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Full text of "Morceaux choisis de Alfred de Vigny : poésie et prose"

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MOllCEAUX  CHOISIS 


l'OESIE  ET  PROSE 


H.  ROBtRT. 


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MORCEAUX    CHOISIS 


DE 


Alfred  de  Vicjn^ 


POÉSIE   ET   PROSE 


COULOMMIERS 
Imprimerie  Pacl   BRODARD. 


MORCEAUX    CHOISIS 


DE 


Alfred  de  Vignv 

POÉSIE  ET  PROSE 

Quatrième  édition 

AVEC    ÉTUDES    ET    ANALYSES    PAR    ETIENNE    TRÉFEU 


PARIS 

LIBRAIRIE    CH.    DELAGRAVE 

15,     RUE     SOUFFLOT,      15 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/morceauxclioisisdOOvign 


PREFACE 


Quelques  jours  après  la  mort  d'Alfred  de  Vigny, 
j'essayai,  daus  un  article  du  Journal  des  Débats, 
d'esquisser  en  quelques  traits  rapides,  mais  précis 
et  fidèles,  la  physionomie  et  l'œuvre  du  poète.  Je 
demande  au  lecteur  la  permission  de  reproduire 
ces  lignes.  J'ai  quelque  chose  à  y  ajouter.  Mais, 
après  trois  ans,  ayant  à  parler  d'Alfred  de  Vigny 
et  à  le  faire  parler  lui-même,  je  n'ai  rien  à  y 
changer  : 

«  C'est  un  ami  qui  va  parler  d'un  ami,  un  cœur 
plein  d'affliction  et  de  reconnaissance.  Le  noble 
poète  dont  les  lettres  françaises  portent  le  deuil 
ma  honoré,  en  mourant,  d'un  monument  inesti- 
mable de  sa  confiance  et  de  son  amitié.  L'illustre 
écrivain  a  recommandé,  il  a  fait  plus,  il  a  légué  ses 
belles  œuvres  en  toute  propriété,  comme  un  père  à 
son  fils,  comme  un  frère  aîné  à  son  frère,  à  l'humble 
homme  de  lettres,  son  ami  :  poétique  héritage,  don 
touchant  et  rare,  comme  tout  ce  qui  venait  de  lui. 
Je  craindrais  de  n'en  pas  paraître  digne  et  de  n'en 
pas  laisser  voir  assez  de  gratitude  si  je  n  en  mon- 
trais quelque  fierté,  sije  ne  me  parais  comme  d'une 


PREFACE 


couronne,  ô  mou  cher  maître,  du  témoignage  de  ta 
glorieuse  amitié  *. 

«  Que  ce  lien  personnel  de  piété  reconnaissante 
qui  m'attache  à  lui  ne  diminue  pas  sous  ma  plume 
l'autorité  de  son  éloge  et  ne  mette  pas  en  garde 
contre  moi.  Une  atteinte  à  la  vérité,  même  pour  le 
louer,  ofTenserait  la  mémoire  du  iientilhomme  qui 
ne  mentit  jamais. 

«  Au  surplus,  je  ne  veux  pas  entrer  devant  le 
public  dans  le  détail  de  cette  vie  si  pure,  toute  à  la 
poésie  et  au  devoir,  mais  qu  il  cachait  avec  une 
réserve  pudique  et  même  un  peu  farouche.  Je  l'ai 
vu,  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  ayant  quitté  dans 
sa  cellule  «  le  camail  de  l'étude  u  pour  le  linceul 
de  la  tombe  :  je  ne  veux  que  le  regarder  encore  une 
fois  et  rappeler  à  la  France  ce  qu'elle  a  perdu. 

«  Il  était  né  trois  ans  avant  le  siècle  2,  cinq  ans 
avant  Victor  Hugo,  huit  ans  après  Lamartine.  Son 
père,  le    comte  de  Vigny,  brillant  homme  de  cour, 


1.  Cette  préface  est  celle  qui  précède  le  Journal  d'un  Poeie. 
Alfred  de  Vigny  ne  voulait   pas  que  des  indifférents  —  éditeurs 

ou  écrivains  —  pussent  n  souiller  »  les  éditions  posthumes  de  ses 
œuvres  par  des  «  préfaces  ou  annotations  douteuses  n.  Une  seule 
personne,  à  cet  égard,  eut  sa  ronfiaDce,  un  ami  6Ûr  et  éprouvé, 
comme  il  le  dit  dans  pon  testament,  M.  Louis  Ratisbonne,  à  qui  il 
légua  la  propriété  absolue  de  toutes  ses  oeuvres  littéraires  :  «  Livres 
et  théâtre,  dit  ce  testament,  n'auront,  en  l'absence  éternelle  de 
l'auteur,  d'autre  autorité  que  la  sienne  ■>.  Et  Vigny  exprimait,  en 
outre,  la  volonté  que  Louis  Ratisbonne,  après  lui,  choisît,  pour  lui 
succéder  à  lui-même,  un  fils  ou  un  gendre  à  qui  il  devait  trans- 
mettre les  instructions  qui  précèdent.  Il  nous  a  donc  semblé  que 
pour  respecter  fidèlement  cette  volonté  d'Alfred  de  Vigny  et  pour 
présenter  en  môme  temps  au  lecteur  ce  qui  nous  a  paru  être  la 
meilleure  partie  de  son  œuvre,  rien  ne  valait  mieux  que  de  nous 
contenter  de  reproduire  ici,  en  guise  de  préface,  l'introduction 
qu'écrivit,  en  1867,  Louis  Ratisbonne,  lorsqu'il  publia  le  Jinimal 
d'un  Patte. 

2.  Né    à   Loches  1*  )~   mars   1797,   il  est   mort  à  Paris  le   17   sep- 
tembre 1863. 


PREFACE 


ancien  officier  sous  Louis  XV,  s'était  distingué  dans 
la  guerre  de  Sept  ans.  Sa  mère  était  fille  de  lamiral 
de  Baraudin,  cousine  du  grand  Bougainville,  petite- 
nièce  du  poète  Regnard.  Elle  était  d'une  distinction 
et  d'une  beauté  remarquables;  elle  avait,  disent 
ceux  qui  Tout  connue  avant  la  terrible  maladie  des 
dernières  années,  une  intelligence  de»  plus  élevées 
unie  à  une  rare  fermeté  de  caractère,  et  il  y  avait 
entre  le  fils  et  la  mère  une  parfaite  ressemblance. 
Alfred  fut  envoyé  comme  externe  dans  une  institu- 
tion du  faubourg  Saint-Honoré.  où  il  fit  ses  études 
avec  une  ardeur  extraordinaire  qui  compromettait 
sa  frêle  santé.  Comme  tous  les  poètes  nés,  il  essaya 
son  vol  et  rima  des  vers  à  des  âges  invraisem- 
blables. Cependant,  quand  sa  mère,  qui  avait 
ramassé  quelques  plumes  de  cette  muse  au  bord  du 
nid,  l'interrogeait  sur  sa  vocation,  l'enfant  répon- 
dait :  «  Je  veux  être  lancier  rouge  1  »  Lancier 
rouge!  On  était  à  la  fin  de  l'Empire.  Alors,  comme 
il  récrit  lui-même,  les  lycéens  les  plus  studieux 
étaient  distraits,  le  tambour  étouffait  la  voix  des 
maîtres;  on  était  pressé  de  finir  les  logarithmes  et 
les  tropes  et  d  arriver,  sur  quelque  champ  de 
bataille,  à  1  étoile  de  la  Légion  d  honneur,  «  la 
plus  belle  étoile  des  cieux  pour  des  enfants  ». 
L'Empire  tomba.  Alfred  de  Vigny,  à  peine  âgé  de 
seize  ans,  s'engagea  dans  les  gendarmes  de  la 
garde.  Il  fit  partie  dune  compagnie  composée  de 
jeunes  gens  de  famille  ayant  tous  le  grade  de  sous- 
lieutenant.  Il  eut  un  beau  cheval  et  de  belles- 
parades  au  champ  de  Mars,  mais  de  champ  de 
gloire,  point.  Lors  du  retour  de  l'île  d  Elbe,  et 
encore  mal  remis  d  une  chute  de  cheval  qui  lui  avait 
brisé  la  jambe,  il  accompagna  Louis  XVIII  jusqu'à 
Béthune,    où  le   roi   licencia   la    compagnie   dont  il 


8  PRÉFACE 

faisait  partie.  A  la  seconde   Restauration,  le  jeune 
officier,  qui  avait  été  interné  à  Amiens  pendant  les 
Cent-Jours,   entra  dans  la  garde  royale  à   pied   et 
fut  nommé  capitaine.  Mais  les  rêves  de  gloire  guer- 
rière qui  avaient  enflammé  son  imagination  d'enfant 
pendant  le  tourbillon  impérial,   il  fallait  leur  dire 
adieu.  Il  les  voyait  s  évanouir  un  à  un  avec  les  der- 
nières fumées   des    champs   de    bataille.   Alors,   la 
muse  qui  songeait   dans  le   cœur  de   ce    capitaine 
adolescent  et  le  préservait  des  trivialités  de  la  vie 
de  garnison  se  mit  à  chanter.  De  cette  époque  sont 
datées  quelques  imitations  gracieuses  de  l'antiquité 
grecque,  dont  il  s'inspirait,  dabord,  comme  André 
Chénier.  En  1822,  il  publie  son  premier  volume  de 
vers,   Iléléna,    qui    empruntait  son  nom    au   poème 
le  plus  étendu  du  recueil,  celui  justement  qu'il  jugea 
plus   tard    inférieur    à   ses    autres   compositions   et 
qu'il  n'a  plus  réimprimé  dans  ses  poésies  complètes. 
Pendant  les  marches  de  sa  vie  errante  et  militaire, 
dans  les  Vosges,  ou  dans  les  montagnes  des  Pyré- 
nées qu'on  ne  lui  avait  pas  permis  de  franchir  avec 
les  bataillons  de  la  guerre  d'Espagne,  il  continuait 
de    vivre   avec   la   muse,  portant    dans   sa   giberne 
quelques  poètes  anciens  et  surtout  la  Bible,  dont  le 
génie  a  imprégné  plusieurs  de  ses  plus  belles  com- 
positions :  Moïse,  le  Déluge,  la  Femme   adultère. 
En  1823  paraissait  le  poème  exquis  d'Eloa,  la  sœur 
des    anges,   née   d'une    larme,   l'aile    brisée   par  la 
pitié.  Ainsi,    pendant    que    Lamartine   publiait    ses 
Méditations,  Hugo  ses  Odes  et  Ballades,  lui,  trop 
contenu,  trop  discret  pour  les  effusions  lyriques,  il 
avait  trouvé,  lui  aussi,  des  sentiers  nouveaux,  dra- 
matisant une  pensée  philosophique  sous   forme  de 
récit  et  composant    sans   parti  pris,   en  se  laissant 
aller  à  son  grave  et  doux  génie,  des  poèmes  qui, 


PREFACE 


comme  les  œuvres  de  ses  rivaux,  n'avaient  point  de 
modèles. 

«  Pendant  plusieurs  années,  les  gloires  nouvelles 
se  faisaient  écho,  Cinq-Mars  répondait  à  Notre- 
Dame,  Hernani  à  Othello.  Jusque  dans  la  charmante 
petite  comédie  Quitte  pour  la  peur  (1833i.  Alfred 
de  Vigny  frayait  une  voie  et  précédait  Alfred  de 
Musset.  Plus  tard,  il  racontait  dans  Stella  les  souf- 
frances du  poète,  revendiquant  pour  lui  non  pas, 
comme  on  l'a  dit,  le  droit  de  se  tuer,  mais  le  droit 
de  vivre;  puis  il  transportait  son  éloquent  plaidoyer 
sur  la  scène,  où  Ion  jouait  avec  un  succès  d'enthou- 
siasme et  de  larmes  le  drame  si  simple  et  unique 
en  son  genre  de  Chatterton.  C'est  au  sortir  d  une 
de  ces  représentations  que  le  comte  Maillé  de 
I-atour-Landry  fît  accepter  à  l'Académie  française 
une  somme  qu'elle  décerne  tous  les  deux  ans  à 
quelque  poète  en  lutte  avec  la  vie.  Eu  1835,  Ser<^'i- 
tude  et  Grandeur  militaires  mettaient  le  sceau  à  la 
renommée  d'Alfred  de  Vigny.  Réveillé  tristement 
de  ses  songes  de  gloire  militaire,  il  avait  quitté  le 
service  depuis  huit  ans  lorsqu'il  écrivit  avec  son 
imagination  et  ses  souvenirs  ces  courts  récits  d'une 
haute  philosophie,  d'un  art  si  achevé,  et  où  les 
souflrances  ignorées  du  soldat  sont  peintes  avec 
une  sensibilité  si  pénétrante.  C'est  là  qu  il  a  trouvé 
son  Paul  et  Virginie,  Laurette,  ou  le  Cachet  rouge, 
un  de  ces  récits  délicieux  et  pleins  d'émotion  qu  on 
lit  en  une  heure  et  qu'on  n'oublie  jamais. 

«  Un  critique,  poète  lui-même,  de  cette  pléiade 
romantique  qui  scintillait  au  ciel  de  1830,  M.  Théo- 
phile Gautier,  comparait  l'autre  jour  poétiquement 
la  gloire  sereine  mais  peu  bruyante  d  Alfred  de 
Vigny  à  ces  astres  blancs  et  doux  de  la  voie  lactée 
qui  brillent  moins  que  d'autres  étoiles,  parce  qu'ils 


10  PRÉFACE 

sont  placés  plus  haut  et  plus  loin.  Oui,  Alfred  de 
Vigny  avait  placé  haut  son  idéal.  C'était,  à  vrai  dire, 
un  enfant  du  xviii®  siècle,  fort  sceptique  en  matière 
de  religion.  Mais  il  avait  retenu  de  sa  naissance,  de 
son  éducation,  de  sa  vie  militaire,  il  tenait  surtout 
de   lui-même   un  sentiment  qui   fut  comme  l'étoile 
fixe  de   sa   vie   et  lui    tint  lieu  de   croyances,    une 
religion    grave    et    mâle,    sans    symboles    et    sans 
imagos,  la  religion  de  l'honneur,  qui  ne  vacille  pas 
plus    que    la  foi  dans  l'âme    capable  de  la   sentir. 
«   L'honneur  ou    la  pudeur  virile,  écrit-il,  c'est   la 
«  conscience,    mais    la    conscience    exaltée,    c'est  le 
«  respect  de   soi-même  et   de   la    beauté   de    sa  vie 
«  porté  jusqu'à  la    plus   pure  élévation,  jusqu'à  la 
€  passion  la  plus  ardente.  »  Celui  qui  pensait  ainsi 
devait  considérer    volontiers    sa   vocation   poétique 
comme  une  mission  et  porter  l'art  sur  les  hauteurs. 
Mais,  chose  digne  de   remarque,  tandis  que  les  fils 
de  Chateaubriand,   Lamartine  en  tête,   se  livraient 
en  croyants  aux  effusions  du  lyrisme  religieux,  chez 
Alfred  de  Vigny,  en  dépit  de  son  berceau  catholique 
et   de   l'air    du   temps,    ce    fut  le    doute  justement, 
l'incrédulité    douloureuse    qui  ouvrit  la    source   de 
poésie    en   lui    inspirant   une   profonde   compassion 
pour  la  créature  humaine  livrée  h  tant  d'ignorance 
et  de  misère.  «  Je   crois   fermement  à  une  vocation 
«  ineffable  qui  m'est  donnée,  et  j'y  crois  à  cause  de 
«  la  pitié  sans  bornes  que   m'inspirent  les  hommes, 
(!  mes  compagnons  de  misère,  et  à   cause  du  désir 
«  que  je  me   sens  de  leur  tendre  la  main  et  de  les 
«  élever  sans   cesse  par  des  paroles  de  commiséra- 
((  tion   et  d'amour.    »   Ainsi,    il  fait  parler  le   poète 
dans  Stello,   celui  de   ses   ouvrages   qu'il  aimait  le 
mieux,  parce  qu'il  y  avait  mis  le  plus  de  son  âme. 
C'est   ce  désir  miséricordieux  qui  a   fait  de  Vigny 


PRÉFACE  11 

poète;  il  résume  son  œuvre,  ses  chants  en  prose  et 
en  vers.  Sa  muse  s'appelle  la  Pitié.  Il  plane  avec 
elle  au-dessus  de  ce  qui  souffre;  les  parias  du 
monde  sont  ses  amis  ;  les  martyrs  silencieux  de 
l'amour,  de  Ihonueur,  du  génie,  Chatterton,  Kitty 
Bell,  Renaud  le  capitaine,  voilà  ses  clients.  Il  force 
les  traits  sombres  du  portrait  de  Richelieu  pour 
venger  de  nobles  victimes;  il  dessine  avec  amour 
les  têtes,  virginales  et  poétiques  tombées  sous  le 
couteau  de  Robespierre.  Mais  n'a-t-il  pas  donné 
lui-même  une  figure  à  sa  muse  dans  cette  adorable 
création  à'Eloa,  la  vierge  idéale  qui  se  laisse  tomber 
du  ciel  dans  les  bras  de  Lucifer  avec  ce  cri 
sublime  :  Seras-tu  plus  heureux?  «  Poème  le  plus 
«  beau,  le  plus  parfait  peut-être  de  la  langue  fran- 
«  çaise  »,  ne  craint  pas  de  dire  le  critique  que 
nous  avons  déjà  cité;  et  il  faut  avouer  qu'aucun 
poème  ne  renferme ,  sous  le  vêtement  diaphane 
des  chastes  vers,  un  plus  bel  idéal  d'amour  et  de 
pitié. 

«  D'ailleurs,  dans  toutes  les  compositions  d'Alfred 
de  Vigny,  roman,  poésie  ou  drame,  prose  ou  vers, 
la  conception  toujours  élevée,  domine  le  reste.  Il 
avait  la  recherche  du  rare  et  de  lexquis,  mais  sur- 
tout dans  l'idée  ;  son  effort  d'artiste  vers  la  perfec- 
tion consistait  moins  dans  le  travail  du  style,  tou- 
jours soigné  pourtant,  que  dans  la  spiritualisation 
de  plus  en  plus  exquise  de  la  pensée  et  aussi  dans 
lart  savant  de  la  composition  où  aucun  de  ses 
rivaux  ne  la  égalé.  Dans  1  exécution,  surtout  dans 
ses  vers,  on  peut  trouver  parfois  quelque  effort, 
quelque  incertitude,  et  nous  avons,  il  se  peut,  des 
ouvriers  plus  habiles  que  lui  à  ciseler  une  rime. 
Mais  il  a  des  coups  d'aile  sans  pareils,  des  vers 
d'une    ampleur  superbe,   et,    quand   il   s'élève   dans 


12  PRÉFACE 

l'azur  poétique,  c'est  à  la  façon  de  cet  aigle  blessé 
qui,  dans  son  vol,  comme  il  l'a  dit, 

Monte  aussi  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend. 

«  Et  dans  sa  prose,  quelle  élégance  poétique  et 
originale!  quelle  douce  et  parfois  quelle  vigoureuse 
couleur!  Pour  l'effet  et  pour  la  vivacité  du  ton, 
autant  que  pour  la  vérité  et  l'observation  des  carac- 
tères, que  de  pages  admirables!  Vous  souvenez- 
vous,  par  exemple,  du  jugement  d'Urbain  Grandier 
dans  Cinq-Mars,  de  Richelieu  recevant  dans  son 
cabinet  la  cour  de  Louis  XIII,  ou  encore,  dans  Ser- 
vitude, du  dialogue  entre  le  pape  et  l'empereur  à 
Fontainebleau  ?  Il  faut  remarquer  aussi  que  cet 
aîné  de  l'école  romantique  n'obéit  jamais  à  un  sys- 
tème, à  un  parti  pris  d'école.  11  n  a  point  suivi  le 
romantisme  dans  ses  violences.  Il  est  resté  lui- 
même,  délicat  et  pur  dans  ses  audaces.  Il  a  su  se 
contenir  et  se  régler.  Et  c'est  pour  cela  que  ses 
œuvres  ont  gardé  leur  tendre  éclat  et  qu'elles  se 
reliront  encore,  quand  d'autres,  du  même  temps, 
qui  ont  fait  autant  et  plus  de  bruit,  seront  peut-être 
fanées. 

«  Depuis  Servitude  et  Grandeur  militaires,  Alfred 
de  Vigny,  qui  avait  liioniphé  dans  la  poésie,  dans 
le  roman  et  au  théâtre,  ne  livra  plus  rien  au  public 
et  se  renferma  dans  la  solitude.  Cette  retraite  en 
pleine  gloire  et  ce  silence  prolongé  devaient  étonner, 
surtout  dans  un  temps  où  la  littérature  est  devenue 
une  profession.  Pourquoi  ce  poète  chômait-il?  Pour- 
quoi ne  produisait-il  plus  rien?  C'est  d  abord  qu'il 
était  poète  et  non  pas  «  producteur  ».  Il  savait  se 
taire  quand  la  voix  intérieure  ne  lui  disait  pas  de 
chanter.  Et  puis  quel  rapport  y  avait-il  entre  le 
poète  de  l'idéal  et  la  foule  du  jour,  entre  le  public 


PRÉFACE  13 

de  Stello  et  celui  de  Fanny.  par  exemple?  Mais  que 
faisait-il  dans  sa  retraite?  Pourquoi  ne  pas  ouvrir 
la  porte  de  «  sa  tour  d'ivoire  »  ?  Pourquoi  tant  de 
secret?  Ses  amis  ont  pénétré  quelque  chose  du  rays- 
■.ère.  Ils  ont  entrevu  ce  quil  y  avait,  hélas!  de  dou- 
leurs intimes  dans  cette  solitude  si  sacrée  et  si 
dière.  «  Je  lutte  en  vain  contre  la  fatalité  »,.  disait-il 
à  l'un  d'eux;  «  j'ai  été  garde-malade  de  ma  pauvre 
«mère,  je  lai  été  de  ma  femme  pendant  trente  ans, 
a  je  le  suis  maintenant  de  moi-même.  »  Il  était 
devenu  alors  malade  à  son  tour  à  force  de  fatigues 
et  de  veilles.  En  effet,  ce  haut  sentiment  du  devoir, 
de  l'honneur,  et  cette  pitié  tendre  qui  pénètre  toutes 
ses  œuvres,  il  les  portait  dans  sa  vie  intime,  et  il 
mettait  à  remplir  sa  tâche  de  dévouement  une  fer- 
veur inébranlable  et  tranquille,  la  flamme  droite  et 
pure  qui  brûlait  dans  son  âme  de  poète  et  qu'aucun 
vent  n'eût  fait  dévier  du  ciel. 

«  Il  écrivait  cependant  au  milieu  de  ces  saintes 
peines;  mais,  à  mesure  quil  s'était  rapproché  de 
la  perfection,  il  devenait  plus  difficile,  et  jetait  au 
feu  le  travail  de  ses  nuits.  Sensible  à  la  gloire,  peu 
curieux  du  bruit,  plus  soucieux  de  l'avenir  que  du 
présent,  et  sachant  ce  que  la  postérité  conserve  des 
montagnes  de  volumes  que  chaque  génération  lui 
apporte,  il  avait  fait  le  tri  lui-même  en  ce  qui  le 
touchait.  Il  a  brûlé  ainsi  toute  une  suite  à  Stello. 
où  il  craignait  de  s'être  laissé  emporter  trop  loin 
dans  la  démonstration  de  son  idée.  Il  restera  pour- 
tant de  ces  veilles  un  volume  de  poésies  encore  iné- 
dites, remplies  de  beautés  du  premier  ordre  et  qui 
ravivera  bientôt,  pour  ce  qui  reste  de  public  ami 
du  grand  art,  1  admiration  et  les  regrets. 

«  La  seule  fois  qu'Alfred  de  Yigny  sortit  de  sa 
retraite    avec   quelque  bruit  n'était   pas  faite  pour 


14  PRÉFACE 

Tencourager  et  lui  laissa  au  cœur  une  assez  vive 
amertume.  En  1845,  il  avait  été  reçu  à  l'Académie 
française.  Alors  les  temps  sont  changés!},  les 
immortels  en  voulurent  un  peu  au  poète  qui  oubliai: 
dans  son  discours  le  compliment  de  la  fin  pour  1» 
roi.  M.  Mole,  qui  se  souvenait  sans  doute  aussi  de 
quelques  traits  de  Stetlo,  aussi  dédaigneux  poir 
les  politiques  que  les  politiques  peuvent  l'être  pour 
les  poètes,  fit  du  fauteuil  une  véritable  sellette  où 
l'auteur  de  Servitude  et  de  Cinq-Mars  fut  immola  à 
coups  d'épingle. 

«  Quelques  années  ou  deux  révolutions  plus  tard, 
c'était  après  le  2  décembre,  Alfred  de  Vigny  reçut 
dans  son  château  de  Maine-Giraud,  près  d'Angcu- 
lême,  une  invitation  du  prince-président  en  voyage, 
et  en  train  de  faire,  lui  aussi,  comme  il  le  dit  au 
poète,  n  son  roman  historique  »,  qui  allait  s'appeler 
V Empire.  Alfred  de  Vigny  avait  connu  le  prince 
dans  l'e.xil,  à  Londres.  Des  sympathies  toutes  per- 
sonnelles ont  été  attribuées  par  la  malignité  à  une 
mesquine  ambition.  Il  aurait  chassé  quelque  vaine 
dignité  qu'il  n'aurait  même  pas  obtenue.  Jamais 
homme  ne  fut  plus  au-dessus  de  cette  banale  accu- 
sation. Il  vivait  dans  une  région  au-dessus  des  pré- 
occupations de  l'intérêt  et  de  la  petite  ambition, 
au-dessus  des  partis  et  des  coteries  politiques, 
dans  1  impossibilité  même  de  capituler;  car,  ainsi 
que  le  disait  M.  Antony  Deschamps,  un  de  ses  plus 
fidèles  témoins  : 

Il  n'attacha  jamais  de  cocarde  à  sa  muse, 

«  J'ai  dans  les  mains  des  notes  qui  témoignent  de 
ses  sympathies  élevées  pour  l'impérial  interlocuteur 
qu'il  eut  quelquefois,  et  il  n'en  fit  jamais  mystère. 
Mais,  un  jour,  un  ministre  lui  demanda  une  cantate 


PREFACE  15 

pour  nn  berceau  entouré  d'hommages,  salué  de 
grandes  espérances.  Alfred  de  Vigny  répondit  qu'il 
ne  savait  pas  faire  «  de  ces  choses-là  ».  Et  il  resta 
pauvre,  indépendant  et  poète,  trois  titres  sinon  à  la 
défaveur,  au  moins  à  l'absence  de  faveurs  ;  ce  qui 
lui  a  permis  de  mourir  sans  une  note  douteuse  dans 
rharmonie  chaste  de  son  œuvre  et  de  sa  vie,  dans 
l'hermine  inviolée  de  sa  robe  de  poète.  Il  ne  tenait 
qu'à  ce  titre-là. 

«  Il  se  souvenait  seulement  d'avoir  été  soldat.  Je 
le  vois  encore,  il  y  a  quelques  semaines,  sur  le 
fauteuil  où  l'horrible  vautour  qui  déchirait  ses 
entrailles  le  tenait  cloué  depuis  deux  ans.  Il  était 
enveloppé  dans  un  manteau  romantique  à  la  mode 
de  1830,  et  il  s'y  drapait  avec  sa  grâce  noble  mêlée 
d'une  certaine  raideur  militaire,  comme  un  général 
blessé  dans  son  manteau  de  guerre.  Aucune  plainte 
ne  s'échappait  de  ses  lèvres  pâles,  et  l'on  eût  dit 
que  l'honneur,  après  la  beauté  de  la  vie,  lui  com- 
mandait maintenant  de  composer  la  beauté  de  la 
mort.  «  Donnez-moi,  me  disait-il,  des  nouvelles 
«  du  monde  des  vivants!  »  Mais  je  ne  lui  avais  pas 
encore  répondu  qu'il  m'entraînait  avec  lui,  comme 
il  faisait  toujours,  dans  le  monde  des  idées,  son 
vrai  domaine,  vers  quelque  champ  de  la  poésie  ou 
de  lart,  dans  son  royaume! 

«  Et  maintenant  »,  murmure  Chatterton  en  mou- 
rant, «  pensées  venues  d'en  haut,  remontez  en  haut 
«  avec  moi!  » 

«  Il  en  est  une,  de  ces  pensées  de  toi,  ô  mon  cher 
maître!  que  je  veux  recueillir  en  ce  moment  où  je 
me  penche  sur  ta  mémoire.  Elle  est  poétique, 
recherchée  dans  son  tour,  mais  exquise;  je  l'aime 
parce    quelle    te     ressemble,    «    Qu'est-ce    qu  une 


16 


PREFACE 


«  grande  vie?  »  dit-il  quelque  part.  «  C'est  un  rêve 
«  de  jeunesse  réalisé  dans  l'âge  mûr...  »  Oui,  la 
jeunesse  rêve  ce  qui  est  beau  :  le  dévouement  et 
1  amour,  l'art  et  la  poésie.  Ces  beaux  rêves  de  jeu- 
nesse, tu  les  a  faits,  ô  mon  cher  maître!  ton  âge 
mûr  incorruptible  les  a  réalisés  ;  par  eux  ta  vie  fut 
noble,  et  ton  souvenir  est  grand!  » 

Depuis  la  publication  de  ces  lignes,  le  volume  de 
poésies  posthumes  auxquelles  je  faisais  allusion  a 
vu  le  jour.  C'est  quelquefois,  de  Vigny  le  pensait 
et  il  avait  raison,  le  privilège  des  ouvrages  médio- 
cres de  réussir  sur-le-champ.  Mais  je  ne  m'étais 
pas  trompé  en  présumant  que  ce  livre  si  triste  et 
si  beau  des  Destinées  recueillerait  demain,  sinon 
tout  de  suite,  les  admirations  qui  comptent. 

Ce  mince  volume  de  poésie  concentrée,  plein  de 
pensée,  et  succédant  tout  seul,  après  trente  ans  de 
silence,  aux  œuvres  d'autrefois,  aide  justement  à 
comprendre  ce  silence.  L'œuvre  ne  trahit  ni  appau- 
vrissement, ni  dessèchement  de  la  source  de  poésie, 
mais  une  immense  lassitude  et  comme  une  sublime 
oppression  du  cœur  sous  le  poids  de  la  pensée. 
L'eau  du  fleuve  coule  lente,  froide  et  profonde, 
mais  c'est  l'eau  de  la  même  source.  Le  poète  qui 
s'est  posé  les  grands  problèmes  et  qui  a  mesuré  et 
éprouvé  la  vie,  se  soulage  de  temps  en  temps  de  la 
rêverie  qui  le  fait  souffrir  en  l'enfermant  dans  la 
sculpture  de  vers  marmoréens.  C'est  une  poésie 
altière  et  douloureuse  qui  fait  songer  à  ce  vers 
d'Alfred  de  Musset  : 

Les  chants  désespérés  sont  les  cliants  les  plus  beaux. 

Mais  «  chant  »  n'est  pas  exact  pour  exprimer  le 
caractère  de  cette  poésie,  dernier  mot,  suprême  et 


PREFACE 


17 


mystérieux  soupir  d  une   muse    qui  a  fait  vœu  de 
silence,  ne  voulant  ni  clianter  ni  gémir. 

Seulement,  ils  se  sont  bien  trompés,  ceux  qui  ont 
cru  voir  dans  le  paisible  et  sloïque  désespoir  des 
Destinées  un  Alfred  de  Vigny  tout  nouveau  et 
comme  la  révélation  inattendue  d'une  pensée  qu  on 
n'aurait  pas  soupçonnée.  Il  n'est  pas  difficile  de 
rattacher  cette  poésie  empreinte  d'une  si  haute 
mélancolie,  qui  a  dit  avec  une  calme  douleur  et  un 
sourire  si  triste  la  colère  de  Samson  et  les  vaines 
interrogations  du  Christ  sur  le  mont  des  Oliviers, 
à  l'inspiration  d'où  naquit  autrefois  Moïse  et  même 
Éloa.  Cinq-Mars  aussi  et  Stello  sont,  de  Vigny  l'a 
reconnu  lui-même,  les  chants  d'une  sorte  de  poème 
épique  sur  la  désillusion,  ruines  sur  lesquelles  il 
voulait  élever  la  sainte  beauté  de  la  pitié,  de  la 
bonté,  de  l'amour  et  la  mâle  religion  de  1  honneur 
Alfred  de  Vigny  a  toujours  été  le  poète  le  plus 
penseur  de  ce  siècle,  et  la  direction  de  sa  pensée, 
dont  le  stoïcisme  avec  l'incrédulité  aux  dogmes 
religieux  fait  le  fond,  quoique  plus  accusée  à  la  fin, 
n'a  jamais  varié. 

Les  Destinées  sont  le  seul  ouvrage  achevé  qu'Al- 
fred de  Vigny  ait  laissé  après  lui,  et  je  lai  publié, 
suivant  sa  volonté,  sans  en  retrancher  un  vers,  sans 
y  ajouter  ni  une  note  ni  une  préface.  Sa  solitude 
avait  vu  naître  bien  d'autres  œuvres;  j'ai  eu  dans 
les  mains  les  débris  de  quelques-unes  de  celles 
([u'il  caressait,  romans  ou  poèmes,  disant  comme 
André  Chénie.r  : 

Rien  n'est  fait  aujourd'hui,  tout  sera  fait  demain, 

n'en  abandonnant  aucune  et  n'en  finissant  aucune  : 
scrupule  d'artiste  amoureux  de  la  perfection,  dédain 
tout  ensemble  et  appréhension  du  public  vulgaire' 


18 


PREFACE 


langueur  secrète  aussi  ;  car  sa  vie  intime  était,  je 
l'ai  dit,  pleine  d'amertume,  et  il  était  lui-même 
blessé  aux  sources  de  la  vie. 

Il  avait  projeté  une  suite  kEloa,  dont  la  concep- 
tion était  fort  belle.  Il  avait  rêvé  bien  d'autres 
poèmes  :  on  verra  dans  ce  volume  des  traces  de  ces 
rêves.  Deux  nouvelles  consultations  du  Z)oc/ewr /^oir 
devaient  suivre  la  première.  Il  avait  entrepris  un 
grand  roman,  les  Français  en  Egypte,  dont  Bona- 
parte était  le  héros,  et  une  grande  comédie  eu  vers 
sur  Regnard  ;  enfin,  sur  trois  romans  historiques 
commencés,  il  avait  écrit  quelques  mois  avant  sa 
mort  :  «  A  brûler  après  moi.  »  Nul  doute  que  ces 
œuvres,  s'il  avait  pu  ou  voulu  les  achever,  n'eussent 
ajouté  à  sa  gloire. 

J'arrive  à  ce  que  j'appelle  le  Journal  du  Poète. 

Alfred  de  Vigny  me  montrait  quelquefois  dans  sa 
bibliothèque  de  nombreux  petits  cahiers  cartonnés, 
où  il  avait  depuis  longtemps  jeté  au  jour  le  jour  ses 
notes  familières,  ses  mémento,  ses  impressions  cou- 
rantes sur  les  hommes,  sur  les  choses  surtout,  ses 
pensées  sur  la  vie  et  sur  l'art,  la  première  idée  de 
ses  œuvres  faites  ou  à  faire.  Et,  quelques  jours 
avant  sa  mort,  il  me  dit  :  «  Vous  trouverez  peut- 
être  quelque  chose  là.  »  J'y  ai  trouvé  l'homme  tout 
entier.  Il  a  écrit  ici  pour  lui-même,  non  pas  sans 
couleur  et  sans  style,  il  ne  pouvait,  mais  sans 
apprêt,  avec  une  entière  candeur.  On  l'y  surprend 
dans  sa  parfaite  ressemblance,  dans  sa  vive  et  haute 
originalité.  Il  y  poursuit,  sans  souci  du  puljlic,  sans 
autre  témoin  que  sa  conscience,  un  monologue  intime 
plein  d'intérêt.  On  a,  en  général,  bien  jugé  Técri- 
vain  ;  on  a  estimé  le  poète  à  son  prix  ;  mais  1  homme, 
si  honoré  qu'il  soit,  n'est  pas  encore  bien  connu. 
Est-ce  une   entreprise  téméraire    d'eutr'ouvrir,    en 


PRÉFACE  19 

laissant  lire  dans  son  journal,  la  porte  de  ce  reli- 
gieux de  la  poésie  et  de  1  art  et  de  montrer  ce 
qu'était  au  naturel  Alfred  de  Vigny? 

Rien,  on  le  sait,  n'est  plus  intéressant  que  ce 
genre  de  publication  intime  où  1  on  voit  de  tout  près 
uue  figure  d'écrivain  célèbre  qu'on  n'a  pu  guère 
quimaginer  daprès  ses  œuvres  ou  de  sèches  et 
inexactes  biographies.  L'intérêt  est  plus  rare  lors- 
qu'il s'agit  d  un  homme  comme  Alfred  de  Vigny, 
qui  s'est  retranché  dans  la  solitude,  connu  seule- 
ment de  quelques  élus  de  son  coeur,  a  Personne,  a 
dit  M.  Jules  Sandeau  *,  n'a  vécu  dans  sa  familiarité, 
pas  même  lui.  »  L'observation,  qui  a  fait  sourire, 
ne  manque  pas  de  vérité.  On  peut  l'accepter  pour 
Alfred  de  Vigny  malgré  son  tour  épigrammatique. 
Ennemi  de  cette  mêlée  de  relations  banales  si  fré- 
quentes de  notre  temps,  comme  des  propos  médio- 
cres, vulgaires  qu  elles  engendrent,  la  familiarité 
avait  pour  lui  quelque  chose  de  trivial  et  pjresque 
d'ignoble  par  où  elle  le  blessait.  Ses  amis  ont  connu 
le  charme  et  l'abandon  spirituel  de  son  intimité; 
mais  il  est  vrai  qu'en  général  il  s'enveloppait  d  une 
haute  réserve  comme  d'une  armure  d'acier  poli 
contre  les  bas  contacts  des  hommes,  et  je  crois  bien 
qu'il  gardait  encore  son  armure  quand  il  était  seul, 
pour  se  défendre  de  la  familiarité  de  vulgaires  pen- 
sées. Sa  distinction  manquait  un  peu  de  bonhomie? 
Soit,  S'il  y  avait  quelque  excès  dans  ce  goût  du 
noble,  dans  ce  respect  de  soi-même,  il  n  est  pas  à 
craindre  que  cette  particularité  de  sa  nature  devienne 
contagieuse. 

Ces  notes  révélatrices  elles-mêmes  ont  gardé  le 
grand   air    qui    lui   était  naturel,  l'attitude  et  l'alti- 

1.  Dans  son  discours  à  l'Académie  française,  en  réponse  à 
M.  Camille  Doucel. 


20  PRÉFACE 

tude  de  l'homme.  Si  on  y  cherche  un  intérêt  anec- 
dotique  et  commun,  on  ne  l'y  trouvera  guère. 
Mais  on  n'y  trouvera  pas  davantage  d'attaque  ou 
d'insinuation  blessante  contre  personne,  de  ces 
flèches  empoisonnées,  traits  de  Parthe  des  mémoires 
posthumes.  Il  a  pensé  sans  doute  à  M.  Mole,  quoi- 
qu'il ne  l'ait  pa«  nommé  dans  sa  pièce  Les  Oracles, 
publiée  depuis  sa  mort  dans  Les  Destinées;  mais  il 
espérait  bien  publier  ces  poésies  lui-même,  et  je 
me  souviens  qu'un  jour  il  me  disait  :  «  J'ai  félicite 
aujourd'hui  M.  Guizot  du  dernier  volume  de  ses 
beaux  Mémoires  ;  mais  je  l'ai  félicité  d'abord  d  avoir 
noblement  publié  ses  Mémoires  de  son  vivant.  »  Le 
respect  de  soi-même  a  cela  de  bon  qu'il  nous  main- 
tient dans  le  respect  d'autrui.  Il  écrivait  dans  une 
note  du  31  décembre  1833  :  «  L'année  est  écoulée. 
Je  n'ai  pas  écrit  une  ligne  contre  ma  conscience  ni 
contre  aucun  être  vivant.  »  Il  aurait  pu  signer  cela 
chaque  année  de  sa  vie. 

Ce  qu'on  recueillera  dans  ces  mémoires  de  son 
imagination  et  de  sa  pensée,  ce  sont  ses  idées,  ses 
vues  sur  toutes  choses  :  philosophie,  politique,  lit- 
térature; ses  doutes  et  ses  convictions  invariables, 
son  esprit  et  son  cœur,  tout  cela  réfléchi  dans  ces 
notes  éparses  comme  dans  les  morceaux  brisés  d'un 
pur  miroir.  Parmi  ces  fragments  souvent  exquis,  il 
en  est  peu  qui  n'aient  de  la  valeur,  soit  en  eux- 
mêmes  et  par  les  idées  qu'ils  expriment,  soit  par  le 
jour  qu'ils  jettent  sur  la  physionomie  du  poète.  Ses 
réflexions,  en  général,  sont  moins  remarquables 
par  l'absolue  justesse,  qui  peut  en  être  souvent 
contestée,  que  par  la  haute  et  profonde  originalité, 
la  finesse  pénétrante,  la  poétique  couleur;  et  tou- 
jours s'y  révèlent  son  esprit  délicat,  même  quand 
il   est   un  peu  chimérique,  et    son  âme   fière   mais 


PREFACE  21 

tendre,  attristée  mais  douce,  défiante  du  ciel  silen- 
cieux autant  que  de  la  terre  bruyante,  toujours 
excellente  et  toute  pure. 

Sauf  quelques  notes  à  peu  près  indispensables, 
je  ne  mêlerai  à  ces  fragments  intimes  aucune 
réflexion  :  ils  portent  eu  eux-mêmes  leur  meilleur 
commentaire,  et  lavantaçre  éventuel  de  soulig:ner 
par  quelques  remarques  critiques  plus  ou  moins 
ingénieuses  la  pensée  du  poète  ne  vaudrait  pas  pour 
le  lecteur  le  dommage  de  1  interrompre. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  cependant.  Ce  n'est 
pas  une  œuvre  de  lui  que  je  donne,  car  alors  je  ne 
me  croirais  pas  permis  d  y  coudre  même  ce  cha- 
pitre préliminaire.  Alfred  de  Vigny  a  mis  le  signet 
à  l'oeuvre  signée  de  son  nom  après  le  volume  des 
Destinées,  et,  pour  obéir  à  ses  intentions  formelle- 
ment exprimées,  de  même  qu  il  n"a  voulu  sur  sa 
tombe  d'autre  éloquence  que  les  larmes  des  cœurs 
fidèles,  aucune  préface,  aucune  étude  de  critique 
littéraire  ne  s'installera  pour  prendre  sa  mesure  en 
tête  des  œuvres  qu'il  a  destinées  à  la  publicité. 
Aussi  bien  cette  mesure,  la  plupart  du  temps,  est 
celle  de  la  bienveillance  ou  de  la  valeur  du  critique 
plutôt  que  celle  de  la  taille  de  l'auteur,  et  la  posté- 
rité, en  présence  de  lécrivain,  prend  bien  ses 
mesures  toute  seule.  Mais  ici,  je  le  répète,  ce  n  est 
pas  un  ouvrage  d'Alfred  de  Vigny  que  je  publie, 
c'est  moins  et  beaucoup  plus.  Sauf  quelques  vers 
ajoutés  à  la  fin  de  ce  volume  et  qu'il  eût  réunis  sans 
doute  à  ses  poésies,  s  il  eût  pu  les  revoir,  c  est  lui- 
même  que  je  donne,  c'est  lui  se  parlant  à  lui-même 
et  ne  faisant  pas  œuvre  d'auteur. 

C'est  pour  le  faire  mieux  connaître,  autant  dire 
mieux  aimer,  que  j  expose  au  jour,  sous  ma  respon- 
sabilité, devant  ma  conscience  et  devant  lui  qui  me 


22  PRÉFACE 

voit  peut-être,  ces  fragments  significatifs  de  cette 
sorte  de  mémoires  de  sa  vie  méditative.  Il  m'a 
semblé  qu'il  ne  m'avait  pas  interdit  d  y  puiser  avec 
discrétion  dans  l'intérêt  des  lettres  et  de  sa  pure 
renommée,  puisqu'il  me  disait  :  «  Vous  trouverez 
quelque  chose  là.  » 

Si,  comme  je  l'espère,  on  sent  dans  ces  pages 
non  seulement  un  des  poètes  les  plus  rares,  mais 
un  des  hommes  les  meilleurs  de  ce  pays,  d'une  élé- 
vation que  rehausse  son  scepticisme  même;  —  il 
écrivait  :  «  L'honneur,  c  est  la  poésie  du  devoir  » 
et,  de  cette  pensée  exquise,  il  faisait  la  devise  de 
sa  vie;  —  si  l'on  y  est  touché  d  une  sensibilité  qui 
n'était  pas  seulement  imaginativc  et  intellectuelle  : 
on  lira  le  récit  émouvant  do  la  mort  de  sa  mère, 
moment  de  détresse  où  il  fui  visité  par  les  espé- 
rances religieuses;  si  l'on  y  sent  une  bonté  aimante 
qui  lui  faisait  noter  comme  bonheurs  à  lui  arrivés 
des  choses  heureuses  survenues  à  ses  amis,  j'aurai 
publié  quelque  chose  de  plus  rare  qu'un  poème  ou 
un  roman  inédit  d'Alfred  de  Vigny,  j  aurai  montré 
Alfred  de  Vigny. 

Au  surplus,  j'ai  déjà  mieux  qu'une  espérance. 
Ces  frigments,  avant  d'être  réunis  ici,  ont  pour  la 
plupart  déjà  vu  le  jour  ou  au  moins  le  demi-jour 
dans  une  revue.  Des  journaux  en  ont  reproduit 
quelque  chose.  Et  ce  qu'on  en  a  pu  lire  a  causé  une 
vive  sensation.  Je  le  savais  bien,  ô  noble  poète! 
que  tu  paraîtrais  plus  grand  à  ceux  qui  approche- 
raient de  toi;  j'avais  le  sentiment,  cher  et  paternel 
ami,  qu'en  publiant  ces  notes  frustes  et  pourtant  si 
éloquentes,  j'arrachais  à  la  tombe  quelque  chose 
do  ton  génie,  et,  mieux  encore,  je  faisais  revenir 
comme  l'ombre  de  ta  belle  âme! 

Louis  Ratisbonne, 


PREMIERE    PARTIE 
ŒZUVRES    POÉTIQUES 


LIVRE    MYSTIQUE 


1.  —  moïse 

POÈME 

Le  soleil  prolongeait  sur  la  cime  des  tentes 
Ces  obliques  rayons,  ces  flammes  éclatantes, 
Ces  larges  traces  d'or  qu'il  laisse  dans  les  airs, 
Lorsqu'en  un  lit  de  sable  il  se  couche  aux  déserts. 
La  pourpre  et  lor  semblait  revêtir  la  campagne. 
Du  stérile  Xébo  gravissant  la  montagne, 
Moïse,   homme    de  Dieu,  s'arrête,  et  sans   orgueil, 
Sur  le  vaste  horizon  promène  un  long  coup  d'oeil. 
Il  voit  d'abord  Phasga,  que  des  figuiers  entourent; 
Puis,  au  delà  des  monts  que  ses  regards  parcourent. 
S'étend  tout  Galaad,  Ephraïm,  Manassé, 
Dont  le  pays  fertile  à  sa  droite  est  placé  ; 
Vers  le  midi,  Juda,  grand  et  stérile,  étale 
Ses  sables  où  s'endort  la  mer  occidentale; 


24  LIVRE    MYSTIQUE 

Plus  loin,  dans  un  vallon  que  le  soir  a  pâli, 

Couronné  d'oliviers,   se  montre  rsephtali; 

Dans  des  plaines  de  fleurs  magnifiques  et  calmes, 

Jéricho  s'aperçoit,  c'est  la  ville  des  palmes  ; 

Et,  prolongeant  ses  bois,  des  plaines  de  Phogor, 

Le  lentisquc  toufl'u  s'étend  jusqu'à  Ségor. 

Il  voit  tout  Chanaan,  et  la  terre  promise, 

Où  sa  tombe,  il  le  sait,  ne  sera  jDoint  admise. 

Il  voit;  sur  les  Hébreux  étend  sa  grande  main, 

Puis,  vers  le  haut  du  mont,  il  reprend   son  chemin. 

Or,  des  champs  de  Moab  couvrant  la  vaste  enceinte, 
Pressés  au  large  pied  de  la  montagne  sainte. 
Les  enfants  d'Israël  s'agitaient  au  vallon 
Comme  les  blés  épais  qu'agite  Taquilon. 
Dès  l'heure  où  la  rosée  humecte  l'or  des  sables 
Et  balance  sa  perle  au  sommet  des  érables, 
Prophète  centenaire,  environné  d'honneur, 
Moïse  était  parti  pour  trouver  le  Seigneur. 
On  le  suivait  des  yeux  aux  flammes  de  sa  tète. 
Et,  lorsque  du  grand  mont  il  atteignit  le  faîte, 
Lorsque  son  front  perça  le  nuage  de  Dieu 
Qui  couronnait  d'éclairs  la  cime  du  haut  lieu. 
L'encens  brûla  partout  sur  des  autels   de  pierre. 
Et  six  cent  raille  Hébreux,  courbés  dans  la  poussière, 
A  l'ombre  du  parfum  par  le  soleil  doré, 
Chantèrent  d'une  voix  le  cantique  sacré, 
Et  les  fils  de  Lévi,  s'élevant  sur  la  foule, 
Tels  qu'un  bois  de  cyprès  sur  le  sable  qui  roule. 
Du  peuple  avec  la  harpe  accompagnant  les  voix. 
Dirigeaient  vers  le  ciel  l'hymne  du  Roi  des  rois. 

Et,  debout  devant  Dieu,  Mo'ïse  ayant  pris  place 
Dans  le  nuage  obscur  lui  parlait  face  à  face. 
11  disait  au  Seigneur  :  «  ?se  finirai-je  pas? 


MOÏSE  25 

Où  voulez-vous  encor  que  je  porte  mes  pas? 
Je  vivrai  donc  toujours  puissant  et  solitaire? 
Laissez-moi  m'endormir  du   sommeil  de  la  terre! 
Que  vous  ai-je  donc  fait  pour  être  votre  élu? 
J'ai  conduit  votre  peuple  où  vous  avez  voulu. 
Voilà  que  son  pied  touche  à  la  terre  promise. 
De  vous  à  lui  qu'un  autre  accepte  l'entremise, 
Au  coursier  d'Israël  qu  il  attache  le  frein; 
Je  lui  lègue  mon  livre  et  la  verge  d'airain. 

»  Pourquoi  vous  fallut-il  tarir  mes  espérances. 
Ne  pas  me  laisser  homme  avec  mes  ignorances, 
Puisque  du  mont  Horeb  jusques  au  mont  IS'ébo 
Je  n'ai  pas  pu  trouver  le  lieu  de  mon  tombeiu? 
Hélas!  vous  m'avez  fait  sage  parmi  les  sages! 
Mon  doigt  du  peuple  errant  a  guidé  les  passages. 
J'ai  fait  pleuvoir  le  feu    sur  la  tête  des  rois; 
L'avenir  à  genoux  adorera  mes  lois; 
Des  tombes  des  humains  j'ouvre  la  plus  antique, 
La  mort  trouve  à  ma  voix  une  voix  prophétique, 
Je  suis  très  grand,  mes  pieds  sont  sur  les  nations, 
Ma  main  fait  et  défait  les  générations.  — 
Hélas!  je  suis.  Seigneur,  puissant  et  solitaire. 
Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre! 

»  Hélas!  je  sais  aussi  tous  les  secrets  des  cieux. 
Et  vous  m'avez  prêté  la  force  de  vos  yeux. 
Je  commande  à  la  nuit  de  déchirer  ses  voiles; 
Ma  bouche  par  leur  nom  a  compté  les  étoiles, 
Et,  dès  qu  au  firmament  mon  geste  l'appela, 
Chacune  s'est  hâtée  en  disant  :  «  Me  voilà.  » 
J'impose  mes  deux  mains  sur  le  front  des  nuages 
Pour  tarir  dans  leurs  flancs  la  source   des  orages, 
Jengloutis  les  cités  sous  les  sables  mouvants  ; 
Je  renverse  les  monts  sous  les  ailes  des  vents  ; 


ELOA    OU    LA    SŒVR    DES    ANGES  27 

Josué  s'avançait  pensif",  et  pâlissant, 
Car  il  était  déjà  l'élu  du  Tout-Puissant. 

Écrit  en  1822. 


2.    —    ELOA    OU    LA  SŒUR   DES    ANGES 

MYSTÈRE 

«  C'est  le  serpent,  dit-elle;  je  l'ai  écouté, 
et  il  m'a  trompée.    » 

Genèse. 

Èloa  est  un  poème  mystique  en  trois  chants,  ayant  la 
pitié  pour  sujet  et  pour  symbole.  Eloa  est  1  ange-femme 
qui  tout  de  pureté  succombe  pourtant,  entraîné  par 
l'ineffable  pitié  que  lui  inspire  Satan  caché  sous  les 
traits  du  séducteur. 

Le  chant  I"  s'appelle  Naissance. 

Jésus,  amené  devant  Lazare  mort  par  ses  sœurs  Marthe 
et  Marie,  s  afflige  avec  elles  et  verse  une  larme.  Larme 
précieuse,  portée  par  les  séraphins  aux  pieds  de  Dieu  où 
elle  se  transforme  merveilleusement  en  une  immatérielle 
et  bla«nche  figure!  Eloa  est  née  d'une  larme  divine.  Les 
anges  deviennent  ses  frères,  et  lui  disent  l'histoire  de 
Lucifer,  le  plus  beau  d  eux  tous,  chassé  du  ciel  pour  un 
crime,  errant  malheureux  et  banni  en  enfer.  Tous  ont 
des  mots  de  m.alédiction  pour  lui.  Eloa  pleure  de  pitié 
et  rêve  de  le  consoler!  ses  nuits  troublées  lui  montrent 
un  être  malheureux  qui  l'implore  ;  elle  souffre  et  enfin 
s'échappe,  s'envole  et  arrive  au  «  fond  des  cieux  infé- 
rieurs ». 

Le  chant  II  est  la  Séduction. 

Elle  apparaît  aux  yeux  de  l'archange  flamboyant  qui 
est  coucbé  sur  un  «  lit  de  vapeurs  ».  et  dont  le  front  porte 
la  marque  des  désespoirs,  des  luttes  et  de  la  fatalité. 
Lucifer,  surpris  et  ravi  de  voir  cette  forme  char- 
mante à  ses  côtés,  s'étonne  et  lui  dit  qu'elle  encourra  la 
colère    céleste;     mais    bientôt    il    ne   peut    résister    au 


28  LIVRE    MYSTIQUE 

désir  de  l'entraîner  vers  lui.  Voyant  son  innocence  et  sa 
beauté,  il  lui  dépeint  ses  tourments  et  sa  tristesse  d'être 
exilé  du  ciel  et  puni  du  Créateur  pour  avoir  essayé  de 
rendre  l'homme  heureux!  de  lui  avoir  donné  l'amour, 
sentiment  divin,  qui  le  console  de  ses  peines  et  lui 
donne  l'oubli.  Éloa  l'écoute,  palpitante  démotion;  il  est 
éloquent,  il  est  beau,  il  est  triste  et  il  pleure;  et  Eloa, 
née  d'une  larme  de  pitié,  va  se  perdre  par  pitié. 

C  est  le  chant  III,  la  Chute,  qui  nous  dira  le  dénoue- 
ment de  ce  poème  mystique. 


CHANT    TROISIÈME 

CHUTE 

D'où  venez-vous,  Pudeur,  noble  crainte,  ô  mystère. 
Qu'au  temps  de  son  enfance  a  vu  naître  la  terre, 
Fleurs  de  ses  premiers  jours  qui  germez  parmi  nous, 
Rose  du  Paradis!  Pudeur,  d'où  venez-vous? 
Vous  pouvez  seule  encor  remplacer  linnocence, 
Mais  l'arbre  défendu  vous  a  donné  naissance; 
Au  charme  des  vertus  votre  charme  est  égal, 
Mais  vous  Ctes  aussi  le  premier  pas  du  mal; 
D'un  chaste  vêtement  votre  sein  se  décore  : 
Eve  avant  le  serpent  n'en  avait  pas  encore; 
Et,  si  le  voile  pur  orne  votre  maintien. 
C'est  un  voile  toujours,  et  le  crime  a  le  sien. 
Tout  vous  trouble,  un  regard  blesse  votre  paupière, 
Mais  l'enfant  ne  craint  rien,   et  cherche  la  lumière. 
Sous  ce  pouvoir  nouveau,  la  vierge  fléchissait. 
Elle  tombait  déjà,  car  elle  rougissait; 
Déjà  presque  soumise  au  joug  de  l'Esprit  sombre, 
Elle  descend,  remonte,  et  redescend  dans  l'ombre. 
Telle  on  voit  la  perdrix  voltiger  et  planer 
Sur  des  épis  brisés  qu'elle  voudrait  glaner. 
Car  tout  son  nid  lattend  ;  si  son  vol  se  hasarde, 
Son  regard  ne  peut  fuir  celui  qui  la  regarde... 


ÉLOA    OU    LA.    SŒUR    DES    ANGES  29 

Et  c'est  le  chien  darrèt  qui,  sombre  surveillant, 
La  suit,  la  suit  toujours  d'un  œil  fixe  et  brillant. 

O  des  instants  d'amour  ineffable  délire! 

Le  cœur  répond  au  cœur  comme  1  air  à  la  lyre. 

Ainsi  qu'un  jeune  amant,  interprète  adoré, 

Explique  le  désir  par  lui-même  inspiré, 

Et  contre  la  pudeur  aidant  sa  bien-aimée, 

Entraînant  dans  ses  bras  sa  faiblesse  charmée, 

Tout  enivré  despoir,  plus  qu  à  demi  vainqueur, 

Prononce  les  serments  qu'elle  fait  dans  son  cœur, 

Le  prince  des  Esprits,  d  une  voix  oppressée,. 

De  la  vierge  timide  expliquait  la  pensée. 

Éloa,  sans  parler,  disait  :  <<.  Je  suis  k  toi  »  ; 

Et  l'ange  ténébreux  dit  tout  bas  :  o  Sois  à  moi! 

Sois  à  moi,  sois  ma  sœur  ;  je  t  appartiens  moi-même 

Je  t'ai  bien  méritée,  et  dès  longtemps  je  t'aime. 

Car  je  t'ai  vue  un  jour.  Parmi  les  fils  de  1  air 

Je  me  mêlais,  voilé  comme  un  soleil  d'hiver. 

Je  revis  une  fois  l'ineffable  contrée, 

Des  peuples  lumineux  la  patrie  azurée, 

Et  u  eus  pas  un  regret  d  avoir  quitté  ces  lieux 

Où  la  crainte  toujours  siège  parmi  les  Dieux. 

Toi  seule  m  apparus  comme  une  jeune  étoile 

Qui  de  la  vaste  nuit  perce  à  1  écart  le  voile, 

Toi  seule  me  parus  ce  qu  on  cherche  toujours, 

Ce  que  Ihomme  poursuit  dans  lombre  de  ses  jours, 

Le  dieu  qui  du  bonheur  connaît  seul  le  mystère 

Et  la  reine  qu  attend  mon  trône  solitaire. 

Enfin,  par  ta  présence,  habile  à  me  charmer, 

11  me  fut  révélé  que  je  pouvais  aimer. 

»  Soit  que  tes  yeux,  voilés  dune  ombre  de  tristesse, 
Aient  entendu  les  miens  qui  les  cherchaient  sans  cesse, 
Soit  que  ton  origine,  aussi  douce  que  toi, 
T  ait  fait  une  patrie  un  peu  plus  près  de  mol. 


30  LIVRE    MYSTIQUE 

Je  ne  sais,  mais,  depuis  l'heure  qui  te  vit  naître, 
Dans  tout  être  créé  j'ai  cru  te  reconnaître; 
J'ai  trois  fois  en  pleurant  passé  dans  lunivers; 
Je  te  cherchais  partout  :  dans  un  souffle  des  airs, 
Dans  un  rayon  tombé  du  disque  de  la  lune, 
Dans  l'étoile  qui  fuit  le  ciel  qui  l'importune, 
Dans  l'arc-en-ciel,  passage  aux  anges  familier, 
Ou  sur  le  lit  moelleux  des  neiges  du  glacier; 
Des  parfums  de  ton  vol  je  respirais  la  trace; 
En  vain  j'interrogeai  les  globes  de  l'espace. 
Du  char  des  astres  purs  j'obscurcis  les  essieux, 
Je  voilai  leurs  rayons  pour  attirer  les  yeux, 
J'osai  même,  enliardi  par  mon  nouveau  délire, 
Toucher  les  fibres  d'or  de  la  céleste  lyre. 
Mais  tu  n'entendis  rien,  mais  tu  ne  me  vis  pas. 
Je  revins  à  la  terre,  et  je  glissai  mes  pas 
Sous  les  abris  de  l'homme  où  tu  reçus  naissance. 
Je  croyais  t'y  trouver  protégeant  l'innocence. 
Au  berceau  balancé  d'un  enfant  endormi, 
Rafraîchissant  sa  lèvre  avec  un  souffle  ami; 
Ou  bien  comme  un  rideau  développant  ton  aile, 
Et  gardant  contre  moi,  timide  sentinelle, 
Le  sommeil  de  la  vierge  aux  côtés  de  sa  sœur. 
Qui,  rêvant,  sur  son  sein  la  presse  avec  douceur. 
Mais  seul  je  retournai  sous  ma  belle  demeure. 
J'y  pleurai  comme  ici,  j'y  gémis  jusqu'à  l'heure 
Où  le  son  de  ton  vol  m'émut,  me  fit  trembler. 
Comme  un  prêtre  qui  sent  que  son  Dieu  va  parler,  i) 

Il  disait;  et  bientôt  comme  une  jeune  reine. 

Qui  rougit  de  plaisir  au  nom  de  souveraine, 

Et  fait  à  ses  sujets  un  geste  gracieux, 

Ou  donne  à  leurs  transports  un  regard  de  ses  yeux, 

Eloa,  soulevant  le  voile  de  sa  tète, 

Avec  un  doux  sourire  à  lui  parler  sapprête, 


ÉLOA    OU    LA    SŒUR    DES    ANGES  31 

Descend  plus  près  de  lui.  se  penche,  et   mollement 
Contemple  avec  orgueil  son  immortel  amant. 
Son  beau  sein,  comme  un  flot  qui  sur  la  rive  expire. 
Pour  la  première  fois  se  soulève  et  soupire; 
Son  bras,  comme  un  lis  blanc  sur  le  lac   suspende. 
S'approche  sans  eflVoi  lentement  étendu  ; 
Sa  bouche  parfumée  en  s'ouvrant  semble  éclore, 
Comme  la  jeune  rose  aux  faveurs  de  l'aurore, 
Quand  le  matin  lui  verse  une  fraîche  liqueur, 
Et  qu'un  rayon  du  jour  entre  jusqu'à  son  cœur. 
Elle  parle,  et  sa  voix  dans  un  beau  son  rassemble 
Cequeles  plus  douxbruits  auraient  de  grâce  ensemble 
Et  la  lyre  accordée  aux  flûtes  dans  les  bois, 
Et  l'oiseau  qui  se  plaint  pour  la  première  fois, 
Et  la  mer  quand  ses  flots  apportent  sur  la  grève 
Les  chants  du  soir  aux  pieds  du  voyageur  qui  rêve, 
Et  le  vent  qui  se  joue  aux  cloches  des  hameaux, 
Ou  fait  gémir  les  joncs  de  la  fuite  des  eaux  : 

«  Puisque  vous  êtes  beau,  vous  êtes  bon,  sans  doute  ; 
Car,  sitôt  que  des  Cieux  une  àme  prend  la  route, 
Comme  un  saint  vètemeat,  nous  voyons  sa  bonté 
Lui  donner  en  entrant  l'éternelle  beauté. 
Mais  pourquoi  vos  discours  m'inspirent-ils  la  crainte  ? 
Pourquoi  sur  votre  front  tant  de  douleur  empreinte  ? 
Comment  avez-vous  pu  descendre  du  saint  lieu? 
Et  comment  m' aimez- vous,  si  vous  n'aimez  pas  Dieu?» 

Le  trouble  des  regards,  grâce  de  la  décence, 
Accompagnait   ces   mots,   forts   comme  linnocence; 
Ils  tombaient  de  sa  bouche,  aussi  doux,  aussi  purs, 
Que  la  neige  en  hiver  sur  les  coteaux  obscurs; 

Et  comme,  tout  nourris  de  lessence  première, 
Les  anges  ont  au  cœur  des  sources  de  lumière, 


32  LIVRE    MYSTIQUE 

Tandis  qu'elle  parlait,  ses  ailes  à  l'entour, 

l]t  son  sein  et  sou  bras  répandirent  le  jour  : 

Ainsi  le  diamant  luit  au  milieu  des  ombres. 

L'archange  s'en  effraye,  et  sous  ses  cheveux  sombres 

Cherche  un  épais  refuge  à  ses  yeux  éblouis; 

Il  pense  qu'à  la  fin  des  temps  évanouis, 

11  lui  faudra  de  même  envisager  sou  maître, 

Et  qu'un  regard  de  Dieu  le  brisera  peut-être; 

11  se  rappelle  aussi  tout  ce  qu'il  a  souffert 

Après  avoir  tenté  Jésus  dans  le  désert. 

Il  tremble;  sur  son  cœur  où  l'enfer  recommence, 

Comme  un  sombre  manteau  jette  son  aile  immense, 

Et  veut  fuir.  La  terreur  réveillait  tous  ses  maux. 

Sur  la  neige  des  monts,  couronne  des  hameaux, 
L'Espagnol  a  blessé  l'aigle  des  Asturies, 
Dont  le  vol  menaçait  ses  blanches  bergeries; 
Hérissé,  l'oiseau  part  et  fait  pleuvoir  le  sang. 
Monte  aussi  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend, 
Regarde  son  soleil,  d'un  bec  ouvert  l'aspire, 
Croit  reprendre  la  vie  au  flamboyant  empire; 
Dans  un  fluide  d'or  il  nage  puissamment, 
Et  j)armi  les  rayons  se  balance  un  moment  : 
Mais  l'homme  l'a  frappé  d'une  atteinte  trop  sûre; 
Il  sent  le  plomb  chasseur  foudre  dans  sa  blessure; 
Son  aile  se  dépouille,  et  son  royal  manteau 
Vole  comme  un  duvet  qu'arrache  le  couteau. 
Dépossédé  des  airs,  son  poids  le  précipite; 
Dans  la  neige  du  mont  il  s'enfonce  et  palpite. 
Et  la  glace  terrestre  a  d'un  pesant  sommeil 
Fermé  cet  œil  puissant  respecté  du  soleil. 
Tel,  retrouvant  ses  maux  au  fond  de  sa  mémoire, 
L'ange  maudit  pencha  sa  chevelure  noire. 
Et  se  dit,  pénétré  d'un  chagrin  infernal  : 
«  Triste  amour  du  péché!  sombres  désirs  du  mal! 


ÉLOA    OU    LA    SŒUR    DES    ANGES  33 

De  l'orgueil,  du  savoir  gigantesques  pensées! 
Comment  ai-je  connu  vos  ardeurs  insensées? 
Maudit  soit  le  moment  où  j'ai  mesuré  Dieu! 
Simplicité  du  cœur,  à  qui  j'ai  dit  adieu! 
Je  tremble  devant  toi,  mais  pourtant  je  t'adore; 
Je  suis  moins  criminel  puisque  je  t'aime  encore; 
Mais  dans  mon  sein  flétri  tu  ne  reviendras  pas! 
Loin  de  ce  que  j'étais,  quoi!  j'ai  fait  tant  de  pas! 
Et  de  moi-même  à  moi  si  grande  est  la  distance. 
Que  je  ne  comprends  plus  ce  que  dit  1  innocence; 
Je  souffre,  et  mon  esprit,  par  le  mal  abattu, 
Xe  peut  plus  remonter  jusqu'à  tant  de  vertu. 

»  Quêtes-vous  devenus,  jours  de  paix,  jours  célestes  ? 

Quand  j'allais,  le  premier  de  ces  anges  modestes, 

Prier  à  deux  genoux  devant  l'antique  loi, 

Et  ne  pensais  jamais  au  delà  de  la  foi! 

L  éternité  pour  moi  s'ouvrait  comme  une  fête; 

Et,  desfleurs  dans  mes  mains,  des  rayons  sur  matête, 

Je  souriais,  j'étais...  J'aurais  peut-être  aimé!  » 

Le  Tentateur  lui-même  était  presque  charmé, 

Il  avait  oublié  son  art  et  sa  victime. 

Et  son  cœur  un  moment  se  reposa  du  crime. 

11  répétait  tout  bas,  et  le  front  dans  ses  mains  : 

«  Si  je  vous  connaissais,  ô  larmes  des  humains!  » 

Ah!  si  dans  ce  moment  la  vierge  eût  pu  1  entendre, 
Si  sa  céleste  main  qu'elle  eût  osé  lui  tendre 
L'eût  saisi  repentant,  docile  à  remonter... 
Qui  sait?  le  mal  peut-être  eût  cessé  d'exister. 
Mais,  sitôt  qu'elle  vit  sur  sa  tête  pensive 
De  l'enfer  décelé  la  douleur  convulsive, 
Etonnée  et  tremblante,  elle  éleva  ses  yeux; 
Plus  forte,  elle  parut  se  souvenir  des  Cieux, 


3i|  LIVRE    MYSTIQUE 

Et  souleva  deux  fois  ses  ailes  argentées, 
Entrouvrant  pour  gémir  ses  lèvres  enchantées; 
Ainsi  qu'un  jeune    enfant,  s'atlachant  aux  roseaux. 
Tente  de  faibles  cris  étouffés  sous  les  eaux. 
Il  la  vit  prête  à  fuir  vers  les  Cieux  de  lumière. 
Comme  un  tigre  éveillé  bondit  dans  la  poussière, 
Aussitôt  en  lui-même,  et  plus  fort  désormais, 
Retrouvant  cet  esprit  qui  ne  fléchit  jamais. 
Ce  noir  esprit  du  mal  qu'irrite  l'innocence, 
11  rougit  d'avoir  pu  douter  de  sa  puissance, 
Il  rétablit  la  paix  sur  son  front  radieux. 
Rallume  tout  à  coup  l'audace  de  ses  yeux. 
Et  longtemps  en  silence  il  regarde  et  contemple 
La  victime  du  Ciel  qu'il  destine  à  son  temple  ; 
Comme  pour  lui  montrer  qu'elle  résiste  en  vain. 
Et  s'endurcir  lui-même  à  ce  regard  divin. 
S.'insamour,  sans  remords,  au  fond  d'un  cœur  de  glace, 
Dos  coups  qu  il  va  porter  il  médite  la  place, 
El,  pareil  au  guerrier  qui,  tranquille  à  dessein. 
Dans  les  défauts  du  fer  cherche  à  frapper  le  sein, 
Il  compose  ses  traits  sur  les  désirs  de  l'ange; 
Son  air,  savoix,  son  geste  et  son  maintien,  toutchauge  ; 
Sans  venir  de  son  cœur,  des  pleurs  fallacieux 
Paraissent  tout  à  coup  sur  le  bord  de  ses  yeux. 
La  vierge  dans  le  Ciel  n'avait  pas  vu  de  larmes. 
Et  s'arrête;  un  soupir  augmente  ses  alarmes. 
Il  pleure  amèrement  comme  un  homme  exilé. 
Comme  une  veuve  auprès  de  son  (ils  immolé; 
Ses  cheveux  dénoués  sont  épars  ;  rien  n'arrête 
Les  sanglots  de  son  sein  qui  soulèvent  sa  tête. 
Eloa  vient  et  pleure  ;  ils  se  parlent  ainsi  : 

«  Que  vous  ai-je  donc  fait?  Qu'avez-vous  ?  Me  voici. 
—  Tu  cherches  à  me  fuir,  et  pour  toujours  peut-être. 
Combien  tu  me  punis  de  mètre  fait  connaître! 


ÉLOA    OU    LA    SŒUR    DtS    ANGES  o5 

—  J'aimerais  mieux  rester;  mais  le  Seigneur  m'attend. 
Je  veux  parler  pour  vous,  souvent  il  nous  entend. 

—  Il  ne  peut  rien  sur  moi,  jamais  mon  sort  ne  change, 
^t  toi  seule  es  le  dieu  qui  peut  sauver  un  ange, 

—  Que  puis-je  faire?  Hélas  I  dites,  faut-il  rester? 

—  Oui,  descends  jusqu'à  moi,  car  je  ne  puis  monter. 

—  Mais  quel  don  voulez-vous  ?  —  Le  plus  beau,  c'est 

[nous-mêmes. 
Viens  I  — M'exilerduCiel?  —  Qu'importe,  situm  aimes  ? 
Touche  ma  main.  Bientôt  dans  un  mépris  égal 
Se  confondront  pour  nous  et  le  bien  et  le  mal. 
Tu  n  as  jamais  compris  ce  qu'on  trouve  de  charmes 
A  présenter  son  sein  pour  y  cacher  des  larmes. 
Viens,  il  est  un  bonheur  que  moi  seul  t  apprendrai; 
Tu  m  ouvriras  ton  âme,  et  je  1  y  répandrai. 
Comme  1  aube  et  la  lune  au  couchant  reposée 
Confondent  leurs  rayons,  ou  comme  la  rosée 
Dans  une  perle  seule  unit  deux  de  ses  pleurs 
Pour  s  empreindre  du  baume  exhalé  par  les  fleurs, 
Comme  un  double  flambeau  réunit  ses  deux  flammes, 
Non  moins  étroitement  nous  unirons  nos  âmes. 

—  Jet  aime  et  je  descends.  Mais  que  diront  les  Cieux?» 

En  ce  moment  passa  dans  l'air,  loin  de  leurs  yeux, 
Un  des  célestes  chœurs,   où,  parmi  les  louanges, 
On  entendit  ces  mots  que  répétaient  des  anges  : 
«  Gloire  dans  l'univers,  dans  les  temps,  à  celui 
Qui  s'immole  à  jamais  pour  le  salut  d  autrui.  » 
Les  Cieux  semblaient  parler.  C'en  était  trop  pour  elle. 

Deux  fois  encor  levant  sa  paupière  infidèle, 
Promenant  des  regards  encore  irrésolus, 
Elle  chercha  ses  Cieux  qu'elle  ne  voyait  plus. 

Des  anges  au  Chaos  allaient  puiser  des  mondes. 
Passant  avec  terreur  dans  ses  plaines  profondes, 


36  LIVKE    MYSTIQUE 

Taudis  qu  ils  remplissaient  les  messages  de  Dieu, 
Ils  ont  tous  vu  tomber  un  nuage  de  feu. 
Des  plaintes  de  douleur,  des  réponses  cruelles, 
Se  mêlaient  dans  la  flamme  au  battement  des  ailes. 

«  Où  me  conduisez-vous,  bel  ange  ?  —  Viens  toujours. 

—  Que  votre  voix  est  triste,  et  quel  sombre  discours  ! 
N'est-ce  pas  Éloa  qui  soulève  ta  chaîne  ? 

J'ai  cru  l'avoir  sauve.  —  Non,  c'est  moi  qui  t'entraîne. 

—  Si  nous  sommes  unis,  peu  m'importe  en  quel  lieu  ? 
Nomme-moi  donc  encore  ou  ta  sœur  ou  ton  dieu! 

—  J'enlève  mon  esclave  et  je  liens  ma  victime. 

—  Tu  paraissais  si  bon  !  Oh  !  qu'ai-je  fait?  —  Un  crime. 

—  Seras-tu  plus  heureux?  du   moins,  cs-tu  content? 

—  Plus  triste  que  jamais.  —  Qui  doue  es-tu  ?  —  Satan.  » 

Écrit  en  1823,   dans  les  Vosgc». 


LIVRE    MODERNE 


3.    —    LA    PRISON 

POÈME     DU    XVII®    SIÈCLE. 

«  Ohl  ne  vous  jouez  plus  d'un  vieillard  et  d'un  prêtre! 
Etranger  dans  ces  lieux,  comment  les   reconnaître? 
Depuis  une  heure  au  moins,  cet  importun  bandeau 
Presse  mes  yeux  soufTrants  de  son  épais  fardeau. 
Soin  stérile  et  cruel  !  car  de  ces  édifices 
Ils  n'ont  jamais  tenté  les  sombres  artifices. 
Soldats  1  vous  outragez  le  ministre  et  le  Dieu, 
Dieu  même  que  mes  mains  apportent  dans  ce  lieu.  » 
Il  parle;  mais  en  vain  sa  crainte  les  prononce  : 
Ces  mots  et  d'autres  cris  se  taisent  sans  réponse. 
On  l'entraîne  toujours  en  des  détours  savants. 
Tantôt  crie  à  ses  pieds  le  bois  des  ponts  mouvants 
Tantôt  sa  voix  s'éteint  à  de  courts  intervalles, 
Tantôt  fait  retentir  l'écho  des  vastes   salles. 
Dans  l'escalier  tournant  on  dirige  ses  pas  : 
Il  monte  à  la  prison  que  lui  seul  ne  voit  pas, 
Et,  les  bras  étendus,  le  vieux  prêtre  timide 
Tàte  les  murs  épais  du  corridor  humide. 
On  s'arrête;  il  entend  le  bruit  des  pas  mourir, 
Sous  de  bruyantes  clefs  des   o-onds  de  fer  souvrir. 


38  LIVRE    MODERNE 

Il  descend  trois  degrés  sur  la  pierre  glissante, 
Et,  privé  du  secours  de  sa  vue  impuissante, 
La  chaleur  l'avertit  qu'on  éclaire  ces  lieux; 
Enfin,  de  leur  bandeau  l'on  délivre  ses  yeux. 
Dans  un  étroit  cachot  dont  les  torches  funèbres 
Ont  peine  à  dissiper  les  épaisses  ténèbres, 
Un  vieillard  expirant  attendait  ses  secours  : 
Du  moins  ce  fut  ainsi  qu'en  un  brusque  discours 
Ses  sombres  conducteurs  le  lui  firent  entendre. 
Un  instant,  en  silence,  on  le  pria  d'attendre. 
a  Mon  prince,  dit  quelqu'un,  le  saint  homme  est  venu. 
—  Eh!  que  m  importe,  à  moi?  »  soupira  l'inconnu. 
Cependant,  vers  le  lit  que  deux  lourdes  tentures 
Voilent  du  luxe  ancien  de  leurs  pâles  peintures. 
Le  prêtre  s'avança  lentement,  et,  sans  voir 
Le  malade  caché,  se  mit  à  son  devoir. 

LE      PRÊTRE. 

Écoutez-moi,  mon  fils. 

LE    MOURANT . 

Hélas!  malgré  ma  haine, 
J'écoute  votre  voix,  c'est  une  voix  humaine  : 
J'étais  né  pour  l'entendre,  et  je  ne  sais  pourquoi 
Ceux  qui  m'ont  fait  du  mal  ont  tant  d'attrait  pour  moi 
Jamais  je  ne  connus  cette  rare  parole 
Qu'on  appelle  amitié,  qui,  dit-on,  vous  console; 
Et  les  chants  maternels  qui  charment  vos  berceaux 
N'ont  jamais  résonné  sous  mes  tristes  arceaux; 
Et  pourtant,  lorsqu'un  mot  m'arriva  moins  sévère. 
Il  ne  fut  pas  perdu  pour  mon  cœur  solitaire. 
Mais,  puisque  vous  m'aimez,  ô  vieillard  inconnu! 
Pourquoi  jusqu'à  ce  jour  n'ètes-vous  pas  venu? 

LE     P  R  È  r  II  E  . 

O,  qui  que  vous  soyez!  vous  que   tant   de  mystère, 
Avant  le  temps  prescrit,  sépara  de  la  terre, 


LA    PRISON  39 

Vous  n'aurez  plus  de  fers  dans  l'asile  des  morts. 
Si  vous  avez  failli,  rappelez  les  remords, 
Versez-les  dans  le  sein  du  Dieu  qui  vous  écoute; 
Ma  main  du  repentir  vous  montrera  la  route. 
Entrevoyez  le  Ciel  par  vos  maux  acheté  : 
Je  suis  prêtre,  et  vous  porte  ici  la  liberté. 
De  la  confession  j'accomplis  l'œuvre  sainte; 
Le  tribunal  divin  siège  dans  cette  enceinte. 
Répondez,  le  pardon  déjà  vous  est  offert; 
Dieu  même... 

LE      M  O  r  R  A  >•  T  . 

Il  est  un  Dieu?  J'ai  pourtant  bien  souffert! 

LE      PRÈ  T  RE . 

Vous  avez  moins  souffert  qu'il  ne  l'a  fait  lui-même. 
Votre  dernier  soupir  sera-t-il  un  blasphème? 
Et  quel  droit  avez-vous  de  plaindre  vos  malheurs, 
Lorsque  le  sang  du  Christ  tomba  dans  les  douleurs  ? 
O  mon  fils,  c'est  pour  nous,  tout  ingrats  que  nous  sommes, 
Qu  il  a  daigné  descendre  aux  misères  des  hommes  ; 
A  la  vie,  en  son  nom,  dites  un  mâle  adieu. 

LE     MOURANT. 

J'étais  peut-être  roi. 

LE     PRÊTRE. 

Le  sauveur  était  Dieu; 
Mais,  sans  nous  élever  jusqu  à  ce  divin  Maître, 
Si  j'osais,  après  lui,  nommer  eucor  le  prêtre, 
Je  vous  dirais  :  Et  moi,  pour  combattre  1  enfer, 
J  ai  resserré  mon  se-in  dans  un  corset  de  fer; 
Mon  corps  a  revêtu  1  inflexible  cilice. 
Où  chacun  de  mes  pas  trouve  un  nouveau  supplice. 
Au  cloître  est  un  pavé  que,  durant  quarante  ans, 
Ont  usé  chaque  jour  mes  genoux  pénitents. 
Et  c'est  encor  trop  peu  que  de  tant  de  souffrance 
Pour  acheter  du  Ciel  l'ineffable  espérance. 


40  LXVKE    MODERNE 

Au  creuset  douloureux  il  faut  être  épuré 

Pour  conquérir  sou  rang  dans  le  séjour  sacré. 

Le  temps  nous  presse;  au  nom  de  vos  douleurs  passées, 

Dites-moi  vos  erreurs  pour  les  voir  effacées  ; 

Et  devant  cette  croix  où  Dieu  monta  pour  nous, 

Souhaitez  avec  moi  de  tomber  à  genoux. 

Sur  le  front  du  vieux  moine,  une  rougeur  légère 
Fit  renaître  une  ardeur  à  son  âge  étrangère; 
Les  pleurs  qu'il  retenait  coulèrent  un  moment, 
Au  chevet  du  captif  il  tomba  pesamment; 
Et  ses  mains  présentaient  le  crucifix  d'ébène. 
Et  tremblaient  en  l'offrant,  et  le  tenaient  à  peine. 
Pour  le  cœur  du  chrétien  demandant  des  remords, 
Il  murmurait  tout  bas  la  prière  des  morts. 
Et,  sur  le  lit,  sa  tête,  avec  douleur  penchée, 
Cherchait  du  prisonnier  la  figure  cachée. 
Un  flambeau  la  révèle  entière  :  ce  n'est  pas 
Un  front  décoloré  par  un  prochain  trépas. 
Ce  n'est  pas  l'agonie  et  son  dernier  ravage  ; 
Ce  qu'il  voit  est  sans  traits,  et  sans  vie,  et  sans  âge  : 
Un  fantôme  immobile  à  ses  yeux  est  offert, 
Et  les  feux  ont  relui  sur  un  masque  de  fer. 

Plein  d'horreur  à  l'aspect  de  ce  sombre  mystère. 
Le  prêtre  se  souvient  que,  dans  le  monastère, 
Une  fois,  en  tremblant,  on  se  pai'lait  tout  bas 
D'un  prisonnier  d'Etat  que  l'on  ne  nommait  pas  ; 
Qu'on  racontait  de  lui  des  choses  merveilleuses, 
De  berceau  dérobé,  de  craintes  orgueilleuses, 
De  royale  naissance,  et  de  droits  arrachés. 
Et  de  ses  jours  captifs  sous  un  masque  cachés. 
Quelques  pères  disaient  qu'à  sa  descente  en  France, 
De  secouer  ses  fers  il  conçut  l'espérance; 


LA    PRISON  4l 

Quaux  geôliers  un  instant  il  s'était  dérobé, 

Et,  quoique  entre  leurs  mains  aisément  retombé, 

L'on  avait  vu  ses  traits;  et  qu'une  Provençale, 

Arrivée  au  couvent  de  Saint-François-de-Salo 

Pour  y  prendre  le  voile,  avait  dit.  en  pleurant. 

Qu'elle  prenait  la  Vierge  et  son  Fils  pour  garant 

Que  le  Masque  de  fer  avait  vécu  sans  crime, 

Et  que  son  jugement  était  illégitime; 

Qu  il  tenait  des  discours  pleins  de  grâce  et  de  foi, 

Qu'il  était  jeune  et  beau,  qu'il  ressemblait   au  roi, 

Qu'il  avait  dans  la  voix  une  douceur  étrange, 

Et  que  cétait  un  prince  ou  que  c'était  un  ange. 

Il  se  souvint  encor  qu'un  vieux  bénédictin, 

S  étant  acheminé  vers  la  tour,  un  matin. 

Pour  rendre  un  vase  d'or  tombé  sur  son  passage, 

N'était  pas  revenu  de  ce  triste  voyage  : 

Sur  quoi,  l'abbé  du  lieu  pour  toujours  défendit 

Les  entretiens  touchant  le  prisonnier  maudit! 

Nul  ne  devait  sonder  la  récente  aventure; 

Le  Ciel  avait  puni  la  coupable  lecture 

Des  mystères  gravés  sur  ce  vase  indiscret. 

Le  temps  fit  oublier  ce  dangereux  secret. 

Le  prêtre  regardait  le  malheureux  célèbre; 
Mais  ce  cachot  tout  plein  d'un  appareil  funèbre, 
Et  cette  mort  voilée,  et  ces  longs  cheveux  blancs, 
Nés  captifs  et  jetés  sur  des  membres  tremblants. 
L'arrêtèrent  longtemps  en  un  sombi'e  silence. 
Il  va  parler  enfin;  mais,  tandis  qu'il  balance, 
L'agonisant  du  lit  se  soulève  et  lui  dit  : 
«  Vieillard,  vous  abaissez  votre  front  interdit; 
Je  n  entends  plus  le  bruit  de  vos   conseils  frivoles; 
L  aspect  de  mon  malheur  arrête  vos  paroles. 
Oui.  regardez-moi  bien,  et  puis  dites,  après. 
Qu'un  Dieu  de  linnocent  défend  les  intérêts; 


42  LIVRE    MODERNE 

Despéchés  tant  proscrits,  où  toujours  l'on  succombe, 
Aucun  n  a  séparé  mon  berceau  de  mz  tombe; 
Seul,  toujours  seul,  par  l'âge  et  la  douleui*  vaincu, 
Je  meurs  tout  chargé  d'ans  et  je  n'ai  pas  vécu. 
Du  récit  de  mes  maux  vous  êtes  bien  avide  : 
Pourquoi  venir  fouiller  dans  ma  mémoire  vide, 
Où,  stérile  de  jours,  le  temps  dort  effacé? 
J(?  n'eus  point  d'avenir  et  n  ai  point  de  passé  ; 
J'ai  tenté  d'en  avoir;  dans  mes  longues  journées, 
Je  traçais  sur  les  murs  mes  lugubres  années; 
Mais  je  ne  pus  les  suivre  en  leur  douloureux  cours. 
Les  murs  étaient  remplis,  et  je  vivais  toujours. 
Tout  me  devint  alors  obscurité  profonde  ; 
Je  n'étais  rien  pour  lui,  quêtait  pour  moi  le  monde  ? 
Que  m  importaient  des  temps  où  je  ne  comptais  pas  ? 
L'heure  que  j'invoquais,  c'est  l'heure  du  trépas. 
Écoutez,  écoutez  :  qiiand  je  tiendrais  la  vie 
De  l'homme  qui  toujours  tint  la  mienne  asservie. 
J'hésiterais,  je  crois,  à  le  frapper  des  maux 
Qui  rongèrent  mes  jours,  brûlèrent  mon  repos; 
Quand  le  règne  inconnu  d'une  impuissante  ivresse 
Saisit  mon  cœur  oisif  d'une  vague  tendresse, 
J'appelais  le  bonheur,  et  ces  êtres  amis 
Qu'à  mon  âge  brûlant  un  songe  avait  promis. 
Mes  larmes  ont  rouillé  mon  masque  de  torture  ; 
J'arrosais  de  mes  pleurs  ma  noire  nourriture; 
Je  déchirais  mon  sein  par  mes  gémissements  ; 
J'effrayais  mes  geôliers  de  mes  longs  hurlements; 
Des  nuits,  par  mes  soupirs,  je  mesurais  l'espace; 
Aux  hiboux  des  créneaux  je  disputais  leur  place, 
Et,  pendant  aux  barreaux  où  s'arrêtaient  mes  pas, 
Je  vivais  hors  des  murs  d'où  je  ne  sortais  pas.  » 

Ici  tomba  sa  voix.  Comme  après  le  tonnerre 
De  tristes  sous  encore  épouvantent  la  terre, 


LA    PRISON  43 

Et,  dans  l'antre  sauvage  où  l'effroi  l'a  placé, 
Retiennent  en  grondant  le  voyageur  glacé, 
Longtemps  on  entendit  ses  larmes  retenues 
Suivre  encore  une  fois  des  routes  bien  connues  ; 
Les  sanglots  murmuraient  dans  ce  cœur  expirant. 
Le  vieux  prêtre  toujours  priait  en  soupirant. 
Lorsqu'un  des  noirs  geôliers  se  pencha  pour  lui  dire 
Qu'il  fallait  se  hâter,  qu'il  craignait  le  délire; 
Un  nouveau  zèle  alors  ralluma  ses  discours. 
«  O  mou  fils!  criait-il,  votre  vie  eut  son  cours; 
Heureux,  trois  fois  heureux,  celui  que  Dieu  corrige! 
Gardons  de  repousser  les  peines  qu'il  inflige  : 
Voici  l'heure  où  vos  maux  vous  seront  précieux. 
Il  vous  a  préparé  lui-même  pour  les  cieux. 
Oubliez  votre  corps,  ne  pensez  qu'à  votre  âme; 
Dieu  lui-même  l'a  dit  :  «  L'homme  né  de  la  femme 
Ne  vit  que  peu  de  temps,  et  c'est  dans  les  douleurs,  o 
Ce  monde  n'est  que  vide  et  ne  vaut  pas  des  pleurs. 
Qu'aisément  de  ses  biens  notre  âme  est  assouvie! 
Me  voilà,  comme  vous,  au  bout  de  cette  vie; 
J'ai  passé  bien  des  jours,  et  ma  mémoire  en  deuil 
De  leur  peu  de  bonheur  n'est  plus  que.  le   cercueil. 
C  est  à  moi  d'envier  votre  longue  souffrance. 
Qui  d'un  monde  plus  beau  vous  donne  l'espérance; 
Les  anges  à  vos  pas  ouvriront  le  saint  lieu  : 
Pourvu  que  vous  disiez  un  mot  à  votre  Dieu, 
Il  sera  satisfait.  »  Ainsi,  dans  sa  parole, 
Mêlant  les  saints  propos  du  livre  qui  console, 
Le  vieux  prêtre  engageait  le  mourant  à  prier. 
Mais  en  vain  :  tout  à  coup  on  l'entendit  crier, 
D'une  voix  qu'animait  la  fièvre  du  délire, 
Ces  rêves  du  passé  :  a  Mais  enfin  je  respire! 
O  bords  de  la  Provence  !  ô  lointain  horizon! 
Sable  jaune  où  des  eaux  murmure  le  doux  son! 
Ma  prison  est  ouverte.  Oh!  que  la  mer  est  grande! 


44  LIVRE    MODERNE 

Est-il  vrai  qu'un  vaisseau  jusque  là-bas  se  rende? 
Dieu!  qu'on  doit  être  heureux  parmi  les  matelots! 
Que  je  voudrais  nager  dans  la  fraîcheur  des  flots! 
La  terre  vient,  nos  pieds  à  marcher  se  disposent, 
Sur  nos  mâts  arrêtés  les  voiles  se  reposent. 
Ah!  j'ai  fui  les  soldats;  en  vain  ils  m'ont  cherché; 
Je  suis  libre,  je  cours,  le  masque  est  arraché  ; 
De  1  air  dans  mes  cheveux  j  ai  senti  le  passage, 
Et  le  soleil  un  jour  éclaira  mon  visage. 
«  Oh!  pourquoi  fuyez-vous?  Restez  sur  vos  gazons. 
Vierges!  continuez  vos  pas  et  vos  chansons; 
Pourquoi  vous  retirer  aux  cabanes  prochaines? 
Le  monde  autant  que  moi  déteste  donc  les  chaînes?  » 
Une  seule  s'arrête  et  m  attend  sans  terreur  : 
Quoi!  du  Masque  de  fer  elle  n'a  pas  horreur! 
Non,  j'ai  vu  la  pitié  sur  ses  lèvres  si  belles, 
Et  de  ses  yeux  en  pleurs  les  douces  étincelles. 
«  Soldats!  que  voulez-vous  ?  quel  lugubre  appareil! 
J'ai  mes  droits  à  l'amour  et  ma  part  au  soleil; 
Laissez-nous  fuir  ensem^^le.  Oh!  voyez-la!  c'est  elle 
Avec  qui  je  veux  vivre,  elle  est  là  qui  m'appelle; 
Je  ne  fais  pas  le  mal;  allez,  dites  au  roi 
Qu'aucun  homme  jamais  ne  se  plaindra  de  moi; 
Que  je  serais  content  si,  près  de  ma  compagne. 
Je  puis  errer  longtemps  de  montagne  en  montagne, 
Sans  jamais  arrêter  nos  loisirs  voyageurs! 
Que  je  ne  chercherai  ni  parents  ni  vengeurs  ; 
Et,  si  l'on  me  demande  où  j  ai  passé  ma  vie. 
Je  saurai  déguiser  ma  liberté  ravie; 
Votre  crime  est  bien  grand,  mais  je  le  cacherai. 
Ah!  laissez-moi  le  Ciel,  je  vous  pardonnerai. 
Non!.,,  toujours  des  cachots...  Je  suis  né  votre  proie...  » 
Mais  je  vois  mon  tombeau,  je  m'y  couche  avec  joie, 
Car  vous  ne  m'aurez  plus,  et  je  n'entendrai  plus 
Les  verrous  se  fermer  sur  l'éternel  reclus. 


LA    PRISON  45 

Que  me  veut  donc  cet  homme  avec  ses  habits  sombres  ? 
Captifs  morts  dans  ces  murs,  est-ce  une  de  vos  ombres? 
Il  pleure.  Ah!  malheureux,  est-ce  ta  liberté? 

LE     PRÊTRE. 

Non,  mon  fils,  c'est  sur  vous;  voici  l'éternité. 

LE     MOURANT. 

A  moi?  je  n'eu  veux  pas;  j'y  trouverais  des  chaînes. 

L  E     PRÊTRE . 

Non,  vous  n'y  trouverez  que  des  faveurs  prochaines. 
Un  mot  de  repentir,  un  mot  de  notre  foi, 
Le  Seigneur  vous  pardonne. 

LE     MOURANT. 

O  prêtre!  laissez-moi! 

LE     PRÊTRE. 

Dites  :  «  Je  crois  en  Dieu.  »  La  mort  vous  est  ravie. 

LE     MOURANT. 

Laissez  en  paix  ma  mort,  on  y  laissa  ma  vie. 

Et  d'un  dernier  effort  l'esclave  délirant 

Au  mur  de  la  prison  brise  son  bras  mourant. 

«MonDieuIvenez  vous-même  au  secours  de  cette  àme!» 

Dit  le  prêtre,  animé  d'une  pieuse  flamme. 

Au  fond  d'un  vase  d'or,  ses  doigts  saints  ont  cherché 

Le  pain  mystérieux  où  Dieu  même  est  caché  : 

Tout  se  prosterne  alors  en  un  morne  silence. 

La  clarté  d'un  flambeau  sur  le  lit  se  balance; 

Le  chevet  sur  deux  bras  s  avance  supporté, 

Mais  en  vain  :  le  captif  était  en  liberté. 

Resté  seul  au  cachot,  durant  la  nuit  entière, 
Le  vieux  religieux  récita  la  prière; 
Auprès  du  lit  funèbre  il  fut  toujours  assis. 
Quelques  larmes  souvent,  de  ses  yeux  obscurcis, 


46  LIVRE    MODERNE 

Interrompant  sa  voix,  tombaient  sur  le  saint  livre 

Et,  lorsque  la  douleur  1  empêchait  de  poursuivre, 

Sa  main  jetait  alors  l'eau  du  rameau  bénit 

Sur  celui  qui  du  Ciel  peut-être  était  banni. 

Et  puis,  sans  se  lasser,  il  reprenait  encore, 

De  sa  voix  qui  tremblait  dans  la  prison  sonore, 

Le  dernier  chant  de  paix;  il  disait  :  «  O  Seigneur'. 

Ne  brisez  pas  mon  âme  avec  votre  fureur; 

Ne  m'enveloppez  pas  dans  la  mort  de  l'impie.  » 

Il  «^joutait  aussi  :  «  Quand  le  méchant  m'épie. 

Me  forez-vous  tomber.  Seigneur,  entre  ses  mains? 

C'est  lui  qui  sous  mes  pas  a  rompu  vos  chemins; 

Ne  me  châtiez  point,  car  mon  crime  est  son  crime. 

J'ai  crié  vers  le  Ciel  du  plus   profond  abîme. 

O  mon  Dieu!  tirez-moi  du  milieu  des  méchants!  » 

Lorsqu'un  rayon  du  jour  eut  mis  fin  à  ses  chants, 

Il  entendit  monter  vers  les  noires  retraites. 

Et  des  voix  résonner  sous  les  voûtes  secrètes. 

Un  moment  lui  restait,  il  eût  voulu  du  moins 

Voir  le  mort  qu'il  pleurait  sans  ces  cruels  témoins  ; 

Il  s'approche,  en  tremblant,  de  ce  fils  du  mystère 

Qui  vivait  et  mourait  étranger  à  la  terre; 

Mais  le  Masque  de  fer  soulevait  le  linceul, 

Et  la  captivité  le  suivit  au  cercueil. 

Ecrit  en  1821,  à  Vincennes. 


MADAME   DE    SOUBISE  4" 

4.    —    MADAME    DE    SOUBISE 

POÈME      DU      XVI®      SIÈCLE 

A  Monsieur  Antony  Deschamps. 

«Le  24  du  mesme  mois  s'exploita 
l'exécution  tant  souhaitée ,  qui 
déliura  la  chrestienté  d'un  nom- 
bre de  pestes,  au  moyen  des- 
quelles le  diable  se  faisoit  fort  de 
la  destruire,  attendu  que  deux  ou 
trois  qui  en  reschappèrent  font 
encore  autant  de  mal.  Ce  jour 
apporta  merveilleux  allégement  et 
soûlas  à  l'Eglise.  » 

La  vraye  et  entière  histoire  des 

troubles, 

par  le  frère  de  Laval. 

I 

«  Arquebusiers!  chargez  ma  coulevrine! 
Les  lansquenets  passent  I  sur  leur  poitrine 
Je  vois  enfin  la  croix  rouge,  la  croix 
Double,  et  tracée  avec  du  sang,  je  crois! 
Il  est  trop  tard;  le  bourdon  Notre-Dame 
Ne  m'avait  donc  éveillé  qu'à  demi? 
Nous  avons  bu  trop  longtemps,  sur  mon  âmel 
Mais  nous  buvions  à  saint  Barthélémy. 

II 

»  Donnez  une  épée, 
Et  la  mieux  trempée, 
Et  mes  pistolets, 
Et  mes  chapelets. 


4S  LIVRE    MODEREE 

Déjà  le  jour  brille 
Sur  le  Louvre  noir; 
On  va  tout  savoir  : 
—  Dites  à  ma  fille 
De  venir  tout  voir.  » 


III 

Le  baron  parle  ainsi  par  la  fenêtre; 
C'est  bien  sa  voix  qu'on  ne  peut  méconnaître, 
Courez,  varlets,  échansons,  écuyers, 
Suisses,  piqueux,  page,  arbalétriers! 
Voici  venir  madame  Marie-Anne, 
Elle  descend  l'escalier  de  la  tour  ; 
Jusqu'aux  pavés  baissez  la  perluisane, 
Et  que  chacun  la  salue  à  sou  tour. 

IV 

Une  haquenée 
Est  seule  amenée, 
Tant  elle  a  d'effroi 
Du  noir  palefroi. 
Mais  son  père  monte 
fr    Le  beau  destrier, 
Ferme  à  l'étrier  : 
«  N'avez-vous  pas  honte 
Dil-il,  de  crier! 


1)  Vous  descendez  des  hauts  barons,  ma  mie. 
Dans  ma  lignée,  ou  note  d'infamie 
Fcninic  qui  pleure,  et  ce,  par  la  raison 
Qu  il  en  peut  naître  un  lâche  en  ma  maison. 


MADAME    DE    SOUBISE  49 

Levez  la  tète  et  baissez  votre  voile  ; 
Partons.  Yarlets,  faites  sonner  le  cor. 
Sous  ce  brouillard  la  Seine  me  dévoile 
Ses  flots  rougis.,.  Je  veux  voir  plus  encor, 

VI 

»  La  voyez-vous  croître 
La  tour  du  vieux  cloître? 
Et  le  grand  mur  noir 
Du  royal  manoir? 
Entrons  dans  le  Louvre. 
Vous  tremblez,  je  croi, 
Au  son  du  beffroi  ? 
La  fenêtre  s'ouvre, 
Saluez  le  roi.  » 

VU 

Le  vieux  baron,  en  signant  sa  poitrine, 
Va  visiter  la  reine  Catherine; 
Sa  fille  reste,  et  dans  la  cour  s'assied  : 
Mais  sur  un  corps  elle  heurte  son  pied  : 
ce  Je  vis  encor,  je  vis  encor,  madame; 
Arrêtez-vous  et  donnez-moi  la  main; 
En  me  sauvant,  vous  sauverez  mon  âme; 
Car  j  entendrai  la  messe  dès  demain,  » 

VIII 

—  Huguenot  profane, 
Lui  dit  Marie-Anne, 
Sur  ton  corselet 
Mets  mon  chapelet. 
Tu  prieras  la  Vierge, 


50  LIVRE    MODERNE 

Je  prierai  le  roi. 
Prends  ce  palefroi, 
Surtout  prends  un  cierge, 
Et  viens  avec  moi.  » 


IX 

Marie  ordonne  à  tout  sou  équipage 

De  l'emporter  dans  le  manteau  d'un  page, 

Lui  fait  ôter  ses  baudriers  trop  lourds, 

Jette  sur  lui  sa  cape  de  velours, 

Attache  un  voile  avec  une  relique 

Sur  sa  blessure,  et  dit.  sans  s'émouvoir  : 

«  Ce  gentilhomme  est  un  bon  catholique, 

Et  dans  l'église  il  vous  le  fera  voir.  » 


Murs  de  Saint-Eustache! 
Quel  peuple  s'attache 
A  vos  escaliers, 
A  vos  noirs  piliers, 
Traînant  sur  la  claie 
Ces  morts  sans  cercueil, 
La  fureur  dans  l'œil, 
Et  formant  la  haie 
De  l'autel  au  seuil? 


XI 

Dieu  fasse  grâce  à  l'année  où  nous  sommes! 
Ce  sont  vraiment  des  femmes  et  des  hommes; 
Leur  foule  entonne  un  Te  Deum  en  chœur. 
Et  dans  le  sang  trempe  et  dévoue  un  cœur, 


MADAME    DE    SOUBISE  51 

Cœur  d'amiral  arraché  dans  la  rue, 
Cœur  gangrené  du  schisme  de  Calvin. 
On  boit,  on  mange,  on  rit  ;  la  foule  accrue 
Se  l'offre  et  dit  :  a  C'est  le  pain  et  le  vin.  & 


XII 

Un  moine  qui  masque 
Son  front  sous  un  casque 
Lit  au  maître-autel 
Le  livre  immortel; 
Il  chante  au  pupitre, 
Et  sa  main  trois  fois, 
En  faisant  la  croix. 
Jette  sur  Tépître 
Le  sang  de  ses  doigts. 

XIII 

a  Place!  dit-il;  tenons  notre  promesse 

D'épargner  ceux  qui  viennent  à  la  messe. 

Place  !  je  vois  arriver  deux  enfants  : 

Ne  tuez  pas  encor,  je  le  défends  ; 

Tant  qu'ils  sont  là,  je  les  ai  sous  ma  garde. 

Saint  Paul  a  dit  :  «  Le  temple  est  fait  pour  tous.  » 

Chacun  son  lot,  le  dedans  me  regarde; 

Mais,  une  fois  dehors,  ils  sont  à  vous. 

XIV 

—  Je  viens  sans  mon  père; 
Mais  en  vous  j'espère 
(Dit  Anne  deux  fois 
D'une  faible  voixjj 


52  LIVRE    MODERNE 

Il  est  chez  la  reine; 
Moi,  j'accours  ici 
Demander  merci 
Pour  ce  capitaine 
Qui  vous  prie  aussi.  > 

XV 

Le  blessé  dit  :  «  Il  n'est  plus  temps,  madame  : 
Mon  corps  n'est  pas  sauvé,  mais  bien  mon  àme. 
Si  vous  voulez,  donnez-moi  votre  main, 
Et  je  mourrai  catholique  et  romain; 
Epousez-moi,  je  suis  duc  de  Soubise; 
Vous  n'aurez  pas  à  vous  en  repentir  : 
C  est  pour  un  jour.  Hclas!  dans  votre  église 
Je  suis  entré,  mais  pour  n'en  plus  sortir. 

XVI 

»  Je  sens  fuir  mon  âme! 
Êtes-vous  ma  femme? 
—  Hélas!  dit-elle,  oui,  » 
Se  baissant  vers  lui. 
Un  mot  les  marie. 
Ses  yeux,  par  l'efTort 
D'un  dernier  transport, 
Regardent  Marie; 
Puis  il  tombe  mort. 

X  ^'  II 

Ce  fut  ainsi  qu'Anne  devint  duchesse; 
Elle  donna  le  fief  et  sa  richesse 
A  l'ordre  saint  des  frères  de  Jésus, 
Et  leur  légua  ses  propres  biens  en  sus. 


LE    COR  55 

L'n  faible  corps  qu'un  esprit  troublé  ronge 
Résiste  peu,  mais  ne  vit  pas  longtemps  : 
Dans  le  couvent  des  nonnes,  en  Saintonge, 
Elle  mourut  vierge  et  veuve  à  vingt  ans. 

Ecrit  à  la  Briche,  en  Beauce.  Mai  1828. 


5.    —   LE    COR 

POÈME 


J'aime  le  son  du  cor,  le  soir,  au  fond  des  bois, 
Soit  qu  il  chante  les  pleurs  de  la  biche  aux  abois, 
Ou  ladieu  du  chasseur  que  l'écho  faible  accueille, 
Et  que  le  vent  du  nord  porte  de  feuille  en  feuille. 

Que  de  fois,  seul,  dans  l'ombre  à  minuit  demeuré, 
J  ai  souri  de  lentendre.  et  plus  souvent  pleuré  I 
Car  je  croyais  ouïr  de  ces  bruits  prophétiques 
Qui  précédaient  la  mort  des  paladins  antiques. 

O  montagne  dazuri  ô  pays  adoré! 
Rocs  de  la  Frazona,  cirque  du  Marboré, 
Cascades  qui  tombez  des  neiges  entraînées, 
Sources,   gaves,   ruisseaux,  torrents   des  Pyrénées, 

Monts  gelés  et  fleuris,  trône  des  deux  saisons, 
Dont  le  front  est  de  glace  et  le  pied  de  gazons  ! 
C'est  là  qu'il  faut  s'asseoir,  c'est  là  qu'il  faut  entendre 
Les  airs  lointains  d'un  cor  mélancolique  et  tendre. 


54  LIVRE    MODERNE 

Souvent  un  voyageur,  lorsque  l'air  est  sans  bruit, 
De  cette  voix  d'airain  fait  retentir  la  nuit; 
A  ses  chants  cadencés  autour  de  lui  se  mêle 
L'narmonieux  grelot  du  jeune  agneau  qui  bêle. 

Une  biche  attentive,  au  lieu  de  se  cacher, 
Se  suspend  immobile  au  sommet  du  rocher, 
Et  la  cascade  unit,  dans  une  chute  immense, 
Son  éternelle  plainte  aux  chants  de  la  romance. 

Ames  des  chevaliers,  revenez-vous  encor? 
Est-ce  vous  qui  parlez  avec  la  voix  du  cor? 
Roncevaux!  Roncevaux!  dans  la  sombre  vallée 
L'ombre  du  grand  Roland  n'est  donc  pas  consolée! 

II 

Tous  les  preux  étaient  morts,  mais  aucun  n'avait  fui. 
Il  reste  seul  debout,  Olivier  près  de  lui  : 
L'Afrique  sur  le   mont  l'entoure  et  tremble  encore. 
«  Roland,  tu  vas  mourir,  rends-toi,  criait  le  More; 

»  Tou  s  tes  p;iirs  sont  couchés*  dan  s  les  eaux  des  torrents.  » 
Il  rugit   comme  un  tigre,  et   dit  :  «  Si  je  me  rends, 
Africain,  ce  sera  lorsque  les  Pyrénées 
Sur  l'onde  avec  leurs  corps  rouleront  entraînées. 

»  —  Rends-toi  donc,  répond-il,  ou  meurs,  caries  voilà.  » 
Et  du  plus  haut  des   monts  un   grand  rocher  roula. 
Il  bondit,  il  roula  jusqu'au  fond  de  l'abîme. 
Et  de  ses  pins,  dans  l'onde,   il  vint  briser  la  cime. 

«  Merci,  cria  Roland;  lu  m'as  fait  un  chemin.  » 
Et,  jusqu'au  pied  des  monts  le  roulant  d'une  main, 
Sur  le  roc  affermi  comme  un  géant  s'élance, 
Et,  prête  à  fuir,  l'armée  à  ce  seul  pas  balance. 


LE    COR  55 


III 


Tranquilles  cependant,  Charlemagne  et  ses  preux 
Descendaient  la  montagne  et  se  parlaient  entre  eux. 
A  1  horizon  déjà,  par  leurs  eaux  signalées, 
De  Luz  et  d'Argélès  se  montraient  les  vallées. 

L'armée  applaudissait.  Le  luth  du  troubadour 
S'accordait  pour  chanter  les  saules  de  l'Adour; 
Le  vin  français  coulait  dans  la  coupe  étrangère; 
Le  soldat,  en  riant,  parlait  à  la  bergère. 

Roland  gardait  les  monts;  tous  passaient  sans  effroi. 
Assis  nonchalamment  sur  un  noir  palefroi. 
Qui  marchait  revêtu  de  housses  violettes, 
Turpin  disait,  tenant  les  saintes  amulettes  : 

«  Sire,  on  voit  dans  le  ciel  des  nuages  de  feu; 
Suspendez  votre  marche;  il  ne  faut  tenter  Dieu. 
Par  monsieur  saint  Denis,  certes  ce  sont  des   âmes 
Qui  passent  dans  les  airs  sur  ces  vapeurs  de  flammes. 

»  Deux  éclairs  ont  relui,  puis  deux  autres  encor.  » 
Ici  l'on  entendit  le  son  lointain  du  cor. 
L'empereur  étonné,  se  jetant  en  arrière, 
Suspend  du  destrier  la  marche  aventurière. 

«  Entendez-vous  ?  dit-il.  —  Oui,  ce  sont  des  pasteurs 
Rappelant  les  troupeaux  épars  sur  les  hauteurs, 
Répondit  l'archevêque,  ou  la  voix  étouffée 
Du  nain  vert  Obéron,  qui  parle  avec  sa  fée.  » 

Et  l'empereur  poursuit  ;  mais  son  front  soucieux 
Est  plus  sombre  et  plus  noir  que  l'orage  des  cieux- 


56  LIVRE    MODERNE 

Il  craint  la  trahison,  et,  tandis  qu'il  y  songe, 
Le  cor  éclate  et  meurt,  renaît  et  se  prolonge. 

«  Malheur  !  c'est  mon  neveu  !  malheur  !  car,  si  Roland 
Appelle  à  son  secours,  ce  doit  être  en  mourant. 
Arrière,  chevaliers,  repassons  la  montagne! 
TrembleencorsousnospiedsjSoltrompeurderEspagne!  » 

lY 

Sur  le  plus  haut  des  monts  s'arrêtent  les  chevaux; 
L  écume  les  blanchit;  sous  leurs  pieds,  Roncevaux 
Des  feux  mourants  du  jour  à  peine  se  colore. 
A  l'horizon  lointain  fuit  l'étendard  du  More. 

«  Turpin,  n'as-tu  rien  vu  dans  le  fond  du  torrent  ? 
—  J'y  vois  deux  chevaliers  :  l'un  mort,  l'autre  expirant. 
Tous  deux  sont  écrasés  sous  une  roche  noire  ; 
Le  plus  fort,   dans  sa    main,  élève  un  cor  d  ivoire, 
Son  àme  en  s'exhalant  nous  appela  deux  fois.  » 

Dieu  !  que  le  son  du  cor  est  triste  au  fond  des  bois  ! 

Écrit  à   Pau,  en  1825. 


6.    —    LA    FREGATE    LA    «  SERIEUSE  » 

oc 
L.\    PLAINTE    DU    CAPITAINE 

P  O  È  .M  E 
I 

Qu'elle  était  belle,  ma  frégate, 
Lorsqu  elle  voguait  dans  le  vent! 


LA    FKÉGATE    LA    ((     SÉPaEUSE    »  57 

Elle  avait,  au  soleil  levant, 
Toutes  les  couleurs  de  l'agate; 
Ses  voiles  luisaient  le  matin 
Comme  des  ballons  de  satin; 
Sa  quille  mince,  longue  et  plate, 
Portait  deux  bandes  d  écarlate 
Sur  vingt-quatre  canons  cachés; 
Ses  mâts,  en  arrière  penchés, 
Paraissaient  à  demi  couchés. 
Dix  fois  plus  vive  qu'un  pirate, 
En  cent  jours  du  Havre  à  Surate 
Elle  nous  emporta  souvent. 
—  Quelle  était  belle,  ma  frégate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent! 

II 

Brest  vante  son  beau  port  et  cette  rade  insigne 
Oùpeuventmanœuvrertroiscents  vaisseaux  de  ligne; 
BoLLOGME,  sa  cité  haute  et  double,  et  Calais, 
Sa  citadelle  assise  en  mer  comme  un  palais; 
Dieppe  a  son  vieux  château  soutenu  par  la  dune, 
Ses  baigneuses  cherchant  la  vague  au  clair  de  lune. 
Et  ses  deux  monts  en  vain  par  la  mer  insultés; 
Cherbourg  a  ses  fanaux  de  bien  loin  consultés. 
Et  gronde  en  menaçant  Guernsey  la  sentinelle 
Debout  près  de  Jersey,  presque  en  France  ainsi  qu'elle 
LoRiE>-T,  dans  sa  rade  au  mouillaçre  inég:al, 
Pieçoit  la  poudre  d'or  des  noirs  du  Sénégal; 
Sai>t-Malo  dans  son  port  tranquillement  regarde 
Mille  rochers  debout  qui  lui  servent  de  garde; 
Le  Havre  a  pour  parure  ensemble  et  pour  appui 
Xotre-Dame-de-Gràce  et  Honfleur  devant  lui; 
Bordeaux,  de  ses  longs  quais  parés  de  maisons  neuves, 
Porte  jusqu'à  la  mer  ses  vins  sur  deux  grands  fleuves  ; 


58  LIVRE    MODERNE 

Toute  ville  à  Marseille  aurait  droit  d'envier 

Sa  ceinture  de  fruits,  d'orange  et  d'olivier; 

D'or  et  de  fer  Bayonne  en  tout  temps  fut  prodigue, 

Du  grand  cardinal-duc  La  Rochelle  a  la  digue  ; 

Tous  nos  ports  ontleur  gloire  ouleur  luxe  à  nommer; 

Mais  Toulon  a  lancé  la  Sérieuse  en  mer. 


LA    TRAVERSEE 
III 

Quand  la  belle  Sérieuse 
Pour  1  Egypte  appareilla, 
Sa  iîgure  gracieuse 
Avant  le  jour  s  éveilla; 
A  la  lueur  des  étoiles 
Elle  déploya  ses  voiles, 
Leurs  cordages  et  leurs  toiles, 
Comme  de  larges  réseaux, 
Avec  ce  long  bruit  qui  tremble 
Qui  se  prolonge  et  ressemble 
Au  bruit  des  ailes  qu  ensemble 
Ouvre  une  troupe  d'oiseaux. 

IV 

Dès  que  l'ancre  dégagée,   . 
Revient  par  son  câble  à  bord, 
La  proue  alors  est  changée, 
Selon  l'aiguille  et  le  nord. 
La  Sérieuse  l'observe, 
Elle  passe  la  Réserve, 
Et  puis  marche  de  conserve 
Avec  le  grand  Orient  : 


LA    FRÉGATE    LA     «    SÉRIEUSE    ))  59 

Sa  voilure  toute  blanche 
Comme  un  sein  gonflé  se  penche; 
Chaque  mât,  comme  une  branche, 
Touche  la  vague  en  pliant. 


Avec  sa  démarche  leste, 
Elle  glisse  et  prend  le  vent, 
Laisse  à  l'arrière  VAlceste, 
Et  marche  seule  à  l'avant. 
Par  son  pavillon  conduite. 
L'escadre  n'est  à  sa  suite 
Que  lorsque  arrêtant  sa  fuite, 
Elle  veut  l'attendre  enfin  : 
Mais,  de  bons  marins  pourvue, 
Aussitôt  qu'elle  est  en  vue. 
Par  sa  manœuvre  imprévue. 
Elle  part  comme  un  dauphin. 

VI 

Comme  un  dauphin  elle  saute, 
Elle  plonge  comme  lui 
Dans  la  mer  profonde  et  haute. 
Où  le  feu  Saint-Elme  a  lui. 
Le  feu  serpente  avec   grâce; 
Du  gouvernail  qu'il  embrasse 
Il  marque  longtemps  la  trace, 
Et  l'on  dirait  un  éclair 
Qui,  n'ayant  pu  nous  atteindre, 
Dans  les  vagues  va  s'éteindre, 
Mais  ne  cesse  de  les  teindre 
Du  prisme  enflammé  de  l'air. 


60  LIVRE    M  ODER. NE 


VII 

Ainsi  qu'une  forêt  sombre 
La  flotte  venait  après, 
Et  de  loin  s'étendait  l'ombre 
De  ses  immenses  agrès. 
En  voyant  le  Spartiate, 
Le  Franklin  et  sa  frégate, 
Le  bleu,  le  blanc,  l'écarlate, 
De  cent  mais  nationaux, 
L'armée,  en  convoi,  remise 
Comme  en  garde  à  VArtémise, 
Nous  nous  dîmes  :  «  C'est  Venise 
Qui  s'avance  sur  les  eaux.  » 

VIII 

Quel  plaisir  d'aller  si  vile, 
Et  de  voir  son  pavillon, 
Loin  des  terres  qu'il  évite 
Tracer  un  noble  sillon! 
Au  large  on  voit  mieux  le  monde, 
Et  sa  tête  énorme  et  ronde 
Qui  se  balance  et  qui  gronde 
Comme  éprouvant  un  affront. 
Parce  que  l'homme  se  joue 
De  sa  force,  et  que  la  proue, 
Ainsi  qu'une  lourde  roue, 
Fend  sa  route  sur  son  front. 

IX 

Quel  plaisir!  et  quel  spectacle 
Que  l'élément  triste  et  froid 


LA    FRÉGATE    LA    «    SÉRIEUSE    »  61 

Ouvert  ainsi  sans  obstacle 
Par  un  bois  de  chêne  étroit  1 
Sur  la  plaine  humide  et  sombre, 
La  nuit  reluisaient  dans  lombre 
Des  insectes  en  grand  nombre, 
De  merveilleux  vermisseaux, 
Troupe  brillante  et  frivole, 
Comme  un  feu  follet  qui  vole, 
Ornant  chaque  banderole 
Et  chaque  mât  des  vaisseaux. 

X 

Et  surtout  la  Sérieuse 
Était  belle  nuit  et  jour; 
La  mer,  douce  et  curieuse, 
La  portait  avec  amour. 
Comme  un  vieux  lion  abaisse 
Sa  longue  crinière  épaisse. 
Et,  sans  l'agiter,  y  laisse 
Se  jouer  le  lionceau  ; 
Comme  sur  sa  tête  agile 
Une  femme  tient  l'argile, 
Ou  le  jonc  souple  et  fragile 
D'un  mystérieux  berceau. 

XI 

■Moi,  de  sa  poupe  hautaine 
Je  ne  m'absentais  jamais, 
Car,  étant  son  capitaine, 
Comme  un  enfant  je  laimais  : 
J'aurais  moins  aimé  peut-être 
L'enfant  que  j'aurais  vu  naître: 
De  son  cœur  on  n'est  pas  maître. 


02  LIVRE    MODERNE 

Moi,  je  suis  un  vrai  marin; 
Ma  naissance  est  un  mystère; 
Sans  famille,  et  solitaire, 
Je  ne  connais  pas  la  terre, 
Et  la  vois  avec  chagrin. 

XII 

Mon  banc  de  quart  est  mon  trône, 
J'y  règne  plus  que  les  rois; 
Sainte  Barbe  est  ma  patronne; 
Mon  sceptre  est  mon  porte-voix  ; 
Ma  couronne  est  ma  cocarde; 
Mes  officiers  sont  ma  garde; 
A  tous  les  vents  je  hasarde 
Mon  peuple  de  matelots, 
Sans  que  personne  demande 
A  quel  bord  je  veux  qu'il  tende, 
Et  pourquoi  je  lui  commande 
D'être  plus  fort  que  les  flots. 

XIII 

Voilà  toute  la  famille 

Qu'en  mon  temps  il  me  fallait; 

Ma  frégate  était  ma  fille. 

«  Va  !  »  lui  disais-je.  Elle  allait, 

S'élançait  dans  la  carrière. 

Laissant  l'écueil  en  arrière. 

Comme  un  cheval  sa  barrière; 

Et  l'on  m'a  dit  qu'une  fois 

(Quand  je  pris  terre  en  Sicile) 

Sa  marche  fut  moins  facile; 

Elle  parut  indocile 

Aux  ordres  d'une  autre  voix. 


LÀ    FREGATE    LA    «    SÉRIEUSE  »  B3 


XIV 

On  l'aurait  crue  animée! 
Toute  l'Egypte  la  prit, 
Si  blanche  et  si  bien  formée, 
Pour  un  gracieux  Esprit, 
Des  Français  compatriote, 
Lorsqu'en  avant  de  la  flotte. 
Dont  elle  était  le  pilote, 
Doublant  une  vieille  tour  *, 
Elle  entra,  sans  avarie, 
Aux  cris  :  «  Vive  la  patrie  !  » 
Dans  le  port  d'Alexandrie, 
Qu'on  appelle  Abou-Mandour. 

LE   REPOS 

XV 

Une  fois,  par  malheur,  si  vous  avez  pris  terre, 
Peut-être  qu  un  de  vous,  sur  un  lac  solitaire, 
Aura  vu,  comme  moi,  quelque  cygne  endormi, 
Qui  se  laissait  au  vent  balancer  à  demi. 
Sa  tête  nonchalante,  en  arrière  appuyée. 
Se  cache  dans  la  plume  au  soleil  essuyée  : 
Son  poitrail  est  lavé  par  le  flot  transparent, 
Comme  un  écueil  où  l'eau  se  joue  en  expirant; 
Le  duvet  qu'en  passant  l'air  dérobe  à  sa  plume 
Autour  de  lui  s'envole  et  se  mêle  à  l'écume; 
Une  aile  est  son  coussin,  l'autre  est  son  éventail; 
Il  dort,  et  de  son  pied  le  large  gouvernail 
Trouble  encore,  en  ramant,  l'eau  tournoyante  et  douce , 
Tandis  que  sur  ses  flancs  se  forme  un  lit  de  mousse. 

1.  La  tour  des  Arabes,  près  d'Alexandrie. 


64  LIVRE    MODERNE 

De  feuilles  et  de  joncs,  et  d'herbages  errants 
Qu'apportent  près  de  lui  d'invisibles  courants. 


LE   COMBAT 

XYI 

Ainsi  près  d'Aboukir  reposait  ma  frégate; 
A  l'ancre  dans  la  rade,  en  avant  des  vaisseaux, 
On  voyait  de  bien  loin  son  corset  d'écarlate 
Se  mirer  dans  les  eaux. 

Ses  canots  l'entouraient,  à  leur  place  assignée. 
Pas  une  voile  ouverte,  on  était  sans  dangers. 
Ses  cordages  semblaient  des  filets  d'araignée. 
Tant  ils  étaient  légers. 

Nous  étions  tous  marins.  Plus  de  soldats  timides 
Qui  chancellent  à  bord  ainsi  que  des  enfants; 
Ils  marchaient  sur  leur  sol,  prenant  des  Pyramides, 
Montant  des  éléphants. 

Il  faisait  beau.  —  La  mer,  de  sable  environnée, 
Brillait  comme  un  bassin  d'argent  entouré  d'or; 
Un  vaste  soleil  rouge  annonça  la  journée 
Du  quinze  thermidor. 

La  Sérieuse  alors  s'ébranla  sur  sa  quille  : 
Quand  venait  un  combat,  c'était  toujours  ainsi; 
Je  le  reconnus  bien,  et  je  lui  dis  :  «  Ma  fille. 
Je  te  comprends,  merci.  » 

J'avais  une  lunette  exercée  aux  étoiles  ; 
Je  la  pris,  et  la  tins  ferme  sur  Ihorizon. 
—  Une,  deux,  trois  —  je  vis  treize  et  quatorze  voiles  : 
Enfin,  c'était  Nelson. 


LA    FRÉGATE    LA    «    SÉRIEUSE   ))  65 

Il  courait  contre  nous  en  avant  de  la  brise  ; 
La  Sérieuse  à  l'ancre,  immobile  s'offrant, 
Reçut  le  rude  abord  sans  en  être  surprise. 
Comme  un  roc  un  torrent. 

Tous  passèrent  près  d'elle  en  lâchant  leur  bordée; 
Fière,  elle  répondit  aussi  quatorze  fois, 
Et  par  tous  les  vaisseaux  elle  fut  débordée, 
Mais  il  en  resta  trois. 

Trois  vaisseaux  de  hautbord  —  combattre  une  frégate  ! 
Est-ce  l'art  d'un  marin?  le  trait  d'un  amiral? 
Un  écumeur  de  mer,  un  forban,  un  pirate, 
N'eût  pas  agi  si  mal! 

N'importe  !  elle  bondit,  dans  son  repos  troublée, 
Elle  tourna  trois  fois  jetant  vingt-quatre  éclairs, 
Et  rendit  tous  les  coups  dont  elle  était  criblée, 
Feux  pour  feux,  fers  pour  fers. 

Ses  boulets  enchaînés  fauchaient  des  mâts  énormes. 
Faisaient  voler  le  sang,  la  poudre  et  le  goudron, 
S'enfonçaient  dans  le  bois,  comme  au  cœur  des  grands 
Le  coin  du  bûcheron.  [ormes 

Un  brouillard  de  fumée  où  la  flamme  étincelle 
L'entourait;  mais,  le  corps  brûlé,  noir,  écharpé, 
Elle  tournait,  roulait,  et  se  tordait  sous  elle. 
Comme  un  serpent  coupé. 

Le  soleil  s'éclipsa  dans  l'air  plein  de  bitume. 
Ce  jour  entier  passa  dans  le  feu,  dans  le  bruit; 
Et,  lorsque  la  nuit  vint,  sous  cette  ardente  brume 
On  ne  vit  pas  la  nuit. 


66  LIVRE    MODER>E 

Nous  étions  enfermés  comme  dans  un  orage  : 
Des  deux  flottes  au  loin  le  canon  s'y  mêlait; 
On  tirait  en  aveugle  à  travers  le  nuage  : 
Toute  la  mer  brûlait. 

Mais,  quand  le  jour  revint,  chacun  connut  son  œuvre. 
Les  trois  vaisseaux  flottaient  démâtés,  et  si  las, 
Qu'ils  n  avaient  plus  de  force  assez  pour  lamanœuvre  ; 
Mais  ma  frégate,  hélas  ! 

Elle  ne  voulait  plus  obéir  à  son  maître; 
Mutilée,  impuissante,  elle  allait  au  hasard  ; 
Sans  gouvernail,  sans  mât,  ou  n'eût  pu  reconnaître 
La  merveille  de  l'art! 

Engloutie  à  demi,  son  large  pont  à  peine, 
S'affaissaut  par  degrés,  se  montrait  sur  les  flots, 
Et  là  ne  restaient  plus,  avec  moi  capitaine, 
Que  douze  matelots. 

Je  les  fis  mettre  en  mer  à  bord  d'une  chaloupe. 
Hors  de  notre  eau  tournante  et  de  son  tourbillon, 
Et  je  revins  tout  seul  me  coucher  sur  la  poupe 
Au  pied  du  pavillon. 

J'aperçus  des  Anglais  les  figures  livides, 
Faisant  pour  s'approcher  un  inutile  efl'ort 
Sur  leurs  vaisseaux  flot  tant  s  comme  des  tonneaux  vides. 
Vaincus  par  notre  mort. 

La  Sérieuse  alors  semblait  à  l'agonie; 
L'eau  dans  ses  cavités  bouillonnait  sourdement; 
Elle,  comme  voyant  sa  carrière  finie, 
Gémit  profondément. 


LA    FRÉGATE    LA    «   SÉRIEUSE    »  67 

Je  me  sentis  pleurer,  et  ce  fut  un  prodige, 
T.n  mouvement  honteux;  mais  bientôt  1  étouffant  : 
«  Nous  nous  sommes  conduits  comme  il  fallait,  lui  dis-je: 
Adieu  donc,  mon  enfant  I  h 

Elle  plonge  d  abord  sa  poupe  et  puis  sa  proue; 
Mon  pavillon  noyé  se  montrait  en  dessous  ; 
Puis  elle  s'enfonça,  tournant  comme  une  roue, 
Et  la  mer  viut  sur  nous. 


X  ^'  1 1 

Hélas!  deux  mousses  d'Angleterre 
Me  sauvèrent  alors,  dit-on, 
Et  me  voici  sur  un  ponton  ;  — 
J'aimerais  presque  autant  la  terre! 
Cependant  je  respire  ici 
L'odeur  de  la  vague  et  des  brises. 
Vous  êtes  marins.  Dieu  merci! 
Nous  causons  de  combats,  de  prises; 
Nous  fumons,  et  nous  prenons  1  air 
Qui  vient  aux  sabords  de  la  mer, 
Votre  voix  m  anime  et  me  flatte, 
Aussi  je  vous  dirai  souvent  : 
«  Qu'elle  était  belle  ma  frésate, 
Lorsqu'elle  voguait  dans  le  vent  !  » 

Dieppî,  1823. 


LES   DESTINÉES 


7.    —    LA    SAUVAGE 
I 

Solitudes  que  Dieu  fit  pour  le  Nouveau  Moude, 
Forêts,  vierges  encor,  dont  la  voûte  profonde 
A  d'éternelles  nuits  que  les  brûlants  soleils 
jN'éclairent  qu'en  tremblant  par  deux  rayons  vermeils 
(Car  le  couchant  peut  seul  et  seule  peut  1  aurore 
Glisser  obliquement  au  pied  du  sycomore), 
Pour  qui,  dans  l'abandon,  soupirent  vos  cyprès? 
Pour  qui  sont  épaissis  ces  joncs  luisants  et  fr;iis? 
Quels  pas  attendez-vous  pour  fouler  vos  prairies? 
De  quels  peuples  éteints  étiez-vous  les  patries  ? 
Les  pieds  de  vos  grands  pins,  si  jeunes  et  si  forts, 
Sont-ils  entrelacés  sur  la  tête  des  morts  ? 
Et  vos  gémissements  sortent-ils  de  ces  urnes 
Que  trouve  l'Indien  sous  ses  pas  taciturnes? 
Et  ces  bruits  du  désert,  dans  la  plaine  entendus, 
Est-ce  un  soupir  dernier  des  royaumes  perdus? 
Votre  nuit  est  bien  sombre  et  le  vent  seul  murmure. 
Une  peur  inconnue  accable  la  nature. 

1.  Les  Destinées,  qui  font  aujourd'hui  partie  des  Poésies  complètes 
d'Aîfred  de  Vigny,  sont  une  œuvre  posthume,  publiée  en  1864  par 
M.  Louis  Ratisbonae. 


LA    SAUVAGE  69 

Les  oiseaux  sont  cachés  dans  le  creux  des  pins  noirs. 
Et  tous  les  animaux  ferment  leurs  reposoirs 
Sous  1  écorce,  ou  la  mousse  ou  parmi  les  racines. 
Ou  dans  le  creux  profond  des  vieux  troncs  en  ruines. 

—  L'orage  sonne  au  loin,  le  bois  va  se  courber. 
De  larges  gouttes  d'eau  commencent  à  tomber; 
Le  combat  se  prépare  et  Timmense  ravage 
Entre  la  nue  ardente  et  la  forêt  sauvage. 

II 

—  Qui  donc  cherche  sa  route  en  ces  bois  ténébreux? 
L'ne  pauvre  Indienne  au  visage  fiévreux. 

Pâle  et  portant  au  sein  un  faible  enfant  qui  pleure. 
Sur  un  sapin  tombé,  pont  tremblant  quelle  effleure, 
Elle  passe,  et  sa  main  tient  sur  l'épaule  un  poids 
Qu^elle  baise  :  autre  enfant  pendu  comme  un  carquois. 
Malgré  sa  volonté,  sa  jeunesse  et  sa  force, 
Elle  frissonne  encor  sous  la  pagne  d'écorce 
Et  tient  sur  ses  deux  fils  la  laine  aux  plis  épais, 
Sa  tunique  et  son  lit  dans  la  guerre  et  la  paix. 

—  Après  avoir  longtemps  examiné  les  herbes 
Et  la  trace  des  pieds  sur  leurs  épaisses  gerbes 
Ou  sur  le  sable  fin  des  ruisseaux  abondants, 
Elle  s'arrête  et  cherche  avec  des  yeux  ardents 
Quel  chemin  a  suivi  dans  les  feuilles  froissées 

L  homme  de  la  Peau-Rouge  aux  guerres  insensées. 

Comme  la  lice  errante,  affamée  et  chassant, 

Elle  flaire  l'odeur  du  sauvage  passant, 

Indien,  ennemi  de  sa  race  indienne. 

Et  de  qui  la  famille  a  massacré  la  sienne. 

Elle  écoute,  regarde  et  respire  à  la  fois 

La  marche  des  Hurons  sur  les  feuilles  des  bois  ; 

Un  cri  lointain  l'effraye,  et  dans  la  forêt  verte 

Elle  s'enfonce  enfin  par  une  route  ouverte. 


70  LES    DESTINÉES 

Elle  sait  que  les  blancs,  par  le  fer  et  le  feu, 
Ont  troué  ces  grands  bois  semés  des  mains  de  Dieu, 
Et,  promenant  au  loin  la  flamme  qui  calcine, 
Pour  labourer  la  terre  ont  brûlé  la  racine, 
L'arbre  et  les  joncs  touffus  que  le  fleuve  arrosait. 
Ces  Anglais  qu  autrefois  sa  tribu  méprisait 
Sont  maîtres  sur  sa  terre,  et  l'Osage  indocile 
Va  chercher  leur  foyer  pour  demander  asile. 


III 

Elle  entre  en  une  allée  où  d'abord  elle  voit 

La  barrière  d'un  parc.  —  Un  chemin  large  et  droit 

Conduit  à  la  maison  de  forme  britannique, 

Où  le  bois  est  cloué  dans  les  angles  de  brique, 

Où  le  toit  invisible  entre  un  double  rempart 

S'enfonce,  où  le  charbon  fume  de  toute  part, 

Oïl  tout  est  clos  et  sain,  où  vient  blanche  et  luisante 

S'unir  à  l'ordre  froid  la  propreté  décente. 

Fermée  à  l'ennemi,  la  maison  s  ouvre   au  jour, 

Légère  comme  un  kiosk,  forte  comme  une  tour. 

Le  chien  de  Terre-Neuve  y  hurle   près   des  portes, 

Et  des  blonds  serviteurs  les  agiles  cohortes 

S'empressent  en  silence  aux  travaux  familiers, 

Et,  les  plateaux  en  main,  montent  les  escaliers. 

Deux  filles  de  six  ans  aux  lèvres  ingénues 

Attachaient  des  rubans  sur  leurs  épaules  nues; 

Mais,  voyant  l'Indienne,  elles  courent;  leur  main 

L'appelle  et  l'introduit  par  le  large  chemin 

Dont  elles  ont  ouvert,  à  deux  bras,  la  barrière; 

Et  caressant  déjà  la  pâle  aventurière  : 

«  As-tu  de  beaux  colliers  d'azaléa  pour  nous? 

Ces  mocassins  musqués,  si  jolis  et  si  doux. 

Que  ma  mère  à  ses  pieds  ne  veut  d'autre  chaussure? 

Et  les  peaux  de  castor,  les  a-t-on  sans  morsure? 


LA    SAUVAGE  71 

Yends-tu  le  lait  des  noix  et  la  sagamité  '  ? 

Le  pain  anglais  n'a  pas  tant  de  suavité. 

C'est  Noël  aujourd'hui.  Noël  est  notre  fête, 

A  nous,  enfants  ;  vois-tu?  la  Bible  est  déjà  prête ;^ 

Devant  1  orgue  ma  mère  et  nos  sœurs  vont  s'asseoir. 

Mon  frère  est  sur  la  porte  et  mon  père  au  parloir.  » 

L'Indienne  aux  grands yeuxleursouritsansrépondre. 

Resarde  tristement  cette  maison  de  Londre 

Que  le  veut  malfaiteur  apporta  dans   ses  bois, 

Au  lieu  d'y  balancer  le  hamac  d  autrefois. 

Mais  elle  entre  à  grands  pas,  de  cet  air  calme  et  grave 

Près  duquel  tout  regard  est  un  regard  d  esclave. 

Le  parloir  est  ouvert,  un  pupitre  au  milieu  ; 

Le  père  y  lit  la  Bible  à  tous  les  gens  du  lieu, 

Sa  femme  et  ses  enfants  sont  debout  et  lécoutent, 

Et  des  chasseurs  de  daims,  que  les  Hurons  redoutent, 

Défricheurs  de  forêts  et  tueurs  de  bison, 

Valets  et  laboureurs,  composent  la  maison. 

Le  maître  est  jeune  et  blond,  vêtu  de  noir,  sévère 

D'aspect  et  d'un  maintien  qui  veut  qu'on  le  révère. 

L'Anglais-Américaiu,  nomade  et  protestant, 

Pontife  en  sa  maison  y  porte,  en  l'habitant. 

Un  seul  livre  et  partout  oii,  pour  l'heure,  il  réside; 

De  toute  question  sa  papauté  décide  : 

Sa  famille  est  croyante,  et,  sans  autels,  il  sert, 

Prêtre  et  père  à  la  fois,  son  Dieu    dans  un  désert. 

Celui  qui  règne  ici  d'une  façon  hautaine 
N'a  point  voulu  parer  sa  maison  puritaine: 
Mais  lœil  trouve  un  miroir  sur  les  aciers  brunis. 
La  main  se  réfléchit  sur  les  meubles  vernis  ; 

1.  Pâte  de  maïs. 


LES    DESTINEES 


Nul  tableau  sur  les  murs  ne  fait  briller  l'image 
D'unpays  merveilleux,  d'un  grand  homme  ou  d'un  sage  ; 
Mais,  sous  un  cristal  pur,  orné  d'un  noir  feston, 
Un  billet  en  dix  mots  qu  écrivit  Washington. 
Quelques  livres  rangés,  dont  le  premier  Shakspeare 
(Car  des  deux  bords  anglais  ses  deux  pieds  ontl'em- 
Attendent  dans  un  angle,  à  leur  taille  ajusté,   [pire), 
Les  lectures  du  soir  et  les  heures  du  thé. 
Tout  est  prêt  et  rangé  dans  sa  juste  mesure, 
Et  la  maîtresse,  assise  au  coin  d'une  embrasure, 
D  un  sourire  angélique  et  d'un  doigt  gracieux. 
Fait  signe  à  ses  enfants  de  baisser  leurs  beauxyeux. 


