens 
d'esprit. 

LXVI. 

C'est  offenser  les  hommes  que  de  leur  donner 
des  louanges  qui  marquent  les  bornes  de  leur 
mérite;  peu  de  gens  sont  assez  modestes  pour 
souffrir  sans  peine  qu'on  les  apprécie. 

LXVII. 

Il  est  difficile  d'estimer  quelqu'un  comme  il 
veut  l'être  ' . 

LXVIU. 

On  doit  se  consoler  de  n'avoir  pas  les  grands 
talents ,  comme  on  se  console  de  n'avoir  pas  les 
grandes  places.  On  peut  être  au-dessus  de  l'un 
et  de  l'autre  par  le  cœur. 

LXIX. 

La  raison  et  l'extravagance ,  la  vertu  et  le 
vice  ont  leurs  heureux.  Le  contentement  n'est 
pas  la  marque  du  mérite. 

LXX. 

La  tranquillité  d'esprit  passerait-elle  pour 
une  meilleure  preuve  de  la  vertu  ?  La  santé  la 
donne  \ 

LXXI. 

Si  la  gloire  et  le  mérite  ne  rendent  pas  les 
hommes  heureux,  ce  que  l'on  appelle  bonheur 
mérite-t-il  leurs  regrets  ?  Une  âme  un  peu  cou- 
rageuse daignerait-elle  accepter  ou  la  fortune, 
ou  le  repos  d'esprit,  ou  la  modération ,  s'il  fallait 
leur  sacrifier  la  vigueur  de  ses  sentiments  et 
abaisser  l'essor  de  son  génie? 

LXXIL 

La  modération  des  grands  hommes  ne  borne 
que  leurs  vices. 

LXXIII. 

La  modération  des  faibles  est  médiocrité. 

Lxxiy. 

Ce  qui  est  arrogance  dans  les  faibles  est 

'  Il  est  difficile  d'estimer  quelqu'un  comme  il  veut  l'être. 
Il  faudrait  dire  comme  il  veut  être  estimé,  ou  qu'il  y  eût  pré- 
cédemment un  participe  au  lieu  de  l'infinitif.  M. 

*  La  tranquillité  d^ esprit  passerait-elle  pour  une  meilleure 
preuve ,  etc.  Meilleure  se  rapporte  ici  à  la  maxime  précédente, 
dont  celle-ci  est  la  suite.  S. 


élévation  dans  les  forts  ;  comme  la  force  des 
malades  est  frénésie ,  çt  celle  des  sains  est  vi- 
gueur. 

LXXV.  i 

Le  sentiment  de  nos  forces  les  augmente. 
LXXVL 

On  ne  juge  pas  si  diversement  des  autres  quO) 
de  soi-même. 

LXXVIL 

Il  n'est  pas  vrai  que  les  hommes  soient  meil- 
leurs dans  la  pauvreté  que  dans  les  richesses  ' . 

LXXVIII. 

Pauvres  et  riches ,  nul  n'est  vertueux  ni  heu- 
reux si  la  fortune  ne  l'a  mis  à  sa  place. 

LXXIX. 

Il  faut  entretenir  la  vigueur  du  corps  pour 
conserver  celle  de  l'esprit. 

LXXX.      .  .   vAi 
On  tire  peu  de  service  des  vieillards. 

LXXXI. 

Les  hommes  ont  la  volonté  de  rendre  service 
jusqu'à  ce  qu'ils  en  aient  le  pouvoir. 

LXXXII. 

L'avare  prononce  en  secret  :  Suis-je  chargé  de 
la  fortune  des  misérables  ?  et  il  repousse  la  pitié 
qui  l'importune. 

LXXXIIL 

Ceux  qui  croient  n'avoir  plus  besoin  d'autrui 
deviennent  intraitables. 

LXXXIV. 

Il  est  rare  d'obtenir  beaucoup  des  hommes 
dont  on  a  besoin.  ^' 

LXXXV. 

On  gagne  peu  de  choses  par  habileté  % 

LXXXVI. 
Nos  plus  sûrs  protecteurs  sont  nos  talents. 

*  iZ  n'est  pas  vrai  que  les  hommes  soient  meilleurs  dans  ta 
pauvreté  que  dans  les  richesses.  Il  faudrait,  ce  semble,  datis 
la  richesse,  pour  exprimer  l'état  de  l'homme  riche.  M. 

'  On  gagne  peu  de  choses  par  habileté.  Le  mot  d'habileté  est 
un  peu  vague.  Il  signifie  sans  doute  ici  adresse;  autrement 
cette  maxime  contredirait  la  suivante.  S. 


REFLKXIONS 

LXXXVII. 

Tous  les  hommes  se  jugent  dignes  des  plus 
grandes  places  ;  mais  la  nature ,  qui  ne  les  en  a 
pas  rendus  capables ,  fait  aussi  qu'ils  se  tiennent 
très-contents  dans  les  dernières. 

LXXXVIII. 

On  méprise  les  grands  desseins ,  lorsqu'on  ne  se 
sent  pas  capable  des  grands  succès. 

LXXXIX. 

Les  hommes  ont  de  grandes  prétentions  et  de 
petits  projets. 

XC. 

Les  grands  hommes  entreprennent  les  grandes 
choses,  parce  qu'elles  sont  grandes;  et  les  fous, 
parce  qu'ils  les  croient  faciles. 

XCL 

Il  est  quelquefois  plus  facile  de  former  un 
parti ,  que  de  venir  par  degrés  à  la  tête  d'un 
parti  déjà  formé. 

XCIL 

Il  n'y  a  point  de  parti  si  aisé  à  détruire  que 
celui  que  la  prudence  seule  a  formé.  Les  caprices 
de  la  nature  ne  sont  pas  si  frêles  que  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'art. 

xcm. 

On  peut  dominer  par  la  force ,  mais  jamais 
par  la  seule  adresse. 

XCIV. 

Ceux  qui  n'ont  que  de  l'habileté  ne  tiennent 
en  aucun  lieu  le  premier  rang. 

xcv. 

La  force  peut  tout  entreprendre  (îontre  les 
habiles  ' . 

XCVI. 

Le  terme  de  l'habileté  est  de  gouverner  sans 
la  force. 

XGVII. 

C'est  être  médiocrement  habile  aue  de  faire 
des  dupes. 

'  La  force  peut  tout  entreprendre  contre  les  habiles.  Oui , 
mais  l'habileté  consiste  k  savoir  diriger  en  sa  favenr  l'emploi 
de  la  force.  8. 


ET  MAXIMES. 


519 


XCVIII. 


La  probité,  qui  empêche  les  esprits  médio- 
cres de  parvenir  à  leurs  fins,  est  un  moyen  de 
plus  de  réussir  pour  les  habiles. 


..a.:j  ù 


XCIX. 


Ceux  qui  ne  savent  pas  tirer  parti  des  autres 
hommes  sont  ordinairement  peu  accessibles. 

C. 

Les  habiles  ne  rebutent  personne. 
CL 

L'extrême  défiance  n*est  pas  moins  nuisible 
que  son  contraire.  La  plupart  des  hommes  de- 
viennent inutiles  à  celui  qui  ne  veut  pas  risquer 
d'être  trompé. 

CIL 

Il  faut  tout  attendre  et  tout  craindre  du  temps 
et  des  hommes. 

cm. 

Les  méchants  sont  toujours  surpris  de  trouver 
de  l'habileté  dans  les  bons. 

CIV. 

Trop  et  trop  peu  de  secret  sur  nos  affaire» 
témoignent  également  une  âme  faible. 

CV. 

La  familiarité  est  l'apprentissage  des  esprits  ' . 
CVI. 

Nous  découvrons  en  nous-mêmes  ce  que  les 
autres  nous  cachent,  et  nous  reconnaissons 
dans  les  autres  ce  que  nous  nous  cachons  nous- 
mêmes*. 

CVII. 

Les  maximes  des  hommes  décèlent  leur 
cœur'. 

CVIII. 

Les  esprits  faux  changent  souvent  de  maximes. 

'  La  familiarité  est  Vapprcntissage  des  esprits.  Obscur  ; 
c'est  dans  la  familiarité  delà  conversaUon  que  l'esprit  se  forme, 
ou  bien  qu'on  connaît  l'esprit  de  ceux  avec  qui  on  vit.  M. 

'  rar.  L'aulcur  ajoute  :  II  faut  donc  ailler  ces  deux  études. 

3  tes  maximes  des  hommes  décèlent  leur  cœur.  Le  proverbe 
indien  a  dit  :  Parle,  afin  que  je  te  rounaisse.  S. 


^^ 


VAUVKNARGIJES. 


CIX. 


Les  esprits  légers  sont  disposés  à  ia  complai- 
sance. 

ex. 

,Les  menteuis  sout  bas  et  glorieux  '. 

CXI. 
'l^u  de  maximes  sont  vraies  à  tous  égards. 

GXIl. 

On  dit  peu  de  choses  solides,  lorsqu'on  cher- 
che à  en  dire  d'extraordinaires. 

..       CXIII.  ' 

Nous  nous  flattons  sottement  de  persuader 
aux  autres  ce  que  nous  ne  pensons  pas  nous- 
mêmes. 

CXIV. 

Ou  ne  s'amuse  pas  longtemps  de  l'esprit 
d 'autrui. 

CXV. 

Les  meilleurs  auteurs  parlent  trop. 

CXVL 

La  ressource  de  ceux  qui  n'imaginent  pas  est 
de  conter. 

CXVIL 

La  stérilité  de  sentiment  nourrit  la  paresse. 

CXVUL 

Un  homme  >qui  ne  soupe  ni  ne  dîne  chez  lui 
se  croit  occupé.  Et  celui  qui  passe  la  matinée  à 
se  laver  la  bouche  et  à  donner  audience  à  son 
brodeur ,  se  moque  de  l'oisiveté  d'un  nouvelliste 
qui  se  promène  tous  les  jours  avant  dîner. 

CXIX. 

Il  n'y  aurait  pas  beaucoup  d'heureux,  s'il 
appartenait  à  autrui  de  décider  de  nos  occupa- 
tions et  de  nos  plaisirs. 

CXX. 

Lorsqu'une  chose  ne  peut  pas  nous  nuire,  il 
faut  nous  moquer  de  ceux  qui  nous  en  détour- 
nent. 

'  Les  menteurs  sont  bas  et  glorieux.  On  pourrait,  ce  sem- 
ble, felourner  la  pensée,  et  (Ure  :  Les  gens  bas  et  glorieux 
sont  meyiteurs  ;  car  on  est  souvent  menteur  parce  que  l'on  est 
glorieux,  et  non  pas  glorieux  parce  qu'on  est  menteur.  S. 


CXXÏ. 


H  y  a  plus  de  mauvais  conseils  que  de  ca- 
prices. 

CXXIJ. 

11  ne  faut  pas  croire  aisément  que  ce  que  la 
nature  a  fait  aimable  soit  vicieux.  Il  n'y  a  point 
de  siècle  et  de  peuple  qui  n'aient  établi  des  ver- 
tus et  des  vices  imaginaires. 

CXXIIL 

La  raison  nous  trompe  plus  souvent  que  la 
nature'.. .  i   :  rr» 

CXXIV. 
La  raison  ne  connaît  pas  les  intérêts  du  cœpr. 

CXXV. 

Si  la  passion  conseille  quelquefois  plus  hardi- 
ment que  la  réflexion ,  c'est  qu'elle  donne  plus 
de  force  pour  exécuter. 

CXXVL 

Si  les  passions  font  plus  de  fautes  que  le  ju- 
gement, c'est  par  la  même  raison  que  ceux  qui 
gouvernent  font  plus  de  fautes  que  les  hommes 
privés». 

CXXVIL 

Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur. 
CXXVIII. 

Le  bon  instinct  n'a  pas  besoin  de  la  raison , 
mais  il  la  donne. 

CXXIX. 

On  paye  chèrement  les  moindi-es  biens ,  lors- 
qu'on ne  les  tient  que  de  la  raison. 

CXXX. 

La  magnanimité  ne  doit  pas  compte  à  la  pru- 
dence de  ses  motifs.  tîO-^fjftf»*. 

*  La  raison  nous  trompe  plus  souvent  que  la  nature.  On 
ne  peut  entendre,  par  la  nature  de  l'homme,  que  son  organi- 
sation et  l'impulsion  qu'il  reçoit  de  ses  sens  vers  les  objets.  Or 
c'est  de  là  que  viennent  toutes  nos  fautes  et  toutes  nos  erreurs , 
et  non  pas  de  la  raison ,  même  quand  elle  s'égare.  M. 

*  Si  les  passions  font  plus  de  fautes  que  le  jugement,  etc. 
Cette  maxime  dément  la  précédente  ;  car  les  passions  sont  la 
nature,  et  le  jugement  c'est  la  raison.  Or  l'auteur  dit  ici  que 
les  passions  font  plus  de  fautes  que  le  jugement.  M.— Je  crois 
qu'il  faut  entendre,  par  la  première  de  ces  deux  maximes ,  que 
la  raison  nous  trompe,  proportion  gardée ,  plus  souvent  que 
la  nature;  Vauvenargues  croyemt,  comme  il  l'établit  dans  la 
seconde  maxime,  que  la  raison  a  moins  souvent  occasion  de 
faire  des  fautes  que  la  nature ,  parce  que  le  nombre  des  ac- 
tions qu'elle  dirige  est  beaucoup  moins  considérable.  S. 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


521 


CXXXI. 


Personne  n'est  sujet  à  plus  de  fautes  que  ceux 
qui  n'agissent  que  par  réflexion. 

CXXXII. 

On  ne  fait  pas  beaucoup  de  grandes  clioses  par 
conseil. 

CXXXIII.  ,,. 

La  conscience  est  la  plus  changeante  des  règles. 

GXXXIV. 

La  fausse  conscience  ne  se  connaît  pas. 

cxxxv. 

La  conscience  est  présomptueuse  dans  les  forts, 
timide  dans  les  faibles  et  les  malheureux,  inquiète 
dans  les  indécis ,  etc.  :  organe  du  sentiment  qui 
nous  domine,  et  des  opinions  qui  nous  gouver- 
nent. 

CXXXVL 

La  conscience  des  mourants  calomnie  leur  vie  ' . 
CXXXVII. 

La  fermeté  ou  la  faiblesse  de  la  mort  dépend 
de  la  dernière  maladie. 

CXXXYIH. 

La  nature,  épuisée  par  la  douleur,  assoupit 
quelquefois  le  sentiment  dans  les  malades ,  et  ar- 
rête la  volubilité  de  leur  esprit;  et  ceux  qui  re- 
doutaient la  mort  sans  péril ,  la  souffrent  sans 
crainte. 

GXXXIX. 

La  maladie  éteint  dans  quelques  hommes  le 
courage,  dans  quelques  autres  la  peur,  et  jus- 
qu'à l'amour  de  la  vie. 

CXL. 

On  ne  peut  juger  de  la  vie  par  une  plus  fausse 
règle  que  la  mort. 

CXLL 

Il  est  injuste  d'exiger  d'une  âme  atterrée  et 
vaincue  par  les  secousses  d'un  mal  redoutable, 
qu'elle  conserve  la  même  vigueur  qu'elle  a  fait 
paraître  en  d'autres  temps.  Est-on  surpris  qu'un 
malade  ne  puisse  plus  ni  marcher,  ni  veiller,  ni 

'  La  conscience  des  mourants  calomnie  leur  vie.  Montaigne 
a  dit  :  La  pénitence  demande  à  charger.  S. 


se  soutenir?  Ne  serait-il  pas  plus  étrange,  s'il 
était  encore  le  même  homme  qu'en  pleine  santé? 
Si  nous  avons  eu  la  migraine  et  que  nous  ayons 
mal  dormi,  on  nous  excuse  d'être  incapables  ce 
jour-là  d'application ,  et  personne  ne  nous  soup- 
çonne d'avoir  toujours  été  inappliqués.  Refuse- 
rons-noùs  à  un  homme  qui  se  meurt  le  privilège 
que  nous  accordons  à  celui  qui  a  mal  à  la  tête  ; 
et  oserons-nous  assurer  qu'il  n'a  jamais  eu  de 
courage  pendant  sa  santé ,  parce  qu'il  en  aura 
manqué  à  l'agonie? 

GLXU. 

Pour  exécuter  de  grandes  choses ,  il  faut  vi- 
vre comme  si  on  ne  devait  jamais  mourir. 

CLXIIL 

La  pensée  de  la  mort  nous  trompe  :  car  elle  nous 
fait  oublier  de  vivre. 

CXLIV. 

Je  dis  quelquefois  en  moi-même  :  La  vie  est  trop 
courte  pour  mériter  que  je  m'en  inquiète.  Mais 
si  quelque  importun  me  rend  visite  et  qu'il  m'em- 
pêche de  sortir  et  de  m'habiller,  je  perds  patience, 
et  je  ne  puis  supporter  de  m'ennuyer  une  demi- 
heure. 

GXLV. 

La  plus  fausse  de  toutes  les  philosophies  est 
celle  qui,  sous  prétexte  d'affranchir  les  hommes 
des  embarras  des  passions,  leur  conseille  l'oisi- 
veté ,  l'abandon  et  l'oubli  d'eux-mêmes. 

GXLVL 

Si  toute  notre  prévoyance  ne  peut  rendre  notre 
vie  heureuse,  combien  moins  notre  nonchalance  1 

GXLVIL 

Personne  ne  dit  le  matin  :  Un  jour  est  bientôt 
passé,  attendons  la  nuit.  Au  contraire,  on  rêve 
la  veille  à  ce  que  l'on  fera  le  lendemain.  On  serait 
bien  marri  '  de  passer  un  seul  jour  à  la  merci  du 
temps  et  des  fâcheux.  On  n'oserait  laisser  au  ha- 
sard la  disposition  de  quelques  heures  ;  et  on  a 
raison  :  car  qui  peut  se  promettre  de  passer  une 
heure  sans  ennui ,  s'il  ne  prend  soin  de  remplir 
à  son  gré  ce  court  espace?  Mais  ce  qu'on  n'ose- 
rait se  promettre  pour  une  heure ,  on  se  le  pro- 


'  On  serait  bien  marri.  Cette  expression ,  .nctuellemenl  de 
peu  d'usage,  s'employait  encore  au  milieu  du  dix  -  liuitit^ine 
siècle.  S. 


522 


YAUVENÂRGllES. 


ijnai, 


met  quelquefois  pour  toute  la  vie,  et  l'on  dit  :  Nous 
sommes  bien  fous  de  nous  tant  inquiéter  de  l'a- 
venir; c'est-à-dire  :  Nous  sommes  bien  fous  de 
ne  pas  commettre  au  hasard  nos  destinées ,  et 
de  pourvoir  à  l'intervalle  qui  est  entre  nous  et 
la  mort. 

CXLVUI. 

Ni  le  dégoût  est  une  marque  de  santé,  ni 
l'appétit  '  est  une  maladie  ;  mais  tout  au  contraire. 
Ainsi  pense-t-on  sur  le  corps.  Mais  on  juge  de 
l'âme  sur  d'autres  principes.  On  suppose  qu'une 
âme  forte  est  celle  qui  est  exempte  de  passions  ; 
et  comme  la  jeunesse  est  ardente  et  plus  active 
que  le  dernier  âge,  on  la  regarde  comme  un 
temps  de  fièvre  ;  et  on  place  la  force  de  l'homme 
dans  sa  décadence. 

CXLIX. 

L'esprit  est  l'œil  de  l'âme ,  non  sa  force.  Sa 
force  est  dans  le  cœur,  c'est-à-dire  dans  les  pas- 
sions. La  raison  la  plus  éclairée  ne  donne  pas 
d'agir  et  de  vouloir.  Suffit-il  d'avoir  la  vue  bonne 
pour  marcher  ?  ne  faut-il  pas  encore  avoir  des 
pieds ,  et  la  volonté  avec  la  puissance  de  les  re- 
muer? 

CL. 

La  raison  et  le  sentiment  se  conseillent  et  se 
suppléent  tour  à  tour.  Quiconque  ne  consulte 
qu'un  des  deux  et  renonce  à  l'autre ,  se  prive  in- 
considérément d'une  partie  des  secours  qui  nous 
ont  été  accordés  pour  nous  conduire. 

CLI. 

Nous  devons  peut-être  aux  passions  les  plus 
grands  avantages  de  l'esprit. 
CLII. 

Si  les  hommes  n'avaient  pas  aimé  la  gloire ,  ils 
n'avaient  ni  assez  d'esprit  ni  assez  de  vertu  pour 
la  mériter. 

CLIIL 

Aurions-nous  cultivé  les  arts  sans  les  passions? 
et  la  réflexion  toute  seule  nous  aurait-elle  fait 
connaître  nos  ressources,  nos  besoins  et  notre  in- 
dustrie ? 

CLIV. 
Les  passions  ont  appris  aux  hommes  la  raison  ' . 

'iVt  le  dégoût  est  une  marque ,  etc.  Il  faut  dire  n'est.  Cette 
phrase  est  négligée.  M. 

'  Im  passions  ont  appris  aux  hommes  la  raison.  Cette 
maxime  un  peu  obscure  a  besoin  d'être  éclaircie  par  celle  qui 


CLV. 


Dans  l'enfance  de  tous  les  peuples,  comme 
dans  celle  des  particuliers  ',  le  sentiment  a  toujours 
précédé  la  réflexion  et  en  a  été  le  premier  maître. 

CLVI. 

Qui  considérera  la  vie  d'un  seul  homme  y  trour 
vera  toute  l'histoire  du  genre  humain,  que  la 
science  et  l'expérience  n'ont  pu  rendre  bon. 

CLVIL 

S'il  est  vrai  qu'on  ne  peut  anéantir  le  vice ,  la 
science  de  ceux  qui  gouvernent  est  de  le  faire 
concourir  au  bien  public. 

cLVm. 

Les  jeunes  gens  souffrent  moins  de  leurs  fautes 
que  de  la  prudence  des  vieillards. 

CLIX. 

Les  conseils  de  la  vieillesse  éclairent  sans 
échauffer,  comme  le  soleil  de  l'hiver. 

CLX.  1 

Le  prétexte  ordinaire  de  ceux  qui  font  le  mal- 
heur des  autres ,  est  qu'ils  veulent  leur  bien. 

CLXL 

Il  est  juste  d'exiger  des  hommes  qu'As  fassent, 
par  déférence  pour  nos  conseils,  ce  qu'ils  ne  veu- 
lent pas  faire  pour  eux-mêmes. 

CLXIL 

Il  faut  permettre  aux  hommes  de  faire  de  gran- 
des fautes  contre  eux-mêmes,  pour  éviter  un  plus 
grand  mal ,  la  servitude. 

CLXIIL 

Quiconque  est  plus  sévère  que  les  lois  est  un 
tyran. 

CLXIV. 

Ce  qui  n'offense  pas  la  société  n'est  pas  du  res- 
sort de  la  justice^. 

suit.  L'auteur  a  voulu  dire ,  ce  semble ,  que  ce  sont  les  passions 
qui ,  en  portant  l'esprit  de  l'homme  sur  un  plus  grand  nom- 
bre d'objets,  et  en  augmentant  la  somme  de  ses  idées,  lia 
fournissent  les  matériaux  de  la  réflexion ,  qui  est  le  chemin 
de  la  raison.  Cela  se  rapporte  à  ce  qu'il  dit  ailleurs ,  que  les 
passions  fertilisent  l'esprit.  S. 

*  Dans  l'enfance  de  tous  les  peuples ,  comm£  dans  celle  des 
particuliers,  etc.  Il  semble  qu'on  peut  mettre  individus.  En 
est  employé  ici  pour  de  la  réflexion ,  et  c'est  une  négligence 
à  mon  sens.  M. 

^  Ce  qui  n'offense  pas  la  société  n'est  pas  du  ressort  €lê  ft-i 


RÉFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


65^ 


CLXV. 

C*est  entreprendre  sur  la  clémence  de  Dieu ,  de 
punir  sans  nécessité. 

GLXVI. 

La  morale  austère  anéantit  la  vigueur  de  l'es- 
prit ,  comme  les  enfants  d'Esculape  détruisent  le 
corps  pour  détruire  un  vice  du  sang  souvent  ima- 
ginaire. 

CLXvn. 

La  clémence  vaut  mieux  que  la  justice. 

-     '     CLXvm. 

Nous  blâmons  beaucoup  les  malheureux  des 
moindres  fautes ,  et  les  plaignons  peu  des  plus 
grands  malheurs.,..,,      .    ., 

CLXIX. 

Nous  réservons  notre  indulgence  pour  les  par- 
faits. 

CLXX. 

On  ne  plaint  pas  un  homme  d'être  un  sot ,  et 
peut-être  qu'on  a  raison  ;  mais  il  est  fort  plaisant 
d'imaginer  que  c'est  sa  faute. 

CLXXI. 

Nul  homme  n'est  faible  par  choix. 
CLXXII. 

Nous  querellons  les  malheureux  pour  nous  dis- 
penser de  les  plaindre. 

CLXxm. 

La  générosité  souffre  des  maux  d'autrui, 
comme  si  elle  en  était  responsable. 

CLXXIV. 

L'ingratitude  la  plus  odieuse,  mais  la  plus  com- 
mune et  la  plus  ancienne ,  est  celle  des  enfants 
envers  leurs  pères. 

CLXXV. 

Nous  ne  savons  pas  beaucoup  de  gré  à  nos  amis 
d'estimer  nos  bonnes  qualités ,  s'ils  osent  seule- 
ment s'apercevoir  de  nos  défauts. 

CLXXVI. 
On  peut  aimer  de  tout  son  cœur  ceux  en  qui 

ju$hce.  Je  crois  que,  par  la  Justice,  Vauvenargues  entend  ici 
lestribuDdux.  S. 


on  reconnaît  de  grands  défauts.  11  y  aurait  de 
l'impertinence  à  croire  que  la  perfection  a  seule  le 
droit  de  nous  plaire.  Nos  faiblesses  nous  attachent 
quelquefois  les  uns  aux  autres  autant  que  pour- 
rait faire  la  vertu. 

CLXXVII. 

Les  princes  font  beaucoup  d'ingrats,  parce 
qu'ils  ne  donnent  pas  tout  ce  qu'ils  peuvent- 

CLXXVIII. 

La  haine  est  plus  vive  que  l'amitié,  moins  que 
la  gloire  \ 

CLXXIX. 

Si  nos  amis  nous  rendent  des  services ,  nous 
pensons  qu'à  titre  d'amis  ils  nous  les  doivent ,  et 
nous  ne  pensons  pas  du  tout  qu'ils  ne  nous  doi- 
vent pas  leur  amitié. 

CLXXX. 

On  n'est  pas  né  pour  la  gloire ,  lorsqu'on  uq 
connaît  pas  le  prix  du  temps. 

CLXXXI. 

L'activité  fait  plus  de  fortunes  que  la  prudence. 
CLXXXII. 

Celui  qui  serait  né  pour  obéir,  obéirait  jusque 
sur  le  trône. 

CLXXXIII. 

Il  ne  paraît  pas  que  la  nature  ait  fait  les  hommes 
pour  l'indépendance. 

CLXXXIV. 

Pour  se  soustraire  à  la  force ,  on  a  été  obligé 
de  se  soumettre  à  la  justice.  La  justice  ou  la  force, 
il  a  fallu  opter  entre  ces  deux  maîtres  ;  tant  nous 
étions  peu  faits  pour  être  libres. 

CLXXXV. 

La  dépendance  est  née  de  la  société. 
CLXXXVI. 

Faut-il  s'étonner  que  les  hommes  aient  cru  que 
les  animaux  étaient  faits  pour  eux ,  s'ils  pensent 
même  ainsi  de  leurs  semblables,  et  que  la  for- 
tune accoutume  les  puissants  à  ne  compter  qu'eux 
sur  la  terre? 

'  La  haine  est  plus  t)ivc  que  Vamitié,  moins  que  la  gloire. 
11  faut,  je  crois,  moins  que  l'amaur  ou  Itt  passion  de  la 
gloire.  S. 


524 


r^^  iî/VA.UVE]NARGUES.  Jia>f 


CLXXXVII. 


Entre  rois,  entre  peuples,  entre  pai-ticuliers, 
le  plus  fort  se  donne  des  droits  sur  le  plus  faible, 
(^  la  même  règle  est  suivie  par  les  animaux  et 
les  êtres  inanimés  :  de  sorte  que  tout  s'exécute 
dans  l'univers  par  la  violence;  et  cet  ordre,  que 
nous  blâmons  avec  quelque  apparence  de  justice, 
est  la  loi  la  plus  générale,  la  plus  immuable 
et  la  plus  importante  de  la  nature. 

r, 

CLXxxvni. 

Les  faibles  veulent  dépendre,  afin  d'être  pro- 
tégés. Ceux  qui  craignent  les  hommes  aiment  les 
lois. 

CLXXXIX. 

Qui  sait  tout  souffrir  peut  tout  osec.   .'.  o, 

cxc. 

Il  est  des  injures  qu'il  faut  dissimuler,  pour 
ne  pas  compromettre  son  honneur. 

CXCI. 

11  est  bon  d'être  ferme  par  tempérament ,  et 
flexible  par  réflexion. 

CXCII. 

Les  faibles  veulent  quelquefois  qu'on  les  croie 
méchants;  mais  les  méchants  veulent  passer  pour 
bons. 

CXCUL 

Si  l'ordre  domine  dans  le  genre  humain ,  c'est 
une  preuve  que  la  raison  et  la  vertu  y  sont  les 
plus  forts. 

CXCIV. 

La  loi  des  esprits  n'est  pas  différente  de  celle 
des  corps,  qui  ne  peuvent  se  maintenir  que  par 
une  continuelle  nourriture. 

cxcv. 

Lorsque  les  plaisirs  nous  ont  épuisés ,  nous 
croyons  avoir  épuisé  les  plaisirs  ;  et  nous  disons 
que  rien  ne  peut  remplir  le  cœur  de  l'homme. 

CXGVL 

Nous  méprisons  beaucoup  de  choses  pour  ne 
pas  nous  mépriser  nous-mêmes. 

CXCVIL 
Notre  dégoût  n'est  point  un  défaut  et  une  in- 


suffisance des  objets  extérieurs,  comme  nous 
aimons  à  le  croire ,  mais  un  épuisement  de  nos 
propres  organes  et  un  témoignage  de  notre  fai- 
blesse. 

cxcvra.   -Mfific 

Le  feu,  l'air,  l'esprit,  la  lumière ,  tout  vit  par 
l'action.  De  là  la  communication  et  l'alliance  de 
tous  les  êtres  ;  de  là  l'unité  et  l'harmonie  dans  l'u- 
nivers. Cependant  cette  loi  de  la  nature  si  féconde, 
nous  trouvons  que  c'est  un  vice  dans  l'homme; 
et  parce  qu'il  est  obligé  d'y  obéir,  ne  pouvant 
subsister  dans  le  repos,  nous  concluons  qu'il  est 
hors  de  sa  place.  * 

CXCIX. 

L'homme  ne  se  propose  le  repos  que  pour  s'af- 
franchir de  la  sujétion  et  du  travail  ;  mais  il  ne 
peut  jouir  que  par  l'action ,  et  n'aime  qu'elle. 

ce. 

Le  fruit  du  travail  est  le  plus  doux  des 
plaisirs. 

CCL 

Où  tout  est  dépendant ,  il  y  a  un  maître  '  :  l'air 
appartient  à  l'homme,  et  l'homme  à  l'air  ;  et  rien 
n'est  à  soi ,  ni  à  part. 

•  ccn.'-  ^»  ^  ^^^' 

0  soleil  1  ô  cieux  I  qu'êtes-vous  ?  Nous  avons 
surpris  le  secret  et  l'ordre  de  vos  mouvements. 
Dans  la  main  de  l'Être  des  êtres,  instruments 
aveugles  et  ressorts  peut-être  insensibles,  le 
monde  sur  qui  vous  régnez  mériterait-il  nos 
hommages?  Les  révolutions  des  empires,  la  di- 
verse face  des  temps,  les  nations  qui  ont  dominé, 
et  les  hommes  qui  ont  fait  la  destinée  de  ces  na- 
tions mêmes,  les  principales  opinions  et  les  cou- 
tumes qui  ont  partagé  la  créance  des  peuples 
dans  la  refigion,  les  arts,  la  morale  et  les  sciences, 
tout  cela,  que  peut-il  paraître?  Un  atome  pres- 
que invisible,  qu'on  appelle  l'homme ,  qui  rampe 
sur  la  face  de  la  terre,  et  qui  ne  dure  qu'un ' 

•DOQ 
^  Où  tout  est  dépendant,  etc.  Cette  maxime  parait  obscare,  - 
n  semble  que  Vauvenargues  a  voulu  prouver  l'existence  de 
Dieu  par  la  dépendance  mutuelle  des  différentes  parties  de 
l'univers,  dont  aucune  ne  peut  s'isoler  des  autres  ni  subsister 
par  elle-même.  On  n'entend  pas  ce  que  veut  dire  Vair  appar- 
tient à  l'homme ,  et  l'homme  à  l'air.  L'homme  ne  peut  se 
passer  d'air;  mais  l'air  existerait  fort  bien  sans  l'homme. 
Appartient  veut-il  dite  participe  de  la  nature,  etc.  ?  Alors  l'idée 
d'appartenir  n'a  plus  de  liaison  sensible  avec  l'idée  de  dépen- 
dance exprimée  dans  la  première  phrase.  Il  y  a ,  je  crois ,  àbu» 
de  mots.  S. 


REFLEXIONS  ET  M4XIMES. 


526 


jour ,  embrasse  en  quelque  sorte  d'un  coup  d'oeil 
le  spectacle  de  l'univers  dans  tous  les  âges. 


CGIÏI. 


Quand  on  a  beaucoup  de  lumières  ' ,  on  admire 
peu  ;  lorsque  l'on  en  manque ,  de  même.  L'admi- 
ration marque  le  degré  de  nos  connaissances,  et 
prouve  moins,  souvent,  la  perfection  des  choses 
que  l'imperfection  de  notre  esprit. 

CCIV.  .M  ..^^». 

*^Ce  n'est  point  un  grand  avantage  d'avoir  l'es- 
prit vif,  si  on  ne  l'a  juste.  La  perfection  d'une 
pendule  n'est  pas  d'aller  vite  mais  d'être  réglée. 

ccv. 

Parler  imprudemment  et  parler  hardiment, 
est  presque  toujours  la  même  chose  ;  mais  on 
peut  parler  sans  prudence,  et  parler  juste;  et 
il  ne  faut  pas  croire  qu'un  homme  a  l'esprit  faux, 
parce  que  la  hardiesse  de  son  caractère  ou  la 
vivacité  de  ses  passions  lui  auront  arraché,  mal- 
gré lui-même,  quelque  vérité  périlleuse. 

CGVL 

Il  y  a  plus  de  sérieux  que  de  folie  dans  l'es- 
prit des  hommes.  Peu  sont  nés  plaisants  ;  la  plu- 
pcirt  le  deviennent  par  imitation ,  froids  copistes 
de  la  vivacité  et  de  la  gaieté. 

CCVIL 

Ceux  qui  se  moquent  des  penchants  sérieux 
aiment  sérieusement  les  bagatelles. 

CCVIIL 

Différent  génie,  différent  goût.  Ce  n'est  pas 
toujours  par  jalousie  que  réciproquement  on  se 
rabaisse. 

CCIX. 

On  juge  des  productions  de  l'esprit  comme  des 
ouvrages  mécaniques.  Lorsque  l'on  achète  une 
bague,  on  dit  :  Celle-là  est  trop  grande,  l'autre 
est  trop  petite;  jusqu'à  ce  qu'on  en  rencontre  une 
pour  son  doigt.  Mais  il  n'en  reste  pas  chez  le 
joaillier,  car  celle  qui  m'est  trop  petite  va  bien 
à  un  autre. 

'  Quand  on  a  beaucoup  de  lumières ,  etc.  La  liaison  n'est 
pas  assez  marquée  entre  la  première  partie  de  cette  maxime  et 
la  seconde;  œ  qid  fait  qu'au  premier  aspect  elles  paraissent  se 
contredire ,  quoiqu'elles  ne  se  contredisent  pas  en  effet  :  parce 
que  la  première  partie  offre  une  maxime  absolue  et  générale , 
la  seconde  une  réflexion  applicable  seulement  à  quelques  occa- 
sions. S. 


CCX. 

Lorsque  deux  auteurs  ont  également  excellé 
en  divers  genres,  on  n'a  pas  ordinairement  assez 
d'égards  à  la  subordination  de  leurs  talents,  et 
Despréaux  va  de  pair  avec  Racine  :  cela  est  in- 
juste. 

CGXL  ^    :.-:,-^^iaMn„. 

J'aime  un  écrivain  qui  embrasse  tous  les  temps 
et  tous  les  pays,  et  rapporte  beaucoup  d'effets  à 
peu  de  causes  ;  qui  compare  les  préjugés  et  les 
mœurs  des  différents  siècles;  qui,  par  des  exem- 
ples tirés  de  la  peinture  ou  de  la  musique,  me 
fait  connaître  les  beautés  de  l'éloquence  et  l'é- 
troite liaison  des  arts.  Je  dis  d'un  homme  qui 
rapproche  ainsi  les  choses  humaines,  qu'il  a  un 
grand  génie,  si  ses  conséquences  sont  justes. 
Mais  s'il  conclut  mal ,  je  présume  qu'il  distingue 
mal  les  objets,  ou  qu'il  n'aperçoit  pas  d'un  seul 
coup  d'œil  tout  leur  ensemble ,  et  qu'enfin  quel- 
que chose  manque  à  l'étendue  ou  à  la  profon- 
deur de  son  esprit. 

CCXIL 

On  discerne  aisément  la  vraie  de  la  fausse  éten- 
due d'esprit  :  car  l'une  agrandit  ses  sujets,  et 
l'autre,  par  l'abus  des  épisodes  et  par  le  faste  de 
l'érudition,  les  anéantit. 

CCXIIL 

Quelques  exemples  rapportés  en  peu  de  mots 
et  à  leur  place  donnent  plus  d'éclat,  plus  de  poids 
et  plus  d'autorité  aux  réflexions;  mais  trop 
d'exemples  et  trop  de  détails  énervent  toujours 
un  discours.  Les  digressions  trop  longues  ou 
trop  fréquentes  rompent  l'unité  du  sujet,  et  las- 
sent les  lecteurs  sensés,  qui  ne  veulent  pas  qu'on 
les  détourne  de  l'objet  principal,  et  qui  d'ailleurs 
ne  peuvent  suivre,  sans  beaucoup  de  peine,  une 
trop  longue  chaîne  de  faits  et  de  preuves.  On 
ne  saurait  trop  rapprocher  les  choses ,  ni  trop 
tôt  conclure.  Il  faut  saisir  d'un  coup  d'œil  la 
véritable  preuve  de  son  discours,  et  courir  à  la 
conclusion.  Un  esprit  perçant  fuit  les  épisodes, 
et  laisse  aux  écrivains  médiocres  le  soin  de  s'ar- 
rêter à  cueillir  les  fleurs  qui  se  trouvent  sur 
leur  chemin.  C'est  à  eux  d'amuser  le  peuple, 
qui  lit  sans  objet ,  sans  pénétration  et  sans  goût. 

CCXIV. 

Le  sot  qui  a  beaucoup  de  mémoire  est  plein 
de  pensées  et  de  faits  ;  mais  il  ne  sait  pas  en 
conclure  :  tout  tient  à  cela. 


526 


.rtl     VAmENARGUESiJiaH 


Savoir  bien  rapprocheflês  choses,  voilà  l'es- 
prit juste.  Le  don  de  rapproclier  beaucoup  de 
choses  et  de  grandes  choses  fait  les  esprits  vastes. 
Ainsi  la  justesse  paraît  être  le  premier  degré,  et 
une  condition  très-nécessaire  de  la  vraie  étendue 
d'esprit. 

CCXVI. 

Un  homme  qui  digère  mal ,  et  qui  est  vorace, 
est  peut-être  une  image  assez  fidèle  du  carac- 
tère d'esprit  de  la  plupart  des  savants. 

ccxvn. 

Je  n'approuve  point  la  maxime  qui  veut 
qu^un  honnête  homme  sache  un  peu  de  tout. 
C'est  savoir  presque  toujours  inutilement,  et 
quelquefois  pernicieusement,  que  de  savoir  su- 
perficiellement et  sans  principes.  Il  est  vrai  que 
la  plupart  des  hommes  ne  sont  guère  capables 
de  connaître  profondément;  mais  il  est  vrai  aussi 
que  cette  science  superficielle  qu'ils  recherchent 
ne  sert  qu'à  contenter  leur  vanité.  Elle  nuit  à 
ceux  qui  possèdent  un  vrai  génie  :  car  elle  les 
détourne  nécessairement  de  leur  objet  principal, 
consume  leur  application  dans  les  détails ,  et  sur 
des  objets  étrangers  à  leurs  besoins  et  à  leurs 
talents  naturels;  et  enfin  elle  ne  sert  point,  comme 
ils  s'en  flattent ,  à  prouver  l'étendue  de  leur  es- 
prit. De  tout  temps  on  a  vu  des  hommes  qui  sa- 
vaient beaucoup  avec  un  esprit  très-médiocre  ; 
et  au  contraire,  des  esprits  très-vastes  qui  sa- 
vaient fort  peu.  Ni  l'ignorance  n'est  défaut  d'es- 
prit ,  ni  le  savoir  n'est  preuve  de  génie. 

Gcxvni. 

La  vérité  échappe  au  jugement ,  comme  les 
faits  échappent  à  la  mémoire.  Les  diverses  faces 
des  choses  s'emparent  tour  à  tour  d'un  esprit  vif, 
et  lui  font  quitter  et  reprendre  successivement  les 
mêmes  opinions.  Le  goût  n'est  pas  moins  incons- 
tant :  il  s'use  sur  les  choses  les  plus  agréables,  et 
varie  comme  notre  humeur. 

CGXIX. 

11  y  a  peut-être  autant  de  vérités  parmi  les 
hommes  que  d'erreurs,  autant  de  bonnes  qualités 
que  de  mauvaises ,  autant  de  plaisirs  que  de  pei- 
nes :  mais  nous  aimons  à  contrôler  la  nature  hu- 
maine, pour  essayer  de  nous  élever  au-dessus  de 
notre  espèce ,  et  pour  nous  enrichir  de  la  consi- 
dération dont  nous  tâchons  de  la  dépouiller.  Nous 


sommes  si  présomptueux ,  que  nous  croyons  pou- 
voir séparer  notre  intérêt  personnel  de  celui  de 
l'humanité,  et  médire  du  genre  humain  sans  nous 
compromettre.  Cette  vanité  ridicule  a  rempli  les 
livres  des  philosophes  d'invectives  contre  la  na- 
ture. L'homme  est  maintenant  en  disgrâce  chez 
tous  ceux  qui  pensent,  et  c'est  à  qui  le  chargera 
de  plus  de  vices.  Mais  peut-être  est-il  sur  le  point 
de  se  relever  et  de  se  faire  restituer  toutes  ses 
vertus  ;  car  la  philosophie  a  ses  modes  comme  les 
habits ,  la  musique  et  l'architecture ,  etc.  ^ 

ccxx. 

Sitôt  qu'une  opinion  devient  commune,  il  ne 
faut  point  d'autre  raison  pour  obliger  les  hommes 
à  abandonner  et  à  embrasser  son  contraire,  jus- 
qu'à ce  que  celle-ci  vieillisse  à  son  tour,  et  qu'ils 
aient  besoin  de  se  distinguer  par  d'autres  choses. 
Ainsi ,  s'ils  atteignent  le  but  dans  quelque  art  ou 
dans  quelque  science,  on  doit  s'attendre  qu'ils  le 
passeront  pour  acquérir  une  nouvelle  gloire  :  et 
c'est  ce  qui  fait  en  partie  que  les  plus  beaux 
siècles  dégénèrent  si  promptement,  et  qu'à  peine 
sortis  de  la  barbarie  ils  s'y  replongent. 

CCXXL 

Les  grands  hommes ,  en  apprenant  aux  faibles 
à  réfléchir,  les  ont  mis  sur  la  route  de  l'erreur. 

CCXXIL 

Où  il  y  a  de  la  grandeur,  nous  la  sentons  mal 
gré  nous.  La  gloire  des  conquérants  a  toujoun 
été  combattue  ;  les  peuples  en  ont  toujours  souf- 
fert ,  et  ils  l'ont  toujours  respectée. 

CCXXIIL 

Le  contemplateur,  mollement  couché  dans  un» 
chambre  tapissée,  invective  contre  le  soldat  qu 
passe  les  nuits  de  l'hiver  au  bord  d'un  fleuve,  e 
veille  en  silence  sous  les  armes  pour  la  sûreté  d« 
sa  patrie.  '    \- 

-   O    r  on"  ■ 

CCXXIV. 

Ce  n'est  pas  à  porter  la  faim  et  la  misère  che 
les  étrangers,  qu'un  héros  attache  la  gloire,  mai 
à  les  souffrir  pour  l'État;  ce  n'est  pas  à  donne 
la  mort,  mais  à  la  braver. 

*  f^af.  La  philosophie  a  ses  modes  comme  rarchitecture' 
les  habits,  la  danse,  etc.  L'homme  est  maintenant  en  disgrâr 
chez  les  philosophes ,  et  c'est  à  qui  le  chargera  de  plus  de  vices, 
mais  peut-être  est -il  sur  le  point  de  se  relever  et  de  se  fai» 

restituer  toutes  ses  vertus.  "     * 


KÉFLEXIOINS  ET  MAXIMES. 


527 


CCXXV. 

Le  vice  fomente  la  guerre  :  la  vertu  combat. 
S'il  n'y  avait  aucune  vertu ,  nous  aurions  pour 
toujours  la  paix. 

CCXXVI. 

La  vigueur  d'esprit  ou  l'adresse  ont  fait  les 
premières  fortunes.  L'inégalité  des  conditions  est 
AÔ^. de  celle  des  génies  et  des  courages. 

-  CCXXVIL 

Il  est  faux  que  l'égalité  soit  une  loi  de  la  na- 
ture. La  nature  n'a  rien  fait  d'égal.  Sa  loi  souve- 
raine est  la  subordination  et  la  dépendance. 

CCXXVIIL 

Qu'on  tempère  comme  on  voudra  la  souverai- 
neté dans  un  État,  nulle  loi  n'est  capable  d'em- 
pêcher un  tyran  d'abuser  de  l'autorité  de  son 
emploi. 
.^e.K,  CCXXIX. 

On  est  forcé  de  respecter  les  dons  de  la  nature, 
que  l'étude  ni  la  fortune  ne  peuvent  donner. 

ccxxx. 

SK  La  plupart  des  hommes  sont  si  resserrés  dans 
la  sphère  de  leur  condition ,  qu'ils  n'ont  pas  même 
le  courage  d'en  sortir  par  leurs  idées  :  et  si  on  en 
voit  quelques-uns  que  la  spéculation  des  grandes 
choses  rend  en  quelque  sorte  incapables  des  pe- 
tites, on  en  trouve  encore  davantage  à  qui  la 
pratique  des  petites  a  ôté  jusqu'au  sentiment  des 
grandes. 

CCXXXL 

Les  espérances  les  plus  ridicules  et  les  plus 
hardies  ont  été  quelquefois  la  cause  des  succès 
extraordinaires. 

CCXXXIl. 

Les  sujets  font  leur  cour  avec  bien  plus  de  goût 
que  les  princes  ne  la  reçoivent'.  Il  est  toujours 
plus  sensible  d'acquérir  que  de  jouir. 

CCXXXIII. 

Nous  croyons  négliger  la  gloire  par  pure  pa- 

*  Les  sujets  font  leur  cour  avec  bien  plus  de  goût,  etc. 
Goût  veut  dire  ici  le  plaisir  qu'on  éprouve  à  satisfaire  un  pen- 
chant. Faire  avec  goût,  dans  ce  sens,  est  se  porter  de  cœur , 
d'inclination ,  à  une  action  quelconque  :  c'est  le  con  amore 
des  Italiens.  L'expression  n'est  pent-ôtr«  pas  Mon  exacte;  mais 
H  est  ditlicile  de  la  remplacer.  S. 


resse ,  tandis  que  nous  prenons  des  peines  infinies 
pour  le  plus  petit  intérêt. 

CCXXXIV.  ^ 

Nous  aimons  quelquefois  jusqu'aux  louanges 
que  nous  ne  croyons  pas  sincères  '. 

CCXXXV. 

Il  faut  de  grandes  ressources  dans  l'esprit  et 
dans  le  cœur  pour  goûter  la  sincérité  lorsqu'elle 
blesse ,  ou  pour  la  pratiquer  sans  qu'elle  offense. 
Peu  de  gens  ont  assez  de  fonds  pour  souffrir  la 
vérité  et  pour  la  dire. 

CCXXXVI. 

Il  y  a  des  hommes  qui ,  sans  y  penser  ^ ,  se  for- 
ment une  idée  de  leur  figure ,  qu'ils  empruntent 
du  sentiment  qui  les  domine  ;  et  c'est  peut-être 
par  cette  raison  qu'un  fat  se  croit  toujours  beau'. 

ccxxxvu. 

Ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit  ont  du  goût  pour 
les  grandes  choses,  et  de  la  passion  pour  les  petites. 

CCXXXVIII. 

La  plupart  des  hommes  vieillissent  dans  un 
petit  cercle  d'idées  qu'ils  n'ont  pas  tirées  de  leur 
fonds  ;  il  y  a  peut-être  moins  d'esprits  faux  que 
de  stériles. 

CCXXXIX. 

Tout  ce  qui  distingue  les  hommes  paraît  peu 
de  chose.  Qu'est-ce  qui  fait  la  beauté  ou  la  lai- 
deur, la  santé  ou  l'infirmité,  l'esprit  ou  la  stupi- 
dité? une  légère  différence  des  organes,  un  peu 
plus  ou  un  peu  moins  de  bile ,  etc.  Cependant  ce 
plus  ou  ce  moins  est  d'une  importance  infinie 
pour  les  hommes;  et  lorsqu'ils  en  jugent  autre- 
ment, ils  sont  dans  l'erreur*. 

*  Far.  Les  hommes  sont  si  sensibles  à  la  flatterie ,  que ,  lors 
même  qu'ils  pensent  que  c'est  flallerie,  ils  ne  laissent  pas  d'en 
être  les  dupes. 

'  Ily  a  des  hommes  qui,  sans  y  penser,  etc.  Comment  se 
forme-t-on  une  idée  de  soi  sans  y  penser?  J'aimerais  mieux 
sans  s'en  apercevoir.  M. 

'  Far.  Nous  nous  formons ,  sans  y  penser  * ,  une  idée  de 
notre  figure  sur  l'idée  que  nous  avons  de  notre  esprit ,  ou  sur 
le  sentiment  qui  nous  domine;  et  c'est  pour  cela  qu'un  fat  se 
croit  to^jours  si  bien  fait. 

*  Far.  Le  plus  ou  le  rooUis  d'esprit  est  peu  de  chose  ;  mais 
ce  peu,  quelle  différence  ne  met-il  pas  entre  les  hommes I 
Qu'est-ce  qui  fait  la  beauté  ou  la  laideur,  la  santd  ou  l'In- 
firmité? n'est-c(»  pas  ou  im  peu  plus  ou  un  peu  moins  de  bile , 
et  quelque  différcncxî  imperceptible  des  organes? 

*  Sans/  penser.  Btc.  C.*\K^  né^Wç^mar  n  rtêj*  Hi  nbtafT^.  Il  f«iil 
nnnf  tious  ou  ap«rcrtnir.  M. 


5^28 


VAUVENARGUES. 


CCXL. 

Deux  choses  peuvent  à  peine  remplacer,  dans 
la  vieillesse,  les  talents  et  les  agréments  :  la  ré- 
putation ou  les  richesses. 

CCXLl. 

Nous  n'aimons  pas  les  zélés  qui  font  profes- 
sion de  mépriser  tout  ce  dont  nous  nous  piquons, 
pendant  qu'ils  se  piquent  eux-mêmes  de  choses 
encore  plus  méprisables  '. 

CCXLII. 

Quelque  vanité  qu'on  nous  reproche,  nous 
îvons  besoin  quelquefois  qu'on  nous  assure  de 
aotre  mérite. 

ccxLin. 

Nous  nous  consolons  rarement  des  grandes  hu- 
miliations; nous  les  oublions. 

CCXLIV. 

Moins  on  est  puissant  dans  le  monde ,  plus  on 
peut  commettre  de  fautes  impunément,  ou  avoir 
inutilement  un  vrai  mérite. 

CCXLV. 

Lorsque  la  fortune  veut  humilier  les  sages, 
elle  les  surprend  dans  ces  petites  occasions  où 
l'on  est  ordinairement  sans  précaution  et  sans 
défense.  Le  plus  habile  homme  du  monde  ne  peut 
empêcher  que  de  légères  fautes  n'entraînent  quel- 
quefois d'horribles  malheurs  ;  et  il  perd  sa  répu- 
tation ou  sa  fortune  par  une  petite  imprudence , 
comme  un  autre  se  casse  la  jambe  en  se  prome- 
nant dans  sa  chambre. 

CCXLVL 

Soit  vivacité,  soit  hauteur,  soit  avarice,  il  n'y 
a  point  d'homme  qui  ne  porte  dans  son  caractère 
une  occasion  continuelle  de  faire  des  fautes  ;  et 
si  elles  sont  sans  conséquence,  c'est  à  la  fortune 
qu'il  le  doit. 

CCXLVIL 

Nous  sommes  consternés  de  nos  rechutes ,  et 
de  voir  que  nos  malheurs  mêmes  n'ont  pu  nous 
corriger  de  nos  défauts. 

CCXLVIIL 

La  nécessité  modère  plus  de  peines  que  la 
raison. 

'  Ce  que  Vauvenargues  dit  ici  des  zélés,  au  n'  346  il  le  dit 
des  dévots. 


CCXLIX. 

La  nécessité  empoisonne  les  maux  qu'elle  n  e 
peut  guérir. 

CCL. 

Les  favoris  de  la  fortune  ou  de  la  gloire ,  mal- 
heureux à  nos  yeux,  ne  nous  détournent  point 
de  l'ambition. 

CCLL 

La  patience  est  l'art  d'espérer. 
CCLIL 

Le  désespoir  comble  non-seulement  notre  mi- 
sère ,  mais  notre  faiblesse. 

CGLIIL 

Ni  les  dons  ni  les  coups  de  la  fortune  n'éga- 
lent ceux  de  la  nature,  qui  la  passe  en  rigueur 
comme  en  bonté. 

CCLIV. 

Les  biens  et  les  maux  extrêmes  ne  se  font 
pas  sentir  aux  âmes  médiocres. 

CCLV. 

Il  y  a  peut-être  plus  d'esprits  légers  dans  ce 
qu'on  appelle  le  monde,  que  dans  les  conditions 
moins  fortunées. 

CCLVL 

Les  gens  du  monde  ne  s'entretiennent  pas  de 
si  petites  choses  que  le  peuple  ;  mais  le  peuple 
ne  s'occupe  pas  de  choses  si  frivoles  que  les  gens 
du  monde. 

CCLVIL 

On  trouve  dans  l'histoire  de  grands  person- 
nages que  la  volupté  ou  l'amour  ont  gouvernés  ; 
elle  n'en  rappelle  pas  à  ma  mémoire  qui  aient 
été  galants.  Ce  qui  fait  le  mérite  essentiel  de 
quelques  hommes  ne  peut  même  subsister  dans 
quelques  autres  comme  un  faible. 

CCLVm. 

Nous  courons  quelquefois  les  hommes  qui  nous 
ont  imposé  par  leurs  dehors ,  comme  de  jeunes 
gens  qui  suivent  amoureusement  un  masque,  le 
prenant  pour  la  plus  belle  femme  du  monde,  et 
qui  le  harcèlent  jusqu'à  ce  qu'ils  l'obligent  de 
se  découvrir,  et  de  leur  faire  voir  qu'il  est  un 
petit  homme  avec  de  la  barbe  et  un  visage  noir. 

CCLIX. 

Le  sot  s'assoupit  et  fait  la  sieste  en  bonne 
compagnie ,  comme  un  homme  que  la  curiosité 


HElLt:XlONS  El   MAXIMES. 


a  tiré  de  son  élément,  et  qui  ne  peut  ni  respirer 
ni  vivre  dans  un  air  subtil. 

CCLX. 

Le  sot  est  comme  le  peuple ,  qui  se  croit  riche 
de  peu. 

CGLXI. 

Lorsqu'on  ne  veut  rien  perdre  ni  cacher  de 
son  esprit,  on  en  diminue  d'ordinaire  la  réputa- 
tion. 

CCLXIL 

Des  auteurs  sublimes  n'ont  pas  négligé  de 
primer  encore  par  les  agréments,  flattés  de  rem- 
plir l'intervalle  de  ces  deux  extrêmes ,  et  d'em- 
brasser toute  la  sphère  de  l'esprit  humain.  Le 
public ,  au  lieu  d'applaudir  à  l'universalité  de 
leurs  talents ,  a  cru  qu'ils  étaient  incapables  de 
se  soutenir  dans  l'héroïque  ;  et  on  n'ose  les  éga- 
ler à  ces  grands  hommes  qui ,  s'étant  renfermés 
dans  un  seul  et  beau  caractère ,  paraissent  avoir 
dédaigné  de  dire  tout  ce  qu'ils  ont  tu,  et  aban- 
donné aux  génies  subalternes  les  talents  mé- 
diocres. 

ccLxm. 

Ce  qui  paraît  aux  uns  étendue  d'esprit  n'est, 
aux  yeux  des  autres,  que  mémoire  et  légèreté. 

CCLXIV. 

Il  est  aisé  de  critiquer  un  auteur,  mais  il  est 
difficile  de  l'apprécier. 

CCLXV. 

Je  n'ôte  rien  à  l'illustre  Racine,  le  plus  sage 
et  le  plus  élégant  des  poètes ,  pour  n'avoir  pas 
traité  beaucoup  de  choses  qu'il  eût  embellies, 
content  d'avoir  montré  dans  un  seul  genre  la  ri- 
chesse et  la  sublimité  de  son  esprit.  Mais  je  me 
sens  forcé  de  respecter  un  génie  hardi  et  fé- 
cond, élevé,  pénétrant,  facile,  infatigable;  aussi 
ingénieux  et  aussi  aimable  dans  les  ouvrages  de 
pur  agrément,  que  vrai  et  pathétique  dans  les 
autres  ;  d'une  vaste  imagination ,  qui  a  embrassé 
et  pénétré  rapidement  toute  l'économie  des  cho- 
ses humaines  ;  à  qui  ni  les  sciences  abstraites , 
ni  les  arts,  ni  la  politique,  ni  les  mœurs  des 
peuples,  ni  leurs  opinions,  ni  leurs  histoires,  ni 
leur  langue  même,  n'ont  pu  échapper;  illustre, 
en  sortant  de  l'enfance ,  par  la  grandeur  et  par 
la  force  de  sa  poésie  féconde  en  pensées,  et 
bientôt  après  par  les  charmes  et  par  le  caractère 


original  et  plein  de  raison  de  sa  prose;  philoso- 
phe et  peintre  sublime,  qui  a  semé  avec  éclat, 
dans  ses  écrits ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  dans 
l'esprit  des  hommes  ;  qui  a  représenté  les  pas- 
sions avec  des  traits  de  feu  et  de  lumière ,  et  en- 
richi le  théâtre  de  nouvelles  grâces;  savant  à 
imiter  le  caractère  et  à  saisir  l'esprit  des  bons 
ouvrages  de  chaque  nation  par  l'extrême  éten- 
due de  son  génie,  mais  n'imitant  rien,  d'ordi- 
naire ,  qu'il  ne  l'embellisse  ;  éclatant  jusque  dans 
les  fautes  qu'on  a  cru  remarquer  dans  ses  écrits, 
et  tel  que ,  malgré  leurs  défauts  et  malgré  les 
efforts  de  la  critique ,  il  a  occupé  sans  relâche 
de  ses  veilles  ses  amis  et  ses  ennemis ,  et  porté 
chez  les  étrangers,  dès  sa  jeunesse,  la  réputa- 
tion de  nos  lettres ,  dont  il  a  reculé  toutes  les 
bornes. 

CCLXVI. 

Si  on  ne  regarde  que  certains  ouvrages  des 
meilleurs  auteurs ,  on  sera  tenté  de  les  mépri- 
ser. Pour  les  apprécier  avec  justice ,  il  faut  tout 
Ure. 

€GLXVIL 

Il  ne  faut  point  juger  des  hommes  par  ce 
qu'ils  ignorent ,  mais  par  ce  qu'ils  savent ,  et  par 
la  manière  dont  ils  le  savent  '. 

CGLXVIII. 

On  ne  doit  pas  non  plus  demander  aux  au- 
teurs une  perfection  qu'ils  ne  puissent  atteindre. 
C'est  faire  trop  d'honneur  à  l'esprit  humain  de 
croire  que  des  ouvrages  irréguliers  n'aient  pas 
droit  de  lui  plaire ,  surtout  si  ces  ouvrages  pei- 
gnent les  passions.  Il  n'est  pas  besoin  d'un  grand 
art  pour  faire  sortir  les  meilleurs  esprits  de  leur 
assiette,  et  pour  leur  cacher  les  défauts  d'un 
tableau  hardi  et  touchant.  Cette  parfaite  régu- 
larité qui  manque  aux  auteurs  ne  se  trouve  point 
dans  nos  propres  conceptions.  Le  caractère  na- 
turel de  l'homme  ne  comporte  pas  tant  de  rè- 
gle. Nous  ne  devons  pas  supposer  dans  le  senti- 
ment une  délicatesse  que  nous  n'avons  que  par 
réflexion.  Il  s'en  faut  de  beaucoup  que  notre 
goût  soit  toujours  aussf  difficile  à  contenter  que 
notre  esprit ''. 

CCLXIX. 

Il  nous  est  plus  facile  de  nous  teindre  d  une 

'  Kar.  Il  ne  faut  pas  juger  d'un  homme  par  ce  (lu'il  Ignore , 
mais  par  ce  qu'il  sait.  Ce  n'est  rien  d'ignorer  Ix  anooup  de 
choses ,  lorsqu'on  est  c<npable  de  les  concevoir,  et  (ju'il  ne  ntan- 
qtie  que  de  les  avoir  apprises. 

'   I/auleur  dé\«|(»pp(' celle  pensée   foi/i'i  n"  5J?..  B. 


ùiO 


VAllVENARr.CES. 


infinité  de  connaissances,  que  d'en  bien  possé-  ] 
der  un  petit  nombre.  I 

CCLXX. 

Jusqu'à  ce  qu'on  rencontre  le  secret  de  rendre 
les  esprits  plus  justes,  tous  les  pas  que  l'on 
pourra  faire  dans  la  vérité  n'empêcheront  pas  les 
hommes  de  raisonner  faux  ;  et  plus  on  voudra 
les  pousser  au  delà  des  notions  communes ,  plus 
on  les  mettra  en  péril  de  se  tromper. 

CCLXXÏ. 

Il  n'arrive  jamais  que  la  littérature  et  l'esprit 
de  raisonnement  deviennent  le  partage  de  toute 
une  nation ,  qu'on  ne  voie  aussitôt ,  dans  la  phi- 
losophie et  dans  les  beaux-arts ,  ce  qu'on  remar- 
que dans  les  gouvernements  populaires,  où  il  n'y 
a  point  de  puérilités  et  de  fantaisies  qui  ne  se 
produisent  et  ne  trouvent  des  partisans'. 

CCLXXII. 

L'erreur,  ajoutée  à  la  vérité ,  ne  l'augmente 
point.  Ce  n'est  pas  étendre  la  carrière  des  arts 
que  d'admettre  de  mauvais  genres  :  c'est  gâter 
le  goût  ;  c'est  corrompre  le  jugement  des  hom- 
mes ,  qui  se  laisse  aisément  séduire  par  les  nou- 
veautés ,  et  qui ,  mêlant  ensuite  le  vrai  et  le  faux, 
se  détourne  bientôt,  dans  ses  productions,  de 
l'imitation  de  la  nature,  et  s'appauvrit  ainsi  en 
peu  de  temps  par  la  vaine  ambition  d'imaginer 
et  de  s'écarter  des  anciens  modèles  ». 

CCLXXIII. 

Ce  que  nous  appelons  une  pensée  brillante 
n'est  ordinairement  qu'une  expression  captieuse, 
qui,  à  l'aide  d'un  peu  de  vérité, nous  impose  une 
erreur  qui  nous  étonne. 

CCLXXIV. 

Qui  a  le  plus  a,  dit-on ,  le  moins  :  cela  est  faux. 
Le  roi  d'Espagne,  tout  puissant  qu'il  est,  ne 

^  Far.  Toutes  les  fois  que  la  littérature  et  l'esprit  de  raison- 
nement deviendront  le  partag^de  toute  une  nation,  il  arri- 
vera, comme  dans  les  États  populaires,  qu'il  n'y  aura  point 
(le  puérilités  et  de  sottises  qui  ne  se  produisent  et  ne  trouvent 
des  partisans. 

^  rar.  L'erreur,  ajoutée  à  la  vérité,  ne  l'augmente  point; 
au  contraire.  Ce  n'est  pas  non  plus  étendre  les  limites  des 
arts  que  d'admettre  les  mauvais  genres  :  c'est  gâter  le  goût. 
Il  faut  détromper  les  hommes  des  faux  plaisirs,  pour  les  faire 
jouir  des  véritables  ;  et  quand  même  on  supposerait  qu'il  n'y 
aurait  point  de  faux  plaisirs ,  tovijours  serait-il  raisonnable  de 
combattre  ceux  qui  sont  dépravés  et  méprisal)les  :  car  on  ne 
peut  nier  qu'il  y  en  ait  de  tels. 


peut  rien  à  Lucques  '.  Les  bornes  de  nos  talents 
sont  encore  plus  inébranlables  que  celles  des  em- 
pires; et  on  usurperait  plutôt  toute  la  terre  que 
la  moindre  vertu. 

CCLXXV. 

La  plupart  des  grands  personnages  ont  été  les 
hommes  de  leur  siècle  les  plus  éloquents.  Les 
auteurs  des  plus  beaux  systèmes,  les  chefs  de 
partis  et  de  sectes ,  ceux  qui  ont  eu  dans  tous 
les  temps  le  plus  d'empire  sur  l'esprit  des  peu- 
ples ,  n'ont  dû  la  meilleure  partie  de  leurs  succès 
qu'à  l'éloquence  vive  et  naturelle  de  leur  âme. 
Il  ne  parait  pas  qu'ils  aient  cultivé  la  poésie  avec 
le  même  bonheur.  C'est  que  la  poésie  ne  permet 
guère  que  l'on  se  partage,  et  qu'un  art  si  su- 
blime et  si  pénible  se  peut  rarement  allier  avec 
l'embarras  des  affaires  et  les  occupations  tumul- 
tueuses de  la  vie  :  au  lieu  que  l'éloquence  se 
mêle  partout,  et  qu'elle  doit  la  plus  grande  par- 
tie de  ses  séductions  à  l'esprit  de  médiation  et 
de  manège,  qui  forme  les  hommes  d'État  et  les 
politiques ,  etc. 

CCLXXVI. 

C'est  une  erreur  dans  les  grands  de  croire 
qu'ils  peuvent  prodiguer  sans  conséquence  leurs 
paroles  et  leurs  promesses.  Les  hommes  souf- 
frent avec  peine  qu'on  leur  ôte  ce  qu'ils  se  sont 
en  quelque  sorte  approprié  par  l'espérance.  On 
ne  les  trompe  pas  longtemps  sur  leurs  intérêts, 
et  ils  ne  haïssent  rien  tant  que  d'être  dupes.  C'est 
par  cette  raison  qu'il  est  si  rare  que  la  fourberie 

*  iQui  a  le  plus  a,  dit-on ,  le  moins  :  cela  est  faux.  Le  roi 
d^ Espagne,  tout  puissant  qu'il  est,  ne  peut  rien  à  Lucques. 
Plus  et  moins,  exprimant  des  rapports  de  mesure  et  de  quan- 
tité ,  ne  peuvent  s'appliquer  qu'à  des  objets  qu'on  puisse  me- 
surer ensemble ,  afin  de  juger  de  leur  mesure  et  de  leur  quan- 
tité relative.  Ainsi  on  ne  dira  pas  qu'il  y  a  plus  ou  moins 
de  toile  dans  une  pièce  de  dix  aunes,  que  de  grains  dans  un 
boisseau  de  froment,  parce  qu'il  n'existe  pas  de  moyen  de 
mesurer  ensemble  de  la  toile  et  du  froment.  L'emploi  de  plus 
et  de  moins  suppose  donc  dans  les  objets  comparés  une  qua- 
lité commune  que  chacun  possède  plus  ou  moins ,  et  qui  offre 
le  point  de  vue  sous  lequel  on  les  compare.  On  dira,  par 
exemple,  que  le  soleil  est  plus  grand  que  la  terre,  parce  que 
l'étendue  est  une  qualité  commune  à  tous  deux,  par  laquelle 
le  soleil  et  la  terre  se  sei*vent  récipro([uement  de  mesure  rela- 
tive. Mais  on  ne  dira  pas  que  le  soleil  est  plus  brillant  que  la 
terre ,  parce  que  le  soleil  est  brillant  et  que  la  terre  ne  l'est 
pas  ;  comme  on  ne  peut  dire  que  le  roi  d'Espagne  est  plus  puis- 
sant en  Espagne  qu'à  Lucques,  parce  qu'il  a  de  la  puissance 
en  Espagne  et  n'en  a  point  du  tout  à  Lucques.  La  maxime  qui 
a  le  plus  a  le  moins  est  donc  ici  tolalement  inapplicable ,  puis- 
que le  plus  et  le  moins-sont  la  mesure  relative  des  objets ,  et 
qu'il  n'existe  pas  de  manière  de  mesurer  quelque  chose  avec 
!  rien.  On  ne  sait  ce  que  veut  dire  la  fin  de  cette  maxime  :  On 
j  usurperait  plutôt  toute  la  terre  que  la  moindre  vertu.  On  n'u- 
!  surpe  point  de  vertus;  toutes  celles  qu'on  acquiert  sont  de 
t  bonne  prise.  S. 


UKFLEXiOlNS  ET  MAXIMES. 


i3f 


réussisse;  il  faut  de  la  sincérité  et  de  la  droiture, 
même  pour  séduire.  Ceux  qui  ont  abusé  les  peu- 
ples sur  quelque  intérêt  général ,  étaient  fidèles 
aux  particuliers  ;  leur  habileté  consistait  à  capti- 
ver les  esprits  par  des  avantages  réels.  Quand 
on  connaît  bien  les  hommes ,  et  qu'on  veut  les 
faire  servir  à  ses  desseins,  on  ne  compte  point 
sur  un  appât  aussi  frivole  que  celui  des  discours 
et  des  promesses.  Ainsi  les  grands  orateurs,  s'il 
m'est  permis  de  joindre  ces  deux  choses ,  ne  s'ef- 
forcent pas  d'imposer  par  un  tissu  de  flatteries  et 
d'impostures ,  par  une  dissimulation  continuelle^ 
et  par  un  langage  purement  ingénieux  :  s'ils 
cherchent  à  faire  illusion  sur  quelque  point  prin- 
cipal ,  ce  n'est  qu'à  force  de  sincérité  et  de  véri- 
tés de  détail  :  car  le  mensonge  est  faible  par  lui- 
même;  il  faut  qu'il  se  cache  avec  soin;  et  s'il 
arrive  qu'on  persuade  quelque  chose  par  des 
discours  captieux ,  ce  n'est  pas  sans  beaucoup  de 
peine.  On  aurait  grand  tort  d'en  conclure  que 
ce  soit  en  cela  que  consiste  l'éloquence.  Jugeons 
au  contraire  par  ce  pouvoir  des  simples  apparen- 
ces de  la  vérité,  combien  la  vérité  elle-même  est 
éloquente  et  supérieure  à  notre  art. 

CCLXXVIL 

Un  menteur  est  un  homme  qui  ne  sait  pas 
tromper;  un  flatteur,  celui  (Jui  ne  trompe  ordi- 
nairement que  les  sots.  Celui  qui  sait  se  servir 
avec  adresse  de  la  vérité,  et  qui  en  connaît  l'élo- 
quence, peut  seul  se  piquer  d'être  habile. 

GCLXXVIIL 

Est-il  vrai  que  les  qualités  dominantes  ex- 
cluent les  autres?  Qui  a  plus  d'imagination  que 
Bossuet,  Montaigne,  Descartes,  Pascal,  tous 
grands  philosophes  ?  Qui  a  plus  de  jugement  et 
de  sagesse  que  Racine,  Boileau,  la  Fontaine, 
Molière,  tous  poètes  pleins  de  génie? 

CCLXXIX. 

Descartes  a  pu  se  tromper  dans  quelques-uns 
de  ses  principes ,  et  ne  se  point  tromper  dans 
ses  conséquences,  sinon  rarement.  On  aurait 
donc  tort,  ce  me  semble,  de  conclure  de  ses 
erreurs  que  l'imagination  et  l'invention  ne  s*ac- 
cordent  point  avec  la  justesse.  La  grande  vanité 
de  ceux  qui  n'imaginent  pas  est  de  se  croire 
seuls  judicieux.  Ils  ne  font  pas  attention  que  les 
erreurs  de  Descartes,  génie  créateur,  ont  été 
celles  de  trois  ou  quatre  mille  philosophes ,  tous 
gens  sans  imagination.  T.es  esprits  subalternes 


n'ont  point  d'erreur  en  leur  privé  nom ,  parce 
qu'ils  sont  incapables  d'inventer,  même  en  se 
trompant;  mais  ils  sont  toujours  entraînés  sans 
le  savoir  par  l'erreur  d'autrui  ;  et  lorsqu'ils  se 
trompent  d'eux-mêmes ,  ce  qui  peut  arriver  soU' 
vent ,  c'est  dans  des  détails  et  des  conséquences. 
Mais  leurs  erreurs  ne  sont  ni  assez  vraisemblables 
pour  être  contagieuses,  ni  assez  importantes 
pour  faire  du  bruit. 

CCLXXX. 

Ceux  qui  sont  nés  éloquents  parlent  quelque- 
fois avec  tant  de  clarté  et  de  brièveté  des  gran- 
des choses,  que  la  plupart  des  hommes  n'imagi- 
nent pas  qu'ils  en  parlent  avec  profondeur.  Les 
esprits  pesants,  les  sophistes,  ne  reconnaissent 
pas  la  philosophie ,  lorsque  l'éloquence  la  rend 
populaire,  et  qu'elle  ose  peindre  le  vrai  avec  des 
traits  fiers  et  hardis.  Ils  traitent  de  superficielle 
et  de  frivole  cette  splendeur  d'expression  qui 
emporte  avec  elle  la  preuve  des  grandes  pensées. 
Ils  veulent  des  définitions,  des  discussions,  des 
détails  et  des  arguments.  Si  Locke  eût  rendu  vi- 
vement en  peu  de  pages  les  sages  vérités  de  ses 
écrits,  ils  n'auraient  pas  osé  le  compter  parmi 
les  philosophes  de  son  siècle. 

CCLXXXI. 

C'est  un  malheur  que  les  hommes  ne  puissent 
d'ordinaire  posséder  aucun  talent  sans  avoir 
quelque  envie  d'abaisser  les  autres.  S'ils  ont  la 
finesse,  ils  décrient  la  force  ;  s'ils  sont  géomètres 
ou  physiciens,  ils  écrivent  contre  la  poésie  et 
l'éloquence  :  et  les  gens  du  monde ,  qui  ne  pen- 
sent pas  que  ceux  qui  ont  excellé  dans  quelque 
genre  jugent  mal  d'un  autre  talent ,  se  laissent 
prévenir  par  leurs  décisions.  Ainsi,  quand  la  mé- 
taphysique ou  l'algèbre  sont  à  la  mode ,  ce  sont 
des  métaphysiciens  ou  des  algébristes  qui  font 
la  réputation  des  poètes  et  des  musiciens,  ou 
tout  au  contraire  :  l'esprit  dominant  assujettit 
les  autres  à  son  tribunal,  et  la  plupart  du  temps 
à  ses  erreurs. 

CCLXXXII. 

Qui  peut  se  vanter  de  juger,  ou  d'inventer,  ou 
d'entendre  à  toutes  les  heures  du  jour?  Les  hom 
mes  n'ont  qu'une  petite  portion  d'esprit,  de  goût, 
de  talent,  de  vertu,  de  gaieté,  de  santé,  de  force, 
etc.  ;  et  ce  peu  qu'ils  ont  en  partage ,  ils  ne  le 
possèdent  pointa  leur  volonté,  ni  dans  le  besoin, 
ni  dniis  tous  hr,  «l^os. 

34. 


532 


VAllVENARGUES. 


CCLXXXIH. 

C'est  une  maxime  inventée  par  i'envic,  et 
trop  légèrement  adoptée  par  les  philosophes, 
quHl  ne  faut  point  louer  les  hommes  avant  leur 
mort.  Je  dis  au  contraire  que  c'est  pendant  leur 
vie  qu'il  faut  les  louer,  lorsqu'ils  ont  mérité  de 
l'être.  C'est  pendant  que  la  jalousie  et  la  calom- 
nie, animées  contre  leur  vertu  ou  leurs  talents, 
s'efforcent  de  les  dégrader,  qu'il  faut  oser  leur 
rendre  témoignage.  Ce  sont  les  critiques  injustes 
qu'il  faut  craindre  de  hasarder,  et  non  les  louan- 
ges sincères. 

CCLXXXIV. 

L'envie  ne  saurait  se  cacher.  Elle  accuse  et 
juge  sans  preuves;  elle  grossit  les  défauts;  elle 
a  des  qualifications  énormes  pour  les  moindres 
fautes;  son  langage  est  rempli  de  fiel,  d'exagé- 
ration et  d'injure.  Elle  s'acharne  avec  opiniâ- 
treté et  avec  fureur  contre  le  mérite  éclatant. 
Elle  est  aveugle,  emportée,  insensée,  brutale. 

CCLXXXV. 

Il  faut  exciter  dans  les  hommes  le  sentiment 
de  leur  prudence  et  de  leur  force,  si  on  veut  éle- 
ver leur  génie.  Ceux  qui ,  par  leurs  discours  ou 
leui-s  écrits ,  ne  s'attachent  qu'à  relever  les  ridi- 
cules et  les  faiblesses  de  l'humanité,  sans  dis- 
tinction ni  égards,  éclairent  bien  moins  la  raison 
et  les  jugements  du  public,  qu'ils  ne  dépravent 
ses  inclinations. 

CCLXXXVI. 

Je  n'admire  point  un  sophiste  qui  réclame  con- 
tre la  gloire  et  contre  l'esprit  des  grands  hom- 
mes. En  ouvrant  mes  yeux  sur  le  faible  des 
plus  beaux  génies ,  il  m'apprend  à  l'apprécier 
lui-même  ce  qu'il  peut  valoir.  Il  est  le  premier 
que  je  raye  du  tableau  des  hommes  illustres. 

CCLXXXVII. 

Nous  avons  grand  tort  de  penser  que  quelque 
défaut  que  ce  soit  puisse  exclure  toute  vertu ,  ou 
de  regarder  l'alliance  du  bien  et  du  mal  comme 
un  monstre  ou  comme  une  énigme.  C'est  faute 
de  pénétration  que  nous  concilions  si  peu  de 
choses. 

CCLXXXVIII. 

Les  faux  philosophes  s'efforcent  d'attirer  l'at- 
tention des  hommes,  en  faisant  remarquer  .dans 
notre  esprit  des  contrariétés  et  des  difficultés 


qu'ils  forment  eux-mêmes  ;  comme  d'autres  amth 
sent  les  enfants  par  des  tours  de  cartes  qui  con- 
fondent leur  jugement,  quoique  naturels  et  sans 
magie.  Ceux  qui  nouent  ainsi  les  choses,  pour 
avoir  le  mérite  de  les  dénouer,  sont  des  charla- 
tans de  morale. 

CCLXXXIX. 

Il  n'y  a  point  de  contradictions  dans  la  nature. 

ccxc. 

Est-il  contre  la  raison  ou  la  justice  de  s'aimer 
soi-même?  Et  pourquoi  voulons -nous  que  l'a- 
mour-propre  '  soit  toujours  un  vice? 

CCXCL 

S'il  y  a  un  amour  de  nous-mêmes  naturelle- 
ment officieux  et  compatissant,  et  un  autre 
amour-propre  sans  humanité,  sans  équité,  sans 
bornes,  sans  raison,  faut-il  les  confondre? 

CCXCII. 

Quand  il  serait  vrai  que  les  hommes  ne  se- 
raient vertueux  que  par  raison,  que  s'ensui- 
vrait-il? Pourquoi,  si  on  nous  loue  avec  justice 
de  nos  sentiments ,  ne  nous  louerait-on  pas  en- 
core de  notre  raison?  Est-elle  moins  nôtre  que  la 
volonté? 

CCXCIII. 

On  suppose  que  ceux  qui  servent  la  vertu  par 
réflexion ,  la  trahiraient  pour  le  vice  utile.  Oui, 
si  le  vice  pouvait  être  tel  aux  yeux  d'un  esprit 
raisonnable. 

CCXCIV. 

Il  y  a  des  semences  de  bonté  et  de  justice  dans 
le  cœur  de  l'homme,  si  l'intérêt  propre  y  do- 
mine. J'ose  dire  que  cela  est  non-seulement  se- 
lon la  nature,  mais  aussi  selon  la  justice,  pourvu 
que  personne  ne  souffre  de  cet  amour-propre, 
ou  que  la  société  y  perde  moins  qu'elle  n'y 
gagne. 

ccxcv. 

Celui  qui  recherche  la  gloire  par  la  vertu  ne 
demande  que  ce  qu'il  mérite. 

CCXCVI. 

J'ai  toujours  trouvé  ridicule  que  les  philoso- 
phes aient  fait  une  vertu  incompatible  avec  la 

*  Pourquoi  voulons-nous  que  V amour-propre,  etc.  Amour- 
propre  employé  encore  pour  amour  de  soi.  S. 


RÉFLEXIONS  ET  MAXLMES 


nature  de  Thomme;  et  qu'après  l'avoir  ainsi 
feinte,  ils  aient" prononcé  froidement  qu'il  n'y 
avait  aucune  vertu.  Qu'ils  parlent  du  fantôme 
de  leur  imagination  ;  ils  peuvent  à  leur  gré  l'a- 
bandonner ou  le  détruire,  puisqu'ils  l'ont  créé: 
mais  la  véritable  vertu ,  celle  qu'ils  ne  veulent 
pas  nommer  de  ce  nom ,  parce  qu'elle  n'est  pas 
conforme  à  leurs  définitions ,  celle  qui  est  l'ou- 
vrage de  la  nature,  non  le  leur,  et  qui  consiste 
principalement  dans  la  bonté  et  la  vigueur  de 
l'âme,  celle-ci  n'est  point  dépendante  de  leur 
fantaisie  et  subsistera  à  jamais  avec  des  caractè- 
res ineffaçables. 

CGXCVII. 

Le  corps  a  ses  grâces ,  l'esprit  ses  talents.  Le 
cœur  n'aurait-il  que  des  vices?  et  l'homme,  ca- 
pable de  raison,  serait-il  incapable  de  vertu? 

CCXCVIIL 

Nous  sommes  susceptibles  d'amitié,  de  justice, 
d'humanité ,  de  compassion  et  de  raison.  0  mes 
amis  !  qu'est-ce  donc  que  la  vertu? 

CCXCIX. 

Si  l'illustre  auteur  des  Maximes  eût  été  tel 
qu'il  a  tâché  de  peindre  tons  les  hommes ,  mé- 
riterait-il nos  hommages  et  le  culte  idolâtre  de 
ses  prosélytes  ? 

CGC. 

Ce  qui  fait  que  la  plupart  des  livres  de  morale 
sont  si  insipides ,  et  que  leurs  auteurs  ne  sont 
pas  sincères ,  c'est  que ,  faibles  échos  les  uns  des 
autres,  ils  n'oseraient  produire  leurs  propres 
maximes  et  leurs  secrets  sentiments.  Ainsi ,  non- 
seulement  dans  la  morale,  mais  en  quelque  sujet 
que  ce  puisse  être,  presque  tous  les  hommes 
passent  leur  vie  à  dire  et  à  écrire  ce  qu'ils  ne 
pensent  point;  et  ceux  qui  conservent  encore 
quelque  amour  de  la  vérité,  excitent  contre  eux 
la  colère  et  les  préventions  du  public. 

eccL 

Î1  n'y  a  guère  d'esprits  qui.  soient  capables 
d'embrasser  à  la  fois  toutes  les  faces  de  ciiaque 
sujet:  et  c'est  là,  à  ce  qu'il  me  semble,  la 
source  la  plus  ordinaire  des  erreurs  des  hommes. 
]\^ndant  que  la  plus  grande  partie  d'une  nation 
languit  dans  la  pauvreté,  l'opprobre  et  le  tra- 
vail; l'autre,  qui  abonde  en  honneurs,  en  com- 
modités, en  plaisirs,  ne  se  lasse  pas  d'admirer 


535 

le  pouvoir  de  la  politique ,  qui  fait  fleurir  les 
arts  et  le  commerce,  et  rend  les  États  redouta- 
bles. 

CCCIL 

Les  plus  grands  ouvrages  de  l'esprit  humain 
sont  très-assurément  les  moins  parfaits.  Les  lois 
qui  sont  la  plus  belle  invention  de  la  raison^ 
n'ont  pu  assurer  le  repos  des  peuples  sans  dimi- 
nuer leur  liberté. 

CCCIIL 

Quelle  est  quelquefois  la  faiblesse  et  l'incon- 
séquence des  hommes!  Nous  nous  étonnons  de 
la  grossièreté  de  nos  pères,  qui  règne  cependant 
encore  dans  le  peuple,  la  plus  nombreuse  partie 
de  la  nation  ;  et  nous  méprisons  en  même  temps 
les  belles-lettres  et  la  culture  de  l'esprit,  le  seul 
avantage  qui  nous  distingue  du  peuple  et  de  nos 
ancêtres. 

CCCIV. 

Le  plaisir  et  l'ostentation  l'emportent  dans  le 
cœur  des  grands  sur  l'intérêt.  Nos  passions  se 
règlent  ordinairement  sur  nos  besoins. 

cccv. 

Le  peuple  et  les  grands  n'ont  ni  les  mêmes 
vertus,  ni  les  mêmes  vices. 

CCGVL 

C'est  à  notre  cœur  à  régler  le  rang  de  nos  in- 
térêts ,  et  à  notre  raison  de  les  conduire. 

CCCVIL 

La  médiocrité  d'esprit  et  1-a  paresse  font  plus 
de  philosophes  que  la  réflexion. 

CCCVUL 

Nul  n'est  ambitieux  par  raison ,  ni  vicieux  par 
défaut  d'esprit. 

cecL\. 

Tous  les  hommes  sont  clairvoyants  sur  leurs 
intérêts;  et  il  n'arrive  guère  qu'on  les  en  déta- 
che par  la  ruse.  On  a  admiré  dans  les  négocia- 
tions la  supériorité  de  la  maison  d'Autriche, 
mais  pendant  l'énorme  puissance  de  celte  fa- 
mille, non  après.  Les  traités  lesmieux  ménages 
ne  sont  que  la  loi  du  plus  fort. 

CCCX. 

I."  commerce  csl  l'école  de  la  hoiupciie. 


534 


VAUVliNARGUES. 


CCCXI. 


A  voir  comme  en  usent  les  hommes,  on  serait 
porté  quelquefois  à  penser  que  la  vie  humaine 
et  les  affaires  du  monde  sont  un  jeu  sérieux,  où 
toutes  les  finesses  sont  permises  pour  usurper  le 
bien  d'autrui  à  nos  périls  et  fortunes,  et  où 
l'heureux  dépouille  en  tout  honneur  le  plus  mal- 
heureux ou  le  moins  habile, 

CCCXII, 

C'est  un  grand  spectacle  de  considérer  les 
hommes  méditant  en  secret  de  s'entre-nuire ,  et 
forcés  néanmoins  de  s'entr'aidçr  contre  leur  in^ 
clination  ou  leur  dessein, 

CCCXIII. 

Nous  n'avons  ni  la  force  ni  les  occasions 
d'exécuter  tout  le  bien  et  tout  le  mal  que  nous 
projetons, 

CCCXIV, 

Nos  actions  ne  sont  ni  si  bonnes  ni  si  vicieu- 
ses que  nos  volontés. 

CGCXV, 

Dès  que  l'on  peut  faire  du  bien,  on  est  à 
même  de  faire  des  dupes.  Un  seul  homme  en 
amuse  alors  une  infinité  d'autres ,  tous  unique- 
ment occupés  de  le  tromper.  Ainsi  il  en  coûte 
peu  aux  gens  en  place  pour  surprendre  leurs  in- 
férieurs; mais  il  est  malaisé  à  des  misérables 
d'imposer  à  qui  que  ce  soit.  Celui  qui  a  besoin 
des  autres  les  avertit  de  se  défier  de  lui;  un 
homme  inutile  a  bien  de  la  peine  à  leurrer  per- 
sonne. 

CCCXVI, 

L'indifférence  où  nous  sommes  pour  la  vérité 
dans  la  morale  vient  de  ce  que  nous  sommes 
décidés  à  suivre  nos  passions,  quoi  qu'il  en  puisse 
être  :  et  c'est  ce  qui  fait  que  nous  n'hésitons  pas 
lorsqu'il  faut  agir,  malgré  l'incertitude  de  nos 
opinions.  Peu  m'importe ,  disent  les  hommes,  de 
savoh:  où  est  la  vérité ,  sachant  où  est  le  plaisir. 

CCCXVII. 

Les  hommes  se  défient  moins  de  la  coutume 
et  de  la  tradition  de  leurs  ancêtres ,  que  de  leur 
raison  *. 


'  Var.  Nous  avons  plus  de  f(»i  a  la  coutume  et  à  la  tradition 
de  no8  pères  qu'à  notre  raison. 


CCCXVIH. 


I 


La  force  ou  la  faiblesse  de  notre  créance  dé- 
pend plus  de  notre  courage  que  de  nos  lumiè- 
res. Tous  ceux  qui  se  moquent  des  augures 
n'ont  pas  toiyours  plus  d'esprit  que  ceux  qui  y 
croient. 

CCCXIX, 

Il  est  aisé  de  tromper  les  plus  habiles,  en  leur 
proposant  des  choses  qui  passent  leur  esprit ,  et 
qui  intéressent  leur  cœur. 

cccxx. 

Il  n'y  a  rien  que  la  crainte  et  l'espérance  ne 
persuadent  aux  hommes. 

cccxxi. 

Qui  s'étonnera  des  erreurs  de  l'antiquité,  s'il 
considère  qu'encore  aujourd'hui,  dans  le  plus 
philosophe  de  tous  les  siècles,  bien  des  gens  de 
beaucoup  d'esprit  n'oseraient  se  trouver  à  une 
table  de  treize  couverts  '. 

cccxxn. 

L'intrépidité  d'un  homme  incrédule,  mais 
mourant ,  ne  peut  le  garantir  de  quelque  trou- 
ble, s'il  raisonne  ainsi  :  Je  me  suis  trompé  mille 
fois  sur  mes  plus  palpables  ii^térêts ,  et  j'ai  pu 
me  tromper  encore  sur  la  religion.  Or  je  n'ai 
plus  le  temps  ni  la  force  de  l'approfondir,  et  je 
meurs 

CCCXXIII. 

La  foi  est  la  consolation  des  misérables,  et  la 
terreur  des  heureux. 

CCCXXIV. 

La  courte  durée  de  la  vie  ne  peut  nous  dis- 
suader de  ses  plaisirs ,  ni  nous  consoler  de  ses 
peines. 

CCCXXV. 

Ceux  qui  combattent  les  préjugés  du  peuple 
croient  n'être  pas  peuple.  Un  homme  qui  avait 
fait  à  Rome  un  argument  contre  les  poulets 
sacrés ,  se  regardait  peut-être  comme  un  philo- 
sophe. 

'  rar.  Quand  je  vois  qu'un  homme  d'espnt ,  dans  le  plut 
f'clairé  de  tous  les  siècles,  n'ose  se  mettre  à  table  si  on  est 
treize,  il  n'y  n  plus  d'erreur,  ni  ancienne  ni  moderne,  qui 
m'étonne. 


HEFLEXIONS  ET  MAXIMES. 
CCCXXVl.  De  l'art  et  du  goût  d'écrire  \ 


535 


Lorsqu'on  rapporte  sans  partialité  les  raisons 
des  sectes  opposées ,  et  qu'on  ne  s'attache  à  au- 
cune, il  semble  qu'on  s'élève  en  quelque  sorte 
au-dessus  de  tous  les  partis.  Demandez  cepen- 
dant à  ces  philosophes  neutres,  qu'ils  choisis- 
sent une  opinion ,  ou  qu'ils  établissent  d'eux- 
mêmes  quelque  chose;  vous  verrez  qu'ils  n'y 
sont  pas  moins  embarrassés  que  tous  les  autres. 
Le  monde  est  peuplé  d'esprits  froids,  qui,  n'é- 
tant pas  capables  par  eux-mêmes  d'inventer,  s'en 
consolent  en  rejetant  toutes  les  inventions  d'au- 
trui,  et  qui,  méprisant  au  dehors  beaucoup  de 
choses,  croient  se  faire  estimer. 

CGCXXVIL 

Qui  sont  ceux  qui  prétendent  que  le  monde 
est  devenu  vicieux?  je  les  crois  sans  peine.  L'am- 
bition, la  gloire,  l'amour,  en  un  mot  toutes  les 
passions  des  premiers  âges  [ne  font  plus  les 
mêmes  désordres  et  le  même  bruit.  Ce  n'est  pas 
peut-être  que  ces  passions  soient  aujourd'hui 
moins  vives  qu'autrefois  ;  c'est  parce  qu'on  les 
désavoue  et  qu'on  les  combat.  Je  dis  donc  que 
le  monde  est  comme  un  vieillard  qui  conserve 
tous  les  désirs  de  la  jeunesse,  mais  qui  en  est 
honteux,  et  s'en  cache,  soit  parce  qu'il  est  dé- 
trompé du  mérite  de  beaucoup  de  choses,  soit 
parce  qu'il  veut  le  paraître. 

Gccxxvm. 

Les  hommes  dissimulent  par  faiblesse,  et  par 
la  crainte  d'être  méprisés,  leurs  plus  chères, 
leurs  plus  constantes,  et  quelquefois  leurs  plus 
vertueuses  inclinations. 

CGCXXIX. 
L'art  de  plaire  est  l'art  de  tromper. 

cccxxx. 

Nous  sommes  trop  inattentifs  ou  trop  occupés 
de  nous-mêmes  pour  nous  approfondir  les  uns 
les  autres.  Quiconque  a  vu  des  masques  dans  un 
bal  danser  amicalement  ensemble ,  et  se  tenir  par 
la  main  sans  se  connaître,  pour  se  quitter  le  mo- 
ment d'après,  et  ne  plus  se  voir  ni  se  regretter, 
peut  se  faire  une  idée  du  monde. 


CCCXXXL 


Les  premiers  écrivains  travaillaient  sans  mo- 
dèle, et  n'empruntaient  rien  que  d'eux-mêmes, 
ce  qui  fait  qu'ils  sont  inégaux ,  et  mêlés  de  mille 
endroits  faibles ,  avec  un  génie  tout  divin.  Ceux' 
qui  ont  réussi  après  eux  ont  puisé  dans  leurs 
inventions ,  et  par  là  sont  plus  soutenus  ;  nul  ne 
trouve  tout  dans  son  propre  fonds. 

CCCXXXIL 

Qui  saura  penser  de  lui-même  et  former  de 
nobles  idées,  qu'il  prenne,  s'il  peut,  la  manière 
et  le  tour  élevé  ^  des  maîtres.  Toutes  les  riches- 
ses de  l'expression  appartiemient  de  droit  à  ceux 
qui  savent  les  mettre  à  leur  place. 

CCCXXXIIL 

Il  ne  faut  pas  craindre  non  plus  de  redire  une 
vérité  ancienne,  lorsqu'on  peut  la  rendre  plus 
sensible  par  un  meilleur  tour ,  ou  la  joindre  à 
une  autre  vérité  qui  l'éclaircisse ,  et  former  un 
corps  de  raison  ^.  C'est  le  propre  des  inventeurs 
de  saisir  le  rapport  des  choses ,  et  de  savoir  les 
rassembler  ;  et  les  découvertes  anciennes  sont 
moins  à  leurs  premiers  auteurs  qu'à  ceux  qui 
les  rendent  utiles. 

CCCXXXIV. 

On  fait  un  ridicule  à  un  homme  du  monde 
du  talent  et  du  goût  d'écrire  \  Je  demande 
aux  gens  raisonnables  :  Que  font  ceux  qui  n'é- 
crivent pas  ? 

cccxxxv. 

On  ne  peut  avoir  l'âme  grande  ou  l'esprit  un 
peu  pénétrant  sans  quelque  passion  pour  les 
lettres.  Les  arts  sont  consacrés  à  peindre  les 
traits  de  la  belle  nature  ;  les  sciences ,  à  la  vérité. 
Les  arts  ou  les  sciences  embrassent  tout  ce  qu'il 
y  a ,  dans  les  objets  de  la  pensée ,  de  noble  ou 
d'utile  :  de  sorte  qu'il  ne  reste  à  ceux  qui  les  re- 
jettent que  ce  qui  est  indigne  d'être  peint  ou 
enseigné. 


*  De  l'art  et  du  yoûl  d'écrire.  Goût  signifie  ici  penclmiit, 
inclination  qu'on  éprouve  pour  une  cliose;  mais  il  ne  peut 
s'employer  en  parlant  d'une  action.  On  peut  dire  avoir  le  goût 
de  la  peinture ,  mais  non  pas  le  goût  de  peindre.  Ainsi  le  goût 
d'écrire  est  une  incorrection,  S. 

^'  Le  tour  élevé  ;  métapliore  qui  peut  paraitrc  incohérente.  S. 

3  Fomier  un  corps  de  raison.  Il  faut  de  raisons.  S. 

^  Pu  goût  d'écrire.  On  a  d«yi»  observé  (|ue  celte  expression 
('lait  incorrecte.  S. 


530 


VAUVENARGUtS. 


GCCXXXVÏ. 


Voulez-vous  démêler,  rassembler  vos  idées, 
les  mettre  sous  un  même  point  de  vue ,  et  les 
réduire  en  principes?  jetez-les  d'abord  sur  le 
papier.  Quand  vous  n'auriez  rien  à  gagner  par 
cet  usage  du  côté  de  la  réflexion,  ce  qui  est 
faux  manifestement,  que  n'acquerriez-vous  pas 
du  côté  de  l'expression?  Laissez  dire  à  ceux  ' 
qui  regardent  cette  étude  comme  au-dessous 
d'eux.  Qui  peut  croire  avoir  plus  d'esprit,  un 
génie  plus  grand  et  plus  noble  que  le  cardinal 
de  Richelieu  ?  qui  a  été  chargé  de  plus  d'affaires 
et  de  plus  importantes  ?  Cependant  nous  avons 
des  Contwverses  de  ce  grand  ministre,  et  un 
Testament  politique  :  on  sait  même  quïl  n'a  pas 
dédaigné  la  poésie.  Un  esprit  si  ambitieux  ne 
pouvait  mépriser  la  gloire  la  plus  empruntée  et 
la  plus  à  nous  qu'on  connaisse.  Il  n'est  pas  besoin 
de  citer,  après  un  si  grand  nom,  d'autres  exem- 
ples :  le  duc  de  la  Rochefoucauld,  l'homme  de 
son  siècle  le  plus  poli  et  le  plus  capable  d'in- 
trigues, auteur  du  livre  des  Maximes;  le  fameux 
cardinal  de  Retz ,  le  cardinal  d'Ossat  %  le  che- 
valier Guillaume  Temple  ^,  et  une  infinité  d'au- 
tres qui  sont  aussi  connus  par  leurs  écrits  que 
par  leurs  actions  immortelles.  Si  nous  ne  sommes 
pas  à  même  d'exécuter  de  si  grandes  choses  que 
ces  hommes  illustres,  qu'il  paraisse  du  moins 
par  l'expression  de  nos  pensées,  et  par  ce  qui 
dépend  de  nous,  que  nous  n'étions  pas  incapables 
de  les  concevoir. 

Sur  la  vérité  et  réloquence. 
CCGXXXVII. 

Deux  études  sont  importantes  :  l'éloquence  et 
la  vérité;  la  vérité,  pour  donner  un  fondement 
solide  à  l'éloquence ,  et  bien  disposer  notre  vie  ; 
l'éloquence ,  pour  diriger  la  conduite  des  autres 
hommes  et  défendre  la  vérité. 

CCCXXXVIII. 

La  plupart  des  grandes  affaires  se  traitent 
par  écrit  ;  il  ne  suffît  donc  pas  de  savoir  parler  : 
tous  les  intérêts  subalternes ,  les  engagements, 
les  plaisirs,  les  devoirs  de  la  vie  civile,  deman- 

'  Laissez  dire  à  ceux,  etc.  Il  faut,  ce  semble,  laissez  dire 
ceu^jc.  B. 

*  Arnaud,  cardinal  d'Ossat,  auteur  de  lettres  regardées 
comme  des  chefs-d'œuvre  de  politique,  mourut  à  Rome  le  13 
mars  IG04.  B. 

^  Guillaume  Temple,  célèbre  négociateur  anglais,  auteur 
d'un  grand  nombre  d'ouvrages  historiques ,  mourut  dans  le 
comîé  de  S'jsscx  en  février  1608.  B. 


dent  qu'on  sache  parler;  c'est  donc  peu  de  sa- 
voir écrire.  Nous  aurions  besoin  tous  les  jours 
d'unir  l'une  et  l'autre  éloquence  :  mais  nulle  ne 
peut  s'acquérir,  si  d'abord  on  ne  sait  penser  ;  et 
on  ne  sait  guère  penser,  si  l'on  n'a  des  principes 
fixes  et  puisés  dans  la  vérité.  Tout  confirme 
notre  maxime  :  l'étude  du  vrai  la  première ,  l'élo- 
quence après. 

Pensées  diverses. 

CCCXXXLX. 

C'est  un  mauvais  parti  pour  une  femme  que 
d'être  coquette.  Il  est  rare  que  celles  de  ce  ca- 
ractère allument  de  grandes  passions  ;  et  ce  n'est 
pas  à  cause  qu'elles  sont  légères,  comme  on  croit 
communément,  mais  parce  que  personne  ne  veut 
être  dupe.  La  vertu  nous  fait  mépriser  la  fausseté, 
et  l'amour-propre  nous  la  fait  haïr. 

CCCXL. 

Est-ce  force  dans  les  hommes  d'avoir  des  pas- 
sions ,  ou  insuffisance  et  faiblesse  ?  Est-ce  gran- 
deur d'être  exempt  de  passions ,  ou  médiocrité 
de  génie?  Ou  tout  est-il  mêlé  de  faiblesse  et  de 
force,  de  grandeur  et  de  petitesse? 

CCCXLI. 

Qui  est  plus  nécessaire  au  maintien  d'une  so- 
ciété d'hommes  faibles ,  et  que  leur  faiblesse  a 
unis ,  la  douceur  ou  l'austérité  ?  Il  faut  employer 
l'une  et  l'autre.  Que  la  loi  soit  sévère  et  les  hom- 
mes indulgents. 

CCCXLII. 

La  sévérité  dans  les  lois  est  humanité  pour  les 
peuples  ;  dans  les  hommes ,  elle  est  la  marque 
d'un  génie  étroit  et  cruel.  Il  n'y  a  que  la  néces- 
sité qui  puisse  la  rendre  innocente. 

CCCXLIII. 

Le  projet  de  rapprocher  les  conditions  a  tou- 
jours été  un  beau  songe  ;  la  loi  ne  saurait  égaler  ' 
les  hommes  malgré  la  nature  \ 

*  La  loi  ne  saurait  égaler  les  hommes,  pour  les  rendre 
égaux.  11  faut  égaliser.  S. 

*  Suivant  l'article  III  des  droits  de  l'homme,  dans  la  Consti- 
tution française  de  1795,  V égalité  consiste  en  ce  que  la  loi  est 
la  même  pour  tous  :  soit  qu'elle  protège ,  soit  qu'elle  punisse , 
elle  n'admet  aucune  distinction  de  naissance,  aucune  héré 
dite  de  pouvoirs;  mais  l'article  V  dit  que  la  propriété  est  le 
droit  de  jouir  et  de  disposer  de  ses  biens,  de  ses  revenus,  du 
fruit  de  son  travail  et  de  son  industrie.  Ces  deux  droits  ne 
sont  pas  toujours  faciles  à  concilier,  et  l'homme  né  sans  pro- 
priété et  saiïs  industrie  se  croira  difficilement  l'égal  du  ricbe 


RÉlLEXIOiNS  ET  MAXIMES. 


537 


GCCXLIV. 


S'il  n'y  avait  de  domination  légitime  que  celle 
qui  s'exerce  avec  justice,  nous  ne  devrions  rien 
aux  mauvais  rois. 

CCGXLV. 

Comptez  rarement  sur  l'estime  et  sur  la  con- 
fiance d'un  homme  qui  entre  dans  tous  vos  inté- 
rêts ,  s'il  ne  vous  parle  aussitôt  des  siens. 

CCGXLVI. 

Nous  haïssons  les  dévots  qui  font  profession 
de  mépriser  tout  ce  dont  nous  nous  piquons ,  et 
se  piquent  souvent  eux-mêmes  de  choses  encore 
plus  méprisables  '. 

CCCXLVII. 

C'est  par  la  conviction  manifeste  de  notre  in- 
capacité ^  que  le  hasard  dispose  si  universelle- 
ment et  si  absolument  de  tout.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  rare  dans  le  monde  que  les  grands  talents 
et  que  le  mérite  des  emplois  :  la  fortune  est  plus 
partiale  qu'elle  n'est  injuste. 

CCGXLVIII. 

Le  mystère  dont  on  enveloppe  ses  desseins 
marque  quelquefois  plus  de  faiblesse  que  d'indis- 
crétion, et  souvent  nous  fait  plus  de  tort. 

CCCXLIX. 

Ceux  qui  font  des  métiers  infâmes,  comme 
les  voleurs ,  les  femmes  perdues ,  s'honorent  de 
leurs  crimes,  et  regardent  les  honnêtes  gens 
comme  des  dupes.  La  plupart  des  hommes ,  dans 
le  fond  du  cœur ,  méprisent  la  vertu ,  peu  la 
gloire. 

CCCL. 
La  Fontaine  était  persuadé  \  comme  il  le  dit, 

liériUer  et  de  l'homme  induslricux ,  même  aux  yeux  de  la  loi, 
puisqu'elle  est  chargée  de  proléger  la  propriété  et  l'industrie. 
(  Cette  note  est  de  M.  de  Fortia.  ) 

'  Ce  que  Vauvenargucs  dit  ici  des  dévots,  il  le  dit  d'une 
manière  plus  générale  au  n°  CCXLI,  B. 

'-  Cest  par  la  conviction  manifeste  de  notre  incapacité  que 
le  hasard  dispose ,  etc.  Cette  pensée  est  obscure;  l'auteur  veut 
dire,  je  crois,  que  c'est  la  conviction  que  nous  avons  de  notre 
incapacité ,  qui  nous  fait  abandonner  tant  de  choses  au  ha.sard. 
//  n'y  a  rien  de  plus  rare  dans  le  monde,  dit-il  ensuite,  que 
les  grands  talents  et  que  le  mérite  des  emplois  :  h»  mérite  des 
emplois  est  une  ellipse  forcée.  L'auteur  ajoute  :  la  fortune 
est  plus  partiale  qu'elle  n'est  iujustjj ,  c'est-à-dire  qu'eiitre  des 
concurrents  sans  moyens,  elle  n'est  pas  injuste  m  refusant  un 
emploi  à  tel  qui  nv,  lemérih;  pas,  mais  partiale  en  l'accordant 
à  tel  autre  qui  ne  le  mérite  pas  davantage.  S. 

'  Jm  Fontaine  était  persuadé,  vW.  On  ne  voit  pas  (|uellees( 


que  l'apologue  était  un  art  divin.  Jamais  peut- 
être  de  véritablement  grands  hommes  ne  se  sont 
amusés  à  tourner  des  fables. 


CGCLL 


,m 


Une  mauvaise  préface  allonge  considérable- 
ment un  mauvais  hvre;  mais  ce  qui  est  bien 
pensé  est  bien  pensé,  et  ce  qui  est  bien  écrit  est 
bien  écrit. 

CCCLIL 

Ce  sont  les  ouvrages  médiocres  qu'il  faut 
abréger.  Je  n'ai  jamais  vu  de  préface  ennuyeuse 
à  la  tête  d'un  bon  hvre. 

CCCLIIL 

Toute  hauteur  '  affectée  est  puérile  ;  si  elle 
se  fonde  sur  des  titres  supposés ,  elle  est  ridi- 
cule ;  et  si  ces  titres  sont  frivoles ,  elle  est  basse  : 
le  caractère  de  la  vraie  hauteur  est  d'être  tou- 
jours à  sa  place. 

CCCLIV. 

Nous  n'attendons  pas  d'un  malade  qu'il  ait 
l'enjouement  de  la  santé  et  la  même  force  de 
corps;  s'il  conserve  même  sa  raison  jusqu'à  la 
fin ,  nous  nous  en  étonnons  ;  et  s'il  fait  paraître 
quelque  fermeté,  nous  disons  qu'il  y  a  de  Taf- 
fectation  dans  cette  mort  :  tant  cela  est  rare  et 
difficile.  Cependant,  s'il  arrive  qu'un  autre  homme 
démente  en  mourant ,  ou  la  fermeté ,  ou  les  prin- 
cipes qu'il  a  professés  pendant  sa  vie  ;  si  dans 
l'état  du  monde  le  plus  faible ,  il  donne  quelque 

marque  de  faiblesse ô  aveugle  malice  de 

l'esprit  humain  !  il  n'y  a  pas  de  contradictions 
si  manifestes  que  l'envie  n'assemble  pour  nuire. 

CCCLV. 

On  n'est  pas  appelé  à  la  conduite  des  grandes 
affaires,  ni  aux  sciences,  ni  aux  beaux-arts,  ni 

la  liaison  des  deux  parties  de  cette  maxime  :  ce  (jui  la  rend 
très-obscure.  En  disant  que  jamais  de  véritablement  grands 
hommes  ne  se  sont  amusés  à  tourner  d«s  fables,  veut-il  dire 
que  c'est  un  art  d'instinct,  d'inspiration  P  Mais  cela  pourrait 
se  dire  de  beaucoup  d'autres  genres  de  talents  poétiques.  Faut- 
il  le  prendre  dans  un  sens  défavorable?  On  a  peine  à  le  con- 
c<!voir  d'après  les  éloges  <ju'il  donne  à  la  Fontaine  dans  ses 
Fragments  sur  les  poètes.  On  voit  plus  vivenient  encore,  dans 
ses  Lettres  à  roi  taire,  l'admiration  que  lui  Inspirait  le  talent 
de  la  Fontaine,  (|u'il  a  même  défendu  contre  Voltaire.  Au 
reste,  celte  maxime  est  du  nond)ré de  celles  (pi'il  avait  retran- 
chées dans  la  seconde*  édition;  et  il  voulait  probablement  l.i 
su|)primer  ou  réclaircir.  S. 

'  Toute  hauteur,  etc.  .le  crois  (\u'orgueil  est  ici  le  mot  pro- 
pre. Haitliiir,  pris  à  l'absolu ,  ne  peut  s'entendre  dans  nn  sens 
favorable.  S. 


538 


VAUVENARGUES. 


à  la  vertu ,  quand  on  n'aime  pas  ces  choses  pour 
elles-mêmes,  indépendamment  de  la  considéra- 
tion qu'elles  attirent.  On  les  cultiverait  donc 
inutilement  dans  ces  dispositions  :  ni  l'esprit ,  ni 
la  vanité,  ne  peuvent  donner  le  génie. 

CCCLVI. 

Les  femmes  ne  peuvent  comprendre  qu'il  y 
ait  des  hommes  désintéressés  à  leur  égard. 

CCCLVII. 

11  n'est  pas  libre  à  un  homme  qui  vit  dans  le 
monde  de  n'être  pas  galant. 

CCCLVIII. 

Quels  que  soient  ordinairement  les  avantages 
de  la  jeunesse,  un  jeune  homme  n'est  pas  bien 
venu  auprès  des  femmes  jusqu'à  ce  qu'elles  en 
aient  fait  un  fat. 

CCCLIX. 

Il  est  plaisant  qu'on  ait  fait  une  loi  de  la  pu- 
deur aux  femmes,  qui  n'estiment  dans  les  hom- 
mes que  l'effronterie. 

CCCLX. 

On  ne  loue  point  une  femme  ni  un  auteur 
médiocre  comme  eux-mêmes  se  louent. 

CCCLXI. 

Une  femme  qui  croit  se  bien  mettre  ne  soup- 
çonne pas ,  dit  un  auteur,  que  son  ajustement 
deviendra  un  jour  aussi  ridicule  que  la  coiffure 
de  Catherine  de  Médicis.  Toutes  les  modes  dont 
nous  sommes  prévenus  vieilliront  peut-être  avant 
nous,  et  même  le  bon  ton, 

CCCLXII. 
Il  y  a  peu  de  choses  que  nous  sachions  bien. 

CCCLXIII. 

Si  on  n'écrit  point  parce  qu'on  pense,  il  est 
inutile  de  penser  pour  écrire. 

CCCLXIV. 

Tout  ce  qu'on  n'a  pensé  que  pour  les  autres 
est  ordinairement  peu  naturel. 


CCCLXV.    * 

La  clarté  est  la  bonne  foi  des  philosopiies. 

CCCLXVI. 
La  netteté  est  le  vernis  des  maîtres. 

CCCLXVII. 

La  netteté  épargne  les  longueurs,  et  sert  de 
preuves  aux  idées  \ 

CCCLXVIII. 

La  marque  d'une  expression  propre  est  que, 
même  dans  les  équivoques ,  on  ne  puisse  lui  don- 
ner qu'un  sens. 

CCCLXIX. 

Il  semble  que  la  raison ,  qui  se  communique 
aisément  et  se  perfectionne  quelquefois,  devrait 
perdre  d'autant  plus  vite  tout  son  lustre  et  le 
mérite  de  la  nouveauté  :  cependant  les  ouvrages 
des  grands  hommes ,  copiés  avec  tant  de  soin 
par  d'autres  mains,  conservent,  malgré  le  temps, 
un  caractère  toujours  original  :  car  il  n'appar- 
tient pas  aux  autres  hommes  de  concevoir  et 
d'exprimer  aussi  parfaitement  les  choses  qu'ils 
savent  le  mieux.  C'est  cette  manière  de  con- 
cevoir, si  vive  et  si  parfaite,  qui  distingue  dans 
tous  les  genres  le  génie,  et  qui  fait  que  les  idées 
les  plus  simples  et  les  plus  connues  ne  peuvent 
vieillir. 

CCCLXX. 

Les  grands  philosophes  sont  les  génies  de  la 
raison. 

CCCLXXJ. 

Pour  savoir  si  une  pensée  est  nouvelle,  il  n'y 
a  qu'à  l'exprimer  bien  simplement. 

CCCLXXII. 

Il  y  a  peu  de  pensées  synonymes ,  mais  beau- 
coup d'approchantes. 

CCCLXXUI. 

Lorsqu'un  bon  esprit  ne  voit  pas  qu'une  pen- 
sée puisse  être  utile ,  il  y  a  grande  apparence 
qu'elle  est  fausse. 

'  Sert  de  preuves.  Il  laul  de  preuve.  M. 


539 


CCCLXXIV. 

Nous  recevons  de  grandes  louanges  avant  d'en 
mériter  de  raisonnables. 

CCCLXXV. 

Les  feux  de  l'aurore  ne  sont  pas  si  doux  que 
les  premiers  regards  de  la  gloire.  ^ 

CCCLXXVI. 


Les  réputations  mal  acquises  se  changent  en 
mépris. 

CCCLXXVIL 

L'espérance  est  le  plus  utile  ou  le  plus  perni- 
cieux des  biens. 

CCCLXXVIIL 

L'adversité  fait  beaucoup  de  coupables  et  d'im- 
prudents. 

CCCLXXIX. 

La  raison  est  presque  impuissante  pour  les 
faibles. 

CGCLXXX. 

Le  courage  est  la  lumière  de  l'adversité. 

CCCLXXXL 

L'erreur  est  la  nuit  des  esprits ,  et  le  piège  de 
l'innocence. 

CCCLXXXU. 

Les  demi-philosophes  ne  louent  l'erreur  que 
pour  faire  les  honneurs  de  la  vérité. 

CCCLXXXIIL 

C'est  être  bien  impertinent  de  vouloir  faire 
croire  qu'on  n'a  pas  assez  d'erreurs  pour  être 
heureux. 

CCCLXXXIV. 

Celui  qui  souhaiterait  sérieusement  des  illu- 
sions ,  aurait  au  delà  de  ses  vœux. 

CCCLXXXV. 

Les  corps  politiques  ont  leurs  défauts  inévita- 
bles, comme  les  divers  âges  de  la  vie  humaine. 
Qui  peut  garantir  la  vieillesse  des  infirmité-s,  hors 
ta  mort? 

CCCLXXXVL 

La  sagesse  est  le  tyran  des  faibles. 


RÉFLEXlOiNS  ET  MAXIMES. 

CCCLXXXVIL 

Les  regards  affables  ornent  le  visage  des  rois. 

cccLxxxvm. 

La  licence  étend  toutes  les  vertus  et  tous  les 
vices. 

CCCLXXXIX. 

La  paix  rend  les  peuples  plus  heureux  et  les 
hommes  plus  faibles. 


cccxc. 

Le  premier  soupir  de  l'enfance  est  pour  la 
liberté. 

CCCXCL 
La  hberté  est  incompatible  avec  la  faiblesse. 

CCCXCIL 
L'indolence  est  le  sommeil  des  esprits. 

cccxcin. 

Les  passions  plus  vives  sont  celles  dont  l'ob- 
jet est  plus  prochain  %  comme  dans  le  jeu  et 
l'amour,  etc. 

CCCXCIV. 

Lorsque  la  beauté  règne  sur  les  yeux ,  il  est 
probable  qu'elle  règne  encore  ailleurs. 

cccxcv. 

Tous  les  sujets  de  la  beauté  ne  connaissent 
pas  leur  souveraine. 

CCCXCVL 

Si  les  faiblesses  de  l'amour  sont  pardonnables, 
c'est  principalement  aux  femmes,  qui  régnent 
par  lui. 

CCCXCVIL 

Notre  intempérance  loue  les  plaisirs. 

CCCXCVIIL 

La  constance  est  la  chimère  de  l'amour. 

CCCXCIX. 

i       Les  hommes  simples  et  vertueux  mêlent  de 
,  la  délicatesse  et  de  la  probité  jusque  dans  leurs 
plaisirs. 

I 

I        ^  Les  passions  plus  vives  sont  celles  dont  l'objet  est  pi  11% 
[   prochain.  Il  faut  dire  les  plus  vives  et  le  plus  prochain.  Vnxi- 
teur  tombe  souvent  dans  cette  fnute,  d'employer  les  compa- 
:   ratjfs  sans  objets  de  comparaison,  fl. 


MO 


VAUVENAKGUES. 


CCCC. 

Ceux  qui  ne  sont  plus  en  état  de  plaire  aux 
femmes  s'en  corrigent. 

CCCCI. 

Les  premiers  jours  du  printemps  ont  moins 
de  grâce  que  la  vertu  naissante  d'un  jeune 
homme. 

CCCCII. 

L'utilité  de  la  vertu  est  si  manifeste ,  que  les 
méchants  la  pratiquent  par  intérêt. 

CCCCIIL 

Rien  n'est  si  utile  que  la  réputation ,  et  rien 
ne  donne  la  réputation  si  sûrement  que  le 
mérite. 

CCCCIV. 

La  gloire  est  la  preuve  de  la  vertu. 

CCCCV. 

La  trop  grande  économie  fait  plus  de  dupes 
que  la  profusion. 

CCCCVL 

La  profusion  avilit  ceux  qu'elle  n'illustre  pas. 
CCCCVIL 

Si  un  homme  obéré  et  sans  enfants  se  fait 
quelques  rentes  viagères ,  et  Jouit  par  cette  con- 
duite des  commodités  de  la  vie,  nous  disons 
que  c'est  un  fou  qui  a  mangé  son  bien. 

ccccvm. 

Les  sots  admirent  qu'un  honune  à  talents  ne 
soit  pas  une  bête  sur  ses  intérêts. 

CCCCIX. 

La  libéralité  et  l'amour  des  lettres  ne  ruinent 
personne  ;  mais  les  esclaves  de  la  fortune  trou- 
vent toujours  la  vertu  trop  achetée. 

ccccx. 

On  fait  bon  marché  d'une  médaille,  lorsqu'on 
n'est  pas  curieux  d'antiquités  :  ainsi  ceux  qui 
n'ont  pas  de  sentiments  pour  le  mérite,  ne 
tiennent  presque  pas  de  compte  des  plus  grands 
talents. 

CCCCXL 

Le  grand  avantage  des  talents  parait  eu  ce 


que  la  fortune  sans  mérite  e^  presque  inutile. 
CCCCXIL 

On  tente  d'ordinaire  sa  fortune  '  par  des  ta- 
lents qu'on  n'a  pas. 

CCCCXIIL 

Il  vaut  mieux  déroger  à  sa  qualité  qu'à  son 
génie.  Ce  serait  être  fou  de  conserver  un  état 
médiocre  au  prix  d'une  grande  fortune  ou  de  la 
gloire; 

CGCCXIV. 

Il  n'y  a  pas  de  vice  qui  ne  soit  nuisible ,  dénué 
d'esprit  '. 

CCCCXV. 

J'ai  cherché  s'il  n'y  avait  point  de  moyen  de 
faire  sa  fortune  sans  mérite,  et  je  n'en  ai  trouvé 
aucun. 

CCCCXVI. 

Moins  on  veut  mériter  sa  fortune,  plus  il  faut 
se  donner  de  peine  pour  la  faire. 

CCCCXVII. 

Les  beaux  esprits  ont  une  place  dans  la  bonne 
compagnie ,  mais  la  dernière. 

CCCCXVIII. 

Les  sots  usent  des  gens  d'esprit  comme  les 
petits  hommes  portent  de  grands  talons. 

CGCCXIX. 

11  y  a  des  hommes  dont  il  vaut  mieux  se  taire 
que  de  les  louer  selon  leur  mérite  ^ 

ccccxx. 

II  ne  faut  pas  tenter  de  contenter  les  envieux. 
CCCCXXI. 

L'avarice  ne  s'assouvit  pas  par  les  richesses, 
ni  l'intempérance  par  la  volupté ,  ni  la  paresse 
par  l'oisiveté,  ni  l'ambition  par  la  fortune  ;  mais 

'  On  tente  d'ordinaire  sa  fortune.  Il  faut  dire  tenter  fortune 
ou  tenter  de  faire  sa.  fortune.  M. 

2  II  n'y  a  pas  de  vice  qui  ne  soit  nuisible ,  dénué  d'esprit. 
Ce  n'est  pas  le  vice  qui  est  dénué  d'esprit,  mais  celui  qui  Ta 
et  à  qui  il  est  nuisible.  Cette  tournure  parait  vicieuse.  Vau 
venargues  a  dit  ailleurs  que  le  vice  ne  pouvait  jamais  paraître 
utile  à  un  esprit  bien  organisé.  S. 

^'  //  y  a  des  hommes  dont  il  vaut  mieux  se  taire  que  de  (es 
louer  selon  leur  mérite.  C'est-à-dire,  je  crois,  qu'il  y  a  des 
gens  dont  le  mérite  e.st  dans  un  genre  si  frivole  et  si  misérable, 
<l'!,>  ks  louoï  "jolon  leur  mérite  serait  les  rendre  ridicules.  S. 


!si  la  vertu  même  et  si  la  gloire  ne  nous  rendent 
heureux,  ce  que  l'on  appelle  bonheur  vaut-il 
nos  regrets  '. 
^  CCCCXXII. 

Il  y  a  plus  de  faiblesse  que  de  raison  à  être 
humilié  de  ce  qui  nous  manque,  et  c'est  la  source 
de  toute  faiblesse. 

CCCCXXIII. 

Le  mépris  de  notre  nature  est  une  erreur  de 
notre  raison. 

CCCCXXIV. 

Un  peu  de  café  après  le  repas  fait  qu'on 
s'estime.  Il  ne  faut  aussi  quelquefois  qu'une 
petite  plaisanterie  pour  abattre  une  grande  pré- 
somption. 

CGCGXXV. 

On  oblige  les  jeunes  gens  à  user  de  leurs  biens 
comme  s'il  était  sûr  qu'ils  dussent  vieillir. 

CCCGXXVI. 

A  mesure  que  l'âge  multiplie  les  besoins  de  la 
nature,  il  réserve  ceux  de  l'imagination'. 

GCCCXXVII. 

Tout  le  monde  empiète  sur  un  malade ,  prê- 
tres ,  médecins ,  domestiques ,  étrangers ,  amis  ; 
et  il  n'y  a  pas  jusqu'à  sa  garde  qui  ne  se  croie 
en  droit  de  le  gouverner. 

CCCCXXVIII. 

Quand  on  devient  vieux ,  il  faut  se  parer. 

GCCCXXIX. 

L'avarice  annonce  le  déclin  de  l'âge  et  la  fuite 
précipitée  des  plaisirs. 

■  On  trouva  dans  le  cabinet  d'Abdérame,  Âbdalrahinan,  ou 
Abdouhraman  III ,  calife  de  Cordoue ,  après  sa  mort ,  arrivée 
le  17  octobre  961  de  l'ère  chrétienne,  suivant  VArt  de  vérifier 
les  dates,  un  écrit  de  sa  main  ainsi  conçu  : 

«  J'ai  régné  plus  de  cinquante  ans ,  et  le  règne  a  été  paisible 
«  ou  victorieux  ;  j'étais  chéri  de  mes  sujets ,  redouté  de  mes 
«  ennemis ,  et  respecté  par  mes  alliés.  La  richesse  et  les  hon- 
«  neurs,  la  puissance  et  le  plaisir  accouraient  à  ma  voix  ;  et  il 
«  semble  que  rien  n'a  dû  manquer  à  mon  bonheur.  Dans  cette 
.<(  situation  heureuse  en  apparence,  j'ai  compté  avec  soin  les 
«  journées  de  véritable  bonheur  qui  ont  été  mon  partage  :  elles 
«  se  montent  à  quatorze....  Mortel ,  qui  que  tu  sois ,  ne  compte 
«  pas  sur  le  bonheur  de  ce  monde.  » 

Foyez  Gibbon ,  Histoire  de  la  décadence  de  l'empire  ro- 
main, chap.  LU;  cet  auteur  intéressant  parle  sur  ce  siy'et 
d'une  manière  très-sensée.  (  Note  de  M.  de  Fortia.) 

^11  réserve  ceux  de  Vimagination.  Réserve  n'est  pas,  je 
crois ,  le  mot  propre.  11  faul  diminue.  S. 


KÉFLEXIOINS  ET  MAXIMES. 


541 


CCCCXXX. 

L'avarice  est  la  dernière  et  la  plus  absolue  de 
nos  passions. 

CCCCXXXI. 

Personne  ne  peut  mieux  prétendre  aux  gran- 
des places  que  ceux  qui  en  ont  les  talents. 

CCCCXXXII. 

Les  plus  grands  ministres  ont  été  ceux  que 
la  fortune  avait  placés  plus  loin  du  ministère. 

CCCCXXXIII. 

La  science  des  projets  consiste  à  prévenir  les 
difficultés  de  l'exécution. 

CGGCXXXIV. 

La  timidité  dans  l'exécution  fait  échouer  les 
entreprises  téméraires. 

ccccxxxv. 

Le  plus  grand  de  tous  les  projets  est  celui 
de  prendre  un  parti. 

CCCCXXXVI. 

On  promet  beaucoup  pour  se  dispenser  de 
donner  peu. 

CCGCXXXVII. 

L'intérêt  et  la  paresse  anéantissent  les  pro- 
messes quelquefois  sincères  de  la  vanité. 

CGCCXXXVIII. 
Il  ne  faut  pas  trop  craindre  d'être  dupe. 

CCCCXXXIX. 

La  patience  obtient  quelquefois  des  hommes 
ce  qu'ils  n'ont  jamais  eu  intention  d'accorder. 
L'occasion  peut  même  obliger  les  plus  trompeurs 
à  effectuer  de  fausses  promesses. 

CCCCXL. 

Les  dons  intéressés  sont  importuns. 

CCCCXLI. 

S'il  était  possible  de  donner  sans  perdre ,  il 
se  trouverait  encore  des  hommes  inaccessibles. 

CCCCXLII. 

L'impie  endurci  dit  à  Dieu  :  Pourquoi  as-lu 
fait  des  misérables'  ? 

'  C'est  demander  à  Dieu  pourquoi  il  a  l'ait  des  hommes;  car 


54t2 


CCCCXLUI. 
Les  avares  ne  se  piquent  pas  ordinairement 
de  beaucoup  de  choses. 

CCCCXLIV. 
La  folie  de  ceux  qui  vont  à  leurs  fins  est  de 
se  croire  habiles. 

CCCCXLV. 
La  raillerie  est  l'épreuve  de  l'amour-propre. 

CCCCXLVL 
La  gaieté  est  la  mère  des  saillies. 

CCCCXLVIL 
Les  sentences  sont  les  saillies  des  philosophes. 

ccccxLvm. 

Les  hommes  pesants  sont  opiniâtres. 

CCCCXLIX. 

Nos  idées  sont  plus  imparfaites  que  la  langue. 

CCCCL. 

La  langue  et  l'esprit  ont  leurs  bornes.  La 
vérité  est  inépuisable. 

CCCCLL 

La  nature  a  donné  aux  hommes  des  talents 
divers.  Les  uns  naissent  pour  inventer,  et  les 
autres  pour  embellir  ;  mais  le  doreur  attire  plus 
de  regards  que  l'architecte. 

CCCCLIL 

Un  peu  de  bon  sens  ferait  évanouir  beaucoup 
d'esprit. 

CCCCLIIL 

Le  caractère  du  faux  esprit  est  de  ne  paraître 
qu'aux  dépens  de  la  raison. 

CCCCLIV. 

On  est  d'autant  moins  raisonnable  sans  jus- 
tesse, qu'on  a  plus  d'esprit  '. 

CCCCLV. 

L'esprit  a  besoin  d'être  occupé  ;  et  c'est  une 

l'il  y  avait  seulement  deux  êtres  parfaitement  heureux ,  il  y 
aurait  deux  dieux,  ce  qui  impliquerait  contradiction.  Puis- 
qu'il existe  des  êtres  qui  ne  sont  pas  des  dieux,  il  doit  exister 
des  malheureux.  (Note  de  M.  de  Fortia.) 

'  C'est-à-dire  que  lorsqu'on  n'a  point  de  jugement,  plus  on 
a  d'esprit  et  plus  on  déraisonne. 


VAIIVENARGIIES. 

raison  de  parler  beaucoup,  que  de  penser  peu. 
CCCCLVL 

Quand  on  ne  sait  pas  s'entretenir  et  s'amuser 
soi-même,  on  veut  entretenir  et  amuser  les 
autres. 

CCCCLVIL 


Vous  trouverez  fort  peu  de  paresseux  que 
l'oisiveté  n'incommode  ;  et  si  vous  entrez  dans 
un  café ,  vous  verrez  qu'on  y  joue  aux  dames. 

CCCCLVIIL 

Les  paresseux  ont  toujours  envie  de  faire  quel» 
que  chose. 

CCCCLIX. 

La  raison  ne  doit  pas  régler ,  mais  suppléer 
la  vertu. 

CCCCLX. 

Nous  jugeons  de  la  vie  d'une  manière  trop 
désintéressée ,  quand  nous  sommes  forcés  de  la 
quitter. 

CCCCLXL 

Socrate  savait  moins  que  Bayle  '  :  il  y  a  peu 
de  sciences  utiles. 


1 


CCCCLXIL 

Aidons -nous  des  mauvais  motifs 
fortifier  dans  les  bons  desseins. 

CCCCLXm. 


pour  nous 


Les  conseils  faciles  à  pratiquer  sont  les  plus 
utiles. 

CCGCLXIV. 

Conseiller,  c'est  donner  aux  hommes  dès  motifs 
d'agir  qu'ils  ignorent. 

CCCCLXV. 

C'est  être  injuste  d'exiger  des  autres  qu'ils 
fassent  pour  nous  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  faire 
pour  eux-mêmes. 

*  L'auteur  veut  dire  que  Socrate  était  plus  sage ,  et  Bayle 
plus  savant.  La  vie  de  ces  deux  hommes  a  été  si  différente , 
qu'elle  ne  peut  guère  être  mise  en  opposition ,  et  il  fallait  un 
fait  plus  évident  pour  prouver  quHl  y  a  peu  de  sciences  utiles. 
Sans  doute  celui  qui  n'est  que  savant ,  et  qui  reste  enfermé 
dans  son  cabinet,  sans  instruire  ses  semblables  par  un  ouvrage 
véritablement  utile ,  ne  vaut  pas  l'homme  vertueux  qui  a  lu 
peu  de  livres,  mais  qui  a  consacré  sa  vie  à  faire  du  bien  à  ses 
semblables.  Si  cette  vérité  est  celle  que  l'auteur  a  voulu  prou- 
ver par  cette  maxime,  elle  n'avait  besoin  que  d'être  énoncée", 
mais  il  semble  que  Vauvcnargues  avait  une  sorte  d'animosilé 
contre  Bayle.  {Note  de  M.  de  Fortia.) 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 

CCCCLXVI. 

Nous  nous  défions  de  la  conduite  des  meilleurs 
esprits,  et  nous  ne  nous  défions  pas  de  nos 
conseils. 

CCCCLXVII. 

L'âge  peut-il  donner  le  droit  de  gouverner  la 
raison  ? 

CCCCLXVIIL 

Nous  croyons  avoir  droit  de  rendre  un  homme 
heureux  à  ses  dépens ,  et  nous  ne  voulons  pas 
qu'il  l'ait  lui-même. 

CCCCLXIX. 

Si  un  homme  est  souvent  malade,  et  qu'ayant 
mangé  une  cerise  il  soit  enrhumé  le  lendemain , 
on  ne  manque  pas  de  lui  dire,  pour  le  consoler, 
que  c'est  sa  faute. 

CCCCLXX. 

Il  y  a  plus  de  sévérité  que  de  justice. 

CCCCLXXL 

La  libéralité  de  l'indigent  est  nommée  prodi- 
galité. 

CCCGLXXIL 

Il  faudrait  qu'on  nous  pardonnât  au  moins  les 
fautes  qui  n'en  seraient  pas  sans  nos  malheurs  ^ 

CCCCLXXIII. 

On  n'est  pas  toujours  si  injuste  envers  ses  en- 
nemis qu'envers  ses  proches. 

CCCCLXXIV. 

On  peut  penser  assez  de  mal  d'un  homme  et 
être  tout  à  fait  de  ses  amis  ;  car  nous  ne  som- 
mes pas  si  délicats  que  nous  ne  puissions  aimer 
que  la  perfection ,  et  il  y  a  bien  des  vices  qui 
nous  plaisent ,  même  dans  autrui. 

CCCCLXXV. 

La  haine  des  faibles  n'est  pas  si  dangereuse 
(ïue  leur  amitié. 

CCCCLXXVL 

En  amitié,  en  mariage,  en  amour,   en    tel 

'  Il  faudrait  qu'on  nous  pardonnât  au  mn'ina  les  fautes  qui 
n'en  seraient  pas  sans  nos  malheurs.  Les  fautes  qui  n'en  se- 
raient pas  est  Incxirrect.  Il  faut  les  fautes  qui  ne  seraient  pas 
det  fautes.  M. 


543 

autre  commerce  que  ce  soit,  nous  voulons  ga- 
gner; et  comme  le  commerce  des  amis,  des 
amants,  des  parents,  des  frères,  etc.  est  plus 
étendu  que  tout  autre,  il  ne  faut  pas  être  surpris 
d'y  trouver  plus  d'ingratitude  et  d'injustice. 


CCCCLXXVIL 
La  haine  n'est  pas  moins  volage  que  l'amitié. 

CCCCLXXVIIL 
La  pitié  est  moins  tendre  que  l'amour. 

CCCCLXXIX. 

Les  choses  que  l'on  sait  le  mieux  sont  celles 
qu'on  n'a  pas  apprises. 

CCCCLXXX. 

Au  défaut  des  choses  extraordinaires,  nous 
aimons  qu'on  nous  propose  à  croire  celles  qui  en 
ont  l'air. 

CCCGLXXXL 

L'esprit  développe  les  simplicités  du  senti- 
ment ,  pour  s'en  attribuer  l'honneur. 

CCCCLXXXIL 

On  tourne  une  pensée  comme  un  habit ,  pour 
s'en  servir  plusieurs  fois. 

CCCCLXXXIIL 

Nous  sommes  flattés  qu'on  nous  propose  comme 
un  mystère  ce  que  nous  avons  pensé  naturel- 
lement. 

CCCCLXXXIV. 

Ce  qui  fait  qu'on  goûte  médiocrement  les  phi- 
losophes ,  est  qu'ils  ne  nous  parlent  pas  assez 
des  choses  que  nous  savons. 

CCCCLXXXV. 

La  paresse  et  la  crainte  de  se  compromettre 
ont  introduit  l'honnêteté  dans  la  dispute. 

CCCCLXXXVI. 

Les  grandes  places  dispensent  quelquefois  des 
moindres  talents. 

CCCCLXXXVII. 

Quelque  mérite  qu'il  puisse  y  avoir  à  négliger 
les  grandes  places,  il  y  en  a  peut-être  encore 
plus  à  les  bien  remplir. 


544 


VADVENARGUES. 


CCCCLXX  XVIII. 

Si  les  grandes  pensées  nous  trompent,  elles 
nous  amusent. 

CCCCLXXXIX. 

Il  n'y  a  point  de  faiseur  de  stances  qui  ne  se 
préfère  à  Bossuet ,  simple  auteur  de  prose  ;  et 
dans  l'ordre  de  la  nature,  nul  ne  doit  penser 
aussi  peu  juste  qu'un  génie  manqué. 

CCCCXC. 

Un  versificateur  ne  connaît  point  déjuge  com- 
pétent de  ses  écrits  :  si  ou  ne  fait  pas  de  vers,  on 
ne  s'y  connaît  pas  ;  si  on  en  fait ,  on  est  son  rival. 

CCCCXCI. 

Le  même  croit  parler  la  langue  des  dieux,  lors- 
qu'il ne  parle  pas  celle  des  hommes.  C'est  comme 
un  mauvais  comédien  qui  ne  peut  déclamer 
comme  l'on  parle. 

CGCCXCII. 

Un  autre  défaut  de  la  mauvaise  poésie  est  d'al- 
longer la  prose,  comme  le  caractère  de  la  bonne 
est  de  l'abréger. 

CCCCXCIII. 

Il  n'y  a  personne  qui  ne  pense  d'un  ouvrage  en 
prose  :  Si  je  me  donnais  de  la  peine ,  je  le  ferais 
mieux.  Je  dirais  à  beaucoup  de  gens  :  Faites  une 
seule  réflexion  digne  d'être  écrite. 

GCCCXCIV. 

Tout  ce  que  nous  prenons  dans  la  morale  pour 
défaut  n'est  pas  tel. 

CCCGXGV. 

Nous  remarquons  peu  de  vices  pour  admettre 
peu  de  vertus. 

^  CCCCXCVI. 

L'esprit  est  borné  jusque  dans  l'erreur,  qu'on 
dit  son  domaine. 

CCCCXCVIL 

L'intérêt  d'une  seule  passion ,  souvent  malheu- 
reuse, tient  quelquefois  toutes  les  autres  en  capti- 
vité; et  la  raison  porte  ses  chaînes  sans  pouvoir 
les  rompre. 

ccccxcvm. 

'  Il  y  a  des  faiblesses,  si  on  l'ose  dire,  insépa- 
rables de  notre  nature. 


CCCCXCIX. 
Si  on  aime  la  vie ,  on  craint  la  mort  '• 
D. 

La  gloire  et  la  stupidité  cachent  la  mort  sans 
triompher  d'elle^. 

DI. 

Le  terme  du  courage  est  l'intrépidité  dans  le 
péril  ^. 

DU. 

La  noblesse  est  un  monument  de  la  vertu ,  im- 
mortelle comme  la  gloire. 

DIII. 

Lorsque  nous  appelons  les  réflexions,  elles  nous 
fuient;  et  quand  nous  voulons  les  chasser,  elles 
nous  obsèdent ,  et  tiennent  malgré  nous  nos  yeux 
ouverts  pendant  la  nuit. 

DIV. 

Trop  de  dissipation  et  trop  d'étude  épuisent 
également  l'esprit  et  le  laissent  à  sec  ;  les  traits 
hardis  en  tout  genre  ne  s'offrent  pas  à  un  esprit 
tendu  et  fatigué. 

DV. 

Comme  il  y  a  des  âmes  volages  que  toutes  les 
passions  dominent  tour  à  tour,  on  voit  des  esprits 
vifs  et  sans  assiette  que  toutes  les  opinions  en- 
traînent successivement,  ou  qui  se  partagent  en- 
tre les  contraires ,  sans  oser  décider. 

DVI. 

Les  héros  de  Corneille  étalent  des  maximes  fas- 
tueuses et  parlent  magnifiquement  d'eux-mêmes, 
et  cette  enflure  de  leurs  discours  passe  pour 
vertu  parmi  ceux  qui  n'ont  point  de  règle  dans 
le  cœur  pour  distinguer  la  grandeur  d'âme  de 
l'ostentation*. 

DVII. 

L'esprit  ne  fait  pas  connaître  la  vertu. 

^  Cela  paraît  hors  de  doute.  Cependant  on  rencontre  sou- 
vent telle  ou  telle  personne  qui  aime  peu  la  vie,  et  qui  craint 
infiniment  la  mort.  F. 

'  La  gloire  et  la  stupidité  cachent  la  mort  sans  triompher 
d'elle.  Il  faut,  je  crois ,  Tamoi^r  de  la  gloire.  Sans  triompher 
d'elle,  c'est-à-dire,  je  pense,  sans  la  faire  mépriser.  S. 

^ Le  terme  du  courage,  etc.  Il  semble  qu'il  faut  diw  le 
dernier  terme.  M. 

*  L'auteur  a  développé  cette  idée  dans  ses  réflexions  sut 
Corneille.  B. 


HÉFF.KXIONS  ET  MAXIMES. 


n/i 


i5 


DVIII. 

Il  n'y  a  point  d'homme  qui  ait  assez  d'esprit 
pour  n'être  jamais  ennuyeux . 

DIX. 

La  plus  charmante  conversation  lasse  l'oreille 
d'un  homme  occupé  de  quelque  passion. 

DX. 

Les  passions  nous  séparent  quelquefois  de  la 
société,  et  nous  rendent  tout  l'esprit  qui  est  au 
monde  aussi  inutile  que  nous  le  devenons  nous- 
mêmes  aux  plaisirs  d'autrui. 

DXI. 

Le  monde  est  rempli  de  ces  hommes  qui  im- 
posent aux  autres  par  leur  réputation  ou  leur  for- 
tune ;  s'ils  se  laissent  trop  approcher,  on  passe  tout 
à  coup  à  leur  égard  de  la  curiosité  jusqu'au  mé- 
pris, comme  on  guérit  quelquefois  en  un  moment 
d'une  femme  qu'on  a  recherchée  avec  ardeur. 

DXII. 

On  est  encore  bien  éloigné  de  plaire,  lorsqu'on 
n'a  que  de  l'esprit. 

DXIII. 

L'esprit  ne  nous  garantit  pas  des  sottises  de 
notre  humeur. 

DXIV. 

Le  désespoir  est  la  plus  grande  de  nos  erreurs  ' . 

DXV. 

La  nécessité  de  mourir  est  la  plus  amère  de 
nos  afflictions. 

DXVI. 

Si  la  vie  n'avait  point  de  fin ,  qui  désespérerait 
de  sa  fortune?  La  mort  comble  l'adversité. 

DXVII. 

Combien  les  meilleurs  conseils  sont-ils  peu  uti- 
les ,  si  nos  propres  expériences  nous  instruisent  si 
rarement  ! 

DXVIII. 

Les  conseils  qu'on  croit  les  plus  sages  sont  les 
moins  proportionnés  à  notre  état. 

'  C'est-à-dire ,  en  d'autres  termes,  qu'il  n'y  a  point  de  mal 
•ans  remèfle,  et  que  le  suicide  est  un  ncfr  de  foU»».  V. 


DXIX. 

Nous  avons  des  règles  pour  le  théâtre  qui  pas- 
sent  peut-être  les  forces  de  l'esprit  humain. 

DXX. 

Lorsqu'une  pièce  est  faite  pour  être  jouée ,  il 
est  injuste  de  n'en  juger  que  par  la  lecture. 

DXXI. 

Le  but  des  poètes  tragiques  est  d'émouvoir. 
C'est  faire  trop  d'homieur  à  l'esprit  humain  de 
croire  que  des  ouvrages  irréguliers  ne  peuvent 
produire  cet  effet.  Il  n'est  pas  besoin  de  tant  d'art 
pour  tirer  les  meilleurs  esprits  de  leur  assiette, 
et  leur  cacher  de  grands  défauts  dans  un  ouvrage 
qui  peint  les  passions.  Il  ne  faut  pas  supposer 
dans  le  sentiment  une  délicatesse  que  nous  n'a- 
vons que  par  réflexion ,  ni  imposer  aux  auteurs 
une  perfection  qu'ils  ne  puissent  atteindre;  notre 
goût  se  contente  à  moins.  Pourvu  qu'il  n'y  ait 
pas  plus  d'irrégularités  dans  un  ouvrage  que  dans 
nos  propres  conceptions,  rien  n'empêche  qu'il 
ne  puisse  plaire ,  s'il  est  bon  d'ailleurs.  N'avons- 
nous  pas  des  tragédies  monstrueuses  ^  qui  entraî- 
nent toujours  les  suffrages ,  malgré  les  critiques, 
et  qui  sont  les  délices  du  peuple,  je  veux  dire  de 
la  plus  grande  partie  des  hommes?  Je  sais  que  le 
succès  de  ces  ouvrages  prouve  moins  le  génie 
de  leurs  auteurs  que  la  faiblesse  de  leurs  par- 
tisans :  c'est  aux  hommes  délicats  à  choisir  de 
meilleurs  modèles ,  et  à  s'efforcer,  dans  tous  les 
genres, d'égaler  la  belle  nature  ;  mais  comme  elle 
n'est  pas  exempte  de  défauts,  toute  belle  qu'elle 
paraît ,  nous  avons  tort  d'exiger  des  auteurs  plus 
qu'elle  ne  peut  leur  fournir.  Il  s'en  faut  de  beau 
coup  que  notre  goût  soit  toujours  aussi  difficile  à 
contenter  que  notre  esprit. 

DXXII. 

Il  peut  plaire  à  un  traducteur'  d'admirer  jus 
qu'aux  défauts  de  son  original,  et  d'attribuei 
toutes  ses  sottises  à  la  barbarie  de  son  siècle.  Lors- 
que je  crois  toujours  apercevoir  dans  un  auteur 
les  mêmes  beautés  et  les  mêmes  défauts,  il  me 

I  On  peut  citer,  par  exemple,  le  théâtre  de  Shakspcare  et 
son  prodigieux  succès  en  Angleterre  depuis  plusieurs  siècles , 
malgré  les  nombreuses  irrégularités  de  ses  pièces. 

»  Il  semble  que  dans  celte  remarque  l'auteur  a  en  vue  mon  - 
sieur  et  madame  Dacier ,  traducteurs  d'Homère  et  d'autn  s 
anciens  écrivains  grecs  et  latins.  C'est  principalement  Ho- 
mère dont  il  parait  qu'il  est  ici  question.  Si  cela  est ,  Vauvjv 
nargues  a  eu  raison  de  supprimer  dans  sa  seconde  é<lHlon  jm 
)n;;omont  qui  no  fait  pns  honnp\ir  à  son  goi^t. 

3:> 


.40 


VAUVKNAKGULS. 


paraît  plus  raisonnable  d'eu  conclure  que  c'est  un 
écrivain  qui  joint  de  grands  défauts  ^  des  qualités 
éminentes,  une  grande  imagination  et  peu  de  juge- 
ment, ou  beaucoup  de  force  et  peu  d'art ,  etc.  ;  et 
quoique  je  n'admire  pas  beaucoup  l'esprit  humain, 
je  ne  puis  cependant  le  dégrader  jusqu'à  mettre 
dans  le  premier  rang  un  génie  si  défectueux,  qui 
choque  continuellement  le  sens  commun. 

DXXIII. 

C'est  faute  de  pénétration  que  nous  concilions 
si  peu  de  choses. 

DXXIV. 

Nous  voudrions  dépouiller  de  ses  vertus  l'espèce 
humaine,  pour  nous  justifier  nous-mêmes  de  nos 
vices,  et  les  mettre  à  la  place  des  vertus  détruites  : 
semblables  à  ceux  qui  se  révoltent  contre  les  puis- 
sances légitimes,  non  pour  égaler  tous  les  hommes 
par  la  liberté  ' ,  mais  pour  usurper  la  même  auto- 
rité qu'ils  calomnient. 

DXXV. 

Un  peu  de  culture  et  beaucoup  de  mémoire, 
avec  quelque  hardiesse  dans  les  opinions  et  con- 
tre les  préjugés,  font  paraître  l'esprit  étendu. 

DXXVI. 

Il  ne  faut  pas  jeter  du  ridicule  sur  les  opinions 
respectées  ;  car  on  blesse  par  là  leurs  partisans, 
sans  les  confondre. 

DXXVII. 

La  plaisanterie  la  mieux  fondée  ne  persuade 
point,  tant  on  est  accoutumé  ^  qu'elle  s'appuie 
sur  de  faux  principes. 

DXXVIII. 

L'incrédulité  a  ses  enthousiastes ,  ainsi  que  la 
superstition  :  et  comme  l'on  voit  des  dévots  qui 
refusent  à  Cromvs^ell  jusqu'au  bon  sens ,  on  trouve 
d'autres  hommes  qui  traitent  Pascal  et  Bossuet 
de  petits  esprits. 

DXXLX. 

Le  plus  sage  et  le  plus  com*ageux  de  tous  les 
hommes,  M.  de  Turenne  %  a  respecté  la  religion  ; 

'  Non  pour  égaler  tous  les  hommes  par  la  liberté.  Il  faut 
égaliser.  S. 

*  Tant  on  est  accoutumé  qu'elle  s'appuie ,  etc.  Il  faut,  je 
crois,  accoutumé  à  voir  ou  à  croire  qu'elle  s'appuie,  etc.  Il 
faudrait  aussi,  je  crois,  au  lieu  de  qu'elle  s'appuie,  répéter 
que  la  plaisanterie  s'appuie ,  autrement  la  phrase  n'est  pas 
claire. S. 

'  Henri  de  la  Tour  d'Auvergne,  vicomte  de  Turenne,  tué 


et  une  infinité  d'hommes  obscurs  se  placent  au 
rang  des  génies  et  des  âmes  fortes ,  seulement 
à  cause  qu'ils  la  méprisent. 

DXXX. 

Ainsi  nous  tirons  vanité  de  nos  faiblesses  et  de 
nos  fausses  erreurs.  La  raison  fait  des  philosophes, 
et  la  gloire  fait  des  héros;  la  seule  vertu  fait  de» 
sages. 

DXXXL 

Si  nous  avons  écrit  quelque  chose  pour  notre 
instruction  ou  pour  le  soulagement  de  notre  cœur, 
il  y  a  grande  apparence  que  nos  réflexions  seront 
encore  utiles  à  beaucoup  d'autres  :  car  personne 
n'est  seul  dans  son  espèce  ;  et  jamais  nous  ne  som- 
mes ni  si  vrais ,  ni  si  vifs ,  ni  si  pathétiques  que 
lorsque  nous  traitons  les  choses  pour  nous-mêmes. 

DXXXIL 

Lorsque  notre  âme  est  pleine  de  sentiments^ 
nos  discours  sont  pleins  d'intérêt. 

DXXXIIL 

Le  faux  présenté  avec  art  nous  surprend  et 
nous  éblouit  ;  mais  le  vrai  nous  persuade  et  nous 
maîtrise. 

DXXXIV. 

On  ne  peut  contrefaire  le  génie. 
DXXXV. 

Il  ne  faut  pas  beaucoup  de  réflexions  pour  faire 
cuire  un  poulet  ;  et  cependant  nous  voyons  des 
hommes  qui  sont  toute  leur  vie  mauvais  rôtis- 
seurs :  tant  il  est  nécessaire,  dans  tous  les  mé- 
tiers ,  d'y  être  appelé  par  un  instinct  particulier 
et  comme  indépendant  de  la  raison. 

DXXXVI. 

Lorsque  les  réflexions  se  multiplient,  les  er- 
reurs et  les  connaissances  augmentent  dans  la 
même  proportion'. 

DXXXVII. 

Ceux  qui  viendront  après  nous  sauront  peut- 
être  plus  que  nous ,  et  ils  s'en  croiront  plus  d'es- 

d'un  coup  de  canon  le  27  juillet  1675 ,  était  né  dans  la  religion 
protestante;  et  après  avoir  refusé  de  changer  de  religion  lors- 
que son  intérêt  s'y  trouvait,  embrassa,  par  l'effet  de  la  sim- 
ple persuasion,  la  religion  catholique  romaine,  dans  laquelle 
il  mourut.  Sa  vie  a  été  souvent  imprimée.  F. 

'  Foyez  la  réflexion  27 1 ,  dont  cette  maxime  est  le  priiv 
cipp.  B. 


RÉFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


prit;  mais  s(îront-iis  plus  heureux  ou  plus  sages? 
Nous-mêmes  qui  savons  beaucoup,  sommes-nous 
meilleurs  que  nos  pères,  qui  savaient  si  peu? 

DXXXVIIL 

Nous  sommes  tellement  occupés  de  nous  et  de 
nos  semblables,  que  nous  ne  faisons  pas  la  moin- 
dre attention  à  tout  le  reste,  quoique  sous  nos 
yeux  et  autour  de  nous. 

BXXXIX. 

Qu'il  y  a  peu  de  choses  dont  nous  jugions  bien  ! 

DXL. 

Nous  n'avons  pas  assez  d'amour-propre  pour 
dédaigner  le  mépris  d'autruî. 

DXLI. 

Personne  ne  nous  blâme  si  sévèrement  que 
nous  nous  condamnons  souvent  nous-mêmes  '. 

DXLII. 

L'amourn*estpas  si  délicat  que  l'amou^propre. 

DXLIII. 

Nous  prenons  ordinairement  sur  nos  bons  et 
nos  mauvais  succès;  et  nous  nous  accusons  ou 
nous  louons  des  caprices  de  la  fortune. 

DXLIV. 

Personne  ne  peut  se  vanter  de  tl'avoir  jamais 
été  méprisé. 

DXLV. 

Il  s'en  faut  bien  que  toutes  nos  habiletés  ou  que 
toutes  nos  fautes  portent  coup  :  tant  il  y  a  peu  de 
choses  qui  dépendent  de  notre  conduite. 

DXLVI. 

Combien  de  vertus  et  de  vices  sont  sans  con- 
sécpience  î 

DXLVII. 

Nous  ne  sommes  pas  contents  d'être  habiles  si 
on  ne  sait  pas  que  nous  le  sommes  ;  et  pour  ne 
pas  en  perdre  le  mérite,  nous  en  perdons  quel- 
quefois le  fruit. 

DXLVIII. 

^  Les  gens  vains  ne  peuvent  être  habiles;  car  ils 
n*ont  pas  la  force  de  se  taire. 

»  Personne  ne  nous  blâme  si  sévèrement  que  nous  nous  I 
condamnons  souvent  nou^-mémes.  Il  faut,  je  crois ,  aussi  se-  l 
vèrcment,  et  ensuite ,  que  nous  ne  nous  condamnons.  S  ' 


547 


DXLLX 


I  C'est  souvent  un  grand  avantage  pour  un  né- 
gociateur, s'il  peut  faire  croire  qu'il  n'entend  pas 
les  mtérêts  de  son  maître  et  que  la  passion  le 
conseille;  il  évite  par  là  qu'on  le  pénètre,  et  ré- 
duit ceux  qui  ont  envie  de  finir  à  se  relâcher  de 
leurs  prétentions.  Les  plus  habiles  se  croient 
quelquefois  obligés  de  céder  à  un  homme  qui 
résiste  lui-même  à  la  raison,  et  qui  échappe  à 
toutes  leurs  prises. 

DL. 

Tout  le  fruit  qu'on  a  pu  tirer  de  mettre  quel- 
ques hommes  dans  les  grandes  places,  s'est  ré- 
duit à  savoir  qu'ils  étaient  habiles. 

DLL 

II  ne  faut  pas  autant  d'acquis  pour  être  habile 
que  pour  le  paraître. 

DLIL 

Rien  n'est  plus  facile  aux  hommes  en  place 
que  de  s^approprier  le  savoir  d'autrui. 

DLIIL 

Il  est  peut-être  plus  utile,  dans  les  grandes 
places,  de  savoir  et  de  vouloir  se  servir  de  gens 
instruits,  que  de  Têtre  soi-même. 

DLIV. 

Celui  qui  a  un  grand  sens  sait  beaucoup. 
I)LV. 

Quelque  amour  qu'on  ait  pour  les  grandes 
affaires,  il  y  a  peu  de  lectures  si  ennuyeuses 
et  si  fatigantes  que  celle  d'un  traité  entre  les 
princes- 

DLVI. 

L'essence  de  la  paix  est  d'être  éternelle,  et 
cependant  nous  n'en  voyons  durer  aucune  l'âge 
d'un  homme,  et  à  peine  y  a-t-il  quelque  règne 
où  elle  n'ait  été  renouvelée  plusieurs  fois.  Mais 
faut-il  s'étonner  que  ceux  qui  ont  eu  besoin  de 
lois  pour  être  justes,  soient  capables  de  les 
violer  ? 

DLVII. 

La  politique  fait  entre  les  princes  ce  que  les 
tribunaux  de  la  justice  font  entre  les  particuliers. 
Plusieurs  faibles  ligués  contre  un  puissant,  lui 
imposent  la  nécessité  de  modérer  son  nmhifion 
et  ses  violences. 


548 


VAUVKiNAKGliES. 


DLVIII. 

Il  était  plus  facile  aux  Romains  et  aux  Grecs' 
de  subjuguer  de  grandes  nations ,  qu'il  ne  l'est 
aujourd'hui  de  conserver  une  petite  province 
justement  conquise ,  au  milieu  de  tant  de  voisins 
jaloux,  et  de  peuples  également  instruits  dans 
la  politique  et  dans  la  guerre,  et  aussi  liés  par 
leurs  intérêts,  par  les  arts,  ou  par  le  commerce, 
qu'ils  sont  séparés  par  leurs  limites. 

DLIX. 

M.  de  Voltaire  *  ne  regarde  l'Europe  que 
comme  une  république  formée  de  différentes 
souverainetés.  Ainsi  un  esprit  étendu  diminue 
en  apparence  les  objets  en  les  confondant  dans 
un  tout  qui  les  réduit  à  leur  juste  étendue;  mais 
il  les  agrandit  réellement  en  développant  leurs 
rapports,  et  en  ne  formant  de  tant  de  parties 
îrrégulières  qu'un  seul  et  magnifique  tableau. 

DLX. 

C'est  une  politique  utile,  mais  bornée,  de  se 
déterminer  toujours  par  le  présent,  et  de  pré- 
férer le  certain  à  l'incertain,  quoique  moins 
flatteur;  et  ce  n'est  pas  ainsi  que  les  États  s'é- 
lèvent, ni  même  les  particuliers. 

DLXI. 

Qui  sait  tout  souffrir  peut  tout  oser. 
DLXII. 

Les  hommes  sont  ennemis-nés  les  uns  des  au- 
tres, non  à  cause  qu'ils  se  haïssent,  mais  parce 
({u'ils  ne  peuvent  s'agrandir  sans  se  traverser  ; 
de  sorte  qu'en  observant  religieusement  les 
bienséances ,  qui  sont  les  lois  de  la  guerre  tacite 
qu'ils  se  font ,  j'ose  dire  que  c'est  presque  tou- 
jours injustement  qu'ils  se  taxent  de  part  et 
d'autre  d'injustice. 

DLXIII. 

Les  particuliers  négocient ,  font  des  alliances, 
des  traités,  des  ligues,  la  paix  et  la  guerre,  en 
un  mot ,  tout  ce  que  les  rois  et  les  plus  puissants 
peuples  peuvent  faire. 

'  On  sait  que  les  Grecs  ont  renversé  et  conquis  le  royaume 
de  Perse,  et  que  les  Romains  ont  envahi  presque  toute  la 
partie  du  monde  connue  de  leur  temps.  Il  est  vraisemblable 
f[ue  l'auteur  veut  mettre  ici  en  opposition  avec  ces  conquê- 
tes, l'acquisition  de  la  Lorraine  faite  par  Louis  XV,  roi  de 
France,  en  1736.  F. 

'  Dans  son  Siècle  de  Louis  XIF,  chapitre  II ,  Voltaire  dé- 
veloppe effectivement  cette  grande  et  belle  idée.  Vauvenar- 
gut^s  ne  le  désignait  ici  que  par  la  lettre  initiale  de  son  nom.  F. 


DLXIV. 

Dire  également  du  bien  de  tout  le  monde  est 
une  petite  et  une  mauvaise  politique. 

DLXV. 

La  méchanceté  tient  lieu  d'esprit. 

DLXVL 
La  fatuité  dédommage  du  défaut  de  cœur. 

DLXVIL 

Celui  qui  sMmpose  à  soi-même  impose  à  d'au- 
tres. 

DLXVIIL 

La  nature  n'ayant  pas  égalé  tous  les  hommes 
par  le  mérite ,  il  semble  qu'elle  n'a  pu  ni  dû  les 
égaler  *  par  la  fortune. 

DLXIX. 

L  (spérf^nce  fait  plus  de  dupes  que  l'habileté. 
DLXX. 

Le  lâche  a  moins  d'affronts  «à  dévorer  que 
l'ambitieux. 

DLXXL 

On  ne  manque  jamais  de  raisons,  lorsqu'on 
a  fait  fortune ,  pour  oublier  un  bienfaiteur  eu 
un  ancien  ami;  et  on  rappelle  alors  avec  dépit 
tout  ce  que  l'on  a  si  longtemps  dissimulé  de 
leur  humeur. 

DLXXIL 

Tel  que  soit  un  bienfait ,  et  quoi  qu'il  en  coûte, 
lorsqu'on  l'a  reçu  à  ce  titre,  on  est  obligé  de 
s'en  revancher  "*  ,  comme  on  tient  un  mauvais 
marché  quand  on  a  donné  sa  parole. 

DLXXIIL 

Il  n'y  a  point  d'injure  qu'on  ne  pardonne, 
quand  on  s'est  vengé. 

DLXXIV. 

On  oublie  un  affront  qu'on  a  souffert,  jus- 
qu'à s'en  attirer  un  autre  par  son  insolence. 

'  Egaler.  L'auteur  emploie  toujours  cette  locution;  c'est 
une  faute.  Il  faut  égaliser.  B. 

^De  s'en  revancher  est  une  expression  défectueuse,  et  il 
aurait  mieux  valu  dire  d'en  prouver  sa  reconnaissance.  Mais 
la  pensée,  pour  être  exprimée  incorrectement,  n'en  est  pas 
moins  belle,  et  n'en  méritait  pas  moins  d'être  conservée.  F. 
—  Revancher;  tel  est  le  texte  de  l'édition  donnée  en  1797  par 
M.  de  Fortia  sur  les  manuscrits  de  l'auteur.  On  lit  dans  l'é- 
dition de  1 806  et  dans  celle  de  1820  revenger  :  c'est  une  faute.  B. 


RÉFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


549 


DLXXV. 


DLXXXVI. 


S'il  est  vrai  que  nos  joies  soient  courtes,  la 
plupart  de  nos  afflictions  ne  sont  pas  longues. 

DLXXVI. 

La  plus  grande  force  d'esprit  nous  console 
moins  promptement  que  sa  faiblesse. 

DLXXVII. 

Il  n'y  a  point  de  perte  que  l'on  sente  si  vive- 
ment et  si  peu  de  temps  que  celle  d'une  femme 
aimée. 

DLXXVIII. 

Peu  d'affligés  savent  feindre  tout  le  temps 
qu'il  faut  pour  leur  honneur. 

DLXXIX. 

Nos  consolations  sont  une  flatterie  envers  les 
affligés. 

DLXXX. 

Si  les  hommes  ne  se  flattaient  pas  les  uns  les 
autres,  il  n'y  aurait  guère  de  société. 

DLXXXI. 

Il  ne  tient  qu'à  nous  d'admirer  la  religieuse 
franchise  de  nos  pères,  qui  nous  ont  appris  à 
nous  égorger  pour  un  démenti  ;  un  tel  res{)ect 
de  la  vérité ,  parmi  les  barbares  qui  ne  connais- 
saient que  la  loi  de  la  nature,  est  glorieux  pour 
l'humanité. 

DLXXXII. 

Nous  souffrons  peu  d'injures  par  bonté. 
DLXXXIII. 

Nous  nous  persuadons  quelquefois  nos  pro- 
pres mensonges  pour  n'en  avoir  pas  le  démenti, 
et  nous  nous  trompons  nous-mêmes  pour  trom- 
per les  autres. 

DLXXXIV. 

La  vérité  est  le  soleil  des  intelligences. 

DLXXXV. 

Pendant  qu'une  partie  de  la  nation  atteint  le 
terme  de  la  politesse  et  du  bon  goût,  l'autre 
moitié  est  barbare  à  nos  yeux ,  sans  qu'un  spec- 
tacle si  singulier  puisse  nous  ôter  le  mépris  de 
la  culture'. 

'Ce  mot  (lo  culture  désigne,  comme  l'on  voit,  dans  celle 
pensée  cl  la  suivanle,  rHnt  d'ii»  esprit  rnilivê  par  t'inntrm:- 
tinii.  F. 


Tout  ce  qui  flatte  le  plus  notre  vanité  n'est 
fondé  que  sur  la  culture,  que  nous  méprisons. 

DLXXXVII. 

L'expérience  que  nous  avons  des  bornes  de 
notre  raison  nous  rend  dociles  aux  préjugés. 

DLXXXVIII. 

Comme  il  est  naturel  de  croire  beaucoup  de 
choses  sans  démonstration ,  il  ne  l'est  pas  moins 
de  douter  de  quelques  autres  malgré  leurs 
preuves. 

DLXXXIX. 

La  conviction  de  l'esprit  n'entraîne  pas  tou- 
jours celle  du  cœur. 

DXC. 

Les  hommes  ne  se  comprennent  pas  les  uns 
les  autres.  Il  y  a  moins  de  fous  qu'on  ne  croit. 

DXCI. 

Pour  peu  qu'on  se  donne  carrière  sur  1&  reli- 
gion et  sur  les  misères  de  l'homme,  on  ne  fait 
pas  difficulté  de  se  placer  parmi  les  esprits  su- 
périeurs. 

DXCII. 

I      Bes  hommes  inquiets  et  tremblants  pour  les 
plus  petits  intérêts  affectent  de  braver  la  mort. 

DXCIII. 

Si  les  moindres  périls  dans  les  affaires  nous 
donnent  de  vaines  terreurs,  dans  quelles  alar- 
mes  la  mort  ne  doit-elle  pas  nous  plonger ,  lors- 
qu'il est  question  pour  toujours  de  tout  notre 
être,  et  que  l'unique  intérêt  qui  nous  reste ,  il 
n'est  plus  en  notre  puissance  de  le  ménager,  ni 
même  quelquefois  de  le  connaître  I 

DXCIV. 

Newton ,  Pascal ,  Bossuet ,  Racine ,  Fénélon , 
c'est-à-dire  les  hommes  de  la  terre  les  plus  éclai- 
rés ,  dans  le  plus  philosophe  de  tous  les  siècles , 
et  dans  la  force  de  leur  esprit  et  de  leur  âge, 
ont  cru  Jésus-Christ;  et  le  grand  Condé',  en 

'  Louis  de  Boiirbon,  second  du  nom,  prince  de  Condt', 
ruourut  le  1 1  décembre  IfiSO.  Il  avait  témoigné  beaucoup  d'In- 
différence pour  la  reli^iion  dans  sa  jeunesse  ;  mais  les  der- 
niers temps  de  sa  vie  lurent  presque  entièrement  «consacres  a 
la  relif^ion,  et  sa  mort  fut  trés-clirélienne.  On  en  trouvera  les 
détails  dans  la  vie  de  ce  prince.  Foifcz  le  tome  XXV  dej 
Hommes  illustres  de  Frantr,  par  Turpin,  Paris,  I77r>.  Ce 
(|uc  r.ijtporlo  iri  Vauvonarmies  n'y  es!  rependanl  p<tlnl.  F. 


550 


VAUVENAKGLES. 


mourant,  répétait  ces  nobles  paroles  :  «  Oui, 
«  nous  verrons  Dieu  comme  il  est,  sicuti  est, 
'yfacie  adfaciem.  » 

DXCV. 

Les  maladies  suspendent  nos  vertus  et  nos 
vices. 

DXCVI. 

La  nécessité  comble  les  maux  qu'elle  ne  peut 
soulager. 

DXCVIL 

Le  silence  et  la  réflexion  épuisent  les  passions, 
comme  le  travail  et  le  jeûne  consomment  les  hu- 
meurs. 

Dxcvin. 

La  solitude  est  à  l'esprit  ce  que  la  diète  est 
au  corps. 

DXCIX. 

Les  hommes  actifs  supportent  plus  impatiem- 
ment l'ennui  que  le  travail. 

DC. 

Toute  peinture  vraie  nous  charme ,  jusqu'aux 
louanges  d'autrui. 

DCL 

Les  images  embellissent  la  raison,  et  le  $en- 
tinient  la  persuade. 

DCU. 

L'éloquence  vaut  mieux  que  le  savoir. 

DClIl. 

Ce  qui  fait  que  nous  préférons  très-justement 
l'esprit  au  savoir,  est  que  celui-ci  est  mal  nommé, 
et  qu'il  n'est  ordinairement  ni  si  utile  ni  si 
étendu  que  ce  cj[ue  nous  connaissons  par  expé- 
rience, ou  que  nous  pouvons  acquérir  par  ré- 
flexion. Nous  regardons  aussi  l'esprit  comme 
la  cause  du  savoir,  et  nous  estimons  plus  la  cause 
que  son  effet  :  cela  est  raisonnable.  Cependant 
celui  qui  n'ignorerait  rien  aurait  tout  l'esprit 
qu'on  peut  avoir;  le  plus  grand  esprit  du  monde 
n'étant  que  science,  ou  capacité  d'en  acquérir,. 

IICIV. 

Les  hommes  ne  s'approuvent  pas  assez  pour 
s'attribuer  les  uns  aux  autres  la  capacité  des 
grands  emplois.  C'est  tout  ce  qu'ils  peuvent, 
pour  pfiix  qui  les  occupent  avec  succès,  de  les 


en  estimer  après  leur  mort.  Mais  proposez 
l'homme  du  monde  qui  a  le  plus  d'esprit  :  oui , 
dit-on,  s'il  avait  plus  d'expérience,  ou  s'il  était 
moins  paresseux ,  ou  s'il  n'avait  pas  de  l'humeur, 
ou  tout  au  contraire;  car  il  n'y  a  point  de  pré- 
texte qu'on  ne  prenne  pour  donner  l'exclusion 
à  l'aspirant,  jusqu'à  dire  qu'il  est  trop  honnête 
homme,  supposé  qu'on  ne  puisse  rien  lui  repro- 
cher de  plus  plausible  :  tant  cette  maxime  est 
peu  vraie,  quHl  est  plus  aisé  de  paraître  digne 
des  grandes  places  que  de  les  remplir. 

T)CV. 

Ceux  qui  méprisent  l'homme  ne  sont  pas  de 
grands  hommes. 

DCVL 

Nous  sommes  bien  plus  appliqués  à  noter 
les  contradictions,  souvent  imaginaires,  et  les 
autres  fautes  d'un  auteur ,  qu'à  profiter  de  ses 
vues ,  vraies  ou  fausses. 

DCVIL 

Pour  décider  qu'un  auteur  se  contredit,  il 
faut  qu'il  soit  impossible  de  le  concilier. 


PREMIER 

DISCOURS  SUR  LA  GLOIRE, 


ADRESSÉ  A  UN  AMI 


C'est  sans  doute  une  chose  assez  étrange, 
mon  aimable  ami,  que,  pour  exciter  les  hommes 
à  la  gloire,  on  soit  obligé  de  leur  prouver  aupa- 
ravant ses  avantages.  Cette  forte  et  noble  pas- 
sion, cette  source  anciemie  et  féconde  des  vertus 
humaines,  qui  a  fait  sortir  le  monde  de  la  bar- 
barie et  porté  les  arts  à  leur  perfection,  main- 
tenant n'est  plus  regardée  que  conameuneerreuv 
imprudente  et  une  éclatante  folie.  Les  hommes 
se  sont  lassés  de  la  vertu;  et  ne  voulant  plus 
qu'on  les  trouble  dans  leur  dépravation  et  leur 
mollesse,  ils  se  plaignent  qu'elle  ce  donne  au 
crime  hardi  et  heureux,  et  n'orne  jamais  le  mé- 
rite. Ils  sont  sur  cela  dans  l'erreur;  et  quoi  qu'il 
leur  paraisse,  le  vice  n'obtient  point  d'hommage 
réel.  Si  Cromwell  '  n'eût  été  prudent,  ferme, 

'  Olivier  Crorawell ,  np  à  HunUn{;ton,  le  3  avril  1603 ,  ^e  jour 
mAmp  <\\w  monrnt  la  reino  f:iisnbetb,  s'empara  en  1646  de  la 


DISCOURS  SLJR  LA  GLOIRi<: 


55  i 


laborieux,  libéral,  autant  qu'il  était  ambitieux 
(,t  remuant,  ni  la  gloire  ni  la  fortune  n'auraient 
(îouronné  ses  projets;  car  ce  n'est  pas  à  ses 
défauts  que  les  hommes  se  sont  rendus,  mais 
à  la  supériorité  de  son  génie  et  à  la  force  iné- 
vitable de  ses  précautions.  Dénués  de  ces  avan- 
tages, ses  crimes  n'auraient  pas  seulement  en- 
seveli sa  gloire ,  mais  sa  grandeur  même". 

Ce  n'est  donc  pas  la  gloire  qu'il  faut  mépri- 
ser :  c'est  la  vanité  et  la  faiblesse;  c'est  celui 
qui  méprise  la  gloire  pour  vivre  avec  honneur 
dans  l'infamie''. 

A  la  mort,  dit-il,  que  sert  la  gloire?  Je  ré- 
ponds: Que  sert  la  fortune?  que  vaut  la  beauté? 
Les  plaisirs  et  la  vertu  même  ne  fmissent-ils 
pas  avec  la  vie  ?  La  mort  nous  ravit  nos  hon- 
neurs ,  nos  trésors ,  nos  joies  ,  nos  délices  ,  et 
rien  ne  nous  suit  au  tombeau.  Mais  de  là  qu'o- 
sons-nous conclure  ?  sur  quoi  fondons-nous  nos 
discours?  Le  temps  où  nous  ne  serons  plus  est- 
il  notre  objet?  Qu'importe  au  bonheur  de  la 
vie  ce  que  nous  pensons  à  la  mort  ?  Que  peu- 
vent, pour  adoucir  la  mort,  la  mollesse,  l'in- 
tempérance, ou  l'obscurité  de  la  vie? 

Nous  nous  persuadons  faussement  qu'on  ne 
peut  dans  le  même  temps  agir  et  jouir,  travailler 
pour  la  gloire  toujours  incertaine ,  et  posséder 
le  présent  dans  ce  travail.  Je  demande  :  Qui  doit 
jouir  ?  l'indolent  ou  le  laborieux  ?  le  faible  ou  le 
fort?  Et  l'oisiveté,  jouit-elle? 

L'action  fait  sentir  le  présent  ;  l'amour  de  la 
gloire  rapproche  et  dispose  mieux  l'avenir.  Il 
nous  rend  agréable  le  travail  que  notre  condi- 
tion rend  nécessaire.  Après  avoir  comme  enfanté 
le  mérite  de  nos  beaux  jours,  il  couvre  d'un  voile 
honorable  les  pertes  de  l'âge  avancé  :  l'homme 
se  survit;  et  la  gloire,  qui  ne  vient  qu'après  la 
vertu,  subsiste  après  elle. 

Hésiterions-nous ,  mon  ami  ?  et  nous  serait-il 
plus  utile  d'être  méprisés  qu'estimés,  paresseux 
qu'actifs,  vains  et  amollis  qu'ambitieux? 

ville  d'Oxford,  vi  lit,  aussitôt  après,  prononcpr  parle  parle- 
ment la  déposition  de  Charles  I"*",  second  roi  de  la  maison 
des  Stuarts.  Le  9  février  IG40  il  envoya  ce  prince  à  Téclia- 
faud ,  abolit  la  monarchie  et  lui  substitua  la  république.  Usur- 
pateur du  nouveau  gouvernement,  il  prit  le  titre  de  Protec- 
teur, sous  lequel  il  pouverna  despoticpiement  l'Angleterre 
jusqu'à  sa  mort,  arrivée  le  3  septembre  IG58.  Mais  l'Angle- 
terre, qui  a  oublié  son  despotisme,  admire  aujourd'hui  son 
génie  et  est  lière  de  sa  gloire.  B. 

'  Ses  crimes  n'auraient  pas  seulement  enseveli  sa  gloire , 
mais  sa  yrandeur  même.  Celle  expression ,  enseveli  sa  gran- 
deur même,  signilie-t-elle  que  ses  crimes  auraient  fait  on- 
Wier  sa  grandeur,  ou  qu'il»  l'auraient  détruite?  S. 

^  Pour  vivre  avec  honneur  (tans  V infamie.  On  peut  vivn' 
avec  un  certain  éri.d  dans  ritifanuc;  uuiis  peut -on  y  vivre 
a'  (T  honneur  "  ,S 


Si  la  gloire  [)eut  nous  tromper,  le  mérite  ne 
peut  le  faire  ;  et  s'il  n'aide  à  notre  fortune,  il 
soutient  notre  adversité.  Mais  pourquoi  séparer 
des  choses  que  la  raison  même  a  unies?  pour- 
quoi distinguer  la  vraie  gloire  du  mérite  dont 
elle  est  la  preuve? 

Ceux  qui  feignent  de  mépriser  la  gloire  pour 
donner  toute  leur  estime  à  la  vertu ,  privent  la 
vertu  même  de  sa  récompense  et  de  son  plus 
ferme  soutien.  Les  hommes  sont  faibles,  timi- 
des,  paresseux ,  légers ,  inconstants  ;  les  plus  ver- 
tueux se  démentent.  Si  on  leur  ôte  l'espoir  de 
la  gloire,  ce  puissant  motif,  quelle  force  les  sou- 
tiendra contre  les  exemples  du  vice,  contre  les 
légèretés  de  la  nature ,  contre  les  promesses  de 
l'oisiveté?  Dans  ce  combat  si  douteux  de  l'acti- 
vité et  de  la  paresse,  du  plaisir  et  de  la  raison, 
de  la  liberté  et  du  devoir,  qui  fera  pencher  la 
ba'ance?  qui  portera  l'esprit  à  ces  nobles  efforts 
où  la  vertu,  supérieure  à  soi-même,  franchit 
les  limites  mortelles  de  son  court  essor,  et  d'une 
aile  forte  et  légère  échappe  à  ses  hens? 

Je  vois  ce  qui  vous  décourage ,  mon  très-cher 
ami.  Lorsqu'un  homme  passe  quarante  ans ,  il 
vous  paraît  peut-être  déjà  vieux.  Vous  voyez 
qu,e  ses  héritiers  comptent  ses  années  et  le  trou- 
vent de  trop  au  monde.  Vous  dites  :  Dans  vingt 
ans,  moi-même  je  serai  tout  près  de  cet  âge 
qui  paraît  caduc  à  la  jeunesse;  je  ne  jouirai  plus 
de  ses  regards  et  de  son  aimable  société  :  que 
me  serviraient  ces  talents  et  cette  gloire  qui 
rencontrent  tant  de  hasards  et  d'obstacles  pres- 
que invincibles?  Les  maladies,  la  mort,  mes 
fautes,  les  fautes  d'autrui,  rompront  tout  à  coup 
mes  mesures...  Et  vous  attendriez  donc  de,  la 
mollesse ,  sous  ces  vains  prétextes,  ce  que  vous 
désespérez  de  la  vertu  ?  ce  que  le  mérite  et  la 
gloire  ne  pourraient  donner,  vous  le  cherche- 
riez dans  la  honte?  Si  l'on  vous  offrait  le  plaisir 
par  la  crapule,  la  tranquillité  par  le  vice,  Tac- 
cepteriez-vous? 

Un  homme  qui  dit  :  Les  talents,  la  gloire, 
coûtent  trop  de  soins,  je  veux  vivre  en  paix  si 
je  puis;  je  le  compare  à  celui  qui  ferait  le  projet 
de  passer  sa  vie  dans  son  lit,  dans  un  long  et 
gracieux  sommeil.  0  insensé!  pourquoi  voulez- 
vous  mourir  vivant  !  votre  erreur  en  tout  sens 
est  grande.  Plus  vous  serez  dans  volrc  lit,  moins 
vous  dormirez.  Le  repos,  la  paix,  le  plaisir,  no 
sont  que  le  prix  du  travail. 

Vous  avez  une  ernttr  plus  douce,  mon  aima- 
ble ami  :  oserai-je  aussi  la  combattre?  L«i  plai- 
sirs \()iis  ont  asservi  ;  vous  les  inspirez  ;  ils  \otis 


652 


VAUVEÎSAKGUES. 


touchent  ;  vous  portez  leuitj  fers.  Comment  vous 
épargneraient-ils  dans  une  si  vive  jeunesse ,  s'ils 
tentent  même  la  raison  et  l'expérience  de  l'âge 
avancé?  Mon  charmant  ami ,  je  vous  plains  :  vous 
savez  tout  ce  qu'ils  promettent  et  le  peu  qu'ils 
tiennent  toujours.  Pour  n.oi ,  il  ne  m'appartient 
pas  de  vous  faire  aucune  leçon.  Vous  n'ignorez 
pas  quel  dégoût  suit  la  volupté  la  plus  chère, 
quelle  nonchalance  elle  inspire,  quel  oubli  pro- 
fond des  devoirs,  quels  frivoles  soins,  quelles 
eramtes,  quelles  distractions  insensées. 

Elle  éteint  la  mémoire  dans  les  savants ,  des- 
sèche l'esprit,  ride  la  jeunesse,  avance  la  mort. 
Les  fluxions,  les  vapeurs,  la  goutte,  presque 
toutes  les  maladies  qui  tourmentent  les  hommes 
en  tant  de  manières,  qui  les  arrêtent  dans  leurs 
espérances,  trompent  leurs  projets  et  leur  ap- 
portent dans  la  force  de  leur  âge  les  infirmités 
de  la  vieillesse  :  voilà  les  effets  des  plaisirs.  Et 
vous  renonceriez,  mon  cher  ami,  à  toutes  les 
vertus  qui  vous  attendent,  à  votre  fortune,  à  la 
gloire?  Non,  sans  doute;  la  volupté  ne  prendra 
jamais  cet  empire  sur  une  âme  comme  la  vôtre, 
quoique  vous  lui  prêtiez  vous-même  de  si  fortes 
armes. 

Mais  quel  autre  attrait ,  quelle  crainte  pour- 
rait vous  détourner  de  satisfaire  à  vos  sages  in- 
clinations '  ?  seraient-ce  les  bizarres  préjugés  de 
quelques  fous  qui  voudraient  vous  donner  leurs 
ridicules,  eux  qui  se  piquent  d'avoir  la  peau 
douce  et  de  donner  le  ton  à  quelques  femmes? 
S'ils  sont  effacés  dans  un  souper,  ils  se  cou- 
chent avec  un  mortel  chagrin;  et  vous  n'oseriez  à 
leurs  yeux  avoir  une  ambition  plus  raisonnable  ? 

Ces  gens-là  sont-ils  si  aimables,  je  dis  plus, 
sont-ils  si  heureux,  que  vous  deviez  les  préférer 
à  d'autres  hommes,  et  prendre  leurs  extrava- 
gances pour  des  lois?  Écouteriez- vous  aussi  ceux 
qui  font  consister  le  bon  sens  à  suivre  la  cou- 
tume, à  s'étabhr,  à  ménager  sourdement  de 
vils  intérêts?  Tout  ce  qui  est  hardiesse,  géné- 
rosité, grandeur  de  génie,  ils  ne  peuvent  même 
le  concevoir  :  et  cependant  ils  ne  méprisent  pas 
sincèrement  la  gloire  ;  ils  l'attachent  à  leurs  er- 
reurs. 

On  en  voit  parmi  ces  derniers  qui  combattent 
par  la  religion  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  la 
nature,  et  qui  rejettent  ensuite  la  religion  même, 
ou  comme  ime  loi  impraticable ,  ou  comme  une 
belle  fiction ,  et  une  invention  politique. 

'  Mais  quel  autre  attrait,  quelle  crainte  pourrait  vous  dé- 
fnurner  de  satisfaire  à  vos  sayts  inclinations?  On  satisfait  à 
wn  devoir;  mais  on  satisfait  ses  inclinatiotis.  S. 


Qu'ils  s'accordent  donc,  s'ils  le  peuvent.  Sont- 
ils  sous  la  loi  de  grâce  ?  que  leurs  mœurs  le  fas- 
sent connaître.  Suivent-ils  encore  la  nature? 
,  qu'ils  ne  rejettent  pas  ce  qui  peut  l'élever  et  la 
maintenir  dans  le  bien. 

Je  veux  que  la  gloire  nous  trompe  :  les  ta- 
lents qu'elle  nous  fera  cultiver,  les  sentiments 
i  dont  elle  remplira  notre  âme ,  répareront  bien 
I  cette  erreur.  Qu'importe  ((ue  si  peu  de  ceux  qui 
j  courent  la  même  carrière  la  remplissent,  s'ils 
I  cueillent  de  si  nobles  fleurs  sur  le  chemin,  si 
jusque  dans  l'adversité  leur  conscience  est  plus 
forte  et  plus  assurée  que  celle  des  heureux  du 
vice! 

Pratiquons  la  vertu;  c'est  tout.  La  gloire, 
mon  très-cher  ami,  loin  de  vous  nuire',  élèvera 
si  haut  vos  sentiments,  que  vous  apprendrez 
d'elle-même  à  vous  en  passer,  si  les  hommes 
vous  la  refusent  :  car  quiconque  est  grand  par 
le  cœur,  puissant  par  l'esprit,  a  les  meilleurs 
biens;  et  ceux  à  qui  ces  choses  manquent  ne 
sauraient  porter  dignement  ni  l'une  ni  l'autre 
fortune. 


•«••»«»*••«•«•« 


SECOND  DISCOURS. 


Puisque  vous  souhaitez,  mon  cher  ami,  que 
je  vous  parle  encore  de  la  gloire ,  et  que  je  vous 
explique  mieux  mes  sentiments,  je  veux  tâcher 
devons  satisfaire,  et  de  justifier  mes  opinions 
sans  les  passionner,  si  je  puis  ;  de  peur  de  farder 
ou  d'exagérer  la  vérité,  qui  vous  est  si  chère,  et 
que  vous  rendez  si  aimable. 

Je  conviendrai  d'abord  que  tous  les  hommes 
ne  sont  pas  nés,  comme  vous  dites*,  pour  les 
grands  talents;  et  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse 
regarder  cela  comme  un  malheur,  puisqu'il  faut 
que  toutes  les  conditions  soient  conservées,  et 
que  les  arts  les  plus  nécessaires  ne  sont  ni  les 
plus  ingénieux,  ni  les  plus  honorables. 

Mais  ce  qui  importe,  je  crois,  c'est  qu'il  rè- 
gne dans  tous  ces  états  une  gloire  assortie  au 
mérite  qu'ils  demandent.  C'est  l'amour  de  cette 
gloire  qui  les  perfectionne,  qui  rend  les  hommes 

^ La  gloire,  mon  très-cher  ami,  loin  de  vous  nuire.  La 
gloire  pour  f  amour  de  la  gloire.  On  a  déjà  remarqué  cette 
faute,  ou  Vauvenargues  tombe  souvent.  Le  mot  gloire,  lors- 
qu'il signifie  un  sentiment,  se  prend  toujours  en  mauvaise 
part  :  c'est  le  caractère  du  glorieux.  S. 

~  Comme  vous  dites.  Tl  faut  Je  crois,  comme  vont  le  dites.  S 


DISCOURS  SUR  LA  GLOIRE. 


563 


de  toutes  les  conditions  plus  vertueux ,  et  qui 
fait  fleurir  les  empires,  comme  l'expérience  de 
tous  les  siècles  le  démontre. 

Cette  gloire,  inférieure  à  celle  des  talents 
plus  élevés ,  n'est  pas  moins  justement  fondée  : 
car  ce  qui  est  bon  en  soi-même  ne  peut  être 
anéanti  par  ce  qui  est  meilleur.  Il  peut  perdre 
de  notre  estime,  mais  il  ne  peut  souffrir  de  dé- 
chéance dans  son  être;  cela  est  visible. 

S'il  y  a  donc  quelque  erreur  à  cet  égard 
parmi  les  hommes,  c'est  lorsqu'ils  cherchent  une 
gloire  supérieure  à  leurs  talents ,  une  gloire  par 
conséquent  qui  trompe  leurs  désirs  et  leur  fait 
négliger  leur  vrai  partage ,  qui  tient  cependant 
leur  esprit  au-dessus  de  leur  condition,  et  les 
sauve  peut-être  de  bien  des  faiblesses. 

Vous  ne  pouvez  tomber,  mon  cher  ami ,  dans 
une  semblable  illusion;  mais  cette  crainte  si  mo- 
deste est  une  vertu  trop  aimable  dans  un  homme 
de  votre  mérite  et  de  votre  âge. 

On  ne  peut  qu'estimer  aussi  ce  que  vous  dites 
sur  la  brièveté  de  la  vie.  Je  croyais  avoir  pré- 
venu à  ce  sujet  tout  ce  qu'on  pouvait  m'opposer 
de  raisonnable.  Cependant  je  ne  blâme  pas  vos 
sentiments.  Dans  une  si  grande  jeunesse,  où  les 
autres  hommes  sont  si  enivrés  des  vanités  et 
des  apparences  du  monde,  c'est  sans  doute  une 
preuve,  mon  aimable  ami,  de  l'élévation  de 
votre  âme ,  lorsque  la  vie  humaine  vous  paraît 
trop  courte  pour  mériter  nos  attentions.  Le 
mépris  que  vous  concevez  de  ses  promesses  té- 
moigne que  vous  êtes  supérieur  à  tous  ses  dons. 
Mais  puisque,  malgré  ce  mérite  qui  vous  élève, 
vous  êtes  néanmoins  borné  à  cet  espace  que 
vous  méprisez ,  c'est  à  votre  vertu  à  s'exercer 
dans  ce  champ  étroit;  et  puisqu'il  vous  est  re- 
fusé d'en  étendre  les  bornes ,  vous  devez  en  or- 
ner le  fonds.  Autrement ,  que  vous  serviraient 
tant  de  vertus  et  de  génie  ?  n'aurait-on  pas  lieu 
d'en  douter? 

Voyez  comme  ont  vécu  les  hommes  qui  ont 
eu  l'âme  élevée  comme  vous.  Vous  me  permet- 
tez bien  cette  louange,  qui  vous  fait  un  devoir  de 
leur  vertu.  Lorsque  le  mépris  des  choses  humai- 
nes les  soutenait  ou  dans  les  pertes ,  ou  dans  les 
erreurs,  ou  dans  les  embarras  inévitables  de  la 
vie,  ils  s'en  couvraient  comme  d'un  bouclier  qui 
trompait  les  traits  de  la  fortune.  Mais  lorsque  ce 
même  mépris  se  tournait  en  paresse  et  en  lan- 
gueur; qu'au  lieu  de  les  porter  au  travail,  il 
leur  conseillait  la  mollesse  ;  alors  ils  rejetaient 
une  si  dangereuse  tentation ,  et  ils  s'excitaient 
par  la  gloire,  qui  est  moins  donnée  à  la  vertu 


pour  récompense  que  pour  soutien.  Imitez  en 
cela ,  mon  cher  ami ,  ceux  que  vous  admirez 
dans  tout  le  reste.  Que  désirez -vous,  que  le 
bien  et  la  perfection  de  votre  âme'?  Mais  com- 
ment le  mépris  de  la  gloire  vous  inspirerait-il 
le  goût  de  la  vertu,  si  même  il  vous  dégoûte 
de  la  vie  ?  Quand  concevez-vous  ce  mépris ,  si 
ce  n'est  dans  l'adversité,  et  lorsque  vous  déses- 
pérez en  quelque  sorte  de  vous-même?  Qui 
n'a  du  courage,  au  contraire,  quand  la  gloire 
vient  le  flatter  ?  qui  n'est  plus  jaloux  de  bien  faire  ? 

Insensés  que  nous  sommes,  nous  craignons 
toujours  d'être  dupes  ou  de  l'activité ,  ou  de  la 
gloire,  ou  de  la  vertu  I  Mais  qui  fait  plus  de 
dupes  véritables  que  l'oubli  de  ces  mêmes  cho- 
ses? qui  fait  des  promesses  plus  trompeuses  que 
l'oisiveté  ? 

Quand  vous  êtes  de  garde  au  bord  d'un  fleuve, 
où  la  pluie  éteint  tous  les  feux  pendant  la  nuit , 
et  pénètre  dans  vos  habits,  vous  dites  :  Heu- 
reux qui  peut  dormir  sous  une  cabane  écartée, 
loin  du  bruit  des  eaux  !  Le  jour  vient  ;  les  ombres 
s'effacent  et  les  gardes  sont  relevées  ;  vous  ren- 
trez dans  le  camp;  la  fatigue  et  le  bruit  vous 
plongent  dans  un  doux  sommeil ,  et  vous  vous 
levez  plus  serein  pour  prendre  un  repas  déli- 
cieux. Au  contraire,  un  jeune  homme  né  pour 
la  vertu,  que  la  tendresse  d'une  mère  retient 
dans  les  murailles  d'une  ville  forte,  pendant  que 
ses  camarades  dorment  sous  la  toile  et  bravent 
les  hasards,  celui-ci  qui  ne  risque  rien,  qui  ne 
fait  rien ,  à  qui  rien  ne  manque ,  ne  jouit  ni  de 
l'abondance ,  ni  du  calme  de  ce  séjour  :  au  sein 
du  repos,  il  est  inquiet  et  agité;  il  cherche  les 
lieux  solitaires  ;  les  fêtes ,  les  jeux ,  les  spectacles, 
ne  l'attirent  point  ;  la  pensée  de  ce  qui  se  passe 
en  Moravie  occupe  ses  jours,  et  pendant  la  nuit 
il  rêve  des  combats  et  des  batailles  qu'on  donne 
sans  lui.  Que  veux-je  dire  par  ces  images  ?  que 
la  véritable  vertu  ne  peut  se  reposer  ni  dans  les 
plaisirs ,  ni  dans  l'abondance ,  ni  dans  l'inaction  : 
qu'il  est  vrai  que  l'activité  a  ses  dégoûts  et  ses 
périls;  mais  que  ces  inconvénients,  momentanés 
dans  le  travail ,  se  multiplient  dans  l'oisiveté,  où 
un  esprit  ardent  se  consume  lui-même  et  s'im- 
portuue. 

Et  si  cela  est  vrai  en  général  pour  tous  les 
hommes,  il  l'est  encore  plus  particulièrement  pour 
vous%  mon  cher  ami ,  qui  êtes  né  si  visiblement 


'  Que  désirez-vous ,  que  le  bien  et  lu  perfection  de  votrr 
(iiiicP  II  y  n  ellipse  :  que  disirez-vous  autre  chose  que.  Le» 
<lnix  que  si  rapprocluis  sont  une  in'»gllB«*r.co.  M. 

"  l':t  si  tria  est  vrdi  your  loua  les  hommes,  il  l'est  encore 


554 


VAUVENARCiUES. 


pour  la  vertu ,  et  qui  ne  pouvez  être  heureux  par 
d'autres  voies,  tant  celles  du  bien  vous  sout  pro- 
pres. 

Mais  quand  vous  seriez  moins  certain  d'avoir 
ces  talents  admirables  qui  forcent  la  gloire, 
après  tout,  mon  aimable  ami,  voudriez-vous  né- 
gliger de  cultiver  ces  talents  mômes  ?  Je  dis  plus  : 
s'il  était  douteux  que  la  gloire  fût  un  grand  bien, 
renonceriez-vous  à  ses  charmes  ?  Pourquoi  donc 
chercher  des  prétextes  pour  autoriser  des  mo- 
ments de  paresse  et  d'anxiété  ?  S'il  fallait  prouver 
que  la  gloire  n'est  pas  une  erreur,  cela  ne  serait 
pas  fort  difficile.  Mais ,  en  supposant  que  c'est 
une  erreur,  vous  n'êtes  pas  même  résolu  de  l'a- 
bandonner; et  vous  avez  grande  raison  :  car  il 
n'y  a  point  de  vérité  plus  douce  et  plus  aimable. 
Agissez  donc  comme  vous  pensez  ;  et  sans  vous 
inquiéter  de  ce  que  l'on  peut  dire  sur  la  gloire, 
cultivez-la,  mon  cher  ami,  sans  défiance,  sans 
faiblesse  et  sans  vanité. 

C'aurait  été  une  chose  assez  hardie ,  mon  ai- 
mable ami ,  que  de  parler  du  mépris  de  la  gloire 
devant  des  Romains  du  temps  des  Scipion  '  et 
des  Gracchus  \  Un  homme  qui  leur  aurait  dit  que 
la  gloire  n'était  qu'une  folie,  n'aurait  guère  été 
écouté;  et  ce  peuple  ambitieux  l'eût  méprisé  comme 
un  sophiste  qui  détournerait  les  hommes  de  la 
vertu  même ,  en  attaquant  la  plus  forte  et  la  plus 
noble  de  leurs  passions.  Un  tel  philosophe  n'au- 
rait pas  été  plus  suivi  à  Athènes  ou  à  Lacédémone. 
Aurait-il  osé  dire  que  la  gloire  était  une  chimère, 
pendant  qu'elle  donnait  parmi  ces  peuples  une  si 
haute  considération ,  et  qu'elle  y  était  même  si 
répandue  et  si  commune,  qu'elle  devenait  néces- 
saire et  presque  un  devoir  ?  Plus  les  hommes  ont 
de  vertu,  plus  ils  ont  de  droit  à  la  gloire;  plus 
elle  est  près  d'eux,  plus  ils  l'aiment,  plus  ils  la 
désirent ,  plus  ils  sentent  sa  réalité.  Mais  quand 
la  vertu  dégénère  ;  quand  le  talent  manque ,  ou 
la  force  ;  quand  la  légèreté  et  la  mollesse  domi- 
nent les  autres  passions,  alors  on  ne  voit  plus 
la  gloire  que  très-loin  de  soi  ;  on  n'ose  ni  se  la 
promettre ,  ni  la  cultiver,  et  enfin  les  hommes 


plîis  particulièrement  pour  vous.  Il  pour  cela.  Cette  incor- 
rection a  déjà  été  remarquée.  S. 

'  Il  y  a  eu  plusieurs  Scipion,  et  presque  tous  paraissent 
avoir  aimé  la  gloire.  Le  vainqueur  d'Annibal,  Publius  Cor- 
nélius Scipion  ,  surnommé  l'Jfricain ,  est  l'un  des  plus  grands 
hommes  qui  aient  jamais  existé  :  il  a  mérité  d'avoir  Plutar- 
que  pour  historien.  Le  jeune  Scipion,  surnommé  aussi  l'J- 
fricain,  est  celui  qui  prit  Carthage  et  détruisit  Numance.  F. 

'■'■  Tibérius  et  Caius  Sem promus  Gracchus  étaient  deux  frè- 
res célèbres  dans  l'iiistoire  romaine.  Plularque  a  écrit  leur 
\io,qui  est  très-intéressante.  L'amour  de  la  gloire  les  cou- 
luisit  tous  deux  à  une  mort  violente.  F. 


s'accoutument  à  la  regarder  comiïie  un  son{:c 
Peu  à  peu  on  en  vient  au  point  que  c'est  une 
chose  ridicule  même  d'en  parler.  Ainsi ,  comme 
on  se  serait  moqué  à  Rome  d'un  déclamateur  qui 
aurait  exhorté  les  Sylla  '  et  les  Pompée  *  au  mé- 
pris de  la  gloire,  on  rirait  aujourd'hui  d'un  phi- 
losophe qui  encouragerait  des  Français  à  penser 
aussi  grandement  que  les  Romains ,  et  à  imiter 
leurs  vertus.  Aussi  n'est-ce  pas  mon  dessein  de 
redresser  sur  cela  nos  idées ,  et  de  changer  les 
mœurs  de  la  nation.  Mais  parce  que  je  crois  que 
la  nature  a  toujours  produit  quelques  hommes 
qui  sont  supérieurs  à  l'esprit  et  aux  préjugés  de 
leur  siècle,  je  me  conlie,  mon  aimable  ami,  aux 
sentiments  que  je  vous  connais,  et  je  veux  vous 
parler  de  la  gloire,  comme  j'aurais  pu  en  parler 
à  un  Athénien  du  temps  de  Thémistocle  '  et  de 
Socrate*. 


DISCOURS  SUR  LES  PLAISIRS, 

ADRESSÉ  AU  MÈME\ 


Vous  êtes  trop  sévère ,  mon  aimable  ami ,  de 
vouloir  qu'on  ne  puisse  pas,  en  écrivant,  réparer 
les  erreurs  de  sa  conduite ,  et  contredire  même 
ses  propres  discours.  Ce  serait  une  grande  servi- 
tude ,  si  on  était  toujours  obligé  d'écrire  comme 
on  parle,  ou  de  faire  comme  on  écrit.  11  faut 
permettre  aux  hommes  d'être  un  peu  inconsé- 
quents, afin  qu'ils  puissent  retourner  à  la  raison 
quand  ils  l'ont  quittée ,  et  à  la  vertu  lorsqu'ils 
l'ont  trahie.  On  écrit  tout  le  bien  qu'on  pense ,  et 
on  fait  tout  celui  qu'on  peut  ;  et  lorsqu'on  parle 
de  la  vertu  ou  de  la  gloire ,  on  se  laisse  emporter 


'  Son  épitaphe,  compcsée,  dit-on,  par  lui-même,  portait 
en  substance  que  personne  n'avait  fait  tant  de  bien  à  ses 
amis,  ni  tant  de  mal  à  ses  ennemis.  F. 

'  Cneius  Pompeius  reçut  de  Sylla  le  surnom  de  Grand , 
qu'il  justifia  par  ses  victoires  et  par  son  crédit  ;  mais  il  fut 
vaincu  par  César  à  Pharsale.  F. 

^Thémistocle,  vainqueur  de  Xerxès,  sauva  sa  patrie,  et 
s'empoisonna  pour  ne  point  combattre  contre  elle.  Il  mourut 
464  ans  avant  l'ère  chrétienne.  F. 

*  Socrate  fut  déclaré  par  l'oracle  le  plus  sage  de  tous  les 
Grecs  :  on  lui  doit  Xénophon,  Aristote,  Platon,  et  d'aulres 
disciples  non  moins  illustres.  Les  Athéniens  ne  l'en  condam- 
nèrent pas  moins  à  mort  ;  mais  ils  punirent  ensuite  ses  ca- 
lomniateurs ,  lui  élevèrent  une  statue ,  et  lui  dédièrent  une 
chapelle  comme  à  un  demi-dieu.  Il  mourut  400  ans  avant  l'ère 
chrétienne.  F. 

"•  D'après  une  note  qui  s'est  trouvée  dans  les  papiers  de 
Vauvenargues ,  il  parait  que  ce  discours  et  le  préœdent  étaient 
adressés  au  même  ami  pour  qui  il  avait  écrit  les  fons.'ih  à 
xii  jeune  homme. 


CARACTÈRE  DES  DIFFÉRENTS  SIÈCLES. 


555 


i(  son  sujet ,  sans  se  souvenir  de  sa  faiblesse.  Cela 
est  très-raisonnable.  Voudriez-vous  qu'on  fît  au- 
trement ,  et  qu'on  ne  tâchât  pas  du  moins  d'être 
sage  dans  ses  écrits ,  lorsqu'on  ne  peut  pas  l'être 
encore  dans  ses  actions?  Vous  vous  moquez  de  ceux 
qui  parlent  contre  les  plaisirs ,  et  vous  leur  deman- 
dez qu'à  cet  égard  ils  s'accordent  avec  eux-mêmes; 
c'est-à-dire  que  vous  voulez  qu'ils  se  rétractent, 
et  qu'ils  vous  abandonnent  toute  leur  morale. 
Pour  moi ,  il  ne  m'appartient  pas  de  vous  contra- 
rier, et  de  défendre  avec  vous  une  vertu  austère 
dont  je  suis  peu  digne  '.  Je  veux  bien  vous  accor- 
der, sans  conséquence ,  que  les  plaisirs  ne  sont 
pas  tout  à  fait  inconciliables  avec  la  vertu  et  la 
gloire.  On  a  vu  quelquefois  de  grandes  âmes  qui 
ont  su  allier  l'un  et  l'autre ,  et  mener  ensemble 
ces  choses  si  peu  compatibles  pour  les  autres 
hommes.  Mais  s'il  faut  vous  parler  sans  flatterie, 
je  vous  avouerai,  mon  ami,  que  les  plaisirs  de 
ces  grands  hommes  ne  me  paraissent  guère  res- 
sembler à  ce  que  l'on  honore  de  ce  nom  dans  le 
monde.  Vous  savez  comme  moi  quelle  est  la  vie 
que  mènent  la  plupart  des  jeunes  gens  ;  quels  sont 
leurs  tristes  amusements  et  leurs  occupations  ri- 
dicules ;  qu'ils  ne  cherchent  presque  jamais  ce 
qui  est  aimable  ou  ce  qu'ils  aiment,  mais  ce  que 
les  autres  trouvent  tel  ;  qui ,  moyennant  qu'ils 
vivent  en  bonne  compagnie ,  croient  s'être  di- 
vertis à  un  souper  où  l'on  n'oserait  parler  avec 
confiance ,  ni  se  taire ,  ni  être  raisonnable  ;  qui 
courent  trois  spectacles  dans  le  même  jour  sans 
en  entendre  aucun  ;  qui  ne  parlent  que  pour  par- 
ler, et  ne  lisent  que  pour  avoir  lu  ;  qui  ont  banni 
l'amitié  et  l'estime  non-seulement  des  sociétés  de 
bienséance ,  mais  même  des  commerces  les  plus 
familiers  ;  qui  se  piquent  de  posséder  une  femme 
qu'ils  n'aiment  pas,  et  qui  trouveraient  ridicule 
que  l'inclination  se  mêlât  d'attacher  à  leurs  vo- 
luptés un  nouveau  charme.  Je  tâche  de  compren- 
dre tous  ces  goûts  bizarres  qu'ils  prennent  avec 
tant  de  soin  hors  de  la  nature ,  et  je  vois  que  la 
vanité  fait  le  fonds  de  tous  les  plaisirs  et  tout 
le  commerce  du  monde. 

Le  frivole  esprit  de  ce  siècle  est  cause  de  cette 
faiblesse.  La  frivolité,  mon  ami,  anéantit  les 
hommes  qui  s'y  attachent.  Il  n'y  a  point  de  vice 
peut-être  qu'on  ne  doive  lui  préférer  :  car  en- 
core vaut-il  mieux  être  vicieux  que  de  ne  pas 
être.  Le  rien  est  au-dessous  de  tout ,  le  rien  est 
le  plus  grand  des  vices;  et  qu'on  ne  dise  pas 
que  c'est  être  quel(|ue  chose  ((ue  d'être  frivole  : 

'  C'est  Une  vertu  oustèrr  dont  Jr  snis  peu  dif/tir.  CV.;! 
.a-fUrr  dont  jr  xuis  peu  mpnhfr.  S. 


c'est  n'être  ni  pour  la  vertu,  ni  pour  la  gloire, 
ni  pour  la  raison ,  ni  pour  les  plaisirs  passionnés. 
Vous  direz  peut-être  :  J'aime  mieux  un  homme 
anéanti  pour  toute  vertu,  que  celui  qui  n'existe 
que  pour  le  vice.  Je  vous  répondrai  :  Celui  qui 
est  anéanti  pour  la  veriu  n'est  pas  pour  cela 
exempt  de  vices  :  il  fait  le  mal  par  légèreté  et 
par  faiblesse;  il  est  l'instrument  des  méchants 
qui  ont  plus  de  génie.  Il  est  moins  dangereux 
qu'un  méchant  homme  sérieusement  appliqué 
au  mal ,  cela  peut  être  ;  mais  faut-il  savoir  gré 
à  l'épervier  de  ce  qu'il  ne  détruit  que  des  in- 
sectes ,  et  ne  ravage  pas  les  troupeaux  dans  les 
champs  comme  les  lions  et  les  aigles?  Un  homme 
courageux  et  sage  ne  craint  point  un  méchant 
homme  ;  mais  il  ne  peut  s'empêcher  de  mépriser 
un  homme  frivole. 

Aimez  donc ,  mon  aimable  ami ,  suivez  les 
plaisirs  qui  vous  cherchent ,  et  que  la  raison ,  la 
nature  et  les  grâces  ont  faits  pour  vous.  Encore 
une  fois ,  ce  n'est  point  à  moi  à  vous  les  inter- 
dire; mais  ne  croyez  pas  qu'on  rencontre  d'a- 
grément solide  dans  l'oisiveté,  la  folie,  la  fai- 
blesse et  l'affectation. 


««««««««a* 


SUR  LE  CARACTERE 

DES  DIFFÉRENTS  SIÈCLES. 


Quelque  limitées  que  soient  nos  lumières  sur 
les  sciences,  je  crois  qu'on  ne  saurait  nous  dis- 
puter de  les  avoir  poussées  au  delà  des  bornes 
anciennes.  Héritiers  des  siècles  qui  nous  précè- 
dent, nous  devons  être  plus  rici.es  des  biens  de 
l'esprit.  Cela  ne  peut  guère  nous  être  conteste 
sans  injustice;  mais  nous  aurions  tort  nous-mê- 
mes de  confondre  cette  richesse  héritée  et  em- 
pruntée ,  avec  le  génie  qui  la  donne.  Combien  de 
ces  connaissances  que  nous  prisons  tant,  sont 
stériles  pour  nous  !  Étrangères  dans  notre  es- 
prit, où  elles  n'ont  pas  pris  naissance,  il  arrive 
souvent  qu'elles  confondent  notre  jugement 
beaucoup  plus  qu'elles  ne  l'eclairent.  Nous  plions 
sous  le  poids  de  tant  d'idées,  comme  ces  Etats 
qui  succombent  par  trop  de  conquêtes,  où  la 
prospérité  et  les  richesses  corromjX'nt  les  mœurs, 
et  où  la  vertu  s'ensevelit  sous  sa  propre  gloire'. 

Parlera  i-je  connue  je  pense?  Quelque  lumière 
((u'oii  acquièreencorc ,  et  en  (jucUpie  siècle  que  ce 

'  On  ^oil  (j\ic,  VaincMnimus  (lisjyiic  ici  1rs  Hoin.iins,  qui, 


556 


VAIJVEINARGUES. 


puisse  être,  je  crois  que  l'on  verra  toujours  parmi 
les  hommes  ce  qu'on  voit  dans  les  plus  puissan- 
tes monarchies  ;  je  veux  dire  que  le  plus  grand 
nombre  des  esprits  y  sera  peuple,  comme  l'est 
dans  tous  les  empires  la  meilleure  partie  des 
hommes. 

A  la  vérité  on  ne  croira  plus  aux  sorciers  '  et 
au  sabbat  '  dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre  ;  mais 
on  croira  encore  à  Calvin^  et  à  Luther*.  On 
parlera  de  beaucoup  de  choses ,  comme  si  elles 
étaient  évidemment  connues ,  et  on  disputera  en 
même  temps  de  toutes  choses ,  comme  si  toutes 
étalent  incertaines.  On  blâmera  un  homme  de 
ses  vices ,  et  on  ne  saura  point  s'il  y  a  des  vices. 
On  dira  d'un  poëte  qu'il  est  sublime,  parce  qu'il 
aura  peint  un  grand  personnage  ;  et  ces  senti- 
ments héroïques  qui  font  la  grandeur  du  tableau, 
on  les  méprisera  dans  l'original.  L'effet  d'une 
grande  multiplicité  d'idées,  c'est  d'entraîner 
dans  des  contradictions  les  esprits  faibles.  L'ef- 
fet de  la  science  est  d'ébranler  la  certitude  et  de 
confondre  les  principes  les  plus  manifestes. 

Nous  nous  étonnons  cependant  des  erreurs 
prodigieuses  de  nos  pères.  Quelles  bonnes  gens, 
disons-nous,  que  les  Égyptiens,  qui  ont  adoré 
des  choux  et  des  oignons  I  Pour  moi ,  je  ne  vois 
pas  que  ces  superstitions  témoignent  plus  parti- 
cuhèrement  que  d'autres  choses  la  petitesse  de 
l'esprit  humain.  Si  j'avais  eu  le  malheur  de  naî- 
tre dans  un  pays  où  l'on  m'eût  enseigné  que  la 
Divinité  se  plaisait  à  se  reposer  dans  les  tulipes; 
qu'on  m'eût  dit  que  c'était  un  mystère  que  je  ne 
comprenais  pas ,  parce  qu'il  n'appartenait  pas  à 
un  homme  de  juger  des  choses  surnaturelles ,  ni 
même  de  beaucoup  de  choses  naturelles  ;  que  l'on 
m'eût  assuré  que  cette  doctrine  avait  été  confir- 
mée par  des  prodiges ,  et  que  je  risquais  de  tout 


panenus  à  la  plus  haute  puissance  du  temps  de  César  et  d'Au- 
guste, ne  purent  conserver  leurs  mœurs  ni  leur  liberté,  et 
dont  la  prospérité  causa  l'esclavage  et  la  corruption.  F. 

*  On  trouve  dans  les  registres  du  parlement  de  Paris  une 
très-grande  quantité  d'arrêts  qui  ont  condamné  des  sorciers 
au  feu;  et  le  22  décembre  ï69l,  des  bergers  de  Brie  furent 
condamnés  à  faire  amende  honorable  et  à  être  pendus  et  brû- 
lés, comme  atteints  et  convaincus  de  superstitions,  impiétés, 
sacrilèges,  profanations,  poisons,  maléfices,  et  d'avoir  fait 
mourir  des  chevaux  et  des  bestiaux.  Il  n'y  avait  donc  pas 
longtemps,  lorsque  l'auteur  écrivait,  que  l'on  ne  croyait  plus 
aux  sorciers.  F. 

^  D'anciens  capitulaires  du  neuvième  siècle  recommandent 
aux  pasteurs  de  l'Église  chrétienne  de  désabuser  les  fidèles 
sur  ce  que  l'on  disait  de  plusieurs  femmes,  qfu'elles  allaient 
au  sabbat.  On  voit  par  là  combien  cette  croyance  était  an- 
cienne. F. 

^  Jean  Calvin  mourut  en  1 564 ,  laissant  un  nom  célèbre , 
b<Mucoup  de  partisans,  et  encore  plus  d'ennemis. 

*  Martin  Luther  mourut  en  1546.  Ses  sectateurs,  pendant 
|r  seizième  siècle,  prirent  la  devise:  Plutôt  Turc  que  papiste. 


perdre  si  je  refusais  de  la  croire  ;  soit  raison,  soit 
timidité  sur  un  intérêt  capital ,  soit  connaissance 
de  ma  propre  faiblesse,  je  sens  que  j'aurais  dé- 
féré à  l'autorité  de  tout  un  peuple,  à  celle  du 
gouvernement,  au  témoignage  successif  de  plu- 
sieurs siècles,  et  à  l'Instruction  de  mes  pères. 
Ainsi  je  ne  suis  point  surpris  que  de  si  grandes 
superstitions  se  soient  acquises  quelque  autorité  '. 
Il  n'y  a  rien  que  la  crainte  et  l'espérance  ne  per- 
suadent aux  hommes,  principalement  dans  les 
choses  qui  passent  la  portée  de  leur  esprit,  et 
qui  Intéressent  leur  cœur. 

Qu'on  ait  cru  encore  dans  les  siècles  d'igno- 
rance l'impossibilité  des  antipodes ,  ou  telle  autre 
opinion  *  que  l'on  reçoit  sans  examen ,  ou  qu'on 
n'a  pas  même  les  moyens  d'examiner,  cela  ne 
m'étonne  en  aucune  manière;  mais  que  tous  les 
jours,  sur  les  choses  qui  nous  sont  les  plus  fami- 
lières et  que  nous  avons  le  plus  examinées ,  nous 
prenions  néanmoins  le  change ,  que  nous  ne  puis- 
sions avoir  une  heure  de  conversation  un  peu 
suivie  sans  nous  tromper  ou  nous  contredire, 
voilà  à  quoi  je  reconnais  notre  faiblesse. 

Je  cherche  quelquefois  parmi  le  peuple  l'image 
de  ces  mœurs  grossières  que  nous  avons  tant  de 
peine  à  comprendre  dans  les  anciens  peuples. 
J'écoute  ces  hommes  si  simples  :  je  vois  qu'ils 
s'entretiennent  de  choses  communes ,  qu'ils  n'ont 
point  de  principes  approfondis,  que  leur  esprit 
est  véritablement  barbare  comme  celui  de  nos 
pères ,  c'est-à-dire  inculte  et  sans  politesse.  Mais 
je  ne  trouve  pas  qu'ils  fassent  de  plus  faux  rai- 
sonnements que  les.  gens  du  monde  ;  je  vois  au 
contraire  que  leurs  pensées  sont  plus  naturelles, 
et  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  que  les  simplicités 
de  l'ignorance  soient  aussi  éloignées  de  la  vérité 
que  les  subtilités  de  la  science  et  l'imposture  de 
l'affectation. 

Ainsi ,  jugeant  des  mœurs  anciennes  par  ce  que 
je  vois  des  mœurs  du  peuple,  qui  me  représente 
les  premiers  temps ,  je  crois  que  je  me  serais  fort 
accommodé  de  vivre  à  Thèbes,  à  Memphis,  à 
Babylone.  Je  me  serais  passé  de  nos  manufac- 
tures ,  de  la  poudre  à  canon ,  de  la  boussole  et 
de  nos  autres  inventions  modernes ,  ainsi  que  de 
notre  philosophie.  Je  n'estime  pas  plus  les  Hol- 
landais pour  avoir  un  commerce  si  étendu ,  que 
je  méprise  ^   les  Romains  pour  l'avoir  si  long- 


'  Il  faut  se  soient  acquis.  S. 

2  Qu'on  ait  cru ,  etc.  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  dire  croire 
une  opinion ,  parce  qu'une  opinion  n'est  pas  un  fait  que  l'on 
croit ,  mais  une  manière  d'envisager  ce  fait ,  que  l'on  reçoit.  S. 

3  Que  je  mfprise.  U  faut,  je  crois,  que  Je  ne  méprise.  S 


caracte:re  des  différents  siècles. 


557 


temps  négligé.  Je  sais  qu'il  est  bon  d'avoir  des 
vaisseaux ,  puisque  le  roi  d'Angleterre  en  a ,  et 
qu'étant  accoutumés  ,  comme  nous  sommes  %  à 
prendre  du  café  et  du  chocolat ,  il  serait  fâcheux 
de  perdre  le  commerce  des  îles.  Mais  Xénophon 
n'a  point  joui  de  ces  délicatesses ,  et  il  ne  m'en 
parait  ni  moins  heureux,  ni  moins  honnête 
homme,  ni  moins  grand  homme.  Que  dirai-je 
encore  ?  Le  bonheur  d'être  né  chrétien  et  catho- 
lique ne  peut  être  comparé  à  aucun  autre  bien. 
Mais  s'il  me  fallait  être  quaker  ou  monothélite , 
j'aimerais  presque  autant  le  culte  des  Chinois  ^ 
ou  celui  des  anciens  Romains  3. 

Si  la  barbarie  consistait  uniquement  dans  l'i- 
gnorance ,  certainement  les  nations  les  plus  po- , 
lies  de  l'antiquité  seraient  extrêmement  barbares 
vis-à-vis  de  nous.  Mais  si  la  corruption  de  l'art , 
si  l'abus  des  règles,  si  les  conséquences  mal  ti- 
rées des  bons  principes,  si  les  fausses  applications, 
sil'incertitudedes  opinions,  si  l'affectation,  si  la 
vanité,  si  les  mœurs  frivoles,  ne  méritent  pas 
moins  ce  nom  que  l'ignorance ,  qu'est-ce  alors 
que  la  politesse  dont  nous  nous  vantons? 

Ce  n'est  pas  la  pure  nature  qui  est  barbare , 
c'est  tout  ce  qui  s'éloigne  trop  de  la  belle  nature 
et  de  la  raison.  Les  cabanes  des  premiers  hommes 
ne  prouvent  pas  qu'ils  manquassent  de  goût  :  elles 
témoignent  seulement  qu'ils  manquaient  des  rè- 
gles de  l'architecture.  Mais  quand  on  eut  connu 
ces  belles  règles  dont  je  parle,  et  qu'au  lieu  de 
les  suivre  exactement  on  voulut  enchérir  sur  leur 
noblesse,  charger  d'ornements  superflus  les  bâti- 
ments, et  à  force  d'art  faire  disparaître  la  simpli- 
cité; alors  ce  fut,  à  mon  sens,  une  véritable  bar- 
barie, et  la  preuve  du  mauvais  goût.  Suivant  ces 
principes^  les  dieux  et  les  héros  d'Homère,  peints 
naïvement  par  le  poète  d'après  les  idées  de  son 
siècle,  ne  font  pas  que  \ Iliade  soit  un  poëme  bar- 
bare ;  car  elle  est  un  tableau  très-passionné ,  sinon 
de  la  belle  nature,  du  moins  de  la  nature.  Mais 
un  ouvrage  véritablement  barbare,  c'est  un  poëme 
où  l'on  n'aperçoit  que  de  l'art ,  où  le  vrai  ne  règne 
jamais  dans  les  expressions  et  les  images,  où  les 
sentiments  sont  guindés,  où  les  ornements  sont 
superflus  et  hors  de  leur  place. 
Je  vois  de  fôït  grands  philosophes  qui  veulent 

*  Lomrhe  nous  sommes.  Il  faut  comme  nous  le  sommes.  S. 

»  On  a  beaucoup  disputé  sur  la  religion  des  Chinois ,  qui 
n'est  pas  encore  bien  connue.  Mais  la  morale  de  Confucius , 
leur  législateur ,  mérite  d'être  étudiée.  Je  citerai  pour  exem- 
ple cette  maxime  :  Gouvernez  de  manière  que  ceux  qui  sont 
près  de  vous  vivent  heureux ,  et  que  ceux  qui  en  sont  éloignes 
viennent  se  soumettre  à  vos  lois.  B. 

3  Le  polythéisme  des  anciens  Romains  n'a-t-il  pas  trouvé 
des  défenseurs  même  parmi  les  modernes?  F. 


bien  fermer  les  yeux  sur  ces  défauts ,  et  qui  pas- 
sent d'abord  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  dans 
les  mœurs  anciennes.  Immoler ,  disent-ils ,  des 
hommes  à  la  divinité  '  !  verser  le  sang  humain 
pour  honorer  les  funérailles  des  grands  ""i  etc. 
Je  ne  prétends  point  justifier  de  telles  horreurs  ; 
mais  je  dis  :  Que  nous  sont  ces  hommes  que  je 
vois  couchés  dans  nos  places  et  sur  les  degrés  de 
nos  temples ,  ces  spectres  vivants  que  la  faim ,  la 
douleur  et  les  maladies  précipitent  vers  le  tom- 
beau? Des  hommes  plongés  dans  les  superfluités 
et  les  délices  voient  périr  tranquillement  d'autres 
hommes  que  la  calamité  et  la  misère  emportent  à 
la  fleur  de  leur  âge.  Cela  paraît-il  moins  féroce? 
et  lequel  mérite  le  mieux  le  nom  de  barbarie, 
d'un  sacrifice  impie  fait  par  l'ignorance ,  ou  d'une 
inhumanité  commise  de  sang-froid  et  avec  une 
entière  connaissance? 

Pourquoi  dissimulerais-je  ici  ce  que  je  pense? 
Je  sais  que  nous  avons  des  connaissances  que  les 
anciens  n'avaient  pas.  Nous  sommes  meilleurs 
philosophes  à  bien  des  égards  ;  mais  pour  ce  qui 
est  des  sentiments,  j'avoue  que  je  ne  connais 
guère  d'ancien  peuple  qui  nous  cède.  C'est  de  ce 
côté-là,  je  crois,  qu'on  peut  bien  dire  qu'il  est 
difficile  aux  hommes  de  s'élever  au-dessus  de 
l'instinct  de  la  nature.  Elle  a  fait  nos  âmes  aussi 
grandes  qu'elles  peuvent  le  devenir,  et  la  hauteur 
qu'elles  empruntent  de  la  réflexion  est  ordinaire- 
ment d'autant  plus  fausse  qu'elle  est  plus  guindée. 
Et  parce  que  le  goût  tient  essentiellement  au 
sentiment,  je  vois  qu'on  perfectionne  en  vain  nos 
connaissances  :  on  instruit  notre  jugement  y  on 
n'élève  point  notre  goût.  Qu'on  joue  Pourceau- 
gnac^  à  la  comédie ,  ou  telle  autre  farce  un  peu 
comique,  elle  n'y  attirera  pas  moins  de  monde 
qu'Andromaque  *:  on  entendra  jusque  dans  la 
rue  les  éclats  du  parterre  enchanté.  Qu'il  y  ait 


'  Ce  reproche  ne  peut  être  fait  à  toutes  les  nations  ancien- 
nes. <c  Que  ne  doit-on  pas  aux  Romains ,  s'écrie  Pline  le  natu- 
raliste, livre  XXX,  chap.  I,  qui  ont  interdit  ces  sacrifices 
monstrueux  où  les  hommes  étaient  victimes?  »  F. 

'  Ces  sanglantes  funérailles  peuvent  aussi  être  reprochée» 
aux  modernes,  puisque  chez  le  peuple  le  plus  doux  et  le  plus 
policé  peut-être,  à  la  Chine,  en  1660,  l'empereur  Chun-Tchl, 
ayant  perdu  une  de  ses  épouses ,  fit  sacrifier  plus  de  trente 
esclaves  sur  le  tombeau  de  cette  femme  chérie;  à  la  vérité, 
c'était  un  Tartare.  Foyez  tome  I,  page  43  du  Discours  préli- 
minaire de  V Histoire  générale  de  la  Chine ,  traduite  du  Tong- 
Hien-Hang-Mou ,  par  le  P.  de  Mailla,  publiée  par  l'nbbé  Gro- 
sier.  Paris,  1777—85,  13  volumes  in-4".  B. 

3  Véritable  farce  qui  renferme  cependant  quelques  scène» 
dignes  de  Molière,  son  auteur.  F. 

*  Tragédie  de  Racine,  bien  écrite,  parfaitement  conduite , 
et  très-intéressante.  La  duplicité  de  l'intrigue  est  le  seal  re- 
proche que  l'on  puisse  faire  h  l'auteur.  F. 


558 


VADVKNAKGUES. 


des  pantoiiiinies  supportables  à  la  Foire,  ou  y 
courra  avec  le  même  empressement.  J'ai  vu  nos 
petits-maîtres  et  nos  pliilosophes  monter  sur  les 
bancs  pour  voir  battre  deux  polissons.  On  ne  perd 
pas  un  geste  d'Arlequin  ;  et  Pierrot  fait  rire  ce 
siècle  poli  et  savant  qui  méprise  les  pantomimes, 
et  qui  néanmoins  les  enrichit.  Le  peuple  est  né 
en  tout  temps  pour  admirer  les  grandes  choses  et 
pour  adorer  les  petites  ;  et  ce  peuple  dont  je  veux 
parler  n'est  point  celui  qui  n'emporte,  dans  sa 
définition ,  que  les  conditions  subalternes  ;  ce  sont 
tous  les  esprits  que  la  nature  n'a  point  élevés  par 
un  privilège  particulier  au-dessus  de  l'ordre  com- 
mun. Aussi,  quand  quelqu'un  vient  me  dire  : 
Croyez-vous  que  les  Anglais,  qui  ont  tant  d'es- 
prit, s'accommodassent  des  tragédies  de  Shak- 
speare,  si  elles  étaient  aussi  monstrueuses  qu'elles 
nous  paraissent  '  ?  je  ne  suis  point  la  dupe  de 
cette  objection,  et  je  sais  ce  que  j'en  dois  croire. 
Voilà  donc  cette  politesse  et  ces  mœurs  sa- 
vantes qui  font  que  nous  nous  préférons  avec  tant 
de  hauteur  aux  autres  siècles.  Nous  avons , 
comme  je  l'ai  dit ,  quelques  connaissances  qui 
leur  ont  manqué  :  c'est  sur  ces  vains  fondements 
que  nous  nous  croyons  en  droit  de  les  mépriser. 
Mais  ces  vues  plus  fines  et  plus  étendues  que  nous 
nous  attribuons,  que  d'illusions  n'ont-elles  pas 
produites  parmi  nous?  Je  n'en  citerai  qu'un 
exemple  :  la  mode  des  duels.  Qu'on  me  permette 
de  retoucher  un  sujet  sur  lequel  on  a  déjà  beau- 
coup écrit.  Le  duel  est  né  de  l'opinion,  très-na- 
turelle, qu'un  homme  ne  souffrait  ordinaire- 
ment d'injures  d'un  autre  homme  ,  que  par  fai- 
blesse ;  mais  parce  que  là  force  du  corps  pouvait 
donner  aux  âmes  timides  un  avantage  très-con- 
sidérable sur  les  âmes  fortes,  pour  mettre  de  l'é- 
galité dans  les  combats,  et  leur  donner  d'ailleurs 
plus  de  décence,  nos  pères  imaginèrent  de  se 
battre  avec  des  armes  plus  meurtrières  et  plus 
égales  que  celles  qu'ils  tenaient  de  la  nature  :  et 
il  leur  parut  qu'un  combat  où  l'on  pourrait  s'ar- 
racher la  vie  d'un  seul  coup ,  aurait  certaine- 
ment plus  de  noblesse  qu'une  vile  lutte  où  l'on 
n'aurait  pu  tout  au  plus  que  s'égratigner  le  vi- 
sage et  s'arracher  les  cheveux  avec  les  mains. 
Ainsi  ils  se  flattèrent  d'avoir  mis  dans  leurs  usages 
plus  de  hauteur  et  de  bienséance  que  les  Romains 
et  les  Grecs ,  qui  se  battaient  comme  leurs  es- 
claves. Ils  ne  faisaient  pas  attention  que  la  na- 
ture, qui  nous  inspire  de  nous  venger ,  pouvait , 
en  s'élevant  encore  plus  haut,  et  par  une  force 

^  Aussi  motistruetises   qu'elles  nous  paraissent.   Il   faut 
qu'elles  nous  le  paraissent.  S. 


encore  plus  grande,  nous  inspirer  de  pardonner. 
Ils  oubliaient  que  les  hommes  étaient  obligés  de 
sacrifier  souvent  leurs  passions  à  la  raison.  La 
nature  disait  bien ,  à  la  vérité ,  aux  âmes  coura- 
geuses qu'il  fallait  se  venger;  mais  elle  ne  leur 
disait  pas  qu'il  fallût  toujours  se  venger  et  laver 
les  moindres  offenses  dans  le  sang  humain.  Mais 
ce  que  la  nature  ne  leur  disait  point,  l'opinion  le 
leur  persuada  ;  l'opinion  attacha  le  dernier  op- 
probre aux  injures  les  plus  frivoles ,  à  une  pa- 
role, à  un  geste,  soufferts  sans  retour.  Ainsi  le 
sentiment  de  la  vengeance  leur  était  inspiré  par 
la  nature;  mais  l'excès  de  la  vengeance  et  la  né- 
cessité absolue  de  se  venger  furent  l'ouvrage  de 
la  réflexion.  Or  combien  n'y  a-t-il  pas  encore 
aujourd'hui  d'autres  usages  que  nous  honorons 
du  nom  de  politesse ,  qui  ne  sont  que  des  senti- 
ments de  la  nature  poussés  par  l'opinion  au  delà 
de  leurs  bornes ,  contre  toutes  les  lumières  de  la 
raison  I 

Qu'on  ne  m'accuse  point  ici  de  cette  humeur 
chagrine  qui  fait  regretter  le  passé,  blâmer  le 
présent,  et  avilir  par  vanité  la  nature  humaine. 
En  blâmant  les  défauts  de  ce  siècle ,  je  ne  pré 
tends  pas  lui  disputer  ses  vrais  avantages,  ni  le 
rappeler  à  l'ignorance  dont  il  est  sorti.  Je  veux 
au  contraire  lui  apprendre  à  juger  des  siècles 
passés  avec  cette  indulgence  que  les  hommes, 
tels  qu'ils  soient,  doivent  toujours  avoir  pour 
d'autres  hommes,  et  dont  eux-mêmes  ont  tou- 
jours besoin.  Ce  n'est  pas  mon  dessein  de  mon- 
trer que  tout  est  faible  dans  la  nature  humaine, 
en  découvrant  les  vices  de  ce  siècle.  Je  veux  au 
contraire,  en  excusant  les  défauts  des  premiers 
temps,  montrer  qu'il  y  a  toujours  eu  dans  l'es- 
prit des  hommes  une  force  et  une  grandeur  in- 
dépendantes de  la  mode  et  des  secours  de  l'art. 
Je  suis  bien  éloigné  de  me  joindre  à  ces  philo- 
sophes' qui  méprisent  tout  dans  le  genre  hu- 
main, et  se  font  une  gloire  misérable  de  n'en 
montrer  jamais  que  la  faiblesse.  Qui  n'a  des 
preuves  de  cette  faiblesse  dont  ils  parlent,  et 
que  pensent-ils  nous  apprendre?  Pourquoi  veu- 
lent-ils nous  détourner  de  la  vertu ,  en  nous  in- 
sinuant que  nous  en  sommes  incapables?  Et 
moi,  je  leur  dis  que  nous  en  sommes  capables^; 

'  Il  est  clair  que  l'auteur  désigne  surtout  ici  la  Rochefou- 
cauld et  ses  Maximes.  F. 

'  Vauvcnargues  a  raison  certainement.  Lorsque  le  roi  Co- 
drus  se  déguise  en  paysan  pour  recevoir  plus  aisément  la 
mort  qu'il  croyait  devoir  assurer  la  victoire  aux  Athéniens  ; 
lorsque  le  Romain  Curtius  se  dévoue  pour  sa  patrie,  et  se 
précipite  tout  armé  dans  le  gouffre  qui  doit  l'engloutir  ;  enfin 
lorsque  d'Assas  sauve  son  régiment  aux  dépens  de  sa  propre 
vie  :  Cod rus,  Curtius  et  d'Assas  étaient  vertueux,  et  l'étaient 
sans  intérêt.  F. 


lllAGMENT. 


559 


car,  quand  je  parle  de  la  vertu,  je  ne  parle 
point  de  ces  qualités  imaginaires  qui  n'appar- 
tiennent pas  à  la  nature  humaine  :  je  parle  de 
cette  force  et  de  cette  grandeur  de  l'âme  qui, 
comparées  aux  sentiments  des  esprits  faibles, 
méritent  les  noms  que  je  leur  donne;  je  parle 
d'une  grandeur  de  rapport,  et  non  d'autre 
chose  :  car  il  n'y  a  rien  de  grand  parmi  les  hom- 
mes que  par  comparaison.  Ainsi,  lorsqu'on  dit 
un  grand  arbre,  cela  ne  veut  pas  dire  autre  chose, 
si  ce  n'est  qu'il  est  grand  par  rapport  à  d'autres 
arbres  moins  élevés,  ou  par  rapport  à  nos  yeux 
et  à  notre  propre  taille.  Toute  langue  n'est  que 
l'expression  de  ces  rapports;  et  tout  l'esprit  du 
monde  ne  consiste  qu'à  les  bien  connaître.  Que 
veulent  donc  dire  ces  philosophes?  Ils  sont  hom- 
mes, et  ne  parlent  point  un  langage  humain; 
ils  changent  toutes  les  idées  des  choses,  et  abu- 
sent de  tous  les  termes. 

Un  homme  qui  s'aviserait  de  faire  un  livre 
pour  prouver  qu'il  n'y  a  point  de  nains  '  ni  de 
géants^,  fondé  sur  ce  que  la  plus  extrême  pe- 
titesse des  uns  et  la  grandeur  démesurée  des 
autres  demeureraient,  en  quelque  manière, 
confondues  à  nos  propres  yeux,  si  nous  les 
comparions  à  la  distance  de  la  terre  aux  astres; 
ne  dirions-nous  pas  d'un  homme  qui  se  donne- 
rait beaucoup  de  peine  pour  établir  cette  vérité, 
que  c'est  un  pédant  qui  brouille  inutilement 
toutes  nos  idées,  et  ne  nous  apprend  rien  que 
nous  ne  sachions  ? 

De  même,  si  je  disais  à  mon  valet  de  m'ap- 
porter  un  petit  pain,  et  qu'il  me  répondît  :  Mon- 
sieur, il  n'y  en  a  aucun  de  gros;  si  je  lui  de- 
mandais un  grand  verre  de  tisane,  et  qu'il  m'en 
apportât  dans  une  coquille,  disant  qu'il  n'y  a 
point  de  grand  verre;  si  je  commandais  à  mon 
tailleur  un  habit  un  peu  large,  et  qu'en  m'en 
apportant  un  fort  serré,  il  m'assurât  qu'il  n'y 
a  rien  de  large  sur  la  terre,  et  que  le  monde 
même  est  étroit  :  j'ai  honte  d'écrire  de  pareilles 


'  Arlslote  et  Pline  parlent  d'une  nation  de  Pygmées,  et 
même  Pline  en  place  en  trois  contrées  différentes  ;  mais  sui- 
vaat  Strabon ,  personne  ne  les  a  vus.  Quant  aux  nains ,  on 
connaît  celui  du  roi  de  Pologne,  Stanislas;  et  Niccphorc, 
dans  son  Histoire  ccclésiasiique ,  parle  d'un  Égyptien  qui  ne 
surpassa  jamais  en  hauteur  une  perdrix ,  quoiqu'il  eût  près  de 
vingt-cinq  ans  :  il  vante  l'agrément  de  sa  voix,  sa  prudence 
et  sa  générosité.  F. 

^  Il  est  parlé  plusieurs  fois  des  géants  dans  la  Bible,  et  le 
géant  Goliath  avait,  dit-on ,  neuf  pieds  quatre  pouces  ;  la  hau- 
leur  d'un  garde  du  roi  de  Prusse  était  de  huit  pieds  six  pouces 
huit  lignes.  Ployez  dans  le  Journal  de  Physique,  suppié- 
iDcnt,  tome  XIII,  année  1778,  une  dissertation  sur  les  nains 
et  les  géants,  et  sur  les  vraies  limites  de  la  titille  humaine, 
par  Changeux.  F. 


sottises ,  mais  il  me  semble  que  c'est  à  peu  près 
les  discours  de  nos  philosophes.  Nous  leur  de- 
mandons le  chemin  de  la  sagesse,  et  ils  nous 
disent  qu'il  n'y  a  que  folie;  nous  voudrions  être 
instruits  des  caractères  qui  distinguent  la  vertu 
du  vice;  et  ils  nous  répondent  qu'il  n'y  a  dans 
les  hommes  que  dépravation  et  que  faiblesse. 
Il  ne  faut  point  que  les  hommes  s'enivrent  de 
leurs  avantages;  mais  il  ne  faut  point  qu'ils  les 
ignorent.  Il  faut  qu'ils  connaissent  leurs  faibles- 
ses, pour  qu'ils  ne  présument  pas  trop  de  leur 
courage;  mais  il  faut  en  même  temps  qu'ils  se 
connaissent  capables  de  vertu,  afin  qu'ils  ne 
désespèrent  pas  d'eux-mêmes.  C'est  le  but  qu'on 
s'est  proposé  dans  ce  discours,  et  qu'on  tâchera 
de  ne  perdre  jamais  de  vue. 


FRAGMENT 

SUR 

LES  EFFETS  DE  L'ART  ET  DU  SAVOIR,' 


LA   PRÉVENTION  QUE  NOUS  AVONS  POUR  NOTRE  SIÈCLE, 
ET  CONTRE  L'ANTIQUITÉ. 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR  DE  1797. 

Il  est  clair  que  dans  l'ouvrage  suivant  l'auteur  s'était  pro- 
posé de  refaire  et  de  perfectionner  le  précédent,  dont  il  copie 
d'assez  longs  passages  sans  y  rien  changer.  J'ai  cru  devoir  les 
conserver  tous  deux  :  le  premier ,  parce  qu'il  était  plus  com- 
plet ;  le  second ,  parce  qu'il  est  plus  travaillé ,  et  qu'il  renferme 
des  additions  importantes.  Au  reste ,  les  passages  répétés  sont 
si  bien  faits ,  que  l'on  ne  sera  certainement  pas  fâché  de  les 
relire. 


Ceux  qui  croient  prouver  l'avantage  de  ce 
siècle  en  disant  qu'il  a  hérité  des  connaissances 
et  des  inventions  de  tous  les  temps,  ne  font  pas 
peut-être  attention  à  la  faiblesse  de  l'esprit 
humain.  Il  peut  être  douteux  qu'un  grand  savoir 
conduise  à  l'esprit  de  justesse.  Trop  d'objets 
confondent  la  vue;  trop  de  connaissances  étran- 
gères accablent  notre  propre  jugement.  En 
quelque  genre  que  ce  puisse  être,  l'opulence 
apporte  toujours  plus  d'erreurs  que  la  pauvreté. 
Teu  de  gens  savent  se  servir  utilement  de  l'es- 
prit d  autrui.  Les  connaissances  se  multiplient, 
mais  le  bon  sens  est  toujours  rare.  Ni  les  dons 
de  l'esprit  ni  ceux  de  la  fortune  ne  peuvent 
devenir  le  partage  du  vulgaire.  Dans  le  monde 


560 


VAl  VEINARGIJES. 


intelligent  comme  dans  ie  monde  politique,  le 
plus  grand  nombre  des  hommes  a  été  destiné 
par  la  nature  ù  être  peuple. 

A  la  vérité  on  ne  croira  plus  aux  sorciers  ni 
au  sabbat  dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre  ;  mais 
on  croira  encore  a  Calvin.  On  parlera  de  beau- 
coup de  choses ,  comme  si  elles  avaient  des  prin- 
cipes évidents,  et  on  disputera  en  même  temps 
de  toutes  choses,  comme  si  toutes  étaient  incer- 
taines. On  blâmera  un  homme  de  ses  vices,  et 
on  ne  saura  pas  s'il  y  a  des  vices.  On  dira  d'un 
poëte  qu'il  est  sublime,  parce  qu'il  aura  peint 
Uû  grand  personnage;  et  ces  sentiments  héroï- 
ques qui  font  la  grandeur  du  tableau,  on  ne  les 
estimera  point  dans  l'original.  L'effet  des  opi- 
nions, multipliées  au  delà  des  forces  de  l'esprit, 
est  de  produire  des  contradictions  et  d'ébranler 
la  certitude  des  principes'.  Les  objets  présentés 
sous  trop  de  faces  ne  peuvent  se  ranger,  ni  se 
développer,  ni  se  peindre  distinctement  dans 
l'esprit  des  hommes.  Incapables  de  conciher 
toutes  leurs  idées,  ils  prennent  les  divers  côtés 
d'une  même  chose  pour  des  contradictions  de 
sa  nature.  Leur  vue  se  trouble  et  s'égare  dans 
cette  multitude  de  rapports  que  les  moindres 
objets  leur  offrent.  Cette  pluralité  de  relations 
détruit  à  leurs  yeux  l'unité  des  sujets.  Les  dis- 
putes des  philosophes  achèvent  de  décourager 
leur  ignorance.  Dans  ce  combat  opiniâtre  de 
tant  de  sectes,  ils  n'examinent  point  si  quel- 
qu'une a  vaincu  et  a  fait  pencher  la  balance  ;  il 
suffit  qu'on  ait  contesté  tous  les  principes  pour 
qu'ils  les  croient  généralement  problématiques; 
et  ils  se  jettent  dans  un  doute  universel  qui  sape 
par  le  fondement  toutes  les  sciences. 

De  là  vient  que  quelques  personnes  appellent 
ce  savoir  mal  entendu ,  et  notre  politesse  même, 
barbarie  :  car,  disent-elles,  n'y  a-t-il  de  barbare 
que  l'extrême  férocité  ou  une  grossière  igno- 
rance ?  S'il  était  ainsi ,  ce  reproche  ne  pourrait 
toucher  notre  siècle  ;  mais  si  la  corruption  de 
l'art,  si  les  conséquences  mal  tirées  des  bons 
principes,  si  les  fausses  applications,  si  l'incer- 

*  Cette  objection  de  Vauvenargues  contre  la  trop  grande 
étendue  des  lumières  dans  une  nation ,  est  sans  doute  spé- 
cieuse, puisqu'elle  a  pu  séduire  un  homme  de  beaucoup  d'es- 
prit; mais  elle  n'est  pas  solide.  Les  disputes  des  philosophes 
ne  font  autre  chose  que  de  produire  au  grand  jour  les  idées 
que  les  esprits  spéculatifs  ont  eues  dans  tous  les  temps,  et 
qui  ne  font  que  se  répéter  l'une  l'autre  à  divers  intervalles. 
Plus  elles  seront  développées ,  et  mieux  on  en  sentira  la  faus- 
seté, si  elles  ne  sont  pas  justes.  Le  progrès  évident  des  scien- 
ces exactes  par  la  communication  des  idées  d'une  génération 
à  l'autre,  doit  nécessairement  porter  aussi  à  la  longue  sur 
toutes  les  autres  sciences.  Ainsi  l'espèce  humaine  est  évidem- 
ment perfectible.  F. 


titude  des  opinions ,  si  l'affectation ,  si  la  vanité, 
si  les  mœurs  frivoles ,  ne  méritent  pas  moins  ce 
nom  que  l'ignorance,  qu'est-ce  alors  que  la  po- 
litesse dont  nous  nous  vantons? 

Ce  n'est  pas  la  pure  nature  qui  est  barbare, 
c'est  tout  ce  qui  s'éloigne  trop  de  la  belle  nature 
et  de  la  raison.  Les  cabanes  des  premiers  hom- 
mes ne  prouvent  pas  qu'ils  manquassent  de 
goût  :  elles  témoignent  seulement  qu'ils  man- 
quaient de  science.  Mais  lorsqu'on  eut  connu  les 
règles  de  l'architecture,  et  qu'au  lieu  de  les 
suivre  exactement  on  voulut  enchérir  sur  leur 
noblesse ,  charger  d'ornements  superflus  les  bâti- 
ments, et  à  force  d'art  faire  disparaître  la  sim- 
phcité;  alors  ce  fut,  à  mon  sens,  la  preuve  du 
mauvais  goût  et  une  véritable  barbarie.  Suivant 
ces  principes ,  les  dieux  et  les  héros  d'Homère  ' , 
peints  si  naïvement  par  le  poëte  d'après  les 
hommes  de  son  siècle ,  ne  font  pas  que  V Iliade 
soit  un  poëme  barbare  ;  car  elle  est  un  tableau 
passionné ,  sinon  de  la  belle  nature ,  du  moins 
de  la  nature.  Mais  un  ouvrage  véritablement 
barbare ,  c'est  un  poëme  où  j'on  n'aperçoit  que 
de  l'art,  où  le  vrai  ne  règne  jamais  dans  les  ex- 
pressions et  les  images ,  où  les  sentiments  sont 
guindés  et  les  ornements  inutiles. 

Fatigué  quelquefois  de  l'artifice  qui  domine 
dans  tous  les  genres,  je  me  représente  ces  temps 
fabuleux  où  l'on  suppose  que  le  genre  humain 
ignorait  ce  fard  de  nos  mœurs.  Je  ne  croirais 
pas  aisément  que  leur  simplicité  ait  été  telle  que 
nous  la  peignons.  Les  hommes  ont  aimé  l'art 
dans  tous  les  temps.  Leur  esprit  s'est  toujours 
flatté  de  perfectionner  la  nature.  C'est  la  pre- 
mière prétention  de  la  raison  et  la  plus  ancienne 
promesse  de  la  vanité.  Toutefois  je  pardonne 
aux  premiers  hommes  d'avoir  trop  attendu  de 
l'art.  Ce  serait  proprement  à  nous,  qui  en  con- 
naissons par  expérience  la  faiblesse,  d'en  être 
moins  amoureux;  mais  l'esprit  humain  a  trop 
peu  de  fonds  pour  se  contenir  dans  ses  propres 
bornes.  Il  tâche  d'étendre  sa  sphère  et  de  se 
donner  plus  d'essor.  La  nature  a  mis  elle-même 
au  cœur  des  hommes  ce  désir  ambitieux  de  la 
polir.  Nous  fardons  notre  pauvreté;  mais  nous 
ne  pouvons  la  couvrir  :  les  moindres  occasions 
font  tomber  ces  couleurs  et  cette  parure  étran- 
gère. Nos  plaisirs  surtout  nous   décèlent.  Un 

'  Madame  Dacier  ayant  pubUé  sa  traduction  d'Homère ,  il 
s'éleva  une  dispute  assez  vive  avec  la  Motte  A  cette  occa- 
sion, madame  Dacier  publia,  en  1714 ,  ses  Considératiom  sur 
les  cames  de  la  corruption  du  goût.  La  Motte  répondit  avec 
esprit,  et  critiqua  surtout  les  dieux  et  les  héros  d'Homère,  et 
les  mœurs  que  leur  donne  ce  poëte  sublime.  F. 


KK4GME1NT. 


56 1 


sauteur,  un  bon  pantomime,  attirent  tout  Paris 
à  leur  théâtre.  Le  peuple  de  la  terre  le  plus 
éclairé  oublie  son  savoir  et  ses  règles ,  à  la  vue 
d'un  combat  de  chiens  ou  des  contorsions  d'un 
farceur.  La  nature ,  qui  n'a  pas  fait  les  hommes 
philosophes ,  les  désavoue  ainsi  du  personnage 
qu'ils  osent  jouer.  Leur  goût  ne  peut  suivre  les 
progrès  de  la  raison  ;  car  on  peut  emprunter  des 
jugements ,  non  des  sentiments  :  de  sorte  qu'il  est 
rare  que  les  hommes  s'élèvent  du  côté  du  cœur. 
Ils  apprennent  à  admirer  les  grandes  choses; 
mais  ils  sont  toujours  idolâtres  des  petites. 

Ainsi,  quand  quelqu'un  vient  me  dire  :  Croyez* 
vous  que  les  Anglais ,  qui  ont  tant  d'esprit ,  s'ac- 
commodassent des  tragédies  de  Shakspeare ,  si 
elles  étaient  aussi  monstrueuses  qu'elles  nous  le 
paraissent  ?  je  ne  suis  pas  la  dupe  de  cette  objec- 
tion :  je  sais  trop  qu'un  siècle  savant  peut  aimer 
de  grandes  sottises,  surtout  quand  elles  sont 
accompagnées  de  beautés  sublimes  qui  servent 
de  prétexte  au  mauvais  goût.  Un  peuple  poli  n'en 
est  pas  moins  peuple. 

Si  nous  pouvions  voir  à  quel  point  nous  som- 
mes engagés  dans  l'erreur,  et  combien  peut  sur 
nous  encore  ce  que  nous  nommons  préjugé ,  ni 
nous  ne  serions  prévenus  du  mérite  de  notre  siè- 
cle ,  ni  nous  n'oserions  mépriser  d'autres  mœurs 
et  d'autres  faiblesses.  Le  reproche  le  plus  souvent 
renouvelé  contre  l'ignorance  des  anciens,  est 
l'extravagance  de  leurs  religions  ;  j'ose  dire  qu'il 
n'en  est  aucun  de  plus  injuste.  Il  n'y  a  point  de 
superstition  qui  ne  porte  avec  elle  son  excuse. 
Les  grands  sujets  sont  pour  les  hommes  le  champ 
des  grandes  erreurs.  Il  n'appartenait  pas  à  l'esprit 
humain  d'imaginer  sagement  une  si  haute  ma- 
tière que  la  religion.  C'était  une  assez  fière  dé- 
marche pour  la  raison,  d'avoir  conçu  un  pouvoir 
invisible  et  hors  de  l'atteinte  des  sens.  Le  premier 
homme  qui  s'est  fait  des  dieux  avait  l'imagina- 
tion plus  grande  et  plus  hardie  que  ceux  qui  les 
ont  rejetés. 

Qu'on  ait  donc  adopté  de  grandes  fables  dans 
des  siècles  pleins  d'ignorance  ;  que  ce  qu'un  génie 
audacieux  faisait  imaginer  aux  âmes  fortes ,  le 
temps ,  l'espérance ,  la  crainte ,  l'aient  enfm  per- 
suadé aux  autres  hommes  ;  qu'ils  aient  trop  res- 
pecté des  opinions  qu'on  reçoit  de  l'autorité  de  la 
coutume ,  du  pouvoir  de  l'exemple  et  de  l'amour 
des  lois',  ni  cela  ne  me  semble  étrange,  ni  je  n'en 
conclus  que  ces  peuples  aient  été  plus  faibles  que 
nous.  Ils  se  sont  trompés  sur  des  choses  qu'on 
n'a  pas  toujours  la  hardiesse  -  '  et  même  les  moyens 

'  C'wfil  pour  avoir  aUaqiK^  la  rf  llylon  qu'Anaxrtgoras  de 


d'examiner.  Est-ce  à  nous  de  les  en  reprendre, 
nous  qui  prenons  le  change  de  tant  de  manières 
sur  des  bagatelles  ;  nous  qui ,  même  sur  les  sujets 
les  plus  discutés  et  les  plus  connus  %  ne  saurions 
d'ordinaire  avoir  une  heure  de  conversation  sans 
nous  tromper  ou  nous  contredire? 

Je  cherche  quelquefois  parmi  le  peuple  l'image 
de  cette  ignorance  et  de  ces  mœurs  sans  politesse 
que  nous  méprisons  dans  les  anciens;  j'écoute 
ces  hommes  grossiers  :  je  vois  qu'ils  s'entretien- 
nent de  choses  communes;  qu'ils  n'ont  point  de 
principes  réfléchis  ;  qu'ils  vivent  sans  science  et 
sans  règles.  Cependant  je  ne  trouve  pas  qu'en  cet 
état  ils  fassent  plus  de  faux  raisonnements  que 
les  gens  du  monde.  Il  me  semble  au  contraire 
qu'à  tout  prendre,  leurs  pensées  sont  plus  natu- 
relles, et  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  que  les 
simplicités  de  l'ignorance  soient  aussi  éloignées 
de  la  vérité  que  les  subtilités  de  la  science  et 
l'imposture  de  l'affectation. 

Ainsi ,  jugeant  des  mœurs  anciennes  par  ce 
que  je  vois  des  mœurs  du  peuple,  qui  me  repré- 
sente les  premiers  temps,  je  crois  que  je  me 
serais  fort  accommodé  de  vivre  à  Thèbes  * ,  à 
Memphis  et  à  Babylone  .  Je  me  serais  passé  de 
nos  manufactures ,  de  la  poudre  à  canon ,  de  la 
boussole,  et  de  nos  autres  inventions  modernes, 
ainsi  que  de  notre  philosophie.  Je  ne  pense  pas 
que  ces  peuples,  privés  d'une  partie  de  nos  arts 
et  des  superfluités  de  notre  commerce,  aient  été 
par  là  plus  à  plaindre.  Xénophon  n'a  jamais  joui 
de  nos  délicatesses,  et  il  ne  m'en  paraît  ni  moins 
heureux,  ni  moins  honnête  homme,  ni  moins 
grand  homme.  Nous  attribuons  trop  à  l'art  :  ni 
nos  biens  ni  nos  maux  essentiels  n'ont  reçu  leur 
être  de  lui.  Comme  il  ne  nous  a  pas  donné  la 

Clazouiène  fut  condamné  à  mort  par  les  Athéniens ,  que  Dia- 
goras  vit  sa  tête  mise  à  prix,  et  que  Socrate  fut  obligé  de 
boire  la  ciguC.  F. 

I  J'ai  entendu  des  gens  d'esprit  et  de  bon  sens  discuter  s'il 
était  bien  vrai  que  la  terre  tourne  autour  du  soleil ,  et  finir 
par  en  douter.  A  Rome ,  le  P.  Jacquier ,  en  faisant  imprimer 
ses  savants  commentaires  sur  la  philosophie  naturelle  de  New- 
ton ,  a  été  obligé  de  déclarer ,  en  télé  du  premier  volume , 
qu'il  ne  regardait  le  système  de  ce  géomètre  que  comme  une 
hypothèse.  F. 

^  Tlièbes ,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  capitale  de  la 
Béotie  qui  portait  le  même  nom ,  a  été  l'une  des  plus  grandes 
et  des  plus  belles  villes  de  l'antiquité;  on  assure  qu'elle  avait 
cent  quarante  stades  de  tour,  et  cent  portes.  S'il  en  faut  croira 
un  passage  de  Tacite,  qui  mérite  d'être  lu  en  entier  (Annal, 
liv.  II,  ch.  00),  elle  renfermait  dans  son  enceinte  sept  cent 
mille  combattants.  Cornélius  Gallus,  gouverneur  d'Egypte 
pour  les  Romains ,  la  détruisit.  F. 

3  La  ville  de  Memphis  était  le  siège  des  ancien»  Pharaons 
ou  rois  d'Egypte.  F. 

♦  La  circonférence  de  Babylone  était  do  trois  cent  soixante» 
huit  stades.  Hérodote  et  Xénophon  on  ont  vanté  la  grandeur 
ot  la  magnificence.  F. 

36 


5(52 


VAUVENARGIJES. 


santé,  la  beauté,  les  grâces,  la  vigueur  d'esprit 
et  de  corps,  il  ne  peut  non  plus  nous  soustraire 
aux  maladies,  aux  guerres,  au  vice,  à  la  mort. 
Serait-il  plus  parfait  que  la  nature ,  dont  il  tient 
ses  règles  ?  L'effet  vaut-il  mieux  que  la  cause  ? 
La  nature ,  qui  est  l'inventrice  et  la  législatrice 
de  tous  les  arts ,  aurait-elle  attendu  des  arts  sa 
maturité  et  sa  gloire  ? 

Je  ne  produirai  point  ici  le  témoignage  de  tant 
d'historiens  qui  vantent  les  mœurs  des  sauvages, 
leur  simplicité,  leur  sagesse,  leur  bonheur  et  leur 
innocence.  Les  histoires  des  peuples  barbares  me 
sont  également  suspectes  dans  leurs  reproches  et 
dans  leurs  éloges ,  et  je  ne  veux  rien  établir  sur 
des  fondements  si  ruineux.  Mais  à  ne  consulter 
que  la  seule  raison,  est-il  probable  que  la  condi- 
tion des  hommes  ait  été  si  différente  que  nous 
le  croyons ,  selon  les  divers  usages  et  les  divers 
temps  ?  Quel  si  prodigieux  changement  ont  apporté 
les  arts  à  la  vie  humaine  ?  Qu'a  produit,  par  exem- 
ple ,  l'art  de  se  vêtir?  A-t-il  rendu  les  hommes  plus 
ou  moins  robustes,  plus  ou  moins  sains,  plus  ou 
moins  beaux,  plus  ou  moins  chastes?  Les  a-t-il 
dérobés  ou  rendus  plus  sensibles  à  la  rigueur  des 
saisons?  Nus,  ils  ne  souffraient^  pas  faute  d'ha- 
bits; habillés,  ils  ne  souffrent  point  de  n'être 
j)as  nus.  Ne  pourrait-on  pas  dire  à  peu  près  la 
même  chose  de  tous  les  arts  ?  Ils  ne  sont  ni  si 
pernicieux  ni  si  utiles  que  nous  voulons  croire, 
lis  exercent  l'activité  de  la  nature,  qu'on  ne 
peut  empêcher  ni  ralentir  ;  ils  réparent  par  quel- 
ques biens  les  maux  qu'ils  causent  :  cela  ne  se 
peut  contester.  Mais  remédient-ils  aux  grands 
vices  des  choses  humaines  ?  Que  peut  notre  ima- 
gination pour  nous  soustraire  à  nos  sujétions  na- 
turelles ?  Pour  nous  dérober  au  joug  des  hommes, 
nous  sommes  forcés  de  subir  celui  des  lois;  pour 
résister  aux  passions,  il  nous  faut  fléchir  sous  la 
ï'aison,  maîtresse  encore  plus  tyrannique  :  en 
sorte  que  notre  plus  grande  indépendance  est 
une  servitude  volontaire.  Tout  ce  que  nous  ima- 
ginons pour  obvier  a  nos  maux,  ne  fait  quelque- 
fois que  les  aggraver.  Les  lois  n'ont  été  établies 
que  pour  prévenir  les  guerres,  et  toutes  les 
guerres  naissent  des  lois.  Les  contrats  publics  et 
particuliers  sont  le  fondement  de  tous  les  procès 
de  citoyen  à  citoyen  et  de  peuple  à  peuple.  Il  est 
vrai  que  les  guerres  sont  moins  cruelles  lors- 
qu'elles se  font  selon  les  lois;  mais  aussi  sont-elles 
plus  longues.  Les  procès  des  particuliers  durent 
quelquefois  davantage  que  les  querelles  des  na- 

'  Souffraient,  telle  est  la  leçon  de  l'édition  de  1797.  On  lit 
dans  les  éditions  de  1806  et  de  1820,  souffriraient.  B. 


tions.  Ainsi  tout  ce  que  les  hommes  ont  pu  gagner 
en  voulant  éteindre  les  guerres ,  a  été  ou  de  chan- 
ger les  prétextes ,  ou  la  manière  de  la  faire.  N'en 
est-il  pas  de  même  de  la  médecine?  les  remèdes 
ne  sont-ils  pas  souvent  pires  que  les  maux  ?  Qu'on 
examine  toutes  les  inventions  des  hommes,  ou 
verra  qu'ils  n'ont  réussi  qu'aux  petites  choses. 
La  nature  s'est  réservé  le  secret  des  grandes ,  et 
ne  souffre  pas  que  ses  lois  soient  anéanties  par 
les  nôtres. 


DISCOURS 

SUR  LES  MOEURS  DU  SIÈCLE. 


Ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  lorsqu'on  écrit 
contre  les  mœurs,  c'est  de  bien  convaincre  les 
hommes  de  la  vérité  de  leurs  dérèglements. 
Comme  ils  n'ont  jamais  manqué  de  censeurs  à  cet 
égard ,  ils  sont  persuadés  que  les  désordres  qu'on 
attaque  ont  été  de  tout  temps  les  mêmes  ;  que 
ce  sont  des  vices  attachés  à  la  nature,  et  par  cette 
raison  inévitables  ;  des  vices,  s'ils  osaient  le  dire, 
nécessaires  et  presque  innocents  *. 

On  se  moque  d'un  homme  qui  ose  accuser  des 
abus  qu'on  croit  si  anciens.  Rarement  les  gens 
de  bien  même  lui  sont  favorables;  et  ceux  qui 
sont  nés  modérés  blâment  jusqu'à  la  véhémence 
qu'on  emploie  contre  les  méchants.  Renfermé»^ 
dans  un  petit  cercle  d'amis  vertueux ,  ils  ne  peu- 
vent se  persuader  les  emportements  dont  on 
parle ,  ni  comprendre  la  vraie  misère  et  l'abais- 
sement de  leur  siècle.  Contents  de  n'avoir  pas  à 
redouter  pendant  la  guerre  les  violences  de  l'en- 
nemi ,  lorsque  tant  d'autres  peuples  sont  la  proie 
d(t  ce  fléau  ;  charmés  du  bel  ordre  qui  règne  dans 
tous  les  États ,  ils  regrettent  peu  les  vertus  qui 
nous  ont  acquis  ce  bonheur,  tant  de  grands  per- 
sonnages qui  ont  disparu ,  les  arts  qui  dégénè- 
rent et  qui  s'avilissent.  Si  on  leur  parle  même  de 
la  gloire ,  que  nous  négligeons ,  plus  froids  en- 
core là-dessus  que  sur  le  reste  ^  ils  traitent  tou- 
jours de  chimère  ce  qui  s'éloigne  de  leur  carac- 
tère ou  de  leur  temps. 

^  Ce  ne  sont  pas  seulement  des  vices ,  mais  des  crimes  qu'on 
a  osé  regarder  comme  presque  innocents.  N'a-t-on  pas  osé 
dire  que  la  mort  de  quelques  innocents  n'était  rien  lorsqu'il 
s'agissait  de  conquérir  la  liberté  :  comme  si  le  meurtre  et  l'a» 
sassinat  pouvaient  jamais  être  favorables  à  la  liberté  ;  comme 
si  les  conséquences  de  pareils  crimes  n'étaient  pas  nécessai- 
rement funestes  à  la  société ,  en  plaçant  à  sa  tête  des  scélé- 
1  als  qui  en  ont  été  les  instruments ,  et  que  l'on  ne  peut  plus 
contenir,  une  fois  qu'ils  ont  brisé  leur  frein.  F, 


DJSCOllRS  SUR  LES  MœilRS  DU  SIÈCLE. 


5G3 


Mon  dessein  n'est  pas  de  dissimuler  les  avan- 
tages de  ce  siècle ,  ni  de  le  peindre  plus  méchant 
qu'il  est.  J'avoue  que  nous  ne  portons  pas  le  vice 
à  ces  extrémités  furieuses  que  l'histoire  nous  fait 
connaître.  Nous  n'avons  pas  la  force  malheureuse 
qu'on  dit  que  ces  excès  demandent,  trop  faibles 
pour  passer  la  médiocrité ,  même  dans  le  crime. 
Mais  je  dis  que  les  vices  bas ,  ceux  qui  témoignent 
le  plus  de  faiblesse  et  méritent  le  plus  de  mépris, 
n'ont  jamais  été  si  osés,  si  multipliés,  si  puis- 
sants. 

On  ne  saurait  parler  ouvertement  de  ces  op- 
probres ;  on  ne  peut  les  découvrir  tous.  Que  ce 
silence  même  les  fasse  connaître.  Quand  les  ma- 
ladies sont  au  point  qu'on  est  obligé  de  s'en  taire 
et  de  les  cacher  au  malade ,  alors  il  y  a  peu  d'es- 
pérance et  le  mal  doit  être  bien  grand.  Tel  est 
notre  état.  Les  écrivains  qui  semblent  plus  par- 
ticulièrement chargés  de  nous  reprendre ,  déses- 
pérant de  guérir  nos  erreurs ,  ou  corrompus  peut- 
être  par  notre  commerce  et  gâtés  par  nos  préju- 
gés ;  ces  écrivains ,  dis-je ,  flattent  le  vice ,  qu'ils 
pourraient  confondre  * ,  couvrent  le  mensonge  de 
fleurs,  s'attachent  à  orner  l'esprit  du  monde,  si 
vain  dans  son  fonds.  Occupés  à  s'insinuer  auprès 
de  ce  qu'on  appelle  la  bonne  compagnie,  à  per- 
suader qu'ils  la  connaissent,  qu'eux-mêmes  en 
sont  l'agrément,  ils  rendent  leurs  écrits  aussi  fri- 
voles que  les  hommes  pour  qui  ils  travaillent. 

On  ne  trouvera  pas  ici  cette  basse  condescen- 
dance. Mon  objet  n'est  pas  de  flatter  les  vices  qui 
sont  en  crédit.  Je  ne  crains  ni  la  raillerie  de  ceux 
qui  n'ont  d'esprit  que  pour  tourner  en  ridicule  la 
raison ,  ni  le  goût  dépravé  des  hommes  qui  n'es- 
timent rien  de  solide.  Je  dis ,  sans  détour  et  sans 
art,  ce  que  je  crois  vrai  et  utile.  J'espère  que  la 
sincérité  de  mes  écrits  leur  ouvrira  le  cœur  des 
jeunes  gens  ;  et  puisque  les  ouvrages  les  plus  ri- 
dicules trouvent  des  lecteurs  qu'ils  corrompent , 
parce  qu'ils  sont  proportionnés  à  leur  esprit,  il 
serait  étrange  qu'un  discours  fait  pour  inspirer 
la  vertu  ne  l'encourageât  pas,  au  moins  dans 
quelques  hommes  qui  ne  la  conçoivent  pas  eux- 
mêmes  avec  plus  de  force. 


.'C'est  en  1745  que  ce  discours  a  vraisonjblaI)Iement  été 
écrit,  et  c'est  en  1745  que  madame  d'Étiolés  fut  créée  mar- 
quise de  Pompadour,  et  jouit  du  plus  grand  crédit.  Si  la  for- 
tune de  mademoiselle  Poisson  (  c'est  le  nom  de  madame  de 
Pompadour)  excita  si  fort  la  mauvaise  humeur  de  Vauve- 
nargues,  qu'aurait  dit  ce  censeur  austère  en  voyant  le  règne 
de  mademoiselle  Lange  sous  le  nom  de  madame  du  Barry  ? 
Au  reste,  il  parait  que  l'écrivain  qu'attacjue  ici  l'auteur  est 
Voltaire,  qui  prostitua  ses  talents  à  célébrer  les  charmes  de 
madame  de  Pompadour,  et  pour  leq«i(l  Vjiiixcnargues  éJalt 
d'autant  phjs  sévère,  qu'il  faisait  plus  de  cas  de  son  esprit. 


Il  ne  faut  pas  avoir  beaucoup  de  connaissance 
de  l'histoire ,  pour  savoir  que  la  barbarie  et  l'igno- 
rance  ont  été  le  partage  le  plus  ordinaire  du  genre 
humain.  Dans  cette  longue  suite  de  générations 
qui  nous  précèdent,  on  compte  peu  de  siècles 
éclairés,  et  peut-être  encore  moins  de  vertueux. 
Mais  cela  même  prouve  que  les  mœurs  n'ont  pas 
toujours  été  les  mêmes,  comme  on  l'insinue.  Ni 
les  Allemands  n'ont  la  férocité  des  Germains  leurs 
ancêtres,  ni  les  ItaUens  le  mérite  des  anciens 
Romains ,  ni  les  Français  d'aujourd'hui  ne  sont 
tels  que  sous  Louis  XIV,  quoique  nous  touchions 
à  son  règne.  On  répond  que  nous  n'avons  fait 
que  changer  de  vices.  Quand  cela  serait,  dira- 
t-on  que  les  mœurs  des  ItaUens  soient  aussi  esti- 
mables que  celles  des  anciens  Romains ,  qui  leur 
avaient  soumis  toute  la  terre  ?  et  l'avilissement 
des  Grecs ,  esclaves  d'un  peuple  barbare ,  sera- 
t-il  égalé  à  la  gloire,  aux  talents,  à  la  politesse 
de  l'ancienne  Athènes?  S'il  y  a  des  vices  qui  ren- 
dent les  peuples  plus  heureux ,  plus  estimés  et 
plus  craints ,  ne  méritent-ils  pas  qu'on  les  préfère 
à  tous  les  autres?  Que  sera-ce  si  ces  prétendus 
vices ,  qui  soutiennent  les  empires  etlesfontfleu-^ 
rir,  sont  de  véritables  vertus? 

Je  n'outrerai  rien ,  si  je  puis.  Les  hommes  n'ont 
jamais  échappé  à  la  misère  de  leur  condition. 
Composés  de  mauvaises  et  de  bonnes  qualités , 
ils  portent  toujours  dans  leur  fonds  les  semences 
du  bien  et  du  mal.  Qui  fait  donc  prévaloir  les^ 
unes  sur  les  autres  ?  qui  fait  que  le  vice  rem-" 
porte,  ou  la  vertu?  l'opinion.  Nos  pussions,  en 
partie  mauvaises,  en  partie  très-bonnes,  nous  tien- 
draient peut-être  en  suspens,  si  l'opinion,  en  se 
rangeant  d'un  côté,  ne  faisait  pencher  la  balance. 
Ainsi,  dès  qu'on  poun-a  nous  persuader  que  c'est 
une  duperie  d'être  bon  ou  juste ,  dès  lors  il  est  à 
craindre  que  le  vice ,  devenu  plus  fort ,  n'achève 
d'étouffer  les  sentiments  qui  nous  sollicitent  au 
bien  :  et  voilà  l'état  où  nous  sommes.  Nous  ne 
sommés  pas  nés  si  fhibles  et  si  frivoles  qu'on 
nous  le  reproche  ;  mais  l'opinion  nous  a  fait  tels. 
On  ne  sera  donc  pas  surpris  si  j'emploie  beau- 
coup de  raisonnements  dans  ce  discours  :  car, 
puisque  notre  plus  grand  mal  est  dans  l'esprit, 
il  faut  bien  commencer  par  le  guérir. 

Ceux  qui  n'approfondissent  pas  beaucoup  les 
choses,  objectent  le  progrès  des  sciences,  et 
l'esprit  de  raisonnement  répandu  dans  tous  \e^ 
états,  la  politesse,  la  délicatesse,  la  subtilité  de 
ce  siècle,  comme  des  faits  qui  contrarient  et  qui 
détruisent  ce  que  j'établis. 

Je  réponds  à  l'é^^ard  des  sciences:  Comme  elles 

:5(i. 


im 


VAIjVEINARGUES. 


sont  encore  fort  imparfaites ,  si  l'on  en  croit  les 
maîtres  %  leur  progrès  ne  peut  nous  surpren- 
dre ;  quoiqu'il  n'y  ait  peut-être  plus  d'hommes  en 
Europe  comme  Descartes  et  Newton ,  cela  n'em- 
pêche pas  que  l'éditice  ne  s'élève  sur  des  fonde- 
ments déjà  posés.  Mais  qui  peut  ignorer  que  les 
sciences  et  la  morale  n'ont  aucun  rapport  parmi 
nous? 

Et  quant  à  la  délicatesse  et  à  la  politesse  que 
nous  croyons  porter  si  loin ,  j'ose  dire  que  nous 
avons  changé  en  artifices  cette  imitation  de  la 
belle  nature  qui  en  était  l'objet.  Nous  abusons 
de  même  du  raisonnement.  En  subtilisant  sans 
justesse,  nous  nous  écartons  plus  peut-être  de  la 
vérité  par  te  savoir,  que  l'on  n'a  jamais  fait  par 
l'ignorance. 

En  un  mot,  je  me  borne  à  dire  que  la  corrup- 
tion des  principes  est  cause  de  celle  des  mœurs. 
Pour  juger  de  ce  que  j'avance,  il  suffit  de 
connaître  les  maximes  qui  régnent  aujourd'hui 
dans  le  grand  monde ,  et  qui  de  là  se  répandant 
jusque  dans  le  peuple ,  infectent  également  toutes 
les  conditions;  ces  maximes  qui ,  nous  présentant 
toutes  choses  comme  incertaines ,  nous  laissent 
les  maîtres  abolus  de  nos  actions  ;  ces  maximes 
qui ,  anéantissant  le  mérite  de  la  vertu ,  et  n'ad- 
mettant parmi  les  hommes  que  des  appareii- 
-ces ,  égalent  le  bien  et  le  mal  ;  ces  maximes  qui, 
avilissant  la  gloire  comme  la  plus  insensée  des 
vanités,  justifient  l'intérêt  et  la  bassesse,  et  une 
brutale  indolence. 

Des  principes  si  corrompus  entraînent  infailli- 
blement la  ruine  des  plus  grands  empires.  Car, 
si  l'on  y  tait  attention ,  qui  peut  rendre  un  peuple 
puissant,  si  ce  n'est  l'amour  de  la  gloire?  Qui  peut 
le  rendre  heureux  et  redoutable ,  sinon  la  vertu? 
L'esprit,  l'intérêt,  la  finesse,  n'ont  jamais  tenu  lieu 
de  ces  nobles  motifs.  Quel  peuple  plus  ingénieux 
et  plus  raffiné  que  les  Grecs  dans  l'esclavage  % 

■'  Sans  doute  les  sciences  sont  encore  imparfaites  ;  mais  cela 
u'empéche  point  qu'elles  n'aient  fait  des  progrès  marqués , 
même  à  ne  dater  que  depuis  Descartes  et  Newton ,  sans  ou- 
blier Leibnitz ,  qui  n'a  pas  moins  contribué  qu'eux  à  perfec- 
tionner les  sciences  exactes.  Les  BernouUi,  Euler,  d'Alem- 
bert ,  Clairaut ,  Lagrange ,  et  d'autres  encore,  ont  reculé  les 
bornes  de  nos  connaissances  en  ce  genre ,  et  l'Europe  abonde 
en  ce  moment  de  mathématicieos  distingués.  Or  les  mathé- 
matiques apprennent  à  raisonner  juste,  et  rien  n'est  si  utile 
en  morale.  Condillac  a  fait  voir  l'utilité  de  la  méthode  des 
géomètres  dans  les  sciences  auxquelles  elle  parait  le  moins 
susceptible  d'être  appliquée ,  et  l'exact  et  profond  Vauvenar- 
«ues  aurait  cédé  à  la  justesse  et  à  la  dialectique  savante  du 
plus  habile  de  nos  métaphysiciens.  F. 

^  Sous  l'empire  d'Alexis  Comnène,  les  Grecs  ne  se  conten- 
taient pas  du  titre  di' Auguste  ou  de  Sebastos,  que  les  Romains 
donnaient  aux  empereurs.  Ils  doublaient  ce  superlatif  au 
moyen  du  titre  de  Pan  hyper  Sebastos,  qui  signifie  ce  qu'il  y 
a  de  phis  auguste  au  monde.  Voyez  la  Cfironique  de  Carion, 


et  quel  autre  plus  malheureux  ?  Quel  peuple  plus 
raisonneur  'et  en  un  sens  plus  éclairé  que  les 
Romains?  et  dans  la  décadence  de  l'empire,  quel 
autre  plus  avili? 

Ce  n'est  donc  ni  par  l'intérêt,  ni  par  la  licence 
des  opinions  ou  l'esprit  de  raisonnement,  que 
les  États  fleurissent  et  se  maintiennent ,  mais  par 
les  qualités  mêmes  que  nous  méprisons ,  par  l'es- 
time de  la  vertu  et  de  la  gloire.  Ne  serait-il  pas 
bien  étrange  qu'un  peuple  frivole,  bassement 
partagé  entre  l'intérêt  et  les  plaisirs ,  fiit  capable 
de  grandes  choses  ?  Et  si  ce  même  peuple  mépri- 
sait la  gloire,  s'en  rendrait-il  digne? 

Qu'il  me  soit  permis  d'appliquer  ces  réflexions. 
On  ne  saurait  nier  que  la  paresse ,  l'intérêt ,  la 
dissipation ,  ne  soient  ce  qui  domine  parmi  nous; 
et  à  l'égard  des  opinions  qui  favorisent  ces  pen- 
chants honteux,  je  m'en  rapporte  à  ceux  qui  con- 
naissent le  monde  et  qui  ont  de  la  bonne  foi  : 
qu'ils  disent  si  c'est  faussement  que  je  les  attri- 
bue à  notre  siècle.  En  vérité ,  il  est  difficile  de 
le  justifier  à  cet  égard.  Jamais  le  mépris  de  la 
gloire  et  la  bassesse  ne  se  sont  produits  avec 
tant  d'audace.  Jusqu'à  ceux  qui  se  piquent  de 
bien  danser,  et  qui  attachent  ainsi  l'honneur 
aux  choses  les  moins  honorables,  traitent  toutes 
les  grandes  de  folies ,  et  persuadés  que  l'amour  de 
la  gloire  est  au-dessus  d'eux,  ils  sont  le  jouet  ri- 
dicule de  leur  vanité. 

Mais  faut-il  s'étonner  qu'on  dégrade  la  gloire, 
si  on  nie  jusqu'à  la  vertu?  Il  n'est  guère  possible 
de  rendre  raison  d'une  erreur  aussi  insensée;  j'a- 
voue que  j'ai  peine  à  comprendre  sur  quoi  elle  a 
pu  se  fonder. 

liv.  IV.  Encore  aujourd'hui ,  pendant  que  les  Romains  réser- 
vent pour  le  pape  seul  le  titre  de  votre  sainteté,  les  Grecs 
prodiguent  cette  dénomination  aux  moindres  prêtres ,  et  le 
patriarche  de  Constantinople  est  la  toute  sainteté.  On  voit  à 
quel  degré  est  parvenue  la  bassesse  de  ces  Grecs  si  tiers  au- 
trefois. F. 

*  On  peut  citer  Sénèque  dissertant  si  ingénieusement  sur  la 
philosophie,  et  se  chargeant  d'excuser  Néron,  qui  vient  d'as- 
sassiner sa  mère.  F. 


DISCOURS  SLR  L'IINÉGALITÉ  DES  RICHESSES. 


565 


DISCOURS 

8UR  L'INÉGALITÉ  DES  RICHESSES. 

AVIS  DE  L'ÉDITEUR  DE  1797. 

Ou  n'a  pas  encore  oublié  qu'il  y  avait  à  Paris  une  Acadé- 
mie Française  érigée  en  compagnie  par  Louis  XIII  en  1635. 
Balzac  fut  un  de  ses  premiers  membres ,  et  à  sa  mort ,  arrivée 
en  1554,  il  laissa  deux  mille  francs  de  fonds  pour  un  prix 
d'éloquence  qui  était  donné  tous  les  ans  le  jour  de  la  fête  de 
saint  Louis.  Le  sujet  du  concours  était  donné  par  l'Acadé- 
mie. Celui  qui  excita  l'émulation  de  Vauvenargues  avait  été 
proposé  en  ces  termes  : 

<c  La  sagesse  de  Dieu  dans  la  distribution  inégale  des  ri- 
chesses, suivant  ces  paroles  :  Dives  et  pauper  ohviaverunt 
sibi;  utriusque operator  est  Dominus.  (Proverb.  XXII,  2.)  Le 
pauvre  et  le  riche  se  sont  rencontrés  :  le  Seigneur  a  fait  l'un 
«t  l'autre.  » 


Il  serait  difficile  de  donner  un  sujet  plus  digne 
de  notre  attention  que  celui  qu'on  nous  propose, 
puisqu'il  est  question  de  confondre  le  prétexte  le 
plus  ancien  de  l'impiété ,  par  la  sagesse  même  de 
la  Providence  dans  la  distribution  inégale  des 
richesses, qui  fait  leur  scandale.  Il  faut,  en  son- 
dant le  secret  de  ces  redoutables  conseils  qui  font 
la  destinée  de  tous  les  peuples,  ouvrir  en  même 
temps  aux  yeux  du  genre  humain  le  spectacle  de 
l'univers  sous  la  main  de  Dieu.  Un  sujet  si  vaste 
embrasse  toutes  les  conditions  et  tous  les  hom- 
mes. Rois,  sujets ,  étrangers ,  barbares,  savants, 
ignorants,  tous  y  ont  un  égal  intérêt.  Nul  ne  peut 
s'affranchir  du  joug  de  celui  qui ,  du  haut  des 
cieux ,  commande  à  tous  les  peuples  de  la  terre, 
et  tient  sous  sa  loi  les  empires ,  les  hasards ,  les 
tombeaux,  la  gloire,  la  vie  et  la  mort. 

La  matière  est  trop  importante  pour  n'avoir 
pas  été  souvent  traitée.  Les  plus  grands  hommes 
se  sont  attachés  à  la  mettre  dans  un  beau  jour, 
et  rien  ne  leur  est  échappé  ;  mais  parce  que  nous 
oublions  très-promptement  jusqu'aux  choses  qu'il 
nous  importe  le  plus  de  retenir,  il  ne  sera  pas 
inutile  de  remettre  devant  nos  yeux  une  vérité 
si  sublime,  et  si  outragée  de  nos  jours.  Si  nous 
n'employons  pour  la  défendre  ni  de  nouveaux 
raisonnements ,  ni  de  nouveaux  tours ,  que  per- 
sonne n'en  soit  surpris.  Qu'on  sache  que  la  vérité 
est  une,  qu'elle  est  immuable,  qu'elle  est  éter- 
nelle. Belle  de  sa  propre  beauté ,  riche  dans  son 
fonds,  invincible,  elle  peut  se  montrer  toujours 
la  même,  sans  perdre  sa  force  ou  sa  grâce ,  parce 
(jirelle  ne  peut  vieillir  ni  s'affaiblir,  et  que  n'ayant 
l)as;  ris  sou  être  dans  les  fantômes  de  notre  ima- 


gination, elle  rejette  ses  faux  ornements.  Que 
ceux  qui  prostituent  leur  voix  au  mensonge ,  s'ef- 
forcent de  couvrir  la  faiblesse  de  leurs  inventions 
par  les  illusions  agréables  de  la  nouveauté;  qu'ils 
se  répandent  inutilement  en  vains  discours,  puis- 
qu'ils n'ont  pour  but  que  de  plaire  et  d'amuser 
les  oreilles  curieuses.  Lorsqu'il  est  question  de 
persuader  la  vérité ,  tout  ce  qui  est  recherché  est 
vain ,  tout  ce  qui  n'est  pas  nécessaire  est  superflu; 
tout  ce  qui  est  pour  l'auteur,  distrait ,  charge  la 
mémoire ,  dégoûte.  En  suivant  de  tout  mon  pou- 
voir ces  gTands  principes ,  j'espère  démontrer  err 
peu  de  mots  combien  nos  murmures  envers  la 
Providence  sont  injustes ,  combien  même  elle  est 
juste  malgré  nos  murmures. 

Et  premièrement ,  que  ceux  qui  se  plaignent  de 
l'inégalité  des  conditions,  en  reconnaissent  la  né- 
cessité indispensable.  Inutilement  les  anciens  lé- 
gislateurs ont  tâché  de  les  rapprocher  :  les  lois  ne 
sauraient  empêcher  que  le  génie  s'élève  au-dessus 
de  l'incapacité,  l'activité  au-dessus  de  la  paresse, 
la  prudence  au-dessus  de  la  témérité.  Tous  les 
tempéraments  qu'on  a  employés  à  cet  égard  ont 
été  vains;  l'art  ne  peut  égaler  '  les  hommes  mal- 
gré la  nature.  Si  l'on  trouve  quelque  apparence, 
dans  l'histoire ,  de  cette  égalité  imaginaire ,  c'est 
parmi  des  peuples  sauvages  qui  vivaient  sans  lois 
et  sans  maîtres,  ne  connaissaient  d'autre  droit 
que  la  force,  d'autres  dieux   que   l'impunité; 
monstres  qui  erraient  dans  les  bois  avec  les  ours, 
et  se  détruisaient  les  uns  les  autres  par  d'affreux 
carnages  ;  égaux  par  le  crime ,  par  la  pauvreté, 
par  l'ignorance ,  par  la  cruauté;  nul  appui  parmi 
eux  pour  l'innocence ,  nulle  récompense  pour  la 
vertu,  nul  frein  pour  l'audace;  l'art  du  labourage 
négligé  ou  ignoré  par  ces  barbares,  qui  ne  sub- 
sistaient que  de  rapines ,  accoutumés  à  une  vie  oi- 
sive et  vagabonde  ;  la  terre  stérile  pour  ses  ha- 
bitants ;  la  raison  impuissante  et  inutile  :  tel  était 
l'état  de  ces  peuples ,  opprobre  de  l'humanité  ; 
telles  étaient  leurs  coutumes  impies.  Pressés  par 
l'indigence  la  plus  rigoureuse ,  dès  qu'ils  sentirent 
la  nécessité  d'une  juste  dépendance ,  cette  égalité 
primitive  qui  n'était  fondée  que  sur  leur  pauvreté 
et  leur  oisiveté  commune ,  disparut.  Mais  voici 
ce  qui  la  suivit  :  le  sage  et  le  laborieux  eurent 
l'abondance  pour  prix  du  travail  ;  la  gloire  de- 
vint le  fruit  de  la  vertu;  la  misère  et  la  dépen- 
dance, la  peine  de  l'oisiveté  et  de  la  mollesse. 
Les  hommes  s'élevant  les  uns  au-dessus  des  au 

1  L'art  ne  peut  égaler  tes  hommes  malgré  ta  fiatiire  ,  r<>ur 
égathei-.  VauvonargUfS  fomb<'  souvonl  danscoltr  fanl<>;  ivui» 
nr  cntyons  pas  devoir  i.i  relrv«>r  <l;ins  la  siiilo.  \\. 


VAIIVENARGIIES. 


très ,  selon  leur  génie ,  l'inégalité  des  fortunes 
s'introduisit  sur  de  justes  fondements.  La  subor- 
dination qu'elle  établit  parmi  les  hommes  resserra 
leurs  limites  mutuelles,  et  servit  à  maintenir 
l'ordre.  Alors  celui  qui  avait  les  richesses  en 
partage  mit  en  œuvre  l'activité  et  l'industrie.  Dans 
le  temps  que  le  laboureur,  né  sous  les  cabanes, 
fertilisait  la  terre  par  ses  soins,  le  philosophe  ', 
que  la  nature  avait  doué  de  plus  d'intelligence , 
se  donna  librement  aux  sciences  ou  à  l'étude  de 
la  politique.  Tous  les  arts  cultivés  fleurirent  sur 
la  terre.  Les  divers  talents  s'entr'aidèrent ,  et  la 
vérité  de  ces  paroles  de  mon  texte  se  manifesta  : 
Dives  et  2)auper  obviaverunt  sibi  f  le  pauvre  et 
le  riche  se  sont  rencontrés  :  utriusque  operator 
est  Bominusy  le  Seigneur  a  fait  l'un  et  l'autre. 
C'est  lui  qui  a  ordonné  les  conditions,  et  les  a  subor- 
données avec  sagesse ,  afin  qu'elles  se  servissent 
pour  ainsi  dire  de  contre-poids  et  entretinssent 
l'équilibre  siu*  la  terre.  Et  ne  croyez  pas  que  sa 
justice  ait  mis  dans  cette  inégalité  de  fortunes  une 
inégalité  réelle  de  bonheur  :  comme  il  n'a  pas 
créé  les  hommes  pour  la  terre,  mais  pour  une 
fin  sans  comparaison  plus  élevée ,  il  attache  aux 
plus  éminentes  conditions  et  plus  heureuses  en 
apparence,  de  secrets  ennuis.  Il  n'a  pas  voulu  que 
la  tranquillité  de  l'âme  dépendît  du  hasard  de  la 
naissance  ;  il  a  fait  en  sorte  que  le  cœur  de  la 
plupart  des  hommes  se  formât  sur  leur  condition. 
Le  laboureur  a  trouvé  dans  le  travail  de  ses  mains 
la  paix  et  la  satiété^ ,  qui  fuient  l'orgueil  des 
grands.  Ceux-ci  n'ont  pas  moins  de  désirs  que 
les  hommes  les  plus  abjects  ;  ils  ont  donc  autant 
de  besoins. 

Une  erreur  sans  doute  bien  grossière,  c'est 
de  croire  que  l'oisiveté  puisse  rendre  les  hommes 
plus  heureux.  La  santé ,  la  vigueur  d'esprit,  la 
paix  du  cœur,  sont  le  fruit  touchant  du  tra- 
vail. Il  n'y  a  qu'une  vie  laborieuse  qui  puisse 
amortir  les  passions ,  dont  le  joug  est  si  rigou- 
reux; c'est  elle  qui  retient  sous  les  cabanes  le 
sommeil,  fugitif  des  riches  palais.  La  pauvreté, 
contre  laquelle  nous  sommes  si  prévenus,  n'est 

*  Ce  litre,  qui  siçniiie  amateur  de  la  sagesse,  fut  adopté 
par  Pythagore,  qui  le  préféra  par  ipodestie  à  celui  de  sage. 
Il  a  tellement  été  prostitué  depuis ,  que  plusieurs  écrivains  le 
regardent  comme  une  injure ,  quoique  d'autres  s'en  glorifient 
encore;  et  il  faut  convenir  que  ces  derniers  ont  l'avantage  de 
prendre  ce  mot  dans  son  acception  naturelle.  F. 

^  Il  faut  satiété  et  non  société,  comme  on  le  lit  dans  toutes 
les  éditions  publiées  avant  la  nôtre  de  I82I.  Le  mol  société  se- 
rait ici  absolument  inintelligible.  Nous  avons  pour  cette  cor- 
rection l'autorité  de  Vau\enargues  lui-même  dans  son  ma- 
nuscrit. B. 

^  Les  plus  ahjrcts    II  fatulrail  de  Véfat  le  plus  abject.  B. 


pas  telle  que  nous  pensons  :  elle  rend  les  hommes 
plus  tempérants,  plus  laborieux,  plus  modestes; 
elle  les  maintient  dans  l'innocence,  sans  laquelle 
il  n'y  a  ni  repos  ni  bonheur  réel  sur  la  terre. 
Qu'envions-nous  dans  la  condition  des  riches? 
Obérés  eux-mêmes  dans  l'abondance  par  leur 
luxe  et  leur  faste  immodérés,  exténués  à  la  fleur 
de  leur  âge  par  leurs  débauches  criminelles, 
consumés  par  l'ambition  et  la  jalousie  à  mesure 
qu'ils  sont  plus  élevés,  victimes  orgueilleuses 
de  la  vanité  et  de  l'intempérance;  encore  une 
fois,  peuple  aveugle,  que  leur  pouvons-nous 
envier?  Considérons  de  loin  la  cour  des  princes , 
où  la  vanité  humaine  étale  avec  éclat  ce  qu'elle 
a  de  plus  spécieux.  Là,  nous  trouverons  plus 
qu'ailleurs  la  bassesse  et  la  servitude  sous  l'ap- 
parence de  la  grandeur  et  de  la  gloire ,  l'indi- 
gence sous  le  nom  de  la  fortune,  l'opprobre 
sous  l'éclat  du  rang  :  là,  nous  verrons  la  nature 
étouffée  par  l'ambition ,  les  mères  détachées  de 
leurs  enfants  par  l'amour  effréné  du  monde, 
les  enfants  attendant  avec  impatience  la  mort 
de  leurs  pères,  les  frères  opposés  aux  frères, 
l'ami  à  l'ami  :  là,  l'intérêt  sordide  et  la  dissipa- 
tion, au  lieu  des  plaisirs;  le  dépit,  la  haine,  la 
honte ,  la  vengeance  et  le  désespoir,  sous  le  faux 
dehors  du  bonheur.  Où  règne  si  impérieuse- 
ment le  vice,  on  ne  saurait  trop  le  redire,  ne 
croyons  pas  que  la  tranquillité  d'esprit  et  le 
plaisir  puissent  habiter.  Je  ne  vous  parle  pas 
des  peines  infinies  qui  suivront  si  promptement, 
et  sans  être  attendues ,  ces  maux  passagers.  Je 
ne  relève  pas  l'obligation  du  riche  envers  le 
pauvre ,  auquel  il  est  comptable  de  ces  biens 
immenses  qui  ne  peuvent  assouvir  sa  cupidité 
insatiable.  La  nécessité  inviolable  de  l'aumône 
égale  le  pauvre  et  le  riche.  Si  celui-ci  n'est  que 
le  dispensateur  de  ses  trésors,  comme  on  ne 
saurait  en  douter,  quelle  condition!  S'il  en  est 
l'usurpateur  infidèle ,  quel  odieux  titre  !  Je  sais 
que  la  plupart  des  riches  ne  balancent  pas  dans 
ce  choix  ;  mais  je  sais  aussi  les  supplices  réser- 
vés à  leurs  attentats.  S'ils  s'étourdissent  sur  ces 
châtiments  inévitables,  jjouvons-nous  compte! 
pour  un  bien  ce  qui  met  le  comble  à  leurs 
maux?  S'il  leur  reste,  au  contraire,  quelque 
sentiment  d'humanité,  de  combien  de  remords, 
de  craintes,  de  troubles  secrets,  ne  seront-ils 
pas  travaillés!  En  un  mot,  quel   sort  est   le 
leur ,  si  non-seulement  leurs  plaisirs  rencontrent 
un  juge  inflexible ,  mais  leurs  douleurs  mêmes  ! 
Passons  sur  ces  tristes  objets,  si  souvent  et  si 
vainement  présentés  à  nos  faibles  yeux.  Le  lieu 


DISCOURS  SUR  L'INÉGALITÉ  DES  RICHESSES. 


567 


et  le  temps  où  je  parle  ne  permettent  peut-être 
pas  dinsister  sur  ces  vérités.  Toutefois  il  ne 
peut  nous  dispenser  de  traiter  chrétiennement 
un  sujet  chrétien;  et  quiconque  n'aperçoit  pas 
cette  nécessité  inévitable ,  ne  connaît  pas  même 
les  règles  de  la  vraie  éloquence.  Pénétré  de 
cette  pensée ,  je  reprends  ce  qui  fait  l'objet  et 
le  fonds  de  tout  ce  discours. 

Nous  avons  reconnu  la  sagesse  de  Dieu  dans 
la  distribution  inégale  des  richesses,  qui  fait  le 
scandale  des  faibles  ;  l'impuissance  de  la  fortune 
pour  le  vrai  bonheur  s'est  offerte  de  tous  côtés , 
et  nous  l'avons  suivie  jusqu'au  pied  du  trône' . 
Élevons  maintenant  nos  vues  ;  observons  la  vie 
de  ces  princes  mêmes  qui  excitent  la  cupidité 
et  l'envie  du  reste  des  hommes.  Nous  adorons 
leur  grandeur  et  leur  opulence;  mais  j'ai  vu 
l'indigence  sur  le  trône  *,  telle  que  les  cœurs  les 
plus  durs  en  auraient  été  attendris  :  il  ne  m'ap- 
partient pas  d'expliquer  ce  discours;  nous  de- 
vons au  moins  ce  respect  à  ceux  qui  sont  l'i- 
mage de  Dieu  sur  la  terre.  Aussi  n'avons-nous 
pas  besoin  de  recourir  à  ces  paradoxes  que  le 
peuple  ne  peut  comprendre;  les  peines  de  la 
royauté  sont  d'ailleurs  assez  manifestes.  Un 
homme  obligé  par  état  à  faire  le  bonheur  des 
autres  hommes ,  à  les  rendre  bons  et  soumis ,  à 
maintenir  en  même  temps  la  gloire  et  la  tran- 
quillité de  la  nation  ;  lorsque  les  calamités  in- 
séparables de  la  guerre  accablent  ses  peuples  ; 
qu'il  voit  ses  États  attaqués  par  un  ennemi  re- 
doutable ;  que  les  ressources  épuisées  ne  laissent 
pas  même  la  consolation  de  l'espérance,  ô  peines 
sans  bornes  !  quelle  main  séchera  les  larmes  d'un 
bon  prince  dans  ces  circonstances  ?  S'il  est  tou- 
ché, comme  il  doit  l'être ,  de  tels  maux ,  quel  ac- 
cablement !  s'il  y  est  insensible ,  quelle  indigiîité  ! 
Quelle  honte,  si  une  condition  si  élevée  ne  lui 
inspire  pas  la  vertu!  Quelle  misère,  si  la  vertu 
ne  peut  le  rendre  plus  heureux  !  Tout  ce  qui  a 
de  l'éclat  au  dehors  éblouit  notre  vanité.  Nous 
idolâtrons  en  secret  tout  ce  qui  s'offre  sous  les 
apparences  de  la  gloire.  Aveugles  que  nous 


*  Si  Vauvenargues  voyait  Louis  XV  malheureux  dans  la 
partie  la  plus  brillante  du  règne  de  ce  prince ,  alors  jeune  et 
victorieux ,  quel  poids  n'auraient  point  ajouté  à  ses  raisonne- 
ments les  malheurs  du  successeur  de  Louis  XV,  de  l'infor- 
tuné Louis  XVI,  périssant  sur  l'échafaudl  F. 

*  L'auteur  parle  vraisemblablement  de  Stanislas  Leczinski, 
roi  de  Pologne ,  dont  il  avait  vu  la  cour  à  Nancy.  Il  avait  pu 
voir  aussi  la  famille  du  roi  Jac(|ii('s ,  réduiliî  à  une  extrême 
indigence,  après  la  rcvolulion  qui  dépouilla  ce  prince  du 
trône  d'Angleterre.  On  connaît  l'histoire  de  Charles  le  Gros, 
'|ui,  après  avoir  réuni  sur  sa  lèlc  toutes  les  couronnes  de 
Charlemagne,  mourut  de  misère  et  de  chagrin  Tnii  «««.  F. 


sommes,  l'expérience  et  la  raison  devraient 
bien  nous  dessiller  les  yeux.  Mêmes  infirmités, 
mêmes  faiblesses,  même  fragilité,  se  font  re- 
marquer dans  tous  les  états  ;  même  sujétion  à  la 
mort,  qui  met  un  terme  si  court  et  si  redoutable 
aux  grandeurs  humaines.  Un  prince  s'était  élevé 
jusqu'au  premier  trône  du  monde  par  la  pro- 
tection d'un  roi  puissant'.  L'Europe ,  jalouse  de 
la  gloire  de  son  bienfaiteur,  formait  des  com- 
plots contre  lui.  Tous  les  peuples  prêtaient  l'o- 
reille et  attendaient  les  circonstances  pour 
prendre  parti.  Déjà  la  meilleure  partie  de  l'Eu- 
rope était  en  armes,  ses  plus  belles  provinces 
ravagées  ;  la  mort  avait  détruit  en  un  moment 
les  armées  les  plus  redoutables;  triomphantes 
sous  leurs  ruines,  elles  renaissaient  de  leurs 
cendres;  de  nouveaux  soldats  se  rangeaient  en 
foule  sous  nos  drapeaux  victorieux;  nous  atten- 
dions tout  de  leur  nombre,  de  leur  chef*  et  de 
leur  courage.  Espérance  fallacieuse!  Ce  spec- 
tacle nous  imposait.  Celui  pour  qui  nous  avions 
entrepris  de  si  grandes  choses  touchait  à  son 
terme;  la  mort  invisible  assiégeait  son  trône; 
la  terre  l'appelle  à  son  centre.  Il  descend  aux 
sombres  demeures  où  la  mort  égale  à  jamais  le 
pauvre  et  le  riche,  le  faible  et  le  fort,  le  pru- 


dent et  le  téméraire.  Ses  braves  soldats. 


qui 


avaient  perdu  le  jour  sous  ses  enseignes,  l'en- 
vironnent saisis  de  crainte  :  0  sage  empereur ^ 
est-ce  vous?  Nous  avons  combatiu  jusqu'au 
dernier  soupir  pour  votre  gloire.  Nous  aurions 
donné  mille  vies  pour  rendre  vos  Joîirs  plus 
tranquilles.  Quoi!  sitôt  vous  nous  rejoignez/ 
quoi!  la  mort  a  osé  interrompre  vos  vastes  des- 


'■  On  voit  que  l'aufeur  parle  ici  de  Charles-Albert,  électeur 
de  Bavière,  couronné  empereur  à  Francfort,  le  24  janvier  1742, 
par  le  secours  des  armes  de  Louis  XV,  sous  le  nom  de  Char- 
les VII.  Accablé  d'infirmités  et  dénué  de  ressources  personnel- 
les ,  il  fut  bientôt  dépouillé  de  ce  qu'il  avait  conquis ,  et  ce  ne 
fut  que  par  le  secours  du  roi  de  Prusse  qu'il  put  rentrer  dans 
ses  États  héréditaires,  à  Munich,  où  ib mourut  le  20  janvier 
1745 ,  dans  la  quarante-huitième  année  de  son  âge.  On  trouva, 
dit-on,  ses  poumons,  son  foie  et  son  estomac  gangrenés,  des 
pierres  dans  ses  reins ,  et  un  polype  dans  son  cœur.  F. 

^  Au  mois  de  janvier  1745,  pendant  lequel  mourut  Char- 
les VII ,  un  traité  (ViDiion  fut  conclu  à  Varsovie  entre  la  niiie 
de  Hongrie ,  le  roi  d'Angleterre  etda  Hollande.  L'ambassadeur 
des  États-Généraux  ayant  rencontré  le  maréchal  de  Saxe 
dans  la  galerie  de  Versailles,  lui  demanda  ce  (ju'il  pensait  de 
ce  traité.  Je  pense ,  répondit  ce  général,  que  xi  le  roi  mon 
maître  veut  me  donner  carte  blanclu!,  j'irai  lire  à  fa  Haye 
l'original  du  traité  avant  la  fln  de  Vannée.  Celte  réponse 
n'était  pas  une  rodomontade  :  le  maréchal  de  Sax(^  le  prouva 
en  gagnai\t  la  balaiilc  de  Fontenoy,  le  H  mai  I74r),  peu  (l>i 
temps  après  l'ouverture  de  la  campagne.  Mais  Charles  Vil , 
pour  qtù  l'on  combattait,  était  déjà  mort.  Cependant  la  paix 
ne  fut  conclue  «jue  plus  de  trois  ans  après  celte  mort,  le  i  < 
octobre  174»*.  F. 


568 


VAIJVEINARGIIKS. 


seins.  Ah  !  c'est  maintenant  que  le  sens  des  pa- 
roles de  mon  texte  achève  de  se  découvrir.  Le 
pauvre  et  le  riche  se  sont  rencontrés,  le  sujet 
et  le  souverain;  mais  ces  distinctions  de  sou- 
verain et  de  sujet  avaient  disparu ,  et  ce  n'é- 
tait' plus  que  des  noms.  0  néant  des  grandeurs 
humaines  !  ô  fragilité  de  la  vie  !  Sont-ce  là  les 
vains  avantages  sur  lesquels ,  toujours  préve- 
nus, nous  nous  consumons  de  travaux^?  Sont- 
ce  \h  les  objets  de  nos  empressements ,  de  nos 
jalousies ,  de  nos  murmures  audacieux  contre  la 
Providence?  Dès  que  nos  désirs  injustes  trou-  ! 
vent  des  obstacles ,  dès  que  notre  ambition  in- 
satiable n'est  pas  assouvie;  dès  que  nous  souf- 
frons  quelque  chose  par  les  maladies,  juste 
suite  de  nos  excès;  dès  que  nos  espérances  ri- 
dicules sont  trompées;  dès  que  notre  orgueil 
est  blessé,  nous  osons  accuser   de  tous   ces 
maux,  vrais  ou  imaginaires,  cette  Providence 
adorable  de  qui  nous  tenons  tous  nos  biens. 
Que  dis-je,  accuser?  Combien  d'hommes,  par 
un  aveuglement  qui  fait  horreur,  portent  l'im- 
piété et  l'audace  jusqu'à  nier  son  existence!  La 
terre  et  les  cieux  la  confessent;  l'univers  en 
porte  partout  l'auguste  marque.  Mais  ces  ca- 
ractères,  ces  grands  témoignages  ne  peuvent 
toucher  leur  esprit.  Inutilement  retentit  à  leurs 
oreilles  la  merveille  des  œuvres  de  Dieu  :  l'or- 
dre permanent  des   saisons,  principe   fécond 
des  richesses  qu'enfante  la  terre  ;  les  nuits  suc- 
cédant régulièrement  aux  jours,  pour  inviter 
l'homme  au  repos;  les  astres  parcourant  les 
cieux  dans  un  effroyable  silence ,  sans  s'embar- 
rasser dans  leur  cours;  tant  de  corps  si  puis- 
sants et  si  impétueux  enchaînés  sous  la  même 
loi  ;  l'univers  éternellement  assujetti  à  la  même 
règle  ;  ce  spectacle  échappe  à  leurs  yeux  ma- 
lades et  préoccupés.  Aussi  n'est-ce  pas  par  sa 
pompe  que  je  combattrai  leurs  erreurs  :  je  veux 
les  convaincre  par  ce  qui  se  passe  sur  cette 
même  terre  qui  enchante  leurs  sens,  où  se  bor- 
nent toutes  leurs  pensées  et  tous  leurs  désirs.  Je 
leur  présenterai  les  merveilles  sensibles  qu'ils 
idolâtrent;  tous  les  hommes,  tous   les  états, 
tous  les  arts  enchaînés  les  uns  aux  autres ,  et 
concourant  également  au  maintien  de  la  so- 
ciété ;  la  justice  manifeste  de  Dieu  dans  sa  con- 
duite impénétrable;  le  pauvre  soulagé,  sans  le 
savoir ,  par  la  privation  des  biens  mêmes  qu'il 


'  La  première  édition  dit  étaient.  B. 

^Sont-cc  là  les  vains  avantages,  etc.  Cette  phrase  est  in- 
correcte. 11  faut  pour  lesquels,  ou  tourner  la  phrase  autre- 
ni«''nt.  S. 


regrette;  le  riche  agité,  traversé,  désespéré 
dans  la  possession  des  trésors  qu'il  accumule, 
puni  de  son  orgueil  par  son  orgueil ,  châtié  du 
mauvais  usage  des  richesses  par  l'abus  même 
qu'il  en  ose  faire;  le  pauvre  et  le  riche  égale- 
ment mécontents  de  leur  état,  et  par  consé- 
quent également  injustes  et  aveugles,  car  ils 
portent  envie  l'un  à  l'autre  *  et  se  croient  réci- 
proquement heureux  ;  le  pauvre  et  le  riche  for- 
cés par  leur  propre  condition  de  s'entr'aider , 
malgré  ïa  jalousie  des  uns  et  l'orgueil  injurieux 
des  autres;  le  pauvre  et  le  riche  égalés  enfin 
par  la  mort  et  par  les  jugements  de  Dieu. 

S'il  est  des  misères  sur  la  terre  qui  méritent 
d'être  exceptées,  parce  qu'elles  paraissent  sans 
compensation,  prouvent  -  elles  l'injustice  de  la 
Providence,  qui  donne  si  libéralement  aux  riches 
les  moyens  de  les  soulager,  ou  l'endurcissement 
de  ceux-là  mêmes  qui  s'en  font  un  titre  contre 
elle?  Grands  du  monde  1  quel  est  ce  luxe  qui 
vous  suit  et  vous  environne  ?  quelle  est  cette  somp- 
tuosité qui  règne  dans  vos  bâtiments  et  dans  vos 
repas  licencieux?  Quelle  profusion!  quelle  au- 
dace! quel  faste  insensé!  Cependant  le  pauvre, 
affamé,  nu,  malade,  accablé  d'injures,  repose 
à  la  porte  des  temples  où  veille  le  Dieu  des  ven- 
geances. Cet  homme ,  qui  a  une  âme  comme  vous, 
qui  a  un  même  Dieu  avec  vous,  même  culte, 
même  patrie ,  et  sans  doute  plus  de  vertu ,  il  lan- 
guit à  vos  yeux ,  couvert  d'opprobres  ;  la  douleur 
et  la  faim  intolérable  abrègent  ses  jours;  les 
maux  qui  l'ont  environné  dès  son  enfance,  le 
précipitent  au  tombeau  à  la  fleur  de  sa  vie.  O 
douleur  I  ô  ignominie  !  ô  renversement  de  la  na- 
ture corrompue  !  Rejetterons-nous  sur  la  Provi- 
dence ces  scandales  que  nous  sommes  inutilement 
chargés  de  réparer,  et  que  la  Providence  venge  si 
rigoureusement  après  la  vie!  Conclurions-nous 
donc  autrement ,  si  de  tels  désordres  étaient  sans 
vengeance,  si  les  moyens  de  les  prévenir  nous 
avaient  été  refusés,  si  l'obligation  de  le  faire 
était  moins  manifeste  et  moins  expresse  ? 

Violateurs  de  la  loi  de  Dieu ,  ravisseurs  du 
dépôt  qui  nous  est  confié,  nous  ne  nous  conten- 
tons pas  de  nous  livrer  à  notre  dureté,  à  notre 
cupidité,  à  notre  avarice  :  nous  voulons  encore 
que  Dieu  soit  l'auteur  de  ces  excès  ;  et  quand  on 
nous  fait  voir  qu'il  ne  peut  l'être,  parce  que  cela 
détruirait  sa  perfection,  aveuglés  par  ce  qui  de- 
vrait nous  éclairer,  encouragés  par  ce  qui  devrait 
nous  confondre,  enhardis  peut-être  par  l'impunité 

i  Car  ils  portent  envie  Vun  à  Vautre.  Il  faut  ils  se  portent 
envie  l'un  à  Vautre.  S. 


DISCOURS  SUR  L'IINÉGALITÉ  DES  RICHESSES. 


569 


de  nos  désordres ,  nous  concluons  que  cet  Être  su- 
prême ne  se  mêle  donc  pas  de  la  conduite  de  l'u- 
nivers ,  et  qu'il  a  abandonné  le  genre  humain  à  ses 
caprices.  Ah!  s'il  était  vrai,  si  les  hommes  ne  dé- 
pendaient plus  que  d'eux-mêmes,  s'il  n'y  avait  pas 
des  récompenses  pour  les  bons  et  des  châtiments 
pour  le  crime,  si  tout  se  bornait  à  la  terre,  quelle 
condition  lamentable  !  où  serait  la  consolation  du 
pauvre ,  qui  voit  ses  enfants  dans  les  pleurs  au- 
tour de  lui ,  et  ne  peut  suffire  par  un  travail  con- 
tinuel à  leurs  besoins ,  ni  fléchir  la  fortune  inexo- 
ral)le?  Quelle  main  calmerait  le  cœur  du  riche, 
agité  de  remords  et  d'inquiétudes ,  confondu  dans 
ses  vains  projets  et  dans  ses  espérances  auda- 
cieuses !  Dans  tous  les  états  de  la  vie,  s'il  nous 
fallait  attendre  nos  consolations  des  hommes, 
dont  les  meilleurs  sont  si  changeants  et  si  frivoles, 
si  sujets  à  négliger  leurs  amis  dans  la  calamité, 
ô  triste  abandon  !  Dieu  clément  !  Dieu  vengeur 
des  faibles  !  je  ne  suis  ni  ce  pauvre  délaissé  qui 
languit  sans  secours  humain ,  ni  ce  riche  que  la 
possession  même  des  richesses  trouble  et  embar- 
rasse ;  né  dans  la  médiocrité ,  dont  les  voies  ne 
sont  pas  peut-être  moins  rudes ,  accablé  d'afflic- 
tions dans  la  force  de  mon  âge,  ô  mon  Dieu  !  si 
vous  n'étiez  pas ,  ou  si  vous  n'étiez  pas  pour  moi  ; 
seule  et  délaissée  dans  ses  maux ,  où  mon  âme 
espérerait-elle?  Serait-ce  à  la  vie,  qui  m'échappe 
et  me  mène  vers  le  tombeau  par  les  détresses  ? 
Serait-ce  à  la  mort,  qui  anéantirait,  avec  ma  vie, 
tout  mon  être  ?  Ni  la  vie  ni  la  mort ,  également 
à  craindre,  ne  pourraient  adoucir  ma  peine;  le 
désespoir  sans  bornes  serait  mon  partage.  Je 
m'égare,  et  mon  faible  esprit  sort  des  bornes 
qu'il  s'est  prescrites.  Vous  qui  dispensez  l'élo- 
quence comme  tous  les  autres  talents  ;  vous  qui 
envoyez  ces  pensées  et  ces  expressions  qui  per- 
suadent, vous  savez  que  votre  sagesse  et  votre 
infinie  providence  sont  l'objet  de  tout  ce  discours  : 
c'est  le  noble  sujet  qui  nous  est  proposé  par  les 
maîtres  de  la  parole;  et  quel  autre  serait  plus 
propre  à  nous  inspirer  dignement?  Toutefois ,  qui 
peut  le  traiter  avec  l'étendue  qu'il  mérite?  Je  n'ose 
me  livrer  à  tous  les  sentiments  qu'il  excite  au 
fond  de  mon  cœur.  Qui  parle  longtemps,  parle 
trop  sans  doute,  dit  un  homme  illustre  ^.  Jene 
connais  point,  continue-t-il,  de  discours  oratoire 
où  il  n'y  ait  des  longueurs.  Tout  art  a  son  en- 
droit faible.  Quelle  tragédie  est  sans  remplis- 
sage ,  quelle  ode  sans  strophes  inutiles  ?  Si  cela 
est   ainsi,  messieurs,   comme   l'expérience    le 

'  V(Jtairo.  B. 


prouve,  quelle  retenue  ne  dois-je  pas  avoir  en 
m'exprimant  pour  la  première  fois  dans  l'as- 
semblée la  plus  polie  et  la  plus  éclairée  de  l'uni- 
vers !  Ce  discours  si  faible  aura  pour  juge  une 
compagnie  qui  l'est ,  par  son  institution ,  de  tous 
les  genres  de  littérature;  une  compagnie  toujours 
enviée  et  toujours  respectée  dès  sa  naissance ,  où 
les  places,  recherchées  avec  ardeur,  sont  le  terme 
de  l'ambition  des  gens  de  lettres;  une  compagnie 
où  se  sont  formés  ces  grands  hommes  qui  ont  fait 
retentir  la  terre  de  leur  voix;  où  Bossuet,  animé 
d'un  génie  divin ,  surpassa  les  orateurs  les  plus 
célèbres  de  l'antiquité  dans  la  majesté  et  le  su- 
blime du  discours  ;  où  Fénélon ,  plus  gracieux  et 
plus  tendre ,  apporta  cette  onction  et  cette  amé- 
nité qui  nous  font  aimer  la  vertu  et  peignent 
partout  sa  grande  âme  ;  où  l'auteur  immortel  des 
Caractères  *  donna  des  modèles  d'énergie  et  de 
véhémence.  Je  ne  parlerai  pas  de  ces  poètes,  l'or- 
nement et  la  gloire  de  leur  siècle,  nés  pour  illustrer 
leur  patrie  et  servir  de  modèles  à  la  postérité.  Je 
dois  un  hommage  plus  tendre  à  celui  ""  qui  excite 
du  tombeau  nos  faibles  voix  par  l'espoir  flatteur 
de  la  gloire,  à  qui  l'éloquence  fut  si  chère  et  si 
naturelle ,  dans  un  siècle  encore  peu  instruit  ;  ce 
tribut  que  j'ose  lui  rendre  me  ramène  sans  vio- 
lence à  mon  déplorable  sujet.  A  la  vue  de  tant 
de  grands  hommes  qui  n'ont  fait  que  paraître 
sur  la  terre,  confondus  après  pour  toujours  dans 
l'ombre  éternelle  des  morts ,  le  néant  des  choses 
humaines  s'offre  tout  entier  à  mes  yeux,  et  je 
répète  sans  cesse  ces  tristes  paroles  :  «  Le  pauvre 
et  le  riche  se  sont  rencontrés  ;  l'ignorant  et  le 
savant ,  celui  qui  charmait  nos  oreilles  par  son 
éloquence ,  et  ceux  qui  écout  aient  ses  discours  : 
la  mort  les  a  tous  égalés.  » 

L'Éternel  partage  ses  dons  :  il  dispense  aux 
uns  la  science,  aux  autres  l'esprit  des  affaires; 
à  ceux-ci  la  force ,  à  ceux-là  l'adresse ,  aux  au- 
tres l'amour  du  travail  ou  les  richesses,  afin  que 
tous  les  arts  soient  cultivés ,  et  que  tous  les  hom- 
mes s'entr'aident,  comme  nous  l'avons  vu  d'a- 
bord. Après  avoir  distribué  le  genre  humain  en 
différentes  classes ,  il  assigne  encore  à  chacune 
des  biens  et  des  maux  manifestement  compensés; 
et  enfin,  pour  égaler  les  hommes  plus  parfaitement 
dans  une  vie  plus  parfaite  et  plus  durable ,  pour 
punir  l'abus  que  le  riche  a  pu  faire  de  ses  faveurs, 
pour  venger  le  faible  opprimé,  pour  justifier  sa 


'  I,;i  Bruyère,  membre  de  l'Académie  Française ,  ainsi  que 
Bossuet  et  Fénélon.  F. 
'  Balzac,  fond.ilcur  du  prix  d'élofiuence  auquel  aspirait  ce 

discours. 


570 


VAUVENAKGUES. 


bonté)  qui  éprouve  quelquefois  dans  les  souffrances 
le  juste  et  le  sage,  lui-même  anéantit  ces  distinc- 
tions que  sa  providence  avait  établies  ;  un  même 
tombeau  confond  tous  les  hommes;  une  même 
loi  les  condamne  ou  les  absout  :  même  peine  et 
même  faveur  attendent  le  riche  et  le  pauvre. 

0  vous  qui  viendrez  sur  les  nues  pour  juger 
les  uns  et  les  autres,  lils  de  Dieu  très-haut,  roi 
des  siècles ,  à  qui  toutes  les  nations  et  tous  les 
trônes  sont  soumis,  vainqueur  de  la  morti  la 
consternation  et  la  crainte  marcheront  bientôt 
sur  vos  traces  ;  les  tombeaux  fuiront  devant  vous  : 
agréez,  dans  ces  jours  d'horreur,  les  vœux  humbles 
de  l'innocence  ;  écartez  loin  d'elle  le  crime  qui 
l'assiège  de  toutes  parts,  et  ne  rendez  pas  inutile 
votre  sang  versé  sur  la  croix  ! 


ÉLOCxE 


PACL-HIPPOLYTE-EMMANUEL  DE  SEYTRES, 


orriciBK  AU   KéaiiiKiiT  du  koi'. 


Ainsi  donc  j'étais  destiné  à  survivre  à  notre 
amitié,  Hippolyte,  quand  j'espérais  qu'elle  adou- 
cirait tous  les  maux  et  tous  les  ennuis  de  ma  vie 
jusqu'à  mon  dernier  soupir.  Au  moment  où  mon 
cœur,  plein  de  sécurité,  mettait  une  aveugle 
confiance  dans  ta  force  et  dans  ta  jeunesse ,  et 
s'abandonnait  à  sa  joie,  ô  douleur  I  une  main  puis- 
sante éteignait  dans  ton  sang  la  source  de  la  vie. 
La  mort  se  glissait  dans  ton  cœur,  et  tu  la  portais 
dans  le  sein.  Terrible,  elle  sort  tout  d'un  coup 
au  milieu  des  jeux  qui  la  couvrent  :  tu  tombes  à 
la  fleur  de  tes  ans  sous  ses  véritables  efforts. 
Mes  yeux  sont  les  tristes  témoins  d'un  spectacle 
si  lamentable,  et  ma  voix,  qui  s'était  formée  à 

'  Cet  ouvrage ,  où  Yauvenargues  fait  l'éloge  de  son  cama- 
rade et  de  son  ami,  est  celui  dont  l'auteur  faisait  le  plus  de 
cas.  Il  ne  cessait  de  le  retoucher,  et  la  copie  qui  en  reste  est 
celle  que  lui-même,  avant  sa  mort,  donna  au  président  de 
Saint-Vincent,  qui  la  fit  remettre  à  M.  de  Fortia. 

Paul-Hjppolyte-Emmanuel  deSeytres ,  fils  aîné  de  Joseph 
de  Seytres,  marquis  de  Caumont,  académicien  correspon- 
dant honoraire  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Let- 
tres de  Paris,  et  académicien  de  celle  de  Marseille,  et  d'Eli- 
sabeth de  Donis,  naquit  le  13  août  1724.  Il  entra  dans  le 
régiment  d'infanterie  du  Roi,  et  s'étant  trouvé  à  l'invasion 
de  la  Bohème,  il  y  périt  au  mois  d'avril  1742.  Il  n'avait  pas 
encore  dix-huit  ans,  et  il  est  peut-être  sans  exemple  qu'à  cet 
âge,  un  jeune  homme  ait  eu  le  bonheur  d'acquérir  un  ami  si 
fUgne  de  faire  son  éloge.  C'est  ce  dont  va  juger  le  lecteur. 


de  si  charmants  entretiens,  n'a  plus  qu'à  porter 
jusqu'au  ciel  l'amère  douleur  de  ta  perte.  0  miines 
chéris,  ombre  aimable,  victime  innocente  du 
sort,  reçois  dans  le  sein  de  la  terre  ces  derniers 
et  tristes  hommages  I  Réveille-toi ,  cendre  immor- 
telle 1  sois  sensible  aux  gémissements  d'une  si 
sincère  douleur  I 

Il  n'est  pas  besoin  d'avoir  fait  beaucoup  d'ex- 
périence des  hommes  pour  connaître  leur  dureté. 
En  vain  cherchent-ils  à  la  mort,  par  de  pathé- 
tiques discours,  à  surprendre  la  compassion  : 
comme  ils  l'ont  rarement  connue,  il  est  rare  aussi 
qu'ils  l'excitent  ;  et  leur  mort  ne  touche  personne. 
Elle  est  attendue,  désirée,  ou  du  moins  bientôt 
oubliée  de  ceux  qui  leur  sont  les  plus  proches. 
Tout  ce  qui  les  environne,  ou  les  hait,  ou  les 
méprise,  ou  les  envie,  ou  les  craint;  tous  sem- 
blent avoir  à  leur  perte  quelque  intérêt  détourné. 
Les  indifférents  même  osent  y  ressentir  la  bar- 
bare joie  du  spectacle.  Après  avoir  cherché  l'ap- 
probation du  monde  pendant  tout  le  cours  de 
leur  vie ,  telle  en  est  la  fin  déplorable.  Mais  celui 
qui  fait  le  sujet  de  ce  discours  n'a  pas  dû  subir 
cette  loi.  Sa  vertu  timide  et  modeste  n'irritait  pas 
encore  l'envie  :  il  n'avait  que  dix-huit  ans.  Natu- 
rellement plein  de  grâce,  les  traits  ingénus,  l'air 
ouvert,  la  physionomie  noble  et  sage,  le  regard 
doux  et  pénétrant,  ou  ne  le  voyait  pas  avec  in- 
différence. D'abord  son  aimable  extérieur  préve- 
nait tous  les  cœurs  pour  lui ,  et  quand  on  était 
à  portée  de  connaître  son  caractère,  alors  il  fal- 
lait adorer  la  beauté  de  son  naturel. 

Il  n'avait  jamais  méprisé  personne,  ni  envié, 
ni  haï.  Hors  même  de  quelques  plaisanteries  qui 
ne  tombaient  que  sur  le  ridicule,  on  ne  l'avait 
jamais  oui  parler  mal  de  qui  que  ce  soit.  Il  entrait 
aisément  dans  toutes  les  passions  et  dans  toutes 
les  opinions  que  le  monde  blâme  le  plus,  et  qui 
semblent  les  plus  bizarres  ;  elles  ne  le  surpre- 
naient point.  Il  en  pénétrait  le  principe  ;  il  trou- 
vait dans  ses  réflexions  des  vues  pour  les  justifier  : 
marque  d'un  génie  élevé  que  son  propre  carac- 
tère ne  domine  pas  ;  et  il  était  en  effet  d'un  ju- 
gement si  ferme  et  si  hardi,  que  les  préjugés, 
même  les  plus  favorables  à  ses  sages  inclinations , 
ne  pouvaient  pas  l'entraîner,  quoiqu'fl  soit  si  na- 
turel aux  hommes  sages  de  se  laisser  maîtriser 
par  leur  sagesse  :  si  modeste  d'ailleurs ,  et  si 
exempt  d'amour-propre,  qu'il  ne  pouvait  souffrir 
les  plus  justes  louanges,  ni  même  qu'on  parlât 
de  lui;  et  si  haut  dans  un  autre  sens,  que  les 
avantages  les  plus  respectés  ne  pouvaient  pas 
l'éblouir.  Ni  l'âge,  ni  les  dignités,  ni  la  réputo- 


ELOGE  DE  SEYTRES. 


571 


tion,  ni  les  richesses,  ne  lui  imposaient  :  ces 
choses ,  qui  font  une  impression  si  vive  sur  l'es- 
prit des  jeunes  gens ,  n'assujettissaient  pas  le  sien. 
Il  était  naturellement  et  sans  effort  au  niveau 
d'elles. 

Qui  pourrait  expliquer  le  caractère  de  son  am- 
bition, qui  était  tout  à  la  fois  si  modeste  et  si 
fière?  Qui  pourrait  définir  son  amour  pour  le 
bien  du  monde  ?  Qui  aurait  l'art  de  le  peindre  au 
milieu  des  plaisirs? Il  était  né  ardent;  son  imagi- 
nation le  portait  toujours  au  delà  des  amusements 
de  son  âge,  et  n'était  jamais  satisfaite  :  tantôt  on 
remarquait  en  lui  quelque  chose  de  dégagé  et 
comme  au-dessus  du  plaisir,  dans  les  chaînes  du 
plaisir  même  ;  tantôt  il  semblait  qu'épuisé ,  des- 
séché par  son  propre  feu ,  son  âme  abattue  lan- 
guissait de  cette  langueur  passionnée  qui  con- 
sume un  esprit  trop  vif;  et  ceux  qui  confondent 
les  traits  et  la  ressemblance  des  choses,  le  trou- 
vaient alors  indolent.  Mais  au  lieu  que  les  autres 
hommes  paraissent  au-dessous  des  choses  qu'ils 
négligent ,  lui  paraissait  au-dessus  ;  il  méprisait 
les  affaires  que  l'on  appréhende.  Sa  paresse  n'a- 
vait rien  de  faible  ni  de  lent;  on  y  aurait  remarqué 
plutôt  quelque  chose  de  vif  et  de  fier.  Du  reste,  il 
avait  un  instinct  secret  et  admirable  pour  juger 
sainement  des  choses  et  saisir  le  vrai  dans  l'ins- 
tant. On  aurait  dit  que,  dans  toutes  ses  vues,  il 
ne  passait  jamais  par  les  degrés  et  par  les  consé- 
quences qui  amusent  le  reste  des  hommes  ;  mais 
que  la  vérité,  sans  cette  gradation,  se  faisait 
sentir  tout  entière,  et  d'une  m.anière  immédiate, 
à  son  cœur  et  à  son  esprit  :  de  sorte  que  la  jus- 
tesse de  ce  sentiment,  dans  laquelle  il  s'arrêtait, 
le  faisait  quelquefois  paraître  trop  froid  pour  le 
raisonnement,  où  il  ne  trouvait  pas  toujours 
l'évidence  de  son  instinct.  Mais  cela,  bien  loin 
de  marquer  quelque  défaut  de  raison,  prouvait 
sa  sagacité.  Il  ne  pouvait  s'assujettir  à  expliquer 
par  des  paroles  et  par  des  retours  fatigants ,  ce 
qu'il  concevait  d'un  coup  d'oeil.  Enfin,  pour  finir 
ce  discours  par  les  quaUtés  de  son  cœur,  il  était 
vrai ,  généreux ,  pitoyable ,  et  capable  de  la  plus 
sure  et  de  la  plustendre  amitié;  d'un  si  beau  naturel 
d'ailleurs,  qu'il  n'avait  jamais  rien  à  cacher  à 
personne,  ne  connaissant  aucune  de  ces  petitesses 
(haines,  jalousies,  vanités)  que  l'on  dérobe  au 
monde  avec  tant  de  mystère,  et  qu'on  verse  au 
sein  d'un  ami  avec  tant  de  soulagement.  Insen- 
sible au  plaisir  de  parler  de  soi-même,  qui  est  le 
nœud  des  nmitiés  faibles,  élevé,  confiant, ingénu, 
propre  à  détromper  les  gens  vains,  chargés  du 
secret  accablant  de  leurs  friibicsses,  en  leur  fai- 


sant sentir  le  prix  d'une  naïveté  modeste  ;  en  un 
mot,  né  pour  la  vertu  et  pour  faire  aimer  sur 
la  terre  cette  haute  modération  qu'on  n'a  pas 
encore  définie,  qui  n'est  ni  paresse,  ni  flegme, 
ni  médiocrité  de  génie,  ni  froideur  de  tempé- 
rament, ni  effort  de  raisonnement,  mais  un  ins- 
tinct supérieur  aux  chimères  qui  tiennent  le 
monde  enchanté  :  on  ne  verra  jamais  dans  le 
même  sujet  tant  de  qualités  réunies.  Oh  1  que 
cette  idée  est  cruelle,  après  une  mort  si  sou- 
daine 1  Ah  !  du  moins,  s'il  avait  connu  toute  mon 
amitié  pour  lui  !  si  je  pouvais  encore  lui  parler  un 
moment  !  s'il  pouvait  voir  couler  ces  larmes  ! . . . 
Mais  il  n'entendra  plus  ma  voix.  La  mort  a  fermé 
son  oreille,  ses  yeux  ne  s'ouvriront  plus  :  il  n'est 
plus.  0  triste  parole  !  Malheureux  jeune  homme, 
quel  bras  t'a  précipité  au  tombeau ,  du  sein  eu- 
chanteur  des  plaisirs  ?  Tu  croissais  au  milieu  des 
fleurs  et  des  songes  de  l'espérance  ;  tu  croissais... 
0  funeste  guerre  ^  !  ô  climat  redoutable  ^1  ô  rigou- 
reux hiver  M  ô  terre  qui  contiens  la  cendre  de  tes 
conquérants  étonnés!  Tombeaux,  monuments 
effroyables  des  faveurs  perfides  du  sort  !  voyage 
fatal  !  murs  sanglants  !  Tu  ne  sortiras  pas  du 
champ  de  la  victoire  *,  glorieuse  victime  :  la  mort 
t'a  traîné  dans  un  piège  affreux  ;  tu  respires  un 
air  infecté  ;  l'ombre  du  trépas  t'environne.  Pleure, 
malheureuse  patrie,  pleure  sur  tes  tristes  tix)- 
phées.  Tu  couvres  toute  l'Allemagne  de  tes  intré- 
pides soldats,  et  tu  t'applaudis  de  ta  gloire.  Pleure, 
dis-je ,  verse  des  larmes ,  pousse  de  lamentables 
cris  :  à  grande  peine  quelques  débris  d'une  armée 
si  florissante  reverront  tes  champs  fortunés.  Avec 
quels  périls  !  j'en  frémis.  Ils  fuient  *.  La  faim ,  le 
désordre ,  marchent  sur  leurs  traces  furtives  ;  la 
nuit  enveloppe  leurs  pas,  et  la  mort  les  suit  en 
silence.  Vous  dites  :  Est-ce  là  cette  armée  qui 
semait  l'effroi  devant  elle?  Vous  voyez;  la  for- 
tune change  :  elle  craint  à  son  tour  ;  elle  presse 
sa  fuite  à  travers  les  bois  et  les  neiges.  Elle  marche 


*  La  guerre  de  1741 ,  entreprise  pour  la  succession  de  l'em- 
pereur Charles  VI, contre  l'archiduchesse  Marie-Thérèse,  sa 
tille  aînée.  F. 

*  11  y  a  plus  de  six  degrés  de  différence  entre  le  climat  de 
Prague  et  celui  d'Avignon,  où  le  jeune  Cauniont  était  né.  F. 

3  Le  froid  de  l'hiver  de  1741  à  1742  fut  le  plus  grand  cfui 
eût  été  éprouvé  depuis  1709.  On  en  trouvera  la  description 
dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Sciences  pour  1742.  F. 

♦Prague  avait  été  prise  d'assaut ,  le  26  novembre  1741,  par 
le  duc  de  Bavière,  à  la  tête  d'une  partie  des  troupes  fran- 
cuises  et  bavaroises;  et  c'est  à  Prague  que  mourut  Hip- 
polyte.  F. 

^  La  nuit  du  Uî  au  17  décembre  1742,  le  maréchal  do  Belle- 
Isle  sortit  de  Prague  avec  l'armée  française ,  et  se  rendit  j| 
F.gra  W  2«.  Le  2  janvier  I74:J,  la  garni.son  française  qu'il  avait 
laissée  dans  Prn^;uP,  en  sorti!  après  une  capitulation  h<»no 
r.iMe.  B. 


572 


VAUVENARGIIES. 


wns  s'arrêter.  Les  maladies,  la  faim,  la  fatigue 
excessive,  accablent  nos  jeunes  soldats.  Misé- 
rables !  on  les  voit  étendus  sur  la  neige,  inhumai- 
nement délaissés.  Des  feux  allumés  sur  la  glace 
éclairent  leurs  derniers  moments.  La  terre  est 
leur  lit  redoutable. 

O  chère  patrie  1  quoil  mes  yeux  te  revoient 
après  tant  d'horreurs  !  En  quel  temps,  en  quelle 
détresse ,  en  quel  déplorable  appareil  I  0  triste 
retour  I  ô  revers  !  Fortuné  Lorrain  ' ,  nos  disgrâces 
ont  passé  ta  cruelle  attente  :  la  mort  a  servi  ta 
colère.  Les  tombeaux  regorgent  de  sang.  N'en 
sois  pas  plus  fier  :  la  fortune  n'a  pas  mis  à  tes 
pieds  nos  drapeaux  victorieux;  l'univers  les  a  vus 
sur  tes  murs  ébranlés  triompher  de  ta  folle  rage. 
Tu  n'as  pas  vaincu;  tu  t'abuses.  Une  main  plus 
puissante  a  détruit  nos  armées.  Écoute  la  voix 
qui  te  crie  :  Je  t'ai  chassé  du  trône  et  du  lit  im- 
périal ,  où  tu  te  flattais  de  l'asseoir.  J'élève  et  je 
brise  les  sceptres;  j'assemble  et  détruis  les  na- 
tions ;  je  donne  à  mon  gré  la  victoire ,  le  tré- 
pas, le  trône  et  les  fers.  Mortel,  tout  est  né  sous 
ma  loi. 

0  Dieu  I  vous  l'avez  fait  paraître.  Vous  avez 
dissipé  nos  armées  innombrables,  vous  avez  mois- 
sonné l'espoir  de  nos  maisons.  Hélas  !  de  quels 
coups  vous  frappez  les  têtes  les  plus  innocentes  I 
Aimable  Hippolyte,  aucun  vice  n'infectait  en- 
core ta  jeunesse.  Tes  années  croissaient  sans  re- 
proche, et  l'aurore  de  ta  vertu  jetait  un  éclat  ra- 
vissant. La  candeur  et  la  vérité  régnaient  dans 
tes  sages  discours  avec  l'enjouement  et  les  grâces. 
La  tristesse  déconcertée  s'enfuyait  au  son  de  ta 
voix;  les  désirs  inquiets  s'apaisaient.  Modéré 
jusque  dans  la  guerre,  ton  esprit  ne  perdait  jamais 
sa  douceur  et  son  agrément.  Tu  le  sais ,  province 
éloignée,  Moravie,  théâtre  funeste  de  nos  mar- 
ches laborieuses  ;  tu  sais  avec  quelle  patience  il 


'  François-Etienne,  fils  aîné  du  duc  Léopold  et  d'Élisabeth- 
Charlotté  d'Orléans,  né  le  8  décembre  1708 ,  fut  reconnu  duc 
de  Lorraine,  après  la  mort  de  son  père,  le  27  mars  1729;  il 
était  alors  à  Vienne,  d'où  il  arriva  en  Lorraine  le  9  novem- 
bre de  la  même  année.  L'an  1736,  le  I2  février,  il  épousa,  à 
Vienne,  Maiie-Thérèse,  archiduchesse,  fille  aînée  de  l'empe- 
reur Charles  VI,  et  le  13  décembre  suivant,  il  ratifia  les 
conventions  de  l'Empereur  et  du  roi  de  France ,  portant  que 
Stanislas  Leczinski,  beau-père  de  Louis  XV,  serait  mis  dès 
lors  en  possession  des  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine ,  pour 
être,  après  lui,  réunis  à  la  couronne  de  France.  Après  la  mort 
de  l'Empereur,  en  1741,  il  fut  déclaré  corégent  de  tous  les 
fttats  autrichiens  ;  l'archiduchesse  son  épouse  s'était  fait  cou- 
ronner reine  de  Hongrie  le  25  juin  de  cette  même  année.  Mais 
Charles-Albert,  duc  de  Bavière,  avait  été  reconnu  roi  de 
Bohème  le  19  décembre ,  et  il  fut  élu  empereur  le  24  jan- 
vier 1742.  Ce  ne  fut  que  le  1 1  mai  1743 ,  que  la  reine  de  Hon- 
grie fut  couronnée  à  Prague  reine  de  Bohème  ;  et  son  mari  ne 
devint  empereur  qu'apr-s  la  mort  du  duc  de  Bavière.  B. 


portait  ces  courses  mortelles.  Son  visage  toujours 
serein  effaçait  l'éclat  de  tes  neiges,  et  réjouissait 
tes  cabanes.  Oh  !  puissions-nous  toujours  sous  tes 
rustiques  toits....  Mais  le  repos  succède  à  nos 
longues  fatigues.  Prague  nous  reçoit.  Ses  rem- 
parts semblent  assurer  notre  vie  comme  notre 
tranquillité.  0  cher  Hippolyte  1  la  mort  t'avait 
préparé  cette  embûche.  A  l'instant  elle  se  déclare, 
tu  péris  ;  la  fleur  de  tes  jours  sèche  comme  l'herbe 
des  champs;  je  veux  te  parler,  je  rencontre  tes 
regards  mourants  qui  me  troublent.  Je  bégaye , 
et  force  ma  langue.  Tu  ne  m'entends  plus  ;  une 
voiK  plus  puissante  et  plus  importune  parle  à  ton 
oreille  effrayée.  Le  temps  presse,  la  mort  t'ap- 
pelle, la  mort  te  demande  et  t'attire.  Hâte-toi, 
dit-elle,  hâte-toi  ;  ta  jeunesse  m'irrite  et  ta  beauté 
ir.e  blesse  ;  ne  fais  point  de  vœux  inutiles  :  je  me 
ris  des  larmes  des  faibles,  et  j'ai  soif  du  sang 
innocent  :  tombe,  passe,  exhale  ta  vie.  —  Quoi, 
sitôt  !  Quoi ,  dans  ses  beaux  jours  et  dans  la  pri- 
meur de  son  âge  !  Dieu  vivant,  vous  le  livrez  donc 
ti  l'affreuse  main  qui  l'opprime;  vous  le  délaissez 
sans  pitié.  Tant  de  dons  et  tant  d'agréments  qui 
environnaient  sa  jeunesse,  ce  mortel  abandon... 
0  voile  fatal  I  Dieu  terrible  !  véritablement  tu  te 
plais  dans  un  redoutable  secret.  Qui  l'eût  cru, 
mon  cher  Hippolyte ,  qui  l'eût  cru  ?  Le  ciel  sem- 
blait prendre  un  soin  paternel  de  tes  jours;  et 
soudain  le  ciel  te  condamne,  et  tu  meurs  sans 
qu'aucun  effort  te  puisse  arrêter  dans  ta  chute. 
Tu  meurs...  ô  rigueur  lamentable!  Hippolyte... 
cher  Hippolyte,  est-ce  toi  que  je  vois  dans  ces 
tristes  débris?...  Restes  mutilés  de  la  mort,  quel 
spectacle  affreux  vous  m'offrez  I...  Où  fuirai-je? 
Je  vois  partout  des  lambeaux  flétris  et  sanglants, 
un  tombeau  qui  marche  à  mes  yeux ,  des  flam- 
beaux et  des  fu;  érailles.  Cesse  de  m'ef frayer  de 
ces  noires  images ^^^ chère  ombre,  je  n'ai  pas  trahi 
la  foi  que  je  dois  à  ta  cendre.  Je  t'aimais  vivant, 
je  te  pleure  au  tombeau.  Ta  vie  comblait  mes 
vœux,  et  ta  perte  m'accable.  Mon  deuil  et  mes 
regrets  peuvent-ils  avoir  des  limites ,  lorsque  ton 
malheur  n'en  a  point?  Va,  je  porte  au  fond  de 
mon  cœur  une  loi  plus  juste  et  plus  tendre.  Ta 
vertu  méritait  un  attachement  éternel;  je  lui 
dois  d'éternelles  larmes ,  et  j'en  verserai  des  tor- 
rents. 

Homme  insuffisant  à  toi-même,  créature  vide 
et  inquiète,  tu  t'attaches,  tu  te  détaches,  tu  t'af- 
fliges, tu  te  consoles  ;  ta  faiblesse  partout  éclate. 
Mais  connais  du  moins  ce  principe  :  qui  s'est 
consolé,  n'aime  plus;  et  qui  n'aime  plus,  tu  le 
sais,  est  léger,  ingrat,  infidèle,  et  d'une  imagi- 


MEDITATIOJN  SUR  L4  FOÏ. 


573 


nntion  faible ,  qui  périt  avec  son  objet.  On  dit  : 
dans  la  mort ,  nul  remède.  Conclus  :  nulle  conso- 
lation à  qui  aime  au  delà  de  la  mort.  Suppose  un 
moment  en  toi-même  :  Ce  que  j'ai  de  plus  cher 
au  monde  est  dans  un  péril  imminent.  Une  longue 
absence  le  cache.  Je  ne  puis  ni  le  secourir,  ni  le 
joindre;  et  je  me  console,  et  je  m'abandonne  an 
plaisir  avec  une  barbare  ardeur!  Faible  image, 
vaine  expression  I  nul  péril  n'égale  la  mort,  nulle 
absence  ne  la  figure.  0  cœurs  durs  !  vous  ne  sen- 
tez pas  la  force  de  ces  vérités.  Les  charmes  d'une 
amitié  pure  ne  vous  touchent  que  faiblement. 
Vous  n'aimez ,  vous  ne  regardez  que  les  choses 
qui  ont  de  l'éclat.  Pourquoi  donc,  mon  cher 
Hippolyte,  n'admiraient-ils  pas  ta  vertu  dans  un 
âge  encore  si  tendre?  Que  peuvent-ils  voir  de 
plus  rare?  Ils  veulent  des  actions  brillantes  qui 
puissent  forcer  leur  estime  :  eh  !  n'avais-tu  pas  le 
génie  qui  enfante  ces  nobles  actions?  Mon  en- 
fant ,  ta  grande  jeunesse  leur  cachait  des  dons  si 
précoces.  Leurs  sens  n'allaient  pas  jusqu'à  toi. 
La  raison  et  le  cœur  de  la  plupart  des  hommes  se 
forment  tard.  Ils  ne  peuvent,  parmi  les  grâces 
d'une  si  riante  jeunesse ,  admettre  un  sérieux  si 
profond  :  ils  croient  cet  accord  impossible.  Ainsi 
ils  ne  t'ont  point  rendu  justice  ;  ils  ne  peuvent 
plus  te  la  rendre.  Moi-même ,  pardonne ,  ombre 
aimable,  tes  vertus  et  tes  agréments  peut-être 
ne  m'ont  pas  trouvé  toujours  équitable  et  sensi- 
ble. Pardonne  un  excès  d'amitié  qui  mêlait  à  mes 
sentiments  des  délicatesses  injustes.  Oh  !  comme 
elles  se  sont  promptement  dissipées  !  Quand  la 
mort  a  levé  le  voile  qu'elles  avaient  mis  sur  mes 
yeux,  je  t'ai  vu  tel  que  ma  tendresse  voulait  que 
tu  fusses  dans  ta  vie.  Mais  pardonne  encore  une 
fois;  car  tu  n'as  jamais  pu  douter  du  fond  de 
mon  attachement.  Je  t'aimais  même  avant  de 
pouvoir  te  connaître  Je  n'ai  jamais  aimé  que  toi. 
Tes  inclinations  généreuses  étaient  chères  à  mon 
enfance  ;  avant  de  t'avoir  jamais  vu ,  mon  ima- 
gination séduite  m'en  faisait  l'aimable  peinture. 
Cent  fois  elle  m'a  présenté  les  grâces  de  ton  ca- 
ractère ,  ta  beauté ,  ta  pudeur ,  ta  facile  bonté. 
J'ignorais  ton  nom  et  ta  vie,  et  mon  cœur  t'admi- 
rait, te  parlait,  te  voyait,  te  cherchait  dans  la 
solitude.  Tu  ne  m'as  connu  qu'un  moment  ;  et  lors- 
que nous  nous  sommes  connus,  j'avais  rendu  mille 
fois  en  secret  un  hommage  mystérieux  à  tes  ver- 
tus. Hélas  1  un  bonheur  plus  réel  paraissait  avoir 
pris  la  place  de  l'erreur  de  mes  premiers  vœux. 
Je  croyais  posséder  l'objet  d'une  si  touchante  illu- 
sion, et  je  l'ai  perdu  pour  toujours. 

Qu'êtes- vous  devenue,  ombre  digne  des  cieux  ? 


mes  regrets  vont-ils  jusqu'à  vous?....  Je  frisson- 
ne... 0  profond  abîme!  ô  douleur!  ô  mort!  6 
tombeau  !  voile  obscur,  nuit  impénétrable ,  mys- 
tères de  l'éternité!  Qui  pourra  calmer  l'inquiétude 
et  la  crainte  qui  me  dévorent?  Qui  me  révélera 
les  conseils  de  la  mort?  0  terre!  crains-tu  de 
violer  le  secret  affreux  de  tes  antres?  Tu  te  tais, 
tu  prêtes  l'oreille  ;  tu  caches  ton  sanglant  larcin. 
Chaque  instant  augmente  ma  peine  ;  mon  trouble 
interroge  la  nuit,  et  la  nuit  ne  peut  l'éclaircir; 
j'implore  les  cieux ,  ils  se  taisent.  Les  enfers  sont 
sourds  à  ma  voix  :  toute  la  nature  est  muette  ; 
l'univers  effrayé  repose. 

Ouvrez-vous,  tombeaux  redoutables.  Mânes 
solitaires,  parlez,  parlez.  Quel  silence  indomp- 
table !  0  triste  abandon  !  ô  terreur  !  Quelle  main 
tient  donc  sous  son  joug  toute  la  nature  inter- 
dite? 0  Être  éternel  et  caché,  daigne  dissiper 
les  alarmes  où  mon  âme  infirme  est  plongée.  Le 
secret  de  tes  jugements  glace  mes  timides  esprits. 
Voilé  dans  le  fond  de  ton  être ,  tu  fais  les  destins 
et  les  temps ,  et  la  vie  et  la  mort ,  et  la  crainte 
et  la  joie,  et  l'espoir  trompeur  et  crédule.  Tu 
règnes  sur  les  éléments  et  sur  les  enfers  révoltés; 
l'air  frappé  frémit  à  ta  voix  :  redoutable  juge  des 
morts,  prends  pitié  de  mon  désespoir. 


««««  ««««ai»  ««««•« 


MÉDITATION  SUR  LA  FOL 


AVIS  DU  LIBRAIRE  *. 

L'auteur  avait  résolu  de  ne  point  donner,  dans  cette  nou- 
velle édition,  les  deux  pièces  suivantes ,  les  regardant  comme 
peu  assortissantes  aux  matières  sur  lesquelles  il  avait  écrit. 
Son  dessein  était  de  les  rétablir  dans  un  autre  ouvrage  où 
leur  genre  n'aurait  point  été  déplacé.  Mais  la  mort ,  qui  vient 
de  l'enlever ,  m'ôtant  l'espérance  de  rien  avoir  d'un  homme 
si  recommandable  par  la  beauté  de  son  génie ,  par  la  noblesse 
de  ses  pensées ,  et  dont  l'unique  pensée  était  de  faire  aimer 
la  vertu ,  j'ai  cru  que  le  public  me  saurait  gré  de  ne  pas  le 
priver  de  deux  écrits  aussi  admirables  pour  le  fond,  qi»e 
pour  la  dignité  et  l'élégance  avec  lesquelles  ils  sont  traités. 


Heureux  sont  ceux  qui  ont  une  foi  sensible, 
et  dont  l'esprit  se  repose  dans  les  promesses  de 
la  religion  1  Les  gens  du  monde  sont  désespérés 
si  les  choses  ne  réussissent  pas  selon  leurs  désirs. 
Si  leur  vanité  est  confondue ,  s'ils  font  des  fautes, 

*  Cet  avis  se  trouve  dans  la  seconde  édition  des  Œuvres  de 
Vauvenargucs ,  commencée  par  lui-même,  mais  qui  ne  fut 
achevée  qu'après  sa  mort  par  le  libraire  Antoine-Claude  Brias- 
son,  Paris,  I747,ln-r2,  sous  la  surveillance  de  l'abbé  Tru 
blet  et  de  l'abbé  Séguy. 


574 


VAUVENARGllES. 


Ils  se  laissent  abattre  à  la  douleur  :  le  repos,  qui 
est  la  fin  naturelle  des  peines,  fomente  leurs  in- 
quiétudes; l'abondance,  qui  devait  satisfaire 
leui-8  besoins,  les  multiplie;  la  raison,  qui  leur 
est  donnée  pour  calmer  leurs  passions ,  les  perd  ; 
une  fatalité  marquée  tourne  contre  eux-mêmes 
tous  leurs  avantages.  La  force  de  leur  caractère, 
qui  leur  servirait  à  porter  les  misères  de  leur 
fortune,  s'ils  savaient  borner  leurs  désirs,  les 
pousse  à  des  extrémités  qui  passent  toutes  leurs 
ressources ,  et  les  fait  errer  hors  d'eux-mêmes  loin 
des  bornes  de  la  raison.  Us  se  perdent  dans  leurs 
chimères;  et  pendant  qu'ils  y  sont  plongés,  et 
pour  ainsi  dire  abîmés ,  la  vieillesse ,  comme  un 
sommeil  dont  on  ne  peut  pas  se  défendre  vers  la 
fin  d'un  jour  laborieux,  les  accable,  et  les  préci- 
pite dans  la  longue  nuit  du  tombeau. 

Formez  donc  vos  projets,  hommes  ambitieux, 
lorsque  vous  le  pouvez  encore;  hâtez- vous,  ache- 
vez vos  songes  ;  poussez  vos  superbes  chimères 
au  période  des  choses  humaines.  Élevés  par  cette 
illusion  au  dernier  degré  de  la  gloire,  vous  vous 
convaincrez  par  vous-mêmes  de  la  vanité  des  for- 
tunes :  à  peine  vous  aurez  atteint ,  sur  les  ailes 
de  la  pensée,  le  faîte  de  l'élévation,  vous  vous 
sentirez  abattus,  votre  joie  mourra,  la  tristesse 
corrompra  vos  magnificences,  et  jusque  dans 
cette  possession  imaginaire  des  faveurs  du  mon- 
de, vous  en  connaîtrez  l'imposture.  0  mortels! 
l'espérance  enivre  ;  mais  la  possession  sans  es- 
pérance, même  chimérique,  traîne  le  dégoût 
après  elle  :  au  comble  des  grandeurs  du  monde, 
c'est  là  qu'on  en  sent  le  néant. 

Seigneur,  ceux  qui  espèrent  en  vous  s'élèv^t 
saiis  peine  au-dessus  de  ces  réflexions  accablantes. 
Lorsque  le  cœur,  pressé  sous  le  poids  des  affaires, 
commence  à  sentir  la  tristesse,  ils  se  réfugient 
dans  vos  bras;  et  là,  oubliant  leurs  douleurs,  ils 
puisent  le  courage  et  la  paix  à  leur  source.  Vous 
les  échauffez  sous  vos  ailes  et  dans  votre  sein 
paternel  ;  vous  faites  briller  à  leurs  yeux  le  flam- 
beau sacré  de  la  foi;  l'envie  n'entre  pas  dans 
leur  cœur;  l'ambition  ne  le  trouble  point  ;  l'injus- 
tice et  la  calomnie  ne  peuvent  pas  même  l'aigrir. 
Les  approbations,  les  caresses,  les  secours  im- 
puissants des  hommes ,  leurs  refus ,  leurs  dédains, 
leurs  infidélités,  ne  les  touchent  que  faiblement; 
ils  n'en  exigent  rien  ;  ils  n'en  attendent  rien  ;  ils 
n'ont  pas  mis  en  eux  leur  dernière  ressource  :  la 
foi  seule  est  leur  saint  asile ,  leur  inébranlable 
soutien.  Elle  les  console  de  la  maladie  qui  acca- 
ble les  plus  fortes  émes ,  de  l'obscurité  qui  con- 
fond Torgiieil  des  esprits  ambitieux    de  la  vieil- 


lesse qui  renverse  sans  ressource  les  projets  et  les 
vœux  outrés,  de  la  perte  du  temps  qu'on  croit 
irréparable ,  des  erreurs  de  l'esprit  qui  l'humilient 
sans  fin ,  des  difformités  corporelles  qu'on  ne  peut 
ni  cacher  ni  guérir,  enfin  des  faiblesses  de  l'âme, 
qui  sont  de  tous  les  maux  le  plus  insupportable 
et  le  plus  irrémédiable.  Hélas  1  que  vous  êtes  heu- 
reuses ,  âmes  simples ,  âmes  dociles  !  vous  marchez 
dans  les  sentiers  sûrs.  Auguste  religion ,  douce 
et  noble  créance,  comment  peut-on  vivre  sans 
vous?  et  n'est-il  pas  bien  manifeste  qu'il  manque 
quelque  chose  aux  hommes ,  lorsque  leur  orgueil 
vous  rejette?  Les  astres,  la  terre,  les  cieux,  sui- 
vent dans  un  ordre  immuable  l'éternelle  loi  de 
leur  être  ;  toute  la  nature  est  conduite  par  une  sa- 
gesse éclatante  :  l'homme  seul  flotte  au  gré  de  ses 
incertitudes  et  de  ses  passions  tyranuiques,  plus 
troublé  qu'éclairé  de  sa  faible  raison.  Misérable- 
ment délaissé,  conçoit-on  qu'un  être  si  noble  soit  le 
seul  privé  de  la  règle  qui  règne  dans  tout  l'univers? 
ou  plutôt,  n'est-il  pas  sensible  que ,  n'en  trouvant 
point  de  solide  hors  de  la  religion  chrétienne ,  c'est 
celle  qui  lui  fut  tracée  avant  la  naissance  des 
cieux?  Qu'oppose  l'impie  à  la  foi  d'une  autorité  si 
sacrée?  Pense-t-il  qu'élevé  par-dessus  tous  les  êtres, 
son  génie  est  indépendant?  Et  qui  nourrirait 
dans  ton  cœur  un  si  ridicule  mensonge,  être  in- 
firme? Tant  de  degrés  de  puissance,  d'intelligen- 
ce ,  que  tu  sens  au  delà  de  toi,  ne  te  font-ils  pas 
soupçonner  une  souveraine  raison  ?  Tu  vis,  faible 
avorton  de  l'être;  tu  vis ,  et  tu  t'oses  assurer  que 
l'Être  parfait  ne  soit  pas!  Misérable ,  lève  les  yeux, 
regarde  ces  globes  de  feu  qu'une  force  inconnue 
condense.  Écoute,  tout  nous  porte  à  croire  que  des 
êtres  si  merveilleux  n'ont  pas  le  secret  de  leur 
cours  ;  ils  ne  sentent  pas  leur  grandeur  ni  leur 
éternelle  beauté  ;  ils  sont  comme  s'ils  n'étaient  pas. 
Parle  donc  :  qui  jouit  de  ces  êtres  aveugles  qui 
ne  peuvent  jouir  d'eux-mêmes?  qui  met  un  ac- 
cord si  parfait  entre  tant  de  corps  si  divers ,  si 
puissants,  si  impétueux?  d'où  naît  leur  concert 
éternel  ?  D'un  mouvement  simple,  incréé....  Je 
t'entends  ;  mais  ce  mouvement  qui  opère  ces  gran- 
des merveilles,  les  sait-il,  ne  les  sait-il  pas  ?  Tu  sais 
que  tu  vis;  nul  insecte  n'ignore  sa  propre  existence; 
et  le  seul  principe  de  l'être,  l'âme  de  l'univers... 
ô  prodige!  ô  blasphème!  l'âme  de  l'univers... 
0  puissance  invisible  !  pouvez-vous  souffrir  cet 
outrage!  Vous  parlez,  les  astres  s'ébranlent, 
l'être  sort  du  néant ,  les  tombeaux  sont  féconds; 
et  l'impie  vous  défie  avec  impunité ,  il  vous  brave , 
il  vous  nie.  0  parole  exécrable  !  il  vous  brave , 
il  respire  encore ,  et  il  croit  triompher  de  vous.  0 


TRAITÉ  SUR  LE  LIBRE  ARBITRE 


Dieu  !  détournez  loin  de  moi  les  effets  de  votre 
vengeance.  0  Christ  !  prenez-moi  sous  votre  aile. 
Esprit  saint ,  soutenez  ma  foi  jusqu'à  mon  der- 
nier soupir. 


•«•••«»«»«««««««»*o« 


PRIERE. 


0  Dieu!  qu'ai-je  fait?  quelle  offense  arme 
votre  bras  contre  moi?  quelle  malheureuse  fai- 
blesse m'attire  votre  indignation  ?  Vous  versez 
dans,  mon  cœur  malade  le  fiel  et  l'ennui  qui  le 
rongent  ;  vous  séchez  l'espérance  au  fond  de  ma 
pensée  ;  vous  noyez  ma  vie  d'amertume  ;  les 
plaisirs,  la  santé,  la  jeunesse,  m'échappent;  la 
gloire,  qui  flatte  de  loin  les  songes  d'une  âme 
ambitieuse,  vous  me  ravissez  tout.... 

Être  juste,  je  vous  cherchai  sitôt  que  je  pus 
vous  connaître  ;  je  vous  consacrai  mes  homma- 
ges et  mes  vœux  iimocents  dès  ma  plus  tendre 
enfance  ,  et  j'aimais  vos  saintes  rigueurs.  Pour- 
quoi m'avez -vous  délaissé ,  pourquoi ,  lorsque 
i orgueil,  l'ambition,  les  plaisirs,  m'ont  tendu 
leurs  pièges  iniidèles?...  C'était  sous  leurs  traits 
que  mon  cœur  ne  pouvait  se  passer  d'appui. 

J'ai  laissé  tomber  un  regard  sur  les  dons  en- 
chanteurs du  monde,  et  soudain  vous  m'avez 
quitté;  et  les  ennuis,  les  soucis,  les  remords, 
les  douleurs,  ont  en  foule  inondé  ma  vie. 

0  mon  âme  !  montre-toi  forte  dans  ces  rigou- 
reuses épreuves ,  sois  patiente ,  espère  à  ton 
Dieu;  tes  maux  finiront;  rien  n'est  stable;  la 
terre  elle-même  et  les  cieux  s'évanouiront  com- 
me un  songe.  Tu  vois  ces  nations  et  ces  trônes 
qui  tiennent  la  terre  asservie  :  tout  cela  périra. 
Écoute ,  le  jour  du  Seigneur  n'est  pas  loin ,  il 
viendra  ;  l'univers  surpris  sentira  les  ressorts  de 
son  être  épuisés,  et  ses  fondements  ébranlés  : 
l'aurore  de  l'éternité  luira  dans  le  fond  des  tom- 
beaux ,  et  la  mort  n'aura  plus  d'asiles. 

0  révolution  effroyable!  L'homicide  et  l'in- 
cestueux jouissaient  en  paix  de  leurs  crimes, 
et  dormaient  sur  des  lits  de  fleurs  :  cette  voix  a 
frappé  les  airs;  le  soleil  a  fait  sa  carrière,  la  face 
des  cieux  a  changé.  A  ces  mots,  les  mers,  les 
montagnes,  les  forêts,  les  tombeaux  frémis- 
sent, la  nuit  parle,  les  vents  s'appellent. 

Dieu  vivant  !  ainsi  vos  vengeances  se  décla- 
rent et  s'accomplissent  ;  ainsi  vous  sortez  du 
silence  et  des  ombres  qui  vous  couvraient.   0 


575 

Christ  !  votre  règne  est  venu.  Père,  Fils,  Esprit 
éternel,  l'univers  aveuglé  ne  pouvait  vous  com- 
prendre. L'univers  n'est  plus,  mais  vous  êtes; 
vous  jugez  les  peuples  :  le  faible,  le  fort,  l'inno- 
cent, l'incrédule,  le  sacrilège,  sont  tous  devant 
vous.  Quel  spectacle!  je  me  tais;  mon  âme 
se  trouble  et  s'égare  en  son  propre  fonds.  Tri- 
nité formidable  au  crime ,  recevez  mes  humbles 
hommages  *. 

TRAITÉ 

SUR  LE  LIBRE  ARBITRE. 


A.VIS  DE  L'ÉDITEUR  DE  I80G. 

Les  morceaux  suivants  n'ont  amais  été  imprimés.  Le  Traité 
sur  le  libre  arbitre  et  la  Réponse  à  quelques  objections  offrent 
une  si  grande  conformité  pour  le  fonds  des  idées  avec  les  deux 
morceaux  qui  suivent  immédiatement,  sous  le  titre  de  la  Li- 
berté et  de  Réponse  aux  conséquences  de  la  nécessité ,  qu'on 
ne  peut  guère  s'empêcher  d'y  voir  une  même  suite  de  ré- 
flexions, soumises  seulement  à  un  second  travail  et  refon- 
dues dans  une  autre  forme.  On  ne  sait  quel  a  été  le  premier 
jet;  on  observera  seulement  que  les  deux  morceaux  placés  les 
premiers  semblent  participer  moins  que  les  deux  autres  de 
cette  manière  libre,  animée,  intéressante,  qui  paraît  natu- 
relle à  Vauvenargues.  Les  morceaux  qui  suivent,  quoique 
bien  certainement  de  lui ,  semblent  s'éloigner  encore  davan- 
tage du  caractère  général  de  ses  écrits.  On  y  trouve  si  peu  de 
cette  philosophie  consolante  et  douce  qui  fait  le  charme  de 
ses  ouvrages ,  et  qui  parait  avoir  été  le  trait  distinctif  de  son 
caractère ,  qu'on  serait  tenté  de  les  prendre  quelquefois  pour 
des  essais  de  raisonnement  et  des  objections  qu'il  se  faisait  à 
lui-même.  Mais  tout  ce  qui  regarde  un  homme  tel  que  Vau- 
venargues a  le  droit  d'intéresser  la  curiosité  ;  et  ce  monument 
de  ses  opinions ,  quelque  trompeur  qu'il  puisse  être ,  se  troU'^ 
vaut  le  seul  qui  nous  reste,  nous  nous  sommes  décidés  à  pu- 
blier ces  réflexions ,  non  comme  preuves  du  talent  de  Vauve- 
nargues ,  à  la  réputation  duquel  elles  n'ajouteront  rien ,  mai» ,. 
s'il  est  permis  de  le  dire ,  comme  documents  historiques. 


Il  y  a  deux  puissances  dans  les  hommes ,  l'une 
active  et  l'autre  passive  :  la  puissance  active  est 
la  faculté  de  se  mouvoir  soi-même  ;  la  puissance 
passive  est  la  capacité  d'être  mû. 

^  On  a  dit ,  et  il  passe  même  pour  constant  parmi  les  per- 
sonnes qui  ont  le  plus  connu  Vauvenargues ,  que  la  prière 
précédente  était  le  résultat  d'une  espèce  de  défi  fait  à  l'au- 
teur, d'écrire  tout  un  morceau  de  prose  en  vers  blancs  de 
manière  h  ce  qu'on  ne  s'en  aperçût  pas ,  à  moins  d'être  averti  : 
c'est  ce  qu'il  a  fait  dans  cette  prière.  Pour  peu  qu'on  y  fasse 
attention ,  on  la  trouvera  entièrement  composée  de  ver»  ayant 
tous  le  nombre  de  pieds  qu'il  faut  pour  composer  un  vers 
français  ,  et  remplissant  presque  toutes  les  coudiUons  néces- 
saires des  vers ,  excepté  la  rime.  Au  reste ,  quoi  qu'on  puisse 
penser  de  cette  anecdote,  il  faut  remarquer  que,  partout  ou 
Vauvenargues  a  prifi  un  ton  élevé,  il  a  adopté  la  même  ma 
nière;  et  l'éloge  du  jeune  de  Seytres ,  en  particulier ,  es!  prea- 
que  enlièrcmfnt  dans  ce  genre.  S. 


576 


VAllVEINARGllES. 


On  donne  le  nom  de  liberté  à  la  puissance 
active;  ce  pouvoir  qui  est  en  nous  d'agir  ou  de 
n'agir  pas,  et  d'agir  du  sens  qui  nous  plaît,  est 
ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  libre  arbitre. 
Ce  libre  arbitre  est  en  Dieu  sans  bornes  et  sans 
restriction;  car  qui  pourrait  arrêter  l'action 
d'un  Dieu  tout-puissant?  11  est  aussi  dans  les 
hommes ,  ce  libre  arbitre  :  Dieu  leur  a  donné 
d'agir  au  gré  de  leurs  volontés  ;  mais  les  objets 
extérieurs  nous  contraignent  quelquefois  ,  et 
notre  liberté  cède  à  leurs  impressions. 

Un  homme  aux  fers  a  sans  fruit  la  force  de  se 
mouvoir,  son  action  est  arrêtée  par  un  ordre 
supérieur,  la  liberté  meurt  sous  ses  chaînes;  un 
misérable  à  la  torture  retient  encore  moins  de 
puissance  :  le  premier  n'est  contraint  que  dans 
l'action  du  corps ,  celui-ci  ne  peut  pas  même 
varier  ses  sentiments  ;  le  corps  et  l'esprit  sont 
gênés  dans  un  degré  presque  égal  ;  et  sans  cher- 
cher des  exemples  si  loin  de  notre  sujet ,  les 
odeurs,  les  sons,  les  saveurs,  tous  les  objets 
des  sens  et  tous  ceux  des  passions  nous  affec- 
tent malgré  nous  ;  personne  n'en  disconviendra. 
Notre  ûme  a  donc  été  formée  avec  la  puissance 
d'agir;  mais  il  n'est  pas  toujours  en  elle  de 
conduire  son  action  :  cela  ne  peut  se  mettre  en 
doute. 

Les  hommes  ne  sont  pas  assez  aveuglés  pour 
ne  pas  apercevoir  une  si  vive  lumière ,  et 
pourvu  qu'on  leur  accorde  qu'ils  sont  libres  en 
d'autres  occasions,  ils  sont  contents. 

Or  il  est  impossible  de  leur  refuser  ce  der- 
nier point  :  il  y  aurait  de  la  mauvaise  foi  à  le 
nier  ;  cependant  ils  se  trompent  dans  les  consé- 
quences qu'ils  en  tirent  :  car  ils  regardent  cette 
volonté  qui  conduit  leurs  actions  comme  le  pre- 
mier principe  de  tout  ce  qui  est  en  eux ,  et  comme 
un  principe  indépendant;  sentiment  qui  est 
faux  de  tout  point  :  car  la  volonté  n'est  qu'un 
désir  qui  n'est  point  combattu ,  qui  a  son  objet 
en  sa  puissance,  ou  qui  du  moins  croit  l'avoir; 
et  même ,  en  supposant  que  ce  n'est  pas  cela ,  on 
n'évite  pas  de  tomber  dans  une  extrême  absur- 
dité. Suivez  bien  mon  raisonnement;  je  de- 
mande à  ceux  qui  regardent  cette  volonté  sou- 
veraine comme  le  principe  suprême  de  tout  ce 
qu'ils  trouvent  en  eux  :  S'il  est  vrai  que  la  volonté 
soit  en  nous  le  premier  principe ,  tout  ne  doit-il 
pas  dériver  de  ce  fonds  et  de  cette  cause  ?  Ce- 
pendant combien  de  pensées  qui  ne  sont  pas 
volontaires  !  combien  même  de  volontés  oppo- 
sées les  unes  aux  autres  !  quel  chaos  !  quelle 
confusion  !  Je  sais  bien  que  l'on  me  dira  que  la 


volonté  n'est  la  cause  que  de  nos  actions  vo- 
lontaires, et  que  c'est  seulement  alors  qu'elle 
est  principe  indépendant.  C'est  déjà  m'accorder 
beaucoup  ;  mais  ce  n'est  pas  encore  assez ,  et  je 
nie  que  la  volonté  soit  jamais  le  premier  prin- 
cipe :  c'est  au  contraire  le  dernier  ressort  de 
l'âme,  c'est  l'aiguille  qui  marque  les  heures 
sur  une  pendule  et  qui  la  pousse  à  sonner.  Je 
conviens  qu'elle  détermine  nos  actions;  mais 
elle  est  elle-même  déterminée  pas  des  ressorts 
plus  profonds  ,  et  ces  ressorts  sont  nos  idées  ou 
nos  sentiments  actuels  ;  car ,  encore  que  la  vo- 
lonté réveille  nos  pensées ,  et  assez  souvent 
nos  actions ,  il  ne  peut  s'ensuivre  de  là  qu'elle 
en  soit  le  premier  principe  :  c'est  précisément 
le  contraire ,  et  l'on  n'a  point  de  volonté  qui 
ne  soit  un  effet  de  quelque  passion  ou  de  quel- 
que réflexion. 

Un  homme  sage  est  mis  à  une  rude  épreuve  : 
l'appât  d'un  plaisir  trompeur  met  sa  raison  en 
péril  ;  mais  une  volonté  plus  forte  le  tire  de  ce 
mauvais  pas  :  vous  croyez  que  sa  volonté  rend 
sa  raison  victorieuse  ?  Si  vous  y  pensez  tant  soit 
peu ,  vous  découvrirez  au  contraire  que  c'est  sa 
raison  toute  seule  qui  fait  varier  sa  volonté; 
cette  volonté,  combattue  par  une  impression 
dangereuse,  aurait  péri  sans  ce  secours.  Il  est 
vrai  qu'elle  vainc  un  sentiment  actuel ,  mais 
c'est  par  des  idées  actuelles,  c'est-à-dire,  par 
sa  raison. 

Le  même  homme  succombe  en  une  autre  oc- 
casion ;  il  sent  irrésistiblement  que  c'est  parce 
qu'il  le  veut  :  qu'est-ce  donc  qui  le  fait  agir? 
Sans  doute  c'est  sa  volonté  ;  mais  sa  volonté 
sans  règle  s'est-elle  formée  de  soi  ?  n'est-ce  pas 
un  sentiment  qui  l'a  mise  dans  son  cœur?  Ren- 
trez au  dedans  de  vous-mêmes;  je  veux  m'en  rap- 
porter à  vous  :  n'est-il  pas  manifeste  que  dans 
le  premier  exemple  ce  sont  des  idées  actuelles 
qui  surmontent  un  sentiment ,  et  que  dans  celui- 
ci  le  sentiment  prévaut ,  parce  qu'il  se  trouve 
plus  vif,  ou  que  les  idées  sont  plus  faibles?  Mais 
il  ne  tiendrait  qu'à  ce  sage  de  fortifier  ses  idées , 
il  n'aurait  qu'à  le  vouloir.  Oui ,  le  vouloir  forte- 
ment ;  mais  afin  qu'il  le  veuille  ainsi ,  ne  fau- 
drait-il pas  jeter  d'autres  pensées  dans  son 
âme ,  qui  l'engagent  à  vouloir  ?  Vous  n'en  dis- 
conviendrez pas,  si  vous  vous  consultez  bien. 
Convenez  donc  avec  moi  que  nous  agissons 
souvent  selon  ce  que  nous  voulons ,  mais  que 
nous  ne  voulons  jamais  que  selon  ce  que  nous 
sentons  ou  selon  ce  que  nous  pensons  :  nulle  vo- 
lonté sans  idées  ou  sans  passions  qui  la  précèdent. 


TRAITE  SUR  LE  LIBRE  ARBITRE. 


5)77 


Un  homme  tire  sa  bourse,  me  demande  pair 
ou  non  :  je  lui  réponds  l'un  ou  l'autre.  N'est-ce 
pas  ma  volonté  seule  qui  détermine  ma  voix  ?  Y 
a-t-il  quelque  jugement  ou  quelque  passion  qui 
devance?  L'on  ne  voit  pas  plus  de  raison  à 
croire  que  c'est  pair  qu'impair  :  donc  ma  vo- 
lonté naît  de  soi,  donc  rien  ne  la  détermine. 
Erreur  grossière  :  ma  volonté  pousse  ma  voix  ; 
le  pair  et  l'impair  sont  possibles  :  l'un  est  aussi 
caché  que  l'autre;  aucun  n'est  donc  plus  appa- 
rent. Mais  il  faut  dire  pair  ou  non  ;  et  le  désir  du 
gain  m'échauffe  ;  les  idées  de  pair  et  d'impair 
se  succèdent  avec  vitesse ,  mêlées  de  crainte  et 
de  joie  ;  l'idée  du  pair  se  présente  avec  un  rayon 
d'espérance.  La  réflexion  est  inutile,  il  faut  que 
je  me  détermine,  c'est  une  nécessité;  et  sur 
cela,  je  dis  pair,  parce  que  pair  en  ce  moment  se 
présente  à  mon  esprit. 

Cherchez-vous  un  autre  exemple  ?  Levez  vos 
bras  vers  le  ciel  :  c'est  autant  que  vous  le  vou- 
drez que  cela  s'exécutera;  mais  vous  ne  le 
voudrez  que  pour  faire  un  essai  du  pouvoir  de 
la  volonté,  ou  par  quelque  autre  motif;  sans 
cela ,  je  vous  assure  que  vous  ne  le  voudrez  pas. 
Je  prends  tous  les  hommes  à  témoin  de  ce  que 
je  dis  là;  j'en  appelle  à  leur  expérience.  J'expo- 
serai des  raisons  pour  prouver  mon  sentiment 
et  le  rendre  inébranlable  par  un  accord  merveil- 
leux :  mais  je  crois  que  ces  exemples  répan- 
dront un  jour  sensible  sur  ce  qui  me  reste  à 
dire  ;  ils  aplaniront  notre  voie. 

Soyez  cependant  persuadé  que  ce  qui  dérobe 
à  l'esprit  le  mobile  de  ses  actions,  n'est  que 
leur  vitesse  infinie.  Nos  pensées  meurent  au 
moment  que  leurs  effets  se  font  connaître. 
Lorsque  l'action  commence ,  le  principe  est 
évanoui.  La  volonté  paraît,  le  sentiment  n'est 
plus;  l'on  ne  le  trouve  plus  en  soi ,  et  l'on  doute 
qu'il  y  ait  été  :  mais  ce  serait  un  vice  énorme 
que  l'on  eût  des  volontés  qui  n'eussent  point  de 
principe.  Nos  actions  iraient  au  hasard  ;  il  n'y 
aurait  plus  que  des  caprices  ;  tout  ordre  serait 
renversé.  Il  ne  suffit  donc  pas  de  dire  qu'il  est 
vrai  que  la  réflexion  ou  le  sentiment  nous  con- 
duise ;  nous  devons  encore  ajouter  qu'il  serait 
monstrueux  que  cela  ne  fût  pas. 

L'homme  est  faible,  on  en  convient  ;  ses  sen- 
timents sont  trompeurs ,  ses  vues  sont  courtes 
et  fausses.  Si  sa  volonté  captive  n'a  pas  de  guide 
plus  sûr ,  elle  égarera  tous  ses  pas.  Une  preuve 
naturelle  qu'elle  en  est  réduite  là ,  c'est  qu'elle 
s'égare  en  effet  ;  mais  ce  guide ,  quoique  incer- 
tain ,  vaut  mieux  qu'un  instinct  aveugle.   Une 


raison  imparfaite  est  beaucoup  au-dessus  d'une 
absence  de  raison.  La  raison  débile  de  l'homme 
et  ses  sentiments  illusoires  le  sauvent  encore 
néanmoins  d'une  infinité  d'erreurs.  L'homme 
entier  serait  abruti  s'il  n'avait  pas  ce  secours. 
Il  est  vrai  qu'il  est  imparfait  ;  mais  c'est  une  né- 
cessité. La  perfection  infinie  ne  souffre  point  de 
partage;  Dieu  ne  serait  point  parfait  si  quelque 
autre  pouvait  l'être. 

Non-seulement  il  répugne  qu'il  y  ait  deux  êtres  * 
parfaits  ;  mais  il  est  en  même  temps  impossible 
que  deux  êtres  indépendants  puissent  subsister 
ensemble,  si  l'un  des  deux  est  parfait,  parce 
que  la  perfection  comprend  nécessairement 
une  puissance  sans  bornes,  éternelle,  ininterrup- 
tible,  et  qu'elle  ne  serait  pas  telle  si  tout  ne  lui 
était  pas  soumis.  Ainsi  Dieu  serait  imparfait 
sans  la  dépendance  des  hommes  :  cela  est  plus 
clair  que  le  jour. 

Personne,  dites-vous,  ne  doute  d'un  principe  , 
si  certain  ;  cependant  ceux  qui  soutiennent  que 
la  volonté  peut  tout,  et  qu'elle  est  le  premier 
principe  de  toutes  nos  actions,  ceux-là  nient, 
sans  y  prendre  garde ,  la  dépendance  des  hom- 
mes à  l'égard  du  Créateur.  Or  voilà  ce  que 
j'attaque ,  voilà  l'objet  de  ce  discours.  Je  ne  me 
suis  attaché  à  prouver  la  dépendance  de  la  vo- 
lonté à  l'égard  de  nos  idées ,  que  pour  mieux 
établir  par  là  notre  dépendance  totale  et  continue 
de  Dieu. 

Vous  comprenez  bien  par  là  que  j'établis 
aussi  la  nécessité  de  toutes  nos  actions  et  de 
tous  nos  désirs.  Qu'une  conséquence  si  juste  ne 
vous  effarouche  point.  Je  prétends  vous  mon- 
trer que  notre  liberté  subsiste  malgré  cette  néces- 
sité. Je  manifesterai  l'accord  et  la  solution  de 
ce  nœud,  qui  fera  disparaître  les  ombres  qui 
peuvent  encore  nous  troubler. 

Mais ,  pour  revenir  à  présent  au  dogme  de  la 
dépendance,  comment  se  peut-on  figurer  les 
hommes  indépendants  ?  Leur  esprit  n'est-il  pas 
créé ,  et  tout  être  créé  ne  dépend-il  pas  des  lois 
de  sa  création  ?  Peut-il  agir  par  d'autres  lois 
que  par  celles  de  son  être?  et  son  être ,  n'est-ce 
pas  l'œuvre  de  Dieu  ?  Dieu  suspend ,  direz-vous, 
ses  lois  pour  laisser  agir  son  ouvrage.  Mau-  . 
vaise  raison  :  l'homme  n'a  rien  en  lui-même 
dont  il  n'ait  reçu  le  principe  et  le  germe  en 
sa  naissance.  L'action  n'est  qu'un  effet  de  l'être  : 
l'être  ne  nous  est  point  propre  ;  l'action  le 
serait-elle?  Dieu  suspendant  ses  lois,  l'homme 
est  anéanti  ;  toute  action  est  morte  en  lui.  D'où 
tircrait-il  la  force  et  la  puissance  d'agir,   s'il 

37 


578 


VAUVEIN  ARGUES. 


perdait  ce  qu'il  a  reçu?  un  tHre  ne  peut  agir 
que  par  ce  qui  est  en  lui.  L'iiomme  n'a  rien  en 
lui-môme  que  le  Créateur  n'y  ait  mis  :  donc 
l'homme  ne  peut  agir  que  par  les  lois  de  son 
Dieu.  Comment  changerait-il  ces  lois ,  lui  qui 
ne  subsiste  qu'en  elles ,  et  qui  ne  peut  rien  que 
par  elles?  Faites  en  sorte  qu'une  pendule  se 
meuve  par  d'autres  lois  que  par  celles  de  l'ou- 
vrier ,  ou  de  celui  qui  la  touche.  La  pendule  n'a 
'  d'action  que  celle  qu'on  lui  imprime;  ôtez-en 
ce  qu'on  y  a  mis,  ce  n'est  plus  qu'une  machine 
sans  force  et  sans  mouvement.  Cette  compa- 
raison est  juste  pour  tout  ce  qui  est  créé;  mais 
il  y  a  cette  différence  entre  les  ouvrages  des 
hommes  et  les  ouvrages  de  Dieu ,  que  les  pro- 
ductions des  hommes  ne  reçoivent  d'eux  qu'un 
mode,  une  forme  périssable,  et  peuvent  être 
dérangées ,  détruites  ou  conservées  par  d'autres 
hommes  ;  mais  les  ouvrages  de  Dieu  ne  dépen- 
dent que  de  lui ,  parce  qu'il  est  l'auteur  de  tout 
ce  qui  existe,  non -seulement  pour  la  forme, 
mais  aussi  pour  la  matière.  Rien  n'ayant  reçu 
l'existence  que  de  ses  puissantes  mains,  il  ne 
peut  y  avoir  d'action  dont  il  ne  soit  le  principe. 
Tous  les  êtres  de  la  nature  n'agissent  les  uns 
sur  les  autres  que  selon  ses  lois  éternelles;  et 
nier  leur  dépendance,  c'est  nier  leur  création: 
car  il  n'y  a  que  l'être  incréé  qui  puisse  être  in- 
dépendant. Cependant  l'homme  le  serait  dans 
plusieurs  actions  de  sa  vie ,  si  sa  volonté  n'était 
pas  dépendante  de  ses  idées;  supposition  très- 
absurde  et  très-impie  à  la  fois.  Je  ne  veux  pas 
vous  surprendre;  méditez  bien  là-dessus.  Faire 
cesser  l'influence  des  lois  de  la  création  sur  la 
volonté  de  l'homme ,  rompre  la  chaîne  invisible 
qui  lie  toutes  ses  actions,  n'est-ce  pas  l'affran- 
chir de  Dieu?  Si  vous  faites  la  volonté  tout  à  fait 
indépendante,  elle  n'est  plus  soumise  à  Dieu; 
si  elle  est  toujours  soumise  à  Dieu  ,  elle  est  tou- 
jours dépendante  :  rien  n'est  si  certain  que  cela. 
Gomment  concevoir  cependant  que  la  créature 
se  meuve  en  quelque  instant  que  ce  soit  par 
une  impression  différente  de  celle  du  Créateur  ? 
J'ai  prouvé  plus  clair  que  le  jour  combien  cela 
était  impossible.  Ehl  pourquoi  se  révolter 
contre  notre  dépendance?  c'est  par  elle  que 
nous  sommes  sous  la  main  du  Créateur  ;  que 
nous  sommes  protégés ,  encouragés ,  secourus  ; 
que  nous  tenons  à  l'infmi ,  et  que  nous  pouvons 
nous  promettre  une  sorte  de  perfection  dans  le 
sein  de  l'être  parfait  :  et  d'ailleurs  cette  dépen- 
dance n'éteint  point  la  liberté  qui  nous  est  si 
précieuse.  Je  vous  ai  promis  d'accorder  ce  qui 


paraît  incompatible  ;  suivez-moi  donc  bien ,  jo 
vous  prie.  Qu'entendez-vous  par  liberté  ?  n'est»- 
ce  pas  de  pouvoir  agir  selon  votre  volonté? 
comprenez-vous  autre  chose?  prétendez -vous 
rien  de  plus  ?  Non ,  vous  voilà  satisfait  :  eh  bien , 
je  le  suis  aussi.  Mais  sondez-vous  un  moment; 
voyez  s'il  est  impossible  que  la  volonté  de 
l'homme  soit  quelquefois  conforme  à  celle  du 
Créateur.  Assurément  cela  est  très  -  possible, 
vous  ne  le  nierez  pas  :  cependant  dans  cette 
occasion  l'homme  fait  ce  que  Dieu  veut ,  il  agit 
par  la  volonté  de  celui  qui  l'a  mis  au  monde, 
l'on  n'en  peut  disconvenir  ;  mais  cela  ne  l'em- 
pêche point  aussi  d'agir  de  plein  gré.  N'est-ce 
pas  là  toutefois  ce  qu'on  appelle  être  libre? 
manque-t-on  de  liberté  lorsqu'on  fait  ce  que 
l'on  veut  ?  Vous  voyez  donc  clairement  que  la 
volonté  n'est  point  indépendante  de  Dieu,  et 
que  la  nécessité  ne  suppose  pas  toujours  dépen- 
dance involontaire;  nous  suivons  les  lois  éternelles 
en  suivant  nos  propres  désirs  ;  mais  nous  les  sui- 
vons sans  contrainte,  et  voilà  notre  liberté.  Sub- 
tilité, direz- vous  ;  ce  n'est  point  agir  de  soi-même 
que  d'agir  par  une  impression  et  des  lois  étran- 
gères. Mais  vous  raisonnez  là  sur  un  principe 
faux  :  l'impression  et  les  lois  de  Dieu  ne  nous  sont 
point  étrangères  ;  elles  constituent  notre  essence, 
et  nous  n'existons  qu'en  elles.  Ne  dites- vous  pas  : 
Mon  corps ,  ma  vie ,  ma  santé ,  mon  âme  ?  Pour- 
quoi ne  diriez-vous  pas  :  Ma  volonté ,  mon  ac- 
tion? Croyez -vous  votre  âme  étrangère,  parce 
qu'elle  vient  de  Dieu  et  qu'elle  n'existe  qu'en  lui  ? 
Votre  volonté ,  voti'C  action ,  sont  des  productions 
de  votre  âme  ;  elles  sont  donc  vôtres  aussi. 

Mais ,  en  ce  cas-là ,  direz-vous,  la  liberté  n'est 
qu'un  nom;  les  hommes  se  croyaient  libres  en 
suivant  leur  volonté  :  c'était  une  erreur  manifeste. 
Vous  vous  égarez  encore  :  les  hommes  ont  eu  rai- 
son de  distinguer  deux  états  extrêmement  oppo- 
sés ;  ils  ont  nommé  liberté  la  puissance  d'agir 
par  les  lois  de  leur  être ,  et  nécessité  la  violence 
que  souffrent  ces  mêmes  lois.  C'est  toujours  Dieu 
qui  agit  dans  toutes  ces  circonstances  :  mais  quand 
il  nous  meut  malgré  nous ,  cela  s'appelle  con- 
trainte ;  et  quand  il  nous  conduit  par  nos  propres 
désirs ,, cela  se  nomme  liberté.  Il  fallait  bien  deux 
noms  divers  pour  désigner  deux  actions  diffé- 
rentes; car,  encore  que  le  principe  soit  le  même, 
le  sentiment  ne  l'est  pas.  Mais,  au  fond,  aucun 
homme  sage  n'a  jamais  pu  ni  dû  étendre  ce  terme 
de  liberté  jusqu'à  l'indépendance  :  cela  choque 
trop  la  raison,  l'expérience  et  la  piété.  Ce  qui  fait 
pourtant  illusion  aux  partisans  du  libre  arbitre, 


TRAITE  SUR  LE  LIBRE  IRblTRE. 


579 


c'est  le  sentiment  intérieur  qu'ils  en  trouvent  dans 
leur  conscience  :  car  ce  sentiment  n'est  pas  faux. 
Que  ce  soit  notre  raison  ou  nos  passions  qui  nous 
meuvent ,  c'est  nous  qui  nous  déterminons  ;  il  y 
aurait  de  la  folie  à  distinguer  ses  pensées  ou  ses 
sentiments  de  soi.  Je  puis  me  mettre  au  régime 
pour  rétablir  ma  santé ,  pour  mortifier  mes  sens, 
ou  pour  quelque  autre  motif  :  c'est  toujours  moi 
qui  agis ,  je  ne  fais  que  ce  que  je  veux  ;  je  suis 
donc  libre ,  je  le  sens  ^  et  mon  sentiment  est  fidèle. 
Mais  cela  n'empêche  pas  que  mes  volontés  ne 
tiennent  aux  idées  qui  les  précèdent  ;  leur  chaîne 
et  leur  liberté  sont  également  sensibles  :  car  je 
sais ,  par  expérience ,  que  je  fais  ce  que  je  veux  ; 
mais  la  même  expérience  m'enseigne  que  je  ne 
veux  que  ce  que  mes  sentiments  ou  mes  pensées 
m'ont  dicté.  Nulle  volonté  dans  les  hommes  qui 
ne  doive  sa  direction  à  leurs  tempéraments,  à  leurs 
raisonnements  et  à  leurs  sentiments  actuels. 

Sur  cela ,  l'on  oppose  encore  l'exemple  des 
malheureux  qui  se  perdent  dans  le  crime  ^  côiltre 
toutes  leurs  lumières.  La  vérité  luit  sur  eux ,  le 
vrai  bien  est  devant  leurs  yeux  :  cependant  ils 
s'en  écartent;  ils  se  creusent  un  abîme,  ils  s'y 
plongent  sans  frayeur;  ils  préfèrent  une  joie  courte 
à  des  peines  infinies.  Donc  ce  n'est  ni  leur  con^ 
naissance  ni  le  goût  naturel  de  la  félicite  qui  dé- 
terminent leur  cœur;  donc  c'est  leur  volonté 
seule  qui  les  pousse  à  ces  excès.  Mais  ce  raison- 
nement est  faible  ;  les  contradictions  apparentes 
qui  lui  servent  comme  d'appui  sont  faciles  à  le- 
ver. Un  libertin  qui  connaît  le  vrai  bien ,  qui  le 
veut  et  qui  s'en  écarte ,  n'y  renonce  nullement  : 
il  se  fonde  sur  sa  jeunesse ,  sur  la  bonté  divine 
ou  sur  la  pénitence  ;  il  perd  de  vue  son  objet  na- 
turel; l'idée  en  est  dans  sa  mémoire,  mais  il  ne 
la  rappelle  pas  ;  elle  ne  paraît  qu'à  demi  ;  elle 
est  éclipsée  dans  la  foule;  des  sentiments  plus 
vifs  l'écartent^  la  dérobent,  l'exténuent;  ces  sen- 
timetits  impérieux  remplissent  la  capacité  de  son 
esprit  corrompu.  Prenez  Cependant  le  même 
homme  au  milieu  de  ses  plaisirs;  présentez-lui  la 
mort  prête  à  le  saisir  ;  qu'il  n'ait  plus  qu'un  seul 
jour  à  vivre  ;  que  le  feu  vengeur  des  crimes  s'al- 
lume à  ses  yeux  impurs  et  brûle  tout  autour  de  lui  : 
s'il  lui  reste  un  rayon  de  foi ,  s'il  espère  encore 
en  Dieu ,  si  la  peur  n'a  pas  troublé  son  âme  lèche 
et  coupable ,  croyez-vous  qu'il  hésite  alors  à  flé- 
chir son  juge  irrité,  et  à  se  couvrir  de  poussière 
devant  la  majesté  de  Dieu ,  qui  va  le  juger  ? 

Tout  ce  qu'on  peut  dire  à  cela ,  c'est  que  le  bien 
le  plus  grand  ne  nous  remue  pas  toujours ,  mais 
celui  qui  se  fait  sentir  avec  plus  de  vivacité.  L'illu- 


sion est  de  confondre  des  souvenirs  languissants 
avec  des  idées  très-vives ,  ou  des  notions  qui  repo- 
sent dans  le  sein  de  la  mémoire  avec  des  idées 
présentes  et  des  sentiments  actuels.  Il  est  certain 
cependant  que  des  idées  absentes  ou  des  idées 
affaiblies  ne  peuvent  guère  plus  sur  nous  que 
celles  qu'on  n'a  jamais  eues. 

Ce  sont  donc  nos  idées  actuelles  qui  font  naître 
le  sentiment ,  le  sentiment  la  volonté ,  et  la  vo- 
lonté l'action.  Nous  avons  très-souvent  des  idées 
fort  contraires  et  des  sentiments  opposés.  Tout 
est  présent  à  l'esprit ,  tout  s'y  peint  presque  à  la 
fois  ;  du  moins  les  objets  s'y  succèdent  avec  beau- 
coup de  vitesse  et  forment  des  désirs  en  foule: 
ces  désirs  sont  combattus  ;  nul  n'est  proprement 
volonté ,  car  la  volonté  décide  ;  c'est  incertitude, 
anxiété.  Mais  les  idées  les  plus  sensibles ,  les  plus 
entières ,  les  plus  vives,  l'emportent  enfin  sur  les 
autres  ;  le  désir  qui  prend  le  dessus  change  en 
même  temps  de  nom  et  détermine  notre  action. 
Les  philosophes  nous  assurent  que  le  bien  et  le 
mal  sont  les  deux  grands  principes  de  toutes  les 
actions  humaines.  Le  bien  produit  l'amotir,  le 
désir  et  la  joie  ;  le  mal  est  suivi  de  tristesse ,  de 
crainte ,  de  haine ,  d'horreur.  Les  idées  de  l'un 
et  de  l'autre  en  font  naître  le  sentiment.  Quel- 
!  ques»uns  pensent  que  le  mal  agit  plus  sur  nous  ; 
que  le  bien  ne  noiis  détermine  point  d'une  ma- 
nièï*e  immédiate ,  mais  par  l'inquiétude  ou  malaise 
qui  fait  le  fond  des  désirs.  Tout  cela  n'est  pas  es- 
sentiel :  que  ce  soit  par  ce  malaise  qu'un  bien  im- 
parfait laisse  en  nous ,  que  le  cœur  se  détermine, 
ou  que  le  bien  et  le  mal  nous  meuvent  également 
d'une  manière  immédiate ,  il  demeure  inébran- 
lable, dans  l'une  et  l'autre  hypothèse,  que  nos 
passions  et  nos  idées  actuelles  sont  le  principe 
universel  de  toutes  nos  volontés.  Je  crois  l'avoir 
démontré  d'une  manière  évidente;  mais  comme 
les  exemples  sont  bien  plus  palpables  que  les 
meilleures  raisons,  je  veux  en  donner  encore  un. 
Vous  y  pourrez  suivre  à  loisir  tous  les  mouve- 
ments de  l'esprit. 

Représentez-vous  donc  un  homme  d'une  santc 
languissante  et  d'un  esprit  corrompu  ;  placez-le 
auprès  d'une  femme  aussi  corrompue  que  lui  : 
l'indécence  de  cet  exemple  doit  le  rendre  encore 
plus  sensible;  d'ailleurs  il  a  ses  modèles  dans 
toutes  les  conditions.  J'unis  par  les  nœuds  les  plus 
forts ,  des  cœurs  unis  par  leurs  penchants.  Mais 
je  suppose  que  cet  homme  est  exténué  de  débau- 
ches ;  ses  lâches  habitudes  ont  détruit  sa  santé  : 
cependant  il  n'est  pas  auprès  de  sa  maîtresse  pour 
les  renouveler  toujours;  il  n'est  venu  que  pour  la 

37. 


580 


VAUVENARGllES. 


voir;  sa  pensée  n'ose  aller  plus  loin ,  parce  quUI 
souf&e  et  qu'il  languit.  Voilà  une  résolution  prise 
sur  sa  langueur  présente  et  le  souvenir  du  passé. 
Remarquez  que  sa  volonté  ne  se  forme  pas  d'elle- 
même  ;  cela  est  essentiel.  Cette  volonté  néanmoins 
ne  doit  pas  trop  nous  arrêter.  Tout  est  vicieux 
au  sein  du  vice  ;  la  sagesse  d'un  homme  faible  est 
aussi  fragile  que  lui  ;  l'occasion  en  est  le  tom- 
beau. Voici  donc  déjà  l'habitude  qui  combat  les 
sages  conseils.  L'habitude  est  toujours  puissante, 
même  sur  un  corps  languissant.  Pour  peu  que  les 
esprits  soit  mus,  leurs  profondes  traces  se  rouvrent 
et  leur  donnent  un  cours  plus  facile.  Près  de  l'ob- 
jet de  son  amour,  l'homme  que  je  viens  de  vous 
peindre  éprouve  ce  fatal  pouvoir;  son  sang  cir- 
cule avec  vitesse,  sa  fai])lesse  même  s'anime,  ses 
craintes  et  ses  réflexions  disparaissent  comme  des 
ombres.  Pourrait -il  songer  à  la  mort  lorsqu'il 
sent  renaître  sa  vie ,  et  prévoir  la  douleur  lors- 
qu'il est  enivré  de  plaisir?  Sa  force  et  son  feu  se 
rallument.  Ce  n'est  pas  qu'il  ait  oublié  sa  première 
résolution;  peut-être  est-elle  encore  présente. 
Mais,  comme  un  souvenir  fâcheux  qui  chancelle 
et  s'évanouit,  des  désirs  plus  doux  les  combattent  ; 
l'objet  de  ses  terreurs  est  loin ,  le  plaisir  est  pro- 
che et  certain  ;  il  y  touche  en  mille  manières  par 
les  sens  ou  par  la  pensée  :  le  parfum  d'une  fleur 
que  l'on  vient  de  cueillir  ne  pénètre  pas  aussi 
vite  que  les  impressions  du  plaisir;  le  goût  des 
mets  les  plus  rares  n'entre  pas  si  avant  dans  un 
homme  affamé ,  ni  celui  d'un  vin  délicieux  dans  la 
pensée  d'un  ivrogne.  Cependant  l'expérience  mêle 
encore  quelque  inquiétude  à  ces  sentiments  flat- 
teurs; de  secrets  retours  les  balancent;  des  volon- 
tés commencées  tombent  et  meurent  aussitôt;  la 
proximité  du  plaisir  et  la  prévoyance  des  peines 
opposent  entre  eux  ces  désirs ,  les  éteignent  et  les 
raniment  :  faites  attention  à  cela.  Mais  enfin 
qu'est-ce  que  la  vie ,  lorsqu'elle  est  abîmée  dans 
la  vue  de  la  mort,  dans  une  tristesse  sauvage, 
sansplaisij  et  sans  liberté?  Quelle  folie  de  quitter 
le  présent  pour  l'avenir,  le  certain  pour  l'incer- 
tain ?  Les  voluptés  les  plus  molles  trouvent  leur 
contre-poison;  le  régime,  les  remèdes,  réparent 
bientôt  les  forces.  Ce  n'est  point  un  mal  sans  res- 
source que  de  céder  à  l'occasion.  Une  seule  fai- 
blesse est-elle  sans  retour  ?  Dorénavant  l'on  peut 
fuir  le  danger  ;  mais  on  a  tant  fait  de  chemin. . .  Là- 
dessus  vient  un  regard  qui  donne  d'autres  pensées  ; 
la  crainte  et  la  raison  se  cachent,  le  charme  présent 
les  dissipe ,  et  la  volonté  dominante  se  consomme 
dans  le  plaisir. 

Mais  si  cet  homme,  direz- vc'i-s.  voulait  retenir 


ses  idées ,  sa  première  résolution  ne  s'effacerait 
pas  ainsi.  S'il  le  voulait  bien ,  d'accord;  mais  je  l'ai 
déjà  dit,  et  je  le  répète  encore,  cet  homme  ne 
peut  le  vouloir,  que  ses  réflexions  n'aient  la  force 
de  créer  cette  volonté.  Or  ses  sensations  plus  puis- 
santes exténuent  ses  réflexions,  et  ses  réflexions 
exténuées  produisent  des  désirs  si  faibles,  qu'ils 
cèdent  sans  résistance  à  l'impression  des  sens. 

Sentez  donc  dans  ces  exemples  la  vérité  des 
principes  que  j'ai  établis,  faites-en  l'application. 
Le  voluptueux  de  sang-froid  connaît  et  veut  son 
vrai  bien ,  qui  est  la  vie  et  la  santé  ;  près  de  l'objet 
de  sa  passion ,  il  en  perd  le  goût  et  l'idée;  consé- 
quemment  il  s'en  éloigne,  il  court  après  un  bien 
trompeur.  Lorsque  la  raison  s'offre  à  lui,  son 
affection  se  tourne  vers  elle  ;  lorsqu'elle  fait  place 
au  mensonge ,  ou  que ,  captivée  par  l'objet  pré- 
sent, son  affection  change  aussi,  sa  volonté  suit 
ses  idées  ou  ses  sentiments  actuels  :  rien  n*esl  si 
simple  que  cela. 

La  raison  et  les  passions,  les  vices  et  la  vertu 
dominent  ainsi  tour  à  tour,  selon  leur  degré  de 
force  et  selon  nos  habitudes;  selon  notre  tempé- 
rament, nos  principes,  nos  mœurs;  selon  les 
occasions ,  les  pensées ,  les  objets ,  qui  sont  sous 
les  yeux  de  l'esprit.  Jésus-Christ  a  marqué  cette 
disposition  et  cette  faiblesse  des  hommes  en  leur 
apprenant  la  prière.  Craignez  ,  dit-il ,  les  tenta- 
tions ;  priez  Dieu  qu'il  vous  en  éloigne ,  et  qu'il 
vous  détourne  du  mal.  Mais  les  hommes ,  peu 
capables  de  replier  leur  esprit,  prennent  ce  pou- 
voir qui  est  en  eux  d'être  mus  indifféremment 
vers  toute  sorte  d'objets  par  leur  volonté  toute 
seule,  pour  une  indépendance  totale.  Il  est  bien 
vrai  que  leur  cœur  est  maniable  en  tout  sens  ; 
mais  leurs  désirs  orgueilleux  dépendent  de  leurs 
pensées,  et  leurs  pensées,  de  Dieu  seul.  C'est  donc 
dans  cette  puissance  de  nous  mouvoir  de  nous- 
mêmes  ,  selon  les  lois  de  notre  être ,  que  consiste 
la  liberté  :  cependant  ces  lois  dépendent  des  lois 
àe  la  création,  car  elles  sont  éternelles ,  et  Dieu 
seul  peut  les  changer  par  les  effets  de  sa  grâce. 

Vous  pouvez ,  si  vous  le  voulez ,  user  d'une 
distinction,  n'appeler  point  liberté  les  mouve- 
ments des  passions  nés  d'une  action  étrangère , 
quoiqu'efle  soit  invisible;  vous  ne  donnerez  ce 
nom  qu'aux  seules  dispositions  qui  soumettent 
nos  démarches  aux  règles  de  la  raison  :  toutefois 
ne  sortez  point  d'un  principe  irréfutable;  recon- 
naissez toujours  que  la  même  raison ,  la  sagesse 
et  la  vertu  ne  sont  que  des  dépendances  du  prin- 
cipe de  notre  être ,  ou  des  impulsions  nouvelles 
de  Dieu ,  qui  donne  la  vie  et  le  mouvementé  tout,. 


TRAITE  SUR  LE  LIBRE  ARBITRE. 


581 


Mais  aiiii  de  retenir  ces  vérités  importantes, 
permettez  que  je  les  place  sous  le  même  point  de 
vue.  Nous  avons  mis  d'abord  toute  la  liberté  à 
pouvoir  agir  de  nous-mêmes  et  de  notre  propre 
gré  ;  nous  avons  reconnu  cette  puissance  en  nous, 
quoiqu'elle  y  soit  limitée  par  les  objets  extérieurs  ; 
nous  n'admettons  point  cependant  de  volontés  in- 
dépendantes des  lois  de  la  création,  parce  que 
cela  serait  impie  et  contraire  à  l'expérience ,  à  la 
raison,  à  la  foi.  Mais  cette  dépendance  nécessaire 
ne  détruit  point  la  liberté  ;  elle  nous  est  même 
extrêmement  utile.  Que  serait-ce  qu'une  vo- 
lonté sans  guide,  sans  règle,  sans  cause?  Il  est 
heureux  pour  nous  qu'elle  soit  dirigée  ou  par 
nos  sentiments  ou  par  notre  raison  ;  car  nos  sen- 
timents ,  nos  idées ,  ne  diffèrent  point  de  nous- 
mêmes,  et  nous  sommes  vraiment  libres,  lorsque 
les  objets  extérieurs  ne  nous  meuvent  point  mal- 
gré nous. 

La  volonté  rappelle  ou  suspend  nos  idées;  nos 
idées  forment  ou  varient  les  lois  de  la  volonté  ; 
les  lois  de  la  volonté  sont  par  là  des  dépendances 
des  lois  de  la  création  :  mais  les  lois  de  la  créa- 
tion ne  nous  sont  point  étrangères  ;  elles  consti- 
tuent notre  être ,  elles  forment  notre  essence,  elles 
sont  entièrement  nôtres ,  et  nous  pouvons  dire  har- 
diment que  nous  agissons  par  nous-mêmes,  quand 
nous  n'agissons  que  par  elles. 

La  violence  que  nos  désirs  souffrent  des  objets 
du  dehors  est  entièrement  distincte  de  la  néces- 
sité de  nos  actions.  Une  action  involontaire  n'est 
point  libre;  mais  une  action  nécessaire  peut  être 
volontaire,  et  libre  par  conséquent.  Ainsi  la  né- 
cessité n'exclut  point  la  liberté  ;  la  religion  les 
admet  l'une  et  l'autre  :  la  foi ,  la  raison ,  l'expé- 
rience ,  s'accordent  à  cette  opinion  ;  c'est  par  elle 
que  l'on  concilie  l'Ecriture  avec  elle-même  et 
avec  nos  propres  lumières  :  qui  pourrait  la  rejeter  ? 

Connaissons  donc  ici  notre  sujétion  profonde. 
Que  l'erreur,  la  superstition ,  se  fondent  à  la  lu- 
mière présente  à  nos  yeux;  que  leurs  ombres 
soient  dissipées ,  qu'elles  tombent ,  qu'elles  s'effa- 
cent aux  rayons  de  la  vérité,  comme  des  fan- 
tômes trompeurs?  Adorons  la  hauteur  de  Dieu,  qui 
règne  dans  tous  les  esprits  comme  il  règne  sur  tous 
les  corps;  déchirons  le  voile  funeste  qui  cache  à 
nos  faibles  regards  la  chaîne  éternelle  du  monde 
et  la  gloire  du  Créateur.  Quel  spectacle  admira- 
ble que  ce  concert  éternel  de  tant  d'ouvrages 
immenses ,  et  tous  assujettis  à  des  lois  immuables! 
O  majesté  invisible  I  votre  puissance  inlinie  les  a 
tirés  du  néant,  et  l'univers  entier  dans  vos  mains 
formidablesestcommeun  fragile  roseau,  l/orgucil 


indocile  de  l'homme  oserait-il  murmurer  de  sa 
subordination?  Dieu  seul  pouvait  être  parfait  ;  il 
fallait  donc  qu'il  soumît  l'homme  à  cet  ordre  iné- 
vitable, comme  les  autres  créatures;  en  sorte  que 
l'homme  pût  leur  communiquer  son  action,  et  re- 
cevoir aussi  la  leur.  Ainsi  les  objets  extérieurs 
forment  des  idées  dans  l'esprit,  ces  idées  des  sen- 
timents, ces  sentiments  des  volontés,  ces  volon- 
tés des  actions  en  nous  et  hors  de  nous.  Une  dé- 
pendance si  noble  dans  toutes  les  parties  de  ce 
vaste  univers  doit  conduire  nos  réflexions  à  l'unité 
de  son  principe;  cette  subordination  fait  la  solide 
grandeur  des  êtres  subordonnés.  L'excellence  de 
l'homme  est  dans  sa  dépendance;  sa  sujétion 
nous  étale  deux  images  merveilleuses ,  la  puis- 
sance infinie  de  Dieu  et  la  dignité  de  notre  ùme  : 
la  puissance  de  Dieu ,  qui  comprend  toutes  cho- 
ses, et  la  dignité  de  notre  âme,  émanée  d'un 
si  grand  principe,  vivante,  agissante  en  lui,  et 
participante  ainsi  de  l'infinité  de  son  être  par 
une  si  belle  union. 

L'homme  indépendant  serait  un  objet  de  mé- 
pris :  toute  gloire ,  toute  ressource ,  cessent  aus- 
sitôt pour  lui ,  la  faiblesse  et  la  misère  sont  son 
unique  partage  ;  le  sentiment  de  son  imperfection 
fait  son  supplice  éternel.  Mais  le  même  senti- 
ment ,  quand  on  admet  sa  dépendance ,  fait  sa 
plus  douce  espérance  :  il  lui  découvre  d'abord  lo 
néant  des  biens  finis ,  et  le  ramène  à  son  principe, 
qui  veut  le  rejoindre  à  lui ,  et  qui  peut  seul  assou- 
vir ses  désirs  dans  la  possession  de  lui-même. 

Cependant,  comme  nos  esprits  se  font  sans 
cesse  illusion ,  la  main  qui  forma  l'univers  est 
toujours  étendue  sur  l'homme  :  Dieu  détourne  loin 
de  nous  les  impressions  passagères  de  l'exemple 
et  du  plaisir  ;  sa  grâce  victorieuse  sauve  ses  éluN 
sans  combat,  et  Dieu  met  dans  tous  les  hommes 
des  sentiments  très-capables  de  les  ramener  au 
bien  et  à  la  vérité ,  si  des  habitudes  plus  fortes  ou 
des  sensations  plus  vives  ne  les  retenaient  dans 
l'erreur.  Mais  comme  il  est  ordinaire  qu'une 
grâce  suffisante  pour  les  âmes  modérées  cède  à 
l'impétuosité  d'un  génie  vif  et  sensible,  nous  de- 
vons attendre  en  tremblant  les  secrets  jugements 
de  Dieu ,  courber  notre  esprit  sous  la  foi ,  et  nous 
écrier  avec  saint  Paul  :  0  profondeur  éternelle , 
qui  peut  sonder  tes  abîmes?  qui  peut  expliquer 
pourquoi  le  péché  du  premier  homme  s'est  étendu 
sur  sa  race?  pourquoi  des  peuples  entiers  qui 
n'ont  point  connu  la  vie  sont  réservés  ù  la  mort? 
pourquoi  tous  les  humains ,  pouvant  être  sauvés, 
s(»r.(  tons  exposés  à  périr? 


■•••••t*»« 


582 


VAUVENARGUES, 


RÉPONSE 
A  QUELQUES  OBJECTIONS. 


Je  ne  détruis  eq  aucune  manière  la  nécessité 
des  Iwnnes  œuvres,  en  établissant  la  nécessité  de 
nos  actions.  Il  est  vrai  qu'on  peut  inférer  de  mes 
principes ,  que  ces  mêmes  œuvres  sont  en  nous 
des  grâces  de  Dieu  ;  qu'elles  ne  reçoivent  leur 
prix  que  de  la  mort  du  Saqveur,  et  que  Dieu  cou- 
ronne dans  les  justes  ses  propres  bienfaits.  Mais 
cette  conséquence  est  conforme  à  la  foi,  et  si 
conforme ,  qu'une  autre  doctrine  lui  serait  tout 
à  fait  contraire ,  et  ne  pourrait  pas  s'expliquer.  Ne 
me  demandez  donc  pas  pourquoi  la  nécessité  des 
bonnes  œuvres ,  dès  que  leur  mérite  ne  vient  pas 
à  nous  :  car  ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  répondre 
là-dessus  ;  c'est  à  l'Eglise.  On  vous  demanderait 
aussi  pourquoi  la  mort  de  Jésus-Cbrist.  Dieu  ne 
pouvait-il  pas  faire  qu'Adam  ne  péchât  jamais? 
Ne  pouvait-il  racheter  son  péché  par  le  sang  de 
son  fils  ?  Sans  doute  un  Dieu  tout-puissant  pou- 
vait changer  tout  cela  ;  il  pouvait  créer  les  boni' 
mes  aussi  heureux  que  les  anges,  il  pouvait  les 
faire  naître  sans  péché  :  de  même  il  pouvait  nous 
sauver  et  nous  condamner  sans  les  œuvres.  Qui 
doute  de  ces  vérités?  Cependant  il  ne  le  veut 
pas,  et  cette  raison  doit  suffire,  parce  qu'il  n'y  a 
rien  qui  répugne  à  l'idée  d'un  êtrç  parfait  dans 
une  pareille  doctrine,  et  que  n'ayant  point  de 
prétexte  pour  la  rejeter,  nous  avons  l'autorité  de 
l'Église  pour  l'accepter  :  ce  qui  fait  pencher  la 
balance  et  décide  la  question. 

Mais,  poursuivez-vous,  si  c'est  Dieu  qui  est 
l'auteur  de  nos  bonnes  œuvres ,  et  que  tout  soit 
en  nous  par  lui,  il  est  aussi  l'auteur  du  mal,  et 
conséquemment  vicieux  :  blasphème  qui  fait  hor- 
reur. Or  je  vous  demande  à  mon  tour,  qu'en- 
tendez-vous par  le  mal?  Je  sais  bien  que  les  vices 
sont  en  nous  quelque  chose  de  mauvais,  parce 
qu'ils  entraînent  toutes  sortes  de  désordres  et  la 
ruine  des  sociétés.  Mais  les  maladies  ne  sont-elles 
pas  mauvaises ,  les  pestes ,  les  inondations  ?  Ce- 
pendant cela  vient  de  Dieu ,  et  c'est  lui  qui  fait 
les  monstres  et  les  plus  nuisibles  animaux;  c'est 
lui  qui  crée  en  nous  im  esprit  si  fini  et  un  cœur 
si  dépravé.  Que  s'il  a  mis  dans  notre  esprit  le 
principe  des  erreurs,  et  dans  notre  cœur  le  prin- 
cipe des  vices,  comme  on  ne  peut  le  nier,  pour- 
quoi répugnerait-il  de  le  faire  auteur  de  nos  fautes 


çt  de  toutes  nos  actions?  Nos  actions  ne  tirent 
leur  ôtrç,  leur  mérite  ou  leur  démérite,  que  du 
principe  qui  les  a  produites  ;  or,  si  nous  recon- 
naissons que  Dieu  a  fait  le  principe  qui  est  mau- 
vais, pourquoi  refuser  de  croire  qu'il  est  l'auteur 
des  actions  qui  n'en  sont  que  les  effets  ?  N'y  a-t-il 
pas  contradiction  dans  ce  bizarre  refus? 

Il  ne  sert  de  rien  de  répondre  que  Dieu  met 
en  nous  la  raison  pour  contenir  ce  principe  vi- 
cieux, et  que  nous  nous  perdons  par  le  mauvais 
usage  que  nous  faisons  de  notre  volonté.  Notre 
volonté  n'est  corrompue  que  par  ce  mauvais  prin- 
cipe, et  ce  mauvais  principe  vient  de  Dieu  :  car 
il  est  manifeste  que  le  Créateur  a  donné  aux  créa- 
tures leur  degré  d'imperfection.  Il  n'eût  pu  les 
former  parfaites ,  vu  qu'il  ne  peut  y  avoir  qu'un 
seul  être  parfait  :  ainsi  elles  sont  imparfaites ,  et, 
comme  imparfaites ,  vicieuses  ;  car  le  vice  n'est 
autre  chose  qu'une  sorte  d'imperfection.  Mais  de 
ce  que  la  créature  est  imparfaite,  doit-on  tirer 
qqe  Dieu  l'est  ?  et  de  ce  que  la  créature  imparfaite 
est  vicieuse,  peut^on  conclure  que  le  Créateur 
est  vicieux  ? 

Au  moins  serait-il  injuste,  direz-vous,  de 
punir  dans  les  créatures  une  imperfection  néces- 
saire. Oui,  selon  l'idée  que  vous  avez  de  la  jus- 
tice ;  mais  ne  répugne-t^il  pas  à  cette  même  idée 
qiie  Dieu  punisse  le  péché  d'Adam  jusque  dans  sa 
postérité,  et  qu'il  impute  aux  nations  idolâtres 
l'infraction  des  lois  qu'ils  ignorent  '  ?  Que  répon- 
dez-vous cependant,  lorsqu'on  vous  oppose  cela? 
Vous  dites  que  la  justice  de  Dieu  n'est  point  sem- 
blable à  la  nôtre  ;  qu'elle  n'est  point  dépendante 
de  nos  faibles  préjugés  ;  qu'elle  est  au-dessus  de 
notre  raison  et  de  notre  esprit.  Eh  !  qui  m'em- 
pêche de  répondre  la  même  chose  :  Il  n'y  a  pas 
de  suite  dans  votre  créance ,  ou  du  moins  dans 
vos  discoyrs  ;  car ,  lorsqu'on  vous  presse  un  peu 
sur  le  péché  originel  et  sur  le  reste,  vous  dites 
qu'on  n'a  pas  d'idée  de  la  justice  de  Dieu;  et  lors- 
que vous  me  combattez ,  vous  voulez  qu'on  y  en 
attache  une  qui  condamne  mes  sentiments,  et 
alors  vous  n'hésitez  point  à  rendre  la  justice  di- 
vine semblable  à  la  justice  humaine?  Ainsi  vous 
changez  les  définitions  des  choses  selon  vos  be- 
soins. Je  suis  de  meilleure  foi ,  je  dis  librement 
ma  pensée  :  je  crois  que  Dieu  peut  à  son  gré  dis- 
poser de  ses  créatures,  ou  pour  un  supplice  étemel, 
ou  pour  un  bonheur  infini,  parce  qu'il  est  le  maître 
et  qu'il  ne  nous  doit  rien.  Je  n'ai  sur  cela  qu'un 
langage,  vous  ne  m'en  verrez  pas  changer.  Je 

'  Il  semble  qu'il  faut  qt^elle»  ignorent.  B. 


REPONSE  A  QUELQUES  OBJECTIOINS. 


583' 


he  pense  donc  pas  que  la  justice  humaine  soit 
essentielle  au  Créateur  :  elle  nous  est  indispen- 
sable, parce  qu'elle  est  des  lois  de  Dieu  la  plus 
vive  et  la  plus  expresse  ;  mais  l'auteur  de  cette 
loi  ne  dépend  que  de  lui  seul ,  n'a  que  sa  volonté 
pour  règle ,  son  bonheur  pour  unique  fin.  Il  est 
vrai  qu'il  n'y  a  rien  au  monde  de  meilleur  que  la 
justice,  que  l'équité,  que  la  vertu;  mais  ce  qu'il 
y  a  de  plus  grand  dans  les  hommes  est  tellement 
imparfait,  qu'il  ne  saurait  convenir  à  celui  qui 
est  parfait;  c'est  même  une  superstition  que  de 
donner  nos  vertus  à  Dieu  :  cependant  il  est  juste 
en  un  sens,  il  l'a  dit,  nous  devons  le  croire.  Or 
voici  quelle  est  sa  justice  :  il  donne  une  règle  aux 
hommes,  qui  doit  juger  leurs  actions,  et  il  les 
juge  exactement  par  cette  règle  ;  il  n'y  déroge 
jamais.  Par  cette  égalité  constante  il  justifie  bien 
sa  parole,  puisque  la  justice  n'est  autre  chose  que 
l'amour  de  l'égalité  ;  mais  cette  égalité  qu'il  met 
entre  les  hommes  n'est  point  entre  les  hommes  et 
lui.  Peut-il  y  avoir  de  l'égalité  dans  une  distance 
infinie  des  créatures  au  Créateur?  cela  se  peut-il 
concevoir?  Il  se  contredit,  dites- vous,  s'il  est 
vrai  qu'il  nous  donne  une  loi  dont  il  nous  écarte 
lui-même.  Non,  il  ne  se  contredit  point,  sa  loi 
n'est  point  sa  volonté;  il  nous  a  donné  cette  loi 
pour  qu'elle  jugeât  nos  actions;  mais  comme  il  ne 
veut  pas  nous  rendre  tous  heureux,  il  ne  veut  pas 
non  plus  que  tous  suivent  sa  loi  :  rien  de  si  facile 
à  connaître. 

Dieu  n'est  donc  pas  bon,  direz-vous.  Il  est 
bon,  puisqu'il  donne  à  tant  de  créatures  des 
grâces  qu'il  ne  leur  doit  point,  et  qu'il  les  sauve 
ainsi  gratuitement.  Il  aurait  plus  de  bonté,  selon 
nos  faibles  idées,  s'il  voulait  nous  sauver  tous. 
Sans  doute  il  le  pourrait,  puisqu'il  est  tout-puis- 
sant; mais  puisqu'il  le  pourrait  et  qu'il  ne  le  fait 
pas,  il  faut  conclure  qu'il  ne  le  veut  pas,  et  qu'il 
a  raison  de  ne  le  pas  vouloir. 

Il  le  veut,  selon  nous,  me  répondrez-vous ; 
mais  c'est  nous  qui  lui  résistons.  0  le  puissant 
raisonnement!  Quoil  celui  qui  peut  tout,  peut 
donc  vouloir  en  vain  ?  il  manque  donc  quelque 
chose  à  sa  puissance  ou  à  sa  volonté?  car  si  l'une 
et  l'autre  étaient  entières,  qui  pourrait  leur  ré- 
sister? Sa  volonté,  dit-on,  n'est  que  condition- 
nelle; c'est  sous  des  conditions  qu'il  veut  notre 
salut  :  mais  quelle  est  cette  volonté  ?  Dieu  peut 
tout,  il  sait  tout;  et  il  veut  mon  salut,  que  je  ne 
ferai  pas,  qu'il  sait  que  je  ne  ferai  pas,  et  qu'il 
tient  ù  lui  d'opérer  !  Ainsi  Dieu  veut  une  chose 
qu'il  sait  qui  n'arrivera  pas,  et  qu'il  pourrait 
faire  arriver.  Quelle  étrange  contradiction  !  Si 


un  homme  sachant,  que  je  veux  me  noyer,  et 
pouvant  m'en  empêcher  sans  qu'il  lui  en  coûte 
rien,  et  m'ôter  même  cette  funeste  volonté,  me 
laissait  cependant  mourir  et  suivre  ma  résolution,, 
dirait-on  qu'il  veut  me  sauver,  tandis  qu'il  me 
laisse  périr  ?  Tant  de  nations  idolâtres  que  Dieu 
laisse  dans  l'erreur,  et  qu'il  aveugle  lui-même, 
comme  le  dit  l'Écriture,  prouvent-elles,  par  leur 
misère  et  par  leur  abandonnement,  que  Dieu  veut 
aussi  leur  salut  ?  Il  est  mort  pour  tous ,  j'en  con- 
viens :  c'est-à-dire  que  sa  mort  les  a  tous  rendus 
capables  d'être  lavés  des  souillures  du  péché  ori- 
ginel ,  et  d'aspirer  au  ciel ,  qui  leur  était  fermé  ; 
grâce  qu'ils  n'avaient  point  avant.  Mais  de  ce  que 
tous  sont  rendus  capables  d'être  sauvés ,  peut-on 
conclure  que  Dieu  veut  les  sauver  tous?  Si  vous 
le  dites  pour  ne  pas  vous  rendre ,  pour  défendre 
votre  opinion,  voilà  en  effet  une  fuite;  mais  si 
c'est  pour  nous  persuader ,  y  parviendrez- vous 
par  là,  et  osez-vous  l'espérer?  Pensez-vous  qu'un 
Américain,  d'un  esprit  simple  et  grossier ,  comme 
sont  la  plupart  des  hommes ,  qui  ne  connaît  pas 
Jésus-Christ,  à  qui  l'on  n'en  a  jamais  parlé,  et 
qui  meurt  dans  un  culte  impie,  soutenu  par 
l'exemple  de  ses  ancêtres,  et  défendu  par  tous 
ses  docteurs;  pensez -vous,  dis -je,  que  Dieu 
veuille  aussi  sauver  cet  homme,  qu'il  a  si  fort 
aveuglé?  pensez -vous  au  moins  qu'on  le  croie 
sur  votre  simple  affirmation,  et  vous-même  le 
croyez-vous  ? 

Vous  craignez,  dites- vous,  que  ma  doctrine 
ne  tende  à  corrompre  les  hommes ,  et  à  les  dé- 
sespérer. Pourquoi  donc  cela,  je  vous  prie  ?  qu'ai-je 
dit  à  cet  effet?  J'enseigne,  il  est  vrai,  que  les 
uns  sont  destinés  à  jouir,  et  les  autres  à  souffrir 
toute  l'éternité.  C'est  là  la  créance  inviolable  de 
tous  ceux  qui  sont  dans  l'Église,  et  j'avoue  que 
c'est  un  mystère  que  nous  ne  comprenons  pas. 
Mais  voici  ce  que  nous  savons  avec  la  dernière 
évidence  ;  voici  ce  que  Dieu  nous  apprend.  Ceux 
qui  pratiqueront  la  loi  sont  destinés  à  jouir,  ceux 
qui  la  transgresseront  à  souffrir  ;  il  n'en  faut  pas 
savoir  davantage  pour  conduire  ses  actions  et 
pour  s'éloigner  du  mal.  J'avoue  que  si  cette  no- 
tion ne  se  trouve  pas  suffisante,  si  elle  ne  nous 
entraîne  pas ,  c'est  qu'elle  trouve  en  nous  des 
obstacles  plus  forts  ;  mais  il  faut  convenir  aussi 
que,  bien  loin  de  nous  pervertir,  rien  n'est  plus 
capable  au  contraire  de  nous  convertir  ;  et  ceux 
qui  s'abandonnent  dans  la  vue  de  leur  sujétion , 
agissent  contre  les  lumières  de  la  plus  simple 
raison,  quoique  nécessairement. 

Il  ne  faut  donc  pas  dire  que  notre  doctrine  soit 


â84 


VAUVENARGllES. 


plus  dangereuse  que  les  autres  :  rien  n'est  moins 
vrai  que  cela  ;  elle  a  l'avantage  de  concilier  l'É- 
criture avec  elle  -  même  et  vos  propres  contra- 
dictions. Il  est  vrai  qu'elle  laisse  des  obscurités  ; 
mais  elle  n'établit  point  d'absurdités ,  elle  ne  se 
contredit  pas.  Cependant  je  sais  le  respect  que 
l'on  doit  aux  explications  adoptées  par  l'Église  ; 
et  si  l'on  peut  me  faire  voir  que  les  miennes  leur 
sont  contraires,  ou  même  qu'elles  s'en  éloignent, 
quelque  vraies  qu'elles  me  paraissent,  j'y  renonce 
de  tout  mon  cœur,  sachant  combien  notre  esprit, 
sur  de  semblables  matières,  est  sujet  à  l'illusion, 
et  que  la  vérité  ne  peut  pas  se  trouver  hors  de 
l'Église  catholique,  et  du  pape  qui  en  est  le  chef. 


DISCOURS  SUR  LA  LIBERTE, 


Notre  vie  ne  serait  qu'une  suite  de  caprices ,  si 
notre  volonté  se  déterminait  d'elle-même  et  sans 
motifs.  Nous  n'avons  point  de  volonté  qui  ne  soit 
produite  par  quelque  réflexion  ou  par  quelque 
passion.  Lorsque  je  lève  la  main ,  c'est  pour  faire 
un  essai  de  ma  liberté,  ou  par  quelque  autre  rai- 
son. Lorsqu'on  me  propose  au  jeu  de  choisir  pair 
ou  impair,  pendant  que  les  idées  de  l'un  et  de 
l'autre  se  succèdent  dans  mon  esprit  avec  vitesse , 
mêlées  d'espérance  et  de  crainte ,  si  je  choisis  pair, 
c'est  parce  que  la  nécessité  de  faire  un  choix 
s'offre  à  ma  pensée  au  moment  que  pair  y  est 
présent.  Qu'on  propose  tel  exemple  qu'on  voudra, 
je  démontrerai  à  un  Homme  de  bonne  foi  que 
nous  n'avons  aucune,  volonté  qui  ne  soit  précédée 
par  quelque  sentiment  ou  par  quelque  raisonne- 
ment qui  la  font  naître.  Il  est  vrai  que  la  volonté 
a  aussi  le  pouvoir  d'exciter  nos  idées;  mais  il  faut 
qu'elle-même  soit  déterminée  auparavant  par 
quelque  cause.  La  volonté  n'est  jamais  le  pre- 
mier principe  de  nos  actions ,  elle  est  le  dernier 
ressort  ;  c'est  l'aiguille  qui  marque  les  heures  sur 
une  pendule  et  qui  la  pousse  à  sonner.  Ce  qui 
dérobe  à  notre  esprit  le  mobile  de  ses  volontés, 
c'est  la  fuite  précipitée  de  nos  idées  ou  la  compli- 
cation des  sentiments  qui  nous  agitent.  Le  motif 
qui  nous  fait  agir  a  souvent  disparu  lorsque  nous 
agissons,  et  nous  n'en  trouvons  plus  la  trace. 
Tantôt  la  vérité  et  tantôt  l'opinion  nous  déter- 
minent, tantôt  la  passion  ;  et  tous  les  philosophes, 
d'accord  sur  ce  point,  s'en  rapportent  à  l'ex- 
périence. Mais,   disent  les  sages,   puisque   la 


réflexion  est  aussi  capable  de  nous  déterminer 
que  le  sentiment ,  opposons  donc  la  raison  aux 
passions ,  lorsque  les  passions  nous  attaquent.  Ils 
ne  font  pas  attention  que  nous  ne  pouvons  même 
avoir  la  volonté  d'appeler  à  notre  aide  la  raison, 
lorsque  la  passion  nous  conseille  et  nous  préoc- 
cupe de  son  objet.  Pour  résister  à  la  passion ,  il 
faudrait  au  moins  vouloir  lui  résister.  Mais  la 
passion  vous  fera-t-elle  naître  le  désir  de  com- 
battre la  passion ,  dans  l'absence  de  la  raison 
vaincue  et  dissipée?  Le  plus  grand  bien  connu, 
dit-on,  détermine  nécessairement  notre  âme 
Oui ,  s'il  est  senti  tel  et  présent  à  notre  esprit , 
mais  si  le  sentiment  de  ce  prétendu  bien  est  affai 
bli,  ou  que  le  souvenir  de  ses  promesses  som- 
meille dans  le  sein  de  la  mémoire,  le  sentiment 
actuel  et  dominant  l'emporte  sans  peine  :  entre 
deux  puissances  rivales ,  la  plus  faible  est  néces- 
sairement vaincue.  Le  plus  grand  bien  connu 
parmi  les  hommes ,  c'est  sans  difficulté  le  para- 
dis. Mais  lorsqu'un  homme  amoureux  se  trouve 
vis-à-vis  de  sa  maîtresse ,  ou  l'idée  de  ce  bien 
suprême  ne  se  présente  pas  à  son  esprit,  quoi- 
qu'elle y  soit  empreinte,  ou  elle  se  présente  si 
faiblement,  que  le  sentiment  actuel  et  passionné 
d'un  plaisir  volage  prévaut  sur  l'image  effacée 
d'une  éternité  de  bonheur  ;  de  sorte  qu'à  parler 
exactement,  ce  n'est  pas  le  plus  grand  bien  connu 
qui  nous  détermine ,  mais  le  bien  dont  le  senti- 
ment agit  avec  le  plus  de  force  sur  notre  âme,  et 
dont  l'idée  nous  est  plus  présente.  Et  de  tout  cela 
je  conclus  que  nous  ne  faisons  ordinairement  que 
ce  que  nous  voulons ,  mais  que  nous  ne  Avouions 
jamais  que  ce  que  nos  passions  ou  nos  réflexions 
nous  font  vouloir  ;  que  par  conséquent  toutes  nos 
fautes  sont  des  erreurs  de  notre  esprit  ou  de  notre 
cœur.  Nous  nous  figurons  plaisamment  que  lors- 
que la  passion  nous  porte  à  quelque  mal ,  et  que 
la  raison  nous  en  détourne,  il  y  a  encore  en  nous 
un  tiers  auquel  il  appartient  de  décider.  Meds  ce 
tiers ,  quel  est-il  ?  je  le  demande.  Je  ne  connais 
dans  l'homme  que  des  sentiments  et  des  pensées  ; 
quand  les  passions  lui  donnent  un  mauvais  con- 
seil, à  qui  aura-t-il  recours?  A  sa  raison?  mais 
si  la  raison  lui  dit  elle-même  d'obéir  cette  fois  à 
ses  passions,  qui  le  sauvera  de  l'erreur?  Y  a-t-il 
dans  son  esprit  un  autre  tribunal  qui  puisse  in- 
firmer les  arrêts  et  les  résolutions  de  celui-ci  ? 
Approfondissons  davantage.  Tout  être  créé  dé- 
pend nécessairement  des  lois  de  sa  création  : 
l'homme  est  visiblement  dans  cette  dépendance  ; 
ses  actions  pourraient-elles  lui  appartenir  lorsque 
son  être  même  ne  lui  est  pas  propre?  Dieu  même 


RÉPONSE  AUX  CONSÉQUENCES  DE  LA  NÉCESSITÉ. 