IV 

—  La  sauvage  Indienne  au  milieu  d'eux  s  avance  : 
0  Salut,  maître.  Moi,  femme  et  seule  en  ta  présence. 
Je  te  viens  demander  asile  en  ta  maison, 
Nourris  mes  deux  enfants  ;  tiens-moi,  dans  ta  prison. 
Esclave  de  tes  fils  et  de  tes  filles  blanches. 

Car  ma  tribu  n'est  plus,  et  ses  dernières  Ijiauches 
Sont  mortes.  Les  Hurons,  cette  nuit,  ont  scalpé 
Mes  frères;  mon  mari  ne  s'est  point  échappé; 
Nos  hameaux  sont  brûlés  comme  aussi  la  prairie. 
J'ai  sauvé  mes  deux  fils  à  travers  la  tuerie; 
Je  n'ai  plus  de  hamac,  je  n'ai  plus  de  maïs, 
Je  n'ai  plus  de  parents,  je  n'ai  plus  de  pays.  » 

—  Elle  dit  sans  pleurer  et  sur  le  seuil  se  pose, 
Sans  que  sa  ferme  voix  ajoute  aucune  chose. 

Le  maîlre,  d'un  regard  intelligent,  humain. 
Interroge  sa  femme  en  lui  serrant  la  main. 
«  Ma  sœur,  dit-il  ensuite,  entre  dans  ma  famille; 
Tes  pères  ne  sont  plus  ;  que  leur  dernière  fille 


LA    SAUVAGE  73 

Soit  sous  mon  toit  solide  accueillie,  et  chez  mol 

Tes  enfants  grandiront  innocents  comme  toi. 

Ils  apprendront  de  nous,  travailleurs,  que  la   terre 

Est  sacrée  et  confère  un  droit  héréditaire 

A  celui  qui  la  sert  de  son  bras  endurci. 

Caïu  le  laboureur  a  sa  revanche  ici, 

Et  le  chasseur  Abel  va,  dans  ses  forêts  vides, 

Voir  errer  et  mourir  ses  familles  livides, 

Comme  des  loups  perdus  qui  se  mordent  entre  eux, 

Aveuglés  par  la  rage,  affamés,  malheureux. 

Sauvages  animaux  sans  but,  sans  loi,  sans  âme, 

Pour  avoir  dédaigné  le  Travail  et  la  Femme. 

((  Hommesàlapeaurouge  I  Enfants,  qu'avez-vous  fait? 

Dans  lair  dune  maison  votre  cœur  étouffait. 

Vous  haïssiez  la  paix,  Tordre  et  les  lois  civiles 

Et  la  sainte  union  des  peuples  dans  les  villes. 

Et  vous  voilà  cernés  dans  l'anneau  grandissant. 

C  est  la  loi  qui,  sur  vous,  s  avance  en  vous  pressant. 

La  loi  d'Europe  est  lourde,  impassible  et  robuste; 

Mais  son  cercle  est  divin,  car  au  centre  est  le  Juste. 

Sur  les  deux  bords  des  mers  vois-tu  de  tout  côté 

S  établir  lentement  cette  grave  beauté? 

Prudente  fée.  elle  a,  dans  sa  marche  cyclique. 

Sur  chacun  de  ses  pas  mis  une  république. 

Elle  dit,  en  fondant  chaque  neuve  cité  : 

((  Vous  m'appelez  la  Loi,  je  suis  la  Liberté.  » 

Sur  le  haut  des  grands  monts,  sur  toutes  les  collines, 

De  la  Louisiane  aux  deux  sœurs  Carolines, 

L'œil  de  l'Européen  qui  Laime  et  la  connaît 

Sait  voir  planer  de  loin  sa  pique  et  son  bonnet, 

Son  bonnet  phrygien,  cette  pourpre  où  s'attache, 

Pour  abattre  les  bois,  une  puissante  hache. 

Moi,  simple  pionnier,  au  nom  de  la  raison. 

J'ai  planté  cette  pique  au  seuil  de  ma  maison, 


74  LES    DESTINÉES 

Et  j'ai,  tout  au  milieu  des  forêts  inconnues, 

Avec  ce  fer  de  hache  ouvert  des  avenues; 

Mes  fils,  puis,  après  eux,  leurs  fils  et  leurs  neveux, 

Faucheront  tout  le  reste  avec  leurs  bras  nerveux, 

Et  la  terre  où  je  suis  doit  être  aussi  leur  terre  ; 

Car  de  la  sainte  Loi  tel  est  le  caractère, 

Qu'elle  a  de  la  Nature  interprété  les  cris. 

Tourne  sur  tes  enfants  tes  regards  attendris. 

Ma  sœur,  et  sur  ton  sein.  —  Cherche  bien  si  la  vie 

Y  coule  pour  toi  seule.  —  Es-tu  donc  assouvie 

Quand  brille  la  santé  sur  ton  front  triomphant? 

—  Que  dit  le  sein  fécond  de  la  mère  à  l'enfant? 
Que  disent  en  tombant  des  veines  azurées. 
Que  disent,  en  courant  les  gouttes  épurées? 

Que  dit  le  cœur  qui  bat  et  les  pousse  à  grands  flots  ? 

—  Ah!  le  sein  et  le  cœur,  dans  les  divins  sanglots 
Où  les  soupirs  d'amour  aux  douleurs  se  confondent, 
Aux  morsures  d'enfant  le  cœur,  le  sein  répondent  : 
«  A  toi  mon  âme,  à  toi  ma  vie,  à  toi  mon  sang 
Qui  du  cœur  de  ma  mère  au  fond    du  lien  descend, 
Et  n'a  passé  par  moi,  par  mes  chastes  mamelles, 
Qu  issu  du  philtre  pur  des  sources  maternelles  ; 
Que  tout  ce  qui  fut  mien  soit  tien,  ainsi  que  lui!  » 

«  Oui  !  dit  la  blonde  Anglaise  eu  l'interrompant.  — Oui  !  c 
Répéta  l'Indienne  en  offrant  le  breuvage 
De  son  sein  nud  et  brun  à  son  enfant  sauvage 
Tandis  que  l'autre  fils  lui  tendait  les  deux  bras. 

»  Sois  donc  notre  convive,  avec  nous  tu  vivras. 
Poursuivit  le  jeune  homme,  et  peut-être   chrétienne 
Un  jour,  ma  forte  loi,  femme,  sera  la  tienne, 
Et  tu  célébreras  avec  nous,  tes  amis, 
La  fête  de  Noèl  au  fover  de  tes  fils,  » 


LA.    MORT    DU    LOUP  75 

8.   —  LA    MORT   DU    LOUP 


Les  nuages  couraient  sur  la  lune  enflammée 
Comme  sur  l'incendie  on  voit  fuir  la  fumée, 
Et  les  bois  étaient  noirs  jusques  à  l'horizon. 
Nous  marchions,  sans  parler,  dans  l'humide  gazon, 
Dans  la  bruyère  épaisse  et  dans  les  hautes  brandes, 
Lorsque,  sous  des  sapins  pareils  à  ceux  des  Landes, 
Nous  avons  aperçu  les  grands  ongles  marqués 
Par  les  loups  voyageurs  que  nous  avions  traqués. 
Nous  avons  écouté,  retenant  notre  haleine 
Et  le  pas  suspendu.  —  Ni  le  bois  ni  la  plaine 
Ne  poussaient  un  soupir  dans  les  airs  ;  seulement 
La  girouette  en  deuil  criait  au  firmament  ; 

Car  le  vent,  élevé  bien  au-dessus  des  terres, 

N'effleurait  de  ses  pieds  que  les  tours  solitaires, 

Et  les  chênes  d'en  bas,  contre  les  rocs  penchés. 

Sur  leurs  coudes  semblaient  endormis  et   couchés. 

Rien  ne  bruissait  donc,  lorsque,  baissant  la  tète, 

Le  plus  vieux  des  chasseurs  qui  s'étaient  mis  en  quête 

A  regardé  le  sable  en  s'y  couchant;  bientôt. 

Lui  que  jamais  ici  on  ne  vit  en  défaut, 

A  déclaré  tout  bas  que  ces  marques  récentes 

Annonçaient  la  démarche  et  les  griffes  puissantes 

De  deux  grands  loups-cerviers  et  de  deux  louveteaux. 

Nous  avons  tous  alors  préparé  nos  couteaux. 

Et,  cachant  nos  fusils  et  leurs  lueurs  trop  blanches, 

Nous  allions  pas  à  pas  en  écartant  les  branches. 

Trois  s'arrêtent,  et  moi,  cherchant  ce  qu'ils  voyaient. 

J'aperçois  tout  à  coup  deux  yeux  qui  flamboyaient, 

Et  je  vois  au  delà  quatre  formes  légères 

Qui  dansaient  sous  la  lune  au  milieu  des  bruyères, 


76  LES    DESTINÉES 

Comme  font  chaque  jour  à  grand  bruit  sous  nos  yeux, 
Quand  le  maître  revient,  les  lévriers  joyeux. 
Leur  forme  était  semblable  et  semblable  la  danse; 
Mais  les  enfants  du  Loup  se  jouaient  en  silence, 
Sachant  bien  qu'à  deux  pas,  ne  dormant  qu'à  demi, 
Se  couche  dans  ses  murs  Ihoaime  leur  ennemi. 
Le  père  était  debout,  et  plus  loin,  contre  un  arbre, 
Sa  louve  reposait  comme  celle  de  marbre 
Qu'adoraient  les  Romains,  et  dont  les  flancs   velus 
Couvaient  les  demi-dieux  Rémus  et  Romulus. 
Le  Loup  vient  et  s'assied,  les  deux  jambes  dressées, 
Par  leurs  ongles  crochus  dans  le  sable   enfoncées. 
Il  est  jugé  perdu,  puisqu'il  était  surpris, 
Sa  retraite  coupée  et  tous  ses  chemins  pris; 
Alors  il  a  saisi,  dans  sa  gueule  brûlante, 
Du  chien  le  plus  hardi  la  gorge  paulelante, 
Et  n  a  pas  desserré  ses  mâchoires  de  fer. 
Malgré  nos  coups  de  feu  qui  traversaient  sa   chair, 
El  nos  couteaux  aigus  qui,  comme  des  tenailles. 
Se  croisaient  en  plongeant  dans  ses  larges  entrailles, 
Jusqu'au  dernier  moment  où  le  chien  étranglé. 
Mort  longtemps  avant  lui,  sous  ses  pieds  a  roulé. 
Le  Loup  le  quitte  alors  et  puis  il  nous  regarde. 
Les  couteaux  lui  restaient  au  flanc  jusqu'à  la  garde, 
Le  clouaient  au  gazon  tout  baigné  dans  son  sang; 
Nos  fusils  l'entouraient  en  sinistre  croissant. 
Il  nous  regarde  encore,  ensuite  il  se  recouche, 
Tout  en  léchant  le  sang  répandu  sur  sa  bouche. 
Et,  sans  daigner  savoir  comment  il  a  péri, 
Refermant  ses  grands  yeux,  meurt  sans  jeter  un  cri. 


II 

J'ai  reposé  mon  front  sur  mon  fusil  sans  poudre. 
Me  prenant,  à  penser,  et  n'ai  pu  me  résoudre 


LA    MORT    DU    LOUP  77 

A  poursuivre  sa  Louve  et  ses  fils,  qui,  tous  trois, 
Avaient  voulu  l'attendre,  et,  comme  je  le  crois. 
Sans  ses  deux  louveteaux,  la  belle  et  sombre  veuve 
Ne  1  eût  pas  laissé  seul  subir  la  grande  épreuve; 
Mais  son  devoir  était  de  les  sauver,  afin 
De  pouvoir  leur  apprendre  à  bien  souffrir  la  faim, 
A  ne  jamais  entrer  dans  le  pacte  des  villes 
Que  Ihomme  a  fait  avec  les  animaux  serviles 
Qui  chassent  devant  lui,  pour  avoir  le  coucher, 
Les  premiers  possesseurs  du  bois  et  du  rocher. 


III 

Hélas  !  ai-je  pensé,  malgré  ce  grand  nom  d'Hommes, 

Que  j  ai  honte  de  nous,   débiles  que  nous   sommes! 

Comment  on  doit  quitter  la  vie  et  tous  ses  maux, 

C  est  vous  qui  le  savez,  sublimes  animaux! 

A  voir  ce  que  l'on  fut  sur  terre  et  ce  qu'on  laisse. 

Seul  le  silence  est  grand;  tout  le  reste  est  faiblesse. 

—  Ah  I  je  t  ai  bien  compris,  sauvage  voyageur, 

Et  ton   dernier  regard  m"est  allé  jusqu'au  coeur! 

n  disait  :  «  Si  tu  peux,  fais  que  mon  âme  arrive, 

A  force  de  rester  studieuse  et  pensive, 

Jusqu'à  ce  haut  degré  de  stcïque  fierté 

Où,  naissant  dans  les  bois,  j'ai  tout  d'abord  monté. 

Gémir,  pleurer,  prier,  est  également  lâche. 

Fais  énergiquement  ta  longue  et  lourde  tâche 

Dans  la  voie  où  le  sort  a  voulu  t'appeler. 

Puis, après,  commemoi,  souffreetmeurssansparler.  » 

Ecrit  au  château  de  M*",  1S43. 


LES    DESTINEES 


9.  —  LE   MONT  DES   OLIVIERS 


Alors  il  était  nuit  et  Jésus  marchait  seul, 
Vêtu  de  blanc  ainsi  qu'un  mort  de  son  linceul; 
Les  disciples  dormaient  au  pied  de  la  colline. 
Parmi  les  oliviers,  qu'un  vent  sinistre  incline; 
Jésus  marche  à  grands  pas  en  frissonnant  comme  eux, 
Triste  jusqu'à  la  mort,  l'œil  sombre  et  ténébreux. 
Le  front  baissé  croisant  les  deux  bras  sur  sa  robe 
Comme  un  voleur  de  nuit  cachant  ce  qu'il  dérobe; 
Connaissant  les  rochers  mieux  qu'un  sentier  uni. 
Il  s'arrête  en  un  lieu  nommé  Gethsémani, 
Il  se  courbe,  à  genoux,  le  front  contre  la  terre. 
Puis  regarde  le  ciel  en  appelant  :  «  Mon  père!  » 
—  Mais  le  ciel  reste  noir,  et  Dieu  ne  répond  pas. 

Il  se  lève  étonné,  marche  encore  à  grands  pas, 
Froissant  les  oliviers  qui  tremblent.  Froide  et  lente 
Découle  de  sa  tète  une  sueur  sanglante. 
Il  recule,  il  descend,  il  crie  avec  effroi  : 
«  Ne  pourriez-vous  prier  et  veiller  avec  moi?  » 
Mais  un  sommeil  de  mort  accable  les  apôtres. 
Pierre  à  la  voix  du  maître  est  sourd  comme  les  autres. 
Le  Fils  de  l'Homme  alors  remonte  lentement; 
Comme  un  pasteur  d'Egypte,  il  cherche  au  firmament 
Si  l'Ange  ne  luit  pas  au  fond  de  quelque  étoile. 
Mais  un  nuage  en  deuil  s'étend  comme  le  voile 
D  une  veuve,  et  ses  plis  entourent  le  désert. 
Jésus,  se  rappelant  ce  qu'il  avait  souffert 
Depuis  trente-trois  ans,  devint  homme,  et  la  crainte 
Serra  son  cœur  mortel  d'une  invincible  étreinte. 
Il  eut  froid.  Vainement  il  appela  trois  fois  : 
«  Mon  père!  »  Le  vent  seul  répondit  à  sa  voix. 


LE    MONT    DES    OLIVIERS  79 


Il  tomba  sur  le  sable  assis,  et  dans  sa  peine, 
Eut  sur  le  monde  et  l'homme  une  pensée  humaine. 
—  Et  la  terre  trembla,  sentant  la  pesanteur 
Du  Sauveur  qui  tombait  aux  pieds  du  Créateur. 


II 


Jésus  disait  :  «  O  Père,  eucor  laisse-moi  vivre! 
Avant  le  dernier  mot  ne  ferme  pas  mon  livre  1 
Ne  sens-tu  pas  le  monde  et  tout  le  genre  humain 
Qui  souffre  avec  ma  chair  et  frémit  dans  ta  main? 
C'est  que  la  Terre  a  peur  de  rester  seule  et  veuve, 
Quand  meurt  celui  qui  dit  une  parole  neuve; 
Et  que  tu  n'as  laissé  dans  son  sein  desséché 
Tomber  qu  un  mot  du  ciel  par  ma  bouche  épanché. 
Mais  ce  mot  est  si  pur,  et  sa  douceur  est  telle, 
Qu  il  a  comme  enivré  la  famille  mortelle 
Dune  goutte  de  vie  et  de  divinité, 
Lorsqu  en  ouvrant  les  bras  j  ai  dit  :  «  Fraternité  », 

»  Père,  oh!  si  j'ai  rempli  mon  douloureux  message, 
Si  j  ai  caché  le  Dieu  sous  la  face  du  sage, 
Du  sacrifice  humain  si  j'ai  changé  le  prix, 
Pour  l'offrande  des  corps  recevant  les  esprits. 
Substituant  partout  aux  choses  le  symbole, 
La  parole  au  combat,  comme  au  trésor  l'obole. 
Aux  flots  rousres  du  sang:  les  flots  vermeils  du   vin. 
Aux  membres  de  la  chair  le  pain  blanc  sans  levain; 
Si  j'ai  coupé  les  temps  en  deux  parts,  l'une  esclave 
Et  1  autre  libre;  —  au  nom  du  passé  que  je  lave. 
Par  le  sang  de  mon  corps  qui  souffre  et  va  finir. 
Versons-en  la  moitié  pour  laver  l'avenir  1 
Père  libérateur  !  jette  aujourd'hui,  d'avance, 
La  moitié  de  ce  sans:  d'amour  et  d'innocence 


80  LES    DESTINÉES 

Sur  la  tête  de  ceux  qui  viendront  en  disant  : 
«  Il  est  permis  pour  tous  de  tuer  l'inuocent.  » 
Nous  savons  qu'il  naîtra,  dans  le  lointain  des  âges, 
Des  dominateurs  durs  escortés  de  faux  sages 
Qui  troubleront  l'esprit  de  chaque  nation 
En  donnant  un  faux  sens  à  ma  rédemption. 
—  Hélas!  je  parle  encor,  que  déjà  ma  parole 
Est  tournée  en  poison  dans  chaque  parabole; 
Eloigne  ce  calice  impur  et  plus  amer 
Que  le  fiel,  ou  l'absinthe,  ou  les  eaux  de  la  mer. 
Les  verges  qui  viendront,  la  couronne  d'épine, 
Les  clous  des  mains,  la  lance  au  fond  de  ma  poitrine, 
Enfin  toute  la  croix  qui  se  dresse  et  m'attend, 
N'ontrien,  monPère,  oh  !  rien  qui  m'épouvante  autant! 
Quand  le  s  Dieux  veulent  bien  s 'abattre  sur  les  mondes, 
Ils  n'y  doivent  laisser  que  des  traces  profondes; 
Et,  si  j'ai  mis  le  pied  sur  ce  globe  incomplet, 
Dont  le  gémissement  sans  repos  m'appelait, 
C'était  pour  y  laisser  deux  Anges  à  ma  place 
De  qui  la  race  humaine  aurait  baisé  la  trace, 
La  Certitude  heureuse  et  l'Espoir  confiant 
Qui,  dans  le  paradis,  marchent  en  souriant. 
Mais  je  vais  la  quitter,  cette  indigente  terre, 
N'ayant  que  soulevé  ce  manteau  de  misère 
Qui  l'entoure  à  grands   plis,  drap  lugubre  et  fatal. 
Que  d'un  bout  tient  le  Doute  et  de  l'autre  le  Mal. 
Mal  etDoute  !  Enun  mot  je  puis  les  mettre  en  poudre. 
Vous  les  aviez  prévus,  laissez-moi  vous  absoudre 
De  les  avoir  permis.  —  C  est  l'accusation 
Qui  pèse  de  partout  sur  la  création!  — 
Sur  son  tombeau  désert  faisons  monter  Lazare. 
Du  grand  secret  des  morts  qu'il  ne  soit  plus  avare, 
Et  de  ce  qu'il  a  vu  donnons-lui  souvenir; 
Qu'il  parle.  —  Ce  qui  dure  et  ce  qui  doit  finir, 
Ce  qu'a  mis  le  Seigneur  au  cœur  de  la  Nature, 


LE    MONT    DES    OLIVIERS  81 

Ce  quelle  prend  et  donne  à  toute  créature, 

Quels  sont  avec  le  Ciel  ses  muets  entretiens, 

Son  amour  ineffable  et  ses  chastes  liens  ; 

Comment  tout  s'y  détruit  et  tout  s'y  renouvelle, 

Pourquoi  ce  qui  s'y  cache  et  ce  qui  s'y  révèle; 

Si  les  astres  des  cieux  tour  à  tour  éprouvés 

Sont  comme  celui-ci  coupables  et  sauvés; 

Si  la  terre  est  pour  eux  ou  sils  sont  pour  la  terre  ; 

Ce  qua  de  vrai  la  fable  et  de  clair  le  mystère, 

D  ignorant  le  savoir  et  de  faux  la  raison; 

Pourquoi  l'âme  est  liée  en  sa  faible  prison; 

Et  pourquoi  nul  sentier  entre  deux  larges  voies 

Entre  l'ennui  du  calme  et  des  paisibles  joies 

Et  la  rage  sans  fin  des  vagues  passions, 

Entre  la  léthargie  et  les  convulsions; 

Et  pourquoi  pend  la  Mort  comme  une  sombre  épée 

Attristant  la  Xature  à  tout  moment  frappée; 

Si  le  juste  et  le  bien,  si  l'injuste  et  le  mal 

Sont  de  vils  accidents  en  un  cercle  fatal, 

Ou  si  de  l'univers  ils  sont  les  deux  grandes  pôles, 

Soutenant  terre  et  cieux  sur  leurs  vastes  épaules; 

Et  pourquoi  les  Esprits  du  mal  sont  triomphants 

Des  maux  immérités  de  la  mort  des  enfants; 

Et  si  les  Nations  sont  des  femmes  guidées 

Par  les  étoiles  d'or  des  divines  idées, 

Ou  de  folles  enfants  sans  lampes  dans  la  nuit. 

Se  heurtant  et  pleurant  et  que  rien  ne  conduit; 

Et,  si,  lorsque  des  temps  l'horloge  périssable 

Aura  jusqu'au  dernier  versé  ses  grains  de  sable, 

Un  regard  de  vos  yeux,  un  cri  de  votre  voix, 

Un  soupir  de  mon  coeur,  un  signe  de  ma  croix, 

Pourra  faire  ouvrir  l'ongle  aux  Peines  éternelles, 

Lâcher  leur  proie  humaine  et  reployer  leurs   ailes, 

—  Tout  sera  révélé  dès  que  l'homme  saura 

De  quels  lieux  il  arrive  et  dans  quels  il  ira.  » 


82  LES    DESTINÉES 


III 

Ainsi  le  divin  Fils  parlait  au  divin  Père. 
Il  se  pi'oslerne  encore,  il  attend,  il  espère, 
Mais  il  remonte  et  dit  :  «  Que  votre  volonté 
Soit  faite  et  non  la  mienne,  et  pour  l'éternité.  » 
Cne  terreur  profonde,  une  angoisse  infinie 
Redoublent  sa  torture  et  sa  lente  agonie. 
Il  regarde  longtemps,  longtemps  cherche  sans  voir. 
Comme  un  marbre  de  deuil  tout  le  ciel  était  noir; 
La  Terre,  sans  clartés,  sans  astre  et  sans  aurore, 
Et  sans  clartés  de  l'âme  ainsi  qu'elle  est  encore. 
Frémissait.  —  Dans  le  bois  il  entendit  des  pas, 
Et  puis  il  vit  rôder  la  torche  de  Judas. 

LE   SILENCE 

S  il  est  vrai  qu'au  Jardin  sacré  des  Ecritures, 

Le  Fils  de  l'Homme  ait  dit  ce  qu'on  voit  rapporté, 

Muet,  aveugle  et  sourd  au  cri  des  créatures. 

Si  le  Ciel  nous  laissa  comme  un  monde  avorté. 

Le  juste  opposera  le  dédain  à  l'absence 

Et  ne  répondra  plus  que  par  un  froid  silence 

Au  silence  éternel  de  la  Divinité. 

7  avril  1862. 


10.   —   LA   BOUTEILLE    A    LA   MER 

CONSEIL     A     UN     JEUNE     H  O  .M  .M  E     INCONNU 


Courage,  ô  faible  enfant  de  qui  ma  solitude 
R.cçoit  ces  chants  plaintifs,  sans  nom,  que  vous  jetez 


LA    BOUTEILLE    A    LA    MER  83 

Sous  mes  yeux  ombragés  du  camail  de  l'étude, 

Oubliez  les  enfants  par  la  mort  arrêtés; 

Oubliez  Chatterton,  Gilbert  et  Malfilàtre; 

De  l'œuvre  d'avenir  saintement  idolâtre, 

Enfin,  oubliez  l'homme  en  vous-même.  —  Ecoutez  : 


II 

Quand  un  grave  marin  voit  que  le  vent  l'emporte 
Et  que  les  mâts  brisés  pendent  tous  sur  le  pont, 
Que  dans  son  grand  duel  la  mer  est  la  plus  forte 
Et  que  par  des  calculs  l'esprit  en  vain  répond; 
Que  le  courant  l'écrase  et  le  roule  en  sa  course, 
Qu'il  est  sans  gouvernail  et,  partant,  sans  ressource, 
Il  se  croise  les  bras  dans  un  calme  profond. 

III 

Il  voit  les  masses  d'eau,  les  toise  et  les  mesure. 
Les  méprise  en  sachant  qu  il  en  est  écrasé, 
Soumet  son  âme  au  poids  de  la  matière  impure 
Et  se  sent  mort  ainsi  que  son  vaisseau  rasé. 

—  A  de  certains  moments,  l'âme  est  sans  résistance; 
Mais  le  penseur  s'isole  et  n'attend  d'assistance 
Que  de  la  forte  foi  dont  il  est  embrasé. 

IV 

Dans  les  heures  du  soir,  le  jeune  Capitaine 
A  fait  ce  qu'il  a  pu  pour  le  salut  des  siens. 
Nul  vaisseau  n'apparaît  sur  la  vague  lointaine, 
La  nuit  tombe,  et  le  brick  court  aux  rocs  indiens. 

—  Il  se  résigne,  il  prie;  il  se  recueille,  il  pense 
A  celui  qui  soutient  les  pôles  et  balance 
L'équateur  hérissé  des  longs  méridiens. 


84  LES    DESTINÉES 


V 

Son  sacrifice  est  fait  ;  mais  il  faut  que  la  terre 
lUcueillc  du  travail  le  pieux  monument. 
C  est  le  journal  savant,  le  calcul  solitaire, 
Plus  rare  que  la  perle  et  que  le  diamant; 
C  est  la  carte  des  flots  faite  dans  la  tempête, 
La  carte  de  l'écueil  qui  va  briser  sa  tète  : 
Aux  voyageurs  futurs  sublime  testament. 

YI 

Il  écrit  :  «  Aujourd  hui,  le  courant  nous  entraîne 

Désempares,  perdus,  sur  la  Terre-de-Feu. 

Le  courant  porte  à  lest.  Notre  mort  est  certaine. 

Il  faut  cingler  au  nord  pour  bien  passer  ce  lieu. 

—  Ci-joint  est  mon  journal,  portant  quelques  études 

Des  constellations  des  hautes  latitudes. 

Qu  il  aborde,  si  c'est  la  volonté  de  Dieu!  » 

VII 

Puis,  immobile  et  froid,  comme  le   cap  des  brumes 
Qui  sert  de  sentinelle  au  détroit  Magellan, 
Sombre  comme  ces  rocs  au  front  chargé  d'écumes  *, 
Ces  pics  noirs  dont  chacun  porte  un  deuil  castillan, 
Il  ouvre  une  Bouteille  et  la  choisit  très  forte, 
Tandis  que  son  vaisseau  que  le  courant  emporte 
Tourne  en  un  cercle  étroit  comme  un  vol  de  milan. 

VIII 

Il  tient  dans  une  main  cette  vieille  compagne, 
l'orme,  de  l'autre  main,  son  flanc  noir  et  terni. 

1.  Les  pics  San-Diego,  San-Ildcfonso. 


LA    BOLTEILLE    A    LA    MLR  85 

Le  cachet  porte  encor  le  blason  de  Champagne, 
De  la  mousse  de  Reims  son  col  vert  est  jauni. 
D'un  regard,  le  marin  en  soi-même  rappelle 
"^uel  jour  il  assembla  l'équipage  autour  d'elle, 
îour  porter  un  grand  toste  au  pavillon  béni. 

IX 

On  avait  mis  en  panne,  et  c'était  grande  fête; 
Chaque  homme  sur  son  mât  tenait  le  verre  en  main  ; 
Chacun  à  son  signal  se  découvrit  la  tête, 
Et  répondit  d  en  haut  par  un  hourra  soudain. 
Le  soleil  souriant  dorait  les  voiles  blanches; 
L'air  ému  répétait  ces  voix  mâles  et  franches, 
Ce  noble  appel  de  l'homme  à  son  pays  lointain. 


Après  le  cri  de  tous,  chacun  rêve  en  silence. 
Dans  la  mousse  d'Aï  luit  l'éclair  d'un  bonheur; 
Tout  au  fond  de  son  verre  il  aperçoit  la  France. 
La  France  est  pour  chacun  ce  qu  y  laissa  son  cœur  : 
L'un  y  voit  son  vieux  père  assis  au  coin  de  l'âtre, 
Comptant  ses  jours  d'absence;  à  la  table  du  pâtre, 
Il  voit  sa  chaise  vide  à  côté  de  sa  sœur. 


XI 

Un  autre  y  voit  Paris,  où  sa  fille  penchée 
Marque  avec  les  compas  tous  les  souffles  de  l'air, 
Ternit  de  pleurs  la  glace  où  l'aiguille  est  cachée, 
Et  cherche  à  ramener  l'aimant  avec  le  fer. 
Un  autre  y  voit  Marseille.  Une  femme  se  lève. 
Court  au  port  et  lui  tend  un  mouchoir  de  la  grève, 
Et  ne  sent  pas  ses  pieds  enfoncés  dans  la  mer. 


86  LES    DESTINÉES 


XII 

0  superstition  des  amours  ineffables, 
Murmures  de  nos  cœurs  qui  nous  semblez  des  voix, 
Calculs  de  la  science,  ô  décevantes  fables  ! 
Pourquoi  nous  apparaître  en  un  jour  tant  de  fois' 
Pourquoi  vers  l'horizon  nous  tendre  ainsi  des  pièges? 
Espérances  roulant  comme  roulent  les  neiges, 
Globes  toujours  pétris  et  fondus  sous  nos  doigts! 

XIII 

Où  sont-ils  à  présent  ?  où  sont  ces  trois  cents  braves  ? 
Renversés  par  le  vent  dans  les  courants  maudits, 
Aux  harpons  indiens  ils  portent  pour  épaves 
Leurs  habits  déchirés  sur  leurs  corps  refroidis. 
Les  savants  officiers,  la  hache  à  la  ceinture, 
Ont  péri  les  premiers  en  coupant  la  mâture  : 
Ainsi,   de  ces  trois  cents,  il  n'en  reste  que  dix! 

XIV 

Le  capitaine  encor  jette  un  regard  au  pôle 

Dont  il  vient  d'explorer  les  détroits  inconnus. 

L'eau  monte  à  ses  genoux  et  frappe  son  épaule, 

Il  peut  lever  au  ciel  l'un  de  ses  deux  bras  nus. 

Son  navire  est  coulé,  sa  vie  est  révolue  : 

Il  lance  la  Bouteille  à  la  mor,  et  salue 

Les  jours  de  l'avenir  qui  pour  lui  sont  venus 


XV 

Il  sourit  en  songeant  que  ce  fragile  verre 
Portera  sa  pensée  et  son  nom  jusqu'au  port; 


LA    BOrTEILLE    A    LA    MER  87 

Que  d'une  île  inconnue  il  agrandit  la  terre; 
Qu'il  marque  un  nouvel  astre  et  le  confie  au  sort; 
Que  Dieu  peut  bien  permettre  à  des  eaux  insensées 
De  perdre  des  vaisseaux,  mais  non  pas  des  pensées; 
Et  qu'avec  un  flacon  il  a  vaincu  la  mort. 

XVI 

Tout  est  dit.  A  présent,  que  Dieu  lui  soit  en  aide  ! 
Sur  le  brick  englouti  l'onde  a  pris  son  niveau. 
Au  large  flot  de  l'est  le  flot  de  l'ouest  succède, 
Et  la  Bouteille  y  roule  en  son  vaste  berceau. 
Seule  dans  l'Océan  la  frêle  passagère 
N'a  pas  pour  se  guider  une  brise  légère  ; 
Mais  elle  vient  de  l'arche  et  porte  le  rameau. 

XVII 

Les  courants  l'emportaient,  les  glaçons  la  retiennent 
Et  la  couvrent  des  plis  d'un  épais  manteau  blanc. 
Les  noirs  chevaux  de  mer  la  heurtent,  puis  reviennent 
La  flairer  avec  crainte,  et  passent  en  soufflant. 
Elle  attend  que  l'été,  changeant  ses  destinées, 
Vienne  ouvrir  le  rempart  des  glaces  obstinées, 
Et  vers  la  ligne  ardente  elle  monte  en  roulant. 

XVIII 

Un  jour,  tout  était  calme  et  la  mer  Pacifique, 
Par  ses  vagues  d  azur,  d'or  et  de  diamant, 
Renvoyait  ses  splendeurs  au  soleil  du  tropique. 
Un  navire  y  passait  majestueusement  ; 
Il  a  vu  la  Bouteille  aux  gens  de  mer  sacrée  : 
Il  couvre  de  signaux  sa  flamme  diaprée, 
Lance  un  canot  en  mer  et  s'arrête  un  moment. 


88  LES    DESTINEES 


XIX 

Mais  on  entend  au  loin  le  canon  des  Corsaires; 
Le  Négrier  va  fuir  s'il  peut  prendre  le  vent. 
Alerte!  et  coulez  bas  ces  sombres  adversaires î 
Xoyez  or  et  bourreaux  du  couchant  au  levant! 
La  Frégate  reprend  ses  canots  et  les  jette 
En  son  sein,  comme  fait  la  sarigue  inquiète, 
Et  par  voile  et  vapeur  vole  et  roule  en  avant. 

XX 

Seule  dans  l'Océan,  seule  toujours!  —  Perdue 
Comme  un  point  invisible  en  un  mouvant  désert, 
L'aventurière  passe  errant  dans  1  étendue. 
Et  voit  tel  cap  secret  qui  n'est  pas  découvert. 
Tremblante  voyageuse  à  flotter  condamnée, 
Elle  sent  sur  son  col  que  depuis  une  année 
L'algue  et  les  goémons  lui  font  un  manteau  vert. 

XXI 

Un  soir  enfin,  les  vents  qui  soufflent  des  Florides 
L'entraînent  vers  la  France  et  ses  bords  pluvieux. 
Un  pêcheur  accroupi  sous  des  rochers   arides 
Tire  dans  ses  filets  le  flacon  précieux. 
\[  court,  cherche  un  savant  et  lui   montre   sa  prise, 
Et,  sans  l'oser  ouvrir,  demande  qu'on  lui  dise 
Quel  est  cet  élixir  noir  et  mystérieux. 

XXII 

Quel  est  cet  élixir?  Pêcheur,  c'est  la  science, 
C'est  l'élixir  divin  que  boivent  les  esprits, 


LA    BOUTEILLE    A    LA    MER  89 

Trésor  de  la  pensée  et  de  l'expérience; 
Et,  si  tes  lourds  filets,  ô  pêcheur,  avaient  pris 
L'or  qui  toujours  serpente  aux  veines  du  Mexique, 
Les  diamants  de  ITnde  et  les  perles  d  Afrique, 
Ton  labeur  de  ce  jour  aurait  eu  moins  de  prix. 

XXIII 

Regarde.  —  Quelle  joie  ardente  et  sérieuse! 
Une  gloire  de  plus  luit  dans  la  nation. 
Le  canon  tout-puissant  et  la  cloche  pieuse 
Font  sur  les  toits  tremblants  bondir  l'émotion. 
Aux  héros  du  savoir  plus  qu'à  ceux  des  batailles 
On  va  faire  aujourd  hui  de  grandes  funérailles. 
Lis  ce  mot  sur  les  murs  :  «  Commémoration!  » 


XXIV 

Souvenir  éternel  I  gloire  à  la  découverte 

Dans  Ihomme  ou  la  nature  égaux  en  profondeur. 

Dans  le  Juste  et  le  Bien,  source  à  peine  entr'ouverte. 

Dans  l'Art  inépuisable,  abîme  de  splendeur! 

Qu'importe  oubli,  morsure,  injustice  insensée, 

Glaces  et  tourbillons  de  notre  traversée  ? 

Sur  la  pierre   des  morts  croît  l'arbre  de  grandeur. 

XXY 

Cet  arbre  est  le  plus  beau  de  la  terre  promise, 

C  est  votre  phare  à  tous,  Penseurs  laborieux! 

Voguez  sans  jamais  craindre  ou  les  flots  ou  la  brise 

Pour  tout  trésor  scellé  du  cachet  précieux. 

L'or  pur  doit  surnager,  et  sa  gloire  est  certaine; 

Dites  en  souriant  comme  ce  capitaine  : 

«  Qu'il  aborde,  si  c'est  la  volonté  des  dieux! 


90  LES    DESTINÉES 


XXVI 

Le  vrai  Dieu,  le  Dieu  fort  est  le  Dieu  des  idées. 
Sur  nos  fronts  où  le  germe  est  jeté  par  le  sort, 
Répandons  le  Savoir  en  fécondes  ondées  ; 
Puis,  recueillant  le  fruit  tel  que  de  l'àme  il  sort, 
Tout  empreint  du  parfum  des  saintes  solitudes, 
Jetons  l'œuvre  à  la  mer,  la  mer  des  multitudes  : 
—  Dieu  la  prendra  du  doigt  pour  la  conduire  au  port. 

Au  Maine-Giraud.  octobre  1853. 


11.    —    WANDA 

HISTOIRE      RUSSE 

Conversation  au  bal  à  Paris, 
I 

UN       FRANÇAIS. 

Qui  donc  vous  a  donné  ces  bagues  enchantées 
Que  vous  ne  touchez  pas  sans  un  air  de  douleur? 
Vos  mains,  par  ces  rubis,  semblent  ensanglantées. 
Ces  cachets  grecs,  ces  croix,  souvenii's  d'un  malheur, 
Sont-ils  chers  et  cruels?  sont-ils  expiatoires? 
Le  pays  des  Ivans  a  seul  ces  perles  noires, 
D  une  contrée  en  deuil  symboles  sans  couleur. 

II 

WANDA,    grande  dame   russe. 

Celle  qui  m'a  donné  ces  ornements  de  fête, 
C*»  cachet  dont  un  czar  fut  le  seul  possesseur, 


WANDA  91 

Ces  diamants  en  feu  qui  tremblent  sur  ma  tète, 
Ces  reliques  sans  prix  d'un  saint  intercesseur, 
Ces  rubis,  ces  saphirs  qui  chargent  ma  ceinture, 
Ce  bracelet  quémaille  une  antique  peinture, 
Ces  talismans  sacrés,  c'est  l'esclave  ma  sœur. 


III 

Car  elle  était  princesse,  et  maintenant  qu'est-elle? 

Nul  ne  l'oserait  dire  et  n'ose  le  savoir. 

On  a  rayé  le  nom  dont  le  monde  l'appelle. 

Elle  n  est  qu  une  femme  et  mange  le  pain  noir, 

Le  pain  qu'à  son  mari  donne  la  Sibérie; 

Et  parmi  les  mineurs  s'assied  pâle  et  flétrie, 

Et  boit  chaque  matin  les  larmes  du  devoir. 

ly 

En  ce  temps-là,  ma  sœur,    sur  le  seuil  de  sa  porte, 
Nous  dit  :  «  Vivez  en  paix,  je  vais  garder  ma  foi, 
Gardez  ces  vanités;  au  monde  je  suis  morte, 
Puisque  le  seul  que  j'aime  est  mort  devant  la  loi. 
Des  splendeurs  de   mon  front  conservez  les  ruines; 
J«  le  suivrai  partout,  jusques  au  fond  des  mines; 
Vous  qui  savez  aimer,  vous  feriez  comme  moi. 


»L'empereurtout-puissant,qui  voit  d'enhautles  choses, 
Du  prince  mon  seigneur  voulut  faire  un  forçat. 
Dieu  seul  peut  reviser  un  jour  ces  grandes  causes 
Entre  le  souverain,  le  sujet  et  l'État. 
Pour  moi,  je  porterai  mes  fils  sur  mon  épaule 
Tandis  que  mon  mari,  sur  la  route  du  pôle, 
Marche  et  traîne  un  boulet,  conduit  par  un  soldat. 


92  LES    DESTINÉES 


VI 

»  La  fatigue  a  courbé  sa  poitrine  écrasée; 
Le  froid  gonfle  ses  pieds  dans  ces  chemins  mauvais; 
La  neige  tombe  en  flots  sur  sa  tête  rasée, 
Il  brise  les  glaçons  sur  le  bord  des  marais. 
Lui  de  qui  les  aïeux  s'élisaient  pour  1  empire 
Répond  :    «  Serge  »,  au  camp  même  où  tous  leur 

[disaient  :  «  Sire.  » 
Comment  puis-je,  à  Moscou,  dormir  dans  mon  palais? 

VII 

B  Prenez  donc,  ô  mes  sœurs,  ces  signes  de  mollesse. 
J'irai  dans  les  caveaux,  dans  l'air  empoisonneur. 
Conservant  seulement,  de  toute  ma  richesse. 
L'aiguille  et  le  marteau  pour  luxe  et  pour  honneur; 
Et,  puisqu'il  est  écrit  que  la  race  des  Slaves 
Doit  porter  et  le  joug  et  le  nom  des  esclaves, 
Je  descendrai  vivante  au  tombeau  du  mineur. 

VIII 

»  Là,  j'aurai  soin  d'user  ma  vie  avec  la  sienne, 
Je  soutiendrai  ses  bras  quand  il  prendra  l'essieu, 
Je  briserai  mon  corps  pour  que  rien  ne  retienne 
Mon  âme  quand  son  âme  aura  monté  vers  Dieu; 
Et  bientôt,  nous  tirant  des  glaces  éternelles, 
L'ange  de  mort  viendra  nous  prendre  sous  ses  ailes 
Pour  nous  porter  ensemble  aux  chaleurs  du  ciel  bleu .  » 

IX 

Et  ce  qu'elle  avait  dit,  ma  sœur  l'a  bien  su  faire; 
Elle  a  tissé  le  lin,  et  de  ses  écheveaux 


WANDA  93 

Espère  en  vain  former  son  linceul  mortuaire, 
Et  depuis  vingt  hivers  achève  vingt  travaux, 
Calculant  jour  par  jour,  sur   ses  mains  enchaînées, 
Le  grain  du  chapelet  de  ses  sombres  années. 
Quatre  enfants  ont  grandi  dans  l'ombre  des  caveaux. 


X 

Leurs  yeux  craignent  le  jour  quand  sa  lumière  pâle 
Trois  fois  dans  une  année  éclaire  leur  pâleur. 
Comme  pour  les  agneaux  la  brebis  et  le  mâle 
Sont  parqués  à  la  fois  par  le  mauvais  pasteur. 
La  mère  eût  bien  voulu  qu'on  leur  apprît  à  lire, 
Puisqu'ils  portaient  le  nom  des  princes  de  1  empire 
Et  n'ont  rien  fait  encor  qui  blesse  l'empereur. 

XI 

Un  jour  de  fête,   on  a  demandé  cette  grâce 

Au  czar  toujours  affable  et  clément  souverain, 

Lorsqu'au  front  des  soldats  seul  il  passe  et  repasse. 

Après  dix  ans  d'attente,  il  répondit  enfin  : 

((  Un  esclave  a  besoin  d'un  marteau,  non  dun  livre; 

La  lecture  est  fatale  à  ceux-là  qui,  pour  vivre, 

Doivent  avoir  bon  bras  pour  gagner  un  bon  pain.  » 


XII 

Ce  mot  fut  un  couteau  pour  le  cœur  de  la  mère  ; 
Avant  qu  il  ne  fût  dit,  quand  s'asseyait  ma  sœur, 
Ses  larmes  sillonnaient  la  neige  sur  la  terre, 
Tombant  devant  ses  pieds,  non  sans  quelque  douceur. 
Mais,  aujourd'hui,   sans    pleurs,    elle   passe  l'année 
A  regarder  ses  fils  d'une  vue  étonnée; 
Ses  yeux  secs  sont  glacés  d'épouvante  et  d  horreur! 


94  LES    DESTINÉES 


XIII 

LE     FRANÇAIS, 

Wauda,  j'écoute  encore  après  votre  silence; 
J'ai  senti  sur  mon  cœur  peser  ce  doigt  d'airain 
Qui  porte  au  bout  du  monde  à  toute  âme  qui  pense 
Les  épouvantements  du  fatal  souverain. 
Cet  homme  enseveli  vivant  avec  sa  femme, 
Ces  esclaves  enfants  dont  on  va  tuer  lame, 
Est-ce  de  notre  siècle  ou  du  temps  d'Ugolin? 

XIV 

Non,  non,  il  n'est  pas  vrai  que  le  peuple  en  tout  âge, 
Lui  seul  ait  travaillé,  lui  seul  ait  combattu; 
Que  l'immolation,  la  force  et  le  courage 
N'habitent  pas  un  cœur  de  velours  revêtu. 
Plus  belle  était  la  vie  et  plus  grande  est  sa  perte, 
Pïus  pur  est  le  calice  où  l'hostie  est  offerte. 
Sacrifice,  ô  toi  seul  peut-être  es  la  vertu! 

XV 

Tandis  que  vous  parliez,  je  sentais  dans  mes  veines 

Les  imprécations  bouillonner  sourdement. 

Vous  ne  maudissez  pas,  ô  vous,  femmes  romaines! 

Vous  traînez  votre  joug  silencieusement. 

Eponines  du  Nord,  vous  dormez  dans  vos  tombes, 

Vous  soutenez  l'esclave  au  fond  des  catacombes 

D'où  vous  ne  sortirez  qu'au  dernier  jugement. 

XVI 

Peuple  silencieux,  souverain  gigantesque! 
Lutteurs  de  fer  toujours  muets  et  combattants! 


WANDA  95 

Pierre  avait  commencé  ce  duel  romanesque  : 
Le  verrons-nous  finir?  Est-il  de  notre  temps? 
Le  dompteur  est  debout  nuit  et  jour  et  surveille 
Le  dompté  qui  se  tait  jusqu'à  ce  qu'il  s'éveille, 
Se  regardant  l'un  l'autre  ainsi  que  deux  Titans. 

XVII 

En  bas,  le  peuple  voit  de  son  œil  de  Tartare 
Ses  seigneurs  révoltés,  combattus  par  ses  czars, 
Aiguise  sur  les  pins  sa  hache  et  la  prépare 
A  peser  tout  son  poids  dans  les  futurs  hasards. 
En  haut,  seul,  l'empereur  sur  la  Russie  entière 
Promène  en  galopant  l'autre  hache  dont  Pierre 
Abattit  de  sa  main  les  têtes  des  boyards. 

XVIII 

Une  nuit,  on  a  vu  ces  deux  larges  cognées 

Se  heurter,  se  porter  des  coups  profonds  et  lourds. 

Les  hommes   sont  tombés;   les  femmes,  résignées, 

Ont  marché  dans  la  neige  à  la  voix  des  tambours, 

Et,  comme  votre  sœur,  ont  d'une  main  meurtrie 

Bercé  leurs  fils  au  bord  des  lacs  de  Sibérie, 

Et  cherché  pour  dormir  la  tanière  des  ours. 

XIX 

Et  ces  femmes  sans  peur,  ces  reines  détrônées, 
Dédaignent  de  se  plaindre  et  s'en  vont  au  désert 
Sans  détourner  les  yeux,  sans  même  être  étonnées 
En  passant  sous  la  porte  où  tout  espoir  se  perd. 
A  voir  leur  front  si  calme,  on  croirait  qu'elles  savent 
Que  leurs  ans,  jour  par  jour,  par  avance  se  gravent 
Sur  un  livre  éternel  devant  le  czar  ouvert. 


96  LES    DESTINÉES 


XX 

Quel  signe  formidable  a-t-il  au  front,  cet  homme? 
Qui   donc  ferma  son  cœur  des  trois  cercles  de  fer 
Dont  s'étaient  cuirassés  les  empereurs  de  Rome 
Contre  les  cris  de  1  âme  et  les  cris  de  la  chair? 
Croit-on  parmi  vos  serfs  qu'à  la  fin  il  se  lasse 
De  semer  les  martyrs  sur  la  neige  et  la  glace, 
D'entasser  les  damnés  dans  un  terrestre  enfer? 


XXI 

S'il  était  vrai  qu'il  eût  au  fond  de  sa  poitrine 
Un  cœur  de  père  ému  des  pâleurs  d'un  enfant, 
Qu'assis  près  de  sa  fille  à  la  beauté  divine 
Il  eût  les  yeux  en  pleurs,  l'air  doux  et  triomphant, 
Qu'il  eût  pour  rêve  unique  et  désir  de  son  âme 
Quelques  jours  de  repos  pour  emporter  sa  femme 
Sous  les  soleils  du  sud  qui  réchauffent  le  sang; 

XXII 

S'il  était  vrai  qu  il  eut  conduit  hors  du  servage 
Un  peuple  tout  entier  de  sa  main  racheté, 
Créant  le  pasteur  libre  et  créant  le  village 
Oîi  l'esclave  tartare  avait  seul  existé, 
Pareil  au  voyageur  dont  la  richesse  est  fièro 
D'acheter  mille  oiseaux  et  d'ouvrir  la  volière 
Pour  leur  rendre  à  la  fois  lair  et  la  liberté; 

XXIII 

Il  aurait  déjà  dit  :  «  J  ai  pitié,  je  fais  grâce; 
L'ancien  crime  est  lavé  parles  martyrs  nouveaux;  » 


■WANDA.  'Jy 

Sa  voix  aurait  trois  fois  répété  dans  l'espace, 

Comme  la  voix  de  lange  ouvrant  les  derniers  sceaux, 

Devant  les  nations  surprises,  attentives, 

Devant  la  race  libre  et  les  races  captives  : 

«  La  brebis  m'a  vaincu  par  le   sang  des  agneaux,  d 

XXIV 

Mais  il  n'a  point  parlé,  mais  cette  année  encore 
Heure  par  heure  en  vain  lentement  tombera, 
Et  la  neige  sans  bruit,  sur  la  terre  incolore, 
Aux  pieds  des  exilés  nuit  et  jour  gèlera. 
Silencieux  devant  son  armée  en  silence. 
Le  czar,  eu  mesurant  la  cuirasse  et  la  lance, 
Passera  sa  revue  et  toujours  se  taira. 

ô  novembre  1847. 


DIX     ANS     APRES 


UN    BILLET    DE    WANDA 

AU     MÊME      FRANÇAIS,      A      PARIS 

De  Tobolsk  en  Sibérie,  le  21  octobre   1855, 
jour  de  la  bataille  de  l'Aima. 

Vous  disiez  vrai.  Le  czar  s'est  tu. — Ma  sœur  est  morte. 

Les  serfs  de  Sibérie  oat  porté  le  cercueil. 

Et  les  fils  de  la  sainte  et  de  la  femme  forte 

Comme  esclaves  suivaient,  sansnom,  sansrang,  sans  deuil, 

La  cloche  seule  émeut  la  ville  inanimée. 

Mais,  au  sud,  le  canon  s'entend  vers  la  Crimée, 

Et  c'est  au  cœur  de  Tours  que  Dieu  frappe  l'orgueil. 


98  LES  DESTINÉES 

SECOND  BILLET  DE  WANDA 

AU     MÊME     FRANÇAIS 
De  Tobolsk  en  Sibérie,  après  la  prise  du  fort  Malakof. 

Scbastopol  détruit  n'est  plus.  —  L'aigle  de  France 

La  rasé  de  la  terre,  et  le  czar  étonné 

Est  mort  de  rage.  —  On  dit  que  la  balance  immense 

Du  Seigneur  a  paru  quand  la  foudre  a  tonné. 

—  La  sainte  la  tenait  flottante  dans  l'espace. 

L'épouse,  la  martyre  a  peut-être  fait  grâce, 

Dieu  du  Ciel!  — Mais  la  mère  a-t-elle  pardonné? 


12.   —   L'ESPRIT    PUR 

A  Éva. 
I 

Si  l'orgueil  prend  ton  cœur  quand  le  peuple  me  nomme, 

Que  de  mes  livres  seuls  te  vienne  ta  fierté. 

J'ai  mis  sur  le  cimier  doré  du  gentilhomme 

Une  plume  de  fer  qui  n  est  pas  sans  beauté. 

J'ai  fait  illustre  un  nom  qu'on  m'a  transmis  sans  gloire. 

Qu'il  soit  ancien,  qu'importe?  il  n'aura  de  mémoire 

Que  du  jour  seulement  où  mou  front  l'a  porté. 

II 

Dans  le  caveau  des  miens  plongeant  mes  pas  nocturnes, 
J'ai  compté  mes  aïeux,  suivant  leur  vieille  loi. 
J'ouvris  leurs  parchemins,  je  fouillai  dans  les  urnes 
Empreintes  sur  le  flanc  des   sceaux  de  chaque  roi. 
A  peine  une  étincelle  a  relui  dans  leur  cendre. 
C'estenvainqued'euxtouslesangm'a  fait  descendre; 
Si  j'écris  leur  histoire,  ils  descendront  de  moi. 


L  ESPRIT    PUR  09 


III 

Ils  furent  opulents,  seigneurs  de  vastes  terres, 
Grands  chasseurs  devant  Dieu, comme  Nemrod,  j  aloux 
Des  beaux  cerfs  qu  ils  lançaient  des  bois  héréditaires 
Jusqu'où  voulait  la  mort  les  livrer  à  leurs  coups  ; 
Suivant  leur  forte  meute  à  travers  deux  provinces, 
Coupantles  chiens  du  roi,  déroutant  ceux  des  princes, 
Forçant  les  sangliers  et  détruisant  les  loups; 


IV 

Galants  guerriers  sur  terre  et  sur  mer,  se  montrèrent 
Gensd'honneurentouttemps commeentouslieux,  cherchant 
De  la  Chine  au  Pérou  les  Anglais,  qu'ils  brûlèrent 
Sur  l'eau  qu'ils  écumaient  du  levant  au  couchant; 
Puis,  sur  leur  talon  rouge,  en  quittant  les  batailles, 
Parfumés  et  blessés  revenaient  à  Versailles 
Jaser  à  l'Œil-de-bœuf  avant  de  voir  leur  champ. 


Maisles  champs  delaBeauceavaientleurs  cœurs,  leurs  âmes, 

Leurs  soins.  Ils  les  peuplaient  d'innombrables  garçons, 
De  filles  qu'ils  donnaient  aux  chevaliers  pour  femmes, 
Dignes  de  suivre  en  tout  l'exemple  et  les  leçons; 
Simples  et  satisfaits  si  chacun  de  leur  race 
Apposait  saint  Louis  en  croix  sur  sa  cuirasse, 
Commeleursvieuxportraitsqu'auxmurs  noirs  nousplaçons. 

VI 

Mais  aucun,  au  sortir  d'une  rude  campagne. 
Ne  sut  se  recueillir,  quitter  le  destrier. 


100  LES    DESTINÉES 

Dételer  pour  un  jour  ses  palefrois  d'Espagne, 
Ni  des  coursiers  de  chasse  enlever  l'étrier 
Pour  graver  quelque  page  et  dire  en  quelque  livre 
Comme  son  temps  vivait  et  comment  il  sut  vivre, 
Dès  qu'ils  n'agissaient  plus,  se  hâtant  d'oublier. 


VII 

Tous  sont  morts  en  laissant  leur  nom  sans  auréole; 
Mais  sur  le  disque  d'or  voilà  qu'il  est  écrit, 
Disant  :  «  Ici  passaient  deux  races  de  la  Gaule 
Dout  le  dernier  vivant  monte  au  temple  et  s'inscrit, 
Non  sur  l'obscur  amas  des  vieux  noms  inutiles, 
Des  orgueilleux  méchants  et  des  riches  futiles, 
Mais  sur  le  pur  tableau  des  livres  de  Fesprit.  » 

VIII 

Ton  règne  est  arrivé,  pur  esprit,  roi  du  monde! 
Quand  ton  aile  d'azur  dans  la  nuit  nous  surprit, 
Déesse  de  nos  mœurs,  la  guerre  vagabonde 
Régnait  sur  nos  aïeux.  Aujourd'hui,  c'est  I'écrit. 
L'écrit  universel,  parfois  impérissable. 
Que  tu  graves  au  marbre  ou  traînes  sur  le  sable. 
Colombe  au  bec  d'airain!  visible  saint-esprit! 


IX 

Seul  et  dernier  anneau  de  deux  chaînes  brisées. 
Je  reste.  Et  je   soutiens  encor  dans  les  hauteurs, 
Parmi  les  maîtres  purs  de  nos  savants  musées, 
L'idéal  du  poète  et  des  graves  penseurs. 
J'éprouve  sa  durée  en  vingt  ans  de  silence, 
Et  toujours,  d'âge  en  âge   encor,  je  vois  la  France 
Contempler  mes  tableaux  et  leur  jeter  des  fleurs. 


L  ESPRIT    PUK  loi 


Jeune  postérité  d'un  vivant  qui  vous  aime! 
Mes  traits  dans  vos  regards  ne  sont  pas  effacés; 
Je  peux  en  ce  miroir  me  connaître  moi-même, 
Juge  toujours  nouveau  de  nos  travaux  passés! 
Flots  d'amis  renaissants  I  Puissent  mes  destinées 
Vous  amener  à  moi,  de  dix  en  dix  années, 
Attentifs  à  mon  œuvre,  et  pour  moi  c'est  assez! 

10  mars  1863. 


DEUXIEME   PARTIE 
THÉÂTRE 


Le  théâtre  d'Alfred  de  Vigny  comprend  cinq  ouvrages  : 
deux  en  vers,  le  More  de  Venise  et  Shylock,  et  trois  en 
prose,  la  Maréchale  d'Ancre,  Quitte  pour  la  peur  et 
Chatterton. 

Le  More  de  Venise  fut  une  des  premières  adaptations 
à  la  scène  française  du  drame  de  Shakespeare;  il  fut 
représenté  le  24  octobre  1829  au  Théâtre-Français,  avec 
M"*  Mars  dans  le  rôle  de  Desdemona. 

Shyloch  ou  le  Marchand  de  Venise,  écrit  en  1828,  n'a 
pas  été  représenté. 

Quitte  pour  la  peur  est  une  comédie  de  forme  légère 
qui  fut  donnée,  le  30  mai  1833,  sur  la  scène  de  l'Opéra 
au  cours  d'une  représentation  à  bénéfice  :  M""  Dorval 
y  remplissait  le  rôle  de  la  Duchesse  et  celui  du  Duc 
était  tenu  par  l'acteur  Bocage.  Cette  pièce  a  été  jouée 
à  la  Comédie-Française  au  mois  de  mars  1897,  à  l'occa- 
sion de  la  célébration  du  centenaire  de  la  naissance 
d'Alfred  de  Vigny. 

La  Maréchale  d'Ancre  a  été  représentée  le  25  juin  1831 
sur  la  scène  de  l'Odéon,  reprise  en  1841  à  la  Comédie- 
Française  et  jouée  de  nouveau  à  l'Odéon  en  1897,  lors  des 
félcs  du  centenaire  dAlfred  de  Vigny.  Ce  fut  M"*  Georges 
qui  créa  le  rôle  de  Léonora  Galigaï,  Frederick  Lemailre 
et  Ligier  ceux  de  Concini  et  de  Borgia. 


LA    MARÉCHALE    DANCRE  103 

Enfin  Chatterton,  qui  fut  joué  pour  la  première  foia 
le  12  février  1835  ù  la  Comédie-Française,  et  repris 
plusieurs  fois  depuis  cette  époque.  Le  rôle  de  Chat- 
terton fut  créé  par  Geffrov  et  celui  de  Kitfv  Bell  par 
.AP'  Dorval. 


LA    MARECHALE   D'ANCRE 


La  Maréchale  d'Ancre  contient  quelques  fort  belles 
scènes  qu'il  serait  malheureusement  trop  long  de  repro- 
duire ici.  Mais  un  exposé  de  ce  drame  permettra  de  se 
rendre  compte  de  lidée  qui  a  présidé  à  sa  composition 
et  de  la  version  qu'a  voulu  soutenir  Alfred  de  Vignv. 

Quand  elle  était  à  Florence,  Léonora  Galigaï  fut  aimée 
de  deux  hommes,  Concini  et  Borgia,  qui  se  haïssaient 
déjà  par  tradition  de  famille,  le  père  de  Concini  avant 
tué  le  pèrj  de  Borgia  et  eux-mêmes  se  battant  souvent 
à  coups  de  couteau.  Or.  Concini,  profitant  d'une  longue 
absence  à  laquelle  Borgia  a  été  contraint,  l'a  fait  passer 
pour  mort  aux  yeux  de  Léonora  et  a  décidé  celle-ci  à 
l'épouser. 

Borgia,  de  retour  à  Florence,  a  appris  le  malheur  qui 
le  frappait,  n'a  pu  oublier  Léonora  et  veut  se  venger  de 
Concini;  il  s'est  marié,  lui  aussi,  mais  tardivement, 
avec  une  de  ses  compatriotes  qui  l'aimait  passionné- 
ment et  dont  il  est  fort  jaloux. 

Venus  en  France  avec  Marie  de  Médicis  peu  de  temps 
après  leur  mariage,  Concini  et  Léonora  ont  eu  la  rapide 
fortune  que  l'on  sait;  mais  seulement  après  l'assassinat 
d'Henri  IV,  auquel  Concini,  qui  l'a  caché  à  sa  femme, 
n'a  pas  été  étranger,  d'après  une  lettre  écrite  par  lui 
la  veille  du  crime.  Et  Concini.  qui  sait  que  Borgia  pos- 
sède cette  lettre,  osera  tout  pour  s  en  emparer. 

Au  moment  où  commence  le  drame  de  Vigny,  Léonora 
et  Concini  sont  dans  l'éclat  de  leur  toute-puissance. 
Marie  de  Médicis  est  régente.  Concini,  maréchal  d'Ancre, 
premier  ministre,  l'un  des  plus  riches  seigneurs  terri- 
toriaux du  Royaume,  nnanque  pourtant  de  caractère  et 


104  LA    MARÉCHALE    d'anCRE 

laisse  volontiers  les  actes  d'énergie  à  Léonora,   femnae 
de  cœur  et  de   tête. 

C'est  ainsi  que,  faisant  croire  qu'il  est  en  Picardie, 
il  laissera  à  la  maréchale  toute  la  responsabilité  de 
l'arrestation  du  prince   de   Condé. 

Ce  coujî  de  force  a  produit  une  vive  émotion  à  la  cour 
et  Léonora,  ayant,  au  milieu  de  la  foule  des  seigneurs, 
reconnu  Borgia  et  senti  en  lui  un  ennemi,  veut  saisir 
cette  occasion  de  se  disculper  de  ce  qu'il  a  appelé  sa 
trahison  et  lui  donne  rendez-vous   pour   le  lendemain. 

De  son  côté,  Concini  a  appris  la  présence  à  Paris  de 
Borgia,  logé  avec  une  Italienne  dans  une  maison  retirée 
de  la  rue  de  la  Ferronnerie.  Son  plan  est  de  séduire 
cette  femme  et  d'arriver  par  elle  à  enlever  à  Borgia 
la  lettre  sur  l'assassinat  du  Roi;  il  se  fera,  à  cet  effet, 
passer  auprès  de  la  jeune  femme,  Isabella,  pour  un 
chanteur  florentin.  Mais  ce  beau  projet  manque  d'échouer» 
car  Isabella  est  très  jalouse  de  Borgia.  Concini  alors 
la  voyant  inquiète  du  rendez-vous  qu'elle  sait  avoir  été 
donné  à  son  mari,  lui  affirme,  pour  exciter  sa  jalousie, 
que  ce  rendez-vous  vient  d'une  femme.  Il  y  réussit  au  delà 
de  toute  espérance,  car  Isabella  lui  révèle  que  la  seule 
femme  à  l'appel  de  qui  Borgia  a  pu  consentir  à  se  rendre, 
est  une  certaine  Léonora  Galigaï  qu  il  a  jadis  aimée 
à  Florence  et  qu'il  croit  l'avoir  trahi.  Concini  ne  pense 
plus  alors  qu'à  se  venger  de  Borgia,  et  laisse,  sans  s'en 
préoccuper  davantage,  Isabella  évanouie  d'épouvante. 

Borgia,  pendant  ce  temps,  apprend  de  Léonora  qu'elle 
a  été  trompée  par  la  fausse  nouvelle  de  sa  mort  et 
qu  elle  n'est  pour  rien  dans  les  crimes  reprochés  à  Con- 
cini; il  s'assure  aussi  qu'elle  a  ignoré  la  part  de  Concini 
dans  l'assassinat  du  roi  et,  comme  il  veut  savoir  si  elle 
aimait  vraiment  Concini  :  «  C'est  mon  mari!  lui  répond- 
elle.  —  Et  moi,  m'aimiez-vous .'  —  Voici  ma  réponse.  » 
Et  elle  montre   à  Borgia  son  portrait  conservé  sur  elle. 

Borgia  ne  pense  plus  dès  lors  qu'à  punir  Concini 
seul  et  à  sauver  Léonora  des  périls  qui  la  menacent, 
car  on  lui  cache  tout  ce  qui  se  passe.  L'arrestation  de 
Condé  a  exaspéré  la  noblesse  et  ameuté  le  peuple  contre 
les  «  étrangers  »  qui  trompent  la  reine;  de  son  côté,  le 
parti  du  Roi,  se  sentant  plus  fort,  cherche  à  décider  le 
jeune  Louis  XIII  à  tenter  un  coup  de  force.  De  plus,  le 
soulèvement  du  peuple  est  prochain. 


L.V    MARÉCHALE    D  ANCRE  lOS 

Ainsi  parle  Borgia  à  la  maréchale  d'Ancre,  mais  il 
est  déjà  trop  tard;  Léonora,  stupéfaite,  apprend,  coup 
sur  coup,  que  les  Parisiens  viennent  de  se  révolter  et 
que  la  Reine  mère  est  gardée  à  rue  chez  elle.  Elle-même 
est  d'ailleurs  arrêtée  peu  après  et  emmenée  à  la  Bas- 
tille. 

Le  procès  de  la  maréchale,  qui  se  déroule  devant  un 
tribunal  de  juges  désignés  par  son  ennemi,  M.  de  Luynes, 
est  mené  si  rapidement  que  quelques  heures  après  son 
entrée  à  la  Bastille,  Léonora  est  jugée  et  condamnée 
sans  avoir  pu  ni  se  défendre,  ni  savoir  ni  connaître  ses 
accusateurs. 

On  consent  toutefois,  pour  paraître  faire  droit  à  ses 
réclamations  indignées,  à  la  mettre  en  face  d'Isabella, 
qui  l'accuse  de  sortilège  et  de  magie.  Laissée  seule  avec 
celte  femme  qu'elle  reconnaît  pour  une  compatriote, 
Léonora  veut  lui  faire  répéter,  sur  la  Madone,  toutes  ses 
accusations,  mais  Isabella,  troublée,  finit  par  avouer 
qu'elle  est  la  femme  de  Borgia  et  qu'elle  veut  se  venger 
de  la  femme  aimée  de  son  mari.  Léonora  apprend  ainsi 
que  Borgia  est  marié;  le  chagrin  qu'elle  en  ressent  est 
si  profond  qu'elle  renonce  désormais  à  lutter  et  ne  songe 
qu'à  mourir  dignement,  sans  vouloir  toutefois  rien  avouer 
du  crime  de  lèse-majesté,  de  sortilège  et  de  magie,  seule 
accusation  que  l'on  formule  contre  elle. 

Alors  M.  de  Luynes,  à  qui  on  vient  d'apprendre  le 
sort  du  maréchal  d'Ancre,  décide,  par  un  raffinement 
cruel,  que  l'itinéraire  que  devra  suivre  la  maréchale 
pour  se  rendre  au  lieu  de  son  supplice  sera  la  rue  de 
la  Ferronnerie,  dans  laquelle,  non  loin  de  la  maison  du  juif 
Samuel,  elle  aperçoit,  l'un  à  côté  de  l'autre,  les  cadavres 
de  Borgia  et  de  Concini.  Ceux-ci  se  sont  rencontrés  en 
effet,  l'un  sortant  de  chez  le  juif  où  il  était  avec  Isabella, 
l'autre  rentrant  en  son  logis,  et  ils  se  sont  entre-tués; 
Concini  a  été  achevé  d'un  coup  de  pistolet  par  Vitry, 
envoyé  par  de  Luynes. 

Désormais,  tout  est  fini  pour  Léonora;  la  rue  des 
cadavres  de  ces  deux  hommes  qui  l'ont  adorée  et  qui 
sont  morts  de  cet  amour  la  rend  indifférente  à  tout, 
même  au  genre  de  supplice  qui  l'attend,  et  elle  consent 
alors  à  faire  l'aveu  qu'on  lui  demande  et  qui  lui  vaut 
le  bûcher. 


CHATTERTON 

DRAME    EN    TROIS    ACTES 


Alfred  de  Vigny  a  touIu  peindre  dans  Chatterton  la 
misère  morale,  physique,  malérielln,  du  véritable  poète, 
de  l'homme  d'imagination,  vivant  dans  un  rêve  perpé- 
tuel,  ne  pouvant  gagner  sa  vie  et  souffrant  sans  cesse 
dans  ses  rapports  avec  les  hommes  qui,  presque  tous, 
ne  le  comprennent  pas  et  le  raillent. 

Celui-ci  a  des  indignations  contre  tout  ce  qui  l'entoure 
contre  régoïsme,rétroitesse  d'esprit,  l'avarice,  la  dureté 
des  hommes. 

Il  faudrait  qu'on  l'aidât  à  vivre  pour  qu'il  pût  pro- 
duire à  son  heure;  car  le  poète  ne  peut  s'astreindre  à  un 
labeur  utile  et  quotidien.  Il  lui  faut  cependant  du  pain 
et  du  temps,  et  il  n'a  ni  l'un  ni  l'autre.  La  faim  le  tor- 
ture en  même  temps  que  sa  pensée,  et  ses  désespoirs 
le  mènent  au  suicide. 


13.  —  ACTE  PREMIER 

Cn  vaste  appartement;  arrière-boutique  opulente  et  confortable  de 
la  maison  de  John  Bell.  A  gauche  du  spectateur,  une  cheminée, 
pleine  de  charl)on  de  terre  allumé.  A  droite,  la  porte  de  la  chambre 
à  coucher  de  Kitty  Bell.  Au  fond,  une  grande  porte  vitrée  :  à 
travers  les  petits  carreaux,  on  aperçoit  une  riche  boutique;  un 
grand  escalier  tournant  conduit  à  plusieurs  portes  étroites  et 
sombres,  parmi  lesquelles  se  trouve  la  porte  delà  petite  cliambre 
de   Chatterton.  Le    quaker    lit    dans    un    coin    de   la    chambre,   à 


ACTE    PREMIER  107 

gauche  du  spectateur.  A  droite  est  assise  Kittv  Bell;  à  ses  pieds 
un  enfant  assis  sur  un  tabouret;  une  jeune  fille  debout  à  côté 
d'elle. 

SGÈ>'E   PREMIÈRE 
LE  QUAKER,  KITTY    BELL,  RACHEL 

KITTY    BELL,   à  sa  fille  qui  montre  un  livre  à  son  frère. 

Il  me  semble  que  j'entends  parler  monsieur;  ne 
faites  pas  de  bruit,  enfants. 

Au  quaker. 

Ne  pensez-vous  pas  qu'il  arrive  quelque  chose  ? 

Le  quaker  hausse  les  épaules. 

Mon  Dieu  !  votre  père  est  en  colère  I  certainement, 
il  est  fort  en  colère;  je  l'entends  bien  au  son  de  sa 
voix.  —  Ne  jouez  pas,  je  vous  en  prie,  Rachel. 

Elle  laisse  tomber  son  ouvrage  et  écoute. 

Il  me  semble  qu'il  s'apaise,  n'est-ce  pas.  monsieur? 

Le  quaker  fait  signe  que  oui,   et  continue  sa  lecture. 

N'essayez  pas  ce  petit  collier,  Pvachel;  ce  sont 
des  vanités  du  monde  que  nous  ne  devons  pas 
même  toucher.  —  Mais  qui  donc  vous  a  donné  ce 
livre-là?  C  est  une  Bible;  qui  vous  l'a  donnée,  s'il 
vous  plaît?  Je  suis  sûre  que  c'est  le  jeune  monsieur 
qui  demeure  ici  depuis  trois  mois! 

RA.GHEL. 

Oui,  maman. 

KITTY    BELL  . 

Oh!  mon  Dieu  I  qu"a-t-elle  fait  là!  —  Je  vous  ai 
défendu  de  rien  accepter,  ma  fille,  et  rien  surtout 
de  ce  pauvre  jeune  homme.  —  Quand  1  avez-vous 
vu,  mon  enfant?  Je  sais  que  vous  êtes  allée  ce 
matin,  avec  votre  frère ,  l'embrasser  dans  sa 
chambre.  Pourquoi  ètes-vous  entrés  chez  lui,  mes 
enfants?  C'est  bien  mal! 

Elle  les  embrasse. 

Je  suis  certaine  qu'il  écrivait  encore;  car,  depuis 
hier  au  soir,  sa  lampe  brûlait  toujours. 


108  CnATTERTON 

RAC  HEL. 

Oui,  et  il  pleurait. 

KITTY    BELL. 

Il  pleurait!  Allons,  taisez-vous!  ne  parlez  de  cela 
à  personne.  Vous  irez  rendre  ce  livre  à  M.  Tom 
quand  il  vous  appellera;  mais  ne  le  dérangez 
jamais,  et  ne  recevez  de  lui  aucun  présent.  Vous 
voyez  que,  depuis  trois  mois  qu'il  loge  ici,  je  ne  lui 
ai  même  pas  parlé  une  lois,  et  vous  avez  accepté 
quelque  chose,  un  livre.  Ce  n'est  pas  bien.  — 
Allez...  allez  embrasser  le  bon  quaker.  —  Allez, 
c'est  bien  le  meilleur  ami  que  Dieu  nous  ait  donné. 

Les  enfants  courent  s'asseoir  sur  les  genoux  du  quaker. 
LE     QUAKER. 

Venez  sur  mes  genoux  tous  deux,  et  écoutez-moi 
bien.  —  Vous  allez  dire  à  votre  bonne  petite  mère 
que  son  cœur  est  simple,  pur  et  véritablement 
chrétien,  mais  qu'elle  est  plus  enfant  que  vous  dans 
sa  conduite,  qu'elle  n'a  pas  assez  réfléchi  à  ce 
qu'elle  vient  de  vous  ordonner,  et  que  je  la  prie  de 
considérer  que  rendre  à  un  malheureux  le  cadeau 
qu'il  a  fait,  c'est  l'humilier  et  lui  faire  mesurer  toute 
sa  misère. 

KITTY    BELL   e'élance  de  sa  place. 

Oh!  il  a  raison!  il  a  mille  fois  raison!  — Donnez, 
donnez-moi  ce  livre,  Rachcl.  —  11  faut  le  garder, 
ma  fille!  le  garder  toute  la  vie.  —  Ta  mère  s'est 
trompée.  —  Notre  ami  a  toujours  raison. 

LE    QUAKER,    ému  et  lui  baisant  la  main. 

Ah!  Kitty  Bell!  Kitty  Bell!  âme  simple  et  tour- 
mentée! —  Ne  dis  point  cela  de  moi.  —  Il  n'y  a  pas 
de  sagesse  humaine.  —  Tu  le  vois  bien,  si  j'avais 
raison  au  fond,  j'ai  eu  tort  dans  la  forme.  — 
Devais-je   avertir  les  enfants   de   l'orreur  légère  de 


ACTE   PREMIER  1;  <• 

leur  mère?  Il  n'y  a  pas,  ô  Kitty  Bell,  il  n'y  a  pas  si 
belle  pensée  à  laquelle  ne  soit  supérieur  un  des 
élans  de  ton  cœur  chaleureux,  un  des  soupirs  de 
ton  âme  tendre  et  modeste. 

On  entend  une  voix  tonnante. 
KITTY    BELL,    erTrayée. 

Oh!  mon  Dieu!  encore  en  colère.  —  La  voix  de 
leur  père  me  répond  là  ! 

Elle  porte  la  main  à  son  cœur. 

Je  ne  puis  plus  respirer.  —  Cette  voix  me  brise 
le  cœur.  —  Que  lui  a-t-on  fait?  Encore  une  colère 
comme  hier  au  soir. 

Elle  tombe  sur  un  fauteuil. 

J'ai  besoin  dètre  assise.  —  N'est-ce  pas  comme 
un  orage  qui  vient?  et  tous  les  orages  tombent  sur 
mon  pauvre  cœur. 

LE    QUAKER. 

Ah!  je  sais  ce  qui  monte  à  la  tête  de  votre  sei- 
gneur et  maître;  c'est  une  querelle  avec  les  ouvriers 
de  sa  fabrique.  —  Ils  viennent  de  lui  envoyer,  de 
Norton  à  Londres,  une  députation  pour  demander 
la  grâce  d'un  de  leurs  compagnons.  Les  pauvres 
gens  ont  fait  bien  vainement  une  lieue  à  pied  !  Reti- 
rez-vous tous  les  trois...  Vous  êtes  inutiles  ici.  — 
Cet  homme-là  vous  tuera...  c'est  une  espèce  de 
vautour  qui  écrase  sa  couvée. 

Kitty  Bell  sort,  la"  main  sur  son  cœur,   en  s'appuyant  sur  la  tête 
de  son  fils,   qu'elle  emmène  avec  Rachel. 

SCÈNE  II 

LE   QUAKER.,    JOHN    BELL,    ux  groupe    d'ouvriers. 

LE     QUAKER,    regardant  arriver  John   Bell. 

Le  voilà  en  fureur...  Voilà  1  homme  riche,  le  sp '• 
culateur  heureux;  voilà  l'égoïfte  par  excellence,  le 
juste  selon  la  loi. 

7 


110  CHATTERTON 

JOHN    BELL.    Vingt  ouvriers  le  suivent  en    silence  et   s'arrêtent 
contre  la  porte.  Aux  ouvriers,   avec  colère. 

Non,  non,  non,  non!  Vous  travaillerez  davantage, 
voilà  tout. 

UN    OUVRIER,    à  ses  camaradee. 

Et  VOUS  gagnerez  moins,  voilà  tout. 

JOHN    BELL. 

Si  je  savais  qui  a  répondu  cela,  je   le  chasserais 
sur-le-champ  comme  l'autre. 

LE    QUAKER. 

Bien  dit,  John  BellI  tu  es  beau  précisément 
comme  un  monarque  au  milieu  de  ses  sujets. 

JOHN    BELL. 

Comme  vous  êtes  quaker,  je  ne  vous  écoute  pas, 
vous;  mais,  si  je  savais  lequel  de  ceux-là  vient  de 
parler!  Ah!  l'homme  sans  foi  que  celui  qui  a  dit 
celle  parole!  Xe  m  avez-vous  pas  tous  vu  com- 
pagnon parmi  vous?  Comment  suis-je  arrivé  au 
bien-être  que  l'on  me  voit?Ai-je  acheté  tout  d'un 
coup  toutes  les  maisons  de  Norton  avec  sa  fabrique? 
Si  j  en  suis  le  seul  maître  à  présent,  n'ai-je  pas 
donné  l'exemple  du  travail  et  de  l'économie? 
N'est-ce  pas  en  plaçant  les  produits  de  ma  journée 
que  j'ai  nourri  mon  année?  Me  suis-je  montré 
paresseux  ou  prodigue  dans  ma  conduite?  —  Que 
chacun  agisse  ainsi,  et  il  deviendra  aussi  riche  que 
moi.  Des  machines  diminuent  votre  salaire,  mais 
elles  augmentent  le  mien;  j'en  suis  très  fâché  pour 
vous,  mais  très  content  pour  moi.  Si  les  machines 
vous  appartenaient,  je  trouverais  très  bon  que  leur 
production  vous  appartînt;  mais  j'ai  acheté  les 
mécaniques  avec  l'argent  que  mes  bras  ont  gagné  : 
faites  de  même,  soyez  laborieux,  et  surtout  éco- 
nomes. Rappelez-vous  bien  ce  sage  proverbe  de  nos 


ACTE    PREMIER  111 

pères  :  Gardons  bien  les  sous  ;  les  sckellings  se 
gardent  eux-mêmes.  Et  à  présent,  qu'on  ne  me  parle 
plus  de  Tobie;  il  est  chassé  pour  toujours.  Retirez- 
vous  sans  rien  dire,  parce  que  le  premier  qui  par- 
lera sera  chassé,  comme  lui,  de  la  fabrique,  et 
n'aura  ni  pain,  ni  logement,  ni  travail  dans  le 
village. 

Ils  sortent. 
LE    QUAKER. 

Courage,  ami  !  je  n'ai  jamais  entendu  au  parlement 
un  raisonnement  plus  sain  que  le  tien. 

JOHN    BELL  revient    encore  irrité  et  s'essuyant  le  visage. 

Et  vous,  ne  profitez  pas  de  ce  que  vous  êtes 
quaker  pour  troubler  tout,  partout  où  vous  êtes.  — 
Vous  parlez  rarement,  mais  vous  devriez  ne  parler 
jamais.  Vous  jetez  au  milieu  des  actions  des  paroles 
qui  sont  comme  des  coups  de  couteau. 

LE    QUAKER. 

Ce  n'est  que  du  bon  sens,  maître  John;  et  quand 
les  hommes  sont  fous,  cela  leur  fait  mal  à  la  tête. 
Mais  je  n'en  ai  pas  de  remords;  l'impression  d'un 
mot  vrai  ne  dure  pas  plus  que  le  temps  de  le  dire; 
j'est  l'affaire  d'un  moment. 

JOHN     BELL. 

Ce  n'est  pas  là  mon  idée  :  vous  savez  que  j  aime 
assez  à  raisonner  avec  vous  sur  la  politique;  mais 
vous  mesurez  tout  à  votre  toise,  et  vous  avez  tort. 
La  secte  de  vos  quakers  est  déjà  une  exception 
dans  la  chrétienté,  et  vous  êtes  vous-même  une 
exception  parmi  les  quakers.  —  Vous  avez  partagé 
tous  vos  biens  entre  vos  neveux;  vous  ne  possédez 
plus  rien  qu'une  chétive  subsistance,  et  vous  achevez 
votre  vie  dans  l'immobilité  et  la  méditation.  —  Cela 
vous  convient,  je  le  veux  ;  mais  ce  que  je  ne  veux  pas, 


112  CHATTERTON 

c'est  que,  dans  ma  maison,  vous  veniez,  en  public, 
autoriser  mes  inférieurs  îi  linsolence. 

LE     QUAKER. 

Ehl  que  te  fait,  je  le  prie,  leur  insolence?  Le 
bêlement  de  tes  moutons  t  a-t-il  jamais  empêché  de 
les  tondre  et  de  les  manger  ?  —  Y  a-t-il  un  seul  de 
ces  hommes  dont  tu  ne  puisses  vendre  le  lit  ?  Y  a-t-il 
dans  le  bourg  de  Norton  une  seule  famille  qui  n'eu- 
voie  ses  petits  garçons  et  ses  filles  tousser  et  pâlir 
€n  travaillant  tes  laines?  Quelle  maison  ne  t'appar- 
tient pas  et  n'est  chèrement  louée  par  toi  ?  Quelle 
minute  de  leur  existence  ne  t'est  donnée  ?  Quelle 
goutte  de  sueur  ne  te  rapporte  un  schelling  ?  La 
terre  de  Norton,  avec  les  maisons  et  les  familles, 
est  portée  dans  ta  main  comme  le  globe  dans  la 
main  de  Charlcmagne.  —  Tu  es  le  baron  absolu  de 
ta  fabrique  féodale. 

JOHN     CELL. 

C'est  vrai,  mais  c'est  juste.  —  La  terre  est  à  moi, 
parce  que  je  l'ai  achetée;  les  maisons,  parce  que  je. 
les  ai  bâties;  les  habitants,  parce  que  je  les  loge;  et 
leur  travail,  parce  que  je  le  paye.  Je  suis  juste  selon 
la  loi. 

LE     QUAKER. 

Et  ta  loi  est-elle  juste  selon  Dieu  ? 

JOHN    BELL. 

Si  vous  n'étiez  quaker,  vous  seriez  pendu  pour 
parler  ainsi. 

LE     QUAKER. 

Je  me  pendrais  moi-même  plutôt  que  de  parler 
autrement,  car  j'ai  pour  toi  une  amitié  véritable. 

JOHN    BELL. 

S'il  n'était  vrai,  docteur,  que  vous   êtes   mon   ami 


ACTE    PREMIER  113 

depuis  vingt  ans  et  que  vous  avez  sauvé  un  de  mes 
enfants,  je  ne  vous  reverrais  jamais. 

L  E     Q  U  A  K  E  R  . 

Tant  pis,  car  je  ne  te  sauverais  plus  toi-même, 
quand  tu  es  plus  aveuglé  par  la  folie  jalouse  des 
spéculateurs  que  les  enfants  par  la  faiblesse  de  leur 
âge.  —  Je  désire  que  tu  ne  chasses  pas  ce  malheu- 
reux ouvrier.  —  Je  ne  te  le  demande  pas,  jDarce 
que  je  n'ai  jamais  rien  demandé  à  personne,  mais 
je  te  le  conseille. 

J  O  lî  >"    BELL. 

Ce  qui  est  fait  est  fait.  —  Que  n'agissent-ils  tous 
comme  moi  !  —  Que  tout  travaille  et  serve  dans  leur 
famille.  —  Xe  fais-je  pas  travailler  ma  femme,  moi? 

—  Jamais  on  ne  la  voit,  mais  elle  est  ici  tout  le 
jour;  et,  tout  en  baissant  les  yeux,  elle  s'en  sert 
pour  travailler  beaucoup.  —  Malgré  mes  ateliers  et 
fabriques  aux  environs  de  Londres,  je  veux  qu'elle 
continue  à  diriger  du  fond  de  ses  appartements 
cette  maison  de  plaisance,  où  viennent  les  lords, 
au  retour  du  parlement,  de  la  chasse  ou  de  Hyde- 
Park.  Cela  me  fait  de  bonnes  relations  que  j'utilise 
plus  tard.  —  Tobie  était  un  ouvrier  habile,  mais 
sans  prévoyance.  —  Un  calculateur  véritable  ne 
laisse  rien  subsister  d  inutile  autour  de  lui.  —  Tout 
doit  rapporter,  les  choses  animées  et  inanimées.  — 
La  terre  est  féconde  et  l'argent  est  aussi  fertile,  et 
le  temps  rapporte  l'argent.  —  Or,  les  femmes  ont 
des  années  comme  nous!  donc,  c'est  perdre  un  bon 
revenu  que  de  laisser  passer  ce  temps  sans  emploi. 

—  Tobie  a  laissé  sa  femme  et  ses  filles  dans  la 
paresse;  c'est  un  malheur  très  grand  pour  lui,  je 
n'en  suis  pas  responsable. 

LE    QUAKER. 

Il  s'est  rompu  le  bras  dans  une  de  tes  machines. 


114  CHATTERTON 

JOHN     BELL  . 

Oui.  et  même  il  a  rompu  la  machine. 

LE    QUAKER . 

Et  je  suis  sûr  que  dans  ton  cœur  tu  regrettes 
plus  le  ressort  de  fer  que  le  ressort  de  chair  et  de 
sang  :  va,  ton  cœur  est  d'acier  comme  tes  méca- 
niques. —  La  Société  deviendra  comme  ton  cœur, 
elle  aura  pour  dieu  un  lingot  d'or  et  pour  souverain 
pontife  un  usurier  juif.  —  Mais  ce  n'est  pas  ta  faute, 
tu  agis  fort  bien  selon  ce  que  tu  as  trouvé  autour 
de  toi  en  venant  sur  la  terre;  je  ne  t'en  veux  pas  du 
tout,  tu  as  été  conséquent,   c'est  une  qualité  rare. 

—  Seulement,  si  tu  ne  veux  pas  me  laisser  parler, 
laisse-moi  lire. 

Il  reprend  son  livre  et  se  retourne  dans  son  fauteuil. 
JOHN    BELL  ouvre  la  porte  de  sa  femme  avec  force, 

Mistress  Bell!  venez  ici. 

SCÈNE  III 

Les  Mûmes,  KITTY  BELL. 

KITTY    BELL,  avec   effroi,  tenant    ses   enfants    par   la   main.   11b 
se  cachent  dans  la  robe  de  leur  mère  par  crainte  de  leur  père. 

Me  voici. 

JOHN   BELL. 

Les  comptes  de  la  journée  d'hier,  s'il  vous  plaît  ? 

—  Ce  jeune  homme  qui  loge  là-haut  n'a-t-il  pas 
d'autre  nom  que  Tom  ?  ou  Thomas  ?.. .  J 'espère  qu'il 
en  sortira  bientôt. 

KITTY    BELL. 

Elle  va  prendre  un  registre  sur  une  table,  et  le  lui  apporte. 

Il  n'a  écrit  que  ce  nom-là  sur  nos  registres  en 
louant  cette  petite  cliambre.  —  Voici  mes  comptes 
du  jour  avec  ceux  des  derniers  mois. 


ACTE    PREMIER  1Î5- 

JOHN    BELL. 

Il  les  compte  sur  le  registre. 

Catherine!  vous  n  êtes  plus  aussi  exacte. 

Il  s'interrompt  et  la  regarde  ea  face  avec  un  air  de  défiance. 

Il  veille  toute  la  nuit,  ce  Tom  ?  —  C'est  bien 
étrange.  —  Il  a  l'air  fort  misérable. 

Revenant  au  registre,  qu'il  parcourt  des  yeux. 

Vous  n'êtes  plus  aussi  exacte. 

KITTY     BELL. 

Mon  Dieu  I  pour  quelle  raison  me  dire  cela  ? 

JOH>"   BELL. 

?ie  la  soupçonnez-vous  pas,  mistress  Bell  ? 

KITTY    BELL. 

Serait-ce  parce  que  les  chiffres  sont  mal  disposés  ? 

JOHN    BELL. 

La  plus  sincère  met  de  la  finesse  partout.  Ne 
pouvez-vous  pas  répondre  droit  et  regarder  en 
face  ? 

KITTY    BELL. 

Mais  enfin,  que  trouvez-vous  là  qui  vous  fâche  ? 

JOHN     BELL. 

C'est  ce  que  je  ne  trouve  pas  qui  me  fâche,  et 
dont  labsence  m'étonne... 

KITTY    BELL,    avec  embarras. 

Mais  il  n  "y  a  qu'à  voir,  je  ne  sais  pas  bien. 

JOHN    BELL. 

Il  manque  là  cinq  ou  six  guinées  ;  à  la  première 
vue,  j'en  suis  sûr. 

KITTT    BELL . 

Voulez- VOUS  m'expliquer  comment  ?,.. 

JOHN    BELL,   la  prenant  par  le  bras. 

Passez  dans  votre  chambre,  s'il  vous  plaît,  vous 
serez  moins  distraite.  —  Les  enfants  sont  désœu- 
vrés, je  n'aime  pas  cela.   —  Ma  maison  n'est  plus 


146  CHATTERTON 

si  bien  tenue.  Rachel  est  trop  décolletée  :  je  n'aime 
pas  cela... 

Rachel  court  se  jeter  entre  les  jambes  du  quaker.  John 
Bell  poursuit  en  s'adressant  à  Kitty  Bell,  qui  est  entréo 
dans  sa  chambre  à  coucher  avant  lui. 

Me  voici,  me  voici;    recommencez   cette  colonne 
-et  multipliez  par  sept. 

Il  entre  dans  la  chambre  après  Kitty  Bell. 


SCENE  IV 
LE    QUAKER,     RACHEL. 

RACHEL. 

J'ai  peur  ! 

LE    QUAK  ER. 

De  frayeur  en  frayeur,  tu  passeras  ta  vie  d'es- 
clave. Peur  de  ton  père,  peur  de  ton  mari  un  jour, 
jusqu'à  la  délivrance. 

Ici  on  voit  Chatterton  sortir  de  sa  chambre  et  descendre  lentement 
l'escalier.  Il  s'arrête  et  regarde  le  vieillard  et  l'enfant. 

Joue,  belle  enfant,  jusqu  à  ce  que  tu  sois  femme; 
oublie  jusque-là,  et,  après,  oublie  encore  si  tu  peux. 
Joue  toujours  et  ne  réfléchis  jamais.  Viens  sur  mon 
genou.  —  Là  !  —  Tu  pleures  !  tu  caches  ta  tête  dans 
ma  poitrine.  Regarde,  regarde,  voilà  ton  ami  qui 
descend. 

S  C  È  N  E  V 
LE  QUAKER.  RACHEL,  CHATTERTON 

CHATTERTON,    après    avoir    embrassé    Rachel,    qui    court    au- 
devant  de  lui,  donne  la  main  au  quaker. 

Bonjour,  mon  sévère  ami. 

LE    QUAKER . 

Pas  assez  comme  ami  et  pas  assez  comme  médecin. 
Ton  âme  te  ronge  le  corps.  Tes  mains  sont  brûlantes 


ACTE    PREMIER  117 

€t    ton    visage    est    pâle.    —    Combien    de    temps 
espères-tu  vivre  ainsi  ? 

CHATTERTON. 

Le  moins  possible.  —  Mistress  Bell  n'est-elle  pa? 
ici  ? 

LE    QUAKER. 

Ta  vie  n'est-elle  donc  utile  à  personne  ? 

CHATTERT  0>'. 

Au  contraire,  ma  vie  est  de  trop  à  tout  le  monde. 

LE    QUAKER. 

Crois-tu  fermement  ce  que  tu  dis  ? 

CHATTERTON. 

Aussi  fermement  que  vous  croyez  à  la  charité 
chrétienne. 

Il  sourit  avec  amertume. 
LE    QUAKER. 

Quel  âge  as-tu  donc  ?  Ton  cœur  est  pur  et  jeune 
comme  celui  de  Rachel,  et  ton  esprit  expérimenté 
est  vieux  comme  le  mien. 

CHATTERTON. 

J'aurai  demain  dix-huit  ans. 

LE     QUAKER. 

Pauvre  enfant! 

CHATTERTON. 

Pauvre,  oui.  —  Enfant,  non...  J'ai  vécu  mille  ans! 

LE    QUAKER. 

Ce  ne  serait  pas  assez  pour  savoir  la  moitié  de 
ce  qu'il  y  a  de  mal  parmi  les  hommes.  —  Mais  la 
science  universelle,  c'est  l'infortune. 

CHATTERTON. 

Je  suis  donc  bien  savant  I...  Mais  j'ai  cru  que 
mistress  Bell  était  ici.  —  Je  viens  d'écrire  une  lettre 
qui  m'a  bien  coûté. 


118  CHATTERTON 

LE    QUAKER. 

Je  crains  que  tu  ne  sois  trop  bon.  Je  t'ai  bien  dit 
de  prendre  garde  à  cela.  Les  hommes  sont  divisés 
en  deux  parts  :  martyrs  et  bourreaux.  Tu  seras 
toujours  martyr  de  tous,  comme  la  mère  de  cette 
enfant-là. 

CHATTERTON,   avec  un  élan  violent. 

La  bonté  d'un  homme  ne  le  rend  victime  que  jus- 
qu'où il  le  veut  bien,  et  l'affranchissement  est  dans 
sa  main. 

LE    QUAKER. 

Qu'entends-tu  par  là  ? 

CHATTERTON  ,  embrassant  Rachel,  dit  de  la  voix  la  plus  tendre. 

Voulons-nous  faire  peur  à  cette  enfant  ?  et  si  près 
de  1  oreille  de  sa  mère. 

LE    QUAKER. 

Sa  mère  a  l'oreille  frappée  d'une  voix  moins 
douce  que  la  tienne,  elle  n'entendrait  pas.  —  Voilà 
trois  fois  qu'il  la  demande! 

CHATTERTON,  s'appuyant  sur  le  fauteuil  où  le  quaker  est  assis. 

Vous  me  grondez  toujours  ;  mais  dites-moi  seu- 
lement pourquoi  on  ne  se  laisserait  pas  aller  à  la 
pente  de  son  caractère,  dès  qu'on  est  sûr  de  quitter 
la  partie  quand  la  lassitude  viendra?  Pour  moi,  j'ai 
résolu  de  ne  me  point  masquer  et  d'être  moi-même 
jusqu'à  la  fin,  d'écouter,  en  tout,  mon  cœur  dans 
ses  épanchements  comme  dans  ses  indignations,  et 
de  me  résigner  à  bien  accomplir  ma  loi.  A  quoi  bon 
feindre  le  rigorisme,  quand  on  est  indulgent  ?  On 
verrait  un  sourire  de  pitié  sous  ma  sévérité  factice, 
et  je  ne  saurais  trouver  un  voile  qui  ne  fût  trans- 
parent. —  On  me  trahit  de  tout  côté,  je  le  vois,  et 
me   laisse  tromper   par  dédain  de  moi-même,  par 


ACTE    PREMIER  119 

ennui  de  prendre  ma  défense.  J'envie  quelques 
hommes  eu  voyant  le  plaisir  qu'ils  trouvent  à 
triompher  de  moi  par  des  ruses  grossières  ;  je  les 
vois  de  loin  en  ourdir  les  fils,  et  je  ne  me  baisserais 
pas  pour  en  rompre  un  seul,  tant  je  suis  devenu 
indifférent  à  ma  vie.  Je  suis  d'ailleurs  assez  vengé 
par  leur  abaissement,  qui  m'élève  à  mes  yeux,  et  il 
me  semble  que  la  Providence  ne  peut  laisser  aller 
longtemps  les  choses  de  la  sorte.  N'avait-elle  pas 
son  but  en  me  créant  ?  Ai-je  le  droit  de  me  roidir 
contre  elle  pour  réformer  la  nature  ?  Est-ce  à  moi 
de  démentir  Dieu? 

LE    QUAKER. 

En  toi,  la  rêverie  continuelle  a  tué  laction. 

CHATTERTON. 

Eh  I  qu'importe,  si  une  heure  de  cette  rêverie 
produit  plus  d  œuvres  que  vingt  jours  de  laction 
des  autres  I  Qui  peut  juger  entre  eux  et  moi  ?  N'y 
a-t-il  pour  l'homme  que  le  travail  du  corps  ?  et  le 
labeur  de  la  tête  n'est-il  pas  digne  de  quelque  pitié? 
Eh!  grand  Dieu!  la  seule  science  de  l'esprit,  est-ce 
la  science  des  nombres  ?  Pythagore  est-il  le  dieu  du 
monde  ?  Dois-je  dire  à  l'inspiration  ardente  :  «  Ne 
viens  pas,  tu  es  inutile  ?  » 

LE    QUAKER. 

Elle  t'a  marqué  au  front  de  son  caractère  fatal. 
Je  ne  te  blâme  pas,  mon  enfant,  mais  je  te  pleure, 

CHATTERTON. 
Il  s'assied. 

Bon  quaker,  dans  votre  société  fraternelle  et  spi- 
ritualiste,  a-t-on  pitié  de  ceux  que  tourmente  la 
passion  de  la  pensée  ?  Je  le  crois  ;  je  vous  vois 
indulgent  pour  moi,  sévère  pour  tout  le  monde; 
cela  me  calme  un  peu. 

Ici  Rachel  Ta  s'asseoir  sur  les  genoux  de  Chatterton. 


120  CIIATTERTOM 

En  vérité,  depuis  trois  mois,  je  suis  presque 
heureux  ici  :  on  n'y  sait  pas  mon  nom,  on  ne  m'y 
parle  pas  de  moi,  et  je  vois  de  beaux  enfants  sur 
mes  genoux. 

LE    QUAKER. 

Ami,  je  t'aime  pour  ton  caractère  sérieux.  Tu 
serais  digue  de  nos  assemblées  religieuses,  où  l'on 
ne  voit  pas  l'agitation  des  papistes,  adorateurs 
d'images,  où  l'on  n'entend  pas  les  chants  puérils 
des  protestants.  Je  t'aime,  parce  que  je  devine  que 
le  monde  te  hait.  Une  âme  contemplative  est  à 
charge  à  tous  les  désœuvrés  remuants  qui  couvrent 
la  terre  :  l'imagination  et  le  recueillement  sont  deux 
maladies  dont  personne  n'a  pitié!  —  Tu  ne  sais 
seulement  pas  les  noms  des  ennemis  secrets  qui 
rôdent  autour  de  toi;  mais  j'en  sais  qui  te  haïssent 
d'autant  plus  qu'ils  ne  te  connaissent  pas. 

CHATTERTON,  avec  chaleur. 

Et  cependant  n'ai-je  pas  quelque  droit  à  l'amour 
de  mes  frères,  moi  qui  travaille  pour  eux  nuit  et 
jour;  moi  qui  cherche  avec  tant  de  fatigues,  dans 
les  ruines  nationales,  quelques  fleurs  de  poésie  dont 
je  puisse  extraire  un  parfum  durable;  moi  qui  veux 
ajouter  une  perle  de  plus  à  la  couronne  d'Angle- 
terre, et  qui  plonge  dans  tant  de  mers  et  de  fleuves 
pour  la  chercher  ? 

Ici  Rachel  quitte  Chatterton;  elle  va  s'asseoir  sur  un  tabouret 
aux  pied»  du  quaker  et  regarde  dus  gravures. 

Si  vous  saviez  mes  travaux!...  J'ai  fait  de  ma 
chambre  la  cellule  d'un  cloître;  j'ai  béni  et  sanctifié 
ma  vie  et  ma  pensée;  j'ai  raccourci  ma  vue,  et  j'ai 
éteint  devant  mes  yeux  les  lumières  de  notre  âge; 
j'ai  fait  mon  cœur  plus  simple;  je  me  suis  appris 
le  parler  enfantin  du  vieux  temps;  j'ai  écrit,  comme 
le  roi  Harold   au   duc  Guillaume,  en  vers    à  demi 


ACTE    PREMIER  121 

saxons  et  francs;  et  ensuite,  cette  muse  du  dixième 
siècle,  cette  muse  religieuse,  je  1  ai  placée  dans  une 
châsse  comme  une  sainte.  —  Ils  1  auraient  brisée 
i'ils  l'avaient  crue  faite  de  ma  main  :  ils  l'ont 
alorée  comme  l'œuvre  d'un  moine  qui  n'a  jamais 
esisté,  et  que  j'ai  nommé  Rowley. 

LE     QUAKER. 

Cui,  ils  aiment  assez  à  faire  vivre  les  morts  et 
mourir  les  vivants. 

CHATTERTON. 

Cependant  on  a  su  que  ce  livre  était  fait  par 
moi.  On  ne  pouvait  plus  le  détruire,  oa  la  laissé 
vivre;  mais  il  ne  ma  donné  qu'un  peu  de  bruit,  et 
je  ne  pais  faire  d'autre  métier  que   celui  d'écrire. 

—  J'ai  t?nté  de  me  ployer  à  tout,  sans  y  parvenir. 

—  Ou  ma  parlé  de  travaux  exacts  ;  je  les  ai  abordés, 
sans  pou"»-oir  les  accomplir.  —  Puissent  les  hommes 
pardonner  à  Dieu  de  m'avoir  ainsi  créé  1  —  Est-ce 
excès  de  force,  ou  n'est-ce  que  faiblesse  honteuse  ? 
Je  n'en  sais  rien,  mais  jamais  je  ne  pus  enchaîner 
dans  des  canaux  étroits  et  réguliers  les  déborde- 
ments tumultueux  de  mon  esprit,  qui  toujours  inon- 
dait ses  rives  malgré  moi.  J'étais  incapable  de 
suivre  les  lentes  opérations  des  calculs  journaliers, 
j'y  renonçai  le  premier.  J'avouai  mon  esprit  vaincu 
par  le  chiffre,  et  j'eus  dessein  dexploiter  mon  corps. 
Hélas!  mon  ami  1  autre  douleur!  autre  humiliation! 

—  Ce  corps,  dévoré  dès  l'enfance  par  les  ardeurs 
de  mes  veilles,  est  trop  faible  pour  les  rudes  tra- 
vaux de  la  mer  ou  de  l'armée  ;  trop  faible  même 
pour  la  moins  fatigante  industrie. 

Il  se  lève  avec  une  aiiilalion  involontaire. 

Et  d'ailleurs,  eussé-je  les  forces  d'Hercule,  je 
trouverais  toujours  entre  moi  et  mon  ouvrage  l'en- 
nemie fatale  née  avec  moi:  la  fée  malfaisante  trouvée 


122  CHATTERTON 

sans  doute  dans  mon  berceau,  la  Distraction,  la 
Poésie!  —  Elle  se  met  partout:  elle  me  donne  e* 
m  Ole  tout;  elle  charme  et  détruit  toute  chose  poa' 
moi;  elle  m'a  sauvé...  elle  m'a  perdu! 

LE    QUAKER. 

Et  à  présent  que  fais-tu  donc  ? 

CHATTERTON. 

Que  sais-je  ?...  J'écris.  —  Pourquoi  ?  Je  n'en 
sais  rien...  Parce  qu'il  le  faut. 

Il  tombe   assis   et  n'écoute    plus    la    réponse  du   quaker.  Il  .'egarde 
Rachel  et  l'appelle  près  de  lui. 

LE    QUAKER. 

La  maladie  est  incurable  ! 

CHATTERTON. 

La  mienne  ? 

LE    QUAKER. 

Non,  celle  de  l'humanité.  —  Selon  ton  cœur,  tu 
prends  en  bienveillante  pitié  ceux  qui  le  disent  : 
«  Sois  un  autre  homme  que  celui  que  tu  es  »  ;  moi, 
selon  ma  tète,  je  les  ai  en  mépris,  parce  qu'ils 
veulent  dire  :  «  Retire-toi  de  notre  soleil;  il  n'y  a 
pas  de  place  pour  toi.  »  Les  guérira  qui  pourra. 
J'espère  peu  en  moi;  mais,  du  moins,  je  les  pour- 
suivrai. 

CHATTERTON,  continuant  de  parler  à  Rachel,   à  qui  il  a  parlé 
bas  pendant  la  réponse  du  quaker. 

Et  vous  ne  l'avez  plus,  votre  Bible  ?  où  est  donc 
votre  maman  ? 

LE    QUAKER,    se  levant. 

Veux-tu  sortir  avec  moi  ? 

CHATTERTON,   à  Rachel. 

Qu'ave2-vous  fait  de  la  Bible,  miss  Rachel  ? 

LE    QUAKER. 

N'entends-tu  pas  le  maître  qui  gronde?  Ecoute! 


ACTE    PREMIER  12$ 

JOHN    BELL,    dans  la  coulisse. 

Je  ne  le  veux  pas.  —  Cela  ne  se  peut  pas  ainsi. 
—  Xon,  non,  madame. 

LE    QUAKER,    à  Chatterton,  en  prenant  son  chapeau  et  sa  canne 
à  la  hâte. 

Tu  as  les  yeux  rouges,  il  faut  prendre  l'air.  Yiens^ 
la  fraîche  matinée  te  guérira  de  ta  nuit  brûlante. 

CHATTERTON,    regardant  venir  Kitty  Bell. 

Certainement  cette  jeune  femme  est  fort  malheu- 
reuse. 

LE    QUAKER. 

Cela  ne  regarde  personne.  Je  voudrais  que  per- 
sonne ne  fût  ici  quand  elle  sortira.  Donne  la  clef  de 
ta  chambre.  —  Elle  la  trouvera  tout  à  l'heure.  Il  y 
a  des  choses  d'intérieur  qu  il  ne  faut  pas  avoir  l'air 
d'apercevoir.  —  Sortons.  —  La  voilà. 

CHATTERTON. 

Ah!  comme  elle  pleure I  —  Vous  avez  raison... 
je  ne  pourrais  pas  voir  cela.  —  Sortons. 

SCÈNE    YI 

KITTY    BELL    entre    en  pleurant,   suivie    de   JOHN    BELL. 

KITTT    BELL,    à  Rachel,    en  la   faisant   entrer 
dans    la  chambre  d'où  elle  sort. 

Allez  avec  votre  frère,  Rachel,  et  laissez-moi  ici. 

A  son  mari. 

Je  vous  le  demande  mille  fois,  n'exigez  pas  que 
je  vous  dise  pourquoi  ce  peu  d'argent  vous  manque; 
six  guinées,  est-ce  quelque  chose  pour  vous?  Con- 
sidérez bien,  monsieur,  que  j'aurais  pu  vous  le 
cacher  dix  fois  en  altérant  mes  calculs.  Mais  je  ne 
ferais  pas  un  mensonge,  même  pour  sauver  mes 
enfants,  et  j'ai  préféré  vous  demander  la  permission 


124  CHATTERTON 

de  garder  le  silence  là-dessus  ne  pouvant  ni  vous 
dire  la  vdrité ,  ni  mentir,  sans  faire  une  méchante 
action. 

JOHN     BELL. 

Depuis  que  le  ministre  a  mis  votre  main  dans  la 
mienne,  vous  ne  m'avez  pas  résisté  de  cette 
manière. 

KITTY     BELL. 

Il  faut  donc  que  le  motif  soit  sacré. 

JOHN      BELL. 

Ou  coupable,  madame. 

KITTT      RELL,     avec  iadignalioQ. 

Vous  ne  le  croyez  pas! 

JOHN      BELL. 

Peut-être. 

KITTY      BELL. 

Ayez  pitié  de  moi!  vous  me  tuez  par  de  telles 
scènes. 

JOHN      BELL. 

Bah!  vous  êtes  plus  forle  que  vous  ne  le   croyez. 

KITTY      BELL. 

Ah!  n'y  comptez  pas  trop...  Au  nom  de  nos 
pauvres  enfants  ! 

JOHN      BELL . 

Où  je  vois  un  mystère,  je  vois  une  faute. 

KITTY      BELL. 

Et  si  vous  n'y  trouviez  qu'une  bonne  action,  quel 
regret  pour  vous  ! 

JOHN      BELL. 

Si  c'est  une  bonne  action,  pourquoi  vous  être 
cachée  ? 

KITTY      BELL. 

Pourquoi,  John  Bell?  Parce  que  votre  cœur  s'est 


ACTE    PREMIER  125 

endurci,  et  que  vous  m  auriez  empêchée  d'agir  selon 
le  mien.  Et  cependant,  qui  donne  au  pauvre  prête 
au   Seigneur. 

JOHN      BELL. 

Vous  feriez  mieux  de  prêter  à  intérêts  sur  de 
bons  gages, 

KITTY      BELL. 

Dieu  vous  pardonne  vos  sentiments  et  vos  paroles. 

JOHN     BELL,    marchant  dans  la  chambre  à  grands  pas. 

Depuis  quelque  temps,  vous  lisez  trop;  je  naime 
pas  cette  manie  dans  une  femme...  Voulez-vous  être 
une  has  bleu? 

KITTT      BELL. 

Oh  I  mon  ami  I  en  viendrez-vous  jusqu'à  me  dire 
des  choses  méchantes,  parce  que,  pour  la  première 
fois,  je  ne  vous  obéis  pas  sans  restrictions?  —  Je 
ne  suis  qu'une  femme  simple  et  faible;  je  ne  sais 
rien  que  mes  devoirs  de  chrétienne. 

JOHN    BELL. 

Les  savoir  pour  ne  pas  les  remplir,  c'est  une  pro- 
fanation. 

KITTY     BELL. 

Accordez-moi  quelques  semaines  de  silence  seu- 
lement sur  ces  comptes,  et  le  premier  mot  qui 
sortira  de  ma  bouche  sera  le  pardon  que  je  vous 
demanderai  pour  avoir  tardé  à  vous  dire  la  vérité. 
Le  second  sera  le  récit  exact  de  ce  que  j'ai  fait. 

JOHN      BELL. 

Je  désire  que  vous  n'ayez  rien  à  dissimuler. 

KITTY     BELL. 

Dieu  le  sait!  il  n'y  a  pas  une  minute  de  ma  vie 
dont  le  souvenir  puisse  me  faire  rougir. 

JOHN      BELL. 

Et  cependant  jusqu'ici  vous  ne  m  avez  rien  caché. 


126  CHATTERTON 

KITTY     BELL. 

Souvent  la  terreur  nous  apprend  à  mentir. 

JOHN     BELL. 

Vous  savez  donc  faire  un  mensonge? 

KITTY      BELL. 

Si  je  le  savais,  vous  prierais-je  de  ne  pas  m'in 
terroger?  Vous  êtes  un  juge  impitoyable. 

JOHN      BELL. 

Impitoyable!  vous  me  rendrez  compte  de  cet 
argent. 

KITTY      BELL . 

Eh  bien,  je  vous  demande  jusqu'à  demain  pour 
cela. 

JOHN      BELL. 

Soit,  jusqu'à  demain  je  n'en  parlerai  plus. 

KITTY      BELL  lui  baise  la  main. 

Ab  !  je  VOUS  retrouve.  —  Vous  êtes  bon.  — 
Soyez-le  toujours. 

JOHN      BELL. 

C'est  bien!  c'est  bien!  songez  à  demain. 

Il  sort, 

KITTY      BELL,     seule. 

Pourquoi,  lorsque  j'ai  touché  la  main  de  mon 
mari,  rac  suis-je  reproché  d'avoir  gardé  ce  livre? 
—  La  conscience  ne  peut  pas  avoir  tort. 

Elle  r«Te. 
Je  le  rendrai. 

Elle  sort  à  pas  lents. 


Acte  deuxième  12/ 

14.  —   ACTE    DEUXIÈME 

Même  décoration. 

SCÈNE   PREMIÈRE 
LE    QUAKER,    CHATTERTON. 

CHATTERTON     entre  vite  et  comme  en  se  sauvant. 

Enfin,  nous  voilà  au  port! 

LE      QUAKER. 

Ami,  est-ce  un  accès  de  folie  qui  t'a  pris? 

CHATTERTON. 

Je  sais  très  bien  ce  que  je  fais. 

LE      QUAKER. 

Mais  pourquoi  rentrer  ainsi  tout  à  coup? 

CHATTERTON,    agité. 

Croyez-vous  qu'il  m'ait  vu? 

LE      QUAKER. 

Il  n'a  pas  détourné  son  cheval,  et  je  ne  l'ai  pas 
vu  tourner  la  tète  une  fois.  Ses  deux  grooms  l'ont 
suivi  au  grand  trot.  Mais  pourquoi  l'éviter,  ce  jeune 
homme  ? 

CHATTERTON . 

Vous  êtes  sûr  qu  il  ne  m'a  pas  reconnu? 

LE      QUAKER. 

Si  le  serment  n'était  un  usage  impie,  je  pourrais 
le  jurer. 

CHATTERTON. 

Je  respire.  —  C'est  que  vous  savez  bien  qu'il  est 

de  mes  amis.  C  est  lord  Talbot. 

LE     QUAKER   . 

Eh  bien,  qu'importe?  un  ami  n'est  guère  plus 
méchant  qu'un  autre  homme. 


128  CHATTERTON 

C  H  AT  T  E  R  T  O  rs' ,     marchant   à  grands  pas  avec  humeur. 

Il  ne  pouvait  rien  niarriver  de  pis  que  de  le  voir. 
Mon  asile  était  violé,  ma  paix  était  troublée,  mon 
nom  était  connu  ici. 

LE     QUAKER. 

Le  grand  malheur  I 

CHATTERTON. 

Le  savez-vous,  mon  nom,  pour  en  juger? 

LE      QUAKER. 

Il  y  a  quelque  chose  de  bien  puéril  dans  ta  crainte. 
Tu  n'es  que  sauvage,  et  tu  seras  pris  pour  un  cri- 
minel si  tu  continues. 

CHATTE  F.  TON. 

O  mon  Dieu,  pourquoi  sui^-je  sorti  avec  vous?  Je 
suis  certain  qu'il  m'a  vu. 

LE      QUAKER. 

Je  lai  vu  souvent  venir  ici  après  ses  parties  de 
chasse. 

CHATTERTON. 

Lui? 

LE  QUAKER. 

Oui,  lui,  avec  de  jeunes  lords  de  ses  amis. 

CHATTERTON. 

II  est  écrit  que  je  ne  pourrai  poser  ma  tète  nulle 
part.  Toujours  des  amis! 

LE     QUAKER. 

Il  faut  être  bien  malheureux  pour  en  venir  à  dire 
cela. 

CHATTERTON,    avec  humeur. 

Vous  n'avez  jamais  marché  aussi  lentement  qu'au- 
jourd'hui. 

LE     QUAKER. 

Prends-loi  à  moi  de  ton  désespoir.  Pauvre  enfant! 


ACTE    DEUXIÈME  129 

rien    n  a    pu    t  occuper   dans   cette  promenade.    La 
nature  est  morte  devant  tes  yeux. 

CHATTERTO'  . 

Croyez-vous  que  mistress  Bell  soit  très  pieuse? 
Il  me  semble  lui  avoir  vu  une  Bible  dans  les  mains. 

LE     QUAKER,    brusquement. 

Je  n'ai  point  vu  cela.  C'est  une  femme  qui  aime 
ses  devoirs  et  qui  craint  Dieu.  Mais  je  n'ai  pas  vu 
quelle  eût  aucun  livre  dans  les  mains.  (A  part.)  Où 
va-t-il  se  prendre!  à  quoi  ose-t-il  penser!  J'aime 
mieux  qu'il  se  noie  que  de  s'attacher  à  cette  branche. 
—  (Haut.)  C'est  une  jeune  femme  très  froide  ,  qui 
n'est  émue  que  pour  ses  enfants,  quand  ils  sont 
malades.  Je  la  connais  depuis  sa  naissance. 

CHATTERTON. 

Je  gagerais  cent  livres  sterling  que  cette  ren- 
contre de  lord  Talbot  me  portera  malheur. 

LE     QUAKER. 

Comment  serait-ce  possible? 

G  H  -V  T  T  E  K  T  O  >•  . 

Je  ne  sais  comment  cela  se  fera,  mais  vous  verrez 
si  cela  manque.  —  Si  cette  jeune  femme  aimait  un 
homme,  il  ferait  mieux  de  se  faire  sauter  la  cer- 
velle que  de  la  séduire.  Ce  serait  affreux,  n'est-ce 
pas  ? 

L  E      Q  U  A  K  E  R  . 

>»''y  aura-t-il  jamais  une  de  tes  idées  qui  ne  tourne 
au  désespoir? 

CHATTERTON. 

Je  sens  autour  de  moi  quelque  malheur  inévitable. 
T  y  suis  tout  accoutumé.  Je  ne  résiste  plus.  Vous 
verrez  cela;  c'est  un  curieux  spectacle.  —  Je  me 
reposais  ici,  mais  mon  ennemie  ne  m'y  laissera  pas. 


130  CHATTERTON 

LE      QUAKER. 

Quelle  ennemie? 

CHATTERTON. 

Nommez-la  comme  vous  voudrez  :  la  Fortune,  la 
Destinée  ;  que  sais-je,  moi? 

LE      QUAKER. 

Tu  t'écartes  de  la  religion. 

CHATTERTON     va  à  lui  et  lui  prend  la  main. 

Vous  avez  peur  que  je  ne  fasse  du  mal  ici? —  Ne 
craignez  rien.  Je  suis  inoffensif  comme  les  enfants. 
Docteur,  vous  avez  vu  quelquefois  des  pestiférés 
ou  des  lépreux?  Votre  premier  désir  était  de  les 
écarter  de  1  habitation  des  hommes.  —  Ecartez-moi, 
repoussez-moi,  ou  bien  laissez-moi  seul;  je  me 
séparerai  moi-même  plutôt  que  de  donner  à  per- 
sonne la  contagion  de  mon  infortune. 

Cris  et  coups  de  fouet  d'une  partie  de  chasse  finie. 

Tenez,  voilà  comme  on  dépiste  le  sanglier  soli- 
taire ! 

SCÈNE    II 

CHATTERTON,    LE    QUAKER,    JOHN    BELL, 
KITTY    BELL 

JOHN     B  E  L  L  ,    à  sa  femme. 

Vous  avez  mal  fait,  Kitty,  de  ne  pas  me  dire 
que  c  était  un  personnage  de  considération. 

Un  domestique  apporte  un  thé. 
KITTY     BELL. 

En  est-il  ainsi?  En  vérité,  je  ne  le  savais  pas. 

JOHN      BELL. 

De  très  grande  considération.  Lord  Talbot  m'a 
fait  dire  que  c'était  son  ami,  et  un  homme  distingué 
qui  ne  veut  pas  être  connu. 


ACTE    DEUXIÈME  131 

KITTY     BELL. 

Hélas  !  il  n'est  doue  plus  malheureux  ?  —  J'en  suis 
bien  aise.  Mais  je  ne  lui  parlerai  pas,  je  m'en  vais. 

joay    BELL. 
.Restez,  restez.  Invitez-le  à  prendre  le  thé  avec  le 
docteur  en  famille;  cela  fera  plaisir  à  lord  Talbot. 

Il  Ta  s'asseoir  à  droite,  près  de  la  table  à  thé. 

LE     QUAKER,   à  Chatterton  qui  fait  un  monvement 
pour  se  retirer  chez  lui. 

rson,  non,  ne  t  en  va  pas,  on  parle  de  toi. 

KITTY      BELL  ,  au  quaker. 

Mon  ami,  voulez -vous  avoir  la  bonté  de  lui 
demander  s'il  veut  déjeuner  avec  mon  mari  et  mes 
enfants? 

LE    QUAKER. 

Vous  avez  tort  de  1  inviter,  il  ne  peut  pas  souffrir 
les  invitations. 

KITTY     BELL. 

Mais  c'est  mon  mari  qui  le  veut. 

LE      QUAKER. 

Sa  volonté  est  souveraine.  (A  Chaiterton.)  Madame 
invite  son  hôte  à  déjeuner  et  désire  qu'il  prenne  le 
thé  en  famille  ce  matin. . .  (Bas.j  II  ne  faut  pas  accepter  ; 
c  est  par  ordre  de  son  mari  qu'elle  fait  cette 
démarche;  mais  cela  lui  déplaît. 

JOHN     BELL,     assis,  lisant  le  journal,  s'adresse  à  Kitty. 

L  a-t-on  invité  ? 

KITTY     BELL. 

Le  docteur  lui  en  parle. 

CHATTERTON',    au  quaker. 

Je  suis  forcé  de  me  retirer  chez  moi. 

LE     QUAKER,    à  Kitty, 

Il  est  forcé  de  se  retirer  chez  lui. 


132  CHATTERTON 

KITTY      BELL,      à  John   Bell, 

Mon'oieur  est  forcé  de  se  retirer  chez  lui. 

JOHN      BELL. 

C'est  de  l'orgueil  :  il  croit  nous  honorer. 

Il  tourne  le  dos  et  se  reniai  à  lire. 
CHATTERTON,    au   quaker. 

Je  n'aurais  pas  accepté  :  c'était  par  pitié  qu'où 
m  invitait. 

Il  va  vers  sa  chambre,  le  (juaker  le  suit  cl  le  retient.  Ici 
un  domestique  amène  les  cnTants  et  les  fait  asseoir  à 
table.  Le  quaker  s'assied  au  fond,  Kitty  Bel!  à  droite, 
John  Dell  à  gauche,  tournant  le  dos  à  la  chambre,  les 
enfants  près  de  leur  mère. 

A  ce  moment,  CFiafterton  reçoit  la  visite  de  six  jeunes 
seij^neurs  en  babils  de  chasse,  parmi  lesquels  Lord 
Kingston.  Lord  Lauderdale  et  Lord  Talbot,  tous  mis 
en  g'aieté  pur  de  copieuses  libations.  Talbot  a  été  le 
camarade  de  Chatterton  à  0.xford  ;  il  s'étonne  de  le  voir 
en  cet  endroit,  dévoile  à  John  et  à  Kitty  l'incognito  de 
leur  locataire,  le  leur  dépeint  comme  un  poète  qui  a  de 
grands  succès,  apprend  ù  son  ami  que  ses  compagnons 
Landerdale  et  Kingston  savent  ])ar  coeur  son  poème 
d'IIarold,  lui  propose  de  les  accompagner  à  la  chasse  au 
renard  et  lui  annonce  qu'il  viendra  avec  ses  amis  souper 
avec  lui  après  cette  chasse  :  on  s'amusera  beaucoup. 
Enfin,  comme  Chatterton  vient  de  lui  apprendre  la  mort 
de  son  père,  il  croit  le  consoler  en  lui  rappehmt  que  dès 
lors  il  est  un  héritier,  lui  aussi. 

—  Depuis  cinq  minutes  que  tu  es  ici,  jeune  homme, 
lui  dit  le  quaker  l'interrompant,  tu  n'as  pas  dit  un  mot 
qui  ne  fût  de  trop. 

Les  jeunes  gens  se  moquent  du  quaUcr  auquel  ils 
n'avaient  pas  fait  encore  attention;  puis,  en  partant,  se 
gaussent  de  Chatterton,  qu'ils  traitent  d  amoureux 
transi,  cherchant  à  séduire  son  hôtesse  et  n'arrivant 
pas  à  ses  fins.  Kitty  Bell,  qui  les  a  compris,  est  atterrée, 
et  son  mari,  au  contraire,  ravi  de  voir  que  son  locataire 
a  de  si  belles  relations,  pense  à  lui  louer  un  apparte- 


ACTE    DEUXIÈME  133 

ment  plus  beau  et  plus  cher.  Quant  à  Chatterton,  il  est 
désespéré  de  voir  sa  retraite  découverte  et  son  repos 
troublé  I 


se EXE   IV 
CHATTERTON,    LE    QUAKER,    KITTY    BELL. 

LE     QUAKER,    à  Kittj  Bell. 

Il  prend  la  main  gauche  de  Chatterton  et  met  sa   main  sur  le  cœur 
de  ce  jeune  homme. 

Les  cœurs  jeunes,  simples  et  primitifs  ne  savent 
pas  encore  étoufTer  les  vives  indignations  que 
donne  la  vue  des  hommes.  —  Mon  enfant,  mon 
pauvre  enfant,  la  solitude  devient  un  amour  bien 
dangereux.  A  vivre  dans  cette  atmosphère,  on  ne 
peut  plus  supporter  le  moindre  souffle  étranger.  I.a 
vie  est  une  tempête,  mon  ami;  il  faut  s'accoutumer 
à  teuir  la  mer.  —  N'est-ce  pas  une  p;tié,  mistress 
Bell,  qu'à  son  âge  il  ait  besoin  du  port?  Je  vais 
vous  laisser  lui  parler  et  le  gronder. 

KITTY    BELL,    troublée. 

Xon,  mou  ami,  restez,  je  vous  prie.  John  Bell 
serait  fâché  de  ne  plus  vous  trouver.  Et  d'ailleurs, 
ne  tarde-t-il  pas  à  monsieur  de  rejoindre  ses  amis 
denfance?    Je   suis    surprise    qu'il    ne    les    ait    pas 

suivis. 

LE     QUAKER. 

Le  bruit  t'a  importunée  bien  vivement,  ma  chère 
ûlle  ? 

KITTY     BELL. 

Ah!  leur  bruit  et  leurs  intentions!  monsieur 
n'est-il  pas  dans  leurs  secrets? 

CHATTERTON,     à  part. 

Elle  les  a  entendus!  elle  est  affligée!  Ce  n'est 
plus  la  même  femme. 


134  CHATTERTON 

KITTT    BELL,     au  quaker,   avec  une  émotion  mal  contenue. 

Je  n'ai  pas  vécu  encore  assez  solitaire,  mon  ami  : 
je  lesens  bien. 

LE     QUAKER,     à  Kitty  Bell. 

Xe  sois  pas  trop  sensible  à  des  folies. 

KITTY     BELL. 

Voici  un  livre  que  j'ai  trouvé  dans  les  mains  de 
ma  fille.  Demandez  à  monsieur  s'il  ne  lui  appar- 
tient pas. 

CHATTERTON. 

En  effet,  il  était  à  raoi  I  et  à  présent,  je  serais 
bien  aise  qu'il  revînt  dans  mes  mains. 

KITTY     BELL,     à  part. 

Il  a  lair  d'y  attacher  du  prix.  O  mon  Dieu!  je 
n'oserai  plus  le  rendre  à  présent,  ni  le  garder. 

LE     QUAKER,     à  part. 

Ah!  la  voilà  bien  embarrassée. 

Il  met  la  Bible  dans  sa  poche,  après  avoir  examiné  à  droite 
et  à  gauche  leur  embarras.  A  Chatterton. 

Tais-toi,  je  t'en  prie;  elle  est  prête  à  pleurer. 

KITTY     BELL,     se  remettant. 

Monsieur  a  des  amis  bien  gais  et  sans  doute 
aussi  très  bons. 

LE     QUAKER. 

Ah!  ne  les  lui  reprochons  point;  il  ne  les  cher- 
chait pas. 

KITTY     BELL. 

Je  sais  bien  que  M.  Chatterton  ne  les  attendait 
pas  ici. 

CHATTERTON. 

La  présence  d'un  ennemi  mortel  ne  m'eût  pas 
fait  tant  de  mal;  croyez-le  bien,  madame. 


ACTE    DEUXIÈME  135 

KITTY     BELL. 

Ils  ont  l'air  de  connaître  si  bien  M.  Chatterton! 
et  nous,  nous  le  connaissons  si  peu! 

LE    QUAKER,    à  demi-voix,  à  Chatterton. 

Ah  !  les  misérables  !  ils  l'ont  blessée  au  cœur. 

C  H  A  T  T  E  Pl  T  O  X  ,    au  quaker. 

Et  moi,  monsieur  I 

KITTY     BELL. 

M.  Chatterton  sait  leur  conduite  comme  ils  savent 
ses  projets.  Mais  sa  retraite  ici,  comment  l'ont-ils 
interprétée? 

LE     QUAKER    se   lève. 

Que  le  ciel  confonde  à  jamais  cette  race  de  sau- 
terelles qui  s'abat  à  travers  champs,  et  qu'on 
appelle  les  hommes  aimables  !  Voilà  bien  du  mal 
en  un  moment. 

CHATTERTON»,    faisant  asseoir  le  quaker. 

Au  nom  de  Dieu!  ne  sortez  pas  que  je  ne  sache 
ce  qu'elle  a  contre  moi.  Cela  me  trouble  affreuse- 
ment. 

KITTY'     BELL. 

M.  Bell  m'a  chargée  d'offrir  à  M.  Chatterton  une 
chambre  plus  convenable. 

CH.VTTERTON. 

Ah  !  rien  ne  convient  mieux  que  la  mienne  à  mes 
projets. 

KITTT     BELL. 

Mais,  quand  ou  ne  parle  pas  de  ses  projets,  on 
peut  inspirer,  à  la  longue,  plus  de  crainte  que  l'on 
n  inspirait  dabord  d'intérêt,  et  je... 

CHATTERTO>'. 
Et?... 

KITTY     EELL. 

Il  me  semble. .. 


136  CHATTERTON 

LE     QUAKER. 

Que  veux-tu  dire? 

KITTY    BELL. 

Que  CCS  jeunes  lords  ont,  en  quelque  sorte,  le 
'droit  d'être  surpris  que  leur  ami  les  ait  quittés 
pour  cacher  sou  nom  et  sa  vie  dans  une  famille 
aussi  simple  que  la  nôtre. 

LE     QUAKER,    à  Chatterton. 

Rassure-toi,  ami  ;  elle  veut  dire  que  tu  n'avais 
pas  lair,  en  arrivant,  d'être  le  riche  compagnon 
de  ces  riches  petits  lords. 

CHATTERTON,     avec  gravité. 

Si  l'on  m'avait  demandé  ici  ma  fortune,  mon  nom 
et  l'histoire  de  ma  vie,  je  n'y  serais  pas  entré...  Si 
quelqu'un  me  les  demandait  aujourd  hui,  j'en  sor- 
tirais. 

LE     QUAKER. 

Un  silence  qui  vient  de  lorgueil  peut  être  mal 
compris;  lu  le  vois. 

CHATTERTON,    va  pour  répondre,  puis  y  renonce  et  s'écrie. 

Une  torture  de  plus  dans  un  martyre ,  qu'im- 
porte I 

Il  se  retire  en  fuyant. 
KITTY    BELL,     effrayée. 

Ah!  mon  Dieu!  pourquoi  s'est-il  enfui  de  la 
sorte?  Les  premières  paroles  que  je  lui  adresse 
lui  causent  du  chagrin!...  mais  en  suis-je  respon- 
sable aussi?...  Pourquoi  est-il  venu  ici?...  je  n'y 
comprends  plus  rien!  je  veux  le  savoir!  Toute  ma 
famille  est  troublée  pour  lui  et  par  lui!  Que  leur 
ai-je  fait  à  tous?  Pourquoi  l'avez-vous  amené  ici  et 
non  ailleurs,  vous?  —  Je  n'aurais  jamais  dû  me 
montrer,  et  je  voudrais  ne  les  avoir  jamais  vus. 


ACTE    DEUXIÈME  137 

LE    QUAKER,    avec  impatience  et  chagrin. 

Mais  c'était  à  moi  seul  qu'il  fallait  dire  cela.  Je 
ne  m'offense  ni  ne  me  désole,  moi.  Mais  à  lui, 
quelle  faute  ! 

KITTY     BELL. 

Mais,  mon  ami,  les  avez-vous  entendus,  ces 
jeunes  gens?  —  O  mon  Dieu!  comment  se  fait-il 
qu  ils  aient  la  puissance  de  troubler  ainsi  une  vie 
que  le  Sauveui'  même  eût  bénie?  —  Dites,  vous 
qui  êtes  un  homme,  vous  qui  n'êtes  point  de  ces 
méchants  désœuvrés,  vous  qui  êtes  grave  et  bon, 
vous  qui  pensez  qu'il  y  a  une  âme  et  un  Dieu; 
dites,  mon  ami,  comment  donc  doit  vivre  une 
femme?  Où  donc  faut-il  se  cacher?  Je  me  taisais, 
je  baissais  les  yeux,  j'avais  étendu  sur  moi  la  soli- 
tude comme  un  voile,  et  ils  l'ont  déchiré.  Je  me' 
croyais  ignorée,  et  j'étais  connue  comme  une  de 
leurs  femmes:  respectée,  et  j'étais  l'objet  d  un  pari. 
A  quoi  donc  na'ont  servi  mes  deux  enfants  toujours 
à  mes  côtés  comme  des  anges  gardiens?  A  quoi 
m'a  servi  la  gravité  de  ma  retraite?  Quelle  femme 
sera  honorée,  grand  Dieul  si  je  n'ai  pu  lètre,  et 
s'il  suffit  aux  jeunes  gens  de  la  voir  passer  dans  la 
rue  pour  s'emparer  de  son  nom  et  s'en  jouer 
comme  d'une  balle   qu'ils  se  jettent  l'un  à  l'autre! 

La  voix  lui  manque.  Elle  pleure. 

O  mon  ami,  mon  ami!  obtenez  qu  ils  ne  revien- 
nent jamais  dans  ma  maison. 

LE     QUAKER. 

Qui  donc  ? 

KITTY     BELL. 

Mais  eux...  eux  tous...  tout  le  monde. 

LE    QUAKER. 

Comment? 


138  CHATTERTON 

KITTY     BELL. 

Et  lui  aussi...  oui,  lui. 

Elle  fond  en  larmes. 
LE     QUAKER, 

Mais  tu  veux  donc  le  tuer?  Après  tout,  qu'a-t-il 
fait? 

KITTY    BELL,    avec  agitation. 

O  mon  Dieu!  moi,  le  tuer!  —  moi  qui  voudrais... 
O  Seigneur,  mon  Dieu!  vous  que  je  prie  sans  cesse, 
vous  savez  si  j'ai  voulu  le  tuer  !  mais  je  vous  parle 
et  je  ne  sais  si  vous  m'entendez.  Je  vous  ouvre  mon 
cœur,  et  vous  ne  me  dites  pas  que  vous  y  lisez.  — 
Et  si  votre  regard  y  a  lu,  comment  savoir  si  vous 
n'êtes  pas  mécontent!  Ah  1  mon  ami...  j  ai  là  quelque 
chose  que  je  voudrais  dire...  Ali!  si  mou  père  vivait 
encore  ! 

Elle  prend   la  main  du  quaker. 
Oui,   il   y   a   des    moments    où  je    voudrais    être 
catliolique,   à    cause   de    leur   confession.    Enfin!  ce 
n'est  autre  chose  que  la  confidence;  mais  la  conli- 
dencc  divinisée...  j'en  aurais  besoin! 

LE     QUAKER. 

Ma  iille,  si  ta  conscience  et  la  contemplation  ne 
te  soutiennent  pas  assez,  que  ne  viens-tu  donc  à 
moi? 

KITTY     BELL, 

Eh  bien,  expliquez-moi  le  trouble  où  me  jette  ce 
jeune  homme!  les  pleurs  que  m'arrache  malgré 
moi  sa  vue,  oui,  sa  seule  vue! 

LE     QUAKER. 

O  femme!  faible  femme!  au  nom  de  Dieu,  cache 
tes  larmes,  car  le  voilà. 

KITTY     BELL, 

O  Dieu!  son  visage  est  renversé! 


ACTE    DEUXIÈME  139 

CHATTERTON,    rentrant  comme   un   fou,  sans   chapeau.  Il  tra- 
verse la  chambre  et  marche  en  parlant  sans  voir  personne. 

...  Et  d'ailleurs,  et  d'ailleurs,  ils  ne  possèdent 
pas  plus  leurs  richesses  que  je  ne  possède  cette 
chambre.  —  Le  monde  n'est  qu'un  mot.  —  On  peut 
perdre  ou  gagner  le  monde  sur  parole,  en  un  quart 
d  heure  I  Xous  ne  possédons  tous  que  nos  six 
pieds,  c'est  le  vieux  Will  qui  l'a  dit.  —  Je  vous 
rendrai  votre  chambre  quand  vous  voudrez;  j'en 
veux  une  encore  plus  petite.  Pourtant  je  voulais 
encore  attendre  le  succès  d'une  certaine  lettre. 
Mais  n'en  parlons  plus. 

Il  se  jette  dans  un  fauteuil. 
LE     QUAKER    se  lève   et  va  à  lui,  lui  prenant  la  tête, 
A  demi-voix. 

Tais-toi,  ami,  tais-toi,  arrête.  —  Calme,  calme 
ta  tète  brûlante.  Laisse  passer  en  silence  tes  em- 
portements, et  n'épouvante  pas  cette  jeune  femme 
qui  t  est  étrangère. 

CHATTERTON    se  lève  vivement  sur  le   mol    étrangère, 
et  dit  avec  une  ironie  frémissante. 

Il  n'y  a  personne  sur  la  terre  à  présent  qui  ne 
me  soit  étranger.  Devant  tout  le  monde  je  dois 
saluer  et  me  taire.  Quand  je  parle,  c'est  une  har- 
diesse bien  inconvenante,  et  dont  je  dois  demander 
humblement  pardon...  Je  ne  voulais  qu'un  peu  de 
repos  dans  cette  maison,  le  temps  d'achever  de 
coudre  1  une  à  l'autre  quelques  pages  que  je  dois  ; 
à  peu  près  comme  un  menuisier  doit  à  l'ébéniste 
quelques  planches  péniblement  passées  au  rabot.  — 
Je  suis  ouvrier  en  livres,  voilà  tout.  —  Je  n'ai  pas 
besoin  d'un  plus  grand  atelier  que  le  mien,  et 
M.  Bell  est  trop  attendri  de  l'amitié  de  lord  ïalbot 
pour  moi;  on  peut  l'aimer  ici,  cela  se  conçoit.  — 
Mais    son    amitié  pour    moi,    ce    n'est    rien.     Cela 


140  CHATTERTO.^ 

repose  sur  une  ancienne  idée  que  je  lui  ôterai  d'un 
mot  ;  sur  un  vieux  chiffre  que  je  rayerai  de  sa  tète, 
et  que  mon  père  a  emporté  dans  le  pli  de  son  lin- 
ceul; un  chiffre  assez  considérable,  ma  foi,  et  qui 
me  valait  beaucoup  de  révérences  et  de  serrements 
de  main.  —  Mais  tout  cela  est  fini,  je  suis  ouvrier 
en  livres.  —  Adieu,  madame;  adieu,  monsieur.  Ha! 
ha!    —   Je    perds   bien   du    temps!   A   l'ouvrage!   à 

l'ouvrage  ! 