585 


lie  pourrait  suspendre  ses  lois  absolues  sur  notre 
âme,  sans  anéantir  en  elle  toute  action.  Un  être 
qui  a  tout  reçu  ne  peut  agir  que  par  ce  qui  lui  a 
été  donné  ;  et  toute  la  puissance  divine ,  qui  est  in- 
finie, ne  saurait  le  rendre  indépendant.  Toutefois, 
en  suivant  ces  lois  primitives  dont  je  parle ,  nous 
suivons  nos  propres  désirs.  Ces  lois  sont  l'essence 
de  notre  être ,  et  ne  sont  point  distinctes  de  nous- 
mêmes  ,  puisque  nous  n'existons  qu'en  elles.  Nous 
nommons  liberté  avec  raison  la  puissance  d'agir 
par  elles ,  et  nécessité  la  violence  qu'elles  souffrent 
des  objets  extérieurs,  comme  lorsque  nous  som- 
mes en  prison  ou  dans  quelque  autre  dépendance 
involontaire.  Ce  qui  fait  illusion  aux  partisans 
du  libre  arbitre ,  c'est  le  sentiment  qu'ils  en  trou- 
vent dans  leur  conscience.  Ce  sentiment-là  n'est 
point  faux.  Soit  que  nos  passions  ou  nos  réflexions 
nous  déterminent,  il  est  vrai  que  c'est  nous  qui 
nous  déterminons  ;  car  il  y  aurait  de  la  folie  à 
distinguer  nos  sentiments  ou  nos  pensées,  de  nous- 
mêmes.  Ainsi  la  liberté  et  la  nécessité  subsistent 
ensemble.  Ainsi  le  raisonnement  et  l'expérience 
justifient  la  foi,  qui  les  admet.  C'est  ce  que  M.  de 
Voltaire  a  parfaitement  bien  exprimé  dans  ces 
beaux  vers  : 

Sur  un  autel  de  fer,  un  livre  inexplicable 
Contient  de  l'avenir  l'histoire  irrévocable. 
La  main  de  l'Éternel  y  marqua  nos  désirs , 
Et  nos  chagrins  cruels ,  et  nos  faibles  plaisirs. 
On  voit  la  Liberté,  cette  esclave  si  lière. 
Par  d'invincibles  nœuds  en  ces  lieux  prisonnière. 
Sous  un  joug  inconnu ,  que  rien  ne  peut  briser, 
Dieu  sait  l'assujettir ,  sans  la  tyranniser  ; 
A  ses  suprêmes  lois  d'autant  mieux  attachée 
Que  sa  chaîne  à  ses  yeux  pour  jamais  est  cachée , 
Qu'en  obéissant  même  elle  agit  par  son  choix , 
Et  souvent  aux  destins  pense  donner  des  lois. 

Hcnriade,  chant  VII,  v.  285—96. 

J'aimerais  mieux  avoir  fait  ces  douze  vers  que 
le  long  chapitre  de  la  puissance  de  M.  Locke. 
C'est  le  propre  des  philosophes  qui  ne  sont  que 
philosophes,  de  dire  quelquefois  obscurément  en 
un  volume  ce  que  la  poésie  et  l'éloquence  pei- 
gnent beaucoup  mieux  d'un  seul  trait. 

Fait  à  Besançon,  au  mois  de  juillet  1737. 


RÉPONSE 

AUX  CONSÉQUENCES  DE  LA  NÉCESSITÉ. 


On  dit:  Si  tout  est  nécessaire,  il  n'y  a  plus 
de  vice.  Je  réponds  qu'une  chose  est  bonne  ou 


mauvaise  en  elle-même,  et  nullement  parce  qu'elle 
est  nécessaire  ou  ne  l'est  pas.  Qu'un  homme  soit 
malade  parce  qu'il  le  veut,  ou  qu'il  soit  malade 
sans  le  vouloir,  cela  ne  revient-il  pas  au  même  ? 
Celui  qui  s'est  blessé  lui-même  à  la  chasse  n'est-il 
pas  aussi  réellement  blessé  que  celui  qui  a  reçu 
à  la  guerre  un  coup  de  fusil  ?  et  celui  qui  est  en 
délire  pour  avoir  trop  bu  n'est-il  pas  aussi  réel- 
lement fou ,  pendant  quelques  heures,  que  celui 
qui  l'est  devenu  par  maladie?  Dira-t-on  que  Dieu 
n'est  point  parfait ,  parce  qu'il  est  nécessairement 
parfait?  Ne  faut-il  pas  dire,  au  contraire,  qu'il 
est  d'autant  plus  parfait ,  qu'il  ne  peut  être  im- 
parfait? S'il  n'était  pas  nécessairement  parfait, 
il  pourrait  déchoir  de  sa  perfection,  à  laquelle  il 
manquerait  un  plus  haut  degré  d'excellence ,  et 
qui  dès  lors  ne  mériterait  plus  ce  nom.  Il  en  est 
de  même  du  vice  :  plus  il  est  nécessaire ,  plus  11 
est  vice  ;  rien  n'est  plus  vicieux  dans  le  monde 
que  ce  qui,  par  son  fond,  est  incapable  d'être 
bien.  Mais,  dira  quelqu'un,  si  le  vice  est  une 
maladie  de  notre  âme ,  il  ne  faut  donc  pas  traiter 
les  vicieux  autrement  que  des  malades.  Sans  dif- 
ficulté :  rien  n'est  si  juste ,  rien  n'est  plus  hu- 
main. Il  ne  faut  pas  traiter  un  scélérat  autrement 
qu'un  malade  ;  mais  il  faut  le  traiter  comme  un 
malade.  Or  comment  en  use-t-on  avec  un  ma- 
lade? par  exemple,  avec  un  blessé  qui  a  la  gan- 
grène dans  le  bras?  si  on  peut  sauver  le  bras  sans 
risquer  le  corps,  on  sauve  le  bras  ;  mais  si  on  ne 
peut  sauver  le  bras  qu'au  péril  du  corps,  on  le 
coupe,  n'est-il  pas  vrai?  Il  faut  donc  en  user  de 
même  avec  un  scélérat  :  si  on  peut  l'épargner  sans 
faire  tort  à  la  société  dont  il  est  membre ,  il  faut 
l'épargner;  mais  si  le  salut  de  la  société  dépend 
de  sa  perte ,  il  faut  qu'il  meure  :  cela  est  dans 
l'ordre.  Mais  Dieu  punira-t-il  aussi  ce  misérable 
dans  l'autre  monde,  qui  a  été  puni  dans  celui-ci, 
et  qui  n'a  vécu  d'ailleurs  que  selon  les  lois  de 
son  être  ?  Cette  question  ne  regarde  pas  les  phi- 
losophes, c'est  aux  théologiens  à  la  décider.  Ah  I 
du  moins,  continue-t-on,  en  punissant  le  criminel 
qui  nuit  à  la  société ,  vous  ne  direz  pas  que  c'est 
un  homme  faible  et  méprisable,  un  homme  odieux. 
Et  pourquoi  ne  le  dirais-je  pas?  Ne  dites-vous 
pas  vous-même  d'un  homme  qui  manque  d'esprit, 
que  c'est  un  sot  ?  et  de  celui  qui  n'a  qu'un  oeil ,  ne 
dites- vous  pas  qu'il  est  borgne?  Assurément,  ce 
n'est  pas  leur  faute  s'ils  sont  ainsi  faits.  Cela  est 
tout  différent,  répondez- vous  :  je  dis  d'un  homme 
qui  manque  d'esprit,  que  c'est  un  sot;  mais  je  ne 
le  méprise  point.  Tant  mieux;  vous  faites  fort 
bien  :  car  si  cet  homme  qui  manque  d'esprit  a  ITuiie 


586 


VAUVENARGUES. 


grande ,  vous  vous  tromperiez  en  disant  que  c'est 
un  homme  méprisablç;  mais  de  celui  qui  manque 
en  même  temps  d'esprit  et  de  cœur,  vous  ne  pou- 
vez pas  vous  tromper  en  disant  qu'il  est  mépri- 
sable, parce  que  dire  qu'un  homme  est  mépri- 
sable, c'est  dire  qu'il  manque  d'esprit  et  de  cœur. 
Or  on  n'est  point  injuste  quand  on  ne  pense  en 
cela  que  ce  qui  est  vrai  et  ce  qu'il  est  très-im- 
possible de  ne  pas  penser^  A  l'égard  de  ceux  que 
la  naturfei  favorisés  des  beautés  du  génie  ou  de  la 
vertu ,  il  faudrait  être  bien  peu  raisonnable  pour 
se  défendre  de  les  aimer,  par  cette  raison  qu'ils 
tiennent  tous  ces  biens  de  la  nature.  Quelle  ab- 
surdité 1  Quoi  1  parce  que  M.  de  Voltaire  est  né 
poëte,  j'estimerais  moins  ses  poésies?  parce  qu'il 
est  né  humain ,  j'honorerais  moins  son  humanité? 
parce  qu'il  est  né  grand  et  sociable,  je  n'aimerais 
pas  tendrement  toutes  ses  vertus  ?  C'est  parce  que 
toutes  ces  choses  se  trouvent  en  lui  invinciblement, 
que  je  l'en  aime  et  l'en  estime  davantage;  et 
comme  il  ne  dépend  pas  de  lui  de  n'être  pas  le  plus 
beau  génie  de  son  siècle ,  il  ne  dépend  pas  de  moi 
de  n'être  pas  le  plus  passionné  de  ses  admirateurs 
et  de  ses  amis.  Il  est  bon  nécessairement,  je  l'aime 
de  même.  Qu'y  a-t-il  de  beau  et  de  grand  que 
ce  que  la  nature  a  fait  ?  Qu'y  a-t-il  de  difforme  et 
de  faible  que  ce  qu'elle  a  produit  dans  sa  rigueur? 
Quoi  de  plus  aimable  que  ses  dons,  ou  de  plus  ter- 
rible que  ses  coups?  Mais,  poursuivez-vous,  malgré 
cela ,  je  ne  puis  m'empêcher  d'excuser  un  homme 
que  la  nature  seule  a  fait  méchant.  Eh  bien! 
mon  ami,  excusez-le;  pourquoi  vous  défendre 
de  la  pitié?  La  nature  a  rempli  le  cœur  des  bons 
de  l'horreur  du  vice;  mais  elle  y  a  mis  aussi  la 
compassion,  pour  tempérer  cette  haine  trop  fière, 
et  les  rendre  plus  indulgents.  Si  la  créance  de 
la  nécessité  augmente  encore  ces  sentiments  d'hu- 
manité, si  elle  rappelle  plus  fortement  les  hommes 
à  la  clémence,  quel  plus  beau  système?  0  mor- 
tels ,  tout  est  nécessaire  :  le  rien  ne  peut  rien  en- 
gendrer; il  faut  loncque  le  premier  principe  de 
toutes  choses  soit  éternel  ;  il  faut  que  les  êtres 
créés ,  qui  ne  sont  point  éternels ,  tiennent  tout 
ce  qui  est  en  eux  de  l'Être  éternel  qui  les  a  faits. 
Pr,  s'il  y  avait  dans  l'esprit  de  l'homme  quelque 
chose  de  véritablement  indépendant  ;  s'il  y  avait, 
par  exemple ,  une  volonté  qui  ne  dépendît  pas 
du  sentiment  et  de  la  réflexion  qui  la  précèdent, 
il  s'ensuivrait  que  cette  volonté  serait  à  elle- 
même  son  principe.  Ainsi  il  faudrait  dire  qu'une 
chose  qui  a  commencé  a  pu  se  donner  l'être  avant 
que  d'être;  il  faudrait  dire  que  cette  volonté, 
qui  hier  n'était  point ,  s'est  pourtant  donné  l'exis- 


tence qu'elle  a  aujourd'hui  :  effet  impossible  et 
contradictoire.  Ce  que  je  dis  de  la  volonté ,  il 
est  aisé  de  l'appliquer  à  toute  autre  chose  ;  il  est, 
dis-je ,  aisé  de  sentir  que  c'est  une  loi  générale 
à  laquelle  est  soumise  toute  la  nature.  En  un  mot, 
je  me  trompe  fort,  ou  c'est  une  contradiction  de 
dire  qu'une  chose  est ,  et  qu'elle  n'est  pas  nécessai- 
rement. Ce  principe  est  beau  et  fécond,  et  je  crois 
qu'on  en  peut  tirer  les  conséquences  les  plus  lu- 
mineuses sur  les  matières  les  plus  difficiles;  mais 
le  malheur  veut  que  les  philosophes  ne  fassent 
qu'entrevoir  la  vérité,  et  qu'il  y  en  ait  peu  de  ca- 
pables de  la  mettre  dans  un  beau  jour. 

Sur  la  justice. 

La  justice  est  le  sentiment  d'une  âme  amou- 
reuse de  l'ordre,  et  qui  se  contente  du  sien.  Elle 
est  le  fondement  des  sociétés  ;  nulle  vertu  n'est 
plus  utile  au  genre  humain  ;  nulle  n'est  consacrée 
à  meilleur  titre.  Le  potier  ne  doit  rien  à  l'argile 
qu'il  a  pétrie,  dit  saint  Paul;  Dieu  ne  peut  être 
injuste.  Cela  est  visible  ;  mais  nous  en  concluons 
qu'il  est  donc  juste ,  et  nous  nous  étonnons  qu'il 
juge  tous  les  hommes  par  la  même  loi ,  quoiqu'il 
ne  donne  pas  à  tous  la  même  grâce  ;  et  quand  on 
nous  démontre  que  cette  conduite  est  formelle- 
ment opposée  aux  principes  de  l'équité,  nous  di- 
sons que  la  justice  divine  n'est  point  semblable  à 
la  justice  humaine  :  qu'on  définisse  donc  cette 
justice  contraire  à  la  nôtre.  Il  n'est  pas  raisonna- 
ble d'attacher  deux  idées  différentes  au  même 
terme ,  pour  lui  donner  tantôt  un  sens,  tantôt  un 
autre,  selon  nos  besoins  ;  et  il  faudrait  ôter  toute 
équivoque  sur  une  matière  de  cette  importance. 

Sur  la  Providence. 

Les  inondations  ou  la  sécheresse  font  périr  les 
fruits  ;  le  froid  excessif  dépeuple  la  terre  des  ani- 
maux qui  n'ont  point  d'abri  ;  les  maladies  épidé- 
miques  ravagent  en  tous  lieux  l'espèce  humaine  et 
changent  de  vastes  royaumes  en  déserts;  les 
hommes  se  détruisent  eux-mêmes  par  les  guerres, 
et  le  faible  est  la  proie  du  fort.  Celui  qui  ne  pos- 
sède rien ,  s'il  ne  peut  travailler,  qu'il  meure  :  c'est 
la  loi  du  sort  ;  il  diminue  et  s'évanouit  à  la  face 
du  soleil ,  délaissé  de  toute  la  terre.  Les  bêtes  se 
dévorent  aussi  entre  elles  :  le  loup,  l'épervier,  le 
faucon,  si  les  animaux  plus  faibles  leur  échap» 
peut ,  périssent  eux-mêmes;  rivaux  de  la  barbare 
cruauté  des  hommes ,  ils  se  partagent  ses  restes 
sanglants  et  ne  vivent  que  de  carnage.  0  terre  ! 
ô  terre  !  tu  n'es  qu'un  tombeau  et  un  champ  cou- 


IMITAÏIOIN  DE  PASCAL. 


587 


vert  de  dépouilles  ;  tu  u'eufantes  que  pour  la  mort. 
Qui  t'a  donné  l'être?  Ton  âme  paraît  endormie 
dans  ses  fers.  Qui  préside  à  tes  mouvements?  Te 
faut-il  admirer  dans  ta  constante  et  invariable 
imperfection?  Ainsi  s'exhale  le  chagrin  d'un  phi- 
losophe qui  ne  connaît  que  la  raison  et  la  nature 
sans  révélation. 

Sur  l'économie  de  l'univers. 

Tout  ce  qui  a  l'être  a  un  ordre,  c'est-à-dire,  une 
certaine  manière  d'exister  qui  lui  est  aussi  essen- 
tielle que  son  être  même  :  pétrissez  au  hasard 
un  morceau  d'argile  ;  en  quelque  état  que  vous 
le  laissiez ,  cette  argile  aura  des  rapports ,  une 
forme  et  des  proportions ,  c'est-à-dire  un  ordre, 
et  cet  ordre  subsistera  tant  qu'un  agent  supérieur 
s'abstiendra  de  le  déranger.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  que  l'univers  ait  ses  lois  et  une  certaine 
économie.  Je  vous  défie  de  concevoir  un  seul 
atome  sans  cet  attribut.  Mais ,  dit-on ,  ce  qui  vous 
étonne,  ce  n'est  pas  que  l'univers  ait  un  ordre 
immuable  et  nécessaire,  mais  c'est  la  beauté ,  la 
grandeur  et  la  magnificence  de  son  ordre.  Faibles 
philosophes  1  entendez- vous  bien  ce  que  vous 
dites?  Savez-vous  que  vous  n'admirez  que  les 
choses  qui  passent  vos  forces  ou  vos  connaissan- 
ces? Savez-vous  que  si  vous  compreniez  bien 
l'univers ,  et  qu'il  ne  s'y  rencontrât  rien  qui  passât 
les  limites  de  votre  ^pouvoir,  vous  cesseriez  aus- 
sitôt de  l'admirer.  C'est  donc  votre  très-grande 
petitesse  qui  fait  un  colosse  de  l'univers.  C'est 
votre  faiblesse  infinie  qui  vous  le  représente  dans 
votre  poussière ,  animé  d'un  esprit  si  vaste ,  si 
puissant  et  si  prodigieux.  Cependant  tout  petits, 
tout  bornés  que  vous  êtes ,  vous  ne  laissez  pas 
d'apercevoir  de  grands  défauts  dans  cet  infini ,  et 
il  vous  est  impossible  de  justifier  tous  les  maux 
moraux  et  physiques  que  vous  y  éprouvez.  Vous 
dites  que  c*est  la  faiblesse  de  votre  esprit  qui  vous 
empêche  de  voir  l'utilité  et  la  bienséance  de  ces 
désordres  apparents.  Mais  pourquoi  ne  croyez- 
vous  pas  tout  aussi  bien  que  c'est  cette  même 
faiblesse  de  vos  lumières  qui  vous  empêche  de 
saisir  le  vice  des  beautés  apparentes  que  vous 
admirez'?  Vous  répondez  que  l'univers  a  la 

'  Afais  pourquoi  ne  croyez-vous  pas  tout  au^si  bien  que  c'est 
»ette  même  faiblesse  de  vos  lumières  qui  vous  empêche  de 
sentir  le  vice  de  ces  beautés  apparentes  que  vous  admirez? 
Cette  idée  parait  absolument  fausse;  car  la  beauté  de  l'or- 
ilre  qui  régit  l'univers  est  dans  l'univers  même.  Ce  que  nous 
admirons ,  c'est  que  l'univers  subsiste  ;  car  nous  ne  pouvons 
douter  qu'il  subsiste.  Qu'il  puisse  subsister  autrement ,  mieux 
êi  l'on  veut,  à  la  bonne  heure;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il 
•ubsiste.  Je  puis  voir  plus  loin ,  mais  il  n'en  est  pas  moins  I 


meilleure  forme  possible,  puisque  Dieu  l'a  fait 
tel  qu'il  est.  Cette  solution  est  d'un  théologien , 
non  d'un  philosophe.  Or  c'est  par  cet  endroit 
qu'elle  me  touche ,  et  je  m'y  soumets  sans  réserve. 
Mais  je  suis  bien  aise  de  faire  connaître  que  c'est 
par  la  théologie ,  et  non  par  la  vanité  de  la  phi- 
losophie ,  qu'on  peut  prouver  les  dogmes  de  la 
religion.  ♦ 


IMITATION  DE  PASCAL  ^ 


La  religion  chrétienne,  disent  tous  les  théo- 
logiens, est  au-dessus  de  la  raison;  mais  elle  ne 
peut  être  contre  la  raison  :  car  si  une  chose  pou- 
vait être  vraie  et  être  néanmoins  contraire  à  la 
raison ,  il  n'y  aurait  aucun  signe  certain  de  vé- 
rité, 

La  vérité  de  la  révélation  est  prouvée  par  les 
faits,  continuent-ils  :  ce  principe  posé  confor- 
mément à  la  raison,  elle-même  doit  se  soumettre 
aux  mystères  révélés  qui  la  passent. 

Oui,  répondent  les  libertins ,  les  faits  prouvés 
par  la  raison  prouveraient  la  religion ,  même  dans 
ce  qui  passe  la  raison;  mais  quelle  démonstra- 
tion peut-on  avoir  sur  des  faits ,  et  principale^ 
ment  sur  des  faits  merveilleux  que  l'esprit  de 
parti  peut  avoir  altérés  ou  supposés  en  tant  de 
manières? 

Une  seule  démonstration,  ajoutent-ils,  doit 
prévaloir  sur  les  plus  fortes  et  les  plus  nombreu- 
ses apparences.  Ainsi  la  plus  grande  probabilité 
de  nos  miracles  ne  contre-balancerait  pas  une 
démonstration  de  la  contradiction  de  nos  mys- 
tères, supposé  que  l'on  en  eût  une. 

Il  est  donc  question  de  savoir  qui  a  pour  soi  hx 

admirable  que  je  voie.  Je  puis  avoir  un  sens  de  plus,  mes 
sens  n'en  sont  pas  moins  une  machine  admirable.  Ces  résul- 
tats que  je  ne  puis  nier,  sont  ce  que  j'appelle  les  beautés  de 
l'ordre  de  l'univers.  Ces  beautés  ne  peuvent  donc  être  sim- 
plement apparentes,  puisque  nous  n'en  jugeons  que  par  les 
résultats  de  cet  ordre.  Cet  ordre  ne  peut  avoir  de  vices  ca- 
chés, puisque  ces  vices  le  contrarieraient  et  empêcheraient 
les  résultats  que  nous  admirons.  Au  lieu  que  ce  que  nous 
prenons  pour  des  défauts  peut  conduire  à  des  résultats  que 
nous  ne  connaissons  pas;  car  on  peut  croire  à  ce  qu'on 
ignore,  et  non  pas  nier  ce  que  l'on  connaît.  S. 

'  Le  titre  Imitation  de  Pascal  et  la  tournure  de  ces  té- 
flexions  pourraient  les  faire  regarder  comme  une  critique  de 
la  manière  de  Pascal ,  qui  rapporte  quelquefois  des  objections 
contre  la  religion,  sans  se  mettre  en  peine  de  les  détruire, 
comme  dans  cette  réflexion  :  Les  impics  qui  font  profession 
de  suivre  la  raison,  etc.  IV  part.  art.  XVIII,  des  Pensées di 
II.  Pascoi;  et  cette  autre  :  Par  les  partis,  etc.  B. 


588 


VAUVENARGUES. 


démonstration  ou  l'apparence.  S'il  n'y  avait  que 
des  apparences  dans  les  deux  partis ,  dès  lors  il 
n'y  aurait  plus  de  règle  :  car  comment  compter 
et  peser  toutes  ces  probabilités  ?  S'il  y  avait  au 
contraire  des  démonstrations  des  deux  côtés ,  on 
serait  dans  la  même  peine,  puisque  alors  la  dé- 
monstration ne  distinguerait  plus  la  vérité.  Ainsi 
la  vraie  religion  n'est  pas  seulement  obligée  de 
se  démontrer,  mais  il  faut  encore  qu'elle  fasse 
voir  qu'il  n'y  a  de  démonstration  que  de  son 
côté.  Aussi  le  fait-elle ,  et  ce  n'est  pas  sa  faute  si 
les  théologiens,  qui  ne  sont  pas  tous  éclairés,  ne 
choisissent  pas  bien  leurs  preuves. 

Du  stoïcisme  et  du  christianisme. 

Les  stoïciens  n'étaient  pas  prudents,  car  ils 
promettaient  le  bonheur  dès  cette  vie ,  dont  nous 
connaissons  tous  par  expérience  les  misères.  Leur 
propre  conscience  devait  les  accuser  et  les  con- 
vaincre d'imposture. 

Ce  qui  distingue  notre  sainte  religion  de  cette 
secte,  c'est  qu'en  nous  proposant,  comme  ces 
philosophes ,  des  vertus  surnaturelles ,  elle  nous 
donne  des  secours  surnaturels.  Les  libertins  di- 
sent qu'ils  ne  croient  pas  à  ces  secours;  et  la 
preuve  qu'ils  donnent  de  leur  fausseté ,  c'est 
qu'ils  prétendent  être  aussi  honnêtes  gens  que 
les  vrais  dévots,  et  qu'à  leur  avis  un  Socrate, 
un  Trajan  et  un  Marc-Aurèle  valaient  bien  un 
David  et  un  Moïse  ;  mais  ces  raisons-là  sont  si 
faibles,  qu'elles  ne  méritent  pas  qu'on  les  com- 
batte. 

Illusions  de  Vimpie. 


La  religion  chrétienne,  qui  est  la  dominante 
dans  ce  continent,  y  a  rendu  les  Juifs  odieux  et 
les  empêche  de  former  des  établissements.  Ainsi 
les  prophéties,  dit  l'uisensé,  s'accomplissent  par 
la  tyrannie  de  ceux  qui  les  croient,  et  que  leur 
religion  oblige  de  les  accomplir. 

II. 

Les  Juifs,  continue  cet  impie,  ont  été  devant 
Jésus-Christ  haïs  et  séparés  de  tous  les  peuples 
de  la  terre.  Ils  ont  été  dispersés  et  méprisés 
comme  ils  le  sont.  Cette  dernière  dispersion  à  la 
vérité  est  plus  affreuse,  car  elle  est  plus  longue, 
et  elle  n'est  pas  accompagnée  des  mêmes  conso- 
lations ;  cependant,  ajoute  l'impie ,  leur  état  pré-  | 
sent  n'est  pas  assez  différent  de  leurs  calamités  ! 


passées,  pour  leur  paraître  un  motif  indispen- 
sable de  conversion. 

111. 

Toute  notre  religion,  poursuit-il ,  est  appuyée 
sur  l'immortalité  de  l'âme ,  qui  n'était  pas  un 
dogme  de  foi  chez  les  Juifs.  Comment  donc  a- 
t-on  pu  nous  dire  de  deux  religions  différentes 
dans  un  objet  capital,  qu'elles  ne  composent 
qu'une  seule  et  même  doctrine?  Quel  est  le  sec- 
taire ou  l'idolâtre  qui  ne  prouvera  pas  la  perpé- 
tuité de  sa  foi ,  si  une  telle  diversité  dans  un  tel 
article  ne  la  détruit  pas  ? 

IV. 

On  dit  ordinairement  :  Si  Moïse  n'avait  pas 
desséché  les  eaux  de  la  mer,  aurait-il  eu  l'im- 
pudence de  l'écrire  à  la  face  de  tout  un  peuple 
qu'il  prenait  à  témoin  de  ce  miracle  ?  Voici  la 
réponse  de  l'impie  :  Si  ce  peuple  eût  passé  la  mer 
au  travers  des  eaux  suspendues  ,  s'il  eût  été 
nourri  pendant  quarante  ans  par  un  miracle  con- 
tinuel ,  aurait-il  eu  l'imbécillité  d'adorer  un  veau 
à  la  face  du  Dieu  qui  se  manifestait  par  ces  pro- 
diges, et  de  son  serviteur  Moïse? 

J'ai  honte  de  répéter  de  pareils  raisonnements. 
Voilà  cependant  les  plus  fortes  objections  de  l'im- 
piété. Cette  extrême  faiblesse  de  leurs  discours 
n'est-elle  pas  une  preuve  sensible  de  nos  vérités  ? 

Vanité  des  philosophes. 

Faibles  hommes  !  s'écrie  un  orateur,  osez- vous 
vous  fier  encore  aux  prestiges  de  la  raison,  qui 
vous  a  trompés  tant  de  fois?  Avez-vous  oublié  ce 
qu'est  la  vie,  et  la  mort  qui  va  la  finir?  Ensuite 
il  leur  peint  avec  force  la  terrible  incertitude  de 
l'avenir,  la  fausseté  ou  la  faiblesse  des  vertus 
humaines ,  la  rapidité  des  plaisirs  qui  s'effacent 
comme  des  songes  et  s'enfuient  avec  la  vie.  11 
profite  du  penchant  que  nous  avons  à  craindre 
ce  que  nous  ne  connaissons  pas ,  et  à  souhaiter 
quelque  chose  de  meilleur  que  ce  que  nous  con- 
naissons. Il  emploie  les  menaces  et  les  promesses, 
l'espérance  et  la  crainte ,  vrais  ressorts  de  l'es- 
prit humain ,  qui  persuadent  bien  mieux  que  la 
raison.  Il  nous  interroge  nous-mêmes  et  nous  dit  : 
N'est-il  pas  vrai  que  vous  n'avez  jamais  été  so- 
lidement heureux?  Nous  en  convenons.  N'est- 
il  pas  vrai  que  vous  n'avez  aucune  certitude 
de  ce  qui  doit  suivre  la  mort?  Nc-us  n'osons 
encore  le  nier.  Pourquoi  donc,  mes  amis,  conti- 
nue-t-il ,  refuseriez -vous  d'adopter  ce  qu'ont  cru 


LETTRES. 


589 


vos  pères,  ce  que  vous  ont  annoncé  successive- 
ment tant  de  grands  hommes ,  la  seule  chose  qui 
puisse  nous  consoler  des  maux  de  la  vie  et  de 
l'amertume  de  la  mort  ?  Ces  paroles  prononcées 
avec  véhémence  nous  étonnent ,  et  nous  nous  di- 
sons les  uns  aux  autres  :  Cet  homme  connaît  bien 
le  cœur  humain  ;  il  nous  a  convaincus  de  toutes 
nos  misères.  Les  a-t-il  guéries?  répond  un  philo- 
sophe; non,  il  ne  l'a  pu.  Vous  a-t-il  donné  des 
lumières ,  continue-t-il ,  sur  les  choses  qu'il  vous 
a  convaincus  de  ne  pas  savoir?  Aucune.  Que 
vous  a-t-il  donc  enseigné  ?  Il  nous  a  promis ,  ré- 
pondons-nous ,  après  cette  vie ,  un  bonheur  éter- 
nel et  sans  mélange,  et  la  possession  immuable 
de  la  vérité.  Hé  !  messieurs ,  dit  ce  philosophe ,  ne 
tient-il  qu'à  promettre  pour  vous  convaincre  ? 
Croyez-moi,  usez  de  la  vie,  soyez  sages  et  labo- 
rieux. Je  vous  promets  aussi  que,  s'il  y  a  quel- 
que chose  après  la  mort,  vous  ne  vous  repentirez 
point  de  m'avoir  cru. 

Ainsi  un  sophiste  orgueilleux  voudrait  que  l'on 
se  confiât  à  ses  lumières  autant  qu'on  se  confie  à 
l'autorité  de  tout  un  peuple  et  de  plusieurs  siè- 
cles ;  mais  les  hommes  ne  lui  défèrent  qu'autant 
que  leurs  passions  le  leur  conseillent ,  et  un  clerc 
n'a  qu'à  se  montrer  dans  une  tribune  pour  les 
ramener  à  leur  devoir,  tant  la  vérité  a  de  force. 


•««e  »s  ««««  »« 


LETTRES 


A  M.  DE  VOLTAIRE. 

Nancy,  le  4  avril  1743, 

Il  y  a  longtemps ,  monsieur,  que  j'ai  une  dispute 
ridicule ,  et  que  je  ne  veux  finir  que  par  votre 
autorité  :  c'est  sur  une  matière  qui  vous  est  con- 
nue. Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  prévenir  par 
beaucoup  de  paroles.  Je  veux  vous  parler  de  deux 
hommes  que  vous  honorez ,  de  deux  hommes  qui 
ont  partagé  leur  siècle ,  deux  hommes  que  tout  le 
monde  admire,  en  un  mot  Corneille  et  Racine; 
il  suffit  de  les  nommer.  Après  cela  oserai-je  vous 
dire  les  idées  que  j'en  ai  formées?  en  voici  du 
moins  quelques-unes. 

'Les  lettres  suivantes  pourront  paraître  curieuses,  en  ce 
qu'elles  apprennent  quelle  aurait  été,  sans  Voltaire,  l'opi- 
nion de  Vauvenargues  sur  Corneille.  La  première  contient  en 
partie  les  réflexions  dont  se  compose  le  fragment  intitulé  : 
Corneille  et  Racine,  et  d'autres  réflexion»  qu'il  supprima 
sans  doute  d'après  l'autorité  de  Voltaire. 


Les  héros  de  Corneille  disent  de  grandes  choses 
sans  les  inspirer  ;  ceux  de  Racine  les  inspirent 
sans  les  dire.  Les  uns  parlent,  et  longuement, 
afin  de  se  faire  connaître  ;  les  autres  se  font  con- 
naître parce  qu'ils  parlent.  Surtout,  Corneille 
parait  ignorer  que  les  hommes  se  caractérisent 
souvent  davantage  par  les  choses  qu'ils  ne  disent 
pas  que  par  celles  qu'ils  disent. 

Lorsque  Racine  veut  peindre  Acomat,il  lui 
fait  dire  ces  vers  : 

Quoi!  tu  crois,  cher  Osmin,  que  ma  gloire  passée 
Flatte  encor  leur  valeur  et  vit  dans  leur  pensée? 
Crois-tu  qu'ils  me  suivraient  encore  avec  plaisir , 
Et  qu'ils  reconnaîtraient  la  voix  de  leur  visir  ^  ? 

L'on  voit  dans  les  deux  premiers  vers  un  gé- 
néral disgracié,  qui  s'attendrit  au  souvenir  de 
sa  gloire  et  sur  l'attachement  des  troupes;  dans 
les  deux  derniers ,  un  rebelle  qui  médite  quelque 
dessein.  Voilà  comme  il  échappe  aux  hommes  de 
se  caractériser  sans  aucune  intention  marquée.  On 
en  trouverait  un  million  d'exemples  dans  Racine, 
plus  sensibles  que  celui-ci;  c'est  là  sa  manière  de 
peindre.  Il  est  vrai  qu'il  la  quitte  un  peu  lorsqu'il 
met  dans  la  bouche  du  même  Acomat  : 

Et  s'il  faut  que  je  meure. 
Mourons  :  moi,  cher  Osmin,  comme  un  visir;  et  toi. 
Comme  le  favori  d'un  homme  tel  que  moi  *. 

Ces  paroles  ne  sont  peut-être  pas  d'un  grand 
homme;  mais  je  les  cite,  parce  qu'elles  semblent 
imitées  du  style  de  Corneille;  et  c'est  là  ce  que 
j'appelle,  en  quelque  sorte,  parler  pour  se  faire 
connaître,  et  dire  de  grandes  choses  sans  les 
inspirer. 

Je  sais  qu'on  a  dit  de  Corneille  qu'il  s'était  at- 
taché à  peindre  les  hommes  tels  qu'ils  devraient 
être.  Il  est  donc  sûr  au  moins  qu'il  ne  les  a  pas 
peints  tels  qu'ils  étaient  ;  je  m'en  tiens  à  cet  aveu- 
là.  Corneille  a  cru  donner  sans  doute  à  ses  héros 
un  caractère  supérieur  à  celui  de  la  nature.  Les 
peintres  n'ont  pas  eu  la  même  présomption. 
Quand  ils  ont  voulu  peindre  les  esprits  célestes, 
ils  ont  pris  les  traits  de  l'enfance  :  c'était  néan- 
moins un  beau  champ  pour  leur  imagination; 
mais  c'est  qu'ils  étaient  persuadés  que  l'imagina- 
tion des  hommes,  d'ailleurs  si  féconde  en  chi- 
mères, ne  pouvait  donner  de  la  vie  à  ses  propres 
inventions.  Si  le  grand  Corneille,  monsieur,  avait 
fait  encore  attention  que  tous  les  panégyriques 
étaient  froids,  il  en  aurait  trouvé  la  cause  en  ce 
que  les  orateurs  voulaient  accommoder  les  horn- 


Bqjazet,  acte  I,  scène  I.  B. 
Bajazet,  acte  IV,  scène  7.  B. 


590 


VAUVÉNARGUES. 


mes  à  leurs  idées,  au  lieu  de  former  leurs  idées 
sur  les  hommes. 

Corneille  n'avait  point  de  goût,  parce  que  le 
bon  goût  n'étant  qu'un  sentiment  vif  et  fidèle  de 
la  belle  nature,  ceux  qui  n'ont  pas  un  esprit  na- 
turel ne  peuvent  l'avoir  que  mauvais.  Aussi  l'a- 
t-il  fait  paraître,  non-seulement  dans  ses  ou- 
vrages, mais  encore  dans  le  choix  de  ses  modèles, 
oyant  préféré  les  Latins  et  l'enflure  des  Espagnols 
aux  divins  génies  de  la  Grèce. 

Racine  n'est  pas  sans  défauts  :  quel  homme  en 
fut  jamais  exempt?  mais  lequel  donna  jamais  au 
théâtre  plus  de  pompe  et  de  dignité?  qui  éleva 
plus  haut  la  parole  et  y  versa  plus  de  douceur? 
Quelle  facilité ,  quelle  abondance ,  quelle  poésie, 
quelles  images ,  quel  sublime  dans  Athalie ,  quel 
art  dans  tout  ce  qu'il  a  fait ,  quel  caractère  I  et 
n'est-ce  pas  encore  une  chose  admirable  qu'il  ait 
su  mêler  aux  passions  et  à  toute  la  véhémence 
et  la  naïveté  du  sentiment ,  tout  l'or  de  l'ima- 
gination? En  un  mot,  il  me  semble  aussi  supé- 
rieur à  Corneille  par  la  poésie  et  le  génie ,  que 
par  l'esprit ,  le  goût  et  la  délicatesse.  Mais  l'es- 
prit principalement  a  manqué  à  Corneille;  et 
lorsque  je  compare  ses  préceptes  et  ses  longs  rai- 
sonnements aux  froides  et  pesantes  moralités  de 
Rousseau  dans  ses  épîtres ,  je  ne  trouve  ni  plus 
de  pénétration ,  ni  plus  d'étendue  d'esprit  à  Tun 
qu'à  l'autre. 

Cependant  les  ouvrages  de  Corneille  sont  eu 
possession  d'une  admiration  bien  constante ,  et 
cela  ne  me  surprend  pas.  Y  a-t-il  rien  qui  se  sou- 
tienne davantage  que  la  passion  des  romans  ?  Il 
y  en  a  qu'on  ne  relit  guère,  j'en  conviens;  mais 
on  court  tous  les  ouvrages  qui  paraissent  dans  le 
même  genre,  et  l'on  ne  s'en  rebute  point.  L'in- 
constance du  public  n'est  qu'à  l'égard  des  au- 
teurs, mais  son  goût  est  constamment  faux.  Or  la 
cause  de  cette  contrariété  apparente,  c'est  que  les 
habiles  ramènent  le  jugement  du  public;  mais  ils 
ne  peuvent  pas  de  même  corriger  son  goût, 
parce  que  l'âme  a  ses  inclinations  indépendantes 
de  ses  opinions.  Ce  qu'elle  ne  sent  pas  d'abord, 
elle  ne  le  sent  point  par  degrés,  comme  elle  fait 
en  jugeant;  et  voilà  ce  qui  fait  que  l'on  voit  des 
ouvrages  que  le  public  critique  après  les  maîtres, 
qui  ne  lui  en  plaisent  pas  moins ,  parce  que  le 
public  ne  les  critique  que  par  réflexion ,  et  les 
goûte  par  sentiment. 

D'expliquer  pourquoi  les  romans  meurent  dans 
un  si  prompt  oubli ,  et  Corneille  soutient  sa  gloire, 
c'est  là  l'avantage  du  théâtre.  On  y  fait  revivre  les 
morts  ;  et  comme  on  se  dégoûte  bien  plus  vite  de  la 


lecture  d'une  action  que  de  sa  représentation ,  ôû 
voit  jouer  dix  fois  sans  peine  une  tragédie  très- 
médiocre,  qu'on  ne  pourrait  jamais  relire.  Enfin 
les  gens  du  métier  soutiennent  les  ouvrages  de 
Corneille,  et  c'est  la  plus  forte  objection.  Mais 
peut-être  y  en  a-t-il  plusieurs  qui  se  laissent  em* 
porter  aux  mêmes  choses  que  le  peuple.  Il  n'est 
pas  sans  exemple  qu'avec  de  l'esprit  on  aime  les 
fictions  sans  vraisemblance  et  les  choses  hors  de 
la  nature.  D'autres  ont  assez  de  modestie  pour 
déférer,  au  moins  dans  le  public,  à  l'autorité  du 
grand  nombre  et  d'un  siècle  très-respectable; 
mais  il  y  en  a  aussi  que  leur  génie  dispense  d« 
ces  égards.  J'ose  dire,  monsieur,  que  ces  der* 
niers  ne  se  doivent  qu'à  la  vérité  :  c'est  à  eux 
d'arrêter  le  progrès  des  erreurs.  J'ai  assez  de 
connaissance,  monsieur,  de  vos  ouvrages,  pour 
connaître  vos  déférences,  vos  ménagements  pour 
les  noms  consacrés  par  la  voix  publique  ;  mais 
voulez-vous,  monsieur,  faire  comme  Despréaux, 
qui  a  loué  toute  sa  vie  Voiture,  et  qui  est  mort 
sans  avoir  la  force  de  se  rétracter  ?  J'ose  croire  que 
le  public  ne  mérite  pas  ce  respect.  Je  vois  que  l'on 
parle  partout  d'un  poète  sans  enthousiasme  ' ,  sans 
élévation,  sans  sublime;  d'un  homme  qui  fait  des 
odes  par  article,  comme  il  disait  lui-même  de 
M.  de  la  Motte,  et  qui  n'ayant  point  de  talents 
que  celui  de  fondre  avec  quelque  force  dans  ses 
poésies  des  images  empruntées  de  divers  auteurs, 
découvre  partout,  ce  me  semble,  son  peu  d'inven- 
tion. Si  j'osais  vous  dire,  monsieur,  à  côté  de  qui 
le  public  place  un  écrivain  si  médiocre ,  à  qui 
même  il  se  fait  honneur  de  le  préférer  quelquefois! 
mais  il  ne  faut  pas  que  cette  injustice  vous  sur- 
prenne ni  vous  choque.  De  mille  personnes  qui  li- 
sent, il  n'y  en  a  peut-être  pas  une  qui  ne  préfère  en 
secret  l'esprit  de  M.  de  Fontenelle  au  sublime  de 
M.  de  Meaux ,  et  l'imagination  des  Lettres  persa- 
nes à  la  perfection  des  Lettres  provinciales,  où  l'on 
est  étonné  de  voir  ce  que  l'art  a  de  plus  profond, 
avec  toute  la  véhémence  et  toute  la  naïveté  de  la 
nature.  C'est  que  les  choses  ne  font  impression  sur 
les  hommes  que  selon  la  proportion  qu'elles  ont 
avec  leur  génie.  Ainsi  le  vrai ,  le  faux ,  le  sublime, 
le  bas,  etc.  tout  glisse  sur  bien  des  esprits  et  ne 
peut  aller  jusqu'à  eux  :  c'est  par  Ma  même  raison 
qui  fait  que  les  choses  trop  petites  par  rapport 
à  notre  vue  lui  échappent ,  et  que  les  trop  grandes 
l'offusquent.  D'où  vient  que  tant  de  gens  en- 

*  J.  B.  Rousseau.  S. 

•  Cestpar,  etc.  Tel  est  le  texte  des  différentes  éditions,  tel 
est  celui  du  manuscrit.  Il  semble  que,  dans  cette  phrase, /)ar 
est  de  trop;  elle  devient  très-claire  en  supprimant  par,  ou 
qui  fait,  ou  enfin  et.  B. 


LETTRES. 


&m 


core  préfèrent  à  la  profondeur  méthodique  de 
M.  Locke,  la  mémoire  féconde  et  décousue  de 
M.  Bayle,  qui  n'ayant  pas  peut-être  l'esprit  assez 
vaste  pour  former  le  plan  d'un  ouvrage  régulier, 
entasse  dans  ses  réflexions  sur  la  comète  tant 
d'idées  philosophiques  qui  n'ont  pas  un  rapport 
plus  nécessaire  entre  elles  que  les  fades  histoires 
de  madame  de  Villedieu  '.D'où  vient  cela?  Tou- 
jours du  même  fonds.  C'est  que  cette  demi-pro- 
fondeur de  M.  Bayle  est  plus  proportionnée  aux 
hommes. 

Que  si  l'on  se  trompe  ainsi  sur  des  choses  de 
jugement,  combien  à  plus  forte  raison  sur  des 
matières  de  goût,  où  il  faut  sentir,  ce  me  semble, 
sans  aucune  gradation,  le  sentiment  dépendant 
moins  des  choses  que  de  la  vitesse  avec  laquelle 
l'esprit  les  pénètre. 

Je  parlerais  encore  là-dessus  longtemps,  si  je 
pouvais  oublier  à  qui  je  parle.  Pardonnez ,  mon- 
sieur, à  mon  âge  et  au  métier  que  je  fais,  le 
ridicule  de  tant  de  décisions  aussi  mal  expri- 
mées que  présomptueuses.  J'ai  souhaité  toute 
ma  vie  avec  passion  d'avoir  l'honneur  de  vous 
voir ,  et  je  suis  charmé  d'avoir  dans  cette  lettre 
une  occasion  de  vous  assurer  du  moins  de  l'in- 
clination naturelle  et  de  l'admiration  naïve  avec 
laquelle,  monsieur,  je  suis  du  fond  de  mon  cœur 
Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

VaUVEN  ARGUES. 

Mon  adresse  est  à  Nancy,  capitaine,  au  régiment  d'infan- 
terie du  Roi. 


A  M.  DE  VAUVENARGUES 


Paris,  15  avril  1743. 

J'eus  l'honneur  de  dire  hier  à  M.  le  duc  de 
Duras  que  je  venais  de  recevoir  une  lettre  d'un 
philosophe  plein  d'esprit,  qui  d'ailleurs  était  ca- 
pitaine au  régiment  du  Roi  :  il  devina  aussitôt 
M.  de  Vauvenargues.  Il  serait  en  effet  fort  dif- 
ficile, monsieur,  qu'il  y  eût  deux  personnes  ca- 
pables d'écrire  une  telle  lettre;  et  depuis  que 

'Marie-Catherine  De^ardins,  marquise  de  Villedieu  et  de 
la  Chasse,  naquit  à  Alençon  vers  1640  :  ses  œuvres  ont  été 
recueillies  en  1702,  lo  vol.  in-r2,  et  172I ,  I2  vol.  In-12.  On 
y  trouve  un  grand  nombre  de  romans.  Tout  y  est  peint  avec 
vivacité;  mais  le  pinceau  n'est  pas  assez  correct,  ni  assez  dis  ■ 
cret.  Elle  emploie  quelquefois  des  couleurs  trop  romanesques , 
vi  dans  ses  Mémoires  du  sérail,  il  y  a  trop  d'événements 
tragiques  et  invraisemblables.  On  a  d'elle  deux  tragédies , 
Manlius  Torquatus  et  Nitétis,  Jouées  en  1063.  Elle  mourut 
en  1683,  à  Clinchemare ,  petit  village  du  Maine.  B. 


j'entends  raisonner  sur  le  goût,  je  n'ai  rien  vu 
de  si  fin  et  de  si  approfondi  que  ce  que  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire. 

Il  n'y  avait  pas  quatre  hommes  dans  le  siècle 
passé  qui  osassent  s'avouer  à  eux-mêmes  que 
Corneille  n'était  souvent  qu'un  déclamateur; 
vous  sentez,  monsieur,  et  vous  exprimez  cette 
vérité  en  homme  qui  a  des  idées  bien  justes  et 
bien  lumineuses.  Je  ne  m'étonne  point  qu'un  es- 
prit aussi  sage  et  aussi  fin  donne  la  préférence  à 
l'art  de  Racine,  à  cette  sagesse  toujours  éloquente, 
toujours  maîtresse  du  cœur,  qui  ne  lui  fait  dire 
que  ce  qu'il  faut  et  de  la  manière  dont  il  le  faut  ; 
mais  en  même  temps  je  suis  persuadé  que  ce 
même  goût  qui  vous  a  fait  sentir  si  bien  la  supé- 
riorité de  l'art  de  Racine ,  vous  fait  admirer  le 
génie  de  Corneille,  qui  a  créé  la  tragédie  dans  un 
siècle  barbare.  Les  inventeurs  ont  le  premier 
rang  à  juste  titre  dans  la  mémoire  des  hommes. 
Newton  en  savait  assurément  plusqu'Archimède  ; 
cependant  les  équipondérants  d'Archimède  se- 
ront à  jamais  un  ouvrage  admirable.  La  belle 
scène  d'Horace  et  de  Curiace ,  les  deux  char- 
mantes scènes  du  Cid,  une  grande  partie  de 
Cinna,  le  rôle  de  Sévère,  presque  tout  celui  de 
Pauline ,  la  moitié  du  dernier  acte  de  Bodogune, 
se  soutiendraient  à  côté  à'Athalie ,  quand  même 
ces  morceaux  seraient  faits  aujourd'hui.  De  quel 
œil  devons-nous  donc  les  regarder  quand  nous 
songeons  au  temps  où  Corneille  a  écrit?  J'ai 
toujours  dit  :  Multœ  sunt  mansiones  in  domo 
patris  mei,  Molière  ne  m'a  point  empêché  d'es- 
timer le  Glorieux  de  M.  Destouches  ;  Rhada- 
miste  m'a  ému ,  même  après  Phèdre.  Il  appar- 
tient à  un  homme  comme  vous,  monsieur,  de 
donner  des  préférences,  et  point  d'exclusions. 

Vous  avez  grande  raison,  je  crois,  de  con- 
damner le  sage  Despréaux  d'avoir  comparé  Voi- 
ture à  Horace  '.  La  réputation  de  Voiture  a  dû 
tomber,  parce  qu'il  n'est  presque  jamais  naturel, 
et  que  le  peu  d'agréments  qu'il  a  sont  d'un  genre 
bien  petit  et  bien  frivole.  Mais  il  y  a  des  choses  si 
sublimes  dans  Corneille  au  milieu  de  ses  froids 
raisonnements,  et  même  des  choses  si  touchantes^ 


'  Mais  répondez  un  peu.  Quelle  verve  indiscrète 
Sans  l'aveu  des  neuf  Sœurs  vous  a  rendu  poète? 
Sentiez-vous ,  dites-moi ,  ces  violents  transports 
Qui  d'un  esprit  divin  font  mouvoir  les  ressorts? 
Qui  vous  a  pu  souffler  une  si  folle  audace? 
Phébus  a-t-il  pour  vous  aplani  le  Parnasse? 
Et  ne  savez-vous  pas  que,  sur  ce  mont  sacré. 
Qui  ne  vole  au  sommet  tombe  au  plus  bas  degré , 
Et  qu'à  moins  d'être  au  rang  d'Horace  ou  de  Voitxirc , 
On  rampe  dans  la  fange  avec  rabt)é  de  Pure  ? 

BoHeau,  satire  IX   U 


592 


YAUVENARGLES. 


qu'il  doit  être  respecté  avec  ses  défauts.  Ce  sont 
des  tableaux  de  Léonard  de  Vinci  qu'on  aime 
encore  à  voir  à  côté  des  Paul  Véronèse  et  des 
Titien.  Je  sais,  monsieur,  que  le  public  ne  con- 
naît pas  encore  assez  tous  les  défauts  de  Cor- 
neille; il  y  en  a  que  l'illusion  confond  encore 
avec  le  petit  nombre  de  ses  rares  beautés. 

11  n'y  a  que  le  temps  qui  puisse  fixer  le  prix 
de  chaque  chose  :  le  public  commence  toujours 
par  être  ébloui.  On  a  d'abord  été  ivre  des  Lettres 
persanes  dont  vous  me  parlez.  On  a  négligé  le 
petit  livre  de  la  Décadence  des  Romains  du 
même  auteur;  cependant  je  vois  que  tous  les 
bons  esprits  estiment  le  grand  sens  qui  règne  dans 
ce  livre  d'abord  méprisé,  et  font  assez  peu  de 
cas  de  la  frivole  imagination  des  Lettres  per- 
sanes ,  dont  la  hardiesse ,  en  certains  endroits , 
fait  le  plus  grand  mérite.  Le  grand  nombre  des 
juges  décide  à  la  longue  d'après  les  voix  du  petit 
nombre  éclairé;  vous  me  paraissez,  monsieur, 
fait  pour  être  à  la  tête  de  ce  petit  nombre.  Je  suis 
fâché  que  le  parti  des  armes  que  vous  avez  pris 
vous  éloigne  d'une  ville  où  je  serais  à  portée  de 
m'éclairer  de  vos  lumières  ;  mais  ce  même  esprit 
de  justesse  qui  vous  fait  préférer  l'art  de  Racine 
à  l'intempérance  de  Corneille,  et  la  sagesse  de 
Locke  à  la  profusion  de  Bayle,  vous  servira  dans 
votre  métier.  La  justesse  sert  à  tout.  Je  m'ima- 
gine que  M.  de  Catinat  aurait  pensé  comme 
vous. 

J'ai  pris  la  liberté  de  remettre  au  coche  de 
Nancy  un  exemplaire  que  j'ai  trouvé  d'une  des 
moins  mauvaises  éditions  de  mes  faibles  ouvra- 
ges; l'envie  de  vous  offrir  ce  petit  témoignage  de 
mon  estime  l'a  emporté  sur  la  crainte  que  votre 
goût  me  donne. 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  tous  les  sentiments 
que  vous  méritez,  monsieur,  votre,  etc. 

VOLTAIBE. 


A  M.  DE  VOLTAIRE. 

A  Nancy,  ce  22  avril  1743. 

Monsieur , 

Je  suis  au  désespoir  que  vous  me  forciez  à  res- 
pecter Corneille.  Je  relirai  les  morceaux  que  vous 
me  citez  ;  et  si  je  n'y  trouve  pas  tout  le  sublime 
que  vous  y  sentez ,  je  ne  parlerai  de  ma  vie  de 
ce  grand  homme,  afin  de  lui  rendre  au  moins 
par  mon  silence  l'hommage  que  je  lui  dérobe  par 
mon  faible  goût.Permettêz-ino:  cependant,  mon- 


sieur, de  vous  répondre  sur  ce  que  vous  le  com- 
parez à  Archimède,  qu'il  y  a  bien  de  la  diffé- 
rence entre  un  philosophe  qui  a  posé  les  premiers 
fondements  des  vérités  géométriques ,  sans  avoir 
d'autre  modèle  que  la  nature  et  son  profond  génie, 
et  un  homme  qui ,  sachant  les  langues  mortes , 
n'a  pas  même  fait  passer  dans  la  sienne  toute  la 
perfection  des  maîtres  qu'il  a  imités.  Ce  n'est  pas 
créer,  ce  me  semble,  que  de  travailler  avec  des 
modèles,  quoique  dans  une  langue  différente, 
quand  on  ne  les  égale  pas.  Newton,  dont  vous 
parlez,  monsieur,  a  été  guidé,  je  l'avoue,  par 
Archimède  et  par  ceux  qui  ont  suivi  Archimède  ; 
mais  il  a  surpassé  ses  guides  :  partant,  il  est  in- 
venteur. Il  faudrait  donc  que  Corneille  eût  aussi 
surpassé  ses  maîtres  pour  être  au  niveau  de  New- 
ton, bien  loin  d'être  au-dessus  de  lui.  Ce  n'est 
pas  que  je  lui  refuse  d'avoir  des  beautés  origi- 
nales, je  le  crois;  mais  Racine  a  le  même  avan- 
tage. Qui  ressemble  moins  à  Corneille  que  Ra- 
cine ?  Qui  a  suivi  une  route ,  je  ne  dis  pas  plus 
différente ,  mais  plus  opposée  ?  Qui  est  plus  ori- 
ginal que  lui?  En  vérité,  monsieur,  si  l'on  peut 
dire  que  Corneille  a  créé  le  théâtre ,  doit-on  re- 
fuser à  Racine  la  même  louange?  Ne  vous  semble- 
t-il  pas  même,  monsieur,  que  Racine,  Pascal, 
Bossuet,  et  quelques  autres,  ont  créé  la  langue 
française  ?  Mais  si  Corneille  et  Racine  ne  peuvent 
prétendre  à  la  gloire  des  premiers  inventeurs , 
et  qu'ils  aient  eu  l'un  et  l'autre  des  maîtres,  le- 
quel les  a  mieux  imités  ? 

Que  vous  dirai-je,  après  cela,  monsieur,  sur 
les  louanges  que  vous  me  donnez  ?  S'il  était  con- 
venable d'y  répondre  par  des  admirations  sin- 
cères, je  le  ferais  de  tout  mon  cœur;  mais  la 
gloire  d'un  homme  comme  vous  est  à  n'être  plus 
loué  et  à  dispenser  les  éloges.  J'attends  avec 
toute  l'impatience  imaginable  le  présent  dont 
vous  m'honorez.  Vous  croyez  bien,  monsieur, 
que  ce  n'est  pas  pour  connaître  davantage  vos 
ouvrages  :  je  les  porte  toujours  avec  moi.  Mais 
de  les  avoir  de  votre  main  et  de  les  recevoir 
comme  une  marque  de  votre  estime,  c'est  une 
joie,  monsieur,  que  je  ne  contiens  point,  et  que 
je  ne  puis  m'empêcher  de  répandre  sur  le  papier. 
Il  faut  que  vous  voyiez ,  monsieur ,  toute  la  va- 
nité qu'elle  m'inspire.  Je  joins  ici  un  petit  dis- 
cours que  j'ai  fait  depuis  votre  lettre,  et  je  vous 
l'envoie  avec  la  même  confiance  que  j'enverrais 
à  un  autre  la  Mort  de  César  ou  Alhalie,  Je  sou- 
haite beaucoup,  monsieur,  que  vous  en  soyez 
content  :  pour  moi,  je  serai  charmé  si  vous  le  trou- 
vez digne  de  votre  critique ,  ou  que  vous  m'es- 


LETTKES. 


593 


limiez  assez  pour  me  dire  qu'il  ne  la  mérite  pas, 
supposé  qu'il  en  soit  indigne.  Ce  sera  alors,  mon- 
sieur, que  je  me  permettrai  d'espérer  votre  amitié. 
En  attendant,  je  vous  offre  la  mienne  de  tout 
mon  cœur,  et  suis  avec  passion,  monsieur, 
Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

V AU VEN ARGUES. 

p.  s.  Quoique  ce  paquet  soit  déjà  assez  con- 
sidérable ,  et  qu'il  soit  ridicule  de  vous  envoyer 
un  volume  par  la  poste,  j'espère  cependant, 
monsieur,  que  vous  ne  trouverez  pas  mauvais 
que  j'y  joigne  encore  un  petit  fragment.  Vous 
avez  répondu  à  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
écrire  de  deux  grands  poètes  ' ,  d'une  manière 
si  obligeante  et  si  instructive ,  qu'il  m'est  per- 
mis d'espérer  que  vous  ne  me  refuserez  pas  les 
mêmes  lumières  sur  trois  orateurs  ^  si  célèbres. 


.A  M.  DE  VAUVENARGUES. 

Paris,  le  17  mai  1743. 

J'ai  tardé  longtemps  à  vous  remercier,  mon- 
sieur, du  portrait  que  vous  avez  bien  voulu 
m'envoyer  de  Bossuet,  de  Fénélon  et  de  Pas- 
cal ;  vous  êtes  animé  de  leur  esprit  quand  vous 
parlez  d'eux.  Je  vous  avoue  que  je  suis  encore 
plus  étonné  que  je  ne  l'étais,  que  vous  fassiez  un 
métier ,  très-noble  à  la  vérité ,  mais  un  peu  bar- 
bare ,  et  aussi  propre  aux  hommes  communs  et 
bornés  qu'aux  gens  d'esprit.  Je  ne  vous  croyais 
que  beaucoup  de  goût  et  de  connaissances, 
mais  je  vois  que  vous  avez  encore  plus  de  génie. 
Je  ne  sais  si  cette  campagne  vous  permettra  de 
le  cultiver.  Je  crains  même  que  ma  lettre  n'ar- 
rive au  milieu  dé  quelque  marche,  ou  dans 
quelque  occasion  où  les  belles-lettres  sont  très- 
peu  de  saison.  Je  réprime  mon  envie  de  vous 
dire  tout  ce  que  je  pense ,  et  je  me  borne  au 
plaisir  de  vous  assurer  de  la  singulière  estime 
que  vous  m'inspirez. 

Je  suis ,  monsieur ,  votre ,  etc. 

VOLTAIBE. 


A  M.  DE  VOLTAIRE. 

A  Aix ,  ce  21  janvier  1745. 

J'ai  reçu ,  monsieur ,  avec  la  plus  grande  con- 

'  Corneille  et  Racine.  B. 

'  Bospuet,  Fénélon  et  Pascal.  B. 


fiance  et  la  reconnaissance  la  plus  tendre,  les 
louanges  dont  vous  honorez  mes  faibles  écrits. 
Je  ne  dois  pas  être  fâché  que  le  premier  dis- 
cours que  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  envoyer 
ait  vu  le  jour ,  puisqu'il  a  votre  approbation 
malgré  ses  défauts.  J'aurais  souhaité  seulement 
le  donner  à  M.  de  la  Bruère  '  dans  une  imper- 
fection moins  remarquable. 

J'ai  lu  avec  grande  attention  ce  que  vous 
me  faites  l'honneur  de  m'écrire  sur  la  Fon- 
taine. Je  croyais  que  le  mot  instinct  aurait 
pu  convenir  à  un  auteur  qui  n'aurait  mis  que 
du  sentiment ,  de  l'harmonie  et  de  l'éloquence 
dans  ses  vers ,  et  qui  d'ailleurs  n'aurait  montré 
ni  pénétration  ni  réflexion  ;  mais  qu'un  homme 
qui  pense  partout ,  dans  ses  contes ,  dans  ses 
préfaces,  dans  ses  fables,  dans  les  moindres 
choses ,  et  dont  le  caractère  même  est  de  pen- 
ser ingénieusement  et  avec  finesse  ;  qu'un  es- 
prit si  solide  soit  mis  dans  le  rang  des  hommes 
qui  ne  pensent  point,  parce  qu'il  n'aura  pas  eu 
dans  la  conversation  le  don  de  s'exprimer ,  dé- 
faut que  les  hommes  qui  sont  exagérateurs  ont 
probablement  fort  enflé,  et  qui  méritait  plus 
d'indulgence  ^dans  ce  grand  poète ,  je  vous 
avoue ,  monsieur ,  que  cela  me  surprend.  Il 
n'appartient  pas  à  un  homme  né  en  Provence 
de  connaître  la  juste  signification  des  mots ,  et 
vous  aurez  la  bonté  de  me  pardonner  les  pré- 
ventions que  je  puis  avoir  là-dessus. 

J'ai  corrigé  mes  pensées  à  l'égard  de  Mo- 
lière ,  sur  celles  que  vous  avez  eu  la  bonté  de 
me  communiquer  ;  je  les  ajouterai  à  cette  lettre. 
Je  vous  prie  de  les  relire  jusqu'à  la  fin.  Si  vous 
êtes  encore  assez  bon  pour  me  laire  part  de  vos 
lumières  sur  Despréaux ,  je  tâcherai  aussi  d'en 
profiter.    J'ai  le  bonheur  que  mes  ^sentiments 

ï  La  Bruère  et  non  la  Bruyère ,  comme  le  disent  toutes  les 
éditions.  Nous  relevons  cette  faute  parce  qu'elle  a  été  com- 
mise même  par  M.  Suard. 

Vauvenargues  ne  parle  évidemment  pas  ici  de  l'auteur  des 
Caractères,  mort  en  1696,  mais  bien  de  la  Bruère,  poète  ly- 
rique ,  son  contemporain ,  et  qui  publia  dans  le  Mercure  des 
fragments  de  ses  ouvrages. 

Bruère  (  Charles  le  Clerc  de  la  )  eut  le  privilège  du  Mercure 
depuis  1744  jusqu'à  sa  mort ,  arrivée  en  1754 ,  à  l'âge  de  trente- 
neuf  ans.  Le  Mercure ,  sous  lui  et  sous  Fuzelier  son  associé , 
ne  fut  point  le  bureau  de  la  satire;  il  sut  le  rendre  intéressant 
par  d'autres  moyens.  Voltaire  a  fait ,  à  l'occasion  d'une  pièce 
de  cet  auteur  (  les  Foijages  de  l'Amour,  opéra  représenté  en 
mai  1736),  les  vers  suivants,  que  nous  citons  parce  qu'ils 
sont  peu  connus  j 

L'Amour  t'a  prêté  son  flambeau  ; 
Quinault,  son  ministre  fidèle, 
T'a  laissé  son  plus  doux  pinceau  : 
Tu  vas  jouir  d'un  sort  si  beau 
Sans  jamais  trouver  de  cruelle, 
Et  sans  redouter  un  Roileau...  —  B. 

38 


5î>i 


VAUVENARGIIES. 


sur  la  conit'die  se  rapprochent  beaucoup  des 
vôtres.  J  ai  toujours  compris  que  le  ridicule  y 
devait  naître  de  quelque  passion  qui  attachât 
l'esprit  du  spectateur,  doimât  de  la  vivacité  à 
l'intrigue  et  de  la  véhémence  aux  personnages. 
Je  ne  pensais  pas  que  les  passions  des  gens  du 
monde,  pour  être  moins  naïves  que  celles  du 
peuple,  fussent  moins  propres  à  produire  ces 
effets,  si  un  auteur  naïf  peignait  avec  force 
leurs  mœurs  dépravées ,  leur  extravagante  va- 
nité ,  leur  esprit ,  sans  le  savoir ,  toujours  hors 
de  la  nature,  source  intarissable  de  ridicules. 
J'ai  vu  bien  souvent  avec  surprise  le  succès  de 
quelques  pièces  du  haut  comique  qui  n'avaient 
pas  même  l'avantage  d'être  bien  pensées.  Je 
disais  alors  :  Que  serait-ce  si  les  mêmes  sujets 
étaient  traités  par  un  homme  qui  sût  écrire, 
former  une  intrigue  et  donner  de  la  vie  à  ses 
peintures?  C'est  avec  la  plus  sincère  soumission 
que  je  vous  propose  mes  idées.  Je  sais  depuis 
longtemps  qu'il  n'y  a  que  la  pratique  même 
des  arts  qui  puisse  nous  donner  sur  la  compo- 
sition des  idées  saines.  Vous  les  avez  tous  cul- 
tivés dès  votre  enfance  avec  une  tendre  atten- 
tion ;  et  le  peu  de  vues  que  j'ai  sur  le  goût ,  je 
les  dois  principalement,  monsieur,  à  vos  ou- 
vrages. Celui  '  qui  vous  occupe  présentement 
occupera  bientôt  la  France.  Je  conçois  qu'un 
travail  si  difficile  et  si  pressé  demande  vos  soins. 
Vous  avez  néanmoins  trouvé  le  temps  de  me 
parler  de  mes  frivoles  productions ,  et  de  con- 
soler par  les  assurances  de  votre  amitié  mon 
cœur  affligé.  Ces  marques  aimables  d'humanité 
sont  bien  chères  à  un  malheureux  qui  ne  doit 
plus  avoir  de  pensées  que  pour  la  vertu.  J'es- 
père pouvoir  vous  en  remercier  de  vive  voix  à 
la  fin  de  mai,  si  ma  santé  me  permet  de  me 
mettre  en  voyage.  Je  serais  inconsolable  si  je 
ne  vous  trouvais  pas  à  Paris  dans  ce  temps-là. 
Un  gros  rhume  que  j'ai  sur  la  poitrine ,  avec  la 
lièvre  depuis  quinze  jours ,  interrompt  le  plaisir 
que  j'ai  de  m'entretenir  avec  vous.  Continuez- 
moi  ,  je  vous  prie ,  monsieur ,  les  témoignages 
de  votre  amitié  ;  je  cesserai  de  vivre  avant  de 
cesser  de  les  reconnaître. 

Vauvenargues. 


^  La  Princesse  de  Navarre,  comédie-ballet  en  trois  actes, 
demandée  pour  la  fête  donnée  par  le  roi  en  son  château  de 
Versailles,  le  23  février  1745,  à  l'occasion  du  premier  ma- 
riage du  Dauphin.  B. 


AU  MÊME. 

A  Alx,  ce  27  janvier  1745. 

Je  n'aurais  pas  été  longtemps  fâché,  mon- 
sieur ,  que  mes  papiers  eussent  vu  le  jour ,  s'ils 
ne  l'avaient  dû  qu'à  l'estime  que  vous  en  faisiez; 
mais  puisqu'ils  paraissaient  sans  votre  aveu  et 
avec  les  défauts  que  vous  leur  connaissez ,  il 
vaut  beaucoup  mieux ,  sans  doute ,  qu'ils  soient 
encore  à  notre  disposition.  Je  ne  regrette  que 
la  peine  qu'on  vous  a  donnée  pour  une  si  grande 
bagatelle. 

Mon  rhume  continue  toujours  avec  la  fièvre 
et  d'autres  incommodités  qui  m'affaiblissent  et 
m'épuisent.  Tous  les  maux  m'assiègent;  je  vou- 
drais les  souffrir  avec  patience ,  mais  cela  est 
bien  difficile.  Si  je  puis  mériter,  monsieur,  que 
vous  m'accordiez  une  amitié  bien  sincère,  j'es- 
père qu'elle  me  sera  grandement  utile,  et  fera, 
tant  que  je  vivrai ,  ma  consolation  et  ma  force. 

Vauvbnabguj:s. 


A  M.  DE  VAUVENARGUES  '. 

a  Versailles ,  ce  3  avril  1746. 
Vous  pourriez ,   monsieur ,  me  dire  comme 
Horace, 

Sic  raro  scribis,  ut  toto  non  quater  anno. 

Ce  ne  serait  pas  la  seule  ressemblance  que  vous 
auriez  avec  ce  sage  aimable  :  il  a  pensé  quel- 
quefois comme  vous  dans  ses  vers  ;  mais  il  me 
semble  que  son  cœur  n'était  pas  si  sensible  que 
le  vôtre.  C'est  cette  extrême  sensibilité  que 
j'aime;  sans  elle,  vous  n'auriez  point  fait  cette 
belle  oraison  funèbre  dictée  par  l'éloquence  et 
la  tendre  amitié.  La  première  façon  dont  vous 
l'aviez  commencée  me  paraît  sans  comparaison 
plus  touchante,  plus  pathétique  que  la  seconde; 
il  n'y  aurait  seulement  qu'à  en  adoucir  quelques 
traits  et  à  ne  pas  comprendre  tous  les  hommes 
dans  le  portrait  funeste  que  vous  en  faites  :  il  y 
a  sans  doute  de  belles  âmes ,  et  qui  pleurent 
leurs  amis  avec  des  larmes  véritables.  N'en  êtes- 
vous  pas  une  preuve  bien  frappante,  et  croyez- 
vous  être  assez  malheureux  pour  être  le  seul 
qui  soyez  sensible? 

^  Cette  lettre ,  imprimée  pour  la  première  fois  dans  la  Cor- 
rcspoiidance  générale  de  Foltaire  sous  la  date  du  3  avril  1743, 
est  du  3  avril  1745  :  on  peut  s'en  assurer  par  la  seule  lecture 
des  allusions  aux  divers  événements  de  cette  année;  et  la  ré- 
ponse de  Vauvenargues  qu<'  nous  avons  sous  les  yeux  vic.it 
encore  le  confirmer.  B. 


LETTRES. 


595 


IN e  parlons  plus  de  la  Fontaine.  Qu'importe 
qu'en  plaisantant  on  ait  donné  le  nom  d'instinct 
au  talent  singulier  d'un  homme  qui  avait  tou- 
jours vécu  à  l'aventure,   qui  pensait  et  parlait 
en  enfant  sur  toutes  les  choses  de  la  vie  ,  et  qui 
était  si  loin  d'être   philosophe!     Ce  qui  me 
charme  surtout  de  vos  réflexions,  monsieur,  et 
de  tout  ce  que  vous  voulez  bien  me  communi- 
quer ,  c'est  cet  amour  si  vrai  que  vous  témoi- 
gnez pour  les  beaux-arts;  c'est  ce  goût  vif  et 
délicat  qui  se  manifeste  dans  toutes  vos  expres- 
sions. Venez  donc  à  Paris  :  j'y  profiterai  avec 
assiduité  de  votre  séjour.  Vous  serez  peut-être 
étonné  de  recevoir  une  lettre  de  moi ,  datée  de 
Versailles.  La  cour  ne  semblait  guère  faite  pour 
moi  ;  mais  les  grâces  que  le  roi  m'a  faites  '  m'y 
arrêtent ,  et  j'y  suis  à  présent  plus  par  recon- 
naissance que  par  intérêt.  Le  roi  part,  dit-on  % 
les  premiers  jours  du  mois  prochain ,  pour  aller 
nous  donner  la  paix  à  force  de  victoires.  Vous 
avez  renoncé  à  ce  métier,  qui  demande  un  corps 
plus  robuste  que  le  vôtre ,  et  un  esprit  peu  phi- 
losophique :  c'est  bien  assez  d'y  avoir  consacré 
vos  plus  belles  années.  Employez,  monsieur,  le 
reste  de  votre  vie  à  vous  rendre  heureux  ;  et 
songez  que  vous  contribuerez  à  mon  bonheur, 
quand  vous  m'honorerez  de  votre  commerce, 
dont  je  sens  tout  le  prix. 

Voltaire. 


A  M.  DE  VOLTAIRE. 

A  Aix,ce  30  avril  1745. 

Je  ne  vous  dirai  pas,  monsieur,  sic  raro  scri- 
bis,  etc.  ;  mais  j'irai  vous  demander  réponse  de 
!vive  voix  :  cela  vaudra  mieux.  Recevez  cepen- 
dant ici  mes  compliments  sincères  sur  les  grâces 
que  le  roi  vous  a  faites.  Je  désire ,  monsieur, 
qu'il  fasse  encore  beaucoup  d'autres  choses  qui 
méritent  d'être  louées ,  afin  que  votre  reconnais- 
sance honore  toujours  la  vérité.  Vous  me  per- 
mettez bien  de  prendre  cet  intérêt  à  votre  gloire. 

Je  suis  bien  aise  d'avoir  parlé  comme  Horace 
pensait  quelquefois.  Je  vous  prie  cependant  de 
croire,  quoique  ce  soit  une  chose  honteuse  à 
avouer,  que  je  ne  pense  pas  toujours  comme 
je  parle.  Après  cette  petite  précaution ,  je  crois 

'  Voltaire  venait  d'être  nommé  gentilhomme  ordinaire,  et 
historiographe  de  France.  B. 

»  Louis  XV  partit  de  Versailles  accompagné  du  Dauphin,  et 
arriva  au  camp  de  Toumay  le  8  mai  1745;  le  II,  par  l'hahi- 
leté  du  maréxhal  de  Saxe ,  il  gagna ,  «ur  le  duc  de  Cnmher- 
land,  la  haUille  (1«^  FonleiK)}.  li. 


que  je  puis  recevoir  les  louanges  que  vous  me 
donnez  sur  l'amitié.  Celle  que  je  prends  la  li- 
berté, monsieur ,  d'avoir  pour  vous ,  me  rendra 
digne  un  jour  de  votre  estime. 

Vauvenargues. 


A  M.  LE  MARQUIS  DE  VAUVENARGUES. 

Sur  un  Éloge  funèbre  d'un  officier,  composé  à  Prague' . 

L'état  où  vous  m'apprenez  que  sont  vos  yeux 
a  tiré,   monsieur,    des  larmes  des  miens,  et 
l'éloge  funèbre  que  vous  m'avez  envoyé  a  aug- 
menté mon  amitié  pour  vous ,  en  augmentant 
mon  admiration  pour  cette  belle  éloquence  avec 
laquelle  vous  êtes  né.  Tout  ce  que  vous  dites 
n'est  que  trop  vrai  en  général.  Vous  en  excep- 
tez sans  doute  l'amitié.  C'est  elle  qui  vous  a  ins- 
piré et  qui  a  rempli  votre  âme  de  ces  sentiments 
qui  condamnent  le  genre  humain  :  plus  les  hom- 
mes sont  méchants ,  plus  la  vertu  est  précieuse  ; 
et  l'amitié  m'a  toujours  paru  la  première  de 
toutes  les  vertus ,  parce  qu'elle  est  la  première 
de  nos  consolations.  Voiià  la  première  oraison 
funèbre  que  le  coeur  ait  dictée  ;  toutes  les  autres 
sont  l'ouvrage  de  la  vanité.  Vous  craignez  qu'il 
n'y  ait  un  peu  de  déclamation.  Il  est  bien  diffi- 
cile que  ce  genre  d'écrire  se  garantisse  de  ce 
défaut  :  qui  parle  longtemps  parle  trop  sans 
doute.   Je  ne  connais  aucun  discours  oratoire 
où  il  n'y  ait  des  longueurs.   Tout  art  a  son  en- 
droit faible  :  quelle  tragédie  est  sans  remplis- 
sage, quelle  ode  sans  strophes  inutiles?  mais 
quand  le  bon  domine,    il  faut  être  satisfait. 
D'ailleurs ,  ce  n'est  pas  pour  le  public  que  vous 
avez  écrit  :  c'est  pour  vous,  c'est  pour  le  soula- 
gement de  votre  cœur  ;  le  mien  est  pénétré  de 
l'état  où  vous   êtes.  Puissent  les  belles-lettres 
vous  consoler  î  Elles  sont  en  effet  le  charme  de 
la  vie,  quand  on  les  cultive  pour  elles-mêmes, 
comme  elles  le  méritent  ;   mais  quand  on  s'en 
sert  comme  d'un  organe  de  la  renommée,  elles 
se  vengent  bien  de  ce  qu'on  ne  leur  a  pas  offert 
un  culte  assez  pur  :  elles  nous  suscitent  des  en- 
nemis qui  nous  persécutent  jusqu'au  tombeau. 
Zoïle  eût  été  capable  de  faire  tort  à  Homère 
vivant.  Je  sais  bien  que  les  Zoiles  sont  détestés, 
qu'ils  sont  méprisés  de  toute  la  terre ,  et  c'est 
là  précisément  ce  qui  les  rend  dangereux.  On 
se   trouve   compromis,    malgré  qu'on  en   ait, 
avec  un  homme  couvert  d'opprobres. 


Voyez  cet  Flogc,  page  ri70. 


38. 


590 


VAIJVENARGIJKS. 


Je  voudrais,  malgré  ce  que  je  vous  dis  là, 
que  votre  ouvrage  fût  public  ;  car ,  après  tout, 
quel  Zoile  pourrait  médire  de  ce  que  l'amitié, 
la  douleur  et  l'éloquence  ont  inspiré  à  un  jeune 
officier ,  et  qui  ne  serait  étonné  de  voir  le  génie 
de  M.  Bossuet  à  Prague?  Adieu ,  monsieur; 
soyez  heureux  ,  si  les  hommes  peuvent  l'être  ; 
je  compterai  parmi  mes  beaux  jours  celui  où  je 
pourrai  vous  revoir. 

Je  suis,  avec  les  sentiments  les  plus  ten- 
dres, etc.  etc.'. 

VOLTAIBE. 


A  M.  DE  VOLTAIRE. 

(  Cette  lettre  s'est  trouvée  sans  date.  ) 
Je  vous  accable ,  monsieur ,  de  mes  lettres. 
Je  sens  l'indiscrétion  qu'il  y  a  à  vous  dérober 
à  vous-même  ;  mais  lorsqu'il  me  vient  en  pensée 
que  je  puis  gagner  quelque  degré  dans  votre 
amitié  ou  votre  estime ,  je  ne  résiste  pas  à  cette 
idée.  J'ai  retrouvé ,  il  y  a  peu  de  temps,  quelques 
vers  que  j'ai  faits  dans  ma  jeunesse.  Je  ne  suis 
pas  assez  impudent  pour  montrer  moi-même  de 
telles  sottises  ;  je  n'aurais  jamais  osé  vous  les 
lire;  mais,  dans  l'éloignement  qui  nous  sépare, 
et  dans  une  lettre,  je  suis  plus  hardi.  Le  sujet 
des  premières  pièces  est  peu  honnête.  Je  man- 
quais beaucoup  de  principes  lorsque  je  les  ai 
hasardées  ;  j'étais  dans  un  âge  où  ce  qui  est  le 
plus  licencieux  paraît  trop  souvent  le  plus  aima- 
ble. Vous  pardonnerez  ces  erreurs  d'un  esprit 
follement  amoureux  de  la  liberté,  et  qui  ne 
savait  pas  encore  que  le  plaisir  même  a  ses 
bornes.  Je  n'achevai  pas  le  morceau  commencé 
sur  la  mort  d'Orphée;  je  crus  m'apercevoir 
que  les  rimes  redoublées  que  j'avais  choisies 
n'étaient  pas  propres  au  genre  terrible.  Je 
jugeai  selon  mes  lumières  ;  il  peut  arriver  qu'un 
homme  de  génie  fasse  voir  un  jour  le  contraire. 
Si  mes  vers  n'étaient  que  très-faibles,  je 
prendrais  la  liberté  de  vous  demander  à  quel 
degré  ;  mais  je  crois  les  voir  tels  qu'ils  sont.  Je 
n'ai  pu  cependant  me  refuser  de  vous  donner 
ce  témoignage  de  l'amour  que  j'ai  eu  de  très- 
bonne  heure  pour  la  poésie.  Je  l'aurais  cultivée 
avec  ardeur ,  si  elle  m'avait  plus  favorisé  ;  mais 
la  peine  que  me  donna  ce  petit  nombre  de  vers 

'  Cette  lettre,  qui,  dans  la  Correspondance  générale  de  Vol- 
taire, sp  trouve  sans  date ,  a  été  écrite  dans  les  derniers  Jours 
de  décernt)re  1745.  B. 


ridicules,  me  flt  une  loi  d'y  renoncer.  Aimez, 
monsieur ,  malgré  cette  faiblesse ,  un  homme 
qui  aime  lui-même  si  passionnément  tous  Us 
arts;  qui  vous  regarde,  dans  leur  décadence, 
comme  leur  unique  soutien,  et  respecte  votre 
génie  autant  qu'il  chérit  vos  bontés  '. 

Vauvenabgues. 

P. S.  Vous  avez  eu  la  bonté,  monsieur,  de  me 
faire  apercevoir  que  le  commencement  de  mon 
éloge  funèbre  exagérait  la  méchanceté  des  hom- 
mes. Je  l'ai  supprimé,  et  rétabli  un  ancien 
exorde  qui  peut-être  ne  vaut  pas  mieux.  J'ai 
fait  encore  quelques  changements  dans  le  reste 
du  discours ,  mais  je  ne  vous  envoie  que  le  pre- 
mier. J'espère  toujours  avoir  le  plaisir  de  vous 
voir  à  la  fin  de  mai.  Comme  ce  sera  probable- 
ment ici  la  dernière  lettre  que  j'aurai  l'honneur 
de  vous  écrire ,  je  la  fais  sans  bornes. 


AU  MÊME. 

À  Paris,  dimanche  matin,  mai  1746. 
Je  ne  mérite  aucune  des  louanges  dont  vous 
m'honorez.  Mon  livre  est  rempli  d'impertinen- 
ces et  de  choses  ridicules.  Je  vais  cependant 
travailler  à  le  rendre  moins  méprisable  %  puis- 
que vous  voulez  bien  m'aider  à  le  refaire.  Dès 
que  vous  m'aurez  donné  vos  corrections  ' ,  je 
mettrai  la  main  à  l'œuvre.  J'avais  le  plus  grand 
dégoût  pour  cet  ouvrage  ;  vos  bontés  réveillent 
mon  amour-propre ,  je  sens  vivement  le  prix  de 
votre  amitié.  Je  veux  du  moins  faire  tout  ce  qui 
dépend  de  moi  pour  la  mériter.  J'ai  dit  à 
M.  Marmontel  ce  que  vous  me  chargiez  de  lui 
dire.  J'attends  impatiemment  votre  retour ,  et 
vous  remercie  tendrement. 

Vauvenabgues. 


AU  MÊME. 

À  Paris,  lundi  matin,  mai  1740. 

Vous  me  soutenez,  mon  cher  maître,  contre 

'  Cette  lettre ,  trouvée  sans  date ,  suivit  de  près  la  précé- 
dente; tout  porte  à  croire  qu'elle  est  du  mois  de  janvier  1746,  B. 

2  Vauvenargues  préparait  alors  une  édition  de  Vlntrodtic- 
tion  à  la  connaissance  de  l'esprit  humain,  suivie  de  Ré- 
flexions et  maximes,  seuls  ouvrages  qu'il  publia,  et  dont 
l'impression ,  commencée  sous  ses  yeux ,  ne  fut  terminée  qu'a- 
près sa  mort.  B. 

3  Les  corrections  dont  parle  Vauvenargues,  écrites  à  la 
marge  du  manuscrit,  sont  les  notes  de  Voltaire  qui  se  trou- 
vtut  dans  celte  édition.  B. 


LETTRES. 


597 


l'eAtrôme  découragement  que  m'inspire  le  sen- 
timent de  mes  défauts.  Je  vous  suis  sensible- 
ment obligé  d'avoir  lu  sitôt  mes  Réflexions.  Si 
vous  êtes  chez  vous  ce  soir ,  ou  demain,  ou  après- 
demain  ,  j'irai  vous  remercier.  Je  n'ai  pas  ré- 
pondu hier  à  votre  lettre ,  parce  que  celui  qui  l'a 
apportée  l'a  laissée  chez  le  portier ,  et  s'en  était 
allé  avant  qu'on  me  la  rendît.  Je  vous  écrirais 
et  je  vous  verrais  tous  les  jours  de  ma  vie ,  si 
vous  n'étiez  pas  responsable  au  monde  de  la 
vôtre.  Ce  qui  a  fait  que  je  vous  ai  si  peu  parlé 
de  votre  tragédie  * ,  c'est  que  mes  yeux  souf- 
fraient extrêmement  lorsque  je  l'ai  lue ,  et  que 
j'en  aurais  mal  jugé  après  une  lecture  si  mal 
faite.  Elle  m'a  paru  pleine  de  beautés  sublimes. 
Vos  ennemis  répandent  dans  le  monde  qyi'il  n'y 
a  que  votre  premier  acte  qui  soit  supportable, 
et  que  le  reste  est  mal  conduit  et  mal  écrit.  On 
n'a  jamais  été  si  horriblement  déchaîné  contre 
vous ,  qu'on  l'est  depuis  quatre  mois.  Vous  de- 
vez vous  attendre  que  la  plupart  des  gens  de 
lettres  de  Paris  feront  les  derniers  efforts  pour 
faire  tomber  votre  pièce.  Le  succès  médiocre 
de  la  Princesse  de  Navarre  et  du  Temple  de  la 
Gloire  leur  fait  déjà  dire  que  vous  n'avez  plus 
de  génie.  Je  suis  si  choqué  de  ces  impertinences , 
qu'elles  me  dégoûtent  non-seulement  des  gens 
de  lettres,  mais  des  lettres  mêmes.  Je  vous  con- 
jure ,  mon  cher  maître ,  de  polir  si  bien  votre 
ouvrage ,  qu'il  ne  reste  à  l'envie  aucun  prétexte 
pour  l'attaquer.  Je  m'intéresse  tendrement  à 
votre  gloire,  et  j'espère  que  vous  pardonnerez 
au  zèle  de  l'amitié  ce  conseil ,  dont  vous  n'avez 
pas  besoin. 

Vauvenàrgues. 

'  Vauvenàrgues  veut  ici  parler  de  Sémiramis,  qui  ne  fut  re- 
présentée que  deux  ans  plus  tard,  le  29  septembre  1748.  B. 


A  M.  AMELOT, 
Secrétaire  d'État  pour  les  affaires  étrangères. 

Monseigneur , 

Je  suis  sensiblement  touche  que  la  lettre  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire  et  celle  que  j'ai 
pris  la  liberté  de  vous  adresser  pour  le  roi ,  n'aient 
pu  attirer  votre  attention.  Il  n'est  pas  surpre- 
nant, peut-être,  qu'un  ministre  si  occupé  ne 
trouve  pas  le  temps  d'exan.iner  de  pareilles  let- 
tres ;  mais ,  monseigneur ,  me  permettrez- vous 
de  vous  dire  que  c'est  cette  impossibilité  morale 
où  se  trouve  un  gentilhomme  qui  n'a  que  du 
zèle  de  parvenir  jusqu'à  son  maître ,  qui  fait  le  dé- 
couragement que  l'on  remarque  dans  la  noblesse 
des  provinces ,  et  qui  éteint  toute  émulation? 
J'ai  passé,  monseigneur,  toute  ma  jeunesse  loin 
des  distractions  du  monde  ,  pour  tâcher  de  me 
rendre  capable  des  emplois  où  j'ai  cru  que  mon 
caractère  m'appelait  ;  et  j'osais  penser  qu'une 
volonté  si  laborieuse  me  mettrait  du  moins  au 
niveau  de  ceux  qui  attendent  toute  leur  fortune 
de  leurs  intrigues  et  de  leurs  plaisirs.  Je  suis  pé- 
nétré, monseigneur,  qu'une  confiance  que  j'avais 
principalement  fondée  sur  l'amour  de  mon  devoir 
se  trouve  entièrement  déçue.  Ma  santé  ne  me 
permettant  plus  de  continuer  mes  services  à  la 
guerre  ,  je  viens  d'écrire  à  M.  le  duc  de  Biron 
pour  le  prier  de  nommer  à  mon  emploi.  Je  n'ai 
pu,  dans  une  situation  si  malheureuse,  me  refu- 
ser à  vous  faire  connaître  mon  désespoir.  Par- 
dOnnez-moi,  monseigneur,  s'il  me  dicte  quel- 
que expression  qui  ne  soit  pas  assez  mesurée. 

Je  suis ,  etc.  etc. 


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ŒUVRES  POSTHUMES 


DE  VAUVENARGUES 


AVIS. 

Ce  fut  une  heureuse  découverte  que  celle  des  frag- 
ments inédits  de  Vauvenargues ,  du  seul  moraliste, 
du  seul  écrivain  qui ,  en  restant  original ,  ait  mérité 
d'être  comparé  à  Pascal  pour  la  vigueur,  à  la  Bruyère 
pour  la  finesse ,  à  Fénélon  pour  la  grâce  et  la  pureté. 
Ces  fragments ,  que  nous  reproduisons  ici ,  contien- 
nent dix-huit  Dialogues ,  plus  de  cent  Pensées ,  au- 
tant de  Maximes ,  un  Éloge  de  Louis  XV,  des  Ré- 
flexions sur  Newton ,  Montaigne  et  Fontenelle ,  et 
quelques  Remarques  sur  la  poésie  et  l'éloquence. 
Toutes  ces  pièces  sont  précieuses ,  toutes  reflètent 
plus  ou  moins  la  belle  âme  de  l'auteur,  toutes  mé- 
ritent de  tenir  une  place  dans  ses  œuvres ,  au  moins 
comme  études,  si  ce  n'est  toujours  comme  modèles  ; 
dans  toutes  enfin  on  reconnaît  ce  goût  si  pur,  cette 
vertu  si  élevée  qui  avait  passionné  Voltaire ,  et  qui , 
suivant  son  expression ,  le  consolait  de  la  décadence 
du  siècle. 

M.  Roux  Alpheran ,  qui  fut  longtemps  possesseur 
des  manuscrits  autographes  de  Vauvenargues ,  se 
décida  enfin  à  les  publier  vers  la  fin  de  1819,  c'est- 
à-dire,  plus  de  soixante-douze  ans  après  la  mort  de 
l'auteur.  C'est  sur  l'édition  qui  fut  donnée  à  cette 
époque  que  nous  publions  la  nôtre;  mais  plusieurs 
années  auparavant,  en  1813,  le  même  éditeur  avait 
fait  paraître  plusieurs  lettres  de  Voltaire  à  Vauve- 
nargues ,  et  qui  ne  furent  point  réunies  aux  œuvres 
de  ce  dernier.  Ces  lettres,  que  nous  recueillons 
avec  soin ,  formaient  une  brochure  de  seize  pages  ; 
elles  furent  imprimées  à  Aix,  et  restèrent  à  peu  près 
inconnues  à  Paris.  Nous  en  citerons  un  passage  qui 
pourra  donner  une  idée  de  l'admiration ,  ou ,  pour 
mieux  dire,  de  la  vénération  que  ce  sage  de  vingt- 
six  ans  inspirait  à  Voltaire.  «  Aimable  créature! 
«^  beau  génie!  s'écriait-il,  j'ai  lu  votre  premier  ma- 
«  nuscrit,  et  j'y  ai  admiré  cette  hauteur  d'une 
«  grande  âme  qui  s'élève  au-dessus  des  petits  bril- 


«  lants  des  Isocrates.  Si  vous  étiez  né  quelques  an- 
«  nées  plus  tôt ,  mes  ouvrages  en  vaudraient  mieux  -, 
«  mais  au  moins ,  sur  la  fin  de  ma  carrière ,  vous 
«  m'affermissez  dans  la  route  que  vous  suivez.  Le 
«  grand ,  le  pathétique ,  le  sentiment ,  voilà  mes 
«  maîtres  ;  vous  êtes  le  dernier.  Je  vais  vous  lire  en- 
«  core  ;  vous  êtes  la  plus  douce  de  mes  consolations 
«  dans  les  maux  qui  m'accablent.  »  Non ,  ce  n'est 
pas  là  une  de  ces  coquetteries  banales  dont  le  philo- 
sophe de  Ferney  fut  toujours  si  prodigue  :  c'est 
l'hommage  qu'une  âme  supérieure  rend  à  la  vertu 
dont  elle  éprouve  l'influence.  Il  est  des  moments  où 
Voltaire  semblait  né  pour  n'aimer  qu'elle  ;  en  lisant 
ce  choix  de  lettres,  on  est  tenté  de  croire  que  tout 
ce  qui  déshonore  ses  écrits  appartient  aux  coteries 
de  son  siècle ,  et  que  le  reste  seul  est  à  lui.  Peut-être 
ne  manqua-t-il  à  cet  homme  prodigieux ,  pour  être 
toujours  admirable,  qu'un  ami  comme  Vauvenar- 
gues. Si  vous  étiez  né  quelques  aimées  plus  tôt,  mes 
ouvrages  en  vaudraient  mieux.  N'est-ce  pas  l'aveu 
d'une  conscience  qui  se  reproche  d'avoir  trop  sacri- 
fié aux  petites  passions  du  jour?  n'est-ce  pas  aussi 
le  mouvement  d'un  cœur  qui  se  sent  fait  pour  les 
grandes  choses,  et  qui  sait  qu'on  n'y  arrive  que 
par  la  vertu  ? 

Toutes  les  lettres  de  ce  recueil  sont  inspirées  par 
le  même  enthousiasme,  toutes  renferment  les  mêmes 
sentiments  et  les  mêmes  éloges  ;  et  cependant  c'est 
un  fait  remarquable ,  que  l'admiration  de  celui  qui 
entraîna  son  siècle  ne  put  donner  de  la  renommée 
aux  ouvrages  de  Vauvenargues.  Le  génie  de  ce  jeune 
écrivain  devait  être  méconnu  de  ses  contemporains; 
et  même,  de  nos  jours,  il  n'est  apprécié  que  par  un 
petit  nombre  de  lecteurs.  Vauvenargues  n'avait  rien 
de  ce  qui  séduit  la  multitude,  de  ce  qui  donne  les 
succès  du  moment  ;  point  de  recherches ,  point  d'af- 
fectations :  il  est  à  la  fois  simple  et  élevé,  clair  et 
profond ,  sage  et  animé  ;  et  ce  n'est  pas  le  lot  de  tout 
le  monde  de  savoir  discerner  les  beautés  naturelles 


AVIS. 


590 


qui  résultent  de  l'Iiarmonie  parfaite  du  caractère  de 
celui  qui  écrit  avec  ce  qu'il  écrit.  Ainsi ,  dans  les 
jours  les  plus  brillants  de  notre  littérature ,  lorsque 
la  multitude  dédaignait  Phèdre  et  condamnait  ^^/ia- 
lie ,  un  homme  seul ,  Boileau ,  leur  prodiguait  son 
admiration,  et  cet  homme  seul  avait  raison  contre 
tout  le  monde  :  il  jugeait  comme  la  postérité.  Mais 
quelle  délicatesse  de  goût,  quel  sentiment  exquis  du 
beau  il  fallait  avoir  pour  lutter  ainsi  contre  le  siècle  ! 
Racine  lui-même  craignit  de  s'être  trompé,  et  la 
voix  de  son  ami  ne  put  le  rassurer.  Bernadin  de 
Saint -Pierre,  encore  inconnu  à  l'âge  de  plus  de 
quarante  ans ,  fait  une  lecture  de  Paul  et  Firginie 
chez  M"""  Necker,  et  ce  chef-d'œuvre  de  grâce  et  de 
naturel  endort  un  auditoire  où  se  trouvaient  Buffon, 
Thomas  et  l'abbé  Galiani.  II  est  vrai  que  le  public 
vengea  M.  de  Saint-Pierre  du  faux  jugement  de  cette 
coterie  ;  mais ,  dans  son  découragement ,  peu  s'en 
fallut  qu'il  ne  brûlât  tous  ses  manuscrits.  Le  sort  de 
Vauvenarguès  fut  encore  plus  malheureux  :  cet  es- 
prit juste  et  sublime,  qui  n'eut  d'autre  illusion  que 
de  confondre  la  gloire  avec  la  vertu ,  mourut  appré- 
cié de  Voltaire  et  inconnu  de  ses  contemporains. 
Le  goût  général  se  forme  ordinairement  sur  celui 
de  quelques  esprits  supérieurs  ;  mais  lorsqu'il  s'agit 
d'un  livre  qui  sort  de  la  route  commune ,  le  temps 
seul  peut  lui  marquer  sa  place. 

Une  autre  cause  du  peu  de  succès  de  Vauve- 
narguès, c'est  la  hauteur  de  ses  pensées.  Celui- 
là  ne  calomnie  pas  l'humanité,  il  la  soulève.  Il 
faut,  en  le  lisant ,  se  désaccoutumer  des  autres  mo- 
ralistes qui  humilient  notre  vanité  et  déshonorent 
notre  grandeur.  Ses  paroles  nous  rendent  meilleurs 
par  inspiration  et  par  intuition;  il  nous  traite  comme 
s'il  était  sûr  de  trouver  en  nous  un  sage  ou  un  héros, 
et  c'est  ainsi  qu'il  nous  rend,  pour  ainsi  dire,  à  notre 
nature  primitive.  Voyez  !  il  ne  conseille  pas  la  vertu, 
il  l'exalte  et  la  fait  adorer.  Les  sentiments  vulgaires 
lui  sont  inconnus.  S'il  jette  un  regard  sur  nos  fai- 
blesses et  sur  nos  vices ,  ce  n'est  pas  seulement  pour 
les  flétrir,  mais  pour  les  plaindre,  mais  pour  nous 
montrer  que  nous  leur  sacrifions  le  bonheur.  En- 
fin, l'homme  est  pour  lui  une  créature  sacrée,  et 
l'estime  qu'il  nous  témoigne  nous  porte  à  un  tel 
degré  de  perfection,  qu'il  devient  impossible  d'en 
descendre.  Voyez  !  tout  est  amour ,  tout  est  bonté 
dans  son  cœur;  il  croit  à  la  vertu  parce  qu'elle  est 
en  lui,  et  ce  n'est  qu'après  une  profonde  étude  de 
lui-même ,  qu'il  a  pu  tracer  cette  ligne  consolante 
pour  l'humanité.  Nous  pouvons  connaître  toute  notre 
imperjèction,  sans  être  humiliés  par  cette  vue.  Com- 
bien cette  pensée  fondamentale  donne  de  supériorité 
à  Vauvenarguès  sur  tous  les  autres  moralislos!  De- 


puis Fénélon ,  on  n'avait  pas  fait  entendre  un  pareil 
langage,  et  l'on  est  toujours  tenté,  en  le  lisant,  de 
s'écrier  comme  Voltaire  :  «  Beau  génie  !  aimable 
«  créature!  j'ai  lu  vos  écrits,  et  je  vais  les  lire  en- 
«  core!  » 

Quant  au  style  de  Vauvenarguès ,  il  a  mérité  tant 
d'éloges ,  qu'il  est  difficile  d'y  rien  ajouter.  Veut-on 
savoir  comment  il  a  su  rendre  sublime  une  pensée 
qui  avait  été  exprimée  avant  lui  d'une  manière  bril- 
lante ?  il  suffit  d'ouvrir  les  œuvres  de  M"'*  de  Lam- 
bert; on  y  lit:  Rien  ne  peut  plaire  à  l'esprit^  qu'il 
n'ait  passé  par  le  cœur.  Vauvenarguès  dégage  cette 
pensée  de  ce  qu'elle  a  d'étroit  et  de  brillant;  il  dit: 
Les  grandes  pensées  viennent  du  cœtcr.  Et  voilà  une 
âme  qui  se  peint,  et  tout  le  monde  retient  cette  li- 
gne, qui  est  l'expression  du  sublime. 

Nous  avons  cherché  à  faire  voir  que  le  véritable 
but  de  Vauvenarguès  était  de  venger  l'homme  des 
calomnies  des  moralistes.  En  effet,  sans  jamais  en- 
trer en  lice  avec  eux,  il  renverse  tous  leurs  systèmes, 
en  leur  présentant  la  vérité.  Par  exemple ,  le  mar- 
quis de  Lassay ,  qui  a  écrit  une  multitude  de  choses 
spirituelles  peu  connues,  d'abord  parce  qu'il  ne  fît 
imprimer  qu'un  petit  nombre  d'exemplaires  de  ses 
Mémoires ,  puis  parce  que  ses  éditeurs  en  firent  im- 
primer un  trop  grand  nombre,  que  personne  n'eut 
la  curiosité  de  lire ,  car  on  ne  lit  les  choses  médio- 
cres que  si  elles  sont  rares;  le  marquis  de  Lassay 
dit  dans  son  ouvrage  :  //  n'y  a  rien  de  si  beau  que 
l'esprit  de  l'homme ,  rien  de  si  effroyable  que  son 
cœur.  Ne  semble-t-il  pas  que  Vauvenarguès  ait 
voulu  répondre  à  cette  injure ,  lorsqu'il  a  dit  :  Lt 
corps  a  ses  grâces,  l'esprit  ses  talents  j  le  cœurn' au- 
rait-il que  des  vices  ?  et  l'homme,  capable  de  raison , 
serait-il  incapable  de  vertusl  Souvent  aussi  Vauve- 
narguès se  plaît  à  réfuter  la  Rochefoucauld,  cet 
autre  calomniateur  de  l'humanité,  qui  ne  voit  par- 
tout que  des  égoïstes ,  et  chez  qui  le  bien  même  est 
le  résultat  d'un  vice.  Ainsi  la  Rochefoucauld  dit  de 
la  pitié  :  «  que  c'est  une  habile  prévoyance  des  mal- 
«  heurs  où  nous  pouvons  tomber,  et  que  les  services 
«  que  nous  rendons  sont,  à  proprement  parler,  un 
«  bien  que  nous  nous  faisons  par  avance.  «Vauve- 
narguès ne  daigne  pas  répondre  à  un  pareil  so- 
phisme; il  établit  la  vérité,  et  son  aspect  tue  le 
mensonge.  «  La  pitié,  dit-il,  n'est  qu'un  sentiment 
«  mêlé  de  tristesse  et  d'amour;  je  ne  pense  pas 
«  qu'elle  ait  besoin  d'être  excitée  par  un  retour  sur 
«  nous-mêmes,  comme  on  le  croit.  Pourquoi  la mi- 
«  sère  ne  pourrait-elle  faire  sur  nos  cœurs  ce  que 
«  fait  la  vue  d'une  plaie  sur  nos  sens?  N'y  a-t-il  pas 
«  des  choses  qui  affectent  immédiatement  l'esprit  ;' 
«  li'impression  des  nouveautés  ne  prévient-elle  pas 


600 


VAUVENARGUES. 


«  toujours  nos  réflexions?  et  notre  âme  est-elle  in- 
«  capable  d'un  sentiment  désintéressé?  etc.  «  Nous 
remarquerons  que  la  forme  dubitative  ajoute  ici  à  la 
force  de  la  pensée;  car  chaque  objection  est  appuyée 
sur  des  faits  qui  se  réveillent  naturellement  dans  la 
mémoire  du  lecteur,  et  il  suffit  de  descendre  en  soi 
pour  y  reconnaître  tous  les  sentiments  queVauve- 
nargues  vient  d'exprimer. 

Nous  ne  dirons  rien  des  Dialogues  :  ce  ne  sont  que 
des  études  bien  incomplètes.  Les  caractères  y  sont 
affaiblis,  mal  étudiés,  et  manquent  quelquefois  de 
vérité  et  toujours  de  profondeur.  Ici  Vauvenargues 
n'estqu'imitateur  de  Fénélon,  et  s'il  reste  au-dessous 
de  son  modèle ,  c'est  que  l'imitation  ne  sied  pas  au 
génie  :  il  n'est  grand  que  lorsqu'il  ouvre  la  route. 
Toute  allure  empruntée  l'arrête ,  toute  préoccupa- 
tion l'enchaîne  ;  mais  bientôt  il  se  dégage ,  et  après 
l'imitation  vient  la  création, 

A  la  suite  des  Dialogues,  viennent  des  Réflexions, 
des  Maximes  et  des  Caractères.  Là  l'auteur  est  ori- 
ginal, et  sa  supériorité  reparaît.  Voici  quelques-unes 
de  ses  pensées  détachées  qui  donneront  envie  de 
connaître  le  recueil  entier. 

«  Les  passions  des  hommes  sont  autant  de  che- 
*  mins  ouverts  pour  aller  à  eux. 

«  Les  grands  hommes  parlent  comme  la  nature, 
«  simplement. 

«  Les  vues  courtes  multiplient  les  maximes  et  les 
«  lois ,  parce  qu'on  est  d'autant  plus  enclin  à  pres- 
««  crire  des  bornes  à  toutes  choses ,  qu'on  a  l'esprit 
«  moins  étendu. 

«  Les  vertus  régnent  plus  glorieusement  que  la 
«  prudence  :  la  magnanimité  est  l'esprit  des  rois. 

a  II  y  a  des  hommes  qui  vivent  heureux  sans  le 
ft  savoir. 

«  Les  grandes  places  instruisent  promptementles 
«  grands  esprits. 

«  La  science  des  mœurs  ne  donne  pas  celle  des 
«  hommes. 

«  Quelque  service  qu'on  rende  aux  hommes ,  on 
«  ne  leur  fait  jamais  autant  de  bien  qu'ils  croient 
«  en  mériter.  » 

Ces  pensées  sont  à  la  fois  délicates  et  profondes  ; 
elles  touchent  à  toutes  les  fibres  du  cœur  et  de  l'in- 
telligence. Le  nouveau  recueil  que  nous  publions  en 
renferme  un  grand  nombre  peut-être  supérieures, 
mais  que  leur  étendue  nous  empêche  de  citer.  Nous 
terminerons  donc  ici  cette  courte  préface,  en  faisant 
observer  toutefois  que  les  ouvrages  les  plus  dignes 
d'être  médités  ne  peuvent  exercer  d'influence 
qu'autant  que  nous  avons  la  volonté  de  devenir 
meilleurs.  Or  c'est  cette  volonté  si  rare  aujourd'hui 
que  l*auteur  des  Maximes  à  l'art  de  réveiller  en 


nous  :  voilà  pourquoi  son  livre  est  un  véritable  bien- 
fait pour  l'humanité.  Il  ne  nous  donne  pas  seule- 
ment ses  pensées,  il  appelle  les  nôtres,  et  c'est  ainsi 
qu'il  nous  amène  à  la  sagesse ,  suivant  cette  maxime 
d'un  homme  peu  connu,  quoique  très-distingué,  le 
chevalier  Temple,  qui  s'exprimait  ainsi :«  Lespen- 
«  sées  des  hommes  de  génie  nous  rendent  plus 
«  savants ,  plus  polis ,  plus  agréables  ;  mais  il  n'y  a 
«  que  les  nôtres  qui  puissent  nous  rendre  véritable- 
«  ment  sages  et  heureux.  »     ^ 

L.  Aimé-Mabtin. 


DIALOGUES. 

DIALOGUE  PREMIER. 
ALEXANDRE  ET  DESPRÉAUX. 

ALEXANDBE. 

Eh  bieni  mon  ami  Despréaux,  me  voulez- 
vous  toujours  beaucoup  de  mal?  Vous  parais-je 
toujours  aussi  fou  que  vous  m'avez  peint  dans 
vos  satires? 

DESPRÉAUX, 

Point  du  tout,  seigneur,  je  vous  honore,  et  je 
vous  ai  toujours  connu  mille  vertus.  Vous  vous 
êtes  laissé  corrompre  par  la  prospérité  et  par 
les  flatteurs  ;  mais  vous  aviez  un  beau  naturel 
et  un  génie  élevé. 

ALEXANDJRE. 

Pourquoi  donc  m'avez-vous  traité  de  fou  '  et 

'  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'Alexandre  reproche  à  Boileau 
la  manière  dont  celui-ci  l'a  traité  dans  sa  huitième  satire. 
Voici  ce  qu'il  dit  : 

Quoi  donc!  à  votre  avis,  fut-ce  un  fou  qu'Alexandre? 
Qui?  cet  écervelé  qui  mit  l'Asie  en  cendre? 
Ce  fougueux  l'Angeli,  qui  de  sang  altéré*, 

*  Desmarets  et  Pradon  ne  manquèrent  pas  de  relever  l'espèce  d'in- 
convenance qu'il  y  avait  à  faire  un  fou,  un  écervelé,  un  l'Angeli  enfin, 
du  héros  auquel  ou  compare  si  noblement  Louis  XIV,  dans  le  yen 
25o  du  troisième  chant  de  V Art  poétique  : 

Qu'il  soit  tel  que  César,  Alexandre  ou  Louis. 

C'est,  à  la  vérité,  une  petite  inadvertance  que  Boileau  aurait  dà  cor- 
riger, mais  que  Louis  XIV  était  trop  grand  pour  apercevoir. — Char- 
les XII,  indigné,  arracha,  dit-on,  ce  feuillet  des  Couvres  de  Boileau. 
Qu'eût-il  donc  fait  à  la  lecture  du  vers  de  Pope  (ép.  IV,  vers  2»o), 
qui  ne  met  aucune  différence  entre  le  fou  de  Macédoine  et  celui  d« 
Suède  ? 

f'rom  Mactdonia's  madman  to  the  S»cdc.  —P. 


DIALOGUES. 


601 


de  bandit  dans  vos  satires?  Serait-il  vrai  que, 
vous  autres  poètes ,  vous  ne  réussissiez  que  dans 
les  fictions? 


DESPREAUX. 


J'ai  soutenu  toute  ma  vie  le  contraire  ;  et  j'ai 
prouvé,  je  crois,  dans  mes  écrits,  que  rien 
n'était  beau  en  aucun  genre  que  le  vrai. 


ALEXÀNDBE. 


Vous  avouez  donc  que  vous  aviez  tort  de  me 


blâmer  si  aigrement? 


DESPBEAUX. 


Je  voulais  avoir  de  l'esprit;  je  voulais  dire 
quelque  chose  qui  surprît  les  hommes;  de  plus, 
je  voulais  flatter  un  autre  prince  qui  me  proté- 
geait :  avec  toutes  ces  intentions,  vous  voyez 
bien  que  je  ne  pouvais  pas  être  sincère. 


ALEXANDRE. 


Vous  l'êtes  du  moins  pour  reconnaître  vos 
fautes,  et  cette  espèce  de  sincérité  est  bien  la 
plus  rare  ;  mais  poussez-la  jusqu'au  bout.  Avouez 
que  vous  n'aviez  peut-être  pas  bien  senti  ce  que 
je  valais,  quand  vous  écriviez  contre  moi. 


DESPREAUX. 

Cela  peut  être.  Je  suis  né  avec  quelque  jus- 
tesse dans  l'esprit;  mais  les  esprits  justes  qui  ne 
sont  point  élevés  sont  quelquefois  faux  sur  les 
choses  de  sentiment  et  dont  il  faut  juger  par  le 
cœur. 

ALEXANDRE. 

C'est  apparemment  par  cette  raison  que  beau- 
coup d'esprits  justes  m'ont  méprisé;  mais  les 
grandes  âmes  m'ont  estimé;  et  votre  Bossuet, 

Maître  du  monde  entier ,  s'y  trouvait  trop  serré  *  ? 

L'enragé  qu'il  était,  né  roi  d'une  province 

Qu'il  pouvait  gouverner  en  bon  et  sage  prince , 

S'en  alla  follement,  et  pensant  être  dieu. 

Courir  comme  un  bandit  qui  n'a  ni  feu  ni  lieu  ; 

Et  traînant  avec  soi  les  horreurs  de  la  guerre , 

De  sa  vaste  folie  emplir  toute  la  terre  : 

Heureux  si ,  de  son  temps ,  pour  cent  bonnes  raisons , 

La  Macédoine  eût  eu  des  Petites-Maisons  ; 

Et  qu'un  sage  tuteur  l'eut  en  celte  demeure. 

Par  avis  de  parents ,  enfermé  de  bonne  heure  ! 

*  Javénal,  dans  son  admirable  satire  X,  vers  169,  s'écrie,  à  propos 
du  conquérant  macédonien  :  «  Il  sue ,  il  étouffe ,  le  malheureux  1  le 
inonde  est  trop  étroit  pour  lui.  » 

jCstuat  infelix  angusto  in  limine  mundi. 

Ver»  bien  autrement  énergique  que  celui  de  Boilcau,  qui  trouve,  en 
général,  un  adversaire  plus  redoutable  dans  Juvénal  que  din»  Horace, 
»   »  $  le  rapport  de  la  verve  ri  i\c  r)')i|)resbion  pf>éti<|iir. 


votre  Fénélon,  qui  avaient  le  génie  élevé,  ont 
rendu  justice  à  mon  caractère,  en  blâmant  mes 
fautes  et  mes  faibles. 

DESPRÉAUX. 

Il  est  vrai  que  ces  écrivains  paraissent  avoir 
eu  pour  vous  une  extrême  vénération  ;  mais  ils 
l'ont  poussée  peut-être  trop  loin.  Car  enfin, 
malgré  vos  vertus ,  vous  avez  commis  d'étranges 
fautes  :  comment  vous  excuser  de  la  mort  de 
Clitus',  et  de  vous  être  fait  adorer? 

ALEXANDRE. 

J'ai  tué  Clitus  dans  un  emportement  que 
l'ivresse  peut  excuser.  Combien  de  princes,  mon 
cher  Despréaux,  ont  fait  mourir  de  sang-froid 
leurs  enfants,  leurs  frères  et  leurs  favoris,  par 
une  jalousie  excessive  de  leur  autorité!  La 
mienne  était  blessée  par  l'insolence  de  GUtus,  et 
je  l'en  ai  puni  dans  le  premier  mouvement  de 
ma  colère  :  je  lui  aurais  pardonné  dans  un  au- 
tre temps.  Vous  autres  particuliers ,  mon  cher 
Despréaux,  qui  n'avez  nul  droit  sur  la  vie  des 
hommes,  combien  de  fois  vous  arrive-t-il  de 
désirer  secrètement  leur  mort,  ou  de  vous  en 
réjouir  lorsqu'elle  est  arrivée?  et  vous  seriez 
surpris  qu'un  prince  qui  peut  tout  avec  impu- 
nité ,  et  que  la  prospérité  a  enivré ,  se  soit  sa- 
crifié dans  sa  colère  un  sujet  insolent  et  ingrat  I 

DESPRÉAUX. 

11  est  vrai  :  nous  jugeons  très-mal  des  actions 
d'autrui  ;  nous  ne  nous  mettons  jamais  à  la  place 
de  ceux  que  nous  blâmons.  Si  nous  étions  capa- 
bles d'une  réflexion  sérieuse  sur  nous-mêmes  et 
sur  la  faiblesse  de  l'esprit  humain ,  nous  excu- 
serions plus  de  fautes;  et  contents  de  trouver 
quelques  vertus  dans  les  meilleurs  hommes, 
nous  saurions  les  estimer  et  les  admirer  malgré 
leurs  vices. 

^  Clitus ,  frère  d'Hellanice ,  nourrice  d'Alexandre  le  Grand, 
se  signala  sous  ce  prince,  et  lui  sauva  la  vie  au  passage  du 
Granique,  en  coupant  d'un  coup  de  cimeterre  le  bras  d'un 
satrape  qui  allait  abattre  de  sa  hache  la  tête  du  héros  ma- 
cédonien. Cette  action  lui  gagna  l'amitié  d'Alexandre. 

Dans  un  accès  d'ivresse ,  ce  roi  se  plaisait  un  jour  à  exaller 
ses  exploits  et  à  rabaisser  ceux  de  Philippe  son  père;  Clitus 
osa  relever  les  actions  de  Philippe  aux  dépens  de  celles  d'A- 
lexandre. Tu  as  vaincu ,  lui  dit-il ,  mais  c'est  avec  les  sol- 
dats de  ton  père.  Il  alla  même  jusqu'à  lui  reprocher  la  mort 
de  Philotas  et  de  Parménion  ;  Alexandre,  échauffé  par  le  vin 
et  la  colère,  suivit  un  premier  mouvement,  et  le  perça  d'un 
javelot,  en  lui  disant  :  f^a  donc  rejoindre  Philippe,  Parmi- 
vion  et  Philotas.  Revenu  à  la  raison,  à  la  vue  de  son  ami 
baigné  de  sang ,  honteux  et  désespéré,  il  voulut  se  donner  In 
mort,  mais  les  philosophes  Callisthène  et  Anaxarque  l'en 
empêchèrent.  B. 


602 


VAUVENAKGUES. 


DIALOGUE  II. 
FÉNÉLON  ET  BOSSUET. 

BOSSUET. 

Pardonnez-moi,  aimable  prélat;  j'ai  combattu 
un  peu  vos  opinions ,  mais  je  n'ai  jamais  cessé 
dç  vous  estimer. 

FENÉLON. 

Je  méritais  que  vous  eussiez  quelque  bonté 
pour  moi.  Vous  savez  que  j'ai  toujours  respecté 
votre  génie  et  votre  éloquence. 

BOSSUET. 

Et  moi,  j'ai  estimé  votre  vertu  jusqu'au  point 
d'en  être  jaloux.  Nous  courions  la  même  car- 
rière; je  vous  avais  regardé  d'abord  comme 
mon  disciple ,  parce  que  vous  étiez  plus  jeune 
que  moi  ;  votre  modestie  et  votre  douceur 
m'avaient  charmé,  et  la  beauté  de  votre  esprit 
m'attachait  à  vous.  Mais  lorsque  votre  réputa- 
tion commença  à  balancer  la  mienne ,  je  ne  pus 
me  défendre  de  quelque  chagrin  ;  car  vous  m'a- 
viez accoutumé  à  me  regarder  comme  votre 
maître. 

FÉNÉLON. 

Vous  étiez  fait  pour  l'être  à  tous  égards;  mais 
vous  étiez  ambitieux  :  je  ne  pouvais  approuver 
vos  maximes  en  ce  point. 

BOSSUET. 

Je  n'approuvais  pas  non  plus  toutes  les  vôtres. 
Il  me  semblait  que  vous  poussiez  trop  loin  la 
modération,  la  piété  scrupuleuse  et  l'ingénuité. 

FÉNÉLON. 

En  jugez-vous  encore  ainsi  ? 

BOSSUET. 

Mais ,  j'ai  bien  de  la  peine  à  m'en  défendre.  Il 
me  semble  que  l'éducation  que  vous  avez  don- 
née au  duc  de  Bourgogne  '  était  un  peu  trop 
asservie  à  ces  principes.  Vous  êtes  l'homme  du 
monde  qui  avez  parlé  aux  princes  avec  le  plus 
de  vérité  et  de  courage  ;  vous  les  avez  instruits 

'Louis ,  dauphin ,  fils  aîné  du  Grand  Dauphin  et  petit-fils 
de  Louis  XIV,  père  de  Louis  XV,  naquit  à  Versailles  le  6 
août  1682 ,  et  reçut  en  naissant  le  nom  de  duc  de  Bourgogne. 
Il  eut  le  duc  de  Beauvilliers ,  un  des  plus  honnêtes  hommes 
de  la  cour,  pour  gouverneur,  et  Fénélon,  qui  était  un  des 
plus  vertueux  et  des  plus  aimaliles ,  pour  précepteur.  Digne 
élève  de  tels  maîtres,  ce  prince  fut  un  modèle  de  vertus  :  il 
rcùt  été  des  rois  !  B. 


de  leurs  devoirs;  vous  n'avez  flatté  ni  leur  mol- 
lesse ,  ni  leur  orgueil ,  ni  leur  dureté  ' .  Personne 
ne  leur  a  jamais  parlé  avec  tant  de  candeur  et 
de  hardiesse  ;  mais  vous  avez  peut-être  poussé 
trop  loin  vos  délicatesses  sur  la  probité.  Vous 
leur  inspirez  de  la  défiance  et  de  la  haine  pour 
tous  ceux  qui  ont  de  l'ambition;  vous  exigez 
qu'ils  les  écartent ,  autant  qu'ils  pourront ,  des 
emplois  :  n'est-ce  pas  donner  aux  princes  un 
conseil  timide?  Un  grand  roi  ne  cramt  point 
ses  sujets,  et  n'en  doit  rien  craindre. 

FÉNÉLON. 

J'ai  suivi  en  cela  mon  tempérament ,  qui  m'a 
peut-être  poussé  un  peu  au  delà  de  la  vérité. 
J'étais  né  modéré  et  sincère;  je  n'aimais  point 
les  hommes  ambitieux  et  artificieux.  J'ai  dit 
qu'il  y  avait  des  occasions  où  l'on  devait  s*en 
servir,  mais  qu'il  fallait  tâcher  peu  à  peu  de  les 
rendre  inutiles. 

BOSSUET. 

Vous  vous  êtes  laissé  emporter  à  l'esprit  sys- 
tématique. Parce  que  la  modération,  la  simpli- 
cité, la  droiture,  la  vérité,  vous  étaient  chères, 
vous  ne  vous  êtes  pas  contenté  de  relever  l'avan- 
tage de  ces  vertus ,  vous  avez  voulu  décrier  les 
vices  contraires.  C'est  ce  même  esprit  qui  vous 
a  fait  rejeter  si  sévèrement  le  luxe.  Vous  avez 
exagéré  ses  inconvénients ,  et  vous  n'avez  point 
prévu  ceux  qui  pourraient  se  rencontrer  dans 
la  réforme  et  dans  les  règles  étroites  que  vous 
proposiez. 

FÉNÉLON. 

Je  suis  tombé  dans  une  autre  erreur  dont 
vous  ne  parlez  pas.  Je  n'ai  tâché  qu'à  insph-er 
de  l'humanité  aux  hommes  dans  mes  écrits; 
mais  par  la  rigidité  des  maximes  que  je  leur  ai 
domiées ,  je  me  suis  écarté  moi-même  de  cette 

'  Qu'il  nous  soit  permis  de  confirmer  le  jugement  de  Vau- 
venargues  par  un  trait  que  l'idstoire  nous  a  transmis.  Le  duc 
de  Bourgogne  était  fort  enclin  à  la  colère  ;  voici  un  des  moyens 
que  Fénélon  employa  pour  réprimer  ce  penchant  : 

Un  jour  que  le  prince  avait  battu  son  valet  de  chambre,  il 
s'amusait  à  considérer  les  outils  d'un  menuisier  qui  travail- 
lait dans  son  appartement.  L'ouvrier,  instruit  par  Fénélon, 
dit  brutalement  au  prince  de  passer  son  chemin  et  de  le  lais- 
ser travailler.  I^  prince  se  fâche,  le  menuisier  redouble  de 
brutalité,  et  s'emportant  jusqu'à  le  menacer,  lui  dit  :  Reti- 
rez-vous, mon  prince,  quand  Je  suis  en  colère  je  ne  connais 
personne.  Le  prince  court  se  plaindre  à  son  précepteur  de  ce 
qu'on  a  introduit  chez  lui  le  plus  méchant  des  hommes.  Cest 
nn  très-bon  ouvrier,  dit  froidement  Fénélon;  son  unique  dé- 
faut est  de  se  livrer  à  la  colère.  Leçon  admirable,  et  qui  fit 
mieux  comprendre  au  prince  combien  la  colère  est  une  chose 
hideuse,  que  ne  l'auraient  fait  les  discours  tes  plus  élo- 
quents. B. 


humanité  que  je  leur  enseignais.  J'ai  trop  voulu 
que  les  princes  contraignissent  les  hommes  à 
vivre  dans  la  règle,  et  j'ai  condamné  trop  sévè- 
rement les  vices.  Imposer  aux  hommes  un  tel 
joug,  et  réprimer  leurs  faiblesses  par  des  lois 
sévères ,  dans  le  même  temps  qu'on  leur  recom- 
mande le  support  et  la  charité  ;  c'est  en  quelque 
sorte  se  contredire,  c'est  manquer  à  l'humanité 
qu'on  veut  établir. 

BOSSUET. 

Vous  êtes  trop  modeste  et  trop  aimable  dans 
votre  sincérité;  car,  malgré  ces  défauts  que 
vous  vous  reprochez,  personne,  à  tout  prendre, 
n'était  si  propre  que  vous  à  former  le  cœur  d'un 
jeune  prince.  Vous  étiez  né  pour  être  le  précep- 
teur des  maîtres  de  la  terre. 

FÉNÉLON. 

Et  vous,  pour  être  un  grand  ministre  sous 
un  roi  ambitieux. 

BOSSUET. 

La  fortune  dispose  de  tout.  Je  pouvais  être 
né  avec  quelque  génie  pour  le  ministère,  et 
j'étais  instruit  de  toutes  les  connaissances  néces- 
saires; mais  je  me  suis  appliqué  dès  mon  en- 
fance à  la  science  des  anciens  et  à  l'éloquence. 
Quand  je  suis  venu  à  la  cour,  ma  réputation 
était  déjà  faite  par  ces  deux  endroits  :  je  me  suis 
laissé  amuser  par  cette  ombre  de  gloire.  Il  m'était 
difficile  de  vaincre  les  obstacles  qui  m'éloignaient 
des  grandes  places,  et  rien  ne  m'empêchait  de 
cultiver  mon  talant.  Je  me  laissais  dominer  par 
mon  génie;  et  je  n'ai  pas  fait  peut-être  tout  ce 
qu'un  autre  aurait  entrepris  pour  sa  fortune, 
quoique  j'eusse  de  l'ambition  et  de  la  faveur. 

FÉNÉLON. 

Je  comprends  très-bien  ce  que  vous  dites.  Si 
le  cardinal  de  Richelieu  avait  eu  vos  talents  et 
votre  éloquence,  il  n'aurait  peut-être  jamais  été 
ministre. 

BOSSUET. 

Le  cardinal  de  Richelieu  avait  de  la  nais- 
sance ';  c'est  en  France  un  avantage  que  rien 
ne  peut  suppléer  :  le  mérite  n'y  met  jamais  les 
hommes  au  niveau  des  grands.  Vous  aviez  aussi 


'  Richelieu  (Armand  Jma  du  Ptcssis),  né  à  Paris  le 5  sep- 
tembre .158«,  sacré  évèqiie  tic  Luçon  à  l'âge  de  i22  ans,  pre- 
mier ministre  de  Louis  XIII  en  novembre  I6lfi,  descendait 
d'une  des  plus  anciennes  famille»  du  Po»\ou.  Il  mourut  à  Pa- 
ris le  4  décembre  lOVi.  B. 


DULOGUES.  603 

de  la  naissance,  mon  cher  Fénélon,  et  par  là 
vous  me  primiez  en  quelque  manière.  Cela  n'a 


pas  peu  contribué  à  me  détacher  de  vous  :  car 
je  suis  peut-être  incapable  d'être  jaloux  du  mé- 
rite d'un  autre;  mais  je  ne  pouvais  souffrir  que 
le  hasard  de  la  naissance  prévalût  sur  tout;  et 
vous  conviendrez  que  cela  est  dur. 

FÉNÉLON. 

Oui,  très-dur;  et  je  vous  pardonne  les  persé- 
cutions que  vous  m'avez  suscitées  par  ce  motif, 
car  la  nature  ne  m'avait  pas  fait  pour  vous 
dominer. 

DIALOGUE  III. 
DÉMOSÏHÈNE  ET  ISOCRATE. 

ISOCRATE  ^ 

Je  vois  avec  joie  le  plus  éloquent  de  tous  les 
hommes.  J'ai  cultivé  votre  art  toute  ma  vie ,  et 
votre  nom  et  vos  écrits  m'ont  été  chers. 

DÉMOSTHÈNE  '. 

Vous  ne  me  l'êtes  pas  moins,  mon  cher  Iso- 
crate ,  puisque  vous  aimez  l'éloquence  ;  c'est  un 
talent  que  j'ai  idolâtré.  Mais  il  y  avait  de  mon 
temps  des  philosophes  qui  l'estimaient  peu  ,  et 
qui  le  rendaient  méprisable  au  peuple. 

ISOCBATE. 

N'est-ce  pas  plutôt  que  de  votre  temps  l'élo- 
quence n'était  point  encore  à  sa  perfection  ? 

DÉMOSTHÈNE. 

Hélas  !  mon  cher  Isocrate ,  vous  ne  dites  que 
trop  vrai.  Il  y  avait  de  mon  temps  beaucoup  de 
déclamateurs  et  de  sophistes ,  beaucoup  d'écri- 
vains ingénieux,  harmonieux,  fleuris,  élégants, 
mais  peu  d'orateurs  véritables.  Ces  mauvais 
orateurs  avaient  accoutumé  les  hommes  à  re- 
garder leur  art  comme  un  jeu  d'esprit  sans  uti- 
lité et  sans  consistance. 

ISOCRATE. 

Est-ce  qu'ils  ne  tendaient  pas  tous,  dans  leurs 
discours,  à  persuader  et  à  convaincre? 

^  Isocrate  naquit  à  Atbènes  l'an  436  avant  J.  C.  H  devint , 
dans  l'école  de  Gorgias  et  de  Prodicus ,  l'un  des  plus  grands 
maîtres  dans  l'art  de  la  parole.  Sa  voix  était  faible  et  sa  timi- 
dité excessive  :  aussi  il  ne  parla  jamais  en  public  dans  les 
grandes  affaires  de  l'État;  mais  ses  leçons  lui  procurèrent  une 
fortune  immense.  B. 

'  Le  nom  par  lequel  Isocrate  désigne  Démosthène,  en  l'ap- 
pelant le  plus  cloquent,  de  tous  les  hommes,  est  celui  que  la 
post('uité  a  conlirmé  à  ce  célèbre  orateur,  qui  naquit  à  AUi6« 
IMS  l'an  3HI  ayant  Jésus-Cbrisl.  B. 


604 


VADVENARGUKS. 


DEMOSTHENK. 

'  Non ,  ils  ne  pensaient  à  rien  moins.  Pour  mé- 
nager notre  délicatesse,  ils  ne  voulaient  rien 
prouver  ;  pour  ne  pas  blesser  la  raison ,  ils  n'o- 
saient rien  passionner  :  ils  substituaient  dans 
tous  leurs  écrits  la  finesse  à  la  véhémence ,  l'art 
au  sentiment ,  et  les  traits  aux  grands  mouve- 
ments. Ils  discutaient  quelquefois  ce  qu'il  fallait 
peindre ,  et  ils  effleuraient  en  badinant  ce  qu'ils 
auraient  dû  approfondir  :  ils  fardaient  les  plus 
grandes  vérités  par  des  expressions  affectées, 
des  plaisanteries  mal  placées,  et  un  langage 
précieux.  Leur  mauvaise  délicatesse  leur  faisait 
rejeter  le  style  décisif  dans  les  endroits  même 
où  il  est  le  plus  nécessaire  :  aussi  laissaient-ils 
toujours  l'esprit  des  écoutants  dans  une  parfaite 
liberté  et  dans  une  profonde  indifférence.  Je 
leur  criais  de  toute  ma  force  :  Celui  qui  est  de 
sang-froid  n'échauffe  pas  ;  celui  qui  doute  ne 
persuade  pas.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'ont  parlé 
nos  maîtres  I  Nous  flatterions-nous  de  connaître 
plus  parfaitement  la  vérité  que  ces  grands  hom- 
mes ,  parce  que  nous  la  traitons  plus  délicate- 
ment ?  C'est  parce  que  nous  ne  la  possédons  pas 
comme  eux ,  que  nous  ne  savons  pas  lui  conser- 
ver son  autorité  et  sa  force. 

ISOCBATE. 

Mon  cher  Démosthène,  permettez  -  moi  de 
vous  interrompre.  Est-ce  que  vous  pensez  que 
l'éloquence  soit  l'art  de  mettre  dans  son  jour  la 
vérité  ? 

DÉMOSTHÈNE. 

On  peut  s'en  servir  quelquefois  pour  insi- 
nuer un  mensonge  ;  mais  c'est  par  une  foule  de 
vérités  de  détail  qu'on  vient  à  faire  illusion  sur 
l'objet  principal.  Un  discours  tissu  de  menson- 
ges et  de  pensées  fausses ,  fût-il  plein  d'esprit 
et  d'imagination,  serait  faible  et  ne  persuade- 
rait personne. 

ISOCBATE. 

Vous  croyez  donc,  mon  cher  Démosthène, 
qu'il  ne  suffit  point  de  peindre  et  de  passionner 
pour  faire  un  discours  éloquent  ? 

DÉMOSTHÈNE. 

Je  crois  qu'on  peint  faiblement ,  quand  on  ne 
peint  pas  la  vérité  ;  je  crois  qu'on  ne  passionne 
point ,  quand  on  ne  soutient  point  le  pathétique 
de  ses  discours  par  la  force  de  ses  raisons. 
Je  crois  que  peindre  et  toucher  sont  des  par- 


ties nécessaires  de  l'éloquence  ;  mais  qu'il  y 
faut  joindre ,  pour  persuader  et  pour  convain- 
cre, une  grande  supériorité  de  raisonnement. 

ISOCBATE. 

On  n'a  donc ,  selon  vous ,  qu'une  faible  élo- 
quence lorsqu'on  n'a  pas  en  même  temps  une 
égale  supériorité  de  raison,  d'imagination  et 
de  sentiment  ;  lorsqu'on  n'a  pas  une  âme  forte 
et  pleine  de  lumières ,  qui  domine  de  tous  côtés 
les  autres  hommes. 

DÉMOSTHÈNE. 

Je  voudrais  y  ajouter  encore  l'élégance ,  la 
pureté  et  l'harmonie  ;  car ,  quoique  ce  soient 
des  choses  moins  essentielles ,  elles  contribuent 
cependant  beaucoup  à  l'illusion ,  et  donnent  une 
nouvelle  force  aux  raisons  et  aux  images. 

ISOCBATE. 

Ainsi  vous  voudriez  qu'un  orateur  eût  d'a- 
bord l'esprit  profond  et  philosophique  pour 
parler  avec  solidité  et  avec  ascendant;  qu'il  eût 
ensuite. une  grande  imagination  pour  étonner 
l'âme  par  ses  images ,  et  des  passions  véhémen- 
tes pour  entraîner  les  volontés.  Est-il  surpre- 
nant qu'il  se  trouve  si  peu  d'orateurs ,  s'il  faut 
tant  de  choses  pour  les  former  ? 

DÉMOSTHÈNE. 

Non ,  il  n'est  point  surprenant  qu'il  y  ait  si 
peu  d'orateurs  ;  mais  il  est  extraordinaire  que 
tant  de  gens  se  piquent  de  l'êtrç^  Adieu,  je  suis 
forcé  de  vous  quitter  ;  mais  je  vous  rejoindrai 
bientôt,  et  nous  reprendrons ,  si  vous  le  voulez, 
notre  sujet. 

DIALOGUE  IV. 

DÉMOSTHÈNE  ET  ISOCRATE 

ISOCBATE. 

Je  vous  retrouve  avec  plaisir,  illustre  orateui-  ; 
vous  m'avez  presque  persuadé  que  je  ne  con- 
naissais guère  l'éloquence;  mais  j'ai  encore  quel- 
ques questions  à  vous  faire. 

DÉMOSTHÈNE. 

Parlez ,  ne  perdons  point  de  temps  ;  je  serais 
ravi  de  vous  faire  approuver  mes  maximes. 

ISOCBATE. 

Croyez-vous  que  tous  les  sujets  soient  suscep- 
tibles d'éloquence? 


DIALOGUES. 


605 


DEMOSTHENK. 


Je  n'en  doute  pas;  il  y  a  toujours  une  ma- 
nière de  dire  les  choses,  quelles  qu'elles  soient, 
plus  insinuante,  plus  persuasive  :  le  grand  art 
est,  je  crois,  de  proportionner  son  discours  à 
son  sujet;  c'est  avilir  un  grand  sujet,  lorsqu'on 
veut  l'orner,  l'embellir,  le  semer  de  fleurs  et  de 
fruits.  C'est  encore  une  faute  plus  choquante, 
lorsqu'en  excitant  de  petits  intérêts,  on  veut  ex- 
citer de  grands  mouvements,  lorsqu'on  emploie 
de  grandes  figures,  des  tours  pathétiques.  Tout 
cela  devient  ridicule  lorsqu'il  n'est  point  placé. 
C'est  le  défaut  de  tous  les  déclamateurs,  de  tous 
les  écrivains  qui  n'écrivent  point  de  génie,  mais 
par  imitation. 

ISOCRATE. 

J'ai  toujours  été  choqué  plus  que  personne  de 
ce  défaut. 

DÉMOSTHÈNE. 

Ceux  qui  y  tombent  en  sont  choqués  eux- 
mêmes  lorsqu'ils  l'aperçoivent  dans  les  autres. 
Il  y  a  peu  d'écrivains  qui  ne  sachent  les  règles , 
mais  il  y  en  a  peu  qui  puissent  les  pratiquer. 
On  sait,  par  exemple,  qu'il  faut  écrire  simple- 
ment; mais  on  ne  pense  pas  des  choses  assez 
soHdes  pour  soutenir  la  simplicité.  On  sait  qu'il 
faut  dire  des  choses  vraies;  mais  comme  on  n'en 
imagine  pas  de  telles,  on  en  suppose  de  spé- 
cieuses et  d'éblouissantes.  En  un  mot,  on  n'a  pas 
le  talent  d'écrire,  et  on  veut  écrire. 

ISOCRATE. 

De  là,  non-seulement  le  mauvais  style,  mais 
le  mauvais  goût  ;  car  lorsqu'on  s'est  écarté  des 
bons  principes  par  faiblesse,  on  cherche  à  se 
justifier  par  vanité,  et  on  se  flatte  d'autoriser 
les  nouveautés  les  plus  bizarres,  en  disant  qu'il 
ne  faut  donner  l'exclusion  à  aucun  genre,  comme 
si  le  faux,  le  frivole  et  l'insipide  méritaient  ce 
nom. 

DÉMOSTHÈNE. 

II  y  a  plus,  mon  cher  Isocrate;  on  ne  se  con- 
tente pas  de  dire  des  choses  sensées,  on  veut 
dire  des  choses  nouvelles. 

ISOCRATE. 

Mais  ce  soin  serait-il  blâmable?  les  hommes 
ont-ils  besoin  qu'on  les  entretienne  de  ce  qu'ils 
savent? 

DÉMOSTHÈNE. 

Oui,  très-grand  besoin;  car  il  n'y  a  rien  qu'ils 


ne  puissent  mieux  posséder  qu'ils  ne  le  pos- 
sèdent, et  il  n'y  a  rien  non  plus  qu'un  homme 
éloquent  ne  puisse  rajeunir  par  ses  expressions. 

ISOCRATE. 

Selon  vous,  rien  n'est  usé  ni  pour  le  peuple, 
ni  pour  ses  maîtres. 

DÉMOSTHÈNE. 

Je  dis  plus,  mon  cher  Isocrate;  l'éloquence 
ne  doit  guère  s'exercer  que  sur  les  vérités  les 
plus  palpables  et  les  plus  connues.  Le  caractère 
des  grandes  vérités  est  l'antiquité  :  l'éloquence 
qui  ne  roule  que  sur  des  pensées  fines  ou  abs- 
traites dégénère  en  subtilité.  Il  faut  que  les 
grands  écrivains  imitent  les  pasteurs  des  peu- 
ples; ceux-ci  n'annoncent  point  aux  hommes 
une  nouvelle  doctrine  et  de  nouvelles  vérités. 
Il  ne  faut  pas  qu'un  écrivain  ait  plus  d'amour- 
propre;  s'il  a  en  vue  l'utilité  des  hommes,  il 
doit  s'oublier,  et  ne  parler  que  pour  enseigner 
des  choses  utiles. 

ISOCRATE. 

Je  n'ai  point  suivi,  mon  cher  maître,  ces 
maximes.  J'ai  cherché ,  au  contraire ,  avec  beau- 
coup de  soin  à  m'écarter  des  maximes  vulgaires. 
J'ai  voulu  étonner  les  hommes  *en  leur  présen- 
tant sous  de  nouvelles  faces  les  choses  qu'ils 
croyaient  connaître.  J'ai  dégradé  ce  qu'ils  esti- 
maient, j'ai  loué  ce  qu'ils  méprisaient;  j'ai  tou- 
jours pris  le  côté  contraire  des  opinions  reçues, 
sans  m'embarrasser  de  la  vérité;  je  me  suis  mo- 
qué surtout  de  ce  qu'on  traitait  sérieusement. 
Les  hommes  ont  été  la  dupe  de  ce  dédain  af- 
fecté; ils  m'ont  cru  supérieur  aux  choses  que  je 
méprisais  :  je  n'ai  rien  établi,  mais  j'ai  tâché  de 
détruire.  Cela  m'a  fait  un  grand  nombre  de  par- 
tisans, car  les  hommes  sont  fort  avides  de  nou- 
veautés. 

DÉMOSTHÈNE. 

Vous  aviez  l'esprit  fin,  ingénieux,  profond. 
Vous  ne  manquiez  pas  d'imagination.  Vous  sa- 
viez beaucoup.  Vos  ouvrages  sont  pleins  d'es- 
prit, de  traits,  d'élégance,  d'érudition.  Vous 
aviez  un  génie  étendu  qui  se  portait  également 
à  beaucoup  de  choses.  Avec  de  si  grands  avan- 
tages, vous  ne  pouviez  manquer  d'imposer  à 
votre  siècle ,  dans  lequel  il  y  avait  peu  d'hommes 
qui  vous  égalassent. 

ISOCRATE. 

.l'avais  peut-être  une  partie  des  qualités  qua 


()06 


VALjVENARGIJÈS. 


vous  m'attribuez  ;  mais  je  mancfuais  d'élévation 
dans  le  génie,  de  sensibilité  et  de  passions.  Ce 
défaut  de  sentiment  a  corrompu  mon  jugement 
sur  beaucoup  de  choses;  car  lorsqu'on  a  un 
peu  d'esprit,  on  croit  être  en  droit  de  juger  de 
tout. 

DÉMOSTHÈNE. 

Vous  avouez  là  des  défauts  que  je  n'aurais 
jamais  osé  vous  faire  connaître. 

ISOCRATE. 

Je  n'aurais  pas  pardonné,  tant  que  j'ai  vécu, 
à  quiconque  aurait  eu  la  hardiesse  de  me  les 
découvrir.  Les  hommes  désirent  souvent  qu'on 
leur  dise  la  vérité  ;  mais  il  y  a  beaucoup  de  vé- 
rités qui  sont  trop  fortes  pour  eux ,  et  qu'ils  ne 
sauraient  supporter.  Il  y  en  a  même  qu'on  ne 
peut  pas  croire ,  parce  qu'on  n'est  point  capable 
de  les  sentir.  Ainsi  on  demande  à  ses  amis  qu'ils 
soient  sincères;  et  lorsqu'ils  le  sont,  on  les  croit 
injustes  ou  aveugles ,  et  on  s'éloigne  d'eux  ;  mais 
ici  on  est  guéri  de  toutes  les  vaines  délicatesses , 
et  la  vérité  ne  blesse  plus.  Mais  revenons  à  notre 
sujet;  dites-moi  quelles  sont  les  qualités  que 
vous  exigeriez  dans  un  orateur. 

DÉMOSTHÈNE. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit  :  un  grand  génie,  une 
forte  imagination,  une  âme  sublime.  Je  vou- 
drais donc  qu'un  homme  qui  est  né  avec  cette 
supériorité  de  génie  qui  porte  à  vouloir  régner 
sur  les  esprits,  approfondît  d'abord  les  grands 
principes  de  la  morale  :  car  toutes  les  disputes 
des  hommes  ne  roulent  que  sur  le  juste  et  l'in- 
juste, sur  le  vrai  et  le  faux;  et  l'éloquence  est 
la  médiatrice  des  hommes,  qui  termine  toutes 
ces  disputes.  Je  voudrais  qu'un  homme  éloquent 
fût  en  état  de  pousser  toutes  ces  idées  au  delà  de 
l'attente  de  ceux  qui  l'écoutent,  qu'il  sortît  des 
limites  de  leur  jugement,  et  qu'il  les  maîtrisât 
par  ses  lumières,  dans  le  même  temps  qu'il  les 
domine  par  la  force  de  son  imagination  et  par 
la  véhémence  de  ses  sentiments.  Il  faudrait  qu'il 
fût  grand  et  simple,  énergique  et  clair,  véhé- 
ment sans  déclamation,  élevé  sans  ostentation, 
pathétique  et  fort  sans  enflure.  J'aime  encore 
qu'il  soit  hardi  et  qu'il  soit  capable  de  prendre 
un  grand  essor  ;  mais  je  veux  qu'on  soit  forcé 
de  le  suivre  dans  ses  écarts,  qu'il  sorte  naturel- 
lement de  son  sujet ,  et  qu'il  y  rentre  de  même, 
sans  le  secours  de  ces  transitions  languissantes 
et  méthodiques  qui  refroidissent  les  meilleurs 


discours.  Je  veux  qu'il  n'ait  jamais  d'art ,  o»  du 
moins  que  son  art  consiste  à  peindre  la  nature 
plus  fidèlement,  à  mettre  les  choses  à  leur  place, 
à  ne  dire  que  ce  qu'il  faut,  et  de  la  manière  qu'il 
le  faut.  Tout  ce  qui  s'écarte  de  la  nature  est 
d'autant  plus  défectueux  qu'il  s'en  éloigne  da- 
vantage. Le  sublime,  la  véhémence,  le  raison- 
nement, la  magnificence,  la  simplicité,  la  har- 
diesse, toutes  ces  choses  ensemble  ne  sont  que 
l'image  d'une  nature  forte  et  vigoureuse  :  qui- 
conque n'a  point  cette  nature  ne  peut  l'imiter. 
C'est  pourquoi  il  vaut  mieux  écrire  froidement, 
que  de  se  guinder  et  de  se  tourmenter  pour  dire 
ou  de  grandes  choses  ou  des  choses  passionnées. 

ISOCBATE. 

Je  pense  bien  comme  vous,  mon  cher  Dé- 
mosthène  ;  mais  cela  étant  ainsi ,  les  règles  de- 
viennent inutiles.  Les  hommes  sans  génie  ne  peu- 
vent les  pratiquer,  et  les  autres  les  trouvent  dans 
leur  propre  fonds,  dont  elles  ont  été  tirées. 

DÉMOSTHÈNE.  ! 

Quelque  génie  qu'on  puisse  avoir,  on  a  besoin 
de  l'exercer  et  de  le  corriger  par  la  réflexion  et 
par  les  règles,  et  les  préceptes  ne  sont  point 
inutiles. 

ISOCBATE 

Quelle  est  donc  la  manière  la  plus  courte  de 
s'exercer  à  l'éloquence? 

DÉMOSTHÈNE. 

La  conversation ,  lorsque  l'on  s'y  propose  quel- 
que objet. 

ISOCRATE. 

Ainsi ,  c'est  en  traitant  de  ses  plaisirs  et  de 
ses  affaires,  en  négociant  journellement  avec  les 
hommes,  qu'on  peut  s'instruire  de  cet  art  ai- 
mable? 

DÉMOSTHÈNE. 

Oui,  c'est  dans  ce  commerce  du  monde  qu'on 
puise  ces  tours  naturels,  ces  insinuations,  ce 
langage  familier,  cet  art  de  se  proportionner  à 
tous  les  esprits,  qui  demande  un  génie  si  vaste. 
C'est  là  qu'on  apprend  sans  effort  à  déployer 
les  ressources  de  son  esprit  et  de  son  âme  :  l'i- 
magination s'échauffe  par  la  contradiction  ou 
par  l'intérêt,  et  fournit  un  grand  nombre  de 
ligures  et  de  réflexions  pour  persuader. 

ISOCRATE. 

Cependant,  mon  cher  Démosthène,  je  crois 


DIALOGUES. 


607 


qu'il  faut  aussi  un  peu  de  solitude  et  d'habitude 
d'écrire  dans  son  cabinet  :  c'est  dans  le  silence 
de  la  retraite  que  l'âme ,  plus  à  soi  et  plus  re- 
cueillie ,  s'élève  à  ces  grandes  pensées  et  à  cet 
enthousiasme  naturel  qui  transportent  l'esprit, 
mènent  au  sublime ,  et  produisent  tous  ces  grands 
mouvements  que  l'art  n'a  jamais  excités.  La  lec- 
ture des  grands  poètes  n'y  est  pas  inutile  ;  mais 
il  faut  avoir  le  génie  poétique  pour  saisir  leur 
esprit,  et  il  faut  en  même  temps  avoir  de  la  sa- 
gesse pour  accorder  leur  style  à  la  simplicité  des 
sujets  qu'on  traite  ;  ainsi  voilà  bien  des  mérites 
à  rassembler.  Mais  après  tout  cela,  mon  cher 
Démosthène ,  on  ne  persuadera  jamais  au  peu- 
ple que  l'éloquence  soit  un  art  utile. 

DÉMOSTHÈNE. 

Je  prétends  qu'il  n'en  est  aucun  qui  le  soit 
davantage  :  il  n'y  a  ni  plaisir,  ni  affaire,  ni  con- 
versation, ni  intrigue,  ni  discours  public,  où 
l'éloquence  n'ait  de  l'autorité;  elle  est  néces- 
saire aux  particuliers  dans  tous  les  détails  de 
la  vie;  elle  est  plus  nécessaire  aux  gens  en  place, 
parce  qu'elle  leur  sert  à  mener  les  esprits,  à  co- 
lorer leurs  intentions,  à  gouverner  les  peuples, 
à  négocier  avec  avantage  vis-à-vis  des  étrangers  ; 
de  plus,  elle  répand  sur  toute  une  nation  un  grand 
éclat ,  elle  éternise  la  mémoire  des  grandes  ac- 
tions. Les  étrangers  sont  obligés  de  chercher 
dans  ses  ouvrages  l'art  de  penser  et  de  s'expri- 
mer ;  elle  élève  et  instruit  en  même  temps  l'es- 
prit des  hommes  ;  elle  fait  passer  peu  à  peu  dans 
leurs  pensées  la  hauteur  et  les  sentiments  qui 
lui  sont  propres.  Les  hommes  qui  pensent  gran- 
dement et  fortement  sont  toujours  plus  disposés 
que  les  autres  à  se  conduire  avec  sagesse  et  avec 
courage. 

ISOCRATE. 

Je  désire  plus  que  personne  que  les  hommes 
puissent  vous  croire. 

DÉMOSTHÈNE. 

Ils  ne  me  croiront  point,  mon  cher  Isocrate; 
car  il  y  a  bien  des  raisons  pour  que  l'éloquence 
ne  se  relève  jamais.  Mais  la  vérité  est  indépen- 
dante des  opinions  et  des  intérêts  des  hommes  ; 
et  enfin  le  nombre  de  ceux  qui  peuvent  goûter 
de  certaines  vérités  est  bien  petit  ;  mais  il  mé- 
rite qu'on  ne  le  néglige  pas ,  et  c'est  pour  lui 
seul  qu'il  faut  écrire. 


DIALOGUE  V. 
PASCAL  ET  FÉNÉI.ON. 

FÉNÉLON. 

Dites-moi,  je  vous  prie,  génie  sublime,  ce 
que  vous  pensez  de  mon  style? 

PASCAL. 

Il  est  enchanteur,  naturel,  facile,  insinuant. 
Vous  avez  peint  les  hommes  avec  vérité,  avec 
feu  et  avec  grâce  :  les  caractères  de  votre  Té- 
lémaque  sont  très-variés  ;  il  y  en  a  de  grands , 
et  même  de  forts ,  quoique  ce  ne  fût  point  votre 
étude  de  les  faire  tels.  Vous  ne  vous  êtes  point 
piqué  de  rassembler  en  peu  de  mots  tous  les 
traits  de  vos  caractères  ;  vous  avez  laissé  courir 
votre  plume,  et  donné  un  libre  essor  à  votre 
imagination  vive  et  féconde. 

FÉNÉLON. 

J'ai  cru  qu'un  portrait  rapproché  annonçait 
trop  d'art.  Il  ne  m'appartenait  point  d'être  en 
même  temps  concis  et  naturel  ;  je  me  suis  borné 
à  imiter  la  naïveté  d'une  conversation  facile  où 
l'on  présente,  sous  des  images  différentes,  les 
mêmes  pensées,  pour  les  imprimer  plus  vive- 
ment dans  l'esprit  des  hommes 

PASCAL. 

Cela  n'a  pas  empêché  qu'on  ne  vous  ait  re- 
proché quelques  répétitions  ;  mais  il  est  aisé  de 
vous  excuser.  Vous  n'écriviez  que  pour  porter  les 
hommes  à  la  vertu  et  à  la  piété;  vous  ne  croyiez 
point  qu'on  pût  trop  inculquer  de  telles  vérités, 
et  vous  vous  êtes  trompé  en  cela  :  car  la  plupart 
des  hommes  ne  lisent  que  par  vanité  et  par  cu- 
riosité. Ils  n'ont  aucune  affection  pour  les  meil- 
leures choses,  et  ils  s'ennuient  bientôt  des  plus 
sages  instructions. 

FÉNÉLON. 

J'ai  eu  tort,  sans  doute,  de  plusieurs  ma- 
nières :  j'avais  fait  un  système  de  morale  ;  j'é- 
tais comme  tous  les  esprits  systématiques,  qui 
ramènent  sans  cesse  toutes  choses  à  leurs  prin- 
cipes. 

PASCAL. 

J'ai  fait  un  système  tout  comme  vous,  et  en 
voulant  ramener  à  ce  système  toutes  choses,  je 
me  suis  peut-être  écarté  quelquefois  de  la  vé- 
rité, et  on  ne  me  l'n  point  pardonné. 


(508 


VAl^V^E^ARGUES. 


FENELON. 


Au  moins  ne  s'est-il  trouvé  encore  personne 
qui  n'ait  rendu  justice  à  votre  style.  Vous  aviez 
joint  à  la  naïveté  du  vieux  langage  une  énergie 
qui  n'appartient  qu'à  vous,  et  une  brièveté  pleine 
de  lumière  ;  vos  images  étaient  fortes ,  grandes 
et  pathétiques.  Mais  ce  qu'il  y  a  eu  d'éminent  en 
vous,  ce  en  quoi  vous  avez  surpassé  tous  les 
hommes,  c'est  dans  l'art  de  mettre  chaque  chose 
à  sa  place,  de  ne  jamais  rien  dire  d'inutile,  de 
présenter  la  vérité  dans  le  plus  beau  jour  qu'elle 
pût  recevoir,  de  donner  à  vos  raisonnements  une 
force  invincible,  d'épuiser  en  quelque  manière 
vos  sujets  sans  être  jamais  trop  long ,  et  enfin 
de  faire  croître  l'intérêt  et  la  chaleur  de  vos 
discours  jusqu'à  la  fin.  Aussi  Despréaux  a-t-il 
dit  que  vous  étiez  également  au-dessus  des  an- 
ciens et  des  modernes ,  et  beaucoup  de  gens  sen- 
sés sont  persuadés  que  vous  aviez  plus  de  génie 
pour  l'éloquence  que  Démosthène. 

PASCiLL.  

Vous  me  surprenez  beaucoup  ;  je  n'ai  vu  en- 
core personne  qui  ait  égalé  les  modernes  aux 
anciens  pour  l'éloquence. 

FÉNÉLON. 

Connaissez-vous  la  majesté  et  la  magnificence 
de  Bossuet?  croyez-vous  qu'il  n'ait  pas  surpassé, 
au  moins  en  imagination,  en  grandeur  et  en  su- 
blimité, tous  les  Romains  et  les  Grecs?  Vous 
étiez  mort  avant  quHl  parût  dans  le  monde  ; 
et  vous  n'avez  point  vu  ces  oraisons  funèbres  ad- 
mirables où  il  a  égalé  peut-être  les  plus  grands 
poètes,  et  par  cet  enthousiasme  singulier  dont 
elles  sont  pleines ,  et  par  cette  imagination  tou- 
jours renaissante  qui  n'a  été  donnée  qu'à  lui ,  et 
par  les  grands  mouvements  qu'il  sait  exciter,  et 
enfin  par  la  hardiesse  de  ses  transitions,  qui, 
plus  naturelles  que  celles  de  nos  odes ,  me  pa- 
raissent aussi  surprenantes  et  plus  sublimes. 

PASCAL. 

J'ai  encore  ouï  parler  ici  avec  estime  de  son 
Discours  sur  l'histoire  universelle. 

FÉNÉLON. 

C'est  peut-être  le  plus  grand  tableau  qui  soit 
sorti  de  la  main  des  hommes  ;  mais  il  n'est  pas 
si  admirable  dans  tous  ses  ouvrages.  Il  a  fait 
une  Histoire  des  variations  qui  est  estimable  ; 
mais  si  vous  aviez  traité  le  même  sujet,  vous 
auriez  réduit  ses  quatre  volumes  à  un  seul ,  et 


vous  auriez  combattu  les  hérésies  avec  plus  de 
profondeur  et  plus  d'ordre;  car  ce  grand  homme 
ne  peut  vous  être  comparé  du  côté  de  la  force 
du  raisonnement  et  des  lumières  de  l'esprit  : 
aussi  a-t-il  fait  une  foule  d'autres  ouvrages  que 
vous  n'auriez  pas  même  daigné  lire.  C'est  que 
les  plus  grands  génies  manquent  tous  par  quel- 
que endroit  ;  mais  il  n'y  a  que  les  petits  esprits 
qui  prennent  droit  de  les  mépriser  pour  leurs 
défauts.  -.^ 

C    »À\    89J    UvAHiiB  1A8CAL. 

Tout  ce  que  vous  me  dites  me  paraît  vrai  ; 
mais  permettez-moi  de  vous  demander  ce  que 
c'est  qu'un  certain  évêque  qu'on  a  égalé  à  Bos- 
suet pour  l'éloquence. 

FÉNÉLON. 

Vous  voulez  parler  sans  doute  de  Fléchier; 
c'est  un  rhétem*  qui  écrivait  avec  quelque  élé- 
gance, qui  a  semé  quelques  fleurs  dans  ses  écrits, 
et  qui  n'avait  point  de  génie.  Mais  les  hommes 
médiocres  aiment  leurs  semblables ,  et  les  r-hé- 
teurs  le  soutiennent  encore  dans  le  déclin  de  sa 
réputation.        ,  ^iv  it» 

ÇASCAL. 

N'y  a-t-il  point  sous  le  beau  règne  de 
Louis  XIV  d'autre  écrivain  de  prose,  de  génie? 

FÉNÉLON. 

C'est  un  mérite  qu'on  ne  peut  refuser  à  la 
Bruyère.  Il  n'avait  ni  votre  profondeur ,  ni  l'é- 
lévation de  Bossuet ,  ni  les  grâces  que  vous  me 
trouvez  ;  mais  il  était  un  peintre  admirable. 

PASCAL. 

En  vérité ,  ce  nombre  est  bien  petit  ;  mais  le 
génie  est  rare  dans  tous  les  temps  et  dans  tous 
les  genres  :  on  a  vu  passer  plusieurs  siècles  sans 
qu'il  parût  un  seul  homme  d'un  vrai  génie. 

DIALOGUE  VI. 
MONTAIGNE  ET  CHARRON. 


;f,-i'V    •if*'?. 


CHABBON 


];M'^ï*2îtf>-îl»«ffl^        - 


Expliquons-nous,  mon  cher  Montaigne, 
puisque  nous  le  pouvons  présentement.  Que 
vouliez- vous  insinuer  quand  vous  avez  dit  :  Plai- 
sante justice  qu'une  rivière  ou  une  montagne 
borne!  Vérité  au  delà  des  Pyrénées,  erreur  au 
deçà  "■  ?  Avez-vous  prétendu  qu'il  n'y  eût  pas 
une  vérité  et  une  justice  réelle? 

'  L'auteur  cite  ici  les  paroles  de  Pascal  (voyez  Wé  Penséei). 


DIALOGUES. 


009 


MONTAIGNE. 

J'ai  prétendu ,  mon  cher  ami ,  que  la  plupart 
des  lois  étaient  arbitraires ,  que  le  caprice  des 
hommes  les  avait  faites ,  ou  que  la  violence  les 
avait  imposées.  Ainsi  elles  se  sont  trouvées  fort 
différentes  selon  les  pays ,  et  quelquefois  très- 
peu  conformes  aux  lois  de  l'équité  naturelle. 
Mais  comme  il  n'est  pas  possible  que  l'égalité 
se  maintienne  parmi  les  hommes,  je  prétends 
que  c'est  justement  qu'on  soutient  les  lois  de 
son  pays,  et  que  c'est  à  bon  titre  qu'on  en  fait 
dépendre  la  justice.  Sans  cela ,  il  n'y  aurait  plus 
de  règle  dans  la  société ,  ce  qui  serait  un  plus 
grand  mal  que  celui  des  particuliers  lésés  par 
les  lois. 

CHARBON. 

Mais ,  dites-moi ,  parmi  ces  lois  et  ces  coutu- 
mes différentes ,  croyez-vous  qu'il  s'en  trouve 
quelques-unes  de  plus  conformes  à  la  raison  et 
à  l'équité  naturelle  que  les  autres  ? 

MONTAIGNE. 

Oui ,  mon  ami ,  je  le  crois  ;  et  cependant  je 
ne  pense  pas  que  ce  fût  un  bien  de  changer 
celles  qui  paraissent  moins  justes  :  car ,  en  gé- 
néral ,  le  genre  humain  souffre  moins  des  lois 
injustes  que  du  changement  des  lois  ;  mais  il 
y  a  des  occasions  et  des  circonstances  qui  le 
demandent. 

CHARRON. 

Et  quelles  sont  ces  circonstances  où  l'on  peut 
justement  et  sagement  changer  les  lois? 

MONTAIGNE. 

C'est  sur  quoi  il  est  difficile  de  donner  des 
règles  générales.  Mais  les  bons  esprits,  lors- 
qu'ils sont  instruits  de  l'état  d'une  nation ,  sen- 
tent ce  que  l'on  peut  et  ce  qu'on  doit  tenter;  ils 
comiaissent  le  génie  des  peuples ,  leurs  besoins , 
leurs  vœux ,  leur  puissance  ;  ils  savent  quel  est 
l'intérêt  général  et  dominant  de  l'État  ;  ils  rè- 
glent là-dessus  leurs  entreprises  et  leur  conduite. 

CHARRON. 

Il  faut  avouer  qu'il  y  a  bien  peu  d'hommes 
assez  habiles  pour  juger  d'un  si  grand  objet, 
peser  les  fruits  et  les  inconvénients  de  leurs 

Montaigne,  de  qui  Pascal  a  emprunté  cette  idée,  s'est  servi 
des  paroles  suivantes  :  «  Quelle  beauté  est-ce  que  ie  voyais  hier 
cncresdit,  et  demain  lie  Veslre  plus?  Quelle  vérité  est-ce  que 
ces  montagnes  bornent?  Mensonge  au  monde  qui  se  tient  au 
delà.  Essais,  liv.  II,  ciiap.  2.  S. 


démarches,  et  embrasser  d'un  coup  d'œil  tou- 
tes les  suites  d'un  gouvernement  qui  influe  quel- 
quefois sur  plusieurs  siècles,  et  qui  est  assujetti 
pour  son  succès  à  la  disposition  et  au  ministère 
des  États  voisins. 


MONTAIGNE. 


C'est  ce  qui  fait,  mon  cher  Charron,  qu'il  y 
a  si  peu  de  grands  rois  et  de  grands  ministres. 


CHARRON. 

S'il  vous  fallait  choisir  entre  les  hommes  qui 
ont  gouverné  l'Europe  depuis  quelques  siècles, 
auquel  donneriez-vous  la  préférence? 

MONTAIGNE. 

Je  serais  bien  embarrassé.  Charles-Quint, 
Louis  XII,  .Louis  XIV,  le  cardinal  de  Riche- 
lieu ,  le  chancelier  Oxenstiern ,  le  duc  d'Oliva- 
rès,  Sixte-Quint  et  la  reine  Elisabeth  ont  tous 
gouverné  avec  succès  et  avec  gloire ,  mais 
avec  des  principes,  des  moyens  et  une  politi- 
que différente. 

CHARRON. 

C'est  que  l'état ,  la  puissance ,  les  mœurs ,  la 
religion,  etc.  des  peuples  qu'ils  gouvernaient 
différaient  aussi  beaucoup,  et  qu'ils  ne  se  sont 
point  trouvés  dans  les  mêmes  circonstances. 

MONTAIGNE. 

Quand  ils  se  seraient  trouvés  dans  la  même 
position  ,  et  qu'ils  auraient  eu  à  gouverner  dans 
les  mêmes  circonstances  les  mêmes  peuples ,  il 
ne  faut  pas  croire  qu'ils  eussent  suivi  les  mêmes 
maximes  et  formé  les  mêmes  plans  ;  car  il  ne 
faut  pas  croire  qu'on  soit  assujetti  à  un  seul 
plan  pour  régner  avec  gloire.  Cliacun ,  en  sui- 
vant son  génie  particulier,  peut  exécuter  de 
grandes  choses.  Le  cardinal  Ximenès  n'aurait 
point  gouverné  la  France  comme  celui  de  Ri- 
chelieu ' ,  et  l'aurait  vraisemblablement  bien 
gouvernée.  Il  y  a  plusieurs  moyens  d'arriver  au 
même  but.  On  peut  même  se  proposer  un  but 
différent,  et  que  celui  qu'on  se  propose  et  celui 
qu'on  néglige  soient  accompagnés  de  biens  et 
d'inconvénients  égaux;  car  vous  savez  qu'il  y 
a  en  toutes  choses  des  inconvénients  inévitables. 

I  Comme  celui  de  Richelieu.  Celte  incorrection  se  trouve 
dans  le  manuscrit;  il  faudrait  répéter  le  cardinal,  ou  dire, 
comme  Richelieu.  B. 


30 


GIO 


VAUVENARGDES. 


^  >..r  ...      DIALOGUE  VII. 
•^^»^ WAlOÊWCAm  ET  UN  PORTUGAIS.    , 

»î't'p  î>^:i .''*>.  ':. /"L'américain.      ■    '^   •'    ' 

'Vous  ne^mè  persuaderez  point.  Je  suis  très- 
'&nvaincu  que  votre  luxe,  votre  politesse  et  vos 
arts  n'ont  fait  qu'augmenter  nos  besoins,  cor- 
rompre nos  mœm-s,  allumer  davantage  notre 
cupidité;  en  un  mot,  corrompre  la  nature,  dont 
npus  suivions  les  lois  avant  de  vous  connaître. 

y^^      .;    fTt^>    !i'«?r>   LE  POBTUGAIS.ariai.  U^i  lUd 

■^':  Mais  qu'appelez-vous  donc  les  lois  de  la  na- 
tjre?  Suiviez-vous  en  toutes  choses  votre  ins- 
tinct? ne  l'aviez-vous  pas  assujetti  à  de  certai- 
nes règles  pour  le  bien  de  la  société? 

■ .     tr,  i      i:    :      l'améhicain. 

Ouï;  niîds  ces  règles  étaient  conformes  à  la 
raison. 

LE  PORTUGAIS. 

Je  vous  demande  encore  ce  que  vous  appelez 
la  raison.  N'est-ce  pas  une  lumière  que  tous  les 
hommes  apportent  au  monde  en  naissant  ?  Cette 
lumière  ne  s'augmente-t-elle  point  par  l'expé- 
rience, par  l'application?  n'est-elle  pas  plus 
vive  dans  quelques  esprits  que  dans  les  autres  ? 
De  plus,  ce  concours  de  réflexions  et  l'expé- 
rience d'un  grand  nombre  d'hommes  ne  don- 
nent-ils pas  plus  d'étendue  et  plus  de  vivacité  à 
cette  lumière? 

l'américain. 

Il  y  a  quelque  chose  de  vrai  à  ce  que  vous 
dites.  Cette  lumière  naturelle  peut  s'augmenter , 
et  la  raison  par  conséquent  se  perfectionner 

LE  PORTUGAIS. 

Si  cela  est  ainsi ,  voilà  la  source  de  nouvelles 
lois,  voilà  de  nouvelles  règles  prescrites  à  l'ins- 
tinct ,  et  par  conséquent  un  changement  avan- 
tageux dans  la  nature.  Je  parle  ici  de  la  na- 
ture de  l'homme,  qui  n'est  autre  chose  que  le 
concours  de  son  instinct  et  de  sa  raison. 

l'américain. 

Mais  nous  appelons  la  nature  le  sentiment ,  et 
non  la  raison. 

LE  PORTUiïAIS. 

Est-ce  que  la  raison  n'est  pas  naturelle  à 
l'homme  comme  le  sentiment?  N'est-il  pas  né 


pour  réfléchir  comme  pour  sentir  ?  et  sa  nature 
n'est-elle  pas  composée  de  ces  deux  qualités? 


ai  LA 


■^AMÉRICAIN. 

f7 


Oui,  j'en  veux  bien  convenir;  mais  je  crois 
qu'il  y  a  un  certain  degré  au  delà  duquel  la 
raison  s'égare  lorsqu'elle  veut  pénétrer.  Je  crois 
que  le  genre  humain  est  parvenu  de  bonne 
heure  à  ce  point  de  lumière  qui  est  à  la  raison 
ce  que  la  maturité  est  aux  fruits. 

LE  PORTUGAIS. 

Vous  comparez  donc  le  génie  du  genre  hu- 
main à  un  grand  arbre  qui  n'a  porté  des  fruits 
mûrs  qu'avec  le  temps ,  mais  qui  ensuite  a  dé- 
généré et  a  perdu  sa  fécondité  avec  sa  force? 

..  ..^.^^/'^^.f,,^  ryh  rJ^*AMBRIGAIN. 

Cette  comparaison  me  paraît  juste. 

LE  PORTUGAIS. 

Mais  qui  vous  a  dit  que  vous  eussiez  atteint 
en  Amérique  ce  pomt  de  maturité?  qui  vous 
a  dit  qu'après  l'avoir  acquis,  vous  ne  l'aviez 
pas  perdu?  Ne  pourrais-je  pas  comparer  les 
arts  que  nous  vous  avons  apportés  d'Europe, 
à  la  douce  influence  du  printemps ,  qui  ranime  la 
terre  languissante  et  rend  aux  plantes  leurs 
fleurs  et  leurs  fruits?  L'ignorance  et  la  barba- 
rie avaient  ravagé  la  raison  dans  vos  contrées , 
comme  l'hiver  désole  les  campagnes.  Nous  vous 
avons  rapporté  la  lumière  i^  la  i)ai;l)arie  avait 
éteinte  dans  vos  âmes.      , .  [.. ,  > .:  l . '^ 

l'américain. 

Je  prétends,  au  contraire,  que  vous  avez 
obscurci  celle  dont  nous  jouissions.  Mais  je  sens 
que  j'aurais  de  la  peine  à  vous  en  convaincre; 
il  faudrait  entrer  dans  de  grands  détails.  Et 
enlin ,  n'ayant  point  vécu  dans  les  mêmes  prin- 
cipes et  dans  les  mêmes  habitudes,  nous  au- 
rions de  la  peine  à  nous  accorder  sur  ce  qu'on 
nomme  la  vérité,  la  raison  et  le  bonheur. 

LE  PORTUGAIS. 

Nous  aurions  moins  de  disputes  là-dessus  que 
vous  ne  pensez  ;  car  je  conviendrais  de  très-bonne 
foi  que  la  coutume  peut  plus  que  la  raison  hu- 
maine pour  le  bien  des  hommes ,  et  que  la  nature, 
le  bonheur,  la  vérité  même,  dépendent  infini- 
ment d'elle.  Mais  je  suis  content  des  principes 
que  vous  m'accordez.  Il  me  suffit  que  vous 
croyiez  que  la  nature  a  pu  recevoir  du  temps  sa 


ï)iALOGUES. 


fill 


maturité  et  sa  perfection,  ainsi  que  tous  les 
autres  êtres  de  la  terre;  car  nous  ne  voyons 
rien  qui  n'ait  sa  croissance ,  sa  maturité ,  ses 
changements  et  sou  déclin.  Mais  il  ne  m'appar- 
tient point  de  déterminer  si  les  arts  et  la  poli- 
tesse ont  apporté  le  vrai  bien  aux  hommes ,  et 
enfin  si  la  nature  humaine  a  attendu  longtemps 
sa  perfection ,  et  en  quel  lieu  ou  en  quel  siècle 
elle  y  est  parvenue. 

DIALOGUE  VIII. 

PHILIPPE  SECOND  ET  COMINES. 

PHILIPPE  SECOND. 

On  dit  que  vous  avez  écrit  l'histoire  de  votre 
maître'.  Mais  comment  pouvez- vous  le  justifier 
de  sa  familiarité  avec  des  gens  de  basse  extrac- 
tion? 

COMINES. 

Le  roi  Louis  XI  était  populaire  et  accessible. 
Il  avait  à  la  vérité  de  la  hauteur ,  mais  sans  cette 
fierté  sauvage  qui  fait  mépriser  aux  princes 
tous  les  autres  hommes.  Le  roi  mon  maître 
ne  se  bornait  point  à  connaître  sa  cour  et  les 
grands  du  royaume  :  il  connaissait  le  carac- 
tère et  le  génie  des  ministres  et  des  princes 
étrangers;  il  avait  des  correspondances  dans 
tous  les  pays  ;  il  avait  continuellement  les  yeux 
ouverts  sur  le  genre  humain,  sur  toutes  les 
affaires  de  l'Europe;  il  recherchait  le  mérite 
dans  les  sujets  les  plus  obscurs  ;  il  savait  vivre 
familièrement  avec  s^  sujets  sans  perdre  rien 
de  sa  dignité ,  et  sans  rien  relâcher  de  l'autorité 
de  sa  couronne.  Les  princes  faibles  et  vains 
comme  vous  ne  voient  que  ce  qui  les  approche  ; 
ils  ne  connaissent  jamais  que  l'extérieur  des 
hommes,  ils  ne  pénètrent  jamais  le  fond  de  leur 
cœur;  et  comme  ils  ne  les  connaissent  point 
assez ,  ils  ne  savent  point  s'en  servir.  Louis  XI 
choisissait  lui-même  tous  les  gens  qu'il  em- 
ployait dans  les  affaires.  Il  avait  une  âme  pro- 
fonde qui  ne  pouvait  se  contenter  de  connaître 
superficiellement  les  dehors  des  hommes ,  et  de 
quelques  hommes  :  il  aimait  à  descendre  dans 
les  derniers  replis  du  cœur  ;  il  cherchait  dans 
tous  les  états  des  gens  d'esprit  ;  il  démêlait  leurs 
talents ,  il  les  employait.   Pour  tout  cela ,  vous 

'^domines  (Philippe  de  la  dite  de),  d'autres  écrivent  à  tort 
Commines,  historien  de  Louis  XI,  naquit  au  chAtfiau  de  ce 
nom ,  à  quelques  lieues  de  Lille ,  en  1445 ,  et  mourut  en  1509 
au  chAteau  d'Argenton,  le  17  août,  suivant  Swerllus,  le  17 
i>ctohre,  suivant  Vossius.  B. 


sentez  bien  qu'il  fallait  se  familiariser  avec  les 
hommes.  C'était  dans  ce  commerce  familier, 
dans  ces  soupers  qu'il  faisait  à  Paris  avec 
la  bourgeoisie ,  dans  les  entretiens  secrets  qu'il 
avait  avec  des  personnes  de  tous  les  états, 
qu'il  apprenait  à  déployer  toutes  les  ressources 
de  son  génie ,  qu'il  tirait  du  fond  du  cœur  de 
ses  sujets  la  vérité,  qu'on  cache  aux  princes  or- 
gueilleux et  impraticables.  C'est  ainsi  qu'il  avait 
cultivé  ce  génie  simple  et  pénétrant  qu'il  avait 
reçu  de  la  nature  :  aussi  s'était-il  rendu  plus 
habile  qu'aucun  des  ministres  qu'il  employait. 
Il  était  l'âme  de  tous  ses  conseils ,  savait  tout  ce 
qui  se  passait  dans  son  État,  avait  un  esprit 
vaste  qui  ne  perdait  point  de  vue  les  petits 
objets  au  milieu  des  grandes  affaires ,  qui  suivait 
tout,  qui  voyait  tout ,  qui  ne  laissait  rien  échap- 
per. C'était  une  âme  qui ,  par  son  activité  et 
son  étendue ,  paraissait  se  multiplier  pour  suf- 
fire à  tout;  qui  jouissait  véritablement  de  la 
royauté ,  parce  qu'il  animait  tous  les  ressorts 
de  son  empire,  et  qu'il  suivait  toutes  choses 
jusqu'à  leur  racine.  Un  esprit  borné  et  pesant 
ne  voit  que  ce  qui  l'environne;  il  ne  regarde 
jamais  ni  le  passé  ni  l'avenir  ;  il  voit  disparaître 
autour  de  lui  ses  amis ,  ses  supports ,  ses  con- 
naissances, presque  sans  s'en  apercevoir.  Son 
âme  est  toute  concentrée  sur  elle-même  ;  elle  ne 
sort  point  de  la  sphère  étroite  que  la  nature  lui 
a  prescrite;  elle  s'appesantit  sur  elle-même; 
tous  les  événements  du  monde  passent  devant 
elle  comme  des  songes  légers  qui  se  perdent 
sans  retour.  Une  grande  âme  au  contraire  ne 
perd  rien  de  vue;  le  passé,  le  présent  et  l'avenir 
sont  immobiles  devant  ses  yeux.  Elle  porte  sa 
vue  loin  d'elle;  elle  embrasse  cette  distance 
énorme  qui  est  entre  les  grands  et  le  peuple, 
entre  les  affaires  générales  de  l'univers  et  les 
intérêts  des  particuliers  les  plus  obscurs,  elle 
incorpore  à  soi  toutes  les  choses  de  la  terre; 
elle  tient  à  tout  ;  tout  la  touche  :  rien  ne  lui  est 
étranger;  ni  la  différence  infinie  des  mœurs, 
ni  celle  des  conditions ,  ni  celle  des  pays ,  ni  la 
distance  des  temps ,  ne  l'empêchent  de  rappro- 
cher tous  les  choses  humaines ,  de  s'unir  d'in- 
térêt à  tout.  Mais  les  hommes  de  ce  caractère 
ne  font  rien  d'inutile ,  savent  employer  tout  leur 
temps ,  ont  un  esprit  vif  qui  rencontre  d'abord 
le  nœud  et  la  source  de  chaque  chose ,  qui  marche 
légèrement  et  rapidement  ' . 

*  Il  n'y  a  dans  ce  discours  de  Coralnes  que  quelques  traits 
qui  conviennent  h  Louis  XI.  U  «Mail  populaire  et  accessible, 
mais  p.ir  n<''C«ssit(*  pinlùf  qiK»  p,»r  inclination.  Dans  la  hitte 

39. 


GI2 


VAUVEINARGUES. 


DIALOGUE  IX. 
CÉSAR  ET  BRUTUS. 

CÉSAB. 

Mon  ami ,  pourquoi  me  fuis-tu  ?  n'as-tu  pas 
éteint  dans  mon  sang  la  liaine  que  tu  m'as 
portée  ?  ^^ ,  jf  j.jyq0.^j,  jj  tj,  ^i,i(^p^ , 

BRUTU9.      t. 

César,  je  ne  t'ai  point  haï.  J'estimais  ton  génie, 
ton  courage. 

Mais  je  t'aimais  tendrement,  et  tu  m'as  arra- 
ché la  vie. 

BRUTUS. 

C'est  une  cruauté  barbare  où  j'ai  été  poussé 

qui  s'était  engagée  entre  le  souverain  et  les  grands  vassaux 
de  la  couronne,  ceux-ci  commirent  une  faute  dont  les  con- 
séquences ont  été  funestes  pour  eux  et  pour  la  nation  :  ils  sé- 
parèrent leurs  intérêts  de  l'intérêt  du  peuple,  et  se  crurent  as- 
sez forts  par  eux-mêmes  pour  maintenir  les  prérogatives  qu'ils 
avaient  usurpées  dans  des  temps  d'anarchie,  et  sous  des  rois 
faibles.  S'ils  s'étaient  appuyés  du  peuple ,  comme  les  barons 
d'Angleterre  avaient  fait  dans  des  circonstances  semblables , 
ils  auraient  pu  conserver  comme  eux  une  influence  directe 
sur  le  gouvernement,  et  la  nation  aurait  joui  de  ses  anciens 
privilèges;  l'équilibre  se  serait  établi  naturellement  entre  les 
divers  ordres  de  l'État ,  et  aurait  prévenu  les  guerres  et  les 
révolutions  qui  depuis  trois  siècles  ont  tourmenté  la  France. 

Nos  rois  furent  plus  habiles  que  la  haute  noblesse  ;  ils  se 
concilièrent  l'amour  et  l'estime  du  tiers  état  :  ils  accordèrent 
quelques  privilèges  aux  communes ,  mais  ils  ne  donnèrent 
pas  au  peuple  toute  la  liberté  et  les  droits  dont  il  aurait  dû 
jouir  d'après  les  constitutions  primitives  de  la  monarchie. 
Toutefois  ces  concessions  les  rendirent  populaires,  et,  dans 
aucun  pays  de  l'Europe ,  les  souverains  n'ont  été  plus  aimés 
de  leurs  sujets  qu'en  France.  Ce  fut  donc  par  des  vues  poli- 
tiques que  Louis  XI  se  familiarisait  avec  les  bourgeois  de  Pa- 
ris, et  ne  dédaignait  point  de  les  admettre  dans  sa  confiance. 
Leur  affection  lui  fut  plus  d'une  fois  utile  dans  les  différentes 
guerres  qu'il  eut  à  soutenir  ;  mais  il  les  fit  servir  à  ses  pro- 
jets, sans  rien  faire  pour  eux  et  pour  la  nation  en  général. 

Quelques  historiens,  entre  autres  Duclos,  ont  cherché  à 
nous  donner  une  haute  idée  du  génie  politique  de  Louis  XI  : 
il  est  vrai  qu'il  réunit  à  la  couronne  plusieurs  provinces ,  et 
qu'il  abaissa  l'orgueil  des  grands  ;  mais  il  commit  deux  fautes 
capitales  qui  suffiraient  pour  faire  douter  s'il  ne  dut  pas  ses 
succès  à  la  fortune  plutôt  qu'à  sa  prudence.  La  première  fut 
de  se  livrer  entre  les  mains  de  Charles  le  Téméraire,  qui  le 
força  d'assister  à  la  prise  de  la  ville  de  Liège,  dont  il  était  l'allié 
et  le  protecteur  ;  la  seconde ,  plus  grave  encore ,  fut  de  ne  pas 
prévenir  le  mariage  de  Marie  de  Bourgogne  avec  l'empereur 
Maximilien ,  union  qui  a  été  pour  la  France  pendant  plu- 
sieurs siècles  une  source  de  guerres  et  de  calamités. 

Louis  XI  rapportait  tout  à  sont  intérêt.  L'amitié  ni  la  re- 
connaissance n'entrèrent  jamais  dans  son  cœur.  Fils  ingrat, 
père  dénaturé ,  maître  cruel ,  roi  sanguinaire  et  superstitieux , 
il  ne  fut  vraiment  habile  que  dans  l'art  de  tromper.  On  le 
soupçonne  d'avoir  fait  empoisonner  son  frère  le  duc  de  Berry. 
Il  est  le  seul  roi  dans  l'histoire  qui,  par  le  raffinement  de  sa 
cruauté,  ait  rendu  la  justice  même  odieuse.  Enfin  il  vécut  en 
tyran  et  mourut  en  lâche.  Il  aurait  fallu  un  Tacite  ou  un 
Montesquieu  pour  écrire  son  histoire.  On  dit  que  ce  dernier 
s'en  était  occupé,  et  que  par  mégarde  son  secrétaire  avait  jeté 
le  manuscrit  au  feu.  C'est  uue  perte  qui  peut-être  nç  aéra  ja- 
mais réparée.  S.  \     .- 


par  l'erreur  de  la  gloire  et  par  les  principes  d'un© 
vertu  fausse  et  farouche. 

CESAB. 

Tu  étais  né  humain  et  compatissant  :  tu  n'as 
été  cruel  que  pour  moi  seul ,  qui  t'aimais  avec 
tendresse. 
j  c^jjt  j  luau:)  i*inn  tif  brutus. 

D  ou  naissait  dans  ton  cœur  cette  amitié 
j'avais  si  peu  méritée  ? 


que 


CÉSAR. 


Ta  jeunesse  m'avait  séduit,  et  ton  âme  fière  et 
sensible  avait  touché  la  mienne. 


BRUTUS. 


J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  reconnaître  ta  bonté 
pour  moi  :  je  me  reprochais  mon  ingratitude;  je 
sentais  que  tu  méritais  d'être  aimé  ;  tu  me  faisais 
pitié  lorsque  je  songeais  à  t'immoler  à  la  liberté, 
et  je  me  reprochais  ma  barbarie. 


CESAR. 


Et  avec  tout  cela  je  n'ai  jamais  fléchi  toi 
cœur! 

BRUTUS. 

Je  n'ai  jamais  pu  t'aimer  :  ton  génie,  ton  âge, 
le  mien ,  te  donnaient  sur  moi  trop  d'ascendant. 
Je  t'admirais  ,  et  je  ne  t'aimais  point. 

CÉSAR.     '^'"^"'^«^^^j'^ 

Est-ce  que  l'estime  empêche  l'amitié  ? 

BRUTUS. 

Non ,  mais  le  respect  l'affaiblit  ;  et  peut-être 
qu'il  y  a  un  âge  où  l'on  ne  peut  plus  être  aimé. 

CÉSAR. 

Tu  dis  vrai  :  le  mérite  inspire  du  respect  ;  mais 
il  n'y  a  que  la  jeunesse  qui  soit  aimable.  C'est 
une  vérité  affreuse.  Il  est  horrible  d'avoir  encore 
un  cœur  sensible  à  l'amitié ,  et  d'être  prfvé  des 
grâces  qui  l'inspirent. 


T  liriBi-g  'TiUq  !ii  éiism 


BRUTOSV 


Kn  s.i>^nn    fid 


Voilà  la  source  de  l'ingratitude  des  jeunes  gens. 
L'amitié  de  leurs  parents,  de  leurs  bienfaiteurs, 
leur  est  souvent  onéreuse.  Cependant  je  crois  que 
les  belles  âmes  peuvent  surmonter  leur  instinct  ou 
sortir  en  ce  pomt  des  règles  générales,    j^jj^j^-^ 


DIALOGUES;*^ 


61.3 


La  tienne  était  haute  et  sensible ,  et  cepen- 
dant  

Je  m'éfSÎsïaissé  imposer  par  lés  discours  et  la 
philosophie  de  Caton;  j'aimais  ardemment  la 
gloire  :  cette  passion  étouffa  dans  mon  cœur  toutes 
les  autres.  Mais  daigne  croire  qu'il  m'en  a  coûté 
pour  trahir  ce  que  je  devais  à  ton  amitié  et  à  ton 
mérite. 

CÉSÀB. 

Va ,  je  t'ai  pardonné  même  en  mourant.  L'ami- 
tié va  plus  loin  que  la  vertu ,  et  passe  en  magna- 
nimité la  philosophie  que  tu  as  préférée. 

BBUTUS» 

Tu  parles  de  l'amitié  des  grandes  âmes  telles  que 
la  tienne.  Mais  ce  pardon  généreux  que  tu  m'ac- 
cordes augmente  mon  repentir  ;  et  je  n'ai  de  regret 
à  la  vie  que  par  l'impuissance  où  me  met  la  mort 
de  te  témoigner  ma  reconnaissance. 

DIALOGUE  X. 
MOLIÈRE  ET  UN  JEUNE  HOMME. 

LE   JEUNE   HOMME. 

'le  suis  charmé  de  vous  voir,  divin  Molière.  Vous 
avez  rempli  toute  l'Europe  de  votre  nom ,  et  la 
réputation  de  vos  ouvrages  augmente  de  jour  à 
autre  dans  le  monde. 

'  MOLIÈRE. 

Je  ne  suis  point  touché ,  mon  cher  ami ,  de  cette 
gloire.  J'ai  mieux  connu  que  vous,  qui  êtes  jeune, 
ce  qu'elle  vaut.       ir  ?  io^e'    r  ^^,f 

LE    JEUNE    HOMME. 

Seriez-vous  mécontent  de  votre  siècle ,  qui  vous 
devait  tant? 


j<3  J 


MGLIEBE. 


'  '(jlûefqùés-unsde  mes  contemporains  m'ont  ren- 
du justice  :  c'étaient  même  les  meilleurs  esprits; 
mais  le  plus  grand  nombre  me  regardait  comme 
un  comédien  qui  faisait  des  vers.  Le  prince  me 
protégeait ,  quelques  courtisans  m'aimaient  ;  ce- 
pendant j'ai  souffert  d'étranges  humiliations. 


a/:ii: 


Ml 


LK   JEUNK    HOMME. 


Cela  est-il  possible?  Je  ne  fais  que  de  quitter  le 
monde  ;  on  y  fait  très-peu  de  cas  des  talents  :  mais 


j'y  ai  ouï  dire  que  Ceux  qui  avaient  ouvert  la  car- 
rière avaient  joui  de  plus  de  considération 


MOLIERE. 


Ceux  qui  ont  ouvert  la  carrière  en  méritaient 
peut-être  davantage,  et  en  ont  obtenu,  comme 
je  vous  l'ai  dit ,  des  esprits  justes  ;  mais  elle  n'a 
jamais  été  proportionnée  à  leur  mérite,  et  a  été 
contre-pesée  par  de  grands  dégoûts. 


LE    JEUNE  HOMME. 


Sans  doute  ils  étaient  traversés ,  persécutés, 
calomniés  par  leurs  envieux  ;  mais  les  gens  en 
place  et  les  grands  ne  leur  rendaient-ils  pas  justice? 

MOLIÈBE. 

Les  grands  riaient  des  querelles  des  auteurs  : 
plusieurs  se  laissaient  prévenir  par  les  gens  de 
lettres  subalternes  qu'ils  protégeaient;  ils  avaient 
la  faiblesse  d'épouser  leurs  passions  et  leur  injus- 
tice contre  les  grands  hommes  qui  étaient  moins 
dans  leur  dépendance. 

LE    JEUNE    HOMME.  '  f* 

C'est  au  moins  une  consolation  que  la  postérité 
vous  ait  rendu  justice. 

\'"'    "^^^'^'•'•■^i'    '  MOLIÈBE.       "        ■    ' 

La  postérité  ne  me  la  rendra  point  telle  que  j'ai 
pu  la  mériter.  Ne  vois-je  pas  ici  les  plus  grands 
hommes  de  l'antiquité,  Homère,  Virgile,  Euri- 
pide, qui  sont  encore  poursuivis  dans  le  tom- 
beau par  ce  même  esprit  de  critique  qui  les  a 
dégradés  pendant  leur  vie?  Dans  le  même  temps 
qu'ils  sont  adorés  de  quelques  personnes  sensées 
dont  ils  enchantent  l'imagination ,  ils  sont  mé- 
prisés et  tournés  en  ridicule  par  les  esprits  mé- 
diocres qui  manquent  de  goût  \  Je  voyais  passer 
le  Tasse ,  il  y  a  quelques  jours,  suivi  des  quelques 
beaux  esprits  qui  lui  faisaient  leur  cour.  Plu- 
sieurs ombres  de  grands  seigneurs  qui  étaient 
avec  moi ,  me  demandèrent  qui  c'était.  Sur  cela 
le  duc  de  Ferrare  prit  la  parole ,  et  répondit  que 
c'était  un  poète  auquel  il  avait  fait  donner  des 
coups  de  bâton  pour  châtier  son  insolence.  Voilà 
comme  les  gens  du  monde  et  les  grands  savent 
honorer  le  génie. 

'  Si  les  grands  génies  de  l'antiquité  qui  enchantent  l'ima- 
gination des  personnes  sensées,  sont  méprisés  et  tournés  en  nrft- 
cule  par  les  esprits  médiocres ,  Je  ne  voiB  pas  trop  de  quoi  ils 
ont  à  se  plaindre,  et  Molière  avec  eux  :  car,  commo  Vauve- 
nargues  l'a  si  bien  dit  lui-même  dans  la  Maxime  LXV,«<Nous 
«  sommes  moins  offensés  du  mépris  des  sots,  que  d'être  mé- 
((  diocromont  estimés  dos  gens  d'esprit  v  B. 


(>14 


VAUVEMARGUflS. 


LB  JEUIfE    HOMME. 

J'ai  souvent  ouï  dans  le  monde  de  pareils  dis- 
cours, et  j'en  étais  indigné.  Car  enfin,  qu'est-ce 
qu'un  grand  poëte,  sinon  un  grand  génie,  un 
homnae  qui  domine  les  autres  hommes  par  son 
imagination  ;  qui  leur  est  supérieur  en  vivacité  ; 
qui  connaît,  par  un  sentiment  plein  de  lumière, 
les  passions,  les  vices  et  l'esprit  des  hommes;  qui 
peint  lidèlement  la  nature ,  parce  qu'il  la  connaît 
parfaitement ,  et  qu'il  a  des  idées  plus  vives  de 
toutes  choses  que  les  autres  ;  une  âme  qui  est  ca- 
pable de  s'élever,  un  génie  ardent,  laborieux, 
éloquent,  aimable;  qui  ne  se  borne  point  à  faire 
des  vers  harmonieux,  comme  un  charpentier 
fait  des  cadres  et  des  tables  dans  son  atelier, 
mais  qui  porte  dans  le  commerce  du  monde  son 
feu,  sa  vivacité,  son  pinceau  et  son  esprit,  et 
qui  conserve ,  par  conséquent ,  parmi  les  honmies, 
le  même  mérite  qui  le  fait  admirer  dans  son  ca- 
binet? ;  cl;  o -ftTciL  'i  0' ^fn'^[  V  îfï  ,i>niSL imo  / 

Les  gens  qui  réfléchissent  savent  tout  cela , 
mon  cher  ami,  mais  ces  gens-là  sont  en  petit 
nombre. 

LE    JEUNE    HOMME. 


Hé  I  pourquoi  s'embarrasser  des  autres  ? 

MOLIÈBE. 

Parce  qu'on  a  besoin  de  tout  le  monde;  parce 
qu'ils  sont  les  plus  forts  ;  parce  qu'on  en  souffre 
du  mal  quand  on  n'eu  reçoit  pas  de  bien;  enfin, 
parce  qu'un  homme  qui  a  les  vues  un  peu  grandes 
voudrait  régner,  s'il  pouvait ,  dans  tous  les  esprits, 
et  qu'on  est  toujours  inconsolable  de  n'obtenir  que 
la  moindi'e  partie  de  ce  qu'on  mérite' . 

»  Dans  le  temps  où  Vauvenargues  écrivait  ce  dialogue,  il  y 
avait  encore  en  France  beaucoup  de  ces  esprits  médiocres  qui 
croyaient  se  distingue!'  de  la  fouie  en  méprisant  les  plus  beaux 
chefs-d'œuvre  de  l'antiquité,  qu'ils  étaient  incapables  de  com- 
prendre et  de  juger  :  ils  s'imaginaient  montrer  de  la  force 
(f  esprit  et  de  la  philosophie  en  affectant  de  dédaigner  ce  qui 
avait  été  consacré  par  l'admiration  des  siècles.  L'origine  de 
cette  manie  ridicule  remoule  aux  dernières  années  du  dix- 
septième  siècle  ;  elle  se  perpétua  dans  le  dix-huitième  par  l'in- 
fluence de  la  Motte,  qui  n'était  point  un  écrivain  sans  mé- 
rite ,  mais  dont  la  littérature  était  très-bornée ,  et  surtout  par 
l'influence  de  Fontenelle ,  qui  fut  pendant  cinquante  ans  à  la 
tète  des  hommes  de  lettres.  Fonteiielle  était  un  homme  ex- 
trêmement adroit,  qui  avait  d'autres  titrer  à  la  renommée  que 
ses  travaux  purement  littéraires ,  et  qui ,  sentant  ce  qui  lui 
manquait,  aurait  volontiers  rabaissé  les  chefs-d'œuvre  qu'il 
ne  pouvait  égaler.  Il  suffisait  d'ailleurs  que  Boileau  et  Racine, 
contre  lesquels  il  nourrit  une  inimitié  séculaire,  se  fussent 
prononcés  en  faveur  de  la  raison  et  des  anciens ,  pour  qu'il 
penchât  du  côté  opposé.  On  peut  rapporter  à  ce  philosophe , 
si  modéré  en  apparence ,  la  plupart  des  hérésies  littéraires 
qui  ont  obtenu  quelque  crédit  dans  le  dernier  siècle  ;  et  peut- 


DIALOGUE  XI. 
RACINE  ET  BOSSUET. 

BOSSUET. 

Je  récitais  tout  à  l'heure,  mon  cher  Racme, 
quelques-uns  de  vos  vers  que  je  n'ai  pas  oubliés. 
Je  suis  enchanté  de  la  richesse  de  vos  exprès^ 
sions,  de  la  vérité  de  votre  pinceau  et  de  vos 
idées ,  de  votre  simplicité ,  de  vos  images ,  et  même 
de  vos  caractères ,  qui  sont  si  peu  estimés  ;  car  je 
leur  trouve  un  très-grand  mérite ,  et  le  pluà  rare , 
celui  d'être  pris  dans  la  nature.  Vos  persoimages 
ne  disent  jamais  que  ce  qu'ils  doivent ,  parlent 
avec  noblesse,  et  se  caractérisent  sans  affectation. 
Cela  est  admirable. 

RACINE. 

Je  ne  suis  pas  surpris  que  vous  m'aimiez  un  peu. 
Je  vous  ai  toujours  admiré;  vous  aviez  le  génie 
poétique  et  l'invention  dans  l'expression,  qui  est 
le  talent  même  que  mes  ennemis  sont  obligés  de 
m'accorder.  Il  y  a  plus  d'impétuosité  et  de  plus 
grands  traits  dans  vos  ouvrages  que  dans  ceux 
des  plus  grands  poètes. 

être  même  le  goût  se  serait-il  entièrement  corrompu,  si  des 
hommes  tels  que  Voltaire ,  Montesquieu ,  Buffon ,  Roussean , 
n'eussent  maintenu  ses  principes  par  leurs  leçons  et  par  leurs 
exemples. 

Les  écrivains  du  dix-septième  siècle  n'étaient  pas  mieux 
traités  par  Fontenelle  que  les  anciens.  Il  ne  pardonna  jamais 
à  Racine  et  à  Boileau  les  épigrammes  qu'ils  avaient  lancées 
contre  sa  malheureuse  tragédie  d'Aspar.  Il  ne  rendait  pas  au 
premier  la  justice  qui  lui  était  due ,  et  refusait  le  génie  à  l'au- 
teur deV  Art  poétique.  Il  aurait  même  volontiers  attaqué  Vol- 
taire, si  la  crainte  des  représailles  n'eût  un  peu  refroidi  son 
ressentiment  contre  un  homme  qui  avait  tant  de  supériorité 
sur  lui. 

Nous  sommes  très-heureusement  délivrés  de  ces  opinions 
fausses  et  ridicules  qui  ont  fait  tant  de  mal  dans  le  dernier 
siècle  :  on  est  revenu  à  l'étude  et  à  l'admiration  des  anciens 
avec  une  ardeur  qui  promet  à  la  littérature  française  une  nou- 
velle époque  de  génie  et  de  gloire.  Je  pourrais  citer  des  tra- 
ductions et  des  ouvrages  originaux  où  l'on  retrouve  les  grâces 
et  le  charme  du  génie  antique.  On  a  banni  de  la  prose  cette 
pompe  indigente  de  paroles ,  cette  recherche  puérile  d'anti- 
thèses ,  cette  affectation  du  bel  esprit  qui  déshonorait,  il  n'y 
a  pas  encore  longtemps ,  même  les  productions  de  quelques 
membres  de  l'Académie.  On  s'est  également  débarrassé  de 
cette  sécheresse  que  l'esprit  d'analyse,  porté  à  l'excès,  avait 
introduite  dans  notre  littérature.  Il  ne  faut  pas  confondre  cet 
abus  de  l'analyse  avec  l'esprit  vraiment  philosophique,  dont 
aucun  genre  ne  peut  se  passer  :  c'est  lui  seul  qui  peut  donner 
de  la  force  au  raisonnement ,  de  la  justesse  aux  idées.  Sans 
son  secours,  l'imagination  ne  produirait  que  des  monstres 
semblables  à  celui  que  nous  dépeint  Horace  dans  les  premiers 
vers  de  l'épitre  aux  Pi&ons.  Montaigne,  Boileau,  Moliète,la 
Fontaine ,  Voltaire ,  Montesquieu ,  Rousseau ,  ont  allié  l'esprit 
philosophique  à  l'imagination ,  et  l'on  ne  voit  pas  que  l'un  ait 
jamais  nui  à  l'autre.  On  peut  abuser  de  l'esprit  philosophique 
comme  on  abuse  de  l'imagination  et  des  meilleures  choses  ; 
mais ,  après  tout ,  il  faudra  toi^jours  en  revenir  à  cet  axiome 
d'un  poëte  philosophe  :  «  Le  bien  penser  est  la  source  du  bien 
écrire.  -.  S.  .    r. -.«.,.,:. 


^DIALOGUESU  ^ 


eiî5 


BOSSUEtlIilli 

Hélas  l  mon  ami  y.  mes  ouvr«iges  ne  sont  pres- 
que plus  connus  que  d'un  très  -  petit  nombre  de 
gens  de  lettres  et  d'hommes  pieux.  Les  matières 
que  j'ai  traitées  ne  sont  nuUemeaat  du^goût  4es 
gens  du  monde.  ■■  '^':m  ad^  ^^'aiirtî-^àDj^bnK) 

BACINÈ.   "■    '^'         ' 

Ils  devraient  du  moins  admiçer  yos  oraisoj^s 
funèbres.  ;™<+^r^..  ^^:,   c^ 

BOSSUET.  ''"'"  *■""'■'■•"  ''""' 

Ce  titre  seul  les  rebute  ;  ontt'aimeni  les  louan- 
ges, ni  les  choses  tristes,    t^f  '?;>,»•;    -^^  ^ 


&i^Êi]!tB: 


M 


Que  dites-vous  donc  ?  je  ne  puis  vous  croire  ;  le 
genre  dont  nous  parlons  est  le  plus  terrible  :  car 
les  hommes  ne  sont  effrayés  que  de  la  mort.  Or 
qu'est-ce  que  le  sujet  de  vos  oraisons  funèbres , 
sinon  la  mort ,  c'est-à-dire,  la  seule  chose  qui  ins- 
pire de  la  terreur  à  l'esprit  humain?  Se  pourrait -il 
que  les  hommes  ne  fussent  pas  frappés  par  des 
discours  qui  ne  s'exercent  que  sur  le  sujet  le  plus 
frappant  et  le  plus  intéressant  pour  l'humanité? 
J'avais  cru  que  c'était  le  véritable  champ  du  pa- 
thétique et  du  sublime. 


BOSSU ET. 


La  nation  française  est  légère  ;  on  aime  mieux 
le  conte  du  Bélier  ^  ou  celui  de  Joconde  ""  que  tout 
ce  pathétique  dont  vous  parlez. 

BACINE. 

Si  cela  est,  Corneille  et  moi,  nous  ne  devons 
pas  nous  flatter  de  conserver  longtemps  notre 
réputatiouo 

BOSSUET. 

Vous  vous  trompez  ;  les  bons  auteurs  du  théâ- 
tre ne  mourront  jamais,  parce  qu'on  les  fait  re- 
vivre tous  les  ans ,  et  on  empêche  le  monde  de 
les  oubUer  :  d'ailleurs  les  poètes  se  soutiennent 
toujours  mieux  que  les  orateurs ,  parce  qu'il  y  a 
plus  de  gens  qui  font  des  vers  qu'il  n'y  en  a  qui 
écrivent  en  prose  ;  parce  que  les  vers  sont  plus 
faciles  à  retenir  et  plus  difficiles  à  faire  ;  parce 
qu'enfin  les  poètes  traitent  des  sujets  toujours 
intéressants,  au  lieu  que  les  orateurs,  dont  l'élo- 
quence ne  s'exerce  ordinairement  que  sur  de 
petits  faits,  périssent  avec  la  mémoire  de  ces  su- 
jets mômes. 

'  Conte  d'Hamilton.  B. 
^  Conte  de  la  Fontaine.  B. 


BACINE. 

Les  vrais  orateurs  comme  vous  devraient  du 
moins  se  soutenir  par  les  grandes  pensées  qu'ils 
ont  semées  dans  leurs  écrits ,  par  la  force  et  la 
solidité  de  leurs  raisonnements  ;  car  tout  cela  doit 
se  trouver  dans  un  ouvrage  d'éloquence.  Nous 
autres  poètes,  nous  pouvons  quelquefois  manquer 
par  le  fond  des  choses,  si  nous  sommes  harmo- 
nieux ,  si  nous  avons  de  l'imagination  dans  l'ex- 
pression ;  il  nous  suffit ,  d'ailleurs,  de  penser  juste 
sur  les  choses  de  sentiment,  et  on  n'exige  de 
nous  ni  sagacité  ni  profondeur  :  il  faut  être  un 
grand  peintre  pour  être  poète;  mais  on  peut  être 
un  grand  peintre  sans  avoir  une  grande  éten- 
due d'esprit  et  des  vues  fines. 


•  le}  ilor' 


BOSSUET. 


On  peut  aussi  avoir  cette  étendue  d'esprit ,  cette 
finesse, cette  sagesse,  cet  art  qui  est  nécessaire 
aux  orateurs,  et  y  joindre  le  charme  de  l'harmo- 
nie et  la  vivacité  du  pinceau  :  vous  êtes  la  preuve 
de  ce  que  je  dis, 

:'y-u  «;./  '£r-'  ■         -bacine.  ■  r ,-,  ■         ^•-:.- 

De  même  un  orateur  peut  avoir  toutes  les  par- 
ties' d'un  poète ,  et  il  n'y  a  même  que  l'harmonie 
qui  en  fasse  la  différence  ;  encore  faut-il  qu'il  y 
ait  une  harmonie  dans  la  bonne  prose. 

BOSSUET. 

Je  pense  comme  vous  et  comme  un  grand  poète 
qui  vous  a  suivi* ,  mon  cher  Racine  :  la  poésie  est 
l'éloquence  harmonieuse. 

BACINE. 

L'auteur  dont  vous  parlez  est  aussi  éloquent  en 
prose  qu'en  vers;  il  a  cet  avantage  sur  tous  les 
poètes,  qui  n'ont  point  su  écrire  en  prose  ;  ainsi  on 
peut  s'en  rapporter  à  son  jugement  :  c'est  lui  qui 
a  dit  de  vous ,  que  vous  étiez  le  seul  écrivain 
français  en  prose  qui  fût  éloquent  Si  ce  grand 
homme  ne  s'est  point  trompé ,  il  faudrait  conve- 


I  Je  sais  gré  à  Vauvenargues  d'avoir  employé  cette  expres- 
sion ;  elle  était  bannie  du  langage  depuis  le  siècle  de  Montai- 
gne, qui  s'en  est  souvent  servi  dans  ses  Essais,  et  toujours  à 
propos.  Je  crois  que  Voltaire  a  réclamé  en  sa  faveur  en  quel- 
que endroit  de  ses  ouvrages ,  et  les  Anglais ,  accoutumés  de- 
puis longtemps  à  vivre  de  pillage,  l'ont  empruntée  de  nos 
premiers  écrivains,  et  l'ont  soigneusement  conservée.  On 
trouverait  dans  Amyot  et  dans  Montaigne  d'autres  expres- 
sions aussi  énergiques  qu'on  pourrait  n^eupir  avec  succès. 
Nous  ne  connaissons  pas  toutes  les  ressources  et  toutes  tes  ri- 
chesses de  notre  langue ,  et  en  général  on  ne  Ut  pas  assez  le* 
écrivains  du  seizième  siècle.  S 

'  Voltaire.  B. 


()J0 


VAUVENÂRGUES. 


iiir  que  le  génie  de  l'éloquence  est  plus  rare  que 
celui  de  la  poésie. 

BOSSUÉT. 

"  5e  he  crois  pas  qu'il  soit  moins  commun ,  mais, 
j^ 'crois  qu'il  l'est  bien  autant  :  les  véritablement 
grands  hommes  dans  tous  les  genres  sont  tou- 
jours très-rares.  o^^iv 

RACINE».,  j^^ 

(Jiu'appe!ez-y(p^,^je,,jyQ^,j?ilç.,  ^de  grands 

j,,  >..,., M,,.,'  ;*  !  -.*>^*f^.^'^/''  qU  Tvii^  Jfnq  i^o'ii. 
Tous  ceux  qui  surpassent  les  autres  par  le  cœur 
et  par  l'esprit ,  qui  ont  la  vue  plus  nette  et  plus 
<hie,  qui  discernent  mieux  les  choses  humaines, 
qui  jugent  mieux,  qui  s'expriment  mieux,  qui  ont 
l'imagination  plus  forte  et  le  génie  plus  vaste. 

BACINB. 

Voilà  en  effet  ce  qui  fait  de  très-grands  hom- 
mes. De  tels  esprits  sont  faits  pour  s'estimer  et 
pour  s'aimer,  malgré  la  différence  de  leur  tra- 
vail et  de  leurs  objets  ;  c'est  aux  petits  esprits  à 
dégrader  ou  les  uns  ou  les  autres,  selon  le  parti 
qu'ils  ont  pris  :  comme  ceux  qui  sont  attachés  à 
quelque  faction  décrient  les  chefs  du  parti  con- 
traire, tandis  que  ces  mêmes  chefs  s'estiment  et 
se  ^fgï^nt/éçiproquemei^^^^,^  ^^^^^^  ^^^  ^^^^^. 

DIALOGUE  Xn. 

LE  CARDINAL  DE  RICHELIEU  ET  LE 
,i:xt    ^        GRAND  CORNEILLE, 

COBNEILLE. 

Est-il  vrai  que  Votre  Éminence  ait  été  jalouse 
de  mes  écrits?  ,  . 

BICHELiÉÙ. 

Pourquoi  ne  l'aurais-je  pas  été?  un  ministre 
de  peu  d'esprit  aurait  pu  être  assez  ébloui  de  sa 
puiss£aice  pour  mépriser  vos  talents  ;  mais ,  pour 
moi ,  je  connaissais  le  prix  du  génie ,  et  j'étais 
jaloux  d'une  gloire  où  la  fortune  n'avait  point  de 
part.  Avais-je  donc  tant  de  tort  ? 


COBNEILLE. 


4a?; 


Cette  jalousie  honorait  Corneille ,  et  né  devait 
pas  nuire  à  la  réputation  de  son  protecteur; 
car  vous  daigniez  l'être,  et  vous  récompensiez , 
dit  un  auteur  ' ,  comme  minisire ,  ce  même  génie 

5 Voltaire  a, 4it  dans  soû  Commentaire  sur  Corneille ^  au 


dont  vous  étiez  jaloux  comme  poète.  La  seule 
chose  qui  m'ait  étonné,  c'est  que  Votre  Émi- 
nence ait  favorisé  des  écrivains  indignes  de  sa 
protection'. 

Je  suis  venu  dans  un  mauvais  temps,  mon 
cher  Corneille  ;  il  y  avait  peu  de  gens  de  mérite 
pendant  mon  ministère,  et  je  voulais  encourager 
les  hommes  à  travailler,  en  accordant  une  pro- 
tection marquée  à  tous  les  arts  ;  il  est  vrai  que 
je  ne  vous  ai  pas  assez  distingué  :  en  cela  je  suis 
!très-blâmable.  '  '"■ 

;  COBNEILLE. 

i^oiris  que  veut  bien  avouer  Votre  Éminence. 
Il  est  vrai  que  j'avais  quelque  génie;  mais  je  ne 
fus  pas  courtisan.  J'avais  naturellement  cette 
inflexibilité  d'esprit  que  j'ai  donnée  si  souvent 
Jà  mes  héros.  Comme  eux,  j'avais  une  vertu 
dure,  un  esprit  sans  délicatesse  et  trop  resserré 
dans  les  bornes  de  mon  art  ;  il  n'est  pas  étonnant 
qu'un  grand  ministre,  accoutumé  aux  devoirs  et 
à  la  flatterie  des  plus  puissants  de  l'État ,  ait  né- 
gligé un  homme  de  mon  caractère. 

,     rtv^;i.i..uv    '^-"H^'BICHELIEU. 

Ajoutez  que  je  n'ai  point  connu  tout  ce  que 
vous  valiez.  Mon  esprit  était  peut-être  resserré, 
comme  le  vôtre,  dans  les  bornes  de  son  talent. 
Vous  n'aviez  pas  l'esprit  de  la  cour,  et  moi ,  je 
h'avais  pour  les  lettres  qu'un  goût  défectueux  ' . 

sujet  du  mot  bienfaits,  employé  par  l'auteur  dWonfcedaîia 
l'Épitre  dédicatoire  de  cette  pièce  au  cardinal  de  Richelieu  : 
Ce  mot  bienfaits  fait  voir  que  le  cardinal  de  Richelieu  sa- 
vait récompenser  en  premier  ministre ,  ce  même  talent  qu'il 
avait  persécuté  dans  l'auteur  du  Cid.  —  Voltaire  a  encore 
dit  quelque  chose  d'analogue  dans  le  Temple  du  Goût.  Voycï 
les  Variantes  de  ce  poëme,  t.  X,  p.  188,  de  l'édiUon  de  ses 
Œuvres  complètes  en  66  vol.,  Paris,  Renouard,  I8I9.  B. 

*  On  peut  citer  parmi  ces  écrivains  Desmarets ,  Collelel , 
Faret  et  Chapelain.  Il  admit  quelque  temps  le  grand  Corneille 
dans  cette  troupe  ;  mais  Ip  mérite  de  Corneille  se  trouva  in- 
compatible avec  ces  poètes ,  et  il  fut  aussitôt  exclus.  Riche- 
lieu faisait  des  vers,  et  ce  fut  même  pour  faire  représenter  la 
tragédie  de  Mirame,  dont  il  avait  donné  le  siyet,  et  dans  la- 
quelle il  avait  fait  plus  de  cinq  cents  vers,  qu'il  lit  bâtir  la 
salle  du  Palais-Royal.  B. 

'■  On  veut  absolument  que  le  cardinal  de  Richelieu  ait  été 
Jaloux  des  succès  de  Corneille  :  cela  me  parait  aussi  vraisembla- 
ble que  si  Racine  eût  été  jaloux  des  victoires  du  grand  Condé- 
Boileau  est  le  premier  qui  ait  accrédité  cette  opinion  en  di- 
sant : 

En  vain  contre  le  Cid  un  ministre  se  ligue, 
Tout  Paris  pour  Chimène  a  les  yeux  de  Rodrigue 

On  en  conclut ,  ce  qui  n'était  peut-être  pas  dans  la  pensée 
du  poète,  que  Richelieu  n'avait  pu  voir  sans  jalousie  le  triom- 
phe de  Corneille.  Fontenelle  a  été  plus  loin  que  Boileau  ;  il 
dit  expressément  que  le  cardinal  fut  aussi  alarmé  du  succès 
prodigieux  du  Cerf  que  s'il  eût  vu  les  Espagnols  aux  portes  de 


DIALOGUES. 


617 


DIALOGUE  XIII.  a  ;  '^^r-^    . 
KtC^HELIEU  ET  MAZAfiM'^  J^;;; .. 


Est-il  possible,  mon  illustre  ami,  que  vous 
n'ayez  jamais  usé  de  tromperie  dans  votre  mi- 
nistère? 

BicHELiBB^it-if  rlFï  flom  tM?bm 

Hé!  croyez-vous  vous-même,  mon  cher  car- 
dinal, qu'on  puisse  gouverner  les  hommes  sans 
les  tromper? 

MAZARIN. 

Je  n'ai  que  trop  montré,  par  ma  conduite, 
que  je  ne  le  croyais  pas;  mais  on  m'en  a  fait  un 
grand  crime.    -^^-  ^i^vi^V- ïri^BiBo?  r,q  8«! 

BIGWELIEU.  -     -  f 

G'est  que  vous  poussiez  un  peu  trop  loin  la 
tromperie;  c'est  que  vous  trompiez  par  choix 

Paris.  Celte  exagération  de  la  part  du  petit-neveu  de  Corneille 
6'est  généralement  répandue ,  et  elle  prête  tant  à  la  déclama- 
tion, elle  est  si  favorable  à  la  vanité  des  auteurs,  qu'il  est 
difficile  d'en  douter  sans  soulever  une  foule  d'esprits  qui  la 
regardent  comme  une  vérité  historique.  Cela  ne  m'empêchera 
pas  d'en  dire  mon  sentiment  d'après  l'opinion  que  j'ai  con- 
çue du  cardinal  de  Richelieu  et  de  l'esprit  de  son  ministère , 
l'une  des  époques  les  plus  intéressantes  de  notre  histoire. 