Il  monte  à  grands  pas  l'escalier  de  sa  chambre  et  s'y  enferme. 

SCÈNE  V 

LE    QUAKER,    KITTY    BELL,    consternés. 
LE     QUAKER. 

Tu  es  remplie  d'épouvante,  Kitty? 

KITTY     BELL . 

C'est  vrai. 

LE     QUAKER. 

Et  moi  aussi. 

KITTY     BELL. 

Vous  aussi!  —  Vous  si  fort,  vous  que  rien  n'a 
jamais  ému  devant  moi!  —  Mon  Dieu!  qu'y  a-t-il 
donc  ici  que  je  ne  puis  comprendre?  Ce  jeune 
homme  nous  a  tous  trompés;  il  s'est  glissé  ici 
comme  un  pauvre,  et  il  est  riche.  Ces  jeunes  gens 
ne  lui  ont-ils  pas  parlé  comme  à  leur  égal?  Qu'est- 
il  venu  faire  ici?  qu  a-t-il  voulu  en  se  faisant 
plaindre?  Pourtant,  ce  qu'il  dit  a  l'air  vrai,  et  lui, 
il  a  l'air  bien  malheureux. 

LE     QUAKER. 

Il  serait  bon  que  ce  jeune  homme  mourût. 

KITTY     BELL. 

Mourir!  pourquoi? 


ACTE    DEUXIÈME  141 

LE     QUAKER. 

Parce  que  mieux  vaut  la  mort  que  la  folie. 

KITTY     BELL. 

Et  vous  croyez...  ?  Ah!  le  cœur  me  manque. 

Elle  tombe  assise. 
LE     QUAKER. 

Que  la  plus  forte  raison  ne  tiendrait  pas  à  ce 
qu'il  souffre.  —  Je  dois  te  dire  toute  ma  pensée, 
Kitty  Bell.  Il  n'y  a  pas  d'ange  au  ciel  qui  soit  plus 
pur  que  toi.  La  vierge  mère  ne  jette  pas  sur  son 
enfant  un  regard  plus  chaste  que  le  tien.  Et  pour- 
tant, tu  as  fait,  sans  le  vouloir,  beaucoup  de  mal 
autour  de  toi. 

KITTY     BELL. 

Puissances  du  ciel!  est-il  possible? 

LE     QUAKER. 

Ecoute,  écoute,  je  t'en  prie.  —  Comment  le  mal 
sort  du  bien,  et  le  désordre  de  l'ordre  même,  voilà 
ce  que  tu  ne  peux  t'expliquer,  n'est-ce  pas?  Eh 
bien,  sache,  ma  chère  fille,  qu'il  a  suffi  pour  cela 
d'un  regard  de  toi,  inspiré  par  la  plus  belle  vertu 
qui  siège  à  la  droite  de  Dieu,  la  pitié.  —  Ce  jeune 
homme,  dont  1  esprit  a  trop  vite  mûri  sous  les 
ardeurs  de  la  poésie,  comme  dans  une  serre  brû- 
lante, a  conservé  le  cœur  naïf  d'un  enfant.  Il  n'a 
plus  de  famille,  et,  sans  se  l'avouer,  il  en  cherche 
une  ;  il  s'est  accoutumé  à  te  voir  vivre  près  de  lui 
et  peut-être  s'est  habitué  à  s'inspirer  de  ta  vue  et 
de  ta  grâce  maternelle.  La  paix  qui  règne  autour 
de  toi  a  été  aussi  dangereuse  pour  cet  esprit  rêveur 
que  le  sommeil  sous  la  blanche  tubéreuse;  ce  n'est 
pas  ta  faute  si,  repoussé  de  tous  côtés,  il  s'est  cru 
heureux  d'un  accueil  bienveillant;  mais  enfin  cette 
existence  de  sympathie  silencieuse  et  profonde  est 


142  CHATTERTON 

devenue  la  sienne.  —  Te  crois-tu  donc  le  droit  de 
la  lui  ôter? 

KITTY     BELL. 

Hélas!  croyez-vous  donc  qu'il  ne  nous  ait  pas 
trompés  ? 

LE     QUAKER. 

Lovelace  avait  plus  de  dix-huit  ans,  Kitty.  Et  ne 
lis-tu  pas  sur  le  front  de  Chatterton  la  timidité  de 
la  misère?  Moi,  je  l'ai  sondée,  elle  est  profonde. 

KITTY     BELL. 

O  mon  Dieul  quel  mal  a  dû  lui  faire  ce  que  j  ai 
dit  tout  à  1  heure  ! 

LE     QUAKER. 

Je  le  crois,  madame. 

KITTY     BELL. 

Madame?  —  Ah  I  ne  vous  fâchez  pas.  Si  vous 
saviez  ce  que  j'ai  fait  et  ce  que  j'allais  faire! 

LE     QUAKER. 

Je  veux  bien  le  savoir. 

KITTY     BELL. 

Je  me  suis  cachée  de  mon  mari,  pour  quelques 
sommes  que  j'ai  données  pour  M.  Chatterton.  Je 
n'osais  pas  les  lui  demander  et  je  ne  les  ai  pas 
reçues  encore.  Mon  mari  s'en  est  aperçu.  Dans  ce 
moment  même,  j'allais  peut-être  me  déterminer  à 
en  parler  à  ce  jeune  homme.  Oh!  que  je  vous 
remercie  de  m'avoir  épargné  cette  mauvaise  action! 
Oui,  c'eût  été  un  crime  assurément,  n'est-ce  pas? 

LE     QUAKER. 

Il  en  aurait  fait  un,  lui,  plutôt  que  de  ne  pas 
vous  satisfaire.  Fier  comme  je  le  connais,  cela  est 
certain.  Mon  amie,  ménageons-le.  Il  est  atteint 
d'une  maladie  toute  morale  et  presque  incurable, 
et  quelquefois  contagieuse  ;  maladie  terrible  qui  se 


ACTE    DEUXIÈME  143 

saisit  surtout  des  âmes  jeunes,  ardentes  et  toutes 
neuves  à  la  vie,  éprises  de  l'amour  du  juste  et  du 
beau,  et  venant  dans  le  monde  pour  y  rencontrer, 
à  chaque  pas,  toutes  les  iniquités  et  toutes  les  lai- 
j  deurs  dune  société  mal  construite.  Ce  mal,  c'est  la 
haine  de  la  vie  et  l'amour  de  la  mort  :  cest  1  obstiné 
Suicide. 

K.ITTY     BELL. 

Oh!  que  le  Seigneur  lui  pardonne!  serait-ce  vrai? 

Elle  se  cache  la  tête  pour  pleurer. 
LE     QUAKER. 

Je  dis  obstiné,  parce  qu'il  est  rare  que  ces  malheu- 
reux renoncent  à  leur  projet  quand  il  est  arrêté  en 
eux-mêmes. 

KITTY     BELL. 

En  est-il  là?  En  êtes-vous  sûr?  Dites-vous  vrai? 
Dites-moi  tout.  Je  ne  veux  pas  qu'il  meure!  — Qu'a- 
t-il  fait?  que  veut-il?  Un  homme  si  jeune!  une  âme 
céleste!  la  bonté  des  anges!  la  candeur  des  enfants  ! 
une  âme  tout  éclatante  de  pureté,  tomber  ainsi  dans 
le  crime  des  crimes  ;  celui  que  le  Christ  hésiterait 
lui-même  à  pardonner!  Non,  cela  ne  sera  pas,  il  ne 
se  tuera  pas.  Que  lui  faut-il?  est-ce  de  l'argent? 
Eh  bien,  j  en  aurai.  —  Nous  en  trouverons  bien 
quelque  part  pour  lui.  Tenez,  tenez,  voilà  des 
bijoux,  que  jamais  je  n'ai  daigné  porter,  prenez-les, 
vendez  tout.  —  Se  tuer!  là.  devant  moi  et  mes 
enfants!  —  Vendez,  vendez,  je  dirai  ce  que  je 
pourrai.  Je  recommencerai  à  me  cacher;  enfin  je 
ferai  mon  crime  aussi,  moi;  je  mentirai  :  voilà 
tout. 

LE     QUAKER. 

Tes  mains!  tes  mains!  ma  fille,  que  je  les  adore  ! 

Il  baise  les  deux  maios  réunies. 

Tes  fautes    sont  innocentes,  et,   pour  cacher  ton 


144  CHATTERTON 

mensonge  miséricordieux,  les  saintes  tes  sœurs 
éteudraient  leurs  voiles;  mais  garde  tes  bijoux, 
c'est  un  homme  à  uiourir  vingt  fois  devant  un  or 
qu'il  n'aurait  pas  gagné  ou  tenu  de  sa  famille. 
J'essayerais  bien  inutilement  de  lutter  contre  sa 
faute  unique,  vice  presque  vertueux,  noble  imper- 
fection, péché  sublime  :  l'orgueil  de  la  pauvreté. 

KITTY     BELL. 

Mais  n'a-t-il  pas  parlé  d'une  lettre  qu'il  aurait 
écrite  à  quelqu'un  dont  il  attendrait  du  secours? 

LE     QUAKER. 

Ah!  c'est  vrai!  Cela  était  échappé  à  mon  esprit, 
mais  ton  cœur  avait  entendu.  Oui,  voilà  une  ancre 
de  miséricorde.  Je  m'y  appuierai  avec  lui. 

Il  veut  sortir. 
KITTY    BELL. 

Mais...  que  voulait-il  dire  en  parlant  de  lord 
Talbot  :  «  On  peut  l'aimer  ici,  cela  se  conçoit!  » 

LE     QUAKER. 

Ne  songe  point  à  ce  mot-là!  Un  esprit  absorbé 
comme  le  sien  dans  ses  travaux  et  ses  peines,  est 
inaccessible  aux  petitesses  d'un  dépit  jaloux,  et 
plus  encore  aux  vaines  fatuités  de  ces  coureurs 
d'aventures.  Que  voudrait  dire  cela  ?  Il  faudrait 
donc  supposer  qu'il  regarde  ce  Talbot  comme 
essayant  ses  séductions  près  de  Kitty  Bell  et  avec 
succès,  et  supposer  que  Chatterton  se  croit  le 
droit  d'eu  être  jaloux;  supposer  que  ce  charme, 
d'intimité  serait  devenu  en  lui  une  passion?...  Si 
cela  était... 

KITTY    BELL. 

Oh!  ne  me  dites  plus  rien...  laissez-moi  m'en- 
fuir. 

Elle  se  sauve  en  fermant  ses  oreilles,  et  il  la  poursuit 
de  sa  voix. 


ACTE    TROISIÈME  145 

LE     QUAKER. 

Si    cela    était,  sur   ma  foi!   j'aimerais    mieux  le 
laisser  mourir! 


15.  -^  ACTE   TROISIEME 

La  chambre  de  Chatterton,  sombre,  petite,  pauvre,  sans  lea; 
un  lit  misérable  et  en  désordre. 


SCENE  PREMIERE 

CHATTERTON,  seul. 

Il  est  assis  sur  le  pied  de  son  lit  et  écrit  sur  ses  genoux. 

Il  est  certain  qu'elle  ne  m'aime  pas.  —  Et  moi...  je 
n  y  veux  plus  penser.  —  Mes  mains  sont  glacées,  ma 
tète  est  brûlante.  —  Me  voilà  seul  en  face  de  mon 
travail.  —  Il  ne  s'agit  plus  de  sourire  et  d'être  bon! 
de  saluer  et  de  serrer  la  main  !  toute  cette  comédie 
est  jouée  :  j'en  commence  une  autre  avec  moi- 
même.  —  Il  faut,  à  cette  heure,  que  ma  volonté 
soit  assez  puissante  pour  saisir  mon  àme  et 
remporter  tour  à  tour  dans  le  cadavre  ressuscité 
des  personnages  que  jévoque  et  dans  le  fantôme  de 
ceux  que  j'invente  I  Ou  bieu  il  faut  que,  devant 
Chatterton  malade,  devant  Chatterton  qui  a  froid, 
qui  a  faim,  ma  volonté  fasse  poser  avec  prétention 
un  autre  Chatterton,  gracieusement  paré  pour 
l'amusement  du  public,  et  que  celui-là  soit  décrit 
par  l'autre;  le  troubadour  par  le  mendiant.  Voilà 
les  deux  poésies  possibles,  ça  ne  va  pas  plus  loin 
que  cela!  Les  divertir  ou  leur  faire  pitié  ;  faire  jouer 
de  misérables  poupées,  ou  l'être  soi-même  et  faire 
trafic  de  cette  singerie!  Ouvrir  son  coeur  pour  le 
mettre  en  étalage  sur  un  comptoir!  S'il  a  des  bles- 

9 


146  CHATTERTON 

sures,  tant   mieux!  il  a   plus  de  prix;  tant  soit  peu 
mutilé,  on  l'achète  plus  cher! 
îl  se  lève. 

Lève-toi,  créature  de  Dieu,  faite  à  son  image,  et 
admire-toi  encore  dans  cette  condition  1 

11  rit  et  se  rassied. 
Une  vieille  horloge  sonne  une  demi-heure,  deux  coups. 

Non, non! 

L'heure  t'avertit;  assieds-toi,  et  travaille,  malheu- 
reux! Tu  perds  ton  temps  en  réfléchissant  :  tu  n'as 
qu  une  réflexion  à  faire,  c'est  que  tu  es  un  pauvre. 
—  Entends-tu  bien?  un  pauvre! 

Chaque  minute  de  recueillement  est  un  vol  que 
tu  fais;  c'est  une  minute  stérile.  —  Il  s'agit  bien  de 
l'idée!  grand  Dieu!  ce  qui  rapporte,  c'est  le  mot.  Il 
y  a  tel  mot  qui  peut  aller  jusqu'à  un  schelling;  la 
pensée  n'a  pas  cours  sur  la  place. 

Oh!  loin  de  moi.  —  loin  de  moi,  je  t'en  supplie, 
découragement  glacé!  mépris  de  moi-même,  ne 
viens  pas  achever  de  me  perdre!  détourne-toi! 
détourne-toi!  car,  à  présent,  mon  nom  et  ma 
demeure,  tout  est  connu;  et,  si  demain  ce  livre 
n'est  pas  achevé,  je  suis  perdu!  oui,  perdu!  sans 
espoir!  —  Arrêté,  jugé,  condamné!  jeté  en  pri- 
son ! 

O  dégradation!  ô  honteux  travail! 

Il  écrit. 

Il  est  certain  que  cette  jeune  femme  ne  m'aimera 
jamais.  —  Eh  bien,  ne   puis-je  cesser  d  avoir  cette 

idée? 

Long  silence. 

J'ai  bien  peu  d'orgueil  d  y  penser  encore.  —  Mais 
qu'on  me  dise  donc  pourquoi  j  aurais  de  lorgueil. 
De  l'orgueil  de  quoi?  Je  ne  tiens  aucune  place 
dans  aucun  rang.  Et  il  est  certain  que  ce  qui  me 
soutient,   c'est    cette    fierté   naturelle.  Elle   me    crie 


ACTE    TROISIÈME  147 

toujours  à  loreille  de  ne  pas  ployer  et  de  ne  pas 
avoir  l'air  malheureux.  —  Et  pour  qui  donc  fait-on 
l'heureux  quand  on  ne  l'est  pas?  Je  crois  que  c'est 
pour  les  femmes.  Nous  posons  tous  devant  elles.  — 
Les  pauvres  créatures,  elles  te  prennent  pour  un 
trône,  ô  Publicité  I  vile  Publicité  I  toi  qi'.i  n'es  qu'un 
pilori  où  le  profane  passant  peut  nous  souffleter.  En 
général,  les  femmes  aiment  celui  qui  ne  s'abaisse 
devant  personne.  Eh  bien,  par  le  Ciel,  elles  ont 
raison.  —  Du  moins  celle-ci  qui  a  les  yeux  sur  moi 
ne  me  verra  pas  baisser  la  tète.  —  Oh  I  si  elle  m  eût 
aimé  1 

Il  s'abandonne  à  une  longue  rêverie  dont  il  sort  Tiolemment. 

Ecris  donc,  malheureux,  évoque  donc  ta  volonté!  — 
Pourquoi  est-elle  si  faible  ?  rs^avoir  pu  encore  lancer 
en  avant  cet  esprit  rebelle  qu'elle  excite  et  qui 
s'arrête!  —  Voilà  une  humiliation  toute  nouvelle 
pour  moi!  —  Jusqu'ici,  je  l'avais  toujours  vu 
partir  avant  son  maître;  il  fallait  un  frein,  et, 
cette  nuit,  c'est  1  éperon  qu  il  lui  faut.  —  Ah! 
ah!  l'immortel!  ah!  ah!  le  rude  maître  du  corps! 
Esprit  superbe,  seriez-vous  paralysé  par  ce  misé- 
rable brouillard  qui  pénètre  dans  une  chambre 
délabrée?  suffit-il,  orgueilleux,  d'un  peu  de  vapeur 
froide  pour  vous  vaincre  ? 

Il  jette  sur  ses  épaules  la  couverture  de   son  lit. 

L'épais  brouillard!  il  est  tendu  au  dehors  de  ma 
fenêtre  comme  un  rideau  blanc,  comme  un  linceul. 
—  Il  était  pendu  ainsi  à  la  fenêtre  de  mon  père  la 
nuit  de  sa  mort. 

L"horloge  sonne  trois  quarts. 

Encore!  le  temps  me  presse;  et  rien  n'est  écrit! 

Il  lit. 
«  Harold!  Harold!...  ô   Christ!   Harold...  le  duc 
Guillaume.      » 


148  CHATTERTON 

Eh  !  que  me  fait  cet  Harold.  je  vous  prie?  —  Je  ne 
puis  comprendre  comment  j'ai  écrit  cela. 

I!  déchire  le  manmscrit  en  parlant.  —  Un  peu  de  délire 
le  prend. 

J'ai  fait  le  catholique;  j'ai  menti.  Si  jetais  catho- 
lique, je  me  ferais  moine  et  trappiste.  Un  trappiste 
n  a  pour  lit  qu'un  cerceuil,  mais  au  moins  il  y  dort. 

—  Tous  les  hommes  ont  un  lit  où  ils  dorment  : 
moi,  j'en  ai  un  où  je  travaille  pour  de  l'argent. 

Il  porte  la  main  à  sa  tétc. 

Où  vais-je?  où  vais-je?  Le  mot  entraîne  1  idée 
malgré  elle...  O  Ciell  la  folie  ne  marche-t-elle  pas 
ainsi?  Voilà  qui  peut  épouvanter  le  plus  brave... 
Allons!  calme-toi.  — Je  relisais  ceci...  Oui!...  Ce 
poème-là  n  est  pas   assez    lieau!...  Ecrit   trop  vite! 

—  Ecrit  pour  vivre!  —  O  supplice!  La  bataille 
d'Hastings  !...  Les  vieux  Saxons!...  Les  jeunes 
Normands!..,  Me  suis-je  intéressé  à  cela?  Non.  Et 
pourquoi  donc  en  as-tu  parlé?  —  Quand  j'avais  tant 
à  dire  sur  ce  que  je  vois. 

Il  se  lève  et  marihe  à  grands  pas. 

Réveiller  de  froides  cendres,  quand  tout  frémit  et 
souffre  autour  de  moi;  quand  la  Vertu  appelle  à 
son  secours  et  se  meurt  à  force  de  pleurer;  quand 
le  pâle  Travail  est  dédaigné;  quand  l'Espérance  a 
perdu  son  ancre;  la  Foi,  son  calice;  la  Charité, 
ses  pauvres  enfants  ;  quand  la  Loi  est  athée  et  cor- 
rompue comme  une  courtisane;  lorsque  la  Terre 
crie  et  demande  justice  au  Poète  de  ceux  qui  la 
fouillent  sans  cesse  pour  avoir  son  or,  et  lui  disent 
qu'elle  peut  se  passer  du  Ciel. 

Et  moi!  qui  sens  cela,  je  ne  lui  répondrais  pas! 
Si!  par  le  Ciel!  je  lui  répondrai.  Je  frapperai  du 
pied  les  méchants  et  les  hypocrites.  Je  dévoilerai 
Jérémiah-Miles  et  Warton. 


ACTE    TKOISIÈ.ME  149 

Ah!  misérablel  Mais...  c'est  la  Satire!  tu  deviens 
méchant. 

Il  pleure  longtemps  avec  désolation. 

Écris  plutôt  sur  ce  brouillard  qui  s'est  logé  à  ta 
fenêtre  comme  à  celle  de  ton  père. 

Il  s'arrête. 
Il  prend  une  tabatit;re  sur  sa  table. 

Le  voilà,  mon  père!  —  ^  eus  voilai  Bon  vieux 
marin!  franc  capitaine  de  haut  bord,  vous  dormiez 
la  nuit,  vous,  et,  le  jour,  vous  vous  balticz  !  vous 
n'étiez  pas  un  Paria  intelligent  comme  l'est  devenu 
votre  pauvre  enfant.  Voyez-vous,  voyez-vous  ce 
papier  blanc?  s'il  n'est  pas  rempli  demain,  j'irai  en 
prison,  mon  père,  et  je  n'ai  pas  dans  la  tète  un  mot 
pour  noircir  ce  papier,  parce  que  j'ai  faim.  —  .J  ai 
vendu,  pour  manger,  le  diamant  qui  était  là,  sur 
cette  boîte,  comme  une  étoile  sur  votre  beau  front. 
Et  à  présent,  je  ne  1  ai  plus  et  j'ai  toujours  la  faim. 
Et  j  ai  aussi  votre  orgueil,  mon  père,  qui  fait  que 
je  ne  le  dis  pas.  —  Mais,  vous  qui  étiez  vieux  et  qui 
saviez  qu'il  faut  de  l'argent  pour  vivre  et  que  vous 
n'en  aviez  pas  à  me  laisser,  pourquoi  m'avez-vous 
créé? 

Il  jette  la  boite.  —  Il  court  après,   se  met  à  genoux  et  pleure. 

Ah!  pardon,  pardon,  mon  père!  mon  vieux  père 
en  cheveux  blancs  !  Vous  m'avez  tant  embrassé  sur 
vos  genoux!  —  C  est  ma  faute!  j'ai  cru  être  poète! 
C'est  ma  faute;  mais  je  vous  assure  que  mon  nom 
n'ira  pas  en  prison!  Je  vous  le  jure,  mon  vieux 
père.  Tenez,  tenez,  voilà  de  l'opium!  si  j'ai  par 
trop  faim...  je  ne  mangerai  pas,  je  boirai. 

Il  fond  en  larmes  sur  la  tabatière  où  est  le  portrait. 

Quelqu'un  monte  lourdement  mon  escalier  de 
bois.  —  Cachons  ce  trésor. 

Cachant  ropium. 


150  CHATTERTON 


Et  pourquoi?  ne  suis-je  donc  pas  libre?  plus  libre 


que  jamais  ? 


—  Caton  na  pas    caché    son  épée.  Reste    comme 
tu  es,  Romain,  et  regarde  en  face. 

Il  pose  Topiuin  au  milieu  de  sa  table. 


SCENE  II 

CHATTERTON,    LE    QUAKER, 

LE    QUAKER,  jetant  les  yeux  sur  la  fiole. 

Ah! 

CHATTERTON. 

Eh  bien? 

LE    QUAKER. 

Je  connais  cette  liqueur.  —  Il  y  a  là  au  moins 
soixante  grains  d'opium.  Cela  te  donnerait  une  cer- 
taine exaltation  qui  te  plairait  d'abord  assez  comme 
poète,  et  puis  un  peu  de  délire,  et  puis  un  bon  som- 
meil bien  lourd  et  sans  rêve,  je  t'assure.  —  Tu  es 
resté  bien  longtemps  seul.  Chatterton. 

Le  quaker  pose  le  flacon  sur  la  table.  Chatterton 
le  reprend  à  la  dérobée. 

CHATTERTON. 

Et  si  je  veux  rester  seul  pour  toujours,  n'en  ai-je 
pas  le  droit? 

LE    QUAKER. 

Il  s'assied  sur  le  lit;  Chatterton  reste  debout, 
les  yeux  fixes  et  hagards. 

Les  païens  disaient  cela. 

CHATTERTON. 

Qu'on  me  donne  une  heure  de  bonheur  et  je 
redeviendrai  un  excellent  chrétien.  Ce  que...  ce  que 
vous  craignez,  les  stoïciens  l'appelaient  sortie  rai- 
sonnable. 


ACTE    TROISIÈME  151 

LE    QUAKER. 

C'est  vrai;  et  ils  disaient  même  que,  les  causes 
qui  nous  retiennent  à  la  vie  nétant  guère  fortes,  on 
pouvait  bien  en  sortir  pour  des  causes  légères. 
Mais  il  faut  considérer,  ami,  que  la  Fortune  change 
souvent  et  peut  beaucoup,  et  que,  si  elle  peut 
faire  quelque  chose  pour  quelqu'un,  c'est  pour  un 
vivant. 

CHATTERTON. 

Mais  aussi  elle  ne  peut  rien  contre  un  mort.  Moi. 
je  dis  qu'elle  fait  plus  de  mal  que  de  bien,  et  qu  il 
n'est  pas  mauvais  de  la  fuir. 

LE    QUAKER. 

Tu  as  bien  raison  :  mais  seulement  c'est  un  peu 
poltron.  —  S'aller  cacher  sous  une  grosse  pierre, 
dans  un  grand  trou,  par  frayeur  d'elle,  c'est  de  la 
lâcheté. 

CHATTERTON. 

Connaissez-vous  beaucoup  de  lâches  qui  se  soient 
tués  ? 

LE    QU  A  K  E  R  . 

Quand  ce  ne  serait  que  Néron. 

CHATTERTON. 

Aussi,  sa  lâcheté,  je  n'y  crois  pas.  Les  nations 
n'aiment  pas  les  lâches,  et  c'e^  le  seul  nom 
d'empereur  populaire  en  Italie. 

LE    QUAKER. 

—  Cela  fait  bien  l'éloge  de  la  popularité.  —  Mais, 
du  reste,  je  ne  te  contredis  nullement.  Tu  fais  bien  de 
suivre  ton  projet,  parce  que  cela  va  faire  la  joie  de 
tes  rivaux.  Il  s  en  trouvera  d  assez  impies  pour 
égayer  le  public  par  d  agréables  bouffonneries  sur 
le  récit  de  ta  mort,  et  ce  qu'ils  n'auraient  jamais  pu 
accomplir,  tu  le  fais  pour  eux;  tu  t'effaces.  Tu  fais 


152  CHATTERTON 

bien  de  leur  laisser   ta    part   de   cet   os   vide  de  la 
gloire  que  vous  rongez  tous.  Cest  généreux. 

CHATTERTON. 

Vous  me  donnez  plus  d'importance  que  je  nen  ai. 
Qui  sait  mon  nom? 

LE    QUAKER,    à  part. 

Cette  corde  vibre  encore.  Voyons  ce  que  j'en 
tirerai. 

A  Chatterton. 

On  sait  d'autant  mieux  ton  nom  que  tu  l'as  voulu 
■cacher. 

CHATTERTON. 

Vraiment?  Je  suis  bien  aise  de  savoir  cela.  — 
Eh  bien,  on  le  prononcera  plus  librement  après 
tu  CM. 

LE    QUAKER,    à  part. 

Toutes  les  routes  le  ramènent  à  son  idée  fixe. 
(Haut.)  Mais  il  m'avait  semblé,  ce  matin,  que  lu 
•espérais  quelque  chose  d'une  lettre  ? 

CHATTERTON. 

Oui,  j'avais  écrit  au  lord  maire,  M.  Beckford, 
■qui  a  connu  mon  père  assez  intimement.  On 
m'avait  souvent  olfert  sa  protection,  je  1  avais  tou- 
jours refusée,  parce  que  je  n  aime  pas  être  protégé. 
—  Je  comptais  sur  des  idées  pour  vivre.  Quelle 
folie  !  —  Hier,  elles  m  ont  manqué  toutes  ;  il  ne 
m'en  est  resté  qu'une,  celle  d  essayer  du  protec- 
teur. 

LE    QUAKER. 

M.  Beckford  passe  pour  le  plus  honnête  homme 
et  l'un  des  plus  éclairés  de  Londres.  Tu  as  bien 
fait.  Pourquoi  y  as-tu  renoncé  depuis? 

r  II  ATTERTON  . 

Il  m'a  suffi  depuis  de  la  vue  d  un  homme. 


ACTE    TROISIÈME  153 

LE    QUAKER. 

Essaye  de  la  vue  d'un  sage  après  celle  d'un  fou. 
—  Que  timporte? 

CHATTERTON. 

Ehl  pourquoi  ces  retards?  Les  hommes  d'imagi- 
nation sont  éternellement  crucifiés;  le  sarcasme  et 
la  misère  sont  les  clous  de  leur  croix.  Pourquoi 
voulez-vous  qu'un  autre  soit  enfoncé  dans  ma  chair, 
le  remords  de  s'être  inutilement  abaissé?  —  Je 
veux  sortir  raisonnablement .  J'y  suis  forcé. 

LE    QUAKER    se  lève. 

Que  le  Seigneur  me  pardonne  ce  que  je  vais 
faire.  Écoute  1  Chatterton,  je  suis  très  vieux,  je  suis 
chrétien  et  de  la  secte  la  plus  pure  de  la  répu- 
blique universelle  du  Christ.  J'ai  passé  tous  mes 
jours  avec  mes  frères  dans  la  méditation,  la  cha- 
rité et  la  prière.  Je  vais  te  dire,  au  nom  de  Dieu, 
une  chose  vraie,  et,  en  la  disant,  je  vais,  pour  te 
sauver,  jeter  une  tache  sur  mes  cheveux  blancs. 

Chatterton!  Chatterton  1  tu  peux  perdre  ton  âme, 
mais  tu  nas  pas  le  droit  d'en  perdre  deux.  —  Or, 
il  V  en  a  une  qui  s'est  attachée  à  la  tienne  et  que 
ton  infortune  vient  d'attirer  comme  les  Ecossais 
disent  que  la  paille  attire  le  diamant  radieux.  Si  tu 
t  en  vas,  elle  s'en  ira;  et  cela,  comme  loi,  sans  être 
en  état  de  grâce  et  indigne  pour  l'éternité  de 
paraître  devant  Dieu. 

Chatterton!  Chatterton!  tu  peux  douter  de  l'éter- 
nité, mais  elle  n'en  doute  pas  ;  tu  seras  jugé  selon 
tes  malheurs  et  ton  désespoir,  et  tu  peux  espérer 
miséricorde;  mais  non  pas  elle,  qui  était  heureuse 
et  toute  chrétienne.  Jeune  homme,  je  te  demande 
grâce  pour  elle,  à  genoux,  parce  quelle  est  pour 
moi  sur  la  terre  comme  mon  enfant. 


154  CHATTERTO' 

CHATTERTON. 

Mon  Dieu!  mou  ami,  mou  père,  que  voulez-vous 
dire?...  serait-ce  doue?...  Levez-vous!...  vous  me 
faites  honte...  Serait-ce?... 

LE   QUAKER. 

Grâce!   car,  si  tu  meurs,  elle  mourra... 

CHATTERTON. 

Mais  qui  donc  ? 

LE    QUAKER. 

Parce  qu'elle  est  faible  de  corps  et  d'âme,  forte 
de  cœur  seulement. 

CHATTERTON. 

Nommez-la!  aurais-jc  osé  croire!... 

LE    QUAKER. 

Il  se  relève. 

Si  jamais  tu  lui  dis  ce  secret,  malheureux!  tu  es 
un  traître,  et  tu  n'auras  pas  besoin  de  suicide;  ce 
sera  moi  qui  te  tuerai. 

CHATTERTON. 

Est-ce  donc...  ? 

LE    QUAKER. 

Oui,  la  femme  de  mon  vieil  ami,  de  ton  hôte...  la 
mère  des  deux  enfants. 

CHATTERTON. 

Kitty  Bell! 

LE    QUAKER. 

Elle  t'aime,  jeune  homme.  Yeux-tu  te  tuer 
encore? 

CHATTERTON,    tombant  dans  les  bras  du  quaker. 

Hélas!  je  ne  puis  donc  plus  vivre  ni  mourir? 

LE    QUAKER,    fortement. 

Il  faut  vivre,  te  taire  et  prier  Dieu! 


ACTE    TROISIÈME  155 

SCÈNE  III 

L'arrière-boutique, 

KITTY  BELL,  LE  QUAKER. 

KITTY    sort  seule  de  sa  chambre  et  regarde  dans  la  salle. 

Personne!  —  Venez,  mes  enfants! 

Il  ne  faut  jamais  se  cacher,  si  ce  n  est  pour  faire 
le  bien. 

Allez  vite  chez  lui!  portez-lui...  Au  quaker.)  Je 
reviens,  mon  ami,  je  reviens  vous  écouter.  lA  ses 
entants.)  Portez-lui  tous  VOS  fruits.  —  Ne  dites  pas 
que  je  vous  envoie,  et  montez  sans  faire  de  bruit. 
—  Bien!  Bien! 

Les  deux  enfants,  portant  un   panier,  montent  doucement  Tescalier 
et  entrent  dans  la  chambre  de  Chatterton. 
Quand  ils  sont  en  haut. 

Eh  bien,  mon  ami,  vous  croyez  donc  que  le  bon 
lord  maire  lui  fera  du  bien?  Oh!  mon  ami,  je 
consentirai  à  tout  ce  que  vous  voudrez  me  con- 
seiller! 

LE    QUAKER. 

Oui,  il  sera  nécessaire  que,  dans  peu  de  temps, 
il  aille  habiter  une  autre  maison,  peut-être  même 
hors  de  Londres. 

KITTY    BELL. 

Soit  à  jamais  bénie  la  maison  où  il  sera  heureux, 
puisqu'il  ne  peut  l'être  dans  la  mienne!  mais  qu'il 
vive,  ce  sera  assez  pour  moi. 

LE    QUAKER. 

Je  ne  lui  parlerai  pas  à  présent  de  cette  résolu- 
tion; je  l'y  préparerai  par  degrés. 

KITTY    BELL,    ayant  peur  que  le  quaker  n'y  consente. 

Si  vous  voulez,  je  lui  en  parlerai,  moi. 


156  CHATTERTON 

LE    QUAKER. 

Pas  encore  :  ce  serait  trop  tôt. 

KITT Y    BELL. 

Mais  si,  comme  vous  le  dites,  ce  n'est  pour  lui 
qu'une  habitude  à  rompre? 

LE    QUAKER. 

Sans  doute...  il  est  fort  sauvage.  —  Les  auteurs 
n  aiment  que  leurs  manuscrits...  Il  ne  tient  à  per- 
sonne, il  n'aime  personne...  Cependant  ce  serait  trop 
tôt. 

KITTY    BELL. 

Pourquoi  dooc  trop  tôt,  si  vous  pensez  que  sa 
présence  soit  si  fatale? 

LE    QUAKEK. 

Oui,  je  le  pense,  je  ne  me  rétracte  pas. 

KITTY    BELL. 

Cependant,  si  cela  est  nécessaire,  je  suis  prête  à 
le  lui  dire  à  présent  ici. 

LE    QUAKER. 

Non,  non,  ce  serait  tout  perdre. 

KITTY    BELL,    satisfuile. 

Alors,  mon  ami,  convenez-en,  s'il  reste  ici,  je  ne 
puis  pas  le  maltraiter;  il  faut  bien  que  l'on  tâche  de 
le  rendre  moins  malheureux.  J'ai  envoyé  mes 
enfants  pour  le  distraire;  et  ils  ont  voulu  absolu- 
ment lui  porter  leur  goûter,  leurs  fruits,  que 
sais-je?  Est-ce  un  grand  crime  à  moi,  mon  ami?  en 
est-ce  un  à  mes  enfants? 

Le  quaker,   s'asseyant,  se  dctoiirne  pour  essuyer  une  larme. 
KITTY    BELL. 

On  dit  donc  qu'il  a  fait  de  bien  beaux  livres?  Les 
avez-vous  lus,  ses  livres  ? 

LE     QUAKER,    avec  une  insouciance  alTectée. 

Oui,  c  est  un  beau  génie. 


ACTE    TROISIÈME  157 

KITTY    BELL. 

Et  si  jeune!  est-ce  possible?  —  Ah!  vous  ne 
voulez  pas  me  répoudre,  et  vous  avez  tort,  car 
jamais  je  n'oublie  un  mot  de  vous.  Ce  matin,  par 
exemple,  ici  même,  ne  m'avez-vous  pas  dit  que 
rendre  à  un  malheureux  un  cadeau  qu  il  a  fait,  c'est 
l'humilier  et  lui  faire  mesurer  toute  sa  misère?  — 
A-ussi,  je  suis  bien  sûre  que  vous  ne  lui  avez  pas 
lendu  sa  Bible?  — X'est-il  pas  vrai?  avouez-le, 

Lt    QUAKER,    lui  donnant   sa  Bible,   en   la  lui    faisant  attendre. 

Tiens,  mon  enfant,  comme  c'est  moi  qui  te  la 
donne,  tu  peux  la  garder. 

KITTY    BELL. 

Elle  s'assied  à  ses  pieds  à  la  manière  des  enfants 
qui  demandent  une  grâce. 

Oh!  mon  ami,  mon  père,  votre  bonté  a  quelque- 
fois un  air  méchant,  mais  c'est  toujours  la  bonté  la 
meilleure.  Vous  êtes  au-dessus  de  nous  par  votre 
prudence  ;  vous  pourriez  voir  à  vos  pieds  tous  nos 
petits  orages  que  vous  méprisez,  et  cependant,  sans 
être  atteint,  vous  y  prenez  part;  vous  en  souffrez 
par  indulgence,  et  puis  vous  laissez  tomber  quel- 
ques mots,  et  les  nuages  se  dissipent,  et  nous  vous 
rendons  grâces,  et  les  larmes  s'effacent,  et  nous 
sourions,  parce  que  vous  l'avez  permis. 

LE    QUAKER    l'embrasse  sur  le  front. 

Mon  enfant!  ma  chère  enfant!  avec  toi,  du  moins, 
je  suis  sûr  de  n'en  avoir  pas  de  regret.  (On  parle.)  — 
On  vient!...  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  un  de  ses 
amis.  —  Ah!  c'est  ce  Talbot,  j'en  étais  sûr. 

On  entend  le  cor  de  chasse. 


158  CHATTERTON 

SCÈNE  IV 

Les    Mêmes,    LORD    TALBOT,    JOHN   BELL. 
LORD    TALBOT. 

Oui,  oui,  je  vais  les  aller  joindre  tous,  qu  ils  se 
réjouissent!  moi,  je  n'ai  plus  le  cœur  à  leur  joie. 
J'ai  assez  d'eux,  laissez-les  souper  sans  moi.  Je 
me  suis  assez  amusé  à  les  voir  se  ruiner  pour 
essayer  de  me  suivre;  à  présent,  ce  jeu-là  m'en- 
nuie. Monsieur  Bell,  j'ai  à  vous  parler.  —  Vous  ne 
m'aviez  pas  dit  les  chagrins  et  la  pauvreté  de  mon 
ami,  de  Chatterton. 

JOHN    BELL,     à  Kitty  BelL 

Mistress  Bell,  votre  absence  est  nécessaire...  pour 
un  instant. 

Kitty  Bell  se  relire  lentement  dans  sa  chambre. 

Mais,  milord,  ses  chagrins,  je  ne  les  vois  pas; 
et,  quant  à  sa  pauvreté,  je  sais  qu'il  ne  doit  rien 
ici. 

LORD    TALBOT. 

O  Ciel  !  comment  fait-il  ?  Oh  !  si  vous  saviez  et  vous 
aussi,  bon  quaker,  si  vous  saviez,  ce  que  Ion  vient 
de  m'apprendre!  D'abord  ses  beaux  poèmes  ne  lui 
ont  pas  donné  un  morceau  de  pain.  —  Ceci  est 
tout  simple;  ce  sont  des  poèmes,  et  ils  sont  beaux  : 
cest  le  cours  naturel  des  choses.  Ensuite,  une 
espèce  d'érudit,  un  misérable  inconnu  et  méchant, 
vient  de  publier  (Dieu  fasse  qu'il  l'ignore!)  une 
atroce  calomnie.  Il  a  prétendu  prouver  qn^Harold 
et  tous  ses  poèmes  n'étaient  pas  de  lui.  Mais,  moi, 
j'attesterai  le  contraire,  moi  qui  l'ai  vu  les  inventer 
à  mes  côtés,  là,  encore  enfant;  je  l'attesterai,  je 
limprimerai,  et  je  signerai  Talbot. 


ACTE    TROISIÈME  159 

LE    QUAKER. 

C'est  bien,  jeune  homme. 

LORD    TALBOT. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  rs''avez-vous  pas  vu  rôder 
chez  vous  un  nommé  Skirner? 

JOHN    BELL. 

Oui,  oui,  je  sais:  un  riche  propriétaire  de  plu- 
sieurs maisons  dans  la  Cité. 

LORD    TALBOT. 

C'est  cela. 

JOHN    BELL. 

Il  est  venu  hier. 

LORD    TALBOT. 

Eh  bien,  il  le  cherche  pour  le  faire  arrêter,  lui, 
trois  fois  millionnaire,  pour  quelque  pauvre  loyer 
qu'il  lui  doit.  Et  Chatterton...  — Ohl  voilà  qui  est 
horrible  à  penser.  —  Je  voudrais,  tant  cela  fait 
honte  au  pays,  je  voudrais  pouvoir  le  dire  si  bas 
que  l'air  ne  pût  l'entendre.  —  Approchez  tous  deux. 
—  Chatterton,  pour  sortir  de  chez  lui.  a  promis  par 
écrit  et  signé...  —  ohl  je  l'ai  lu...  —  il  a  signé  que, 
tel  jour  (et  ce  jour  approche),  il  payerait  sa  dette, 
et  que,  s'il  mourait  dans  l'intervalle,  il  vendait  à 
l'Ecole  de  chirurgie...  on  n'ose  pas  dire  cela...  son 
corps  pour  la  payer;  et  le  millionnaire  a  reçu 
l'écrit! 

LE     QUAKER. 

O  misère!  misère  sublime! 

LORD    TALBOT. 

Il  ny  faut  pas  songer;  je  donnerai  tout  à  son 
insu;  mais  sa  tranquillité,  la  comprenez-vous? 

LE    QUAKER. 

Et  sa  fierté,  ne  la  comprends-tu  pas,  toi,  ami? 


160  CHATTERTON 

LORD    TALBOT. 

Ehl  monsieur,  je  le  connaissais  avant  vous,  je  le 
veux  voir.  —  Je  sais  comment  il  faut  lui  parler.  Il 
faut  le  forcer  de  s'occuper  de  son  avenir...  et,  d'ail- 
leurs, j'ai  quelque  chose  à  réparer. 

JOHN     BELL. 

Diable!  diable!  voilà  une  méchante  affaire;  à  le 
voir  si  bien  avec  vous,  milord,  j'ai  cru  que  c'était 
un  vrai  gentleman,  moi;  mais  tout  cela  pourra  faire 
chez  moi  un  esclandre.  Tenez,  franchement,  je 
désire  que  ce  jeune  homme  soit  averti  par  vous 
qu  il  ne  peut  demeurer  plus  d'un  mois  ici,  milord. 

LORD     TALBOT.     avec    un    rire    amer. 

N'en  parlons  plus,  monsieur;  j'espère,  s'il  a  la 
bonté  d'y  venir,  que  ma  maison  le  dédommagera 
de  la  vôtre. 

KITTY     BELL    revient  timidement. 

Avant  que  Sa  Seigneurie  se  retire,  j'aurais  voulu 
lui  demander  quelque  chose,  avec  la  permission  de 
M.  Bell. 

JOHN     BELL,    se  promenant  brusquement  au   fond 
de   la  chambre. 

Vous  n'avez  pas  besoin  de  ma  permission.  Dites 
ce  qu'il  vous  plaira. 

KITTY     BELL. 

Milord  connaît-il  M.  Beckford,  le  lord  maire  de 
Londres  ? 

LORD     TALBOT. 

Parbleu!  madame,  je  crois  môme  que  nous 
sommes  un  peu  parents  ;  je  le  vois  toutes  les  fois 
que  je  crois  qu'il  ne  m'ennuiera  pas,  c'est-à-dire  une 
fois  par  an. — Il  me  dit  toujours  que  j'ai  des  dettes, 
et  pour  mon  usage  je  le  trouve  sot;  mais  en  général 
on  l'estime. 


ACTE    TROISIEiLE  161 

KITTY     BELL. 

M.  le  docteur  m'a  dit  qu  il  était  plein  de  sagesse 
et  de  bieûfaisance. 

LORD     TALBOT. 

A  vrai  dire,  et  à  parler  sérieusement,  c  est  le 
plus  honnête  homme  des  trois  royaumes.  Si  vous 
désirez  de  lui  quelque  chose...  jirai  le  voir  ce  soir 
même. 

KITTY     BELL. 

Il  y  a,  je  crois,  ici  quelqu'un  qui  aura  affaire  à 
lui,  et... 

Ici  Chatterton  descend  de  sa  chaoïire  avec  les  deux  eafants. 
JOHN     BELL. 

Que  voulez-vous  dire?  Etes-vous  folle? 

KITTY     BELL,    saluant. 

Rien  que  ce  qu'il  vous  plaira. 

LORD     T AL  BOT. 

Mais  laissez-la  parler,  au  moins. 

LE     QUAKER. 

La  seule  ressource  qui  reste  à  Chatterton,  c  est 
cette  protection. 

LORD     TALBOT. 

Est-ce  pour  lui?  J  y  cours. 

JOHN     BELL,    à  sa   femme. 

Comment  donc   savez-vous  si  bien  ses  affaires? 

LE     QUAKER. 

Je  les  lui  ai  apprises,  moi. 

JOHN     BELL,    à  Kitty. 

Si  jamais  !... 

KITTY     BELL. 

Ohl  ne  vous  emportez  pas,  monsieur!  nous  ne 
sommes  pas  seuls. 


162  CHATTERTO^' 

JOHN     BELL. 

Ne  parlez  plus  de  ce  jeune  homme. 

Ici,  Chatterton,  qui  a  remis  les  deux   enfants  entre  les  maias 
de  leur  mère,  revient  vers  la    cheminée. 

KITTY     BELL. 

Comme  vous  rordounerez. 

JOHN      BELL. 

Milord,  voici  votre  ami,  vous  saurez  de  lui-même 
ses  sentiments. 


SCENE  V 

CHATTERTON.  LORD  TALBOT,  LE  QUAKER, 
JOHN  BELL,  KITTY  BELL. 

Chatterton  a  l'air  calme  et  presque  heureux.  Il  jette  sur  un 
fauteuil  quelques  manuscrits. 

LORD    TALBOT. 

Tom,  je  reviens  pour  vous  rendre  un  service;  me 
le  permeltez-vous? 

CHATTERTON  ,    avec  la  douceur  d'un  enfant  dans  la  voix  et 
ne  cessant  de   regarder  Kitty  Bell   pendant  toute  la   scène. 

Je  suis  résigné,  George,  à  tout  ce  que  l'on 
voudra,  à  presque  tout. 

LORD     TALBOT. 

Vous  avez  donc  une  mauvaise  affaire  avec  ce 
fripon  de  Skirner?  Il  veut  vous  faire  arrêter 
demain. 

CHATTERTON. 

Je  ne  le  savais  pas,  mais  il  a  raison. 

JOHN     BELL,    au   quaker. 

Milord  est  trop  bon  pour  lui;  voyez  son  air  de 
hauteur... 

LORD     TALBOT. 

A-t-il  raison? 


ACTE    TROISIÈME  163 

CHATTERTON. 

Il  a  raison  selon  la  loi.  C  était  hier  que  je  devais 
le  payer,  ce  devait  être  avec  le  prix  d  un  manuscrit 
inachevé,  j'avais  signé  cette  promesse;  si  j  ai  eu 
du  chagrin,  si  linspiration  ne  s'est  pas  présentée  à 
1  heure  dite,  cela  ne  le  regarde  pas. 

Oui,  je  ne  devais  pas  compter  à  ce  point  sur  mes 
forces  et  dater  l'arrivée  d  une  muse  et  son  départ 
comme  on  calcule  la  course  dun  cheval.  —  J  ai 
manqué  de  respect  à  mon  àme  immortelle,  je  l'ai 
louée  à  rheure  et  vendue.  —  C'est  moi  qui  ai  tort, 
je  mérite  ce  qu'il  en  arrivera. 

LE     QUAKER,    àKitty. 

Je  gagerais  qu  il  leur  semble  fou!  c  est  trop  beau 
pour  eux. 

LORD     TALBOT,    en  riant,  mais  un  pen  piqué. 

Ah  çà  !  c'est  de  peur  d'être  de  mon  avis  que  vous 
le  défendez. 

JOHN     BELL. 

C'est  bien  vrai,  c  est  pour  contredire. 

CHATTE  p.  TON. 

Non...  Je  pense  à  présent  que  tout  le  monde  a 
raison,  excepté  les  Poètes.  La  Poésie  est  une 
maladie  du  cerveau.  Je  ne  parle  plus  de  moi,  je 
suis  guéri. 

LE     QUAKER,    à  Ivitty. 

Je  n'aime  pas  qu'il  dise  cela. 

CHATTERTON. 

Je  n'écrirai  plus  un  vers  de  ma  vie,  je  vous  le 
jure;  quelque  chose  qui  arrive,  je  n'en  écrirai  plus 
un  seul. 

LE     QUAKER,   ne  le  quittant  pas  des  veux. 

Hum!  il  retombe. 


164  CHATTERTON 

LORD     TALBOT. 

Est-il  vrai  que  vous  comptiez  sur  M.  Beckford, 
sur  mon  vieux  cousin  ?  Je  suis  surpris  que  vous 
n'ayez  pas  compté  sur  moi  plutôt. 

CHATTERTON. 

Le  lord  maire  est  à  mes  yeux  le  gouvernement, 
et  le  gouvernement  est  l'Angleterre,  milord  :  c'est 
sur  1  Angleterre  que  je  compte. 

LORD     TALBOT. 

Malgré  cela,  je  lui  dirai  ce  que  vous  voudrez. 

JOHN     BELL. 

Il  ne  le  mérite  guère. 

LE     QUAKER. 

Bien!  voilà  une  rivalité  de  protections.  Le  vieux 
lord  voudra  mieux  protéger  que  le  jeune.  Nous  y 
gagnerons  peut-être. 

On  entend  un  roulement  sur  le  pavé. 
KITTY     BELL. 

Il  me  semble  que  j'entends  une  voiture. 

SCÈNE  VI 
Les    Mêmes,    M.    BECKFORD. 

Les  jeunes  lords  descendent  avec  leurs  serviettes  à  la  main  et  en 
habit  de  chasse  pour  voir  le  lord  maire.  Six  domestiques  portant 
des  torches  entrent  et  se  rangent  en  haie.  On  annonce  le  lord 
maire. 

KITTY     BELL. 

Il  vient  lui-même,  le  lord  maire,  pour  M.  Chat- 
terton I  Rachel  !  mes  enfants!  quel  bonheur!  em- 
brassez-moi. 

Elle  court  à  eux  et  les  baise  avec  transport. 
JOHN     BELL. 

Les  femmes  ont  des  accès  de  folie  inexplicables! 


ACTE    TROISIÈME  165 

LE     QUAKER  ,     à  part. 

La  mère  donne  à  ses  eufauts  un  baiser  d'amante 
sans  le  savoir. 

M.    BECKFORD,    parlaat  haut  et  s'établissant  pesamment 
et  pompeusement  dans  un  grand  fauteuil. 

Ah!  ah!  voici,  je  crois,  tous  ceux  que  je  cher- 
chais réunis.  —  Ah!  John  Bell,  mon  féal  ami,  il 
fait  bon  vivre  chez  vous,  ce  me  semble!  car  j'y  vois 
de  joyeuses  figures  qui  aiment  le  bruit  et  le  dé- 
sordre plus  que  de  raison,  —  Mais  c'est  de  leur 
âge. 

JOHN     BELL. 

Milord,  Votre  Seigneurie  est  trop  bonne  de  me 
faire  Thonneur  de  venir  dans  ma  maison  une 
seconde  fois. 

M,    BECKFORD, 

Oui,  pardieu!  Bell,  mon  ami;  c'est  la  seconde 
fois  que  j'y  viens...  Ah!  les  jolis  enfants  que  voilà! 
Oui,  c  est  la  seconde  fois,  car  la  première  ce  fut 
pour  vous  complimenter  sur  le  bel  établissement 
de  vos  manufactures;  et  aujourd  hui  je  trouve  cette 
maison  nouvelle  plus  belle  que  jamais  :  c'est  votre 
petite  femme  qui  1  administre,  c'est  très  bien.  — 
Mon  cousin,  Talbot.  vous  ne  dites  rien!  Je  vous  ai 
dérangé,  George;  vous  étiez  en  fête  avec  vos  amis, 
n  est-ce  pas?  Talbot,  mon  cousin,  vous  ne  serez 
jamais  qu'un  libertin;  mais  c'est  de  votre  âge. 

LORD     TALBOT. 

Xe  vous  occupez  pas   de  moi.  mon  cher  lord. 

LORD     L  A  U  D  E  R  D  A  L  E . 

C'est  ce  que  nous  lui  disons  tous  les  jours, 
milord, 

M.     BECKFORD. 

Et    VOUS    aussi,    Laudcrdale,   et   vous,   Kingston? 


166  CHATTERTON 

toujours  avec  lui?  toujours  des  nuits  passées  à 
chanter,  à  jouer  et  à  boire?  Vous  ferez  tous  nue 
mauvaise  iin;  mais  je  ne  vous  en  veux  pas,  chacun 
a  le  droit  de  dépenser  sa  fortune  comme  il  l'entend. 
—  John  Bell,  navez-vons  pas  chez  vous  un  jeune 
homme  nommé  Chatterton,  pour  qui  j"ai  voulu  venir 
moi-même? 

CHATTERTON. 

C'est  moi,  milord.  qui  vous  ai  écrit. 

M.    BECKFORD. 

Ah!  c'est  vous,  mon  cher!  Venez  donc  ici  un 
peu,  que  je  vous  voie  en  face.  J'ai  connu  votre 
père,  un  digne  homme  s'il  en  fut;  un  pauvre  soldat, 
mais  qui  avait  bravement  fait  son  chemin.  Ah!  c'est 
vous  qui  êtes  Tliomas  Chatterton?  Vous  vous 
amusez  à  faire  des  vers,  mon  petit  ami;  c'est  bon 
pour  une  fois,  mais  il  ne  faut  pas  continuer,  11  n'y 
a  personne  qui  n'ait  eu  cette  fantaisie.  Hé!  hé!  j'ai 
fait  comme  vous  dans  mon  printemps,  et  jamais 
Litlleton,  Swift  et  Wilkes  n'ont  écrit  pour  les 
belles  dames  des  vers  plus  galants  et  plus  badins 
que  les  miens. 

CHATTERTON. 

Je  n'en  doute  pas,  milord. 

M.     BECKFORD. 

Mais  je  ne  donnais  aux  Muses  que  le  temps 
perdu.  Je  savais  bien  ce  qu'en  dit  Ben  Johnson  : 
que  la  plus  belle  muse  du  monde  ne  peut  suffire  à 
nourrir  son  homme,  et  qu'il  faut  avoir  ces  demoi- 
selles-là pour  maîtresses,  mais  jamais  pour  femmes. 

Lauderdale,   Kingston  et   les  lords  rient. 
LAUDERDALE. 

Bravo,  milord!  c'est  bien  vrai! 


ACTE    TROISIÈME  167 

LE     QUAKER,    à  part. 

Il  veut  le  tuer  à  petit  feu. 

CHATTERTON. 

Rien  de  plus  vrai,  je  le  vois  aujourd'hui,  milord, 

M.    BECKFORD. 

Votre  histoire  est  celle  de  mille  jeunes  gens; 
vous  n'avez  rien  pu  faire  que  vos  maudits  vers,  et 
à  quoi  sont-ils  bons,  je  vous  prie?  Je  vous  parle 
en  père,  moi,  à  quoi  sont-ils  bons?  —  Un  bon 
Anglais  doit  être  utile  au  pays.  —  Voyons  un  peu, 
quelle  idée  vous  faites-vous  de  nos  devoirs  à  tous, 
tant  que  nous  sommes  ? 

CHATTERTON,    à    part. 

Pour  elle  I  pour  elle!  je  boirai  le  calice  jusqu'à 
la  lie.  (Haut.)  Je  crois  les  comprendre,  milord.  — 
L'Angleterre  est  un  vaisseau.  Notre  île  en  a  la 
forme  :  la  proue  tournée  au  nord,  elle  est  comme 
à  lancre,  au  milieu  des  mers,  surveillant  le  conti- 
nent. Sans  cesse  elle  tire  de  ses  flancs  d'autres 
vaisseaux  faits  à  son  image,  et  qui  vont  la  repré- 
senter sur  toutes  les  côtes  du  monde.  Mais  c  est  à 
bord  du  grand  navire  qu'est  notre  ouvrage  à  tous. 
Le  roi,  les  lords,  les  communes  sont  au  pavillon, 
au  gouvernail  et  à  la  boussole;  nous  autres,  nous 
devons  tous  avoir  les  mains  aux  cordages,  monter 
aux  mâts,  tendre  les  voiles  et  charger  les  canons  : 
nous  sommes  tous  de  l'équipage,  et  nul  n'est  inutile 
dans  la  manœuvre  de  notre  glorieux  navire. 

M.    BECKFORD. 

Pas  mal!  pas  mal!  quoiqu'il  fasse  encore  de  la 
Poésie;  mais  en  admettant  votre  idée,  vous  voyez 
que  j'ai  encore  raison.  Que  diable  peut  faire  le 
Poète  dans  la  manœuvre? 

Un   moment  d'attente. 


168  CHATTERTON 

CHATTERTON. 

Il  lit  dans  les  asti'es  la  route  que  nous  montre  le 
doigt  du  Seigneur. 

LORD      TALBOT. 

Qu'en  dites-vous,  milord  ?  lui  donnez-vous  tort? 
Le  pilote  n'est  pas  inutile. 

M.      BECKFORD. 

Imagination,  mon  cher!  ou  folie,  c'est  la  même 
chose;  vous  n'êtes  bon  à  rien,  et  vous  vous  êtes 
rendu  tel  par  ces  billevesées.  —  J'ai  des  renseigne- 
ments sur  vous...  à  vous  parler  franchement...  et... 

LORD    TALBOT. 

Milord,  c'est  un  de  mes  amis,  et  vous  m'obligerez 
en  le  traitant  bien... 

M  .    BECKFORD. 

Oh!  vous  vous  y  intéressez!  George?  Eh  bien, 
vous  serez  content;  j'ai  fait  quelque  chose  pour 
votre  protégé,  malgré  les  recherches  de  Baie... 
Chatterton  ne  sait  pas  qu'on  a  découvert  ses  petites 
ruses  de  manuscrit;  mais  elles  sont  bien  innocentes, 
et  je  les  lui  pardonne  de  bon  cœur.  Le  Magisterial 
est  un  bien  bon  écrit;  je  vous  l'apporte  pour  vous 
convertir,  avec  une  lettre  où  vous  trouverez  mes 
propositions  :  il  s'agit  de  cent  livres  sterling  par 
an.  Ne  faites  pas  le  dédaigneux,  mon  enfant;  que 
diable  !  votre  père  n'était  pas  sorti  de  la  côte  d'Adam, 
il  n'était  pas  frère  du  roi,  votre  père;  et  vous  n'êtes 
bon  à  rien  qu'à  ce  qu'on  vous  propose,  en  vérité. 
C'est  un  commencement;  vou.«-.  ne  me  quitterez  pas, 
et  je  vous  surveillerai  de  près. 

Kilty  Bell  supplie  ChaUerton,  par  un   regard,  de  ne  pas  refuser. 
Elle  a  deviné  sans  hésitation. 

CHATTERTON,    il  liésite  un  moment  ;  puis,  après  avoir 
regardé    Kilty. 

Je  consens  à  tout,  milord. 


ACTE    TROISIÈME  1C9 

LORD    LAUDERDALE. 

Que  milord  est  bon! 

JOHN    BELL. 

Voulez-vous  accepter  le  premier  toast,  milord? 

KITTY     BELL,    à  sa    fille. 

Allez  lui  baiser  la  main. 

LE     QUAKER,  serrant  la  main  à  Chatterton. 

Bien,  mon  ami,  tu  as  été  courageux. 

LORD     TALBOT. 

J'étais  sûr  de  mon  gros  cousin  Tom.  —  Allons, 
j'ai  fait  tant,  qu  il  est  à  bon  port. 

M.      BECKFORD. 

John  Bell,  mon  honorable  Bell,  conduisez-moi  au 
souper  de  ces  jeunes  fous,  que  je  les  voie  se  mettre 
à  table.  —  Cela  me  rajennira. 

LORD     TALBOT. 

Parbleu!  tout  ira,  jusqu'au  quaker.  —  Ma  foi, 
milord,  que  ce  soit  par  vous  ou  par  moi,  voilà 
Chatterton  tranquille;   allons,  —  n'y  pensons  plus. 

J0H>'     BELL. 

Nous  allons  tous  conduire  milord. 

A  Kittv  Bell. 

Vous  allez  revenir  faire  les  honneurs,  je  le 
veux. 

Elle  Ta  vers  sa  chambre. 
C  H  A  T  T  E  R  T  0  >■  ,    au  quaker. 

N'ai-je  pas  fait  tout  ce  que  vous  vouliez? 

Tout  haut,  à  M.  Eetkford. 

Milord,  je  suis  à  vous  tout  à  1  heure,  j'ai  quelques 
papiers  à  brûler. 

M.      BECKFORD. 

Bien,  bienl...  Il  se  corrige  de  la  poésie,  c  est 
bleu. 

Ds  sortent. 

10 


170  CHATTERTON 

JOHN     BELL,    revient  à  sa  femme  brusquement. 

Mais  rentrez  donc  chez  vous,  et  souvenez-vous 
que  je  vous  attends. 

Kitty  Bell  s'arrête    sur  la  porte  un    moment  et   regarde  Chatterton 
avec  inquiétude. 

KITTY    BELL,    à  part. 

Pourquoi  veut-il  rester  seul,  mon  Dieu  ? 

Elle  sort  avec  ses  enfants  et  porte  le  plus  jeune  dans  ses  bras. 

SCÈNE  VII 

CHATTERTON,  seul,  se  promenant. 

Allez,  mes  bons  amis.  —  Il  est  bien  étonnant  que 
ma  destinée  change  ainsi  tout  à  coup.  J'ai  peine  à 
m'y  fier;  pourtant  les  apparences  y  sont.  —  Je  tiens 
là  ma  fortune.  —  Qu'a  voulu  dire  cet  homme  en 
parlant  de  mes  ruses?  Ah!  toujours  ce  qu'ils  disent 
tous.  Ils  ont  deviné  ce  que  je  leur  avouais  moi- 
même,  que  je  suis  l'auteur  de  mon  livre.  Finesse 
grossière!  je  le  reconnais  là!  Que  sera  cette  place? 
quelque  emploi  de  commis?  Tant  mieux,  cela  est 
honorable!  Je  pourrai  vivre  sans  écrire  les  choses 
communes  qui  font  vivre.  —  Le  quaker  rentrera 
dans  la  paix  de  son  àmc  que  j'ai  troublée,  et  elle! 
Kitty  Bell,  je  ne  la  tuerai  pas,  s'il  est  vrai  que  je 
l'eusse  tuée.  —  Dois-je  le  croire?  J'en  doute  :  ce 
que  l'on  renferme  toujours  ainsi  est  peu  violent;  et, 
pour  être  si  aimante,  son  âme  est  bien  maternelle. 
N'importe,  cela  vaut  mieux,  et  je  ne  la  verrai  plus. 
C'est  convenu...  autant  eût  valu  me  tuer.  Un  corps 
est  aisé  à  cacher.  —  On  ne  le  lui  eût  pas  dit.  Le 
quaker  y  eût  veillé,  il  pense  à  tout.  Et  à  présent, 
pourquoi  vivre?  pour  qui?...  —  Pour  qu'elle  vive, 
c'est  assez...  Allons...  arrêtez-vous,  idées  noires, 
ne  revenez  pas...  Lisons  ceci... 

Il  lit  le  journal. 


ACTE    TROISIÈME  171 

«  Chatterton  n'est  pas  l'auteur  de  ses  œuvres... 
Voilà  qui  est  bien  prouvé.  —  Ces  poèmes  admi- 
rables sont  réellement  d'un  moine  nommé  Rowley. 
qui  les  avait  traduits  d'un  autre  moine  du  dixième 
siècle,  nommé  Turgo...  Cette  imposture,  pardonnable 
à  un  écolier,  serait  criminelle  plus  tard...  Signé... 
Baie...  »  Baie?  Qu'est-ce  que  cela?  que  lui  ai-je 
fait?  —  De  quel  égoùt  sort  ce  serpent? 

Quoi!  mon  nom  est  étouffé  I  ma  gloire  éteinte! 
mon  honneur  perdu!  —  Voilà  le  juge!...  le  bien- 
faiteur! voyons,  quoffre-t-il? 

Il  décacheté  la  leltre,  lit...  et  s'écrie  avec  indignation. 

Une  place  de  premier  valet  de  chambre  dans  sa 
maison!... 

Ah!  pays  damné!  terre  du  dédain!  soit  maudite  à 
jamais  ! 

Prenant  la  fiole  d'opium. 

O  mon  àme,  je  t  avais  vendue!  je  te  rachète  avec 
ceci. 

Il  boit  l'opium. 

Skirner  sera  payé!  —  Libre  de  tous!  égal  à  tous, 
à  présent!  —  Salut,  première  heure  de  repos  que 
j'ai  goûtée!  —  Dernière  heure  de  ma  vie.  aurore  du 
jour  éternel,  salut!  —  Adieu,  humiliation,  haines, 
sarcasmes,  travaux  dégradants,  incertitudes,  an- 
goisses, misères,  tortures  du  cœur,  adieu!  Oh!  quel 
bonheur,  je  vous  dis  adieu!  —  Si  Ton  savait!  si  Ton 
savait  ce  bonheur  que  j'ai...  on  n  hésiterait  pas  si 
longtemps  ! 

Ici,  après  un  instant  de  recueillement  durant  lequel  son 
visage  prend  une  expression  de  béatitude,  il  joint  les 
mains  et  poursuit  : 

O  Mort,  ange  de  délivrance,  que  ta  paix  est 
douce!  j  avais  bien  raison  de  t'adorer,  mais  je 
n'avais  pas  la  force  de  te  conquérir.  —  Je  sais 
que  tes  pas  seront  lents  et  sûrs.  Regarde-moi,  ange 


172  CHATTERTON 

sévère,  leur  ôter  à  tous  la  trace  de  mes  pas  sur  la 
terre. 

Il  jelte  au  feu  tous  ses  papiers. 

Allez,  nobles  pensées  écrites  pour  tous  ces 
ingrats  dédaigneux,  purifiez-vous  dans  la  flamme  et 
remontez  au  ciel  avec  moi. 

Il  lève  les  j-eux  au  ciel  et  déchire  lentement  ses  poèmes 
dans  laltitude  grave  et  exaltée  d'un  homme  qui  fait  un 
sacrifice  solennel. 


SCENE  VIII 

CHATTERTON,  KITTY  BELL. 
Kitly  Bell   sort  lentement    de    sa  chambre,    s'arrête,  observe  Chat- 
terton, et  va  se  placer  entre  la  cheminée  et  lui.  —  Il  cesse  tout  à 
coup  de  déchirer   ses  pa|)icrs. 

KITTY      BELL,    à  part. 

Que  fait-il  donc?  Je  n'oserai  jamais  lui  parler! 
Que  brûle-t-il?  Celte  flamme  me  fait  peur,  et  son 
visage  éclairé  par  elle  est  lugubre. 

A  Chatterton. 

N'allez-vous  pas  rejoindre  milord? 

CUATTERTON    laisse  tomber  ses  papiers; 
tout   son  corps  frémit. 

Déjà!  —  Ah!  c'est  vousl  —  Ah!  madame!  à 
genoux!  par  pilié!  oubliez-moi. 

KITTY    BELL. 

Eh!  mon  Dieu!  pourquoi  cela?  qu'avez-vous 
fait? 

CHATTERTON. 

Je  vais  partir.  —  Adieu  I  —  Tenez,  madame,  il 
ne  faut  pas  que  les  femmes  soient  dupes  de  nous 
plus  longtemps.  Les  passions  des  poètes  n'existent 
qu'à  peine.  On  ne  doit  pas  aimer  ces  gens-là;  fran- 
chement, ils  n'aiment  rien;  ce  sont  tous  des  égoïstes. 
Le  cerveau  se  nourrit  aux  dépens   du  cœur.  Ne  les 


ACTE    TROISIÈME  173 

lisez  jamais  et  ne  les  voyez  pas;  moi,  j'ai  été  plus 
mauvais  qu'eux  tous. 

KITTY    BELL. 

Mon  Dieu!  pourquoi  dites-vous  :  «  J'ai  été?  » 

CHATTERTON. 

Parce  que  je  ne  veux  plus  être  poète;  vous  le 
voyez,  j'ai  déchiré  tout.  —  Ce  que  je  serai  ne 
vaudra  guère  mieux,  mais  nous  verrons.  Adieu  I  — 
Ecoutez-moi!  Vous  avez  une  famille  charmante; 
aimez-vous  vos  enfants  ? 

KITTY      BELL. 

Plus  que  ma  vie,  assurément. 

CHATTERTON. 

Aimez  donc  votre  vie  pour  ceux  à  qui  vous  l'avez 
donnée. 

KITTY     BELL. 

Hélas!  ce  n'est  que  pour  eux  que  je  l'aime. 

CHATTERTON. 

Eh!  quoi  de  plus  beau  dans  le  monde,  ô  Kitty 
Bell!  Avec  ces  anges  sur  vos  genoux,  vous  ressem- 
blez à  la  divine  Charité. 

KITTY      BELL. 

Ils  me  quitteront  un  jour. 

CHATTERTON. 

Rien  ne  vaut  cela  pour  vous!  —  C'est  là  le  vrai 
dans  la  vie  !  Voilà  un  amour  sans  trouble  et  sans 
peur.  En  eux  est  le  sang  de  votre  sang,  lame  de 
votre  âme  :  aimez-les,  madame,  uniquement  et  par- 
dessus tout.  Promettez-le-moi! 

KITTY     BELL. 

Mon  Dieu  !  vos  yeux  sont  pleins  de  larmes,  et 
vous  souriez. 


114  CHATTERTON 

CHATTERTON. 

Puissent  VOS  beaux  yeux  ne  jamais  pleurer  et 
vos  lèvres  sourire  sans  cesse!  O  Kitty!  ne  laissez 
entrer  en  vous  aucun  chagriu  étranger  à  votre 
paisible  famille. 

KITTY     BELL, 

Hélas!  cela  dépend-il  de  nous? 

CHATTERTON . 

Oui!  oui!...  Il  y  a  des  idées  avec  lesquelles  on 
peut  fermer  son  cœur.  —  Demandez  au  quaker,  il 
vous  en  donnera.  —  Je  n'ai  pas  le  temps,  moi; 
laissez-moi  sortir. 

Il  marche  vers  sa  chambre. 
KITTY      BELL. 

Mon  Dieu!  comme  vous  souffrez! 

CHATTERTON. 

Au  contraire.  —  Je  suis  guéri.  —  Seulement,  j'ai 
la  tète  brûlante.  Ah!  bouté  1  bonté!  tu  me  fais  plus 
de  mal  que  leurs  noirceurs. 

KITTY      BELL. 

De  quelle  bonté  parlez-vous  ?  Est-ce  de  la  vôtre  ? 

CHATTERTON. 

Les  femmes  sont  dupes  de  leur  bonté.  C'est  par 
bonté  que  vous  êtes  venue.  On  vous  attend  là-haut! 
J  en  suis  certain.  Que  faites-vous  ici? 

KITTY     BELL,    émue  profondément  et  l'œil  hagard. 

A  présent,  quand  toute  la  terre  m'attendrait,  j'y 
resterais. 

CHATTERTON. 

Tout  à  l'heure  je  vous  suivrai.  — Adieu!  adieu! 

KITTY    BELL,   l'arrêtant. 

Vous  ne  viendrez  pas? 


ACTE    TROISIÈME  175 

CHATTERTON. 

J'irai.  —  J'irai. 

KITTY     BELL. 

Oh!  vous  ne  voulez  pas  venir. 

CHATTERTON. 

Madame,  cette  maison  est  à  vous,  mais  cette 
heure  m'appartient. 

KITTY     BELL. 

Qu'en  voulez-vous  faire  ? 

CHATTERTON. 

Laissez-moi,  Kitty.  Les  hommes  ont  des  moments 
OÙ  ils  ne  peuvent  plus  se  courber  à  votre  taille  et 
s'adoucir  la  voi.x  pour  vous...  Kitty  Bell,  lais- 
sez-moi. 

KITTY    BELL. 

Jamais  je  ne  serai  heureuse  si  je  vous  laisse 
ainsi,  monsieur. 

CHATTERTON. 

Yenez-vous  pour  ma  punition?  Quel  mauvais  génie 
vous  envoie  ? 

KITTY    BELL. 

Une  épouvante  inexplicable. 

CHATTERTON. 

Vous  serez  épouvantée  si  vous  restez. 

KITTY      BELL . 

Avez-vous  de  mauvais  desseins,  grand  Dieu? 

CHATTERTON. 

Ne  vous  en  ai-je  pas  dit  assez?  Comment  êtes 
vous  là? 

KITTY     BELL. 

Eh!  comment  n'y  serais-je  plus? 

CHATTERTON. 

Parce  que  je  vous  aime,  Kitty. 


176  CHATTERTON 

KITTY     BELL. 

Ah!  monsieur,  si  vous  me  le  dites,  c'est  que  vous 
voulez  mourir. 

CHATTERTON. 

J'en  ai  le  droit,  de  mourir.  —  Je  le  jure  devaut 
vous,  et  je  le  soutiendrai  devant  Dieu! 

KITTY      BELL. 

Et  moi,  je  vous  jure  que  c'est  uu  crime;  ne  le 
commettez  pas. 

CHATTERTON. 

Il  le  faut,  Kilty,  je  suis  condamné. 

KITTY     BELL. 

Attendez  seulement  un  jour  pour  penser  à  votre 
âme. 

CHATTERTON. 

11  n'y  a  rien  que  je  n'aie  pensé,  Kitty. 

KITTY      BELL. 

Une  heure  seulement  pour  prier. 

CHATTERTON. 

Je  ne  peux  plus  prier. 

KITTY'     BELL. 

Et  moi!  je  vous  prie  pour  moi-même.  Cela  me 
tuera. 

CHATTERTON. 

Je  vous  ai  avertie!  il  n'est  plus  temps. 

KITTY      BELL. 

Et  si  je  vous  aime,  moi! 

CHATTERTON  . 

Je  l'ai  vu,  et  c'est  pour  cela  que  j'ai  bien  fait  de 
mourir;  c'est  pour  cela  que  Dieu  peut  me  par- 
donner. 

KITTY     BELL. 

Qu  avez-vous  donc  fait? 


ACTE    TROISIÈME  177 

CHATTERTON. 

Il  n'est  plus  temps,  Kitty;  c  est  ua  mort  qui  vous 
parle. 

KITTY    BELL,    à  genoux,  les  maias   au  ciel. 

Puissances  du  ciel  1  grâce  pour  lui. 

CHATTERTON'. 

Allez-vous-en...  Adieu! 

KITTY    BELL,   tombant. 

Je  ne  le  puis  plus... 

CHATTERTO". 

Et  bien  donc!  prie  pour  moi  sur  la  terre  et  dans 
le  ciel. 

II  la  baise  au  front   el  remonte    l'escalier  en  chancelant;   il  ouvre 
sa  porte  et  tombe  dans  sa  chambre. 

KITTY     BELL. 

Ah!  —  Grand  Dieu! 

Elle  trouve  la  fiole. 

Qu"est-ce  que  cela?  Mon  Dieu!  pardonnez-lui. 

SCÈNE  IX 
KITTY  BELL,  LE  QUAKER. 

LE    QL'AKER.  accourant. 

Vous  êtes  perdue...  Que  faite=-'"cus  ici? 

KITTY    BELL,    renversée  sur '««  aiarefaes   de  l'escalier. 

Montez    vite!   montez,   muosietu,   il    va    mourir; 
sauvez-le...  s'il  est  temps. 

Tandis  que  le  quaker  s'achemine  vers  l'escalier,  Kittv  Bell  cherche 
à  voir,  à  travers  les  portes  vitrées,  s'il  n'y  a  p-rsonne  qui  puisse 
donner  du  secours;  puis,  ne  voyant  rien,  elle  suit  le  quaker  avec 
terreur,   en  écoutant  le  bruit  de  la  chambre  de  Cha'.terton. 

LE    QL'AKER,  en  montant  à  grands  pas,  à  Kitty  Bell. 

Reste,  reste,  mon  enfant,  ne  me  suis  pas. 

Il  entre  chez  Chatterton  et  s'enferme  avec  lui.  On  devine  des  sou- 
pirs de   Chatterton  et  des   paroles    d'encouragement   du   quaker. 


178  CHATTERTON 

Kitty  Bell  monte,  à  demi  évanouie,  en  s'accrochant  à  la  rampe  de 
chaque  marche  :  elle  fait  effort  pour  tirer  à  elle  la  porte,  qui 
résiste  et  s'ouvre  enfin.  On  voit  Chatterton  mourant  et  tombé  sur 
le  bras  du  quaker.  Elle  crie,  glisse  à  demi  morte  sur  la  rampo 
et  tombe  sur  la  dernière  marche. 

On  entend  John  Bell  appeler  de  la  salle  voisine, 

JOHN     BELL. 

Mistress  Belll 

Kitly  se  lève  tout  à  coup  comme  mue  par  un  ressort. 
JOHN    BELL,  une  seconde  fois. 

Mistress  Bell! 

Elle  se  met  en  marche  et  vient  s'asseoir,  lisant  sa  Bible  et  balbutiant 
tout  bas  des  paroles  qu'on  entend  pas.  Ses  enfants  accourent  et 
■'attachent  à  sa  robe. 

LE    QU.VKER,  du  haut  de  l'escalier, 

L'a-t-ell<^  vu  mourir?  l'a-t-elle  vu? 

Il  va  près  d'elle. 

Ma  mie!  ma  fille! 

JOHN     BELL,    entrant  violemment  et  montant 
deux  marches  de  l'escalier. 

Que  fait-elle  ici?  Où  est   ce   jeune   homme?  Ma 
volonté  est  qu  on  remmène! 

LE    QUAKER. 

Dites  qu'on  lemporte,  il  est  mort. 

JOHN    BELL. 

Mort? 

LE     QUAKER. 

Oui,   mort    à    dix-huit   ans!    Vous   l'avez  tous   si 
bien  reçu,  étonnez-vous  qu'il  soit  parti! 

JOHN     BELL, 

Mais,.. 

LE     QUAKER. 

Arrêtez,  monsieur,    c'est  assez  d'effroi  pour  une 
femme. 

Il  regarde  Kitty  et  la  voit  mourante. 


ACTE    TROISIÈME  179 

Monsieur,  emmenez  ses    enfants  I   Vite,   qu  ils   ne 
la  voient  pas. 

Il  arrache  les  enfants  des  pieds  de  Kilty,  les  passe  à  John  Bell,  et 
prend  leur  mère  dans  ses  bras.  John  Bell  les  prend  à  part  et 
reste  stupéfait.  Kitty  BeU  meurt  dans  les  bras  du  quaker. 

JOHN    BELL,    avec  épouvante. 

Eh  bien I  eh  bien!  Kittyl  Kittyl  qu'avez-vous? 

Il  s'arrête  en  voyant  le  quaker  s'agenouiller, 
LE    QUAKER,   à  genoux. 

Ohl    dans    ton    seini    dans     ton     sein,    Seigneur, 
reçois  ces  deux  martyrs  î 

Le  quaker  reste   à  genoux,  les  yeux  tournés  vers  le  ciel, 
jusqu'à  ce  que  le  rideau  soit  baissé. 


TROISIEME   PARTIE 
PROSE 


CINQ-MARS 


ou 
UNE   CONJURATION   SOUS   LOUIS   XIII 


Henri  d'Effiat,  marquis  de  Cinq-Mars,  fils  de  feu  le 
maréchal  d'EfEat,  jeune  homme  de  vingt-deux  ans  à 
peine,  d'un  caractère  droit  et  courageux,  vient  de 
quitter.au  mois  de  juin  1639,1e  vieux  château  de  Chau- 
mont,  sur  la  Loire,  où  sa  mère  habite  encore  avec  sa 
sœur,  son  jeune  frère  et  la  princesse  de  Mantoue, 
Marie  de  Gonzague,  qu  il  aime  et  dont  il  est  aimé.  Il  va 
rejoindre,  sous  les  murs  de  Perpignan  qu'elle  assiège, 
l'armée  royale,  et  c'est  là  qu'il  doit  être  présenté  au 
roi  Louis  XIII  par  les  soins    du  cardinal    de    Richelieu. 

Cinq-Mars,  qui  a  voulu  s'arrêter  à  Loudun  pour  y  voir 
une  dernière  fois  son  ancien  précepteur,  l'abbé  Quillet, 
trouve  la  petite  ville  dans  un  état  d'agitation  extrême. 
On  lui  raconte  en  efiPet  que  les  Ursulines  sont  possé- 
dées et  que  le  curé  Urbain  Grandier  est  un  sorcier, 
ainsi  que  l'ont  constaté  d'ailleurs  le  juge  Laubarde- 
mont  et  un  certain  révérend  père  Lactance,  Mais  la 
population  lui  semble  très  divisée  dans  ses  opinions,  et 
le  plus  grand  nombre  être  plutôt  en  faveur  du  curt-, 
qu'on  représente  volontiers  comme  faussement  accusé. 
Cinq-Mars  rencontre  du  reste  dans  une  rue  une  proces- 
sion, où  figurent  la  belle  supérieure  des  Ursulines, 
Jeanne  de  Belfiel,  avec  deux  religieuses  possédées,  dit- 
Il 


182  CINQ-MARS 

on,  comme  elle, —  Urbain  Grandier,  chargé  de  chaînes, — 
puis  un  héraut,  ayant  pour  mission  d'apprendre  aux 
bourgeois  de  la  ville  que  la  lettre  par  eux  écrite  au  roi 
en  faveur  de  leur  curé  est  considérée  comme  nulle,  et 
qu'en  outre  il  leur  est  défendu,  sous  peine  d'une  amende 
considérable,  de  dire  que  les  religieuses  ne  sont  pas  pos- 
sédées ou  de  douter  du  pouvoir  des  exorcistes. 

Cinq-Mars  arrive  enfin  chez  l'abbé  Quillet,  qui  le  reçoit 
tout  armé  et  botté,  car  le  bon  prêtre  va,  par  prudence, 
quitter  la  ville  où  le  juge  Laubardemont  pourrait  l'in- 
quiéter en  raison  de  la  courageuse  attitude  qu'il  a  prise 
au  cours  de  l'instruction  de  l'afTaire  du  curé  Grandier, 
et  il  se  prépare  à  rejoindre  en  Italie  le  duc  de  Bouillon. 
Il  s'épouvante  à  l'idée  de  voir  son  élève  présenté  au  Roi 
par  le  cardinal,  lui  recommande  la  plus  grande  circons- 
pection et  surtout  le  met  en  garde  contre  Richelieu,  qui 
ne  fait  jamais  rien  sans  airière-pensée.  Puis,  appre- 
nant que  Cinq-Mars  a  rencontré  la  procession  et 
entendu  parler  de  l'affaire  des  Ursulines,  il  révèle  au 
jeune  homme  toutes  les  ignominies,  tous  les  faux  témoi- 
gnages, dont  on  a  usé  pour  perdre  Grandier  et,  comme 
il  sait  que  son  élève  a  un  cœur  généreux,  il  lui  recom- 
mande le  calme,  surtout  l'empire  sur  lui-même  —  sans 
quoi  il  se  perdrait  —  et  l'invite,  pour  s'aguerrir,  à  assister 
au  procès  de  Grandier  qui  va  s'ouvrir  et  dont  il  veut  lui 
raconter  les  détails. 


16.    —    UN    PROCES    RELIGIEUX 
SOUS    LOUIS    XIII 

—  Oui,  j'ai  été  curieux  de  voir  les  diables  des 
Ursulines  tout  comme  autre,  mou  cher  fils;  et 
sachant  qu'ils  s'annonçaient  pour  parler  toutes  les 
langues,  j'ai  eu  l'imprudence  de  quitter  le  latin  et 
de  leur  faire  quelques  questions  en  grec;  la  supé- 
rieure est  fort  jolie,  mais  elle  n'a  pas  pu  répondre 
dans  cette  langue.  Le  médecin  Duncan  a  fait  tout 
hautl'observation  qu'il  était  surprenant  quele  démon, 


rX    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  183 

qui  n  ignorait  rien,  fît  des  barbarismes  et  des  solé- 
cismes,  et  ne  put  répondre  en  grec.  La  jeune  supé- 
rieure, qui  était  alors  sur  son  lit  de  parade,  se 
tourna  du  côté  du  mur  pour  pleurer,  et  dit  tout  bas 
au  père  Barré  :  Monsieur!  je  n'y  tiens  plus;  je  le 
répétai  tout  haut,  et  je  mis  en  fureur  tous  les  exor- 
cistes :  ils  s'écrièrent  que  je  devais  savoir  qu'il  y 
avait  des  démons  plus  ignorants  que  des  paysans, 
et  dirent  que  pour  leur  puissance  et  leur  force  phy- 
sique nous  n'en  pouvions  douter,  puisque  les 
esprits  nommés  Grésil  des  Trônes,  Aman  des  puis- 
sances et  Asmodée  avaient  promis  d  enlever  la 
calotte  de  M.  de  Laubardemont.  Ils  s'y  préparaient, 
quand  le  chirurgien  Duncan,  qui  est  homme  savant 
et  probe,  mais  assez  moqueur,  s'avisa  de  tirer  un 
fil  qu'il  découvrit  attaché  à  une  colonne  et  caché 
par  un  tableau  de  sainteté,  de  manière  à  retomber, 
sans  être  vu,  fort  près  du  maître  des  requêtes; 
cette  fois  on  l'appela  huguenot,  et  je  crois  que  si  le 
maréchal  de  Brézé  n'était  son  protecteur  il  s'en 
tirerait  mal.  M.  le  comte  du  Lude  s'est  avancé  alors 
avec  son  sang-froid  ordinaire,  et  a  prié  les  exor- 
cistes d  agir  devant  lui.  Le  père  Lactance ,  ce 
capucin  dont  la  figure  est  si  noire  et  le  regard  si 
dur,  s'est  chargé  de  la  sœur  Agnès  et  de  la  sœur 
Claire;  il  a  élevé  ses  deux  mains,  les  regardant 
comme  le  serpent  regarderait  deux  colombes,  et  a 
crié  dune  voix  terrible  :  Ouis  te  inisit,  Biabole?  et 
les  deux  filles  ont  dit  parfaitement  ensemble  : 
Urhanus.  Il  allait  continuer,  quand  M.  du  Lude, 
tirant  d'un  air  de  componction  une  petite  boîte  d'or, 
a  dit  qu'il  tenait  là  une  relique  laissée  par  ses 
ancêtres,  et  que,  ne  doutant  pas  de  la  possession, 
il  voulait  l'éprouver.  Le  père  Lactance,  ravi,  s  est 
saisi  de  la  boîte,  et,  à  peine  en  a-t-il  touché  le  front 


184  CINQ-MARS 

des  deux  filles,  qu'elles  ont  fait  des  sauts  prodi- 
gieux, se  tordant  les  pieds  et  les  mains;  Lactance 
hurlait  ses  exorcismes.  Barré  se  jetait  à  genoux 
avec  toutes  les  vieilles  femmes,  Mignon  et  les  juges 
applaudissaient.  Laubardemont,  impassible,  faisait 
(sans  être  foudroyé!)  le  signe  de  la  croix. 

Quand,  M.  du  Lude  reprenant  sa  boîte,  les  reli- 
gieuses sont  restées  paisibles  :  «  Je  ne  crains  pas, 
a  dit  fièrement  Lactance,  que  vous  doutiez  de  la 
vérité  de  vos  reliques  ! 

« — Pas  plus  que  celle  de  la  possession  n ,  sl  répondu 
M,  du  Lude  en  ouvrant  sa  boîte. 

Elle  était  vide. 

«  Messieurs,  vous  vous  moquez  de  nous  »,  a  dit 
Lactance. 

J'étais  indigné  de  ces  momeries  et  lui  dis  : 

«  Oui,  monsieur,  comme  vous  vous  moquez  de 
Dieu  et  des  hommes.  »  C'est  pour  Cv-'-.  ^ue  vous  me 
voyez,  mon  cher  ami,  des  bottes  de  sept  lieues  si 
lourdes  et  si  grosses,  qui  me  font  mal  aux  pieds,  et 
de  longs  pistolets;  car  notre  ami  Laubardemont 
m'a  décrété  de  prise  de  corps,  et  je  ne  veux  point  le 
lui  laisser  saisir,  tout  vieux  qu'il  est. 

—  Mais,  s'écria  Cinq-Mars,  est-il  donc  si  puis- 
,sant? 

—  Plus  qu'on  ne  le  croit  et  qu'on  ne  peut  le 
croire;  je  sais  que  l'abbesse  possédée  est  sa  nièce, 
et  qu  il  est  muni  d'un  arrêt  du  conseil  qui  lui 
ordonne  de  juger,  sans  s'arrêter  à  tous  les  appels 
interjetés  au  parlement,  à  qui  le  Cardinal  interdit 
connaissance  do  la  cause  d'Urbain  Grandier. 

—  Et  enfin  quels  sont  ses  torts?  dit  le  jeune 
homme,  déjà  puissamment  intéressé. 

—  Ceux  d'une  âme  forte  et  d'un  génie  supérieur, 
une   volonté   inflexible    qui   a    irrité    la   puissance 


C^î    PROCÈS    llELIGIEUX    SOrS    LOUIS    XIII  185 

contre  lui,  et  une  passion   profonde  qui  a  entraîné 
son  cœur  et   lui   a    fait    commettre    le    seul    péché 
mortel  que  je  croie  pouvoir  lui  être  reproché;  mais 
ce  n'a  été   qu'en  violant  le  secret   de    ses  papiers, 
qu'en  les  arrachant    à  Jeanne   d'Estièvre,   sa  mère 
octogénaire,  qu'on  a  su  et  publié  son  amour  pour  la 
belle  Madeleine    de    Brou;   cette  jeune    demoiselle 
avait    refusé    de    se    marier   et    voulait  prendre    le 
voile.  Puisse  ce  voile   lui    avoir    caché    le  spectacle 
d'aujourd'hui!  L'éloquence  de  Grandier  et  sa  beauté 
angjélique     ont    souvent     exalté     des    femmes     qui 
venaient  de  loin  pour   l'entendre   parler;  j'en  ai  vu 
s'évanouir  durant   ses    sermons  ;    d'autres    s'écrier 
que  c'était  un  ange,  toucher  ses  vêtements  et  baiser 
ses    mains    lorsqu'il  descendait   de  la  chaire.  Il  est 
certain  que,  si   ce  n'est    sa  beauté,  rien  n'égalait  la 
sublimité    de    ses    discours,    toujours    inspirés  :  le 
miel  pur  des  Evangiles   s'unissait,  sur  ses  lèvres,  à 
la  flamme  étincelante  des  prophéties,  et  1  on  sentait 
au  son  de  sa  voix  un  cœur  tout  plein  d'une  sainte 
pitié  pour  les  maux  de  Ihomme,  et  tout  gonflé  de 
larmes  prêtes  à  couler  sur  nous. 

Le  bon  prêtre  s'interrompit,  parce  que  lui-même 
avait  des  pleurs  dans  la  voix  et  dans  les  yeux;  sa 
figure  ronde  et  naturellement  gaie  était  plus  tou- 
chante qu'une  autre  dans  cet  état,  car  la  tristesse 
semblait  ne  pouvoir  l'atteindre.  Cinq-Mars,  toujours 
plus  ému,  lui  serra  la  main  sans  rien  dire,  de 
crainte  de  1  interrompre.  L'abbé  tira  un  mouchoir 
rouge,  s'essuya  les  yeux,  se  moucha  et  reprit  : 

—  Cette  effrayante  attaque  de  tous  les  ennemis 
d'Urbain  est  la  seconde;  il  avait  déjà  été  accusé 
d'avoir  ensorcelé  les  religieuses  et  examiné  par  de 
saints  prélats,  par  des  médecins  instruits,  qui 
l'avaient   absous,    et    qui,    tous    indignés,    avaient 


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L'N    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  187 

Cardinal,  que  les  ennemis  de  ce  ministre  s  en  empa- 
rèrent et  lui  donnèrent  une  vogue  qui  l'irrita.  On  y 
révélait,  dit-on,  beaucoup  d'intrigues  et  de  mys- 
tères qu'il  croyait  impénétrables;  il  lut  cet  ouvrage 
anonyme  et  voulut  en  savoir  l'auteur.  Ce  fut  dans 
ce  temps  même  que  les  capucins  de  cette  petite 
ville  écrivirent  au  père  Joseph  qu'une  correspon- 
dance continuelle  entre  Grandier  et  la  Hamon  ne 
leur  laissait  aucun  doute  qu  il  ne  fût  1  auteur  de 
cette  diatribe.  En  vain  avait-il  publié  précédemment 
des  livres  religieux  de  prières  et  de  méditations 
dont  le  style  seul  devait  1  absoudre  d  avoir  mis  la 
main  à  un  libelle  écrit  dans  le  langage  des  halles; 
le  Cardinal,  dès  longtemps  prévenu  contre  Urbain, 
n'a  voulu  voir  que  lui  de  coupable  :  on  lui  a  rappelé 
que  lorsqu'il  n'était  encore  que  prieur  de  Coussay, 
Grandier  lui  disputa  le  pas,  le  prit  même  avant  lui: 
je  suis  bien  trompé  si  ce  pas  ne  met  son  pied  dans 
la  tombe... 

Un  triste  sourire  accompagna  ce  mot  sur  les 
lèvres  du  bon  abbé. 

—  Quoi!  vous  croyez  que  cela  ira  jusquà  la 
mort? 

—  Oui,  mon  enfant,  oui.  jusqu'à  la  mort;  déjà  on 
a  enlevé  toutes  les  pièces  et  les  sentences  d'absolu- 
tion qui  pouvaient  lui  servir  de  défense,  malgré  l'op- 
position de  sa  pauvre  mère,  qui  les  conservait  comme 
la  permission  de  vivre  donnée  à  son  fils;  déjà  on  a 
affecté  de  regarder  un  ouvrage  contre  le  célibat  des 
prêtres,  trouvé  dans  ses  papiers,  comme  destiné  à 
propager  le  schisme.  Il  est  bien  coupable,  sans 
doute,  et  l'amour  qui  l'a  dicté,  quelque  pur  qu'il 
puisse  être,  est  une  faute  énorme  dans  l'homme  qui 
est  consacré  à  Dieu  seul;  mais  ce  pauvre  prêtre 
était  loin  de  vouloir  encourager  l'hérésie,  et  c  était 


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UN    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  1S9 

teau,  et  partez.  J'ai  beaucoup  à  écrire  avant  1  heure 
où  l'obscurité  me  permettra  de  prendre  la  route 
d  Italie.  Ils  s  embrassèrent  une  seconde  fois  en  se 
promettant  des  lettres,  et  Henri  s'éloigna.  L'abbé, 
le  suivant  encore  des  yeux  par  la  fenêtre,  lui  cria  : 
—  Soyez  bien  sage,  quelque  chose  quil  arrive;  et 
lui  envoya  encore  une  fois  sa  bénédiction  paternelle 
en  disant  :  —  Pauvre  enfant! 


LE     PROCES 

Oh  !  vendetta  di  Dio,  quanto  tu  dei 
Esser  temuta  da  ciascua  che  legge 
Gio,  che  fa  manifesto  agli  occhi  miei. 
Da>-te. 

0  veoffeance  de  Dieu,  combien  tu  dois 
être  redoutable  à  quiconque  va  lire  ceci, 
qui  se  manifesta  sous  mes  yeux! 

Malgré  l'usage  des  séances  secrètes,  alors  mis  en 
vigueur  par  Richelieu,  les  juges  du  curé  de  Loudun 
avaient  voulu  que  la  salle  fût  ouverte  au  peuple,  et 
ne  tardèrent  pas  à  s  en  repentir.  Mais  d'abord  ils 
crurent  en  avoir  assez  imposé  à  la  multitude  par 
leurs  jongleries,  qui  durèrent  près  de  six  mois;  ils 
étaient  tous  intéressés  à  la  perte  d'Urbain  Grandier, 
mais  ils  voulaient  que  l'indignation  du  pays  sanc- 
tionnât en  quelque  sorte  l'arrêt  de  mort  qu  ils  pré- 
paraient et  qu  ils  avaient  ordre  de  porter,  comme 
l'avait  dit  le  bon  abbé  à  son  élève. 

Laubardemont  était  une  espèce  d'oiseau  de  proie 
que  le  Cardinal  envoyait  toujours  quand  sa  ven- 
geance voulait  un  agent  sur  et  prompt,  et,  en  cette 
occasion,  il  justifia  le  choix  qu  on  avait  fait  de  sa 
personne.  Il  ne  fit  qu'une  faule,  celle  de  permettre 
la  séance  publique,  contre  l'usage;  il  avait  l'inten- 


190  CINQ-MARS 

tion  d'intimider  et  d'effrayer;  il  effraya,  mais  fit 
horreur. 

La  foule  que  nous  avons  laissée  à  la  porte  y  était 
restée  deux  heures,  pendant  qu'un  bruit  sourd  de 
marteaux  annonçait  que  Ton  achevait  dans  Tinté- 
rieur  de  la  grande  salle  des  préparatifs  inconnus  et 
faits  à  la  hâte.  Des  archers  firent  tourner  pénible- 
ment sur  leurs  gonds  les  lourdes  portes  de  la  rue, 
et  le  peuple  avide  s'y  précipita.  Le  jeune  Cinq- 
Mars  fut  jeté  dans  l'intérieur  avec  le  second  (lot, 
et,  placé  derrière  un  pilier  fort  lourd  de  ce  bâti- 
ment, il  y  resta  pour  voir  sans  être  vu.  Il  remarqua 
avec  déplaisir  que  le  groupe  noir  des  bourgeois 
était  près  de  lui;  mais  les  grandes  portes,  en  se 
refermant,  laissèrent  toute  la  partie  du  local  où 
était  le  peuple  dans  une  telle  obscurité,  qu  on  n'eût 
pu  le  reconnaître.  Quoique  l'on  ne  fût  qu'au  milieu 
du  jour,  des  flambeaux  éclairaieut  la  salle,  mais 
étaient  presque  tous  placés  à  l'extrémité,  où  s'éle- 
vait l'estrade  des  juges,  rangés  derrière  une  table 
fort  longue;  les  fauteuils,  les  tables,  les  degrés, 
tout  était  couvert  de  drap  noir  et  jetait  sur  les 
figures  de  livides  reflets.  Un  banc  réservé  à  l'accusé 
était  placé  sur  la  gauche,  et  sur  le  crêpe  qui  le 
couvrait  on  avait  brodé  en  relief  des  flammes  d'or, 
pour  figurer  la  cause  de  l'accusation.  Le  prévenu  y 
était  assis,  entouré  d'archers,  et  toujour.s  les  mains 
attachées  par  des  chaînes  que  deux  moines  tenaient 
avec  une  frayeur  simulée,  affectant  de  s  écarter  au 
plus  léger  de  ses  mouvements,  comme  s'ils  eussent 
tenu  en  laisse  un  tigre  ou  un  loup  enragé,  ou  que 
la  flamme  eût  dû  s'attacher  à  leurs  vêtements.  Ils 
empêchaient  aussi  avec  soin  que  le  peuple  ne  pût 
voir  sa  figure. 

Le    visage   impassible   de    M.   de   Laubardemont 


r>-    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  191 

paraissait  dominer  les  juges  de  son  choix;  plus 
grand  qu'eux  presque  de  toute  la  tête,  il  était  placé 
sur  un  siège  plus  élevé  que  les  leurs;  chacun  de 
ses  regards  ternes  et  inquiets  leur  envoyait  un 
ordre.  Il  était  vêtu  d'une  longue  et  large  robe 
rouge,  une  calotte  noire  couvrait  ses  cheveux;  il 
semblait  occupé  à  débrouiller  des  papiers  qu'il  fai- 
sait passer  aux  juges  et  circuler  dans  leurs  mains. 
Les  accusateurs,  tous  ecclésiastiques,  siégeaient  à 
droite  des  juges;  ils  étaient  revêtus  d'aubes  et 
d  étoles;  on  distinguait  le  père  Lactance  à  la  sim- 
plicité de  son  habit  de  capucin,  à  sa  tonsure  et  à  la 
rudesse  de  ses  traits.  Dans  une  tribune  était  caché 
l'évèque  de  Poitiers  ;  d'autres  tribunes  étaient 
pleines  de  femmes  voilées.  Aux  pieds  des  juges, 
une  foule  ignoble  de  femmes  et  d'hommes  de  la  lie 
du  peuple  s'agitait  derrière  six  jeunes  religieuses 
des  Ursulines  dégoûtées  de  les  approcher;  c  étaient 
les  témoins. 

Le  reste  de  la  salle  était  plein  dune  foule 
immense,  sombre,  silencieuse,  suspendue  aux  cor- 
niches, aux  portes,  aux  poutres,  et  pleine  d  une 
terreur  qui  en  donnait  aux  juges,  car  cette  stupeur 
venait  de  l'intérêt  du  peuple  pour  l'accusé.  Des 
archers  nombreux,  armés  de  longues  piques,  enca- 
draient ce  lugubre  tableau  d'une  manière  digne  de 
ce  farouche  aspect  de  la  multitude. 

Au  geste  du  président  on  fit  retirer  les  témoins, 
auxquels  un  huissier  ouvrit  une  porte  étroite.  On 
remarqua  la  supérieure  des  Ursulines,  qui,  en  pas- 
sant devant  M.  de  Laubardemont,  s'avança,  et  dit 
assez  haut  : 

—  A  ous  m'avez  trompée,  monsieur. 

Il  demeura  impassible  :  elle  sortit. 

Un  silence  profond  régnait  dans  l'assemblée. 


192  CINQ-MARS 

Se  levant  avec  gravité,  mais  avec  un  trouble 
visible,  un  des  juges,  nommé  Roumain,  lieutenant 
criminel  d'Orléans,  lut  une  espèce  de  mise  en  accu- 
sation d'une  voix  très  basse  et  si  enrouée,  qu'il  était 
impossible  d'en  saisir  aucune  parole.  Cependant  il 
se  faisait  entendre  lorsque  ce  qu'il  avait  à  dire 
devait  frapper  l'esprit  du  peuple.  II  divisa  les 
preuves  du  procès  en  deux  sortes  :  les  unes  résul- 
tant des  dépositions  de  soixante-douze  témoins;  les 
autres,  et  les  plus  certaines,  des  exorcismes  des 
révérends  pères  ici  présents,  s'écria- t-il  en  faisant 
le  signe  de  la  croix. 

Les  pères  Lactance,  Barré  et  Mignon  s'inclinèrent 
profondément  en  répétant  aussi  ce  signe  sacré. 

—  Oui,  messcigneurs,  dit-il,  eu  s'adressant  aux 
juges,  on  a  reconnu  et  déposé  devant  vous  ce  bou- 
quet de  rosesblanches  et  ce  manuscrit  signé  du  sang 
du  magicien,  copie  du  pacte  qu'il  avait  fait  avec 
Lucifer,  et  qu'il  était  forcé  de  porter  sur  lui  pour 
conserver  sa  puissance.  On  lit  encore  avec  horreur 
ces  paroles  écrites  au  bas  du  parchemin  :  La  minute 
est  aux  enfers,  dans  le  cahinet  de  Lucifer. 

Un  éclat  de  rire  qui  semblait  sortir  dune  poitrine 
forte  s'entendit  dans  la  foule.  Le  président  rougit, 
et  fit  signe  à  des  archers,  qui  essayèrent  en  vain  de 
trouver  le  perturbateur.    Le   rapporteur  continua  : 

—  Les  démons  ont  été  forcés  de  déclarer  leurs 
noms  par  la  bouche  de  leurs  victimes.  Ces  noms  et 
leurs  faits  sont  déposés  sur  cette  table  :  ils  s'appel- 
lent Astaroth,  de  l'ordre  des  Séraphins;  Easas, 
Celsus,  Acaos.  Cédron,  Asmodée,  de  l'ordre  des 
Trônes;  Alex,  Zabulon,  Cham,  Uriel  et  Achas,  des 
Principautés,  etc.;  car  le  nombre  en  était  infini. 
Quant  à  leurs  actions,  qui  de  nous  n'en  fut  témoin? 

Un    long     murmure     sortit     »lo     l'assemblée;    on 


L'N    PROCES    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  193 

imposa  silence,  quelques  hallebardes  s  avancèrent, 
tout  se  tut. 

—  rsous  avons  vu  avec  douleur  la  jeune  et  respec- 
table supérieure  des  Ursulines  déchirer  son  sein 
de  ses  propres  mains  et  se  rouler  dans  la  pous- 
sière: les  autres  sœurs.  Agnès,  Claire,  etc.,  sortir 
de  la  modestie  de  leur  sexe  par  des  gestes  pas- 
sionnés ou  des  rires  immodérés.  Lorsque  des 
impies  ont  voulu  douter  de  la  présence  des  démons, 
et  que  nous-mêmes  avons  senti  notre  conviction 
ébranlée,  parce  quils  refusaient  de  s'expliquer 
devant  des  inconnus,  soit  en  grec,  soit  en  arabe,  les 
révérends  pères  nous  ont  raffermi  en  daignant 
nous  expliquer  que.  la  malice  des  mauvais  esprits 
étant  extrême,  il  n'était  pas  surprenant  qu  ils  eussent 
feint  cette  ignorance  pour  être  moins  pressés  de 
questions;  quils  avaient  même  fait,  dans  leurs 
réponses,  quelques  barbarismes,  solécismes  et 
autres  fautes,  pour  qu  on  les  méprisât,  et  que  par 
dédain  les  saints  docteurs  les  laissassent  en  repos; 
et  que  leur  haine  était  si  forte,  que,  sur  le  point 
de  faire  un  de  leurs  tours  miraculeux,  ils  avaient 
fait  suspendre  une  corde  au  plancher  pour  faire 
accuser  de  supercherie  des  personnes  aussi  révérées, 
tandis  qu  il  a  été  affirmé  sous  serment,  par  des 
personnes  respectables,  que  jamais  il  n'y  eut  de 
corde  en  cet  endroit. 

Mais,  messieurs,  tandis  que  le  ciel  s'expliquait 
ainsi  miraculeusement  par  ses  saints  interprètes, 
une  autre  lumière  nous  est  venue  tout  à  l'heure  :  à 
1  instant  même  où  les  juges  étaient  plongés  dans 
leurs  profondes  méditations,  un  grand  cri  a  été 
entendu  près  de  la  salle  du  conseil;  et,  nous  étant 
transportés  sur  les  lieux,  nous  avons  trouvé  le 
corps  d'une  jeune    demoiselle   de  haute  naissance; 


194  CIA'Q-MARS 

elle  venait  de  rendre  le  dernier  soupir  dans  la  voie 
publique,  entre  les  mains  du  révérend  père  ISIignon, 
chanoine;  et  nous  avons  su  de  ce  même  père,  ici 
présent,  et  de  plusieurs  autres  personnages  graves., 
que,  soupçonnant  cette  demoiselle  d  être  possédée, 
à  cause  du  bruit  qui  s'était  répandu  dès  longtemps 
de  l'admiration  d'Urbain  Grandier  pour  elle,  il  oui 
l'heureuse  idée  de  l'éprouver,  et  lui  dit  tout  à  coup 
en  l'abordant  :  Grandier  vient  d'être  mis  à  mort;  sur 
quoi  elle  ne  poussa  qu'un  seul  grand  cri,  et  tomba 
morte,  privée  par  le  démon  du  temps  nécessaire 
pour  les  secours  de  notre  sainte  mère  l'Eglise 
catholique. 

Un  murmure  d'indignation  s'éleva  dans  la  foule, 
où  le  mot  d'assassin  fut  prononcé;  les  huissiers 
imposèrent  silence  à  haute  voix;  mais  le  rapporteur 
le  rétablit  en  reprenant  la  parole,  ou  plutôt  la 
curiosité  générale  triompha. 

—  Chose  infâme,  messeigneurs,  continua-t-il,  cher- 
chant à  s'affermir  par  des  exclamations,  on  a  trouvé 
sur  elle  cet  ouvrage  écrit  de  la  main  d'Urbain  Gran- 
dier. 

Et  il  tira  de  ses  p^ipiers  un  livre  couvert  eu  par- 
chemin. 

—  Ciel!  s'écria  Urbain  de  son  banc. 

—  Prenez  garde!  s'écrièrent  les  juges  aux 
archers  qui  Teulouraient. 

—  Le  démon  va  sans  doute  se  manifester,  dit  le 
pèreLactance  d'une  voix  sinistre;  resserrez  ses  liens. 

On  obéit. 

Le  lieutenant  criminel  continua  : 

—  Elle  se  nommait  Madeleine  de  Brou,  âgée  de 
dix-neuf  ans. 

—  Ciel!  ô  ciel!  c'en  est  trop!  s'écria  l'accusé, 
tombant  évanoui  sur  le  parquet. 


r?î    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS     LOUIS    XIII  195 

L'assemblée  sémut  en  sens  divers  ;  il  y  eut  un 
moment  de  tumulte.  —  Le  malheureux!  il  l'aimait, 
disaient  quelques-uns.  Une  demoiselle  si  bonne I 
disaient  les  femmes.  La  pitié  commençait  à  gagner. 
On  jeta  de  l'eau  froide  sur  Grandier  sans  le  faire 
sortir,  et  on  l'attacha  surla  banquette.  Le  rapporteur 
continua  : 

—  Il  nous  est  enjoint  de  lire  le  début  de  ce  livre    ; 
à  la  cour.  Et  il  lut  ce  qui  suit  : 

«  C'est  pour  toi.,  douce  et  belle  Madeleine,  c'est 
pour  mettre  en  repos  ta  conscience  troublée,  que 
j'ai  peint  dans  un  livre  une  seule  pensée  de  mon 
âme.  Elles  sont  toutes  à  toi,  fille  céleste,  parce 
qu  elles  y  retournent  comme  au  but  de  toute  mon 
existence;  mais  cette  pensée  que  je  t'envoie  comme 
une  fleur  vient  de  toi,  n'existe  que  par  toi,  et 
retourne  à  toi  seule. 

«  Ne  sois  pas  triste  parce  que  tu  m'aimes;  ne 
sois  pas  affligée  parce  que  je  t'adore!  Les  anges 
du  ciel,  que  font-ils?  et  les  âmes  des  bienheureux, 
que  leur  est-il  promis?  Sommes-nous  moins  purs 
que  les  anges?  nos  âmes  sont-elles  moins  détachées 
de  la  terre  qu'après  la  mort?  O  Madeleine!  qu'y  a- 
t-il  en  nous  dont  le  regard  du  Seigneur  s'indigne  ? 
Est-ce  lorsque  nous  prions  ensemble,  et  que,  le 
front  prosterné  dans  la  poussière  devant  ses  autels, 
nous  demandons  une  mort  prochaine  qui  vienne 
nous  saisir  durant  la  jeunesse  et  l'amour?  Est-ce  au 
temps  où,  rêvant  seuls  sous  les  arbres  funèbres  du 
cimetière,  nous  cherchions  une  double  tombe,  sou- 
riant à  notre  mort  et  pleurant  sur  notre  vie?  Serait- 
ce  lorsque  tu  viens  t'agenouiller  devant  moi-même 
au  tribunal  de  la  pénitence,  et  que,  parlant  en  pré- 
sence de  Dieu,  tu  ne  peux  rieu  trouver  de  mal  à  me 
révélei ,  tant  j'ai  soutenu  ton   âme  dans  les  régions 


196  CI^Q-MARS 

pures  du  ciel?  Qui  pourrait  donc  offenser  notre 
Créateur?  Peut-être,  oui,  peut-être  seulement,  je  le 
crois,  quelque  esprit  du  ciel  aurait  pu  m'envier  ma 
félicité,  lorsqu'au  jour  de  Pâques  je  te  vis  pros- 
ternée devant  moi,  épurée  par  de  longues  austérités 
du  peu  de  souillure  qu'avait  pu  laisser  en  toi  la 
tache  originelle.  Que  lu  étais  belle!  ton  regard 
cherchait  ton  Dieu  dans  le  ciel,  et  ma  main  trem- 
blante l'apporta  sur  les  lèvres  pures  que  jamais 
lèvre  humaine  n'osa  effleurer.  Etre  angélique,  j'étais 
seul  à  partager  les  secrets  du  Seigneur,  ou  plutôt 
l'unique  secret  de  la  pureté  de  ton  âme;  je  t'unis- 
sais à  ton  Créateur,  qui  venait  de  descendre  aussi 
dans  mon  sein.  Hymen  ineffable  dont  l'Et  rnel  fut 
le  prêtre  lui-même,  vous  étiez  seul  permis  entre  la 
Vierge  et  le  Pasteur;  la  seule  volupté  de  chacun  de 
nous  fut  de  voir  une  éternité  de  bonheur  commencer 
pour  l'autre,  et  de  respirer  ensemble  les  parfums 
du  ciel,  de  prêter  déjà  l'oreille  à  ses  concerts,  et 
d'être  sûrs  que  nos  âmes  dévoilées  à  Dieu  seul  et  à 
Dous  étaient  dignes  de  l'adorer  ensemble. 

«  Quel  scrupule  pèse  encore  sur  ton  âme,  ô  ma 
sœur?  Ne  crois-tu  pas  que  j'aie  rendu  un  culte  trop 
grand  à  ta  vertu?  Crains-tu  qu'une  si  pure  admira- 
tion ne  m'ait  détourné  de  celle  du  Seigneur?...  » 

Roumain  en  était  là  quand  la  porte  par  laquelle 
étaient  sortis  les  témoins  s'ouvrit  tout  à  coup.  Les 
juges,  inquiets,  se  parlèrent  à  l'oreille.  Laubar- 
demont,  incertain,  fit  signe  aux  pères  pour  savoir 
si  c  était  quelque  scène  exécutée  par  leur  ordre; 
mais,  étant  placés  à  quelque  distance  de  lui  et  sur- 
pris eux-mêmes,  ils  ne  purent  lui  faire  entendre 
que  ce  n'était  point  eux  qui  avaient  préparé  cette 
interruption.  D'ailleurs,  avant  que  leurs  regards 
eussent  été  échangés,  l'on  vit,  à  la  grande   slupé- 


UN    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  197 

faction  de  rassemblée,  trois  femmes  en  chemise, 
pieds  nus,  la  corde  au  cou,  un  cierge  à  la  main, 
s  avancer  jusqu'au  milieu  de  l'estrade.  C'était  la 
supérieure,  suivie  des  sœurs  Agnès  et  Claire. 
Toutes  deux  pleuraient;  la  supérieure  était  fort 
pâle,  mais  son  port  était  assuré  et  ses  yeux  fixes  et 
hardis  :  elle  se  mit  à  genoux;  ses  compagnes  1  imi- 
tèrent; tout  fut  si  troublé  que  personne  ne  songea 
à  l'arrêter,  et  d'une  voix  claire  et  ferme,  elie  pro- 
nonça ces  mots,  qui  retentirent  dans  tous  les  coins 
de  la  salle  : 

—  Au  nom  de  la  très  sainte  Trinité,  moi,  Jeanne 
de  Belfiel,  fille  du  baron  de  Cose  ;  moi,  supérieure 
indigne  du  couvent  des  Ursulines  de  Loudun,  je 
demande  pardon  à  Dieu  et  aux  hommes  du  crime 
que  j'ai  commis  en  accusant  l'innocent  Urbain 
Grandier.  Ma  possession  était  fausse,  mes  paroles 
suggérées,  le  remords  maccable... 

—  Bravo!  s'écrièrent  les  tribunes  et  le  peuple  en 
frappant  des  mains.  Les  juges  se  levèrent;  les 
archers,  incertains,  regardèrent  le  président  :  il 
frémit  de  tout  son  corps,  mais  resta  immobile. 

—  Que  chacun  se  taise!  dit-il  dune  voix  aigre; 
aschers,  faites  votre  devoir  ! 

Cet  homme  se  sentait  soutenu  par  une  main  si 
puissante,  que  rien  ne  l'effrayait,  car  la  pensée  du 
ciel  ne  lui  était  jamais  venue. 

—  Mes  pères,  que  pensez-vous?  dit-il  en  faisant 
signe  aux  moines. 

—  Que  le  démon  veut  sauver  sou  ami...  Ohmii- 
iesce,  Satanas  !  s'écria  le  père  Lactance  d'une 
voix  terrible,  ayant  l'air  d'exorciser  encore  la  supé- 
rieure. 

Jamais  le  feu  mis  à  la  poudre  ne  produisit  un 
effet  plus  prompt  que  celui  de  ce  seul  mot.  Jeanne 


198  COQ- MARS 

de  Belfiel  se  leva  subitement,  elle  se  leva  dans 
toute  sa  beauté  de  vingt  ans,  que  sa  nudité  terrible  , 
augmentait  encore;  on  eût  dit  une  âme  échappée 
de  l'enfer  apparaissant  à  son  séducteur;  elle  pro- 
mena ses  yeux  noirs  sur  les  moines,  Lactauce 
baissa  les  siens;  elle  fit  deux  pas  vers  lui  avec  ses 
pieds  nus,  dont  les  talons  firent  retentir  fortement 
l'échafaudage  ;  son  cierge  semblait,  dans  sa  main, 
le  glaive  de  l'ange. 

—  Taisez-vous,  imposteur!  dit-elle  avec  énergie, 
le  démon  qui  m'a  possédée,  c'est  vous  :  vous  m'avez 
trompée,  il  ne  devait  pas  être  jugé;  d  aujourd  hui 
seulement  je  sais  qu'il  l'est;  d'aujourd'hui  j'entre- 
vois sa  mort;  je  parlerai. 

—  Femme,  le  démon  vous  égare! 

—  Dites  que  le  repentir  m'éclaire  :  filles  aussi 
malheureuses  que  moi,  levez-vous  :  n'est-il  pas 
innocent? 

—  Nous  le  jurons!  dirent  encore  à  genoux  les 
dcvoi.  jeunes  sœurs  laies  en  fondant  en  larmes,  parce 
qu'elles  n'étaient  pas  animées  par  une  résolution 
aussi  forte  que  celle  de  la  supérieure.  Agnès  même 
eut  à  peine  dit  ce  mot  que,  se  tournant  du  côté  du 
peuple  :  —  Secourez-moi,  s'écria-t-elle  ;  ils  me  puni- 
ront, ils  me  feront  mourir  !  Et,  entraînant  sa 
compagne,  elle  se  jeta  dans  la  foule,  qui  les  accueillit 
avec  amour;  mille  voix  Jeur  jurèrent  protection,  des 
imprécations  s'élevèrent,  les  hommes  agitèrentleurs 
bâtons  contre  terre  ;  on  n'osa  pas  empêcher  le  peuple 
de  les  faire  sortir  de  bras  en  bras  jusqu'à  la  rue. 

Pendant  cotte  nouvelle  scène,  les  juges  interdits 
chuchotaient,  Laubardemont  regardait  les  archers 
et  leur  indiquait  les  points  où  leur  surveillance 
devait  se  porter;  souvent  il  montra  du  doigt  le 
groupe  noir.  Les  accusateurs  regardèrent  à  la  tri- 


UN    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  199 

bune  de  l'évêque  de  Poitiers,  mais  ils  ne  trouvèrent 
aucune  expression  sur  sa  figure  apathique.  C'était 
un  de  ces  vieillards  dont  la  mort  s'empare  dix  ans 
avant  que  le  mouvement  cesse  tout  à  fait  en  eux; 
sa  vue  semblait  voilée  par  un  demi-sommeil;  sa 
bouche  béante  ruminait  quelques  paroles  vagues  et 
habituelles  de  piété  qui  n'avaient  aucun  sens  ;  il  lui 
était  resté  assez  d'intelligence  pour  distinguer  le 
plus  fort  parmi  les  hommes  et  lui  obéir,  ne  songeant 
même  pas  un  moment  à  quel  prix.  Il  avait  donc 
signé  la  sentence  des  docteurs  de  Sorbonne  qui 
déclarait  les  religieuses  possédées,  sans  en  tirer 
seulement  la  conséquence  de  la  mort  d'Urbain;  le 
reste  lui  semblait  une  de  ces  cérémonies  plus  ou 
moins  longues  auxquelles  il  ne  prêtait  aucune  atten- 
tion, accoutumé  qu'il  était  à  les  voir  et  à  vivre  au 
milieu  de  leurs  pompes,  en  étant  même  une  partie 
et  un  meuble  indispensable.  Il  ne  donna  donc  aucun 
signe  de  vie  en  cette  occasion,  mais  il  conserva 
seulement  un  air  parfaitement  noble  et  nul. 

Cependant  le  père  Lactance,  ayant  eu  un  moment 
pour  se  remettre  de  sa  vive  attaque,  se  tourna  vers 
le  président  et  dit  : 

—  Voici  une  preuve  bien  claire  que  le  ciel  nous 
envoie  sur  la  possession,  car  jamais  Madame  la  supé- 
rieure n'avait  oublié  la  modestie  et  la  sévérité  de 
son  ordre. 

—  Que  tout  l'univers  n'est-il  ici  pour  me  voir! 
dit  Jeanne  de  Belfiel,  toujours  aussi  ferme.  Je  ne 
puis  être  assez  humiliée  sur  la  terre,  et  le  ciel  me 
repoussera,  car  j'ai  été  votre  complice. 

La  sueur  ruisselait  sur  le  front  de  Laubardemont. 
Cependant,  essayant  de  se  remettre  : 

—  Quel  conte  absurde!  et  qui  vous  y  força  donc, 
ma  sœur? 


200  CINQ-MARS 

La  voix  de  la  jeune  fille  devint  sépulcrale,  elle 
en  réunit  toutes  les  forces,  appuya  la  main  sur  son 
cœur,  comme  si  elle  eût  voulu  l'arracher,  et,  regar- 
dant Urbain  Grandier,  elle  répondit  : 

—  L'amour! 

L'assemblée  frémit;  Urbain,  qui,  depuis  son  éva- 
nouissement, était  resté  la  tète  baissée  et  comme 
mort,  leva  lentement  ses  yeux  sur  elle  et  revint 
entièrement  à  la  vie  pour  subir  une  douleur  nou- 
velle. La  jeune  pénitente  continua. 

—  Oui,  l'amour  qu'il  a  repoussé,  qu  il  n'a  jamais 
connu  tout  entier,  que  j'avais  respiré  dans  ses  dis- 
cours, que  mes  yeux  avaient  puisé  dans  ses  regards 
célestes,  que  ses  conseils  mêmes  ont  accru.  Oui, 
Urbain  est  pur  comme  l'ange,  mais  bon  comme 
Ihomme  qui  a  aimé;  je  ne  le  savais  pas  qu'il  eût 
aimé!  C'est  vous,  dil-clle  alors  plus  vivement,  mon- 
trant Lactance,  Barré  et  Mignon,  et  quittant  l'accent 
de  la  passion  pour  celui  de  l'indignation,  c'est  vous 
qui  m'avez  appris  qu'il  aimait,  vous  qui  ce  matin 
m  avez  trop  cruellement  vengée  en  tuant  ma  rivale 
par  un  mot!  Hélas!  je  ne  voulais  que  les  séparer. 
C'était  un  crime;  mais  je  suis  Italienne  par  ma 
mère;  je  brûlai,  j'étais  jalouse;  vous  me  permettiez 
de  voir  Urbain,  de  l'avoir  pour  ami  et  de  le  voir 
tous  les  jours... 

Elle  se  tut;  puis,  criant  :  —  Peuple,  il  est  inno- 
cent! Martyr,  pardonne-moi!  j'embrasse  tes  pieds! 
Elle  tomba  aux  pieds  d'Urbain,  et  versa  enfin  des 
torrents  de  larmes. 

Urbain  éleva  ses  mains  liées  étroitement,  et,  lui 
donnant  sa  bénédiction,  dit  d'une  voix  douce,  mais 
faible  : 

—  Allez,  ma  sœur,  je  vous  pardonne  au  nom  de 
Celui  que  je  verrai  bientôt  ;  je  vous  l'avais  dit  autre- 


Vy    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  201 

fois,  et  vous  le  voyez  à  présent,  les  passions  font 
bien  du  mal  quand  on  ne  cherche  pas  à  les  tourner 
vers  le  ciel! 

La  rougeur  monta  pour  la  seconde  fois  sur  le 
front  de  Laubardemont  : 

—  Malheureux!  dit-il,  tu  prononces  les  paroles 
de  l'Eglise. 

—  Je  n'ai  pas  quitté  son  sein,  dit  Urbain. 

—  Qu'on  emporte  cette  fille!  dit  le  président. 

Quand  les  archers  voulurent  obéir,  ils  s'aper- 
çurent qu'elle  avait  serré  avec  tant  de  force  la  corde 
suspendue  à  son  cou,  qu'elle  était  rouge  et  presque 
sans  vie.  LefTroi  fit  sortir  toutes  les  femmes  de 
l'assemblée,  plusieurs  furent  emportées  évanouies; 
mais  la  salle  n'en  fut  pas  moins  pleine,  les  rangs 
se  serraient,  et  les  hommes  de  la  rue  débordaient 
dans  l'intérieur. 

Les  juges  épouvantés  se  levèrent,  et  le  président 
essaya  de  faire  vider  la  salie  ;  mais  le  peuple,  se 
couvrant,  demeura  dans  une  effrayante  immobilité; 
les  archers  n'étaient  plus  assez  nombreux,  il  fallut 
céder,  et  Laubardemont,  d'une  voix  troublée,  dit  que 
le  conseil  allait  se  retirer  pour  une  demi-heure.  Il 
leva  la  séance;  le  public,  sombre,  demeura  debout. 

LE      MARTYRE 

«  La  torture  interroge  et  la  douleur  répond.  » 
Les  Templiers. 

L'intérêt  non  suspendu  de  ce  demi-procès,  son 
appareil  et  ses  interruptions,  tout  avait  tenu  l'esprit 
public  si  attentif,  que  nulle  conversation  particulière 
n'avait  pu  s'engager.  Quelques  cris  avaient  été 
jetés,  mais  simultanément,  mais  sans  qu  aucun 
spectateur  se  doutât  des  impressions  de  son  voisin, 


202  CINQ-MARS 

OU  cherchât  même  à  les  deviner  ou  à  communiquer 
les  siennes.  Cependant,  lorsque  le  public  fut  aban- 
donné à  lui-même,  il  se  fit  comme  une  explosion  de 
paroles  bruyantes.  On  distinguait  plusieurs  voix, 
dans  ce  chaos,  qui  dominaient  le  bruit  général, 
comme  un  chant  de  trompettes  domine  la  basse 
continue  d'un  orchestre. 

Il  y  avait  encore  à  celte  époque  assez  de  simpli- 
cité primitive  dans  les  gens  du  peuple  pour  qu  ils 
fussent  persuadés  par  les  mystérieuses  fables  des 
agents  qui  les  travaillaient,  au  point  de  n'oser 
porter  un  jugement  d  après  l'évidence,  et  la  plupart 
attendirent  avec  effroi  la  rentrée  des  juges,  se  disant 
à  demi-voix  ces  mots  prononcés  avec  un  certain  air 
de  mystère  et  d'importance  qui  sont  ordinairement 
le  cachet  de  la  sottise  craintive  :  — On  ne  sait  qu'en 
penser,  monsieur!  —  Vraiment,  madame,  voilà  des 
choses  extraordinaires  qui  se  passent!  —  Nous 
vivons  dans  un  temps  bien  singulier  !  —  Je  me  serais 
bien  douté  d'une  partie  de  tout  ceci;  mais,  ma  foi, 
je  n  aurais  pas  prononcé,  et  je  ne  le  ferais  pas 
encore!  —  Qui  vivra  verra,  etc.  Discours  idiots 
de  la  foule,  qui  ne  servent,  qu'à  montrer  qu'elle  est 
au  premier  qui  la  saisira  fortement.  Ceci  était  la 
basse  continue;  mais  du  côté  du  groupe  noir  on 
entendait  d'autres  choses  :  —  Nous  laisserons-nous 
faire  ainsi?  Quoi!  pousser  l'audace  jusqu'à  brûler 
notre  lettre  au  Roi!  Si  le  Roi  le  savait!  —  Les 
barbares!  les  imposteurs!  avec  quelle  adresse  leur 
complot  est  formé!  le  meurtre  s'accomplira-t-il 
sous  nos  yeux?  aurons-nous  peur  de  ces  archers? 
—  Non,  non,  non.  C'étaient  les  trompettes  et  les 
dessus  de  ce  bruyant  orchestre. 

On  remarquait  le  jeune  avocat,  qui,  monté  sur 
un  banc,  commença  par  déchirer  en  milles  pièces 


UN    PROCES    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  203 

un  cahier  de  papier  ;  ensuite,  élevant  la  voix  :  —  Oui, 
s"écria-t-il,  je  déchire  et  jette  au  vent  le  plaidoyer 
que  j'avais  préparé  en  faveur  de  l'accusé;  on  a 
supprimé  les  débats  :  il  ne  m'est  pas  permis  de 
parler  pour  lui;  je  ne  peux  parler  qu'à  vous,  peuple, 
et  je  m  en  applaudis  ;  vous  avez  vu  ces  juges  infâmes  : 
lequel  peut  encore  entendre  la  vérité?  lequel  est 
digne  d'écouter  Thomme  de  bien?  lequel  osera  sou- 
tenir son  regard?  Que  dis-je?  ils  la  connaissent 
tout  entière,  la  vérité,  ils  la  portent  dans  leur  sein 
coupable:  elle  ronge  leur  cœur  comme  un  serpent; 
ils  tremblent  dans  leur  repaire,  où  ils  dévorent 
sans  doute  leur  victime  ;  ils  tremblent  parce  qu'ils 
ont  entendu  les  cris  de  trois  femmes  abusées.  Ah! 
qu  allais-je  faire?  j'allais  parler  pour  Urbain  Gran- 
dierl  Quelle  éloquence  eût  égalé  celle  de  ces  infor- 
tunées? quelles  paroles  vous  eussent  fait  mieux 
voir  son  innocence?  Le  ciel  s'est  armé  pour  lui  en 
les  appelant  au  repentir  et  au  dévoùment,  le  ciel 
achèvera  son  ouvrage. 

—  Vade  retrô  Satanasl  prononcèrent  des  voix 
entendues  par  une  fenêtre  assez  élevée. 

Fournier  s'interrompit  un  moment  : 

—  Entendez-vous,  reprit-il,  ces  voix  qui  parodient 
le  langage  divin?  Je  suis  bien  trompé,  ou  ces  ins- 
truments d'un  pouvoir  infernal  préparent  par  ce 
chant  quelque  nouveau  maléfice. 

—  Mais,  s'écrièrent  tous  ceux  qui  Tentouraient, 
guidez-nous  :  que  ferons-nous  ?  qu'ont-ils  fait  de  lui? 

—  Restez  ici,  soyez  immobiles,  soyez  silencieux, 
répondit  le  jeune  avocat  :  1  inertie  d'un  peuple  est 
toute-puissante,  c'est  là  sa  sagesse,  c'est  là  sa  force. 
Regardez  en  silence,  et  vous  ferez  trembler. 

—  Ils  n'oseront  sans  doute  pas  reparaître,  dit  le 
comte  du  Lude. 


204  CI>Q-MARS 

—  Je  voudrais  bien  revoir  ce  grand  coquin  rouge, 
dit  Grand-Ferré,  qui  n'avait  rien  perdu  de  tout  ce 
qu'il  avait  vu. 

—  Et  ce  bon  monsieur  le  curé,  murmura  le 
vieux  père  Guillaume  Leroux  en  regardant  tous  ses 
enfants  irrités  qui  se  parlaient  bas  en  mesurant 
et  comptant  les  archers.  Ils  se  moquaient  môme  do 
leur  habit,  et  commençaient  à  les  montrer  au  doigt. 

Cinq-Mars,  toujours  adossé  au  pilier  derrière 
lequel  il  s'était  placé  d'abord,  toujours  enveloppé 
dans  son  manteau  noir,  dévorait  des  yeux  tout  ce 
qui  se  passait,  ne  perdait  pas  un  mot  de  ce  qu'on 
disait,  et  remplissait  son  cœur  de  fiel  et  d'amer- 
tume; de  violents  désirs  de  meurtre  et  de  ven- 
geance, une  envie  indéterminée  de  frapper,  le  sai- 
sissaient malgré  lui  :  c'est  la  première  impression 
que  produise  le  mal  sur  l'âme  d'un  jeune  homme; 
plus  tard,  la  tristesse  remplace  la  colère;  plus  tard, 
c'est  l'indifférence  et  le  mépris;  plus  lard  encore, 
une  admiration  calculée  pour  les  grands  scélérats 
qui  ont  réussi;  mais  c'est  lorsque,  des  deux  élé- 
ments de  l'homme,  la  boue  rcm])orte  sur  rame. 

Cependant,  à  droite  de  la  salle,  et  près  de  l'es- 
trade élevée  pour  les  juges,  un  groupe  de  femmes 
semblait  fort  occupé  à  considérer  un  enfant  d'en- 
viron huit  ans,  qui  s'était  avisé  de  monter  sur  une 
corniche  à  l'aide  des  bras  de  sa  sœur  Martine  que 
nous  avons  vue  plaisantée  à  toute  outrance  par  le 
jeune  soldat  Grand-Ferré.  Cet  enfant,  n'ayant  plus 
rien  à  voir  après  la  sortie  du  tribunal,  s'était  élevé, 
à  l'aide  des  pieds  et  des  mains,  jusqu'à  une  petite 
lucarne  qui  laissait  passer  une  lumière  très  faible, 
et  qu'il  pensa  renfermer  un  nid  d'hirondelles  ou 
quelque  autre  trésor  de  son  âge;  mais,  quand  il  se 
fut  bien  établi  les  deux  pieds    sur  la  corniche  du 


rx    PROCÈS    RELIGIEUX    SOVS    LOUIS    XIII  205 

mur  et  les  mains  attachées  aux  barreaux  d  une 
ancienne  châsse  de  saint  Jérôme,  il  eût  voulu  être 
bien  loin  et  cria  : 

—  Oh!  ma  sœur,  ma  sœur,  donne-moi  la  main 
pour  descendre  I 

—  Qu'est-ce  que  tu  vois  donc?  s'écria  Martine. 

—  Oh  I  je  n'ose  pas  le  dire  ;  mais  je  veux  descendre. 
Et  il  se  mit  à  pleurer. 

—  Reste,  reste,  dirent  toutes  les  femmes,  reste, 
mon  enfant,  n'aie  pas  peur,  et  dis-nous  bien  ce  que 
tu  vois. 

—  Eh  bien,  c'est  qu'on  a  couché  le  curé  entre 
deux  grandes  planches  qui  lui  serrent  les  jambes, 
il  y  a  des  cordes  autour  des  planches. 

—  Ah!  c'est  la  question,  dit  un  homme  de  la 
ville.  Regarde  bien,  mon   ami,   que  vois-tu  encore? 

L'enfant,  rassuré,  se  remit  à  la  lucarne  avec  plus 
de  confiance,  et,  retirant  sa  tète,  il  reprit  : 

—  Je  ne  vois  plus  le  curé,  parce  que  tous  les 
juges  sont  autour  de  lui  à  le  regarder,  et  que  leurs 
grandes  robes  m'empêchent  de  voir.  Il  y  a  aussi 
des  capucins  qui  se  penchent  pour  lui  parler  tout 
bas. 

La  curiosité  assembla  plus  de  monde  aux  pieds 
du  jeune  garçon,  et  chacun  fit  silence,  attendant 
avec  anxiété  sa  première  parole,  comme  si  la  vie  de 
tout  le  monde  en  eût  dépendu. 

—  Je  vois,  reprit-il,  le  bourreau  qui  enfonce  quatre 
morceaux  de  bois  entre  les  cordes,  après  que  les 
capucins  ont  béni  les  marteaux  et  les  clous...  Ah! 
mon  Dieu!  ma  sœur,  comme  ils  ont  l'air  fâché  contre 
lui,  parce  qu'il  ne  parle  pas...  Maman,  maman, 
donne-moi  la  main,  je  veux  descendre. 

Au  lieu  de  sa  mère,  l'enfant,  en  se  retournant, 
ne  vit  plus  que  des  visages  mâles  qui  le  regardaient 

12 


206  CINQ-MARS 

avec  une  avidité  triste  et  lui  faisaient  signe  de  con- 
tinuer. Il  n'osa  pas  descendre,  et  se  remit  à  la 
fenêtre  en  tremblant. 

—  Oh  I  je  vois  le  père  Lactance  et  le  père  Barré 
qui  enfoncent  eux-mêmes  d'autres  morceaux  de 
bois  qui  lui  serrent  les  jambes.  Ohl  comme  il  est 
pâle!  il  a  l'air  de  prier  Dieu;  mais  voilà  sa  tète 
qui  tombe  eu  arrière  comme  s  il  mourait.  Ah  ! 
ôtez-moi  de  là... 

Et  il  tomba  dans  les  bras  du  jeune  avocat,  de 
M.  du  Lude  et  de  Cinq-Mars,  qui  s'étaient  appro- 
chés pour  le  soutenir. 

—  Dcus  stetit  in  synagoga  deorum  :  in  medio 
auteni  Deus  dijudicat...  chantèrent  des  voix  fortes 
et  nasillardes  qui  sortaient  de  cette  petite  fenêtre; 
elles  continuèrent  longtemps  un  plain-chant  de 
psaumes  entrecoupé  par  des  coups  de  marteau, 
ouvrage  infernal  qui  marquait  la  mesure  des  chants 
célestes.  On  aurait  pu  se  croire  près  de  1  antre  d'un 
forgeron  ;  mais  les  coups  étaient  sourds  et  faisaient 
bien  sentir  que  1  enclume  était  le  corps  d'un 
homme. 

—  Silence!  dit  Fournier,  il  parle  ;  les  chants  et 
les  coups  s'interrompent. 

Une  faible  voix  en  effet  dit  lentement  : 

—  O  mes  pères!  adoucissez  la  rigueur  de  vos 
tourments,  car  vous  réduiriez  mon  âme  au  désespoir, 
et  je  chercherais  à  me  donner  la  mort. 

Ici  partit  et  s'élança  jusqu'aux  voûtes  l'explosion 
des  cris  du  peuple;  les  hommes,  furieux,  se  jettent 
sur  1  estrade  et  1  emportent  d'assaut  sur  les  archers 
étonnés  et  hésitants  ;  la  foule  sans  armes  les  pousse, 
les  presse,  les  étouffe  contre  les  murs,  et  tient  leurs 
bras  sans  mouvement;  ses  flots  se  précipitent  sur 
les  portes  qui  conduisent  à  la  chambre  de  la  ques- 


tlN    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  207 

tion,  et,  les  faisant  crier  sous  leur  poids,  menacent 
de  les  enfoncer;  l'injure  retentit  par  mille  voix  for- 
midables et  va  épouvanter  les  juges. 

—  Ils  sont  partis,  ils  l'ont  emporté!  s'écrie  un 
homme. 

Tout  s'arrête  aussitôt,  et,  changeant  de  direction, 
la  foule  s'enfuit  de  ce  lieu  détestable  et  s'écoule 
rapidement  dans  les  rues.  Une  singulière  confusion 
y  régnait. 