Le  souvenir  des  guerres  civiles  n'était  pas  encore  effacé  du 
cœur  des  français  ;  la  paix  était  rétablie  dans  l'État ,  mais  il 
était  aisé  de  voir  qu'il  existait  dans  les  esprits  une  fermenta- 
lion  sourde,  qui  aurait  éclaté  sous  une  administration  moins 
énergique  que  celle  du  cardinal  de  Richelieu.  Ce  ministre 
avait  trop  de  lumières  pour  ne  pas  apercevoir  cette  agitation 
générale  et  les  conséquences  qui  pouvaient  en  résulter.  Il  prit 
une  résolution  digne  de  son  génie,  se  mit  à  la  tête  de  l'opinion 
publique  pour  la  diriger,  et  fournit  un  aliment  à  l'activité  des 
esprits.  Ce  fut  alors  qu'il  fonda  l'Académie  Française,  qu'il 
encouragea  les  lettres ,  les  sciences  et  les  arts,  protégea  ceux 
qui  les  cultivaient ,  les  appela  autour  de  lui ,  leur  donna  de  la 
considération  et  iixa  tous  les  regards  sur  la  gloire  littéraire 
et  les  travaux  de  la  pensée.  Cette  impulsion  donnée  surpassa 
les  espérances  du  cardinal.  Les  Français,  accoutumés  aux 
querelles  de  religion ,  s'occupèrent  alors  de  débats  et  de  dis- 
cussions littéraires.  Un  sonnet,  un  madrigal,  attiraient  l'at- 
tention de  la  cour  et  de  la  ville.  A  cette  époque  parut  le  pre- 
mier chef-d'œuvre  de  Corneille;  il  excita  un  enthousiasme  et 
une  admiration  générale.  On  ne  s'entretenait  que  du  Cid,  on 
ne  se  lassait  point  de  le  voir.  Tout  fut  oublié  pour  le  Cid.  Le 
ministre  saisit  cette  occasion  pour  suivre  son  plan.  Il  fit  faire 
la  critique  de  cette  tragédie ,  comme  Alcibiade  lit  couper  la 
queue  de  son  chien ,  afin  que  les  Athéniens ,  occupés  de  cette 
!)izarrerie ,  ne  cherchassent  point  à  contrarier  ses  vues  politi- 
ques. Je  ne  vois  dans  la  conduite  du  cardinal  de  Richelieu 
que  l)eaucoup  d'adresse,  et  point  du  tout  un  sentiment  d'en- 
vie, indigne  d'un  grand  ministre.  Observe/  de  plus  qu'à  celte 
épo(iue  même  Corneilh;  jouissait  d'une  pension  que  lui  fai- 
sait le  cardinal.  L'envie  n'est  pas  si  généreuse.  Au  reste,  le 
mouvement  imprimé  aux  esprits  par  la  politique  de  Richelieu 
ne  s'est  plus  arrêté  :  il  a  élevé  la  France  .'i  un  haut  degré  de 
gloire  littéraire,  et  c'est  peut-être  à  celte  conception  politique 
que  nous  devons  les  chefs-d'a'uvre  qui  ont  illustré  le  règne 
de  Louis  XIV  et  celui  de  son  su(!cesseur.  S. 

' Hfnznrin  (Jules),  né  à  Piscina  dans  l'Abruzze,  le  H  juil- 
let 1602,  (le  la  famille  des  Marlinozzl,  mourut  le  o  mars  if>6l.  B. 


et  par  faiblesse ,  plus  que  par  nécessité  et  par 
raison. 


MAZARIN. 


Je  suivais  en  cela  mon  caractère  timide  et 
défiant.  Je  n'avais  pas  assez  de  fermeté  pour 
résister  en  face  aux  courtisans  ;  mais  je  repre- 
nais ensuite  par  ruse  ce  que  j'avais  cédé  par 
faiblesse. 

BICHELIEU. 

Vous  étiez  né  avec  un  esprit  souple,  délié, 
profond,  pénétrant;  vous  connaissiez  tout  ce 
qu'on  peut  tirer  de  la  faiblesse  des  hommes,  et 
vous  avez  été  bien  loin  dans  cette  science. 

MAZABIN.  -,  ' 

,    Oui,  mais  on  m'a  reproché  de  n'avoir  pas 
connu  leur  force. 

RICHELIEU. 

Très-injustement ,  mon  ami.  Vous  la  coimais- 
siez  et  vous  la  craigniez  ;  mais  vous  ne  l'estimiez 
point.  Vous  étiez  vous-même  trop  faible  pour 
vous  en  servir  ou  pour  la  vaincre;  et  ne  pou- 
vant la  combattre  de  front,  vous  l'attaquiez  par 
la  finesse ,  et  vous  lui  résistiez  souvent  avec  suc- 
cès. 


Wit|,>5;q!' 


MAZARIN. 


Cela  est  assez  singulier,  que  je  la  mq)risasse, 
et  que  cependant  je  la  craignisse. 

RICHELIEU. 

Rien  n'est  plus  naturel,  mon  cher  ami.  Les 
hommes  n'estiment  guère  que  les  qualités  qu'ils 
possèdent. 

MAZABIN. 

Après  tout  cela ,  que  pensez-vous  de  mon  mi- 
nistère et  de  mon  génie? 

BICHELIEU. 

Votre  ministère  a  souffert  de  justes  repro- 
clies ,  parce  que  vous  aviez  de  grands  défauts. 
Mais  vous  aviez  en  même  temps  un  espiit  supé- 
rieur à  ces  défauts  mêmes  ;  vous  joigniez  à  la 
vivacité  de  vos  lumières  une  ambition  vaste  et 
invincible.  Par  I{\  vous  avez  surmonté  tous  les 
obstacles  de  votre  carrière,  et  vous  avez  exé- 
cuté de  grandes  choses. 

MAZARIN. 

Je  ne  laisse  pas  de  reconnaître  que  vous  aviez 
un  génie  supérieur  au  mien.  Je  vous  surpassais 


f>fS 


VAUVENARGUES. 


peut-être  en  subtilité  et  en  finesse  ;  mais  vo«s 
m*avez  primé  par  la  hauteur  et  par  la  vigoureuse 
hardiesse  de  votre  âme. 

,,  BICHELIBU. 

>  J  ' 

Nous  avons  bien  fait  l'un  et  l'autre  \  mais  la 
fortune  nous  a  bien  servis. 

^  Cela  est  vrai  ;  mais  de  moindres  esprits  n'au- 
raient pas  profité  de  leur  fortune.  La  prosjpiérité 
n*est  qu'un  écueil  pour  les  âmes  faibles.  ^^^.^  ! 

DIALOGUE  XrV. 
FÉNÉLON  ET  RICHELIEU. 

Je  n'ai  qu'une  seule  chose  à  vous  reprocher, 
votre  ambition  sans  bornes  et  sans  délicatesse. 


FANELON. 


'j:   '.vX 

10 iu  ..-^1 


'■')         BICHELIBU. 

cTest^çett'e'ambition  des  grands  hommes /'ai- 
mable philosophe,  qui  fait  la  grandeur  des  États. 

FÉNÉLON. 

C'est  elle  aussi  qui  les  détruit  et  qui  les  abime 
sans  ressource. 

BICHELIEU.      , 

C'est-à-dire  qu'elle  fait  toutes  choses  sur  la 
terre.  C'est  elle  qui  domine  partout  et  qui  gou- 
verne l'univers. 


h!  :'S'V:     T>P1 


FENELON. 


Dites  plutôt  que  c'est  l'activité  et  le  courage. 

i.        ■>'.--  '.       '-  BICHELIBU.  '- 

Oui,  l'activité  et  le  courage.  Mais  l'un  et  l'au- 
tre ne  se  trouvent  guère  qu'avec  une  grande 
ambition  et  avec  l'amour  de  la  gloire. 

Êh  quoi  1  Votre"  Ëminence  croirait-elle  que  la 
prudence  et  la  vertu  ne  pourraient  résister  à 
l'ambition,  gouverner  sans  elle  et  l'assujettir  ! 

'M    •-...,:7     '!^'  BICHELIBU.'      ^'^^  '''''■  '    " 

Cela  n'est  guère  arrivé ,  mon  cher  ami  ;  et  il 
y  a  bien  de  l'apparence  que  ce  qui  n'arrive  point 
ou  qui  n'arrive  que  rarement ,  n'est  point  selon 
l^Silois  de  la  nature.  .. .  ,,      .     ,.    .,, ,    ,  , , 


N'a-t-on  pas  vu  des  ministres  et  des  princes 
sans  ambition? 

BICHELIBU. 

.  ':\-  ■  ■■■. 

Ces  ministres  et  ces  prince&^'hibn  aimable 
ami,  ne  gouvernaient  point  par  eux-mêmes;  les 
plus  habiles  avaient  sous  eux  des  esprits  ambi- 
tieux qui  les  conduisaient  à  leurs  fins  sans  qu'ils 
le  sussent, ;  iro»,.  te,  >n i  jnrj  o? 
..  ^  ,,       '■*'■': ■■^'^'''^^'téitiia-mj'^  - 

Je  vous  en  nommeraf,  plj^urs  qui  ont  gou- 
verné par  eux-mêmes. 


ni 


AICHEUEU. 

Hél  qui  vous  a  dit  que  ceux  que  vous  me 
nommeriez  n'avaient  pas  dans  le  cœur  une  am- 
bition secrète  qu'ils  cachaient  aux  peuples  ?  Les 
grandes  affaires,  l'autorité,  élèvent  les  âmes  les 
plus  faibles ,  et  fécondent  ce  germe  d'ambition 
que  tous  les  hommes  apportent  au  monde  avec 
la  vie.  Vous,  qui  vous  êtes  montré  si  ami  de  la 
modération  dans  vos  écrits ,  ne  vouliez-vous  pas 
vous  insinuer  dans  les  esprits,  faire  prévaloir 
vos  maximes  ?  n'étiez-vous  pas  fâché  qu'on  les 
négligeât  ?  .  , 

FÉNÉLON. 

Il  est  vrai  que  j'étais  zélé  pour  mes  maximes  ; 
mais  parce  que  je  les  croyais  justes,  et  non  parce 
qu'elles  étaient  miennes. 

BICHELIBU. 

Il  est  aisé,  mon  cher  ami,  de  se  faire  illusion 
là-dessus.  Si  vous  aviez  eu  un  esprit  faible,  vous 
auriez  laissé  le  soin  à  tout  autre  de  redresser  le 
genre  humain  :  mais  parce  que  vous  étiez  né 
avec  de  la  vertu  et  de  l'activité,  vous  vouliez 
assujettir  les  hommes  à  votre  génie  particulier. 
Croyez-moi,  c'est  là  de  l'ambition. 

FÉNÉLON. 

Cela  peut  bien  être.  Mais  cette  ambition  qui 
va  en  tout  au  bien  des  peuples ,  est  bien  diffé- 
rente de  celle  qui  rapporte  tout  à  soi  et  que  j'ai 
combattue. 

BICHELIBU.  r*   !.    •    , 

Ai-je  prétendu  le  contraire ,  mon  aimable  ami  ? 
L'ambition  est  l'âme  du  monde;,  mais  il  faut 
qu'elle  soit  accompagnée  de  vertus ,  d'humanité , 
de  prudence  et  de  grandes  vues,  pour  feire  le 


DIAlLOctlÈsf" 


m 


bonheur  des  peuples  el  assurer  la  gloire  de  ceux 
qui  gouvernent. 

DIALOGUE  XV. 


BRUTUS  ET  UN  JEUNE  ROMAIN,  n 


LE    JEUNE    HOMME. 


-.  i 


Ombre  illustre,  daignez  m'aimer.  Vous  avez 
été  mon  modèle  tant  que  j'ai  vécu  ;  j'étais  am- 
bitieux comme  vous,  je  m'efforçais  de  suivre 
vos  autres  vertus.  La  fortune  m'a  été  contraire  ; 
j'ai  trompé  sa  haine  ;  je  me  suis  dérobé  à  sa  ri- 
gueur en  me  tuant. 

BKlîTUS." 

Vous  avez  pris  ce  parti-là  bien  jeune,  mon 
ami.  Ne  vous  restait-il  plus  de  ressources  dans 
le  monde? 

LE   JEUNE    HOMME*  .  ,-  ., 

J'ai  cru  qu'il  ne  m'en  restait  d'autre  que  le 
hasard,  et  je  n'ai  pas  daigné  l'attendre. 

BRUTUS.      . 

A.  quel  titre  demandiez-vous  de  la  fortune? 
Étiez-vous  né  d'un  sang  illustre?  .^f^:^- 

LE   JEUNE   HOMME. 

J'étais  né  dans  l'obscurité  ;  je  voulaiis  m'enno- 
blir  par  la  vertu  et  par  la  glmre. 

BRUTUS. 

# 
Quels  moyens  aviez-vous  choisis  pour  vous 
élever?  car,  sans  doute,  vous  n'aviez  pas  un 
désir  vague  de  faire  fortune  sans  vous  attacher 
à  un  objet  particulier? 

LE   JEUNE   HOMME. 

'  ^  Je  croyais  pouvoir  espérer  de  m'avancer  par 
mon  esprit  et  par  mon  courage  ;  je  me  sentais 
l'âme  élevée. 

BBUTUS. 

Vous  cultiviez  avec  cela  quelque  talent  ?  car 
vous  n'ignoriez  pas  qu'on  ne  s'avance  point  par 
la  magnanimité ,  loi-squ'on  n'est  piis  à  portée  de 
la  développer  dans  les.  grandes  affaii'es. 

LE    JEUNE    HOMME. 

Je  connaissais  un  peu  le  cœur  humain  ;  j'ai- 
ïùim  l'intirigiie;  j'espérais  de  me  rendre  maître 
de  l'esprit  des  autres.  Par  la  on  peut  aller  à 


Oui,  lorsqu'on  est  avancé  dans  la  carrière  et 
connu  des  grands.  Mais  qu'aviez-vous  fait  pour 
vouii  mettre  en  passe  et  vous  faire  connaître  ? 
Vous  distinguiez-vous  à  la  guej^jTB  ?  ^ 

I  LE   JEUNE   HOM^.^  ^^*^«  ^^"^^'«'^ 

Je  me  présentais  froidement  à  tous  les  dan- 
gers, et  je  remplissais  mes  devoirs  ;  mais  j'avais 
peu  de  goût  pour  les  détails  de  mon  métier.  Je 
croyais  que  j'aurais  bien  fait  dans  les  grands 
emplois;  mais  je  négligeais  de  me  faire  une  ré- 
putation dans  les  petits. 

BKDIEOS^ 

Et  vous  flattiez-vous  qu'on  devinerait  ce  ta- 
lent que  vous  aviez  pour  les  grandes  choses ,  si 
vous  ne  l'annonciez  dans  les  petites?      ,      » 

..i:i^'--A;'-^j'Zr    IX,  JEUNE  HOMME,  a' j!r £08  ailo^.»  ' 

Je  ne  m'en  flattais  que  trop ,  ombre  illustre  ; 
car  je  n'avais  nulle  expérience  de  la  vie,  et  on 
ne  m'avait  point  instruit  du  monde.  Je  n'avais 
pas  été  élevé  pour  la  fortune. 

BBUTUS. 

Aviez- vous  du  moins  cultivé  votre  esprit  pour 
l'éloquence?  .>       .....o 

LE    JEUNE   HOMME. 

Je  la  cultivais  autant  que  les  occupations  de 
la  guerre  le  pouvaient  permettre;  j'aimais  les 
lettres  et  la  poésie  ;  mais  tout  cela  était  inutile 
sous  l'empire  de  Tibère,  qui  n'aimait  que  la  po- 
litique, et  qui  méprisait  les  arts  dans  sa  vieillesse. 
L'éloquence  ne  menait  plus  à  Rome  aux  digni- 
tés :  c'était  un  talent  inutile  pour  la  fortune,  et 
qu'on  n'avait  pas  même  occasioii  de  Bçiettrp  eu 
pratique.  ^'^  '     ''  * 

BRUTUS. 

Vous  deviez  donc  vous  attacher  aux  choses 
qui  pouvaient  vous  rendre  agréable  à  votre  maî- 
tre ,  et  utile  à  votre  patrie  dans  l'état  où  cUe  se 
trouvait  alors.  . 

LE    JEUNE    HOMME. 

J'ai  reconnu  la  vérité  de  ce  que  vous  dites; 
mais  je  l'ai  connue  trop  tard,  et  je  me  suis  tué 
moi-même  pour  me  punir  de  mes  fautes. 

BRUTUS. 

Vos  fauks  ne  sont  pas  inexc»9îvW«,  mon  «nu*. 


6^0, 

V(Çjys  n'aviez  pas  pris  les  vrais  chemins  de  la 
foriiune;  mais  vous  pouviez  réussir  par  d'autres 
moyens,  puisque  mille  gens  se  sont  avancés  sans 
mérite  et  sans  industrie  estimable.  Vous  vous 
condamnez  trop  sévèrement  :  vous  êtes  comme 
la  plupart  des  hommes,  qui  ne  JMgçn$  gu^re.iie 
leur  conduite  que  par  le  succès.^»,^  ^.^[  ^fj^^n  -nj.x^ 

LE   JE^NE   HOMME. 

Il  m'est  très-doux,  grande  ombre,  que  vous 
m'excusiez.  Je  n'ai  jamais  osé  ouvrir  mon  cœur 
à  personne  tant  que  j'ai  vécu  :  vous  êtes  le  pre- 
mier à  qui  j'ai  avoué  mon  ambition ,  et  qui  m'a- 
vez pardonné  ma  mauvaise  fortune. 


VAUVEIMAKCtlttS. 


BBUTDSV 


Héiàsl  si  je  vous  avais  coiïhu  dans  le  monde, 
j'aurais  tâché  de  vous  consoler  dans  vos  disgrâ- 
ces. Je  vois  que  vous  ne  manquiez  ni  de  vertu , 
ni  d'esprit ,  ni  de  courage.  Vous  auriez  fait  votre 
fortune  dans  un  meilleur  temps,  car  vous  avez 
l'âme  romaine.  „   „,     ^^r,-  (  * 

XE  JEUNE   HOMMBH**'^  ^^''   *?  "" 

*^  Si  cela  est  ainsi,  mon  cher  Brutus,  je  ne  dois 
point  regretter  mon  malheur.  La  fortune  est 
partiale  et  injuste  ;  ce  n'est  pas  un  grand  mal  de 
la  manquer,  lorsqu'on  peut  se  répondre  qu'on 
l'a  méritée;  mais  quand  on  la  possède  indigne- 
ment et  à  titre  injuste ,  c'est  peu  de  chose.  Elle 
ne  sert  qu'à  faire  de  plus  grandes  fautes  et  à 
augmenter  tous  les  vices. 

J;/^^^'       DIALOGUE  XVI. 
V-  >i:  ;  :  CATILINA  ET  SENECION. 
-  SENECION". 

Avouez ,  Catilina ,  que  vous  vous  ennuyez  ici 
étrangement.  Vous  n'avez  plus  personne  ni  à 
persuader,  ni  à  tromper,  ni  à  corrompre.  L'art 
que  vous  possédiez  de  gagner  les  hommes ,  de 
vous  proportionner  à  eux ,  de  les  flatter  par  l'es- 
pérance, de  les  tenir  dans  vos  intérêts,  ou  par 
les  plaisirs ,  ou  par  l'ambition ,  ou  par  la  crainte, 
cet  art  vous  est  ici  tout  à  fait  inutile. 

CATILINA^ 

Il  est  vrai  que  je  mène  ici  une  vie  à  peu  près 
oisive  et  aussi  languissante  que  celle  que  vous 
avez  menée  vous-même  dans  le  monde  et  à  la 
cour  de  Néron. 


'.FaYWi^deNéïOiî.  B, 


;t.  H  aaifv 


SENECION. 


Moi  1  je  n'ai  pas  mené  une  vie  languissante  : 
j'étais  favori  de  mon  maître;  j'étais  de  tous  ses 
amusements  et  de  tous  ses  plaisirs  ;  les  ministres 
avaient  de  grands  égards  pour  moi ,  et  les  cour- 
tisans me  portaient  envie. 

CATILINA. 

Saviez-vous  faire  usage  de  votre  faveur?  pro- 
tégiez-vous  les  hommes  de  mérite?  vous  en  ser-  < 

Ticr  frB^  m  >f  îTi  WNECION. 

Des  gens  de  mérite?  je  n'en  connaissais  point. 
Il  y  avait  quelques  hommes  obscurs  à  Rome  qui 
se  piquaient  de  vertu  ;  mais  c'étaient  des  imbéci-^ 
les  que  l'on  ne  voyait  point  en  bonne  compa-  ' 
gnie ,  et  qui  n'étaient  bons  à  rien. 

CATILINA. 

Mais  il  y  avait  aussi  des  gens  d'esprit;  et  sans 
doute  vous 

Oui,  il  y  avait  à  la  cour  quelques  jeunes  gens 
qui  avaient  de  l'imagination,  qui  étaient  plai- 
sants ,  singuliers  et  de  très-bonne  compagnie.  Je 
passais  ma  vie  avec  eux. 

CATILINA. 

Quoi  !  il  n'y  avait  de  gens  d'esprit  que  dans  ce 
petit  cercle  d'hommes  qui  composaient  la  cour 
de  l'empereur  ? 

SENECION.     • 

Je  connaissais  aussi  quelques  pédants,  des 
poètes,  des  philosophes,  des  gens  à  talent  en 
tout  genre;  mais  je  tenais  ces  espèces  dans  la 
subordination.  Je  m'en  amusais  quelquefois,  et 
les  congédiais  ensuite  sans  me  familiariser  avec 
eux.  ^.^ny^^^îh'^m 

CATILINA. 

On  m'avait  dit  que  vous-même  faisiez  des 
vers  ;  que  vous  déclamiez  ;  que  vous  vous  piquiez 
d'être  philosophe. 

SENECION. 

Je  m'amusais  de  tous  ces  talents  qui  étaient 
en  moi;  mais  je  m'appliquais  à  des  choses  plus 
utiles  et  plus  raisonnables. 

CATILINA.  ^,.  ^    ttd^fOOi 

Et  quelles  étaient  donc  ces  choses  plus  rais<>feM*^' 
nables?  ■  -"^^ 


DIALOGOES.'^f^ 


SENECION. 


Hol  VOUS  en  voulez  trop  savoir.  Voudriez- 
vous  que  j'eusse  passé  ma  vie  sur  des  livres  et 
dans  mon  cabinet,  comme  ces  misérables  qui 
n'avaient  d'autre  ressource  que  leur  talent?  Je 
vous  avoue  que  ces  gens-là  avaient  bien  peu 
d'esprit.  Je  les  recevais  chez  moi  pour  leur  ap- 
prendre que  j'avais  plus  d'esprit  qu'eux;  je  leur 
faisais  sentir  à  tout  moment  qu'ils  n'étaient  que 
des  imbéciles  ;  je  les  accablais  quelquefois  d'a- 
mitiés et  d'honnêtetés;  je  croyais  qu'ils  comp- 
taient sur  moi.  Mais  le  lendemain  je  ne  leur  par- 
lais plus;  je  ne  faisais  pas  semblant  de  les  voir: 
ils  s'en  allaient  désespérés  contre  moi.  Mais  je 
me  moquais  de  leur  colère,  et  je  savais  qu'ils  se- 
raient trop  heureux  que  je  leur  accordasse  en- 
core ma  protection,        ^.f  ;tj^ .;, 

CATILINA. 

Ainsi  vous,  vous  réserviez  de  vous  attacher 
d'autres  hommes  plus  propres  à  servir  vos  des- 
seins. Car,  apparemment,  vous  ne  comptiez  pas 
sur  le  cœur  de  ceux  que  vous  traitiez  si  mal. 

SENECION. 

Moi  î  j'avais  la  faveur  de  mon  maître,  je  n'a- 
vais besoin  de  personne.  Je  n'aurais  pas  manqué 
de  créatures  si  j'avais  voulu  :  les  hommes  se  je- 
taient en  foule  au-devant  de  moi;  mais  je  me 
contentais  de  ménager  les  grands  et  ceux  qui 
approchaient  l'empereur.  J'étais  inexorable  pour 
les  autres,  qui  me  recherchaient  parce  que  je 
pouvais  leur  être  utile ,  et  qu'eux-mêmes  n'étaient 
bons  à  rien. 

CATILINA. 

Et  que  seriez-vous  devenu  si  Néron  eût  cessé 
de  vous  aimer?  Ces  grands  qui  étaient  tous  ja- 
loux de  votre  fortune  vous  auraient-ils  soutenu 
dans  vos  disgrâces?  Qui  vous  aurait  regretté? 
qui  vous  eût  plaint?  qui  aurait  pris  votre  parti 
contre  le  peuple,  animé  contre  vous  par  votre 
orgueil  et  votre  mollesse  ? 

SENECION.  ■■■    '"  '    ■■^''^"- 

Mon  ami ,  quand  on  perd  la  faveur  du  prince, 
on  perd  toujours  tout  avec  elle. 


■■j<JÙ    if'*^M*rn 


CATILINA. 


On  ne  perd  point  le  génie  et  le  courage,  lors- 
qu'on en  a  véritablement  ;  on  ne  perd  point  l'a- 
mour des  misérables ,  qui  sont  toujours  en  très- 
grand  nombre  ;  on  conserve  l'estime  des  gens  de 


mérite.  Le  malfeeùr  même  aiiginénte  quèïqiîefeis 
la  réputation  des  grands  hommes;  leur  chute 
entraîne  nécessairement  celle  d'une  infinité  de 
gens  de  mérite  qui  leur  étaient  attachés.  Ceux-ci 
ont  intérêt  de  les  relever,  de  les  défendre  daiis^ 
le  public ,  et  se  sacrifient  quelquefois  de  très-tlôn  * 
cœur  pour  les  servir.  ^^        '    r3iîK 

■'^/'SiNECION.        ^^•■ 

Ce  que  vous  dites  est  peut-être  vrai  dans  uûe 
république  ;  mais,  sous  un  roi ,  je  vous  dis  qu'jon 
dépend  uniquement  de  sa  volonté.    '^  ymiodisq  n 

Vous  avez  servi  sous  un  mauvais  prince  qui 
n'était  environnné  que  de  flatteurs  et  d'esprits 
bas  et  mercenaires.  Si  vous  aviez  vécu  sous  un 
meilleur  règne ,  vous  auriez  vu  qu'on  dépen- 
dait, à  la  vérité,  de  la  volonté  du  prince,  mais 
que  la  volonté  d'un  prince  éclairé  revenait  aisé- 
ment vers  ceux  qui  se  mettaient  en  état  de  le 
bien  servir ,  qui  avaient  pour  eux  la  voix  publi- 
que, et  des  caractères  qui  rappelaient  à  l'esprit 
du  maître  leurs  talents  dans  les  circonstances 
favorables.  ,.  ,       ,  ,  -. 

SENECION.  .   _  .  ^^^   ;;^     *.H^..,-! 

Je  n'ai  point  éprouvé  ce  que  vous  dites,  et 
j'ai  mené  une  vie  assez  heureuse  sans  suivre  vos 
maximes. 

CATILINA. 

Vous  appelez  une  vie  heureuse  celle  que  vous* 
avez  passée  tout  entière  avec  un  prince  qui  avait 
une  folie  barbare ,  qui  consumait  les  jours  et  les 
nuits  dans  de  longs  et  fastidieux  repas  ;  une  vie 
qui  n'a  été  occupée  qu'à  assister  au  lever  et  au 
dîner  de  votre  maître,  à  posséder  quelques  fem- 
mes que  vous  méprisiez,  à  vous  parer,  à  vous 
faire  voir ,  à  recevoir  les  respects  d'une  cour  qui 
vous  méprisait ,  où  vous  n'aviez  aucun  vrai  ami , 


SENECION. 

Ne  dirait-on  pas ,  à  vous  entendre ,  que  votre 
vie  a  été  plus  agréable  et  plus  glorieuse  ? 

CATILINA. 

Ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  dire  qu'elle  a  été  glo- 
rieuse; mais  je  puis  au  moins  vous  répondre 
qu'elle  a  été  plus  agréable  que  la  vôtre  :  j'ai  joui 
des  mêmes  plaisirs  que  vous,  mais  je  ne  m'y  suis 
pas  borné  ;  je  les  ai  fait  servir  à  des  desseins  sé- 
rieux et  à  une  fin  plus  flatteuse.  J^ai  aimé  et  es- 


6SÔ 


VAtîfii^Xk^tîfes. 


timé  les  h0mni^îâéî)dhViè1W,'pi«îe  q«e  j'étais 
capable  de  discerner  le  mérite,  et  que  j'avais  un 
cœur  sensible.  Je  me  suis  attaché  tous  les  misé- 
rables, sans  cesser  de  vivre  avec  les  grands.  Je 
tenais  à  tous  les  états  par  mon  génie  yaste  et 
conciliant;  le  peuple  m'aimait;  je  savais  me  fa- 
miliariser avec  les  hommes  sans  m'avilir;  je  me 
relâchais  sur  les  avantages  de  ma  naissance, 
content  de  primer  par  mon  génie  et  par  mon 
courage.  Les  grands  ne  négligent  souvent  les 
hommes  de  mérite  que  parce  qu'ils  sentent  bien 
qu'ils  ne  peuvent  les  dominer  par  leur  esprit. 
Pour  moi ,  je  me  livrais  tout  entier  aux  plus  cou- 
rageux et  aux  habiles ,  parce  que  je  n'en  crai- 
gnais aucun  :  je  me  proportionnais  aux  autres; 
je  gagnais  le  cœur  de  ceux  qui ,  par  leurs  prin- 
cipes, n'estimaient  point  mes  sentiments;  mon 
parti  m'adorait  ;  j'aurais  assujetti  la  république 
si  j'avais  pu  éviter  certaines  fautes.  Pour  vous, 
sans  la  scélératesse  et  la  folie  de  votre  maître, 
vous  n'auriez  jamais  été  qu'un  homme  obscur  et 
accablé  de  ses  propres  vices.  Adieu  \  " 

>b  iSim  jr-  DIALOGUE  rvlL  ^^l-^o  ♦  -^ 
ub  .-"1^  -  -■  -■■  '  '■^  — 

RENAUD  ET  JAïlER ,  conjurés. 

Eh  bîënl  mon  cher  Renaud,  es-tu  désabusé 
de  l'ambition  etde  la  fortune? 

KENAUD. 

Mon  ami,  j*ai  péri  en  homme  de  courage, 
dans  une  entreprise  qui  éternisera  mon  nom  et 
l'injustice  de  mes  destinées  :  je  ne  regrette  point 
ce  que  j'ai  fait. 


I  Tacite  parle  de  ce  SenecioD ,  dont  le  prénom  était  Tullius 
C'était  un  chevalier  romain  dont  Néron  avait  fait  le  confident 
des  secrets  qu'il  voulait  cacher  à  sa  mère  Agrippine.  Tullius 
S«iecion  devint  un  des  fiivoris  du  tyran,  le  complice  de  ses 
cïiine»  et  le  compagnon  de  ses  débauches.  Il  fut  enveloppé 
dans  la  fameuse  conspiration  où  périrent  Épicharis,  Sénèque 
et  Lucain  :  on  dit  qu'il  mourut  avec  plus  de  courage  qu'on 
n'avait  lieu  de  l'attendre  d'un  homme  livré  aux  plaisirs. 

Je  trouve  que  l'auteur  de  ces  dialogues  excuse  avec  trop  de 
complaisance  lès  cïimes  de  l'ambition.  Le  portrait  que  Sal- 
luste  fait  de  Catilina  ne  s'accorde  point  avec  l'idée  qu'on  en 
donne  dans  ce  dialogue.  «  Il  avait,  dit  l'historien  romain,  l'âme 
forte,  le  corps  robuste,  mais  l'esprit  méchant  et  l'âme  dé- 
pravée. Jeune  encore,  il  aimait  les  troubles,  les  séditions  et 
les  guerres  civiles.  Il  se  plaisait  au  meurtre  et  au  pillage,  et 
ses  premières  années  furent  un  apprentissage  de  scélératesse. 
Il  supportait  avec  une  fermeté  incroyable  la  faim ,  le  froid  et 
les  veilles.  Audacieux,  habile  dans  l'art  de  séduire  et  de  fein- 
dre, avide  du  bien  d'autrui,  prodigue  du  sien,  violent  dans 
ses  passions,  assez  éloquent,  maLs  dénué  de  raison,  il  n'eut 
que  de  vastes  desseins  et  né  se  porta  qu'à  des  choses  extrêmes, 
presque  impossibles,  au-dessus  de  l'ambiUon  et  de  la  fortune 
cl  nn  simple  citoyen.  »  Salluste,  Bel.  Catil.  cap.  V.  S. 


i>  m  *!iRT' 


Mais  tu  avais  pris  un  mauvais  chemin  pour 
faire  ta  fortune  :  mille  gens  sont  parvenus,  bmis 
péril  et  sans  peine ,  p!ns  haut  que  toi.  J'ai  conmi 
un  homme  sans  nom ,  qui  avait  amassé  des  ri- 
chesses  immenses  par  led^it  d'im  nouvel  o«fat 
pour  les  denfte. 

J'ai  connu,  comnte  toi,  <*es  hommes  que  te 
hasard  ou  une  scrvile  industrie  ont  avancés  : 
mais  je  n'étais  pas  ne  pour  m'élever  par  <?es 
moyens;  je  n'ai  jamais  porté  envie  à  ces  misé- 
rables. 

JAFIER. 

Et  pourquoi  avais-tu  de  l'ambition,  si  tu  mé- 
prisais l'injustice  de  la  fortune? 

BENAUD. 

Parce  que  j'avais  l'éme  haute ,  et  que  j'aimais 
à  lutter  contre  mon  mauvais  destin  :  le  combat 
nie  plaisait  sans  la  victoire.  -**  '^^'4m*<  a 

JAFIER. 

11  est  vrai  que  la  fortune  f avait  fait  naître 
hors  de  ta  place. 

RENAUD. 

Et  la  nature,  mou  cher  Jafier ,  m'y  appelait  et 
se  révoltait. 

JAFIER. 

Ne  pouvais-tu  vivre  tranquillement  sans  auto- 
rité et  sans  gloire  ? 

RENAUD. 

J'aimais  mieux  la  mort  qu'une  vie  oisive;  je 
savais  bien  vivre  saas  gloire,  mais  non  sans  ac- 
tivité et  sans  intrigue. 

JAFIER. 

Avoue  cependant  que  tu  te  conduisais  avec 
imprudence.  Tu  portais  trop  haut  tes  projets. 
Ignorais-tu  qu'un  gentilliomme  français  comme 
toi,  qui  avait  peu  de  bien,  qui  n'était  recom- 
mandable  ni  par  son  nom ,  ni  par  ses  alliances, 
ni  par  sa  fortune,  devait  renoncer  à  ces  grands 
desseins? 

RENAUD. 

Ami ,  ce  fut  cette  pensée  qui  me  fit  quitter  ma 
patrie,  après  avoir  tenté  tout  ce  qui  dépendait 


de  moi  pour  m'y  élever.  J'errais  en  divers  paysj 
je  vins  à  Venise,  et  tu  sais  le  reste. 

Oui ,  je  sais  que  tu  fus  sur  le  point  d'élever  ta 
fortune  sur  les  débris  de  cette  puissante  répu- 
blique; mais  quand  tu  aurais  réussi,  tu  n'aurais 
jamais  eu  la  principale  gloire  ni  le  fruit  de  cette 
entreprise ,  qui  était  conduite  par  des  hommes 
plus  puissants  que  toi. 


DIALOGUES.  623 

..;:  -  ,  ui/p  ...    DIALOGUE  XYWbn  a  A  ê^û  .m»; 


BENAtID. 


mci'i- 


C'est  le  sort  des  hommes  de  génie  qui  n'ont 
que  du  génie  et  du  courage.  Ils  ne  sont  que  les 
instruments  des  grands  qui  les  emploient;  ils  ne 
recueillent  jamais  ni  la  gloire  ni  le  fruît  princi- 
pal des  entreprises  qu'ils  ont  conduites,  et  que 
l'on  doit  à  leur  prudence;  mais  le  témoignage 
de  leur  conscience  leur  est  bien  doux.  Ils  sont 
considérés ,  du  moins ,  des  grands  qu'ils  servent  ; 
ils  les  maîtrisent  quelquefois  dans  leur  conduite; 
et  enfin  quelques-uns  parviennent ,  s'élèvent  au- 
dessus  de  leurs  protecteurs,  et  emportent  au 
tombeau  l'estime  des  peuples.  ^  ^^i^4<  jk  îu.   u 

JAFIEB, 

Ce  sont  ces  sentiments  qui  t'ont  ^conduit  sur 
l'échafaud.  *  ,  ^ 

BENAUD. 

Crois-tu  que  j'aie  regretté  la  vie?  Un  homme 
qui  craint  la  mort  n'est  pas  même  digne  de 
vivre'. 

*  Ce  dialogue  «st  une  simple  esquisse.  Bien  n'y  est  ap- 
profondi; et  cependant  l'auteur  aurait  pu  y  faire  entrer  de 
beaux  tableaux  et  de  beaux  développements.  L'histoire  de  la 
conjuration  de  Venise,  par  l'abbé  de  Saint-Réal,  lui  aurait 
fourni  les  matériaux  nécessaires.  Il  y  avait  quelque  chose  de 
sombre  et  de  mystérieux  dans  le  gouvernement  de  Venise  qui 
attache  l'imagination  et  qui  a  répandu  du  charme  et  de  l'in- 
térêt sur  les  ouvrages  où  il  en  a  été  question.  Au  reste ,  il  est 
à  peu  près  évident  que  tous  les  détails  de  cette  fameuse  cons- 
piration sont  sortis  de  l'imagination  de  l'abbé  de  Saint-Réal, 
qui  écrivait  l'histoire  à  peu  près  comme  Varillas  son  modèle , 
sans  se  mettre  en  peine  de  la  vérité  des  faits  et  de  l'exactitude 
des  détails. 

J'ai  crum'apercevoir ,  en  lisant  avec  attention  ces  dialogues 
de  Vauvenargues,  qu'il  y  avait  dans  son  âme  des  semences 
d'ambition.  On  sait  qu'il  fit  quelques  démarches  infructueu- 
ses pour  entrer  dans  la  carrière  diplomatique;  mais  il  fallait, 
pour  réussir  de  son  temps ,  un  esprit  d'intrigue  et  de  servilité 
incompatible  avec  son  caractère  naturellenM^nt  noble  et  porté 
aux  grandes  choses  et  aux  grandes  pensées.  Il  est  malheureux 
potir  des  âmes  de  cette  trempe  de  naître  dans  un  siècle  d'é- 
goKsme  et  de  petitesse  ;  elles  s'y  trouvent  contraintes ,  resser- 
rées, et  leur  essor,  sans  cesse  comprimé,  les  jette  dans  la  mé- 
lancolie et  quelquefois  même  dans  l'abattement.  Je  ne  lis  point 
le  dialogue  entre  Brutus  et  un  jeune  Bomain  sans  soupçonner 
que  l'auteur ,  en  faisant  parler  ce  dernier  personnage ,  a  voulu 
peindre  les  dispositions  de  son  esprit  et  quelques-uns  des  évé- 
nements de  sa  Tie.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  condamnent 


Oui,  je  le  maintiens,  mon  cher  philoso^ë;'S 
pitié,  l'amitié,  la  générosité ,  ne  font  que  glisser 
sur  le  cœur  de  l'homme  ;  pour  l'équité,  il  n'y  en 
a  aucun  principe  dans  sa  nature. 


V(W*! 


Quand  il  serait  vrai  que  les  sentiments  d'hu- 
manité ne  seraient  point  durables  dans  le  ^asS 
de  l'homme...:.  ^'  ''-  '''  ^^^^  ''^  ^^''V -^^  ^ 

Cela  ne  peut  être  plus  vrai  ;  ït  tf  y  a  <Ié  du^ 
rable  dans  le  cœur  de  l'homme  que  l'amour- 
propre.i"-  --'^^r- "-  r.:  -v- ;, ,  ...l  •-•.^^  i;- ^.--.3 

Eh  bien  I  que  concluez-vous  de  cette  supposiij 

DENIS. 

Je  conclus  que  j'ai  eu  raisMi  de  me  défier  de 
tous  les  hommes,  de  rapporter  tout  à  moi,  de 
n'aimer  que  moi. 

PLATON. 

Vous  niez  donc  que  les  hommes  soient  obligés 
à  être  justes? 

DENIS. 

■'■■  '<' 
Pourquoi  y  seraient-ils  obligés,   puisque  la 
nature  ne  les  a  pas  faits  tels  ? 

,   ■  l  PLATON.  ^-V"'' 

Parce  que  la  nature  les  a  faits  raisonnables, 
et  que  si  elle  ne  leur  a  pas  accordé  l'équité,  elle 
leur  a  donné  la  raison  pour  la  leur  faire  con- 
naître et  pratiquer;  car  vous  ne  niez  pas,  du 
moins,  que  la  raison  ne  montre  la  nécessité  de 
la  justice? 

DENIS. 

La  raison  veut  que  les  habiles  et  les  forts 
gouvernent ,  et  qu'ils  fassent  observer  aux  au- 
tres hommes  l'équité  ;  voilà  ce  que  je  vous  ac- 
corde. 

l'ambition  d'une  manière  absolue;  J'en  juge  par  les  effet* 
qu'elle  produit.  Si  elle  est  utile  aux  hommes ,  si  elle  est  ac- 
compagnée de  la  vertu ,  je  la  considère  comme  un  des  plus 
nobles  mouvements  de  Tâme  ;  si  elle  ne  recherche  le  crédit  et 
l'autorité  que  pour  satisfaire  d'autres  passions  viles ,  tollei 
que  l'avarice ,  la  haine ,  la  cruauté ,  je  la  déleste  et  la  méprisfl 
au  sein  même  de  son  opulence  et  de  son  pouvoir.  S. 


(;-24 


VAllVENARGUES. 


PLATON. 

C'est-à-dire  que  vous,  qui  étiez  plus  fort  et 
plus  habile  que  vos  sujets ,  vous  n'étiez  pas  obligé 
envers  eux  à  être  juste.  Mais  vous  avez  trouvé 
des  hommes  encore  plus  heureux  et  plus  habiles 
que  vous;  ils  vous  ont  chassé  de  la  place  que 
vous  aviez  usurpée.  Après  avoir  éprouvé  si  du- 
rement les  inconvénients  de  la  violence,  devriez- 
vous  persister  dans  votre  erreur?  Mais  puisque 
votre  expérience  n'a  pu  vous  instruire,  je  le  ten- 
terais vainement.  Adieu;  je  ne  veux  point  in- 
fecter mon  esprit  du  poison  dangereux  de  vos 
maximes. 

DENIS. 

Et  moi,  je  veux  toujours  haïr  les  vôtres  :  la 
vertu  me  condamne  avec  trop  de  rigueur  pour 
que  je  puisse  jamais  la  souffrir. 


REFLEXIONS 

SUR  DIVERS  SUJETS. 

I. 

Sur  Vhistoire  des  hommes  illustres. 

Les  histoires  des  hommes  illustres  trompent 
la  jeunesse.  On  y  présente  toujours  le  mérite 
comme  respectable,  on  y  plaint  les  disgrâces  qui 
l'accompagnent ,  et  on  y  parle  avec  mépris  de 
l'injustice  du  monde  à  l'égard  de  la  vertu  et  des 
talents.  Ainsi,  quoiqu'on  y  fasse  voir  les  hom- 
mes de  génie  presque  toujours  malheureux ,  on 
peint  cependant  leur  génie  et  leur  condition  avec 
de  si  riches  couleurs,  qu'ils  paraissent  dignes 
d  envie  dans  leurs  malheurs  mêmes.  Cela  vient 
de  ce  que  les  historiens  confondent  leurs  intérêts 
avec  ceux  des  hommes  illustres  dont  ils  parlent. 
Marchant  dans  les  mêmes  sentiers ,  et  aspirant 
à  peu  près  à  la  même  gloire ,  ils  relèvent  autant 
qu'ils  peuvent  l'éclat  des  talents  ;  on  ne  s'aper- 
çoit pas  qu'ils  plaident  leur  propre  cause,  et 
comme  on  n'entend  que  leur  voix ,  on  se  laisse 
aisément  séduire  à  la  justice  de  leur  cause,  et 
on  se  persuade  aisément  que  le  parti  le  meilleur 
est  aussi  le  plus  appuyé  des  honnêtes  gens.  L'ex- 
périence détrompe  là-dessus.  Pour  peu  qu'on  ait 
vu  le  monde,  on  découvre  bientôt  soii  iQjustice 
naturelle  envers  le  mérite ,  l'envie  des  homme» 


médiocres,  qui  traverse  jusqu'à  la  mort  les  hom- 
mes excellents,  et  enfin  l'orgueil  des  hommes 
élevés  par  la  fortune ,  qui  ne  se  relâche  jamais 
en  faveur  de  ceux  qui  n'ont  que  du  mérite.  Si 
on  savait  cela  de  meilleure  heure ,  on  travaille-  } 
rait  avec  moins  d'ardeur  à  la  vertu  ;  et  quoique  ■ 
la  présomption  de  la  jeunesse  surmonte  tout,  je 
doute  qu'il  entrât  autant  de  jeunes  gens  dans  la 
carrière. 

n. 

&ur  la  morale  et  la  physique. 

C'est  un  reproche  ordinaire  de  la  part  des 
physiciens  à  ceux  qui  écrivent  des  mœurs ,  que 
la  morale  n'a  aucune  certitude  comme  les  ma- 
thématiques et  les  expériences  physiques.  Mais 
je  crois  qu'on  pourrait  dire,  au  contraire,  que 
l'avantage  de  la  morale  est  d'être  fondée  sur  peu 
de  principes  très-solides ,  et  qui  sont  à  la  portée 
de  l'esprit  des  hommes  ;  que  c'est  de  toutes  les 
sciences  la  plus  connue,  et  celle  qui  a  été  portée 
plus  près  de  sa  perfection  :  car  il  y  a  peu  de 
vérités  morales  un  peu  importantes  qui  n'aient 
été  écrites  ;  et  ce  qui  manque  à  cette  science , 
c'est  de  réunir  toutes  ces  vérités  et  de  les  séparei 
de  quelques  erreurs  qu'on  y  a  mêlées;  mais  c'est 
un  défaut  de  l'esprit  humain  plus  que  de  cette 
science ,  car  les  hommes  ne  sont  guère  capable? 
de  concevoir  aucun  sujet  tout  entier  et  d'en  voir 
les  divers  rapports  et  les  différentes  faces.  L'a- 
vantage de  la  morale  est  donc  d'être  plus  con- 
nue que  les  autres  sciences  ;  de  là  on  peut  con- 
clure qu'elle  est  plus  bornée ,  ou  qu'elle  est  plus 
naturelle  aux  hommes ,  ou  l'un  et  l'autre  à  la 
fois  :  car  on  ne  peut  nier,  je  crois,  qu'elle  est 
plus  naturelle  aux  hommes;  et  on  est  assez 
obligé  de  convenir ,  en  même  temps,  que  se  ren- 
fermant tout  entière  dans  un  sujet  si  borné  que 
le  genre  humain ,  elle  a  moins  d'étendue  que  la 
physique ,  qui  embrasse  toute  la  nature.  Ainsi 
l'avantage  de  la  morale  sur  la  physique  est  de 
pouvoir  être  mieux  connue  et  mieux  possédée, 
et  l'avantage  de  la  physique  sur  la  morale  est 
d'être  plus  vaste  et  plus  étendue  La  morale  se 
glorifie  d'être  plus  sûre  et  plus  praticable  ;  et  la 
physique,  au  contraire,  de  passer  les  bornes  de 
l'esprit  humain ,  de  s'étendre  au  delà  de  toutes 
ses  conceptions,  d'étonner  et  de  confondre  l'ima- 
gination par  ce  qu'elle  lui  fait  apercevoir  de  la 
nature...  Voilà  du  moins  ce  qui  me  paraît  de 
ces  deux  sciences.  Je  trouve  la  morale  plus 
utile,  parce  que  nos  connaissances  ne  sont  guère 
profitables  qu'autant  qu'elles  approchent  de  la 


REFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS. 


G2r> 


perfection  ;  mais  elle  jne  paraît  aussi  un  peu 
bornée  ;  au  lieu  que  le  stîul  aspect  des  éléments 

de  la  physique  accable  mon  imagination Je 

me  sens  frapper  d'une  vive  curiosité  à  la  vue  de 
toutes  les  merveilles  de  l'univers,  mais  je  suis 
dégoûté  aussitôt  du  peu  que  l'on  en  peut  con- 
naître, et  il  me  semble  qu'une  science  si  élevée 
au-dessus  de  notre  raison  n'est  pas  trop  faite 
pour  nous. 

Cependant  ce  qu'on  a  pu  en  découvrir  n'a  pas 
laissé  que  de  répandre  de  grandes  lumières  sur 
toutes  les  choses  humaines  :  d'où  je  conclus  qu'il 
est  bon  que  beaucoup  d'hommes  s'appliquent  à 
cette  science  et  la  portent  jusqu'au  degré  où  elle 
peut  être  portée,  sans  se  décourager  par  la  len- 
teur de  leurs  progrès  et  par  l'imperfection  de 
leurs  connaissances....  Il  faut  avouer  que  c'est 
un  grand  spectacle  que  celui  de  l'univers  :  de 
quelque  côté  qu'on  porte  sa  vue,  on  ne  trouve 
jamais  de  terme.  L'esprit  n'arrive  jamais  ni  à  la 
dernière  petitesse  des  objets,  ni  à  l'immensité 
du  tout  ;  les  plus  petites  choses  tiennent  à  l'in- 
fini ou  à  l'indéfini.  L'extrême  petitesse  et  l'ex- 
trême grandeur  échappent  également  à  notre 
imagination;  elle  n'a  plus  de  prise  sur  aucun 
objet  dès  qu'elle  veut  les  approfondir.  Nous 
apercevons ,  dit  Pascal,  quelque  apparence  du 
milieu  des  choses,  dans  un  désespoir  éternel 
d'en  connaître  ni  le  principe  ni  la  fin,  etc.  ' 

La  physique  est  incertaine  à  l'égard  des  prin- 
cipes du  mouvement,  à  l'égard  du  vide  ou  du 
plein ,  de  l'essence  des  corps ,  etc.  Elle  n'est  cer- 
taine que  dans  les  dimensions,  les  distances,  les 
proportions  et  les  calculs  qu'elle  emprunte  de  la. 
géométrie. 

M.  Newton,  au  moyen  d'une  seule  cause 
occulte ,  explique  tous  les  phénomènes  de  la  na- 
ture ;  et  les  anciens ,  en  admettant  plusieurs  cau- 
ses occultes,  n'expliquaient  pas  la  moindre  par- 
tie de  ces  phénomènes.  La  cause  occulte  de 
M.  Newton  est  celle  qui  produit  la  pesanteur  et 
l'attraction  mutuelle  des  corps  ;  mais  il  n'est  pas 
impossible  peut-être  que  cette  pesanteur  et  cette 
attraction  ne  soient  à  elles-mêmes  leur  propre 
cause  :  car  il  n'est  pas  nécessaire  qu'une  qualité 
cpie  nous  apercevons  dans  un  sujet  y  soit  pro- 
duite par  une  cause  ;  elle  peut  exister  par  elle- 
même. 

On  ne  demande  pas  pourquoi  la  matière  est 
étendue  :  c'est  là  sa  manière  d'exister  ;  elle  ne 
peut  être  autrement.  Ne  se  peut-il  pas  faire  quo 

'  Voyez  les  Fentécs  de  Pascal,  V  parf.  art.  IV,  pensée  I 


la  pesanteur  lui  soit  aussi  essentielle  que  l'éten- 
due ?  Pourquoi  non  ? 

Il  n'est  aucune  portion  de  matière  qui  ne  soit 
étendue  :  l'étendue  est  donc  essentielle  à  la  ma- 
tière. Mais  s'il  n'y  a  aucune  portion  de  matière 
qui  ne  soit  pesante ,  ne  faudrait-il  pas  ajouter  la 
pesanteur  à  l'essence  de  la  matière  ? 

Si  le  mouvement  n'est  autre  chose  que  la  pe- 
santeur des  corps ,  nous  voilà  bien  avancés  dans 
le  secret  de  la  nature  ! 

Toutes  nos  démonstrations  ne  tendent  qu'à 
nous  faire  connaître  les  choses  avec  la  même  évi- 
dence que  nous  les  connaissons  par  sentiment. 
Connaître  par  sentiment  est  donc  le  plus  haut 
degré  de  connaissance;  il  ne  faut  donc  pas  de- 
mander une  raison  de  ce  que  nous  connaissons 
par  sentiment. 

III. 

Sur  Fontenellc. 

M,  de  Fontenelle  mérite  d'être  regardé  par  la 
postérité  comme  un  des  plus  grands  philosophes 
de  la  terre.  Son  Histoire  des  oracles,  son  petit 
ti'aité  de  V  Origine  des  fables,  une  grande  partie 
de  ses  Dialogues,  sa  Pluralité  des  mondes,  sont 
des  ouvrages  qui  ne  devraient  jamais  périr,  quoi- 
que le  style  en  soit  froid  et  peu  naturel  en  beau- 
coup d'endroits.  On  ne  peut  refuser  à  l'auteur  de 
ces  ouvrages  d'avoir  donné  de  nouvelles  lumières 
au  genre  humain.  Personne  n'a  mieux  fait  sen- 
tir que  lui  cet  amour  immense  que  les  hommes 
ont  pour  le  merveilleux,  cette  pente  extrême  qu'ils 
ont  à  respecter  les  vieilles  traditions  et  l'autorité 
des  anciens.  C'est  à  lui,  en  grande  partie,  qu'on 
doit  cet  esprit  philosophique  qui  fait  mépriser  les 
déclamations  et  les  autorités,  pour  discuter  le 
vrai  avec  exactitude.  Le  désir  qu'il  a  eu  dans 
tous  ses  écrits  de  rabaisser  l'antiquité  Ta  conduit 
à  en  découvrir  tous  les  faux  raisonnements,  tout 
le  fabuleux,  les  déguisements  des  histoires  an- 
ciennes et  la  vanité  de  leur  philosophie.  Ainsi  la 
querelle  des  anciens  et  des  modernes ,  qui  n'était 
pas  fort  importante  en  elle-même,  a  produit  des 
dissertations  sur  les  traditions  et  sur  les  fables  de 
l'antiquité ,  qui  ont  découvert  le  caractère  de  l'es- 
prit des  hommes,  détruit  les  superstitions  et 
agrandi  les  vues  de  la  morale.  M.  de  Fontenelle 
a  excellé  encore  à  peindre  la  faiblesse  et  la  vanité 
de  l'esprit  humain  :  c'est  dans  cette  partie ,  et  dans 
les  vues  qu'il  a  eues  sur  l'histoire  ancienne  et  sur 
la  superstition,  qu'il  me  paraît  véritablement  ori- 
ginal. Son  esprit  fin  et  profond  ne  l'a  trompé  quo 

40 


G26 


VAUVENARGUES. 


dans  les  ciioses  de  sentiment;  partout  ailleurs  il 
est  admirable. 

IV. 

Sur  rode. 

Je  ne  sais  point  si  Rousseau  a  surpassé  Horace 
et  Pindare  dans  ses  odes  ;  s'il  les  a  surpassés ,  je 
conclus  que  l'ode  est  un  mauvais  genre ,  ou  du 
moins  un  genre  qui  n'a  pas  encore  atteint  à  beau- 
coup près  sa  perfection.  L'idée  que  j'ai  de  l'ode 
est  que  c'est  une  espèce  de  délire,  un  transport  de 
l'imagination.  Mais  ce  transport  et  ce  délire ,  s'ils 
étaient  vrais  et  non  pas  feints,  devraient  remplir 
les  odes  de  sentiment  ;  car  il  n'arrive  jamais  que 
l'imagination  soit  véritablement  échauffée  sans 
passionner  l'âme  :  or  je  ne  crains  pas  qu'on  puisse 
dire  que  nos  odes  soient  fort  passionnées.  Ce  défaut 
de  passion  est  d'autant  plus  considérable  dans  ces 
petits  poèmes,  que  la  plupart  sont  vides  dépensées; 
et  il  me  semble  que  tout  ouvrage  qui  est  vide  de 
pensées  doit  être  rempli  de  sentiment.  Rien  n'est 
plus  froid  que  de  très-beaux  vers  où  l'on  ne  trouve 
que  de  l'harmonie  et  des  images  sans  chaleur  et 
sans  enthousiasme. 

Mais  ce  qui  fait  que  Rousseau  est  si  admiré 
malgré  ce  défaut  de  passion ,  c'est  que  la  plupart 
des  poètes  qui  ont  essayé  de  faire  des  odes ,  n'ayant 
pas  plus  de  chaleur  que  lui ,  n'ont  pu  même  at- 
teindre à  son  élégance ,  à  son  harmonie ,  à  sa  sim- 
plicité et  à  la  richesse  de  sa  poésie.  Ainsi  il  est 
admiré  non-seulement  pour  les  beautés  réelles  de 
ses  ouvrages ,  mais  aussi  pour  les  défauts  de  ses 
imitateurs.  Les  hommes  sont  faits  de  manière 
qu'ils  ne  jugent  guère  que  par  comparaison  ;  et 
jusqu'à  ce  qu'un  genre  ait  atteint  sa  véritable 
perfection ,  ils  ne  s'aperçoivent  point  de  ce  qui  lui 
manque  ;  ils  ne  s'aperçoivent  pas  même  qu'ils  ont 
pi'is  une  mauvaise  route,  et  qu'ils  ont  manqué  le 
génie  d'un  certain  genre ,  tant  que  le  vrai  génie  et 
la  vraie  route  leur  sont  inconnus.  C'est  ce  qui  a 
lait  que  tous  les  mauvais  auteurs  qui  ont  primé 
<4âns  hxxr  siècle  ont  passé  incontestablement  pour 
de  grands  hommes ,  personne  n'osant  contester  à 
ceux  qui  faisaient  mieux  que  les  autres  qu'ils 
fusseat  dans  le  bon  chemin. 

V. 

Sur  Montaigne  et  Pascal. 

Montaigne  pensait  naturellement  et  hardiment; 
il  joignait  à  une  imagination  inépuisable  un  es- 
prit invinciblement  tourné  à  réfléchir.  On  admire 
dans  ses  écrits  ce  caractère  original  qui  manque 


rarement  aux  ômes  vraies;  on  y  retrouve  partout 
ce  génie  qu'on  ne  peut  d'ailleurs  refuser  aux 
hommes  qui  sont  supérieurs  à  leur  siècle.  Mon- 
taigne a  été  un  prodige  dans  des  temps  barbares: 
cependant  on  n'oserait  dire  qu'il  ait  évité  tous  les 
défauts  de  ses  contemporains  ;  il  en  avait  lui-même 
de  considérables  qui  lui  étaient  propres ,  qu'il  a 
défendus  avec  esprit ,  mais  qu'il  n'a  pu  justifier, 
parce  qu'on  ne  justifie  point  de  vrais  défauts.  H 
ne  savait  ni  lier  ses  pensées,  ni  donner  de  justes 
bornes  à  ses  discours ,  ni  rapprocher  utilement  les 
vérités,  ni  en  conclure.  Admirable  dans  les  dé- 
tails ,  incapable  de  former  un  tout  ;  savant  à  dé- 
truire, faible  à  établir;  prolixe  dans  ses  citations, 
dans  ses  raisonnements ,  dans  ses  exemples  ;  fon- 
dant sur  des  faits  vagues  et  incertains  des  juge- 
ments hasardeux;  affaiblissant  quelquefois  de 
fortes  preuves  par  de  vaines  et  inutiles  conjec- 
tures ;  se  penchant  souvent  du  côté  de  l'erreur 
pour  contre-peser  l'opinion  ;  combattant  par  un 
doute  trop  universel  la  certitude;  parlant  trop 
de  soi,  quoi  qu'on  dise,  comme  il  parlait  trop 
d'autre  chose  ;  incapable  de  ces  passions  altières 
et  véhémentes  qui  sont  presque  les  seules  sources 
du  sublime;  choquant,  par  son  indifférence  et  son 
indécision,  les  âmes  impérieuses  et  décisives  ;  obs- 
cur et  fatigant  en  mille  endroits,  faute  de  mé- 
thode ;  en  un  mot,  malgré  tous  les  charmes  de  sa 
naïveté  et  de  ses  images,  très-faible  orateur,  parce 
qu'il  ignorait  l'art  nécessaire  d'arranger  un  dis- 
cours, de  déterminer,  de  passionner  et  de  conclure. 
Pascal  n'a  surpassé  Montaigne  ni  en  naïveté, 
ni  en  imagination.  Il  l'a  surpassé  en  profondeur, 
en  finesse ,  en  sublimité ,  en  véhémence;  il  a  porté 
à  sa  perfection  l'éloquence  d'art  que  Montaigne 
ignorait  entièrement,  et  n'a  point  été  égalé  dans 
cette  vigueur  de  génie  par  laquelle  on  rappro- 
che les  objets  et  on  résume  un  discours;  mais 
la  chaleur  et  la  vivacité  de  son  esprit  pouvaient 
lui  donner  des  erreurs  dont  le  génie  femie  et 
modéré  de  Montaigne  n'était  pas  aussi  suscep- 
tible. 


VI. 


Sur  la  poésie  et  l'éloquence. 

M.  de  Fontenelle  dit  formellement,  en  plu- 
sieurs endroits  de  ses  ouvrages,  que  l'éloquence 
et  la  poésie  sont  peu  de  chose,  etc..  Il  me  semble 
qu'il  n'est  pas  trop  nécessaire  de  défendre  l'élo- 
quence. Qui  devrait  mieux  savoir  que  M.  de  Fon- 
tenelle, que  la  plupart  des  choses  humaines,  je 
dis  celles  dont  la  nature  a  abandonné  la  conduite 


RÉFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS 


G27 


aux  hommes,  ne  se  font  que  par  la  séduction? 
C'est  l'éloquetice  qui  non-seulement  convainc  les 
hommes ,  mais  qui  les  échauffe  pour  les  choses 
qu'elle  leur  a  persuadées ,  et  qui  par  conséquetit 
se  rend  maîtresse  de  leur  conduite.  Si  M.  de  fon- 
tenèlle  n'entendait  par  l'éloquence  qu'une  vaine 
poïhpe  de  paroles ,  l'harmonie ,  le  choix,  les  ima- 
ges d'un  discours,  encore  que  toutes  ces  choses 
contribuent  beaucoup  à  la  persuasion ,  il  pourrait 
cependant  en  faire  peu  d'estime,  parce  qu'elles 
n'auraient  pas  grand  pouvoir  sur  des  esprits  fins 
et  profonds  comme  le  sien.  Mais  M.  de  Fonte^ 
nelle  île  peut  ignorer  que  la  grande  éloquence  ne 
se  borne  point  à  l'imagination ,  et  qu'elle  embrasse 
la  profondeur  du  raisonnement^  qu'elle  fait  va- 
loir, ou  par  un  grand  art  et  par  une  régulière 
netteté,  ou  par  une  chaleur  d'expression  et  de 
génie  qui  entraîne  les  esprits  les  plus  opiniâtres. 
L'éloquence  a  encore  cet  avantage ,  qu'elle  rend 
les  vérités  populaires ,  qu'elle  les  fait  sentir  aux 
moins  habiles  ,  et  qu'elle  se  proportionne  à  tous 
les  esprits*  Enfin ,  je  crois  qu'on  peut  dire  qu'elle 
est  la  marque  certaine  de  la  vigueur  de  l'esprit, 
et  l'instrument  le  plus  puissant  de  la  nature 
humaine...  A  l'égard  de  la  poésie,  je  ne  crois  pas 
qu'elle  soit  fort  distincte  de  l'éloquence.  Un  grand 
poëte  '  la  nomme  V éloquence  harmonieuse  :  je  me 
fais  honneur  de  penser  comme  lui.  Je  sais  bien 
qu'il  peut  y  avoir  dans  la  poésie  de  petits  genres 
qui  ne  demandent  que  quelque  vivacité  d'imagi- 
nation et  l'art  des  vers  ;  mais  dira-t-on  que  la 
physique  est  peu  de  chose  parce  qu'il  y  a  des 
parties  de  la  physique  qui  ne  sont  pas  d'une  grande 
étendue  ou  d'une  grande  utilité?  La  grande  poésie 
demande  nécessairement  une  grande  imagina- 
tion, avec  un  génie  fort  et  plein  de  feu.  Or  on 
n'a  point  cette  grande  imagination  et  ce  génie  vi- 
goureux ,  sans  avoir  en  même  temps  de  grandes 
lumières  et  des  passions  ardentes  qui  éclairent 
l'âme  sur  toutes  les  choses  de  sentiment,  c'est-à- 
dire,  Sfur  la  plus  grande  partie  des  objets  que 
l'homme  Connaît  le  mieux.  Le  génie  qui  fait  les 
poètes  est  le  même  qui  donne  la  connaissance  du 
cœur  de  l'homme.  Molière  et  Racine  n'ont  si  bien 
réussi  à  peindre  le  genre  humain ,  que  parce  qu'ils 
ont  eu  l'un  et  l'autre  une  grande  imagination. 
Tout  homme  qui  ne  saura  pas  peindre  fidèlement 
les  passions^  la  nature,  ne  méritera  pas  le  nom 
de  grand  poëte.  Ce  mérite  si  essentiel  ne  le  dis- 
pense pas  d'avoir  les  autres  :  un  grand  poëté  est 
obligé  d'avoir  des  idées  justes ,  de  conduire  sagc- 

'  toiraîfé.  B. 


ment  tous  ses  ouvrages,  de  former  des  plans  ré- 
guliers et  de  les  exécuter  avec  vigueur.  Qui  né 
sait  qu'il  est  peut-être  plus  difficile  de  former  un 
bon  plan  pour  un  poëme  que  de  faire  un  système 
raisonnable  sur  quelque  petit  sujet  philosophique? 
Je  sais  bien  qu'on  m'objectera  que  Milton ,  Shîik- 
speare  et  Virgile  même  n'ont  pas  brillé  dans  leurs 
plans  :  cela  prouve  que  leur  talent  peut  subsister 
sans  une  grande  régularité  ;  mais  il  ne  prouvé 
point  qu'il  l'exclue.  Combien  peu  avons -noiis 
d'ouvrages  de  morale  et  de  philosophie  où  il  règne 
un  ordre  irréprochable  !  Est-il  surprenant  que  la 
poésie  se  soit  si  souvent  écartée  de  cette  sagesse 
de  conduite ,  pour  chercher  des  situations  et  des 
peintut'es  pathétiques  ;  tandis  que  iiris  ouvrages 
de  raisonnement ,  où  on  n'a  recherché  que  la  mé- 
thode et  la  vérité ,  sont  la  plupart  si  peu  vrais  et 
si  peu  méthodiques?  C'est  donc  par  la  faiblesse 
naturelle  de  l'esprit  humain  que  quelques  poètes 
manquent  de  conduite,  et  non  parce  que  le  dé- 
faut de  conduite  est  propre  à  l'esprit  poétique.  Je 
suis  fâché  qu'un  esprit  supérieur  comme  M.  de 
Fontenelle  veuille  bien  appuyer  de  son  autorité 
les  préjugés  du  peuple  contre  un  art  aimable ,  et 
dont  le  génie  est  donné  a  si  peu  d'hommes.  Tout 
génie  qui  fait  concevoir  plus  vivement  les  choses 
humaines ,  comme  on  ne  peut  le  refuser  à  la 
poésie ,  doit  porter  partout  plus  de  lumière.  Je 
sais  que  ce  sont  des  lumières  de  sentiment,  qui 
ne  serviraient  peut-être  pas  toujours  à  bien  dis- 
cuter les  objets  ;  mais  n'y  a-t-il  point  d'autre  ma- 
nière de  connaître  que  par  discussion?  et  peut-on 
conclure  quelque  chose  contre  la  justesse  d'un 
esprit  qui  ne  sera  pas  propre  à  discuter?  Qu'y  a- 
t-il  après  tout  d'estimable  dans  l'humanité?  Sera- 
ce  les  connaissances  physiques  et  l'esprit  qui  sert 
à  les  acquérir  ?  Mais  pourquoi  donner  cette  pré- 
férence à  la  physique?  Pourquoi  l'esprit  qui  sert 
à  Connaître  l'esprit  lui-même,  ne  sera-t-11  pas 
aussi  estimable  que  celui  qui  recherche  les  causes 
naturelles  avec  tant  de  lenteur  et  d'incertitude  ? 
Le  plus  grand  mérite  des  hommes  est  d'avoir  la 
faculté  de  connaître;  et  la  connaissance  la  plus 
parfaite  et  la  plus  utile  qu'ils  puissent  acquérir 
peut  bien  être  celle  d'eux-mêmes.  Je  supplie  ceux 
qui  sont  persuadés  de  ces  vérités,  de  me  pardon- 
ner les  preuves  que  j'en  apporte  ;  elles  ne  peuvent 
être  regardées  comme  inutiles ,  puisque  la  plus 
grande  partie  des  hommes  les  ignorent ,  et  que 
le  plus  grand  philosophe  de  ce  siècle  veut  bien 
favoriser  cette  ignorance. 

Je  sais  bien  que  les  grands  poètes  pourraient 
employer  leur  esprit  k  cfuelcpTe  chose  de  ff\\\i  utilfl 

-10. 


t>28 


VAIJVKNARGUES. 


pour  le  genre  liumain  que  la  poésie.  Je  sais  bien 
que  l'attrait  invincible  du  génie  les  empêche  en- 
core d'ordinaire  de  s'appliquer  à  d'autres  choses  ; 
mais  n'ont-ils  pas  cela  de  commun  avec  ceux  qui 
cultivent  les  sciences  ?  Parmi  un  si  grand  nom- 
bre de  philosophes ,  combien  peu  s'en  trouve-t-il 
qui  aient  inventé  des  choses  utiles  à  la  société ,  et 
dont  l'esprit  n'eût  pu  être  mieux  employé  ailleurs, 
s'il  eût  été  capable  pour  d'autres  choses  de  la 
même  application I  Est-il  nécessaire,  d'ailleurs, 
que  tous  les  hommes  s'appliquent  à  la  politique, 
à  la  morale  et  aux  connaissances  les  plus  utiles  ? 
N'est-il  pas  au  contraire  infiniment  mieux  que 
les  talents  se  partagent  ?  Par  là  tous  les  arts  et 
toutes  les  sciences  fleurissent  ensemble;  de  ce 
concours  et  de  cette  diversité  se  forme  la  vraie 
richesse  des  sociétés.  Il  n'est  ni  possible  ni  rai- 
sonnable que  tous  les  hommes  travaillent  pour 
la  même  fin. 

VIT. 

V homme  vertueux  dépeint  par  son  génie. 

Quand  je  trouve  dans  un  ouvrage  une  grande 
imagination  avec  une  grande  sagesse ,  un  juge- 
ment net  et  profond,  des  passions  très-hautes 
mais  vraies,  nul  effort  pour  paraître  grand,  une 
extrême  sincérité,  beaucoup  d'éloquence,  et  point 
d'art  que  celui  qui  vient  du  génie  ;  alors  je  res- 
pecte l'auteur ,  je  l'estime  autant  que  les  sages  ou 
que  les  héros  qu'il  a  peints.  J'aime  à  croire  que 
celui  qui  a  conçu  de  si  grandes  choses  n'aurait 
pas  été  incapable  de  les  faire.  La  fortune  qui  l'a 
réduit  à  les  écrire  me  paraît  injuste.  Je  m'in- 
forme curieusement  de  tout  le  détail  de  sa  vie; 
s'il  a  fait  des  fautes,  je  les  excuse,  parce  que  je 
sais  qu'il  est  difficile  à  la  nature  de  tenir  tou- 
jours le  cœur  des  hommes  au-dessus  de  leur 
condition.  Je  le  plains  des  pièges  cruels  qui  se 
sont  trouvés  sur  sa  route ,  et  même  des  faiblesses 
naturelles  qu'il  n'a  pu  surmonter  par  son  courage. 
Mais  lorsque,  malgré  la  fortune  et  malgré  ses 
propres  défauts,  j'apprends  que  son  esprit  a  tou- 
jours été  occupé  de  grandes  pensées,  et  dominé 
par  les  passions  les  plus  aimables ,  je  remercie  à 
genoux  la  nature  de  ce  qu'elle  a  fait  des  vertus 
indépendantes  du  bonheur,  et  des  lumières  que 
l'adversité  n'a  pu  éteindre. 

VIII. 

Sur  Molière. 
Xfn  des  plus  grands  traits  de  la  vie  de  Sylla 


est  d'avoir  dit  (|u'll  voyait  dans  César,  encore 
enfant,  plusieurs  Marins,  c'est-à-dire,  un  esprit 
plus  ambitieux  et  plus  fatal  à  la  liberté.  Molière 
n'est  pas  moins  admirable  d'avoir  prévu,  sur  une 
petite  pièce  de  vers  que  lui  montra  Racine  au 
sortir  du  collège ,  que  ce  jeune  homme  serait  le 
plus  grand  poète  de  son  siècle.  On  dit  qu'il  lui 
donna  cent  louis  pour  l'encourager  à  entrepren- 
dre une  tragédie.  Cette  générosité  de  la  part  d'un 
comédien  qui  n'était  pas  riche ,  me  touche  autant 
que  la  magnanimité  d'un  conquérant  qui  donne 
des  villes  et  des  royaumes.  Il  ne  faut  pas  mesu- 
rer les  hommes  par  leurs  actions,  qui  sont  trop 
dépendantes  de  leur  fortune,  mais  par  leurs 
sentiments  et  leur  génie. 

IX, 

Sur  les  mauvais  écrivains. 

Il  y  a,  ce  me  semble,  une  chose  qui  domine 
dans  les  écrivains  sans  génie  :  c'est  l'envie  d'a- 
voir de  l'esprit,  et  la  fatigue  que  ce  soin  leur 
coûte  ;  car  il  est  naturel  que  ces  ouvrages  de  la  vo- 
lonté portent  l'empreinte  de  leur  origine.  On  voit 
un  auteur  qui  travaille  d'abord  pour  penser ,  et 
qui,  après  avoir  formé  quelques  idées,  toujours 
imparfaites,  et  bien  plus  subtiles  que  vraies, 
s'efforce  de  persuader  ce  qu'il  ne  croit  pas;  de 
faire  sentir  ce  qu'il  ne  sent  pas;  d'enseigner  ce 
que  lui-même  ignore  ;  qui ,  pour  développer  ses 
réflexions,  dit  des  choses  tout  aussi  faibles  et 
aussi  obscures  que  ses  pensés  mêmes  :  car  ce  qu'on 
conçoit  vivement,  on  n'a  pas  besoin  de  le  com- 
menter ;  mais  ce  qui  est  pensé  sans  justesse ,  on 
l'exprime  sans  précision.  L'esprit  se  peint  dans 
la  parole,  qui  est  son  image;  et  les  longueurs  du 
discours  sont  le  sceau  des  esprits  stériles  et  des 
imaginations  ténébreuses  :  aussi  remarque-t-on 
dans  les  ouvrages  de  ceux  dont  je  parle  bien  du 
remplissage  et  très-peu  dépensées  utiles.  S'il  fal- 
lait en  juger  par  leurs  écrits ,  un  livre  n'est  pas  un 
tableau  où  les  yeux  s'attachent  d'eux-mêmes  et 
saisissent  avidement  les  fortes  images  du  vrai  ; 
ce  n'est  pas  l'invention  d'un  homme  qui  par  son 
travail  nous  épargne  à  nous-mêmes  la  peine  de 
nous  appliquer  pour  nous  instruire  :  cela  devrait 
être  ;  il  n'est  pas.  Un  homme  modeste  est  obligé 
lui-même  de  se  fatiguer  pour  trouver  le  mérite 
d'un  ouvrage  où  l'on  n'a  voulu  quelquefois  que 
le  divertir  ;  et  comme  il  n'imagine  pas  qu'un  gros 
volume  puisse  ne  contenir  que  peu  de  matière, 
ou  que  ce  qui  a  coûté  visiblement  tant  de  tra- 
vail soit  si  dépourvu  d'ajiréments,  il  croirait  vo- 


REFLEXIOINS  SlJR  DIVERS  SUJETS. 


G29 


lontiers  que  c'est  sa  faute  s'il  n'est  pas  plus  amusé 
ou  plus  instruit.  Je  voudrais  que  ceux  qui  écri- 
vent, poètes,  orateurs,  philosophes,  auteurs  en 
tout  genre,  se  demandassent  du  moins  à  eux- 
mêmes  :  Les  pensées  que  j'ai  proposées,  les  sen- 
timents que  j'ai  voulu  inspirer,  cette  conviction, 
cette  lumière,  cette  évidence  de  la  vérité,  ces 
passions  que  j'ai  tâché  de  faire  naître ,  étaient- 
elles  dans  mon  propre  esprit?  Je  voudrais  qu'ils 
gravassent  en  gros  caractère  dans  leur  atelier  : 
Que  l'auteur  est  pour  le  lecteur,  mais  que  le  lec- 
teur n'est  pas  fait  pour  admirer  l'auteur  qui  lui 
est  inutile. 


Sur  les  philosophes  modernes. 

Le  but  des  anciens  philosophes  était  de  porter 
les  hommes  à  la  vertu.  Le  dessein  caché  des  mo- 
dernes est  de  nous  en  détourner,  en  nous  insi- 
nuant que  nous  en  sommes  incapables  ;  et  moi , 
je  leur  dis  que  nous  en  sommes  capables.  Car, 
quand  je  parle  de  la  vertu ,  je  n'entends  point  ces 
qualités  imaginaires  que  la  philosophie  a  inven- 
tées, et  qu'il  lui  est  facile  de  détruire,  puisqu'elles 
ne  sont  que  son  ouvrage  :  je  parle  de  cette  supé- 
riorité des  âmes  fortes  que  l'éternel  auteur  de  la 
nature  a  daigné  accorder  à  quelques  hommes  ;  je 
parle  d'une  grandeur  de  rapport,  qui  est  cepen- 
dant très-réelle ,  car  il  n'y  a  point  d'objets  dans 
la  nature  qui  n'aient  des  rapports  nécessaires,  et 
qui  ne  soient  grands  ou  petits ,  forts  ou  faibles , 
bons  ou  mauvais ,  relativement  les  uns  aux  au- 
tres. Toute  langue  n'est  que  l'expression  de  ces 
rapports,  et  tout  l'esprit  du  monde  ne  consiste 
qu'à  les  bien  connaître.  Que  nous  enseignent 
donc  les  philosophes,  en  disant  qu'il  n'y  a  ni 
vertu,  ni  grandeur,  ni  vice,  ni  force  dans  les 
hommes?  Veulent-ils  nier  ces  rapports  et  ces 
proportions  immuables?  Non;  cela  serait  trop 
absurde.  Prétendent-ils  seulement  que  tout  est 
petit  et  frivole  dans  le  fini  comparé  à  l'infini  ? 
Est-ce  là  le  mystère  de  leurs  ouvrages  ?  et  n'ont- 
ils  que  cela  à  nous  apprendre  ?  Peut-on  abuser 
du  langage  avec  autant  de  témérité,  et  se  rendre 
plus  ridicule  par  plus  de  folie  ? 

Si  quelqu'un  s'avisait  de  faire  un  livre  pour 
prouver  qu'il  n'y  a  point  de  nains  ni  de  géants, 
fondé  sur  ce  que  les  uns  et  les  autres  demeu- 
reraient en  quelque  manière  confondus  à  nos 
propres  yeux,  si  nous  les  comparions  à  la  dis- 
tance de  la  terre  aux  astres-  mes  amis,  ne  di- 
i'iez-vous  pas  de  cet  ouvraiJjc  qu'il  vsl  la  rvvt'iic 


de  quelque  pédant,  et  le  plus  inutile  de  tous  les 
écrits  ? 

Mais  si  vous  demandiez  à  un  médecin  un  re- 
mède contre  la  fièvre,  et  qu'il  vous  répondît  que 
tous  les  hommes  sont  destinés  à  mourir;  si  vous 
commandiez  un  habit  bien  large  à  votre  tailleur, 
et  qu'il  eût  la  sottise  de  vous  dire  qu'il  n'y  a  rien 
de  large  en  ce  monde ,  que  l'univers  même  est 
étroit....  J'ai  honte  d'écrire  de  telles  imperti- 
nences ;  mais  il  me  semble  que  c'est  à  peu  près 
les  discours  de  nos  philosophes.  Nous  leur  de- 
mandons les  chemins  de  la  sagesse ,  et  ils  nous 
disent  que  tout  est  folie!  Nous  voudrions  être 
encouragés  à  la  vertu ,  et  ils  raisonnent  à  perte 
de  vue  sur  la  faiblesse  de  l'esprit  humain  !  Pen- 
sent-ils que  nous  ignorons  cette  faiblesse  ?  Mais 
vous-même ,  me  diront-ils ,  croyez-vous  qu'on 
ne  sache  pas  ce  que  vous  dites?  Pratiquez-le 
donc ,  si  vous  le  savez  !  et  ne  m'obligez  pas  de 
vous  redire  ce  qu'on  vous  a  dit ,  et  dont  vous 
profitez  si  peu  ;  car,  tant  que  vous  parlerez  comme 
vous  faites ,  je  croirai  qu'on  peut  vous  apprendre 
ce  que  vous  croyez  savoir,  et  je  vous  traiterai 
comme  le  peuple ,  qui  comprend  très-peu  ce  qu'il 
croit,  qui  fait  rarement  ce  qu'il  sait,  et  qui  em- 
prunte, selon  ses  besoins,  des  circonstances  et 
ses  mœurs  et  ses  opinions. 

XL 

Sur  la  difficulté  de  peindre  les  caractères. 

Lorsque  tout  un  peuple  est  frivole  et  n'a  rien 
de  grand  dans  ses  mœurs,  un  homme  qui  ha- 
sarde des  peintures  un  peu  hardies  doit  passer 
pour  un  visionnaire.  Ses  tableaux  manquent 
de  vraisemblance,  parce  qu'on  n'en  trouve  pas 
les  modèles  dans  le  monde.  Car  l'imagination 
des  hommes  se  renferme  dans  le  présent ,  et  ne 
trouve  de  vérité  que  dans  les  images  qui  lui  re- 
présentent ses  expériences.  Il  faudrait  donc, 
quand  on  veut  peindre  avec  hardiesse,  attacher 
de  telles  peintures  à  un  corps  d'histoire ,  ou  du 
moins  à  une  fiction,  qui  pût  leur  prêter,  avec 
la  vraisemblance  de  l'histoire,  son  autorité. 
C'est  ce  que  la  Bruyère  a  senti  à  merveille.  Il 
n(;  manquait  pas  de  génie  pour  faire  de  grands 
caractères  ;  mais  il  ne  l'a  presque  jamais  osé. 
Ses  portraits  paraissent  petits,  quand  on  les 
compare  à  ceux  du  Têléniaque  ou  des  oraisons 
de  Rossuet.  Il  a  eu  de  bonnes  raisons  pour  écrire 
connue  il  a  fait,  et  on  ne  peut  trop  l'en  louer. 
Cependant  c'est  être  sévère  que  d'oblig(;r  tous 
les  écrivains  à  sr  renfermer  dans  les  mœurs  de 


630 


YAUVENÂRGUES. 


leurtempii  om  4p  leur  pays.  On  potirrait,  t^lje 
ne  me  trompe ,  leur  donner  un  peu  plus  dp  li- 
berté, et  permettre  aux  peintres  modernps  de 
sortir  quelquefois  de  leur  siècle,  à  condition 
qu'ils  w  sfirtiraient  jamais  dp  la  naturp. 

XII. 

Sur  les  anciens  et  les  modernes. 

Un  Athénien  pouvait  parler  avec  véhémence 
de  la  gloire  à  des  Athéniens  ;  un  Français  à  des 
Français,  nullement  :  il  serait  honni.  L'imitation 
des  anciens  est  fort  trompeuse.  Telle  hardiesse 
qu'on  admire  avec  raison  dans  Démosthène, 
passerait  pour  déclamation  dans  notre  bouche. 
J'en  suis  fort  fâché  ;  nous  sommes  un  peu  trop 
philosophes.  A  force  d'avoir  ouï  dire  que  tout 
était  petit  ou  incertain  parmi  les  hommes,  nous 
croyons  qu'il  est  ridicule  de  parler  affirmative- 
ment et  avec  chaleur  de  quoi  que  ce  soit.  Cela 
a  banni  l'éloquence  des  écrits  modernes  :  car 
l'unique  objet  de  l'éloquence  est  de  persuader 
et  de  convaincre.  Or  on  ne  va  point  à  ce  but 
quand  on  ne  parle  pas  très-sérieusement.  Celui 
qui  est  de  sang-froid  n'échauffe  pas ,  celui  qui 
doute  ne  persuade  pas  ;  rien  n'est  plus  sensible. 
Mais  la  maladie  de  nos  jours  est  de  vouloir  ba- 
diner de  tout  ;  on  ne  souffre  qu'à  peine  un  autre 
style. 


CARACTERES, 


PRÉFACE. 

Ceux  qui  n'aiment  que  les  portraits  brillants  et  les  sa- 
tires ne  doivent  pas  lire  ces  nouveaux  Caractères.  On  n'a 
cherché  à  peindre  ni  les  gens  du  monde,  ni  les  ridicules 
des  grands,  quoiqu'on  sache  combien  ces  peintures  sont 
plus  propres  à  flatter  ou  la  vanité ,  ou  la  malignité ,  ou  la 
curiosité  du  peuple.  L'auteur  a  préféré,  autant  qu'il  a  pu, 
<e  qui  convient  en  général  à  tous  les  hommes ,  à  ce  qui 
est  particulier  à  quelques  conditions  ;  il  a  plus  négligé  le 
ridicule  que  toute  autre  chose ,  parce  que  le  ridicule  ne 
présente  ordinairement  les  hommes  que  d'un  seul  côté, 
qu'il  charge  et  grossit  leurs  défauts;  qu'en  faisant  sortir 
vivement  ce  qu'il  y  a  de  vain  et  de  faible  dans  la  nature, 
il  eu  déguise  toute  la  grandeur;  et  qu'enfin  il  contente 
pen  l'esprit  d'un  philosophe ,  plus  touclié  de  la  peintme 
d'une  seule  vertu  que  de  toutes  ces  petites  défectuosités , 
dont  les  esprits  faibles  sont  si  avides. 

On  aurait  aimé  à  développer  en  quelques  endroits ,  non- 
sculement  les  qualités  du  cœur,  mais  même  ces  différences 


fines  de  l'esprit  qui  échapi>eut  quelquefois  aux  meilleuife 
yeux.  Mais  parce  que  de  tels  caractère»  auraient  été  des  dé- 
finitions plutôt  que  des  portraits,  on  n'a  pas  osé  s'y  arrêter. 
Les  hommes  ne  sont  vivemeqt  frappés  que  des  images ,  et 
ils  entendent  toujours  mieux  les  choses  par  les  yeux  que 
par  les  oreilles. 

On  a  imité  Théophraste  et  la  Bruyère  autant  qu'on  l'a 
pu  ;  mais  parce  qu'on  l'a  pu  très-rarement ,  à  peine  s'apcr- 
cevra-t-on  que  l'auteur  se  soit  proposé  ces  grands  modèles. 

L'éloquence  de  la  Bruyère ,  ses  tours  singuliers  et  har- 
dis ,  et  son  caractère  toujours  original ,  ne  sont  pas  des 
choses  qu'on  puisse  imiter.  Théophraste  est  moins  délicat, 
moins  orné,  moins  fort,  moins  sublime  :  ses  portraits, 
chargés  de  détails,  sont  quelquefois  un  peu  traînants;  mais 
la  simplicité  et  la  vérité  de  ses  images  les  ont  fait  passer 
jusqu'à  nous.  Tout  auteur  qui  peint  la  nature  est  sûr  de 
durer  autant  que  son  modèle ,  et  de  n'être  jamais  atteint 
par  ses  copistes. 

Si  j'osais  reprocher  quelque  chose  à  la  Bruyère,  ce  se- 
rait d'avoir  trop  tourné  et  trop  travaillé  ses  ouvrages.  Un 
peu  plus  de  simplicité  et  de  négligence  aurait  donné  peut- 
être  plus  d'essor  à  son  génie,  et  un  caractère  plus  haut  à 
ses  expressions  fières  et  sublimes. 

Théophraste  a  d'autres  défauts  :  son  style  me  paraît 
moins  varié  que  celui  du  peintre  moderne;  et  il  n'en  a 
connu  ni  la  hardiesse,  ni  la  précision,  ni  l'énergie. 

A  l'égard  des  mœurs  qu'ils  ont  décrites ,  ce  sont  celles 
des  hommes  de  leur  siècle ,  qu'ils  ont  imitées  l'un  et  l'autre 
avec  la  plus  naïve  vérité.  La  Bruyère,  qui  a  vécu  dans  un 
siècle  plus  raffiné  et  dans  un  royaume  puissant ,  a  peint 
une  nation  polie ,  riche ,  magnifique ,  savante  et  amoureuse 
de  l'art.  Théophraste ,  né  au  contraire  dans  une  petite 
république,  où  les  hommes  étaient  pauvres  et  moins 
fastueux ,  a  fait  des  portraits  qui ,  aujourd'hui ,  nous 
paraissent  un  peu  petits. . 

S'il  m'est  permis  de  dire  ce  que  je  pense ,  je  ne  crois 
pas  que  nous  devions  tirer  un  grand  avantage  de  ce  raf- 
finement ou  de  ce  luxe  de  notre  nation.  La  grandeur  du 
faste  ne  peut  rien  ajouter  à  celle  des  hommes.  La  politesse 
même  et  la  délicatesse ,  poussées  au  delà  de  leurs  bornes , 
font  regretter  aux  esprit^  naturels  la  simplicité  quelles 
détruisent.  Nous  perdons  quelquefois  bien  plus  en  nous 
écartant  de  la  nature ,  que  nous  ne  gagnons  à  la  polir. 
L'art  peut  devenir  plus  barbare  que  l'instinct  qu'il  croit 
corriger. 

Je  n'oserais  pousser  plus  loin  mes  réflexions  à  la  tête 
d'un  si  petit  ouviage.  La  négligence  avec  laquelle  on  a 
écrit  ces  caractères ,  le  défaut  d'imagination  dans  l'expres- 
sion ,  la  langueur  du  style ,  ne  permettent  pas  d'en  hasa**- 
^er  un  plus  grand  nombre.  Il  faudrait  peut-être  avoir 
honte  de  laisser  paraître  le  peu  qu'on  e;n  ose  donner. 


I. 

Aceste,  ou  le  misanthrope  amoureux. 
Aceste  '  se  détourne  à  la  rencontre  de  ceux 

'  Quelques  personnes  ont  cru  trouver  une  foute  dans  c^ 
mot  ;  cependant  l'auteur  a  bien  écrit  Aceste ,  et  non  pas  Ah 
reste,  comme  ces  personnes  ont  paru  le  croira.  B. 


CARACTERES. 


6:3 


qu'il  volt  venir  au-devant  de  lui  ;  il  fuit  les  plai- 
sirs qui  le  cherchent;  il  pleure  et  il  cache  ses 
larmes.  Une  seule  personne  qui  ne  l'aime  pas, 
cause  toute  sa  rêverie  et  cette  profonde  tristesse. 
Aceste  la  voit  en  dormant ,  lui  parle ,  se  croit 
écouté  ;  il  croit  voyager  avec  elle  dans  un  bois , 
à  travers  des  rochers  et  des  sables  brûlants; 
il  arrive  avec  elle  parmi  des  barbares  :  ce  peuple 
s'empresse  autour  d'eux,  et  s'informe  curieuse- 
ment de  leur  fortune.  Aceste  se  trouve  à  une 
bataille,  et  couvert  de  blessures  et  de  gloire, 
il  rêve  qu'il  expire  dans  les  bras  de  sa  maîtresse; 
car  l'imagination  d'un  jeune  homme  agite  son 
sommeil  de  ces  chimères  que  nos  romanciers  ne 
composent  qu'après  bien  des  veilles.  Aceste  est 
timide  avec  sa  maîtresse  ;  il  oublie  quelquefois 
en  la  voyant  ce  qu'il  s'est  préparé  de  lui  dire  : 
plus  souvent  encore  il  lui  parle  sans  préparation , 
avec  cette  impétuosité  et  cette  force  que  sait 
inspirer  la  plus  vive  et  la  plus  éloquente  des  pas- 
sions. Sa  grâce  et  sa  sincérité  l'emportent  enfin 
sur  les  vœux  d'un  rival  moins  tendre  que  lui  ; 
et  l'amour,  le  temps,  le  caprice,  récompensent 
des  feux  si  purs.  Alors  il  n'est  plijs  ni  timide  ni 
inquiet ,  ni  vain  ni  jaloux  ;  il  n'a  plus  d'ennemis , 
il  ne  hait  personne ,  il  ne  porte  envie  à  personne  : 
on  ne  peut  dépeindre  sa  joie ,  ses  transports ,  ses 
discours  sans  suite ,  son  silence  et  sa  distraction. 
Tous  ceux  qui  dépendent  de  lui  se  ressentent  de 
son  bonheur  :  ses  gens,  qui  ont  manqué  à  ses 
ordres,  ne  le  trouvent  à  leur  retour  ni  sévère 
ni  impatient  ;  il  leur  dit  qu'ils  ont  bien  fait  de  se 
divertir,  qu'il  ne  veut  troubler  la  joie  de  per- 
somie.  Le  premier  misérable  qu'il  rencontre  est 
comblé ,  sans  l'avoir  prévu ,  des  marques  de  sa 
compassion.  Si  tous  les  hommes,  dit  Aceste, 
voulaient  s'entr'aider,  il  n'y  aurait  point  de  mal- 
heureux; mais  l'affreuse  et  inexorable  dureté 
des  riches  retient  tout  pour  elle ,  et  la  seule  ava- 
rice fait  toutes  les  misères  de  la  terre. 

11. 

Vimportant. 

Un  homme  qui  a  médiocrement  d'esprit  et 
beaucoup  d'amour-propre,  appréhende  le  ridi- 
cule comme  un  déshonneur;  quoiqu'il  soit  pé- 
nétré de  son  mérite ,  la  plus  légère  improbation 
l'aigrit ,  et  la  plaisanterie  la  plus  douce  l'embar- 
rasse; lui-même  a  cependant  cette  sincérité  dé- 
sagréable qui  vient  de  l'humeur  et  de  la  séche- 
resse de  l'esprit,  source  de  la  raillerie  la  plu» 
amère.  Il  a  l'esprit  net  mais  étroit,  etplus  jwste 


dans  ses  expressions  que  dans  ses  idées  ;  la  roi- 
deur  de  son  caractère  fait  haïr  ses  sincérités  et 
sa  probité  fastueuse  :  ses  manières  dures  l'ont 
aussi  empêché  de  réussir  auprès  des  femmes. 
Ce  sont  là  les  plus  grands  chagrins  qu'il  ait 
éprouvés  dans  sa  vie  ;  mais  ils  ne  l'ont  pu  corri- 
ger de  ses  défauts  :  suivi  de  toutes  les  erreurs 
de  la  jeunesse  dans  un  âge  déjà  avancé,  il  joue 
encore  l'important  parmi  les  siens ,  et  ne  peut  se 
passer  du  monde ,  qui  est  son  idole. 

m. 

IHson,  ou  IHmpertiîient. 

Ceux  qui  sont  insolents  avec  leurs  égaux 
s'échappent  aussi  quelquefois  avec  leurs  supé- 
rieurs ,  soit  pour  se  justifier  de  leur  bassesse , 
soit  par  une  pente  invincible  à  la  familiarité  et 
à  l'impertinence,  qui  leur  fait  perdre  très-sou- 
vent le  fruit  de  leurs  services,  soit  enfin  par 
défaut  de  jugement ,  et  parce  qu'ils  ne  sentent 
pas  les  bienséances.  Tel  s'est  fait  connaître 
Pison,  jeune  homme  ambitieux  et  sans  mœurs, 
sans  pudeur,  sans  délicatesse  ;  d'un  esprit  hardi 
mais  peu  juste ,  plus  intempérant  que  fécond , 
et  plus  laborieux  que  solide;  patient  néanmoins, 
complaisant ,  capable  de  souffrir  et  de  se  modé- 
rer; très-brave  à  la  guerre,  où  il  avait  mis  l'es- 
pérance de  sa  fortune,  et  propre  à  ce  métier 
par  son  activité,  par  son  courage  et  par  son  tem- 
pérament inaltérable  dans  les  fatigues  :  trop  ami 
cependant  du  faste  ;  engagé  par  ses  espérances 
à  une  folle  et  ruineuse  profusion;  accablé  de 
dettes  contre  l'honneur;  peu  sûr  au  jeu,  mais 
sachant  soutenir  avec  impudence  un  nom  équi- 
voque ;  sachant  sacrifier  les  petits  intérêts ,  et 
la  réputation  même ,  à  la  fortune  ;  incapable  de 
concevoir  qu'on  pût  parvenir  par  la  vertu  ;  privé 
de  sentiment  pour  le  mérite;  esclave  des  grands, 
né  pour  les  servir  dans  le  vice ,  pour  les  suivre 
à  la  chasse  et  à  la  guerre ,  et  vieillir  parmi  les 
opprobres ,  dans  une  fortune  médiocre. 


IV. 


Ergaste ,  ou  C officieux  par  vanité, 

Ergaste  n'avait  ni  esprit  ni  passions ,  mais  une 
excessive  vanité  qui  lui  tenait  lieu  d'âme,  et  qui 
était  le  principe  de  tout  ce  qu'on  voyait  en  lui , 
sentiments,  pensées,  discours  ;  c'était  là  tout  son 
fonds  et  tout  son  être.  Il  n'aimait  ni  les  femmes , 
ni  le  jeu,  ni  la  musique,  ni  la  bonne  chère;  tous 
les  homiTies,  tous  les  pnys,  tous  les  livres,  lui 


G32 


VAUVEINARGIJES. 


étaientégaux;  il  n'aimait  rien.  Tout  ce  qui  donnait 
dans  le  monde  de  la  considération  lui  était  égale- 
ment propre,  et  il  n'y  cherchait  que  cela.  Em- 
pressé par  cette  raison  à  faire  valoir  ses  talents  ; 
servant  beaucoup  de  gens  sans  obliger  personne  ; 
l'acile  et  léger,  il  promettait  en  même  temps  à 
plusieurs  personnes  ce  qu'il  ne  pouvait  tenir  qu'à 
une  seule.  Un  étranger  arrivait  dans  la  ville 
qu'Ergaste  ne  connaissait  point ,  il  allait  le  voir 
le  premier,  lui  offrait  ses  chevaux  et  sa  maison , 
et  faisait  redemander  à  son  ami  un  remise  qu'il 
l'avait  forcé  de  prendre  peu  auparavant.  Toujours 
vain  et  précipité  dans  ses  actions ,  et  aussi  peu 
capable  de  bien  faire  que  de  bien  penser. 

V. 
Calistène. 

Calistène  ne  connaît  pas  le  plaisir  qu'il  peut  y 
avoir  dans  un  entretien  familier,  et  à  épancher  son 
cœur  dans  le  secret.  S'il  est  seul  avec  une  femme 
ou  avec  un  homme  d'esprit ,  il  attend  avec  impa- 
tience le  moment  de  se  retirer.  Quoiqu'il  soit  as- 
sez vif,  il  paraît  froid.  Quoiqu'il  soit  grand  par- 
leur, il  ne  parle  point  ;  il  bâille ,  il  regarde  sa 
montre ,  il  se  lève ,  et  il  se  rasseoit  :  on  sent  qu'il 
n'est  point  à  sa  place ,  et  que  quelque  chose  lui 
manque.  Il  lui  faut  un  théâtre ,  une  école ,  et  un 
peuple  qui  l'environne  ;  là  il  parle  seul  et  long- 
temps, et  parle  quelquefois  avec  sagesse.  Les 
obligations  indispensables  de  sa  place ,  ses  étu- 
des, ses  distractions,  ses  attentions  scrupuleuses 
pour  les  grands ,  la  préoccupation  de  son  mérite, 
ne  lui  laissent  pas  le  loisir  de  cultiver  ses  amis, 
ni  même  d'avoir  des  amis.  Il  est  ivre  de  ses  ta- 
lents et  de  la  faveur  du  public.  Le  commerce  des 
grands  qui  le  recherchent  lui  a  fuit  perdre  le  goût 
de  ses  égaux.  Il  s'ennuie  de  ceux  qu'il  estime , 
lorsqu'ils  n'ont  que  de  l'agrément  et  du  mérite, 
quoiqu'il  ne  prime  lui-même  que  par  cet  endroit. 
Il  n'honore  que  la  vertu,  et  ne  néglige  que  les 
vertueux.  Laborieux  d'ailleurs ,  pénétrant ,  d'un 
esprit  facile  et  orné ,  fécond  par  sa  vivacité  et  sa 
mémoire,  mais  sans  invention;  tel  qu'il  faut 
pour  tromper  les  yeux  du  peuple  et  pour  capti- 
ver ses  suffrages. 

Vï. 

€otin ,  ou  le  bel  esprit. 

Cotin  se  pique  d'estimer  les  grandes  choses, 
parce  qu'il  est  vain.  Il  affecte  de  mépriser  l'élo- 
quence de  l'expression  et  la  justesse  même  des 
pensées,  qui,  à  ce  qu'il  dit  quelquefois,  ne  sont 


point  essentielles  au  sublime.  Il  ignore  que  le 
génie  ne  se  caractérise  en  quelque  sorte  que  par 
l'expression.  La  seule  éloquence  qu'il  aime  est 
l'ostentation  et  l'enflure.  Il  réclame  '  ces  vers 
pompeux  et  ces  magnifiques  tirades  qu'on  a  tant 
vantés  autrefois  : 

Serments  fallacieux,  salutaire  contrainte, 
Que  m'imposa  la  force  et  qu'accepta  ma  crainte , 
Heureux  déguisements  d'un  immortel  courroux , 
Vains  fantômes  d'État ,  évanouissez-vous  ! 

Et  vous  qu'avec  tant  d'art  cette  feinte  a  voilée , 
Recours  des  impuissants,  haine  dissimulée. 
Digne  vertu  des  rois ,  noble  secret  de  cour , 
Éclatez,  il  est  temps,  et  voici  votre  Jour». 

Cotin  sait  encore  admirer  des  sentences  et  des 
antithèses ,  même  hors  de  leur  place  ;  mais  il  ne 
connaît  ni  la  force  ni  les  mouvements  des  pas- 
sions, ni  leur  désordre  éloquent,  ni  leurs  har- 
diesses ,  ni  ce  sublime  simple  qu'elles  cachent 
dans  leurs  expressions  naturelles;  car  les  hommes 
vains  n'ont  point  d'âme,  et  croient  la  grandeur 
dans  l'esprit.  Ils  aiment  les  sciences  abstraites, 
parce  qu'elles  sont  épineuses  et  supposent  un  es- 
prit profond.  Ils  confondent  l'érudition  et  l'étalage 
avec  l'étendue  du  génie.  Partisans  passionnés  de 
tous  les  arts,  afin  de  persuader  qu'ils  les  connais- 
sent ,  ils  parlent  avec  la  même  emphase  d'un  sta- 
tuaire ,  qu'ils  pourraient  parler  "de  Milton.  Tous 
ceux  qui  ont  excellé  dans  quelque  genre ,  ils  les 
honorent  des  mêmes  éloges  ;  et  si  le  métier  de  dan- 
seur s'élevait  au  rang  des  beaux-arts ,  ils  dh-aient 
de  quelque  sauteur,  ce  grand  homme,  ce  grand 
génie;  ils  l'égaleraient  à  Virgile,  à  Horace  et  à 
Démosthène. 

vn. 

Egée ,  ou  le  bon  esprit. 

Egée,  au  contraire,  est  né  simple,  paraît  ne 
se  piquer  de  rien ,  et  n'est  ni  savant  ni  curieux  ; 
il  hait  cette  vaine  grandeur  que  les  esprits  faux 
idolâtrent,  mais  la  véritable  l'enchante  et  s'em- 
pare de  tout  son  cœur.  Son  âme ,  obsédée  des 
images  du  sublime  et  de  la  vertu ,  ^e  peut  être 
attentive  aux  arts  qui  peignent  de  petits  objets. 
Le  pinceau  naïf  de  Dancourt  le  surprend  sans  le 
passionner,  parce  que  cet  auteur  comique  n'a  saisi 
que  les  petits  traits  et  les  grossièretés  de  la  na- 
ture. Ainsi  il  met  une  fort  grande  différence 
entre  ces  peintures  sublimes  qui  ne  peuvent  être 

'  Dans  le  manuscrit  on  lit  il  réclame;  si  l'auteur  n'a  pas 
voulu  dire  il  déclame ,  il  donnait  au  verbe  réclamer  une  au- 
tre acception  que  celle  reçue  de  nos  jours.  11  lui  fait  signilier, 
il  dit  U7ie  seconde  fois,  il  répèti'..  B. 

»  Corneille,  Rodogune,  acte  II,  se.  i. 


CARACTERES. 


633 


inspirées  que  par  les  sentiments  qu'elles  expri- 
ment, et  celles  qui  n'exigent  ni  élévation  ni 
grandeur  d'esprit  dans  les  peintres ,  quoiqu'elles 
demandent  autant  de  travail  et  de  génie.  Egée 
laisse  adorer,  dit-il,  aux  artisans  l'artisan  plus 
habile  qu'eux  ;  mais  il  ne  peut  estimer  les  talents 
que  par  le  caractère  qu'ils  annoncent.  Il  respecte 
le  cardinal  de  Richelieu  comme  un  grand  homme, 
et  il  admire  Raphaël  comme  un  grand  peintre  ; 
mais  il  n'oserait  égaler  des  vertus  d'un  prix  si 
inégal.  Il  ne  donne  point  à  des  bagatelles  ces 
louanges  démesurées  que  dictent  quelquefois  aux 
gens  de  lettres  l'intérêt  ou  la  politique  ;  mais  il 
loue  très-sincèrement  tout  ce  qu'il  loue ,  et  parle 
toujours  comme  il  pense. 

VIII. 

Le  critique  borné. 

Il  n'y  a  point  de  si  petit  peintre  qui  ne  porte 
son  jugement  du  Poussin  et  de  Raphaël.  De 
même  un  auteur,  tel  qu'il  soit,  se  regarde,  sans 
hésiter,  comme  le  juge  de  tout  autre  auteur.  S'il 
rencontre  des  opinions  dans  un  ouvrage  qui  anéan- 
tissent les  siennes,  il  est  bien  éloigné  de  convenir 
qu'il  a  pu  se  tromper  toute  sa  vie.  Lorsqu'il  n'en- 
tend pas  quelque  chose ,  il  dit  que  l'auteur  est 
obscur,  quoiqu'il  ne  soit  pour  d'autres  que  concis  ; 
il  condamne  tout  un  ouvrage  sur  quelques  pen- 
sées, dont  il  n'envisage  quelquefois  qu'un  seul 
côté.  Parce  qu'on  démêle  aujourd'hui  les  erreurs 
magnifiques  de  Descartes,  qu'il  n'aurait  jamais 
aperçues  de  lui-même,  il  ne  manque  pas  de  se 
croire  l'esprit  bien  plus  juste  que  ce  philosophe  5 
quoiqu'il  n'ait  aucun  sentiment  qui  lui  appar- 
tienne, presque  point  d'idées  saines  et  dévelop- 
pées, il  est  persuadé  cependant  qu'il  sait  tout  ce 
qu'on  peut  savoir  ;  il  se  plaint  continuellement 
qu'on  ne  trouve  rien  dans  les  livres  de  nouveau  ; 
et  si  on  y  met  quelque  chose  de  nouveau,  il  ne 
peut  ni  le  discerner,  ni  l'apprécier, ni  l'entendre: 
il  est  comme  un  homme  à  qui  on  parle  un  idiome 
étranger  qu'il  ne  sait  point,  incapable  de  sortir 
de  ce  cercle  de  principes  connus  dans  le  monde, 
qu'on  apprend,  en  y  entrant,  comme  sa  langue. 

ÏX. 

Batylle,  ou  fauteur  frivole. 

Batylle  cite  Horace  et  l'abbé  de  Chaulieu  pour 
prouver  qu'il  faut  égayer  les  sujets  les  i)lus  sé- 
rieux, et  mêler  le  solide  à  l'agréable:  il  donne 


pour  règle  du  style  ces  vers  délicats  et  légers: 

Qu'est-ce  qu'esprit?  raison  assaisonnée. 

Par  ce  seul  mot  la  dispute  est  bornée. 

Qui  dit  esprit,  dit  sel  de  la  raison  ; 

Donc  sur  deux  points  roule  mon  oraison  : 

Raison  sans  sel  est  fade  nourriture  ; 

Sel  sans  raison  n'est  solide  pâture. 

De  tous  les  deux  se  forme  esprit  parfait; 

De  l'un  sans  l'autre  un  monstre  contrefait.  v 

Or  quel  vrai  bien  d'un  monstre  peut-il  naître? 

Sans  la  raison ,  puis-je  vertu  connaître? 

Et  sans  le  sel  dont  il  faut  l'apprêter, 

Puis-je  vertu  faire  aux  autres  goûter? 

J.  B.  Rousseau ,  Épitre  à  Clément 
Marot,  livre  I,  épître  3. 

Selon  ces  principes  qu'il  commente ,  il  n'ose- 
rait parler  avec  gravité  et  avec  force,  sans  bi- 
garrer son  discours  de  quelque  plaisanterie  hors 
de  sa  place  :  car  il  ne  connaît  pas  les  agréments 
qui  peuvent  naître  d'une  grande  solidité.  Batylle 
ne  sait  donner  à  la  vérité  ni  ces  couleurs  fortes 
qui  sont  sa  parure,  ni  cette  profondeur  et  cette 
justesse  qui  font  sa  hauteur  ;  ses  pensées  frivoles 
ont  besoin  d'un  tour  ingénieux  pour  se  produire  ; 
mais  ce  soin  de  les  embellir  en  fait  mieux  sentir 
la  faiblesse.  Une  grande  imagination  aime  à  se 
montrer  toute  nue,  et  sa  simplicité,  toujours 
éloquente ,  néglige  les  traits  et  les  fleurs. 

X. 

Ernest  y  ou  V  esprit  présomptueux. 

Un  jeune  homme  qui  a  de  l'esprit  n'estime 
d'abord  les  autres  hommes  que  par  cet  endroit  ; 
et  à  mesure  qu'il  méprise  davantage  ce  que  le 
monde  honore  le  plus,  il  se  croit  plus  éclairé  et 
plus  hardi  ;  mais  il  faut  l'attendre.  Lorsqu'on  est 
assez  philosophe  pour  vouloir  juger  des  principes 
par  soi-même ,  il  y  a  comme  un  cercle  d'erreurs 
par  lequel  il  est  difficile  de  se  dispenser  de  passer. 
Mais  les  grandes  âmes  s'éclairent  dans  ces  routes 
obscures  où  tant  d'esprits  justes  se  perdent  ;  car 
elles  ont  été  formées  pour  la  vérité ,  et  elles  ont 
des  marques  pour  la  reconnaître  qui  manquent 
à  tous  ceux  qui  l'ont  reçue  de  la  seule  autorité 
des  préjugés. 

Ernest,  dans  un  dge  qui  excuse  tout,  ne  pro- 
met pas  cependant  cet  heureux  retour;  né  avec 
de  l'esprit,  il  sert  de  preuve  qu'il  y  a  des  vérités 
qu'on  ne  connaît  que  par  le  cœur.  Semblable  à 
ceux  qui  n'ayant  point  d'oreille  font  des  systèmes 
ingénieux  sur  la  musique,  ou  prennent  le  |)arti  de 
nier  l'harmonie,  et  disent  qu'elle  est  arbitraire 
et  idéale,  Ernest  ose  assurer  que  la  vertu  n'est 
qu'un  r.inlôme  ;  il  est  I  rès-persuadé  (|ue  les  grands 
hommes  sout  ceux  qui  ont  su  le  plus  habilement 


6a  i 


VAUVEINARGUES. 


tromper  les  autres.  César,  selon  lui,  n'a  été  clé- 
ment, Marius  sévère,  Scipion modéré,  que  parce 
qu'il  convenait  ainsi  à  leurs  intérêts.  Il  croit  que 
Caton  et  Brutus  auraient  été  de  petits-maîtres 
dans  ce  siècle ,  parce  qu'il  leur  eût  été  plus  hono- 
rable et  plus  utile.  Si  on  lui  nomme  M.  de  Tu- 
renne  ou  le  maréchal  de  Vauban,  si  sincèrement 
vertueux  malgré  la  mode,  il  n'estime  pas  de  tels 
personnages,  qui  n'ont  été  grands  que  par  ins- 
tinct, et  les  traite  de  petits  génies,  avec  quelques 
femmes  de  ses  amies  qui  ont  de  l'esprit  comme 
les  anges.  En  un  mot,  il  est  convaincu  qu'on  ne 
fait  de  véritablement  grandes  choses  que  par 
réflexion,  et  rapporte  tout  à  l'esprit,  comme  tous 
ceux  qui  manquent  par  le  cœur,  et  qui  croyant 
ne  dépendre  que  de  la  raison,  sont  éternellement 
les  dupes  de  l'opinion  et  du  plus  petit  amour- 
propre. 


VARIANTES'. 


I. 

Titus,  ou  Inactivité, 

Titus  se  lève  seul  et  sans  feu  pendant  l'hiver  ; 
et  quand  ses  domestiques  entrent  dans  sa  cham- 
bre, ils  trouvent  déjà  sur  sa  table  plusieurs  let- 
tres qui  attendent  la  poste.  Il  commence  à  la 
fois  plusieurs  ouvrages  qu'il  achève  avec  une 
rapidité  inconcevable,  et  que  son  génie  impatient 
ne  lui  permet  pas  de  polir.  Quelque  chose  qu'il 
entreprenne,  il  lui  est  impossible  de  la  retarder  ; 
une  affaire  qu'il  remettrait  l'inquiéterait  jusqu'au 
moment  qu'il  pourrait  la  reprendre.  Incapable  de 
se  fixer  à  quelque  art,  ou  à  quelque  affaire,  ou  à 
quelque  plaisir  que  ce  puisse  être,  il  cultive  en 
même  temps  plusieurs  sociétés  et  plusieurs  études. 
Son  esprit  ardent  et  insatiable  ne  lui  laisse  point 
de  repos  ;  la  conversation  même  n'est  pas  un  dé- 
lassement pour  lui.  Il  ne  parle  point,  il  négocie, 
il  intrigue,  il  flatte,  il  cabale;  il  ne  comprend 
paa  que  les  hommes  puissent  parler  pour  parler, 
ou  agir  seulement  pour  agir  ;  et  quand  la  tyrannie 
des  bienséances  le  retient  inutilement  eu  quelque 
endroit ,  ses  pensées  s'égarent  ailleurs ,  ses  yeux 
sont  distraits ,  son  visage  est  sensiblement  altéré, 
et  on  voit  sans  beaucoup  de  peine  que  son  âme 


'  Ces  Variaotes  se  rapportent  aux  Caractères  déjà  donnés 
dans  les  Œuvres  d©  Vauvenargucs. 


souffre.  S'il  recherche  quelque  plaisir,  il  n'y 
emploie  pas  moins  de  manège  que  dans  les  affaires 
les  plus  sérieuses  ;  et  cet  usage  qu'il  fait  de  son 
esprit  l'occupe  plus  vivement  que  le  plaisir  même 
qu'il  poursuit.  Sain  et  malade,  il  conserve  la 
même  activité  ;  l'âge  même  ne  peut  éteindre  cette 
ardeur  inquiète  qui  use  ses  jours,  ni  donner  des 
bornes  à  son  ambition,  à  ses  voyages  et  à  ses 
intrigues. 

U. 

Le  paresseux. 

Au  contraire,  un  homme  pesant  se  lève  le 
plus  tard  qu'il  peut,  dit  qu'il  a  besoin  de  som- 
meil, et  qu'il  faut  qu'il  dorme  pour  se  porter 
bien.  Il  est  toute  la  matinée  à  se  laver  la  bou- 
che ;  il  tracasse  en  robe  de  chambre ,  prend  du 
thé  à  plusieurs  reprises ,  et  ne  sort  jamais  qu'à 
la  nuit.  S'il  va  voir  une  jeune  femme,  que  cette 
visite  importune,  mais  qui  ne  veut  pas  que  per- 
sonne sorte  mécontent  d'auprès  d'elle ,  il  lui  laisse 
toute  la  peine  de  l'entretenir,  ne  s'aperçoit  pas 
que  lui-même  parle  peu ,  ou  ne  paile  point ,  et 
n'imagine  pas  qu'il  y  ait  au  monde  quelqu'un  qui 
s'ennuie.  Il  rêve,  il  sommeille,  il  digère,  il  sue 
d'être  assis  ;  et  son  âme ,  qui  est  entièrement  ra- 
massée dans  ses  durs  organes ,  pèse  sur  ses  yeux , 
sur  sa  langue,  et  sur  les  imaginations  les  plus 
actives  de  ceux  qui  l'écoutent.  Malheureux  d'i- 
gnorer les  craintes ,  les  désirs  et  les  inquiétudes 
qui  agitent  les  autres  hommes,  puisqu'il  ne  jouit 
du  repos  qu'au  prix  plus  touchant  des  plaisirs  I 

III. 

Cléon,  ou  la  folle  ambition. 

Cléon  a  passé  sa  jeunesse  dans  l'obscurité, 
entre  la  vertu  et  le  crime.  Vivement  occupé  de 
sa  fortune  avant  de  se  connaître ,  et  plein  de  pro- 
jets chimériques  dès  l'enfance,  il  se  repaissait  de 
ces  songes  dans  un  âge  mur.  Son  naturel  ar- 
dent et  mélancolique  ne  lui  permettait  pas  de  se 
distraire  de  cette  sérieuse  folie.  Il  comprenait  à 
peine  que  les  autres  hommes  pussent  être  tou- 
chés par  d'autres  biens;  et  s'il  voyait  des  gens 
qui  allaient  à  la  campagne  dans  l'automne,  pour 
jouir  des  présents  de  la  nature ,  il  ne  leur  enviait 
ni  leur  gaieté,  ni  leur  bonne  chère,  ni  leurs  plai- 
sirs. Pour  lui,  il  ne  se  promenait  point,  il  ne  chas- 
sait point,  il  ne  faisait  nulle  attention  au  change- 
ment des  saisons  ;  le  printemps  n'avait  à  ses  yeux 
aucune  grâce  :  s'il  allait  quelquefois  à  !a  campa- 
gne, c'était  pendant  la  plus  grande  rigueur  de 


VARlANTli^, 


635 


rhiver,  aliji  d'être  seijl,  çl  4e  méditer  plus  prg- 
fp^dénient  quelque  chimère.  Jl  était;  triste,  in- 
quiet, rêveur,  extrême  dans  ses  espérances  et 
dws  ses  craintes,  iippiodéré  dans  ses  chagrins 
et  dans  ses  joies  ;  peu  de  chose  ahattait  son  es- 
prit violent,  et  les  moindres  succès  le  relevéïient. 
Si  quelque  lueur  de  fortune  le  flattait  de  loin , 
alors  il  devenait  plus  solitaire ,  plus  distrait  et 
plus  taciturne  :  il  ne  dormait  plus  ;  il  ne  man- 
geait point  ;  la  joie  consumait  ses  entrailles  comme 
un  feu  ardent  qu'il  portait  au  fond  de  lui-même. 
Les  soucis  ou  les  espérances  le  tenaient  toujours 
aliéné.  Sa  cruelle  et  triste  ambition  dévorait  la 
fleur  de  ses  jours  ;  et  dans  sa  plus  grande  jeu- 
nesse ,  si  quelqu'un ,  trompé  par  son  âge ,  essayait 
de  le  divertir  et  d'ouvrir  son  âme  à  la  joie,  il 
sentait  aussitôt  en  lui  je  ne  sais  quelle  humeur 
hautaine  qui  inspirait  de  la  retenue  et  qui  re- 
poussait le  plaisir.  Ses  amis  ne  pénétraient  point 
le  profond  secret  de  son  cœur  ;  et  la  médiocrité 
de  sa  fortune  l'ayant  obligé  de  cacher  l'étendue 
de  son  ambition ,  ce  sérieu:?^  inquiet  et  austère 
passait  pour  sagesse  :  tant  les  hommes  sont  peu 
capables  ^e  ce  cpnççvoir  les  u|is  les  mXxes  I 


IV. 


Thersite, 

Therslte  a  soin  de  ses  cheveux  et  de  ses  dents. 
Il  aime  une  excessive  propreté,  et  il  est  élégant 
dans  sa  parurç,  autant  qu'il  est  permis  de  l'être 
dans  un  Cç^mp.  Il  monte  à  cheval  dès  le  matin  ; 
U  accompagne  exactement  l'officier  de  jour,  et 
ne  néglige  aucune  des  pratiques  qui  peuvent  le 
faire  connaître  de  ceux  qui  commandent.  Il  af- 
fecte de  s'instruire  par  ses  propres  yeux  des 
lUWPdyes  choses  :  le  major  général  ne  dicte  ja- 
mais l'ordre  que  Thersite  ne  le  voie  écrire;  et 
comme  il  est  le  premier  à  marcher  de  sa  brigade, 
et  qu'on  le  cherche  partout ,  on  apprend  qu'il  est 
volontaire  à  un  fourrage  qui  se  fait  sur  les  der- 
rières du  camp ,  et  un  autre  marche  à  sa  place. 
Ses  camarades  ne  l'estiment  point,  ne  l'aiment 
point  ;  mais  il  ne  vit  pas  avec  eux  ;  il  les  évite;  et 
si  quelque  Qfflcier  général  lui  demande  le  nom 
d'un  officier  de  son  régiment  qui  est  de  garde, 
Thersite  affecte  de  répondre  qu'il  le  connaît  bien, 
maiSi  qu'il  ne  se  souvient  pas  de  son  nom.  Il  est 
empressé, officieux,  familier,  et  pourtant  très- 
bas  avec  tous  les  grands  de  l'armée.  II  est  l'ami 
des  capitaines,  de  leurs  gardes  et  de  leurs  secré- 
taires. II  leur  vend  des  chevaux  et  des  fourgons , 
et  gagne  leur  argent  au  jeu.  S'il  y  a  malheureu- 


semeut  4§  la  dépunipï)  entre  Im  pbef^,  il  tâche 
de  tenir  à  tous  les  partis.  Il  fait  sa  cour  çjiez  les 
deux  maréchaux,  et  raconte  le  soir  cbe?;  Fabius 
ce  qu'il  a  ouï  dire  le  matin  dans  l'autre  camp. 
Personne  ne  sait  mieux  que  lui  les  tracasseries 
de  l'armée.  Il  est  de  ces  soupers  de  société  où  l'on 
se  divertit  des  maux  publics,  et  où  l'on  jette 
finement  du  ridicule  sur  tous  ceux  qui  font  leur 
devoir.  Thersite  a  toujours  dans  sa  poche  les 
cartes  du  pays  où  l'on  fait  la  guerre;  il  étend 
une  de  ces  cartes  sur  la  table,  et  il  fait  remar- 
quer avec  le  doigt  les  fautes  qu'on  a  faites.  Il 
parle  ensuite  d'un  projet  de  campagne  qu'il  a  fait 
lui-même,  et  dit  qu'il  écrit  des  mémoires  de  tou 
tes  les  opérations  dont  il  a  pu  être  témoin.  Il  est 
nouvelliste,  il  est  politique.  Il  n'y  a  point  de  ta- 
lent ni  de  mérite  dont  il  ne  se  pique;  celui  qu'il 
possède  le  mieux  est  l'art  de  railler  la  vertu,  et 
de  se  faire  supporter  des  gens  en  place.  Il  n'y  a 
point  de  si  vil  service  qu'il  ne  soit  tout  prêt  de 
leur  rendre;  et  s'il  se  trouve  chez  le  duc  Eugène 
lorsque  celui-ci  se  débotte ,  Thersite  fait  un  mou- 
vement pour  lui  présenter  ses  souliers;  mais 
comme  il  s'aperçoit  qu'il  y  a  autour  de  lui  beau- 
coup de  monde,  il  laisse  prendre  les  souliers  à 
un  valet  et  rougit  en  se  relevant- 

V. 

LisiaSy  ou  la  fausse  éloquence. 

I^isias  sait  orner  ce  qu'il  pense,  et  raconte 
mieux  qu'il  ne  juge.  Il  aime  à  parler  ;  il  écoute 
peu  ;  il  se  fait  écouter  longtemps  et  s'étend  sur 
des  bagatelles,  afin  d'y  placer  toutes  ses  fleur?. 
Il  ne  pénètre  point  ceux  à  qui  il  parle  ;  il  ne  cher^ 
çhe  point  à  les  pénétrer.  Bien  loin  d'aspirer  à 
flatter  leurs  passions  ou  leurs  espérances,  il  pa^ 
raît  supposer  que  tous  les  hommes  ne  sont  nés 
que  pour  l'admirer,  et  pour  recueillir  les  paror 
les  qui  daignent  sortir  de  sa  bouche.  Il  n'a  de 
l'esprit  que  pour  lui  ;  il  ne  laisse  pas  même  aux 
autres  le  temps  d'en  avoir  pour  lui  plaire.  Si 
quelqu'un  d'étranger  chez  lui  a  la  hardiesse  de 
le  contredire,  Lisias  continue  à  parler;  ou  s'il 
est  obligé  de  lui  répondre ,  il  affecte  d'adresser 
la  parole  à  tout  autre  que  celui  qui  pourrait  le 
redresser.  Il  prend  pour  juge  de  ce  qu'on  lui  di^ 
quelque  complaisant  qui  n'a  garde  de  penser 
autrement  que  lui.  Il  sort  du  sujet  dont  on  parle, 
et  s'épuise  en  comparaisons.  A  propos  d'une  pe- 
tite expérience  de  physique,  il  parle  de  tous  les 
systèmes  de  physique.  Il  croit  les  orner,  les  dé- 
duire, et  personne  ne  les  entend.  Il  finit  en  di 


(36 


VAUVENAKGUES. 


sant  qu'un  homme  qui  invente  un  fauteuil  plus 
commode ,  rend  plus  de  service  à  l'État  que  ce- 
lui qui  fait  un  nouveau  système  de  philosophie. 
Ainsi  il  méprise  lui-même  les  choses  qu'il  se  pi- 
que cependant  d'avoir  apprises;  car  il  lit  jus- 
qu'aux voyageurs,  et  jusqu'aux  relations  des 
missionnaires.  Il  raconte  de  point  en  point  les 
coutumes  d'Abyssinie  et  les  lois  de  l'empire  de 
la  Chine.  Il  dit  ce  qui  fait  la  beauté  en  Ethiopie, 
et  il  conclut  que  la  beauté  est  arbitraire ,  puis- 
qu'elle change  selon  les  pays.  Sa  conversation 
est  un  étalage  perpétuel  de  son  érudition  et  de 
son  éloquence.  Ses  années  et  ses  dignités  lui  ont 
inspiré  cet  orgueil  qui' lui  fait  dédaigner  l'esprit 
des  autres.  Moins  bien  établi  dans  le  monde ,  il 
parlait  quelquefois  pour  plaire  et  se  faire  mieux 
écouter;  mais  l'âge,  en  fixant  la  fortune  et  les 
espérances  des  hommes,  détruit  leurs  vertus. 


VI. 


Le  mérite  frivole. 

Un  homme  du  monde  est  celui  qui  a  beaucoup 
d'esprit  inutile ,  qui  sait  dire  des  choses  flatteu- 
ses qui  ne  flattent  point ,  des  choses  sensées  qui 
n'instruisent  point;  qui  ne  peut  persuader  per- 
sonne, quoiqu'il  parle  bien;  doué  de  cette  sorte 
d'éloquence  qui  sait  créer  ou  embellir  les  baga- 
telles, et  qui  anéantit  les  grands  sujets;  aussi 
pénétrant  sur  le  ridicule  et  sur  tous  les  dehors 
des  hommes,  qu'il  l'est  peu  sur  le  fond  de  leur 
esprit  ;  un  homme  riche  en  paroles  et  en  exté- 
rieur, qui  ne  pouvant  primer  par  le  bon  sens, 
s'efforce  de  paraître  par  la  singularité  ;  qui  crai- 
gnant de  peser  par  la  raison ,  pèse  par  son  incon- 
séquence et  ses  écarts  ;  qui  a  besoin  de  changer 
sans  cesse  de  lieux  et  d'objets ,  et  ne  peut  sup- 
pléer par  la  variété  de  ses  amusements  le  défaut 
de  son  propre  fonds. 

VII. 

'    Trasille,  ou  les  gens  à  la  mode. 

Trasille  n'a  jamais  souffert  qu'on  fît  des  ré- 
flexions en  sa  présence  et  que  l'on  eût  la  liberté 
de  parler  juste.  Il  est  vain,  caustique  et  railleur, 
n'estime  et  n'épargne  personne,  change  inces- 
samment de  discours ,  ne  se  laisse  ni  manier ,  ni 
user,  ni  approfondir,  et  fait  plus  de  visites  en  .un 
jour  que  Dumoulin  ' ,  ou  qu'un  homme  qui  sol- 

'  Dumoulin,  dont  lo  vrai  nom  est  Mofin   N.i,  «rlrjMv  mO- 


Hclte  pour  un  grand  procès.  Ses  plaisanteries 
sont  amères.  Il  loue  rarement  ;  il  y  a  même  peu 
de  louanges  qu'il  daigne  écouter.  Il  est  dur, 
avare,  impérieux.  Il  a  de  l'ambition  par  arro- 
gance, et  quelque  crédit  par  audace.  Les  femmes 
le  courent;  il  les  joue.  Il  ne  connaît  pas  l'amitié. 
11  est  tel  que  le  plaisir  même  ne  peut  l'attendrir 
un  moment. 

VIII. 

Théophile,  ou  la  profondeur. 

Théophile  a  été  touché  dès  sa  jeunesse  d'une 
forte  curiosité  de  connaître  le  genre  humain  et  le 
différent  caractère  des  nations.  Poussé  par  ce 
puissant  instinct ,  et  peut-être  aussi  par  l'erreur 
de  quelque  ambition  plus  secrète ,  il  a  consumé 
ses  beaux  jours  dans  l'étude  et  dans  les  voyages; 
et  sa  vie,  toujours  laborieuse,  a  toujours  été 
agitée.  Son  goût  s'est  tourné  de  bonne  heure  du 
côté  des  grandes  affaires  et  de  l'éloquence  solide. 
Il  est  simple  dans  ses  paroles ,  mais  hardi  et  fort. 
Il  parle  quelquefois  avec  une  liberté  qui  ne  peut 
lui  nuire,  et  qui  écarte  cependant  la  défiance  de 
l'esprit  d'autrui.  Il  paraît  d'ailleurs  comme  un 
homme  qui  ne  cherche  point  à  pénétrer  les  au- 
tres ,  mais  qui  suit  la  vivacité  de  son  humeur. 
Lorsqu'il  veut  faire  parler  un  homme  froid ,  il  le 
contredit  quelquefois  pour  l'animer  ;  et  si  celui-ci 
dissimule ,  sa  dissimulation  et  son  silence  parlent 
à  Théophile  :  car  il  sait  quelles  sont  les  choses 
que  l'on  cache ,  tant  il  est  difficile  de  lui  échap- 
per. Il  tourne ,  il  manie  un  esprit ,  il  le  feuillette, 
si  j'ose  ainsi  dire ,  comme  on  discute  un  livre 
qu'on  a  sous  les  yeux ,  et  qu'on  ouvre  à  divers 
endroits;  et  cela  d'un  air  si  naïf,  si  peu  préparé, 
si  rapide,  que  ceux  qu'il  a  surpris  par  ses  pa- 
roles se  flattent  eux-mêmes  de  lire  dans  ses  plus 
secrètes  pensées.  Sa  simplicité  leur  impose  :  son 
esprit  profond  ne  peut  être  ainsi  mesuré.  La  force 
et  la  droiture  de  son  jugeinent  lui  suffisent  pour 
pénétrer  les  autres  hommes;  mais  il  échappe  à 
leur  curiosité  sans  artifice ,  par  la  seule  étendue 
de  son  génie.  Théophile  est  la  preuve  que  l'habi- 
leté n'est  pas  uniquement  un  art,  comme  les 
hommes  faux  se  le  figurent.  Une  forte  imagina- 
tion ,  un  grand  sens ,  une  âme  éloquente ,  subju- 
guent sans  effort  et  sans  finesse  les  esprits  les  plus 
défiants  ;  et  cette  supériorité  des  grands  génies 
les  cache  bien  plus  sûrement  que  le  mensonge ,  ou 
que  la  dissimulation,  toujours  inutiles  aux  fourbes 
contre  la  prudence. 

dcciii ,  mori  à  Paris  en  n:>'y ,  à  TAf^e  de  quatre-vingl-ncuf  ans, 
sans  posti'rito.  cl  riche  de  i:i'u.c  cent  niilio  livros,  B. 


VARIAINTES. 


g;]7 


IX. 

Turnusy  ou  le  chef  de  parti. 

Turnus  est  le  médiateur  de  ceux  qui ,  par  le 
caractère  de  leurs  sentiments  ou  par  la  disposi- 
tion de  leur  fortune ,  ont  besoin  d'un  milieu  qui 
les  rapproche  et  qui  concilie  leurs  esprits.  Deux 
hommes  qui  ne  se  comprennent  point ,  trouvent 
tous  les  deux  près  de  lui  la  justice  qu'ils  se  re- 
fusent et  l'estime  qui  leur  est  due.  Sans  sortir  de 
son  caractère,  il  atteint  naturellement  et  sans 
effort  à  l'esprit  et  aux  sentiments  des  autres 
hommes.  Ses  insinuations  pleines  de  force  lui  as- 
sujettissent le  cœur  de  ceux  que  l'autorité  de  ses 
emplois  a  déjà  attachés  à  sa  fortune.  S'il  est  à 
l'armée,  en  voyage,  s'il  s'arrête  un  seul  jour 
dans  une  ville ,  il  s'y  fait  dans  ce  peu  de  temps 
des  créatures.  Quelques-uns  abandonnent  leur 
province  dans  la  seule  espérance  de  le  retrouver 
et  d'en  être  protégés  dans  la  capitale.  Ils  ne  sont 
point  trompés  dans  leur  attente;  Turnus  les  reçoit 
parmi  ses  amis,  et  il  leur  tient  lieu  de  patrie.  II 
ne  ressemble  point  à  ceux  qui ,  capables  par  va- 
nité et  par  industrie  de  se  faire  des  créatures, 
les  perdent  par  légèreté  ou  par  paresse ,  qui  pro- 
mettent toujours  plus  qu'ils  ne  tiennent ,  et  ne 
retirent  de  leurs  artifices  qu'une  réputation  plus 
pernicieuse  que  la  vérité.  Turnus  ^  ne  cultive  les 
hommes  que  pour  satisfaire  son  génie  bienfaisant 
et  accessible,  pour  jouir  de  cet  ascendant  que  la 
nature  donne  à  la  bonté  sur  les  cœurs.  Il  est  amou- 
reux de  l'empire  que  l'on  peut  acquérir  par  la 
vertu,  ou  par  les  séductions  de  l'éloquence.  Son 
esprit  flexible  sait  prendre  des  formes  trompeu- 
ses ;  mais  son  âme  est  droite  et  sincère. 

X. 

Lentulus,  ou  le  factieux. 

Lentulus  se  tient  renfermé  dans  le  fond  d'un 
vaste  édifice  qu'il  a  fait  bâtir ,  et  où  son  âme  aus- 
tère s'occupe  en  secret  de  projets  ambitieux  et  té- 
méraires. Là  le  peuple  dit  qu'il  travaille  le  jour 
et  la  nuit  pour  tendre  des  pièges  à  ses  ennemis , 

*  Il  y  a  dans  le  manuscrit  deux  variantes  de  ce  Caractère. 
La  seconde  ne  diffère  de  celle-ci  que  dans  les  phrases  qui  sui- 
vent, et  qui  terminent  ainsi  le  caractère  :  Turnus  ne  cultive 
les  hommes  que  pour  satisfaire  son  génie  bienfaisant  et  ac- 
cessible, pour  les  dominer  par  l'esprit ,  pour  les  surpasser  en 
vertu,  pour  jouir  de  cet  ascendant  que  la  nature  donne  à  la 
bonté  sur  les  cœurs.  Il  est  amoureux  de  l'empire  que  l'on 
peut  acquérir  par  la  raison  et  par  les  séductions  de  l'élo- 
quence; ses  paroles  sont  plus  aimables  que  ses  bienfaits  mê- 
mes ,  et  sa  haute  naissance  moins  -considérée  que  ses  qualités 
personnelles. 


pour  éblouir  les  étrangers  par  des  écrits  et  amu- 
ser les  grands  par  des  promesses.  Sa  maison  quel- 
quefois est  pleine  de  gens  inconnus,  qui  attendent 
pour  lui  parler,  qui  vont  et  qui  viennent.  Quel- 
ques-uns n'y  entrent  que  la  nuit  et  travestis,  et 
on  les  voit  sortir  devant  l'aurore.  Lentulus  fait 
des  associations  avec  des  grands  qui  le  haïssent, 
pour  se  soutenir  contre  d'autres  grands  dont  il  est 
craint.  Inaccessible  aux  hommes  inutiles,  il  a 
des  agents  parmi  le  peuple  qui  ménagent  pour  lui 
sa  bienveillance;  et  quand  il  se  montre  en  pu- 
blic ,  ses  émissaires ,  zélés  pour  sa  gloire ,  exci- 
tent les  enfant  à  l'applaudir.  Lentulus  porte  jus- 
que dans  les  armées  et  dans  le  tumulte  des 
camps,  cette  application  infatigable  qui  le  cache 
aux  hommes  oisifs;  et  pendant  qu'il  est  obsédé  de 
ses  créatures,  qu'il  donne  des  ordres,  ou  qu'il  mé- 
dite des  intrigues,  le  peuple  volage  des  centurions 
se  lasse  à  sa  porte  et  laisse  échapper  des  mur- 
mures contre  un  général  invisible.  On  croit  qu'il 
emploie  sa  retraite  à  traverser  secrètement  les 
entreprises  du  consul  qui  commande  en  chef.  On 
dit  qu'il  fait  en  sorte  que  les  subsistances  man- 
quent au  quartier  général,  pendant  que  tout 
abonde  dans  son  propre  camp.  Le  consul  appuie 
lui-même  ces  bruits  ^  injurieux ,  et  toute  l'armée 
se  partage  entre  ses  deux  chefs  désunis.  S'il  arrive 
alors  que  les  troupes  de  la  république  reçoivent 
quelque  échec  de  l'ennemi ,  aussitôt  les  courriers 
de  Lentulus  font  retentir  la  capitale  de  ses  plaintes 
contre  le  consul;  le  peuple  s'assemble  dans  les 
places  par  pelotons ,  et  les  créatures  de  Lentulus 
ont  grand  soin  de  lire  des  lettres  par  lesquelles 
il  paraît  qu'il  a  sauvé  l'armée  d'une  entière  dé- 
faite; toutes  les  gazettes  répètent  les  mêmes 
bruits,  et  le  consul  est  obligé  de  se  défendre 
par  des  manifestes.  Le  sénat  ne  peut  prononcer 


I  Le  manuscrit  renferme  également  deux  variantes.  Dans 
la  seconde,  qui  ne  diffère  qu'en  cet  endroit,  le  Caractère  linit 
ainsi  :  //  n'y  a  point  de  bruit  que  l'envie  n'adopte  avidement 
contre  les  hommes  qui  sont  nés  supérieurs  aux  autres.  S'il 
arrive  alors  que  les  troupes  de  la  république  reçoivent  quel- 
que échec  de  l'ennemi,  aussitôt  les  courriers  de  Lentulus  font 
retentir  la  capitale  de  ses  plaintes  contre  le  consul  ;  le  peuple 
s'assemble  dans  les  places  par  pelotons ,  et  les  créatures  de 
Lentulus  ont  grand  soin  de  lire  des  lettres  par  lesquelles  il 
paraît  qu'il  a  sauvé  l'armée  d'une  entière  défaite  ;  toutes  les 
gazettes  répètent  les  mômes  bruits ,  et  le  consul  est  obligé  de 
se  défendre  par  des  manifestes.  Ceux  qui  savent  la  vérité,  et 
qui  ne  sont  point  entraînés  par  des  motifs  particuliers,  ren- 
dent cette  Justice  à  Lentulus,  qu'en  agissant  quelquefois 
contre  ses  ennemis  personnels ,  son  âme ,  attachée  à  sa  gloire , 
a  toujours  respecté  l'État.  Mais  l'ambition,  la  hauteur,  et 
plus  que  tout  cela,  les  grands  talents,  révoltent  aisément  la 
multitude  ;  le  soupçon  et  la  calomnie  suivent  le  mérite  écla- 
tant, et  le  peuple  cherche  des  crimes  à  ceux  qu'il  estime  as- 
sez courageux  pour  les  entreprendre ,  et  assez  habiles  pour 
les  cacher. 


638 


VAUVENARGUES. 


entre  deux  si  grdtlds  capitaines.  Il  dissimule  les 
mauvais  offices  qu'ils  veulent  se  rendre ,  afin  de 
lés  forcer  par  la  douceur  à  servir  à  l'envi  la  ré- 
publique. Leurs  talents  lui  sont  plus  utiles  que 
leur  jalousie  n'est  nuisible.  C'est  cette  ambition 
des  grands  hommes  qui  fait  la  grandeur  des  États. 

XL 

Ùtazomène,  ou  ta  vertu  malheureuse. 

Clazomèiiê  à  fait  l'expérience  de  toutes  leS  tni- 
sèfes  de  l'humanité.  Les  maladies  l'ont  assiégé 
dès  son  enfariCe ,  et  l'ont  sevré  dans  la  fleur  de 
son  âge  dé  tous  les  plaisirs.  Né  pour  des  chagrins 
plus  secrets ,  il  a  eu  de  la  hauteur  et  de  l'ambi- 
tion dans  la  pauvreté;  il  s'est  Vu  méconnu  dans 
Ses  disgrâces  de  Ceux  qu'il  aimait;  l'injure  a 
flétri  sa  vertu ,  et  il  a  été  offensé  de  ceux  dont 
il  ne  pouvait  pi*endre  de  vengeance.  Ses  talents, 
Sofl  travail  continuel ,  son  attacheïnent  pour  Ses 
amis ,  n'ont  pu  fléchir  la  dureté  de  sa  fortune  ; 
sa  sagesse  môme  n'a  pu  le  garantir  de  com- 
lîïéttre  des  fautes  irréparables.  ïl  a  souffert 
!e  mal  qu'il  ne  méritait  pas,  et  celui  que  son  im- 
prudence lui  a  attiré.  La  mort  l'a  surpris  au  mi- 
lieu d'une  si  pénible  carrière ,  dans  le  plus  grand 
désordre  de  sa  fortune.  Il  a  eu  le  regret  de  quit- 
ter la  vie  sans  laisser  assez  de  bien  pour  payer 
Ses  dettes ,  et  n'a  pu  sauver  sa  vertu  de  cette  ta- 
che. Le  hasard  se  joue  du  travail  et  de  la  sagesse 
des  honîmes;  mais  la  prospérité  des  hommes  fai- 
bfés  ûe  peut  les  élever  à  la  hauteur  que  la  ealâ- 
nîfté  inspire  aux  âmes  fortes ,  et  Ceux  ^j[ui  sôiit 
ttés  cotfrageux  savent  vivre  et  motirîr  sans  gloire, 

XII. 

TimocralC)  ou  le  scélérat  ' . 

Timocrate  est  venu  au  monde  avec  cette  haine 
inflexible  de  toute  vertu  et  ce  mépris  féroce  de  la 
gloire  qui  couvrent  la  terre  de  crimes.  Ni  la  pros- 
périté ta  la  misère  qu'il  a  éprouvées  tour  à  tour 
n'ont  pu  lui  enseigner  l'humanité.  Fastueux  et 
violent  dans  le  bonheur,  téméraire  et  farouche 
dans  l'adversité,  il  a  été  cruel  jusque  dans  ses 
plaisirs,  et  barbare  après  ses  vengeances.  Minis- 
tre de  la  cruauté  et  de  la  corruption  des  autres 
hommes,  esclave  insolent  des  grands,  ambitieux, 
séducteur  audacieux  de  1»  jeunesse ,  il  ne  se  com- 
ftiet  point  de  meurtres  ni  de  brigandages  où  son 
iH)ir  ascendant  ne  le  fasse  tremper.  Son  génie 

'  C'est  à  peu  prés  le  môme  que  Phalante,  dans  les  (!*uvrês. 


violent  et  hardi  l'a  mis  ù  la  tête  de  tous  les  dé- 
bauchés et  les  scélérats ,  et  préside  en  secret  à 
tous  les  crimes  qui  sont  ensevelis  dans  les  ténè- 
bres. Une  main  cachée,  mais  puissante,  le  dé- 
robe aux  rigueurs  de  la  justice  ;  entouré  d'op- 
probres, il  marche  la  tête  levée;  il  menace  de  ses 
regards  les  sages  et  les  vertueux;  sa  témérité 
insolente  triomphe  des  lois. 

XIIL 

Àlcipe. 

Aleipe  a  pour  les  choses  rares  cet  empressement 
qui  témoigne  un  goût  inconstant  pour  celles  qu'on 
possède.  Sujet  en  effet  à  se  dégoûter  des  plus 
solides ,  parce  qu'il  a  moins  de  passion  que  de  cu- 
riosité pour  elles  ;  peu  propre  par  stérilité  à  tirer 
longtemps  des  mêmes  choses  et  des  mêhies  hom- 
mes de  nouveaux  usages  ;  àobre  et  naturel  dans 
son  goût ,  mais  touché  quelquefois  dans  ses  lec- 
tures du  bizarre  et  du  merveilleux  ;  laissant  em- 
porter son  esprit,  qui  manque  peut-être  un  peu 
d'assiette,  au  plaisir  rapide  de  la  surprise;  do-» 
miné  volontairement  par  son  imagination,  et 
cherchant  dans  le  changement ,  ou  par  le  secours 
des  fictions,  des  objets  qui  éveillent  son  âme  trop 
peu  attentive  et  vide  de  grandes  passions  ;  ce- 
pendant ,  très-ami  du  vrai ,  capable  de  sentir  le 
beau,  et  de  s'élever  jusqu'au  grand,  mais  trop 
paresseux  et  trop  volage  pour  s'y  soutenir  ;  hardi 
dans  ses  projets  et  dans  ses  doutés ,  mais  timide 
à  croire  et  à  faire  ;  défiant  avec  les  habiles ,  par 
la  Crainte  qu'ils  n'abusent  de  son  caractère  sans 
précautions  et  sans  artifice;  fuyant  les  esprits 
impérieux,  qui  l'obligent  à  sortir  de  son  naturel 
pour  se  défendre,  et  font  violence  à  sa  timidité 
et  à  sa  modestie  ;  épineux  par  la  crainte  d'être 
dupe  :  comme  il  hait  les  explications  par  timidité 
ou  par  paresse ,  il  laisse  aigrir  plusieurs  sujets  de 
plainte  sur  son  cœur,  trop  faible  également  pour 
vaincre  et  pour  produire  ces  délicatesses  :  tels 
sont  ses  défauts  les  plus  cachés.  Quel  homme  n'û 
pas  ses  faiblesses?  Celui-ci  joint  à  l'avantage  d'un 
beau  naturel  un  cou|)  d'oeil  fort  vif  et  fort  juste  j 
personne  ne  juge  plus  sainement  des  choses  au 
degré  où  il  les  péiièfre  :  il  ne  les  suit  pas  aâsez 
loin  ;  la  vérité  échappe  trop  promptement  à  sdfi 
esprit,  naturellement  vif  mais  faible ^  et  plvé 
pénétrant  que  profond.  Son  goût,  d'utié  juSteS^ 
rare  sur  les  choses  de  sentiment,  saisit  avec 
peine  celles  (Juî  ne  sont  qu'ingénieuses  ;  trop  lïa- 
turel  pour  être  affecté  de  l'art ,  il  ignore  >us(|u'aux 
bienséances  ;  estimable  par  cette  grande?  et  pré- 


VARIANTES. 


639 


cleuse  simplicité,  par  la  droiture  de  ses  senti-  ' 
ments,  et  par  ces  clartés  imprévues  d'un  heureux 
instinct  que  la  nature  n'a  point  accordées  aux 
esprits  subtils  et  aux  cœurs  nourris  d'artifices. 

XTV. 

Le  flatteur  insipide. 

Un  homme  parfaitement  insipide  est  celui  qui 
loue  indifféremment  tout  ce  qu'il  croit  utile  de 
louer;  qui  lorsqu'on  lui  lit  un  roman  protégé 
d'une  société ,  le  trouve  digne  de  l'auteur  du  So- 
pha  '  >  et  feint  de  le  croire  de  lui  ;  qui  demande 
à  un  grand  seigneur  qui  lui  montre  une  ode,  pour- 
quoi il  ne  fait  pas  une  tragédie  ou  un  poëme  épi- 
que; qui  du  même  éloge  qu'il  donne  à  Voltaire, 
régale  un  auteur  qui  s'est  fait  siffler  sur  les  trois 
théâtres;  qui  se  trouvant  à  souper  chez  une  femme 
qui  a  la  migraine,  lui  dit  tristement  que  la  viva- 
cité de  son  esprit  la  consume  comme  Pascal ,  et 
qu'il  faut  l'empêcher  de  se  tuer  :  un  homme  qui 
n'a  point  d'avis  à  soi ,  qui  fait  profession  de  suivre 
l'avis  des  autres,  qui  sait  même,  dans  le  besoin, 
associer  les  contraires  pour  ne  contredire  per- 
sonne ;  enfin  un  esprit  subalterne ,  qui  est  né 
pour  céder,  pour  fléchir,  et  pour  porter  le  joug 
des  autres  hommes  par  inclination  et  par  choix. 

XV. 

Timagène  y  ou  la  fausse  singularité*. 

Qui  croirait  qu'on  trouvât  des  hommes  complai- 
sants par  goût  et  avec  dessein ,  pendant  que  tant 
d'autres  évitent  de  se  rencontrer  avec  le  vulgaire, 
et  se  piquent  grossièrement  de  singularité  dans 
leurs  idées.  Ne  parlez  jamais  d'éloquence  à  Ti- 
magène ;  ou  si  vous  voulez  lui  complaire ,  ne  lui 
nommez  pas  Cicéron,  il  vous  ferait  d'abord  l'éloge 
d'Abdallah,  d'Abufales  et  de  Mahomet,  et  vous  as- 
surerait que  rien  n'égale  la  sublimité  des  Arabes. 
Lorsqu'il  est  question  de  la  guerre,  ce  n'est  ni 
le  vicomte  de  Turenne,  ni  le  grand  Condé  qu'il 
admire  ;  il  leur  préfère  d'anciens  généraux  dont 
on  ne  connaît  que  les  noms  et  quelques  actions 
contestées  :  en  tel  genre  que  ce  puisse  être,  si  vous 
hri  citez  deux  grands  hommes ,  soyez  sûr  qu'il 
cftoîsira  toujours  le  moins  illustre.  Timagène  croit 
foHêment  qtf  on  peut  se  rendre  original  à  force 
d'affectation,  et  c'est  là  ce  qu'il  ambitionne;  il  af- 
fecte de  n'être  point  suivi  dans  ses  discours,  comme 
un  homme  qui  ne  parle  que  par  inspiration  et  par 

*  Roman  cte  Cf^iTloo  k  nis.  B 
'  h»  mtoie  qu«  Pftocas. 


saillies  ;  dites-lui  quelque  chose  de  sérieux,  il  ré- 
pond par  une  plaisanterie  ;  parlez-lui  de  choses 
frivoles,  il  entame  un  discours  sérieux  ;  il  dédaigne 
de  contredire,  mais  il  interrompt  :  il  voudrait  vous 
faire  comprendre  que  son  imagination  le  domine  ; 
que,  d'ailleurs,  vousne  dites  rien  qui  l'intéresse ^ 
parce  qu'il  est  trop  supérieur  à  vos  conceptions. 
Ses  discours,  son  ton ,  ses  manières ,  son  silence  et 
sa  distraction ,  tout  vous  avertit  qu'il  n'y  a  rien  qui 
ne  soit  usé  pour  un  homme  qui  pense  et  qui  sent 
comme  lui. 

XVI. 

Midas,  ou  le  sot  qui  est  glorieux. 

Le  sot  qui  a  de  la  vanité  est  ennemi  des  ta- 
lents. Si  Midas  est  chez  une  femme ,  et  qu'il  entre 
un  homme  d'esprit  qu'elle  lui  présente,  Midas  le 
salue  légèrement  et  ne  répond  point.  Si  cet  homme 
d'esprit  ne  s'en  va  pas ,  et  qu'il  attire  au  contraire 
l'attention  à  lui ,  Midas  s'asseoit'  seul  près  d'une 
table ,  et  compte  des  jetons  ou  mêle  des  cartes. 
Comme  il  paraît  dans  le  monde  un  livre  qui  fait 
quelque  bruit ,  Midas  jette  les  yeux  d'abord  sur 
la  fin ,  et  puis  vers  le  milieu  du  livre  ;  ensuite  il 
prononce  que  l'ouvrage  manque  d'ordre  et  qu'il 
est  impossible  de  l'achever.  On  parle  devant  lui 
d'une  victoire  que  le  héros  du  Nord  ^  a  rempor- 
tée; et  sur  ce  qu'on  raconte  des  prodiges  de  sa 
capacité  et  de  sa  valeur,  Midas  assure  positive- 
ment que  la  disposition  de  la  bataille  a  été  faite 
par  M.  de  Rottembourg,  qui  n'y  était  pas.  Il  né 
peut  entrer  dans  sa  tête  qu'un  prince  qui  aime 
les  arts ,  et  qui  honore  de  quelque  bonté  ceux  qui 
les  cultivent,  soit  capable  de  concevoir  de  grandes 
choses  et  de  les  exécuter  avec  sagesse. 

xvn. 

Dracon,  ou  le  petit  homme  ^. 

Je  pourrais  nommer  d'autres  hommes  qui  ne 
méprisent  pas  les  lettres  comme  celui-ci,  mais 
qui  leur  font  plus  de  tort  :  ce  sont  ceux  qui  les 
cultivent  avec  peu  de  goût  et  avec  un  esprit  très- 
limité.  Ceux-ci  admirent  les  vers  de  la  Motte , 
V Histoire  romaine  de  Rollin ,  les  Allégories  de 
Dracon,  et  beaucoup  d'autres  pareils  ouvrages 
qui  sont  à  peu  près  à  leur  portée.  Adorateurs  su- 
perstitieux de  tous  les  morts  qui  ont  eu  quelque 
réputation ,  ils  mettent  dans  la  même  classe  Bos- 

'  Il  faudfMt  s'maied. 

'■*  Nom  par  leqtid  Toltaire  a  souvent  (Wslgtié  ï*rédértc  Fd 
r.rnnd.  B. 
*  Le  même  que  Lacon. 


GiO 


VAllVEINARGUES. 


suet  et  Fléchier,  et  croient  faire  lionneur  à  Pascal 
de  le  comparer  à  Nicole.  C'est  une  licence  effré- 
née à  leur  tribunal,  de  trouver  des  défauts  à  Pé- 
lisson ,  et  de  ne  pas  mettre  Patru  ou  Chapelle  au 
rang  des  grands  hommes.  On  n'attaque  point  un 
auteur  médiocre,  qu'ils  ne  se  sentent  atteints  du 
même  coup ,  et  qu'ils  ne  demandent  justice.  Ils 
vantent,  ils  appuient,  ils  défendent  tous  ceux 
des  auteurs  contemporains  que  le  public  réprouve; 
ils  se  liguent  avec  eux  contre  le  petit  nombre  des 
habiles  ;  ils  ne  peuvent  comprendre  les  grands 
hommes,  et  beaucoup  moins  les  aimer.  Avons- 
nous  un  auteur  célèbre  qui  soutient  chez  les  étran- 
gers l'honneur  de  nos  lettres ,  à  peine  le  connais- 
sent-ils; quelques-uns  ne  l'ont  jamais  vu,  et  ils 
le  haïssent  avec  fureur.  Le  bruit  se  répand  qu'il 
compose  une  tragédie  '  ou  une  histoire ,  ils  an- 
noncent au  pubUc  que  cet  ouvrage  sera  ridicule; 
ils  l'attendent  avec  impatience  pour  en  relever  les 
défauts  :  paraît-il ,  ils  courent  les  rues  pour  le  dé- 
crier dans  le  peuple  ;  ils  ramassent  toutes  les  cri- 
tiques qu'on  en  vend  au  bout  du  Pont-Neuf,  à  la 
porte  des  Tuileries,  au  Palais-Royal;  ils  conser- 
vent précieusement  tous  les  libelles  qu'on  a  faits 
depuis  trente  ans  contre  cet  auteur  ;  ils  les  trouvent 
remplis  de  sel  et  de  bonne  plaisanterie.  Il  n'y 
a  point  de  si  vile  brochure  qu'ils  n'achètent  et 
qu'ils  n'estiment  beaucoup  dès  qu'elle  attaque  un 
homme  trop  illustre.  C'est  par  un  effet  de  la 
même  humeur  qu'ils  frondent  la  musique  de 
Rameau,  et  qu'ils  applaudissent  toute  autre. 
Parlez-leur  des  bides  galantes ,  ils  chantent  un 
morceau  de  Tancrède,  ou  d'un  opéra  de  Mou- 
ret.  Ils  n'épargnent  pas  même  les  acteurs  qui 
remplissent  les  premiers  rôles  ;  et  Poirier  ne  pa- 
raît jamais,  qu'ils  ne  battent  longtemps  des  mains 
pour  faire  de  la  peine  à  Gelliote  :  tant  il  est  dif- 
ficile de  leur  plaire  dès  qu'on  prime  en  quelque 
art  que  ce  puisse  être  ! 

XVIII. 

Isocrate,  ou  le  bel  esprit  moderne. 

Le  bel  esprit  moderne^  n'est  ni  philosophe, 
ni  poète,  ni  historien,  ni  théologien;  il  a  toutes 
CCS  qualités  si  différentes  et  beaucoup  d'autres. 
Avec  un  talent  très-borné ,  on  veut  qu'il  ait  une 

»  L'auteur  veut  ici  parler  de  Voltaire  et  de  la  tragédie  de 
Sémiramis.  B. 

^  L'auteur  désigne  ici,  sous  le  norn  d'Isocrate ,  Rémond  de 
Saint-Mard,  qui  iit  imprimer,  en  1743,  trois  volumes  de  lit- 
térature. Son  frère ,  mathématicien  distingué ,  a  laissé  quel- 
ques lettres  adressées  à  mademoiselle  de  Launay  (  madame  de 
StaaU.  B. 


teinture  de  toutes  les  sciences;  il  faut  qu'il  con- 
naisse les  arts ,  la  navigation ,  le  commerce  :  il 
est  même  obligé  de  dire  assez  de  choses  inuti- 
les ,  parce  qu'il  doit  parler  fort  peu  de  choses 
nécessaires  :  le  sublime  de  sa  science  est  de 
rendre  des  pensées  frivoles  par  des  traits.  Qui 
veut  mieux  penser,  ou  mieux  vivre?  qui  sait 
même  où  est  la  vérité  ?  Un  esprit  vraiment  su- 
périeur fait  valoir  toutes  les  opinions,  et  ne 
tient  à  aucune  :  il  a  vu  le  fort  et  le  faible  de 
tous  les  principes ,  et  il  a  reconnu  que  l'esprit 
humain  n'avait  que  le  choix  de  ses  erreurs.  In- 
dulgente philosophie,  qui  égale  Achille  et  Ther- 
site ,  et  nous  laisse  la  liberté  d'être  ignorants , 
paresseux,  frivoles,  oisifs,  sans  nous  faire  de 
pire  condition  I  Chaque  siècle  a  son  caractère. 
Le  génie  du  nôtre  est  peut-être  un  esprit  trop 
philosophique,  enté  sur  un  goût  plus  frivole, 
et  dans  un  terrain  très-léger.  Ce  génie  nous 
rend  susceptibles  de  toutes  sortes  d'impressions  ; 
mais  le  pyrrhonisme  nous  plaît  parce  qu'il  nous 
met  à  notre  aise,  et  il  est  aujourd'hui  une  de 
nos  modes.  Ce  n'était  d'abord  que  le  ton  de 
quelques  beaux  esprits  ;  maintenant  c'est  celui 
du  peuple,  qui  l'a  adopté.  Les  hommes  sont  faits 
de  manière  que  si  on  leur  parle"  avec  autorité 
et  avec  passion ,  leurs  passions  et  leur  pente  à 
croire  les  persuadent  facilement;  mais  si  au 
contraire  on  badine,  et  qu'on  leur  propose  des 
doutes,  ils  écoutent  avidement,  ne  se  défiant 
pas  qu'un  homme  qui  parle  de  sang-froid  puisse 
se  tromper  :  car  peu  savent  que  le  raisonnement 
n'est  pas  moins  trompeur  que  le  sentiment.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  l'erreur  et  le 
mauvais  goût  aient  eu  des  progrès  si  rapides.  Il 
faut  que  la  mode  ait  son  cours  :  c'est  un  vent 
violent  et  impétueux  qui  agite  les  eaux  et  les 
plantes,  et  couvre  en  un  moment  toute  la  terre 
d'épaisses  ténèbres  ;  mais  la  lumière  qu'il  a  obs- 
curcie reparaît  bientôt  plus  brillante  :  rien  n'ef- 
face la  vérité. 

XIX. 

drus ,  ou  l'esprit  extrême. 

Cirus  cachait  sous  un  extérieur  simple  un  es- 
prit ardent  et  inquiet;  modéré  au  dehors,  mais 
extrême,  toujours  occupé  au  dedans,  et  plus 
agité  dans  le  repos  que  dans  l'action  ;  trop  hbre 
et  trop  hardi  dans  ses  opinions  pour  donner 
des  bornes  à  ses  passions  :  suivant  avec  indé- 
pendance tous  ses  sentiments,  et  subordonnant 
toutes  les  règles  à  son  instinct,  comme  un 
homme  qui  se  croit  maître  de  son  sort  et  se 


RÉFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


641 


confie  au  penchant  invincible  de  son  naturel; 
supérieur  aux  talents  qui  soulèvent  les  hommes 
dans  mie  fortune  médiocre,  et  qui  ne  se  ren- 
contrent pas  avec  des  passions  si  sérieuses  ;  élo- 
quent, profond,  pénétrant  j  né  avec  le  discer- 
nement des  hommes  ;  séducteur  hardi  et  flatteur  ; 
fertile  et  puissant  en  raisons  ;  impénétrable  dans 
ses  artifices  ;  plus  dangereux  lorsqu'il  disait  la 
vérité,  que  les  plus  trompeurs  ne  le  sont  par 
les  déguisements  et  le  mensonge  :  un  de  ces 
hommes  que  les  autres  hommes  ne  compren- 
nent pomt,  que  la  médiocrité  de  leur  fortune 
déguise  et  avilit ,  et  que  la  prospérité  seule  peut 
développer. 

XX. 

Lipse. 

Lipse'  n'avait  aucun  principe  de  conduite; 
il  vivait  au  hasard  et  sans  dessein  ;  il  n'avait  au- 
cune vertu.  Le  vice  même  n'était  dans  son  cœur 
qu'une  privation  de  sentiment  et  de  réflexion. 
Pour  tout  dire,  il  n'avait  point  d'âme  :  vain  sans 
être  sensible  au  déshonneur;  capable  d'exécu- 
ter sans  intérêt  et  sans  malice  de  grands  crimes  ; 
ne  délibérant  jamais  sur  rien  ;  méchant  par  fai- 
blesse, plus  vicieux  par  dérèglement  d'esprit 
que  par  amour  du  vice.  En  possession  d'un  bien 
immense  à  la  fleur  de  son  âge ,  il  passait  sa  vie 
dans  la  crapule  avec  des  joueurs  d'instruments 
et  des  comédiennes.  Il  n'avait  dans  sa  familia- 
rité que  des  gens  de  basse  extraction ,  que  leur 
libertinage  et  leur  misère  avaient  d'abord  ren- 
dus ses  complaisants,  mais  dont  la  faiblesse  de 
Lipse  lui  faisait  bientôt  des  égaux ,  parce  que  la 
supériorité  qui  n'est  fondée  que  sur  la  fortune 
ne  peut  se  maintenir  qu'en  se  cachant.  On  trou- 
vait dans  son  antichambre,  sur  son  escalier, 
dans  sa  cour,  toutes  sortes  de  personnages  qui 
assiégeaient  sa  porte.  Né  dans  une  extrême 
distance  du  bas  peuple ,  il  en  rassemblait  tous 
les  vices  et  justifiait  la  fortune,  que  les  misé- 
rables accusent  des  défauts  de  la  nature. 

ï  Cette  Variante,  qui  diffère  peu  du  Caractère  Imprimé  dans 
les  Œuvres,  était  restée  inédite.  B. 


RÉFLEXIONS   ET    MAXIMES. 


AVIS  DU  LIBRAIRE-ÉDITEUR. 

Le  numéro  placé  au  commencement  de  quelques  Maximes 
se  rapporte  au  numéro  correspondant  dans  les  Œuvres ,  et 
indique  les  variantes. 


AVERTISSEMENT. 

Comme  il  y  a  des  gens  qui  ne  lisent  que  pour  trouver 
des  erreurs,  j'avertis  ceux  qui  liront  ces  Réflexions ,  que 
s'il  y  en  a  quelqu'une  qui  présente  un  sens  peu  conforme  à 
la  piété,  l'auteur  désavoue  ce  mauvais  sens,  et  souscrit  le 
premier  à  la  critique  qu'on  en  pourra  faire.  Il  espère  ce- 
pendant que  les  personnes  désintéressées  n'auront  aucune 
peine  à  bien  interpréter  ses  sentiments.  Ainsi ,  Içrsqu'il 
dit  :  La  pensée  de  la  mort  nous  trompe ,  parce  quelle  nous 
fait  oublier  de  -vivre ,  il  se  flatte  qu'on  verra  bien  que  c'est 
de  la  pensée  de  la  mort  sans  la  vue  de  la  religion,  qu'il 
veut  parler.  Et  encore  ailleurs  lorsqu'il  dit  :  La  conscience 
des  mourants  calomnie  leur  -vie,  il  est  fort  éloigné  de  pré- 
tendre qu'elle  ne  les  accuse  pas  souvent  avec  justice.  Mais 
il  n'y  a  personne  qui  né  sache  que  toutes  les  propositions 
générales  ont  leurs  exceptions.  Si  on  n'a  pas  pris  soin  de 
les  marquer,  c'est  parce  que  le  genre  d'écrire  que  l'on  a 
choisi  ne  le  permet  pas.  il  suffira  de  confronter  l'auteur 
avec  lui-même  pour  connaître  la  pureté  de  ses  principes. 

J'avertis  encore  les  lecteurs  qu'on  n'a  jamais  eu  pour 
objet ,  dans  cet  ouvrage ,  de  dire  des  choses  nouvelles , 
quoiqu'il  piiisse  s'y  en  rencontrer  un  assez  grand  nombre. 
Tout  est  dit ,  assure  l'auteur  des  Caractères  ,  et  l'on  vient 
trop  tard  depuis  sept  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes ,  et 
qui  pensent.  Sur  ce  qui  concerne  les  mœurs ,  le  plus  beau 
et  le  meilleur  est  enlevé  '....  Les  personnes  d' esprit j 
ajoute-t-il,  ont  en  eux  les  semences  de  toutes  les  vérités  et 
de  tous  les  sentiments  ;  rien  ne  leur  est  nouveau ,  etc.  Que 
cette  réflexion  de  la  Bruyère  soit  fausse  ou  solide ,  je  ne 
doute  pas  que  les  meilleurs  esprits  ne  soient  bien  aises 
qu'on  leur  remette  quelquefois  devant  les  yeux  leurs  pro- 
pres sentiments  et  leurs  idées.  Puisque  nous  nous  lassons 
si  peu  de  voir  représenter,  sur  nos  théâtres,  les  mêmes 
passions,  revêtues  de  quelques  couleurs  et  de  quelques  cir- 
constances différentes ,  pourquoi  les  amateurs  de  la  vérité 
seraient-ils  fâchés  qu'on  les  entretienne  des  objets  de  leurs 
connaissances  et  de  leurs  éludes?  Si  on  s'est  servi  des  pen- 
sées ou  des  expressions  de  quelqu'un ,  il  est  facile  de  les 
rapporter  à  leur  auteur.  Celui  qui  a  écrit  ces  Réflexions 
aime  assez  la  gloire  pour  ne  pas  chercher  à  s'approprier 
celle  d'un  autre.  Il  ne  s'est  jamais  proposé ,  dans  cet  ou- 
vrage, que  de  développer,  selon  ses  forces,  les  réflexions 
dont  il  est  le  plus  louché. 


I      Ce  qui  fait  que  tant  de  gens  d'esprit,  en  ap- 

i 

'      '  La  Bruyère,  chnp.  V\  Des  ouvrages  de  VctjA'il.  B. 

41 


f>42 


paitiiice,  pai'lent,  jugent,  entendent,  agissent 
si  peu  à  propos  et  si  mal,  est  qu'ils  n'ont  qu'un 
esprit  d'emprunt.  On  ne  mAche  point  avec  des 
dents  postiches,  quoiqu'elles  paraissent  au  de- 
hors comme  les  autres. 

II. 

La  naïveté  se  fait  mieux  entendre  que  la  pré- 
cision; c'est  la  langue  du  sentiment,  préférable 
en  quelque  manière  à'celle  de  l'imagination  et 
de  la  raison ,  parce  qu'elle  est  belle  et  vulgaire, 

III. 

On  ne  s'élève  point  aux  grandes  vérités  sans 
enthousiasme  ;  le  sang-froid  discute  et  n'invente 
point.  Il  faut  peut-être  autant  de  feu  que  de 
justesse  pour  faire  un  véritable  philosophe. 

IV. 

La  Bruyère  était  un  grand  peintre,  et  n'était 
pas  peut-être  un  grand  philosophe.  Le  duc  de 
la  Rochefoucauld  était  philosophe,  et  n'était 
pas  peintre. 

V. 

Il  y  a  des  hommes  qui  jugent  très-bien ,  mais 
avec  du  temps.  On  leur  propose  quelquefois  des 
choses  simples ,  et  ils  ne  les  saisissent  point.  On 
en  est  étonné,  ils  le  sont  eux-mêmes;  car  ils 
se  croient  de  la  pénétration ,  et  ils  n'ont  que  du 
jugement. 

VI. 

580.  Les  grands  hommes  parlent  si  claire- 
mrnt,  que  les  sophistes  ne  s'aperçoivent  pas 
qu'ils  pensent  profondément;  ils  ne  reconnais- 
sent pas  la  philosophie  quand  l'éloquence  la 
rend  populaire,  ou  qu'elle  ose  peindre  le  vrai 
avec  des  traits  fiers  et  hardis.  Ils  traitent  de 
superficielle  et  de  frivole  cette  splendeur  d'ex- 
pression qui  emporte  avec  elle  la  preuve  des 
grandes  pensées.  La  vérité  toute  nue ,  quelque 
éclat  qu'elle  ait ,  ne  les  frappe  pas.  Ils  veulent 
des  définitions,  des  divisions,  des  détails  et  des 
.irguments  \  Si  Locke  eût  rendu  vivement  en 
peu  de  pages  les  sages  vérités  de  ses  écrits ,  ils 
n'auraient  osé  le  compter  parmi  les  philosophes 
de  son  siècle. 

VII. 
Bien  n'affaiblit  plus  un  discours  que  de  pro- 

'  Voltaire  a  écrit  à  la  marge  du  manuscrit  :  Mais  c'est  cela 
qui  est  nu. 


VAIIVENAKGIIES. 


poser  trop  d'exemples  et  d'entrer  dans  trop  de 
détails.  Les  digressions  trop  longues,  ou  trop 
fréquentes,  rompent  l'unité  et  fatiguent,  parce 
que  l'esprit  ne  peut  suivre  une  trop  longue 
chaîne  de  faits  et  de  preuves.  On  ne  saurait  trop 
rapprocher  les  choses,  ni  trop  tôt  conclure.  Il 
faut  saisir  tout  d'un  coup  la  véritable  preuve  de 
son  discours,  et  courir  à  la  conclusion.  Un  es- 
prit perçant  fuit  les  épisodes ,  et  laisse  aux  écri- 
vains médiocres  le  soin  de  s'arrêter  à  cueillir 
toutes  les  fleurs  qui  se  trouvent  sur  leur  chemin. 
C'est  à  eux  d'amuser  le  peuple,  qui  lit  sans  objet, 
sans  pénétration  et  sans  goût. 

VIII. 

Si  quelqu'un  trouve  un  livre  obscur,  l'auteur 
ne  doit  pas  le  défendre.  Osez  justifier  vos  ex- 
pressions, on  attaquera  votre  sens.  Oui,  dira- 
t-on ,  je  vous  entends  bien  ;  mais  je  ne  voulais 
pas  croire  que  ce  fût  là  votre  pensée, 

IX. 

.327.  Qui  sont  ceux  qui  prétendent  que  le 
monde  est  devenu  vieux?  Je  le  crois  sans  peine. 
L'ambition,  la  gloire ,  l'amour,  en  un  mot  toutes 
les  passions  des  premiers  âges  ne  font  plus  les 
mêmes  désordres  et  le  même  bruit.  Ce  n'est  pas 
peut-être  que  ces  passions  soient  aujourd'hui 
moins  vives  qu'autrefois,  mais  parce  qu'on  les 
désavoue  et  qu'on  les  combat.  Je  dis  donc  que 
le  monde  est  comme  un  vieillard  qui  conserve 
tous  les  désirs  de  la  jeunesse,  mais  qui  en  est 
honteux  et  s'en  cache ,  soit  parce  qu'il  est  dé- 
trompé du  mérite  de  beaucoup  de  choses ,  sut 
parce  qu'il  veut  le  paraître  '. 

X. 

Il  y  a  peu  d'esprits  qui  connaissent  le  prix 
de  la  naïveté ,  qui  ne  fardent  point  la  nature. 
Les  enfants  coiffent  leurs  chats ,  et  mettent  des 
gants  à  un  petit  chien.  Les  hommes  aiment  teU 
lement  la  draperie,  qu'ils  tapissent  jusqu'aux 
Ciievaux. 

XI. 

Tous  les  ridicules  des  hommes  ne  caractéri- 

'  Dans  le  supplément  publié  par  M.  Belin ,  au  lieu  de  cette 
ISIaxime  on  en  lit  une  qui ,  dans  les  Œuvres ,  se  retrouve  en 
entier  sous  le  n°  282,  Nous  la  remplaçons  par  une  réflexion 
qui  fait  aussi  double  emploi  ;  mais  cette  redite  nous  a  para 
indispensable  parce  que ,  d'après  tous  les  éditeurs  qui  nous 
ont  précédé ,  nous  avons  imprimé  une  faute  grossière  en  met- 
tant vicieux  pour  vieux.  Le  texte  du  manuscrit  dit  vieux  ei 
non  vicieux,  comme  on  le  trouve  dans  les  OEuvi*es,  à  la 
Maxime  327.  B. 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


643 


sent  peut-être  qu'un  seul  vice ,  qui  est  la  vanité. 
Et  comme  les  passions  des  esprits  frivoles  sont 
subordonnées  à  cette  faiblesse ,  c'est  probable- 
ment la  raison  pourquoi  il  y  a  si  peu  de  vérité 
dans  leurs  manières ,  dans  leurs  mœurs  et  dans 
leurs  plaisirs.  La  vanité  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
naturel  dans  les  hommes ,  et  ce  qui  les  fait  sortir 
le  plus  souvent  de  la  nature. 

XIL 

Pourquoi  appelle-t-on  académique  un  discours 
fleuri,  élégant,  ingénieux,  harmonieux,  et  non 
un  discours  vrai  et  fort,  lumineux  et  simple? 
Où  cultivera-t-on  la  vraie  éloquence,  si  on  l'é- 
nerve  dans  l'Académie? 

XIIL 

Les  grands  hommes  dogmatisent;  le  peuple 
croit.  Ceux  qui  ne  sont  ni  assez  faibles  pour 
subir  le  joug ,  ni  assez  forts  pour  l'imposer,  se 
rangent  volontiers  au  pyrrhonisme.  Quelques 
ignorants  adoptent  leurs  doutes,  parce  qu'ils 
tournent  la  science  en  vanité  ;  mais  on  voit  peu 
d'esprits  altiers  et  décisifs  qui  s'accommodent 
de  l'incertitude ,  principalement  s'ils  sont  capa- 
bles d'imaginer  :  car  ils  se  rendent  amoureux  de 
leurs  systèmes,  séduits  les  premiers  par  leurs 
propres  inventions. 

XIV. 

279.  Descartes  s'est  trompé  dans  ses  prin- 
cipes, et  ne  s'est  pas  trompé  dans  ses  consé- 
quences, sinon  rarement.  On  aurait  donc  tort, 
ce  me  semble,  de  conclure  de  ses  erreurs  que 
l'imagination  et  l'invention  ne  s'accordent  point 
avec  la  justesse.  La  grande  faiblesse  de  ceux 
qui  n'imaginent  point ,  est  de  se  croire  seuls 
judicieux  et  raisonnables.  Ils  ne  font  pas  atten- 
tion que  les  erreurs  de  Descartes  ont  été  celles 
de  trois  ou  quatre  mille  philosophes  qui  l'ont 
suivi,  tous  gens  sans  imagination.  Les  esprits 
subalternes  n'ont  point  d'erreurs  en  leur  privé 
nom,  parce  qu'ils  sont  incapables  d'inventer, 
même  en  se  trompant;  mais  ils  sont  toujours 
entraînés ,  sans  le  savoir,  par  l'erreur  d'autrui  ; 
et  lorsqu'ils  se  trompent  d'eux-mêmes,  ce  qui 
peut  arriver  souvent,  c'est  dans  les  détails  et 
les  conséquences.  Mais  leurs  erreurs  ne  sont  ni 
assez  vraisemblables  pour  être  contagieuses,  ni 
assez  importantes  pour  faire  du  bniit. 

XV, 

J'aime  Despréaux  d'avoir  dit  que  Pascal  était 


également  au-dessus  des  anciens  et  des  mo- 
dernes. J'ai  pensé  quelquefois,  sans  l'oser  dire, 
qu'il  n'avait  pas  moins  de  génie  pour  l'éloquence 
que  Démosthène.  S'il  m'appartenait  de  juger 
de  si  grands  hommes,  je  dirais  encore  que  Bos- 
suet  est  plus  majestueux  et  plus  sublime  qu'au- 
cun des  Romains  et  des  Grecs. 

XVI. 

Il  me  semble  qu'on  peut  compter  sous  le 
règne  de  Louis  XIV  quatre  écrivains  de  prose 
de  génie  :  Pascal ,  Bossuet ,  Fénélon ,  la 
Bruyère.  C'est  se  borner  sans  doute  à  un  bien 
petit  nombre;  mais  ce  nombre,  tout  borné 
qu'il  est ,  ne  se  retrouve  pas  dans  plusieurs  siè- 
cles. Les  grands  hommes  dans  tous  les  genres 
sont  toujours  très-rares.  M.  de  Voltaire ,  dont 
les  décisions  sur  toutes  les  choses  de  goût  sont 
admirables,  n'accorde  qu'au  seul  Bossuet  le 
mérite  d'être  éloquent.  Si  ce  jugement  est  exact , 
on  pourrait  présumer  que  le  génie  de  l'élo- 
quence est  encore  moins  commun  que  celui  de 
la  poésie. 

XVII. 

Les  répétitions  de  Fénélon  ne  me  choquent 
point.  Son  style  est  noble  et  touchant;  mais  il 
est  familier  et  populaire.  Ses  répétitions  sont  un 
art  de  faire  reparaître  la  même  vérité  sous  de 
nouveaux  tours  et  sous  de  nouvelles  images ,  pour 
l'imprimer  plus  profondément  dans  l'esprit  des 
hommes.  Rien  ne  me  déplaît  dans  le  roman  de 
Télémaque,  que  les  lieux  communs  de  la  poésie 
dont  il  est  rempli ,  et  quelques  imitations  un  peu 
trop  faibles  des  grands  ouvrages  de  l'antiquité. 
L'art  d'imiter,  lorsqu'il  n'est  point  parfait,  dé- 
génère toujours  en  déclamation.  Il  est,  je  crois, 
très-rare  qu'on  soit  emphatique  par  trop  de  cha- 
leur ;  mais  c'est  un  défaut  où  l'on  tombe  presque 
inévitablement  quand  on  n'est  animé  que  d'une 
chaleur  empruntée. 

XVIIÏ. 

C'est  une  chose  remarquable  que  presque  tous 
les  poètes  se  servent  des  expressions  de  Racine , 
et  que  Racine  n'ait  jamais  répété  ses  propres  ex- 
pressions. 

XIX. 

Le  plus  grand  et  le  plus  ordinaire  défaut  des 
poètes  est  de  ne  pouvoir  conserver  le  génie  de 
leur  langue  et  la  naïveté  du  sentiment.  Ils  ne 
pensent  pas  que  c'est  manquer  entièrement  de 
génie  pour  la  poésie  et  pour  Téloquenee,  que  de 

41 


G44 


VAUVENARGUES 


lie  pas  posséder  celui  de  sa  langue.  Le  génie  de 
toutes  les  sciences  et  de  tous  les  arts  consiste  prin- 
cipalement à  saisir  le  vrai  ;  et  quand  on  le  saisit 
et  qu'on  l'exprime  dans  de  grandes  choses ,  on  a 
incontestablement  un  grand  génie.  Mais  des 
mots  assemblés  sans  choix ,  des  pensées  rimées , 
beaucoup  d'images  qui  ne  peignent  rien,  parce 
qu'elles  sont  déplacées,  des  sentiments  faux  et 
forcés, tout  cela  ne  mérite  pas  le  nom  de  poésie. 
C'est  un  jargon  barbare  et  insupportable.  Je  vou- 
drais que  ceux  qui  se  mêlent  de  faire  des  vers 
voulussent  bien  considérer  que  l'objet  de  la  poésie 
n'étant  point  la  difficulté  vaincue,  le  public  n'est 
pas  obligé  de  tenir  compte  aux  gens  sans  talent 
île  la  très-grande  peine  qu'ils  ont  à  écrire. 

XX. 

Combien  toutes  les  règles  sont-elles  inutiles ,  si 
on  voit  encore  aujourd'hui  des  gens  de  lettres 
qui,  sous  prétexte  d'aimer  les  choses,  non  les 
mots,  ne  témoignent  aucune  estime  pour  la  vé- 
ritable beauté  de  l'expression  !  Je  n'admire  pas 
l'élégance,  lorsqu'elle  ne  présente  que  des  pen- 
sées faibles,  et  qu'elle  n'est  pas  animée  par  l'élo- 
quence du  cœur  et  des  images  :  mais  les  plus 
mâles  pensées  ne  peuvent  être  caractérisées  que 
par  des  paroles  ;  et  nous  n'avons  encore  aucun 
exemple  d'un  ouvrage  qui  ait  passé  à  la  postérité 
sans  éloquence.  Méprisera-t-on  l'expression  parce 
qu'on  n'écrit  pas  comme  Bossuet  et  comme  Ra- 
cine? Quand  on  n'a  pas  de  talent,  il  faudrait 
au  moins  avoir  du  goût. 

XXI. 

281.  C'est  un  malheur  que  les  hommes  ne 
puissent  posséder  aucun  talent  sans  donner  l'ex- 
clusion à  tous  les  autres.  S'ils  ont  la  finesse ,  ils 
décrient  la  force  ;  s'ils  sont  géomètres  ou  physi- 
ciens, ils  écrivent  contrôla  poésie  et  l'éloquence. 
Un  autre  inconvénient  non  moins  fâcheux  est 
que  le  peuple  suit  les  décisions  de  ceux  qui  ont 
primé  dans  quelque  genre.  Quand  l'esprit  de 
finesse  est  à  la  mode ,  ce  sont  les  esprits  fins  qui 
jugent  les  autres  ;  quand  les  géomètres  dominent, 
ce  sont  eux  qui  donnent  le  ton.  Il  est  vrai  qu'il 
y  a  un  petit  nombre  de  gens  indociles  qui, 
pour  affecter  plus  d'indépendance  dans  leurs 
sentiments,  et  de  peur  de  juger  d'après  quel- 
qu'un ,  contredisent  les  opinions  et  les  autorités 
les  plus  reçues.  Il  suffit  même  qu'un  homme  ait 
joui  d'une  grande  réputation,  pour  qu'ils  la  lui 
disputent  avec  mépris;  il  n'y  a  point  de  nom 


qu'ils  respectent,  et  ce  que  J'envie  la  plus  basse 
n'aurait  osé  dire,  leUr  extravagante  vanité  le 
leur  fait  hasarder  avec  confiance.  Il  n'est  pas 
besoin  d'affirmer  que  cette  espèce  de  gens  juge 
encore  plus  mal  que  le  peuple.  Ils  ressemblent  à 
ceux  qui,  sentant  leur  faiblesse  et  craignant  de 
paraître  gouvernés,  rejettent  opiniâtrement  les 
meilleurs  conseils ,  et  suivent  follement  des  fan* 
taisies  pour  faire  un  essai  de  leur  liberté... 
Lorsqu'on  voit  le  mauvais  goût  établi  de  tant  de 
manières  et  à  tant  de  titres  dans  l'esprit  des 
hommes,  on  ne  peut  se  promettre  de  le  corriger, 
et  on  est  réduit  à  se  taire. 

XXII. 

Montaigne  a  repris  Cicéron  de  ce  que ,  après 
avoir  exécuté  de  grandes  choses  pour  la  répu- 
blique, il  voulait  encore  tirer  gloire  de  son  élo- 
quence 5  mais  Montaigne  ne  pensait  pas  que  ces 
grandes  choses  qu'il  loue ,  Cicéron  ne  les  avait 
faites  que  par  la  parole. 

XXIII. 

Ceux  qui  rapportent  sans  partialité  les  raisons 
des  sectes  opposées  paraissent  supérieurs  à  tous 
les  partis,  tant  qu'ils  ne  s'attachent  à  aucun. 
Mais  demandez-leur  qu'ils  choisissent,  ou  qu'ils 
étabUssent  d'eux-mêmes  quelque  chose,  vous 
verrez  qu'ils  n'y  sont  pas  moins  embarrassés  que 
tous  les  autres.  Le  monde  fourmille  de  philo- 
sophes qui  se  disputent  la  vaine  gloire  de  con- 
naître la  faiblesse  de  l'esprit  humain  ;  mais  il  y 
eo  a  peu  qui  distinguent  les  bornes  précises  de 
cette  faiblesse ,  et  qui  sachent  en  tirer  des  consé- 
quences. Ils  fardent  à  l'envi  la  vérité ,  qui  n'est 
pas  leur  but,  et  nul  ne  donne  des  préceptes 
utiles. 

XXIV. 

Est-il  vrai  que  rien  ne  suffise  à  l'opinion ,  et 
que  peu  de  chose  suffise  à  la  nature  ?  Mais  l'a- 
mour des  plaisirs,  mais  la  soif  de  la  gloire,  mais 
l'avidité  des  richesses ,  en  un  mot  toutes  les  pas- 
sions ne  sont-elles  pas  insatiables?  Qui  donne 
l'essor  à  nos  projets ,  qui  borne  ou  qui  étend  nos 
opinions ,  sinon  la  nature  ?  N'est-ce  pas  encore 
la  nature  qui  nous  pousse  même  à  sortir  de  la 
nature,  comme  le  raisonnement  nous  écarte  quel- 
quefois de  la  raison,  ou  comme  l'impétuosité 
d'une  rivière  rompt  ses  digues  et  la  fait  sortir  de 
son  lit? 

XXV. 

Il  ne  faut  pas,  dit-on ,  qu'une  femme  se  pique 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


645 


d'esprit,  ni  un  roi  d'être  éloquent,  ni  un  soldat 
de  délicatesse,  etc.  Les  vues  courtes  multiplient 
les  maximes  et  les  lois,  parce  qu'on  est  d'autant 
plus  enclin  à  prescrire  des  bornes  à  toutes  choses, 
qu'on  a  l'esprit  moins  étendu. 

XXVL 

On  instruit  les  enfants  à  craindre  et  à  obéir  : 
l'avarice,  ou  l'orgueil,  ou  la  timidité  des  pères, 
leur  enseignent  l'économie  et  la  soumission.  On 
les  excite  encore  à  être  copistes ,  à  quoi  ils  ne 
sont  déjà  que  trop  enclins  :  nul  ne  songe  à  les 
rendre  originaux,  entreprenants,  indépendants. 

XXVIL 

Si  on  pouvait  donner  aux  enfants  des  maîtres 
de  jugement  et  d'éloquence,  comme  on  leur 
donne  des  maîtres  de  langue  ;  si  on  exerçait 
moins  leur  mémoire  que  leur  activité  et  leur  gé- 
nie; qu'au  lieu  d'émousser,  comme  on  fait,  la 
vivacité  de  leur  esprit ,  on  tâchât  d'élever  l'essor 
et  les  mouvements  de  leur  âme,  que  n'aurait- 
on  pas  lieu  d'attendre  d'un  beau  naturel  ?  Mais 
on  ne  pense  pas  que  la  hardiesse ,  ni  l'amour  de 
la  vérité  et  de  la  gloire ,  soient  les  vertus  qui 
importent  à  leur  jeunesse.  On  ne  s'attache  au 
contraire  qu'à  les  subjuguer,  afin  de  leur  ap- 
prendre que  la  dépendance  et  la  souplesse  sont 
les  premières  lois  de  leur  fortune. 

XXVIIL 

217.  C'est  une  maxime  frivole  que  celle  qu'on 
adopte  depuis  si  longtemps  :  quHl  faut  qu'un 
honnête  homme  sache  un  peu  de  tout.  On  peut 
savoir  superficiellement  beaucoup  de  choses , 
et  avoir  l'esprit  fort  petit;  et  on  voit,  au  con- 
traire, de  très-grandes  âmes  qui  savent  très-peu. 
Il  faut  ignorer  de  bon  cœur  ce  que  la  nature  n'a 
pas  mis  dans  l'étendue  de  notre  génie.  On  ne 
sait  utilement  que  ce  qu'on  possède  parfaite- 
ment ;  le  reste  ne  nous  sert  qu'à  satisfaire  une 
vanité  puérile.  J'en  rapporterais  des  exemples, 
si  les  exemples  pouvaient  nous  instruire  ;  mais 
je  le  ferais  sans  succès.  L'ostentation  est  un 
écueil  inévitable  pour  les  âmes  faibles.  On  ne 
corrigera  jamais  les  hommes  d'apprendre  des 
choses  inutiles. 

XXIX. 

Les  enfants  n'ont  point  d'autre  droit  à  la  suc- 
cession de  leur  père  que  celui  qu'ils  tiennent  des 
lois  :  c  est  au  même  titre  que  la  noblesse  se  per- 
pétue dans  les  familles.  La  distinction  des  ordres 


du  royaume  est  une  des  lois  fondamentales  de 
l'État. 

XXX. 

Les  hommes  médiocres  empruntent  au  dehors 
le  peu  de  connaissances  et  de  lumières  qu'ils  ont 
de  leur  propre  fonds.  Mais  les  âmes  supérieures 
trouvent  en  elles-mêmes  un  grand  nombre  de 
choses  extérieures. 

XXXI. 

C'est  donner  aux  princes  un  conseil  timide, 
que  de  leur  inspirer  d'éloigner  des  emplois  les 
hommes  ambitieux  qui  en  sont  capables.  Un 
grand  roi  ne  craint  point  ses  sujets ,  et  n'en  doit 
rien  craindre. 

XXXII. 

Les  vertus  régnent  plus  glorieusement  que  la 
prudence.  La  magnanimité  est  l'esprit  des  rois. 

XXXIII. 

Catilina  n'ignorait  pas  les  périls  d'une  conju- 
ration ;  son  courage  lui  persuada  qu'il  les  sur- 
monterait. L'opinion  ne  gouverne  que  les  faibles  ; 
mais  l'espérance  trompe  les  plus  grandes  âmes. 

XXXIV. 

Un  prince  qui  n'est  que  bon  aime  ses  domes- 
tiques, ses  ministres ,  sa  famille  et  son  favori,  et 
n'est  point  attaché  à  son  État.  Il  faut  être  un 
grand  roi  pour  aimer  un  peuple. 

XXXV. 

Nos  paysans  aiment  leurs  hameaux.  Les  Ro- 
mains étaient  passionnés  pour  leur  patrie,  pen- 
dant que  ce  n'était  qu'une  bourgade  ;  lorsqu'elle 
devint  plus  puissante ,  l'amour  de  la  patrie  ne 
fut  plus  si  vif.  Une  ville  maîtresse  de  l'univers 
était  trop  grande  pour  l'imagination  de  ses  habi- 
tants :  les  hommes  ne  sont  pas  nés  pour  aimer 
de  si  grandes  choses. 

XXXVI. 

Ce  qui  fait  que  tant  de  gens  de  toutes  les  pro- 
fessions se  plaignent  amèrement  de  leur  fortune , 
est  qu'ils  ont  quelquefois  le  mérite  d'un  autre 
métier  que  celui  qu'ils  font.  Je  ne  sais  combien 
d'officiers ,  qui  ne  sauraient  mettre  en  batailla 
cinquante  hommes ,  auraient  excellé  au  barreau , 
ou  dans  les  négociations,  ou  dans  les  finances. 
Ils  sentent  qu'ils  ont  un  talent,  et  ils  s'étonnent 
qu'on  ne  leur  en  tienne  aucun  compte;  car  ils 
ne  font  pas  attention  que  c'est  un  mérite  inutile 


640 


VÂl]Vl:^4RGlJES. 


dans  !eur  profession.  Il  arrive  aussi  que  ceux 
qui  gouvernent  négligent  d'assez  beaux  génies , 
parce  qu'ils  ne  seraient  pas  propres  à  remplir  les 
petites  places ,  et  qu'on  ne  veut  pas  leur  donner 
les  grandes.  Les  talents  médiocres  font  plutôt 
fortune ,  parce  qu'on  trouve  partout  à  les  em- 
ployer, 

XXXVII. 

Plaisante  fortune  pour  Bossuet  d'être  chape- 
lain de  Versailles  1  Fénélon  était  à  sa  place  :  il 
était  né  pour  être  le  précepteur  des  rois  ;  mais 
Bossuet  devait  être  un  grand  ministre  sous  un 
roi  ambitieux. 

XXXVIII. 

Qui  a  fait  les  partages  de  la  terre ,  si  ce  n'est 
la  force?  Toute  l'occupation  de  la  justice  est  à 
maintenir  les  lois  de  la  violence. 

XXXIX. 

Les  folies  de  Caligula  ne  m'étonnent  point. 
J'ai  connu,  je  crois,  beaucoup  d'hommes  qui 
auraient  fait  leurs  chevaux  consuls ,  s'ils  avaient 
été  empereurs  romains.  Je  pardonne  par  d'autres 
motifs  à  Alexandre  de  s'être  fait  rendre  des  hon- 
neurs divins,  à  l'exemple  d'Hercule  et  de  Bacchus, 
qui  avaient  été  hommes  comme  lui ,  et  moins 
grands  hommes.  Les  anciens  n'attachaient  pas 
la  même  idée  que  nous  au  nom  de  dieu ,  puis- 
qu'ils en  admettaient  plusieurs ,  tous  fort  impar- 
faits. Il  faut  juger  des  actions  des  hommes  selon 
les  temps.  Tant  de  temples  élevés  par  les  empe- 
reurs romains  à  la  mémoire  de  leurs  amis  morts, 
étaient  les  honneurs  funéraires  de  leur  siècle; 
et  ces  hardis  monuments  de  la  fierté  des  maîtres 
de  la  terre,  n'offensaient  ni  la  religion  ni  les 
mœurs  d'un  peuple  idolâtre. 


XL. 

On  dit  qu'il  ne  faut  pas  juger  des  ouvrages  de 
goût  par  réflexion ,  mais  par  sentiment.  Pour- 
quoi ne  pas  étendre  cette  règle  sur  toutes  les 
choses  qui  ne  sont  pas  du  ressort  de  l'esprit, 
comme  l'ambition ,  l'amour,  <3t  toutes  les  autres 
passions  ? 

Je  pratique  ce  que  je  dis.  Je  porte  rarement 
au  tribunal  de  la  raison  la  cause  du  sentiment  ; 
je  sais  que  le  sang-froid  et  la  passion  ne  pèsent 
pas  les  choses  à  la  même  balance ,  et  que  l'un  et 
l'autre,  s'accusent  avec  trop  de  partialité.  Ainsi 
ïfoand  il  rirarrive  de  me  repentir  de  quelque 
chose  que  j'ai  fait  par  sentimeiït ,  je  tâche  de  me 


consoler  en  pensant  que  j'en  juge  mal  par  ré- 
flexion ,  et  en  me  persuadant  que  je  ferais  la 
même  chose  malgré  le  raisonnement ,  si  la  même 
passion  me  reprenait. 

XLI. 

J'ai  connu  un  vieillard,  devenu  sourd,  qui 
n'estimait  plus  la  musique,  parce  qu'il  en  jugeait 
alors ,  disait-il ,  sans  passion.  Voilà ,  en  effet ,  ce 
que  les  hommes  appellent  juger  de  sang-froid. 

XLII. 

On  ne  peut  condamner  l'activité  sans  accuser 
l'ordre  de  la  nature.  Il  est  faux  que  ce  soit  no- 
tre inquiétude  qui  nous  dérobe  au  présent  ;  le 
présent  nous  échappe  de  lui-même,  et  s'anéantit 
malgré  nous.  Toutes  nos  pensées  sont  mortelles  ; 
et  si  notre  âme  n'était  secourue  par  cette  activité 
infatigable  qui  répare  les  écoulements  perpétuels 
de  notre  esprit,  nous  ne  durerions  qu'un  instant: 
telles  sont  les  lois  de  notre  être.  Une  force  se- 
crète et  inévitable  emporte  avec  rapidité  nos 
sentiments  ;  il  n'est  pas  en  notre  puissance  de 
lui  résister  et  de  nous  reposer  sur  nos  pensées  : 
il  faut  marcher  malgré  nous,  et  suivre  le  mou- 
vement universel  de  la  nature.  Nous  ne  pouvons 
retenir  le  présent  que  par  une  action  qui  sort 
du  présent.  Il  est  tellement  impossible  à  l'homme 
de  subsister  sans  action ,  que  s'il  veut  s'empêcher 
d'agir ,  ce  ne  peut  être  que  par  un  acte  encore 
plus  laborieux  que  celui  auquel  il  s'oppose  ;  mais 
cette  activité  qui  détruit  le  présent ,  le  répare  , 
le  reproduit,  et  charme  les  maux  de  la  vie. 

XLIII. 

Mes  passions  et  mes  pensées  meurent,  mais 
pour  renaître.  Je  meurs  moi-même  sur  un  lit 
toutes  les  nuits ,  mais  pour  reprendre  de  nouvelles 
forces  et  une  nouvelle  fraîcheur.  Cette  expérience 
que  j'ai  de  la  mort ,  me  rassure  contre  la  déca- 
dence et  la  dissolution  du  corps.  Quand  je  vois 
que  mon  âme  rappelle  à  la  vie  ses  pensées  éteintes, 
je  comprends  que  celui  qui  a  fait  mon  âme  peut , 
à  plus  forte  raison,  lui  rendre  l'être.  Je  dis, 
dans  mon  cœur  étonné  :  Qu'as-tu  fait  des  oly'ets 
volages  qui  occupaient  tantôt  ta  pensée  ?  Re- 
tournez sur  vos  propres  traces,  objets  fugitifs. 
Je  parle,  et  mon  âme  s'éveille  :  ces  images  mor- 
tes m'entendent ,  et  les  figures  des  choses  pas- 
sées m'obéissent  et  m'apparaissent.  0  âme  éter- 
nelle du  monde  !  ainsi  votre  voix  secourable 
revendiquera  ses  ouvrages  ;  et  la  tern ,  saisie 
de  crainte,  restituera  ses  larcins  !  )       t- 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


XLIV. 


300.  Ce  qui  fait  que  la  plupart  des  livres  de 
morale  sont  si  insipides ,  que  leurs  auteurs  ne 
sont  pas  sincères ,  c'est  qu'ils  supposent  toujours 
les  hommes  autres  qu'ils  ne  sont  ;  qu'ils  les  acca- 
blent de  préceptes  sévères  et  impraticables  ;  c'est 
qu'ils  ne  proposent  point  à  la  vertu  de  vrais  et 
d'aimables  motifs.  La  morale  serait  peut-être  la 
plus  agréable  et  la  plus  utile  des  sciences ,  si  elle 
n'était  pas  la  plus  fardée. 

XLV, 

La  morale  purement  humaine  a  été  traitée 
plus  utilement  et  plus  habilement  par  les  an- 
ciens ,  qu'elle  ne  l'est  maintenant  par  nos  philo- 
sophes. 

XLVI 

Les  âmes  égales  sont  souvent  médiocres  ;  il 
faut  savoir  estimer  ceux  qui  s'élèvent  par  saillies 
à  toutes  les  vertus ,  quoiqu'ils  ne  s'y  puissent 
tenir.  Leur  âme  s'élance  vers  la  générosité, 
vers  le  courage ,  vers  la  compassion ,  et  retombe 
dans  les  vices  contraires. 

De  telles  vertus  ne  sont  point  fausses  ;  elles 
vont  quelquefois  beaucoup  plus  loin  que  la  sa- 
gesse ,  qui ,  plus  asservie  à  ses  lois ,  n'a  ni  la 
vigueur ,  ni  l'ardeur ,  ni  la  hardiesse  de  l'indé- 
pendance. 

XLVIL 

Il  faut  exciter  dans  les  hommes  le  sentiment 
de  leur  prudence  et  de  leur  force,  si  on  veut 
élever  leur  génie.  Il  est  peu  de  leçons  utiles 
dans  les  meilleurs  livres ,  depuis  que  la  faiblesse 
de  l'esprit  humain  est  devenue  le  champ  de  tous 
les  lieux  communs  des  philosophes. 

XLVIII. 

Le  plaisir  le  plus  délicat  des  âmes  vaines  est 
de  découvrir  le  défaut  des  âmes  fortes.  On  ne 
devrait  pas  imposer  par  ce  petit  genre  d'esprit. 
Je  n'admire  point  un  auteur  qui  réclame  en 
vers  insultants  contre  les  vertus  d'Alexandre 
ou  contre  la  gloire  d'Homère.  En  ouvrant  mes 
yeux  sur  le  faible  des  plus  grands  génies ,  il 
m'apprend  à  l'apprécier  lui-même  ce  qu'il  peut 
valoir.  Il  est  le  premier  que  je  raye  du  tableau 
des  hommes  illustres. 

XLIX. 

S'il  sied  bien  à  une  âme  juste  d'avoir  de  l'in- 
dulgence  pour  les  hommes  qui  honorent  l'hu- 


manité ,  c'est  surtout  pour  ceux  dont  lu  glaire 
a  souffert  de  légères  taches.  S'il  faut  excuser 
leurs  erreurs,  c'est  prhicipalement  pendant  qu'ils 
vivent.  Mais  l'envie  ne  peut  se  contraindre  :  elle 
accuse  et  juge  sans  preuves  ;  elle  grossit  les  dé- 
fauts ;  elle  a  des  qualifications  énormes  pour  les 
moindres  fautes;  son  langage  est  rempli  de  fiel, 
d'exagération  et  d'injure.  Elle  s'acharne  avec 
opiniâtreté  et  avec  fureur  contre  le  mérite  écla- 
tant; elle  est  aveugle,  emportée,  insensible, 
brutale. 

L. 

178.  La  haine  est  plus  vive  que  Famitré, 
moins  que  l'amour. 

LI. 

C'est  une  marque  de  férocité  et  de  bassesse 
d'insulter  à  un  homme  dans  l'ignominie,  prin- 
cipalement s'il  est  misérable;  il  n'y  a  point 
d'infamie  dont  la  misère  ne  fasse  un  objet  de 
pitié.  L'opprobre  est  une  loi  de  la  pauvreté. 

LU. 

J'ai  la  sévérité  en  horreur ,  et  ne  la  crois  pas 
trop  utile.  Les  Romains  étaient-ils  sévères  ? 
N'exila-t-on  pas  Cicéron  pour  avoir  fait  mourir 
Lentulus,  manifestement  convaincu  de  trahi- 
son ?  Le  sénat  ne  fit-il  pas  grâce  à  tous  les  autres 
complices  de  Catilina?  Ainsi  se  gouvernait  le 
plus  puissant  et  le  plus  redoutable  peuple  de 
la  terre.  Et  nous,  petit  peuple  barbare,  non? 
croyons  qu'il  n'y  a  pas  assez  de  gibets  et  de 
supplices  ! 

Lin. 

Quelle  affreuse  vertu  que  celle  qui  veut  haïr 
et  être  haïe,  qui  rend  la  sagesse ,  non  pas  secou- 
rable  aux  infirmes,  mais  redoutable  aux  faible> 
et  aux  malheureux  ;  une  vertu  qui ,  présumant 
follement  de  soi-même ,  ignore  que  tous  les  de- 
voirs des  hommes  sont  fondés  sur  leur  faiblesse 
réciproque  ! 

LIV. 

Les  enfants  cassent  des  vitres  et  brisent  des 
chaises ,  lorsqu'ils  sont  hors  de  la  présence  d« 
leurs  maîtres.  Les  soldats  mettent  le  feu  à  un 
camp  qu'ils  quittent,  malgré  les  défenses  du 
général  ;  ils  aiment  à  fouler  aux  pieds  l'espérance 
de  la  moisson  et  à  démolir  de  superbes  édifices. 
Qui  les  pousse  à  laisser  partout  ces  longues  tra- 
ces de  leur  barbarie  ?  N'est-ce  pas  que  les  ânie-s 
faibles  attachent  à  la  destruction  une  idée  d'au- 
dace et  de  puissance  ? 


648 


VAlJVEi>JARGUES. 


LV. 


Les  soldats  s'irritent  encore  contre  le  peuple 
chez  qui  ils  font  la  guerre,  parce  qu'ils  ne  peu- 
vent le  voler  assez  librement,  et  que  la  maraude 
est  punie.  Tous  ceux  qui  font  du  mal  aux  autres 
hommes  les  haïssent. 

Lvr. 

Quelqu'un  a-t-il  dit  que,  pour  peindre  avec 
hardiesse ,  il  fallait  surtout  être  vrai  dans  un 
sujet  noble,  et  ne  point  charger  la  nature  ,  mais 
la  montrer  nue?  Si  on  l'a  dit,  on  peut  le  redire- 
car  il  ne  paraît  pas  que  les  hommes  s'en  souvien- 
nent, et  ils  ont  le  goût  si  gâté,  qu'ils  nomment 
iiardi ,  je  ne  dis  pas  ce  qui  est  vraisemblable  et 
qui  approche  le  plus  de  la  vérité,  mais  ce  oui 
s  en  écarte  davantage. 

LVII. 

La  nature  a  ébauché  beaucoup  de  talents 
qu'elle  n'a  pas  daigné  finir.  Ces  faibles  semences 
de  génie  amusent  une  jeunesse  ardente  qui  leur 
sacrifie  les  plaisirs  et  les  plus  beaux  jours  de 
la  vie.  Je  regarde  ces  jeunes  gens  comme  les 
femmes  qui  attendent  leur  fortune  de  leur 
beauté  :  le  mépris  et  la  pauvreté  sont  la  peine 
sévère  de  ces  espérances.  Les  hommes  ne  par- 
donnent point  aux  misérables  l'erreur  de  k 
gloire. 

LVIIL 

Un  écrivain  qui  n'a  pas  le  talent  de  peindre 
doit  éviter  sur  toutes  choses  les  détails. 

LIX. 

Quelle  est  la  manie  de  quelques  hommes  qui 
san^  aucune  animosité  ni  raison  particulière,  se 
font  un  devoir  d'attaquer  les  grandes  réputations, 
e    de  mépriser  l'autorité  des  jugements  du  pu- 

dL'pT  r  P'"'  ^^^'''''  P^"«  ^'^«dépen- 
dance^dans  leurs  sentiments,  et  de  peur  de 
juger  d  après  les  autres  !  Je  les  compare  à  ces 
personnes  faibles  qui,  dans  la  crainte  de  paraître 
gouvernées,  rejettent  opiniâtrement  les  meilleurs 
conseils,  et  suivent  follement  leurs  fantaisies 
pour  faire  un  essai  de  leur  liberté. 

LX.  * 

partiales  qu'on  fait  des  hommes  ou  des  ouvrages 
I-s  plus  estimables.  Je  hais  cette  chaleur  de 
quelques  hommes  qui  ne  peuvent  souffrir  que 


1  on  sépare  les  défauts  de  ceux  qu'ils  admirent, 

deleursperfections,etquiveulenttout  consacrer 
mais  combien  plus  insupportable  est  la  manie  de 
ceux  qui  se  font  un  devoir  d'attaquer  les  gran- 
des  réputations  et  de  mépriser  l'autorité  des  ju- 

ftr'rl'fr'V"^"''  '^"^  ''  ''^'^  P«»sée  peut- 
être  d  affecter  plus  d'indépendance  I 

LXL 

Oserait-on  penser  de  quelques  hommes,  dont 
U  faut  respecter  les  noms,  qu'ils  nous  ont  char- 
mes  par  des  grâces  qui  seront  un  jour  négligées 
ou  par  un  mérite  de  mode  qu'on  n'a  pas  touioull 
estime  ?  Se  parer  de  beaucoup  de  connaissances 
mutiles  ou  superficielles,  affecter  une  extrême 
singularité,  mettre  de  l'esprit  partout  et  hors 
de  sa  place,  penser  peu  naturellement  et  s'ex- 
primer  de  même,  s'appelait  autrefois  être  un 
pédant. 

LXIL 

Les  vrais  politiques  connaissent  mieux  les 
hommes  que  ceux  qui  font  métier  de  la  philo- 
sophie; je  veux  dire  qu'ils  sont  plus  vrais  philo- 
sophes. ^ 

LXIIL 

La  plupart  des  hommes  naissent  sérieux  II  y 
a  des  plaisants  de  génie,  mais  en  petit  nombre. 
Les  autres  le  deviennent  par  imitation ,  et  for- 
cent la  nature  pour  suivre  la  mode  '. 

I  LXIV. 

i  Qu'on  examine  tous  les  ridicules,  ou  n'en 
trouvera  presque  point  qui  ne  viennent  d'une 
sotte  vanité,  ou  de  quelque  passion  qui  nous 
aveugle  et  qui  nous  fait  sortir  de  notre  place. 
Un  homme  ridicule  ne  me  paraît  être  qu'un 
homme  hors  de  son  véritable  caractère  et  de  sa 
force. 

LXV. 

Il  n'y  a  point  de  si  petits  caractères  qu'on  ne 
puisse  rendre  agréables  par  le  coloris.  Le  Fleu- 
riste de  la  Bruyère  en  est  la  preuve. 

LXVL 

Les  hommes  aiment  les  petites  peintures,  parce 
gu  elles  les  vengent  des  petits  défauts  dont  la 

la  ISd  r^"'  ^'°'  ^'  '"""'««'^t  «»«  ^"i«°te  de  cette  Maxime; 

«.nf^H^'"?"*-'*  ^"^^  hommes  naissent  sérieux.  H  y  a  des  niai 
nen    n.r^'"•^..''''*'"^  1"  P^«*  ««™bre.  Les  aatr Js le  dev^^." 


RÉFLEXIOÎNS  ET  MAXIMES. 


619 


société  est  infectée  ;  ils  aiment  encore  plus  le 
ridicule  qu'on  jette  avec  art  sur  les  qualités 
éminentes  qui  les  blessent.  Mais  les  honnêtes 
gens  méprisent  le  peintre  qui  flatte  si  basse- 
ment la  jalousie  du  peuple,  ou  la  sienne  propre, 
et  qui  fait  métier  d'avilir  tout  ce  qu'il  faudrait 
respecter. 

LXVII. 

La  plupart  des  gens  de  lettres  estiment  beau- 
coup les  arts ,  et  nullement  la  vertu  ;  ils  aiment 
mieux  le  portrait  d'Alexandre  que  sa  générosité. 
L'image  des  choses  les  touche  ;  l'original ,  point 
du  tout.  Ils  ne  veulent  pas  qu'on  les  traite  comme 
des  ouvriers ,  et  ils  sont  ouvriers  jusqu'aux  ongles, 
et  jusqu'à  la  moelle  des  os. 

LXVIIL 

Les  grandes  et  les  premières  règles  sont  trop 
fortes  pour  les  écrivains  médiocres ,  car  elles  les 
réduiraient  à  ne  point  écrire. 

LXIX. 

Peut-on  estimer  un  auteur  qui,  affectant  de 
mépriser  les  plus  grandes  choses,  ne  méprise  pas 
de  dire  des  pointes  ;  qui ,  pour  conserver  un  trait 
d'esprit,  abandonne  une  vérité,  et  n'a  aucune 
honte  de  se  contredire;  qui  ne  connaît  que  la  fai- 
blesse de  l'esprit  humain ,  et  n'en  peut  compren- 
dre la  force  ;  qui  combat  ridiculement  l'éloquence 
par  l'élégance ,  le  génie  par  l'art ,  et  la  sagesse 
par  la  raillerie  ?  Parce  qu'il  nous  dit  qu'il  n'esn 
time  aucune  des  choses  du  monde ,  lui  devons- 
nous  plus  de  respect? 

LXX. 

Je  trouve  plaisant  que  quelqu'un  aspire  à  se 
faire  admirer,  en  nous  insinuant  que  nous  sommes 
des  dupes  d'estimer  Alexandre  ou  Marc-Aurèle. 
En  ouvrant  mes  yeux  sur  le  faible  des  plus  grands 
génies,  il  m'apprend  à  l'apprécier  lui-même  ce 
qu'il  peut  valoir.  Il  est  le  premier  que  je  raye  du 
tableau  des  hommes  illustres. 

LXXI. 

Vous  croyez  que  tout  est  problématique;  vous 
ne  voyez  rien  de  certain ,  et  vous  n'estimez  ni  les 
arts,  ni  la  probité,  ni  la  gloire.  Vous  croyez  ce- 
pendant devoir  écrire  ;  vous  pensez  assez  mal  des 
homme?  pour  être  persuadé  qu'ils  voudront  lire 
des  choses  inutiles ,  et  que  vous-même  n'estimez 
\mnt  vraies.  Votre  objet  n'est-il  pas  aussi  de  les 
convaincre  que  vous  avez  de  l'esprit?  Il  y  a  donc 


quelque  vérité  :  vous  avez  choisi  la  plus  grande 
et  la  plus  importante  pour  les  hommes ,  vous  leur 
avez  appris  que  vous  aviez  plus  de  délicatesse  et 
plus  de  subtilité  qu'eux.  C'est  la  principale  ins- 
truction qu'ils  peuvent  retirer  de  vos  ouvrages. 
Se  lasseront-ils  de  les  lire? 

LXXII. 

Ce  que  bien  des  gens  aujourd'hui  appellent 
écrire  pesamment,  c'est  dire  uniment  la  vérité, 
sans  plaisanterie  et  sans  fard. 

LXXIII. 

Un  homme  écrivait  à  quelqu'un  sur  un  intérêt 
capital.  Il  lui  parlait  avec  un  peu  de  chaleur, parce 
qu'il  avait  envie  de  le  persuader.  Il  montra  sa 
lettre  à  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  mais 
très-prévenu  de  la  mode.  Et  pourquoi ,  lui  dit  cet 
ami ,  n'avez- vous  pas  donné  à  vos  raisons  un  tour 
plaisant  ?  Je  vous  conseille  de  refaire  votre  lettre. 

LXXIV. 

On  raconte  de  je  ne  sais  quel  peuple,  qu'il  alla 
consulter  un  oracle  pour  s'empêcher  de  rire  dans 
ses  délibérations  et  dans  le  conseil  public.  Nous 
ne  sommes  pas  encore  si  fous  que  ce  peuple. 

LXXV. 

Il  y  a  beaucoup  de  choses  que  nous  savons  mal, 
et  qu'il  est  très-bon  qu'on  redise. 

LXXVI. 

1.  II  est  plus  aisé  de  dire  des  choses  nou- 
velles ,  que  de  concilier  parfaitement  et  de  réu- 
nir sous  un  seul  point  de  vue  toutes  celles  qui 
ont  été  dites. 

LXXVII. 

364.  Il  n'y  a  rien  de  si  froid  au  monde  que  ce 
qu'on  a  pensé  pour  les  autres. 

LXXVIII. 

367.  La  netteté  des  pensées  leur  tient  lieu  de 
preuves. 

LXXIX. 

368.  La  marque  d'une  expression  parfaite  est 
que ,  même  dans  les  équivoques ,  on  ne  puisse 
lui  donner  qu'un  sens. 

LXXX. 

Le  même  mérite  qui  fait  copier  quelques  ou 
vrages ,  les  fait  vieillir. 


650 


VAUVENAKGUES. 


LXXXI. 

Les  auteurs  qui  se  distinguent  principalement 
par  le  tour  et  la  délicatesse ,  sont  plus  tôt  usés 
que  les  autres. 

LXXXII. 

Les  bonnes  maximes  sont  sujettes  à  devenir 
triviales. 

LXXXIIL 

869.  11  semble  que  la  raison  qui  se  commu- 
nique aisément  et  se  perfectionne  quelquefois, 
perd  d'autant  plus  vite  son  lustre  et  le  mérite  de 
la  nouveauté.  Cependant  ceux  qui  conçoivent  les 
choses  dans  toute  leur  force  et  qui  poussent  la 
sagacité  jusqu'au  terme  de  l'esprit  humain ,  im- 
priment ce  haut  caractère  dans  leurs  expressions; 
et  le  reste  des  hommes  ne  pouvant  atteindre  la 
perfection  de  leurs  idées  et  de  leurs  discours, 
leurs  écrits  paraissent  toujours  originaux ,  pareils 
à  ces  chefs-d'œuvre  de  sculpture  qui  sont  depuis 
tant  de  siècles  sous  les  yeux  de  tout  le  monde , 
et  que  persomie  ne  peut  imiter. 