La  nuit  était  venue  pendant  la  longue  séance,  et 
des  torrents  de  pluie  tombaient  du  ciel.  L'obscu- 
rité était  effrayante  ;  les  cris  des  femmes  glissant 
sur  le  pavé  ou  repoussées  par  le  pas  des  chevaux 
des  gardes,  les  cris  sourds  et  simultanés  des 
hommes  rassemblés  et  furieux,  le  tintement  conti- 
nuel des  cloches  qui  annonçaient  le  supplice  avec 
les  coups  répétés  de  l'agonie,  les  roulements  d'un 
tonnerre  lointain,  tout  s'unissait  pour  le  désordre. 
Si  l'oreille  était  étonnée,  les  yeux  ne  l'étaient  pas 
moins;  quelques  torches  funèbres  allumées  au  coin 
des  rues  et  jetant  une  lumière  capricieuse  montraient 
des  gens  armés  et  à  cheval  qui  passaient  au  galop 
en  écrasant  la  foule  :  ils  couraient  se  réunir  sur  la 
place  de  Saint-Pierre;  des  tuiles  les  frappaient 
quelquefois  dans  leur  passage,  mais,  ne  pouvant 
atteindre  le  coupable  éloigné,  ces  tuiles  tombaient 
sur  le  voisin  innocent.  La  confusion  était  extrême, 
et  devint  plus  grande  encore  lorsque,  débouchant 
par  toutes  les  rues  sur  cette  place  nommée  Saint- 
Pierre-le-Marché,  le  peuple  la  trouva  barricadée 
de  tous  côtés  et  remplies  de  gardes  à  cheval  et 
d'archers.  Des  charrettes  liées  aux  bornes  des  rues 
en  fermaient  toutes  les  issues,  et  des  sentinelles 
armées  d'arquebuses  étaient  auprès.  Sur  le  milieu 
de  la  place  s'élevait  un   bûcher  composé  de  poutres 


208  CINQ-MARS 

énormes  posées  les  unes  sur  les  autres  de  manière 
à  former  un  carré  parfait;  un  bois  plus  blanc  et 
plus  léger  les  recouvrait;  un  immense  poteau  s'éle- 
vait au  centre  de  cet  échafaud.  Un  homme  vêtu  de 
rouge  et  tenant  une  torche  baissée  était  debout  près 
de  cette  sorte  de  mât,  qui  s'apercevait  de  loin.  Un 
réchaud  énorme,  recouvert  de  tôle  à  cause  de  la 
pluie,  était  à  ses  pieds. 

A  ce  spectacle  la  terreur  ramena  partout  un  pro- 
fond silence  ;  pendant  un  instant  on  n'entendit  plus 
que  le  bruit  de  la  pluie  qui  tombait  par  torrents,  et 
du  tonnerre  qui  s'approchait. 

Cependant  Cinq-Mars,  accompagné  de  MM.  du 
Lude  et  Fournier,  et  de  tous  les  personnages  les 
plus  importants,  s'était  mis  à  Tabri  de  lorage  sous 
le  péristyle  de  l'église  de  Saintc-Croi.x,  élevée  sur 
vingt  degrés  de  pierre.  Le  bûcher  était  en  face,  et 
de  cette  hauteur  on  pouvait  voir  la  place  dans  toute 
son  étendue.  Elle  était  entièrement  vide,  et  leau 
seule  des  larges  ruisseaux  la  traversait  ;  mais  toutes 
les  fenêtres  des  maisons  s'éclairaient  peu  à  peu,  et 
faisaient  ressortir  en  noir  les  têtes  d'hommes  et  de 
femmes  qui  se  pressaient  aux  balcons.  Le  jeune 
d'Efllat  contemplait  avec  tristesse  ce  menaçant 
appareil;  élevé  dans  les  sentiments  d'honneur,  et 
bien  loin  de  toutes  ces  noires  pensées  que  la  haine 
et  l'ambition  peuvent  faire  naître  dans  le  cœur  de 
l'homme,  il  ne  comprenait  pas  que  tant  de  mal  pût 
être  fait  sans  quelque  motif  puissant  et  secret  : 
l'audace  d'une  telle  condamnation  lui  sembla  si 
incroyable,  que  sa  cruauté  même  commençait  à  la 
justifier  à  ses  yeux  ;  une  secrète  horreur  se  glissa 
dans  son  àme,  la  même  qui  faisait  taire  le  peuple; 
il  oublia  presque  rinlérèt  que  le  malheureux  Urbain 
lui  avait  inspiré,  pour  chercher  s'il  n'était  pas  pos- 


O*    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  200 

sible  que  quelque  intelligence  secrète  avec  l'enfer 
eût  justement  provoqué  de  si  excessives  rigueurs; 
et  les  révélations  publiques  des  religieuses  et  les 
récits  de  son  respectable  gouverneur  s'affaiblirent 
'  dans  sa  mémoire,  tant  le  succès  est  puissant,  même 
aux  yeux  des  êtres  distingués  !  tant  la  force  en 
impose  à  l'homme,  malgré  la  voix  de  sa  conscience  ! 
Le  jeune  voyageur  se  demandait  déjà  s'il  n'était  pas 
probable  que  la  torture  eût  arraché  quelque  mons- 
trueux aveu  à  l'accusé,  lorsque  l'obscurité  dans 
laquelle  était  l'église  cessa  tout  à  coup;  ses  deux 
grandes  portes  s'ouvrirent,  et  à  la  lueur  d'un 
nombre  infini  de  flambeaux  parurent  tous  les  juges 
et  les  ecclésiastiques  entourés  de  gardes:  au  milieu 
d'eux  s'avançait  Urbain,  soulevé  ou  plutôt  porté 
par  six  hommes  vêtus  en  pénitents  noirs,  car  ses 
jambe  unies  et  entourées  de  bandages  ensanglantés, 
semblaient  rompues  et  incapables  de  le  soutenir. 
Il  y  avait  tout  au  plus  deux  heures  que  Cinq-Mars 
ne  l'avait  vu,  et  cependant  il  eut  peine  à  reconnaître 
la  figure  qu  il  avait  remarquée  à  laudience  :  toute 
couleur,  tout  embonpoint  en  avaient  disparu;  une 
pâleur  mortelle  couvrait  une  peau  jaune  et  luisante 
comme  l'ivoire;  le  sang  paraissait  avoir  quitté 
toutes  ses  veines;  il  ne  restait  de  vie  que  dans  ses 
yeux  noirs,  qui  semblaient  être  devenus  deux  fois 
plus  grands,  et  dont  il  promenait  les  regards  lan- 
guissants autour  de  lui;  ses  cheveux  bruns  étaient 
épars  sur  son  cou  et  sur  une  chemise  blanche  qui 
le  couvrait  tout  entier;  cette  sorte  de  robe  à  larges 
manches  avait  une  teinte  jaunâtre  et  portait  avec  elle 
une  odeur  de  soufre;  une  longue  et  forte  corde 
entourait  son  cou  et  tombait  sur  son  sein.  Il  res- 
semblait à  un  fantôme,  mais  à  celui  d'un  martyr. 
Urbain  s'arrêta,  ou  plutôt  fut  arrêté  sur  le  péris- 


210  CINQ-MARS 

tyle  de  l'église  :  le  capucin  Lactance  lui  plaça  dans 
la  main  droite  et  y  soutint  une  torche  ardente,  et 
lui  dit  avec  une  dureté  inflexible  : 

—  Fais  amende  honorable,  et  demande  pardon  à 
Dieu  de  ton  crime  de  magie. 

Le  malheureux  éleva  la  voix  avec  peine,  et  dit, 
les  yeux  au  ciel  : 

—  Au  nom  du  Dieu  vivant,  je  t  ajourne  à  trois  ans. 
Laubardemont,  juge  prévaricateur!  On  a  éloigné 
mon  confesseur,  etj'ai  été  réduit  à  verser  mes  fautes 
dans  le  sein  de  Dieu  même,  car  mes  ennemis 
m'entourent  :  j'en  atteste  ce  Dieu  de  miséricorde, 
je  n'ai  jamais  été  magicien;  je  n'ai  connu  de  mys- 
tères que  ceux  de  la  religion  catholique,  aposto- 
lique et  romaine,  dans  laquelle  je  meurs  :  j'ai  beau- 
coup péché  contre  moi,  mais  jamais  contre  Dieu  et 
Notre-Scigneur... 

—  N'achève  pas!  s'écria  le  capucin,  affectant  de 
lui  fermer  la  bouche  avant  qu'il  prononçât  le  nom 
du  Sauveur;  misérable  endurci,  retourne  au  démon 
qui  t'a  envoyé  ! 

Il  fit  signe  à  quatre  prêtres,  qui,  s'approchant 
avec  des  goupillons  à  la  main,  exorcisèrent  1  air 
que  le  magicien  respirait,  la  terre  qu'il  touchait  et 
le  bois  qui  devait  le  brûler.  Pendant  celte  céré- 
monie, le  lieutenant  criminel  lut  à  la  hâte  l'arrêt, 
que  l'on  trouve  encore  dans  les  pièces  de  ce  procès, 
en  date  du  18  août  1639,  déclarant  Urhain  Gvan- 
dier  dûment  atteint  et  convaincu  du  crime  de 
magie,  maléfice,  possession,  es  personnes  d'aucunes 
religieuses  ursulincs  de  Loudiin.  et  autres  sécu- 
liers, etc. 

Le  lecteur,  ébloui  par  un  éclair,  s'arrêta  un 
instant,  et,  se  tournant  du  côté  de  M.  de  Laubar- 
demont, lui  demanda  si,  vu  le  temps  qu'il  faisait, 


Vy    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  211 

l'exécution  ne  pouvait  pas  être  remise  au  lendemain  ; 
celui-ci  répondit  : 

—  Larrèt  porte  exécution  dans  les  vingt-quatre 
heures  :  ne  craignez  point  ce  peuple  incrédule,  il 
va  être  convaincu... 

Toutes  les  personnes  les  plus  considérables  et 
beaucoup  d'étrangers  étaient  sous  le  péristyle  et 
s  avancèrent,  Cinq-Mars  parmi  eu.x. 

—  ...  Le  magicien  na  jamais  pu  prononcer  le  nom 
du  Sauveur  et  repousse  son  image. 

Lactance  sortit  en  ce  moment  du  milieu  des  péni- 
tents, ayant  dans  sa  main  un  énorme  crucifix  de  fer 
qu'il  semblait  tenir  avec  précaution  et  respect;  il 
l'approcha  des  lèvres  du  patient,  qui,  effectivement, 
se  jeta  eu  arrière,  et.  réunissant  toutes  ses  forces, 
fit  un  geste  du  bras  qui  fit  tomber  la  croix  des 
mains  du  capucin. 

—  Vous  le  voyez,  s  écria  celui-ci,  il  a  renversé  le 
crucifix  I 

Un   murmure  s'éleva  dont  le  sens  était  incertain. 

—  Profanation!  s'écrièrent  les  prêtres. 
On  s'avança  vers  le  bûcher. 

Cependant  Cinq-Mars,  se  glissant  derrière  un 
pilier,  avait  tout  observé  d'un  œil  avide;  il  vit  avec 
étonnement  que  le  crucifix,  en  tombant  sur  les 
degrés,  plus  exposés  à  la  pluie  que  la  plate-forme, 
avait  fumé  et  produit  le  bruit  du  plomb  fondu  jeté 
dans  l'eau.  Pendant  que  l'attention  publique  se 
portait  ailleurs,  il  s'avança  et  y  porta  une  main 
qu'il  sentit  vivement  brûlée.  Saisi  d'indignation  et 
de  toute  la  fureur  d'un  cœur  loyal,  il  prend  le  cru- 
cifix avec  les  plis  de  son  manteau,  s'avance  vers 
Laubardemont,  et  le  frappant  au  front  : 

—  Scélérat,  s'écrie-t-il,  porte  la  marque  de  ce  fer 
rousi! 


212  CINQ-MARS 

La  foule  entend  ce  mot  et  se  précipite. 

—  Arrêtez  cet  insensé  !  dit  en  vain  l'indigne 
magistrat. 

Il  était  saisi  lui-même  par  des  mains  d'hommes 
qui  criaient  : 

—  Justice!  au  nom  du  Roi  ! 

—  Nous  sommes  perdus  1  dit  Lactance,  au  bûcher  ! 
au  bûcher! 

Les  pénitents  traînent  Urbain  vers  la  place,  tandis 
que  les  juges  et  les  archers  rentrent  dans  l'église 
et  se  débattent  contre  dos  citoyens  furieux  ;  le  bour- 
reau, sans  avoir  le  temps  d'attacher  la  victime,  se 
hâta  de  la  coucher  sur  le  bois  et  d'y  mettre  la 
flamme.  Mais  la  pluie  tombait  par  torrents,  et 
chaque  poutre,  à  peine  enflammée,  s'éteignait  en 
fumant.  En  vain  Lactance  et  les  autres  chanoines 
eux-mêmes  excitaient  le  foyer,  rien  ne  pouvait  vaincre 
l'eau  qui  tombait  du  ciel. 

Cependant  le  tumulte  qui  avait  lieu  au  péristyle 
de  l'église  s'était  étendu  tout  autour  de  la  place.  Le 
cri  de  justice  se  répétait  et  circulait  avec  le  récit  de 
ce  qui  s'était  découvert;  deux  barricades  avaient 
été  forcées,  et,  malgré  trois  coups  de  fusil,  les 
archers  étaient  repoussés  peu  à  peu  vers  le  centre 
de  la  place.  En  vain  faisaient-ils  bondir  leurs  che- 
vaux dans  la  foule,  elle  les  pressait  de  ses  flots 
croissants.  Une  demi-heure  se  passa  dans  cette 
lutte,  où  la  garde  reculait  toujours  vers  le  bûcher 
qu  elle  cachait  en  se  resserrant. 

—  Avançons,  avançons,  disait  un  homme,  nous  le 
délivrerons;  ne  frappez  pas  les  soldats,  mais  qu'ils 
reculent!  Voyez-vous,  Dieu  ne  veut  pas  qu'il  meure. 
Le  bûcher  s'éteint;  amis,  encore  un  effort.  —  Bien. 
—  Renversez  ce  cheval. —  Poussez,  précipitez-vous. 

La    garde    était  rompue   et   renversée    de    toutes 


rx    PROCÈS    RELIGIEUX    SOUS    LOUIS    XIII  213' 

parts,  le  peuple  se  jette  en  hurlant  sur  le  bûcher; 
mais  aucune  lumière  n'y  brillait  plus  :  tout  avait 
disparu,  même  le  bourreau.  On  arrache,  on  dis- 
perse les  planches  :  l'une  d'elles  brûlait  encore,  et 
sa  lueur  fit  voir  sous  un  amas  de  cendre  et  de  boue 
sanglante  une  main  noircie,  préservée  du  feu  par 
un  énorme  bracelet  de  fer  et  une  chaîne.  Une  femme 
eut  le  courage  de  louvrir;  les  doigts  serraient  une 
petite  croix  d'ivoire  et  une  image  de  sainte  Made- 
leine. 

—  Voilà  ses  restes!  dit-elle  en  pleurant. 

—  Dites  les  reliques  du  martyr,  répondit  un» 
homme. 

Cinq-Mars  a  été  entraîné  hors  de  Loudun  par  Grand- 
champ,  un  vieux  serviteur  de  son  père,  et  il  continue  sa 
route  vers  le  midi,  pour  rejoindre  l'armée  royale. 

Richelieu  était  alors  à  Xarbonne ,  travaillant  au 
milieu  de  ses  secrétaires,  dont  l'un,  Olivier  d  Entraigues, 
venait  d'être  surpris  s'occupant  d'autre  chose  que  du 
travail  qui  lui  avait  été  confié,  et  avait  été  congédié  sur- 
le-champ. 


17.  —  LE    CARDINAL 
ET    L'ÉMINENCE     GRISE 

Les  secrétaires  redoublaient  de  silence  et  d  ar- 
deur, lorsque,  la  porte  s  ouvrant  rapidement  de 
chaque  côté,  on  vit  paraître  debout,  entre  les  deux 
battants,  un  capucin  qui.  s'inclinant  les  bras  croisés 
sur  la  poitrine,  semblait  attendre  laumône  ou 
l'ordre  de  se  retirer.  Il  avait  un  teint  rembruni, 
profondément  sillonné  par  la  petite  vérole;  des  yeux 
assez  doux,  mais  un  peu  louches  et  toujours  cou- 
verts par  des  sourcils  qui  se  joignaient  au  milieu 


214  CINQ-MARS 

du  front;  une  bouche  dont  le  sourire  était  rusé, 
malfaisant  et  sinistre:  une  barbe  plate  tt  rousse  à 
l'extrémité,  et  le  costume  de  l'ordre  de  Saint-Fran- 
çois dans  toute  son  horreur,  avec  des  sandales  et 
des  pieds  nus  qui  paraissaient  fort  indignes  de  s'es- 
suyer sur  un  tapis. 

Tel  qu'il  était,  ce  personnage  parut  faire  une 
grande  sensation  dans  toute  la  salle;  car,  sans 
achever  la  phrase,  la  ligne  ou  le  mot  commencé, 
chaque  écrivain  se  leva  et  sortit  par  la  porte,  où  il 
se  tenait  toujours  debout,  les  uns  le  saluant  en  pas- 
sant, les  autres  détournant  la  tête,  les  jeunes  pages 
se  bouchant  le  nez,  mais  par  derrière  lui,  car  ils 
paraissaient  en  avoir  peur  en  secret.  Lorsque  tout 
le  monde  eut  défilé,  il  entra  enfin,  faisant  une  pro- 
fonde révérence,  parce  que  la  porte  était  encore 
ouverte;  mais  sitôt  qu'elle  fut  fermée,  marchant 
sans  cérémonie,  il  vint  s'asseoir  auprès  du  Cardinal, 
qui,  l'ayant  reconnu  au  mouvement  qui  se  faisait, 
lui  fit  une  inclination  de  tête  sèche  et  silencieuse,  le 
regardant  fixement  comme  pour  attendre  une  nou- 
velle, et  ne  pouvant  s'empêcher  de  froncer  le  sourcil, 
comme  à  l'aspect  d'une  araignée  ou  de  quelque  autre 
animal  désagréable. 

Le  Cardinal  n'avait  pu  résister  à  ce  mouvement 
de  déplaisir,  parce  qu'il  se  sentait  obligé,  par  la 
présence  de  son  agent,  à  rentrer  dans  ces  conver- 
sations profondes  et  pénibles  dont  il  s'était  reposé 
pendant  quelques  jours  dans  un  pays  dont  l'air  pur 
lui  était  favorable,  et  dont  le  calme  avait  un  peu 
ralenti  les  douleurs  de  la  maladie  ;  elle  s'était 
changée  en  une  fièvre  lente;  mais  ses  intervalles 
étaient  assez  longs  pour  qu'il  pût  oublier,  pendant 
son  absence,  qu'elle  devait  revenir.  Donnant  donc 
un  peu  de  repos  à  son  imagination  jusqu'alors  infa- 


LE    CARDINAL    ET   l'ÉMINENCE    GRISE  215 

tigable,  il  attendait  sans  impatience,  pour  la  pre- 
mière fois  de  ses  jours  peut-être,  le  retour  des 
courriers  qu'il  avait  fait  partir  dans  toutes  les 
directions,  comme  les  rayons  d'un  soleil  qui  donnait 
seul  la  vie  et  le  mouvement  à  la  France.  Il  ne  s'at- 
tendait pas  à  la  visite  qu'il  recevait  alors,  et  la  vue 
d'un  de  ces  hommes  qu  il  trempait  dans  le  crime, 
selon  sa  propre  expression,  lui  rendit  toutes  les 
inquiétudes  habituelles  de  sa  vie  plus  présentes, 
sans  dissiper  entièrement  le  nuage  de  mélancolie 
qui  venait  d'obscurcir  ses  pensées. 

Le  commencement  de  sa  conversation  fut  empreint 
de  la  couleur  sombre  de  ses  dernières  rêveries; 
mais  bientôt  il  en  sortit  plus  vif  et  plus  fort  que 
jamais,  quand  la  vigueur  de  son  esprit  rentra  forcé- 
ment dans  le  monde  réel. 

Son  confident,  voyant  qu'il  devait  rompre  le 
silence  le  premier,  le  fit  ainsi  assez  brusquement  : 

—  Eh  bien!  monseigneur,  à  quoi  pensez-vous? 

—  Hélas  I  Joseph ,  à  quoi  devons-nous  penser 
tous  tant  que  nous  sommes,  sinon  à  notre  bonheur 
futur  dans  une  vie  meilleure  que  celle-ci?  Je  songe, 
depuis  plusieurs  jours,  que  les  intérêts  humains 
m'ont  trop  détourné  de  cette  unique  pensée  :  et  jii 
me  repens  d'avoir  employé  quelques  instants  de 
loisir  à  des  ouvrages  profanes,  tels  que  mes  tragé- 
dies à' Europe  et  de  Mirame,  malgré  la  gloire  que 
j'en  ai  tirée  déjà  parmi  nos  plus  beaux  esprits, 
gloire  qui  se  répandra  dans  l'avenir. 

Le  père  Joseph,  plein  des  choses  qu'il  avait  à 
dire,  fut  d'abord  surpris  de  ce  début;  mais  il  con- 
naissait trop  son  maître  pour  en  rien  témoigner,  et, 
sachant  bien  par  où  il  le  ramènerait  à  d'autres 
idées,  il  entra  dans  les  siennes  sans  hésiter. 

—  Le  mérite  en  est  pourtant  bien  grand,  dit-il 


216  CINQ-MARS 

avec  un  air  de  regret,  et  la  France  gémira  de  ce  que 
ces  œuvres  immortelles  ne  sont  pas  suivies  de  pro- 
ductions semblables. 

—  Oui,  mon  cher  Joseph,  c'est  en  vain  que  des 
hommes  tels  que  Boisrobert,  Claveret,  Colletet, 
Corneille,  et  surtout  le  célèbre  Mairet,  ont  proclamé 
ces  tragédies  les  plus  belles  de  toutes  celles  que 
les  temps  présents  et  passés  ont  vu  représenter;  je 
me  les  reproche,  je  vous  jure,  comme  un  vrai  péché 
mortel,  et  je  ne  m'occupe,  dans  mes  heures  de 
repos,  que  de  ma  Méthode  des  controverses,  et  du 
livre  sur  la  Perfection  du  chrétien.  Je  songe  que  j'ai 
cinquante-six  ans  et  une  maladie  qui  ne  pardonne 
guère. 

—  Ce  sont  des  calculs  que  vos  ennemis  font  aussi 
exactement  que  Votre  Eminence,  dit  le  père,  à  qui 
cette  conversation  commençait  à  donner  de  l'hu- 
meur, et  qui  voulait  en  sortir  au  plus  vite. 

Le  rouge  monta  au  visage  du  Cardinal. 

—  Je  le  sais,  je  le  sais  bien,  dit-il,  je  connais  toute 
leur  noirceur,  et  je  m'attends  à  tout.  Mais  qu'y  a-t-il 
donc  de  nouveau? 

—  Nous  étions  convenus  déjà,  monseigneur,  de 
remplacer  mademoiselle  d  Hautefort;  nous  lavons 
éloignée  comme  mademoiselle  de  La  Fayette,  c'est 
fort  bien  ;  mais  sa  place  n'est  pas  remplie,  et  le  Roi... 

—  Eh  bien  ? 

—  Le  Roi  a  des  idées  qu  il  n'avait  pas  eues  encore. 

—  Vraiment?  et  qui  ne  viennent  pas  de  moi? 
Voilà  qui  va  bien,  dit  le  ministre  avec  ironie. 

—  Aussi,  monseigneur,  pourquoi  laisser  six  jours 
entiers  la  place  de  favori  vacante  ?  Ce  n'est  pas  pru- 
dent, permettez  que  je  le  dise. 

—  Il  a  des  idées,  des  idées!  répétait  Richelieu 
avec  une  sorte  d'effroi;  et  lesquelles? 


LE    CARDINAL    ET    L  ÉMINENCE    GKISE  217 

—  Il  a  parlé  de  rappeler  la  R.eine-mère,  dit  le 
capucin  à  voix  basse,  de  la  rappeler   de  Cologne. 

—  Marie  de  Mcdicis  I  s'écria  le  Cardinal  en  frap- 
pant sur  les  bras  de  son  fauteuil  avec  ses  deux 
mains.  Non,  par  le  Dieu  vivant  I  elle  ne  rentrera 
pas  sur  le  sol  de  France,  d'où  je  lai  chassée  pied 
par  pied  I  L'Angleterre  n'a  pas  osé  la  garder  exilée 
par  moi;  la  Hollande  a  craint  de  crouler  sous  elle, 
et  mon  royaume  la  recevrait!  Xon,  non,  cette  idée 
n'a  pu  lui  venir  par  lui-même.  Rappeler  mon  en- 
nemie, rappeler  sa  mère,  quelle  perfidie  I  non,  il 
n'aurait  jamais  osé  y  penser... 

Puis,  après  avoir  rêvé  un  instant,  il  ajouta  en 
fixant  un  regard  pénétrant  et  encore  plein  du  feu  de 
sa  colère  sur  le  père  Joseph  : 

—  Mais...  dans  quels  termes  a-t-il  exprimé  ce 
désir?  Dites-moi  les  mots  précis. 

—  Il  a  dit  assez  publiquement,  et  en  présence  de 
Monsieur  :  «  Je  sens  bien  que  1  un  des  premiers 
devoirs  d'un  chrétien  est  d'être  bon  fils,  et  je  ne 
résisterai  pas  longtemps  aux  murmures  de  ma  con- 
science. » 

—  Chrétien  I  conscience  I  ce  ne  sont  pas  ses 
expressions  ;  c'est  le  père  Caussin,  c'est  son  confes- 
seur qui  me  trahit!  s'écria  le  Cardinal.  Perfide 
jésuite!  je  t'ai  pardonné  ton  intrigue  de  La  Fayette; 
mais  je  ne  te  passerai  par  tes  conseils  secrets.  Je 
ferai  chasser  ce  confesseur,  Joseph,  il  est  l'ennemi 
de  lEtat,  je  le  vois  bien.  Mais  aussi  j'ai  agi  avec 
négligence  depuis  quelques  jours;  je  n'ai  pas  assez 
hâté  l'arrivée  de  ce  petit  d  Effiat,  qui  réussira,  sans 
doute  :  il  est  bien  fait  et  spirituel,  dit-on.  Ah! 
quelle  faute!  je  méritais  une  bonne  disgrâce  moi- 
même.  Laisser  près  du  Roi  ce  renard  jésuite,  sans 
lui    avoir    donné    mes    instructions     secrètes,    sans 

13 


218  CINQ-MARS 

avoir  un  otage,  un  gage  de  sa  fidélité  à  mes  ordres  î 
quel  oubli  !  Joseph,  prenez  une  plume  et  écrivez 
vite  ceci  pour  l'autre  confesseur  que  nous  choisirons 
mieux.  Je  pense  au  père  Sirmond... 

Le  père  Joseph  se  mit  devant  la  grande  table, 
prêt  il  écrire,  et  le  Cardinal  lui  dicta  ces  devoirs  de 
nouvelle  nature,  que,  peu  de  temps  après,  il  osa 
faire  remettre  au  Pioi,  qui  les  reçut,  les  respecta, 
et  les  apprit  par  cœur  comme  les  commandements 
de  l'Eglise.  Ils  nous  sont  demeurés  comme  un 
monument  effrayant  de  l'empire  qu'un  homme  peut 
iirracher  à  force  de  temps,  d'intrigues  et  d  audace  : 

I.  Un  prince  doit  avoir  un  premier  ministre,  et  ce 
premier  ministre  trois  qualités  :  lo  qu  il  n'ait  pas 
d'autre  passion  que  son  prince;  2°  qu'il  soit  habile 
€t  fidèle;  3>  qu'il  soit  ecclésiastique. 

II.  Un  prince  doit  parfaitement  aimer  son  premier 
ministre. 

III.  rs'e  doit  jamais  changer  son  premier  ministre. 

IV.  Doit  lui  dire  toutes  choses. 

Y.  Lui  donner  libre  accès  auprès  de  sa  personne. 

VI.  Lui  donner  une  souveraine  autorité  sur  le 
peuple. 

VII.  De  grand  honneurs  et  de  grand  biens. 

VIII.  Un  prince  n'a  pas  de  plus  riche  trésor  que 
son  premier  ministre. 

XI,  Un  prince  ne  doit  pas  ajouter  foi  à  ce  qu  on 
dit  contre  son  premier  ministre,  ni  se  plaire  à  en 
entendre  médire. 

X.  Un  prince  doit  révéler  à  son  premier  ministre 
tout  ce  qu'on  a  dit  contre  lui,  quand  inéine  on  aurait 
exigé  du  prince  qu'il  farderait  le  secret. 

XI.  Un  prince  doit  non  seulement  préférer  le  bien 
de  son  État,  mais  sou  premier  ministre  à  tous  ses 
parents. 


LE    CARDINAL    ET    LÉMINENCE    GRISE  219 

Tels  étaient  les  commandements  du  dieu  de  la 
France,  moins  étonnants  encore  que  la  terrible 
naïveté  qui  lui  fait  léguer  lui-même  ses  ordres  à  la 
postérité,  comme  si,  elle  aussi,  devait  croire  en  lui. 

Tandis  qu'il  dictait  son  instruction,  en  la  lisant 
sur  un  petit  papier  écrit  de  sa  main,  une  tristesse 
profonde  paraissait  s'emparer  de  lui  à  chaque  mot; 
et,  lorsqu'il  fut  au  bout,  il  tomba  au  fond  de  son 
fauteuil,  les  bras  croisés  et  la  tète  penchée  sur  son 
estomac. 

Le  père  Joseph,  interrompant  son  écriture,  se 
leva,  et  allait  lui  demander  s'il  se  trouvait  mal, 
lorsqu'il  entendit  sortir  du  fond  de  sa  poitrine  ces 
paroles  lugubres  et  mémorables  : 

—  Quel  ennui  profond  !  quels  interminables  inquié- 
tudes! Si  l'ambitieux  me  voyait,  il  fuirait  dans  un 
désert.  Qu  est-ce  que  ma  puissance?  Un  misérable 
reflet  du  pouvoir  royal;  et  que  de  travaux  pour 
fixer  sur  mon  étoile  ce  rayon  qui  flotte  sans  cesse! 
Depuis  vingt  ans  je  le  tente  inutilement.  Je  ne  com- 
prends rien  à  cet  homme!  il  n'ose  pas  me  fuir; 
mais  on  me  l'enlève  :  il  me  glisse  entre  les  doigts... 
Que  de  choses  j  aurais  pu  faire  avec  ses  droits 
héréditaires,  si  je  les  avais  eus!  Mais  employer 
tant  de  calculs  à  se  tenir  en  équilibre  !  que  reste- 
t-il  de  génie  pour  les  entreprises  ?  J'ai  l'Europe  dans 
ma  main,  et  je  suis  suspendu  à  un  cheveu  qui 
tremble.  Qu'ai-je  affaire  de  porter  mes  regards  sur 
les  cartes  du  monde,  si  tous  mes  intérêts  sont  ron- 
fcrniés  dans  mon  étroit  cabiuet?Ses  six  pieds  dCs- 
pace  me  donnent  plus  de  peine  à  goiivoriier  t]iie 
toute  la  terre.  Yoilà  donc  ce  qu'est  un  premier 
ministre!  Enviez-moi  mes  gardes  à  présent! 

Ses  traits  étaient  décomposés  de  manière  à  faire 
craindre  quelque   accident,   et  il   lui  prit   une  toux 


220  CINQ-MARS 

violente  et  longue,  qui  finit  par  un  léger  crache- 
ment de  sang.  Il  vit  que  le  père  Joseph,  effrayé, 
allait  saisiz'  une  clochette  d'or  posée  sur  la  table, 
et  se  levant  tout  à  coup  avec  la  vivacité  d'un  jeune 
homme,  il  l'arrêta  et  lui  dit  : 

—  Ce  n'est  rien,  Joseph,  je  me  laisse  quelquefois 
aller  au  découragement;  mais  ces  moments  sont 
courts,  et  j'en  sors  plus  fort  qu'avant.  Pour  ma 
sauté,  je  sais  parfaitement  où  j'en  suis;  mais  il  ne 
s'agit  pas  de  cela.  Qu'avez-vous  fait  à  Paris  ?  Je 
suis  content  de  voir  le  Roi  arrivé  dans  le  Béarn 
comme  je  le  voulais  :  nous  le  veillerons  mieux.  Que 
lui  avcz-vous  montré  pour  le  faire  partir? 

—  Une  bataille  à  Perpignan. 

—  Allons,  ce  n'est  pas  mal.  Eh  bien,  nous  pou- 
vons la  lui  arranger;  autant  vaut  cette  application 
qu'une  autre  à  présent.  Mais  la  jeune  Reine,  la 
jeune  Reine,  que  dit-elle  ? 

—  Elle  est  encore  furieuse  contre  vous.  Sa  cor- 
respondance découverte,  l'interrogatoire  que  vous 
lui  fîtes  subir  ! 

—  Bah  !  un  madrigal  et  un  moment  de  soumis- 
sion lui  feront  oublier  que  je  l'ai  séparée  de  sa 
maison  d'Autriche  et  du  pays  de  son  Buckingham. 
Mais  que  fait-elle  ? 

—  D'autres  intrigues  avec  Monsieur.  Mais, 
comme  toutes  ses  confidentes  sont  à  nous,  en  voici 
les  rapports  jour  pour  jour. 

—  Je  ne  me  donnerai  pas  la  peine  de  les  lire  ; 
tant  que  le  duc  de  Bouillon  sera  en  Italie,  je  ne 
crains  rien  de  là;  elle  peut  rùver  de  petites  conju- 
rations avec  Gaslon  au  coin  du  feu:  il  s'en  tient 
toujours  aux  aimables  intentions  qu'il  a  quelquefois, 
et  n'exécute  l>ien  que  ses  sorties  du  royaume  ;  il  en 
est   à  la  troisième.  Je  lui   procurerai  la  quatrième 


LE  CARDINAL  ET  L  ÉMINENÙE  CRISE        221 

quand  il  voudra;  il  ne  vaut  pas  le  coup  de  pistolet 
que  tu  fis  donner  au  comte  de  Soissons,  Ce  pauvre 
comte  n'avait  cependant  guère  plus  d'énergie. 

Ici  le  cardinal,  se  rasseyant  dans  sou  fauteuil,  se 
mit  à  rire  assez  gaîment  pour  un  homme  d'Etat. 

—  Je  rirai  toute  ma  vie  de  leur  expédition 
d'Amiens.  Ils  me  tenaient  là  tous  deux.  Chacun 
avait  bien  cinq  cents  gentilshommes  autour  de  lui, 
armés  jusqu'aux  dents,  et  tout  près  à  m'expédier 
comme  Concini;  mais  le  grand  Yitry  n'était  plus 
là;  ils  m'ont  laissé  parler  une  heure  fort  tranquil- 
lement avec  eux  de  la  chasse  et  de  la  Fête-Dieu,  et 
ni  1  un  ni  1  autre  n'a  osé  faire  un  signe  à  tous  ces 
coupe-jarrets.  Xous  avons  su  depuis,  par  Chavigny, 
qu'ils  attendaient  depuis  deux  mois  cet  heureux 
moment.  Pour  moi,  en  vérité,  je  no  remarquai  rien 
du  tout,  si  ce  n'est  ce  petit  brigand  d  abbé  de 
Gondi  qui  rôdait  autour  de  moi  et  avait  lair  de 
cacher  quelque  chose  dans  sa  manche;  ce  fut  ce 
qui  me  lit  monter  en  carrosse. 

—  A  propos,  monseigneur,  la  reine  veut  le  faire 
coadjuteur  absolument. 

—  Elle  est  folle  !  il  la  perdra  si  elle  s'y  attache  : 
c'est  un  mousquetaire  manqué,  un  diable  en  sou- 
tane; lisez  son  Histoire  de  Fiesque,  vous  ly  verrez 
lui-même.  Il  ne  sera  rien  tant  que  je  vivrai. 

—  Eh  quoi  !  vous  jugez  si  bien  et  vous  faites 
venir  un  autre  ambitieux  de  son  âge  ? 

—  Quelle  différence!  Ce  sera  une  poupée,  mon 
ami,  une  vraie  poupée,  que  ce  jeune  Cinq-Mars;  il 
ne  pensera  qua  sa  fraise  et  à  ses  aiguillettes;  sa 
jolie  tournure  m  en  répond,  et  je  sais  qu'il  est  doux 
et  faible.  Je  lai  préféré  pour  cela  à  son  frère  aîné; 
il  fera  ce  que  nous  voudrons. 

—  Ahl  monseigneur,  dit  le  père  d  un  air  de  doute, 


222  CINQ -MARS 

je  ne  me  suis  jamais  Hé  aux  gens  dont  les  formes 
sont  si  calmes,  la  flamme  intérieure  en  est  plus 
dangereuse.  Souvenez-vous  du  maréchal  d'ECfiat, 
son  père. 

—  Mais,  encore  une  fois,  c'est  un  enfant,  et  je 
rélèverai  ;  au  lieu  que  le  Gondi  est  déjà  un  factieux 
accompli,  un  audacieux  que  rien  n'arrête  ;  il  a  osé 
me  disputer  madame  de  la  Meilleraie,  concevez-vous 
cela  ?  csl-ce  croyable,  à  moi  ?  Un  petit  prestolet, 
qui  n'a  d'autre  mérite  qu  un  mince  babil  assez  vif 
et  un  air  cavalier.  Heureusement  que  le  mari  a  pris 
soin  lui-même  de  l'éloigner. 

Le  père  Joseph,  qui  n'aimait  pas  mieux  son 
maître  lorsqu'il  parlait  de  ses  bonnes  fortunes  que 
de  ses  vers,  fit  une  grimace  qu'il  voulait  rendre 
fine  et  ne  fut  que  laide  et  gauche;  il  s'imagina  que 
l'expression  de  sa  bouche,  tordue  comme  celle  d'ua 
singe,  voulait  dire  :  Ah!  qui  peut  résister  à  monsei- 
gneur? mais  monseigneur  y  lut  :  Je  suis  un  cuistre 
qui  ne  sais  rien  du  grand  monde,  et,  sans  transi- 
tion, il  dit  tout  à  coup,  en  prenant  sur  la  table  une 
lettre  de  dépèches  : 

—  Le  duc  de  Rohan  est  mort,  c  est  une  bonne 
nouvelle  ;  voilà  les  huguenots  perdus.  Il  a  eu  bien 
du  bonheur  :  je  Tavais  fait  condamner  par  le  parle- 
ment de  Toulouse  à  être  tiré  à  quatre  chevaux,  et  il 
meurt  tranquillement  sur  le  champ  de  bataille  de 
Rheinfeld.  Mais  qu'importe  ?  le  résultat  est  le  même. 
Voilà  encore  une  grande  tête  par  terre  !  Comme  elles 
sont  tombées  depuis  celle  de  Montmorency!  Je  n'en 
vois  plus  guère  qui  ne  s'incline  devant  moi.  Nous 
avons  déjà  à  peu  près  puni  toutes  nos  dupes  de 
Versailles;  certes,  on  n'a  rien  à  me  reprocher  : 
j'exerce  contre  eux  la  loi  du  talion,  et  je  les  traite 
comme  ils  ont  voulu  me  faire  traiter  au  conseil  de 


LE  CARDINAL  ET  L  ÉMINEN'CE  GRISE        223 

la  Reine-mère.  Le  vieux  radoteur  de  Bassompierre 
en  sera  quitte  pour  la  prison  perpétuelle,  ainsi  que 
l'assassin  maréchal  de  Vitry,  car  ils  n'avaient  voté 
que  cette  peine  pour  moi.  Quant  au  Marillac,  qui 
conseilla  la  mort,  je  la  lui  réserve  au  premier  faux 
pas,  et  te  recommande,  Joseph,  de  me  le  rappeler; 
il  faut  être  juste  avec  tout  le  monde.  Reste  donc 
encore  debout  ce  duc  de  Bouillon,  à  qui  son  Sedan 
donne  de  l'orgueil;  mais  je  le  lui  ferai  bien  rendre. 
C'est  une  chose  merveilleuse  que  leur  aveuglement', 
ils  se  croient  tous  libres  de  conspirer,  et  ne  voient 
pas  qu'ils  ne  font  que  voltiger  au  bout  des  fils  que 
je  tiens  d'une  main,  et  que  j'allonge  quelquefois 
pour  leur  donner  de  lair  et  de  1  espace.  Et  pour  la 
mort  de  leur  cher  duc,  les  huguenots  ont-ils  bien 
crié  comme  un  seul  homme  ? 

—  Moins  que  pour  l'affaire  de  Louduu,  qui  s'est 
pourtant  terminée  heureusement. 

—  Quoi!  heureusement^  J  espère  que  Grandier 
est  mort  ? 

—  Oui;  c'est  que  je  voulais  dire.  Votre  Eminence 
doit  être  satisfaite;  tout  a  été  fini  dans  les  vingt- 
quatre  heures;  on  n'y  pense  plus.  Seulement  Lau- 
bardemont  a  fait  une  petite  étourderie,  qui  était  de 
rendre  la  séance  publique;  c  est  ce  qui  a  causé  un 
peu  de  tumulte  ;  mais  nous  avons  les  signalements 
des  perturbateurs  que  l'on  suit. 

—  C'est  bien,  cest  très  bien.  Urbain  était  un 
homme  trop  supérieur  pour  le  laisser  là  ;  il  tour- 
nait au  protestantisme  ;  je  parierais  qu  il  aurait  fini 
par  abjurer;  son  ouvrage  contre  le  célibat  des 
prêtres  me  l'a  fait  conjecturer;  et,  dans  le  doute, 
retiens  ceci,  Joseph  :  il  faut  toujours  mieux  couper 
l'arbre  avant  que  le  fruit  soit  poussé.  Ces  hugue- 
nots,   vois-tu,     sont    une    vraie     république    dans 


224  CINQ-MARS 

l'Etat  :  si  une  fois  ils  avaient  la  majorité  en  France, 
la  monarchie  serait  perdue  ;  ils  établiraient  quelque 
gouvernement  populaire  qui  pourrait  être  durable. 

—  Et  quelles  peines  profondes  ils  causent  tous 
les  jours  à  notre  saint-père  le  pape!  dit  Joseph. 

—  Ah  !  interrompit  le  cardinal,  je  te  vois  venir  : 
tu  veux  me  rappeler  son  entêtement  à  ne  pas  te 
donner  le  chapeau.  Sois  tranquille,  j'en  parlerai 
aujourd'hui  au  nouvel  ambassadeur  que  nous 
envoyons.  Le  maréchal  d'Estrées  obtiendra  en 
arrivant  ce  qui  traîne  depuis  deux  ans  que  nous 
t'avons  nommé  au  cardinalat;  je  commence  aussi  à 
trouver  que  la  pourpre  tirait  bien,  car  les  taches 
de  sang  ne  s'y  voient  pas. 

Et  tous  deux  se  mirent  à  rire,  l'un  comme  un 
maître  qui  accable  de  tout  son  mépris  le  sicaire 
qu'il  paye,  l'autre  comme  un  esclave  résigné  à 
toutes  les  humiliations  par  lesquelles  on  s'élève. 

Le  rire  qu'avait  excité  la  sanglante  plaisanterie 
du  vieux  ministre  durait  encore,  lorsque  la  porte 
du  cabinet  s'ouvrit,  et  un  page  annonça  plusieurs 
courriers  qui  arrivaient  à  la  fois  de  divers  points; 
le  père  Joseph  se  leva,  et,  se  plaçant  debout,  le  dos 
appuyé  contre  le  mur,  comme  une  momie  égyp- 
tienne, ne  laissa  plus  paraître  sur  son  visage  qu'une 
stupide  contemplation.  Douze  messagers  entrèrent 
successivement,  revêtus  de  déguisements  divers  : 
l'un  seml)lait  un  soldat  suisse;  un  autre  un  vivan- 
dier; un  troisième,  un  maître  maçon;  on  les  faisait 
entrer  dans  le  palais  par  un  escalier  et  un  corridor 
secrets,  et  ils  sortaient  du  cabinet  par  une  porte 
opposée  à  celle  qui  les  introduisait,  sans  pouvoir 
se  rencontrer  ni  se  communiquer  rien  de  leurs 
dépêches.  Chacun  d'eux  déposait  un  pacjuet  de 
papiers  roulés  ou  plies  sur  la  grande  table,  parlait 


LE    CARDINAL    ET    L  EMI.NE.XCE    GRISE  225 

un  instant  au  cardinal  dans  l'embrasure  dune 
croisée,  et  partait.  Richelieu  s  était  levé  brusque- 
ment dès  l'entrée  du  premier  messager,  et,  attentif 
à  tout  faire  par  lui-même,  il  les  reçut  tous,  les 
écouta  et  referma  de  sa  main  sur  eux  la  porte  do 
sortie.  Il  fit  signe  au  père  Joseph  quand  le  derniei 
fut  parti,  et,  sans  parler,  tous  deux  ouvrirent  ou 
plutôt  arrachèrent  les  paquets  des  dépèches,  et  se 
dirent,  en  deux  mots,  le  sujet  des  lettres. 

—  Le  duc  de  Weimar  poursuit  ses  avantages  ;  le 
duc  Charles  est  battu;  l'esprit  de  notre  général  est 
assez  bon;  voici  de  bons  propos  qu'il  a  tenus  à 
à  dîner.  Je  suis  content. 

—  Monseigneur,  le  vicomte  de  Tureune  a  repris 
les  places  de  Lorraine;  voici  ses  conversations 
particulières... 

—  Ah!  passez,  passez  cela;  elles  ne  peuvent  pas 
être  dangereuses.  Ce  sera  toujours  un  bon  et  hon- 
nête homme,  ne  se  mêlant  point  de  politique  ; 
pourvu  qu'on  lui  donne  une  petite  armée  à  disposer 
comme  une  partie  d'échecs,  n'importe  contre  qui, 
il  est  content;  nous  serons  toujours  bons  amis. 

—  Voici  le  long  Parlement  qui  dure  encore  en 
Angleterre.  Les  communes  poursuivent  leur  projet  : 
voici  des  massacres  en  Irlande...  Le  comte  de 
Strafford  est  condamné  à  mort. 

—  A  mort  I  quelle  horreur  I 

—  Je  lis  :  «  Sa  Majesté  Charles  1^'  n  a  pas  eu  le 
courage  de  signer  1  arrêt,  mais  il  a  désigné  quatre 
commissaires...  » 

—  Roi  faible,  je  t'abandonne.  Tu  n'auras  plus 
notre  argent.  Tombe,  puisque  tues  ingrat!...  Oh! 
malheureux  ^Ventworth! 

Et  une  larme  parut  aux  yeux  de  Richelieu;  ce 
même   homme    qui  venait  de  jouer  avec    la  vie    de 


226  CINQ-MARS 

tant  d'autres,  pleura  un  ministre  abandonné  de  son 
prince.  Le  rapport  de  cette  situation  à  la  sienne 
l  avait  frappé,  et  c'était  lui-même  qu'il  pleurait  dans 
cet  étranger.  Il  cessa  de  lire  à  haute  voix  les 
dépêches  qu'il  ouvrait,  et  son  confident  l'imita.  Il 
parcourut  avec  une  scrupuleuse  attention  tous  les 
rapports  détaillés  des  actions  les  plus  minutieuses 
et  les  plus  secrètes  de  tout  personnage  un  peu 
important;  rapports  qu  il  faisait  toujours  joindre  à 
ses  nouvelles  par  ses  habiles  espions.  On  attachait 
ces  rapports  secrets  aux  dépèches  du  Roi,  qui 
devaient  toutes  passer  par  les  mains  du  Cardinal, 
et  être  soigneusement  repliées,  pour  arriver  au 
prince  épurées  et  telles  qu'on  voulait  les  lui  faire 
lire.  Les  notes  particulières  furent  toutes  brûlées 
avec  soin  par  le  Père,  quand  le  cardinal  en  eut  pris 
connaissance;  et  celui-ci  cependant  ne  paraissait 
point  satisfait  :  il  se  promenait  fort  vite  en  long  et 
en  large  dans  l'appartement  avec  des  gestes  d'in- 
quiétude, lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  un  treizième 
courrier  entra.  Ce  nouveau  nussagcr  avait  l'air 
d'un  enfant  de  quatorze  ans  à  peine;  il  tenait  sous 
le  bras  un  paquet  cacheté  de  noir  pour  le  Roi,  et  ne 
donna  au  Cardinal  qu'un  petit  billet  sur  lequel  un 
regard  dérobé  de  Joseph  ne  put  entrevoir  que 
quatre  mots.  Le  Duc  tressaillit,  le  déchira  en  mille 
pièces,  et,  se  courbant  à  l'oreille  de  l'enfant,  lui 
parla  assez  longtemps  sans  réponse  ;  tout  ce  que 
Joseph  entendit  fut,  lorsque  le  Cardinal  le  fit  sortir 
de  la  salle  :  Fais-y  bien  attention,  pas  avant  douze 
heures  d'ici. 

Pendant  cet  aparté  du  Cardinal,  Joseph  s'était 
occupé  à  soustraire  de  sa  vue  un  nombre  infini  de 
libelles  qui  venaient  de  Flandre  et  d'Allomagne,  et 
que  le  ministre   voulait   voir,   quelque   amers   qu  ils 


LE  CARDINAL  ET  L  EMINE>CE  GRISE        227 

fussent  pour  lui.  Il  affectait  à  cet  égard  une  philo- 
phie  qu'il  était  loin  d'avoir,  et,  pour  faire  illusion 
à  ceux  qui  l'entouraient,  il  feignait  quelquefois  de 
trouver  que  ses  ennemis  n'avaient  pas  tout  à  fait 
tort,  et  de  rire  de  leurs  plaisanteries;  cependant 
ceux  qui  avaient  une  connaissance  plus  approfondie 
de  son  caractère  démêlaient  une  rage  profonde 
sous  cette  apparente  modération  et  savaient  qu  il 
n'était  satisfait  que  lorsqu'il  avait  fait  condamner 
par  le  Pai'lement  le  livre  ennemi  à  être  brûlé  en 
place  de  Grève,  comme  injurieux  au  Roi  en  la  per- 
sonne de  son  ministre  l  illustrissime  Cardinal , comme 
on  le  voit  dans  les  arrêts  du  temps,  et  que  son  seul 
regret  était  que  l'auteur  ne  fût  pas  à  la  place  de 
l'ouvrage  :  satisfaction  quil  se  donnait  quand  il  le 
pouvait,  comme  il  le  fit  pour  Urbain  Grandier. 

C'était  son  orgueil  colossal  qu'il  vengeait  ainsi 
sans  se  l'avouer  à  lui-même,  et  travaillant  long- 
temps, un  an  quelquefois,  à  se  persuader  que  1  in- 
térêt de  l'Etat  y  était  engagé.  Ingénieux  àrattacherses 
affaires  particulières  à  celles  de  la  France,  il  s'était 
convaincu  lui-même  qu  elle  saignait  des  blessures 
qu  il  recevait.  Joseph,  très  attentif  à  ne  pas  pro- 
voquer sa  mauvaise  humeur  dans  ce  moment,  mit  à 
part  et  déroba  un  livre  intitulé  :  Mystères  poli- 
tiques du  Cardinal  de  la  Rochelle;  un  autre, 
attribué  à  un  moine  de  ^Munich,  dont  le  titre  était  : 
Questions  quolibétiques,  ajustées  au  temps  présent, 
et  Impiété  sanglante  du  dieu  Mars.  Lhonnète 
avocat  Aubery,  qui  nous  a  transmis  une  des  plus 
fidèles  histoires  de  Véminentissime  Cardinal,  est 
transporté  de  fureur  au  seul  titre  du  premier  de 
ces  livres,  et  s'écrie  que  le  grand  ministre  eut  bien 
sujet  de  se  glorifier  que  ces  ennemis,  inspirés  contre 
leur  gré  du  même  enthousiasme  qui  a  fait  rendre 


S38 


a:«Q-MARs 


élfs  oracUs  à  l  dnesse  de  Balaam,  à  CaJphe  et 
tiutres  qui  semblaient  plus  indifrics  du  don  de  la 
prophétie,  rappelaient  à  l*on  titre  Cardinal  de  la 
Rockelle,  puisqu'il  a%'ait.  trois  ans  après  leurs 
écrits,  réduit  cette  ville,  du  même  que  Scipion  a  été 
nommé  V. Africain  pour  ax^ir  suhiufué  cette  province. 
Peu  sen  fallut  que  le  père  Joseph,  qui  était  néces- 
sai:  ians   les  mêmes  idt5os.    n  exprimât    dans 

le>  -  termes  son  indi^rnation  ;  car  il  se  rappe- 

lait avec  douleur  la  part  de  ridicule  qu'il  avait  prise 
dans  le  siège  de  la  Rochelle,  qui.  tout  en  n  étant 
pas  une  pro%'ince  comme  1  Afrique,  s  était  permis 
de  résister  à  téminentissime  Cardinal  ,  quoique 
le  père  Joseph  eût  voulu  faire  passer  les  troupes 
par  an  égout,  se  piquant  d  être  assez  habile  dans 
l'art  des  sièges.  Cependant  il  se  contint,  et  eut 
encore  le  temps  de  cacher  le  libelle  moqueur  dans 
la  poche  de  sa  robe  brune  avant  que  le  ministre  eût 
congédié  son  jeune  courrier  et  fût  revenu  de  la 
porte  à  la  table. 

—  Le  départ,  Joseph,  le  départ  !  dit-il.  Ouvre  les 
portes  à  toute  cette  cour  qui  m  assiège,  et  allons 
trouver  le  Roi,  qui  m  attend  à  Perpignan;  je  le 
tiens  cette  fois  pour  toujours. 


.\près  le  départ  du  père  Joseph  et  avant  d'aller 
rejoindre  le  Roi  à  F  '..le  cardinal  fait  ouvrir  sa 

porte  et  voit  défiler  li  les  p]n«  g^and«  nom*  de 

France,  le  •  i  cslrees,  le  ce:  '  '••. 

le  lientenani  ^ ;_.  Fabert,  le  futur  :      •  ^        :n- 

berg,  encore  dacdHallaîn.  le  jeune  Maxarin,  le  duc  d'.\.D- 
goulcme,  le  maréchal  de  Vitrv,  etc....  Cest  avec  tout  ce 
monde  et  aa  milieu  d'une  brillant*»  escorte  de  mousque- 
taire* et  de  chevau-légers  que  I  rejoint  larmée 
Royale  et  attendra  l'heore  de  se  ;                 r  à  Louis  XIIL 

Devant  la  tente  de  celui-ci  sont  deja  reunis  de  nombreux 
courtisans,  parmi  lesquels  on  voit  le  jeune  abbé  de  Gondi, 


ii 


rX    COUP    DE    MAITRE  229 

toujours  batailleur,  qui  provoque  M.  de  Launay  et  finit, 
après  avoir  essuvé  plusieurs  refus,  par  trouver  un  second 
dans  la  personne  d'un  jeune  seigneur  nouvellement 
arrivé  au  camp,  qui  nest  autre  qu'Henri  de  Cinq-Mars. 
Quelques  instants  plus  tard,  deux  huissiers  annoncent 
que  la  réception  va  commencer,  et  la  foule  des  cour- 
tisans se  précipite  dans  la  tente  royale. 


18.    —    UN    COUP    DE    MAITRE 

Devant  une  très  petite  table  entourée  de  fauteuils 
dorés,  était  debout  le  Roi  Louis  XIII,  environné 
des  grands  officiers  de  la  couronne  ;  son  costume 
était  fort  élégant  :  une  sorte  de  veste  de  couleur 
chamois,  avec  les  manches  ouvertes  et  ornées  dai- 
guillcttes  et  de  rubans  bleus,  le  couvrait  jusqu'à  la 
ceinture.  Un  haut-de-chausses  large  et  flottant  ne 
lui  tombait  qu'aux  genoux,  et  son  étoffe  jaune  et 
rayée  de  rouge  était  ornée  en  bas  de  rubans  bleus. 
Ses  bottes  à  l'écuyère,  ne  s'élevant  guère  à  plus  de 
trois  pouces  au-dessus  de  la  cheville  du  pied, 
étaient  doublées  d'une  profusion  de  dentelles,  et  si 
larges,  qu'elles  semblaient  les  porter  comme  un 
vase  porte  des  fleurs.  Un  petit  manteau  de  velours 
bleu,  où  la  croix  du  Saint-Esprit  était  brodée,  cou- 
vrait le  bras  gauche  du  Roi.  appuyé  sur  le  pom- 
meau de  son  épce. 

Il  avait  la  tète  découverte,  et  l'on  voyait  parfai- 
tement sa  figure  pâle  et  noble  éclairée  par  le  soleil 
que  le  haut  de  sa  tente  laissait  pénétrer.  La  petite 
barbe  pointue  que  l'on  portait  alors  augmentait 
encore  la  maigreur  de  son  visage,  mais  en  accrois- 
sait aussi  l'expression  mélaiicolique;  à  son  front 
élevé,   à  son  profil   antique,  à   son    nez   aquiliu,  on 


230  CI>'Q-MARS 

reconnaissait  un  prince  de  la  grande  race  des  Bour 
bons;  il  avait  tout  de  ses  ancêtres,  hormis  la  force  du 
regard  :  ses  yeux  semblaient  rougis  par  des  larmes 
et  voiles  par  un  sommeil  perpétuel,  et  l'incertitude 
de  sa  vue  lui  donnait  l'air  un  peu  égaré. 

Il  affecta  en  ce  moment  d'appeler  autour  de  lui  et 
d'écouter  avec  attention  les  plus  grands  ennemis  du 
Cardinal,  qu'il  attendait  à  chaque  minute,  en  se 
balançant  un  peu  d'un  pied  sur  l'autre,  habitude 
héréditaire  de  sa  famille  ;  il  parlait  avec  assez  de 
vitesse,  mais  s'interrompant  pour  faire  un  signe  de 
tète  gracieux  ou  un  geste  de  la  main  à  ceux  qui 
passaient  devant  lui  en  le  saluant  profondément. 

Il  y  avait  deux  heures  pour  ainsi  dire  que  l'on 
passait  devant  le  Roi  sans  que  le  Cardinal  eût  paru  ; 
loute  la  cour  était  accumulée  et  serrée  derrière  le 
prince  et  dans  les  galeries  tendues  qui  se  prolon- 
geaient derrière  sa  tente;  déjà  un  intervalle  de 
temps  plus  long  commençait  à  séparer  les  noms  des 
courtisans  que  l'on  annonçait. 

—  Ne  verrons-nous  pas  notre  cousin  le  Cardinal? 
dit  le  Roi  en  se  retournant  et  regardant  Montrésor, 
gentilhomme  de  Monsieur,  comme  pour  l'encou- 
rager à  répondre. 

—  Sire,  on  le  croit  fort  malade  en  cet  instant, 
repartit  celui-ci. 

—  Et  je  ne  vois  pourtant  que  Votre  Majesté  qui 
le  puisse  guérir,  dit  le  duc  de  Beaufort. 

—  Nous  ne  guérissons  que  les  écrouelles,  dit  le 
Roi;  et  les  maux  du  Cardinal  sont  toujours  si  mys- 
térieux, que  nous  avouons  n'y  rien  connaître. 

Le  prince  s'essayait  aussi  de  loin  à  braver  son 
ministre,  prenant  des  forces  dans  la  plaisanterie 
pour  rompre  mieux  son  joug  insupportable,  mais 
gi  difficile   à    soulever.  Il   croyait  presque  y  avoir 


LX    COUP    DE    MAITRE  231 

réussi,  et,  soutenu  par  l'air  de  joie  de  tout  ce  qui 
l'environnait,  il  s'applaudissait  déjà  intérieurement 
d'avoir  su  prendre  l'empire  suprême  et  jouissait  en 
ce  moment  de  toute  la  force  qu'il  se  croyait.  Un 
trouble  involontaire  au  fond  du  cœur  lui  disait  bien 
que,  cette  heure  passée,  tout  le  fardeau  de  1  Etat 
allait  retomber  sur  lui  seul;  mais  il  parlait  pour 
s'étourdir  sur  cette  pensée  importune,  et  se  dissi- 
mulant le  sentiment  intime  qu'il  avait  de  son  impuis- 
sance à  régner,  il  ne  laissait  plus  flotter  sou  imagina- 
tion sur  le  résultat  des  entreprises,  se  contraignant 
ainsi  lui-même  à  oublier  les  pénibles  chemins  qui 
peuvent  y  conduire.  Des  phrases  rapides  se  succé- 
daient sur  ses  lèvres. 

—  Nous  allons  bientôt  prendre  Perpignan,  disait- 
il  de  loin  à  Fabert.  —  Eh  bien.  Cardinal,  la  Lorraine 
est  à  nous,  ajoutait-il  pour  la  Valette. 

Puis,  touchant  le  bras  de  Mazarin  : 

—  Il  n'est  pas  si  difficile  que  Ion  croit  de  mener 
tout  un  royaume,  n'est-ce  pas? 

L'Italien,  qui  n'avait  pas  autant  de  confiance  que 
le  commun  des  courtisans  dans  la  disgrâce  du 
Cardinal,  répondit  sans  se  compromettre  : 

—  Ah!  Sire,  les  derniers  succès  de  Votre  Majesté, 
au  dedans  et  au  dehors,  prouvent  assez  combien 
elle  est  habile  à  choisir  ses  instruments  et  à  les 
diriger,  et... 

Mais  le  duc  de  Beaufort,  l'interrompant  avec  cette 
confiance,  cette  voix  élevée  et  cet  air  qui  lui  méri- 
tèrent par  la  suite  le  surnom  d'Important,  s'écria 
tout  haut  de  sa  tête  : 

—  Pardieu,  Sire,  il  ne  faut  que  le  vouloir;  une 
nation  se  mène  comme  un  cheval  avec  l'éperon  et  la 
bride;  et  comme  nous  sommes  tous  de  bons  cava- 
liers, on  n'a  qu'à  prendre  parmi  nous  tous. 


233  CINQ-MARS 

Cette  belle  sortie  du  fat  n'eut  pas  le  temps  de 
faire  son  effet,  car  deux  huissiers  à  la  fois  crièrent  : 

—  Son  Eminence! 

Le  Roi  rougit  involontairement,  comme  surpris 
en  flagrant  délit;  mais  bientôt,  se  raffermissant,  il 
prit  un  air  de  hauteur  résolue  qui  n'échappa  point 
au  ministre. 

Celui-ci,  revêtu  de  toute  la  pompe  du  costume  de 
cardinal,  appuyé  sur  deux  jeunes  pages  et  suivi  de 
son  capitaine  des  gardes  et  de  plus  de  cinq  cents 
gentilshommes  attachés  à  sa  maison,  s'avança  vers 
le  Roi  lentement,  et  s'arrèlant  à  chaque  pas,  comme 
éprouvant  des  souffrances  qui  l'y  forçaient,  mais  en 
effet  pour  observer  les  physionomies  qu'il  avait  en 
face.  Un  coup  d'œil  lui  suffit. 

Sa  suite  resta  à  l'entrée  de  la  tente  royale,  et  de 
tous  ceux  qui  la  remplissaient,  pas  un  n'eut  l'assu- 
rance de  le  saluer  ou  de  jeter  un  regard  sur  lui; 
La  Valette  même  feignait  d'être  fort  occupé  d'une 
con\tîrsation  avec  Montrésor;  et  le  Roi,  qui  voulait 
le  mal  recevoir,  affecta  de  le  saluer  légèrement  et 
de  continuer  un  aparté  à  voix  basse  avec  le  duc 
de  Beaufort. 

Le  Cardinal  fut  donc  forcé,  après  le  premier 
salut,  de  s'arrêter  et  de  passer  du  côté  de  la  foule 
des  courtisans,  comme  s'il  eût  voulu  s'y  confondre; 
mais  son  dessein  était  de  les  éprouver  de  plus  près  : 
ils  reculèrent  tous  comme  à  l'aspect  d'un  lépreux  ; 
le  seul  Fabert  s'avança  vers  lui  avec  l'air  franc  et 
brusque  qui  lui  était  habituel,  et  employant  dans 
son  langage  les  expressions  de  son  métier. 

—  Eh  bien!  monseigneur,  vous  faites  une  brèche 
au  milieu  d'eux  comme  un  boulet  de  canon;  je  vous 
en  demande  pardon  pour  eux. 

—  Et  vous  tenez  ferme  devant  moi  comme  devant 


UN    COUP    DE    MAITRE  233 

l'ennemi,  dit  le  Cardinal-Duc  ;  vous  n'en  serez  pas 
fâché  par  la  suite,  mon  cher  Fabert. 

Mazarin  s'approcha  aussi,  mais  avec  précaution, 
du  Cardinal,  et,  donnant  à  ses  traits  mobiles  l'ex- 
pression d'une  tristesse  profonde,  lui  fit  cinq  ou 
six  révérences  fort  basses  et  tournant  le  dos  au 
groupe  du  Roi,  de  sorte  que  l'on  pouvait  les  prendre 
de  là  pour  ces  saints  froids  et  précipités  que  Ion 
fait  à  quelqu'un  dont  on  veut  se  défaire,  et  du  côté 
du  Duc  pour  des  marques  de  respect,  mais  d'une 
discrète  et  silencieuse  douleur. 

Le  ministre,  toujours  calme,  sourit  avec  dédain; 
et,  prenant  ce  regard  fixe  et  cet  air  de  grandeur 
qui  paraissait  en  lui  dans  les  dangers  imminents, 
il  s'appuya  de  nouveau  sur  ses  pages,  et  sans 
attendre  un  mot  ou  un  regard  de  son  souverain, 
prit  tout  à  coup  son  parti  et  marcha  directement 
vers  lui  en  traversant  le  tente  dans  toute  sa  lon- 
gueur. Personne  ne  l'avait  perdu  de  vue,  tout  en 
faisant  paraître  le  contraire,  et  tout  se  tut,  ceux 
même  qui  parlaient  au  Pvoi  ;  tous  les  courtisans  se 
penchèrent  en  avant  pour  voir  et  écouter. 

Louis  XIII  étonné  se  retourna,  et,  la  présence 
d'esprit  lui  manquant  totalement,  il  demeura  immo- 
bile et  attendit  avec  un  regard  glacé,  qui  était  sa 
seule  force,  force  d'inertie  très  grande  dans  un 
prince. 

Le  Cardinal,  arrivé  près  du  monarque,  ne  s'in- 
clina pas;  mais,  sans  changer  d'attitude,  les  yeux 
baissés  et  les  deux  mains  posées  sur  l'épaule  des 
deux  enfants  à  demi  courbés,  il  dit  : 

—  Sire,  je  viens  supplier  Votre  ^lajesté  de  mac- 
corder  enfin  une  retraite  après  laquelle  je  soupire 
depuis  longtemps.  Ma  santé  chancelle;  je  sens  que 
ma   vie    est  bientôt   achevée;    léternité    s'approche 


234  CINQ-MARS 

pour  moi,  et,  avant  de  rendre  compte  au  Roi  éternel, 
je  vais  le  faire  au  Roi  passager.  Il  y  a  dix-huit  ans, 
Sire,  que  vous  m'avez  remis  entre  les  mains  un 
royaume  faible  et  divisé  ;  je  vous  le  rends  uni  et 
puissant.  Vos  ennemis  sont  abattus  et  humiliés. 
Mon  œuvre  est  accomplie.  Je  demande  à  Votre 
Majesté  la  permission  de  me  retirer  à  Cîteau.x,  où 
je  suis  abbé-général,  pour  y  finir  mes  jours  dans 
la  prière  et  la  méditation. 

Le  Roi,  choqué  de  quelques  expressions  hau- 
taines de  ces  paroles,  ne  donna  aucun  des  signes 
de  faiblesse  qu  attendait  le  cardinal,  et  qu'il  lui 
avait  vus  toutes  les  fois  qu'il  1  avait  menacé  de 
quitter  les  affaires.  Au  contraire,  se  sentant  observé 
par  toute  sa  cour,  il  le  regarda  en  roi  et  dit  froide- 
ment : 

—  Nous  vous  remercions  donc  de  vos  services, 
monsieur  le  Cardinal,  et  nous  vous  souhaitons  le 
repos  que  vous  demandez. 

Richelieu  fut  ému  au  fond,  mais  d'un  sentiment 
de  colère  qui  ne  laissa  nulle  trace  sur  ses  traits. 
«  Voilà  bien  cette  froideur,  se  dit-il  en  lui-même, 
avec  laquelle  tu  laissas  mourir  Montmorency;  mais 
tu  ne  m'échapperas  pas  ainsi.  »  Il  reprit  la  parole  en 
s'inclinant  : 

—  La  seule  récompense  que  je  demande  de  mes 
services,  est  que  Votre  Majesté  daigne  accepter 
de  moi,  en  pur  don,  le  Palais-Cardinal,  élevé  de 
mes  deniers  dans  Paris. 

Le  Roi  étonné  fit  un  signe  de  tête  consentant.  Un 
murmure  de  surprise  agita  un  moment  la  cour 
attentive. 

—  Je  me  jette  aussi  aux  pieds  de  Votre  Majesté 
pour  qu'elle  veuille  m'accorder  la  révocation  d'une 
rigueur   que  j'ai   provoquée   (je   l'avoue  publique- 


r>"    COUP    DE    MAITRE  235 

ment),  et  que  je  regardai  peut-être  trop  à  la  hâte 
comme  utile  au  repos  de  TEtat.  Oui,  quand  j'étais 
de  ce  monde,  j  oubliais  trop  mes  plus  anciens  sen- 
timents de  respect  et  d'attachement  pour  le  bien 
général;  à  présent  que  je  jouis  déjà  des  lumières 
de  la  solitude,  je  vois  que  j'ai  eu  tort:  et  je  me 
repens. 

L  attention  redoubla,  et  l'inquiétude  du  R.oi  devint 
visible. 

—  Oui,  il  est  une  personne,  Sire,  que  j'ai  toujours 
aimée,  malgré  ses  torts  envers  vous  et  1  éloigne- 
ment  que  les  affaires  du  royaume  me  forcèrent  à  lui 
montrer;  une  personne  à  qui  j'ai  dû  beaucoup,  et 
qui  vous  doit  être  chère,  malgré  ses  entreprises  à 
main  armée  contre  vous-même;  une  personne  enfin 
que  je  vous  supplie  de  rappeler  de  l'exil  :  je  veux 
dire  la  Reine  Marie  de  Médicis,  votre  mère. 

Le  Roi  laissa  échapper  un  cri  involontaire,  tant  il 
était  loiu  de  s  attendre  à  ce  nom.  Une  agitation  tout 
à  coup  réprimée  parut  sur  toutes  les  physiono- 
mies. On  attendait  en  silence  les  paroles  royales. 
Louis  XIII  regarda  longtemps  son  vieux  ministre 
sans  parler,  et  ce  regard  décida  du  destin  de  la 
France.  Il  se  rappela  en  un  moment  tous  les  ser- 
vices infatigables  de  Richelieu,  son  dévouement 
sans  bornes,  sa  surprenante  capacité,  et  s'étonna 
d'avoir  voulu  s'en  séparer;  il  se  sentit  profondé- 
ment attendri  à  cette  demande,  qui  allait  chercher 
sa  colère  au  fond  de  son  cœur  pour  1  en  arracher, 
et  lui  faisait  tomber  des  mains  la  seule  arme  qu  il 
eût  contre  son  ancien  serviteur;  l'amour  filial  amena 
le  pardon  sur  ses  lèvres  et  les  larmes  dans  ses 
yeux;  heureux  d  accorder  ce  qu  il  désirait  le  plus 
au  monde,  il  tendit  la  main  au  Duc  avec  toute  la 
noblesse   et  la   bonté   d'un   Bourbon.    Le    Cardinal 


216  CI?>Q-MARS 

s'iucliua,  la  baisa  avec  respect;  et  son  tœur,  qui 
aurait  dû  se  briser  de  repentir,  ne  se  remplit  que 
de  la  joie  d'un  orgueilleux  triomphe. 

Le  prince  touché,  lui  abandonnant  sa  main,  se 
retourna  avec  grâce  vers  sa  cour,  et  dit  d'une  voix 
très  émue  : 

—  Nous  nous  trompons  souvent,  messieurs,  et 
surtout  pour  connaître  un  aussi  grand  politique 
que  celui-ci;  il  ne  nous  quittera  jamais,  j'espère, 
puisqu'il  a  un  cœur  aussi  bon  que  sa  tète. 

Aussitôt  le  cardinal  de  La  Valette  s'empara  du 
bas  du  manteau  du  Roi  pour  le  baiser  avec  l'ardeur 
d'un  amant,  et  le  jeune  Mazarin  en  fit  presque  autant 
au  Duc  de  Richelieu  lui-même,  prenant  un  visage 
rayonnant  de  joie  et  d'attendrissement  avec  l'admi- 
rable souplesse  italienne.  Deux  flots  d'adulateurs 
fondirent,  l'un  sur  le  Roi,  l'antre  sur  le  ministre  : 
le  premier  groupe,  non  moins  adroit  que  le  second, 
quoique  moins  discret,  n'adressait  au  prince  que  les 
remercîments  que  pouvait  entendre  le  ministre,  et 
brûlait  aux  pieds  de  l'un  Tencens  qu'il  destinait  à 
l'autre.  Pour  Richelieu,  tout  en  faisant  un  signe  de 
tète  à  droite  et  donnant  un  sourii-e  ;i  gauche,  il  fit 
deux  pas,  et  se  plaça  debout  à  la  droite  du  Roi, 
comme  à  sa  place  naturelle.  Un  étranger  en  entrant 
eût  plutôt  pensé  que  le  Roi  était  à  sa  gauche.  —  Le 
maréchal  d'Estrécs  et  tous  les  ambassadeurs,  le 
duc  d'Angoulème,  le  duc  d'Halluin  (Schomberg),  le 
maréchal  de  Châtillon  et  tous  les  grands  officiers 
de  l'armée  et  de  la  couronne  l'entouraient,  et  chacun 
d'eux  attendait  impatiemment  que  le  compliment 
des  autres  fût  achevé  pour  apporter  le  sien,  crai- 
gnant qu'on  ne  s'emparât  du  madrigal  flatteur  qu'il 
venait  d'improviser,  ou  de  la  formule  d'adulation 
qu'il  inventait.  Pour  Fabert,  il  s'était  retiré  dans  un 


U^'    COUP    DE    MAITRE  237 

bom  de  la  tente,  et  ne  semblait  pas  avoir  fait  grande 
attention  à  toute  cette  scène.  Il  causait  avec  Mon- 
trésor  et  les  g-entilshommes  de  Monsieur,  tous  en- 
nemis  jurés  du  Cardinal,  parce  que,  hors  de  la 
foule  qu'il  fuyait,  il  n'avait  trouvé  qu'eux  à  qui 
parler.  Cette  conduite  eût  été  d'une  extrême  mala- 
dresse dans  tout  autre  moins  connu;  mais  on  sait 
que,  tout  en  vivant  au  milieu  de  la  cour,  il  ignorait 
toujours  ses  intrigues  ;  et  on  disait  qu'il  revenait 
d  une  bataille  gagnée  comme  le  cheval  du  Roi  de  la 
chasse,  laissant  les  chiens  caresser  leur  maître  et 
se  partager  la  curée,  sans  chercher  à  rappeler  la 
part  qu  il  avait  eue  au  triomphe. 

L'orage  semblait  donc  entièrement  apaisé,  et  aux 
agitations  violentes  de  la  matinée  succédait  un  calme 
fort  doux;  un  murmure  respectueux  interrompu  par 
des  rires  agréables,  et  1  éclat  des  protestations 
d'attachement,  étaient  tout  ce  qu'on  entendait  dans 
la  tente.  La  voix  du  Cardinal  s'élevait  de  temps  à 
autre  pour  s'écrier  :  —  Cette  pauvre  Reine  I  nous 
allons  donc  la  revoir  I  je  n'aurais  jamais  osé  espérer 
ce  bonheur  avant  de  mourir!  Le  Roi  l'écoutait  avec 
confiance  et  ne  cherchait  pas  à  cacher  sa  satisfac- 
tion :  C'est  vraiment  une  idée  qui  lui  est  venue 
d  en  haut,  disait-il;  ce  bon  Cardinal,  contre  lequel 
on  m'avait  tant  fâché,  ne  songeait  qu  à  1  union  de 
ma  famille;  depuis  la  naissance  du  Dauphin,  je  n'ai 
pas  goûté  de  plus  vive  satisfaction  qu'en  ce  moment. 
La  protection  de  la  sainte  Vierge  est  visible  pour 
le  royaume. 

En  ce  moment  un  capitaine  des  gardes  vint  parler 
à  l'oreille  du  prince. 

—  Un  courrier  de  Cologne?  dit  le  Roi;  qui! 
m'attende  dans  mon  cabinet. 

Puis,  n'y  tenant  pas  :  —  J'y  vais,  j'y  vais,  dit-il. 


238  CINQ-MARS 

Et  il  entra  seul  dans  une  petite  tente  carrée  atte- 
nante à  la  gi'ande.  On  y  vit  un  jeune  courrier  tenant 
un  portefeuille  noir,  et  les  rideaux  s'abaissèrent 
sur  le  Roi. 

Le  Cardinal,  resté  seul  maître  de  la  cour,  en 
concentrait  toutes  les  adorations;  mais  on  s'aperçut 
qu'il  ne  les  recevait  plus  avec  la  même  présence 
d'esprit;  il  demanda  plusieurs  fois  quelle  heure  il 
était,  et  témoigna  un  trouble  qui  n  était  pas  joué; 
ses  regards  durs  et  inquiets  se  tournaient  vers  le 
•  cabiuet  :  il  s'ouvrit  tout  à  coup;  le  Roi  reparut 
seul,  et  s'arrêta  à  l'entrée.  Il  était  plus  pâle  qu'à 
l'ordinaire  et  tremblait  de  tout  son  corps  ;  il  tenait 
à  la  main  une  large  lettre  couverte  de  cinq  cachets 
noirs. 

—  Messieurs,  dit-il  avec  une  voix  haute,  mais  entre- 
coupée, la  Reine-mère  vient  de  mourir  à  Cologne, 
et  en  j'ai  peut-être  pas  été  le  premier  à  l'apprendre, 
ajouta-t-il  en  jetant  un  regard  sévère  sur  le  Car- 
dinal impassible;  mais  Dieu  sait  tout.  Dans  une 
heure,  à  cheval,  et  l'attaque  des  lignes,  Messieurs 
les  Maréchaux,  suivez-moi. 

Et  il  tourna  le  dos  brusquement,  et  rentra  dans 
son  cabinet  avec  eux. 

La  cour  se  retira  après  le  ministre,  qui,  sans 
donner  un  signe  de  tristesse  ou  de  dépit,  sortit 
aussi  gravement  qu'il  était  entré,  mais  en  vainqueur. 

Cinq-Mars  s'était  rendu  au  rendez-vous  fixé  par 
Gondi,  c'est-à-dire  au  Bastion  espagnol;  il  se  mit,  en 
attendant,  à  examiner  la  situation  de  la  place  et  se 
rendit  compte  que  la  face  nord,  qu'on  attaquait,  était 
d'un  abord  fort  difficile,  tandis  que  le  côté  sud  où  il  se 
trouvait  n'en  avait  que  l'apparence  et  était  à  peine 
gardé. 

L'arrivée  des  adversaires  et  de  leurs  seconds,  parmi 
lesquels  il  reconnut  le  conseiller  de  Thou,  son  meilleur 


CI.VQ-MARS    PRÉSENTÉ    A    LOUIS    XIII  239 

ami.  interrompt  son  examen.  Les  conditions  du  combat 
ayant  été  réglées  d'avance,  celui-ci  commence  presque 
aussitôt  et  se  termine,  dès  la  première  passe,  par  la 
mort  de  M.  de  Launay,  qui  a  la  tète  emportée  par  un 
coup  de  pistolet  de  Gondi,  tiré  presque  à  bout  portant 
au  milieu  de  la  mêlée. 

Pendant  ce  temps,  de  l'autre  côté  de  la  ville,  la 
bataille  s'est  engagée,  et  les  Compagnies  Rouges  de  la 
Maison  du  Roi,  avec  M.  de  Coislin  à  leur  tète,  ont  été 
«  ramenées  »  dans  la  direction  du  sud  par  un  fort  parti 
de  cavalerie  ennemie  qui,  apprenant  que  le  gros  de 
l'armée  espagnole  est  en  mauvaise  posture,  abandonne 
la  poursuite  et  retourne  au  milieu  de  l'action. 

Un  coup  de  mousquet,  tiré  du  Bastion  espagnol  sur 
les  cavaliers  des  Compas"nies  rouges  au  moment  où 
celles-ci  sont  en  train  de  se  rallier,  provoque  de  leur 
part  une  attaque  qui  amène  la  prise  du  bastion;  mais 
les  combattants  les  plus  acharnés  en  cette  affaire  ont 
été  les  jeunes  gens  du  duel  qui  se  trouvaient  déjà  en 
cet  endroit  et  qui  font  des  prodiges  de  valeur. 

L'avis  que  la  bataille  est  finie  de  l'autre  côté  de  la 
ville  met  fin  à  un  incident  survenu  entre  un  capitaine 
espagnol  prisonnier  qui  avait  offert  de  1  argent  à  Cinq- 
Mars  pour  obtenir  sa  liberté  et  que  Cinq-Mars  avait 
souffleté;  et  M.  de  Coislin  fuit  ranger  tout  le  monde  en 
bataille  sur  le  rempart,  car  le  Roi,  après  avoir  félicité 
le  maréchal  de  Schomberg  de  la  part  qu'il  a  prise  au 
succès  de  la  journée,  s'apprête  à  regagner  le  camp  en 
passant  la  revue  des  troupes. 


19.   —    CINQ-MARS    PRESENTE 
A    LOUIS    XIII 

Le  Roi  était  prêt  à  reveuii*  sur  ses  pas,  quand  le 
duc  de  Beaufort,  le  nez  au  vent  et  l'air  étonné, 
s'écria  : 

—  Mais,  Sire,  ai-je  encore  du  feu  dans  les  yeux, 


240  CINQ-MARS 

OU  suis-je    devenu  fou   d'un  coup  de   soleil?  11  me 
semble  que  je  vois  sur  ce  bastion  des  cavaliers  en 
habits  rouges  qui  ressemblent  furieusement  à  vos 
Chevau-légers  que  nous  avons  crus  morts. 
Le  Cardinal  fronça  le  sourcil. 

—  C'est  impossible,  monsieur,  dit-il  ;  1  imprudence 
de  M.  de  Coislin  a  perdu  les  Gens  d'armes  de  Sa 
Majesté  et  ces  cavaliers;  c'est  pourquoi  j'osais  dire 
au  Roi  tout  à  l'heure  que  si  l'on  supprimait  ces 
corps  inutiles,  il  pourrait  en  résulter  de  grands 
avantages,  militairement  parlant. 

—  Pardieu,  Votre  Eminence  me  pardonnera, 
reprit  le  duc  de  Bcaufort,  mais  je  ne  me  trompe 
point,  et  en  voici  sept  ou  huit  à  pied  qui  poussent 
devant  eux  des  prisonniers. 

—  Eh  bien,  allons  donc  visiter  ce  point,  dit  le 
Roi  avec  nonchalance;  si  j'y  retrouve  mon  vieux 
Coislin,  j'en  serai  bien  aise. 

Il  fallut  suivre. 

Ce  fut  avec  de  grandes  précautions  que  les  che- 
vaux du  Roi  et  de  sa  suite  passèrent  h  travers  le 
marais  et  les  débris,  mais  ce  fut  avec  un  grand 
étonnemcnt  qu'on  aperçut  en  haut  les  deux  Compa- 
gnies Rouges  en  bataille  comme  un  jour  de  parade. 

—  Vive  Dieu!  cria  Louis  XIII,  je  crois  qu'il  n'en 
manque  pas  un.  Eh  bien,  marquis,  vous  tenez 
parole,  vous  prenez  des  murailles  à  cheval. 

—  Je  crois  que  ce  point  a  été  mal  choisi,  dit 
Richelieu  d'un  air  de  dédain;  il  n'avance  en  rien  la 
prise  de  Perpignan  et  a  dû  coûter  du  monde. 

—  Ma  foi,  vous  avez  raison,  dit  le  Roi  (adressant 
pour  la  première  fois  la  parole  au  Cardinal  avec  un 
air  moins  sec,  depuis  l'entrevue  qui  suivit  la  nou- 
velle de  la  mort  de  la  Reine),  je  regrette  le  sang 
qu'il  a  fallu  verser  ici. 


CINQ-MARS    PRÉSENTÉ    A    LOUIS    XIII  241 

—  Il  n'y  a  eu,  Sire,  que  deux  de  uos  jeunes  gens 
blessés  à  cette  attaque,  dit  le  vieux  Coislin,  et  nous 
V  avons  gagné  de  nouveaux  compagnons  d'armes 
dans  les  volontaires  qui  nous  ont  guidés. 

—  Qui  sont-ils?  dit  le  priuce. 

—  Trois  d'entre  eux  se  sont  retirés  modeste- 
ment, Sire;  mais  le  plus  jeune,  que  vous  voyez, 
était  le  premier  à  l'assaut,  et  m'en  a  donné  l'idée. 
Les  deux  Compagnies  réclament  Ihonneur  de  le 
présenter  à  Votre  Majesté. 

Cinq-Mars,  à  cheval  derrière  le  vieux  capitaine, 
ôta  son  chapeau,  et  découvrit  sa  jeune  et  pâle 
ligure,  ses  grands  yeux  noirs  et  ses  longs  cheveux 
bruns. 

—  Voilà  des  traits  qui  me  rappellent  quelqu  un 
dit  le  Pioi  ;  qu'en  dites-vous.  Cardinal? 

Celui-ci  avait  déjà  jeté  un  coup  d'œil  pénétrant 
sur  le  nouveau  venu,  et  dit  : 

—  Je  me  trompe,  ou  ce  jeune  homme  est... 

—  Henry  d'Efliat,  dit  à  haute  voix  le  volontaire 
en  s'inclinant. 

—  Comment  donc ,  Sire ,  c  est  lui-même  que 
j'avais  annoncé  à  Votre  Majesté,  et  qui  devait  lui 
être  présenté  de  ma  main,  le  second  fils  du  maré- 
chal. 

—  Ah  !  dit  Louis  XIII  avec  vivacité,  j'aime  à  le  voir 
présenté  par  ce  bastion.  Il  y  a  bonne  grâce,  mon 
enfant,  à  l'être  ainsi  quand  on  porte  le  nom  de  notre 
vieil  ami.  Vous  allez  nous  suivre  au  camp,  où  nous 
avons  beaucoup  à  vous  dire.  Mais  que  vois-je!  vous 
ici,  monsieur    de  Thou  I  qui  ètes-vous  venu  juger? 

—  Je  crois,  Sire,  répondit  Coislin,  qu'il  a  plutôt 
condamné  à  mort  quelques  Espagnols,  car  il  est 
entré  le  second  dans  la  place. 

—  Je  n  ai  frappé  personne,  monsieur,  interrom- 

14 


242  CINQ-MARS 

pit  de  Thou  eu  rougissant:  ce  u  est  point  mon 
métier;  ici  je  u'ai  aucun  mérite,  j  accompagnais 
M.  de  Cinq-Mars,  mou  ami. 

—  Nous  aimons  votre  modestie  autant  que  cette 
bravoure,  et  nous  n'oublierons  pas  ce  trait.  Car- 
dinal, n'y  a-t-il  pas  quelque  présidence  vacante? 

Ptichelieu  n'aimait  pas  M.  de  Thou;  et,  comme 
ses  haiues  avaient  toujours  une  cause  mystérieuse, 
on  en  cherchait  la  cause  vainement;  elle  se  dévoila 
par  un  mot  cruel  qui  lui  échappa.  Ce  motif  d'ini- 
mitié était  une  phrase  des  Histoires  du  président 
de  Thou,  père  de  celui-ci,  où  il  flétrit  aux  yeux  de 
la  postérité  un  grand-oncle  du  Cardinal,  moine 
d'abord,  puis  apostat,  souillé  de  tous  les  vices 
humains. 

Richelieu,  se  penchant  à  l'oreille  de  Joseph,  lui 
dit  : 

—  Tu  vois  bien  cet  homme,  c'est  lui  dont  le  père 
a  mis  mon  nom  dans  son  histoire;  eh  bien!  je  met- 
trai le  sien  dans  la  mienne. 

En  effet,  il  1  inscrivit  plus  tard  avec  du  sang,  lin 
ce  moment,  pour  éviter  de  répondre  au  Roi,  il  fei- 
gnit de  ne  pas  avoir  entendu  sa  question  et  d'ap- 
puyer sur  le  mérite  de  Cina-Mars  et  le  désir  de  le 
voir  placé  à  la  cour. 

—  Je  vous  ai  promis  d  avance  de  le  faire  capitaine 
dans  mes  gardes,  dit  le  prince;  faites-le  nommer 
dès  demain.  Je  veux  le  connaître  davantage,  et  je 
lui  réserve  mieux  que  cela  par  la  suite,  s'il  me 
plaît.  Retirons-nous  ;  le  soleil  est  couché,  et  nous 
sommes  loin  de  notre  armée.  Dites  à  mes  deux 
bonnes  Compagnies  de  nous  suivre. 

Le  ministre,  après  avoir  fait  donner  cet  ordre, 
dont  il  eut  soin  de  supprimer  l'éloge,  se  mit  à  la 
droite  du  R.oi,  et  toute  lescorte  quitta  le  bastion 


CINQ-MARS    PRÉSENTÉ    A    LOUIS    XIII  243 

confié  à  la  garde  des  Suisses,  pour  retourner  au 
camp. 

Les  deux  Compagnies  Rouges  défilèrent  lentement 
par  la  trouée  qu'elles  avaient  faite  avec  tant  de  prom- 
ptitude :  leur  contenance  était  grave  et  silencieuse. 

Cinq-Mars  s'approcha  de  son  ami. 

—  Voici  des  héros  bien  mal  récompensés,  lui  dit-il; 
pas  une  faveur,  pas  une  question  flatteuse! 

—  En  revanche,  répondit  le  simple  de  Thou,  moi 
qui  vins  un  peu  malgré  moi,  je  reçois  des  compli- 
ments. Voilà  les  cours  et  la  vie;  mais  le  vrai  juge 
est  en  haut,  que  l'on  n'aveugle  pas. 

—  Cela  ne  nous  empêchera  pas  de  nous  faire  tuer 
demain  s'il  le  faut,  dit  le  jeune  Olivier  en  riant. 

Louis  Xlir,  à  quelques  jours  de  là,  rentre  à  Paris, 
laissant  à  Richelieu  le  soin  de  continuer  le  siège;  elle 
Cardinal,  qui  a  appris  de  Laubardemont  le  rôle  joué  par 
Cinq-Mars  lors  de  rémeute  de  Loudun,  charge  le  père 
Joseph  de  se  mettre  en  rapport  avec  le  jeune  homme 
et  de  surveiller  désormais  tous  ses  faits  et  gestes  : 
«  Qu'il  me  serve  ou  qu'il  tombe!  :>  a-t-il  dit. 

Quelques  mois  après  ces  événements,  dans  la  Cité, 
ainsi  que  sous  les  murs  du  Louvre,  habité  pour  le 
moment  par  la  Reine  et  par  Monsieur,  éclate,  entre  car- 
dinalistes  et  royalistes,  une  rixe  qai  dégénère  rapide- 
ment en  émeute  aux  cris  divers  de  :  k  Vive  le  Car- 
dinaï  !  »  ou  de  a  Vive  Monsieur  le  Grand  !  » 

Monsieur  le  Grand  (c  est-à-dire  le  Grand  Ecuver), 
c'est  Cinq-Mars,  devenu  Tami  intime  du  Roi  et  le  chef 
de  l'opposition  qu'une  grande  partie  de  la  cour  fait 
toujours  à  Richelieu.  Quant  à  l'émeute,  elle  a  été 
promptement  terminée,  les  royalistes  n  ayant  pas  voulu 
se  commettre  avec  les  bandes  de  gens  du  bas  peuple 
amenées  par  Gondi  comme  renfort. 

Anne  d'Autriche,  M""  de  Chevreuse  et  de  Guéménée, 
et  la  princesse  de  Mantoue,  d'abord  affolées  par  les 
bruits  de   la  rue,  ont  été  bien  vite  rassurées  en  enten- 


244  CINQ-MARS 

dant  crier  aussi  :  «  Vive  la  Reine!  »  et  celle-ci  a  profité 
de  ce  moment  d'émotion  pour  interroger  sur  ses  amours 
avec  Cinq-Mars  la  princesse  Marie  de  Gonzague  qui  lui 
avoue  qu'elle  aime  Henri  d'Effiat  depuis  plus  de 
quatre  ans  et  que,  depuis  dix  jours,  ils  sont  fiancés. 

D'abord  mécontente,  Anne  d'Autriche  rappelle  à  la 
jeune  fille  que  sa  situation  de  princesse  de  maison  sou- 
veraine lui  impose  certains  devoirs.  Elle-même  avoue 
avoir  jadis  aimé  le  duc  de  Buckingham,  mais  jamais 
elle  n'a  oublié  qu'elle  était  reine  de  France;  et  Marie, 
qui  est  princesse  de  Manloue,  ne  peut  et  ne  doit,  sans 
déroger,  épouser  qu'un  prince.  Si  elle  aime  Cinq-Mars, 
il  faut  alors  que  Cinq-Mars  s'élève  et,  dans  ce  cas, 
l'appui  de  Richelieu  est  indispensable.  Or  ils  sont 
ennemis,  cette  émeute  le  prouve;  il  faut  donc  que  Cinq- 
Mars  renverse  le  Cardinal;  sans  quoi,  il  est  perdu.  Et 
la  Reine  promet  à  Mûrie  de  donner  tout  son  concours  à 
son  fiancé,  mais  à  la  «  i»n'lilion  que  celui-ci  ne  descende 
pas  à  des  moyens  trop  bas  ou  ne  fasse  pas  appel  à 
l'étranger. 

Or,  c'est  précisément  à  cette  alliance  que  Cinq-Mars 
croit  en  être  réduit  pour  s'assurer  l'appui  de  l'Espagne 
et  s'v  réserver  un  asile  en  cas  d  insuccès.  Il  sait  com- 
bien il  est  blâmable  et  n'a  pas  osé  encore  s'en  ouvrir  à 
son  plus  intime  ami,  le  conseiller  de  Thou.  Il  s'y  décide 
enfin  et  arrive  au  moment  où  celui-ci  vient  de  recevoir 
la  visite  de  conjurés  qui,  le  croyant,  en  raison  de  son 
amitié,  au  courant  de  toutes  choses,  sont  partis  furieux 
du  peu  de  confiance  qu  il  leur  a  manifesté  et  des  façons 
d  ignorant  qu'il  a  prises  avec  eux. 

De  Tbou,  par  les  confidences  de  Cinq-Mars,  a  enfin  le 
mot  de  l'énigme;  mais,  quoique  blâmant  fort  son  ami, 
il  ne  veut  pas  se  séparer  de  lui  en  ces  circonstances,  et 
l'accompagne  même  au  Louvre,  où  doit  avoir  lieu  entre 
les  principaux  chefs  de  la  conjuration,  en  présence  de  la 
Reine  et  de  Monsieur,  un  entretien  décisif. 

Monsieur,  toujours  indolent  et  hésitant,  pense  qu'il 
serait  bon  de  s'assurer  l'appui  de  l'Espagne;  mais  la 
Reine,  voyant  que  les  principaux  conjurés  ne  sont  pas 
hostiles  à  l'i'.'ée  émise  par  le  Prince,  s'indigne,  bien 
qu'Espagnole    de    naissance,     qu'on     ait    seulement    la 


LES    DEUX    AMIS 


pensée  d'un  accord  avec  l'étranger  et  déclare,  en  sor- 
tant, qu'elle  refuse  désormais  son  concours,  mais  qu'elle 
promet  le  secret. 

Quant  à  de  Thou,  il  emmène  Cinq-Mars  chez  lui,  afin 
,   d'en  savoir  davantag^e. 


20.    —    LES    DEUX    AMIS 

LE     SECRET 

Et  prononcés  ensemble,  à  l'amitié  fidèle 
Nos  deux  noms  fraternels   serviront  de  modèle. 
A.  Soumet,  Clytemnestre. 

De  Thou  était  chez  lui  avec  son  ami,  les  portes  de 
sa  chambre  refermées  avec  soin,  et  Tordre  donné  de 
ne  recevoir  personne  et  de  lexcuser  auprès  des 
deux  réfugiés  s  il  les  laissait  partir  sans  les  revoir; 
et  les  deux  amis  ne  s'étaient  encore  adressé  aucune 
parole. 

Le  conseiller  était  tombé  dans  son  fauteuil  et 
méditait  profondément.  Cinq-Mars,  assis  dans  la 
cheminée  haute,  attendait  d  un  air  sérieux  et  triste 
la  fin  de  ce  silence,  lorsque  de  Thou,  le  regardant 
fixement  et  croisant  les  bras,  lui  dit  d'une  voix 
sombre  : 

—  Voilà  donc  où  vous  en  êtes  venu  !  voilà  donc  les 
conséquences  de  votre  ambition!  Vous  allez  faire 
exiler,  peut-être  tuer  un  homme,  et  introduire  en 
France  une  armée  étrangère  ;  je  vais  donc  vous  voir 
assassin  et  traître  à  votre  patrie!  Par  quel  chemin 
êtes-vous  arrivé  jusque-là?  par  quels  degrés  êtes- 
vous  descendu  si  bas? 

—  Un  autre  que  vous  ne  me  parlerait  pas  ainsi 
deux  fois,  dit  froidement  Cinq-Mars;  mais  je  vous 
connais,  et  j'aime  cette  explication;  je  la  voulais  et 


246  CINQ-MARS 

je  l'ai  provoquée.  Vous  verrez  aujourd'hui  mon 
àme  tout  entière,  je  le  veux.  J'avais  eu  d  abord  une 
autre  pensée,  une  pensée  meilleure  peut-être,  plus 
digne  de  notre  amitié,  plus  digne  de  l'amitié, 
1  amitié,  qui  est  la  seconde  chose  de  la  terre. 

Il  élevait  les  yeux  au  ciel  en  parlant,  comme  s'il 
y  eût  cherché  cette  divinité. 

—  Oui,  cela  eût  mieux  valu.  Je  ne  voulais  rien 
dire;  c'était  une  tâche  pénible,  mais  jusqu'ici  j'y 
avais  réussi.  Je  voulais  tout  conduire  sans  vous,  et 
ne  vous  montrer  celle  œuvre  qu'achevée;  je  voulais 
toujours  vous  tenir  hors  du  cercle  de  mes  dangers; 
mais,  vous  avouerai-je  ma  faiblesse?  J'ai  craint  de 
mourir  mal  jugé  par  vous,  si  j  ai  à  mourir  :  à  pré- 
sent je  supporte  bien  l'idée  de  la  malédiction  du 
monde,  mais  non  celle  de  la  vôtre  :  c'est  ce  qui  m'a 
décidé  à  vous  avouer  tout. 

—  Quoi!  et  sans  celte  pensée  vous  auriez  eu  le 
courage  de  vous  cacher  toujours  de  moi  1  Ah!  cher 
Henry,  que  vous  ai-je  fait  pour  prendre  ce  soin  de 
mes  jours?  Par  quelle  faute  avais-je  mérité  de  vous 
survivre,  si  vous  mouriez?  Vous  avez  eu  la  force  de 
me  tromper  durant  deux  années  entières;  vous  ne 
m  avez  présenté  de  votre  vie  que  ses  fleurs;  vous 
n'êtes  entré  dans  ma  solitude  qu'avec  un  visage  riant, 
et  chaque  fois  paré  dune  faveur  nouvelle?  Ah!  il 
fallait  que  ce   fût  bien  coupable  ou  bien  vertueux! 

—  ?se  voyez  dans  mon  àme  que  ce  qu'elle  ren- 
ferme. Oui,  je  vous  ai  trompé;  mais  c'était  la  seule 
joie  paisible  que  j  eusse  au  monde.  Pardonnez-moi 
d  avoir  dérobé  ces  moments  à  ma  destinée,  hélas! 
si  brillante.  J'étais  heureux  du  bonheur  que  vous 
me  supposiez;  je  faisais  le  vôtre  avec  ce  songe;  et 
je  ne  suis  coupable  qu'aujourd'hui  en  venant  le 
détruire  et  me  montrer  tel  que  j'étais.  Ecoutez-moi, 


LES    DEUX    AMIS  247 

je  ne  serai  pas  long  :  c'est  toujours  une  histoire 
bien  simple  que  celle  d'un  cœur  passionné.  Autre- 
fois, je  m'en  souviens,  c'était  sous  la  tente,  lorsque 
je  fus  blessé  :  mon  secret  fut  près  de  m  échapper; 
c'eût  été  un  bonheur  peut-être.  Cependant  que 
m'auraient  servi  des  conseils?  je  ne  les  aurais  pas 
suivis:  enfin,  c'est  Marie   de   Gonzague  que  j'aime. 

—  Quoi!  celle  qui  va  être  reine  de  Pologne? 

—  Si  elle  est  reine,  ce  ne  peut  être  qu'après  ma 
mort.  Mais  écoutez  :  pour  elle  je  fus  courtisan; 
pour  elle  j'ai  presque  régné  en  France,  et  c'est 
pour  elle  que  je  vais  succomber  et  peut-être 
mourir, 

—  Mourir!  succomber!  quand  je  vous  reprochais 
votre  triomphe!  quand  je  pleurais  sur  la  tristesse 
de  votre  victoire  ! 

—  Ah!  que  vous  me  connaissez  mal  si  vous 
croyez  que  je  sois  dupe  de  la  Fortune  quand  elle  me 
sourit;  si  vous  croyez  que  je  n'aie  pas  vu  jusqu  au 
fond  de  mon  destin  !  Je  lutte  contre  lui,  mais  il  est 
le  plus  fort,  je  le  sens  ;  j'ai  entrepris  une  tâche  au- 
dessus  des  forces  humaines,  je  succomberai. 

—  Eh!  ne  pouvez-vous  vous  arrêter?  A  quoi  sert 
l'esprit  dans  les  affaires  du  monde? 

—  A  rien,  si  ce  n'est  pourtant  à  se  perdre  avec 
connaissance  de  cause,  à  tomber  au  jour  qu'on  avait 
prévu.  Je  ne  puis  reculer  enfin.  Lorsqu'on  a  en 
face  un  ennemi  tel  que  ce  Richelieu,  il  faut  le  ren- 
verser ou  en  être  écrasé.  Je  vais  frapper  demain  le 
dernier  coup  ;  ne  m'y  suis-je  pas  engagé  devant 
vous  tout  à  l'heure? 

—  Et  c'est  cet  engagement  même  que  je  voulais 
combattre.  Quelle  confiance  avez-vous  dans  ceux  à 
qui  vous  livrez  ainsi  votre  vie?  X  avez-vous  pas  lu 
leurs  pensées  secrètes? 


248  CINQ-MARS 

—  Je  les  connais  toutes;  j  ai  lu  leur  espérance  à 
travers  leur  feinte  colère;  je  sais  qu'ils  tremblent 
en  menaçant  :  je  sais  qu'ils  sont  déjà  prêts  à  faire 
leur  paix  en  me  livrant  comme  gage;  mais  c'est  à 
moi  de  les  soutenir  et  de  décider  le  Roi  :  il  le  faut, 
car  Marie  est  ma  fiancée,  et  ma  mort  est  écrite  à 
Narbonne. 

C'est  volontairement,  c'est  avec  connaissance  de 
tout  mon  sort  que  je  me  suis  placé  ainsi  entre 
l'échafaud  et  le  bonheur  suprême.  Il  me  faut  l'ar- 
racher des  mains  de  la  Fortune,  ou  mourir.  Je  goûte 
en  ce  moment  le  plaisir  d'avoir  rompu  toute  incer- 
titude; eh  quoi!  vous  ne  rougissez  pas  de  ra'avoir 
cru  ambitieux  par  un  vil  égoïsme  comme  ce  Car- 
dinal? ambitieux  par  le  puéril  désir  d'un  pouvoir 
qui  n'est  jamais  satisfait?  Je  le  suis  ambitieux, 
mais  parce  que  j'aime.  Oui,  j'aime,  et  tout  est  dans 
ce  mot.  Mais  je  vous  accuse  à  tort;  vous  avez 
embelli  mes  intentions  secrètes,  vous  m'avez  prêté 
de  nobles  desseins  (je  m'en  souviens),  de  hautes 
conceptions  politiques;  elles  sont  belles,  elles  sont 
vastes,  peut-être;  mais,  vous  le  dirai-je?ces  vagues 
projets  du  perfectionnement  des  sociétés  corrom- 
pues me  semblent  ramper  encore  bien  loin  au-des- 
sous du  dévouement  de  l'amour.  Quand  l'âme  vibre 
tout  entière,  pleine  de  cette  unique  pensée,  elle  n'a 
plus  de  place  à  donner  aux  plus  beaux  calculs  des 
intérêts  généraux;  car  les  liautcurs  mêmes  de  la 
terre  sont  au-dessous  du  ciel. 

De  Thou  baissa  la  tête. 

—  Que  vous  répondre?  dit-il.  Je  ne  vous  com- 
prends pas;  vous  raisonnez  le  désordre,  vous  pesez 
la  flamme,  vous  calculez  l'erreur. 

—  Oui,  reprit  Cinq-Mars,  loin  de  détruire  mes 
forces,    ce   feu    intérieur   les    a    développées;  vous 


LES    DEUX    AMIS  249" 

l'avez  dit,  j'ai  tout  calculé;  une  marche  lente  ma 
conduit  au  but  que  je  suis  prêt  d'atteindre.  Marie 
me  tenait  par  la  main,  aurais-je  reculé?  Devant  un 
monde  je  ne  1  aurais  pas  fait.  Tout  était  bien  jus- 
qu  ici  :  mais  une  barrière  invisible  m'arrête  :  il 
faut  la  rompre;  cette  barrière,  c'est  R.ichelieu.  Je 
l'ai  entrepris  tout  à  l'heure  devant  vous;  mais  peut- 
être  me  suis-je  trop  hàlé  :  je  le  crois  à  présent. 
Qu  il  se  réjouisse;  il  m  attendait.  Sans  doute  il  a 
prévu  que  ce  serait  le  plus  jeune  qui  manquerait 
de  patience;  s'il  en  est  ainsi,  il  a  bien  joué.  Cepen- 
dant, sans  l'amour  qui  m'a  précipité,  j  aurais  été 
plus  fort  que  lui,  quoique  vertueux. 

Ici,  un  changement  presque  subit  se  fit  sur  les 
traits  de  Cinq-Mars  ;  il  rougit  et  pâlit  deux  fois,  et 
les  veines  de  son  front  s'élevaient  comme  des  lignes 
bleues  tracées  par  une  main  invisible. 

—  Oui.  ajouta-t'il  en  se  levant  et  tordant  ses 
mains  avec  une  force  qui  annonçait  un  violent  déses- 
poir concentré  dans  son  cœur,  tous  les  supplices 
dont  lamour  peut  torturer  ses  victimes,  je  les  porte 
dans  mon  sein.  Cette  jeune  enfant  timide,  pour  qui 
je  remuerais  des  empires,  pour  qui  j'ai  tout  subi, 
jusqu'à  la  faveur  d  un  prince  (et  qui  peut-être  n'a 
pas  senti  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  elle),  ne  peut 
encore  être  à  moi.  Elle  m  appartient  devant  Dieu, 
et  je  lui  parais  étranger;  que  dis-je?  il  faut  que 
j  entende  discuter  chaque  jour,  devant  moi,  lequel 
des  trônes  de  FEurope  lui  conviendra  le  mieux, 
dans  des  conversations  où  je  ne  peux  même  élever 
la  voix  pour  avoir  une  opinion,  tant  on  est  loin  de 
me  mettre  sur  les  rangs,  et  dans  lesquels  on 
dédaigne  pour  elle  les  princes  de  sang  royal  qui 
marchent  encore  devant  moi.  Il  faut  que  je  me 
cache  comme  un  coupable  pour  entendre  à  travers 


"250  CINQ-MARS 

les  grilles  la  voix  de  celle  qui  est  ma  femme;  il 
faut  qu'en  public  je  m'incline  devant  elle!  son 
amant  et  son  mari  dans  1  ombre,  son  serviteur  au 
grand  jour.  C'en  est  trop;  je  ne  puis  vivre  ainsi;  il 
faut  faire  le  dernier  pas,  qu'il  m  élève  ou  me  préci- 
pite. 

—  Et,  pour  votre  bonheur  personnel,  vous  voulez 
•renverser  un  Etat! 

—  Le  bonheur  de  l'Etat  s  accorde  avec  le  mien. 
Je  le  fais  en  passant,  si  je  détruis  le  tyran  du  Roi. 
L  horreur  que  m  inspire  cet  homme  est  passée  dans 
'mon  sang.  Autrefois,  en  venant  le  trouver,  je  ren- 
■contrai  sur  mes  pas  son  plus  grand  crime,  l'assas- 
sinat et  la  torture  d  Urbain  Grandier;  il  est  le  génie 
•du  mal  pour  le  malheureux  Roi,  je  le  conjurerai  : 
j'aurais  pu  devenir  celui  du  bien  pour  Louis  XIII  ; 
c'était  une  des  pensées  de  Marie,  sa  pensée  la  plus 
•chère.  Mais  je  crois  que  je  ne  triompherai  pas  dans 
l'âme  tourmentée  du  Roi. 

—  Sur  quoi  comptez-vous  donc?  dit  de  Thou. 

—  Sur  un  coup  de  dés.  Si  sa  volonté  peut  cette 
fois  durer  quelques  heures,  j'ai  gagné;  c'est  un  der- 
oier  calcul  auquel  est  suspendue  ma  destinée. 

—  Et  celle  de   votre  Marie  1 

—  L'avez-vous  cru  !  dit  impétueusement  Cinq-Mars. 
Non,  non!  s'il  m'abandonne,  je  signe  le  traité  d'Es- 
çagne  et  la  guerre. 

—  Ah  !  quelle  horreur!  dit  le  conseiller;  quelle 
guerre!  une  guerre  civile!  et  1  alliance  avec  l'étran- 
ger! 

—  Oui,  un  crime,  reprit  froidement  Cinq-Mars, 
eh!  vous  ai-je  prié  d'y  prendre  part? 

—  Cruel!  ingrat!  reprit  son  ami,  pouvez-vous  me 
parler  ainsi?  Ne  savez-vous  pas,  ne  vous  ai-je  pas 
prouvé  que  l'amitié  tenait  dans  mon  cœur  la  place 


LES    DEUX    AMIS  251 

de  toutes  les  passions?  Puis-je  survivre  non  seule- 
ment à  votre  mort,  mais  même  au  moindre  de  vos 
malheurs!  Cependant  laissez-moi  vous  fléchir  et 
vous  empêcher  de  frapper  la  France.  O  mon  ami! 
mon  seul  ami  !  je  vous  en  conjure  à  genoux,  ne  soyons 
pas  ainsi  parricides,  n'assassinons  pas  notre  patrie  ! 
Je  dis  nous,  car  jamais  je  ne  me  séparerai  de  vos 
actions;  conservez-moi  1  estime  de  moi-même,  pour 
laquelle  j'ai  tant  travaillé;  ne  souillez  pas  ma  vie  et 
ma  mort  que  je  vous  ai  vouées. 

De  Thou  était  tombé  aux  genoux  de  son  ami,  et 
celui-ci,  n'ayant  plus  la  force  de  conserver  sa  froi- 
deur affectée,  se  jeta  dans  ses  bras  en  le  relevant, 
et,  le  serrant  contre  sa  poitrine,  lui  dit  d'une  voix 
étouffée  : 

—  Eh!  pourquoi  m  aimer  autant,  aussi?  Qu'avez- 
vous  fait,  ami?  Pourquoi  m  aimer?  vous  qui  êtes 
sage,  pur  et  vertueux;  vous  que  n'égarent  pas  une 
passion  insensée  et  le  désir  de  la  vengeance;  vous 
dont  l'âme  est  nourrie  seulement  de  religion  et  de 
science,  pourquoi  m  aimer?  Que  vous  a  donné  mon 
amitié?  que  des  inquiétudes  et  des  peines.  Faut-il  à 
présent  qu  elle  fasse  peser  des  dangers  sur  vous? 
Séparez-vous  de  moi,  nous  ne  sommes  plus  de  la 
même  nature;  vous  le  voyez,  les  cours  m'ont  cor- 
rompu :  je  n'ai  plus  de  candeur,  je  n'ai  plus  de 
bonté  :  je  médite  le  malheur  d'un  homme,  je  sais 
tromper  un  ami.  Oubliez-moi,  dédaignez-moi  ;  je  ne 
vaux  plus  une  de  vos  pensées,  comment  serai-je 
digne  de  vos  périls? 

—  En  me  jurant  de  ne  pas  trahir  le  Roi  et  la 
France,  reprit  de  Thou.  Savez-vous  qu  il  y  va  de 
partager  votre  patrie?  savez-vous  que,  si  vous  livrez 
nos  places  fortes,  on  ne  vous  les  rendra  jamais? 
savez-vous  que  votre  nom  sera  Ihorreur  de  la  pos- 


252  CINQ-MARS 

térité?  savez-vous  que  les  mères  françaises  le  mau- 
diront, quand  elles  seront  forcées  d'enseigner  à 
leurs  enfants  une  langue  étrangère?  le  savez-vous? 
Venez. 

Et  il  l'entraîna  vers  le  buste  de  Louis  XIII. 

—  Jurez  devant  lui  (et  il  est  votre  ami  aussi!), 
jurez  de  ne  jamais  signer  cet  infâme  traité. 

Cinq-Mars  baissa  les  yeux,  et,  avec  une  inébran- 
lable ténacité,  répondit,  quoique  en  rougissant  : 

—  Je  vous  l'ai  dit  :  si  l'on  m'y  force,  je  signerai. 
De  ïhou  pâlit  et  quitta  sa  main  ;   il  fit  deux  tours 

dans  sa  chambre,  les  bras  croisés,  dans  une  inex- 
primable angoisse.  Enlîn  il  s'avança  solennellement 
vers  le  buste  de  son  père,  et  ouvrit  un  grand  livre 
placé  au  pied;  il  chercha  une  page  déjà  marquée,  et 
lut  tout  haut  : 

—  Je  pense  donc  (/ne  M.  de  Lignebœuf  fut  juste- 
ment condamne  à  mort  par  le  parlement  de  Rouen, 
pour  na^'oir  pas  révélé  la  conjuration  de  Catteville 
contre  l'Etat. 

Puis,  gardant  le  livre  avec  respect  ouvert  dans 
sa  main  et  contemplant  l'image  du  président  de 
Thou,  dont  il  tenait  les  Mémoires  : 

—  Oui,  mon  père,  continua-t-il,  vous  aviez  bien 
pensé,  je  vais  être  criminel,  je  vais  mériter  la  mort; 
mais  puis-je  faire  autrement?  Je  ne  dénoncerai  pas 
ce  traître,  parce  que  ce  serait  aussi  trahir,  et  qu'il 
est  mon  ami,  et  qu'il  est  ïnalheureux. 

Puis  s'avançant  vers  Cinq-Mars  en  lui  prenant  de 
nouveau  la  main  : 

—  Je  fais  beaucoup  pour  vous  en  cela,  lui  dit-il; 
mais  n'attendez  rien  de  plus  de  ma  part,  monsieur, 
si  vous  signez  ce  traité. 

Cinq-Mars  était  ému  jusqu'au  fond  du  cœur  de 
cette   scène,  parce  qu'il    sentait  tout  ce  que    devait 


CE    QUE    VAUT    l' AMITIÉ    DLN    ROI  253 

soulTrir  son  ami  en  le  repoussant.  Il  prit  cependant 
encore  sur  lui  d'arrêter  une  larme  qui  s'échappait 
de  ses  yeux,  et  répondit  en  l'embrassant  : 

—  Ah  1  de  Thou,  je  vous  trouve  toujours  aussi 
parfait  :  oui,  vous  me  rendez  service  en  vous  éloi- 
gnant de  moi,  car,  si  votre  sort  eût  été  lié  au  mien, 
je  n'aurais  pas  osé  disposer  de  ma  vie,  et  j'aurais 
hésité  à  la  sacrifier  s  il  le  faut  ;  mais  je  le  ferai 
assurément  à  présent  ;  et,  je  vous  le  répète,  si  l'on 
m'y  force,  je  signerai  le  traité  avec  l'Espagne. 

Le  roi,  malade,  se  rétablit  et  annonce  qu'il  ira,  sur 
la  prière  de  Monsieur,  son  frère,  chasser  à  Chambord,  qui 
était  son  lieu  ordinaire  de  retraite  et  où  il  aimait  un  peu 
de  mystère. 

Cinq-Mars  connaissait  bien  le  faible  et  indolent  carac- 
tère de  Louis  XIII,  ne  sachant  aimer  ni  haïr  complète- 
ment. 

Une  fois  à  Chambord,  le  roi  lui  donne  rendez-vous  à 
l'endroit  situé  en  haut  de  l'escalier  du  Lys,  c'est-à-dire 
au  sommet  de  ce  double  escalier,  si  célèbre,  qui,  au- 
dessus  de  deux  spirales  enlacées  permettant  à  deux 
hommes  de  descendre  ou  de  monter  en  même  temps 
sans  se  voir,  se  termine  par  une  lanterne,  ou  cabinet  à 
jour. 


21.   _   CE    QUE   VAUT  L'AMITIE 
D'UX   ROI 

Cinq-Mars  montait  lentement  les  larges  degrés 
qui  devaient  le  conduire  auprès  du  Roi,  et  s'arrêtait 
plus  lentement  sur  chaque  marche  à  mesure  qu'il 
approchait,  soit  dégoût  d'aborder  ce  prince,  dont 
il  avait  à  écouter  les  plaintes  nouvelles  tous  les 
jours,  soit  pour  rêver  à  ce  qu'il  allait  faire,  lorsque 
le   son    d'une    guitare    vint    frapper    son  oreille.   Il 

15 


254  CINQ- MARS 

reconnut  l'instrument  chéri  de  Louis  et  sa  voix 
triste,  faible  et  tremblante,  qui  se  prolongeait  sous 
les  voûtes;  il  semblait  essayer  l'une  de  ces  romances 
qu'il  composait  lui-même,  et  répétait  plusieurs  fois 
d'une  main  hésitante  un  refrain  imparfait.  On  dis- 
tinguait mal  les  paroles,  et  il  n'arrivait  à  l'oreille 
que  quelques  mots  d'abandon,  d'ennui  du  monde  et 
de  belle  flamme. 

Le  jeune  favori  haussa  les  épaules   en  écoutant  : 

—  Quel  nouveau  chagrin  te  domine  ?  dit-il  ;  voyons, 
lisons  encore  une  fois  dans  ce  coeur  glacé  qui  croit 
désirer  quelque  chose. 

Il  entra  dans  l'étroit  cabinet. 

Vêtu  de  noir,  à  demi  couché  sur  une  chaise  longue, 
et  les  coudes  appuyés  sur  des  oreillers,  le  prince 
touchait  languissamment  les  cordes  de  sa  guitare; 
il  cessa  de  fredonner  en  apercevant  le  grand  écuyer, 
et,  levant  ses  grands  yeux  sur  lui  d'un  air  de 
reproche,  balança  longtemps  sa  tête  avant  de  parler; 
puis,  d'un  ton  larmoyant  et  un  peu  emphatique  : 

—  Qu'ai-je  appris,  Cinq-Mars?  lui  dit-il;  qu'ai-je 
appris  de  votre  conduite?  Que  vous  me  faites  de  la 
peine  en  oubliant  tous  mes  conseils!  vous  avez  noué 
une  coupable  intrigue;  élait-ce  de  vous  que  je  devais 
attendre  de  pareilles  choses,  vous  dont  la  piété,  la 
vertu,  m'avaient  tant  attaché! 

Plein  de  la  pensée  de  ses  projets  politiques, 
Cinq-Mars  se  vit  découvert  et  ne  put  se  défendre 
d'un  moment  de  trouble;  mais,  parfaitement  maître 
de  lui-même,  il  répondit  sans  hésiter  : 

—  Oui,  Sire,  et  j'allais  vous  le  déclarer;  je  suis 
accoutumé  à  vous  ouvrir  mon  âme. 

—  Me  le  déclarer!  s'écria  Louis  XIII  en  rougis- 
sant et  pâlissant  comme  sous  les  frissons  de  la 
fièvre,  vous  auriez  osé- souiller  mes  oreilles  de  ces 


CE    QUE    VAUT    l'aMITIÉ    d'u?î    ROI  255 

affreuses  confidences,  monsieur  !  et  vous  êtes  si 
calme  en  parlant  de  vos  désordres!  Allez,  vous^ 
mériteriez  d'être  condamné  aux  galères  comme  un 
Rondin;  c'est  un  crime  de  lèse-majesté  que  vous 
avez  commis  par  votre  manque  de  foi  vis-à-vis  de 
moi.  J'aimerais  mieux  que  vous  fussiez  taux-mon- 
nayeur  comme  le  marquis  de  Coucy,  ou  à  la  tête 
des  Croquants,  que  de  faire  ce  que  vous  avez  fait; 
vous  déshonorez  votre  famille  et  la  mémoire  du 
maréchal  votre  père. 

Cinq-Mars,  se  voyant  perdu,  fit  la  meilleure  con- 
tenance qu'il  put,  et  dit  avec  un  air  résigné  : 

—  Eh  bien.  Sire,  envoyez-moi  donc  juger  et 
mettre  à  mort:  mais  épargnez-moi   vos  reproches. 

—  Vous  moquez-vous  de  moi,  petit  hobereau  de 
province?  reprit  Louis;  je  sais  très  bien  que  vous 
n'avez  pas  encouru  la  peine  de  mort  devant  les 
hommes,  mais  c'est  au  tribunal  de  Dieu,  monsieur, 
que  vous  serez  jugé. 

—  Ma  foi.  Sire,  reprit  l'impétueux  jeune  homme, 
que  l'injure  avait  choqué,  que  ne  me  laissiez-vous 
retourner  dans  ma  province  que  vous  méprisez 
tant,  comme  j'en  ai  été  tenté  cent  fois?  Je  vais  y 
aller,  je  ne  puis  supporter  la  vie  que  je  mène  près 
de  vous;  un  ange  n'y  tiendrait  pas.  Encore  une  fois, 
faites-moi  juger  si  je  suis  coupable,  ou  laissez-moi 
me  cacher  en  Touraine.  C'est  vous  qui  m'avez  perdu 
en  m'attachant  à  votre  personne;  si  vous  m'avez 
fait  concevoir  des  espérances  trop  grandes,  que  vous 
renversiez  ensuite,  est-ce  ma  faute  à  moi  ?  Et  pour- 
quoi m'avez-vous  fait  grand  écuyer,  si  je  ne  devais 
pas  aller  plus  loin?  Enfin,  suis-je  votre  ami  ou  non? 
et  si  je  le  suis,  ne  puis-je  pas  être  duc,  pair  et 
même  connétable,  aussi  bien  que  M.  de  Luynes.  que 
vous    avez   tant  aimé  parce  qu'il  vous  a  dressé  des 


256  CINQ-MARS 

faucons  ?  Pourquoi  ne  suis-je  pas  admis  au  Conseil? 
J'y  parlerais  aussi  bien  que  toutes  vos  vieilles  têtes 
à  collerettes  ;  j'ai  des  idées  neuves  et  un  meilleur 
bras  pour  vous  servir.  C'est  votre  Cardinal  qui 
vous  a  empêché  de  m'y  appeler,  et  c'est  parce  qu'il 
vous  éloigne  de  moi  que  je  le  déteste,  continua 
Cinq-Mars  en  montrant  le  poing  comme  si  Riche- 
lieu eût  été  devant  lui  ;  oui,  je  le  tuerais  de  ma  main 
s'il  le  fallait! 

D'Effiat  avait  les  yeux  enflammés  de  colère,  frap- 
pait du  pied  en  parlant,  et  tourna  le  dos  au  Roi 
comme  un  enfant  qui  boude,  s'appuyant  contre  l'une 
des  petites  colonnes  de  la  lanterne. 

Louis,  qui  reculait  devant  toute  résolution,  et  que 
l'irréparable  épouvantait  toujours,  lui  prit  la  main. 

O  faiblesse  du  pouvoir!  caprice  du  cœur  humain! 
(était  par  ces  emportements  enfantins,  par  ces 
défauts  de  l'âge,  que  ce  jeune  homme  gouvernait  un 
roi  de  France  à  l'égal  du  premier  politique  du  temps. 
Ce  prince  croyait,  et  avec  quelque  apparence  de 
raison,  qu'un  caractère  si  emporté  devait  être  sin- 
cère, et  ses  colères  mômes  ne  le  fcàchaient  pas.  Celle- 
ci,  d'ailleurs,  ne  portait  pas  sur  ces  reproches  véri- 
tables, et  il  lui  pardonnait  de  haïr  le  Cardinal.  L'idée 
même  de  la  jalousie  de  son  favori  contre  le  ministre 
lui  plaisait,  parce  qu'elle  supposait  de  l'attache- 
ment, et  qu  il  ne  craignait  que  son  indifférence. 
Cinq-Mars  le  savait  et  avait  voulu  s'échapper  par 
là,  préparant  ainsi  le  Roi  à  considérer  tout  ce  qu'il 
avait  fait  comme  un  jeu  d'enfant,  comme  la  consé- 
quence de  son  amitié  pour  lui  ;  mais  le  danger  n'était 
pas  si  grand  ;  il  respira  quand  le  prince  lui  dit  : 

—  Il  ne  s'agit  point  du  Cardinal,  et  je  ne  l'aime 
pas  plus  que  vous;  mais  c'est  votre  conduite  scan- 
daleuse que  je  vous  reproche  et  que  j'aurai  bien  de 


CE    QUE    VAUT    L  AMITIE    D  UN    ROI  257 

la  peine  à  vous  pardonner.  Quoi  1  monsieur,  j  ap- 
prends qu  au  lieu  de  vous  livrer  aux  exercices  de 
piété  auxquels  je  vous  ai  habitué,  quand  je  vous 
crois  au  Salut  ou  à  V Angélus,  vous  partez  de 
Saint-Germain,  et  vous  allez  passer  une  partie  de  la 
nuit...  chez  qui?  oserai-je  le  dire  sans  péché?  chez 
une  femme  perdue  de  réputation,  qui  ne  peut  avoir 
avec  vous  que  des  relations  pernicieuses  au  salut 
de  votre  âme,  et  qui  reçoit  chez  elle  des  esprits 
forts;  Marion  de  Lorme,  enfin!  Qu'avez-vous  à 
répondre?  Parlez. 

Laissant  sa  main  dans  celle  du  Roi,  mais  toujours 
appuyé  contre  la  colonne,  Cinq-I\Iars  répondit  : 

—  Est-on  donc  si  coupable  de  quitter  des  occupa- 
tions graves  pour  d'autres  plus  graves  encore?  Si 
je  vais  chez  Marion  Delorme,  c'est  pour  entendre  la 
conversation  des  savants  qui  s'y  rassemblent.  Rien 
nest  plus  innocent  que  cette  assemblée;  on  y  fait 
des  lectures  qui  se  prolongent  quelquefois  dans  la 
nuit,  il  est  vrai,  mais  qui  ne  peuvent  qu'élever 
l'àme,  bien  loin  de  la  corrompre.  Bailleurs  vous 
ne  m'avez  jamais  ordonné  de  vous  rendre  compte 
de  tout;  il  y  a  longtemps  que  je  vous  l'aurais  dit  si 
vous  l'aviez  voulu. 

—  Ah!  Cinq-Mars,  Cinq-Mars!  où  est  la  con- 
fiance? N'en  sentez-vous  pas  le  besoin?  C'est  la 
première  condition  d'une  amitié  parfaite,  comme 
doit  être  la  nôtre,  comme  celle  qu'il  faut  à  mon 
cœur. 

La  voix  de  Louis  était  plus  affectueuse,  et  le 
favori,  le  regardant  par-dessus  l'épaule,  prit  un  air 
moins  irrité,  mais  seulement  ennuyé  et  résigné  à 
l'écouter. 

—  Que  de  fois  vous  m'avez  trompé  !  poursuivit 
le  Roi;  puis-je  me  fier  à  vous?  ne  sont-ce  pas  des 


258  CINQ-MARS 

damerets  que  vous  voyez  chez  cette  femme?  N'y  a- 
t-il  pas  d'autres  courtisanes! 

—  Eh!  mou  Dieu,  non,  Sire;  j'y  vais  souvent 
avec  un  de  mes  amis,  un  gentilhomme  de  Touraine, 
nommé  Descartes. 

—  Descartes!  je  connais  ce  nom-là;  oui,  c'est  un 
officier  qui  se  distingua  au  siège  de  la  Rochelle,  et 
qui  se  mêle  d'écrire  ;  il  a  une  bonne  réputation  de 
piété,  mais  il  est  lié  avec  Des  Barreaux,  qui  est  un 
esprit  fort.  Je  suis  sûr  que  vous  trouvez  là  beau- 
coup de  gens  qui  ne  sont  point  de  bonne  compagnie 
pour  vous;  beaucoup  de  jeunes  gens  sans  famille, 
sans  naissance.  Voyons,  dites-moi,  qu'y  avez-vous 
vu  la  dernière  fois? 

—  Mon  Dieu!  je  me  rappelle  à  peine  leurs  noms, 
dit  Cinq-Mars  en  cherchant  les  yeux  en  l'air;  quel- 
quefois, je  ne  les  demande  pas...  C'était  d'abord  un 
certain  monsieur,  monsieur  Groot,  ou  Grotius,  un 
Hollandais. 

—  Je  sais  cela,  un  ami  de  Barneveldt;  je  lui  fais 
une  pension.  Je  l'aimais  assez,  mais  lo  Card...  mais 
on  m'a  dit  qu'il  était  religionnaire  exalté... 

—  Je  vis  aussi  un  Anglais,  nommé  John  Milton; 
c'est  un  jeune  homme  qui  vient  d'Italie  et  retourne 
à  Londres;  il  ne  parle  presque  pas. 

—  Inconnu,  parfaitement  inconnu  ;  mais  je  suis  sûr 
<jue  c'est  encore  quelque  religionnaire.  Et  les  Fran- 
•çais,  qui  étaient-ils? 

—  Ce  jeune  homme  qui  a  fait  le  Cinna,  et  qu'on 
a  refusé  trois  fois  à  l'Académie  cminente',  il  était 
fâché  que  Du  Ryer  y  fût  à  sa  place.  Il  s'appelle 
•Corneille... 

—  Eh  bien,  dit  le  Roi  en  croisant  les  bras  et  en  le 
regardant  d'un  air  de  triomphe  et  de  reproche,  je 
vous  le   demande,  quels  sont   ces    gens-là  ?  Est-ce 


CE    QUE    VAUT    L  AMITIÉ    D  UN    ROI  259 

dans     un     pareil     cercle     que    l'on     devrait     vous 
voir? 

Cinq-Mars  fut  interdit  à  cette  observation  dont 
souffrait  son  amour-propre,  et  dit  en  s'approchant 
du  Roi  : 

—  Vous  avez  bien  raison,  Sire;  mais,  pour  passer 
une  heure  ou  deux  à  entendre  d'assez  bonnes 
choses,  cela  ne  peut  pas  faire  de  tort;  d'ailleurs,  il 
y  va  des  hommes  de  la  cour,  tels  que  le  duc  de 
Bouillon,  d'Aubijoux,  le  comte  de  Brion,  le  cardinal 
de  La  Valette,  MM.  de  Montrésor,  Fontrailles;  et 
des  hommes  illustres  dans  les  sciences,  comme 
Clairet,  Colletet,  Desmarets,  auteur  de  V Ariane: 
Faret,  Doujat,  Charpentier,  qui  a  écrit  la  belle 
Cyropédie;  Girv,  Bessons  et  Baro,  continuateur  de 
VAstrée  tous  académiciens. 

—  Ah!  à  la  bonne  heure,  voilà  des  hommes  d  un 
vrai  mérite,  reprit  Louis  ;  à  cela  il  n'y  a  rien  à  dire  ; 
on  ne  peut  que  gagner.  Ce  sont  des  réputations 
faites,  des  hommes  de  poids.  Çà!  raccommodons- 
nous,  touchez  là,  enfant.  Je  vous  permettrai  d'y 
aller  quelquefois,  mais  ne  me  trompez  plus;  vous- 
voyez  que  je  sais  tout.  Regardez  ceci. 

En  disant  ces  mots,  le  Roi  tira  d'un  coffre  de  fer, 
placé  contre  le  mur,  d'énormes  cahiers  de  papier 
barbouillé  d'une  écriture  très  fine.  Sur  1  un  était 
écrit  Baradas.  sur  l'autre,  d'Hautefort,  sur  un 
troisième,  La  Fayette,  etenfin  Cinq-Mars.  Il  s'arrêta 
à  celui-là,  et  poursuivit  : 

—  Voyez  combien  de  fois  vous  m'avez  trompé!  Ce 
sont  des  fautes  continuelles  dont  j'ai  tenu  registre 
moi-même  depuis  deux  ans  que  je  vous  connais;  j'ai 
écrit  jour  par  jour  toutes  nos  conversations. 
Asseyez-vous. 

Cinq-Mars  s'assit  en  soupirant,  et  eut  la  patience- 


260  CINQ-MARS 

d'écouter  pendant  deux  longues  heures  un  abrégé 
de  ce  que  son  maître  avait  eu  la  patience  d'écrire 
pendant  deux  années.  Il  mit  plusieurs  fois  sa  main 
devant  sa  bouche  durant  la  lecture;  ce  que  nous 
ferions  tous  certainement  s'il  fallait  rapporter  ces 
dialogues,  que  Ion  trouva  parfaitement  en  ordre 
à  la  mort  du  Roi,  à  côté  de  son  testament.  Nous 
dirons  seulement  qu'il  finit  ainsi  : 

—  Enfin,  voici  ce  que  vous  avez  fait  le  7  décembre, 
il  y  a  trois  jours  :  je  vous  parlais  du  vol  de  l'éme- 
rillon  et  des  connaissances  de  vénerie  qui  vous 
manquent;  je  vous  disais,  d'après  la  Chasse  royale, 
ouvrage  du  roi  Charles  IX,  qu'après  que  le  veneur 
a  accoutumé  son  chien  à  suivre  une  bète,  il  doit 
penser  qu'il  a  envie  de  retourner  au  bois,  et  qu'il 
ne  faut  ni  le  tancer  ni  le  frapper  pour  qu'il  donne 
bien  dans  le  trait;  et  que,  pour  apprendre  à  un 
chien  à  bien  se  rabattre,  il  ne  faut  laisser  passer  ni 
couler  de  faux-fuyants,  ni  nulles  sentes,  sans  y 
mettre  le  nez. 

Voilà  ce  que  vous  m'avez  répondu  (et  d'un  ton 
d'humeur,  remarquez  bien  cela)  :  «  Ma  foi.  Sire, 
donnez-moi  plutôt  des  régiments  à  conduire  que  des 
oiseaux  et  des  chiens.  Je  suis  sûr  qu'on  se  moque- 
rait de  vous  et  de  moi  si  on  savait  de  quoi  nous 
nous  occupons  >.  Et  le  8...  attendez,  oui,  le  8, 
tandis  que  nous  chantions  vêpres  ensemble  dans 
ma  chambre,  vous  avez  jeté  votre  livre  dans  le  feu 
avec  colère,  ce  qui  était  une  impiété;  et  ensuite 
vous  m'avez  dit  que  vous  l'aviez  laissé  tomber  : 
péché,  péché  mortel;  voyez,  j'ai  écrit  dessous  : 
mensonge,  souligné.  Ou  ne  me  trompe  jamais,  je 
vous  le  disais  bien. 

—  Mais,  Sire... 

—  Un  moment,  un  moment.  Le  soir  vous  avez  dit 


CE    QUE    VALT    l'.VMITTÉ    DUN    ROI  261 

du  Cardinal  qu'il  avait  tait  bràler  un  homme  injus- 
tement et  par  haine  personnelle. 

—  Et  je  le  répète,  et  je  le  soutiens,  et  je  le  prou- 
verai, Sire;  c'est  le  plus  grand  crime  de  cet  homme 
que  vous  hésitez  à  disgracier  et  qui  vous  rend 
malheureux.  J'ai  tout  vu,  tout  entendu  moi-même  à 
Loudun  :  Urbain  Graudier  fut  assassiné  plutôt  que 
jugé.  Tenez,  Sire,  puisque  vous  avez  là  ces  Mémoires 
de  votre  main,  relisez  toutes  les  preuves  que  je  vous 
eu  donnai  alors. 

Louis,  cherchant  la  page  indiquée  et  remontant 
au  voyage  de  Perpignan  à  Paris,  lut  tout  ce  récit 
avec  attention  en  s'écriant  : 

—  Quelles  horreurs  1  comment  avais-je  oublié  tout 
cela?  Cet  homme  me  fascine,  c'est  certain.  Tu  es 
mon  véritable  ami,  Cinq-Mars.  Quelles  horreurs! 
mon  règne  en  sera  taché.  Il  a  empêché  toutes  les 
lettres  de  la  Noblesse  et  de  tous  les  notables  du 
pays  d'arriver  à  moi.  Brûler,  brûler  vivant!  sans 
preuves!  par  vengeance  !  Un  homme,  un  peuple  ont 
invoqué  mon  nom  inutilement,  une  famille  me 
maudit  à  présent!  Ah!  que  les  rois  sont  malheu- 
reux ! 

Le  prince  en  finissant  jeta  ses  papiers  et  pleura. 

—  Ah!  Sire,  elles  sont  bien  belles  les  larmes  que- 
vous  versez,  s'écria  Cinq-Mars  avec  une  sincère 
admiration  :  que  toute  la  France  n'est-elle  ici  avec 
moi!  elle  s'étonnerait  à  ce  spectacle,  qu  elle  aurait 
peine  à  croire. 

—  S'étonnerait!  la  France  ne  me  connaît  donc 
pas. 

—  Xon,  Sire,  dit  d'Efiîat  avec  franchise,  personne 
ne  vous  connaît;  et  moi-même  je  vous  accuse  sou- 
vent de  froideur  et  dune  indifférence  générale 
contre  tout  le  monde. 


262  CI>Q-MARS 

—  De  froideur!  quand  je  meurs  de  chagrin;  de 
froideur!  quand  je  me  suis  immolé  à  leurs  inté- 
rêts? Ingrate  nation!  je  lui  ai  tout  sacrifié,  jusqu'à 
l'orgueil,  jusqu'au  bonheur  de  la  guider  moi-même, 
parce  que  j'ai  craint  pour  elle  ma  vie  chancelante; 
j'ai  donné  mon  sceptre  à  porter  à  un  homme  que  je 
hais,  parce  que  j'ai  cru  sa  main  plus  forte  que  la 
mienne;  j  ai  supporté  le  mal  qu  il  me  faisait  à  moi- 
même,  en  songeant  qu'il  faisait  du  bien  à  mes 
peuples  :  j'ai  dévoré  mes  larmes  pour  tarir  les  leurs  ; 
et  je  vois  que  mon  sacrifice  a  été  plus  grand  même 
que  je  ne  le  croyais,  car  ils  ne  l'ont  pas  aperçu;  ils 
m'ont  cru  incapable  parce  que  j'étais  timide,  et  sans 
forces  parce  que  je  me  déliais  des  miennes;  mais 
n'importe.  Dieu  me  voit  et  me  connaît. 

—  Ah!  Sire,  montrez-vous  à  la  France  tel  que 
vous  êtes;  reprenez  votre  pouvoir  usurpé;  elle  fera 
par  amour  pour  vous  ce  que  la  crainte  n'arrachait 
pas  d'elle;  revenez  à  la  vie  et  remontez  sur  le 
trône, 

—  Non,  non,  ma  vie  s'achève,  cher  ami;  je  ne 
suis  plus  capable  des  travaux  du  pouvoir  suprême. 

—  Ah!  Sire,  cette  persuasion  seule  vous  ôlo  vos 
forces.  Il  est  temps  enfin  que  l'on  cesse  de  confondre 
le  pouvoir  avec  le  crime  et  d'appeler  leur  union 
génie.  Que  votre  voix  s'élève  pour  annoncer  à  la 
terre  que  le  règne  de  la  vertu  va  commencer  avec 
votre  règne  ;  et  dès  lors  ces  ennemis  que  le  vice  a 
tant  de  peine  à  réduire  tomberont  devant  un  mot 
sorti  de  votre  cœur.  On  n'a  pas  encore  calculé  tout 
ce  que  la  bonne  foi  d'un  roi  de  France  peut  faire  de 
son  peuple,  ce  peuple  que  l'imagination  et  la  cha- 
leur de  làmo  entraînent  si  vite  vers  tout  ce  qui  est 
beau,  et  que  tous  les  genres  de  dévouement  trou- 
vent prêt.  Le   Roi  votre  père  nous   conduisait   par 


CE   QUE    VAL'T    L  AMITIÉ    D  UN    ROI  263 

un  sourire;  que  ne  ferait  pas  une  de  vos  larmes!  il 
ne  s'agit  que  de  nous  parler. 

Pendant  ce  discours,  le  Roi,  surpris,  rougit  sou- 
vent, toussa  et  donna  des  signes  d'un  grand  embar- 
ras, comme  toutes  les  fois  qu'on  voulait  lui  arracher 
une  décision;  il  sentait  aussi  l'approche  d'une  con- 
versation d'un  ordre  trop  élevé,  dans  laquelle  la 
timidité  de  son  esprit  l'empêchait  de  se  hasarder; 
et,  mettant  souvent  la  main  sur  sa  poitrine  en  fron- 
çant le  sourcil,  comme  ressentant  une  vive  douleur, 
il  essaya  de  se  tirer  par  la  maladie  de  la  gêne  de 
répondre;  mais,  soit  emportement,  soit  résolution 
de  jouer  le  dernier  coup,  Cinq-Mars  poursuivit  sans 
se  troubler,  avec  une  solennité  qui  en  imposait  k 
Louis.  Celui-ci,  forcé  dans  ses  derniers  retranche- 
ments, lui  dit  : 

—  Mais,  Cinq-Mars,  comment  se  défaire  d'un 
ministre  qui,  depuis  dix-huit  ans,  m'a  entouré  de  ses 
créatures? 

—  Il  n'est  pas  si  puissant,  reprit  le  grand 
Ecuyer;  et  ses  amis  seront  ses  plus  cruels  adver- 
saires, si  vous  faites  un  signe  de  tête.  Toute  l'an- 
cienne ligne  des  princes  de  la  Paix  existe  encore. 
Sire,  et  ce  n'est  que  le  respect  dû  au  choix  de  Votre 
^lajesté  qui  l'empêche  d'éclater. 

—  Ah!  bon  Dieu!  tu  peux  leur  dire  qu'ils  ne 
s'arrêtent  pas  pour  moi;  je  ne  les  gêne  point,  ce 
n'est  pas  moi  qu'on  accusera  d'être  Cardinaliste.  Si 
mon  frère  veut  me  donner  le  moyen  de  remplacer 
Richelieu,  ce  sera  de  tout  mon  cœur. 

—  Je  crois,  Sire,  qu'il  vous  parlera  aujourd'hui 
de  M.  le  duc  de  Bouillon;  tous  les  Royalistes  le 
demandent. 

—  Je  ne  le  hais  point,  dit  le  Roi  en  arrangeant 
l'oreiller    de   son  fauteuil,  je  ne  le    hais   point   du 


264  CINQ-MARS 

tout,  quoique  un  peu  factieux.  Nous  sommes 
parents,  sais-tu,  cher  ami  (et  il  mit  à  cette  expres- 
sion favorite  plus  d'abandon  qu'à  l'ordinaire)?  sais- 
tu  qu'il  descend  de  saint  Louis  de  père  en  fils,  par 
Charlotte  de  Bourbon,  fille  du  duc  de  Montpensier? 
sais-tu  que  sept  princesses  du  sang  sont  entrées 
dans  sa  maison,  et  que  huit  de  la  sienne,  dont  l'une 
a  été  reine,  ont  été  mariées  à  des  princes  du  sang? 
Oh!  je  ne  le  hais  point  du  tout;  je  n'ai  jamais  dit 
cela,  jamais. 

—  Eh  bien,  Sire,  dit  Cinq-Mars  avec  confiance, 
Monsieur  et  lui  vous  expliqueront,  pendant  la 
chasse,  comment  tout  est  préparé,  quels  sont  les 
hommes  que  l'on  pourra  mettre  à  la  place  de  ses 
créatures,  quels  sont  les  mestrcs-de-camp  et  les 
colonels  sur  lesquels  on  peut  compter  contre 
Fabert  et  tous  les  Cardinalistes  de  Perpignan.  Vous 
verrez  que  le  ministre  a  bien  peu  de  monde  à  lui. 
La  Reine,  Monsieur,  la  Noblesse  et  les  Parlements 
sont  de  notre  parti;  et  c'est  une  alfaire  faite  dès  que 
Votre  Majesté  ne  s'oppose  plus.  On  a  proposé  de 
faire  disparaître  Richelieu  comme  le  maréchal 
d'Ancre,  qui  le  méritait  moins  que  lui. 

—  Comme  Concini  !  dit  le  Roi.  Oh!  non,  il  ne  le 
faut  pas...  je  ne  le  veux  vraiment  pas...  Il  est  prêtre 
et  cardinal,  nous  serions  excommuniés.  Mais,  s'il  y 
a  une  autre  manière,  je  le  veux  bien  :  tu  peux  en 
parler  à  tes  amis,  j'y  songerai  de   mon  côté. 

Une  fois  ce  mot  jeté,  Louis  s'abandonna  à  son 
ressentiment,  comme  s'il  verait  de  le  satisfaire  et 
comme  si  le  coup  eût  déjà  été  porté.  Cinq-Mars  en 
fut  fâché,  parce  qu'il  craignait  que  sa  colère,  se 
répandant  ainsi,  ne  fût  pas  de  longue  durée.  Cepen- 
dant il  crut  à  ses  dernières  paroles,  surtout  lorsque, 
après  des  plaintes  interminables,  Louis  ajouta  : 


CE    QUE    VAUT    l'aMITIÉ    d'uN    KOI  265 

—  Eufin,  croirais-tu  que,  depuis  deux  ans  que  je 
pleure  ma  mère,  depuis  ce  jour  où  il  me  joua  si 
cruellement  devant  toute  ma  cour,  en  me  demandant 
son  rappel  quand  il  savait  sa  mort,  depuis  ce  jour, 
je  ne  puis  obtenir  qu'on  la  fasse  inhumer  en  France 
arec  mes  pères?  Il  a  exilé  jusqu'à  sa  cendre. 

En  ce  moment,  Cinq-Mars  crut  entendre  du  bruit 
sur  l'escalier  ;  le  Roi  rougit  un  peu. 

—  Ya-t'en,  dit-il,  va  vite  te  préparer  pour  la 
chasse;  tu  seras  à  cheval  près  de  mon  carrosse;  va 
vite,  je  le  veux,  va. 

Et  il  poussa  lui-même  Cinq-Mars  vers  l'escalier 
et  vers  l'entrée  qui  l'avait  introduit. 

Le  favori  sortit;  mais  le  trouble  de  son  maître 
ne  lui  était  point  échappé. 

Il  descendait  lentement  et  en  cherchait  la  cause 
en  lui-même,  lorsqu'il  crut  entendre  le  bruit  de  deux 
pieds  qui  montaient  la  double  partie  de  l'escalier  à 
vis,  tandis  qu'il  descendait  l'autre;  il  s'arrêta,  on 
s'arrêta;  il  remonta,  il  lui  sembla  qu'on  descendait; 
il  savait  qu'on  ne  pouvait  rien  voir  entre  les 
jours  de  l'architecture,  et  se  décida  à  sortir,  impa- 
tienté de  ce  jeu,  mais  très  inquiet.  Il  eût  voulu 
pouvoir  se  tenir  à  la  porte  d'entrée  pour  voir  qui 
paraîtrait.  Mais  à  peine  eut-il  soulevé  la  tapisserie 
qui  donnait  sur  la  salle  des  gardes,  qu'une  foule  de 
courtisans  qui  l'attendait  l'entoura,  et  l'obligea  de 
s'éloigner  pour  donner  les  ordres  de  sa  charge  ou 
de  recevoir  des  respects,  des  confidences,  des  sol- 
licitations, des  présentations,  des  recommanda- 
tions, des  embrassades,  et  ce  torrent  de  relations 
graduelles  qui  entourent  un  favori,  et  pour  les- 
quelles il  faut  une  attention  présente  et  toujours 
soutenue,  car  une  distraction  peut  causer  de  grands 
malheurs.  Il  oublia  ainsi  à  peu  près  cette  petite  cir- 


266  CINQ-MARS 

constance  qui  pouvait  n'être  qu'imaginaire,  et,  se 
livrant  aux  douceurs  d'une  sorte  d'apothéose  con- 
tinuelle, monta  à  cheval  dans  la  grande  cour,  servi 
par  de  nobles  pages,  et  entouré  des  plus  brillants 
gentilshommes. 

Le  rendez-vous  royal  est  à  la  ferme  de  l'Ormage;  pen- 
dant que  le  Roi  et  la  cour  suivent  la  chasse,  Cinq-Mars 
et  Fontrailles,  qui  doit  porter  en  Espagne  le  traité,  signé 
des  principaux  conjurés  et  de  Monsieur,  ont  quitté  le 
gros  des  chasseurs  et  chevauchent  d'un  autre  cCté  de 
la  foret,  en  causant  de  l'afTaire  qui  les  intéresse. 

Ils  sont  arrêtés,  au  détour  d'un  chemin,  par  le  capi- 
taine espagnol  dont  il  a  déjà  été  question  et  qui  n'est 
autre  que  Jacques  de  Laubardemont,  fils  du  juge  du 
curé  Grandier  et  aventurier  de  la  pire  espèce. 

Jacques,  ayant  reconnu  les  deux  cavaliers,  leur  révèle 
qu'il  sait  fort  bien  que  Fontrailles,  possesseur  du  traité, 
est  chargé  de  le  porter  en  Espagne.  Il  leur  propose 
même  d'accompagner  celui-ci,  auquel  il  pourra  être 
utile,  car  il  connaît  admirablement  la  frontière  et  tous 
les  sentiers  des  Pyrénées;  à  cette  proposition,  il  a  l'au- 
dace d'en  ajouter  une  autre;  il  offre  en  effet  à  Cinq-Mars 
de  le  débarrasser  du  père  Joseph  dont  il  a,  lui,  Jacques 
de  Laubardemont,  à  se  venger  personnellement,  et  qu'il 
a  vu,  le  jour  précédent,  montant  le  double  escalier  et 
pénétrant  chez  le  Roi,  au  moment  où  le  Grand  Écuyer 
descendait  l'autre  côté  de  la  spirale.  Mais  Cinq-Mars 
repousse  cette  offre  avec  horreur  et  n*accepte  de  Jac- 
ques que  la  première  proposition,  celle  de  servir  de 
guide  à  Fontrailles  à  travers  les  Pyrénées. 

Il  ne  tarde  pas  à  quitter  celui-ci  et  va  retrouver  le 
Roi  avec  lequel  il  revient  à  Paris  quelques  jours  plus 
tard. 

A  peu  de  temps  de  là,  il  a  l'idée  de  grouper  tous  les 
conjurés  par  un  serment  solennel  et  choisit  comme  lieu 
de  réunion  les  salons  de  la  fameuse  Marion  de  Lorme. 


CINQ-MARS    TOMBE    DANS    UN    PIÈGE  267 

22.    —    CIXQ-MARS   TOMBE 
DAXS  UX  PIÈGE 

LE      CONFESSIONNAL 

«    C'est    pour   tous,  beauté    fatale, 
que  je  viens  dans  ce  lieu  terrible  !  » 
Lewis,  le  Moine. 

C'était  le  lendemain  de  l'assemblée  qui  avait  eu 
lieu  chez  Marion  de  Lorme.  Une  neige  épaisse  cou- 
vrait les  toits  de  Paris,  et  fondait  dans  ses  rues  et 
dans  ses  larges  ruisseaux,  où  elle  s'élevait  en  mon- 
ceaux grisâtres,  sillonnés  par  les  roues  de  quelques 
chariots. 

11  était  huit  heures  du  soir  et  la  nuit  était 
sombre  ;  la  ville  du  tumulte  était  silencieuse  à  cause 
de  lépais  tapis  que  l'hiver  y  avait  jeté.  Il  empêchait 
d'entendre  le  bruit  des  roues  sur  la  pierre,  et  celui 
des  pas  du  cheval  ou  de  l'homme.  Dans  une  rue 
étroite  qui  serpente  autour  de  la  vieille  église  de 
Saint-Eustache,  un  homme,  enveloppé  dans  son 
manteau,  se  promenait  lentement,  et  cherchait  à  dis- 
tinguer si  rien  ne  paraissait  au  détour  de  la  place; 
souvent  il  s'asseyait  sur  lune  des  bornes  de  l'église, 
se  mettant  à  1  abri  de  la  fonte  des  neiges  sous  ces 
statues  horizontales  de  saints  qui  sortent  du  toit  de 
ce  temple,  et  s'allongent  presque  de  toute  la  largeur 
de  la  ruelle,  comme  des  oiseaux  de  proie  qui,  prêts 
à  s  abattre,  ont  reployé  leurs  ailes.  Souvent  ce 
vieillard,  ouvrant  son  manteau,  frappait  ses  bras 
contre  sa  poitrine  en  les  croisant  et  les  étendant 
rapidement  pour  se  réchauffer,  ou  bien  soufflait 
dans  ses  doigts,  que  garantissait  mal  du  froid  une 
paire  de  gants  de  buffle  montant  jusqu'au  coude. 
Enfin,  il  aperçut  une  petite  ombre  qui  se  détachait 
sur  la  neige  et  glissait  contre  la  muraille. 


268  CINQ-MARS 

—  Ah!  santa  Mariai  quels  vilains  pays  que  ceux 
du  Xord  !  dit  une  petite  voix  en  tremblant.  Ah  I  le 
duzé  di  ^lanloue!  que  ze  voudrais  y  cire  encore, 
mon  vieux  Grandchamp! 

—  Allons  !  allons  !  ne  parlez  pas  si  haut,  répondit 
brusquement  le  vieux  domestique;  les  murs  de 
Paris  ont  des  oreilles  de  cardinal,  et  surtout  les 
églises.  Votre  maîtresse  est-elle  entrée?  mou  maître 
latlcndait  à  la  porte. 

—  Oui,  oui,  elle  est  entrée  dans  l'église. 

—  Taisez-vous,  dit  Grandchamp,  le  sou  de  l'hor- 
loge est  fêlé,  c'est  mauvais  signe. 

—  Celte  horloge  a  sonné  l'heure  d'un  rendez- 
vous. 

—  Pour  moi,  elle  sonne  une  agonie.  Mais  taisez- 
vous,  Laura,  voici  trois  manteaux  qui  passent. 

Ils  laissèrent  passer  trois  hommes,  (irandchamp 
les  suivit,  s'assura  du  chemin  qu'ils  prenaient,  et 
revint  s'asseoir;  il  soupira  profondément. 

—  La  neige  est  froide,  Laura,  et  je  suis  vieux. 
M.  le  Grand  aurait  bien  pu  choisir  un  autre  de  ses 
gens  pour  rester  en  sentinelle  comme  je  fais  pen- 
dant qu'il  fait  1  amour.  C'est  bon  pour  vous  de 
porter  des  poulets  et  des  petits  rubans,  et  des  por- 
traits et  autres  fariboles  pareilles;  pour  moi,  on 
devrait  me  traiter  avec  plus  de  considération,  et 
^L  le  maréchal  n'aurait  pas  fait  cela.  Les  vieux 
domestiques  font  respecter  une  maison. 

—  Votre  maître  est-il  arrivé  depuis  longtemps, 
caro  a  Illico? 

—  Et  crtra.' caro  .'laissez-moi  tranquille.  Il  y  avait 
une  heure  que  nous  gelions  quand  vous  êtes  arri- 
vées toutes  les  deux;  j'aurais  eu  le  temps  de  fumer 
trois  pipes  turques.  Faites  votre  affaire,  et  allez 
voir  aux  autres  entrées  de  l'église  s'il  rôde  quel- 


CINQ-MARS    TOMBE    DANS    VN    PIÈGE  269 

qu'un  de  suspect;  puisqu  il  n'y  a  que  deux  vedettes, 
il  faut  qu'elles  battent  le  champ. 

—  Ah!  Signor  Jesu !  a3L\ûir  personne  à  qui  dire 
une  parole  amicale  quand  il  fait  si  froid!  Et  ma 
pauvre  maîtresse  !  venir  à  pied  depuis  l'hôtel  de 
Xevers.  Ah!  Amore  qui  régna,  amore! 

—  Allons!  Italienne,  fais  volte-face,  te  dis-je;  que 
je  ne  t'entende  plus  avec  ta  langue  de  musique. 

—  Ah  I  Jésus!  la  grosse  voix,  cher  Grandchamp  ! 
vous  étiez  bien  plus  aimable  à  Chaumont,  dans  la 
Turena,  quand  vous  me  parliez  de  miei  occhi  noirs. 

—  Tais-toi,  bavarde  I  encore  une  fois,  ton  italien 
n'est  bon  qu'aux  baladins  et  aux  danseurs  de  corde, 
pour  amuser  les  chiens  savants. 

—  Ah!  Italia  mia  !  Grandchamp,  écoutez-moi.  et 
vous  entendrez  le  langage  de  la  Divinité.  Si  vous 
étiez  un  galant  uonio.  comme  celui  qui  a  fait  ceci 
pour  une  Laura  comme  moi... 

Et  elle  se  mit  à  chanter  à  demi-voix  : 

Lieti  fiori  e  felici,  e  ben  nate  erbe 
Che  Madona  pensanda  prcmer  sole; 
Piags^a  ch'  ascolti  su  dolci  parole 
E  del  bel  piede  alcun  vestig-io  serbe  *. 

Le  vieux  soldat  était  peu  accoutumé  à  la  voix 
dune  jeune  fille;  et,  en  général,  lorsqu'une  femme 
lui  parlait,  le  ton  qu  il  j^renait  en  lui  répondant 
était  toujours  flottant  entre  une  politesse  gauche  et 
la  mauvaise  humeur.  Cependant,  cette  fois,  en 
faveur  de  la  chanson  italienne,  il  sembla  s  attendrir, 
et  retroussa  sa  moustache,  ce  qui  était   chez  lui  un 


1.     Rive  où  Laure  égarait  ses  pas  et  ses  pensées, 
Qui  de  sa  voix  touchante  écoutais  les  accents; 
Fleurs  qui  de  vos  parfums  lui  présentiez  l'encens. 
Que  ses  pieds  délicats  ont  doucement  pressées. 

Pétrarque,  trad.  de  Saint-Geniez, 


270  CI.NQ-MARS 

signe  d'embarras  et  de  détresse;  il  fit  entendre 
môme  un  bruit  rauque  assez  semblable  au  rire,  et 
dit  : 

—  C'est  assez  gentil,  mordieu!  cela  me  rappelle 
le  siège  de  Casai;  mais  tais-toi,  petite;  je  n'ai  pas 
encore  entendu  venir  l'abbé  Quillet,  cela  m'inquiète; 
il  faut  qu'il  soit  arrivé  avant  nos  deux  jeunes  gens, 
et  depuis  longtemps... 

Laura,  qui  avait  peur  d  être  envoyée  seule  sur  la 
place  Saint-Eustache,  lui  dit  qu'elle  était  bien  sûre 
que  l'abbé  était  entré  tout  à  l'heure,  et  continua  : 

Ombrose  selve,  ove  percote  il  sole 
Che  vi  fa  co'  suoi  reggi  alte  e  superbe. 

—  Hon  I  dit  eu  grommelant  le  bonhomme,  j'ai  les 
pieds  dans  la  neige  et  une  gouttière  dans  l'oreille; 
j'ai  le  froid  sur  la  tète  et  la  mort  dans  le  cœur,  et  lu 
ne  me  chantes  que  des  violettes,  du  soleil,  des 
herbes  et  de  l'amour  :  tais-toi! 

Et,  s'eufouçant  davantage  sous  l'ogive  du  temple, 
il  laissa  tomber  sa  vieille  tête  et  ses  cheveux  blanchis 
sur  ses  deux  mains,  pensif  et  immobile.  Laura  n'osa 
plus  lui  parler. 

Mais,  pendant  que  sa  femme  de  chambre  était 
allée  trouver  Grandchamp,  la  jeune  et  tremblante 
Marie  avait  poussé,  d'une  main  timide,  la  porte 
battante  de  l'église  :  elle  avait  rencontré  là  Cinq- 
Mars,  debout,  déguisé,  et  attendant  avec  inquiétude. 
A  peine  l'eut-elle  reconnu  qu'elle  marcha  d'un  pas 
précipité  dans  le  temple,  tenant  son  masque  de 
velours  sur  son  visage,  et  courut  se  réfugier  dans 
un  confessionnal,  tandis  qu'Henri  refermait  avec 
soin  la  porte  de  l'église  qu'elle  avait  franchie.  Il 
s'assura  qu'on  ne  pouvait  l'ouvrir  du  dehors,  et 
vint    après    elle    s'agenouiller,    comme    d'habitude. 


CINQ-MARS    TOMBE    DANS    U.N    PIEGE  271 

dans  le  lieu  de  la  pénitence.  Arrivé  une  heure  avant 
elle  avec  son  vieux  valet,  il  avait  trouvé  cette  porte 
ouverte,  signe  certain  et  convenu  que  labbé  Qaillet, 
son  gouverneur,  l'attendait  à  sa  place  accoutumée. 
Le  soin  qu'il  avait  d'empêcher  toute  surprise  le  fit 
rester  lui-même  à  garder  cette  entrée  jusqu'à  l'ar- 
rivée de  Marie  :  heureux  de  voir  l'exactitude  du  bon 
-abbé,  il  ne  voulut  pourtant  pas  quitter  son  poste 
pour  l'en  aller  remercier.  C'était  un  second  père 
pour  lui,  à  cela  près  de  1  autorité,  et  il  agissait  avec 
ce  bon  prêtre  sans  beaucoup  de  cérémonie. 

La  vieille  paroisse  de  Saint-Eustache  était  obs- 
cure; seulement,  avec  la  lampe  perpétuelle,  brû- 
laient quatre  flambeaux  de  cire  jaune,  qui,  attachés 
au-dessus  des  bénitiers  ,  contre  les  principaux 
piliers,  jetaient  une  lueur  rouge  sur  les  marbres 
bleus  et  noirs  de  la  basilique  déserte.  La  lumière 
pénétrait  à  peine  dans  les  niches  enfoncées  des 
ailes  du  pieux  bâtiment.  Dans  Tune  de  ces  cha- 
pelles, et  la  plus  sombre,  était  ce  confessionnal, 
dont  une  grille  de  fer  assez  élevée,  et  doublée  de 
planches  épaisses,  ne  laissait  apercevoir  que  le 
petit  dôme  et  la  croix  de  bois.  Là  s'agenouillèrent, 
de  chaque  côté,  Cinq-Mars  et  Marie  de  Mantoue; 
ils  ne  se  voyaient  qu'à  peiue,  et  trouvèrent  que, 
selon  son  usage,  l'abbé  Quillet.  assis  entre  eux,  les 
avait  entendus  depuis  longtemps.  Ils  pouvaient 
entrevoir,  à  travers  les  petits  grillages,  l'ombre  de 
son  camail.  Henri  d'Effiat  s'était  approché  lente- 
ment; il  venait  arrêter  et  régler,  pour  ainsi  dire, 
le  reste  de  sa  destinée.  Ce  n'était  plus  devant  son 
Roi  qu'il  allait  paraître,  mais  devant  une  souveraine 
plus  puissante,  devant  celle  pour  laquelle  il  avait 
entrepris  son  immense  ouvrage.  11  allait  éprouver 
sa  foi  et  tremblait. 


272  CINQ-MARS 

Il  frémit  surtout  lorsque  sa  jeune  fiancée  fut  age- 
nouillée en  face  de  lui;  il  frémit  parce  qu'il  ne  put 
s'empêcher,  à  l'aspect  de  cet  ange,  de  sentir  tout  le 
bonheur  qu'il  pourrait  perdre;  il  n'osa  parler  le 
premier,  et  demeura  encore  un  instant  à  contempler 
sa  tête  dans  l'ombre,  cette  jeune  tête  sur  laquelle 
reposaient  toutes  ses  espérances.  Malgré  son  amour, 
toutes  les  fois  qu'il  la  voyait,  il  ne  pouvait  se 
garantir  de  quelque  effroi  d'avoir  tant  entrepris 
pour  une  enfant  dont  la  passion  n'était  qu'un  faible 
reflet  de  la  sienne,  et  qui  n'avait  peut-être  pas 
apprécié  tous  les  sacrifices  qu'il  avait  faits,  son 
caractère  ployé  pour  elle  aux  complaisances  d'un 
courtisan  condamne  aux  intrigues  et  aux  souffrances 
de  l'ambition,  livré  aux  combinaisons  profondes,  aux 
criminelles  méditations,  aux  sombres  et  violents 
travaux  d'un  conspirateur.  Jusque-là,  dans  leurs 
secrètes  et  chastes  entrevues,  elle  avait  toujours 
reçu  chaque  nouvelle  de  ses  progrès  dans  sa  car- 
rière avec  les  transports  de  plaisir  d'un  enfant, 
mais  sans  apprécier  la  fatigue  de  chacun  de  ces  pas 
si  Tjesants  que  l'on  fait  vers  les  honneurs,  et  lui 
demandant  toujours  avec  naïveté  quand  il  serait 
Connétable  enfin,  et  quand  ils  se  marieraient,  comme 
si  elle  eût  demandé  quand  il  viendrait  au  Carrousel, 
et  si  le  temps  était  serein.  Jusque-là,  il  avait  souri 
de  ces  questions  et  de  cette  ignorance,  pardonnable 
à  dix-huit  ans  dans  une  jeune  fille  née  sur  un  trône 
et  accoutumée  à  des  grandeurs  pour  ainsi  dire  natu- 
relles et  trouvées  autour  d'elle  en  venant  à  la  vie; 
mais,  à  cette  heure,  il  fit  de  plus  sérieuses  réflexions 
sur  ce  caractère,  et  lorsque,  sortant  presque  de 
l'assemblée  imposante  des  conspirateurs,  représen- 
tants de  tous  les  ordres  du  royaume,  son  oreille, 
où    résonnaient   encore  les  voix  mâles  qui  avaient 


CINQ-MARS    TOMBE    DANS    UN    PIEGE  273 

juré  d'entreprendre  une  vaste  guerre,  fut  frappée 
des  premières  paroles  de  celle  pour  qui  elle  était 
commencée,  il  craignit,  pour  la  première  fois,  que 
cette  sorte  d'innocence  ne  fût  de  la  légèreté  et  ne 
s'étendît  jusqu'au  cœur  :  il  résolut  de  l'approfondir. 

—  Dieu!  que  j'ai  peur,  Henri  1  dit-elle  en  entrant 
dans  le  confessionnal;  vous  me  faites  venir  sans 
gardes,  sans  carrosses;  je  tremble  toujours  d'être 
vue  de  mes  gens  en  sortant  de  l'hôtel  de  Nevers. 
Faudra-t-il  donc  me  cacher  encore  longtemps  comme 
une  coupable?  La  Reine  n'a  pas  été  contente  lorsque 
je  le  lui  ai  avoué;  si  elle  m'en  parle  encore,  ce  sera 
avec  son  air  sévère  que  vous  connaissez,  et  qui  me 
fait  toujours  pleurer  :  j'ai  bien  peur. 

Elle  se  tut,  et  Cinq-Mars  ne  répondit  que  par  un 
profond  soupir. 

—  Quoi!  vous  ne  me  parlez  pas!  dit-elle. 

—  Sont-ce  bien  là  toutes  vos  terreurs  ?  dit  Cinq- 
Mars  avec  amertume. 

—  Dois-je  en  avoir  de  plus  grandes?  O  mon  ami! 
de  quel  ton,  avec  quelle  voix  me  parlez-vous!  ètes- 
vous  fâché  parce  que  je  suis  venue  trop  tard? 

—  Trop  tôt,  madame,  beaucoup  trop  tôt,  pour 
les  choses  que  vous  devez  entendre,  car  je  vous  en 
vois  bien  éloignée. 

Marie,  affligée  de  l'accent  sombre  et  amer  de  sa 
voix,  se  prit  à  pleurer. 

—  Hélas!  mon  Dieu!  qu"ai-je  donc  fait,  dit-elle, 
pour  que  vous  m'appeliez  madame  et  me  traitiez  si 
durement  ? 

—  Ah!  rassurez-vous,  reprit  Cinq-Mars,  mais 
toujours  avec  ironie.  En  effet,  vous  n'êtes  pas  cou- 
pable; mais  je  le  suis,  je  suis  seul  à  l'être  ;  ce  n'est 
pas  envers  vous,  mais  pour  vous. 

—  Avez-vous  donc  fait  du  mal  ?  Avez-vous  ordonné 


274  CINQ-MARS 

la  mort  de  quelqu'un?  Oh!  non,  j'ensuis  bien  sûre, 
vous  êtes  si  bon! 

—  Eh  quoi!  dit  Cinq-Mars,  n'êtes-vous  pour  rien 
dans  mes  projets?  ai-je  mal  compris  votre  pensée 
lorsque  vous  me  regardiez  chez  la  Reine?  ne  sais-je 
plus  lire  dans  vos  yeux?  le  feu  qui  les  animait  était- 
ce  un  grand  amour  pour  Pv.ichelieu?  cette  admira- 
tion que  vous  promettiez  à  celui  qui  oserait  tout 
dire  au  Roi,  qu'est-elle  devenue?  Est-ce  un  men- 
songe que  tout  cela? 

Marie  fondait  en  larmes. 

—  Vous  me  parlez  toujours  d'un  air  contraint,  dit- 
elle  :  je  ne  l'ai  point  mérité.  Si  je  ne  vous  dis  rien 
de  cette  conjuration  elfrayante,  croyez-vous  que  je 
l'oublie  ?  ne  me  trouvez-vous  pas  assez  malheureuse  ? 
avez-vous  besoin  de  voir  mes  pleurs  ?  les  voilà.  J'en 
verse  assez  en  secret,  Henri;  croyez  que,  si  j'ai 
évité,  dans  nos  dernières  entrevues,  ce  terrible 
sujet,  c'était  de  crainte  d'en  trop  apprendre  :  ai-je 
une  autre  pensée  que  celle  de  vos  dangers?  ne  sais- 
je  pas  bien  que  c'est  pour  moi  que  vous  les  courez? 
Hélas!  si  vous  combattez  pour  moi,  n'ai-je  pas  aussi 
à  soutenir  des  attaques  non  luoins  cruelles?  Plus 
heureux  que  moi,  vous  n'avez  h  combattre  que  la 
haine,  tandis  que  je  lutte  contre  lamitié  :  le  Car- 
dinal vous  opposera  des  hommes  et  des  armes  ; 
mais  la  Reine,  la  douce  Anne  d'Autriche,  n'emploie 
que  de  tendres  conseils,  des  caresses,  et  quelque- 
fois des  larmes. 

—  Touchante  et  invincible  contrainte,  dit  Cinq- 
Mars  avec  amertume,  pour  vous  faire  accepter  un 
trône.  Je  conçois  que  vous  ayez  besoin  de  quelques 
efforts  contre  de  telles  séductions  ;  mais  avant, 
madame,  il  importe  de  vous  délier  de  vos  serments. 

—  Hélas!  grand  Dieu?  qu'y  a-t-il  contre  nous? 


CINQ-MARS    TOMBE    DA>S    UX    PIEGE  275 

—  Il  y  a  Dieu  sur  nous,  et  contre  nous,  reprit 
Henri  d'une  voix  sévère;  le  Roi  ma  trompé. 

L'abbé  sasrita  dans  le  confessionnal.  Marie  s'écria  : 

—  Voilà  ce  que  je  pressentais  ;  voilà  le  malheur 
que  j'entrevoyais.  Est-ce  moi  qui  l'ai  causé? 

—  Il  m'a  trompé  en  me  serrant  la  main,  pour- 
suivit Cinq-Mars;  il  m'a  trahi  par  le  vil  Joseph 
qu  on  m  offre  de  poignarder. 

L  abbé  fit  un  mouvement  d'horreur  qui  ouvrit  à 
demi  la  porte  du  confessionnal. 

—  Ah  I  mon  père,  ne  craignez  rien,  continua  Henri 
d'Effiat;  votre  élève  ne  frappera  jamais  de  tels 
coups.  Ils  s'entendront  de  loin,  ceux  que  je  prépare, 
et  le  grand  jour  les  éclairera;  mais  il  me  reste  un 
devoir  à  remplir,  un  devoir  sacré  :  voyez  votre 
enfant  s'immoler  devant  vous.  Hélas!  je  n'ai  pas 
vécu  longtemps  pour  le  bonheur  :  je  viens  le 
détruire  peut-être,  par  votre  main,  la  même  qui 
l'avait  consacré. 

II  ouvrit,  en  parlant  ainsi,  le  léger  grillage  qui  le 
séparait  de  son  vieux  gouverneur;  celui-ci,  gardant 
toujours  un  silence  surprenant,  avança  le  camail  sur 
son  front. 

—  Rendez,  dit  Cinq-Mars  d'une  voix  moins  ferme, 
rendez  cet  anneau  nuptial  à  la  duchesse  de  Man- 
toue  ;  je  ne  puis  le  garder  qu'elle  ne  me  le  donne 
une  seconde  fois,  car  je  ne  suis  plus  le  même  quelle 
promit  d'épouser. 

Le  prêtre  saisit  brusquement  la  bague  et  la  passa 
au  travers  des  losanges  du  grillage  opposé;  cette 
marque  d'indifférence  étonna  Cinq-Mars. 

—  Eh  quoi!  mon  père,  dit-il,  ètes-vous  aussi 
changé  ? 

Cependant  Marie  ne  pleurait  plus  ;  mais,  élevant 
sa  voix  angélique  qui  éveilla  un  faible  écho  le  long 


276  CINQ-MARS 

des  ogives  du  temple,  comme  le  plus  doux  soupir 
de  l'orgue,  elle  dit  : 

—  O  mon  ami  !  ne  soyez  plus  en  colère,  je  ne  vous 
comprends  pas;  pouvons-nous  rompre  ce  que  Dieu 
vient  d'unir,  et  pourrais-je  vous  quitter  quand  je 
vous  sais  malheureux!  Si  le  Roi  ne  vous  aime  plus, 
du  moins  vous  êtes  assuré  qu'il  ne  viendra  pas  vous 
faire  du  mal,  puisqu'il  n'en  a  pas  fait  au  Cardinal, 
qu'il  n'a  jamais  aimé.  Vous  croyez-vous  perdu  parce 
qu'il  n'aura  pas  voulu  peut-être  se  séparer  de  sou 
vieux  serviteur?  Eh  bien,  attendons  le  retour  de  son 
amitié;  oubliez  ces  conspirateurs  qui  m'effrayent. 
S'ils  n'ont  plus  d'espoir,  j'en  remercie  Dieu,  je  ne 
tremblerai  plus  pour  vous.  Qu'avcz-vous  donc, 
mou  ami,  et  pourquoi  nous  affliger  inutilement?  La 
Reine  nous  aime,  et  nous  sommes  tous  deux  bien 
jeunes,  attendons.  L'avenir  est  beau,  puisque  nous 
sommes  unis  et  sûrs  de  nous-mêmes.  Racontez-moi 
ce  que  le  Roi  vous  disait  à  Chambord.  Je  vous  ai 
suivi  longtemps  des  yeux.  Dieu  !  que  cette  partie  de 
chasse  fut  triste  pour  moi! 

—  11  m'a  trahi!  vous  dis-je,  répondit  Cinq-Mars; 
et  qui  l'aurait  pu  croire,  lorsque  vous  l'avez  vu  nous 
serrant  la  main,  passant  de  son  frère  à  moi  et  au 
duc  de  Bouillon ,  qu'il  se  faisait  instruire  des 
moindres  détails  de  la  conjuration,  du  jour  même 
où  l'on  arrêterait  Richelieu  à  Lyon,  fixait  le  lieu  de 
son  exil  (car  ils  voulaient  sa  mort;  mais  le  souvenir 
de  mon  père  me  fit  demander  sa  vie)  ?  Le  Roi  disait 
que  lui-même  dirigerait  tout  à  Perpignan;  et  cepen- 
dant Joseph,  cet  impur  espion,  sortait  du  cabinet 
des  Lys!  O  Marie!  vous  l'avouerai-je?  au  moment  où 
je  l'ai  appris,  mon  âme  a  été  bouleversée;  j'ai  douté 
de  tout,  et  il  m'a  semblé  que  le  centre  du  monde 
chancelait  en  voyant  la  vérité  quitter  le  cœur  d'un 


CINQ-MARS    TOMBE    DANS    U.N    PIEGE  2/ y 

Roi.  Je  voyais  s'écrouler  tout  notre  édifice  :  une 
heure  encore,  et  la  conjuration  s'évanouissait;  je 
vous  perdais  pour  toujours  ;  un  moyen  me  restait,  je 
l'ai  employé. 

—  Lequel?  dit  Marie. 

—  Le  traité  d'Espagne  était  dans  ma  main,  je  1  ai 
signé. 

—  O  ciell  déchirez-le. 

—  Il  est  parti. 

—  Qui  le  porte? 

—  Fontrailles. 

—  Rappelez-le. 

—  II  doit  avoir  déjà  dépassé  les  défilés  d'Olorou, 
dit  Cinq-Mars,  se  levant  debout.  Tout  est  prêt  à 
Madrid;  tout  à  Sedan;  des  armées  m'attendent, 
Marie  ;  des  armées  1  et  Richelieu  est  au  milieu  d  elles  1 
Il  chancelle,  il  ne  faut  plus  qu  un  seul  coup  pour  le 
renverser,  et  vous  êtes  à  moi  pour  toujours,  à 
Cinq-Mars  triomphant! 

—  A  Cinq-Mars  rebelle,  dit-elle  en  gémissant. 

—  Eh  bien,  oui,  rebelle,  mais  non  plus  favori! 
R.ebelle,  criminel,  digne  de  léchafaud,  je  le  sais! 
s  écria  ce  jeune  homme  passionné  en  retombant  à 
genoux;  mais  rebelle  par  amour,  rebelle  pour  vous, 
que  mon  épée  va  conquérir  enfin  tout  entière. 

—  Hélas  !  l'épée  que  l'on  trempe  dans  le  sang  des 
siens  n'est-elle  pas  un  poignard? 

—  Arrêtez,  par  pitié,  Marie!  Que  des  rois 
m  abandonnent,  que  des  guerriers  me  délaissent, 
j'en  serai  plus  ferme  encore;  mais  je  serai  vaincu 
par  un  mot  de  vous,  et  encore  une  fois  le  temps  de 
réfléchir  est  passé  pour  moi;  oui,  je  suis  criminel, 
c  est  pourquoi  j'hésite  à  me  croire  encore  digne 
de  vous.  Abandonnez-moi,  Marie,  reprenez  cet 
anneau. 

16 


278  CINQ-MARS 

—  Je  ne  le  puis,  dit-elle,  car  je  suis  votre  femme, 
quel  que  vous  soyez. 

—  Vous  leuteudez,  mon  père,  dit  Cinq-Mars, 
transporté  de  bonheur;  bénissez  cette  seconde 
union,  c  est  celle  du  dévouement,  plus  belle  encore 
que  celle  de  l'amour.  Qu'elle  soit  à  moi  tant  que  je 
vivrai  ! 

Sans  répondre,  1  abbé  ouvrit  la  porte  du  confes- 
sionnal, sortit  brusquement,  et  fut  hors  de  l'église 
avant  que  Cinq-Mars  eût  le  temps  de  se  lever  pour 
le  suivre. 

—  Où  allez-vous?  qu'avez-vous?  s'écria-t-il. 
Mais    personne    ne    paraissait    et    ne    se    faisait 

entendre. 

—  Ne  criez  pas,  au  nom  du  ciel!  dit  Marie,  ou  je 
suis  perdue!  il  a  sans  doute  entendu  quelqu'un  dans 
l'église. 

Mais,  troublé  et  sans  lui  répondre,  d  Efiîat, 
s'élançant  sous  les  arcades  et  cherchant  en  vain  son 
gouverneur,  courut  à  une  porte  qu'il  trouva  fermée; 
tirant  son  épée,  il  fit  le  tour  de  l'église,  et,  arrivant 
à  1  entrée  que  devait  garder  Grandchamp,  il  l'appela 
et  écouta. 

—  Lâchez-le  à  présent,  dit  une  voix  au  coin  de 
la  rue. 

Et  des  chevaux  partirent  au  galop. 

—  Grandchamp,   répondras-tu?    cria    Cinq-Mars. 

—  A  mon  secours,  Henri,  mon  cher  enfant! 
répondit  la  voix  de  l'abbé  Quillet. 

—  Eh!  d'où  venez-vous  donc?  Vous  m'exposez! 
dit  le  Grand  Écuyer  s'approchant  de  lui. 

Mais  il  s'aperçut  que  son  pauvre  gouverneur, 
sans  chapeau,  sous  la  neige  qui  tombait,  n'était  pas 
en  état  de  lui  répondre. 

—  Ils  m'ont  arrêté,  dépouillé,  criait-il,  les  scélé- 


CINO-MARS     TOMBE    DA^•S    UN    PIÈGE  279 

rats!  les   assassins!   ils  m'ont   empêché    d'appeler, 
ils  mont  serré  les  lèvres  avec  un  mouchoir. 

A  ce  bruit,  Grandchamp  survint  enfin,  se  frottant 
les  yeux  comme  un  homme  qui  se  réveille.  Laura, 
épouvantée,  courut  dans  l'église  près  de  sa  maî- 
tresse; tous  rentrèrent  précijjitamment  pour  rassu- 
rer Marie,  et  entourèrent  le  vieil  abbé. 

—  Les  scélérats  !  ils  m'ont  attaché  les  mains 
comme  vous  voyez,  ils  étaient  plus  de  vingt;  ils 
m  ont  pris  la  clef  de  cette  porte  de  l'église. 

—  Quoi!  tout  à  l'heure?  dit  Cinq-Mars:  et  pour 
quoi  nous  quittez-vous? 

—  Vous  quitter!  Il  y  a  plus  de  deux  heures  qu'ils 
me  tiennent  1 

—  Deux  heures!  s  écria  Henri  effrayé. 

—  Ah!  malheureux  vieillard  que  je  suis!  cria 
Grandchamp,  jai  dormi  pendant  le  danger  de  mon 
maître!  c'est  la  première  fois! 

—  Vous  n'étiez  donc  pas  avec  nous  dans  le  con- 
fessionnal? poursuivit  Ciaq-Mars  avec  anxiété, 
tandis  que  Marie  tremblante  se  pressait  contre  son 
bras. 

—  Eh  quoi!  dit  l'abbé,  navez-vous  pas  vu  le 
scélérat  à  qui  ils  ont  donné  ma  clef? 

—  rSon!  qui?  dirent-ils  tous  à  la  fois. 

—  Le  père  Joseph  !  répondit  le  bon  prêtre. 

—  Fuyez!  vous  êtes  perdu!  s'écria  Marie. 

Bien  qu'étroitement  surveillés  durant  leur  vovage  à 
travers  la  France.  Fontrailles  et  Jacques  de  Lauiarde- 
mont  sont  cependant  parvenus  à  g-agner  les  Pvrénées. 
Encore  quelques  heures,  et  ils  auront  franchi  la  fron- 
tière! 

Mais  c'est  là  justement  que.  devant  eux.  se  dresse  un 
obstacle  presque  insurmontable;  toutes  les  routes  sont 
gardées,  tous  les  sentiers  parcourus  par  des  patrouilles 


280  CINQ-MARS 

et  des  rondes.  On  a  été  prévenu  de  leur  passage  et  on 
les  cherche  ;  c'est  ce  qu'un  aventurier,  jadis  compagnon  de 
Jacques,  révèle  brutalement  à  celui-ci,  sans  savoir  qu'il 
parle  devant  un  de  ceux  dont  il  est  question  :  «  On 
recherche  deux  coquins  qui  ont  un  papier  pour  amener 
l'Espagnol  en  France!  »  Or,  à  cette  époque,  l'Espagnol 
était  pour  le  Français  l'ennemi  acharné,  héréditaire, 
comme  l'avait  ^\é  et  allait  l'être  encore  l'Anglais, 
comme  devait  l'être  plus  tard  le  Prussien. 

Fontraillcs  et  Jacques  décident  alors  de  se  séparer. 
Un  homrne  seul  passe  plus  facilement.  On  se  retrouvera 
au  delà  do  la  frontière,  sur  le  territoire  espagnol  et. 
comme  Jacques  connaît  les  moindres  détours  de  la 
montagne,  c'est  lui  qui  portera  le  traité. 

Mais  .T^cques,  malgré  son  habileté,  tombe  bientôt  au 
milieu  d'une  ronde  commandée  par  son  père,  le  juge  de 
Loudun.  Celui-ci,  voyant  son  fils  seul,  devine  ce  qui 
s'est  passé;  il  exige  qu'il  lui  remette  le  traité  et 
Jacques,  pour  se  soustraire  aux  gens  de  police,  se  pré- 
i  ipite  au  bas  du  rocher  sur  lequel  il  se  trouve  ;  mais, 
au  iteu  de  la  terre  ferme,  il  ne  rencontre  qu'une  vase 
liquide  dans  laquelle  il  enfonce  et  va  se  perdre,  si  un 
prompt  secours  ne  lui  est  porté,  secours  qu'il  réclame 
de  son  père  et  que  ce  dernier  lui  promet  s'il  lui  donne 
d  abord  le  traité.  Epouvanté,  car  il  enfonce  de  plus  en 
plus,  Jacques  tend  le  rouleau  contenant  le  traité  à  son 
père  qui  s'en  saisit  et  qui  se  sauve,  laissant  le  malheu- 
reux s  enlizer  complètement  dans  la  vase. 

Ce  traité,  le  juge  Laubardemont  va  le  porter  à  Riche- 
lie»  qui,  toujours  à  Narbonne,  l'attend  avec  une  impa- 
tience fébrile,  car,  une  fois  en  possession  de  ce  docu- 
ment, il  sait  que  Cinq-Mars,  quoi  qu'il  puisse  faire,  est 
derdu  d'avance. 

Celui-ci,  cependant,  est  bien  près  de  réussir;  car  le 
soir  même  où  Richelieu  vient  de  recevoir  le  traité,  les 
troupes  royales  campées  sous  les  murs  de  Perpignan 
ont  pris  les  armes  et  attendent  des  ordres;  c'est  Cinq- 
Mars  —  ayant  de  Thou  à  ses  côtés  —  qui  les  com- 
mande. 

II  va  donner  le  signal  du  départ,  c  est-à-dire  de  la 
marche  sur  Narbonne,  lorsqu'un  courrier  lui  apporte 
une  lettre,  venant  de  la  Reine. 


CINQ-MARS    TOMBE    DA^;S    U>'    PIÈGE  281 

Anne  d'Autriche  expose  ou  laisse  entendre  à  Cinq- 
Mars  qu'elle  ne  considère  pas  comme  sérieux  les  ser- 
ments échangés  entre  lui  et  Marie  de  Mantoue  en  dehors 
de  l'autorisation  royale,  que  Marie,  étant  de  maison 
souveraine,  doit  élever  ses  regards  plus  haut,  et  qu'enfin, 
en  ce  mom^ent  la  princesse  aurait  l'occasion  de  s'allier 
à  un  prince,  héritier  de  l'une  des  couronnes  les  plus 
enviables  et  les  plus  enviées  de  l'Europe,  car  c'est  ainsi 
qu'il  faut  considérer  le  palatin  de  Posnanie  qui  fait 
alors  très  brillante  figure  à  la  cour  de  Saint-Germain. 

C'est  là  que  se  trouve  et  que  la  princesse  a  vu  ce 
jeune  et  beau  prince  qui  l'a  charmée  par  son  esprit. 

Cinq-Mars,  par  cette  lettre,  est  accablé;  car  il  a 
compris  ce  que  voulait  dire  et  aussi  ce  que  ne  disait 
pas  la  Reine.  Marie  est  ambitieuse  et  prête  à  se  laisser 
séduire  par  l'espoir  d'un  trône,  mais  elle  se  sent  néan- 
moins liée  envers  lui,  simple  Grand  Ecuyer  de  France. 
Doit-il  alors,  par  son  obstination,  faire  le  malheur  de 
celle  qu'il  adore?  D'un  autre  côté,  pourrait-il  vivre  sans 
son  amour? 

Son  parti  est  vite  pris;  par  ces  trois  lignes,  qu'il 
adresse  comme  réponse  à  la  Reine,  il  dégage  Marie, 
mais  il  prononce  en  même  temps  son  arrêt  à  lui-même  : 
«  Marie,  étant  ma  femme,  ne  peut  être  reine  de  Pologne 
qu'après  ma  mort.  Je  meurs.  )> 

Et,  prétextant  une  fausse  alerte,  il  fait  rentrer  l'armée 
dans  ses  cantonnements. 

Désormais  c'en  est  fait;  tout  est  perdu;  il  n'a  plus 
qu'à  attendre  la  vengeance  de  Richelieu  qui  le  livrera  au 
bourreau.  Aussi,  comme  de  Thou,  qui,  sans  en  connaître 
les  raisons,  a  compris  qu'il  se  perdait,  lui  propose  de 
fuir,  il  répond  qu'au  contraire  il  reste,  car  il  se  sent 
condamné.  Et  de  Thou,  véritable  am^i,  restera  donc 
aussi  pour  se  perdre  avec  lui. 

Richelieu,  de  son  côté,  n'a  pas  perdu  de  temps;  au 
moment  où  il  vient  de  recevoir  le  traité  et  de  donner 
Tordre  terrible  de  faire,  à  tout  prix,  disparaître  à 
jamais  les  juges  d'Urbain  Grandier,  le  Roi,  qu'il  atten- 
dait, arrive  de  fort  méchante  humeur  et  lui  expose  tous 
les  griefs  qu'il  a  contre  lui.  Mais  le  Cardinal,  qui  con- 
naît fort  bien  le  caractère  du  monarque,  répond  vive- 
ment, en  lui  reprochant  d  avoir  permis  sa  mo-t:  voyant 


282  CINQ-MARS 

Louis  XIIT  surpris,  il  profite  de  son  trouble  pour  lui 
montrer  le  traité  avec  l'Espagne.  —  ainsi  qu'une  lettre 
de  Monsieur  qui  demande  humblement  son  pardon,  — 
et  termine  en  exigeant  du  Roi  qu'il  décide  entre  son 
premier  ministre  ou  son  grand  écuyer  :  «  Lui  ou  moi  ? 
Sa  tète  ou  la  mienne?  Choisissez!  —  Jamais!  »  répond 
Louis  XIIL 

Richelieu,  blessé,  rappelle  alors  au  Roi  les  services 
qu'il  a  rendus  à  la  France  et  à  la  monarchie  ;  il  lui 
exprime  enfin  le  désir  de  se  retirer,  mais  se  demande 
avec  inquiétude  ce  que  vont  devenir  les  aflfaires  du 
Royaume  :  «  Si  je  m'en  vais,  dit-il  brutalement,  que 
ferez- vous  *  ?  » 


23.  _  LOUIS  XIII  VEUT   RÉGLER   SEUL 

Louis  fut  tiré  de  son  apathique  méditation  par 
l'excès  d'audace  de  ce  discours  ;  il  leva  la  tête  et 
sembla  un  instant  avoir  pris  une  résolution  par 
crainte  d'en  prendre  une  autre. 

—  Eh  bien,  monsieur,  dit-il.  je  répondrai  que  je 
veux  régner  par  moi  seul. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  Richelieu,  mais  je  dois 
vous  prévenir  que  les  aifaircs  du  moment  sont  diffi- 
ciles. Voici  l'heure  où  l'on  m'apporte  mon  travail 
ordinaire. 

—  Je  m'en  charge,  reprit  Louis,  j'ouvrirai  les 
portefeuilles,  je  donnerai  mes  ordres. 

—  Essayez  donc,  dit  Richelieu,  je  me  retire,  et, 
si  quelque  chose  vous   arrcle,  vous  m'appellerez. 

Il  sonna  :  à  l'instant  même  et  comme  s'ils  eussent 
attendu  le  signal,  quatre  vigoureux  valets  de  pied 
entrèrent  et  emportèrent  son  fauteuil  et  sa  personne 
dans  un  autre  appartement  ;  car,  nous  l'avons  dit,  il 
ne    pouvait    plus    marcher.    Eu    passaht     dans    la 

1.  Mémoires  dt  Sully,  1595. 


Lons  xni  VEUT  régner  seul  283 

chambre  où  travaillaient  les  secrétaires,  il  dit  à 
haute  voix. 

—  Quoa  prenne  les  ordres  de  Sa  Majesté. 

Le  Roi  resta  seul.  Fort  de  sa  nouvelle  résolution 
et  lier  d'avoir  une  fois  résisté,  il  voulut  sur-le- 
champ  se  mettre  à  l'ouvrage  politique.  Il  fit  le  tour 
de  1  immense  table,  et  vit  autant  de  portefeuilles 
que  Ion  comptait  alors  d'Empires,  de  Royaumes  et 
de  cercles  dans  l'Europe  ;  il  en  ouvrit  un  et  le 
trouva  divisé  en  cases,  dont  le  nombre  égalait  celui 
des  subdivisions  de  tout  le  pays  auquel  il  était  des- 
tiné. Tout  était  en  ordre,  mais  dans  un  ordre 
effrayant  pour  lui.  parce  que  chaque  note  ne  ren- 
fermait que  la  quintessence  de  chaque  affaire,  si 
l'on  peut  parler  ainsi,  et  ne  touchait  que  le  point 
juste  des  relations  du  moment  avec  la  France.  Ce 
laconisme  était  à  peu  près  aussi  énigmatique  pour 
Louis  que  les  lettres  en  chiffres  qui  couvraient  la 
table.  Là,  tout  était  confusion  :  sur  des  édits  de 
bannissement  et  d  expropriation  des  Huguenots  de  la 
Rochelle  se  trouvaient  jetés  les  traités  avec  Gustave- 
Adolphe  et  les  Huguenots  du  Nord  contre  1  Empire; 
des  notes  sur  le  général  Bannier,  sur  Walstein,  le 
duc  de  Weimar  et  Jean  de  Wert,  étaient  roulées 
pêle-mêle  avec  le  détail  des  lettres  trouvées  dans  la 
cassette  de  la  Reine,  la  liste  de  ses  colliers  et  des 
bijoux  qu'ils  renfermaient  et  la  double  interpréta- 
tion qu'on  eût  pu  donner  à  chaque  phrase  de  ses 
billets.  Sur  la  marge  de  Tun  d'eux  étaient  ces  mots  : 
Sur  quatre  lignes  de  Vécriture  d'un  homme,  on 
peut  lui  faire  un  procès  criminel^.  Plus  loin  étaient 
entassées  les  dénonciations  contre  les  Huguenots,  les 
plans  de  république  qu'ils   avaient  arrêtés  ;  la  divi- 

1.  Mémoires  de  Sully,  1595- 


284  CINQ-MARS 

sion  de  la  France  eu  Cercles,  sous  la  dictature 
annuelle  d'un  chef;  le  sceau  de  cet  État  projeté  y 
était  joint  représentant  un  ange  appuyé  sur  une 
croix,  et  tenant  à  la  main  la  Bible,  qu'il  élevait  sur 
son  front.  A  côté  était  une  liste  des  cardinaux  que 
le  Pape  avait  nommés  autrefois  le  même  jour  que 
l'évêque  de  Luçon  (Richelieu).  Parmi  eux  se  trou- 
vait le  marquis  de  Bédémar,  ambassadeur  et  cons- 
pirateur à  Venise. 

Louis  XIII  épuisait  en  vain  ses  forces  sur  des 
détails  d'une  autre  époque,  cherchant  inutilement 
les  papiers  relatifs  à  la  conjuration,  et  propres  à 
lui  montrer  son  véritable  nœud  et  ce  que  l'on  avait 
tenté  contre  lui-même,  lorsqu'un  petit  homme  d'une 
ligure  olivâtre,  d'une  taille  courbée,  d'une  démarche 
contrainte  et  dévote,  entra  dans  le  cabinet  :  c'était 
un  secrétaire  d'Etat,  nommé  Desnoyers;  il  s'avança 
en  saluant  : 

—  Puis-je  parler  à  Sa  Majesté  des  affaires  du 
Portugal  ?  dit-il, 

—  D'Espagne,  par  cojiséquent,  dit  Louis;  le  Por- 
tugal est  une  province  d'Espagne. 

—  De  Portugal,  insista  Desnoyers.  Voici  le 
manifeste  que  nous  recevons  à  l'instant.  Et  il  lut  : 

a  Don  Juan,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  Portu- 
gal, des  Algarves,  royaume  deçà  d'Afrique,  seigneur 
de  la  Guinée,  conqueste,  navigation  et  commerce  de 
l'Esthiopie,  Arabie,  Perse  et  des  Indes...  » 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela?  dit  le  Roi;  qui  parle 
donc  ainsi  ? 

—  Le  duc  deBragance,  roi  de  Portugal,  couronné 
il  y  a  déjà  une...  il  y  a  quelque  temps.  Sire,  par  un 
homme  appelé  Pinto.  A  peine  remonté  sur  le  trône, 
il  tend  la  main  à  la  Catalogne  révoltée. 

—  La  Catalogne  se   révolte  aussi?  Le   roi  Phi- 


LOUIS    XIII    VEUT    RÉGNER    SEUL  285 

lippe  lY  n'a  donc  plus   pour    premier    ministre    le 
Corate-Duc  ? 

—  Au  contraire,  Sire,  c'est  parce  qu'il  l'a  encore. 
Voici  la  déclaration  des  États  généraux  catalans  à 
Sa  Majesté  Catholique,  contenant  que  tout  le  pays 
prend  les  armes  contre  ses  troupes  sacrilèges  et 
excommuniées.  Le  roi  de  Portugal... 

—  Dites  le  duc  de  Bragance,  reprit  Louis;  je  ne 
reconnais  pas  un  révolté. 

—  Le  duc  de  Bragance  donc,  Sire,  dit  froidement 
le  conseiller  d'Etat,  envoie  à  la  princip.vuté  de  Cata- 
logne son  neveu,  D.  Ignace  de  Mascarenas.  pour 
s  emparer  de  la  protection  de  ce  pays  l'et  de  sa  sou- 
veraineté peut-être,  qu'il  voudrait  ajouter  à  celle 
qu'il  vient  de  reconquérir).  Or,  les  troupes  de 
Votre  Majesté   sont  devant  Perpignan. 

■  —  Eh  bien,  qu'importe?  dit  Louis. 

—  Les  Catalans  ont  le  cœur  plus  français  que 
portugais,  Sire,  et  il  est  encore  temps  d'enlever 
cette  tutelle  au  roi  de...  au  duc  de  Portusral. 

—  Moi,  soutenir  des  rebelles!  vous  osez.' 

—  C'était  le  projet  de  Son  Eminence,  poursuivit 
le  secrétaire  d'Etat;  l'Espagne  et  la  France  sont  en 
pleine  guerre  d'ailleurs,  et  M.  d'Olivarès  n"a  pas 
hésité  à  tendre  la  main  de  Sa  Majesté  Catholique  à 
nos  Huguenots. 

—  C'est  bon  ;  j'y  penserai,  dit  le  Roi;  laissez-moi. 

—  Sire,  les  Etats  généraux  de  Catalogne  sont 
pressés,  les  troupes  d'Aragon  marchent  contre  eux... 

—  Nous  verrons...  Je  me  déciderai  dans  un 
quart  d'heure,  répondit  Louis  XIII. 

Le  petit  secrétaire  d'Etat  sortit  avec  un  air  mécon- 
tent et  découragé.  A  sa  place,  Chavigny  se  présenta, 
tenant  un  portefeuille  aux  armes  britanniques. 

—  Sire,  dit-il,  je  demande  à  Votre    Majesté   des 


286  CI>Q-MARS 

ordres  pour  les  affaires  d  Angleterre.  Les  parle- 
mentaires, sous  le  commandement  du  comte  d'Essex, 
viennent  de  faire  lever  le  siège  de  Glocester;  le 
prince  Rupert  a  livré  à  Newbury  une  bataille  désas- 
treuse et  peu  profitable  à  Sa  Majesté  Britannique. 
Le  Parlement  se  prolonge,  et  il  a  pour  lui  les 
grandes  villes,  les  ports  et  toute  la  population 
presbytérienne.  Le  roi  Charles  I^'"  demande  des 
secours  que  la  Reine  ne  trouve  plus  en  Hollande. 

—  Il  faut  envoyer  des  troupes  à  mon  frère 
d  Angleterre,  dit  Louis.  Mais  il  voulut  voir  les 
papiers  précédents,  et,  en  parcourant  les  notes  du 
Cardinal,  il  trouva  que.  sur  une  première  demande 
du   roi  d'Angleterre,  il  avait  écrit  de  sa  main  : 

a  Faut  réfléchir  longtemps  et  attendre  :  —  les 
Communes  sont  fortes;  —  le  roi  Charles  compte 
sur  les  Ecossais  ;  ils  le  vendront. 

«  Faut  prendre  garde.  Il  y  a  là  un  homme  de 
guerre  qui  est  venu  voir  Vincennes,  et  a  dit  qu'on 
ne  devrait  jamais  frapper  les  princes  quà  la  tête. 
Remarquable  ».  ajoutait  le  Cardinal.  Puis  il  avait 
rayé  ce  mot,  y  substituant  :  «  Redoutable.   » 

Et  plus  bas  : 

n  Cet  homme  domine  Fairfax  ;  —  il  fait  l'inspiré; 
ce  sera  un  grand  homme.  —  Secours  refusé;  — 
argent  perdu.  » 

Le  Roi  dit  alors  : 

—  Non,  non,  ne  précipitez  rien,  j  attendrai. 

—  Mais,  Sire,  dit  Chavigny,  les  événements  sont 
rapides;  si  le  courrier  retarde  d'une  heure,  la  perte 
du  roi  d'Angleterre  peut  s'avancer  d  un  an. 

—  En  sont-ils  là?  demanda  Louis. 

—  Dans  le  camp  des  Indépendants,  on  prêche  la 
République  la  Bible  à  la  main;  dans  celui  des 
Royalistes,  on  se  dispute  le  pas,  et  l'on  rit. 


LOUIS    XIII    VEUT    RÉGNER    SEUL  287 

—  Mais  un  moment  de  bonheur  peut  tout  sauver! 

—  Les  Stuarts  ne  sont  pas  heureux,  Sire,  reprit 
Chavigny  respectueusement,  mais  sur  un  ton  qui 
laissait  beaucoup  à  penser. 

—  Laissez-moi,  dit  le  roi  d'un  ton  d'humeur. 
Le  secrétaire  d'Etat  sortit  lentement. 

Ce  fut  alors  que  Louis  XIII  se  vit  tout  entier,  et 
s'effraya  du  néant  qu'il  trouvait  en  lui-même.  Il 
promena  d'abord  sa  vue  sur  l'amas  de  papiers  qui 
l'entourait,  passant  de  l'un  à  l'autre,  trouvant  par- 
tout des  dangers  et  ne  les  trouvant  jamais  plus 
grands  que  dans  les  ressources  mêmes  qu'il  inven- 
tait. Il  se  leva  et,  changeant  de  place,  se  courba 
ou  plutôt  se  jeta  sur  une  carte  géographique  de 
l'Europe;  il  y  trouva  toutes  ses  terreurs  ensemble, 
au  nord,  au  midi,  au  centre  de  son  royaume;  les 
révolutions  lui  apparaissaient  comme  des  Eumé- 
nides;  sous  chaque  contrée,  il  crut  voir  fumer  un 
volcan;  il  lui  semblait  entendre  les  cris  de  détresse 
des  rois  qui  l'appelaient,  et  les  cris  de  fureur  des 
peuples;  il  crut  sentir  la  terre  de  France  craquer 
et  se  fendre  sous  ses  pieds;  sa  vue  faible  et  fatiguée 
se  troubla,  sa  tète  malade  fut  saisie  d'un  vertige 
qui  refoula  le  sang  vers  son  cœur. 

—  Richelieu  !  cria-t-il  d'une  voix  étouffée  en 
agitant  une  sonnette;  qu'on  appelle  le  Cardinal! 

Et  il  tomba  évanoui  dans  un  fauteuil. 

Lorsque  le  Roi  rouvrit  les  yeux,  ranimé  par  les 
odeurs  fortes  et  les  sels  qu'on  lui  avait  mis  sur  les 
lèvres  et  les  tempes,  il  vit  un  instant  des  pages, 
qui  se  retirèrent  sitôt  qu'il  eut  entr'ouvert  ses 
paupières,  et  se  retrouva  seul  avec  le  Cardinal. 
L'impassible  ministre  avait  fait  poser  sa  chaise 
longue  contre  le  fauteuil  du  Roi,  comme  le  siège 
d'un  médecin  près    du  lit  de  son  malade,  et  fixait 


288  CINQ-MARS 

ses  yeux  étincelanls  et  scrutateurs  sur  le  visage 
pâle  de  Louis.  Sitôt  qu'il  put  l'entendre,  il  reprit 
d'une  voix  sombre  son  terrible  dialogue  : 

—  Vous  m'avez  rappelé,  dit-il,  que  me  voulez- 
vous? 

Louis,  renversé  sur  l'oreiller,  enlr'ouvrit  les 
yeux  et  le  regarda,  puis  se  hâta  de  les  refermer. 
Cette  tête  décharnée,  armée  de  deux  yeux  flam- 
boyants et  terminée  par  une  barbe  aiguë  et  blan- 
châtre; cette  calotte  et  ces  vêtements  de  la  couleur 
du  sang  et  des  flammes,  tout  lui  représentait  un 
esprit  infernal. 

—  Régnez,  dit-il  d'une  voix  faible. 

—  Mais  me  livrez-vous  Cinq-Mars  et  de  Thou  ? 
poursuivit  l'implacable  ministre  en  s'approchaut 
pour  lire  dans  les  yeux  éteints  du  prince,  comme  un 
avide  héritier  poursuit  jusque  dans  la  tombe  les 
dernières  lueurs  de  la  volonté  d'un  mourant. 

—  Régnez,  répéta  le  Roi  en  détournant  la  tête. 

—  Signez  donc,  reprit  Richelieu,  ce  papier  porte  : 
«  Ceci  est  ma  volonté,  de  les  prendre  morts  ou  vifs.  » 

Louis,  toujours  la  tête  renversée  sur  le  dossier 
du  fauteuil,  laissa  tomber  sa  main  sur  le  papier 
fatal,  et  signa. 

—  Laissez-moi,  par  pitié!  je  meurs!  dit-il. 

—  Ce  n'est  pas  tout  encore,  continua  celui  qu'on 
appelle  le  grand  politique.  Je  ne  suis  pas  sûr  de 
vous!  il  me  faut  dorénavant  des  garanties  et  des 
gages.  Signez  encore  ceci,  et  je  vous  quitte. 

«  Quand  le  Roi  ira  voir  le  Cardinal,  les  gardes 
de  celui-ci  ne  quitteront  pas  les  armes  ;  et  quand  le 
Cardinal  ira  chez  le  Roi,  ses  gardes  partageront  le 
poste  avec  ceux  de  Sa  Majesté  *.  » 

De  plus  : 

1.  Manuscrit  de  Pointis^  1642,  n<>  135. 


LOUIS    XIII    VEUT    REOEE.    SEUL  289 

«  Sa  Majesté  s'engage  à  remettre  les  deux  Princes 
ses  fils  en  otage  entre  les  mains  du  Cardinal, 
comme  garantie  de  la  bonne  foi  de  son  attache- 
ment ^.  » 

—  Mes  enfants!  sécria  Louis  relevant  sa  tête, 
vous  osez... 

—  Aimez-vous  mieux  que  je  me  retire?  dit  Riche- 
lieu. 

Le  Roi  signa. 

—  Est-ce  donc  fini?  dit-il  avec  un  profond  gémis- 
sement. 

Ce  n'était  pas  fini  :  une  autre  douleur  lui  était 
réservée. 

La  porte  s'ouvrit  brusquement,  et  Ion  vit  entrer 
Cinq-Mars.  Ce  fut,  cette  fois,  le  Cardinal  qui 
trembla. 

—  Que  voulez-vous,  monsieur?  dit-il  en  saisis- 
sant la  sonnette  pour  appeler. 

Le  Grand  Écuyer  était  d'une  pâleur  égale  à  celle 
du  Roi;  et,  sans  daigner  répondre  à  Richelieu,  il 
s'avança  d'un  air  calme  vers  Louis  XIII.  Celui-ci  le 
regarda  comme  un  homme  qui  vient  de  recevoir  sa 
sentence  de  mort. 

—  Vous  devez  trouver,  Sire,  quelque  difficulté  à 
me  faire  arrêter,  car  j'ai  vingt  mille  hommes  à  moi, 
dit  Henri  d'Effiat  avec  la  voix  la  plus  douce. 

—  Hélas  1  Cinq-Mars,  dit  Louis  douloureusement, 
est-ce  toi  qui  as  fait  de  telles  v:hoses  ? 

—  Oui,  Sire,  et  c'est  moi  aussi  qui  vous  apporte 
mon  épée,.  car  vous  venez  sans  doute  de  me  livrer, 
dit-il  en  la  détachant  et  la  posant  aux  pieds  du  Roi, 
qui  baissa  les  yeux  sans  répondre. 

Cinq-Mars  sourit  avec  tristesse  et  sans  amertume, 

1.  Mémoires  d'Anne  d'Autriche,  1642. 

17 


290  CINQ-MARS 

parce  qu'il  n'appartenait  déjà  plus  à  la  terre. 
Ensuite,  regardant  Richelieu  avec  mépris  : 

—  Je  me  rends  parce  que  je  veux  mourir,  dit-il; 
mais  je  ne  suis  pas  vaincu. 

Le  Cardinal  serra  les  poings  par  fureur;  mais  il 
se  contraignit. 

—  Et  quels  sont  vos  complices?  dit-il. 
Cinq-Mars     regarda     Louis     XIII     fixement     et 

entr'ouvrit  les  lèvres  pour  parler...  Le  Roi  baissa 
la  tèle  et  souffrit  en  cet  instant  un  supplice  inconnu 
à  tous  les  hommes. 

—  Je  n'en  ai  point,  dit  enfin  Cinq-Mars,  ayant 
pitié  du  prince. 

Et  il  sortit  de  l'appartement. 

11  s'arrêta  dès  la  première  galerie,  où  tous  les 
gentilshommes  et  Fabert  se  levèrent  en  le  voyant. 
Il  marcha  droit  à  celui-ci  et  lui  dit  : 

—  Monsieur,  donnez  ordre  à  ces  gentilshommes 
de  m'arrêter. 

Tous  se  regardèrent  sans  oser  l'approcher. 

—  Oui,  monsieur,  je  suis  votre  prisonnier...  oui, 
messieurs,  je  suis  sans  épée,  et,  je  vous  le  répète, 
prisonnier  du  Roi. 

—  Je  ne  sais  ce  que  je  vois,  dit  le  général;  vous 
êtes  deux  qui  venez  vous  rendre,  et  je  n'ai  l'ordre 
d'arrêter  personne. 

—  Deux?  dit  Cinq-Mars,  ce  ne  peut  être  que 
M.  de  Thou;  hélas!  à   ce  dévouement  je  le  devine. 

—  Eh!  ne  t'avais-je  pas  aussi  deviné?  s'écria 
celui-ci  en  se  montrant  et  se  jetant  dans  ses  bras. 

C'est  au  château  de  Pierre-Encise,  près  de  Lyon,  que 
le  Cardinal,  qui  voyage  au  milieu  d'un  pompeux  cor- 
tège de  troupes  et  de  fanfares,  a  emmené  Cinq-Mars  et  de 
Thou;  c'est  là  que  les  deux  amis  vont  être  jugés,  ce  qui 
veut    dire   condamnés;   c'est  là  enfin  que,  pendant  une 


LOUIS    XIII    VEUT    RÉGNER    SEUL  291 

nuii.  de  septembre,  le  Grand  Ecuyer  reçoit  une  singu- 
lière visite,  celle  du  père  Joseph. 

Le  digne  capucin  a,  parait-il,  fort  à  se  plaindre  de 
Richelieu,  qui  n"a  été  grand  que  par  ses  bons  offices, 
lui  a  promis  le  chapeau  de  cardinal  et  a  toujours 
reculé.  Comme  le  premier  ministre  n'en  a  plus  que 
pour  six  mois,  le  révérend  père  vient  s'entendre  avec 
Cinq-Mars.  Si  celui-ci  accepte  ses  propositions,  il 
enverra  auprès  de  Richelieu  un  empirique  qui  lui  por- 
tera le  remède  nécessaire;  alors  Cinq-Mars,  étant 
aimé  du  Roi,  reprendra  son  rang  et  fera  Joseph  car- 
dinal. 

Indigné,  le  prisonnier  veut  d'abord  montrer  au  moine 
le  cas  que  son  ami  et  lui  font  de  la  mort;  il  le  conduit 
chez  de  Thou  qui   dort  paisiblement,   puis  il   le  chasse. 

Le  procès  se  déroule;  Monsieur  n'y  paraît  pas.  Ayant 
reçu  du  cardinal,  toutes  prêtes,  les  réponses  qu  il 
devait  faire  dans  ses  interrogatoires,  il  se  voit  épargner 
ainsi  des  confrontations  pénibles  avec  Cinq-Mars  et  de 
Thou.  La  même  opération  a  été  pratiquée  avec  M.  de 
Bouillon,  ce  qui  permet,  selon  la  volonté  du  cardinal, 
de  faire  retomber  toute  la  responsabilité  sur  les  deux 
amis. 

D'ailleurs,  au  cours  du  procès,  Cinq-Mars  ne  cherche 
pas  à  dissimuler  et  fait  des  aveux;  quant  à  de  Thou.  il 
ne  nie  rien:  il  a,  dit-il,  fait  tout  son  possible  pour 
détourner  Cinq-Mars  de  ses  projets,  mais,  étant  son 
ami,  il  n  a  pas  voulu  l'abandonner. 

Et,  comme  Laubardemont,  qui  préside,  pense  à  leur 
faire  donner  la  question,  Joseph,  qui  craint  pour  lui- 
même  des  révélations  fâcheuses,  l'en  détourne  et  lui 
conseille  d  aller  plutôt  interroger  trois  autres  prévenu» 
qui  sont  précisément  les  juges  d'Urbain  Grandier. 

A  peine  Cinq-Mars  et  de  Thou  sont-ils  rentrés  dans 
leur  prison,  accompagnés  de  Grandchamp  et  de  l'abbé 
Quillet,  qu'on  vient  leur  lire  leur  arrêt;  ils  sont  con- 
damnés à  avoir  la  tète  tranchée,  sur  la  place  des 
Terreaux,  à  Lyon. 

Sur  le  conseil  de  Grandchamp,  tous  deux  montent 
sur  la  terrasse  du  château,  d'où  ils  verront,  dit  le 
vieux  serviteur,  tout  le  pays  environnant  et  où,  de 
loin,    on  pourra  les  voir;   et  il   leur  conseille   de  bien 


292  CINQ-MARS 

regarder  en  bas,  de  l'autre  côté  de  la  Saône,  tout  en 
leur  recommandant  de  garder  momentanément  le 
silence,  car  on  parle  tout  près  d'eux... 


24.    —  LES   PRISONNIERS 

Un  murmure  confus,  sourd  et  inexplicable  se 
faisait  entendre  dans  une  petite  tourelle  adossée 
à  la  plate-forme  de  la  terrasse.  Comme  elle  n'était 
guère  plus  grande  qu'un  colombier,  les  prisonniers 
l'avaient  à  peine  remarquée  jusque-là. 

—  Yient-on  déjà  nous   chercher,  dit   Cinq-Mars. 

—  Bah!  bah!  répondit  Grandchamp,  ne  vous 
occupez  pas  de  cela;  c'est  la  tour  des  oubliettes.  Il 
y  a  deux  mois  que  je  rôde  autour  du  fort,  et  j'ai  vu 
tomber  du  monde  de  là  dans  l'eau,  au  moins  une 
fois  par  semaine.  Pensons  à  notre  affaire  ;  je  vois 
une  lumière  à  la  fenêtre  là-bas. 

Une  invincible  curiosité  entraîna  cependant  les 
deux  prisonniers  à  jeter  un  regard  sur  la  tourelle, 
malgré  l'horreur  de  la  situation.  Elle  s'avançait, 
en  elfet,  en  dehors  du  rocher  à  pic  et  au-dessus 
d'un  gouffre  rempli  d'une  eau  verte  bouillonnante, 
sorte  de  source  inutile,  qu'un  bras  égaré  de  la 
Saône  formait  entre  les  rocs  à  une  profondeur 
effrayante.  On  y  voyait  tourner  rapidement  la  roue 
d'un  moulin  abandonné  depuis  longtemps.  On 
entendit  trois  fois  un  craquement  semblable  à  celui 
d'un  pont-levis  qui  s'abaisserait  et  se  relèverait 
tout  à  coup  comme  mù  par  un  ressort  en  frappant 
contre  la  pierre  des  murs  :  et  trois  fois  on  vit 
quelque  chose  de  noir  tomber  dans  l'eau  et  la  faire 
rejaillir  en  écume  à  une  grande  hauteur. 


LES    PRISONNIERS  293 

—  Miséricorde!  seraient-ce  des  hommes?  s'écria 
l'abbé  en  se  signant. 

—  J'ai  cru  voir  des  robes  brunes  qui  tourbillon- 
naient en  l'air,  dit  Grandchamp  ;  ce  sont  des  amis  du 
Cardinal. 

Un  cri  terrible  partit  de  la  tour  avec  un  jure- 
ment impie. 

La  lourde  trappe  gémit  une  quatrième  fois.  L'eau 
verte  reçut  avec  bruit  un  fardeau  qui  fit  crier 
l'énorme  roue  du  moulin,  un  de  ses  larges  rayons 
fut  brisé  et  un  homme,  embarrassé  dans  les  poutres 
vermoulues,  parut  hors  de  l'écume,  qu'il  colorait 
d'un  sang  noir,  tourna  deux  fois  en  criant,  et  s'en- 
gloutit. C'était  Laubardemont. 

Pénétré  d'une  profonde  horreur,  Cinq-Mars  recula. 

—  11  y  a  une  Providence,  dit  Grandchamp  : 
Urbain  Grandier  l'avait  ajourné  à  trois  ans.  Allons, 
allons,  le  temps  est  précieux!  messieurs,  ne  restez 
pas  là  immobiles  ;  que  ce  soit  lui  ou  non,  je  n'en 
serais  pas  étonné,  car  ces  coquins-là  se  mangent 
eux-mêmes  comme  les  rats.  Mais  tâchons  de  leur 
enlever  leur  meilleur  morceau.  Vive  Dieu!  je  vois 
le  signal!  nous  sommes  sauvés;  tout  est  prêt; 
accourez  de  ce  côté-ci,  monsieur  l'abbé.  Voilà  le 
mouchoir  blanc  à  la  fenêtre;  nos  amis  sont  pré- 
parés. 

L'abbé  saisit  aussitôt  la  main  de  chacun  des  deux 
amis,  et  les  entraîna  du  côté  de  la  terrasse  où  ils 
avaient  d'abord  attaché  leurs  regards. 

—  Ecoutez-moi  tous  deux,  leur  dit-il  :  apprenez 
qu'aucun  des  conjurés  n'a  voulu  de  la  retraite  que 
vous  leur  assuriez;  ils  sont  tous  accourus  à  Lyon, 
travestis  et  en  grand  nombre;  ils  ont  versé  dans  la 
ville  assez  d'or  pour  n'être  pas  trahis;  ils  veulent 
tenter    un    coup   de    main    pour  vous  délivrer.  Le 


294  CINQ-MARS 

moment  choisi  est  celui  où  l'on  vous  conduira  au 
supplice;  le  signal  sera  votre  chapeau  que  vous 
mettrez  sur  votre  tète  quand  il  faudra  commencer. 
Le  bon  abbé,  moitié  pleurant,  moitié  souriant 
par  espoir,  raconta  que,  lors  de  l'arrestation  de 
son  élève,  il  était  accouru  à  Paris;  qu'un  tel  secret 
enveloppait  toutes  les  actions  du  Cardinal,  que 
personne  n'y  savait  le  lieu  de  la  détention  du  Grand 
Ecuyer;  beaucoup  le  disaient  exilé:  et  lorsque  l'on 
avait  suraccommodement  de  Monsieur  et  du  duc  de 
Bouillon  avec  le  Roi,  on  n'avait  plus  douté  que  la 
vie  des  autres  ne  fût  assurée,  et  Fou  avait  cessé  de 
parler  de  cette  affaire,  qui  compromettait  peu  de 
personnes,  n'ayant  pas  eu  d'exécution.  On  s'était 
même  en  quelque  sorte  réjoui  dans  Paris  de  voir  la 
ville  de  Sedan  et  son  territoire  ajoutés  au  royaume, 
en  échange  des  lettres  à  abolition  accordées  à 
M.  de  Bouillon  reconnu  innocent  comme  Monsieur; 
que  le  résultat  de  tous  les  arrangements  avait  fait 
admirer  l'habileté  du  Cardinal  et  sa  clémence 
envers  les  conspirateurs,  qui,  disait-on,  avaient 
voulu  sa  mort.  On  faisait  même  courir  le  bruit 
qu'il  avait  fait  évader  Cinq-Mars  et  de  Thou,  s'oc- 
cupant  généreusement  de  leur  retraite  en  pays 
étranger,  après  les  avoir  fait  arrêter  courageu- 
sement au  milieu  du  camp  de  Perpignan. 

A  cet  endroit  du  récit,  Cinq-Mars  ne  put  s'em- 
pêcher d'oublier  sa  résignation;  et,  serrant  la  main 
de  son  ami  : 

—  Arrêter!  s'écria-t-il  ;  faut-il  renoncer  même  à 
l'honneur  de  nous  être  livrés  volontairement?  Faut- 
il  tout  sacrifier,  jusqu'à  l'opinion  de  la  postérité? 

—  C'était  encore  là  une  vanité,  reprit  de  Thou  en 
mettant  le  doigt  sur  sa  bouche;  mais,  chut! 
écoutons  l'abbé  jusqu'au  bout. 


LES    PRISONNIERS  295- 

Le  gouverneur,  ne  doutant  pas  que  le  calme  de 
ces  deux  jeunes  gens  ne  vînt  de  la  joie  qu'ils  res- 
sentaient de  voir  leur  fuite  assurée,  et  voyant  que  le 
soleil  avait  à  peine  encore  dissipé  les  vapeurs  du 
matin,  se  livra  sans  contrainte  à  ce  plaisir  involon- 
taire qu  éprouvent  les  vieillards  en  racontant  des 
événements  nouveaux,  ceux  mêmes  qui  doivent 
affliger.  Il  leur  dit  toutes  ses  peines  infructueuses 
pour  découvrir  la  retraite  de  son  élève,  ignorée  de 
la  cour  et  de  la  ville,  oii  l'on  n'osait  pas  même  pro- 
noncer son  nom  dans  les  asiles  les  plus  secrets.  Il 
n'avait  appris  Temprisonnement  à  Pierre-Encise 
que  par  la  reine  elle-même,  qui  avait  daigné  le 
faire  venir  et  le  charger  d'en  avertir  la  maréchale 
d'Eflîat  et  tous  les  conjurés,  afin  qu'ils  tentassent 
un  effort  désespéré  pour  délivrer  leur  jeune  chef. 
Anne  d'Autriche  avait  même  osé  envoyer  beaucoup 
de  gentilshommes  d  Auvergne  et  de  la  Touraine  à 
Lyon  pour  aider  à  ce  dernier  coup. 

—  La  bonne  reine  1  dit-il,  elle  pleurait  beaucoup 
lorsque  je  la  vis,  et  disait  qu'elle  donnerait  tout 
ce  qu'elle  possède  pour  vous  sauver;  elle  se  faisait 
beaucoup  de  reproches  d'une  lettre,  je  ne  sais- 
quelle  lettre.  Elle  parlait  du  salut  de  la  France, 
mais  ne  s'expliquait  pas.  Elle  me  dit  qu'elle  vous 
admirait  et  vous  conjurait  de  vous  sauver,  ne  fût-ce 
que  par  pitié  pour  elle,  à  qui  vous  laisseriez  des- 
remords éternels. 

—  N'a-t-elle  rien  dit  de  plus,  interrompit  de 
Thou,  qui  soutenait  Cinq-Mars  pâlissant. 

—  Rien  de  plus,  dit  le  vieillard. 

—  Et  personne  ne  vous  a  parlé  de  moi?  répondit 
le  Grand  Ecuyer. 

—  Personne,  dit  l'abbé. 

—  Encore,  si  elle  m'eût  écrit  !  dit  Henri  à  demi-voix. 


294  CINQ-MARS 

moment  choisi  est  celui  où  l'on  vous  conduira  au 
supplice;  le  signal  sera  votre  chapeau  que  vous 
mettrez  sur  votre  tête  quand  il  faudra  commencer. 

Le  bon  abbé,  moitié  pleurant,  moitié  souriant 
par  espoir,  raconta  que,  lors  de  l'arrestation  de 
son  élève,  il  était  accouru  à  Paris;  qu'un  tel  secret 
enveloppait  toutes  les  actions  du  Cardinal,  que 
personne  n'y  savait  le  lieu  de  la  détention  du  Grand 
Écuyer;  beaucoup  le  disaient  exilé:  et  lorsque  l'on 
avait  su  l'accommodement  de  Monsieur  et  du  duc  de 
Bouillon  avec  le  Roi,  on  n'avait  plus  douté  que  la 
vie  des  autres  ne  fût  assurée,  et  l'on  avait  cessé  de 
parler  de  cette  aCfaire,  qui  compromettait  peu  de 
personnes,  n'ayant  pas  eu  d'exécution.  On  s'était 
même  en  quelque  sorte  réjoui  dans  Paris  de  voir  la 
ville  de  Sedan  et  son  territoire  ajoutés  au  royaume, 
en  échange  des  lettres  à  abolition  accordées  à 
M.  de  Bouillon  reconnu  innocent  comme  Monsieur; 
que  le  résultat  de  tous  les  arrangements  avait  fait 
admirer  l'habileté  du  Cardinal  et  sa  clémence 
envers  les  conspirateurs,  qui,  disait^on,  avaient 
voulu  sa  mort.  On  faisait  même  courir  le  bruit 
qu'il  avait  fait  évader  Cinq-Mars  et  de  Thou,  s'oc- 
cupant  généreusement  de  leur  retraite  en  pays 
étranger,  après  les  avoir  fait  arrêter  courageu- 
sement au  milieu  du  camp  de  Perpignan. 

A  cet  endroit  du  récit,  Cinq-Mars  ne  put  s'em- 
pêcher d'oublier  sa  résignation  ;  et.  serrant  la  main 
de  son  ami  : 

—  Arrêter!  s'écria-t-il  ;  faut-il  renoncer  même  à 
l'honneur  de  nous  être  livrés  volontairement?  Faut- 
il  tout  sacrifier,  jusqu'à  l'opinion  de  la  postérité? 

—  C'était  encore  là  une  vanité,  reprit  de  Thou  en 
mettant  le  doigt  sur  sa  bouche;  mais,  chut! 
écoutons  l'abbé  jusqu'au  bout. 


f    fter: 


LES    PRISONNIERS  297 

qui  équivalait  à  un  suicide,  son  arrestation,  son  juge- 
ment, et  lui  avait  fait  croire  qu'elle  était  abandonnée 
par  lui. 

Une  parole  du  roi  lui  révéla  tout  brusquement;  elle 
s'évanouit  et,  quand  on  la  fit  revenir  à  elle,  Anne 
d'Autriche,  qui  la  connaissait  bien  et  qui  ne  l'avait  point 
quittée,  lui  dit  tout  bas  :  «  Hélas!  oui,  mon  enfant! 
vous  êtes  reine  de  Polosrne!  » 


STELLO 


StcUo  se  compose  d'une  suite  de  conTersations  philo- 
sophiques, coupées  d'anecdotes,  entre  Stello  —  le  malade 
—  et  son  médecin  —  le  Docteur-Noir  —  qu'il  a  fait 
appeler  pour  le  guérir  de  souffrances  plutôt  imaginaires. 
Stello  incarne  le  sentiment  tandis  que  le  Docteur-Noir 
représente  le  raisonnement.  Stello,  c'est  le  poète  qui 
souffre  de  tout,  dont  l'âme  est  d'une  sensibilité  excessive. 
On  le  voit  sur  son  lit  expliquant  au  Docteur-Noir  tous 
les  symptômes  de  son  mal;  celui-ci  l'écoute  froidement, 
finit  par  qualifier  ce  qu'il  ressent  de  «  diables  bleus  [Blue 
Det'ils)  ))  ;  et,  pour  lui  faire  toucher  du  doigt  des  souf- 
frances moins  imaginaires,  il  raconte  à  Stello  trois  his- 
toires. 

La  première  est  celle  d'un  malheureux  poète  auprès 
duquel  on  l'avait  appelé  lors  de  sa  dernière  maladie. 


25.  —  MORT  DE  GILBERT 

Un  beau  soir,  on  me  fit  appeler  pour  monter 
tians  un  grenier,  où  me  conduisit  une  vieille  por- 
tière sourde... 

—  Que  voulez-vous  que  je  lui  fasse?  dis-je  en 
entrant;  c'est  un  homme  mort. 


MORT    DE    GILBERT  299 

Elle  ne  me  répondit  pas;  elle  me  laissa  avec  le 
même  homme  que  je  reconnus  difficilement. 

U  >'      G  R  A  B  A  T  . 

Il  était  à  demi  couché,  le  pauvre  malade,  sur  un 
lit  de  sangle  placé  au  milieu  dune  chambre  vide. 
Cette  chambre  était  aussi  toute  noire,  et  il  n'y  avait 
pour  l'éclairer  qu'une  chandelle  placée  dans  un 
encrier,  en  guise  de  flambeau,  et  élevée  sur  une 
grande  cheminée  de  pierre.  Il  était  assis  dans  son 
lit  de  mort,  sur  son  matelas  mince  et  enfoncé,  les 
jambes  chargées  d'une  couverture  de  laine  en  lam- 
beaux, la  tète  nue,  les  cheveux  en  désordre,  le 
corps  droit,  la  poitrine  découverte  et  creusée  par 
les  convulsions  douloureuses  de  l'agonie.  Moi,  je 
vins  m'asseoir  sur  le  lit  de  sangle,  parce  qu'il  n'y 
avait  pas  de  chaise;  j'appuyai  mes  pieds  sur  une 
petite  malle  de  cuir  noir,  sur  laquelle  je  posai  un 
verre  et  deux  petites  fioles  dune  potion,  inutile 
pour  le  sauver,  mais  bonne  à  le  faire  moins  souf-» 
frir.  Sa  figure  était  très  noble  et  très  belle  ;  il  me 
regardait  fixement,  et  il  avait  au-dessus  des  joues, 
entre  le  nez  et  les  yeux,  cette  contraction  nerveuse 
que  nulle  convulsion  ne  peut  imiter,  que  nulle 
maladie  ne  donne,  qui  dit  au  médecin  ;  Ya-t  enl  et 
qui  est  comme  l'étendard  que  la  ^lort  plante  sur  sa 
conquête.  Il  serrait  dans  l'une  de  ses  mains  sa 
plume,  sa  dernière,  sa  pauvre  plume,  bien  tachée 
d'encre,  bien  pelée,  et  toute  hérissée,  dans  l'autre 
main,  une  croûte  bien  dure  de  son  dernier  morceau 
de  pain.  Ses  deux  jambes  se  choquaient  et  trem- 
blaient de  manière  à  faire  craquer  le  lit  mal  assuré. 
J'écoutais  avec  attention  le  souffle  embarrassé  de 
la  respiration  du  malade,  et  j'entendis  le  râle  avec 


300  STELLO 

son  enrouement  caverneux;  je  reconnus  la  Mort  à 
ce  bruit,  comme  un  marin  expérimenté  reconnaît  la 
tempête  au  petit  sifflement  du  vent  qui  la  précède. 

—  Tu  viendras  donc  toujours  la  même  avec 
tous?  dis-je  à  la  Mort,  assez  bas  pour  que  mes 
lèvres  ne  fissent,  aux  oreilles  du  mourant,  qu'un 
bourdonnement  incertain.  Je  te  reconnais  partout  à 
ta  voix  creuse  que  tu  prêtes  au  jeune  et  au  vieux. 
Ah  !  comme  je  te  connais,  toi  et  tes  terreurs  qui 
n'en  sont  plus  pour  moi  ;  je  sens  la  poussière  que 
tes  ailes  secouent  dans  l'air;  en  approchant,  j'en 
respire  l'odeur  fade,  et  j'en  vois  voler  la  cendre 
pâle,  imperceptible  aux  yeux  des  autres  hommes. 
—  Te  voilà  bien,  l'Inévitable,  c'est  bien  toi!  —  Tu 
viens  sauver  cet  homme  de  la  douleur;  prends-le 
dans  tes  bras  comme  un  enfant,  et  emporte-le. 
Sauve-le,  je  te  le  donne;  sauve-le  de  la  dévorante 
douleur  qui  nous  accompagne  sans  cesse  sur  la 
terre,  jusqu'à  ce  que  nous  reposions  en  toi,  bien- 
faisante amie  ! 

C'était  elle,  je  ne  me  trompais  pas;  car  le  malade 
cessa  de  soufTrir,  et  jouit  tout  à  coup  de  ce  divin 
moment  de  repos  qui  précède  l'éternelle  immobilité 
du  corps;  ses  yeux  s'agrandirent  et  s'étonnèrent, 
sa  bouche  se  desserra  et  sourit;  il  y  passa  sa 
langue  deux  fois,  comme  pour  goûter  encore,  dans 
quelque  coupe  invisible,  une  dernière  goutte  du 
baume  de  la  vie,  et  dit  de  cette  voix  rauque  des 
mourants  qui  vient  des  entrailles  et  semble  venir 
des  pieds  : 

Au  banquet  de  la  vie  infortuné  convive... 

—  C'était  Gilbert!  s'écria  Stello  en  frappant  des 
mains. 


M.     DE    CHÉMER  301 

—  Ce  n'était  plus  Gilbert,  poursuivit  le  Docteur- 
Noir  en  souriant  d'un  seul  côté  de  la  bouche;  car  il 
ne  put  eu  dire  davantage  :  son  menton  tomba  sur 
sa  poitrine,  et  ses  deux  mains  broyèrent  à  la  fois 
la  croûte  de  pain  et  la  plume  du  Poète.  Le  bras 
droit  me  resta  longtemps  dans  les  mains,  et  j'y 
cherchais  le  pouls  inutilement;  je  pris  la  plume  et 
la  posai  sur  sa  bouche  :  un  léger  souffle  1  agita 
encore,  comme  si  l'âme  l'eût  baisée  en  passant, 
ensuite  rien  ne  bougea  dans  le  duvet  de  la  plume, 
qui  ne  fut  pas  terni  par  la  moindre  vapeur. 
Alors  je  fermai  les  yeux  du  mort  et  je  pris  mon 
chapeau. 

El  le  Docteur-Noir  explique  à  Stello  qu'il  rentra  ensuite 
chez  Gilbert,  lui  retira  une  clef  de  l'œsophag-e  et  la 
rendit  aux  propriétaires. 


26.  —  M.  DE  CHENIER 

La  seconde  histoire,  que  raconte  à  Stello  le  Docteur- 
Noir  est  celle  des  aventures  de  l'infortuné  poète  Chat- 
terton, de  ses  tristesses,  de  ses  désespoirs,  enfin  de  sa 
mort  si  dramatique  1. 

Quant  au  troisième  récit,  il  se  passe  sous  la  Terreur 
de  1793-1794;  nous  assistons  aux  scènes  qui  se  déroulaient 
dans  certaines  prisons,  aux  tristes  amours  d'André  Ché- 
nier  avec  M"*  de  Saint-Aignan,  aux  efforts  infructueux 
faits  pour  les  sauver:  c'est  au  cours  de  cette  histoire 
que  le  Docteur  reçut  la  visite  —  qu'il  raconte  —  d'un 
vieux  domestique,  et  d'un  jeune  garçon,  ce  dernier 
venant  le  chercher  de  la  part  de  Maximilien  Robespierre, 
qui  était  alors  malade. 

l.Nous  n'en  donnons  aucun  extrait,  le  drame  étant  publié  presque 
en  entier  dans  la  Deuxième   partie  de  cet  ouvrage. 


302  STELLO 

d'un    honnête  vieillard. 

Je  trouvai  devant  moi  deux  envoyés  d'espèces 
différentes  :  un  vieillard  et  un  enfant.  Le  vieux  était 
poudré  assez  proprement;  il  portait  un  habit  de 
livrée  où  la  place  des  galons  se  voyait  encore.  Il 
m'ôta  son  chapeau  avec  beaucoup  de  respect,  mais 
en  même  temps  il  jeta  les  yeux  avec  défiance  autour 
de  lui,  regarda  derrière  moi  si  personne  ne  me 
suivait,  et  se  tint  à  l'écart  sans  entrer,  comme  pour 
laisser  passer  avant  lui  le  jeune  garçon,  qui  était 
arrivé  en  même  temps  et  qui  secouait  encore  le 
cordon  de  la  sonnette  par  son  pied  de  biche.  Il  son- 
nait sur  la  mesure  de  la  Marseillaise,  qu'il  sifflait 
(vous  savez  l'air  probablement,  en  1832,  où  nous 
sommes);  il  continua  de  siffler  en  me  regardant 
effrontément,  et  de  sonner  jusqu'à  ce  qu'il  fût  arrivé 
à  la  dernière  mesure.  J'attendis  patiemment  et  je 
lui  donnai  deux  sous  en  lui  disant  : 

—  Recommence-moi  ce  refrain-là,  mon  enfant. 

Il  recommença  sans  se  déconcerter;  il  avait  fort 
bien  compris  l'ironie  de  mon  présent,  mais  il  tenait 
à  me  montrer  qu'il  me  bravait.  Il  était  fort  joli  de 
figure,  portait  sur  l'oreille  un  petit  bonnet  rouge 
tout  neuf,  et  le  reste  de  son  habillement  dégue- 
nillé à  faire  soulever  le  cœur  :  les  pieds  nus,  les 
bras  nus,  et  tout  à  fait  digne  du  nom  de  Sans- 
Culotte. 

—  Le  citoyen  Robespierre  est  malade,  me  dit-il 
d'un  ton  de  voix  clair  et  très  impérieux,  en  fronçant 
ses  petits  sourcils  blonds.  Faut  venir  à  deux  heures 
le  voir. 

En  même  temps  il  jeta  de  toute  sa  force  ma 
pièce  de  deux  sous  contre  une  des  vitres  du  carré, 


M.    DE    CHÉMER  303 

la  mit  en  morceaux,  et  descendit  l'escalier  à  cloche- 
pied  en  sifflant  :  Ça  ira  ! 

—  Que  demandez-vous  ?  dis-je  au  vieux  domes- 
tique ;  et,  comme  je  vis  que  celui-là  avait  besoin 
d'être  rassuré,  je  lui  pris  le  bras  par  le  coude  et  le 
fis  entrer  dans  l'antichambre. 

Le  bonhomme  referma  la  porte  de  l'escalier  avec 
de  grandes  précautions,  regarda  autour  de  lui 
encore  une  fois,  s'avança  en  rasant  la  muraille,  et 
me  dit  à  voix  basse  : 

—  C'est  que...  monsieur,  c'est  que  madame  la 
duchesse  est  bien  souffrante  aujourd'hui... 

—  Laquelle  ?  lui  dis-je  :  voyons,  parlez  plus  vite 
et  plus  haut.  Je  ne  vous  ai  pas  encore  vu. 

Le  pauvre  homme  parut  un  peu  effrayé  de  ma 
brusquerie,  et,  de  même  qu'il  avait  été  déconcerté 
par  la  présence  du  petit  garçon,  il  le  fut  complète- 
ment par  la  mienne;  ses  vieilles  joues  pâles  rou- 
girent sur  leurs  pommettes;  il  fut  obligé  de  s'as- 
seoir, et  ses  genoux  tremblaient  un  peu. 

—  C'est  madame  de  Saint-Aignan,  me  dit-il  timi- 
dement et  plus  bas  qu'il  put. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  du  courage,  je  l'ai  déjà  soi- 
gnée. J'irai  la  voir  ce  matin  à  la  maison  Lazare;  soyez 
tranquille,  mon  ami.  La  traite-t-on  un  peu  mieux? 

—  Toujours  de  même,  dit-il  en  soupirant;  il  y  a 
quelqu'un  là  qui  lui  donne  un  peu  de  fermeté,  mais 
j'ai  bien  des  raisons  de  craindre  pour  cette  per- 
sonne-là, et  alors,  certainement,  madame  succom- 
bera. Oui,  telle  que  je  la  connais,  elle  succombera, 
elle  n'en  reviendra  pas. 

—  Bah!  bahl  mon  brave  homme,  les  femmes 
facilement  abattues  se  relèvent  aisément.  Je  sais 
des  idées  pour  soutenir  bi<în  des  faibles.  J'irai  lui 
parler  ce  matin. 


304  STELLO 

Le  bonhomme  voulait  bieu  m'en  dire  plus  long, 
mais  je  le  pris  par  la  main  et  lui  dis  : 

—  Tenez,  mon  ami,  réveillez-moi  mon  domestique, 
si  vous  le  pouvez,  et  dites-lui  qu'il  me  faut  un  cha 
peau  pour  sortir.  » 

J'allais  le  laisser  dans  l'antichambre  et  je  ne  pre- 
nais plus  garde  à  lui,  lorsqu'en  ouvrant  la  porte  de 
mon  cabinet,  je  m'aperçus  qu'il  me  suivait,  et  il 
entra  avec  moi.  Il  avait,  en  entrant,  jeté  un  long 
regard  de  terreur  sur  Blaireau,  qui  n'avait  garde 
de  s'éveiller. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  êles-vous  fou  ? 

—  Non,  monsieur;  je  suis  suspect,  me  dit-il. 

—  Ah!  c'est  différent.  C'est  une  position  assez 
triste,  mais  respectable,  repris-je.  J'aurais  dû 
deviner  à  cet  amour  de  se  déguiser  en  domestique 
qui  vous  tient  tous.  C'est  une  raonomanie.  Eh  bien, 
monsieur,  j'ai  là  une  grande  armoire  vide,  s  il  peut 
vous  être  agréable  d'y  entrer. 

J'ouvris  les  deu.x  battants  de  l'armoire,  et  le 
saluai  comme  lorsqu'on  fait  à  quelqu'un  les  hon- 
neurs d'une  chambre  à  coucher. 

—  Je  crains,  ajoutai-je,  que  vous  n'y  soyez  pas 
commodément;  pourtant  j'y  ai  déjà  logé  six  per- 
sonnes l'une  après  l'autre. 

C'était  ma  foi  vrai. 

Mou  bonhomme  prit,  lorsqu'il  fut  seul  avec  moi, 
un  air  tout  différent  de  sa  première  façon  d'être. 
Il  se  grandit  et  se  mit  à  son  aise  :  je  vis  un  beau 
vieillard,  moins  voûté,  plus  digne,  mais  toujours 
pâle.  Sur  mes  assurances  qu'il  ne  risquait  rien  et 
pouvait  parler,  il  osa  s'asseoir  et  respirer. 

—  Monsieur,  me  dit-il  en  baissant  les  yeux  pour 
se  remettre  et  s'efforcer  de  reprendre  la  dignité  de 
sou    rang,    monsieur,  je    veux   sur-le-champ    vous 


M.    DE    CHÉNIER  305 

mettre  au  fait  de  ma  personne  et  de  ma  visite.  Je 
suis  monsieur  de  Chénier.  J'ai  deux  fils  qui,  mal- 
heureusement, ont  assez  mal  tourné  :  ils  ont  tous 
deux  donné  dans  la  Révolution.  L  un  est  Représen- 
tant, jeu  gémirai  toute  ma  vie,  c'est  le  plus  mauvais  : 
1  aîné  est  en  prison,  c'est  le  meilleur.  Il  est  un  peu 
dégrisé,  monsieur,  dans  ce  moment-ci,  et  je  ne  sais 
vraiment  pas  plus  que  lui  pourquoi  on  me  la 
coffré,  ce  pauvre  garçon;  car  il  a  fait  des  écrits 
bien  révolutionnaires  et  qui  ont  dû  plaire  à  tous 
ces  buveurs  de  sang... 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  je  vous  demanderai  la 
permission  de  vous  rappeler  qu  il  y  a  un  de  ces 
buveurs  qui  m'attend  à  déjeuner. 

—  Je  le  sais,  monsieur,  mais  je  croyais  que 
c'était  seulement  en  qualité  de  docteur,  profession 
pour  laquelle  j"ai  la  plus  haute  vénération;  car, 
après  les  médecins  de  l'âme,  qui  sont  les  prêtres  et 
tous  les  ecclésiastiques,  généralement  parlant,  je 
ne  veux  excepter  aucun  des  ordres  monastiques, 
certainement  les  médecins  du  corps... 

—  Doivent  ari'iver  à  temps  pour  le  sauver,  inter- 
rompis-je  encore  en  lui  secouant  le  bras  pour  le 
réveiller  du  radotage  qui  commençait  à  1  assoupir; 
je  connais  messieurs  vos  fils... 

—  Pour  abréger,  monsieur,  la  seule  chose  qui 
me  console,  me  dit-il,  c'est  que  1  aîné,  le  prison- 
nier, l'officier,  n'est  pas  poète  comme  celui  de 
Charles  /.!',  et  par  conséquent,  lorsque  je  l'aurai 
tiré  d  afi'aire,  comme  j'espère,  avec  votre  aide,  si 
vous  voulez  bien  le  permettre,  il  n  attirera  pas  les 
yeux  sur  lui  par  une  publicité  d'auteur. 

—  Bien  jugé,  dis-je,  prenant  mon  parti  d'é- 
couter. 

—  rs  est-ce  pas,  monsieur?  continua  cet  excellent 


306  STELLO 

homme.  André  a  de  l'esprit,  du  reste,  et  c'est  lui 
qui  a  rédigé  la  lettre  de  Louis  XVI  à  la  Conven- 
tion. Si  je  me  suis  travesti,  c'est  par  égard  pour 
vous,  qui  fréquentez  tous  ces  coquins-là,  et  pour 
ne  pas  vous  compromettre. 

—  L'indépendance  de  caractère  et  le  desintéres- 
sement ne  peuvent  jamais  être  compromis,  dis-je 
en  passant;  allez  toujours. 

—  !Mort-Dieu!  monsieur,  reprit-il  avec  une  cer- 
taine vieille  chaleur  militaire,  savez-vous  qu'il  serait 
aûreux  de  compromettre  un  galant  homme  comme 
vous,  à  qui  l'on  vient  demander  un  service  ! 

—  J'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  offrir...  repris- 
je  en  montrant  mon  armoire  avec  galanterie. 

—  Ce  n'est  point  là  ce  qu'il  me  faut,  me  dit-il;  je 
ne  prétends  point  me  cacher;  je  veux  me  montrer, 
au  contraire,  plus  que  jamais.  ^Nous  sommes  dans 
un  temps  où  il  faut  se  remuer;  à  tout  âge  il  faut  se 
remuer,  et  je  ne  crains  pas  pour  ma  vieille  tête. 
Mon  pauvre  André  m'inquiète,  monsieur;  je  ne  puis 
supporter  qu  il  reste  à  cette  eflroyable  maison  de 
Saint-Lazare. 

—  Il  faut  qu'il  reste  en  prison,  dis-je  rudement, 
c'est  ce  qu'il  a  de  mieux  à  faire. 

—  J'irai... 

—  Gardez-vous  d'aller. 

—  Je  parlerai... 

—  Gardez-vous  de  parler. 

Le  pauvre  homme  se  tut  tout  à  coup  et  joignit 
les  mains  entre  ses  deux  geuoux  avec  une  tristesse 
et  une  résignation  capables  d  attendrir  les  plus 
durs  des  hommes.  Il  me  regardait  comme  un  cri- 
minel à  la  question  regardait  son  juge  dans 
quelque  bienheureuse  Epoque  Organique.  Son  vieux 
front  nu  se  couvrit  de  rides,  comme  une  mer  pai- 


M.     DE    CHEMER  307 

sible  se  couvre  de  vagues,  et  ces  vagues  prirent 
cours  d'abord  du  bas  en  haut  par  étonnement,  puis 
du  haut  en  bas  par  affliction. 

—  Je  vois  bien,  me  dit-il,  que  M™^  de  Saint- 
Aignan  s  est  trompée;  je  ne  vous  en  veux  point, 
parce  que  dans  ces  temps  mauvais  chacun  suit  sa 
route,  mais  je  vous  demande  seulement  le  secret, 
et  je  ne  vous  importunerai  plus,  citoyen. 

Ce  dernier  mot  me  toucha  plus  que  tout  le  reste, 
par  l'effort  que  fit  le  bon  vieillard  pour  le  pro- 
noncer. Sa  bouche  sembla  jurer,  et  jamais,  depuis 
sa  création,  le  mot  de  citoyen  n  eut  un  pareil  son. 
La  première  syllabe  siffla  longtemps,  et  les  deux 
autres  murmurèrent  rapidement  comme  le  coasse- 
ment d'une  grenouille  qui  barbote  dans  un  marais. 
Il  y  avait  un  mépris,  une  douleur  suffocante,  un 
désespoir  si  vrai  dans  ce  citoyen,  que  vous  en  eus- 
siez frissonné,  surtout  si  vous  eussiez  vu  le  bon 
vieillard  se  lever  péniblement  en  appuyant  ses  deux 
mains  à  veines  bleues  sur  ses  deux  genoux,  pour 
réussir  à  s'enlever  du  fauteuil.  Je  larrètai  au 
moment  où  il  allait  arriver  à  se  tenir  debout,  et  je 
le  replaçai  doucement  sur  le  coussin. 

—  ]\I°^  de  Saint-Aignan  ne  vous  a  point  trompé, 
lui  dis-je;  vous  êtes  devant  un  homme  sur,  mon- 
sieur. Je  n'ai  jamais  trahi  les  soupirs  de  personne, 
et  jeu  ai  reçu  beaucoup,  surtout  des  derniers 
soupirs,  depuis  quelque  temps... 

Ma  dureté  le  fit  tressaillir. 

—  Je  connais  mieux  que  vous  la  position  des 
prisonniers,  et  surtout  de  celui  qui  vous  doit  la 
vie,  et  à  qui  vous  pouvez  l'ôter  si  vous  continuez 
à  vous  remuer,  comme  vous  dites.  Souvenez-vous, 
monsieur,  que  dans  les  tremblements  de  terre  il 
faut  rester  en  place  et  immobile. 


308  STELLO 

Il  ne  répondit  que  par  un  demi-salut  de  résigna- 
lion  et  de  politesse  réservée,  et  je  sentis  que 
j'avais  perdu  sa  confiance  par  ma  rudesse.  Ses 
yeux  étaient  plus  que  baissés  et  presque  fermés 
quand  je  continuai  à  lui  recommander  un  silence 
profond  et  une  retraite  absolue.  Je  lui  disais  (le 
plus  poliment  possible  cependant)  que  tous  les 
âges  ont  leur  étourderie,  toutes  les  passions  leurs 
imprudences,  et  que  l'amour  paternel  est  presque 
une  passion. 

J'ajoutai  qu'il  devait  penser,  sans  attendre  de 
moi  de  plus  grands  détails,  que  je  ne  m'avançais 
pas  à  ce  point  auprès  de  lui,  dans  une  circonstance 
aussi  grave,  sans  être  certain  du  danger  qu'il  y 
aurait  à  faire  la  plus  légère  démarche;  que  je  ne 
pouvais  lui  dire  pourquoi ,  mais  qu'enfin  il  me 
pouvait  croire;  que  personne  n'était  plus  avant  que 
moi  dans  la  confidence  des  chefs  actuels  de  l'Etat; 
que  j'avais  souvent  profité  des  moments  favorables 
de  leur  intimité  pour  soustraire  quelques  tèlcs 
humaines  à  leurs  griffes  et  les  faire  glisser  entre 
leurs  ongles;  que,  cependant,  dans  cette  occasion, 
une  des  plus  intéressantes  qui  se  fût  offerte,  puis- 
qu'il s'agissait  de  son  fils  aîné,  intime  ami  d'une 
femme  que  j'avais  vue  naître  et  que  je  regardais 
comme  mon  enfant,  je  déclarais  formellement  qu'il 
fallait  demeurer  muet  et  laisser  faire  la  destinée, 
comme  un  pilote  sans  boussole  et  sans  étoiles 
laisse  faire  le  vent  quelquefois.  —  Non!  il  est  dit 
qu'il  existera  toujours  des  caractères  tellement 
polis,  usés,  énervés  et  débilités  par  la  civilisation, 
qu'ils  se  referment  par  le  froissement  d  un  mot 
comme  des  sensitives.  Moi,  j'ai  parfois  le  toucher 
rude.  —  A  présent  j'avais  beau  parler,  il  consentait 
à    tout   ce   que   je  conseillais,  il  tombait    d'accord 


UN    APRÈS-MIDI    CHEZ    ROBESPIERF.E  3C9 

avec  moi  de  tout  ce  que  je  disais;  mais  je  sentais 
sa  politesse  à  fleur  d'eau  et  un  roc  au  fond.  — 
C  était  l'entêtement  des  vieillards,  ce  misérable 
instinct  d'une  volonté  myope  qui  surnage  en  nous 
quand  toutes  nos  facultés  sont  englouties  par  le 
temps,  comme  un  mauvais  mât  au-dessus  d'un  vais- 
seau submergé. 

Je  passe  aussi  rapidement  dune  idée  à  l'autre, 
que  l'œil  de  la  lumière  à  lombre.  Sitôt  que  je  vis 
mon  discours  inutile,  je  me  tus.  M.  de  Chénier  se 
leva,  et  je  le  reconduisis  en  silence  jusqu'à  la  porte 
de  l'escalier.  Là  seulement  je  ne  pus  m'empècher 
de  lui  prendre  la  main  et  de  la  lui  serrer  cordia- 
lement. Le  pauvre  vieillard!  il  en  fut  ému.  Il  se 
retourna,  et  ajouta  d'une  voix  douce  (mais  quoi  do 
plus  entêté  que  la  douceur?)  : 

«  Je  suis  bien  peiné  de  vous  avoir  importuné  de 
ma  demande. 

—  Et  moi,  lui  dis-je,  de  voir  que  vous  ne  vouiez 
pas  me  comprendre,  et  que  vous  prenez  un  bon 
conseil  pour  une  défaite.  Vous  y  réfléchirez,  j'espère. 

11  me  salua  profondément  et  sortit. 


27.  —   UX  APRES-MIDI   CHEZ 
ROBESPIERRE 

a  .     LA     PROME>'ADE     CROISÉE. 

J'avais  fini  par  m'amuser  des  Institutions  de 
Saiut-Just,  au  point  d'oublier  totalement  le  lieu  où 
j'étais.  Je  me  plongeai  avec  délices  dans  une  dis- 
traction complète,  ayant  dès  longtemps  fait  l'abné- 
gation totale  d'une  vie  qui  fut  toujours  tristri.  Tout 


310  STELLO 

à  coup  la  porte  par  laquelle  j'étais  entré  s'ouvrit 
encore.  Un  homme  de  trente  ans  environ,  dune 
belle  figure,  dune  taille  haute,  l'air  militaire  et 
orgueilleux,  entra  sans  beaucoup  de  cérémonie.  Ses 
bottes  à  l'écuyère,  ses  éperons,  sa  cravache,  son 
large  gilet  blanc  ouvert,  sa  cravate  noire  dénouée, 
l'auraient  fait  prendre  pour  un  jeune  général. 

—  Ah!  tu  ne  sais  donc  pas  si  on  peut  lui  parler? 
dit-il  en  continuant  de  s'adresser  au  nègre  qui  lui 
avait  ouvert  la  porte.  Dis-lui  que  c'est  l'auteur  de 
Caïus  Gracchus  et  de  Timoléon. 

Le  nègre  sortit,  ne  répondit  rien  et  l'enferma 
avec  moi.  L'ancien  officier  de  dragons  en  fut  quitte 
pour  sa  fanfaronnade,  et  entra  jusqu'à  la  cheminée 
en  frappant  du  talon. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  tu  attends,  citoyen?  me 
dit-il.  J'espère  que,  comme  représentant,  le  citoyen 
Robespierre  me  recevra  bientôt  et  m'expédiera 
avant  les  autres.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  lui  dire,  moi.  » 

Il  se  retourna  et  arrangea  ses  cheveux  devant  la 
glace. 

—  Je  ne  suis  pas  un  solliciteur,  moi.  —  Moi,  je 
dis  tout  haut  ce  que  je  pense,  et,  sous  le  régime 
des  tyrans  Bourbons  comme 'sous  celui-ci,  je  n'ai 
pas  fait  mystère  de  mes  opinions,  moi. 

Je  posai  mes  papiers  sur  la  table,  et  je  le  re- 
gardai avec  un  air  de  surprise  qui  lui  en  donna  un 
peu  à  lui-même. 

—  Je  n'aurais  pas  cru,  lui  dis-je  sans  me  déranger, 
que  vous  vinssiez  ici  pour  votre  plaisir. 

Jl  quitta  tout  d'un  coup  son  air  de  matador,  et 
se  mit  dans  un  fauteuil  près  de  moi  : 

—  Ah  çà  !  franchement  !  me  dit-il  à  voix  basse,  êtes- 
vous  appelé  comme  je  le  suis,  je  ne  sais  pourquoi  ? 

Je    remarquai  en   celte   occasion   ce   qui    arrivait 


UN    APRÈS-MIDI    CHEZ    ROBESPIERBE  311 

souvent  alors,  c'est  que  le  tutoiement  était  une 
sorte  de  langage  de  comédie  qu  on  récitait  comme 
un  rôle,  et  que  l'on  quittait  pour  parler  sérieusement. 

—  Oui,  lui  dis-je,  je  suis  appelé,  mais  comme  les 
médecins  le  sont  souvent  :  cela  m  iuquièle  peu, 
pour  moi,  du  moins,  ajoutai-je  en  appuyant  sur  ces 
derniers  mots. 

—  Ah  1  pour  vousl  me  dit-il  en  époussetant  ses 
bottes  avec  sa  cravache. 

Puis  il   se    leva   et  marcha   dans   la   chambre    en 
toussant  avec  un  peu  de  mauvaise  humeur. 
11  revint. 

—  Savez-vous  s  il  est  en  affaire?  me  dit-il. 

—  Je  le  suppose,  répondis-je,  citoyen  Chénier. 
II  me  prit  la  main  impétueusement. 

—  Çà,  me  dit-il,  vous  ne  m'avez  pas  l'air  d'un 
espion.  Qu'est-ce  que  Ton  me  veut  ici?  Si  vous 
savez  quelque  chose,  dites-le-moi. 

Jetais  sur  les  épines;  je  sentais  qu'on  allait 
entrer,  que  peut-être  on  voyait,  que  certainement 
on  écoutait.  La  Terreur  était  dans  l'air,  partout, 
et  surtout  dans  cette  chambre.  Je  me  levai  et 
marchai,  pour  qu  au  moins  on  entendît  de  lon^s 
silences,  et  que  la  conversation  ne  parût  pas  suivie. 
Il  me  comprit  et  marcha  dans  la  chambre  dans  le 
sens  opposé.  ZS'ous  allions  d'un  pas  mesuré,  comme 
deux  soldats  en  faction  qui  se  croisent;  chacun  de 
nous  prit,  aux  yeux  de  lautre,  l'air  de  réfléchir  en 
lui-même,  et  disait  un  mot  en  passant,  l'autre 
répondait  en  passant. 

Je  me  frottais  les  mains. 

—  Il  se  pourrait,  dis-je  assez  bas.  en  ne  faisant 
semblant  de  rien  et  allant  de  la  porte  à  la  cheminée, 
qu'on  nous  eût  réunis  à  dessein.  Et  très  haut  :  Joli 
appartement  I 


312  STELLO 

Il  revint  de  la  cheminée  à  la  porte,  et,  eu  me 
rencontrant  au  milieu,  dit  : 

—  Je  le  crois.  Puis,  en  levant  la  tête  :  Cela  donne 
sur  la  cour. 

Je  passai. 

—  J'ai  vu  votre  père  et  votre  frère,  ce  matin,  dis- 
je.  Et  en  criant  :  Quel  beau  temps  il  fait! 

Il  repassa. 

—  Je  le  savais;  mon  père  et  moi  nous  ne  nous 
voyons  plus,  et  j  espère  qu'André  ne  sera  pas  long- 
temps là.  —  Un  ciel  magnifique. 

Je  le  croisai  encore. 

—  Tallien,  dis-je,  Courtois,  Barras,  Clauzel,  sont 
de  bons  citoyens.  Et  avec  enthousiasme  :  C'est  un 
beau  sujet  que  Timoléon\ 

Il  me  croisa  en  revenant. 

—  Et  Barras,  Collot-d'IIerbois,  Loiscau,  Bourdon, 
Barrère,  Boissy-d  Auglas...  —  J'aimais  encore 
mieux  mon  Fénclon. 

Je  hâtai  la   marche. 

—  Ceci  peut  durer  encore  quelques  jours.  —  Oa 
dit  les  vers  bien  beaux. 

Il  vint  à  grands  pas  et  me  coudoya. 

—  Les  triumvirs  ne  passeront. pas  quatre  jours.— 
Je  l'ai  lu  chez  la  citoyeune  Yestris. 

Cette  fois  je  lui  serrai  la  main  en  traversant. 

—  Gardez-vous  de  nommer  votre  frère,  on  n'y 
pense  pas.  —  On  dit  le  dénoùment  bien  beau. 

A  la  dernière  passe,  il  me  reprit  chaudement  la 
main. 

—  Il  n'est  sur  aucune  liste;  je  ne  le  nommerai 
pas.  —  Il  faut  faire  le  mort.  Le  9,  je  1  irai  délivrer 
de  ma  main.  —  Je  crains   qu'il  ne  soit  trop  prévu. 

Ce  fut  la  dernière  traversée.  On  ouvrit;  nous 
étions  aux  deux  bouts  de  la  chambre. 


i;n  après-midi  chez  Robespierre  313 

b.    un    petit   di'.ertissement. 

Robespierre  entra,  il  tenait  Saint-Just  par  la 
main;  celui-ci,  vêtu  d'une  redingote  poudreuse, 
pâle  et  défait,  arrivait  à  Paris.  R.obespierre  jetu 
sur  nous  deux  un  coup  d  oeil  rapide  sous  ses 
lunettes,  et  la  distance  où  il  nous  vit  l'un  de  l'autre 
me  parut  lui  plaire;  il  sourit  en  pinçant  les  lèvres. 

—  Citoyen,  voici  un  voyageur  de  votre  connais- 
sance, dit-il. 

Nous  nous  saluâmes  tous  trois,  Joseph  Chénier 
en  fronçant  le  sourcil,  Saint-Just  avec  un  signe  de 
tête  brusque  et  hautain,  moi  gravement  comme  un 
moine. 

Saint-Just  s'assit  à  côté  de  Ptobespierre;  celui-ci 
sur  son  fauteuil  de  cuir,  devant  son  bureau,  nous 
en  face.  Il  y  eut  un  long  silence.  Je  regardai  les 
trois  personnages  tour  à  tour,  Chénier  se  renver- 
sait et  se  balançait  avec  un  air  de  fierté,  mais  un 
peu  d  embarras,  sur  sa  chaise,  comme  rêvant  à 
mille  choses  étrangères.  Saint-Just,  l'air  parfaite- 
ment calme,  penchait  sur  l'épaule  sa  belle  tête 
mélancolique,  régulière  et  douce,  chargée  de  che- 
veux châtains  flottants  et  bouclés;  ses  grands  yeux 
s'élevaient  au  ciel,  et  il  soupirait.  Il  avait  l'air  d'un 
jeune  saint.  —  Les  persécuteurs  prennent  souvent 
des  manières  de  victimes.  Ptobespierre  nous  re- 
gardait comme  un  chat  ferait  de  trois  souris  qu'il  a 
prises. 

—  Yoilà,  dit  Pv.obespierre  d'un  air  de  fête,  notre 
ami  Saint-Just  qui  revient  de  l'armée.  Il  y  a  écrasé 
la  trahison,  il  en  fera  autant  ici.  C'est  une  surprise, 
on  ne  l'attendait  pas,  n'est-ce  pas,  Chénier? 

Et  il  le  regarda  de  côté,  comme  pour  jouir  de  sa 
contrainte. 

18 


314  STELLO 

—  Tu  mas  fait  demander,  citoyen?  dit  Marie- 
Joseph  Chénier  avec  humeur;  si  c'est  pour  affaire, 
dépèchons-nous,  on  m'attend  à  la  Convention. 

—  Je  voulais,  dit  Robespierre  d'un  air  empesé 
en  me  désignant,  te  faire  rencontrer  avec  cet  excel- 
lent homme,  qui   porte   tant   d'intérêt   à  ta  famille. 

J'étais  pris.  Marie-Joseph  et  moi  nous  nous  re- 
gardâmes ,  et  nous  nous  révélâmes  toutes  nos 
craintes  par  ce  coup  d'œil.  Je  voulus  rompre  les 
chiens. 

—  Ma  foi,  dis-je,  j'aimelesletlres,  moi,  etFénelon... 

—  Ah!  à  propos,  interrompit  Robespierre,  je  te 
fais  compliment,  Chénier,  du  succès  de  ton  Tiino- 
léon  dans  les  ci-devant  salons  où  tu  en  fais  la  lec- 
ture. —  Tu  ne  connais  pas  cela,  toi?  »  dit-il  à 
Saint-Just  avec  ironie. 

Celui-ci  sourit  d'un  air  de  mépris,  et  se  mit  à 
secouer  la  poussière  de  ses  bottes  avec  le  pan  de 
sa  longue  redingote,  sans  daigner  répondre. 

—  Bah  !  bah  !  dit  Joseph  Chénier  en  me  regardant, 
c'est  trop  peu  de  chose  pour  lui. 

Il  voulait  dire  cela  avec  indifférence,  mais  le  sang 
d'auteur  lui  monta  aux  joues. 

Saint-Just,  aussi  parfaitement  calme  qu'à  l'ordi- 
naire, leva  les  yeux  sur  Chénier,  et  le  contempla 
comme  avec  admiration. 

—  Un  membre  de  la  Convention  qui  s'amuse  à  cela 
en  l'an  II  de  la  République  me  parait  un  prodige, 
dit-il. 

—  ^la  foi,  quand  on  n'a  pas  la  haute  main  dans  les 
affaires,  dit  Joseph  Chénier,  c  est  encore  ce  qu'on 
peut  faire  de  mieux  pour  la  nation. 

Saint-Just  haussa  les  épaules. 
Robespierre    tira   sa    montre,    comme    attendant 
quelque  chose,  et  dit  d'un  air  pédant.  : 


UN    APRÈS-MIDI    CHEZ    ROBESPIERRE  315 

—  Tu  sais,  citoyen  Chénier,  mou  opinion  sur  les 
écrivains.  Je  t'excepte,  parce  que  je  connais  tes 
vertus  républicaines  ;  mais,  en  général,  je  les  regarde 
comme  les  plus  dangereux  ennemis  de  la  patrie.  Il 
faut  une  volonté  une.  Nous  en  sommes  là.  Il  la  faut 
républicaine,  et  pour  cela,  il  ne  faut  que  des  écrits 
républicains  :  le  reste  corrompt  le  peuple.  Il  faut 
le  rallier  ce  peuple,  et  vaincre  les  bourgeois,  de 
qui  viennent  nos  dangers  intérieurs.  Il  faut  que  le 
peuple  s'allie  à  la  Convention  et  elle  à  lui;  que  les 
sans-culottes  soient  payés  et  colères,  et  restent  dans 
les  villes.  Qui  s'oppose  à  mes  vues  ?  Les  écrivains, 
les  faiseurs  de  vers  qui  font  du  dédain  rimé,  qui 
crient  :  0  mon  âme!  fuyons  dans  les  déserts;  ces 
gens-là  découragent.  La  Convention  doit  traiter 
tous  ceux  qui  ne  sont  pas  utiles  à  la  République 
comme  des  contre-révolutionnaires. 

—  C'est  bien  sévère,  dit  Marie-Joseph  assez 
effrayé,  mais  plus  piqué  encore. 

—  Ohl  je  ne  parle  pas  pour  toi,  poursuivit 
Robespierre  d'un  ton  mieilleux  et  radouci;  toi,  tu 
as  été  un  guerrier,  tu  es  un  législateur,  et,  quand 
tu  ne  sais  que  faire,  Poète. 

—  Pas  du  tout!  pas  du  tout!  dit  Joseph,  sin- 
gulièrement vexé  ;  je  suis  au  contraire  né  Poète, 
et  j'ai  perdu  mon  temps  à  larmée  et  à  la  Conven- 
tion. 

J'avoue  que,  malgré  la  gravité  de  la  situation,  je 
ne  pus  m'empècher  de  sourire  de  son  embarras. 

Son  frère  aurait  pu  parler  ainsi;  mais  Joseph, 
selon  moi,  se  trompait  un  peu  sur  lui-même;  aussi 
l'Incorruptible,  qui  était  au  fond  de  mon  avis,  pour- 
suivit pour  le  tourmenter  : 

—  Allons  !  allons  !  dit-il  avec  une  galanterie  fausse 
et  fade,  allons,  tu  es  trop  modeste,  tu  refuses  deux 


316  STELLO 

couronnes  de  Laurier,  pour  une  couronne  de  Roses 
pompon. 

—  Mais  il  me  semblait  que  tu  aimais  ces  fleurs-là 
toi-même  autrefois,  citoyen  !  dit  Chénier  :  j'ai  lu  de 
toi  des  couplets  fort  agréables  sur  une  coupe  et  un 
festin.  Il  y  avait  : 

0  Dieux!  que  vois-je,  mes  amis  ? 
Un  crime  trop  notoire. 
0  malheur  affreux! 
0  scandale  honteux! 

J'ose  le  dire  à  peine; 
Pour  vous  j'en  rougis, 
Pour  moi  j'en  gémis. 
Ma  coupe  n'est  pas  pleine. 

«  Et  puis  un  ccitain  madrigal  où  il  y  avait  : 

Garde  toujours  la  modestie; 
Sur  le  pouvoir  de  tes  appas 
Demeure  toujours  alarmée  : 
Tu  n'en  seras  que  mieux  aimée 
Si  tu  crains  de  ne  l'être  pas. 

«  C'était  joli!  et  nous  avons  aussi  deux  discours 
sur  la  peine  de  mort,  l'un  contre,  l'autre  pour;  et 
puis  un  éloge  de  Gresset,  où  il  y  avait  cette  belle 
phrase,  que  je  me  rappelle  encore  tout  entière  : 

«  Oh!  lisez  le  Veri-Vert,  vous  qui  aspirez  au  mérite 
de  badiner  et  d'écrire  avec  grâce;  lisez-le,  vous  qui  ne 
cherchez  que  lamusement,  et  vous  connaîtrez  de  nou- 
velles sources  de  plaisirs.  Oui,  tant  que  la  langue  fran- 
çaise subsistera,  le  Vert-Vert  trouvera  des  admirateurs. 
Grâce  au  pouvoir  du  génie,  les  aventures  d'un  perroquet 
occuperont  encore  nos  derniers  neveux.  Une  foule  de 
héros  est  restée  plongée  dans  un  éternel  oubli,  parce 
qu'elle  n'a  point  trouvé  une  plume  digne  de  célébrer 
ses  exploits;  mais  toi,  heureux   Vert-Vert,  ta  gloire  pas- 


r.N    APRES-MIDI    CHEZ    ROBESPIERRE  317 

sera  à  la  postérité  la  plus  reculée!  O  Gresset!  tu 
fus  le  plus  grand  des  poètes!  —  répandons  des 
fleurs,   etc.,    etc.,    etc. 

«  C  était  fort  agréable. 

«  Jai  encore  cela  chez  moi,  imprimé  sous  le  nom 
de  M.  de  Robespierre,  avocat  en  parlement.  » 

L'homme  n'était  pas  commode  à  persifler.  Il  fit  de 
sa  face  de  chat  une  face  de  tigre,  et  crispa  les  ongles, 

Saint-Just.  ennuyé,  et  voulant  l'interrompre,  lui 
prit  le  bras. 

—  A  quelle  heure  t'attend-on  aux  Jacobins  ? 

—  Plus  tard,  dit  Robespierre  avec  humeur;  laisse- 
moi,  je  mamuse. 

Le  rire  dont  il  accompagna  ce  mot  lit  claquer  ses 
dents. 

—  J'attends  quelqu'un,  ajouta-t-il.  —  Mais  toi. 
Saint-Just.  que  fais-tu  des  Poètes  ! 

—  Je  te  Tai  lu.  dit  Saint-Just,  ils  ont  un  dixième 
chapitre  de  mes  Institutions. 

—  Eh  bien!  qu'y  font-ils  ? 

Saint-Just  fit  une  moue  de  mépris,  et  regarda 
autour  de  lui  à  ses  pieds,  comme  s'il  eût  cherché 
une  épingle  perdue  sur  le  tapis. 

—  Mais...  dit-il...  des  hymnes  qu'on  leur  comman- 
dera le  premier  jour  de  chaque  mois,  en  l'honneur 
de  1  Eternel  et  des  bons  citoyens,  comme  le  voulait 
Platon.  Le  l^""  de  Germinal,  ils  célébreront  lu  nature 
et  le  peuple;  en  Floréal,  l'amour  et  les  époux:  en 
Prairial,  la  victoire;  en  Messidor,  l'adoption;  en 
Thermidor,  la  jeunesse;  en  Fructidor,  le  bonheur; 
en  Vendémiaire,  la  vieillesse;  en  Brumaire,  l'âme 
immortelle;  en  Frimaire,  la  sagesse;  en  rs'ivôse,  la 
patrie;  en  Pluviôse,  le  travail,  et  en  Ventôse,  les 
amis. 


318  STELLO 

Robespierre  applaudit. 

—  C'est  parfaitement  réglé,  dit-il. 

Et  :  «  L'inspiration  ou  la  mort  »,  dit  Joseph 
Chénier  en  riant. 

Saint-Just  se  leva  gravement. 

—  Eh  1  pourquoi  pas,  dit-il,  si  leurs  vertus  patrio 
tiques   ne  les    enflamment  pas!    Il   n'y  a    que   deux 
pi'incipes  :  la  Vertu  ou  la  Terreur. 

Ensuite  il  baissa  la  tête,  et  demeura  tranquille 
ment  le  dos  à  la  cheminée,  comme  ayant  tout  dit 
et  convaincu  dans  sa  conscience  qu'il  savait  toute; 
choses.  Son  calme  était  parfait,  sa  voix  inaltérable 
et  sa  physionomie  candide,  extatique  et  régulière 

—  Voilà  l'homme  que  jappellerais  un  Poète,  di 
Robespierre  en  le  montrant;  il  voit  en  grand,  lui 
il  ne  s'amuse  pas  à  des  formes  de  style  plus  ou 
moins  habiles;  il  jette  des  mots  comme  des  éclairs 
dans  les  ténèbres  de  l'avenir,  et  il  sent  que  la  des- 
tinée des  hommes  secondaires  qui  s'occupent  du 
détail  des  idées  est  de  mettre  en  œuvre  les  nôtres  ; 
que  nulle  race  n'est  plus  dangereuse  pour  la  liberté, 
plus  ennemie  de  l'égalité,  que  celle  des  aristocrates 
de  l'intelligence,  dont  les  réputations  isolées 
exercent  une  influence  partielle,  dangereuse,  et 
contraire  à  l  unité  qui  doit  tout  régir. 

Après  sa  phrase,  il  nous  regarda,  —  Xous  nous 
regardions.  —  Nous  étions  stupéfaits.  Saint-Just 
approuvait  du  geste,  et  caressait  ces  opinions 
jalouses  et  dominatrices,  opinions  que  se  feront 
toujours  les  pouvoirs  qui  s'acquièrent  par  l'action 
et  le  mouvement,  pour  tâcher  de  dompter  ces  puis- 
sances mystérieuses  et  indépendantes  qui  ne  se 
forment  que  par  la  méditation  qui  produit  leurs 
œuvres,  et  l'admiration  qu'elles  excitent. 

Les  parvenus,  favoris  de  la  fortune,  seront  éter- 


L'N    APRÈS-MIDI    CHEZ    ROBESPIERRE  319 

nellement  irrités,  comme  Aman,  contre  ces  sévères 
Mardochées  qui  viennent  s'asseoir,  couverts  de 
cendre,  sur  les  degrés  de  leurs  palais,  refusant  seuls 
de  les  adorer,  et  les  forçant  parfois  de  descendre 
de  leur  cheval  et  de  tenir  en  main  la  bride  du 
leur. 

Joseph  Chénier  ne  savait  comment  revenir  de 
létonnement  où  il  était  d'entendre  de  pareilles 
choses.  Enfin,  le  caractère  emporté  de  sa  famille 
prit  le  dessus. 

—  Au  fait,  me  dit-il,  j  ai  connu  aussi  dans  ma  vie 
des  poètes  à  qui  il  ne  manquait  pour  l'être  qu'une 
chose,  c'était  la  poésie. 

Pv.obespierre  cassa  une  plume  dans  ses  doigts  et 
prit  un  journal,  comme  n'ayant  pas  entendu. 

Saint-Just,  qui  était  au  fond  assez  naïf  et  tout 
dune  pièce  comme  un  écolier  non  dégrossi,  prit  la 
chose  au  sérieux,  et  il  se  mit  à  parler  de  lui-même 
avec  une  satisfaction  sans  bornes  et  une  innocence 
qui  m'affligeait  pour  lui  : 

—  Le  citoyeu  Chénier  a  raison,  dit-il  en  regardant 
fixement  le  mur  devant  lui,  sans  voir  autre  chose 
que  son  idée  :  je  sens  bien  que  j'étais  poète,  moi, 
quand  j'ai  dit  : 

«  Les  grands  hommes  ne  meurent  pas  dans  leur 
lit.  —  Et  —  Les  circonstances  ne  sont  difficiles  que 
pour  ceux  qui  reculent  de^'ant  le  tombeau.  — Et  — 
Je  méprise  la  poussière  qui  me  compose,  et  qui  vous 
parle.  —  Et  —  La  société  n'est  pas  l'ouvrage  de 
l'homme.  —  Et  —  Le  bien  même  est  souvent  un 
moyen  d'intrigue  ;  soyons  ingrats  si  nous  voulons 
sauver  la  patrie. 

—  Ce  sont,  dis-je,  belles  maximes  et  paradoxes 
plus  ou  moins  Spartiates  et  plus  ou  moins  connus, 
mais  non  de  la  poésie. 


320  STELLO 

Saint-Just  me  tourna  le  dos  brusquement  et  avec 
humeur. 

Nous  nous  tûmes  tous  quatre. 

La  conversation  en  était  arrivée  à  ce  point  où  l'on 
ne  pouvait  plus  ajouter  un  mot  qui  ne  fût  un  coup, 
et  Marie-Joseph  et  moi  n'étions  pas  les  plus  accou- 
tumés à  frapper. 

Nous  sortîmes  d'embarras  d'une  manière  imprévue, 
car  tout  à  coup  Robespierre  prit  une  petite  clochette 
sur  son  bureau  et  sonna  vivement.  Un  nègre  entra  et 
introduisit  un  homme  âgé,  qui,  à  peine  laissé  dans 
la  chambre,  resta  saisi  d'étonnement  et  d'effroi. 

—  Voici  encore  quelqu'un  de  votre  connaissance, 
dit  Robespierre;  je  vous  ai  préparé  à  tous  une 
petite  entrevue. 

C'était  M.  de  Chénier  en  présence  de  son  fils.  Je 
frémis  de  tout  mon  corps.  Le  père  recula.  Le  fils 
baissa  les  yeux,  puis  me  regarda,  Robespierre  riait. 
Saint-Just  le  regardait  pour  deviner. 

Ce  fut  le  vieillard  qui  rompit  le  silence  le  pre- 
mier. Tout  dépendait  de  lui,  et  personne  ne  pouvait 
plus  le  faire  taire  ou  le  faire  parler.  Nous  attendîmes, 
comme  on  attend  un  coup  de  hache. 

Il  s'avança  avec  dignité  vers  son  fils. 

^  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  vous  ai  vu,  monsieur 
dit-il  ;  je  vous  fais  l'honneur  de  croire  que  vous 
venez  pour  le  même  motif  que  moi. 

Ce  Marie-Joseph  Chénier,  si  hautain,  si  grand, 
8i  fort,  si  farouche,  était  ployé  en  deux  par  la 
contrainte  et  la  douleur. 

—  Mon  père,  dit-il  lentement,  en  pesant  sur 
chaque  syllabe,  mon  Dieu  !  mon  père,  avez-vous 
bien  réfléchi  à  ce  que  vous  allez   dire  ? 

Le  père  ouvrit  la  bouche,  le  fils  se  hâta  déparier 
haut  pour  étouffer  sa  voix. 


UN    APRÈS-MIl^I    CHEZ    ROBESPIERRE  321 

—  Je  sais...  je  devine...  à  peu  près...  à  peu  de 
cliose  près  l'affaire... 

Et  se  tournant  vers  Robespierre  en  souriant  : 

—  Affaire  bien  légère,  futile  en  vérité... 
Et  à  son  père  : 

,  —  Dont  vous  voulez  parler.  Mais  je  crois  que  vous 
auriez  pu  me  la  remettre  entre  les  mains.  Je  suis 
député...  moi...  Je  sais... 

—  Monsieur,  je  sais  ce  que  vous  êtes,  dit  M.  de 
Chénier... 

—  IN'on,  en  vérité,  dit  Joseph  en  s'approchant, 
vous  n'en  saviez  rien,  absolument  rien.  Il  y  si  long- 
temps, citoyens,  qu'il  n'a  voulu  me  voir,  mon  pauvre 
père  1  II  ne  sait  pas  seulement  ce  qui  se  passe  dans 
la  Piépublique.  Je  suis  sur  que  ce  qu  il  vient  de 
vous  dire,  il  n'en  est  pas  même  bien  certain. 