LXXXIV. 

Le  génie  consiste ,  en  tout  genre ,  à  concevoir 
plus  vivement  et  plus  parfaitement  son  objet;  et 
de  là  vient  qu'on  trouve  dans  les  bons  auteurs 
quelque  chose  de  si  net  et  de  si  lumineux,  qu'on 
est  d'abord  saisi  de  leurs  idées. 

LXXXV. 

Les  grands  hommes  parlent  comme  la  nature , 
simplement. 

LXXXVI. 

10.  Il  est  rare  qu'on  approfondisse  la  pensée 
d'un  autre  :  de  sorte  que  si  on  la  rencontre  de 
soi-même  dans  la  suite ,  on  la  voit  dans  un  jour 
si  différent  et  avec  tant  de  circonstances  et  de 
dépendances ,  qu'on  se  l'approprie. 

LXXXVII. 

1 1 .  Si  une  pensée  n'est  utile  qu'à  peu  de  per- 
sonnes, peu  l'applaudiront. 

LXXXVIII. 

i  4,  L'espérance  anime  le  sage,  et  leurre  le  pré- 
somptueux  et  l'indolent,  qui  se  reposent  témérai- 
rement sur  ses  promesses. 

LXXXIX. 

La  prospérité  illumine  la  prudeticc. 


XG. 
Le  courage  agrandit  l'esprit. 

XCl. 
Le  courage  a  plus  de  ressources  que  la  raison. 

XCII. 
La  raison  est  presque  inutile  à  la  faiblesse. 

XCIIL 

Un  sage  gouvernement  doit  se  régler  par  la 
disposition  présente  des  esprits. 

XCIV. 

Tous  les  temps  ne  permettent  pas  de  suivre 
tous  les  bons  exemples  et  toutes  les  bonnes 
maximes. 

XGV. 

La  vertu  ne  s'inspire  point  par  la  violence. 

XCVI. 

Les  mœurs  se  gâtent  plus  facilement  qu'elles 
ne  se  redressent. 

XCVII. 

Les  vrais  maîtres  dans  la  politique  et  la  mo- 
rale sont  ceux  qui  tentent  tout  le  bien  qu'on  peut 
exécuter,  et  rien  au  delà. 

XCVIII. 

L'humanité  est  la  première  des  vertus. 
XCIX. 

La  licence  étend  toutes  les  vertus  et  tous  les 
vices. 

C. 

La  vertu  ne  peut  faire  le  bonheur  des  mé- 
chants. 

CI. 

La  paix  qui  borne  les  talents  et  amollit  les 
peuples ,  n'est  un  bien  ni  ea  morale  ni  en  poli- 
tique. 

CIL 

23.  Les  prospérités  des  mauvais  rois  ruinent  la 
liberté  des  peuples. 

CUL 

37.  Le  cœur  des  jeunes  gens  connaît  plutôt 
l'amour  que  la  beauté. 


RÉFLEXIOJNS  ET  MAXIMES. 


mm 


CIV. 

L'amour  est  le  premier  auteur  du  genre  hu- 
main. 

CV. 

La  solitude  tente  puissamment  la  chasteté. 
CVI. 

403.  Qui  fait  plus  de  fortunes  que  la  réputa- 
tion ,  et  qui  donne  si  sûrement  la  réputation  qup 
le  mérite? 

CVII. 

50.  La  conscience,  l'honneur,  la  chasteté, 
l'amour  et  l'estime  des  hommes  sont  à  prix  d'ar- 
gent. Celui  qui  est  riche  et  libéral  possède  tout. 

cvm. 

La  libéralité  augmente  le  prix  des  richesses. 

CIX. 

51 .  Celui  qui  sait  rendre  son  dérangement  utile 
est  au-dessus  de  l'économie. 

ex. 

La  vertu  n'est  pas  un  trafic ,  mais  une  richesse. 

CXL 

415.  J'ai  cherché  s'il  n'y  avait  aucun  moyen 
de  faire  sa  fortune  sans  mérite  :  et  me  proposant 
tour  à  tour  le  service  des  grands ,  celui  des  fem- 
mes, la  souplesse  et  l'adulation,  etc.  j'ai  conclu, 
de  tous  ces  chemins ,  ce  qu'on  dit  ordinairement 
des  jeux  de  hasard ,  qu'ils  ne  convenaient  propre- 
ment qu'à  ceux  qui  n'avaient  rien  à  perdre. 

cxn. 

60.  La  fortune  exige  de  grands  soins.  Il  faut 
être  souple,  amusant,  cabaler,  n'offenser  per- 
sonne, plaire  aux  femmes  et  aux  hommes  en 
place ,  se  mêler  des  plaisirs  et  des  affaires ,  cacher 
son  secret,  savoir  s'ennuyer  la  nuit  à  table,  et 
jouer  trois  quadrilles  sans  quitter  sa  chaise  :  même 
après  tout  cela ,  on  n'est  sûr  de  rien.  Sans  aucun 
de  ces  areifi^.es ,  un  ouvrage  fait  de  génie  rem- 
porte de  lui-même  les  suffrages  et  fait  embrasser 
un  métier  où  l'on  peut  aller  à  la  gloire  par  le  seul 
mérite. 

CXIJI. 

L'écueil  ordinaire  des  talents  médiocres  est 
rimitation  des  gens  riches.  Personne  n'est  si  fot 


qu'un  bel  esprit  qui  veut  être  un  honuue  du 
monde. 

CXIV. 

Une  jeune  femme  a  moins  de  complaisants  qu'un 
homme  riche  qui  fait  bonne  chère. 

cxv. 

La  bonne  chère  est  le  premier  lien  de  la  bonne 
compagnie. 

CXVI. 

La  bonne  chère  apaise  les  ressentiments  du 
jeu  et  de  l'amour  ;  elle  réconcilie  tous  les  hommes 
avant  qu'ils  se  couchent. 

cxvn. 

Le  jeu,  la  dévotion,  le  bel  esprit,  sont  trois 
grands  partis  pour  les  femmes  qui  ne  sont  plus 
jeunes. 

CXVIIL 

64.  Celui  qui  s'habille  le  matin  avant  huit 
heures  pour  entendre  plaider  à  l'audience,  ou 
pour  voir  des  tableaux  exposés  au  Louvre ,  ne 
se  connaît  ordinairement  ni  en  peinture  ni  en 
éloquence. 

CXIX, 

Les  sots  s'arrêtent  devant  un  homme  d'esprit 
comme  devant  une  statue  de  Bernini ,  et  lui  don- 
nent en  passant  quelque  louange  ridicule. 

cxx. 

Tous  les  avantages  de  l'esprit  et  même  du  cœur 
sont  presque  aussi  fragiles  que  ceux  de  la  fortune, 

CXXL 

7 1 .  Pensée  consolante  !  l'avarice  ne  s'assouvit 
pas  par  les  richesses,  ni  l'intempérance  par  la 
volupté,  ni  la  paresse  par  l'oisiveté,  ni  l'ambi- 
tion par  la  fortune.  Mais  si  les  talents,  si  la  gloire, 
si  la  vertu  même  ne  nous  rendent  heureux,  ee 
que  l'on  appelle  bonheur  vaut-il  nos  regrets  ? 

CXXIL 

On  va  dans  la  vertu  et  dans  la  fortune  le  plus 
loin  qu'on  peut.  La  raison  et  la  vertu  même  con- 
solent du  reste. 

cxxin. 

Ce  ne  peut  être  un  vice  dans  les  hommes  de 
sentir  leur  force. 

CXXIV. 

11  y  a  plus  de  faiblesse  que  de  raison  a  Cire 


652 


VAUVENAKGllES. 


humilié  de  ce  qui  nous  manque,  et  c'est  la  source 
de  toute  bassesse. 

cxxv. 

Ce  qui  me  paraît  de  plus  noble  dans  notre  na- 
ture, est  que  nous  nous  passions  si  aisément  d'une 
plus  grande  perfection. 

CXXVI. 

Nous  pouvons  parfaitement  connaître  notre 
imperfection  sans  être  humiliés,  par  cette  vue. 

cxxvn. 

La  lumière  est  le  premier  fruit  de  la  naissance, 
pour  nous  enseigner  que  la  vérité  est  le  plus 
grand  bien  de  la  vie. 

CXXVIII. 

L'indigence  contrarie  nos  désirs,  mais  elle  les 
borne;  l'opulence  multiplie  nos  besoins,  mais 
elle  aide  à  les  satisfaire.  Si  on  est  à  sa  place,  on 
est  heureux. 

CXXIX. 

11  y  a  des  hommes  qui  vivent  heureux  sans  le 
savoir. 

cxxx. 

425.  On  oblige  les  jeunes  gens  à  user  de  leurs 
biens  comme  s'il  était  sûr  qu'ils  dussent  vieillir, 
quoique  le  contraire  soit  plus  apparent. 

CXXXI 

426.  A  mesure  que  l'âge  multiplie  les  besoins 
de  la  nature ,  il  resserre  ceux  de  l'imagination  \ 

CXXXIL 

80.  On  tire  peu  de  service  des  vieillards,  parce 
que  la  plupart,  occupés  de  vivre  et  d'amasser, 
sont  désintéressés  sur  tout  le  reste. 

cxxxin. 

Qu'importe  à  un  homme  ambitieux  qui  a 
manqué  sa  fortune  sans  retour,  de  mourir  plus 
pauvre? 

CXXXIV. 

Les  passions  des  hommes  sont  autant  de  che- 
mins ouverts  pour  aller  à  eux. 

'  Cette  pensée  est  la  même  que  la  Maxime  426.  Nous  la  ré- 
pétons parce  que,  sur  l'autorité  de  M.  Suard,  de  M.  de  For- 
tia  et  des  autres  éditeurs ,  nous  avons  imprimé  il  rései-ve ,  et 
que  M.  Suard  a  même  fait  une  note  sur  l'emploi  de  ce  mot. 
On  lit  dans  le  manuscrit  il  resserre,  expression  aussi  juste  que 
claire.  B. 


CXXXV. 


Le  plus  vaste  de  tous  les  projets  est  celui  de 
former  un  parti. 

CXXXVL 

91.  Il  est  quelquefois  plus  facile  à  un  grand 
homme  de  former  un  parti ,  que  de  venir  par  de- 
grés à  la  tête  d'un  parti  formé. 

cxxxvn. 

92.  Il  n'y  a  point  de  parti  si  aisé  à  détruire 
que  celui  que  la  prudence  seule  a  formé.  Les  ca- 
prices les  moins  réguliers  de  la  nature  ne  sont 
pas  aussi  fragiles  que  les  chefs-d'œuvre  de  l'art. 

CXXXVIII. 

Si  nous  voulons  tromper  les  hommes  sur  nos 
intérêts ,  ne  les  trompons  pas  sur  les  leurs. 

CXXXIX. 

Il  y  a  des  hommes  qu'il  ne  faut  pas  laisser 
refroidir. 

CXL. 

Les  auteurs  médiocres  ont  plus  d'admirateurs 
que  d'envieux. 

CXLI. 

Il  n'y  a  point  d'auteur  si  ridicule  que  quel- 
qu'un n'ait  traité  d'homme  excellent. 

CXLII. 

On  fait  mal  sa  cour  aux  économes  par  des 
présents. 

CXLIII. 

Nous  voulons  faiblement  le  bien  de  ceux  que 
nous  n'assistons  que  de  nos  conseils. 

CXLÏV. 

La  générosité  donne  moins  de  conseils  que 
de  secours. 

CXLV. 

La  philosophie  est  une  vieille  mode  que  cer- 
taines gens  affectent  encore,  comme  d'autres 
portent  des  bas  rouges  pour  raorguer  le  public. 

CXLVI. 

La  vérité  n'est  pas  si  usée  que  le  langage; 
car  il  appartient  à  moins  de  gens  de  la  manier- 

CXLVII. 

112.  On  dit  peu  de  choses  solides ,  lorsqu'on 
veut  toujours  en  dire  d'extraordinaires. 


KEI  LEXIONS  ET  MAXIMES. 


653 


CXLVIII. 

113.  Nous  nous  flattons  sottement  de  per- 
suader aux  autres  ce  que  nous  ne  croyons  pas 
nous-mêmes. 

CXLIX. 

451.  Les  uns  naissent  pour  inventer,  et  les 
autres  pour  embellir  ;  mais  le  doreur  attire  plus 
les  regards  que  l'architecte. 

CL. 

Les  traits  hardis  en  tout  genre  ne  s'offrent 
pas  à  un  esprit  tendu  et  fatigué. 

CLL 

Rien  ne  dure  que  la  vérité. 
GLIL 

Nous  n'avons  pas  assez  de  temps  pour  réflé- 
chir toutes  nos  actions. 

CLIIL 

La  gloire  serait  la  plus  vive  de  nos  passions 
sans  son  incertitude. 

CLIV. 

La  gloire  remplit  le  monde  de  vertus ,  et , 
comme  un  soleil  bienfaisant,  elle  couvre  toute 
la  terre  de  fleurs  et  de  fruits. 

CLV. 

Il  arrive  souvent  qu'on  nous  estime  à  propor- 
tion que  nous  nous  estimons  nous-mêmes. 

CLVL 

La  fatuité  égale  la  roture  aux  meilleurs  noms. 

CLVIL 

Nous  ne  passons  les  peuples  qu'on  nomme 
barbares ,  ni  en  courage ,  ni  en  humanité ,  ni  en 
santé,  ni  en  plaisirs;  et  n'étant  ainsi  ni  plus 
vertueux,  ni  plus  heureux,  nous  ne  laissons  pas 
de  nous  croire  bien  plus  sages. 

CLVIIL 

302.  Les  lois ,  qui  sont  la  plus  belle  invention 
de  la  raison ,  n'ont  pu  rendre  les  peuples  plus 
tranquilles  et  plus  polis  sans  diminuer  leur  li- 
berté. 

CLTX. 

30 1 .  Tandis  qu'une  grande  partie  de  la  na- 


tion languit  dans  la  pauvreté,  l'opprobre  et  le 
travail;  l'autre,  qui  abonde  en  honneurs,  en 
commodités,  en  plaisirs,  ne  se  lasse  pas  d'ad- 
mirer le  pouvoir  de  la  politique  qui  fait  fleurir 
les  arts  et  le  commerce,  et  rend  les  États  redou- 
tables. 

CLX. 

Faut-il  s'applaudir  de  la  politique ,  si  son  plus 
grand  effort  est  de  faire  quelques  heureux  au 
prix  du  repos  de  tant  d'hommes  ?  Et  quelle  est 
la  sagesse  si  vantée  de  ces  lois ,  qui  laissent  tant 
de  maux  inévitables  et  procurent  si  peu  de  bien? 

CLXL 

302.  Les  plus  grands  ouvrages  de  l'esprit 
humain  sont  très-assurément  les  moins  par- 
faits. 

CLXIL 

Si  l'on  découvrait  le  secret  de  proscrire  à  ja- 
mais la  guerre ,  de  multiplier  le  genre  humain , 
et  d'assurer  à  tous  les  hommes  de  quoi  subsis- 
ter, combien  nos  meilleures  lois  paraîtraient- 
elles  ignorantes  et  barbares  I 

CLXIIL 

Nous  sommes  tellement  occupés  de  nous  et 
de  nos  semblables ,  que  nous  ne  faisons  pas  la 
moindre  attention  à  tout  le  reste ,  quoique  sous 
nos  yeux  et  autour  de  nous. 

CLXIV. 

Les  grands  ne  connaissent  pas  le  peuple,  et 
n'ont  aucune  envie  de  le  connaître. 

CLXV. 

187.  Entre  rois,  entre  peuples,  entre  parti- 
culiers ,  le  plus  fort  se  donne  des  droits  sur  le 
plus  faible;  et  la  même  règle  est  suivie  par  les 
animaux ,  par  la  matière ,  par  les  éléments ,  etc.  : 
de  sorte  que  tout  s'exécute  dans  l'univers  par 
violence  ;  et  cet  ordre ,  que  nous  blâmons  avec 
quelque  apparence  de  justice ,  est  la  loi  la  plus 
générale,  la  plus  absolue,  la  plus  aneieime  et 
la  plus  immuable  de  la  nature. 

CLXVL 

Il  n'y  a  point  de  violence  ni  d'usurpation  qui 
ne  s'autorise  de  quelque  loi. 

CLXVIL 

Quand  il  ne  se  ferait  aucun  traité  entre  le>i 
princes,  je  doute  qu'il  se  fit  plus  d'injustices. 


654 


VAIIVENARGIJES. 


CLXVIII. 


Ce  que  nous  honorons  du  nom  de  paix  n'est 
proprement  qu'une  courte  trêve,  par  laquelle 
le  plus  faible  renonce  à  ses  prétentions ,  justes 
ou  injustes,  jusqu'à  ce  qu'il  trouve  l'occasion  de 
les  faire  valoir  à  main  armée. 

CLXIX. 

559.  L'équilibre  que  les  souverains  tâchent 
de  maintenir  dans  l'Kurope ,  les  oblige  à  n'être 
pas  plus  injustes  que  leurs  sujets ,  et  ne  fait,  en 
quelque  manière,  qu'une  république  de  tant  de 
royaumes'. 

CLXX. 

Quand  on  ne  regarderait  l'histoire  ancienne 
que  comme  un  roman,  elle  mériterait  encore 
d'être  respectée  comme  une  peinture  charmante 
des  plus  belles  mœurs  dont  les  hommes  puissent 
jamais  être  capables. 

CLXXI. 

IS'est-il  pas  impertinent  que  nous  regardions 
comme  une  vanité  ridicule  ce  même  amour  de 
la  vertu  et  de  la  gloire  que  nous  admirons  dans 
les  Grecs  et  les  Romains ,  hommes  comme  nous, 
et  moins  éclairés  ? 

CLXXII. 

311.  Notre  vie  ressemble  à  un  jeu  où  toutes 
les  finesses  sont  permises  pour  usurper  le  bien 
d'autrui  à  nos  périls  et  fortune,  et  où  l'heureux 
dépouille,  en  tout  honneur,  le  plus  malheureux 
ou  le  moins  habile. 

CLXXIII. 

Il  est  quelquefois  plus  difficile  de  gouverner 
un  seul  homme  qu'un  grand  peuple. 

CLXXIV. 

568.  La  nature  n'ayant  pas  égalé  les  hommes 
par  le  mérite,  il  semble  qu'elle  n'a  ni  pu  ni  dû 
les  égaler  par  la  fortune. 

CLXXV. 

L'énorme  différence  que  nous  remarquons 
entre  les  sauvages  et  nous,  ne  consiste  qu'en  ce 
que  nous  sommes  un  peu  moins  ignorants. 

CLXXVI. 

Qu'il  y  a  peu  de  pensées  exactes  I  et  combien 

'  On  trouvera  cette  pensée  mieux  développée  dans  un  ou- 
vrage de  M.  de  Voltaire^  où  je  l'ai  prLse.  (  Note  de  Vattteur.) 


il  en  reste  encore  aux  esprits  justes  à  déve- 
lopper 1 

CLXXVIL 

Nous  sommes  bien  plus  appliqués  à  noter  ïes 
contradictions  souvent  imaginaires  et  les  autres 
fautes  d'un  auteur,  qu'à  profiter  de  ses  vues, 
vraies  ou  fausses. 

CLXxvin. 

Ceux  qui  gouvernent  les  hommes  ont  un 
grand  avantage  sur  ceux  qui  les  instruisent  :  car 
ils  ne  sont  obligés  de  rendre  compte  ni  de  tout, 
ni  à  tous  ;  et  si  on  les  blâme  au  hasard  de  beau- 
coup de  conduites  qu'on  ignore,  on  les  loue 
peut-être  de  bien  des  sottises. 

CLXXIX. 

Plusieurs  architectes  fameux  ayant  été  em- 
ployés successivement  à  élever  un  temple  ma- 
gnifique ,  et  chacun  d'eux  ayant  travaillé  selon 
son  goût  et  son  génie ,  sans  avoir  concerté  en- 
semble leur  dessein ,  un  jeune  homme  a  jeté  les 
yeux  sur  ce  somptueux  édifice,  et  moins  touché 
de  ses  beautés  irrégulières  que  de  ses  défauts, 
il  s'est  cru  longtemps  plus  habile  que  tous  ces 
grands  maîtres,  jusqu'à  ce  qu'ayant  enfin  été 
chargé  lui-même  de  faire  une  chapelle  dans  le 
temple,  il  est  tombé  dans  de  plus  grands  défauts 
que  ceux  qu'il  avait  si  bien  saisis,  et  n'a  pu 
atteindre  au  mérite  des  moindres  beautés. 

CLXXX. 

L'indifférence  où  nous  sommes  de  la  vérité 
ne  vient  que  de  ce  que  nous  sommes  décidés  à 
suivre  nos  passions ,  quoi  qu'il  en  puisse  être  ;  et 
c'est  là  ce  qui  fait  que  nous  n'hésitons  pas  dans  la 
pratique,  malgré  l'incertitude  de  notre  créance. 

CLXXXL 

Un  auteur  n'est  jamais  si  faible  que  lorsqu'il 
traite  faiblement  les  grands  sujets. 

CLXXXIL 

Rien  de  grand  ne  comporte  la  médiocrité. 

CLXxxm. 

Les  empires  élevés  ou  renversés,  Tenorme 
puissance  de  quelques  peuples  et  la  chute  de 
quelques  autres ,  ne  sont  que  les  caprices  et  les 
jeux  de  la  nature.  Ses  efforts  et,  si  on  l'ose  dire, 
ses  chefs-d'œuvre ,  sont  ce  petit  nombre  de  gé- 
nies qui ,  de  loin  en  loin ,  montrés  à  la  terre  i)our 


RÉFLEXIONS  CT  MAXIMES. 


65i 


l'éclairer,  et  souvent  négligés  pendant  leur 
vie,  augmentent  d'âge  en  âge  de  réputation 
après  leur  mort ,  et  tiennent  plus  de  place  dans 
le  souvenir  des  hommes  que  les  royaumes  qui 
les  ont  vus  naître,  et  qui  leur  disputaient  un  peu 
d'estime. 

CLXXXIV. 

Il  y  a  des  hommes  qui  veulent  qu'un  auteur 
fixe  leurs  opinions  et  leurs  sentiments ,  et  d'au- 
tres qui  n'admirent  un  ouvrage  qu'autant  qu'il 
renverse  toutes  leurs  idées,  et  ne  leur  laisse 
aucun  principe  d'assuré. 

cLxxxy. 

Il  n'appartient  qu'aux  âmes  fortes  et  péné- 
trantes de  faire  de  la  vérité  le  principal  objet  de 
leurs  passions. 

CLXXXVI. 

Nous  ne  renonçons  pas  aux  biens  que  nous 
nous  sentons  capables  d'acquérir. 

CLXXXVII. 

La  force  ou  la  faiblesse  de  notre  créance  dé- 
pend plus  de  notre  âme  que  de  notre  esprit. 

CLXXXVIH. 

L'expérience  que  nous  avons  des  bornes  de 
notre  raison,  ouvre  notre  esprit  aux  soupçons 
et  aux  fantômes  de  la  peur. 

CLXXXIX. 

605.  Ceux  qui  méprisent  l'homme  se  croient 
de  grands  hommes. 

cxc. 

219.  Ce  qu'on  voit  tous  les  jours  dans  le 
monde  est  arrivé  dans  la  morale.  L'homme  étant 
tombé  dans  la  disgrâce  des  philosophes ,  c'a  été 
à  qui  le  chargerait  de  plus  de  vices.  S'il  arrive 
jamais  qu'il  se  relève  de  cette  dégradation ,  et 
qu'on  le  remette  à  la  mode ,  nous  lui  rendrons  à 
l'envi  toutes  ses  vertus,  et  bien  au  delà. 

CXCI. 

Il  n'y  a  point  de  noms  si  révérés  et  défendus 
avec  tant  de  chaleur,  que  ceux  qui  honorent  un 
parti. 

cxcu. 

Les  grands  rois,  les  grands  capitaines ,  les 
grands  politiques,  les  écrivains  sublimes,  sont 
dfs  hommes.  Toutes  les  épithètes  fastueuses 


dont  nous  nous  étourdissons  ne  veulent  rien 
dire  de  plus. 

CXCIII. 

Tout  ce  qui  est  injuste  nous  blesse ,  lorsqu'il 
ne  nous  protite  pas  directement. 

CXCIV. 

Nul  homme  n'est  assez  timide,  ou  glorieux, 
ou  intéressé ,  pour  cacher  toutes  les  vérités  qui 
pourraient  lui  nuire. 

cxcv. 

La  dissimulation  est  un  effort  de  la  raison, 
bien  loin  d'être  un  vice  de  la  nature. 

CXCVI. 

Celui  qui  a  besoin  d'un  motif  pour  être  en- 
gagé à  mentir,  n'est  pas  né  menteur. 

CXCVII. 

Tous  les  honmies  naissent  sincères  et  meu- 
rent trompeurs. 

CXCVIII. 

Qu'il  est  difficile  de  faire  un  métier  d'intérêt 
sans  intérêt  î 

CXCIX. 

Les  prétendus  honnêtes  gens,  dans  tous  les 
métiers,  ne  sont  pas  ceux  qui  gagnent  le  moins. 

ce. 

Il  est  plaisant  que  de  deux  hommes  qui  veu« 
lent  également  s'enrichir,  l'un  l'entrepreime 
par  la  fraude  ouverte,  et  l'autre  par  la  bonne 
foi ,  et  que  tous  les  deux  réussissent. 

CCI. 

Les  hommes  semblent  être  nés  pour  faire  des. 
dupes  et  l'être  eux-mêmes. 

CCII. 

S'il  est  facile  de  flatter  les  hommes  en  place , 
il  l'est  encore  plus  de  se  flatter  soi-même  auprès 
d'eux.  Un  seul  homme  en  amuse  une  infinité 
d'autres,  tous  uniquement  occupés  de  le  trom- 
per. 

CCIII. 

L'espérance  fait  plus  de  dupes  que  l'habileté. 

CCIV. 

Celui  qui  a  besoin  des  antres  les  avertit  de  se 


(]56 


VAUVEINÂKGIJES. 


défier  de  lui.  Un  homme  inutile  a  bien  de  lu 
peine  à  tromper  personne. 

CCV. 

Les  grands  vendent  trop  cher  leur  protec- 
tion pour  que  l'on  se  croie  obligé  à  aucune  re- 
connaissance. 

CCVI. 

Les  grands  n*estiment  pas  assez  les  autres 
hommes  pour  vouloir  se  les  attacher  par  des 
bienfaits. 

CCVIL 

On  ne  regrette  pas  la  perte  de  tous  ceux 
qu'on  aime. 

CCVIIL 

L'intérêt  nous  console  de  la  mort  de  nos  pro- 
ches ,  comme  l'amitié  nous  consolait  de  leur  vie. 

CCIX. 

Nous  blâmons  quelques  hommes  de  trop  s'af- 
fliger, comme  nous  reprochons  à  d'autres  d'être 
trop  modestes ,  quoique  nous  sachions  bien  ce 
qui  en  est. 

ccx. 

330.  Quiconque  a  vu  des  masques  dans  un 
bal  danser  amicalement  ensemble  et  se  tenir 
par  la  main  sans  se  connaître ,  pour  se  quitter 
le  moment  d'après  et  ne  plus  se  voir ,  peut  se 
faire  mie  idée  du  monde. 

CCXL 

On  fait  plutôt  fortune  près  des  grands  en  leur 
facilitant  les  moyens  de  se  vuiner ,  qu'en  leur 
apprenant  à  s'enrichir. 

CCXIL 

Un  nouveau  principe  est  une  source  inépuisa- 
ble de  nouvelles  vues. 

ccxin. 

Lorsqu'un  édifice  a  été  porté  jusqu'à  sa  plus 
grande  hauteur,  tout  ce  qu'on  peut  faire  est  de 
l'embellir  ou  d'y  changer  des  bagatelles  sans 
toucher  au  fond.  De  même  on  ne  peut  que  ram- 
per sur  les  vieux  principes  de  la  morale ,  si  l'on 
n'est  soi-même  capable  de  poser  d'autres  fonde 
ments,  qui ,  plus  vastes  et  plus  solides,  puissent 
porter  plus  de  conséquences,  et  ouvrir  à  la  ré - 
ilexiou  un  nouveau  champ. 


CCXIV. 

L'invention  est  l'unique  preuve  du  génie. 
CCXV. 

Le  sentiment  ne  nous  est  pas  suspect  de  faus- 
seté. 

CCXVL 

On  n'apprend  aux  hommes  les  vrais  plaisirs 
qu'en  les  dépouillant  de  faux  biens,  comme  on 
ne  fait  germer  le  bon  grain  qu'en  arrachant 
l'ivraie  qui  l'environne. 

CCXVU. 

Il  n'y  a  point,  nous  dit-on ,  de  faux  plaisirs  : 
à  la  bonne  heure  ;  mais  il  y  en  a  de  bas  et  de 
méprisables.  Les  choisirez-vous  ? 

ccxvin. 

La  vanité  est  le  premier  intérêt  des  riches. 
CCXIX. 

C'est  la  faute  des  panégyristes  ou  de  leurs 
héros,  lorsqu'ils  ennuient. 

ccxx. 

L'esprit  ne  tient  pas  lieu  du  savoir. 
CCXXL 

L'intérêt  du  faible  est  de  dépendre  pour  être 
protégé  :  cela  n'empêche  pas  qu'il  ne  soit  mi- 
sérable d'avoir  besoin  de  protection  ;  et  c'est 
au  contraire  la  preuve  de  sa  faiblesse  et  de  son 
malheur. 

CCXXIL 

II  faut  savoir  mettre  à  profit  l'indulgence  de 
nos  amis  et  la  sévérité  de  nos  ennemis. 

ccxxm. 

Pauvre,  on  est  occupé  de  ses  besoins  ;  riche, 
on  est  dissipé  par  les  plaisirs  ;  et  chaque  condi- 
tion a  ses  devoirs,  ses  écueils  et  ses  distractions, 
que  le  génie  seul  peut  franchir. 

CCXXIV. 

Les  grands  hommes  le  sont  quelquefois  dans 
les  petites  choses. 

ccxxv. 

Nous  n'osons  pas  toujours  entretenir  les  au- 
tres de  nos  opinions  ;  mais  nous  saisissons  or- 
dinairement si  mal  leurs  idées,  que  nous  per- 


KÉFLEXIOJNS  ET  MAXIMES. 


657 


drious  peut-être  moins  dans  leur  esprit  à  parler 
comme  nous  pensons ,  et  nous  serions  moins 
ennuyeux. 

CCXXVI. 

Quelle  diversité,  quel  intérêt  et  quel  change- 
ment dans  les  livres,  si  on  n'écrivait  plus  que  ce 
qu'on  pense! 

CCXXVII. 

L'amitié  n'est  pas  plus  volage  que  la  haine. 
CCXXVIII. 

On  pardonne  aisément  les  maux  passés  et  les 
aversions  impuissantes. 

CGXXIX. 

Les  traités  les  mieux  ménagés  ne  sont  que 
la  loi  du  plus  fort. 

ccxxx. 

Il  n'est  pas  besoin  d'un  long  apprentissage 
pour  se  rendre  capable  de  négocier,  toute  notre 
vie  n'étant  qu'une  pratique  non  interrompue 
d'artifices  et  d'intérêts. 

CCXXXL 

Si  les  armes  prospèrent ,  et  que  l'État  souffre, 
on  peut  en  blâmer  le  ministre,  non  autrement  ; 
à  moins  qu'il  ne  choisisse  de  mauvais  généraux, 
ou  qu'il  ne  traverse  les  bons. 

ccxxxn. 

Quiconque  ose  de  grande  choses  risque  iné- 
vitablement sa  réputation. 

CGXXXIIL 

Il  faudrait  qu'on  pût  limiter  les  pouvoirs  d'un 
négociateur  sans  trop  resserrer  ses  talents,  et 
du  moins  ne  le  pas  gêner  dans  l'exécution  de  ses 
ordres.  On  le  réduit  à  traiter,  non  selon  son 
propre  génie,  mais  selon  l'esprit  du  ministre 
dont  il  ne  fait  que  porter  les  paroles ,  souvent 
opposées  à  ses  lumières.  Est -il  si  difficile  de 
trouver  des  hommes  assez  fidèles  et  assez  habiles 
pour  leur  confier  le  secret  et  la  conduite  d'une 
négociation  ?  ou  serait-ce  que  les  ministres  veu- 
lent être  l'âme  de  tout,  et  ne  partager  leur 
ministère  avec  personne?  Cette  jalousie  de  l'au- 
torité a  été  portée  si  loin  par  quelques-uns,  qu'ils 
ont  prétendu  conduire  de  leur  cabinet  jusqu'aux 
guerres  les  plus  éloignées ,  les  généraux  étant 
tellement  asservis  aux  ordres  de  la  cour,  qu'il 
leur  était  presque  impossible  de  profiter  de  la 


faveur  des  occasions ,  quoiqu'on  les  rendît  res- 
ponsables des  mauvais  succès. 

CCXXXIV. 

Nul  traité  qui  ne  soit  comme  un  monument 
de  la  mauvaise  foi  des  souverains. 

ccxxxv. 

On  dissimule  quelquefois  dans  un  traité ,  de 
part  et  d'autre,  beaucoup  d'équivoques  qui 
prouvent  que  chacun  des  contractants  s'est  pro- 
posé formellement  de  le  violer  dès  qu'il  en  aurait 
le  pouvoir. 

CCXXXVI. 

La  guerre  se  fait  aujourd'hui  entre  les  peuples 
de  l'Europe  si  humainement,  si  habilement,  et 
avec  si  peu  de  profit ,  qu'on  peut  la  comparer, 
sans  paradoxe ,  aux  procès  des  particuliers ,  où 
les  frais  emportent  le  fonds,  et  où  l'on  agit  moins 
par  force  que  par  ruse. 

GGXXXVII. 

Les  grandes  places  instruisent  promptement 
les  grands  esprits. 

CCXXXVIII. 

Despréaux  n'a  jugé  de  Quinault  que  par  ses 
défauts ,  et  les  amateurs  du  poète  lyrique  n'en 
jugent  que  par  ses  beautés. 

GGXXXIX. 

La  musique  de  Montéclair  '  est  très-sublim« 
dans  le  fameux  chœur  de  Jephté;  mais  les  paroles 
de  l'abbé  Pellegrin  '  ne  sont  que  belles.  Ge  n'est 
pas  de  ce  que  l'on  danse  autour  d'un  tombeau  à 
l'Opéra ,  ou  de  ce  qu'on  y  meurt  en  chantant, 
que  je  me  plains  ;  il  n'y  a  point  de  gens  raison- 
nables qui  trouvent  cela  ridicule  :  mais  je  suis 
fâché  que  les  vers  soient  toujours  au-dessous 
de  la  musique ,  et  que  ce  soit  du  musicien  qu'ils 
empruntent  leur  principale  expression.  Voilà  le 

^  Montéclair  (  Michel  ) ,  célèbre  musicien ,  né  près  de  Cliau- 
mont  en  Bassigny  en  Ui66,  montra  dès  sa  plus  tondre  enfance 
de  la  disposition  pour  la  musique  ;  il  reçut  les  premières  le- 
çons de  Moreau,  maître  de  chapelle  de  la  cathédrale  de  Lan- 
gres.  En  I70(i  il  vint  à  Paris,  entra  à  l'orchestre  de  l'Opéra; 
il  fut  le  premier  qui  joua  de  la  contre-basse.  Il  mourut  en  sep- 
tembre 1737,  suivant  du  Tillet,  et  le  24  mars  do  la  même  an- 
née, selon  l'auteur  du  Mercure  (mars  1738,  p.  566). 

On  a  de  lui  plusieurs  ouvrages  estimés  des  musiciens;  il  a 
mis  en  musique  trois  poèmes  de  l'abbé  Pellegrin ,  et  entre 
autres  la  tragédie  de  Jephté,  représentée  en  1731.  B. 

"" Pellegrin  (Simon-Joseph),  né  à  Marseille  en  1«63,  d'a- 
bord religieux  de  l'ordre  des  servîtes,  et  depuis  ubbé  de 
Cluuy,  mourut  le  5  septembre  1745.  B. 

42 


(]:i8 


VAIN  Ei>  ARGUES. 


cîéfaut.  Et  lorsque  j'entends  dii'c,  après  cela, 
(|ue  Quinault  a  porté  son  genre  à  sa  perfection, 
je  m'en  étonne  ;  et  quoique  je  n'aie  pas  grande 
connaissance  là -dessus,  je  ne  puis  du  tout  y 
souscrire. 

CCXL. 

Tous  ceux  qui  ont  l'esprit  conséquent  ne  l'ont 
pas  juste.  Ils  savent  bien  tirer  des  conclusions 
d'un  seul  principe ,  mais  ils  n'aperçoivent  pas 
toujours  tous  les  principes  et  toutes  les  faces  des 
clioses.  Ainsi  ils  ne  raisonnent  que  sur  un  côté, 
et  ils  se  trompent.  Pour  avoir  l'esprit  toujours 
juste,  il  ne  suffit  pas  de  l'avoir  droit,  il  faut 
encore  l'avoir  étendu.  Mais  il  y  a  peu  d'esprits 
qui  voient  en  grand,  et  qui  en  même  temps 
sachent  conclure  :  aussi  n'y  a-t-il  rien  de  plus 
rare  que  la  véritable  justesse.  Les  uns  ont  l'esprit 
conséquent,  mais  étroit;  ceux-là  se  trompent 
sur  toutes  les  choses  qui  demandent  de  grandes 
vues.  Les  autres  embrassent  beaucoup ,  mais  ils 
ne  tirent  pas  si  bien  des  conséquences,  et  tout 
ce  qui  demande  un  esprit  di-oit,  les  met  en  danger 
(ie  se  perdre. 

CCXLL 

Nous  ne  savons  pas  beaucoup  de  gré  à  nos 
amis  d'estimer  nos  bonnes  qualités,  s'ils  osent 
seulement  s'apercevoir  de  nos  défauts.  Nous 
\oudrions  sottement  des  hommes  qui  fussent 
clairvoyants  sur  nos  vertus  et  aveugles  sur  nos 
faiblesses. 

CCXLIL 

474.  On  peut  penser  beaucoup  de  mal  d'un 
homme,  et  être  tout  à  fait  de  ses  amis  :  car  on 
sait  bien  que  les  plus  hoimêtes  gens  ont  leurs 
défauts,  quoiqu'on  suppose  tout  haut  le  contraire  ; 
et  nous  ne  sommes  pas  si  délicats,  que  nous  ne 
puissions  aimer  que  la  perfection.  On  peut  aussi 
beaucoup  médire  de  l'espèce  humaine,  sans  êti'e 
en  aucune  manière  misanthrope,  parce  qu'il  y  a 
des  vices  que  l'on  aime,  même  dans  autrui. 

CCXLIIL 

179.  Si  nos  amis  nous  rendent  de  bons  offices, 
nous  pensons  qu'à  titre  d'amis  ils  nous  les  doivent, 
et  nous  ne  pensons  point  du  tout  qu'ils  ne  nous 
doivent  pas  leur  amitié. 

CCXLIV. 

Quelque  service  que  l'on  rende  aux  hommes , 
on  ne  leur  fait  jamais  autant  de  bien  qu'ils  croient 
en  mériter. 


CCXLV. 

La  familiarité  et  l'amitié  font  beaucoup  d'In- 
grats. 

CCXLVL 

Le»  grandes  vertus  excitent  les  grandes  ja- 
lousies. Les  grandes  générosités  produisent  les 
grandes  ingratitudes.  H  en  coûte  trop  d'être  juste 
envers  le  mérite  érainent. 

CCXLVIL 

Ni  la  pauvreté  ne  peut  avilir  les  âmes  fortes , 
ni  la  richesse  ne  peut  élever  les  âmes  basses.  On 
cultive  la  gloire  dans  l'obscurité;  on  souffre 
l'opprobre  dans  la  grandeur.  La  fortune,  qu'on 
croit  si  souveraine ,  ne  peut  presque  rien  sans  la 
nature. 

CCXLVIIL 

Il  y  a  de  fort  bonnes  gens  qui  ne  peuvent  se 
désennuyer  qu'aux  dépens  de  la  société. 

CCXLIX. 

Quelques-uns  entretiennent  familièrement  et 
sans  façon  le  premier  homme  qu'ils  rencontrent, 
comme  on  s'appuierait  sur  son  voisin  si  ob  se 
trouvait  mal  dans  une  église. 

CCL. 

La  ressource  de  ceux  qui  n'imaginent  pas 
beaucoup  de  choses  est  de  la  conter  à  beaucoup 
de  gens. 

CCLI. 

La  raison  qui  n'est  pas  fondée  sur  la  nature 
est  illusion. 

CCLII. 

L'intérêt  est  la  règle  de  la  prudence. 
GCLIII. 

La  conscience  est  présomptueuse  dans  les 
sains,  timide  dans  les  faibles  et  les  malheureux, 
inquiète  dans  les  indécis,  etc.;  organe  obéissant 
du  sentiment  qui  nous  domine,  plus  trompeuse 
que  la  raison  et  la  nature. 

CCLIV. 

Nous  jugeons  de  la  vie  d'une  manière  trop 
désintéressée  quand  nous  sommes  forcés  de  la 
quitter.  Nous  n'en  penserions  pas  de  même  si 
nous  obtenions  d'y  rentrer. 


REFLEXIONS  ET  MAXIMES. 


659' 


CCLV. 

461 .  Socrate  savait  beaucoup  moins  que  F....  ' 
Il  y  a  peu  de  sciences  utiles. 

CCLVI. 

S'il  est  vrai  qu'on  ne  peut  anéantir  le  vice, 
la  science  de  l'homme  est  de  le  faire  servir  à  la 
vertu. 

CCLVII. 

La  morale  austère  ressemble  à  la  science  de 
ces  hommes  graves  ^  qui  détruisent  le  genre 
humain,  pour  détruire  un  vice  du  sang  souvent 
imaginaire. 

CCLVIIL 

La  science  des  mœurs  ne  donne  pas  celle  des 
hommes. 

CCLIX. 

L'esprit  enveloppe  les  simplicités  de  la  nature 
pour  s'en  attribuer  l'honneur. 

CCLX. 

486.  La  présence  d'esprit  est  plus  nécessaire 
à  un  négociateur  qu'à  un  ministre.  Les  grandes 
places  dispensent  quelquefois  des  moindres  ta- 
lents. 

CCLXL 

487.  Quelque  mérite  qu'il  puisse  y  avoir  à 
négliger  les  grandes  places ,  il  est  pourtant  vrai 
qu'elles  passent  notre  esprit. 

CCLXIL 

1 97.,Le  dégoût  est  un  témoignage  d'indigestion 
et  de  faiblesse. 

CCLXIIL 

202.  O  pompe  des  cieux!  qu'êtesrvous?  Nous 
avons  surpris  le  secret  et  l'ordre  de  vos  mouve- 
ments. Dans  la  main  d'un  roi  invisible ,  esclaves 
soumis  et  ressorts  peut-être  insensibles,  le  monde 
sur  qui  vous  régnez  mériterait-il  nos  hommages? 
Les  révolutions  des  empires,  la  diverse  face  des 
temps,  les  nations  qui  ont  dominé,  et  les  hommes 
qui  ont  fait  la  destinée  de  ces  nations  mêmes,  les 
principales  opinions  et  les  coutumes  qui  ont  par- 
tagé la  créance  des  peuples  dans  la  religion ,  les 
arts,  la  morale  et  les  sciences,  tout  cela  quç 
peut-il  paraître?  Un  homme,  du  creux  d'un  ro- 
cher, et  comme  un  atome  invisible  sur  la  terre, 

*  Fontenelle.  —  Vauvenargues  a  dit  la  même  chose  de  Bayle. 
Voyez  Max.  402.  B. 
»  Les  médecins. 


embrasse  en  quelque  sorte  d'un  coup  d'oeil  le 
spectacle  de  l'univers  dans  tous  les  âges. 

CCLXIV. 

211.  J'aime  un  écrivain  qui  embrasse  tous  les 
temps  et  tous  les  pays ,  et  rapporte  beaucoup 
d'effets  à  peu  de  causes  ;  qui  compare  les  préju- 
gés et  les  mœurs  de  différents  siècles;  qui,  par 
des  exemples  tirés  de  la  musique  et  de  la  pein- 
ture, me  fait  connaître  les  beautés  de  l'éloquence 
et  l'étroite  liaison  des  arts.  Je  dis  d'un  homme 
qui  rapproche  ainsi  les  choses  humaines,  qu'il 
les  voit  en  grand ,  si  les  conséquences  sont  justes  ; 
car  s'il  conclut  mal,  il  voit  mal  et  n'a  pas  l'es- 
prit étendu. 

CCLXV. 

215.  Savoir  bien  rapprocher  les  choses,  voilà 
l'esprit  juste.  Le  don  de  rapprocher  beaucoup  de 
choses  et  de  grandes  choses ,  c'est  l'esprit  étendu  : 
de  là  l'exclusion  naturelle  de  tout  esprit  faux. 

GCLXVL 

216.  Un  homme  qui  digère  mal  et  qui  est  vo- 
race ,  c'est  l'image  de  beaucoup  d'esprits. 

CCLXVIL 

Chaque  condition  a  ses  erreurs  et  ses  lumières  ; 
chaque  peuple  a  ses  mœurs  et  son  génie  selon  sa 
fortune.  Les  Grecs,  que  nous  avons  passés  en 
délicatesse,  nous  passaient  en  simplicité. 

CCLXVÏII. 

494.  Tout  ce  que  nous  prenons  pour  des  dé- 
fauts n'est  pas  tel. 

CCLXIX. 

La  raison  et  le  sentiment  se  conseillent  et  se 
suppléent  tour  à  tour.  Quiconque  ne  consulte 
qu'un  des  deux  et  renonce  à  l'autre,  s'affaiblit 
lui-même,  et  trompe  par  son  imprudence  les 
sages  précautions  de  la  nature. 

CCLXX. 

497.  L'intérêt  d'une  seule  passion  souvent 
malheureuse  tient  quelquefois  toutes  les  autres 
en  captivité;  et  notre  raison  enchaînée  porte  ses 
fers  sans  pouvoir  les  rompre. 

CCLXXL 

11  n  y  a  point  de  gloire  achevée  sans  celle  des 
armes. 

42. 


000 


VAllVENARGDES. 


CCLXXII.  • 

Ta  gloire  embellit  les  héros. 
CCLXXIII. 

On  est  encore  bien  éloigné  de  plaire,  quand 
on  n'a  que  de  l'esprit. 

CCLXXIV. 

519.  Nous  avons  des  règles  pour  le  théâtre 
qui  passent  peut-être  nos  forces ,  et  que  les  plus 
heureux  génies  n'exécutent  que  faiblement. 

CCLXXV. 

520.  Si  une  pièce  est  faite  pour  être  jouée , 
il  n'en  faut  pas  juger  par  la  lecture ,  mais  par 
l'effet  des  représentations. 

CCLXXVI. 

11  arrivera  peut-être  que  la  raison  humaine  se 
perfectionnera  encore  beaucoup ,  et  ce  que  nous 
savons  ne  sera  rien.  Mais  ceux  qui  pourront 
nous  passer  dans  les  routes  que  nous  leur  ou- 
vrons ,  et  qui  s'en  croiront  plus  d'esprit ,  n'en 
vaudront  pas  mieux  par  le  cœur. 

CCLXXVII. 

N'avoir  nulle  vertu  ou  nul  défaut  est  égale- 
ment sans  exemple. 

GCLXXVIIÏ. 

293.  On  suppose  que  ceux  qui  servent  la 
vertu  par  intérêt,  la  trahiraient  pour  le  vice 
utile.  Point  du  tout  :  l'intérêt  d'un  esprit  bien 
fait  ne  se  trouve  guère  dans  le  vice,  et  son  in- 
clination ou  sa  raison  y  répugnent  trop  forte- 
ment. 

CCLXXIX. 

Si  la  vertu  se  suffisait  à  elle-même ,  elle  ne  se- 
rait plus  une  qualité  humaine,  mais  surnaturelle. 

CCLXXX. 

262.  Des  auteurs  sublimes  n'ont  pas  négligé 
de  primer  encore  par  les  agréments,  flattés  de 
remplir  l'intervalle  qui  sépare  les  extrémités ,  et 
de  contenter  tous  les  goûts.  Le  public ,  au  lieu 
d'applaudir  à  l'universalité  de  leurs  talents,  a 
cru  qu'ils  étaient  incapables  de  se  soutenir  dans 
rhéroique,  et  on  n'ose  les  égaler  à  ces  grands 
hommes  qui,  soigneux  de  conserver  dans  tous 
leurs  écrits  un  caractère  plein  de  dignité  et  de 
noblesse ,  paraissent  avoir  dédaigné  de  dire  tout 


ce  qu'ils  ont  tû ,  et  abandonné  aux  génies  subal- 
ternes les  talents  médiocres. 

CCLXXXI. 

265.  Je  n'ôte  rien  à  l'illustre  Racine,  le  plus 
sage  et  le  plus  éloquent  des  poètes,  pour  n'avoir 
pas  traité  beaucoup  de  choses  qu'il  eût  em- 
bellies, content  d'avoir  montré  dans  un  seul 
genre  la  richesse  et  la  sublimité  de  son  esprit. 
Mais  je  me  sens  forcé  de  respecter  un  génie 
hardi  et  fécond ,  élevé ,  pénétrant ,  facile ,  plein 
de  force;  aussi  vif  et  ingénieux  dans  les  petites 
choses  que  vrai  et  pathétique  dans  les  grandes  ; 
toujours  clair,  concis  et  brillant;  philosophe  et 
poète  illustre  au  sortir  de  l'enfance;  répandant 
sur  tous  ses  écrits  l'éclatante  et  forte  lumière  de 
son  jugement;  instruit  dans  la  fleur  de  son  âge 
de  toutes  les  connaissances  utiles  au  genre  hu- 
main ;  amateur  et  juge  éclairé  de  tous  les  arts  ; 
savant  à  imiter  toutes  sortes  de  beautés  par  la 
grande  étendue  de  son  génie,  et  maître  dans 
les  genres  les  plus  opposés.  J'admire  la  vivacité 
de  son  esprit,  sa  délicatesse,  son  érudition,  et 
cette  vaste  intelligence  qui  comprend  si  distinc- 
tement tant  de  faits  et  d'objets  divers.  Bien  loin 
de  critiquer  ses  endroits  faibles  ou  ses  fautes,  je 
m'étonne  qu'ayant  osé  se  montrer  sous  tant  de 
faces ,  on  ait  si  peu  de  choses  à  lui  reprocher. 

CGLXXXII. 

Ceux  qui  ne  nous  proposent  que  des  para- 
doxes et  des  contradictions  imaginaires  sont  les 
charlatans  de  la  morale. 

CCLXXXIII. 

274.  Qui  a  le  plus  a,  dit-on,  le  moins  :  cela 
est  faux.  Le  roi  d'Espagne ,  tout  puissant  qu'il 
est ,  ne  peut  rien  à  Lucques.  Les  bornes  des  ta- 
lents sont  encore  plus  inébranlables  que  celles 
des  empires;  et  on  usurperait  plutôt  toute  la 
terre  que  la  moindre  vertu. 

CCLXXXIV. 

253.  Les  chagrins  et  les  joies  de  la  fortune 
se  taisent  à  la  voix  de  la  nature,  qui  la  passe  en 
rigueur  comme  en  bonté. 

CGLXXXV. 

598.  La  solitude  est  à  l'esprit  ce  que  la  diète 
est  au  corps,  mortelle  lorsqu'elle  est  trop  lon- 
gue, quoique  nécessaire. 


ELOGE  DE  LOUIS  XV. 


661 


CGLXXXVL 

Il  y  a  peu  de  situations  désespérées  pour  un 
t^prit  ferme  qui  combat  à  force  inégale ,  mais 
avec  courage ,  la  nécessité. 

CCLXXXVIL 

592.  Nous  sied-il  de  braver  la  mort,  nous 
qu'on  voit  inquiets  et  tremblants  pour  les  plus 
petits  intérêts  ? 

CCLXXXVIIT. 

Nous  louons  souvent  les  hommes  de  leur  fai- 
^       blesse ,  et  nous  les  blâmons  de  leur  force. 

CCLXXXIX. 

73.  Le  faible  s'applaudit  lui-même  de  sa  mo- 
dération ,  qui  n'est  que  paresse  et  vanité. 

CCXC. 

Les  siècles  savants  ne  l'emportent  guère  sur 
les  autres,  qu'en  ce  que  leurs  erreurs  sont  plus 
utiles. 

CCXGL 

Les  simplicités  nous  délassent  des  grandes 
ipéculations. 

CCXCIL 

Le  plus  ou  le  moins  d'esprit  est  peu  de  chose, 
et  ce  peu  fait  pourtant  la  force,  la  grâce  et  la 
perfection  des  intelligences  ou  tout  an  contraire, 
comme  la  disposition  de  quelques-uns  de  nos 
organes  fait  la  santé  ou  la  maladie,  la  diffor- 
mité ou  la  beauté  du  corps,  objets  importants 
pour  les  hommes,  quoique  petits  à  leurs  pro- 
pres yeux. 

CCXCIIL 

242.  Quelque  vanité  qu'on  nous  reproche, 
nous  avons  besoin  quelquefois  qu'on  nous  as- 
sure de  notre  mérite ,  et  qu'on  nous  prouve  nos 
avantages  les  plus  manifestes. 

GCXCIV, 

Le  désir  de  la  gloire  prouve  également  et  la 
présomption  et  l'incertitude  où  nous  sommes  de 
notre  mérite. 

CCXGV. 

Nous  ambitionnerions  moins  l'estime  des 
hommes,  si  nous  étions  plus  sûrs  d'en  èlre 
dignes. 


CCXCVL 

259.  Le  sot  s'assoupit  et  fait  diète'  en  bonne 
compagnie ,  comme  un  homme  que  la  curiosité 
a  tiré  de  son  élément  et  qui  ne  peut  ni  respirer 
ni  vivre  dans  un  air  subtil. 

CGXCVIL 

11  est  aisé  de  critiquer  un  ouvrage;  mais  il 
est  difficile  de  l'apprécier. 

GGXGVIIL 

530.  Osons  l'avouer  :  la  raison  fait  des  phi- 
losophes, la  gloire  fait  des  héros;  la  seule  vertu 
fait  des  sages. 


>•««»««••« 


ELOGE  DE  LOUIS  XV. 


Rien  ne  caractérise  un  mauvais  règne  comme 
la  flatterie  portée  à  l'excès ,  et  je  n'ai  jamais  lu 
la  vie  de  Louis ;XIV  sans  être  étonné  qu'un  si 
grand  roi  ait  été  loué  comme  un  tyran.  Il  n'y  a 
point  de  louanges  qu'on  n'ait  employées  et  en 
quelque  sorte  épuisées  pour  flatter  son  âme  am- 
bitieuse; et  après  cet  emportement  qui  ne  fart 
que  farder  sa  gloire,  il  semble  qu'il  ne  soit 
resté  que  le  silence  aux  vertus  de  son  succes- 
seur :  mais  un  silence  si  respectueux  marquera 
peut-être  mieux  la  force  de  son  caractère  supé- 
rieur à  l'adulation ,  que  les  plus  pompeuses  pa- 
roles. Oui,  j'ose  dire  que  les  louanges  les  plus 
recherchées  seraient  moins  assorties  au  carac- 
tère de  ses  sentiments  ;  il  fallait  que  sa  modestie 
incorruptible  reçût  ce  témoignage  singulier,  et 
ce  nouvel  hommage  attendait  sa  vertu. 

Toutefois  je  ne  dois  pas  craindre,  dans  l'obs- 
curité qui  me  cache ,  d'épancher  mon  cœur  sur 
sa  vie,  et  ma  faible  voix  de  si  loin  n'offensera 
pas  son  oreille.  Grand  roi,  permettez-moi  du 
moins  d'admirer  cette  modestie  qui  mérite  à 
si  juste  titre  les  louanges  qu'elle  refuse,  cette 
haute  modération  qui  ne  s'est  jamais  démentie , 
cette  inépuisable  sagesse....  Je  n'enti-eprendrai 
pas  de  marquer  tous  les  dons  que  le  ciel  a  versés 
sur  vous;  détourné  d'un  travail  si  noble  par 

'  f>.t(«  Maxime  a  ('U\  imprirncie  dans  los  Œuvres  sous  le 
n»  '/b9.  On  y  Jit  :  Le  sol  s'assoupit,  et  fuit  ta  sieste,  elc.  C'est 
probablenienl  une  faute.  Les  expressions  du  manuseril  sont 
fait  diète  :  expressions  qui  offrent  un  sens  trèa-précis  ;  c'esl- 
à-dIre,  ta  nourriture  du  gntie  ne  peut  ftre  à   l'una^jr  dit. 

Hnf.    \\. 


662 


VAlJVElNAKGUJiS. 


d'autres  devoirs,  je  laisse  à  des  mains  plus  sa- 
vantes ce  vaste  sujet. 

Un  roi  révéré  de  ses  peuples,  protecteur 
sévère  des  lois  et  de  l'innocence  opprimée, 
montra,  dans  un  siècle  barbare,  la  même  sa- 
gesse sur  le  même  trône.  Aidé  d'un  ministre 
fidèle ,  partageant  avec  lui  les  soins  de  son  État 
et  l'amour  de  la  paix ,  et  l'ardeur  du  travail,  et 
le  zèle  du  bien  public ,  son  règne  semble  avoir 
été  le  glorieux  modèle  du  vôtre.  Mais  ni  ce  sage 
roi  n'était  né  sur  le  trône,  ni  son  heureux  mi- 
nistre ,  élevé  de  bonne  heure  à  cet  éminent  ca- 
ractère, n'a  eu  la  destinée  du  vôtre.  Il  était 
réservé  à  ce  siècle  de  voir  ua  roi  né  dans  la 
pourpre ,  rassemblant  dans  une  jeunesse  si  ex- 
posée à  la  séduction,  avec  toutes  les  qualités 
du  trône,  les  vertus  d'un  particulier ,  et  un  par- 
ticulier '  blanchi  dans  les  conditions  ordinaires 
possédant  les  talents  d'un  roi  dans  la  plus  extrême 
vieillesse.  Pardonnez-moi ,  Louis ,  de  mêler  vos 
louanges  à  celles  d'un  sujet  honoré  par  vous- 
même  d'une  si  constante  affection  et  d'une  si 
pleine  confiance.  Vous  avez  fait  paraître  aux 
yeux  de  l'univers  ce  que  d'autres  ont  déjà  dit  : 
que  la  sagesse  sait  rapprocher  sans  effort  tou- 
tes les  conditions  et  tous  les  âges,  et  que  le 
cœur  d'un  jeune  et  magnanime  prince  ne  peut 
Hre  fixé  que  par  les  avantages  et  les  grâces  de 
hi  vertu.  Vous  l'aviez  rencontrée  dans  ce  sage 
^  leillard  avec  ses  immortels  attraits,  et  vos  mains 
loyales  décoraient  de  tous  les  dons  de  la  fortune 
bu  vie  défaillante.  Maintenant  ce  puissant  génie 
Veille  dans  le  sein  de  la  mort  sur  les  destinées 
de  l'État,  et  ses  mânes,  pleins  des  désordres  et 
des  troubles  de  l'univers,  se  conseillent  dans 
le  silence  et  l'obscurité  du  tombeau.  N'ap- 
préhendez rien,  ombre  illustre,  du  cours  in- 
constant des  affaires;  quoi  que  la  fortune  en- 
treprenne, votre  place  est  marquée  chez  la 
postérité,  et  vous  aurez  le  sort  de  ces  deux 
{grands  ministres^  accusés  en  mourant  par  la 
haine  publique  et  depuis  toujours  admirés.  La 
gloire  du  roi  votre  maître  vous  assure  cette  haute 
et  immortelle  destinée.  Que  ne  pouvez-vous  du 
ttrcueil ,  affranchi  des  lois  de  la  mort ,  lui  ren- 
dre à  lui-même  témoignage  !  Oh  !  si  vous  étiez 
a  ma  place,  que  n'aurions-noiis  pas  lieu  d'at- 
tendre 1  Vous  avez  été  le  témoin  des  prodiges  de 
son  enfance.  Quel  prince  fut  jamais  dans  la  force 
•;le  l'âge,  ou  plus  ferme  ou  plus  juste,  ou  plus 
Impénétrable,  ou  plus  attaché  aux  devoirs  et  aux 


Le  carcUn;il  de  Flruiv. 


-  Kiehelicu,  IM.i/.arin. 


bienséances  du  trône?  Quel  céda  jamais  moins 
à  rimix)rtunité  et  aux  cabales ,  ou  même  à  ses 
propres  penchants?  Vous  diriez  qu'il  n'est  pas 
le  maître  de  ses  grâces  :  la  raison  dispose  de 
tout;  et  cette  foule  d'hommes  inutiles,  mais 
avides,  qui  assiègent  éternellement  les  princes 
faibles,  s'éloigne  de  lui.  Louis  XIV  s'était  piqué 
d'avoir  une  cour  magnifique,  et  la  gloire  du  roi 
sera  d'en  avoir  banni  l'intérêt.  C'est  à  vous, 
messieurs,  de  le  dire,  vous  qui  avez  l'honneur 
de  l'approcher,  vous  que  sa  seule  familiarité 
attache  si  tendrement  à  lui,  et  qui ,  n'ayant  en- 
core que  de  la  vertu ,  voyez  sans  regret  toutes 
ses  grâces  consacrées  aux  services.  Vous  savez 
qu'il  a  des  amis  sans  avoir  des  favoris,  que  l'on 
n'aime  en  lui  que  lui-même ,  et  qu'il  jouit  sur  le 
trône  des  douceurs  de  toutes  les  conditions,  par- 
ce qu'il  en  a  les  vertus.  0  rare  merveille  1  un 
monarque  qui  inspire  sa  modération  à  tant 
d'hommes  qui  l'environnent,  et  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  cher  !  Qu'il  est  aimable  d'être  encore  sur 
le  trône  un  homme  comme  nous,  et  qu'il  est 
admirable  de  savoir  être  homme  sans  cesser 
pourtant  d'être  roi  ! 

Peuples,  je  pourrais  vous  parler  de  la  pros- 
périté de  tant  d'années  coulées  dans  le  repos  et 
l'abondance  par  ses  soins;  mais  touché  d'une 
autre  pensée  dans  l'état  présent  des  affaires ,  et 
après  avoir  vu  moi-même  vos  plus  justes  espé- 
rances renversées ,  vos  conquêtes  abandoni)ées , 
la  gloire  de  notre  nation  flétrie ,  et  la  mort  irri- 
tée ,  au  milieu  de  nos  camps ,  menaçant  nos  ar- 
mées dune  entière  ruine  ;  dans  le  deuil  de  tant 
de  familles  et  l'accablement  des  impôts,  suite 
déplorable  de  la  guerre,  je  ne  vous  ferai  pas  un 
tableau  fastueux  de. nos  avantages  passés,  les 
dettes  acquittées ,  les  services  payés,  l'ordre  ré- 
tabli sans  violence ,  un  État  fameux  dans  l'Eu- 
rope ,  l'ancien  héritage  de  notre  ennemi ,  réuni 
après  tant  de  siècles  et  par  un  traité  solennel , 
iTuit  de  deux  glorieuses  campagnes ,  au  trône 
I  dont  il  émanait;  et  [X)ur  dire  tout  en  un  mot, 
i  la  France  dans  un  tel  degré  de  réputation  et  de 
!  puissance,  qu'à  cet  événement  fatal,  le  triste 
!  signal  de  la  guerre  qui  désole  tant  de  royaumes, 
:  nous  a^  ons  vu  le  roi  porter  ses  armes  redoutées 
I  jusqu'à  l'orient  de  l'Europe,  disposer  de  l'Em- 
I  pire  et  du  sceptre  de  Bohême ,  sans  qu'aucune 
nation  ait  osé  ouvertement  se  déclarer,  sans 
qu'aucune  encore,  aujourd'hui  qu'il  a  rappelé 
ses  armées,  puisse  se  rasseoir  dans  ses  craintes. 
Helas!  c'était  la  pai\  qui  nous  avait  donné  la 
plupart  de  ces  avantages,  la  paix  qui  faisait  fieu-; 


CARACTERE  DES  DIFFERENTS  SIECLES,' 


r>f,3 


rir  toutes  les  vertus  civiles  et  qui  laissait  éteindre 
tous  les  grands  talents ,  la  sagesse ,  la  prospé- 
rité ,  l'autorité  du  roi  paraissant  les  rendre  inu- 
tiles; la  paix,  dis-je,  qui  nous  reproche  et 
l'énervement  des  courages  et  la  corruption  des 
esprits ,  et  que  pour  ces  raisons  je  ne  veux  plus 
louer.  Mais  nous  devons  du  moins  cette  justice 
au  roi ,  que  si  le  succès  de  la  guerre  n'est  pas 
tel  qu'on  pouvait  l'attendre ,  le  seul  intérêt  de 
l'État  et  la  seule  équité  l'ont  porté  à  l'entre- 
prendre. Jamais  une  injuste  ambition  n'a  fait  le 
malheur  de  ses  peuples;  non,  jamais  l'ambition 
n'a  vaincu  sa  grande  âme.  Tout  l'univers  le  sait  : 
tant  qu'il  a  pu  tenir  la  concorde  parmi  les 
princes ,  il  l'a  fait  au  prix  même ,  si  j'ose  le  dire , 
de  sa  propre  gloire.  Vous  n'avez  pas  toujours 
recherché  cet  éloge ,  grand  roi  qui  l'avez  pré- 
cédé 1  Votre  courage  altier,  ennemi  du  repos, 
vous  a  quelquefois  emporté.  Qui  osera  blâmer 
vos  erreurs  ?  Vous  n'aviez  pas  les  grands  exem- 
ples que  vous  avez  laissés  au  roi  instruit  par  vos 
expériences  et  par  vos  dernières  paroles  :  les 
tristes  suites  de  l'ostentation  et  de  la  gloire  n'a- 
vaient pas  paru  à  vos  yeux.  Si  vous  fussiez  né 
dans  les  mêmes  circonstances,  ô  magnanime 
héros!  sans  doute  vous  auriez  régné  par  les 
mêmes  principes  et  avec  les  mêmes  vertus. 

Toutefois  qui  peut  s'assurer  de  ce  qui  se  passe 
dans  le  cœur  des  rois ,  et  de  ce  qui  détermine 
leurs  volontés?  Un  ordre  supérieur  à  leur  puis- 
sance dispose  à  une  fm  impénétrable  toutes  leurs 
pensées,  et  conduit  par  leurs  mains  obéissantes  le 
sort  des  empires.  De  là  ces  secrètes  misères  causées 
par  l'ambition  de  Louis  XIV,  au  milieu  de  lé- 
clat  de  ses  victoires  ;  de  là  le  courage  du  roi 
éprouvé  par  quelques  disgrâces  après  une  si  lon- 
gue et  si  surprenante  tranquillité  ;  de  là  nos  en- 
nemis, tout  près  d'être  accablés ,  soutenus  contre 
l'attente  de  tout  l'univers  par  une  si  puissante 
protection. 

0  peuples  !  ne  nous  plaignons  plus  d'un  revers 
de  peu  de  durée.  Le  venin  contagieux  et  redouta- 
ble de  la  maladie  ne  travaille  plus  nos  armées; 
la  mort  a  cessé  ses  ravages;  les  tombeaux  sont 
fermés  ;  de  nouveaux  défenseurs  se  rassemblent 
sous  nos  drapeaux.  La  mollesse  avait  énervé  dans 
le  cours  d'un  longue  paix  le  courage  de  la  na- 
tion, les  plaisirs  lavaient  corrompue,  la  gloire 
l'avait  enivrée ,  et  l'adversité  pouvait  seule  ré- 
veiller l'ancienne  vertu.  Regardez  comme  en  un 
moment  l'insolence  de  l'ennemi  nous  a  fait  par- 
tout des  soldats  !  A  peine  il  menace  en  son  camp, 
Ihumblc  lalKunTiir  prend  les  armes,  le  i)e\iple 


abandonne  ses  bourgs,  une  redoutable  jeunesse 
marche  fièrement  sur  le  Rhin.  0  tîeuve  I  un  car- 
nage '  subit  a  vengé  vos  bords  des  rapines  et  des 
attentats  du  Croate.  Ainsi  puissent  tous  ces  bri- 
gands ,  qui  s'étaient  promis  nos  dépouilles ,  trou- 
ver leur  tombeau  sous  vos  ondes!  Et  vous, 
prince ,  l'objet  de  ce  discours ,  puissiez-vous  tou- 
jours triompher  des  complots  de  vos  ennemis! 
puissiez-vous  tourner  à  leur  honte  leur  rage  im- 
puissante! Trop  faible  pour  continuer  l'éloge 
de  vos  vertus ,  je  m'arrête  à  faire  ces  vœux  pour 
la  gloire ,  pour  le  bonheur  et  pour  le  repos  de 
vos  peuples'. 


•«•«««•«•« 


REFLEXIONS 

sv» 
LE  CARACTÈRE 

DES  DIFFÉRENTS  SIÈCLES  l 


Nous  avons  hérité  des  connaissances  et  des 
inventions  de  tous  les  siècles;  nous  sommes  donc 

«  Action  de  Chalampé. 

'  Fanante.  O  peuples  I  cessons  de  nous  plaindre  d'up  rv- 
vers  de  peu  de  durée.  Le  Dieu  des  armées,  satisfait,  a  dijà 
détourné  de  nous  le  nuage  de  sa  colère  :  une  lièvre  aigué  et 
mortelle  ne  ravage  plus  nos  légions  ;  la  santé  renait  dans  nos 
camps. 

Notre  inexorable  ennemi  avait  établi  sur  nos  pertes  un  es- 
poir rempli  d'arrogance,  et  suivait  d'un  œil  homicide  les  tra- 
ces effrayantes  que  la  mort  laissait  parmi  nous  ;  son  ressen- 
timent l'aveuglait.  Louis ,  offensé  dans  son  trône,  a  frappé  la 
terre  du  sceptre,  et  soudain  du  fond  des  hameaux,  sgour 
humble  du  laboureur,  un  peuple  intrépide  a  marché.  Le  ber- 
ger s'est  armé  de  fer,  le  pauvre  a  quitté  sa  moisson ,  et  h;  père 
et  le  fils,  et  le  frère  et  l'époux  ont  volé  sur  le  bord  du  fleuve, 
le  r^npart  de  leurs  champs  féconils.  O  terre  maitiaiel  ô  en- 
banes  !  ô  peuple  vraiment  redoutable  !  vaillante  milice!  juroixs 
sur  ce  bord ,  fatal  aux  brigands  qui  s'étaient  promis  nos  dé- 
pouilles, de  venger  la  mort  de  nos  frères:  promettons O 

mânes  puissants!  entendez  ce  serment  terrible:  nous  jurons 
.  de  tremper  nos  mains  dans  le  sang  de  vos  ennemis.  Soufflox 
dans  nos  cœurs  votre  audace  et  votre  courage  intrépide,  tom- 
l)attez  cachés  dans  nos  rangs;  si  quelqu'un  de  nous  vous  tra- 
liit,  qu'une  mort  soudaine  l'accable.  Et  vous  dont  la  cendre 
repose  sous  les  marbres  de  St. -Denis,  fortunés  guerriers  quH 
la  gloire  suit  dans  les  horreurs  du  tombeau  :  hélas  !  vous  dor- 
m;7.  dans  la  nuit  de  vos  solilaires  asiles;  un  rayon  de  votre 
gniie  confondait  tons  nos  enneuns.  Seconde/  du  sein  de  la 
mort  l'héritier  sacré  de  vos  maîtres,  veillez,  dans  la  nuit  s«ir 
ses  camps;  faitcs-y  veiller  la  sages.se  a>ec  la  valeur  éclairée, 
et  portez  le  sonmiell ,  la  terreur ,  rimpriulnu  e ,  daiïs  les  Unies 
de  l'ennend.  Que  tout  lombe,  que  tout  néchisseau  seul  bruil 
du  nom  de  Louis!  Qu'il  puisse  redonner  la  loi  et  lu  paix  à  la 
terre  entière  !  Trop  f;dble  pour  continuer  cet  éloge  de  sa  vortu» 
je  forme  ces  vœux  pour  sa  gloire. 

■*Cet  ouvrage,  déjà  refait  deux  fois  par  l'autrur,  s'est  re- 
trouvé dans  les  manuserils  avec  des  Aarianles  retnr.n|uablr.i: 
c'est  pour  celle  raison  qwv  nous  le  (!oun«»ns  enroie  i;i.  I*. 


664 


VÂUVtNARGUES. 


plus  riches  des  biens  de  l'esprit  :  cela  ne  peut 
guère  nous  être  contesté  sans  injustice.  Mais 
nous-mêmes  aurions  tort  peut-être  de  confondre 
cette  richesse  héritée  et  empruntée,  avec  le  génie 
qui  la  donne.  Combien  de  réflexions  acquises 
sont  stériles  pour  nous  I  Etrangères  dans  notre 
esprit,  où  elles  n'ont  pas  pris  naissance,  il  arrive 
souvent  qu'elles  confondent  notre  jugement  beau- 
coup plus  qu'elles  ne  l  éclairent.  Nous  plions  sous 
le  poids  de  tant  de  connaissances  différentes, 
comme  ces  États  qui  succombent  par  trop  de 
conquêtes ,  et  où  l'opulence  introduit  de  nouveaux 
vices  et  de  plus  terribles  désordres  :  car  très-peu 
de  gens  sont  capables  de  faire  un  Ix)n  usage  de  l'es- 
prit d'autrui  ;  et  quelles  que  soient  les  lumières  de 
ce  siècle,  quelques  lumières  même  qu'on  acquière 
encore,  je  suis  vivement  persuadé  que  le  plus 
grand  nombre  des  esprits  sera  toujours  peuple , 
comme  l'est,  dans  les  plus  puissantes  monarchies, 
la  meilleure  partie  des  bommes. 

A  la  vérité  on  ne  croira  plus  aux  sorciers  et  au 
sabbat  dans  un  siècle  tel  que  le  nôtre  ;  mais  on 
croira  encore  à  Calvin  et  à  Luther.  On  parlera 
de  beaucoup  de  choses  comme  si  elles  avaient 
des  principes  évidents ,  et  on  disputera  en  même 
temps  de  toutes  choses  comme  si  toutes  étaient 
incertaines.  On  blâmera  un  homme  de  ses  vices, 
et  oji  ne  saura  point  s'il  y  a  des  vices.  On  dira 
d'un  poëte  qu'il  est  sublhne,  parce  qu'il  aura 
peint  un  grand  personnage  ;  et  ces  sentiments 
héroïques  qui  font  la  grandeur  du  tableau,  on  les 
méprisera  dans  l'original.  L'effet  des  opinions 
multipliées  au  delà  des  forces  de  l'esprit ,  est  de 
produire  des  contradictions  et  d'ébranler  la  certi- 
tude des  meilleurs  principes.  Les  objets  présentés 
sous  trop  de  faces  ne  peuvent  se  ranger,  ni  se 
développer,  ni  se  peindre  distinctement  dans  l'i- 
magination des  hommes.  Incapables  de  concilier 
toutes  leurs  idées ,  ils  prennent  les  divers  côtés 
d'une  même  chose  pour  des  contradictions  de  sa 
nature.  Plusieurs  ne  veulent  pas  prendre  la  peine 
de  comparer  les  opinions  des  philosophes.  Ils 
n'examinent  point  si ,  dans  l'opposition  de  leurs 
principes,  quelqu'un  d'eux  a  fait  pencher  la  ba- 
lance de  son  côté;  il  suffit  qu'on  ait  contesté  tous 
les  principes,  pour  qu'ils  les  croient  également 
problématiques  :  de  là  le  pyrrhonisme,  qui  re- 
plonge le  genre  humain  dans  l'ignorance ,  parce 
qu'il  sape  par  le  fondement  toutes  les  sciences. 

Je  ne  cite  pas  nos  erreurs  pour  diminuer  les 
véritables  avantages  de  notre  siècle  ;  je  voudrais 
seulement  qu'elles  nous  inspirassent  un  peu  d'in- 
dulgence pour  les  siècles  qui   nous   précèrlcnt. 


Qu'avons-nous  à  leur  reprocher?  l'extravagance 
de  leur  religion?  Mettons-nous  un  moment  à  leur 
place.  Aurions-nous  deviné  la  nôtre?  n'a-t-il  pas 
fallu  qu'elle  nous  fût  révélée  ?  notre  esprit  était- 
il  capable  de  produire  une  religion  si  divine? 
Nous  ne  les  blâmons  pas,  répondons-nous,  de 
n'avoir  pas  connu  la  vraie  religion,  mais  d'en 
avoir  suivi  de  fausses  et  de  ridicules.  Ce  repro- , 
che  est  encore  injuste.  Les  hommes  sont  nés  pour 
croire  des  dieux,  pour  attendre  ce  qu'ils  sou- 
haitent ,  pour  craindre  ce  qu'ils  ne  connaissent 
pas,  pour  soutenir  la  puissante  main  qui  tient 
tout  l'univers  en  servitude.  Leur  esprit  curieux  et 
craintif  sondait  à  tâtons  dans  la  nuit  le  secret  re- 
douté de  la  nature.  Il  n'avait  pas  plu  au  vrai  Dieu 
de  se  manifester  encore  à  tous  les  peuples.  Repré- 
sentons-nous leur  état.  Supposons  qu'on  nous  eût 
appris  dans  notre  enfance  que  Mercure  était  un 
dieu  voleur  ;  que  c'était  un  mystère  inconceva- 
ble, parce  qu'il  n'appartenait  pas  aux  hommes 
de  juger  des  choses  surnaturelles ,  ni  même  de 
beaucoup  de  choses  naturelles  ;  qu'on  nous  eût 
assuré  que  cette  doctrine  avait  été  confirmée 
par  des  prodiges ,  et  que  nous  risquions  de  tout 
perdre  si  nous  refusions  de  la  croire  :  quel  parti 
aurions-nous  pu  prendre?  Aurions-nous  résisté  à 
l'autorité  de  tout  un  peuple,  à  celle  du  gouver- 
nement, au  témoignage  successif  de  plusieurs 
siècles  et  à  l'instruction  de  nos  pères  ?  Pour  moi, 
je  l'avoue  à  ma  honte ,  l'expérience  de  ma  pro- 
pre faiblesse  m'aurait  déterminé  à  me  soumettre 
à  l'erreur  d'autrui.  J'aurais  cru  des  dieux  ridi- 
cules plutôt  que  de  ne  croire  point  de  Dieu.  La 
vérité  ne  peut-elle  nous  parler  quelquefois  par 
l'imagination  ou  par  le  cœur  autant  que  par  la 
raison  ?  Auquel  faut-il  plus  se  fier,  de  l'esprit  ou 
du  sentiment  ?  quel  nous  a  donné  plus  d'erreurs 
ou  plus  découvert  de  lumières  ?  Le  premier  qui 
s'est  fait  des  dieux  avait  l'imagination  plus  grande 
et  plus  hardie  que  ceux  qui  les  ont  rejetés. 
Quelle  est  l'invention  de  l'esprit  qui  égale  en  su- 
blimité cette  inspiration  du  génie  ? 

Qu'on  ait  donc  adopté  de  grandes  fables  dans 
des  siècles  pleins  d'ignorance  ;  que  ce  qu'un  gé- 
nie audacieux  faisait  imaginer  aux  âmes  fortes , 
l'intérêt,  le  temps  et  la  crainte  l'aient  enfin  per- 
suadé aux  autres  hommes  ;  qu'ils  aient  cru  l'im- 
possibilité des  antipodes,  ou  telle  autre  opinion 
que  l'on  reçoit  sans  examen  et  qu'on  n'a  pas 
même  les  moyens  d'examiner,  cela  ne  m'étonne 
en  aucune  manière.  Mais  que  tous  les  jours ,  sur 
les  choses  qui  nous  sont  les  plus  familières  et  que 
nous  avons  le  plus  examinées,  nous  prenions  ce- 


CARACTÈRE  DES  DIFFÉRENTS  SIÈCLES. 


665 


peudaut  le  change  de  tant  de  manières  ;  que  nous 
ne  puissions  même  avoir  une  heure  de  conversa- 
tion sans  nous  tromper  ou  nous  contredire  :  voilà 
à  quoi  je  reconnais  la  petitesse  de  l'esprit  humain. 

Je  cherche  quelquefois  parmi  le  peuple  l'image 
de  ces  mœurs  sans  politesse  qui  nous  surpren- 
nent aussi  beaucoup  dans  les  anciens.  J'écoute 
ces  hommes  grossiers  :  je  vois  qu'ils  s'entretien- 
nent de  choses  communes,  qu'ils  n'ont  point  de 
principes  réfléchis ,  que  leur  esprit  est  véritable- 
ment barbare  comme  celui  des  premiers  hommes, 
c'est-à-dire  tout  à  fait  inculte.  Mais  je  ne  trouve 
pas  que  leur  grossièreté  leur  fasse  faire  de  plus 
faux  raisonnements  qu'aux  gens  du  monde  ;  je 
vois  au  contraire  que  leurs  pensées  sont  plus  na- 
turelles, et  qu'il  s'en  faut  de  beaucoup  que  les 
simplicités  de  l'ignorance  soient  aussi  éloignées 
de  la  vérité  que  les  subtilités  de  la  science  et 
l'imposture  de  l'affectation. 

Ainsi,  jugeant  des  mœurs  anciennes  par  ce  que 
je  vois  des  mœurs  du  peuple,  qui  me  représente 
les  premiers  temps ,  je  crois  que  je  me  serais 
fort  accommodé  de  vivre  à  Thèbes ,  à  Memphis 
et  à  Babylone.  Je  me  serais  passé  de  nos  manu- 
factures, de  la  poudre  à  canon,  de  la  boussole 
et  de  nos  autres  inventions  modernes ,  ainsi  que 
de  notre  philosophie.  Je  ne  pense  pas  que  ces 
peuples,  privés  d'une  partie  de  nos  arts  et  des 
superfluités  de  notre  commerce,  aient  été  par  là 
plus  à  plaindre.  Xénophon  n'a  jamais  joui  de  nos 
délicatesses,  et  il  ne  m'en  paraît  ni  moins  heureux, 
ni  moins  honnête  homme,  ni  moins  grand  homme. 
Que  dirai-je  encore  ?  J'estime ,  je  révère  comme 
je  dois  le  bonheur  d'être  né  chrétien  et  catholi- 
que ;  mais  s'il  me  fallait  être  quaker  ou  mono- 
thélite,  j'aimerais  presque  autant  le  culte  des 
Chinois  ou  celui  des  anciens  Romains. 

Si  la  barbarie  consistait  uniquement  dans  l'i- 
gnorance ,  certainement  les  nations  les  plus  po- 
lies de  l'antiquité  seraient  extrêmement  barba- 
res vis-à-vis  de  nous.  Mais  si  la  corruption  de 
l'art ,  si  l'abus  des  règles ,  si  les  conséquences 
mal  tirées  des  bons  principes,  si  les  fausses  ap- 
plications ,  si  l'incertitude  des  opinions ,  si  l'af- 
fectation, si  la  vanité,  si  les  mœurs  frivoles,  ne 
méritent  pas  moins  ce  nom  que  l'ignorance, 
qu'est-ce  alors  que  la  politesse  dont  nous  nous 
vantons  ? 

Ce  n'est  pas  la  pure  nature  qui  est  barbare, 
c'est  tout  ce  qui  s'éloigne  trop  de  la  belle  na- 
ture et  de  la  raison.  Les  cabanes  des  premiers 
hommes  ne  prouvent  pas  qu'ils  man([uassent  de 
goût  :   elles  témoignent  seulement  qu'ils  man- 


quaient des  règles  de  l'architecture.  Mais  quand 
on  eut  connu  ces  belles  règles,  et  qu'au  lieu  de 
les  suivre  exactement  on  voulut  enchérir  sur 
leur  noblesse,  charger  d'ornements  superflus 
les  bâtiments ,  et  à  force  d'art  faire  disparaître 
la  simplicité  ;  alors  ce  fut,  à  mon  sens,  une  vé- 
ritable barbarie  et  la  preuve  du  mauvais  goût. 
Suivant  ces  principes,  les  dieux  et  les  héros 
d'Homère,  peints  naïvement  par  le  poëte  d'a- 
près les  hommes  de  son  siècle,  ne  font  pas  que 
V Iliade  soit  un  poëme  barbare,  car  elle  est  un 
tableau  très-passionné,  sinon  de  la  belle  nature, 
du  moins  de  la  nature.  Mais  un  ouvrage  véri- 
tablement barbare ,  c'est  un  poëme  où  l'on  n'a- 
perçoit que  de  l'art ,  où  le  vrai  ne  règne  jamais 
dans  les  expressions  et  les  images ,  où  les  senti- 
ments sont  guindés ,  où  les  ornements  sont  inu- 
tiles et  hors  de  leur  place. 

Fatigué  quelquefois  de  l'artifice  qui  domine 
aujourd'hui  dans  tous  les  genres,  rebuté  de 
traits ,  de  saillies ,  de  plaisanteries ,  et  de  tout 
cet  esprit  que  l'on  veut  mettre  dans  les  moin- 
dres choses,  je  dis  en  moi-même  :  Si  je  pouvais 
trouver  un  homme  qui  n'eût  point  d'esprit ,  et 
avec  lequel  il  n'en  fallût  point  avoir,  un  homme 
ingénu  et  modeste,  qui  parlât  seulement  pour 
se  faire  entendre  et  pour  exprimer  les  senti- 
ments de  son  cœur ,  un  homme  qui  n'eût  que 
de  la  raison  et  un  peu  de  naturel ,  avec  quelle 
ardeur  je  courrais  me  délasser  dans  son  entre- 
tien du  jargon  et  des  épigrammes  du  reste  des 
hommes!  Comment  se  fait-il  que  l'on  perde  le 
goût  de  la  simplicité  jusqu'à  ne  pas  s'apercevoir 
qu'on  l'a  perdu?  Il  n'y  a  ni  vertus  ni  plaisirs 
qui  n'empruntent  d'elle  des  charmes  et  leurs 
grâces  les  plus  touchantes.  Est-il  rien  de  grand 
ou  d'aimable  quand  on  s'en  écarte?  Du  moment 
qu'on  la  méconnaît,  la  grandeur  n'est-elle  pas 
fausse ,  l'esprit  méprisable ,  la  raison  trompeuse, 
et  tous  les  défauts  plus  hideux  ? 

Mais ,  me  dira-t-on ,  croyez-vous  que  les  temps 
les  plus  reculés  aient  été  tout  à  fait  exempts 
d'affectation?  Non  ;  je  suis  bien  loin  de  le  croire. 
Les  hommes  ont  aimé  l'art  dans  tous  les  temps; 
leur  esprit  s'est  toujours  flatté  de  perfectionner 
la  nature  :  c'est  la  première  prétention  de  la 
raison  et  la  plus  ancienne  chimère  de  la  vanité. 
J'avoue  donc  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  peuple  et 
de  siècle  sans  fard;  je  vais  bien  plus  loin  :  je 
prédis  que  tant  que  les  hommes  naîtront  avec 
peu  d'esprit  et  beaucoup  d'envie  d'en  avoir,  ils 
ne  pourront  jamais  s'arrêter  dans  leur  sphère, 
et  dans  les  l)<)rnes  trop  étroites  de  leur  naturel. 


666 


VAIJVENARGUES. 


Qae  vous  dis-je  donc  ?  que  le  monde  n'a  jamais  | 
été  aussi  simple  que  nous  le  peignons,  mais  ! 
qu'il  me  paraît  que  ce  siècle  l'est  encore  beau-  j 
coup  moins  que  tous  les  autres ,  parce  qu'étant  ! 
plus  riche  des  dons  de  l'esprit,  il  semble  lui 
appartenir  au  même  titre  d'être  plus  vain  et 
plus  ambitieux. 

Avouez  du  moins,  poursuit-on,  que  la  poli- 
tesse a  rendu  nos  mœurs  moins  féroces.  Oui , 
en  apparence ,  au  dehors  ;  mais  dans  l'intérieur , 
point  du  tout.  On  l'a  dit  peut-être  avant  moi , 
mais  on  ne  peut  trop  le  redire.  La  politesse,  qui 
adoucit  l'esprit ,  endurcit  presque  toujours  le 
cœur,  parce  qu'elle  établit  parmi  les  hommes  le 
règne  de  l'art,  qui  affaiblit  tous  les  sentiments 
de  la  nature.  Aussi  ne  conuais-je  guère  d'an- 
cien peuple  qui  nous  cède  en  humanité,  ni 
même  en  aucune  vertu  qui  dépende  du  senti- 
ment. C'est  de  ce  côté-là,  je  crois,  qu'on  peut 
bien  dire  qu'il  est  presque  impossible  aux  hom- 
mes de  s'élever  au-dessus  de  l'instinct  de  la  na- 
ture. Elle  a  fait  nos  âmes  aussi  grandes  qu'elles 
peuvent  le  devenir,  et  la  hauteur  qu'elles  em- 
pruntent de  la  réflexion  est  ordinairement  d'au- 
tant plus  fausse  qu'elle  est  plus  guindée. 

Et  parce  que  le  goût  tient  essentiellement  au 
sentiment ,  je  vois  qu'on  perfectionne  en  vain 
nos  connaissances;  on  instruit  notre  jugement, 
on  n^ élève  point  notre  goût.  Qu'on  joue  Pour- 
ceaugnac'  à  la  comédie,  ou  toute  autre  farce 
un  peu  comique ,  elle  n'y  attirera  pas  moins  de 
monde  qvCAndromaque'  ;  qu'il  y  ait  des  panto- 
mimes supportables  à  la  foire,  ils  feront  dé- 
serter la  comédie.  J'ai  vu  tous  les  spectateurs 
monter  sur  les  bancs  pour  voir  battre  deux  po- 
lissons ;  on  ne  perd  pas  un  geste  d'Arlequin ,  et 
Pierrot  fait  rire  ce  siècle  savant  qui  se  pique  de 
tant  de  politesse.  Et  la  raison  de  cela  est  que  la  na- 
ture n'a  point  fait  les  hommes  philosophes  ;  leur 
tempérament  les  domine,  leur  goût  ne  peut  suivre 
les  progrès  de  leur  raison.  Ils  savent  admirer  les 
grandes  choses,  mais  ils  sont  idolâtres  des  petites. 

Aussi  quand  quelqu'un  vient  me  dire  :  Croyez- 
vous  que  les  Anglais,  qui  ont  tant  d'esprit, 
s'accommodassent  des  tragédies  de  Shakspeare 
si  elles  étaient  aussi  monstrueuses  qu'elles  nous 
paraissent?  je  ne  suis  point  la  dupe  de  cette 
objection.  Je  sais  trop  qu'un  siècle  poli  peut 
aimer  de  grandes  sottises ,  surtout;  quand  elles 
sont  accompagnées  de  beautés  sublimes  qui  ser- 
vent de  prétexte  a\i  mauvais  goût. 

'  Comédie  de  Molière. 
^  Traj^édie  de  Racine. 


Détrompons-nous  donc  de  celte  grande  su- 
périorité que  nous  nous  accordons  sur  tous  les 
siècles  ;  défions  -  nous  même  de  cette  politesse 
prétendue  de  nos  usages  :  il  n'y  a  guère  eu  de 
peuple  si  barbare  qui  n'ait  eu  la  même  préten- 
tion. Croyons-nous,  par  exemple,  que  nos  pères 
aient  regardé  le  duel  comme  une  coutume  bar- 
bare? bien  loin  de  là.  Ils  pensaient  qu'un  com- 
bat où  l'on  pouvait  s'arracher  la  vie  d'un  seul 
coup,   aurait   certainement  plus   de  noblesse 
qu'une  vile  lutte  où  l'on  ne  pourrait  tout  au 
plus  que  s^égratigner  le  visage  et  s^ arracher 
les  cheveux  avec  les  mains.  Ainsi  ils  se  flattèrent 
d'avoir  mis  dans  leurs  usages  plus  de  hauteur 
et  de  bienséance  que  les  Romains  et  les  Grecs , 
qui  se  battaient  comme  leurs  esclaves.  Ils  sa- 
vaient par  expérience  qu'un  homme  ne  souffre 
guère  d'injure  d'un  autre  homme  que  par  fai- 
blesse. Donc,  concluaient-ils,  celui  qui  ne  se 
venge  pas  n'a  point  de  cœur.  Ils  ne  faisaient 
pas  attention  que  c'était  faire  un  usage  perni- 
cieux du  courage ,  que  de  l'employer  d'une  ma- 
nière si  cruelle  et  si  violente  à  la  destruction  du 
genre  humain ,  au  péril  de  sa  vie  et  de  sa  for- 
tune, et  cela  pour  des  bagatelles,  pour  une 
parole  trop  vive ,  pour  un  geste  fait  en  colère. 
Ainsi  le  sentiment  de  la  vengeance  leur  était 
inspiré  par  la  nature  ;  mais  l'excès  de  la  ven- 
geance ,  et  la  nécessité  indispensable  de  la  ven- 
geance furent    l'ouvrage  de  la  réflexion.    Or 
combien  n'y  a-t-il  pas  encore  aujourd'hui  d'au- 
tres coutumes  que  nous  honorons  du  nom  de 
politesse ,  qui  ne  sont  que  des  sentiments  de  la 
nature  poussés  par  l'opinion  au  delà  de  leurs 
bornes ,  contre  toutes  les  lumières  de  la  raison  ! 
En  voilà  assez  ;  je  finis.  Je  ne  veux  point  dé- 
crier la  politesse  et  la  science  plus  qu'il  ne  con- 
vient. Je  n'ajouterai  qu'un  seul  mot  :  c'est  que 
les  deux  présents  du  ciel  les  plus  aimables  ont 
précédé  l'art  :  la  vertu  et  le  plaisir  sont  nés  a\ec 
la  nature.  Qu'est-ce  que  le  reste? 


LETTRES 

DE  VOLTAIRE  A  VAUVENARGUES. 

LETTRE  I. 

Dimanche,  M  février  1743. 
Tout  ce  (|ue  vous  aimerez  ,  monsieur,  me  scrn 


LETTRES. 


667 


cher,  et  j'aime  déjà  le  sieur  de  Fiéchelles.  Vos 
recommandations  sont  pour  moi  les  ordres  les 
plus  précis.  Dès  que  je  serai  un  peu  débarrassé 
de  Mérope  %  des  imprimeurs,  des  Goths  et  Van- 
dales qui  persécutent  les  lettres ,  je  chercherai 
mes  consolations  dans  votre  charmante  société, 
et  votre  prose  éloquente  ranimera  ma  poésie. 
J'ai  eu  le  plaisir  de  dire  à  M.  Amelot  '  tout  ce 
que  je  pense  de  vous.  Il  sait  son  Démosthène 
par  cœur ,  il  faudra  qu'il  sache  son  Vauvenar- 
gues.  Comptez  à  jamais,  monsieur,  sur  la  tendre 
estime  et  sur  le  dévouement  de 

VOLTAIBB* 

LETTRE  II. 

Jeudi ,  5  avril  1743. 
Aimable  créature,  beau  génie,  j'ai  lu  votre 
premier  manuscrit ,  et  j'y  ai  admiré  cette  hau- 
teur d'une  grande  âme  qui  s'élève  si  fort  au- 
dessus  des  petits  brillants  des  Isocrates.  Si  vous 
étiez  né  quelques  années  plus  tôt,  mes  ouvrages 
en  vaudraient  mieux.  Mais  au  moins,  sur  la 
fin  de  ma  carrière ,  vous  m'affermissez  dans  la 
route  que  vous  suivez.  Le  grand ,  le  pathétique, 
le  sentiment,  voilà  mes  premiers  maîtres  ;  vous 
êtes  le  dernier.  Je  vais  vous  lire  encore.  Je  vous 
remercie  tendrement.  Vous  êtes  la  plus  douce 
de  mes  consolations  dans  les  maux  qui  m'ac- 
cablent. 

Voltaire. 

LETTRE  III. 

Ce  lundi,  7  mai  1^43. 

En  vous  remerciant.  Mais  vous  êtes  trop  sen- 
sible; vous  pardonnez  trop  aux  faux  raisonne- 
ments en  faveur  de  quelque  éloquence.  D'où 
vient  que  quelque  chose  est,  et  qu'il  ne  se  peut 
pas  faire  que  le  rien  soit,  si  ce  n'est  parce  que 
L'être  vaut  mieux  que  le  rien? 

Voilà  un  franc  discours  de  Platon.  Le  rien 
n'est  pas ,  parce  qu'il  est  contradictoire  que  le 
rien  soit ,  parce  qu'on  ne  peut  admettre  la  con- 
tradiction dans  les  termes.  Il  s'agit  bien  là  du 
meilleur  !  On  est  toujours  dans  ces  hauteurs  à 
côté  d'un  abîme.  Je  vous  embrasse ,  je  vous  aime 
autant  que  je  vous  admire. 

VOLTATBE. 

LETTRE  IV. 

A  Vereallles,  le  7  Janvier  I74&. 

Le  dernier  ouvrage  ^  que  vous  avez  bien  voulu 

»  Représentée  le  'io  février  1743.  B. 
*  Minisire  des  affaires  étrangères. 
^  liéjlcxions  critiques  sur  que(qi/f$  pocfes. 


m'envoyer,  monsieur,  est  une  nouvelle  preuve 
de  votre  grand  goût  dans  un  siècle  où  tout  me 
semble  un  peu  petit,  et  où  le  faux  bel  esprit  s'est 
mis  à  la  place  du  génie.  ■ 

Je  crois  que  si  on  s'est  servi  du  terme  d'ins- 
tinct pour  caractériser  la  Fontaine,  ce  mot 
instinct  signifiait  génie.  Le  caractère  de  ce  bon 
homme  était  si  simple ,  que  dans  la  conversation 
il  n'était  guère  au-dessus  des  animaux  qu'il 
faisait  parler;  mais,  comme  poète  ,  il  avait  un 
instinct  divin,  et  d'autant  plus  instinct,  qu'il 
n'avait  que  ce  talent.  L'abeille  est  admirable , 
mais  c'est  dans  sa  ruche  ;  hors  de  là ,  l'abeille 
n'est  qu'une  mouche. 

J'aurais  bien  des  choses  à  vous  dire  sur  Boi- 
leau  et  sur  Molière.  Je  conviendrais  sans  doute 
que  Molière  est  inégal  dans  ses  vers;  mais  je  ne 
conviendrais  pas  qu'il  ait  choisi  des  personnes 
et  des  sujets  trop  bas.  Les  ridicules  fins  et  dé- 
liés dont  vous  parlez  ne  sont  agréables  que  pour 
un  petit  nombre  d'esprits  déliés.  Il  faut  au  pu- 
blic des  traits  plus  marqués.  De  plus ,  ces  ridi- 
cules si  délicats  ne  peuvent  guère  fournir  des 
personnages  de  théâtre.  Un  défaut  presque  im- 
perceptible n'est  guère  plaisant.  Il  faut  des  ri- 
dicules  forts,  des  impertinences  dans  lesquelles 
il  entre  de  la  passion ,  qui  soient  propres  à  l'in 
trigue;  il  faut  un  joueur,  un  avare ,  un  jaloux, 
etc.  Je  suis  d'autant  plus  frappé  de  cette  vérité, 
que  je  suis  actuellement  occupé  d'une  fête  pour 
le  mariage  de  M.  le  Dauphin,  dans  laquelle  il 
entre  une  comédie  ;  et  je  m'aperçois  plus  que 
jamais  que  ce  délié,  ce  fin,  ce  délicat,  qui  font 
le  charme  de  la  conversation ,  ne  conviennent 
guère  au  théâtre.  C'est  cette  fête  qui  m'empêche 
d'entrer  avec  vous,  monsieur,  dans  un  plus 
long  détail ,  et  de  vous  soumettre  mes  idées  ; 
mais  rien  ne  m'empêche  de  sentir  le  plaisir  que 
me  donnent  les  vôtres. 

Je  ne  prêterai  à  personne  le  dernier  manus- 
crit que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  confier. 
Je  ne  puis  refuser  le  premier  à  une  personne 
digne  d'en  être  touchée.  La  singularité  frappante 
de  cet  ouvrage ,  en  faisant  des  admirateurs , 
a  fait  nécessairement  des  indiscrets.  L'ouvrage 
a  couru  ;  Il  est  tombé  entre  les  mains  de  M.  de 
la  Bruère ,  qui ,  n'en  connaissant  pas  l'auteur, 
a  voulu,  dit-on,  en  enrichir  son  Mercure.  Ce 
,  monsieur  de  la  Bruère  est  un  homme  de  mérite 
{  et  de  goût.  Il  faudra  que  vous  lui  pardonniez. 
Il  n'aura  pas  toujours  de  pareils  présents  à  faire 
au  public.  J'ai  voulu  en  arrêter  l'impression, 
mais  on  m'a   dit   qu'il   n'en  était  plus  temps. 


668 


VAUVENARGUES. 


•i 


Avalez,  je  vous  prie,  ce  petit  dégoût,  si  vous 
haïssez  la  gloire. 

Votre  état  me  touche  à  mesure  que  je  vois 
les  productions  de  votre  esprit ,  si  vrai ,  si  na- 
turel ,  si  facile ,  et  quelquefois  si  sublime.  Qu'il 
serve  à  vous  consoler,  comme  il  servira  à  me 
charmer.  Conservez-moi  une  amitié  que  vous 
devez  à  celle  que  vous  m'avez  inspirée. 

Adieu ,  monsieur ,  je  vous  embrasse  tendre- 
ment. 

Voltaire. 

LETTRE  V. 

Ce  samedi  au  soir ,  12  mai  1746. 
J'ai  apporté  à  Paris ,  monsieur ,  la  lettre  que 
je  vous  avais  écrite  à  Versailles.  Elle  ne  vous  en 
sera  que  plus  tôt  rendue.  J'y  ajoute  que  la  reine 
veut  vous  lire,  qu'elle  en  a  l'empressement  que 
vous  devez  inspirer,  et  que  si  vous  avez  un 
exemplaire  que  vous  vouliez  bien  m'envoyer, 
il  lui  sera  rendu  demain  matin  de  votre  part.  Je 
ne  doute  pas  qu'ayant  lu  l'ouvrage,  elle  n'ait 
autant  d'envie  de  connaître  l'auteur  que  j'en 
ai  d'être  honoré  de  son  amitié. 


VOLTAIfiE. 


LETTRE  VL 


Versailles,  mai  1746. 

J'ai  usé,  mon  très-aimable  philosophe,  de 
la  permission  que  vous  m'avez  donnée.  J'ai 
crayonné  un  des  meilleurs  livres'  que  nous 
ayons  en  notre  langue ,  après  l'avoir  relu  avec 
un  extrême  recueillement.  J'y  ai  admiré  de 
nouveau  cette  belle  âme  si  sublime,  si  éloquente 
et  si  vraie;  cette  foule  d'idées  neuves  ou  ren- 
dues d'une  manière  si  hardie,  si  précise;  ces 
coups  de  pinceau  si  fiers  et  si  tendres.  Il  ne 
tient  qu'à  vous  de  séparer  cette  profusion  de 
diamants  de  quelques  pierres  fausses  ou  enchâs- 
sées d'une  manière  étrangère  à  notre  langue. 
Il  faut  que  ce  livre  soit  excellent  d'un  bout  à 
l'autre.  Je  vous  conjure  de  faire  cet  honneur  à 
notre  nation  et  à  vous-même ,  et  de  rendre  ce 
service  à  l'esprit  humain.  Je  me  garde  bien  d'in- 
sister sur  mes  critiques  ;  je  les  soumets  à  votre 
raison ,  à  votre  goût ,  et  j'exclus  l'amour-propre 
de  notre  tribunal.  J'ai  la  plus  grande  impatience 
de  vous  embrasser.  Je  vous  supplie  de  dire  à 
notre   ami  Marmontel   qu'il   m'envoie  sur-le- 

*  Introduction  à  la  conn-aissance  de  l'esprit  humain ,  im- 
primé pour  In  première  fois  en  1746. 


champ  ce  qu'il  sait  bien  ;  il  n'a  qu'à  l'adresser 
par  la  poste  chez  M.  d'Argenson ,  ministre  des 
affaires  étrangères,  à  Vei-sailles.  Il  faut  deux 
enveloppes,  la  première  à  moi,  la  dernière  à 
M.  d'Argenson. 
Adieu,  belle  âme  et  beau  génie. 


VOLTAIBB. 


LETTRE  VII. 


Ce  samedi,  mai  1746. 

Je  ne  sais  où  trouver  M.  de  Marmontel  et  son 
Pylade  ;  mais  je  m'adresse  au  héros  de  l'amitié, 
pour  faire  passer  jusqu'à  eux  le  chagrin  que 
me  cause  la  petite  tribulation  arrivée  à  leurs 
feuilles ,  et  l'empressement  que  j'aurai  à  les  ser- 
vir. Les  recherches  qu'on  a  faites  par  ordre  de 
la  cour  chez  tous  les  libraires,  au  sujet  du  li- 
belle de  Roy  ,  sont  cause  de  ce  malheur.  On 
cherchait  des  poisons ,  et  on  a  saisi  de  bons  re- 
mèdes. Voilà  le  train  de  ce  monde.  Ce  misérable 
Roy  n'est  né  que  pour  faire  du  mal;  mais  je 
me  flatte  que  cette  aventure  pourra  servir  à 
faire  discerner  ceux  qui  méritent  la  protection 
du  gouvernement  et  du  public  :  c'est  à  quoi  je 
vais  travailler  avec  plus  de  chaleur  qu'à  mon 
discours  de  l'Académie. 

J'embrasse  tendrement  celui  dont  je  voudrais 
avoir  les  pensées  et  le  style,  et  dont  j'ai  les  sen- 
timents ;  et  je  prie  le  plus  aimable  des  hommes 
de  m'aimer  un  peu. 

Voltaire. 


LETTRE  VIII. 


Mai  1740. 


Quoi  !  la  maladie  m'empêche  d'aller  voir  le 
plus  aimable  de  tous  les  hommes ,  et  ne  m'em- 
pêche pas  d'aller  à  Versailles  !  Je  rougis  et  je 
gémis  de  cette  cruelle  contradiction ,  et  je  ne 
peux  me  cop.soler  qu'en  me  plaignant  à  vous  de 
moi-même.  Vous  m'avez  laissé  des  choses  ad- 
mirables dans  lesquelles  je  vois  que  vous  m'ai- 
mez. Je  vous  jure  que  je  vous  le  rends  bien  :  je 
sens  combien  il  est  doux  d'être  aimé  d'un  génie 
tel  que  le  vôtre.  Je  vous  supplie,  monsieur,  si 
vous  voyez  MM.  les  observateurs  ' ,  de  leur  dire 
que  je  viens  de  m'apercevoir  d'une  faute  énorme 
du  copiste  dans  la  petite  lettre  au  roi  de  Prusse. 
Comtne  un  carré  long  est  une  contradiction; 


'  Voltaire  désigne  VObservateur  littéraire ,  }onrnal  qui  pa- 
rut en  1746,  et  dont  les  auteurs  étaient  Marmontel  e»  Bauvin. 


LETTRRS. 


669 


Il  faut  :  Comme  un  carre  plus  long  que  large 
est  une  contradiction. 

Adieu.  Que  j'ai  de  choses  à  vous  dire  et  à 
entendre  I 

VOLTAIBE. 

LETTRE  IX. 

Paris,  samedi,  26  mai  1746, 

Nos  aniis ,  monsieur ,  peuvent  continuer  leurs 
feuilles.  M.  de  Boze  fermera  les  yeux;  mais  il 
faut  les  fermer  aussi  avec  lui,  et  ignorer  qu'il 
veut  ignorer  cette  contrebande  de  journal.  Le 
chevalier  de  Quinsonas  a  abandonné  son  Specta- 
teur. Il  ne  s'agit  plus  pour  les  observateurs  que 
de  trouver  un  libraire  accommodant  et  honnête 
homme  :  ce  qui  est  plus  difficile  que  de  faire  un 
bon  journal.  Qu'ils  se  conduisent  avec  prudence, 
et  tout  ira  bien.  Je  vous  attends  à  deux  heures 
et  demie. 

VOLTÀIBE. 

LETTRE  X. 

Ce  lundi,  58 mai  1746. 

J'ai  peur  d'être  né  dans  le  temps  de  la  déca- 
dence des  lettres  et  du  goût  ;  mais  vous  êtes 
venu  empêcher  la  prescription,  et  vous  me  tien- 
drez lieu  du  siècle  qui  me  manque.  Bonjour, 
homme  aimable  et  homme  de  génie.  Vous  me 
ranimez ,  et  je  vous  en  ai  bien  de  l'obligation.  Je 
vous  soumettrai  mes  sentiments  et  mes  ouvra- 
ges. Votre  société  m'est  aussi  chère  que  votre 
goût  m'est  précieux. 

Voltaire. 


LETTRE  XL 

&fai  1740. 
La  plupart  de  vos  pensées  me  paraissent  di- 
gnes de  votre  âme  et  du  petit  nombre  d'hom 
mes  de  goût  et  de  génie  qui  restent  encore  dans 
Paris ,  et  qui  méritent  de  vous  lire.  Mais  plu» 
j'admire  cet  esprit  de  profondeur  et  de  senti- 
ment qui  domine  en  vous,  plus  je  suis  afûigé 
que  vous  me  refusiez  vos  lumières.  Vous  avez 
lu  superficiellement  une  tragédie*  pleine  de 
fautes  de  copiste,  sans  daigner  même  vous  in- 
former de  ce  qui  pouvait  être  à  la  place  de  vingt 
sottises  inintelligibles  qui  étaient  dans  le  manus- 
crit. Vous  ne  m'avez  fait  aucune  critique.  J'en 
suis  d'autant  plus  fâché  contre  vous,  que  je  le 
suis  contre  moi-même,  et  je  crains  d'avoir  fait 
un  ouvrage  indigne  d'être  jugé  par  vous.  Ce- 
pendant je  méritais  vos  avis ,  et  par  le  cas  infini 
que  j'en  fais ,  et  par  mon  amour  pour  la  vérité, 
et  par  une  envie  de  me  corriger  qui  ne  craint 
jamais  le  travail,  et  enfm  par  ma  tendre  amitié 
pour  vous. 

Voltaire. 

LETTRE  XII. 

Mai  1746. 

Je  vais  lire  vos  portraits.  Si  jamais  je  veux 
faire  celui  du  génie  le  plus  naturel ,  de  l'homme 
du  plus  grand  goût ,  de  l'âme  la  plus  haute  et 
la  plus  simple ,  je  mettrai  votre  nom  au  bas.  Je 
vous  embrasse  tendrement. 

Voltaire. 

ï  Sémtramis,  représentée  deux  ans  plus  tard,  le  29  septen>- 
bre  1748. 


FIN. 


CONSIDÉRATIONS 


SUR 


LES  MOEURS  DE  CE  SIÈCLE, 

PAR  DUCLOS. 


Û^^»ê»é'êii9-^^^(è^é%^^êëê%&ièiHàià'éUièBBià'diè'éè%éà^^èêêiéë-èê^-êè^%B^ê^^ 


CONSIDERATIONS 


SDR 


LES  MOEURS  DE  CE  SIÈCLE. 


NOTICE 

SUR  LA  VIE  ET  LES  ÉCRITS 
DE  DlICLOS. 


Duclos  (Charles  Pineau),  né  en  1704,  à  Dinant 
en  Bretagne ,  d'un  fabricant  de  chapeaux ,  fut  en- 
voyé de  bonne  heure  à  Paris  pour  y  faire  ses  études. 
Après  la  première  fougue  d'une  jeunesse  orageuse, 
il  rechercha  la  société  de  tous  les  beaux  esprits  du 
temps  et  fut  très-bien  accueilli  par  eux.  Il  fut  l'un 
des  membres  de  cette  réunion  de  jeunes  gens ,  no- 
bles et  autres,  qui  publièrent  leurs  productions 
folles  sous  les  titres  de  Recueil  de  ces  messieurs^ 
di'Éiremies  delà  St.-Jean^à'OEufsde  Pâques^  etc. 
Le  roman  à' J cajou  et  Zirphile^  composé  d'après 
des  gravures  faites  pour  un  autre  ouvrage ,  fut  le 
résultat  d'une  espèce  de  pari  ouvert  dans  cette 
société.  Duclos  avait  fait  précédemment  deux  autres 
romans  qui  avaient  mérité  et  obtenu  plus  de  succès, 
la  Baronne  de  Luz  et  les  Confessions  du  comte 
de  ***.  Son  premier  ouvrage  sérieux  fut  V Histoire 
de  Louis  XL  On  prétend  que  le  chancelier  d'Agues- 
seau  dit  de  cette  histoire  :  «  C'est  un  ouvrage 
"  composé  d'aujourd'hui  avec  l'érudition  d'hier.  » 
On  en  trouva  le  style  épigrammatique  et  sec  ;  on 
rendit  cependant  justice  à  l'impartialité  de  l'histo- 
rien et  à  l'exactitude  de  ses  recherches.  Duclos  mil 
le  sceau  à  sa  réputation  en  publiant  les  Considéra- 
tions sur  les  mœurs.  Louis  XV  dit  de  ce  livre  : 
'<  C'est  l'ouvrage  d'un  honnête  homme.  »  Il  aurait 
P'i  ajouter  :  et  d'un  homme  de  beaucoup  d'esprit. 


"  Le  monde ,  dit  la  Harpe ,  y  est  vu  d'un  coup 
«  d'oeil  rapide  et  perçant.  Il  est  rare  qu'on  ait  ras- 
«  semblé  plus  d'idées  justes  et  réfléchies,  et  plus 
«  ingénieusement  encadrées.  Cet  ouvrage  est  plein 
«  de  mots  saillants  qui  sont  des  leçons  utiles.  C'est 
«  partout  un  style  concis  et  serré  dont  l'effet  ne 
«  tient  ni  à  l'imagination  ni  au  sentiment ,  mais 
«  au  choix  et  à  la  quantité  de  termes  énergiques  et 
«  quelquefois  singuliers  qui  forment  la  phrase  et 
«  qui  sont  tous  des  pensées.  Il  en  résulte  un  peM 
«  de  sécheresse;  mais  il  y  a  en  revanche  une  plém- 
«  tude  et  une  force  de  sens  qui  plaît  beaucoup  à 
«  la  raison.  »  Duclos  paraît  s'être  fort  bien  jugé 
lui-même ,  lorsqu'il  a  dit  :  «  Je  ne  regarde  pas 
«  tout;  mais  ce  que  je  regarde,  je  le  vois  bien.  Je 
«  n'ai  point  de  coloris ,  mais  je  serai  lu.  ><  Il  n'est 
point  vrai,  comme  on  l'a  dit,  que  le  mot  femme 
ne  se  trouve  pas  une  seule  fois  dans  ses  Considé- 
rations-; il  y  est  au  chapitre  de  la  Réputation.  J\n 
vécu;  ce  début  de  l'ouvrage  fut  tourné  en  ridicule. 
Oii?  disait  une  fenune  ;  dans  un  café.  Les  Consi 
dérations  furent  traduites  en  anglais  et  en  alle- 
mand, honneur  qu'ont  reçu  la  plupart  des  ouvrages 
de  Duclos.  V Histoire  de  Louis  XI  avait  valu  « 
Duclos  la  place  d'historiographe  de  France,  va- 
cante par  la  retraite  de  Voltaire  en  Prusse.  Il  nt- 
voulut  pas  qu'entre  ses  mains  cet  emploi  ne  ftU 
qu'un  vain  titre,  et  il  composa  les  Mémoires  se- 
crets des  règnes  de  Louis  XIF  et  de  Louis  Xf  . 
«  Ces  Mémoires,  dit  Chamfort,  sont  le  fruit  du 
«  travail  de  plusieurs  années  ;  c'est  le  tableau  de». 
«  événements  qui  se  sont  passés  sous  les  yeux  de 
i  Duclos,  dont  il  a  pénétré  les  causes,  dont  il  a 
-  on  quelque  sorte  manié  les  ressorts.  L'auteur  a 
<«  vécu  avec  la  plupart  de  ceux  qu'il  a  peints.  Il  les 

4a 


G74' 


NOTICE  SUR  DDCLOS. 


«  avait  observés  avec  celte  sagacité  fine  et  profonde  \ 
«  qu'il  a  développée  dans  les  Considérations  sur  ! 
«  /es  mœurs;  c'était  le  vrai  caractère  de  son  esprit.» 
Un  autre  ouvrage  de  Duclos,  qui,  ainsi  que  les  Mé- 
moires secrets  des  régne  $  de  Louis  Xlï"  et  de 
Louis  XJ\  n'a  également  été  publié  que  depuis  la 
révolution,  est  celui  qui  a  pour  titre  :  Considéra- 
tions sur  V Italie.  On  lui  avait  conseillé,  en  1766, 
de  s'éloigner  de  France  pour  quelque  temps ,  afin 
de  laisser  oublier  au  gouvernement  certains  propos 
très-vifs  qu'il  avait  tenus  au  sujet  de  l'affaire  du 
duc  d' Aiguillon  et  de  M.  de  la  Chalotais ,  son  com- 
patriote et  son  ami.  Il  partit  pour  Italie,  et  à  son 
retour  il  écrivit  la  relation  de  son  voyage.  «  Cet 
«  écrit,  dit  encore  Chamfort,  ne  peut  qu'honorer 
«  la  mémoire  et  le  talent  de  Duclos.  On  y  retrouve 
<«  son  esprit  d'observation ,  sa  philosophie  libre  et 
«  mesurée ,  sa  manière  de  peindre  par  des  faits , 
«  des  anecdotes,  des  rapprochements  heureux.  »  En 
i739,  Duclos  fut  reçu  à  l'Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres,  et  en  1747,  à  l'Académie  Fran- 
çaise, dont  il  devint  le  secrétaire  perpétuel  en 
1755.  Ces  deux  Académies  lui  durent  beaucoup 
d'institutions  et  de  réformations  utiles.  Ce  fut  lui 
qui  fit  substituer  les  éloges  des  grands  hommes 
aiLx  lieux  communs  de  morale,  pour  sujets  de  prix 
d'éloquence.  Comme  membre  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  il  composa  plusieurs  Mémoires  sur 
les  druides,  l'origine  et  les  révolutions  des  langues 
celtique  et  française,  les  épreuves  par  le  duel  et 
les  éléments,  les  jeux  scéniques,  l'action  et  la  dé- 
clamation théâtrale  des  anciens.  Comme  académi- 
cien français,  il  tint  la  plume  pour  la  rédaction 
de  la  nouvelle  édition  du  Dictionnaire  pubhé^  en 
1762  s  et  il  fit  des  Remarques  sur  la  Grammaire 
générale  et  raiso^inée  de  Port-Royal;  c'est  l'ou- 
vrage d'un  homme  qui  avait  porté  dans  l'étude  de 
la  grammaire  un  esprit  juste  et  philosophique.  En 
pki&Leurs  occasions,  il  soutint  avec  courage  les 
prérogatives  et  l'honneur  de  sa  compagnie ,  soit  en 
repoussant  tes  atteintes  que  des  grands  seigneurs 
voulaient  porter  à  l'égalité  aca^mique,  soit  en 
<Jirig«ai>t  les  choix  de  manière  à  admettre  te  mé- 
rite et  à  écarter  la  médiocrité  ou  la  bassesse.  Son 
activité  à  cet  égard,  poussée  peut-être  un  peu  trop 


•  Depuis  cette  édition  l'Académie  Française  n'en  a  point 
publié  d'autre  que  celle  qu'elle  vient  de  donner  en  1835.  Car 
l'Acadéxaie  a  tov^ours  désavoué  t'éditioo  qu'un  décret  dfi  la 
couvention  (  an  III ,  1795  )  fit  publier  par  des  libraires  aux- 
quels ce  même  décret  ordonnait  de  faire  achever,  dans  le  plus 
bref  délai  et  par  des  gens  de  lettres  de  leur  choix,  l'ancien 
Dictiomiaire  (celui  de  1702),  dont  un  exemplaire,  portant  des 
notes  marginales  manuscrite*,  avait  ét^confisqué  par  la  con- 
vention lors  de  la  suppression  des  Ajjaaémies. 


loin ,  le  fit  accuser  de  despotisme  ;  il  n'en  a  pas 
moins  eu  le  droit  de  dire  de  lui-même  :  «  Je  lais- 
«  serai  une  mémoire  chère  aux  gens  de  lettres.  » 
Il  obtint,  comme  citoyen,  au  moins  autant  de 
diâtinctioDS  que  comnw  écrivain.  Ses  concitoyens, 
dont  il  prenait  en  tout  les  intérêts  avec  son  zèle 
accoutumé,  le  firent  maire  de  leur  ville  en  1744, 
quoiqu'il  résidât  à  Paris.  Il  fut  ensuite  député  du 
tiers  aux  états  de  Bretagne;  et  sur  la  demande  de 
cette  assemblée ,  le  roi  lui  accorda  des  lettres  d'a- 
nobUsseiuent.  Son  caractère  était  à  ki  fois  estima^ 
ble  et  singulier.  J.  J.  Rousseau  le  définissait  un 
homme  droit  et  adroit.  Il  portait  dans  la  société 
un  ton  de  brusquerie  et  de  domination  qui  lui 
faisait  d'assez  nombreux  ennemis.  Quelques-uns 
de  ceux-ci  ont  prétendu  que  sa  brusquerie  «tait 
de  commande ,  et  l'ont  appelé  le  faux  sincère ,  du 
nom  d'une  comédie  de  Dufresny  ;  aucun  fait  ne 
vient  à  l'appui  de  cette  imputation  maligne.  Il  est 
vrai  que  les  louanges  dans  sa  bouche  avaient  d'au- 
tant plus  de  grâce,  qu'elles  y  étaient  plus  rare- 
ment placées.  Étant  fort  malade  il  appela  un  médecin 
fameux  dont  il  n'aimait  point  l'esprit  ni  les  maniè- 
res ,  et  contre  lequel  il  s'était  souvent  déclaré  dans 
la  société.  Celui-ci  lui  témoigna  combien  il  était 
surpris  d'une  telle  marque  de  confiance,  après  tant 
de  propos  qui   ne  l'annonçaient  pas.  «  Cela  est 
«  vrai,  répondit  Duclos;  mais,  par  Dieu!  je  ne  veux 
('  pas  mourir.  »  On  voulut  une   fois  indisposer 
Louis  XV  contre  la  liberté  de  ses  discours;  ce 
monarque,  qui  l'estimait,  dit  :  «  Oh î  pour  Duclos, 
«  il  a  son  franc  parler.  »  Il  savait  contenir  cette 
liberté  dans  les  bornes  d'une  sage  circonspection. 
Attaché  aux  véritables  philosophes ,  et  faisant  cause 
commune  avec  eux ,  il  déployait  toute  l'énergie  de 
son  indignation  et  de  son  mépris  contre  ceux  qui, 
déshonorant  ce  titre  respectable,  attaquaient  les 
vérités  et  même  les  préjugés  nécessaires  au  main- 
tien de  la  société.  C'est  d'eux  quMl  disait  :  «  Ils 
«  sont  là  une  bande  de  petits  impies  qui  finiront 
«  par  m'envoyer  à  confesse.  »  Sa  causticité  n'était 
pas  cette  moquerie  à  la  fois  légère  et  cruelle  d'un 
homme  qui  s'amuse  et  veut  amuser  les  autres  dés 
travers  qu'il  a  saisis  ;  c'était  presque  toujours  l'ex- 
pression soudaine  et  énergique  de  l'indignation 
qu'excitaient  en  lui  le  vice  et  la  bassesse.  Il  disait 
d'un  homme  enrichi  par  de  vils  moyens ,  et  endurci 
aux  affronts  :  «  On  lui  crache  au  visage ,  on  te  lui 
«  essuie  avec  le  pied,  et  il  remercie.  »  Oa  a  souvent 
cité  son  mot  sur  les  hommes  puissants  qui  n'ai- 
ment pas  les  gens  de  lettres  :  «  Us  nous  craignent 
I  «  comme  tes  voleurs  craignent  tes  réverbères.  »  Et 
:  cet  autre  :  «  TTn  tel  est  un  sot  ;  c^est  moi  qui  le 


iNTRODllCTlON 


/;) 


a  dis ,  c'ust  lui  qui  le  prouve.  >^  Beaucoup  d'autreâ 
saillies  échappées  à  son  humeur  caustique  et  spiri- 
tuelle, ont  mérité  d'être  recueillies.  D'Alembert 
disait  de  lui  :  <'  De  tous  les  hommes  que  je  connais, 
«  c'est  lui  qui  a  le  plus  d'esprit  dans  un  temps 
«  donné-  »  Il  aimait  beaucoup  les  anecdotes ,  les 
racontait  bien ,  et  se  plaignait  de  ceux  qui  les  ré- 
pétaient mal.  «  On  me  gâte  mes  bonnes  histoires,» 
di#ait-il.  Il  mourut  à  Paris  le  26  mars  1772,  dans 
sa  69*  année.  Ses  OEuvres  complètes  ont  été  publiées 
par  Desessarts  en  dix  volumes  in-8°,  Paris,  1806. 
Outre  les  ouvrages  connus  jusque-là,  cette  édition 
renferme  quelques  morceaux  inédits ,  entre  autres 
un  commencement  de  Mémoires  sur  la  vie  dé  Du- 
clos  y  écrits  par  lui-même» 

11  fut  remplacé  à  TAcadémie  par  Beauzée,  qui 
s'exprime  ainsi  sur  l'ouvrage  des  Considérations 
sur  les  mœurs  :  «  Ce  livre  seul  suffirait  pour  assu- 
me rer  à  son  auteur  une  réputation  immortelle.  Une 
«  philosophie  tout  à  la  fois  hardie  et  discrète,  aimable 
«  et  austère ,  lumineuse  et  profonde  ;  une  sagacité 
«  qui  pénètre  dans  tous  les  replis  du  cœur  humain, 
u  qui  développe  toutes  les  ruses  des  passions,  qui 
«  apprécie  les  hommes  dans  tous  les  états  ;  un  goât 
«  de  prt^ité  qui  censure  les  vices  sans  commettre 
«  les  personnes ,  qui  fronde  les  ridicules  sans  lever 
«  les  masques,  qui  ménage  les  faiblesses  sans  les 
«  autoriser,  qui  respecte  les  préjugés  sans  les 
«  épargner ,  qui  pèse  les  devoirs  sans  les  affaiblir 
«  ni  les  exagérer  :  tels  sont  les  titres  qui  ont  uié- 
«  rite  à  ce  livre  le  glorieux  avantage  d'être  eonsa- 
«  cré  par  l'estime  publique.  Deséditions  multipliées, 
«  des  traductions  en  des  langues  étrangères,  sur 
«  la  foi  des  éloges  publics ,  l'ont  mis  au-dessus  des 
«  traits  de  la  censure.  Les  sages ,  dans  tous  les 
«  temps ,  placeront  dans  leurs  cabinets ,  et  sur  la 
«  même  ligne ,  Platon  et  Tliéopbraste,  Épictète 
<c  et  Marc-Aurèle ,  Montaigne  et  Cliarron ,  la  Roehe- 
"  foucauld ,  la  Bruyère  et  Duclos.  >. 


fNTRODUCTION. 


J-ii  réea  ;  je  voudrai»  être  titilc  à  ceux  qui  ont 
&  iriwfc  Voilà  le  motif  qm  m'engage  à  rasso» Wcr 
qad^Mes  féflexioiifl  sor  le»  ofagcts  qui  m'ofnt 
tnppk  dans  le  izKmde.  Les  sciences  n'ont  fait  de 
vrais  progrès  qfoe  depuis  (|a'dA  travaille^  par  l'cx- 
péricnoe^  l'exitmen  et  la  coa£rQfllatio«i  des  fait», 
à  éclairciCy  détruire  ou  eoo&mier  les.  systèmesv 
C'est  9^né  qu'on  en  devrait  user  à  Ki^gard  d«  la 


science  des  mœurs.  Nous  avons  quelques  bons 
ouvrages  sur  cette  matière;  mais  comme  il  ar- 
rive des  révolutions  dans  les  mœurs ,  les  obser- 
vations faites  dans  un  temps  ne  sont  pas  exacte- 
ment applicables  à  un  autre.  Les  principes  puisés 
dans  la  nature  sont  toujours  subsistants  ;  mais 
pour  s'assurer  de  leur  vérité,  il  faut  surtout  obser- 
ver les  différentes  formes  qui  les  déguisent  sans 
les  altérer,  ert  qui ,  par  leur  liaison  avec  les  prin- 
cipes ,  tendent  de  plus  en  plus  à  les  confirmer. 

Il  serait  donc  à  souhaiter  que  ceux  qui  ont 
été  à  portée  de  connaître  les  hommes  fissent  part 
de  leurs  observations.  Elles  seraient  aussi  utiles 
à  la  science  des  mœurs ,  que  les  journaux  des 
navigateurs  l'ont  été  à  la  navigation.  Des  faits  et 
des  observations  suivies  conduisent  nécessaire- 
ment à  la  découverte  des  principes ,  les  dégagent 
de  ce  qui  les  modifie  dans  tous  les  siècles  et  chez 
le»  différentes  nations;  au  lieu  que  des  principes 
purement  spéculatifs  sont  rarement  sûrs,  ont 
encore  plus  rarement  une  application  fixe,  et 
tombent  souvent  dans  le  vague  des  systèmes.  Il 
y  a  d'ailleurs  une  grande  différence  entre  la  con- 
naissance de  l'homme  et  la  connaissance  des  hom- 
mes. Pour  connaître  l'homme,  il  suffit  de  s'étu- 
dier soi-même;  pour  connaître  les  hommes,  il 
faut  les  pratiquer. 

Je  me  suis  proposé ,  en  observant  les  mœurs, 
de  démêler  dans  la  conduite  des  hommes  quels 
en  sont  les  principes,  et  peut-être  de  concilier 
leurs  contradictions.  Les  hommes  ne  sont  incon- 
séquents dans  leurs  actions  que  parce  qu'ils  sont 
inconstants  ou  vacillants  dans  leurs  principes. 

Quoique  cet  ouvrage  semble  avoir  pour  objet 
particulier  la  connaissance  des  mœurs  de  ce  siè- 
cle, j'espère  que  l'examen  des  mœurs  actuelles 
poiiri'a  servir  à  faire  connaître  l'homme  de  tous 
les  temps. 

Pour  mettre  plus  d'ordre  et  de  clarté  dans  les 
différentes  matières  que  je  me  propose  de  trai- 
ter, je  les  distribuerai  par  chapitres.  Je  choisinu 
les  sujets  qui  me  piiraîtront  les  plus  importants, 
dont  l'application  est  la  plus  fréquente,  la  plus 
étendue  ;  et  je  tâcherai ,  par  leur  réunion ,  de  les 
faire  concwirir  à  un  même  but,  qui  est  la  con- 
naissance des  mœurs.  J'espère  que  mes  idées 
s'éloigneront  également  de  la  licence  et  de  l'es- 
prit de  servitude  ;j^userai  en  citoyen  de  la  liberté 
dont  là  vérité  a  besoin. 

Si  l'ouvrage  plaît,  j'en  serai  très-flaffé;  j'en 
sera»  eneore  pins  content ,  s'il  est  utile. 


Và. 


(576 


DUCLOS. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Sur  les  mœurs  en  général. 

Avant  que  de  parler  des  mœurs ,  commençons 
par  déterminer  les  différentes  idées  qu\m  attaelie 
à  ce  terme;  car,  loin  d'avoir  des  synonymes,  il 
admet  plusieurs  acceptions.  Dans  la  plus  géné- 
rale, il  signifie  les  habitudes  naturelles  ou  ac- 
quises pour  le  bien  ou  pour  le  mal.  On  l'emploie 
même  pour  désigner  les  inclinations  des  diffé- 
rentes espèces  d'animaux. 

On  dit  d'un  poëme,  et  de  tout  ouvrage  d'ima- 
gination, que  les  mœurs  y  sont  bien  gardées, 
lorsque  les  usages,  les  coutumes,  les  caractères 
des  personnages  sont  conformes  à  la  connais- 
sance ou  à  l'opinion  qu'on  en  a  communément. 
Mais  si  l'on  dit  simplement  d'un  ouvrage  qu'il 
y  a  des  mœurs  y  on  veut  faire  entendre  que  l'au- 
teur a  écrit  d'une  manière  à  inspirer  l'amour  de  la 
vertu  et  l'horreur  du  vice.  Ainsi  les  mœurs  sans 
épithète  s'entendent  toujours  des  bonnes  mœurs. 

Les  mœurs  d'un  tableau  consistent  dans  l'ob- 
servation du  costume.  Les  mœurs  y  en  parlant 
d'un  particulier  et  de  la  vie  privée ,  ne  signifient 
autre  chose  que  la  pratique  des  vertus  morales, 
ou  le  dérèglement  de  la  conduite,  suivant  que  ce 
terme  est  pris  en  bien  ou  en  mal.  On  voit  dès  là 
que  les  mœurs  diffèrent  de  la  morale,  qui  devrait 
en  être  4a  lîèglo,  et  dont  elles  ne  s'écartent  que 
trop  souvent.  Les  bonnes  mœurs  sont  la  morale 
pratique. 

Relativement  à  une  nation ,  on  entend  par  les 
mœurs  y  ses  coutumes,  ses  usages,  non  pas  ceux 
qui ,  indifférents  en  eux-mêmes ,  sont  du  ressort 
d'une  mode  arbitraire ,  mais  ceux  qui  influent 
sur  la  manière  de  penser,  de  sentir  et  d'agir,  ou 
qui  en  dépendent.  C'est  sous  cet  aspect  que  je 
considère  les  mœAirs. 

De  telles  considérations  ne  sont  pas  des  idées 
purement  spéculatives.  On  pourrait  l'imaginer 
d'après  ces  écrits  sur  la  morale  où  l'on  com- 
mence par  supposer  que  l'homme  n'est  qu'un 
composé  de  misère  et  de  corruption ,  et  qu'il  ne 
^ut  rien  produire  d'estimable.  Ce  système  est 
-îiussi  faux  que  dangereux.  Les  hommes  sont  éga- 
lement capables  du  bien  et  du  mal  ;  ils  peuvent 
être  corrigés,  puisqu'ils  peuven!;  se  pervertir; 
autrement,  pourquoi  punir,  pourquoi  récompen- 
ser, pourquoi  instruire?  Mais  pour  être  en  droit 
de  reprendre ,  et  en  état  de  corriger  les  hommes, 
il  faudrait  d'abord  aimer  l'humanité;  et  l'on  se- 


rait alors,  à  leur  égard,  jusie  sans  dureté,  et 
indulgent  sans  h'Jeheté. 

Les  hommes  sont,  dit-on,  pleins  d'amour- 
propre  et  attachés  à  leur  intérêt.  Partons  de  là. 
Ces  dispositions  n'ont  par  elles-mêmes  rien  de 
vicieux,  elles  deviennent  bonnes  ou  mauvaises 
par  les  effets  qu'elles  produisent.  C'est  la  sève 
des  plantes  ;  on  n'en  doit  juger  que  par  les  fruits. 
Que  deviendrait  la  société,  si  on  la  privait  de  ses 
ressorts,  si  l'on  en  retranchait  les  passions? 
Qu'importe  en  effet  qu'un  homme  ne  se  propose 
dans  ses  actions  que  sa  propre  satisfaction ,  s'il 
la  fait  consister  à  servir  la  société?  Qu'importe 
que  l'enthousiasme  patriotique  ait  fait  trouver  à 
Régulus  de  la  satisfaction  dans  le  sacrifice  de  sa 
vie?  La  vertu  purement  désintéressée,  si  elle 
était  possible,  produirait-elle  d'autres  effets?  Cet 
odieux  sophisme  d'intérêt  personnel  n'a  été  ima- 
giné que  par  ceux  qui ,  cherchant  toujours  ex- 
clusivement le  leur,  voudraient  rejeter  le  repro- 
che qu'eux  seuls  méritent  sur  l'humanité  entière. 
Au  lieu  de  calomnier  la  nature,  qu'ils  consultent 
leurs  vrais  intérêts,  ils  les  verront  unis  à  ceux 
de  la  société. 

Qu'on  apprenne  aux  hommes  à  s'aimer  entre 
eux ,  qu'on  leur  en  prouve  la  nécessité  pour  leur 
bonheur.  Ou  peut  leur  démontrer  que  leur  gloire 
et  leur  intérêt  ne  se  trouvent  que  dans  la  prati- 
que de  leurs  devoirs.  En  cherchant  à  les  dégra- 
der, on  les  trompe,  on  les  rend  plus  malheureux  ; 
sur  l'idée  humiliante  qu'on  leur  donne  d'eux- 
mêmes,  ils  peuvent  être  criminels  sans  en  rougir. 
Pour  les  rendre  meilleurs,  il  ne  faut  que  les  éclai- 
rer :  le  crime  est  toujours  un  faux  jugement. 

Voilà  toute  la  science  de  la  morale,  science 
plus  importante  et  aussi  sûre  que  celles  qui  s'ap- 
puient sur  des  démonstrations.  Dès  qu'une  so- 
ciété est  formée,  il  doit  y  exister  une  morale  et 
des  principes  sûrs  de  conduite.  Nous  devons  à 
tous  ceux  qui  nous  doivent ,  et  nous  leur  devons 
également ,  quelque  différents  que  soient  ces  de- 
voirs. Ce  principe  est  aussi  sûr  en  morale,  qu'il 
est  certain,  en  géométrie,  que  tous  les  rayons 
d'un  cercle  sont  égaux  et  se  réunissent  en  un 
même  point. 

Il  s'agit  donc  d'examiner  les  devoirs  et  le:, 
erreurs  des  hommes  ;  mais  cet  examen  doit  avoir 
pour  objet  les  mœurs  générales,  celles  des  dif- 
férentes classes  qui  composent  la  société ,  et  non 
les  mœurs  des  particuliers  ;  il  faut  des  tableaux 
et  non  des  portraits  :  c'est  la  principale  diffé- 
rence qu'il  y  a  de  la  morale  à  la  satire. 

Les  peuples  ont,  comme   des  particuliers, 


CONSIDÉRATIONS^  SUR  LES  MŒURS. 


677 


leurs  caractères  dislinclifs,  avec  cette  différence 
que  les  mœurs  particulières  d'un  homme  peuvent 
être  une  suite  de  son  caractère ,  mais  elles  ne  le 
constituent  pas  nécessairement  5  au  lieu  que  les 
mœurs  d'une  nation  forment  précisément  le  ca- 
ractère national. 

Les  peuples  les  plus  sauvages  sont  ceux  parmi 
lesquels  il  se  commet  le  plus  de  crimes  :  l'en- 
fance d'une  nation  n'est  pas  son  âge  d'innocence. 
C'est  l'excès  du  désordre  qui  donne  la  première 
idée  des  lois  :  on  les  doit  au  besoin ,  souvent  au 
crime,  rarement  à  la  prévoyance. 

Les  peuples  les  plus  polis  ne  sont  pas  aussi 
les  plus  vertueux.  Les  mœurs  simples  et  sévères 
ne  se  trouvent  que  parmi  ceux  que  la  raison  et 
l'équité  ont  policés ,  et  qui  n'ont  pas  encore  abusé 
de  l'esprit  pom*  se  corrompre.  Les  peuples  policés 
valent  mieux  que  les  peuples  polis.  Chez  les  bar- 
bares ,  les  lois  doivent  former  les  mœurs  :  chez 
les  peuples  policés ,  les  mœurs  perfectionnent  les 
lois,  et  quelquefois  y  suppléent;  une  fausse  po- 
litesse les  fait  oublier.  L'État  le  plus  heureux 
serait  celui  où  la  vertu  ne  serait  pas  un  mérite. 
Quand  elle  commence  à  se  faire  remarquer,  les 
mœurs  sont  déjà  altérées;  et  si  elle  devient  ridi- 
cule, c'est  le  dernier  degré  de  la  corruption. 

Un  objet  très-intéressant  serait  l'examen  des 
différents  caractères  des  nations ,  et  de  la  cause 
physique  ou  morale  de  ces  différences  ;  mais  il 
y  aurait  de  la  témérité  à  l'entreprendre,  sans 
connaître  également  bien  les  peuples  qu'on  vou- 
drait comparer,  et  l'on  serait  toujours  suspect 
de  partialité.  D'ailleurs  l'étude  des  hommes  avec 
qui  nous  avons  à  vivre  est  celle  qui  nous  est  vrai- 
ment utile. 

En  nous  renfermant  dans  notre  nation ,  quel 
champ  vaste  et  varié  !  Sans  entrer  dans  des  sub- 
divisions qui  seraient  plus  réelles  que  sensibles , 
quelle  différence,  quelle  opposition  même  de 
mœurs  ne  remarque-t-on  pas  entre  la  capitale  et 
les  provinces  !  Tl  y  en  a  autant  que  d'un  peuple 
à  un  autre. 

Ceux  qui  vivent  à  cent  lieues  de  la  capitale , 
en  sont  à  un  siècle  pour  les  façons  de  penser  et 
d'agir.  Je  ne  nie  pas  les  exceptions ,  et  je  ne  pai'le 
qu'en  général  :  je  prétends  encore  moins  décider 
de  la  supérioirité  réelle ,  je  remarque  simplement 
la  différence. 

Qu'un  homme ,  après  avoir  été  longtemps  abr 
sent  de  la  capitale,  y  revienne,  on  le  trouve  ce 
qu'on  appelle  rouillé  :  peut-être  n'en  est-il  que 
plus  raisonnable;  mais  il  est  certainement  diffé- 
rent de  ce  qu'il  était.  C'est  dans  Paris  qu'il  faur 


considérer  le  Français,  parce  qti'il  y  est  plu» 
Français  qu'ailleurs. 

Mes  observations  ne  regardent  pas  ceux  qui , 
dévoués  à  des  occupations  suivies,  à  des  travaux 
pénibles,  n'ont  partout  que  des  idées  relatives  à 
leur  situation ,  à  leurs  besoins ,  et  indépendantes 
des  lieux  qu'ils  habitent.  On  trouve  plus  à  Paris 
qu'en  aucun  lieu  du  monde  de  ces  victimes  du 
travail. 

Je  considère  principalement  ceux  à  qui  l'opu- 
lence et  l'oisiveté  suggèrent  la  variété  des  idées, 
la  bizarrerie  des  jugements,  l'inconstance  des 
sentiments  et  des  affections,  en  donnant  un  plein 
essor  au  caractère.  Ces  hommes-là  forment  ur 
peuple  dans  la  capitale.  Livrés  alternativement 
et  par  accès  à  la  dissipation,  à  l'ambition,  ou  a. 
ce  qu'ils  appellent  pliilosophie ,  c'est-à-dire  à 
l'humeur,  à  la  misanthropie;  emportés  par  les 
plaisirs ,  tourmentés  quelquefois  par  de  grands 
intérêts  ou  des  fantaisies  frivoles,  leurs  idées  ne 
sont  jamais  suivies,  elles  se  trouvent  en  contra- 
diction ,  et  leur  paraissent  successivement  d'un« 
égale  évidence.  Les  occupations  sont  différentes 
à  Paris  et  dans  la  province  ;  l'oisiveté  même  ne 
s'y  ressemble  pas  :  l'une  est  une  langueur,  un  en- 
gourdissement, une  existence  matérielle;  l'autre 
est  une  activité  sans  dessein ,  un  mouvement  sans 
objet.  On  sent  plus  à  Paris  qu'on  ne  pense ,  on 
agit  plus  qu'on  ne  projette ,  on  projette  plus  qu'on 
ne  résout.  On  n'estime  que  les  talents  et  les  arts 
de  goût;  à  peine  a-t-on  l'idée  des  arts  néces- 
saires :  on  en  jouit  sans  les  connaître. 

Les  liens  du  sang  n'y  décident  de  rien  pour 
l'amitié,  ils  n'imposent  que  des  devoirs  de  dé- 
cence ;  dans  la  province ,  ils  exigent  des  services  : 
ce  n'est  pas  qu'on  s'y  aime  plus  qu'à  Paris  ;  on 
s'y  hait  souvent  davantage,  mais  on  y  est  plus 
parent  :  au  lieu  que  dans  Paris,  les  intérêts  croi- 
sés, les  événements  multipliés,  les  affaires,  les 
plaisirs,  la  variété  des  sociétés,  la  facilité  d'en 
changer,  toutes  ces  causes  réunies  empêchent  l'a- 
mitié, l'amour  ou  la  haine  d'y  prendre  beaucoup 
de  consistance. 

Il  règne  à  Paris  mie  certaine  indifférence  gé~ 
nérale  qui  multiplie  les  goûts  passagers,  qui  tient 
lieu  de  liaison,  qui  fait  que  personne  n'est  de  trop 
dans  la  société,  que  personne  n'y  est  nécessaire  : 
tout  le  monde  se  convient,  p  rsonne  ne  se  man- 
que. L'extrême  dissipation  ou  l'on  vit  fait  qu'on 
ne  prend  pas  assez  d'intérêt  les  uns  aux  autres, 
pour  être  difficile  ou  constant  dans  les  liaisons. 

On  se  recherche  peu,  on  se  rencontre  avec 
plaisir;  on  s'accueille  avec  plus  de  vivacité  qjiie 


G  78 


DUCLOS. 


de  ehaleur;  ou  se  perd  sans  regret,  ou  même 
sans  y  faire  attention. 

Les  mœurs  font  à  Paris  ce  que  l'esprit  du  gou- 
vernement fait  à  Londres;  elles  confondent  et 
égalent  dans  la  société  les  rangs  qui  sont  distin- 
gués et  subordonnés  dans  l'État.  Tous  les  ordres 
vivent  à  Londres  dans  la  familiarité ,  parce  que 
tous  les  citoyens  ont  besoin  les  uns  des  autres  ; 
l'intérêt  commun  les  rapproche. 

Les  plaisirs  produisent  le  même  effet  à  Paris  ; 
tous  ceux  qui  se  plaisent  se  conviennent,  avec 
cette  différence  que  l'égalité,  qui  est  un  bien 
(fuand  elle  part  d'un  principe  du  gouvernement, 
est  un  très-grand  mal  quand  elle  ne  vient  que 
(les  mœurs,  parce  que  cela  n'arrive  jamais  que 
par  leur  corruption. 

Le  grand  défaut  du  Français  est  d'avoir  tou- 
joui's  le  caractère  jeune  ;  par  là  il  est  souvent  ai- 
mable ,  et  rarement  sûr  :  il  n'a  presque  point 
d'âge  mûr,  et  passe  de  la  jeunesse  à  la  caducité. 
Nos  talents  dans  tous  les  genres  s'annoncent  de 
bonne  heure  :  on  les  néglige  longtemps  par  dis- 
sipation ;  et  à  peine  commence-t-on  à  vouloir  en 
faire  usage,  que  leur  temps  est  passé.  Il  y  a  peu 
d'hommes  parmi  nous  qui  puissent  s'appuyer  de 
l'expérience. 

Oseral-je  faire  une  remarque,  qui  peut-être 
n'est  pas  aussi  sûre  qu'elle  me  le  paraît  ?  mais  il 
me  semble  que  ceux  de  nos  talents  qui  deman- 
dent de  l'exécution ,  ne  vont  pas  ordinairement 
jusqu'à  soixante  ans  dans  toute  leur  force.  Nous 
ne  réussissons  jamais  mieux ,  dans  quelque  car- 
rière que  ce  puisse  être ,  que  dans  l'âge  mitoyen , 
qui  est  très-court,  et  plutôt  encore  dans  la  jeu- 
nesse que  dans  un  âge  trop  avancé.  Si  nous  for- 
mions de  bonne  heure  notre  esprit  à  la  réflexion, 
et  je  crois  cette  éducation  possible ,  nous  serions 
sans  contredit  la  première  des  nations,  puisque, 
malgré  nos  défauts ,  il  n'y  en  a  point  qu'on  puisse 
nous  préférer;  peut-être  même  pourrions-nous 
tirer  avantage  de  la  jalousie  de  plusieurs  peuples  : 
on  ne  jalouse  que  ses  supérieurs.  A  l'égard  de 
ceux  qui  se  préfèrent  naïvement  à  nous,  c'est 
parce  qu'ils  n'ont  pas  encore  de  droit  à  la  ja- 
lousie. 

T)im  autre  côté ,  le  commun  des  Français  croit 
que  c'est  un  mérite  de  l'être;  avec  un  tel  senti- 
ment, que  leur  manque-t-il  pour  être  patriotes P 
.Te  ne  parle  point  de  ceux  qui  n'estiment  que  les 
étrangers.  On  n'affecte  de  mépriser  sa  nation  que 
pour  ne  pas  reconnaître  ses  supérieurs  ou  ses  ri- 
vaux trop  près  de  soi. 

Les  hommes  de  mérite,,  de  quelque  nation 


qu'ils  soient ,  n'en  forment  qu'une  entre  eux.  Ils 
sont  exempts  d'une  vanité  nationale  et  puérile  ; 
ils  la  laissent  au  vulgaire,  à  ceux  qui,  n'ayant 
point  de  gloire  personnelle,  sont  réduits  à  se  pré- 
valoir de  celle  de  leurs  compatriotes. 

On  ne  doit  donc  se  permettre  aucun  parallèle 
injurieux  et  téméraire;  mais  s'il  est  permis  de 
remarquer  les  défauts  de  sa  nation ,  il  est  de  de- 
voir d'en  relever  le  mérite ,  et  le  Français  en  a 
un  dlstinctif. 

C'est  le  seul  peuple  dont  les  mœurs  peuvent 
se  dépraver  sans  que  le  fond  du  cœur  se  cor- 
rompe, ni  que  le  courage  s'altère;  il  allie  le^ 
qualités  héroïques  avec  le  plaisir,  le  luxe  et  la 
mollesse  :  ses  vertus  ont  peu  de  consistance,  ses 
vices  n'ont  point  de  racines.  Le  caractère  d'Alci- 
biade  n'est  pas  rare  en  France.  Le  dérèglement 
des  .mœurs  et  de  l'imagination  ne  donne  point- 
atteinte  à  la  franchise ,  à  la  bonté  naturelle  du 
Français  :  l'amour-propre  contribue  à  le  rendre 
aimable;  plus  il  croit  plaire,  plus  il  a  de  pen- 
chant à  aimer.  La  frivolité ,  qui  nuit  au  développe- 
ment de  ses  talents  et  de  ses  vertus,  le  préserve 
en  même  temps  des  crimes  noirs  et  réfléchis.  La 
perfidie  lui  est  étrangère,  et  il  est  bientôt  fati- 
gué de  l'intrigue.  Le  Français  est  l'enfant  de 
l'Europe.  Si  l'on  a  quelquefois  vu  parmi  nous  des 
crimes  odieux,  ils  ont  disparu  plutôt  par  le  ca- 
ractère national  que  par  la  sévérité  des  lois. 

Un  peuple  très -éclairé  et  très -estimable  à 
beaucoup  d'égards ,  se  plaint  que  la  corruption 
est  venue  chez  lui  au  point  qu'il  n'y  a  plus  de 
principes  d'honneur,  que  les  actions  s'y  évaluent 
toutes,  qu'elles  sont  en  proportion  exacte  avec 
l'intérêt,  et  qu'on  y  pourrait  faire  le  tarif  des 
probités. 

Je  suis  fort  éloigné  d'en  croix'e  Thumeur  et  des 
déclamations  de  parti  ;  mais  s'il  y  avait  un  tel 
peuple,  ce  que  je  ne  veux  pas  croire,  il  serait 
composé  d'une  multitude  de  vils  criminels,  parce 
qu'il  y  en  aurait  à  tout  prix ,  et  on  y  trouverait 
plus  de  scélérats  qu'en  aucun  lieu  du  monde, 
puis:îu'il  n'y  aurait  point  de  vertu  dont  on  ne  pût 
ti'ouvcr  la  valeur. 

Cela  n'est  pas  heureusement  ainsi  parmi  nous. 
On  y  voit  peu  de  criminels  par  système;  la  mi- 
sère y  est  le  principal  écueil  de  la  probité.  Le 
Français  se  laisse  entraîner  par  l'exemple ,  et  sé- 
duire par  le  besoin  ;  mais  il  ne  trahit  pas  la  vertu 
de  dessein  formé.  Or  la  nécessité  ne  fait  guère 
que  des  fautes  quelquefois  pardonnables  ;  la  cu- 
pidité réduite  en  système  fait  les  crimes. 

C'est  déjà  un  grand  avantage  que  de  ne  pas 


eONSIDÉRAïlONS  SUR  LES  MŒURS. 


G79 


supposer  que  la  piH)blté  puisse  être  vénale;  cela 
empêche  blow  des  gens  de  chercher  le  prix  de  la 
leur  :  elle  n'existe  plus  dès  qu'elle  est  à  Tencan. 
Les  ftbus  et  les  inconvénients  qu'on  remarque 
parmi  nous  ne  seraient  pas  sans  remède ,  si  on 
le  voulait.  Sans  entrer  dans  le  détail  de  ceux  qui 
appartiennent  autant  à  l'autorité  qu'à  la  philo- 
sophie ,  quel  parti  ne  tirerait  pas  de  lui-même 
un  peuple  chez  qui  l'éducation  générale  serait 
assortie  à  son  génie,  à  ses  qualités  propres,  à  ses 
vertus,  et  même  à  ses  défauts? 

CHAPITRE  IL 

Sur  Véducation  et  sur  les  préjugés. 

On  trouve  parmi  nous  beaucoup  d'instruction 
et  peu  d'éducation.  On  y  forme  des  savants,  des 
artistes  de  toute  espèce  ;  chaque  partie  des  let- 
tres ,  des  sciences  et  des  arts  y  est  cultivée  avec 
succès ,  par  des  méthodes  plus  ou  moins  conve- 
nables. Mais  on  ne  s'est  pas  encore  avisé  de  for- 
mer des  hommes,  c'est-à-dire,  de  les  élever  res- 
pectivement les  uns  pour  les  autres,  de  faire 
porter  sur  une  base  d'éducation  générale  toutes 
les  instructions  particulières,  de  façon  qu'ils  fus- 
sent accoutumés  à  chercher  leurs  avantages 
personnels  dans  le  plan  du  bien  général,  et  que, 
dans  quelque  profession  que  ce  fût,  ils  commen- 
çassent par  être  patriotes. 

Nous  avons  tous  dans  le  cœur  des  germes  de 
vertus  et  de  vices  ;  il  s'agit  d'étouffer  les  uns  et 
de  développer  les  autres.  Toutes  les  fiicultés  de 
rame  se  réduisent  à  sentir  et  penser  :  nos  plaisirs 
consistent  à  aimer  et  connaître  ;  il  ne  faudrait 
donc  que  régler  et  exercer  ces  dispositions,  pour 
rendre  les  hommes  utiles  et  heureux  par  le  bien 
qu'ils  feraient  et  qu'ils  éprouveraient  eux-mêmes. 
Telle  est  l'éducation  qui  devrait  être  générale, 
uniforme ,  et  préparer  l'instruction ,  qui  doit  être 
différente,  suivant  l'état ,  l'inclination,  et  les  dis- 
positions de  ceux  qu'on  veut  instruire.  L'instruc- 
tion concerne  la  culture  de  l'esprit  et  des  talents. 

Ce  n'est  point  ici  une  idée  de  république  ima- 
ginaire :  d'ailleurs,  ces  sortes  d'idées  sont  au 
moins  d'heureux  modèles,  des  chimères,  qui  ne 
le  sont  pas  totalement,  et  qui  peuvent  être  réa- 
lisées jusqu'à  un  certain  point.  Bien  des  choses 
ne  sont  impossibles  que  parce  qu'on  s'est  accou- 
tumé à  les  regarder  comme  telles.  Une  opinion 
contraire  et  du  courage  rendraient  souvent  fa- 
cile ce  que  le  prt'jugé  et  la  lâcheté  jugent  im- 
praticable. 

fVut-oii  regarder  comme  chiniérifun'  (•♦'  qui 


s'est  exécuté?  Quelques  anciens  peuples,  tels 
que  les  Égyptiens  et  les  Spartiates,  n'ont-ils  pas 
eu  une  éducation  l'elative  à  l'État,  et  qui  en  fai- 
sait  en  partie  la  constitution? 

En  vain  voudrait-on  révoquer  en  doute  des 
mœurs  si  éloignées  des  nôtres  :  on  ne  peut  con- 
naître l'antiquité  que  par  les  témoignages  des 
historiens;  tous  déposent  et  s'accordent  sur  cet 
article.  Mais  comme  on  ne  juge  des  hommes 
que  par  ceux  de  son  siècle,  on  a  peine  à  se  per- 
suader qu'il  y  en  ait  eu  de  plus  sages  autrefois, 
quoiqu'on  ne  cesse  de  le  répéter  par  humeur.  Je 
veux  bien  accorder  quelque  chose  à  un  doute 
philosophique,  en  supposant  que  les  historiens 
ont  embelli  les  objets  ;  mais  c'est  précisément  ce 
qui  prouve  à  un  philosophe  qu'il  y  a  un  fond 
de  vérité  dans  ce  qu'ils  ont  écrit.  Il  s'en  faut 
bien  qu'ils  rendent  un  pareil  témoignage  à  d'au- 
tres peuples  dont  ils  voulaient  cependant  relever 
la  gloire. 

Il  est  donc  constant  que,  dans  l'éducation 
qui  se  donnait  à  Sparte,  on  s'attachait  d'abord 
à  former  des  Spartiates.  C'est  ainsi  qu'on  de- 
vrait, dans  tous  les  États ,  inspirer  les  sentiments 
de  citoyen,  former  des  Français  parmi  nous, 
et  pour  en  faire  des  Français,  travaillef  à  en 
faire  des  hommes. 

Je  ne  sais  si  j'ai  trop  bonne  opinion  de  mon 
siècle  ;  mais  il  me  semble  qu'il  y  a  une  certaine 
fermentation  de  raison  universelle  qui  tend  à  se 
développer ,  qu'on  laissera  peut-être  se  dissiper, 
et  dont  ou  pourrait  assurer,  diriger  et  hâter  les 
progrès  par  une  éducation  bien  entendue. 

Loin  de  se  proposer  ces  grands  principes,  on 
s'occupe  de  quelques  méthodes  d'instructions 
particulières ,  dont  l'application  est  encore  bien 
peu  éclairée,  sans  parler  de  la  réforme  qu'il  y 
aurait  à  faire  dans  ces  méthodes  mêmes.  Ce  ne 
serait  pas  le  moindre  service  que  l'université  et 
les  académies  pourraient  rendre  à  l'État.  Que 
doit-on  enseigner?  comment  doit-on  l'enseigner? 
voilà,  ce  me  semble,  les  deux  points  sur  les- 
quels devrait  porter  tout  plan  d'étude,  tout  sys- 
tème d'instruction. 

Les  artisans,  les  artistes,  ceux  enfin  q\\\  at- 
tendent leur  subsistance  de  leur  travail,  sont 
peut-être  les  seuls  ({ui  reçoivent  des  instructions 
convenables  à  leur  destination;  mais  on  donne 
absolument  les  mêmes  à  ceux  qui  sont  nés  aviv 
une  sorte  de  fortune.  M  y  a  un  certain  amas  de 
comjaissanccs  prescriles  par  l'usage,  qu'ils  ap- 
preimenl  ituparfailemenl;  après  quoi  ils  sont  ceu 
ses  inslrnils  de  lotit   <^c  cpTils  doiM'uf   savoir, 


GSO 


DDCLOS. 


((uetles  que  soient  1rs  professions  auxquelles  on 
ks  destine. 

Voilà  ce  qu'on  appelle  l'éducatmi,  et  ce  qui 
en  mérite  si  peu  le  nom.  La  plupart  des  hommes 
qui  pensent  sont  si  persuadés  qu'il  n'y  en  a  point 
(le  bonne,  que  ceux  qui  s'intéressent  à  leurs 
entants  songent  d'abord  à  se  faire  un  plan  nou- 
veau pour  les  élever.  Il  est  vrai  qu'ils  se  trom- 
pent souvent  dans  les  moyens  de  réformation 
qu'ils  imaginent,  et  que  leurs  soins  se  bornent 
d'ordinaire  à  abréger  ou  aplanir  quelques  routes 
des  sciences;  mais  leur  conduite  prouve  du 
moins  qu'ils  sentent  confusément  les  défauts  de 
ré(iueation  commune,  sans  discerner  précisé- 
nicDt  en  quoi  ils  consistent. 

De  là  les  partis  bizarres  que  prennent  et  les 
erreurs  où  tombent  ceux  qui  cherchent  le  vrai 
avec  plus  de  bonne  foi  que  de  discernement. 

Les  uns  ne  distinguant  ni  le  terme  où  doit 
fmir  l'éducation  générale ,  ni  la  nature  de  l'édu- 
cation particulière  qui  doit  succéder  à  la  pre- 
mière, adoptent  souvent  celle  qui  convient  le 
moins  à  l'homme  que  l'on  veut  former,  ce  qui 
mérite  cependant  la  plus  grande  attention.  Dans 
l'éducation  générale,  on  doit  considérer  les 
hommes  Relativement  à  l'humanité  et  à  la  pa- 
trie; c'est  l'objet  de  la  morale.  Dans  l'éducation 
particulière,  qui  comprend  l'instruction,  il  faut 
avoir  égard  à  la  condition ,  aux  dispositions  na- 
turelles ,  aux  talents  personnels.  Tel  est  ou  de- 
vrait être  l'objet  de  l'instruction.  La  conduite 
qu'on  suit  me  paraît  bien  différente. 

Qu  un  ouvrage  destiné  à  l'éducation  d'un 
prince  ait  de  la  célébrité,  le  moindre  gentil- 
homme le  croit  propre  à  l'éducation  de  son  fils. 
Une  vanité  sotte  décide  plus  ici  que  le  juge- 
ment. Quel  rapport ,  en  effet,  y  a-t-il  entre  deux 
hommes  dont  l'un  doit  commander  et  l'autre 
obéir,  sans  avoir  même  le  choix  de  l'espèce 
d'obéissance  ? 

D'autres ,  frappés  des  préjugés  dont  ou  nous 
accable ,  donnent  dans  une  extrémité  plus  dan- 
gereuse que  l'éducation  la  plus  imparfaite.  Ils 
regardent  comme  autant  d'erreurs  tous  les  prin- 
cipes qu'ils  ont  reçus,  et  les  proscrivent  univer- 
sellement. Cependant  les  préjugés  même  doivent 
«^tre  discutés  et  traités  avec  circonspection. 

Un  préjugé,  n'étant  autre  chose  qu'un  juge- 
ment porté  ou  admis  sans  examen,  peut  être 
une  vérité  ou  une  erreur. 

Les  préjugés  nuisibles  à  la  société  ne  peuvent 
être  que  des  erreurs,  et  ne  sauraient  être  trop 
combattus.  On  ne  doit  pas  non  plus  entretenir 


des  erreurs  indifférentes  par  elles-mêmes,  s'il  y 
en  a  de  telles  ;  mais  celles-ci  exigent  de  la  pru- 
dence :  il  en  faut  quelquefois  même  en  combat- 
tant le  vice  ;  on  ne  doit  pas  arracher  téméraire- 
ment l'ivraie.  A  l'égard  des  préjugés  qui  tendent 
au  bien  de  la  société ,  et  qui  sont  des  germes  de 
vertus,  on  peut  être  sûr  que  ce  sont  des  vérités 
qu'il  faut  respecter  et  suivre.  Il  est  inutile  de 
s'attacher  à  démontrer  des  vérités  admises,  il 
suffit  d'en  recommander  la  pratique.  En  voulant 
trop  éclairer  certains  hommes ,  on  ne  leur  inspire 
quelquefois  qu'une  présomption  dangereuse.  Eb  ! 
pourquoi  entreprendre  de  leur  faire  pratiquer 
par  raisonnement  ce  qu'ils  suivaient  par  senti- 
ment, par  un  préjugé  honnête?  Ces  guides  sont 
bien  aussi  sûrs  que  le  raisonnement. 

Qu'on  forme  d'abord  les  hommes  à  la  pra- 
tique des  vertus,  on  en  aura  d'autant  plus  de 
facilité  à  leur  démontrer  les  principes,  s'il  en 
est  besoin.  Nous  sommes  assez  portés  à  regarder 
comme  juste  et  raisonnable  ce  que  nous  avons 
coutume  de  faire. 

On  déclame  beaucoup  depuis  un  temps  contre 
les  préjugés  :  peut-être  en  a-t-on  trop  détruit  ; 
le  préjugé  est  la  loi  du  conunun  des  hommes. 
La  discussion  en  cette  matière  exige  des  prin- 
cipes sûrs  et  des  lumières  rares.  La  plupart, 
étant  incapables  d'un  tel  examen ,  doivent  con- 
sulter le  sentiment  intérieur  :  les  plus  éclairés 
pourraient  encore ,  en  morale ,  le  préférer  sou- 
vent à  leurs  lumières ,  et  prendre  leur  goût  ou 
leur  répugnance  pour  la  règle  la  plus  sûre  de 
leur  conduite.  On  se  trompe  rarement  par  cette 
méthode  :  quand  on  est  bien  intimement  content 
de  soi  à  l'égard  des  autres,  il  n'arrive  guère 
qu'ils  soient  mécontents.  On  a  peu  de  reproches 
à  faire  à  ceux  qui  ne  s'en  font  point  ;  et  il  est 
inutile  d'en  faire  à  ceux  qui  ne  s'en  font  plus. 

Je  ne  puis  me  dispenser,  à  ce  sujet,  de  blâmer 
les  écrivains  qui,  sous  prétexte,  ou  voulant  de 
bonne  foi  attaquer  la  superstition ,  ce  qui  serait 
un  motif  louable  et  utile,  si  l'on  s'y  renfermait 
en  philosophe  citoyen,  sapent  les  fondements 
de  la  morale,  et  donnent  atteinte  aux  liens  de 
la  société;  d'autant  plus  insensés,  qu'il  serait 
dangereux  pour  eux-mêmes  de  faire  des  prosé- 
lytes. Le  funeste  effet  qu'ils  produisent  sur 
leurs  lecteurs,  est  d'en  faire  dans  la  jeunesse  de 
mauvais  citoyens,  des  criminels  scandaleux,  et 
des  malheureux  dans  l'âge  avancé;  car  il  y  en 
a  peu  qui  aient  alors  le  triste  avantage  d'être 
nssez  pervertis  pour  être  tranquilles. 

f/empressement  avec  lequel  on  lit  ces  sortes 


COJNSIDÉRATiOlNS  SUR  LES  MŒURS. 


G8t 


d'ouvrages  ne  doit  pas  llatter  les  auteurs  qui 
d'ailleurs  auraient  du  mérite.  Ils  ne  doivent  pas 
ignorer  que  les  plus  misérables  écrivains  en 
ce  genre  partagent  presque  également  cet  hon- 
neur avec  eux.  La  satire,  la  licence  et  l'im- 
piété n'ont  jamais  seules  prouvé  d'esprit.  Les 
plus  méprisables  par  ces  endroits  peuvent  être 
lus  une  fois  :  sans  leurs  excès,  on  ne  les  eût 
jamais  nommés  ;  semblables  à  ces  malheureux 
que  leur  état  condamnait  aux  ténèbres ,  et  dont 
le  public  n'apprend  les  noms  que  par  le  crime 
et  le  supplice. 

Pour  en  revenir  aux  préjugés,  il  y  aurait, 
pour  les  juger  sans  les  discuter  formellement, 
une  méthode  assez  sûre,  qui  ne  serait  pas  pé- 
nible, et  qui,  dans  les  détails,  serait  souvent 
applicable,  surtout  en  morale.  Ce  serait  d'ob- 
server les  choses  dont  on  tire  vanité.  Il  est  alors 
bien  vraisemblable  que  c'est  d'une  fausse  idée. 
Plus  on  est  vertueux ,  plus  on  est  éloigné  d'en 
tirer  vanité,  et  plus  on  est  persuadé  qu'on  ne 
fait  que  son  devoir  ;  les  vertus  ne  donnent  point 
d'orgueil. 

Les  préjugés  les  plus  tenaces  sont  toujours 
ceux  dont  les  fondements  sont  les  moins  solides. 
On  peut  se  détromper  d'une  erreur  raisonnée, 
par  cela  même  que  l'on  raisonne.  Un  raisonne- 
ment mieux  fait  peut  désabuser  du  premier 
mais  comment  combattre  ce  qui  n'a  ni  principe 
ni  conséquence?  Et  tels  sont  tous  les  faux  pré- 
jugés. Ils  naissent  et  croissent  insensiblement 
par  des  circonstances  fortuites,  et  se  trouvent 
enfin  généralement  établis  chez  les  hommes, 
sans  qu'ils  en  aient  aperçu  les  progrès.  Il  n'est 
pas  étonnant  que  de  fausses  opinions  se  soient 
élevées  à  l'insu  de  ceux  qui  y  sont  le  plus  atta- 
chés; mais  elles  se  détruisent  comme  elles  sont 
nées.  Ce  n'est  pas  la  raison  qui  les  proscrit, 
elles  se  succèdent  et  périssent  par  la  seule  révo- 
lution des  temps.  Les  unes  font  place  aux 
autres,  parce  que  notre  esprit  ne  peut  même 
embrasser  qu'un  nombre  limité  d'erreurs. 

Quelques  opinions  consacrées  parmi  nous  pa- 
raîtront absurdes  à  nos  neveux  :  il  n'y  aura 
parmi  eux  que  les  philosophes  qui  concevront 
qu'elles  aient  pu  avoir  des  partisans.  Les  hom- 
mes n'exigent  point  de  preuves  pour  adopter  une 
opinion  ;  leur  esprit  n'a  besoin  que  d'être  fami- 
liarisé avec  elle,  comme  nos  yeux  avec  les  modes. 
11  y  a  des  préjugés  reconnus,  ou  du  moins 
avoués  pour  faux  par  ceux  qui  s'en  prévalent 
davantage.  Par  exemple,  celui  de  la  naissance  j 
est  donné  pour  Ici  par  ceux  qui  sont  les  plus  î 


fatigants  sur  la  leur.  Ils  ne  manquent  pas,  à 
moins  qu'ils  ne  soient  d'un  orgueil  stupide,  de 
répéter  qu'ils  savent  que  la  noblesse  du  sang 
n'est  qu'un  heureux  hasard.  Cependant  il  n'y 
a  point  de  préjugé  dont  on  se  défasse  moins  : 
il  y  a  peu  d'hommes  assez  sages  pour  regarder 
la  noblesse  comme  un  avantage ,  et  non  comme 
un  mérite,  et  pour  se  borner  à  en  jouir,  sans 
en  tenir  vanité.  Que  ces  hommes  nouveaux, 
qu'on  vient  de  décrasser,  soient  enivrés  de  titres 
peu  faits  pour  eux ,  ils  sont  excusables  ;  mais 
on  est  étonné  de  trouver  la  même  manie  dans 
ceux  qui  pourraient  s'en  rapporter  à  la  publicité 
de  leur  nom.  Si  ceux-ci  prétendent  par  là  forcer 
au  respect,  ils  outrent  leurs  prétentions,  et  les 
portent  au  delà  de  leurs  droits.  Le  respect 
d'obligation  n'est  dû  qu'à  ceux  à  qui  l'on  est 
subordonné  par  devoir,  aux  vrais  supérieurs, 
que  nous  devons  toujours  distinguer  de  ceux 
dont  le  rang  seul  ou  l'état  est  supérieur  au 
nôtre.  Le  respect  qu'on  rend  uniquement  à  la 
naissance  est  un  devoir  de  simple  bienséance  ; 
c'est  un  hommage  à  la  mémoire  des  ancêtres 
qui  ont  illustré  leur  nom ,  hommage  qui ,  à 
l'égard  de  leurs  descendants,  ressemble  en  quel- 
que sorte  au  culte  des  images  auxquelles  ou 
n'attribue  aucune  vertu  propre,  dont  la  matière 
peut  être  méprisable,  qui  sont  quelquefois  des 
productions  d'un  art  grossier,  que  la  piété  seule 
empêche  de  trouver  ridicules ,  et  pour  lesquelles 
on  n'a  qu'un  respect  de  relation. 

Je  suis  très-éloigné  de  vouloir  dépriser  un 
ordre  aussi  respectable  que  celui  de  la  noblesse. 
Le  préjugé  y  tient  lieu  d'éducation  à  ceux  qui 
ne  sont  pas  en  état  de  se  la  procurer,  du  moins 
pour  la  profession  des  armes,  qui  est  l'origine 
de  la  noblesse ,  et  à  laquelle  elle  est  particuliè- 
rement destinée  par  la  naissance.  Ce  préjugé 
y  rend  le  courage  presque  naturel,  et  plus 
ordinaire  que  dans  les  autres  classes  de  l'Etat. 
Mais  puisqu'il  y  a  aujourd'hui  tant  de  moyens 
de  l'acquérir,  peut-être  devrait-il  y  avoir  aussi , 
pour  en  maintenir  la  dignité,  plus  de  motifs 
qu'il  n'y  en  a  de  la  faire  perdre.  On  y  déroge 
par  des  professions  où  la  nécessité  contraint, 
et  on  la  conserve  avec  des  actions  qui  dérogent 
à  l'honneur,  à  la  probité,  à  l'humanité  même. 

Si  on  voulait  discuter  la  plupart  des  opinions 
reçues ,  que  de  faux  préjugés  ne  trouverait-t-on 
pas,  à  ne  considérer  que  ceux  dont  l'examen 
serait  relatif  à  l'éducation!  On  suit  par  habi- 
tude et  avec  confiance  des  idées  établies  par 
le  hasard. 


G82 


UUCLOS. 


Si  l'éducation  était  raisouiiée,  les  hommejt 
acquerraient  une  très-grande  quantité  de  vé- 
rités avec  plus  de  facilité  qu'ils  ne  reçoivent  un 
petit  nombre  d'erreurs.  Les  vérités  ont  entre 
elles  une  relation,  une  liaison,  des  points  de 
contact  qui  en  facilitent  la  connaissance  et 
la  mémoire  :  au  lieu  que  les  erreurs  sont  ordi- 
nairement isolées  ;  elles  ont  plus  d'effet  qu'elles 
ne  sont  conséquentes,  et  il  faut  plus  d'efforts 
pour  s'en  détromper  que  pour  s'en  préserver. 

L'éducation  ordinaire  est  bien  éloignée  d'être 
systématique.  Après  quelques  notions  impar- 
faites de  choses  assez  peu  utiles,  on  recom- 
mande pour  toute  instruction  les  moyens  de 
faire  fortune ,  et  pour  morale  la  politesse  ;  en- 
core est-elle  moins  une  leçon  d'humanité ,  qu'un 
moyen  nécessaire  à  la  fortune. 

CHAPITRE  IIL 

Sur  la  politesse  et  sur  les  louanges. 

Cette  politesse,  si  recommandée,  sur  laquelle 
on  a  tant  é^rit ,  tant  donné  de  préceptes  et  si 
peu  d'idées  fixes,  en  quoi  consiste-t-elle ?  On 
regarde  comme  épuisés  les  sujets  dont  on  a 
beaucoup  parlé,  et  comnie  éclaircis  ceux  dont  on 
a  vanté  l'importance.  Je  ne  me  flatte  pas  de 
traiter  mieux  cette  matière  qu'on  ne  l'a  fait 
jusqu'ici  ;  mais  j'en  dirai  mon  sentiment  parti- 
culier, qui  pourra  bien  différer  de  celui  des 
autres.  Il  y  a  des  sujets  inépuisables  :  d'ailleurs 
il  est  utile  que  ceux  qu'il  nous  importe  de  con- 
naître  soient  envisagés  sous  différents  aspects , 
et  vus  par  différents  yeux.  Une  vue  faible,  et 
que  sa  faiblesse  même  rend  attentive ,  aperçoit 
quelquefois  ce  qui  avait  échappé  à  une  vue 
étendue  et  rapide. 

La  politesse  est  l'expression  ou  l'imitation 
des  vertus  sociales  :  c'en  est  l'expression,  si  elle 
est  vraie;  et  l'imitation,  si  elle  est  fausse;  et 
les  vertus  sociales  sont  celles  qui  nous  rendent 
utiles  et  agréables  à  ceux  avec  qui  nous  avons  a 
vivre.  Un  homme  qui  les  posséderait  toutes  aurait 
nécessairement  la  politesse  au  souverain  degré. 

Mais  comment  arrive-t-il  qu'un  homme  d'un 
génie  élevé,  d'un  cœur  généreux,  d'une  justice 
exacte,  manque  de  politesse;  tandis  qu'on  la 
trouve  dans  un  homme  borné,  intéressé,  et 
d'une  probité  suspecte?  C'est  que  le  premier 
manque  de  quelques  qualités  sociales ,  telles  que 
la  prudence,  la  discrétion,  la  réserve,  l'indul- 
gence pour  les  défauts  et  les  faiblesses  d'au- 
trui  :  une  des  premières  vertus  sociales  est  de 


tolérer  dans  les  autres  ce  qu'on  doit  s'intei'dire 
ù  soi-même.  Au  lieu  que  le  second ,  sans  avoir 
aucune  vertu,  a  l'art  de  les  imiter  toutes.  11 
sait  témoigner  du  respect  à  ses  supéiieurs,  de 
la  bonté  à  ses  inférieurs,  de  l'estime  à  ses  égaux, 
et  persuader  à  tous  qu'il  en  pense  avantageu- 
sement, sans  avoir  aucun  des  sentiments  qu'il 
imite. 

On  ne  les  exige  pas  même  toiyours,  et  l'art 
de  les  feindre  est  ce  qui  constitue  la  politesse 
de  nos  jours.  Cet  art  est  souvent  si  ridicule  et 
si  vil,  qu'il  est  donné  pour  ce  qu'il  est,  c'est-à- 
dire  pour  faux. 

Les  hommes  savent  que  les  politesses  qu'ils 
se  font  ne  sont  qu'une  imitation  de  l'estime.  Ils 
conviennent,  en  général,  que  les  choses  obli- 
geantes qu'ils  se  disent  ne  sont  pas  le  langage 
de  la  vérité,  et  dans  les  occasions  particulières 
ils  en  sont  les  dupes.  L'amour -propre  persuade 
grossièrement  à  chacun  que  ce  qu'il  fait  par 
décence,  on  le  lui  rend  par  justice. 

Quand  on  serait  convaincu  de  la  fausseté  des 
protestations  d'estime ,  on  les  préférerait  encore  à 
la  sincérité ,  parce  que  la  fausseté  a  un  air  de 
respect  dans  les  occasions  où  la  vérité  serait  une 
offense.  Un  homme  sait  qu'on  pense  mal  de  lui , 
cela  est  humiliant  ;  mais  l'aveu  qu'on  lui  en  fe- 
rait serait  une  insulte  ;  on  lui  ôterait  par  là  toute 
ressource  de  chercher  à  s'aveugler  lui-même,  et 
on  lui  prouverait  le  peu  de  cas  qu'on  en  fait.  Les 
gens  les  plus  unis ,  et  qui  s'estiment  à  plus  d'é- 
gards, deviendraient  ennemis  mortels,  s'ils  se 
témoignaient  complètement  ce  qu'ils  pensent  les 
uns  des  autres.  Il  y  a  un  certain  voile  d'obscurité 
qui  conserve  bien  des  liaisons,  et  qu'on  craint 
de  lever  de  part  et  d'autre. 

Je  suis  bien  éloigné  de  conseiller  aux  hommes 
de  se  témoigner  durement  ce  qu'ils  pensent, 
parce  qu'ils  se  trompent  souvent  dans  les  juge- 
ments qu'ils  portent ,  et  qu'ils  sont  sujets  à  se  ré- 
tracter bientôt,  sans  juger  ensuite  plus  sainement. 
Quelque  sûr  qu'on  soit  de  son  jugement,  cette 
dureté  n'est  permise  qu'à  l'amitié  ;  encore  faut-il 
qu'elle  soit  autorisée  par  la  nécessité  et  l'espé- 
rance du  succès.  Les  opérations  cruelles  n'ont 
été  imaginées  que  pour  sauver  la  vie,  et  les  pal- 
liatifs pour  adoucir  les  douleurs. 

Laissons  à  ceux  qui  sont  chargés  de  veiller 
sur  les  mœurs  le  soin  de  faire  entendre  les  vérités 
dures  ;  leur  voix  ne  s'adresse  qu  à  la  multitude  ; 
mais  on  ne  corrige  les  particuliers  qu'en  lein- 
prouvant  de  l'intérêt  pour  eux ,  et  en  ménageant 
leur  amour-propre. 


CONSIDÉRATIOISS  SUR  LES  MOEURS. 


Quelle  eut  donc  l'espèce  de  dissimulation  per- 
mise ,  ou  plutôt  quel  est  le  milieu  qui  sépare  la 
fausseté  vile  de  la  sincérité  offensante?  ce  sont 
les  égards  réciproques.  Ils  forment  le  lien  de  la 
société,  et  naissent  du  sentiment  de  ses  propres 
imperfections ,  et  du  besoin  qu'on  a  d'indulgence 
pour  soi-même.  On  ne  doit  ni  offenser  ni  tromper 
les  hommes. 

II  semble  que  dans  l'éducation  des  gens  du 
monde,  on  les  suppose  Incapables  de  vertus,  et 
qu'ils  auraient  à  rougir  de  se  montrer  tels  qu'ils 
sont.  On  ne  leur  recommande  qu'une  fausseté 
qu'on  appelle  politesse.  Ne  dirait-on  pas  qu'un 
masque  est  un  remède  à  la  laideur,  parce  qu'il 
peut  la  cacher  dans  quelques  instants  ? 

La  politesse  d'usage  n'est  qu'un  jargon  fade, 
plein  d'expressions  exagérées,  aussi  vides  de 
sens  que  de  sentiment. 

La  politesse,  dit-on,  marque  cependant  l'homme 
de  naissance  ;  les  plus  grands  sont  les  plus  polis. 
J'avoue  que  cette  politesse  est  le  premier  signe 
de  la  hauteur,  un  rempart  contre  la  familiarité. 
Il  y  a  bien  loin  de  la  politesse  à  la  douceur,  et 
plus  encore  de  la  douceur  à  la  bonté.  Les  grands 
qui  écartent  les  hommes  à  force  de  politesse  sans 
bonté,  ne  sont  bons  qu'à  être  écartés  eux-mêmes 
à  force  de  respects  sans  attachement. 

La  politesse,  ajoute-t-on,  prouve  une  éduca- 
tion soignée ,  et  qu'on  a  vécu  dans  un  monde 
choisi  ;  elle  exige  un  tact  si  fm ,  uu  sentiment  si 
délicat  sur  les  convenances,  que  ceux  qui  n'y 
ont  pas  été  initiés  de  bonne  heure,  font  dans  la 
suite  de  vains  efforts  pour  l'acquérir,  et  ne  peu- 
vent jamais  en  saisir  la  grâce.  Premièrement, 
la  difficulté  d'une  chose  n'est  pas  une  preuve  de 
5on  excellence.  Secondement ,  il  serait  à  désirer 
que  des  hommes  qui,  de  dessein  formé,  renon- 
cent à  leur  caractère,  n'en  recueillent  d'autre 
fruit  que  d'être  ridicules:  peut-être  cela  les 
ramènerait-il  au  vrai  et  au  simple. 

D'ailleurs  cette  politesse  si  exquise  n'est  pas 
aussi  rare  que  ceux  qui  n'ont  pas  d'autre  mérite 
voudraient  le  persuader.  Elle  produit  aujourd'hui 
si  peu  d'effet,  la  fausseté  en  est  si  reconnue, 
qu'elle  en  est  quelquefois  dégoûtante  pour  ceux 
à  qui  elle  s'adresse,  et  qu'elle  a  fait  naître  à 
certaines  gens  l'idée  de  jouer  la  grossièreté  et  la 
brusquerie,  pour  imiter  la  franchise  et  couvrir 
leurs  desseins.  Ils  sont  brusques  sans  être  francs, 
et  faux  sans  être  polis. 

Ce  manège  est  déjà  assez  commun  pour  qu'il 
dût  être  plus  reconnu  qu'il  ne  Test  encore. 

1 1  devrait  être  défendu  dVtrr  l>i  usqn«  à  quicoii 


G83 

que  ne  ferait  pas  excuser  cet  inconvénient  de 
caractère  par  une  conduite  irréprochable. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  joindre  beaucoup 
d'habileté  à  beaucoup  de  droiture  ;  mais  il  n'y  a 
qu'une  continuité  de  procédés  francs  qui  constate 
bien  la  distinction  de  l'habileté  et  de  l'artifice. 

On  ne  doit  pas  pour  cela  regretter  les  temps 
grossiers  où  l'homme,  uniquement  frappé  de  son 
intérêt ,  le  cherchait  toujours  par  un  instinct  fé- 
roce au  préjudice  des  autres.  La  grossièreté  et 
la  rudesse  n'excluent  ni  la  fraude  ni  l'artifice, 
puisqu'on  les  remarque  dans  les  animaux  les  moins 
disciplinables. 

Ce  n'est  qu'en  se  poliçant  que  les  hommes  ont 
appris  à  concilier  leur  intérêt  particulier  avec 
Fintérêt  commun;  qu'ils  ont  compris  que,  par 
cet  accord ,  chacun  tire  plus  de  la  société  qu'il 
n'y  peut  mettre. 

Les  hommes  se  doivent  donc  des  égards ,  puis- 
qu'ils se  doivent  tous  de  la  reconnaissance.  Us  se 
doivent  réciproquement  une  politesse  digne  d'eux, 
faite  pour  des  êtres  pensants,  et  variée  par  les 
différents  sentiments  qui  doivent  l'inspirer. 

Ainsi  la  politesse  des  grands  doit  être  de  l'hu- 
manité ;  celle  des  inférieurs  de  la  reconnaissance, 
si  les  grands  la  méritent  ;  celle  des  égaux ,  de 
l'estime  et  des  services  mutuels.  Loin  d'excuser 
la  rudesse,  il  serait  à. désirer  que  la  politesse  qui 
vient  de  la  douceur  des  mœurs  fût  toujours  unie 
à  celle  qui  partirait  de  la  droiture  du  cœur. 

Le  plus  malheureux  effet  de  la  politesse  d'usage 
est  d'enseigner  l'art  de  se  passer  des  vertus  qu'elle 
imite.  Qu'on  nous  inspire  dans  l'éducation  l'hu- 
manité et  la  bienfaisance,  nous  aurons  la  poli- 
tesse ,  ou  nous  n'en  aurons  plus  besoin. 

Si  nous  n'avons  pas  celle  qui  s'annonce  par  les 
grâces,  nous  aurons  celle  qui  annonce  l'honnête 
homme  et  le  citoyen  :  nous  n'aurons  pas  besoin 
de  recourir  à  la  fausseté. 

Au  lieu  d'être  artificieux  pour  plaire,  il  suffira 
d'être  bon  ;  au  lieu  d'être  faux  pour  flatter  les 
faiblesses  des  autres ,  il  suffira  d'être  indulgent. 

Ceux  avec  qui  l'on  aura  de  tels  procédés  n'en 
seront  ni  enorgueillis  ni  corrompus;  ils  n'en 
seront  que  reconnaissants,  et  en  deviendront 
meilleurs. 

La  politesse  dont  je  viens  de  parler  me  rap- 
pelle une  autre  espèce  de  fausseté  fort  en  usage  ; 
ce  sont  les  louanges,  l' lies  doivent  leur  première 
origine  à  l'admiration,  la  reconnaissance,  l'cs- 
tinic,  l'amour  ou  l'amitié.  Si  l'on  en  excepte  ces 
deux  deraicrs  principes,  qui  conservent  leurs 
droits  bien  ou  mal  appliquc^s,  les  louanges  d'au- 


r>84 


DIjCLOS. 


jourd'hui  ne  partent  guère  que  de  riuléiêt.  On 
loue  tous  ceux  dont  on  croit  avoir  à  espérer  ou 
a  craindre  ;  jamais  on  n'a  vu  moins  d'estime  et 
plus  d'éloges. 

A  peine  le  hasard  a-t-il  mis  quelqu'un  en  place, 
qu'il  devient  l'objet  d'une  conjuration  d'éloges  : 
on  l'accable  de  compliments ,  on  lui  adresse  des 
vers  de  toutes  parts  ;  ceux  qui  ne  peuvent  percer 
jusqu'à  lui  se  réfugient  dans  les  journaux.  Qui- 
conque recevrait  de  bonne  foi  tant  d'éloges,  et 
les  prendrait  à  la  lettre ,  devrait  être  fort  étonné 
de  se  trouver  tout  à  coup  un  si  grand  mérite, 
d'être  devenu  un  homme  si  supérieur  ;  il  admire- 
rnit  sa  modestie  passée,  qui  le  lui  aurait  caché 
jusqu'au  moment  de  son  élévation.  On  n'en  voit 
(tue  trop  qui  cèdent  naïvement  à  cette  persua- 
sion. Je  n'ai  presque  jamais  vu  d'homme  en  place 
contredit,  même  par  ses  amis,  dans  ses  propos 
les  plus  absurdes  ;  comme  il  n'est  pas  passible 
qu'il  ne  s'aperçoive  quelquefois  de  cet  excès  de 
fadeur,  je  ne  conçois  pas  que  quelqu'un  n'ait  ja- 
mais imaginé  d'avoir  auprès  de  soi  un  homme 
miiquement  chargé  de  lui  rendre,  sans  délation 
particulière,  compte  du  jugement  public  à  son 
égard.  Les  fous  que  les  princes  avaient  autrefois 
à  leur  cour  suppléaient  à  cette  fonction  :  c'est 
sans  doute  ce  qui  fait  regarder  aujourd'hui  comme 
fous  ceux  qui  s'y  hasardent.  C'est  pourtant  bien 
dommage  qu'on  ait  supprimé  une  charge  qui 
leurrait  être  exercée  par  un  honnête  homme,  et 
qui  empêcherait  les  gens  en  place  de  s'aveugler 
ou  de  croire  que  le  public  est  aveugle.  Faute  de 
ce  moniteur,  qui  leur  serait  si  utile,  je  ne  sais 
s'il  y  en  a  à  qui  la  tête  n'ait  plus  ou  moins 
tourné  en  montant  :  cet  accident  pourrait  être 
aussi  commun  au  moral  qu'au  physique.  Je  crois 
cependant  qu'il  y  en  a  d'assez  sensés  pour  re- 
garder les  fadeurs  qu'on  leur  jette  en  face  comme 
un  des  inconvénients  de  leur  état;  car  ils  ont 
Texpérience  que  dans  la  disgrâce  ils  sont  délivrés 
de  ce  fléau;  et  c'est  une  consolation,  surtout 
pour  ceux  qui  étaient  dignes  d'éloges ,  car  ils  en 
sont  ordinairement  les  moins  flattés.  Les  hommes 
véritablement  louables  sont  sensibles  à  l'estime , 
et  déconcertés  par  les  louanges;  le  mérite  a  sa- 
pudeur  comme  la  chasteté  :  tel  se  donne  naïve- 
ment un  éloge ,  qui  ne  le  recevrait  pas  d'un  autre 
sans  rougir  ou  sans  embarras. 

Un  homme  en  dignité,  à  qui  la  nature  aurait 
refusé  la  sensibilité  aux  louanges,  serait  bien  à 
plaindre,  car. il  en  a  terriblement  à  essuyer,  et 
la  forme  en  est  ordinairement  aussi  dégoûtante 
que  le  fond  :  c'est  la  même  matière  jetée  dasis 


le  même  moule.  Il  n'y  a  guère  d'éloges  dont  on 
pût  deviner  le  héros ,  si  le  nom  n'était  en  tête  ; 
on  n'y  remarque  rien  de  distinctif;  on  risque- 
rait, en  ne  voyant  que  l'ouvrage,  d'attribuer  à 
un  prince  ce  qui  était  adressé  à  un  particulier 
obscur  ;  on  pourrait ,  en  changeant  le  nom ,  trans- 
porter le  même  panégyrique  à  cent  personnages 
différents,  parce  qu'il  convient  aussi  peu  à  l'un 
qu'à  l'autre. 

C'était  ainsi  qu'en  usaient  les  anciens  à  l'é- 
gard des  statues  qu'ils  avaient  érigées  à  un  em- 
pereur. S'ils  venaient  à  le  précipiter  du  trône, 
ils  enlevaient  la  tête  de  ses  statues,  et  y  plaçaient 
aussitôt  celle  de  son  successeur  ' ,  en  attendant 
qu'il  eût  le  même  sort  :  mais  tant  qu'il  régnait,  on 
le  louait  exclusivement  à  tous  ;  on  se  gardait  bien 
de  rappeler  la  mémoire  d'aucun  mérite  qui  eût 
pu.  lui  déplaire.  Auguste  même  inspirait  cette 
crainte  à  ses  panégyristes  ;  on  est  fâché ,  pour 
l'honneur  de  Virgile,  d'Horace,  d'Ovide  et  autres, 
que  le  nom  de  Cicéron  ne  se  trouve  pas  une  seule 
fois  dans  leurs  ouvrages.  Ils  n'ignoraient  pas 
qu'ils  auraient  pu  offenser  l'empereur  :  c'eût  été 
lui  rappeler  avec  quelle  ingratitude  il  avait  aban- 
donné à  la  proscription  le  plus  vertueux  citoyen 
de  son  pai'ti. 

Quoique  ce  prince,  le  plus  habile  des  tyrans, 
se  fût  associé  au  consulat  le  fils  de  Cicéron,  on 
voyait  qu'il  cherchait  à  couvrir  ses  fureurs  pas- 
sées du  masque  des  vertus^  sa  feinte  modéra- 
tion était  toujours  suspecte.  Plutarque  nous  a 
conservé  un  trait  qui  prouve  à  quel  point  on  crai- 
gnait de  réveiller  le  souvenir  d'un  nom  cher  aux 
vrais  Romains.  Auguste  étant  entré  inopinément 
dans  la  chambre  d'un  de  ses  neveux ,  s'aperçut 
que  le  jeune  prince  cachait  un  livre  dans  sa  robe  ; 
il  voulut  le  voir,  et  trouvant  un  ouvrage  de 
Cicéron ,  il  en  lut  une  partie  ;  puis  rendant  le 
livre  :  C  était  y  dit-il,  un  savant  homme  y  etqîti 
aimait  fort  la  patrie.  Personne  n'eût  osé  en  dire 
autant  devant  Auguste. 

Nous  voyons  des  ouvrages  célèbres  dont  les 

dédicaces,  enflées   d'éloges,  s'adressent  à  de 

prétendus  Mécènes  qui  n'étaient  connus  que  de 

l'auteur  :  du  moins  sont-ils  absolument  ignoré» 

aujourd'hui;  leur  nom  est  enseveli  avec  eux. 

1      Que  d'hommes,  je  ne  dirai  pas  nuls,  mais 

I  pervers,  j'ai  vu  loués  par  ceux  qui  les  regardaient 

I  comme  tels  !  Il  est  vrai  que  tous  les  louangeurs 

'  sont  également  disposés  à  faire  une  satire;  Irt 

personne  leur  est  indifférente ,  il  ne  s'agit  que  <ie 

sa  position. 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  MŒURS. 


685 


Il  semble  qu'un  encens  si  banal ,  si  prostitué, 
ne  devrait  avoir  rien  de  flatteur;  cependant  on 
voit  des  hommes  estimables,  à  certains  égards, 
avides  de  louanges,  souvent  offertes  par  des  pro- 
tégés qu'ils  méprisent,  semblables  à  Vespasieu, 
qui  ne  trouvait  pas  que  l'argent  de  l'impôt  levé 
sur  les  immondices  de  Rome  eût  rien  d'infect. 
L'adulation  la  plus  outrée  est  la  plus  sûre  de 
plaire  :  une  louange  fme  et  délicate  fait  honneur 
à  l'esprit  de  celui  qui  la  donne  ;  un  éloge  exagéré 
fait  plaisir  à  celui  qui  le  reçoit  :  il  prend  l'exa- 
gération pour  l'expression  propre,  et  pense  que 
les  grandes  vérités  ne  peuvent  se  dire  avec  fi- 
oesse. 

L'adulation  même  dont  l'excès  se  fait  sentir 
pi'oduit  encore  son  effet.  Je  sais  que  tu  me  flattes, 
;     disait  quelqu'un,   mais  tu  ne  m^en  plais  pas 
|,  moins. 

Ce  ridicule  commerce  de  louanges  a  tellement 
prévalu ,  que  dans  mille  occasions  il  est  devenu 
de  règle ,  d'obligation ,  et  semble  faire  un  article 
de  législation ,  comme  si  les  hommes  étaient  es- 
sentiellement louables.  Qui  que  ce  soit  n'est  re- 
vêtu de  la  moindre  charge ,  que  son  installation 
ne  soit  accompagnée  de  compliments  sur  sa 
grande  capacité;  de  sorte  que  c«la  ne  signifie 
plus  rien. 

Les  louanges  sont  mises  aujourd'hui  au  rang 
des  contes  de  fées  ;  on  ne  doit  donc  pas  les  re- 
garder précisément  comme  des  mensonges,  puis- 
que leurs  auteurs  n'ont  pas  supposé  qu'on  pût 
les  croire.  Quelque  vils  que  soient  les  flatteurs , 
quelque  aguerri  que  fût  l'amour-propre ,  si  l'on 
attachait  aux  louanges  toute  la  valeur  des  ter- 
mes, il  n'y  a  personne  qui  eût  le  front  de  les 
donner  ni  de  les  recevoir.  Une  monnaie  qui  n'a 
plus  de  valeur  devrait  cesser  d'avoir  cours. 

On  ne  doit  pas  confondre  avec  ce  fade  jargon 
les  témoignages  sincères  de  l'estime  à  laquelle 
un  homme  de  mérite  a  droit  de  prétendre  et 
d'être  sensible.  Il  faudrait  un  grand  fonds  de 
vertu  pour  la  conserver  avec  le  mépris  pour  l'o- 
pinion des  hommes  dont  on  est  connu. 

CHAPITRE  IV. 

Sur  la  probité,  la  vertu ,  et  l'honneur. 

On  n'entend  parler  que  de  probité ,  de  vertu 
et  d'honneur;  mais  tous  ceux  qui  emploient  ces 
expressions  en  ont-ils  des  idées  uniformes?  Tâ- 
chons de  les  distinguer.  Il  vaudrait  mieux  sans 
doute  inspirer  des  sentiments  dans  une  matière 
qui  ne  doit  pas  se  borner  à  la  spéculation  ;  mais 


il  est  toujours  utile  d'éclaircir  et  de  fixer  les 
principes  de  nos  devoirs  :  il  y  a  bien  des  occa- 
sions où  la  pratique  dépend  de  nos  lumières. 

Le  premier  devoir  de  la  probité  est  l'observa- 
tion des  lois.  Mais  indépendamment  de  celles  qui 
répriment  les  entreprises  contre  la  société  poli- 
tique ,  il  y  a  des  sentiments  et  des  procédés  d'u- 
sage qui  font  la  sûreté  ou  la  douceur  de  la  société 
civile,  du  commerce  particulier  des  hommes, 
que  les  lois  n'ont  pu  ni  dû  prescrire,  et  dont 
l'observation  est  d'autant  plus  indispensable 
qu'elle  est  libre  et  volontaire,  au  lieu  que  les  lois 
ont  pourvu  à  leur  propre  exécution.  Qui  n'aurait 
que  la  probité  qu'elles  exigent,  et  ne  s'abstien- 
drait que  de  ce  qu'elles  punissent ,  serait  encore 
un  assez  malhonnête  homme. 

Les  lois  se  sont  prêtées  à  la  faiblesse  et  aux 
passions,  en  ne  réprimant  que  ce  qui  attaque 
ouvertement  la  société;  si  elles  étaient  entrées 
dans  le  détail  de  tout  ce  qui  peut  la  blesser  indi- 
rectement, elles  n'auraient  pas  été  universellement 
comprises,  ni  par  conséquent  suivies;  il  y  au- 
rait eu  trop  de  criminels,  qu'il  eût  quelquefois 
été  dur,  et  souvent  difficfle  de  punir,  attendu  la 
proportion  qui  doit  toujours  être  entre  les  fautes 
et  les  peines.  Les  lois  auraient  donc  été  illusoi- 
res ;  et  le  plus  grand  vice  qu'elles  puissent  avoir, 
c'est  de  rester  sans  exécution. 

Les  hommes  venant  à  se  polir  et  s'éclairer, 
ceux  dont  l'âme  était  la  plus  honnête  ont  suppléé 
aux  lois  par  la  morale,  en  établissant,  par  une 
convention  tacite ,  des  procédés  auxquels  l'usage 
a  donné  force  de  loi  parmi  les  honnêtes  gens ,  et 
qui  sont  le  supplément  des  lois  positives  ;  il  n'y 
a  point  à  la  vérité  de  punition  prononcée  contre 
les  infracteurs,  mais  elle  n'en  est  pas  moins 
réelle  :  le  mépris  et  la  honte  en  sont  le  châtiment, 
et  c'est  le  plus  sensible  pour  ceux  qui  sont  dignes 
de  le  ressentir  ;  l'opinion  publique ,  qui  exerce 
la  justice  à  cet  égard,  y  met  des  proportions 
exactes ,  et  fait  des  distinctions  très-fines. 

On  juge  les  hommes  sur  leur  état ,  leur  éduca- 
tion, leur  situation,  leurs  lumières.  Il  semble 
qu'on  soit  convenu  de  différentes  espèces  de  pro- 
bités ,  qu'on  ne  soit  obligé  qu'à  celle  de  son  état, 
et  qu'on  ne  puisse  avoir  que  celle  de  son  esprit. 
On  est  plus  sévère  à  l'égard  de  ceux  qui ,  étant 
exposés  en  vue,  peuvent  servir  d'exemple,  que 
sur  ceux  qui  sont  dans  l'obscurité.  Moins  on 
exige  d'un  homme  dont  on  devrait  beaucoup 
I  prétendre,  plus  on  lui  fait  injure.  En  fait  de  pro- 
j  cédés,  on  est  bien  près  du  mépris  quand  on  a 
droit  à  l'indulgence. 


686 


DUCLOS. 


L'opinion  publique  y  étant  elle-nténie  la  peine 
des  actions  dont  elle  est  juge,  ne  saurait  nwn- 
quer  d'être  sévère  sur  les  choses  qu'elle  con- 
damne. Il  y  a  telle  action  dont  le  soupçon  fait  la 
preuve ,  et  la  publicité  le  châtiment. 

11  est  assez  étonnant  que  cette  opiQion^  &i  sé- 
vère sur  de  simples  procédés,  se  renferme  quel- 
quefois dans  des  bornes  sur  les  crimes  qui  sont 
du  ressoLt  des  lois.  Ceux-ci  ne  deviennent  complé- 
lement  honteux  que  par  le  châtiment  qui  les  suit. 

U  n'y  a  point  de  maxime  plus  fausse  dans  nos 
mœurs  que  celle  qui  dit  :  Le  crime  fait  la  honte, 
H  non  pas  Véckafand,  Gela  devrait  être,  et  l'est 
effectivement  en  morale  ;  mais  nullement  dans  les 
mœurs ,  car  on  se  réhabilite  d'un  crime  impuni  : 
et  qu'on  ne  dise  pas  que  c'est  parce  que  le  châti- 
in«it  le  constate,  et  en  fait  seul  une  preuve  suffi- 
sante, puisqu'un  crime  «mstaté  par  des  lettres  de 
grâce  flétrit  toujours  moins  que  le  châtiment.  On 
le  remarque  principalement  dans  l'injustice  et  la 
bizarrerie  du  préjugé  cruel  qui  fait  rejaillir  l'op- 
probre sur  ceux  que  le  sang  unit  à  un  criminel  ; 
de  sorte  qu'il  est  peut-être  moins  malheureux 
d'appartenir  à  un  coupable  reconnu  et  impuni , 
qu'à  un  infortuné  dont  l'innocence  n'a  été  recon- 
nue qu'après  le  supplice. 

La  vraie  raisoo  vient  de  ce  que  l'impunité 
prouve  toujours  la  considération  qui  suit  la  nais- 
sance, le  rang,  les  dignités,  le  crédit  ou  les  ri- 
ctoses.  Une  famille  qui  ne  peut  soustraire  à  la 
justice  un  parent  coupable,  est  convaincue  de 
n'avoir  aucune  considération ,  et  par  conséquent 
est  méprisée.  Le  préjugé  ddt  donc  sub^ter;  mais 
i(  n'a  pas  lieu,  ou  du  moins  est  plus,  faible ,  sous 
le  despotisme  absolu  et  chez  un  peuple  libre , 
pai'tout  où  l'on  peut  dire.  Tu  es  esclave  comme 
HMH^  ou  Je  suis  libre  comme  toi.  Le  pouvoir  ar- 
biti*aire  chez  l'un,  la  justice  chez  l'autre,  ne  fai- 
sant acception  de  personne,  font  des  exemples 
dans  des  familles  de  toutes  les  classes,  qui  par 
conséquent  ont  besoin  d'une  compassion  récipro- 
que. Qu'il  en  soit  ainsi  parmi  nous,  les  fautes 
deviendront  personnelles,  le  préjugé  disparaîtra  : 
il  n'y  a  pas  d'autre  moyeu  de  l'éteindre. 

Pourquoi  ces  nobles  victimes  qu'un  crime  d'É- 
tat conduit  sur  l'échafaud  n'impriment-elle&  point 
détache  à  leur  famille?  C'est  que  ces  criminels 
sont  ordinairement  d'un  rang  élevé.  Le  crime  et 
même  le  supplice  prouvent  également  de  quelle 
importance  ils  étaient  dans  l'État.  Leur  chute, 
inspirant  la  terreur,  montre  en  même  temps,  l'élé- 
vation d'où  ils  sont  tombés,  et  où  sont  encore  ceux 
à  qui  ils  appartenaient.  Tout  ce  qui  sadsit  par 


quelque  grandeur  rimagination  des  hommes, 
leur  impose.  Ils  ne  peii>  ent  pas  respecter  et  mè' 
priser  à  la  fois  la  même  famille. 

Je  crois  avoir  remarqué  une  autre  bizarrerie 
dans  l'application  de  ce  préjugé.  On  reproche  plu« 
aux  enfants  la  honte  de  leur  père,  qu'aux  pères 
celle  de  leurs  enfants.  Il  me  semble  que  le  con- 
traire serait  moins  injuste ,  parce  que  ce  serait 
alors  punir  les  pères  de  n'avoir  pas  rectifié  lei 
mauvaises  inclinations  de  leurs  enfants ,  par  une 
éducation  convenable.  Si  l'on  pense  autrement , 
est-ce  par  un  sentiment  de  compassion  pour  la 
vieillesse,  ou  par  le  plaisir  barbare  d'empoison- 
ner la  vie  de  ceux  qui  ne  font  que  commencer 
leur  carrière? 

Pour  éelaircir  enfin  ce  qui  concerne  la  probité, 
il  s'agit  de  savoir  si  l'obéissance  aux  lois ,  et  la 
pratique  des  procédés  d'usage,  suffisent  pour 
constituer  l'honnête  homme.  On  verra ,  si  l'on 
y  réfléchit ,  que  cela  n'est  pas  encore  suffisant 
pour  la  parfaite  probité.  En  effet,  on  peut ,  avec 
un  cœur  dur,  un  esprit  malin ,  un  caractère  fé- 
roce, et  des  sentiments  bas,  avoir  par  intérêt, 
par  orgueil  ou  par  crainte ,  avoir,  dis-je ,  cette 
probité  qui  met  à  couvert  de  tout  reproche  de  la 
part  des  hommes. 

Mais  il  y  a  un  juge  plus  éclairé,  plus  sévère  et 
plus  juste  que  les  lois  et  les  mœurs  ;  c'est  le  sen- 
timent intérieur  qu'on  appelle  la  conscience. 
Son  empire  s'étend  plus  loin  que  celui  des  lois  et 
des  mœurs ,  qui  ne  sont  pas  uniformes  chez  tous 
les  peuples.  La  conscience  parle  à  tous  les  hommes 
qui  ne  se  sont  pas^  à  force  de  dépravation,  ren- 
dus indignes  de  l'euteudre. 

Les  lois  n'cmt  pas  prononcé  sur  des  fautes  au- 
tant ou  plus  graves  en  ellcsmûêmes  que  plusieurs 
de  celles  qu'elles  ont  condamnées.  Il  n'y  en  a 
point  contre  l'ingratitude ,  la  perMie ,  et ,  en  bien 
des  cas ,  contre  la  calomnie ,  Timposture ,  l'injus- 
tice ,  etc,  sans  perler  de  certains  désordres  qu'elles 
condamnent,  et  ne  punissent  guère,  si  l'on  ne 
brave  la  honte ,  en  les.  réclamant.  Tel  est  le  sort 
de  toutes  les  législaticms.  Celle  des  peuples  qœ 
nous  ne  connaissons  que  par  l'histoire  nous  paraît 
un  monument  de  leur  sagesse,  parce  que  nous 
ignorons  en  combien  de  circonstances  les  lois  flé- 
chissaient et  restaient  sans  exécution.  Cette  igno- 
rance des  faits  particuliers  Y  de&  abus  de  détail, 
contribue  beaucoup  à  notre  admiration  pour  les 
gouvernements  anciens. 

Cependant  quand  les  kis  devknncn£  ittdui* 
gentes ,  les  mœurs  eessent  d'être  sévères,  quoi- 
qu'elles n'aient  pas  entbrassé  tout  ce  ^oe  le&loi» 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  MŒURS. 


687 


ont  omis.  Il  y  a  même  des  excès  condamnés  par 
\es  lois,  qui  sont  tolérés  dans  les  mœurs,  surtout 
à  la  cour  et  dans  la  capitale ,  où  les  mœurs  s'é- 
cartent souvent  de  la  morale.  Combien  ne  tolèrent- 
elles  pas  de  choses  plus  dangereuses  que  ce 
qu'elles  ont  pi'oscrit  I  Elles  exigent  des  décences 
et  pardonnent  clés  vices  :  on  est  dans  la  société 
plus  délicat  que  sévère. 

Doit-on  regarder  comme  innocent  un  trait  de 
satire ,  ou  même  de  plaisanterie,  de  la  part  d*un 
supérieur,  qui  porte  quelquefois  un  coup  irrépa- 
rable à  celui  qui  en  est  Tobjet;  un  secours  gratuit 
refusé  par  négligence  à  celui  dont  le  sort  en 
dépend;  tant  d'autres  fautes  que  tout  le  monde 
sent ,  et  qu'on  s'interdit  si  peu? 

Voilà  cependant  ce  qu'une  probité  exacte  doit 
s*ititerdire ,  et  dont  la  conscience  est  le  juge  in- 
fiaillibte.  Il  est  donc  heureux  que  chacun  ait  dans 
SOU  cœur  un  juge  qui  défend  les  autres,  ou  qui 
le  condamne  lui-même. 

Je  ne  prétends  point  ici  parler  en  hcMfnme  reli- 
gieux ;  la  religion  est  la  perfection  et  non  la  base 
de  la  morale;  ce  n'est  point  en  métaphysicien 
subtil,  c'est  en  philosophe,  qui  ne  s'appuie  que 
sur  la  raison,  et  ne  procède  que  par  le  raisonne- 
ment. Je  n'ai  donc  pas  besoin  d'examiner  si  cette 
conscience  est  ou  n'est  pas  un  sentiment  inné;  il 
me  suffirait  qu'elle  fût  une  lumière  acquise,  et  que 
les  esprits  les  plus  bornés  eussent  encore  plus  de 
connaissance  du  juste  et  de  l'injuste  par  la  con- 
science, que  les  lois  et  les  mœure  ne  leur  en  donnent. 

Cette  connaissance  fait  la  mesure  de  nos  obli- 
gatiojis  ;  nous  sonames  tenus  ^  à  l'égard  d'autrui, 
de  tout  ee  qu'à  sa  place  nous  serions  en  droit  de 
Prétendre.  Les  iKMmmes  ont  encore  droit  d'atten- 
dre de  i>ous,  non-seulement  ee  qu'ils  r^ardent 
avee  raison  comnte  juste ,  Eoais  ee  que  nous  ré- 
cardons  nous-mêmes  comme  tel ,  qurâque  les  au- 
tres ne  Kaient  ni  exigé  ni  prévu  ;  notre  propre 
eonseience  fait  l'étendue  de  leurs  droits  sur  nous. 

Plus  on  a  de  lumières  ,^  phis  on  a  de  devoirs  à 
remplir;  si  Fesprit  n'en  inspire  pas  le  sentinaent , 
ii  suggère  les  procédés  ^  et  démontre  l'obligation 
dfy  satisfaire. 

tl  y  a  un  autre  princi|ic  d'intelligence  sur  ce 
sojety  supérieur  à  f esprit  même;  c'est  la  sensl- 
faikté  àHamy  tfai  donne  une  sorte  de  sagaeité  sur 
ks  chûses  bonâêtes:,  et  va  phis  loin  que  la  péné- 
trabûii  de  l'esprit  seul. 

On  pourrait  diare  que  le  cœur  a  des  Èdées  qui  lui 
sont  propres.  On  remarquîe  entre  deux  homra«s 
donk  l'esprit  est  également  étendu ,  protfocid!  et 
pénttrant  sur  des  matières  purement  intellec- 


tuelles ,  quelle  supériorité  gagne  celui  dont  l'âmo 
est  sensible,  sur  les  sujets  qui  sont  de  cette  elasae- 
là.  Qu'il  y  a  d'idées  inaccessibles  à  ceux  qui  Oùï 
le  sentiment  froid  î  Les  âmes  sensibles  peuvent 
par  vivacité  et  chaleur  tomber  dans  des  fautes 
que  les  hommes  à  procédés  ne  commettraiciit 
pas  ;  mais  elles  l'emportent  de  beaucoup  par  la 
quantité  de  biens  qu'elles  produisent. 

Les  âmes  sensibles  ont  plus  d'existence  que  les 
autres  :  les  biens  et  les  maux  se  multiplient  à  leur 
égard.  Elles  ont  encore  un  avantage  pour  la  so- 
ciété, c'est  d'être  persuadées  des  vérités  dont  Tes- 
prit  n'est  que  convaincu;  la  conviction  n*est 
souvent  que  passive,  la  persuasion  est  active,  et  il 
n'y  a  de  ressort  que  ce  qui  fait  agir.  L'esprit  seul 
peut  et  doit  faire  Thomme  de  probité  ;  la  sensibilité 
prépare  l'homme  vertueux.  Je  vais  m'expliquer. 

Tout  ee  que  les  lois  exigent ,  ce  que  les  mœurs 
recommandent,  ce  que  la  conscience  inspire,  se 
trouve  renfermé  dans  cet  axiome  si  connu  et  si 
peu  développé  :  Ne  faites  point  à  autrui  ce  que 
vous  ne  voudriez  pas  qui  vous  fut  fait;  l'obser- 
vation exacte  et  précise  de  cette  maxime  fait  la 
probité.  Faites  à  autrui  ce  que  vous  voudriez 
qui  vous  fût  fait;  voilà  la  vertu.  Sa  nature,  sou 
caractère  distinctif  consiste  dans  un  effort  sur 
soi-même  en  faveur  des  autres.  C'est  par  cet  ef- 
fort généreux  qu'on  fait  un  sacrifice  de  son  bien- 
être  à  celui  d'autrui»  On  trouve  dans  l'histoire 
quelques-uns  de  ces  efforts  héroïques.  Tous  les 
degrés  de  vertu  morale  se  mesurent  sur  le  plus 
ou  le  moins  de  sacrifices  qu'on  fait  à  la  société. 

Il  semble ,  au  premier  coup  d'œil ,  que  les  légis- 
lateurs étaient  des  hommes  bornés  ou  intéressés, 
qui,  n'ayant  pas  besoin  des  autres,  voulaient  se 
garantir  du  mal ,  et  se  dispenser  de  faire  du  bien. 
Cette  idée  paraît  d'autant  plus  vraisemblable , 
que  les  premiers  législateurs  ont  été  des  princes , 
des  chefs  du  peuple ,  ceux ,  en  un  mot ,  qui  avaient 
le  plus  à  perdre  et  le  nïoins  à  gagner.  Il  faut 
avouer  que  les  lois  positives,  qui  ne  devraient  être 
qu'une  émanation,un  développement  de  la  loi  natu- 
relle ,  loin  de  pouvoir  toujours  s'y  rappeler,  y  sont 
quelquefois  oj^osees,  et  favorisent  plutôt  Tinté- 
rêt  des  législateurs,  des  hommes  puissants,  que 
celui  des  faibles,  qui  doit  être  l'ob^  principal  de 
toute  législation ,  puisque  cet  intérêt  est  cdoi  du 
plus  grand  nombre,  et  constitue  la  société  poli- 
tique. L'examen  des  différentes  lois  cwiftontées 
an  droit  naturel  serait  un  objet  bien  digii©  de  1» 
philosophie  appliquée  à  la  morale,  à  la  seiene» 
«lu  gouvernement. 

Quoi  qu1l  m  soit ,  les  loi»  se  bornent  à  déffen- 


C88 


DlJCLOS. 


dre  :  en  y  faisant  réflexion ,  nous  avons  vu  que 
c'est  par  sagesse  qu'elles  en  ont  usé  ainsi.  Elles 
n'exigent  que  ce  qui  est  possible  à  tous  les  hom- 
mes. Les  mœurs  sont  allées  plus  loin  que  les  lois; 
mais  c'est  en  partant  du  même  principe  :  les  unes 
et  les  autres  ne  sont  guère  que  prohibitives.  La 
conscience  même  se  borne  à  inspirer  la  répu- 
gnance pour  le  mal.  Enfin  la  fidélité  aux  lois, 
aux  mœurs  et  à  la  conscience,  fait  l'exacte  pro- 
bité. La  vertu,  supérieure  à  la  probité,  exige 
qu'on  fasse  le  bien ,  et  y  détermine. 