Et  il  lui  marcha  sur  le  pied.  Mais  le  vieillard  se 
recula  de  lui. 

—  C'est  votre  devoir,  monsieur,  que  je  veux  rem- 
plir moi-même,  puisque  vous  ne  le  faites  pas. 

—  Oh  1  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre  I  sécria  }^Iarie- 
Joseph  au  supplice. 

—  IN'e  sont-ils  pas  curieux  tous  les  deux?  dit 
Robespierre  à  Saint-Just  d'une  voix  aigre  et  en 
jouissant  horriblement.  Qu'ont-ils  donc  à  crier  tant  ? 

—  J'aij  dit  le  vieux  père  en  s'avançant  vers 
Robespierre,  j'ai  le  désespoir  dans  le  cœur  en 
voyant... 

Je  me  levai  pour  l'arrêter  par  le  bras. 

—  Citoyen,  dit  Joseph  Chénier  à  Robespierre, 
permets-moi  de  te  parler  en  particulier,  ou  dem- 
mener  mon  père  d'ici  un  moment.  Je  le  crois  malade 
et  un  peu  troublé. 

—  Impie,  dit  le  vieillard,  veux-tu  être  aussi 
mauvais  fils  que  mauvais...  ? 


322  STELLC 

—  Monsieur,  dis-je  en  lui  coupant  la  pirole.  il 
était  inutile  de  me  consulter  ce  matin. 

—  Non,  non!  dit  Robespierre  avec  sa  voix  aiguc 
et  son  incroyable  sang-froid;  non,  ma  foi,  je  ne 
veux  pas  que  ton  père  me  quitte,  Chénier  1  Je  lui 
ai  donné  audience;  il  faut  bien  que  j'écoute.  — Et 
pourquoi  donc  veux-tu  qu'il  s'en  aille  !  —  Que 
crains-tu  donc  qu'il  m'apprenne  ?  —  Ne  sais-je  pas 
à  peu  près  tout  ce  qui  se  passe,  et  même  tes  ordon- 
nances du  matin,  docteur  ? 

—  C'est  fini!  dis-je  en  retombant  accablé  sur  ma 
chaise. 

Marie-Joseph,  par  un  dernier  effort,  s'avança 
hardiment  et  se  plaça  de  force  entre  son  père  et 
Robespierre. 

—  Après  tout,  dit-il  à  celui-ci,  nous  sommes 
égaux,  nous  sommes  frères,  n'est-ce  pas  ?  Eh  bien, 
moi,  je  puis  te  dire,  citoyen,  des  choses  que  tout 
autre  qu'un  représentant  à  la  Convention  nationale 
n'aurait  pas  droit  de  te  dire,  n'est-ce  pas?  —  Eh  bien, 
je  te  dis  que  mon  père  que  voici,  mon  bon  vieux 
père,  qui  me  déteste  à  présent,  parce  que  je  suis 
député,  va  te  conter  quelque  all'aire  de  famille  bien 
au-dessous  de  tes  graves  occupations,  vois-tu,  citoyen 
Robespierre  î  Tu  as  de  grandes  affaires,  toi,  tu  es 
seul,  tu  marches  seul;  toutes  ces  choses  d'intérieur, 
ces  petites  brouilleries,  tu  les  ignores,  heureu- 
sement pour  toi.  Tu  ne  dois  pas  t  en  occuper. 

Et  il  le  pressait  par  les  deux  mains. 

—  Non,  je  ne  veux  pas  absolument  que  tu  l'écoutés, 
vois-tu  ;  je  ne  veux  pas.  Et,  faisant  le  rieur  :  Mais 
c'est  que  ce  sont  de  vraies  niaiseries  qu'il  va  te 
dire. 

Et,  en  bavardant  plus  bas  : 

—  Quelque  plainte   de   ma   conduite  passée,   de 


UN    APRÈS-MIDI    CHEZ    ROBESPIERRE  323 

vieilles,  vieilles  idées  monai'chiques  qu'il  a.  Je  ue 
sais  quoi.  moi.  Écoute,  mon  ami,  toi,  notre  grand 
citoyen,  notre  maître,  —  oui,  je  le  pense  franche- 
ment, notre  maître  I  —  va,  va  à  tes  alfaires,  à  l'As- 
semblée où  Ton  t'écoute;  —  ou  plutôt,  tiens,  ren- 
voie-nous. —  Oui,  tiens,  franchement,  mets-nous  à 
la  porte  :  nous  sommes  de  trop.  —  Messieurs, 
nous  sommes  indiscrets,  partons. 

Il  prenait  son  chapeau,  pâle  et  haletant,  couvert 
de  sueur,  tremblant. 

—  Allons,  docteur;  allons,  mon  père,  j'ai  à  vous 
parler.  Nous  sommes  indiscrets.  —  Et  Saint-Just, 
donc,  qui  arrive  de  si  loin  pour  le  voir!  de  l'armée 
du  NordI  ?> 'est-il  pas  vrai,  Saint-Just  ? 

Il  allait,  il  venait,  il  avait  les  larmes  aux  yeux; 
il  prenait  Robespierre  par  le  bras,  son  père  par 
les  épaules  :  il  était  fou. 

Robespierre  se  leva,  et,  avec  un  air  de  bonté  per- 
fide, tendit  la  main  au  vieillard  par-devant  son  fils, 
—  Le  père  crut  tout  sauvé  ;  nous  sentîmes  tout 
perdu.  M.  de  Chénier  s  attendrit  de  ce  seul  geste, 
comme  font  les  vieillards  faibles. 

—  Oh  I  vous  êtes  bon!  s'écria-t-il.  C'est  un  sys- 
tème que  vous  avez,  n'est-ce  pas  ?  c'est  un  système 
qui  fait  qu'on  vous  croit  mauvais.  Rendez-moi  mon 
fils  aîné,  monsieur  de  Robespierre!  Rendez-le-moi, 
je  vous  en  conjure;  il  est  à  Saint-Lazare.  C'est  bien 
le  meilleur  des  deux,  allez;  vous  ne  le  connaissez 
pas!  il  vous  admire  beaucoup,  et  il  admire  tous  ces 
messieurs  aussi;  il  m'en  parle  souvent.  Il  n'est 
point  exagéré  du  tout,  quoi  qu'on  ait  pu  vous  dire. 
Celui-ci  a  peur  de  se  compromettre,  et  ne  vous  a 
pas  parlé;  mais  moi,  qui  suis  père,  monsieur,  et 
qui  suis  bien  vieux,  je  n'ai  pas  peur.  D'ailleurs, 
vous  êtes  un  homme  comme  il  faut,  il  ne  s'agit  que 


324  STELLO 

de  voir  votre  air  et  vos  manières;  et  avec  un 
homme  comme  vous  on  seuteud  toujours,  n'est-ce 
pas? 

Puis  à  son  fils  : 

—  Xe  me  faites  point  de  signes  !  ne  m'interrompez 
pas!  vous  m'importunez!  laissez  monsieur  agir 
selon  son  cœur  :  il  s'entend  un  peu  mieux  que  vous 
en  gouvernement,  peut-être!  Vous  avez  toujours  été 
jaloux  d'André,  dès  votre  enfance.  Laissez-moi,  ne 
me  parlez  pas. 

Le  malheureux  frère  !  il  n'aurait  pas  parlé,  il  était 
muet  de  douleur,  et  moi  aussi. 

—  Ahl  dit  Robespierre  en  s'asseyant  et  ôtant  ses 
lunettes  paisiblement  et  avec  soulagement;  voilà 
donc  leur  grande  affaire!  Dis  donc,  Saint-Jusl!  ne 
s'imaginaient-ils  pas  que  j'ignorais  l'emprisonne- 
ment du  petit  frère?  Ces  gens-lk  me  croient  fou,  en 
vérité.  Seulement  il  est  bien  vrai  que  je  ne  me 
serais  pas  occupé  de  lui  d'ici  à  quelques  jours.  Eh 
bien,  ajouta-t-il  en  prenant  sa  plume  et  griffonnant, 
on  va  faire  passer  l'affaire  de  ton  fils. 

—  Voilà  !  dis-je  en  étouffant. 

—  Comment!  passer?  dit  le  père  interdit. 

—  Oui,  citoyen,  dit  Saint-Just  en  lui  expliquant 
froidement  la  chose,  passer  au  tribunal  révolution- 
naire où  il  pourra  se  défendre. 

—  Et  André?  dit  M.  de  Chénier. 

—  Lui!  répondit  Saint-Just,  à  la  Conciergerie. 

—  Mais  il  n'y  avait  pas  de  mandat  d'arrêt  contre 
André!  dit  son  père. 

—  Eh  bien,  il  dira  cela  au  tribunal,  répondit 
Robespierre;  tant  mieux  pour  lui. 

Et  en  parlant  il  écrivait  toujours. 

—  Mais  à  quoi  bon  l'y  envoyer!  disait  le  pauvre 
vieillard. 


UN    APRÈS-MIDI    CHEZ    ROBESPIERRE  325 

—  Pour  qu  il  se  justifie,  répondait  aussi  froide- 
ment Robespierre,  écrivant  toujours. 

—  Mais  lécoutera-t-on  ?dit  Marie-Joseph. 

Robespierre  mit  ses  lunettes  et  le  regarda  fixe- 
ment :  ses  yeux  luisaient  sous  leurs  yeux  verts 
comme  ceux  des  hiboux. 

—  Soupçonnes-tu  l'intégrité  du  tribunal  révolu- 
tionnaire ?  dit-il. 

Marie-Joseph  baissa  la  tète,  et  dit  : 

—  NonI  en  soupirant  profondément. 
Saint-Just  dit  gravement  : 

—  Le  tribunal  absout  quelquefois. 

—  Quelquefois  !  dit  le  père  tremblant   et  debout. 

—  Dis  donc,  Saint-Just,  reprit  Robespierre  en 
recommençant  à  écrire,  sais-tu  que  c'est  aussi  un 
Poète,  celui-là?  Justement  nous  parlions  deux,  et 
ils  parlent  de  nous  :  tiens,  voilà  une  gentillesse  de 
sa  façon.  C'est  tout  nouveau,  n'est-il  pas  vrai,  doc- 
teur? Dis  donc,  Saint-Just,  il  nous  appelle  bour- 
reaux, barbouilleurs  de  lois. 

—  Rien  que  cela!  dit  Saint-Just  en  prenant  le 
papier,  que  je  ne  reconnus  que  trop,  et  qu'il  avait 
fait  dérober  par  ses  merveilleux  espions. 

Tout  à  coup  Piobespierre  tira  sa  montre,  se  leva 
brusquement  et  dit  :  «  Deux  heures!  » 

Il  nous  salua,  et  courut  à  la  porte  de  sa  chambre 
par  laquelle  il  était  entré  avec  Saint-Just.  Il  l'ouvrit, 
entra  le  premier  et  à  demi  dans  l'autre  appartement, 
où  j'aperçus  des  hommes,  et  laissant  sa  main  sur 
la  clef  comme  avec  une  sorte  de  crainte  et  prêt  à 
nous  fermer  la  porte  au  nez,  dit  d'une  voix  aigre, 
fausse  et  ferme  : 

—  Ceci  est  seulement  pour  vous  faire  voir  que  je 
sais  tout  ce  qui  se  passe  assez  promptement. 

Puis,   se  tournant   vers    Saint-Just,   qui    le    sui- 

19 


326  STELLO 

vait  paisiblement  avec  un  sourire  ineffable  de  dou- 
ceur : 

—  Dis  donc,  Saint-Just,  je  crois  que  je  m'entends 
aussi  bien  que  les  Poètes  à  composer  des  scènes  de 
famille. 

—  Attends!  Maximilien!  cria  Marie-Joseph  eu  lui 
montrant  le  poing  et  en  s  en  allant  par  la  porte 
opposée,  qui,  cette  fois,  souvrit  d'elle-même,  je 
vais  à  la  Convention  avec  Tallien! 

—  Et  moi  aux  Jacobins,  dit  Robespierre  avec 
sécheresse  et  orgueil. 

—  Avec  Saint-Just,  ajouta  Saint-Just  d'une  voix 
terrible. 

En  suivant  Marie-Joseph  pour  sortir  de  la  tanière  : 

—  Reprenez  votre  second  fils,  dis-je  au  père  ;  car 
vous  venez  de  tuer  l'aîné. 

Et  nous  sortîmes  sans  oser  nous  retourner  pour 
le  voir. 


28.    —    L'ORDONNANCE 
DU    DOCTEUR-NOIR 

C'en  est  fait.  André  Chénier  est  perdu  désormais. 

Le  Docteur  cherche  dabord  à  cacher  Joseph  Chénier, 
car,  en  ce  qui  concerne  André,  ce  n'est  qu'une  question 
de  temps.  On  est  en  effet  au  7  thermidor,  et  des  cris  de 
protestation  poussés  par  la  foule  accompagnent  ou 
accueillent  maintenant  chaque  charrette.  Cependant,  le 
malheureux  poète  est  compris  dans  l'une  des  dernières 
et,  ainsi  que  le  dit  Vigny,  «  ce  qu'il  avait /à,  s'enfuit  avec 
le  sang.  » 

Ce  récit  terminé,  Stello  philosophe  encore  avec  le  Doc- 
teur-Noir sur  la  fin  de  ces  trois  infortunés  poètes  :  «  Ainsi 
donc,  dit-il,    des  trois   formes  du   pouvoir,  la  première 


l'0RD0>">ANCE    du    DOCTZrR-NOIR  327 

nous  craint,  la  deuxième  nous  dédaigne  comme  inutiles 
et  la  troisième  nous  hait  et  veut  nous  niveler  comme 
supériorités  d'essence  aristocratique.  Serons-nous  donc 
les  éternels  ilotes  des  sociétés?  » 

Le  Docteur-Noir  calme  Stello,  mais  lui  recommande 
d'avoir  toujours  devant  les  yeux  rimag-e  de  Gilbert,  de 
Chatterton  et  d'André  Chénier,  qui  lui  diront — en  mon- 
trant, l'un  sa  clef,  l'autre  sa  fiole  de  poison,  le  dernier 
sa  guillotine  —  que,  si  le  Poète  est  soumis  à  une 
malédiction  sur  son  existence  terrestre,  il  a  cependant 
une  bénédiction  sur  son  nom  puisqu  il  peut  laisser  une 
œuvre,  où  se  trouvera  écrit  pour  jamais  le  jugement  des 
actions  publiques.  Et  c'est  dans  ce  sens  qu'il  vu  lui 
écrire  une  ordonnance  : 


a.     L 'ORDO>">"  ANGE 

Stello,  debout  encore,  regarda  le  Docteur-Xoir 
avec  recueillement,  sourit  enfin,  et  tendit  la  main  à 
son  sévère  ami. 

—  Je  me  rends,  dit-il,  écrivez  votre   ordonnance. 
Le  Docteur  prit  du  papier. 

—  Il  est  bien  rare,  dit-il  tout  en  griffonnant,  que 
le  sens  commun  donne  une  ordonnance  qui  soit  suivie. 

—  Je  suivrai  la  vôtre  comme  une  loi  immuable  et 
éternelle,  dit  Stello,  non  sans  étouôer  un  soupir;  et 
il  s'assit,  laissant  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine, 
avec  un  sentiment  profond  de  désespoir  et  la  con- 
viction d'un  vide  nouveau  rencontré  sous  ses  pas; 
mais,  en  écoutant  l'ordonnance,  il  lui  sembla  qu  un 
brouillard  épais  s'était  dissipé  devant  ses  yeux  et 
que  l'étoile  infaillible  lui  montrait  le  seul  chemin 
qu  il  eût  à  suivre. 

Voici  ce  que  le  Docteur-Xoir  écrivait,  motivant 
chaque  point  de  son  ordonnance,  usage  fort  louable 
et  assez  rare. 

«  Séparer  la  vie  poétique  de  la  vie  politique.  » 


328  STELLO 

Et,  pour  y  parvenir  : 

I.  Laisser  à  César  ce  qui  appartient  à  César, 
c'est-à-dire  le  droit  d'être,  à  chaque  heure  de 
chaque  jour,  honni  dans  la  rue,  trompé  dans  le 
palais,  combattu  sourdement,  miné  longuement, 
battu  promptement  et  chassé  violemment. 

Parce  que,  l'attaquer  ou  le  flatter  avec  la  triple 
puissance  des  arts,  ce  serait  avilir  son  oeuvre  et 
l'empreindre  de  ce  qu  il  y  a  de  fragile  et  de  pas- 
sager dans  les  événements  du  jour.  Il  convient  de 
laisser  cette  tâche  à  la  critique  du  matin,  qui  est 
morte  le  soir,  ou  à  celle  du  soir,  qui  est  morte  le 
matin.  —  Laisser  à  tous  les  Césars  la  place  publique, 
et  les  laisser  jouer  leur  rôle,  et  passer,  tant  qu'ils 
ne  troubleront  ni  les  travaux  de  vos  nuits,  ni  le 
repos  de  vos  jours.  —  Plaignez-les  de  toute  votre 
pitié  s'ils  ont  été  forcés  de  se  mettre  au  front  cette 
couronne  Césarienne,  qui  n'a  plus  de  feuilles  et 
déchire  la  tète.  Plaignez-les  encore  s'ils  l'ont  dési- 
rée; leur  réveil  en  est  plus  cruel  après  un  long  et 
beau  rêve.  Plaignez-les  s'ils  sont  pervertis  par  le 
Pou^'oir;  car  il  n'est  rien  qui  ne  puisse  fausser 
cette  antique  et  peut-être  nécessaire  Fausseté,  d'où 
viennent  tant  de  maux.  —  Regardez  cette  lumière 
s'éteindre,  et  veillez;  heureux  si  vos  veilles  peuvent 
aider  l'humanité  à  se  grouper  et  s'unir  autour  d'une 
clarté  plus  pure  ! 

n.  Seul  et  libre,  accomplir  sa  mission.  Suivre 
les  conditions  de  son  être,  dégagé  de  l'influence 
des  Associations,  même  les  plus  belles. 

Parce  que  la  Solitude  est  la  source  des  inspira- 
tions. 

La  solitude  est  sainte.  Toutes  les  Associations 
ont  tous  les   défauts  des  couvents. 

Elles  tendent  à  classer  et  diriger  les  intelligences, 


L  ORDO>NA>'CE    DU    DOCTEUR-NOIR  329 

€t  fondent  peu  à  peu  une  autorité  tyrannique  qui, 
ôtant  aux  intelligences  la  liberté  et  lindividualité, 
sans  lesquelles  elles  ne  soiît  rien,  étoufferait  le 
génie  même  sous  lempire  d  une  communauté 
jalouse. 

Dans  les  Assemblées,  les  Corps,  les  Compagnies, 
les  Écoles,  les  Académies  et  tout  ce  qui  leur  res- 
semble, les  médiocrités  intrigantes  arrivent  par 
degrés  à  la  domination  parleur  activité  grossière  et 
matérielle,  et  cette  sorte  d'adresse  à  laquelle  ne 
peuvent  descendre  les  esprits  vastes    et   généreux. 

L  imagination  ne  vit  que  d'émotions  spontanées 
€t  particulières  à  l'organisation  et  aux  penchants  de 
chacun. 

La  République  des  lettres  est  la  seule  qui  puisse 
jamais  être  composée  de  citoyens  vraiment  libres, 
car  elle  est  formée  de  penseurs  isolés,  séparés  et 
souvent  inconnus  les  uns  aux  autres. 

Les  Poètes  et  les  Artistes  ont  seuls,  parmi  tous 
les  hommes,  le  bonheur  de  pouvoir  accomplir  leur 
mission  dans  la  solitude.  Qu'ils  jouissent  de  ce 
bonheur  de  ne  pas  être  confondus  dans  une  société 
qui  se  presse  autour  de  la  moindre  célébrité,  se 
l'approprie,  1  enserre,  l'englobe,  l'étreint,  et  lui 
■dit  :  NOUS. 

Oui,  l'Imagination  du  Poète  est  inconstante  autant 
que  celle  d'une  créature  de  quinze  ans  recevant  les 
premières  impressions  de  l'amour.  L'Imagination 
du  Poète  ne  peut  être  conduite,  puisqu'elle  n'est 
pas  enseignée.  Otez-lui  ses  ailes,  et  vous  la  ferez 
mourir. 

La  mission  du  Poète  ou  de  l'Artiste  est  de  pro- 
duire, et  tout  ce  qu'il  produit  est  utile,  si  cela  est 
admiré. 

Un  Poète  donne  sa  mesure    par   son  œuvre  ;    un 


330  STELLO 

homme  attaché  au  Pouvoir  ne  la  peut  donner  que 
j)ar  les  fonctions  qu'il  i^emplit.  Bonheur  pour  le 
premier,  malheur  pour  Tautre  ;  car,  s'il  se  fait  un 
progrès  dans  les  deux  tètes,  l'un  s'élance  tout  à 
coup  en  avant  par  une  œuvre,  l'autre  est  forcé  de 
suivre  la  lente  progression  des  occasions  de  la  vie 
et  les  pas  graduels  de  sa  carrière. 

Seul  et  libre,  accomplir  sa  mission. 

III.  Eviter  le  rêve  maladif  et  incoustapt  qui  égare 
l'esprit,  et  employer  toutes  les  forces  de  la  volonté 
à  détourner  sa  vue  des  entreprises  trop  faciles  de  la 
vie  active. 

Parce  que  l'homme  découragé  tombe  souvent,  par 
paresse  de  penser,  dans  le  désir  d'agir  et  de  se 
mêler  aux  intérêts  communs,  voyant  comme  ils  lui 
sont  inférieurs  et  combien  il  semble  facile  d'y 
prendre  son  ascendant.  C'est  ainsi  qu'il  sort  de  sa 
roule,  et,  s'il  en  sort  souvent,  il  la  perd  pour  tou- 
jours. 

La  Neutralité  du  penseur  solitaire  est  une  A^eu~ 
tralité  armée  qui  s'éveille  au  besoin. 

Il  met  un  doigt  sur  la  balance  et  l'emporte. 
Tantôt  il  presse,  tantôt  il  arrête  l'esprit  des  nations; 
il  inspire  les  actions  publiques  ou  proteste  contre 
elles,  selon  qu'il  lui  est  révélé  de  le  faire  par  la 
conscience  qu'il  a  de  l'avenir.  Que  lui  importe  si  sa 
tête  est  exposée  en  se  jetant  en  avant  ou  en 
arrière  ? 

Il  dit  le  mot  qu'il  faut  dire,  et  la  lumière  se  fait. 

Il  dit  ce  mot  de  loin  en  loin,  et  tandis  que  le  mot 
fait  son  bruit,  il  rentre  dans  son  silencieux  travail 
et  ne  pense  plus  à  ce  qu'il  a  fait. 

lY.  Avoir  toujours  présentes  à  la  pensée  les 
images,  choisies  entre  mille,  de  Gilbert,  do  Chat- 
terton et  d'André  Chénier. 


L  ORDONNANCE    DU    DOCTEUR-NOIR  331 

Parce  que,  ces  trois  jeunes  ombres  étant  sans 
cesse  devant  vous,  chacune  d'elles  gardera  Tune 
des  routes  politiques  où  vous  pourriez  égarer  vos 
pieds.  L'un  des  trois  fantômes  adorables  vous  mon- 
trera sa  clef,  l'autre  sa  fiole  de  poison,  et  l'autre  sa 
guillotine.  Ils  vous  crieront  ceci  : 

Le  Poète  a  une  malédiction  sur  ya  vie  et  une 
bénédiction  sur  son  nom.  Le  Poète,  apôtre  de  l;i 
vérité  toujours  jeune,  cause  un  éternel  ombrage  à 
l'homme  du  Pouvoir,  apôtre  dune  vieille  fiction, 
parce  que  l'un  a  l'inspiration,  l'autre  seulement 
l'attention  ou  l'aptitude  d'esprit;  parce  que  le  Poète 
laissera  une  œuvre  où  sera  écrit  le  jugement  des 
actions  publiques  et  de  leurs  acteurs;  parce  quau 
moment  même  où  ces  acteurs  disparaissent  pour 
toujours  à  la  mort,  l'auteui^  commence  une  longue 
vie.  Suivez  votre  vocation.  Votre  royaume  n'est  pas 
de  ce  monde,  sur  lequel  vos  yeux  sont  ouverts, 
mais  de  celui  qui  sera  quand  vos  yeux  seront  fermés. 

L  Espérance  est  la  plus  grande  de  nos  folies. 

Ehl  qu'attendre  d'un  monde  où  l'on  vient  avec 
l'assurance  de  voir  mourir  son  père  et  sa  mère? 

Dun  monde  où  de  deux  êtres  qui  s'aiment  et  se 
donnent  leur  vie,  il  est  certain  que  l'un  perdra 
l'autre  et  le  verra  mourir? 

Puis  ces  fantômes  douloureux  cesseront  de  parler 
et  uniront  leurs  voix  en  choeur  comme  en  un  hymne 
sacré;  car  la  Raison  parle,  mais  l'Amour  chante. 

Et  vous  entendrez  encore  ceci  : 

SUR     LES    HIRONDELLES 

Voyez  ce  que  font  les  hirondelles,  oiseaux  de 
passage  aussi  bien  que  nous.  Elles  disent  aux 
hommes  :  Pr  otégez-twus,  mais  ne  nous  touchez  pas. 


332  STELLO 

Et  les  hommes  out  pour  elles,  comme  pour  nous, 
un  respect  superstitieux. 

Les  hirondelles  choisissent  leur  asile  dans  le 
marbre  d'un  palais  ou  dans  le  chaume  d'une  cabane  ; 
mais  l'homme  du  palais  ni  l'homme  de  la  cabane 
n'oseraient  toucher  à  leur  nid,  parce  qu'ils  per- 
draient pour  toujours  l'oiseau  qui  porte  bonheur  à 
leur  habitation,  comme  nous  aux  terres  des  peuples 
qui  nous  vénèrent. 

Les  hirondelles  ne  posent  qu'un  moment  leurs 
pieds  sur  la  terre,  et  nagent  dans  le  ciel  toute  leur 
vie,  aussi  aisément  que  les  dauphins  dans  la  mer. 

Et  si  elles  voient  la  terre,  c'est  du  haut  du  firma- 
ment qu'elles  la  voient,  et  les  arbres  et  les  monta- 
gnes, et  les  villes  et  les  monuments,  ne  sont  pas 
plus  élevés  à  leurs  yeux  que  les  plaines  et  les  ruis- 
seaux, comme  aux  regards  célestes  du  Poète  tout  ce 
qui  est  de  la  terre  se  confond  en  un  seul  globe 
éclairé  par  un  rayon  d'en  haut. 

—  Les  écouter,  et,  si  vous  êtes  inspiré,  faire  un 
livre. 

Ne  pas  espérer  qu'un  grand  œuvre  soit  con- 
templé, qu'un  livre  soit  lu,  comme  ils  ont  été  faits. 

Si  votre  livre  est  écrit  dans  la  solitude,  l'étude 
et  le  recueillement,  je  souhaite  qu'il  soit  lu  dans  le 
recueillement,  l'étude  et  la  solitude;  mais  soyez  à 
peu  près  certain  qu'il  sera  lu  à  la  promenade,  au 
café,  en  calèche,  entre  les  causeries,  les  disputes, 
les  verres,  les  jeux  et  les  éclats  de  rire,  ou  pas  du  tout. 

Et,  s'il  est  original.  Dieu  vous  puisse  garder  des 
pâles  imitateurs,  troupe  nuisible  et  innombrable  de 
singes  salissants  et  maladroits. 

Et,  après  tout  cela,  vous  aurez  mis  au  jour 
quelque  volume  qui.  pareil  à  toutes  les  œuvres  des 
hommes,    lesquelles    n'ont   jamais    exprimé    qu'une 


l'ordonnance    du    DOCTEUP..-NOIR  333 

question  et  un  soupir,  pourra  se   résumer  infailli- 
blement par  les    deux  mots  qui  ne  cesseront  jamais 
d'exprimer  notre  destinée  de  doute  et  de  douleur  : 
Pourquoi?  et  hélas! 

b.    effets  de  la  consultation 

Stello  crut  un  moment  avoir  entendu  la  sagesse 
même.  —  Quelle  folie!  —  Il  lui  semblait  que  le  cau- 
chemar sétait  enfui  :  il  courut  involontairement  à 
la  fenêtre  pour  voir  briller  son  étoile,  à  laquelle  il 
croyait.  Il  jeta  un  grand  cri. 

Le  jour  était  venu.  L'aube  pâle  et  humide  avait 
chassé  du  ciel  toutes  les  étoiles;  il  n'y  en  avait  plus 
qu'une  qui  s'évanouissait  à  l'horizon.  Avec  ses  lueurs 
sacrées,  Slello  sentit  s'enfuir  ses  pensées.  Les  bruits 
odieux  du  jour  commençaient  à  se  l'aire  entendre. 

Il  suivit  des  yeux  le  dernier  des  beaux  yeux  de  la 
nuit,  et,  lorsqu'il  se  fut  entièrement  fermé,  Stella 
pâlit,  tomba,  et  le  Docteur-Xoir  le  laissa  plongé 
dans  un  sommeil  pesant  et  douloureux. 

Telle  futla  première  consultation  du  Docteur-rs'oir. 

Stello  suivra-t-il  l'ordonnance  ?  Je  ne  le   sais  pas. 

Quel  est  ce  Stello?  quel  est  ce  Docteur-Xoir? 

Je  ne  le  sais  guère. 

Stello  ne  ressemble-t-il  pas  à  quelque  chose 
comme  le  sentiment?  Le  Docteur-rSoir  à  quelque 
chose  comme  le  raisonnement? 

Ce  que  je  crois,  c'est  que  si  mon  cœur  et  ma  tête 
avaient,  entre  eux,  agité  la  même  question,  ils  ne 
se  seraient  pas  autrement  parlé. 

Écrit  à  Paris,  janvier  1832. 


SERVITUDE    ET    GRANDEUR 
MILITAIRES 


Celle  œuvre  parut  vers  1S35.  —  Vigny  explique  pour- 
quoi il  a  rassemblé  ces  souvenirs;  on  verra  dans  quels 
lermes  il  parle  de  cette  armée  au  sein  de  laquelle  il  a 
vécu  pendant  douze  ans;  on  lira  les  éloges  et  les  cri- 
tiques qu'il  en  fait  et  qui  l'amènent  à  montrer  le  carac- 
tci'c,  tantôt  grandiose,  tantôt  servile,  du  métier  des 
armes,  au  moyen  de  trois  exemples,  trois  nouvelles, 
traitant,  les  deux  premières,  de  la  servitude,  la  dernière, 
de  la  grandeur  militaire. 

La  première  de  ces  nouvelles  a  pour  titre  :  Laurette 
ou  le  Cachet  rouge.  Nous  la  donnons  presque  entièrement. 


RÉFLEXIONS    SUR    LARMÉE  335 

I 

SOUVENIRS  DE   SERVITUDE  MILITAIRE 

Ace,  cœsar,  morituri  te  saîutant. 


A.  —  Laurette  ou  le  Cachet  rouge. 

29.    —    RÉFLEXIONS    SUR   L'ARMÉE 

S  il  est  vrai,  selon  le  poète  catholique,  quil  n'y 
ait  pas  de  plus  grande  peine  que  de  se  rappeler  un 
temps  heureux,  dans  la  misère,  il  est  aussi  vrai 
que  l'âme  trouve  quelque  bonheur  à  se  rappeler, 
dans  un  moment  de  calme  et  de  liberté,  les  temps 
de  peine  ou  d'esclavage.  Cette  mélancolique  émo- 
tion me  fait  jeter  en  arrière  un  triste  rer^ard  sur 
quelques  années  de  ma  vie,  quoique  ces  années 
soient  bien  proches  de  celle-ci,  et  que  cette  vie  ne 
soit  pas  bien  longue  encore. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  combien  j'ai  vu 
de  souffrances  peu  connues  et  courageusement 
portées  par  une  race  d'hommes  toujours  dédaignée 
ou  honorée  outre  mesure,  selon  que  les  nations  la 
trouvent  utile  ou  nécessaire. 

Cependant  ce  sentiment  ne  me  porte  pas  seul  à 
cet  écrit,  et  j'espère  qu'il  pourra  servir  à  montrer 
quelquefois,  par  des  détails  de  mœurs  observés  de 
mes  yeux,  ce  quil  nous  reste  encore  darriéré  et  de 
barbare  dans  l'organisation  toute  moderne  de  nos 
Armées  permanentes,  où  l'homme  de  guerre  est 
isolé  du  citoyen,   où   il  est  malheureux  et  féroce, 


3C6  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

parce  qu'il  sent  sa  condition  mauvaise  et  absurde. 
Il  est  triste  que  tout  se  modifie  au  milieu  de  nous, 
et  que  la  destinée  des  Armées  soit  la  seule  immo- 
bile. La  loi  chrétienne  a  changé  une  fois  les  usages 
farouches  de  la  guerre;  mais  les  conséquences  des 
nouvelles  mœurs  qu'elle  introduisit  n'ont  pas  été 
poussées  assez  loin  sur  ce  point.  Avant  elle,  le  vaincu 
clait  massacré  ou  esclave  pour  la  vie,  les  villes 
prises,  saccagées,  les  habitants  chassés  et  dispersés  ; 
aussi  chaque  Etat  épouvanté  se  tenait-il  constam- 
ment prêt  à  dos  mesures  désespérées,  et  la  défense 
était  aussi  atroce  que  l'attaque.  A  présent,  les  villes 
conquises  n'ont  à  craindre  que  de  payer  des  contri- 
butions. Aiusi  la  guerre  s'est  civilisée,  mais  non  les 
Armées;  car  non  seulement  la  routine  de  nos  cou- 
hiines  leur  a  conservé  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mau- 
vais en  elles;  mais  l'ambition  ou  les  terreurs  des 
gouvernements  ont  accru  le  mal,  en  les  séparant 
chaque  jour  du  pays  et  en  leur  faisant  une  Servitude 
plus  oisive  et  plus  grossière  que  jamais.  Je  crois 
peu  aux  bienfaits  des  subites  organisations;  mais 
je  conçois  ceux  des  améliorations  successives.  Quand 
l'attention  générale  est  attirée  sur  une  blessure,  la 
guérison  tarde  peu.  Cette  guérison,  sans  doute,  est 
un  problème  difficile  à  résoudre  pour  le  législateur, 
mais  il  n'en  était  que  plus  nécessaire  de  le  poser. 
Je  le  fais  ici,  et  si  notre  époque  n'est  pas  destinée 
à  en  avoir  la  solution,  du  moins  ce  vœu  aura  reçu 
de  moi  sa  forme  et  les  difficultés  en  seront  peut- 
être  diminuées.  On  ne  peut  trop  hâter  l'époque  où 
les  Armées  seront  identiiiées  à  la  Nation,  si  elle  doit 
acheminer  au  temps  où  les  Armées  et  la  guerre  ne 
seront  plus,  et  où  le  globe  ne  portera  plus  qu'une 
nation  unanime  enfin  sur  ses  formes  sociales;  évcjne- 
ment   qui,  depuis  longtemps,  devrait  être  accompli. 


RÉFLEXIONS    SLR    L  AIOIÉE  337 


L'Armée  est  une  nation  dans  la  Nation;  c'est  un 
vice  de  nos  temps.  Dans  l'antiquité,  il  en  était  autre- 
ment :  tout  citoyen  était  guerrier,  et  tout  guerrier 
était  citoyen;  les  hommes  de  l'Armée  ne  se  faisaient 
point  un  autre  visage  que  les  hommes  de  la  cité. 
La  crainte  des  dieux  et  des  lois,  la  fidélité  à  la 
patrie,  l'austérité  des  mœurs,  et,  chose  étrange! 
l'amour  de  la  paix  et  de  l'ordre,  se  trouvaient  dans 
les  camps  plus  que  dans  les  villes,  parce  que  c'était 
1  élite  de  la  Nation  qui  les  habitait.  La  paix  avait 
des  travaux  plus  rudes  que  la  guerre  pour  ces 
armées  intelligentes.  Par  elles  la  terre  de  la  patrie 
était  couverte  de  monuments  ou  sillonnée  de  larges 
routes,  et  le  ciment  romain  des  aqueducs  était  pétri, 
ainsi  que  R.ome  elle-même,  des  mains  qui  la  défen- 
daient. Le  repos  des  soldats  était  fécond  autant 
que  celui  des  nôtres  est  stérile  et  nuisible.  Les 
citoyens  n'avaient  ni  admiration  pour  leur  valeur, 
ni  mépris  pour  leur  oisiveté,  parce  que  le  même 
sang  circulait  sans  cesse  des  veines  de  la  Nation 
dans  les  veines  de  l'Armée. 

Dans  le  moyen  âge  et  au  del.à,  jusqu'à  la  fin  du 
règne  de  Louis  XIY,  l'Armée  tenait  à  la  Nation, 
sinon  par  tous  ses  soldats,  du  moins  par  tous  leurs 
chefs,  parce  que  le  soldat  était  l'homme  du  Noble, 
levé  par  lui  sur  sa  terre,  amené  à  sa  suite  à  l'armée, 
et  ne  relevant  que  de  lui  ;  or,  son  seigneur  était 
propriétaire  et  vivait  dans  les  entrailles  mêmes  de 
la  mère-patrie.  Soumis  à  l'influence  toute  populaire 
du  prêtre,  il  ne  fit  autre  chose,  durant  le  moyen 
âge,  que  de  se  dévouer  corps  et  biens  au  pays, 
souvent  en  lutte  contre  la  couronne,  et  sans  cesse 


338  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

révolté  contre  une  hiérarchie  de  pouvoirs  qui  eût 
amené  trop  d'abaissement  dans  l'obéissance,  et, 
par  conséquent,  d'humiliation  dans  la  profession 
des  armes.  Le  régiment  appartenait  au  colonel,  la 
compagnie  au  capitaine,  et  l'un  et  l'autre  savaient 
fort  bien  emmener  leurs  hommes  quand  leur  con- 
science comme  citoyens  n'était  pas  d'accord  avec  les 
ordres  qu'ils  recevaient  comme  hommes  de  guerre. 
Cette  indépendance  de  l'Armée  dura  eu  Franco 
jusqu'à  M.  de  Louvois,  qui,  le  premier,  la  soumit 
aux  bureaux  et  la  remit,  pieds  et  poings  liés,  dans 
la  main  du  Pouvoir  souverain.  Il  n'y  éprouva  pas 
peu  de  résistance,  et  les  derniers  défenseurs  de  la 
Liberté  généreuse  des  hommes  de  guerre  furent  ces 
rudes  et  francs  gentilhorames,  qui  ne  voulaient 
amener  leur  famille  de  soldats  à  l'Armée  que  pour 
aller  en  guerre.  Quoiqu'ils  n'eussent  pas  passé 
l'année  à  enseigner  l'éternel  maniement  d'armes  à 
des  automates,  je  vois  qu'eux  et  les  leurs  se  tiraient 
assez  bien  d'affaire  sur  les  champs  de  bataille  de 
Turenne.  Ils  haïssaient  particulièrement  l'uniforme, 
qui  donne  à  tous  le  même  aspect,  et  soumet  les 
esprits  à  l'habit  et  non  à  l'homme.  Ils  se  plaisaient 
à  se  vêtir  de  rouge  les  jours  de  combat,  pour  être 
mieux  vus  des  leurs  et  mieux  visés  de  l'ennemi  ;  et 
j'aime  à  rappeler,  sur  la  foi  de  Mirabeau,  ce  vieux 
marquis  de  Coëtquen.  qui,  plutôt  que  de  paraître 
en  uniforme  à  la  revue  du  Roi,  se  fit  casser  par  lui 
à  la  tête  de  son  régiment  :  —  Heureusement,  sire, 
que  les  morceaux  me  restent,  dit-il  après.  C'était 
quelque  chose  que  de  répondre  ainsi  à  Louis  XIV. 
Je  n'ignore  pas  les  mille  défauts  de  l'organisation 
qui  expirait  alors;  mais  je  dis  qu'elle  avait  cela  de 
meilleur  que  la  nôtre,  de  laisser  plus  librement 
luire   et  flamber  le  feu   national  et  guerrier  de  la 


RÉFLEXIONS    SUR    L  ARMÉE  339 

France.  Cette  sorte  d  Armée  était  une  armure  très 
forte  et  très  complète  dont  la  Patrie  couvrait  le 
Pouvoir  souverain,  mais  dont  toutes  les  pièces  pou- 
vaient se  détacher  d'elles-mêmes,  Tune  après  l'autre, 
si  le  Pouvoir  s'en  servait  contre  elle. 

La  destinée  d'une  Armée  moderne  est  tout  autre 
que  celle-là,  et  la  centralisation  des  Pouvoirs  Ta 
faite  ce  qu  elle  est.  C'est  un  corps  séparé  du  grand 
corps  de  la  Nation,  et  qui  semble  le  corps  d'un 
enfant,  tant  il  marche  en  arrière  pour  l'intelligence 
et  tant  il  lui  est  défendu  de  grandir.  L'Armée 
moderne,  sitôt  qu'elle  cesse  d'être  en  guerre,  devient 
une  sorte  de  gendarmerie.  Elle  se  sent  honteuse 
d'elle-même,  et  ne  sait  ni  ce  quelle  fait  ni  ce  qu'elle 
est;  elle  se  demande  sans  cesse  si  elle  est  esclave 
ou  reine  de  l'Etat  :  ce  corps  cherche  partout  son 
Ame  et  ne  la  trouve  pas. 

L'Armée  est  aveugle  et  muette.  Elle  frappe  devant 
elle  du  lieu  où  on  la  met.  Elle  ne  veut  rien  et  agit 
par  ressort.  C'est  une  grande  chose  que  l'on  meut 
et  qui  tue  ;  mais  aussi  c'est  une  chose  qui  souffre. 

C  est  pour  cela  que  j'ai  toujours  parlé  d  elle 
avec  un  attendrissement  involontaire.  Xous  voici 
jetés  dans  ces  temps  sévères  où  les  villes  de  France 
deviennent  tour  à  tour  des  champs  de  bataille,  et, 
depuis  peu,  nous  avons  beaucoup  à  pardonner  aux 
hommes  qui  tuent. 

En  regardant  de  près  la  vie  de  ces  troupes  armées 
que,  chaque  jour,  pousseront  sur  nous  tous  les 
Pouvoirs  qui  se  succéderont,  nous  trouverons  bien, 
il  est  vrai,  que,  comme  je  1  ai  dit,  1  existence  du 
Soldat  est  (après  la  peine  de  mort)  la  trace  la  plus 
douloureuse  de  la  barbarie  qui  subsiste  parmi  les 
hommes,  mais    aussi   que   rien  n'est  plus  digne  de 


340  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

l'intérêt  et  de  l'amour  de  la  rsatiou  que  cette  famille 
sacrifiée  qui  lui  donne  quelquefois  tant  de  gloire. 


Les  mots  de  notre  langage  familier  ont  quelque- 
fois une  parfaite  justesse  de  sens.  C'est  bien  servir, 
en  effet,  qu'obéir  et  commander  dans  une  Armée.  11 
faut  gémir  de  cette  Servitude,  mais  il  est  juste  d'ad- 
mirer ces  esclaves.  Tous  acceptent  leur  destinée 
avec  toutes  ses  conséquences,  et,  en  France  surtout, 
on  prend  avec  une  extrême  promptitude  les  qualités 
exigées  par  l'état  militaire.  Toute  cette  activité  que 
nous  avons  se  fond  tout  à  coup  pour  faire  place  à 
je  ne  sais  quoi  de  morne  et  de  consterné. 

La  vie  est  triste,  monotone,  régulière.  Les  heures 
sonnées  par  le  tambour  sont  aussi  sourdes  et  aussi 
sombres  que  lui.  La  démarche  et  l'aspect  sont  uni- 
formes comme  l'habit.  La  vivacité  de  la  jeunesse  et 
la  lenteur  de  l'âge  mûr  finissent  par  prendre  la 
même  allure,  et  c'est  celle  de  Varme.  h'arme  où 
l'on  sert  est  le  moule  où  l'on  jette  son  caractère,  où 
il  se  change  et  se  refond  pour  prendre  une  forme 
générale  imprimée  pour  toujours.  L'Homme  s'efface 
sous  le  Soldat. 

En  général,  le  caractère  militaire  est  simple, 
bon,  patient;  et  l'on  y  trouve  quelque  chose  d'en- 
fantin, parce  que  la  vie  des  régiments  tient  un  peu 
de  la  vie  des  collèges.  Les  traits  de  rudesse  et  de 
xistesse  qui  l'obscurcissent  lui  sont  imprimés  par 
l'ennui,  mais  surtout  par  une  position  toujours 
fausse  vis-à-vis  de  la  Nation,  et  par  la  comédie 
nécessaire  de  l'autorité. 

L'autorité    absolue  qu'exerce   un  homme  le  con- 


RÉFLEXIONS    SUR    l'armÉE  341 

traint  à  une  perpétuelle  réserve.  Il  ne  peut  dérider 
son  front  devant  ses  inférieurs,  sans  leur  laisser 
prendre  une  familiarité  qui  porte  atteinte  à  son 
pouvoir.  Il  se  retranche  l'abandon  et  la  causerie 
amicale,  de  peur  qu'on  ne  prenne  acte  contre  lui  de 
quelque  aveu  de  la  vie  ou  de  quelque  faiblesse  qui 
serait  de  mauvais  exemple.  J'ai  connu  des  officiers 
qui  s'enfermaient  dans  un  silence  de  trappiste,  et 
dont  la  bouche  sérieuse  ne  soulevait  la  moustache 
que  pour  laisser  passage  à  un  commandement.  Sous 
1  Empire,  cette  contenance  était  presque  toujours 
celle  des  officiers  supérieurs  et  des  généraux. 
L  exemple  en  avait  été  don.ié  par  le  maître,  la  cou- 
tume sévèrement  conservée,  et  à  propos:  car,  à  la 
considération  nécessaire  d'éloigner  la  familiarité,  se 
joignait  encore  le  besoin  qu'avait  leur  vieille  expé- 
rience de  conserver  sa  dignité  aux  yeux  d'une  jeu- 
nesse plus  instruite  qu'elle,  envoyée  sans  cesse  par 
les  écoles  militaires,  et  arrivant  toute  bardée  de 
chiffres,  avec  une  assurance  de  lauréat  que  le  silence 
seul  pouvait  tenir  en  bride. 

Je  n'ai  jamais  aimé  l'espèce  des  jeunes  officiers, 
même  lorsque  j  en  faisais  partie.  Un  secret  instinct 
de  la  vérité  m  avertissait  qu'en  toute  chose  la 
théorie  n'est  rien  auprès  de  la  pratique,  et  le  grave 
et  silencieux  sourire  des  vieux  capitaines  me  tenait 
en  garde  contre  toute  cette  pauvre  science  qui 
s  apprend  en  quelques  jours  de  lecture.  Dans  les 
régiments  où  j'ai  servi,  j'aimais  à  écouter  ces  vieux 
officiers  dont  le  dos  voûté  avait  encore  l'attitude 
d  un  dos  de  soldat,  chargé  d'un  sac  plein  d'habits 
et  d'une  giberne  pleine  de  cartouches.  Ils  me  fai- 
saient de  vieilles  histoires  d'Eg^-pte,  d'Italie  et  de 
Piussie,  qui  m'en  apprenaient  plus  sur  la  guerre 
que  l'ordonnance  de  1789,  les  règlements  de  service 


â42  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

et  les  interminables  instructions,  à  commencer  par 
celle  du  grand  Frédéric  à  ses  généraux.  Je  trouvais, 
au  contraire,  quelque  chose  de  fastidieux  dans  la 
fatuité  confiante,  désœuvrée  et  ignorante  des  jeunes 
officiers  de  cette  époque,  fumeurs  et  joueurs  éter- 
nels, attentifs  seulement  à  la  rigueur  de  leur  tenue, 
savants  sur  la  coupe  de  leur  habit,  orateurs  de 
café  et  de  billard.  Leur  conversation  n'avait  rien 
de  plus  caractérisé  que  celle  de  tous  les  jeunes 
gens  ordinaires  du  grand  monde  ;  seulement  les 
banalités  y  étaient  un  peu  plus  grossières.  Pour 
tirer  quelque  parti  de  ce  qui  m'entourait,  je  ne  per- 
dais nulle  occasion  d  écouler;  et  le  plus  habituel- 
lement j'attendais  les  heures  de  promenades  régu- 
lières, où  les  anciens  officiers  aiment  à  se  commu- 
niquer leurs  souvenirs.  Ils  n'étaient  pas  fâchés,  de 
leur  côté,  d'écrire  dans  ma  mémoire  les  histoires 
particulières  de  leur  vie,  et,  trouvant  en  moi  une 
patience  égale  à  la  leur  et  un  silence  aussi  sérieux, 
ils  se  montrèrent  toujours  prêts  à  s'ouvrir  à  moi. 
Nous  marchions  souvent  le  soir  dans  les  champs, 
ou  dans  les  bois  qui  environnaient  les  garnisons,  ou 
sur  le  bord  de  la  mer,  et  la  vue  générale  de  la 
nature  ou  le  moindre  accident  de  terrain,  leur  don- 
naicntdes  souvenirs  inépuisables  :  c'était  une  bataille 
navale,  une  retraite  célèbre,  une  embuscade  fatale, 
un  combat  d'infanterie,  un  siège,  et  partout  des 
regrets  d'un  temps  de  dangers,  du  respect  pour  la 
mémoire  de  tel  grand  général,  une  reconnaissance 
naïve  pour  tel  nom  obscur  qu'ils  croyaient  illustre; 
et,  au  milieu  de  tout  cela,  une  touchante  simplicité 
de  cœur  qui  remplissait  le  mien  d'une  sorte  de 
vénération  pour  ce  mâle  caractère,  forgé  dans  de 
continuelles  adversités  et  dans  les  doutes  d'une 
position  fausse  et  mauvaise. 


SUR    LA.    ROUTE    DE    FLANDRE  343 

J'ai  le  don,  souvent  douloureux,  d'une  mémoire 
que  le  temps  n'altère  jamais;  ma  vie  entière,  avec 
toutes  ses  journées,  m'est  présente  comme  un 
tableau  ineffaçable.  Les  traits  ne  se  confondent 
jamais;  les  couleurs  ne  pâlissent  point.  Quelques- 
unes  sont  noires  et  ne  perdent  rien  de  leur  énergie 
qui  m'afflige.  Quelques  fleurs  s'y  trouvent  aussi, 
dont  les  corolles  sont  aussi  fraîches  qu'au  jour  qui 
les  fît  épanouir,  surtout  qu'une  larme  invo- 
lontaire tombe  sur  elles  de  mes  yeux  et  leur  donne 
un  plus  vif  éclat. 

La  conversation  la  plus  inutile  de  ma  vie  m'est 
toujours  présente  à  l'instant  où  je  l'évoque,  et  j'au- 
rais trop  à  dire,  si  je  voulais  faire  des  récits  qui 
n'ont  pour  eux  que  le  mérite  d'une  vérité  naïve  ; 
mais,  rempli  d'une  amicale  pitié  pour  la  misère 
des  Armées,  je  choisirai  dans  mes  souvenirs  ceux 
qui  se  présentent  à  moi  comme  un  vêtement  assez 
décent  et  d'une  forme  digne  d'envelopper  une 
pensée  choisie,  et  de  montrer  combien  de  situations 
contraires  aux  développements  du  caractère  et  de 
l'intelligence  dérivent  de  la  Servitude  grossière  et 
des  mœurs  arriérées  des  Armées  permanentes. 


30.  —    SUR    LA   ROUTE    DE    FLANDRE 

La  grande  route  d  Artois  et  de  Flandre  est  longue 
et  triste.  Elle  s  étend  en  ligne  droite,  sans  arbres, 
sans  fossés,  dans  des  campagnes  unies  et  pleines 
d'une  boue  jaune  en  tout  temps.  Au  mois  de  mars 
1815,  je  passai  sur  cette  route,  et  je  fis  une  ren- 
contre que  je  n'ai  point  oubliée  depuis. 

J'étais  seul,  j'étais  à  cheval,  j'avais  un  bon  man- 


344  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

teau  blanc,  iiu  habit  rouge,  un  casque  noir,  des  pis- 
tolets et  un  grand  sabre;  il  pleuvait  à  verse  depuis 
quatre  jours  et  quatre  nuits  de  marche,  et  je  me 
souviens  que  je  chantais  Joconde  à  pleine  voix. 
J'étais  si  jeune!  —  La  maison  du  Roi,  en  1814, 
avait  été  remplie  d'enfants  et  de  vieillards;  l'Empire 
semblait  avoir  pris  et  tué  les  hommes. 

Mes  camarades  étaient  en  avant,  sur  la  route,  à 
la  suite  du  roi  Louis  XVIII;  je  voyais  leurs  man- 
teaux blancs  et  leurs  habits  rousres.  tout  à  l'horizon 
au  nord  ;  les  lanciers  de  Bonaparte,  qui  surveillaient 
et  suivaient  notre  retraite  pas  à  pas,  montraient  de 
temps  en  temps  la  flamme  tricolore  de  leurs  lances 
à  l'autre  horizon.  Un  fer  perdu  avait  retardé  mon 
cheval  :  il  était  jeune  et  fort,  je  le  pressai  pour 
rejoindre  mon  escadron;  il  partit  au  grand  trot.  Je 
mis  la  main  à  ma  ceinture,  elle  était  assez  garnie 
d'or;  j'entendis  résonner  le  fourreau  de  fer  de  mon 
sabre  sur  l'étrier,  et  je  me  sentis  très  fier  et  par- 
faitement heureux. 

Il  pleuvait  toujours  et  je  chantais  toujours. 
Cependant  je  me  tus  bientôt,  ennuyé  de  n'entendre 
que  moi,  et  je  n'entendis  plus  que  la  pluie  et  les 
pieds  de  mon  cheval,  qui  pataugeaient  dans  les 
ornières.  Le  pavé  de  la  route  manqua;  j'enfonçais, 
il  fallut  prendre  le  pas.  Mes  grandes  bottes  étaient 
enduites,  en  dehors,,  d'une  croûte  épaisse  de  boue 
jaune  comme  de  l'ocre;  en  dedans  elles  s'emplis- 
saient de  pluie.  Je  regardai  mes  épaulettes  d'or 
toutes  neuves,  ma  félicité  et  ma  consolation;  elles 
étaient  hérissées  par  l'eau,  cela  m'affligea. 

Mon  cheval  baissait  la  tête;  je  fis  comme  lui  : 
je  me  mis  à  penser,  et  je  me  demandai,  pour  la  pre- 
mière fois,  où  j'allais.  Je  n'en  savais  absolument 
rien;  mais  cela  ne  m'occupa   pas  longtemps  :  j'étais 


SUR    LA    ROUTE    DE    FLANDRE  3i5 

certain  que,  mon  escadron  étant  là,  là  aussi  était 
mon  devoir.  Comme  je  sentais  en  mon  cœur  un 
calme  profond  et  inaltérable,  j'en  rendis  gt--::e  à  ce 
sentiment  ineffable  du  Devoir,  et  je  cherchai  à  me 
l'expliquer.  Voyant  de  près  comment  des  fatigues 
inaccoutumées  étaient  gaîment  portées  par  des 
têtes  si  blondes  ou  si  blanches,  comment  un  avenir 
assuré  était  si  cavalièrement  risqué  par  tant 
d  hommes  de  vie  heureuse  et  mondaine,  et  prenant 
ma  part  de  cette  satisfaction  miraculeuse  que  donne 
à  tout  homme  la  conviction  qu'il  ne  se  peut  sous- 
traire à  nulle  des  dettes  de  1  Honneur,  je  compris 
que  c'était  une  chose  plus  facile  et  plus  commune 
qu'on  ne  pense,  que  V Abnégation. 

Je  pensais  ainsi  en  marchant  au  gré  de  mon 
cheval,  regardant  Iheure  à  ma  montre,  et  voyant  le 
chemin  s  allonger  toujours  en  ligne  droite,  sans  un 
arbre  et  sans  une  maison,  et  couper  la  plaine 
jusqu  à  Ihorizon,  comme  une  grande  raie  jaune  sur 
une  toile  grise.  Quelquefois  la  raie  liquide  se 
délayait  dans  la  terre  liquide  qui  l'entourait,  et 
quand  un  jour  un  peu  moins  pâle  faisait  briller  cette 
triste  étendue  de  pays,  je  me  voyais  au  milieu  d'une 
mer  bourbeuse,  suivant  un  courant  de  vase  et  de 
plâtre. 

En  examinant  avec  attention  cette  raie  jaune  de 
la  route,  j'y  remarquai,  à  un  quart  de  lieue  environ, 
un  petit  point  noir  qui  marchait.  Cela  me  fit  plaisir, 
c'était  quelqu'un.  Je  n'en  détournai  plus  les  yeux. 
Je  vis  que  ce  point  noir  allait  comme  moi  dans  la 
direction  de  Lille,  et  qu'il  allait  en  zigzag,  ce  qui 
annonçait  une  marche  pénible.  Je  hâtai  le  pas  et  je 
gagnai  du  terrain  sur  cet  objet,  qui  s'allongea  un 
peu  et  grossit  à   ma  vue.  Je   repris  le  trot   sur  un 


346  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

sol  plus  ferme  et  je  crus  reconiiaître  une  sorte  de 
petite  voiture  noire.  J  avais  faim,  j'espérai  que 
c'était  la  voiture  d'une  cantinière,  et  considérant 
mon  pauvre  cheval  comme  une  chaloupe,  je  lui 
fis  faire  force  de  rames  pour  arriver  à  cette  île 
fortunée,  dans  cette  mer  où  il  s'enfonçait  jusqu  au 
ventre  quelquefois. 

A  une  centaine  de  pas,  je  vins  à  distinguer  clai- 
rement une  petite  charrette  de  bois  blanc,  couverte 
de  trois  cercles  et  d'une  toile  cirée  noire.  Cela 
ressemblait  à  un  petit  berceau  posé  sur  deux 
roues.  Les  roues  s'embourbaient  jusqu'à  l'essieu; 
un  petit  mulet  qui  les  tirait  était  péniblement  con- 
duit par  un  homme  à  pied  qui  tenait  la  bride.  Je 
m'approchai  de  lui  et  le  considérai  attentivement. 

C'était  un  homme  d'environ  cinquante  ans,  à 
moustaches  blanches,  fort  et  grand,  le  dos  voûté  à 
la  manière  des  vieux  officiers  d'infanterie  qui  ont 
porté  le  sac.  Il  en  avait  l'uniforme,  et  l'on  entre- 
voyait une  épaulette  de  chef  de  bataillon  sous  un 
petit  manteau  bleu,  court  et  usé.  Il  avait  un  visage 
endurci,  mais  bon,  comme  à  l'armée  il  y  en  a  tant. 
Il  me  regarda  de  côté  sous  ses  gros  sourcils  noirs, 
et  tira  lestement  de  sa  charrette  un  fusil  qu'il  arma, 
en  p;issant  de  l'autre  côté  de  son  mulet,  dont  il  se 
faisait  un  rempart.  Ayant  vu  sa  cocarde  blanche,  je 
me  contentai  de  montrer  la  manche  de  mon  habit 
rouge,  et  il  remit  son  fusil  dans  la  charrette,  en 
disant  : 

—  Ah!  c'est  différent,  je  vous  prenais  pour  un  de 
ces  lapins  qui  courent  après  nous.  Voulez-vous 
boire  la  goutte  ? 

—  Volontiers,  dis-je  en  m'approchant,  il  y  a  vingt 
quatre  heures  que  je  n'ai  bu. 

Il  avait   à   son   cou   une  noix    de   coco,  très  bien 


SUR    LA    ROUTE    DE    FL.V>-DRE  347 

sculptée,  arrangée  en  flacon,  avec  un  goulot  d'ar- 
gent, et  dont  il  semblait  tirer  assez  de  vanité.  Il 
me  la  passa,  et  j'y  bus  un  peu  de  mauvais  vin  blanc 
avec  beaucoup  de  plaisir;  je  lui  rendis  le  coco. 

—  A  la  santé  du  roi!  dit-il  en  buvant;  il  ma  fait 
officier  de  la  Légion  d'honneur,  il  est  juste  que 
je  le  suive  jusqu'à  la  frontière.  Par  exemple,  comme 
jo  n'ai  que  mon  épaulette  pour  vivre,  je  reprendrai 
mon  bataillon  après,  c'est  mon   devoir. 

Nous  allâmes  sans  rien  dire  durant  un  quart  de 
lieue  environ.  Comme  il  s'arrêtait  alors  pour  faire 
reposer  son  pauvre  petit  mulet,  qui  me  faisait 
peine  à  voir,  je  m'arrêtai  aussi  et  je  tâchai  d'ex- 
primer l'eau  qui  remplissait  mes  bottes  àl'écuyère, 
comme  deux  réservoirs  où  j'aurais  eu  les  jambes 
trempées. 

—  Vos  bottes  commencent  à  vous  tenir  aux  pieds  ! 
dit-il. 

—  Il  y  a  quatre  nuits  que  je  ne  les  ai  quittées, 
lui  dis-je. 

—  Bah  I  dans  huit  jours  vous  ny  penserez  plus, 
reprit-il  avec  sa  voix  enrouée  ;  c'est  quelque  chose 
que  d'être  seul,  allez,  dans  des  temps  comme  ceux 
où  nous  vivons.  Savez-vous  ce  que  j'ai  là  dedans? 

—  rson,  lui  dis-je. 

—  C'est  une  femme. 

Je  dis  :  —  Ah!  sans  trop  d'étonuement,  et  je 
me  remis  en  marche  tranquillement,  au  pas.  Il  me 
suivit. 

—  Cette  mauvaise  brouette-là  ne  m'a  pas  coûté 
bien  cher,  reprit-il,  ni  le  mulet  non  plus  ;  mais  c'est 
tout  ce  qu'il  me  faut,  quoique  ce  chemin-là  soit  un 
ruban  de  queue  un  peu  long. 

Je  lui  offris  de  monter  mon  cheval  quand  il  serait 


348  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

fatigué  ;  et  comme  je  ne  lui  parlais  que  gravement 
et  avec  simplicité  de  son  équipage,  dont  il  craignait 
le  ridicule,  il  se  mit  à  son  aise  tout  à  coup,  et, 
s'approchant  de  mou  étrier,  me  frappa  sur  le  genou 
en  me  disant  : 

—  Eh  bien,  vous  êtes  un  bon  enfant,  quoique 
dans  les  Rouges. 

Je  sentis  dans  son  accent  amer,  en  désignant 
ainsi  les  quatre  Compagnies  Rouges,  combien  de 
préventions  haineuses  avaient  données  à  l'armée  le 
luxe  et  les  grades  de  ces  corps  d'officiers. 

—  Cependant,  ajouta-t-il.  je  n'accepterai  pas  votre 
offre,  vu  que  je  ne  sais  pas  monter  à  cheval  et  que 
ce  n'est  pas  mon  aff'aire,  à  moi. 

—  Mais,  Commandant,  les  officiers  supérieurs 
comme  vous  y  sont  obligés. 

—  Bah!  une  fois  par  an,  à  l'inspection,  et  encore 
sur  un  cheval  de  louage.  Moi  j'ai  toujours  été 
marin,  et  depuis  fantassin;  je  ne  connais  pas  l'équi- 
tation. 

Il  fit  vingt  pas  en  me  regardant  de  côté  de  temps 
à  autre,  comme  s'altendant  à  une  question  :  et 
comme  il  ne  venait  pas  un  mot,  il  poursuivit  : 

—  Vous  n'êtes  pas  curieux,  par  exemple!  cela 
devrait  vous  étonner,  ce  que  je  dis  là. 

—  Je  m'étonne  bien  peu,  dis-je. 

—  Oh!  cependant,  si  je  vous  contais  comment  j'ai 
quitté  la  mer,  nous  verrions. 

—  Eh  bien,  repris-je,  pourquoi  n'essayez-vous 
pas?  cela  vous  réchauffera,  et  cola  me  fora  oublier 
que  la  pluie  m'entre  dans  le  dos  et  ne  s'arrête  qu'à 
mes  talons. 

Le  bon  chef  de  bataillon  s'apprêta  solennellement 
à  parler,  avec  un  plaisir  d'enfant.  Il  rajusta  sur  sa 
tête  le  shako  couvert  de  toile  cirée,  et   il  donna  ce 


A.    BOE.D    DU     U    MARAT    U  349 

coup  d'épaule  que  personne  ne  peut  se  représenter 
s'il  n'a  servi  dans  linfanterie,  ce  coup  d  épaule 
que  donne  le  fantassin  à  son  sac  pour  le  hausser  et 
alléger  un  moment  son  poids;  c  est  une  habitude 
(lu  soldat  qui,  lorsqu'il  devient  officier,  devient  un 
tio.  Après  ce  geste  convulsif,  il  but  encore  un  peu 
de  vin  dans  son  coco,  donna  un  coup  de  pied  d  en- 
couragement dans  le  ventre  du  petit  mulet,  et  com- 
uicnca. 


31.   —    A    BORD   DU    «    MARAT    » 

—  Vous  saurez  d'abord,  mon  enfant,  que  je  suis 
né  à  Brest;  j  ai  commencé  par  être  enfant  de 
troupe,  gagnant  ma  demi-ration  et  mon  demi-prêt 
dès  l'âge  de  neuf  ans,  mon  père  étant  soldat  aux 
gardes.  Mais  comme  j'aimais  la  mer,  une  belle  nuit, 
pendant  que  j'étais  en  congé  à  Brest,  je  me  cachai 
à  fond  de  cale  d'un  bâtiment  marchand  qui  partait 
pour  les  Indes;  on  ne  m  aperçut  qu  en  pleine  mer, 
et  le  capitaine  aima  mieux  me  faire  mousse  que  de 
me  jeter  à  l'eau.  Quan-d  vint  la  R.évolution,  j  avais 
fait  du  chemin,  et  j'étais  à  mon  tour  devenu  capi- 
taine d'un  petit  bâtiment  marchand  assez  propre, 
ayant  écume  la  mer  quinze  ans.  Comme  1  ex-marine 
royale,  vieille  bonne  marine,  ma  foi  !  se  trouva 
tout  à  coup  dépeuplée  d'officiers,  on  prit  des  capi- 
taines dans  la  marine  marchande.  J'avais  eu  quel- 
ques affaires  de  flibustiers  que  je  pourrai  vous  dire 
plus  tard  :  on  me  donna  le  commandement  d  un 
brick  de  guerre  nommé  le  Marat. 

Le  28  fructidor  1797,  je  reçus  l'ordre  d'appa- 
reiller pour  Cayenne.  Je  devais  y  conduire  soixante 

20 


350  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

soldats  et  un  déporté  qui  restait  des  cent  quatre- 
vingt-treize  que  la  frégate  la  Décade  avait  pris  à 
bord  quelques  jours  auparavant.  J'avais  ordre  de 
traiter  cet  individu  avec  ménagement,  et  la  première 
lettre  du  Directoire  en  renfermait  une  seconde, 
scellée  de  trois  cachets  rouges,  au  milieu  desquels 
il  y  en  avait  un  démesuré.  J'avais  défense  d'ouvrir 
cette  lettre  avant  le  premier  degré  de  latitude  nord, 
du  vingt-sept  au  vingt-huitième  de  longitude,  c'est- 
à-dire  près  de  passer  la  ligne. 

Cette  grande  lettre  avait  une  figure  toute  parti- 
culière. Elle  était  longue,  et  fermée  de  si  près  que 
je  ne  pus  rien  lire  entre  les  angles  ni  à  travers 
lenveloppe.  Je  ne  suis  pas  superstitieux,  mais  elle 
me  fit  peur,  cette  lettre.  Je  la  mis  dans  ma  chambre 
sous  le  verre  d'une  mauvaise  petite  pendule  anglaise 
clouée  au-dessus  de  mon  lit. 

rs'ous  avions  un  joli  vent  nord-nord-ouesl,  et 
j'étais  occupé  à  mettre  cette  lettre  sous  le  verre  de 
ma  pendule,  quand  mon  déporté  enti'a  dans  ma 
chambre;  il  tenait  par  la  main  une  belle  petite  de 
dix-sept  ans  environ.  Lui  me  dit  qu'il  en  avait  dix- 
neuf;  beau  garçon,  quoiqu'un  peu  pâle  et  trop 
blauc  pour  un  homme.  C'était  un  homme  cependant, 
et  un  homme  qui  se  comporta  dans  l'occasion  mieux 
que  bien  des  anciens  n'auraient  fait  :  vous  allez  le 
voir.  Il  tenait  sa  petite  femme  sous  le  bras  ;  elle 
était  fraîche  et  gaie  comme  une  enfant.  Ils  avaient 
1  air  do  deux  tourtereaux.  Ça  me  faisait  plaisir  à 
voir,  moi.  Je  leur  dis  : 

—  Eh  bien,  mes  enfants  !  vous  venez  faire  visite 
au  vieux  capitaine;  c'est  gentil  à  vous.  Je  vous 
emmène  un  peu  loin,  mais  tant  mieux  nous  aurons 
le  temps  de  nous  connaître.  Je  suis  fâché  de  rece- 


A   BORD    DU    «   AIARAT   »  351 

voir  madame  sans  mon  habit  ;  mais  c'est  que  je 
cloue  là-haut  cette  grande  coquine  de  lettre.  Si 
vous  vouliez  m'aider  un  peu? 

Ça  faisait  vraiment  de  bons  petits  enfants.  Le 
petit  mari  prit  le  marteau  et  la  petite  femme  les 
clous,  et  ils  me  les  passaient  à  mesure  que  je  les 
demandais;  et  elle  me  disait  :  A  droite!  à  gauche! 
capitaine  !  tout  en  riant,  parce  que  le  tangage 
faisait  ballotter  ma  pendule.  Je  l'entends  encore 
d'ici  avec  sa  petite  voix  :  A  gauche!  à  droite! 
capitaine!  Elle  se  moquait  de  moi.  —  Ah!  je  dis, 
petite  méchante  !  je  vous  ferai  gronder  par  votre 
mari,  allez.  —  Alors  elle  lui  sauta  au  cou  et  lem- 
brassa.  Ils  étaient  vraiment  gentils,  et  la  connais- 
sance se  fît  comme  ça.  Nous  fûmes  tout  de  suite 
bons  amis. 

Ce  fut  aussi  une  jolie  traversée.  J'eus  toujours  un 
temps  fait  exprès.  Comme  je  n'avais  jamais  eu  que 
des  visages  noirs  à  mon  bord,  je  faisais  venir 
à  ma  table,  tous  les  jours,  mes  deux  petits  amou- 
reux. Cela  mégayait.  Quand  nous  avions  mangé  le 
biscuit  et  le  poisson,  la  petite  femme  et  son  mari 
restaient  à  se  regarder  comme  s'ils  ne  s  étaient 
jamais  vus.  Alors  je  me  mettais  à  rire  de  tout  mon 
cœur  et  me  moquais  d'eux.  Ils  riaient  aussi  avec 
moi.  Vous  auriez  ri  de  nous  voir  comme  trois 
imbéciles,  ne  sachant  pas  ce  que  nous  avions.  C'est 
que  c'était  vraiment  plaisant  de  les  voir  s'aimer 
comme  ça!  Ils  se  trouvaient  bien  partout;  ils  trou- 
vaient bon  tout  ce  qu'on  leur  donnait.  Cependant  ils 
étaient  à  la  ration  comme  nous  tous;  j'y  ajoutais 
seulement  un  peu  d'eau-de-vie  suédoise  quand  ils 
dînaient  avec  moi,  mais  un  petit  verre,  pour  tenir 
mon  rang.  Ils  couchaient  dans  un  hamac,  où  le 
vaisseau    les  roulait  comme    ces  deux  poires    que 


352  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIU^ 

j'ai  là  dans  mon  mouchoir  mouillé.  Ils  étaient 
alertes  et  contents.  Je  faisais  comme  vous,  je  ne 
questionnais  pas.  Qu'avais-je  besoin  de  savoir  leur 
nom  et  leurs  affaires,  moi,  passeur  d'eau?  Je  les 
portais  de  l'autre  côté  de  la  mer,  comme  j'aurais 
porté  deux  oiseaux  de  paradis. 

J'avais  fini,  après  un  mois,  par  les  regarder 
comme  mes  enfants.  Tout  le  jour,  quand  je  les 
appelais,  ils  venaient  s'asseoir  auprès  de  moi.  Le 
jeune  homme  écrivait  sur  ma  table,  c'est-à-dire 
sur  mon  lit;  et,  quand  je  voulais,  il  m'aidait  à 
faire  mon  point  :  il  le  sut  bientôt  faire  aussi  bien 
que  moi;  j'en  étais  quelquefois  tout  interdit.  La 
jeune  femme  s'asseyait  sur  un  petit  baril  et  se 
mettait  à  coudre. 

Un  jour  qu'ils  étaient  posés  comme  cela,  je  leur 
dis  : 

—  Savez-vous,  mes  petits  amis,  que  nous  faisons 
un  talileau  de  famille  comme  nous  voilà  ?  Je  ne  veux 
pas  vous  interroger,  mais  probablement  vous  n'avez 
pas  plus  d'argent  qu'il  ne  vous  en  faut,  et  vous  êtes 
joliment  délicats  tons  deux  pour  bêcher  et  piocher 
comme  font  les  déportés  à  Cayenne.  C'est  un  vilain 
pays,  de  tout  mon  cœur,  je  vous  le  dis;  mais  moi, 
qui  suis  une  vieille  peau  de  loup  desséchée  au  soleil, 
j'y  vivrais  comme  un  seigneur.  Si  vous  aviez,  comme 
il  me  semble  (sans  vouloir  vous  interroger),  tant 
soit  peu  d'amitié  pour  moi,  je  quitterais  assez 
volontiers  mon  vieux  brick,  qui  n'est  qu'un  sabot  à 
présent,  et  je  m'établirais  là  avec  vous,  si  cela  vous 
convient.  Moi,  je  n'ai  pas  plus  de  famille  qu'un  chien, 
cela  m'ennuie;  vous  me  feriez  une  petite  société. 
Je  vous  aiderais  à  bien  des  choses;  et  j'ai  amassé 
une  bonne  pacotille  de  contrebande  assez  honnête, 
dont  nous  vivrions,  et  que  je  vous  laisserais  lorsque 


A    BORD    DU     «    MARAT    »  353 

je  viendrais  à  tourner  l'œil,  comme  on  dit  poliment. 
Ils  restèrent  tout  ébahis  à  se  regarder,  avant 
Tair  de  croire  que  je  ne  disais  pas  vrai;  et  la  petite 
courut,  comme  elle  faisait  toujours,  se  jeter  au  cou 
de  l'autre,  et  s'asseoir  sur  ses  genoux,  toute  rousre 
et  en  pleurant.  Il  la  serra  bien  fort  dans  ses  bras, 
et  je  vis  aussi  des  larmes  dans  ses  yeux;  il  me 
tendit  la  main  et  devint  plus  pâle  qu'à  lordinaire. 
Elle  lui  parlait  bas,  et  ses  grands  cheveux  blonds 
s'en  allèrent  sur  son  épaule;  son  chignon  s'était 
défait  comme  un  câble  qui  se  déroule  tout  à  coup, 
parce  qu'elle  était  vive  comme  un  poisson  :  ces 
cheveux-là,  si  vous  les  aviez  vus  I  c'était  comme  de 
l'or.  Comme  ils  continuaient  à  se  parler  bas.  le 
jeune  homme  lui  baisant  le  front  de  temps  en  temps 
et  elle  pleurant,  cela  m  impatienta  : 

—  Eh  bien,  ça  vous  va-t-il?  leur  dis-je  à  la  fin. 

—  Mais...  mais,  capitaine,  vous  êtes  bien  bon, 
dit  le  mari;  mais  c'est  que...  vous  ne  pouvez  pas 
vivre  avec  des  déportés,  et...  Il  baissa  les  veux. 

—  Moi,  dis-je,  je  ne  sais  ce  que  vous  avez  fait 
pour  être  déporté,  mais  vous  me  direz  ça  un  jour, 
ou  pas  du  tout,  si  vous  voulez.  Vous  ne  m'avez  pas 
l'air  d'avoir  la  conscience  bien  lourde,  et  je  suis 
bien  sûr  que  j'en  ai  fait  bien  d'autres  que  vous  dans 
ma  vie,  allez,  pauvres  innocents.  Par  exemple,  tant 
que  vous  serez  sous  ma  garde,  je  ne  vous  lâcherai 
pas,  il  ne  faut  pas  vous  y  attendre;  je  vous  coupe- 
rais plutôt  le  cou  comme  à  deux  pigeons.  Mais  une 
fois  l'épaulette  de  côté,  je  ne  connais  plus  ni  amiral 
ni  rien  du  tout. 

—  C'est  que,  reprit-il  en  secouant  tristement  sa 
tête  brune,  quoiqu'un  peu  poudrée,  comme  cela 
se  faisait  encore  à  l'époque,  c'est  que  je  crois  qu'il 
serait  dangereux  pour  vous,  capitaine,  d'avoir  l'air 


354  SERVITUDE    ET    GRA>'DEUR    MILITAIRES 

de  nous  connaître.  Nous  rions  parce  que  nous 
sommes  jeunes  ;  nous  avons  l'air  heureux,  parce 
que  nous  nous  aimons;  mais  j'ai  de  vilains  moments 
quand  je  pense  à  1  avenir,  et  je  ne  sais  pas  ce  que 
deviendra  ma  pauvre  Laure. 

Il  serra  de  nouveau  la  tète  de  la  jeune  femme 
sur  sa  poitrine  : 

—  C'était  bien  là  ce  que  je  devais  dire  au  capitaine; 
n'est-ce  pas,  mon  enfant,  que  vous  auriez  dit  la 
même  chose  ? 

Je  pris  ma  pipe  et  je  me  levai,  parce  que  je  com- 
mençais à  me  sentir  les  yeux  un  peu  mouillés,  et 
que  ça  ne  me  va  pas,  à  moi. 

—  Allons!  allons!  dis-je,  ça  s'éclaircira  par  la 
suite.  Si  le  tabac  incommode  madame,  son  absence 
est  nécessaire. 

Elle  se  leva,  le  visage  tout  en  feu  et  tout  humide 
de  larmes,  comme  un  enfant  qu'on  a  grondé. 

—  D  ailleurs,  inc  dit-elle  en  regardant  ma  pen- 
dule, vous  n'y  pensez  pas,  vous  autres  ;  et  la 
lettre! 

Je  sentis  quelque  chose  qui  me  fit  de  leffet. 
J'eus  comme  une  douleur  aux  cheveux  quand  elle 
me  dit  cela. 

—  Pardieu  !  je  ny  pensais  plus,  moi,  dis-je.  Ah! 
par  exemple,  voilà  une  belle  affaire  !  Si  nous  avions 
passé  le  premier  degré  de  latitude  nord,  il  ne  me 
resterait  plus  qu'à  me  jeter  à  l'eau.  —  Faut-il  que 
j  aie  du  bonheur,  pour  que  cette  enfant-là  m'ait 
rappelé  cette  grande  coquine  de  lettre! 

Je  regardai  vite  ma  carte  de  marine,  et  quand  je 
vis  que  nous  en  avions  encore  pour  une  semaine  au 
moins,  j'eus  le  tète  soulagée,  mais  pas  le  cœur, 
sans  savoir  pourquoi. 

—  C  est   que  le  Directoire    ne  badine  pas  pour 


L  ARRÊT    DL'    DIRECTOIRE  355 

l'article  obéissance!  dis-je.  Allons,  je  suis  au  cou- 
rant cette  fois-ci  encore.  Le  temps  a  filé  si  vite  que 
j'avais  tout  à  fait  oublié  cela. 

Eh  bien,  monsieur,  nous  restâmes  tous  trois  le 
nez  en  l'air  à  regarder  cette  lettre,  comme  si  elle 
allait  nous  parler.  Ce  qui  me  frappa  beaucoup, 
c'est  que  le  soleil,  qui  glissait  par  la  claire-voie^ 
éclairait  le  verre  de  la  pendule  et  faisait  paraître  le 
grand  cachet  rouge  et  les  autres  petits,  comme  les 
traits  d'un  visage  au  milieu  du  feu. 

—  Cela  ressemble  à  des  taches  de  sang-,  dit  la  jeune 
femme  et  elle  se  sauve  sur  le  pont,  entraînant  son 
mari,  pendant  que  le  capitaine  du  Marat,  pour  ne  plus 
être  fasciné  par  les  trois  cacbets  rouges,  recouvre  avec 
son  habit  la  pendule  et  la  lettre. 

Mais  le  temps  passe,  le  navire  vog-ue  toujours  et 
gagne  peu  à  peu  l'endroit  où  il  faudra  briser  les  cachets 
et  ouvrir  la  lettre. 


32.    —    L'ARRET    DU    DIRECTOIRE 

Nous  ne  pensâmes  plus  du  tout  à  la  regarder 
pendant  quelques  jours,  et  nous  étions  gais;  mais 
quand  nous  approchâmes  du  premier  degré  de  lati- 
tude, nous  commençâmes  à  ne  plus  parler. 

Un  beau  matin  je  m'éveillai  assez  étonné  de  ne 
sentir  aucun  mouvement  dans  le  bâtiment.  A  vrai 
dire,  je  ne  dors  jamais  que  d'un  œil,  comme  on 
dit,  et  le  roulis  me  manquant,  j'ouvris  les  deux 
yeux.  Nous  étions  tombés  dans  un  calme  plat,  et 
c'était  sous  le  1°  de  latitude  nord,  au  27°  de  lon- 
gitude. Je  mis  le  nez  sur  le  pont  :  la  mer  était  lisse 
comme  une  jatte  d'huile;  toutes  les  voiles  ouvertes 


356  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

tombaient  collées  aux  mâts  comme  des  ballons 
vides.  Je  dis  tout  de  suite  :  —  J'aurai  le  temps  de 
te  lire,  va!  en  regardant  de  travers  du  côté  de  la 
lettre,  —  J'attendis  jusqu'au  soir,  au  coucher  du 
soleil.  Cependant  il  fallait  bien  en  venir  là  :  j'ou- 
vris la  pendule,  et  j'en  tirai  vivement  l'ordre 
cacheté.  —  Eh  bien,  mon  cher,  je  le  tenais  à  la 
main  depuis  un  quart  d'heure  que  je  ne  pouvais 
pas  encore  le  lire.  Enfin  je  me  dis  :  —  C'est  par 
trop  fort!  et  je  brisai  les  trois  cachets  d  un  coup  de 
pouce;  et  le  grand  cachet  rouge,  je  le  broyai  en 
poussière. 

Après  avoir  lu,  je  me  frottai  les  yeux,  croyant 
cn'être  trompé. 

Je  relus  la  lettre  tout  entière;  je  la  relus  encore; 
je  recommençai  en  la  prenant  par  la  dernière  ligne 
<?t  remontant  h  la  première.  Je  n'y  croyais  pas.  Mes 
jambes  llageolaient  un  peu  sous  moi,  je  m'assis; 
j'avais  un  certain  tremblement  sur  la  peau  du 
visage;  je  me  frottai  un  peu  les  joues  avec  du 
rhum,  je  m'en  mis  dans  le  creux  des  mains,  je  me 
faisais  pitié  à  moi-même  d'être  si  bête  que  cela; 
mais  ce  fut  l'affaire  d'un  moment;  je  montai  pi-cndre 
l'air. 

Laurette  était  ce  jour-là  si  jolie,  que  je  ne  voulus 
pas  m'approcher  d'elle  :  elle  avait  une  petite  robe 
blanche  toute  simple,  les  bras  nus  jusqu'au  col,  et 
ses  grands  cheveux  tombants  comme  elle  les  por- 
tait toujours.  Elle  s'amusait  à  tremper  dans  la  mer 
son  autre  robe  au  bout  d'une  corde,  et  riait  en 
cherchant  à  arrêter  les  goémons,  plantes  marines 
semblables  à  des  grappes  de  raisin,  et  qui  flottent 
sur  les  eaux  des  Tropiques. 

—  Viens  donc  voir  les  raisins  !  viens  donc  vile, 
criait-elle;    et   son  ami   s'appuyait   sur  elle,    et   se 


l'arrêt    Dr    DIllECTOIRE  35T 

penchait,  et   ne   regardait  pas  1  eau,   parce  qu  il  la 
regardait  dun  air  tout  attendri. 

Je  fis  signe  à  ce  jeune  homme  de  venir  me  parler 
sur  le  gaillard  d'arrière.  Elle  se  retourna...  Je  ne 
sais  quelle  figure  j'avais,  mais  elle  laissa  tomber 
sa  corde  ;  elle  le  prit  violemment  par  le  bras,  et 
lui  dit  : 

—  Oh!  n'y  va  pas,  il  est  tout  pâle. 

Cela  se  pouvait  bien;  il  y  avait  de  quoi  pâlir. 
Il  vint  cependant  près  de  moi  sur  le  gaillard  ;  elle 
nous  regardait,  appuyée  contre  le  grand  mât. 
Nous  nous  promenâmes  longtemps  de  long  en  large 
sans  rien  dire.  Je  fumais  un  cigare  que  je  trouvais 
amer,  et  je  le  crachai  dans  l'eau.  Il  me  suivait  de 
l'œil;  je  lui  pris  le  bras;  j'étouffais,  ma  foi,  ma 
parole  d'honneur!  j'clouffais. 

—  Ah  çà  !  lui  dis-je  enfin,  contez-moi  donc,  mon 
petit  ami,  contez-moi  un  peu  votre  histoire.  Que 
diable  avez-vous  donc  fait  à  ces  chiens  d'avocats 
qui  sont  là  comme  cinq  morceaux  de  roi?  Il  paraît 
qu  ils  vous  en  veulent  fièrement  I  C  est  drôle! 

Il  haussa  les  épaules  en  penchant  la  tête  (avec 
un  air  si  doux,  le  pauvre  garçon!},  et  me  dit  : 

—  O  mon  Dieu!  capitaine,  pas  grand'chose, 
allez  :  trois  couplets  de  vaudeville  sur  le  Direc- 
toire, voilà  tout. 

—  Pas  possible!  dis-je. 

—  O  mon  Dieu,  si!  Les  couplets  n'étaient  même 
pas  trop  bons.  J  ai  été  arrêté  le  15  fructidor  et  con- 
duit à  la  Force,  jugé  le  16,  et  condamné  à  mort 
d'abord,  et  puis  à  la  déportation  par  bienveillance. 

—  C'est  drôle!  dis-je.  Les  Directeurs  sont  des 
camarades  bien  susceptibles;  car  cette  lettre  que 
vous  savez  me  donne  ordre  de  vous  fusiller. 

Il  ne  répondit  pas,  et  sourit  en  faisant  une  assez 


358  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

bonne  contenance  pour  un  jeune  homme  de  dix-ueui 
ans.  Il  regarda  seulement  sa  femme,  et  s'essuya  le 
front,  d'où  tombaient  des  gouttes  de  sueur.  J'en 
avais  autant  au  moins  sur  la  figure,  moi,  et  d'autres 
gouttes  aux  yeux. 
Je  repris  : 

—  11  paraît  que  ces  citoyens-là  n'ont  pas  voulu 
faire  votre  affaire  sur  terre,  ils  ont  pensé  qu'ici  ça 
ne  paraîtrait  pas  tant.  Mais,  pour  moi,  c'est  fort 
triste;  car  vous  avez  beau  être  un  bon  enfant,  je 
ne  peux  pas  m'en  dispenser  ;  l'arrêt  de  mort  est  là 
en  règle,  et  l'ordre  d'exécution  signé,  paraphé, 
scellé;  il  n'y  manque  rien. 

Il  me  salua  très  poliment  en  rougissant. 

—  Je  ne  demande  rien,  capitaine,  dit-il  avec  une 
voix  aussi  douce  que  de  coutume;  je  serais  désolé 
■de  vous  faire  manquer  à  vos  devoirs.  Je  voudrais 
seulement  parler  un  peu  à  Laure,  et  vous  prier  de 
la  protéger  dans  le  cas  où  elle  me  survivrait,  ce 
que  je  ne  crois  pas. 

—  Oh  I  pour  cela,  c'est  juste,  lui  dis-je,  mon 
garçon;  si  cela  ne  vous  déplaît  pas,  je  la  conduirai 
à  sa  famille  à  mon  retour  en  France,  et  je  ne  la 
quitterai  que  quand  elle  ne  voudra  plus  me  voir. 
Mais,  à  mon  sens,  vous  pouvez  vous  flatter  qu'elle 
ne  reviendra  pas  de  ce  coup-là;  pauvre  petite 
femme! 

Il  me  prit  les  deux  mains,  les   serra  et  me  dit  : 

—  Mon  brave  capitaine,  vous  souffrez  plus  que 
moi  de  ce  qui  vous  reste  à  faire,  je  le  sens  bien; 
mais  qu'y  pouvez-vous?  Je  compte  sur  vous  pour 
lui  conserver  le  peu  qui  m  appartient,  pour  la  pro- 
téger, pour  veiller  à  ce  qu  elle  reçoive  ce  que 
sa  vieille  mère  pourrait  lui  laisser,  n'est-ce  pas? 
pour  garantir  sa  vie,   son    honneur,   n'est-ce  pas? 


l'arrêt  du  directoire  350 

et  aussi  pour  qu'on  ménage  toujours  sa  santé.  — 
Tenez,  ajouta-t-il  plus  bas,  j'ai  à  vous  dire  qu'elle 
est  très  délicate,  elle  a  souvent  la  poitrine  airectée 
jusqu'à  s'évanouir  plusieurs  fois  par  jour;  il  faut 
qu'elle  se  couvre  bien  toujours.  Enfin  vous  rem- 
placerez son  père,  sa  mère  et  moi  autant  que  pos- 
sible, n'est-il  pas  vrai?  Si  elle  pouvait  conserver 
les  bagues  que  sa  mère  lui  a  données,  cela  me 
ferait  bien  plaisir.  Mais  si  ou  a  besoin  de  les 
vendre  pour  elle,  il  le  faudra  bien.  Ma  pauvre 
Laurette  !  voyez  comme  elle  est  belle  ! 

Comme  ça  commençait  à  devenir  par  trop 
tendre,  cela  m'ennuya,  et  je  me  mis  à  froncer  le 
sourcil  ;  je  lui  avais  parlé  d'un  air  gai  pour  ne  pas 
m'affaiblir;  mais  je  n  y  tenais  plus  : 

—  Enfin,  suffit,  lui  dis-je,  entre  braves  gens  on 
s'entend  de  reste.  Allez  lui  parler,  et  dépêchons-nous. 

Je  lui  serrai  la  main  en  ami,  et  comme  il  ne 
quittait  pas  la  mienne  et  me  regardait  avec  un  air 
singulier  : 

—  Ah!  çà  1  si  j'ai  un  conseil  à  vous  donner, 
ajoutai-je,  cest  de  ne  pas  lui  parler  de  ça.  Xous 
arrangerons  la  chose  sans  qu'elle  s'y  attende,  ni 
vous  non  plus,  soyez  tranquille;  ça  me  regarde. 

—  Ah  1  c'est  différent,  dit-il.  je  ne  savais  pas... 
cela  vaut  mieux,  en  effet.  Bailleurs,  les  adieux '.les 
adieux  !  cela  affaiblit. 

—  Oui,  oui,  lui  dis-je,  ne  soyez  pas  enfant,  ça 
vaut  mieux.  Xe  l'embrassez  pas,  mon  ami,  ne  l'em- 
brassez pas,  si  vous  pouvez,  ou  vous  êtes  perdu. 

Je  lui  donnai  encore  une  bonne  poignée  de 
main,  et  je  le  laissai  aller.  Oh  !  c'était  dur  pour 
moi,  tout  cela. 

Il  me  parut  qu'il  gardait,  ma  foi,  bien  le  secret  : 
car  ils  se  promenèrent,  bras  dessus,  bras  dessous. 


360  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

pendant  un  quart  d'heure,  et  ils  revinrent  au  l}ord 
de  l'eau,  reprendre  la  corde  t-t  la  robe  qu'un  de 
mes  mousses  avait  repêchées. 

La  nuit  vint  tout  à  coup.  C'était  le  moment  que 
j'avais  résolu  de  prendre.  Mais  ce  moment  a  duré 
pour  moi  jusqu'au  jour  où  nous  sommes,  et  je  le 
traînerai  toute  ma  vie  comme  un  boulet. 

Je  sentis  la  colère  me  prendre  aux  cheveux,  et 
en  même  temps  je  ne  sais  quoi  me  faisait  obéir  et 
me  poussait  en  avant.  J'appelai  les  officiers  et  je 
dis  à  l'un  d'eux. 

—  Allons,  un  canot  à  la  mer...  puisque  à  présent 
nous  sommes  des  bourreaux!  Vous  y  mettrez  cette 
femme,  et  vous  l'emmènerez  au  large  jusqu'à  ce 
que  vous  entendiez  des  coups  de  fusil;  alors  vous 
reviendrez.  —  Obéir  à  un  morceau  de  papier!  car 
ce  n'était  que  cela  enfin  !  Il  fallait  qu'il  y  eût  quelque 
chose  dans  l'air  qui  me  poussât.  J'entrevis  de  loin 
ce  jeune  homme...  oh!  c'était  affreux  à  voir!... 
s'agenouiller  devant  sa  Laurelte,  et  lui  baiser  les 
genoux  et  les  pieds.  N'est-ce  pas  que  vous  trouvez 
que  j'étais  bien  malheureux? 

Je  criai  comme  un  fou  :  —  Séparez-les!  nous 
sommes  tous  des  scélérats!  —  Séparez-les...  La 
pauvre  République  est  un  corps  mort!  Directeurs, 
Directoire,  c'en  est  la  vermine!  Je  quitte  la  mer! 
Je  ne  crains  pas  tous  vos  avocats;  qu'on  leur  dise 
ce  que  je  dis,  qu'est-ce  que  ça  me  fait?  Ah!  je  me 
souciais  bien  d'eux,  eu  effet  !  J'aurais  voulu  les  tenir, 
je  les  aurais  fait  fusiller  tous  les  cinq,  les  coquins! 
Oh  !  je  l'aurais  fait  ;  je  me  souciais  de  la  vie  comme 
de  l'eau  qui  tombe  là,  tenez...  Je  m'en  souciais 
bien!...  une  vie  comme  la  mienne...  Ah  bien,  oui! 
pauvre  vie...  va!... 


l'exécution  361 

Ces  souvenirs  frappent  douloureusement  le  vieux 
commandant  qui,  s'adressant  brusquement  à  Vigny,  lui 
dit  : 

33.    —    L'EXÉCUTION 

—  Vous  n'avez  jamais  vu  de  vaisseau  de  votre  vie, 
n'est-ce  pas? 

—  Je  n'en  ai  vu,  dis-je,  qu'au  Panorama  de 
Paris,  et  je  ne  me  fie  pas  beaucoup  h  la  science 
maritime  que  j'en  ai  tirée. 

—  Vous  ne  savez  pas,  par  conséquent,  ce  que 
c'est  que  le  bossoir? 

—  Je  ne  m'en  doute  pas,  dis-je. 

—  C'est  une  espèce  de  terrasse  de  poutres  qui 
sort  de  l'avant  du  navire,  et  d'où  Ion  jette  l'ancre 
en  mer.  Quand  on  fusille  un  homme,  on  le  fait 
placer  là  ordinairement,  ajouta-t-il  plus  bas. 

—  Ah!  je  comprends,  parce  qu'il  tombe  de  là 
dans  la  mer. 

Il  ne  répondit  pas,  et  se  mit  à  décrire  toutes  les 
sortes  de  canots  que  peut  porter  un  brick,  et  leur 
position  dans  le  bâtiment;  et  puis,  sans  ordre  dans 
ses  idées,  il  continua  son  récit  avec  cet  air  affecté 
d'insouciance  que  de  longs  services  donnent  infail- 
liblement, parce  qu'il  faut  montrer  à  ses  inférieurs 
le  mépris  du  danger,  le  mépris  des  hommes,  le 
mépris  de  la  vie,  le  mépris  de  la  mort  et  le  mépris 
de  soi-même  ;  et  tout  cela  cache,  sous  une  dure 
enveloppe,  presque  toujours  une  sensibilité  pro- 
fonde. —  La  dureté  de  l'homme  de  guerre  est 
comme  un  masque  de  fer  sur  un  noble  visage, 
comme  un  cachot  de  pierre  qui  renferme  un  pri- 
sonnier royal. 

—  Ces  embarcations  tiennent  sixhommes,  reprit-il. 

21 


362  SERVITUDE  ET  gra>'dei:r  militaires 

Ils  s'y  jetèrent  et  emportèrent  Laure  avec  eux,  sans 
qu'elle  eût  le  temps  de  crier  et  de  jjarler. 

—  La  pauvre  femme!  —  Qu'il  y  a  des  gens  mala- 
droits dans  le  monde!  l'officier  fut  assez  sot  pour 
conduire  le  canot  en  avant  du  brick.  Après  cela,  il 
est  vrai  de  dire  qu'on  ne  peut  pas  tout  prévoir. 
Moi  je  comptais  sur  la  nuit  pour  cacher  l'alfaire,  et 
je  ne  pensais  pas  à  la  lumière  des  douze  fusils  fai- 
sant feu  à  la  fois.  Et,  ma  foi  !  du  canot  elle  vit  son 
mari  tomber  à  la  mer,  fusillé. 

—  S'il  y  a  un  Dieu  là-haut,  il  sait  comment  arriva 
ce  que  je  vais  vous  dire;  moi  je  ne  le  sais  pas, 
mais  on  l'a  vu  et  entendu  comme  je  vous  vois  et 
vous  entends.  Au  moment  du  feu,  elle  porta  la 
main  à  sa  tète  comme  si  une  balle  l'avait  frappée 
au  front,  et  s'assit  dans  le  canot  sans  s'évanouir, 
sans  crier,  sans  parler,  et  revint  au  brick  quand  on 
voulut  et  comme  on  voulut.  J'allai  à  elle,  je  lui 
parlai  longtemps  et  le  mieux  que  je  pus.  Elle  avait 
l'air  de  m'écouter  et  me  regardait  en  face  en  se 
frottant  le  front.  Elle  ne  comprenait  pas,  et  elle 
avait  le  front  rouge  et  le  visage  tout  pâle.  Elle 
tremblait  de  tous  ses  membres  comme  ayant  peur 
de  tout  le  monde.  Ça  lui  est  resté.  Elle  est  encore 
de  même,  la  pauvre  petite!  idiote,  ou  comme  imbé- 
cile, ou  folle,  comme  vous  voudrez.  Jamais  on  n'en 
a  tiré  une  parole,  si  ce  n'est  quand  elle  dit  qu'on 
lui  ôte  ce  qu'elle  a  dans  la  tète. 

De  ce  moment-là,  je  devins  aussi  triste  qu'elle, 
et  je  sentis  quelque  chose  en  moi  qui  me  disait  : 
Reste  devant  elle  jusqu'à  la  fin  de  tes  jours,  et 
garde-la;  je  l'ai  fait.  Quand  je  revins  en  France,  je 
demandai  à  passer  avec  mon  grade  dans  les  troupes 
de  terre,  ayant  pris  la  mer  en  haine  parce  que  j  y 


LAURETTE    ET    LE    VIEUX    COMMANDANT  363 

avais  jeté  du  sang  innocent.  Je  cherchai  la  famille 
de  Laure.  Sa  mère  était  morte.  Ses  sœurs,  à  qui  je 
la  conduisais  folle,  nen  voulurent  pas,  et  m'offrirent 
de  la  mettre  à  Charenton.  Je  leur  tournai  le  dos,  et 
je  la  garde  avec  moi. 

—  Ah  I    mon  Dieu  !  si  vous   voulez  la  voir,   mcn 
camarade,  il  ne  tient  qu'à  vous. 


34.    —    LAURETTE 
ET    LE    VIEUX    COMMANDANT 

Et  il  arrêta  son  pauvre  mulet,  qui  me  parut 
charmé  que  j'eusse  fait  cette  question.  En  même 
temps  il  souleva  la  toile  cirée  de  sa  petite  char- 
rette, comme  pour  arranger  la  paille  qui  la  rem- 
plissait presque,  et  je  vis  quelque  chose  de  bien 
douloureux.  Je  vis  deux  yeux  bleus,  démesurés  de 
grandeur,  admirables  de  forme,  sortant  d'une  tète 
pâle,  amaigrie  et  longue,  inondée  de  cheveux 
blonds  tout  plats.  Je  ne  vis,  en  vérité,  que  ces 
deux  yeux,  qui  étaient  tout  dans  cette  pauvre 
femme,  car  le  reste  était  mort.  Son  front  était 
rouge;  ses  joues  creuses  et  blanches  avaient  des 
pommettes  bleuâtres  ;  elle  était  accroupie  au  milieu 
de  la  paille,  si  bien  qu'on  en  voyait  à  peine  sortir 
ses  deux  genoux,  sur  lesquels  elle  jouait  aux 
dominos  toute  seule.  Elle  nous  regarda  un  moment, 
trembla  longtemps,  me  sourit  un  peu,  et  se  remit 
à  jouer.  Il  me  parut  qu'elle  s'appliquait  à  com- 
prendre comment  sa  main  droite  battrait  sa  main 
gauche. 

—  Voyez-vous,  il  y  a  un  mois  quelle  joue  cette 


3G4  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

parlie-là,  me  dit  le  Chef  de  bataillon;  demain,  ce 
sera  peut-être  un  autre  jeu  qui  durera  longtemps. 
C'est  drôle,  hein? 

—  Voulons-nous  continuer  notre  marche,  com- 
mandant, lui  dis-je;  la  nuit  viendra  avant  que  nous 
soyons  à  Béthune. 

Le  commandant  racla  soigneusement  avec  le  bout 
de  son  sabre  la  boue  jaune  qui  chargeait  ses  bottes  : 
ensuite  il  monta  sur  le  marchepied  de  la  charrette, 
ramena  sur  la  tête  de  Laure  le  capuchon  de  drap 
d'un  petit  manteau  qu'elle  avait.  Il  ôta  sa  cravate 
de  soie  noire  et  la  mit  autour  du  cou  de  sa  fille 
adoptive  ;  après  quoi  il  donna  le  coup  de  pied  au 
mulet,  fit  son  mouvement  d'épaule  et  dit  :  —  En 
route,  mauvaise  troupe!  —  Et  nous  repartîmes. 

La  pluie  tombait  toujours  tristement;  le  ciel  gris 
et  la  terre  grise  s'étendaient  sans  fin;  une  sorte  de 
lumière  terne,  un  pâle  soleil,  tout  mouillé,  s'abais- 
saient derrière  de  grands  moulins  qui  no  tournaient 
pas.  Nous  retombâmes  dans  un  grand  silence. 

Je  regardais  mon  vieux  commandant;  il  marchait 
à  grands  pas,  avec  une  vigueur  toujours  soutenue, 
tandis  que  son  mulet  n'en  pouvait  plus  et  que  mon 
cheval  même  commençait  à  baisser  la  tête.  Ce 
brave  homme  ôtait  de  temps  à  autre  son  shako 
pour  essuyer  son  front  chauve  et  quelques  cheveux 
gris  de  sa  tête,  ou  ses  gros  sourcils,  ou  ses  mous- 
taches blanches,  d'où  tombait  la  pluie.  Il  ne  s'in- 
quiétait pas  de  l'efTet  qu'avait  pu  faire  sur  moi  son 
récit.  Il  ne  s'était  fait  ni  meilleur  ni  plus  mauvais 
qu'il  n'était.  Il  n'avait  pas  daigné  se  dessiner.  Il  ne 
pensait  pas  à  lui-même,  et,  au  bout  d'un  quart 
d'heure,  il  entama,  sur  le  même  ton,  une  histoire 
bien  plus  longue   sur  une  campagne   du  maréchal 


LAURETTE    ET    LE    VIEUX    COMMA>'DANT  365 

Masséna,  où  il  avait  forme  son  bataillon  en  carré 
contre  je  ne  sais  quelle  cavalerie.  Je  ne  l'écoutai 
pas.  quoiqu'il  s'échauffât  pour  me  démontrer  la 
supériorité  du  fantassin  sur  le  cavalier. 

La  nuit  vint,  nous  n'allions  pas  vite.  La  boue 
devenait  plus  épaisse  et  plus  profonde.  Rien  sur  la 
route  et  rien  au  bout.  Nous  nous  arrêtâmes  au 
pied  d'un  arbre  mort,  le  seul  arbre  du  chemin.  Il 
donna  d'abord  ses  soins  à  son  mulet,  comme  moi 
à  mon  cheval.  Ensuite  il  regarda  dans  la  charrelle, 
comme  une  mère  dans  le  berceau  de  son  enfant.  Je 
l'entendais  qui  disait  :  —  Allons,  ma  fille,  mets  cette 
redingote  sur  tes  pieds,  et  tâche  de  dormir.  — 
Allons,  c'est  bien!  elle  n'a  pas  une  goutte  de  pluie. 

—  Ah!  diable!  elle  a  cassé  ma  montre,  que  je  lui 
avais  laissée  au  cou!  —  Oh!  ma  pauvre  montre 
d'argent!  —  Allons,  c'est  égal  :  mon  enfant,  tâche 
de  dormir.  Voilà  le  beau  temps  qui  va  venir  bientôt. 

—  C'est  drôle!  elle  a  toujours  la  fièvre;  les  folles 
sont  comme  ça.  Tiens,  voilà  du  chocolat  pour  toi, 
mon  enfant. 

Comme  il  parlait  d'elle  de  cette  manière,  nous 
l'entendîmes  soupirer  et  dire  :  Otez  ce  plomb!  ôtez- 
moi  ce  plomb  !  Je  me  levai,  il  me  fit  rasseoir. 

—  Restez,  restez,  me  dit-il,  ce  n'est  rien;  elle  dit 
ça  toute  sa  vie,  parce  qu'elle  croit  toujours  sentir 
une  balle  dans  sa  tète.  Ça  ne  l'empêche  pas  de  faire 
tout  ce  qu'on  lui  dit  et  cela  avec  beaucoup  de  dou- 
ceur. 

Je  me  lus  en  l'écoutant  avec  tristesse.  Je  me  mis 
à  calculer  que,  de  1797  à  1815,  où  nous  étions,  dix- 
huit  années  s'étaient  ainsi  passées  pour  cet  homme. 
—  Je  demeurai  longtemps  en  silence  à  côté  de  lui, 
cherchant  à  me  rendre    compte  de  ce  caractère  et 


366  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

de  cette  destinée.  Ensuite,  à  propos  de  rien,  je  lui 
donnai  une  poignée  de  main  pleine  d'enthousiasme. 
Il  en  fut  étonné. 

—  Yous  êtes  un  digue  homme!  lui  dis-je.  Il  me 
répondit  : 

—  Eh!  pourquoi  donc?  Est-ce  à  cause  de  cettepauvre 
femme?...  Vous  sentez  bien,  mon  enfant,  que  c'était 
un  devoir.  Il  y  a  longtemps  que  j'ai  fait  abnégation. 

Et  il  me  parla  encore  de  Masséna. 

Ce  fut  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  lus  au 
fond  d'un  vrai  cœur  de  soldat.  Cette  rencontre  me 
révéla  une  nature  d'homme  qui  m'était  inconnue, 
«t  que  le  pays  connaît  mal  et  ne  traite  pas  bien;  je 
la  plaçai  dès  lors  très  haut  dans  mon  estime.  J'ai 
souvent  cherché  depuis  autour  de  moi  quelque 
homme  semblable  à  celui-là  et  capable  de  cette 
abnégation  de  soi-même  entière  et  insouciante.  Or, 
durant  quatorze  années  que  j  ai  vécu  dans  l'armée, 
ce  n'est  qu'en  elle,  et  surtout  dans  les  rangs  dédai- 
gnés et  pauvres  de  l'infanterie,  que  j  ai  retrouvé 
■ces  hommes  de  caractère  antique,  poussant  le  sen- 
timent du  devoir  jusqu'à  ses  dernières  conséquences, 
n'ayant  ni  remords  de  1  obéissance  ni  honte  de  la 
pauvreté,  simples  de  mœurs  et  de  langage,  fiers  de 
la  gloire  du  pays,  et  insouciants  de  la  leur  propre, 
«'enfermant  avec  plaisir  dans  leur  obscurité,  et  par- 
tageant avec  les  malheureux  le  pain  noir  qu  ils 
payent  de  leur  sang. 

J'ignorai  longtemps  ce  qu'était  devenu  ce  pauvre 
•chef  de  bataillon,  d'autant  plus  qu'il  ne  m'avait  pas 
<lit  son  nom  et  que  je  ne  le  lui  avais  pas  demandé. 
Un  jour  cependant,  au  café,  en  1825,  je  crois,  un 
vieux  capitaine  dinlanterie  de  ligue  à  qui  je  le 
■décrivis,  en  attendant  la  parade,  me  dit  : 


SUR    LA    RESPONSABILITÉ  367 

—  Eh  !  pardieu,  mon  cher,  je  l'ai  connu,  le  pauvre- 
diable!  C'était  un  brave  homme;  il  a  été  descendu 
par  un  boulet  à  Waterloo.  Il  avait,  en  effet,  laissé 
aux  bagages  une  espèce  de  fille  folle  que  nous 
menâmes  à  l'hôpital  d'Amiens,  en  allant  à  l'armée 
de  la  Loire,  et  qui  y  mourut,  furieuse,  au  bout  de 
trois  jours. 


B.  —  La  Veillée  de  Vincennes. 

35.    —    SUR    LA    RESPONSABILITÉ 

Ne  viendra-t-elle  jamais,  la  loi  qui,  dans  de  telles 
circonstances,  mettra  d'accord  le  Devoir  et  la  Con- 
science? La  voix  publique  a-t-elle  tort  quand  elle 
s'élève  d'âge  en  âge  pour  absoudre  et  pour  honorer- 
la  désobéissance  du  vicomte  d'Orte,  qui  répondit  à 
Charles  IX  lui  ordonnant  d'étendre  à  Dax  la  Saint- 
Barthélémy  parisienne  : 

—  Sire,  j'ai  communiqué  le  commandement  de 
Votre  Majesté  à  ses  fidèles  habitants  et  gens  de 
guerre;  je  n'ai  trouvé  que  bons  citoyens  et  braves- 
soldats,  et  pas  un  bourreau. 

Et  s'il  eut  raison  de  refuser  l'obéissance,  com- 
ment vivons-nous  sous  des  lois  que  nous  trouvons 
raisonnables  de  donner  la  mort  à  qui  refuserait 
cette  même  obéissance  aveugle?  Nous  admirons  le- 
libre  arbitre  et  nous  le  tuons;  l'absurde  ne  peut, 
régner  ainsi  longtemps.  Il  faudra  bien  que  l'on  en 
vienne  à  régler  les  circonstances  où  la  délibération 
sera  permise  à  l'homme  armé,  et  jusqu'à  quel  rang 
sera  laissée  libre  l'intelligence,  et  avec  elle  l'exer- 
cice de  la  Conscience  et  de  la  Justice...  Il  faudra 
bien  un  jour  sortir  delà. 


368  SERVITUDE   ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

Je  ne  me  dissimule  point  que  c'est  là  une  ques- 
tion d'une  extrême  difficulté,  et  qui  touche  à  la  base 
même  de  toute  discipline.  Loin  de  vouloir  affaiblir 
cette  discipline,  je  pense  qu'elle  a  besoin  d'être 
corroborée  sur  beaucoup  de  points  parmi  nous,  et 
que,  devant  l'ennemi,  les  lois  ne  peuvent  être  trop 
draconiennes.  Quand  l'armée  tourne  sa  poitrine  de 
fer  du  côté  de  l'étranger,  qu'elle  marche  et  agisse 
comme  un  seul  homme,  cela  doit  être;  mais  lors- 
qu'elle s'est  retournée  et  qu'elle  n'a  plus  devant 
elle  que  la  mère-patrie,  il  est  bon  qu'alors  du 
moins,  elle  trouve  des  lois  prévoyantes  qui  lui  per- 
mettent d'avoir  des  entrailles  filiales.  Il  est  à  sou- 
haiter aussi  que  des  limites  immuables  soient 
posées  une  fois  pour  toujours  à  ces  ordres  absolus 
donnes  aux  Armées  par  le  souverain  Pouvoir,  si 
souvent  tombé  en  indignes  mains,  dans  notre  his- 
toire. Qu'il  ne  soit  jamais  possible  à  quelques 
aventuriers  parvenus  à  la  Dictature,  de  transfor- 
mer en  assassins  quatre  cent  mille  hommes  d'hon- 
neur, par  une  loi  d'un  jour  comme  leur  règne. 

Je  n'avais  pas  alors  étendu  mes  regards  sur  la 
patrie  entière  de  notre  France,  et  sur  cette  autre 
patrie  qui  l'entoure,  l'Europe;  et  de  là  sur  la  patrie 
Je  l'humanité,  le  globe,  qui  devient  heureusement 
plus  petit  chaque  jour,  resserré  dans  la  main  de  la 
civilisation.  Je  ne  pensai  pas  combien  le  cœur  de 
l'homme  de  guerre  serait  plus  léger  encore  dans 
sa  poitrine,  s'il  sentait  en  lui  deux  hommes,  dont 
l'un  obéirait  à  l'autre;  s'il  savait  qu'après  son  rôle 
tout  rigoureux  dans  la  guerre,  il  aurait  droit  à  un 
rôle  tout  bienfaisant  et  non  moins  glorieux  dans 
la  paix;  si,  à  un  grade  déterminé,  il  avait  des  droits 
d'élection;  si,  après  avoir  été  longtemps  muet  dans 


SUR    LA    RESPONSABILITÉ  369 

les  camps,  il  avait  sa  voix  dans  la  Cité;  s'il  était 
exécuteur,  dans  l'une,  des  lois  qu'il  aurait  faites 
dans  l'autre,  et  si,  pour  voiler  le  san^  de  l'épée,  il 
avait  la  toge.  Or,  il  n'est  pas  impossible  que  tout 
cela  n'advienne  un  jour. 

Nous  sommes  vraiment  sans  pitié  de  vouloir 
qu'un  homme  soit  assez  fort  pour  répondre  lui  seul 
de  cette  nation  armée  qu'on  lui  met  dans  la  main. 
C'est  une  chose  nuisible  aux  gouvernements 
mêmes;  car  l'organisation  actuelle,  qui  suspend 
ainsi  à  un  seul  doigt  toute  cette  chaîne  électrique 
de  l'obéissance  passive,  peut,  dans  tel  cas  donné, 
rendre  par  trop  simple  le  renversement  total  dun 
Etat.  Telle  révolution,  à  demi  formée  et  recrutée, 
n'aurait  qu'à  gagner  un  ministre  de  la  guerre  pour 
se  compléter  entièrement.  Tout  le  reste  suivrait 
nécessairement,  d'après  nos  lois,  sans  que  nul 
anneau  se  pût  soustraire  à  la  commotion  donnée 
d'en  haut. 

Non,  j'en  atteste  les  soulèvements  de  conscience 
de  tout  homme  qui  a  vu  couler  ou  fait  couler  le 
sang  de  ses  concitoyens,  ce  n  est  pas  assez  d  une 
seule  tête  pour  porter  un  poids  aussi  lourd  que 
celui  de  tant  de  meurtres;  ce  ne  serait  pas  trop 
d'autant  de  têtes  qu  il  y  a  de  combattants.  Pour 
être  responsables  de  la  loi  de  sang  qu'elles  exé- 
cutent, il  serait  juste  qu'elles  l'eussent  au  moins 
bien  comprise.  Mais  les  institutions  meilleures, 
réclamées  ici,  ne  seront  elles-mêmes  que  très  pas- 
sagères ;  car,  encore  une  fois,  les  armées  et  la 
guerre  n'auront  qu'un  temps  ;  car.  malgré  les 
paroles  d'un  sophiste  que  j  ai  combattu  ailleurs,  il 
n'est  point  vrai  que,  même  contre  l'étranger,  la 
guerre  soit  divine;  il  n'est  point  vrai  que  la  terre 
soit  avide  de  sang.  La  guerre  est  maudite  de  Dieu 


370  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

et  des  hommes  mêmes  qui  la  font  et  qui  ont  d'elle 
une  secrète  horreur,  et  la  terre  ne  crie  au  ciel  que 
pour  lui  demander  l'eau  fraîche  de  ses  fleuves  et  la 
rosée  pure  de  ses  nuées. 

Telle  qu'elle  est,  l'Armée  est  un  bon  livre  à 
ouvrir  pour  connaître  l'humanité;  on  y  apprend  à 
mettre  la  main  à  tout,  aux  choses  les  plus  basses 
comme  aux  plus  élevées;  les  plus  délicats  et  les 
plus  riches  sont  forcés  de  voir  vivre  de  près  la 
pauvreté  et  de  vivre  avec  elle,  de  lui  mesurer  son 
gros  pain  et  de  lui  peser  sa  viande.  Sans  l'armée, 
tel  fils  de  grand  seigneur  ne  soupçonnerait  pas 
comment  un  soldat  vit,  grandit,  engraisse  toute 
l'année  avec  neuf  sous  par  jour  et  une  cruche  d'eau 
fraîche,  portant  sur  le  dos  un  sac  dont  le  contenant 
et  le  contenu  coûtent  quarante  francs  à  sa  patrie. 

Cette  simplicité  de  mœurs,  cette  pauvreté  insou- 
ciante et  joyeuse  de  tant  de  jeunes  gens,  cette 
vigoureuse  et  saine  existence,  sans  fausse  politesse 
ni  fausse  sensibilité,  cette  allure  mâle  donnée  à 
tout,  cette  uniformité  de  sentiments  imprimés  par 
la  discipline,  sont  des  liens  d'habitude  grossiers, 
mais  difficiles  à  rompre,  et  qui  ne  manquent  pas 
d'un  certain  charme  inconnu  aux  autres  professions. 
J'ai  vu  des  officiers  prendre  cette  existence  en  pas- 
sion au  point  de  ne  pouvoir  la  quitter  quelque  temps 
sans  ennui,  même  pour  retrouver  les  plus  élégantes 
et  les  plus  chères  coutumes  de  leur  vie.  —  Les 
régiments  sont  des  couvents  d'hommes,  mais  des 
couvents  nomades;  partout  ils  portent  leurs  usages 
empreints  de  gravité,  de  silence,  de  retenue.  On  y 
remplit  bien  les  vœux  de  Pauvreté  et  d'Obéissance. 


LE    VIEIL    ADJUDANT  371 

36.   —   LE    VIEIL    ADJUDA^'T 

Un  soir  de  1  été  de  1819,  je  me  promenais  à 
Vincenaes  dans  l'intérieur  de  la  forteresse,  où  j'étais 
en  garnison  avec  Timoléon  dArc'",  lieutenant  de  la 
Garde  comme  moi  ;  nous  avions  fait,  selon  l'habi- 
tude, la  promenade  au  polygone,  assisté  à  l'élude 
du  tir  à  ricochet,  écouté  et  raconté  paisiblement  les 
histoires  de  guerre,  discuté  sur  l'école  Polytech- 
nique, sur  sa  formation,  son  utilité,  ses  défauts,  et 
sur  les  hommes  au  teint  jaune  qu'avait  fait  pousser 
ce  terroir  géométrique.  La  couleur  pâle  de  l'école, 
Timoléon  l'avait  aussi  sur  le  front.  Ceux  qui  l'ont 
connu  se  rappelleront  comme  moi  sa  figure  régu- 
lière et  un  peu  amaigrie,  ses  grands  yeux  noirs  et 
les  sourcils  arqués  qui  les  couvraient,  et  le  sérieux 
si  doux  et  rarement  troublé  de  son  visage  Spartiate; 
il  était  fort  préoccupé  ce  soir-là  de  notre  conversa- 
tion très  longue  sur  le  système  des  probabilités  de 
Laplace.  Je  me  souviens  qu'il  tenait  sous  le  bras  ce 
livre,  que  nous  avions  en  grande  estime,  et  dont  il 
était  souvent  tourmenté. 

Xous  nous  assîmes  sur  un  grand  canon  de 
Louis  XIV,  et  nous  regardâmes  en  silence  quelques 
jeunes  soldats  qui  essayaient  leur  force  en  soulevant 
tour  à  tour  une  bombe  au  bout  du  bras,  tandis  que 
les  autres  rentraient  lentement  et  passaient  le  pont- 
levis  deux  par  deux  ou  quatre  par  quatre,  avec  toute 
la  paresse  du  désœuvrement  militaire.  Les  cours 
étaient  remplies  de  caissons  de  l'artillerie,  ouverts 
et  chargés  de  poudre,  préparés  pour  la  revue  du 
lendemain.  A  notre  côté,  près  de  la  porte  du  bois, 
un   vieil  Adjudant  d'artillerie   ouvrait  et  refermait, 


372  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

souvent  avec  inquiétude,  la  porte  très  légère  d'une 
petite  tour,  poudrière  et  arsenal,  appartenant  à  l'ar- 
tillerie à  pied,  et  remplie  de  barils  de  poudre, 
d'armes  et  de  munitions  de  guerre.  Il  nous  salua  en 
passant.  C'était  un  homme  d'une  taille  élevée,  mais 
un  peu  voûtée.  Ses  cheveux  étaient  rares  et  blancs, 
sa  moustache  blanche  et  épaisse,  son  air  ouvert, 
robuste  et  frais  encore,  heureux,  doux  et  sage.  II 
tenait  trois  grands  registres  à  la  main,  et  y  vérifiait 
de  longues  colonnes  de  chiffres.  Xous  lui  deman- 
dâmes pourquoi  il  travaillait  si  tard,  contre  sa  cou- 
tume. Il  nous  répondit,  avec  le  ton  de  respect  et  de 
calme  des  vieux  soldats,  que  c'était  le  lendemain  un 
jour  d'inspection  générale  à  cinq  heures  du  matin; 
qu'il  était  responsable  des  poudres,  et  qu'il  ne  ces- 
sait de  les  examiner  et  de  recommencer  vingt  fois 
ses  comptes,  pour  être  à  l'abri  du  plus  léger 
reproche  de  négligence  ;  qu'il  avait  voulu  aussi  pro- 
fiter des  dernières  lueurs  du  jour,  parce  que  la 
consigne  était  sévère  et  défendait  d'entrer  la  nuit 
dans  la  poudrière  avec  un  flambeau  ou  même  une 
lanterne  sourde;  qu'il  était  désolé  de  n'avoir  pas  eu 
le  temps  de  tout  voir,  et  qu'il  lui  restait  encore 
quelques  obus  à  examiner  ;  qu'il  voudrait  bien  pou- 
voir revenir  dans  la  nuit;  et  il  regardait  avec  un  peu 
d'impatience  le  grenadier  que  l'on  posait  en  faction 
à  la  porte,  et  qui  devait  l'empèclier  d'y  rentrer. 

Après  nous  avoir  donné  ces  détails,  il  se  mit  à 
genoux  et  regarda  sous  la  porte  s'il  n'y  restait  pas 
une  traînée  de  poudre.  Il  craignait  que  les  éperons 
ou  les  fers  des  bottes  des  officiers  ne  vinssent  à  y 
metlre  le  feu  le  lendemain. 

—  Ce  n'est  pas  cela  qui  m'occupe  le  plus,  dit-il 
en  se  relevant,  mais  ce  sont  mes  registres;  et  il  les 
regardait  avec  regret. 


LE    VIEIL    ADJUDANT  373 

—  Vous  êtes  trop  scrupuleux,  dit  Timoléon. 

—  Ah  I  mon  lieutenant,  quand  on  est  dans  la  Garde 
on  ne  peut  pas  trop  l'être  sur  son  honneur.  Un  de 
nos  maréchaux  des  logis  s'est  brûlé  la  cervelle 
lundi  dernier,  pour  avoir  été  mis  à  la  salle  de  police. 
)kIoi,  je  dois  donner  lexemple  aux  sous-officiers. 
Depuis  que  je  sers  dans  la  Garde,  je  n'ai  pas  eu  un 
reproche  de  mes  chefs,  et  une  punition  me  rendrait 
bien  malheureux. 

Il  est  vrai  que  ces  braves  soldats,  pris  dans 
l'armée  parmi  l'élite  de  lélite,  se  croyaient  désho- 
norés pour  la  plus  légère  faute. 

—  Allez,  vous  êtes  tous  les  puritains  de  1  hon- 
neur, lui  dis-je  en  lui  frappant  sur  l'épaule. 

Il  salua  et  se  retira  vers  la  caserne  où  était  son 
logement;  puis,  avec  une  innocence  de  mœurs  par- 
ticulière à  l'honnête  race  des  soldats,  il  revint 
apportant  du  chènevis  dans  le  creux  de  ses  mains  à 
une  poule  qui  élevait  ses  douze  poussins  sous  le 
vieux  canon  de  bronze  où  nous  étions  assis. 

C'était  bien  la  plus  charmante  poule  que  j'aie 
connue  de  ma  vie;  elle  était  toute  blanche,  sans  une 
seule  tache;  et  ce  brave  homme,  avec  ses  gros 
doigts  mutilés  à  Marengo  et  à  Austerlitz.  lui  avait 
collé  sur  la  tête  une  petite  aigrette  rouge,  et  sur  la 
poitrine  un  petit  collier  d'argent  avec  une  plaque  à 
son  chiffre.  La  bonne  poule  en  était  fîère  et  recon- 
naissante à  la  fois.  Elle  savait  que  les  sentinelles  la 
faisaient  toujours  respecter,  et  elle  n'avait  peur  de 
personne,  pas  même  dun  petit  cochon  de  lait  et 
d'une  chouette  qu'on  avait  logés  auprès  d  elle  sous 
le  canon  voisin.  La  belle  poule  faisait  le  bonheur 
des  canonniers  ;  elle  recevait  de  nous  tous  des 
miettes  de  pain  et  de  sucre  tant  que  nous  étions  en 
uniforme;  mais  elle  avait  horreur   de  l'habit  bour- 


374  SERVITUDE    ET    GRAADELR    MILITAIRES 

geois,  et,  ne  nous  reconnaissant  plus  sous  ce  dégui- 
sement, elle  s'enfuyait  avec  sa  famille  sous  le  canon 
de  Louis  XIV.  Magnifique  canon  sur  lequel  étaii 
gravé  l'éternel  soleil  avec  son  iA^ec  plurihus  imparft 
VUltima  ratio  Regum.  Et  il  logeait  une  poule  là-des- 
sous ! 

Le  bon  Adjudant  nous  parla  d'elle  en  fort  bons 
termes.  Elle  fournissait  des  œufs  à  lui  et  à  sa  fille 
avec  une  générosité  sans  pareille;  et  il  l'aimait  tant 
qu'il  n'avait  pas  eu  le  courage  de  tuer  un  seul  de 
ses  poulets,  de  peur  de  l'affliger.  Comme  il  racon- 
tait ses  bonnes  mœurs,  les  tambours  et  les  trom- 
pettes battirent  et  sonnèrent  à  la  fois  l'appel  du  soir. 
On  allait  lever  les  ponts,  et  les  concierges  en  fai- 
saient résonner  les  chaînes.  Nous  n'étions  pas  de 
service,  et  nous  sortîmes  par  la  porte  du  bois. 
Timoléon,  qui  n'avait  cessé  de  faire  des  angles  sur 
le  sable  avec  le  bout  de  son  épée,  s'était  levé  du 
canon  en  regrettant  ses  triangles  comme  moi  je 
regrettais  ma  poule  blanche  et  mon  Adjudant. 

Nous  tournâmes  à  gauche,  en  suivant  les  remparts  ; 
et,  passant  ainsi  devant  le  tertre  de  gazon  élevé  au 
duc  d'Enghieu  sur  son  corps  fusillé  et  sa  tète 
écrasée  par  un  pavé,  nous  côtoyâmes  les  fossés  en 
y  regardant  le  petit  chemin  blanc  qu'il  avait  pris 
pour  arriver  à  cette  fosse. 

Et  je  m'enfermai  chez  moi  pour  écrire  un  poème 
sur  le  Masque  de  fer,  poème  que  j'appelai  :  La 
Prison. 


r>'E    NUIT    D  AOUT     1S19    A.    VI>-CENNES  375 

37.    —    VyE    rsUIT    D'AOUT    1819 
A    YIXCEN^'ES 

Le  silence  était  profond,  et  l'ombre  épaisse  sur 
les  tours  du  vieux  Yincennes.  La  garnison  dormait 
depuis  neuf  heures  du  soir.  Tous  les  feux  s'étaient 
éteints  à  six  heures  par  ordre  des  tambours.  On 
n'entendait  que  la  voix  des  sentinelles  placées  sur  le 
rempart  et  s'envoyant  et  répétant,  l'une  après 
l'autre,  leur  cri  long  et  mélancolique  :  Sentinelle, 
prenez  garde  à  vous  !  hes  corbeaux  des  tours  répon- 
daient plus  tristement  encore,  et.  ne  s'y  croyant 
plus  en  sûreté,  s'envolaient  plus  haut  jusqu  au 
donjon.  Rien  ne  pouvait  plus  me  troubler,  et  pour- 
tant quelque  chose  me  troublait,  qui  n'était  ni  bruit, 
ni  lumière.  Je  voulais  et  ne  pouvais  pas  écrire. 

Je  me  levai  de  mon  fauteuil.  J'ouvris  la  fenêtre, 
et  je  me  mis  à  respirer  l'air  embaumé  de  la  nuit. 
Une  odeur  de  forêt  venait  à  moi.  par-dessus  les 
murs,  un  peu  mélangée  d'une  faible  odeur  de  poudre; 
cela  me  rappela  ce  volcan  sur  lequel  vivaient  et  dor- 
maient trois  mille  hommes  dans  une  sécurité  par- 
faite. J'aperçus  sur  la  grande  baraque  du  fort, 
séparé  du  village  par  un  chemin  de  quarante  pas 
tout  au  plus,  une  lueur  projetée  par  la  lampe  de 
mon  jeune  voisin;  son  ombre  passait  et  repassait 
sur  la  muraille,  et  je  vis  à  ses  épaulettes  qu'il  n'avait 
pas  même  songé  à  se  coucher.  Il  était  minuit.  Je 
sortis  brusquement  de  ma  chambre  et  j'entrai  chez 
lui.  Il  ne  fut  nullement  étonné  de  me  voir,  et  dit 
tout  de  suite  que,  s'il  était  encore  debout,  c'était 
pour  finir  une  lecture  de  Xénophon  qui  l'intéressait 
fort.  Mais,  comme  il  n'y  avait  pas  un  seul  livre  ouvert 


376  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

dans  sa  chambre,  et  qu'il  tenait  encore  à  la  main  son 
petit  billet  de  femme,  je  ne  fus  pas  sa  dupe;  mais 
j'en  eus  l'air.  Xous  nous  mîmes  à  la  fenêtre,  et  je 
lui  dis,  essayant  d'approcher  mes  idées  des  siennes  : 

—  Je  travaillais  aussi  de  mon  côté,  et  je  cherchais 
à  me  rendre  compte  de  cette  sorte  d'aimant  qu'il  y 
a  pour  nous  dans  l'acier  d'une  épée.  C'est  une  attrac- 
tion irrésistible  qui  nous  retient  au  service  malgré 
nous,  et  fait  que  nous  attendons  toujours  un  événe- 
ment ou  une  guerre.  Je  ne  sais  pas  (et  je  venais  vous 
en  parler)  s'il  ne  serait  pas  vrai  de  dire  et  décrire 
quil  y  a  dans  les  armées  une  passion  qui  leur  est 
particulière  et  qui  leur  donne  la  vie;  une  passion 
qui  ne  tient  ni  de  l'amour  de  la  gloire,  ni  de  l'ambi- 
tion ;  c'est  une  sorte  de  combat  corps  à  corps  contre 
la  destinée,  une  lutte  qui  est  la  source  de  mille 
voluptés  inconnues  au  reste  des  hommes,  et  dont  les 
triomphes  intérieurs  sont  remplis  de  magnificence; 
enfin  c'est  Vamour  du  danger  ! 

—  C'est  vrai,  me  dit  Timoléon. 
Je  poursuivis  : 

—  Que  serait-ce  donc  qui  soutiendrait  le  marin 
sur  la  mer?  qui  le  consolerait  dans  cet  ennui  d'un 
homme  qui  ne  voit  que  des  hommes?  Il  part,  et  dit 
adieu  à  la  terre;  adieu  au  sourire  des  femmes, 
adieu  à  leur  amour;  adieu  aux  amitiés  choisies  et 
aux  tendres  habitudes  de  la  vie;  adieu  aux  bons 
vieux  parents  ;  adieu  à  la  belle  nature  des  campagnes, 
aux  arbres,  aux  gazons,  aux  fleurs  qui  sentent  bon, 
aux  rochers  sombres,  aux  bois  mélancoliques  pleins 
d  animaux  silencieux  et  sauvages;  adieu  aux  grandes 
villes,  au  travail  perpétuel  des  arts,  à  1  agitation 
sublime  de  toutes  les  pensées  dans  l'oisiveté  de  la 
vie,  aux  relations  élégantes,  mystérieuses  et  passion- 
nées du  monde;  il  dit    adieu  à   tout,  et   part.  Il  va 


LE    CONCERT    DE    FAMILLE  37T 

trouver  trois  ennemis  :  l'eau,  l'air  et  l'homme;  el 
toutes  les  minutes  de  sa  vie  vont  en  avoir  un  à  com- 
battre. Cette  magnifique  inquiétude  le  délivre  de 
l'ennui.  Il  vit  dans  une  perpétuelle  victoire;  c'en 
est  une  que  de  passer  seulement  sur  l'Océan  et  de 
ne  pas  s'engloutir  en  sombrant;  c  en  est  une  que 
d'aller  où  il  veut  et  de  s'enfoncer  dans  les  bras  du 
vent  contraire;  c'en  est  une  que  de  courir  devant 
lorage  et  de  s'en  faire  suivre  comme  dun  valet;  c'en 
est  une  que  d'y  dormir  et  d'y  établir  son  cabinet 
d'étude.  Il  se  couche  avec  le  sentiment  de  sa  royauté, 
sur  le  dos  de  l'Océan,  comme  saint  Jérôme  sur  son 
lion,  et  jouit  de  la  solitude  qui  est  aussi  son 
épouse. 

Et  c'est  Vamour  du  danger  qui  le  nourrit,  qui 
fait  que  jamais  il  n'est  un  moment  désœuvré,  qu'il 
se  sent  en  lutte,  et  qu'il  a  un  but.  C'est  la  lutte  qu'il 
nous  faut  toujours.  Bonsoir. 


38.    —   LE    CONCERT    DE    FAMILLE 

Comme  j'allais  me  retirer,  je  m'arrêtai,  la  main 
sur  la  clef  de  sa  porte,  écoutant  avec  étonnement 
une  musique  assez  rapprochée  et  venue  du  château 
même.  Entendue  de  la  fenêtre,  elle  nous  sembla 
formée  de  deux  voix  d  hommes,  dune  voix  de 
femme  et  d'un  piano.  C'était  pour  moi  une  douce 
surprise,  à  cetle  heure  de  la  nuit.  Je  proposai  à 
mon  camarade  de  l'aller  écouter  de  plus  près.  Le 
petit  pont-levis,  parallèle  au  grand,  et  destiné  à 
laisser  passer  le  gouverneur  et  les  officiers  pendant 
une  partie  de  la  nuit,  était  ouvert  encore.  Xous  ren- 
trâmes  dans  le    fort,  et,   eu   rôdant   par    les   cours, 


378  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

nous  fûmes  guidés  par  le  son  jusque  sous  les  fenê- 
tres ouvertes  que  je  reconnus  pour  celles  du  bon 
vieux  Adjudant  d'artillerie. 

Ces  grandes  fenêtres  étaient  au  rez-de-chaussée, 
et,  nous  arrêtant  en  face,  nous  découvrîmes,  jus- 
qu'au fond  de  l'appartement,  la  simple  famille  de 
cet  honnête  soldat. 

Il  y  avait,  au  fond  de  la  chambre,  un  petit  piano 
de  bois  d'acajou,  garni  de  vieux  ornements  de 
cuivre.  L'Adjudant  (tout  âgé  et  tout  modeste  qu'il 
nous  avait  paru  d'abord)  était  assis  devant  le  cla- 
vier, et  jouait  une  suite  d'accords,  d'accompagne- 
ments et  de  modulations  simples,  mais  harmonieuse- 
ment unies  entre  elles.  Il  tenait  les  yeux  élevés  au 
ciel,  et  n'avait  point  de  musique  devant  lui  ;  sa 
bouche  était  entr'ouverte  avec  délices  sous  l'épais- 
s -ur  de  ses  longues  moustaches  blanches.  Sa  fille, 
debout  à  sa  droite,  allait  chanter  ou  venait  de 
s  interrompre;  car  elle  regardait  avec  inquiétude, 
la  bouche  entr'ouverte  encore,  comme  lui.  A  sa 
gauche,  un  jeune  sous-oflicier  d'artillerie  légère  de 
la  Garde,  vêtu  de  l'uniforme  sévère  de  ce  beau 
corps,  regardait  cette  jeune  personne  comme  s'il 
n'eût  pas  cessé  de  l'écouter. 

Rien  de  si  calme  que  leurs  poses,  rien  de  si 
décent  que  leur  maintien,  rien  de  si  heureux  que 
leurs  visages.  Le  rayon  qui  tombait  d'en  haut  sur 
ces  trois  fronts  n'y  éclairait  pas  une  expression 
soucieuse  ;  et  le  doigt  de  Dieu  n'y  avait  écrit  que 
bonté,  amour  et  pudeur. 

Le  froissement  de  nos  épées  sur  le  mur  les 
avertit  que  nous  étions  là.  Le  brave  homme  nous 
vit,  et  son  front  chauve  en  rougit  de  surprise  et,  je 
pense  aussi,  de  satisfaction.  Il  se  leva  avec  empres- 
sement,  et,   prenant   un   des   trois    chandeliers    qui 


LE    CONCERT    DE    FAMILLE  379 

l'éclairaient,  vint  nous  ouvrir  et  nous  fit  asseoir. 
JN'ous  le  priâmes  de  continuer  son  concert  de 
famille  ;  et,  avec  une  simplicité  noble,  sans  s'excuser 
et  sans  demander  indulgence,  il  dit   à  ses   enfants  : 

—  Où  en  étions-nous  ? 

Et  les  trois  voix  s'élevèrent  en  chœur  avec  une 
indicible  harmonie. 

Timoléon  écoutait  et  restait  sans  mouvement  ;  pour 
moi,  cachant  ma  tète  et  mes  yeux,  je  me  mis  à  rêver 
avec  un  attendrissement  qui,  je  ne  sais  pourquoi, 
était  douloureux.  Ce  qu'ils  chantaient  emportait 
mon  âme  dans  des  régions  de  larmes  et  de  mélan- 
coliques félicités,  et,  poursuivi  peut-être  par  Tim- 
portune  idée  de  mes  travaux  du  soir,  je  changeais 
en  mobiles  images  les  mobiles  modulations  des  voix. 
Ce  qu'ils  chantaient  était  un  de  ces  chœurs  écossais, 
une  des  anciennes  mélodies  des  Bardes  que  chante 
encore  l'écho  sonore  des  Orcades.  Pour  moi,  ce 
chœur  mélancolique  s'élevait  lentement  et  s'évapo- 
rait tout  à  coup  comme  les  brouillards  des  monta- 
gnes d  Ossian  ;  ces  brouillards  qui  se  forment  sur 
1  écume  mousseuse  des  torrents  de  l'Arven,  s'épais- 
sissent lentement  et  semblent  se  gonfler  et  se  grossir, 
en  montant,  d'une  foule  innombrable  de  fantômes 
tourmentés  et  tordus  par  les  vents.  Ce  sont  des 
guerriers  qui  rêvent  toujours,  le  casque  appuyé  sur 
la  main,  et  dont  les  larmes  et  le  sang  tombent 
goutte  à  goutte  dans  les  eaux  noires  des  rochers;  ce 
sont  des  beautés  pâles  dont  les  cheveux  s'allongent 
en  arrière,  comme  les  rayons  d'une  lointaine  comète, 
et  se  fondent  dans  le  sein  humide  de  la  lune  :  elles 
passent  vite,  et  leurs  pieds  s'évanouissent  enveloppés 
dans  les  plis  vaporeux  de  leurs  robes  blanches; 
elles  n  ont  pas  d'ailes,  et  volent.  Elles  volent  en 
tenant  des  harpes,  elles  volent  les  yeux  baissés  et  la 


380  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

bouche  entr'ouverte  avec  innocence;  elles  jettent  un 
cri  en  passant  et  se  perdent,  en  montant,  dans  la 
douce  lumière  qui  les  appelle.  Ce  sont  des  navires 
aériens  qui  semblent  se  heurter  contre  des  rives 
sombres,  et  se  plonger  dans  des  flots  épais;  les 
montagnes  se  penchent  pour  les  pleurer,  et  les 
dogues  noirs  élèvent  leurs  têtes  difformes  et  hurlent 
longuement,  en  regardant  le  disque  qui  tremble  au 
ciel,  tandis  que  la  mer  secoue  les  colonnes  blanches 
des  Orcades  qui  sont  rangées  comme  les  tuyaux  d'un 
orgue  immense,  et  répandent,  sur  l'Océan,  une  har- 
monie déchirante  et  mille  fois  prolongée  dans  la 
caverne  où  les  vagues  sont  enfermées. 

La  musique  se  traduisait  ainsi  en  sombres  images 
dans  mon  âme,  bien  jeune  encore,  ouverte  à  toutes 
les  sympathies  et  comme  amoureuse  de  ses  dou- 
leurs fictives. 

C'était,  d'ailleurs,  revenir  à  la  pensée  de  celui  qui 
avait  inventé  ces  chants  tristes  et  puissants,  que  de 
les  sentir  delà  sorte.  La  famille  heureuse  éprouvait 
elle-même  la  forte  émotion  qu'elle  donnait,  et  une 
vibration  profonde  faisait  quelquefois  trembler  les 
trois  voix. 

Le  chant  cessa,  et  un  long  silence  lui  succéda.  La 
jeune  personne,  comme  fatiguée,  s'était  appuyée  sur 
l'épaule  de  son  père;  sa  taille  était  élevée  et  un  peu 
ployée,  comme  par  faiblesse;  elle  était  mince,  et 
paraissait  avoir  grandi  trop  vite,  et  sa  poitrine,  un 
peu  amaigrie,  en  paraissait  affectée.  Elle  baisait  le 
front  chauve,  large  et  ridé  de  son  père,  et  abandon- 
nait sa  main  au  jeune  sous-officier  qui  la  pressait 
sur  ses  lèvres. 

Je  tendais  la  main  avec  effusion  à  ce  bon  père,  et 
il  la  serra  avec  l'e.xpression  d'une   reconnaissance 


SEDAINE,    PIERRETTE    ET    MATHL'RIN  38i 

grave.  Ce  nétait  qu'un  vieux  soldat;  mais  il  y  avait 
clans  son  langage  et  ses  manières  je  ne  sais  quoi 
de  l'ancien  bon  ton  du  monde.  La  suite  me  l'ex- 
pliqua. 

—  Voici,  mon  lieutenant,  me  dit-il,  la  vie  que 
nous  menons  ici.  Nous  nous  reposons  en  chantant, 
ma  fille,  moi  et  mon  gendre  futur. 

Il  regardait  en  même  temps  ces  beaux  jeunes 
gens  avec  une  tendresse  toute  rayonnante  de 
bonheur. 

—  Voici,  ajouta-t-il  d'un  air  plus  grave,  en  nous 
montrant  un  petit  portrait,  la  mère  de  ma  fille. 

Nous  regardâmes  la  muraille  blanchie  de  plâtre 
de  la  modeste  chambre,  et  nous  vîmes,  en  effet, 
une  miniature  qui  représentait  la  plus  gracieuse, 
la  plus  fraîche  petite  paysanne  que  jamais  Greuze 
ait  douée  de  grands  yeux  bleus  et  de  bouche  en 
forme  de  cerise. 

—  Ce  fut  une  bien  grande  dame  qui  eut  autrefois 
la  bonté  de  faire  ce  portrait-là,  me  dit  l'Adjudant, 
et  c'est  une  hisloire  curieuse  que  celle  de  la  dot  de 
ma  pauvre  petite  femme. 

Et  à  nos  premières  prières  de  raconter  son 
mariage,  il  nous  parla  ainsi,  autour  de  trois  verres 
d'absinthe  verte  qu'il  eut  soin  de  nous  offrir  préala- 
blement et  cérémonieusement. 


39.   —    SEDAINE,    PIERRETTE 
ET    MATHURIN 

—  Vous  saurez,  mon  lieutenant,  que  j'ai  été  élevé 
au  village  de  Montreuil  par  monsieur  le  curé  de 
Montreuil    lui-même.    Il    m'avait    fait     apprendre 


382  SERVITUDE    ET    GRANDEUR   MILITAIRES 

quelques  notes  du  plain-chant  dans  le  plus  heureux 
temps  de  ma  vie  :  le  temps  où  j'étais  enfant  de 
chœur,  où  j'avais  de  grosses  joues  fraîches  et 
rebondies,  que  tout  le  monde  tapait  eu  passant; 
une  voix  claire,  des  cheveux  blonds  poudrés,  une 
blouse  et  des  sabots.  Je  ne  me  regarde  pas  souvent, 
mais  je  m  imagine  que  je  ne  ressemble  plus  guère 
à  cela.  J'étais  fait  ainsi  pourtant,  et  je  ne  pouvais 
me  résoudre  à  quitter  une  sorte  de  clavecin  aigre 
et  discord  que  le  vieux  curé  avait  chez  lui.  Je  l'ac- 
cordais avec  assez  de  justesse  d'oreille,  et  le  bon 
père  qui,  autrefois,  avait  été  renommé  à  Notre- 
Dame  pour  chanter  et  enseigner  le  faux  bourdon, 
me  faisait  apprendre  un  vieux  solfège.  Quand  il 
était  content,  il  me  pinçait  les  joues  à  me  les  rendre 
bleues,  et  me  disait  :  —  Tiens,  Mathurin,  tu  n'es 
que  le  fils  d'un  paysan  et  d'une  paysanne;  mais  si 
tu  sais  bien  ton  catéchisme  et  ton  solfège,  et  que 
tu  renonces  à  jouer  avec  le  fusil  rouillé  de  la 
maison,  on  pourra  faire  de  toi  un  maître  de  mu- 
sique. Va  toujours.  —  Cela  me  donnait  bon  cou- 
rage, et  je  frappais  de  tous  mes  poings  sur  les  deux 
pauvres  claviers,  dont  les  dièses  étaient  presque 
tous  muets. 

Il  y  avait  des  heures  où  j'avais  la  permission 
de  me  promener  et  de  courir;  mais  la  récréation 
la  plus  douce  était  d'aller  m'asseoir  au  bout  du 
parc  de  Mc-atreuil,  et  d'aller  manger  mon  pain  avec 
les  maçons  et  les  ouvriers  qui  construisaient  sur 
l'avenue  de  Versailles,  à  cent  pas  de  la  barrière, 
un  petit  pavillon  de  musique,  par  ordre  de  la  Reine. 

C'était  un  lieu  charmant,  que  vous  pourrez  voir 
à  droite  de  la  route  de  Versailles,  en  arrivant. 
Tout  à  l'extrémité  du  parc  de  Montreuil,  au  milieu 
d'une  pelouse  de  gazon,  entourée  de  grands  arbres, 


SEDAINE      PIERRETTE    ET    MATHURIN  383 

si  VOUS  distinguez  un  pavillon  qui  ressemble  à  une 
mosquée  et  à  une  bonbonnière,  c'est  cela  que  j  al- 
lais regarder  bâtir. 

Je  prenais  par  la  main  une  petite  fille  de  mon 
âge,  qui  s'appelait  Pierrette,  que  monsieur  le  curé 
faisait  chanter  aussi  parce  qu'elle  avait  une  jolie 
voix.  Elle  emportait  une  grande  tartine  que  lui  don- 
nait la  bonne  du  curé,  qui  était  sa  mère,  et  nous 
allions  regarder  bâtir  la  petite  maison  que  faisait 
faire  la  Reine  pour  la  donner  à  Madame. 

Nous  sortions  toujours  en  nous  tenant  par  la 
main  depuis  notre  petite  enfance,  et  cette  habitude 
était  si  bien  prise,  que  de  ma  vie  je  ne  lui  donnai 
le  bras.  Xotre  coutume  d'aller  visiter  les  ouvriers 
nous  fit  faire  la  connaissance  d'un  jeune  tailleur  de 
pierres,  plus  âgé  que  nous  de  huit  ou  dix  ans.  Il 
nous  faisait  asseoir  sur  un  moellon  ou  par  terre  à 
côté  de  lui,  et  quand  il  avait  une  grande  pierre  à 
scier,  Pierrette  jetait  de  l'eau  sur  la  scie,  et  j'en 
prenais  l'extrémité  pour  laider;  aussi  ce  fut  mon 
meilleur  ami  dans  ce  monde.  Il  était  d'un  caractère 
très  paisible,  très  doux,  et  quelquefois  un  peu  gai, 
mais  pas  souvent.  Il  avait  fait  une  petite  chanson 
sur  les  pierres  qu'il  taillait,  et  sur  ce  qu  elles 
étaient  plus  dures  que  le  cœur  de  Pierrette,  et  i 
jouait  en  cent  façons  sur  ces  mots  de  Pierre,  de 
Pierrette,  de  Pierrerie,  de  Pierrier,  de  Pierrot,  et 
cela  nous  faisait  beaucoup  rire  tous  trois.  C'était 
un  grand  garçon  grandissant  encore,  tout  pâle  et 
dégingandé,  avec  de  longs  bras  et  de  grandes 
jambes,  et  qui  quelquefois  avait  l'air  de  ne  pas 
penser  à  ce  qu'il  faisait.  Il  aimait  son  métier,  disait- 
il,  parce  qu'il  pouvait  gagner-  sa  journée  en  con- 
science, ayant  songea  autre  chose  jusqu  au  coucher 


384  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

du  soleil.  Son  père,  architecte,  s'était  si  bien  ruiné, 
je  ne  sais  comment,  qu'il  fallait  que  le  fils  reprît 
son  état  par  le  commencement,  et  il  s'y  était  fort 
paisiblement  résigné.  Lorsqu'il  taillait  un  gros  bloc, 
ou  le  sciait  en  long,  il  commençait  toujours  une 
petite  chanson  dans  laquelle  il  y  avait  toute  une 
historiette  qu'il  bâtissait  à  mesure  qu'il  allait,  en 
vingt  ou  trente  couplets,  plus  ou  moins. 

Quelquefois  il  me  disait  de  me  promener  devant 
lui  avec  Pierrette,  et  il  nous  faisait  chanter  en- 
semble, nous  apprenant  à  chanter  en  partie;  en- 
suite il  s'amusait  à  me  faire  mettre  à  genoux  devant 
Pierrette,  la  main  sur  son  cœur,  et  il  faisait  les 
paroles  d'une  petite  scène  qu'il  nous  fallait  redire 
après  lui.  Cela  ne  l'empêchait  pas  de  bien  connaître 
son  état,  car  il  ne  fut  pas  un  an  sans  devenir  maître 
maçon.  Il  avait  à  nourrir,  avec  son  équerre  et  son 
marteau,  sa  pauvre  mère  et  deux  petits  frères  qui 
venaient  le  regarder  travailler  avec  nous.  Quand  il 
voyait  autour  de  lui  tout  son  petit  monde,  cela  lui 
donnait  du  courage  et  de  la  gaîté.  Nous  l'appelions 
Michel;  mais  pour  vous  dire  tout  de  suite  la  vérité, 
il  s  appelait  Michel-Jean  Sedainc. 

Le  vieil  Adjudant  explique  alors  aux  deux  jeunes  offi- 
ciers que  le  curé  de  Monlreuil,  qui  l'avait  pris  en  affec- 
tion, était  arrivé,  malgré  le  caractère  sauvage  et  sot  de 
son  élève,  à  lui  apprendre  un  peu  de  latin,  beaucoup  de 
musique,  ainsi  que  toutes  sortes  de  travaux  de  jardi- 
nage. Mathurin  menait  ainsi,  en  travaillant,  en  compa- 
gnie de  Pierrette,  de  son  métier  de  jardinier,  une  vie 
fort  douce  et  fort  tranquille,  lorsque  survient  un  inci- 
dent qui  change  le  cours  de  ses  idées. 


LES    DAMES    DE    LA    COL'R 


40.   —    LES    DAMES    DE    LA    COUR 

Un  jour  que  je  taiHais  les  branches  dun  des 
hêtres  du  parc  et  que  je  liais  un  petit  fagot,  Pier- 
rette me  dit  : 

—  Oh!  Matlîurin,  j  ai  peur.  Voilà  deux  jolies 
dames  qui  viennent  devers  nous  par  le  bout  de 
l'allée.  Comment  allons-nous  faire? 

Je  regardai,  et,  en  effet,  je  vis  deux  jeunes 
femmes  qui  marchaient  vite  sur  les  feuilles  sèches, 
et  ne  se  donnaient  pas  le  bras.  Il  y  en  avait  une  un 
peu  plus  grande  que  l'autre,  vêtue  dune  petite  robe 
de  soie  rose.  Elle  courait  presque  en  marchant,  et 
l'autre,  tout  en  l'accompagnant,  marchait  presque 
en  arrière.  Par  instinct,  je  fus  saisi  d'effroi  comme 
un  pauvre  petit  paysan  que  j'étais,  et  je  dis  à 
Pierrette  : 

—  Sauvons-nous  ! 

Mais  bah!  nous  n'eûmes  pas  le  temps,  et  ce 
qui  redoubla  ma  peur,  ce  fut  de  voir  la  dame  rose 
faire  signe  à  Pierrette,  qui  devint  toute  rouge  et 
n'osa  pas  bouger,  et  me  prit  bien  vite  par  la  main 
pour  se  raffermir.  Moi,  j  ôtai  mon  bonnet  et  je 
m'adossai  contre  Tarbre,   tout  saisi. 

Quand  la  dame  rose  fut  tout  à  fait  arrivée  sur 
nous,  elle  alla  tout  droit  à  Pierrette,  et,  sans  façon, 
elle  lui  prit  le  menton  pour  la  montrer  à  l'autre 
dame,  en  disant  : 

—  Eh!  je  vous  le  disais  bien  :  c'est  tout  mon 
costume  de  laitière  pour  jeudi.  —  La  jolie  petite 
fille  que  voilà!  Mon  enfant,  tu  donneras  tous  tes 
habits,  comme  les  voici,  aux  gens  qui  viendront  te 
les  demander  de  ma  part,  n'est-ce  pas  ?  je  t'enverrai 
les  miens  en  cchançre. 

22 


386  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

—  Oh  1  madame,  dit  Pierrette  en  reculant. 
L'autre    jeune    dame  se    mit    à   sourire  d'un  air 

fin,  tendre  et  mélancolique,  dont  l'expression  tou- 
chante est  ineffaçable  pour  moi.  Elle  s'avança,  la 
tête  penchée,  et,  prenant  doucement  le  bras  nu  de 
Pierrette,  elle  lui  dit  de  s'approcher,  et  qu  il  fallait 
que  tout  le  monde  fît  la  volonté  de  cette  darae-là. 

—  Ne  va  pas  t'aviser  de  rien  changer  à  ton  cos- 
tume, ma  belle  petite,  reprit  la  dame  rose,  en  la 
menaçant  d'une  petite  canne  de  jonc  à  pomme  d'or 
qu'elle  tenait  à  la  main.  Voilà  un  grand  garçon  qui 
sera  soldat,  et  je  vous  marierai. 

Elle  parlait  vite  et  gaîuient,  et,  en  donnant  une 
petite  tape  sur  la  joue  de  Pierrette,  elle  nous 
laissa  là  tous  les  deux  tout  interdits  et  tout  imbé- 
ciles, ne  sachant  que  faire;  et  nous  vîmes  les  deux 
dames  suivre  l'allée  du  côté  de  Montreuil  et  s'en- 
foncer dans  le  parc  derrière  le  petit  bois. 

Alors  nous  nous  regardâmes,  et,  en  nous  tenant 
toujours  par  la  main,  nous  rentrâmes  chez  mon- 
sieur le  curé  ;  nous  ne  disions  rien,  mais  nous  étions 
bien  contents. 

Pierrelte  était  toute  rouge,  et  moi  je  baissais  la 
tète.  Il  nous  demanda  ce  que  nous  avions;  je  lui 
dis  d'un  grand  sérieux  : 

—  Monsieur  le  curé,  je  veux  être  soldat. 

Il  pensa  en  tomber  à  la  renverse,  lui  qui  m'avait 
appris  le  solfège  ! 

La  mère  de  Pierrette  apporta  un  grand  verre 
d'eau  froide  à  monsieur  le  curé,  parce  qu'il  était 
devenu  tout  rouge,  et  elle  se  mit  à  pleurer. 

l'ierrette  pleurait  aussi  et  n'osait  rien  dire; 
mais    elle    n'était   pas    fâchée    contre    moi,    parce 


LES    PLAISIRS    DU    RÉGIMENT  387 

qu  elle  savait  bien  que  c'était  pour  l'épouser  que  je 
voulais  partir. 

Dans  ce  moment-là,  deux  grands  laquais  pou- 
drés entrèrent  avec  une  femme  de  chambre  qui 
avait  lair  d'une  dame,  et  ils  demandèrent  si  la 
petite  avait  préparé  les  bardes  que  la  reine  et  ma- 
dame la  princesse  de  Lamballe  lui  avaient  deman- 
dées. 

Le  pauvre  curé  se  leva  si  troublé  qu'il  ne  put 
se  tenir  une  minute  debout,  et  Pierrette  et  sa  mère 
tremblèrent  si  fort  qu'elles  n'osèrent  pas  ouvrir 
une  cassette  qu'on  leur  envoyait  en  échange  du 
fourreau  et  du  bavolet,  et  elles  allèrent  à  la  toilette 
à  peu  près  comme  on  va  se  faire  fusiller. 

Seul  avec  moi.  le  curé  me  demaada  ce  qui  s'était 
passé,  et  je  le  lui  dis  comme  je  vous  l'ai  conté, 
mais  un  peu  plus  brièvement. 

Malgré  les  remontrances  du  curé,  malgré  les  efforts 
que  fait  celui-ci  pour  lui  montrer  ce  qu'il  pourrait 
gagner  comme  jardinier  et  comme  maître  de  musique 
vocale,  comparé  au  peu  qu'il  gagnera  au  régiment,  qu'au 
lieu  d'être  doux,  modeste  et  docile,  il  deviendra  rude, 
impatient  et  tapageur,  Mathurin  persiste  dans  son  idée; 
il  quitte  le  bon  curé  de  Montreuil  et  se  rend  à  un  petit 
cabaret  de  l'avenue  de  Versailles.  Il  y  trouve  des  ser- 
gents recruteurs  du  Royal- Auvergne  qui  lui  font  manger 
poulet,  chevreuil  et  perdreaux,  boire  vins  et  café,  en  lui 
jurant  qu'au  régiment  il  n'en  aura  jamais  d'autres,  et 
lui  font  signer  son  engagement. 


41.    —    LES    PLAISIRS   DU    REGIMEXT 

Le  lendemain  j'avais  donc  l'honneur  d'être  soldat 
au   Royal-Auvergne.  C'était    un    assez   beau    corps, 


388  SERVITUDE    ET    GR.V-NDELR    MILITAIRES 

il  est  vrai;  mais  je  ue  voyais  plus  ni  Pierrette,  ni 
monsieur  le  curé.  Je  demandai  du  poulet  à  dîner, 
et  l'on  me  donna  à  mander  cet  agréable  mélange 
de  pommes  de  terre,  de  mouton  et  de  pain  qui  se 
nommait,  se  nomme  et  sans  doute  se  nommera 
toujours  la  Ratatouille.  On  me  fit  apprendre  la 
position  du  soldat  sans  armes  avec  une  perfection 
si  grande,  que  je  servis  de  modèle,  depuis,  au  des- 
sinateur qui  fit  les  planches  de  l'ordonnance  de 
1791,  ordonnance  qui,  vous  le  savez,  mon  lieute- 
nant, est  un  chef-d'œuvre  de  précision.  On  m'apprit 
l'école  du  soldat  et  l'école  du  peloton  de  manière  à 
exécuter  les  charges  en  douze  temps,  les  charges 
précipitées  et  les  charges  à  volonté,  en  comptant 
ou  sans  compter  les  mouvements,  aussi  parfaite- 
ment que  le  plus  roide  des  caporaux  du  roi  de 
Prusse,  Frédéric  le  Grand,  dont  les  vieux  se  sou- 
venaient encore  avec  l'attendrissement  de  gens  qui 
aiment  ceux  qui  les  battent.  On  me  fitl  honneur  de  me 
promettre  que,  si  je  me  comportais  bien,  je  finirais 
par  être  admis  dans  la  première  compagnie  de  gre- 
nadiers. —  J'eus  bientôt  une  queue  poudrée  qui 
tombait  sur  ma  veste  blanche  assez  noblement; 
mais  je  ne  voyais  plus  jamais  ni  Pierrette,  ni  sa 
mère,  ni  monsieur  le  curé  de  Montreuil,  et  je  ne 
faisais  point  de  musique. 

Un  beau  jour,  comme  j'étais  consigné  à  la  caserne 
même  où  nous  voici,  pour  avoir  fait  trois  fautes 
dans  le  maniement  d'armes,  on  me  plaça  dans  la 
position  des  feux  du  premier  rang,  un  genou  sur  le 
pavé,  ayant  en  face  de  moi  un  soleil  éblouissant 
et  superbe  que  j'étais  forcé  de  coucher  en  joue, 
dans  une  immobilité  parfaite,  jusqu'à  ce  que  la 
fatigue  me  fît  ployer  les  bras  à  la  saignée;  et  j'étais 
encouragé    à    soutenir  mon    arme    par  la    présence 


LES    PLAISIRS    DU    RHGIME>T  3S9 

d'un  honnête  caporal,  qui,  de  temps  en  temps, 
soulevait  ma  baïonnette  avec  sa  crosse  quand  elle 
s'abaissait;  c'était  une  petite  punition  de  l'invention 
de  M.  de  Saint-Germain. 

Il  y  avait  vingt  minutes  que  je  m'appliquais  à 
atteindre  le  plus  haut  degré  de  pétrification  pos- 
sible dans  cette  attitude,  lorsque  je  vis  au  bout  de 
mon  fusil  la  figure  douce  et  paisible  de  mon  bon 
ami  Michel,  le  tailleur  de  pierres. 

—  Tu  viens  bien  à  propos,  mon  ami,  lui  dis-je, 
et  tu  me  rendrais  un  grand  service  si  tu  voulais 
bien,  sans  qu'on  s'en  aperçût,  mettre  un  moment  ta 
canne  sous  ma  baïonnette.  Mes  bras  s'en  trouve- 
raient mieux,  et  ta  canne  ne  s'en  trouverait  pas  plus 
mal. 

—  Ahl  Mathurin,  mon  ami,  me  dit-il,  te  voilà 
bien  puni  d'avoir  quitté  Montreuil;  tu  n'as  plus  les 
conseils  et  les  lectures  du  bon  cure,  et  tu  vas 
oublier  tout  à  fait  cette  musique  que  tu  aimais  tant, 
et  celle  de  la  parade  ne  la  vaudra  certainement  pas. 

—  C'est  égal,  dis-je,  en  élevant  le  bout  du  canon 
de  mon  fusil,  et  le  dégageant  de  sa  canne,  par 
orgueil;  c'est  égal,  on  a  son  idée. 

—  Tu  ne  cultiveras  plus  les  espaliers  et  les  belles 
pêches  de  Montreuil  avec  ta  Pierrette,  qui  est  bien 
aussi  fraîche  qu'elles,  et  dont  la  lèvre  porte  aussi 
comme  elles  un  petit  duvet. 

—  C'est  égal,  dis-je  encore,  j'ai  mon  idée. 

—  Tu  passeras  bien  longtemps  à  genoux,  à  tirer 
sur  rien,  avec  une  pièce  de  bois,  avant  d'être  seu- 
lement caporal. 

—  C  est  égal,  dis-je  encore,  si  j'avance  lente- 
ment, toujours  est-il  vrai  que  j'avancerai;  tout 
vient  à  point  à  qui  sait  attendre,  comme  on  dit,  et 
quand  je  serai   sergent,  je   serai   quelque  chose,  et 


390  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

j'épouserai  Pierrette.  Un  sergent  c'est  un  seigneur, 
et  à  tout  seigneur  tout  honneur. 
Michel  soupira. 

—  Ah!  Mathurin!  Mathurin!  me  dit-il,  tu  n'es 
pas  sage,  et  tu  as  trop  d'orgueil  et  d'ambition,  mon 
ami;  n'aimerais-tu  pas  mieux  être  remplacé,  si 
quelqu'un  payait  pour  toi,  et  venir  épouser  ta 
petite  Pierrette? 

—  Michel!  Michel!  lui  dis-je,  tu  t'es  beaucoup 
gâté  dans  le  monde;  je  ne  sais  pas  ce  que  tu  y  fais, 
et  tu  ne  m'as  plus  l'air  d'y  être  maçon,  puisque  au 
lieu  d'une  veste,  tu  as  un  habit  noir  de  taffetas; 
mais  tu  ne  m'aurais  pas  dit  ça  dans  le  temps  où  tu 
répétais  toujours  :  —  Il  faut  faire  sou  sort  soi-même. 
—  Moi  je  ne  veux  pas  l'épouser  avec  l'argent  des 
autres,  et  je  fais  moi-même  mon  sort,  comme  tu 
vois.  —  D'ailleurs,  c'est  la  Reine  qui  m'a  mis  ça 
dans  la  tète,  et  la  Reine  ne  peut  pas  se  tromper  en 
jugeant  ce  qui  est  bien  à  faire.  Elle  a  dit  elle-même  : 
Il  sera  soldat,  et  je  les  marierai;  elle  n'a  pas  dit  : 
Il  reviendra  corcs  avoir  été  soldat. 

—  Mais,  me  dit  Michel,  si  par  hasard  la  Reine 
te  voulait  donner  de  quoi  l'épouser,  le  prendrais-tu? 

—  Non,  Michel,  je  ne  prendrais  pas  son  argent, 
si  par  impossible  elle  le  voulait. 

—  Et  si  Pierrette  gagnait  elle-même  sa  dot? 
reprit-il. 

—  Oui,  Michel,  je  l'épouserais  tout  de  suite, 
dis-je. 

Ce  bon  garçon  avait  l'air  attendri. 

—  Eh  bien!  reprit-il,  je  dirai  cela  à  la  Reine. 

—  Est-ce  que  tu  es  fou,  lui  dis-je,  ou  domes- 
tique dans  sa  maison? 

—  Ni  l'un,  ni  l'autre,  Malhurin,  quoique  je  ne 
taille  plus  la  pierre. 


LES    PLAISIRS    DU    RÉGIMENT  391 

—  Que  tailles-tu  donc?  disais-je. 

—  Hé  I  je  taille  des  pièces,  du  papier  et  des 
plumes. 

—  Bah!  dis-je,  est-il  possible? 

—  Oui,  mon  enfant,  je  fais  de  petites  pièces 
toutes  simples,  et  bien  aisées  à  comprendre.  Je  te 
ferai  voir  tout  ça. 

—  Eh  bien,  tant  mieux!  dis-je,  j'aime  autant  te 
voir  travailler  ça  que  tes  pierres  de  taille. 

—  Ahl  ce  que  je  bâtissais  valait  mieux  que  ce 
que  je  construis  à  présent.  Ça  ne  passait  pas  de 
mode  et  ça  restait  plus  longtemps  debout.  Mais  en 
tombant,  ça  pouvait  écraser  quelqu'un;  au  lieu  qu'à 
présent,  quand  ça  tombe,  ça  n'écrase  personne. 

—  C'est  égal,  je  suis  toujours  bien  aise,  dis-je... 

—  C  est-à-dire,  aurais-je  dit;  car  le  caporal  vint 
donner  un  si  terrible  coup  de  crosse  dans  la  canne 
de  mon  vieil  ami  Michel,  qu'il  lenvoya  là-bas. 
tenez,  là-bas,  près  de  la  poudrière. 

En  même  temps  il  ordonna  six  jours  de  salle 
de  police  pour  le  factionnaire  qui  avait  laissé  entrer 
un  bourgeois. 

Sedaine  comprit  bien  qu'il  fallait  s'en  aller;  il 
ramassa  paisiblement  sa  canne,  et,  sortant  du  côté 
du  bois,  il  me  dit  : 

—  Je  t'assure,  Mathurin,  que  je  conterai  tout 
ceci  à  la  Reine. 

Pendant  ce  temps  qu'est  devenue  Pierrette.^  une  belle 
et  brave  fille,  toute  préoccupée  des  moyens  d'épouser 
Mathurin  et  oubliant  qu'il  était  soldat  pour  longtemps, 
sinon  pour  toute  la  vie. 


392  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

42.   —  PIERRETTE   A  TRIAXON 

Uu  jour  (c'était  le  lundi  de  Pâques,  elle  s'en  était 
toujours  souvenue,  la  pauvre  Pierrette,  et  me  Ta 
raconté  souvent),  un  jour  donc  qu'elle  était  assise 
devant  la  porte  de  monsieur  le  curé,  travaillant  et 
chantant  comme  si  de  rien  n'était,  elle  vit  arriver 
vite,  vite,  un  beau  carrosse  dont  les  six  chevaux 
trottaient  dans  l'avenue,  d'un  train  merveilleux^ 
montés  par  deux  petits  postillons  poudrés  et  roses, 
très  jolis  et  si  petits  qu'on  ne  voyait,  de  loin,  que 
leurs  grosses  bottes  h  l'écuyère.  Ils  portaient  de 
gros  bouquets  à  leur  jabot,  et  les  chevaux  portaient 
aussi  de  gros  bouquets  sur  l'oreille. 

Ne  voilà-t-il  pas  que  l'écuyer  qui  courait  en  avant 
des  chevaux  s'arrèla  précisément  devant  la  porte  de 
monsieur  le  curé,  où  la  voiture  eut  la  bonté  de  s'ar- 
rêter aussi  et  daigna  s'ouvrir  toute  grande.  Il  n'y 
avait  personne  dedans.  Comme  Pierrette  regardait 
avec  de  grands  yeux,  l'écuyer  ôta  son  chapeau  très 
poliment  et  la  pria  de  vouloir  bien  monter  en  car- 
rosse. 

Vous  croyez  peut-être  que  Pierrette  fit  des 
façons?  Point  du  tout;  elle  avait  trop  de  bon  sens 
pour  cela.  Elle  ôta  simplement  ses  deux  sabots, 
qu'elle  laissa  sur  le  pas  de  la  porte,  mit  ses  souliers 
à  boucles  d'argent,  ploya  proprement  son  ouvrage, 
et  monta  dans  le  carrosse  en  s'appuyant  sur  le  bras 
du  valet  de  pied,  comme  si  elle  n'eût  fait  autre 
chose  de  sa  vie,  parce  que,  depuis  qu'elle  avait 
changé  de  robe  avec  la  Reine,  elle  ne  doutait  plus 
de  rien. 

Elle  m'a  dit  souvent  qu'elle  avait  eu  deux  grandes 
frayeurs  dans  la  voiture  :  la  première,  parce  qu'on 


PIERRETTE    A    TF.IANON  393 

allait  si  vite  que  les  arbres  de  Tavenue  de  Montreuil 
lui  paraissaient  courir  comme  des  fous  l'un  après 
l'autre;  la  seconde,  parce  qu  il  lui  semblait  qu  en 
s'asseyant  sur  les  coussins  blancs  du  carrosse,  elle 
y  laisserait  une  taclie  bleue  et  jaune  de  la  couleur 
de  son  jupon.  Elle  le  releva  dans  ses  poches,  et  se 
tint  toute  droite  au  bord  du  coussin,  nullement 
tourmentée  de  son  aventure  et  devinant  bien  qu'en 
pareille  circonstance,  il  est  bon  de  faire  ce  que  tout 
le  monde  veut,  franchement  et  sans  hésiter. 

D'après  ce  sentiment  juste  de  sa  position  que  lui 
donnait  une  nature  heureuse,  douce  et  disposée  au 
bien  et  au  vrai  en  toute  chose,  elle  se  laissa  parfai- 
tement donner  le  bras  par  l'écuyer  et  conduire  à 
Trianon,  dans  les  appartements  dorés,  où  seulement 
elle  eut  soin  de  marcher  sur  la  pointe  du  pied,  par 
égard  pour  les  parquets  de  bois  de  citron  et  de  bois 
des  Indes  qu'elle  craignait  de  rayer  avec  ses  clous. 

Quand  elle  entra  dans  la  dernière  chambre,  elle 
entendit  un  petit  rire  joyeu.x  de  deux  voix  très 
douces,  et  qui  l'intimida  bien  un  peu  et  lui  fit  battre 
le  cœur  assez  vivement;  mais,  en  entrant,  elle  se 
trouva  rassurée  tout  de  suite,  ce  n'était  que  son 
amie  la  Reine. 

^jme  ^Q  Lamballe  était  avec  elle,  mais  assise 
dans  une  embrasure  de  fenêtre  et  établie  devant  un 
pupitre  de  peintre  en  miniature.  Sur  le  tapis  vert 
du  pupitre,  un  ivoire  tout  préparé;  près  de  l'ivoire, 
des  pinceaux;  près  des  pinceaux,  un  verre  d'eau. 

—  Ah!  la  voilà,  dit  la  R.eiue  d'un  air  de  fête,  et 
elle  courut  lui  prendre  les  deux  mains. 

—  Comme  elle  est  fraîche,  comme  elle  est  jolie! 
Le  joli  petit  modèle  que  cela  fait  pour  vous  !  Allons, 
ne  la  manquez  pas,  madame  de  Lamballe  I  Mets-toi 
là,  mon  enfant. 


394  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

El  la  belle  Marie-Antoinette  la  fit  asseoir  de  force 
sur  une  chaise.  Pierrette  était  tout  à  fait  interdite, 
et  sa  chaise  si  haute  que  ses  petits  pieds  pendaient 
et  se  balançaient. 

Pierrette  retrouve  à  Trianon  Michel  Sedaine,  le  tail- 
leur de  pierres,  devenu  auteur  à  la  mode,  qui  vante  à 
Grélry  sa  jolie  voix;  et  c'est  avec  celui-ci  que  Piei-relte 
apprend  le  chant. 


43.   —   LA   LOGE   DE   LA   REINE 
A   ORLÉANS 

Depuis  le  jour  où  mou  pauvre  Michel  était  venu 
me  voir  ici  à  Yincennes,  et  m'avait  trouvé  dans  la 
position  du  premier  rang,  je  maigris  d'une  manière 
ridicule,  parce  que  je  n'entendis  plus  parler  de 
notre  petite  famille  de  Montreuil,  et  que  je  vins  à 
penser  que  Pierrette  m'avait  oublié  tout  à  fait.  Le 
régiment  d'Auvei'gne  était  à  Orléans  depuis  trois 
mois,  et  le  mal  du  pays  commençait  à  m'y  prendre. 
Je  jaunissais  à  vue  d'œil  et  je  ne  pouvais  plus  sou- 
tenir mon  fusil.  Mes  camarades  commençaient  à  me 
prendre  en  grand  mépris,  comme  on  prend  ici  toute 
maladie,  vous  le  savez. 

Il  y  en  avait  qui  me  dédaignaient  parce  qu'ils  me 
croyaient  très  malade,  d  autres  parce  qu'ils  soute- 
naient que  je  faisais  semblant  de  l'être,  et,  dans  ce 
dernier  cas,  il  no  me  restait  d'autre  parti  que  de 
mourir  pour  prouver  que  je  disais  vrai,  ne  pouvant 
pas  me  rétablir  tout  à  coup  ni  être  assez  mal  pour 
me  coucher;   fâcheuse  position. 

Un  jour,  un  officier  de  ma  compagnie  vint  me 
trouver,  et  me  dit  : 


LA    LOGE    DE    LA    REINE    A    ORLÉANS  395 

—  Mathurin,  toi    qui  sais  lire,  lis  un  peu  cela. 
Et  il  me  conduisit  sur  la  place  de  Jeanne-dArc, 

place  qui  mest  chère,  où  je  lus  une  grande  affiche 
de  spectacle  sur  laquelle  on  avait  imprimé  ceci  : 

Par  Ordre   : 

«  Lundi  prochain,  représentation  extraordinaire 
■d'iRÈNE,  pièce  nouvelle  de  M.  de  Voltaire,  et  de 
Rose  et  Colas,  par  M.  Sedaine,  musique  de  M.  de 
MoNsiGNY,  au  bénéfice  de  Mademoiselle  Colombe, 
célèbre  cantatrice  de  la  Comédie-Italienne,  laquelle 
paraîtra  dans  la  seconde  pièce.  Sa  Majesté  la  Reine 
a  daigné  promettre  qu'elle  honorerait  le  spectacle 
de  sa  présence.  » 

—  Eh  bien,  dis-je,  mon  capitaine,  qu'est-ce  que 
cela  peut  me  faire,  ça? 

—  Tu  es  un  bon  sujet,  me  dit-il,  tu  es  beau  gar- 
çon; je  te  ferai  poudrer  et  friser  pour  te  donner  un 
peu  meilleur  air,  et  tu  seras  placé  en  faction  à  la 
porte  de  la  loge  de  la  Reine. 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  L'heure  du  spectacle 
venue,  me  voilà  dans  le  corridor,  en  grande  tenue  du 
régiment  d'Auvergne,  sur  un  tapis  bleu,  au  milieu 
des  guirlandes  de  fleurs  en  festons  quon  avait  dispo- 
sées partout,  et  des  lis  épanouis,  sur  chaque  marche 
des  escaliers  du  théâtre.  Le  directeur  courait  de 
tous  côtés  avec  un  air  tout  joyeux  et  agité.  C'était 
un  petit  homme  gros  et  rouge,  vêtu  d'un  habit  de 
soie  bleu  de  ciel,  avec  un  jabot  florissant  et  faisant 
la  roue.  Il  s'agitait  en  tous  sens,  et  ne  cessait  de  se 
mettre  à  la  fenêtre  en  disant  : 

—  Ceci  est  de  la  livrée  de  madame  la  duchesse 
de  Montmorency;  ceci,  le  coureur  de  M.  le  duc  de 
Lauzun  ;  M.  le  prince  de  Guéménée  vient  d  arriver; 


396  SERVITUDE    ET    CRANDEL'R    MILITAIRES 

M.  (le  Lambesc  vient  après.  Vous  avez  vu?  vous 
savez?  Qu'elle  est  bonne,  la  Reine!  Que  la  Reine 
est  bonne! 

II  passait  et  repassait  effaré,  cherchant  Grétry, 
et  le  rencontra  nez  à  nez  dans  le  corridor,  précisé- 
ment en  face  de  moi. 

En  ce  moment  même  tout  retentit  d'uu  grand 
bruit  de  chevaux  et  de  grands  cris  de  joie,  et  la 
Reine  entra  si  vite,  que  j'eus  à  peine  le  temps  de 
présenter  les  armes,  ainsi  que  la  sentinelle  placée 
devant  moi.  De  beaux  seigneurs  parfumés  la  sui- 
vaient, et  une  jeune  femme,  que  je  reconnus  pour 
celle  qui  l'accompagnait  à  Montreuil. 

Le  spectacle  commença  tout  de  suite.  Le  Kain  et 
cinq  autres  acteurs  de  la  Comédie-Française  étaient 
venus  jouer  la  tragédie  d^Irène,  et  je  m'aperçus  que 
cette  tragédie  allait  toujours  son  train,  parce  que 
la  Reine  parlait  et  riait  tout  le  temps  qu'elle  dura. 
On  n'applaudissait  pas,  par  respect  pour  elle, 
comme  c'est  l'usage  encore,  je  crois,  à  la  cour. 
Mais,  quand  vint  l'opéra-comique,  elle  ne  dit  plus 
rien,  et  personne  ne  souffla  dans  sa  loge. 

Tout  d'un  coup  j'entendis  une  grande  voix  de 
femme  qui  s'élevait  de  la  scène,  et  qui  me  remua 
les  entrailles;  je  tremblai,  et  je  fus  forcé  de  m'ap- 
puyer  sur  mon  fusil.  Il  n'y  avait  qu'une  voix  comme 
celle-là  dans  le  monde,  une  voix  venant  du  cœur, 
et  résonnant  dans  la  poitrine  comme  une  harpe,  une 
voix  de  passion. 

J'écoutai,  en  appliquant  mon  oreille  contre  la 
porte,  et  à  travers  le  rideau  de  gaze  de  la  petite 
lucarne  de  la  loge,  j'entrevis  les  comédiens  et  la 
pièce  qu'ils  jouaient;  il  y  avait  une  petite  personne 
qui  chantait  : 


LA    LOGE    DE    LA    REINE    A    ORLÉANS  397 

Il  était  un  oiseau  gris 

Comme  un"  souris 
Qui,  pour  loger  ses  petits, 
Fit  un  p'tit 
Nid. 

Et  disait  à  son  amant  : 

Aimez-moi,  aimez-moi,  mon  p'tit  roi. 

Et,  comme  il  était  assis  sur  la  fenêtre,  elle  avait 
peur  que  son  père  endormi  ne  se  réveillât  et  ne  vît 
Colas;  et  elle  changeait  le  refrain  de  sa  chanson, 
et  elle  disait  : 

Ah!  r  montez  vos  jambes,  car  on  les  voit. 

J'eus  un  frisson  extraordinaire  par  tout  le  corps 
quand  je  vis  à  quel  point  cette  Rose  ressemblait  à 
Pierrette;  c'était  sa  taille,  c'était  son  même  habit, 
son  fourreau  rouge  et  bleu,  son  jupon  blanc,  son 
petit  air  délibéré  et  naïf,  sa  jambe  si  bien  faite^  et 
ses  petits  souliers  à  boucles  d  argent  avec  ses  bas 
rouge  et  bleu. 

—  Mon  Dieu,  me  disais-je,  comme  il  faut  que  ces 
actrices  soient  habiles  pour  prendre  ainsi  tout  de 
suite  l'air  des  autres!  Voilà  cette  fameuse  made- 
moiselle Colombe,  qui  loge  dans  un  bel  hôtel,  qui 
est  venue  ici  eu  poste,  qui  a  plusieurs  laquais,  et 
qui  va  dans  Paris  vêtue  comme  une  duchesse,  et 
elle  ressemble  autant  que  cela  à  Pierrette  !  mais  on 
voit  bien  tout  de  même  que  ce  n'est  pas  elle.  Ma 
pauvre  Pierrette  ne  chantait  pas  si  bien,  quoique 
sa  voix  soit  au  moius  aussi  jolie. 

Je  ne  pouvais  pas  cependant  cesser  de  regarder 
à  travers  la  glace,  et  j  y  restai  jusqu'au  moment  où 
Ion  me  poussa  brusquement  la  porte  sur  le  visage. 
La  Reine  avait  trop   chaud,  et   voulait  que  sa  loge 

23 


398  SERVITUDE    ET    GRAîiDEUR    MILITAIRES 

fût  ouverte.  J'entendis  sa  voix;  elle  parlait  vite  et 
haut  : 

—  Je  suis  bien  contente,  le  Roi  s'amusera  bien 
de  notre  aventure.  Monsieur  le  premier  gentilhomme 
de  la  chambre  peut  dire  à  mademoiselle  Colombe 
qu'elle  ne  se  repentira  pas  de  m'avoir  laissé  faire  les 
honneurs  de  son  nom.  —  Oh!  que  cela  m'amuse! 

—  Ma  chère  princesse,  disait-elle  à  madame  de 
Lamballe,  nous  avons  attrapé  tout  le  monde  ici... 
Tout  ce  qui  est  là  fait  une  bonne  action  sans  s'en 
douter.  Voilà  ceux  de  la  bonne  ville  d'Orléans 
enchantés  de  la  grande  cantatrice,  et  toute  la  cour 
qui  voudrait  l'applaudir.   Oui,   oui,   applaudissons. 

En  même  temps  elle  donna  le  signal  des  applau- 
dissements, et  toute  la  salle,  ayant  les  mains  déchaî- 
nées, ne  laissa  plus  passer  un  mot  de  Rose  sans 
l'applaudir  à  tout  rompre.  La  charmante  Reine 
était  ravie. 

—  C'est  ici,  dit-elle  à  M.  de  Biron,  qu'il  y  a  trois 
mille  amoureux;  mais  ils  le  sont  de  Rose  et  non  de 
moi  cette  fois. 

La  pièce  finissait  et  les  femmes  en  étaient  à 
jeter  leurs  bouquets  sur  Rose. 

—  Et  le  véritable  amoureux,  où  est-il  donc  ?  dit 
la  Reine  à  M.  le  duc  de  Lauzun.  Il  sortit  de  la  loge 
et  fit  signe  à  mou  capitaine,  qui  rôdait  dans  le  cor- 
ridor. 

Le  tremblement  me  reprit;  je  sentais  qu'il  allait 
m'arriver  quelque  chose,  sans  oser  le  prévoir  ou  le 
comprendre,  ou  seulement  y  penser. 

Mon  capitaine  salua  profondément  et  parla  bas  à 
M.  de  Lauzun.  La  Reine  me  regarda;  je  m'appuyai 
sur  le  mur  pour  ne  pas  tomber.  On  montait  l'esca- 
lier et  je  vis  Michel  Sedaine  suivi  de  Grétry  et  du 
directeur   important  et  sot;  ils  conduisaient  Pier- 


LE    POKTRAIT    DE    PIERRETTE  399 

rette,  ]i\  vraie    Pierrette,    ma   Pierrette   à  moi,  ma 
sœur,  ma  femme,  ma  Pierrette  de  Montreuil! 
Le  directeur  cria  de  loin  : 

—  Voici  une  belle  soirée  de  dix-huit  mille  francs! 
La  Reine  se  retourna,  et,  parlant   hors  de  sa  loge 

d'un  air  tout  à  la  fois  plein  de  franche  gaîté  et  d'une 
bienfaisante  finesse,  elle  prit  la  main  de  Pierrette  : 

—  Viens,  mon  enfant,  dit-elle,  il  n'y  a  pas  d'autre 
état  qui  fasse  gagner  sa  dot  en  une  heure  de  temps 
sans  péché:  Je  reconduirai  demain  mon  élève  à  mon- 
sieur le  curé  de  Montreuil,  qui  nous  absoudra  toutes 
les  deux,  j'espère.  Il  te  pardonnera  bien  d'avoir  joué 
la  comédie  une  fois  dans  ta  vie,  c'est  le  moins  que 
puisse  faire  une  femme  honnête. 

Ensuite  elle  me  salua. 

Me  saluer!  moi,  qui  étais  plus  d'à  moitié  mort, 
quelle  cruauté  ! 

—  J'espère,  dit-elle,  que  monsieur  Mathurin 
voudra  bien  accepter  à  présent  la  fortune  de  Pier- 
rette; je  n'y  ajoute  rien,  elle  l'a  gagnée  elle-même. 


44.    —   LE   PORTRAIT   DE   PIERRETTE 

Ici  le  bon  Adjudant  se  leva  pour  prendre  le  por- 
trait, qu'il  nous  fit  passer  encore  une  fois  de  main 
en  main. 

—  La  voilà,  disait-il,  dans  le  même  costume,  ce 
bavolet  et  ce  mouchoir  au  cou  ;  la  voilà  telle  que 
voulut  bien  la  peindre  madame  la  princesse  de  Lam- 
balle.  C'est  ta  mère,  mon  enfant,  disait-il  à  la  belle 
personne  qu'il  avait  près  de  lui  sur  son  genou  ;  elle 
ne  joua  plus  la  comédie,  car  elle  ne  put  jamais  savoir 
que  ce  rôle  de  Rose  et  Colas,  enseigné  par  la  Reine. 


400  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MI1.ITAIRES 

Il  était  ému.  Sa  vieille  moustache  blanche  trem- 
blait un  peu,  et  il  y  avait  une  larme  dessus. 

—  Voilà  une  enfant  qui  a  tué  sa  pauvre  mère  en 
naissant,  ajouta-t-il;  il  faut  bien  l'aimer  pour  lui 
pardonner  cela  ;  mais  enfin  tout  ne  nous  est  pas 
donné  à  la  fois.  C'aurait  été  trop,  apparemment, 
pour  moi,  puisque  la  Providence  ne  l'a  pas  voulu. 
J'ai  roulé  depuis  avec  les  canons  de  la  République 
et  de  l'Empire,  et  je  peux  dire  que,  de  Marengo  à 
la  Moscowa,  j'ai  vu  de  bien  belles  alfaifes;  mais  je 
n'ai  pas  eu  de  plus  beau  jour  dans  ma  vie  que  celui 
que  je  vous  ai  raconté  là.  Celui  oià  je  suis  entré 
dans  la  Garde  Royale  a  été  aussi  un  des  meilleurs. 
J'ai  repris  avec  tant  de  joie  la  cocarde  blanche  que 
j'avais  dans  le  Royal-Auvergne!  Et  aussi,  mon  lieu- 
tenant, je  tiens  à  faire  mon  devoir,  comme  vous 
l'avez  vu.  Je  crois  que  je  mourrais  de  honte,  si, 
demain  à  l'inspection,  il  me  manquait  une  gargousse 
seulement;  et  je  crois  qu'on  a  pris  un  baril  au  der- 
nier exercice  à  feu,  pour  les  cartouches  de  l'infan- 
terie. J'aurais  presque  envie  d'y  aller  voir  si  ce 
n'était  la  défense  d'y  entrer  avec  des  lumières. 


Les  deux  jeunes  olficiers  cherchent,  ainsi  que  ses 
enfants,  à  le  détourner  de  son  projet;  mais,  comme  il 
est  bientôt  deux  heures  du  matin,  ils  rentrent  dans  leur 
losris. 


45.  -•  L'EXPLOSION  DE  LA  POUDRIERE 

Il  y  avait  une  heure  que  je  dormais  ;  il  était  quatre 
heures  du  matin;  c'était  le  17  août,  je  ne  l'ai  pas 
oublié.  Tout  à  coup  mes   deux  fenêtres  s'ouvrirent 


I 


L  EXPLOSION    DE    LA    POUDRIÈRE  401 

à  la  fois,  et  toutes  leurs  vitres  cassées  tombèrent 
dans  ma  chambre  avec  un  petit  bruit  argentin  fort 
joli  à  entendre.  J'ouvris  les  yeux,  et  je  vis  une 
fumée  blanche  qui  entrait  doucement  chez  moi  et 
venait  jusqu'à  mon  lit  en  formant  mille  couronnes. 
Je  me  mis  à  la  considérer  avec  des  regards  un  peu 
surpris,  et  je  la  reconnus  aussi  vite  à  sa  couleur 
qu'à  son  odeur.  Je  courus  à  la  fenêtre.  Le  jour 
commençait  à  poindre  et  éclairait  de  lueurs  tendres 
tout  ce  vieux  château  immobile  et  silencieux  encore, 
et  qui  semblait  dans  la  stupeur  du  premier  coup 
qu'il  venait  de  recevoir.  Je  ny  vis  rien  remuer. 
Seulement  le  vieux  grenadier  placé  sur  le  rempart, 
•et  enfermé  là  au  verrou,  selon  lusage,  se  promenait 
très  vite,  larme  au  bras,  en  regardant  du  côté  des 
■cours.  Il  allait  comme  un  lion  dans  sa  cage. 

Tout  se  taisant  encore,  je  commençais  à  croire 
qu'un  essai  darmes  fait  dans  les  fossés  avait  été 
■cause  de  cette  commotion,  lorsqu'une  explosion  plus 
violente  se  fit  entendre.  Je  vis  naître  en  même  temps 
un  soleil  qui  n'était  pas  celui  du  ciel,  et  qui  se 
levait  sur  la  dernière  tour  du  côté  du  bois.  Ses 
rayons  étaient  rouges,  et,  à  l'extrémité  de  chacun 
•d'eux,  il  y  avait  un  obus  qui  éclatait;  devant  eux  un 
brouillard  de  poudre.  Cette  fois  le  donjon,  les 
casernes,  les  tours,  les  remparts,  les  villages  et  les 
bois  tremblèrent  et  parurent  glisser  de  gauche  à 
■droite,  et  revenir  comme  un  tiroir  ouvert  et  refermé 
sur-le-champ.  Je  compris  en  ce  moment  les  tremble- 
ments de  terre.  Un  cliquetis  pareil  à  celui  que 
feraient  toutes  les  porcelaines  de  Sèvres  jetées  par 
la  fenêtre,  me  fit  parfaitement  comprendre  que  de 
tous  les  vitraux  de  la  chapelle,  de  toutes  les  glaces 
du  château,  de  toutes  les  vitres  des  casernes  et  du 
bourg,  il  ne  restait  pas  un  morceau  de  verre  attaché 


402  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

au  mastic.  La  fumée  blanche  se  dissipa  en  petites 
couronnes. 

—  La  poudre  est  très  bonne  quand  elle  fait  des 
couronnes  comme  celles-là,  me  dit  Timoléon  en 
entrant  tout  habillé  et  armé  dans  ma  chambre. 

—  Il  me  semble,  dis-je,  que  nous  sautons. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire,  me  répondit-il  froi- 
dement. Il  n'y  a  rien  à  faire  jusqu'à  présent. 

En  trois  minutes  je  fus  comme  lui  habillé  et 
armé,  et  nous  regardâmes  en  silence  le  silencieux 
château. 

Tout  d'un  coup  vingt  tambours  battirent  la  géné- 
rale; les  murailles  sortaient  de  leur  stupeur  et  de 
leur  impassibilité  et  appelaient  à  leur  secours.  Les 
bras  du  pont-levis  commencèrent  à  s'abaisser  len- 
tement et  descendirent  leurs  pesantes  chaînes  sur 
l'autre  bord  du  fossé  ;  c'était  pour  faire  entrer  les 
officiers  et  sortir  les  habitants.  iSous  courûmes  à  la 
herse  :  elle  s'ouvrait  pour  recevoir  les  forts  et 
rejeter  les  faibles. 

Un  singulier  spectacle  nous  frappa  :  toutes  les 
femmes  se  pressaient  à  la  porte,  et  en  môme  temps 
tous  les  chevaux  de  la  garnison.  Par  un  juste 
instinct  du  danger,  ils  avaient  rompu  leurs  licols  à 
l'écurie  ou  renversé  leurs  cavaliers,  et  attendaient 
en  piaffant  que  la  campagne  leur  fût  ouverte.  Ils 
couraient  par  les  cours,  à  travers  les  troupeaux  de 
femmes,  hennissant  avec  épouvante,  la  crinière 
hérissée,  les  narines  ouvertes,  les  yeux  rouges,  se 
dressant  debout  contre  les  murs,  respirant  la  poudra 
avec  horreur,  et  cachant  dans  le  sable  leurs  naseaux 
brûlés. 

Une  jeune  et  belle  personne,  roulée  dans  les  draps 
de  son  lit.  suivie  de  sa  mère  à  demi  vêtue  et  portée 
par  un  soldat,  sortit  la  premiè&'e,  et  toute  la  foule 


LES    RESTES    DE    L  ADJUDANT  403 

suivit.  Dans  ce  moment  cela  me  parut  une  précaution 
bien  inutile,  la  terre  n'était  sûre  qu'à  six  lieues  delà. 
Nous  entrâmes  en  courant,  ainsi  que  tous  les 
officiers  logés  dans  le  bourg.  La  première  chose 
qui  me  frappa  fut  la  contenance  calme  de  nos  vieux 
grenadiers  de  la  garde,  placés  au  poste  d'entrée. 
L'arme  au  pied,  appuyés  sur  cette  arme,  ils  regar- 
daient du  côté  de  la  poudrière  en  connaisseurs, 
mais  sans  dire  un  mot  ni  quitter  l'attitude  prescrite, 
la  main  sur  la  bretelle  du  fusil.  !Mon  ami  Ernest 
d'Hanache  les  commandait;  il  nous  salua  avec  le 
sourire  à  la  Henri  IV  qui  lui  était  naturel;  je  lui 
donnai  la  main.  Il  ne  devait  perdre  la  vie  que  dans 
la  dernière  Vendée,  où  il  vient  de  mourir  noble- 
ment. Tous  ceux  que  je  nomme  dans  ces  souvenirs 
encore  récents  sont  déjà  morts. 

Timoléon  court  avec  son  compagnon  vers  la  poudrière 
et  se  jette  sur  les  caissons  d'artillerie  pour  les  empê- 
cher de  s'enflammer.  Ceux-ci  sont  enfin  préservés,  tandis 
que  les  pompes  inondent  la  poudrière. 


46.    —    LES    RESTES    DE   L'ADJUDANT 

Quand  les  périls  sont  passés,  on  les  mesure  et 
on  les  trouve  grands.  On  s'étonne  de  sa  fortune; 
on  pâlit  de  la  peur  qu'on  aurait  pu  avoir;  on  s'ap- 
plaudit de  ne  s'être  laissé  surprendre  à  aucune  fai- 
blesse, et  l'on  sent  une  sorte  d'effroi  réfléchi  et 
calculé  auquel  on  n'avait  pas  songé  dans  l'action. 

La  poudre  fait  des  prodiges  incalculables,  comme 
ceux  de  la  foudre. 

L'explosion  avait  fait  des  miracles,  non  pas  de 
force,,  mais  d'adresse.  Elle  paraissait  avoir  mesuré 


404  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

ses  coups  et  choisi  son  but.  Elle  avait  joué  avec 
nous;  elle  nous  avait  dit  :  —  J'enlèverai  celui-ci, 
mais  non  ceux-là  qui  sont  auprès.  Elle  avait  arraché 
de  terre  une  arcade  de  pierres  de  taille,  et  l'avait 
envoyée  tout  entière  avec  sa  forme  sur  le  gazon, 
dans  les  champs,  se  coucher  comme  une  ruine 
noircie  parle  temps.  Elle  avait  enfoncé  trois  bombes 
à  six  pieds  sous  terre,  broyé  des  pavés  sous  des 
boulets,  brisé  un  canon  de  bronze  par  le  milieu, 
jeté  dans  toutes  les  chambres  toutes  les  fenêtres  et 
toutes  les  portes,  enlevé  sur  les  toits  les  volets  de 
la  grande  poudrière,  sans  un  grain  de  sa  poudre; 
elle  avait  roulé  dix  grosses  bornes  de  pierre  comme 
les  pions  d'un  échiquier  renversé;  elle  avait  cassé 
les  chaînes  de  fer  qui  les  liaient,  comme  on  casse 
des  fils  de  soie,  et  en  avait  tordu  les  anneaux 
comme  on  tord  le  chanvre;  elle  avait  labouré  sa 
cour  avec  les  affûts  brisés,  et  incrusté  dans  les 
pierres  les  pyramides  de  boulets,  et,  sous  le  canon 
le  plus  prochain  de  la  poudrière  détruite,  elle  avait 
laissé  vivre  la  poule  blanche  que  nous  avions 
remarquée  la  veille.  Quand  cette  pauvre  poule  sortit 
paisiblement  de  son  lit  avec  ses  petits,  les  cris  de 
joie  de  nos  bons  soldats  l'accueillirent  comme  une 
ancienne  amie,  et  ils  se  mirent  à  la  caresser  avec 
l'insouciance  des  enfants. 

Elle  tournait  en  coquetant,  rassemblant  ses  petits 
et  portant  toujours  son  aigrette  rouge  et  son  collier 
d'argent.  Elle  avait  l'air  d'attendre  le  maître  qui  lui 
donnait  à  manger,  et  courait  tout  effarée  entre  nos 
jambes,  entourée  de  ses  poussins.  En  la  suivant, 
nous  arrivâmes  à  quelque  cho6e  d'horrible. 

Au  pied  de  la  chapelle  étaient  couchées  la  tète  et 
la  poitrine  du  pauvre  Adjudant,  sans  corps  et  sans 
bras.  Le  pied  que  j'avais  heurté  avec  mon  pied  en 


LES    RESTES    DE    l'aDJUDANT  405 

arrivant,  c'était  le  sien.  Ce  malheureux,  sans  doute, 
n'avait  pas  résisté  au  désir  de  visiter  encore  ses 
barils  de  poudre  et  de  compter  ses  obus,  et,  soit 
le  fer  de  ses  bottes,  soit  un  caillou  roulé,  quelque 
chose,  quelque  mouvement  avait  tout  enflammé. 

Comme  la  pierre  d'une  fronde,  sa  tête  avait  été 
lancée  avec  sa  poitrine  sur  le  mur  de  l'église,  à 
soixante  pieds  d'élévalion,  et  la  poudre  dont  ce 
buste  effroyable  était  imprégné  avait  gravé  sa  forme 
en  traits  durables  sur  la  muraille  au  pied  de  laquelle 
il  retomba.  Nous  le  contemplâmes  longtemps,  et 
personne  ne  dit  un  mot  de  commisération.  Peut- 
être  parce  que  le  plaindre  eût  été  se  prendre  soi- 
même  en  pitié  pour  avoir  couru  le  même  danger. 
Le  chirurgien-major,  seulement,  dit  : 

—  Il  n'a  pas  souffert. 

Pour  moi,  il  me  sembla  qu'il  souffrait  encore; 
mais,  malgré  cela,  moitié  par  une  curiosité  invin- 
cible, moitié   par  bravade  d'officier,  je  le  dessinai. 

Cette  noble  tête  n'était  plus  qu'un  objet  d  hor- 
reur, une  sorte  de  tète  de  Méduse  ;  sa  couleur  était 
celle  du  marbre  noir;  les  cheveux  hérissés,  les 
sourcils  relevés  vers  le  haut  du  front,  les  yeux 
fermés,  la  bouche  béante  comme  jetant  un  cri.  On 
voyait  sculptée  sur  ce  buste  noir  l'épouvante  des 
flammes  subitement  sorties  de  terre.  On  sentait 
qu  il  avait  eu  le  temps  de  cet  effroi  aussi  rapide 
que  la  poudre,  et  peut-être  le  temps  d'une  incalcu- 
lable souffrance. 

—  A-t-il  eu  le  temps  de  penser  à  la  Providence? 
me  dit  la  voix  paisible  de  Timoléon  d'Arc*"  qui, 
par-dessus  mon  épaule,  me  regardait  dessiner  avec 
un  lorgnon. 


406  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

47.    —   LA   VISITE    DU   ROI 

Un  grand  fracas  de  chevaux  nous  vint  enfin  dis- 
traire. C'était  le  roi.  Louis  XVtlI  venait  en  calèche 
remercier  sa  garde  de  lui  avoir  conservé  ses  vieux 
soldats  et  son  vieux  château.  Il  considéra  longtemps 
l'étrange  lithographie  de  la  muraille.  Toutes  les 
troupes  étaient  en  bataille.  Il  éleva  sa  voix  forte  et 
claire  pour  demander  au  chef  de  bataillon  quels 
officiers  ou  quels  soldats  s'étaient  distingués. 

—  Tout  le  monde  a  fait  son  devoir,  sire  !  répondit 
simplement  M.  de  Fontanges,  le  plus  chevaleresque 
et  le  plus  aimable  officier  que  j'aie  connu,  l'homme 
du  monde  qui  m'a  le  mieux  donné  l'idée  de  ce  que 
pouvaient  être  dans  leurs  manières  le  duc  de  Lauzun 
et  le  chevalier  de  Graramont. 

Là-dessus,  au  lieu  d'une  croix  d'honneur,  le  roi 
ne  tira  de  sa  calèche  que  des  rouleaux  d'or  qu'il 
donna  à  distribuer  pour  les  soldats,  et,  traversant 
Vincennes,  sortit  par  la  porte  du  bois. 

Les  rangs  étaient  rompus,  l'explosion  oubliée; 
personne  ne  songea  à  être  mécontent  et  ne  crut 
avoir  mieux  mérité  qu'un  autre.  Au  fait,  c'était  un 
équipage  sauvant  son  navire  pour  se  sauver  lui- 
même,  voilà  tout.  Cependant  j'ai  vu  depuis  de  moin- 
dres bravoures  se  faire  mieux  valoir. 

Je  pensai  à  la  famille  du  pauvre  Adjudant.  Mais 
j'y  pensai  seul.  En  général,  quand  les  princes  pas- 
sent quelque  part  ils  passent  trop  vite. 


DE    LA    GRANDEUR    MILITAIRE  407 

II 

SOUVENIRS    DE    GRANDEUR   MILITAIRE 


La  vie  et  la  mort  du  capitaine  Renaud 
ou  la  Canne  de  jonc. 


48.   —    DE    LA    GRANDEUR    MILITAIRE 

Que  de  fois  nous  vîmes  ainsi  finir  par  des  acci- 
dents obscurs  de  modestes  existences  qui  auraient 
été  soutenues  et  nourries  par  la  gloire  collective 
de  l'Empire!  Xotre  armée  avait  recueilli  les  inva- 
lides de  la  Grande  Armée,  et  ils  mouraient  dans 
nos  bras  en  nous  laissant  le  souvenir  de  leurs 
caractères  primitifs  et  singuliers.  Ces  hommes 
nous  paraissaient  les  restes  d'une  race  gigantesque 
qui  s'éteignait  homme  par  homme  et  pour  toujours. 
Nous  aimions  ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  d'honnête 
dans  leurs  moeurs;  mais  notre  génération  plus  stu- 
dieuse ne  pouvait  s'empêcher  de  surprendre  parfois 
en  eux  quelque  chose  de  puéril  et  d'un  peu  arriéré 
que  l'oisiveté  de  la  paix  faisait  ressortir  à  nos 
yeux.  L'Armée  nous  semblait  un  corps  sans  mou- 
vement. Nous  étouffions  enfermés  dans  le  ventre  de 
ce  cheval  de  bois  qui  ne  s'ouvrait  jamais  dans 
aucune  Troie.  Vous  vous  en  souvenez,  vous,  mes 
Compagnons,  nous  ne  cessions  d'étudier  les  Com- 
mentaires de  César,  Turenne  et  Frédéric  II,  et  nous 
lisions  sans  cesse  la  vie  de  ces  généraux  de  la 
République    si  purement    épris    de   la   gloire;    ces 


408  SERMTUDE    ET    tîKANDEUR    MILITAIRES 

héros  candides  et  pauvres  comme  Marceau,  Desaix 
et  Kléber,  jeunes  gens  de  vertu  antique;  et  après 
avoir  examiné  leurs  manœuvres  de  guerre  et  leurs 
campagnes,  nous  tombions  dans  une  amère  tristesse 
en  mesurant  notre  destinée  à  la  leur,  et  en  calcu- 
lant que  leur  élévation  était  devenue  telle  parce 
qu'ils  avaient  mis  le  pied  tout  d'abord,  et  à  vingt 
ans,  sur  le  haut  de  cette  échelle  de  grades  dont 
chaque  degré  nous  coûtait  huit  ans  à  gravir.  Vous 
que  j'ai  tant  vu  souffrir  des  langueurs  et  des  dégoûts 
de  la  Servitude  militaire,  c'est  pour  vous  surtout 
que  j'écris  ce  livre.  Aussi,  à  côté  de  ces  souvenirs 
où  j'ai  montré  quelques  traits  de  ce  qu'il  y  a  de 
bon  et  d'honnête  dans  les  armées,  mais  où  j'ai 
détaillé  quelques-unes  des  petitesses  pénibles  de 
celle  vie,  je  veux  placer  les  souvenirs  qui  peuvent 
relever  nos  fronts  par  la  recherche  et  la  considé- 
ration de  ses  grandeurs. 

La  Grandeur  guerrière,  ou  la  beauté  de  la  vie 
des  armes,  me  semble  être  de  deux  sortes  :  il  y  a 
celle  du  commandement  et  celle  de  l'obéissance. 
L'une,  tout  extérieure,  active,  brillante,  fîère, 
égoïste,  capricieuse,  sera  de  jour  en  jour  plus  rare 
et  moiob  désirée  ,  à  mesure  que  la  civilisation 
deviendra  plus  pacifique;  l'autre,  tout  intérieure, 
passive,  obscure,  modeste,  dévouée,  persévérante, 
sera  chaque  jour  plus  honorée  ;  car,  aujourd'hui 
que  dépérit  l'esprit  des  conquêtes,  tout  ce  qu'un 
caractère  élevé  peut  apporter  de  gi'and  dans  le 
métier  des  armes  me  paraît  être  moins  encore  dans 
la  gloire  de  combattre  que  dans  l'honneur  de  souf- 
frir en  silence  et  d'accomplir  avec  constance  des 
devoirs  souvent  odieux. 

Si  le  mois  de  juillet  1830  eut  ses  héros,  il  eut 
en  vous    ses   martyrs,  ô  mes  braves  Compagnons! 


LA    >UI1    DU    27    JUILLET    1830  409 

—  Vous  voilà  tous  à  présent  séparés  et  dispersés. 
Beaucoup  parmi  vous  se  sont  retirés  en  silence, 
après  Torage,  sous  le  toit  de  leur  famille;  quelque 
pauvre  qu'il  fût,  beaucoup  l'ont  préféré  à  1  ombre 
d'un  autre  drapeau  que  le  leur.  D'autres  ont  voulu 
chercher  leurs  fleurs  de  lis  dans  les  bruyères  de  la 
Vendée,  et  les  ont  encore  une  fois  arrosées  de  leur 
sang;  d'autres  sont  allés  mourir  pour  des  rois 
étrangers;  d'autres,  encore  saignants  des  blessures 
des  trois  jours,  n'ont  point  résisté  aux  tentations 
de  l'épée  :  ils  l'ont  reprise  pour  la  France,  et  lui 
ont  encore  conquis  des  citadelles.  Partout,  même 
habitude  de  se  donner  corps  et  âme,  même  besoin 
de  se  dévouer,  même  désir  de  porter  et  d'exercer 
quelque  part  l'art  de  bien  souffrir  et  de  bien  mourir. 
Mais  partout  se  sont  trouvés  à  plaindre  ceux  qui 
n'ont  pas  eu  à  combattre  là  où  ils  se  trouvaient 
jetés.  Le  combat  est  la  vie  de  l'armée.  Où  il  com- 
mence, le  rêve  devient  réalité,  la  science  devient 
gloire,  et  la  Servitude  service.  La  guerre  console 
par  son  éclat  des  peines  inouïes  que  la  léthargie  de 
la  paix  cause  aux  esclaves  de  l'Armée;  mais,  je  le 
répète,  ce  n'est  pas  dans  les  combats  que  sont  ses 
plus  pures  grandeurs.  Je  parlerai  de  vous  sou- 
vent aux  autres;  mais  je  veux  une  fois,  avant  de 
fermer  ce  livre,  vous  parler  de  vous-mêmes,  et 
d'une  vie  et  d'une  mort  qui  eurent  à  mes  yeux  un 
grand  caractère  de  force  et  de  candeur. 


49.   —    LA    ^UIT    DU    27    JUILLET    1830 

La    nuit    du    27  juillet    1830    fut    silencieuse    et 
solennelle.   Son  souvenir  est,  pour  moi,  plus  pré- 


410  SERVITUDi:    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

sent  que  celui  de  quelques  tableaux  plus  terribles 
que  la  destinée  m'a  jetés  sous  les  yeux.  —  Le 
calme  de  la  terre  et  de  la  mer  devant  l'ouragan  n  a 
pas  plus  de  majesté  que  n'en  avait  celui  de  Pans 
devant  la  révolution.  Les  boulevards  étaient  déserts. 
Je  marchais  seul,  après  minuit,  dans  toute  leur 
longueur,  regardant  et  écoutant  avidement.  Le 
ciel  pur  étendait  sur  le  sol  la  blanche  lueur  de 
ses  étoiles;  mais  les  maisons  étaient  éteintes, 
closes  et  comme  mortes.  Tous  les  réverbères  des 
rues  étaient  brisés.  Quelques  groupes  d'ouvriers 
s'assemblaient  encore  près  des  arbres,  écoutant  un 
orateur  mystérieux  qui  leur  glissait  des  paroles 
secrètes  à  voix  basse.  Puis  ils  se  séparaient  en 
courant,  et  se  jetaient  dans  des  rues  étroites  et 
noires.  Ils  se  collaient  contre  des  petites  portes 
d  allées  qui  s'ouvraient  comme  des  trappes  et  se 
renfermaient  sur  eux.  Alors  rien  ne  remuait  plus, 
et  la  ville  semblait  n'avoir  que  des  habitants  morts 
et  des  maisons  pestiférées. 

On  rencontrait,  de  distance  en  distance,  une 
masse  sombre,  inerte,  que  Ion  ne  reconnaissait 
qu  en  la  touchant  :  c'était  un  bataillon  de  la  Garde, 
debout,  sans  mouvement,  sans  voix.  Plus  loin,  une 
batterie  d'artillerie  surmontée  de  ses  mèches  allu- 
mées, comme  de  deux  étoiles. 

On  passait  impunément  devant  ces  corps  impo- 
sants et  sombres,  on  tournait  autour  d  eux,  on  s  en 
allait,  on  revenait  sans  en  recevoir  une  question, 
une  injure,  un  mot.  Ils  étaient  inolTonsifs,  sans 
colère,  sans  haine;  ils  étaient  résignés  et  ils  atten- 
daient. 

Comme  j'approchais  de  l'un  des  bataillons  les 
plus  nombreux,  un  officier  s'avança  vers  moi,  avec 
une  extrême  politesse,  et  me  demanda  si  les  flammes 


LA.    NUIT    DU    27    JUILLET     1830  411 

que  l'on  voyait  au  loin  éclairer  la  porte  Saint-Denis 
ne  venaient  point  d'un  incendie;  il  allait  se  porter 
en  avant  avec  sa  compagnie  pour  s'en  assurer.  Je 
lui  dis  qu'elles  sortaient  de  quelques  grands  arbres 
que  faisaient  abattre  et  brûler  des  marchands,  pro- 
fitant du  trouble  pour  détruire  ces  vieux  ormes  qui 
cachaient  leurs  boutiques.  Alors,  sasseyant  sur  Tun 
des  bancs  de  pierre  du  boulevard,  il  se  mit  à  faire 
des  lignes  et  des  ronds  sur  le  sable  avec  une  canne 
de  jonc.  Ce  fut  à  quoi  je  le  reconnus,  tandis  qu  il 
me  reconnaissait  k  mon  visage.  Comme  je  restais 
debout  devant  lui,  il  me  serra  la  main  et  me  pria 
de  masseoir  à  son  côté. 

Le  capitaine  Renaud  était  un  homme  d'un  sens 
droit  et  sévère  et  d  un  esprit  très  cultivé,  comme 
la  Garde  en  renfermait  beaucoup  à  cette  époque. 
Son  caractère  et  ses  habitudes  nous  étaient  fort 
connus,  et  ceux  qui  liront  ces  souvenirs  sauront 
bien  sur  quel  visage  sérieux  ils  doivent  placer  son 
nom  de  guerre  donné  par  les  soldats,  adopté  par 
les  officiers  et  reçu  indifféremment  par  l'homme. 
Comme  les  vieilles  familles,  les  vieux  régiments, 
conservés  intacts  par  la  paix,  prennent  des  cou- 
tumes familières  et  inventent  des  noms  caractéris- 
tiques pour  leurs  enfants.  Une  ancienne  blessure  à 
la  jambe  droite  motivait  cette  habitude  du  capitaine 
de  s'appuyer  toujours  sur  cette  canne  de  jonc, 
dont  la  pomme  était  assez  singulière  et  attirait 
l'attention  de  tous  ceux  qui  la  voyaient  pour  la  pre- 
mière fois.  Il  la  gardait  partout  et  presque  toujours 
à  la  main.  Il  n'y  avait,  du  reste,  nulle  affectation 
dans  cette  habitude  :  ses  manières  étaient  trop 
simples  et  sérieuses.  Cependant  on  sentait  que  cela 
lui  tenait  au  cœur.  Il  était  fort  honoré  dans  la 
Garde.  Sans  ambition  et  ne  voulant  être  que    ce  que 


412  SERVITUDE    ET    GRA>DEUR    MILITAIRES 

était,  capitaine  de  grenadiers,  il  lisait  toujours,  ne 
parlait  que  le  moins  possible  et  par  monosyllabes. 
—  Très  grand,  très  pâle  et  le  visage  mélancolique, 
il  avait  sur  le  front,  entre  les  sourcils,  une  petite 
cicatrice  assez  profonde,  qui  souvent,  de  bleuâtre 
qu'elle  était,  devenait  noire,  et  quelquefois  donnait 
un  air  farouche  à  son  visage  habituellement  froid  et 
paisible. 

Les  soldats  l'avaient  en  grande  amitié;  et  sur- 
tout dans  la  campagne  d'Espagne  on  avait  remarqué 
la  joie  avec  laquelle  ils  parlaient  quand  les  déta- 
chements étaient  commandés  par  la  Canne  de  Jonc. 
C'était  bien  véritablement  la  Canne  de  Jonc  qui 
les  commandait;  car  le  capitaine  Renaud  ne  met- 
tait jamais  l'épée  à  la  main,  môme  lorsque,  à  la 
tête  des  tirailleurs,  il  approchait  assez  l'ennemi 
pour  courir  le  hasard  de  se  prendre  corps  à  corps 
avec  lui. 


50.    —    LE    CAPITAINE    RENAUD 

Il  n'y  a  pas  de  profession  où  la  froideur  des 
formes  du  langage  et  des  habitudes  contraste  plus 
vivement  avec  l'activité  de  la  vie  que  la  profession 
des  armes.  On  y  pousse  loin  la  haine  de  l'exagéra- 
tion, et  1  on  dédaigne  le  langage  d'un  homme  qui 
cherche  à  outrer  ce  qu'il  sent  ou  à  attendrir  sur  ce 
qu'il  souffre.  Je  le  savais,  ot  je  me  préparais  à 
quitter  brusquement  le  capitaine  Renaud,  lorsqu'il 
me  prit  le  bras  et  me  retint, 

—  Avez-vous  vu  ce  matin  la  manœuvre  des 
Suisses?  me  dit-il;  c'était  assez  curieux.  Ils  ont  fait 
le  feu  de  chaussée  en  avançant  avec  une  précision 


LE    CAPITAINE    RENALD  413 

parfaite.  Depuis  que  je  sers,  je  n'en  avais  pas  vu 
faire  l'application  :  c'est  une  manœuvre  de  parade 
et  d  Opéra;  mais,  dans  les  rues  d'une  grande  ville, 
elle  peut  avoir  son  prix,  pourvu  que  les  sections  de 
droite  et  de  gauche  se  forment  vite  en  avant  du 
peloton  qui  vient  de  faire  feu. 

En  même  temps  il  continuait  à  tracer  des  lignes 
sur  la  terre  avec  le  bout  de  sa  canne;  ensuite  il 
se  leva  lentement;  et  comme  il  marchait  le  long 
du  boulevard,  avec  l'intention  de  s'éloigner  du 
groupe  des  officiers  et  des  soldats,  je  le  suivis,  et 
il  continua  de  me  parler  avec  une  sorte  d'exalta- 
tation  nerveuse  et  comme  involontaire  qui  me  cap- 
tiva, et  que  je  n'aurais  jamais  attendue  de  lui,  qui 
était  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  homme 
froid. 

Il  commença  par  une  très  simple  demande,  en 
prenant  un  bouton  de  mon  habit  : 

—  Me  pardonnerez-vous,  me  dit-il,  de  vous  prier 
de  m'envoyer  votre  hausse-col  de  la  Garde  royale, 
si  vous  l'avez  conservé?  J'ai  laissé  le  mien  chez 
moi,  et  je  ne  puis  leuvoyer  chercher  ni  y  aller 
moi-même,  parce  qu  on  nous  tue  dans  les  rues 
comme  des  chiens  enragés;  mais  depuis  trois  ou 
quatre  ans  que  vous  avez  quitté  l'armée,  peut-être 
ne  l'avez- 70US  plus!  J'avais  aussi  donné  ma  démis- 
sion il  y  a  quinze  jours,  car  j'ai  une  grande  lassi- 
tude de  l'Armée;  mais  avant-hier,  quand  j'ai  vu  les 
ordonnances,  j'ai  dit  :  On  va  prendre  les  armes. 
J'ai  fait  un  paquet  de  mon  uniforme,  de  mes  épau- 
lettes  et  de  mon  bonnet  à  poil,  et  j'ai  été  à  la 
caserne  retrouver  ces  braves  gens-là  qu'on  va  faire 
tuer  dans  tous  les  coins  ,  et  qui  certainement 
auraient  pensé,  au  fond  du  cœur,  que  je  les  quit- 
tais   mal    et    dans   un   moment   de    crise;    c'eût    été 


414  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

contre   l'Honneur,    n'est-il    pas    vrai,    entièrement 
contre  l'Honneur? 

—  Aviez-vous  prévu  les  ordonnances,  dis-je,  lors 
de  votre  démission? 

—  Ma  foi,  non!  je  ne  les  ai  pas  même  lues 
encore. 

—  Eh  bien!  que  vous  rcprochiez-vous? 

—  Rien  que  l'apparence,  et  je  n'ai  pas  voulu  que 
l'apparence  même  fût  contre  moi. 

—  Voilà,  dis-je,  qui  est  admirable! 

—  Admirable!  admirable!  dit  le  capitaine  Renaud 
en  marchant  plus  vite,  c'est  le  mot  actuel;  quel  mot 
puéril!  Je  déteste  l'admiration;  c'est  le  principe  de 
trop  de  mauvaises  actions.  On  la  donne  à  trop  bon 
marché  à  présent,  et  à  tout  le  monde.  Nous  devons 
bien  nous  garder  d'admirer  légèrement. 

L'admiration  est  corrompue  et  corruptrice.  On 
doit  bien  faire  pour  soi-même,  et  non  pour  le  bruit. 
D'ailleurs,  j'ai  là-dessus  mes  idées,  finit-il  brus- 
quement; et  il  allait  me  quitter. 

—  Il  y  a  quelque  chose  d'aussi  beau  qu'un  grand 
homme,  c'est  un  homme  d'Honneur,  lui  dis-je. 

Il  me  prit  la  main  avec  affection. 

—  C'est  une  opinion  qui  nous  est  commune,  me 
dit-il  vivement;  je  l'ai  mise  en  action  toute  ma  vie, 
mais  il  m'en  a  coûté  cher.  Cela  n'est  pas  si  facile 
que  l'on  croit. 

Ici  le  sous-lieutenant  de  sa  compagnie  vint  lui 
demander  un  cigare.  Il  en  tira  plusieurs  de  sa 
poche,  et  les  lui  donna  sans  parler  :  les  officiers  se 
mirent  à  fumer  en  marchant  de  long  en  large,  dans 
un  silence  et  un  calme  que  le  souvenir  des  circon- 
stances présentes  n'interrompait  pas;  aucun  ne  dai- 
gnant parler  des  dangers  du  jour,  ni  de  son  devoir, 
et  connaissant  à  fond  l'un  et  l'autre. 


LE    CAPITAINE    RENAUD  415 

Le  capitaine  Renaud,  attendant  des  ordres,  en  profite 
pour  raconter  à  Alfred  de  Vigny  une  partie  de  sa  car- 
rière militaire  :  a  J  ai  trop  aimé  la  guerre,  lui  dit-il; 
mais,  que  voulez-vous?  mon  père,  vieil  officier,  m'em- 
mena en  Egypte  à  douze  ans  et  je  me  souviens  encore 
des  premiers  jours  de  notre  traversée  sur  la  Jiinon, 
longeant  la  Corse,  la  Sardaigne,  l'île  de  Favignana, 
Marsala.  Enfin,  le  2i  prairial,  au  point  du  jour,  je  vis 
un  tableau  qui  m'éblouit  pour  vingt  ans.  » 


51.  —  MALTE 

Malte  était  debout  avec  ses  forts,  ses  canons  à 
fleur  d'eau,  ses  longues  murailles  luisantes  au 
soleil  comme  des  marbres  nouvellement  polis,  et  sa 
fourmilière  de  galères  toutes  minces  courant  sur  de 
longues  rames  rouges.  Cent  quatre-vingt-quatorze 
bâtiments  français  l'enveloppaient  de  leurs  grandes 
voiles  et  de  leurs  pavillons  bleus,  rouges  et  blancs 
que  Ton  hissait,  en  ce  moment,  à  tous  les  mâts, 
tandis  que  l'étendard  de  la  religion  s'abaissait  len- 
tement sur  le  Gozo  et  le  fort  Saint-Elme  :  c'était  la 
dernière  croix  militante  qui  tombait.  Alors  la  flotte 
tira  cinq   cents  coups  de  canon. 

Le  vaisseau  l'Orient  était  en  face,  seul  à  l'écart, 
grand  et  immobile.  Devant  lui  vinrent  passer  len- 
tement, et  l'un  après  l'autre,  tous  les  bâtiments  de 
guerre,  et  je  vis  de  loin  Desaix  saluer  Bonaparte. 
Nous  montâmes  près  de  lui  à  bord  de  YOrient. 
Enfin  pour  la  première  fois  je  le  vis. 

Il  était  debout  près  du  bord,  causant  avec 
Casa-Bianca,  capitaine  du  vaisseau  (pauvre  Orient!), 
et  il  jouait  avec  les  cheveux  d'un  enfant  de  dix 
ans,  le  fils  du  capitaine.  Je  fus  jaloux  de  cet  enfant 


416  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

sur-le-champ,  et  le  cœur  me  bondit  en  voyant  qu'il 
touchait  le  sabre  du  général.  Mon  père  s'avança 
vers  Bonaparte  et  lui  parla  longtemps.  Je  ne  voyais 
pas  encore  son  visage.  Tout  d'un  coup  il  se  retourna 
et  me  regarda;  je  frémis  de  tout  mon  corps  à 
la  vue  de  ce  front  jaune  entouré  de  longs  che- 
veux pendants  et  comme  sortant  de  la  mer,  tout 
mouillés  ;  de  ces  grands  yeux  gris,  de  ces  joues  mai- 
gres et  de  cette  lèvre  rentrée  sur  un  menton  aigu. 
11  venait  de  parler  de  moi,  car  il  disait  :  «  Ecoute, 
■(  mon  brave,  puisque  tu  le  veux,  tu  viendras  en 
"  Egypte  et  le  général  Vaubois  restera  bien  ici 
<i  sans  toi  et  avec  ses  quatre  mille  hommes;  mais 
«  je  n'aime  pas  qu'on  emmène  ses  enfants  ;  je  ne 
«  l'ai  permis  qu'à  Casa-Bianca,  et  j'ai  eu  tort.  Tu 
«  vas  renvoyer  celui-ci  en  France;  je  veux  qu'il  soit 
«  fort  en  mathématiques,  et,  s'il  t'arrive  quelque 
«  chose  là-bas,  je  te  réponds  de  lui,  moi;  je  m'en 
«  charge,  et  j'en  ferai  un  bon  soldat.  »  En  même 
temps  il  se  baissa,  et  me  prenant  sous  les  bras, 
m'éleva  jusqu'à  sa  bouche  et  me  baisa  le  front. 

A  partir  de  ce  moment,  il  devint  l'enthousiaste  de 
Bonaparte  qu  il  considéra  désormais  comme  un  dieu. 
Il  quitta  son  père  pour  entrer  à  l'Ecole  militaire  et 
n'eut  plus  de  nouvelles  jusqu'au  jour  où  il  reçut  une 
lettre  qu'il  conservait  toujours  sur  lui. 


52.   —  LETTRE   D'UN  PRISONNIER. 

Le  capitaine,  ouvrant  son  uniforme,  tira  de  sa 
poitrine  :  son  mouchoir  premièrement,  puis  un 
petit  portefeuille  qu  il  ouvrit  avec  soin,  et  nous 
entrâmes  dans  un  café  encore  éclairé,  où   il   me  lut 


LETTRE    DU^.'    TRISONMER  417 

ces  fragments    de  lettre,   qui  me   sont  restés   entre 
les  mains,  on  saura  bientôt  comment  : 


«  A  borJ  du  vaisseau  anglais  le   Culloden, 
devant  Rochefort,  1804. 

a  Sent  to  France,  mili  admirai  ColUn^'Ood's  permission, 

«  Il  est  inutile,  mon  enfant,  que  tu  saches 
comment  t'arrivera  celte  lettre,  et  par  quels  moyens 
j'ai  pu  connaître  ta  conduite  et  ta  position  actuelle. 
Qu  il  te  suffise  d'apprendre  que  je  suis  content  de 
toi,  mais  que  je  ne  te  reverrai  sans  doute  jamais. 
Il  est  probable  que  cela  t  inquiète  peu.  Tu  n'as 
connu  ton  père  que  dans  l'âge  où  la  mémoire  n'est 
pas  née  encore  et  où  le  cœur  n'est  pas  encore  éclos. 
Il  s'ouvre  plus  tard  en  nous  qu'on  ne  le  pense  géné- 
ralement, et  c'est  de  quoi  je  me  suis  souvent 
étonné;  mais  qu'y  faire?  —  Tu  n'es  pas  plus  mau- 
vais qu'un  autre,  ce  me  semble.  Il  faut  bien  que  je 
m'en  contente.  Tout  ce  que  j'ai  à  te  dire,  c'est  que 
je  suis  prisonnier  des  Anglais  depuis  le  14  ther- 
midor an  YI  (ou  le  2  août  1798,  vieux  style,  qui, 
dit-on,  redevient  à  la  mode  aujourd'hui).  J'étais 
allé  à  bord  de  V Orient  pour  tâcher  de  persuader  à 
ce  brave  Brueys  d'appareiller  pour  Corfou.  Bona- 
parte m'avait  déjà  envoyé  son  pauvre  aide  de  camp 
Julien  qui  eut  la  sottise  de  se  laisser  enlever  par 
les  Arabes.  Moi,  j'arrivai,  mais  inutilement.  Brueys 
était  entêté  comme  une  mule.  Il  disait  qu'on  allait 
trouver  la  passe  d'Alexandrie  pour  faire  entrer  ses 
vaisseaux;  mais  il  ajouta  quelques  mots  assez  fiers 
qui  me  firent  bien  voir  qu'au  fond  il  était  un  peu 
jaloux  de  l'armée  de  terre.  «  Xous  prend-on  pour 
des  passeurs  d'eau?  me  dit-il,  et  croit-on  que  nous 
ayons  peur  des   Anglais?   »   Il   aurait  mieux    valu 


418  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

pour  la  France  qu'il  eu  eût  peur.  Mais  s'il  a  fait 
des  fautes,  il  les  a  glorieusement  expiées;  et  je 
puis  dire  que  j'expie  ennuyeusement  celle  que  je 
fis  de  rester  à  son  bord  quand  on  l'attaqua.  Brueys 
fut  d'abord  blessé  à  la  tête  et  à  la  main.  Il  con- 
tinua le  combat  jusqu'au  moment  où  un  boulet  lui 
arracha  les  entrailles.  Il  se  fit  mettre  dans  un  sac 
de  son  et  mourut  sur  son  banc  de  quart.  Nous 
vîmes  clairement  que  nous  allions  sauter  vers  les 
dix  heures  du  soir.  Ce  qui  restait  de  l'équipage 
descendit  dans  les  chaloupes  et  se  sauva,  excepté 
Casa-Bianca.  Il  demeura  le  dernier,  bien  entendu, 
mais  son  fils,  un  beau  garçon,  que  tu  as  entrevu, 
je  crois,  vint  me  trouver  et  me  dit  :  «  Citoyen, 
qu'est-ce  que  l'honneur  veut  que  je  fasse?  »  — 
Pauvre  petit!  Il  avait  dix  ans,  je  crois,  et  cela  par- 
lait d'honneur  dans  un  tel  moment!  Je  le  pris  sur 
mes  genoux  dans  le  canot  et  je  l'empêchai  de  voir 
sauter  son  père  avec  le  pauvre  Orient,  qui  s'épar- 
pilla en  l'air  comme  une  gerbe  de  feu.  Nous  ne 
sautâmes  pas,  nous,  mais  nous  fûmes  pris,  ce  qui 
est  bien  plus  douloureux,  et  je  vins  à  Douvres,  sous 
la  garde  d'un  brave  capitaine  anglais  nommé  Col- 
lingwood,  qui  commande  à  présent  le  Culloden. 
Cost  un  galant  homme  s  il  en  fût,  qui,  depuis  1761 
quil  sert  dans  la  marine,  n'a  quitté  la  mer  que 
pendant  deux  années,  pour  se  marier  et  mettre  au 
monde  ses  deux  filles.  Ces  enfants,  dont  il  parle 
sans  cesse,  ne  le  connaissent  pas,  et  sa  femme  ne 
connaît  guère  que  par  ses  lettres  son  beau  carac- 
tère. Mais  je  sens  bien  que  la  douleur  de  cette 
défaite  d'Aboukir  a  abrégé  mes  jours,  qui  n'ont  été 
que  trop  longs,  puisque  j'ai  vu  un  tel  désastre  et 
la  mort  de  mes  glorieux  amis.  Mon  grand  âge  a 
touché  tout  le  monde  ici;  et,    comme  le   climat    de 


LETTRE    DJjy    PRISONMER  419 

l'Angleterre  m'a  fait  tousser  beaucoup  et  a  renou- 
velé toutes  mes  blessures  au  point  de  me  priver 
entièrement  de  l'usage  d'un  bras,  le  bon  capitaine 
CoUingwood  a  demandé  et  obtenu  pour  moi  (ce 
qu  il  n'aurait  pu  obtenir  pour  lui-même  à  qui  la 
terre  était  défendue)  la  grâce  d'être  transféré  en 
Sicile,  sous  un  soleil  plus  chaud  et  un  ciel  plus 
pur.  Je  crois  bien  que  j'y  vais  finir;  car  soixante- 
dix-huit  ans,  sept  blessures,  des  chagrins  profonds 
et  la  captivité  sont  des  maladies  incurables.  Je 
n'avais  à  te  laisser  que  mon  épée,  pauvre  enfant!  à 
présent  je  n'ai  même  plus  cela,  car  un  prisonnier 
n'a  pas  d'épée.  Mais  j'ai  au  moins  un  conseil  à  te 
donner,  c'est  de  te  défier  de  ton  enthousiasme  pour 
les  hommes  qui  parviennent  vite,  et  surtout  pour 
Bonaparte.  Tel  que  je  te  connais,  tu  serais  un 
Séide,  et  il  faut  se  garantir  du  Séidisme,  quand 
on  est  Français,  c'es-à-dire  très  susceptible  d'être 
atteint  de  ce  mal  contagieux.  C'est  une  chose  mer- 
veilleuse que  la  quantité  de  petits  et  de  grands 
tyrans  qu'il  a  produits.  Nous  aimons  les  fanfa- 
rons à  un  point  extrême,  et  nous  nous  donnons 
à  eux  de  si  bon  cœur  que  nous  ne  tardons  pas 
à  nous  en  mordre  les  doigts  ensuite.  La  source 
de  ce  défaut  est  un  grand  besoin  d'action  et  une 
grande  paresse  de  réflexion.  Il  s'ensuit  que  nous 
aimons  infiniment  mieux  nous  donner  corps  et  âme 
à  celui  qui  se  charge  de  penser  pour  nous  et 
d'être  responsable,  quitte  à  rire  après  de  nous  et 
de  lui. 

((  Bonaparte  est  un  bon  enfant,  mais  il  est  vrai- 
ment par  trop  charlatan.  Je  crains  qu'il  ne 
devienne  fondateur  parmi  nous  d'un  nouveau  genre 
de  jonglerie  ;  nous  en  avons  bien  assez  en  France. 
—  Le  charlatanisme  est  insolent  et  corrupteur,  et 


520  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

il  a  donné  de  tels  exemples  dans  notre  siècle  et 
a  mené  si  grand  bruit  du  tambour  et  de  la 
baguette  sur  la  place  publique,  qu'il  s'est  glissé  dans 
toute  profession,  et  qu'il  n'y  a  si  petit  homme  qu'il 
n'ait  gonflé.  —  Le  nombre  est  incalculable  des  gre- 
nouilles qui  crèvent.  Je  désire  bien  vivement  que 
mon  fils  n'en  soit  pas. 

«  Je  suis  bien  aise  qu'il  m'ait  tenu  parole  en  se 
chargeant  de  toi,  comme  il  dit;  mais  ne  t'y  fie  pas 
trop.  Peu  de  temps  après  la  triste  manière  dont  je 
quittai  l'Egypte,  voici  la  scène  que  l'on  m'a  contée 
et  qui  se  passa  à  un  certain  dîner;  je  veux  te  la 
dire  afin  que  tu  y  penses  souvent  : 

«  Le  l^'"  vendémiaire  an  YII,  étant  au  Caire,  Bona- 
parte, membre  de  l'Institut,  ordonna  une  fête  civique 
pour  l'anniversaire  de  l'établissement  de  la  Répu- 
blique. La  garnison  d'Alexandrie  célébra  la  fête 
autour  de  la  colonne  de  Pompée,  sur  laquelle  on 
planta  le  drapeau  tricolore  ;  l'aiguille  de  Cléopàlre 
fut  illuminée  assez  mal  ;  et  les  troupes  delà  Haute- 
Egypte  célébrèrent  la  fête,  le  mieux  qu'elles  purent, 
entre  les  pylônes,  les  colonnes,  les  cariatides  de 
Thèbes,  sur  les  genoux  du  colosse  de  Memnon, 
aux  pieds  des  figures  de  Tàma  et  de  Chàma.  Le 
premier  corps  d'armée  fit  au  Caire  ses  manœuvres, 
ses  courses  et  ses  feux  d'artifice.  Le  général  en 
chef  avait  invité  à  dîner  tout  l'état-major,  les 
ordonnateurs,  les  savants,  les  kiaya  du  pacha,  l'émir, 
les  membres  du  divan  et  les  agas,  autour  d'une 
table  de  cinq  cents  couverts  dressée  dans  la  salle 
basse  de  la  maison  qu'il  occupait  sur  la  place  d'El- 
Béquier;  le  bonnet  de  la  Liberté  et  le  croissant 
s'entrelaçaient  amoureusement;  les  couleurs  tur- 
ques et  françaises  formaient  un  berceau  et  un  tnpis 
fort  agréables  sur  lesquels  se  mariaient  le  Koran  et 


LETTKE    d'un    PRISONNIER  421 

la  Table  des  Droits  de  1  Homme.  Après  que  les 
convives  eurent  bien  mangé  avec  leur  doigts  des 
poulets  et  du  riz  assaisonnés  de  safran,  des  pastè- 
ques et  des  fruits,  Bonaparte,  qui  ne  disait  rien, 
jeta  un  coup  dœil  très  prompt  sur  eux  tous.  Le  bon 
Kléber,  qui  était  couché  à  côté  de  lui,  parce  qu  il 
ne  pouvait  pas  ployer  à  la  turque  ses  longues 
jambes,  donna  un  grand  coup  de  coude  à  Abdallah- 
Meuou,  son  voisin,  et  lui  dit  avec  son  accent  demi- 
allemand  : 

«  —  Tiens  I  voilà  Ali-Bonaparte  qui  va  nous  faire 
une  des  siennes. 

«  Il  rappelait  comme  cela,  parce  que,  à  la  fête 
de  Mahomet,  le  général  s  était  amusé  à  prendre  le 
costume  oriental,  et  qu  au  moment  où  il  s  était 
déclaré  protecteur  de  toutes  les  religions,  on  lui 
avait  pompeusement  décerné  le  nom  de  gendre  du 
prophète,  et  on  l'avait  nommé  Ali-Bonaparte. 

«  Kléber  n'avait  pas  fini  de  parler,  et  passait 
encore  sa  main  dans  ses  grands  cheveux  blonds, 
que  le  petit  Bonaparte  était  déjà  debout,  et,  appro- 
chant son  verre  de  son  menton  maigre  et  de  sa 
grosse  cravate,  il  dit  dune  voix  brève,  claire  et 
saccadée. 

«  —  Buvons  à  l'an  trois  cent  de  la  République 
française. 

a  Kléber  se  mit  à  rire  dans  lépaule  de  Menou,  au 
point  de  lui  faire  verser  son  verre  sur  un  vieil  Aga, 
et  Bonaparte  les  regarda  tous  deux  de  travers, 
en  fronçant  le  sourcil. 

«  —  Certainement,  mon  enfant,  il  avait  raison; 
parce  que,  en  présence  d  un  général  eu  chef,  un 
général  de  division  ne  doit  pas  se  tenir  indécem- 
ment, fût-ce  un  gaillard  comme  Kléber;  mais  eux, 
ils  n'avaient  pas  tout  à  fait  tort  non  plus,  puisque 

24 


422  SERVITUDE    ET    GRA>-DEUR    MILITAIRES 

Bonaparte,  à  l'heure  qu  il  est,  s'appelle  1  Empereur 
et  que  tu  es  son  paçre.  » 


Cette  lettre  et,  peu  de  temps  après,  la  nouvelle  de  la 
mort  de  son  père,  produisirent  une  assez  forte  impres- 
sion sur  le  jeune  Renaud  qui  commença  à  réfléchir  et 
dont  l'enthousiasme  diminua  dès  ce  moment.  Un  inci- 
dent survint  même,  qui  le  fit  disparaître  entièrement. 
Renaud  avait  été  placé  dans  les  pages  et  voyait  chaque 
jour  l'Empereur  qui,  parfois,  le  faisait  travailler  sous 
sa  direction. 


53.    —   LE  DIALOGUE    INCONNU 

Nous  étions  à  Fontainebleau.  Le  Pape  venait  d'ar- 
river. L'Empereur  l'avait  attendu  impatiemment 
pour  le  sacre,  et  l'avait  reçu  eu  voiture,  montant 
de  chaque  côté,  au  même  instant,  avec  une  étiquette 
en  apparence  négligée,  mais  profondément  calculée 
de  manière  à  ne  céder  ni  prendre  le  pas,  ruse  ita- 
lienne. Il  revenait  au  château,  tout  y  était  en  rumeur  ; 
j  avais  laissé  plusieurs  officiers  dans  la  chambre  qui 
précédait  celle  de  l'Empereur,  et  j'étais  resté  seul 
dans  la  sienne.  —  Je  considérais  une  longue  table 
qui  portait,  au  lieu  de  marbre,  des  mosaïques 
romaines,  et  que  surchargeait  un  amas  énorme  de 
placets.  J'avais  vu  souvent  Bonaparte  rentrer  et  leur 
faire  subir  une  étrange  épreuve.  Il  ne  les  prenait  ni 
par  ordre,  ni  au  hasard;  mais,  quand  leur  nombre 
1  irritait,  il  passait  sa  main  sur  la  table  de  gauche  à 
droite  et  de  droite  à  gauche,  comme  un  faucheur,  et 
les  dispersait  jusqu  à  ce  qu'il  en  eût  réduit  le 
nombre  à  cinq  ou   six  qu  il  ouvrait.  Cette   sorte   de 


LE    DIAXOGUE    IXCONl  TJ  423 

5€u  dédaigneux  m'avait  ému  singulièrement.  Tous 
ces  papiers  de  deuil  et  de  détresse  repoussés  et 
jetés  sur  le  parquet,  enlevés  comme  par  un  vent 
colère;  ces  implorations  inutiles  des  veuves  et  des 
orphelins  n'ayant  pour  chance  de  secours  que  la 
manière  dont  les  feuilles  volantes  étaient  balayées 
par  le  chapeau  consulaire;  toutes  ces  feuilles  gémis- 
santes, mouillées  par  des  larmes  de  famille,  traînant 
au  hasard  sous  ses  bottes  ei-  sur  lesquelles  il  mar- 
chait comme  sur  ses  morts  du  champ  de  bataille 
me  représentaient  la  destinée  présente  de  la  France 
comme  une  loterie  sinistre,  et,  toute  grande  quêtait 
la  main  indifférente  et  rude  qui  tirait  les  lots,  je 
pensais  qu'il  n'était  pas  juste  de  livrer  ainsi  au 
caprice  de  ses  coups  de  poing  tant  de  fortunes 
obscures  qui  eussent  été  peut-être  un  jour  aussi 
grandes  que  la  sienne,  si  un  point  d'appui  leur  eût 
été  donné.  Je  sentis  mon  cœur  battre  contre  Bona- 
parte et  se  révolter,  mais  honteusement,  mais  en 
cœur  d'esclave  qu'il  était.  Je  considérais  ces  lettres 
abandonnées  :  des  cris  de  douleur  inentendus  s'éle- 
vaient de  leurs  plis  profanés;  et.  les  prenant  pour 
les  lire,  les  rejetant  ensuite,  moi-même  je  me  faisais 
juge  entre  ces  malheureux  et  le  maître  qu'ils 
s'étaient  donné,  et  qui  allait  aujourd'hui  s'asseoir 
plus  solidement  que  jamais  sur  leurs  têtes.  Je  tenais 
dans  ma  main  l'une  de  ces  pétitions  méprisées, 
lorsque  le  bruit  des  tambours  qui  battaient  aux 
champs  m'apprit  l'arrivée  subite  de  l'Empereur.  Or, 
vous  savez  que,  de  même  que  l'on  voit  la  lumière  du 
canon  avant  d'entendre  sa  détonation,  on  le  voyait 
toujours  en  même  temps  qu'on  était  frappé  du  bruit 
de  son  approche  :  tant  ses  allures  étaient  promptes 
et  tant  il  semblait  pressé  de  vivre  et  de  jeter  ses 
actions  les  unes  sur  les  autres  !  Quand  il  entrait  à 


42% 


SERVITUDE    ET    CRA^I>ECR    MILITAIRES 


cheval  dans  la  cour  d'un  palais,  ses  guides  avaient 
peine  à  le  suivre,  et  le  poste  n'avait  pas  le  temps  de 
prendre  les  armes,  qu  il  était  déjà  descendu  de 
cheval  et  montait  l'escalier.  Celle  fois,  il  avait  quitté 
la  voiture  du  P.ipo  pour  revenir  seul,  en  avant  et 
au  galop.  J  entendis  ses  talons  résonner  en  même 
temps  que  le  tambour.  J'eus  le  temps  à  peine  de  me 
jeter  dans  l'alcôve  d'un  grand  lit  de  parade  qui  ne 
servait  à  personne,  fortifié  d'une  balustrade  de 
prinre  et  fermé  heureusement,  plus  qu'à  demi,  par 
de»  rideaux  semés  d'abeilles. 

j    r Tir  était  fort  agité;  il  marcha  seul  dans 

la  ci  '  omme  quelqu  un  qui  attend  avec  impa> 

tience.  et  fit  m  un  instant  trois  fois  sa  longueur, 
1  xer^  la  fenêtre  et  se  mit  à  y  tamhou- 
inarche  avec  les  ongles.  Une  voiture 
roula  dans  la  cour,  il  cessa  de  battre,  frappa  des 
\>i<  ]*  deux  ou  trois  fois  comme  impatienté  de  la  vue 
,],.  ,.,,..i.^.w.  .  l.  ..o  qui  se  faisait  avec  lenteur,  puis  il 
alla  :  -t  à  la  porte  et  1  ouvrit  au   Pape. 

Pie  Vli  entra  seul.  Bonaparte  se  hâta  de  refermer 
la  porti  '  ■■  lui.  avec  une  prompt itiide  de  geô- 
lior  J**  -  MO  grande  terreur,  je  lavoue,  en  me 
Noyaot  en  tiers  avec  de  telles  gens.  Cependant  je 
f  -tai  sans   voit    et   ^ar  rdant    et 

«  (  uulant  de  toute  la  pui ;iit. 

Le  Pape  était  d'une  taille  élevée:  il  avait  un 
visage   allongé,  jaune,  soufTrant.   mais   plein    d*une 

^  '    -  -  •       '    ' bonté  sans  borne».  Ses  yeux 

'aux.  sa  bouche  était  entr'ou- 
\erte  par  on  sourire  bienveillant  auquel  son  menton 
avati  n     de     finesse     très 

»pir  re    qui    n  avait    rien 

de  la  sécheresse  politique,  mais  tout  de  la  bonté 
chrétienne,  l'ne  calotte  blanche  couvrait  ses  cheveux 


LE    DIALOGUE    INCONNU  425 

longs,  noirs,  mais  sillonnés  de  larges  mèches  argen- 
tées .  Il  portait  négligemment  sur  ses  épaules 
courbées  un  long  camail  de  velours  rouge,  et  sa  robe 
traînait  sur  ses  pieds.  Il  entra  lentement,  avec  la 
démarche  calme  et  prudente  d'une  femme  âgée.  Il 
vint  s'asseoir,  les  yeux  baissés,  sur  un  des  grands 
fauteuils  romains  dorés  et  chargés  d'aigles ,  et 
attendit  ce  que  lui  allait  dire  l'autre  Italien. 

Ah!  monsieur,  quelle  scène!  quelle  scène  I  je  la 
vois  encore.  —  Ce  ne  fut  pas  le  génie  de  l'homme 
qu'elle  me  montra,  mais  ce  fut  son  caractère  ;  et  si 
sou  vaste  esprit  ne  s  y  déroula  pas,  du  moins  son 
cœur  y  éclata.  —  Bonaparte  n'était  pas  alors  ce  que 
vous  l'avez  vu  depuis;  il  n'avait  point  ce  ventre  de 
financier,  ce  visage  joufflu  et  malade,  ces  jambes  de 
goutteux,  tout  cet  infirme  embonpoint  que  l'art  a 
malheureusement  saisi  pour  en  faire  un  type,  selon 
le  langage  actuel,  et  qui  a  laissé  de  lui,  à  la  foule, 
je  ne  sais  quelle  forme  populaire  et  grotesque  qui  le 
livre  aux  jouets  d'enfants  et  le  laissera  peut-être  un 
jour  fabuleux  et  impossible  comme  1  informe  Poli- 
chinelle. —  Il  n'était  point  ainsi  alors,  monsieur, 
mais  nerveux  et  souple,  mais  leste,  vif  et  élancé, 
couvulsil  dans  ses  gestes,  gracieux  dans  quelques 
moments,  recherché  dans  ses  manières;  la  poitrine 
plate  et  rentrée  entre  les  épaules,  et  tel  encore  que 
je  1  avais  vu  à  Malte,  le  visage  mélancolique  et  effilé. 

Il  ne  cessa  point  de  marcher  dans  la  chambre 
quand  le  Pape  fut  entré  :  il  se  mit  à  rôder  autour 
du  fauteuil  comme  un  chasseur  prudent,  et  s'arrê- 
taut  tout  à  coup  en  face  de  lui  dans  1  attitude  roide 
et  immobile  d  un  caporal,  il  reprit  une  suite  de  la 
conversation  commencée  dans  leur  voiture,  inter- 
rompue par  l'arrivée,  et  qu'il  lui  tardait  de  pour- 
suivre. 


426  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

—  Je  VOUS  le  répète,  Saint-Père,  je  ne  suis  point 
un  esprit  fort,  moi,  et  je  n'aime  pas  les  raisonneurs 
et  les  idéologues.  Je  vous  assure  que,  malgré  mes 
vieux  républicains,  j  irai  k  la  messe. 

11  jeta  ces  derniers  mots  brusquement  au  Pape 
comme  un  coup  d'encensoir  lancé  au  visage,  et 
s'arrêta  pour  en  attendre  l'effet,  pensant  que  les 
circonstances  tant  soit  peu  impies  qui  avaient  pré- 
cédé l'entrevue  devaient  donner  à  cet  aveu  subit  et 
net  une  valeur  extraordinaire.  —  Le  Pape  baissa 
les  yeux  et  posa  ses  deux  mains  sur  les  tètes  d'ai- 
gles qui  formaient  les  bras  de  son  fauteuil.  Il  parut, 
par  cette  attitude  de  statue  romaine,  qu'il  disait 
clairement  :  «  Je  me  résigne  d'avance  à  écouter  toutes 
les  choses  profanes  qu  il  lui  plaira  de  me  faire 
entendre.  » 

Bonaparte  fit  le  tour  de  la  chambre  et  du  fauteuil 
qui  se  trouvait  au  milieu,  et  je  vis,  au  regard  qu  il 
jetait  de  côté  sur  le  vieux  pontife,  qu  il  n  était  con- 
tent ni  de  lui-même  ni  de  son  adversaire,  et  qu  il  se 
reprochait  d  avoir  trop  lestement  débuté  dans  cette 
reprise  de  conversation.  Il  se  mit  donc  à  parler 
avec  plus  de  suite,  en  marchant  circulairemeut  et 
jetant  à  la  dérobée  des  regards  perçants  dans  les 
glaces  de  l'appartement  où  se  réfléchissait  la  figure 
grave  du  Saint-Père,  et  le  regardant  en  profil  quand 
il  passait  près  de  lui,  mais  jamais  en  face,  de  peur 
de  sembler  trop  inquiet  de  1  impression  de  ses 
paroles. 

—  Il  y  a  quelque  chose,  dit-il,  qui  me  reste  sur  le 
cœur,  Saint-Père,  c'est  que  vous  consentez  au  sacre 
de  la  même  manière  que  l'autre  fois  au  concordat, 
comme  si  vous  y  étiez  forcé.  Vous  avez  un  air  de 
martyr  devant  moi.  vous  êtes  là  comme  résigné, 
comme  offrant  au  Ciel  vos  douleurs.  Mais,  en  vérité, 


LE    DIALOGUE    IXCONU  427 

ce  n'est  pas  là  votre  situation,  vous   n'êtes  pas  pri- 
sonnier, par  Dieu!  vous  êtes  libre  comme  lair. 

Pie  VII  sourit  avec  tristesse  et  le  regarda  en  face. 
Il  sentait  ce  quil  y  avait  de  prodigieux  dans  les 
exigences  de  ce  caractère  despotique,  à  qui,  comme 
à  tous  les  esprits  de  même  nature,  il  ne  suffisait  pas 
de  se  faire  obéir  si,  en  obéissant,  on  ne  semblait 
encore  avoir  désiré  ardemment  ce  qu'il  ordonnait. 

—  Oui,  reprit  Bonaparte  avec  plus  de  force,  vous 
êtes  parfaitement  libre;  vous  pouvez  vous  en 
retourner  à  Pv.ome,  la  route  vous  est  ouverte,  per- 
sonne ne  vous  retient. 

Le  Pape  soupira  et  leva  sa  main  droite  et  ses 
yeux  au  ciel  sans  répondre;  ensuite  il  laissa  retom- 
ber très  lentement  son  front  ridé  et  se  mit  à  consi- 
dérer la  croix  d'or  suspendue  à  son  cou. 

Bonaparte  continua  à  parler  en  tournoyant  plus 
lentement.  Sa  voix  devint  douce  et  son  sourire  plein 
de  grâce. 

—  Saint-Père,  si  la  gravité  de  votre  caractère  ne 
m'en  empêchait,  je  dirais,  en  vérité,  que  vous  êtes 
un  peu  ingrat.  Vous  ne  paraissez  pas  vous  souvenir 
assez  des  bons  services  que  la  France  vous  a  rendus. 
Le  conclave  de  Venise,  qui  vous  a  élu  Pape,  m'a  un 
peu  l'air  davoir  été  inspiré  par  ma  campagne  d'Italie 
et  par  un  mot  que  j'ai  dit  sur  vous.  L'Autriche  ne 
vous  traita  pas  bien  alors,  et  j  en  fus  très  affligé. 
Votre  Sainteté  fut,  je  crois,  obligée  de  revenir  par 
mer  à  Rome,  faute  de  pouvoir  passer  par  les  terres 
autrichiennes. 

Il  s  interrompait  pour  attendre  la  réponse  du 
silencieux  hôte  qu'il  s'était  donné;  mais  Pie  VII  ne 
fit  qu'une  inclination  de  tète  presque  imperceptible, 
et  demeura  comme  plongé  dans  un  abattement  qui 
1  empêchait  d'écouter. 


428  SERVITUDE    ET    GRA>'DEUR    MILITAIRES 

Bonaparte  alors  poussa  du  pied  une  chaise  près 
du  grand  fauteuil  du  Pape.  —  Je  tressaillis,  parce 
qu'en  venant  chercher  ce  siège,  il  avait  effleuré  de 
son  épaulette  le  rideau  de  l'alcôve  où  j'étais  caché. 

—  Ce  fut,  en  vérité,  continua-t-il,  comme  catho- 
lique que  cela  m'affligea.  Je  n'ai  jamais  eu  le  temps 
d'étudier  beaucoup  la  théologie,  moi;  mais  j'ajoute 
encore  une  grande  foi  à  la  puissance  de  l'Eglise; 
elle  a  une  vitalité  prodigieuse,  Saint-Père.  Voltaire 
vous  a  bien  un  peu  entamés  ;  mais  je  ne  l'aime  pas, 
et  je  vais  lâcher  sur  lui  un  vieil  oratorien  défroqué. 
Vous  serez  content,  allez.  Tenez,  nous  pourrions, 
si  vous  vouliez,  faire  bien  des  choses  à  l'avenir. 

Il  prit  un  air  d'innocence  et  de  jeunesse  très 
caressant. 

—  Moi,  je  ne  sais  pas,  j  ai  beau  chercher,  je  ne 
vois  pas  bien,  en  vérité,  pourquoi  vous  auriez  de 
la  répugnance  à  siéger  à  Paris  pour  toujours.  Je 
vous  laisserais,  ma  foi,  les  Tuileries,  si  vous  vou- 
liez. Vous  y  trouverez  déjà  votre  chambre  de  Monte- 
Cavallo  qui  vous  attend.  Moi,  je  n'y  séjourne  guère. 
Ne  voyez-vous  pas  hien,  Padre,  que  c  est  là  la  vraie 
capitale  du  monde?  Moi,  je  ferais  tout  ce  que  vous 
voudriez;  d'abord,  je  suis  meilleur  enfant  qu'on  ne 
croit.  —  Pourvu  que  la  guerre  et  la  politique  fati- 
gante me  fussent  laissées,  vous  arrangeriez  l'Eglise 
comme  il  vous  plairait.  Je  serais  votre  soldat  tout 
à  fait.  Voyez,  ce  serait  vraiment  beau;  nous  aurions 
nos  conciles  comme  Constantin  et  Charlemagne,  je 
les  ouvrirais  et  les  fermerais  ;  je  vous  mettrais 
ensuite  dans  la  main  les  vraies  clefs  du  monde,  et 
comme  Notre-Seigneur  a  dit  :  Je  suis  venu  avec 
l'épée.  je  garderais  l'épée,  moi;  je  vous  la  rappor- 
terais seulement  à  bénir  après  chaque  succès  de  nos 
armes. 


LE    DIALOGUE    I>-CO>">'U  4Î:& 

Il  s'inclina  légèrement  en  disant  ces  derniers 
mots. 

Le  Pape,  qui  jusque-là  n'avait  cessé  de  demeurer 
sans  mouvement,  comme  une  statue  égyptienne, 
releva  lentement  sa  tète  à  demi  baissée,  sourit  avec 
mélancolie,  leva  ses  yeux  en  haut  et  dit,  après  un 
soupir  paisible,  comme  s'il  eût  confié  sa  pensée  à 
son  ange  gardien  invisible  : 

—  Commediaiite  I 

Bonaparte  sauta  de  sa  chaise  et  bondit  comme 
un  léopard  blessé.  Une  vraie  colère  le  prit;  uue  de 
ses  colères  jaunes.  11  marcha  d  abord  sans  parler, 
se  mordant  les  lèvres  jusqu'au  sang.  Il  ne  tournait 
plus  en  cercle  autour  de  sa  proie  avec  des  regards 
fins  et  une  marche  cauteleuse  ;  mais  il  allait  droit 
et  ferme,  en  long  et  en  large,  brusquement,  frap- 
pant du  pied  et  faisant  sonner  ses  talons  éperonnés. 
La  chambre  tressaillit;  les  rideaux  frémirent  comme 
les  arbres  à  l'approche  du  tonnerre;  il  me  semblait 
qu'il  allait  arriver  quelque  terrible  et  grande  chose; 
mes  cheveux  me  firent  mal  et  j'y  portai  la  main 
malgré  moi.  Je  regardai  le  Pape,  il  ne  remua  pas, 
seulement  il  serra  de  ses  deux  mains  les  tètes 
d'aigle  des  bras  du  fauteuil. 

La  bombe  éclata  tout  à  coup. 

—  Comédien!  Moi!  Ah!  je  vous  donnei^ai  des 
comédies  à  vous  faire  tous  pleurer  comme  des 
femmes  et  des  enfants.  —  Comédien!  —  Ah!  vous 
n  y  êtes  pas,  si  vous  croyez  qu'on  puisse  avec  moi 
faire  du  sang-froid  insolent!  Mon  théâtre  c'est  le 
monde;  le  rôle  que  j'y  joue,  c'est  celui  de  maître 
et  d'auteur;  pour  comédiens  j'ai  vous  tous,  Papes, 
Rois,  Peuples!  et  le  fil  par  lequel  je  vous  remue, 
c'est  la  peur!  —  Comédien!  Ah!  il  laudrait  être 
d  une  autre  taille  que  la  vôtre  pour  m  oser  applaudir 


430  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

OU  siffler,  signor  Chiaramontil  —  Savez-vous  bien 
que  vous  ne  seriez  qu'un  pauvre  curé,  si  je  le  vou- 
lais ?  Vous  et  votre  tiare,  la  France  vous  rirait  au 
nez,  si  je  ne  gardais  mon  air  sérieux  en  vous  saluant. 

Il  y  a  quatre  ans  seulement,  personne  n  eût  osé 
parler  tout  haut  du  Christ.  Qui  donc  eût  parlé  du 
Pape,  s'il  vous  plaît?  —  Comédien!  Ah!  messieurs, 
vous  prenez  vite  pied  chez  nous!  Vous  êtes  de  mau- 
vaise humeur  parce  que  je  n'ai  pas  été  assez  sot 
pour  signer,  comme  Louis  XIV,  la  désapprobation 
des  libertés  gallicanes!  —  Mais  on  ne  me  pipe  pas 
ainsi.  —  C'est  moi  qui  vous  tiens  dans  mes  doigts; 
c'est  moi  qui  vous  porte  du  Midi  au  Xord  comme 
des  marionnettes  ;  c'est  moi  qui  fais  semblant  de 
vous  compter  pour  quelque  chose  parce  que  vous 
représentez  une  vieille  idée  que  je  veux  ressusciter; 
et  vous  n'avez  pas  l'esprit  de  voir  cela  et  de  faire 
comme  si  vous  ne  vous  en  aperceviez  pas.  —  Mais 
non!  il  faut  tout  vous  dire!  il  faut  vous  mettre  le 
nez  sur  les  choses  pour  que  vous  les  compreniez. 
Et  vous  croyez  bonnement  que  l'on  a  besoin  de  vous, 
et  vous  relevez  la  tète,  et  vous  vous  drapez  dans 
vos  robes  de  femme  !  —  Mais  sachez  bien  qu'elles 
ne  m'en  imposent  nullement,  et  que.  si  vous  conti- 
nuez, vous!  je  traiterai  la  vôtre  comme  Charles  XC 
celle  du  grand  vizir  :  je  la  déchirerai  d'un  coup 
d'éperon. 

11  se  tut.  Je  n'osais  pas  respirer.  J'avançai  la 
tête,  n'entendant  plus  sa  voix  tonnante,  pour  voir  si 
le  pauvre  vieillard  était  mort  d  effroi.  Le  même 
calme  dans  l'attitude,  le  même  calme  sur  le  visage. 
11  leva  une  seconde  fois  les  yeux  au  ciel,  et  après 
avoir  encore  jeté  un  profond  soupir,  il  sourit  avec 
amertume  et  dit  : 

—  Tragediantel 


LE    DIALOGUE    I>CO^>U  431 

Bonaparte,  en  ce  moment,  était  au  bout  de  la 
chambre,  appuyé  sur  la  cheminée  de  marbre  aussi 
haute  que  lui.  Il  partit  comme  un  trait,  courant  sur 
le  vieillard;  je  crus  qu'il  l'allait  tuer.  Mais  il  s'ar- 
rêta court,  prit,  sur  la  table,  un  vase  de  porcelaine 
de  Sèvres,  où  le  château  Saint-Ange  et  le  Capitole 
étaient  peints,  et,  le  jetant  sur  les  chenets  et  le 
marbre,  le  broya  sous  ses  pieds  :  puis,  tout  d  un 
coup,  s'assit  et  demeura  dans  un  silence  profond  et 
une  immobilité  formidable. 

Je  fus  soulagé,  je  sentis  que  la  pensée  réfléchie 
lui  était  revenue  et  que  le  cerveau  avait  repris 
Tempire  sur  les  bouillonnements  du  sang.  Il  devint 
triste,  sa  voix  fut  sourde  et  mélancolique,  et  dès  sa 
première  parole  je  compris  qu'il  était  dans  le  vrai, 
et  que  ce  Protée,  dompté  par  deux  mots,  se  mon- 
trait lui-même. 

—  Malheureuse  vie  !  dit-il  d'abord. 

Puis  il  rêva,  déchira  le  bord  de  son  chapeau  sans 
parler  pendant  une  minute  encore,  et  reprit,  se 
parlant  à  lui  seul,  au  réveil. 

—  C'est  vrai!  Tragédien  ou  Comédien.  —  Tout  est 
rôle,  tout  est  costume  pour  moi  depuis  longtemps 
et  pour  toujours.  Quelle  fatigue!  quelle  petitesse! 
Poser!  toujours  poser!  de  face  pour  ce  parti,  de 
profil  pour  celui-là,  selon  leur  idée.  Leur  paraître 
ce  qu'ils  aiment  que  Ton  soit,  et  deviner  juste  leurs 
rêves  d'imbéciles.  Les  placer  tous  entre  l'espérance 
et  la  crainte.  —  Les  éblouir  par  des  dates  et  des 
bulletins,  par  des  prestiges  de  distance  et  des  pres- 
tiges de  nom.  Etre  leur  maître  à  tous  et  ne  savoir 
qu'en  faire.  Voilà  tout,  ma  foi!  —  Et  après  ce  tout, 
s'ennuyer  autant  que  je  fais,  c'est  trop  fort.  —  Car, 
en  vérité,  poursuivit-il  en  se  croisant  les  jambes  et 
en  se  couchant  dans  un  fauteuil,  je  m'ennuie  énor- 


432  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

mément.  —  Sitôt  que  je  m'assieds,  je  crève  d'ennui. 
—  Je  ne  chasserais  pas  trois  jours  à  Fontainebleau 
sans  périr  de  langueur.  —  Moi,  il  faut  que  j'aille  et 
que  je  fasse  aller.  Si  je  sais  où,  je  veux  être  pendu, 
par  exemple.  Je  vous  parle  à  cœur  ouvert.  J'ai  des 
plans  pour  la  vie  de  quarante  empereurs,  j'en  fais 
un  tous  les  matins  et  un  tous  les  soirs;  j'ai  une 
imagination  infatigable;  mais  je  n'aurais  pas  le 
temps  d'eu  remplir  deux,  que  je  serais  usé  de  corps 
et  d  âme;  car  notre  pauvre  lampe  no  brûle  pas  long- 
temps. Et  franchement,  quand  tous  mes  plans 
seraient  exécutés,  je  ne  jurerais  pas  que  le  monde 
s'en  trouvât  beaucoup  plus  heureux;  mais  il  serait 
plus  beau,  et  une  unité  majestueuse  régnerait  sur 
lui.  —  Je  ne  suis  pas  un  philosophe,  moi,  et  je  ne 
sais  que  notre  secrétaire  de  Florence  qui  ait  eu  le 
sens  commun.  Je  n'entends  rien  à  certaines  théories. 
La  vie  est  trop  courte  pour  s'arrêter.  Sitôt  que  j  ai 
pensé,  j  e.xécute.  On  trouvera  assez  d'explications  de 
mes  actions  après  moi  pour  m'agrandir  si  je  réussis 
et  me  rapetisser  si  je  tombe.  Les  paradoxes  sont  là 
tout  prêts,  ils  abondent  en  France:  je  les  fais  taire 
de  mon  vivant,  mais  après  il  faudra  voir.  —  N'im- 
porte, mon  affaire  est  de  réussir,  et  je  m'entends  à 
cela.  Je  fais  mon  Iliade  en  action,  moi,  et  tous  les 
jours. 

Ici.  il  se  leva  avec  une  promptitude  gaie  et  quel- 
que chose  d'alerte  et  de  vivant;  il  était  naturel  et 
vrai  dans  ce  moment-là,  il  ne  songeait  point  à  se 
dessiner  comme  il  fit  depuis  dans  ses  dialogues  de 
Sainte-Hélène;  il  ne  songeait  point  à  s'idéaliser,  et 
ne  composait  point  son  personnage  de  manière  à 
réaliser  les  plus  belles  conceptions  philosophiques; 
il  était  lui,  lui-même  mis  au  dehors.  —  Il  revint 
près  du  Saint-Père,  qui  n  avait  pas   fait  un  mouve- 


LE    DIALOGL'E    INCONNU  433 

ment,  et  marcha  devant  lui.  Là,  s'enflammant,  riant 
à  moitié  avec  ironie,  il  débita  ceci,  à  peu  près,  tout 
mêlé  de  trivial  et  de  grandiose,  selon  son  usage,  en 
parlant  avec  une  volubilité  inconcevable,  expression 
rapide  de  ce  génie  facile  et  prompt  qui  devinait 
tout,  à  la  fois,  sans  étude. 

—  La  naissance  est  tout,  dit-il;  ceux  qui  viennent 
au  monde  pauvres  et  nus  sont  toujours  des  déses- 
pérés. Cela  tourne  en  action  ou  en  suicide,  selon  le 
caractère  des  gens.  Quand  ils  ont  le  courage, 
comme  moi,  de  mettre  la  main  à  tout,  ma  foi!  ils 
fout  le  diable.  Que  voulez-vous  ?  Il  faut  vivre.  Il  faut 
trouver  sa  place  et  faire  son  trou.  Moi,  j'ai  fait  le 
mien  comme  un  boulet  de  canon.  Tant  pis  pour  ceux 
qui  étaient  devant  moi.  —  Qu'y  faire?  Chacun 
mange  selon  son  appétit;  moi,  j'avais  grand'faim! 
—  Tenez,  Saint-Père,  à  Toulon,  je  n'avais  pas  de 
quoi  acheter  une  paire  d'épaulettes,  et  au  lieu 
d  elles  j'avais  une  mère  et  je  ne  sais  combien  de 
frères  sur  les  épaules.  Tout  cela  est  placé  à  présent, 
assez  convenablement,  j'espère.  Joséphine  m'avait 
épousé,  comme  par  pitié,  et  nous  allons  la  cou- 
ronner à  la  barbe  de  Raguideau,  son  notaire,  qui 
disait  que  je  n'avais  que  la  cape  et  l'épée.  Il  n'avait, 
ma  foi!  pas  tort.  —  Manteau  impérial,  couronne, 
qu'est-ce  que  tout  cela?  Est-ce  à  moi?  —  Costume! 
costume  d'acteur  î  Je  vais  l'endosser  pour  une  heure, 
et  j'en  aurai  assez.  Ensuite,  je  reprendrai  mon  petit 
habit  d'officier,  et  je  monterai  à  cheval  ;  toute  la  vie 
à  cheval  !  —  Je  ne  serai  pas  assis  un  jour  sans  courir 
le  risque  d'être  jeté  à  bas  du  fauteuil.  Est-ce  donc 
bien  à  envier?  Hein? 

Je  vous  le  dis,  Saint-Père;  il  n'y  a  au  monde  que 
deux  danses  d  hommes  :  ceux  qui  ont  et  ceux  qui 
gagnent. 

25 


434  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

Les  premiers  se  couchent,  les  autres  se  remuent. 
Comme  j'ai  compris  cela  de  bonne  heure  et  à  pro- 
pos, j'irai  loin,  voilà  tout.  Il  n'y  en  a  que  deux  qui 
soient  arrivés  en  commençant  à  quarante  ans  : 
Cromwell  et  Jean-Jacques:  si  vous  aviez  donné  à  l'un 
une  ferme,  à  l'autre  douze  cents  francs  et  sa  ser- 
vante, ils  n'auraient  ni  prêché,  ni  commandé,  ni 
écrit.  Il  y  a  des  ouvriers  en  bâtiments,  en  couleurs, 
en  formes  et  en  phrases;  moi,  je  suis  ouvrier  en 
batailles.  C'est  mon  état.  —  A  trente-cinq  ans,  j'en 
ai  déjà  fabriqué  dix-huit  qui  s'appellent  :  Victoires. 
—  Il  faut  bien  qu'on  me  paye  mon  ouvrage.  Et  le 
payer  d'un  trône,  ce  n'est  pas  trop  cher.  —  D'ail- 
leurs je  travaillerai  toujours.  Vous  en  verrez  bien 
d'autres.  Vous  verrez  toutes  les  dynasties  dater  de 
la  mienne,  tout  parvenu  que  je  suis,  et  élu.  Elu, 
comme  vous,  Saint-Père,  et  tiré  de  la  foule.  Sur  ce 
point  nous  pouvons  nous  donner  la  main. 

Et,  s'approchant,  il  tendit  sa  main  blanche  et 
brusque  vers  la  main  décharnée  et  timide  du  bon 
Pape,  qui,  peut-être  attendri  par  le  ton  de  bon- 
homie de  ce  dernier  mouvement  de  l'Empereur,  peut- 
être  par  un  retour  secret  sur  sa  propre  destinée  et 
une  triste  pensée  sur  l'avenir  des  sociétés  chré- 
tiennes, lui  donna  doucement  le  bout  de  ses  doigts, 
tremblants  encore,  de  l'air  d'une  grand'mère  qui  se 
raccommode  avec  un  enfant  qu'elle  avait  eu  le  cha- 
grin de  gronder  trop  fort.  Cependant  il  secoua  la 
tête  avec  tristesse,  et  je  vis  rouler  de  ses  beaux 
yeux  une  larme  qui  glissa  rapidement  sur  sa  joue 
livide  et  desséchée.  Elle  me  parut  le  dernier  adieu 
du  Christianisme  mourant  qui  abandonnait  la  terre 
à  l'égoïsme  et  au  hasard. 

Bonaparte  jeta  un  regard  furtif  sur  cette  larme 
arrachée  à  ce  pauvre  cœur,  et  je  surpris  même,  d'un 


UNE    EXISTENCE    DE    MAiaM  435 

côté  de  sa  bouche,  un  mouvement  rapide  qui  i-es- 
semblait  à  un  sourire  de  triomphe.  — En  ce  moment, 
cette  nature  toute-puissante  me  parut  moins  élevée 
et  moins  exquise  que  celle  de  son  saint  adversaire; 
cela  me  fit  rougir,  sous  mes  rideaux,  de  tous  mes 
enthousiasmes  passés;  je  sentis  une  tristesse  toute 
nouvelle  en  découvrant  combien  la  plus  haute  gran- 
deur politique  pouvait  devenir  petite  dans  ses 
froides  ruses  de  vanité,  ses  pièges  misérables  et 
ses  noirceurs  de  roué.  Je  vis  qu'il  n'avait  rien  voulu 
de  son  prisonnier,  et  que  c'était  une  joie  tacite  qu'il 
s'était  donnée  de  n'avoir  pas  faibli  dans  ce  tète-à- 
tête,  et  s'étant  laissé  surprendre  à  l'émotion  de  la 
colère,  de  faire  fléchir  le  captif  sous  l'émotion  de  la 
fatigue,  de  la  crainte  et  de  toutes  les  faiblesses  qui 
amènent  un  attendrissement  inexplicable  sur  la  pau- 
pière d'un  vieillard.  —  Il  avait  voulu  avoir  le  der- 
nier et  sortit,  sans  ajouter  un  mot,  aussi  brusque- 
ment qu'il  était  entré.  Je  ne  vis  pas  s  il  avait  salué 
le  Pape.  Je  ne  le  crois  pas. 

On  emporta  le  Saint-Père,  ému  et  tremblant.  Le  jeune 
Renaud  demeura  caché,  accablé,  jusqu'à  la  nuit,  mais  on 
avait  remarqué  sa  disparition  momentanée  et  les  façons 
du  maître  changèrent  à  son  égard.  Enfin,  un  matin,  il 
reçut  un  ordre  de  départ  immédiat  pour  le  camp  de 
Boulogne  et  d'embarquement  sur  un  bateau  plat.  Il 
s'éloigna  de  Fontainebleau  avec  joie,  et  prit,  dès  le  len- 
demain de  son  arrivée  au  camp,  le  commandement  d'une 
embarcation. 


54.    _    UNE    EXISTENCE    DE    MARIX 

Ce   jour-là,    il  y  avait    en  mer  une   seule  frégate 
anglaise.  Elle  courait  des  bordées  avec  une  majes- 


436  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

tueuse  lenteur,  elle  allait,  elle  venait,  elle  virait, 
elle  se  penchait,  elle  se  relevait,  elle  se  mirait,  elle 
glissait,  elle  s'arrêtait,  elle  jouait  au  soleil  comme 
un  cygne  qui  se  baigne.  Le  misérable  bateau  plat 
de  nouvelle  et  mauvaise  invention  s'était  risqué 
fort  avant  avec  quatre  autres  bâtiments  pareils;  et 
nous  étions  tout  fiers  de  notre  audace,  lancés  ainsi 
depuis  le  matin,  lorsque  nous  découvrîmes  tout  à 
coup  les  paisibles  jeux  de  la  frégate.  Ils  nou? 
eussent  sans  doute  paru  fort  gracieux  et  poétiques 
vus  de  la  terre  ferme,  ou  seulement  si  elle  se 
fût  amusée  à  prendre  ses  ébats  entre  l'Angleterre 
et  nous;  mais  c'était,  au  contraire,  entre  nous  et 
la  France.  La  côte  de  Boulogne  était  à  plus  d'une 
lieue.  Cela  nous  rendit  pensifs.  Nous  fîmes  force 
de  nos  mauvaises  voiles  et  de  nos  plus  mauvaises 
rames,  et  pendant  que  nous  nous  démenions,  la 
paisible  frégate  continuait  à  prendre  son  bain  de 
mer  et  à  décrire  mille  contours  agréables  autour 
de  nous,  faisant  le  manège,  changeant  de  main 
comme  un  cheval  bien  dressé,  et  dessinant  des  S 
et  des  Z  sur  l'eau  de  la  façon  la  plus  aimable.  Nous 
remarquâmes  qu'elle  eut  la  bonté  de  nous  laisser 
passer  plusieurs  fois  devant  elle  sans  tirer  un  coup 
de  canon,  et  même  tout  d'un  coup  elle  les  retira 
tous  dans  l'intérieur  et  ferma  tous  ses  sabords.  Je 
crus  d'abord  que  c'était  une  manœuvre  toute  paci- 
fique et  je  ne  comprenais  rien  à  cette  politesse.  — 
Mais  un  gros  vieux  marin  me  donna  un  coup  de 
coude  et  me  dit  :  Voici  qui  va  mal.  Eu  effet,  après 
nous  avoir  bien  laissés  courir  devant  elle  comme 
des  souris  davant  un  chat,  l'aimable  et  belle  fré- 
gate arriva  sur  nous  à  toutes  voiles  sans  daigner 
faire  feu,  nous  heurta  de  sa  proue  comme  un  cheval 
du    poitrail,   nous  brisa,  nous   écrasa,  nous  coula, 


UNE    EXISTENCE    DE    MARIN  437 

et  passa  joyeusement  jjar-dessus  nous,  laissant 
quelques  canots  pêcher  les  prisonniers,  desquels 
je  fus,  moi  dixième,  sur  deux  cents  hommes 
que  nous  étions  au  départ.  La  belle  frégate  se 
nommait  la  Naïade,  et  pour  ne  pas  perdre  Ihabi- 
tude  française  des  jeux  de  mots,  vous  pensez  bien 
que  nous  ne  manquâmes  jamais  de  l'appeler  depuis 
la  Noyade. 

J'avais  pris  un  bain  si  violent  que  l'on  était  sur 
le  point  de  me  rejeter  comme  mort  dans  la  mer, 
quand  un  officier  qui  visitait  mon  portefeuille  y 
trouva  la  lettre  de  mon  père  que  vous  venez  de 
lire  et  la  signature  de  lord  CollingNNOod.  Il  me  lit 
donner  des  soins  plus  attentifs;  on  me  trouva 
quelques  signes  de  vie,  et  quand  je  repris  connais- 
sance, ce  fut,  non  à  bord  de  la  gracieuse  Naïade 
mais  sur  la  Victoire  [the  Victoiy).  Je  demandai  qui 
commandait  cet  autre  navire.  On  me  répondit  lao 
niquement  :  lord  Collingwood.  Je  crus  qu'il  était 
fils  de  celui  qui  avait  connu  mon  père;  mais  quand 
on  me  conduisit  à  lui,  je  fus  détrompé.  C'était  le 
même  homme. 

Je  ne  pus  contenir  ma  surprise  quand  il  me  dit, 
avec  une  bonté  toute  paternelle,  qu'il  ne  s'attendait 
pas  à  être  le  gardien  du  fils  après  l'avoir  été  du 
père,  mais  qu'il  espérait  qu'il  ne  s'en  trouverait  pas 
plus  mal;  qu'il  avait  assisté  aux  derniers  moments 
de  ce  vieillard,  et  qu'en  apprenant  mon  nom,  il 
avait  voulu  m'avoir  à  son  bord;  il  me  parlait  ]e 
meilleur  français  avec  une  douceur  mélancolique 
dont  l'expression  ne  m'est  jamais  sortie  de  la 
mémoire.  Il  m'offrit  de  rester  à  sou  bord,  sur 
parole  de  ne  faire  aucune  tentative  d'évasion.  J'en 
donnai  ma  parole  d'honneur,  sans  hésiter,  à  la 
manière  des  jeunes   gens    de   dix-huit  ans,    et  me 


438  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

trouvant  beaucoup  mieux  à  bord  de  la  Victoire  que 
sur  quelque  ponton;  étonné  de  ne  rien  voir  qui 
justifiât  les  préventions  qu'on  nous  donnait  contre 
les  Anglais,  je  fis  connaissance  assez  facilement 
avec  les  officiers  du  bâtiment,  que  mon  ignorance 
de  la  mer  et  de  leur  langue  amusait  beaucoup,  et 
qui  se  divertirent  à  me  faire  connaître  lune  et 
l'autre,  avec  une  politesse  d'autant  plus  grande  que 
leur  amiral  me  traitait  comme  son  fils.  Cependant, 
une  grande  tristesse  me  prenait  quand  je  voyais  de 
loin  les  côtes  blanches  de  la  Normandie,  et  je  me 
retirais  pour  ne  pas  pleurer.  Je  résistais  à  l'envie 
que  j'en  avais,  parce  que  j'étais  jeune  et  courageux; 
mais  ensuite,  dès  que  ma  volonté  ne  surveillait  plus 
mon  cœur,  dès  que  j'étais  couché  et  endormi,  les 
larmes  sortaient  de  mes  yeux  malgré  moi  et  trem- 
paient mes  joues  et  la  toile  de  mon  lit  au  point  de 
me  réveiller. 