La  probité  défend ,  il  faut  obéir  ;  la  vertu 
commande,  mais  l'obéissance  est  libre,  à  moins 
que  la  vertu  n'emprunte  la  voix  de  la  religion. 
On  estime  la  probité,  on  respecte  la  vertu.  La 
probité  consiste  presque  dans  l'inaction  ;  la  vertu 
agit.  On  doit  de  la  reconnaissance  à  la  vertu  ; 
on  pourrait  s'en  dispenser  à  l'égard  de  la  pro- 
bité, parce  qu'un  homme  éclairé,  n'eût-il  que 
son  intérêt  pour  objet,  n'a  pas,  pour  y  parvenir, 
de  moyen  plus  sûr  que  la  probité. 

Je  n'ignore  pas  les  objections  qu'on  peut  tirer 
des  crimes  heureux  ;  mais  je  sais  aussi  qu'il  y 
a  différentes  espèces  de  bonheur;  qu'on  doit 
évaluer  les  probabilités  du  danger  et  du  succès , 
les  comparer  avec  le  bonheur  qu'on  se  propose, 
et  qu'il  n'y  en  a  aucun  dont  l'espérance  la 
mieux  fondée  puisse  contre-balancer  la  perte  de 
l'honneur,  ni  même  le  simple  danger  de  le 
perdre.  Ainsi ,  en  ne  faisant  d'une  telle  question 
qu'une  affaire  de  calcul ,  le  parti  de  la  probité 
est  toujours  le  meilleur  qu'il  y  ait  à  prendre. 
Il  ne  serait  pas  difficile  de  faire  une  démons- 
tration morale  de  cette  vérité  ;  mais  il  y  a  des 
principes  qu'on  ne  doit  pas  mettre  en  question.  Il 
est  toujours  à  craindre  que  les  vérités  les  plus 
évidentes  ne  contractent,  par  la  discussion,  un  air 
de  problème  qu'elles  ne  doivent  jamais  avoir. 

Quand  la  vertu  est  dans  le  cœur,  et  n'exige 
aucun  effort,  c'est  un  sentiment,  une  inclination 
au  bien,  un  amour  pour  l'humanité;  elle  est 
aux  actions  honnêtes  ce  que  le  vice  est  au 
crime  ;  c'est  le  rapport  de  la  cause  à  l'effet. 

En  distinguant  la  vertu  et  la  probité,  en  ob- 
servant la  différence  de  leur  nature ,  il  est  en- 
core nécessaire,  pour  connaître  le  prix  de  l'une 
et  de  l'autre,  de  faire  attention  aux  personnes, 
aux  temps  et  aux  circonstances. 

Il  y  a  tel  homme  dont  la  probité  mérite  plus 
d'éloges  que  la  vertu  d'un  autre.  Ne"  doit-on 
attendre  que  les  mêmes  actions  de  ceux  qui  ont 
des  moyens  si  différents?  Un  homme  au  sein 
de  l'opulence  n'aura-t-il  que  les  devoirs,  les  obli- 


gations de  celui  qui  est  assiégé  par  toui  le« 
besoins  ?  Cela  ne  serait  pas  juste.  La  probité  est 
la  vertu  des  pauvres  ;  la  vertu  doit  être  la  pro- 
bité des  riches. 

On  rapporte  quelquefois  à  la  vertu  des  ac- 
tions où  elle  a  peu  de  part.  Un  service  offert  par 
vanité,  ou  rendu  par  faiblesse,  fait  peu  d'hon- 
neur à  la  vertu. 

On  retire  un  homme  de  son  nom  d'un  état 
malheureux,  dont  on  pouvait  partager  la  honte. 
Est-ce  générosité?  C'est  tout  au  plus  décence, 
ou  peut-être  orgueil,  intérêt   réel  et  sensible. 

D'un  autre  côté,  on  loue  et  on  doit  louer  h"* 
actes  de  probité  où  l'on  sent  un  principe  de 
vertu,  un  effort  de  l'âme.  Un  homme  pauvre 
remet  un  dépôt  dont  il  avait  seul  le  secret  :  il 
n'a  fait  que  son  devoir,  puisque  le  contraire 
serait  un  crime;  cependant  son  action  lui  fait 
honneur,  et  doit  lui  en  faire.  On  juge  que  celui 
qui  ne  fait  pas  le  mal  dans  certaines  circons- 
tances, est  capable  de  faire  le  bien  :  dans  un 
acte  de  simple  probité ,  c'est  la  vertu  qu'on  loue. 

Un  malheureux  pressé  de  besoins,  humilie 
par  la  honte  de  la  misère,  résiste  aux  occasions 
les  plus  séduisantes.  Un  homme  dans  la  pros- 
périté n'oubUe  pas  qu'il  y  a  des  malheureux , 
les  cherche  et  prévient  leurs  demandes  :  je  ché- 
ris sa  bienfaisance.  Je  les  estime,  je  les  loue 
tous  deux  ;  mais  c'est  le  premier  que  j'admire  : 
j'y  vois  de  la  vertu. 

Les  éloges  qu'on  donne  à  de  certaines  pro- 
bités, à  de  certaines  vertus,  ne  font  que  le  blâme 
du  commun  des  hommes.  Cependant  on  ne  doit 
pas  les  refuser  ;  il  ne  faut  pas  rechercher  avec 
trop  de  sévérité  le  principe  des  actions ,  quand 
elles  tendent  au  bien  de  la  société.  Il  est  tou- 
jours sage  et  avantageux  d'encourager  les  hom- 
mes aux  actes  honnêtes  :  ils  sont  capables  de 
prendre  le  pli  de  la  vertu  comme  du  vice. 

On  acquiert  de  la  vertu  par  la  gloire  de  la 
pratiquer.  Si  l'on  commence  par  amour-propre , 
on  continue  par  honneur,  on  persévère  par 
habitude.  Que  l'homme  le  moins  porté  à  la  bien- 
faisance vienne  par  hasard,  ou  par  un  effort 
qu'il  fera  sur  lui-même ,  à  faire  quelque  action 
de  générosité,  il  éprouvera  ensuite  une  sorte  de 
satisfaction,  qui  lui  rendra  une  seconde  action 
moins  pénible;  bientôt  il  se  portera  de  lui- 
même  à  une  troisième,  et  dans  peu  la  bonté 
fera  son  caractère.  On  contracte  le  sentiment 
des  actions  qui  se  répètent. 

D'ailleurs,  quand  on  chercherait  à  rapporter 
des  actions  vertueuses  à  un  système  d'esprit 


COINSIDÉRATIONS  SUR  LES  MŒURS. 


(;.s^ 


el  cîe  conduite  plutôt  qu'au  sentiment,  Tavantage 
des  autres  serait  égal,  et  la  gloire  qu'on  vou- 
drait rabaisser  n'en  serait  peut-être  pas  moin- 
dre. Heureuse  alternative,  que  de  réduire  les 
censeurs  à  l'admiration ,  au  défaut  de  l'estime  ! 

Outre  la  vertu  et  la  probité,  qui  doivent 
être  les  principes  de  nos  actions ,  il  y  en  a  un 
troisième  très-digne  d'être  examiné  ;  c'est  l'hon- 
neur :  il  est  différent  de  la  probité,  peut-être 
ne  l'est-il  pas  de  la  vertu;  mais  il  lui  donne  de 
l'éclat,  et  me  paraît  être  une  qualité  de  plus. 

L'homme  de  probité  se  conduit  par  éduca- 
tion, par  habitude,  par  intérêt,  ou  par  crainte. 
L'homme  vertueux  agit  avec  bonté. 

L'homme  d'honneur  pense  et  sent  avec  no- 
blesse. Ce  n'est  pas  aux  lois  qu'il  obéit;  ce 
n'est  pas  la  réflexion,  encore  moins  l'imitation, 
qui  le  dirigent  :  il  pense,  parle  et  agit  avec 
une  sorte  de  hauteur,  et  semble  être  son  propre 
législateur  à  lui-même. 

On  s'affranchit  des  lois  par  la  puissance,  on 
s'y  soustrait  par  le  crédit,  on  les  élude  par 
adresse;  on  remplace  le  sentiment  et  l'on  sup- 
plée aux  mœurs  par  la  politesse;  on  imite  la 
vertu  par  l'hypocrisie.  L'honneur  est  l'instinct 
de  la  vertu ,  et  il  en  fait  le  courage.  Il  n'examine 
point,  il  agit  sans  feinte,  même  sans  prudence, 
et  ne  connaît  point  cette  timidité  ou  cette  fausse 
honte  qui  étouffe  tant  de  vertus  dans  les  âmes 
faibles  ;  car  les  caractères  faibles  ont  le  double 
inconvénient  de  ne  pouvoir  se  répondre  de  leurs 
vertus,  et  de  servir  d'instruments  aux  vices 
de  tous  ceux  qui  les  gouvernent. 

Quoique  l'honneur  soit  une  qualité  naturelle, 
il  se  développe  par  l'éducation ,  se  soutient  par 
les  principes,  et  se  fortifie  par  les  exemples.  On 
ne  saurait  donc  trop  en  réveiller  les  idées ,  en 
réchauffer  le  sentiment ,  en  relever  les  avantages 
et  la  gloire ,  et  attaquer  tout  ce  qui  peut  y  por- 
ter atteinte. 

Les  réflexions  sur  cette  matière  peuvent  servir 
de  préservatif  contre  la  corruption  des  mœurs 
qui  se  relâchent  de  plus  en  plus.  Je  n'ai  pas  des- 
sein de  renouveler  les  reproches  que  de  tout 
temps  on  a  faits  à  son  siècle ,  et  dont  la  répéti- 
tion fait  croire  qu'ils  ne  sont  pas  mieux  fondés 
dans  un  temps  que  dans  un  autre.  Je  suis  per- 
suadé qu'il  y  a  toujours  dans  le  monde  une  dis- 
tribution de  vertus  et  de  vices  à  peu  près  égale  ; 
mais  il  peut  y  avoir,  en  différents  âges,  des 
partages  inégaux  de  nation  à  nation ,  de  peuple 
à  peuple.  Il  y  a  des  âges  plus  ou  moins  brillants, 
et  le  nôtre  ne  paraît  pas  être  celui  de  l'honneur. 


du  moins  autant  qu'il  Ta  été.  Je  ne  doute  pas 
que  les  causes  de  cette  altération  ne  soient  un 
jour  développées  dans  l'histoire  de  ce  siècle.  Ce 
n'en  sera  pas  l'article  le  moins  curieux  ni  le 
moins  utile. 

On  n'est  certainement  pas  aussi  délicat ,  aussi 
scrupuleux  sur  les  Uaisons ,  qu'on  l'a  été.  Quand 
un  homme  avait  jadis  de  ces  procédés  tolérés 
ou  impunis  par  les  lois ,  et  condamnés  par  l'hon- 
neur, le  ressentiment  ne  se  bornait  pas  à  l'of- 
fensé ;  tous  les  honnêtes  gens  prenaient  parti,  et 
faisaient  justice  par  un  mépris  général  et  public. 
Aujourd'hui  on  a  des  ménagements,  même 
sans  vue  d'intérêt ,  pour  l'homme  le  plus  décrié. 
Je  71'aipaSy  vous  dit-on,  sujet  de  m'en  plaindre 
personnellement ,  je  n'irai  pas  tne  faire  le  répa- 
rateur des  torts.  Quelle  faiblesse  !  C'est  bien  mal 
entendre  les  intérêts  de  la  société ,  et  par  con- 
séquent les  siens  propres.  Pourquoi  les  malhon- 
nêtes gens  rougiraient-ils  de  l'être,  quand  on 
ne  rougit  pas  de  leur  faire  accueil?  Si  les  hon- 
nêtes gens  s'avisaient  de  faire  cause  commune , 
leur  Hgue  serait  bien  forte.  Quand  les  gens  d'es- 
prit et  d'honneur  s'entendront,  les  sots  et  les 
fripons  joueront  un  bien  petit  rôle.  Il  n'y  a  mal- 
heureusement que  les  fripons  qui  fassent  des 
ligues,  les  honnêtes  gens  se  tiennent  isolés. 
Mais  la  probité  sans  courage  n'est  digne  d'au- 
cune considération;  elle  ressemble  assez  à  l'at- 
trition,  qui  n'a  pour  principe .  qu'une  crainte 
servile. 

On  se  cachait  autrefois  de  certains  procédés, 
et  l'on  en  rougissait  s'ils  venaient  à  se  découvrir. 
Il  me  semble  qu'on  les  a  aujourd'hui  trop  ou- 
vertement ,  et  dès  là  il  doit  s'en  trouver  davan- 
tage, parce  que  la  contrainte  et  la  honte  retenaient 
bien  des  hommes. 

Je  ne  sache  que  l'infidélité  au  jeu  qui  soit  plus 
décriée  aujourd'hui  que  dans  le  siècle  passé  ;  en- 
core voit-on  des  gens  suspects  à  cet  égard  qui 
n'en  sont  pas  moins  accueiUis  d'ailleurs.  La 
seule  justice  qu'on  en  fasse,  est  d'employer 
beaucoup  de  politesses  et  de  détours  pour  se  dis- 
penser de  jouer  avec  eux  ;  cela  ressemble  moins 
au  mépris  qu'à  la  prudence.  Mais  un  homme  du 
monde  qui  est  irréprochable  par  cet  endroit  et 
par  la  valeur,  est  homme  d'honneur  décidé. 
Quoiqu'il  fasse  profession  d'être  de  vos  amis, 
n'ayez  rien  à  démêler  avec  lui  sur  l'intérêt, 
l'ambition  ou  l'amour-propre.  S'il  craint  seule- 
ment d'user  son  crédit ,  il  vous  manquera  sans 
scrupule  dans , une  occasion  essentielle,  et  ne 
sera  blâmé  de  personne.  Vous  vous  croyez  en 

'M 


G'JO 


l)[lCLOS. 


droit  de  lui  faire  des  reproclies;  mais  il  en  est 
plus  surpris  que  confus  :  il  reste  homme  d'hon- 
neur. Il  ne  conçoit  pas  que  vous  ayez  pu  regar- 
der comme  un  engagement  de  simples  propos 
de  politesse;  car  cette  politesse,  si  recom- 
mandée, sauve  bien  des  bassesses;  on  serait 
trop  heureux  qu'elle  ne  couvrit  que  des  plati- 
tudes. 

Il  y  a,  à  la  vérité,  telle  action  si  blâmable, 
que  l'interprétation  ne  saurait  en  être  équivoque. 
Un  homme  d'un  caractère  leste  trouve  encore 
alors  le  secret  de  n'être  pas  déshonoré ,  s'il  a  le 
courage  d'être  le  premier  à  la  publier,  et  de 
plaisanter  ceux  qui  seraient  tentés  de  le  blâmer. 
On  n'ose  plus  la  lui  reprocher ,  quand  on  le  voit 
en  faire  gloire.  L'audace  fait  sa  justification ,  et 
le  reproche  qu'on  lui  ferait  serait  un  ridicule 
auquel  on  n'ose  s'exposer.  On  commence  alors 
à  douter  qu'il  ait  tort  ;  on  craint  de  l'avoir.  Dans 
la  façon  commune  de  penser ,  prévoir  une  ob- 
jection ,  c'est  la  réfuter  sans  être  obligé  d'y  ré- 
pondre ;  dans  les  mœurs,  prévenir  un  reproche, 
c'est  le  détruire. 

Un  homme  qui  en  a  trompé  un  autre  avec 
l'artifice  le  plus  adroit  et  le  plus  criminel ,  loin 
d'en  avoir  des  remords  ou  de  la  honte ,  se  féli- 
cite sur  son  habileté;  il  se  cache  pour  réussir, 
et  non  pas  d'avoir  réussi;  il  s'imagine  simple- 
ment avoir  gagné  une  belle  partie  d'échecs ,  et 
celui  qui  est  sa  dupe  ne  pense  guère  autre  chose, 
sinon  qu'il  l'a  perdue  par  sa  faute  :  c'est  de 
lui-même  qu'il  se  plaint.  Le  ressentiment  est 
déjà  devenu  un  sentiment  trop  noble  ;  à  peine 
est-on  digne  de  hair,  et  la  vengeance  n'est  plus 
qu'une  revanche  utile;  on  la  prend  comme  un 
moyen  de  réussir,  et  pour  l'avantage  qui  en 
résulte. 

Cette  manière  de  penser,  cette  négligence  des 
mœurs  avilit  ceux  mêmes  qu'elle  ne  déshonore 
pas,  et  devient  de  plus  en  plus  dangereuse  pour  la 
société.  Ceux  qui  pourraient  prétendre  à  la  gloire 
ile  donner  l'exemple  par  leur  rang  ou  par  leurs  lu- 
mières, paraissent  avoir  trop  peu  de  respect  pour 
les  principes,  même  quand  ils  ne  les  violent  pas.  Ils 
ignorent  qu'indépendamment  des  actions,  la  légè- 
reté de  leurs  propos,  les  sentiments  qu'ils  laissent 
apercevoir ,  sont  des  exemples  qu'ils  donnent.  Le 
bas  peuple  n'ayant  aucun  principe,  faute  d'édu- 
cation ,  n'a  d'autre  frein  que  la  crainte,  et  d'autre 
guide  que  l'imitation.  C'est  dans  l'état  mitoyen 
que  la  probité  est  encore  le  plus  en  honneur. 

Le  relâchement  des  mœurs  n'empêche  pas 
qu'on  ne  vante  beaucoup  l'honneur  et  la  vertu  ; 


ceux  qui  en  ont  le  moins  savent  combien  il  leur 
importe  que  les  autres  en  aient.  On  aurait  rougi 
autrefois  d'avancer  de  certaines  maximes,  si  on 
les  eût  contredites  par  ses  actions  :  les  discours 
formaient  un  préjugé  favorable  sur  les  senti- 
ments. Aujourd'hui  les  discours  tirent  si  peu  à 
conséquence,  qu'on  pourrait  quelquefois  dire 
d'un  homme  qu'il  a  de  la  probité ,  quoiqu'il  en 
fasse  l'éloge.  Cependant  les  discours  honnêtes 
peuvent  toujours  être  utiles  à  la  société;  mais 
on  ne  se  fait  vraiment  honneur,  et  l'on  ne  se 
rend  digne  de  les  tenir  que  par  sa  conduite. 
C'est  un  engagement  de  plus,  et  l'on  ne  doit 
pas  craindre  d'en  prendre ,  quand  il  est  avan- 
tageux de  les  remplir. 

On  prétend  qu'il  a  régné  autrefois  parmi 
nous  un  fanatisme  d'honneur,  et  l'on  rapporte 
cette  heureuse  manie  à  un  siècle  encore  barbare. 
Il  serait  à  désirer  qu'elle  se  renouvelât  de  nos 
jours  :  les  lumières  que  nous  avons  acquises  ser- 
viraient à  régler  cet  engouement,  sans  le  refroi- 
dir. D'ailleurs ,  on  ne  doit  pas  craindre  l'excès 
en  cette  matière  :  la  probité  a  ses  limites,  et 
pour  le  commun  des  hommes,  c'est  beaucoup 
que  de  les  atteindre  ;  mais  la  vertu  et  l'honneur 
peuvent  s'étendre  et  s'élever  à  l'infini;  on  peut 
toujours  en  reculer  les  bornes ,  on  ne  les  passe 
jamais. 

Il  faut  avouer  que,  si  d'un  côté  l'honneur  a 
perdu ,  on  a  aussi  sur  certains  articles  des  déli- 
catesses ignorées  dans  le  siècle  passé.  En  voici 
un  trait. 

Lorsque  le  surintendant  Fouquet  donna  à 
Louis  XIV  cette  fête  si  superbe  dans  le  château 
de  Vaux ,  le  surintendant  porta  l'attention  jus- 
qu'à faire  mettre  dans  la  chambre  de  chaque 
courtisan  de  la  suite  du  roi  une  bourse  remplie 
d'or,  pour  fournir  au  jeu  de  ceux  qui  pouvaient 
manquer  d'argent,  ou  n'en  avoir  pas  assez.  Aucun 
ne  s'en  trouva  offensé  ;  tous  admirèrent  la  ma- 
gnificence de  ce  procédé.  Ils  tâchèrent  peut-être 
de  croire  que  c'était  au  nom  du  roi,  ou  du 
moins  à  ses  dépens,  et  ne  se  trompaient  pas  sur  ce 
dernier  article.  Quoi  qu'il  en  soit,  ils  en  usèrent 
sans  plus  d'information.  Si  un  ministre  des  fi- 
nances s'avisait  aujourd'hui  d'en  faire  autant, 
la  délicatesse  de  ses  hôtes  en  serait  blessée  avec 
raison;  tous  refuseraient  avec  hauteur  et  di- 
gnité. Jusque-là  il  n'y  a  rien  à  dire.  Mais  je 
craindrais  fort  que  quelques-uns  de  ceux  qui 
rejetteraient  avec  le  plus  d'éclat  le  présent  du 
ministre ,  ne  lui  empruntassent  une  somme  pa- 
reille ou  plus  forte ,  avec  un  très-ferme  dessein 


COlNSlDlERATlONS  SUK  LES  MOliUllS. 


G9r 


àii  ne  la  jamais  rendre.  Il  peut  y  avoir  là  de  la 
délicatesse  ;  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  soit  de 
l'honneui*. 

Le  surintendant  de  BuUion  avait  déjà  donné 
un  exemple  de  ce  magnifique  scandale.  Ayant 
fait  frapper,  en  1640,  les  premiers  louis  qui 
aient  paru  en  France,  il  imagina  de  donner  un 
dîner  à  cinq  seigneurs  de  ses  courtisans,  fit 
servir  au  dessert  trois  bassins  pleins  des  nou- 
velles espèces ,  et  leur  dit  d'en  prendre  autant 
qu'ils  voudraient^  Chacun  se  jeta  avidement  sur 
ce  fruit  ûoUveau  ^  en  emplit  ses  poches,  et  s'en- 
fuit avec  sa  proie  sans  attendre  son  carrosse; 
de  sorte  que  le  surintendant  riait  beaucoup  de 
la  peine  qu'ils  avaient  à  marcher.  Le  payement 
de  quelques  dettes  de  l'État  eût  également  pu 
donner  cours  à  ces  premières  espèces  ;  mais  ce 
moyen  n'eût  pas  été  si  noble  au  jugement  de 
BuUion  et  de  ses  convives,  que  je  ne  crois  pas 
devoir  nommer,  par  égard  pour  leurs  petits-fils, 
qui  peut-être,  loin  de  me  savoir  gré  de  ma  dis- 
crétion, en  riraient  eux-mêmes,  si  je  nommais 
leurs  pères. 

CHAPITRE  V. 

Sur  la  répietalion,  la  célébrité,  la  rénommée, 
et  la  considération. 

Les  hommes  sont  destinés  à  vivre  en  société, 
et  de  plus,  ils  y  sont  obligés  par  le  besoin  qu'ils 
ont  les  uns  des  autres  :  ils  sont  tous  à  cet  égard 
dans  une  dépendance  mutuelle.  Mais  ce  ne  sont 
pas  uniquement  les  besoins  matériels  qui  les 
lient;  ils  ont  une  existence  morale  qui  dépend 
de  leur  opinion  réciproque. 

Il  y  a  peu  d'hommes  assez  sûrs  et  assez  satis- 
faits de  l'opinion  qu'ils  ont  d'eux-mêmes,  pour 
être  indifférents  sur  celle  des  autres  ;  et  il  y  en 
a  qui  en  sont  plus  tourmentés  que  des  besoins 
de  la  vie. 

Le  désir  d'occuper  une  place  dans  l'opinion 
des  hommes  a  donné  naissance  à  la  réputation , 
la  célébrité  et  la  renommée,  ressorts  puissants 
de  la  société,  qui  partent  du  même  principe, 
mais  dont  les  moyens  et  les  effets  ne  sont  pas 
totalement  les  mêmes. 

Plusieurs  moyens  servent  également  à  la 
réputation  et  à  la  renommée,  et  ne  diffèrent  que 
par  les  degrés;  d'autres  sont  exclusivement 
propres  à  l'une  ou  à  l'autre. 

Une  réputation  honnête  est  à  la  portée  du 
commun  des  hommes  :  on  l'obtient  par  les  vertus 
sociales ,  et  la  pratique  constante  de  ses  devoirs . 


i  Cette  espèce  de  réputation  n'est,  à  la  vérité,  ni 
I  étendue  ni  brillante;  mais  elle  est  souvent  la  plus 
I  utile  pour  le  bonheur. 

L'esprit,  les  talents,  le  génie,  procurent  la 
célébrité;  c'est  le  premier  pas  vers  la  renommée ^ 
qui  n'en  diffère  que  par  plus  d'étendue  ;  mais  les 
avantages  en  sont  peut-être  moins  réels  que 
ceux  d'une  bonne  réputation.  Ce  qui  nous  est 
vraiment  utile  nous  coûte  peu  ;  les  choses  rares 
et  brillantes  sont  celles  qui  exigent  le  plus  de 
travaux,  et  dont  la  jouissance  n'est  qu'idéale. 

Deux  sortes  d'hommes  sont  faits  pour  la  re- 
nommée. Les  premiers,  qui  se  rendent  illustres 
par  eux-mêmes,  y  ont  droit;  les  autres,  qui  sont 
les  princes ,  y  sont  assujettis  :  ils  ne  peuvent 
échapper  à  la  renommée.  On  remarque  égale- 
ment dans  la  multitude  celui  qui  est  plus  grand 
que  les  autres,  et  celui  qui  est  placé  sur  un  lieu 
plus  élevé  :  on  distingue  en  même  temps  si  la 
supériorité  de  l'un  et  de  l'autre  vient  de  la  per^ 
sonne,  ou  du  lieu  où  elle  est  placée.  Tels  sont  le 
rapport  et  la  différence  qui  se  trouvent  entre  les 
grands  hommes  et  les  princes  qui  ne  sont  que 
princes. 

Mais  laissant  à  part  la  foule  des  pfinces,  sans 
les  préférer  ni  les  exclure  à  ce  titre  seul,  ne 
considérons  la  renommée  que  par  rapport  aux 
hommes  à  qui  elle  est  personnelle. 

Les  qualités  qui  sont  uniquement  propres  à 
la  renommée  s'annoncent  avec  éclat.  Telles  sont 
les  qualités  des  hommes  d'État  destinés  à  faire 
la  gloire,  le  bonheur  ou  le  malheur  des  peuples, 
soit  par  les  armes ,  soit  dans  le  gouvernement. 

Les  grands  talents ,  les  dons  du  génie  procu- 
rent autant  ou  j^lus  de  renommée  que  les  qualités 
de  l'homme  d'État,  et  ordinairement  transmet- 
tent un  nom  à  une  postérité  plus  reculée. 

Quelques-uns  des  talents  qui  font  la  renommée 
des  hommes  d'État  seraient  inutiles  et  quel- 
quefois dangereux  dans  la  vie  privée.  Tel  a  été 
un  héros ,  qui ,  s'il  fût  né  dans  l'obscurité ,  n'eût 
été  qu'un  brigand,  et  au  lieu  d'un  triomphe, 
n'eût  mérité  qu'un  supplice.  Il  y  a  eu  dans  tous 
les  genres  des  grands  hommes  qui,  s'ils  ne  le 
fussent  pas  devenus,  faute  de  quelques  circons- 
tances, n'auraient  jamais  pu  être  autre  chose, 
et  auraient  paru  incapables  de  tout. 

La  réputation  et  la  renommée  peuvent  être 
fort  différentes,  et  subsister  ensemble. 

Un  homme  d'État  ne  doit  rien  négliger  pour 
sa  réputation  ;  mais  il  ne  doit  compter  que  sur 
la  renommée,  qui  peut  seule  le  justifier  contre 
ceux  qui  attaquent  sa  réputation.  Il  en  est  comp^ 

a. 


G92 


DUCLOS. 


lubie  au  monde,  et  uoii  pas  à  des  particuliers 
intéressés,  aveugles  ou  téméraires. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  puisse  mériter  à  la  fois 
une  grande  renommée  et  une  mauvaise  réputa- 
tion ;  mais  la  renommée,  portant  principalement 
sur  des  faits  connus,  est  ordinairement  mieux 
fondée  que  la  réputation,  dont  les  principes  peu- 
vent être  équivoques.  La  renommée  est  assez 
constante  et  uniforme;  la  réputation  ne  l'est 
presque  jamais. 

Ce  qui  peut  consoler  les  grands  hommes  sur 
les  injustices  qu'on  fait  à  leur  réputation ,  ne  doit 
pas  la  leur  faire  sacrifier  légèrement  à  la  renom- 
mée, parce  qu'elles  se  prêtent  réciproquement 
beaucoup  d'éclat.  Quand  on  fait  le  sacrifice  de  la 
réputation  par  une  circonstance  forcée  de  son 
état,  c'est  un  malheur  qui  doit  se  faire  sentir, 
et  qui  exige  tout  le  courage  que  peut  inspirer 
l'amour  du  bien  public.  Ce  serait  aimer  bien 
généreusement  l'humanité ,  que  de  la  servir  au 
mépris  de  la  réputation  ;  ou  ce  serait  trop  mépri- 
ser les  hommes,  que  de  ne  tenir  aucun  compte 
de  leurs  jugements;  et  dans  ce  cas  les  servi- 
rait-on? Quand  le  sacrifice  de  la  réputation  à  la 
renommée  n'est  pas  forcé  par  le  devoir ,  c'est  une 
grande  folie,  parce  qu'on  jouit  réellement  plus 
de  sa  réputation  que  de  sa  renommée. 

On  ne  jouit  en  effet  de  l'amitié,  de  l'estime, 
du  respect  et  de  la  considération ,  que  de  la  part 
de  ceux  dont  on  est  entouré,  dont  on  est  person- 
nellement connu.  Il  est  donc  plus  avantageux 
que  la  réputation  soit  honnête,  que  si  elle  n'était 
qu'étendue  et  brillante.  La  renommée  n'est, 
dans  bien  des  occasions,  qu'un  hommage  rendu 
aux  syllabes  d'un  nom. 

Qu'un  homme  illustre  se  trouve  au  milieu  de 
ceux  qui,  sans  le  connaître  personnellement, 
célèbrent  son  nom  en  sa  présence,  il  jouira  avec 
plaisir  de  sa  célébrité  ;  et  s'il  n'est  pas  tenté  de 
se  découvrir,  c'est  parce  qu'il  en  a  le  pouvoir,  et 
par  un  jeu  libre  de  l'amour-propre.  Mais  s'il  lui 
était  absolument  impossible  de  se  faire  connaî- 
tre, son  plaisir  n'étant  plus  libre,  peut-être  sa 
situation  serait-elle  pénible;  ce  serait  presque 
entendre  parler  d'un  autre  que  soi.  On  peut  faire 
la  même  réflexion  sur  la  situation  contraire  d'uu 
homme  dont  le  nom  serait  dans  le  mépris,  et 
qui  en  serait  témoin  ignoré;  il  ne  se  ferait  pas 
connaître,  et  jouirait,  au  milieu  de  son  tour- 
ment ,  d'une  sorte  de  consolation ,  qui  serait  dans 
le  rapport  opposé  à  la  peine  du  premier,  que 
nous  avons  supposé  contraint  au  silence. 

Si  l'on  réduisait  la  célébrité  à  sa  valeur  réelle. 


on  lui  ferait  i>crdie  bien  des  sectateurs.  La  ré- 
putation la  plus  étendue  est  toujours  très-bornée  ; 
la  renommée  même  n'est  jamais  universelle.  A 
prendre  les  hommes  numériquement,  combien  y 
en  a-t-il  à  qui  le  nom  d'Alexandre  n'est  jamais 
parvenu  1  Ce  nombre  surpasse ,  sans  aucune  pro- 
portion ,  ceux  qui  savent  qu'il  a  été  le  conqué- 
rant de  l'Asie.  Combien  y  avait-il  d'hommes  qui 
ignoraient  l'existence  de  Kouli-Kan,  dans  le 
temps  qu'il  changeait  une  partie  de  la  face  de  la 
terre  1  Elle  a  des  bornes  assez  étroites,  et  la  re- 
nommée peut  toujours  s'étendre  sans  jamais  y 
atteindre.  Quel  caractère  de  faiblesse  que  de  pou- 
voir croître  continuellement ,  sans  atteindre  à  un 
terme  limité! 

On  se  flatte  du  moins  que  TadmiratioD  des 
hommes  instruits  doit  dédommager  de  l'igno- 
rance des  autres.  Mais  le  propre  de  la  renom- 
mée est  de  compter,  de  multiplier  les  voix,  et 
non  pas  de  les  apprécier.  D'ailleurs ,  quel  homme 
d'État  osera  se  répondre  de  vivre  dans  l'histoire, 
quand  on  voit  des  médailles  de  plusieurs  rois 
dont  les  noms  ne  se  trouvent  dans  aucun  histo- 
rien? L'État  de  ces  princes'  devait  cependant 
être  considérable.  Les  arts  y  étaient  florissants, 
à  n'en  juger  que  par  la  beauté  de  quelques-unes 
de  ces  médailles.  Il  y  a  des  arts  qui  ne  peuvent 
être  portés  à  un  certain  degré  de  perfection, 
sans  que  beaucoup  d'autres  soient  également 
cultivés.  Il  y  avait  sans  doute  à  la  cour  de  ces 
rois,  comme  ailleurs,  de  petits  seigneurs  très- 
importants,  faisant  du  fracas,  s'imaginant  occu- 
per fort  la  renommée,  avoir  un  jour  place  dans 
l'histoire  ;  et  les  maîtres  sous  qui  ils  rampaient 
n'y  sont  pas  nommés  I  Les  antiquaires  les  mieux 
instruits  de  la  science  numismatique  exercent 
aujourd'hui  leur  sagacité  à  tâcher  de  deviner  en 
quel  pays  ces  monarques  ont  régné.  Il  paraît 
cependant  par  le  sujet ,  le  goût  du  travail ,  les 
types  des  médailles,  par  les  légendes  qui  sont 
grecques,  que  ce  n'était  pas  sur  des  peuples 
ignorés,  et  que  l'époque  n'en  est  pas  de  la  plus 
haute  antiquité.  On  conjecture  que  c'était  en 
Sicile,  en  Illyrie,  chez  les  Parthes,  etc.  Mais 
l'histoire  n'en  fait  pas  la  moindre  mention. 

Cependant  plusieurs  ne  plaignent  ni  travaux 
ni  peines,  uniquement  pour  être  connus.  Ils  veu- 
lent qu'on  parle  d'eux,  qu'on  en  soit  occupé;  ils 
aiment  mieux  être  malheureux  qu'ignorés.  Celui 
dont  les  malheurs  attirent  l'attention  est  à  demi 
consolé. 

»  La  reine  Philistis,  les  rois  Mostis,  Samès,  Memtès,  Sa; 
rias,  Abdissar,  etc. 


COINSIDÉRATIONS  SUR  LES  MOEURS. 


693 


Quand  le  désir  de  la  célébrité  n'est  qu'un  sen- 
timent, il  peut  être,  suivant  son  objet,  honnête 
pour  celui  qui  l'éprouve,  et  utile  à  la  société; 
mais  si  c'est  une  manie,  elle  est  bientôt  injuste, 
artificieuse  et  avilissante  par  les  manœuvres 
qu'elle  emploie  :  l'orgueil  fait  faire  autant  de 
bassesses  que  l'intérêt.  Voilà  ce  qui  produit  tant 
de  réputations  usurpées  et  peu  solides. 

Rien  ne  rendrait  plus  indifférent  sur  la  répu- 
tation, que  de  voir  comment  elle  s'établit  sou- 
vent, se  détruit,  se  varie,  et  quels  sont  les  au- 
teurs de  ces  révolutions. 

A  peine  un  homme  paraît-il  dans  quelque 
carrière  que  ce  soit ,  pour  peu  qu'il  montre  de 
dispositions  heureuses,  quelquefois  même  sans 
cela,  que  chacun  s'empresse  de  le  servir,  de 
l'annoncer,  de  l'exalter  :  c'est  toujours  en  com- 
mençant qu'on  est  un  prodige.  D'où  vient  cet 
empressement?  Est-ce  générosité,  bonté  ou  jus- 
tice? Non,  c'est  envie ,  souvent  ignorée  de  ceux 
qu'elle  excite.  Dans  chaque  carrière  il  se  trouve 
toujours  quelques  hommes  supérieurs.  Les  su- 
balternes ,  ne  pouvant  aspirer  aux  premières 
places,  cherchent  à  en  écarter  ceux  qui  les  occu- 
pent en  leur  suscitant  des  rivaux. 

On  dira  peut-être  qu'il  doit  être  indifférent 
par  qui  les  premiers  rangs  soient  occupés,  à 
ceux  qui  n'y  peuvent  parvenir  ;  mais  c'est  bien 
peu  connaître  les  passions  que  de  les  faire  rai- 
sonner. Elles  ont  des  motifs ,  et  jamais  de  princi- 
pes. L'envie  sent  et  agit,  ne  réfléchit  ni  ne  pré- 
voit :  si  elle  réussit  dans  son  entreprise,  elle 
cherche  aussitôt  à  détruire  son  propre  ouvrage. 
On  tâche  de  précipiter  du  faîte  celui  à  qui  on  a 
prêté  la  main  pour  faire  les  premiers  pas  :  on  ne 
lui  pardonne  point  de  n'avoir  plus  besoin  de 
secours. 

C'est  ainsi  que  les  réputations  se  forment  et 
se  détruisent.  Quelquefois  elles  se  soutiennent, 
soit  par  la  solidité  du  mérite  qui  les  affermit ,  soit 
par  l'artifice  de  celui  qui,  ayant  été  élevé  par  la 
cabale,  sait  mieux  qu'un  autre  les  ressorts  qui  la 
font  mouvoir ,  ou  qui  embarrassent  son  action. 

Il  arrive  souvent  que  le  public  est  étonné  de 
certaines  réputations  qu'il  a  faites;  il  en  cherche 
la  cause,  et  ne  pouvant  la  découvrir,  parce 
qu'elle  n'existe  pas,  il  n'en  conçoit  que  plus  d'ad- 
miration et  de  respect  pour  le  fantôme  qu'il  a 
créé.  Ces  réputations  ressemblent  aux  fortunes 
(|ui,  sans  fonds  réels,  portent  sur  le  crédit,  et 
n'en  sont  que  plus  brillantes. 

Comme  le  public  fait  des  réputations  par  ca- 
price, des  particuliers  en  usurpent  par  ninnégc, 


ou  par  une  sorte  d'impudence  qu'on  ne  doit  pa.s 
même  honorer  du  nom  d'amour-propre.  Ils  an- 
noncent qu'ils  ont  beaucoup  de  mérite  :  on  plai- 
sante d'abord  de  leurs  prétentions  ;  ils  répètent 
les  mêmes  propos  si  souvent,  et  avec  tant  de 
confiance,  qu'ils  viennent  à  bout  d'en  imposer. 
On  ne  se  souvient  plus  par  qui  on  les  a  entendu 
tenir,  et  l'on  finit  par  les  croire;  cela  se  répète  et 
se  répand  comme  un  bruit  de  ville  qu'on  n'ap- 
profondit point. 

On  fait  même  des  associations  pour  ces  sortes 
de  manœuvres  ;  c'est  ce  qu'on  appelle  une  ca- 
bale. 

On  entreprend  de  dessein  formé  de  faire  une 
réputation ,  et  l'on  en  vient  à  bout. 

Quelque  brillante  que  soit  une  telle  réputation, 
il  n'y  a  quelquefois  que  celui  qui  en  est  le  sujet 
qui  en  soit  la  dupe.  Ceux  qui  l'ont  créée  savent  à 
quoi  s'en  tenir,  quoiqu'il  y  en  ait  aussi  qui  finis- 
sent par  respecter  leur  propre  ouvrage. 

D'autres ,  frappés  du  contraste  de  la  personne 
et  de  sa  réputation,  ne  trouvant  rien  qui  jus- 
tifie l'opinion  publique ,  n'osent  manifester  leur 
sentiment  propre.  Ils  acquiescent  au  préjugé, 
par  timidité ,  complaisance  ou  intérêt  ;  de  sorte 
qu'il  n'est  pas  rare  d'entendre  quantité  de  gens 
répéter  le  même  propos ,  qu'ils  désavouent  tous 
intérieurement.  La  plupart  des  hommes  n'osent 
ni  blâmer  ni  louer  seuls,  et  ne  sont  pas  moins 
timides  pour  protéger  que  pour  attaquer  ;  il  y 
en  a  peu  qui  aient  le  courage  de  se  passer  de 
partisans  ou  de  complices,  je  ne  dis  pas  pour 
manifester  leur  sentiment,  mais  pour  y  persis- 
ter; ils  tâchent  de  s'y  affermir  eux-mêmes  en 
le  suggérant  à  d'autres,  sinon  ils  l'abandonnent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  réputations  usurpées 
qui  produisent  le  plus  d'illusion ,  ont  toujours 
un  côté  ridicule  qui  devrait  empêcher  d'en  être 
fort  flatté.  Cependant  on  voit  quelquefois  em- 
ployer les  mêmes  manœuvres  par  ceux  qui 
auraient  assez  de  mérite  pour  s'en  passer. 

Quand  le  mérite  sert  de  base  à  la  réputa- 
tion, c'est  une  grande  maladresse  que  d'y  join- 
dre l'artifice,  parce  qu'il  nuit  plus  à  la  ré- 
putation méritée,  qu'il  ne  sert  à  celle  qu'on 
ambitionne.  Si  le  public  vient  à  reconnaître  ce 
manège  dans  un  homme  qui  d'ailleurs  a  des 
talents,  et  tôt  ou  \<\n\  il  le  reconnaît,  il  se  ré- 
volte, et  dégrade  la  gloire  la  mieux  acquise. 
C'est  une  injustice;  mais  il  ne  faut  par  le  mettre 
en  droit  d'être  injuste.  L'envie,  à  qui  les  pré- 
textes suffisent,  s'applaudit  d'avoir  des  motifs, 
les   saisit   avec    ardeur,  et    les   emploie    avec 


694 


DUCLOS. 


adresse.  Elle  ne  pardonne  au  mérite  que  lors- 
qu'elle est  trompée  par  sa  propre  malignité,  et 
qu'elle  croit  remarquer  des  défauts  qui  lui  ser- 
vent de  pâture.  Elle  se  console  en  croyant 
rabaisser  d'un  côté  ce  qu'elle  est  forcée  d'admirer 
d'un  autre  ;  elle  cherche  moins  à  détruire  ce 
qu'elle  se  flatte  d'outrager. 

Une  sorte  d'indifférence  sur  son  propre  mé- 
rite est  le  plus  sûr  appui  de  la  réputation  ;  on 
ne  doit  pas  affecter  d'ouvrir  les  yeux  de  ceux 
que  la  lumière  éblouit.  La  modestie  est  le  seul 
éclat  qu'il  soit  permis  d'ajouter  à  la  gloire. 

Si  l'artifice  est  un  moyen  honteux  pour  la 
réputation,  il  y  a  un  art,  et  même  un  art  hon- 
nête, qui  naît  de  la  prudence,  de  la  sagesse,  et 
qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Les  gens  d'esprit  ont 
plus  d'avantages  que  les  autres,  non-seulement 
pour  la  gloire,  mais  encore  pour  acquérir  et  mé- 
riter la  réputation  de  vertu.  Une  intelligence  fine, 
aussi  contraire  à  la  fausseté  qu'à  l'imprudence,  un 
discernement  prompt  et  sûr,  fait  qu'on  place  les 
bienfaits  avec  choix,  qu'on  parle,  qu'on  se 
tait  et  qu'on  agit  à  propos.  Il  n'y  a  personne 
qui  n'ait  quelquefois  occasion  de  faire  une  action 
honnête,  courageuse,  et  toutefois  sans  danger. 
Le  sot  la  laisse  passer,  faute  de  l'apercevoir  ; 
l'homme  d'esprit  la  sent  et  la  saisit.  L'expérience 
prouve  cependant  que  l'esprit  seul  n'y  suffit  pas, 
et  qu'il  faut  encore  un  cœur  noble  pour  em- 
ployer cet  art  heureux. 

J'ai  vu  de  ces  succès  brillants,  et  je  suis 
persuadé  que  celui  même  qui  était  comblé  d'é- 
loges sentait  coinbien  il  lui  en  avait  peu  coûté 
pour  les  obtenir;  mais  il  n'en  était  pas  moins 
louable. 

J'en  ai  remarqué  d'autres  qui ,  avec  la  bien- 
faisance dans  le  cœur,  avec  les  actes  de  vertu 
les  plus  fréquents ,  faute  d'intelligence  et  d'à- 
propos,  n'étaient  pas,  à  beaucoup  près,  aussi 
estimés  qu'estimables.  Leur  mérite  ne  faisait 
point  de  sensation  ;  à  peine  le  soupçonnait-on. 
Il  est  vrai  que  si,  par  un  heureux  hasard,  le 
mérite  simple  et  uni  vient  à  être  remarqué,  il 
acquiert  l'éclat  le  plus  subit,  On  le  loue  avec 
complaisance,  on  voudrait  encore  l'augmenter; 
l'envie  même  y  applaudit  sans  sortir  de  son 
caractère  :  elle  en  tire  parti  pour  en  humilier 
d'autres. 

Si  les  réputations  se  forment  et  se  détruisent 
avec  facilité,  il  n'est  pas  étonnant  qu'elles  va- 
rient ,  et  soient  souvent  contradictoires  dans  la 
même  personne.  Tel  a  une  réputation  dans  un 
lieu,  qui  dans  un  autre  en  a  une  toute  diffé- 


rente; il  a  celle  qu'il  mérite  le  moins,  et  on  lui 
refuse  celle  à  laquelle  il  a  le  plus  de  droit.  On 
en  voit  des  exemples  dans  tous  les  ordres.  Je 
ne  puis  me  dispenser  d'entrer  ici  dans  quelques 
détails ,  qui  rendront  les  principes  plus  sensibles 
par  l'application  que  j'en  vais  faire. 

Un  homme  est  taxé  d'avarice,  parce  qu'il 
méprise  le  faste,  et  se  refuse  le  superflu  pour 
fournir  le  nécessaire  à  des  malheureux  ignorés. 
On  loue  la  générosité  d'un  autre,  qui  répand 
avec  ostentation  ce  qu'il  ravit  avec  artifice  ou 
violence;  il  fait  des  présents,  et  refuse  le  paye- 
ment de  ses  dettes  :  on  admire  sa  magnificence , 
quand  il  est  à  la  fois  victime  du  faste  et  de 
l'avarice. 

On  accuse  d'insolence  un  homme  qui  ne  flé- 
chit pas  avec  bassesse  sous  une  autorité  usurpée 
ou  tyrannique  :  on  reproche  l'emportement  à 
un  autre,  parce  qu'il  n'a  pas  porté  la  patience 
jusqu'à  l'avilissement.  Comme  elle  a  ses  bornes, 
les  gens  naturellement  doux  finissent  souvent 
par  avoir  tort  mal  à  propos,  quand  la  mesure 
est  comble.  On  ne  saurait  croire  combien  il 
importe,  pour  le  bien  de  la  paix,  de  ne  se  pas 
laisser  trop  vexer,  à  moins  que  l'on  ne  consente 
à  être  avili. 

On  vante,  au  contraire,  la  douceur  d'un 
homme  entier,  opiniâtre  par  caractère  et  poli 
par  orgueil. 

Une  femme  est  déshonorée,  parce  qu'elle  a 
constaté  sa  faute  par  l'éclat  de  sa  douleur  et  de 
sa  honte  ;  tandis  qu'une  autre  se  met  à  couvert 
de  tout  reproche  par  l'excès  de  son  impudence  ; 
celle-ci  n'est  pas  même  l'objet  d'un  mépris  se- 
cret. Les  hommes  haïssent  ce  qu'ils  n'oseraient 
punir  ;  mais  ils  ne  méprisent  que  ce  qu'ils  osent 
blâmer  hautement.  Leurs  actions  déterminent 
plus  leurs  jugements,  que  leurs  jugements  ne 
règlent  leurs  actions. 

Si  l'on  passe  des  sipiples  particuliers  à  ceux 
qui,  paraissant  sur  un  théâtre  plus  éclairé,  sont 
à  portée  d'être  mieux  connus,  on  verra  qu'on 
n'en  juge  pas  avec  plus  de  justice. 

Un  ministre  est  taxé  de  dureté,  parce  qu'il 
est  juste ,  qu'il  rejette  des  sollicitations  payées, 
et  refuse  de  se  prêter  à  ce  que  les  courtisans 
appellent  des  a^ff aires  :  commerce  injurieux  au 
mérite,  scandaleux  pour  le  pubUc,  avilissant 
pour  l'autorité,  dangereux  pour  l'État,  et  mal- 
heureusement trop  commun. 

On  loue  la  bonté  d'un  autre,  parce  qu'on 
peut  le  séduire,  le  tromper,  et  le  faire  servir 
d'instrument  à  l'injustice. 


COINSIDÉRATIONS  SUR  LES  MŒURS. 


09:) 


Un  prince  passe  pour  sévère,  parce  qu'il  aime 
mieux  prévenir  les  fautes  que  d'être  obligé  de 
les  punir;  de  cruauté,  parce  qu'il  réprime  les 
tyrannies  subalternes ,  de  toutes  les  plus  odieuses. 
Les  lois  cruelles  contre  les  oppresseurs  sont  les 
plus  douces  pour  la  société  ;  mais  l'intérêt  par- 
ticulier se  fait  toujours  le  législateur  de  l'ordre 
public. 

Louis  XII ,  un  des  meilleurs ,  et  par  consé- 
quent des  plus  grands  rois  que  la  France  ait 
eus ,  fut  accusé  d'avarice ,  parce  qu'il  ne  foulait 
pas  les  peuples  pour  enrichir  des  favoris  sans 
mérite.  Le  peuple  doit  être  le  favori  d'un  roi  ; 
et  les  princes  n'ont  droit  au  superflu  que  lors- 
que les  peuples  ont  le  nécessaire.  Les  reproches 
qu'on  osait  lui  faire  ne  prouvaient  que  sa  bonté. 
On  porta  l'insolence  jusqufà  le  jouer  sur  le 
théâtre.  J'aime  mieux  y  dit  ce  prince  honnête 
homme,  que  mon  avance  les  fasse  rire,  que 
si  elle  les  faisait  pleurer.  Il  ajoutait  :  Leurs  plai- 
santeries prouvent  ma  bonté ^  car  ils  n'ose- 
raient pas  les  faire  sous  tout  autre  prince.  Il 
avait  raison;  les  reproches  des  courtisans  va- 
lent souvent  des  éloges,  et  leurs  éloges  sont 
des  pièges. 

A  l'égard  des  réputations  de  probité,  il  est 
étonnant  qu'il  n'y  en  ait  pas  plus  d'établies, 
attendu  la  facilité  avec  laquelle  on  l'usurpe 
quelquefois.  On  ne  voyait  jadis  que  des  hypo- 
crites de  vertu  ;  on  trouve  aujourd'hui  des  hy- 
pocrites de  vice.  Des  gens  ayant  remarqué 
qu'une  vertu  austère  n'est  pas  toujours  exempte 
d'un  peu  de  dureté,  parce  qu'on  est  moins  cir- 
conspect quand  on  est  irréprochable,  et  qu'on 
s'observe  moins  quand  on  ne  craint  pas  de  se 
trahir;  ces  gens  tirent  parti  de  leur  férocité 
naturelle,  et  souvent  la  portent  à  l'excès,  pour 
établir  la  sévérité  de  leur  vertu  :  leurs  décla- 
mations contre  l'impudence  sont  des  preuves 
continuelles  de  la  leur.  Qu'il  y  a  de  ces  gens 
dont  la  dureté  fait  toute  la  vertu  !  L'étourderie 
est  encore  une  preuve  très -équivoque  de  la 
franchise;  on  ne  devrait  se  fier  qu'à  l'étour- 
derie de  ceux  à  qui  elle  est  souvent  préjudi- 
ciable. 

La  dureté  et  l'étourdene  sont  des  défauts  de 
caractère  qui  n'excluent  pas  absolument,  et 
supposent  encore  moins  la  vertu ,  mais  qui  la 
gâtent  quand  ils  s'y  trouvent  unis.  Cependant 
combien  de  fois  a-t-on  été  trompé  par  cet  ex- 
térieur I 

Si  l'on  souscrit  légèrement  à  certaines  répu- 
tntions  de  probité ,  on  en  flétrit  souvent  avec 


une  témérité  encore  plus  blâmable ,  par  passion, 
par  intérêt.  On  abuse  du  malheur  d'un  homme 
pour  attaquer  sa  probité.  On  s'élève  contre  la 
réputation  des  autres,  uniquement  pour  donner 
opinion  de  sa  vertu. 

Si  un  homme  a  le  courage  de  défendre  une 
réputation  qu'il  croit  injustement  attaquée,  on 
ne  lui  fait  pas  toujours  l'honneur  de  le  regarder 
comme  une  dupe  ;  ce  soupçon  serait  trop  ridi- 
cule :  on  suppose  qu'il  a  intérêt  de  soutenir  une 
thèse  extraordinaire.  Qu'on  se  soit  visiblement 
trompé  en  jugeant  défavorablement,  on  n'est 
suspect  que  d'un  excès  de  sagacité;  mais  si 
c'est  en  jugeant  trop  favorablement,  c'est, 
dit -on,  le  comble  de  l'imbécillité  :  cependant 
l'erreur  est  la  même,  et  le  caractère  est  très- 
différent. 

Ces  faux  jugements  ne  partent  pas  toujours 
de  la  malignité.  Les  hommes  font  beaucoup 
d'injustices  sans  méchanceté,  par  légèreté,  pré- 
cipitation, sottise,  témérité,  imprudence. 

Les  décisions  hasardées  avec  le  plus  de  con- 
fiance font  le  plus  d'impression.  Eh  !  qui  sont 
ceux  qui  jouissent  du  droit  de  prononcer?  Des 
gens  qui,  à  force  de  braver  le  mépris,  viennent 
à  bout  de  se  faire  respecter,  et  de  donner  le 
ton  ;  qui  n'ont  que  des  opinions  et  jamais  de 
sentiments;  qui  en  changent,  les  quittent  et 
les  reprennent,  sans  le  savoir  ni  s'en  douter; 
ou  qui  sont  opiniâtres  sans  être  constants. 

Voilà  cependant  les  juges  des  réputations; 
voilà  ceux  dont  on  méprise  le  sentiment,  et 
dont  on  recherche  le  suffrage  ;  ceux  qui  pro- 
curent la  considération,  sans  en  avoir  eux- 
mêmes  aucune. 

La  considération  est  différente  de  la  célé- 
brité. La  renommée  même  ne  la  donne  pas  tou- 
jours, et  l'on  peut  en  avoir  sans  imposer  par 
un  grand  éclat. 

La  considération  est  un  sentiment  d'estime 
mêlé  d'une  sorte  de  respect  personnel  qu'un 
homme  inspire  en  sa  faveur.  On  en  peut  jouir 
également  parmi  ses  inférieurs,  ses  égaux  et 
ses  supérieurs  en  rang  et  en  naissance.  On  peut , 
dans  un  rang  élevé,  ou  avec  une  naissances 
illustre ,  avec  un  esprit  supérieur  où  des  talents 
distingués,  on  peut  même  avec  de  la  vertu, 
si  elle  est  seule  et  dénuée  de  tous  les  autre* 
avantages,  être  sans  considération.  On  peut  en 
avoir  ave<^  un  esprit  borné,  ou  malgré  l'obscu- 
rité de  la  naissance  et  de  l'état. 

La  considération  no  suit  pas  nOccssni remont 
le  ^rnnd  homme;  l'homnie  de  juérite  y  a  ton- 


GOG 


DUCLOS. 


jours  droit;  et  l'homme  de  mérite  est  celui  qui, 
ayant  toutes  les  qualités  et  tous  les  avantages  de 
son  état ,  ne  les  ternit  par  aucun  endroit.  Pour 
donner  enfin  une  idée  plus  précise  de  la  consi- 
dération, on  l'obtient  par  la  réunion  du  mérite, 
de  la  décence ,  du  respect  pour  soi-même ,  par 
le  pouvoii-  connu  d'obliger  et  de  nuire ,  et  par 
l'usage  éclairé  qu'on  fait  du  premier ,  en  s'abste- 
nant  de  l'autre. 

L'espèce,  terme  nouveau ,  mais  qui  a  un  sens 
juste ,  est  l'opposé  de  l'homme  de  considération. 
11  y  en  a  de  toutes  classes.  L'espèce  est  celui 
qui ,  n'ayant  pas  le  mérite  de  son  état ,  se  prête 
encore  de  lui-même  à  son  avilissement  per- 
sonnel :  il  manque  plus  à  soi  qu'aux  autres.  Un 
homme  d'un  haut  rang  peut  être  une  espèce, 
un  autre  de  bas  état  peut  avoir  de  la  considé- 
ration. 

Si  l'on  acquiert  la  considération ,  on  l'usurpe 
aussi.  Vous  voyez  des  hommes  dont  on  vante  le 
mérite  :  si  l'on  veut  examiner  en  quoi  il  con- 
siste ,  on  est  étonné  du  vide  ;  on  trouve  que  tout 
se  borne  à  un  air,  un  ton  d'importance  et  de 
suffisance;  un  peu  d'impertinence  n'y  nuit  pas; 
et  quelquefois  le  maintien  suffit.  Ils  se  sont  por- 
tés pour  respectables ,  et  on  les  respecte  :  sans 
quoi,  on  n'irait  pas  jusqu'à  les  estimer. 

On  doit  conclure  de  l'analyse  que  nous  ve- 
nons de  faire ,  et  de  la  discussion  dans  laquelle 
nous  sommes  entrés ,  que  la  renommée  est  le 
prix  des  talents  supérieurs ,  soutenus  de  grands 
efforts ,  dont  l'effet  s'étend  sur  les  hommes  en 
général,  ou  du  moins  sur  une  nation;  que  la 
réputation  a  moins  d'étendue  que  la  renommée, 
et  quelquefois  d'autres  principes;  que  la  répu- 
tation usurpée  n'est  jamais  sûre;  que  la  plus 
honnête  est  toujours  la  plus  utile  ;  et  que  cha- 
cun peut  aspirer  à  la  considération  de  son  état. 

CHAPITRE  Vï. 

Sur  les  grands  seigneurs. 

Après  avoir  considéré  des  objets  qui  regar- 
dent les  hommes  en  général ,  portons  nos  ré- 
flexions sur  quelques  classes  de  la  société ,  et 
commençons  par  les  grands  seigneurs. 

Grand  seigtieur  est  un  mot  dont  la  réalité 
n'est  plus  que  dans  l'histoire.  Un  grand  seigneur 
était  un  homme  sujet  par  sa  naissance ,  grand 
par  lui-même ,  soumis  aux  lois ,  mais  assez  puis- 
sant pour  n'obéir  que  librement ,  ce  qui  en  fai- 
sait souvent  un  rebelle  contre  le  souverain ,  et 
un  tyran  pour  les  autres  sujets.  Tl  n'y  en  a  plus. 


Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait ,  et  qu'il  ne  doive  tou- 
jours se  trouver  dans  une  monarchie  une  classe 
supérieure  de  sujets,  qu'on  nomme  des  sei- 
gneurs ,  auxquels  on  rend  des  respects  d'usage , 
et  dont  quelques-uns  les  obtiendraient  par  leur 
mérite  personnel. 

Le  peuple  a  pu  gagner  à  l'abaissement  des 
seigneurs  :  ceux-ci  ont  encore  plus  perdu  ;  mais 
il  est  plus  avantageux  à  l'État  qu'ils  aient  tout 
perdu ,  que  s'ils  avaient  tout  conservé. 

Si  l'on  s'avisait  aujourd'hui  de  faire  la  liste 
de  ceux  à  qui  l'on  donne  ou  qui  s'attribuent 
le  titre  de  seigneur,  on  ne  serait  pas  embarrassé 
de  savoir  par  qui  la  commencer  ;  mais  il  serait 
impossible  de  marquer  précisément  où  elle  doit 
finir.  On  arriverait  jusqu'à  la  bourgeoisie ,  sans 
avoir  distingué  une  nuance  de  séparation.  Tout 
ce  qui  va  à  Versailles  croit  aller  à  la  cour ,  et  en 
être. 

La  plupart  de  ceux  qui  passent  pour  des  sei- 
gneurs, ne  le  sont  que  dans  l'opinion  du  peuple , 
qui  les  voit  sans  les  approcher.  Frappé  de  leur 
éclat  extérieur ,  il  les  admire  de  loin ,  sans  sa- 
voir qu'il  n'a  rien  à  en  espérer ,  et  qu'il  n'en  a 
guère  plus  à  craindre.  Le  peuple  ignore  que, 
pour  être  ses  maîtres  par  accident,  ils  sont  obli- 
gés d'être ,  ailleurs ,  comme  il  est  lui-même  à 
leur  égard. 

Plus  élevés  que  puissants,  un  faste  ruineux  et 
presque  nécessaire  les  met  continuellement  dans 
le  besoin  des  grâces ,  et  hors  d'état  de  soulager 
un  honnête  homme,  quand  ils  en  auraient  la 
volonté.  Il  faudrait  pour  cela  qu'ils  donnassent 
des  bornes  au  luxe ,  et  le  luxe  n'en  admet  d'au- 
tres que  l'impuissance  de  croître;  il  n'y  a  que 
les  besoins  qui  se  restreignent ,  pour  fournir  au 
superflu. 

A  l'égard  de  la  crainte  qu'ils  peuvent  inspirer , 
je  sais  combien  on  peut  m'opposer  d'exemples 
contraires  à  mon  sentiment  ;  mais  c'est  l'erreur 
où  l'on  est  à  ce  sujet  qui  les  multiplie.  Cette 
crainte  s'évanouirait,  si  l'on  faisait  attention  que 
les  grands  et  les  petits  ont  le  même  maître, 
qu'ils  sont  liés  par  les  mêmes  lois ,  et  qu'elles 
sont  rarement  sans  effet ,  quand  on  les  réclame 
hardiment;  mais  ce  courage  n'est  pas  ordinaire, 
et  il  en  faut  plus  pour  anéantir  une  puissance  ima- 
ginaire, que  pour  résister  à  une  puissance  réelle. 

Les  hommes  ont  plus  de  timidité  dans  l'esprit 
que  dans  le  cœur  ;  et  les  esclaves  volontaires 
font  plus  de  tyrans  que  les  tyrans  ne  font  d'es- 
claves forcés. 

C'est,  sans  doute,  ce  qui  a  fait  distinguer  le 


CONSIDERATIOINS  SUR  LES  MOEURS. 


697 


courage  d'esprit  du  courage  de  cœur;  distinc- 
tion très-juste ,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  toujours 
bien  fixée.  Il  me  semble  que  le  courage  d'esprit 
consiste  à  voir  les  dangers ,  les  périls ,  les  maux 
et  les  malheurs  précisément  tels  qu'ils  sont ,  et 
par  conséquent  les  ressources.  Les  voir  moindres 
qu'ils  ne  sont ,  c'est  manquer  de  lumières  ;  les 
voir  plus  grands ,  c'est  manquer  de  cœur  :  la 
timidité  les  exagère ,  et  par  là  les  fait  croître  ; 
le  courage  aveugle  les  déguise,  et  ne  les  affaiblit 
pas  toujours  ;  l'un  et  l'autre  mettent  hors  d'état 
d'en  triompher. 

Le  courage  d'esprit  suppose  et  exige  souvent 
celui  du  cœur  :  le  courage  de  cœur  n'a  guère 
d'usage  que  dans  les  maux  matériels,  les  dan- 
gers physiques ,  ou  ceux  qui  y  sont  relatifs.  Le 
courage  d'esprit  a  son  application  dans  les  cir- 
constances les  plus  délicates  de  la  vie.  On  trouve 
aisément  des  hommes  qui  affrontent  les  périls 
les  plus  évidents  :  on  en  voit  rarement  qui,  sans 
se  laisser  abattre  par  un  malheur ,  sachent  en 
tirer  des  moyens  pour  un  heureux  succès.  Com- 
bien a-t-on  vu  d'hommes  timides  à  la  cour  qui 
étaient  des  héros  à  la  guerre  ! 

Pour  revenir  aux  grands ,  ceux  qui  sont  les 
dépositaires  de  l'autorité  ne  sont  pas  précisé- 
ment ceux  qu'on  appelle  des  seigneurs.  Ceux-ci 
sont  obligés  d'avoir  recours  aux  gens  en  place , 
et  en  ont  plus  souvent  besoin  que  le  peuple,  qui, 
condamné  à  l'obscurité,  n'a  ni  l'occasion  de 
demander,  ni  la  prétention  d'espérer. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  des  seigneurs  qui  ont 
du  crédit  ;  mais  ils  ne  le  doivent  qu'à  la  consi- 
dération qu'ils  se  sont  faite ,  à  des  services  ren- 
dus ,  au  besoin  que  l'État  en  a ,  ou  qu'il  en  es- 
père. 

Mais  les  grands  qui  ne  sont  que  grands, 
n'ayant  ni  pouvoir  ni  crédit  direct ,  cherchent  à 
y  participer  par  le  manège ,  la  souplesse  et  l'in- 
trigue ,  caractères  de  la  faiblesse.  Les  dignités , 
enfin ,  n'attirent  guère  que  des  respects  ;  les 
places  seules  donnent  le  pouvoir.  Il  y  a  très-loin 
du  crédit  du  plus  grand  seigneur  à  celui  du 
moindre  ministre,  souvent  même  d'un  premier 
commis. 

Quelque  frappantes  que  soient  ces  distinctions, 
il  semble  que  ceux  qui  vivent  à  la  cour  les  sen- 
tent plus  qu'ils  ne  les  voient  ;  leur  conduite  y 
est  plus  conforme  que  leurs  idées  ;  car  ils  n'ont 
pas  besoin  de  réflexion  pour  savoir  à  qui  il  leur 
importe  de  plaire.  A  l'égard  du  peuple ,  il  ne 
s'en  doute  seulement  pas  ;  et  c'est  un  des  plus 
grands  avantages  des  seigneurs  :  c'est  par  là 


qu'ils  en  exigent ,  comme  un  tribut ,  tous  les 
services  qu'il  leur  rend  avec  soumission. 

Ce  n'est  pas  uniquement  par  timidité  que  leurs 
inférieurs  hésitent  à  les  presser  sur  des  engage- 
ments, sur  des  dettes  ;  ils  ne  sont  pas  bien  sûrs 
du  droit  qu'ils  en  ont  :  le  faste  d'un  seigneur  en 
impose  au  malheureux  même  qui  en  a  fait  les 
frais  ;  il  tombe  dans  le  respect  devant  son  ou- 
vrage ,  comme  le  sculpteur  adora  en  tremblant 
le  marbre  dont  il  venait  de  faire  un  dieu. 

Il  est  vrai  que  si  ce  grand  même  tombe  dans 
un  malheur  décidé ,  le  peuple  devient  son  plus 
cruel  persécuteur.  Son  respect  était  une  adora- 
tion ,  son  mépris  ressemble  à  l'impiété  ;  l'idole 
n'était  que  renversée,  le  peuple  la  foule  aux 
pieds. 

Les  grands  sont  si  persuadés  de  la  considé- 
ration que  le  faste  leur  donne  aux  yeux  même 
de  leurs  pareils,  qu'ils  font  tout  pour  le  sou- 
tenir. Un  homme  de  la  cour  est  avili  dès  qu'il 
est  ruiné  ;  et  cela  est  au  point  que  celui  qui  se 
maintient  par  des  ressources  criminelles,  est  en- 
core plus  considéré  que  celui  qui  a  l'âme  assez 
noble  pour  se  faire  une  justice  sévère;  mais 
aussi,  lorsqu'on  succombe  après  avoir  épuisé 
les  ressources  les  plus  injustes ,  c'est  le  comble 
de  l'avilissement ,  parce  qu'il  n'y  a  de  vice  bien 
reconnu  que  celui  qui  est  joint  au  malheur.  On 
ne  lui  trouve  plus  cet  air  noble  qu'on  admirait 
auparavant.  C'est  que  rien  ne  contribue  tant  à 
le  faire  trouver  dans  quelqu'un  que  de  croire 
d'avance  qu'il  doit  l'avoir. 

Je  hasarderai  à  ce  sujet  une  réflexion  sur  ce 
qu'on  appelle  noble.  Ce  terme ,  dans  son  accep- 
tion générale ,  signifie  ce  qui  est  distingué ,  re- 
levé au-dessus  des  choses  de  même  genre.  On 
l'entend  ainsi ,  soit  au  physique ,  soit  au  moral , 
en  parlant  de  la  naissance,  de  la  taille ,  du  main- 
tien, des  manières,  d'une  action,  d'un  procédé, 
du  style ,  du  langage ,  etc.  L'air  noble  devrait 
donc  aussi  se  prendre  dans  le  même  sens  ;  mais 
il  me  semble  que  l'application  en  a  dû  changer , 
et  n'a  pas ,  dans  tous  les  temps ,  fait  naître  la 
même  idée. 

Dans  l'enfance  d'une  nation,  l'air  noble  était 
vraisemblablement  un  extérieur  qui  annonçait 
la  force  et  le  courage.  Ces  qualités  donnaient  à 
ceux  qui  en  étaient  doués  la  supériorité  sur  les 
autres  hommes.  Mais  dans  les  sociétés  formées , 
les  enfants  ayant  succédé  au  rang  de  leurs  pères, 
et  n'ayant  plus  qu'à  jouir  du  fruit  des  travaux 
de  leurs  ancêtres  ,  ils  se  plongèrent  dans  la  mol 
lesse.  Ia's  corps  s'énervèrent ,  successivemonl  les 


6m 


DLCLOS. 


races  ue  parurent  pliui  les  mêmes.  Gepeiidûot 
comme  ou  continua  de  rendre  les  mêmes  respects 
aux  mêmes  dignités,  les  enfants  qu'on  en  voyait 
revêtus  avaient  un  extérieur  si  différent  des 
pères ,  qu'on  a  dû  prendre  une  idée  très-opposée 
à  celle  de  V ancien  air  noble,  qui  avait  été  sy- 
nonyme de  grand.  Celui  d'aujourd'hui  doit  donc 
être  une  figure  délicate  et  faible ,  surtout  si  elle 
est  décorée  de  marques  de  dignités  ;  car  c'est 
principalement  ce  qui  fait  reconnaître  l'air  noble. 
En  effet,  on  ne  l'accorderait  pas  aujourd'hui  à 
une  figure  d'athlète;  la  comparaison  la  plus  obli- 
geante qu'en  feraient  les  gens  du  grand  monde 
serait  celle  d'un  grenadier ,  d'un  beau  soldat  ; 
mais  si  les  marques  de  dignités  s'y  trouvaient 
jointes ,  comme  la  nature  conserve  toujours  ses 
droits ,  il  éclipserait  alors  tous  les  petits  airs 
nobles  modernes ,  par  un  air  de  grandeur  au- 
quel ils  ne  peuvent  préteudi'e.  Il  y  a  une  gra*ide 
distance  de  l'un  à  l'autre. 

Le  véi'itable  air  noble  pour  l'homme  puissant, 
en  place,  en  dignité,  c'est  l'air  qui  annonce, 
qui  promet  de  la  bonté,  et  qui  tient  parole. 

CHAPITRE  VII, 

Sur  le  crédit. 

Ce  que  je  viens  de  dire  sur  les  grands  me  donne 
occasion  d'examiner  ce  que  c'est  que  le  crédit, 
sa  &ature,  ses  principes  et  ses  effets. 

Le  crédit  est  l'usage  de  la  puissance  d'autrui  ; 
et  il  est  plus  ou  moins  grand  à  proportion  que 
cet  usage  est  plus  ou  moins  fort,  et  plus  ou 
moins  fréquent  '.  Le  crédit  marque  donc  une 
sorte  d'infériorité,  du  moins  relativement  à  la 
puissance  qu'on  emploie,  quelque  supériorité 
qu'on  eût  à  d'autres  égards. 

Aussi  parle-t-on  du  crédit  d'un  simple  parti- 
culier auprès  d'un  grand ,  de  celui  d'un  grand 
auprès  d'un  ministre,  de  celui  du  ministre  au- 
près du  souverain;  et  sans  que  l'esprit  y  fasse 
attention ,  l'idée  qu'on  a  du  crédit  est  si  déter- 
minée, qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  trouvât  ridi- 
cule d'entendre  parler  du  crédit  du  roi,  à  moins 
qu'on  ne  parlât  de  celui  qu'il  aurait  dans  l'Eu- 
rope parmi  les  autres  souverains,  dont  la  réunion 
forme  à  son  égard  une  espèce  de  supériorité. 

Un  prince,  avec  une  puissance  bornée,  peut 
avoir  plus  de  crédit  dans  l'Europe  qu'un  roi  très- 
grand  par  lui-même  et  absolu  chez  lui.  La  puis- 


'  Le  crédit  en  commerce  et  en  finance  ne  proonte  pus  une 
aulre  Idée;  c'est  l'usn^^e  des  fonds  d'autrui. 


sance  de  celui-ci  pourrait  seule  être  un  obstacle 
à  ce  crédit.  Il  n'y  a  point  de  siècle  qui  n'en  ait 
fourni  des  exemples,  et  l'on  a  vu  quelquefois  des 
particuliers  l'emporter  à  cet  égard  sur  des  sou- 
verains. 

Heinsius,  grand  pensionnaire  de  Hollande, 
avait  autant  ou  plus  de  crédit  que  les  princes  de 
son  temps,  pendant  la  guerre  de  la  succession 
d'Espagne.  L'abus  qu'il  en  fit  ruina  sa  patrie. 

Je  n'entrerai  pas  là-dessus  dans  un  détail 
étranger  à  mon  sujet  :  je  ne  veux  considérer  que 
ce  qui  a  rapport  à  de  simples  particuliers. 

Le  crédit  est  donc  la  relation  du  besoin  à  la 
puissance,  soit  qu'on  la  réclame  pour  soi  ou  pour 
autrui  ;  avec  la  distinction  qu'obtenir  un  service 
pour  autrui,  c'est  crédit;  l'obtenir  pour  soi-même, 
ce  n'est  que  faveur. 

Le  crédit  n'est  donc  pas  extrêmement  flatteur 
par  sa  nature  ;  mais  il  peut  l'être  par  ses  prin- 
cipes et  par  ses  effets.  Ses  principes  sont  l'estime 
et  la  considération  personnelle  dont  on  jouit, 
l'inclination  dont  on  est  l'objet,  l'intérêt  qu'on 
présente,  ou  la  crainte  qu'on  inspire. 

Le  crédit  fondé  sur  l'estûne  est  celui  dont  on 
devrait  être  le  plus  flatté,  et  il  pourrait  être  re- 
gardé comme  une  justice  rendue  au  mérite.  Celui 
qu'on  doit  à  l'inclination,  moins  honorable  par 
lui-même ,  est  ordinairement  plus  sûr  que  le  pre- 
mier. L'un  et  l'autre  cèdent  presque  toujoiu*s  à 
l'espérance  ou  à  la  crainte,  c'est-à-dire  à  l'inté- 
rêt, puisque  ce  sont  deux  effets  d'une  même 
cause.  Ainsi,  quand  ces  différents  motifs  sont  en 
concurrence,  il  est  aisé  de  juger  quel  est  celui 
qui  doit  prévaloir. 

Les  deux  premiers  ne  sont  pas  communément 
fort  puissants.  On  n'accorde  qu'à  regret  au  mé- 
rite ;  cela  ressemble  trop  à  la  justice ,  et  l'amour- 
propre  est  plus  flatté  de  faire  des  grâces.  D'un 
autre  côté,  l'inclination  détermine  moins  qu'on 
ne  s'imagine  à  obliger,  quoiqu'elle  y  fasse  trou- 
ver du  plaisir;  elle  est  souvent  subordonnée  à 
beaucoup  d'autres  motifs,  à  des  plaisirs  qui  l'em- 
portent sur  celui  de  l'amitié,  quoiqu'ils  ne  soient 
pas  si  honnêtes. 

D'ailleurs ,  les  hommes  en  place  ont  peu  d'a- 
mis, et  ne  s'en  embarrassent  guère.  L'ambition 
et  les  affaires  les  occupent  trop  pour  laisser  dans 
leur  cœur  place  à  l'amitié,  et  celle  qu'on  a  pour 
eux  ressemble  à  un  culte.  Quand  ils  paraissent 
se  livrer  à  leiu-s  amis,  ils  ne  cherchent  qu'à  se 
délasser  par  la  dissipation.  Ils  deviennent  des 
espèces  d'enfants  gâtés  qui  se  laissent  aimer  sans 
reconnaissance,  et  qui  s'irritent  à  la  moindre 


COINSIDERATIOINS  SUR  LES  MOEURS. 


699 


contradiction  qu'éprouvent  leurs  volontés  ou 
leurs  fantaisies.  Il  faut  convenir  qu'ils  ont  sou- 
vent occasion  de  connaître  les  hommes,  d'ap- 
prendre à  les  estimer  peu,  et  à  ne  pas  compter 
sur  eux.  Ils  savent  qu'ils  sont  plus  assiégés  par 
intérêt  que  recherchés  par  goût  et  par  estime, 
même  quand  ils  en  sont  dignes.  Ils  voient  les 
manœuvres  basses  et  criminelles  que  les  concur- 
rents emploient  auprès  d'eux  les  uns  contre  les 
autres ,  et  jugent  s'ils  doivent  être  fort  sensibles 
à  leur  attachement.  Quoique  l'adulation  les  flatte, 
comme  si  elle  était  sincère,  le  motif  bas  ne  leur 
en  échappe  pas  toujours ,  et  ils  ont  l'expérience 
de  la  désertion  que  leurs  pareils  ont  éprouvée 
dans  la  disgrâce.  Un  peu  de  défiance  est  donc 
pardonnable  aux  gens  en  place ,  et  leur  amitié 
doit  être  plus  éclairée,  plus  circonspecte  que 
celle  des  autres. 

Si  le  mérite  et  l'amitié  donnent  si  peu  de  part 
au  crédit,  il  ne  sera  plus  qu'un  tribut  payé  à 
l'intérêt,  un  pur  échange  dont  l'espérance  et  la 
crainte  décident  et  sont  la  monnaie.  On  ne  re- 
fuse guère  ceux  qu'on  peut  obliger  avec  gloire, 
et  dont  la  reconnaissance  honore  le  bienfaiteur: 
cette  gloire  est  l'intérêt  qu'il  en  retire.  On  refuse 
encore  moins  ceux  dont  on  espère  du  retour, 
parce  que  cette  espérance  est  un  intérêt  plus 
sensible  à  la  plupart  des  hommes;  et  l'on  ac- 
corde presque  tout  à  ceux  dont  on  craint  le 
ressentiment,  surtout  si  l'on  peut  cacher  cette 
crainte  sous  le  masque  de  la  prévenance.  Mais 
si  l'on  ne  peut  pas  dissimuler  son  vrai  motif, 
on  prend  facilement  son  parti.  Il  semble  qu'on 
lise  dans  le  cœur  des  hommes  qu'ils  approuve- 
ront intérieurement  la  conduite  qu'ils  auraient 
eux-mêmes. 

La  crainte  qu'on  dissimule  le  moins  est  celle 
qu'inspirent  certaines  gens  à  la  cour,  dont  on 
méprise  l'état,  mais  que  l'intimité  domestique 
ou  des  circonstances  peuvent  rendre  dangereux. 
On  a  pour  eux  des  ménagements  qui  donnent 
à  la  crainte  un  air  de  prudence  ;  c'est  pourquoi 
on  n'en  rougit  point,  parce  qu'il  semble  que  le 
caractère  ne  saurait  être  avili  de  ce  qui  fait 
honneur  à  l'esprit.  Les  sollicitations,  les  simples 
recommandations  de  ces  sortes  de  gens  l'empor- 
tent souvent  sur  celles  des  plus  grands  seigneurs, 
et  toujours  sur  celles  des  amis,  surtout  s'ils  sont 
anciens  ;  car  les  nouveaux  ont  plus  d'avantages. 
On  fait  tout  pour  ceux  qu'on  veut  gagner  ou 
achever  d'engager,  et  rien  pour  ceux  dont  ou 
est  sûr.  Le  privilège  d'un  ancien  ami  n'est 
guère  que  d'être  refusé  de  préférence ,  et  obligé 


d'approuver  le  refus,  trop  heureux  si,  par  un 
excès  de  confiance ,  on  lui  fait  part  des  motifs. 

Tant  de  circonstances  concourent  et  se  croi- 
sent quelquefois  dans  les  moindres  grâces ,  qu'il 
serait  difficile  de  dire  comment  et  par  qui  elles 
sont  accordées.  Il  arrive  de  là  qu'on  donne 
sans  générosité  et  qu'on  reçoit  sans  reconnais- 
sance ,  parce  qu'il  est  rare  que  le  bienfait  tombe 
sur  le  besoin ,  et  encore  plus  rare  qu'il  le  pré- 
vienne. On  refuse  durement  le  nécessaire,  on 
accorde  aisément  le  superflu  ;  on  offre  les  ser- 
vices, on  refuse  les  secours. 

L'intérêt,  la  considération  qu'on  espère,  et  la 
générosité,  sont  donc  les  principaux  moteurs 
des  gens  en  crédit. 

Ceux  qui  n'emploient  le  leur  que  par  intérêt 
ne  méritent  pas  même  de  passer  pour  avoir  du 
crédit.  Ce  ne  sont  plus  que  de  vils  protégés,  dont 
l'avilissement  rejaillit  sur  les  protecteurs.  Une 
grâce  payée  avilit  celui  qui  la  reçoit,  et  désho- 
nore celui  qui  la  fait. 

Quand  on  se  propose  la  considération  pour 
objet,  on  emploie  communément  son  crédit  pour 
le  faire  connaître  et  lui  donner  de  l'éclat.  La 
seule  réputation  d'en  avoir  est  un  des  plus  sûrs 
moyens  de  l'affermir,  de  l'étendre,  et  même  de 
le  procurer  ;  en  tout  cas ,  elle  est  un  prix  si  flat- 
teur, que  bien  des  gens  en  sacrifieraient  la  réa- 
lité à  l'apparence.  Combien  en  voit-on  qui  sont 
accablés  de  sollicitations  sur  une  fausse  réputa^ 
tion  de  crédit,  et  qui,  pour  conserver  la  consi- 
dération qu'ils  tirent  de  cette  erreur,  se  gardent 
bien  d'écarter  les  importuns  en  les  détrompant  ! 

Cependant  ceux  qui,  en  obligeant,  ne  se  pro-» 
posent  qu'un  bien  si  frivole,  doivent  être  per- 
suadés ,  quelque  crédit  qu'ils  aient ,  qu'ils  ne  sau- 
raient rendre  autant  de  services  qu'ils  font  de 
mécontents. 

Il  ne  serait  pas  impossible  qu'en  ne  s'occupant 
que  du  désir  d'obliger,  on  se  fît  une  réputation 
très-opposée,  parce  que  le  volume  des  bienfaits 
ne  peut  jamais  égaler  le  volume  des  besoins.  l\ 
n'y  a  point  de  crédit  qui  ne  soit  au-dessous  de 
la  réputation  qu'il  procure.  Les  moindres  preuves 
de  crédit  multiplient  les  demandes. 

Un  homme  qui  a  rendu  plusieurs  services  par 
générosité,  peut  être  regardé  comme  désobli- 
geant, parce  qu'il  n'est  pas  eu  état  de  rendre 
tous  ceux  qu'on  exige  de  lui.  C'est  par  cette  rai- 
son que  les  gens  en  place  ne  sauraient  em- 
ployer trop  d'humanité  pour  adoucir  les  reftis 
nécessaires. 

On  pounail  pnisci'  que  l<i  reooiuiaissance  de 


wm 


DUCLOS. 


ceux  qu'ils  obligent  doit  les  consoler  de  l'injus- 
tice de  ceux  qu'ils  ont  blessés  par  des  refus  for- 
cés; mais  il  n'est  que  trop  ordinaire  de  voir  des 
gens  demander  les  grâces  avec  ardeur,  et  sou- 
vent avec  bassesse,  les  recevoir  comme  une  jus- 
tice, avec  froideur,  et  tâcher  de  persuader  qu'ils 
n'avaient  pas  fait  la  moindre  démarche ,  et  qu'on 
a  prévenu  leurs  désirs.  Cette  conduite  n'est  sû- 
rement pas  l'effet  d'une  reconnaissance  délicate , 
qui  veut  laisser  au  bienfaiteur  la  gloire  d'une 
justice  éclairée. 

Il  s'en  faut  bien  que  je  veuille  dégoûter  les 
bienfaiteurs  ;  je  veux  au  contraire  prévenir  leurs 
dégoûts,  en  leur  inspirant  un  sentiment  désin- 
téressé, noble,  et  dont  le  succès  est  toujours  sûr; 
c'est  de  n'obliger  que  par  générosité,  de  ne 
chercher  en  obligeant  que  le  plaisir  d'obliger, 
salaire  infaillible,  et  que  l'ingratitude  des  hom- 
mes ne  saurait  ravir.  Mais  si  les  bienfaiteurs  sont 
sensibles  à  la  reconnaissance,  que  leurs  bienfaits 
cherchent  le  mérite ,  parce  qu'il  n'y  a  que  le  mé- 
rite de  reconnaissant. 

CHAPITRE  VlII. 

Sur  les  gens  à  la  mode. 

De  tous  les  peuples  le  Français  est  celui  dont 
le  caractère  a ,  dans  tous  les  temps ,  éprouvé  le 
moins,  d'altération  ;  on  retrouve  les  Français 
d'aujourd'hui  dans  ceux  des  croisades,  et  en 
remontant  jusqu'aux  Gaulois,  on  y  remarque 
encore  beaucoup  de  ressemblance.  Cette  nation 
a  toujours  été  vive,  gaie,  généreuse,  brave,  sin- 
cère, présomptueuse,  inconstante,  avantageuse 
et  inconsidérée.  Ses  vertus  partent  du  cœur,  ses 
vices  ne  tiennent  qu'à  l'esprit ,  et  ses  bonnes  qua- 
lités corrigeant  ou  balançant  les  mauvaises, 
toutes  concourent  peut-être  également  à  rendre 
le  Français  de  tous  les  hommes  le  plus  sociable. 
C'est  là  son  caractère  propre ,  et  c'en  est  un  très- 
estimable;  mais  je  crains  que  depuis  quelque 
temps  on  n'en  ait  abusé;  on  ne  s'est  pas  contenté 
d'être  sociable,  on  a  voulu  être  aimable,  et  je 
crois  qu'on  a  pris  l'abus  pour  la  perfection.  Ceci 
a  besoin  de  preuves ,  c'est-à-dire  d'explication. 

Les  qualités  propres  à  la  société  sont  la  poli- 
tesse sans  fausseté,  la  franchise  sans  rudesse,  la 
prévenance  sans  bassesse,  la  complaisance  sans 
tlatterie,  les  égards  sans  contrainte,  et  surtout 
le  cœur  porté  à  la  bienfaisance;  ainsi  l'homme 
sociable  est  le  citoyen  par  excellence. 

L'homme  aimable,  du  moins  celui  à  qui  Ton 
donne  aujourd'hui  ce  titre ,  est  fort  indifférent  ' 


sur  le  bien  public  :  ardent  à  plaire  à  toutes  les 
sociétés  où  son  goût  et  le  hasard  le  jettent,  et 
prêt  à  en  sacrifier  chaque  particulier,  il  n'aime 
personne,  n'est  aime  de  qui  que  ce  soit,  plaît  à 
tous,  et  souvent  est  méprisé  et  recherché  par  les 
mêmes  gens. 

Par  un  contraste  assez  bizarre,  toujours  oc- 
cupé des  autres,  il  n'est  satisfait  que  de  lui,  et 
n'attend  son  bonheur  que  de  leur  opinion,  sans 
songer  précisément  à  leur  estime,  qu'il  suppose 
apparemment,  ou  dont  il  ignore  la  nature.  Le 
désir  immodéré  d'amuser  l'engage  à  immoler 
l'absent  qu'il  estime  le  plus  à  la  malignité  de 
ceux  dont  il  fait  le  moins  de  cas,  mais  qui  l'écou- 
tent.  Aussi  frivole  que  dangereux,  il  met  pres- 
que de  bonne  foi  la  médisance  et  la  calomnie  au 
rang  des  amusements,  sans  soupçonner  qu'elles 
aient  d'autres  effets;  et,  ce  qu'il  y  a  d'heureux 
et  de  plus  honteux  dans  les  mœurs,  le  jugement 
qu'il  en  porte  se  trouve  quelquefois  juste. 

Les  liaisons  particulières  de  l'homme  sociable 
l'attachent  de  plus  en  plus  à  l'État,  à  ses  conci- 
toyens ;  celles  de  l'homme  aimable  ne  font  que 
l'écarter  des  devoirs  essentiels.  L'homme  socia- 
ble inspire  le  désir  de  vivre  avec  lui  ;  on  n'aime 
qu'à  rencontrer  l'homme  aimable.  Tel  est  enfin 
dans  ce  caractère  l'assemblage  de  vices ,  de  frivo- 
lités et  d'inconvénients ,  que  l'homme  aimable 
est  souvent  l'homme  le  moins  digne  d'être  aimé. 

Cependant  l'ambition  de  parvenir  à  cette  ré- 
putation devient  de  jour  en  jour  une  espèce  de 
maladie  épidémique  :  eh  !  comment  ne  serait-on 
pas  flatté  d'un  titre  qui  éclipse  la  vertu  et  fait 
pardonner  le  vice?  Qu'un  homme  soit  déshonoré 
au  point  qu'on  en  fasse  des  reproches  à  ceux  qui 
vivent  avec  lui,  ils  conviennent  de  tout;  ce  n'est 
pas  en  essayant  de  le  justifier  qu'ils  se  défen- 
dent eux-mêmes.  Tout  cela  est  vrai ,  vous  dit-on  ; 
mais  il  est  fort  aimable.  Il  faut  que  cette  raison 
soit  bonne,  ou  bien  généralement  admise,  car 
on  n'y  réplique  pas.  L'homme  le  plus  dangereux 
dans  nos  mœurs  est  celui  qui  est  vicieux  avec 
de  la  gaieté  et  des  grâces;  il  n'y  a  rien  que  cet 
extérieur  ne  fasse  passer  et  n'empêche  d'être 
odieux. 

Qu'arrive-t-il  de  là?  Tout  le  monde  veut  être 
aimable,  et  ne  s'embarrasse  pas  d'être  autre 
chose;  on  y  sacrifie  ses  devoirs,  et  je  dirais  la 
considération,  si  on  la  perdait  par  là.  Un  des 
plus  malheureux  effets  de  cette  manie  futile  est 
le  mépris  de  son  état,  le  dédain  de  la  profession 
dont  on  est  comptable^  et  dans  laquelle  on  de- 
vrait toujours  chercher  sa  première  gloire. 


CONSIDÉR/^TIOINS  SUR  LES  MŒURS. 


701 


Le  magistrat  regarde  l'étude  et  le  travail 
comme  des  soins  obscurs  qui  ne  conviennent 
(ju'à  des  hommes  qui  ne  sont  pas  faits  pour  le 
monde.  Il  voit  que  ceux  qui  se  livrent  à  leurs 
devoirs  ne  sont  connus  que  par  hasard  de  ceux 
qui  en  ont  un  besoin  passager;  de  sorte  qu'il 
n'est  pas  rare  de  rencontrer  de  ces  magistrats 
aimables  qui,  dans  les  affaires  d'éclat,  sont 
moins  des  juges  que  des  solliciteurs  qui  recom- 
mandent à  leurs  confrères  les  intérêts  des  gens 
connus. 

Le  militaire  d'une  certaine  classe  croit  que 
l'application  au  service  doit  être  le  partage  des 
subalternes  ;  ainsi  les  grades  ne  seraient  plus  que 
des  distinctions  de  rang ,  et  non  pas  des  emplois 
qui  exigent  des  fonctions. 

L'homme  de  lettres  qui,  par  des  ouvrages 
travaillés,  aurait  pu  instruire  son  siècle,  et 
faire  passer  son  nom  à  la  postérité,  néglige  ses 
talents ,  et  les  perd  faute  de  les  cultiver  :  il  au- 
rait été  compté  parmi  les  hommes  iUusti'es;  il 
reste  un  liomme  d'esprit  de  société. 

L'ambition  même,  cette  passion  toujours  si 
ardente  et  autrefois  si  active,  ne  va  plus  à  la 
fortune  que  par  le  manège  et  l'art  de  plaire.  Les 
principes  de  l'ambitieux  n'étaient  pas  autrefois 
plus  justes  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui ,  ses  mo- 
tifs plus  louables,  ses  démarches  plus  innocen- 
tes; mais  ses  travaux  pouvaient  être  utiles  à 
l'État,  et  quelquefois  inspirer  l'émulation  à  la 
vertu. 

On  dira  sans  doute  que  la  société  est  deve- 
nue, par  le  désir  d'y  être  aimable,  plus  déli- 
cieuse qu'elle  ne  l'avait  jamais  été  :  cela  peut 
être;  mais  il  est  certain  que  ce  qu'elle  a  gagné, 
l'État  l'a  perdu,  et  cet  échange  n'est  pas  un  avan- 
tage. 

Que  serait-ce  si  la  contagion  venait  à  gagner 
toutes  les  autres  professions?  Et  on  peut  le  crain- 
dre, quand  on  voit  qu'elle  a  percé  dans  un  ordre 
uniquement  destiné  à  l'édification,  et  pour  le- 
quel les  qualités  aimables  de  nos  jours  auraient 
été  jadis  pour  le  moins  indécentes. 

Les  qualités  aimables  étant  pour  la  plupart 
fondées  sur  des  choses  frivoles,  l'estime  que  nous 
en  faisons  nous  accoutume  insensiblement  à  l'in- 
différence pour  celles  qui  devraient  nous  inté- 
resser le  plus.  Il  semble  que  ce  qui  touche  le 
bien  public  nous  soit  étranger. 

Qu'un  grand  capitaine,  qu'un  homme  d'État 
aient  rendu  les  plus  grands  services ,  avant  que 
de  hasarder  notre  estime,  nous  demandons  s'ils 
sont  aimables,  quels  sont  leurs  agréments,  quoi- 


qu'il y  en  ait  peut-être  qu'il  ne  sied  pas  toujours 
à  un  grand  homme  d'avoir  à  un  degré  supérieur. 

Toute  question  importante,  tout  raisonnement 
suivi,  tout  sentiment  raisonnable,  sont  exclus 
des  sociétés  brillantes  et  sortent  du  bon  ton.  Il 
y  a  peu  de  temps  que  cette  expression  est  inven- 
tée, et  elle  est  déjà  triviale,  sans  en  être  mieux 
éclaircie  :  je  vais  dire  ce  que  j'en  pense. 

Le  bon  ton,  dans  ceux  qui  ont  le  plus  d'es- 
prit ,  consiste  à  dire  agréablement  des  riens ,  et 
ne  se  pas  permettre  le  moindre  propos  sensé,  si 
l'on  ne  le  fait  excuser  par  les  grâces  du  discours  ; 
à  voiler  enfin  la  raison ,  quand  on  est  obligé  de 
la  produire,  avec  autant  de  soin  que  la  pudeur 
en  exigeait  autrefois,  quand  il  s'agissait  d'ex- 
primer quelque  idée  libre.  L'agrément  est  de- 
venu si  nécessaire ,  que  la  médisance  même  cesse- 
rait de  plaire ,  si  elle  en  était  dépourvue.  Il  ne 
suffit  pas  de  nuire ,  il  faut  surtout  amuser  ;  sans 
quoi  le  discours  le  plus  méchant  retombe  plus 
sur  son  auteur  que  sur  celui  qui  en  est  le  sujet. 

Ce  prétendu  bon  ton,  qui  n'est  qu'un  abus  de 
l'esprit,  ne  laisse  pas  d'en  exiger  beaucoup  ;  ainsi 
il  devient  dans  les  sots  un  jargon  inintelligible 
pour  eux-mêmes;  et  comme  les  sots  font  le 
grand  nombre,  ce  jargon  a  prévalu.  C'est  ce 
qu'on  appelle  le  persiflage,  amas  fatigant  de  pa- 
roles sans  idées,  volubilité  de  propos  qui  font 
rire  les  fous ,  scandalisent  la  raison ,  déconcer- 
tent les  gens  honnêtes  ou  timides,  et  rendent  la 
société  insupportable. 

Ce  mauvais  genre  est  quelquefois  moins  extra- 
vagant, et  alors  il  n'en  est  que  plus  dangereux. 
C'est  lorsqu'on  immole  quelqu'un,  sans  qu'il  s'en 
doute,  à  la  maUgnité  d'une  assemblée,  en  le  ren- 
dant tout  à  la  fois  instrument  et  victime  de  la 
plaisanterie  commune  par  les  choses  qu'on  lui 
suggère  et  les  aveux  ingénus  qu'on  en  tire. 

Les  premiers  essais  de  cette  sorte  d'esprit  ont 
dû  naturellement  réussir  ;  et  comme  les  inven- 
tions nouvelles  vont  toujours  en  se  perfection- 
nant, c'est-à-dire,  en  augmentant  de  dépravation 
quand  le  principe  en  est  vicieux ,  la  méchanceté 
se  trouve  aujourd'hui  l'âme  de  certaines  socié- 
tés, et  a  cessé  d'être  odieuse  sans  même  perdre 
son  nom. 

La  méchanceté  n'est  aujourd'hui  qu'une  mode. 
Les  plus  éminentes  quaUtés  n'auraient  pu  jadis 
la  faire  pardonner,  parce  qu'elles  ne  peuvent 
jamais  rendre  autant  à  la  société  que  la  méchan- 
ceté lui  fait  perdre,  puitiqu'elle  en  sape  les  fon- 
dements, et  qu'elle  est  par  là,  sinon  l'assem- 
blage ,  du  moins  le  résultat  des  vices.  Aiyourd'hul 


02 


DlICLOS. 


la  méchanceté  est  réduite  en  art  ;  elle  tient  lieu 
de  mérite  à  cenx  qni  n'en  ont  point  d'autre,  et 
souvent  leur  donne  de  la  considération. 

Voilà  ce  qui  produit  cette  foule  de  petits  mé- 
chants subalternes  et  imitateurs,  de  caustiques 
fades,  parmi  lesquels  il  s'en  trouve  de  si  inno- 
cents; leur  caractère  y  est  si  opposé,  ils  auraient 
été  de  si  bonnes  gens  en  suivant  leur  cœur,  qu'on 
est  quelquefois  tenté  d'en  avoir  compassion,  tant 
le  mal  leur  coûte  à  faire.  Aussi  en  voit-on  qui 
abandonnent  leur  rôle  comme  trop  pénible;  d'au- 
tres persistent,  flattés  et  corrompus  par  les  pro- 
grès qu'ils  ont  faits.  Les  seuls  qui  aient  gagné  à  ce 
travers  de  mode  sont  ceux  qui ,  nés  avec  le  cœur 
dépravé,  l'imagination  déréglée,  l'esprit  faux, 
borné  et  sans  principes,  méprisant  la  vertu ,  et  inca- 
pables de  remords,  ont  le  plaisir  de  se  voir  les  héros 
d'une  société  dont  ils  devraient  être  l'horreur. 

Un  spectacle  assez  curieux  est  de  voir  la  su- 
bordination qui  règne  entre  ceux  qui  forment 
ces  sortes  d'associations.  Il  n'y  a  point  d'État  où 
elle  soit  mieux  réglée.  Ils  se  signalent  ordinaire- 
ment sur  les  étrangers  que  le  hasard  leur  adresse, 
comme  on  sacrifiait  autrefois  dans  quelques  con- 
trées ceux  que  leur  mauvais  sort  y  faisait  abor- 
der. Mais  lorsque  les  victimes  nouvelles  leur  man- 
quent, c'est  alors  que  la  guerre  civile  commence. 
Le  chef  conserve  son  empire  en  immolant  alter- 
nativement ses  sujets  les  uns  aux  autres.  Celui 
qui  est  la  victime  du  jour  est  impitoyablement 
accablé  par  tous  les  autres ,  qui  sont  charmés 
d'écarter  l'orage  de  dessus  eux  :  la  cruauté  est 
souvent  l'effet  de  la  crainte,  c'est  le  courage 
des  lâches.  Les  subalternes  s'essayent  cependant 
les  uns  contre  les  autres;  on  cherche  à  ne  se 
lancer  que  des  traits  fins  ;  on  voudrait  qu'ils 
fussent  piquants  sans  être  grossiers  ;  mais 
comme  l'esprit  n'est  pas  toujours  aussi  léger  que 
l'amour-propre  est  sensible,  on  en  vient  souvent 
à  se  dire  des  choses  si  outrageantes ,  qu'il  n'y  a 
que  l'expérience  qui  empêche  d'en  craindre  les 
suites.  Si  l'on  pouvait  cependant  imaginer  quel- 
que tempérament  honnête  entre  le  caractère  om- 
brageux et  l'avilissement  volontaire ,  on  ne  vi- 
vrait pas  avec  moins  d'agrément ,  et  l'on  aurait 
plus  d'union  et  d'égards  réciproques. 

Les  choses  étant  sur  le  pied  où  elles  sont , 
l'homme  le  plus  piqué  n'a  pas  le  droit  de  rien 
prendre  au  sérieux,  ni  d'y  répondre  avec  dureté. 
On  ne  se  donne,  pour  ainsi  dire,  que  des  cartels 
d'esprit;  il  faudrait  s'avouer  vaincu  pour  recou- 
rir à  d'autres  armes ,  et  la  gloire  de  l'esprit  est 
le  point  d'honneur  d'aujourd'hui. 


Ou  est  cependant  toujours  étonné  que  de  pa- 
reilles sociétés  ne  se  désunissent  point  par  la 
crainte,  le  mépris,  Tlndignation  ou  l'ennui.  H 
faut  espérer  qu'à  force  d'excès  elles  finiront  par 
faire  prendre  la  méchanceté  en  ridicule ,  et  c'est 
l'unique  moyen  de  la  détruire.  On  remarque 
que  la  raison  froide  est  la  seule  chose  qui  leur 
impose ,  et  quelquefois  les  déconcerte. 

On  croirait  que  l'habitude  d'offenser  rendrait 
ceux  qui  l'ont  contractée  incapables  de  se  plier 
aux  moyens  de  travailler  à  leur  fortune.  Point 
du  tout;  il  vaut  mieux  Inspirer  là  crainte  que 
Testime.  D*ailleUrs,  ces  hommes  qu'on  prétend 
si  singuliers,  si  caustiques,  si  méchants,  si  mi- 
santhropes, réussissent  parfaitement  auprès  de 
ceux  dont  ils  ont  besoin.  La  réputation  qu'ils 
se  sont  fabriquée  donne  un  très-grand  poids  à 
leurs  prévenances  ;  ils  descendent  plus  facilement 
qu'on  ne  croit  à  la  flatterie  basse.  Celui  qui  en 
est  l'objet  ne  doute  pas  qu'il  n'ait  un  mérite  bien 
décidé ,  puisqu'il  force  de  tels  caractères  à  un 
style  qui  leur  est  si  étranger. 

Il  faut  convenir  que  les  sociétés  dont  je  parle 
sont  rares;  il  n'y  a  que  la  parfaitement  bonne 
compagnie  qui  le  soit  davantage ,  et  celle-ci  n'est 
peut-être  qu'une  belle  chimère  dont  on  approche 
plus  ou  moins.  Elle  ressemble  assez  à  une  ré-^ 
publique  dispersée  ;  on  en  trouve  des  membres 
dans  toutes  sortes  de  classes,  il  est  très-difficile 
de  les  réunir  en  un  corps.  Il  n'y  a  cependant 
personne  qui  n'en  réclame  le  titre  pour  sa  socié- 
té :  c'est  un  mot  de  ralliement.  Je  remarque  seu- 
lement qu'il  n'y  a  personne  aussi  qui  ne  croie 
qu'elle  peut  se  trouver  dans  un  ordre  supérieur 
au  sien,  et  jamais  dans  une  classe  inférieure.  La 
haute  magistrature  la  suppose  à  la  cour  comme 
chez  elle  ;  mais  elle  ne  la  croit  pas  dans  une 
certaine  bourgeoisie ,  qui,  à  son  tour,  à  des  nuan- 
ces d'orgueil. 

Pour  l'homme  de  la  cour ,  sans  vouloir  entrer 
dans  aucune  composition  sur  cet  article,  il  croit 
fermement  que  la  bonne  compagnie  n'existe  que 
parmi  les  gens  de  sa  sorte.  Il  est  vrai  qu'à  esprit 
égal  ils  ont  un  avantage  sur  le  commun  des 
hommes,  c'est  de  s'exprimer  en  meilleurs  termes 
et  avec  des  tours  plus  agréables.  Le  sot  de  la 
cour  dit  ses  sottises  plus  élégamment  que  le  sot 
de  la  ville  ne  dit  les  siennes.  Dans  un  homme 
obscur,  c'est  une  preuve  d'esprit,  ou  du  moins 
d'éducation,  que  de  s'exprimer  bien.  Pour  ITiom- 
me  de  la  cour,  c'est  une  nécessité;  il  n'emploie 
pas  de  mauvaises  expressions,  parce  qu'il  n'en 
sait  point.  Un  homme  de  la  cour  qui  parlerait 


CONSIDERATIONS  SUK  IJLS  MOEURS. 


703 


bassement,  me  paraîtrait  presque  avoir  le  mé- 
rite d'un  savant  dans  les  langues  étrangères.  En 
effet ,  tous  les  talents  dépendent  des  facultés  na- 
turelles ,  et  surtout  de  l'exercice  qu'on  en  fait. 
Le  talent  de  la  parole ,  ou  plutôt  de  la  conver- 
sation, doit  donc  se  perfectionner  à  la  cour  plus 
que  partout  ailleurs ,  puisqu'on  est  destiné  à  y 
parler  et  réduit  à  n'y  rien  dire  :  ainsi  les  tours 
se  multiplient ,  et  les  idées  se  rétrécissent.  Je 
n'ai  pas  besoin,  je  crois,  d'avertir  que  je  ne 
parle  ici  que  de  ces  courtisans  oisifs  à  qui  Ver- 
sailles est  nécessaire,  et  qui  y  sont  inutiles. 

Il  résulte  de  ce  que  j'ai  dit ,  que  les  gens 
d'esprit  de  la  cour,  quand  ils  ont  les  qualités 
du  cœur,  sont  les  hommes  dont  le  commerce 
est  le  plus  aimable  ;  mais  de  telles  sociétés  sont 
rares.  Le  jeu  sert  à  soulager  les  gens  du  monde 
du  pénible  fardeau  de  leur  existence  ;  et  les  ta- 
lents qu'ils  appellent  quelquefois  à  leur  secours 
en  cherchant  le  plaisir,  prouvent  le  vide  de  leur 
âme  et  ne  le  remplissent  pas.  Ces  remèdes  sont 
inutiles  à  ceux  que  le  goût,  la  confiance  et  la 
liberté  réunissent. 

Les  gens  du  monde  seraient  sans  doute  fort 
surpris  qu'on  leur  préférât  souvent  certaines 
sociétés  bourgeoises  où  l'on  trouve,  sinân  un 
plaisir  délicat ,  du  moins  une  joie  contagieuse , 
souvent  un  peu  de  rudesse;  mais  on  est  trop 
heureux  qu'il  ne  s'y  glisse  pas  une  demi-con- 
naissance du  monde,  qui  ne  serait  qu'un  ridi- 
cule de  plus  :  encore  ne  se  ferait-il  pas  sentir  à 
ceux  qui  l'auraient;  ils  ont  le  bonheur  de  ne 
connaître  de  ridicule  que  ce  qui  blesse  la  raison 
ou  les  mœurs. 

A  l'égard  des  sociétés,  si  Ton  veut  faire  abs- 
traction de  quelques  différences  d'expressions, 
on  trouvera  que  la  classe  générale  des  gens 
du  monde  et  la  bourgeoisie  opulente  se  ressem- 
blent plus  au  fond  qu'on  ne  le  suppose.  Ce  sont 
les  mêmes  tracasseries,  le  même  vide,  les 
mêmes  misères.  La  petitesse  dépend  moins  des 
objets  que  des  hommes  qui  les  envisagent.  Quant 
au  commerce  habituel ,  en  général  les  gens  du 
monde  ne  valent  pas  mieux ,  ne  valent  pas  moins 
que  la  bourgeoisie.  Celle-ci  ne  gagne  ou  ne  perd 
guère  à  les  imiter.  A  l'exception  du  bas  peu- 
ple ,  qui  n'a  que  des  idées  relatives  à  ses  be- 
soins, et  qui  en  est  ordinairement  privé  sur 
tout  autre  sujet,  le  reste  des  hommes  est  par- 
tout le  même.  La  bonne  compagnie  est  indé- 
pendante de  l'état  et  du  rang ,  et  ne  se  trouve 
que  parmi  ceux  qui  pensent  et  qui  sentent ,  qui 
ont  tes  idées  justes  et  les  sentiments  honnêtes. 


CHAPITRE  IX. 


Sur  le  ridicule  j  la  singularité,  et  V affectation. 

Le  ridicule  ressemble  souvent  à  ces  fantômes 
qui  n'existent  que  pour  ceux  qui  y  croient.  Plus 
un  mot  abstrait  est  en  usage ,  moins  l'idée  en  est 
fixe,  parce  que  chacun  l'étend ,  la  restreint  ou  la 
change  ;  et  l'on  ne  s'aperçoit  de  la  différence 
des  principes  que  par  celle  des  conséquences  et 
des  applications  qu'on  en  fait.  Si  l'on  voulait  dé- 
finir les  mots  que  l'on  comprend  le  moins ,  il 
faudrait  définir  ceux  dont  on  se  sert  le  plus. 

Le  ridicule  consiste  à  choquer  la  mode  ou  l'o- 
pinion, et  communément  on  les  confond  assez 
avec  la  raison  :  cependant  ce  qui  est  contre  la 
raison  est  sottise  ou  folie  ;  contre  l'équité  c'est 
crime.  Le  ridicule  ne  devrait  donc  avoir  lieu  que 
dans  les  choses  indifférentes  par  elles-mêmes ,  et 
consacrées  par  la  mode.  Les  habits ,  le  langage, 
les  manières ,  le  maintien  ,  voilà  son  domaine , 
son  ressort  :  voici  son  usurpation. 

Comme  la  mode  est  parmi  nous  la  raison  par 
excellence,  nous  jugeons  des  actions,  des  idées 
et  des  sentiments  sur  leur  rapport  avec  la  mode* 
Tout  ce  qui  n'y  est  pas  conforme  est  trouvé  ri- 
dicule. Cela  se  fait  ou  ne  se  fait  pas:  voilà  la 
règle  de  nos  jugements.  Cela  doit-il  se  faire  ou 
ne  se  pas  faire?  il  est  rare  qu'on  aille  jusque-là. 
En  conséquence  de  ce  principe ,  le  ridicule  s'étend 
jusque  sur  la  vertu,  et  c'est  le  moyen  que  l'envie 
emploie  le  plus  sûrement  pour  en  ternir  l'éclat. 
Le  ridicule  est  supérieur  à  la  calomnie ,  qui 
peut  se  détruire  en  retombant  sur  son  auteur.  La 
malignité  adroite  ne  s'en  fie  pas  même  à  la  dif- 
formité du  vice;  elle  lui  fait  l'honneur  de  le 
traiter  comme  la  vertu,  en  lui  associant  le  ridi- 
cule pour  le  décrier  ;  il  devient  par  là  moins 
odieux  et  plus  méprisé. 

Le  ridicule  est  devenu  le  poison  de  la  vertu  et 
des  talents ,  et  quelquefois  le  châtiment  du  vice. 
Mais  il  fait  malheureusement  plus  d'impression 
sur  les  âmes  honnêtes  et  sensibles  que  sur  les  vi- 
cieux ,  qui  depuis  quelque  temps  s'aguerrissent 
contre  le  ridicule;  parmi  eux  on  en  donne,  on 
en  reçoit,  et  l'on  en  rit. 

Le  ridicule  est  le  fléau  des  gens  du  monde , 
et  il  est  assez  juste  qu'ils  aient  pour  tyran  un 
être  fantastique. 

On  sacrifie  sa  vie  à  son  honneur,  souvent 
son  honneur  à  sa  fortune,  et  quelquefois  sa  for- 
tune à  la  crainte  du  ridicule. 

Je  ne  suis  pas  étonné  qu'on  ait  quelque  ai- 


"04 


DUCLOS. 


tention  à  ne  pas  s'y  exposer ,  puisqu'il  est  d'une 
si  grande  importance  dans  l'esprit  de  plusieurs 
de  ceux  avec  qui  l'on  est  obligé  de  vivre.  Mais 
on  ne  doit  pas  excuser  l'extrême  sensibilité  que 
des  hommes  raisonnables  ont  sur  cet  article. 
Cette  crainte  excessive  a  fait  naître  des  essaims 
de  petits  donneure  de  ridicules ,  qui  décident  de 
ceux  qui  sont  en  vogue,  comme  les  marchandes 
de  modes  fixent  celles  qui  doivent  avoir  cours. 
S'ils  ne  s'étaient  pas  emparés  de  l'emploi  de  dis- 
tribuer les  ridicules,  ils  en  seraient  accablés; 
ils  ressemblent  t\  ces  criminels  qui  se  sont  faits 
exécuteurs  pour  sauver  leur  vie. 

La  plus  grande  sottise  de  ces  êtres  frivoles , 
et  celle  dont  ils  se  doutent  le  moins,  est  de 
s'imaginer  que  leur  empire  est  universel  :  s'ils 
savaient  combien  il  est  borné,  la  honte  les  y 
ferait  renoncer.  Le  peuple  n'en  connaît  pas  le 
nom  ;  et  c'est  tout  ce  que  la  bourgeoisie  en  sait. 
Parmi  les  gens  du  monde,  ceux  qui  sont  oc- 
cupés ne  sont  frappés  que  par  distraction  de 
ce  petit  peuple  incommode  :  ceux  mêmes  qui 
en  ont  été,  et  que  la  raison  ou  l'âge  en  ont 
séparés,  s'en  souviennent  à  peine;  et  les  hom- 
mes illustres  seraient  trop  élevés  pour  l'aperce- 
voir, s'ils  ne  daignaient  pas  quelquefois  s'en 
amuser. 

Quoique  l'empire  du  ridicule  ne  soit  pas  aussi 
étendu  que  ceux  qui  l'exercent  le  supposent, 
il  ne  l'est  encore  que  trop  parmi  les  gens  du 
monde;  et  il  est  étonnant  qu'un  caractère  aussi 
léger  que  le  nôtre  se  soit  soumis  à  une  servi- 
tude dont  le  premier  effet  est  de  rendre  le  com- 
merce uniforme ,  languissant  et  ennuyeux. 

La  crainte  puérile  du  ridicule  étouffe  les 
idées,  rétrécit  les  esprits  et  les  forme  sur  un 
seul  modèle,  suggère  les  mêmes  propos  peu 
intéressants  de  leur  nature,  et  fastidieux  par 
la  répétition.  Il  semble  qu'un  seul  ressort  im- 
prime à  différentes  machines  un  mouvement 
égal  et  dans  la  même  direction.  Je  ne  vois  que 
les  sots  qui  puissent  gagner  à  un  travers  qui 
abaisse  à  leur  niveau  les  hommes  supérieurs, 
puisqu'ils  sont  tous  alors  assujettis  à  une  me- 
sure commune  où  les  plus  bornés  peuvent  at- 
teindre. 

L'esprit  est  presque  égal  quand  on  est  asservi 
au  même  ton,  et  ce  ton  est  nécessaire  à  ceux 
qui,  sans  cela,  n'en  auraient  point  à  eux;  il 
ressemble  à  ces  livrées  qu'on  donne  aux  valets, 
parce  qu'ils  ne  seraient  pas  en  état  de  se  vêtir. 

Avec  ce  ton  de  mode  on  peut  être  impuné- 
ment un  sot,  et  on  regardera  comme  tel  un 


homme  de  beaucoup  d'esprit  qui  ne  l'aura  pas  : 
il  n'y  a  rien  qu'on  distingue  moins  de  la  sottise 
que  l'ignorance  des  petits  usages.  Combien  de 
fois  a-t-on  rougi  à  la  cour  pour  un  homme  qu'on 
y  produisait  avec  confiance ,  parce  qu'on  l'avait 
admiré  ailleurs,  et  qu'on  l'avait  annoncé  avec 
une  bonne  foi  imprudente  I  On  ne  s'était  cepen- 
dant pas  trompé  ;  mais  on  ne  l'avait  jugé  que 
d'après  la  raison,  et  on  le  confronte  avec  la 
mode. 

Ce  n'est  pas  assez  que  de  ne  pas  s'exposer 
au  ridicule  pour  s'en  affrancliir  ;  on  en  donne  à 
ceux  qui  en  méritent  le  moins,  souvent  aux  per- 
sonnes les  plus  respectables ,  si  elles  sont  assez 
timides  pour  le  recevoir.  Des  gens  méprisables , 
mais  hardis,  et  qui  sont  au  fait  des  mœurs  ré- 
gnantes, le  repoussent  et  l'anéantissent  mieux 
que  les  autres. 

Comme  le  ridicule,  n'ayant  souvent  rien  de 
décidé,  n'a  d'existence  alors  que  dans  l'opinion, 
il  dépend  en  partie  de  la  disposition  de  celui  à 
qui  on  veut  le  donner,  et  dans  ce  cas-là  il  a 
besoin  d'être  accepté.  On  le  fait  échouer,  non 
en  le  repoussant  avec  force,  mais  en  le  rece- 
vant avec  mépris  et  indifférence,  quelquefois 
en-  le  necevant  de  bonne  grâce.  Ce  sont  les  flè- 
ches des  Mexicains  qui  auraient  pénétré  le  fer, 
et  qui  s'amortissaient  contre  des  armures  de 
laine. 

Quand  le  ridicule  est  le  mieux  mérité,  il  y 
a  encore  un  art  de  le  rendre  sans  effet  ;  c'est 
d'outrer  ce  qui  y  a  donné  lieu.  On  humilie  son 
adversaire  en  dédaignant  les  coups  qu'il  veut 
porter. 

D'ailleurs  cette  hardiesse  d'affronter  le  ridi- 
cule impose  aux  hommes  ;  et  comme  la  plupart 
ne  sont  pas  capables  de  n'estimer  les  choses 
que  ce  qu'elles  valent,  où  leur  mépris  s'arrête 
leur  admiration  commence,  et  le  singulier  en 
est  communément  l'objet. 

Par  quelle  bizarrerie  la  même  chose  à  un  cer- 
tain degré  rend-elle  radicule,  et  portée  à  l'excès 
donne-t-elle  une  sorte  d'éclat  ?  Car  tel  est  l'effet 
de  la  singularité  marquée ,  soit  que  le  principe 
en  soit  louable  ou  répréhensible. 

Cela  ne  peut  venir  que  du  dégoût  que  cause 
l'uniformité  de  caractère  qu'on  trouve  dans  la 
société.  On  est  si  ennuyé  de  rencontrer  les 
mêmes  idées,  les  mêmes  opinions,  les  mêmes 
manières,  et  d'entendre  les  mêmes  propos,  qu'on 
sait  un  gré  infini  à  celui  qui  suspeiid  cet  état 
léthargique. 

La  singularité  n'est  pas  précisément  un  ca- 


CONSIDERATIONS  SUR  LES  MOEURS. 


705 


ractère  :  c'est  une  simple  manière  d'être  qui 
s'unit  à  tout  autre  caractère ,  et  qui  consiste  à 
être  soi,  sans  s'apercevoir  qu'on  soit  différent 
des  autres;  car  si  l'on  vient  à  le  reconnaître, 
la  singularité  s'évanouit  ;  c'est  une  énigme  qui 
cesse  de  l'être  aussitôt  que  le  mot  en  est  connu. 
Quand  on  s'est  aperçu  qu'on  est  différent  des 
autres ,  et  que  cette  différence  n'est  pas  un  mé- 
rite, on  ne  peut  y  persister  que  par  l'affectation, 
et  c'est  alors  petitesse  ou  orgueil ,  ce  qui  revient 
au  même,  et  produit  le  dégoût;  au  lieu  que  la 
singularité  naturelle  met  un  certain  piquant 
dans  la  société ,  qui  en  ranime  la  langueur. 

Les  sots  qui  connaissent  souvent  ce  qu'ils 
n'ont  pas ,  et  qui  s'imaginent  que  ce  n'est  que 
faute  de  s'en  être  avisés,  voyant  le  succès  de  la 
singularité,  se  font  singuliers,  et  l'on  sent  ce 
que  ce  projet  bizarre  doit  produire. 

Au  lieu  de  se  borner  à  n'être  rien,  ce  qui 
leur  convenait  si  bien,  ils  veulent  à  toute  force 
être  quelque  chose,  et  ils  sont  insupportables. 
Ayant  remarqué,  ou  plutôt  entendu  dire  que 
des  génies  reconnus  ne  sont  pas  toujours  exempts 
d'un  grain  de  folie ,  ils  tâchent  d'imaginer  des 
folies,  et  ne  font  que  des  sottises. 

La  fausse  singularité  n'est  qu'une  privation  de 
caractère  qui  consiste  non-seulement  à  éviter 
d'être  ce  que  sont  les  autres,  mais  à  tâcher 
d'être  uniquement  ce  qu'ils  ne  sont  pas. 

On  voit  de  ces  sociétés  où  les  caractères  se 
sont  partagés  comme  on  distribue  des  rôles.  L'un 
se  fait  philosophe,  un  autre  plaisant,  un  troi- 
sième homme  d'humeur.  Tel  se  fait  caustique 
qui  penchait  d'abord  à  être  complaisant  ;  mais 
il  a  trouvé  le  rôle  occupé.  Quand  on  n'est  rien , 
on  a  le  choix  de  tout. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  ces  travers  entrent 
dans  la  tête  d'un  sot;  mais  on  est  étonné  de  les 
rencontrer  avec  de  l'esprit.  Cela  se  remarque 
dans  ceux  qui ,  nés  avec  plus  de  vanité  que  d'or- 
gueil ,  croient  rendre  leurs  défauts  brillants  par 
la  singularité,  en  les  outrant,  plutôt  que  de 
s'appliquer  à  s'en  corriger.  Ils  jouent  leur  propre 
caractère,  ils  étudient  alors  la  nature  pour  s'en 
écarter  de  plus  en  plus  et  s'en  former  une  par- 
ticulière ;  ils  ne  veulent  rien  faire  ni  dire  qui 
ne  s'éloigne  du  simple;  et  malheureusement 
quand  on  cherche  l'extraordinaire,  on  ne  trouve 
(jue  des  platitudes.  Les  gens  d'esprit  même  n'en 
ont  jamais  moins  que  lorsqu'ils  tâchent  d'en 
avoir. 

On  devrait  sentir  que  le  naturel  qu'on  cher- 
che ne  se  trouve  jamais ,  que  l'effort  produit 


l'excès,  et  que  Texcès  décèle  la  fausseté  du  ca- 
ractère. 

On  veut  jouer  le  brusque,  et  l'on  devient  fé- 
roce; le  vif,  et  l'on  n'est  que  pétulant  et  étourdi; 
la  bonté  jouée  dégénère  en  politesse  contrainte, 
et  se  trahit  enfin  par  l'aigreur  ;  la  fausse  sin- 
cérité n'est  qu'offensante ,  et  quand  elle  pourrait 
s'imiter  quelque  temps,  parce  qu'elle  ne  consiste 
que  dans  des  actes  passagers,  on  n'atteindrait 
jamais  à  la  franchise ,  qui  en  est  le  principe  et 
qui  est  une  continuité  de  caractère.  Elle  est 
comme  la  probité;  plusieurs  actes  qui  y  sont 
conformes  n'en  font  pas  la  démonstration,  et 
un  seul  de  contraire  la  détruit. 

Enfin  toute  affectation  finit  par  se  déceler, 
et  l'on  retombe  alors  au-dessous  de  sa  valeur 
réelle.  Tel  est  regardé  comme  un  sot  après  et 
peut-être  pour  avoir  été  pris  pour  un  génie.  On 
ne  se  venge  point  à  demi  d'avoir  été  sa  dupe. 

Soyons  donc  ce  que  nous  sommes;  n'ajoutons 
rien  à  notre  caractère  ;  tâchons  seulement  d'en 
retrancher  ce  qui  peut  être  incommode  aux  au- 
tres et  dangereux  pour  nous-mêmes.  Ayons  le 
courage  de  nous  soustraire  à  la  servitude  de  la 
mode,  sans  passer  les  bornes  de  la  raison. 

CHAPITRE  X. 

Sur  les  gens  de  fortune. 

Il  y  a  deux  sortes  de  conditions  qui  ont  plus 
de  relation  avec  la  société,  et  surtout  avec  les 
gens  du  monde ,  qu'elles  n'en  avaient  autrefois. 
Ce  sont  les  gens  de  lettres  et  les  gens  de  fortune  ; 
ce  qui  ne  doit  s'entendre  que  des  plus  distingués 
d'entre  eux;  les  uns  par  leur  réputation  ou 
leurs  agréments  personnels,  les  autres  par  une 
opulence  fastueuse  :  car  dans  tous  les  états  il  y 
a  des  chefs,  un  ordre  mitoyen  et  du  peuple. 

Il  n'y  a  pas  encore  longtemps  que  les  finan- 
ciers ne  voyaient  que  des  protecteurs  dans  les 
gens  de  condition ,  dont  ils  sont  aujourd'hui  les 
rivaux.  La  plupart  des  fortunes  de  finance  du 
dernier  siècle  n'étaient  pas  assez  honnêtes  pour 
en  faire  gloire,  et  dès  là  elles  en  devenaient 
plus  considérables.  Les  premiers  gains  faisaient 
naître  l'avarice,  l'avarice  augmentait  l'avidité, 
et  ces  passions  sont  ennemies  du  faste.  Une  ha- 
bitude d'économie  ne  se  relâche  guère,  et  suffit 
seule,  sans  génie  ni  bonheur  marqué,  pour  tirer 
des  richesses  immenses  d'une  médiocre  fortune 
et  d'un  travail  continuel. 

S'il  se  trouvait  alors  des  gens  d'affaires  assez 
sensés  pour  vouloir  jouir,  ils  l'étaient  assez  pour 

46 


70G 


DUCLOS. 


se  borner  aux  commodités,  aux  plaisirs,  à  tous 
les  avantages  d'une  opulence  sourde;  ils  évi- 
taient un  éclat  qui  ne  pouvait  qu'exciter  l'envie 
des  grands  et  la  haine  des  petits.  Si  l'on  se  con- 
tentait de  ce  qui  fait  réellement  plaisir,  on  pas- 
serait pour  modeste. 

Ceux  à  qui  les  richesses  ne  donnent  que  de 
l'orgueil,  parce  qu'ils  n'ont  pas  a  se  glorifier 
d'autre  chose,  ont  toujours  aimé  à  faire  parade 
de  leur  fortune  ;  trop  enivrés  de  la  jouissance 
pour  rougir  des  moyens,  leur  faste  était  jadis  le 
comble  de  la  folie,  du  mauvais  goût  et  de  l'in- 
décence. 

Cette  ostentation  d'opulence  est  plus  commu- 
nément la  manie  de  ces  hommes  nouveaux  qn'un 
coup  du  sort  a  subitement  enrichis,  que  de  ceux 
qui  sont  parvenus  par  degrés.  Il  est  assez  sin- 
gulier que  les  hommes  tirent  plus  de  vanité  de 
leur  bonheur  que  de  leurs  travaux.  Ceux  qui  doi- 
vent tout  à  leur  industrie  savent  combien  ils  ont 
évité ,  fait  et  réparé  de  fautes  ;  ils  jouissent  avec 
précaution ,  parce  qu'ils  ne  peuvent  pas  s'exagérer 
les  principes  de  leur  fortune  :  au  lieu  que  ceux  qui 
se  trouvent  tout  à  coup  des  êtres  si  différents  d'eux- 
mêmes,  se  regardent  comme  des  objets  dignes 
de  l'attention  particulière  du  sort.  Ils  ne  savent 
â  quoi  l'attribuer;  et  cette  obscurité  de  causes, 
on  l'interprète  toujours  à  son  avantage. 

Telles  sont  les  fortunes  qu'on  peut  appeler 
ridicules,  et  qui  l'étaient  encore  plus  autrefois 
qu'aujourd'hui  par  le  contraste  de  la  personne 
et  du  faste  déplacé. 

D'ailleurs ,  la  fortune  de  finance  n'était  guère 
alors  qu'une  loterie;  au  lieu  qu'elle  est  devenue 
un  art,  ou  tout  au  moins  un  jeu  mêlé  d'adresse 
et  de  hasard. 

Les  financiers  prétendent  que  leur  adminis- 
tration est  une  belle  machine.  Je  ne  doute  pas 
qu'elle  n'ait  beaucoup  de  ressorts  dont  la  multi- 
plicité en  cache  le  jeu  au  public  ;  mais  elle  est 
encore  bien  loin  d'être  une  science.  Il  faut  que 
dans  tous  les  temps  elle  ait  été  une  énigme  ;  car 
les  historiens  ne  parlent  guère  de  cette  partie 
du  gouvernement  si  importante  dans  tous  les 
États.  La  raison  n'en  serait  pas  impossible 
à  trouver;  mais  je  ne  veux  pas  trop  m'écarter 
de  mou  sujet. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  la  finance  prenait  ja- 
mais la  forme  qu'elle  pourrait  avoir,  pourquoi 
serait-elle  méprisée?  L'État  doit  avoir  des  reve- 
nus ;  il  faut  qu'il  y  ait  des  citoyens  chargés  de 
la  perception ,  et  qu'ils  y  trouvent  des  avantages, 
pourvu  que  ces  avantages  soient  limités,  comme 


ceux  des  autres  professions,  suivant  le  degré  de 
travail  et  d'utilité;  sans  quoi  ils  deviennent  scan- 
daleux. 

On  ne  doit  s'élever  que  contre  la  vexation  ou 
l'insolence  de  ceux  qui  abusent,  et  les  punir 
avec  éclat  et  sévérité.  C'est  ainsi  que  dans  toutes 
les  conditions,  quelque  élevées  qu'elles  fussent, 
on  devrait  immoler  à  la  vengeance  publique , 
ceux  qui  font  haïr  l'autorité  par  l'abus  qu'ils  en 
font,  et  qui,  en  rendant  les  hommes  malheu- 
reux par  leurs  excès,  les  corrompent  par  leurs 
exemples. 

11  faut  convenir  que  c'est  moins  â  leurs  vexa- 
tions qu'à  l'insolence  de  quelques-uns  d'entre 
eux ,  que  les  financiers  doivent  rapporter  le  décri 
où  ils  sont.  Croit-on  que  cela  dépende  des  injus- 
tices qui  seront  tombées  sur  des  gens  obscurs 
dont  les  plaintes  sont  étouffées,  les  malheurs 
ignorés,  et  qui  ne  seraient  pas  protégés  par 
ceux  qui  crient  vaguement  à  l'injustice,  quand 
ils  en  seraient  connus?  Dans  les  déclamations 
contre  la  finance,  ce  n'est  ni  la  générosité  ni  la 
justice  qui  réclament,  quoiqu'elles  en  eussent 
souvent  le  droit  et  l'occasion  ;  c'est  l'envie  qui 
poursuit  le  faste. 

Voilà  ce  qui  devrait  inspirer  aux  gens  riches, 
et  qui  n'étaient  pas  nés  pour  l'être ,  une  modes- 
tie raisonnée.  Ils  ne  sentent  pas  assez  combien 
ceux  qui  pourraient  avoir  mérité  leur  fortune, 
ont  encore  besoin  d'art  pour  se  la  faire  par- 
donner. 

Malheureusement  les  hommes  veulent  afficher 
leur  bonheur  ;  ils  devraient  pourtant  sentir  qu'il 
est  fort  différent  de  la  gloire,  dont  la  publicité 
fait  et  augmente  l'existence.  Les  malheureux 
sont  déjà  assez  humiliés  par  l'éclat  seul  de  la 
prospérité  ;  faut-il  les  outrager  par  l'ostentation 
qu'on  en  fait?  Il  est  pour  le  moins  imprudent 
de  fortifier  un  préjugé  peut-être  trop  légitime 
contre  les  fortunes  immenses  et  rapides.  Les 
eaux  qui  croissent  subitement  sont  toujours  un 
peu  bourbeuses  :  celles  qui  sortent  d'une  source 
pure  conservent  leur  limpidité.  Les  déborde- 
ments peuvent  féconder  les  terres  qu'ils  ont  cou- 
vertes, mais  c'est  après  avoir  épuisé  les  sucs  de 
celles  qu'ils  ont  ravagées  :  les  ruisseaux  ferti- 
lisent celles  qu'ils  arrosent.  Telle  est  la  double 
image  des  fortunes  rapides  et  des  fortunes 
légitimes;  celles-ci  sont  presque  toujours  bor- 
nées. 

Je  ne  suis  pas  étonné  que  le  peuple  voie  avec 
chagrin  et  murmure  des  fortunes  dont  il  fournit  la 
substance  sans  jamais  les  partager.  Mais  les  gens 


CONSIDÉRATIOINS  SUR  LES  MŒURS. 


707 


de  condition  doivent  les  regarder  comme  des 
biens  qui  leur  sont  substitués  et  destinés  à  rem- 
placer un  patrimoine  qu'ils  ont  dissipé ,  souvent 
sans  avantage  pour  l'État.  Il  y  a  peu  de  fortunes 
qui  ne  tombent  dans  quelques  maisons  distin- 
guées. Un  homme  de  qualité  vend  un  nom  qu'il 
n'a  pas  eu  la  peine  d'illustrer  ;  et  sans  le  com- 
merce qui  s'est  établi  entre  l'orgueil  et  la  né- 
cessité, la  plupart  des  maisons  nobles  tombe- 
raient dans  la  misère,  et  par  conséquent  dans 
l'obscurité;  les  exemples  n'en  sont  pas  rares 
dans  les  provinces.  La  mésalliance  a  commencé 
par  les  hommes,  qui  conservent  toujours  leur 
nom;  celle  des  filles  de  qualité  est  plus  moderne, 
mais  elle  prend  faveur.  La  cour  et  la  finance 
portent  souvent  les  mêmes  deuils.  Si  les  gens 
riches  ne  s'alliaient  qu'entre  eux,  il  faudrait 
nécessairement  que,  par  la  seule  puissance  des 
richesses,  ils  parvinssent  eux-mêmes  aux  di- 
gnités qu'ils  conservent  dans  des  familles  étran- 
gères :  peut-être  s'aviseront-ils  un  jour  de  ce  se- 
cret-là, à  moins  que  les  gens  de  la  cour  ne  s'avisent 
eux-mêmes  d'entrer  dans  les  affaires.  Les  premiers 
qui  heurteraient  le  préjugé  pourraient  d'abord 
avoir  des  scrupules  ;  mais  quand  ils  en  ont ,  quel- 
ques plaisanteries  les  soulagent,  et  beaucoup  d'ar- 
gent les  dissipe.  Cette  révolution  n'est  peut-être 
pas  fort  éloignée.  Ne  voit-on  pas  déjà  des  hom- 
mes assez  vils  pour  abandonner  des  professions 
respectables ,  et  embrasser,  en  se  dégradant  eux- 
mêmes,  le  métier  de  la  finance?  au  lieu  que  Ihs 
financiers  d'autrefois  ou  leurs  enfants  n'aspiraient 
qu'à  sortir  de  leur  état  et  à  s'élever  par  des  pro- 
fessions que  l'on  quitte  aujourd'hui  pour  la  leur. 

Cependant  les  gens  de  condition  ont  déjà  perdu 
le  droit  de  mépriser  la  finance,  puisqu'il  y  en 
a  peu  qui  n'y  tiennent  par  le  sang. 
i  C'était  autrefois  une  espèce  de  bonté  que  de 
ne  pas  humilier  les  financiers.  Aujourd'hui  qu'ils 
tiennent  à  tout,  le  mépris  pour  eux  serait,  de 
la  part  des  gens  de  condition ,  injustice  et  sottise. 
Il  y  en  a  tels  qui  ne  se  sont  pas  mésalliés,  parce 
que  les  gens  de  fortune  n'en  ont  pas  fait  assez 
de  cas  pour  les  rechercher. 

Tous  ceux  qui  tirent  vanité  de  leur  naissance 
ne  sont  pas  toujours  dignes  de  se  mésallier.  11 
n'appartient  pas  à  tout  le  monde  de  vendre  son 
nom. 

Si  les  raisons  de  décence  ne  répriment  pas  la 
hauteur  des  gens  de  condition  à  l'égard  de  la 
finance,  celles  d'intérêt  les  contiennent. 

Les  plaisanteries  sur  les  financiers ,  en  leur 
absence,  marquent  plus  d'envie  contre  leur  opu- 


lence que  de  mépris  pour  leurs  personnes ,  puis- 
qu'on leur  prodigue  en  face  les  égards,  les  pré- 
venances et  les  éloges.  Les  gens  de  condition  se 
flattent  que  cette  conduite  peut  être  regardée 
comme  la  marque  d'une  supériorité  si  décidée, 
qu'elle  peut  s'humaniser  sans  risque;  mais  per- 
sonne ne  se  trompe  sur  les  véritables  motifs. 
Quelquefois  ils  se  permettent  avec  les  financiers 
ces  petits  accès  d'une  humeur  modérée,  d'autant 
plus  flatteuse  pour  l'inférieur,  qu'elle  ressemble 
au  procédé  naïf  de  l'égalité.  Ceux  qui  jouent 
ce  rôle  désireraient  que  les  spectateurs  désinté- 
ressés le  prissent  pour  de  la  hauteur; mais  il  n'y 
a  pas  moyen,  parce  que,  si  ce  manège  paraît 
produire  un  effet  opposé  à  celui  qu'ils  en  espé- 
raient, on  les  voit  s'adoucir  par  degrés,  et  aller 
jusqu'à  la  fadeur,  pour  ramener  un  homme  prêt 
à  s'effaroucher.  Ils  se  tirent  d'embarras  par  une 
sorte  de  plaisanterie  qui  sert  à  couvrir  bien  des 
bassesses. 

Si  les  gens  riches  viennent  enfin  à  se  croire 
supérieurs  aux  autres  hommes,  ont-ils  si  grand 
tort?  N'a-t-on  pas  pour  eux  les  mêmes  égards, 
je  dirai  les  mêmes  respects  que  pour  ceux  qui 
sont  dans  les  places  auxquelles  on  les  rend  par 
devoir  ?  Les  hommes  ne  peuvent  juger  que  sur 
l'extérieur.  Sont-ils  donc  ridiculement  dupes, 
parce  que  ceux  qui  les  trompent  sont  bassement 
et  adroitement  perfides  ? 

Il  y  a  peu  de  gens  riches  qui  dans  des  mo- 
ments ne  se  sentent  humiliés  de  n'être  que  ri- 
ches ,  ou  de  n'être  regardés  que  comme  tels. 

Cette  réflexion  les  mortifie  et  leur  donne  du 
dépit.  Alors,  pour  s'en  distraire  et  en  imposer 
aux  autres  et  à  eux-mêmes,  ils  cèdent  à  des 
accès  d'une  humeur  impérieuse  qui  ne  leur 
réussit  par  toujours.  En  effet,  l'orgueil  des  ri- 
chesses ne  ressemble  point  à  celui  de  la  nais- 
sance. L'un  a  quelque  chose  de  libre,  d'aisé, 
qui  semble  exiger  des  égards  légitimes.  L'autre 
a  un  air  de  grossièreté  révoltante  qui  avertit  de 
l'usurpation.  On  s'avise  quelquefois  de  comparer 
l'insolent  avec  l'insolence ,  et  l'un  ne  paraissant 
par  fait  pour  l'autre,  on  le  fait  rentrer  dans 
l'ordre.  J'en  ai  vu  des  exemples.  J'ai  rencontré 
aussi  des  gens  de  fortune  dignes  de  leurs  ri- 
chesses, par  l'usage  qu'ils  en  faisaient.  La  bien- 
faisance leur  donne  une  supériorité  réelle  sur 
ceux  à  qui  ils  rendent  service.  Les  vrais  infé- 
rieurs sont  ceux  qui  reçoivent,  et  l'humiliation 
s'y  joint  quand  les  services  sont  pécuniaires. 
C'est  ce  qui  a  fait  mettre  avec  justice  les  men- 
dlcmts  au-dessous  des  esclaves  :  ceux-ci  ne  sont 

•1.'). 


708 


DUCI.OS. 


qu«  dans  rabuissement ,  les  autres  sont  dans 
la  bassesse.  Ainsi  ceux  qui  font  la  cour  aux  li- 
uanciers  sont  bas  ;  plus  bas  encore  s'ils  en  reçoi- 
vent; et  s'ils  les  payent  d'ingratitude,  la  bas- 
sesse n'a  plus  de  nom  ;  elle  augmente  à  pro- 
portion de  la  naissance  et  de  l'élévation  des 
ingrats. 

Pourquoi  s'étonner  de  la  considération  que 
donnent  les  richesses?  11  est  sûr  qu'elles  ne  font 
pas  un  mérite  réel  ;  mais  elles  sont  le  moyen  de 
toutes  les  commodités,  de  tous  les  plaisirs,  et 
quelquefois  du  mérite  même.  Tout  ce  qui  con- 
tribue ou  passe  pour  contribuer  au  bonheur,  sera 
chéri  des  hommes.  Il  est  difficile  de  ne  pas 
identifier  les  riches  et  les  richesses.  Les  déco- 
rations extérieures  ne  font-elles  pas  la  même 
illusion? 

Si  l'on  veut,  par  un  examen  philosophique, 
dépouiller  un  homme  de  tout  l'éclat  qui  lui  est 
étranger,  la  raison  en  a  le  droit;  mais  je  vois 
que  l'humeur  l'exerce  plus  que  la  philoso- 
phie. 

D'ailleurs,  pourquoi  ne  considérerait-on  pas 
ce  qui  est  représentatif  de  tout  ce  que  l'on  con- 
sidère? Voilà  précisément  ce  que  les  richesses 
sont  parmi  nous;  il  n'y  a  de  différence  que  de  la 
cause  à  l'effet.  La  seule  chose  respectée  que  les 
richesses  ne  peuvent  donner,  c'est  une  naissance 
illustre  :  mais  si  elle  n'est  pas  soutenue  par  les 
places,  les  dignités  ou  la  puissance;  si  elle  est 
seule  enfin,  elle  est  éclipsée  par  tout  ce  que  l'or 
peut  procurer.  Voulons-nous  avoir  le  droit  de 
mépriser  les  riches,  commençons  par  mépriser 
les  richesses  ;  changeons  nos  mœurs. 

Il  y  a  eu  des  lieux  et  des  temps  où  l'or  était 
méprisé  et  le  mérite  seul  honoré.  Sparte  et  Rome 
naissante  nous  en  fournissent  des  exemples.  Mais 
pour  peu  qu'on  fasse  attention  à  la  constitution 
et  à  l'esprit  de  ces  républiques ,  on  sentira  qu'on 
n'y  devait  faire  aucun  cas  de  l'or ,  puisqu'il  n'y 
était  représentatif  de  rien.  On  ignorait  les  com- 
modités ;  les  vrais  besoins  ne  donnent  pas  l'idée 
de  celles  que  nous  connaissons.  L'imagination 
ne  s'était  pas  encore  exercée  sur  les  plaisirs  ; 
ceux  de  la  nature  suffisaient,  et  les  plus  grands 
ne  coûtent  pas  chers;  le  luxe  était  honteux, 
ainsi  l'or  était  inutile  et  méprisé.  Ce  mépris  était 
à  la  fois  le  principe  et  l'effet  de  la  modération 
et  de  l'austérité.  La  vie  la  plus  pénible  cesse  de 
gêner  les  hommes  dès  qu'elle  est  glorieuse  ;  et 
dans  les  âmes  hautes,  les  grands  sacrifices  ne 
sont  pas  toujours  aussi  ci-uels  qu'ils  le  paraissent 
aux  âmpJi  vulgaires.  Un  certain  sentiment  de 


fierté  et  d'estime  pour  soi-même  élève  i'âme  et 
la  rend  capable  de  tout.  L'orgueil  est  le  premier 
des  tyrans  ou  des  consolateurs. 

Telle  fut  Lacédémone ,  telle  fut  Rome  dans 
son  berceau  ;  mais  aussitôt  que  le  vice  et  les 
plaisirs  y  eurent  pénétré ,  tout,  jusqu'aux  cho- 
ses qui  doivent  être  le  prix  de  la  vertu  ;  tout , 
dis-je ,  y  fut  vénal;  l'or  y  fut  donc  recherché , 
nécessaire ,  estimé  et  honoré.  Voilà  précisément 
l'état  où  nous  nous  trouvons  par  nos  connais- 
sances ,  nos  goûts ,  nos  besoins  nouveaux ,  nos 
plaisirs  et  nos  commodités  recherchées.  Qu'on 
fasse  revivre  les  anciennes  mœurs  de  Rome  ou 
de  Sparte,  peut-être  n'en  serons-nous  ni  plus 
ni  moins  heureux  ;  mais  l'or  sera  inutile. 

Les  hommes  n'ont  qu'un  penchant  décidé, 
c'est  leur  intérêt  ;  s'il  est  attaché  à  la  vertu ,  ils 
sont  vertueux  sans  effort;  que  l'objet  change, 
le  disciple  de  la  vertu  devient  l'esclave  du  vice , 
sans  avoir  changé  de  caractère  :  c'est  avec  les 
mêmes  couleurs  qu'on  peint  la  beauté  et  les 
monstres. 

Les  mœurs  d'un  peuple  font  le  principe  actif 
de  sa  conduite ,  les  lois  n'en  sont  que  le  fr(  in  ; 
celles-ci  n'ont  donc  pas  sur  lui  le  même  empire 
que  les  mœurs.  On  suit  les  mœurs  de  son  siècle, 
on  obéit  aux  lois  ;  c'est  l'autorité  qui  les  fait  et 
qui  les  abroge.  Les  mœurs  d'une  nation  lui  sont 
plus  sacrées  et  plus  chères  que  ses  lois.  Comme 
elle  n'en  connaît  pas  l'auteur,  elle  les  regarde 
comme  son  ouvrage ,  et  les  prend  toujours 
pour  la  raison. 

Cependant  on  ne  saurait  croire  avec  quelle 
facilité  un  prince  changerait  chez  certains  peu- 
ples les  mœurs  les  plus  dépravées ,  et  les  diri- 
gerait vers  la  vertu,  pourvu  que  ce  ne  fût  pas 
un  projet  annoncé ,  et  que  ses  ordres  à  cet  égard 
ne  fussent  que  son  exemple.  Une  telle  révolu- 
tion paraîtrait  le  chef-d'œuvre  des  entreprises  ; 
mais  elle  le  serait  plus  par  son  effet  que  par  ses 
difficultés.  En  attendant  qu'elle  arrive,  et  les 
choses  étant  sur  le  pied  où  elles  sont,  ne  soyons 
pas  étonnés  que  les  richesses  procurent  de  la 
considération.  Cela  sera  honteux ,  si  l'on  veut  ; 
mais  cela  doit  être ,  parce  que  les  hommes  sont 
plus  conséquents  dans  leurs  mœure  que  dans 
leurs  jugements. 

On  comprend  ordinairement  dans  le  monde 
parmi  les  financiers  une  autre  classe  de  gens  ri- 
ches ,  qui  prétendent  avec  raison  devoir  en  être 
distingués.  Ce  sont  les  commerçants,  hommes 
estimables,  nécessaires  à  l'État,  qui  ne  s'enri- 
chissent qu'en  procurant  l'abondance,  en  exci- 


CONSIDÉRATIOINS  SUR  LES  MŒURS. 


70Q 


tant  une  industrie  honorable,  et  dont  les  ri- 
chesses prouvent  les  services.  On  ne  les  rencontre 
pas  dans  la  société  aussi  communément  que  les 
financiers ,  parce  que  les  affaires  les  occupent , 
et  ne  leur  permettent  pas  de  perdre  un  temps 
dont  ils  connaissent  le  prix,  pour  des  amusements 
frivoles ,  dont  le  goût  vient  autant  de  l'habitude 
que  de  l'oisiveté,  et  qui,  sous  le  nom  de  plai- 
sirs ,  causent  l'ennui  aussi  souvent  qu'ils  le  dis- 
sipent. 

Les  commerçants  sont  donc  plus  occupés  que 
les  financiers.  Quoique  le  commerce  ait  sa  mé- 
thode comme  la  finance ,  celle-ci  se  simplifie  en 
s'éclaircissant ,  et  tout  l'art  des  fripons  est  de 
l'embrouiller.  La  science  du  commerce  est  moins 
compliquée  et  mieux  ordonnée ,  moins  obscure , 
mais  plus  étendue ,  et  s'étend  encore  plus  en  se 
perfectionnant.  L'application  de  ses  principes 
exige  une  attention  suivie ,  de  nouveaux  acci- 
dents demandent  de  nouvelles  mesures ,  le  tra- 
vail est  presque  continuel  :  au  lieu  que  la  finance, 
plus  bornée  en  elle-même ,  ressemble  assez  à 
une  machine  qui  n'a  pas  souvent  besoin  de  la 
main  de  l'ouvrier  pour  agir,  quand  le  mouve- 
ment est  une  fois  imprimé  ;  c'est  une  pendule 
qu'où  ne  remonte  que  rarement,  mais  qui  aurait 
besoin  d'être  totalement  refaite  sur  une  meilleure 
théorie. 

Tous  les  préjugés  d'état  ne  sont  pas  également 
faux ,  et  l'estime  que  les  commerçants  font  du 
leur  est  d'accord  avec  la  raison.  Ils  ne  font  au- 
cune entreprise ,  il  ne  leur  arrive  aucun  avan- 
tage que  le  public  ne  le  partage  avec  eux;  tout 
les  autorise  à  estimer  leur  profession.  Les 
commerçants  sont  le  premier  ressort  de  l'abon- 
dance. Les  financiers  ne  sont  que  des  canaux 
propres  à  la  circulation  de  l'argent ,  et  qui  trop 
souvent  s'engorgent.  Que  ces  canaux  soient  de 
bronze  ou  d'argile,  la  matière  en  est  indiffé- 
rente, l'usage  est  le  même. 

On  ne  doit  pas  confondre  les  commerçants 
dont  je  parle ,  avec  ces  hommes  qui ,  sans  avoir 
l'esprit  du  commerce,  n'ont  que  le  caractère 
marchand ,  n'envisagent  que  leur  intérêt  parti- 
culier ,  et  y  sacrifieraient  celui  de  l'État ,  s'il  se 
trouvait  en  oppposition  avec  le  leur.  Tel  com- 
merce peut  enrichir  une  société  marchande ,  qui 
est  ruineux  pour  un  État;  et  tel  autre  serait 
avantageux  à  l'État,  qui  ne  donnerait  à  des  mar- 
chands que  des  gains  médiocres,  mais  légitimes, 
ou  quelquefois  leur  occasionnerait  des  pertes.  Le 
commerçant  digne  de  ce  nom  est  celui  dont  les 
spéculations  et  les  entreprises  n'ont  pour  objet 


que  le  bien  public ,  et  dont  les  effets  rejaillissent 
sur  la  nation  '. 

Les  commerçants  s'honorent  par  la  voie  même 
qui  les  enrichit  ;  les  financiers  s'imaginent  ten- 
dre au  même  but  par  le  faste  et  l'étalage  de 
leurs  richesses  :  c'est  ce  qui  les  a  engagés  à  se 
produire  dans  le  monde ,  où  ils  auraient  été  les 
seuls  étrangers ,  si  l'on  n'y  eût  à  peu  près  dans 
le  même  temps  recherché  les  gens  de  lettre». 

CHAPITRE  XI. 

Sur  les  gens  de  lettres. 

Autrefois  les  gens  de  lettres ,  livrés  à  l'étudo , 
et  séparés  du  monde,  en  travaillant  pour  leurs 
contemporains ,  ne  songeaient  qu'à  la  postérité. 
Leurs  mœurs ,  pleines  de  candeur  et  de  rudessG , 
n'avaient  guère  de  rapport  avec  celles  de  la  so- 
ciété; et  les  gens  du  monde,  moins  instruits 
qu'aujourd'hui ,  admiraient  les  ouvrages ,  ou 
plutôt  le  nom  des  auteurs,  et  ne  se  croyaient 
pas  trop  capables  de  vivre  avec  eux.  Il  entrait 
même  dans  cet  éloignement  plus  de  considération 
que  de  répugnance. 

Le  goût  des  lettres,  des  sciences  et  des  arts  a 
gagné  insensiblement,  et  il  est  venu  au  point 
que  ceux  qui  ne  l'ont  pas ,  l'affectent.  On  a  donc 
recherché  ceux  qui  les  cultivent ,  et  ils  ont  été 
attirés  dans  le  monde  à  proportion  de  l'agré- 
ment qu'on  a  trouvé  dans  leur  commerce. 

Ou  a  gagné  de  part  et  d'autre  à  cette  liaison. 
Les  gens  du  monde  ont  cultivé  leur  esprit, 
formé  leur  goût ,  et  acquis  de  nouveaux  plaisirs. 
Les  gens  de  lettres  n'en  ont  pas  retiré  moins 
d'avantages.  Ils  ont  trouvé  de  la  considération  ; 
ils  ont  perfectionné  leur  goût,  poli  leur  esprit , 
adouci  leurs  mœurs  ,  et  acquis  sur  plusieurs  ar- 
ticles des  lumières  qu'ils  n'auraient  pas  puisées 
dans  les  livres. 

Les  lettres  ne  donnent  pas  précisément  un 
état;  mais  elles  en  tiennent  lieu  à  ceux  qui  n'eu 
ont  pas  d'autre ,  et  leur  procurent  des  distinc- 

*  Les  commerçants  ont  créé  et  rendu  militaire  la  mariiio 
marcliande,  qui  a  été  le  berceau  de  Barth ,  Duguay-Trouin , 
Cassart,  Mininc,  Ducasse,  Gardin,  Porée,  Villetreux,  et  d« 
quelques  autres  que  je  nommerais  s'ils  ne  vivaient  pas.  Mai» 
je  me  suis  également  interdit  l'éloge  et  le  MAme  dinvt».  lU 
n'appartiennent  qu'h  l'histoire,  dont  c'est  le  devoir,  et  qui 
doit,  ainsi  que  la  justice,  ne  faire  acception  de  personne. 

Combien  <rarmements  ont  été  faits  par  les  le  (;endro, 
Fontaine-des-M(»nlées,  Bruni,  Kon  de  la  Baronie,  Grand- 
vlIle-Loquct ,  Masson  ,  le  Gouteulx,  Magon,  Montaudouli», 
la  Rue,  CastJMiier,  Gasaubon,  Moucb.inl,  les  Vincent,  et 
tant  d'autres  que  leur  ft)rtune  iw  doit  pas  faire  placer  pnrnr. 
les  linanciers  <|ui  ruinaient  ffilat  par  des  usure»,  dani  Jo 
i  temps riue  ]o%  (.xnintnnnl.*  le  soalenalent  par  l«ur  nvdil. 


710 


DUCLOS. 


lions,  que  des  gens  qui  leur  sont  supérieurs  par 
le  rang  n'obtiendraient  pas  toujours.  On  ne  se 
croit  pas  plus  humilié  de  rendre  hommage  à 
l'esprit  qu'à  la  beauté ,  à  moins  qu'on  ne  soit 
d'ailleurs  en  concurrence  de  rang  ou  de  dignité  ; 
car  l'esprit  peut  devenir  alors  l'objet  le  plus  vif 
de  la  rivalité.  Mais  lorsqu'on  a  une  supériorité 
de  rang  bien  décidée ,  on  accueille  l'esprit  avec 
complaisance;  on  est  llatté  de  donner  à  un 
homme  d'un  rang  inférieur  le  prix  qu'il  fau- 
drait disputer  avec  un  rival  à  d'autres  égards. 

L'esprit  a  l'avantage  que  ceux  qui  l'estiment , 
prouvent  qu'ils  en  ont  eux-mêmes,  ou  le  font 
croire,  ce  qui  est  à  peu  près  la  même  chose 
pour  bien  des  gens. 

On  distingue  la  république  des  lettres  en  plu- 
sieurs classes.  Les  savants,  qu'on  appelle  aussi 
érudits ,  ont  joui  autrefois  d'une  grande  consi- 
dération ;  on  leur  doit  la  renaissance  des  lettres  : 
mais  comme  aujourd'hui  on  ne  les  estime  pas 
autant  qu'ils  le  méritent ,  le  nombre  en  diminue 
trop,  et  c'est  un  malheur  pour  les  lettres;  ils  se 
produisent  peu  dans  le  monde ,  qui  ne  leur  con- 
vient guère ,  et  à  qui  ils  ne  conviennent  pas  da- 
vantage. 

Il  y  a  un  autre  ordre  de  savants  qui  s'occupent 
des  sciences  exactes.  On  les  estime,  on  en  re- 
connaît l'utilité ,  on  les  récompense  quelquefois  ; 
leur  nom  est  cependant  plus  à  la  mode  que  leur 
pei*sonne ,  à  moins  qu'ils  n'aient  d'autres  agré- 
ments que  le  mérite  qui  fait  leur  célébrité. 

Les  gens  de  lettres  les  plus  recherchés  sont 
ceux  qu'on  appelle  communément  beaux  esprits, 
entre  lesquels  il  y  a  encore  une  distinction  à  faire. 
Ceux  dont  les  talents  sont  marqués  et  couronnés 
par  des  succès ,  sont  bientôt  connus  et  accueillis  ; 
mais  si  leur  esprit  se  trouve  renfermé  dans  la 
sphère  du  talent ,  quelque  génie  qu'on  y  recon- 
naisse ,  on  applaudit  l'ouvrage ,  et  on  néglige 
l'auteur.  On  lui  préfère ,  dans  la  société ,  celui 
dont  'l'esprit  est  d'un  usage  plus  varié ,  et  d'une 
application  moins  décidée,  mais  plus  étendue. 

Les  premiers  font  plus  d'honneur  à  leur  siècle  ; 
mais  on  cherche  dans  la  société  ce  qui  plaît  da- 
vantage. D'ailleurs  il  y  a  compensation  sur  tout. 
De  grands  talents  ne  supposent  pas  toujours  un 
grand  fonds  d'esprit  :  un  petit  volume  d'eau 
peut  fouFjiir  un  jet  plus  brillant  qu'un  ruisseau 
dont  le  cours  paisible ,  égal  et  abondant  fertilise 
une  terre  utile.  Les  hommes  de  talent  doivent 
avoir  plus  de  célébrité,  c'est  leur  récompense. 
Les  gens  d'esprit  doivent  trouver  plus  d'agré- 
ment dans  la  société,  puisqu'ils  y  en  portent 


davantage  ;  c'est  une  reconnaissance  fondée. 
Les  talents  ne  se  communiquent  point  par  la 
fréquentation.  Avec  les  gens  d'esprit ,  on  déve- 
loppe ,  on  étend ,  et  on  leur  doit  une  partie  du 
sien.  Aussi  le  plaisir  et  l'habitude  de  vivre  avec 
eux  font  naître  l'intimité ,  et  quelquefois  l'amitié, 
malgré  les  disproportions  d'état ,  quand  les  qua- 
lités du  cœur  s'y  trouvent  ;  car  il  faut  avouer 
que,  malgré  la  manie  d'esprit  à  la  mode,  les 
gens  de  lettres,  dont  l'âme  est  connue  pour  hon- 
nête, ont  un  tout  autre  coup  d'œil  dans  le 
monde  que  ceux  dont  on  loue  les  talents,  et 
dont  on  désavoue  la  personne. 

On  a  dit  que  le  jeu  et  l'amour  rendent  toutes 
les  conditions  égales  :  je  suis  persuadé  qu'on  y 
eût  joint  l'esprit ,  si  le  proverbe  eût  été  fait  de- 
puis que  l'esprit  est  devenu  une  passion.  Le  jeu 
égale  en  avilissant  le  supérieur;  l'amour,  en 
élevant  l'inférieur  ;  et  l'esprit ,  parce  que  la  vé- 
ritable égalité  vient  de  celle  des  âmes.  Il  serait 
à  désirer  que  la  vertu  produisît  le  même  effet  ; 
mais  il  n'appartient  qu'aux  passions  de  réduire 
les  hommes  à  n'être  que  des  hommes,  c'est-à- 
dire  ,  à  renoncer  à  toutes  les  distinctions  exté- 
rieures. 

Cependant,  de  tous  les  empires ,  celui  des  gens 
d'esprit,  sans  être  visible,  est  le  plus  étendu.  Le 
puissant  commande,  les  gens  d'esprit  gouver- 
nent ,  parce  qu'à  la  longue  ils  forment  l'opinion 
publique ,  qui  têt  ou  tard  subjugue  ou  renverse 
toute  espèce  de  despotisme. 

Les  gens  de  la  cour  sont  ceux  dont  les  lettres 
ont  le  plus  à  se  louer;  et  si  j'avais  un  conseil  à 
donner  à  un  homme  qui  ne  peut  se  faire  jour 
que  par  son  esprit ,  je  lui  dirais  :  Préférez  à  tout 
l'amitié  de  vos  égaux  ;  c'est  la  plus  sûre ,  la  plus 
honnête ,  et  souvent  la  plus  utile  ;  ce  sont  les 
petits  amis  qui  rendent  les  grands  services ,  sans 
tyranniser  la  reconnaissance  :  mais  si  vous  ne 
voulez  que  des  liaisons  de  société ,  faites-les  à  la 
cour  ;  ce  sont  les  plus  agréables  et  les  moins  gê- 
nantes. Le  manège ,  l'intrigue ,  les  pièges ,  et  ce 
qu'on  appelle  les  noirceurs,  ne  s'emploient 
qu'entre  les  rivaux  d'ambition.  Les  courtisans 
ne  pensent  pas  à  nuire  à  ceux  qui  ne  peuvent  les 
traverser,  et  font  quelquefois  gloire  de  les  obli- 
ger. Ils  aiment  à  s'attacher  un  homme  de  mérite 
dont  la  reconnaissance  peut  avoir  de  l'éclat.  Plus 
on  est  grand ,  moins  on  s'avise  de  faire  sentir 
une  distance  trop  marquée  pour  être  méconnue. 
L'amour-propre  éclairé  ne  diffère  guère  de  la 
modestie  dans  ses  effets.  Un  homme  de  lettres 
estimable  n'en  essuiera  point  de  faste  offensant  ; 


CONSIDÉRATIOINS  SUR  LES  MOEURS. 


711 


au  lieu  qu'il  pourrait  y  être  exposé  avec  ces  gens 
qui  n'ont  sur  lui  que  la  supériorité  que  leur  im- 
pertinence suppose ,  et  qui  croient  que  c'est  un 
moyen  de  la  lui  prouver.  Depuis  que  le  bel  es- 
prit est  devenu  une  contagion ,  tel  s'érige  en 
protecteur  qui  aurait  besoin  lui-mêjne  d'être 
protégé,  et  à  qui  il  ne  manque  pour  cela  que 
d'en  être  digne. 

Plusieurs  devraient  sentir  qu'ils  seraient  assez 
honorés  d'être  utiles  aux  lettres ,  parce  qu'ils  en 
retireraient  plus  de  considération  qu'ils  ne  pour- 
raient leur  en  procurer. 

D'autres  qui  se  croient  gens  du  monde ,  parce 
qu'on  ne  sait  pas  pourquoi  ils  s'y  trouvent,  pa- 
raissent étonnés  d'y  rencontrer  les  gens  de  lettres. 
Ceux-ci  pourraient,  à  plus  juste  titre,  être  sur- 
pris d'y  trouver  ces  gens  d'un  état  fort  commun , 
qui,  malgré  leur  complaisance  pour  les  grands, 
et  leur  impertinence  avec  leurs  égaux,  seront 
toujours  hors  d'oeuvre.  On  fera  toujours  une 
différence  entre  ceux  qui  sont  recherchés  dans 
le  monde ,  et  ceux  qui  s'y  jettent  malgré  les  dé- 
goûts qu'ils  éprouvent. 

En  effet ,  réduisons  les  choses  au  vrai.  On  est 
homme  du  monde  par  la  naissance  et  les  dignités , 
on  s'y  attache  par  intérêt ,  on  s'y  introduit  par 
bassesse  ;  on  y  est  lié  par  des  circonstances  par- 
ticulières ,  telles  que  sont  les  alliances  des  gens 
de  fortune;  on  y  est  admis  par  choix,  c'est  le 
partage  des  gens  de  lettres;  et  les  haisons  de 
goût  entraînent  nécessairement  des  distinctions. 

Les  gens  de  fortune  qui  ont  de  l'esprit  et  des 
lettres  le  sentent  si  bien  que,  si  on  les  consulte, 
ou  qu'on  suive  simplement  leur  conduite,  on 
verra  qu'ils  jouissent  de  leur  fortune,  mais  qu'ils 
s'estiment  à  d'autres  égards.  Ils  sont  même  blessés 
des  éloges  qu'on  donne  à  leur  magnificence, 
parce  qu'ils  sentent  qu'ils  ont  un  autre  mérite 
que  celui-là  ;  on  veut  tirer  sa  gloire  de  ce  qu'on 
estime  le  plus.  Ils  recherchent  les  gens  de  lettres , 
et  se  font  honneur  de  leur  amitié. 

Les  succès  de  quelques  gens  de  lettres  en  ont 
égaré  beaucoup  dans  cette  carrière  ;  tous  se  sont 
flattés  de  jouir  des  mêmes  agréments,  et  plu- 
sieurs se  sont  trompés ,  soit  qu'ils  eussent  moins 
de  mérite,  soit  que  leur  mérite  fût  moins  de  com- 
merce. 

Quantité  de  jeunes  gens  ont  cru  obéir  au  génie, 
et  leurs  mauvais  succès  n'ont  fait  que  les  rendre 
incapables  de  suivre  d'autres  routes  où  ils  au- 
raient réussi,  s'ils  y  étaient  entrés  d'abord.  Par 
là  l'État  a  perdu  de  bons  sujets,  sans  que  la  ré- 
publique des  lettres  y  ait  rien  gagné. 


Quoique  les  avantages  que  les  lettres  procu- 
rent se  réduisent  ordinairement  à  quelques  agré- 
ments dans  la  société,  ils  n'ont  pas  laissé  d'ex- 
citer l'envie.  Les  sots  sont  presque  tous  par  état 
ennemis  des  gens  d'esprit.  L'esprit  n'est  pas 
souvent  fort  utile  à  celui  qui  en  est  doué;  et 
cependant  il  n'y  a  point  de  qualité  qui  soit  si 
fort  exposée  à  la  jalousie. 

On  est  étonné  qu'il  soit  permis  de  faire  l'éloge 
de  son  cœur,  et  qu'il  soit  révoltant  de  louer  son 
esprit;  et  la  vanité  qu'on  tirerait  du  dernier  si; 
pardonnerait  d'autant  moins ,  qu'elle  serait  mieux 
fondée.  On  en  a  conclu  que  les  hommes  esti- 
ment plus  l'esprit  que  la  vertu.  N'y  en  aurait-il 
point  une  autre  raison  ? 

Il  me  semble  que  les  hommes  n'aiment  point 
ce  qu'ils  sont  obligés  d'admirer.  On  n'admire 
que  forcément  et  par  surprise.  La  réflexion 
cherche  à  prescrire  contre  l'admiration;  et  quand 
elle  est  forcée  d'y  souscrire,  l'humiliation  s'y 
joint ,  et  ce  sentiment  ne  dispose  pas  à  aimer. 

Un  seul  mot  renferme  souvent  une  collection 
d'idées  :  tels  sont  les  termes  d'esprit  et  de  cœur. 
Si  un  homme  nous  fait  entendre  qu'il  a  de  l'es- 
prit, et  que  de  plus  il  ait  raison  de  le  croire, 
c'est  comme  s'il  nous  prévenait  que  nous  ne  lui 
imposerons  point  par  de  fausses  vertus,  que  nous 
ne  lui  cacherons  point  nos  défauts,  qu'il  nous 
verra  tels  que  nous  sommes,  et  nous  jugera 
avec  justice.  Une  telle  annonce  ressemble  déjà  à 
un  acte  d'hostilité.  Au  lieu  que  celui  qui  nous 
parle  de  la  bonté  de  son  cœur,  et  qui  nous  en 
persuade,  nous  apprend  que  nous  pouvons 
compter  sur  son  indulgence,  même  sur  son 
aveuglement,  sur  ses  services,  et  que  nous  pour- 
rons être  impunément  injustes  à  son  égard. 

Les  sots  ne  se  bornent  pas  à  une  haine  oisive 
contre  les  gens  d'esprit ,  ils  les  représentent 
comme  des  hommes  dangereux,  ambitieux,  in- 
trigants ;  ils  supposent  enfln  qu'on  ne  peut  faire 
de  l'esprit  que  ce  qu'ils  en  feraient  eux-mêmes. 

L'esprit  n'est  qu'un  ressort  capable  de  mettre 
en  mouvement  la  vertu  ou  le  vice.  Il  est  comme 
ces  liqueurs  qui  par  leur  mélange  développent 
et  font  percer  l'odeur  des  autres.  Les  vicieux 
l'emploient  pour  leur  passion.  Mais  combien  l'es- 
prit a-t-il  guidé,  soutenu,  embelli,  développé 
et  fortifié  de  vertus  1  L'esprit  seul,  par  un  in- 
térêt éclairé ,  a  quelquefois  produit  des  actions 
aussi  louabhîs  que  la  vertu  même  l'aurait  pu 
faire.  C'est  ainsi  que  la  sottise  seule  a  pcul-êlrc 
fait  ou  causé  autant  de  crimes  (|ue  le  vice. 

A  ré^^'ard  des  pens  d'esprit  proprement  dit5, 


712 


DUCLOS. 


c'est-à-dire,  qui  sont  connus  par  leurs  talents, 
ou  par  un  goût  décidé  pour  les  sciences  et  les 
lettres ,  c'est  les  connaître  bien  peu  que  de  crain- 
dre leur  concurrence  et  leurs  intrigues  dans  les 
routes  de  la  fortune  et  de  l'ambition.  La  plupart 
en  sont  incapables;  et  ceux  qui,  par  hasard, 
veulent  s'en  mêler,  finissent  ordinairement  par 
être  des  dupes.  Les  intrigants  de  profession  les 
connaissent  bien  pour  tels  ;  et  quand  ils  les  en- 
gagent dans  quelques  affaires  délicates,  ils  son- 
gent à  les  tromper  les  premiers,  les  font  servir 
d'instruments;  mais  ils  se  gardent  bien  de  leur 
confier  le  ressort  principal  '.  Il  y  a ,  au  contraire , 
des  sots  qui ,  par  une  ardeur  soutenue ,  des  dé- 
marches suivies  sans  distraction  de  leur  objet , 
parviennent  à  tout  ce  qu'ils  désii'ent. 

L'amour  des  lettres  rend  assez  insensible  à  la 
cupidité  et  à  l'ambition ,  console  de  beaucoup  de 
privations,  et  souvent  empêche  de  les  connaître 
ou  de  les  sentir.  Avec  de  telles  dispositions,  les 
gens  d'esprit  doivent,  tout  balancé,  être  encore 
meilleurs  que  les  autres  hommes.  A  la  disgrâce 
du  surintendant  Fouquet ,  les  gens  de  lettres  lui 
restèrent  le  plus  courageusement  attachés.  La 
Fontaine,  Pélisson  et  mademoiselle  deScudéry 
allèrent  jusqu'à  s'exposer  au  ressentiment  du  roi , 
et  même  des  ministres. 

De  deux  personnes  également  bonnes,  sen- 
sibles et  bienfaisantes ,  celle  qui  aura  le  plus  d'es- 
prit l'emportera  encore  par  la  vertu  pratique. 
Elle  aura  mille  procédés  délicats,  inconnus  à 
l'esprit  borné.  Elle  n'humiliera  point  par  ses 
bienfaits  :  elle  aura,  en  obligeant,  ces  égards  si 
supérieurs  aux  services,  et  qui,  loin  de  faire 
des  ingrats ,  font  éprouver  une  reconnaissance 
délicieuse.  Enfin ,  quelque  vertu  qu'on  ait ,  on 
n'a  que  celle  de  l'étendue  de  son  esprit. 

Il  arrive  encore  que  l'esprit  inspire  à  celui  qui 
en  est  doué,  une  secrète  satisfaction  qui  ne  tend 
qu'à  le  rendre  agréable  aux  autres,  séduisant 
pour  lui-même,  inutile  à  sa  fortune,  et  heureu- 
sement assez  indifférent  sur  cet  article. 

Les  gens  d'esprit  devraient  d'autant  moins 
s'embarrasser  de  la  basse  jalousie  qu'ils  excitent, 
qu'ils  ne  vivent  jamais  plus  agréablement  qu'en- 
tre eux.  Ils  doivent  savoir  par  expérience  com- 
bien ils  se  sont  réciproquement  nécessaires.  Si 
quelque  pique  les  éloigne  quelquefois  les  uns 
des  autres,  les  sots  les  réconcilient,  par  l'im- 
possibilité de  vivre  continuellement  avec  des 
sots. 

'  Voyez  dans  les  communautés;  ce  ne  sont  pas  ceux  qui 
I«?  illustrent  par  des  talents  qu'on  y  charge  du  régime. 


Les  ennemis  étrangers  feraient  peu  de  tort  aux 
gens  de  lettres ,  s'il  ne  s'en  trouvait  pas  d'assez 
imprudents  pour  fournir  des  moyens  de  les  dé- 
crier ,  en  se  desservant  quelquefois  eux-mêmes. 

Je  voudrais,  pour  l'honneur  des  lettres  et  le 
bonheur  de  ceux  qui  les  cultivent ,  qu'ils  fussent 
tous  persuadés  d'une  vérité  qui  devrait  être  pour 
eux  un  principe  fixe  de  conduite  ;  c'est  qu'ils 
peuvent  se  déshonorer  eux-mêmes  par  les  choses 
injurieuses  qu'ils  font ,  disent  ou  écrivent  contre 
leurs  rivaux;  qu'ils  peuvent  tout  au  plus  les 
mortifier,  s'en  faire  des  ennemis ,  et  les  engager 
à  une  représaille  aussi  honteuse  ;  mais  qu'ils  ne 
sauraient  donner  atteinte  à  une  réputation  con- 
signée dans  le  public.  On  ne  fait  et  l'on  ne  dé- 
truit que  la  sienne  propre,  et  toujours  par  soi- 
même.  La  jalousie  marque  de  l'infériorité  dans 
celui  qui  la  ressent.  Quelque  supériorité  qu'on  eût 
à  beaucoup  d'égards  sur  un  rival ,  dès  qu'on  en 
conçoit  de  la  jalousie ,  il  faut  qu'on  lui  soit  infé- 
rieur par  quelque  endroit. 

Il  n'y  a  point  de  particulier,  si  élevé  ou  si  il- 
lustre qu'il  puisse  être,  point  de  société  si  bril- 
lante qu'elle  soit ,  qui  détermine  le  jugement  du 
public,  quoiqu'une  cabale  puisse  par  hasard 
procurer  des  succès,  ou  donner  des  dégoûts 
passagers.  Cela  serait  encore  plus  difficile  au- 
jourd'hui que  dans  le  siècle  précédent,  parce 
que  le  public  était  moins  instruit ,  ou  se  piquait 
moins  d'être  juge.  Aujourd'hui  il  s'amuse  des 
scènes  littéraires ,  méprise  personnellement  ceux 
qui  les  donnent  avec  indécence ,  et  ne  change  rien 
à  l'opinion  qu'il  a  prise  de  leurs  ouvrages. 

Il  est  inutile  de  prouver  aux  gens  de  lettres 
que  la  rivalité  qui  produit  autre  chose  que  l'ému- 
lation est  honteuse  :  cela  n'a  pas  besoin  de  preu- 
ves ;  mais  ils  devraient  sentir  que  leur  désunion 
va  directement  contre  leur  intérêt  général  et  par 
ticulier  ;  et  quelques-uns  ne  paraissent  pas  s'en 
apercevoir. 

Des  ouvrages  travaillés  avec  soin,  des  criti- 
ques sensées,  sévères,  mais  justes  et  décentes, 
où  l'on  marque  les  beautés  en  relevant  les  dé- 
fauts, pour  donner  des  vues  nouvelles;  voilà 
ce  qu'on  a  droit  d'attendre  des  gens  de  lettres. 
Leurs  discussions  ne  doivent  avoir  que  la  vérité 
pour  objet ,  objet  qui  n'a  jamais  causé  ni  fiel  ni 
aigreur,  et  qui  tourne  à  l'avantage  de  l'huma- 
nité :  au  lieu  que  leurs  querelles  sont  aussi  dange- 
reuses pour  eux  que  scandaleuses  pour  les  sages. 
Des  hommes  stupides ,  assez  éclairés  par  l'envie 
pour  sentir  leur  infériorité,  trop  orgueilleux 
pour  Tavouer,  peuvent  seuls  être  charmés  de  voir 


COJNSIDÉRATIOINS  SUK  LES  MŒURS. 


713 


ceux  qu'ils  seraient  obligés  de  respecter,  s'hu- 
milier les  uns  les  autres.  Les  sots  apprennent 
ainsi  à  cacher  leur  haine  sous  un  air  de  mépris 
dont  ils  devraient  seuls  être  l'objet. 

Je  crois  voir  dans  la  république  des  lettres  un 
peuple,  dont  Tintelligence  ferait  la  force,  fournir 
des  armes  à  des  barbares ,  et  leur  montrer  l'art 
de  s'en  servir. 

Il  semble  qu'on  fasse  aujourd'hui  précisément 
le  contraire  de  ce  qui  se  pratiquait  lorsqu'on 
faisait  combattre  des  animaux  pour  amuser  des 
hommes. 

CHAPITRE  XII. 

Sur  la  manie  du  bel  esprit. 

Il  n'y  a  rien  de  si  utile  dont  on  ne  puisse  abu- 
ser, ne  fût-ce  que  par  l'excès.  Il  ne  s'agit  donc 
pas  d'examiner  jusqu'à  quel  point  les  lettres 
peuvent  être  utiles  à  un  État  florissant ,  et  con- 
tribuer à  sa  gloire  ;  mais  de  savoir,  première- 
ment ,  si  le  goût  du  bel  esprit  n'est  pas  trop 
répandu,  peut-être  même  plus  qu'il  ne  le  fau- 
drait pour  sa  perfection  ; 

Secondement ,  d'où  vient  la  vanité  qu'on  en 
tire,  et  conséquemment  l'extrême  sensibilité 
qu'on  a  sur  cet  article.  L'examen  et  la  solution 
de  ces  deux  questions  s'appuieront  nécessaire- 
ment sur  les  mêmes  raisons. 

Il  est  sûr  que  ceux  qui  cultivent  les  lettres 
par  état,  en  retireraient  peu  d'avantages,  si  les 
autres  hommes  n'en  avaient  pas  du  moins  le 
goût.  C'est  l'unique  moyen  de  procurer  aux 
lettres  les  récompenses  et  la  considération  dont 
elles  ont  besoin  pour  se  soutenir  avec  éclat.  Mais 
lorsque  la  partie  de  la  littérature  que  l'on  com- 
prend d'ordinaire  sous  le  nom  de  bel  esprit  de- 
vient une  mode ,  une  espèce  de  manie  publique , 
les  gens  de  lettres  n'y  gagnent  pas,  et  les  autres 
professions  y  perdent.  Cette  foule  de  prétendants 
au  bel  esprit  fait  qu'on  distingue  moins  ceux  qui 
ont  des  droits  d'avec  ceux  qui  n'ont  que  des 
prétentions. 

A  l'égard  des  hommes  qui  sont  comptables  à 
la  société  de  diverses  professions  graves ,  utiles, 
ou  même  de  nécessité,  qui  exigent  presque  toute 
l'application  de  ceux  qui  s'y  destinent,  telles 
que  la  guerre ,  la  magistrature ,  le  commerce , 
les  arts ,  c'est  sans  doute  une  grande  ressource 
pour  eux  que  la  connaissance  et  le  goût  modéré 
des  lettres.  Us  y  trouvent  un  délassement,  un 
plaisir,  et  un  certain  exercice  d'esprit  qui  n'est 
pas  inutile  à  Icviv»  autres  fonctions.  Mais  si  ce 


goût  devient  trop  vif,  et  dégénère  en  passion,  il 
est  impossible  que  les  devoirs  réels  n'en  souf- 
frent. Les  premiers  de  tous  sont  ceux  de  la  pro- 
fession qu'on  a  embrassée ,  parce  que  la  première 
obligation  est  d'être  citoyen. 

Les  lettres  ont  par  elles-mêmes  un  attrait  qui 
séduit  l'esprit,  lui  rend  les  autres  occupations 
rebutantes,  et  fait  négliger  celles  qui  sont  les 
plus  indispensables.  On  ne  voit  guère  d'homme 
passionné  pour  le  bel  esprit,  s'acquitter  bien 
d'une  profession  différente.  Je  ne  doute  point 
qu'il  n'y  ait  des  hommes  engagés  dans  des  profes- 
sions très -opposées  aux  lettres,  pour  lesquelles 
ils  avaient  des  talents  marqués.  Il  serait  à  dési- 
rer, pour  le  bien  de  la  société,  qu'ils  s'y  fussent 
totalement  livrés ,  parce  que  leur  génie  et  leur 
état  étant  restés  en  contradiction,  ils  ne  sont 
bons  à  rien. 

Ces  talents  décidés,  ces  vocations  marquées 
sont  très-rares;  la  plupart  des  talents  dépendent 
communément  des  circonstances,  de  l'exercice 
et  de  l'application  qu'on  en  a  faits.  Mettons  un 
peu  ces  prétendus  talents  naturels  et  non  cultivés 
à  l'épreuve. 

Nous  voyons  des  hommes  dont  l'oisiveté  for- 
me, pour  ainsi  dire,  l'état  :  ils  se  font  amatem-s 
de  bel  esprit;  ils  s'annoncent  pour  le  goût,  c'est 
leur  affiche  ;  ils  recherchent  les  lectures  ;  ils  s'em- 
pressent; ils  conseillent  ;  ils  veulent  protéger  sans 
qu'on  les  en  prie,  ni  qu'ils  en  aient  le  droit,  et 
croient  naïvement,  ou  tâchent  de  faire  croire 
qu'ils  ont  part  aux  ouvrages  et  aux  succès  de 
ceux  qu'ils  ont  incommodés  de  leurs  conseils. 

Cependant  ils  se  font  par  là  une  sorte  d'exis- 
tence, une  petite  réputation  de  société.  Pour  peu 
qu'ils  montrent  d'esprit ,  s'ils  restent  dans  l'inac- 
tion, et  se  bornent  prudemment  au  droit  déjuger 
décisivement,  ils  usurpent  dans  l'opinion  une  es- 
pèce de  supériorité  sur  les  talents  mêmes.  On  les 
croit  capables  de  faire  tout  ce  qu'ils  n'ont  pas  fait, 
et  uniquement  parce  qu'ils  n'ont  rien  fait.  On  leur 
reproche  leur  paresse  ;  ils  cèdent  aux  instances , 
et  se  hasardent  à  entrer  dans  la  carrière  dont  ils 
étaient  les  arbitres.  Leurs  premiers  essais  profi- 
tent du  préjugé  favorable  de  leur  société.  On  loue, 
on  admire,  on  se  récrie  que  le  pubttc  ne  doit  pas 
être  privé  d'un  chef-d'œuvre.  La  modeste  com- 
plaisance de  l'auteur  se  laisse  violer,  et  cousent  à 
se  produire  au  grand  jour. 

C'est  alors  que  l'illusion  s'évanouit  :  le  public 
condamne  l'ouvrage,  ou  s'en  occupe  peu  ;  les  ad- 
mirateurs se  rétractent ,  et  l'auteur  déplacé  ap- 
prend ,  par  son  expérience ,  qu'il  n'y  a  point  de 


714 


DCCLOS. 


profession  qui  n'exige  un  homme  tout  entier.  En 
effet,  on  citerait  peu  d'ouvrages  distingués,  je 
dis  même  d'ouvrages  de  goût,  qui  ne  soient  partis 
d'auteurs  de  profession;  parmi  lesquels  on  doit 
comprendre  ceux  qui  peuvent  avoir  une  profession 
différente ,  mais  qui  ne  s'en  livrent  pas  moins  à 
l'étude  et  à  l'exercice  des  lettres ,  souvent  avec 
plus  de  goût  et  d'assiduité  qu'aux  fonctions  de 
leur  état.  En  effet,  ce  qui  constitue  l'homme  de 
lettres  n'est  pas  une  vaine  affiche,  ou  la  priva- 
tion de  tout  autre  titre  ;  mais  l'étude ,  l'applica- 
tion ,  la  réflexion  et  l'exercice. 

Les  mauvais  succès  ne  détrompent  pas  ceux 
qu'ils  Immilient.  11  n'y  a  point  d'amour-propre 
plus  sensible  et  moins  corrigible  que  celui  qui 
naît  du  bel  esprit;  et  il  est  infiniment  plus  om- 
brageux dans  ceux  dont  ce  n'est  pas  la  profession, 
que  dans  les  vrais  auteurs ,  parce  qu'on  est  plus 
humilié  d'être  au-dessous  de  ses  prétentions  que 
de  ses  devoirs.  C'est  en  vain  qu'ils  affichent  l'in- 
différence, ils  ne  trompent  personne.  L'indiffé- 
rence est  la  seule  disposition  de  l'âme  qui  doive 
être  ignorée  de  celui  qui  l'éprouve  ;  elle  n'existe 
plus  dès  qu'on  l'annonce. 

11  n'y  a  point  d'ouvrages  qui  ne  demandent 
du  travail;  les  plus  mauvais  ont  souvent  le  plus 
coûté,  et  l'on  ne  se  donne  point  de  peine  sans 
objet.  On  n'en  a  point ,  dit-on ,  d'autre  que  son 
amusement  :  dans  ce  cas-là  il  ne  faut  point  faire 
imprimer  ;  il  ne  faut  pas  même  lire  à  ses  amis , 
puisque  c'est  vouloir  les  consulter  ou  les  zimuser. 
On  ne  consulte  point  sur  les  choses  qui  n'inté- 
ressent pas ,  et  l'on  ne  prétend  pas  amuser  avec 
celles  qu'on  n'estime  point.  Cette  prétendue  in- 
différence est  donc  toujours  fausse;  il  n'y  a  qu'un 
intérêt  très-sensible  qui  fasse  jouer  l'indifférence. 
C'est  une  précaution  en  cas  de  mauvais  succès, 
ou  l'ostentation  d'un  droit  qu'on  voudrait  établir 
pour  décidé. 

On  n'a  jamais  tant  donné  de  ridicule  au  bel 
esprit  que  depuis  qu'on  en  est  infatué.  Cepen- 
dant la  faiblesse  sur  ce  sujet  est  telle,  que  ceux 
qui  pourraient  tirer  leur  gloire  d'ailleurs ,  se  re- 
paissent sur  le  bel  esprit  d'éloges  dont  ils  re- 
connaissent eux-mêmes  la  mauvaise  foi.  Votre 
sincérité  vous  en  ferait  des  ennemis  irréconci- 
liables ,  eux  qui  s'élèvent  contre  l'amour-propre 
des  auteurs  de  profession. 

Exammons  quelles  sont  les  causes  de  cet 
amour -propre  excessif;  voici  celles  qui  m'ont 
frappé. 

Chez  les  peuples  sauvages  la  force  a  fait  la 
noblesse  et  la  distinction  entre  les  hommes  ;  mais 


parmi  des  nations  policées ,  où  la  force  est  sou- 
mise à  des  lois  qui  en  préviennent  ou  en  répri- 
ment la  violence ,  la  distinction  réelle  et  pereon- 
nelle  la  plus  reconnue  vient  de  l'esprit. 

La  force  ne  saurait  être  parmi  nous  une  dis- 
tinction ni  un  moyen  de  fortune  ;  c'est  un  avan- 
tage pour  des  travaux  pénibles,  qui  sont  le 
partage  de  la  plus  malheureuse  classe  des  ci- 
toyens. Mais  malgré  la  subordination  que  les 
lois,  la  politique,  la  sagesse  ou  l'orgueil  ont  pu 
établir,  il  reste  toujours  à  l'esprit  dans  les  classes 
les  plus  obscures  des  moyens  de  fortune  et  d'élé- 
vation qu'il  peut  saisir,  et  que  des  exemples  lui 
indiquent.  Au  défaut  des  avantages  réels  que 
l'esprit  peut  procurer  suivant  l'application  qu'on 
en  peut  faire  dans  les  diverses  professions,  le 
plus  stérile  pour  la  fortune  donne  encore  une 
sorte  de  considération. 

Mais  comment  arrive -t-il  que  de  toutes  les 
sortes  d'esprit  dont  on  peut  faire  usage,  le  bel 
esprit  soit  celui  qui  inspire  le  plus  d'amour-pro- 
pre? Sur  quoi  fonde-t-on  sa  supériorité?  et  qu'est- 
ce  qui  en  favorise  si  fort  la  prétention?  Voici 
d'où  vient  l'illusion. 

Premièrement,  les  hommes  ne  sont  jamais 
plus  jaloux  de  leurs  avantages  que  lorsqu'ils  les 
regardent  comme  leur  étant  personnels,  qu'ils 
s'imaginent  ne  les  devoir  qu'à  eux-mêmes;  et 
comme  ils  jugent  moins  de  l'esprit  par  des  effets 
éloignés,  et  dont  ils  n'aperçoivent  pas  toujours 
la  liaison,  que  sur  des  signes  immédiats  ou  pro- 
chains, les  hommes  qui  ne  sont  pas  faits  à  la 
réflexion  croient  Toir  cette  prérogative  dans  le 
bel  esprit  plus  que  dans  tout  autre.  Ils  jugent 
qu'il  appartient  en  propre  à  celui  qui  en  est  doué. 
Ils  voient  ou  croient  voir  qu'il  produit  de  lui- 
même  et  sans  secours  étrangers  ;  car  ils  ne  dis- 
tinguent pas  ces  secours,  qui  sont  cependant  très- 
réels.  Ils  ne  font  pas  attention  qu'à  talents  égaux, 
les  écrivains  les  plus  distingués  sont  toujours 
ceux  qui  se  sont  nourris  de  la  lecture  réfléchie 
des  ouvrages  de  ceux  qui  ont  paru  avec  éclat 
dans  la  même  carrière.  On  ne  voit  pas,  dis-je, 
assez  que  l'homme  le  plus  fécond,  s'il  était  ré- 
duit à  ses  propres  idées ,  en  aurait  peu  ;  que  c'est 
par  la  connaissance  et  la  comparaison  des  idées 
étrangères,  qu'on  parvient  à  en  produire  une 
quantité  d'autres  qu'on  ne  doit  qu'à  soi.  Qui  ne  se- 
rait riche  que  des  siennes  propres,  serait  fort  pau- 
vre ;  mais  qui  n'aurait  que  celles  d'autrui,  pourrait 
encore  être  assez  sot,  et  ne  s'en  \as  douter. 

*  Secondement ,  ce  qui  favorise  encore  l'opinion 
avantageuse  qu'on  a  du  bel  esprit,  vient  d'un 


CONSIDERATIOINS  SUR  LES  MŒURS. 


715 


parallèle  qu'on  est  souvent  à  portée  de  faire. 

On  remarque  que  le  fils  d'un  homme  d'esprit 
et  de  talent  fait  souvent  des  efforts  inutiles  pour 
marcher  sur  les  traces  de  son  père  ;  il  n'y  a  rien 
de  moins  héréditaire  :  au  lieu  que  le  fils  d'un  sa- 
vant devient ,  s'il  le  veut ,  un  savant  lui-même. 
En  géométrie  et  dans  toutes  les  vraies  sciences 
qui  ont  des  principes ,  des  règles  et  une  méthode, 
on  peut  parvenir,  et  l'on  parvient  ordinairement, 
sinon  à  la  gloire,  du  moins  aux  connaissances  de 
ses  prédécesseurs. 

Peut-être  dira-t-on ,  à  l'avantage  de  certaines 
sciences ,  que  l'utilité  en  est  plus  réelle  ou  plus 
reconnue  que  celle  du  bel  esprit  ;  mais  cette  ob- 
jection est  plus  favorable  à  ces  sciences  mêmes 
qu'à  ceux  qui  les  professent. 

11  est  vrai  que  celui  qui  s'annonce  pour  les 
sciences  est  obligé  d'en  être  instruit  jusqu'à  un 
certain  point,  sans  quoi  il  ne  peut  pas  s'en  im- 
poser grossièrement  à  lui-même,  et  il  en  impose- 
rait difficilement  aux  autres,  s'ils  ont  intérêt  de 
s'en  éclaircir.  Quoique  les  sciences  ne  soient  pas 
exemptes  de  charlatanerie ,  elle  y  est  plus  diffi- 
cile que  sur  ce  qui  n'a  rapport  qu'à  l'esprit.  On 
se  trompe  de  bonne  foi  à  cet  égard ,  et  l'on  trompe 
assez  facilement  les  autres ,  surtout  si  l'on  ne  se 
commet  pas  en  donnant  des  ouvrages ,  et  qu'on 
se  borne  au  simple  titre  d'homme  d'esprit  et  de 
goût.  Voilà  ce  qui  rend  le  bel  esprit  si  commun, 
qu'il  ne  devrait  pas  inspirer  tant  de  vanité. 

Mais  laissant  à  part  ce  peuple  de  gens  d'esprit, 
sur  quoi  les  auteurs  de  mérite ,  et  dont  les  preuves 
sont  incontestables ,  fondent-ils  leur  supériorité 
à  l'égard  de  plusieurs  professions? 

En  supposant  que  l'esprit  dût  être  la  seule 
mesure  de  l'estime,  en  ne  comptant  pour  rien  les 
différents  degrés  d'utilité ,  et  ne  jugeant  les  pro- 
fessions que  sur  la  portion  d'esprit  qu'elles  exi- 
gent, combien  y  en  a-t-il  qui  supposent  autant 
et  peut-être  plus  de  pénétration ,  de  sagacité ,  de 
prestesse,  de  discussion,  de  comparaison,  en  un 
mot,  d'étendue  de  lumières,  que  les  ouvrages  de 
goût  et  d'agrément  les  plus  célèbres  ? 

Je  ne  citerai  pas  ce  qui  regarde  le  gouverne- 
ment ou  la  conduite  des  armées;  on  pourrait 
croire  que  l'éclat  qui  accompagne  certaines  places 
peut  influer  sur  l'estime  qu'on  fait  de  ceux  qui 
les  remplissent  avec  succès,  et  j'aurais  trop  d'a- 
vantage. Je  n'entrerai  pas  non  plus  dans  le  détail 
de  tous  les  différents  emplois  ;  il  y  en  aurait  plus 
qu'on  ne  croit  qui  auraient  des  titres  solides  à 
produire.  Portons  du  moins  la  vue  sur  quelques 
occupations  de  ta  société. 


Le  magistrat  qui  est  digne  de  sa  place  ne  doit-il 
pas  avoir  l'esprit  juste ,  exact ,  pénétrant ,  exercé, 
pour  percer  jusqu'à  la  vérité  à  travers  les  nuages 
dont  l'injustice  et  la  chicane  cherchent  à  l'obs- 
curcir; pour  arracher  à  l'imposture  le  masque 
de  l'innocence  ;  pour  discerner  l'innocence  mal- 
gré l'embarras,  la  frayeur  ou  la  maladresse  qui 
semblent  déposer  contre  elle;  pour  distinguer 
l'assurance  de  l'innocent  d'avec  l'audace  du  cou- 
pable ;  pour  connaître  également  et  conciUer  l'é- 
quité naturelle  et  la  loi  positive;  pour  faire  céder 
l'une  à  l'autre,  suivant  l'intérêt  de  la  société,  et 
par  conséquent  de  la  justice  même  ? 

Faut-il  moins  de  quahtés  dans  l'orateur  pour 
éclaircir  et  présenter  l'affaire  sur  laquelle  le  juge 
doit  prononcer  ;  pour  diriger  les  lumières  du  ma- 
gistrat, et  quelquefois  les  lui  fournir?  car  je  ne 
parle  point  de  l'art  criminel  d'égarer  la  justice. 

Quel  discernement,  quelle  finesse  de  discus- 
sion n'exige  pas  l'art  de  la  critique  ! 

Quelfe  force  de  génie  ne  faut-il  pas  pour  ima- 
giner certains  systèmes  qui  peut-être  sont  faux , 
mais  qui  n'en  servent  pas  moins  à  expliquer  des 
phénomènes,  constater,  concilier  des  faits,  et 
trouver  des  vérités  nouvelles  ! 

Quelle  sagacité  dans  les  sciences,  pour  inven- 
ter des  méthodes  qui  prouvent  l'étendue  des  lu- 
mières dans  les  inventeurs ,  et  dont  l'utilité  est 
telle,  qu'elles  guident  avec  certitude  ceux  mêmes 
qui  n'en  conçoivent  pas  les  principes  ! 

Cependant  plusieurs  de  ces  philosophes  sont 
à  peine  connus  ;  il  n'y  a  de  célèbres  que  ceux 
qui  ont  fait  des  révolutions  dans  les  esprits,  tan- 
dis que  ceux  qui  ne  sont  qu'utiles  restent  igno- 
rés. Les  hommes  ne  méconnaissent  jamais  plus 
les  bienfaits  que  lorsqu'ils  en  jouissent  avec 
tranquillité. 

La  gloire  du  bel  esprit  est  bien  différente.  Elle 
est  sentie  et  publiée  par  le  commun  des  hom- 
mes, qui  sont  jusqu'à  un  certain  point  en  état 
d'en  concevoir  les  idées,  et  qui  se  sentent  inca- 
pables de  les  produire  sous  la  forme  où  elles  leur 
sont  présentées  ;  de  là  naît  leur  admiration.  Au 
lieu  que  les  philosophes  ne  sont  sentis  que  par 
des  philosophes ,  ils  ne  peuvent  prétendre  qu'à 
l'estime  de  leurs  pairs;  c'est  jouir  d'une  consi- 
dération bien  bornée. 

Mais  pourquoi  entrer  dans  un  examen  détaillé 
des  occupations  qu'on  regarde  comme  dépen- 
dantes  principalement  de  l'esprit?  Il  y  en  n  Ix'au- 
coiip  d'autres  qu'on  ne  range  pas  ordinairement 
dans  cette  classe-là,  et  qui  n'en  exigent  pas 
moins. 


716 


DllCLOS. 


Doutera-t-on,  par  exemple,  qu'il  ne  faille  une 
grande  étendue  de  lumières  pour  imaginer  une 
nouvelle  branche  de  commerce ,  ou  pour  en  per- 
fectionner une  déjà  établie,  pour  apercevoir  un 
vice  d'administration  consacré  par  le  temps? 

On  avouera,  sans  doute,  qu'on  ne  peut  pas 
refuser  l'esprit  à  ceux  qui  se  sont  illustrés  dans 
les  différentes  carrières  dont  je  viens  de  parler; 
mais  on  dira  qu'il  n'en  faut  pas  beaucoup  pour  y 
marcher  faiblement.  Pour  réponse  à  cette  dis- 
tinction, il  suffit  d'en  faire  une  pareille,  et  de 
demander  quel  cas  on  fait  de  ceux  qui  ram- 
pent dans  la  littérature  ;  on  va  jusqu'à  l'injustice 
à  leur  égard ,  en  les  estimant  moins  qu'ils  ne  le 
méritent. 

On  fait  encore  une  objection  dont  on  est  frappé, 
et  qui  est  bien  failjle.  On  remarque,  dit-on,  que 
plusieurs  hommes  se  sont  fait  un  nom  dans  les 
arts  ou  dans  certaines  sciences ,  quoiqu'ils  fus- 
sent incapables  de  toutes  les  autres  choses  aux- 
quelles ils  s'étaient  d'abord  inutilement  appli- 
qués ,  et  que ,  loin  d'être  en  état  de  produire  le 
moindre  ouvrage  de  goût  et  d'agrément,  à  peine 
atteignent-ils  au  courant  de  la  conversation. 
Dès  là  on  prend  droit  de  les  regarder  comme  des 
espèces  de  machines,  dont  les  ressorts  n'ont 
qu'un  effet  déterminé. 

Mais  croit-on  que  tous  ceux  qui  se  sont  distin- 
gués dans  le  bel  esprit  eussent  été  également  ca- 
pables de  toutes  les  autres  professions  et  des 
différents  emplois  de  la  société?  Ils  n'auraient 
peut-être  jamais  été  ni  bons  magistrats ,  ni  bons 
commerçants,  ni  bons  jurisconsultes,  ni  bons 
artistes.  Sont-ils  bien  sûrs  qu'ils  y  auraient  été 
propres?  Ce  qu'ils  ont  pris  chez  eux  pour  répu- 
gnance sur  certaines  occupations  pouvait  être  un 
signe  d'incapacité  autant  que  de  dégoût.  N'y 
aurait-il  point  d'exemples  de  beaux  esprits  dis- 
tingués qui  fussent  assez  bornés  sui'  d'autres  ar- 
ticles, même  sur  ce  qui  paraît  avoir,  et  en  effet 
a  le  plus  de  rapport  avec  l'esprit,  tel  que  le  sim- 
ple talent  de  la  conversation,  car  c'en  est  un 
comme  un  autre?  On  en  trouverait  sans  doute 
des  exemples,  et  l'on  aurait  tort  d'en  être 
étonné. 

Pour  faire  voir  que  l'universalité  des  talents 
est  une  chimère ,  je  ne  veux  pas  chercher  mes 
autorités  dans  la  classe  commune  des  esprits  ; 
montons  jusqu'à  la  splière  de  ces  génies  rares 
qui,  en  faisant  honneur  à  l'humanité,  humilient 
les  hommes  par  la  comparaison.  Newton ,  qui  a 
deviné  le  système  de  l'univers,  du  moins  pour 
quelque  temps,  n'était  pas  regardé  comme  ca- 


pable de  tout  par  ceux  mêmes  qui  s'honoraient 
de  l'avoir  pour  compatriote. 

Guillaume  III,  qui  se  connaissait  en  hommes, 
était  embarrassé  sur  une  affaire  politique;  on  lui' 
conseilla  de  consulter  Newton  :  Newton ,  dit-il , 
n'est  qu'un  grand  philosophe.  Ce  titre  était  sans 
doute  un  éloge  rare  ;  mais  enfin ,  dans  cette  oc- 
casion-là. Newton  n'était  pas  ce  qu'il  fallait,  il 
en  était  incapable ,  et  n'était  qu'un  grand  philo- 
sophe. Il  est  vraisemblable ,  mais  non  pas  démon- 
tré, que  s'il  eût  appliqué  à  la  science  du  gou- 
vernement les  travaux  qu'il  avait  consacrés  à  la 
connaissance  de  l'univers,  le  roi  Guillaume  n'eût 
pas  dédaigné  ses  conseils. 

Dans  combien  de  circonstances,  sur  combien 
de  questions  le  philosophe  n'eût-il  pas  répondu  à 
ceux  qui  lui  auraient  conseillé  de  consulter  le 
monarque  :  Guillaume  n'est  qu'un  politique , 
qu'un  grand  roi  ! 

Le  prince  et  le  philosophe  étaient  également 
capables  de  connaître  les  limites  de  leur  génie  ; 
au  lieu  qu'un  homme  d'imagination  regarderait 
comme  une  injustice  d'être  récusé  sur  quelque 
matière  que  ce  pût  être.  Les  hommes  de  ce  ca- 
ractère se  croient  capables  de  tout  ;  l'inexpérience 
même  fortifie  leur  amour-propre,  qui  ne  peut 
s'éclairer  que  par  des  fautes ,  et  diminuer  par  des 
connaissances  acquises. 

Les  plus  grandes  affaires,  celles  du  gouver- 
nement ,  ne  demandent  que  de  bons  esprits  ;  le 
bel  esprit  y  nuirait,  et  les  grands  esprits  y  sont 
rarement  nécessaires.  Ils  ont  des  inconvénients 
pour  la  conduite ,  et  ne  sont  propres  qu'aux  ré- 
volutions; ils  sont  nés  pour  édifier  ou  pour  dé- 
truire. Le  génie  a  ses  bornes  et  ses  écarts;  la 
raison  cultivée  suffit  à  tout  ce  qui  nous  est  né- 
cessaire. 

Si ,  d'un  côté ,  il  y  a  peu  de  talents  si  décidés 
pour  un  objet,  qu'il  eût  été  absolument  impossi- 
ble à  celui  qui  en  est  doué  de  réussir  dans  toute 
autre  chose;  on  peut,  d'un  autre  côté,  soute- 
nir que  tout  est  talent,  c'est-à-dire  en  général 
qu'avec  quelque  disposition  naturelle,  on  peut, 
en  y  joignant  de  l'application,  et  surtout  des 
exercices  réitérés ,  réussir  dans  quelque  carrière 
que  ce  puisse  être.  Je  ne  prétends  avancer  qu'une 
proposition  générale  ;  j'excepte  les  vrais  génies 
et  les  hommes  totalement  stupides,  deux  sortes 
d'êtres  presque  également  rares. 

On  voit,  par  exemple,  des  hommes  qui  ne 
paraissent  pas  capables  de  lier  deux  idées  en- 
semble ,  et  qui  cependant  font  au  jeu  les  combi- 
naisons les  plus  complicpiées ,  les  plus  sûres  et 


I 


f;oNSini^:RATroiNS  sur  les  moeurs. 


717 


les  plus  rapides.  H  faut  nécessairement  de  l'es- 
prit pour  de  telles  opérations;  on  dit  qu'ils  ont 
l'esprit  du  jeu.  Mais  s'il  n'y  avait  aucun  jeu 
d'inventé ,  croit-on  que  ces  joueurs  si  subtils  eus- 
sent été  réduits  à  la  seule  existence  matérielle? 
Cet  esprit  de  calcul  et  de  combinaison  aurait  pu 
être  appliqué  à  des  sciences  qui  leur  auraient 
peut-être  fait  un  nom 

Les  circonstances  décident  souvent  de  la  dif- 
férence des  talents.  C'est  ainsi  que  le  choc  du 
caillou  fait  sortir  la  flamme,  en  rompant  l'équi- 
libre qui  la  retenait  captive. 

Ce  qui  est  beaucoup  plus  rare  que  les  grands 
talents ,  c'est  une  flexibilité  d'esprit  qui  saisisse 
un  objet,  l'embrasse,  et  puisse  ensuite  se  replier 
vers  un  autre,  qui  en  pénètre  l'intérieur  avec 
force,  et  qui  le  présente  avec  clarté.  C'est  une 
vue  qui ,  au  lieu  d'avoir  une  direction  fixe ,  dé- 
terminée, et  sur  une  seule  ligne,  a  une  action 
sphérique.  Voilà  ce  qu'on  peut  appeler  Vesprit 
de  lumière  :  il  peut  imiter  tous  les  talents ,  sans 
toutefois  les  porter  au  même  degré  que  les  hom- 
mes qui  y  sont  bornés  ;  mais  s/il  est  quelquefois 
moins  brillant  que  les  talents,  il  est  beaucoup 
plus  utile. 

!  Les  talents  sont  ou  deviennent  personnels  à 
ceux  qui  en  sont  doués ,  ou  qui  les  ont  acquis  par 
l'exercice;  au  lieu  que  l'esprit  de  lumière  se  com- 
munique, et  développe  celui  des  autres.  Ceux  qui 
l'ont  en  partage  ne  peuvent  le  méconnaître ,  et 
se  rendent  intérieurement  justice;  car  la  modes- 
tie n'est  et  ne  peut  être  qu'une  vertu  extérieure; 
c'est  un  voile  dont  on  couvre  son  mérite  pour  ne 
point  blesser  les  yeux  de  l'envie  :  au  lieu  que 
l'humilité  est  le  sentiment,  l'aveu  sincère  de  sa 
faiblesse.  Ils  n'ignorent  pas  aussi  que  cet  esprit 
même  qui  semble  appartenir  uniquement  à  la 
nature ,  a  presque  autant  besoin  d'exercice  que 
les  talents ,  pour  se  perfectionner  :  mais  si  la  pré- 
somption les  gagne  ;  s'ils  viennent  à  s'exagérer 
leur  esprit ,  en  prenant  leur  facilité  à  s'instruire 
pour  les  connaissances  mêmes,  leur  prévoyance, 
leur  sagacité,  pour  l'expérience,  ils  tombent 
dans  des  bévues  plus  grossières  que  ne  font  les 
hommes  bornés ,  mais  attentifs.  Les  chutes  sont 
plus  rudes  quand  on  court  que  lorsqu'on  marche 
lentement.  L'esprit  est  le  premier  des  moyens  ; 
il  sert  à  tout,  et  ne  supplée  presque  à  rien. 

Dans  l'examen  que  je  viens  de  faire,  mon  des- 
sein n'est  assurément  pas  de  dépriser  le  vrai  bel 
esprit.  Tout  peut,  à  la  vérité,  être  regardé  comme 
talent,  ou,  si  l'on  veut,  comme  métier.  Mais  il 
y  en  a  qui  exigent  un  assemblage  de  qualités 


rares;  et  le  bel  esprit  est  du  nombre.  Je  prétends 
seulement  que  s'il  est  dans  la  première  classe, 
il  n'y  est  pas  seul  ;  que  si  l'on  veut  lui  donner  une 
préférence  exclusive,  on  joint  le  ridicule  à  l'in- 
justice; et  que  si  la  manie  du  bel  esprit  augmente 
ou  se  soutient  longtemps  au  point  où  elle  est,  elle 
nuira  infailliblement  à  l'esprit. 

C'est  contre  l'excès  et  l'altération  du  bien 
qu'on  doit  être  en  garde;  le  mal  bien  reconnu 
exige  moins  d'attention,  parce  qu'il  s'annonce 
assez  de  lui-même;  et  pour  finir  par  un  exem- 
ple qui  a  beaucoup  de  rapport  à  mon  sujet ,  ce 
serait  un  problème  à  résoudre ,  que  d'examiner 
combien  l'impression  a  contribué  au  progrès  des 
lettres  et  des  sciences,  et  combien  elle  y  peut 
nuire.  Je  ne  veux  pas  m'engager  dans  une  dis- 
cussion qui  exigerait  un  traité  particuher;  mais 
je  demande  simplement  qu'on  fasse  attention  que 
si  l'impression  a  multiplié  les  bons  ouvrages, 
elle  favorise  aussi  un  nombre  effroyable  de  trai- 
tés sur  différentes  matières;  de  sorte  qu'un 
homme  qui  veut  s'appliquer  à  un  genre  parti- 
culier, l'approfondir,  et  s'instruire,  est  obligé  de 
payer  à  l'étude  un  tribut  de  lectures  inutiles,  re- 
butantes ,  et  souvent  contraires  à  son  objet.  Avant 
que  d'être  en  état  de  choisir  ses  guides,  il  a 
épuisé  ses  forces. 

Je  rappellerai  donc  à  cet  égard  ce  que  j'ai 
avancé  sur  l'éducation ,  que  le  plus  grand  service 
que  les  sociétés  littéraires  pourraient  rendre  au- 
jourd'hui aux  lettres,  aux  sciences  et  aux  arts, 
serait  de  faire  des  méthodes  et  de  tracer  des 
routes  qui  épargneraient  du  travail,  des  erreui's, 
et  conduiraient  à  la  vérité  par  les  voies  les  plus 
courtes  et  les  plus  sûres. 

CHAPITRE  XllI. 

Sur  le  rapport  de  Vesprit  et  du  caractère. 

Le  caractère  est  la  forme  distinctive  d'une 
âme  d'avec  une  autre,  sa  différente  manière 
d'être.  Le  caractère  est  aux  âmes  ce  que  la  phy- 
sionomie et  la  variété  dans  les  mêmes  traits  sont 
aux  visages. 

Les  visages  sont  composés  des  mêmes  parties  ; 
c'est  en  cela  qu'ils  se  ressemblent  :  l'accord  de 
ces  parties  est  différent  ;  voilà  ce  qui  les  distin- 
gue les  uns  des  autres,  et  empêche  de  les  con- 
fondre. 

Les  hommes  sans  caractère  sont  des  visages 
sims  physionomie,  de  ces  visages  communs  qu'on 
ne  prend  pas  la  peine  de  distinguer. 

L'esprit  est  une  des  facultés  de  l'âme  qu'on 


718 


DUCLOS. 


peut  comparer  à  la  vue;  et  Ton  peut  considérer 
la  vue  par  sa  netteté,  son  étendue,  sa  prompti- 
tude, et  par  les  objets  sur  lesquels  elle  est  exer- 
cée; car,  outre  la  faculté  de  voir,  on  apprend 
encore  à  voir. 

Je  ne  veux  pas  entrer  ici  dans  une  discussion 
métaphysique  qu'on  ne  jugerait  peut-être  pas 
assez  nécessaire  à  mon  sujet,  ([uoiqu'il  n'y  eût 
peut-être  pas  de  métaphysique  mieux  employée 
que  celle  qui  serait  appliquée  aux  mœurs  ;  elle 
justifierait  le  sentiment,  en  démontrant  les  prin- 
cipes. 

Nous  avons  vu  dans  le  chapitre  précédent  les 
injustices  qu'on  fait  dans  la  prééminence  qu'on 
donne  à  certains  talents;  nous  allons  voir  qu'on 
n'en  fait  pas  moins  dans  les  jugements  qu'on 
porte  sur  les  différentes  sortes  d'esprits.  Il  y  en  a 
du  premier  ordre  que  l'on  confond  quelquefois 
avec  la  sottise. 

Ne  voit-on  pas  des  gens  dont  la  naïveté  et  la 
candeur  empêchent  qu'on  ne  rende  justice  à  leur 
esprit?  Cependant  la  naïveté  n'est  que  l'expres- 
sion la  plus  simple  et  la  plus  naturelle  d'une  idée 
dont  le  fond  peut  être  fin  et  délicat;  et  cette 
expression  simple  a  tant  de  grâce ,  et  d'autant 
plus  de  mérite,  qu'elle  est  le  chef-d'œuvre  de  l'art 
dans  ceux  à  qui  elle  n'est  pas  naturelle. 

La  candeur  est  le  sentiment  intérieur  de  la 
pureté  de  son  âme,  qui  empêche  de  croire  qu'on 
ait  rien  à  dissimuler;  et  la  naïveté  empêche  de 
le  savoir. 

L'ingénuité  peut  être  une  suite  de  la  sottise, 
quand  elle  n'est  pas  l'effet  de  Finexpérience  ; 
mais  la  naïveté  n'est  souvent  que  l'ignorance  de 
choses  de  convention,  faciles  à  apprendre,  quel- 
quefois bonnes  à  dédaigner  ;  et  la  candeur  est  la 
première  marque  d'une  belle  âme.  La  naïveté  et 
la  candeur  peuvent  se  trouver  dans  le  plus  beau 
génie ,  et  alors  elles  en  sont  l'ornement  le  plus 
précieux  et  le  plus  aimable. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  le  vulgaire ,  qui  n'est 
pas  digne  de  respecter  des  avantages  si  rares, 
soit  l'admirateur  de  la  finesse  de  caractère ,  qui 
n'est  souvent  que  le  fruit  de  l'attention  fixe  et 
suivie  d'un  esprit  médiocre  que  l'intérêt  anime. 
La  finesse  peut  marquer  de  l'esprit;  mais  elle 
n'est  jamais  dans  un  esprit  supérieur,  à  moins 
qu'il  ne  se  trouve  avec  un  cœur  bas.  Un  esprit 
supérieur  dédaigne  les  petits  ressorts,  il  n'em- 
ploie que  les  grands,  c'est-à-dire  les  simples. 

On  doit  encore  distinguer  la  finesse  de  l'esprit 
de  celle  du  caractère.  L'esprit  fin  est  souvent 
faux,  précisément  parce  qu'il  est  trop  fin;  c'est 


un  corps  trop  délié  pour  avoir  de  la  consistance. 
La  finesse  imagine  au  lieu  de  voir;  à  force  de 
supposer,  elle  se  trompe.  La  pénétration  voit,  et 
la  sagacité  va  jusqu'à  prévoir.  Si  le  jugement 
fait  la  base  de  l'esprit ,  sa  promptitude  contribue 
encore  à  sa  justesse;  mais  si  l'imagination  do- 
mine ,  c'est  la  source  d'erreurs  la  plus  féconde. 

Enfin ,  la  finesse  est  un  mensonge  en  action  ; 
et  le  mensonge  part  toujours  de  la  crainte  ou  de 
l'intérêt,  et  par  conséquent  de  la  bassesse.  On 
ne  voit  point  d'homme  puissant  et  absolu,  quel-  i 
que  vicieux  qu'il  soit  d'ailleurs,  mentir  à  celui  j 
qui  lui  est  soumis,  parce  qu'il  ne  le  craint  pas. 
Si  cela  arrive,  c'est  sûrement  par  une  vue  d'in- 
térêt ;  auquel  cas  il  cesse  en  ce  point  d'être  puis- 
sant, et  devient  alors  dépendant  de  ce  qu'il  dé- 
sire, et  ne  peut  emporter  par  la  force  ouverte. 

11  ne  faut  pas  être  surpris  qu'un  homme  d'es- 
prit soit  trompé  par  un  sot.  L'un  suit  continû- 
ment son  objet,  et  l'autre  ne  s'avise  pas  d'être 
en  garde.  La  duperie  des  gens  d'esprit  vient  de 
ce  qu'ils  ne  comptent  pas  assez  avec  les  sots, 
c'est-à-dire,  de  ce  qu'ils  les  comptent  pour  trop 
peu. 

On  aurait  plus  déraison  de  s'étonner  des  fautes 
grossières  où  les  gens  d'esprit  tombent  d'eux- 
mêmes.  Leurs  fautes  sont  cependant  encore  moins 
fréquentes  que  celles  des  autres  hommes,  mais 
quelquefois  plus  graves  et  toujours  plus  remar- 
quées. Quoi  qu'il  en  soit,  j'en  ai  cherché  la  rai- 
son, et  je  crois  l'apercevoir  dans  le  peu  de  rap- 
port qui  se  trouve  entre  l'esprit  d'un  homme  et 
son  caractère;  car  ce  sont  deux  choses  très-dis- 
tinctes. 