Un  soir  surtout,  il  y  avait  eu  une  prise  nouvelle 
d'un  brick  français;  je  l'avais  vu  périr  de  loin,  sans 
que  Ion  pût  sauver  un  seul  homme  de  l'équipage, 
et,  malgré  la  gravité  et  la  retenue  des  officiers,  il 
m'avait  fallu  entendre  les  cris  et  les  hourras  des 
matelots  qui  voyaient  avec  joie  l'expédition  s  éva- 
nouir et  la  mer  engloutir  goutte  à  goutte  cette  ava- 
lanche qui  menaçait  d'écraser  leur  patrie.  Je  m'étais 
retiré  et  caché  tout  le  jour  dans  le  réduit  que  lord 
Collingv\ood  m'avait  fait  donner  près  de  son  appar- 
tement, comme  pour  mieux  déclarer  sa  protection, 
et,  quand  la  nuit  fut  venue,  je  montai  seul  sur  le 
pont.  J'avais  senti  l'ennemi  autour  de  moi  plus 
que  jamais,  et  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma  des- 
tinée sitôt  arrêtée,  avec  une  amertume  plus  grande. 
Il  y  avait  un  mois  déjà  que  j'étais  prisonnier  de 
guerre,  et  l'amiral  Collingwood,  qui,  en  public,  me 


UNE    EXISTENCE    DE    MARi:^  439 

traitait  avec  tant  de  bienveillance,  ne  m'avait 
parlé  qu'un  instant  en  particulier,  le  premier  jour 
de  mon  arrivée  à  son  bord  ;  il  était  bon,  mais  froid, 
et,  dans  ses  manières,  ainsi  que  dans  celles  des 
officiers  anglais,  il  y  avait  un  point  où  tous  les 
épanchements  s'arrêtaient  et  où  la  politesse  com- 
passée se  présentait  comme  une  barrière  sur  tous 
les  chemins.  C'est  à  cela  que  se  fait  sentir  la  vie 
en  pays  étranger.  J'y  pensais  avec  une  sorte  de 
terreur  en  considérant  l'abjection  de  ma  position 
qui  pouvait  durer  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  et  je 
voyais  comme  inévitable  le  sacrifice  de  ma  jeunesse, 
anéantie  dans  la  honteuse  inutilité  du  prisonnier. 
La  frégate  marchait  rapidement,  toutes  voiles 
dehors,  et  je  ne  la  sentais  pas  aller.  J'avais  appuyé 
mes  deux  mains  à  un  câble  et  mon  front  sur  mes 
deux  mains,  et,  ainsi  penché,  je  regardais  dans 
l'eau  de  la  mer.  Ses  profondeurs  vertes  et  sombres 
me  donnaient  une  sorte  de  vertige,  et  le  silence 
de  la  nuit  n'était  interrompu  que  par  des  cris 
anglais.  J'espérais  un  moment  que  le  navire  m'em- 
portait bien  loin  de  la  France  et  que  je  ne  verrais 
plus  le  lendemain  ces  côtes  droites  et  blanches, 
coupées  dans  la  bonne  terre  chérie  de  mon  pauvre 
pays.  —  Je  pensais  que  je  serais  ainsi  délivré  du 
désir  perpétuel  que  me  donnait  cette  vue  et  que 
je  n'aurais  pas,  du  moins,  ce  supplice  de  ne  pou- 
voir même  songer  à  m'échapper  sans  déshonneur, 
supplice  de  Tantale,  où  une  soif  avide  de  la  patrie 
devait  me  dévorer  pour  longtemps.  J'étais  accablé 
de  ma  solitude  et  je  souhaitais  une  prochaine  occa- 
sion de  me  faire  tuer.  Je  révais  à  composer  ma 
mort  habilement  et  à  la  manière  grande  et  grave 
des  anciens.  J'imaginais  une  fin  héroïque  et  digne 
de   celles  qui  avaient  été  le  sujet  de  tant  de   con- 


440  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

v€rsations  de  pages  et  d'enfants  guerriers,  l'objet 
de  tant  d'envie  parmi  mes  compagnons.  J'étais  dans 
ces  rêves  qui,  à  dix-huit  ans,  ressemblent  plutôt  à 
une  continuation  d'action  et  de  combat  qu'à  une 
sérieuse  méditation,  lorsque  je  me  sentis  douce- 
ment tirer  par  le  bras,  et,  en  me  retournant,  je  vis, 
debout  derrière  moi,  le  bon  amiral  Collingvs'ood. 

Il  avait  à  la  main  sa  lunette  de  nuit  et  il  était 
vêtu  de  son  grand  uniforme  avec  la  rigide  tenue 
anglaise.  Il  me  mit  une  main  sur  l'épaule  d'une 
façon  paternelle,  et  je  remarquai  un  air  de  mélan- 
colie profonde  dans  ses  grands  yeux  noirs  et  sur 
son  front.  Ses  cheveux  blancs,  à  demi  poudrés, 
tombaient  assez  négligemment  sur  ses  oreilles,  et 
il  y  avait,  à  travers  le  calme  inaltérable  de  sa  voix 
et  de  ses  manières,  un  fond  de  tristesse  qui  me 
frappa  ce  soir-là  surtout,  et  me  donna  pour  lui, 
tout  d'abord,  plus  de  respect  et  d'attention. 

—  Vous  êtes  déjà  triste,  mon  enfant,  me  dit-il. 
J'ai  quelques  petites  choses  à  vous  dire;  voulez- 
vous  causer  un  peu  avec  moi? 

Je  balbutiai  quelques  paroles  vagues  de  recon- 
naissance et  de  politesse  qui  n'avaient  pas  le  sens 
commun  probablement,  car  il  ne  les  écouta  pas, 
et  s'assit  sur  un  banc,  me  tenant  une  main.  J'étais 
debout  devant  lui 

—  Vous  n'êtes  prisonnier  que  depuis  un  mois, 
reprit-il,  et  je  le  suis  depuis  trente-trois  ans.  Oui, 
mon  ami,  je  suis  prisonnier  de  la  mer;  elle  me 
garde  de  tous  côtés,  toujours  des  flots  et  des 
flots  ;  je  ne  vois  qu'eux,  je  n'entends  qu'eux.  Mes 
cheveux  ont  blanchi  sous  leur  écume,  et  mon  dos 
s'est  un  peu  voûté  sous  leur  humidité.  J'ai  passé 
si  peu  de  temps  en  Angleterre,  que  je  ne  la  connais 
que  par  la  carte.  La  patrie  est  un  être  idéal  que  je 


UNE    EXISTENCE    DE    MAPaN  441 

n'ai  fait  qu'entrevoir,  mais  que  je  sers  en  esclave 
et  qui  augmente  pour  moi  de  rigueur  à  mesure 
que  je  deviens  plus  nécessaire.  C  est  le  sort 
commun  et  c'est  même  ce  que  nous  devons  le  plus 
■souhaiter  que  d'avoir  de  telles  chaînes;  mais  elles 
sont  quelquefois  bien  lourdes. 

Il  s'interrompit  un  instant  et  nous  nous  tûmes 
tous  deux,  car  je  n'aurais  pas  osé  dire  un  mot, 
voyant  qu'il  allait  poursuivre. 

—  J'ai  bien  réfléchi,  me  dit-il,  et  je  me  suis 
interrogé  sur  mc-a  devoir  quand  je  vous  ai  eu  à 
mon  bord.  J'aurais  pu  vous  laisser  conduire  en 
Angleterre,  mais  vous  auriez  pu  y  tomber  dans  une 
misère  dont  je  vous  garantirai  toujours  et  dans 
un  désespoir  dont  j'espère  aussi  vous  sauver; 
j'avais  pour  votre  père  une  amitié  bien  vraie,  et  je 
lui  en  donnerai  ici  une  preuve;  s'il  me  voit,  il  sera 
content  de  moi,  n'est-ce  pas  ? 

L'Amiral  se  tut  encore  et  me  serra  la  main.  Il 
s'avança  même  dans  la  nuit  et  me  regarda  atten- 
tivement, pour  voir  ce  que  j'éprouvais  à  mesure 
qu'il  me  parlait.  Mais  j'étais  trop  interdit  pour  lui 
répondre.  Il  poursuivit  plus  rapidement  : 

—  J'ai  déjà  écrit  à  l'Amirauté  pour  qu'au  pre- 
mier échange  vous  fussiez  renvoyé  eu  France.  Mais 
cela  pourra  être  long,  ajouta-t-il,  je  ne  vous  le 
cache  pas;  car,  outre  que  Bonaparte  s'y  prête  mal, 
on  nous  fait  peu  de  prisonniers.  —  En  attendant, 
je  veux  vous  dire  que  je  vous  verrais  avec  plaisir 
étudier  la  langue  de  vos  ennemis,  vous  voyez  que 
nous  savons  la  vôtre.  Si  vous  voulez,  nous  travail- 
lerons ensemble  et  je  vous  prêterai  Shakspeare  et 
le  capitaine  Cook.  —  Xe  vous  affligez  pas,  vous 
serez  libre  avant  moi,  car,  si  l'Empereur  ne  fait  la 
paix,  j'en  ai  pour  toute  ma  vie. 


442  SERVITUDE    ET    GRA^'DEUR   MILITAIRES 

Ce  ton  de  bonté,  par  lequel  il  s'associait  à  moi 
et  nous  faisait  camarades,  dans  sa  prison  flottante, 
me  fit  de  la  peine  pour  lui  ;  je  sentis  que,  dans  cette 
vie  sacrifiée  et  isolée,  il  avait  besoin  de  faire  du 
bien  pour  se  consoler  secrètement  de  la  rudesse  de 
sa  mission  toujours  guerroyante. 

—  Milord,  lui  dis-je,  avant  de  m'enseiguer  les 
mots  d'une  langue  nouvelle,  apprenez-m.oi  les  pen- 
sées par  lesquelles  vous  êtes  parvenu  à  ce  calme 
parfait,  à  cette  égalité  d'âme  qui  ressemble  à  du 
bonheur,  et  qui  cache  un  éternel  ennui...  Par- 
donnez-moi ce  que  je  vais  vous  dire,  mais  je  crains 
que  cette  vertu  ne  soit  qu'une  dissimulation  perpé- 
tuelle. 

—  Vous  vous  trompez  grandement,  dit-il,  le 
sentiment  du  Devoir  finit  par  dominer  tellement 
l'esprit,  qu'il  entre  dans  le  caractère  et  devient  un 
de  ses  traits  principaux,  justement  comme  une 
saine  nourriture,  perpétuellement  reçue,  peut 
changer  la  masse  du  sang  et  devenir  un  des  prin- 
cipes de  notre  constitution.  J'ai  éprouvé,  plus  que 
tout  homme  peut-être,  à  quel  point  il  est  facile 
d'arriver  à  s'oublier  complètement.  Mais  on  ne 
peut  dépouiller  l'homme  tout  entier,  et  il  y  a  des 
choses  qui  tiennent  plus  au  cœur  que  l'on  ne 
voudrait. 

Là,  il  s'interrompit  et  prit  sa  longue  lunette.  Il 
la  plaça  sur  mon  épaule  pour  observer  une  lumière 
lointaine  qui  glissait  à  l'horizon,  et,  sachant  à 
l'instant  au  mouvement  ce  que  c'était  :  —  Bateaux 
pêcheurs,  —  dit-il,  et  il  se  plaça  près  de  moi,  assis 
sur  le  bord  du  navire.  Je  voyais  qu'il  avait  depuis 
longtemps  quelque  chose  à  me  dire  qu'il  n'abordait 
pas. 

—  Vous  ne  me  parlez  jamais  de  votre  père,  me 


LNE    EXISTENCE    DE    MARIN  443 

dit-il  tout  à  coup;  je  suis  étonné  que  vous  ne  m'in- 
terrogiez pas  sur  lui,  sur  ce  qu'il  a  souffert,  sur  ce 
qu'il  a  dit,  sur  ses  volontés. 

Et  comme  la  nuit  était  très  claire,  je  vis  encore 
que  j'étais  attentivement  observé  par  ses  grands 
yeux  noirs. 

—  Je  craignais  d'être  indiscret...  lui  dis-je  avec 
embarras. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  dit-il,  my  child,  ce  n'est 
pas  cela. 

Et  il  secouait  la  tète  avec  doute  et  bonté. 

—  J'ai  trouvé  peu  d'occasions  de  vous  parler, 
milord. 

—  Encore  moins,  interrompit-il;  vous  m'auriez 
parlé  de  cela  tous  les  jours,  si  vous  l'aviez  voulu. 

Je  remarquai  de  l'agitation  et  un  peu  de  reproche 
dans  son  accent.  C'était  là  ce  qui  lui  tenait  au  cœur. 
Je  m'avisai  encore  d'une  sorte  de  réponse  pour  me 
justifier;  car  rien  ne  rend  aussi  niais  que  les  mau- 
vaises excuses. 

—  Milord,  lui  dis-je,  le  sentiment  humiliant  de 
la  captivité  absorbe  plus  que  vous  ne  pouvez  croire. 
Et  je  me  souviens  que  je  crus  prendre  en  disant 
cela  un  air  de  dignité  et  une  contenance  de  R.égulus, 
propres  à  lui  donner  un  grand  respect  pour  moi. 

—  Ah  1  pauvre  garçon!  pauvre  enfaut!  —  poor 
boy!  me  dit-il,  vous  n'êtes  pas  dans  le  vrai.  Vous 
ne  descendez  pas  en  vous-même.  Cherchez  bien, 
et  vous  trouverez  une  indifférence  dont  vous  n'êtes 
pas  comptable,  mais  bien  la  destinée  militaire  de 
votre  pauvre  père. 

Il  avait  ouvert  le  chemin  à  la  vérité,  je  la  laissai 
partir. 

—  Il  est  certain,  dis-je,  que  je  ne  connaissais 
pas  mon  père,  je  l'ai  à  peine  vu  à  Malte,  une  fois. 


444  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

—  Voilà  le  vrai  !  cria-t-il.  Yoilà  le  cruel,  mon 
ami!  Mes  deux  filles  diront  un  jour  comme  cela. 
Elles  diront  :  Nous  ne  connaissons  pas  notre  père! 
Sarah  et  Mary  diront  cela!  et  cependant  je  les 
aime  avec  un  cœur  ardent  et  tendre,  je  les  élève 
de  loin,  je  les  surveille  de  mon  vaisseau,  je  leur 
écris  tous  les  jours,  je  dirige  leurs  lectures,  leurs 
travaux,  je  leur  envoie  des  idées  et  des  sentiments, 
je  reçois  en  échange  leurs  confidences  d'enfants; 
je  les  gronde,  je  m'apaise,  je  me  réconcilie  avec 
elles;  je  sais  tout  ce  qu'elles  font!  je  sais  quel  jour 
elles  ont  été  au  temple  avec  de  trop  belles  robes. 
Je  donne  à  leur  mère  de  continuelles  instructions 
pour  elles,  je  prévois  d'avance  qui  les  aimera,  qui 
les  demandera,  qui  les  épousera  ;  leurs  maris 
seront  mes  fils;  j'en  fais  des  femmes  pieuses  et 
simples  :  on  ne  peut  pas  être  plus  père  que  je  ne 
le  suis...  Eh  bien!  tout  cela  n'est  rien,  parce 
qu'elles  ne  me  voient  pas. 

Il  dit  ces  derniers  mots  d'une  voix  émue,  au 
fond  de  laquelle  on  sentait  des  larmes...  Après  un 
moment  de  silence,  il  continua  : 

—  Oui,  Sarah  ne  s'est  jamais  assise  sur  mes 
genoux  c^e  lorsqu'elle  avait  deux  ans,  et  je  n'ai 
tenu  Mary  dans  mes  bras  que  lorsque  ses  yeux 
n'étaient  pas  ouverts  encore.  Oui,  il  est  juste  que 
vous  ayez  été  indifférent  pour  votre  père  et  qu'elles 
le  deviennent  un  jour  pour  moi.  On  n'aime  pas  un 
invisible.  —  Qu'est-ce  pour  elles  que  leur  père  ? 
une  lettre  de  chaque  jour.  Un  conseil  plus  ou  moins 
froid.  —  On  n'aime  pas  un  conseil,  on  aime  un 
être,  —  et  un  être  qu'on  ne  voit  pas  n'est  pas,  on 
ne  l'aime  pas,  —  et  quand  il  est  mort,  il  n  est  pas 
plus  absent  qu'il  n'était  déjà,  —  et  on  ne  le  pleure 
pas. 


U>"E    EXISTENCE    DE    MARI>'  445 

Il  étouffait  et  il  s'arrêta.  —  Xe  voulant  pas  aller 
plus  loiu  daus  ce  sentiment  de  douleur  devant  un 
étranger,  il  s'éloigna,  il  se  promena  quelque  temps 
et  marcha  sur  le  pont  de  long  en  large.  Je  fus 
d'abord  très  touché  de  cette  vue,  et  ce  fut  un 
remords  qu'il  me  donna  de  n'avoir  pas  assez  senti 
ce  que  vaut  un  père,  et  je  dus  à  cette  soirée  la 
première  émotion  bonne,  naturelle,  sainte,  que  mon 
cœur  ait  éprouvée.  A  ces  regrets  profonds,  à  cette 
\  tristesse  insurmontable  au  milieu  du  plus  brillant 
éclat  militaire,  je  compris  tout  ce  que  j'avais  perdu 
en  ne  connaissant  pas  lamour  du  foyer  qui  pouvait 
laisser  dans  un  grand  cœur  de  si  cuisants  regrets; 
je  compris  tout  ce  qu'il  y  avait  de  factice  dans  notre 
éducation  barbare  et  brutale,  dans  notre  besoin 
insatiable  d'action  étourdissante  ;  je  vis,  comme 
par  une  révélation  soudaine  du  cœur,  qu'il  y  avait 
une  vie  adorable  et  regrettable  dont  j'avais  été 
arraché  violemment,  une  vie  véritable  d'amour 
paternel,  en  échange  de  laquelle  on  nous  faisait  une 
vie  fausse,  toute  composée  de  haines  et  de  toutes 
sortes  de  vanités  puériles  ;  je  compris  qu'il  n'y 
avait  qu'une  chose  plus  belle  que  la  famille  et  à 
laquelle  on  put  saintement  l'immoler  :  c'était  l'autre 
famille,  la  Patrie.  Et  tandis  que  le  vieux  brave, 
s'éloignant  de  moi,  pleurait  parce  qu'il  était  bon, 
je  mis  ma  tête  dans  mes  deux  mains,  et  je  pleurai 
de  ce  que  j'avais  été  jusque-là  si  mauvais. 

Après   quelques  minutes,  l'Amiral  revint   à  moi. 

—  J'ai  à  vous  dire,  reprit-il  d'un  ton  plus  ferme, 
que  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  rapprocher  de 
la  France .  Je  suis  une  éternelle  sentinelle  placée 
devant  vos  ports.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  ajouter,  et 
j'ai  voulu  que  ce  fût  seul  à  seul  :  souvenez-vous 
que  vous  êtes  ici  sur  votre  parole,  et  que  je  ne  vous 


446  SERVITUDE    ET    GRA>DErR    MILITAIRES 

surveillerai  point;  mais,  mon  enfant,  plus  le  temps 
passera,  plus  l'épreuve  sera  forte.  Yous  êtes  bien 
jeune  encore  ;  si  la  tentation  devient  trop  grande 
pour  que  votre  courage  y  résiste,  venez  me  trouver 
quand  vous  craindrez  de  succomber,  et  ne  vous 
cachez  pas  de  moi;  je  vous  sauverai  d'une  action 
déshonorante  que,  par  malheur  pour  leurs  noms, 
quelques  officiers  ont  commise.  Souvenez-vous  qu'il 
est  permis  de  rompre  une  chaîne  de  galérien,  si 
l'on  peut,  mais  non  une  parole  d'honneur.  —  Et  il 
me  quitta  sur  ces  derniers  mots  en  me  serrant  la 
main. 


55.   —   PROJET  D'EVASION 

Nous  ne  cessâmes,  durant  des  années  entières,  de 
rôder  autour  de  la  France,  et  sans  cesse  je  voyais 
se  dessiner  à  l'horizon  les  côtes  de  cette  terre  que 
Grotius  a  nommée  —  le  plus  beau  royaume  après 
celui  du  ciel;  —  puis  nous  retournions  à  la  mer,  et 
il  n'y  avait  plus  autour  de  moi,  pendant  des  mois 
entiers,  que  des  brouillards  et  des  montagnes  d'eau. 
Quand  un  navire  passait  près  de  nous  ou  loin  de 
nous,  c'est  qu'il  était  anglais;  aucun  autre  n'avait 
permission  de  se  livrer  au  vent,  et  l'Océan  n'enten- 
dait plus  une  parole  qui  ne  fût  anglaise.  Les  Anglais 
même  en  étaient  attristés  et  se  plaignaient  qu'à  pré- 
sent 1  Océan  fût  devenu  un  désert  où  ils  se  rencon- 
traient éternellement,  et  l'Europe  une  forteresse  qui 
leur  était  fermée.  —  Quelquefois  ma  prison  de  bois 
s'avançait  si  près  de  la  terre,  que  je  pouvais  distin- 
guer des  hommes  et  des  enfants  qui  marchaient  sur 


PROJET    D  EVASION 


le  rivage.  Alors  le  cœur  me  battait  violemment,  et 
une  rage  intérieure  me  dévorait  avec  tant  de  vio- 
lence, que  j'allais  me  cacher  à  fond  de  cale  pour  ne 
pas  succomber  au  désir  de  me  jeter  à  la  nage  ;  mais, 
quand  je  revenais  auprès  de  1  infatigable  Colling- 
v\ood,  j'avais  honte  de  mes  faiblesses  d  enfant,  je 
ne  pouvais  me  lasser  d'admirer  comment  à  une 
tristesse  si  profonde  il  unissait  un  courage  si  agis- 
sant. Cet  homme  qui,  depuis  quarante  ans,  ne  con- 
naissait que  la  guerre  et  la  mer,  ne  cessait  jamais 
de  s'appliquer  à  leur  étude  comme  à  une  science 
inépuisable.  Quand  un  navire  était  las,  il  en  mon- 
tait un  autre  comme  un  cavalier  impitoyable;  il  les 
usait  et  les  tuait  sous  lui.  Il  en  fatigua  sept  avec 
moi.  Il  passait  les  nuits  tout  habillé,  assis  sur  ses 
canons,  ne  cessant  de  calculer  l'art  de  tenir  son 
navire  immobile,  en  sentinelle,  au  même  point  de 
la  mer,  sans  être  à  l'ancre,  à  travers  les  vents  et 
les  orages,  e.xerçait  sans  cesse  ses  équipages  et 
veillait  sur  eu.x  et  pour  eux;  cet  homme  n'avait  jour 
d'aucune  richesse;  et  tandis  qu  on  le  nommait  pair 
d'Angleterre,  il  aimait  sa  soupière  d'étain  comme 
un  matelot;  puis,  redescendu  chez  lui,  il  redevenait 
père  de  famille  et  écrivait  à  ses  filles  de  ne  pas  être 
de  belles  dames,  de  lire,  non  des  romans,  mais 
l'histoire  des  voyages,  des  essais  et  Shakspeare 
tant  qu'il  leur  plairait  [as  ofien  as  they  please);  il 
écrivait  :  —  «  Xous  avons  combattu  le  jour  de  la 
naissance  de  ma  petite  Sarah  »,  —  après  la  bataille 
de  Trafalgar,  que  j'eus  la  douleur  de  lui  voir 
gagner,  et  dont  il  avait  tracé  le  plan  avec  son  ami 
rs'elson  à  qui  il  succéda.  —  Quelquefois  il  sentait 
sa  santé  s  affaiblir,  il  demandait  grâce  à  l'Angle- 
terre ;  mais  l'inexorable  lui  répondait  :  Restez  en 
mer,  et  lui  envoyait  une   dignité   ou   une  médaille 


448  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

d'or  par  chaque  belle  action;   sa  poitrine  eu  était 
surcliargée.   Il  écrivait  encore   :    «   Depuis  que  j'ai 
quitté  mon  pays,  je  n'ai  pas  passé   dix  jours  dans 
un  port,  mes  yeux  s'affaiblissent;  quand  je  pourrai 
voir  mes  enfants,  la  mer  m'aura  rendu   aveugle.  Je 
gémis  de  ce  que  sur  tant  d'officiers  il  est  si  difficile 
de   me    trouver    un   remplaçant   supérieur    (m  habi- 
leté.   »    L'Angleterre  répondait  :    Vous  resterez  en 
mer,  toujours  en  mer.  Et  il  resta  jusqu'à  sa  mort. 
Cette  vie  romaine  et  imposante  m'écrasait  par  son 
élévation  et  me  touchait  par  sa  simplicité,  lorsque 
je   l'avais    contemplée  un  jour    seulement,   dans   sa 
résignation    grave   et    réfléchie.   Je    me    prenais   en 
grand  mépris,  moi  qui  n'étais  rien  comme  citoyen, 
rien  comme  père,  ni  comme  fils,  ni  comme  frère,  ni 
homme  de  famille,  ni  homme  public,  de  me  plaindre 
quand   il    ne    se    plaignait   pas.    Il   ne   s'était   laissé 
deviner    qu'une    fois    malgré    lui,    et    moi,    fourmi 
d'entre  les  fourmis  que  foulait  aux  pieds  le  sultan 
de  la  France,  je  me  reprochais  mon  désir  secret  de 
retourner  me  livrer  au   hasard    de  ses  caprices  et 
de  redevenir  un  des  grains  de  cette  poussière  qu'il 
pétrissait  dans  le  sang.  —  La  vue  de  ce  vrai  citoyen 
dévoué,    non    comme   je   l'avais   été,    à   un   homme, 
mais  à  la  Patrie  et  au  Devoir,  me  fut  une  heureuse 
rencontre,  car  j'appris,  à  cette  école  sévère,  quelle 
est  la  véritable  Grandeur  que  nous  devons  désor- 
mais chercher   dans    les  armes,    et  combien,  lors- 
qu'elle est  ainsi  comprise,  elle  élève  notre  profes- 
sion au-dessus  de  toutes  les  autres,  et  peut  laisser 
digne  d'admiration  la  mémoire  de   quelques-uns  de 
nous,   quel  que   soit   l'avenir   de    la   guerre    et   des 
armées.  Jamais  aucun  homme  ne  posséda  à  un  plus 
haut  degré  cette  paix  intérieure  qui  naît  du   senti- 
ment du  Devoir  sacré,  et  la   modeste   insouciance 


PROJEl    û  EVASION  449 

d'un  soldat  à  qui  il  importe  peu  que  son  nom  soit 
célèbre,  pourvu  que  la  chose  publique  prospère. 
Je  lui  vis  écrire  un  jour  :  —  «  Maintenir  l'indépen- 
dance de  mon  pays  est  la  première  volonté  de  ma 
vie,  et  j'aime  mieux  que  mon  corps  soit  ajouté  au 
rempart  de  la  Patrie  que  traîné  dans  une  pompe 
Inutile,  à  travers  une  foule  oisive.  —  Ma  vie  et  mes 
forces  sont  dues  à  l'Angleterre.  —  Xe  parlez  pas 
de  ma  blessure  dernière,  on  croirait  que  je  me 
glorifie  de  mes  dangers.  »  —  Sa  tristesse  était  pro- 
fonde, mais  pleine  de  Grandeur;  elle  n'empêchait 
pas  son  activité  perpétuelle,  et  il  me  donna  la 
mesure  de  ce  que  doit  être  Ihomme  de  guerre  intel- 
ligent, exerçant,  non  en  ambitieux,  mais  en  artiste, 
l'ai^t  de  la  guerre,  tout  en  le  jugeant  de  haut  et  en 
le  méprisant  maintes  fois,  comme  ce  Montecuculli 
qui,  Turenne  étant  tué,  se  retira,  ne  daignant  plus 
engager  la  partie  contre  un  joueur  ordinaire.  Mais 
j'étais  trop  jeune  encore  pour  comprendre  tous  les 
mérites  de  ce  caractère,  et  ce  qui  me  saisit  le  plus 
fut  l'ambition  de  tenir,  dans  mon  pays,  un  rang 
pareil  au  sien.  Lorsque  je  voyais  les  Pvois  du  Midi 
lui  demander  sa  protection,  et  Napoléon  même 
s'émouvoir  de  l'espoir  que  Collingwood  était  dans 
les  mers  de  l'Inde,  j'en  venais  jusqu'à  appeler  de 
tous  mes  vœux  l'occasion  de  m'échapper,  et  je 
poussai  la  hâte  de  l'ambition  que  je  nourrissais 
toujours  jusqu'à  être  près  de  manquer  à  ma  parole. 
Oui,  j'en  vins  jusque-là. 

En  descendant  à  terre,  il  trouve  des  camarades,  pri- 
sonniers comme  lui,  qui,  désireux  de  se  sauver,  dressent 
un  plan  d'évasion.  De  retour  à  bord,  la  réflexion,  le 
sentiment  de  l'honneur,  la  crainte  de  la  sévère  figure  de 
CollingT\'Ood  le  font  renoncer  à  son  projet. 


450  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 


67.   —  EN   LIBERTE 

L'Amiral  me  conduisit  encore  à  Gibraltar  le  len- 
demain, pour  mon  malheur.  Nous  y  devions  passer 
huit  jours.  —  Le  soir  de  l'évasion  arriva.  Ma  tête 
bouillonnait  et  je  délibérais  toujours.  Je  me  donnais 
de  spécieux  motifs  et  je  m'étourdissais  sur  leur 
fausseté;  il  se  livrait  en  moi  un  combat  violent; 
mais,  tandis  que  mon  âme  se  tordait  et  se  roulait 
sur  elle-même,  mon  corps,  comme  s'il  eût  été 
arbitre  entre  l'ambition  et  1  honneur,  suivait,  à  lui 
tout  seul,  le  chemin  de  la  fuite.  J'avais  fait,  sans 
m'en  apercevoir  moi-même,  un  paquet  de  mes  bar- 
des, et  j'allais  me  rendre,  de  la  maison  de  Gibraltar 
où  nous  étions,  à  celle  du  rendez-vous,  lorsque  tout 
à  coup  je  m'arrêtai,  et  je  sentis  que  cela  était 
impossible.  —  Il  y  a  dans  les  actions  honteuses 
quelque  chose  d'empoisonné  qui  se  fait  sentir  aux 
lèvres  d'un  homme  de  cœur  sitôt  qu'il  touche  les 
bords  du  vase  de  perdition.  Il  ne  peut  môme  pas  y 
goûter  sans  être  prêt  à  en  mourir.  —  Quand  je  vis  ce 
que  j'allais  faire  et  que  j'allais  manquer  à  ma  parole, 
il  me  prit  une  telle  épouvante  que  je  crus  que  j'étais 
devenu  fou.  Je  courus  sur  le  rivage  et  m'enfuis  de 
la  maison  fatale  comme  d'un  liôpital  de  pestiférés, 
sans  oser  me  retourner  pour  la  regarder.  —  Je  me 
jetai  à  la  nage  et  j'abordai,  dans  la  nuit,  l'Océan, 
notre  vaisseau,  ma  flottante  prison.  J'y  montai  avec 
emportement,  me  cramponnant  à  ses  câbles;  et 
quand  je  fus  sur  le  pont,  je  saisis  le  grand  mât,  je 
m  y  attachai  avec  passion,  comme  à  un  asile  qui  me 
garantissait  du  déshonneur,  et,  au  même  instant,  le 
sentiment    de    la    Grandeur    de    mou    sacrifice    me 


EN    LIBERTÉ  451 

déchirant  le  cœur,  je  tombai  à  genoux,  et,  appuyant 
mon  front  sur  les  cercles  de  fer  du  grand  mât,  je 
me  mis  à  fondre  en  larmes  comme  un  enfant.  —  Le 
capitaine  de  l'Océan,  me  voyant  dans  cet  état,  me 
crut  ou  fit  semblant  de  me  croire  malade,  et  me  fit 
porter  dans  ma  chambre.  Je  le  suppliai  à  grands 
cris  de  mettre  une  sentinelle  à  ma  porte  pour  m'em- 
pêcher  de  sortir.  On  m'enferma  et  je  respirai,  déli- 
vré enfin  du  supplice  d'être  mon  propre  geôlier.  Le 
lendemain,  au  jour,  je  me  vis  en  pleine  mer,  et  je 
jouis  d'un  peu  plus  de  calme  en  perdant  de  vue  la 
terre,  objet  de  toute  tentation  malheureuse  dans 
ma  situation.  J'y  pensais  avec  plus  de  résignation, 
lorsque  ma  petite  porte  s'ouvrit,  et  le  bon  Amiral 
entra  seul. 

—  Je  viens  vous  dire  adieu,  commença-t-il  d'un 
air  moins  grave  que  de  coutume;  vous  partez  pour 
la  France  demain  matin. 

—  Oh!  mon  Dieu!  Est-ce  pour  m'éprouver  que 
vous  m'annoncez  cela,  milord  ? 

—  Ce  serait  un  jeu  bien  cruel,  mon  enfant,  reprit-il  ; 
j'ai  déjà  eu  envers  vous  un  assez  grand  tort.  J'au- 
rais dû  vous  laisser  en  prison  dans  le  Northinnher- 
land  en  pleine  terre  et  vous  rendre  votre  parole. 
Vous  auriez  pu  conspirer  sans  remords  contre  vos 
gardiens  et  user  d'adresse,  sans  scrupule,  pour 
vous  échapper.  Vous  avez  souffert  davantage,  ayant 
plus  de  liberté;  mais,  grâce  à  Dieu!  vous  avez 
résisté  hier  à  une  occasion  qui  vous  déshonorait.  — 
C'eût  été  échouer  au  port,  car  depuis  quinze  jours 
je  négociais  votre  échange  que  l'amiral  Rosily  vient 
de  conclure.  —  J'ai  tremblé  pour  vous  hier,  car  je 
savais  le  projet  de  vos  camarades.  Je  les  ai  laissés 
s'échapper  à  cause  de  vous,  dans  la  crainte  qu'en 
les  arrêtant  on  ne  vous  arrêtât.  Et  comment  aurions- 


452  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIUES 

nous  fait  pour  cacher  cela?  Vous  étiez  perdu,  mon 
enfant,  et,  croyez-moi,  mal  reçu  des  vieux  braves 
de  Napoléon.  Ils  ont  le  droit  d'être  difficiles  eu 
Honneur. 

J'étais  si  troublé  que  je  ne  savais  comment  le 
remercier;  il  vit  mon  embarras,  et,  se  hâtant  de 
couper  les  mauvaises  phrases  par  lesquelles  j'es- 
sayais de  balbutier  que  je  le  regrettais  : 

—  Allons,  allons,  me  dit-il,  pas  de  ce  que  nous 
appelons  French  compliments  :  nous  sommes  con- 
tents l'un  de  l'autre,  voilà  tout;  et  vous  avez,  je 
crois,  un  proverbe  qui  dit  :  //  n'j  a  pas  de  belle 
prison.  —  Laissez-moi  mourir  dans  la  mienne,  mon 
ami;  je  m'y  suis  accoutumé,  moi,  il  l'a  bien  fallu. 
Mais  cela  ne  durera  plus  bien  longtemps;  je  sens 
mes  jambes  trembler  sous  moi  et  s'amaigrir.  Pour 
la  quatrième  fois,  j'ai  demandé  le  repos  à  lord  Mul- 
grave,  et  il  m'a  encore  refusé;  il  m'a  écrit  qu'il  ne 
sait  comment  me  remplacer.  Quand  je  serai  mort, 
il  faudra  bien  qu'il  trouve  quelqu'un  cependant,  et 
il  ne  ferait  pas  mal  de  prendre  ses  précautions.  — 
Je  vais  rester  en  sentinelle  dans  la  Méditerranée; 
mais  vous,  my  child,  ne  perdez  pas  de  temps.  11  y 
a  là  un  sloop  qui  doit  vous  conduire.  Je  n'ai  qu'une 
chose  à  vous  recommander,  c'est  de  vous  dévouer 
à  un  Principe  plutôt  qu'à  un  Homme.  L'amour  de 
votre  Patrie  en  est  un  assez  grand  pour  remplir 
tout  un  cœur  et  occuper  toute  une  intelligence. 

—  Hélas!  dis-je,  milord,  il  y  a  des  temps  où  l'on 
ne  peut  pas  aisément  savoir  ce  que  veut  la  Patrie. 
Je  vais  le  demander  à  la  mienne. 

Nous  nous  dîmes  encore  une  fois  adieu,  et,  le 
cœur  serré,  je  quittai  ce  digne  homme,  dont  j'ap- 
pris la  mort  peu  de  temps  après.  —  H  mourut  en 
pleine  mer,  comme  il  avait  vécu  durant  quarante- 


LE  CORPS  DE  GARDE  RUSSE  453 

neuf  ans,  sans  se  plaindre,  ni  se  glorilîer,  et  sans 
avoir  revu  ses  deux  filles.  Seul  et  sombre  conime 
un  de  ces  vieux  dogues  d'Ossian  qui  gardent  éter- 
nellement les  côtes  d'Angleterre  dans  les  flots  et 
les  brouillards. 

J'avais  appris,  à  sou  école,  tout  ce  que  les  exils 
de  la  guerre  peuvent  faire  souflrir  et  tout  ce  que  le 
sentiment  du  Devoir  peut  dompter  dans  une  grande 
àme;  bien  pénétré  de  cet  exemple  et  devenu  plus 
grave  par  mes  souffrances  et  le  spectacle  des 
siennes,  je  vins  à  Paris  me  présenter,  avec  lexpé- 
rience  de  ma  prison,  au  maître  tout-puissant  que 
j'avais  quitté. 

A  peine  échangé,  il  revient  à  Paris,  et  se  rend  aux 
Tuileries,  espérant  que  l'Empereur  lui  rendra  un  des 
grades  perdus  ;  «  Je  n'aime  pas  les  prisonniers,  on  se 
fait  tuer  »,  lui  dit  Napoléon  en  lui  tournant  le  dos. 
Alors,  découragé,  il  demande  à  rentrer  dans  l'infanterie 
de  ligne,  où  il  fera,  obscurément,  toute  la  fin  des  guerres 
de  1  Empire;  il  rentre  cependant,  au  moment  de  la  cam- 
pagne de  France,  comme  lieutenant,  dans  la  Garde  impé- 
riale. C'est  à  cette  époque  qu'il  reçoit  au  front  une  bles- 
sure qui,  ce  jour  même  où  il  raconte  sa  vie,  le  fait 
souffrir  plus  que  d'ordinaire. 


57.  —  LE  CORPS  DE  GARDE  RUSSE 

Le  capitaine  P^enaud  passa  plusieurs  fois  la  main 
sur  son  front,  et,  comme  il  semblait  vouloir  se  taire, 
je  le  pressai  de  poursuivre,  avec  assez  d  instance 
pour  qu'il  cédât. 

Il  appuya  sa  tête  sur  la  pomme  de  sa  canne  de 
jonc. 

—  Voilà  qui  est  singulier,  dit-il,  je  n'ai  jamais 


454  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

raconté  tout  cela,  et  ce  soir  j'en  ai  envie.  —  Bah! 
n'importe!  j'aime  à  m'y  laisser  aller  avec  un  ancien 
camarade.  Ce  sera  pour  vous  un  objet  de  réflexions 
sérieuses  quand  vous  n'aurez  rien  de  mieux  à  faire. 
Il  me  semble  que  cela  n'en  est  pas  indigne.  Vous 
me  croirez  bien  faible  ou  bien  fou  ;  mais  c'est  égal. 
Jusqu'à  l'événement,  assez  ordinaire  pour  d'autres, 
que  je  vais  vous  dire  et  dont  je  recule  le  récit 
malgré  moi  parce  qu'il  me  fait  mal.  mon  amour  de 
la  gloire  des  armes  était  devenu  sage,  grave,  dévoué 
et  parfaitement  pur,  <:omme  est  le  sentiment  simple 
et  unique  du  devoir;  mais,  à  dater  de  ce  jour-là, 
d'autres  idées  vinrent  assombrir  encore  ma  vie. 

C'était  en  1814;  c'était  le  commencement  de 
l'année  cl  la  fin  de  cette  sombre  guerre  où  notre 
pauvre  armée  défendait  l'Empire  et  l'Empereur,  et 
où  la  France  regardait  le  combat  avec  décourage- 
ment. Suissons  venait  de  se  rendre  au  Prussien 
Bulow.  Les  armées  de  Silésie  et  du  Nord  y  avaient 
fait  leur  jonction.  Macdonald  avait  quitté  Troyes  et 
abandonné  le  bassin  de  l'Yonne  pour  établir  sa 
ligne  de  défense  de  Nogent  à  Montereau,  avec 
trente  mille  hommes. 

IS'ous  devions  attaquer  Reiras  que  lEmpereur 
voulait  reprendre.  Le  temps  était  sombre  et  la 
pluie  continuelle.  Nous  avions  perdu  la  veille  un 
officier  supérieur  qui  conduisait  des  prisonniers. 
Les  Russes  lavaient  surpris  et  tué  dans  la  nuit 
précédente,  et  ils  avaient  délivré  leurs  camarades. 
Notre  colonel,  qui  était  ce  qu'on  nomme  un  dur  à 
cuire,  voulut  reprendre  sa  revanche.  Nous  étions 
près  d'Épernay  et  nous  tournions  les  hauteurs  qui 
l'environnent.  Le  soir  venait,  et,  après  avoir  occupé 
le  jonr  entier  à  nous  refaire,  nous  passions  près 
d'un  joli    château  blanc  à  tourelles,  nommé  Bour- 


LE    CORPS    DE    GARDE    RUSSE  455 

sault,  lorsque  le  colonel  m'appela.  Il  m'emmena  à 
part,  pendant  qu'on  formait  les  faiscea-ux,  et  me  dit 
de  sa  vieille  voix  enrouée  : 

—  Vous  voyez  bien  là-haut  une  grange,  sur  cette 
colline  coupée  à  pic;  là  où  se  promène  ce  grand 
nigaud  de  factionnaire  russe  avec  son  bonnet 
d'évèque? 

—  Oui,  oui,  dis-je,  je  vois  parfaitement  le  gre- 
nadier et  la  grange. 

—  Eh  bien,  vous  qui  êtes  un  ancien,  il  faut  que 
vous  sachiez  que  c'est  là  le  point  que  les  Russes 
ont  pris  avant-hier  et  qui  occupe  le  plus  l'Empe- 
reur, pour  le  quart  d'heure.  11  me  dit  que  c'est  la 
clef  de  Reims,  et  ça  pourrait  bien  être.  En  tout 
cas,  nous  allons  jouer  un  tour  à  \Yoronzoff.  A  onze 
heures  du  soir,  vous  prendrez  deux  cents  de  vos 
lapins,  vous  surprendrez  le  corps  de  garde  qu'ils 
ont  établi  dans  cette  grange.  Mais,  de  peur  de 
donner  1  alarme,  vous  enlèverez  ça  à  la  baïonnette. 

Il  prit  et  m'offrit  une  prise  de  tabac,  et.  jetant  le 
reste  peu  à  peu,  comme  je  fais  là,  il  me  dit,  en  pro- 
nonçant un  mot  à  chaque  grain  semé  au  vent  : 

—  Vous  sentez  bien  que  je  serai  par  là,  derrière 
vous,  avec  ma  colonne.  —  Vous  n'aurez  guère  perdu 
que  soixante  hommes,  vous  aurez  les  six  pièces  qu'ils 
ont  placées  là...  Vous  les  tournerez  du  côté  de 
Reims...  A  onze  heures...  onze  heures  et  demie,  la 
position  sera  à  nous.  Et  nous  dormirons  jusqu'à 
trois  heures  pour  nous  reposer  un  peu...  de  la 
petite  affaire  de  Craonne.  qui  n  était  pas,  comme 
on  dit,  piquée  des  vers. 

—  Ça  suffît,  lui  dis-je;  et  je  m'en  allai,  avec  mon 
lieutenant  en  second,  préparer  un  peu  notre  soirée. 
L'essentiel,  comme  vous  voyez,  était  de  ne  pas  faire 
de  bruit.  Je  passai  l'inspection  des  armes  et  je  fis 


456  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

enlever,  avec  le  tire-bourre,  les  cartouches  de 
toutes  celles  qui  étaient  chargées.  Ensuite,  je  me 
promenai  quelque  temps  avec  mes  sergents,  en 
attendant  l'heure.  A  dix  heures  et  demie,  je  leur  fis 
mettre  leur  capote  sur  l'habit  et  le  fusil  caché  sous 
la  capote;  car,  quelque  chose  qu'on  fasse,  comme 
vous  voyez  ce  soir,  la  baïonnette  se  voit  toujours, 
et  quoiqu'il  fît  autrement  sombre  qu'à  présent,  je 
ne  m'y  liais  pas.  J'avais  observé  les  petits  sentiers 
bordés  de  haies  qui  conduisaient  au  corps  de  garde 
russe,  et  j'y  fis  monter  les  plus  déterminés  gaillards 
que  j'aie  jamais  commandés.  —  Il  y  en  a  encore  là, 
dans  les  rangs,  deux  qui  y  étaient  et  s'en  souvien- 
nent bien.  —  Ils  avaient  l'habitude  des  Russes,  et 
savaient  comment  les  prendre.  Les  factionnaires  que 
nous  rencontrâmes  en  montant  disparurent  sans 
bruit,  comme  des  roseaux  que  Ion  couche  par  terre 
avec  la  main.  Celui  qui  élail  devant  les  armes  deman- 
dait plus  de  soin.  Il  était  immobile,  l'arme  au  pied 
et  le  menton  sur  son  fusil;  le  pauvre  diable  se 
balançait  comme  un  homme  qui  s'endort  de  fatigue 
et  va  tomber.  Un  de  mes  grenadiers  le  prit  dans  ses 
bras  en  le  serrant  à  rétouffcr,  et  deux  autres, 
l'ayant  bâillonné,  le  jetèrent  dans  les  broussailles. 
J'arrivai  lentement  et  je  ne  pus  me  défendre,  je 
l'avoue,  d'une  certaine  émotion  que  je  n'avais  jamais 
éprouvée  au  moment  des  autres  combats.  C'était  la 
honte  d'attaquer  des  gens  couchés.  Je  les  voyais, 
roulés  dans  leurs  manteaux,  éclairés  par  une  lan- 
terne sourde,  et  le  cœur  me  battit  violemment.  Mais 
tout  à  coup,  au  moment  d'agir,  je  craignis  que  ce 
ne  fût  une  faiblesse  qui  ressemblât  à  celle  des 
lâches,  j'eus  peur  d'avoir  senti  la  peur  une  fois,  et, 
prenant  mon  sabre  caché  sous  mon  bras,  j'entrai  le 
premier,   brusquement,    dounant  l'exemple    à    mes 


LE    CORPS    DE    GARDE    RUSSE  457 

grenadiers.  Je  leur  fis  un  geste  qu  ils  comprirent; 
ils  se  jetèrent  d'abord  sur  les  armes,  puis  sur  les 
hommes,  comme  des  loups  sur  un  troupeau.  Ohl  ce 
fut  une  boucherie  sourde  et  horrible  !  la  baïonnette 
perçait,  la  crosse  assommait,  le  genou  étouffait,  la 
main  étranglait.  Tous  les  cris  à  peine  poussés 
étaient  éteints  sous  les  pieds  de  nos  soldats,  et 
nulle  tête  ne  se  soulevait  sans  recevoir  le  coup 
mortel.  En  entrant,  j'avais  frappé  au  hasard  un 
coup  terrible,  devant  moi,  sur  quelque  chose  de 
noir  que  javais  traversé  d'outre  en  outre  :  un  vieux 
officier,  homme  grand  et  fort,  la  tête  chargée  de 
cheveux  blancs,  se  leva  comme  un  fantôme,  jeta  un 
cri  affreux  en  voyant  ce  que  javais  fait,  me  frappa 
à  la  figure  d'un  coup  d'épée  violent,  et  tomba  mort 
à  l'instant  sous  les  baïonnettes.  Moi,  je  tombai  assis 
à  côté  de  lui,  étourdi  du  coup  porté  entre  les  yeux, 
et  j'entendis  sous  moi  la  voix  mourante  et  tendre 
d'un  enfant  qui  disait  :  Papa... 

Je  compris  alors  mon  œuvre,  et  j'y  regardai  avec 
un  empressement  frénétique.  Je  vis  un  de  ces  offi- 
ciers de  quatorze  ans.  si  nombreux  dans  les  armées 
russes  qui  nous  envahirent  à  cette  époque,  et  que 
l'on  traînait  à  cette  terrible  école.  Ses  longs  che- 
veux bouclés  tombaient  sur  sa  poitrine,  aussi  blonds, 
aussi  soyeux  que  ceux  dune  femme,  et  sa  tête 
s'était  penchée  comme  s'il  n'eût  fait  que  s  endormir 
une  seconde  fois.  Ses  lèvres  roses,  épanouies 
comme  celles  d'un  nouveau-né,  semblaient  encore 
engraissées  par  le  lait  de  la  nourrice,  et  ses  grands 
yeux  bleus  entrouverts  avaient  une  beauté  de  forme 
candide,  féminine  et  caressante.  Je  le  soulevai  sur 
un  bras,  et  sa  joue  tomba  sur  ma  joue  ensanglantée, 
comme  s'il  allait  cacher  sa  tète  entre  le  menton  et 
l'épaule  de  sa  mère  pour  se   réchauffer.  Il  semblait 

26 


458  SERVITUDE    ET    GRA^ÎDEUR    MILITAIRES 

se  blottir  sous  ma  poitrine  pour  fuir  ses  meurtriers. 
La  tendresse  filiale,  la  confiance  et  le  repos  d'un 
sommeil  délicieux  reposaient  sur  sa  figure  morte, 
et  il  paraissait  me  dire  :  Dormons  en  paix. 

—  Etait-ce  là  un  ennemi?  m"écriai-je.  —  Et  ce  que 
Dieu  a  mis  de  paternel  dans  les  entrailles  de  tout 
homme  s'émut  et  tressaillit  en  moi;  je  le  serrais 
contre  ma  poitrine,  lorsque  je  sentis  que  j'appuyais 
sur  moi  la  garde  de  mon  sabre  qui  traversait  son 
cœur  et  qui  avait  tué  cet  ange  endormi.  Je  voulus 
pencher  ma  tète  sur  sa  tête,  mais  mon  sang  le  cou- 
vrit de  larges  taches;  je  sentis  la  blessure  de  mon 
front,  et  je  me  souvins  qu'elle  m'avait  été  faite  par 
son  père.  Je  regardai  honteusement  de  côté,  et  je 
ne  vis  qu'un  amas  de  corps  que  mes  grenadiers 
tiraient  par  les  pieds  et  jetaient  dehors,  ne  leur 
prenant  que  des  cartouches.  En  ce  moment,  le 
Colonel  entra  suivi  de  la  colonne,  dont  j'entendis  le 
pas  et  les  armes. 

—  Bravo!  mon  cher,  me  dit-il,  vous  avez  enlevé 
ça  lestement.  Mais  vous  êtes  blessé? 

—  Regardez  cela,  dis-je;  quelle  différence  y  a-t-il 
entre  moi  et  un  assassin? 

—  Eh!  sacredié,  mon  cher,  que  voulez-vous?  c'est 
le  métier. 

—  C'est  juste,  répondis-je,  et  je  me  levai  pour 
aller  reprendre  mon  commandement.  L'enfant  re- 
tomba dans  les  plis  de  son  manteau  dont  je  l'enve- 
loppai, et  sa  petite  main  ornée  de  grosses  bagues 
laissa  échapper  une  canne  de  jonc,  qui  tomba  sur 
ma  main  comme  s'il  me  l'eût  donnée.  Je  la  pris;  je 
résolus,  quels  que  fussent  mes  périls  à  venir,  de 
n'avoir  plus  d'autre  arme,  et  je  n'eus  pas  l'audace 
de  retirer  de  sa  poitrine  mon  sabre  d'égorgeur. 

Je  sortis  à  la  hâte  de  cet  antre  qui  puait  le  sang, 


LE    CORPS    DE    GARDE    RUSSE  459 

et  quand  je  me  trouvai  au  grand  air,  j'eus  la  force 
d'essuyer  mon  front  rouge  et  mouillé.  Mes  grena- 
diers étaient  à  leurs  rangs;  chacun  essuyait  froide- 
ment sa  baïonnette  dans  le  gazon  et  raffermissait  sa 
pierre  à  feu  dans  la  batterie.  Mon  sergent-major, 
suivi  du  fourrier,  marchait  devant  les  rangs,  tenant 
sa  liste  à  la  main,  et,  lisiml  à  la  lueur  d'un  bout  de 
chandelle  planté  dans  le  canon  de  son  fusil  comme 
dans  un  flambeau,  il  faisait  paisiblement  1  appel.  Je 
m  appuyai  contre  un  arbre,  et  le  chirurgien-major 
vint  me  bander  le  front.  Une  large  pluie  de  mars 
tombait  sur  ma  tête  et  me  faisait  quelque  bien.  Je 
ne  pus  m'empècher  de  pousser  un  profond  soupir  : 

—  Je  suis  las   de  la  guerre,  dis-je   au  chirurgien. 

—  Et  moi  aussi,  dit  une  voix  grave  que  je  con- 
naissais. 

Je  soulevai  le  bandage  de  mes  sourcils,  et  je  vis, 
non  pas  Xapoléon  empereur,  mais  Bonaparte  soldat. 
Il  était  seul,  triste,  à  pied,  debout  devant  moi,  ses 
bottes  enfoncées  dans  la  boue,  son  habit  déchiré, 
son  chapeau  ruisselant  la  pluie  par  les  bords;  il 
sentait  ses  derniers  jours  venus,  et  regardait  autour 
de  lui  ses  derniers  soldats. 

Il  me  considérait  attentivement. 

—  Je  t'ai  vu  quelque  part,  dit-il,  grognard? 

A  ce  dernier  mot,  je  sentis  qu'il  ne  me  disait  là 
qu'une  phrase  banale,  je  savais  que  j'avais  vieilli  de 
visage  plus  que  d'années,  et  que  fatigues,  mousta- 
ches et  blessures  me  déguisaient  assez. 

—  Je  vous  ai  vu  partout,  sans  être  vu,  répondis-je. 

—  Yeux-tu  de  l'avancement? 
Je  dis  :  —  Il  est  bien  tard. 

Il  croisa  les  bras  un  moment  sans  répondre,  puis  : 

—  Tu  as  raison,  va,  dans  trois  jours,  toi  et  moi 
nous  quitterons  le  service. 


460  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

11  me  tourna  le  dos  et  remonta  sur  son  cheval, 
tenu  à  quelques  pas.  En  ce  moment,  notre  tète 
de  colonne  avait  attaqué  et  l'on  nous  lançait  des 
obus.  Il  en  tomba  un  devant  le  front  de  ma  compa- 
gnie, et  quelques  hommes  se  jetèrent  en  arrière, 
par  un  premier  mouvement  dont  ils  eurent  honte. 
Bonaparte  s'avança  seul  sur  l'obus  qui  brûlait  et 
fumait  devant  son  cheval,  et  lui  fit  flairer  cette 
fumée.  Tout  se  tut  et  resta  sans  mouvement  :  l'obus 
éclata  et  n'atteignit  personne.  Les  grenadiers  senti- 
rent la  leçon  terrible  qu'il  leur  donnait;  moi  j'y 
sentis  de  plus  quelque  chose  qui  tenait  du  déses- 
poir. La  France  lui  manquait,  et  il  avait  douté  un 
instant  de  ses  vieux  braves.  Je  me  trouvai  trop 
vengé  et  lui  trop  puni  de  ses  fautes  par  un  si  grand 
abandon.  Je  me  levai  avec  effort,  et,  m'approchant 
de  lui,  je  pris  et  serrai  la  main  qu'il  tendait  à  plu- 
sieurs d'entre  nous.  Il  ne  me  reconnut  point,  mais 
ce  fut  pour  moi  une  réconciliation  tacite  entre  le 
plus  obscur  et  le  plus  illustre  des  hommes  de  notre 
siècle.  —  On  battit  la  charge,  et,  le  lendemain  au 
jour,  Reims  fut  repris  par  nous.  Mais,  quelques 
jours  après,  Paris  l'était  par  d'autres. 

La  conversation  est  interrompue  par  la  force  des  cir- 
ronstances.  La  compagnie  du  capitaine  Renaud  reçoit 
un  oidre  de  mouvement  et  les  deux  interlocuteurs  se 
séparent. 


58.    —   UNE    BILLE 

Quinze    jours    après    cette    conversation    que    la 
révolution   même   ne  m'avait  point    fait  oublier,  je 


UNE    BILLE  461 

réfléchissais  seul  à  l'héroïsme  modeste  et  au  désin- 
téressement, si  rares  tous  les  deux! 

J'étais  triste  et  me  rappelais  toutes  les  âmes 
guerrières  et  pures,  sans  faux  éclat,  sans  charlata- 
nisme, qui  n'ont  aimé  le  Pouvoir  et  le  commande- 
ment que  pour  le  bien  public,  l'ont  gardé  sans 
orgueil,  et  n'ont  su  ni  le  tourner  contre  la  Patrie, 
ni  le  convertir  en  or;  je  songeais  à  tous  les  hommes 
qui  ont  fait  la  guerre  avec  l'intelligence  de  ce 
qu'elle  vaut,  je  pensais  au  bon  Collingwood,  si 
résigné,  et  enfin  à  l'obscur  capitaine  Renaud,  lorsque 
je  vis  entrer  un  homme  de  haute  taille,  vêtu  d  une 
longue  capote  bleue  en  assez  mauvais  état.  A  ses 
moustaches  blanches,  aux  cicatrices  de  son  visage 
cuivré,  je  reconnus  un  des  grenadiers  de  sa  compa- 
gnie ;  je  lui  demandai  s'il  était  vivant  encore,  et 
l'émotion  de  ce  brave  homme  me  fit  voir  qu  il  était 
arrivé  malheur.  Il  s'assit,  s  essuya  le  front,  et  quand 
il  se  fut  remis,  après  quelques  soins  et  un  peu  de 
temps,  il  me  dit  ce  qui  lui  était  arrivé. 

Pendant  les  deux  jours  du  28  et  du  29  juillet,  le 
capitaine  Renaud  n'avait  fait  autre  chose  que  mar- 
cher en  colonne,  le  long  des  rues,  à  la  tète  de  ses 
grenadiers;  il  se  plaçait  devant  la  première  section 
de  sa  colonne,  et  allait  paisiblement  au  milieu  d  une 
grêle  de  pierres  et  de  coups  de  fusil  qui  partaient 
des  cafés,  des  balcons  et  des  fenêtres.  Quand  il 
s'arrêtait,  c'était  pour  faire  serrer  les  rangs  ouverts 
par  ceux  qui  tombaient,  et  pour  regarder  si  ses 
guides  de  gauche  se  tenaient  à  leurs  distances  et 
à  leurs  chefs  de  file.  Il  n'avait  pas  tiré  son  épée  et 
marchait  la  canne  à  la  main.  Les  ordres  lui  étaient 
d  abord  parvenus  exactement;  mais,  soit  que  les 
aides  de  camp  fusse.nt  tués  en  route,  soit  que  l'état- 


462  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

major  ne  les  eût  pas  envoyés,  il  fut  laissé,  dans  la 
nuit  du  28  au  29,  sur  la  place  de  la  Bastille,  sans 
autre  instruction  que  de  se  retirer  sur  Saiut-Cloud 
en  détruisant  les  barricades  sur  son  chemin.  Ce 
qu'il  fit  sans  tirer  un  coup  de  fusil.  Arrivé  au  pont 
d  léna,  il  s'arrêta  pour  faire  l'appel  de  sa  compa- 
gnie. Il  lui  manquait  moins  de  monde  qu'à  toutes 
celles  de  la  Garde  qui  avaient  été  détachées,  et  ses 
hommes  étaient  aussi  moins  fatigués.  Il  avait  eu 
l'art  de  les  faire  reposer  à  propos  et  à  l'ombre, 
dans  ces  brûlantes  journées,  et  de  leur  trouver, 
dans  les  casernes  abandonnées,  la  nourriture  que 
refusaient  les  maisons  ennemies;  la  contenance  de 
sa  colonne  était  telle,  qu'il  avait  trouvé  déserte 
chaque  barricade  et  n'avait  eu  que  la  peine  de  la 
faire  démolir. 

Il  était  donc  debout,  à  la  tète  du  pont  d'Iéna, 
couvert  de  poussière,  et  secouant  ses  pieds;  il 
regardait,  vers  la  barrière,  si  rien  ne  gênait  la 
sortie  de  son  détachement,  et  désignait  des  éclai- 
reurs  pour  envoyer  en  avant.  Il  n'y  avait  personne 
dans  le  Champ  de  Mars,  que  deux  maçons  qui 
paraissaient  dormir,  couchés  sur  le  ventre,  et  un 
petit  garçon  d'environ  quatorze  ans.  qui  marchait 
pieds  nus  et  jouait  des  castagnettes  avec  deux  mor- 
ceaux de  faïence  cassée.  Il  les  raclait  de  temps  en 
temps  sur  le  parapet  du  pont,  et  vint  ainsi,  en 
jouant,  jusqu'à  la  borne  où  se  tenait  Renaud.  Le 
capitaine  montrait  en  ce  moment  les  hauteurs  de 
Passy  avec  sa  canne.  L'enfant  s'approcha  de  lui,  le 
regardant  avec  de  grands  yeux  étonnes,  et  tirant  de 
sa  veste  un  pistolet  d'arçon,  il  le  prit  des  deux 
mains  et  le  dirigea  vers  la  poitrine  du  capitaine. 
Celui-ci  détourna  le  coup  avec  sa  canne,  et  l'enfant 
ayant  fait  feu,  la  balle   porta   dans  le  haut  de   la 


UNE    BILLE  463 

cuisse.  Le  capitaine  tomba  assis,  sans  dire  mot,  et 
regarda  avec  pitié  ce  singulier  ennemi.  Il  vit  ce 
jeune  garçon  qui  tenait  toujour?  son  arme  des  deux 
mains,  et  demeurait  tout  effrayé  de  ce  quil  avait 
fait.  Les  grenadiers  étaient  en  ce  moment  appuyés 
tristement  sur  leurs  fusils  :  ils  ne  daignèrent  pas 
faire  un  geste  contre  ce  petit  drôle.  Les  uns  soule- 
vèrent leur  capitaine,  les  autres  se  contentèrent 
de  tenir  cet  enfant  par  le  bras  et  de  l'amener  à  celui 
qu'il  avait  blessé.  Il  se  mit  à  fondre  en  larmes;  et 
quand  il  vit  le  sang  couler  h  flots  de  la  blessure  de 
l'officier  sur  son  pantalon  blanc,  effrayé  de  cette 
boucherie,  il  s'évanouit.  On  emporta  en  même 
temps  l'homme  et  l'enfant  dans  une  petite  maison 
proche  de  Passy,  où  tous  deux  étaient  encore.  La 
colonne,  conduite  par  le  lieutenant,  avait  poursuivi 
sa  route  pour  Saint-Cloud,  et  quatre  grenadiers, 
après  avoir  quitté  leurs  uniformes,  étaient  restés 
dans  cette  maison  hospitalière  à  soigner  leur  vieux 
commandant.  L'un  (celui  qui  me  parlait)  avait  pris 
de  l'ouvrage  comme  ouvrier  armurier  à  Paris,  d'au- 
tres comme  maîtres  d'armes,  et,  apportant  leur 
journée  au  capitaine,  ils  l'avaient  empêché  de  man- 
quer de  soins  jusqu'à  ce  jour.  On  l'avait  amputé; 
mais  la  fièvre  était  ardente  et  mauvaise;  et  comme 
il  craignait  un  redoublement  dangereux,  il  m'en- 
voyait chercher.  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre. 
Je  partis  sur-le-champ  avec  le  digne  soldat  qui 
m'avait  raconté  ces  détails  les  yeux  humides  et  la 
voix  tremblante,  mais  sans  murmure,  sans  injure, 
sans  accusation,  répétant  seulement  : 

—  C'est  un  grand  malheur  pour  nous. 

Le  blessé  avait  été  porté  chez  une  petite  mar- 
chande qui  était  veuve  et  qui  vivait  seule  dans  une 
petite  boutique  et  dans  une  rue  écartée  du  village, 


464  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

avec  des  enfants  en  bas  âge.  Elle  n'avait  pas  eu  la 
crainte,  un  seul  moment,  de  se  compromettre,  et 
personne  n'avait  eu  l'idée  de  l'inquiéter  à  ce  sujet. 
Les  voisins,  au  contraire,  s'étaient  empressés  de 
l'aider  dans  les  soins  qu'elle  prenait  du  malade. 
Les  officiers  de  santé,  qu'on  avait  appelés,  ne  l'ayant 
pas  jugé  transportable  après  l'opération,  elle  l'avait 
gardé,  et  souvent  elle  avait  passé  la  nuit  près  de 
son  lit.  Lorsque  j'entrai,  elle  vint  au-devant  de  moi 
avec  un  air  de  reconnaissance  et  de  timidité  qui  me 
firent  peine.  Je  sentis  combien  d'embarras  à  la  fois 
elle  avait  cachés  par  bonté  naturelle  et  par  bienfai- 
sance. Elle  était  fort  pâle,  et  ses  yeux  étaient  rougis 
et  fatigués.  Elle  allait  et  venait  vers  une  arrière- 
boutique  très  étroite  que  j'apercevais  de  la  porte, 
et  je  vis,  à  sa  précipitation,  qu'elle  arrangeait  la 
petite  chambre  du  blessé  et  mettait  une  sorte  de 
coquetterie  à  ce  qu'un  étranger  la  trouvât  conve- 
nable. —  Aussi,  j'eus  soin  de  ne  pas  marcher  vite, 
et  je  lui  donnai  tout  le  temps  dont  elle  eut  besoin. 

—  Voyez  monsieur,  il  a  bien  souffert,  allez!  me 
dit-elle  en  ouvrant  la  porte. 

Le  capitaine  Renaud  était  assis  sur  un  petit  lit 
à  rideaux  de  serge,  placé  dans  un  coin  de  la 
chambre,  et  plusieurs  traversins  soutenaient  son 
corps.  Il  était  d'une  maigreur  de  squelette,  et  les 
pommettes  des  joues  d'un  rouge  ardent;  la  blessure 
de  son  front  était  noire.  Je  vis  qu'il  n'irait  pas 
loin,  et  son  sourire  me  le  dit  aussi.  Il  me  tendit  la 
main  et  me  fit  signe  de  m'asseoir.  Il  y  avait  à  sa 
droite  un  jeune  garçon  qui  tenait  un  verre  d'eau 
gommée  et  le  remuait  avec  la  cuillère.  Il  se  leva  et 
m'apporta  sa  chaise.  Renaud  le  prit,  de  son  lit,  par 
le  bout  de  l'oreille,  et  me  dit  doucement,  d'une 
voix  affaiblie  : 


V>'E    BILLE  465 

—  Tenez,  mon  cher,  je  vous  présente  mon  vain- 
queur. 

Je  haussai  les  épaules,  et  le  pauvre  enfant  baissa 
les  veux  en  rougissant.  —  Je  vis  une  grosse  larme 
rouler  sur  sa  joue. 

—  Allons!  allons!  dit  le  capitaine  en  passant  la 
main  dans  ses  cheveux.  Ce  n'est  pas  sa  faute.  Pauvre 
garçon!  il  avait  rencontré  deux  hommes  qui  lui 
avaient  fait  boire  de  l'eau-de-vie,  l'avaient  payé,  et 
l'avaient  envoyé  me  tirer  son  coup  de  pistolet.  Il  a 
fait  cela  comme  il  aurait  jeté  une  bille  au  coin  de  la 
borne.  —  N'est-ce  pas,  Jean? 

Et  Jean  se  mit  à  trembler  et  prit  une  expression 
de  douleur  si  déchirante  qu'elle  me  toucha.  Je 
le  regardai  de  plus  près  :  c'était  un  fort  bel  enfant. 

—  C'était  bien  une  bille  aussi,  me  dit  la  jeune 
marchande.  Voyez,  monsieur. 

Et  elle  me  montrait  une  petite  bille  d'agate, 
grosse  comme  les  plus  fortes  balles  de  plomb,  et 
avec  laquelle  on  avait  chargé  le  pistolet  de  calibre 
qui  était  là. 

—  Il  n'en  faut  pas  plus  que  ça  pour  retrancher 
une  jambe  d'un  capitaine,  me  dit  Renaud. 

—  Vous  ne  devez  pas  le  faire  parler  beaucoup, 
me  dit  timidement  la  marchande. 

Renaud  ne  l'écoutait  pas  : 

—  Oui,  mon  cher,  il  ne  me  reste  pas  assez  de 
jambe  pour  y  faire  tenir  une  jambe  de  bois. 

Je  lui  serrais  la  main  sans  répondre  ;  humilié  de 
voir  que,  pour  tuer  un  homme  qui  avait  tant  vu  et 
tant  souffert,  dont  la  poitrine  était  bronzée  par  vingt 
campagnes  et  dix  blessures,  éprouvée  à  la  glace  et 
au  feu,  passée  à  la  baïonnette  et  à  la  lance,  il  n'avait 
fallu  que  le  soubresaut  d'une  de  ces  grenouilles 
des  ruisseaux  de  Paris  qu'on  nomme  :  Gamins. 


466  SERVITUDE    ET    CRA>'DEUR    MILITAIEES 

Renaud  répondit  à  ma  pensée.  Il  pencha  sa  joue 
sur  le  traversin,  et,  me  serrant  la  main  : 

—  Nous  étions  en  guerre,  me  dit-il;  il  n'est  pas 
plus  assassin  que  je  ne  le  fus  à  Reims,  moi.  Quand 
j'ai  tué  l'enfant  russe,  j'étais  peut-être  aussi  un 
assassin?  —  Dans  la  grande  guerre  d'Espagne,  les 
hommes  qui  poignardaient  nos  sentinelles  ne  se 
croyaient  pas  des  assassins,  et,  étant  en  guerre,  ils 
ne  l'étaient  peut-être  pas.  Les  catholiques  et  les 
huguenots  s'assassinaient-ils  ou  non  ?  —  De  com- 
bien d'assassinats  se  corcpose  une  grande  bataille? 
—  Voilà  un  des  points  où  notre  raison  se  perd  et 
ne  sait  que  dire.  C'est  la  guerre  qui  a  tort  et  non 
pas  nous.  Je  vous  assure  que  ce  petit  bonhomme 
est  fort  doux  et  fort  gentil;  il  lit  et  écrit  déjà  très 
bien.  C'est  un  enfant  trouvé.  —  Il  était  apprenti 
menuisier.  —  II  n'a  pas  quitté  ma  chambre  depuis 
quinze  jours,  et  il  m  aime  beaucoup,  ce  pauvre 
garçon.  Il  annonce  des  dispositions  pour  le  calcul; 
on  peut  en  faire  quelque  chose. 

Comme  il  parlait  plus  péniblement  et  s'appro- 
chait de  mon  oreille,  je  me  penchai,  et  il  me  donna 
un  petit  papier  plié  qu'il  me  pria  de  parcourir. 
J'entrevis  un  court  testament  par  lequel  il  laissait 
une  sorte  de  métairie  misérable  qu'il  possédait,  h 
la  pauvre  marchande  qui  l'avait  recueilli,  et,  après 
elle,  à  Jean,  qu'elle  devait  faire  élever,  sous  condi- 
tion qu'il  ne  serait  jamais  militaire;  il  stipulait  la 
somme  de  son  remplacement,  et  donnait  ce  petit 
bout  de  terre  pour  asile  à  ses  quatre  vieux  grena- 
diers. Il  chargeait  de  tout  cela  un  notaire  de  sa 
province.  Quand  j  eus  le  papier  dans  les  mains,  il 
parut  plus  tranquille  et  prêt  à  s'assoupir.  Puis  il 
tressaillit,  et,  rouvrant  les  yeux,  il  me  pria  de 
prendre   et  de  garder  sa  canne  de  jonc.  —  Ensuite 


U>E    BILLE  4G7 

il  s'assoupit  encore.  Son  vieux  soldat  secoua  la  tête 
et  lui  prit  une  main.  Je  pris  l'autre,  que  je  sentis 
glacée.  Il  dit  qu'il  avait  froid  aux  pieds,  et  Jean 
coucha  et  appuya  sa  petite  poitrine  d'enfant  sur  le 
lit  pour  le  réchauffer.  Alors  le  capitaine  Renaud 
commença  à  tâter  ses  draps  avec  les  mains,  disant 
qu'il  ne  les  sentait  plus,  ce  qui  est  un  signe  fatal. 
Sa  voix  était  caverneuse.  Il  porta  péniblement  une 
main  à  son  front,  regarda  Jean  attentivement  et  dit 
encore  ; 

—  C'est  singulier!  —  Cet  enfant-îà  ressemble  à 
l'enfant  russe  ! 

Ensuite  il  ferma  les  yeux,  et,  me  serrant  la  main 
avec  une  présence  d'esprit  renaissante. 

—  Voyez-vous!  me  dit-il,  voilà  le  cerveau  qui  se 
prend,  c'est  la  fin. 

Son  regard  était  différent  et  plus  calme.  Nous 
comprîmes  cette  lutte  d'un  esprit  ferme  qui  se 
jugeait  contre  la  douleur  qui  1  égarait,  et  ce  spec- 
tacle, sur  un  grabat  misérable,  était  pour  moi  plein 
d'une  majesté  solennelle.  Il  rougit  de  nouveau  et 
dit  très  haut  : 

—  Ils  avaient  quatorze  ans...  —  tous  deux...  — 
Qui  sait  si  ce  n'est  pas  cette  jeune  âme  revenue  dans 
cet  autre  corps  pour  se  venger?... 

Ensuite  il  tressaillit,  il  pâlit,  et  me  regarda  tran- 
quillement et  avec  attendrissement  : 

—  Dites-moi  I...  ne  pourriez-vous  me  fermer  la 
bouche?  Je  crains  de  parler...  on  s'affaiblit...  Je  ne 
voudrais  plus  parler...  J'ai  soif. 

On  lui  donna  quelques  cuillerées,  et  il  dit  : 

—  J  ai  fait  mon  devoir.  Cette  idée-là  fait  du 
bien. 

Et  il  ajouta  : 

—  Si  le    pays   se    trouve    mieux   de  tout  ce    qui 


ET 


ries   â    dire; 


N 


I 


9  s  MMcpit  et 

e  vemp»,  «ae  femae  viat  à  U  porte 
et  fil  ôgae  q«e  le  ckxr^^r^^'  «Haitlâ; 
la  poiate  ém  pied  poar  ?r,  ct« 

j'eairaîs  arec  hndaB»  ^'HaaA 

a  aM  psila  pc^^/   i  iKi>ri'i"'-«:'-f .    aova 
grasd  cri.  5o««  cof  ât>  et  aoaa 
aa  drap  aar  la  téie  ^  cet  koaaHe 


i 

i 


S9     —   C05CLCSI05 

.«  ^ai  ma  . •  —  ' ^«  «owcaîra  ép»r*  eat 
cLi^v-  --^v«rd"kai  Scfi  c<rc-«  ■  oatrii  ip«  f*îi  »,^y 
la  fcafïTIf  de  Pan*,  rt  «ir  Cf-rsa  par  le*  ^ra 

4e  Faria.  «s  tOI,  T  •  tesp*  o«.  comme  je 

t'ai  ^(.  I  afSiéc  4c  1  j,s^*r?  veaatt  expirer  daa«  le 
acia  4e  tmm4t    ■liiiialr   alera.  et   mène  aaîovr- 

la  aatare  et  plaiac  la  coadiûoa  da  Poétr  d»ae  aoCfVi 

i«    ■  piadr^M   ^ae  ce  tf«^re  lai  poar  las  ee  q^  euit 
•a«s  «•  aal«l  à  la  Petite  Fcrrtaae* 


Ce  a 


paa  aaaa    4e<»rîa    ^ac   j'ai   eaa«v«^   d« 
f«fv4a  4e  lAraiée  vera  cette  GfiA3Uj 
D£UB  PAS6ITC.  fsi  repoae  u>ate  4aaa  la^a^^^*' 
6a«  «C  la  rétigu^iem,  Jmuji  elle  «e  pe«C  être 

a   la  Graadear  de  l'actMM  o4 
4tfMrp^< 


co.NCLusio>'  469 

elle  sera  longtemps  la  seule  à  laquelle  puisse  pré- 
tendre l'homme  armé,  car  il  est  armé  presque  inu- 
tilement aujourd  hui.  Les  Grandeurs  éblouissantes 
des  conquérants  sont  peut-être  éteintes  pour  tou- 
jours. Leur  éclat  passé  s'affaiblit,  je  le  répète,  à 
mesure  que  s'accroît,  dans  les  esprits,  le  dédain  de 
la  guerre,  et,  dans  les  cœurs,  le  dégoût  de  ses 
cruautés  froides.  Les  Armées  permanentes  embar- 
rassent leurs  maîtres.  Chaque  souverain  regarde 
son  Armée  tristement;  ce  colosse  assis  à  ses  pieds, 
immobile  et  muet,  le  gène  et  l'épouvante;  il  nen 
sait  que  faire,  et  craint  qu'il  ne  se  tourne  contre 
lui.  Il  le  voit  dévoré  d'ardeur  et  ne  pouvant  se  mou- 
voir. Le  besoin  d'une  circulation  impossible  ne 
cesse  de  tourmenter  le  sang  de  ce  grand  corps,  ce 
sang  qui  ne  se  répand  pas  et  bouillonne  sans  cesse. 
De  temps  à  autre,  les  bruits  de  grandes  guerres 
s'élèvent  et  grondent  comme  un  tonnerre  éloigné  ; 
mais  ces  nuages  impuissants  s'évanouissent,  ces 
trombes  se  perdent  en  grains  de  sable,  en  traités, 
en  protocoles,  que  sais-jel  —  La  philosophie  a 
heureusement  rapetissé  la  guerre;  les  négociations 
la  remplacent,  la  mécanique  achèvera  de  l'annuler 
par  ses  inventions. 

Mais  eu  attendant  que  le  monde,  encore  enfant, 
se  délivre  de  ce  jouet  féroce,  en  attendant  cet  accom- 
plissement bien  lent,  qui  me  semble  infaillible,  le 
Soldat,  Ihomme  des  Armées,  a  besoin  d  être  consolé 
de  la  rigueur  de  sa  condition.  Il  sent  que  la  Patrie, 
qui  l'aimait  à  cause  des  gloires  dont  il  la  couron- 
nait, commence  à  le  dédaigner  pour  son  oisiveté, 
ou  le  haïr  à  cause  des  guerres  civiles  dans  les- 
quelles on  l'emploie  à  frapper  sa  mère.  —  Ce  Gla- 
diateur, qui  n'a  plus  même  les  applaudissements  du 
cirque,  a  besoin  de  prendre  confiance  en  lui-même, 

27 


470  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

et  nous  avons  besoin  de  le  plaindre  pour  lui  rendre 
justice,  parce  que,  je  l'ai  dit,  il  est  aveugle  et  muet; 
jeté  où  l'on  veut  qu'il  aille,  en  combattant  aujour- 
d'hui telle  cocarde,  il  se  demande  s'il  ne  la  mettra 
pas  demain  à  son  chapeau. 

Quelle  idée  le  soutiendra,  si  ce  n'est  celle  du 
Devoir  et  de  la  parole  jurée?  Et  dans  les  incerti- 
tudes de  sa  route,  dans  ses  scrupules  et  ses  repen- 
tirs pesants,  quel  sentiment  doit  l'enflammer  et 
peut  l'exalter  dans  nos  jours  de  froideur  et  de 
découragement  ? 

Que  nous  reste-t-il  de  sacré? 

Dans  le  naufrage  universel  des  croyances,  quels 
débris  où  se  puissent  rattacher  encore  les  mains 
généreuses?  Hors  l'amour  du  hien-être  et  du  luxe 
d'un  jour,  rien  ne  se  voit  à  la  surface  de  l'abîme. 
On  croirait  que  l'égoïsme  a  tout  submergé;  ceux 
même  qui  cherchent  à  sauver  les  âmes  et  qui  plon- 
gent avec  courage  se  sentent  prêts  à  être  engloutis. 
Les  chefs  des  partis  politiques  prennent  aujour- 
d'hui le  Catholicisme  comme  un  mot  d'ordre  et  un 
drapeau;  mais  quelle  foi  ont-ils  dans  ses  merveilles, 
et  comment  suivent-ils  sa  loi  dans  leur  vie?  —  Les 
artistes  le  mettent  en  lumière  comme  une  précieuse 
médaille,  et  se  plongent  dans  ses  dogmes  comme 
dans  une  source  épique  de  poésie;  mais  combien  y 
en  a-t-il  qui  se  mettent  à  genoux  dans  l'église  qu'ils 
décorent?  —  Beaucoup  de  philosophes  embrassent 
sa  cause  et  la  plaident,  comme  des  avocats  géné- 
reux celle  d'un  client  pauvre  et  délaissé;  leurs 
écrits  et  leurs  paroles  aiment  à  s'empreindre  de 
ses  couleurs  et  de  ses  formes,  leurs  livres  aiment 
à  s'orner  de  dorures  gothiques,  leur  travail  entier 
se  plaît  à  faire  serpenter,  autour  de  la  croix,  le 
labyrinthe   habile    de  leurs  arguments  ;  mais   il  est 


CONCLUSION  471 

rare  que  cette  croix  soit  à  leur  côté  dans  la  soli- 
tude. —  Les  hommes  de  guerre  combattent  et  meu- 
rent sans  presque  se  souvenir  de  Dieu.  Xotre  Siècle 
sait  qu'il  est  ainsi,  vendrait  être  autrement  et  ne  le 
peut  pas.  Il  se  considère  d'un  œil  morne,  et  aucun 
autre  n'a  mieux  senti  combien  est  malheureux  un 
siècle  qui  se  voit. 

A  ces  signes  funestes,  quelques  étrangers  nous 
ont  crus  tombés  dans  un  état  semblable  à  celui  du 
Bas-Empire,  et  des  hommes  graves  se  sont  demandé 
si  le  caractère  national  n'allait  pas  se  perdre  pour 
toujours.  Mais  ceux  qui  ont  su  nous  voir  de  plus 
près  ont  remarqué  ce  caractère  de  mâle  détermina- 
tion qui  survit  en  nous  à  tout  ce  que  le  frottement 
des  sophismes  a  usé  déplorablement.  Les  actions 
viriles  n'ont  rien  perdu,  en  France,  de  leur  vigueur 
antique.  Une  prompte  résolution  gouverne  des 
sacrifices  aussi  grands,  aussi  entiers  que  jamais. 
Plus  froidement  calculés,  les  combats  s  exécutent 
avec  une  violence  savante.  —  La  moindre  pensée 
produit  des  actes  aussi  grands  que  jadis  la  foi  la 
plus  fervente.  Parmi  nous,  les  croyances  sont  fai- 
bles, mais  l'homme  est  fort.  Chaque  fléau  trouve 
cent  Belzunces.  La  jeunesse  actuelle  ne  cesse  de 
défier  la  mort  par  devoir  ou  par  caprice,  avec  un 
sourire  de  Spartiate,  sourire  d  autant  plus  grave 
que  tous  ne  croient  pas  au  festin  des  dieux. 

Ce  n  est  pas  une  foi  neuve,  un  culte  de  nouvelle 
invention,  une  pensée  confuse  :  c  est  un  sentiment 
né  avec  nous,  indépendant  des  temps,  des  lieux,  et 
même  des  religions;  un  sentiment  fier,  inflexible, 
un  instinct  d'une  incomparable  beauté,  qui  n  a 
trouvé  que  dans  les  temps  modernes  un  nom 
digne  de  lui,  mais  qui  déjà  produisait  de  sublimes 


472  SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 

grandeurs  dans  l'antiquité,  et  la  fécondait  comme 
ces  beaux  fleuves  qui,  dans  leur  source  et  leurs 
premiers  détours,  n'ont  pas  encore  d'appellation. 
Cette  foi,  qui  me  semble  rester  à  tous  encore  et 
régner  en  souveraine  dans  les  armées,  est  celle  de 
l'HONNEUR. 

L'Honneur,  c'est  la  conscience,  mais  la  con- 
science exaltée.  —  C'est  le  respect  de  soi-même  et 
de  la  beauté  de  sa  vie  portée  jusqu'à  la  plus  pure 
élévation  et  jusqu'à  la  passion  la  plus  ardente.  Je 
ne  vois,  il  est  vrai,  nulle  unité  dans  son  principe; 
et  toutes  les  fois  que  l'on  a  entrepris  de  le  définir, 
on  s'est  perdu  dans  les  termes;  mais  je  ne  vois  pas 
qu'on  ait  été  plus  précis  dans  la  définition  de  Dieu. 
Cela  prouve-t-il  contre  une  existence  que  l'on  sent 
universellement  ? 

C'est  peut-être  là  le  plus  grand  mérite  de  l'Hon- 
neur d'être  si  puissant  et  toujours  beau,  quelle  que 
soit  sa  source!...  Tantôt  il  porte  l'homme  à  ne  pas 
sui-vivre  à  un  affront,  tantôt  à  le  soutenir  avec  un 
éclat  et  une  grandeur  qui  le  réparent  et  en  effacent 
la  souillure.  D'autres  fois  il  sait  cacher  ensemble 
l'injure  et  l'expiation.  En  d'autres  temps  il  invente 
de  grandes  entreprises,  des  luttes  magnifiques  et 
persévérantes,  des  sacrifices  inouïs,  lentement 
accomplis,  et  plus  beaux  par  leur  patience  et  leur 
obscurité  que  les  élans  d'un  enthousiasme  subit  ou 
d'une  violente  indignation;  il  produit  des  actes  de 
bienfaisance  que  l'évangélique  charité  ne  surpassa 
jamais  ;  il  a  des  tolérances  merveilleuses,  de  déli- 
cates bontés,  des  indulgences  divines  et  de  sublimes 
pardons.  Toujours  et  partout  il  maintient  dans 
toute  sa  beauté  la  dignité  personnelle  de  l'homme. 

L'Honneur,  c'est  la  pudeur  virile. 


CONCLUSION  473 

La  honte  de  manquer  de  cela  est  tout  pour  nous. 
C'est  donc  la  chose  sacrée  que  cette  chose  inex- 
primable ? 

Pesez  ce  que  vaut,  parmi  nous,  cette  expression 
populaire,  universelle,  décisive  et  simple  cepen- 
dant :  —  Donner  sa  parole  d  honneur. 

Voilà  que  la  parole  humaine  cesse  d'être  l'expres- 
sion des  idées  seulement,  elle  devient  la  parole  par 
expérience,  la  parole  sacrée  entre  toutes  les  paroles, 
comme  si  elle  était  née  avec  le  premier  mot  qu  ait 
dit  la  langue  de  l'homme;  et  comme  si,  après  elle, 
il  n  y  avait  plus  un  mot  digne  d'être  prononcé, 
elle  devient  la  promesse  de  l'homme  à  l'homme, 
bénie  par  tous  les  peuples  :  elle  devient  le  serment 
même,  parce  que  vous  y  ajoutez  le  mot  :  Honneur, 


h 


472 


SERVITUDE    ET    GRANDEUR    MILITAIRES 


grandeurs  dans  rantiquité,  et  la  fécondait  comme 
ces  beaux  fleuves  qui,  dans  leur  source  et  leurs 
premiers  détours,  n'ont  pas  encore  d'appellation. 
Cette  foi,  qui  me  semble  rester  à  tous  encore  et 
régner  en  souveraine  dans  les  armées,  est  celle  de 
l'HONNEUR. 

L'Honneur,  c'est  la  conscience,  mais  la  con- 
science exaltée.  —  C'est  le  respect  de  soi-même  et 
de  la  beauté  de  sa  vie  portée  jusqu'à  la  plus  pure 
élévation  et  jusqu'à  la  passion  la  plus  ardente.  Je 
ne  vois,  il  est  vrai,  nulle  unité  dans  son  principe; 
et  toutes  les  fois  que  l'on  a  entrepris  de  le  définir, 
on  s'est  perdu  dans  les  termes;  mais  je  ne  vois  pas 
qu'on  ait  été  plus  précis  dans  la  définition  de  Dieu, 
Cela  prouve-t-il  contre  une  existence  que  1  on  sent 
universellement  ? 

C'est  peut-être  là  le  plus  grand  mérite  de  l'Hon- 
neur d'être  si  puissant  et  toujours  beau,  quelle  que 
soit  sa  source!...  Tantôt  il  porte  l'homme  à  ne  pas 
sui-vivre  à  un  affront,  tantôt  à  le  soutenir  avec  un 
éclat  et  une  grandeur  qui  le  réparent  et  en  effacent 
la  souillure.  D'autres  fois  il  sait  cacher  ensemble 
l'injure  et  l'expiation.  En  d'autres  temps  il  invente 
de  grandes  entreprises,  des  luttes  magnifiques  et 
persévérantes,  des  sacrifices  inouïs,  lentement 
accomplis,  et  plus  beaux  par  leur  patience  et  leur 
obscurité  que  les  élans  d'un  enthousiasme  subit  ou 
d'une  violente  indignation;  il  produit  des  actes  de 
bienfaisance  que  l'évangélique  charité  ne  surpassa 
jamais  ;  il  a  des  tolérances  merveilleuses,  de  déli- 
cates bontés,  des  indulgences  divines  et  de  sublimes 
pardons.  Toujours  et  partout  il  maintient  dans 
toute  sa  beauté  la  dignité  personnelle  de  Ihomrae. 

L'Honneur,  c'est  la  pudeur  virile. 


i'  ». 
tu' 


PENSÉES    ET    RÉFLEXIONS    DIVERSES  475 

Ne  pensez  pas  au  juge,  ni  au  procès  que  vous 
ignorerez  toujours,  mais  seulement  à  remercier  le 
geôlier  inconnu  qui  vous  permet  souvent  des  joies 
dignes  du  ciel. 


Tous    les    crimes    et  les   vices    viennent   de   fai- 
blesse. 

Ils  ne  méritent  donc  que  la  pitié! 


Organisation  bizarre.  —  Ma  tète,  pour  concevoir 
et  retenir  les  idées  positives,  est  forcée  de  les  jeter 
dans  le  domaine  de  l'imagination,  et  j'ai  un  tel 
besoin  de  créer  qu'il  me  faut  dire  en  allant  pas  à 
pas  :  Si  telle  science  ou  telle  théorie  pratique 
n'existait  pas,  comment  la  formerais-je?  Alors  le 
but,  puis  l'ensemble,  puis  les  détails  m'apparais- 
sent,  et  je  vois  et  je  retiens  pour  toujours. 

Et  comment  faire  autrement  pour  tomber  d'Êloa 
à  la  théorie  d'infanterie? 


1826. 

Lundi  6  novembre.  —  Voir  est  tout  pour  moi. 
Un  seul  coup  d'œil  me  révèle  un  pays  et  je  crois 
deviner  sur  le  visage,  une  âme.  —  Aujourd'hui 
à  onze  heures,  l'oncle  de  ma  femme,  M.  le  colonel 
Hamilton  Bunbury,  m'a  présenté  à  sir  Walter  Scott 
qu  il  connaissait.  Dans  un  appartement  de  l'hôtel 
de  Windsor,  au  second,  au  fond  de  la  cour,  j'ai 
trouvé  l'illustre  Ecossais.  En  entrant  dans  son 
cabinet,  j'ai  vu  un  vieillard  tout  autre  que  ne  l'ont 
représenté    les  portraits    vulgaires    :    sa  taille    est 


476  JOURNAL  d'un  poète 

grande,  mince  et  un  peu  voûtée;  son  épaule  droite 
est  un  peu  penchée  vers  le  côté  où  il  boite  ;  sa  tête  a 
conservé  encore  quelques  cheveux  blancs,  ses 
sourcils  sont  blancs  et  couvrent  des  yeux  bleus, 
petits,  fatigués,  mais  très  doux,  attendris  et 
humides,  annonçant,  à  mon  avis,  une  sensibilité 
profonde.  Son  teint  est  clair  comme  celui  de  la  plu- 
part des  Anglais,  ses  joues  et  son  menton  sont 
colorés  légèrement.  Je  cherchai  vainement  le  front 
d'Homère  et  le  sourire  de  Rabelais  que  notre 
Charles  Nodier  vit  avec  son  enthousiasme  sur  le 
buste  de  Walter  Scott,  en  Ecosse;  son  front  m'a 
semblé,  au  contraire,  étroit,  et  développé  seule- 
ment au-dessus  des  sourcils;  sa  bouche  est  arrondie 
et  un  peu  tombante  aux  coins.  Peut-être  est-ce 
l'impression  dune  douleur  récente;  cependant,  je 
la  crois  habituellement  mélancolique  comme  je  l'ai 
trouvée.  On  l'a  peint  avec  un  nez  aquilin  :  il  est 
court,  retroussé  et  gros  à  l'extrémité.  La  coupe  de 
sou  visage  et  son  expression  ont  un  singulier 
rapport  avec  le  port  et  l'habitude  du  corps  et  des 
traits  du  duc  de  Cadore,  et  plus  encore  du  maré- 
chal Macdonald,  aussi  de  race  écossaise;  mais, 
plus  fatiguée  et  plus  pensive,  la  tête  du  page 
s'incline  plus  que  celle  du  guerrier. 

Lorsque  j'ai  abordé  sir  Walter  Scott,  il  était 
occupé  à  écrire  sur  un  pupitre  anglais  de  bois  de 
citron,  enveloppé  d  une  robe  de  chambre  de  soie 
grise.  Le  jour  tombait  de  la  fenêtre  sur  les  cheveux 
blancs.  Il  s'est  levé  avec  un  air  très  noble  et  m'a 
serré  affectueusement  la  main  dans  une  main  que 
j'ai  sentie  chaude,  mais  ridée  et  un  peu  tremblante. 
Prévenu  par  mon  oncle  de  loffre  que  je  devais  lui 
faire  d'un  livre,  il  l'a  reçu  avec  l'air  très  touché  et 
nous  a  fait  signe  de  nous  asseoir. 


PE>'SÉES    ET    RÉFLEXIONS»    DIVEiSES  477 

—  On  ne  voit  pas  tous  les  jours  un  ^and  homme 
dans  ce  temps-ci.  lui  ai-je  dit;  je  n'ai  Cnnu  encore 
que  Bonaparte,  Chateaubriand  et  vous  Ijme  repro- 
chais   en    secret    d'oublier    Girodet,    mci    ami,    et 
d'autres  encore,   mais  je  parlais  à  un  étrno-er^    — 
Je   suis    honoré,    très   honoré,   m'a-t-il   répndu  ;  je 
comprends  ce  que  vous   me  dites,  mais  jea'v  sau- 
rais pas  répondre  en  français.  —  J'ai  senti  'es  lors 
un  mur  entre  nous.  Voyant   mon  oncle  me  t^duire 
ses  paroles   anglaises,    il    s'est    efforcé,  en   jarlant 
lentement,  de  m'exprimer  ses  pensées.  —  Prenant 
Cinq-Mars  :   —  Je  connais  cet  événement,  c'es  une 
belle  époque    de    votre    histoire  nationale.    Je  l'ai 
prié  de  m'en  écrire  les    défauts  en  lui  donnant  non 
adresse.    —    rs'e  comptez  pas    sur  moi   pour  cr'ti- 
quer,    m'a-t-il    dit,    mais    je   sens,   je    sens!    Il   ne 
serrait  la  main  avec  un  air  paternel   :  sa  main,   m 
peu    grasse,    tremblait    beaucoup;    j'ai    pensé    qu^, 
c'était  1  impatience  de  ne  pas  bien   s'exprimer.  Moi 
oncle  a  cru  que  ma  visite  lui   avait   causé  une  émo- 
tion douce;  Dieu  le  veuille  et  que  toutes  ses  heures 
soient  heureuses.  Je  le  crois  né  sensible   et  timide. 
Simple    et  illustre  vieillard  !  —  Je  lui   ai  demandé 
s'il  reviendrait    en   France    :   —  Je  ne  le   sais  pas, 
m'a-t-il    dit.    L'ambassadeur    lattendait,    il    allait 
sortir,  je  l'ai  quitté,   non  sans  l'avoir  observé   d'un 
œil  fixe  tandis  qu'il  parlait  en  anglais  avec  mon  oncle. 


1829. 


L'histoire  du  monde  n'sst  autre  chose  que  la  lutte 
du  pouvoir  contre  l'opinion  générale.  Lorsque  le 
pouvoir  suit  l'opinion,  il  est  fort  :  lorsqu'il  la  heurte, 
il  tombe. 


478  /  JOURNAL  d'un  poète 

/ 

L'art  est  J  vérité  choisie. 

Si  le  prerîer  mérite  de  l'art  n'était  que  la  peinture 
exacte  de  }  vérité,  le  panorama  serait  supérieur  à 
la  Descend  de  croix. 


Préfaîe.  —  Exempt  de  tout  fanatisme,  je  n'ai  point 
d'idole,  J  ai  lu,  j'ai  vu,  je  pense  et  j  écris  seul, 
indépendant. 


Losqu'un  siècle  est  en  marche  guidé  par  une 
pensée,  il  est  semblable  à  une  armée  marchant  dans 
le  d5sert.  Malheur  aux  traînards!  rester  en  arrière, 
c'e^t  mourir. 


/  . 

'  Quel  intervalle  sépare  la  curiosité  qui  fait  accourir 

Je    peuple   au    passage    d  un  roi,    ou   à   celui    d  une 

girafe,  d'un  sauvage  ou  d'un   acteur?  —  Est-ce  un 

/•cheveu  ou  une  aiguille? 


Le  célibataire  ne  donne  point,  comme  le  père  de 
famille,  des  otages  à  son  pays  :  la  femme,  les 
enfants,  garants  qu'il  ne  peut  déserter  et  devenir 
cosmopolite. 

La  puissance  est  toujours  avec  la  lumière  :  de  là 
vient  que,  dans  le  moyen  âge,  le  clergé  eut  la  force 
parce  qu'il  eut  la  science;  à  présent,  il  est  inférieur 
en  connaissances,  de  là  en  empire. 


La  raison  offense  tous  les  fanatismes. 


PENSÉES    ET    RÉFLEXIO^'S    DIVERSES  479 

L'humanité    fait  un    interminable    discours    dont 
chaque  homme  illustre  est  une  idée. 


Les  Français.  —  Tout  Français  ou  à  peu  près, 
naît  vaudevilliste  et  ne  conçoit  pas  plus  haut  que 
vaudeville. 

Écrire  pour  un  tel  public,  quelle  dérision!  quelle 
pitié  !  quel  métier  1 

Les  Français  n'aiment  ni  la  lecture,  ni  la  musique, 
ni  la  poésie.  —  Mais  la  société,  les  salons,  l'esprit, 
la  prose. 


La  gloire.  —  J'ai  cru  longtemps  en  elle;  mais, 
réfléchissant  que  l'auteur  de  Laocoon  est  inconnu, 
j'ai  vu  la  vanité. 

Il  y  a,  d'ailleurs,  en  moi  quelque  chose  de  plus 
puissant  pour  me  faire  écrire,  le  bonheur  de  l'inspi- 
ration, délire  qui  surpasse  de  beaucoup  le  délire 
physique  correspondant  qui  nous  enivre  dans  les 
bras  d'une  femme.  La  volupté  de  l'àme  est  plus 
longue...  Li' extase  morale  est  supérieure  à  l'extase 
physique. 


Le  seul  beau  moment   d'un  ouvrage  est  celui  où 
on  l'écrit. 


1830 


Jeudi  29  juillet.  —  Ils  ne  viennent  pas  à  Paris, 
on  meurt  pour  eux.  Race  de  Stuarts!  Oh!  je  garde 
ma  famille. 


480  JOURNAL    d'un    poète 

Attaque  des  casernes  de  la  rue  Verte  et  de  la 
Pépinière.  Bravoure  incomparable  des  ouvriers 
serruriers.  —  J'ai  mis  la  tête  à  la  fenêtre  pour  voir 
si  quelque  blessé  de  l'un  des  deux  partis  venait  se 
réfugier  à  ma  porte.  On  vient  de  faire  feu  sur  moi, 
on  a  cru  que  je  voulais  tirer  de  la  fenêtre.  Les 
trois  balles  ont  cassé  la  corniche  de  ma  fenêtre. 
—    En  vingt  minutes,  les  deux  casernes  prises. 


Vendredi  30-  —  Pas  un  prince  n'a  paru.  Les  pau- 
vres braves  de  la  garde  sont  abandonnés  sans 
ordres,  sans  pain  depuis  deux  jours,  traqués  par- 
tout et  se  battant  toujours.  —  O  guerre  civile,  ces 
obstinés  dévots  t'ont  amenée! 

Chassés  de  partout.  Paris  est  libre. 


Le  jour  où  il  n'y  aura  plus  parmi  les  hommes  ni 
enthousiasme,  ni  amour,  ni  adoration,  ni  dévoue- 
ment, creusons  la  terre  jusqu'à  son  centre,  met- 
tons-y cinq  cents  milliards  de  barils  de  poudre 
et  qu'elle  éclate  en  pièces  comme  une  bombe  au 
milieu  du  firmament. 


Ls  monde  a  la  démarche  d'un  sot,  il  avance  en 
se  balançant  mollement  entre  deux  absurdités  :  le 
droit  divin  et  la  souveraineté  du  peuple. 


1  832 


La    presse    dévorera    l'éloquence    :    elle  l'a   déjà 
mangée  à  demi.  --    Dans   l'antiquité,  qui    perdait 


PENSÉES    ET    RÉFLEXIONS    DIVERSES  481 

une  représentation  de  Cicéron  perdait  tout;  aujour- 
d'hui, on  se  dit  : 

—  Je  ne   1  ai  pas  entendu  ce  matin,  qu'importe! 
je  le  lirai  demain. 


Quelquefois,  notre  langue  a  embelli  ce  qu'elle  a 
touché;  cela  est  rare,  il  est  vrai.  —  J'aime  mieux 
Michel-Ange  que  Michelangelo,  et  Florence  que 
Firenze. 


L'amélioration  de  la  classe  la  plus  nombreuse 
et  l'accord  entre  la  capacité  prolétaire  et  l'héré- 
dité propriétaire  sont  toute  la  question  politique 
actuelle. 


Pour  l'homme  qui  sait  voir,  il  n  y  a  pas  de 
temps  perdu.  Ce  qui  serait  désœuvrement  pour  un 
autre  est  observation  et  réflexion  pour  lui. 


1833. 

Goethe  fut  ennuyé  de  questions  de  tout  le  monde 
sur  la  vérité  de  Werther.  On  ne  cessait  de  s'in- 
former à  lui  de  ce  qu'il  renfermait  de  vrai. 

—  Il  aurait  fallu,  dit-il,  pour  satisfaire  à  cette 
curiosité,  disséquer  un  ouvrage  qui  m'avait  coûté 
tant  de  réflexions  et  d'efforts  incalculables  dans 
la  vue  de  ramener  tous  les  divers  éléments  à 
l'unité  poétique. 

La  même  chose  arriva  à  Richardson  pour  Clarisse^ 
à  Bernardin  de  Saint-Pierre  pour  Paul  et  Virginie. 


482  JOURNAL    D  UN    POÈTE 

Quand  j'ai  publié  Stello,  la  même  chose  pour 
M™^  de  Saint-Aignan,  dont  j'avais  inventé  la  situation 
dans  le  dernier  drame  d'André  Chénier;  la  même 
pour  Kitty  Bell,  dont  j'ai  inventé  l'être  et  le  nom. 
Pour  Servitude  et  Grandeur  militaires,  mêmes  ques- 
tions sur  l'authenticité  des  trois  romans  que  ren- 
ferme ce  volume. 

Mais  il  ne  faut  pas  en  vouloir  au  public,  que 
nous  décevons  par  l'art,  de  chercher  à  se  recon- 
naître et  à  savoir  jusqu'à  quel  point  il  a  tort  ou 
raison  de  se  faire  illusion. 

Le  nom  des  personnages  réels  ajoute  à  l'illusion 
d'optique  du  théâtre  et  des  livres,  et  la  meilleure 
preuve  du  succès  est  la  chaleur  que  met  le  public 
à  s'informer  de  la  réalité  de  l'exemple  qu'on  lui 
donne. 

Pour  les  poètes  et  la  postérité,  il  suffit  de  savoir 
que  le  fait  soit  beau  et  probable.  —  Aussi  je 
réponds  sur  Laurette  et  les  autres  :  Cela  pourrait 
avoir  été  vrai. 


Les  Français  ressemblent  à  des  hommes  que  je 
vis  un  jour  se  battant  dans  une  voiture  emportée 
au  galop.  —  Les  partis  se  querellent  et  une  invin- 
cible nécessité  les  emporte  vers  une  démocratie 
universelle. 

Bonaparte,  c'est  l'homme;  Napoléon,  c'est  le 
rôle.  Le  premier  a  une  redingote  et  un  chapeau; 
le  second,  une  couronne   de  lauriers    et  une    toge. 


Le   tempérament  ardent,  c'est    l'imagination  des 
corps. 


PENSÉES    ET    RÉFLEXIONS    DIVERSES  483 

La  terre  est  révoltée  des  injustices  delà  création; 
elle  dissimule  par  frayeur  de  l'éternité  ;  mais  elle 
s'indigne  en  secret  contre  le  Dieu  qui  a  créé  le 
mal  et  la  mort.  Quand  un  contempteur  des  dieux 
paraît,  comme  Ajax,  fils  d'Oïlée,  le  monde  1  adopte 
et  laime;  tel  est  Satan,  tels  sont  Oreste  et  don 
Juan. 

Tous  ceux  qui  luttèrent  contre  le  ciel  injuste  ont 
eu  l'admiration  et  l'amour  secret  des  hommes. 


Il    n'y    a    pas    un    homme    qui    ait     le    droit    de 
mépriser  les  hommes. 


Je  n'ai   pas  rencontré   un    homme    avec   lequel  il 
n'y  eût  quelque  chose  à  apprendre. 


La  vérité  sur  la  vie,  c'est  le  désespoir.  La  reli- 
gion du  Christ  est  une  religion  du  désespoir,  puis- 
qu  il  désespère  de  la  vie  et  n'espère  qu  en  l'éternité. 


La  presse  est  une  bouche  forcée  d'être  toujours 
ouverte  et  de  parler  toujours.  De  là  vient  qu'elle 
dit  mille  fois  plus  qu'elle  n'a  à  dire,  et  qu'elle 
divague  souvent  et  extravague. 

Il  en  serait  ainsi  d'un  orateur,  fût-ce  Démosthène, 
forcé  de  parler  sans  interruption  toute  l'année. 


484  JOURNAL  d'un  poète 

1835. 
L'honneur,  c'est  la  poésie  du  devoir. 


Le  seul  gouvernement  dont,  à  présent,  l'idée  ne 
me  soit  pas  intolérable,  c'est  celui  d'une  république 
dont  la  constitution  serait  pareille  à  celle  des  Etats- 
Unis  américains. 


Le  moins  mauvais  gouvernement  est  celui  qui  se 
montre  le  moins,  que  l'on  sent  le  moins  et  que  l'on 
paye  le  moins  cher. 


Le  mot  de  la  langue  le  plus  difficile  à  prononcer 
et  à  placer  convenablement,  c'est  moi. 


Il  est  certain  que  la  création  est  une  œuvre  man- 
quée  ou  à  demi  accomplie,  et  marchant  vers  sa 
perfection  à  grand'peine. 

Dans  les  deux  cas,  soyons  humbles  et  incertains. 

Il  n'y  a  de  sûr  que  notre  ignorance  et  notre 
abandon  —  peut-être  éternel!... 


1836. 


Une  fable.  —  Un  homme  est  condamné  à  mort 
après  un  crime,  un  assassinat.  —  Un  an  s'écoule 
entre  la  condamnation  et  l'exécution.  Échappé  à 
l'étranger  et  grandi  dans  sa  vie.  Dans  cet  intervalle, 


PENSÉES    ET    RÉFLEXIONS    DIVERSES  485 

il  devient  illustre  et  vertueux.  —  Le  jour  arrive, 
on  l'arrête,  on  l'exécute.  La  loi  le  tue  en  santé,  lui 
donne  la  mort  en  pleine  vie,  la  honte  en  pleine 
gloire. 

Donc,  les  juges  condamnent  un  scélérat;  mais  le 
bourreau  tue  un  homme  régénéré,  moral  et  chré- 
tien. 


Les  criminalistes  de  tous  les  temps  ont  déclaré 
que  la  vengeance  n'était  pas  le  but  de  la  loi  pénale, 
qui,  dans  sa  rigueur,  ne  se  propose  que  de  pré- 
venir le  retour  du  mal  :  tel  est  l'esprit  chrétien. 

Si  tel  est  l'esprit  chrétien  sur  la  terre,  pourquoi 
a-t-il  un  autre  esprit  pour  le  ciel,  en  fondant  les 
peines  éternelles  qui  ne  sont  qu'une  éternelle  ven- 
seance  ? 


Comment  ne  pas  éprouver  le  besoin  d'aimer? 
Qui  n'a  senti  manquer  la  terre  sous  ses  pieds  sitôt 
que  1  amour  semble  menacer  de  se  rompre? 


1837. 

7  décembre.  —  Ce  matin,  on  m'annonce  M.  de 
Jennison,  l'ambassadeur  de  Bavière,  comme  je  me 
levais  à  midi,  ayant  passé  la  nuit  à  écrire. 

Il  m'attend  dans  mon  salon,  et,  peu  après  que  j'y 
suis  entré,  aborde  la  question  qui  l'amène  et  que 
depuis  longtemps  il  méditait  peut-être  : 

—  Youlez-vous  me  rendre  un  service? 

—  De  tout  mon  cœur,  s'il  s'agit  de  vous  être 
agréable  personnellement. 


486  JOURNAL    D  UN    POÈTE 

—  Le  roi  de  Bavière  a  un  fils  de  vingt-six  ans, 
son  héritier.  Le  prince  royal  de  Bavière  désirerait 
entrer  en  correspondance  avec  vous.  Lui  répondriez- 
vous,  s'il  le  faisait? 

Je  me  suis  tu  un  moment  et  lui  ai  dit  : 

—  Ce  que  vous  me  demandez  est,  je  puis  le  dire, 
un  service  véritable,  car  il  faudrait  que  chaque 
journée  eût  quarante-huit  heures,  et  le  temps  me 
manquera.  Cependant,  si  vous  voulez  me  donner 
une  assurance  importante,  j'y  consentirai;  cette 
assurance  est  que  ni  dans  le  présent  ni  dans  l'avenir 
le  prince  ne  se  croira  obligé  de  m'en  témoigner  sa 
gratitude  par  autre  chose  qu'une  lettre  de  lui.  Sans 
cela,  ce  serait  un  traité,  un  marché. 

Il  m'a  interrompu  vivement,  en  me  serrant  les 
mains. 

—  Oui,  c'est  un  service,  et  il  en  sera  vivement 
touché;  mais  avec  vous  on  sait  que  de  tels  services 
sont  sans  prix,  et  il  ne  vous  en  offre  d'autre  que 
son  amitié. 

—  Prenez  garde,  ai-je  ajouté,  que  rien  n'est  ferme 
et  persévérant  comme  mon  caractère;  ne  vous  fiez 
pas  à  ma  douceur  de  voix.  Rien  n'est  entêté  comme 
une  colombe.  J'en  ai  connu  une  qu'il  aurait  fallu 
tuer  pour  la  chasser  de  mon  lit  ;  je  l'y  ai  laissée,  elle 
a  gagné  son  procès.  Tout  ce  qui  me  fera  ici  passer 
par-dessus  la  lassitude  de  parler  de  choses  sur 
lesquelles  je  suis  blasé,  ce  sera  le  plaisir  de  penser 
un  jour,  dans  ma  vieillesse  (si  j'ai  une  vieillesse, 
chose  douteuse),  qu'un  jeune  roi  me  devra  quelques 
idées  justes  sur  la  France  et  sur  son  esprit.  —  Donc , 
tout  étant  bien  pur,  bien  désintéressé,  regardant 
cette  correspondance  comme  l'élan  de  deux  âmes 
qui  oublient  qu'elles  sont  dans  le  corps  d'un  prince 
royal  et  d'un  poète,  je  vous  le  répète,  j'accepterai. 


PENSÉES    ET    RÉFLEXIO-NS    DIVERSES  487 

1839. 

Angleterre.  —  Ce  qui  fait  la  force  de  l'unité  de 
cette  nation,  c'est  que  chaque  homme  s'y  regarde 
comme  un  homme  politique.  Chaque  citoyen  parle 
et  agit  dans  le  sens  de  la  politique  anglaise  du 
moment. 


France.    —  IN'otre   nation   est  légère   et  taquine. 
Elle  ne  veut  laisser  tranquille  aucune  supériorité. 


1840. 

Un  mot.  —  Les  Irlandais  passent  pour  très  spi- 
rituels. Un  d'eux  s'est  mis  à  genoux  à  Rome  devant 
une  statue  de  Jupiter,  et  lui  a  dit  : 

—  O  Jupiter!  si  tu  reviens  au  pouvoir,  souviens- 
toi,  je  te  prie,  que  je  t'ai  été  fidèle  dans  l'adversité. 


De  la  république  en  France.  —  Ce  ne  serait  pas 
assez  de  César,  de  Charlemagne  et  de  Louis  XIV 
pour  fonder  un  despotisme  absolu  en  France,  dans 
l'état  où  elle  est.  —  Il  n'y  a  plus  dans  notre  orga- 
nisation toute  démocratique  et  républicaine,  depuis 
1793,  qu'une  forme  qui  convienne  :  c'est  une  répu- 
blique avec  une  aristocratie  d'intelligence  et  de 
richesse  élégante.  Le  temps  en  refera  une  autre. 


Poème  a  faire.  —  L'année  de   paix   1699.  —  Ce 
fut  la  seule  année  où  le  monde  n'eut  aucune  guerre. 


488  JOUR>'AL    D  UN     POÈTE 


1842. 

La  tragédie  française  a  été  presque  toujours  une 
suite  de  discours  sur  une  situation  donnée. 


De  la  mort  du  duc  d'Orléans.  —  Vers  1825, 
j'écoutais  une  jonversation  entre  quelques  hommes 
qui  se  croyaient  graves,  et  l'un  d'eux  disait  : 

—  Ce  quil  y  aura  de  triste,  ce  sera  cette  suite  de 
trois  règnes  de  vieillards  avant  Henri  V.  Il  faudra 
voir  tout  le  règne  de  Louis  XVIII,  de  Charles  X, 
du  Dauphin. 

—  Eli  !  mon  Dieu,  dis-je,  soyez  tranquilles,  il  arri- 
vera quelque  chose  avant  dix  ans;  et  je  leur  rap- 
pelai la  Fontaine  :  «  Le  roi,  làne  ou  moi,  nous 
mourrons.  »  Je  fis  faire  aux  hommes  d'Etat  amis 
de  M.  de  Villèle,  qui  me  parlaient,  une  vilaine  gri- 
mace, et  on  me  regarda  comme  libéral  et  philo- 
sophe. 


Cupidon,  ToÈME.  —  Michel-Ange,  accablé  de  cri- 
tiques et  las  d'entendre  l'éloge  des  anciens,  fait 
un  Cupidon,  l'enfouit  et  le  fait  découvrir  dans  une 
fouille. 

Les  savants  s'assemblent. 

Description  de  V Amour  grec  de  Michel-Ange. 

Mais  il  s'écrie  : 

—  Il  est  de  moi!  J'en  ai  la  terre  glaise  dans  mon 
atelier. 


De  l'éducation  universitaire  .   —    Rien   de    plus 
niais  que  la  routine  des  classes,  du  latin  et  du  grec 


PENSÉES    ET    E.ÉFLEXIONS    DIVERSES  489 

pour  tous.  Les  œuvres  anciennes  sont  excellentes 
pour  former  le  style. 

Or,  qui  a  besoin  avant  tout  d  un  style?  —  Ceux 
qui  doivent  être  professeurs,  rhéteurs,  ou.  par 
hasard,  très  grands  écrivains  éloquents,  ou,  par 
un  hasard  plus  grand  encore,  poètes. 

Mais  la  majorité  de  la  nation  a  besoin  d  éducation 
professionnelle  et  spéciale. 


Des  org.vnes. 

Des  organes  mauvais  servent  lintelligence, 

Ai-je  dit  dans  le  poème  de  la  Flûte. 

Malebranche  était  idiot  jusqu'à  lâge  de  dix-sept 
ans.  —  Une  chute  le  blesse  à  la  tète,  on  le  trépane, 
il  devient  un  homme  de  génie.  Descartes  trépané 
fût  devenu  peut-être  idiot. 

Un  élève  de  1  Ecole  polytechnique  acheva  dans  le 
somnambulisme  et  trouva  dans  le  sommeil  le  pro- 
blème qu  il  avait  en  vain  cherché  tout  éveillé.  — 
Preuve  que  1  âme  se  détache  des  organes,  agit  et 
perçoit  sans  eux. 


1843. 

De  la  Patrie.  —  La  patrie  n'existait  presque  pas 
avant  Louis  XIIL  Les  grands  seigneurs,  alliés  à 
des  femmes  étrangères  et  possesseurs  de  grands 
fiefs,  en  Espagne,  en  Allemagne,  en  Angleterre  à  la 
fois  comme  en  France,  n  avaient  pas  le  cœur  plus 
espagnol  que  français  et  trahissaient  volontiers  les 
intérêts  d'un  pays  pour  un  autre. 

La  puissance  croissante  de  la   classe  moyenne  et 


490  JOURNAL    d'uX    poète 

l'unité  donnée  à  la  nation  par  la  monarchie  ont 
rendu  anx  nations  le  sentiment  de  citoyen.  —  La 
noblesse  de  province  l'avait  conservé,  ce  sentiment 
exquis;  le  gentilhomme  [gentis  honio),  l'homme  de 
la  nation,  était  le  citoyen  véritable. 


Jésus-Christ  eut,  de  douze  ans  à  trente  ans,  une 
vie  ignorée;  ce  que  le  clergé  appelle  la  vie  cachée. 
Il  y  aurait  un  grand  ouvrage  idéal  à  faire  sur  cette 
vie.  Il  faudrait  chercher  à  se  rendre  compte  de  ce 
qu'a  pu  penser  et  éprouver  l'Homme-Dieu,  sentant 
croître  en  lui  la  Divinité. 


De  la  Foi.  —  On  parle  de  la  Foi.  Qu'est-ce,  après 
tout,  que  cette  chose  si  rare?  —  Une  espérance 
fervente.  —  Je  1  ai  sondée  dans  tous  les  prêtres  qui 
disaient  la  posséder  et  n'ai  trouvé  que  cela.  — 
Jamais  la  certitude. 


1844. 


Poème.  —  Les  animaux  lâches  vont  en  troupes. 
Le  lion  marche  seul  dans  le  désert. 
Qu  ainsi  marche  loujours  le  poète. 


L'hyène.  —  Poème  philosophique.  —  Les  bêtes 
fauves  suivent  le  voyageur  dans  le  désert.  Tant  qu'il 
marche  et  se  tient  debout,  elles  se  tiennent  à  dis- 
tance et  lèchent  sa  trace  comme  des  chiens  fidèles; 
mais,  s  il  bronche,    s'il  tombe,  elles   se  précipitent 


pe:<sée3  et  réflexions  diverses  491 

sur  lui  et  le  déchirent.  Quand  il  est  mort  et  déchiré 
par  pièces,  elles  lèchent  son  sang  sur  le  sable,  ses 
os  jusqu'à  ce  quil  ne  reste  plus  que  son  squelette, 
et,  lors  même  qu'il  ne  reste  plus  que  >es  longues 
côtes  vides  et  arrondies  comme  la  carène  d'un  vais- 
seau naufragé,  l'hyène  et  le  tigre  dévorent  son 
ombre.  Ainsi  fait  la  multitude  sur  l'homme  célèbre 
et,  moins  que  cela,  sur  tout  homme  éminent. 


Des  assemblées.  —  Les  Anglais  ont  un  proverbe 
qui  dit  que  les  corps  n'ont  point  d'honneur. 

En  effet,  ce  qui  insulte  tout  le  monde  ninsulte 
personne. 

C'est  la  consolation  que  se  donne  une  assemblée 
pour  mal  agir,  et  contre  la  morale  publique  et 
contre  la  loi  naturelle  quelquefois. 

Un  despote  est  responsable  sur  sa  tète  et  son 
cœur. 


Lettre  de  lord  Byron.  —  Lord  Byron  reçut,  le 
lendemain  de  son  mariage,  une  lettre  de  M.  Davis 
qui  lui  demandait  comment  il  se  trouvait  de  sa  nuit. 

Il  répondit  : 

«  Vers  quatre  heures  du  matin,  je  me  suis 
réveillé.  Le  feu  rouge  éclairait  les  rideaux  cramoisis 
de  mon  lit,  je  me  suis  cru  en  enfer;  j'ai  tàté  à  côté 
de  moi,  et  j'ai  vu  que  c  était  encore  pis,  en  me  rap- 
pelant que  j'étais  marié.  » 

Aujourd'hui,  cette  anecJc^e  m'est  racontée  par 
M.  Hayward,  qui  a  retenu  dans  ;5a  mémoire  cette 
lettre  mot  pour  mot.  Elle  lui  fut  communiquée 
par  M.  Davis. 


492  JOURNAL    d"uN'    poète 

Après  avoir  bien  réfléchi  sur  la  destinée  des 
femmes  dans  tous  les  temps  et  chez  toutes  les 
nations,  j'ai  fini  par  penser  que  tout  homme  devrait 
dire  à  chaque  femme,  au  lieu  de  Bonjour  :  —  Pai-- 
donî  car  les  plus  forts  ont  fait  la  loi. 


Racine.  —  La  cliose  dont  je  lui  sais  le  plus  de 
gré,  ce  n'est  pas  d'avoir  écrit  les  chefs-d'œuvre 
d'Atkalie ,  de  Britannicus ,  d'Esthei',  etc.,  etc.; 
c  est  de  n'avoir  laissé  de  lui,  après  lui,  que  ces 
belles  tragédies  et  pas  une  platitude  de  circonstance, 
comme  firent  Corneille  même  et  Molière.  Pas  un 
madrigal  honteux,  pas  une  fadeur;  mais,  au  con- 
traire, de  graves  leçons  comme  : 

...  Rois,  craignez  la  calomnie...,  etc.,  etc. 


61.   —VISITES   ACADEMIQUES  « 

1842-1845 

Dimanche,  30  janvier  1842. 

RovER-CoLLARD.  —  Eu  descendant  de  voiture,  j'ai 
fait  porter  ma  carte  de  visite  à  M.   Royer-Collard 

1.  Alfred  de  Vignv  se  présenta  plusieurs  fois  à  l'Académie  fran- 
çaise, où  il  ne  fut  admis  qu'en  lSi.3.  Sous  ce  titre  :  Mes  i^isites  a 
V Académie,  il  avait  noté  les  scènes  diverses  et  piquantes  de  cette 
odyssée  si  pénible  à  laquelle  est  condamné  tout  candidat  à  un 
fauteuil  du  salon  académique.  Ces  scènes,  qui  mettent  aux  prises 
des  personnages  célèbres  à  différents  titres  dans  un  entretien  pres- 
que toujours  embarrassant  pour  les  deux  parties,  donneraient  sans 
doute  une  bonne  comédie  au  public,  si  le  public  pouvait  les 
entendre.  Parmi  celles  où  Alfred  de  Vigny  fut  acteur,  et  dont  il  a 
recueilli  le   souvenir,  j'en  choisis  quelques-unes  seulement,  celleg 


VISITES    ACADÉMIQUES  493 

par  ULe  femme  qui  était  seule  dans  l'antichambre. 
Presque  à  l'instant  est  venu  un  pauvre  vieillard, 
rouge  au  nez  et  au  menton,  la  tête  chargée  d'une 
vieille  perruque  noire,  et  enveloppée  de  la  robe  de 
chambre  de  Géronte,  avec  la  serviette  au  col  du 
Légataire  universel. 

Yoici  mot  pour  mot  notre  conversation. 

(Il  était  debout  et  appuyé  à  demi  contre  le  mur.) 

R.-c.  —  Monsieur,  je  vous  demande  bien  pardon, 
mais  je  suis  en  affaire,  et  ne  puis  avoir  l'honneur 
de  vous  recevoir;  j'ai  là  mon  médecin. 

A.  DE  V.  —  Monsieur,  dites-moi  un  jour  où  je 
puisse  vous  trouver  seul,  et  je  reviendrai. 

R.-c.  —  Monsieur,  si  c'est  seulement  la  visite 
obligée,  je  la  tiens  comme  faite. 

A.  DE  V.  —  Et  moi,  monsieur,  comme  reçue,  si 
vous  voulez,  mais  j'aurais  été  bien  aise  de  savoir 
votre  opinion  sur  ma  candidature. 

R.-c.   —  Mon  opinion  est  que  vous  n'avez  pas  de 

chances...  (Avec   ua    certain   air    qu'il   veut   rendre   ironique    et 

insolent).  Ckances I  N'est-ce  pas  comme  cela  qu'on 
parle  à  présent? 

A.  DE  V.  —  Je  ne  sais  pas  comment  on  parle  à 
présent;  je  sais  seulement  comment  je  parle,  et  com- 
ment vous  parlez  dans  ce  moment-ci. 

R.-c.  —  D'ailleurs,  j'aurais  besoin  de  savoir  de 
vous-même  quels  sont  vos  ouvrages. 

qu'il  y  a  le  moins  d'indisciétion  à  publier  et  qui  ne  feront  de  peine 
à  personne,  tout  en  offrant  un  vif  intérêt.  Seul,  feu  Pioyer-CoUard, 
d'illustre  mémoire,  n'y  figure  pas  sous  des  traits  aimables.  Mais  la 
légende  de  cette  visite  d'Alfred  de  Vigny  au  philosophe  hautain  est 
bien  connue  et  presque  célèbre;  cet  étrange  accueil  lui  fut  un  avant- 
goût  du  discours  d'installation  que  lui  réservait  M.  Mole.  Cette 
visite  a  donc  un  intérêt  en  quelque  sorte  historique  :  c'est  ce  qui 
m'adécidé  à  en  donnerles  curieux  et  amusants  détails,  tels  qu'Alfred 
de  Vigny  les  a  retracés  dans  ses  souvenirs.  (L.  R.) 

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VISITES    ACADÉMIQUES  495 

R.-c,  assez  mal  à  l'aise. —  Oh  I  c'est  possible,  mon- 
sieur, c'est  vraiment  très  possible. 

A.    DE    V.,  marchant  vers  la  porte  et  mettant  son  manteau.  — 

Monsieur,  il  fait  assez  froid  dans  votre  antichambre 
pour  que  je  ne  veuille  pas  vous  y  retenir  longtemps  ; 
j'ai  peu  l'habitude  de  cette  chambre-là. 

R.-c.  —  Monsieur,  je  vous  fais  mes  excuses  de 
vous  y  recevoir, 

A.  DE  V.  —  N'importe,  monsieur,  c  est  une  fois 
pour  toutes.  Vous  n'attendez  pas,  je  pense,  que  je 
vous  fasse  connaître  mes  œuvres  :  vous  les  décou- 
vrirez dans  votre  quartier,  ou  en  Russie,  dans  les 
traductions  russes  ou  allemandes,  sans  que  je  vous 
dise  :  «  Mes  enfants  sont  charmants  »,  comme  le 
hibou  de  La  Fontaine. 

(Ici,  Alfred  de  Vignv  ouvre  la  porte.  Royer-CoUard  le  suivant 
toujours.) 

R.-C,  pour  revenir  sur  ses  paroles.  —  Eh  1    mais  je  Crois 

qu'il  y  aura  deux  élections. 

A.  DE  V.  —  Monsieur,  je  n'en  sais  absolument 
rien. 

R.-c.  —  Si  vous  ne  le  savez  pas,  comment  le 
saurais-je? 

A.  DE  V.  —  Parce  que  vous  êtes  de  1  Académie  et 
que  je  n  en  suis  pas;  je  sais  seulement  que  je  me 
présente  au  fauteuil  de  M.  Frayssinous. 

R.-c.  —  Et  quelles  autres  personnes? 

A.  DE  V.  —  Je  n'en  sais  rien,  monsieur,  et  ne  dois 
pas  le  savoir. 

(Ici,  il  lui  tourne  le  dos,  remet  son  chapeau  et  sort  sans  le  saluer; 
tandis  que  Royer-Collard  reste  tenant  la  porte  et  disant  :  «  Mon- 
sieur, y  al  bien  l'honneur  de  vous  saluer.  ») 


496  JOURNAL    d'un    poète 

Vieillard  aigri  de  se  voir  oublié,  après  avoir  eu 
son  jour  de  célébrité. 

Jusqu  ici,  plusieurs  académiciens  me  donnent 
une  bonne  comédie  ;  ils  ne  récriraient  pas  si  bien 
qu'ils  me  la  jouent  sans  le  savoir. 


5  mars  42. 

Il  arriva,  lorsque  la  bataille  des  trois  jours  fut 
finie,  que  le  colonel  Fabvier  fit  inscrire  les  noms 
des  héros  de  juillet  1830  et  le  nombre  d'hommes 
qu'ils  avaient  tués. 

L'un,  disait  vingt,  l'autre  cent,  plus  ou  moins.  — 
Le  relevé  donna  cinquante-cinq  mille  hommes  de  la. 
garde  royale.  Or,    il  n'y  en  avait  que  six  mille   en 
garnison  à  Paris. 

C'est  ainsi  qu'il  m'arrive  dans  le  dénombrement 
des  huit  académiciens  qui  m'ont  donné  leurs  voix 
de  ne  plus  pouvoir  en  trouver  jamais  moins  de 
quatorze.  Chacun  me  dit  qu'il  a  voté  pour  moi. 
Lamartine  me  l'assure  et  ajoute  que  cela  ne  pou- 
vait être  autrement. 


24  avril  42. 

M.  DE  Barante. — Après  quelques  politesses  pré- 
liminaires sur  nos  anciennes  relations,  il  me  dit 
avec  précaution  que  quelques  personnes  ont  été 
choquées  de  l'ardeur  avec  laquelle  les  journaux 
avaient  pris  ma  défense.  Je  lui  ai  répondu  que  nous 
étions  bien  forcés,  lui  et  moi,  de  croire  que  leur 
conscience  les  avait  fait  parler,  car  les  auteurs 
m'étaient  personnellement  inconnus. 


VISITES    ACADÉMIQUES  497 

M.  DE  B.  —  Le  Journal  des  Débats  a  blessé  sur- 
tout par  quelques  expressions. 

A.  DE  V.  —  Je  ne  le  sais  pas  et  je  ne  le  comprends 
pas  aisément;  car,  après  tout,  il  portait  M.  Pasquier 
à  l'Académie,  et  moi  après  M.  Ballauche  seulement. 
Ses  éloges  n'étaient  guère  que  des  consolations  et 
je  ne  connaissais  pas  personnellement  l'auteur, 
M.  Cuvillier-Fleury,  que  je  n'avais  jamais  vu  de  ma 
vie;  vous  voyez  qu  il  faut  croire  absolument  à  une 
indignation  sincère. 

M.  DE  B.  —  Je  ne  savais  pas  cela,  et  cela  m'étonne 
infiniment. 

Il  me  dit  qu'il  a  vu  jouer  Chatterton  à  Péters- 
bourg,  que  mademoiselle  Bourbier  jouait  Kitty 
Bell,  moins  bien  assurément  que  M™^  Dorval,  qui  y 
était  fort  belle.  Il  passe  de  là  à  la  pièce  même  et  me 
dit  qu'elle  est  anti-sociale. 

A.  DE  V.  —  Ce  mot-là  est  bien  sévère,  monsieur, 
et  je  ne  sais  pas  de  manière  de  corriger  la  société, 
si  on  ne  la  fait  pleurer  sur  les  victimes  que  font 
ses  erreurs  et  ses  duretés.  La  satire  ne  doit  pas 
sortir  de  la  thèse  qu'elle  soutient,  dévier  du  prin- 
cipe qu'elle  pose. 

M.  DE  B.  —  Il  faudrait  être  impartial,  et,  par 
exemple,  dans  cette  cause,  on  pourrait  accuser  les 
ouvriers  de  bien  des  torts. 

A.  DE  V.  —  Le  sermon,   la  satire,  la  comédie  ne 

doivent  pas  avoir  d'impartialité  !  Le  devoir,  à  mon 

sens,    d  un  poète,   d'un  écrivain,   d'un   orateur,   est 

j  d'être    partial    dans    Tartuffe    et   prend   hardiment 

î  parti  contre  l'hypocrisie  religieuse. 

!       M.   DE  B.   —  Mais...    c  est   en  le  jetant   dans   une 

famille  ridicule. 

A.  DE  V.  —  Elle  n'est  ridicule  que  par  excès 
d'enthousiasme  pour  le  sycophaute,  et,  par  sa  can- 


408  JOURNAL    d'un    poète 

deur,  redouble  l'indignation  du  spectateur  contre 
l'imposteur.  —  Pascal,  combattant  les  jésuites,  n'a 
pas  dû  être  impartial  et  ne  l'a  pas  été.  On  ne 
détruirait  aucun  abus,  on  ne  corrigerait  aucun  tra- 
vers, si  on  tenait  d'une  main  l'attaque  et  de  l'autre 
la  défense  du  vice  ou  du  ridicule  que  l'on  veut 
détruire.  Je  prends,  du  reste,  comme  marque  d'in- 
térêt les  observations  que  vous  me  faites  et  j'y 
réponds  aussi  franchement. 

M.  DE  B.  —  Je  ne  sais  si  vous  n'avez  pas  eu  plus 
àe  succès  dans  les  ouvrages  où  vous  teniez  moins 
à  montrer  la  thèse. 

A.  DE  V.  —  Je  les  crois  moins  importants  comme 
fond  et  moins  difficiles  comme  forme.  Dans  Stello 
et  Servitude  et  Grandeur  militaires,  l'idée  est  l'hé- 
roïne :  ridée  abstraite  est  ajoutée  au  drame,  et 
c'est  une  difficulté  de  plus. 


Mon  père,  avec  son  esprit  juste  et  charmant, 
m'avait,  du  premier  coup,  donné  l'idée  la  plus  vraie 
de  la  noblesse  et  en  avait  à  jamais  en  moi  détruit 
le  faux  orgueil. 

Je  me  S)uviens  encore  de  la  soirée  où  je  lui  dis  : 
€  Qu'est-ce  donc  que  la  noblesse?  »  Il  m'assit  sur 
ses  genoux  et  pria  ma  mère  de  lui  donner  un 
volume  de  M™®  de  Sévigné.  «  Voici,  me  dit-il,  voici 
la  vérité  dans  une  chanson  de  M.  de  Coulangcs  à 
^Irae  de  Sévigné,  quand  on  disputait  sur  l'ancienneté 
d'une  famille  : 

«  Nous  fûmes  tous  laboureurs,  nous  avons  tous 
»  conduit  notre  charrue  : 

«  L'un  a  dételé  le  matin,  l'autre  l'après-dînée. 

«  Voilà  toute  la  différence.  » 


VISITES    ACADÉMIQUES  490 

J'aime  qu'un  homme  de  nos  jours  ait  à  la  fois  un 
caractère  républicain,  avec  le  langage  et  les  maniè- 
res polies  de  l'homme  de  cour.  L'Alceste  de  Molière 
réunit  ces  deux  points. 


Épictète  et  SpARTAcrs.  —  L'homme  du  peuple 
est  nécessairement  l'un  ou  l'autre,  ou  résigné  ou 
révolté. 


TABLE    DES    MATIERES 


Préface, 


PREMIERE     PARTIE 
CETJVRES     POÉTIQUES 


Livre  mystique. 

1.  —  Moïse  (poème) ,  23 

2.  —  Éloa  ou  la  sœur  des  anges  (mystère).   ...  27 

Livre  moderne. 

3.  —  La  prison  (poème  du  xvii*   siècle) 37 

4.  —  Madame  de  Soubise  (poème  du  xvi*  siècle).  47 

5.  —  Le  cor  (poème) 53 

6.  —  La    frégate    la    Sérieuse    ou    la   plainte   du 

capitaine  (poème) 56 

Les  Destinées. 

7.  —  La  sauvage 6S 

8.  —  La   mort  du  loup 75 

9.  —  Le  mont  des  Oliviers 78 


502  TABLE    DES    MATIÈRES 

10.  —  La  bouteille  à  la   mer  (conseil  à   un  jeune 

homme  inconnu) 82 

11.  —  Wanda   (histoire    russe) 90 

12.  —  L'esprit  pur 98 


DEUXIEME     PARTIE 
THÉÂTRE 


Chatterton. 
Drame  en  trois  actes. 

13.  —  Acte  premier 106 

14.  —  Acte   deuxième 127 

15.  —  Acte   troisième 145 


TROISIEME  PARTIE 
PROSE 


Cinq-Mars  ou  une  conjuration  sous  Louis  XIII. 

16.  —  Un  procès  religieux  sous  Louis  XIII  ....  182 

17.  —  Le  Cardinal  et  l'Eminence  grise 213 

18.  —  Un  coup  de  maître 22'J 

19.  —  Cinq-Mars  présenté  à  Louis  XIII 239 

20.  —  Les  deux  amis 2'i5 

21.  —  Ce  que  vaut  l'amitié  d'un  roi 253 

22.  —  Cinq-Mars  tombe  dans  un  piège 2(17 

23.  —  Louis  XIII  veut  régner  seul 282 

24.  —  Les  prisonniers 21/2 


TABLE    DES    MATIERES  503 

SteUo. 

25.  —  Mort  de  Gilbert 298 

26.  —  M.  de  Chénier 301 

27.  —  Un  après-midi  chez  Robespierre 309 

28.  —  L'ordonnance  du  Docteur-Noir 326 


Servitude  et  Grandeur  militaires, 

I.  —  Souvenirs  de   servitude  militaire. 

A.  Laurette  ou  le  Cachet  rouge. 

29-  —  Réflexions   sur  l'armée 335 

30.  —  Sur  la  route  de  Flandre 343 

31.  —  A  bord  du  Marat 349 

32.  —  L'arrêt  du  Directoire 355 

33.  —  L'exécution 361 

34.  —  Laurette  et  le  vieux  commandant 363 

B.  La   Veillée  de   Vincennes. 

35.  —  Sur  la  responsabilité 367 

36.  —  Le  vieil  adjudant 371 

37.  —  Une  nuit  d'août  1819  à  Vincennes 375 

38.  —  Le  concert  de   famille 377 

39.  —  Sedaine,  Pierrette  et  Mathurin 381 

40.  —  Les  Dames  de  la  cour 385 

41.  —  Les  plaisirs  du  régiment 387 

42.  —  Pierrette  à  Trianon 392 

43.  —  La  loge  de  la  reine  à  Orléans 394 

44.  —  Le  portrait  de  Pierrette 399 

45.  —  L'explosion  de  la  poudrière 400 

46.  —  Les  restes  de  l'adjudant 403 

47.  —  La  visite  du  roi 406 

II.  —   Souvenirs    de    grandeur    militaire. 

La   Vie  et  la  Mort  du  capitaine  Renaud 
ou  la  Canne  de  jonc. 

48.  —  De  la  grandeur  militaire 407 

49.  —  La  nuit  du  27  juillet  1830 409 


50%  TABLE    DES    MATIÈRES 

50.  —  Le    capitaine    Renaud 412 

51.  —  Malte 415 

52.  —  Lettre  d'un  prisonnier 416 

53.  —  Le  dialogue  inconnu 422 

54.  —  Une  existence  de  marin 43o 

55.  —  Projet  d'évasion 4i6 

56.  —  En  liberté 450 

57.  —  Le  corps   de   g-arde  russe 453 

58.  —  Une  bille 460 

59.  —  Conclusion 468 


Journal  d'un  poète. 

60    —  Pensées  et  réQexions  diverses 474 

63  .  —  Visites  académiques 492 


i3'Jl-tn.  —  Coulommicrs.  Iinp.  Pavi.  BRODAHD.  —  10-07.