La  dépendance  mutuelle  de  l'esprit  et  du  ca- 
ractère peut  être  envisagée  sous  trois  aspects. 
On  n'a  pas  le  caractère  de  son  esprit,  ou  l'esprit 
de  son  caractère.  On  n'a  pas  assez  d'esprit  pour 
son  caractère.  On  n'a  pas  assez  de  caractère  pour 
son  esprit. 

Un  homme,  par  exemple,  sera  capable  des 
plus  grandes  vues,  de  concevoir,  digérer  et  or- 
donner un  grand  dessein.  Il  passe  à  l'exécution, 
et  il  échoue,  parxse  qu'il  se  dégoûte,  qu'il  est  re- 
buté des  obstacles  mêmes  qu'il  avait  prévus  et 
dont  il  voyait  les  ressources.  On  le  reconnaît 
d'ailleurs  pour  un  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
et  ce  n'est  pas  en  effet  par  là  qu'il  a  manqué.  On 
est  étonné  de  sa  conduite ,  parce  qu'on  ignore 
qu'il  est  léger  et  incapable  de  suite  dans  le  ca- 
ractère; qu'il  n'a  que  des  accès  d'ambition  qui 
cèdent  à  une  paresse  naturelle  ;  qu'il  est  incapa- 
ble d'une  volonté  forte  à  laquelle  peu  de  choses 


COINSIDÉRATIONS  SUR  LES  MŒURS. 


719 


résistent," même  pour  les  gens  bornés;  et  qu'en- 
fin il  n'a  pas  le  caractère  de  son  esprit.  Sans 
manquer  d'esprit ,  on  manque  à  son  esprit  par 
légèreté ,  par  passion ,  par  timidité. 

Un  autre,  d'un  caractère  propre  aux  plus 
grandes  entreprises,  avec  du  courage  et  de  la 
constance,  manquera  de  l'esprit  qui  fournit  les 
moyens  ;  il  n'a  pas  l'esprit  de  son  caractère. 

Voilà  l'opposition  du  caractère  et  de  l'esprit. 
Mais  il  y  a  une  autre  manière  de  faire  des  fau- 
tes, malgré  beaucoup  d'esprit,  même  analogue 
au  caractère;  c'est  lorsqu'on  n'a  pas  encore  assez 
d'esprit  pour  ce  caractère. 

Un  homme  d'un  esprit  étendu  et  rapide  aura 
des  projets  encore  plus  vastes  :  il  faut  nécessai- 
rement qu'il  échoue,  parce  que  son  esprit  ne 
suffit  pas  encore  à  son  caractère.  Il  y  a  tel 
homme  qui  n'a  fait  que  des  sottises,  qui  avec 
un  autre  caractère  que  le  sien ,  aurait  passé  avec 
justice  pour  un  génie  supérieur. 

Mettons  en  opposition  un  homme  dont  l'esprit 
a  une  sphère  peu  étendue,  mais  dont  le  cœur 
exempt  des  passions  vives  ne  le  porte  pas  au  delà 
de  cette  sphère  bornée.  Ses  entreprises  et  ses 
moyens  sont  en  proportion  égale;  il  ne  fera  point 
de  faute,  et  sera  regardé  comme  sage,  parce 
que  la  réputation  de  sagesse  dépend  moins  des 
choses  brillantes  qu'on  fait ,  que  des  sottises  qu'on 
ne  fait  point. 

Peut-être  y  a-t-il  plus  d'esprit  chez  les  gens 
vifs  que  chez  les  autres;  mais  aussi  ils  en  ont 
plus  de  besoin.  Il  faut  voir  clair  et  avoir  le  pied 
sûr  quand  on  veut  marcher  vite;  sans  quoi,  je 
le  répète,  les  chutes  sont  fréquentes  et  dange- 
reuses. C'est  par  cette  raison  que  de  tous  les  sots , 
les  plus  vifs  sont  les  plus  insupportables. 

Un  caractère  trop  vif  nuit  quelquefois  à  l'es- 
prit le  plus  juste,  en  le  poussant  au  delà  du  but, 
sans  qu'il  l'ait  aperçu.  On  ne  se  trouve  pas  hu- 
milié de  cet  excès,  parce  qu'on  suppose  que  le 
moins  est  renfermé  dans  le  plus;  mais  ici  le  plus 
et  le  moins  ne  sont  pas  bien  comparés ,  et  sont 
de  nature  différente.  Il  faut  plus  de  force  pour 
s'arrêter  au  terme ,  que  pour  le  passer  par  la 
violence  de  l'impulsion.  Voir  le  but  où  l'on  tend, 
c'est  jugement;  y  atteindre,  c'est  justesse;  s'y 
arrêter,  c'est  force;  le  passer,  ce  peut  être  fai- 
blesse. 

Les  jugements  de  l'extrême  vivacité  ressem- 
blent assez  à  ceux  de  l 'amour-propre,  qui  voit 
beaucoup ,  compare  peu ,  et  juge  mal.  La  science 
de  l'amour-propre  est  de  toutes  la  plus  cultivée 
et  la  moins  perfectionnée.  Si  l'amour-propre  pou- 


vait admettre  des  règles  de  conduite,  il  devien- 
drait le  germe  de  plusieurs  vertus ,  et  suppléerait 
à  celles  mêmes  qu'il  parait  exclure. 

On  objectera  peut-être  qu'on  voit  des  hommes 
d'un  flegme  et  d'un  esprit  également  reconnus 
tomber  dans  des  égarements  qui  tiennent  de, 
l'extravagance;  mais  on  ne  fait  pas  attention 
que  ces  mêmes  hommes,  malgré  cet  extérieur 
froid,  sont  des  caractères  violents.  Leur  tran- 
quillité n'est  qu'apparente  ;  c'est  l'effet  d'un  vice 
des  organes ,  un  maintien  de  hauteur  ou  d'édu- 
cation ,  une  fausse  dignité  ;  leur  sang-froid  n'est 
que  de  l'orgueil. 

On  confond  assez  communément  la  chaleur  et 
la  vivacité,  la  morgue  et  le  sang-froid.  Cepen- 
dant on  est  souvent  très- violent ,  sans  être  vif. 
Le  feu  pénétrant  du  charbon  de  terre  jette  peu 
de  flamme,  c'est  même  en  étouffant  celle-ci  qu'on 
augmente  l'activité  du  feu  ;  la  flamme ,  au  con- 
traire, peut  être  fort  brillante  sans  beaucoup 
de  chaleur. 

Le  plus  grand  avantage  pour  le  bonheur  est 
une  espèce  d'équilibre  entre  les  idées  et  les 
affections ,  entre  l'esprit  et  le  caractère. 

Enfin,  si  l'on  reproche  tant  de  fautes  aux 
gens  d'esprit,  c'est  qu'il  y  en  a  peu  qui,  par  la 
nature  ou  l'étendue  de  leur  esprit ,  aient  celui  de 
leur  caractère;  et  malheureusement  celui-ci  ne 
se  change  point.  Les  mœurs  se  corrigent ,  l'esprit 
se  fortifie  ou  s'altère;  les  affections  changent 
d'objet,  le  même  peut  successivement  inspirer 
l'amour  ou  la  haine  ;  mais  le  caractère  est  inal- 
térable :  il  peut  être  contraint  ou  déguisé,  il 
n'est  jamais  détruit.  L'orgueil  humilié  et  ram- 
pant est  toujours  de  l'orgueil. 

L'âge,  la  maladie,  l'ivresse,  changent,  dit-on, 
le  caractère.  On  se  trompe.  La  maladie  et  l'âge 
peuvent  l'affaiblir,  en  suspendre  les  fonctions, 
quelquefois  le  détruire,  sans  jamais  le  dénaturei\ 
Il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  caractère  ce 
qui  part  de  la  chaleur  du  sang ,  de  la  force  du 
tempérament.  Presque  tous  les  hommes,  quoique 
de  caractères  différents  ou  opposés,  sont  coura- 
geux dans  le  jeune  âge,  et  timides  dans  la  vieil- 
lesse. On  ne  prodigue  jamais  tant  sa  vie  que  lors- 
qu'on en  a  le  plus  à  perdre.  Que  de  guen'iers 
dont  le  courage  s'écoule  avec  le  sang  !  N'en  a-t-on 
pas  vu  qui ,  après  avoir  bravé  mille  fois  le  tré- 
pas, tombés  dans  une  maladie  de  langiiewr, 
éprouvaient  dans  un  lit  toutes  les  affres  de  la 
mort. 

L'ivresse ,  en  égarant  l'esprit ,  n'en  donne  que 
plus  de  ressort  au  caractère.  Le  vil  complaisant 


720 


nucLos. 


d'un  homme  en  place  s'étant  enivré,  lui  tint  les 
propos  d'une  haine  envenimée ,  et  se  fit  chasser. 
On  voulut  excuser  l'offenseur  sur  l'ivresse.  Je 
ne  puis  m'y  tromper,  répondit  l'offensé;  ce  qu'il 
me  dit  étant  ivre,  il  le  pense  à  jeun. 

Après  avoir  examiné  l'opposition  qui  peut  se 
trouver  entre  le  caractère  et  l'esprit ,  sous  com- 
bien de  faces  ne  pourrait-on  pas  envisager  la 
question  I  Combien  de  combinaisons  faudrait-il 
faire ,  combien  de  détails  à  développer ,  si  l'on 
voulait  montrer  les  inconvénients  qui  résultent 
de  la  contrariété  du  caractère  et  de  l'esprit  avec 
la  santé  !  On  n'imagine  pas  à  quel  point  la  con- 
duite qu'on  suit ,  et  les  différents  partis  qu'on 
prend  et  qu'on  abandonne,  dépendent  de  la  santé. 
Un  caractère  fort,  mi  esprit  actif,  exigent  une 
santé  robuste.  Si  elle  est  trop  faible  pour  y  ré- 
pondre, elle  achève  par  là  de  se  détruire.  Il  y  a 
mille  occasions  où  il  est  nécessaire  que  le  carac- 
tère ,  l'esprit  et  la  santé  soient  d'accord. 

Tout  ce  que  l'homme  qui  a  le  plus  d'esprit 
peut  faire,  c'est  de  s'étudier,  de  se  connaître, 
de  consulter  ses  forces,  et  de  compter  ensuite 
avec  son  caractère;  sans  quoi  les  fautes,  et 
même  les  malheurs  ne  servent  qu'à  l'abattre, 
sans  le  corriger;  mais  pour  un  homme  d'esprit, 
ils  sont  une  occasion  de  réfléchir.  C'est,  sans 
doute ,  ce  qui  a  fait  dire  qu'il  y  a  toujours  de  la 
ressource  avec  les  gens  d'esprit.  La  réflexion  sert 
de  sauve-garde  au  caractère,  sans  le  corriger, 
comme  les  règles  en  servent  au  génie ,  sans  l'ins- 
pirer. Elles  font  peu  pour  l'homme  médiocre, 
elles  préviennent  les  fautes  de  l'homme  supé- 
rieur. 

CHAPITRE  XIV. 

Sur  Vestime  et  le  respect. 

Ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici  des  différents  juge- 
ments des  hommes  m'engage  à  tâcher  d'en  pé- 
nétrer les  causes. 

Toutes  les  facultés  de  notre  âme  se  réduisent, 
comme  on  l'a  vu,  à  sentir  et  penser;  nous  n'a- 
vons que  des  idées  ou  des  affections,  car  la 
haine  même  n'est  qu'une  révolte  contre  ce  qui 
s'oppose  à  nos  affections. 

Dans  les  choses  purement  intellectuelles, 
nous  ne  ferions  jamais  de  faux  jugements,  si 
nous  avions  présentes  toutes  les  idées  qui  regar- 
dent le  sujet  dont  nous  voulons  juger.  L'esprit 
n'est  jamais  faux  que  parce  qu'il  n'est  pas  assez 
étendu,  au  moins  sur  le  sujet  dont  il  s'agit, 
quelque  étendue  qu'il  pût  avoir  d'ailleurs  sur 


d'autres  matières;  mais  dans  celles 'où  nous 
avons  intérêt ,  les  idées  ne  suflisent  pas  à  la  jus- 
tesse de  nos  jugements.  La  justesse  de  l'esprit 
dépend  alors  de  la  droiture  du  cœur,  et  du  calme 
des  passions  ;  car  je  doute  qu'une  démonstration 
mathématique  parût  une  vérité  à  quelqu'un  dont 
elle  combattrait  une  passion  forte;  il  y  suppo- 
serait du  paralogisme. 

Si  nous  sommes  affectés  pour  ou  contre  un 
objet,  il  est  bien  difficile  que  nous  soyons  en 
état  d'en  juger  sainement.  Notre  intérêt  plus  ou 
moins  développé ,  mieux  ou  moins  bien  entendu, 
mais  toujours  senti,  fait  la  règle  de  nos  juge- 
ments. 

Il  y  a  des  sujets  sur  lesquels  la  société  a  pro- 
noncé ,  et  qu'elle  n'a  pas  laissés  à  notre  discus- 
sion. Nous  souscrivons  à  ses  décisions  par  édu- 
cation et  par  préjugé  ;  mais  la  société  même  s'est 
déterminée  par  les  principes  qui  dirigent  nos 
jugements  particuliers,  c'est-à-dire  par  l'intérêt. 
Nous  consultons  tous  séparément  notre  intérêt 
personnel  bien  ou  mal  appliqué;  la  société  a 
consulté  l'intérêt  commun ,  qui  rectifie  l'intérêt 
particulier.  C'est  l'intérêt  public ,  peut-être  l'in- 
térêt de  ceux  qui  gouvernent ,  mais  qu'il  faut 
bien  supposer  justes,  qui  a  dicté  les  lois  et  qui 
fait  les  vertus  ;  c'est  l'intérêt  particulier  qui  foit 
les  crimes ,  quand  il  est  opposé  à  l'intérêt  com- 
mun. L'intérêt  public ,  fixant  l'opinion  générale, 
est  la  mesure  de  l'estime,  du  respect,  du  véri- 
table prix,  c'est-à-dire,  du  prix  reconnu  des 
choses.  L'intérêt  particulier  décide  des  sentiments 
les  plus  vifs  et  les  plus  intimes ,  tels  que  l'amitié 
et  l'amour,  les  deux  effets  les  plus  sensibles  de 
l'amour  de  nous-mêmes.  Passons  à  l'application 
de  ces  principes. 

Qu'est-ce  que  l'estime,  sinon  un  sentiment 
que  nous  inspire  ce  qui  est  utile  à  la  société? 
Mais  quoique  cette  utilité  soit  nécessairement 
relative  à  tous  les  membres  de  la  société,  elle  est 
trop  habituelle  et  trop  peu  directe  pour  être  vi- 
vement sentie.  Ainsi  notre  estime  n'est  presque 
qu'un  jugement  que  nous  portons,  et  non  pas 
une  affection  qui  nous  échauffe,  telle  que  l'a- 
mitié que  nous  inspirent  ceux  qui  nous  sont 
personnellement  utiles;  et  j'entends  par  utilité 
personnelle,  non  -  seulement  des  services,  des 
bienfaits  matériels ,  mais  encore  le  plaisir  et  tout 
ce  qui  peut  nous  affecter  agréablement,  quoi- 
qu'il puisse  dans  la  suite  nous  être  réellement 
nuisible.  L'utilité  ainsi  entendue  doit,  comme 
on  juge  bien,  s'appliquer  même  à  l'amour,  le 
plus  vif  de  tous  les  sentiments,  parce  qu'il  a 


CONSIDERATIONS  SUR  LES  MOEURS. 


7?t 


pour  objet  ce  que  nous  regardons  comme  le  sou- 
verain bien ,  dans  le  temps  que  nous  en  sommes 
affectés. 

On  m'objectera  peut-être  que  si  l'amour  et 
l'estime  ont  la  même  source,  et  que,  suivant 
mon  principe ,  ils  ne  diffèrent  que  par  les  de- 
grés, l'amour  et  le  mépris  ne  devraient  jamais 
se  réunir  sur  le  même  objet  ;  ce  qui ,  dira-t-on , 
n'est  pas  sans  exemples.  On  ne  fait  pas  ordinai- 
rement la  même  objection  sur  l'amitié  :  on  sup- 
pose qu'un  honnête  homme  qui  est  l'ami  d'un 
homme  méprisable ,  est  dans  l'ignorance  à  son 
égard,  et  non  pas  dans  l'aveuglement;  et  que 
s'il  vient  à  être  instruit  du  caractère  qu'il  igno- 
rait ,  il  en  fera  justice  en  rompant  Je  n'exami- 
nerai donc  pas  ce  qui  concerne  l'amitié,  qui  n'est 
pas  toujours  entre  ceux  où  l'on  croit  la  voir.  Il  y 
a  bien  de  prétendues  amitiés,  bien  des  actes  de 
reconnaissance  qui  ne  sont  que  des  procédés, 
quelquefois  intéressés,  et  non  pas  des  attache- 
ments. 

D'ailleurs,  si  je  satisfais  à  l'objection  sur  le 
sentiment  le  plus  vif,  on  me  dispensera,  je  crois, 
d'éclaircir  ce  qui  concerne  des  sentiments  plus 
faibles. 

Je  dis  donc  que  l'amour  et  le  mépris  n'ont  ja- 
mais eu  le  même  objet  à  la  fois  :  car  je  ne  prends 
point  ici  pour  amour  ce  désir  ardent,  mais  indé- 
terminé ,  auquel  tout  peut  servir  de  pâture,  que 
rien  ne  fixe ,  et  auquel  sa  violence  même  interdit 
le  choix;  je  parle  de  celui  qui  lie  la  volonté  vers 
un  objet  à  l'exclusion  de  tout  autre.  Un  amant 
de  cette  espèce  ne  peut,  dis-je,  jamais  mépriser 
l'objet  de  son  attachement ,  surtout  s'il  s'en  croit 
aimé;  car  l'amour-propre  offensé  peut  balancer, 
et  même  détruire  l'amour.  On  voit ,  à  la  vérité , 
des  hommes  qui  ressentent  la  plus  forte  passion 
pour  un  objet  qui  l'est  aussi  du  mépris  général  ; 
mais  loin  de  partager  ce  mépris,  ils  l'ignorent; 
s'ils  y  ont  souscrit  eux-mêmes  avant  leur  passion , 
ils  l'oublient  ensuite,  se  rétractent  de  bonne  foi, 
et  crient  à  l'injustice.  S'il  leur  arrive ,  dans  ces 
orages  si  communs  aux  amants ,  de  se  faire  des 
reproches  outrageants ,  ce  sont  des  accès  de  fu- 
reur si  peu  réfléchis ,  qu'ils  arrivent  aux  amants 
qui  ont  le  plus  de  droit  de  se  respecter. 

L'aveuglement  peut  n'être  pas  continuel,  et 
avoir  des  intervalles  où  un  homme  rougit  de  son 
attachement;  mais  cette  lueur  de  raison  n'est 
qu'un  instant  de  sommeil  de  l'amour,  qui  se  ré- 
veille bientôt  pour  la  désavouer.  Si  l'on  recon- 
naît des  défauts  dans  l'objet  aimé,  ce  sont  de 
ceux  qui  gênent,  qui  tourmentent  l'amour,  et 


qui  ne  l'humilient  pas.  Peut-être  ira-t-on  jusqu'à 
convenir  de  sa  faiblesse ,  et  sera-t-on  forcé  d'a- 
vouer l'erreur  de  son  choix;  mais  c'est  par  im- 
puissance de  réfuter  les  reproches,  pour  se  sous- 
traire à  la  persécution ,  et  assurer  sa  tranquillité 
contre  des  remontrances  fatigantes ,  qu'on  n'est 
plus  obligé  d'entendre  quand  on  est  convenu  de 
tout.  Un  amant  est  bien  loin  de  sentir  ou  même 
de  penser  ce  qu'on  le  force  de  prononcer,  sur- 
tout s'il  est  d'un  caractère  doux.  Mais  pour  peu 
qu'il  ait  de  fermeté,  il  résistera  avec  courage. 
Ce  qu'on  lui  présentera  comme  des  taches  humi- 
liantes dans  l'objet  de  sa  passion,  il  n'en  fera  que 
des  malheurs  qui  le  lui  rendront  plus  cher  ;  la 
compassion  viendra  encore  redoubler ,  ennobUr 
l'amour,  en  faire  une  vertu;  et  quelquefois  ce 
sera  avec  raison ,  sans  qu'on  puisse  la  faire  adop- 
ter à  des  censeurs  incapables  de  sentiment ,  et 
de  faire  les  distinctions  fines  et  honnêtes  qui  se* 
parent  le  vice  d'avec  le  malheur.  Que  ceux  qui 
n'ont  jamais  aimé  se  tiennent  pour  dit ,  quelque 
supériorité  d'esprit  qu'ils  aient ,  qu'il  y  a  une  in- 
finité d'idées,  je  dis  d'idées  justes,  auxquelles 
ils  ne  peuvent  atteindre ,  et  qui  ne  sont  réservées 
qu'au  sentiment. 

Je  viens  de  dire  que  des  instants  de  dépit  ne 
pouvaient  pas  être  regardés  comme  un  état  fixe 
de  l'âme ,  ni  prouver  que  le  mépris  s'allie  avec 
l'amour.  Il  me  reste  à  prévenir  l'objection  qu'on 
pourrait  tirer  des  hommes  qui  sentent  continuel- 
lement la  honte  de  leur  attachement,  et  qui  sont 
humiliés  de  faire  de  vains  efforts  pour  se  dégager. 
Ces  hommes  existent  assurément,  et  en  plus 
grand  nombre  qu'on  ne  croit  ;  mais  ils  ne  sont 
plus  amoureux,  quelque  apparence  qu'ils  en  aient. 
Il  n'y  a  rien  que  l'on  confonde  si  fort  avec  l'a- 
mour, et  qui  y  soit  souvent  plus  opposé,  que  la 
force  de  l'habitude.  C'est  une  chaîne  dont  il  est 
plus  difficile  de  se  dégager  que  de  l'amour,  sur- 
tout à  un  certain  âge  ;  car  je  doute  qu'on  trouvât 
dans  la  jeunesse  les  exemples  qu'on  voudrait  allé- 
guer, non-seulement  parce  que  les  jeunes  gens 
n'ont  pas  eu  le  temps  de  contracter  cette  habi- 
tude, mais  parce  qu'ils  en  sont  incapables. 

Le  jeune  homme  qui  aime  l'objet  le  plus  au- 
thentiquement  méprisable,  est  bien  loin  de  s'en 
douter.  Il  n'a  peut-être  pas  encore  attaché  d'idée 
aux  termes  d'estime  et  de  mépris  ;  il  est  emporté 
par  la  passion.  Voilà  ce  qu'il  sent  ;  je  ne  dirai  pas  : 
voilà  ce  qu'il  fait  ;  car  alors  il  ne  fait  ni  ne  pense 
rien,  il  jouit.  Cet  objet  cesse-t-il  de  lui  pbiie,. 
parce  qu'un  autre  lui  plaît  davantage,  il  pensera 
ou  répétera  tout  ce  qu'on  voudra  du  premier. 


722 


mJCLOS. 


Mais  dans  un  âge  mûr,  il  n'en  est  pas  ainsi  : 
l'habitude  est  contractée  ;  on  cesse  d'aimer ,  et 
l'on  reste  attaché.  On  méprise  l'objet  de  son  atta- 
chement, s'il  est  méprisable,  parce  qu'on  le  voit 
tel  qu'il  est,  et  on  le  voit  tel  qu'il  est,  parce  qu'on 
n'est  plus  amoureux. 

Puisque  notre  intérêt  est  la  mesure  de  notre 
estime ,  quand  il  nous  porte  jusqu'à  l'affection , 
il  est  bien  difficile  que  nous  y  puissions  joindre 
le  mépris.  L'amour  ne  dépend  pas  de  l'estime  ; 
mais  dans  bien  des  occasions,  l'estime  dépend 
de  l'amour. 

J'avoue  que  nous  nous  servons  très-utilement 
de  personnes  méprisables  que  nous  reconnais- 
sons pour  telles;  mais  nous  les  regardons  comme 
des  mstruments  vils  qui  nous  sont  chers,  c'est- 
à-dire  utiles,  et  que  nous  n'aimons  point;  ce  sont 
même  ceux  dont  les  personnes  honnêtes  payent 
le  plus  scrupuleusement  les  services,  parce  que 
la  recomiaissance  serait  un  poids  trop  humi- 
liant. 

C'est  avec  bien  de  la  répugnance  que  j'oserai 
dire  que  les  gens  naturellement  sensibles  ne  sont 
pas  ordinairement  les  meilleurs  juges  de  ce  qui 
est  estimable,  c'est-à-dire,  de  ce  qui  l'est  pour  la 
société.  Les  parents  tendres  jusqu'à  la  faiblesse 
sont  les  moins  propres  à  rendre  leurs  enfants 
bons  citoyens.  Cependant  nous  sommes  portés  à 
aimer  de  préférence  les  personnes  reconnues 
pour  sensibles,  parce  que  nous  nous  flattons  de 
devenir  l'objet  de  leur  affection,  et  que  nous 
nous  préférons  à  la  société.  Il  y  a  une  espèce  de 
sensibilité  vague  qui  n'est  qu'une  faiblesse  d'or- 
ganes, plus  digne  de  compassion  que  de  recon- 
naissance. La  vraie  sensibilité  serait  celle  qui 
naîtrait  de  nos  jugements,  et  qui  ne  les  forme- 
rait pas. 

J'ai  remarqué  que  ceux  qui  aiment  le  bien 
public,  qui  affectionnent  la  cause  commune,  et 
s'en  occupent  sans  ambition ,  ont  beaucoup  de 
liaisons  et  peu  d'amis.  Un  homme  qui  est  bon 
citoyen  activement  n'est  pas  ordinairement  fait 
pour  l'amitié  ni  pour  l'amour.  Ce  n'est  pas  uni- 
quement parce  que  son  esprit  est  trop  occupé 
d'ailleurs;  c'est  que  nous  n'avons  qu'une  portion 
déterminée  de  sensibilité ,  qui  ne  se  répartit  point 
sans  que  les  portions  diminuent.  Le  feu  de  notre 
âme  est  en  cela  bien  différent  de  la  flamme  ma- 
térielle, dont  l'augmentation  et  la  propagation 
dépendent  de  la  quantité  de  son  aliment. 

Nous  voyons  chez  les  peuples  où  le  patriotisme 
a  régné  avec  le  plus  d'éclat,  les  pertes  immoler 
leurs  fils  à  l'État;  nous  admirons  leur  courage, 


ou  sommes  révoltés  de  leur  barbarie,  parce  que 
nous  jugeons  d'après  nos  mœurs.  Si  nous  étions 
élevés  dans  les  mêmes  principes,  nous  verrions 
qu'ils  faisiUent  à  peine  des  sacrifices,  puisque  la 
patrie  concentrait  toutes  leurs  affections,  et  qu'il 
n'y  a  point  d'objet  vers  lequel  le  préjugé  de  l'é- 
ducation ne  puisse  quelquefois  nous  porter.  Pour 
ces  républicains,  l'amitié  n'était  qu'une  émula- 
tion de  vertu,  le  mariage  une  loi  de  société, 
l'amour  un  plaisir  passager,  la  patrie  seule  une 
passion.  Pour  ces  hommes,  l'amitié  se  confondait 
avec  l'estime  :  celle-ci  est  pour  nous,  comme  je 
l'ai  dit,  un  simple  jugement  de  l'esprit,  et  l'au* 
tre  un  sentiment. 

Depuis  que  le  patriotisme  a  disparu,  rien  ne 
peut  mieux  en  retracer  l'idée  que  certains  éta- 
blissements qui  subsistent  parmi  nous ,  et  qui  ne 
sont  nullement  patriotiques  relativement  à  la  so* 
ciété  générale.  Voyez  les  communautés;  ceux  ou 
celles  qui  les  composent  sont  dévorés  du  zèle  de 
la  maison.  Leurs  familles  leur  deviennent  étran- 
gères; ils  ne  connaissent  plus  que  celle  qu'ils 
ont  adoptée.  Souvent  divisés  par  des  animosités 
personnelles,  par  des  haines  individuelles ,  ils  se 
réunissent,  et  n'ont  plus  qu'un  esprit,  dès  qu'il 
s'agit  de  l'intérêt  du  corps;  ils  y  sacrifieraient 
parents,  amis,  s'ils  en  ont,  et  quelquefois  eux- 
mêmes.  Les  vertus  monastiques  cèdent  à  l'esprit 
monacal.  Il  semble  que  l'habit  qu'ils  prennent 
soit  le  contraire  de  la  robe  de  Nessus;  le  poison 
de  la  leur  n'agit  qu'au  dehors. 

La  fureur  des  partis  se  porte  encore  plus  loin. 
Ils  ne  se  bornent  pas  à  leurs  avantages  réels,  la 
haine  contre  le  parti  contraire  est  d'obligation  ; 
c'est  le  seul  devoir  que  la  plupart  soient  en  état 
de  remplir,  et  dont  ils  s'acquittent  religieuse- 
ment, souvent  pour  des  questions  qu'ils  n'enten- 
dent point,  qui,  à  la  vérité,  ne  méritent  pas 
d'être  entendues,  et  n'en  sont  adoptées  et  dé- 
fendues qu'avec  plus  d'animosité.  Nous  en  avons, 
de  nos  jours  et  sous  nos  yeux,  des  exemples 
frappants. 

L'estime  aujourd'hui  tire  si  peu  à  conséquence, 
est  un  si  faible  engagement,  qu'on  ne  craint 
point  de  dire  d'un  homme  qu'on  l'estime  et  qu'on 
ne  l'aime  point;  c'est  faire  à  la  fois  un  acte  de 
justice,  d'intérêt  personnel  et  de  franchise  :  car 
c'est  comme  si  l'on  disait  que  ce  même  homme 
est  un  bon  citoyen,  mais  qu'on  a  sujet  de  s'en 
plaindre;  ou  qu'il  déplaît,  et  qu'on  se  préfère  à 
la  société  ;  aveu  qui  prouve  aujourd'hui  une  es- 
pèce de  courage  philosophique,  et  qui  autrefois 
aurait  été  honteux ,  parce  qu'on  aimait  alors  sa 


COINSÏDERAÏIONS  SUR  LES  MCEURS. 


723 


patrie,  et  par  conséquent  ceux  qui  la  servaient 
bien. 

L'altération  qui  est  arrivée  dans  les  mœurs  a 
fait  encore  que  le  respect,  qui,  cliez  les  peuples 
dont  j'ai  parlé,  était  la  perfection  de  l'estime,  en 
souffre  l'exclusion  parmi  nous,  et  peut  s'allier 
avec  le  mépris. 

Le  respect  n'est  autre  chose  que  l'aveu  de  la 
supériorité  de  quelqu'un.  Si  la  supériorité  du 
rang  suivait  toujours  celle  du  mérite,  ou  qu'on 
n'eiit  pas  prescrit  des  marques  extérieures  de 
respect,  son  objet  serait  personnel  comme  celui 
de  l'estime  ;  et  il  a  dû  l'être  originairem.ent ,  de 
quelque  nature  qu'ait  été  le  mérite  de  mode. 
Mais  comme  quelques  hommes  n'eurent  pour 
mérite  que  le  crédit  de  se  maintenir  dans  les 
places  que  leurs  aïeux  avaient  honorées,  il  ne 
fut  plus  dès  lors  possible  de  confondre  la  per- 
sonne dans  le  respect  que  les  places  exigeaient. 
Cette  distinction  se  trouve  aujourd'hui  si  vulgai- 
rement établie,  qu'on  voit  des  hommes  réclamer 
quelquefois  pour  leur  rang  ce  qu'ils  n'oseraient 
prétendre  pour  eux-mêmes.  Vous  devez,  dit-on 
humblement,  du  respect  à  ma  place,  à  mon 
rang,'  on  se  rend  assez  de  justice  pour  n'oser 
dire  à  ma  personne.  Si  la  modestie  fait  aussi  te- 
nir le  même  langage ,  elle  ne  l'a  pas  inventé ,  et 
elle  n'aurait  jamais  dû  adopter  celui  de  l'avilis- 
sement. 

La  même  réflexion  fit  comprendre  que  le  res- 
pect qui  pouvait  se  refuser  à  la  personne,  mal- 
gré l'élévation  du  rang ,  devait  s'accorder,  mal- 
gré l'abaissement  de  l'état,  à  la  supériorité  du 
mérite  ;  car  le  respect ,  en  changeant  d'objet  dans 
l'application,  n'a  point  changé  de  nature,  et 
n'est  dû  qu'à  la  supériorité.  Ainsi  il  y  a  depuis 
^  longtemps  deux  sortes  de  respects ,  celui  qu'on 
doit  au  mérite,  et  celui  qu'on  rend  aux  places ,  k 
la  naissance.  Cette  dernière  espèce  de  respect 
n'est  plus  qu'une  formule  de  paroles  ou  de  ges- 
f  tes,  à  laquelle  les  gens  raisonnables  se  soumet- 
^  tent,  et  dont  on  ne  cherche  à  s*affranchir  que 
?      par  Sottise,  et  par  un  orgueil  puéril. 

Le  vrai  respect  n'ayant  pour  objet  que  la 
vertu,  il  s'ensuit  que  ce  n'est  ];>as  le  tribut  qu'on 
doit  à  l'esprit  ou  aux  talents  :  on  les  loue ,  on  les 
estime ,  c'est-à-dire  qu'on  les  prise ,  on  va  jus- 
qu'à Tadmiration;  maison  ne  leur  doit  point  d^ 
respect,  puisqu'ils  pourraient  ne  pas  sauver  tou- 
jours du  mépris.  On  ne  mépriscfaft  pas  précïisé- 
mentce  qtl'on  admire;  rtiais  on  pourrait  mé^ 
priser  à  certains  égards  ceux  qu'on  admire  à 
d'miftres.  Cefpfndattt  ce  dfsc^nem^t  est  rare  ; 


tout  ce  qui  saisit  l'imagination  des  hommes  ne 
leur  permet  pas  une  justice  si  exacte. 

En  général ,  le  mépris  s'attache  aux  vices  bas , 
et  la  haine  aux  crimes  hardis,  qui  malheureuse* 
ment  sont  au-dessus  du  mépris ,  et  font  quelque- 
fois confondre  l'horreur  avec  une  sorte  d'admi- 
ration. Je  ne  dis  rien  en  particulier  de  la  colère , 
qui  n'a  guère  lieu  que  dans  ce  qui  nous  devient 
personnel.  La  colère  est  une  haine  ouverte  et 
passagère;  la  haine  une  colère  retenue  et  suivie. 
En  considérant  les  différentes  gradations ,  il  me 
semble  que  tout  concourt  à  établir  les  principes 
que  j'ai  posés  ;  et  pour  les  résumer  en  peu  de 
mots  : 

Nous  estimons  ce  qui  est  utile  à  la  société^ 
nous  méprisons  ce  qui  lui  est  nuisible  ;  nous  ai- 
mons ce  qui  nous  est  personnellement  utile,  nous 
haïssons  ce  qui  nous  est  contraire  ;  nous  respec- 
tons ce  qui  nous  est  supérieur,  nous  admirons  ce 
qui  est  extraordinaire. 

Il  ne  s'agit  plus  que  d'éclaircir  une  équivoque 
très-commune  sur  le  mot  de  mépris,  qu'on  em- 
ploie souvent  dans  une  acception  bien  différente 
de  l'idée  ou  du  sentiment  qu'on  éprouve.  On 
croit  souvent,  ou  l'on  veut  faire  croire  qu'on 
méprise  certaines  personnes,  parce  qu'on  s'atta- 
che à  les  dépriser.  Je  remarque,  au  contraire, 
qu'on, ne  déprise  avec  affectation  que  par  le  cha- 
grin de  ne  pouvoir  mépriser,  et  qu'on  estime 
forcément  ceux  contre  qui  l'on  déclame.  Le  mé- 
pris qui  s'annonce  avec  hauteur  n'est  ni  indiffé- 
rence ni  dédain  :  c'est  le  langage  de  la  jalousie , 
de  la  haine  et  de  l'estime  voilées  par  l'orgueil  ; 
car  la  haine  prouve  souvent  plus  de  motifs  d'es- 
time que  l'aveu  même  d'une  estime  sincère. 

CHAPITRE  XV. 

Sur  le  prix  réel  des  choses. 

Nous  n'avons  examiné  dans  le  chapitre  pré- 
cédent que  l'estime  relative  aux  personnes  ;  fai- 
sons l'application  de  nos  principes  aux  jugements 
que  nous  portons  du  prix  réel  des  choses,  et 
alors  estimer  ne  veut  dire  que  priser. 

Dans  quelle  proportion  estimons  ou  prisons- 
nous  les  choses?  Dans  celle  de  leur  utilité  com- 
binée avec  leur  rareté;  et  cette  seconde  façon  de 
les  considérer,  c'est-à-dire  la  rareté,  est  ce  qui 
distingue  le  prix  que  nous  mettons  aux  choses 
d'avec  l'estime  que  nous  faisons  des  personnes. 
En  effet ,  notre  estime  pour  un  homme  ne  dimi- 
nue pas,  si  nous  en  trouvons  d'autres  aussi  esti- 
mables; au  lieu  que  le  prix  que  nous  mettons  a 

4r,. 


124 


PUCLOS. 


une  chose  rare,  diminue  aussitôt  qu'elle  devient 
commune. 

Cette  distinction  est  si  sûre,  que  nous  n'esti- 
mons les  personnes  par  leur  rareté  qu'en  les  cou- 
sidérant  comme  choses.  Telle  est,  par  exemple, 
l'estime  que  nous  avons  pour  les  talents,  dont 
nous  faisons  alors  abstraction  d'avec  la  personne. 
Il  faut  encore  observer  à  l'égard  des  choses, 
comme  j'ai  fait  à  l'égard  des  personnes,  que  le 
plaisir,  soit  réel,  soit  de  convention,  que  ces 
choses  peuvent  nous  faire  en  flattant  nos  sens 
ou  notre  amour-propre,  se  rapporte  à  leur  uti- 
lité; c'est  toujours  avec  la  rareté  qu'elle  se  com- 
bine pour  le  prix  que  nous  y  mettons.  Ajoutons 
que  l'utilité  se  mesure  encore  par  son  étendue  ; 
de  façon  que  de  deux  choses  dont  l'utilité  et  la 
rareté  sont  égales,  l'utilité  qui  est  commune  à 
un  plus  grand  nombre  d'hommes,  mérite  le  plus 
d'estime  ;  et  ces  trois  mobiles  du  prix  que  nous 
mettons  aux  choses,  l'utilité,  l'étendue  de  cette 
utilité,  et  la  rareté,  se  combinent  à  l'infini,  et 
toujours  par  les  mêmes  lois. 

Éclaircissons  ces  principes  par  des  exemples. 
Les  choses  de  première  nécessité,  telles  que  le 
pain  et  l'eau,  ne  peuvent  pas  être  rares,  sans 
quoi  elles  ne  seraient  pas  nécessaires;  n'étant  pas 
rares,  elles  ne  peuvent  attirer  notre  estime:  mais 
si  par  malheur  elles  cessent  pour  un  temps  d'être 
communes,  quel  prix  n'y  mettons-nous  point? 
Ce  principe  fait  la  règle  du  commerce. 

Comment  décidons-nous  du  prix  de  toutes  les 
choses  matérielles?  Par  la  même  loi.  Nous  pri- 
sons beaucoup  un  diamant  ;  en  quoi  consiste  son 
utilité  ?  Dans  son  éclat ,  dans  le  léger  plaisir  de 
la  parure,  et  surtout  dans  la  vanité  frivole  qui 
résulte  de  l'opinion  d'opulence  et  de  ses  effets. 
Mais ,  d'un  autre  côté ,  sa  rareté  est  de  la  pre- 
mière classe,  et  les  degrés  de  rareté  peuvent 
compenser  ou  surpasser  les  degrés  d'utilité  que 
d'autres  auraient.  D'ailleurs ,  sous  un  autre  as- 
pect, l'utilité  du  diamant  est  très-grande,  puis- 
qu'il est  dans  la  classe  des  richesses  qui  sont  re- 
présentatives de  toutes  les  utilités  physiques. 

Passons  aux  talents;  par  où  les  prisons-nous? 
Par  la  combinaison  de  leur  utilité ,  soit  pour  les 
commodités ,  soit  poui  les  plaisirs;  par  le  nombre 
de  ceux  qui  en  jouissent ,  et  la  rareté  des  hommes 
qui  les  exercent. 

Les  arts  ou  métiers  de  première  nécessité  sont 
peu  estimés,  parce  que  tout  le  monde  est  en  état 
de  les  exercer,  et  qu'ils  sont  abandonnés  à  la 
partie  de  la  société  malheureusement  la  plus 
méprisée. 


On  n'a  pas  pour  les  laboureurs  l'estime  que  la 
reconnaissance,  la  compassion,  l'humanité,  de- 
vraient inspirer.  Mais  en  supposant,  par  impos- 
sible, qu'il  n'y  eût  à  la  fois  qu'un  homme  capa- 
ble de  procurer  les  moissons,  on  en  ferait  un 
dieu ,  et  la  vénération  ne  diminuerait  que  lors- 
qu'il aurait  communiqué  ses  lumières,  et  qu'il 
aurait  acquis  par  là  plus  de  droit  à  la  reconnais- 
sance. On  pourrait  après  sa  mort  rendre  à  sa 
mémoire  ce  qu'on  aurait  ravi  à  sa  personne. 
C'est  ce  qui  a  procuré  les  honneurs  divins  à  cer- 
tains inventeurs;  il  y  a  eu  plusieurs  divinités 
dans  le  paganisme  qui  n'ont  pas  eu  d'autre  ori- 
gine. 

A  l'égard  des  arts  de  pur  agrément,  et  dont 
toute  l'utilité  consiste  dans  les  plaisirs  qu'ils 
procurent ,  dans  quel  ordre  d'estime  les  rangeons- 
nous?  N'est-ce  pas  suivant  les  degrés  de  plaisir 
et  le  nombre  des  hommes  qui  peuvent  en  jouir? 

Il  y  a  peu  d'arts  auxquels  les  hommes  en  géné- 
ral soient  plus  sensibles  qu'à  la  musique;  et  le 
plaisir  qu'elle  leur  fait  dépendant  de  l'exécu- 
tion, il  semble  qu'ils  devraient  préférer  ceux  qui 
exécutent  les  pièces  à  ceux  qui  les  composent  ; 
mais,  d'un  autre  côté,  les  compositeurs  sont  les 
plus  rares ,  et  leur  utilité  est  plus  étendue.  Leurs 
compositions  peuvent  se  transporter  partout,  et 
y  être  exécutées;  au  lieu  que  le  talent  de  l'exé- 
cution, quelque  supérieur  qu'il  puisse  être,  se 
trouve  borné  au  plaisir  de  peu  de  personnes,  du 
moins  en  comparaison  du  compositeur. 

La  rareté  d'une  chose  sans  aucune  espèce  d'u- 
tilité ne  peut  mériter  d'estime.  Celui  qui  lançait 
des  grains  de  millet  au  travers  d'une  aiguille  était 
vraisemblablement  unique;  mais  cette  adresse 
n'était  d'aucune  utilité  ;  la  curiosité  qu'il  pouvait 
exciter  n'était  pas  même  une  curiosité  de  plaisir. 
Il  y  a  des  choses  qu'on  veut  voir,  non  par  le 
plaisir  qu'elles  font,  mais  pour  savoir  si  elles 
sont. 

Pourquoi  les  ouvrages  d'esprit,  en  faisant  abs- 
traction de  leur  utilité  principale,  méritent-ils 
plus  d'estime  et  font-ils  plus  de  réputation  que 
des  talents  plus  rares?  C'est  par  l'avantage  qu'ils 
ont  de  se  répandre ,  et  d'être  partout  également 
goûtés  par  ceux  qui  sont  capables  de  les  sentir. 
Corneille  n'est  peut-être  pas  un  homme  plus  rare 
que  Lulli ,  que  Rameau  ;  cependant  leurs  noms 
ne  sont  pas  sur  la  même  ligne,  parce  qu'il  y  a  un 
plus  grand  nombre  d'hommes  à  portée  de  jouir 
des  ouvrages  de  Corneille  que  de  ceux  de  Ra- 
meau, de  Lulli,  et  que  le  plaisir  qui  naît  des 
ouvrages  d'esprit ,  développant  celui  des  lecteurs, 


CONS1DERA.ÏI01NS  SUR  LES  MŒURS. 


m 


ou  leur  touchant  le  cœur,  flatte  le  sentiment  et 
l'amour-propre ,  et  doit  en  plus  d'occasions  l'em- 
porter sur  le  plaisir  des  sens  que  les  talents  nous 
causent. 

Ce  n'est  pas  que  dans  nos  jugements  nous  fas- 
sions une  analyse  si  exacte  et  une  comparaison  si 
géométrique  ;  une  justice  naturelle  nous  les  ins- 
pire, et  l'examen  réfléchi  les  confirme. 

Qu'on  parcoure  les  sciences  et  les  arts ,  qu'on 
les  pèse  dans  cette  balance,  on  verra  que  l'es- 
time qu'on  en  fait  part  toujours  des  mêmes  prin- 
cipes, qui  s'étendent  jusque  sur  la  politique  et  la 
science  du  gouvernement. 

On  a  recherché  bien  des  fois  quel  était  le  meil- 
leur :  les  uns  se  déterminent  pour  l'un  ou  pour 
l'autre  par  leur  goût  particulier;  d'autres  jugent 
que  la  forme  du  gouvernement  doit  dépendre  du 
local  et  du  caractère  des  peuples.  Cela  peut  être 
vrai  ;  mais  quelque  forme  que  l'on  préfère ,  il  y  a 
toujours  une  première  règle  prise  de  l'utilité 
étendue.  Le  meilleur  des  gouvernements  n'est 
pas  celui  qui  fait  les  hommes  les  plus  heureux j 
mais  celui  qui  fait  le  plus  grand  nombre  d'heu- 
reux. 

Combien  faut-il  faire  de  malheureux  pour 
fournir  les  matériaux  de  ce  qui  fait  ou  devrait 
faire  le  bonheur  de  quelques  particuliers,  qui 
même  ne  savent  pas  en  jouir?  Ceux  à  qui  le  sort 
des  hommes  est  confié  doivent  toujours  ramener 
leurs  calculs  à  la  somme  commune ,  c'est-à-dire 
au  peuple.  Ce  qu'il  faut  pour  le  bonheur  physi- 
que d'un  seigneur  suffirait  souvent  pour  faire 
celui  de  tout  son  village. 

Tout  est  et  doit  être  calcul  dans  notre  con- 
duite; si  nous  faisons  des  fautes,  c'est  parce  que 
notre  calcul ,  soit  défaut  de  lumières ,  soit  igno- 
I      rance  ou  passion ,  n'embrasse  pas  tout  ce  qui  doit 

entrer  dans  le  résultat. 
}  Ce  n'est  pas  que  les  passions  mêmes  ne  calcu- 
lent, et  quelquefois  très-finement  ;  mais  elles  n'é- 
valuent pas  tous  les  temps  qui  devraient  entrer 
.  dans  le  calcul,  et  de  là  naissent  les  erreurs;  je 
m'explique  : 

La  sagesse  de  la  conduite  dépend  de  l'expé- 
rience, de  la  prévoyance  et  du  jugement  des  cir- 
constances :  on  doit  donc  faire  attention  au  passé , 
au  présent  et  à  l'avenir;  et  les  passions  n'envisagent 
qu'un  de  ces  objets  à  la  fois,  le  présent  ou  l'ave- 
nir, et  jamais  le  passé.  Quelques  exemples  ren- 
dent cette  vérité  sensible. 

L'amour  ne  s'occupe  que  du  présent  ;  il  cher- 
che le  plaisir  actuel,  oublie  les  maux  passés,  et 
n'en  prévoit  point  pour  Tavenir. 


La  colère,  la  haine,  et  la  vengeance,  qui  en 
est  la  suite,  jugent  comme  l'amour.  Ces  passion» 
prennent  toujours  le  meilleur  parti  possible  pour 
leur  bonheur  présent  ;  l'avenir  seul  fait  leur  mal- 
heur :  l'ambition,  au  contraire,  n'envisage  que 
l'avenir;  ce  qui  était  le  but  dans  son  espérance 
n'est  plus  qu'un  moyen  pour  elle,  dès  qu'il  est 
arrivé. 

L'avarice  juge  comme  l'ambition,  avec  cette 
différence  que  l'une  est  agitée  par  l'espérance, 
et  l'autre  par  la  crainte.  L'ambitieux  espère  de 
proche  en  proche  parvenir  à  tout;  l'avare  craint 
de  tout  perdre  :  ni  l'un  ni  l'autre  ne  savent 
jouir. 

L'avarice  n'est,  comme  les  autres  passions, 
qu'un  redoublement  de  l'amour  de  soi-même; 
mais  elle  agit  toujours  avec  timidité  et  défiance. 
L'avare,  craignant  tous  les  maux,  désire  ar- 
demment les  richesses,  qu'il  regarde  comme  l'é- 
change de  tous  les  biens.  Il  n'est  cependant  pas 
aussi  dur  à  lui-même  qu'on  le  suppose  ;  il  calcule 
très-finement,  conclut  assez  juste,  d'après  un 
faux  principe,  et  trouve  bien  des  jouissances 
dans  ses  privations.  Il  n'y  a  rien  dont  il  ne  se 
prive  dans  l'espérance  de  jouir  de  tout.  Dans  le 
temps  qu'il  se  refuse  un  plaisir ,  il  jouit  confu- 
sément de  tous  ceux  qu'il  sent  qu'il  peut  se  pro- 
curer. Les  vraies  privations  sont  forcées  ;  celles 
de  l'avare  sont  volontaires.  L'avarice  est  la  plus 
vfle,  mais  non  pas  la  plus  malheureuse  des  pas- 
sions. 

On  ne  saurait  trop  s'attacher  à  corriger  ou 
régler  les  passions  qui  rendent  les  hommes  mal- 
heureux ,  sans  les  avilir  ;  et  l'on  doit  rendre  de 
plus  en  plus  odieuses  celles  qui ,  sans  les  rendre 
malheureux,  les  avilissent  et  nuisent  à  la  so- 
ciété, qui  doit  être  le  premier  objet  de  notre  atta 
chement. 

CHAPITRE  XVL 

Sur  la  reconnaissance  et  l'ingratitude 

On  se  plaint  du  grand  nombre  des  ingrats ,  et 
l'on  rencontre  peu  de  bienfaiteurs;  il  semble  que 
les  uns  devraient  être  aussi  communs  que  les  au- 
tres. Il  faut  donc  de  nécessité ,  ou  que  le  petit 
nombre  de  bienfaiteurs  qui  se  trouvent,  multi-, 
plient  prodigieusement  leurs  bienfaits,  ou  que 
la  plupart  des  accusations  d'ingratitude  soient 
mal  fondées. 

Pour  éclaircir  cette  (juestion ,  il  sufllra  de  fixer 
les  idées  qu'on  doit  attacher  aux  termes  de  bien- 
faiteur  et  d'ingrat.   Bienfaiteur  est  un  de  ces 


726 


DUCLOS. 


mots  composés  qui  portent  avec  eux  leur  défi- 
nition. 

Le  bienfaiteur  est  celui  q\\i  fait  du  l)ien ,  et 
les  actes  qu'il  produit  peuvent  se  cojisidérer 
sous  trois  aspects  :  les  bienfaits,  les  grâces  et  les 
services. 

Le  bienfait  est  un  acte  libre  de  la  part  de  son 
auteur,  quoique  celui  qui  en  est  l'objet  puisse  en 
être  digne. 

Une  grâce  est  un  bien  auquel  celui  qui  le  re- 
çoit n'avait  aucun  droit,  ou  la  rémission  qu'on  lui 
fait  d'une  peine  méritée. 

Un  service  est  un  secours  par  lequel  on  con- 
tribue à  faire  obtenir  quelque  bien. 

Les  principes  qui  font  agir  le  bienfaiteur  sont 
ou  la  bonté,  ou  l'orgueil,  ou  même  l'intérêt. 

Le  vrai  bienfaiteur  cède  à  son  penchant  natu- 
rel qui  le  porte  à  obliger,  et  il  trouve  dans  le 
bien  qu'il  fait  une  satisfaction  qui  est  à  la  fois 
et  le  premier  mérite  et  la  première  récompense 
de  son  action;  mais  tous  les  bienfaits  ne  partent 
pas  de  la  bienfaisance.  Le  bienfaiteur  est  quel- 
quefois aussi  éloigné  de  la  bienfaisance  que  le 
prodigue  l'est  de  la  générosité;  la  prodigalité 
n'est  que  trop  souvent  unie  avec  l'avarice,  et 
im  bienfait  peut  n'avoir  d'autre  principe  que 
l'orgueil. 

Le  bienfaiteur  fastueux  chercl^e  à  prouver  aux 
autres  et  à  lui-même  sa  supériorité  sur  celui 
qu'il  oblige.  Insensible  à  l'état  des  malheureux, 
incapable  de  vertu ,  on  ne  doit  attribuer  les  ap- 
parences qu'il  en  montre  qu'aux  témoins  qu'il  en 
peut  avoir. 

Il  y  a  une  troisième  espèce  de  bienfait ,  qui , 
sans  avoir  ni  la  vertu  ni  l'orgueil  pour  principe, 
part  d'un  espoir  intéressé.  On  cherche  à  captiver 
d'avance  ceux  dont  on  prévoit  qu'on  aura  besoin. 
Rien  de  plus  commun  que  ces  échanges  intéres- 
sés ,  rien  de  plus  rare  que  les  services. 

Sans  affecter  ici  de  divisions  parallèles  et  sy- 
métriques ,  on  peut  envisager  les  ingrats ,  comme 
les  bienfaiteurs,  sous  trois  aspects  différents. 

L'ingratitude  consiste  à  oublier,  à  méconnaî- 
tre,  ou  à  reconnaître  mal  les  bienfaits  ;  et  elle  a 
sa  source  dans  l'insensibilité  ,  dan^  l'orgueil  ou 
dans  l'intérêt. 

La  première  espèce  d'ingratitude  est  celle  de 
ces  âmes  faibles ,  légères ,  sans  consistance,  Af- 
fligées par  le  besom  présent ,  sans  vue  sur  l'a- 
venir, elles  ne  gardent  aucune  idée  du  passé; 
elles  demandent  sans  peine,  reçoivent  sans  pu- 
deur, et  oublient  sans  remords.  Dignes  de  mé- 
pris ,  ou  tout  au  plus  de  compassion ,  on  peut 


les  obliger  par  pitié ,  et  l'on  ne  doit  pas  les  «stj- 
mer  assez  pour  les  haïr, 

Mais  riçn  ne  peut  sauver  de  l'indignation  ce- 
lui qui ,  ne  pouvant  se  dissimuler  les  bienfaits 
qu'il  a  reçus ,  cherche  cependant  à  méconnaître 
son  bienfaiteur.  Souvent,  après  avoir  réclamé 
les  secours  avec  bassesse ,  son  orgueil  se  révoltç 
contre  tous  les  actes  de  reconnaissance  qui  peu- 
vent lui  rappeler  une  situation  humiliante;  il 
rougit  du  malheur,  et  jamais  du  vice.  Par  une 
suite  du  même  caractère ,  s'il  parvient  à  la  pros- 
périté ,  il  est  capable  d'offrir  par  ostentation  ce 
qu'il  refuse  à  la  justice  ;  il  tâche  d'usurper  la 
gloire  de  la  vertu ,  et  manque  aux  devoirs  les 
plus  sacrés. 

A  l'égard  de  ces  hommes  moins  haïssables  que 
ceux  que  l'orgueil  rend  injustes ,  et  plus  mépri- 
sables encore  que  les  âmes  légères  et  sans  prin- 
cipes, dont  j'ai  parlé  d'abord,  ils  font  de  la  re- 
connaissance un  commerce  intéressé;  ils  croient 
pouvoir  soumettre  à  un  calcul  arithmétique  le^ 
services  qu'ils  ont  reçus.  Ils  ignorent,  parcQ 
que  pour  le  savoir  il  faudrait  sentir,  ils  ignorent, 
dis-je,  qu'il  n'y  a  point  d'équation  pour  les  sen- 
timents; que  l'avantage  du  bienfaiteur  sur  celui 
qu'il  a  prévenu  par  ses  services  est  inapprécia- 
ble; qu'il  faudrait  pour  rétablir  l'égalité,  sans 
détruire  l'obligation,  que  le  public  fût  frappé 
par  des  actes  de  reconnaissance  si  éclatants, 
qu'il  regardât  comme  un  bonheur  pour  le  bien- 
faiteur les  services  qu'il  aurait  rendus;  sans  cela 
ses  droits  seront  toujours  imprescriptibles,  il  ne 
peut  les  perdre  que  par  l'abus  qu'il  en  ferait 
lui-même. 

En  considérant  les  différents  caractères  de 
l'ingratitude ,  on  voit  en  quoi  consiste  celui  de 
la  reconnaissance.  C'est  un  sentiment  qui  atta- 
che au  bienfaiteur,  avec  le  désir  de  lui  prouver 
ce  sentiment  par  des  effets,  ou  du  moins  par 
un  aveu  du  bienfait  qu'on  publie  avec  plaisir 
dans  les  occasions  qu'on  fait  naître  avec  can- 
deur, et  qu'on  saisit  avec  soin.  Je  ne  confonds 
point  avec  ce  sentiment  noble  une  ostentation 
vive  et  sans  chaleur,  une  adulation  servile ,  qui 
paraît  et  qui  est  en  effet  une  nouvelle  demande 
plutôt  qu'un  remercîment.  J'ai  vu  de  ces  adu- 
lateurs vils ,  toujours  avides  et  jamais  honteux 
de  recevoir,  exagérant  les  services,  prodiguant 
les  éloges  pour  exciter,  encourager  les  bienfai- 
teurs ,  et  non  pour  les  récompenser.  Ils  feignent 
de  se  passionner,  et  ne  sentent  rien;  mais  ils 
louent.  Il  n'y  a  point  d'homme  en  place  qui  ne 
puisse  voir  autour  de  lui  quelques-uns  de  Ces  froids 


CONSIDÉR/^TIOINS  SUR  LES  MŒURS. 


727 


enthousiastes,  dont  il  est  importuné  et  flatté. 

Je  sais  qu'on  doit  cacher  les  services  et 
non  pas  la  reconnaissance;  elle  admet,  elle 
exige  quelquefois  une  sorte  d'éclat  noble ,  libre 
et  flatteur  ;  mais  les  transports  outrés ,  les  élans 
déplacés  sont  toujours  suspects  de  fausseté  ou 
de  sottise,  à  moins  qu'ils  ne  partent  du  pre- 
mier mouvement  d'un  cœur  chaud ,  d'une  ima- 
gination vive,  ou  qu'ils  ne  s'adressent  à  un 
bienfaiteur  dont  on  n'a  plus  rien  à  prétendre. 

Je  dirai  plus ,  et  je  le  dirai  librement  :  je  veux 
que  la  reconnaissance  coûte  à  un  cœur,  c'est- 
à-dire  ,  qu'il  se  l'impose  avec  peine ,  quoiqu'il  la 
ressente  avec  plaisir,  quand  il  s'en  est  une  fois 
chargé.  Il  n'y  a  point  d'hommes  plus  reconnais- 
sants que  ceux  qui  ne  se  laissent  pas  obliger 
par  tout  le  monde;  ils  savent  les  engagements 
qu'ils  prennent ,  et  ne  veulent  s'y  soumettre  qu'à 
regard  de  ceux  qu'ils  estiment.  On  n'est  jamais 
plus  empressé  à  payer  une  dette  que  lorsqu'on 
l'a  contractée  avec  répugnance,  et  celui  qui 
n'emprunte  que  par  nécessité  gémirait  d'être 
insolvable. 

J'ajouterai  qu'il  n'est  pas  nécessaire  d'éprou- 
ver un  sentiment  vif  de  reconnaissance,  pour  en 
avoir  les  procédés  les  plus  exacts  et  les  plus 
éclatants.  On  peut ,  par  un  certain  caractère  de 
hauteur,  fort  différent  de  l'orgueil,  chercher,  à 
force  de  services ,  à  faire  perdre  à  son  bienfai- 
teur, ou  du  moins  à  diminuer  la  supériorité  qu'il 
s'est  acquise. 

En  vain  objecterait-on  que  les  actions  sans 
les  sentiments  ne  suffisent  pas  pour  la  vertu.  Je 
répondrai  que  les  hommes  doivent  songer  d'a- 
bord à  rendre  leurs  actions  honnêtes  :  leurs  sen- 
timents y  seront  bientôt  conformes;  il  leur  est 
plus  ordinaire  de  penser  d'après  leurs  actions, 
que  d'agir  d'aj^rès  leurs  principes.  D'ailleurs  cet 
amour -propre  bien  entendu  est  la  source  des 
vertus  morales ,  et  le  premier  lien  de  la  société. 

Mais  puisque  les  principes  des  bienfaits  sont 
si  différents,  la  reconnaissance  doit-elle  toujours 
être  de  la  même  nature  ?  Quels  sentiments  doit- 
on  à  celui  qui,  par  un  mouvement  d'une  pitié 
passagère ,  aura  accordé  une  parcelle  de  son  su- 
perflu à  un  besom  pressant  ;  à  celui  qui ,  par 
ostentation  ou  faiblesse,  exerce  sa  prodigalité 
sans  acception  de  personne ,  sans  distinction  de 
mérite  ou  de  besoin  ;  à  celui  qui ,  par  inquié- 
tude ,  par  un  besoin  machinal  d'agir,  d'intriguer, 
de  s'entremettre ,  offre  à  tout  le  monde  hidiffé- 
remment  ses  démarches,  ses  soins,  ses  sollicita- 
tions ? 


Je  consens  à  faire  des  distiiic lions  entre  ceux 
que  je  viens  de  représenter  :  mais  enfin  leur 
devrai  -je  les  mêmes  sentiments  qu'à  un  bienfai- 
teur éclairé,  compatissant,  réglant  même  sa  com- 
passion sur  l'estime,  le  besoin  et  les  effets  qu'il 
prévoit  que  ses  services  pourront  avoir  ;  qui  prend 
sur  lui-même ,  qui  restreint  de  plus  en  plus  sou 
nécessaire  pour  fournir  à  une  nécessité  plus  ur- 
gente, quoique  étrangère  pour  lui?  On  doit  plus 
estimer  les  vertus  par  leurs  principes  que  par 
leurs  effets.  Les  services  doivent  se  juger  moins 
par  l'avantage  qu'en  retire  celui  qui  est  obUgé, 
que  par  le  sacrifice  que  fait  celui  qui  oblige. 

On  se  tromperait  fort  de  penser  qu'on  favorise 
les  ingrats  en  laissant  la  liberté  d'examiner  les 
vrais  motifs  des  bienfaits.  Un  tel  examen  ne 
peut  jamais  être  favorable  à  l'ingratitude,  et 
ajoute  quelquefois  du  mérite  à  la  reconnais- 
sance. En  effet ,  quelque  jugement  qu'on  soit  eu 
droit  de  porter  d'un  service ,  à  quelque  prix 
qu'on  puisse  le  mettre  du  côté  des  motifs,  on 
n'en  est  pas  moins  obligé  aux  mêmes  devoirs 
pratiques  du  côté  de  la  reconnaissance,  et  il  en 
coûte  moins  pour  les  remplir  par  sentiment  que 
par  devoir. 

Il  n'est  pas  difficile  de  connaître  cpiels  sont 
ces  devoirs  ;  les  occasions  les  indiquent ,  on  ne 
s'y  trompe  guère,  et  l'on  n'est  jamais  mieux 
jugé  que  par  soi-même  ;  mais  il  y  a  des  circons- 
tances délicates  où  l'on  doit  être  d'autant  plus 
attentif,  qu'on  pourrait  manquer  à  l'honneur  en 
croyant  satisfaire  à  la  justice.  C'est  lorsqu'un 
bienfaiteur,  abusant  des  services  qu'il  a  rendus, 
s'érige  en  tyran,  et  par  l'orgueil  et  l'injustice 
de  ses  procédés ,  va  jusqu'à  perdre  ses  droits. 
Quels  sont  alors  les  devoirs  de  l'obligé?  les 
mêmes. 

J'avoue  que  ce  jugement  est  dur  ;  mais  je  n'en 
suis  pas  moins  persuadé  que  le  bienfaiteur  peut 
perdre  ses  droits ,  sans  que  l'obligé  soit  affranchi 
de  ses  devoirs ,  quoiqu'il  soit  libre  de  ses  senti- 
ments. Je  comprends  qu'il  n'aura  plus  d'attache- 
ment de  cœur,  et  qu'il  passera  peut-être  jusqu'à 
la  haine;  mais  il  n'en  sera  pas  moins  assujetti 
aux  obligations  qu'il  a  contractées. 

Un  homme  humilié  par  son  bienfaiteur  est 
bien  plus  à  plaindre  qu'un  bienfaiteur  qui  ne 
trouve  que  des  ingrats.  L'ingratitude  afflige  plus 
les  cœiu-s  généreux  qu'elle  ne  les  ulcère;  ils  res- 
sentent plus  de  compassion  que  de  haine  :  \v 
sentiment  de  leur  supériorité  les  console. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  dans  l'état  d'humi- 
liation ou  l'on  est  réduit  par  un  bienfaiteur  or 


728 


DDCLOS. 


gueilloux  :  comme  il  faut  alors  souffrir  sans  se 
plaindre,  mépriser  et  honorer  son  tyran,  une 
âme  haute  est  intérieurement  décliirée,  et  de- 
vient d'autant  plus  susceptible  de  haine ,  qu'elle 
ne  trouve  point  de  consolation  dans  l'amour- 
propre;  elle  sera  donc  plus  capable  de  haïr  que 
ne  le  serait  un  cœur  bas  et  fait  pour  l'avilisse- 
ment. Je  ne  parle  ici  que  du  caractère  général 
de  l'homme ,  et  non  suivant  les  principes  d'une 
morale  épurée  par  la  religion. 

On  reste  donc  toujours,  à  l'égard  d'un  bien- 
faiteur ,  dans  une  dépendance  dont  on  ne  peut 
être  affranchi  que  par  le  public. 

II  y  a,  dira-t-on,  peu  d'hommes  qui  soient 
un  objet  d'intérêt  ou  même  d'attention  pour  le 
public.  Mais  il  n'y  a  personne  qui  n'ait  son  pu- 
blic, c'est-à-dire,  une  portion  de  la  société  com- 
mune, dont  on  fait  soi-même  partie.  Voilà  le 
public  dont  on  doit  attendre  le  jugement  sans 
le  prévenir,  ni  même  le  solliciter. 

Les  réclamations  ont  été  imaginées  par  les 
âmes  faibles  ;  les  âmes  fortes  y  renoncent,  et  la 
prudence  doit  faire  craindre  de  les  entreprendre. 
L*apologie,  en  fait  de  procédés,  qui  n'est  pas 
forcée ,  n'est  dans  l'esprit  du  public  que  la  pré- 
caution d'un  coupable;  elle  sert  quelquefois  de 
conviction;  il  en  résulte  tout  au  plus  une  excuse, 
rarement  une  justification. 

Tel  homme  qui,  par  une  prudence  honnête, 
se  tait  sur  ses  sujets  de  plaintes,  se  trouverait 
heureux  d'être  forcé  de  se  justifier  :  souvent 
d'accusé  il  deviendrait  accusateur,  et  confon- 
drait son  tyran.  Le  silence  ne  serait  plus  alors 
qu'une  insensibilité  méprisable.  Une  défense 
ferme  et  décente  contre  un  reproche  injuste  d'in- 
gratitude, est  un  devoir  aussi  sacré  que  la  re- 
connaissance pour  un  bienfait. 

Il  faut  cependant  avouer  qu'il  est  toujours 
malheureux  de  se  trouver  dans  de  telles  cir- 
constances ;  la  plus  cruelle  situation  est  d'avoir 
à  se  plaindre  de  ceux  à  qui  l'on  doit. 

Mais  on  n'est  pas  obligé  à  la  même  réserve 
à  l'égard  des  faux  bienfaiteurs;  j'entends  de 
ces  prétendus  protecteurs  qui ,  pour  en  usurper 
le  titre,  se  prévalent  de  leur  rang.  Sans  bien- 
faisance, peut-être  sans  crédit ,  sans  avoir  rendu 
service ,  ils  cherchent ,  à  force  d'ostentation ,  à 
se  faire  des  clients  qui  leur  sont  quelquefois  utiles, 
et  ne  leur  sont  jamais  à  charge.  Un  orgueil  naïf 
leur  fait  croire  qu'une  liaison  avec  eux  est  un 
bienfait  de  leur  part.  Si  l'on  est  obligé  par  hon- 
neur et  par  raison  de  renoncer  à  leur  commerce , 
Us  crient  à  l'ingratitude,  pour  en  éviter  le  re- 


proche. Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  services  de  plus 
d'une  espèce;  une  simple  parole,  un  mot  dit  à 
propos,  avec  intelligence  ou  avec  courage,  est 
quelquefois  un  service  signalé,  qui  exige  plus 
de  reconnaissance  que  beaucoup  de  bienfaits  ma- 
tériels, comme  un  aveu  public  de  l'obligation 
est  quelquefois  aussi  l'acte  le  plus  noble  de  la 
reconnaissance. 

On  distingue  aisément  le  bienfaiteur  réel  du 
protecteur  imaginaire  :  une  sorte  de  décence  peut 
empêcher  de  contredire  ouvertement  l'ostenta- 
tion de  ce  dernier;  il  y  a  même  des  occasions 
où  l'on  doit  une  reconnaissance  de  politesse  aux 
démonstrations  d'un  zèle  qui  n'est  qu'extérieur. 
Mais  si  l'on  ne  peut  remplir  ces  devoirs  d'usage 
qu'en  ne  rendant  pas  pleinement  la  justice, 
c'est-à-dire,  l'aveu  qu'on  doit  au  vrai  bienfaiteur, 
cette  reconnaissance,  faussement  appliquée  ou 
partagée,  est  une  véritable  ingratitude,  qui  n'est 
pas  rare,  et  qui  a  sa  source  dans  la  lâcheté, 
l'intérêt  ou  la  sottise. 

C'est  une  lâcheté  que  de  ne  pas  défendre  les 
droits  de  son  vrai  bienfaiteur.  Ce  ne  peut  être 
que  par  un  vil  intérêt  qu'on  souscrit  à  une  obli- 
gation usurpée  :  on  se  flatte  par  là  d'engager  un 
homme  vain  à  la  réaliser  un  jour;  enfin,  c'est 
une  étrange  sottise  que  de  se  mettre  gratuite- 
ment dans  la  dépendance. 

En  effet,  ces  prétendus  protecteurs,  après 
avoir  fait  illusion  au  public,  se  la  font  ensuite  à 
eux-mêmes ,  et  en  prennent  avantage  pour  exer- 
cer leur  empire  sur  de  timides  complaisants;  la 
supériorité  du  rang  favorise  l'erreur  à  cet  égard , 
et  l'exercice  de  la  tyrannie  la  confirme.  On  ne 
doit  pas  s'attendre  que  leur  amitié  soit  le  retour 
d'un  dévouement  servile.  Il  n'est  pas  rare  qu'un 
supérieur  se  laisse  subjuguer  et  avilir  par  son 
inférieur;  mais  il  l'est  beaucoup  plus  quMl  se 
prête  à  l'égalité,  même  privée  :  je  dis  l'égalité 
privée;  car  je  suis  très-éloigné  de  chercher  à 
proscrire,  par  une  humeur  cynique,  les  égards 
que  la  subordination  exige.  C'est  une  loi  néces- 
saire de  la  société ,  qui  ne  révolte  que  l'orgueil , 
et  qui  ne  gêne  point  les  âmes  faites  pour  l'ordre. 
Je  voudrais  seulement  que  la  différence  des 
rangs  ne  fût  pas  la  règle  de  l'estime  comme 
elle  doit  l'être  des  respects,  et  que  la  recon- 
naissance fût  un  lien  précieux  qui  unît,  et  non 
pas  une  chaîne  humiliante  qui  ne  fît  sentir  que 
son  poids.  Tous  les  hommes  ont  leurs  devoirs 
respectifs ,  mais  tous  n'ont  pas  la  même  disposi- 
tion à  les  remplh*;  il  y  en  a  de  plus  reconnais- 
sants les  uns  que  les  autres,  et  j'ai  plusieurs 


COINSIDERATIOINS  SUR  LES  MOEURS. 


729 


fois  entendu  avancer  à  ce  sujet  une  opinion  qui 
ne  me  paraît  ni  juste  ni  décente.  Le  caractère 
vindicatif  part,  dit-on,  du  même  principe  que  le 
caractère  reconnaissant ,  parce  qu'il  est  égale- 
ment naturel  de  se  ressouvenir  des  bons  et  des 
mauvais  services. 

Si  le  simple  souvenir  du  bien  et  du  mal  qu'on 
a  éprouvé  était  la  règle  du  ressentiment  qu'on 
en  garde,  on  aurait  raison;  mais  il  n'y  a  rien 
de  si  différent ,  et  même  de  si  peu  dépendant 
l'un  de  l'autre.  L'esprit  vindicatif  part  de  l'or- 
gueil souvent  uni  au  sentiment  de  sa  propre  fai- 
blesse ;  on  s'estime  trop ,  et  l'on  craint  beaucoup. 
La  reconnaissance  marque  d'abord  un  esprit  de 
justice  ;  mais  elle  suppose  encore  une  âme  dis- 
posée à  aimer,  pour  qui  la  haine  serait  un  tour- 
ment, et  qui  s'en  affranchit  plus  encore  par 
sentiment  que  par  réflexion.  Il  y  a  certainement 
des  caractères  plus  aimants  que  d'autres,  et 
ceux-là  sont  reconnaissants  par  le  principe  même 
qui  les  empêche  d'être  vindicatifs.  Les  cœurs 
nobles  pardonnent  à  leurs  inférieurs  par  pitié ,  à 
leurs  égaux  par  générosité.  C'est  contre  leurs 


supérieurs,  c'est-à-dire,  contre  les  hommes  plus 
puissants  qu'eux,  qu'ils  peuvent  quelquefois 
garder  leur  ressentiment,  et  chercher  à  le  satis- 
faire :  le  péril  qu'il  y  a  dans  la  vengeance  leur 
fait  illusion ,  ils  croient  y  voir  de  la  gloire.  Mais 
ce  qui  prouve  qu'il  n'y  a  point  de  haine  dans 
leur  cœur ,  c'est  que  la  moindre  satisfaction  les 
désarme ,  les  touche  et  les  attendrit. 

Pour  résumer  en  peu  de  mots  les  principes  que 
j'ai  voulu  établir  :  les  bienfaiteurs  doivent  des 
égards  à  ceux  qu'ils  ont  obligés;  et  ceux-ci  con- 
tractent des  devoirs  indispensables.  On  ne  de- 
vrait donc  placer  les  bienfaits  qu'avec  discerne- 
ment ;  mais  du  moins  on  court  peu  de  risque  à 
les  répandre  sans  choix  :  au  lieu  que  ceux  qui 
les  reçoivent  prennent  des  engagements  si  sacrés, 
qu'ils  ne  sauraient  être  trop  attentifs  à  ne  les 
contracter  qu'à  l'égard  de  ceux  qu'ils  pourront 
estimer  toujours.  Si  cela  était,  les  obligations 
seraient  plus  rares  qu'elles  ne  le  sont;  mais 
toutes  seraient  remplies.  J'ajouterai  que  si  cha- 
cun faisait  tout  le  bien  qu'il  peut  faire  sans 
s'incommoder,  il  n'y  aurait  point  de  malheureux. 


FTN    DES    CONSIDEllATIONS    SUR    LES   MOEUHS. 


ii^j^U999iè^%^99W^9U9U9999i^9ii^l^9Q%^^&t^^îi(à9ît^^9999Q^99999999^^^9 


TABLE  ANALYTIQUE 


DES 


PENSÉES  DE  PASCAL. 


A. 

Abaissement  de  l'hoinm«  dan^  lu  religion  &e  le  r@od  P^l  iu- 
capable  du  him.  Page  89. 

ÀBELetCAÏN.  114. 

Abjection  de  l'homme.  122. 

Abraham  :  promesse  que  Dieu  lui  fit.  84. 

—  Pourquoi  Dieu  fit  naître  de  lui  le  peuple  juif.  93. 

—  Fausses  idées  des  Juifs  sur  ce  patriarche.  94. 
Absurdités  où  se  jette  l'esprit  de  l'homme.  133. 
Académiciens  anciens,  stoïciens,  épicuriens,  dogmatistes  : 

origine  de  leurs  écarts.  89. 
Acceptation  que  Dieu  fait  du  sacrifice  couronne  l'oblation 
de  l'hostie.  136. 

—  est  plutôt  une  action  de  Dieu  vers  la  créature  que  de  la 

créature  vers  Dieu.  Ibid.  et  suiv. 
Acte  :  le  dernier  de  la  vie  est  toujours  sanglant.  129. 
Action  :  dans  la  grâce,  la  moindre  action  importe,  pour  les 

suites,  à  tout.  I33. 
Actions  :  les  belles  actions  cachées  sont  les  plus  estimables.  57. 

—  Le  peu  par  où  elles  ont  paru  diminue  leur  mérite.  Ibid. 

—  Deux  sources  des  actions  purement  humaines.  I3Q. 
Adam,  témoin  et  dépositaire  de  la  promesse  du  Messie.  84. 

—  Sa  tradition  transmise  par  Noé  et  par  Moïse.  Ibid. 

—  Nous  ne  pouvons  comprendre  la  transmission  de  son  pé- 

ché. 89. 

—  Par  lui  nous  sommes  misérables ,  mais  rachetés  par  Jésus- 

Christ.  Ibid. 
Admirateurs  :  goujat,  marmiton  et  philosophe,  chacun  veut 

en  avoir.  4i. 
Affection  ou  haine,  sources  d'erreur.  45. 
Afflictions  :  le  temps  les  amortit.  60. 

—  temporelles  couvrent  les  bien»  éternels  où  elles  condui- 

sent. 116. 

—  Il  faut  tâcher  de  ne  s*affliger  de  rien.  123. 

— -  Peu  de  chose  nous  console ,  parce  que  peu  de  chose  nous 
afflige.  58. 

—  Sentiments  qu'il  faut  avoir  dans  les  afflictions.  139. 
Agitations  :  l'homme  cherche  le  repos  par  l'agitation.  50. 

—  de  l'esprit  ne  font  pas  notre  mérite.  123. 
Agréer  (  méthode  d'  ) ,  difficile  à  démontrer.  34. 
Agrément.  Voyez  Beauté. 

Aimable  :  nul  n'est  aimable  comme  un  vrai  chrétiep.  Voye* 

Amour.  80. 
^fcomw:  parallèle  entre  l'Alcoran  et  les  divines  Écritures.  107. 
Alexandre  le  Grand  agit,  sans  le  savoir,  pour  la  gloire  de 

l'Évangile.  Ibid. 

—  On  imite  plutôt  ses  vices  que  ses  vertus.  59. 

—  Parallèle  entre  lui  et  César.  60. 
Alliance  ancienne  de  Dieu  avec  les  Juifs.  99. 

—  Elle  figurait  la  nouvelle  alliance  de  Jésus-Christ  avec  les 

hommes.  Ibid. 
Ame  :  l'esprit  et  le  cxi-ur  sont  les  portes  par  où  elle  reçoit  les 
vérités.  32. 

—  est  Jetée  dans  le  corps  pour  v  faire  un  séjour  do  pou  lip 

duiér.  ib. 


Ame  ne  trouve  rien  en  elle  qui  la  contente.  Ibid. 

—  ne  s'offre  jamais  simple  à  aucun  sujet;  ses  diverse»  incli- 

nations. 59. 
~  Rien  n'est  simple  de  ce  qui  s'offre  à  l'âme.  Ibid. 

—  ne  se  tient  pas  aux  grands  efforts  de  l'esprit.  64. 

—  Son  immortalité  difficile  à  prouver  par  des  raisons  natu- 

relles. 80. 

—  chrétienne,  sa  sainteté,  sa  hauteur,  son  humilité.  86. 

—  Duplicité  de  l'homme  en  a  fait  admettre  deux.  89. 

—  Il  importe  à  toute  la  vie  de  savoir  si  elle  est  mortelle  ou 

immortelle.  77,  122. 

—  Indubitable  qu'elle  est  mortelle  ou  immortelle.  I29. 

—  Incompréhensible  qu'elle  soit  avec  le  corps  ;  que  noua  n'eu 

ayons  pas.  135. 

—  Il  n'est  point  parfaitement  clair  qu'elle  soit  matérielle. 

Ibid. 

—  souffre  et  meurt  au  péché  dans  la  pénitence  et  le  baptême. 

1.38. 

—  quitte  la  terre  et  monte  au  ciel  en  menant  une  vie  célests. 

Ibid. 

—  Parallèle  de  la  mort  du  corps  avec  la  mort  de  l'âme 

Ibid. 
Amis  :  utilité  des  vrais  amis;  importance  de  leur  choix. 

61. 
Amitiés  :  peu  subsisteraient ,  si  chacun  savait  ce  que  son  ami 

dit  de  lui  en  son  absence.  42. 

—  Combien  est  fragile  l'amitié  des  hommes ,  et  même  de» 

grands.  59. 
Amour  :  les  effets  en  sont  effroyables.  60. 

—  Nous  ne  sommes  pas  dignes  d'être  aimés.  124,  129. 

—  Objet  légitime  de  l'amour,  ses  désordres.  129. 

—  La  comédie  fait  naître  l'amour.  131. 

—  Sa  violence  plaît  à  notre  amour-propre.  Ibid. 
Amour-propre  et  Moi  humain  :  sa  nature  est  de  n'aimer  que 

soi.  41. 

—  est  opposé  à  la  vérité  et  à  la  justice.  129. 
Amour-propre  :  Quiconque  ne  se  hait  pas  est  aveugle.  Ibid. 

—  Nulle  autre  religion  que  la  chrétienne  n'a  remarqué  que  ce 

fût  un  péché.  Ibid. 
Amour  de  soi  :  règle  de  l'amour  qu'on  se  doit  à  soi-même  et 
au  prochain.  Ibid. 

—  Deux  amours  créés  dans  l'homme ,  l'un  pour  Dieu ,  l'autre 

pour  soi-même.  137. 

—  Depuis  le  péché ,  l'homme  a  perdu  le  premier  de  ce»  deux 

amours.  Ibid. 

—  Origine  de  l'amour  de  soi.  138. 

—  naturel  et  juste  dans  Adam  innocent,  criminel  depui»  l» 

péché.  Ibid. 

—  Ne  pas  quitter  l'amour  do  la  vie,  puisqu'il  nous  vient  de 

Dieu.  Ibid. 

—  Mais  que  ce  soit  pour  la  même  vie  pour  laquelle  Dieu  wmw 

l'a  donné.  Ibid. 
Amour  de  Dieu  recommandé  aux  Juifs.  1 10. 

suffit  pour  régler  la  république  chréllenue.  lai. 
-  C'est  Dieu  même  que  nous  devons  aimrr  rn  nou».  \Vl. 
Amour  qu'où  doit  ù  Jésub  Christ.  I80. 


732 


TABLE  ANALYTIQUE 


Mmour  de  Dieu  :  Injustice  de  ceux  qui,  reconnaissant  que  Dieu 
seul  mérite  d'être  aimé,  veulent  être  aimés  des  honuncs. 
130. 

Analyse  :  art  de  découvrir  les  vérités  inconnues.  26. 

Anciens  :  en  quoi  consiste  leur  autorité.  22. 

—  ont  trouvé  les  sciences  seulement  ébauchées.  23. 

—  Tâchons  de  les  surpasser  en  les  imitant.  Jl)id. 

—  On  peut,  sans  les  mépriser,  prendre  d'autres  sentiments 

et  d'autres  opinions.  Ibid. 

—  ont  plutôt  manqué  du  bonheur  de  l'expérience  que  de  la 

force  du  raisonnement.  24. 

—  Idée  qu'ils  se  formaient  de  la  voie  lactée.  Ibid. 
Ange  :  qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête.  64. 
Anges:  voient  la  religion  en  Dieu  même.  121. 

Animaux  :  la  nature  les  instruit  à  mesure  que  la  nécessité  les 
presse.  24.  ,   .         .      x 

A.NTEC1IRIST  :  Elle  et  Enoch  viendront  le  combattre,  et  pré- 
vaudront sur  lui  par  leurs  miracles.  114. 

—  Parallèle  entre  les  miracles  de  Jésus-Christ  et  ceux  de 

l'Antéchrist.  114,  il 5. 

Antiquité  :  respect  qu'on  lui  porte.  22. 

Apocalypse  :  erreur  de  ceux  qui  fondent  des  prophéties  sur 
ce  livre.  98. 

Apôtres  :  considération  siir  le  caractère  de  ces  hommes  choi- 
sis par  Jésus-Clirlst.  86. 

—  Ils  nous  ont  découvert  le  vrai  sens  des  anciennes  Écritu- 

res. 99. 

—  Jésus-Christ  a  prédit  ce  qu'ils  feraient,  et  ils  l'ont  fait.  104. 

—  simples  et  sans  force,  résistent  à  toutes  les  puissances  de 

la  terre.  Ibid. 
•  Il  serait  difiicile  qu'ils  eussent  été  trompés  ou  trompeurs. 
106. 

—  Leurs  miracles  devraient  convaincre  les  Juifs.  1 13. 
Appétit  concupiscible  dé&ire  souvent.  139. 
Archimède  :  en  quoi  il  est  grand.  lOl. 

Aristote  :  fausse  idée  qu'on  s'en  forme.  6i. 
Art  de  conférer  :  sujet  d'un  chapitre  des  Essais  de  Montai- 
gne; ce  qu'en  dit  Pascal.  36. 
Art  de  persuader.  32  et  stiiv. 

—  est  autant  celui  d'agréer  que  de  convaincre.  34. 

—  consiste  en  trois  parties  essentielles.  Ibid. 

Artisan  qui  rêverait  toutes  les  nuits  qu'il  est  roi;  quid?  46. 
Assurance  :  il  faut  savoir  assurer  où  il  faut.  90. 

—  que  la  vérité  seule  peut  donner.  122. 

Athanase  :  quand  on  le  persécutait,  n'était  pas  le  grand  saint 
couronné  de  gloire.  125. 

Athées  :  difficile  de  trouver  dans  la  nature  de  quoi  les  con- 
vaincre. 80. 

—  doivent  dire  des  choses  parfaitement  claires.  122,  135. 
Attachement  :  objets  divers  de  l'attachement  des  hommes.  5 1 . 

—  11  est  horrible  de  s'attacher  aux  choses  qui  passent.  12 1. 

—  Il  est  injuste  qu'on  s'attache  à  nous.  127. 

—  Nous  tromperons  ceux  à  qui  nous  en  ferons  naître  le  dé- 

sir. Ibid. 

Augmentation  infinie  enferme  la  division  infinie.  32. 

Augustin  (  S.  )  parlait  au  cœur.  65. 

Austérités  du  corps  ne  suffisent  pas  sans  les  bons  mouve- 
ments du  cœur.  123. 

Auteur  :  tout  ce  qui  n'est  que  pour  l'auteur  ne  vaut  rien.  Gl. 

Auteurs  ne  sont  pas  obligés  de  dire  des  choses  nouvelles, 
mais  de  les  présenter  d'une  manière  neuve.  64. 

—  Beaucoup  disent  :  Mon  livre,  mon  histoire,  qui  devraient 

dire  :  Notre  livre,  etc.  132. 

—  canoniques  :  aucun  ne  s'est  servi  de  la  nature  pour  prou- 

ver Dieu.  81. 

Autorité  en  matière  de  philosophie  et  de  théologie.  22. 

Avènements  de  Jésus-Christ  :  caractères  de  ces  deux  avène- 
ments. 96. 

—  Application  morale  du  discours  de  Jésus-Christ  sur  son 

dernier  avènement.  123  etsuiv. 
Avenir  :  l'homme  anticipe  l'avenir  et  ne  tient  jamais  au  pré- 
sent. 43. 

—  Lui  seul  est  notre  objet.  Ibid. 

Aversion  pour  la  vérité  :  elle  a  différents  degrés.  42. 
Aveuglement  et  misère  de  l'homme  :  combien  effroyable.  91. 


Aveuglement  :  deux  sortes  d'aveuglement  partagent  les  hom- 
mes. 129. 

—  Jésus-Christ  est  venu  pour  éclairer  les  uns  et  aveugler  les 
autres.  109. 

Avocat,  bien  payé  d*avaDce,  trouve  plus  juste  la  causé  qu'il 
plaide.  45. 

Axiomes  (  règles  pour  les  ).  35. 

B. 

Barjésu.  Voyez  S.  Paul. 

Bassesse  :  fausses  conséquences  que  l'homme  lire  de  la  bas 
sesse  où  il  est  tombé.  88. 

—  de  nature ,  de  pénitence.  90. 

—  Fausse  idée  qu'on  se  forme  de  la  bassesse  apparente  de 

Jésus-Christ.  101. 
Béatitude  de  l'homme  sur  la  terre.  Voyez  Bien,  Bonheur, 

Félicité.  120. 
Beauté  :  celui  qui  aime  une  personne  pour  sa  he&vAé  l'aime- 

t-il?  54. 

—  Modèle  d'agrément  et  de  beauté;  en  quoi  consiste.  65. 

—  poétique.  Ibid. 

—  du  discours  ;  en  quoi  consiste.  Ibid. 

Beautés  fausses  de  Cicéron  ont  des  admirateurs.  66. 
Besoins  :  l'homme  en  est  plein;  il  n'aime  que  ceux  qui  peu- 
vent les  remplir.  57. 

—  des  inférieurs,  les  attirent  auprès  des  grands.  73, 

Bien  :  voulez-vous  qu'on  dise  du  bien  de  vous?  n'en  dites 
point.  61. 

—  Nous  ne  pouvons  y  arriver  par  nos  efforts ,  l'exemple  ne 

nous  en  convainc  pas.  75. 

—  (  vrai  ) ,  doit  être  tel  que  tous  puissent  le  posséder  à  la  fois. 

76. 

—  Inséparable  de  la  connaissance  de  la  vraie  religion.  83. 

—  Inconnu  aux  anciens  philosophes.  87. 

—  Le  vrai  bien  de  l'homme,  c'est  Dieu.  Voyez  Bonheur, 

Félicité.  100. 
Bien  public:  plusieurs  exposent  leur  vie  pour  le  défendre, 

mais  peu  le  font  par  religion.  55. 
Biens  temporels  :  ne  peuvent  faire  le  bonheur  de  l'homme.  45 

—  Cacher  qu'on  a  peu  de  bien  est  une  des  choses  qui  tiennent 

au  cœur.  55. 

—  Dieu  prive  les  siens  des  biens  charnels  et  périssables.  94. 

—  Par  les  biens  temporels,  les  prophètes  entendaient  l(»s, 

biens  spirituels.  98. 

—  aimables  en  ce  qu'ils  donnent  moyen  d'en  assister  les  mi- 

sérables. 132. 
Boiteux  ne  nous  irrite  pas  ;  un  esprit  boiteux  nous  irrite.  53. 
Bon  :  c'est  par  la  volonté  de  Dieu  qu'il  faut  juger  de  ce  qui 

est  bon  ou  mauvais.  121. 
Bonheur:  n'est  ni  dans  nous,  ni  hors  de  nous  ;  il  est  en  Dieu 

et  en  nous.  40. 

—  n'est  que  dans  le  repos.  50. 

—  ne  se  trouve  pas  dans  les  divertissements.  56. 

—  La  volonté  ne  fait  jamais  la  moindre  démarche  que  vers 

cet  objet.  75. 

—  Nous  le  cherchons,  et  ne  trouvons  que  misère.  76. 

—  Nous  en  avons  une  idée,  et  ne  pouvons  y  arriver.  88. 

—  Vestiges  du  bonheur  dont  l'homme  est  déchu.  Ibid. 
Bonnes  œuvres ,  inutiles  hors  de  l'Église.  120. 

Bo7}s  mots  :  diseur  de  bons  mots,  mauvais  caractère.  67. 
Brave  (bien  mis)  :  l'être,  c'est  montrer  qu'un  grand  nombre 

de  gens  travaillent  pour  soi.  54. 
Bruit  :  le  moindre  peut  troubler  l'esprit  du  plus  grand 

homme  du  monde.  45. 
~  et  tumulte  :  pourquoi  plaisent  tant  aux  hommes.  50. 


Cacher  :  dessein  de  Dieu  de  se  cacher  aux  uns  et  de  se  dé- 
couvrir aux  autres.  108. 

-  Dieu  se  cache  ordinairement  et  se  découvre  rarement 

115. 

—  Jésus-Christ  est  véritablement  un  Dieu  caché.  î'6 
Calomnie  :  les  miracles  discernent  entre  les  calomnies  ei  les 

caîoniniateurs.  ili. 


DES  PENSEES  DE  PASCAL. 


733 


Calvinistes  :  source  de  leur  erreur  sur  l'Eucharistie.  I20. 
Capacité  :  ne  doit  pas  être  jugée  par  l'excellence  d'un  mot 
qu'on  aura  entendu.  36. 

—  Il  n'en  faut  pas  moins  pour  aller  jusqu'au  néant  que  jus- 

qu'au tout.  47. 
Catéchumènes  :  quelle  était  leur  ferveur.  145. 
Catholiques  :  les  miracles  discernent  entre  les  catholiques  et 

les  hérétiques.  1 14. 

—  Comment  sont  orthodoxes.  120. 

Causes  :  différence  entre  l'esprit  qui  voit  les  effets  et  l'esprit 

qui  voit  les  causes.  53. 
Cérémonies  :  il  ne  faut  ni  les  rejeter,  ni  y  mettre  une  vaine 

confiance.  127. 
CÉSAR  :  parallèle  entre  lui  et  Alexandre.  60. 
Charité  (la)  use  du  monde  et  jouit  de  Dieu.  95. 

—  et  la  cupidité,  deux  principes  des  volontés  des  hommes. 

Ibid. 

—  est  l'unique  objet  de  l'Écriture.  lOO. 

—  Distance  des  esprits  à  la  charité,  qui  est  un  don  surnatu- 

rel. lOl. 

—  Tous  les  corps  et  tous  les  esprits  ensemble  ne  valent  pas 

un  mouvement  de  la  charité.  Jbid. 

—  Le  défaut  de  charité  empêche  qu'on  ne  croie  les  vrais  mi- 

racles. 115. 

—  n'est  pas  un  précepte  figuratif.  126. 

—  Fausse  image  de  la  charité.  133. 

—  est  la  porte  de  TÉcriture  sainte.  134. 

Charnel  :  les  choses  charnelles  servaient  de  figures  aux  véri- 
tés spirituelles.  94. 

Chartreux  :  différence  entre  un  chartreux  et  un  soldat,  quant 
à  l'obéissance.  126. 

Chasteté  :  peu  de  gens  en  parlent  chastement.  57. 

Cheval  :  ne  cherche  point  à  se  faire  admirer  de  son  compa- 
gnon. 64. 

Choses  (bonnes)  :  rien  n'est  plus  commun.  37. 

—  Ce  n'est  pas  elles  que  nous  cherchons ,  mais  leur  recher- 

che. 59. 

Chrétien  véritable  :  nul  n'est  aussi  heureux,  ni  aussi  raison- 
nable. 90. 

Chrétiens  :  ont  peu  de  besoin  de  lectures  philosophiques.  71. 

—  Fausses  idées  des  chrétiens  charnels  sur  le  Messie.  96. 

—  Idées  justes  des  vrais  chrétiens.  Ibid. 

—  Parallèle  entre  les  chrétiens ,  les  Juifs  et  les  païens.  Ibid. 

—  Les  vrais  chrétiens  et  les  vrais  Juifs  n'ont  qu'une  même  re- 

ligion. 110. 

—  doivent  reconnaître  Dieu  en  tout.  116. 

•^  —  ne  peuvent  rendre  raison  de  leur  religion,  il 8. 

—  plus  persécutés  que  ne  l'ont  été  les  Juifs  et  les  païens.  122. 

—  Leur  vie  n'est  pas  une  vie  de  tristesse.  123. 

—  Tout  ce  qui  arrive  à  l'Église  arrive  à  chaque  chrétien.  124. 

—  ont  seuls  été  astreints  à  prendre  leur  règle  hors  d'eux- 

mêmes.  127. 
~  appelés  à  être  sujets ,  sont  les  enfants  libres.  Ibid. 

—  Différence  entre  les  chrétiens  et  les  Juifs.  Ibid. 

—  primitifs  ne  nous  ont  pas  appris  la  révolte  contre  les  prin- 

ces, mais  la  patience.  iâ5. 

—  Tout  ce  qui  est  arrivé  à  Jésus-Christ  doit*se  passer  dans 

chaque  chrétien.  i38. 
-—  anciens  comparés  avec  ceux  d'aujourd'hui.  144, 

—  autrefois  très-instruits ,  maintenant  dans  une  ignorance  qui 

fait  horreur.  144. 

-  retombaient  trè&-rarement  de  l'Église  dans  le  monde.  Ibid. 
Christianisme  :  est  étrange,  et  en  quoi.  89. 

Ciel  :  son  chemm  est  rempli  de  troubles  et  d'inquiétudes. 
123. 

CiNÉ\8  :  conseil  qu'il  donnait  à  Pyrrhus.  60. 

Circoncision  du  cœur  :  recommandée  et  promise  dans  les  li- 
vres de  l'Ancien  Testament.  1 10. 

-  charnelle  :  pourquoi  abolie  par  les  apôtres.  12 1. 
Cléopatre  :  si  son  nez  eût  été  plus  court,  toute  la  face  de  la 

terre  aurait  changé.  60. 
Cceur  :  a  son  ordre  différent  de  celui  de  l'esprit.  65. 

—  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas.  1 19. 

—  ce  sont  ses  bons  mouvements  qui  méritent,  et  qui  soutien- 

nent les  peines  du  corps  et  de  l'esprit.  123. 


Cœur  :  les  hommes  le  confondent  souvent  avec  leur  imagina- 
tion. 128.  ^^ 

—  a  ses  raisons;  c'est  le  cœur  qui  sent  Dieu.  Ibid. 

—  Si  je  l'avais  aussi  pauvre  que  l'esprit,  je  serais  bienheu- 

reux. 132. 
Combat  :  nous  plaît,  et  non  pas  la  victoire.  59, 
Comédie  :  le  plus  dangereux  des  divertissements,  130. 

—  émeut  les  passions  et  les  fait  naître.  Ibid. 
Communautés  naturelles  et  civiles  :  si  leurs  membres  tendent 

au  bien  du  corps,  elles  doivent  tendre  à  un  autre  corps 

plus  général.  129. 
Communication  de  l'homme  avec  Dieu.  133. 
Compassion  pour  les  malheureux  :  lorsqu'elle  ne  coûte  rien, 

n'est  pas  d'un  grand  mérite.  59. 
Compliments  :  leurs  inconvénients.  61. 
Concupiscence  :  fait  la  force  des  rois  et  des  grands.  74. 

—  de  trois  sortes ,  ce  qui  fait  trois  sectes.  76. 

—  est  une  de  nos  principales  maladies,  87. 

—  est  devenue  dans  l'homme  une  seconde  nature.  88. 

—  la  prière  en  est  le  principal  remède,  83, 

—  empêche  de  se  rendre  aux  preuves  de  la  religion.  122. 

—  Tout  ce  qui  est  au  monde  est  concupiscence  de  la  chair 

ou  des  yeux,  ou  orgueil  de  la  vie.  126. 

—  Ces  trois  fleuves  de  feu  embrasent  la  terre.  Ibid. 

—  nous  rend  haïssables.  127. 

—  et  force,  source  de  toutes  nos  actions  purement  humaines. 

130. 

—  On  a  tâché  de  la  faire  servir  au  bien  public;  fausse  image 

de  la  charité.  133. 
Condition  :  si  la  nôtre  était  heureuse ,  il  faudrait  toujours  y 
penser.  58. 

—  de  l'homme  :  inconstance,  ennui,  inquiétude.  60, 

—  déplorable  :  nous  en  éprouvons  à  toute  heure  les  effets,  90. 
Conditions  :  nul  lien  naturel  n'attache  l'âme  et  le  corps  à  l'une 

plutôt  qu'à  l'autre.  72. 

—  Les  plus  aisées ,  selon  le  monde ,  sont  les  plus  difficiles  se- 

lon Dieu.  125. 
Conduites  de  la  sagesse  de  Dieu  pour  le  salut  des  âmes,  138. 
Confession  :  a  fait  révolter  contre  l'Église  une  grande  partie 

de  l'Europe.  42, 

—  Les  uns  en  approchent  avec  trop  de  confiance ,  les  autres 

avec  trop  de  crainte.  125. 
Conformité  :  acte  de  conformité  à  la  volonté  de  Dieu.  143. 
Confusion  monstrueuse  d'excellence  et  de  misère.  90. 
Connaissance  :  ce  qu'il  nous  importe  de  connaître.  89. 

—  Ce  que  c'est  que  connaître  Dieu  en  chrétien  112, 

—  de  notre  être  :  nous  ne  pouvons  y  arriver  que  par  la  sin> 

pie  soumission  de  la  raison.  121. 
Conscience  :  différence  entre  repos  et  sûreté  de  conscience. 
122, 

—  Danger  des  faux  principes  de  conscience.  127. 
Conséquences  :  tirées  des  principes,  varient  selon  les  esprils. 

62. 
Consolation  :  peu  de  chose  nous  console ,  parce  que  peu  de 
chose  nous  afflige.  58. 

—  nous  ne  la  devons  pas  chercher  en  nous-mêmes ,  mais  en 

Dieu  seul.  135. 

—  Il  n'y  en  a  qu'en  la  vérité  seule,  Ibid. 

—  de  la  grâce  doit  l'emporter  sur  les  sentiments  de  la  nature. 

139. 
Consolations  :  prières  pour  les  demander  à  Dieu,  142. 
Contradiction  :  n'est  point  marque  de  fausseté,  46. 
Contrariétés  étranges  dans  la  nature  de  l'homme.  74. 
Convaincre  (  méthode  de  )  :  en  quoi  consiste.  34. 
Conversation  intérieure  de  l'homme  dangereuse  et  utile.  126. 
Conversations:  forment  ou  gâtent  l'esprit  et  le  sentiment.  64. 
Conversion  véritable:  en  quoi  elle  consiste.  91. 

—  des  païens  était  réservée  h  la  grâce  du  Messie,  102. 

—  de  ceux  qui  ne  sont  pas  dans  la  vraie  religion ,  par  qui  mé- 

ritée. 120, 

—  Fausses  idées  que  les  hommes  s'en  forment.  128. 
Convertis  :  secourent  l'Église  qui  les  a  délivrés,  120, 

Corps  (le  l'homme:  iinpenTptible  dans  le  sein  derunlTers, 
et  colosse  à  l'égard  de  la  dernière  petitesse.  38. 

—  Impossible  d'en  tirer  la  moindre  penst'e.  loa. 


734 


TABLE  ANALYTIQUE 


Corps  des  ialiit»,  plu»  vlvanlj  devant  Die»,  quoiqiie  morts  J 
aux  yeux  des  hommes.  124.  j 

—  Ne  pas  le  considérer  comme  une  charogne  infecte ,  mais 

comme  le  temple  du  Saint-Esprit.  137. 

—  à  la  mort  meurt,  de  sa  vie  mortelle;  au  Jugement,  ressusci- 

tera à  une  nouvelle  vie.  138. 

Corps  :  leur  distance  infinie  des  esprits  figure  la  distance  infi- 
niment plus  infinie  des  esprits  à  la  charité.  101. 

Courage  :  y  en  a-t-il  à  affronter,  dans  l'agonie,  on  Dieu  tout- 
puissant  et  éternel?  127. 

Coutume  :  fait  les  maçons ,  les  soldats ,  etc.  43. 

—  entraîne  la  nature.  Ibid. 

—  fait  toute  l'équité.  44. 

—  Danger  de  l'examiner  quand  elle  est  établie.  îbid. 

—  différente ,  donnera  d'autres  principes  naturels.  46. 

—  est  quelquefois  une  source  d'erreur.  45. 

—  est  une  seconde  nature.  46. 

—  doit  être  suivie  dès  qu'on  la  trouve  établie.  60. 

—  Ses  avantages  ;  elle  fait  nos  preuves  les  plus  fortes.  83. 

—  fait  tant  de  Turcs ,  de  païens.  Ibid. 

—  fait  les  métiers ,  les  soldats.  Ibid. 

Crainte  :  caractères  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise.  127. 

—  La  bonne  porte  à  l'espérance,  la  mauvaise  au  désespoir. 

Ibid. 
Craintes  :  ce  sont  celles  que  nous  nous  donnons  qui  nous 

troublent,  et  non  pas  la  nature.  67. 
Création  :  sa  mémoire  conservée  et  attestée  par  Moïse.  97. 
Créatures  :  toutes  affligent  l'homme,  le  tentent,  ou  dominent 

sur  lui.  88. 

—  Quand  ennemies  des  justes.  95. 

—  Tout  ce  qui  nous  incite  à  nous  y  attacher  est  mauvais. 

128. 
-—  ne  sont  pas  la  première  cause  de  nos  maux.  135. 
Croix  :  les  miracles  discernent  entre  les  trois  croix.  114. 
Cromwell  :  circonstances  de  sa  mort.  43. 
Croyance  :  entraînée  pîur  la  volonté.  45. 

—  Celle  de  l'habitude  nous  fait  croire  des  choses  qu'il  serait 

impossible  de  démontrer  à  notre  esprit.  83. 

—  fondée  sur  la  conviction  de  l'esprit,  ne  suffit  pas  sans  celle 

du  cœur.  9i. 

—  aux  miracles  n'avait  pas  besoin  de  précepte.  Il 5. 

—  a  trois  sources  t  la  raison,  la  coulunie  et  l'inspiration. 

127. 
--  Comment  Dieu  l*exige.  Ibid. 
Cupidité  :  use  de  Dieu  et  jouit  du  monde.  95. 

—  des  Juifs ,  leur  cachait  le  sens  spirituel  des  prophéties. 

Ibid. 
Curiosité  :  n'est  que  vanité.  41. 

—  inquiète  :  l'une  des  principales  maladies  de  l'homme.  64. 
Cyrus  et  Darius  :  agissent,  sans  le  savoir,  pour  la  gloire  de 

rÉvangile.  107. 

D. 

Damnés  •  leur  confusion ,  quand  ils  se  verront  condamnés 

par  leur  propre  raison.  120. 
Daniel  :  équivoque  de  la  durée  de  ses  soixante-dix  semaines. 

105. 

Darius.  Voyez  Cyrus. 

David  :  un  mot  de  David  ou  de  Moïse  fait  juger  de  leur  es- 
prit. 125. 
Définitions  :  ce  que  c'est.  25. 

—  de  nom.  25 ,  28. 

—  Leur  utilité.  25. 

—  Exemples.  26. 

■^  sont  très-libres.  Ibid. 

•^  de  certains  termes  apporteraiirat  plus  d'obscurité  que  d'ins- 
truction. Ibid. 

■^  ne  sont  faites  que  pour  désignei!  les  choses  qa»  Ton 
nomme.  Ibid. 

-^  Rien  n'est  plus  libre.  27. 

—  de  choses.  28, 

-^  Leur  différence.  Ibid. 

^  Dans  les  démonstrations ,  les  std3stitue>r  tm^ioors  mentale- 
ment à  la  place  des  définis.  34  et  sttiv. 


Déflnitionê  :  n'y  najAcfyn  que  At»  mots  parfaiUMiient  ( 

35. 
Déisme  :  aussi  éloigné  de  la  religion  chrétienne  que  l'a- 
théisme y  est  contraire.  85. 

—  Ceux  qui  cherchent  Dieu  sans  Jésus-Christ  tombent  dans 

le  déisme.  1 12. 
Délasser  :  qui  veut  délasser  hors  de  propos ,  lasse.  M. 
Déluge  :  miracle  qui  prouve  que  Dieu  avait  le  poorôif  et  la 

volonté  de  sauver  le  monde.  84, 
Demi-savants  :  se  moquent  du  peuple.  54. 
Démons  :  Jésus-Christ  n'a  point  voulu  de  leur  ténaoigniie 

126.  ^^ 

Démonstration  :  n'est  pas  le  seiil  instrument  par  léqDfll  se 

fait  la  persuasion.  83. 
Démonstrations  (  règles  pour  les).  35. 

—  de  la  plus  haute  excellence  ;  en  quoi  consisteraient.  3». 

—  Il  y  a  peu  de  choses  démontrées.  83. 

Dépendance  :  elle  se  montre  dans  les  capitaines  et  les  priaee» 

mêmes.  126. 
Dérèglement  :  comment  il  trompe  ceux  qui  s'y  liwent  55. 

—  Quand  tous  y  vont,  nul  ne  semble  y  aller.  56. 
Derrière  :  il  faut  avoir  une  pensée  de  derrière.  13*. 
Descartes  :  l'un  des  principes  de  sa  mékaphystqoe.  SS. 

—  reconnaît  la  main  de  Dieu  dans  la  création  de  l'univers.  «6. 

—  Réflexion  sur  sa  philosophie.  135. 

Désespoir  des  athées,  qui  connaissait  leur  misère  mm  ré- 
dempteur. 85. 

-•-  auquel  l'homme  se  trouve  exposé  lorsqu'il  considère  sa 
misère  sans  en  connaître  le  remède.  89. 

— •  La  vraie  religion  abaisse  l'homme  sans  le  désespérer.  Ibid. 

—  La  misère  porte  au  désespoir.  Ibid. 

—  L'homme  est  entre  le  docÈle  péril  du  désespoir  et  de  l'or- 

gueil. Ibid. 
Désir  de  la  vérité  et  du  bonheur  nous  est  lais^  podr  nous 

punir.  78. 
Désirs  :  nous  figurent  un  état  heureux.  52. 
Désordre.  Voyez  Pente. 
Devoir  :  il  y  en  a  un  réciproque  entie  Dieu  et  le»  btMnuM». 

113. 

—  C'en  est  un  de  ne  s'affliger  de  rien.  123. 

—  de  l'homme  est  de  penser  comme  il  faut.  128. 

Devoirs  :  on  en  rend  de  différents  aux  différents  mérites,  5é. 

—  envers  les  grands  ;  en  quoi  ils  consistent.  73. 

—  Sottise  et  bassesse  d'esprit  de  les  leur  refuser.  Ibid. 
Dialogues  et  discours  :  ce  qu'il  faut  pouvoir  dire  à  oenBl  qui 

s'en  offensent.  134. 
Dffiu  :  sa  mort,  remède  du  péché.  71. 

—  roi  de  charité.  73. 

—  seul  peut  faire  le  bonheur  de  l'homme.  78. 

—  en  se  cachant  aux  hommes,  a  mis  dai»  son  Église  de» 

marques  pour  se  faire  connaître.  77. 

—  ne  sera  aperçu  que  de  ceux  qui  le  cherchent  de  tout  leur 

cœur.  Ibid. 

—  Malheur  de  l'homme  sans  lui.  80, 

—  Quand  il  serait  difficile  de  prouver  sou  existence ,  il  seraH 

toujours  plus  avantageux  de  la  croire.  Ibid. 

—  S'il  y  en  a  un ,  hafiniment  incompréhensible  par  les  lainiè* 

res  naturelles.  Ibid. 

—  Son  existence  difficile  à  prouver  par  des  raisons  natarel- 

les.  Ibid. 

—  Preuves  de  son  existence.  8I. 

—  Son  secret  sous  le  voile  de  la  nature,    le; 

—  ne  se  montre  point  aux  hommes  avee  tooi»  révîdeflc» 

qu'U  pourrait  faire.  Ibid. 

—  Notre  félicité  est  d'être  à  lui ,  notre  unique  mal  d'élte  sé- 

parés de  lui.  87. 

—  Ce  que  nous  dit  sa  sagesse  dans  la  religion  cbfétieniM 

Ibid. 

—  L'homme  ne  sait  ce  que  c'est  90. 

—  Nous  ne  pouvons  apprendre  que  de  lui  qtù  Hour  sommes. 

Ibid. 

—  est  l'unique  bien  de  l'homme.  100. 

—  Son  dessein  est  de  se  cachet  aux  mw  et  de  S9  déOPBVrir 

aux  autres.  108. 

—  Comment  il  paraîtra  au  dernier  jour.  IMd. 


DES  PENSEES  DE  PASCAL. 


735 


Dieu  :  son  ayénement  de  douceur.  108 

—  visible  à  ceux  qui  le  cherchent.  Ibid. 

—  Son  dessein  est  plus  de  perfectioimer  la  volonté  que  l'es 

prit.  Ibid. 

—  ne  se  découvre  pas  en  tout ,  ne  se  cache  pas  en  tout.  Ibid. 

—  Son  abandon  paraît  dans  les  païens,  sa  protection  dans  les 

Juifs.  Ibid. 

—  ne  se  connaît  utilement  que  par  Jésus-Christ  et  rÉcriture. 

m. 

—  des  païens.  —  des  Juifs.  —  des  chrétiens,  quel  il  est.  Ibid. 

et  suiv. 

—  Ce  qu'il  faut  pour  le  connaître  en  chrétien.  112. 

—  Inutile  de  le  chercher  sans  Jésus-Christ.  Ibid. 

—  peut  tenter,  mais  ne  peut  induire  en  erreur,  liz  et  suiv. 

—  ne  sort  du  secret  de  la  nature  que  pour  exciter  notre  foi. 

115. 

—  bien  plus  recoiinaissable  quand  il  était  invisible,  que 

quand  il  s'est  rendu  visible.  Ibid. 

—  Deux  sortes  de  personnes  le  connaissent  122. 

—  Est-il  impossible  qu'il  soit  infini  sans  parties?  II8. 

—  n'abandonne  jamais  les  siens.  124. 

—  découvre  en  lui  deux  qualités  pour  tarir  les  sources  de  nos 

péchés.  126. 

—  Il  ne  faut  s'entretenir  que  de  lui.  Ibid. 

—  Les  uns  craignent  de  le  perdre,  les  autres  de  le  trouver. 

128. 

—  n'entend  pas  soumettre  notre  croyance  sans  raison  ^  ni 

nous  assujettir  avec  tyrannie.  Ibid. 

—  ne  prétend  pas  nous  rendre  raison  de  toutes  choses.  Ibid. 

—  Il  n'y  a  que  trois  sortes  de  personnes  qui  le  servent. 

Ibid. 

—  Descartes  reconnaît  sa  main  dans  la  création  de  l'univers. 

66. 

—  S'il  existe ,  il  ne  faut  aimer  que  lui.  128. 

—  ne  regarde  que  l'intérieur.  130. 

—  absout  aussitôt  qu'il  voit  la  pénitence  dans  le  cœur.  Ibid, 

—  fera  une  Église  pure  au  dedans.  Ibid. 

—  Il  est  indigne  de  M  de  se  joindre  à  l'homme  misérable. 

133. 

—  Il  n'est  pas  indigne  de  lui  de  le  tirer  de  sa  misère.  Ibid. 

—  n'a  pas  abandonné  ses  élus  au  caprice  du  hasard.  135. 
Différence  :  est  grande  entre  le  repos  et  la  sûreté  de  con- 
science. 122. 

Dignité  de  l'homme  :  en  quoi  elle  consistait»  et  eu  quoi  elle 
consiste  aujourd'hui.  120. 

Dimensions  :  trois  dans  l'espace.  75. 

Discours  :  digressions  qu'on  peut  y  admettre.  66. 

Disgrâces  qui  arrivent  aux  élus  sont  des  effets  de  la  miséri- 
corde de  Dieu.  139. 

Disproportion  :  pas  si  grande  entre  l'unité  et  l'infini  qu'entre 
notre  justice  et  celle  de  Dieu.  81. 

Disputes  :  quelle  est  leiu-  source.  45. 

—  Ce  qu'on  y  aime.  59. 

Distinctions  extérieures  entre  les  hommes  :  on  a  bien  fait  de 

les  établir;  pourquoi.  53. 
Divertissements  :  leur  origine  et  leur  danger.  48. 

—  Sans  divertissement  et  sans  occupation,  la  félicité  de 

l'homme  est  languissante.  49. 

—  Pourquoi  tant  de  personnes  s'y  plaisent.  50. 

—  moins  raisonnables  que  l'ennui.  51. 

—  non-seulement  bas,  mais  faux  et  trompeurs.  Ibid. 

~  ne  nous  soulagent  ^lans  nos  maux  qu'en  nous  causant  une 
misère  plus  effective.  Ibid. 

—  Ils  n'assurent  pas  notre  bonheur.  56. 

—  si^ets  à  être  troublés  par  mille  accidents.  Ibid. 

—  sont  dangereux  pour  la  vie  chrétienne.  130. 

Division  :  des  parties,  si  petites  qu'elles  soient,  peuvent  être 
autant  divisées  que  le  firmament.  30.  Voyez  Augmenta- 
tion ^  Indivisible. 

Divisions  dan»  l'Église  :  les  miracles  y  décident.  114. 

—  et  Subdivisions  des  philosophes.  58. 

Docteurs  :  leurs  habits  nécessaires  pour  duper  le  monde. 

—  Pourquoi  on  veut  que  les  docteurs  graves  soient  infailli- 

bles. r32. 


Doctrine  des  Juif^  :  la  distinguer  dVla  doctrine  de  la  loi  deg 
Juifs.  96. 

—  Il  faut  juger  de  la  doctrine  par  les  miracles,  et  de?  mira- 

cles par  la  doctrine.  112. 
Do^'maftsfes  :  origine  de  leurs  écarts.  89. 

—  Insuffisance  de  leur  doctrine.  74  et  suiv. 

—  La  raison  les  confond.  75. 

Doute  :  peu  de  gens  parlent  du  doute  en  doutant.  57. 

—  Dans  les  doutes  importants  il  faut  chercher  la  vérité.  78. 

—  Ceux  qui  gémissent  de  douter  méritent  compassion.  Ibid. 

—  Il  faut  savoir  douter  où  il  faut.  90. 

—  Le  risque  dans  le  doute  oblige  à  chercher  la  vérité,  m  et 

suiv. 


Écriture  sainte  :  ne  pas  la  mépriser,  et  pourquoi.  8i. 

—  Sa  merveille,  sa  grandeur,  sa  sublimité la  simplicité 

admirable  de  son  style.  86. 

—  porte  un  caractère  de  vérité  qu'on  ne  saurait  désavouer. 

Ibid. 

—  Le  voile  qui  la  couvre  pour  les  Juifs  charnels  y  est  aussi 

pour  les  mauvais  chrétiens.  96. 
-^  Authenticité  de  l'histoire  contenue  dans  ses  premiers  li- 
vres. 97. 

—  de  l'Ancien  Testament  est  un  chiffre  qui  a  double  sens.  98. 

—  Les  apôtres  nous  en  ont  découvert  le  véritable  sens.  99. 

—  Son  véritable  sens  est  celui  dans  lequel  tous  les  passages 

contraires  s'accordent.  lOO. 

—  Source  de  ses  contrariétés.  99  et  suiv. 

—  Chercher  un  sens  qui  accorde  ces  contrariétés.  lOO. 

—  Son  unique  objet  est  la  charité.  Ibid. 

—  Observations  sur  les  obscurités  et  les  clartés  qu'elle  pré- 

sente. 108  et  suiv. 

—  secret  de  Dieu  dans  le  double  sens  qu'elle  offre.  116. 

—  était  mal  à  propos  attaquée  sur  ce  qu'elle  dit  du  grand 

nombre  des  étoiles.  126, 

—  n'est  pas  une  science  de  l'esprit,  mais  du  cœur.  134. 

—  n'est  intelligible  que  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  droit. 

Ibid. 
Effets  :  ceux  qui  les  voient  sans  voir  les  causes  sont....  53. 
Efforts  de  l'esprit.  64. 

—  contraires  de  Dieu  et  de  la  concupiscence.  123. 
Égalité  des  biens  est  juste,  mais....  56. 

Église  :  Dieu  y  a  mis  des  marques  sensibles  pour  se  faire 
connaître.  77. 

—  a  subsisté  sans  interruption,  malgré  les  schismes  et  les 

hérésies.  84. 

—  a  toujours  été  visible  ou  dans  la  synagogue  ou  dans  eïïc- 

même.  98. 

—  Il  est  dit  :  Croyez  à  l'Église  ;  mais  il  n'est  pas  dit  :  Croyez 

aux  miracles.  115. 

—  a  trois  sortes  d'ennemis,  les  Juifs,  les  hérétiques  et  Ut 

chrétiens.  116. 

—  a  des  miracles  contre  ces  ennemis.  Ibid. 

—  mérite  la  conversion  de  tous.  120. 

—  Hors  d'elle,  toutes  les  vertus,  le  martyre,  les  austérités  et 

toutes  les  bonnes  œuvres  sont  inutiles.  Ibid. 

—  Ce  qui  lui  arrive,  arrive  aussi  à  chaque  chrétien.  124. 

—  Son  histoire  est  proprement  l'histoire  de  la  vérité.  126. 

—  ne  juge  que  par  l'extérieur.  130. 

—  absout  quand  elle  voit  la  pénitence  dans  les  œuvres.  Ibid. 

—  n'est  pas  déshonorée  par  la  conduite  des  hypocrites.  Ibid. 

—  Vouloir  qu'elle  ne  juge  ni  de  l'intérieur  ni  de  l'extérieur , 

c'est  retenir  dans  son  sein  des  hommes  qui  la  déshono- 
rent. 134. 

—  On  n'y  entrait  autrefois  qu'après  de  grands  travaux.  114. 

—  On  s'y  trouve  maintenant  sans  aucune  peine.  Ibid. 

—  Dans  quel  esprit  elle  a  accordé  le  baptême  aux  enlanl.<». 

144  et  suiv. 
ÉGYPTIENS  anciens  :  leur  religion  pas  plus  recevable  que  les 

autres  ;  pourquoi.  02. 
ÉLiE  :  les  miracles  discernent  entre  lui  et  le»  faux  prophète». 

114. 
Éloquence  :  il  faut  qu'il  y  ait  de  l'agréable  et  du  réel.  65  ri 


736 


TABLK  ANALYTIQUE 


Éloquence  :  là  vraie  se  moque  de  la  fausse.  M. 

—  La  fausse,  dans  Cicéron,  a  ses  admirateurs.  Ibid. 

—  En  quoi  consiste  la  vraie.  133  et  suiv. 

—  est  une  peinture  de  la  pensée.  134. 

Élus  :  il  y  a  assez  de  clarté  pour  les  éclairer,  assez  d'obscurité 
pour  les  humilier.  108. 

—  Tout  tourne  en  bien  pour  eux.  109  et  suiv. 

—  au  tribunal  de  Jésus-Christ  ignoreront  leurs  vertus.  124. 
Enjanfement.  Voyez  Ficrge. 

Enfants  :  abus  dans  leur  éducation.  48 

Ennemi  :  ce  que  les  justes ,  d'un  côté ,  et  les  charnels ,  de 

l'autre,  entendaient  par  ce  mot.  95. 
Ennui  :  preuve  de  la  misère  et  de  la  corruption  de  l'homme, 

et  en  même  temps  de  sa  grandeur.  61  et  sitiv. 

—  mal  le  plus  sensible  de  l'homme,  et  en  même  temps  son 

plus  grand  bien.  Ibid. 

ÉNOCu  a  transmis  la  promesse  faite  à  Adam  touchant  le  Mes- 
sie. 84. 

Enseigne  :  les  vrais  honnêtes  gens  n'en  veulent  point.  57. 

Entendement  et  Folonté  :  sont  les  deux  entrées  par  où  les 
opinions  s'insinuent  dans  l'àme.  32. 

ÊPAMiNONDAS  :  son  caractère.  58. 

ÉPICTÈTE  :  comparé  avec  Montaigne.  66  et  suiv. 

—  L'un  des  philosophes  qui  a  le  mieux  connu  les  devoirs  Je 

l'homme.  Ibid. 

—  Exposition  de  sa  doctrine.  67. 

—  veut  que  l'homme  regarde  Dieu  comme  son  principal  ob- 

jet. Ibid. 

—  veut  que  l'homme  soit  humble.  Ibid. 

—  se  perd  dans  la  présomption  de  ce  que  peut  l'homme  ;  ce 

qu'il  dit  à  ce  sujet.  Ibid. 

—  Ses  orgueilleux  principes  le  conduisent  à  d'autres  erreurs. 

Ibid. 

—  combattant  la  paresse ,  mène  à  l'orgueil.  71. 

—  doit  être  lu  avec  beaucoup  de  discrétion.  Ibid. 

—  bon  à  lire  avec  Montaigne,  comme  correctifs  l'un  de  l'au- 

tre. Ibid. 

—  et  ses  sectateurs  croient  Dieu  seul  digne  d'être  aimé  et  ad- 

miré. 130. 
Épicuriens  :  Montaigne  est  leur  plus  grand  défenseur.  70. 

—  Leur  système.  Ibid. 

—  Source  de  leurs  erreurs.  Ibid. 

—  sont  obligés  de  céder  à  la  vérité  de  la  révélation.  Ibid. 

—  origine  de  leurs  écarts.  89. 

Errer  :  méthode  de  ne  point  errer,  recherchée  de  tout  le 
monde.  37. 

—  Les  géomètres  seuls  y  arrivent.  Ibid. 

Erreur  a  différentes  sources  :  l'imagination.  43 ,  44 ,  45.  —  Les 
maladies.  45.  —  L'opinion  ou  la  fantaisie.  42  et  suiv.  — 
La  volonté.  45,  —  L'intérêt.  Ibid.  —  L'affection  ou  la 
haine.  Ibid.  —  Les  préjugés.  Ibid. 

■—  Dieu  ne  peut  y  induire  les  hommes.  1 13  et  suiv. 

—  De  son  côté  jamais  il  n'est  arrivé  de  miracle.  114. 

—  de  ceux  qui  suivent  une  vérité  à  l'exclusion  d'une  autre.  120. 
Erreurs  de  l'homme  ineffaçables  sans  la  grâce.  48. 

Espace  :  quelque  grand  qu'il  soit,  on  en  peut  toujours  con- 
cevoir un  plus  grand,  et  ainsi  à  l'infini.  29. 

—  divisible  à  l'infini.  Ibid. 

—  n'est  pas  composé  d'un  certain  nombre  fini  d'indivisibles. 

30. 

—  moindre  a  autant  de  parties  qu'un  plus  grand.  Ibid.  Voyez 

Mouvement. 

—  Trois  dimensions  dans  l'espace.  75. 

Esprit  qxû  voit  les  effets;  ce  qu'il  est  a  l'égard  de  l'esprit  qui 
voit  les  causes.  53. 

—  boiteux  nous  irrite  ;  pourquoi.  Ibid. 

—  Nécessaire  de  le  relâcher  un  peu,  mais....  55. 

—  L'extrême  est  accusé  de  folie.  67. 

—  Plus  on  en  a,  plus  on  trouve  d'hommes  originaux.  62. 

—  de  justesse ,  de  géométrie ,  de  finesse.  Ibid. 

—  Comment  il  s'attache  au  faux.  64. 

—  et  le  sentiment  se  forment  par  les  conversations.  I6id. 

—  a  son  ordre ,  le  cœur  en  a  un  autre.  65. 

Esprits  :  presque  tous  les  philosophes  leur  attribuent  ce  qui 
appartient  aux  corps.  48. 


Esprits  sont  de  diverses  classes;  chacun  d'eux  d«>H  réimef 
chez  soi ,  non  ailleurs.  59. 

—  Il  y  en  a  de  deux  sortes.  62. 

—  faux  ne  sont  ni  fins  ni  géomètres.  63. 

—  Leur  distance  infinie  à  la  charité.  lOI. 

Esprit-Saint  :  c'est  par  lui  que  les  apôtrea  Jugpnt  de  la  loi  de 

la  circoncision.  12 1. 
Estime  fait  la  félicité  des  hommes.  39, 

—  On  s'en  soucie  peu  dans  les  villes  où  l'on  ne  fait  que  pas- 

ser. 41. 

—  Il  faut  mériter  celle  que  l'on  désire.  64. 
Établissement  du  peuple  juif  ;  image  visible  des  miracles  in- 
visibles, 93. 

État  actuel  de  l'homme  diffère  de  celui  de  sa  création.  70. 

—  Exposé  de  ces  deux  états.  Ibid. 

—  Connus  séparément,  conduisent  à  l'orgueil  ou  à  la  paresse. 

Ibid. 

—  incertain  de  l'homme,  qui  voit  trop  pour  nier,  trop  peu 

pour  être  assuré.  92. 

—  établi  en  république  ;  ce  serait  un  grand  mal  de  contribuer 

à  y  mettre  un  roi.  133. 

—  où  la  puissance  royale  est  établie,  c'est  une  espèce  de  sa- 

crilège de  ne  pas  la  respecter.  Ibid,, 
États  :  l'art  de  les  bouleverser  est  d'ébranler  les  coutumes 

établies.  44. 
Éternité  :  combien  notre  imagination  l'amoindrit.  43. 

—  combien  il  est  important  d'y  penser.  78. 
Être  nécessaire,  éternel,  infini.  40. 

—  imaginaire  :  nous  travaillons  à  l'embellir  et  à  le  conser- 

ver ,  et  nous  négligeons  le  véritable.  Ibid. 
Étude  de  l'homme  :  peu  s'y  livrent.  68. 
Eucharistie  :  secret  de  Dieu  dans  ce  mystère.  116. 

—  est  une  figure  de  la  croix  et  de  la  gloire.  120. 

—  Raison  pour  laquelle  on  la  donnait  dans  la  bouche  det 

morts.  137. 

—  Raison  pour  laquelle  on  ne  la  donne  plus.  Ibid. 
.EucLiDE  a  exclu  l'unité  de  la  signification  du  mot  nombre. 

31. 

—  Sa  définition  des  grandeurs  homogènes.  Ibid. 
Euty chiens  :  en  quoi  ils  erraient.  120. 

Évangélistes  :  observations  sur  la  manière  dont  Us  parlent 
de  Jésus-Christ.  102. 

—  Leur  style  admirable.  106. 

Évangile  :  les  païens  mêmes  ont  agi  pour  sa  gloire.  107. 

Excellence  :  nous  en  sentons  en  nous  des  caractères  ineffa- 
çables. 90. 

Exception  :  c'est  un  grand  mal  de  la  suivre  au  lieu  de  la  rè- 
gle. 64. 

Excuse  :  souvent  pire  que  l'insulte.  61. 

Exemples  :  combien  ils  sont  dangereux.  69. 

—  Comment  ils  servent  à  prouver.  63. 

Exorcistes  :  les  miracles  prouvaient  contre  eux  en  faveur  de.s 
apôtres.  114. 

Extérieur  :  on  a  bien  fait  de  distinguer  les  hommes  par  l'ex- 
térieur. 53. 

ÉzÉceiEL  parlait  d'Israël  comme  les  païens,  et  tirait  de  là  sa 
plus  grande  force  contre  Israël.  128. 


Fantaisie  et  Opinion,  maitresse  d'erreur.  42  et  suiv. 

—  a  établi  dans  l'homme  une  seconde  nature.  43. 

—  et  caprices  des  peuples  ;  modèles  adoptés  par  les  législa- 

teurs ,  au  lieu  de  la  justice.  55. 

—  semblable  et  contraire  au  sentiment.  63. 

—  Chacun  a  ses  fantaisies  contraires  à  son  propre  bien.  64. 
Fausse  gloire  :  marque  de  misère  et  de  bassesse.  39. 

—  Marque  d'excellence.  Ibid.  et  suiv. 
Fausseté.  Voyez  Contradiction. 

Faux  :  comment  l'esprit  et  la  volonté  s'attachent  au  faux. 

64. 
Félicité  des  hommes  consiste  dans  l'estime.  39. 

—  languissante,  sans  occupation  et  sans  divertissement.  49. 

—  Contrariétés  étonnantes  dans  l'homme  par  rapport  à  la  fé- 

licité. 76. 


DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


737 


Félicité:  l'hoinine  en  jouirait  avec  assurance,  s'il  n'avait  ja- 
mais été  corrompu.  88. 

—  Tous  les  hommes  y  aspirent;  ils  ne  diffèrent  que  dans 

l'objet  où  ils  la  placent.  I20  etsuiv. 
Figure  :  la  nature  est  une  ligure  de  la  grâce.  93. 

—  Parmi  les  Juifs  la  vérité  n'était  qu'une  figure.  96, 

—  est  faite  sur  la  vérité,  et  la  vérité  reconnue  par  la  figure. 

iiid. 

—  Diverses  sortes  de  figures.  97. 

—  Pourquoi  les  prophètes  ont  parlé  en  figures.  98. 

—  Joseph ,  ligure  de  Jésus-Christ.  Ibid. 

—  a  subsisté  jusqu'à  la  vérité.  Ibid. 

—  La  grâce,  figurée  par  la  loi,  figure  elle-même  la  gloire  à 

laquelle  elle  conduit.  Ibid. 
Fin  dernière  :  combien  il  est  important  de  la  connaître.  78. 
~  est  ce  qui  donne  le  nom  aux  choses.  95. 
Finesse  de  l'esprit  ;  en  quoi  consiste.  62. 
Fini  :  rien  ne  peut  le  fixer  entre  les  deux  infinis.  47. 

—  La  seule  comparaison  que  nous  faisons  de  nous  au  fini 

nous  fait  peine.  Ibid. 

—  s'anéantit  en  présence  de  l'infini.  8i. 
Finis  sont  tous  égaux.  47. 

Foi:  sans  la  foi,  personne  n est  jamais  arrivé  à  être  heu- 
reux. 75. 

—  ne  va  qu'à  établir  deux  choses  :  la  corruption  de  la  nature , 

et  la  rédemption  de  Jésus-Christ.  79. 

—  La  raison  doit  s'y  soumettre.  90. 

—  au-dessus  des  sens,  non  pas  contre.  91. 

—  consiste  en  Jésus-Christ  et  en  Adam.  1 19. 

—  inutile  pour  le  salut  sans  la  religion  du  cœur.  I2i. 

—  sans  inspiration ,  non  admise  dans  la  religion  chrétienne. 

127. 
~  parfaite;  en  quoi  elle  consiste.  128. 

—  éclate  bien  davantage  lorsque  l'on  tend  à  l'immortalité 

par  les  ombres  de  la  mort.  138. 
Faiblesse  de  l'homme.  42, 

—  de  sa  raison.  Ibid. 

—  Fondement  admirablement  sûr.  53. 

Folie  :  la  puissance  des  rois  est  fondée  sur  la  folie  du  peuple. 
Ibid. 

—  C'en  est  une  de  se  damner.  74.. 

—  plus  sage  que  la  sagesse  des  hommes.  88. 

—  des  incrédules  est  un  exemple  qui  garantit  les  autres.  1 19 

et  suiv. 

—  Ce  serait  être  fou  que  de  ne  pas  être  fou.  132. 

Force  :  son  empire  règne  toujours.  —  est  le  tyran  du  monde. 
52. 

—  Qualité  palpable  ;  justice ,  qualité  spirituelle.  56. 

—  sans  la  justice  est  tyrannique.  Ibid. 

—  est  sans  dispute.  Ibid. 

—  n'est  maîtresse  que  des  actions  extérieures.  60. 

^  et  menaces ,  mettent  dans  l'esprit  la  terreur  et  non  la  reli- 
gion. 118  etsuiv. 

—  reine  du  monde.  I34. 

Formalités  et  cérémonies  :  il  est  superstitieux  d'y  mettre  son 

espérance,  127. 
Fort  :  nécessaire  que  ce  qui  est  le  plus  fort  soit  suivi.  56. 
F'ou.  Voyez  Folie. 
Foudre  :  si  elle  tombait  sur  les  lieux  bas ,  qu'en  résulterait-il  ? 

65. 


Généalogie  de  Jésus-Christ  dans  l'Ancien  et  dans  le  Nouveau 
Testament.  109. 

Généalogies  :  soin  qu'avaient  les  anciens  de  les  conserver. 
97. 

—  de  saint  Matthieu  et  de  saint  Luc.  (09. 

Général  :  il  faut  y  tendre.  129. 

Générations  :  c'est  leur  multitude  qui  rend  les  choses  obscu- 
res. 97, 

Génies  grands  :  leur  caractère.  lOI. 

Gens  de  guerre  :  s'établissent  par  la  force.  53. 

Gentilhomme  :  croit  qu'il  y  a  quelque  chose  de  grand  cl  de 
noble  à  la  chasse.  50. 


Géomètres  :  apprennent  la  véritable  méthode  de  conduire  U 
raison.  37. 

—  Hors  de  leur  science,  point  de  véritable  démonstraUou 

Ibid. 

—  seraient  tins,  s'ils  avaient  la  vue  bonne.  63. 

—  se  rendent  ridicules  en  voulant  traiter  géométriquement 

les  choses  fines.  Ibid. 
Géométrie  :  réflexions  sur  la  géométrie  en  général.  25. 

—  a  expliqué  l'art  de  découvrir  les  vérités  inconnues.  Ibid. 

—  démontre  les  vérités  déjà  trouvées.  Ibid. 

—  Ce  qui  la  passe  nous  surpasse.  Ibid. 

—  ne  définit  point  l'espace ,  le  temps ,  etc.  26. 

—  Tout  ce  qu'elle  propose  est  démontré.  28. 

—  Tous  ses  termes  parfaitement  intelligibles.  Ibid. 

—  définit  les  seules  choses  qui  en  ont  besoin.  Ibid. 

—  Si  elle  ne  définit  et  ne  démontre  pas  toutes  choses,  c'est 

que  cela  est  impossible.  Ibid. 

—  ne  peut  définir  les  objets  ni  prouver  les  principes.  29. 

—  ne  considère  que  des  figures  très-simples.  34. 

—  Hors  d'elle ,  presque  point  de  vérités  dont  on  demeure  tou- 

jours d'accord.  Ibid. 

—  Eu  quoi  diffère  de  la  logique.  37. 

—  infinie  dans  la  multitude  de  ses  propositions.  46. 

—  comprend  un  grand  nombre  de  principes.  62. 
Gloire  :  on  l'aime  en  toutes  choses.  40. 

—  Ceux  qui  écrivent  contre  elle  veulent  avoir  la  gloire  d'a- 

voir bien  écrit.  41. 

—  La  grâce  en  est  la  figure  et  y  conduit.  98. 

GouFFiER  (Arthus  de)  ,  duc  de  Roanne/.  Avis  qui  lui  sont 

donnés  par  Pascal.  7 1 . 
Grâce  :  la  nature  en  est  une  image.  94. 

—  Figure  de  la  gloire.  98. 

—  figurée  par  la  loi.  Ibid. 

—  La  conversion  des  païens  était  réservée  à  la  grâce  du  Mes- 

sie. 102. 

—  sera  toujours  dans  le  monde.  120. 

—  fait  embrasser  les  preuves  de  la  religion.  122. 

—  Dieu  veut  que  nous  la  jugions  par  la  natiu'e.  123. 

—  peut  seule  faire  de  l'homme  un  saint  132. 
Grand  seigneur  :  ce  que  c'est.  73. 

Grandeur  :  a  besoin  d'être  quittée  pour  être  sentie.  60. 
~  inspire  la  présomption.  89. 

—  des  gens  d'esprit ,  invisible  aux  riches ,  aux  rois,  etc.  loi. 

—  de  l'homme.  39. 

—  se  conclut  de  sa  misère.  76. 

—  de  l'âme  humaine;  en  quoi  consiste.  57,  58. 
Grandeurs  :  il  y  en  a  de  deux  sortes.  73. 

—  d'établissement,  dépendent  de  la  volonté  des  homntes. 

Ibid. 

—  naturelles ,  indépendantes  de  la  volonté  des  hommes.  Ibid. 

—  Ce  qu'on  doit  à  l'une  et  à  l'autre.  Ibid.  et  suiv. 
Grands  :  diverses  manières  de  les  considérer.  52. 

~  ont  mêmes  accidents  que  les  petits  :  en  quoi  ils  diffèrent.  68. 

—  Quelque  élevés  qu'ils  soient,  sont  unis  au  reste  des  hom- 

mes et  ont  leurs  faiblesses.  59. 

—  Réflexions  sur  leur  condition.  71  et  suiv. 

—  Leur  naissance  et  leurs  titres  dépendent  d'un  pur  hasard. 

Ibid. 

—  Leurs  titres,  non  fondés  sur  la  nature,  niais  sur  un  éta- 

blissement humain.  Ibid.  et  suiv. 

—  Ce  n'est  que  la  rencontre  du  hasard  qui  s'est  trouvée  favo- 

rable à  leur  égard.  72. 

—  doivent  avoir  une  double  pensée.  Ibid. 

—  Cause  de  leur  violence ,  de  leur  fierté.  Ibid. 

—  Rois  de  concupiscence.  73. 

Grands  hommes  :  leurs  vices  sont  le  bout  par  où  IN  tien- 
nent au  reste  des  hommes.  59. 
Crfcs  :  leurs  égarements  avant  Jésus-Christ.  8*. 

—  Les  anciens  législateurs  grecs  ont  profité  de  la  loi  des  Juifs. 

93. 
Guerre  :  ce  serait  un  tiers  indifférent  qui  devrait  juger  si  on 
doit  la  faire.  50. 

—  que  l'homme  fidèle  souffre  toute  .sa  vie.  128. 

—  entre  la  grâce  et  la  concupiscrncr  esl  une  paix  devant 

Dion.  Ibid. 

il 


7J8 


TABLE  ANALYTIQUE 


Guerre  Inlestino  dans  l'homme  entre  la  raison  et  les  passions. 
129. 

—  Quelle  est  la  plus  cruelle  que  Dieu  puisse  faire  aux  hom- 

mes. 130. 
Guerres  civiles  :  sonf  le  plus  grand  de»  maux.  62. 

H. 

Habits  servent  à  attirer  le  respect.  53. 
Haine  ou  Affection  change  la  justice.  45. 
Haïr  :  nous  devons  haïr  et  nous  et  tout  ce  qui  nous  attache  à 
autre  chose  (ju'à  Dieu  seul.  128. 

—  Tous  les  hommes  se  haïssent  naturellement.  133. 
Hasard  en  apparence  fut  la  cause  de  raccomplissoment  d'un 

mystère.  12&. 

—  donne  les  pensées  et  les  ôte.  r34. 
HÉKOCii.  Voyez  Ènocii. 

Hérésie  sur  la  manière  d'expliquer  le  mot  Omnes.  133. 
Hérésies  :  leur  source  est  l'exclusion  de  certaines  vérités. 
120. 

—  Moyen  de  les  empêcher  et  de  les  réfuter.  Ibid. 
Hérétiques  :  nous  reprochent  une  soumission  superstitieuse. 

90. 

—  ne  voient  que  du  pain  dans  l'Eucharistie.  I16. 

—  Les  miracles  leur  seraient  inutiles.  117. 

—  Source  de  leurs  objections.  120. 

—  Source  de  leurs  erreurs.  Ibid. 

—  conviennent  que  l'Eucharistie  est  figurative,  nient  la  pré- 

sence réelle.  Ibid. 
Hkrode  agit,  sans  le  savoir,  pour  la  gloire  de  l'Évangile 

107. 
Heureux  :  ce  n'est  pas  l'être  que  de  pouvoir  être  réjoui  par 

le  divertissement.  5G. 

—  Tous  les  hommes  désirent  l'être.  75. 

—  Nul  ne  l'est  comme  un  vrai  chrétien.  90. 

Histoire  qui  n'est  point  contemporaine  est  suspecte.  93. 

—  Caractère  de  l'histoire  sainte  écrite  par  Moïse.  97. 

—  de  l'Église ,  doit  être  proprement  appelée  l'histoire  de  la 

vérité.  12G. 

—  dont  les  témoins  se  fout  égorger  mérite  d'être  reçue.  127. 
Historiens  évangéliques  :  leur  modestie.  106. 

KoMÈRE  a  fait  un  roman  qu'il  donne  pour  tel.  93. 

—  ne  pensait  pas  à  en  faire  une  histoire.  Ibid. 
Homme  :  n'est  produit  que  pour  l'infinité.  24. 

—  Inutile  de  définir  ce  mot.  26. 

—  disposé  à  nier  ce  qui  lui  est  incompréhensible.  29. 
_  ne  connaît  naturellement  que  le  mensonge.  Ibid. 

—  Ne  pas  juger  de  sa  capacité  par  un  bon  mot  qu'on  lui  en- 

tend dire.  36. 

—  Connaissance  générale  de  l'homme.  37  et  suiv. 

—  Qu'est-il  dans  l'infini?  38. 

—  Un  néant  à  l'égard  de  l'infini ,  un  tout  à  l'égard  du  néant. 

Ibid. 

—  incapable  de  savoir  tout ,  et  d'ignorer  tout  absolument.  39. 

—  Sa  grandeur.  Ibid. 

—  Roseau  le  plus  faible  de  la  nature,  mais  roseau  pensant 

Ibid. 

—  Quand  l'univers  l'écraserait,  il  serait  encore  plus  noble 

que  ce  qui  le  tue.  Ibid. 

—  Sa  dignité  consi.sle  dans  la  pensée.  Ibid. 

~-  Il  est  avantageux  de  lui  représenter  sa  grandeur  et  sa  bas- 
sesse. 40. 

—  a  en  lui  une  nature  capable  de  connaître  le  bien.  Ibid. 

—  Le  louer,  le  blâmer,  ou  le  divertir,  également  blâmable. 

Ibid. 

—  Sa  nature  se  considère  en  deux  manières.  Ibid. 

—  Deux  choses  l'instruisent,  l'instinct  et  l'expérience.  Ibid. 

—  Sa  vanité.  40. 

—  Il  n'est  que  déguisement  et  hjT)ocrisie.  42. 

—  Sa  faiblesse.  Ibid. 

s'il  commençait  par  s'étudier  lui-même ,  connaîtrait  son 
impuissance.  47. 

—  fait  partie  d'un  tout  qu'il  ne  peut  connaître.  Ibid. 

—  composé  de  deux  natures  opposées.  Ibid. 

~  plein  d'erreurs  ineffaçables  sans  la  grâce.  48. 


I 


Homme  :  est  à  lui-même  lo  plus  prodigieux  objet  de  la  natu'v. 
Ibid. 

—  Sa  misère.  Ibid. 

—  dès  l'enfance ,  accablé  d'études.  Ibid. 

—  plus  Agé,  chargé  de  soins  et  d'affaires.  Ibid. 

—  malheureux  s'il  était  délivré  de  ces  soins.  49. 

—  qui  n'aime  que  soi  ne  hait  rien  tant  que  d'être  seul  avec 

soi.  Ibid. 

—  Sans  occupation  et  sans  divertissement,  tous  les  biens  et 

toutes  les  satisfactions  ne  sont  pour  lui  qu'une  fciicllé 
languissante.  Ibid. 

—  malheureux  si  on  ne  l'occupe  hors  de  lui.  Ibid. 
— -  si  vain  et  si  léger,  que  la  moindre  bagatelle  suffit  pour  le 

divertir.  51. 

—  s'enimierait  sans  aucune  cause  étrangère  d'ennui.  Ibid. 

—  est  plein  de  besoins;  n'aime  que  ceux  qui  peuvent  les 

remplir.  57.  -i   ,^ 

—  n'est  que  mensonge ,  duplicité ,  contrariétés.  Ibid.  %  -'■ 

—  Son  étude  ;  combien  elle  importe.  58. 

—  Sa  condition  :  inconstance,  ennui,  inquiétude.  60. 

—  maître  de  soi-même,  son  portrait.  Ibid. 

—  aime  la  malignité  contre  les  superbes.  61. 
~  n'est  ni  ange  ni  bête.  64. 

—  Sa  curiosité  inquiète  pour  les  choses  qu'il  ne  peut  savoir.  64, 

—  Difficile  d'obtenir  rien  de  lui  que  par  le  plaisir.  66. 

—  Contrariétés  étonnantes  qui  se  trouvent  dans  sa  nature.  74 

et  suiv. 

—  incapable  de  ne  pas  souhaiter  la  vérité  et  le  bonheur.  76. 

—  Pourquoi  n'est-il  heureux  qu'en  Dieu?  pourquoi  si  con- 

traire à  Dieu?  Ibid. 

—  misérable  de  connaître  qu'il  l'est  ;  grand  puisqu'il  connaît 

sa  misère.  77. 

—  est  une  chimère,  une  nouveauté,  im  chaos,  un  sujet  de 

contradiction ,  un  monstre  incompréhensible.  Ibid. 

—  Malheur  d'un  homme  sans  Dieu.  78. 

—  Son  état  plein  de  misère,  de  faiblesse,  d'obscurité.  Ibid. 

—  Sa  vraie  nature ,  son  vrai  bien ,  sont  choses  inséparables  à 

connaître.  83. 

—  Ce  qu'il  lui  importe  de  connaître.  85. 

—  aveugle  s'il  ne  se  connaît  plein  d'orgueil ,  d'ambition ,  de 

misère.  Ibid. 

—  ne  peut  avoir  que  de  l'estime  pour  une  religion  qui  con- 

naît si  bien  ses  défauts.  Ibid. 

—  Contrariétés  étonnantes  qui  se  rencontrent  dans  lui.  87. 

—  Ses  contrariétés  servent  de  preuves  à  la  véritable  religion. 

Ibid. 

—  Son  premier  état ,  son  état  présent.  Ibid.  et  suiv. 

—  est  à  Jui-ménie  un  paradoxe.  88. 

—  S'il  n'avait  jamais  été  corrompu ,  jouirait  de  la  vérité  et  de 

la  félicité  avec  assurance.  Ibid. 

—  incapable  d'ignorer  absolument  et  de  savoir  certainement. 

Ibid. 

—  plus  inconcevable  sans  le  mystère  de  la  transmission  du 

péché  originel,  que  ce  mystère  n'est  inconcevable  à 
l'homme.  88. 

—  Sa  duplicité  a  fait  admettre  deux  âmes.  Ibid.  et  suiv. 

—  La  vraie  religion  l'élève  sans  l'enfler.  89. 

—  Dieu  ne  lui  demande  que  de  l'aimer  et  de  le  connaître.  90. 

—  capable  d'amour  et  de  connaissance.  Ibid. 

—  Image  d'un  homme  qui  s'est  lassé  de  chercher  Dieu  par  le 

seul  raisonnement.  9i. 

—  La  concupiscence  est  son  seul  ennemi.  lOO. 

—  Tout  l'instruit  de  sa  condition.  108. 

—  tout  ensemble  capable  de  Dieu  et  indigne  de  Dieu.  Ibid. 

—  Tout  sur  la  terre  montre  sa  misère  et  son  impuissance 

Ibid. 

—  doit  voir  as.sez  pour  connaître  qu'il  a  perdu  la  vérité.  119. 

—  tombé  de  sa  place,  la  cherche  avec  inquiétude.  Ibid. 

—  Sa  dignité  ;  en  quoi  consistait ,  en  quoi  elle  consiste  au- 

jourd'hui. 120. 

—  Comment  la  raison  peut  le  conduire  à  se  connaîlre.  Vil. 

—  Deux  vérités  de  foi  sur  son  état.  122. 

—  A  force  de  lui  dire  qu'il  est  un  sot,  il  le  croil.  r.:R. 

—  fait  lui  seul  une  conversation  intérieure.  Ibid. 

—  Trois  sortes  d'hommes;  leurs  caractères.  I2«. 


DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


739 


Homme  :  est  visiblement  fait  pour  penser.  128. 

—  Son  injustice  et  sa  corruption.  Ibid. 
-nait  injuste.  129. 

—  jouirait  de  quelque  paix  s'il  n'avait  que  la  raison  sans 

les  passions ,  ou  les  passions  sans  la  raison.  Ibid. 

—  -  doit,  pour  être  heureux ,  conformer  sa  volonté  particulière 

à  la  volonté  universelle.  Ibid. 

—  souvent  croit  ne  dépendre  que  de  soi ,  et  veut  se  faire  cen- 

tre et  corps  soi-même.  Ibid. 

—  La  grâce  seule  peut  en  faire  up  saint.  1 32. 

--  Peut-il  mériter  la  communication  avec  Dieu?  133. 

—  Le  tirer  de  sa  misère  n'est  pas  indigne  de  Dieu.  Ibid. 

—  créé  avec  deux  amours,  l'un  pour  Dieu,  l'autre  pour  soi- 

même.  137. 

—  trop  infirme  pour  juger  sainement  de  la  suite  des  choses 

futures.  139. 

—  Il  y  a  dans  chaque  homme  un  serpent,  une  tve ,  un  Adam. 

Idem. 
Hommes  :  se  gouvernent  plus  par  caprice  que  par  raison.  34. 

—  Pour  leur  bien ,  il  faut  souvent  les  piper.  44. 

~  Toutes  leurs  occupations  sont  à  avoir  du  bien.  45. 

—  Tous  conçoivent  et  sentent  de  la  même  sorte  les  objets  qui 

se  présentent  à  eux ,  supposition  gratuite.  4G. 

—  Cause  véritable  de  l'agitation  perpétuelle  de  leur  vie.  48. 

—  Origine  de  toutes  leurs  occupations  tumultuaires.  Ibid. 

—  Leur  malheur  vient  de  ne  pas  savoir  se  tenir  en  repos.  49. 

—  dans  les  grandes  charges ,  détournés  de  penser  à  eux ,  est 

ce  qui  les  soutient.  Ibid. 

—  tendent  au  repos  par  l'agitation.  50. 

—  Image  de  leur  condition.  52. 

—  On  ne  leur  apprend  pas  à  être  honnêtes  gens.  59. 

—  Tous  se  haïssent  naturellement.  6i ,  133. 

—  Leur  vertu  ne  se  satisfait  pas  d'elle-même.  64. 

—  Tous  désirent  d'être  heureux.  75. 

—  n'aiment  naturellement  que  ce  qui  peut  leur  être  ulile.  79. 

—  sont  corps  autant  qu'esprit.  83. 

~  N'attendre  d'eux  ni  vérité  ni  consolation.  87. 

—  Causes  des  contrariétés  qui  les  ont  étonnés.  8<s. 

—  sont  tout  ensemble  indignes  de  Dieu  et  capables  de  Dieu. 

108. 

—  Dieu  leur  donne  assez  de  lumière  pour  le  chercher  et  le 

suivre,  s'ils  le  veulent,  il 9. 

—  prennent  souvent  leur  imagination  pour  leur  cœur.  128. 

—  croient  être  convertis  dès  qu'ils  pensent  à  se  conve^-lir. 

Ibid. 

—  naissent  iiflustes.  129. 

—  Combien  est  grande  leur  folie.  132. 

•^  Dieu  ne  les  considère  que  par  le  médiateur  Jésus-Christ. 

136. 
Honnêtes  gens  :  Les  vrais  honnêtes  gens  ne  veulent  pomt 

d'enseigne.  57. 

—  On  n'apprend  point  aux  hommes  à  le  devenir ,  et  cepen- 

dant ils  se  piquent  de  l'être.  59. 
Honneur  :  qui  ne  mourrait  pour  le  conserver  serait  infâme.  40. 
Honte  :  il  n'y  a  de  honte  qu'à  ne  point  en  avoir.  80. 
Horreur  de  la  mort  :  naturelle  et  juste  dans  Adam  innocent. 

138. 

—  Son  origine  et  la  cause  de  sa  défectuosité.  Ibid. 
Humeur  :  ses  bizarreries.  60. 

Humilité  :  effet  des  discours  d'humilité.  57. 

—  Peu  de  gens  en  parlent  humblement.  Ibid. 

—  Les  anciens  philosophes  ne  l'ont  point  reconnue  pour  vertu. 

86. 

—  apparente  qui  couvre  une  présomption  insupportable.  •><). 
Hypocrites  bien  déguisés ,  l'Église  les  souffre.  130. 

—  ne  peuvent  tromper  Dieu.  Ibid. 

I. 

Idées  :  la  conformité  d'idées  n'est  pas  c<rtaine,  mais  très-pro- 
bable. 46.  ,.     ,    , 

—  Comment  presque  lom  les  philosophes  ont  conlondn  les 

id'-cs  des  choses.  48. 
Ignorance  :  fl  y  en  a  de  iW\n  sortes,  l'une  ni.lurelle,  I  autre 
savante.  47. 


Ignorance  de  la  religion,  état  déplorable.  77  et  suiv. 

Illusion  :  en  quel  sens  il  est  vrai  que  tout  le  monde  est  dans 
l'illusion.  52. 

Imagination  :  elle  grossit  le  temps  présent  et  amoindrit  l'é- 
ternité. 43. 

—  Elle  est  une  source  d'erreur.  45. 

Immortalifé  de  l'âme  doit  être  notre  premier  objet.  77. 

—  Combien  ce  dogme  est  important.  121. 

Impies  blasphèment  la  religion  chréiieniie,  parce  qu'ils  la 
connaissent  mal.  85. 

—  la  croient  un  simple  déisme.  Ibid. 

—  capables  de  la  grâce.  89. 

—  Leur  indifférence  pour  la  religion  prouve  la  corruption  de 

l'homme.  120. 

—  Comment  ils  abusent  de  leur  raison.  12 1. 

—  se  persuadent  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu.  128. 

Bnpiété  :  c'est  d'elle  que  viennent  les  peines  de  la  piété.  i3o. 

Importance  :  comment  tout  est  important.  133. 

Imposteurs  disent  qu'ils  ont  des  remèdes;  pourquoi  ajouf»- 

t-on  foi  à  leurs  promesses?  115. 
Impuissance  naturelle  et  immuable  de  traiter  quelque  science 

que  ce  soit  dans  un  ordre  absolument  accompli.  26. 

—  où  est  l'homme  d'acquérir  par  lui-même  la  vertu  :  re- 

mède à  ce  mal.  83. 
Incarnation  montre  à  l'homme  la  grandeur  de  sa  misère.  89. 

—  Secret  de  Dieu  dans  ce  mystère,  ll^  et  suiv. 
Incertain  :  on  travaille  pour  l'incertain,  et  on  le  doit.  53. 

—  Combien  de  choses  ne  fait- on  pas  pour  l'incertain!  134. 

—  Quand  on  travaille  pour  demain  et  pour  l'incertain,  on 

agit  avec  raison.  Ibid. 
Inclination  d'être  aimé  est  injuste.  129. 

—  Nous  naissons  avec  elle.  Ibid. 
Incompréhensibilité  de  Dieu  et  de  l'âme.  135. 
Inconstance  :  sa  cause.  60. 
Incontradiction  n'est  pas  marque  de  vérité.  46. 
Incrédules  :  la  religion  nous  oblige  de  les  regarder  comme 

capables  de  la  grâce.  80. 

—  Il  faut  les  appeler  à  avoir  pitié  d'eux-mêmes.  Ibid. 

—  doivent  être  plaints  et  non  injuriés.  119. 

—  les  plus  crédules.  Ibid. 

Incrédulité  :  fondée  sur  celle  des  Juifs.  94. 
Indépendance  :  le  soldat  travaille  toujours  à  y  venir.  126. 

—  Le  chartreux  fait  vœu  de  ne  jamais  y  prétendre.  Ibid. 
Indifférence  sur  l'étude  de  la  religion  ;  combien  elle  est  témé- 
raire. 77. 

—  de  l'homme  sur  les  objets  permanents.  121. 
Indigence  :  comment  il  arrive  qu'on  la  cache  ou  qu'on  la 

découvre.  55. 
Indivisible  :  sa  définition.  31. 

—  multiplié  autant  qu'on  voudra ,  ne  fera  jamais  une  éten- 

due. Ibid. 

—  multiplié  tant  de  fois  qu'on  voudra,  ne  peut  jamais  for- 

mer qu'un  indivisible.  Ibid. 

—  est  un  véritable  zéro  d'étendue.  Ibid.  Voyez  Zéro. 
Jwéflfl7îfe  nécessaire  parmi  les  hommes.  55. 
Infaillibilité  :  si  elle  était  dans  un,  ce  serait  un  miracle 

étrange.  133.  .      ,   n.  ,i 

—  dans  la  multitude,  cela  parait  naturel.  Ibid. 
InfaUmc  :  on  aime  que  le  pape  le  soit  dans  la  foi,  et  les 

I  docteurs  graves  dans  leurs  mœurs.  Ibid. 

j  Infini  :  nous  ignorons  sa  nature.  «I. 

I  _  11  y  a  un  infini  en  nombre.  Ibid.       ,    ,    ,  ,„ 

I  /„rt«H' (chose)  et  indivisible:  ce  que  c  est.  n«. 

i   InPtés  :  observations  sur  l.^s  den.v  infinités  qui  se  Iroi.vent 

1      ■    f  n  toutes  choses.  29  et  suiv. 

i  _  dans  toutes  les  sciences.  40. 

'   Iniquités  :  ce  sont  les  vrais  ennemis  .le  1  homme.  101. 

:  Injmticc  :  difficile  à  distinguer.  44. 

'   -d'exiger  ce  qui  n'est  pas  du,  commune  aux  grand..  7.J. 

—  Mous  naissons  injuste».  129. 

Inanisition  :  est  toute  corrompue  ou  ignorante.  131 
,        iïla  sSté  (  les  jésuites  )  sont  l.-s  deux  Déaux  de  la  >  erit,-. 


Ibid. 
[nsrnsihilité  de 


s  hommes  \nm  les  clioses  de  rélernitf.  71» 

i; 


740 


TABLE  ANALYTIQUE 


Inapiratwn.  \oyei  Foi. 

Inutruction  :  quelquefois  source  d'erreur.  46. 

—  Quand  elle  précédait  le  baptême,  tous  étaient  instruit». 

"145, 
Intérêt  :  source  d'erreur.  45. 
Inventer:  ceux  qui  en  sont  capables  sont  rares.  55. 
Inventeurs  :  on  les  traite  de  visionnaires.  Ibid. 
Inventions  nouvelles  sont  des  erreurs  dans  la  théologie.  23. 

—  des  hommes  vont  en  avançant  de  siècle  en  siècle.  134. 
ISAAC,  héritier  de  la  promesse  du  Messie.  84. 

Israël  :  l'ancien  Israèl  éliiit  la  ligure  du  nouvel  Israël.  99. 

—  Les  païens  en  disaient  du  mal ,  et  le  prophète  aussi.  128. 

J. 

Jacob  :  il  vivait  dans  l'attente  du  Messie.  84. 

—  Accomplissement  de  sa  prophétie  sur  le  Messie.  105. 
Jansénistes.  116  et  suiv. 

ressemblent  aux  hérétiques  par  la  réformation  des  mœurs. 

118. 

JÉRUSALEM  :  les  Juifs  ne  peuvent  sacrifier  hors  de  ses  murs. 
100. 

—  céleste  doit  être  l'objet  de  nos  soupirs.  l'iG. 

Jésuites  :  concluent  île  tout  que  leurs  adversaires  sont  héré- 
tiques. 116. 

—  Excès  où  la  pas.sion  les  a  portés.  Ibid. 

—  se  joignent  aux  ennemis  de  l'Église.  Ibid. 

—  coupables  de  persécuter  Port-Royal.  117. 

—  Leur  dureté  surpasse  celle  des  Juifs.  II8. 

—  ressemblent  en  mal  aux  hérétiques.  Ibid. 
Jésus-Christ  parlait  au  cœur.  65. 

—  En  quoi  consiste  sa  religion.  83. 

—  L'accomplissement  des  prophéties  en  sa  personne  prouve 

qu'il  est  le  Messie.  85. 

—  Considérations  sur  sa  personne.  86. 

—  a  racheté  les  hommes  misérables  par  Adam.  89. 

—  rejeté  par  les  Juifs,  pourquoi.  94. 

—  Ceux  qui  l'ont  crucifié  portent  les  livres  qui  témoignent 

de  lui.  95. 

—  Le  temps  de  son  premier  avènement  est  prédit  ;  celui  du 

second  ne  l'est  point.  Pourquoi.  Ibid.  etsuiv. 

—  figuré  par  Joseph.  98. 

—  et  ses  apôtres  nous  découvrent  l'esprit  des  anciennes  Écri- 

tures. 99. 

—  Ce  qu'il  a  appris  aux  hommes.  Ibid. 

—  En  lui  toutes  les  contradictions  des  Écritures  sont  accor- 

dées. 100. 

—  Considérations  sur  Jésus-Christ.  lOi. 

—  Il  est  ridicule  de  se  scandaliser  de  sa  bassesse.  Ibid. 

—  Aucun  homme  n'eut  jamais  plus  d'éclat  ;  à  peine  aperçu 

des  historiens.  I02. 

—  Tout  son  éclat  n'a  servi  qu'à  nous ,  rien  pour  lui.  Ibid. 

—  parle  simplement  des  plus  grandes  choses.  Ibid. 

—  Centre  des  deux  Testaments.  Ibid. 

—  est  prédit  et  prédisant.  Ibid. 

—  prouvé  par  les  prophéties.  Ibid.  et  suiv. 

--  Nombreuses  prédictions  qui  l'annoncent.  lo3. 

—  Comparé  à  Mahomet.  107  et  suiv. 

—  est  venu  pour  la  sanctification  des  uns ,  et  pour  la  ruine 

des  autres.  109. 

—  -  est  un  Dieu  caché.  Ibid. 

—  est  demeuré  inconnu  parmi  les  iiommes.  109. 

—  On  ne  connaît  Dieu  utilement  que  par  Jésus-Christ.  1 1 1 . 

—  vrai  Dieu  des  misérables  et  des  pécheurs.  112. 

—  Sans  lui ,  l'homme  est  dans  le  vice  et  dans  la  misère.  Ibid. 

—  En  lui  est  tout  notre  bonheur.  Ibid. 

—  Toute  religion  qui  ne  le  reconnaît  pas  aujourd'hui  est 

fausse.  113. 

—  Les  Juifs  coupables  de  refuser  de  croire  à  ses  miracles. 

Ibid. 

—  Comment  prouvé  par  ses  miracles  ;  comment  il  a  vérifié 

sa  doctrine.  Ibid. 

—  Différence  entre  n'être  pas  pour  lui ,  et  le  dire  ;  et  n'être 

pas  pour  lui,  et  feindre  d'en  être.  1 14. 

—  En  quoi  diffère  de  l'Antéchrist.  Ibid. 


Jésus-Christ  :  deu«  partis  entre  ceux  qui  l'écoutaient.  Ii«. 

—  Sans  lui ,  le  inonde  serait  détruit  ou  serait  un  enfer.  11». 

—  Dire  qu'il  n'est  pas  mort  pour  tous,  favorise  le  déseapoir. 

Ibid. 

—  est  venu  apporter  le  couteau  et  non  la  paix.  123. 

—  Quelle  paix  il  a  apportée.  Ibid. 

—  jugé  par  les  Juifs  et  les  Gentils.  126. 

—  On  l'aime  parce  qu'il  est  le  chef  du  corps  dont  on  est  mem- 

bre. 130. 

—  s'est  offert  à  Dieu  comme  un  holocauste.  130. 

—  Ce  qui  est  arrivé  en  lui  doit  arriver  en  tous  ses  membres. 

Ibid. 

—  En  lui  la  mort  est  aimable.  Ibid. 

—  Il  a  été  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  tout  ce  qu'il  y  a  d'ab- 

ject. Ibid. 

—  Son  sacrilice  a  duré  toute  sa  vie  et  a  été  accompli  par  sa 

mort.  Ibid. 

—  enlevé  dans  son  ascension  comme  la  fumée  des  victimes. 

137. 

—  Tout  ce  qui  lui  est  arrivé  doit  se  passer  dans  l'âme  et  dans 

le  corps  de  chaque  chrétien.  138. 
Jeu,  chasse,  divertissements  :  pourquoi  plaisent  tant  aux 

hommes.  50. 
JoB ,  le  plus  malheureux  des  hommes ,  a  le  mieux  parlé  de  la 

misère  de  l'homme.  128. 
Joie  que  le  monde  ne  peut  donner  ni  ôter.  124. 

—  des  bienheureux  et  des  chrétiens.  Ibid. 

Joies  temporelles  couvrent  les  maux  étemels  qu'elles  causent. 

110. 
Joseph  ,  ligure  de  Jésus-Christ.  98. 

—  prédit,  et  Jésus-Christ  fait.  Ibid. 

Judée  :  avant  Jésus-Christ,  elle  a  toujours  eu  des  hommes 

qui  l'attendaient  et  l'annonçaient.  84. 
Jugement  des  damnés  :  combien  ils  seront  confondus  d'y  être 

condamnés  par  leur  propre  raison.  120. 

—  des  hommes  :  combien  il  est  difficile  de  proposer  une 

chose  au  jugement  d'un  autre,  sans  corrompre  son  juge- 
ment. 60. 
Juifs  :  leur  état  avant  et  après  Jésus-Christ.  86. 

—  Séparés  des  autres  peuples.  92. 

—  Leurs  histoires  sont  les  plus  anciennes.  Ibid. 

—  adorent  un  seul  Dieu.  Ibid. 

—  se  croient  les  seuls  auxquels  Dieu  a  révélé  ses  mystères. 

Ibid. 

—  attendent  un  libérateur  pour  tous.  92 

—  Peuple  composé  de  frères.  Ibid. 

—  Tous  sortis  d'un  seul  homme.  Ibid. 

—  forment  une  puissance  d'une  seule  famille.  Ibid. 

—  Le  plus  ancien  peuple  connu.  Ibid. 

—  Singulier  en  sa  durée.  Ibid. 

—  gouvernés  par  la  loi  la  plus  ancienne  et  la  plus  parfaite.  9!i. 

—  admirables  en  leur  sincérité.  Ibid. 

—  conservent,  anx  dépens  de  leur  vie,  le  livre  qui  les  désho- 

nore en  tant  de  façons.  Ibid. 

—  Observations  sur  ce  peuple.  Ibid. 

—  accoutumés  aux  grands  miracles,  attendaient  un  Messie 

éclatant.  94. 

—  charnels ,  ont  méconnu  le  Messie  dans  sa  grandeur  et  dans 

son  abaissement.  Ibid. 

—  ont  méconnu  la  réalité  quand  elle  est  venue.  Ibid. 

—  Leur  refus  est  le  fondement  de  notre  croyance  et  la  preuve 

du  Messie.  Ibid. 

—  Leur  cupidité  les  empêchait  d'entendre  les  véritables  biens. 

95. 

—  en  ne  recevant  point  Jésus-Christ,  accomplissaient  les 

prophéties.  96. 

—  charnels ,  vrais  Juifs.  Ibid. 

—  Parallèle  entre  les  Juifs,  les  chrétiens  et  les  païens.  Ibid. 

—  Peuple  fait  exprès  pour  servir  de  témoin  au  Messie.  Ibid. 

et  suiv.  ■  Çi^\ 

—  ont  été  commis  pour  la  garde  des  livres  de  Moïse.  97. 

—  En  tuant  Jésus-Christ,  ils  lui  ont  donné  la  dernière  mar- 

que de  Messie.  104. 

—  Comment ,  après  avoir  rejeté  Jésus-Christ ,  ils  n'ont  pas  été 

exterminés   105 


^ 


DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


741 


JuiFft  :  n'avaient  point  d'autre  roi  que  César,  donc  Jésus-Christ 
était  le  Messie.  Ibid. 

—  Leur  état  actuel  est  une  preuve  de  la  religion.  lOG. 

—  Leur  deuxième  destruction  est  sans  promesse  de  rétablis- 

sement. 107. 

—  captifs  sans  aucun  espoir.  Ibid. 

—  opprimés,  quoique  fidèles  à  la  loi.  Ibid. 

—  témoins  suspects ,  s'ils  eussent  été  tous  convertis.  Ibid. 

—  Dans  eux  paraît  la  protection  de  Dieu.  108. 

—  Vrais  Juifs  et  vrais  chrétiens  n'ont  qu'une  môme  religion. 

IfO. 

—  En  quoi  consistait  leur  religion.  Ibid. 

—  La  doctrine  qu'ils  avaient  reçue  de  Dieu  ne  devait  pas  les 

empêcher  de  croire  en  Jésus-Christ.  II3. 

—  Leur  incrédulité  prouve  le  mystère  de  la  rédemption.  120. 

—  étaient  haïs  au  milieu  des  païens.  122. 

—  appelés  à  dompter  les  rois ,  et  esclaves  du  péché.  127. 

—  Différence  entre  les  Juifs  et  les  chrétiens.  Ibid. 

Justice  :  difficulté  de  connaître  la  vraie;  change  suivant  les 
climats.  44. 

—  L'affection  ou  la  haine  la  change.  45. 

—  est  ce  qui  est  établi.  55. 

—  ne  pouvant  forcer  l'homme  de  lui  obéir ,  on  l'a  fait  obéir 

à  la  force.  56. 

—  Il  est  juste  que  ce  qui  est  juste  soit  suivi.  Ibid. 

—  sans  la  force  impuissante,  contredite.  Ibid. 
~  sujette  à  disputes.  Ibid. 

—  Son  empire  n'est  non  plus  tyrannie  que  celui  de  la  délec- 

tation. 60. 

—  de  Dieu;  son  propre  est  d'abattre  l'orgueil.  126. 

—  infinie  aussi  bien  que  sa  miséricorde.  128. 

—  et  sévérité  de  Dieu  envers  les  réprouvés,  moins  étomiante 

que  sa  miséricorde  envers  les  élus.  Ibid. 

L. 

lACÉbÉMONiENS  :  leurs  morts  généreuses  ne  nous  touchent 
guère.  122. 

Lâche  de  faire  le  brave  contre  Dieu.  80. 

Lamech/i  transmis  la  promesse  du  Messie.  84. 

Langue  est  un  chiffre  ;  une  langue  inconnue  est  déchiffra- 
ble. 65. 

Latins  :  leurs  égarements  avant  Jésus-Christ.  84. 

Lecture  :  principale  utilité  à  en  tirer.  70. 

—  de  Montaigne  et  d'Épictète  doivent  être  faites  avec  discré- 

tion. 71. 

—  peuvent  servir  de  correctif  l'une  à  l'autre.  Ibid. 
Législateurs:  leur  seule  volonté  règle  de  l'ordre  des  biens.  72. 

—  anciens ,  grecs  et  romains ,  ont  emprunté  leurs  principales 

lois  de  celle  des  Juifs.  93. 

Lettres  provinciales  :  si  elles  sont  condamnées  à  Rome ,  ce 
que  j'y  condamne  est  condamné  dans  le  ciel.  131. 

— gRéponses  de  Pascal  à  diverses  questions  qui  lui  furent  fai- 
tes'sur  cet  ouvrage.  Ibid. 

Lien  suivi  volontairement  n'est  point  senti.  122. 

Livres  :  les  meilleurs  sont  ceux  qUe  chaque  lecteur  croit  qu'il 
aurait  pu  faire.  37. 

Livres  canoniques  :  la  vérité  y  est  découverte,  et  y  est  infail- 
liblement jointe.  135.    , 

Logique  :  a  peut-être  emprunté  les  règles  de  la  géométrie 
sans  en  connaître  la  force.  37. 

Loi  ;  les  prophètes  ont  fait  connaître  que  la  loi  de  Moïse  n'é- 
tait que  pour  un  temps,  et  que  celle  de  Jésus-Christ  était 
éternelle.  85. 

—  de  Dieu  donnée  aux  Juifs.  92. 

—  La  plus  rigoureuse  de  toutes  s'est  seule  conservée.  93. 

—  Sa  doctrine  était  de  n'aimer,  de  n'adorer  que  Dieu.  90. 

—  était  perpétuelle.  Ibid. 

—  avait  toutes  les  marques  de  la  vraie  religion.  Ibid. 

—  était  figurative  de  la  grâce.  98. 

—  n'a  pas  détruit  la  nature.  130. 

—  La  grâce  ne  l'a  pas  détruite.  Ibid. 

—  de  la  circoncision,  son  abolition  par  les  ap(\lros.  121. 
Lois  anciennes  :  sont-elles  plus  saines?  non  ;  mais  elles  ôleul 

la  racine  de  diversité.  52. 


Lois  nécessairement  tenues  pour  justes,  puisqu'elles  sont  étar 
bUes.  55. 

—  du  pays,  seules  règles  universelles  aux  choses  ordinaires. 

Ibid. 

—  Bon  de  leur  obéir ,  parce  qu'elles  sont  lois.  56. 

—  des  voleurs.  61. 

—  une  fois  établies ,  injuste  de  les  violer.  72. 

—  doivent  plier  à  la  nécessité.  84. 

—  Deux  suffisent  pour  régler  la  république  chrétienne.  12 1. 
Lumières  naturelles  :  s'il  y  a  un  Dieu ,  par  elles  il  est  infini- 
ment incompréhensible.  80. 

Lunettes  :  elles  nous  ont  découvert  des  êtres  qu'on  ne  cori- 
naissait  point.  126. 

M. 


Muchine  arithmétique  :  ses  effets  admirables.  Us  ne  peuvent 

faire  dire  qu'elle  a  de  la  volonté.  13I. 
Magiciens  de  Pharaon  :  les  miracles  discernent  entre  eux  et 

Moïse.  114. 
Magistrats  :  leur  appareil  est  nécessaire.  53. 

—  et  médecins  s'attirent  le  respect  par  de  vains  ornements. 

Ibid. 
Mahomet  :  sa  religion  n'est  pas  plus  recevable  que  les  autres. 

92. 

—  pour  faire  subsister  son  livre ,  a  défendu  de  le  lire.  96. 

—  Différence  entre  lui  et  Moïse.  Ibid. 
~  est  sans  autorité.  Ibid. 

—  comparé  avec  l'Écriture.  Ibid. 

—  faux  prophète  dans  le  bien  qu'il  dit.de  saint  Matthieu. 

Ibid. 

—  n'a  point  fait  de  miracles.  Ibid. 

—  n'a  pas  été  prédit.  107, 

—  s'est  établi  en  tuant,  en  défendant  de  le  lire.  Ibid. 
Mal  :  il  y  en  a  une  infinité;  le  bien  presque  unique.  62. 

—  Le  propre  de  l'homme  est  de  se  réjouir  du  bien ,  sans  êtro 

touché  du  mal.  Ibid.\ 

—  On  ne  trouve  point  dans  la  religion  chrétienne  une  sain 

teté  qui  en  soit  exempte.  89. 

—  Sa  vue  corrige  quelquefois  mieux  que  l'exemple  du  bien. 

124. 

—  Jamais  on  ne  le  fait  si  pleinement  et  si  gaiement  que  quand 

on  le  fait  par  un  faux  principe  de  conscience.  127. 
Maladie  :  ôte  la  science.  46. 

—  État  naturel  des  chrétiens  ;  pourquoi.  132. 

Maladies ,  principe  d'erreur  ;  elles  gâtent  le  jugement  et  \o 
sens.  46. 

—  Les  principales  sont  l'orgueil  et  la  concupiscence.  87. 

—  Prière  pour  demander  à  Dieu  leur  bon  usage.  139  et  siiiv. 
Malheureux  :  les  plaindre  sans  les  aider  n'est  pas  d'un  grand 

mérite.  59. 

Malice  de  ceux  qui  emploient  le  raisonnement  dat»s  la  théo- 
logie, au  lieu  de  l'autorité  de  l'Écriture  et  des  Pères.  2». 

Malignité  :  comment  elle  devient  lière.  66. 

—  Quelle  est  celle  qui  plaît  à  l'homme.  61. 
Manières  du  monde  consistent  à  faire  l'emporte.  79; 
Marque  pour  reconnaître  ceux  qui  ont  la  foi.  121. 
Martial  :  vice  de  son  épigramme  sur  les  borgnes,  ci. 
Martyre  inutile  hors  de  l'Église.  12u. 

Martyrs  :  aucuns  tourments  n'ont  pu  les  emptrchcr  d<^  con- 
fesser la  religion  chrétienne.  80. 

—  L'exemple  de  leur  mort  nous  touche.  122. 

—  sont  nos  membres;  leur  résolution  peut  former  la  notre. 

Ibid. 
Masque  :  il  y  a  des  gens  qui  masquent  toute  la  nature,  di*. 
Matière  ne  peut  pas  se  connaître  elle-même.  47. 
Mauvais  :  c'est  par  la  volonté  de  Dieu  qu'il  faut  juger  de  ce 

qui  est  bon  ou  mauvais.  121. 
Maux  :  le  plus  grand  des  maux  est  les  guerres  civiles.  52. 

—  Le  remède  h  nos  maux  inconnu  aux  anciens  philosophes. 

87. 

—  La  providence  de  Dieu  en  e.st  Timique  et  véritable  cause. 

l'arbitre  et  la  souveraine.  135. 
Maximes  :  toutes  h«  bonnes  sont  «lans  le  monde.  55. 

—  Bonnes  maximes  dont  on  abu.se   Ihid. 


42 


TABLE  ANALYTIQUE 


médecins  s'alUrcnt  le  respect  par  leurs  habits.  &3. 
Médiateur  .'besoin  qu'on  a  d'uu  médiateur  pour  s'approcher 

de  Dieu.  II2. 
Médiocrité  :  rien  ne  passe  pour  bon  que  la  médiocrité.  67. 
Membres  :  corps  de  membres  pensants.  129. 
Mentir  ':  il  y  a  des  gens  qui  mentent  pour  mentir.  69. 
Méridien  :  un  méridien  décide  de  la  vérité.  44. 
Messie  promis  aux  hommes.  84. 

—  a  toi^^ours  été  cru.  Ibid. 

—  (Figures  du).  94. 

•—  reçu  par  les  spirituels ,  rejeté  par  les  charnels.  Ibid. 

—  (  Prophéties  touchant  le  ).  95. 

—  La  religion  juive  formée  sur  sa  ressemblance.  96. 

—  Idées  des  Juifs  et  des  chrétiens  charnels  à  son  sujet.  Ibid. 
-•  Le  peuple  juif  fait  pour  lui  servir  de  témoin.  Ibid.  et 

suiv. 

—  Si  les  prophéties  ont  deux  sens ,  il  est  sur  qu'il  est  venu. 

98. 

—  Conversion  des  païens  réservée  à  sa  grAce.  102. 

—  Effets  et  marque  de  sa  venue.  Ibid  et  suiv. 

'-  conuaissable  aux  bons ,  méconnaissable  aux  méchants. 

109. 

—  Prophéties  obscures  à  son  si^jet.  Ibid. 
Méthodes  :  l'une  de  convaincre,  l'autre  d'agréer.  34. 
Métier  :  son  choix  est  la  chose  la  plus  importante.  43. 

Miracles  de  Jésus-Christ  et  des  apôtres  prouvent  la  religion 
chrétienne.  85. 

—  ne  suffisent  pas  pour  convertir  les  hommes.  91. 

—  visibles ,  image  des  invisibles.  94. 

—  Fausses  idées  des  Juifs  sur  ceux  que  Dieu  a  faits  en  leur 

faveur.  Ibid. 

—  étaient  nécessaires  avant  l'accomplissement  des  prophé- 

ties. 106. 

—  (  Pensées  sur  les  )  :  règles  pour  les  discerner.  112  et  suiv. 

—  ne  peuvent  servir  à  une  fausse  religion.  113. 

—  discernent  les  choses  douteuses  entre  les  peuples.  114. 

—  de  Jésus-Christ ,  plus  clairs  que  les  soupçons  qu'on  avait 

contre  lui.  Ibid. 

—  ont  servi  à  la  fondation  et  serviront  à  la  continuatioa  de 

l'Église.  Ibid. 

—  Dieu  n'en  permettra  pas  de  faux ,  ou  en  procurera  de  plus 

grands.  Ibid. 

—  Ce  qui  fait  qu'on  n'y  croit  pas  et  qu'on  croit  aux  faux. 

115. 

—  faux ,  pourquoi  il  y  en  a  tant.  Ibid. 

—  Il  est  dit  :  Croyez  à  l'Église;  il  n'est  pas  dit  ;  Croyez  aux 

miracles.  Ibid. 

—  de  Port-Royal  :  ce  qu'on  doit  en  conclure.  117. 

—  de  la  sainte  épine.  Ibid. 

—  Effets  qui  excèdent  la  force  naturelle  des  moyens  qu'on  y 

emploie.  118. 
--  de  Moïse,  de  Jésus-Christ,  des  apôtres,  ne  paraissent  pas 
d'abord  convaincants.  119. 

—  On  en  demande,  et  on  n'y  croit  pas.  126. 

—  Dieu  n'en  fait  point  dans  la  conduite  ordinaire  de  son 

Église.  133. 

—  Les  incrédules  croient  ceux  de  Vespasien  pour  ne  pas 

croire  ceux  de  Moïse.  135. 
Misère  :  elle  porte  au  désespoir.  69. 

—  de  l'homme  :  elle  prouve  sa  grandeur.  39. 

—  L'orgueil  en  est  le  contre-poids.  40. 

—  Réflexions  sur  ce  sujet.  48  et  suiv. 

—  de  l'homme  se  conclut  de  sa  grandeur.  76, 

—  prouvée  par  l'incarnation.  89. 

—  Nous  en  éprou^  cas  à  toute  heure  les  effets.  90. 

—  est  nécessaire  pour  connaître  Dieu.  112. 

—  Salomon  et  Job  l'ont  le  mieux  connue  et  en  ont  le  mieux 

parlé.  128. 
Miséricorde  de  Dieu  :  elle  combat  notre  paresse  en  nous  in- 
vitant aux  bonnes  œuvres.  126. 

—  Rien  ne  combat  davantage  le  relâchement.  Ibid. 

—  plus  étonnante  que  sa  justice.  128. 

Mode  :  elle  fait  l'agrément  et  aussi  la  justice.  65. 
Vot.-lemoi  est  haïssable,  parce  qu'il  est  injuste  et  se  fait 
centre  de  tout,  57. 


Moi  :  diaque  moi  est  l'ennemi  et  voudrait  être  le  tyran  de  tous 
les  autres.  B7. 

—  Certains  auteurs  sentent  leurs  bourgeois  qui  ont  toi^ours 

leur  chez  moi  à  la  bouche.  132. 

—  humain  :  la  piété  chrétienne  l'anéantit ,  et  la  civilité  hu- 

maine le  cache.  Ibid. 
Moïse  a  reçu  et  transmis  la  tradition  d'Adam  sur  le  Messie 
84. 

—  Différence  entre  lui  et  Mahomet.  96. 

—  (  Observations  sur  ).  Ibid.  et  suiv. 

—  Les  miracles  discernent  entre  lui  et  les  magiciens  de  Pha- 

raon. 114. 
•—  Un  mot  de  lui  fait  juger  de  son  esprit.  125. 
Monarchie  :  il  faut  la  conserver  là  où  elle  est  établie.  133. 
Monde  est  une  sphère  infinie  dont  le  centre  est  partout ,  la 

circonférence  nulle  part.  38. 

—  Comment  va  son  train.  47. 

—  Sa  vanité.  61. 

—  On  n'y  trouve  point  de  satisfaction  solide.  78. 

—  Je  ne  sais  qui  m'y  a  mis ,  ni  ce  que  c'est.  Ibid. 

—  Ses  manières  consistent  à  faire  l'emporté.  79. 

—  Toute  sa  conduite  est  relative  à  la  vraie  religion.  85. 

—  ne  subsiste  que  par  Jésus-Christ  et  pour  Jésus-ChrLst.  09. 

—  subsiste  pour  exercer  miséricorde  et  jugement.  1 19. 

—  tot^jours  en  état  de  vivre  à  l'avenir,  jamais  de  vivre  main- 

tenant.  124. 

—  Sa  bonté  et  sa  malice  en  général  reste  la  même.  134. 

—  Incompréhensible  qu'il  soit  créé,  qu'il  ne  le  soit  pas.  135. 

—  Il  fallait  autrefois  en  sortir  pour  être  reçu  dans  l'Église. 

144. 

Montaigne  :  remarque  sur  une  pensée  de  cet  auteur,  tou- 
chant l'art  de  conférer.  36. 

—  raisonne  sur  les  effets,  mais  il  ne  voit  pas  toi^jouis  les 

causes.  53. 

—  Remarque  sur  un  trait  de  ce  philosophe.  54. 

—  Sot  projet  qu'il  a  eu  de  se  peindre.  59. 

—  Ce  qu'il  a  de  bon  et  ce  qu'il  a  de  mauvais.  64. 

—  parlait  trop  de  soi.  Ibid. 

—  Réflexions  sur  sa  doctrine -comparée  avec  celle  d'Épictète. 

66  et  suiv. 

—  a  cherché  une  morale  fondée  sur  la  seule  raison.  67. 

—  met  toutes  choses  dans  un  doute  universel.  Ibid. 

—  En  quoi  consiste  l'essence  de  soû  opinion.  Ibid. 

—  Motifs  de  sa  devise.  Ibid. 

—  est  pur  pyrrhonien.  68. 

—  se  moque  de  toutes  les  assurances.  Ibid. 

—  Ce  qu'il  dit  sur  les  lois  et  les  procès.  Ibid. 

~  combat  les  hérétiques  avec  une  fermeté  invincible.  Ibid. 

—  foudroie  l'impiété.  Ibid. 

—  montre  la  vanité  de  ceux  qui  passent  pour  les  plus  éclai- 

rés. Ibid. 

—  demande  si  l'âme  connaît  quelque  chose,  si  elle  se  con- 

naît elle-même.  Ibid. 

—  Suite  de  ses  questions.  Ibid. 

—  déprécie  la  géométrie  et  les  autres  sciences.  69. 

—  met  la  raison  de  l'homme  en  parallèle  avec  les  bétes.  Ibid. 

—  agit  en  païen.  Ibid. 

—  Sa  morale.  Ibid. 

—  et  Ëpictète ,  les  deux  plus  grands  défenseurs  des  deux  plus 

célèbres  sectes.  70. 

—  Leurs  systèmes.  Ibid. 

—  Ils  ont  aperçu  quelque  chose  de  la  vérité.  Ibid. 

—  confond  l'orgueil  des  incrédules.  71. 

—  pernicieux  à  ceux  qui  ont  quelque  pente  à  l'incrédulité  et 

aux  vices.  Ibid, 

—  doit  être  lu  avec  beaucoup  de  discrétion.  Ibid. 

—  Ses  défauts  sont  grands.  125. 

—  est  plein  de  mots  déshonnêtes.  Ibid. 

—  Ses  sentiments  horribles  sur  Je  suicide  et  sur  la  mort. 

Ibid. 

—  inspire  une  nonchalance  du  salut.  Ibid. 

—  ne  pense  qu'à  mourir  lâchement.  Ibid. 

Morale  ;  clic  manque  d'un  point  fixe  qui  puisse  faire  discer- 
ner le  bien  d'avec  le  mal.  55. 

—  A  quoi  peuvent  servir  ses  divisions.  58, 


DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


Horale  :  ses  préceptes  subsistent  indépendamment  l'un  de 
Taulre.  58. 

—  du  jugement  se  moque  de  la  morale  de  l'esprit.  66. 

—  En  quoi  elle  consiste.  1 19. 
—•  Les  anciens  philosophes  l'ont  conduite  indépendamment 

du  d»)gme  de  l'immortalité  de  l'âme.  129,] 
Mort  :  les  hommes  en  fuient  la  pensée.  51. 

—  plus  aisée  à  supporter  sans  y  penser,  que  la  pensée  de  Jh 
mort  sans  péril.  6i. 

—  La  souhaiter,  eu  souffrant  de  bon  cœur  la  vie.  I2J. 
~  Ce  qui  la  rend  désirable  aux  chrétiens.  124. 

—  Suite  d'un  arrêt  de  la  providence  de  Dieu ,  et  non  pas  un 
effet  du  hasard.  135. 

—  est  une  peine  du  péché.  Ibid. 

—  peut  seule  délivrer  l'âme  de  la  concupiscence  des  mem- 
bres. Ibid.  et  suiv. 

—  sans  Jésus-Christ  est  horrible ,  détestable  ;  en  Jésus-Christ 
est  aimable ,  sainte.  1 36. 

—  de  l'hostie  est  la  principale  partie  des  sacrifices.  Ibid. 

—  ■  Ne  pas  la  considérer  comme  des  païens ,  mais  comme  des 
chrétiens,  c'est-à-dire  avec  l'espérance.  137. 

—  Juste  de  l'aimer  quand  elle  sépare  une  âme  sainte  d'un 
corps  impur.  138. 

—  est  le  couronnement  de  la  béatitude  de  l'âme ,  et  le  com- 
mencement de  la  béatitude  du  corps.  Ibid. 

—  du  corps  n'est  que  l'image  de  celle  de  l'àme.  139. 
Morts  :  différence  entre  les  morts  généreuses  des  païens  et 

celles  des  martyrs.  122. 

—  Une  des  plus  solides  charités  envers  eux  est  de  faire  ce 
qu'ils  ordonneraient  s'ils  étaient  encore  au  monde.  139. 

Mot  :  différence  du  même  mot  en  diverses  bouches.  36. 

—  de  David  et  de  Moïse  qui  fait  juger  de  leur  esprit.  125. 
Mots  primitifs  :  inutile  de  les  définir.  26. 
•—  (Bons)  :  ne  pas  juger  de  l'excellence  d'un  homme  par  l'ex- 
cellence d  an  bon  mot  qu'on  lui  entend  dire.  36. 

—  d'enflure,  haïssables.  37. 

—  Les  mêmes  appliqués  dans  les  mêmes  occasions.  46. 

—  Diseur  de  bons  mots ,  mauvais  caractère.  67. 
Mourant  :  est-ce  courage  à  lui  d'affronter  un  Dieu  tout-puis- 
sant et  éternel?  127. 

Mouvement,  nombre,  espace  :  ces  trois  mots  comprennent 
tout  l'univers.  28. 

—  de  bassesse  et  de  grandeur.  89  et  suiv. 

—  Le  moindre  importe  à  toute  la  nature.  133. 
Moyens  de  croire  :  il  y  en  a  trois;  quels  sont-ils?  127. 
Multitude  et  Unité  :  avantages  de  leur  réunion  dans  l'Église. 

133. 

—  qui  ne  se  réduit  pas  à  l'unité  est  confusion.  134. 
Mystère  dont  le  hasard  est  en  apparence  la  cause.  125. 

N 

Naissance  :  la  prendère  fait  les  pélagiens ,  et  la  seconde  fait 
les  catholiques.  120.  (Voyez  Qualité,  Noblesse  hérédi- 
taire. ) 
Nature  :  immense  dans  les  êtres  les  plus  imperceptibles.  38. 
i        —  souvent  nous  dément  et  ne  s'assujettit  point  à  ses  propres 
règles.  46. 

—  nous  rend  malheureux  en  tous  états.  .62. 

—  Commwnt  elle  devient  fière.  56. 

—  Ce  li'est  pas  elle  qui  nous  trouble,  ce  sont  nos  craintes. 
57. 

—  Dans  les  choses  de  la  nature,  il  y  a  des  erreurs  avantageu- 
se». 64. 

—  Il  y  en  a  qui  la  masquent  :  point  de  roi  parmi  eux ,  mais 
«m  auguste  monarque.  65. 

—  peut  parler  de  tout,  même  de  théologie.  C6. 

—  corrompue  :  la  Fieligion  qui  lui  est  contraire  est  la  seule 
qui  ait  toujours  été.  85. 

—  Sa  corruplion  ne  peut  se  connaître  que  par  la  vraie  n;li- 
giuD.  Ibid. 

—  marque  partout  un  Dieu  perdu.  89. 

—  n'offre  rien  que  doute  et  inquiétude.  »2. 

—  t«t  une  image  de  la  grâce.  94. 
-cache  de  son  voile  le  secret  de  Dieu.  1 1'-. 


743 

Nature  :  sa  corruption  est  prouvée  par  l'indifférence  mémo 
des  impies.  120. 

—  Ce  qui  résulte  de  ses  perfections  et  de  ses  défauts.  132. 

—  nous  tente  continuellement.  139. 

Néant  :  nous  en  faisons  une  étermté,  et  de  l'éternité  nu 
néant.  43. 

—  Certitude  d'y  tomber  serait  un  sujet  de  désespoir.  78. 
Ncstoriens  :  en  quoi  ils  erraient.  120. 

Neutralité  :  essence  du  pyrrhonisme.  75. 

Noblesse  héréditaire  :  trente  ans  gagnés  sans  peine.  54. 

NoÉ  a  transmis  la  promesse  du  Messie.  84  et  suiv. 

Nombre,  temps,  espace,  quels  qu'ils  soient,  on  peut  tou- 
jours en  concevoir  de  moindres  et  de  plus  grands.  2î>. 
(  Voyez  Mouvement.  ) 

Nombres  sont  infinis  :  U  n'y  en  a  point  deux  carrés  dont  l'un 
soit  double  de  l'autre.  75. 

Nouveauté  :  ses  charmes  nous  séduisent.  45, 

Nouveautés  terrestres  et  célestes  :  leur  différence.  121. 

o. 

Obéissance  :  différence  entre  celle  d'un  soldat  et  celle  d'un 
chartreux.  126. 

—  Meilleur  d'obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes.  131. 
Obscurité  :  fausse  idée  qu'on  se  forme  de  l'obscurité  appa- 
rente de  Jésus-Christ.  10  [,  102. 

Occupation  :  saris  occupation  et  sans  divertissement ,  la  féli- 
cité de  l'homme  est  languissante.  49. 
Occupations  tumultuaires  des  hommes.  48  et  suiv. 

—  violentes  et  impétueuses  détournent  l'homme  de  la  vue  de 

lui-même.  49, 
Omnes  :  comment  ce  mot  doit  être  expliqué.  133. 
Opinion ,  maîtresse  d'erreur.  42  et  suiv. 

—  dispose  de  tout.  43. 

—  Son  empire  est  doux  et  volontaire.  52. 

—  est  la  reine  du  monde.  Ibid. 

—  Toute  opinion  peut  être  préférée  à.  la  vie.  60. 

Opinions  s'insinuent  dans  l'âme  par  l'entendnment  et  la  vo- 
lonté. 82. 

—  Comment  elles  vont  dans  le  monde.  52. 

—  anciennes  :  pourquoi  prévalent.  Ibid. 

—  Le  peuple  en  a  de  très-saines.  54. 

—  communes  cachent  souvent  des  vérités.  109. 

—  relâchées  plaisent  tant  aux  hommes  naturellement ,  qu'il 

est  étrange  qu'elles  leur  déplaisent.  13I. 
Ordre  :  impuissance  où  est  l'homme  de  traiter  quelque  science 

que  ce  soit  dans  un  ordre  accompli.  26. 
Oreille  :  on  ne  consulte  que  l'oreille ,  parce  qu'on  manque  de 

cœur.  134. 
Orgueil  eontre-pèse  toutes  nos  misères.  40,  119. 

—  Jusqu'où  il  nous  tient.  Ibid. 

—  des  j)hilosophes  qui  ont  connu  Dieu  et  non  leur  misère. 

85. 

—  et  concupiscence,  prmcipales  maladies  de  l'homme.  87. 

—  et  paresse,  sources  de  nos  vices.  89. 

—  et  désespoir,  double  péril  auquel  l'homme  est  totyours 

exposé.  Ibid. 

—  Égarement  bien  visible  de  l'homme.  119. 

—  et  paresse,  sources  de  nos  péchés.  126. 
Originel.  Voyez  Péché. 

Ouvrage  :  quelle  est  la  dernière  chose  qu'on  trouve  en  faisan 
un  ouvrage?  66. 

P. 

Païens  :  parallèle  entre  les  Juifs,  les  chrétiens  et  les  païens. 
96. 

—  Leur  conversion  réservée  à  la  grâce  du  Messie,  loi. 

—  Les  sages  n'ont  pu  leur  persuader  de  n'adorer  que  le  vr.  i 

Dieu.  Ibid. 

—  Leur  conversion  prouve  le  Messie.  103. 

—  En  eux  parait  l'abandon  de  Dieu.  lOR. 

—  Les  miracles  discernent  entre  les  Juifs  et  les  païens,  il*. 

—  Sages,  parmi  eux,  qui  ont  dit  qu'il  n'y  a  (ju'un  Dieu,  ont 

été  persécutés,  laa. 


74 


TABLE  ANALYTIQUE 


Païens:  disaient  du  mal  d'Israël  ainsi  que  le  prophète.  128. 
Paix  :  il  y  a  des  hommes  qui  préfèrent  la  guerre  à  la  paix. 

60. 
--  que  Jésus-Christ  est  venu  apporter.  123. 

—  de  l'homme  ne  sera  parfaite  que  quand  le  corps  wra  dé- 

truit. Ibid. 
Pape  :  point  de  salut  hors  de  sa  communion.  I20. 

—  Pourquoi  on  veut  qu'il  soit  infaillible.  132. 

—  Comment  on  doit  juger  de  ce  qu'il  est.  133. 
■—  11  est  le  premier  et  reconnu  de  tous.  Jbid.  '■ 

—  chef  de  l'Église  considérée  comme  unité.  Ihid. 

-r-En  la  considérant  comme  multitude,  il  n'en  est  qu'une 

partie.  Ibid. 
Paresse  :  source  de  nos  vices.  89.  (  Voyez  Orgueil.  )| 
Paris  :  dans  certains  endroits  il  faut  l'appeler  Paris  ;  dans 

d'autres ,  capitale  du  royaume.  65. 
Parole  :  il  y  a  des  gens  qui  parlent  bien  et  qui  écrivent  mal. 

64. 

—  Les  paroles  influent  sur  le  sens.  66. 

—  de  Dieu  :  comment  il  faut  l'entendre.  lOO. 

—  de  Jésus-Christ  :  son  caractère.  102. 

Parti  :  chacun  se  sert  des  raisons  de  l'autre  pour  établir  son 
opinion.  76. 

—Lequel  on  doit  prendre  sur  l'importante  question  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  81. 

Partis  (règle  des).  68. 

—  Ils  doivent  servir  à  la  recherche  de  la  vérité.  121. 
PASCAL  :  compte  qu'il  se  rend  de  ses  sentiments.  132. 

Passé  :  nous  ne  le  rappelons  que  pour  l'arrêter  comme  trop 
prompt.  43. 

—  et  le  présent  sont  nos  moyens ,  l'avenir  est  notre  objet. 

Ibid. 

—  ne  doit  point  nous  embarrasser.  124. 
Passions  :  elles  troublent  les  sens.  48. 

-  On  aune  à  voir  leur  combat  ;  mais  celle  qui  a  prévalu  n'in- 
téresse plus.  59. 
^  toujours  vivantes  dans  c^ux  mômes  qui  veulent  y  renon- 
cer. 76. 

—  Guerre  dans  l'homme  entre  elles  et  la  raison.  129. 
Patriarches  :  la  longueur  de  leur  vie  servait  à  conserver  les 

histoires  passées.  97. 
Paul  (Saint)  :  les  miracles  discernent  entre  lui  et  Barjésu. 

114. 
Pauvre  laisse  toujours  quelque  chose  en  mourant.  132. 
Pauvreté  est  un  grand  moyen  pour  faire  son  salui.  ^id- 

—  aimable  parce  que  Jésus-Christ  l'a  aimée.  Ibid. 

Péché  :  nulle  religion  que  la  nôtre  n'enseigne  que  l'homme 
est  né  dans  le  péché.  83. 

—  le  Rédempteur  en  a  retiré  les  hommes  en  réunissant  en  lui 

les  deux  natures.  85. 

—  originel  prouve  la  véritable  religion.  86  et  suiv. 
-~  Mystère  de  sa  transmission.  88. 

—  Ce  mystère  choque  la  raison.  Ibid. 

—  Sans  ce  mystère  nous  sommes  incompréhensibles.  Ibid. 

—  Folie  devant  les  hommes.  Ibid. 

—  Incompréhensible  qu'il  soit  ou  qu'il  ne  soit  pas.  135. 

—  n'est  pas  achevé  si  la  raison  ne  consent.  139. 
Péchés:  vrais  ennemis  de  l'homme,  lor. 

—  Pourquoi  ils  sont  péchés.  123.  ^ 

—  Ils  ont  deux  source?  et  deux  remèdes.  126. 

Pécheurs  :  puriliés  «sans  pénitence,  etc.  etc.    absurdités I 

133. 
Peine  :  il  y  en  a  en  s'exerçant  dans  la  piété.  130. 
~  vient  de  l'impiété  qui  est  encore  en  nous.  Ibid. 
Peines  et  Plaisirs  nécessaires  pour  sanctifier.  123. 
Peinture  :  sa  vanité.  66. 
Pélagiens  :  il  y  en  aura  toujours ,  parce  que  nous  naissons 

tels.  120. 
Pénitents  du  diable.  123: 
Pensée  :  c'est  elle  qui  fait  l'être  de  l'homme.  39. 

—  toujours  occupée  au  passé  et  à  l'avenir.  43. 

—  oubliée  nous  rappelle  notre  faiblesse.  60. 

—  double,  l'une  cachée,  l'autre  découverte  :  ce  qu'elle  est. 

71. 
~  Les  grands  doivent  l'avoir,  72. 


Pensée  de  l'homme,  admirable  par  sa  nature.  128. 

—  a  de  tels  défauts  que  rien  n'est  plus  ridicule.  Ibid. 

—  Son  ordre  est  de  commencer  par  soi,  par  son  auteur  et 

par  sa  fin.  129. 

—  Il  faut  avoir  une  pensée  de  derrière.  134. 

Pensées  :  les  mêmes  poussent  quelquefois  dans  un  autre  tout 
autrement  (lue  dans  leur  auteur.  36. 

—  Les  mêmes  forment  un  autre  corps  de  discours  par  une 

disposition  différente.  64. 
Penser  à  Dieu  :  combien  de  choses  en  détournent.  128  et 

suiv. 
Pente  vers  soi  est  le  commencement  de  tout  désordre.  129. 
Pères  craignent  que  l'amour  naturel  des  enfants  ne  s'efface. 

46. 
Perpétuité,  marque  principale  de  la  véritable  religion.  80. 
Persécutions  :  confiance  qu'on  doit  avoir  dans  celles  que 

l'Église  éprouve.  125  et  suiv. 
Personne  :  on  n'aime  jamais  une  personne  que  relaUvement 

à  ses  qualités.  54. 
Persuader  :  en  quoi  consiste  l'art  de  persuader.  32  et  suiv. 

—  Pour  y  réussir,  il  faut  avoir  égard  à  la  personne  à  qui  on 

en  veut.  33, 

—  On  se  persuade  mieux  par  les  raisons  qu'on  a  trouvées  soi- 

même.  64. 
Petits  :  différence  entre  les  grands  et  les  petits.  68. 
Peuple  :  le  peuple  et  les  habiles  composent  le  train  du 

monde.  47. 

—  Toutes  ses  opinions  sont  très-saines.  52  et  54. 

—  n'est  pas  si  vain  qu'on  le  dit.  52. 

—  croit  la  vérité  où  elle  n'est  pas.  Ibid, 

—  honore  les  personnes  d'une  grande  naissance.  62, 

—  croit  la  noblesse  une  grandeur  réelle.  73. 

—  de  Dieu ,  son  caractère.  92. 

—  chrétien  figuré  dans  le  peuple  juif.  93  et  suiv. 
Peuples  :  ce  qui  fait  qu'ils  sont  sujets  à  se  révolter.  44, 56. 
Pharisiens  :  les  miracles  discernent  entre  Jésus-Christ  et  les 

pharisiens.  114. 

—  et  Scribes  font  état  des  miracles  de  Jésus-Christ.  117. 

—  essaient  de  montrer  qu'ils  sont  faux.  Ibid. 
Philosophes  anciens  ont  presque  tous  confondu  les  idées  des 

choses. 

—  A  quoi  leurs  divisions  et  subdivisions  peuvent  être  utiles. 

58. 

—  Fausse  idée  qu'on  s'en  forme.  6J, 

—  ont  beau  dire  :  Rentrez  en  vous-même, on  ne  les  croit  paaw 

76. 

—  ont  parfois  eu  des  sentiments  qui  avaient  quelque  confos- 

mité  avec  ceux  du  christianisme.  86. 

—  n'ont  jamais  reconnu  pour  vertu  l'humilité.  Ibid. 

—  Insuflisance  de  leur  doctrine.  87. 

—  ne  savent  quel  est  le  véritable  bien.  Ibid. 

—  n'ont  point  connu  le  véritable  état  de  l'homme.  Ibid. 

—  ne  prescrivaient  point  de  sentiments  proportionnés  aui 

deux  états  de  l'homme.  89. 
Philosophie  (  autorité  en  matière  de  ).  22  et  suiv. 

—  S'en  moquer ,  c'est  philosopher.  66. 

—  conduit  insensiblement  à  la  théologie.  71. 

—  ne  vaut  pas  une  heure  de  peine.  135. 
Piété  :  différente  de  la  superstition.  90. 

—  La  pousser  jusqu'à  la  superstition,  c'est  la  détruire.  Ibid. 

—  vraie  :  en  quoi  elle  consiste.  124. 

—  ne  consiste  pas  en  une  amertume  sans  consolation.  Ibid. 

—  pleine  de  satisfactions.  Ibid. 

—  On  est  toujours  obligé  de  ne  pas  en  détourner.  126, 

—  a  ses  peines ,  mais  qui  ne  viennent  pas  d'elle.  130. 
Plaisir  :  ses  principes  ne  sont  pas  fermes  et  stables.  34 

—  divers  en  tous  les  hommes.  Ibid. 

—  Qu'est-ce  qui  le  sent  en  nous?  38  et  suiv. 

—  est  la  monnaie  pour  laquelle  nous  donnons  tout  ce  qu'on 

veut.  6G. 
Plaisirs  :  le  sentiment  de  la  fausseté  des  plaisirs  présents  et 
l'ignorance  de  la  vanité  des  plaisirs  absents,  causant  l'in- 
constance. 60. 

—  La  religion  qui  les  combat  tous  est  la  seule  qui  ait  toujoan 

élé.  85. 


DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


745 


Plaisirs  et  Peines  nécessaires  pour  sanctifier.  123. 

—  des  gens  du  monde.  Ibid,  et  suiv. 
Platon  :  fausse  idée  qu'on  s'en  forme.  6i. 

Platoniciens  croient  Dieu  seul  digne  d'être  aimé  et  admiré. 
130. 

—  ont  désiré  d'être  aimés  et  admirés  des  hommes.  Ibid. 

—  Injustice  de  ces  philosoplies.  Ibid. 

Pleurer  :  d'où  vient  qu'on  pleure  et  qu'on  rit  quelquefois 

d'une  même  chose.  59. 
Pluralité  :  on  la  suit,  non  parce  qu'elle  a  plus  de  raison, 

mais  plus  de  force.  52. 

—  Règle  des  choses  extraordinaires.  55. 

—  Les  rois  ne  la  suivent  pas.  Ibid.  et  suiv. 

—  est  la  meilleure  voie,  et  l'avis  des  moins  habiles.  56. 
Poésie  :  on  ne  sait  pas  en  quoi  consiste  l'agrément  qui  est 

son  objet.  65. 
Poètes  :  les  honnêtes  gens  mettent  peu  de  différence  entre  le 
métier  de  poète  et  celui  de  brodeur.  57. 

—  Leurs  fausses  théologies  avant  J.  C.  84. 

Point  se  mouvant  partout  d'une  vitesse  infinie  ;  ce  que  c'est. 

118. 
Pompée  agit  pour  la  gloire  de  l'Évangile  sans  le  savoir.  107. 
Port  :  règle  ceux  qui  sont  dans  le  vaisseau.  55. 
PoRT-RoYAL  :  les  religieuses  persécutées  s'offrent  à  Dieu.  116. 

—  Ce  qu'on  doit  penser  des  miracles  qui  s'y  sont  opérés.  1 17. 
Précipice  :  on  y  court  après  avoir  mis  quelque  chose  devant 

ses  yeux  pour  ne  pas  le  voir.  79. 
Prédictions  :  dans  quel  dessein  Dieu  les  a  faites.  94. 
Préjugés  :  source  d'erreur.  45. 
Présent  :  il  n'est  jamais  notre  but.  43. 

—  L'imagination  le  grossit.  Ibid. 

—  est  le  seul  temps  qui  est  véritablement  à  nous.  124, 
Présomption  :  la  grandeur  l'inspire.  89. 
Présomptueux,  au  point  de  vouloir  être  connu  de  toute  la 

terre.  41. 

Prêtre  :  l'est  fait  maintenant  qui  veut  l'être.  134. 

Preuves  :  il  est  douteux  qu'il  y  ait  un  art  pour  les  accommo- 
der à  l'inconstance  de  nos  caprices.  33  et  suiv. 

—  Il  y  en  a  de  différentes  sortes.  63. 

—  ne  convainquent  que  l'esprit.  83. 

•-  La  coutume  fait  les  plus  fortes.  Ibid. 

—  de  la  religion  chrétienne  :  nul  homme  raisonnable  ne  peut 

y  résister.  85. 

—  de  la  corruption  des  hommes  et  de  la  rédemption  de  Jésus- 

Christ,  se  tirent  des  impies  et  des  Juifs.  119  et  suiv. 

—  de  la  religion  :  un  homme  qui  les  découvre  est  comme  un 

héritier  qui  trouve  les  titres  de  sa  maison.  122. 

—  ne  sont  pas  géométriquement  convaincantes.  Ibid. 

—  assez  claires  pour  condamner  ceux  qui  refusent  de  croire. 

Ibid. 

—  par  la  raison,  il  faut  y  ouvrir  son  esprit.  127. 
Prévoyance  :  Jésus-Christ  n'a  pas  voulu  qu'elle  s'étendît  plus 

loin  que  le  jour  où  nous  sommes.  124. 
Prière  :  est  le  principal  remède  à  la  concupiscence.  83. 

—  et  sacrifices,  souverain  remède  aux  peines  des  morts.  139, 

—  pour  demander  à  Dieu  le  bon  usage  des  maladies.  Ibid. 
Prince  :  sera  la  fable  de  l'Europe ,  et  lui  seul  n'en  saura  rien. 

42, 

—  chassé  par  ses  sujets ,  d'autant  plus  tendre  pour  ceux  qui 

lui  restent  fidèles.  123. 
Princes  :  il  faut  se  tenir  debout  dans  leur  chambre.  73. 

—  qui  ont  combattu  la  religion  chrétienne,  ont  servi  a  prou- 

ver qu'elle  est  la  vraie.  85  et  suiv. 

Principe  :  l'omission  d'un  principe  mène  à  l'erreur.  62. 
-  faux  de  conscience  fait  commettre  le  mal  bien  plus  plei- 
nement. 127. 

Principes  de  la  théologie,  au-dessus  de  la  nature  et  de  la  rai- 
son. 22. 

—  naturels  sont  nos  principes  accoutumés.  46, 

—  Diversité  des  conséquences  qu'on  en  tire.  62. 

—  Ceux  qui  raisonnent  par  principes  ne  comprennent  rien 

aux  choses  de  sentiment.  66. 

~  On  peut  en  abuser,  et  cet  abus  mérite  punition.  Ibid. 

^  (les  choses  :  présomption  de  ceux  qui  veulent  les  com- 
prendre. 132 


Prison  :  pourquoi  un  supplice.  50, 
Probabilité  :  ses  effets,  132. 

—  Si  elle  est  sûre,  l'ardeur  des  saints  pour  le  bien  était  inu- 

tile. Ibid. 

Promesses  figuratives  de  la  loi  et  des  prophètes.  98. 

Prophètes  :  ils  ont  prédit  le  Messie  et  annoncé  sa  loi  nou- 
velle. 84. 

—  se  sont  succédé  pendant  deux  mille  ans.  86. 

—  n'entendaient  pas  la  loi  à  la  lettre.  96. 

—  Au  temps  des  prophètes  le  peuple  négligeait  la  loi.  97. 

—  Pourquoi  ils  ont  parlé  en  figures.  98. 

—  ont  prédit  et  n'ont  pas  été  prédits.  102. 
Prophéties  :  leur  accomplissement  prouve  le  Messie.  85. 

—  Cet  accomplissement  est  admirable.  86. 

—  confiées  aux  Juifs,  qui  n'y  reconnaissaient  pas  le  Messie. 

95. 

—  Leur  double  sens.  Ibid. 

—  prouvent  les  deux  Testaments.  98. 

—  pour  les  examiner,  il  faut  les  entendre.  Ibid. 

—  ont  deux  sens.  98,  101. 

—  marquent-elles  réalité  ou  figure?  99. 

—  Preuves  de  Jésus-Christ  par  les  prophéties.  102  et  suiv. 

—  qui  représentent  Jésus -Christ  pauvre,  le  représentent 

aussi  maître  des  nations.  106. 

—  Différence  entre  celles  qui  prédisent  le  premier  et  le  se- 

cond avènement.  Ibid. 

—  seules  ne  pouvaient  pas  prouver  Jésus-Christ  pendant  sa 

vie.  113. 
Proposition  :  toutes  les  fois  qu'elle  est  inconcevaWe,  il  faut 

en  suspendre  le  jugement.  29. 
Puissance  des  rois,  fondée  sur  la  raison  et  sur  la  folie  du 

peuple.  53. 

—  royale  :  non-seulement  image,  mais  participation  de  la 

puissance  de  Dieu.  133. 
Pureté  de  la  religion,  contraire  aux  opinions  trop  relâchées. 

131. 
Pyrrhonien  :  Montaigne  est  pur  pyrrhonien.  67  et  suiv. 
Pyrrhoniens.  74  et  suiv. 

—  Il  n'y  en  a  jamais  eu  d'effectif  ni  de  parfait.  75. 

—  La  nature  les  confond.  Ibid. 
Pyrrhonisme  :  a  servi  à  la  religion.  118. 

Pyrrhus  ne  pouvait  être  heureux  ni  avant  ni  après  avoir 
conquis  le  monde.  60. 


Qualité  héréditaire  :  avantage  qu'elle  procure.  64, 


R. 


liaison  :  elle  seule  a  lieu  de  connaître  des  SD^jets  qui  tom- 
bent sous  les  sens.  23. 

—  toujours  déçue  par  l'inconstance  des  apparences.  47. 

—  et  les  sens  s'abusent  réciproquement.  48. 

—  Ce  qui  est  fondé  sur  elle  seule  est  bien  mal  fondé.  58. 

—  Son  empire.  55 ,  60. 

—  est  pliable  à  tous  sens.  63. 

—  Une  infinité  de  choses  la  surpassent.  90. 

—  Sa  soumission  et  son  usage.  Ibid. 

—  Quand  elle  doit  se  soumettre.  Ibid. 

—  Trois  principes  qui  doivent  la  régler.  Ibid. 

—  Son  désaveu  dans  les  choses  qui  sont  de  foi.  91. 

—  L'exclure  ou  n'admettre  qu'elle,  excès  également  contrai- 

res. Ibid. 

—  Comment  elle  peut  nous  conduire  à  nous  connaître.  121. 

—  Comment  les  impies  en  abusent.  Ibid. 

—  naturelle  est  le  guide  de  toutes  les  fausses  religion»  et  de 

toutes  les  sectes.  127. 

—  Dieu  ne  l'exclut  pas,  mais  il  veut  qu'elle  cède  aux  preu- 

ves. Ibid. 

—  Différence  entre  elle  et  le  sentiment.  128. 

—  Elle  agit  avec  lenteur.  Ibid. 

—  et  les  passions  causent  une  guerre  dans  l'hommo.  18». 
Raisonnement  et  autorité.  22. 


746 


TABLE  ANALYTIQUE 


Raisonnement  :  ses  effets  augmentent  sans  cesse.  24. 

—  pourquoi  nous  nous  fâchons  contre  ceux  qui  disent  que 

nous  raisonnons  mal.  f>4. 

—  se  réduit  à  céder  au  sentiment.  63. 

—  Différence  entre  les  choses  de  raisonnement  et  les  choses 

de  sentiment.  66. 

—  Les  personnes  simples  croient  sans  raisonnement.  91. 

—  Image  d'un  homme  qui  s'est  lassé  de  cherclier  Dieu  par  le 

raisonnement.  Ibid. 

—  (  faux)  :  est  une  maladie;  par  quels  remèdes  elle  se  guérit. 

37. 
Raisons  :  sont  visibles  seulement  à  l'esprit.  53. 

—  On  se  persuade  mieux  par  celles  qu'on  a  trouvées  soi- 

même.  64. 

—  Le  cœur  a  ses  raisons,  que  la  raison  ne  connaît  point. 

113. 
Rang  :  l'homme  ne  sait  auquel  se  mettre.  76. 
Récompense  éternelle  :  ridicule  de  dire  qu'elle  est  offerte  à 

des  mœurs  licencieuses.  I3I. 
Rédempteur  :  comment  il  a  retiré  les  hommes  du  péché  pour 

les  réconcilier  à  Dieu.  85. 

—  Combien  il  est  important  de  le  connaître.  Ibid. 
Rédemption  :  ses  preuves.  120. 

—  Il  n'est  pas  juste  que  to\is  la  voient.  1 19. 

Règles  aussi  sûres  pour  plaire  que  pour  démontrer.  34. 

—  pour  les  définitions.  34  et  suiv. 

—  pour  les  axiomes.  Ibid. 

—  pour  les  démonstrations.  Ibid. 

—  On  en  aurait  besoin  pour  discerner  le  sentiment  d'avec  la 

fantaisie.  63. 

—  Partage  de  ceux  qui  jugent  par  des  règles  que  les  autres 

ne  connaissent  pas.  Ibid. 

—  Il  faut  s'y  tenir  et  se  défier  des  exceptions.  64. 

—  Les  chrétiens  doivent  les  prendre  hors  d'eux-mêmes,  et 

les  recevoir  de  Jésus-Christ.  127. 
Religion  catholique ,  commande  de  découvrir  le  fond  de  son 
cœur  à  un  seul.  42. 

—  C'est  ce  qui  a  fait  révolter  contre  l'Église  une  grande  par- 

tie de  l'Europe.  Ibid, 
•r-  chrétienne  :  ses  merveilles.  49. 
T-  Nécessité  de  l'étudier.  77  et  suiv. 

—  Que  ceux  qui  la  combattent  apprennent  au  moins  quelle 

elle  est.  Ibid. 

—  Négligence  de  ceux  qui  la  combattent.  Ibid. 

—  Glorieux  pour  elle  d'avoir  des  ennemis  si  déraisonnables. 

78  et suiv. 

—  catholique  :  il  est  plus  avantageux  de  croire  que  de  ne  pas 

croire  ce  qu'elle  enseigne.  81. 
— •  Marques  de  la  vraie.  83  et  suiv. 

—  Aucune  autre  n'a  ordonné  d'aimer  Dieu.  Ibid. 

—  Aucune  autre  n'a  connu  notre  nature.  Ibid. 

—  proportionnée  à  tous,  étant  mêlée  d'extérieur  et  d'inté- 

rieur. Ibid. 

—  Nulle  autre  n'a  connu  que  l'homme  est  la  plus  excellente 

créature  et  la  plus  misérable.  Ibid. 

—  Autres  preuves.  Ibid.  et  suiv. 

—  chrétiemie  :  a  toujours  duré  et  a  toirjours  été  combattue. 

84. 

—  relevée  par  des  coups  extraordinaires  de  la  puissance  de 

Dieu.  Ibid. 

—  s'est  maintenue  sans  fléchir  et  plier  sous  la  volonté  des  tj  - 

rans.  Ibid. 

—  n'a  jamais  plié  à  la  nécessité.  Ibid. 

—  La  seule  contraire  à  la  nature  est  la  seule  qui  ait  toiyours 

été.  85. 

—  doit  être  le  centre  où  toutes  choses  tendent.  Ibid. 

—  consiste  proprement  au  mystère  du  Rédempteur.  Ibid. 
■—  enseigne  deux  vérités  importantes.  Ibid. 

—  contraire  à  la  nature.  Ibid.  et  suiv. 

—  Ses  preuves  rassemblées.  86. 

—  a  toujours  subsisté  depuis  le  commencement  du  monde. 

Ibid. 

—  doit  rendre  raison  des  étonnantes  contrariétés  qui  se  ren- 

contrent dans  l'homme.  Ibid. 
-^  nous  enseigne  à  guérir  l'orgueil  et  la  concupiscence.  87. 


Religion '.fait  trembler  ceux  qu'elle  Jnstifle,  console  cent 
qu'elle  condamne.  89. 

—  abaisse  sans  désespérer,  relève  sans  enfler.  Ibid. 

—  Nulle  doctrine  n'est  plus  propre  à  l'homme.  Ibid. 

—  Disposition  de  ceux  qui  la  croient  sans  examen.  91. 

—  juive  :  combien  elle  mérite  notre  attention.  92  et  suiv. 

—  ridicule  dans  la  tradition  du  peuple ,  incomparable  dans 

celle  de  leurs  saints.  96. 

—  est  toute  divine ,  et  sert  à  reconnaître  la  vérité  du  Mes- 

sie. Ibid. 

—  Qui  la  jugera  par  les  grossiers  la  connaîtra  mal.  Ibid. 

—  chrétienne  :  toute  divine;  prouvée  par  l'état  présent  et 

passé  des  Juifs.  97. 

—  Nécessité  des  miracles  pour  son  établissement.  106. 

—  mahométane  :  ses  défauts.  Ibid. 

—  chrétienne  :  il  faut  en  reconnaître  la  vérité  dans  son  obs 

curité.  109. 

—  La  même  pour  les  vrais  Juifs  et  les  vrais  chrétiens.  1 10. 

—  En  quoi  consistait  celle  des  Juifs.  Ibid. 

—  abhorre  presque  également  l'athéisme  et  le  déisme.  1 12. 

—  Ses  trois  marques.  1I6. 

—  a  quelque  chose  d'étonnant.  II9. 

—  Ceux  qui  semblent  les  plus  opposés  à  sa  gloire  n'y  seront 

pas  inutiles  pour  les  autres.  Ibid. 

—  fondée  sur  une  religion  précédente.  Ibid. 

—  Ce  qu'il  fallait  qu'elle  enseignât.  Ibid. 

—  Il  est  juste  que  ceux  qui  ne  la  veulent  pas  chercher  en 

soient  privés.  Ibid. 

—  chrétienne  :  la  grâce  fait  embrasser  ses  preuves ,  la  con- 

cupiscence les  fait  fuir.  122. 

—  Combien  elle  est  admirable.  Ibid. 

—  Ses  défenseurs  sont  agréables  à  Dieu  ;  c'est  lui  qui  les 

forme.  123. 

—  Comment  on  peut  gagner  ceux  qui  ont  4e  la  répugnance 

pour  elle.  125. 

—  Se  tromper  en  la  croyant  vraie,  pas  grand'chose  à  perdre. 

Ibid. 

—  Combien  il  est  dangereux  de  la  regarder  comme  fausse. 

Ibid. 
■^  n'admet  pas  pour  ses  vrais  enfants  ceux  qui  croient  sans 
inspiration.  127. 

—  n'est  pas  unique,  et  cela  prouve  qu'elle  est  véritable.  133. 

—  n'est  pas  certaine.  134. 

Religions  :  toute  religion  qui  ne  dit  pas  que  Dieu  est  caché 
est  fausse.  83  et  suiv. 

—  contraires,  et  par  conséquent  toutes  fausses,  éventé  une. 

85. 

—  Chacune  menace  les  incrédules.  Ibid. 

—  diverses  n'ont  ni  morale  qui  puisse  plair;' ,  ni  preuves  ca- 

pables d'arrêter.  92, 

—  dépourvues  de  marques  de  vérité.  Ibid. 

—  Toute  religion  qui  ne  reconnaît  pas  aujourd'hui  J^us- 

Christ  est  fausse.  113. 

—  Il  n'y  en  a  de  fausses  que  parce  qu'il  y  en  a  une  vérita- 

ble. 115. 

—  Toutes  ont  eu  la  raison  naturelle  pour  guide.  127. 
Reliques  des  saints  :  pourquoi  si  dignes  de  vénération.  124. 

—  des  morts  :  pourquoi  nous  les  honorons.  137. 
Remontrance  :  comment  il  faut  reprendre  ceux  qui  se  trom- 
pent. 58. 

Répétitions  nécessaires.  65. 

Repos  :  s'en  tenir  à  lui,  chacun  dans  l'état  où  la  nature  l'a 
placé.  47. 

—  Éloignement  des  hommes  pour  le  repos.  49. 

—  On  croit  le  chercher,  et  on  ne  cherche  en  effet  que  l'agi- 

tation. 50. 

—  insupportable  quand  on  y  est  parvenu.  Ibid. 

—  fait  penser  aux  misères  qu'on  a,  ou  à  celles  dont  on  est 

menacé.  Ibid. 
Réprouvés  :  il  y  a  assez  d'obscurité  pour  les  aveugler,  assez 
de  clarté  pour  les  condamner.  I08  et  suiv. 

—  Tout  tourne  en  mal  pour  eux.  Ibid. 

—  ignoreront  leurs  crimes.  124. 

République  :  ce  serait  un  très-grand  mal  de  contribuer  A  y 
mettre  un  roi.  133. 


DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


Î7 


litpHgnance  pour  la  religion  :  comment  doit  être  guérie.  125. 

liëputation  :  qui  la  dispense.  Voyez  Estime.  43. 

Respect  :  ses  usages.  &4. 

•—  mutuel  :  est  nécessaire.  62. 

—  Deux  sortes  de  respects  dus  à  deux  sortes  de  grandeurs. 

73. 
Résurrection  des  corps  :  pas  plus  difficile  à  croire  que  la 

création.  122. 
Révélation  :  sans  son  secours  l'homme  est  exposé  à  tomber 

dans  les  systèmes  des  épicuriens  ou  des  stoïciens.  69. 

—  accorde  les  contrariétés  les  plus  formelles,  et  comment. 

70. 
Ris  :  comment  il  arrive  qu'on  pleure  et  qu'on  rit  d'une  môme 

chose.  59. 
Rivières  :  ce  sont  des  chemins  qui  marchent.  66, 
Roi  qui  rêverait  toutes  les  nuits  qu'il  est  artisan;  quid?  46. 

—  qui  se  voit  est  un  homme  plein  de  misères.  49. 

Rois  :  leur  dignité  même  ne  les  rend  pas  heureux.  Ibid. 

—  Pourquoi  leur  visage  imprime  le  respect  et  la  terreur.  53. 

—  Leur  puissance  fondée  sur  la  raison ,  et  bien  plus  sur  la 

folie.  Ibid. 

—  Il  faut  leur  parler  à  genoux.  73. 

—  de  la  terre  :  différence  entre  eux  et  le  Roi  des  rois.  123. 
Romains  anciens  :  leur  religion  n'était  pas  plus  recevable  que 

les  autres.  92. 

—  Leurs  législateurs  ont  profité  des  lois  de  Dieu  données  aux 

Juifs.  93. 

—  ont  agi ,  sans  le  savoir ,  pour  la  gloire  de  l'Évangile.  107. 
Royaume  de  Dieu:  les  violents  le  ravissent.  122  et  suiv. 

—  Il  est  en  nous.  127. 

Ruine  du  temple  et  de  l'univers  comparée  avec  la  ruine  du 
vieil  homme.  124. 


Sacrifices  anciens  étaient  des  figures.  98. 

—  Considérations  sur  le  sacrifice  de  Jésus-Christ.   I3G  et 

suiv. 
Sages  imaginaires  :  en  faveur  auprès  des  juges  de  même  na- 
ture. 43. 

—  parmi  les  païens  :  persécutés  pour  avoir  dit  qu'il  n'y  a 

qu'un  Dieu.  122. 

—  Leur  conclusion  sur  l'existence  de  Dieu.  128. 
Sagesse  :  sa  grandeur  invisible  aux  gens  d'esprit.  lOl. 
Saint-Esprit  :  repose  invisiblement  dans  les  reliques  des 

saints.  124. 
Sainteté  :  dans  le  christianisme,  elle  n'est  pas  exempte  de 

mal.  89. 
Saints  :  leur  grandeur.  ICI. 

—  Différence  entre  eux  et  Jésus-Christ.  102. 

—  Ce  qui  rend  leurs  reliques  vénérables.  124. 

—  Fausse  excuse  qu'on  oppose  à  leur  exemple.  125. 

—  Leur  exerhple  n'est  pas  disproportionné  à  notre  état.  Ibid. 
jamais  ne  se  sont  tus.  13 1. 

•—  La  grâce  seule  peut  faire  de  l'homme  un  saint.  132. 
-  Leurs  corps  sont  habités  par  le  Saint-Esprit  jusqu'à  la  ré- 
surrection. 137. 

Salomon  ,  le  plus  heureux  des  homme» ,  connaissant  par  ex- 
périence la  vanité  des  plaisirs.  128. 

Salut  :  Dieu  en  a  toujours  donné  des  espérances  aux  hom- 
mes. 84. 

Sanctification  :  les  peines  et  les  plaisirs  y  sont  nécessaires. 
123. 

Schismatiques  :  quand  ils  feraient  des  miracles ,  n'induiraient 
point  en  erreur.  117. 

Schisme:  plus  marqué  d'erreur  que  le  miracle  n'est  marqué 
de  vérité.  Ibid, 

S'ience  ;  impuissance  où  est  l'homme  de  traiter  quelque 
science  que  ce  soit  dans  un  ordre  accompli.  26. 

r-  ne  peut  faire  le  bonheur  de  l'homme.  48. 

—  Les  hommes  ne  se  piquent  de  savoir  que  la  seule  chose 

qu'ils  n'apprennent  point.  59. 

—  Différence  entre  la  science  des  choses  extérieures  et  celle 

des  mœurs.  60. 
'    (Ip  rflcrilure  sainte  est  la  science  du  crrur.  134. 


Sciences  :  infinies  en  l'étendue  de  leurs  recherches.  4/? 

—  ont  deux  extrémités  qui  se  touchent.  47. 

—  abstraites  :  ne  sont  pas  propres  à  l'étude  de  l'homrae  Lh. 
Sectes  :  d'où  est  venue  leur  diversité  parmi  les  anciens  n»ill.r- 

sophes.  89.  * 

—  Toutes  ont  eu  pour  guide  la  raison  naturelle.  127. 

Sem  a  vu  Lamech,  qui  a  vu  Adam;  il  a  vu  Abraham   (jul  a 

vu  Jacob.  97. 
Sens  :  change  selon  les  paroles  qui  l'expriment.  66. 

—  commun  :  la  religion  qui  y  parait  d'abord  contrah-e  est  la 

seule  qui  ait  toujours  été.  85. 

—  spirituel  des  prophéties  devait  être  couvert  sous  le  sens 

charnel.  95. 

—  ne  pouvait  induire  en  erreur  qu'un  peuple  charnel.  Ibid. 

—  caché  des  divines  Écritures.  98. 

—  littéral  et  mystique.  116. 

Sens  :  sont  une  source  d'erreurs  45. 

—  et  la  raison  s'abusent  réciproquement.  48. 

—  souvent  maîtres  de  la  raison.  «7. 

—  S'ils  ne  s'opposaient  pas  à  la  pénitence ,  elle  ne  serait  pas 

pénible  pour  nous.  I30. 
Sentiment  :  tout  notre  raisonnement  se  réduit  à  céder  au  sen- 
timent. 63. 

—  et  l'esprit  se  forment  par  les  conversations.  64. 

—  Ceux  qui  jugent  par  le  sentiment  ne  comprennent  rien 

aux  choses  de  raisonnement.  QQ. 

—  Différence  entre  la  raison  et  le  sentiment.  128. 
Sermons  :  beaucoup  de  gens  les  entendent  con)me  ils  enten- 
dent vêpres.  66. 

Sibylles  :  leurs  livres  suspects  et  faux.  93. 
Silence  :  s'y  tenir  autant  qu'on  peut,  et  ne  s'entretenir  que 
de  Dieu.  126. 

—  est  la  plus  grande  persécution.  131. 
Simple/s  :  croient  sans  raisonnement.  91. 

—  jugent  par  le  cœur  comme  les  autres  par  l'esprit.  Ibid. 
SoCRATE  et  SÉNÈQUE  n'ont  rien  qui  puisse  nous  persuader  «t 

nous  consoler.  135. 

—  ont  été  sous  l'erreur  qui  a  aveuglé  tous  les  hommes.  Ibid. 

—  Leurs  plus  hautes  productions  basses  et  puériles.  Ibid. 
Soi  :  chacun  y  tend  ;  cela  est  contre  tout  ordre.  129. 
Soldat  :  différence  entre  un  soldat  et  un  chartreux ,  quant  n 

l'obéissance.  126. 
Solitude  :  peu  sont  capables  de  la  souffrir.  50. 
Songes  :  leurs  effets.  46. 

—  La  vie  est  un  songe.  Ibid. 

Souffrances  :  il  faut  souffrir  en  ce  monde.  123. 

—  Jésus-Christ  a  souffert  pour  sanctifier  les  souffrances.  I3(i, 

—  C'est  par  les  souffrances  que  Jésus-Christ  connaît  ses  dis- 

ciples. 143. 
Soumission  :  il  faut  savoir  se  soumettre  où  il  faut.  »0. 
Sphère  infinie  dont  le  centre  est  partout,  et  la  circonforcnco 

nulle  part  :  quid.^  38. 
Stoïques  disent  :  Rentrez  au  dedans  de  vous-mêmM.  40. 

—  et  Épictète  :  leurs  systèmes.  70. 

—  Source  de  leurs  erreurs.  Ibid. 

—  Leurs  faux  raisonnements.  76. 
Style  naturel  :  son  agrément.  66. 

Suisses  :  ils  s'offensent  d'être  dits  gentilshommes.  63. 
Supérieurs  :  il  faut  leur  obéir  ;  pourquoi.  56. 
Superstition  :  différente  de  la  piété.  90. 
Suppositiom  si  on  sera  toiyours  au  monde,  si  on  y  sera  long- 
temps, si  on  y  sera  dans  une  heure.  12I. 
Synagogue  :  elle  était  la  figure  de  l'Église.  98. 

—  Pourquoi  elle  est  tombée  dans  la  servitude.  Ibid. 


Témoignage  :  Jésus-Christ  n'a  point  vouhi  du  téinoign«ge 

des  démons.  126. 
Témoins  qui  se  font  égorger.  127. 
Temps  :  qui  pourra  le  définir?  27. 

—  Nous  no  nous  tenons  jamais  au  pro8(«nt;  nous  anticipon* 

l'avenir ou  nous  rappelons  le  passé.  43. 

-  1.0  passe  et  lo  présent  son»  no.s  movona  ;  le  soûl  avenir  f si 

nolroohjt'r  Ihid. 


748 


TABLE  ANALYTIQUE 


Temps  :  les  divertissements  faux  et  trompeurs  nous  le  font 
perdre.  61. 

—  amortit  les  afflictions  et  les  querelles.  60. 

—  présent  est  le  seul  qui  soit  à  nous.  124. 

Tenter  :  différence  entre  tenter  et  induire  en  erreur.  II3  et 

suiv. 
Testament  ancien  aveugle  les  uns,  éclaire  les  autres.  96. 

—  ancien  et  nouveau  se  prouvent  par  les  prophéties  conte- 

nues dans  l'un  et  vérifiées  dans  l'autre.  98. 

—  L'ancien  tigurait  le  nouveau.  Ibid. 

—  L'un  et  l'autre  regardent  Jésus-Christ.  102. 

—  Leurs  caractères.  125. 

Théologie,  centre  de  toutes  les  vérités.  71. 

Thérèse  (sainte),  quand  on  la  persécutait,  était  une  reli- 
gieuse comme  les  autres.  125. 

IHtre  de  possession ,  dans  son  origine ,  fantaisie  de  ceux  qui 
ont  fait  les  lois.  45. 

—  des  biens  :  sur  quoi  fondé.  72. 

Tradition  d'Adam,  encore  nouvelle  en  Noé  et  en  Moïse.  84. 
Trinité  :  difficile  à  prouver  par  des  raisons  naturelles.  80. 
Trismégiste  :  ses  livres  suspects  et  faux.  1)3. 
Tristesse  des  gens  du  monde  et  des  vrais  chrétiens.  123  et 
suiv. 

—  dans  la  piété  vient  de  nous ,  et  non  pas  de  la  vertu.  124. 
Ti-op  :  le  trop  nuit  en  toutes  choses.  38  et  suiv. 
Tyrannie  consiste  au  désir  de  domination  universelle  et  hors 

de  son  ordre.  50. 

U. 

Unité  n'est  pas  au  rang  des  nombres;  pourquoi.  31. 

—  jointe  à  l'inlini  ne  l'augmente  de  rien.  81. 

—  et  Multitude  :  avantage  de  leur  réunion  dans  l'Église.  133. 

—  qui  .ne  dépend  pas  de  la  multitude,  est  tyrannie.  Ibid. 
Usurpation  introduite  sans  raison  est  devenue  raisonnable. 

44. 

—  Son  commencement  et  son  image.  64. 


Vanité  de  l'homme.  40. 

—  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme.  41. 

—  Divers  exemples  de  vanité.  51. 

—  du  monde  :  admirable  qu'elle  soit  si  visible  et  si  peu  con- 

nue. 61. 

—  Qui  ne  la  voit  pas  est  bien  vain.  Ibid. 
~  à  laquelle  l'homme  est  exposé.  89. 

Férité  :  trois  principaux  objets  dans  son  étude.  25. 

—  Méthode  de  la  prouver.  Ibid.  et  suiv. 

—  L'amour-propre  en  est  l'ennemi  pour  soi-même  et  pour  les 

autres.  41. 

—  Nous  la  haïssons  et  ceux  qui  nous  la  disent.  42. 

—  Médecine  amère  à  l'amour-propre.  Ibid. 

—  Utile  à  ceux  à  qui  on  la  dit,  désavantageuse  à  ceux  qui  la 

disent.  Ibid. 

—  au  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au  delà.  44. 

—  Un  méridien  en  décide.  Ibid.  ^ 

—  Difficulté  de  la  trouver.  42 ,  45. 

—  L'incontradiction  n'en  est  pas  une  marque.  46. 

—  Elle  a  deux  principes ,  mais  sujets  à  l'illusion.  48. 

—  Le  peuple  croit  la  trouver  où  elle  n'est  pas.  52. 

—  On  aime  sa  recherche ,  mais  on  ne  s'y  intéresse  plus  quand 

on  l'a  trouvée.  69. 
-  ne  plaît  qu'en  la  voyant  naître  de  la  dispute.  Ibid. 

—  toute  pure  et  toute  vraie,  le  mélange  la  déshonore  et  l'a- 

néantit. 62. 

—  Comment  on  la  connaît.  74. 

—  Nous  la  souhaitons  et  ne  trouvons  en  nous  qu'incertitude. 

76. 

—  Sa  marque  visible.  84. 

—  État  de  l'homme  à  son  égard.  88. 

—  Nous  en  sentons  une  imago  et  ne  possédons  que  le  men- 

songe. Ibid. 

—  Ses  trois  états.  96. 


Férité  :  n'était  qu'en  figure  parmi  les  Juifs.  9«. 

—  ne  s'altère  que  par  le  changement  des  hommes.  97. 

—  demeure  cachée  parmi  les  opinions.  109. 

—  Dans  ses  combats  contre  l'erreur ,  les  miracles  décident 

114. 

—  Erreur  de  ceux  qui  suivent  une  vérité  à  l'exclusion  d'une 

autre.  120. 

—  Combien  sa  recherche  est  importante.  121. 

—  Sa  recherche  sincère  donne  le  repos  ;  connue ,  elle  donne 

l'assurance.  122. 

—  Combien  le  soin  de  sa  défense  est  agréable  à  Dieu.  123. 

—  L'histoire  de  l'Église  est  l'histoire  de  la  vérité.  126. 

—  Après  l'avoir  connue,  il  faut  tâcher  de  la  sentir.  128. 

—  hors  de  la  charité  n'est  pas  Dieu.  130. 

—  est  son  image  et  une  idole  qu'il  ne  faut  point  aimer  et 

adorer.  Ibid. 
Férités  :  art  de  faire  voir  leur  liaison  avec  leurs  principes.  34. 

—  Il  n'y  en  a  presque  point  dont  nous  demeurions  toujours 

d'accord.  Ibid. 

—  divines  :  Dieu  seul  peut  les  mettre  dans  l'àme.  32. 

—  L'abus  en  doit  être  puni.  66. 

—  spirituelles ,  figurées  par  les  choses  charnelles.  94. 

—  de  la  religion  :  deux  manières  de  les  persuader.  1 19. 

—  de  la  foi  ou  de  la  morale  :  dangereux  de  les  exclure  ou  d« 

les  ignorer.  I20. 

—  Il  y  en  a  qui  semblent  répugnantes  et  contradictoires.  Ibid. 
Fers  :  avec  combien  peu  d'abjection  le  chrétien  s'égale-t-il 

aux  vers.  90. 
Fertu  :  il  ne  suffit  pas  de  posséder  une  vertu,  si  on  ne  pos- 
sède la  vertu  opposée.  58. 

—  Pourquoi  en  faire  plutôt  quatre  espèces  que  dix.  Ibid. 

—  Par  où  elle  doit  se  mesurer.  Ibid. 

—  ne  se  satisfait  pas  d'elle-même.  64. 

—  La  vraie  religion  seule  fait  connaître  l'impuissance  où  est 

l'homme  d'acquérir  la  vertu  par  lui-même.  83. 

—  vraie:  en  quoi  elle  consiste.  127. 

Fertueux  :  nul  ne  l'est  comme  un  vrai  chrétien.  90. 
Vespasien  :  les  incrédules  croient  ses  miracles  pour  ne  pas 

croire  ceux  de  Moïse.  135. 
Fice  :  il  nous  est  naturel.  130. 

—  Nous  souffrons  à  proportion  qu'il  résiste  à  la  grâce.  Ibid. 
Fices  qui  ne  tiennent  à  nous  que  par  d'autres.  56. 

— •  des  grands  les  abaissent  au  niveau  du  commun  des  hom- 
mes. 59. 
Fide  :  il  n'y  a  point  de  vide,  donc  il  y  a  un  Dieu.  81. 
Fie  :  nous  la  perdons  avec  joie ,  pourvu  qu'on  en  parle.  40. 

—  humaine,  illusion  perpétuelle.  42. 

—  est  un  songe.  46. 

—  Il  faut  la  supporter  en  désirant  la  mort.  123. 

—  religieuse:  difficile  selon  le  monde,  facile  selon  Dieu. 

125. 

—  des  chrétiens  est  un  sacrifice  continuel  qui  ne  peut  être 

achevé  que  par  la  mort.  136. 

—  doit  être  considérée  comme  un  sacrifice.  Ibid. 

—  Ses  accidents  ne  doivent  faire  impression  siur  les  chrétiens 

que  relativement  à  ce  sacrifice.  Ibid. 

Vierge  (la  sainte)  :  son  enfantement  n'est  pas  plus  incroya- 
ble que  la  création.  122, 

Fiolence  que  souffre  le  royaume  de  Dieu.  Ibid  et  suiv. 

Fisages  semblables  font  rire  par  leur  ressemblance.  66. 

Fisionnaires  :  on  prend  souvent  les  inventeurs  pour  des  vi- 
sionnaires. 55. 

F  ivre  :  manières  différentes  de  vivre  dans  le  monde.  121. 

—  sans  chercher  ce  qu'on  est  :  aveuglement  qui  n'est  pas  na- 

turel. 129. 

—  mal  en  croyant  Dieu  est  un  bien  plus  terrible.  Ibid. 
Foile  qui  est  sur  les  livres  saints  pour  les  Juifs  y  est  aussi 

pour  les  mauvais  chrétiens.  96. 
Foleurs  se  font  des  lois,  et  y  obéissent.  6i. 
Volonté  :  un  des  principaux  organes  de  la  croyance.  45. 

—  Comment  elle  s'attache  au  faux.  64. 

—  Principes  qui  partagent  la  volonté  des  hommes.  95. 

—  Le  dessein  de  Dieu  est  de  la  perfectionner.  108. 

—  Si  les  mains  et  les  pieds  en  avaient  une,  jamais  ils  ne  se- 

raient dans  leur  ordre.  120. 


DES  PENSEES  DE  PASCAL. 


749 


yolmté  de  Dieu  doit  être  la  règle  pour  juger  de  ce  qui  est 
bon  ou  mauvais.  I2I, 

—  Péché  de  ne  pas  s'y  accommoder.  123. 

—  propre  :  on  en  est  satisfait  dès  l'instant  qu'on  y  renonee. 

127. 
Solubilité  de  notre  esprit  :  rien  ne  l'arrête.  Ibid. 
Voyages  sur  mer,  entrepris  pour  en  parler.  41. 
rrcù  est  mêlé  de  mal  et  de  faux.  62. 

—  a  toujours  été  en  l'Église.  84. 


Frai  :  il  y  a  bien  des  gens  qui  le  voient  et  ne  peuvent  y  at- 
teindre. 131. 


Zèle  :  celui  du  peuple,  chez  les  Juifs,  a  succédé  au  zèle  des 

prophètes.  97. 
Zéro  n'est  pas  du  même  genre  que  les  nombres.  31. 
— ■  est  un  indivisible  de  nombre.  Ibid. 


FIN  liK  LA  TA6LB  ANALYTIQUE  DES  PENSÉES  DE  PASCAL. 


00900000090009i>0<IOO9<»(KMIO9O«9O^00t»99d<^4>094)00<l4»<»000000a<l09V)d 


TABLE  ANALYTIQUE 

DES 

RÉFLEXIONS  OU  SENTENCES  ET  MAXIMES  MORALES 
DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


Les  Maximes  sont  désignées  par  la  lettre  M ,  et  les  Réilexions  par  la  lettre  R. 


A. 

Accent  du  pays.  M.  342, 

Accidents  malheureux ,  heureux.  M.  59. 

Actions  éclatantes.  M.  7.  —  grandes.  M.  57.  —  louables  ou 
blâmables.  M.  58.  —  Action  qui  n'est  pas  l'effet  d'un  grand 
dessein.  M.  160.  —  Rapport  des  actions  aux  desseins.  M. 
ICI.  —  Elles  sont  comme  les  bouts-rimés.  M.  382.  —  Belles 
actions.  M.  409. 

^d)wM  esprit  ).R.  2. 

Afjaires.  M.  453.  —  Esprit  d'affaires.  R.  12. 

Affectation.  M.  134. 

Afflictions  :  hypocrisie  dans  nos  afflictions.  M.  232.  —  Afflic- 
tion comparée  au  regret.  M.  355.  —  Affliction  des  femmes 
qui  perdent  leurs  amants.  M.  362. 

Ages  de  la  vie.  M.  405. 

Agrément  séparé  de  la  beauté.  M.  240.  —  En  quoi  consiste 
l'agrément.  M.  255.  —  Agrément  de  la  conversation.  R.  5. 

Air  d'élévation.  M.  399.  —  bourgeois.  M.  393.  —  composé.  M. 
495.  —  De  l'air  et  des  manières.  R.  7. 

Amants  :  ne  s'ennuient  point  d'être  ensemble.  M.  312.  — 
Pourquoi  les  femmes  pleurent-elles  leur  mort?  M.  362.  — 
Le  premier  amant.  M.  396.  —  Les  femmes  aiment-elles  l'a- 
mant ou  l'amour?  M.  471. 

Ambition  :  à  quoi  on  la  reconnaît  dans  les  grands  hommes. 
M.  24.  —  cachée.  M.  91.  —  déguisée  en  générosité.  M.  246. 
—opposée  à  la  modération.  M.  293.  —  et  à  l'amour.  M.  490. 

Ame  :  ses  qualités  sont  difficiles  à  connaître.  M-  8U.  —  Fai- 
blesse de  la  santé  de  l'àme.  M.  188.  —  Rechutes  dans  les  ma- 
ladies de  l'âme.  M.  194. 

Ami  :  confiance  que  l'on  doit  avoir  en  lui.  R.  i.  Voyez 
Amitié. 

Amitié  :  cause  de  son  inconstance.  M.  80.  —  Amitié  vraie  et 
parfaite.  M.  81.  —  Principe  des  réconciliations.  M.  82.  — 
Définition  de  l'amitié.  M.  83.  —  Défiance  des  amis,  néces- 
saire. M.  84.  —  Amitié  produite  par  l'intérêt.  M.  85.  —Ma- 
nière dont  nous  jugeons  le  mérite  de  nos  amis.  M.  88.  —  De 
l'ingratitude.  M.  96.  —  De  la  trahison  en  amitié.  M.  II4.  — 
Légèreté  de  nos  plaintes  contre  nos  amis.  M.  179.  —  Dis- 
grâces de  nos  amis.  M.  236.  —  Exagération  de  la  tendresse 
de  nos  amis.  M.  279.  —  On  n'aime  pas  deux  fois  celui  qu'on 
a  cessé  d'aimer.  M.  286.  —  Rapport  de  l'admiration  à  l'a- 
mitié. M.  294.  — et  à  l'estime.  M.  296.— De  ceux  qui  aiment 
trop.  M.  321.  —  Le  plus  grand  effort  de  l'amitié.  M.  410,  — 
Des  omis  qui  nous  ont  trompés.  M.  434.  —  L'amitié  est  fade 
quanti  on  a  senti  l'amour.  M.  440.  -  Ignorance  de  l'amitié. 
M.  441.  —  Rareté  d'un  véritable  ami.  M.  47:».  —  L'amitié 
comparée  à  la  société.  R.  4. 


Amour:  sa  définition.  M.  68.— Amour  pur.  M.  69. -L'amouf 
est  difficile  à  cacher  et  à  feindre.  M.  70.  —  De  ceux  qui  ne 
s'aiment  plus.  M.7I.— L'amour  ressemble  à  la  haine.  M.  72. 

—  Il  est  rare  que  les  femmes  n'aient  qu'un  amant.  M.  73.— 
Il  y  a  mille  copies  de  l'amour.  M.  74.  —  Mouvement  conti- 
nuel de  cette  passion.  M.  75.  —  Rareté  du  véritable  amour. 
M.  76.  —  L'amour  n'est  souvent  qu'un  masque.  M.  77.  — 
Principe  secret  de  l'amour.  M.  83.  —  Passage  de  l'amour  à 
la  haine.  M.  lll.  —  Des  femmes  qui  font  l'amour.  M.  131. 

—  Des  gens  amoureux.  M.  136.  —  Constance  en  amour.  M. 
175.  —  elle  est  de  deux  sortes.  M.  176.  —  Plaisir  véritable 
de  l'amour,  M.  259.  —  Ce  n'est  que  l'amour  de  soi.  M.  262. 

—  On  n'aime  pas  sa  maîtresse  pour  l'amour  d'elle.  M.  374. 

—  Contentement  difficile  eu  amour.  M.  385.  —  Du  premier 
amant.  M.  396.  —  Qui  est  le  mieux  guéri  en  amour.  M.  417. 

—  Gens  qui  ne  doivent  plus  parler  de  l'amour.  M.  418.  — 
Amitié  fade  auprès  de  l'amour.  M.  440.  —  Ignorance  heu- 
reuse en  amour.  M.  441.  —  Amour  moins  rare  que  l'amitié. 
M.  473.  —  Ambition  plus  forte  que  l'amour.  M.  490.  —  Ma- 
nières de  l'amour  plus  agréables  que  lui.  M.  501. 

Amour-'propre  :  le  plus  grand  de  tous  les  flatteurs.  M.  2.— Il 
est  encore  inconnu.  M.  3.  —  Son  habileté.  M.  4.  —  Attache- 
ment ou  indifférence  qu'il  donne  pour  la  vie.  M.  46.  —  On 
est  heureux  quand  il  est  satisfait.  M.  48.  —  Il  se  satisfait 
même  en  exagérant  le  mérite  des  autres.  M.  143. —  Com- 
ment il  se  distingue  de  l'orgueil.  M.  228.  —  La  bonté  n'est 
qu'un  déguisement  de  l'amour-propre.  M.  236.  —  La  fidé- 
lité est  une  invention  de  l'amour-propre.  M.  247.  —  L'édu- 
cation est  un  second  amour-propre.  M.  261.  —  règne  puis- 
samment en  amour.  M.  262.  —  Amour-propre  de  ceux  qui 
ont  tort.  M.  386.  —  Tl  les  éclaire  quelquefois.  M.  494.  —  Ef- 
fet de  l'amour-propre  sur  les  gens  amoureux.  M.  600. 

Application  aux  petites  choses.  M.  41.— Elle  manque  plus 
que  les  moyens.  M.  243. 

Approbation  :  elle  n'est  que  passagère.  M.  51.  —  Elle  vient 
souvent  de  l'envie.  M.  280. 

Avarice  opposée  à  l'économie.  M.  167,  —  Erreurs  de  cette 
passion.  M.  491.  —  Ses  effets  contraires.  M.  492. 

Avidité.  M.  66. 

B. 

Beauté  :  séparée  de  l'agrément.  M.  240.  —  ne  sert  de  rien 
sans  la  jeunesse.  M.  497.  — Beauté  des  productions  d'esprit. 
R.  2. 

Bel  esprit.  R.  2. 

Belles  actions.  M.  432. 

Bien  :  objet  de  ceux  qui  en  font.  M.  121.  ~  Peu  saveat  kf 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MAXIMES  DE  LA  ROCHEFOUCAULD.    751 


Vaire.  M.  301.  —  Sentiment  de  nos  biens.  M.  339.  —  La  rai- 
son nous  fait  ménager  notre  bien.  M.  365.  —  Du  bien  que 
l'on  dit  de  nous.  M.  454.  —  Excès  de  biens.  M.  464. 

Bienfaits  :  produisent  la  haine.  M.  14.  —  Distinction  de  ceux 
qui  font  et  ne  font  point  d'ingrats.  M.  299.— Rareté  de  l'art 
de  les  faire.  M.  301. 

Bienséance.  M.  447. 

Bon  esprit.  R.  2. 

Bon  goût.  M.  258.  —  Il  est  très-rare.  R.  3. 

Bonheur  :  grossi  ou  diminué  par  l'imagination.  M.  49.  —  Il 
dépend  de  notre  humeur.  M.  6i. 

Bon  sens  :  ressemble  à  la  bonne  grâce.  M.  67.  —  Quels  sont 
les  gens  de  bon  sens?  M.  347. 

Bonne  grâce.  M.  67.  —  Elle  convient  à  tout  le  monde.  R.  7. 

Bo7ité  produite  par  l'amour-propre.  M.  236.  —  Ce  n'est  sou- 
vent que  paresse.  M.  237.  —  Un  sot  ne  peut  être  btm.  M. 
387.  —  Rareté  de  la  bonté  véritable.  M.  481. 

Boiits-rimés.  M.  382. 

Bravoure.  Voyez  Faleur. 

Brillant  (esi]prit).  R.  2. 

c. 

Chasteté.  M.  I. 

Citer  :  celui  qui  se  cite  à  tout  propos.  R.  5. 

Civilité.  M.  260. 

Clémence  des  princes.  M.  15.  —  Principe  de  la  clémence. 

M.  16. 
Cœur  :  il  entraîne  loin  du  but.  M.  43,  —  On  dit  du  bien  de 

son  cœur.  M.  98.  —  L'esprit  est  la  dupe  du  cœur.  M.  I02. 

—  On  connaît  difficilement  son  cœur.  M.  103.  —  Il  nre  peut 
être  suppléé  par  l'esprit.  M.  108.  —  Du  cœur  des  femmes. 
M.  346.  —  Contrariétés  du  cœur  humain.  M.  478. 

Comédie.  R.  3. 

Commerce  des  honnêtes  gens.  R.  4. 

Compassion  de  nos  ennemis.  M.  463. 

Complaisance.  R.  4. 

Conduite  :  n'est  quelquefois  ridicule  qu'en  apparence.  M.  163. 

—  Elle  est  quelquefois  corrigée  par  la  fortune.  M.  227. 
Confiance  des  grands.  M.  239.  —  La  raison  nous  fait  ménager 

notre  conliance.  M.  365.  —  Elle  fournit  à  la  conversation. 
M.  421.— Principe  de  notre  confiance.  M.  475.  — Réflexions 
fiur  la  conliance.  R.  I.  —  Elle  est  nécessaire  dans  le  com- 
merce des  honnêtes  gens.  R.  4. 

Confidences.  R.  1. 

Connaissances  :  pourquoi  elles  sont  superficielles.  M.  106.— 
Nous  ne  connaissons  pas  même  nos  volontés.  M.  295.  — 
Connaissance  de  l'homme.  M.  436.  —  D'où  viennent  les 
bornes  de  nos  connaissances?  M.  482. 

Conseils  :  se  donnent  libéralement.  M.  HO.  —  Manière  de  les 
demander  ou  de  les  donner.  M.  Il 6.  —  Combien  il  est  ha- 
bile de  profiter  d'un  bon  conseil.  M.  283.  —  Les  conseils  ne 
dirigent  la  conduite  de  personne.  M.  378. 

Consolation.  M.  325. 

Constance  pour  les  maux  d'autrui,  très-facile.  M.  19.  — 
Qu'est-ce  que  la  constance  des  sages?  M.  20.  —  De  la  cons- 
tance de  ceux  qui  marchent  au  supplice.  M.  21.  —  De  la 
constance  en  amour.  M.  175.— Elle  est  de  deux  sortes.  M. 
176.  —  De  la  constance  dans  le  malheur.  M.  420. 

Conter.  M.  313. 

Contrariétés.  M.  478. 

Conversation  :  moyen  de  la  rendre  agréable.  M.  139.  —  Ce 
qui  y  fournit  le  plus.  M.  421.  —  Réflexions  sur  la  conver- 
satiwi.  R.  5. 

Coquetterie  :  espèce  de  coquetterie.  M.  107.  —  Définition  de 
celle  des  femmes.  M.  241.  —  Les  femmes  la  donnent  pour 
de  la  passion.  M.  277.  —  et  ne  la  connaissent  pas.  M.  332.— 
Elles  ne  peuvent  la  vaincre.  M.  334.  —  C'est  un  miracle 
d'en  guérir  les  femmes.  M.  349.  —  Ce  qui  peut  la  détruire. 
M.  376.  —  Pourquoi  les  coquettes  sont-elles  jalouses?  M. 
416.  —  Ce  que  doivent  faire  celles  qui  ne  veulent  point  pa- 
raître ox)quettes.  M.  418. 

Corps.  M.  222. 

Crimes  :  source  de  nos  plus  grands  malheurs.  M.  183.  —  Le 
mal  ne  doit  surprendre  cbez  personne.  M.  197.  —  Le  crime 
Ironve  plus  de  protection  que  l'innocence.  M.  465. 


Croire  le  mal.  M.  197.  -  sans  trop  de  promptitude.  M.  267, 
Curiosité  de  diverses  sortes.  M.  173. 

D. 

Défauts  :  d'où  vient  que  nous  les  remarquons  si  bien  chez 
les  autres?  M.  31,  —  Nous  plaisons  par  nos  défauts.  M.  90, 
—Défauts  de  l'esprit.  M,  l  I2.~0n  plaît  avec  des  défauts.  M. 
155.— Pourquoi  les  avouons-nous?  M,  184,— Où  les  grands 
défauts  sont -ils  excusables?  M.  190.  —Défauts  de  l'âme. 
M.  194.  —  De  ceux  qui  les  déguisent.  M.  2u2.  —  Les  défauts 
siéent  quelquefois.  M.  251.  —  Pourquoi  nous  convenons  de 
nos  petits  défauts.  M.  327.  —  Défaut  bien  mis  en  œuvre.  M. 
354.  —  Nous  nous  croyons  sans  défauts.  M.  397.  —  Le  plus 
grand  tort  est  de  les  cacher.  M.  411.  —  Nous  les  déguisons. 
M.  424.— Défauts  que  nous  pardonnons.  M.  428.  —  Défauts 
dont  nous  nous  faisons  honneur.  M.  442.  —  Nous  nous  les 
rendons  naturels.  M.  493.  —  De  ceux  qui  ne  peuvent  avoir 
de  vrais  défauts.  M.  498.  —  Des  défauts  que  l'on  peut  rail- 
ler. R.  2.  —  Défauts  de  nos  amis.  R.  4. 

Défiance  :  justifie  la  tromperie.  M.  86.  —  Effet  de  celle  que 
nous  avons  de  nous-mêmes.  M.  315.  —  Elle  n'empêche  pas 
que  nous  ne  soyons  trompés.  M.  366. 

Dégoût  :  se  trouve  quelquefois  auprès  du  mérite.  M.  155.  — 
suit  quelquefois  bientôt  l'engouement.  M,  211. 

Déguisement  :  nous  nous  déguisons  quelquefois  à  nous-mê- 
mes, M,  119.  —  L'ambition  déguisée  sous  le  masque  de  la 
générosité.  M.  246.  —  Faussetés  déguisées.  M.  282. 

Délicatesse.  M.  128.  —  Beautés  délicates.  R.  2. 

Demi-confidences.  R.  I. 

Dépendance  qui  résulte  de  la  confiance.  R.  l . 

Désirs  :  seraient  plus  modérés  sans  notre  ignorance.  M.  439, 

—  Désirs  inspirés  par  la  raison.  M.  469. 

Desseins  :  l'action  n'est  rien  sans  un  grand  dessein.  M.  MO, 

—  Proportion  entre  les  actions  et  les  desseins.  M.  16I. 
Détail  (esprit de).  R.  2. 

Détourner  la  conversation.  R.  5. 

Dévotion  :  les  dévols  en  dégoûtent,  M.  427 

Dignités.  R.  7. 

Dire  :  comment  il  faut  dire  les  choses.  R.  5, 

Discrétion.  R,  5. 

Docilité.  R.  4. 

Douceur.  M.  479.  —  Douceur  de  l'esprit.  R.  2. 

Douter.  M.  355. 

Droiture.  M.  502. 

Dupes.  M.  87. 

E. 

Échange  de  secrets.  R.  1. 

Écouter  :  il  faut  savoir  écouter.  R.  B. 

Éducation.  M.  461. 

Élévation  :  sa  définition.  M.  399.  —  Il  n'y  en  a  point  «rniv 

mérite.  M.  400.  —  Comparée  à  la  parure.  M.  401.  —  Causée 

quelquefois  par  la  fortune.  M.  403. 
Éloquence  des  passions.  M.  8.  —  du  geste.  M.  24».  —  V»'- 

ritable  éloquence.  M.  250. 
Emplois  :  comment  on  en  paraît  digne.  M.  164.  —  Quand  y 

semblons-nous  grands  ou  petits?  M.  419,  —  Il  est  quelqu*-- 

fois  impossible  de  s'y  soutenir.  M.  449. 
Enfants  (  petits  ),  R.  7. 
Ennemis.  M,  463. 
Ennui  :  nous  nous  vantons  de  ne  pas  nous  ennuyer.  M.  I4l. 

—  Effet  de  l'ennui.  M.  172.  —  Nous  ne  pardonnons  point  à 
ceux  que  nous  ennuyons.  M.  304.  —  Pourquoi  les  amants 
ne  s'ennuient  ponit.  M,  312.  -  Avec  qui  s'ennule^-on  pres- 
que toijyours?  M,  352,  —  Belles  choses  qui  ennuient,  R.  2. 

Envie  :  pas.sion  timide.  M.  27.  —  DisUnguée  de  la  Jiilousle. 
M.  28,  ~  Envie  .secrète.  M,  280,  —  Effet  de  l'orgueil  sur  l'en- 
vie, M.  281.  —  L'envie  est  irréconciliable.  M,  32«.  —  L'ami- 
tié la  détruit.  M,  37fl.  —  De  celui  qui  ««st  né  sans  envie.  M. 
433.  -  Durée  de  l'envie.  M,  476.  —Rareté  de  ceux  qui  nVn 
ont  point.  M.  486. 

Épithètes  données  à  l'esprit.  R.  8. 

Espérance  :  pnxhiit  pn-sque  Ions  nos  plaisirs  M.  123.  —  Wl« 


752 


TABLE  ANALYTIQUE 


nous  sert  en  nous  trompant.  M.  1 08.  —  Sacrifices  faits  ù  nos 
espérances.  M.  492. 
Esprit  est  entraîné  par  le  cœur.  M.  43.  —  Force  et  faiblesse 
de  l'esprit.  M.  44.  —  Il  est  facile  de  reconnaître  les  qualités 
de  l'esprit.  M.  80.  —  Différence  de  l'esprit  et  du  jugement. 
M.  97.  —  Personne  ne  dit  du  bien  de  son  esprit.  M.  98.  — 
La  politesse  de  l'esprit.  M.  99.  —  Sa  galanterie.  M.  ion.  — 
Son  effet  naturel.  M.  101.  —  Il  est  la  dupe  du  cœur.  M.  102. 

—  Il  est  plus  facile  à  connaître  que  le  cœur.  M.  I03.  —  11  ne 
peut  suppléer  le  cœur.  M.  I08.  —  Des  défauts  de  l'esprit. 
M.  112,— L'homme  d'esprit.  M.  140.— Des  grands  et  des  pe- 
tits esprits.  M.  142.  —  Bon  usage  de  notre  esprit.  M.  174.  — 
Par  ou  l'esprit  doit-il  défaillir?  M.  222.  —Petitesse  d'es- 
prit. M.  266.  —  FerUlité  de  l'esprit.  M.  287.  —  Défauts  dans 
l'esprit.  M.  290.  —  Esprit  des  femmes.  M.  340.  —  Quand 
peiit-il  être  réglé?  M.  348.  —  Différence  des  grands  et  des 
petits  esprits.  M.  357.  —Esprits  médiocres.  M.  375.  —  Effet 
des  passions  sur  notre  esprit.  M.  404.  —  De  ceux  qui  n'ont 
qu'une  sorte  d'esprit.  M.  413.  —  A  quoi  sert  quelquefois 
l'esprit.  M.  416.  —  Son  usage  dans  la  conversation.  M.  421. 

—  Esprit  droit.  M.  448.  —  On  est  sot  avec  de  l'esprit.  M. 
456.  —  Paresse  de  l'esprit.  M.  482.  —  plus  grande  que  celle 
du  corps.  M.  487.  —  Quand  l'esprit  ennuie.  M.  502.  —  Des 
différentes  sortes  d'esprit.  R.  2.  —  Esprit  comparé  au  goût. 
R.  3.  —  Son  usage  en  société.  R.  4.  —  Esprit  faux.  R.  0. 

Estime.  M.  452. 

Établir.  M.  56. 

État  :  chacun  a  un  air  qui  lui  convient.  R.  7. 

Étonnement.  M.  384. 

Exemple  :  M.  230. 

Expédients.  M.  287. 

Expressions  recherchées  R.  5. 


Faiblesse  :  cause  fréquente  des  trahisons.  M.  120.  —  est  in- 
corrigible. M.  130.  —  se  joint  à  la  fausseté.  M.  316.  —  est 
opposée  à  la  vertu.  M.  445.  —  prend  quelquefois  le  nom  de 
bonté.  M.  481. 

Familiarité.  R.  4. 

Faussetés  déguisées.  M.  282. 

Fautes  :  pourquoi  nous  les  reprenons  dans  les  autres.  M.  37. 

—  Quand  nous  oublions  les  nôtres.  M.  190.— Nous  les  con- 
naissons fort  bien.  M.  494. 

Faua;  (goût).  R.  3.  —  Du  faux.  R.  6. 

Favoris.  M.  55. 

Félicité.  M.  488. 

Femmes  qui  font  l'amour,  M.  131.  —  Sévérité  des  femmes.  M. 
204.  —  Leur  honnêteté.  M.  205.  —  En  quoi  consiste  leur 
vertu.  M.  220,  —  Leur  coquetterie.  M.  24i.  —  Elles  la  pren- 
nent pour  de  la  passion.  M,  277,  —  Elles  ne  la  connaissent 
pas.  M.  332.  —  Principe  de  leur  sévérité.  M.  333.  —  Elles 
ne  peuvent  vaincre  leur  coquetterie.  M.  334,— Usage  qu'el- 
les font  de  leur  esprit.  M.  340.  —  D'où  leur  vient  la  règle 
qu'elles  peuvent  avoir?  M.  346.  —  Pourquoi  pleurent-elles 
un  amant  mort?  M.  362.  —  Lassitude  des  honnêtes  femmes. 
M.  367.  —  Principe  de  leur  honnêteté.  M.  368.  -  Devoir 
des  jeunes  femmes.  M.  418.  —  Pardon  des  femmes  qui  ai- 
ment. M.  429.  —  Pourquoi  les  femmes  sont  peu  touchées 
de  l'amitié.  M.  440. 

Femmes  :  passion  qui  sied  le  moins  mal  aux  femmes.  M.  466.— 
Comment  elles  aiment.  M.  471.— Durée  de  leur  mérite.  M.474. 

Fermeté  en  amour.  M.  477.  —  La  douceur  ne  se  trouve  point 
sans  fermeté.  M,  479. 

Fidélité  dans  les  hommes.  M.  247.  —  à  sa  maîtresse.  M.  331. 

-  Fidélité  forcée.  M.  381. 
Figure  :  air  qui  lui  convient,  R.  7. 

Finesse  :  la  plus  subtile.  M.  117.  —  Finesse  des  habiles  gens. 
M.  124.  —  Usage  ordinaire  de  la  finesse.  M.  125.— Ce  qu'an- 
noncent les  finesses.  M,  126,  —  Qu'arrive-t-il  à  celui  qui  se 
ci'oit  plus  fin  que  les  autres?  M.  127.  —  Cause  de  notre  ai- 
greur contre  les  finesses  des  autres.  M.  350.  —  On  n'est  pas 
plus  fin  que  tout  le  monde.  M.  394.— Du  ridicule  attaché  à 
ceux  qui  se  laissent  attraper  par  des  finesses.  M.  407.  — 
Finesse  d'esprit.  R.  2, 


H. 


Habile  :  ne  peut  tromper  l'homme  grossier,  M.  129.  —  Ceux 
qui  se  croient  plus  habiles  que  nous ,  nous  déplaisent.  M. 
350, 

Habileté  :  tire  parti  de  tout.  M.  59.  —  Elle  doit  se  cacher.  M. 
199. —Habileté  déguisée  par  la  niaiserie.  M.  208.  —  La  sou- 
veraine habileté.  M.  244.  —  Il  faut  savoir  la  cacher.  M.  245. 
—Celle  que  n'a  personne.  M.  269.— Habileté  relative  aux 
conseils.  M.  283.  —  En  quoi  consiste  la  grande  habileté.  M 
288.  —  Elle  est  développée  par  les  passions.  M.  404. 

Habitude  :  effet  de  la  longue  habitude.  M.  426.  —  Habitude 
qui  rend  notre  esprit  paresseux.  M.  482. 

Haine.  M.  338. 

Hasard.  M.  57. 

Héros  faits  comme  les  autres  hommes.  M.  24.  —  La  fortune 
les  fait.  M.  53.  —  Ce  qu'eux  seuls  peuvent  avoir.  M.  190. 

Homme  :  erreur  qui  lui  est  naturelle.  M.  43.  —  Il  est  dupe  en 
société.  M.  87.  —  Il  a  son  point  de  perspective.  M.  104.  — 
Difficulté  de  le  connaître.  M.  436.  —  Moven  de  juger  son 
mérite.  M.  437. 

Honnête  femme  :  principe  de  son  honnêteté.  M.  206.  —  Leur 


Flatterie  :  il  faut  se  flatter  pour  avoir  du  plaisir.  M.  123.  —      ■ 
Flatterie  habile.  M.  144.  —  Ce  qui  rend  la  flatterie  nuisible. 
M.  152.  —  Pourquoi  nous  flattons  les  autres.  M,  198.  —  Ce 
que  c'est  que  flatter  les  princes.  M,  320.  —  Ce  que  l'on  hait 
dans  la  flatterie.  M.  329. 

Folie  :  elle  nous  suit  toujours.  M.  2u7.  —  Folie  de  celui  qui 
n'en  a  point.  M.  209.  —  Folie  des  vieillards.  M.  210.  —  Fo- 
lie d'être  sage  tout  seul.  M.  231.  —  Folies  contagieuses.  M. 
300,  —  Folie  utile,  M.  3io.  —  La  folie  peut  se  guérir.  M,  318. 

Force  :  plus  grande  que  la  volonté,  M.  3().  —  Moindre  que  no- 
tre raison.  M.  42.  -  Qu'est-ce  que  la  force  de  l'esprit?  M. 
44,  —  Point  de  bonté  sans  force.  M.  237, 

Fortune  :  arrange  nos  vertus.  M.  i.  —  La  bonne  fortune  fait 
notre  modération.  M.  17.  —  Compensation  de  nos  fortunes. 
M.  62.  —  La  fortune  fait  les  héros.  M.  53.  —  Sort  de  ses  fa- 
voris. M.  60.  —  Jointe  à  l'humeur,  elle  fait  notre  bonheur 
M.  61.  —  Elle  corrige  mieux  que  la  raison.  M.  154.  —  Nous 
sommes  jugés  par  notre  fortune.  M.  212.  —  Notre  sagesse 
est  à  la  merci  de  la  fortune.  M.  323.  —  Il  faut  savoir  profi- 
ter de  sa  fortune.  M,  343,  —  La  fortune  comparée  à  la  lu- 
mière. M.  382.  -  A  qui  elle  parait  aveugle.  M.  391.  —  Il 
faut  la  gouverner.  M.  392,  —  Élévation  indépendante  de  la 
fortune.  M.  399.  —  La  fortune  nous  élève  quelquefois  par 
nos  défauts.  M.  403.  —  Elle  gouverne  le  monde.  M.  435. 


Galanterie  :  oa  ne  trouve  guère  de  femme  qui  n'en  ait  eu 
qu'une.  M.  75.— Galanterie  de  l'esprit.  M.  lOO.-Point  d'à-  , 
mourdans  la  galanterie.  M.  102,  —  Première  galanterie  des 
femmes.  M.  499, 

Générosité  :  n'est  souvent  qu'une  ambition  déguisée.  M.  246. 

Génie.  R.  2. 

Gloire  des  grands  hommes.  M.  157.  —Pourquoi  nous  élevons 
la  gloire  de  quelques  hommes.  M.  198.  —  Le  soin  de  la 
gloire  n'ôte  pas  celui  de  la  vie.  M.  221,  —  Notre  bizarrerie 
sur  la  gloire.  M.  268. 

Glorieux.  M.  307. 

Goût  :  nous  ne  voulons  point  que  le  nôtre  soit  condamné.  M. 
13.  —  Goûts  dans  les  divers  âges.  M.  109.  —  Leur  incons- 
tance. M.  252,  —  Le  bon  goût.  M.  258,  —  On  ne  renonce 
point  à  son  goût.  M.  390,  —  si  ce  n'est  par  vanité.  M.  467. 
—  Des  goûts.  R.  3.  —  Fausseté  dans  le  goût.  R.  6. 

Gouverner.  M.  151. 

Grands.  M.  46. 

Grands  hommes  :  moyen  d'être  un  grand  homme.  M,  343.  — 
Mort  des  grands  hommes,  comparée  à  celle  des  gens  du 
commun.  M.  504. 

Gravité.  M.  257. 

Grossier  :  avantage  de  l'être.  M.  129.— Défaut  des  jeunes  gens 
M.  372. 


DES  MAXIMES  DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


753 


métier  les  fatigue.  M  367.  -  A  quoi  tient  leur  vertu.  M. 
358. 

Honnête  homme  :  distinction  des  honnêtes  gens  faux  ou  vrais. 
M.  202.  —  Vrai  honnête  homme.  M.  203.  —  Il  veut  être  ex- 
posé à  la  vue  des  honnêtes  gens.  M.  20G.  -Comment  peut-il 
être  amoureux?  M.  253. 

Honnêteté.  M.  205.  —  Dans  la  conversation.  R.  5. 

Honneur.  M.  270. 

Honte  :  son  effet.  M.  220.  ~  Elle  peut  toujours  s'effacer.  M. 
412,  —  Ce  qui  rend  sa  douleur  aiguë.  M.  446. 

Humeur  :  ses  effets.  M.  7. — Principe  delà  modération.  M.  17. 

—  Son  caprice.  M.  45.  —  Elle  met  le  prix  à  tout.  M.  47.  — 
Elle  fait  notre  bonheur  ou  notre  malheur.  M.  61.  —  Ses  dé- 
fauts. M.  290.  —  Ce  qu'on  en  peut  dire.  M.  292.  —  Les  hu- 
meurs du  corps.  M.  297.  —  Qui  sont  ceux  qui  voient  par 
leur  humeur?  M.  414.  —  Elle  gouverne  le  monde.  M.  435. 

—  Ce  qui  la  calme  ou  l'agite.  M.  488.  —  Effet  de  l'humeur 
sur  la  raillerie.  R.  2.  —  Gens  opposés  d'humeur.  R.  4. 

Humilité  :  ce  qu'elle  est  souvent.  M.  253.  —  Ce  qui  doit  le 
plus  humilier  les  hommes  de  mérite.  M.  272.  —  Humilité 
chrétienne.  M.  358. 

Hypocrisie  :  sa  définition.  M.  218.  —  Diverses  sortes  d'hypo- 
crisie dans  nos  afflictions.  M.  233. 

I. 

Illusion.  M.  123. 

Imitation  :  naturelle  à  l'homme.  M.  230.  —On  aime  à  imiter. 
R.  5. 

Incommode  :  moyen  assuré  de  l'être.  M.  242,  —  Les  gens  in- 
commodes arrachent  quelquefois  des  récompenses.  M.  403. 

—  On  l'est  avec  de  l'esprit.  R.  2. 

Inconstance  :  ce  qui  la  suit.  M.  71.  —  Ce  qui  la  cause.  M.  80. 

—  La  constance  n'est  qu'une  inconstance  véritable.  M.  175. 

—  Deux  sortes  d'inconstance.  M.  I8I.  —  Quand  on  est  sûr 
de  ne  pas  la  trouver.  M.  306. 

Indiscrétion.  M.  429, 

Infidélité  :  devrait  éteindre  l'amour.  M.  359.  —  Quelle  est 
celle  qui  décrie  le  plus?  M.  360.  —  Elle  vaut  mieux  qu'un 
amour  forcé.  M.  381.  —  Les  petites  infidélités.  M.  429. 

Infortunes.  M.  174, 

Ingratitude  :  est  accompagnée  de  haine.  M.  14.  —  Souvent 
causée  par  le  bienfaiteur.  M.  96.  —  Espèce  d'ingratitude. 
M.  226.—  Quand  n'y  est-on  point  exposé?  M.  306.—  Quand 
on  peut  la  désirer.  M.  317. 

Injures.  M.  14. 

Innocence.  M.  465. 

Instinct.  R.  3. 

Intérêt  :  prend  toutes  les  formes.  M.  39.  —  Il  éclaire  et  aveu- 
gle. M.  40.  —  L'homme  habile  sait  régler  ses  intérêts.  M, 
66,  —  Comment  l'intérêt  produit  l'amitié.  M.  85.  —  Les 
vertus  se  perdent  dans  l'intérêt.  M.  I7i.  —  L'intérêt  com- 
paré à  l'ennui.  M.  172,  —  Le  nom  de  la  vertu  sert  l'intérêt. 
M.  187,  —  Il  est  le  principe  de  nos  afflictions.  M.  232.  —  11 
met  tout  en  œuvre.  M.  253.  —  Il  étouffe  le  bon  naturel.  M. 
275.  —  Effet  qu'il  produit,  M.  302,  —  Il  mérite  souvent  d'ê- 
tre loué,  M.  305.  —  Il  est  moins  fréquent  que  l'envie,  M. 
486.  ^  La  douceur  les  concilie.  R.  4. 

Intrépidité  :  sa  définition.  M.  217. 

.T. 

Jalousie  :  est  plus  juste  que  l'envie.  M.  28.  —  Ce  qu'elle  de- 
vient par  la  certitude.  M.  32.  —  Son  principe.  M.  324.—  Ce 
qui  l'empêche.  M.  336.  —  Ceux  qui  en  sont  dignes.  M.  359, 

—  Sa  naissance  et  sa  mort.  M.  361.  —  L(;s  coquettes  s'en 
font  honneur.  M.  406,  —  Ce  qui  rend  ses  douleurs  aiguCs, 
M.  446.  —  Bizarrerie  de  l'orgueil  sur  la  jalousie.  M.  472,  — 
La  jalousie  est  le  plus  grand  de  tous  les  maux.  M.  503. 

Jeunesse  :  change  ses  goûts.  M,  109.  —  C'est  une  ivresse.  M. 

271.  —Ses  passions.  M.  341.  —  Attribut  néces-saire  do  la 

jeunesse.  M.  495.  —  Ce  qui  la  rend  inutile  aux  femmes.  M. 

497. 
Jeunes  gens  :  leur  défaut  ordinaire.  M,  372.  —  Ce  qu'il  faut 

qu'ils  soient.  M.  495.  —  Leur  sorte  d'esprit.  R.  2. 


Jugement:  personne  ne  se  plaint  du  sien.  M.  82.  —  Sa  défi- 
nition. M.  97.  —  Notre  bizarrerie  sur  le  jugement  des  hom- 
mes. M.  268.  —  On  n'est  jamais  sot  avec  du  jugement.  M. 
456.  —  Jugements  de  nos  ennemis.  M.  458. 

Justice  :  qu'est-ce  que  l'amour  de  la  justice?  M.  78. 


Larmes  :  ce  qui  les  cause.  M.  233.  —  Pourquoi  les  femmes 
en  répandent.  M.  362.  -  De  certaines  larmes.  M.  373, 

Légèreté  :  comment  nous  la  justifions  quelquefois,  M.  179.— 
Extrême  légèreté.  M.  498. 

Libéralité  :  moins  opposée  à  l'économie  que  l'avarice.  M.  167. 

—  Ce  qu'est  le  plus  souvent  la  libéralité.  M.  263, 
Liberté  :  nécessaire  en  société.  R.  4. 

Limites  qui  doivent  être  mises  à  la  confiance.  R.  I. 

Louanges  :  nous  en  donnons  pour  en  recevoir.  M.  143.  — 
C'est  une  flatterie  habile.  M.  144.  —  Louanges  empoison- 
nées, M.  145.  —  Pourquoi  loue-t-on?  M.  146,  —  Le  blâme 
doit  quelquefois  être  préféré  à  la  louange.  M,  147.  - 
Louange  qui  médit.  M.  148.  —  Refus  des  louanges.  M.  149. 

—  Effet  des  louanges.  M.  150.  —  On  loue  pour  blâmer.  M. 
198.  —  Seule  bonté  louable.  M.  237.  —  De  ceux  qui  ont  mé- 
rité de  grandes  louanges.  M.  272.  —  Louanges  des  princes. 
M.  320.  —  Qui  louons -nous  de  bon  cœur?  M.  356.  — 
Louange  utile.  M.  432. 


M. 


Magistrats.  R.  6. 

Magnanimité  :  pourquoi  elle  méprise  tout.  M.  248.  —  Sa  dé- 
finition. M.  285. 

Mal  :  moyen  caché  de  le  faire  impunément.  M.  12i.  —  n  ne 
doit  surprendre  chez  personne.  M.  197.  —  Mal  le  plus  dan- 
gereux. M.  238.  ^Pourquoi  l'on  croit  aisément  le  mal.M. 
267.  —  Mal  que  l'on  dit  de  nous.  M.  454.  Voyez  Maux. 

Malheur  :  est  toujours  trop  grand  dans  l'imagination.  M.  49. 

—  Pourquoi  l'on  s'en  fait  honneur.  M.  50.  —  De  quoi  il  dé- 
pend. M.  61.  —  Quel  est  le  plus  grand  de  tous?  M,  183. 

Manières.  R.  7. 

Mariage.  M.  113. 

Maux  d'autrui.  M.  19.  —  Maux  présents.  M.  22,  —  Us  doi- 
vent être  balancés  par  les  biens.  M.  229.  —  Maux  qui  exci- 
tent la  pitié.  M.  264.  —  Ou  ne  connaît  pas  tous  ceux  qu'on 
fait.  M.  269.  —  Maux  aigris  par  les  remèdes.  M.  288.  —  Co 
qui  nous  console  de  nos  maux.  M.  325.  —  Comment  nous 
ressentons  nos  maux.  M.  339.  —  Excès  de  maux.  M.  464. 
Voyez  Mal. 

Méchants.  M.  284. 

Mécompte  dans  nos  jugements.  R.  6. 

Médisance.  M.  483. 

Méfiance.  M.  335. 

Mémoire  :  différence  entre  la  mémoire  et  le  jugement.  M.  89. 

—  Défaut  essentiel  de  notre  mémoire.  M.  31 3. 
Mensonge.  M.  63. 

Mépris  :  ceux  qui  en  sont  l'objet.  M.  186.  —  De  ceux  qui  le 
craignent.  M.  322. 

Mépris  de  la  mort.  M.  504. 

Mérite  :  de  ceux  qui  s'en  croient.  M.  50.  —  Il  ne  faut  pas  le» 
détromper.  M.  92.  —  Marque  du  vrai  mérite.  M.  95.  — . 
Quel  est  son  sort?  M.  153,  —  Il  ne  plait  piis  toujours,  M. 
155. —  Mérite  singulier.  M.  156.  —Il  donne  quelquefois 
moins  de  réputation  que  l'art.  M.  162.  —  Effet  du  mérite. 
M.  165.  —  Il  est  moins  bien  récompensé  que  ses  apparen- 
ces. M.  166.  —Quand  notre  bonté  en  a-t-elle?  M.  237.  -^ 
Mérite  de  cerlaine^s  gens.  M.  273.  —  Moyen  que  nous  pre- 
nons pour  le  faire  valoir.  M.  279.  —  Il  a  sa  .saison.  M.  201. 

—  que  ne  peut  avoir  la  modération.  M.  293.  —  Notre  goiH 
baisse  avec  notre  mérite.  M.  379.  —  Rapport  de  l'élévation 
au  mérite.  M.  400.  —  Mérite  comparé  h  la  parure.  M.  401.— 
Rapport  du  mérite  aux  emplois.  M.  41».  -  Comment  le 
mérite  doit  être  jugé.  M.  437.  —  Du  faux  n\érite.  M.  4r»5. — 
Du  mérite  des  femmes.  M.  471. 

Hfiitrs  :  cllfs  composent  le  monde.  M.  3.")n. 


18 


754 


TABLE  ANALYTIQUE 


^fodératioH  :  d'où  vient  celle  des  personnes  heureuses?  M. 

17.  —  Sa  délinillon.  M.  18.  —  Comparée  à  Tambition.  M. 

293.  —  Pourquoi  Ton  en  fait  une  vertu.  M.  308.  —  Elle  est 

nécessaire  dans  la  conversation.  R.  5. 
Moquerie.  R.  2. 
Mort  de  ceux  qui  vont  au  supplice.  M.  21.  —  Peu  de  gens  la 

connaissent.  M.  23.  -  On  ne  peut  la  regarder  fixement.  M. 

26.  —  Mépris  de  la  mort.  M.  504. 

N. 

Kature.  M.  365. 

IS'aturel  bon.  M.  275.  —Confondu  avec  la  grossièreté.  M.  372. 
—  Ce  qui  l'empêche  le  plus.  431.  —  I^  naturel  plaît  tou- 
jours. R.  7. 

Négociations.  M.  278. 

Mais.  M.  208. 

A^oww  illustres.  M.  94. 

Nouveauté:  .sa  grâce.  M.  274.  —Son  effet  en  amitié.  M.  426. 

o. 

Obligations.  M.  317. 

Occasions  :  leur  effet.  M.  345.  -  Dans  les  grandes  affaires.  M. 
453.  —  Occasion  très-rare.  M.  454.  —  Toutes  nos  qualités 
sont  à  la  merci  des  occasions.  M.  470. 

Opiniâtreté  :  sa  cause.  M.  234.  —  Son  origine.  M.  265. 

Opinions  :  leur  condamnation.  M.  13.  —  Pourquoi  on  leur 
résiste.  M.  234.  —  Il  n'est  pas  défendu  de  les  conserver. 
R.  5. 

Orgueil:  ne  perd  jamais  rien.  M.  33.— Pourquoi  se  plaint-on 
(ie  celui  des  autres?  M.  34.  —  Son  égalité  dans  tous  les  hom- 
mes. M.  35.  —Pourquoi  la  nature  nous  l'a  donné.  M.  36.— 
11  est  le  principe  de  nos  remontrances.  M,  37.  —  Comparé 
à  l'amour-propre.  M.  228.  —  Il  est  le  principe  de  l'opiniâ- 
treté. M.  234.  —  Ce  qui  le  flatte  le  plus.  M.  239.  —  Il  se  ca- 
che sous  la  figure  de  l'humilité.  M.  254.  —  Son  effet.  M. 
267.  —  Son  action  sur  l'envie.  M.  281,  —  De  quoi  s'aug- 
mente-t-il  souvent?  M.  450.  —  Ce  qu'il  nous  fait  blâmer  et 
mépriser.  M.  462,  —  Il  est  souvent  le  principe  de  la  com- 
passion. M.  463.  —  Ses  bizarreries.  M.  472. 

Ouverture  de  cœur.  R.  I. 

P. 

Paresse  prise  pour  de  la  vertu.  M.  169.  —  Son  pouvoir  sur 
nous.  M.  266.  —  Son  effet.  M.  267.  —  Nous  en  convenons 
aisément.  M.  398.  —  Paresse  de  notre  esprit.  M.  482.— Plus 
grande  que  celle  de  notrç  corps.  M.  487. 

Parfait  :  beautés  admirées  sans  être  parfaites.  R.  2. 

Parler  :  quand  parle-t-on  peu?  M.  137,  —  Combien  on  aime 
à  parler  de  soi.  M.  138.  —  Manière  de  parler  à  propos,  M. 
IH9.  —  Comment  parlent  les  grands  et  les  petits  esprits.  M. 
142.  —  Effet  du  plaisir  que  l'on  prend  à  parler  de  soi.  M. 
314.  —  Pourquoi  nous  ne  parlons  pas  à  cœur  ouvert  à  nos 
amis.  M.  315,  —  De  qui  faut-il  le  moins  parler?  M,  364,  — 
Envie  de  parler  de  nous.  M,  383.  —  Art  de  bien  parler. 
R.  5. 

Passions  :  leur  durée.  M.  5.  —  Leurs  effets,  M.  6.  —  Ces  ef- 
fets sont  pris  pour  ceux  d'un  grand  dessein.  M.  7.  —  Elles 
persuadent  toujours.  M.  8.  —  Leur  injustice.  M.  9.  —  Leur 
génération  perpétuelle.  M.  lO.— Elles  produisent  leurs  con- 
traires. M.  11.  —  On  peut  toujours  les  distinguer.  M.  12.— 
Comment  nous  leur  résistons.  M.  122.  —  Leur  danger.  M. 
188.  —  Quelle  est  la  plus  forte?  M.  266.— Effet  de  l'absence 
sur  les  passions.  M.  276.  —  La  passion  moins  forte  que  la 
coquetterie  chez  les  femmes.  M.  334.  —  Les  passions  de  la 
jeunesse.  M.  341.  —  Les  passions  développent  nos  talents. 
M.  404,  —  Celle  qui  nous  rend  le  plus  ridicules.  M.  422.  — 
Celle  qui  nous  agite  le  plus.  M.  443.  —  Nous  ne  connais- 
sons pas  toute  leur  force.  M.  460.  —  Quelle  est  celle  qui 
sied  le  mieux  aux  femmes?  M.  46fi.  —  Des  premières  pas- 
sions chez  les  femmes,  M.  471.  —  Passions  des  personnes 
faibles.  M.  477.  —  Quand  est-on  le  plus  près  de  prendre  une 
nouvelle  passion?  M.  484.  —  Des  grandes  passions.  M.  485. 
•—  Passiotis  des  gens  remplis  d'eux-mêmes.  M.  500. 


Pénétration  :  sou  plu.<4  grarwl  iléfaul.  M.  377.  -  Elle  rtalte 
notre  vanité.  M.  425. 

Persévérance  :  ce  que  c'est.  M.  177. 

Perspective.  M.  104, 

Persuasion.  M.  8, 

Peur.  M.  370. 

Philosophes  :  leur  attachement  ou  leur  indifférence  poof  la 
vie.  M.  46.— Leur  mépris  des  richesses.  M.  M.  —  Leur  mé- 
pris de  la  mort,  M.  504, 

Philosophie.  M.  22. 

Pitié.  M.  264. 

Plaire.  M.  413.  —  Moyen  de  plaire,  R,  6. 

Plaisant  (Esprit).  R.  2. 

Plaisir.  M.  123. 

Point  de  vue.  R.  4. 

Politesse  de  l'cspi'it  ;  M.  90.  —  Elle  manque  aux  {eunes  gens. 
M.  372.  -  Devoirs  de  la  politesse.  R.  5. 

Poltronnerie  complète,  très-rare,  M.  215.  —  Se  méconnaît 
elle-même.  M.  370. 

Préoccupation.  M.  92.  —  Préoccupation  de  notre  goût.  R.  %. 

Princes  :  leur  clémence.  M,  15,  —  Un  flatteur  les  Injurie.  M, 
320. 

Procédé.  M.  170. 

Production  d'esprit.  R.  2. 

Professions.  M.  256. 

Promesses.  M.  28. 

Proportion.  R.  6. 

Propriétés  des  hommes.  M.  344. 

Prudence  :  son  insuffisance.  M.  66.— Celle  que  l'on  doit  met- 
tre dans  la  confiance.  R.  l. 

Q. 

Qualités  :  inconvénients  des  bonnes  qualités,  M.  29,  —  Faci- 
les ou  difficiles  à  connaître.  M.  80.  ~  Comment  nous  esti- 
mons celles  de  nos  amis.  M.  88.  —  Il  en  faut  l'économie.  M. 
159.  —  Art  de  les  mettre  en  œuvre.  M,  162,  —  Leurs  dis- 
grâces, M.  251.  —  Celles  que  nous  ne  pouvons  apercevoir. 
M.  337.  — •  Naturelles  ou  acquises.  M.  365.  —  De  nos  enne- 
mis. M.  397.  —  Celle  qui  nous  place  au-dessus  des  autres. 
M.  399.  —  Marque  des  grandes  qualités.  M,  433.  —  Leur 
usage  décide  du  vrai  mérite.  M,  437,  —  Les  nôtres  noui 
semblent  les  meilleures.  M.  452.  —  Que  nous  méprisons. 
M.  462.  —  De  certaines  méchantes  qualités.  M.  468.  —  Tou- 
tes sont  incertaines.  M.  470.  —  Qualités  singulières.  M.  493. 
—  Qualités  solides.  M.  498.  —  Qualités  fausses.  R.  0.— Nos 
manières  doivent  convenir  à  nos  qualités.  R,  7. 

Querelles.  M.  496, 

R. 

Raillerie.  R.  2.  —  Ce  qui  la  fait  entendre.  R.  4. 

Raison  :  nous  ne  la  suivons  pas,  M.  42.  —  Quel  est  l'homme 
raisonnable.  M.  105.  -  Notre  faiblesse  supplée  à  notre  rai- 
son. M.  325.  —  Ce  qu'il  faut  que  la  raison  fasse.  M.  365.  — 
La  vanité  nous  domine  plus  que  la  raison.  M.  467.  —  Sou- 
haits aue  l'on  fait  par  raison.  M,  469.  —  Elle  doit  tout  ap- 
précier, R,  6, 

Réconciliation.  M.  82. 

Reconnaissance  :  son  principe.  M.  223,— Elle  n'est  que  dans 
le  cœur.  M.  224.  —  Cause  du  mécompte  qui  s'y  trouve.  M. 
225.  —  Trop  empressée.  M.  226.  —  Ce  qu'elle  est  dans  la 
plupart  des  hommes.  M.  298.  —  Où  elle  se  trouve  et  où  elle 
manque.  M.  299.  —  Qui  paye  plus  qu'elle  ne  doit.  M.  438. 

Règles  de  la  conversation.  R.  5. 

Regrets  :  ne  supposent  pas  toujours  l'affliction.  M,  356, 

Remèdes  de  l'amour.  M,  459, 

Remontrances.  M,  37, 

Repentir.  M,  180, 

Repos  :  pourquoi  nous  l'exposons.  M.  268. 

Reproches.  M.  148. 

Réputation  :  de  qui  nous  la  faisons  dépendre.  M.  268,— Nous 
pouvons  toujours  la  rétablir.  M.  4 12. 

Richesses.  M.  54. 

Ridicule  :  les  bonnes  copies  le  font  voir.  M.  133.  —  C*  i|ul 


DES  MAXIMES  DE  LA  ROCHEFOUCAULD 


755 


en  donne  le  plus.  M.  134.  -  Tout  le  monde  en  a.  M.  31 1.— 
Rien  ne  déshonore  autant.  M.  326.  —  Moyen  d'éviter  un  ri- 
dicule. TVf.  418.  —  Fautes  les  plus  ridicules.  M.  422. 

S. 

Sagesse  :  aisée  pour  les  autres.  M.  132.  —  Augmente  et  dimi- 
nue avec  l'âge.  M.  210.  —  Quand  la  sagesse  est  folie.  M.  231 . 

—  Elle  est  à  la  merci  de  la  fortune.  M.  323. 
Sciences.  R.  6. 

Secret  :  son  importance.  R.  i. 

Sensibilité  apparente.  M.  275.  —  Elle  est  due  aux  malheurs  de 
nos  amis.  M.  434.  —  Ce  qui  la  passe.  M.  464. 

Sentiments  :  ont  chacun  un  extérieur  qui  leur  est  propre.  M. 
255.  —  Comment  on  peut  les  conserver.  M.  319.  —  Senti- 
ments vrais  ou  faux,  R.  6. 

Sentir  :  beautés  que  tout  le  monde  sent.  R.  2. 

Sévérité  des  femmes.  M.  204.  —  N'est  jamais  complète  sans 
aversion.  M.  333. 

Signification  du  mot  goût.  R.  3. 

Silence.  M.  79. 

Simplicité.  M.  289. 

Sincérité  :  sa  définition.  M.  62.  —  Ne  peut  s'allier  avec  la  fai- 
blesse. M.  316.  —  Ce  qui  la  compose  en  grande  partie.  M. 
383.  —  Son  utilité.  M.  457.  —  Sincérité  des  amants.  M.  106. 

—  Comment  elle  diffère  de  la  confiance.  R.  l . 

Société  :  ce  qui  la  fait  durer.  M.  87.  —  De  la  société  des  au- 
tres. M.  201.  —  Sur  la  société.  R.  4. 

Sortes  d'esprit.  R.  2. 

Sots  :  utilité  de  leur  compagnie.  M.  140.  —  Gens  destinés  à 
l'être.  M.  309.  —  Un  sot  n'est  jamais  bon.  M.  387.  —  Sois 
les  plus  incommodes.  M.  451.  —  On  n'est  point  sot  avec  du 
jugement.  M.  456.  —  On  l'est  avec  de  l'esprit.  R.  2. 

Souhaits.  M.  469. 

Subtilité.  M.  128. 

T. 

TalenU.  M.  468. 

Tempérament  :  principe  de  la  valeur  des  hommes  et  de  la 
vertu  des  femmes.  M.  220.  —  S'annonce  de  bonne  heure. 
M.  222.  —  Tempérament  des  femmes.  M.  346. 

Temps  de  parler.  R.  5. 

Tiédeur.  M.  341. 

ï'mirfîïe  :  métamorphosée  en  vertu.  M.  169.  —  Il  est  dange- 
reux d'en  faire  le  reproche.  M.  480. 

Titre  dont  on  abuse.  R.  2. 

Ton.  R.  7. 

Tort.  M.  386. 

Trahison  :  pourquoi  elle  se  fait.  M.  120.  —  D'où  elle  vient. 
M.  126. 

Travers.  M.  318. 

Tromperie  :  justifiée  par  la  défiance.  M.  86.  —Nécessaire  dans 
la  société.  M.  87.  —  Celle  dont  on  ne  se  console  point ,  et 
celle  dont  on  est  satisfait.  M.  H4.  —  Facile  ou  difficile.  M. 

115.  —  Ordinaire  à  ceux  qui  demandent  des  conseils.  M. 

116.  —  Le  trompeur  est  aisément  trompé.  M.  Il 7.  —  Dan- 
ger de  l'intention  de  ne  pas  tromper.  M.  II8.  —  Celui  qui 
se  croit  le  plus  fin  est  le  mieux  trompé.  M.  127.  -L'homme 
habile  trompe  difficilement  l'homme  igrossier.  M.  129.  — 
Celui  qui  se  trompe  le  plus.  M.  201.  —  C'est  quelquefois 
un  bonheur  d'être  trompé.  M.  3»rî. 


Tyrannie  de  nos  amis.  R.  I. 


Valeur  :  n'appartient  pas  toujours  à  celui  qui  est  vaillant.  M. 
I.  —  Ses  causes.  M.  213.  —  Valeur  des  soldats.  M.  214.— 
Parfaite  valeur.  M.  2 1 5.  —  Ce  que  c'est.  M.  216.  —  Quand 
devient-elle  intrépidité?  M.  217.  —  La  valeur  ordinaire.  M. 
219.— Quel  en  est  le  principe?  M.  220.  —  Adresse  des  gens 
braves.  M.  221.  —La  valeur  doit  être  donnée  par  la  nature. 
M.  365.  —  D'où  vient  l'inégalité  de  courage.  M.  504. 

Fanité  nous  fait  parler.  M.  157.  —  Effet  de  notre  vanité.  M. 
141.  —  Elle  est  nécessaire  à  la  vertu.  M.  20'j.  —  Vanité  de 
celui  qui  se  croit  nécessaire.  M.  201.  —  Elle  cause  souvent 
nos  afflictions.  M.  232.  —  Elle  ébranle  toutes  les  vertus.  M. 
388.  —  Pourquoi  celle  des  autres  est  insupportable.  M.  389. 
—  Elle  nous  agite  toujours.  M.  443.  —  Son  pouvoir  sur 
nous.  M.  467.  —  Cause  ordinaire  de  la  médisance.  M.  483. 

Variété  dans  l'esprit.  R.  4. 

Vaudevilles  :  comparés  à  certaines  gens.  M.  211. 

Vérité  :  combien  nuisent  ses  apparences.  M.  64,  —  Elle  se 
trouve  dans  les  jugements  de  nos  ennemis.  M.  458. 

Vertus  :  souvent  fausses.  M.  1 .  —  Où  faut-il  les  plus  gran- 
des? M.  25.  —  Paresse  prise  pour  la  vertu.  M.  169.  —  Où 
se  perdent  les  vertus.  M.  171.  —  Les  vices  entrent  dans 
leur  composition.  M.  182.  —  De  ceux  qui  n'en  ont  point. 
M.  IS6.  —  Le  nom  de  la  vertu.  M.  187.  —  Bornes  pour  les 
vertus.  M.  189.  —  La  vertu  a  besoin  de  la  vanité.  M.  200.— 
Le  vice  lui  rend  hommage.  M.  2I8.  —  L'intérêt  la  met  en 
œuvre.  M.  253.  —  La  fortune  la  fait  paraître.  M.  380.  —  La 
vanité  l'ébranlé  ou  la  renverse.  M.  388.  —  La  faiblesse  lui 
est  opposée.  M.  445.  —  Les  méchants  n'osent  paraître  ses 
ennemis.  M.  489. 

Vices  :  entrent  dans  la  composition  des  vertus.  M.  182.  — 
Tous  ceux  qui  en  ont  ne  sont  pas  méprisés.  M.  186.  —  Ils 
ne  servent  pas  mieux  l'intérêt  que  la  vertu.  M.  187.  —  Bor- 
nes pour  les  vices.  M.  189.  —  Nous  ne  les  pouvons  éviter. 
M.  191.  —  Ce  sont  eux  qui  nous  quittent.  M.  192.  —  Pour- 
quoi ne  s'abandonne-t-on  pas  à  un  seul  vice?  M.  195.  — 
Hommage  rendu  par  le  vice  à  la  vertu.  M.  218.  —  L'intérêt 
met  tous  les  vices  en  œuvre.  M.  253.  —  Ils  font  le  mérite 
de  certaines  gens.  M.  273.— La  fortune  les  fait  paraître.  M. 
380.  —  Le  vice  est  moins  opposé  à  la  vertu  que  la  faiblesse. 
M.  445. 

Vieillesse  :  pourquoi  elle  aime  à  conseiller.  M.  93.  —  Pour- 
quoi elle  conserve  ses  goûts.  M.  109.  --  Elle  augmente  les 
défauts  de  l'esprit.  M.  II2.  —  Elle  rend  plus  fou  et  plus 
sage.  M.  210.  —  On  peut  savoir  d'avance  par  où  elle  doit 
défaillir.  M.  222.  —  Tiédeur  de  la  vieillesse.  M.  341.  —  Ri- 
dicule des  vieilles  personnes.  M.  408.  —  Vivacité  qui  aug- 
mente en  vieillissant.  M.  4 16.  —  Maxime  pour  un  vieillard. 
M.  418.  —  Peu  savent  être  vieux.  M.  423.  —  Tyrannie  de  la 
vieillesse.  M.  461. 
Vieux  fous.  M.  144. 

Violence  :  celle  qui  fait  le  plus  de  peine.  M.  3C3.  —  Violen- 
ces les  plus  cruelles.  M.  369.  —  Celle  qui  sied  le  mieux  aux 
femmes.  M.  466. 
Vivacité.  M.  416. 
Vogue.  M.  212. 

Volonté  :  moins  grande  que  la  force.  M.  30.  —  Nous  ne  con- 
naissons pas  toutes  nos  volontés.  M.  295.  —  Ce  qui  meut 
notre  volonté.  M.  297. 


FIN    DE    LA    TABLE   ANALYTIQUE   DES    M  VXIMES    DE    LA    ROCHEFOUCAULD. 


48. 


ttoooiioooo4>04»99ai»o;»ooooaooo4^oooai»tf4»4>ooaaooaooaoooo9004»oaooo'» 


TABLE  ANALYTIQUE 


DES 


CARACTÈRES  DE  LA  BRUYERE. 


"i 


À. 

AcHiLXE  :Jelez-mûi  daus  les  troupes  comme  un  simple  soldat, 
je  siùs  Thersite  ;  mettez-moi  à  la  tète  d'une  armée  dont  j'aie 
à  répondre  à  toute  l'Europe,  je  suis  Achille.  Page  :i05. 
Actions  :  le  motif  seul  en  fait  le  mérite.  255.  —  Les  meilleu- 
r«;s  s'altèrent  et  s'affaiblissent  par  la  manière  dont  on  les 
fait.  806. 
affectation  :  est  souvent  une  suite  de  l'oisiveté  ou  de  l'indif- 
férence. 332. 
Affliction  :  on  ne  sort  guère  d'une  grande  affliction  que  par 
faiblesse  ou  par  légèreté.  265.  —  Celle  qui  vient  de  la  perte 
des  biens  est  seule  durable.  284. 
Aigreur  :  ses  effets.  343. 

Aimer  :  l'on  n'aime  bien  qu'une  fois  ;  c'est  la  première.  264. 
—  L'on  n'est  pas  plus  maître  de  toi^jours  aimer ,  qu'on  ne 
l'a  été  de  ne  pas  aimer.  265.  —  Cesser  d'aimer,  preuve  sen- 
sible que  le  cœur  a  ses  limites.  Ibid.  —  C'est  faiblesse  que 
d'aimer;  c'est  souvent  une  autre  faiblesse  que  de  guérir. 
Ibid.  —  Si  une  laide  se  fait  aimer ,  ce  ne  peut  être  qu'éper- 
dument.  Ibid.  —  Il  faut  quelquefois  recevoir  de  ce  qu'on 
aime.  Ibid.  —  On  aime  de  plus  en  plus  ceux  à  qui  l'on  fait 
du  bleu.  268. 
Ambitieux  :  l'esclave  n'a  qu'un  maître;  l'ambitieux  en  a  au- 
tant qu'il  y  a  de  gens  utiles  à  sa  fortune.  298. 
Ame  :  bassesse  de  quelques-unes.  282.  —  Noblesse  de  quel- 
ques-unes. Ibid.  —  Ses  différents  vices.  316.  —  Une  grande 
àme  serait  invulnérable  si  elle  ne  souffrait  par  la  compas- 
sion. 324. 
Amis  :  ne  regarder  en  eux  que  la  vertu  qui  nous  y  attache. 
252.  —  Les  cultiver  dans  leur  disgrâce  et  dans  leur  prospé- 
rité. Ibid.  —  C'est  assez  pour  soi  d'un  fidèle  ami.  266.  — 
Des  amis  et  des  ennemis.  Ibid.  —  Les  cultiver  par  intérêt , 
c'est  solliciter.  Ibid.  —  C'est  beaucoup  tirer  de  notre  ami , 
si ,  monté  à  une  grande  faveur ,  il  est  encore  de  notre  con- 
naissance. 292. 
Amitié  :  il  y  a  un  goût  dans  la  pure  amitié  où  ne  peuvent  at- 
teindre ceux  qui  sont  nés  médiocres.  264.  —  Peut  subsister 
entre  des  gens  de  différents  sexes ,  exempte  même  de  gros- 
sièreté. Ihid.  —  Parallèle  de  l'amour  et  de  l'amitié.  Ibid.  et 
suiv.  —  Il  n'y  a  pas  si  loin  de  la  haine  à  l'amitié  que  de 
l'antipathie.  265. 
Amour  :  parallèle  de  l'amour  et  de  l'amitié.  264 ,  265.  —  Qui 
naît  subitement  est  le  plus  long  à  guérir.  264.— Les  amours 
meurent  par  le  dégoût ,  et  l'oubli  les  enterre.  265. 
Amyot  :  jugement  sur  ses  écrits.  246. 
Anciens  :  on  se  nourrit  des  anciens ,  et  quand  on  est  auteur 

on  les  maltraite.  242. 
Antithèse  :  sa  définition.  249.  —  Les  jeunes  gens  sont  éblouis 

de  son  éclat.  Ibid. 
Apôtre  :  quand  on  ne  serait  pendant  sa  vie  que  l'apôtre  d'un 
seul  hpmme ,  ce  ne  serait  pas  être  en  vain  sur  la  terre.  374, 
Approbation  :  motifs  de  notre  approbation.  341. 
Art  :  il  y  a  dans  l'art  un  point  de  perfection ,  comme  de  bonté 


et  de  maturité  dans  la  nature.  242.-  Perfectionner  son  art, 
c'est  s'égaler  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble.  263. 

Athéisme  :  n'est  point.  372. 

Auteur  :  il  faut  plus  que  de  l'esprit  pour  être  auteur.  242.  — 
Tout  l'esprit  d'un  auteur  consiste  à  bien  définir  et  à  bleji 
peindre.  Ibid.  —  Doit  recevoir  avec  une  égale  modestie  les 
éloges  et  la  critique.  243.  —  Cherche  vainement  à  se  faire 
admirer  par  son  ouvrage.  245.  —  Modèles  que  doit  suivre 
un  auteur  né  copiste.  250. 

Avare  :  dépense  plus  mort,  en  un  seul  jour,  qu'il  ne  faisait 
vivant  en  dix  années.  283.  —  Sa  manière  de  vivre.  328. 

Avarice  :  est  commode  aux  vieillards,  à  qui  11  faut  une  pas- 
sion ,  parce  qu'ils  sont  hommes.  Ibid. 

Avenir  :  le  présent  est  pour  les  riches ,  et  l'avenir  pour  les 
vertueux  et  les  habiles.  282, 

Avocat  :  doit  avoir  un  riche  fonds  et  de  grandes  ressources. 
369. 


B. 


Balzac  :  jugement  sur  ses  Lettres.  246. 

Bâtir  :  manie  de  bâtir.  350. 

Beauté  :  l'agrément  est  arbitraire  ;  la  beauté  est  quelque  chose 

de  plus  réel.  257. 
Bien  :  s'il  y  a  des  biens ,  le  meilleur  c'est  le  repos ,  la  retraite , 

et  un  endroit  qui  soit  son  domaine.  298.  —  Les  solides 

biens,  les  grands  biens,  les  seuls  biens,  ne  sont  pas  compté.s. 

344. 
Bonheur:  il  s'en  faut  peu  qu'il  ne  tienne  lieu  de  toutes  le» 

vertus.  345. 
Bonté  :  ses  divers  caractères.  255. 
BossuET  :  quel  besoin  a  Bénigne  (Bossuet)  d'être  cardinal? 

253.  —  Jugement  sur  cet  auteur.  369, 
BouRDALOUE  :  jugement  sur  cet  orateur,  Ibid. 
Bourgeois  de  Paris ,  comparés  à  leurs  ancêtres.  289  et  suiv. 


Caractère  :  un  caractère  bien  fade  est  celui  de  n'en  avoir  au- 
cun. 268.V-  Diseurs  de  bons  mots,  mauvais  caractère.  299. 

Caractères.  Voyez  Portraits. 

Chef-d'œuvre  :  l'on  n'a  guère  vu  un  chef-d'œuvre  d'esprit  qui 
soit  l'ouvrage  de  plusieurs.  242. 

Choses  :  les  belles  choses  le  sont  moins  hors  de  leur  place.. 
357. 

Cid  (le)  :  l'un  des  plus  beaux  poèmes  :  la  critique  du  Cid est 
l'une  des  meilleures.  244  et  suiv. 

COEFFETEAU  :  jugement  sur  ses  écrits.  246. 

Cœur  :  l'on  peut  avoir  la  confiance  de  quelqu'un  sans  en 
avoir  le  cœur.  265.  —  Tout  est  ouvert  à  celui  qui  a  le  cœur. 
Ibid.  —  L'on  est  d'un  meilleur  commerce  par  le  cœur  que 
par  l'esprit.  2G7.  —  Quelle  mésintelligence  entre  l'esprit  et  le 
cœur'  326. 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE.   757 


Comédie  (  la  )  pourrait  être  aussi  utile  qu'elle  est  nuisible 
248. 

Comédiens  :  de  leur  condition  334,  —  Le  comédien  couché 
dans  son  carrosse  jette  de  la  boue  au  visage  de  Corneille, 
qui  est  h  pied.  Ibid.  —  Fermer  les  théâtres ,  ou  prononcer 
moins  sévèrement  sur  l'état  des  comédiens.  357. 

Conditioîis  :  leur  disproportion.  283. 

Conduite  :  la  sage  conduite  roule  sur  deux  pivots ,  le  passé  et 
l'avenir.  34 1. 

Confiance  :  l'on  peut  avoir  la  confiance  de  quelqu'un  sans  en 
avoir  le  coeur.  265.  —  Toute  confiance  est  dangereuse  si 
elle  n'est  entière.  276. 

Connaisseurs  :  faux  connaisseurs.  299. 

Conseil  (  le  )  est  quelquefois  dans  la  société  nuisible  à  qui  le 
donne,  et  inutile  à  celui  à  qui  il  est  donné.  274.  —  n  y  a 
dans  les  meilleurs  de  quoi  déplaire.  342. 

Content  :  qu'il  est  difficile  d'être  content  de  quelqu'un  !  266. 

Contrefaire  :  gens  qui  contrefont  les  simples  et  les  naturels. 
252. 

Conversation  :  des  choses  ridicules  qui  se  disent  dans  la  con- 
versation. 275, 

Coquillages  :  manie  des  coquillages.  350. 

Corneille  :  jugement  sur  ce  poète.  248,  339.  —  Parallèle  de 
Corneille  et  de  Racine.  248, 

Cour  :  l'on  est  petit  à  la  cour  ;  et  quelque  vanité  que  l'on  ait, 
on  s'y  trouve  tel.  290.  —  Les  grands  mêmes  y  sont  petits. 
Ibid.  —  Ne  rend  pas  content  ;  elle  empêche  qu'on  ne  le  soit 
ailleurs.  Ibid.  —  Il  faut  qu'un  honnête  homme  ait  tâté  de 
la  cour.  Ibid.  —  Est  comme  un  édifice  bâti  de  Marbre  ;  elle 
est  composée  d'hommes  fort  durs,  mais  fort  polis.  Ibid.— 
Les  cours  seraient  désertes,  et  les  rois  presque  seuls,  si 
l'on  était  guéri  de  la  vanité  et  de  l'intérêt.  Ibid.  et  suiv.  — 
L'air  de  cour  est  contagieux;  il  se  prend  à  Versailles, 
comme  l'accent  normand  se  prend  à  Rouen  ou  à  Falaise! 
291.  —  Aventuriers  qui  s'y  produisent  eux-mêmes.  Ibid.  — 
Gens  de  cour,  hautains.  Ibid.  —  Certaine  espèce  de  courti- 
sans dont  les  cours  ne  sauraient  se  passer.  Ibid.  —  C'est 
une  grande  simplicité  que  d'apporter  à  la  cour  la  moindre 
roture.  292.  —  L'on  se  couche  à  la  cour  et  l'on  se  lève  sur 
l'intérêt.  Ihid.  —  L'on  n'y  attente  rien  de  pis  contre  le  vrai 
mérite  que  de  le  laisser  quelquefois  sans  récompense.  293. 

—  Personne  à  la  cour  ne  veut  entamer;  on  veut  appuyer, 
parce  qu'on  espère  que  nul  n'entamera.  Ibid.  —  Louanges 
qu'on  y  prodigue  à  celui  qui  obtient  un  nouveau  poste. 
/èîd.— Deux  manières  d'y  congédier  son  monde  :  se  fâcher 
contre  eux ,  ou  faire  qu'ils  se  fâchent  contre  vous.  294.  — 
Pourquoi  l'on  y  dit  du  bien  de  quelqu'un.  Ibid.  —  Il  est 
aussi  dangereux  d'y  faire  les  avances ,  qu'il  est  embarr,'is- 
sant  de  ne  les  point  faire.  Ibid.  —  Il  faut  une  vraie  et 
naïve  impudence  pour  y  réussir,  /ôirf.— Brigues  des  cours. 
Ibid.  —  Avidité  des  hommes  de  cour,  Ibid.  et  suiv.  —  Il 
faut  des  fripons  à  la  cour  auprès  des  grands  et  des  minis- 
tres, même  les  mieux  intentionnés.  295.— Pays  où  les  joies 
sont  visibles,  mais  fausses,  et  les  chagrins  cachés,  mais 
réels.  297.  —  La  vie  de  la  cour  est  un  jeu  sérieux ,  mélanco- 
lique, qui  applique.  Ibid.  —  Mœurs  des  gens  de  cour.  298. 

—  On  s'y  trouve  dupe  de  plus  sot  que  soi.  300,  —  Qui  a  vu 
la  cour  a  vu  du  monde  ce  qui  est  le  plus  beau.  30i.  —  Qui 
méprise  la  cour  après  l'avoir  vue  méprise  le  monde.  Ibid. 

—  Détrompe  de  la  ville,  et  guérit  de  la  cour.  Ibid.  —  Un 
esprit  sain  y  puise  le  goût  de  la  solitude  et  de  la  retraite. 
Ibid.  —  A  la  cour ,  à  la  ville ,  mômes  passions ,  mêmes  fai- 
blesses. 307.  —  Deux  sortes  de  gens  y  fleurissent,  les  liber- 
tins et  les  hypocrites.  373. 

Courtisan  :  rien  qui  enlaidisse  certains  courtisans  comme  la 
présence  du  prince.  291.  —  Peu  osent  honorer  le  mérite  qui 
est  seul.  293.  —  Comparé  à  une  montre.  298.  —  Qui  est  plus 
esclave  qu'un  courtisan  assidu ,  si  ce  n'est  un  courtisan  plus 
assidu ?/6irf,— Toute  sa  félicité  consiste  à  voir  le  prince  et  à 
être  vu.  Ibid.  —  Savoir  parler  aux  rois,  limites  de  la  pru- 
denoe  et  de  la  souplesse  du  courtisan.  29u. 

Crime  :  si  la  pauvreté  est  la  mère  des  crimes,  le  défaut  d'es- 
prit en  est  le  père.  319.  —  Il  s'en  faut  peu  que  le  crime  heu- 
reux soit  loué  comme  la  vertu.  345. 

Critique  :  le  plaisir  de  la  critique  nous  ôte  celui  d'être  vive-  1 


ment  touchés  de  très-belles  choses.  243.  -  C'est  un  métier 
où  il  faut  plus  d'habitude  que  de  génie.  2B0.  -  Peut  être 
dangereuse.  Ibid. 
Curiosité  :  inhumaine  curiosité  pour  voir  des  malheureux. 
296.  -  Sa  définition.  348. 

D. 

Défauts  :  il  coûte  moins  à  certains  hommes  de  s'enrichir  de 
mille  vertus  que  de  se  corriger  d'un  seul  défaut.  326.-Par- 
tenl  d'un  vice  de  tempérament.  338.  —  Ceux  des  autres 
sont  lourds,  les  nôtres  ne  pèsent  pas.  341. 

Dégoutter  :  pressez,  tordez  certaines  gens  ensorcelés  de  la 
faveur,  ils  dégouttent  l'orgueil,  l'arrogance,  la  présomp- 
tion. 296  et  suiv. 

Dépendants  :  on  veut  des  dépendants  et  qu'il  n'en  coûte  rien. 
266, 

Désirer  :  lorsqu'on  désire ,  on  se  rend  à  discrétion  à  celui  de 
qui  l'on  espère.  320. 

Devoirs  :  réciprocité  de  devoirs  entre  le  souverain  et  se»  su- 
jets. 313, 

Dévot  :  du  faux  dévot.  353.  -  Le  faux  dévot  ne  croit  pas  en 
Dieu.  373. 

Dévotion  :  vient  à  quelques-uns ,  et  surtout  aux  femmes , 
comme  une  passion.  259.  —  De  la  fausse.  Ibid.  —  La  vraie 
fait  supporter  la  vie,  et  rend  la  mort  douce;  on  n'en  tire 
pas  tant  de  l'hypocrisie.  355. 

Dieu  :  l'on  doute  de  Dieu  dans  une  pleine  santé  ;  quand  l'on 
devient  malade  on  croit  en  Dieu.  371.  —  L'impossibilité  de 
prouver  que  Dieu  n'est  pas  découvre  son  existence.  Ibid.  — 
De  l'existence  de  Dieu.  374  et  suiv. 

Dignités  :  deux  chemins  pour  y  arriver.  295. 

Dire  :  l'on  dit  les  choses  encore  plus  finement  qu'on  ne  peut 
les  écrire.  276. 

Directeurs  :  des  défauts  de  quelques-uns.  259. 

Discernement  :  de  l'esprit  de  discernement.  340. 

Discours  :  le  discours  chrétien  est  devenu  un  spectacle.  366. 

Disgrâce  :  éteint  les  haines  et  les  jalousies.  343. 

Distinction  :  d'où  les  hommes  en  tirent  le  plus.  253. 

Distraction  :  caractère  du  distrait.  316, 

Donner  :  oublier  qu'on  a  donné  à  ceux  que  l'on  aime.  265.— 
Il  y  a  du  plaisir  à  rencontrer  les  yeux  de  celui  à  qui  l'on 
vient  de  donner.  Ibid.  —  C'est  rusticité  que  de  donner  de 
mauvaise  grâce.  295. 

Duels  (  manie  des  ).  350. 

E. 

Écrire  :  il  faut  exprimer  le  vrai  pour  écrire  naturellement, 
fortement,  délicatement.  242.  —  Comment  on  doit  écrire. 
247,  248.  —  La  gloire  des  uns  est  de  bien  écrire,  celle  des 
autres  de  n'écrire  point.  249,  —Ne  point  s'assi^jettir  au  goût 
de  son  siècle  quand  on  écrit ,  mais  tendre  toigours  à  la  per- 
fection. 250.  —  Du  peu  d'avantage  que  l'on  retire  en  écri- 
vant. 335  et  suiv. 

Écrits  :  des  écrits  des  Pères  de  l'Église.  372. 

Écrivain:  Moïse,  Homère,  Platon,  Virgile,  Horace,  ne  sont 
au-dessus  des  autres  écrivains  que  par  leurs  images.  242.— 
Ce  qu'il  doit  faire  pour  écrire  correctement.  249.  —  S'il  n'v 
a  pas  assez  de  bons  écrivains ,  où  sont  ceux  qui  savent  lire  ? 
303. 

Éducation  :  excès  de  confiance  de  tout  espérer  d'elle ,  grande 
erreur  de  n'en  rien  attendre.  342. 

Élever  (s')  :  deux  manières  de  s'élever ,  ou  par  sa  propre 
industrie,  ou  par  l'imbécillité  des  autres.  282. 

Éloges  :  nous  excitent  seuls  aux  actions  louables.  327.  —  D« 
ceux  donnés  aux  morts.  342, 

Éloquence  :  ce  que  le  peuple  et  les  pédants  entendent  par 
éloquence.  248.  —  Est  un  don  de  l'Ame.  Ibid.  —  Peut  se 
trouver  dans  les  entreliens  et  dans  tout  genre  d'écriro 
Ibid.  —  Est  rarement  où  on  la  cherche,  et  est  (]uelquefoi!i 
où  on  ne  la  cherche  pas.  Ibid.  et  suiv.  -  Est  an  sublime  c« 
que  le  tout  est  à  sa  partie.  Ibid.  —  L'on  fait  asHaul  d'élo- 
quence jusqu'au  pied  de  l'autel.  360  Do  IVlo«iuenro  d«i 
la  chaire.  369. 

EMiia-',  :  son  histoire.  263  et  suiv. 


758 


TABLE  ANALYTIQUE 


Emphast':le&  plus  grandes  choses  se  gàteiU  par  reniphaec.  'i76. 

Émulation  ;  il  y  a  entre  rémulatlon  et  la  Jalousie  le  même 
eloignemeut  qui  se  trouve  entre  le  vice  et  la  vertu.  326. 

Enfance  :  son  caractère.  322. 

Enfants  :  leurs  défauts.  322.  —  N'ont  ni  passé  ni  avenir  ;  ils 
jouissent  du  présent.  Ibid.  —  Ont  déjà  de  leur  âme  l'imagi- 
nation  et  la  mémoire ,  c'est-à-dli'e,  ce  que  les  vieillards  n'ont 
plus.  Ibid.  —  Leur  facilité  à  apercevoir  les  vices  extérieurs 
et  les  défauts  du  corps.  Ibid.  —  Leur  unique  soin  est  de 
trouver  l'endroit  faible  de  ceux  à  qui  ils  sont  soumis.  Ibid. 

—  Qualités  qu'ils  apportent  dans  leurs  jeux.  Ibid.  —  Tout 
leur  parait  grand.  Ibid.  —  Des  divers  gouvernements  qu'ils 
adoptent  dans  leurs  jeux.  Ibid.  —  Conçoivent,  jugent  et 
raisonnent  conséquemment.  Ibid.  —  Connaissent  si  c'est  à 
tort  ou  avec  raison  qu'on  les  châtie.  Ibid.  —  Ne  se  gâtent 
pas  moins  par  des  peines  mal  ordonnées  que  par  l'impu- 
nité. 323. 

Ennemis  :  des  ennemis  et  des  amis.  266.  —  C'est  donner  un 
trop  grand  avantage  à  ses  ennemis  que  de  mentir  pour  les 
décrier.  332. 

IJnnui  :  est  entré  au  monde  par  la  paresse.  327. 

Entêtement  :  du  mauvais  entêtement.  333. 

Envie  :  de  la  jalousie  et  de  l'envie.  325.  —  L'envie  et  la  haine 
s'unissent  toi^jours  et  se  fortifient  l'une  l'autre,  Ibid. 

Épithète  :  araas  d'épitliètes ,  mauvaises  louanges.  242. 

ÉRASME  :  qui  ne  sait  être  un  Érasme  doit  penser  à  être  évë- 
que.  253. 

Esprit  :  la  même  justesse  d'esprit  qui  nous  fait  écrire  de  bon- 
nes choses ,  nous  fait  appréhender  qu'elles  ne  le  soient  pas 
assez  pour  mériter  d'être  lues.  243.  —  Un  esprit  médiocre 
croit  écrire  divinement;  un  bon,  raisonnabletnent.  Ibid.— 
Les  beaux  esprits  veulent  trouver  obscur  ce  qui  ne  l'est 
point.  245.  —  Les  personnes  d'esprit  admirent  peu,  elles 
approuvent.  /6/rf.  —  Des  divers  geiires  d'esprit.  249  etsuiv. 

—  Moins  rare  que  les  gens  qui  se  servent  du  leur,  ou  qui 
font  valoir  celui  des  autres.  251.  —  Le  bon  esprit  inspire  le 
courage,  ou  il  y  supplée.  252.  —  Peu  de  délicats.  268.— Du 
langage  des  esprits  faux  et  affectés.  Ibid.  —  Des  esprits 
vains ,  légers ,  familiers ,  et  délibérés.  Ibid.  —  L'esprit  de 
la  conversation  consiste  moins  à  en  montrer  beaucoup  qu'à 
en  faire  trouver  aux  autres.  270.  —  Il  faut  avoir  de  l'esprit 
pour  être  homme  de  cabale.  300.— Si  la  pauvreté  estla^  mère 
des  crimes ,  le  défaut  d'esprit  en  est  le  père.  319.  —  Un  es- 
prit raisonnable  est  indulgent.  320.  —  On  sait  à  peine  que 
l'on  est  borgne  :  on  ne  sait  point  du  tout  que  l'on  manque 
d'esprit.  324.  —  L'on  voit  peu  d'esprits  entièrement  lourds 
et  stupides.  325.  —  L'on  en  voit  encore  moins  qui  soient 
sublimes  et  transcendants.  Ibid.  —  Tout  l'esprit  qui  est  au 
monde  est  inutile  à  celui  qui  n'en  a  point.  Ibid.  —  Ce  qu'il 
y  aurait  en  nous  de  meilleur  après  l'esprit ,  ce  serait  de  con- 
naître qu'il  nous  manque.  326.  —  Qui  n'a  de  l'esprit  que 
dans  une  certaine  médiocrité,  est  sérieux  et  tout  d'une 
pièce.  Ibid,  —  Quelle  mésintelligence  entre  l'esprit  et  le 
cœur  !  Ibid.  ~  S'use  comme  toutes  choses.  Ibid.  —  Les 
sciences  sont  ses  aliments;  elles  le  nourrissent  et  le  con- 
sument. Ibid.  —Du  bel  esprit  335.  —  La  grossièreté,  la 
rusticité,  la  brutalité,  peuvent  être  les  vices  d'un  homme 
d'esprit.  339.  —  L'une  des  marques  de  la  médiocrité  de  l'es- 
prit est  de  toujours  conter.  Ibid.  — De  l'esprit  du  jeu.  Ibid. 

—  Des  différents  esprits  par  rapport  à  la  religion.  370. 
Estampes  :  (manie  des).  349. 

Étrangers  :  tous  ne  sont  pas  barbares ,  et  tous  nos  compa- 
triotes ne  sont  pas  civilisés.  336. 

Étude  :  l'étude  de  la  sagesse  a  moins  d'étendue  que  celle  que 
l'on  ferait  des  sots  et  des  impertinents.  333. 

Excès  :  il  n'y  a  guère  au  monde  un  plus  bel  excès  que  celui 
de  la  reconnaissance.  267. 

Expressions  :  entie  les  différentes  qui  peuvent  rendre  une 
seule  de  nos  pensées,  il  n'y  en  à  qu'une  qui  soit  la  bonne. 
243. 

E.vtérieur  simple  :  est  l'habit  des  hommes  vulgaires  252.  — 
Est  une  parure  pour  ceux  qui  ont  rempli  leur  vie  de  gran- 
des actions.  Ibid. 

Extraordinaires  :  gens  qui  gagnent  à  être  extraordinaires. 
:^20. 


F. 


Faibles  :  on  veut  quelquefois  les  cacher  par  l'aveu  libre  qu'on 
en  fait.  323. 

Faire  :  il  faut  faire  comme  les  autres;  maxime  suspecte.  334, 
—  Ceux-là  font  bien,  ou  font  ce  qu'ils  doivent,  qui  font  ce 
qu'ils  doivent.  342.  —  Qui  laisse  longtemps  dire  de  soi 
qu'il  fera  bien ,  fait  très-mal.  Ibid. 

Familles  :  peu,  dans  leur  intérieur,  gagnent  à  être  anorofon- 
dies.  272.  ^^ 

Fat  :  motif  de  fuir  à  l'orient  quand  le  fat  est  à  l'occident. 
271.  —Tout  le  monde  dit  d'un  fat  qu'il  est  un  fat,  per- 
.sonne  n'ose  le  dire  à  lui-même.  326.  —  Est  celui  que  les 
sots  croient  un  homme  de  mérite.  338.  —  Est  entre  l'imper- 
tinent et  le  sot.  Ibid.  —  S'il  pouvait  craindre  de  mal  par- 
ler, il  sortirait  de  son  caractère.  339.  —  A  l'air  libre  et  as- 
suré. Ibid. 

Fautes  :  on  ne  vit  pohal  assez  pour  profiter  de  ses  fautes.  823. 

Faveur  :  de  l'envie  qu'on  lui  porte.  292  et  suiv.  —  Gens  eni- 
vrés de  la  faveur.  290.  —  Gens  qui  se  croient  de  l'esprit 
quand  elle  leur  arrive.  299. 

Favori  :  ses  manières  plus  polies  annoncent  sa  chute.  300.  — • 
Est  sans  engagement  et  sans  liaisons.  312.  —  Du  compte 
qu'il  a  à  rendre  de  sa  vie.  342. 

Femmes  :  hommes  et  femmes  conviennent  rarement  8ur  le 
mérite  d'une  femme.  256.  —  De  la  fausse  et  de  la  véritible 
grandeur  chez  les  femmes.  Ibid.  —  Quelques-unes  affai- 
blissent, par  des  manières  affectées,  les  avantages  d'une 
heureuse  nature.  Ibid.  —  Mentent  en  se  fardant.  Ibid.  —  Il 
faut  juger  des  femmes  depuis  la  chaussure  jusqu'à  la  coif- 
fure exclusivement.  Ibid.  —  Le  blanc  et  le  rouge  les  rendent 
affreuses  et  dégoûtantes.  Ibid.  —  Portrait  de  la  femme  co- 
quette. Ibid.— Une  belle  femme  avec  les  qualités  d'un  hon- 
nête homme,  est  ce  qu'il  y  a  au  monde  d'un  commerce  plus 
délicieux.  257.  -  Le  caprice  est  chez  elles  tout  proche  de  la 
beauté  pour  être  son  contre-poison,  /ôid.— S'attachent  aux 
hommes  par  les  faveurs  qu'elles  leur  accordent.  Ibid.  — 
Une  femme  oublie  d'un  homme  qu'elle  n'aime  plus  jus- 
qu'aux faveurs  qu'il  a  reçues  d'elle.  Ibid.  —  Celle  qui  n'a 
qu'un  galant  croit  n'être  point  coquette.  Ibid.— Celle  qui  a 
plusieurs  galants  croit  n'être  que  coquette.  Ibid.— Il  semble 
que  la  galanterie  dans  une  femme  ajoute  à  la  coquetterie. 
Ibid.  —  L'homme  coquet  et  la  femme  galante  vont  assez  de 
pair.  Ibid.  —  Parallèle  de  la  femme  galante  et  de  la  co- 
quette. Ibid.  —  D'une  femme  faible.  Ibid.  —  De  l'mcons- 
tante.  Ibid.  —  De  la  perfide.  Ibid.  —  De  l'infidèle.  Ibid.  - 
Leur  perfidie  guérit  de  la  jalousie.  Ibid.  —  De  leurs  choix 
en  amour.  258.  —  C'est  trop  contre  un  mari  d*être  coquette 
et  dévote  ;  une  femme  devrait  opter.  259.  —  De  leur  con- 
fesseur et  de  leur  directeur.  Ibid.  —  La  dévotion  vient  à 
quelques-uns ,  et  surfout  aux  femmes ,  comme  une  passion, 
Ibid.  —  Effets  de  leurs  divers  caractères  dans  le  mariage. 
Ibid.— Aisées  à  gouverner,  pourvu  que  ce  soit  un  homme 
qui  s'en  donne  la  peine.  Ibid.  —  Parallèle  d'une  fenwne 
prude  et  d'une  femme  sage.  260.  —  De  la  femme  savante. 
Ibid.  —  Sont  meilleures  ou  pires  que  les  hommes.  261.— Se 
conduisent  par  le  cœur.  Ibid.  —  Dépendent  pour  leurs 
mœurs  de  celui  qu'elles  aiment.  Ibid.  —  Vont  plus  loin  en 
amour  que  la  plupart  des  hommes.  Ibid.  —  Les  hommes 
l'emportent  sur  elles  en  amitié.  Ibid.  —  Les  hommes  sont 
cause  que  les  femmes  ne  s'aiment  point.  Ibid.— Une  femme 
garde  mieux  son  secret  que  celui  d'autrui.  Ibid.  —  Paral-r 
lèle  de  l'homme  et  de  la  femme  en  amour.  Ibid.  et  suiv.  — 
Guérissent  de  leur  paresse  par  la  vanité  ou  par  l'amour, 
Ibid.  —  La  paresse  dans  les  femmes  vives  est  le  présage  de 
l'amour.  Ibid.  —  Femme  insensible  n'a  pas  encore  vu  celui 
qu'elle  doit  aimer.  263.  —  Fatuité  des  femmes  de  la  ville. 
289.  —  Le  temps  qu'elles  perdent  en  visites.  Ibid.  —  Une 
belle  femme  est  aimable  dans  son  naturel.  337. 

Finesse  :  c'est  avoir  fait  un  grand  pas  dans  la  finesse  que  de 
faire  penser  d'e  soi  que  l'on  est  médiocrement  fin.  299  et 
suiv.—Wi  trop  bonne  ni  trop  mam  aise  qualité.  300.— Flotte 
entre  le  vice  et  la  vertu.  Ibid.  —  Peut  et  devrait  toujours 
être  suppléée  par  la  prudence.  Ibid,  -^  Est  l'occasion  pro- 
chaine de  la  fourberie.  Ibid. 


DES  CARA.CTÉRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


769 


Fins  :  gens  qui  ne  sont  fins  que  pour  les  sols.  300. 

Flatterie  :  critique  de  la  flatterie.  271. 

Flatteur  :  n'a  pas  assez  bonne  opinion  de  soi  ni  des  autres. 

Fleuriste  :  (  manie  du  ).  348. 

Fortune  :  il  faut  une  sorte  d'esprit  pour  faire  fortune.  280.— 
Rien  qui  se  soutienne  plus  longtemps  qu'une  médiocre 
fortune.  281.  —  Rien  dont  on  voie  mieux  la  fin  que  d'une 
grande.  Ibid.  —  Ses  caprices.  284.  —  Si  vous  n'avez  rien 
oublié  pour  votre  fortune ,  quel  travail  1  285.  —  Si  vous 
avez  négligé  la  moindre  cbose  pour  votre  fortune,  quel 
repentir  1  Ibid. 

Fourberie  :  ajoute  la  malice  au  mensonge.  320. 

Fourbes  :  croient  aisément  que  les  autres  le  sont.  Ibid. 

Fragment.  337. 

Français  :  leur  caractère  demande  du  sérieux  dans  le  souve- 
rain. 312. 

Fripons  :  il  en  faut  à  la  cour  auprès  des  grands  et  des  minis- 
tres, même  les  mieux  intentionnés.  295. 


Génie  :  il  peut  être  moins  difficile  aux  rares  génies  de  ren- 
contrer le  grand  et  le  sublime ,  que  d'éviter  toutes  sortes  de 
fautes.  244.  —  Un  génie  qui  est  droit  et  perçant  conduit  à 
la  règle  et  à  la  vertu.  319.  —  Celui  qui  sort  des  limites  de 
son  génie  fait  que  l'homme  illustre  parle  comme  un  sot. 
340. 

Glaner  :  tout  est  dit  ;  l'on  ne  fait  que  glaner  après  les  anciens 
et  les  habiles  d'entre  les  modernes.  241. 

Gloire  :  il  y  a  une  fausse  gloire  qui  est  légèreté.  260.  —  Aime 
le  remue-ménage  et  est  personne  d'un  grand  fracas.  347. 

Glorieux  (le)  a  du  goût  à  se  faire  voir.  252. 

Gouvernement  :  dans  toutes  les  formes  de  gouvernement,  il 
y  a  le  moins  bon  et  le  moins  mauvais.  308.  —  Science  des 
détails,  partie  essentielle  au  bon  gouvernement.  313.  —  Le 
chef-d'œuvre  de  l'esprit, c'est  le  parfait  gouvernement.  314. 

Gouverner  :  autant  de  paresse  que  de  faiblesse  à  se  laisser 
gouverner.  266.— On  ne  gouverne  pas  un  homme  tout  d'un 
coup.  Ibid.  et  suiv.  —  Pour  gouverner  quelqu'un  il  faut 
avoir  la  main  légère.  267.  —  Tels  se  laissent  gouverner  jus- 
qu'à un  ceitain  point ,  qui  au  delà  sont  intraitables.  Ibid. 

Goûts  :  on  dispute  des  goûts  avec  fondement.  242. 

Grandeur  :  il  y  a  une  fausse  grandeur  qui  est  petitesse.  260. 

Grands  :  de  ceux  qui  s'empressent  auprès  des  grands.  298.— 
Prévention  du  peuple  en  faveur  des  grands.  301.  —Avan- 
tage des  grands  sur  les  autres  hommes.  Ibid.  —  Jusqu'où 
g'étend  leur  curiosité.  Ibid.  —  Leurs  belles  promesses.  Ibid. 

—  Leur  ingratitude  envers  ceux  qui  les  servent.  Ibid.  —  Il 
est  souvent  plus  utile  de  les  quitter  que  de  s'en  plaindre. 

302.  —  Dédaignent  les  gens  d'esprit  qui  n'ont  que  de  l'es- 
prit. Ibid.  —  Les  gens  d'esprit  méprisent  les  grands  qui 
n'ont  que  de  la  grandeur.  Ibid.  —  La  règle  de  voir  de  plus 
grands  que  soi  doit  avoir  ses  restrictions.  Ibid.  —  Leur  mé- 
pris pour  le  peuple  les  rend  indifférents  aux  louanges  qu'ils 
en  reçoivent.  Ibid.  et  suiv.  —  Croient  être  seuls  parfaits. 

303.  —  Les  grands  sont  odieux  aux  petits  par  le  mal  qu'ils 
leur  font,  et  par  tout  le  bien  qu'ils  ne  leur  font  pas.  Ibid.  — 
C'est  déjà  trop  pour  eux  d'avoir  avec  le  peuple  une  même 
religion  et  un  même  Dieu.  Ibid.  —  De  leur  ignorance.  Ibid. 

—  Comparés  avec  le  peuple.  304.  —  Comment  ils  doivent 
user  de  la  facilité  qu'ils  ont  de  faire  du  bien.  Ibid.  —  Des 
grands  inaccessibles.  Ihid.  —  On  est  destiné  à  souffrir  des 
grands  et  de  ce  qui  leur  appartient.  Ibid.  —  La  plupart  sont 
incapables  de  sentir  le  mérite  et  de  le  bien  traiter.  305.  — 
Se  louer  d'un  grand,  phnise  délicate  dans  son  origine.  Ihid. 

—  On  le^  loue  pour  marquer  qu'on  les  voit  de  près,  rare- 
ment par  estime  ou  par  gratitude.  Ibid.  —  Kncouragenienis 
qu'ils  ont  à  la  bravoure.  Ibid.  —  S'ils  ont  des  occasions  de 
nous  faire  du  bien,  ils  en  ont  rarement  la  volonté.  307.  - 
Pourquoi  nous  devons  les  honorer.  Ibid.  —  Tout  fait  d'a- 
Iwrd  sur  eux  une  vive  impression.  30«.  —  ll  y  a  pre.s(|U(! 
toujours  de  la  flatterie  à  en  dire  du  bien.  Ibid.  —  Il  y  a  du 
péril  h  en  dire  du  mal  pendant  qu'ils  vivent ,  el  de.  la  lâ- 


cheté quand  ils  sont  morts.  Ibid.  ~  Font  peu  de  cas  de  la 
vertu  et  d'un  esprit  cultivé.  351.  —  En  toutes  choses  se  for- 
ment et  se  moulent  sur  de  plus  grands.  356.  —  Leur  indif- 
férence en  matière  de  religion.  372. 

Grave  :  celui  qui  songe  à  le  devenir  ne  le  sera  jamais.  337. 

Gravité  :  trop  étudiée  devient  comique.  Ibid. 

Guerre  :  de  son  origine.  309. 

H. 

Haïr  :  on  hait  violemment  ceux  qu'on  a  beaucoup  offensés. 
266.  —  C'est  par  faiblesse  qu'on  hait  un  ennemi.  Ibid. 

Harmonie  :  la  plus  douce  est  le  son  de  la  voix  de  celle  que 
l'on  aime.  257. 

Hasard  :  gens  qui  semblent  le  déterminer.  341. 

Héritier  prodigue ,  paye  de  superbes  funérailles  et  dévore  le 
reste.  283.  —  Les  enfants  peut-être  seraient  plus  chers  à 
leurs  pères ,  et  réciproquement  les  pères  à  leurs  enfants , 
sans  le  titre  d'héritiers.  Ibid.  —  Le  caractère  de  celui  qui 
veut  hériter  rentre  dans  celui  du  complaisant.  Ibid. 

Héros  :  la  vie  des  héros  a  enrichi  l'histoire ,  et  l'histoire  a  em- 
bslli  les  actions  des  héros.  242.  —  Est  d'un  seul  métier;  le 
grand  homme  est  de  tous  les  métiers.  253.  —  Les  enfants 
des  héros  sont  plus  proches  de  l'être  que  les  autres  hom  • 
mes.  254. 

Heure  :  chaque  heure  en  soi ,  comme  à  notre  égard ,  est  uni- 
que. 355. 

Heureux  :  il  y  a  une  espèce  de  honte  d'être  heureux  à  la  vue 

■  de  certaines  misères.  324. 

Histoire  :  la  vie  des  héros  a  enrichi  l'histoire ,  et  l'histoire  a 
embelli  les  actions  des  héros.  242. 

Hommes  :  peu  ont  un  goût  sûr  et  une  critique  judicieuse.  242. 

—  Sont  trop  occupés  d'eux-mêmes  pour  discerner  les  au- 
tres. 251.  —  L'homme  de  mérite,  en  place,  n'est  jamais  in- 
commode par  sa  vanité.  252.  —  Il  coûte  à  un  homme  de 
mérite  de  faire  assidûment  sa  cour.  Ibid.  —  L'honnête 
homme  se  paye  par  ses  mains  par  le  plaisir  qu'il  sent  à  faire 
son  devoir.  Ibid.  —  Comparaison  entre  l'homme  de  coeur 
et  le  couvreur.  Ibid.  —  Le  héros  et  le  grand  homme  mis 
ensemble  ne  pèsent  pas  un  homme  de  bien.  253. — L'homme 
d'esprit  n'est  trompé  qu'une  fois.  254.  —  se  garde  d'offen- 
ser un  homme  d'esprit.  Ibid.— Un  homme  coquet  est  quel- 
que chose  de  pire  qu'un  homme  galant.  257.  —  Un  homme 
coquet  et  une  femme  galante  vont  assez  de  pair.  Ibid.  — 
Les  femmes  vont  plus  loin  en  amour  que  la  plupart  des 
hommes.  261.— L'emportent  sur  les  femmes  en  amitié.  Ibid. 

—  Sont  cause  que  les  femmes  ne  s'aiment  point.  Ibid.  — 
L'homme  est  plus  fidèle  au  secret  d'autrui  qu'au  sien  pro- 
pre. Il/id.  —  Souvent  veulent  aimer  et  ne  sauraient  y  réus- 
sir. 264.  —  Ne  vole  pas  des  mêmes  ailes  pour  sa  fortune  el 
pour  des  choses  frivoles.  266.  —  Rougissent  moins  de  leurs 
crimes  que  de  leurs  faiblesses  et  de  leur  vanité.  267.— Com- 
mencent par  l'amour,  finissent  par  l'ambition.  Ibid.  —  Ne 
se  trouvent  dans  une  a.ssiette  tranquille  que  lorsqu'ils  meu- 
rent. Ibid.  —  N'aiment  point  à  vous  admirer,  ils  veulent 
plaire.  270.  •—  Un  honnête  homme  qui  dit  oui  et  non  mé- 
rite d'être  cru.  271,  —  Celui  qui  jure  incessamment  qu'il 
est  homme  de  bien  ne  sait  pas  même  le  contrefaire.  Ibid.- 
Deux  seuls  posséderaient  la  terre,  qu'ils  se  disputt'raient 
sur  les  limites.  273.  —  Ce  qui  les  rend  capables  d(!  secrot. 
276.  —  Deviennent  riches  et  vieux  en  même  temps.  281.  — 
liàlissent  dans  leur  vieillesse,  et  meurent  (piand  ils  en  sont 
aux  peintres  et  aux  vitriers.  Jbid.  —  L'ambition  suspend 
en  l'homme  les  autres  passions.  Ibid.  —  Dans  le  mariage, 
par  la  disposition  de  sa  fortune,  se  trouve  souvent  entre  In 
friponnerie  et  l'indigence.  282  rf  .«uiv.  —  Sa  triste  condition 
d.-!!is  la  vie.  283.--Se  regardent  comme  héritiers  U's  uns  de» 
antres.  Ibid.  —  Caractère  de  l'homme  de  cour.  2W).— Veu- 
lent être  esclaves  quehiue  part,  et  pul.s«T  à  la  cour  de  quoi 
dominer  ailleurs.  291.  —Tombent  d'une  haute  fortune  par 
les  mènies  défauts  qui  les  y  avaient  fait  montor.  û»*.  —  D« 
1  hoiiuiie  nouveati  à  la  eour  et  (|ui  veut  s(HTèt<'menl  sa  for 
lune.  207.  —  Sendtlenl  être  eonx-iuis  «Mdre  eux  de  se  cou 
Irnter  des  apparence».  'ilH).  —  \  hit  n  peii  de  ressources  en 
M»i-niêm<'.  :to<».  —  La  faxeiir  If  met  .m  dessus  tie  m  s  r^-.uix  , 


760 


TABLE  ANALYTIQUE 


«;t  sa  cliute  au-dessous.  Ibid.—Vn  homme  en  place  doit  ai- 
mer son  prince,  sa  femme,  ses  enfants,  et  après  eux  les 
gens  d'esprit.  304.  —  Composent  ensemble  une  même  fa- 
mille. 306.  —  Leur  nature.  315.  —  Un  homme  Inégal  n'est 
pas  un  seul  homme,  ce  sont  plusieurs.  316.  —  Ne  s'atta- 
chent pas  assez  à  ne  point  manquer  les  occasions  de  faire 
plaisir.  319.  — Il  est  difficile  qu'un  fort  malhonnête  homme 
ait  assez  d'esprit.  Jbid.  —  Difficulté  de  leurs  rapports  so- 
ciaux. Jbid.— Tout  est  étranger  dans  l'humeur,  les  mœurs 
et  les  manières  de  la  plupart.  Ibid.  —  Devraient  être  pré- 
parés à  toute  disgrâce.  320.  —  A  quelques-uns  l'arrogance 
lient  lieu  de  grandeur;  l'inhumanité,  de  fermeté  ;  et  la  four- 
berie ,  d'esprit.  Ibid.  —  Il  n'y  a  pour  lui  que  trois  événe- 
ments, naître,  vivre,  et  mourir;  il  ne  se  sent  pas  naître,  il 
souffre  à  mourir,  et  il  oublie  de  vivre.  321 .— Lestrois  temps 
de  sa  vie.  Ibid.  et  suiv.  —  Les  choses  du  monde  leur  pa- 
raissent grandes  parce  qu'ils  sont  petits.  322.  —  Sont  très- 
vains,  et  ne  haïssent  rien  tant  que  de  passer  pour  tels.  323. 

—  L'homme  vain  trouve  son  compte  à  dire  du  bien  ou  du 
mal  de  soi.  Ibid.  —  Un  homme  modeste  ne  parle  point  de 
soi.  Ibid.  —  N'avouent  que  de  petits  défauts,  et  encore 
ceux  qui  supposent  en  eux  de  grandes  qualités.  Ibid.  — 
Pense  hautement  et  superbement  de  lui-même,  et  ne  pense 
ainsi  que  de  lui-même.  Ibid.  —  La  santé  et  la  richesse  leur 
inspirent  la  dureté  pour  leurs  semblables.  324.  —  Comp- 
tent presque  pour  rien  les  vertus  du  cœur ,  et  idolâtrent  les 
talents  du  corps  et  de  l'esprit.  325.  —  Pourquoi  ils  admi- 
rent la  bravoure  et  la  libérante.  Ibid.  —  De  qui  l'homme 
d'esprit  peut  être  jaloux.  Ibid.  —  Le  premier  degré  dans 
l'homme  après  la  raison ,  ce  serait  de  sentir  qu'il  l'a  per- 
due. Ibid.  —  Différents  d'eux-mêmes  dans  le  cours  de  leur 
vie.  Ibid.  et  suiv.  —  La  plupart  emploient  la  première  par- 
tie de  leur  vie  à  rendre  l'autre  misérable.  327.  —  La  mol- 
lesse et  la  volupté  naissent  avec  l'homme  et  ne  finissent 
qu'avec  lui.  Ibid.  —  Après  avoir  renoncé  aux  plaisirs,  ils 
les  condamnent  dans  les  autres.  328.  —  De  leur  commerce 
social.  330  et  suiv.  —  Plus  capables  d'un  grand  effort  que 
d'une  longue  persévérance.  331.  —Savent  encore  mieux 
prendre  des  mesures  que  les  suivre.  Ibid.  —  L'homme  du 
meilleur  esprit  est  inégal.  Ibid.  —  Qui  oserait  se  promettre 
de  les  contenter?  332.  —  N'ont  point  de  caractère;  ou, 
s'ils  en  ont ,  c'est  celui  de  n'en  avoir  aucun  qui  soit  suivi. 
Ibid.—  S'il  savait  rougir  de  soi,  quels  crimes  ne  s'épargne- 
rait-il pas.  Ibid.  —  Dans  quelques-uns  une  certaine  mé- 
diocrité d'esprit  contribue  à  les  rendre  sages.  Ikid.  — 
L'homme ,  qui  est  esprit ,  se  mène  par  les  yeux  et  les  oreil- 
les. 233  —  Moins  à  perdre  pour  eux  par  l'inconstance  que 
par  l'opiniâtreté.  Ibid.  —  N'ont  qu'une  faible  pente  à  s'ap- 
prouver réciproquement.  Ibid.  —  Il  ne  faut  pas  les  juger 
sur  une  seule  et  première  vue.  337.  —  Un  homme  de  bien 
est  respectable  par  lui-même.  Ibid.  —  L'air  spirituel  est 
dans  les  hommes  ce  que  la  régularité  des  traits  est  dans  les 
femmes.  338.  —  De  leurs  mauvais  jugements.  Ibid.  —  Pa- 
rallèle de  l'honnête  homme,  de  l'habile  homme,  et  de 
l'homme  de  bien.  339.  —  De  l'homme  disgracié.  343.  — 
De  la  diversité  et  de  la  variété  de  leurs  opinions.  Ibid.  — 
Aiment  l'honneur  et  la  vie.  Ibid.  —Préfèrent  la  gloire  à  la 
vie.  Ibid.  —  La  plupart  oublient  qu'ils  ont  une  âme.  344. 

—  Il  leur  faut  de  grandes  vertus  pour  être  connus  et  ad- 
mirés, ou  peut-être  de  grands  vices.  345.  —  Sont  prévenus, 
charmés ,  enlevés  par  la  réussite.  Ibid.  —  Dans  un  méchant 
homme  il  n'y  a  pas  de  quoi  faire  un  grand  homme.  Ibid.  — 
De  ceux  qui  n'estiment  rien  au  delà  de  ce  monde.  370  et 
suiv.  —  Est  né  menteur.  372.  —  Qui  s'ennuie  de  tout,  ne 
s'ennuie  point  de  vivre;  il  consentirait  peut  être  à  vivre 
toujours.  374.  —  Il  n'y  a  point  pour  l'homme  un  meilleur 
parti  que  la  vertu.  Ibid. 

Humeur  :  chose  trop  négligée  parmi  les  hommes.  319. 
Hyperbole  :  sa  définition.  249,  —  Les  vifs  ne  peuvent  s'en  as- 
souvir. Ibid. 
Hypocrisie  :  son  masque  cache  la  malignité.  337. 


Ignorance  :  c'est  la  profonde  ignorance  qui  inspire  le  too 
dogmatique.  276. 

Imagination  :  il  ne  faut  pas  qu'il  y  en  ait  trop  dans  nos  con- 
versations ni  dans  nos  écrits.  270. 

Impertinent  :  est  un  fat  outré.  338. 

Important  :  ce  qui  le  fait.  339. 

Importun  :  c'est  le  rôle  d'un  sot  d'être  hnportun.  Î68. 

Incivilité  :  n'est  pas  un  vice  de  l'âme;  elle  est  l'effet  de  plu- 
sieurs vices.  319. 

Indiscrets  :  leur  caractère.  276. 

Ingratitude  :  plutôt  s'exposer  à  l'Ingratitude  que  de  manquer 
aux  misérables.  266. 

Innocent  :  condition  d'un  innocent  condamné.  360. 

Insectes  (  manie  des  ).  350. 

Intrigue  :  qui  a  vécu  dans  l'intrigue  un  certain  temps  no 
peut  plus  s'en  passer.  300. 

Irène  consultant  Esculape.  321.  , 

Irrésolution  :  il  est  difficile  de  décider  si  elle  rend  l'honime 
plus  malheureux  que  méprisable.  316. 

J. 

Jalousie  :  de  la  jalousie.  265.  —  De  la  Jalousie  et  de  l'envie. 
325. 

Jeu  :  effets  de  cette  passion.  283. 

Juges  :  leur  devoir  est  de  rendre  la  justice;  leur  métier,  de 
la  différer  :  quelques-uns  savent  leur  devoir,  et  font  leur 
métier.  360.  —  Celui  qui  sollicite  son  juge  ne  lui  fait  pas 
honneur.  Ibid.  —  Il  s'en  trouve  qu'une  affectation  de  pas- 
ser pour  incorruptibles  expose  à  être  injustes.  Ibid. 

Justice  :  la  faire  attendre,  c'est  injustice.  342. 

Justifier  :  du  malheur  d'avoir  eu  à  se  justifier.  Ibid. 


La  Fontaine  :  jugement  sur  ce  poëte.  339. 

Langues  :  ce  qu'elles  sont.  335,  —  Nécessité  d'appliquer  l'en- 
fance à  l'étude  des  langues.  363. 

Lettres  :  des  belles-lettres.  334. 

Libéralité  :  consiste  moins  à  donner  beaucoup  qu'à  donner  à 
propos.  265. 

Liberté  :  est-ce  un  bien  pour  l'honmie  que  la  liberté  trop 
étendue?  344. 

Libertins  :  deux  espèces  de  libertins.  373. 

Livre  :  c'est  un  métier  que  de  faire  un  livre  comme  de  faire 
une  pendule.  242.  —  Les  sots  lisent  un  livre,  et  ne  l'enten- 
dent point  ;  les  esprits  médiocres  croient  l'entendre  parfai- 
tement; les  grands  esprits  ne  l'entendent  quelquefois  pas 
tout  entier.  245.— Il  y  a  autant  d'invention  à  s'enrichir  par 
un  sot  livre ,  qu'il  y  a  de  sottise  à  l'acheter.  246.  —  Défauts 
des  livres  faits  par  des  gens  de  parti.  249.  —  Manie  des  li- 
vres. 349. 

Louange.'^  :  amas  d'épithètes,  mauvaises  louanges  :  ce  sont 
les  faits  qui  louent  et  la  manière  de  les  raconter.  242.  — 
L'on  doit  être  sensible  à  celles  qui  nous  viennent  des  gens 
de  bien.  272. 

Louer  :  nous  louons  ce  qui  est  loué ,  bien  plus  que  ce  qui  est 
louable.  333.  —  Pourquoi  on  loue  avec  exagération  des 
hommes  médiocres.  340. 

M. 

Magistrat  :  le  magistrat  coquet  et  galant  est  pure  dans  les 
conséquences  que  le  dissolu.  360. 

Maisons  :  manie  de  bâtir  de  belles  maisons.  350. 

Malherbe  :  jugement  sur  cet  écrivain.  245. 

Manège  :  la  vérité  et  la  simplicité  sont  quelquefois  le  meil- 
leur manège  du  monde.  300.  —  Étes-vous  en  faveur ,  tout 
manège  est  bon.  Ibid. 

Manières  :  nos  manières  nous  décèlent.  254.  —  De  l'influence 
de  nos  manières.  272. 

Marâtre  :  plus  elle  est  folle  de  son  mari,  plus  elle  est  ma- 
râtre. 273.  —  Font  déserter  les  villes  et  les  bourgades.  Ibid. 

Marchands  :  leur  mauvaise  foi.  281, 


DES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 


761 


Mariage  :  met  tout  le  monde  dans  son  ordre.  253,  —  Ce  qu'il 
était  autrefois.  359. 

Maris  :  des  maris.  262.  —  De  ceux  qui  par  mauvaise  honte 
n'osent  se  montrer  avec  leur  femme.  359. 

Marot  :  jugement  sur  cet  auteur.  246. 

Méchant  :  meurt  trop  tôt  ou  trop  tard.  266. 

Médailles  :  manie  des  médailles.  340. 

Médecins  :  tant  que  les  hommes  pourront  mourir,  et  qu'ils 
aimeront  à  vivre ,  le  médecin  sera  raillé  et  bien  payé.  362, 

Médiocrité  :  insupportable  dans  la  poésie,  la  musique,  la 
peinture,  le  discours  public.  242. 

Mercure  galant  (le)  :  est  immédiatement  au-dessous  du  rien. 
246. 

Mère  :  de  celle  qui  fait  sa  fille  religieuse.  358. 

Mérite  :  il  y  a  de  certains  mérites  qui  ne  sont  point  faits  pour 
être  ensemble.  273.  —  Tout  ce  qui  est  mérite  se  sent.  274. 
—  Une  grande  naissance  ou  une  grande  fortune  le  fait  plus 
tôt  remarquer.  277.  —  La  faveur  des  princes  n'exclut  pas 
le  mérite ,  et  ne  le  suppose  pas  aussi.  333.— A  de  la  pudeur. 
339,  —  D'une  personne  de  mérite.  351, 

Métaphore  :  sa  définition.  249,  —  Les  esprits  Justes  s'en  ser- 
vent. Ibid. 

Mine  :  désigne  les  biens  de  fortune.  282. 

Ministre  :  que  d'amis ,  que  de  parents  naissent  en  une  nuit 
au  nouveau  ministre  I  296. 

Misère  :  chargé  de  sa  propre  misère,  on  compatit  davantage 
à  celle  d'autrui.  324. 

Modes  :  l'assujettissement  aux  modes  découvre  notre  peti- 
tesse. 348.  —  D'une  personne  à  la  mode.  351.  —  Autant  de 
faiblesse  à  la  fuir  qu'à  l'affecter.  Ibid.  —  Les  hommes  af- 
fectent de  les  fuir  dans  leurs  portraits.  352.  —  Leur  peu  de 
durée.  Ibid.  —  Tout  se  règle  par  elle.  Ibid. 

Modestie  :  est  au  mérite  ce  que  les  ombres  sont  aux  figures 
dans  un  tableau.  252.  _  n  y  a  une  fausse  modestie  qui  est 
vanité.  260.  —  Sa  définition.  323.— Son  voile  couvre  le  mé- 
rite. 337. 

Molière  :  jugement  sur  cet  auteur.  245, 

Monarchie  :  tout  prospère  dans  une  monarchie  où  l'on  con- 
fond les  intérêts  de  l'État  avec  ceux  du  prince.  313.  . 

Monde  :  l'on  ne  peut  se  passer  de  ce  même  monde  que  l'on 
n'aime  point ,  et  dont  on  se  moque.  285.  —  Deux  mondes , 
l'un  où  l'on  séjourne  peu,  l'autre  où  l'on  doit  bientôt  en- 
trer pour  n'en  jamais  sortir.  374. 

Montaigne  :  Montaigne  blâmé.  246.  —  Passage  imité  de  Mon- 
taigne. 27 1  et  suiv. 

Moquerie  :  est  souvent  indigence  d'esprit.  274.  —  Est  de  tou- 
tes les  injures  celle  qui  se  pardonne  le  moins.  324.  —  Est  le 
langage  du  mépris ,  et  l'une  des  manières  dont  il  se  fait  le 
mieux  entendre.  Ibid. 
Mort  :  se  fait  sentir  à  tous  les  moments  de  la  vie.  321.— Plus 
dur  de  l'appréhender  que  de  la  souffrir.  Ibid.  —  Ce  qu'il 
y  a  de  certain  dans  la  mort  est  un  peu  adouci  par  ce  qui 
est  incertain.  Ibid.  —  A  un  bel  endroit,  qui  est  de  mettre 
fin  à  la  vieillesse.  Ibid. —  La  mort  qui  prévient  la  caducité 
arrive  plus  à  propos  que  celle  qui  la  termine.  Ibid.  —  Le 
plus  grand  signe  de  mort  dans  un  homme  malade,  c'est  la 
réconciliation.  327.  —  L'homme  impatient  de  la  nouveauté 
n'est  point  curieux  sur  ce  seul  point.  374. 
Mots  :  diseurs  de  bons  mots ,  mauvais  caractère.  299.  —  Ceux 
qui  nuisent  aux  autres,  plutôt  que  de  perdre  un  bon  mot, 
méritent  une  peine  infamante.  Ibid.  —  C'est  souvent  vou- 
loir perdre  un  bon  mot  que  de  le  donner  pour  sien,  34 1.  — 
Fortune  de  certains  mots ,  proscription  de  quelques  autres. 
364  et  suiv. 
Mourir  :  si  de  tous  les  hommes  les  uns  mouraient,  les  au- 
tres non ,  ce  serait  une  désolante  affliction  que  de  mourir. 
321. 
Musique  :  toute  Dtusique  n'est  pas  propre  à  louer  Dieu.  373, 

N. 

l>faissance  :  11  est  heureux  d'être  tel  qu'on  ne  s'informe  plus 

si  vous  en  ave/.  252. 
IVature  :  combien  d'art  pour  rentrer  dans  la  nature!  338.  — 

ITesf  que  pour  ceux  qui  habitent  la  campagne.  345. 


I\oble  :  libre  dans  sa  province ,  esclave  à  la  cour.  298  —  Le 
noble  de  province  n'estime  que  ses  parchemins.  330  — 
C(Mnbien  de  nobles  dont  le  père  et  les  aîné»  sont  roturiers  i 

355. 

Noblesse  :  si  la  noblesse  est  vertu ,  elle  se  perd  par  tout  ce  qui 
n'est  pas  vertueux.  357, 

Noces  :  des  frais  de  noces.  289. 

Nom  :  il  n'est  pas  si  aisé  de  se  faire  un  nom  par  un  ouvrage 
parfait,  que  d'en  faire  valoir  un  médiocre  par  le  nom  qu'on 
s'est  déjà  acquis.  242.  -  De  bien  des  gens  il  n'y  a  que  le 
nom  qui  vaille  quelque  chose,  250,  —  Se  faire  un  grand 
nom,  métier  très-pénible.  251.  -  Un  homme  de  la  cour 
qui  n'a  pas  un  assez  beau  nom,  doit  l'ensevelir  sous  ua 
meilleur,  292,  —  Folie  des  hommes  pour  leur  nom,  356. 

Nouvelliste  :  devoir  du  nouvelliste.  245.  —  Le  sublime  du 
nouvelliste  est  le  raisonnement  creux  sur  la  politique,  Ibid 
—  Son  coucher,  Ibid. 


Oiseaux  :  manie  des  oiseaux.  350. 

Oisiveté  :  il  ne  manque  à  l'oisiveté  du  sage  qu'un  meilleur 
nom.  252. 

Opéra  (V):  est  l'ébauche  d'un  grand  spectacle  :  il  en  donne 
l'idée.  246.  —  Ennuyait  la  Bruyère.  Ibid. 

Opulc7itil')  :  n'est  guère  éloigné  de  la  friponnerie.  281. 

Orateurs  :  s'il  y  a  peu  d'excellents  orateurs,  y  a-t-il  bien  des 
gens  qui  puissent  les  entendre?  303.  —  Sans  probité  dégé- 
nère en  déclamateur.  360, 

Orgueil  :  le  propre  de  ce  vice.  282. 

Ouvrages  :  il  n'est  pas  si  aisé  de  se  faire  une  nom  par  un  ou- 
vrage parfait,  que  d'en  faire  valoir  un  médiocre  par  le  nom 
qu'on  s'est  déjà  acquis.  242.  —  Dont  l'impression  est  l'é- 
cueil.  Ibid.— Lire  ses  ouvrages  à  ceux  qui  en  savent  assez 
pour  les  corriger  et  les  estimer.  243.  —  Ne  vouloir  être  ni 
conseillé  ni  corrigé  sur  son  ouvrage  est  un  pédantisme. 
Ibid.  —  Bien  des  gens  n'osent  se  déclarer  en  faveur  d'un 
ouvrage  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  vu  le  cours  qu'il  aura  dans 
le  monde.  Ibid.  —  Le  plus  accompli  fondrait  tout  entier  au 
milieu  de  la  critique,  si  on  voulait  en  croire  tous  les  cen- 
seurs. 244.  —  Quelle  prodigieuse  distance  entre  un  bel  ou- 
vrage et  un  ouvrage  parfait  ou  régulier  I  Ibid.—Qnmù.  une 
lecture  élève  l'esprit,  l'ouvrage  est  bon.  245. 

Ouvriers  :  plus  d'outils  que  d'ouvriers;  de  ces  derniers,  plus 
de  mauvais  que  d'excellents,  251. 

P. 

Parallèle  :  de  Corneille  et  de  Racine.  248.  —  Du  docteur  et 
du  docte.  263.  —  Des  Français  et  des  Romains.  Ibid. 
—  Du  héros  et  du  grand  homme.  Ibid.  et  suiv.  —  De 
la  femme  galante  et  de  la  coquette.  257.  —  D'une  femme 
prude  et  d'une  femme  sage.  260,  —  De  l'homme  et  de  la 
femme,  en  amour.  261,  — De  l'amour  et  de  l'amitié.  264  et 
suiv.  —  Des  pauvres  et  des  riches.  281,  —  Des  grands  et  du 
peuple.  304.  — D'un  bon  prince  et  d'un  bon  berger.  314.  — 
Du  fat  et  de  l'impertinent.  338.  —  De  l'honnête  homme,  de 
l'habile  homme ,  et  de  l'homme  de  bien.  339. 

Parchemins  :  honte  de  l'humanité.  320. 

Pardonner  :  il  est  pénible  à  un  homme  fier  de  pardonner  à 
celui  qui  le  surprend  en  faute.  266. 

Paris  :  singe  de  la  cour,  ne  smt  pas  toujours  la  contrefaire. 
289. 

Parler  :  des  diverses  manières  de  parler.  271.  —  Parler  el 
offenser ,  pour  de  certaines  gens ,  est  précisément  la  même 
chose.  Ibid.  —Avec  les  gens  qui,  par  finesse,  écoutent 
tout  et  parlent  peu ,  parlez  encore  moins.  300.  -  L'on  sa 
repent  rarement  de  parler  peu;  très-souvent  de  trop  par- 
ler. 332.  —  Il  n'y  a  que  de  l'avantage  pour  colul  qui  parle 
peu.  342. 

Parole  :  rien  ne  coûte  qu'à  tenir  parole.  266. 

Parti  :  l'esprit  de  parti  abaisse  les  plus  grands  liomnici  jus- 
qu'aux petitesses  du  peuple.  323. 

Partialité  :  ses  effet».  338. 

Partisans  :  278. 


762 


TABLE  ANALYTIQUE 


Pasteur  :  de  ses  devoirs.  368. 

Patience  :  ses  avantages.  345. 

Pauvre  :  est  bien  pruclie  de  l'iiomme  de  bien.  281.  —  Paral- 
lèle (les  pauvres  et  des  riches.  Ibid.  —  Celui-là  est  pauvre 
dont  la  dépense  excède  la  recette.  Jbid. 

Paysans  :  leur  portrait.  330. 

Perdre  :  savoir  perdre  dans  l'occasion,  recette  Infaillible. 
3U7. 

Perfection  :  celui  qui  aime  en  deçà  ou  au  delà  du  point  de 
perfection ,  a  le  goût  défectueux.  ^42. 

Peser  :  mis  ensemble ,  le  héros  et  le  grand  homme  ne  pèsent 
pas  un  homme  de  bien.  253. 

Petits  :  se  haïssent  lorsqu'ils  se  nuisent  réciproquement.  303. 

—  Les  grands  sont  odieux  aux  petits  par  le  mal  qu'ils  leur 
font,  et  par  tout  le  bien  qu'ils  ne  leur  font  pas.  Ibid.  — 
Sont  quelquefois  cbtargés  de  mille  vertus  inutiles  :  ils  n'ont 
pas  de  quoi  les  mettre  en  œuvre.  328. 

Peuple  :  c'est  ignorer  son  goût  que  de  ne  pas  hasarder  quel- 
quefois de  grandes  fadaises.  246.  —  Vaste  expression  :  ce 
qu'elle  embrasse.  308.  —  Le  laisser  s'endormir  dans  la  mol- 
lesse ,  politi(iue  sûre  et  aiM;ieni>e  dans  les  républiques.  Ibid. 

—  Quand  11  est  en  mouvement,  on  ne  comprend  pas  par 
où  le  calme  peut  y  rentrer.  Ibid.  —  Quand  il  est  paisible, 
on  ne  voit  pas  par  ou  le  calme  peut  en  sortir.  Ibid.  —  La 
gloire  de  l'empire  ne  suffit  pas  au  bonheur  des  peuples. 
313. 

Philosoplie  :  consume  sa  vie  à  observer  les  hommes  pour 
les  rendre  meilleurs.  245.  —  Est  accessible.  277  et  miv.  — 
Vit  mal  avec  tous  ses  préceptes.  326.— 11  est  bon  de  l'être, 
il  n'est  guère  utile  de  passer  pour  tel.  341.  —  Se  laisse  ha- 
biller par  son  tailleur.  351. 

Philosophie  :  de  la  meilleure.  341.  —Toute  philosophie  ne 
parle  pas  dignement  de  Dieu.  373. 

Physianomie  :  nous  peut  servir  de  conjecture.  338. 

Plaisants  {mauvais)  :  il  pleut  partout  de  ce»  sortes  d'insec- 
tes. 268. 

Plaisant  (  bon  )  :  est  une  pièce  rare.  Ibid. 

Plaisir  :  le  plus  délicat  est  de  faire  celui  d'autrui.  270. 

Plénipotentiaire  :  son  portrait,  dio  et  suiv. 

Politesse  :  fait  paraître  l'homme  au  dehors  comme  il  devrait 
être  intérieurement.  272.  —  L'on  peut  définir  l'esprit  de 
politesse ,  l'on  ne  peut  en  fixer  la  pratique.  Ibid. 

Politique  :  le  politique  rempli  de  vueis  et  de  réflexions  ne 
sait  pas  se  gouverner.  326.  —  Ne  songer  qu'à  soi  et  au  pré- 
sent ,  source  d'erreur  dans  la  politique.  342. 

Portraits  :  portrait  d'Arsène.  244.  —  De  Théocrine.  Ibid.  — 

—  Du  philosophe.  245.  —  D'Égésippe,  ou  de  l'homme  pro- 
pre à  tout,  et  qui  n'est  propre  à  rien.  251. — De  Philémon, 
ou  du  fat.  253.  — -  D'iEmile.  Ibid.  —  De  Mopse.  254.  —  De 
Celse.  Ibid.  —  De  Ménippe,  ou  l'oiseau  paré  de  divers  plu- 
mages. 255.  —  D'une  coquette.  256.  —  D'une  femme  qui  a 
un  directeur.  258.  —  De  Glycève.  202.  —  D'Arrias,  ou 
l'homme  universel.  269.  —  De  Théodecte,  ou  du  fat.  Ibid. 

—  De  Troïle,  ou  du  parasite  despote.  269  et  suiv. — De 
Tbéobalde.  274.  —  D'Hermagoras ,  ou  de  l'homme  très- 
versé  dans  l'antiquité ,  mais  tout  à  fait  étranger  à  l'histoire 
moderne.  275.  —  De  Cydias,  ou  du  bel  esprit.  276.  —  De 
Clitiphon,  ou  de  l'important.  2n  et  suiv.  —  Des  paitisans 
(Sosie,  Arfure,  Crésus,  Champagne,  Sylvain,  Dorus,  Pé- 
riandre,  Chrysippe,  Ergaste,  Criton).  278  et  suiv.  —  De 
Giton,  ou  du  riche.  285.— De  Phédon,  ou  du  pauvre.  Ibid. 

—  De  Narcisse,  ou  de  l'homme  régulier.  288.— De  l'homme 
que  l'on  voit  partout.  Ibid.  —  De  Théramène ,  ou  du  riche 
célibataire.  Ibid.  —De  Ménophile.  295.— De  Théodote.  296. 

—  De  Cimon  et  de  Clitandre,  ou  des  gens  toujours  en  mou- 
vement. 299  et  siiiv.  —De  Straton,  ou  de  l'homme  né  sous 
deux  étoiles.  300.— De  Théophile,  ou  de  l'homme  qui  veut 
gouverner  les  grands.  302.  —  De  Téléphon ,  ou  de  l'homme 
riche  et  en  faveur.  303.— De  Tliéognis.  306.— De  Pamphile, 
ou  du  grand  plein  de  lui-même.  Ibid.  et  suiv.  —  De  Démo- 
phile,  ou  du  frondeur.  309.  —  De  Basilide,  ou  de  l'anti- 
f rondeur.  810.  —  Du  ministre  plénipotentiaire.  Ibid.  et 
suiv.  —  De  Louis  XIV.  314  et  suiv.  —  De  Ménalque,  ou  du 
distrait,  sio  et  suiv.  —  De  Phidippe.  328,  —  De  Gnalhon, 
ou  de  l'cgoïsle.  Ibid.  et  suiv.  —  De  Cliton ,  ou  de  l'homme 


né  pour  la  digestion.  329.  —  De  Rufffn ,  ou  de  l'homme  qui 
ne  s'affecte  de  rien.  Ibid.  —  De  N...,  ou  de  l'homme  In- 
firme qui  a  la  manie  de  faire  bâtir.  Ibid.  —  D'Antagoras, 
ou  de  l'homme  à  procès.  Ibid  et  suiv.  —  De  Télèphe ,  ou  de 
l'homme  qui  ne  se  mesure  point.  331.  —  Du  sot.  Ibid.  — 
De  Timon,  ou  du  mlwmthrope.  333.  —  D'Hérille,  ou  d« 
l'homme  à  citations.  340  et  suiv.  —  Du  fleuriste.  348.— De 
l'amateur  de  prunes.  Ibid.  et  suiv.  —  De  l'amateur  de  mé- 
dailles. 349.  —  De  l'amateur  d'estampes.  Ibid.  —  De  l'ama- 
teur de  livres.  Ibid.  et  suiv.  —  De  l'homme  qui  a  la  manie 
de  bâtir.  350.  —  De  l'amateur  d'oiseaux.  Ibid.  —  De  Fama- 
tear  de  coquillages.  Ibid.  —  De  l'amateur  d'insectes.  Ibid. 
—  D'Iphis,  ou  de  l'homme  esclave  de  la  mode.  352.— 
D'Onuphre,  ou  du  faux  dévot.  353.  —  D'Hermippe,  ou  de 
l'homme  esclave  de  ses  petites  commodités.  362. 
Posséder  :  l'on  ne  se  rend  point  sur  le  déûr  d«  posséder  et  de 

s'agrandir.  282. 
Poste  :  on  monte  plus  aisément  à  un  poste  éminent  et  délicat 
qu'on  ne  s'y  conser\'e.  294.  —  Les  postes  éminents  rendent 
les  grands  hommes  encore  plus  grands,  et  les  petits  beau- 
coup plus  petits.  326. 
Praticien  :  conscience  du  praticien.  360. 
Prédicateurs  :  des  prédicateurs.  366  et  suiv. 
Prévention  :  misère  de  la  prévention.  338. 
Primer  :  on  ne  prime  ni  avec  les  grands,  ni  avec  les  petits. 

274. 
Prince  :  jeunesse  du  prince ,  source  de  belle  fortune.  296.  — 
L«ver  du  prince.  298.  —  Une  parole  échappée  tombe  quel- 
quefois de  l'oreille  du  prince  jusque  dans  son  cœur.  299.  — 
Seraient  plus  vains  s'ils  estimaient  davantage  ceux  qui  les 
louent.  302  et  suiv.  —  Les  hommes  capables  de  conseiller 
les  rois  sont  censurés  s'ils  échouent ,  enviés  s'ils  réussissent. 
303.  —  Ce  qu'on  doit  apprendre  aux  jeunes  princes.  306.— 
Il  ne  manque  rien  à  un  roi  que  les  douceurs  d'une  vie  pri- 
vée. 312.  —  Rien  i>e  fait  plus  d'honneur  au  prince  que  la 
modestie  de  son  favori.  Ibid.— Fait  le  bonheur  des  peuples 
quand  il  choisit  pour  le  ministère  ceux  mêmes  qu'ils  au- 
raient voulu  lui  donner.  313.  —  Nommer  un  roi  père  du 
peuple  est  moins  faire  son  éloge  que  l'appeler  par  son  nom. 
Ibid.  —  Parallèle  d'un  bon  prince  et  d'un  berger.  314.  — 
L'avantage  et  le  danger  de  leur  rang.  Ibid.  —  Peuvent-ils 
jamais  trop  acheter  le  cœur  de  leurs  peuples?  Ibid.  —  La 
puissance  absolue  le  paye-t-elle  de  ses  peines?  Ibid. 
Probité:  l'ostentation  d'une  certaine  probité  peut  enrichir.  281. 
Promenades  :  des  promenades  publiques.  285. 
Provinciaux  :  les  proviiKîiaux  et  les  sots  sont  touyour»  prétîi 

à  se  fâcher.  273  et  suiv. 
Prudence:  où  manque  la  prudence,  trouvez  la  grandeur  si 

vous  le  pouvez.  3i5. 
Pruderie  :  est  une  imitation  de  la  sagesse.  260. 
Prtines  :  de  l'amateur  de  prunes.  348  et  suiv. 
Public  (  le  )  :  éxiueil  des  gens  poussés  par  la  faveur.  340. 
Puissants.  Voyez  Grands. 

Q. 

Question  (la)  :  perd  un  iimocwt  decomplexion  faible, sauve 
un  coupable  né  robuste.  360. 

R. 

Rabelais  :  jugement  sur  sou  livre.  246. 

Racine  :  parallèle  de  Racine  et  de  Corneille.  348. 

lia  Hier  :  du  goût  qui  nous  porte  à  railler,  et  de  la  colère  qee 
nous  ressentons  contre  ceux  qui  nous  raillent.  324. 

Raillerie  :  à  couvert  de  la  repartie,  on  ne  doit  jamais  fairo 
une  raillerie  piquante.  274. 

Raison  :  tient  de  la  vérité  ;  elle  est  une.  333.  —  L'on  n'y  ar- 
rive que  par  un  chemin,  et  l'on  s'en  écarte  par  mille.  Ibid 

—  Est  de  tous  les  climats.  336. 

Reconnaissance  :  il  n'y  a  guère  au  monde  un  plus  bel  excès 

que  celui  de  la  reconnaissance.  267. 
Réhabilitations  :  des  réhabilitations.  356. 
Rclujian  :  quelques  hommes  l'aUèrent  en  la  tiéfemlant.  373. 

—  Motifs  qui  la  font  aimer.  374. 


DES  CARACTERES  DE  LA  BRUYÈRE. 


763 


République  :  quand  on  veut  changer  et  Innover  dans  une 
république,  c'est  moins  la  chose  que  le  temps  que  l'on  consi- 
dère. 308.  —  Des  diverses  sortes  de  maux  dans  une  répu- 
blique. Ibid. 

Ressembler  :  rien  ne  ressemble  mieux  à  aujourd'hui  que  de- 
main. 374. 

Rétributions  :  des  rétributions  dans  les  paroisses.  357. 

Riches:  parallèle  des  riches  et  des  pauvres.  281.  —  Celui-là 
est  riche  qui  reçoit  plus  qu'il  ne  consume.  Ibid.  —  Le  pré- 
sent est  pour  les  riches ,  et  l'avenir  pour  les  vertueux  et 
les  habiles.  282. 

Ridicule  :  ne  point  en  mettre  où  il  n'y  en  a  point;  le  voir  où 
il  est.  250.  —  Part  d'un  défaut  d'esprit.  338.  —  L'on  y  entre 
quelquefois  avec  de  l'esprit,  mais  l'on  en  sort.  339. 

Rire  :  il  faut  rire  avant  que  d'élre  heureux ,  de  peur  de  mou- 
rir sans  avoir  ri.  266.  —  Il  n'est  pas  ordinaire  que  celui  qui 
fait  rire  se  fasse  estimer.  268. 

Robe  :  des  gens  de  robe.  286  et  suiv. 

Rois.  Voyez  Prince. 

Roman  :  pourrait  être  aussi  utile  qu'il  est  nuisible.  248. 

Ronsard  :  jugement  sur  cet  auteur.  246. 

Ruiner  :  gens  qui  se  ruinent  à  se  faire  moquer  de  soi.  287. 

S. 

Sage  (le)  :  guérit  de  l'ambition  par  l'ambition  même.  255.  — 
Évite  quelquefois  le  monde ,  de  peur  d'être  ennuyé.  277.  — 
Légistes,  docteurs,  médecins,  quelle  chute  pour  vous,  si 
nous  pouvions  tous  nous  donner  le  mot  de  devenir  sages  ! 
334. 

Sagesse  :  il  y  a  une  fausse  sagesse  qui  est  pruderie.  260. 

Santeuil  :  jugement  sur  ce  poète.  339  et  suiv. 

Satire  :  un  homme  né  chrétien  et  français  se  trouve  contraint 
dans  la  satire.  250. 

Savant  :  chez  plusieurs ,  sayant  et  pédant  sont  synonynjes. 

—  Des  savants.  335. 

Savoir  :  intempérance  de  savoir.  9i9. 

Secret  :  toute  révélation  d'un  secret  est  la  faute  de  celai  qui 

l'a  confié.  276. 
Seul  :  tout  notre  mal  vient  de  ne  pouvoir  être  seuls.  327, 
Siéf/e  :  curieux  qui  assistent  à  un  siège.  343  et  suiv. 
Société  :  dans  la  société  c'est  la  raison  qui  plie  la  première. 

272  et  suiv. 
SocRÂTK  :  jugement  sur  ce  philosoplie.  »4I. 
Soldats  :  sont  au  souverain  comme  une  monnaie  dont  il 

achète  une  victoire.  313. 
Solliciter  :  qui  sollicite  pour  les  autres  a  la  confiance  d'un 

homme  qui  demande  justice.  300. 
Sot  :  ne  fait  rien  comme  un  homme  d'esprit.  254.  —  C'est  le 

rôle  d'un  sot  d'être  importun.  268.— Les  provinciaux  et  les 
.    sots  sont  toujours  prêts  à  se  fâcher.  273  et  suiv.  —  Rire  des 

gens  d'esprit,  c'est  le  privilège  des  sols.  274.  —  Portrait  du 

sot.  331.  —  Est  celui  qui  n'a  pas  assez  d'esprit  pour  être  fat. 

338.— Ne  se  tire  jamais  du  ridicule  ;  c'est  son  caractère.  339. 

—  Est  embarrassé  de  sa  pei-sonne.  Ibid. 

Sottise  :  il  n'y  a  rien  qui  rafraîchisse  le  sang  comme  d'avoir 
su  éviter  de  faire  une  sottise.  323. 

Soulager  :  tel  soulage  les  misérables  qui  laisse  son  fds  dans 
l'indigence.  342. 

Souverain.  Voyez  Prince. 

Stoïcisme  ;  jeu  d'esprit ,  idée  semblable  à  la  république  de 
Platon.  315  et  suiv. 

Stupide  :  e.st  un  sot  qui  ne  parle  point,  en  cela  plus  suppor- 
table que  le  sot  qui  parle.  339. 

Sublime  :  qu'est-ce  que  le  sublime?  339.  —  Enfre  hvs  grands 
génies,  les  plus  élevés  en  sont  seuls  capables.  249. 

Sujfisatit  ;  ce  qui  le  fait.  339. 


T. 


Talents  :  l'universalité  de  talents  n'est  pas  comprise  par  les 
esprits  bornés.  254. 

Temps  :  le  regret  de  l'avoir  mal  employé  ne  conduit  pas  tou- 
jours à  en  faire  un  meilleur  usage.  321.  —Ceux  qui  l'em- 
ploient mal  sont  les  premiers  à  se  plaindre  de  sa  brièveté. 
344.  —  Ceux  qui  en  font  bon  usage  en  ont  de  reste.  Ibid. 

TÉRENCE  :  jugement  sur  cet  auteur.  245. 

Testament  :  inconstance  des  hommes  dans  leurs  dispositions 
testamentaires.  361. 

Textes  :  avantages  que  procure  l'étude  des  textes  pour  tous 
genres  d'érudition.  364. 

Théâtre  :  d'où  vient  que  l'on  rit  si  librement  au  théâtre,  et 
que  l'on  a  honte  d'y  pleurer.  247.  —  Ses  mœurs  doivent 
être  décentes  et  instructives.  Ibid. 

Théophile  :  jugement  sur  cet  auteur.  245. 

iHEusiTE  :  jetez-moi  dans  les  troupes  comme  un  simple  sol- 
dat, je  suis  Thersite;  mettez-moi  à  la  tête  d'une  année 
dont  j'aie  à  répondre  à  toute  l'Europe,  je  suis  Achille.  305. 

2>agédie  :  ses  effets.  247. 

Traits  (  les  )  :  découvrent  la  complexion  et  les  mœurs.  282. 

Travail  :  comment  on  juge  celui  d'autrui.  340. 

Tyrannie  :  il  ne  faut  ni  art  ni  science  pour  l'exercer.  308. 

V. 

Valoir  :  se  faire  valoir  par  des  choses  qui  ne  dépendent  que 
de  soi  seul.  25!. 

Fanité  :  la  fausse  modestie  est  le  dernier  raflinement  de  la 
vanité.  323.  —  La  fausse  gloire  est  son  écueil.  Ibid. 

Fenger  {se):  c'est  par  faiblesse  qu'on  songe  à  se  venger,  et 
c'est  par  paresse  qu'on  ne  se  venge  point.  266. 

Férité  :  n'est  pas  à  l'homme;  elle  vient  du  ciel  toute  faite» 
pour  ainsi  dire ,  et  dans  sa  perfection.  372. 

Fers  :  le  peuple  écoute  avidement  les  vers  pompeux  ;  et  à  me- 
sure qu'il  les  comprend  moins,  il  les  admire  davantage.  242.; 

Fertu  :  vivement  touché  des  choses  rares ,  pourquoi  l'est-on 
si  peu  de  la  vertu?  252.  —  Il  y  a  une  fausse  vertu  qui  est 
hypocrisie.  26o.  —  Est  égale  et  ne  se  dément  point.  332.  — 
Qu'elle  soit  à  la  mode,  qu'elle  n'y  soit  plus,  elle  demeure 
vertu.  351.  —  Seule  va  au  delà  des  temps.  365. 

Fices  :  point  de  vice  qui  n'ait  une  fausse  ressemblance  avec 
quelque  vertu,  et  qui  ne  s'en  aide.  967.  —  Des  vices  innés 
et  des  vices  acquis.  319. —Partent  d'une  dépravation  du 
cœur.  338. 

Fie  :  sa  brièveté.  266.  —  Se  passe  toute  à  désirer.  320.  —  Misé- 
rable, elle  est  pénible  à  supporter;  heureuse ,  il  est  borriblo 
de  la  perdre.  321.  —  Rien  que  les  hommes  aiment  mieux  ^ 
et  qu'ils  ménagent  moins.  Ibid.  —  Est  un  sommeil.  Ibid. 

Fieillards  :  c'est  une  grande  difformité  dans  la  nature  qu'm> 
vieillard  amoureux.  327.  —  Le  souvenir  de  la  jeunesse  est 
tendre  dans  les  vieillards.  328.  —  En  eux,  une  trop  grande 
négligence,  comme  une  excessive  parure,  multiplie  leurs 
rides.  Ibid.  —  Est  d'un  commerce  difficile,  s'il  n'a  beaucoup 
d'esprit.  Ibid. 

Fieillesse  :  l'on  craint  la  vieillesse,  que  l'on  n'est  pas  sûr  de 
pouvoir  atteindre.  321.  —  L'on  espère  de  vieillir  et  l'on 
craint  la  vieillesse;  on  aime  la  vie,  on  fuit  la  mort.  Ibid. 

Fille  :  la  petite  ville.  273.  —  Coteries  de  la  ville.  286.  —  On 
s'élève  à  la  ville  dans  une  indifférence  grossière  des  choses 
rurales.  289.  —  Otez  les  passions ,  l'intérêt,  l'ii^jusUce,  quel 
calme  dans  les  plus  grandes  villes  !  320. 

Fisage  :  un  beau  visage  est  le  plus  beau  de  tous  les  spet't;) 
clés.  257. 

Fivre  :  (jui  a  vécu  un  seul  jour  a  vécu  un  siècle.  374. 

Voiture  :  jugement  sur  ses  lettres.  245.  —  Ktait  né  po<u  son 
siècle.  35  i. 


FI!V  1)K  LA  TABLE  ANALYTIQUE  DES  CARACTEHF.S  DK  LA  UaUYRBR. 


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TABLE 


DES 


PRINCIPALES  MATIERES 

CONTENUES 

DANS  LES  CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  MOEURS, 


A. 

Actions  :  leurs  principes.  Page  fi88  et  suir.—Suflisent- elles 
pour  la  vertu?  727. 

Adulation:  la  plus  excessive  produit  encore  son  effet.  C85. 

Affectation  :  ses  effets.  704  et  suiv. 

Âge.  Voyez  Caractère. 

Air  noble:  ce  qu'il  était  dans  l'enfance  de  la  nation.  697  et 
suiv.  —  Ce  qu'il  est  aujourd'hui.  698. 

Alcibiade  :  son  caractère  n'est  pas  rare  en  France.  778. 

vim6î7îon5  d'aujourd'hui  :  leurs  principes.  701. 

Ame.  Voyez  Facultés. 

Amour  :  l'amour  et  le  mépris  n'ont  jamais  eu  le  même  ob- 
jet à  la  fois.  721.- Son  objet.  725. 

Amour-propre  :  xKi  de  ses  effets.  682.— Ses  causes.  714. —Sa 
science  est  la  plus  cultivée  et  la  moins  perfectionnée.  7 1 9. 

Arts  ou  Métiers  de  première  nécessité  :  peu  estimés.  724. 

Avarice:  ce  qu'elle  est.  725, 

Auguste  :  crainte  qu'il  inspirait  à  ses  panégyristes.  684. 

Auteurs  de  mérite  ;  leur  supériorité  à  l'égard  de  plusieurs 
professions.  715. 

B. 

Beaux  esprits.  Voyez  Esprit. 

Bienfaiteur  :  ce  qu'il  est.  726.  —  Le  bienfait  tombe  rarement 

sur  le  besoin.  699. 
Bien  public  :  ceux  qui  l'aiment  ont  peu  d'amis  et  beaucoup 

de  liaisons.  722. 
Bonheur  :  le  plus  grand  avantage  pour  le  posséder.  719. 
Bon  ton  :  en  quoi  il  consiste.  701. 
BULLION ,  surintendant  :  magnifique  scandale  qu'il  a  donné. 

601. 

c. 

Candeur.  Voyez  Naïveté. 

Caractère  (le):  ce  qu'il  est.  717.  Voyez  Esprit,  Ff/tcsse.  -  Op- 
position du  caractère  et  de  l'esprit. 719. -Le  caractère  trop 
vif  nuit  quelquefois  à  l'esprit  juste.  Ibid.  —  Caractères  vio- 
lents. Ibid.—  L'âge ,  la  maladie ,  l'ivresse,  changent  le  carac- 
tère. Ibid. 

Cas  où  l'on  décide  du  prix  des  choses  matérielles.  724. 

Célébrité: ce  qui  la  procure.  691.— Réduite  à  sa  valeur  réelle, 
elle  perdrait  bien  des  sectateurs.  692.  Voyez  Considéra- 
tion, Réptitation. 

Choses  :  proportion  dans  laquelle  nous  les  prisons.  723  et 
suiv. 

Cœur  (  le  )  :  a  des  idées  qui  lui  sont  propres.  687. 

Cogère,  ce  qu'elle  esit.  723. 

Commerçants  :  hommes  estimables  et  nécessaires  à  l'État, 


708.— L'estime  qu'ils  font  de  leur  état  est  d'accord  avec  la 
raison.  709.  —  On  ne  doit  pas  les  confondre  avec  les  mar- 
chands. Ibid. 

Conscience.  Voyez  Sentiment  intérieur. 

Considération:  elle  diffère  de  la  célébrité;  ce  qu'elle  est.  695. 
—  Comment  on  l'obtient,  comment  on  l'usurpe.  696. 

Courage  d'esprit,  de  cœur  :  leurs  effets.  697. 

Courtisans  :  ce  qu'ils  sont.  702  et  suiv. 

Crédit  :  ce  qu'il  est.  698.— Ses  principes.  Ibid. 

Criminels  d'État  :  pourquoi  les  nobles  victimes  qu'un  crime 
conduit  sur  l'échafaud  n'impriment  pas  de  tache  à  leur  fa- 
mille. 686. 

Critique  :  qualités  qu'elle  exige.  715. 


Dissimulation  :  espèce  de  dissimulation  permise.  683. 
Divinités  ùxx  paganisme  :  origine  de  plusieurs.  724. 

E. 

Écrivains  blâmables.  680. 

Éducation  :  on  trouve  parmi  nous  beaucoup  d'instruction, 
peu  d'éducation  ;  quelle  est  l'éducation  qui  devrait  être  gé- 
nérale et  uniforme.  679.  —  Effets  d'une  éducation  raison- 
née.  682. 

Envie  :  ses  effets.  693. 

Erreurs.  Voyez  Partis. 

Érudits.  Voyez  Savants. 

Espèce:  terme  nouveau;  il  y  en  a  de  toute  classe.  696. 

Esprit:  son  avantage.  710.-  Deux  sortes  de  beaux  esprits./Wd. 
—  L'esprit  est  plus  estimé  que  la  vertu;  pourquoi.  711.— Le 
goût  du  bel  esprit  n'est-il  pas  trop  répandu?  d'où  vient  la 
vanité  qu'on  tire  du  bel  esprit.  7 1 3.— Le  bel  esprit  est  celui  qui 
inspire  le  plus  d'amour-propre.  714.— D'où  vient  l'opinion 
avantageuse  qu'on  a  du  bel  esprit;  ce  qui  rend  le  bel  esprit 
si  commun.  Ibid.  et  s«iv.— Les  beaux  esprits  ne  sont  pas  pour 
cela  capables  de  toutes  les  autres  perfections.  7 16,— L'esprit 
est  une  faculté  de  l'àme  qu'on  peut  comparer  à  la  vue.  717 
et  suiv.— 1\  y  a  des  esprits  du  premier  ordre  que  l'on  con- 
fond quelquefois  avec  la  sottise.  7 18.— Aspects  sous  lesquels 
la  dépendance  mutuelle  de  l'esprit  et  du  caractère  peut  être 
envisagée.  Ibid. 

Esprit  de  lumière  :  ses  effets.  717. 

Estime  :  ce  qu'elle  est.  720,  et  suiv. 

Étourderie  :  preuve  très-équi\oque  de  la  franchise.  695. 

F. 

Facultés  de  Vdmc  :  à  quoi  elles  se  réduisent  toutes.  679  et  7ÎW. 


TABLE  DES  MATIÈRES  DES  COINSIDÉRATIO^S  SUR  LES  MOEURS.  765 


Famseté  (  la)  :  a  un  air  de  respect  dans  les  occasions  où  la  vé- 
rité serait  une  offense  ;  pourquoi.  682. 

Finance  :  cas  où  elle  ne  serait  pas  méprisée.  706.  —  Elle  ne 
peut  l'être  par  les  gens  de  condition.  707. 

Financiers  (les)  du  dernier  siècle.  705.— Quelle  est  leur  ad- 
ministration. 706.  —  Ce  qu'ils  sont.  709. 

Finesse  de  caractère,  Finesse  d'esprit: en  quoi  elles  diffèrent. 
718.  —  La  finesse  est  un  mensonge  en  action.  Ibid. 

Force  :  son  effet  chez  les  peuples  barbares  et  chez  nous. 
714. 

Fortunes  :  il  y  en  a  peu  qui  ne  tombent  dans  quelques  mai- 
sons distinguées.  707. 

FouQUET,  surintendant  :  fête  qu'il  a  donnée,  comment  on  la 
considéra.  690.— Gens  de  lettres  qui,  après  sa  disgrâce,  lui 
restèrent  attachés .  712. 

Fous  :  fonction  à  laquelle  suppléaient  ceux  que  les  princes 
avaient  autrefois  à  leur  cour.  684.—  Combien  et  pourquoi  la 
suppression  de  cette  charge ,  qui  pourrait  être  exercée  par 
un  honnête  homme ,  est  dommageable.  Ibid. 

Français  :  différence  et  opposition  des  mœurs  entre  la  capi- 
tale et  les  provinces.  677.— Grand  défaut  des  Français.  678. 

—  Leur  mérite  distinctif.  Ibid.— Le  Français  est  l'enfant  de 
l'Europe.  Ibid.—  Il  est  celui  de  tous  les  peuples  dont  le  ca- 
ractère a  éprouvé  le  moins  d'altération.  7oo.— Caractère  pro- 
pre des  Français.  Ibid. 

G. 

Gouvernements  anciens  :  ce  qui  contribue  à  les  faire  admirer. 
686. 

Gouvernement:  esprits  nécessaires  ou  nuisibles  dans  les  gran- 
des affaires  du  gouvernement.  716. 

Grâce  :  ce  qu'elle  est.  726. 

Gratidsse^igneurs:  quel  était  le  grand  seigneur  autrefois.  696. 

—  Quel  il  est  aujourd'hui.  697. 
Guillaume  III  :  son  mot  sur  Newton.  IW. 

H. 

Haine  :  ce  qu'elle  est.  720. 

Heinsius  ,  grand  pensionnaire  de  Hollande  :  ruine  sa  patrie. 
698. 

Hommes  (les)  :  inconséquents  dans  leurs  actions;  pourquoi. 
675.  —Il  est  faux  et  dangereux  de  dire  que  l'homme  ne  peut 
produire  rien  d'estimable.  676.— Objet  de  l'examen  des  de- 
voirs et  des  erreurs  des  hommes.  /6M.— On  juge  les  hommes 
sur  leur  état ,  leur  éducation ,  leur  situation ,  leurs  lumières. 
685.— Tel  homme  trouve  le  secret  de  n'être  pas  déshonoré  par 
l'action  la  plus  blâmable.  690.  —  Hommes  faits  pour  la  re- 
nommée. 691.  —  Les  hommes  en  place,  en  crédit,  ont  peu 
d'amis,  et  ne  s'en  embarrassent  guère.  698. —Leurs  prin- 
cipaux moteurs.  699.  —Quel  est  l'homme  le  plus  dangereux 
dans  nos  mœurs.  700.— Hommes  aimables.  J6ic?.— sociables. 

"  Jbid.—de  lettres.  701.— de  cour.  702  et7I0.— du  monde.  703. 

—  de  fortune.  705.  —  Les  hommes  ne  sont  jamais  plus  ja- 
loux de  leurs  avantages  que  lorsqu'ils  les  regardent  comme 
leur  étant  personnels.  714.  —Il  n'est  pas  surprenant  qu'un 
homme  d'esprit  soit  trompé  par  un  sot.  718. —  Pourquoi 
l'on  reproche  tant  de  fautes  aux  gens  d'esprit.  719, 

Honneur  (1')  :  diffère  de  la  probité  ;  son  effet  quant  à  la  vertu  ; 
comment  il  se  développe,  se  fortifie  et  se  soutient. 689. — 
Fanatisme  d'honneur  qui  a  régné  parmi  nous  dans  un  siècle 
encore  barbare.  690. 

Honneurs  divins  :  leur  origine.  724. 

Hypocrites  de  vice.  695. 

I. 

Idées  (  les  )  :  d'une  république  imaginaire  ne  sont  pas  tout  à 

fait  des  chimères. 
Impression  :  ses  effets.  717. 
Indifférence  générale  qui  règne  à  Paris.  677. 
tt\fidélité  au  jeu  :  plus  décriée   aiijourd'hul   qu'autrefois. 

«89. 
Ingénuité  :  cas  où  elle  est  une  suite  de  la  sottise.  718. 


Ingratitude  :  ses  espèces.  726. 

Instruction  :  quel  est  ou  devrait  être  son  objet.  680, 

Intérêt  public,  particulier.  720. 

Ivresse.  Voyez  Caractère. 

J. 

Jugements:  les  faux  jugements  ne  partent  pas  toujours  de  la 

malignité.  695. 
Juges  de  réputation.  695. 

L. 

Législateurs  :  pourquoi  les  anciens  semblent  avoir  été  d.'s 
hommes  bornés  ou  intéressés.  687. 

Législations:  sort  de  toutes.  686. 

Lettres:  quoiqu'elles  ne  donnent  pas  un  état,  elles  en  tien- 
nent lieu.709. -Effets  de  l'amour  des  lettres.7 12.— Quels  sont 
ceux  pour  qui  la  connaissance  et  le  goût  modéré  des  lettres 
sont  une  grande  ressource.  713. 

Lettrés  d'autrefois.  709.-Lesplus  recherchés.  710.  —Avis  aux 
lettrés.  Ibid.  et  suiv.—he\ix  désunion  va  directement  contre 
leur  intérêt  général  et  particulier.  712. 

Lois  (  les  )  se  sont  prêtées  à  la  faiblesse  et  aux  passions  685.— 
Elles  se  bornent  à  défendre.  688. 

Louanges  :\e\xr  online.  683.— Le  commerce  ridicule  des  louan- 
ges est  devenu  d'obligation.  686. 

Louis  XII  :  sa  réponse  à  l'accusation  d'avarice  dont  on  le 
taxait.  695. 

M. 

Magistrats:  pourquoi  il  n'est  pas  rare  de  trouver  des  magis- 
trats aimables.  700  e<  sMiu.— Qualités  requises  dans  un  ma- 
gistrat. 715. 

Maladie.  Voyez  Caractère. 

Marchands  :  différents  des  commerçants.  709. 

Marine.  Voyez  Commerçants. 

Maxime  :  la  plus  fausse  dans  nos  mœurs  :  Le  crime  fait  la 
honte ,  et  non  pas  Véchafaud.  686. 

Méchanceté  :  elle  n'est  aiyourd'hui  qu'une  mode;  ses  effet*. 
701. 

Mendiants  :  mis  au-dessous  des  esclaves.  707. 

Mensonge  :  d'où  il  part.  718. 

Mépris  :  il  s'attache  aux  vices  bas.  723. 

Mérite.  Voyez  Or. 

Mésalliance  :  par  qui  elle  a  commencé.  707. — Celle  des  Ulle^ 
de  qualité  est  plus  moderne ,  et  prend  faveur.  Ibid. 

Métiers.  Voyez  Arts. 

Mode  :  elle  est  parmi  nous  le  juge  des  actions,  des  idées  et 
des  sentiments.  703. 

AfœMrs;  projet  de  cet  ouvrage.  675.— Idées  attachées  au  terme 
demœurs.  676,— Aspect  sous  lequel  elles  doivent  être  consi- 
dérées. Ibid. — Leurs  effets  à  Paris.  677.— Effets  de  la  négli- 
gence des  mœurs.  690.— Celles  d'un  peuple  sont  le  principe 
actif  de  sa  conduite.  708,— Si  un  prince  pourrait  fa(  ilement 
changer,  chez  certains  peuples,  les  mœurs  les  plus  dépra- 
vées, et  les  diriger  vers  la  vertu.  Ibid.  Voyez  Honneur. 

Morale:  toute  sa  science.  676.— Principale  différence  de  la  mtv 
raie  et  de  la  satire.  /6îrf.— Son  objet.  680 

N. 

Naïveté  (la)  et  la  candeur  :  leurs  définitions  et  leiui  eiftls. 

718. 
Naturel  (  le  )  cherché  ne  se  trouve  pas.  705. 
Newton  :  ce  qu'en  pensait  Guillaume  III.  7i6. 
Noble  :  signification  do  ce  terme.  697. 


Obligatiom  :  mesure  do  nos  obligations.  687. 
Occupations  :  dUîén'iiies  h  Paris  et  dans  la  province.  677. 
Opérations  pour  lesquelles  il  faut  nécessairement  de  l'esprit 
716  et  suiv. 


766 


TABLE  DES  MATIERES 


Opinion  publique  :  peine  des  actions  dont  elle  est  Juge;  ne 
saurait  manquer  d'être  sévère  sur  les  choses  qu'elle  con- 
damne. 086. 

Or  :  lieux  et  temps  où  l'or  était  méprisé,  et  le  mérite  seul 
honoré.  708. 

Orateur  :  qualités  qui  font  l'orateur.  715. 

Ouvrages  d'esprit:  si,  faisant  abstraction  de  leur  utilité  prin- 
cipale, ils  méritent  plus  d'estime,  et  font  plus  de  réputa- 
tion que  des  talents  plus  rares.  724  et  suiv. 

P. 

Partis  bizarres  que  l'on  prend ,  et  erreurs  où  tombent  ceux 
qui  cherchent  le  vrai  avec  plus  de  bonne  foi  que  de  discer- 
nement ;  leurs  causes.  680. —Jusqu'où  se  porte  la  fureur  des 
partis.  722. 

Passion»  (  les  )  :  calculent  quelquefois  finement.  725. 

Patriotisme  :  établissements  qui  peuvent  le  mieux  en  retracer 
l'idée. 

Persiflage:  ce  qu'on  appelle  ainsi.  701. 

Peuples  :  les  plus  sauvages  sont  ceux  chez  lesquels  il  se  com- 
met le  plus  de  crimes.  677.— Les  plus  polis  ne  sont  pas  les 
plus  vertueux.  /6td.— Quel  serait  le  peuple  qui  se  plaindrait 
qu'on  trouvât  chez  lui  un  tarif  des  degrés  de  probité. 
678. 

Philosophes  (  les  )  :  seuls  célèbres.  715. 

Politesse  :  en  quoi  elle  consiste.  682.— Comment  il  arrive  que 
l'homme  d'un  génie  élevé,  d'un  cœur  généreux,  etc.  man- 
que de  politesse ,  tandis  qu'elle  se  trouve  dans  un  homme 
borné,  intéressé,  etc./6id.  —  Ce  qui  constitue  la  politesse 
de  nos  jours,  /fcid.— Politesse  d'usage.  683.— Quelle  doit  être 
celle  des  grands.  Ibid.—EUet  le  plus  malheureux  de  la  po- 
litesse. Jbid. 

Préjugés:  ce  qu'on  entend  par  préjugés.  680.— Ils  doivent  être 
traités  et  discutés  avec  circonspection. /6id.— Les  plus  tena- 
ces. 081.— Injustice  et  bizarrerie  du  préjugé  cruel  qui  fait  re- 
jaillir l'opprobre  sur  ceux  que  le  sang  unit  à  un  criminel  ; 
moyens  de  l'éteindre.  686. 

Principes  puisés  dans  la  nature  :  quoique  touyours  subsis- 
tants, ce  qu'il  faut  faire  pour  s'assurer  de  leur  vérité. 
675. 

Probité: son  premier  devoir.  685,— Éclaircissement  sur  ce  qui 
la  concerne.  686.— Ce  qu'une  probité  exacte  doit  s'interdire. 
687.— Axiome  dont  l'observation  fait  la  probité.  Ibid.  Voyez 
FertUf  Honneur. 

C- 

Qualités  propres  à  la  société,  700,  —  Les  qualités  aimables,  et 
leurs  effets.  701. 

R. 

Raison  (la)  :  cultivée  suffit  à  tout  ce  qui  nous  est  nécessaire. 
716. 

Rareté  (la)  d'une  chose  :  sans  aucune  espèce  d'utilité,  ne 
mérite  point  d'estime.  724. 

Reconnaissance  :  assez  ordinaire.  699  et  suiv.  —  Si  elle  doit 
toujours  être  de  la  même  nature.  727. 

Renommée:  ce  qui  la  procure,  ses  avantages.  691.— Qualités 
qui  lui  sont  uniquement  propres.  Ibid.— La  renommée  et  la 
réputation  peuvent  être  fort  différentes  et  subsister  ensem- 
ble ;  elle  est  mieux  fondée  que  la  réputation.  Ibid.  et  suiv. 
—Dans  bien  des  occasions  elle  n'est  qu'un  hommage  rendu 
aux  syllabes  d'un  nom  ;  elle  n'est  jamais  universelle.692.— 
elle  est  aussi  le  prix  des  talents  supérieurs;  son  étendue. 

696. 

République  des  lettres  :  ses  classes.  709  et  sttiv. 

Réputation,  Célébrité  et  Renommée  :  ce  qui  leur  a  donné  nais- 
sance. 691.— Une  réputation  honnête  est  à  la  portée  du  com- 
mun des  hommes;  comment  elle  s'obtient;  son  plus  sûr 
appui.  Ibid.  et  694. — Les  réputations  se  forment,  se  dé- 
truisent; elles  se  soutiennent  quelquefois.  693.  —  Réputa- 
tions usurpées.  Ibid.  —  Similitude  de  certaines  réputations. 
Jbid.  —  Elles  varient  souvent  dans  la  même  personne.  694. 


—Art  honnête  pour  acquérir  la  réputation  de  vertu.  Ibid. 
—  Réputation  de  probité.  095.  —Mal  à  propos  souscrit-on 
légèrement  à  certaines  réputations  de  probité.  Ibid. 

Respect  (le)  :  souffre  l'exclasion  de  l'estime,  et  peut  s'ailler 
avec  le  mépris;  ce  qu'il  est. 723.— Deux  sortes  de  respect. 
Ibid.—Ls  vrai  respect  n'ayant  pour  objet  que  les  vejrtus,  il 
s'ensuit  que  ce  n'est  pas  le  tribut  qu'où  doit  à  l'esprit  et 
aux  talents.  Ibid. 

Riches  :  s'ils  ont  grand  tort  de  se  croire  supérieurs  aux  au- 
tres hommes.  707,— Il  y  en  a  peu  qui,  dans  des  moments, 
ne  se  sentent  humiliés  de  n'être  que  riches  ou  regardés  que 
comme  tels.  Jbid. 

Richesses  :  en  vain  s'étonne-t-on  de  la  cousidération  qu'elles 
donnent.  708. 

Ridicule  :  il  ressemble  souvent  aux  fantômes  qui  n'existent 
que  pour  ceux  qui  y  croient;^ son  domaine,  son  ressort, 
son  usurpation  ;  il  est  le  fléau  des  gens  du  monde.  703  et 
suiv.  —  Effets  de  la  crainte  puérile  du  ridicule.  704,  —  Ce 
n'est  pas  assez  de  ne  pas  s'exposer  au  ridicule  pour  s'en 
affranchir;  art  de  le  rendre  sans  effet,  quoique  le  mieux 
mérité,  Ibid. 


Sagacité  requise  dans  les  sciences  pour  Inventer  certaines  mé- 
thodes. 715, 

Sagesse  de  la  conduite  :  d'où  elle  dépend.  725. 

Savants  ou  érudits  :  on  leur  doit  la  renaissance  des  lettres. 
709.  —  Ceux  qui  s'occupent  de  sciences  exactes.  710. 

Sciences:  temps  dans  lesquels  les  sciences  ont  fait  de  vrais 
progrès.  675.— Si  l'utilité  de  certaines  sciences  est  plus  réelle 
ou  plus  reconnue  que  celle  du  bel  esprit.  715. 

Seigneurs  :  par  qui  on  peut  en  commencer  la  liste  ;  mais  il  se- 
rait impossible  de  marquer  où  elle  doit  finir.  696.  —  Ils  ne 
sont  pas  à  craindre.  Ibid. 

Sensibilité  d'âme  :  son  effet.  687. 

Sensibles  (les  gens)  :  ne  sont  pas  ordinairement  les  meilleur» 
juges  de  ce  qui  est  estimable.  722, 

Sentiment  intérieur,  ou  Conscience  :  juge  plus  éclairé,  plus 
sévère,  et  plus  juste  que  les  lois  et  les  mœurs.  686.  —  Ce 
dont  il  est  juge  infaillible.  687. 

Service  :  ce  que  c'est,  726,  —  Comment  il  doit  se  juger.  727, 

Siècle:  le  nôtre  ne  paraît  pas  être  celui  de  l'honneur  autant 
qu'il  l'a  été.  089, 

Singularité  :  effets  de  la  singularité  marquée.  704  et  suiv. 

Société  :  qualités  propres  à  la  société.  700.  —  Conditions  qui 
ont  aujourd'hui  plus  de  rapports  avec  la  société.  705. 

Sociétés  littéraires  :  grands  services  qu'elles  pouvaient  rendre 
aux  lettres.  717. 

Sots  :  comment  Us  représentent  les  gens  d'esprit.  711. 

Statues  :  comment  en  usaient  les  anciens  à  l'égard  de  celles 
qu'ils  avaient  érigées  à  un  empereur.  684, 

Systèmes:  ce  qui  est  requis  pour  en  inventer.  715, 

T. 

Talents  :  la  plupart  des  talents  dépendent  des  circonstances 
et  de  l'application  qu'on  en  fait,  713.  —Leur  universalité 
est  une  chimère.  716.  —  Tout  est  talent.  Ibid.  —  Ce  qui  est 
beaucoup  plus  rare  que  les  grands  talents.  717.—  Ceux  aux. 
quels  les  talents  sont  ou  deviennent  personnels.  Ibid.  —  Cas 
où  ils  tombent  dans  les  bévues.  Ibid.  —  Par  où  nous  pri- 
sons les  talents.  724. 

U. 

Utilité  personnelle  :  ce  que  c'est;  elle  doit  s'appliquer  a 
l'amour.  720  et  suiv.  —  Mesure  de  celle  des  choses.  723  et 


■V. 


Vengeance  (la).  729. 

rertu  .maxime  dont  l'observation  fait  la  vertu.  687.— Son  ca- 
ractère distlnctif.  Ibid.  —  Ce  qu'elle  exige.  «S».  —  Ce  qu'eU» 


DES  COINSIDERAÏIONS  SUR  LES  MŒURS- 


767 


e&t  lorsqu'elle  n'exige  aucun  effort;  attention  requise  pour 
vn  connaître  le  prix;  actions  rapportées  à  la  vertu  et  où 
elle  a  peu  de  part;  elle  s'acquiert  par  la  gloire  de  la  prati- 
quer, rbid.  —  Il  y  a  une  distribution  de  vertus  et  de  vices  à 
l)eu  près  égale.  689. 


Fertus  sociales  :  ce  qu'elles  sont.  682. 
rices.  Voyez  Fertu. 

Fiolent  :  on  est  souvent  violent  sans  être  vif.  719. 
Fivacité  :  Jugements  de  la  vivacité  extrême ,  les  mêmes  que 
ceux  de  l'amour-propre.  Jbid. 


J?IN   DR   LA   TABLE   DES  MATIERES    l»ES   CONSIDERATIONS   SUR  LES  MŒURS- 


tt^0O1M>4»0OOa4»O9O4>OOO9Oi>d99«)<i»4»<><»Od04»dddOO0OdOi»ddt»tt09dO9d9ildOO 


TABLE  GÉNÉRALE  DES  MATIÈRES 


CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


PENSÉES  DE  BLAÏSE  PASCAL. 


Page 


ne  de  Biaise  Pascal. 

Préface.  I4 

PREMIÈRE  PARTIE, 

CONTENANT  LES  PENSÉES  QUI  SE  RAPPORTENT  A  LA  PHILOSOPHIE, 
A  LA  MORALE  ET  AUX  BELLES-LETTRES. 


Article  1.  De  l'autorité  en  matière  de  philosophie. 

—  II.  Réflexions  sur  la  géométrie  en  général. 

—  III.  De  l'art  de  persuader. 

—  IV.  Connaissance  générale  de  l'homme. 

—  V.  Vanité  de  l'homme  ;  effets  de  l'amour-propre. 

—  VI.  Faiblesse  de  l'homme;  incertitude  de  ses  con- 

naissances naturelles. 

—  Vn.  Misère  de  l'homme. 

—  VIII.  Raisons  de  quelques  opinions  du  peuple. 

—  IX.  Pensées  morales  détachées. 

—  X.  Pensées  diverses  de  philosophie  et  de  littéra- 

ture. 

—  XI.  Sur  Épictète  et  Montaigne. 

—  Xn.  Sur  la  condition  des  grands. 

SECONDE  PARTIE, 

CONTENANT  LES  PENSÉES  IBIMÉDLVTEMENT  RELATIVES 
A  LA  RELIGION. 

Article  I.  Contrariétés  étonnantes  qui  se  trouvent  dans 
la  nature  de  l'homme  à  l'égard  de  la  vérité, 
du  bonheur,  et  de  plusieurs  autres  choses. 

—  n.  Nécessité  d'étudier  la  religion. 

—  III.  Quand  il  serait  difficile  de  démontrer  l'exis- 

tence de  Dieu  par  les  lumières  naturelles, 
le  plus  sûr  est  de  la  croire. 

—  IV.  Marques  de  la  véritable  religion. 

—  V.  Véritable  religion  prouvée  par  les  contrarié- 

tés qui  sont  dans  l'homme  et  par  le  péché 
originel. 

—  VI.  Soumission  et  usage  de  la  raison. 

—  VII.  Image  d'un  homme  qui  s'est  lassé  de  chercher 

Dieu  par  le  seul  raisonnement,  et  qui  com- 
mence à  lire  l'Écriture. 

—  VIII.  Des  Juifs  considérés  par  rapport  à  notre  reli- 

gion. 

—  IX.  Des  figures;  que  l'ancienne  loi  était  figura- 

tive. 

—  X.  De  Jésus-Christ. 

—  XI.  Preuves  de  Jésus-Christ  par  les  prophéties. 
XII.  Diverses  preuves  de  Jésus-Christ. 


91 


Article  XIII.  Dessein  de  Dieu  de  se  cacher  aux  uns  et  de 

se  découvrir  aux  autres.  109 

—  XIV.  Que  les  vrais  chrétiens  et  les  vrais  Juifs 

n'ont  qu'une  même  religion.  1 10 

—  XV.  On  ne  connaît  Dieu  utilement  que  par 

Jésus-Christ.  1 1 1 

—  XVI.  Pensées  sur  les  miracles.  112 

—  XVII.  Pensées  diverses  sur  la  religion.  lis 

—  XVIII.  Pensées   sur  la  mort,  qui   ont  été  ex- 

traites d'une  lettre  écrite  par  Pascal ,  au 
siyet  de  la  mort  de  son  père.  IS5 

—  XIX.  Prière  pour  demander  à  Dieu  le  bon 

usage  des  maladies.  139 

Comparaison  des  anciens  chrétiens  avec  ceux  d'aujour- 
d'hui. 144 


MAXIMES  DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 


Avis  de  l'éditeur. 

Portrait  du  duc  de  la  Rochefoucauld, 

Portrait  du  duc  de  la  Rochefoucauld, 

Retz. 
Réflexions  et  Maximes. 


149 
fait  par  lui-même.  IBO 
par  le  cardinal  de 

151 


PREMIER  SUPPLÉMENT. 

Avis  de  l'éditeur.  180 

Avis  au  lecteur ,  de  l'édition  de  1665,  Jbid. 

Avis  au  lecteur,  de  l'édition  de  1666.  isi 

Pensées  tirées  des  premières  éditions.  Ibid. 

SECOND  SUPPLÉMENT. 

Pensées  tirées  des  lettres  manuscrites  qui  se  trouvent  à 

la  bibliothèque  du  roi.  186 

Réflexions  diverses.  I87 

EXAMEN  CRITIQUE 

DES   RÉFLEXIONS  OU  SENTENCES  ET  MAXIMES  MORALES 
DE  LA  ROCHEFOUCAULD. 

Introduction.  I97 

Examen  critique.  198 


LES  CARACTÈRES  DE  LA  BRUYÈRE. 

Avertissement.  231 

Notice  sur  la  personne  et  les  écrits  de  la  Bruyère.  233 

Préface.  240 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Chapitre  I.  Des  ouvrages  de  l'esprit. 

- 

11.  Du  mérite  personnel. 

— 

m.  Des  femmes. 

— 

IV.  Du  cœur. 

— 

V.  De  la  société  et  de  la  conversation 

— 

VI.  Des  biens  de  fortune. 

— 

Vil.  De  la  ville. 

- 

VIÏI.  De  la  cour. 

~ 

IX.  Des  grands. 

- 

X.  Du  souverain  ou  de  la  république. 

— 

XI.  De  l'homme. 

— 

XII.  Des  jugements. 

— 

XIII.  De  la  mode. 

- 

XIV.  De  quelques  usages. 

— 

XV.  De  la  chaire. 

— 

XVI.  Des  esprits  forts. 

Préface. 

Discours  prononcé  dans  l'Académie  française. 

241 

250 
256 
264 
268 
277 
285 
290 
301 
308 
315 
333 
348 
355 
366 
370 
381 
386 


LES  CARACTÈRES  DE  .THÉOPHRASTE. 

Avertissement  de  M.  Schweighaeuser.  391 
Aperçu  de  l'histoire  de  la  morale  en  Grèce,  avant  Théo- 

phraste.  393 

Discours  de  la  Bruyère  sur  Théophraste.  394 

Avant-propos  de  Théophraste.  404 

Chapitre  I.  De  la  dissimulation.  405 

—  II.  De  la  flatterie.  406 

—  III.  De  l'impertinent,  ou  du  diseur  de  riens.  407 

—  IV.  De  la  rusticité.  408 

—  V.  Du  complaisant,  ou  de  l'envie  de  plaire.  '4  lO 

—  VI.  De  l'image  d'un  coquin.  4ii 

—  VII.  Du  grand  parleur.  413 
VIII.  Du  débit  des  nouvelles.  414 

—  IX.  De  l'effronterie  causée  par  l'avarice.  415 

—  X.  De  l'épargne  sordide.  416 
XI.  De  l'impudent,  ou  de  celui  qui  ne  rougit 


de  rien. 
XII.  Du  contre-temps. 

XIII.  De  l'air  empressé. 

XIV.  De  la  stupidité. 
XV.  De  la  brutalité. 

XVI.  De  la  superstition. 
XVII.  De  l'esprit  chagrin. 
XVIII.  De  la  défiance. 

XIX.  Du  vilain  homme. 
XX.  D'un  homme  incommode. 

XXI.  De  la  sotte  vanité. 
XXII.  De  l'avarice. 

XXIII.  De  l'ostentation. 

XXIV.  De  l'orgueil. 

XXV.  De  la  peur,  ou  du  défaut  de  courage. 
XXVI.  Des  grands  d'une  république. 
XXVII.  D'une  tardive  instruction. 
XXVIII.  De  la  médisance. 
XXIX.  Du  goût  qu'on  a  pour  les  vicieux. 
XXX.  Du  gain  sordide. 


OEUVRES  DE  VAUVENARGUES. 

Notice  sur  la  vie  et  les  écrits  de  Vauvenargues. 
Discours  préliminaire. 

Introduction  à  la  connaissance  de  l'esprit  humain. 
Réflexions  sur  divers  sujets. 


417 
419 

Ibid. 
420 
421 
422 
424 
425 
426 

Ibid. 
427 
428 
430 
43! 

Ihid. 
433 
4.34 
435 
436 
437 


445 

450 
4r>2 
47.-. 


Conseils  à  un  jeune  homme. 

Réflexions  critiques  sur  quelques  poètes. 

Les  orateurs. 

Caractères. 

Réflexions  et  Maximes. 

Premier  discours  sur  la  gloire. 

Second  discours. 

Discours  sur  les  plaisirs. 

Sur  le  caractère  des  différents  siècles. 

Fragment  sur  les  effets  de  l'art  et  du  savoir. 

Discours  sur  les  mœurs  du  siècle. 

Discours  sur  l'inégalité  des  richesses. 

Éloge  de  Paul-Hippolyte-Emmanuel  de  Seytres. 

Méditation  sur  la  foi. 

Prière. 

Traité  sur  le  libre  arbitre. 

Réponse  à  quelques  objections. 

Discours  sur  la  liberté. 

Réponse  aux  conséquences  de  la  nécessité. 

Imitation  de  Pascal, 

Lettres. 


769 

483 
488 
502 
5i)3 
515 
550 
552 
554 
555 
559 
562 
565 
570 
57.i 
575 
Ibid. 
5S2 
58» 
585 
587 


OEUVRES  POSTHUMES. 
Avis. 
DiÀLOGCE  I.  Alexandre  et  Despréaux. 

—  II,  Fénélon  et  Bossuet. 

—  III.  Démosthène  et  Isocrate. 

—  IV.  Démosthène  et  Isocrate. 

—  V.  Pascal  et  Fénélon. 

—  VI,  Montaigne  et  Charron. 

—  VII,  Un  Américain  et  un  Portugais, 

—  VIII.  Philippe  II  et  Comines, 

—  IX.  César  et  Brutus. 

—  X.  Molière  et  un  jeune  homme. 

—  XI,  Racine  et  Bossuet, 

—  XII.  Le  cardinal  de  Richelieu  et  le  grand  Cor- 

neille. 

—  XIII.  Richelieu  et  Mazarin. 

—  XIV.  Fénélon  et  Richelieu. 

—  XV,  Brutus  et  un  jeune  Romain 

—  XVI,  Catilina  et  Senecion. 

—  XVII.  RenaudetJalier,  conjurés. 

—  XVIII.  Platon  et  Denys  le  Tyran. 
Réflexions  sur  divers  sujets. 
Caractères. 

Variantes. 

Réflexions  et  Maximes. 

Éloge  de  Louis  XV. 

Réflexions  sur  le  caractère  des  différents  siècles. 

Lettres  de  Voltaire  à  Vauvenargues. 


600 
6(2 
603 
604 
607 
608 
610 
611 
612 
613 
614 

6lft 
617 
CI8 
619 
620 
622 
623 
624 
630 
631 
641 
(^61 
60S 
60fi 


CONSIDÉRATIONS  SUR  LES  MOiaiRS  DE 
CE  SIÈCLE,  PAR  DU  CLOS. 

Notice  sur  la  vie  et  les  écrits  de  Ducios.  67.) 

Introduction.  eT:> 

Chapitre  1.  Sur  les  mœurs  on  général.  67rt 

—  11.  Sur  réducafion  et  sur  les  préjuges.  679 

—  m.  Sur  la  politesse  et  sur  les  louanges.  fiM 

—  IV.  Sur  la  probité,  la  vertu,  et  riioimnir.  «hs 

—  V.  Sur  la  réputation,  la  célébrité,  l.i  reiitun- 

mée,  et  la  considération.  t'Ol 

—  VI.  Sur  les  grands  seigneurs.  (ittc 


4λ 


770 


TABLE  DÈS  MATIÈRES. 


Chapitre  VII.  Sur  le  crédit.  «9& 

—  VIII.  Sur  les  geus  à  la  mode.  700 

—  IX.  Sur  le  ridicule,  la  singularité,  et  l'affec- 

tntion.  703 

—  X.  Sur  les  gens  de  fortune,  705 

—  XI.  Sur  les  gens  de  lettres.  709 

—  XII.  Sur  la  manie  du  bel  esprit.  713 
XIII.  Sur  le  rapport  de  l'esprit  et  du  caractère.  717 

—  XIV.  Sur  l'estime  et  le  respect.  WO 


Chapitre  XV. 
-  XVI. 


Sur  le  prix  réel  des  choses. 

Sur  la  reconnaissance  et  l'ingratitude. 


Table  analytique  des  Pensées  de  Pascal. 

—  des  Maximes  de  la  Rochefoucauld. 

—  des  Caractères  de  la  Bruyère. 

Table  des  principales  matières  contenues  dans  les  Consi- 
dérations sur  les  mœurs  de  ce  siècle,  de  Daclot. 


•m 

72» 


731 

750 
758 


FIN    DE   LA   TABLE  GENERALE  DES   MATIÈRES. 


376 


AU6  3  0  1983 


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